MEMOIRES
M. DE BOURRIENNE
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Von
SKhS
BIBLIOTHÈQUE DES MÉMOIRES HISTORIQUES ET MILITAIRES
MÉMOIRES
DE BOmUllENNE
MINISTRE li'ETAT
NAPOLÉON
LE DIRECTOIRE, LE CONSULAT, L'EMPIRE
ET LA RESTAURATION
ÉDITION NOUVELLE, REFONDUE ET ANNOTEE
DÉSIRÉ LACROIX
Ancien Ailarhc à la Commission de la Correspondance de Napoléon I'
TOME PREMIER
PARIS
GARNIER FRÈRES, LIBIiAIRES-ÉDITEURS
6, RUE DES SAINTS-PÉRLS, 6
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in 2010 with funding from
University of Ottawa
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NOTE
BOURRIENNK ET SES MEMnlUES
« L'apparition des Mémoires de hourrïenne, en 1829, pro-
duisit une assez vivo sensation et excita la curiosité du pu-
blic. C'était la veille de 1830. Le nom de l'auteur et les fonc-
tions intimes qu'il avait remplies pondant si longtemps au-
près de Napoléon donnaient à ses souvenirs une saveur et
une importance particulière. On ne chercha pas d'abord à
quel sentiment Bourrienne obéissait en écrivant son livre; on
ne s'inquiéta pas de savoir dans quelle disposition d'esprit et
dans quel milieu politique il l'avait composé. Ce livre était
consacré à Napoléon. Napoléon semblait y revivre. C'était
assez pour assurer aux Mémoires de Bourrienne de nombreux
lecteurs. Mais les hommes fidèles à leurs opinions et à leur
passé, qui avaient été mêlés personnellement aux événements
dont Bourrienne fait le récit, ne tardèrent pas à reconnaître
que l'histoire était presque toujours d( figurée, et souvent in-
dignement travestie par lui. La mémoire et la bonne foi leur
devinrent légitimement suspectes. Ils essayèrent même de se
persuader, tant la besogne leur parut odieuse, que l'ancien
confident du Premier Consul ne l'avait point accomplie lin'-
VI NOTE SUR BOURRIENNE
mcine, el qu'il s'en était déchargé sur quelque secrélairo infi-
dèle (1). » L'on verra plus loin que Bourrienne, en effet, ne fut
pour ainsi dire que le préte-nora des mémoires parus sous son
nom. Faisons d'abord connaître ce que fut le secrétaire intime
du général Bonaparte.
Fauvelet de Bourrienne était né à Sens, le 9 juillet 1769. Il
entra à TÈcole de Brienne où il connut alors Bonaparte. Ils se
séparèrent en 1784, époque où le jeune Bonaparte passa à
l'École militaire de Paris. Mais une correspondance active, pa-
raît-il, s'établit entre eux. Bourrienne ne prévoyait pas le rôle
que devait jouer son condisciple sur la scène du monde; il Ta
déclaré lui-même en avouant qu'il n'avait pas gardé une seule
de ses lettres de jeunesse.
Sorti de Brienne en 1788, Bourrienne fut recommandé par
le marquis d'Argenteuil à M. de Montmorin, qui le fit partir
pour Vienne avec une lettre de recommandation à l'ambassa-
deur français auprès duquel il devait èlre employé. Bourrienne
ne séjourna ([ue deux mois dans cette capitale. Il se rendit à
Leipzig pour y étudier le droit public et les langues étran-
gères. Ses études terminées, il visita la Prusse, la Pologne, et
passa une partie de l'hiver de 1791-1792 à Varsovie, « com-
blé, selon ses expressions, des bontés de la princesse Tyszie-
wicz, sunu' de Ponialowski. Il élait admis aux soirées intimes
de la Cour, où il lisait le Moniteur au roi, qui prenait un vif
plaisir à entendre les discours prononcés à la tribune française,
et surtout ceux des Girondins. » Bourrienne avait traduit une
pièce de Kotzebue, Misanthropie et /}(?/)^n^îr; la princesse po-
lonaise dont il avait obtenu la confiance et la haute protection
fit imprimer cette traduction à ses frais à Varsovie. De la Cour
de Pologne, Bourrienne revint dans la capitale de rAutricluî.
Il était à Paris, vers le milieu d'avril 1792, et il y rencontra
Bonaparte, son ancien camarade de Brienne, qui était, comme
lui, assez incertain sur son avenir. Ils assistèrent ensemble aux
scènes du 20 juin, où ils virent Louis XVI, coiffé du boniiel
rouge. Peu de jours après, Bourrienne fut nommé secrétaire
(I) yapiilriiii l'I sn dctriwlfurs, par le prince Xapcili'fn (Ib87).
NOTE SUR BOURHIKNNK vu
d'ambassade à Stuttgart, cl il parlil do Paris, lo 2 août, \\ouv
se rendre à son posli*. Au mois de mars de l'année 1793, il fui
enjoint aux agents français à l'étranger de rentrer en France
dans le délai do trois mois, sous [)oiiie d'èlre considérés comme
émigrés. Bourrionnc, (jui n'aimait pas la Kévolulion, cl (jni la
craignait, se tint à l'écart, et resta en Allemagne. Il ne rentra
en France qu'en 1795, et revit Bonaparte à Paris. Il se relira
quelque temps à Sens, où il se trouvait encore lors des événe-
ments du 13 vendémiaire.
Revenu à Paris, l^ourrienne y fui arrêté, au mois de fé-
vrier 179t), comme émigré; Bonaparte était alors commandant
en chi;f de l'armée de l'intérieur, dont Paris était le quartier
général. .Malgré toutes les insinuations de Bourrienne dans ses
Mémoires, l'appui que lui prêta bientôt après son ancien ca-
marade de Brienne prouve qu'il ne l'abandonna pas en celte
circonstance, et que la lettre qu'il écrivit pour lui au ministre
de la Justice, Merlin, ne fut pas tout à fait infructueuse; il est
probable, au contraire, que celle lettre exerça une grande in-
fluence sur la conduite du juge qui laissa Bourrienne en liberté
sans caution. Quoi qu'il en soit, au mois de juin suivant, Bour-
rienne reçut une lettre de Marmont, datée du quartier général
de Milan, dans laquelle il était averti d'avoir à se rendre au-
près du général Bonaparte. « Lorsque l'on songe que Bona-
parte était alors déjà au faite de la gloire, et qu'il était pos-
sible de prévoir à quoi il arriverait encore, on s'étonne que
Bourrienne ne se soit pas rendu avec empressement à celle
invitation. » Mais il était retenu à Sens, pour une accusation
de faux, relative à un certificat de résidence, et il s'occupait
activement de repousser ce soupçon et d'obtenir sa radiation
de la liste des émigrés. D'ailleurs les triomphes du général en
chef de l'armée d'Italie, quelque prodigieux qu'ils fussent, ne
lui paraissaient pas encore décisifs; aussi Bourrienne, qui était
toujours sous l'influence d'une arrière-pensée royaliste, jugea-
l-il prudent, peut-être, d'attendre encore pour attacher sa des-
tinée à celle de Bonaparte.
Le 22 mars 1797, Marmont réitéra ses sollicitations amicales,
cl il y joignit un ordre du général Bonaparte ainsi conçu :
Mil NOTE SUR BOURRIENNE
« Le citoyen Boiirrienne se rendra auprès de moi au reçu du
présent ordre. » Celle fois, Bourrienne se décida. Il vintàLeo-
bcn et prit aussitôt, auprès de Bonaparte, les fonctions de se-
crétaire intime. Mais leurs relations cessèrent d'avoir le ca-
ractère de familiarité qu'elles avaient eu jusque-là.
Après la paix de Campo-Formio, Bourrienne revint à Paris
avec le général Bonaparte; en avril 1798, il partit avec lui en
Egypte et fut du très petit nombre d'inlimes qui s'embar-
quèrent sur le Miiiron en août 1799 avec Bonaparte. Il con-
serva ses fonctions au 18 Brumaire, puis à l'avènement du
Consulat.
(( M. de Bourrienne était à peu près indépendant; il ne man-
geait ni ne logeait au palais. Il venait, rappelle M. de Méne-
val (l), d'acheter une charmante maison à Saint-Cloud, l'avait
meublée richement et y donnait des dîners auxquels étaient
invités des Ministres, et particulièrement Fouché, des Séna-
teurs, des Conseillers d'État, etc. Il faisait des dépenses et des
acquisitions qui n'étaient pas en proportion avec la fortune
que lui connaissait le Premier Consul. Quoique leurs relations
réciproques ne parussent pas altérées, la contrariété que le
Premier Consul ne témoignait pas encore à Bourrienne se
trahissait cependant, quelquefois, par des réflexions qui lui
échappaient devant moi. Il me parut qu'il avait contre lui des
griefs particuliers, qu'il n'avait pas suffisamment éclaircis. La
malheureuse affaire des frères Coulon mit enfin terme à ses
irrésolutions ; elle fut la goutte d'eau qui fil déborder le vase.
« Un mercredi, jour du Conseil des Ministres, j'étais occupé
dans le cabinet du Pi'cmier Consul, lorsque je le vis entrer pré-
cipitamment. Il me demanda si Bourrienne était à son bureau;
sur une réponse affirmative, il l'appela du seuil de la porte.
Bourrienne arriva, un peu troublé de l'air animé du Premier
Consul. Celui-ci lui dit d'un ton sévère : « Remettez à Méneval
i< les papiers et les clefs que vous avez à moi, et retirez-vous,
I' que je ne vous retrouve point ici. »
« Après ce peu de mots, il retourna au Conseil, en tirant
II) Mémiiires. T. L, p. 147.
NOTH SU!î nOURRŒNNE ix
avec force la porto derriéro lui. Hoiirrii'iun', qui avait (Ht'
anéanti do cette sortie subito, se livra alors au plus violent de-
sespoir. Je mis tous mes soins à le calmer. Je tâchai de lui
faire accepter des consolations et des espérances sur lesquelles
je ne complais guère, car une décision formulée d'une manière
aussi laconitpie et aussi sévère laissait peu d'espoir. Nous
échangeâmes, pendant les deux ou trois jours qui suivirent
cette scène pénible, quelques lettres, après lesquelles toute re-
lation cessa entre nous par ordre du Premier Consul.
« Voici ce qui avait amené cette explosion. A peu près vers
le même temps où je fus appelé au cabinet du Premier Con-
sul (avril 180i), Bourrienne avait obtenu, par son crédit au
ministère de la Guerre, la fourniture des équipements et harna-
chements militaires. Comme il ne pouvait paraître en nom, ce
fui aux frères Coulon que la fourniture fut adjugée; Bourrienne
fournit les fonds nécessaires pour monter l'entreprise. Une
maison do banque avança jusqu'à concurrence de 800,000 francs
sur une liypollièquo "donnée par les frères Coulon, mais elle
exigea que Bourrienne restât caution du prêt. Les frères Coulon
ayant, peu de temps après, fait faillite, la maison de banque
exerça son recours contre Bourrienne. Celui-ci repoussa toute
solidarité avec les frères Coulon; mais comme la garantie ré-
sultait de sous-seings privés, de contre-lettres, de borde-
reaux, etc., tous de la main do Bourrienne, il s'ensuivit un
procès qu'il perdit on première instance, qu'il regagna en appel
el qu'en définitive il perdit en cassation. Cette entreprise à la-
quelle Bourrienne avait ainsi participé avait fortement indis-
posé Bonaparte, qui avait une répulsion invincible pour ce
qu'on appelle faire des affaires. Le motif du procès et le scan-
dale qui en résulta le révoltèrent. Jamais il ne le pardonna à
son ancien condisciple et secrétaire.
" Cependant, continue M. de Méneval, le souvenir d'une
ancienne familiarité et de services rendus porta Napoléon à
donner à Bourrienne la mission d'assister chaque jour aux
séances de la Cour d'assises chargée de juger des individus
im])liqués dans la conspiration de Georges et de Moreau et de
lui transmettre un bulletin de ces séances. »
X NOTE SUR BOURRIENNE
Eu 1805, Napoléon, voulant oublier les torts de Bourriennc^
le nomma son Ministre plénipotentiaire à Hambourg; il lui
accorda l'audience d'usage (il ne l'avait pas revu depuis le
20 octobre 1802), mais il n'ajouta pas à celte faveur le retour
de son ancienne amitié. Il refusa constamment, avant et depuis,
de le recevoir et de correspondre avec lui. Bourrienne insinue
dans ses Mémoires qu'il ne fut exclu de l'intimité de l'Empe-
reur et envoyé à Hambourg que pour des confidences faites
par lui à Joséphine sur quelques circonstances de la mort du
duc d'Enghien; il ne faut rien croire de cette explication.
Bien que la conduite de son ancien condisciple à Hambourg
fût loin d'être irréprochable, car on eut la preuve de ses spécu-
lations financières, des pots-de-vin qu'il recevait, d'un déficit
dans la caisse de la marine, etc., etc. (1), Napoléon le laissa
dans son poste, et il y était encore lors de l'invasion des villes
hanséatiques par l'ennemi, en 1813. Rentré en France en 1814,
il se vengea de Napoléon, en s'abandonnant à ses vieilles
tendresses royalistes « et il figura parmi les mécontents de
haut parage qui se firent les organes du peuple français et
invo(iuèrent le retour des Bourbons sous les fenêtres ou dans
l'entourage de l'empereur Alexandre. Ce souverain, aussitôt
entré dans Paris, et sans même prendre l'avis du Gouverne-
ment provisoire, nomma Bourrienne Directeur général des
Postes. Mais Bourrienne abandonna bientôt ces fonctions en
faveur de l'un des cliefs de la réaction, M. Ferrand; il reçut en
échange une place de Conseiller d'Etat et fut nommé Préfet
de police à l'approche de Napoléon (du 13 au 20 mars).
Bourrienne suivit le roi à Gand, puis revint avec lui à
Paris, après l'abdication de Napoléon ; il fit partie de la
Chambre introuvable et de toutes celles qui suivirent
jusqu'en 1827, se faisant remarquer dans ces Assemblées par
son zèle ultra-monarchique. Rendu à la vie privée sous le
ministère Martignac, c'est alors que, soi-disant, il profita de
(1) Correspondance de Napoléon /«■■ (1818). I.ellres an maréchal Davou
et au duc de Cadorc au sujet des abus commis par Bourrienne. (Pièces
ir)58a-1fi89l-17-2ri8).
NOTK SUR ROURRIENNF, xi
ses loisirs pour c'oriro sos Mt3inoires, Soiil-ils hini de
lui?
M. (le Méneval, qui connaissait bien Boiirriennc, puisiiu'il avait
été avec lui allaelié au cabinet de Napoléon, no croit pas
qu'ils aient été faits par lui.
<i J'avais, dit-il, ri'Mconlri; Bourrienno à Paris, en 182.'); il
nie raconta qu'on lui avait proposa d'écrire contre l'Huipereur.
« Malj^ré le mal ipi'il m'a fait <>, avail-il ajouté, « je ne m'y
résoudrai jamais. .Ma main se séclierait plutôt. » L'atfaiblisse-
menl toujours croissant de ses facultés, l'état de gène où il se
trouvait réduit, joints au profond ressentiment qu'il avait
conservé de sa disgrâce, le rendirent accessible aux offres
pécuniaires qui lui furent faites ultériGurenient. Et on assure,
continue M. de Méneval, que l'éditeur des Mémoires de
Bourrienne offrit à ce dernier, alors réfugié dans le Holstein,
où il fuyait les poursuites de ses créanciers, une somme qu'on
dit être de trente mille francs pour obtenir sa signature.
Bourrienne était déjà atteint de la maladie dont il est mort,
peu d'années après, dans une maison de santé, à Caen(l) ; il
consentit à couvrir do l'autorité de son nom des Mémoires à
la composition desquels il n'a coopéré que par des notes
confuses, incomplètes, pièces que des hommes do lettres
furent chargés de mettre en œuvre. Ces rédacteurs ont dû
suppléer à l'insuflisance de ces notes par leurs propres
recherches et à l'aide de documents qui leur ont été fournis
par l'éditeur Ladvocat. »
Les dix volumes dont se composent les Mémoires de
Bourrienne ont paru successivement de 182'.) à 1831, et nous
sommes complètement de l'avis de M. le baron de Méneval,
lorsqu'il dit que l'ancien secrétaire de Bonaparte n'a coopéré
à ces Mémoires que par des notes, tout en attachant son nom
à l'œuvre entière. C'est malheureux, car nous avons la con-
viction que si Bourrienne n'avait pas eu l'esprit affaibli, comme
M. de Méneval l'a reconnu, il n'aurait pas laissé publier les
graves insinuations et les erreurs qui ont motivé plus tard
(ti II est mort fou ilans cette maison, le 17 février 1834.
XII NOTE SUR BOURRIENNE
lant do réfutations (i). 11 est bien certain que le véritable
uulciir doit être Charles de Villeniarest, un ancien attaché
diplomate au cabinet de M. de Talleyrand (c'est pourquoi il
on fait tant de louanges dans tout le cours des Mémoires de
Bourrienno), et qui fut ensuite serrélnire du prince Camille
Borghèse, mari de Pauline Bonaparte.
Villeniarest avait le goût d'écrire ; il fut collaborateur de
divers journaux : les Annales politiques, V Indépendant, le
Moniteur, la Gazette de France, etc. Mais son talent a con-
sisté à faire, sous le voile de l'anonyme, surtout des Mémoires
historiques; c'est lui qui a fait les Mémoires de mademoi-
selle Avrillon, première femme de chambre de Joséphine;
puis, en tout ou en partie, les Mémoires de Constant, premier
valet de chambre de Napoléon ; un Napoléon, 1769-1^821 ; etc.
Mais, si les Mémoires de Bourrienne renferment de nom-
breuses erreurs et des insinuations malveillantes envers
Napoléon et les membres de sa famille, il faut bien recon-
naître que l'on y voit figurer des anecdotes, des appréciations,
des récits historiques vrais et bien vécus, que Ton ne rencon-
trerait point dans d'autres recueils. Ces Mémoires, d'ailleurs,
ont été une source inépuisable pour beaucoup d'historiens.
Nous avons pensé qu'il serait intéressant de faire une
édition nouvelle de cette ancienne publication qui a sa place
dans la Bibliothèoie de Mémoires historiques et militaires
SUR LA révolution, LE CONSULAT ET l'EmPIRE.
Dans cette édition nouvelle, les dix volumes n'en formeront
([ue cinq, mais cependant sans qu'il y ait aucune suppression ;
au contraire, nous y avons ajouté de nombreuses notes qui
donneront plus d'éclaircissements aux événements que rap-
pellent ces Mémoires, ou qui rectifieront, autant que possible,
des erreurs historiques.
Désiré Lacroix.
(1) Il a été public, en 1830, deux volumes sur Bourrienne et ses erreurs vo-
lontaires et involontaires ou Observations sur ses mémoires, par MM. le géné-
ral Belliard, le {rénéral Gourgaud, le comte d'Aure, le comle de Survilliers,
(Joseph Napoléon) le baron de Méneval, le prince d'Eckmiilil, etc., etc.
AVERTISSEMENT DE L'AUTEUR^'^
Les relations intimes et de tous les moments que
j'ai eues si longtemps avec le gênerai Bonaparte,
et plus tard avec le Premier Consul et lEmpereur,
m'ont mis à même de voir et d'apprécier tout ce
qui fut lait, tout, ce ({ui fut projeté pendant cette
période de temps. Non seulement j'ai assisté à la
conception, à l'exécution de tant de clioses en-
fantées [)ar un des hommes les plus complets que
la nature ait jamais formés; mais chaque jour,
malgré l'ohligation d'un travail presque continuel,
je trouvais le moyen d'employer le peu de loisirs
que Bonaparte me laissait à réunir des pièces im-
portantes que seul je possède, à prendre des notes,
à enregistrer, pour l'histoire, la vérité des faits si
difficile à saisir; et surtout à recueillir les traits
profonds, hiillants, incisifs et presque toujours re-
marquahles échappés à l'àmc ardente de Bonaparte
dans répanehement de ses confidences intimes.
(1) Tel iju'il ligure dans léilitioii de ISi'J.
XIV AVERTISSEMENT DE L'AUTEUR
Dépositaire de tant de souvenirs, je pourrais
dire que partout où je nie suis trouvé, depuis ma
retraite des affaires publiques, j'ai passé la moitié
de ma vie à répondre à des questions. Il était si
naturel de chercher à connaître jusqu'aux moindres
détails de la vie d'un homme taillé sur un patron
unique. La conclusion de mes récits était toujours,
de la part de ceux qui m'écoutaient :
« Vous devriez bien taire vos Mémoires. »
Oui, j'ai toujours eu le dessein d'écrire et de
publier un jour mes Mémoires; mais toujours
aussi j'ai eu la terme résolution de ne les publier
qu'à une époque où il me serait possible de dire la
vérité, toute la vérité. Ainsi donc, lorsque Napo-
léon était au faîte de la puissance, j'ai dû résister à
ses vives instances, et aux solHcitations qui me
furent faites par les plus grands personnages du
temps. La vérité alors eût paru quelquefois de la
flatterie, et quelquefois aussi elle pouvait ne pas
être sans danger. Quand, plus tard, la marche des
événements eut relégué Bonaparte dans une île
lointaine de l'Océan, d'autres considérations m'im-
posèrent silence; c'était des considérations de con-
venances et de souvenirs.
Après que la mort eut frappé Bonaparte à Sainte-
Hélène, des raisons d'une autre nature retardèrent
le moment où il me serait possible de réaliser mon
projet. La tranquillité d'une retraite m'était indis-
AVFRTISSEMENT Dli L'AUTEUR xv
jionsahlo pour iruiiii', comparer, coordonner tant
de matériaux ((iii étaient à ma disposition : j'avais
besoin de taire de nombreuses lectures afin de rec-
tifier des erreurs iiii portantes accréditées par
quelques écrivains, l'aiile de documents auliien-
fiqiies. Cette retraite tant désirée je la trouvai; mon
bonheur peniiit (piun ;inii uie présentât chez
M'"" la duchesse de Bi'ancas, comtesse de Rodoan.
iM'"" de Braucas voulut bien m'engager à venir
passer quelcpie temps dans une terre qu'elle pos-
sède dans le Uainaut.
C'est aux douceurs d'une vie calme et tranquille,
à la plus aimable hospitalité, otVerte par le cœur
et embellie par l'esprit; c'est aux soins les plus
délicats que je dois les moments de repos que je
goûte avec reconnaissance; oui, c'est vous qui
rendez jtossible le travail auquel je me livre dans
une retraite délicieuse; oui, je n'oublierai jamais
que c'est dans ces jardins, sous leurs beaux om-
brages que j'ai médité sur les chances et les sou-
venirs d'une vie agitée, et que je revis pour ainsi
dire dans le temps où j'ai déjà vécu.
Au cbâleau de Fontaine-Lévêquc (royaume
des Pays-Bas), ce 1" mars 1829.
MEMOIRES
M. DE BOURRIENNE
MIXISTHK I)I:TAT
CHAPITRE PREMIER
fXTRODUCTION(i)
Le désir de s[)ôculer sur un nom illustre a pu seul
donner naissance à ce torrent de brochures, à cette
foule de mémoires liistoriquf^s, de mémoires secrets,
de vies privées, de rapsodies qui ont paru sur Napo-
léon. En les lisant on ne sait ce dont on doit le plus
s'étonner, ou de l'audace de certains compilateurs, ou
de la bonhomie de certains lecteurs. Ces recueils
aussi grossiers (pi'indigestes d'anecdotes ridicules, de
propos inventés , de nombreux anachronismes , de
crimes ou de vertus supposés, au lieu d'être livrés à
un juste mépris et à un prompt oubli, ont trouvé de
nos jours des spéculateurs pour les faire valoir, des
partisans Z('lés, d'enthousiastes apologistes.
(1) Cette introduction ebt celle qui a été publiée lors de la preiiiicic
édition, en lHi9.
2 MÉMOIRES
11 est connu que la plupart des biographies contem-
poraines ne sont que des impostures par ordre alpha-
bétique ; que l'histoire d'un homme puissant, écrite
de son vivant, est un panégyrique ou une satire.
L'esprit de parti s'est emparé, dans les écrits publiés
sur Napoléon, de tout ce qui pouvait le servir pour
appuyer ses opinions et ses prétentions diverses
selon les événements, recueils d'invectives ou d'hym-
nes de gloire, où l'on blâme, où l'on admire sans
mesure, ordinairement pleins d'erreurs qui, en vérité,
ressemblent à des mystifications et auxquelles on a
donné le titre d'histoire.
Certes, la postérité ne jugera pas Napoléon de deux
manières différentes, comme le font ses contempo-
rains. Dans les temps éloignés, les vifs et légitimes
souvenirs de ses immenses triomphes seront bien
affaiblis, les maux que ses soixante victoires ont
laissés dans les familles européennes seront oubliés ;
on jugera ses guerres et ses conquêtes seulement
par leur résultat ; sa politique par ses institutions,
leur utilité, leur durée et leur harmonie avec le siècle
où il vivait. On se demandera s'il n'eût pas pu tracer,
dans le champ de l'histoire, un sillon moins pénible
et plus profond que celui de ses exploits , et s'il a
préféré la renommée qui s'attache toujours à une
grande gloire militaire à la réputation moins bril-
lante, mais plus durable, d'avoir puissamment con-
tribué au bonheur du genre humain.
J'ai eu un instant la pensée de prendre une à une
les nombreuses erreurs qui abondent dans ce qui a
paru sur Napoléon, mais j'y ai renoncé; ce travail
eût été fort pénible pour moi et fort ennuyeux pour
le lecteur. Je ne relèverai que celles qui rentrent dans
le cadre que je me suis tracé et qui se rattachent
I)K M. DH BOUHllIKNNK 3
aux faits que je crois roiinaîtr»' mieux (ju'uu auiiv. Il
est des personnes qui pensent que l'on u'ouMiera
rien de ce (ju'a fait Napoléon. Ne doit-on pas tout
attendre de rinlluence, lente, il est vrai, mais inévi-
table, du temps ? Il résulte de cette influence que
l'événement le plus imporU.int d'une époque rentre,
en peu de jours, inaperçu et presque oublié dans
l'immense catéi^orie des faits historiques. L'action des
tenjps en affaiblit sans cesse la prokibililé et l'intérêt,
comme elle altère les monuments les plus durables.
Plus Napoléon a été i^raiid djui.s h siècle qui l'a vu
naître, plus il est équitable aussi de ne pas le traiter
légèrement. Il faut atleudiv, pour écrire dignement
et utilement sa vie, tous les renseiirnements que
peuvent fournir les personnes qui l'ont bien connu
dans les diverses époques de sa carrière ; il faut
attendre que livs passions passent en revue devant la
raison : tout ce (pi'il a fait de bien ou de mal, de
mesquin ou de grandiose, selon le jugement des
hommes, c'est en vue de la postérité qu'il l'a fait.
C'était son idole favorite ; c'est le désir impérieux d'y
arriver qui l'a puissamment animé dans cette courte
vie et qui a exalté son organisation ; c'était pour lui
V immortalité de son âme.
La postérité pour laquelle Napoléon faisait tout a
commencé pour lui. Il aura sans doute un jour un
historien digne de retracer ses actions. Loin d'aspirer
à l'immense honneur d'être son Tacite, je n'ai pas
même la prétention décrire son histoire jour par jour,
ni même de m'élever à la hauteur des biographes.
Je viens dire sur cet homme exiranrdinaire, dont
le nom seul fut une puissance à laqu<'lIo on en peut
difficilement comparer une autre, tout ce que je sais
et ce que je crois bien savoir, ce que j'ai vu, entendu.
4 MÉMOIRES
et sur quoi j'avais conservé beaucoup de notes. Je
l'appelle avec conviction un homme extraordinaire;
car celui qui doit tout à lui-même, qui a remporté
tant de victoires, subjugué tant d'Etats, conquis le
pouvoir le plus absolu sur une grande et généreuse
nation, semé des couronnes dans sa famille, fait et
défait des rois, celui qui est presque arrivé à être le
plus ancien roi de l'Europe, et qui a, sans contredit,
le plus marqué dans son siècle, n'est certes pas un
homme ordinaire. Mais je suis loin de partager
l'opinion de cet écrivain qui dit que tout son règne
fut extraordinaire ; et, à cette occasion, il cite la
bataille de Trafalgar. Lorsque l'on veut louer, on ne
doit pas être absurde.
Il ne faut pas se faire illusion : les grands hommes,
quelque grands qu'ils soient, ont des torts, commet-
tent des erreurs et font des fautes. Il faut bien payer
le tribut à l'humanité. Qui les en exempterait ? Le
parterre du globe exige que celui qui aspire au rôle
de grand homme ne cesse pas de l'être un instant.
Et cependant, il y a tant de petites choses dans la
composition de l'homme, qu'il y a impossibilité
physique d'être grand du matin au soir.
Je n'attache qu'une importance relative à ce que je
livre au public. Je donnerai quelques documents
authentiques : chacun y prendra ce qu'il voudra. Si
toutes les personnes qui ont approché Napoléon,
quelque soient le temps et le lieu, veulent consi-
gner franchement ce qu'elles ont vu et entendu,
sans y mettre aucune passion, l'historien à venir
sera riche en matériaux. Je désire que celui qui
entreprendra ce travail difficile trouve dans mes
notes (jnelques renseignements utiles à la perfection
de son ouvrage. 11 y trouvera du moins la vérité. Je
1)F, M. l)i: 150I UKlKNNi; 5
n';ii i>as r;mil)iiioii ili' voiildii- l'tif pris |»niir rèixie,
mais je disirc (|iir r»tii iik' loiisiiltr.
Je n'ai jaiiKiis rien |>iil»Iir sur NapDli'nii. I,;i m.il-
vt'illance qui s'acliaiiic aii\ pi'rsoiines qui ont le
malhiMir de sortir un peu de la foule, parée (ju'il y a
plus de profil à din* du mal (pie du bien, m'a attiibué
j)lusieurs ouvrages sur Bonaparte, entre autifs les
Mémoires secrets d'un homme qui ne la pas (juille,
par M. H***, et les Mémoires secrels sur Sapoleon
lionaparte, par M. de B..., et le Précis historique sur
Napoléon Bonaparte. L'initiale de mon nom a servi à
propager cette erreur. I/incroyahle ignorance qui
règne dans ces mémoires, les absurdités et les incon-
cevables niaiseries dont ils sont remplis, ne permet-
taient pas à un homme d'honneur et de bon sens de
se laisser imputer de si misérables rapsodies. J'ai
déclaré en 1815, et depuis, dans les journaux fran-
çais et étrangers, que je n'avais pas eu la moindre
part à ces écrits, et je renouvelle' formellement ici
cette déclaration.
Pourquoi, me dira-t-on, aurions-nous plus de
confiance en vous qu'en ceux qui ont écrit avant
vous ?
Ma réponse sera simple. J'entre en lice un des
derniers ; j'ai lu toit ce que mes devanciers ont
publié ; j'ai l'intime conviction que tout ce que je dis
est vrai ; je n'ai aucun intérêt à tromper, point de
disgrâce à redouter, point de récompense à attendre;
je ne veux ni obscurcir sa gloire, ni l'embellir. Quel-
que grand qu'ait été Napoléon, n'a-t-il pas aussi dû
payer son tribut à la faible organisation de l'homme?
Je parle de Napoléon, tel que je l'ai vu, connu, sou-
vent admiié, quelquefois blâmé ; je dis ce que j'ai vu,
entendu, écrit, pensé dans chaque circonstance. Je
6 MEMOIRES
ne me suis laissé subjuguer ni par les prestiges de
l'imagination, ni par l'amitié, ni par la haine. Je
n'insérerai pas une seule rétlexion qui ne m'ait été
inspirée dans le moment même de l'événement qui la
fit naître. Combien d'actes et d'écrits sur lesquels je
ne pouvais que gémir! Que de mesures contraires à
ma manière de voir, à mes principes, à mon carac-
tère, sans que les meilleures intentions pussent vain-
cre les obstacles que rendait insupportables la volonté
la plus forte et la plus prononcée !
Je désire aussi que rhistorien futur compare ce que
j'écris avec ce que d'autres ont dit ou diront. Mais
qu'il tienne compte des dates, des circonstances, des
situations diverses, du changement de tempérament,
de l'âge, car l'âge est pour beaucoup dans l'homme.
On ne pense pas, on n'agit pas, on n'est pas à cin-
quante ans comme à vingt-cinq. Alors, cet historien
trouvera la vérité et pourra bien fixer l'opinion de la
postérité.
Ce n'est point la vie entière de Napoléon que
j'écris : on ne doit donc pas s'attendre à trouver
dans ces Mémoires la série non interrompue de tous
les événements qui ont signalé sa grande carrière, ni
le récit des batailles, dont tant d'hommes remar-
quables se sont si utilement et si habilement occupés.
Je parlerai très peu de ce que je n'ai pas vu, de ce
que j<' n'ai pas entendu et de ce qui n'est pas
appuyé par des documents officiels. Que chacun en
fasse autant.
Peut-être parviendrai-je à confirmer des vérités
dont on doute, à rectifier des erreurs manifestes. Si
je diffère quelquefois des conversations et des dictées
de Napoléon à Sainte-Hélène, je suis loin de penser
que ses intermédiaires entre le public et lui ne sont
ni-: M. DE nOURRlENNE 7
pas Nriidiqin's. Jn suis convaincu ({u'aucun des écri-
vains de Sainlt'-Hclcnc ne peu! èti(î ta\c de la plus
légère iniposlurc : leur dévouement et leur noble
caractère sont de sûrs garants de leur véracité. Il nie
paraît certain que >'apol<'on leur a dit, dicté ou a
corrigé tout ce qu'ils ont publié : leur bonne foi est
incontestable ; personne ne saurait en douter. Il faut
donc toujours croire que l'on n'a écrit que ce qu'il a
dit, mais il ne faut pas toujours croire (ju'il n'a dit
que la vérité. Il a souvent raconté comme un fait ce
qui n'était qu'une idée de sa part, et encore une idée
née à Sainte-Hélène, fille du malbeur, et transpui'tée
par son imagination en Europe, aux temps de sa
prospérité. Que l'on n'oublie pas son mot favori de
tous les instants : Que dira Vhistoire, que pensera
la po.sle'rite ? Cette passion de laisser après soi un
nom longtemps fameux est aussi dans notre organi-
sation. Napoléon la portait à l'extrême : il écrivait,
dans sa premièie campagne d'Italie, au général Clarke,
« que l'ambition et l'occupation des grandes places ne
faisaient pas son bonheur et sa satisfaction ; qu'il
avait placé de bonne heure l'un et l'autre dans
l'opinion de l'Europe et dans l'estime de la posté-
rité ». Il m'a souvent dit qu'elle était pour lui la
véritable immortalité de l'âme.
Napoléon a eu l'intention, très facile à concevoir,
de donner aux documents, qu'il savait bien que les
historiens consulteraient, des couleurs favorables, et
dt; préparer lui-même, sur ses actes, le jugement de
la postérité. Au surplus, c'est par la comparaison
impartiale des époques, des positions et de l'âge, que
l'on statuera en connaissance de cause. La constitution
physique de Napoléon a (''prouvé vers sa quarantième
année de grandes modifications; ses dispositions
8 MÉMOIRES
morales ont dû s'en ressentir. Il est surtout important
de ne pas perdre de vue que le dépérissement pré-
coce de sa santé ne lui a peut-être pas toujours laissé
la force de mémoire que son âge comportait encore.
D'ailleurs, la nature de notre organisation modifie
souvent nos souvenirs, nos sens, notre manière de
voir et de sentir; le temps les change. Tout cela doit
être pris en considération par les hommes rétléchis :
je n'écris que pour eux.
Ce que M. de Las Cases assure lui avoir été dit en
mai 1816 par Napoléon, sur la manière d'écrire son
histoire, vient à l'appui de ce que j'avance (1). Cela
prouve que tout ce qu'il leur disait ou dictait devait
servir de matériaux. Nous voyons dans le MémorUd
que Napoléon relisait ce que M. de Las Cases écrivait
journellement, qu'il y faisait des corrections de sa
propre main. L'idée du journal lui plaisait beaucoup;
il pensait que cela pouvait devenir un ouvrage
unique dans le monde. Mais il y a des endroits où
l'ordre des événements est interverti ; on y trouve
des faits dénaturés, des inexactitudes et des erreurs,
je crois, très volontaires.
On lira quelques portraits dans ces Mémoires ; ils
ne sont pas de moi. Celui qui se trouvera flatté ne
m'en doit savoir aucun gré ; celui qui sera troublé
dans la jouissance d'une réputation peut-être usurpée
doit être persuadé que ces Mémoires ne sont point
envers lui l'effet d'aucune haine. Que les portraits
soient ressemblants ou qu'ils ne le soient pas, je ne
suis ni le peintre, ni le dessinateur.
J'ai porté une attention particulière à ce qui a été
publié par les nobles compagnons de l'infortune im-
(1) Tome III, pa^'e 11-2 du Mémorial.
1)1-; M. 1)1-: lUtlUKIlNNI", 9
ptM'ialc. lUrii II'.' ma fail cliaiii;!'!- iiii mot à nos
.MtMiKtires, parce que rien ne peut faire que je n'aie \u
el entendu ce que j'ai vu et entendu. Napoléon, dans
ses conversations intimes, conlirme souvent ce que je
dis. Je suis queUpiefois en ojiposition a\ec lui : on
juiifci'a ; toutefois, je dois faire ici une observation.
Lorsque Napoléon a dicté ou raconte à ses amis de
Sainte-Hélène les faits qu'ils ont l'apportés, il était
hqrs du monde, son rôle était fini, la fortune, qui,
selon lui, lui avait donné le pouvoir et les grandeurs,
l'en avait privé avant que la mort le frapj)àt. Il a bii'n
pensé qu'il devait, pour sa gloire, passion dominante
chez lui, éclairer la postérité sur certains faits (lui
pouvaient l'y escorter défavorablement ; c'était là son
idée fixe. Mais ne doit-on pas paraître un peu sus-
pect lorsque l'on écrit ou que l'on dicte sa propre
histoire? Comment n'en aurait-il pas imposé à quel-
ques personnes à Sainle-Hélène, lorsqu'il en a imposé
à la France el à l'Europe dans beaucoup d'actes éma-
nés de lui, pendant son long pouvoir? On écrirait bien
infidèlement la vie de Napoléon, si l'on admettait
comme vrais toutes ses proclamations, tous ses bul-
letins, et toutes ses confidences et son abandon à
Sainte-Hélène, l'ne pareille histoire serait souvent en
contradiction avec les faits ; et c'est la seule qu'il fau-
drait intituler : Histoire de Napoléon écrite [lar lui-
même.
Napoléon a pensé, avec raison, que la masse des
hommes est crédule, et (luelle ajouterait une foi aveugle
à des choses dites dans la confidence et dans le néant
d'une puissance colossale, reléguée pour toujours sur
un aride rocher et abreuvée de dégoûts et d'oppridjres
par les mauvais traitements d'un gouvernement froi-
dement atroce, qui a eu pour lui un luxe d'inhumanité.
1.
10 MÉMOIRES DE M. DE BOIRRIENNE
Je n'ai point voulu donner à ce qui précède le titre
de pirface ou iV avant-propos, personne n'en lit plus.
Je désirais cependant que quelques hommes estima-
bles pussent apprécier les motifs qui m'ont dirigé
dans la rédaction de ces Mémoires. Ils ne plairont pas
à tout le monde, je le sais; je n'en ai point la pré-
tention. Que l'on me sache toutefois quelque gré de
ce travail; il a été pour moi pénible jusqu'au dégoût,
11 a fallu (jue je lusse tout ce qui a été écrit sur Napo-
léon ; il a fallu déchiffrer beaucoup de pièces, et j'avais
un peu perdu l'habitude de son griffonnage; je dis
déchiffrer, parce que j'aurais souvent préféré un vé-
ritable chiffre à certaine écriture de Napoléon. Mes
notes, rédigées dans le temps, à la hâte, avec ma jeune
écriture, m'ont même quelquefois embarrassé.
Commençons :
CHAPITRE II
Date.aiithontiiiue de la iiai.>saiicc Je IJuiiaparle. — .Note du principal
du collej.'e de nrieiine sur l'entrée de Bonaparte. — Lettre de
Charles Buonaparte, père de Napoléon, au niinislre de la Guerre,
pour une bourse en faveur de Lucien. — Kefus ilu ministre. — La
famille de Bonaparte ruinée par les jésuites. — Inclinations mili-
taires de .Napoléon. — Simulacre d'un sié!,'C soutenu ;'i l'école de
Brienne. — Premier poste commandé par .Napoléon. — La femme
concierge méconnue par Bonaparte.
Bonaparte (Napoléon) est né à Ajaccio, en Corse, le
15 août i"<)9. L'ancienne ortho2:raphe de son nom
était Buonaparte. C'est pendant sa première cam-
pagne d'Italie qu'il supprima Yu. Il n'a eu d'autres
motifs que de conformer l'orthographe à la pronon-
ciation, et d'ahréger sa signature. Il écrivait encore
liiin après la fameuse journée du 13 vendémiaire.
Quelques personnes ont prétendu qu'il s'était ra-
jeuni d'un an, et qu'il est né en 1708. Les raisons
que l'on allègue n'ont aucun fondement : il m'a tou-
jours désigné le io août 1169 comme le jour de sa
naissance; et comme je suis né le 9 juillet 17G9, nous
aimions à trouver, à l'école militaire de Brienne, dans
ce hasard d'une date presque semblable, une raison
de plus pour notre union et notre amitié.
La note suivante, tirée du registre de M. Berton,
sous-principal du collège, vient à l'appui de la réponse
que je viens de faire à cette imputation sans motif.
12 MEMOIRES
Napoléon de Buonaparte est entré à l'École royale militaire de
Brienne-le-Chàteau à l'âge de neuf ans huit mois cinq jours ; il
y a passé cinq ans cinq mois vingt-sept jours et en est sorti à
l'âge de quinze ans deux mois deux jours, pour se rendre à
l'École militaire de Paris, ainsi qu'il consle par l'extrait suivant,
tii'é du registre de sortie des élèves du roi.
Le 17 octobre 1784 est sortide l'École royale militaire de Brienne
M. Napoléon de Buonaparte, écuyer, né en la ville d'Ajaccio, en
l'île de Corse, le 15 août 1769, fils de noble Charles-Marie
de Buonaparte, député de la noblesse de Corse, demeurant en
ladite ville d'Ajaccio, et de dame Laetitia Ramolyno, sa mère,
suivant l'acte porté au registre de réception, folio 31, reçu dans
cet établissement le 23 avril 1779.
Le même jour sont sortis avec Napoléon de Buonaparte, pour
se rendre à l'École militaire de Paris, MM. Nicolas-Laurent de
Monlarby, Jean-Joseph de Comminge, Henri-Alexandre-Léo-
pold de Caslries, Pierre-François-Marie Laugier de Bellecourt.
Ce qu'on vient de lire ne laisse donc aucun doute
sur l'âge véritable de Bonaparte, et détruit également
les fausses as.sertions qu'on avait affecté de répandre
sur sa basse extraction. On eut raison de dire par
exemple que sa famille n'avait point de fortune : non
seulement Bonaparte était élevé aux frais de l'État,
bienfait royal qui s'étendait à beaucoup d'enfants de
famille honorable; mais on verra, par la requête sui-
vante, que son père présenta dans le temps à M. de Sé-
gur, alors ministre de la Guerre, quelles circonstances
obligèrent sa famille de recourir de nouveau aux bon-
tés royales en faveur de l'un des frères de Napoléon :
Monseigneur,
Charles Buonaparte, d'Ajaccio, en Corse, réduit à l'indigence
par l'enli'eprise du dessèchement des salines, et par l'injustice
des jésuites qui lui enlevèrent la succession adonne, à lui dévo-
lue et atl'eclée aujourd'hui à l'instruction publique, a l'honneur
de vous rejjrésenter que son fils cadet se trouve depuis six ans à
l'École royale militaire de Brienne, qu'il s'y est toujours comporté
Di: M. DK HOlKUlliNNl'; 13
d'une iiiiinière distinguée, comme il vous est aisé, Mousei-
{jneur, de le reconnaître, en vous faisant rapporter ses notes ;
que, suivant le conseil de M. le comte de Marbi'uf, il a tourné
SCS éludes ilu côté de la marine. Il a si bien réussi, qu'il avait
été dt'siiiié, par M. de Keralio, pour l'Èiolc do l'aris et ensuite
pour le département de Toulon.
La retraite de l'ancien inspecteur, Monseigneur, a cliangé la
destinée de mon (ils, (jui n'a plus do classes au collège, à la ré-
serve des mathématiques, et qui se trouve à la léte d'un pelo-
ton, avec les suffrages de tous ses supérieurs.
Le .suppliant a mis en pension son troisième fils au même
collège do Brienne, pour qu'il puisse remplacer son frère. Il a
l'honneur de joindre le certificat du professeur du collège et son
extrait de baptême, et do vous supplier, .Monseigneur, en fai-
sant placer son cadet, de recevoir élève son troisième fils, (pii
est dans sa neuvième année et aux frais du suppliant, qui n'a
plus les moyens de contribuer à sa pension.
Vous ne pouvez pas faire une plus grande charité. Monsei-
gneur, que de soulager une famille qui se trouve abandonnée,
qui a toujours bien servi le roi, et qui redoublera ses efforts
pour le bien du service. Et a signé Bionaparte.
Le miiiisti-e éefivit en haut de cette lettre : Faire
la réponse ordinaire, s il y a lieu; et on y lit en
marge : « On a fait connaître à ce gentilhomme que
sa demande serait inadmissible, tant que son second
fils serait à l'École militaire de Brienne; deux frères
ne pouvant être élèves en même temps dans les écoles
militaires. »
A cette époque le jeune Napoléon n'avait pas en-
core quatorze ans. Son père demandait qu'il fût placé,
probablement comme l'étaient, avec un peu de pro-
tection et de faveur, tous les jeunes élèves de 14 à
16 ans, c'est-à-dire sous-lieutenant dans un régiment.
Lorsque Napoléon eut quinze ans, on l'envoya à Paris
jusqu'à ce qu'il eut atteint l'âge requis pour entrer
dans l'armée. II paraît que Lucien ne fut pas nommé
dans le moment éltvc du roi, à moins qu'il ne l'ait
14 MÉMOIRES
été après que son frère eut quitté rc'cole militaire de
Paris (1).
Je citerai plus tard une autre lettre (jui fera juger
également et de la position malheureuse de cette fa-
mille et de ses honorables liaisons en Corse.
Bonaparte était donc ce que l'on est convenu d'ap-
peler bien né. J'ai vu sa généalogie, qu'il lit venir de
Toscane à Milan, et qui est très authentique. On a
parlé dans plusieurs ouvrages des dissensions civiles
qui avaient forcé sa famille à quitter l'Italie et à se
réfugier en Corse. Je n'en dirai rien.
L'on a beaucoup parlé et fort diversement de l'en-
fance de Bonaparte. On en a parlé avec enthousiasme
et une ridicule exagération; on l'a peint aussi, comme
enfant, sous les plus noires couleurs, pour se donner le
plaisir d'en faire un monstre plus tard. Il en sera
toujours ainsi de ceux que leur génie et les circons-
tances élèveront au-dessus de leurs semblables. Pour-
quoi vouloir sans cesse trouver dans les premiers pas
d'un enfant le germe de grands crimes ou de grandes
vertus? C'est trop faire abstraction des circonstances,
des jeux de fortune, des événements qui poussent
comme malgré lui un hommt; aux plus hautes desti-
nées. On veut absolument que celui qui a marqué
dans son siècle ait eu une enfance extraordinaire. Si,
(1) ("est une oi-ieiir. Lucien entra à Urieime ijiieliiue leiups avant
le départ de son frère. Bonaparte rannonce à un de ses oncles dans
une lettre datée de Brieiuie, "> juillet 1784.
« Mon clier oncle, je vous écris pour vous informer du passasse de
mon dier père par Bricnne, pour aller à Paris conduire Mariaiuie
[Élisfv a Saint-<;yr et de rétablir sa santé. Il est arrivé ici le il avec
Luciano et les deu.v demoiselles que vous avez vues. Il a laissé ici ce
dernier (Lucien ipii est à^é de neuf ans et j^rand de trois pieds onze
pouces si.v li.i,'i)es. Il est en si.viéme pour le latin, va apprendre les
dilTércntes parties de renseignement... » (D. L.)
or, M. m-: hourriennk in
commo rclii (Inii ;irii\or sdiivtMil, \\h\ ne tiouxo rien
(le positif (jui jiistitie ct'lt<' es|tèce de iin-diclioii laite
api'ès coup, on iineiite des faits, on ajoute foi à des
iveils d'élèves eonieniporains, qui veulent se rendre
ini|ioilants en citant des anecdotes ainplifii'fs, ou de
piii'i' invention. On met dans la liouche de l'enfant
que l'on préconise, lorsque, devenu grand, il peut
l'tVonipenser la tlatlei'ie, des phrases bien ponijifuses
et bii'n s(»noi'(>s, et c'en est fait alors : les imagina-
tions prévenues admetli-nt qm^ la nature a enfanté un
jjfodige.
l.a masse ajoute foi à ces récits, et cependant il n'y
a pres(|ue toujours, dans le vrai, qu'un enfant ordi-
naire. Combien a-t-on vu de ces enfants précoces, et
di>nt les dispositions annonçaient, disait-on, un ave-
nir brillant, rester des idiots et traverser la vie de
la manière la plus insignifiante ? Bonaparte riait lui-
même beaucoup de tous les contes, de toutes les espiè-
gleries dont on a embelli ou noirci ses premiers ans
dans ces livres dictés par l'enthousiasme ou la haine.
On a beaucoup parlé d'un ouvrage anonyme intitulé:
Histoire de Napoléon Binmparle depuis sa naissanee
JHsipCà sa dernière ahdiealion, 4 vol. in-l:2. C'est
celui (jui renlèi-mi- le [)his de détails faux et ridicules
sur son enfance. On y voit le jeune Napoléon forti-
fier son jardin contre les attaques de ses camarades
qui (deux lignes plus bas) Vesiiment et ont du res-
pect pour lui. Je me rappelle l'anecdote qui a pu
donner lieu à cette invention, mais il n'y a pas dans
la narration une seule circonstance vraie.
Dans l'hiver dii 1783 à 1184, si mémorable par la
(piantité de neige qui s'amoncelait sur les routes, sur
les toits, dans les cours, dans toutes les campagnes
"Mifin, à six, sept, huit pieds de hauteur, Napoléon
16 MÉMOIRES
fut singulièrement contrarié : plus de petits jardins,
plus de ces isolements heureux qu'il recherchait. Au
moment de ses récréations, il était forcé de se mêler
à la foule de ses camarades et de se promener nxo.c
eux en long et en large dans une salle immense. Pour
s'arracher à cette monotonie de promenade, Napo-
léon sut remuer toute l'école, en faisant sentir à ses
camarades qu'ils s'amuseraient bien autrement s'ils
voulaient avec des pelles se frayer dans la grande cour
différents passages au milieu des neiges, faire des ou-
vrages à corne, creuser di^s tranchées, élever des pa-
rapets, des cavaliers, etc. « Le premier ^ travail fini,
« nous pourrons, dit-il, nous diviser en pelotons,
« faire une espèce de siège, et, comme l'inventeur de
« ce nouveau plaisir, je me charge de diriger les
« attaques. » La troupe joyeuse accueillit ce projet
avec enthousiasme; il fut exécuté, et cette petite
guerre simulée dura l'espace de quinze jours; elle ne
cessa que lorsque des graviers, ou de i)etites pierres,
s'étant mêlés à la neige dont on se servait pour faire
des boules, il en résulta que plusieurs pensionnaires
soit assiégeants, soit assiégés, furent assez griève-
ment blessés. Je me rappelle même que je fus un des
élèves les plus maltraités par cette mitraille.
Il serait sans doute inutile de démentir ce qui a été
dit au sujet d'un ballon dans lequel devait s'élever
l'aéronaute Blanchard ; on sait aujourd'hui que cet
acte d'étourderie et d'audace, qui fut attribué au jeune
Bonaparte, appartient à un de ses camarades, Dupont
de Chambon, qui était à peu près fou. Il en a donné
des preuves dans la suite.
Les idées de Bonaparte se dirigeaient vers des ob-
jets tout auti-es. Il s'occupait des sciences [toliticjucs;
une note du principal de l'École de Brienne, qui m'a
1)|-, M. I)K IJOlKKIl'.NNK 17
vtô rommiiMi(|iit''e dans le temps, porto (pio dans nii
de ses seiiiesires ii passa à notre ('cole, cl facoiiia (pie
le temps de ^es semestres précédents avait <''lr cunsa-
ci'é à la société du rameu\ ablx' Haynal ; que ce sa-
vant, ce grand homme, daiirnait raccueillii- et dis-
courir avec lui sur les gouvernements, la législation,
Jes relations commerciales, etc., etc.
Le jour des l'êtes auvciuelles devaient assister tous
les habitants de Hrienne, l'on établissait des postes
ju)ur maintenir l'ordre. Personne ne pénétrait dans
l'intérieur de l'école sans une carte signée du princi-
pal ou du sous-principal. Comme les grades d'officiers
et de sous-ûfficiers ne se conléraient qu'aux im-illeurs
sujets, il arriva à Bonaparte, (jui commandait un
poste, une j)etite aventure que je ne puis jjasser
sous silence, parce qu'elle l'ut pour lui une occasion
de montrer la fermeté de son caractère.
La femme du concierge de l'École (1), (pii était bien
connue, puisqu'elle vendait journellement aux élèves
du lait, des fruits et des gâteaux, se présenta un jour
de Saint-Louis pour assister à la représentation de la
Mort (le César, corrigée, dans laquelle je jouais Bru-
tus. Comme cette femme n'avait pas de carte d'en-
trée, et qu'elle insistait, en faisant du bruit dans l'es-
pérance de passer outre, le sergent du i)Oste en fit
son rapport à l'officier Napoléon de Bonaparte, qui,
d'une voix impérieuse, s'écria : « Qu'on éloigne cette
< femme qui apporte ici la licence des camps I » Ce
trait a eu lieu en 1182.
(Il Cutto feiimif fut Jejiiiis iilacée à la Malmaison avec son mari, il
s'appelait liante. Ils sont umrts l'un et l'antre concierges de la Mal-
maison. On voit m\c Bonaparte avait de la niénioire.
CHAPITRE m
Ma première liaison avec Bonaparte. — Ce que Bonaparte et moi fai-
sions à neuf ans à l'Ecole tie Briennc. — Napoléon veut apprendre
les mathématiques. — Son déijoût pour le latin. — Napoléon défend
Paoli et accuse son père. — Histoire d'un pétard. — On se moque
de Napoléon. — Son amitié pour moi. — ■ Ignorance des Minimes.
— M. Durfort et M. Desponts. — On met en prison^ Bonaparte et
riioi. — Une distribution de prix à l'KcoIe de Brienne. — M'"" de
Moiitesson et M. le duc d'Orléans. — Je partage le pri.\ de mathé-
matiques avec Bonaparte. — Rapport au roi par M. tie Keralio sur
Bonaparte. — On le destine à la marine. — On s'oppose à la sortie
de Bonaparte. — Bonaparte quitte l'École avec M.M. de Montarby de
Dampierre, de Castres, de Commiiii,'es et de Laugier de Betlecour.
Dans un ouvrage fort remarquable intitule'^ : Bo7ia-
parte und dus Fmnwsiscke Vosk unier seinein Con-
sulate, imprimé en Allemagne en 1814 (l), j'ai lu ce
qui suit :
« Le premier écolier avec lequel Bonaparte entra en
liaison intime fut Fauvelet de Bourrienne, qui se vouait
aussi aux sciences mathématiques, etc. »
La lecture de cet ouvrage m'a dimné lieu de remar-
quer que les étrangers sont plus à l'abri que nous de
petites et misérables passions politiques, et qu'ils
jugent avec moins de prévention.
Nous n'avions guère que neuf ans, Bonaparte et
moi, lorsque notre liaison commença : clic devint
(1) Bonaparte et le peuple français sous son Consulat.
MÉMOIRES DE M. DE ROUIIRIENNE 19
bientôt tivs intime. Il y avait entre nous une de ces
synipalliies do cœur (jui s't'-tahlissent vite. J'ai joui
constamint'ut de ct'tte amitié et de cette intimité d'en-
fance jusqu'en 1784, époque à laquelle il (juitta l'Kcole
militaire de Brienne |)Our passer à celle de Paris.
J'étais un des élèves qui savaient le mieux s'accom-
moder à son caractère sombre et sévèi'c. Son recueil-
lement, ses réflexions sur la conquête de son pays et
les impressions qu'il avait re(,"ues dans son premier
ài,'e des maux qu'avaient soulTeMs la Corse et sa
famille, lui faisaient rechercher la solitude, et ren-
daient son ajiord, mais en apparence seulement, fort
désagré'able. L'âge nous plaça ensemble, dans les
classes de belles-lettres et de mathématiques. Dès son
entrée à l'Kcole, il manifesta le désir bien prononcé
d'acquérir des connaissances. Comme il ne parlait que
l'idiome corse, et que, sous ce rapport, il inspirait
di'jà le plus vif intérêt, le sieur Dupuis, alors sous-
l»rincipal avant le père Berton, jeune homme aussi
complaisant qu'excellent grammairien (1), se chargea
de lui donner seul des leçons de langue française.
Son élève répondit à ses soins au point qu'après un
très -"ourt espace de temps, on lui enseigna les pre-
miers élt'-ments de la langue latine. Le jeune Napo-
It'on étudia cette langue avec une telle répugnance,
qu'ayant atteint l'âge de quinze ans il était encore très
faible en quatrième. Je l'ai quitté dans cette classe, de
très bonne heure, mais je suis resté constamment
avec lui dans la classe de mathématiques, où il était
incontestablement, selon moi, le plus fort de toute
l'Kcole. J'échangeais quelquefois avec lui la solution
des problèmes que l'on nous donnait à résoudre, et
li Mort depuis h l.i Malniaisun, où il occupait l'emploi de biblio-
thécaire particulier de Napoléon.
20 MÉMOIRES
qu'il trouvait sur-le-champ avec une facilité qui
m'étonnait toujours, contre clos thèmeset des versions,
dont il ne voulait absolument pas entendre parler.
J'ai lu quelque part : & Élève, il est le solitaire de
l'École; camarade, il n'a point d'égaux. Il a des amis
qui sont ses complaisants. » En vérité, cela n'a aucun
sens. Il faut que les objets, vus de près, perdent ter-
riblement de l'illusion des descriptions et des pein-
tures, car pendant près de sept ans que j'ai été son
camarade, je n'ai jamais rien vu qui justifiât ce
pitoyable jeu de mots.
Bonaparte se faisait remarquer à Brienne (je ne
parlerai pas de l'École militaire de Paris, où je ne l'ai
pas suivi, n'étant pas élève du roi) par la couleur de
son teint, que le climat de la France a beaucoup
changé depuis, par son regard perçant et investiga-
teur, par le ton de sa conversation avec ses maîtres et
ses camarades. Il y avait presque toujours de l'aigreur
dans ses propos. Il était très peu aimant; il ne faut,
je pense, l'attribuer qu'aux malheurs qu'avait éprouvés
sa famille au moment de sa naissance, et aux impres-
sions qu'avait faites sur ses premières années la con-
quête de son pays.
Les élèves étaient invités tour à tour <à la table du
père Berton, principal de l'école. Le tour de Bona-
parte étant venu, des professeurs, qui le savaient
admirateur de Paoli, affectèi^ent d'en mal parler.
« Paoli, répliqua Bonaparte, était un grand homme,
« il aimait son pays; et jamais je ne pardonnerai à
« mon père, qui a été son adjudant, d'avoir concouru
« à la réunion de la Corse à la France. Il aurait dû
« suivre sa fortune et succomber avec lui (I). »
(1) C'est de la mauvaise foi et cette assertion iic peut provenir de
i)i: M i)i; noriMUF.NM-: lm
Bonaparte élail, en griuTal, |>eu aiinr de ses caina-
railes, qui, certes, Frt'taieiit pas ses complaisants. Il
les firquenlait peu, et prenait rarement part à li'urs
j('ii\. \a\ soumission de sa patiie à la Fi'anc(; ramenait
toujours dans sa jeune àme un sentiment prnibl(\ qui
ri'loii,Miait des bruyants exercices de ses camarades,
JiHais prescpie toujours avec lui. Dès (in'an'ivail le
moment de la récréation, il courait à la bibliothèque,
où il lisait avec avidité les Ii\ res d'histoire, surtout
Polybe et Phitai'cpif. Il aimait beaucoup aussi Arricn
et ne faisait pas grand cas de Quinte-C-urci'. Je le
laissais souvent seul à la bibliothèque pour aller jouer
avec mes camarades.
.Notre principal avait Louis pour prénom. Un jour,
nous avions fabriqué des pétards pour sa fête; ils
étaient rangés sous' un banc dans la cour. Le feu y
prit par accident. Bonaparte, qui était tout près, n'eut
aucun mal. Le jeune (iudin, qui était à cùté de lui, fut
tout noir de l'explosion.
Le caractère du jeune Corse était encore aigri par
les mocjueries des élèves, qui le plaisantaient souvent
et sur son prénom Napoléon, et sur son pays. Il me
dit plusieurs fois avec humeur : Je ferai à tes Fran-
çais tout le mal que je pourrai. Et, lorsque je cher-
chais à le calmer, mais toi, disait-il, tu ne te moques
jamais de moi; tu ni aimes.
Notre professeur de mathé'matiques, le père Patrauld,
homme assez ordinaire, aimait beaucouj) Bona[)arte;
il en faisait grand cas, il était fier de l'axolr poin- élève
et il avait laison. Les autres professeurs, avec lesquels
il ne travaillait pas, s'en souciaient fort peu. Il n'avait
lîcjurriennp ijiii n'ft.iit pas sans savoir i|iiel rcspoit Bonaparte avait
pour son père, (le faux ju;,'etiiciit cniaiic de Villcniarest bien ccrtai-
nement. 1). L.)
22 MEMOIRES
aucune disposition pour les Belles-Lettres, l'étude
des langues et les arts d'agrément. Comme rien n'an-
nonçait (|u'il lut jamais un savant en us, les pédants
de la maison l'auraient volontiers regardé comme un
idiot. Cependant, à travers son caractère pensif et
réservé, on apercevait en lui une grande, intelligence.
Si les moines, bien Minimes, auxquels était confiée
l'éducation de la jeunesse, avaient eu le tact d'apprécier
son organisation, s'ils avaient eu des professeurs plus
forts en mathématiques, s'ils avaient pu nous donner
une impulsion plus habile pour la chimie, la physique,
l'astronomie, etc., je suis convaincu que Bonaparte
aurait porté dans ces sciences toute l'investigation,
tout le génie qu'on lui a connu dans une carrière,
beaucoup plus brillante, il est vrai, mais beaucoup
moins utile à l'humanité. Malheureusement pour nous,
ces moines ne savaient rien et ils étaient trop pauvres
pour payer de bons maîtres étrangers. Ils ont été
forcés, cependant, après le départ de Bonaparte, de
faire venir deux professeurs de Paris. Le premier était
M. Durfort, le second M. Desponts. Sans ce secours,
l'École n'allait plus. Ce sont eux qui ont achevé mon
éducation; j'ai bien regretté qu'ils ne fussent pas
venus plus tôt. Il est donc faux, comme on le répète
souvent, que Bonaparte ait eu à Brienne une éducation
soignée; les Minimes étaient incapables de la donner;
et j'avoue que, pour mon compte, l'instruction de nos
jours me rappelle bien désagréablement celle que j'ai
reçue chez ces ignorants en froc. On ne conçoit pas
comment il a pu sortir un seul homme capable de
cette maison d'éducation.
Bien que Bonaparte eût rarement à se louer de ses
camarades, il dédaignait de porter des plaintes contre
eux; et lorsqu'il avait, à son tour, la surveillance de
I)I-, M. 1)K lUKKRIKNNE L>3
(Hiel(|U(; devoir qiir l'on eiilVeignait, il aimait iniciix
allci' en pi'ison (iiie (léiioiicci- les petits coiipahlos.
Je me suis trouvé un jour complice avec lui de non-
surveillance. Il me détermina à le suivre en prison, où
nous i-estàmes Irois jours. Cela lui est arrivé plusieurs
fois, mais a\ec moins de sé\érité.
Bonaparte a fait d'assez grandes choses dans le
coui's (le sa vie, pour qu'il ne soit pas nécessaire de
l'illustrer encore par le [H'étendu merveilleux de son
enfance. Je serais injuste si je disais (jue c'était un
enfant ordinaire ; je ne I ai jamais pensé : je dois
déclarer, au contrairi^ (pie, sous une foule de rapports,
c'était un ('colier tW's distingué.
Il y avait un inspecteur des écoles militaires chargé
de faire tous les ans un rapport sur chaque élè\e, soit
qu'il fût aux frais de l'État, soit qu'il fût à la charge
de sa famille. J'ai copié la note qui suit, du rapport
de 1784. J'ai même voulu en acheter le manuscrit,
qui a probablement été dérobé au ministère de la
Guerre. C'est Louis Bonaparte qui en a fait l'acquisi-
tion. Je n'ai pas pris copii; de la note qui me concer-
nait, parce que la modestie m'aurait toujours empêché
de m'en servir. Elle aurait prouvé combien le hasard
et les circonstances mettent, dans le cours de la vie,
une distance qui était bien différente sur les bancs de
l'école. J'affirme, sans crainte d'être démenti par per-
sonne, que ce n'est pas sur le petit Bonaparte que
celui qui aurait lu ces notes des élèves de Brienne en
i"i8i, aurait fixé ses |)ronostics de grandeur et d'illus-
tration qui porteront son nom si loin, mais sur plu-
sieurs autres élèves beaucoup mieux notés, et que,
cependant, il a laissés bien loin derrière lui.
En 1183, M. le duc d'Orléans et M'"" de Montesson
vinrent à Brienne. Le magnifique château de M. le
21 MEMOIRES
comte de Brienne fut pendant plus d'un mois un petit
Versailles. On embellit par les plus brillantes fêtes le
S('j()ur des augustes voyageurs, auxquels une magni-
licencc presque royale fil oublier un moment les pa-
lais qu'ils venaient de quitter.
Le prince et M""' de Montosson voulurent bien pré-
sider à la distribution des prix de l'École royale. Bona-
parte eut avec moi le prix de mathématiques, partie
à laquelle il avait borné ses études, et dans laquelle il
excellait. Lorsque je fus appelé, pour la septième fois,
M""' de Montesson dit à ma mère, qui était venue de
Sens pour assister à cette distribution de prix : « Ma-
dame, mes mains sont fatiguées; chargez-vous, cette
fois, de couronner votre fils. »
INSPECTION DES ECOLES MILITAIRES (1784).
Compte rendu au roi par M de Keralio.
M. de Buonaparle (Napoléon), né le 15 août 17(j9, taille de
4 pieds 10 pouces 10 lignes, a fait sa qualrième; de bonne
conslitulion, santé excellente, caractère soumis, honnole, recon-
naissant, conduite très ri'gulière; s'est toujours distinj^ué par
son application aux nialliémati([ues. Il sait très passablement
son histoire et sa géogniphie. Il est assez faible pour les exer-
cices d'agrément et pour le latin, on il n'a fait que sa qua-
lrième. Ce sera un excellent marin; il mérite de passer à l'École
militaire de Paris.
Cependant le père Berton s'opposa à la sortie de
Bonaparte, parce qu'il n'avait pas fait sa quatrième,
et que, d'après les règlements, il fallait être en troi-
sième. J'ai su positivement, par le sous-principal,
qu'on envoya de l'École de Brienne à celle de Paris
une note sur Napoléon, dans laquelle on le désignait
ainsi : caractère dominant, impérieux entêté.
DM M. DM MOrHRIKNXK 25
Jf* connjiissais Ideii Honapartt'; je n'aurais pas rcMligi';
anirciiH'iU la note di- .M. d»^ Kcralio. Je crois copen-
daiif qu'un aurait dii ineitio : Il sait trc.s bien sou liis-
loirc ot sa (/('Ofp'diiluc ; il est très WxWAc pour les cxcr-
lifos d'ai,Méuit'iit cl pouf le latin. Hicn ne m'eût
l'iii^ai,'»' à dii'o (pie ce serait un crrclloil marin. Buna-
paite ne pensait nullement à la maiine.
D'après la note de M. de Keralio, Bonaparte passa à
l'KeoIe nuliiaiie de Pai'is a\ec MM. Mdiitarlty de Dam-
pierlv, de Castres, (\v Comminges, de Laiigier de liel-
lecoui-, tous, coniiiii' lui, «Mèves du roi, et tous aussi
l>i(Mi noti's, pour le moins. Il n'y aNait que les «''lèves
ilu toi «pii eussent le dittit d'entrer dans cette école
militaire ; il n'y avait point de concours comme on l'a
avanc»' : c'étaient l'âge et les notes des moines qui
dt'terminaient le choix de l'inspecteur des douze écoles
militaires.
Uui a pu faire dire à Walter Scott que )iotre ^naître
de malliihuatiques était fou de son jeune insulaire,
quil faisait ionjueil de Vérole; et que ses autres pro-
fesseurs d(ins les seiences avaient les mêmes raisons
d'être satisfaits de lui'/ Ce que j'ai dit plus haut et le
rapport de M. de Keralio attestent son peu de succès
dans la plupart des parties de l'enseignement, hors
les mathématiques. Ce n'est point non plus, comme
le dit le même é'cri\ain, à la précocité- de ses progrès
dans les mathématiques qu'il dut d'aller à Paris ; il
avait l'âge, des notes assez favorables, et il fut tout
natiirellenicnt du nomhre des cinq qui furent choisis
en fiSi, selon la coutume ordinaire.
J'ai lu dans une hiogiaphie : Bonaparte avait qua-
torze ans, lorsquiin fil un jour devant lui réhxjedu
vieonite de Turenne. lue dame de lacoinpafinie lujant
ajouté : « Oui, c'est un ijrand homme, mais je l'ai-
I. 2
2g Mémoires de m. de bourrienne
merais mieux s il n'eût pas brûlé le Palatitiat. —
Qii importe! reprit il vivement, si cet incendie était
nécessaire à ses desseins?
Cela est fort joli, mais c'est une invention mala-
droite. Donapai'le a eu quatorze ans en 1183; or il
était encore à Brienne, où certes il n'y a jamais eu de
compagnie, et surtout de compagnie de dames.
CHAPITRE IV
Itoniiparto part pour l'l<À"olo militaire ilc Paris. — Jo le loiidiiis ci»
carriulo jusqu'au inchf. — Mes adieux. — ISuiiaparle ni'eiiijaîe à
embrasser l'état militaire. — Houaparto fait uu rapport sur la si-
tnation île l'École et sur le mode d'enseiirnement. — Napoléon
quitte rKiolo. — .Mon voyaijc à Vienne. — Uetoiu- à l'aris. — Je
reviiis Itouaparle. — Nous allons à Saint-Cyr voir sa sœur Klisa. —
Sinv'iiliers projets de fortune de Bonaparte. — Le :20 juin, nous
dinons ensemble. — Louis XVI avec le bonnet rou_i,'o sur la tète. —
— Journée du 10 août. — Bonaparte met sa montre en ijage.
Bonaparte avait quinze ans et deux mois lorsqu'il
passa à l'École militaire de Paris. Je raccompagnai
dans une carriole jusqu'au coche de Nogent-sur-Seine.
Nous nous séparâmes av(M' un véritable chagrin, pour
ne nous revoir qu'en 119:2. Notre correspondance pen-
dant ces huit années fut très active; mais tel était
mon peu de prévision des hautes destinées qu'annon-
çaient les prétendus prodiges que, depuis son éléva-
tion, on a trouvés dans son enfance, que je n'ai pas
gardi' une seule de ses lettres de cette époque : je les
dt'-chirais après y avoir répondu.
Je me rappelle seulement une lettre qu'il m'écrivit
un an environ après son arrivée à Paris. Il me som-
mait de tenir la parole que je lui avais donnée à
Brienne, d'entrer avec lui dans la carrière qu'il
embrasserait. J'avais étudié comme lui, et avec lui,
ce qu'il fallait pour servir dans l'artillerie; j'allai
28 MEMOIRES
même, en n<sl, passer trois mois ;"i I\Ioiz pour
joindre la pratique à la théorie; mais une (Hrange
ordonnance, rendue, je crois, en 1T78 par M. de Srgur,
exigeait quatre quartiers de noblesse pour avoir des
connaissances et pour pouvoir servir son roi et sa
patrie dans l'art militaire. Ma mère alla à Paris
trouver un M. d'Ogny, si je ne me trompe; elle lui
remit les lettres patentes de son mari, mort six
semaines après ma naissance. Elle prouva que
Louis XIII avait, en 1640, rappelé dans des lettres
patentes les titres d'un Fauvelet de Villemont, qui
en 1586 avait maintenu plusieurs provinces de Bour-
gogne dans l'obéissance du roi, au péril de sa vie et
de la perte de ses biens, et que sa famille occupait les
premières places dans la magistratui'e depuis le
xiv' siècle. Tout était en règle, mais on fit observer
que les lettres de noblesse n'avaient jtas été enregis-
trées au Parlement, et l'on demandait, pour réparer
ce léger oubli, une somme de douze mille francs. Ma
mère refusa constamment de la donner et tout en
resta là.
A peine arrivé à l'École militaire de Paris, Napo-
léon la trouva sur un pied si brillant, si dispendieux
pour l'i'ducation jjhysique et morale qu'on y i'cce\ait,
qu'il crut devoir l'aire un Mémoire qu'il adressa immé-
diatement au sous-principal Berton. 11 démontrait (pic
le j)lan de cette éducation était réellement pernicieux
et ne pouvait atteindre le but que tout gouvernement
sage devait se proposer. Il appuyait fortement sur les
résultats de cette éducation et i)rétendait :
Que les élèves du roi, tous pauvres gciililshoiuincs, n'y pou-
vaient puiser, au lieu des qualités du cunir, que ramour de la
(lloriole, ou plutôt <les stMitiinenls de suriisauce el de vanité tels
qu'en regagnant leurs pénales, loin de partager avec plaisir la
i)i; M. Dr; i!()rui;ii:NM'; :.''j
modique aisiincc «li- leur faniillc, ils rouj^iriiifiit pt-iil-clic di-s
aiiloiirs (lo leurs jours t-l {It'diiijiiU'raicnl k'ur tnodcslo manoir.
Au litMi, ilisail-il dans ce Mémoire, d'enlrelenir un nond)ieux
domesli([ue autour de ces élèves, de leur donner journellement
des repas à deux services, de l'aire parade d'im manège 1res
coûteux, tant jjour les chevaux que pour les écuyers, ne vau-
drail-il j»as mieux, sans toutefois inlerronijjre le cours de leurs
éludes, les aslreinilre à se suffire à eux-nnines, c'est-à-dire,
moins leur petite cuisine ipi'ils ne feraient jias, leur faire manger
du pain de munition ou d'un qui en approcherait, les habituer
à battre, brosser leurs habits, à nettoyer leurs souliers et leurs
bottes, etc. l'uisipi'ils sont loin d'tMre riches cl que tous sont
destinés au service militaire, n'est-ce pas la seule et véritable
éducation qu'il faudrait leur donner? Assujettis à une vie sobre,
ù soigner leur tenue, ils en deviendraienl plus robustes, sau-
raient braver les intempéries des saisons, supporter avec cou-
raj;e les fatigues de la guerre et inspirer le respect et un
dévouement aveugle aux soldats qui seraient sous leurs onires.
Ainsi iMisumiaii N;i[)()l(''(»ii ;"i ïùi^c de seize ans et
le temps nous a déiiionliV' ([n'il n'a j)as ^]t'\\^• de ses
preiniei's pfinciites suf rédiicatiitii di>niit''e à Paris.
L'établissement de l'Eetile militaire de FonlaiiK'bleau
en est une preuve péremptoire.
Comme Napoléon était remuant, observatcrjr, qu'il
disait ouvertement et avce énergie sa faeon de penser,
il ne resta pas longtemps à l'école militaire de Paris.
Ses supérieurs, lassés de son caractère tranchant,
devancèrent r('p()(iue de son examen pour qu'il
obtînt la i)remière sous-lieulenancc vacante dans un
régiment d'artillerie.
Quant à nmi, soili de Brienne en 1"8"I, et ne pou-
vant entrer dans l'artillerie, je me rendis l'année sui-
vante à Vienne, avec une lettre de M. de Montmurin,
pour être employé auprès de l'ambassadeur français
près cette Cour. .l'obtins cette lettre sur la recomman-
dation de >M. le marquis d'Argenteuil. Kn sortant do
30 MÉMOIRES
lirienne, je passai deux mois dans son château de
Coiireeiles, près Cliàtillon-sur-Scine : il m'avait pris
en grande amitié.
Je restai deux mois à Vienne, j'eus l'honneur de
voir deux fois l'empereur Joseph. Le sentiment que
m'inspirèrent à dix-neuf ans son aimable réception,
ses manières noldes et séduisantes, la grâce et la
bonté de ses questions, ne s'effaceront jamais de mon
souvenir. Après que M. de Noailles m'eut mis au
courant des premières notions de la diplomatie, il me
conseilla d'aller dans une des Universiiés d'Alle-
magne, pour y apprendre le droit public et quelques
langues étrangères. Je me rendis à Leipzig.
A peine y étais-je que la Révolution éclata. Il y
avait loin des améliorations raisonnables que le
temps avait rendues nécessaires et que désiraient les
hommes bien pensants, à ce bouleversement total, à
la destruction de l'Etat, à la condamnation du meil-
leur des rois et à cette longue série de crimes dont
la France a souillé les pages de son histoire. Dans ces
renouvellements d'institutions que le temps amène
nécessairement, l'on remarque que tout le mal vient
de l'aveugle et présomptueuse résistance d'un côté et
de la précipitation insensée de l'autre, précipitation
qui prend sa source dans l'absurde système d'um- per-
fectibilité indéfinie. Le temps aurait donné à la France
ce que lui ont donné la terreur et la mort. Rien ne
prouve qu'une génération doiNC souffrir pour le
bonheur de celles qui la suivent.
Après avoir appris le droit public, la langue alle-
mande et la langue anglaise, je parcourus la Prusse
et la Pologne, et je passai à Varsovie une partie de
l'hiver de 1191 à 1792, comblé des bontés de la prin-
cesse Tysziewicx>, nièce du dernier roi de Pologne,
Di'. M. DK i5(»rHKii;NNr: 31
Slanislas-Aii,iinsi(\ oi sœur du prince Poniakiwski.
Cette dame rtait très insiniile et aimait, beaucoiip
notre littérature : elle me fil passer plusieurs soirées
avec If roi, dans un rercje assez \hh\ nond)ren\ pour
ressembler à rintiinité; je me rappelle que le roi se
plaisait souvent à in(^ l'aiie lire le Moniteur : les dis-
cours qu'il eiileiidiiii a\ee le pins (!(» |»l,ii'^ii rinieiii
ceux des (Girondins.
Ce l'ut eetle excellenic princesse (pii \onlnl faire
inq)rimer à Varsovie, à ses frais, la tradneiion (|ne je
m liais amus('' à faire de Meuschen liass uud reue, ou
.Misanthropie et Kepentir, de Kotzebue, drame auquel
je donnai le nom de V Inconnu; on en a rendu compte
dans le Journal (jénéral de France, du :20juillet 1192.
Cette pièce fui débitée chez Desray, libraire, quai des
Auprustins.
.l'arrivai à Vienne, le 20 mars n02 ; j'appris la
maladie grave de l'empereur Lcopold II, qui mourut
le lendemain; j'entendis dans plusieurs sociétés et
plusieurs endroits publics exprimer des soupçons
assez vagues d'empoisonnement. Le public, (jui fut
admis à voir le corps de l'Empereur exposé avec la
plus grande magnificence sur son lit de parade, dans
le palais impérial, acquit bientôt la convieiion de la
fausseté de ces bruits dont l'opinion publi(iue fit
promptement justice. Je vis deux fois ce lugubre
spectacle, et je n'entendis jamais un mot qui con-
lirm;U ce soupçon odieux, bien (jue la vaste salle dans
la(pielle l'Empereur était exposé ne désemplît pas.
An mois d'avril 1192 j'arrivai à Paris et j'y revis
Bonaparte ; notre amitié d'enfance et de collège se
retrouva tout entière. Je n'étais f)as très heureux;
l'adversité pesait sur lui. Les ressources lui man-
quaient souvent. Nous passions notre temps comme
32 MEMUIKKS
deux jeunes gens de vingt-trois ans, qui n'ont rien à
faire et qui ont peu d'argent; il en avait encore moins
que moi. Nous enfantions cliaquo jour de nouveaux
projets : nous cherchions à faire quel(|ue utile spécu-
lation. II voulait une fois louer avec moi ])lusieurs
maisons, en construction dans la rue Montholon, pour
les sous-louer ensuite. Nous trouvâmes les demandes
des propriétaires trop exagérées; tout nous manqua.
En même temps il sollicitait du service à la Guerre,
et moi aux Affaires étrangères; un va voir que, pour
le moment, je fus plus heureux que lui. Ce fut avant
le 20 juin, que, dans nos fréquenles courses autour
de Paris, nous allâmes à Saint-Cyr voir sa sœur
Marianne (Élisa), qui était pensionnaire dans cet éta-
blissement; nous revînmes dîner en tète-à-tète à
Tria non.
Pendant ce temps d'une vie un peu vagabonde,
arriva le 20 juin, sombre prélude du 10 août; nous
nous étions donné rendez-vous, pour nos courses
journalières, chez un restaurateur, rue Saint-IIonoré,
près le Palais-Royal. En sortant, nous vîmes arriver
du côté des Halles une troupe que Bonaparte croyait
être de cinq à six mille hommes, déguenillés et bur-
lesquement armés, vocilV'rant, hurlant les {)lus gros-
sières provocations et se dirigeant à grands pas vers
les Tuileries, f/élait, certes, ce que la population des
faubourgs avait de plus vil et de [)lus abject. Suivons
celte canaille, me dit Bonaparte. Nous prîmes les
devants, et nous allâmes nous promener sur la ter-
rasse du bord de l'eau. C'est de là (ju'il \h les scènes
scandaleuses qui eurent lieu. Je peindrais dilïicilement
le sentiment de surprise et d'indignation qu'elles
excitèrent en lui. 11 ne revenait pas de tant de fai-
blesse et de longanimité. Mais, lorsque le roi se
\)\: M Di', i5()rui;ii:NN'i: 33
montra ;"i l'ime des ft'nrtr(>s (|ui (loimciit sur le jardin
a\i>c I»' IxtiuiiM iduiic (|ii(' Nciiail (k idaccr sur sa li'lc
iiii Ihiniiiii' (lu pruplr, riiKliirnaiioii tli' r.Duapai'to ne
jMii se ((Uilruii". l'.lu'i(){ilii))ii' I s"(''Ciia-l-il assez, liaut.
conDiiciil ti-t-ini pu laisser entrer celle eatuiille'/ Il
f'alliiit en balaiier qualre ou cinq eenls avec du
canon et le reste cnurrait encore.
Dans lo tèlc-à-tt'ic, à nolic dîner, ()ue je pa\ai,
• itmme < ela m'aiiivait le plus souvent, car j'étais le
plus riche, il j)arla constamment de cette scène, il
discutait avec un i^i-and sens les causes et les suites
de cette insurrection non réprimée. Il en prévoyait et
développait, avec sagacité, toutes les conséquences. Il
ne se trompait point : le 10 août ne se fit pas attendre,
.le n'étais plus avec lui, mais à Stutigard, où le roi
m'avait nommé secrétaire de légation. Bonaparte a
dit, à Sainte-Hélène : Au bruit de rassaut aux Tuile-
ries, le io août, je courus au Carrousel chex> Fau-
velet, frère de Bourrienne, qui ij tenait un magasin
de meubles. Cela est vrai, en partie. Mon frétée avait
fait, avec plusieurs personnes, la spéculation d'une
entreprise d'encan national. Ils recevaient à l'hôtel
de Longueville, tout ce que l'on voulait vendre avant
de quitter la France, et ils avançaient toujours des
fonds sur les objets déposés jusqu'à la vente qui avait
lieu immédiatement. Bonaparte y avait, depuis quelque
temps, di'posé sa montre.
CHAPITRE V
Je pars pour StultL'anl. — îioiiapartc va en Corse. — Je suis inscrit
sur la lislc des éniitrrcs. — lionaparlo au siège de Toulon. — Je
retrouve Hunaparte. — Le souper de lîeaucaire. — Mission de lîo-
naparlo pour Gênes. — On accuse Bonaparte d'espionnage. — Jus-
tification autographe de Bonaparte. — Arrestation de Bonaparte. —
(luuunent Duroc fut attaché à Bonaparte. — Leurau^lié commune.
Ce fut après cette fatale journée du 10 août que
Bonaparte alla en Corse. Il n'en revint qu'en 1193.
Walter Scott dit, à cette occasion, que, depuis ce
temps, il n'a jamais revu la Corse : on reconnaîtra
l'erreur lorsqu'il sera question du retour d'Egypte (1).
Nommé, quelques jours après le 20 juin, secrétaire
de légation à Stuttgard, je partis le 2 août et ne revis
l»lus mon jeune et ardent ami qu'en 1105.
Il me dit que mon départ accélérerait le sien pour
(1) Cet auteur du romande la Vie de Bonaparte parait n'avoir pris
ses renseignements que dans les libelles et les bruits des carrefnurs.
Il y a trouvé tout ce qui favorisait son esprit calomnieux et diirama-
toire et sa haine nationale. Son ouvrage est rédigé avec une extrême
légèreté, qui, jointe aux nombreuses inexactitudes «lu'il renferme,
prouve son mépris pour ses lecteurs. On dirait qu'il a voulu faire
l'inverse de ses romans, où presque tout est de l'histoire, ou du moins
il l'a fait. Il m'a été assuré que M. le maréchal Macdonald, voulant
m'ttre Walter Scott en relation avec des généraux (pii pouvaient lui
donner, pour son ouvrage, les renseignements les plus exacts sur les
illustres faits d'armes dont ils avaient partagé la gloire, Walter Scott
répondit : « Je vous remercie ; je prends mes renseignements dans
les bruits populaires. » {Note de la première édition.)
MKMOIKMS 1)1', M. Di-, l'-oUinUIlNNlO 3.1
la (loi'so. Nous MOUS si-paràiurs a\(.'('. un l'aiMo os|)(iir,
coinnir nii le c(»in;oit, (le nous ivNoii- jamais.
l'n (It'ciri (lu ^S mars I1ÎK5 uidoima ;in\ agents
IVant-ais à rt'irani;:<i" de l'onlrt.'i' un Kran»»! il;ins ht
(li'lai (Jf trois mois, sous peine d'être regarth's cuminiî
•'•migres. Ce que j'avais \u avant dt; wnii- à Stuttgard,
l'exaspéi-alion dans huiiielle j'avais laisst' les (^sprits,
la marciii- oiilinain? des é\(''nements de ce genre, nie
tirent redoutei', ou d'»''tre l'orcé de prendie [>ait à ces
scènes désastreuses, ou d'en être la victime. Ma di'so-
béissance à la loi me lit inscrire sur la liste des émi-
grés.
On a dit de moi, dans une Ijiograpliie : « 11 l'ut
cependant aussi remarquable qu'heureux poui- Bour-
rienne d'a\oii' pu, à so}i reloiir, faire effacer son nom
(le la liste des émigrés du di'partement de rVonm', où
il avait été inscrit dans son premier voyage en Alle-
magne. Cette circonstance reçut même diverses inter-
prétations qui ne sont pas également favorables à
M. de Bourrienne.
Je ne sais en vérité pas les interprétations peu favo-
rables que l'on peut tirer d'un fait entièrement faux.
Je ue pus pas être rayé à mon retour d'Allemagne. Le
général Bonaparte demanda plusieurs fois, avec ins-
tance, ma radiation (on en verra la preuve dans la
suite) depuis le mois d'avril 119", époque oii je le
rejoignis à Leoben, jusqu'au moment de la signature
du traité de Campo-Formio : il ne put l'obtenir. Son
frère Louis, Bertbier, Bernadotte et d'autres furent
chargés, lorsqu'il les envoya près du Dircctcjire,
d'insister pour ma radiation : ce fut en vain. Il se
plaignit à Botot, avec beaucoup d'IiunK'ur, loisqu'il
vint à Passeriano, après le 18 fructidor. Botot, secré-
taire de Barras, tout étonné de ce que je n'étais pas
36 MEMOIRES
rayé, fit de belles promesses. De retour à Paris, il
écrivit à Bonaparte, en lépondant à ses nombreux
griefs : « Bourrienne est rayé. » Cela rU\h faux. Je
ne le fus qu'en novembre 1797, sur la demande réi-
térée du général Bonaparte.
Ce fut pendant mon absence, jusqu'en 1795, que
Bonaparte fit, comme chef de bataillon, sa première
campagne, et qu'il contribua si puissamment à la
reprise de Toulon. J'ai été tout à fait étranger à cette
époque de sa vie. Je n'en parlerai point comme témoin
oculaire ; j'en rapporterai seulement quelques particu-
larités, et les |)ièces que l'on Na lire rempliront la
période de 1793 à 1795, époque à bujnelle il me les
remit. De ce nombre est un opuscule intitulé le
Souper de Beaucaire, qu'à son ari'ivée au Consulat il
mit un grand soin à faire rechercher, et qu'il achetait
chèrement pour en détruire tous les exemplaires. Ce
petit écrit contient des principes bien opposés à ceux
qu'il voulait faire dominer en 1800, époque à laquelle
l'exagération de ces idées n'était plus de mode, et où
il entrait dans un système tout contraire à ces prin-
cipes républicains que l'on pouvait lui rappeler, son
écrit à la main (1).
Comme je tiens cet écrit de Bonaparte lui-même,
qui me le remit lorsqu'il revint de Toulon, je le publie
pour remédier aux fautes et aux lacunes d'une édi-
tion qui en a été faite depuis 1814.
Cet opuscule et les pièces qui suivent, émanés de
lui avant le temps de son immense illustration, sont,
je crois, plus précieuses pour l'histoire, que ces notes
(Il Cr n'ost point, coiiimc public Waltor Scolt, un liialoi^'iic ciiti-e
Macat et iiii fuilùrali.^tc, mais entiT un militaiie, un .N'inmis, un Mar-
seillais et un faliricant do MuntpclliiT, i|ui vient ensuite prendre part à
cette conversation, sans dire ïramrcliuse. u\ote de In première édition.)
DE M. DE BOUIIRIENNE 37
qu'il a dictées postérieurement à Sainte-Hélène, pIuiôL
dans son intérêt personnel que dans celui de la vérité.
On ne dit pas un mot, dans ce qui nous est revenu
de .Sainte-lli'lène, de cet écrit de sa jeunesse. Ce qu'il
contient explique ce silence. La postérité verra peut-
être, dans tous ses écrits, un profond politique plutôt
qu'un enthousiaste révolutionnaire.
Les pièces qui concernent la destitution et l'arres-
tatioh de Bonaparte, ordonn(''e par les représentants
Alhitic et Saliceti, rectifieront des faits toujours altérés
jusqu'à présent. Si j'entre dans quelques détails sur
cette époque de sa jeunesse, c'est que j'ai lu, dans un
ouvrage qui n'en dit rien d'exact non plus, que cette
ci rcofis tance de la vie de Bonaparte a été méconnue
et défujurce par tous les écrivains qui, jusqu'à ce mo-
ment, ont écrit sur son histoire, et cet écrivain lui-
même la défigure et la laisse dans le vague. D'autres
ont attribué sa disgrâce à une discussion militaire
sur la guerre et à sa complicité avec Robespierre
jeune (1).
On a dit encore, par esprit de flatterie, qu'Albitte
et Saliceti exposèrent au Comité de salut public Vim-
possibilité où ils se trouvaient, pour la reprise des
opérations militaires, de se passer des talents du
général Bonaparte. C'est une exagération de louanges.
Voici les faits :
(1) On va voir que tout cela est inexact, et que Waiter Scott a été
encore induit en erreur lorsqu'il s'est laissé dire que sa liaison avec
ï4obespierre eut priur lui des suites fâcheuses et que sa justilication
consista a dire qu'il reconnaissait que ses atnis l'taient tout autres
qu'il ne l'avait cru. .Xon, ce n'est pas comme terroriste (|ue Boiuiparte
a éto arrêté et destitue ; je n'ai lu nulle part ni les vraies causes de
son arrestation ni les vrais noms des personnes qui l'ont ordoiinoe et
révoquée. On a désigné Beffroy, qui n'y fut pour rien. {Note de
la première édition.)
I. 3
38 MÉMOIRES
Le 13 juillet 1194 (25 messidor an II), les Repré-
sentants du peuple près l'armée d'Italie prirent l'arrêté
suivant :
Le g-énoral Bonaparte se rendra à Gènes, pour, conjointement
avec le chargé d'affaires de la Ré})iibli(|ue française, conférer
avec le gouvernement de Gènes sur des objets portés dans ses
instructions.
Le chargé d'affaires de la République française le reconnaîtra
et le fora reconnaître par le gouvernement de Gènes. — Loano,
le 25 messidor an II de la République. Signé : Ricord.
A cette décision étaient jointes les instructions
suivantes :
Instructions secrètes.
Le général Bonaparte se rendra à Gênes.
1° 11 verra la forteresse de Savone et les pays circonvoisins.
2° Il verra la forteresse de Gènes et les pays voisins atin
d'avoir des renseignements sur des pays qu'il importe de con-
naître dans le commencement d'une guerre dont il n'est i)as
possible de prévoir les effets.
3° Il prendra sur l'artillerie et les autres objets militaires tous
les renseignements possibles.
4° Il pourvoira à la rentrée, à Nice, de quatre milliers de
poudre qui avaient été achetés pour Bastia et qui ont été payés,
5° Il verra à approfondir, autant qu'il sera possible, la con-
duite civique et politique du ministre de la République française
Tilly et de ses autres agents sur le compte desquels il nous vient
différentes plaintes.
6° Il fera toutes les démarches et recueillera tous les faits qui
peuvent déceler l'intenliou du gouvernement génois, relative-
ment à la coalition.
Fait et arrêté à Loano, le 25 messidor an II de la République.
Slgîié : Ricord.
Cette mission et les instructions secrètes montrent
la confiance que Bonaparte, qui n'avait pas encore
vingt-cinq ans, avait inspirée à des hommes intéressés
à ne se pas tromper sur le choix de leurs agents.
DK M. DK nolîRRIENNK 39
Muni de ces ordres et de ces instructions, Bona-
parte va à Gènes; il y remplit sa mission. Le 9 tlier-
midor arrive. Les déi)Utés dits teiroristes sont rem-
placés par Al!»itte ot Salireti. Soit que ceux-ci, dans
le désordre qui existait alors, eussent ignoré les ordres
donnés au général Bonaparte, soit que les envieux de
la gloire naissante du jeune général d'artillerie eus-
sent inspiré à Albitte et à Saliceti des soupçons contre
lui, toujours est-il que ces représentants prirent
l'arrêté suivant, motivé, ce qui parait fort extraordi-
naire, sur le voyage de Bonaparte à Gènes, voyage
qu'il avait fait, comme on vient de le voir, par les
ordres des Représentants du peuple :
AU NOM DU PEUPLE FILVNÇAIS
LIBERTÉ, ÉGALITÉ
Les Représentants du peuple près l'armée des Alpes et d'Italie,
Considérant que le général Bonaparte, commandant en chef
l'artillerie de l'armée d'Italie, a totalement perdu leur coH/iance
par la conduite la plus suxpecle et surtout par le voyage qu'il
a dernièrement fait à Gênes, arrêtent ce qui suit :
Le général de brigade Bonaparte, commandant en chef l'ar-
tillerie de l'armée d'Italie, est provisoirement suspendu de ses
fondions. Il sera, par les soins et sous la responsabilité du
général en chef de ladite armée, mis en état d'arrestation et
traduit au Comité de salut public à Paris, sous bonne et sûre
escorte. Les scellés seront apposés sur tous ses papiers et effets,
dont il sera fait inventaire par des commissaires qui seront
nommés, sur les lieux, par les Représentants du peuple Saliceti
et Albitle, et tous ceux desdils papiers qui seront trouvés sus-
pects seront envoyés au Comité de salut public.
Fait à Barcelonnelte, le 19 thermidor an II de la République
française une et indivisible et démocratique (6 août 1794).
Signé : Albittb, Saliceti, Laporte.
Pour copie conforme à l'original, le général en chef de
l'armée d'Italie, Dchbrbion.
40 MÉMOIRES
Bonaparte a dit à Sainte-Hélène qu'il avait été mis
quelques instants en arrestation par le représentant
Laporte; on voit que l'arrêté est signé de trois per-
sonnes. Laporte n'était proI)ablement pas le plus in-
fluent, puisque Bonaparte, dans sa réclamation, ne
s'adresse pas à lui. Il fut arrêté pendant quinze jours.
Certes, si un pareil arrêté eût été pris trois se-
maines plus tôt, si Bonaparte eût été traduit avant le
9 thermidor au Comité de salut public, il est bien
vraisemblable que c'en était l'ait de lui et que l'on eût
vu périr sur l'échafaud, à l'âge de vingt-cinq ans, un
homme qui devait dans les vingt-cinq années sui-
vantes étonner le monde par ses vastes conceptions,
ses projets gigantesques, son grand génie militaire,
sa prodigieuse fortune, ses fautes, ses revers et ses
derniers malheurs.
On remarquera d'abord qu'il n'est pas du tout
question, dans cet arrêté post-thermidorien, de la
complicité de Bonaparte avec Robespierre jeune. La
sévérité de cet arrêté étonnera d'autant {tlus que l'on
connaît sa mission à Gênes. Existait-il autre chose
contre lui ? ou la calomnie l'avait-elle emporté sur les
services qu'il venait de rendre à son pays? J'ai sou-
vent causé avec lui de cette aventure; il m'a toujours
assuré qu'il n'avait rien à se reprocher et que sa dé-
fense, que l'on va voir, contenait la pure expression
de ses sentiments et l'exacte vérité.
Bonaparte ne se regarda donc pas comme battu. Il
adressa à Albitte et à Saliceti la note suivante; il n'y
parle pas de Laporte. Cette copie est de l'écriture de
Junot, mais il y a des corrections do la main du gé-
néral. On y reconnaîtra ses phrases coupées, son
style brusque plus que concis, quelquefois ses idées
élevées, toujours son sens droit :
PK M. DE ROUKRIENNE 41
AUX REPRÉSENTANTS ALBITTE ET SALICETI
Vous m'avez suspendu de mes fondions, arrôlé et déclaré
susi)ect.
Me voilà flétri, sans avoir été jugé, ou bien jugé, sans avoir
été entendu.
Dans un État révolutionnaire, il y a deux classes, les suspects
et les patriotes.
Lorsque les premiers sont accusés, ils sont traités par forme
de sûreté, des mesures générales.
L'op|)ression de la seconde classe est l'ébranlenienl de la
liberté publiipie. Le magistrat ne peut condamner iju'après les
plus mûres informations, et ([ue par une succession de faits,
celui qui ne laisse rien à l'arbitraire.
Déclarer un patriote suspect, c'est un jugement qui lui arrache
ce qu'il a de plus précieux, la confiance et l'estime.
Dans quelle classe veut-on me placer?
Depuis l'origine de la Révolution n'ai-je pas été toujours at-
taché aux principes?
Ne m'a-t-on pas toujours vu dans la lutte, soit contre les
ennemis internes, soit, comme militaire, contre les étrangers?
J'ai sacrifié le séjour de mon département, j'ai abandonné
mes biens, j'ai tout perdu pour la République.
Depuis, j'ai servi sous Toulon avec quelque distinction, et j'ai
mérité à l'armée d'Italie la part de lauriers qu'elle a acquise à la
prise de Saorgio, d'Oneille et de Tanaro.
A la découverte de la conspiration de Robespierre, ma con-
duite a été celle d'un homme accoutumé à ne voir que les prin-
cipes.
L'on ne peut donc pas me contester le titre de patriote.
Pourquoi donc me déclare-l-on suspect, sans m'entendre?
M'arrèta-t-on, huit jours après que l'on avait la nouvelle de la
mort du tyran?
L'on me déclare suspect et l'on met les scellés sur mes papiers.
L'on devait faire l'inverse; l'on devait mettre les scellés sur
mes papiers, m'entendre, me demander des éclaircissements, et
ensuite me déclarer suspect, s'il y avait lieu.
L'on veut que j'aille à Paris avec un arrêté qui me déclare
suspect. L'on doit supposer que les Représentants ne l'ont fait
qu'en conséquence d'une information, et l'on ne me jugera
qu'avec l'intérêt que mérite un homme de celte classe.
42 MÉMOIRES
Innocent, patriote, calomnié, quelles que soient les mesures
que prenne le Comité, je ne pourrai pas me plaindre de lui.
Si trois hommes déclaraient que j'ai commis un délit, je ne
pourrais pas me plaindre du jury qui me condamnerait.
Saliceli, tu me connais, as-tu rien vu, dans ma conduite de
cinq ans, qui soit suspect à la Révolution?
Albitte, tu ne me connais point. L'on n'a pu te prouver aucun
fait; tu ne m'as pas entendu; tu connais cependant avec quelle
adresse quelquefois la calomnie siffle.
Dois-je donc être confondu avec les ennemis de la patrie; et
des patriotes doivent-ils inconsidérément perdre un général qui
n'a point été inutile à la République? Des Représentants doi-
vent-ils mettre le gouvernement dans la nécessité d'être injuste
et impolitique '^
Entendez-moi, détruisez l'oppression qui mVnvîronne, et
i' estituez-moi l'estime des patriotes.
Une heure après, si les méchants veulent ma vie, je l'estime
si peu; je l'ai si souvent méprisée! Oui, la seule idée qu'elle
peut être encore utile à la patrie, me fait en soutenir le fardeau
arec courage.
Il paraît que cette défense qui se fait remarquer par
son énergique simplicité, fit effet sur Albitte et Sali-
ceti. Des informations plus précises furent probable-
ment aussi plus favorables au général, car dès le
3 fructidor (:20 août 1794) les Représentants du peuple
prii^ent l'arrêté suivant :
LIBERTK, ÉGALITÉ
Les Représentants du peuple, députés par la Convention na-
tionale près l'armée d'Italie, les départements du Var et des
Alpes-Mari limes.
Après avoir scrupuleusement examiné les papiers du citoyen
Bonaparte, suspendu provisoirement des fonctions de général
d'artillerie de l'armée d'Italie, et mis en étal d'arrestation après
le supplice du conspirateur Robespieri'e, par forme de sûreté
générale ;
Après avoir pris connaissance des ordres à lui donnés, le
25 messidor, par le Représentant du ])euple Ricord, pour se
DE M. DE BOURRIENNE 43
rendre à G»^nes el y remplir une mission spécifiée par l'arrêté
duilil jour, el reeu de lui un rapport par l'-cril du résultat de sa
mission; a pri's avoir pris les renseif^nements les plus exacts sur
la conduite antérieure dudil j^^énéral et clirrché la vérilé dans
plusieurs inlerroj^aloires qui lui ont été faits par eux-mêmes,
n'ayant rien trouvé de positif qui put justifier les soupçons qu'ils
avaient pu concevoir de sa conduite et de ses dispositions;
Prenant, en outre, en considéralion l'utilité dont peuvent être
à la République les connaissances militaires el locales dudit
Bonaparte, et voulant recevoir de lui tous les renseignements
qu'il i)eut et doit donner sur la situation antérieure de l'armée
et ses dispositions ultérieures,
Arrêtent (jue le citoyen Bonaparte sera mis provisoirement en
liberté pour rester au quartier général, et (ju'il sera incessam-
ment ren lu compte au Comité de salut public de l'opinion que
l'examen le plus approfondi a donnée aux Représentants du
peuple de la conduite dudit Bonaparte, pour, après la réponse
du Comité de salut public, être statué détînitiveraent.
Fait à Nice, le 3 fructidor de l'an H (20 août 1794) de la
République, une et indivisible.
(L. S.) Signé : Albitte, Salicf.ti. " Collationné conforme à
l'original, signé C.we.nez. Certifié conforme, le général en chef
de l'armée d'Italie, Dlmebbiox.
Saliceti fut depuis l'ami et le confident du jeune
Bonaparte; ces relations changèrent api'ès son éléva-
tion.
L'on voit qu'il n'est point question de Vimpossibi-
Uté où se trouvaient les Représentants de se passer
des talents du général Bonaparte.
Que penser et des motifs de l'arrestation et de la
mise en liberté provisoire, lorsque l'on connaît plei-
nement l'erivur qui a été commise et l'innocence de
Bonaparte? Et l'on se sert du prétexte d'utilité', dont
peut être le général, pour lui rendre provisoirement
une liberté que l'on constate, dans les termes les plus
forts, lui avoir été injustement enlevée.
Ce ne fut pas à Toulon que Bonaparte, comme on
44 MÉMOIRES DE M. DE BOURRIENNE
l'a imprimé, prit Duroc, dans un train d'artillerie,
pour en faire son aide de camp. Ce fut plus lard, en
Italie, qu'il se Tattacha. Sur l'éloge qu'on lui en fit, il
le demanda au général Espinasse, qui commandait
Tartillerie, et sous lequel Duroc avait fait une partie
de la campagne, comme aide de camp et capitaine
d'artillerie. Son caractère froid et peu expansif conve-
nait à Bonaparte. A commencer en Egypte, sous le
Consulat et jusqu'à sa morl, il a joui de la confiance
de Napoléon, qui lui donna des missions peut-être un
peu au-dessus de ses talents. Bonaparte a souvent dit
à Sainte-Hélène qu'il l'aimait beauicoup. Je' le crois,
mais j'ai la certitude que Duroc ne le lui rendait pas.
Il y a tant de princes ingrats; pourquoi ne verrait-on
pas aussi quelquefois d'ingrats courtisans!
CHAPITRE VI
Bonaparte me raconte sa campajrne du Miili. — II parle de sa mis-
sion de Titanes. — On veut envoyer Monaparte dans la Vendée. —
On raye Bonaparte de la liste des officiers généraux de l'armée. —
Nous reprenons nos anciennes habitudes. — Je vois Saliceti. —
Mariasse de Joseph avec M"" (;i;iry. — Bonaparte est jalou.x de son
frère. — Bonaparte veut aller en Turquie. — Note autojfraphe sur
les projets d'e.\pédition.
Le général Bonaparte revint à Paris, où j'arrivai
aussi d'Allemagne un peu après lui. Nous reprîmes
nos liaisons habituelles ; il me donna tous les détails
de ce qui venait de se passer à la campagne du Midi.
Il tenait alors beaucoup à son Souper de Beaucaire,
qu'il n'avait pas du tout envie de renier comme il l'a
fait depuis. 11 me parla souvent des persécutions qu'il
avait essuyées et me dit, en me remettant les pièces
que l'on vient de lire, de les communiquer à mes
amis et à mes connaissances. Il tenait beaucoup, di-
sait-il, à ce que l'on ne crût pas qu'il eût pu trahir
son pays, sous le prétexte d'une mission à Gènes,
mission que l'on avait voulu faire envisager comme
changée par lui en espionnage contre les intérêts de
la France. Il aimait à redire et à raconter ses faits
d'armes à Toulon et à l'armée d'Italie. Il parlait de ses
premiers succès avec le sentiment du plaisir et de la
satisfaction qu'ils lui avaient fait éprouver.
Le gouvernement d'alors avait voulu l'envoyer dans
3.
46 MÉMOIRES
la Vendée comme général de brigade d'infanterie.
Dmix motifs déterminèrentle jeune Bonaparte à refuser
d'y aller. 11 regardait ce théâtre comme peu digne de
ses talents et ce changement comme une espèce d'ou-
trage. Le second motif et le plus puissant, c'est qu'il
ne voulait pas changer d'arme. C'est le seul qu'il al-
léguait officiellement.
Le Comité de salut public avait pris alors l'arrêté
suivant, qui lui fut signifié par Pille :
LIBERTÉ, KGALITJÊ
Arapliatioii d'un arrêté du Comilé de salut public eh date du
29 fructidor, an II (lo septembre 1794) de la Républiiiue fran-
çaise, une et indivisible.
Le Comité de salut public arrête que le général de brigade
Bonaparte sera rayé de la liste des officiers généraux employés,
attendu son refus de se rendre au poste qui lui a été assigné.
La neuvième commission est chargée de l'exécution du présent
arrêté.
Signé à la minute : Le Tourneur, de la Manche;
Merlin, de Douai; T. Berlier';
BoissY ; Cambacérès, président.
Pour copie conforme :
L. A. Pille.
Napoléon a dit, à vSainte-Hélène, qu'il avait donné
sa démission. Cet arrêté prouve le contraire. Il ne
voulait pas avouer qu'il avait été destitué (1).
Frappé de ce coup auquel il ne s'attendait pas, Bo-
naparte rentra dans la vie privée et se trouva contraint
à une inaction bien intolérable pour ce caractère ar-
dent qu'exaltait encore la jeunesse. Il logeait rue du
Mail, dans un hôtel près de la place des Victoires,
(1) C'est la vérité. Cette radiation est mentionnée dans les états de
services de Bonaparte, conserve aux Archives de la guerre. (D. L.)
DE M. DE nOURRIENNE 47
n°... Nous recommençâmes la vie que nous avions
mcnrc en 1192 avant son (J('j)arl pour la Corse : il
prit avec assez tic peine la ivsulution irattcndre la fin
des préventions, qu'avaient alors contre lui les hommes
du pouvoir. II espérait que, dans le mouvement per-
pétuel de ce même pouvoir, il passerait dans les mains
de personnes mieux disposées pour lui. Il venait très
souvent dîner et passci* la soirét; a\ec moi et mon
frère aîné; il nous rendait toujours ces moments
agréables par ses manières aimables et les charmes
de sa conversation ; j'allais le voir chez lui presque
chaque matin. Il s'y trouvait plusieurs personnes qui
marquaient dans le temps, et, entre autres, Saliceti
avec qui il avait des conver.sations fort animées et
qui témoignait souvent le désir de rester tète à tète
avec lui. Saliceti lui remit une fois trois mille francs
en assignats pour prix de sa voiture que ses besoins
l'avaient forcé à vendre. Je m'aperçus aisément que
notre jeune ami était initié, ou du moins cherchait à
s'initier dans quelque intrigue politique. Je crois
même ra'étre aperçu que Saliceti l'avait lié par ser-
ment, et qu'il s'était engagé à ne rien dire de ce qui
se tramait. Il était toujours pensif, sou\ent triste et
inquiet. II attendait tous les jours avec une impa-
tience marquée l'arrivée de Saliceti (I); quelquefois,
revenant à des idées plus bourgeoises, il enviait le
bonheur de Joseph qui venait d'épouser à Marseille
M"" Clary, fille d'un riche négociant de cette
ville, qui jouissait d'une bonne réputation. Qu'il est
heureux, ce coquin de Joseph! c'était l'expression or-
dinaire de ce sentiment de petite envie qui se manifes-
tait souvent chez lui.
(1) Impliqué dans le mouvement insurrectionnel du 20 mai llOô
(l" prairial an III), il fut obli^'é de se réfugier à Venise.
48 MEMOIRES
Le temps se passait sans qu'il pût parvenir à rien,
aucun de ses projets ne réussissait; on n'écoutait
aucune de ses demandes. L'injustice aigrit son esprit.
Il était tourmenté du besoin de faire quelque chose.
Rester dans la foule lui était insupportable. Il résolut
de quitter la France, et l'idée favorite qui l'a toujours
poursuivi depuis, que l'Orient est un beau champ
pour la gloire, lui inspira l'envie d'aller à Constanti-
nople et de se vouer au service du Grand Seigneur :
quels rêves il faisait!! Quels projets gigantesques il
enfantait dans l'exaltation de son imagination ! Il
me demanda si je le suivrais, ma réponse fut négative.
Je le regardais comme un jeune fou, que poussaient
aux entreprises extravagantes, aux résolutions déses-
pérées, l'irritation de son esprit, les injustices qu'il
éprouvait, l'irrésistible besoin d'agir et, disons-le, le
manque d'argent. Il ne me blâma pas et me dit qu'il
emmènerait Junot et quelques autres jeunes officiers
qu'il avait connus à Toulon et qui s'attacheraient à
sa fortune. Il me nomma aussi Marmont.
L'on a généralement traité cet épisode de la vie de
Bonaparte avec une légèreté qui s'expliquera peut-
être tout à l'heure. Alors, dit-on, il forma le projet
d'aller offrir ses services au Sultan, ou bien il solli-
cita cl aller servir contre V Autriche; il en fut
détourné par des circonstances qui 7ious sont incon-
nues : d'autres ont tout nié. Il n'a, selon eux, jamais
songé à quitter la France. C'est ce que l'on trouve
dans beaucoup d'ouvrages qui ne sont que la copie
les uns des autres ; laissons parler Bonaparte lui-
même.
Fortement préoccupé de quitter sa patrie et fatigué
de vivre obscurément dans Paris, il rédigera une note
qui commençait par ces mots : Note pour Il n'y
DE M. DE nOURRIENNE 49
avait pas do nom, (''('tait un simple projet. Quelques
jours après il en rédigea une seconde qui dilî«'rait,
mais peu, de la première, et il l'adressa à Aubert et
Coni. Je la lui copiai pour qu'il pût s'en servir.
Je j)rt''vicns une ibis pour toutes que, dans les copies
que je donnerai des écrits de Bonaparte, je rétablirai
l'orthographe qui est en général si extraordinaire-
ment estropiée qu'il serait ridicule de les copier exac-
tement, d'autant phis qu'il y avait dans sa manière
d'écrire une foule d'abréviations et même d'ellipses
pour lesquelles il comptait sur l'intelligence de ses
secrétaires. Je ne changerai pas un mot au style.
NOTE
Aubert. ) ., ..«^
., > 2,.)00 canonniers.
Coni, ) '
Dans un temps que l'Impéralricc des Russies a resserré les
liens qui l'unissaient à l'Empereur, il est de l'inlérêlde la France
de faire tout ce qui dépend d'elle pour accroître les moyens
militaires de la Turquie.
Celte puissance a des milices nombreuses et braves, mais est
fort arriérée dans la partie scienlitiquo de l'art de la guerre.
La formation et le service de l'artillerie, qui influe si puis-
samment, dans notre tactique moderne, sur le gain des ba-
tailles et presque exclusivement dans la i)rise et la défense
des places, est surtout la partie où la France excelle et où les
Turcs sont les plus arriérés.
11 a plusieurs fois demandé des officiers d'artillerie, et effec-
tivement nous en avons acheminé plusieurs; mais ils ne sont
ni assez nombreux, ni assez instruits pour former un résultat
qui puisse être considéré de quelque conséquence.
Le général Bonaparte, qui depuis sa jeunesse sert dans l'ar-
tillerie, qui l'a commandée au siège de Toulon et pendant deux
campagnes à l'armée d'Italie, s'offre au gouvernement pour
passer en Turquie, avei" une mission du gouvernement.
Il mènera avec lui six ou sept officiers de différents genres et
qui puissent, ensemble, parfaitement posséder les différentes
parties de l'art militaire.
50 MEMOIRES
Il sera utile à sa patrie dans celte nouvelle carrière, s'il peut
rendre plus redoutable la force des Turcs, perfectionner la
défense de leurs principales forteresses, en construire. Il aura
rendu un vrai service à son pays.
L'on voit par cette note que c'est à tort que l'on a
répété qu'il avait demandé à aller combattre dans les
rangs des Turcs, contre l'Autriche. Il ne la nomme
même pas ; il n'y avait pas de guerre entre les deux
États (1).
Les circonstances imprévues sont qu'on ne répondit
point à cette note par laquelle il offrait ses services,
non pas au Sultan, mais à la France pour son intérêt.
Il n'était probablement pas dans les convenances du
temps que l'on donnât suite à la demande réitérée du
jeune génei^al, et tout fut fini (2). La Turquie resta
sans secours, et Bonaparte sans occupation. Je n'en
fus pas fâché, car je ne le voyais partir qu'avec dé-
plaisir, et il m'était pénible de voir courir après un
avenir bien incertain un jeune homme d'une grande
espérance et que j'aimais lieaucoup.
Si un commis de la guerre eût mis au bas de celte
note accordé, ce mot changeait peut-être la face de
(1) L'écrivain écossais lui fait dire : il serait t'irange qiCuii petit
Corse allât devenir roi de Jérusalem. Je n'ai rien entendu de lui qui
rende ce propos vraisemblable, et sa note n'est certes pas une induc-
tion à le croire, [yote de lu première édition.)
(2) Bonaparte écrivait à son fivrc Joseph, le 20 août 1795 : « Je
suis atlacliô dans ce inonient-ci, au bureau topo!,'i-apliique du (lomité
de saint public poui- la direction des armées à la place de Carnot.
Si je demande, j'obtiendrai d'aller eu Turquie comme général d'ar-
tillerie, envoyé par le (jouvernement pour organiser l'artillerie du
Grand Seigneur, avec un bon traitement et une lettre d'envoyé très
flatteuse... »
Et ce que liourrienne ignorait, c'est (pie l'autorisation de passer au
service du Grand Seigneur est mentionnée sur les états de services
de Bonaparte. (Archives du ministère de la Guerre.) (D. L.)
DE M. DE BOURUIENNE 51
TRurope. Qui sait ce qui serait arrivt"' à Napolron? Les
plus [x'tites causes ont une int-Niiablc inlUifUee liru-
reuse ou lualheureuse sur les destinées des nations.
Jamais liumuie n'a provoqué moins que Napoléon les
événi-monts qui l'ont lavoiisé : jamais homme n'a
plus obéi aux eirconstances dont il savait si habile-
ment tirer parti. On sait si elles l'ont servi.
CHAPITRE VII
Inaction de Bonaparte. — Nous rencontrons, ma femme et moi, Bo-
naparte au Palais-Royal. — Bonaparte au Théâtre-Français. —
Pressentiment d'un officier. — Bonaparte vient dîner chez nous
avec son frore Louis. — Les concerts de Garât. — Singularités do
Bonaparte. — Bonaparte cherche avec moi des appartements. —
Bonaparte et son oncle Fesch veulent demeurer ensemble. — Mo-
destie de Napoléon, et son peu d'ambition de for]tune. — Notre
départ pour Sens. — M""» ïallien. — M. de Rey, camarade de col-
lège de Napoléon. — Notre liaison après le 13 vendémiaire. — Mon
arrestation. — Merlin de Douai en grand costume de Directeur.
Bonaparte resta donc à Paris cherchant toujours à
satisfaire son ambition de se produire dans le monde,
mais trouvant partout des obstacles.
Les femmes jugent mieux que les hommes les
jeunes gens qui entrent dans le monde. M""" de
Bourrienne avait beaucoup entendu parler de mon
jeune camarade; les circonstances favorisèrent cette
connaissance. Comme elle le savait très lié avec moi,
elle fît beaucoup d'attention à lui ; elle a conservé
des notes sur les objets qui l'ont le plus frappée dans
nos relations communes, et je les donne comme le
résultat vrai de sgs observations. Ces faits me sont
encore présents; je les confirme, aux nuances près;
car je le voyais d'un autre œil, et la véritable amitié
que je lui portais m'aveuglait probablement sur ses
torts envers moi. Voici les notes de M""' de Bour-
rienne; je n'y change pas une syllabe :
mi;m<iikks de m. i)i-: iioukrienne 53
« Le lendemain de noire second lutour d'Allem;ii,'n(;,
en l"îl»o. au mois de mai, nous trouvâmes Bonaparte
au F*alais-Rinal, aupn-s d'un cabinet que tenait un
nommé (iiraidin. Bonaparte embrassa Bourrienne
comme un camarade qu'on aime et que l'on revoit
avec plaisir. Nous fûmes au Théàtre-P'raneais, où l'on
donnait une tragédie, et le Sourd ou l\iuher(ie pleine.
Tout l'auditoire riait aux éclats. Le rôle de Dasnières
était rempli par Baptiste cadet, et jamais personne ne
l'a mieux joué que lui. Les éclats de rire furent tels
que l'acteur fut souvent forcé de s'arrêter dans son
débit. Bonaparte seul, et cela me frappa beaucoup,
garda un silence glacial. Je remarquai à cette époque
que son caractère était froid et souvent sombre; son
sourire était fau\ et souvent fort mal [)lacé; et à propos
de cette observation, je me rappelle qu'à cette même
époque, peu de joui's apivs notre retour, il eut un de
ses moments d'iiilarité faroucbe qui me fit mal et qui
me disposa peu à l'aimer. Il nous raconta avec une
gaieté charmante qu'étant devant Toulon, où il com-
mandait l'artillerie, un officier qui se trouvait de son
arme et sous ses ordres eut la visite de sa femme, à
laquelle il était uni depuis peu et qu'il aimait ten-
drement. Peu de jours après, il eut ordre de faire une
nouvelle attaque sur la ville, et l'officier fut com-
mandé. Sa femme vint trouver le général Bonaparte
et lui demanda, les larmes aux yeux, de dispenser son
mari de service ce jour-là. Le général fut insensible,
à ce qu'il nous disait lui-même avec une gaieté char-
mante et féroce. Le moment de l'attaque arriva, et cet
officier, qui avait toujours été d'une bravoure extraor-
dinaire, à ce que disait Bonaparte lui-même, eut le
pressentiment de sa fin prochaine; il devint pâle, il
trembla. Il fut placé à côté du général; et dans un
54 MEMOIRES
moment où le feu de la ville devint très fort, Bona-
parte lui dit : Gare! voilà une honihe qui -nous arrive.
L'officier, ajouta-t-il, au lieu de s'effacer, se courba
et fut séparé en deux. Bonaparte riait aux éclats en
citant la partie qui lui fut enlevée.
« A cette époque, nous le voyions presque tous les
jours; il venait souvent dîner avec nous; et comme
on manquait de pain et qu'on n'en distribuait par-
fois à la section que deux onces par jour, il était
d'usage de dire aux invités d'apporter leur pain, puis-
qu'on ne pouvait s'en procurer pour de l'argent. Lui
et son jeune frère Louis, qui était son aide de camp,
jeune homme doux et aimable, apportaient leur pain
de ration, qui était noir et rempli de son ; et c'est à
regret que je le dis, c'était l'aide de camp qui le man-
geait à lui tout seul, et nous donnions au général du
pain très blanc que nous nous procurions en le faisant
faire en cachette chez un pâtissier, avec de la farine
qui était venue clandestinement de Sens, où mon
mari avait des fermes. Si l'on nous avait dénoncés,
il y avait de quoi marcher à l'échafaud.
« Nous passâmes six semaines à Paris, et nous
allâmes très souvent avec lui au spectacle et aux
beaux concerts de Garât, qu'on donnait dans la rue
Saint-Marc. C'étaient les premières réunions bril-
lantes depuis la mort de Robespierre. Il y avait tou-
jours de l'originalité dans la manière d'être de Bona-
parte; car souvent il disparaissait d'auprès de nous
sans rien dire, et, lorsque nous le croyions ailleurs
qu'au théâtre, nous l'apercevions aux secondes, aux
troisièmes, seul dans une loge, ayant l'air de bouder.
« Avant de partir pour Sens, pays de la famille de
mon mari, où je devais faire mes premières couches,
nous cherchâmes un appartement plus grand et plus
DK M. DE BOURRIENNE 55
gai que colui (h la riio(in'nior-S;iiiit-I,n7.nr(\ qui ii'rlait
qu'un pied-à-lorre. Bonaparto vint chercher avec nous,
et nous arrêtâmes un premier, rue des Marais, n" 19,
dans une bellt> maison n<'U\e. 11 avait envie de rester
à Pai'is, et il alla n oir une maison \ is-à-vis de la nôtre.
Il eut le projet de la louer avec son oncle Fesch,
depuis cardinal, et avec le père Patrauld, un de ses
anciens maiires de l'Kcole militaire, et là il nous dit
un jour : Cette maison, avec )nes amis, vis-à-vis de
vous, et un cabriolet et je serai le plus lieureux des
hommes.
« Nous partîmes pour Sens peu de jours après. La
maison ne fut pas louée par lui; car d'autres affaires
se préparaient. Dans l'intervalle entre notre départ et
la funeste journée de vendémiaire, il y eut plusieurs
lettres échangées entre lui et son camarade. Ces lettres
étiiient les plus alîectueuses et les plus aimables. (Elles
furent volées; plus tard on verra comment.) A notre
retour, en ninembre de la même année, tout était
changé. L'ami de collège était devenu un grand per-
sonnage : il commandait Paris en récompense de la
journée de vendémiaire. La petite maison de la rue des
Marais était changée en un magnifique hôtel rue des
Capucines (1), le modeste cabriolet était changé en
superbe équipage, et lui-même ne fut plus le même;
les amis de l'enfance furent encore reçus le matin; on
les invita à des déjeuners somptueux, où se trouvaient
parfois des dames, et entre autres la belle M'"'' Tallien
et son amie la gracieuse M"'* de Beauharnais, de
laquelle il commençait à s'occuper. Il se souciait peu
de S'.'s amis, et il ne les tutoyait déjà plus. Je parlerai
(1) Cet hôtel n'appartenait pas à Bonaparte. C'était l'hôtel de la
1" division militaire, dont Paria était le chef-lieu. (U. L.)
55 MEMOIRES
d'un seul, M. de Rey, fils d'un Cordon rouge, dont le
père avait péri au siège de Lyon, et qui, s'y trouvant
lui-môme, avait été sauvé comme par miracle. C'était
un jeune homme doux et aimable et dévoué à la cause
royale. Nous le voyions également tous les jours. Il
alla chez son camarade de collège; mais il ne put
prendre sur lui de répondre par le vous. Aussi lui
tourna-t-il le dos; et lorsqu'il le vint revoir, il ne lui
adressa plus la parole. Il n'a jamais rien fait pour iui
que de lui donner une misérable place d'inspecteur
aux vivres, que de Rey n'a pu accepter. Il est mort de
la poitrine, trois ans après, regretté de tous ses amis.
« M. de Bourrienne voyait Bonaparte dQ loin en loin
après le 13 vendémiaire. Mais, au mois de février 1796,
mon mari fut arrêté à sept heures du matin, comme
émigré rentré, par une bande de gens armés de fusils;
ils l'arrachèrent à sa femme et à son enfant, qui avait
six mois, sans lui donner à peine le temps de s'habil-
ler. Je le suivis : on le promena du corps de garde à
la section, de la section je ne sais où encore. Partout il
fut traité de la manière la plus infâme, et enfin, le soir,
on le jeta au dépôt de la préfecture de police (1), et là
il passa deux nuits et un jour, confondu avec tout ce
qu'il y avait de pis, même jusqu'à des malfaiteurs. Sa
femme et ses amis coururent de toutes parts pour lui
trouver des protecteurs, et on courut entre autres chez
Bonaparte. On eut beaucoup de peine à le voir; M"*" de
Bourrienne resta, accompagnée d'un ami de son mari,
à attendre le commandant de Paris jusqu'à minuit. Il
ne rentra point : elle y retourna le lendemain matin
de fort bonne heure; elle lui exposa le sort de son
raari (à cette époque il y allait de sa tète). Il fut fort
(1) On l'appelait alors, je crois, bureau central.
Di: M. DK BOURHIF,NNK 57
iHHi IoucIh'' lie la position de son ami. ('ependant il se
décida à écriiv au ministre de la Justice, Merlin. M™" de
Buurrienne [lorta cette lettre à son adresse; elle ren-
contra le peisonnai^e sur son escalier : il se rendait
au Directoire; il était en grand costume, harnaché de
je ne sais combien de plumes et avec le chapeau à la
Henri IV, ce qui contrastait singulièrement avec sa
tournure. 11 ouvrit la lettre, et, soit que le général ne
lui plût pas plus que la cause de l'arrestation de M. de
Bourrii'iine, il rt'|)ondit que cela n'était plus dans ses
mains, que cela regardait désormais le ministère
public. Le ministie monta dans son cari'osse, et la
dame fut conduite dans plusieurs bureaux du même
hntel ; là, elle eut le cœur brisé, car elle ne trouva que
des hommes durs et qui lui dirent que l'accusé avait
mérité la mort. Elle apprit d'eux qu'il serait traduit le
lendemain devant le juge de paix de sa section et que
celui-ci jugerait s'il y avait lieu à accusation ou non.
En effet, cela eut lieu le lendemain. C'était le juge de
paix de la section de Bondy, rue Grange-aux-Belles; il
s'appelait Lemaire et était porteur d'une figure douce;
ses manières étaient froides, mais n'avaient rien de dur
et de féroce comme celles des agents de ce temps. Il
examina longuement l'affaire et secoua plusieurs fois la
tète. Le moment de prononcer arriva, et tout dénotait
qu'il allait prononcer la mise en accusation. A sept
heures, l'accusé fit appeler sa femme ; elle accourut et
fut témoin de la scène la plus déchirante : son mari
était couvert de sang; il avait une hémorragie qui
durait depuis deux heures et qui avait fait suspendre
la séance. Le juge de paix avait un air sombre et sou-
tenait sa tète avec ses deux mains; elle courut se jeter
à ses pieds, implora sa clémence. La femme et les
deux filles du juge de paix accoururent à cette scène
58 MÉMOIRES
de douleur; elles aidèrent AI'"" de Bourrienne à atten-
drir le juge, qui était un homme de bien, sensible,
honnête et bon père de famille : on le voyait combattre
entre son cœur et son devoir. 11 se mit à feuilleter
toutes les lois et, après de longues recherches, il me
dit : (f C'est demain décadi, on ne juge pas ce jour-là;
trouvez-moi. Madame, deux hommes notables, qui
me répondront de votre mari, et je le renvoie cou-
cher chez vous avec les deux gardiens. » On courut
le lendemain : on trouva deux amis, dont l'un était
M. Desmaisons, conseiller à la Cour; ils répondirent
de M. de Bourrienne. Mais il garda ses deux gardiens
encore six semaines, jusqu'au moment où une loi força
les personnes qui étaient inscrites sur la fatale liste à
s'éloigner à dix lieues de Paris. L'un des gardiens
était un homme de rien; l'autre était chevalier de
Saint-Louis : le premier restait dans l'antichambre,
l'autre faisait tous les soirs notre reversis. La famille
de Bourrienne conserva la plus vive reconnaissance au
juge de paix et à sa famille; car c'est ce digne homme
qui a sauvé la tète de M. de Bourrienne, qui, lorsqu'il
fut à même, au retour d'Egypte, de lui rendre quelques
services, s'empressa de se transporter chez lui : mais
il n'existait plus. »
Ce fut alors que les agents de la police me volèrent
les lettres dont on a parlé.
On s'empressait déjà de faire sa cour à un homme
sorti tout à coup de la foule par un coup d'État, et
que l'on désignait comme général en chef de l'armée
d'Italie. On crut lui plaire, et on lui i)lut en effet, en
lui rendant des lettres qui rappelaient ses vœux
naguère si modestes, sa fâcheuse position, son ambi-
tion bornée, son prétendu dégoût des affaires, enfin
ses liaisons intimes avec ce que l'on se pressait de
DK M. DI', HoIlllirKNNK 59
qualifier d'i-inii^ivs, [loiir l'aire planer sur eux la mort
et la conliscalion. Eût-il Ole sage, dans ces temps cri-
tiques, de s(> |)laiu(lre <le celte soustraciion? S(> taire et
fuir était le plus prudent.
Le 13 vendémiaire approchait (5 (»el()l)re ITUo).
La ('onvenlion nationale était pétiililenient accou-
chée d'un nouveau eliel'-d'o'uvre, d'une Constitution
que l'on l'appela de l'an 111, époque de sa naissance.
Elle fut adoptée le ^:2 août llOo. Les prévoyants légis-
lateurs ne s'oul)lièrent pas : ils stipulèrent que les
deux tiers d'entre eux feraient partie du nouveau Corps
législatif. Le parti opposé à la Convention espérait, au
contraire, dans un renouvellement total et dans des
élections générales, l'introduction d'une majorité de
son opinion. Cette opinion ne voulait pas que le pou-
voir restât dans les mains d'hommes qui en avaient
si étrangement abusé. C'est ainsi que pensaient une
grande partie des sections de Paris, qui étaient les
plus influentes, sous le rapport des richesses et des
lumières. Ces sections déclarèrent qu'en acceptant la
nouvelle Constitution elles repoussaient le décret
du 30 août sur la réélection obligée des deux tiers. La
Convention se vit menacée dans ce qu'elle avait de
plus cher, le pouvoir. Elle prit des mesures pour sa
défense; elle déclara que, si elle était attaquée, elle se
retirerait à Châlons-sur-Marne, et elle chargea préala-
blement ses Représentants, qui commandaient la force
armée, de la défendre.
Dès le 25 septembre il se manifesta quelques
troubles. L'orage commençait à gronder. Cette agita-
tion continua jusqu'au 3 octobre, où l'orage éclata.
De là cette mémorable journée qui va faire surgir,
d'une manière tout à fait inattendue, un jeune homme
oublié depuis longtemps.
60 MEMOIRES DE M. DE BOURRIENNE
Ce jour, OÙ les sections de Paris attaquèrent la
Convention, doit certes être remarqué dans les incon-
cevables destinées de Bonaparte. Ce fut la cause,
bien inaperçue alors, de grands bouleversements en
Europe. Le sang qui coula féconda les germes de sa
jeune ambition. Il faut en convenir, l'iiistoire des
temps passés offre peu de périodes remi)lies d'événe-
ments aussi extraordinaires que les années qui-s'écou-
lèrent de 1795 à 1815. L'homme dont le nom résume
en quelque sorte toutes ces grandes choses avait droit
de croire à son immortalité.
Retiré à Sens depuis le mois de juillet, je n'ai
connu que par la voix pubHque et les journaux ce qui
a amené ce soulèvement des sections de la capitale. Je
sais, comme tout le monde, que la cause royale était
le manteau dont s'enveloppaient quelques ambitions
déçues. Étant resté totalement étranger à cette affaire,
et hors de Paris, je ne puis rien dire de positif sur la
part que peut avoir eue, aux menées qui ont précédé
cette journée, Bonaparte, que j'avais quitté depuis
trois mois. J'ignore ce qu'il dut au hasard et à lui-
même dans le rôle qui lui fut assigné par l'inepte gou-
vernement qui pesait alors sur la France. Ce n'est que
comme acteur secondaire qu'il va se présenter lui-
même sur cette scène sanglante où Barras se l'adjoi-
gnait comme son subordonné. Le récit de cette journée
est tout entier de sa main, avec toutes les particula-
rités de son style et de son orthographe. On verra
dans l'autre chapitre cette pièce qu'il m'envoya à
Sens, et qui était écrite de sa main.
CHAPITRE VIII
Journée du 13 vendémiaire. — Le Représentant du peuple Barras est
nommé commandant en chef de l'armée de l'intérieur. — Bonaparte
commandant en >econd. — On établit à Meudon un atelier de car-
touches. — Reunion des sections. — On repousse les rebelles. —
On reconnaît parmi les morts des émiijrés, des nobles et des pro-
priétaires. — Bulletin autographe de Bonaparte. — Rapport de
Barras à la Convention. — Élot.'c de Bonaparte. — Suite de cet
éloge. — Relations de Bonaparte après le 13 vendémiaire. — Bo-
naparte établit son quartier général rue des Capucines. — Com-
iiicnceiuent de sa fortune.
NOTE AUTOGRAPHE SLR LA JOURNÉE DU 13 VENDÉMIAIRE
Le 13, à cinq heures du matin, le Représentant du peuple
Barras fut nommé commandant en chef de l'armée de l'intérieur,
cl le général Bonaparte fut nommé commandant en second.
L'artillerie de position était encore au camp des Sablons,
gardée seulement par cent cinquante hommes : le reste était à
Marly avec deux cents liommes. Le dépôt de Meudon était sans
aucune garde. Il n'y avait aux Feuillants que quelques pièces de
quatre, sans canonniors, et seulement quatre-vingt mille car-
louches. Les magasins des vivres étaient disséminés dans Paris.
Dans plusieurs sections l'on battait la générale. Celle du ïliéîltre-
Français avait des avant-postes jusqu'au Pont-Neuf, qu'elle avait
bairicadé.
Le général Barras ordonna à l'artillerie de se porter sur-le-
champ du camp des Sablons aux Tuileries, fit chercher des
canonniers dans les bataillons de 89 et dans la gendarmerie, et
les plaça au Palais; envoya à Meudon deux cents hommes de la
légion de police qu'il tira de Versailles, cinquante cavaliers des
quatre armes et deux compagnies de vétérans; ordonna l'éva-
l. 4
62 MÉMOIRES
cualion des effets qui étaient à Marly, sur Meudon; fit venir des
cartouches et fil établir un atelier pour en faire à Meudon. Il
assura la subsistance de l'armée et de la Convention pour plu-
sieurs jours, indépendamment des magasins qui étaient dans les
sections.
Le générai Verdier, qui commandait au Palais-National, ma-
nœuvra avec beaucoup de sang-froid ; il ne dut permettre le feu
qu'à la dernière extrémité (1).
Cependant il arrivait de tous côtés des rapports que les sec-
lions se réunissaient en armes et formaient leurs colonnes : il
disposa les troupes pour défendre la Convention et prépara son
artillerie pour repousser les rebelles. 11 plaça des canons aux
Feuillants pour battre la rue Honoré ; il mit des pièces de huit à
tous les débouchés, et, en cas de malheur, il plaça des pièces
de réserve pour faire un feu de liane sur la colonne qui aurait
forcé un passage. Il laissa dans le Carrousel trois obusiers en
pièces de huit, pour pouvoir foudroyer les maisons d'où l'on
tirait sur la Convention.
A quatre heures, les colonnes des rebelles débouchèrent par
toutes les rues, pour se former. Il eût dû profiter de cet instant
si critique, même pour les troupes les mieux aguerries, pour les
foudroyer. Mais le sang qui devait couler était français; mais il
fallait laisser ces malheureux, couverts déjà du crime de la
révolte, se souiller encore de celui de fraternicide>|i), en reculant
d'avoir à porter l'horreur des premiers coups.
A quatre heures trois quarts, les rebelles s'étaient formés; ils
commencèrent l'attaque de tous les côtés : ils furent partout mis
en déroute. Le sang français coula ; le crime comme la honte
tombèrent, tout ce jour, sur les sectionnaires.
Parmi les morts, l'on reconnut partout des émigrés, des pro-
priétaires et des nobles. Parmi ceux qui furent faits prisonniers,
on trouva que la plupart étaient des chouans de Charette.
Cependant les sections ne se tenaient pas pour battues; elles
s'étaient réfugiées dans l'église Saint-Roch, dans le théâtre de
la République et dans le Palais-Égalité; el partout on les enten-
dait, furieuses, susciter les habitants aux armes. Pour épargner
le sang qui eût coulé le lendemain, il fallait ne pas leur donner
le temps de se reconnaître et les poursuivre avec vivacité, sans
cependant s'engager dans des pas difficiles.
(1) Ce paragraphe n'est pas dans le rapport officiel. (D. L.)
(2) Il y a fratricide dans le rapport officiel. (D. Li)
DE M. DE HOUUHIENNE f)3
Le pénonil ordonna au génônil Monlchoisv, qui élail à la
place (le la Kt'voliition av<>r uno réserve, de lorinfr une colonne
qui, ayant deux pii'cos di" douze, se porterait par le boulevard
pour tourner la place Vendùine, opérer sa jonction avec le
piquet qui était à l'étal-major et revt-nir la descendre en
colonne ^1^.
Le fjénéral Brune, avec deux obusiers, déboucha par les rues
Saint-Nicaise et Sainl-Honoré.
Le gênerai C.artaux envoya deux cenis lioniines et nue pièce
de quatre de sa division par la rue Saint-Tlioinas-du-Louvre,
pour debouiher dans la place du l'alais-Kgalité.
Le général Bonaparte [i^, qui avait eu son cheval tué sous lui,
se porta aux Feuillants.
Ces colonnes se mirent en mouvt'nicnt; Saint-Roch et le théâtre
de la République furent forcés : les rebelles les laissèrent.
Los rebelles se retirèrent alors dans le haut de la rue de la
Loi (3) et se barricadèrent de tous cotés. L'on envoya des
patrouilles et l'on tira pendant la nuit plusieurs coups de canon
pour s'y opposer : ce qui efleclivement réussit.
A la pointe du jour, le général apprit que dos étudiants de la
côte de Sainte-Geneviève, avec doux pièces de canon, étaient en
marche pour secourir les rebelles, et envoya un détachement de
dragons qui leur enleva les pièces et les ramena aux Tuileries.
Cependant les sections expirantes faisaient encore contenance;
elles avaient barricadé les rues de la section de Grenelle (4) et
placé leurs canons aux principales rues. A neuf heures, le
général Berruyer s'empressa de se ranger on bataille avec sa
division dans la place Vendôme et se porta avec deux pièces
de huit à la nie des Vieux-.Vuguslins, et il les braqua sur le chef-
lieu de la section Lopelletier.
Le général Vacliot, avec un corps de tirailleurs, se porta sur
sa droite, prêt à se porter à la place Victoire.
Le général Brune se porta au Perron, et plaça doux obusiers
au haut de la rue Vivienne.
(1) ... et réunir la division en bataille. (D. L.)
(2,1 Dans le rapport officiel il y a le général Brune et non Bona-
parte. ^D. L.)
(3) Hue Hichelieu. (D. L.)
(4) Les issues de la section Lepelletier au lieu des rues de la sec-
tion de Grenelle. (D. L.)
64 MÉMOIRES
Le général Diivigier (1), avec la colonne du centre «t
deux pièces de douze, se perla aux rues Sainl-Roch et Mont-
marlre. Mais le courage avait manqué aux sectionnaires avec la
crainte de voir leur retraite coupi'e; ils évacuèrent le poste et
oublièrent, à la vue de nos soldats, l'honneur des chevaliers
français qu'ils avaient à soutenir.
La section de Brutus donnait encore quoique inquiétude. La
femme d'un représentant y avait été arrêtée. L'on ordonna au
général Duvigier (2) de longer le boulevard, jusqu'à la rue Pois-
sonnière.
Le général Berruyer vint se ranger à la place Victoire.
Le générai Bonaparte (3) alla occuper le pont au Change.
L'on ferma la section de Brutus, et l'on se porta sur la
place de Grève, dont la foule venait d'Ile Saint-Louis, du
Théâtre- Français, du Palais (4). Partout les pi^triotes avaient
repris courage; partout les poignards dos émigrés armés contre
nous étaient disparus (5); partout le peuple convenait de leur
folie et de son égarement.
Le lendemain l'on désarma les deux sections de Lepelletier et
du Tiiéàtre-Français.
On aura remarqué dans ce Bulletin du 43 vendé-
miaire le soin avec lequel Bonaparte rejette, sur ce
qu'il appelle rebelles, la première effusion du sang. Il
tient beaucoup à représenter ses adversaires comme
agresseurs. Il est constant qu'il a toujours gémi de
cette journée. Il m'a souvent dit qu'il donnerait des
années de sa vie pour arracher cette page de son his-
toire. Il ne doutait pas que les Parisiens ne fussent
très irrités contre lui. Il aurait bien désiré que Barras
n'eût pas dit à la Convention ces paroles qui, dans le
(1) C'est Duvignau et non Duvi^'ier. (D. L.)
(2) Ibid.
(3) Dans le rapport ofticiel, c'est le i;onéral Brune qui est cité. (D. L.)
(4) D'après le rapport ofliciel il faut lire : d'où l'on fouilla l'île
Saint-Louis, du Théàtrc-Francais, du Pantlicoii. (D. L.)
(o) Les émi!,Tés armés contre nous étaient disparus; il y a dans le
rapport officiel : partout le progrès de la guerre civile avait dis-
paru... (D. L.)
DM M. Dr: IJOL'IUUKNNK f..S
temps, lui firent tant de plaisir, (yest à ses disposi-
tions savantes et promptes qu'on doit la défense de
eelte enceinte, autour de laquelle il avait distribue les
postes avec beaucoup d'Iiabileté. Cela était vrai : toute
vérité n'est pas bonne à dire.
L'issue de cette petite guerre civile, dans laquelle
on a porté avec une ridicule exagération le nombre
des pièces de rarlillerie conventionnelle à deux cents,
mit Bonaparte en évidence et le fit sortir de la foule.
Ce fut ce qui le fit parvenir au commandement de
l'armée, qu'il a continuellement depuis conduite à la
victoire. Le parti qu'il a battu à cette époque ne lui a
pas pardonné le passé, et peu après, celui qu'il a sou-
tenu a redouté son avenir. Nous le verrons, cinq ans
plus tard, faire revivre les mêmes principes qu'il vient
de combattre le 5 octobre l"9o. Il fut nommé le 10 oc-
tobre, sur la proposition de Barras, général en second
de l'armée de l'intérieur, et il établit son quartier gé-
néral rue Neuve-des-Capucines, où sont actuellement
les archives des affaires étrangères. C'est donc à tort
que l'on a dit, dans le Manuscrit de Sainte-Hélène,
qu'après celte journée il était resté désœuvré à Paris.
Bien loin de là, il s'occupait sans relâche et de la
politique du pays, et de sa propre fortune. Bonaparte
était en relation suivie avec tous ceux qui avaient alors
le pouvoir, et savait faire profit de tout ce qu'il voyait
et entendait.
Pour ne plus revenir sur ce Manuscrit de Sainte-
Hélène, qui fit, à l'époque où il parut, un bruit si peu
mérité, qui est aujourd-'hui complètement oublié, et
que tout le monde, à peu d'exceptions près, attribuait
à Bonaparte, j'en dirai ici deux mots. Je répéterai, en
abrégé, ce que j'ai écrit dans une note qui me fut
demandée de très haut par un ministre du roi
4.
66 MÉMOIRES
Louis XVIII, dès que ce manuscrit parut, et bien
longtemps avant (pie l'on apprît en Europe que Napo-
léon avait déclaré à Sainte-Hélène ne pas être l'auteur
de cette publication anonyme. L'on m'a fait connaître
officiellement que j'avais satisfait l'ani^uste person-
nage qui avait désiré savoir à quoi s'en tenir sur cette
inexplicable conception.
Toute illusion disparaît sur l'autbenticité du Manus-
crit venu de Sainte-Hélène, pour qui apporte dans
cette lecture une connaissance des affaires (1).
Que voit-on dans ce manuscrit? Des faits dénaturés,
racontés sans ordre, entassés sans méthude ; un style
obscur, affecté, et ridiculement sentencieux. L'on
remarque à côté de ce qui y est, mais de ce qui y est
mal, l'oubli de ce qui devrait nécessairement y être,
si Napoléon en eût été l'auteur. Tout est rempli de
bavardages aussi absurdes qu'insignifiants ; de pen-
sées que Napoléon n'a jamais eues, d'expressions
qu'il ne connaissait même pas, et d'une afféterie qui
était loin de son caractère. Quelques vérités se ren-
contrent à côté d'erreurs inconcevables. Il y a plusieurs
styles, un esprit équivoque, quelques idées élevées ; de
prétendus rapprochements à côté d'anachronismes
(1) On a publié que ce manuscrit est l'ouvrage d'un M. Bertrand,
ancien officier au ré,;,'inient de la Vistule, et parent ào M. le comte de
Siméon, pair de France. Je ne ijarantis rien : je n'ai aucun intérêt à
connaître l'auteur. (Note de la première ('dilion.]
Ce Manuscrit venu de Sainte-Hélène d'une manière inconnue, in-S*
de 124 pages, est de Frédéric-Lullin de Ciiâteauvieux, Genevois connu
du monde savant. Cet écrivain, après vingt-cinq ans de silence, îivoiia
qu'il avait composé cet ouvra^'e en 181G ; qu'il l'avait porté lui-même
à Londres et l'avait mis à la poste à l'adresse du libraire Murray. Le
brouillon de cet opuscule, écrit en entier de la main de l'auteur et
surchargé de ses ratures, a été trouvé, après sa mort, dans ses papiers.
Ce volume a été annoté par Napoléon à Sainte Hélène, et ses obser-
vations figurent dans le XXX° volume de la Correspondance de Napo-
léon l", page 227. (D. L.)
DE M. DE BOURRIENNE 67
impardonnalilos et des plus vulgaires révélations. On
y trouve (jurNiues-unes (li>s forincs de la mauièro dont
s'exprimait Hoiui[tarle, mais ce n'est (ju'une imitation
très suptMlicicllt?, et souvent de mauvais goût. Ce ne
sont point là ses pensées, ce n'est pas son style, ce ne
sont point ses actions, ce n'est point sa vie.
CHAPITRE IX
Je reviens à Paris, et je retrouve Bonaparte. — Changement de for-
tune du général. — Je vais dîner chez Bonaparte. — Commencement
des amours de Josépiiine et de Bonaparte. — Il me parle de José-
phine et de sa famille. — Je retourne à Sens. — Mariage de Bo-
naparte. — Douze jours après son mariage, Bonaparte part pour
l'Italie. — Portrait de Joséphine. — Joséphine se fait dire la bonne
aventure. — Bonaparte veut acheter une maison de campagne. —
Son éloignement pour les biens nationaux. — Lettre du général
Colli. — Réponse de Bonaparte. — Il veut faire fusiller un émigré.
— Refus du Directoire. — On veut envoyer Kellcrmann en Italie
avec Bonaparte. — Bonaparte écrit à Carnot qu'il ne le veut pas.
— Lettre à Joséphine pour lui annoncer la bataille d'Arcole.
Je revins de Sens à Paris après le 13 vendémiaire.
Pendant le peu de temps que j'y restai, je vis Bona-
parte moins souvent que par le passé. Je n'ai aucun
motif d'attribuer ces relations plus rares à autre chose
qu'aux grandes occupations que lui donnait sa place
nouvelle. C'était à déjeuner ou à dîner que je le voyais
le plus souvent. Il me fit remarquer un jour une jeune
dame qui était presque en face de lui, et me demanda
comment je la trouvais : ma réponse parut lui faire
grand plaisir. Il m'entretint alors beaucoup d'elle, de
sa famille et de ses qualités aimables; il me dit que
probablement il l'épouserait, étant convaincu que son
union avec la jeune veuve ferait son bonheur. Je com-
pris bien, dans sa conversation, que ce mariage secon-
derait utilement son ambition. Son intimité toujours
Mr.MoiUFs Di" \i \)i: i".(>ri;i{ii:NNE 69
croissante avec cellr (jn'il aimait !.■ rapprochait des
personiiairos les plus iiillufiils à cette t'jjoquc et lui
facilitait les moyens tir l'aire valoir ses prct^MUioiis. Il
ne resta à Paris que douze jours après son mariage,
qui eut lieu le \) mars HOG (l). Ce fut une union
dans laquelle j'ai vu, sauf quelques léi^ers nuages,
régner une grande harmonie. Bonaparte n'a jamais, à
ma connaissance, donné de chagrin réel à sa femme.
M'"" Bonaparte avait des grâces et beaucoup de bonnes
qualités. Je suis convaincu que tous ceux qui ont eu
des rapports avec elle n'ont eu qu'à s'en louer; peu de
personnes ont eu à s'en plaindre. Elle n'a point perdu
de vrais amis dans sa puissance, parce qu'elle n'en a
oublié aucun. Elle était un peu légère, mais obligeante
et bonne amie. La bienveillance était pour elle un
besoin ; mais el^e n'était pas toujours éclairée : il en
résultait souvent une protection pour des personnes
qui ne la méritaient pas. Elle avait à l'excès le goût
du luxe et de la dépense. Ce penchant de l'oisiveté
était devenu une habitude et presque toujours sans
besoins réels. De combien de scènes ai-je été témoin,
lorsque le moment de payer les fournisseurs était
arrivé! Elle ne déclarait jamais que la moitié des
mémoires : cela renouvelait les reproches. Que de
larmes elle répandait qu'elle aurait pu s'épargner si
facilement !
Lorsque la fortune lui mit une couronne sur la tète,
elle disait à qui voulait l'entendre, qu'on lui avait
prédit cet événement extraordinaire (:2). Il est cons-
tant qu'elle croyait aux diseuses de bonne aventure.
Je lui en ai souvent témoigné mon étonnement. Elle
(Il Voyez l'acte civil à la fui du volume.
(2) Cotait, disait-on, une vieille négresse qui lui avait fuit celle
prédiction.
70 MÉMOIRES
en riait volontiers, et cependant n'abandonnait pas sa
croyance. L'événement avait confirmé la prophétie :
c'était la prophétie, qu'il eût fallu mettre en doute.
Ce fut peu de temps avant la journée du 13 vendé-
miaire, qui ouvrit pour Bonaparte une immense car-
rière, qu'il m'écrivit, à Sens, une lettre dans laquelle
il me disait, après ses confidences amicales ordi-
naires :
Glierche un petit bien dans la belle vallée de l'Yonne. Je
l'acbùterai dès que j'aurai de l'argent. Je veux nri'y retirer; mais
n'oublie pas que je ne veux pas de bien national.
Bonaparte partit de Paris le 21 mars 1196. J'étais
encore avec mes gardiens. Je ne dirai rien des détails
militaires de cette belle campagne d'Italie qui a été si
bien décrite, et pendant laquelle il porta le drapeau
français du golfe de Gènes au delà des Alpes Noriques.
Je me bornei^ai à donner des documents et à citer
quelques faits qui pourront servir aux historiens.
A peine arrivé à l'armée, le général Colli (1) lui
écrivit la lettre suivante, que j'ai trouvée assez inté-
ressante pour la conserver, ainsi que la réponse :
Monsieur,
Je suppose, général, que vous ignorez l'arrestation d'un de
mes officiers parlementaires, appelé Moulin, retenu ces jours
passés à MLM'seco. contre les lois de la guerre et qui n'a point
été rendu quoiqu'il ait été réclamé tout de suite par la général
comte Vital. La qualité d'émigré français n'a pas pu l'empéclier
d'être considéré comme parlementaire, et je le réclame de nou-
veau à ce titre. La courtoisie et la générosité que j'ai toujours
éprouvées de la part îles généraux de voire nation nie font
espérer que je ne fais jias cetle demande en vain, et je vous
(1) Le générai en chef de l'année du roi de Sardaigne.
DK M. DE liOlîRHIKNNU 71
laisse entrevoir à rcfiret que le sort des armes, ayant fait tomber
hier dans mes mains votre clief de brigade Harlliélemy, (jui a
ordonné rinjii>le arrestation de mon parlementaire, cvl oflicier
sera traité en conséqnence du traitement (lu'éprouvera M. Moulin.
Je souhaite très sincèrement nue rien n'altère les i)r()cèdés
nobles et humains dont les deux nations ont usé jus(ju"à présonl
l'une envers l'autre. J'ai l'honntHir, etc.
Signé : Coua.
Cevû, le 17 avril HOC).
Le général en chef de l'aiiiiée française répondit :
Monsieur,
Un émijjré est un enfant parricide qu'aucun caractère ne peut
rendre sacré. L'on a manqué à l'honneur, aux égards dus au
peuple français, lorsque l'on a en\oyé M. Moulin pour parle-
mentaire.
Vous connaissez les lois de la guerre, et je ne crois pas à la
représaille dont vous menacez M. le chef de brigade Barthé-
lémy. Si, contre toutes les lois de la guerre, vous vous permet-
tiez un tel acte de barbarie, tous vos prisonniers m'en répon-
draient de suite, avec la plus cruelle vengeance. Car j'ai pour
les ofliciers de votre nation l'estime que l'on doit à de braves
militaires.
Le Directoire exécutif auquel ces lettres furent trans-
mises approuva l'arrestation de M. Moulin; mais
déclara qu'il fallait le garder en lieu de sûreté et
non le traduire en jugement, attendu le caractère
dont il était revêtu.
Vers le milieu de l'année 1190, le Directoire voulut
adjoindre à Bonaparte, pour second en Italie, le
général Kellermann, qui commandait l'armée des
Alpes.
Bonaparte écrivit à Garnot, le 24 mai n96, sur ce
projet qui ne lui convenait en aucune manière :
Que je fasse la guerre ici ou ailleurs, cela m'est indifférent :
72 MEMOIRES
servir la patrie, mériter de la postérité une feuille dans notre
histoire, voilà toute mon ambition; réunir Kellermann et moi
en Italie, c'est vouloir tout perdre. Le général Kellermann a plus
d'expérience et fera mieux la guerre que moi : mais, tous les
deux ensemble, nous la ferons mal. Je ne puis pas servir volon-
tiers avec un homme qui se croit le premier général de l'Europe.
On a publié un grand nombre de lettres de Bona-
parte à sa femme. Je ne veux ni ne peux en contester
rauthenticité. Je vais en donner une, qui, selon moi,
diffère un peu des autres. On y verra moins de ces
phrases d'exagérations amoureuses, et moins de ce
style singulièrement prétentieux et affecté que l'on
remarque dans une grande partie de cette correspon-
dance, que, je le répète, je ne nie pas.
Il annonce la victoire d'Arcole à Joséphine :
Vérone, le 29 à midi. (Il n'y a pas d'autre date, mais le
nom d'Arcole suffit) (1).
Enfin, mon adorable Joséphine, je renais : la mort n'est plus
devant mes yeux, et la gloire et l'honneur sont encore dans
mon cœur. L'ennemi est battu à Arcole. Demain nous réparons
la sottise de Yaubois qui a abandonné Rivoli. Manloue dans
huit jours sera à nous, et je pourrai bientôt, dans tes bras, te
donner mille preuves de l'ardent amour de ton mari. Dès l'ins-
tant que je le pourrai, je me rendrai à Milan ; je suis un peu
fatigué. J'ai reçu une lettre d'Eugène et d'florlense ; ces enfants
sont charmants. Comme toute ma maison est un peu dispersée,
du moment que tout m'aura rejoint, je te les enverrai.
Nous avons fait cinq mille prisonniers, et tué au moins
six mille hommes aux ennemis; adieu, mon adorable José-
phine; pense à moi souvent. Si tu cessais d'aimer ton Achille,
ou si ton cœur se refroidissait pour lui, tu serais bien allreuse,
bien injuste; mais je suis sûr que tu seras toujours mon amante,
comme je serai toujours ton tendre ami. La mort, elle seule
(1) 29 novembre 1"9G, puisque la bataille a eu lieu le 17. Mais cette
lettre ne figure pas dans le recueil des Lettres de Napoli'on à José-
phine. (D. L.)
DE M. DI-: nuuKKir.NNi; 73
pmirra ruiiiiirc rmiiuii que la syiupalliit', l'amour el le senlimont
oiil fornii'»'. Doniif-inoi tics uuuvolk's du jn'Ul vciilro; luille el
mille l)ai^('^s luudres cl amoureux.
(Ml dit dans plusieurs ou\riii;<'s que .l()S('|)Iiiuc u'esl
venue en Italie (lu'en juin lllH et qu'elle parcourait
l'Italie pendant que le uV'iK'ral Bonaparte poursuivait
le cours de ses victoires. Mais on n'a pas réiléclii que
les préliminaires de Léoben étaient signés depuis le
n avril de la même année. Il n'y avait plus de guerre.
Je vais rejoindie Bonaparte à l'armée d'Italie, et je
ne II' (piitlirai plus un instant jusqu'à la lin de 180:2.
CHAPITRE X
Première lettre de Marniont. — Conquête de ritalie. — Itun.iparte
fait écrire d'aller le rejoindre à Milan. — On fait la paix avec la
Sardaigne. — Pa.ssage du Miucio. — Siéi,'e de Mantoue. — Nouvelles
instances de Bonaparte et de Marniont. — Je reste à Sens comme
émigré. — Je reçois l'ordre du général en chef de l'armée d'Italie
de partir sur-le-champ. — Seconde lettre de Marniont. — Je pars
pour rejoindre Bonaparte.
Je ne saurais éviter de me mettre quelquefois sur
le premier plan du tableau dans le cours de ces Mé-
moires; mais dùt-un m'accuser d'y usurper trop de
place, je me dois à moi-même de répondre indirecte-
ment à quelques accusations dont je me suis vu l'ob-
jet en maintes circonstances. Quelques-unes de.s pièces
et des lettres suivantes appartiennent peut-être moins
à l'histoire du général en chef de l'armée d'Italie qu'à
celle de son secrétaire; mais j'avoue que je tiens un
peu à prouver, par des pièces authentiques, que, en
allant rejoindre Bonaparte en Italie, je ne me suis jeté
ni en intrus ni en intrigant obscur dans le chemin
de la fortune J'obéissais à l'amitié beaucoup plus qu'à
l'ambition lorsque j'allais chercher un rùle sur ce
théâtre oi^i la jeune gloire du futur empereur rayonnait
dZ-jà sur tous ceux qui s'attachaient à sa destinée. On
verra, dans la correspondance suivante, de quelle
confiance affectueuse j'étais alors honoré; mais ces
mêmes lettres, écrites pour l'amitié et non pour l'his-
MKMolUI'.N l)K M. |{()l umi.NM'; T.",
toile, |>;irk'iil aussi de nos faits militaires, cl va (|ui
iM|i|M'Ilc cotte h«''roï(|ue épc)(jiit' ne sera probablcinciit
pas indilïéreiit à tout le inoiidt'.
in iiuarliergénérnl de Milan Jt'H) jnairial an /Il S juin l7".Hi).
Le général t'ti clu'f mo cliarj^o, mon cAwv KouiriiMinc, do vous
lénioij^ner lonl lo [ilaisir qu'il a tni de recevoir de vos nouvelles,
el désire ardemment iiue vous veniez vous joindre à nous ; partez
donc, mon cher Bi)urrieime, et arrivez promplemeiit. Vous oies
sûr de trouver les lémoionages ipie vous inspirez à tous ceux
(jui vous connaissent, el nous ne rogrellons ipie de ne vous avoir
pas vu parlayer nos succès.
La campaj^ne que nous venons d'achever sera célèbre dans les
l'asles de l'histoire. 11 est beau d'avoir eli moins de deux mois,
et avec moins de trente mille hommes, manquant de tout, battu
complètement, et à huit reprises différentes, une armée de
soixante-cinq à soixanle-dix mille hommes, fait faire une paix
humiliante au roi de Sardaigne et chassé les Autrichiens de
l'Italie.
La dernière victoire ipie vous avez api)rise sans doute, celle du
passage du Mincie, a mis un terme à nos travaux.
Il nous reste encore le siège de Manloue et celui du château
de Milan ; mais ces obstacles ne sauront pas nous arrêter long-
temps. Adieu, mon cher Hourrienne; je vous réitère au nom du
général Bonaparte l'invitation de vous rendre ici et les témoi-
gnages du désir qu'il a de vous revoir.
Recevez, etc.
Le chef de brigade d'artillerie, aide de camp du général en
chef. Marmont.
J'étais obligé de rester à Sens pour ma radiation
de la liste des émigrés, que je n'obtins rependant
qu'en 1"97 et pour mettre fin à une accusation en
faii.r que l'on voulait suivre par suspicion d'un cer-
tificat de résidence. Je m'étais livré à l'étude et je
jtréterais le repos à l'agitation des camps. Ce double
motif m'empêcha de me rendre pour le moment à cette
amicale invitation, quelque ardent désir que j'eusse
76 MEMOIRES
de revoir mon jeune camarade de collège au milieu
de ses éloiinanls triomphes.
Dix mois après, je reçus une seconde letlre du chef
de brigade Marmont :
Au quartier général de Goriùa, Le 2 germinal, an V (3 mars
17'.>G) (1).
Le général en chef, mon cher Bourrienne, me charge de vous
témoigner le désir de vous voir arriver pronipleniont vers lui.
Depuis longtemps nous vous désirons, et nous verrons avec le
plus vif plaisir le moment où vous nous serez uni.
Je me joins au générai, mon clior Bourrienne, pour vous en-
gager à joindre l'armée promplement. Vous augnienlerez une
famille unie qui désire vous recevoir dans son sein. Je vous envoie,
ci-joint, un ordre du général qui vous servira de passeport.
Prenez la poste et arrivez ; nous sommes au moment de pénétrer
en Allemagne. Le langage change déjà, et avant (jualrc jours il
ne sera plus question d'italien.
Le prince Charles a été bien battu, nous le poursuivons, l'our
peu que cette campague soit heureuse, nous irons signer à Vienne
une paix si nécessaire à l'Europe. Adieu, mon cher Bourrienne,
comptez pour quelque chose l'empressement de quelqu'un (lui
vous est bien attaché, etc. Marmont.
Aa quartier général de GorvÀa, le 2 germinal an V.
Bonaparte, général en chef de Vannée dHlalie.
Le citoyen Bourrienne se rendra au|)rés de moi au reçu du
présent ordre. Signé : Bonaparte.
Les misérables et odieuses tracasseries que me fai-
sait, je ne sais pourquoi, le gouvernement d'alors
pour mon certificat de résidence, m'avaient rendu peu
agréable le séjour de la France. .l'éprouvais chaque
jour de nouvelles inquiétudes. J'étais même menacé
d'être traduit au tribunal pour avoir, disait-on, pro-
(1) 11 faut 1797. (D. L.)
DE M. DK noiRKIKNNF, 77
diiit un ct^rtificiit de résiilence sti^iir |»ar nciirruiix l/'-
moins, que jf no vis pas, sans un prurond cliairiin,
dôtt'iius priidant qu(d(jiies jours. Je inc décidai donc-
cette fois, sans peine, à partir. K'oidie du ,i,n''in''i'al
Bonaparte, (jue je fis enioi^istier à la niunicipalit('' de
Sens, me servit de passeport qui sans cela m'eût
probaMement été refusé. Je conserve une cfF'ande re-
connaissance de sa conduite à mon (''i,^^I•d dans cette
occasion.
Out'Icjuc OMipivss(Muent que je misse à quitter Sens,
toutes ces fnriiialitt's et ces prt'-cautions me retinrent
encore quelques jours, et je reçus au moment de par-
tir une nnu\elle invitation :
,1?/ quartier iiéiiéraL dludenbourg, le 10 germinal an V
. (8 avril 17'Jti) (1).
Le général en chef me ciiargo, mon clier Bourrienne, do vous
engagera venir le joindre promptement. Nous sommes au milieu
de nos triom])lies et de nos succès. La campagne d'Allemagne
conmjence d'une manière plus brillante que celle d'Italie; jugez
00 qu'elle nous promet. Arrivez sur-le-champ, mon cher Uour-
rienne, cédez à nos instances, et partagez nos peines et nos plai-
sirs, et vous ajouterez à nos jouissances.
Je charge le courrier de passer par Sens, atln de vous remettre
ma lettre et de me rapporter votre réponse.
Signé : Marmont.
Ordre joint :
Il est ordonné au citoyen Fauvelel de Bourrienne de partir de
Sens et de se rendre sur-le-champ, en poste, au quartier général
de l'armée d'Italie. Bonaparte.
L'on vient de voir que c'est le quatrième mois après
son arrivée en Italie que le général en chef m'invitait
à m'y rendre ; que les circonstances ne me permirent
(1) C'est 179" qu'il faut lire. (D. L.)
78 MÉMOIRES
d'y aller que près d'un ;in après, sur des invitations
réitérées. Je le rejoignis à Léoben. Voici, cependant,
ce que l'on a imprimé sur ce voyage :
IJoniiparle, dont (luinze mois de trioiuplies inouïs avaient élevé
la gloire au plus liaut point, re(;ul de son ancien condisciple
Bourrieniie une lettre pressank', dans laquelle celui-ci demandait
la permission de venir le joindre et une place auprès de lui.
Bonaparte se rappela avec plaisir le compagnon de ses premières
années et engagea Bourrienne de se rendre à Gratz, où il était
alors.
Comme les biographes dénaturent les faits^! On ne
peut, en vérité, y ajouter la moindre foi.
L'auteur peu bienveillant de cet article a voulu
me représenter comme niendiant une place au héros
dans ses plus grands triomphes et sollicitant la per-
mission de l'aller rejoindre. La correspondance que
l'on vient de lire prouve la fausseté de cette assertion.
On ne reste pas dix mois sans aller remplir la place
que l'on a mendiée. Cette correspondance, en attes-
tant l'amitié qu'avait pour moi Bonaparte, pourra
inspirer plus de confiance dans les Mémoires que je
publie.
J'arrivai dans l'État de Venise au moment où l'in-
surrection allait éclater contre les Français. Les symp-
tômes s'en manifestaient déjà presque partout. On
soulevait des milliers de paysans sous le prétexte
d'apaiser les troubles de Bergame et de Brescia. Je
passai à Vérone le 16 avril, veille de la signature
des préliminaires de Léoben et de la révolte de Vérone.
C'était le jour de Pàcpies, où les ministres du Seigneur
prêchaient quil était permis et même méritoire
(le tuer les Jacobins. On désignait ainsi les Français.
Mort aux Français, mort aux Jacobins! était le cri de
i)K M. i)i-; iu)Iiiuii;nnI'; t.)
guerre ot de lallicmeiit. Je n'avais pas la iiioimlie
idée de l'étaf des clioscs dans ct'lle ivpiil)lique. Je n'a-
vais quifti* Sens (iiir le II avril. Apivs ('trt' restr deux
heures à ^'t'•^(>^<^ j'ni partis, sans me douter du inas-
saere qui la inenarait. Je fus arrêté à une lieue de
cette ville par une handi' d'insuri,^és (|iii s'y rendaient
et que j'estimai monter à environ deux mille hommes.
Ils ne m'iniposèrent que la condition de crier : El viva
santu Marco! je le criai et je passai. Une me serait-il
arrivé si je n'eusse tmversé Vérone que le lundi?
('/est ce jour qu'au son des elorhes, les Franeais
furent assassinés dans les hôpitaux. Tout ce que l'on
rencontrait dans les rues était égorge. Plus de quatre
cents franeais pr-rirent de la manière la plus cruelle;
des prêtres furent vus à la tête des assassins. Les
forts tenaient contre les Vénitiens, qui les assiégeaient
avec fureur; mais on ne redevint maître de la ville
insurgée qu'au bout de dix jours. Le mênKï jour de
l'insurrection de Vérone, des Français furent assassinés
entre cette ville et Vicence, que j'avais dépassée la
\eille sans danger; et à peine avais-je traversé Padoue,
(|ue j'appris que d'autres y avaient été égorgés. Les
massacres marchaient aussi vite que la poste.
Je dirai quelque chose de cette révolte des États vé-
nitiens (pie l'opinion p(»liii(pie de chacun a fait envi-
sager sous des points de vue bien dilîérents.
Venise touchait à sa fin. Déjà, depuis une année,
l'orage grondait sur cet Etat. Dès le commencement
d'avril ll'J7, l'insurrection menaçait de devenir giMU'-
rale. La querelle commença lors de l'entrée des AuU'i-
chiens à Pesehiera. On prit aussi le prétexte de l'ac-
cueil l'ail à Monsieur, depuis Louis XVIIL L'on avait
la certitude que Venise avait armé à force pendant le
siège de Mantoiie, en nOG. L'intérêt de l'aristocratie
80 ^JEM0IRE8
l'avait emporté sur les raisons politiques qui militaient
en notre faveur. Le général Bonaparte avait écrit,
le! juin 1796, au Directoire exécutif :
Le Sénat de Venise vient de ni'envoyer deux juges du Conseil,
pour s'assurer définilivenienl où en sont les choses. Je leur ai
renouvelé mes griefs ; je leur ai parlé de l'accueil fait à Monsieur.
Si votre projet est de tirer de Venise cinq à six millions, je vous
ai ménagé exprès cette espèce de rupture. Si vous avez des in-
tentions plus prononcées, je crois qu'il faudrait continuer ce
sujet do brouillerie, m'instruire de ce que vous voulez faire et
attendre le moment favorable, que je saisirai, selon les circons-
tances; car il ne faut pas avoir alfaire à tout le monde à la fois.
Le Directoire déclara dans sa réponse que le mo-
ment n'était pas favorable, qu'il fallait auparavant
prendre Mantoue et bien l)attre Wurmser.
Mais, à la fin de 1790, le Directoire, croyant voir
plus de bonne foi dans les prétentions de Venise pour
la neutralité, se borna au désir de lui arracher de
l'argent et des secours pour l'armée d'Italie et ne
voulut pas rompre cette neutralité. Il n'avait pas,
comme le général en chef, l'arrière-pensée que le dé-
membrement de cet État servirait un jour de compen-
sation pour ce que la République française garderait
des possessions autrichiennes.
A l'époque oîi nous sommes (avril 1797), ce mo-
ment favorable attendu par le Directoire était arrivé.
L'heure de Venise était sonnée.
Je sais, écrivait Bonaparte au Directoire, que le seul parti qu'on
puisse prendre est de détruire ce gouvernement féroce et san-
guinaire (30 avril) fi).
(1) Ces paroles sont vraies sauf atroce au lieu de féroce ; mais
pour en avoir l'explication il faudrait lire la très liiii<,nie lettre motivée
de ISonaparte. (Correspondance, t. 111, pièce n.iii.) (I). h)
m-: M. DK IKH liUIKNNI". SI
Et, le 3 mai. il «'« ri\ail d»' Palmantiva :
Je MO vois plus il'aiilit' paiti ijiuî ilV'lVactT It» nom vénititMi dt*
dessus la surfaco du globf.
Vingt jours apivs aHio n'-solinioii (ropiirimcr l'aris-
tocratie à Vcniso, il T-crivaii au iMiccioiic :
L<> parti qui se disait patriote à Gonos sV-st {'xlrèmcmcnt mal
roiiduit; il a, par ses sottises et ses inconstMpiences, donné gain
.le cause aux aiislocrates. Si les patriotes avaient voulu être
.|uinze jours Irampulles, l'arisloi'ratie était perdue et mourait
d'elle-même.
Il tii)ii\aii iiiiijdiiis (In piolil à la fliiito du pniiNuir
(•xist;iiii, il y a\aii (|i>s chances p<iiii (juil ininhài dans
SOS mains.
Deux causes contriI)in'M('ni |>uissamment à piécipilei'
le terme des 1:20() ans d'existence de Venise. Les con-
(|uètes des Français en Italie y avaient répandu les
principes de la Révolution. L'archiduc de Milan était
tombé : pourquoi le doge de Venise ne tomberait-il
pas? L'esprit de révolution s'était réj)andu peu à j)eu,
et le mécontentement se propageait avec rapidité. L'on
sentait une dilTérence trop prononcée entre les opi-
nions nouvelles et les ténébreuses institutions de
Venise, pour ne pas désirer s'y soustraire.
D'un autre côté, les grandes résolutions avaient
abandonné le Sénat de Venise, le gouvernement (Hait
usé. L'on agitait et l'on délibérait sans cesse sur le
parti à prendre, et l'on n'en prenait aucun. Les avis
étaient toujours en opposition ; le Sénat flottait entre
l'Aiuriche et la France, entre une puissance vaincue
et une puissance victorieuse. De fortes têtes opinaient
pour la neutralité. Le temps et le péril avan(;aient :
cette république expirante avait à combattre les prin-
6.
«2 MÉMOIRES
cipes qui rcnvahissaient et à repousser la guerre dont
ses provinces étaient devenues le théâtre. Accoutumée
à trembler devant l'Autriche, Venise a toujours eu
plus de ménagements pour elle que pour la France,
et l'influence de l'Autriche y a toujours été plus forte
que la nôtre, parce que Venise était convaincue de ce
fait, malheureusement confirmé par l'histoire, que
l'Italie a toujours été le tombeau des Français, et elle
pensait qu'elle le serait encore. Ce gouvernement
espérait profiter de l'entrée de l'armée française en
Allemagne et de sa pointe dans les gorges de la Ca-
rinthie, pour renouveler les vêpres siciliennes. Les
paysans fanatisés, et auxquels on donnait de l'argent,
prenaient partout les armes. Bonaparte, de son côté,
avait toléré un apostolat révolutionnaire qui se jus-
tifie facilement. Il voulut renforcer son armée d'une
armée italienne et se précautionner contre la ven-
geance et la perfidie qui ont détruit tant d'armées ultra-
montaines dans les guerres précédentes.
De tous l(^s peuples d'Italie, le peuple vénitien était
celui qui nous haïssait le plus. Bonaparte écrivait à
M. Lallemant, ministre de la République française à
Vi'nise, « que tous les procès-verbaux; faits par les
« provéditeursde Brescia, de Bergame et de Crémone,
« qui attribuaient l'insurrection aux Français, étaient
« une série d'impostures dont le but était de justifier
« aux yeux de l'Europe la perfidie du Sénat de Ve-
« nise. »
Vers le mois de mars 1797, le gouvernement de
Venis(> n'avait j)lus de ressorts; Ottolini, podestat de
Bergame, instrument de la tyrannie des inquisiteurs
d'Etat, vexait les Bergamasques et les Brescians, que
la prise de .Mantoue avait encouragés dans leur réso-
lution de se séparer de Venise. La conduite d'Ottolini
l)i; M. Dl'i HolKlMIlNNK S3
i'\aspi''ra imis los i'S|»rits. II (Ircoiuril, dr la iiiaiii<"'re
(loiii on \a II' voir, les coiicilialuilcs des députés pa-
triotes, déiiuisa son valet de cliamhre en paysan, et
l'expédia à Venise en courrier, pour les iiKpiisitt'iu's,
avee la liste des révoltés. I.e courrier fut arrêté, ses
dépêches l'urcnt prises, et Ottolini, que l'on voulait
tuer, fut chassé do Bergame. Ce fut le commencement
du soulèvement général des Ktats de Venise.
La lettre (juc \\>n va lire, en coiifiiinaiit en partie
ce que disait Bonaparte à Lallemant, prouvera que la
force des circonstances seules et l'enchaînement de
causes inévitahles soulevèrent les peuples de la terre
ferme contre le vieux gouverneinent de Venise. En
lisant les détails de la conspiration de liergame dans
les écrits qui en parlent, on sera frappé de la précision
(les renseignements que contient cette lettre d'Oltolini.
Il annonce, le 8 mars, que le mouvement populaire
aura lieu dans quelques jours, et il éclate le 14 du
inéme mois. II parle du chef de la légion lombarde,
l.a Hoz (I), comme devant protéger la résolution, et
c'est lui qui la commence et l'achève. La lecture de
ce document convaincra que ce sont bien plus les prin-
(1) La Hoz, milanais de naissance, se mit au service de la République
française au monient ilc la première campaj^ne d'Italie; il devint clicf
do bri-rade de \\x Lt'gion lombardr ai se fit remarquer particulièrement
lors de la marche sur Rome, au combat de Seni, le l" février 179", en
enlevant les batteries ennemies. « La léirion lombarde, qui voit le feu
pour la première fois, s'est couverte de irloire, écrit iJonaparte au Direc-
toire; elle a enlevé 14 pièces de canon sous le feu de .T ou 4,000 hommes
retranchés; le chef de brigade La Hoz a été léjrèrement blessé. » Il eut
peu de temps après le çrade de ijénéral et commanda les troupes cisal-
pines diri!.'ées sur les frontières du Piémont à la tin île juin t"it!); mais
deu\ mois après il fut destitué en raison de ses ai,'issements politicjues ;
il se mit alors à la tète d'un ^'rand nombre d'insiirirés et commanda une
des divisions autrichiennes qui faisaient le siè^c d'Ancone en 1"99 et
fut tué dans une sortie faite par les Français. (D. L.)
S4 MÉMOlliKS
cipcs de liberté que la politique aslucieuse de Venise
([ui ont amené ces commencements de conspiration.
RÉPUBLIQUE DE VEMSIi:
Très illustres et très puissants Seigneurs, je dois vous entre-
tenir d'une afl'aire d'une très grande importance que je m'em-
presse de vous faire connaître, pour que vous ayez à y porter
toute votre attention. J'en ai fait autant avec le provédileur
extraordinaire on terre ferme. Si elle présente quelque invrai-
semblance dans son ensemble, mettez de côté tout ce qui ne
vous convient pas et iïve?, parti du reste.
L'avocat Marcelin Serpini, natif de Rome, habitant à Milan
cliez la princesse Albahi, femme du prince Albani, qui est en œ
moment à Rome avec l'archiduc de Milan, arrivé dernièrement
di' Berganie ])Our chercher des papiers appartenant à la famille
Albani, m'a raconté qu'il a fait connaissance de quelques hon-
nêtes ofticiers français qui, après avoir manifesté la disposition
où ils étaient de venir ici, lui ont dit que s'il voidait profiter de
cette rencontre, il pourrait rendre service à messieurs les Véni-
tiens, et en même temps aux Français bien intenlioimés. Il
assure, d'après ces officiers, auxquels il paraît (pi'il ajoute beau-
coup de foi, qu'il se trame à Bergame une conspiration,
qui éclatera au premier instant, tendant à réunir la leri'e ferme
vénitienne à la Républiiiue lombarde, que Ton prétend établir;
que des principaux nobles du jiays, des négociants et des hom-
mes du peuple sont les auteurs de cette conspiration ; (pie les
conjurés s'assemblent à une petite distance des portes de la
ville (il n'a jias pu me dire le nom de l'eudroit) ; (pi'il corres-
pond par des espions avec le comité secret de Milan, (pi'il appro-
che sans être vu de personne, et qu'il a de pareilles relations
avec les autres vill«s principales et autres chàtinuix vénitiens;
que les chefs du complot et ceux qui ont le plus d'iniluence
l)armi ceux qui en font partie, ont gagné, moyennant beaucoup
d'argent, un nombre considérable des habitants de la campagne
dépendant de cette province et de la Solodiaiui, qui doivent
être prêts, au moment désigné, à entrer armés dans Brescia, où,
après avoir sacrifié une soixantaine de tètes, entre autres celles
des sera planté l'arbre de la liberté. Dès que
le complot aura éclaté, il entrera dans la ville un gros corps de
légionnaires, sous les ordres du chef de la légion lombarde, La
i>K M. Di-. iu)irviui:.\\i: s5
Ho/, pour iiroli'i^tM- In n'-voliilinii. C.i'l liorrihlc alli-nlul :iiira,
dil-on,liiHi dans luiit ou tli.v jours. Sa réussilo servira tl'i'xt'miilo
à plusieurs projets semblables pour la révolution des autres
villes vénitiennes.
Aux questions ipie je lui ai laites, pour savoir <'omtuent il avait
pu avoir connaissance de ces niachinalions, pounpioi il m'en
taisait la ronlideuoe, et pourquoi des olTiriers s'intéressaient à
en prévenir le j^ouvernement, il m'a ré'pondu que queliiues ofti-
eiers de l'état-major, à Milan, falignés de la guerre, et ayant en
horreur une révolution sanglante dont ils avaient éprouvé les
ertets, le? lui avaient manifestées. Peivinvdé, à ce qu'il me dit,
de mon altacliement pour mon gouvernement et la justice; de sa
cause, ainsi que de la fermeté, de la sagesse et de l'empresse-
inenl que j'avais mis à conduire celte affaire à une heureuse fin ;
il n'a pas hésité un instant à me faire celle confidence. 11 m'a
dit, en outre, que les Franijais prenaient part dans celte atlaire,
parce (ju'ils n'étaient pas du tout intéressés à l'agrandissement
de la Ke|uiblique lombarde, qu'ils regardaient comme un rêve,
et (jue le carnage leurtail horreur. Il croit, au moins, que c'est
lii la manière de penser de ceux qui lui oui lait celle confidence.
Il ne saurait pas me dire si ceux qui conimandcnl pensent de
même. 11 ajoute que cette machination était l'ouvrage des lé-
gionnaires lombards, qui, après la reildilion de Mantoue, ayaiil
insisté pour que l'Etal de Milan devint république, on leur avait
répouilu ipie Milan n'était {)as assez fort pour se conserver, ol
((u'ayanl proposé de réunir à Milan la lerre ferme vénilienne,
et qu'ayant pris l'engagemenl de le faire, on leur a dit de faire
ce qu'ils croiraient à propos.
J'ai été surpris, ainsi que vous l'imaginez, de ces propos;
mais j'ai voulu cacher ma surprise, pour lui faire croire que
j'avais déjà eu connaissance du complot. A la vérité, j'avais déjà
l'ait des conjectures que je vous ai manifestées dans mes précé-
dentes. Il crut, par ma dissimulation, que je me méfiais de ce
qu'il venait de me dire, et il m'olTrit, pour me rassiu-er, de re-
tourner à Bergame, toutes les fois que je le trouverais bon, pour
me fournir des notions plus précises ; et, de concert avec moi,
il aurait pris les [)récaulions nécessaires pour me les faire
passer.
Il tlnit par me dire que plusieurs Bergamasques et Brescians
se trouvaient à Milan exprès pour cette affaire; qu'ils s'assem-
blaient secrètement avec les membres du comité secret do po-
s6 mi-;moires
lice, cl que le coniDiaiulaiit militaire de Brescia serait incessam-
ment changé, d'après les instances des légionnaires, parce qu'ils
l'ont jugé trop faible dans une circonstance pareille.
C'est ce que je tiens de l'avocat Marcelin Serpini. Je ne vous
parlerai point de son caractère, ne l'ayant pas vu avant celle
circonstance; cependant il i)arait être un honnête homme, et,
d'après ses relations, ce n'est point un imposteur. 11 vint ici
muni d'une lettre de la princesse Albaui, adressée au comte
.loan-Heclor Albani, et d'une procuration de cette dame pour
l)rendre des papiers qu'elle avait envoyt's il y a quelque
temps au comte Jeau-Heclor, j)Our qu'il les lui gardât. Voilà tout
ce que je puis vous dire du caractère de cet homme. Cependant
j'ai eu la précaution de demander au comte Jean-IIector Albani
si la lettre de la princesse Albani, dont il était porteur, était
véritablement écrite de sa main : il m'assura que oui, connais-
sant parfaitement l'écriture de celte dame.
Vous saurez, très illustres et très excellents seigneurs, mettre
dans votre sagesse, à cette affaire, l'imporfance qu'elle mérite.
Quant à moi, vous me trouverez toujours i)rèt à vous prouver
mon dévouement, en vous donnant tous les renseignements (jue
je pourrai vous procurer pour la faire connaître plus ample-
ment.
Pierre Galeppi n'est pas encore de retour. S'il s'en va à Milan
au lieu de venir prendre vos ordres, je le ferai arrêter et con-
duire sous bonne escorte à Venise.
Je vous préviens que, dans la relation que je fais de l'affaire
eu question au provéditeur exlraordinan-e, je n'ai point nommé
la personne, qui a exigé de mol le secret.
Signé : Alexandre Ottolim.
lîerirame, le 8 mars 179".
On voit claii^^meiit, dans cette lettre, les motifs du
soulèvement de Bergame contre le Sénat. Bonaparte
a donné à entendre, dans ses dépèches, (pie c'était le
Sénat (pii avait inspiré l'insurrection : cela n'est pas
exact; il n'en croyait rien.
Pendant toutes les irrésolutions du Sénat de Venise,
Vienne soufflait l'insurrection des populations de la
terre ferme contre les Français. Le gouvernement vé-
Dl". M. 1)1-: MOI lîKlKNNK sT
iiitit'ii ;n;iii iiioiiirt" dr toiittcmps iiiica\i'i'si((n •■\ces-
siv»> pour lii Kt'voluiion frnn«;;iisi', qui avait été vio-
leinmciit décriée à Vcnisf. La haine contre les Fran-
çais y avait été constamment oxciléo et fomentée. Le
fanatisme religieux \ avait exalté plusieurs personna-
ges importants. Dès la lîn de IVM't, le gonvernement
vénitien continuait en seei'ct ses armements, et toute
la conduite de ee gouvernement aiinoneait ses inten-
tions, que l'on a appelées perlides, mais qui n'avaient
cependant pour but que de combattre des intentions
plus perfides eneore. Lf Sénat était un ennemi irré-
conciliable de la rn''publi(pie française. L'elTerveseenee
était portée à un tel point (jue, dans beaucouj» d'en-
droits, lej)euple se plaignait qu'on ne lui permit point
de s'armer contre les Français, Les généraux autri-
chiens répandaient avec profusion les nouvelles les
plus sinistres sur les armées de Sambre-et-Meuse et
du Hhin, et sur la position des troupes françaises dans
le Tyrol, Ces impostures imprimées dans des bulletins
excitaient l'Italie, et spécialement les Vénitiens, à un
soulèvement en masse pour exterminer les Français,
lorsque l'armée victorieuse aurait pénétré dans les
Etats héréditaires.
La poursuite de rarchidue Charles dans le cœur de
l'Autriche soutenait les espérances qu'avait conçues le
Sénat de Venise, qu'il serait facile d'anéantir les fai-
bles restes de l'armée française, disséminés dans les
États de la terre ferme. Partout où le Sénat dominait,
on poussait secrètement à l'insurivction ; partout où
les patriotes l'emportaient, on travaillait avec ardeur
à la réunion de la terre ferme à la république lom-
barde.
Bonaparte profita avec habileté des troubles et des
massacres qui en furt'iit la suite, pour prendre envers
88 MKMOIKKS 1)K M. DK liOlKKIEXNE
la r.!i)ublique hi langage d\m vainqueur insulté; il
publiait qu'il n'y avait pas de gouvernement plus
traître que celui de Venise. La faiblesse et l'hypocri-
sie cruelle du Sénat facilitaient le plan qu'il avait
conçu, de faire la paix de la France aux dépens de la
république. En revenant de Léoben, vainqueur et
pacificateur, il fit sans façon occuper Venise, changea
le gouvernement établi, et, maître de tous les pays
vénitiens, il se vit à même, dans les négociations de
Campo-Formio, d'en pouvoir disposer à son gré, comme
compensation des cessions que l'on exigeait de l'Au-
triche. Dès le 19 mai, il écrivait au Directoire que l'un
des buts de son traité avec Venise était de ne pas atti-
rer sur nous l'odieux de la violation des préliminaires
relatifs au tei-ritoire vénitien, et en ménie temps de
donner des prétextes et de faciliter leur exécution. A
Campo-Formio, le sort de cette n'publique fut décidé' :
elle disparut du nombre des Etats sans secousse et
sans bruit. Le silence de sa chute presque inaperçue
étonne les imaginations qui retrouvent dans l'histoire
les brillantes pages de sa gloire maritime. Mais sa
puissance, minée sourdement, n'existait plus que dans
le prestige de ces souvenirs. Quelle résistance aurait-
elle pu opposer à l'homme destiné à changer la face
de l'Europe?
CIIAIMTI'.K XI
Je pars pour alliT rojiiiinlre lîoiiaparti- à l.ouln-ii. — Siu'iiatiire des
préliiniiiairt's ilii traité de (]ainpo-Koriiiio. — (Huile de l'Ktàt do
Venise. — Mon arrivée. — Ma rceeptioii. — État-major. — Boiia-
jiarte zne met à la tète de son cahiiiet. — l^remier entretien avec
l'i.iiiaparte. — Bonaparte veut poursuivre ses suicès. — Le Direc-
toire s'y oppose. — Bonaparte veut aller à Vienne. — Nous retour-
nons en Italie. — Bonaparte, dans une ile de Tai,'liamento, apprend
li's mouvements de l'armée do Sambreet-Meiisc. — Mécontentement
de [{'inaparte. — Nous traversons les Ktats vénitiens. — Nous arri-
vons à Milan. — Notre' séjour à .Montebello. — Jugement de Bona-
parte sur Dandcdo et .Meizi. — Bonaparte est vin^t et un jours sans
ouvrir ses lettres.
Je rejoignis lioiiaparle à Li'obcn, !•' Il) avril, lon-
deniain de la signature des préliminaires de paiv.
Ces préliminaires ne ressemblent en rien au traité
(It'finitir de Campo-Formio. La chute incomplète encore
de l'État de Venise n'offrait pas pour le moment une
proie à partager : tout s'arrangea plus tard. Malheur
aux petits Ktats qui se trouvent en contact immi'diat
enire deux colosses qui se battent!
Ici cessent avec Bonaparte mes relations d'égal à
égal et de camarade à camarade, et commencent
celles oii je l'ai vu tout à coup grand, puissant, entouré
d'hommages et de gloire. .le ne l'abordai plus comme
je faisais d'ordinaire : j'appréciais trop bien son
importance personnelle; sa position avait mis une
trop grande distance sociale entre lui et moi pour que
90 MEMOIRES
je ne sentisse pas le besoin d'y conformer mon abord.
Je fis avec plaisir, et sans regrets, le sacrifice bien
facile, d'ailleurs, de la familiarité, du tutoiement et
d'autres petites privautés. Il me dit à baute voix,
lorsque j'entrai dans le salon, où l'entourait le plus
brillant état-major : Te voilà dinic, enfin ! mais dès
que nous fûmes seuls, il me fit entendre qu'il était
content, de ma réserve, et qu'il m'en savait gré. Je
fus immédiatement placé à la tète de son cabinet. Je
l'entretins, le soir même, de l'insurrection des pays
vénitiens, des dangers que couraient les Français, de
ceux qui avaient failli m'atteindre, etc. « 'Sois tran-
quille (1), me dit-il, ces coquins-là me le paieront.
Leur république a vécu. » Cette rt'publique était encore
debout, riclie et puissante. Ces paroles me ra|)pelèrent
ce que j'avais lu dans un ouvrage d'un Gabriel Naudé,
qui écrivait sous Louis XIII pour le cardinal de Ba-
gin : « Vois-tu cette Constantinople, qui se flatte
d'être le siège d'un double empire, et Venise, qui se
glorifie d'une fermeté de mille ans? leur jour viendra. »
Dans les premiers entretiens que Bonaparte eut
avec moi, je crus m'apercevoir qu'il n'était pas extrê-
mement satisfait des préliminaires. Il aurait désiré
aller à Vienne; il ne me le cacba pas. Avant d'offrir
la paix au prince Cbarles, il avait écrit au Directoire
qu'il était dans l'intention de poursuivre ses succès,
mais qu'il comptait pour cela sui* la coopération des
armées de Sambre-et-Meuse et du Bbin. Le Directoire
lui déclara qu'il ne devait plus compter sur une di-
version en Allemagne, et que les armées de Sambre-
et-Meuse et du Bbin ne passeraient pas ce fleuve.
Cette résolution si inattendue, cette déclaration, si
ill II me tutoya jusqu'à son retour ;ï Milan, {yole tir liourricnue.)
Di: M. \)\\ i!()ii;i{ii;\Ni: !ti
(•iiiilr';tii'(^ ;'i Ce (lu'il in;iil si coiistaiiiiiiriii (IciiiiiihIi',
II- l'oivt'it'iil ilr iikMIin' lin ;'i ses tiioiiiplirs et de l'f-
iioiici'r ;i sdii projet fiivori, de pliuiler li's drapeaux de
la Rt'piililique sur li's rrmparls de Vienne, ou du
moins de nn'tti-e des contriltniions sur les fauhourgs
de cette capitale.
Tne loi du HA août l~*.>i tliMendait de porler d'aulres
noms (jue les noms ('nonci's dans l'acte de naissance.
Je voulus nu- eont'ormer à cette loi qui conirarinit
bien stupidement de vieilles habitudes. Mon frère,
aîné vivait encore ; je signai Fauvelet jeune. <iela
donna de riuimeur au général Hona[»arte. « Ce chan-
gement de noms n'a pas le sens commun, me dit-il,
il y a vingt ans que je te connais sous le nom de
Bourrienne. Signe comme on t'appelle et laisse là
les avocats avec leurs lois. »
Le :20 avril, en retournant en Italie, il l'allut s'arrê-
ter dans une île du Tagliamento pour laisser écouler
le torrent qu'a\ait fait déborder un violent orage. Un
courrier paraît sur la rive droite ; il arrive dans l'île :
Bonaparte voit, dans les dépêches du Directoire, que
les armées de Sambre-et-Meuse et du Rhin sont en
mouvement, (ju'elles se disposent à passer ce fleuve,
et ont commencé les hostilités le même jour de la si-
gnaturt> des préliminaiies. Cette nouvelle arriva sept
jours après que le Directoire avait écrit quil ne fallait
pm compter sur la coopération des armées dWlle-
magne. Rien ne pourrait peindre l'émotion du gV'né-
ral à la lecture de ces dé|)éches. Il n'avait signé les
|»ri'liminaires que parce que le gouvernement lui re-
présentait comme impraticable, pour le moment, la
coopération des arnK'es du Rhin ; et quelque temps
après il a|)prend que cette coopération va avoir lieu.
Le boubiverscment de ses pensées fut tel qu'il conçut
9:.' MEMOIRES
Mil iiioinoiii l'idée <Ie repasser sur la rive gauche du
Tagliamcrito et de tout rompi-e, sous un prétexte
quelconque. Il persistait même dans cette résolution,
que Berthier et quelques autres généraux combattirent
avec succès. Il disait : Quelle dlfférenee dans les pre
liminaires, si toutefois ils eussent eu //('//.' Mais son
chagrin, je dii-ai presque son désespoir, augmenta
lors(iue, quelques jours après son entn'edans les Etats
de V(înise, il n^rut de Moreau une lettre du :23 avril,
par laquelle ce gén<''ral lui annonçait qu'ayant passé
le Rhin le 20, avec un succès très heureux, et fait
quatre mill(3 [tisonniers, il ne tai'dei'ait p;as à le re-
joindre. Uni peut dire, en effet, ce qui serait arrivé
sans cette vacillante et inquiète politique du Directoire,
qu'encourageaient toujours de basses intrigues et la
jalousie excitée par la renommée du jeune vainqueur":
Parce que le Directoire craignait son ambition, il sa-
crifiait la gloire de nos armes et l'honneur du pays;
car il n'est pas permis de douter que si le mouvement
sur le Rhin, demandé avec instance par Ronaparte,
eût eu lieu quelques jours plus tôt, il aurait pu, sans
courir aucune chance, dieter impérieusement les con-
ditions de la paix, ou, comme cela était le but de son
entrée en Allemagne, aller signer cette paix à Vienne;
aussi, encore préoccupé de cette idée, il écrivait au
Directoire le 8 mai : Depuis que fat appris le pas-
sage du Rhin par Hoche et Moreau, je regrette bien
qu'il n\iil pas eu lieu quinze jours plus tôt, ou que
du moins Moreau nUiit pas dit quil était dans le cas
de reffectuer (du lui avait écrit le contraire). Que
devient, d'après cela, le leproche injuste que l'on a
fait à Ronaparte d'avoir, par jalousie contre Moreau,
privé la France des avantages (ju'une campagne pro-
longée lui aurait procurés. Ronaparte rtait passionné
DE M. DE BOUKHIKNNK 93
,u>iir la i,'Ioire de la France; il ur l';iiii;iit jamais sa-
criliét' à la jalousi»' crime gloire i>ii\te.
Kn iia\ersant les Ktats Miiilieiis pour iviuuiner à
.Milan, il m'entretenait sun\ent de Venise. Il m'a cons-
lammi'ni aflirnii' (juilaNail •'•(<•, dans le principe, enli»"*-
rement ciraiii^fr au\ insurrections ijui avaient agité
ce pays ; que le simple bon sens devait faire juger
que son j)i"ojet rtant de se porter sur les versants du
Danube, il n'a\ait aucun intt'rét à \oir ses dei'rières
inquiétés par des révoltes, et ses communications
interi'ompues on inti-rceptées. Cette combi)i(iis())i, di-
sait-il, .serait absurde et ne pourrait venir da)i.s la
tète dun homme à qui ses ennemis mcmes ne peuvent
jiaa refuser un eertain taet. Il m'a\ouait qu'il n'était
pas facile que les cboses eussent tourne ainsi, parce
(pi'il en avait déjà tiré avantage (pour les prélimi-
naires), et qu'il espérait bien en profiter encore (pour
la j»aix délinitive). Airivé à Milan, me dit-il, je fais
oceuper Venise. Il est donc pour moi bien démontré
que, dans le principe, le général en chef n'avait été
pour rien dans les insurrections vénitiennes; que,
plus tard, il n'en fut pas fâché, et que, plus tard
encore, il en tira un grand profit.
Nous arrivâmes à Milan le 5 mai, par Leybach,
Trieste, Palma-Xuova, Padoue, Vérone et Mantoue.
Bonaparte alla bientôt s'établir à .Montebello, très beau
château, à trois lieues de Milan, d'oij la vue se pro-
mène sur la riche et magnifique Lombardie. C'est à
Montebello que commencèrent les négociations pour
la paix définitive, (pii se terminèrent à Passeriano.
Le marquis de Gallo, plénipotentiaire autrichien, de-
meurait à une demi-lieue de Montebello (1).
(1) Ce doit être Mouibtilo. (D. L.)
9t MEMOIRES
Pendant son séjour à Montebello, le général en
chef fit une excursion au lac de Gomo et au lac Ma-
jeur. Il vit en détail les îles Borromées, et s'occupa,
à son retour, de l'organisation des villes de Venise,
de Gènes et du Milanais. Il cherchait des hommes et
il n'en trouvait pas : « Bon Dieu, disait-il, que les
hommes sont rares! Il y a en Italie dix-huit millions
d'hommes, et j'en trouve à peine deux, Dandolo et
jMelzi. »
Il les avait bien jugés. Dandolo est un des hommes
qui, dans ces temps de révolution, a le plus honoré
l'Italie. Après avoir été membre du grand conseil de la
République cisalpine, il exerça les fonctions de prové-
diteur général en Dalmatie. Il suffit de prononcer aux
Dalmates le nom de Dandolo, pour apprendre des habi-
tants reconnaissants combien son administration fut
juste, grande et forte.
On connaît les services de Melzi : il fut chancelier
et garde des Sceaux de la Gouronne d'Italie, et créé
duc de Lodi.
Pour qui a vu le monde, la vérité du reproche de
Napoléon est devenue triviale. Dans un pays qui,
d'après les biograpiiies et les feuilles publiques, re-
gorge d'homm(;s supérieurs, une femme (1) de beau-
coup d'esprit, disait :
La chose qui m'a le plus surprise, dej)uis que rélévalioii tie
mon mari m'a donné la faculté de connaître beaucoup de per-
sonnes, et particulièrement celles employées dans les grandes
affaires, c'est l'universelle médiocrité; elle passe tout ce que
l'imagination peut se représenter, et cela dans tous les degrés,
depuis le commis jusqu'au ministre, au militaire et à l'ambas-
sadeur. Jamais, sans celte expérience, je n'aurais cru mon espèce
si pauvre.
(1) M"" Uolaiid. {Noie de Bourrieime.)
1)1 : M. DK HOURKIENNI-: '.»5
Oui m; coimiiif l.'s [lantles d'Oxensticni à son lils,
(jiii lirml>l;iit (rallcr si jeune ail C(»n,!^rès de .MimstiM- :
« Allt'/, mou lils, \nus verre/, par (juels liommes le
uionile est gouverné. »
Dans ee leinps, où les préliminaires de Léohen
.iNait'Ut suspt'ndu les opérations miliiaires, il n'était
pas si urgent de répondre immédiatement à toutes les
lettres. Il vint dans res|)rit du général lîunaparte, non
pas de faire comme le cardinal Dubois, qui jetait au
feu les lettres qu'il recevait en disant : Voilà ma cor-
respondance faite, mais de se convaincre que l'on
écrivait trop et que. l'on perdait à de niaises et inutiles
réponses un temps précieux. Il me dit d(; n'ouvrir que
les lettres arrivées par courriers extraordinaires; et
il laissa, pendant vingt et un jours, toutes les autres
dans la corbeille, .raflirme qu'après ce temps écoulé,
les (piatre cinquièmes des lettres à. écrire se trouvaient
laites; voici comment : les unes étaient elles-mêmes
des réponses, des accusés de réception; d'autres
contenaient des demandiis déjà accordées dont on
n'avait pas encore reçu l'annonce. Plusieurs étaient
rtMuplies de plaintes sur les vivres, la solde im l'ha-
billement, et des ordres avaient pourvu à tout cela
avant Texpédiiion des lettres. Des généraux deman-
daient des renforts, de l'argent, des avancements, etc.;
on s'était, en n'ouvrant pas les lettres, épargné le dé-
sagrément d'un refus.
Lorsque le général en chef compara le très petit
nombre di^ l»;ttres auxquelles il fallut répondre au grand
nond)re de celles dont le temps avait l'ait la réponse,
il rit l)eaucoup de sa plaisante idée. Au fait, ce mode
d'agir ne serait-il pas prélV>rable à celui de faire ouvrir
les lettres [lar jf ne sais qui, et de répondre par un
imprimé auquel il ne manque que la date?
96 .memoire:s de m. de bourrienne
Pendant les négociations qui suivirent le traité de
Léoben, le Directoire chargea le général Bonaparte
de réclamer la liberté de MM. de Lafayette, Latour-
3Iaubourg et Bureau de Puzy, détenus à Olmùtz de-
puis 119^, comme prisonniers d'État. Le général en
chef remplit cette commission avec autant de plaisir
que de zèle^ mais il rencontra souvent des difficultés
qui paraissaient être insurmontables.
On a très inexactement i)ublié que ces prisonniers
avaient reçu leur liberté par un article des prélimi-
naires de Léoben. J'ai beaucoup écrit dans cette affaire
sous la dictée du général Bonaparte, et je ne l'ai rejoint
que le lendemain de la signature de ces préliminaires;
ce n'est qu'à la fin de mai de l'année ildl (|ue fut
faite la demande de la mise en liberté, et les captifs
ne l'obtinrent qu'à la fin d'août. Il n'y eut point d'ar-
ticle de traité.
Ce n'est pas non plus de son propre mouvement
que Bonaparte demanda l'élargissement des prison-
niers, mais par ordre du Directoire. Pour expliquer
ce qui les empêcha de rentrer tout de suite en France,
après leur sortie d'Olmiitz, il faut se rappeler que les
événements du 18 fructidor ont eu lieu entre les pre-
mières démarches pour leur délivrance et leur lil)ert(''.
Il fallut à Bonaparte, [wur réussir au bout de trois
mois, son ascendant et la force de son caractère. On
verra dans les pièces qui seront à leur date, comment
étaient traités ces prisonniers dans la forteresse d'Ol-
miitz, avec quelle noble fierté ils reçurent leur liberté,
et comme ils conservèrent jusqu'à la fin le sentiment
d'indépendance et de dignité que n'avait pu abattre
une longue et rigide captivité. Je n'ai trouvé ces pièces
dans rien de ce que j'ai lu, et j'avoue que je ne les
ai pas jugées indignes de l'histoire.
CIIAPITIŒ XII
Néjfociations avec l'Autriche. — Mécontentement de Honaparte. —
l'iie lettre tie Sabotier de (Àislres. — Le niini>lre Delacroix envoie
un agent prés ilc Itonnpnrte. — M"' Bonaparte rei.oit à Milan un
ajrent diploniatiiine. — M. Itarlliélenii. — Dévouement d'un éniijrré
pour lU'iiaparte. — (lunseils de Sabatier pour régénérer l'Knrupe.
— (laracliro tt projets de Itunaparte, jugés par Dumouricz et Ki-
vai'd. — Justilicatiun do la conduite de Monaparte pendant 1"'J.{,
1"'.I4 et l"l'j. — JugeiiuMitï; sur Dun)ouriez. — Jourdan. — Moreau.
— Itonaparte. — lionaparte renonce à aller à Uouic. — Le prince
Charles battu par lionaparte.
.\i)us étions au mois de juillet, et les négoeialious
Iraiiiaient en longueur; on ne pouvait attribuer les
embairas qui se renouvelaient sans cesse qu'à la po-
litique rusée de l'Autriche. D'autres affaires occupaient
Bonaparte. Les nouvelles de Paris fixaient toute son
attention; il voyait avec un extrême déplaisir et une
vinlt-nte humeur la manière dont les orateurs influents
dt'S- conseils et des pamphlets écrits dans le même
esprit, parlaient de lui, de son armée, de ses victoires,
des affaires de Venise et de la gloire nationale. Il
s'indignait des soupesons que l'on cherchait à répandre
sur sa conduite et sur ses vues ultérieures.
Il rerut, avant cette époque, une lettre de M. vSaba-
tierde Castres, dans laquelle étaient révélées quelques
intrigues contre lui. Après un préambule un peu long
et assez insigniliant, M. Sabatier disait :
98 MÉMOIRES
l'ouf vous seul, Monsieur le général en clief.
Poun[U()i f;uil-il <|a"api'ès avoir arraciié la Fi'ancoà l'opprobro
et l'avoir peul-èln; préservée de sa dissolution, vous ayez eocoro
des ennemis parmi les Frani^'ais ? La gloire, comme vous savez,
appelle l'envie comme l'aimant attire le fer; et l'envie, vous ne
l'ignorez pas non plus, ourdit des intrigues, invente des noir-
ceurs et suscite des persécutions. La nation vous dresse des
statues et le gouvernement des embûches.
Je viens de découvrir, Monsieur le général, par un homme de
ma connaissance, arrivé ici depuis peu, de Bàle, que le citoyen
Delacroix, ministre des Affaires de l'extérieur, entrelient auprès
de vous, depuis trois mois, un homme chargé de vous observer
et de s'insinuer dans la contiance des gens (|ui vous entourent,
s'il ne peut pénétrer jusqu'à la vôtre; et que M. liarthéleiiii, par
l'ordre du même ministre, a envoyé à Milan, il y a quelques
semaines, le Itaron de Nertia pour exercer un pareil rôle
auprès de M"'° de liiionaparte. On n'a pu me donner, sur le
premier de ces explorateurs, d'autres renseignements, sinon que
c'est un homme de beaucoup d'esi)rit, qui sait plusieurs lan-
gues et qui n'est pas militaire; mais l'homme de ma connais-
sance, de qui je les liens, connaît personnellement et a Iré-
quenlé ledit Nertia à Bàle, et a ai)pris de lui-même ce que je
viens d'en dire, et de plus qu'il a un traitement de vingt mille
livres tournois sur le département de l'extérieur; qu'il est
marié, et que sa femme vit avec un des secrétaires du citoyen
Delacroix. J'avais déjà ouï dire que ce baron de Nertia, (jui se
donne tantôt pour Italien et tantôt pour Français, est un très
mauvais sujet, auteur de quelques romans orduriers très mal
écrits, ce qui n'empêche pas, dii-ou, qu'il ne montre beaucoup
d'esprit dans la conversation; il n'en est que plus dangereux,
s'il en a véritablement.
Ne pouvant pas plus résister à l'intérêt que vos talents et vos
vertus inspirent qu'à l'admiration qu'on vous doit, je voudrais
avoir des ailes pour aller vous faire hommage de ces détails.
Vous écrire par la poste serait me rendre suspect au gouverne-
ment qui me donne l'hospitalili''. Qui sait, d'ailleurs, si ma hîtlre
vous parviendrait? Ma situation ne me permettant pas non plus
de voyager, et désirant pourtant vous avertir de l'espionnage
dont vous et M'"" de Buonaparte êtes l'objet, j'ai eu le bon-
heur de déterminer un honnête homme (M. de Haville) à faire
exprès le voyage d'Italie pour vous porter cette lettre. C'est un
DI-: M Dl'l lîoruinF.NN'K w
oeiitilhommo vcrlueiix, i|iii s'est fait inarcliand pour soiilcnir s;i
t'cmme et ses di'iix tillosi'niigri'cs. Telle est son csliiiio pour moi
l'I telle sa véiicralion pour vous, .Monsii'ur le géïK^ral, que, (piaiid
il ne serait pas renihoiirsé de ses frais, il s'en croiiait, nra-t-il
dit, arn|)lenieiil d('iloiiiiiia<^é par le plaisir de voir un giand
homme et par le souvenir d'une démarche, ou plutôt d'nnt;
loufiue marche, qui avait pour but de le servir.
l'our moi, Monsieur le général en chef, je voudrais bien pouvoir
vous manpier ma profonde estime et mon vif attachement par
des hommij^es plus importants ipie eelni de eelle missive ; et,
j'ose le dire, si jamais le sort me rapprochait de vous, je crois
que je ne serais peut-tHre pas inutile au soutien et même à
l'augmentation de la gloire dont vous êtes chargé. Ayant atteint
l'âge où les passions passent en revue devant la raison, obser-
vateiu' comme par instinct, plein d'id'es non seidemenl minis-
térielles, mais politiques ; riche de (juelques rapports sociaux
jusqu'à présent inaperçus, il ne me serait pas difticile de fournir
il l'activité dt> votre àme et de votre génie de nouveaux moyens
d'étonner l'univers et de tracer, dans le champ de l'histoire, un
sillon moins pénible et plus profond encore que celui de vos
exploits. Et véritablement je suis en étal de vous convaincre
qu'il est non seulement possible, mais très facile de donner ir-
résistiblement à l'esprit social une direction nouvelle, aussi
avantageuse aux peuples qu'aux princes, et d'imprimer en un
seul jour à la France, et par ce contre-coup, (pielque temps
après, à presque toutes les monarchies de l'iMirope, une forme
de gouvernement plus tenace qu'aucune de celles pratiquées
jusqu'à présent, invariable, et même indestructible, si linéique
chose d'humain pouvait l'être. Ce qui vous i)araitra plus extraor-
dinaire ou plus incroyable, quoique rien ne soit plus simple et
plus vrai, c'est que je n'aurais i[u'à publier mon idi'e pour la
voir bientôt réalisée ; car (et ce seul trait peut vous la faire de-
viner) toutes les armées, depuis le sim|de soldat jusqu'au gé-
néral en chef, conspireraient à son exécution ; tous s'y trouve-
raient également intéressés.
Si ces assertions vous |iaraissent folles, vous suspendrez du
moins votre jugement sur leur vérité, si vous daignez songer
qu'avant la découverte des ballons on se serait moqué, même
dans l'Académie des sciences, de celui qui aurait affirmé (pi'on
pouvait dessiner, déjeuner, dincr dans les airs, et traverser la
Manche autrement que sur un navire.
100 MÉMOIRES
J'ignore si vous recevez lo journal qui a pour titre le Specta-
teur du Nord. C'est le mieux écrit el le plus intiTossanl des ou-
vrages périodiques qui me sont connus. 11 y a dans le dernier
numéro deux lettres assez longues qui vous concernent. Certain
que IhiiHOuriez- el lUrarol les ont faites en commun, j'ai pensé
que vous pourriez être curieux de voir comment ces écrivains
s'expriment sur votre compte; c'est ce qui m'a engagé de l'aire
des extraits de ces ileux lettres. M. de liaville vous les re-
mettra, dans le cas que ledit numéro ne vous ait pas été en-
voyé.
.l'ai lu dans une gazette que vous aviez demandé votre dé-
mission au Directoire, et que vous vous proposiez de retourner
en P'rance dès que les affaires concernant la paix seront termi-
nées. J'aurais bien des observations à vous faire sur ce sujet, mais
il ne me convient nullement de me permettre rien qui pût avoir
l'air d'un conseil : ce serait imiter en quelque sorte ce chef de
sauvage qui trace au soleil le ciiemin qu'il doit parcourir. Je
me borne à vous prier de ne regarder cette longue lettre que
comme une esquisse de l'extrême intérêt que vous me faites
éprouver.
Je suis, avec un respect senti, Monsieur le général en chef,
votre très humble et très obéissant serviteur.
L. Sabatirr de Castres.
A Leipsig, 19 mai 1707, chez- M. Fleischer Vamé, lihraire h
Lelps'uj.
Extrait de la lettre au Spectateur du Nord, sur le caractère
et les projets de Bonaparte.
Monsieur,
Le ton sage et im[)artiàl qui caractérise votre journal m'en-
gage à vous adresser (piehines réflexions sur l'objet le plus dé-
licat qui puisse intéresser un liomme extraordinaire placé entre
la calomnie et la gloire. Je sais que la postérité seule juge
sans passion, avec une impartiale équité, les hommes qu'une
grande ci'lébrité place en butte à l'exagération de leur siècle,
soit en bien, soit en mal. Je sais par conséquent que le général
Buonaparte, l'un des plus étonnants acteurs de la Révolution
française, ne peut être élevé sur un piédestal solide, ni renversé
1)1-; M. i)i; \u >ri;Hii.NNi". loi
<|i? ci'liii tin'il s'osl tornii' Ini-nu^mo, i)ar t^us coiilom|ioi'ains, ses
ii'liniiatfurs ou sos L'iiiioinis. l/liisloiri* lui assij^ncra, apivs sa
luori, son vt-rilable laii;^ |)arini les liéros ou parmi les scélé-
nils fameux.
(hiaml un homme, par do grands travaux, par des lalenls
brillauls, par des actions éclalanles ol loujours eoiu-onnées de
succès, csl sorti de la classe ordinaire de l'humanilé, il ne pi'Ut
plus èlro mesuré sur les proportions conunuucs. Le Jupiter de
Phidias, Vlli'icnlt' Farnèse, VApolloii du Relvédére, sont néces-
sairomont plus grands que nature ; il faut cpie l'imagination ne
puisse pas les comparer à des objets vulgaires. 11 en est des
grands hommes, oomme des poèmes épiques: on ne peut pas
les juger sur les ngles ordinaires ou di' la vie civile ou de la
simple logiipie.
11 en résulte que leurs ennemis ne produisent pas contre eux
des accusations conununes, (|ui suftiraient pour écraser des
hommes ordinaires ; ils jugent trop bien qu'elles ne pourraient
pas les atteindre ; ils lancent contre ces colosses (oui ce que la
méchanceté a de pjus acéré. Si la vérilé dirige la main de Tas-
saillant, chaque attaque produit une mulilalion, et bientôt la
statue est détigurée ou renversée. Si la calomnie égare la main
qui veut détruire, ses traits impuissants s'émoussenl et ne lais-
sent que des égratignures qui peuvent un moment tromper les
conItMnporains, mais que le temps efface, en polissant de siècle en
siècle la statue qui doit rappeler un grand homme, de grands
événements, de grands exemples.
Le général Uuonaparle est sans contredit le guerrie ■ le plus
brillant qui ait paru à la tète des armées de la Ré-publique l'ron-
(;aise. Sa gloire est incompatible avec l'égalité démocraiiquc, et
les services qu'il a rendus sont rop considérables pour être ré-
compensés autrement que par la haine et l'ingratitude. Il est
très jeune, il a par conséquent à parcourir une longue carrière
de calomnies, d'accusations et de persécutions.
Sa conduite actuelle contraste avec les différents portraits,
presque tous désavantageux, qu'on a tracés de lui. L'opinion
n'est plus douteuse sur ses qualités guerrières et ses talents,
mais elle est variée encore sur son caractère, selon les diverses
affections de ceux qui se hasardent de prononcer sur cet homme
vraiment extraordinaire.
Ce n'est qu'à la paix dont la rapidité de ses victoires précipite
la conclusion, qu'on pourra décider si ce général a été enthou-
6.
lOJd MÉMOIRES
siasle rêvolulionnaire ou politique profond ; si les variations
apparentes de sa conduite sont l'effet d'une ambition flexible
ou d'ini patriotisme prudent ; s'il a travaillé pour la nation qui
l'a adopté, mis en évidence, ou pour lui-même ; s'il se considère
comme Français ou comme Italien. Quel que soit l'événement
qui couronnera sa carrière militaire, liiionaparteo^l toujours un
grand homme, toute sa gloire est à lui seul, parce qu'il a dé-
veloppé lui seul un caractère et un génie dont personne ne lui
a donné l'exemple.
S'il a exercé l'apostolat révolutionnaire, il peut facilement se
justifier en prouvant qu'il l'a fait : 1'^ pour renforcer son armée
française d'une armée italienne; 2° pour s'assurer lui et ses
troupes contre la vengeance et la perfidie qui ont détruimant
d'armées ultramontaines eu Italie, dans les guerres précédentes.
Tout le reste de sa conduite est noble et modéré ; il a dé-
ployé de l'hurannilé dans les combats, de la générosité envers
les prisonniers ; il a respecté le courage et la vieillesse dans le
feld-maréchal de Wurmser; il a su s'arrêter au milieu de
ses victoires, donner la paix à des ennemis faibles, sauver le
chef d'une religion proscrite par les Français, épargner la ca-
liitale du monde et de nouveaux crimes à ses soldats. Il s'est
vaincu lui-même, en préférant aux vains honneurs de l'entrée
triomphante au Gapitole, des tropliées bien plus utiles sur la
l'iave oii il a prévenu le rassemblement des Autrichiens, et par
cette victoire du génie sur l'orgueil, mais surtout par sa fou-
droyante rapidité, il a décidé le sort de l'Europe.
Tel est l'homme contre lequel je viens de lire avec indigna-
tion la dénonciation la plus absurde, dans un journal intitulé :
Paris, n»s 100 cl 101, page 769. Ce pamphlet est intitulé : Ca-
ractère et projets de Biioiiaparte.
Ici l'auteur de la lettre relève l'absurdité des prin-
cipaux griefs articulés contre M. le général en chef,
et après avoir prouvé que les Itali(ïns et les Allemands
lie peuvent parler de ce nouvel Alexandre qu'avec
passion, en bien ou en mal, il termine ses observa-
tions par celles-ci :
Les Français sont encore trop agités par des factions \)Ci\n'
juger impartialement un général que la catastrophe de vende-
Di", M. [)i: iJoniiuiiNNi': i(»:(
niiaiie a jioilu an commandement ilo l'armô»' ([ii'il a (Dnliimcl-
lemt'nt monrc (lo|)uis à la vicloirc. Le jjarli qn'il a balui à celle
époiiuc no Ini panlonnc pas le passé, celni ([u'il a soulenii alors
redoule son avenir: ce dernier parait avoir raison, car il est
arrivé à Biioimpartc ce qui n'arrive prescjne à aucun autre
homme: le bonlieur, au lien de le corrompre, a développé en lui
de la modération el de la sagesse. Il est arrivé à la gloire avec
fougue, il se mainlienl au sommet avec calme : son àme semble
s'épurer dans ces liantes réj^ions.
(Vost aillai qu'^ finit ci'tti^ Idtivsans d.nt(?.
Elirait de la letlrc d'un of/icifr allonand sur la (jucrre^ dalcc
.)/... 18 avril, et }>n{>liée dans le Spectateur du Nord, n° f,
mois d'avril J /'.)/.
« . . . C'est au-dessus des nuages, c'est à une élévation qui
domine à la lois la nalmalio cl l'Italie qu'on a combatlii, écrit
liuonaparte ; c'est sur un triple lit de neige et do glace que les
escadrons se sont enlre-clioqués. » En retranchant de celte rela-
tion le vernis poétique, dont la verve du jeune général brille dans
st^s récits, il en reste encore assez pour l'élonnement et pour
l'admiration de la tremblante Europe. Il en reste assez pour les
réilexions de l'homme qui cherche à se rendre compte des motifs,
de l'exécution et dos suites probables de cette singulière entre-
l)rise.
L'autour do la lettre, aprôs avoir étaldi qu'une dc-
ftMisive telle qui; celle que la nature semblait avoir
disposée pour l'heureux vainqueur de Mantoue, pa-
raissait une position favorable pour les Français, sous
tniis li's rapports militaires et politiques, cherche les
raisons pour lesquelles M. le général en chef a pti né-
i,di;^er dfs avantages aussi solides, aussi Idcii a({piis,
|)oiir courir après des hasards incalculables, pour
s't'iifontt'r dans des contrées absolument inconnues
aux Français, sur des routes où, malgré leurs nom-
104 MEMOIRES
breuses incursions en Italie, leurs ancêtres depuis
Charlemagne n'avaient jamais pénétré.
Ea s'écartant, dit-il, de la route tracée par l'évidence de ses
propres intérêts, Buonapartc [)araîl très distinctement entraîné
par son caractère personnel, par des souvenirs et des rappro-
chements fautifs dans leur base, par les propres fautes de sos
ennemis; enfin, par le désir d'aider ses collègues à rentrer eu
Allemagne, en attirant sur lui les forces de ses ennemis, et en
liant ses propres opérations aux leurs.
L'objet de la lettre est (réclaircir chacun de ces ar-
ticles. Je ne transcrirai que les développements qui
concernent le caractère de M. le généivnl en chef et ce
qui peut l'intéresser personnellement.
La plupart des hommes, les anciens militaires surtout, do-
minés par une seule idée, ne voient presque toujours dans un
général, comme dans un ministre, que la place : l'Iiomine leur
écliappe et reste caché derrière ses fonctions... Déplorable er-
reur ! les lois, les empires, la guerre surtout, reroivent bien
plus qu'ils ne la donnent, leur empreinte des hommes qui sont
appelés à les diriger. Voyez, par exemple, cette triste guerre :
incertaine en Champagne, elle devient audacieuse sous Dinnou-
riex-, effrénée suus les brigands qui combatlirenl la Vendée, mé-
thodique sous Pichegru, vulgaire sous Jourdaii, savante sous
Moreau, fougueuse sous Buonaparle. Chaque général a marqué
sa carrière du sceau de son génie, a frappé ses armées de vie
ou de mort...
Dés son début dans la carrière, Buonaparle a développé un
caractère ardent qui s'irrite des obstacles, une célérité qui pré-
vient toute détermination de la part de l'ennemi : c'est à coups
redoublés (ju'il le frappe, c'est à tlots pressés qu'il pousse son
armée sur lui. Il est tout action, et il l'est également i)artout.
Voyez-le combattre, négocier, décréter, punir: c'est toujours
l'affaire d'un instant, d'un mol; il transige avec Turin connue
avec Rome; il envahit Modène comme il brûle Binasco; jamais
d'hésilalion : couper le nœud gordien est toujourt sa méthode.
Or, comment assujettir un pareil caractère à l'inaction de la
défensive 1 Comment resserrer dans les parallèles d'une place,
OK M. DI", H<»ri;iîIK\NI'. 105
ou dans It^s li^nos d'un camp, If rossort lo plus l'Iasliquo, Iti
moins pliant qui fui jamais ? (lonunonl obtruir du ropos d<; ci;
ipii csl le mouvement nioiiu'"? Itiionapartc, fiboissaul à son na-
lui'ol oncoiv plus qu'aux règles do sou art, a dû s'indigner du
seul projet de la dt^fensivc ; en etï'et, c'élait l'ortacer, l'annuler
en quelque manière. Comment souserire à mi tel sacrifice au
sein de tant dt( gloire et de tant de bruit? Dès lors le passé no
lui a pas laissé le choix de l'avenir ; après avoir éclipsé dans
quolques mois une partie des héros de l'histoire, il a fallu riva-
liser avec ceux de la fable ; telle est en partie l'origine do l'expé-
dition pres(]uo romauestpu'de Biionaparte...
Depuis un an, l'élite du militaire impérial est venue succes-
sivement se briser contre liiioiinpaiii'. Lui seul a coulé à fond
presque tout l'almanach mditaire autricliien, et l'homme de
l'art a dans peu fait disparaître les gens du métier...
Le général qui sauva l'Allemagne, qui lit expier à Jotirilan la
violation de l'iMiipire, se présente devant Biionaparte, menace
d'arrêter sa course et do mettre ses lauriers à tout autre prix
que celui qu'ils lui ont coûté jusqu'ici. Ce génèi-al est le frère
mémo de l'empereur. A ses côtés brillent des guerriers que la
renommée ne place qu'un rang au-dessous de leur propre chef:
l'Kurope attentive les considère : le vain(iueur doit placer son
nom ])ar-dessus tous ceux des guerriers qu'elle possède... que
d'aiguillons pour une àme aussi ardente? Ils exciteraient l'être
le plus insensible. Comment le fougueux liunnaparle pourrait-il
s'en défendre. L'apparition de M. l'arcliidue et la rivalité qui
en est la suite, ont donc entrain»' lUioiiaparte dans un pian qui
lui assurait au moins l'honneur des ])remiers coups, l'initiative
de la gloire, et qui condamnait un illustre rival à s'éclipser un
moment. Buonaparte n'a pas été chercher M. (VAlvinxi, il a at-
tendu spis faibles coups dans ses retranchements; au contraire,
il va au-devant de ceux de M. l'archiduc! c'est qu'il sent en lui
un émule ; c'est que se rendant la guerre personnelle, il en veut
autant à la gloire de M. l'archiduc, qu'aux intérêts de l'.Vu-
Iriche; c'est que le champ de bataille n'est pour lui qu'un champ
clos, et le combat des deux armées, qu'un duel.
Bonaparte ne pouvait pas souffrir qu'on le de-
vinât, et, frappé de voir ses canripairnes dépréciées,
sa gloire et celle de son armée avilies, des intrigues
106 MEMOIRES;
se former contre lui dans le club de Clichy, il écrivit
au Directoire la lettre qu'on va lire, et rédigea, sur
le même sujet, d'autres notes qui la suivront.
AU PRÉSIDENT DU DIIIECTOIUK EXÉCL'TIF (1 )
Je reçois à l'instant, citoyens directeurs, la motion d'ordre de
Dumolard (23 juin 1797), il s'y trouve la pliraso suivante :
Que plusieurs Anciens, ayant depuis élevé des doutes sur les
causes et la gravité de ces violations criminelles (Venise) du
droit de5 i;ens, l'homme impartial ne fera point un reproclie au
Corps législatif d'avoir accordé sa croyance à des déclarations
aussi précises, aussi solennelles et garanties avec autant de cha-
leur par la puissance executive.
Cette motion a été imprimée par ordre de rAssemljlée ; il est
donc clair que cette phrase est contre moi.
J'avais le droit, après avoir conclu cinq paix et donné le der-
nier coup de massue à la coalition, sinon à des triomphes ci-
viques, du moins à vivre tranquille et à \\ protection des pre-
miers magistrats de la République. Aujourd'hui, je me vois des-
servi, persécuté, décrié par tous les moyens honteux que leur
politique apporte à la persécution (2).
J'aurais été indifférent à tout ; mais je ne puis pas l'être à
cette espèce d'ojiprobre dont cherchent à me couvrir les pre-
miers magistrats de la République.
Après avoir mérité d'avoir un décret d'avoir bien nu'riler de
la patrie, je n'avais pas le droit de m'entendre accuser d'une
mesure aussi absurde qu'atroce? Je n'avais pas le droit d'at-
tendre qu'un manifeste signé par des émigrés, et soldé par
l'Angleterre, acquit au conseil des Cinq-Cents plus de véracité
que le témoignage de quatre-vingt mille liomme-;, que le mien !...
Eh ([uoi I nous avons été assassinés par des traîtres; j)lus de
(piatre cents honnnes ont péri, et les premiers magistrats de la
République lui feront un crime de l'avoir cru un moment!
L'on a traîné dans la boue plus de quatre cents Français; l'on
(1) Cette pièce est présumée datée de Monil)eiio, le 12 messidor
an V (.'{0 juin 1797). Ello est reproduite assez exactement. La minute
antoifraplie du trénéral Bonaparte existe aux Archives iNatioiialcs. (D. L.)
(2j II y a dans rori{,'inal... par tous les moyens, bien que ma ré-
putation appartienne à la patrie... (D. L.)
DI'l M l)K l?(»l 1;|;I1:NNK |u7
t'Sl venu li's assassiner à la vue du ^ouvcriu'iir du Iml ; un les
a perct'S de mille eoiips de stylel pareils à celui ipie je \i)us m-
Vdie; et des repn'seiitanls du peuple Iraneais Iciutil iiiiprinier
ipio s'ils oui eru l'eci un instant, ilselaienl exrusalilev.
Je sais hini ipTil y a des soeielés où l'on dit : ce saiijf esl-il
donc si pur !
t)ue des liDtnnies làclics et ipii sont nioiLs au senliinenl de la
patrie el do la gloire nationale l'aieul dit, je no m'en i)laindrais
pas, je n'y eusse pas lail attention; mais, j'ai le droit do me
jtlaindre de l'avilissement dans letpiel les premiers magistrats
de la l{epublii[ue traînent ceux ([ui ont ;igrandi ot porté si haut
la gloire du nom frant;ais.
Je vous réitère, citoyens directeurs, la demande ([ue je vous
ai faite de ma démission. J'ai besoin do vivre Iramitiille, si les
poignards de < llicliy voudront me laisser vivre.
Vous m'avez chargé de négociations ; j'y suis peu propre.
Il ivdiiïea, vers le même temps, la note suivante.
11 la lit imprimer sans nom d'auteur, et lépandre
dans toute l'arnire (1).
NOTK SIR LKS ÉVKNE.MKNTS DE VENISE
Bonaparte s'arrêlant aux portes de Turin, de Parme, de Rome,
de Vienne ; ofïrant la paix Iors(pi'il était sûr de n'avoir plus
(jue de nouveaux triomphes à remporter; Bonaparte, dont loules
les opérations raontraienl le respect pour la religion, les nueurs,
la vieillesse; qui, au lieu du déshonneur dont il pouvait acca-
bler les Vénitiens (2), et mettre leur république sous terre, l'ac-
cabla de bons traitements, el prit des soins si grands de sa
gloire, est-il le môme que Uonaparle détruisant le plus ancien
gouvernement, et démocratisant Gènes, et même le plus sage
des peuples, les cantons suisses !
Bonaparte avait passé le Tagliamento, el entrait on AUe-
(1) dette note, dont la minute autoi,'raplie du général iJonaparte
est aux Archives Nationales, est présumée du 12 messidor an V
(30 juin 1797). Ici elle est reproduite avec quelques variantes. (I). L.)
li Dans la minute de FJoiiaparte il y a : « dont il pouvait accabler
le vieux malheureux et illustre Wiirnisrr, l'ai-cable de bons traite-
ments... » (D. L.)
108 MÉMOIRES
inagiie lorsque les insurrections se manifestèrent dans les États
de Venise ; donc elles étaient en opposition aux projets de Bo-
naparte ; donc il n'a pu les favoriser.
Lorsqu'il était dans le cœur de l'Allemagne, les Vénitiens as-
sassinèrent plus de quatre cents Français, chassèrent ses quar-
tiers dans Vérone, assassinèrent l'infortuné Laugier, et oft'raient
l'exemple d'un parti fanatique et en armes.
Il revint en Italie, et à son aspect à peu près comme les vents
cessent de s'agiter à la présence de Neptune, toute l'Italie ([ui
s'agitait, qui était en armes, rentra dans l'ordre.
Cependant, les députés de Bonaparte arrangèrent différents
articles conformes à la situation du pays, et afin d'empêcher,
non pas une révolution dans le gouvernement, il était mort, et
même de mort naturelle ; mais empêcher la crise, et sauver la
ville des convulsions, des anarchistes et du pillage.
Bonaparte accorda une division de son armée pour sauver le
pillage et les massacres de Venise. Tous les bataillons étaient
dans les rues de Venise: on les lit assommer; et le pillage dis-
continua. La propriété, le commerce, furent sauvés lorsque le
général Baraguey-d'Hilliers avec sa troupe entra dans Venise.
Bonaparte, comme à son ordinaire, épargna le sang, et fut
encore le prolecteur de Venise. Depuis qu'elles y sont, on y vit
ran(iuille, et l'on ne se mêle que de donner main-forte au gou-
vernement provisoire.
Bonaparte ne pouvait pas dire aux députés de Venise qui ve-
naient lui demander sa protection et son secours contre la po-
pulace qui voulait piller : je ne puis me mêler de vos affaires.
Puisque Venise et tout son territoire étaient certes le champ de
la guerre, et, s'étanl trouvée les derrières de l'armée, la répu-
blique de Venise était vraiment de l'armée d'Ilalie ; le droit de
guerre dorme la grande police au général sur les pays qui en
sont le théâtre. Comme le disait le grand Frédéric : // n'y a
point de pays neutres là où il y a la guerre. Des avocats igno-
rants et bavards ont demandé, dans le club de Ciichy, pourquoi
nous occupons le territoire de Venise. Messieurs les déclama-
teurs, apprenez donc la guerre, et vous saurez que l'Adige, la
Brenta, le Tagliamento, sur lesquels nous nous battons depuis
deux ans, sont des Etats de Venise. Ah ! certes, nous voyons
très bien votre idée ; vous reprochez à l'armée d'Italie d'avoir
surmonté tous les obstacles, de dominer toute l'Italie, d'avoir
deux fois franchi les Alpes, de s'être jetée sur Vienne, obligée
DE M. DK lîorilRIKNNK 100
à roconnaitre colle républiiiuc, que vous, mcssiours de Clirliy,
vous voulez détruire. Vous nielli'z Bonaparte en accusation, je
le vois bien, pour avoir fait l'aire la paix. Mais je vous connais,
et je parle au nom île nualre-vingl mille soldais. Le temps où
de lAolies avocats et de misérables bavards laisaient révolter les
soldais est passé, el si vous les y obligez, les soldats de l'armée
d'Italie viendront à la barrière de Clicliy, avec leur général;
mais malheur à vous!
Arrivé à l'almaiiova, Bonaparte Ht un manifeste ilu 2 mai
1707. Arrivé à Mestre, où il plaida ses troupes, le gouvernement
lui envoya trois députés, avec un décret du grand conseil de
la teneur suivante, sans que Bonaparte l'eût sollicité, et sans
que lui-même songeAl à faire aucun changement dans le gou-
vernement de ce pays.
Le gouverneur de > enise était un vieillard de quatre-vingt-
dix-neuf ans, (jui vivait, en souffrant, dans son appartement.
Tout le monde a senti la nécessité de rajeunir ce gouverne-
ment de douze cents ans, de simplifier ses rouages pour sauver
indépendance, honneur et gloire.
On délibéra sur : 1" la manière de rajeunir le gouvernement;
i° sur les moyens de réparer le massacre des Français dont
chacun se sentait coupable.
Bonaparte, après avoir attendu la députation à Mestre, leur
dit que, pour apaiser l'assassinat de ses frères d'armes assas-
sinés aux Pâques de Vérone, il voulait que le grand conseil fît
arrêter les inquisiteurs: il leur accorda ensuite un armistice, et
leur donna rendez- vous à Milan.
Les députés arrivèrent à Milan le... ; Ton entama la négo-
ciation pour rétablir l'harmonie entre les gouvernements. Mais
l'anarchie et toutes ses horreurs aftligeaienl la ville de Venise.
Dix mille Esclavons menacèrent de piller les boutiques.
Bonaparte acijuiesça à ia demande des députés qui lui pro-
mirent de faire constater la perte que l'on doit au pillage.
Bonaparte envoya au doge le manifeste ci-joint :
.MANIFESTli.
Pendant que l'armée française est engagée dans les gorges
de la Slyrie, et a laissé loin derrière elle et l'Italie el les prin-
cipaux élablissemenls de l'armée, ou il ne reste (ju'uu i)elil
nombre de bataillons, voici la conduite que tient le gouverne-
ment de Venise :
I. 7
110 MÉMOIRES
1" Il profile de la semaine sainte pour armer quarante mille
paysans, y joint des régiments d'i^lsclavons, les organise en dif-
férents corps d'armée, et les porte aux dill'ériMits points, pour
intercepter toute espèce de communication entre l'armée et ses
derrières.
2° Des commissaires oxlraordinairt's, des fusils, des muni-
tions de toute espèce, une grande (juanlilé de canons sortent de
Venise môme, pour achever l'organisation des différents corps
d'armée.
3" L'on fait arrêter en terre ferme tous ceux qui nous ont ac-
cueillis; l'on comble de bienfaits et de toute la conliance du
gouvernement tous ceux à qui on connaît une iiaine furibonde
contre le nom français, et spécialement les quatorze conspira-
teurs de Vérone, que le provéditeiir l'rioli avait fait arrêter, il
y a trois mois, comme ayant médité regorgement des Franijais.
4° Sur les places, dans les cafés et autres lieux publics de
Venise, l'on insulte et accable de mauvais traitements tous les
Français, les dénommant des noms de jacobins, régicides,
athées ; les Français doivent sortir de Venise, et, peu après,
il leur est même défendu d'y entrer.
Ij" L'on ordonne au peuple de Padoue, Vicence, Vérone, de
courir aux armes, de seconder les diflérents corps d'armée, et
de commencer entin ces nouvelles vêpres siciliennes. Il appar-
tenait au Lion de Saint-Marc, disent les officiers vénitiens, de
vérifier le proverbe : que l'Italie est le .tombeau des Français.
G" Les prêtres en chaire piêchent la croisade, et les prêtres,
dans l'État de Venise, ne disent jamais que ce que veut le gou-
vernement. Des pamphlets, des proclamations perfides, des
lettres anonymes sont imprimés dans les différentes villes, et
commencent à faire fermenter toutes les tête.- ; et, dans un État
où la liberté de la presse n'est pas permise, dans un gouver-
nement aussi craint que secrètement abliorré, les imprimeurs
n'impriment, les auteurs ne composent que ce que veut le sénat.
1° Tout sourit d'abord au projet perfide du gouvernement : le
sang fran(;ais coule de toutes parts ; sur toutes les routes on
intercepte nos convois, nos courriers, et tout ce (pii tient à
l'armée.
8° A Fadoue, un chef de bataillon ut deux autres Français sont
assassinés ; à Castiglione-di-Mori, nos soldats sont désarmés et
assassinés; sur toutes les grandes routes, de Manloue àLegnago,
DK M. DK BOUKHIEiNNK 111
de Cassano à Véroiio, nous avons plus de doux renls liomuK^s
assassinés.
[)•' Deux hatailltins français, voulant rrjoindn' rarmi-o, rcn-
conlroDl à flliiari une division de l'armée véuilioiinc qui veut
s'opposera leur passaj^e: un combat opiniàlreirabord s'engage,
et nos braves soldats se l'ont jtassage en mettant en déroute ces
pertides ennemis.
10" .V Valegozio, il y a un autre combat; à Dezenzauo, il faut
encore se battre : les Français sont partout peu nombreux ;
mais ils savent bien qu'où ne compte pas le nombre des ba-
taillons ennemis lorsqu'ils ne sont composés que d'assassins.
Il" La seconde fête de Pài[ues, au son de la cloche, tous les
Français sont assassinés dans Vérone; l'on ne respecte ni les
malades dans les hôpitaux, ni ceux <iui, en convalescence, se
promènent dans les rues, et qui sont jetés dans l'Adige, où ils
meurent percés de mille coups de stylet : plus de quatre cents
Français sont assassinés.
M" Pendant trois jours l'armée vénitienne assiège les trois
châteaux de Vérone; les canons qu'ils mettent en batterie leur
sont enlevés à la baïonnette ; le feu est mis dans la ville, et la
colonne mobile, qui arrive sur ces entrefaites, met ces lâches
dans une déroute complète, en faisant trois mille prisonniers,
parmi lesquels plusieurs généraux vénitiens.
13° La maison du consul français de Zanlo est brûlée dans la
Dalmatie.
14" Un vaisseau de guerre vénitien prend sous sa protection
un convoi autrichien, et tire plusieurs boulets contre la cor-
vette la Brune.
15" Le Libérateur d'Italie, bâtiment de la République, ne
portant que trois à (jualre petites pièces de canon, et n'ayant
que quarante hommes d'équipage, est coulé à fond dans le port
même de Venise, et par les ordres du sénat. Le jeune et inté-
ressant Laugier, lieutenant de vaisseau, commandant ledit bâ-
timent, dès qu'il se voit attaqué par le feu du fort et de la ga-
lère amirale, n'étant éloigné de l'un et de l'autre que d'ime
portée de pistolet, ordonne à son équipage de se mettre à fond
de cale. Lui seul, il monte sur le tillac au milieu d'une grêle de
milraille, et cherche par ses discours à désarmer la fureur de
ses assassins; mais il tombe roide mort. Son équipage se jette
à la nage, et est poursuivi par six chaloupes montées par des
troupes soldées par la République de Venise, qui tuent à coups
112 MEMOIRES
de liaclio plusieurs qui cherchent leur salut dans la haute nier.
Un contreniaili'c, blessé do plusieurs coups, affaibli, faisant sang
de tous côtés, a le bonheur de prendre terre à un morceau de
bois touchant au château du port; mais le coninuindanl lui-même
lui coupe le poignet d'un coup de hache.
Vu les griefs ci-dessus, et autorisé par le titre XII, article 338
de la Constitution de la République, et vu l'urgence des circons-
tances.
Le général en chef requiert le ministre de France près la Ré-
publique de Venise de sortir de ladite ville ; ordonne aux dif-
férents agents de la République de Venise, dans la Lonibardie et
dans la terre ferme vénitienne, de les évacuer sous vingt-quatre
heures; ordonne aux (htïérents généraux de traiter en ennemies
les troupes de la RépubUipie de Venise, de faire abattre dans
toutes les villes de la terre forme le Lion de Saint-Marc.
Chacun recevra, à l'ordre du jour de demain, une instruction
particulière pour les opérations militaires ultérieures.
BOXAPARTE.
On vient de voir, par les notes du général en chef,
comme il manifestait hautement sa résolution de se
prononcer militairement et de marcher sur Paris.
Cette disposition, bien connue à l'armée, ne tarda pas
à être communiquée à la Cour de Vienne. A cette
même époque, le général en chef intercepta une lettre
de l'empereur François II à son frère le grand-duc de
Toscane. Je lui fis sur-le-champ une traduction de
cette lettre ; elle lui prouva que François II avait con-
naissance de son projet. Il y vit aussi avec plaisir les
assurances que l'Empereur donnait à son frère de son
amour pour la paix, ainsi que le vague des résolutions
impériales et l'incertitude sur le sort des princes
d'Italie, qu'il reconnaissait facilement dépendre de
Bonaparte :
Mon cher frère,
J'ai reçu exactement la troisième lettre qui contenait la pein-
ture de ta triste et délicate situation. Tu peux être persuadé que
DK M DK KorUHrFWM 113
ji> la vois corlaiiU'MifiU aussi bien (jne loi ot qiio je le plains
(l'autanl plus que jf ne sais en vérité quel conseil te donniT : tu
es, comme moi, viclime île la précéilenle inaction des princes
d'Italie qui devaient, dans le niomml, a^ir avec leurs forces
réunies lorscpie ji' possédais encore Manloue. Si le i)rojel de
Uonaparte, comme on ra[)prend, est de laisser {{<;> républiques
en Italie, cela semblerait aboutir à la républicanisation du reste
de ce pays. J'ai déjà une fois commencé les négociations de
paix, et les préliminaires sont ratitit'-s. Si les Français, de leur
côté, les observent aussi exactement (pu,' certainement je le fais
elle ferai, alors votre position s'améliorera; mais on conmience
déjà, du côté des Français, à ne les point tenir. Le principal pro-
blème qui reste à résoudre est si le Directoire et les Français
veulent ce ipie Bonaparie fixif ; el si ce dernier, comme il parait
par quelijues imprimés distribués à son armée, n'est pas déjà
disposé à se soulever contre sa patrie, ce que semble aussi dc'jà
]>rouver sa conduite dure envers la Suisse, malgré toutes les
assurances du Directoire que Bonaparie avait reçu l'ordre de
laisser ce pays intact. Si cela est, il peut s'élever de nouveaux et
d'innombrables embnrras; ainsi, je ne puisa présent te rien con-
seiller, car, pour moi-môme, il n'y a que le temps et les circons-
tances du moment (pii pourront m'indiquer ce que j'aurai à faire.
Quant à ce que tu me marques de Si)anocclii, tout ce que je
peux t'en dire, c'est qu'il est à Ion service. Je nepuis te le peindre,
comme je l'ai toujours enlendu dire, que connue un homme
bonnéte et habile, ce qu'il m'a prouvé tout le temps que j'ai eu
aU'aire à lui. Je ne peux pas le dire comment il s'est conduit
depuis qu'il est avec les Français, parce ijuc je n'ai plus aucune
relation dans le Milanais; pour le bien connaître, le meilleur
parti serait, certes, si tu pouvais recueillir des nouvelles sur sa
conduite dans ces ten)ps.
Il n'y a du reste rien de nouveau ici: nous nous portons tous
bien, mais nous éprouvons une chaleur extraordinaire. Conserve-
moi toujours Ion amitié et ton amour ; fais mes compliments à
ta femme, et crois-moi pour la vie ton meilleur ami et frère.
François.
Helzendorf, le 20 juillet 1797.
CHAPITRE XIII
M. Diinaii. — Son vrai nom. — Il écrit contre l'année d'Italie. —
Indignation de Bonaparte. — Note dictée par le j,'énéral. — Man-
toue. — Wurmser. — Le Tyrol. — Moreaii. — Jiiironient sur Mo-
reau. — Défaite d'Alviiizi. — Seconde note de Bonaparte. — Son
entrée en Allema^'-ne. — Fuite de l'ennemi. — Entrée en Garinthie
et en Garniole. — Le i^énéral Kirpen. — Qnosdanowicli. — Les
Vénitiens révoltés. — Le prince Gliarles. — Ses fautes^. — Il donne
dans les piéjjes tendus par Bonaparte.
Bonaparte, toujours fortement préoccupé de la ma-
nière dont ses ennemis et ses envieux parlaient de ses
campagnes d'Italie, prit le prétexte d'une réponse à
un sieur Dunan, qui s'était permis le blâme le plus
amer sur sa conduite et sur ses plans. Ce M. Dunan
était Deverne de Presle ; il fut plus tard regardé
comme complice de Brottier, de La Ville Heurnois et du
chevalier Despommelles, caché sous le nom deThébau.
M. Despommelles était mon onde maternel.
Dunan, auquel Bonaparte s'adresse, était fortement
engage' dans le parti royaliste et s'était caché sous
divers noms. Il avait fini par prendre celui de Dunan,
qui était le nom d'un marchand épicier du faubourg
Saint-Marceau, où demeurait aussi Deverne de Presle
qui est son véritable nom. Il fut condamne' à la dépor-
tation au A .septembre HO", mais il ne l'a pas subie.
Je donne avec d'autant plus de confiance cette note
dictée par le général en chef, qu'elle pourra faire
MI'.Momi'.s ni; M. DK noniHIENNE ]\î>
pl.iisii-, et aux iiiililaiivs (jni ont surv(''cu ;'i ces belles
cainpniînos, et ;i cfiiK (jiii aiincroiit ;i comparer Boiia-
paiit' en !"în et Napoli'on en ISII (I).
M. Dunan trouve donc que l'armée d'Italie n'a pas assez fail ;
elle (levait sortir des clianips rlos de l'Italie. Peste! il parait (jiie
M. Diinan a une Cnirle d'uni; échelle bien petite! Il devait laisser
(M. Dunan parle de Bonaparte) le cli.ileau de Milan assiégé, le
liloeus de Mantoue ; laisser derrière lui le roi deNaples,le Pape,
cet immense pays qu'il venait de conquérir, et s'avancer, comme
une branche de compas, en Alioma^rne ! Voyons, raisonnons,
monsieur Dunan ; cherchons d'abord à nous entendre.
On a eu tort, dites-vous, de concentrer toute l'arnii r pour
assiéger Mantoue! Cela est une histoire df fait : vous èles mal
instruit. On n'a pas mis, pour assiéger Mantoue, un homme de
plus qu'il ne faut pour la bloquer. On l'a assiégée avec de l'ar-
lillorie prise dans les places du Modénois, circonvoisines de
Mantoue. I/armée d'observation a pris la meilleure ligne pour
couvrir le blocus. Quelques fortes colonnes ont été envoyées à
Bologne, Ferrare, Livourne; ont menacé et ont fait faire la pai.x
à des puissances, et chassé les Anglais de Livourne, et, par
contre-coup, de la Méditerranée.
Revenant avec cette promptitude cpu caractérise l'armée
d'Italie, elles se sont trouvées à temps sur l'Adige pour recevoir
W'urmser et sa grande armée. Que vouliez-vous que l'on fit de
mieux? Devait-on entrer en Allemagne "? Mais alors c'était aban-
donner l'Italie et exposer cette belle contrée à une insurrection,
à une heureuse sortie de Mantoue, aux corps des ennemis du
Frioul. Devait-on seulement traverser le '1 yrol et revenir apns?
Sans doute !
Le Tyrol qui, sur votre carte, n'a que trois ou quatre pouces,
est un pays extrêmement montagneux, habité par un jjeuple
belliqueux, et qui a quarante lieues de détilés impraticables,
au milieu des(]uels passe la continualiou de la grande ciiaine des
Alpes <pii sépare véritablement i'.VIlomagne de l'Italie.
.Moreau était encore au delà du Riiin, et Jourdan sur la Sieg.
.Mais je suis bien bon de chercher à vous entendre; vous ne vous
(1) Cette note a étc re|)roduite dans la Correspondance de Napo-
If'on I" (piùce ll»7.')i. Klle est prtsuiuùc de Monibcllo, 13 messidor
an V [V" jndlut Vi'M). D. L.)
116 MEMOIRES
entendez pas vous-même. Cet article, comme le reste de votre
ouvrage, est un assemblage d'idées fausses et mal conçues. Cela
n'est pas étonnant ; vous parlez d'un métier (jue vous n'entendez
pas. Le professeur de philosophie qui, je no sais plus dans quelle
ville, parla longtemps devant Annibal, se prétendait aussi un
grand militaire !
Vous pensez donc que si César, Turcnne, Montecuculli, le
Grand Frédéric, ressuscitaient sur la terre, ils seraient ^os éco-
liers? La perfection, ou le système de la guerre moderne, con-
siste, prétendez-vous, à jeter un corps d'armée, Pun à droite,
l'autre à gauche; laisser l'ennemi au centre, et même se mettre
derrière une lisière de places fortes. Si ces principes étaient
enseignés à la jeunesse, ils reculeraient la science militaire de
quatre cents ans, et, toutes les fois que l'on se dirigera ainsi et
que* l'on aura affaire à un ennemi actif et qui ait tant soit peu
connaissance des embûches de la guerre, il battra un de vos
corps et coupera la retraite à l'autre.
La retraite de Moreau n'est tant admirée par les connaisseurs
justement qu'à cause de la défectuosité du plan de campagne.
Que l'on fasse l'honneur d'accorder à Bonaparte quelque vail-
lance et la fougue de trente ans ; qu'on le fasse spadassin,
joueur de caries ou écolier, sa gloire est dans la postérité, dans
l'estime de ses frères d'armes, de ses ennemis mêmes, et dans
les grands résultats qu'il a obtenus, et entin dans la prévoyance
qui lui tit blâmer, dès le premier jour, tout le plan des opérations
du Khin, comme l'expédition d'Irlande.
L'armée d'Italie a, dans celle campagne, culbuté l'armée
sarde, aguerrie par quatre ans de combats ; l'armée de Beaulieu,
tellement forte que la Cour de Vienne ne doutait pas de repren-
dre le comté de Nice; l'armée de Wurmser arriva du Rhin avec
vingt mille hommes d'élite, ce qui seul permit à Moreau de re-
passer le Rhin et à Hoche de s'avancer sur le Mein : Wurmser
lut-il renforcé, il n'en fut pas plus fort, et, i)ar une marche
aussi hardie que savante, qui seule rendrait cette brave armée
immortelle, il se trouva strictement bloqué avec son quartier
général dans Mantouc.
Alvin/.i, renforcé de toutes les divisions de la Pologne, de la
Silésie, de la Hongrie, ainsi (jue d'un détachement du Rhin, se
présente de nouveau. Après i)lusieurs jours de manoHivres, il
succombe à Arcole. Notre retraite du Rhin j)ermil à l'ennemi
d'envoyer de nouveaux renforts au Tyrol. La Hongrie, Vienne,
1)K M. I)K KOURRIENNF 117
fanatisées par la luihlesso, li'spr(>lres et leurs partisans, onvoienl-
ils voloiilairenieiil leurs recrues doubler les i'orees de nos ennemis,
ipie les cliani|)s de baliiille de Kivoli l'I de la Favorite, que qucl-
([iies jours après la prise de Mauloue, de |{rr;;an)e et de Trévi-'i,',
ne tirent (|ii'accroitre les lauriers des braves soldats de l'année
d'Italie.
Peu de jours après, Bonaparte me dicta cette
seconde note, toujours exas[iéré par les sottises que
l'on débitait à Paris :
Quelle est la cliosc ridicule et improbable que l'on ne fasse
pas croire aux habitants d'une grande ville, ou plutôt quel intérêt
peuvent avoir des lioniuios d'esprit à chercher, avec autant de
mauvaise foi, à obscurcir la j^loire nationale?
L'on ilit et l'on redit partout que l'armée d'Italie était perdue
et ipie Bonaparte même allait aui^nienter les prisomiiers d'Olmiitz,
si, par bonheur, il n'eût conclu la paix.
Monaparle entre en Allemagne par trois côtés à la fois, par le
Tyrol, la Carinthie et la Carniole. En partageant ainsi ses forces,
il n'avait pas craint d'être partout trop faible, j)arce que telle
était la manière dont l'ennemi s'était lui-même placé. Il élail
d'ailleurs obligé d'attaipier ainsi, pour se réserver une retraite
et être sur de pouvoir couvrir ses magasins et ses dépôts.
Mais lorsque l'ennemi, partout en fuite, lui eut livré ses ma-
gasins, vingt-quatre mille prisonniers, soixante pièces de canon;
qu'il eut Trieste, Goritz, Klagenfurtli, Brixen, il sentit (|u'il pou-
vait être à son tour attaqué; que l'ennemi, ipii avait fui loin der-
rière les montagnes pour se rallier, pouvait lui dérober ses mou-
vements, tomber sur ses ditférenles divisions et les battre en
détail. Il se garda bien de faire marcher ses divisions du Tvrol à
Ihspruck; mais il les Ht venir en Carinthie. Il fit également
venir en Carinthie la division qui était en Carniole, au lieu,
comme aurait pu un général moins habile, de l'envoyer en Istrie.
Au lieu donc de tout cela, il lit armer Klageul'urth, et y plaça ses
dépôts.
Par ce moyen, au lieu de trois communications il n'en avait
qu'une; au lieu d'avoir à contenir les peuples naturellement
revêcheset remuants du Tyrol, il les abandonnait et n'avait plus
rien à craindre d'eux, et, au lieu que l'armée d'Italie occui)ail
7.
118 MÉMOIRES
une ligne de qualre-vingls lieues, il la ramassa sur un seul point,
([ui menaçait à la fois Vienne, la Hongrie et la IJavière.
Le général Kerpen, ([ui avait réuni à Iiispruck sa division tant
de fois battue, croyant que le gi'néral Jouberl avait intention de
marclier contre lui, ne sut juis plutôt que ce général se rendait
en Carintliie par la Drawe qu'il rentra dans le Tyrol.
Le général Ouosdanowich, qui était accouru pour défendre la
Hongrie, sachant que l'arméc! française s'était réunie en Carin-
tliie, accourut sur Triesle.
Ainsi, tandis que Bonaparte avait réuni toute son armée sur
un seul point, dans le ciour des États héréditaires, pouvant se
porter partout, le prince Charles a le corps de son armée divisé
entre Salzbourg et Vienne, et affaiblie parles détachements qu'il
a fournis dans le Tyrol et dans la (^arniole. C'est dans ces cir-
constances qu'on lui demande un armistice.
Quelques jours après, les )n'éhminaires de la paix furent
signés. Les ijréliniinaires ont sauvé Vienne, et peut-être l'e.xis-
tence de la Alaison d'Autriche.
La révolte des Vénitiens était impuissante, et reprimée avant
la rentrée de l'armée en Italie. Eu effet, le général Kilmainc
avait, pour conserver l'Italie, de nombreuses garnisons dans
toutes les places fortes et dans tous les châteaux ; deux légions
polonaises, deux légions lombardes, et la division du généi*al
Victor, qui venait de Rome, en entier. Tous les châteaux de Vé-
rone, Porlo-F^egnago, Peschiera, Palmanova, étaient au pouvoir
de l'armée et en état de défense ; une partie des Etats vénitiens
était en révolte.
L'ennemi, dit-on, pouvait, par le Tyrol, attaquer l'Italie,
conmie si on pouvait attaquer Peschiera, Mantoue et l'Italie, où
il y avait des forces assez considérables, par détachements.
L'ennemi pouvait prendre Trieste. Cela nécessitait encore de
nouveaux détachements, et Trieste offrait si peu d'intérêt à
garder que le général n'y a jamais tenu que cent hommes de
cavalerie et avait donné ordre au général Priant, aucjuel il avait
laissé un régiment de hussards et douze cents honnnes d'infan-
terie, de se retirer, en cas d'attaque, sur Gorilz et Palmanova,
dont il devait renforcer la garnison, et de venir le rejoindre, de
sa persoinie, à Klagenfurth.
On peut dire que le prince Charles a constamnient donné
dans tous les pièges (pii lui ont été constammciil tendus par le
général Bonaparte; et, depuis la bataille du Tagliamento jus-
I)K M l)K lU^l'HIUKXN'K 110
(in'à la coniliiilP tiii «^ciit'ial Lainloii on Tyrol et du ^[(^iiôral
Ouosdanowicli en Cariiiole, ci' n'a élc de sa [larl iiiruiie série
de l'atiles el de moiivtMiienls mal combinés ou conformes aux
pièges que lui tendait son ennemi. L'art de la guerre consiste,
iivcc une armée inférieure, à avoir toujours plus de forces (|ue
-^on ennemi, sur le point que l'on attaque ou sur le j)oinl ([ui
i-it attaque. Mais cet art ne s'apprend ni dans les livres, ni par
l'habitude. C'est un tact de conduite, (|ui proprement constitue
le "énie de la guerre.
CHAPITRE XIV
Bruits mal fondés. — Cariiot. — Capitulation de Mantoue. — Le gé-
néral Clarke. — Le Directoire cède à Bonaparte. — Berthier. —
Portrait de Berthier. — Ma liaison avec lui. — Arrivée d'Eugène
Beauharnais à Milan. — Ses heureuses qualités.
A cette époque, où Bonaparte exprimait ainsi son
opinion sur ses campagnes et sur l'injustice avec la-
quelle on en parlait, c'était une croyance généralement
admise que Carnot, de son cabinet du Luxembourg,
lui traçait, lui dictait ses plans de campagne ; que
Berthier était son bras droit ; qu'il était trop heureux
de l'avoir près de sa personne et que, sans lui, il eût
été fort embarrassé, même avec les plans de Carnot,
qui étaient souvent des romans. Cette double sottise a
survécu un moment, même à l'évidence des faits.
Beaucoup de personnes sont encore de cette opinion
qui a surtout de nombreux partisans dans l'étranger.
J'ai été assailli partout de questions à ce sujet. Rien
de cela n'est exact. 11 faut rendre à César ce qui ap-
partient à César. Bonaparte était créateur dans l'art
de la guerre et pas imitateur. Aucun homme ne lui a
été supérieur en ce genre : cela est incontestable.
Dans le commencement de cette belle campagne, le
Directoire lui envoyait, il est vrai, quelques instruc-
tions ; mais il suivait toujours ses propres plans, et il
écrivait constamment que tout serait perdu, si l'on
Ml.MoIKKS 1)1-. M. 1)F, MOUKKIKNNK K'I
exi-ciiiiiit avi'Ui;l<''ni('iil des mouvements (■(in(;us loin
(lu lirii de l'action ; puis il oITiait sa démission. ]a'
Dirt'c'toiii- finit par i-cconnaîtri' combien Irs opérations
militaires était-nL diflirilcs à diriger de Paris, et tout
tut fini sur ce point. En arrivant auprès de lui, je vis
une dt''pèelnMlu Directoire, du mois de mai 119(1, par
laquelle on rautorisail à conduire toute la suite des
opérations de sa campagne en Italie, selon ses vues
et ses calculs. Et certes il n'y a pas eu un mouve-
ment, une opération qui ne vînt de lui. Carnot avait
été obligé de céder à sa fermeté. Lorsque le Directoire
voulut traiter de la paix vers la fin de 1191), le géné-
ral CJarke, désigné pour conclure l'armistice, avait les
pouvoirs d'autoriser, en cas que Mantoue ne fût pas
prise avant la conclusion, de comprendre le blocus
dans le slalu quo qui serait convenu. Dans ce cas on
aurait stipulé que l'empereur d'Autriche pourrait faire
ap[)rovisionner, jour par jour, la garnison et les ha-
bitants de cette ville. Bonaparte, convaincu qu'un ar-
mistice sans Mantoue ne serait pas un acheminement
à la paix, combattit vivement cette condition à la-
quelle il ne voulait pas consentir. Il l'emporta ; Man-
toue ca[>itula : on en connaît les conséquences. Il
croyait cependant aux hasards de la guerre, lorsqu'il
préparait, pendant le blocus de Mantoue, un coup de
main sur cette place, et («crivait au Directoire : « Un
coup (le main de celte nature dépend absolument du
bonheur, d'un chien ou d'une oie. » II s'agissait d'une
surprise.
Bonaparte, excessivement sensible à tout C3 qui lui
revenait des propos sur Carnot et Berthier, me disait
un jour :
C'est une si grosse bélise! On peut bien dire à un général :
Parlez pour l'Italie, gagnez des batailles et allez signer la paix
122 MÉMOIRES
à Vienne. Mais l'exécution, voilà ce qui n'est pas aisé. Je n'ai
jamais fait tle cas des plans que le Directoire m'a envoyés. Il y
a sur le terrain trop do circonstances qui les modifient. Le mou-
vement d'un seul corps de l'armée ennemie peut bouleverser
tout un plan arrangé au coin du feu. Il n'y a que des badauds
qui puissent croire à de pareilles balivernes. Quant à Bertiiier,
depuis que vous êtes avec moi, vous voyez ce que c'est. C'est
une bêle! Eh bien! c'est lui qui fait tout, c'est lui qui recueille
une grande partie de la gloire de l'armée d'Italie !
Je lui faisais observer que l'on reviendrait de cette
idée, que la vérité finirait par l'emporter, que chacun
aurait sa part, que du moins la postérité saurait la
faire. Cela ne lui déplaisait pas.
Berthier était un homme plein d'honneur, de cou-
rage et de probité : il avait une grande régularité
dans le travail. Bonaparte était plus habitué à Berthier
qu'il n'avait pour lui d'inclination. Berthier n'accor-
dait pas avec affabilité et refusait avec dureté. Son
caractère brusque, égoïste et insouciant, ne lui susci-
tait pas beaucoup d'ennemis, mais ne lui faisait pas
beaucoup d'amis. Des affaires assez souvent com-
munes entre nous lui firent contracter l'habitude de
me tutoyer l'n me parlanl^ mais non en m'écrivant.
Il l'a conservée jusqu'à sa mort. Il connaissait parfai-
tement l'emplacement de tous b^s corps, les noms de
leurs chefs, leur force. Il était toujours prêt, jour et
nuit. Il dictait avec clarté tous les ordres qui déri-
vaient de l'ordre général. Il avait, en outre, un grand
dévouement. Enfin, il faut le dire, c'était un bon chef
d'état-major. Mais qu'on s'en tienne là. Il n'en voulait
lui-même pas davantage. Il ne fallait pas le faire sor-
tir de ce cercle d'idées que lui avaient rendu familier
un travail assidu et une grande habitude. Telle était
son entière conliance dans Bonaparte et son admira-
tion pour lui, qu'il ne se serait jamais permis de le
1)K M. \)V. lUtruHIKNNF, 123
contrt'iliro dau^i sis [)laiis, ni de lui donnor un ron-
seil. Li' talent dr biTtliier, très bornr, ('tnit s[)rcial,
son caractère d'une faiblesse extrême : raniitié qui;
Bt)napaiio lui portait, la tVéquenc»; de son nom dans
les bulletins et les dépêches oflieielles avaient enllé sa
r(''pniati(»n. En dminanl an Directoire son opinion sur
les icénérauK employés à son arnit'-e, Bonaparte disait :
Berthier, talents^ activité, counifje, caractère, tout
pour lui. (l't'lait en 1790. Il en faisait alors un aii^le :
à Sainte-Hélène, il rapi)elait un oison. Il ne fallait ni
tant l'élever, ni tant l'abaisser. 11 ne mt-ritait ni l'un
ni l'autre.
Pour moi, j'aimais Bertliier ; je le trou\ais un ex-
cellent homme. Malgré notre liaison vraiment intime,
surtout en Egypte, je n'ai jamais pu renii)écher de
manger ses ongles, en parlant, ce (jui nuisait beau-
coup à la netteté de sa prononciation.
Bonaparte était homme d'habitude ; il tenait beau-
coup à ses alentours, il n'aimait pas de nouvelles
figures. Bertliier l'aimait; il expédiait bien ses ordres
et cela le lit passer sur son peu d'esprit.
Quant à Carnot, lorsqu'il n'appartiendra plus aux
épofiues de coterie, aux réputations éphémères de sa-
lons, mais aux temps historiques, il ne lui restera
rien de sa prétendue part aux triomphes de l'année
d'Italie et à la gloire, certes bien personnelle, de son
immortel gt-m^ral.
Ce fut vers ce temps que le jeune Beauharnais vint
à .Milan. Il était âgé de di\-sej)t ans (1). Il était resté
il) ISuiiapartf .iv.iit ciiiinciié avec lui Knijoiie île Itoaiiliarnais après
lui avoir fait ilmmcr le irr-ide de suus-lieiiteiiant de hussards; Eui,'ciie,
dés le début, fut ble>sé à Roveredo, en se battant comme un vieux
soldat. La bataille de Rovercdo eut lien le i septendire ll'Jd, et
rommc Eujiréiie était né lo .3 septembre 1"81, il était ;ii,'é exactement
de quinze ans. (D. L.i
124 MEMOIRES DE M. DE BOURRIENNE
à Paris auprès de sa mère après le départ du général
en chef et ne vint le joindre qu'alors. Il lit immédia-
tement le service d'aide de camp du général en chef,
qui avait pour lui une grande tendresse, justifiée par
ses bonnes qualités. Eugène avait un cœur excellent,
un beau courage, une morale pure, beaucoup de
loyauté, de franchise, d'obligeance et d'amabilité. On
connaît sa vie, et tous ceux qui ont eu affaire à lui '^
savent s'il a démenti ces heureuses dispositions de
son jeune âge. Il annonçait déjà le courage d'un guer-
rier. Plus tard il a déployé des talents d'administra-
teur. Depuis son arrivée à Milan jusqu'à la fin de 1802,
je ne le quittai pas un moment. Il fut toujours pour
moi, en Egypte surtout, un camarade d'une société
agréable, et, dans des rapports journaliers et intimes
de quatre années, je ne saurais me rien rappeler qui
pût me faire effacer un seul trait de cet éloge.
CIIAPITUE XV
De Laimay (IKiilrai^'iios. — Kntreviie avec Bonaparte. — Iiiterroija-
toirc. — Ji' ^).ls^o la nuit à copier une note prise dans ses papiers.
— Conversation de d'Kntraijrues avec le C()n)te de .Montijaillard. —
(^irnot et llobespierre. — IJarére chez (]hanipanetz. — Cynisme
de Uarére. — Propos du roi de ï)aneniarck. — Le prince de Condé
à Mulheini. — Pichej,'ni. — MM. Courant et Fauche- iJorel. — Ma-
nuscrit de Rousseau. — Ouverture à Piche^'ru. — Offres à ce !,'é-
néral. — Diflicultés. — Pichei.'ru demande la sijjnature du prince
de Condé. — Incertitudes du prince. — Le prince écrit. — Pichejjru
rend la lettre. — Plans du i.'ènérai. — E.xigences du prince. — Le
prince de Condé ileinande Hunini,'ue. — Refus de Piche^ru. — La
Cour du prince. — .Néjrociation. — Note de Pichej^ru. — Son armée.
— Projet de passer le Rhin. — Il marche sur Paris. — Merlin de
Thionville. — Les projets de Piche^jru rejetés par le prince. —
Observations de Piche-'ru. — Nouvelles diflicultés.
Le comte de Launay d'Entraigues, si connu dans
la Révolution française^ se trouvait à Venise, sous un
litre (iiiiloinatique, lorsque cette ville fut menacée par
les Français. On le regardait comme l'âme et l'agent
de toutes les machinations qui se tramaient alors
contre la France et surtout contre l'armée d'Italie. Il
jugea le péril de la république de Venise et voulut
s'évader. Mais les troupes françaises occupaient toute
la terre ferme, et il fut pris avec tous ses papiers : la
conduite franche en apparence du comte et son
adresse engagèrent Bonaparte à le traiter avec une
grande indulgence. Il lui fit rendre ses papiers, moins
trois pièces relatives aux objets politiques. Le comte
126 ^rÉ^I<)IHEs
s'évada en Suisse ; et Bonaparte apprit bientôt avec
quels perfides mensonges il parlait de sa captivité.
Son ingratitude fut portée au point d'envenimer tous
les bons traitements qu'il avait reçus du général en
chef, et de les convertir en actes de tyrannie et d'op-
pression (1). Les publications du comte d'Entraigues
ont séduit des écrivains jusqu'à faire de lui une vic-
time héroïque. Cet homme, tombé en 181:2 sous les
coups de son domestique Lorenx-i, écrivait, a-t-on
dit, quelquefois son nom d'An .., mais c'est sur sa
propre signature à Milan que j'ai copié d'En... Je n'ai
vu le comte que pendant quelques jours ; mais je lui
ai reconnu des talents, dont il aurait pu faire un
meilleur usage que de les employer à l'intrigue.
J'ai gardé une copie, que je fis la nuit même, de
celle de ses pièces qui me parut la plus intéressante.
On en a beaucoup parlé; je crois même que Fauche-
Borel l'a niée, ainsi que tout ce qu'elle contient. Trois
motifs me déterminent à l'insérer dans ces Mémoires :
la manière dont elle était tombée entre les mains du
général en chef, le vif intérêt que le comte d'Entraigues
(1) Ces faits sont exacts ; Napoléon les rappelle dans le Mémorial.
— Après avoir été en Russie, d'Entraiicucs vint à Londres pour ven dre
les articlessecrets du traité de Tilsitt, en éciiange d'une forte pension.
Mais deux émissaires de la police de l'Knipereur envoyés à Londres
obtinrent, par l'interniédiaire de Lorenzo, son doniestiiiiie, copie des
dépèches et des notes destinées à lord Clannin!,'. « Le ±2 juillet 181:2,
d'Entraii,'ues annonça son intentiun d'aller chez le ministre, pour avoir
son avis sur un mémoire important. Lorenzo, ipii n'avait pas encore
retiré cette pièce des mains des agents français, comprit que son infi-
délité allait être découverte. Dans son désespoir, il tua d'Entraigues et
sa femme, et se brûla la cervelle aussitôt après. » Telles sont les expli-
cations données sur un événement (pii n'eut pour témoin que le cocher
du comte; on n'en fut informé que par les journaux anglais et les
circonstances, parait-il, n'en furent jamais recherchées avec soin. Du
reste, ce qui a pu faire croire qu'on l'avait assassiné, c'est que le
tj'ouvernement anglais s'empara de tous ses papiers. (D. L.)
DK M. DF, IJOnirtlENNl-; 1-^7
y attachait, les difft^rences (jue j'.ii cru iemar(|ii( r
entre le manuscrit que j'ai copir et ce (|ii(' j'ai lu de-
puis, et oufin son authcnticMlt- que je [»uis irarantii-,
l'ayant transrritf sur lOrii^iiial inènif du (■()mt(\ (jui,
en ma yrésence^ avait affirmé la vérité de la pièce et
la vérité des faits qui y sont énoncés. Voilà ce qui
me fait fortement douter que ce soit un roman, comme
le prétend Fauche. Tout ce qu'il dit sur ce fait, dans
les pièces historiques relatives aux différentes mis-
sions dans lesquelles il a été em[)loyé est inexact.
Quant à la vérité lic la conversation, n'y ayant [tas
assisté, je ne puis l'affirmer; mais jt; dois dire que
tout me fit croire, en 1101, que d'p]ntraigues n'en
imposait pas. J'ai été témoin de tout, et j(ï n'ai vu ni
menaces, ni violence, ni contrainte : c'est au public à
juger. Dans la pièce imprimée que j'ai lue, je n'ai
rien vu sur Barère;-j'ai remarqui; plusieurs mots en
blanc, comme illisibles. Je ne trouve pas un seul mot
en blanc sur mon manuscrit; enfin je transcris liit('-
ralement la minute que je possède.
Le titre de ce manuscrit portait :
Ma conversation avec M. le comte de MontgaUlai'd, 4 décem-
bre 179lj, « six heures après midi jusqu'à minuit, en présence
de M. l'abbé Duniontel.
Il y a sur ma note : Extrait de cette conversation, fait par
moi-même d\tprès rorujinal. J'ai laissé les passages qui m'ont
paru insignifiants, el je n'ai transcrit que ceux qui m'ont paru
intéressants.
.Monlgaiilard parle du gouvernement révolutionnaire, de ce
qui l'a créé, de ce qui a occasionné sa durée. Apres avoir
parlé du Comité de salut public, il ajoute :
Je n'ai nommé que ces quatre personnages du Comité, parce
que ce sont les seuls qui s'occupaient des assassinais; les autres
se livraient à d'autres soins ; et (larnol, entre autres, ne s'occu-
pait que des armes et des plans de campagne.
128 MÉMOIRES
Son génie se dévouait à faire trembler l'Europe, et tandis
que Robespierre exerçait une tyrannie dont les fastes du monde
n'oti'raienl aucun exemple, Carnet annonçait à l'Kurope que le
génie du mal régnait sur la terre, que le ciel accordait la vic-
toire au crime.
Barére est, entre autres, une espèce indéfinissable ; c'est un
bel esprit de café. Il allait tous les jours, au sortir du Comité,
voir une femme avec laquelle se trouvait Champanelz ; il y res-
tait ju.Miu'à minuit; il lui disait, en lui frappant le genou :
Demain nous en expédions quinze, vingt, trente ; et lorsqu'elle
témoignait de l'horreur sur ces assassinats, il lui disait: Il faut
graisser les roues de la Uévolution. Et il se sauvait en riant.
Monlgaillard parle ensuite de son évasion, de sa fuite en
Angleterre, de son retour eu Franco, de sa seconde sortie, enfin
de son arrivée à Bàle au mois d'août 179o; puis il dit :
J'avais eu avant une conununication avec le ministre de Dane-
mark , il me demandait ce que je peusais de la coalition. Je
ne disais que des choses générales, quand il ajouta : Je vais
vous parler franclu'iiieiit : je regarde les rois coalisés comme des
filous qui se volent dans les poches tandis qu'ion les mène à la
potence.
M. le prince de Coudé m'appela à Miilheim ei, sachant toutes
les relations que j'avais eues en France, il me proposa de sonder
le général l'icliegru, qui avait sou ([uarlicr général à Altkirch.
Le général Pichegru y était alors environné de quatre repré-
sentants conventionnels.
Je me rendis aussitôt, avec quatre ou cinq cents louis, à
Ncuchàtel.
Je jetai les yeux, pour la première ouverture, sur Fauche-
Borel, imprimeur du roi à Neuchàtel, votre imprimeur et le
mien. (Il fait son portrait moral : je ne l'ai pas copié ; il ne m'a
pas paru en valoir la peine.)
Je lui associai M. Gourant, Neuciiàlelois. (Même observation.)
Je les j)ersuailai de se charger de la comniissiou ; je les munis
d'instructions, de passeports. Ils étaient étrangers, je leur
fournis toutes les patentes pour voyager en France comme
étrangers, négociants, acipiéreurs de biens nationaux. Je les
recommandai à Dieu, et je partis pour aller attendre de leurs
nouvelles à Baie.
Le 13 août, Fauche et Courant partent pour se rendre au
quartier général d'Altkirch.
DK M. DE MorKUIKNNi; 129
Ils y rt'élonl luiil jours sans pouvoir parler au {,^énéral l'iclie-
gru, environné de représcnlanls el de généraux, l'ichcyru les
remar(|ue, surtout Fauche, et les voyant assidus sur tous les
lieux où il passait, il devina que cet homme avait ipielque chose
à lui dire, et dit tout haut, en passant : /<' vais mr lYinIrt' à
Ilun'uuiui'.
Fauche trouve le moyen de se présenter à son passage, au
fond d'un corridor ; Piehegru le remarque, le lixe, et quoi(|u"il
plùl il .orrenls, il dit tout haut : <■ Je vais diner au chiiteau de
M""' Salomon. »
Ce château est à trois lieues d'Huningue, et cette M"'» Salomon
est la maîtresse de Picliegru.
Fauche part aussitôt, monte au château et demande à parler
au général Pichegru.
Fauche alors lui dit que, possédant des manuscrits de J.-J.
Rousseau, il veut les lui otlrir et les lui dédier.
" Fort bien, dit Pichegru, mais je veux les lire avant, car J.-J.
Rousseau a des j)rincipes de liberté qui ne sont pas les miens,
et je serais très fâché d'y attacher mon nom.
— Mais, lui dit Fauche, j'ai autre chose à vous dire.
— Et quoi, et de la part de qui?
— De la part de M. le prince de Condé.
— Taisez-vous, et attendez-moi. »
Alors il le conduisit seul dans un cabinet reculé, et tète à Icle
il lui dit : « Expliquez-vous ; que me veut monseigneur le prince
de Condé "? »
Fauche, embarrassé, cl à qui les expressions ne venaient pas
en ce moment, balbutia. " Rassurez-vous, lui dit Pichegru, je
pense comme monseigneur le prince de Condé. Que veut-il de
moi ■? ' Fauche encouragé lui dit : " M. le prince désire se rallier à
vous ; il compte sur vous ; il veut s'unir à vous. — Ce sont là
des choses vagues et inutiles, lui dit Pichegru ; cela ne veut
rien dire. Retournez demander des instructions écrites, et
revenez dans trois jours à mon quartier général, à Allkirch ;
vous me trouverez seul à six heures précises du soir. "
Aussitôt Fauche partit, arriva à Baie, courut chez moi, et,
transporté d'aise, il me rend compte de tout.
Je passai la nuit à rédiger une lettre au général l'icliegru.
M. le prince de Condé, muni de tous les pouvoirs de
Louis XVIII, excepté celui d'accorder des Cordons bleus, m'avait.
130 MEMOIRES
par un écrit de sa main, revêtu de tous ses pouvoirs à l'eftct
d'entamer une négociation avec le général Pichegru.
Ce l'ut en conséquence que j'écrivis au général. Je lui dis
d'abord tout ce qui pouvait réveiller en lui ce noble sentiment
du véritable orgueil, qui est l'instinct des grandes ;upes ; et après
lui avoir fait voir tout le bien qu'il pouvait faire, je lui parlai
de la reconnaissance du roi pour le bien qu'il ferait à sa ])atrie
en y rétablissant la royauté. Je lui dis que Sa Majesté voulait le
créer niaréclial de France, gouverneur de l'Alsace : nul ne pou-
vait mieux la gouverner que celui qui l'avait si vaillamment
défendue.
Qu'on lui accordait le Cordon rouge ;
Le cliàteau de Chambord avec son parc, et douze pièces de
canon enlevées aux Autrichiens ;
Un million d'argent comptant ;
Deux cent mille livres de rentes ;
Un hôtel à Paris ;
La ville d'Arbois, patrie du général Pichegru, porterait le
nom de Pichegru et serait exempte de tout imj)ôt pondant vingt-
cinq ans ;
La pension de deux cent mille livres réversible par moitié à
sa femme, et cinquante mille livres à ses enfants, à perpétuité,
jusqu'à l'extinction de sa race.
Telles furent les offres faites, au nom du roi, au général
Pichegru.
(Suivait ce que l'on accordait aux officiers et soldats ; amnistie
pour le peuple, etc.)
J'ajoutais que M. le prince de Condé désirait qu'il proclamât
le roi dans ses camps, lui livrât la ville d'Huningue, et se réunît
à lui pour marcher sur Paris.
Pichegru, après avoir lu cette lettre avec la plus grande atten-
tion, dit à Fauche : << C'est fort bien ; mais qu'est ce M. de Mont-
gaillard qui se dit ainsi autorisé '? Je ne connais ni lui ni sa
signature. Est-il l'auteur? — Oui, lui dit F'auche. — Mais, dit
Picliegru, je dois, avant toute ouverture de ma part, être assuré
que M. le prince de Condé, dont je me rappelle très bien l'écri-
ture, approuve tout ce (pii m'a été écrit en son nom par M. lo
comte de Moiilgailiard. Rclournez tout de suite aujjrès de M. de
Montgaillard, et qu'il instruise M. le prince de Condé de ma
réponse. »
Dr; M. Di'! ludKKii.NNK i:n
Aussitôt Fauche partit, laissa M. Counml pn's Picliogru, i!l
arriva à Kàlo à neuf heures du soir.
A i'inslaiit je vais à Miilheiin, (iiiarlii-r «^M-m'-ral ilii prluce ilo
Condé ; j'y arrivai à minuit et demi : le prince était i'ou(;hé, j»;
le lis éveiller. Il me lit asseoir à ses côtés, tout prés do lui sur
son lit, et ce fut alors que commença notre conférence. Il
s'agissait seulement, après avoir instruit le prince de l'étal des
choses, de ren;;ag-er à écrire au ^'énéral l'iclu'gru, pour lui
conlirmer la vérité de tout ce (pii avait été dit en son nom.
Ci'tle négncialioii, si simple dans son objet, si peu susceptible
d'obstacles, dura néanmoins toute la nuit.
M. le prince, aussi brave qu'il est possible de l'être, n'a
hérité du grand Condé que de son imperturbable intrépidité.
Sur tout le reste, c'est le plus petit des hommes ; sans
moyens comme sans caractère, environné des hommes les plus
médiocres, les plus vils, quchiues-uns les plus pervers ; les
connaissant bien, et s'en laissant dominer.
{\c\, beaucouj) de détails sur la Cour du prince ; elle res-
.semble à toutes les autres ; c'est eu petit ce qu'était Versailles
en grand.")
11 fallut neuf heure> de travail, assis sur son lit, pour lui
faire écrire, au général l'ichegru, une lettre de neuf lignes.
Tantôt il ne voulait pas que ce fût de sa main.
Puis il ne voulait pas la dater.
Puis il ne voulait pas l'appeler général Pichegru, de 2>eur de
reconnaitre la République en lui donnant ce titre.
Puis il ne voulait pas y mettre l'adresse.
Puis il refusait d'y mettre ses armes.
l'^ntln, il combattit pour éviter d'y mettre son cachet.
Il se rendit à tout, enfin, et lui écrivit qu'il devait ajouter
pleine confiance aux lettres que le comte de Montgaillard lui
avait écrites en son nom et de sa part.
tlela fait, avec difficulté, le prince voulait retirer sa lettre.
Il se rendit enfin ; je repartis pour Bàle et dépêchai Fauche à
Altkircli, auprès du général Pichegru.
Le général, en ouvrant la lettre de huit ligues du prince et
reconnaissant le caractère i,'t la signature, la lut et aussitôt la
remit à Fauche, en lui disant : « J'ai vu la signature, cela me
suffit et la parole du prince est un gage dont tout Français doit
se contenter. Reportez-lui sa lettre. »
132 MEMOIRES
Alors il fut question de ce que voulait le prince; Fauche
expliqua qu'il desirait :
1" Que Pichegru proclamiil le roi dans son armée et arborât
le drapeau blanc ;
2° Qu'il livrât Huningue au prince ; Pichegru s'y refusa.
<i Je ne serai jamais d'un complot, dit-il, je ne veux pas être le
troisième tome de La Fayette et do Dumouriez.
" Je connais mes moyens, ils sont aussi sûrs que vast(ïs.
« Ils ont leurs racines, non seulement dans mon armée, mais
à Paris, dans la Convention;
" Dans les départements et dans les armées de ceux des gé-
néraux mes collègues qui pensent comme moi.
« Je ne veux rien faire de partiel.
" Il en faut finir.
« La France ne peut rester républiiiuc ; il lui faut un roi;
" Il faut Louis XVJII ;
(I Mais il ne faut commencer la contre-révolution que lorsqu'on
sera sûr de l'opérer.
Il Sûrement et ]»romptement, voilà quelle est ma devise.
« Le plan du prince ne mène à rien. Il serait chassé d'IIuningue
en quatre jours, et je me perdrais en quinze jours.
" 3Ion armée est composée de braves gens et de coquins.
« Il faut séparer les uns des autres, et décider tellement les
premiers par une grande démarche qu'ils n'aient plus la possi-
bilité de reculer et ne voient leur salut que dans le succès.
(' Pour y parvenir :
(' J'offre de passer le Rhin où l'on me désignera, le jour et à
riieure fixés ;
< Avec la quantité de soldats et de toutes les armes que l'on
me désignera.
« Avant, je placerai des officiers sûrs et pensant comme moi.
« J'éloignerai les coipiins et les placerai dans des lieux où ils
ne pourront nuire, et où leur position sera telle qu'ils ne pour-
ront se réunir.
" Cela fait, dès que je serai de l'autre côté du Rhin, je pro-
clame le roi, j'arbore le drapeau blanc. Le corps de Condé et
l'armée de l'Empereur s'unissent à nous.
" Aussitôt je repasse le Rhin et je rentre en France.
" Les places fortes seront livrées et gardées au nom du roi,
par les troupes impériales.
« Réuni à l'armée de Condé, je marche sur-le-champ en avant •
I
DK M. l)K lioLKKIIlNXK 133
loiis mes moyens se déploionl alors do loiiles paris, cl nous
marclMTons sur Paris; nous y serons en quinze jours.
" Mais il faul que vous sachiez que, pour le soldai l'ran(;ais, il
l'aul, en criant : Vive le roi! lui donner du vin et un écu dans la
main.
M II l'aul que rien ne lui manque en ci' premier moment.
" Il faut solder mon armt'-e juscpi'à la ([uatriéme et cinquième
marche sur le territoire français.
" Allez reporter tout cela au prince, écrit de ma main, et
donnez-moi ses réponses. »
Pendant tontes ces conférences, Pichegru était environné de
quatre représentants du [tcnple à la tète desijuels était Merlin
de Thion\ille, le plus insolent cl le plus l'arouche des inquisiteurs.
("es gens-là, munis des ordres du Comité, pressaient Pichegru
de passer le Hhin et d'aller assiéger Manheiin, où Merlin avait
conservé de nombreuses intelligences.
-Vinsi, si, d'une part, le Comité pressait par ses ordres l'exé-
cution du i)lan de Pichegru ; de l'autre, il n'y avait pas de mo-
ments à perdre, car différer de se rendre au désir des quatre
représentants, c'était se. déclarer suspect.
Ainsi, tout imposait au prince la loi de se décider et de se
décider promplemenl.
De plus, le bon sens lui imposait une autre loi :
Celle d'exa.'v.iner sans passion quel homme était Pichegru,
quel était son abandon, quelles étaient ses propositions.
L'Europe annonçait ses talents, et il avait mis le prince bien
en état de juger de sa bonne foi.
De plus, sa démarche, son plan, en étaient de nouvelles
preuves ; en passant le Rhin, se jilaçanl au milieu des armées
de Condé cl de Wurmser, il rendait la désertion impossible, et,
si le succès ne répondait j)as à son attente, il se rendait lui-
même émigré.
11 laissait à ses féroces ennemis sa femme, son père, ses
enfants ; tout répomlait donc de sa foi, ses talents répondaient
de son génie, son génie de ses moyens, et les gages qu'il laissait,
s'il échouait, annonçaient qu'il était sûr du succès.
Quelle stupide prétention que de prétendre mieux commander
l'armée de Pichegru que Pichegru lui-même ! De vouloir mieux
connaître les provinces frontières que Pichegru, qui les com-
mandait et qui y avait placé, pour commandants des villes, ses
amis !
I. 8
134 AIEMOIRES DE M. DE BOUHHIENNE
Cette prétention pourtant perdit la nionarcliie cette fois-là,
comme tant irautres.
M. le prince de Condé, en lisant ce plan, le rejeta en totalité.
Il fallait, pour son succès, en faire part aux Autrichiens, Pi-
cliegru Tcxigeait ; M. le prince de Condé ne le voulait pas abso-
lument, pour avoir, à lui seul, la gloire de faire la contre-
révolution.
Il répondit à Pichegru par des observations, et la conclusion
de ses réponses était de revenir à son premier pian
Que Pichegru proclamât le roi, sans passer le Rhin;
Qu'il remit Huningue ;
Et qu'alors l'armée de Condé, seule et sans en rien participer
aux Autrichiens, irait le rejoindre
Qu'en ce cas il pouvait promettre cent mille écus eu louis,
qu'il avait à Bàle, et quatorze cent mille livres, (pi'il avait en
excellenti.'s lettres de change, payables sur-le-champ.
Aucun moyen, aucun raisonnement n'eut de prise sur M. le
prince de Condé. L'idée de conuimniquer sou i)lan à Wurmser,
d'en partager la gloire ;ivec lui, le rendait aveugle et sourd.
Il fallut reporter à Pichegru les observations de M. le prince
de Condé, et ce fut M. (Courant qui en fut chargé.
Je trouve au bas de ma note ces mots :
Ici finit cette conversation que j'ai transcrite du manuscrit de
M. le comte d'Entraigues, et que je certifie conforme en tout à
l'original.
Mombello, 22 prairial, an V (10 juin 1797).
Ces pièces m'inspirèrent tant d'intérêt et me paru-
rent porter tellement le cachet de la vérité, que je
laissai le général Bonaparte se coucher. Je passai la
nuit, comme je l'ai déjà dit, à copier le long extrait
que l'on vient de lire; mes occupations ne m'eussent
pas permis de le copier pendant le jour. Le lecteur
jugera si des dénégations postérieures et réitérées
peuvent avoir quelque poids, et mériter quelque
croyance. Pour moi, je déclare que si ces documents
sont faux, il f:iiii doiilor do lout (1).
(1) Voir la uote h la lia du volume.
r.iiAPiïr.i: xvi
ll,il!er accuse par (ilarkc. — Justification iK> Halier. — Lettre i\h'\\
m'écrit. — Haclor. — Gravures de batailles. — .Néjfociations pour
la paix. — Projet de lettres de lUmaparte ;i l'empereur d'.Vutriche.
— Envoi lie cette lettre au Directoire — Kunaparte mécontent de
Paris. — Il désire la j.'uerre. — Force de son armée. — .\u^'nn;nta-
tions des forces qu'il demande. — M. de (îallo à Moiidiellu. — Le
comte de .Merveldt. — Le sort des rois déploré par Bonaparte. —
Etat de la Uépubliijue française. — Conseils à l'empereur il'.Vu-
triclie. — Considérations sur les né^'ociations. — La lettre de Bo-
naparte n'est pas envoyée. — Desai.x. — Amitié de Bonaparte pour
Desai.v .
Le général Clarke avait accusé de malversation
M. Halier, administrateur en chef des finances en
Italie. 11 ne M»ulut pas recevoir au prix convenu les
diamants que Rome donnait pour acquitter ses con-
trilnitions extraordiiiaii-es. M. Cacault, ministre plé-
ni[)0tentiaire à la Cour de Home, s'en plaignit au gé-
néral on chef, en lui disant que ce procédé n'était pas
digne de hi Héjiuhiique, et (jue les juifs dont Halier
s était servi ne pouvaient être opposés à son expert,
à ceux du Pape et aux commissaires Monge et Ber-
tlioIhH. Cacault disait, dans sa lettre du 3 juin, (jue
Halier ne faisait un si grand fracas que pour l'éloi-
gner de Rome. Celte lettre n'était rien moins que
favoi-ahle à Halier. Le général Bonaparte m'ordonna
de lui écrire comme de moi-même, pour le prévenir
de ce qui se passait ; il me dit d'adoucir les exprès-
136 MÉMOIRES
sions de la lettre de Cacault, sans toutefois déguiser
le motif des plaintes, et de lui exprimer son mécon-
tentement. Voici la réponse de Haller, que je mis sous
les yeux du général Bonaparte :
Je vous remercie pour voire billet, mon cher Fauvelel. Le
général a détruit, d'un trait de plume, tout le cliarme de ma
place, et sans ce ciuirme, la place n'est pas tenable.
Il s'est rudeiucnl trompé s'il pense que je puisse le servir
encore: ce serait à contre-cœur et ce serait mal le servir. Je
veux ma liberté, coûte que coûte, et il faudra que son pouvoir
tlécliisse dovanl i'otlense. Je vous aurai la plus vive obligation,
si vous pouvez en accélérer le moment.
Je n'ai plus d'autres moteurs que mon devoir et, certes, il ne
suflit pas dans ma j)laee où il faut combattre, du matin au soir,
les intrigants, les fripons et les imbéciles ; lutte insoutenable,
lorsque la première des récompenses lui man(jue, et il n'est
plus im pouvoir du général de réparer le mal, après tant de
preuves de dévouement de ma part.
Ce n'est plus une querelle d'amant, cela ne i)eul s'oublier,
ni se pardonner.
Je vous embrasse de tout mon ca>ur. Halliîr.
Venise, le 2G pniirial an V (14 juin 1797).
Loin de ce fâcher de cette lettre, Bonaparte n'y vit
que l'énergique expression de l'indignation d'un
homme dévoué . Des renseignements plus exacts
furent pris; tous les soupçons disparurent, et l'union
fut rétablie.
Il avait ordonné et payé d'avance les gravures de
ses plus célèbres batailles ; le travail n'avançait pas
à son gré : il se fâcha et dit un jour au géographe
Bâcler d'Albe (1), qu'il aimait assez : « Ah çà ! dépè-
chez-vous donc, songez que tout cela est l'affaire
d'un moment; si vous tardez encore quelque temps,
vous ne vendrez rien : tout s'oublie vite. »
(1) Badcr d'AIbo, peintre et in^jéiiienr j,'éoi,'raplie, ilevcmi général
et directeur du cabinet topographique de Napoléuii. [\). L.)
1)1-: M. 1)1-; iJorKHiHNNi': i:r
Il aurait pu dire i|u'il sr |)rnincllaiL d l'Iïact!!' lui-
nirinc, si (''('•i;\ii possihh', ses piiMuitîTs exploits par do
plus liiillants t-iicini'.
Ndus t'titMis au mois d"- juillet; j.'s ui-gocialious
pour la paix délinitive traiuaiini toujours avec une
ionlt'Ui" qui décriait (laiienuMil drs aiririv-peusécs
lies (ItMix cotôs. Les urirociaifHii's auti'icliii'us se mon-
trèrent liahiles à susciter de nouveaux obstacles.
Bonaparte n'était, dans ce moment, l'ien moins que
disposé à la |»aix qu'il espérait toujours signer à
Vienne, après une cam|»a^'ne d'Allemagne que de-
vaient seconder les armées du Kliin et de Saml>r<'-ct-
Meuse, La minorité du Directoire I<; sollicitait de si-
gner la paix sur la base des préliminaires; la majorité
la voulait plus bonorable et plus avantageuse; l'Au-
triche ne se hâtait pas non plus, parce qu'elle comp-
tait, en France, sûr des troubles_, dont sa police lui
annonçait la prochaine explosion : elle avait ou
croyait avoir intérêt à gagner du temps ; elle élevait
chicanes sur chicanes. On cherchait à se jouer de part
et d'autre ; chacun protestait de son amour pour la
paix, et chacun restait sur le qui-vive. La France ne
demandait pas mieux que d'écraser encore son
ennemi ; celui-ci espérait de la guerre et de l'avenir
quelques dédommagements de ses pertes. Bonaparte
pressait les plénipotentiaires de François II, et ceux-
ci avaient ordre daifendre la révoluiion de Paris.
Cependant, puisque l'on ne travaillait pas sérieuse-
ment à la jiaix, il fallait bien faire semblant de la
Vouloir : on s'écrivit.
Bonaparte adressa, le o thermidor an V (:23 juil-
let 1101), la lettre suivante à l'Empereur d'Autriche.
Je ne l'ai vue dans aucun recueil. Elle fera connaître
sous quel j»»iur de \ ue il envisageait la négociation.
s.
138 MÉMOIRES
Cette lettre fut communiquée au Directoire, par celle
du 28 juillet, écrite cinq jours après, dans laquelle il
disait :
Vous Irouveroz ci-joint la leUre que je voulais écrire à l'Em-
pereur, et que je voulais envoyer par un de mes aides de canij).
Mais tout ce qui arrive à Paris m'a fait craindre que l'on s'amu-
sât à gloser sur cette démarche.
Voici son projet de lettre, sur laquelle on aurait en
effet pu gloser. Il est certain que Bonaparte, à cette
époque, désirait encore la guerre. Il s'apercevait que
l'on se moquait toujours de lui à Vienne, et que l'on
attendait de France des nouvelles que l'on s'imaginait
à l'étranger devoir être favorables aux partisans des
Bourbons. Il demandait à force des renforts ; il exi-
geait que l'on portât son armée à 60,000 boni mes en
état de combattre, et à 10,000 cavaliers. Il n'avouait
alors que 33,000 hommes sous les armes. Dans le
cas que l'on accédât à sa demande, il se faisait fort de
se trouver à Gralz dans le mois de la reprise des
hostilités. Mais il pensait, avec raison, que si sep-
tembre se passait en négociations, il deviendrait
difficile de frapper la Maison d'Autriche du côté du
Tagliamento, et que l'hiver se passerait encore dans
la même incertitude où nous étions alors. Il répétait
à satiété (jue, n'ayant actuellement que 35,000 hommes
présents sous les armes, et 3,000 de cavalerie, il ne
pouvait rien entreprendre :
Majesté,
Reconnaissant des choses honnêtes que Votre Majesté a bien
voulu me l'aire dire dans différentes occasions, je crois y répon-
dre, et lui donner une nouvelle preuve de mes sentiments par-
ticuliers à son égard, en lui écrivant la présente lettre.
Les préliminaires de paix, que j'ai signés de la part du
DK M. DE BOURRIENNE 139
Directoire exéculif ile la Rrpubliciuc française, avec les plénipo-
t'-nliairos de Voire Majosti- lui assurent une paix si glorieuse et
si iivanlagi'usi', (ju'il est impossible, à en juger par ce traité,
lie C(tnnaitro fcllc dfs deux puissances que les hasards de la
guerre oui favorisée.
La niodt'ration de la France, l'évacuation de quatre ou cinq
provinc»'S des filais de Voire Majesté, la conduite du Directoire
exécutif à l'égard de Venise, sont un sur garant de la droiture
de ses intentions.
Il s'est empressé, en même lemps qu'il ralitiail les jjrélimi-
naires, d'env()yer des plénipotentiaires nnmis de pleins pouvoirs
\HHiv conclure et signer la paix délinilive avec Votre .Majesté.
31. de Gallo, qui a le bonheur de jouir de la confiance particu-
lière de Votre Majesté, entama les négociations à Mombello.
Tout paraissait nous acheminer promplement vers le terme
désiré, lorsque l'arri-vée de M. le comte de Merveldl a paru
uj)|>orler un changement dans la marclie des négociations. L'on
espérait que le retour du secrétaire de M. de Gallo lèverait les
ii|)>tacles qui l'entravaient, et l'on s'était en conséquence rendu
i L'dine ; mais il n'a encore apporté que des délais. Ainsi, tout
I spoir pour la conclusion de la paix est presque évanoui.
Nous sommes dans le quatrième mois de la signature des
préliminaires ; les négociations devaient èlre finies dans trois
mois.
Serait-il donc possible que le terrible fléau de la guerre dût
iiicore recommencer? Et Voire Majeslé voudra-l-elle donner le
.--ignal du ravage de l'Allemagne "? L'Europe pourra-l-elle être
fondée à penser que lorsque Votre Majesté voyait les armées
l'tuiemies à la porte de sa capitale, elle a, pour les éloigner,
ucédé à des propositions de paix qu'elle ne voulait pas tenir ?
Huant à moi, je ne le penserai janiais : la loyauté et 1<!S vertus
de Votre Majesté me sont trop particulièrement connues. Mais
je déplorerai le sort ilcs rois que niailrise, malgré leurs vertus,
la méchaureté des hommes.
La République française doit nécessairement, sous un mois,
être en paix ou en guerre, (jui serait d'autant plus afl'reuse (pie,
ne pouvant plus désormais se fier aux traités, l'on ne saurait en
prévoir le terme.
Je ne doute point que Votre Majesté ne soit Irompée. Je me
suis aperçu plusieurs foisqu'elle l'était etteclivement, et, d'après
les bruils que je sais qui courenl dans l'armée de Votre Majesté,
140 MÉMOIRES
je ne serais pas éloiiné (lue des gens lualinlentionnés et mal
inslniits n'aspirassent à nn cliangonient dans l'inlérienr de la
France, qui serait favorable à Imu's projets.
Je siip|ilie Votre 3Iajeslé de prendre en considération la
silualioii respective des deux puissances. Klle tient la balance de
l'Europe, qui a droil d'attendre de l'équité de Votre Majesté
qu'elle la fasse pencher du côté de l'Iiumanilé. Quels que soient
les succès que les années de Votre Majesté parviennent à obte-
nir dans la campagne prochaine, je doute qu'il soit possible, en
supposant même tous les succès de la guerre en leur faveur,
qu'elles obtiennent une paix aussi avantageuse que les prélimi-
naires de Leoben, qui assurent l'artermissement et l'accroisse-
ment de son empire, et la gloire personnelle de Votre Majesté.
Je prie Votre Majesté de ne voir dans la présente lettre que le
désir de faire quelque ciiose d'avantageux au bonheur des
hommes, et qui la convainque de nouveau des sentiments
d'estime et de respect que j'ai conçus pour Votre Majesté.
De Votre Majesté, etc. Bonaparte.
On a vu que cette lettre ne fut point envoyée ; mais
deux mois après l'empereur François écrivit au gt'^né-
ral eu chef de l'armée d'Italie une lettre autographe
que l'on ti^ouvera citée quand j'en serai à l'époque où
elle fut reçue.
Le général Desaix, profitant des préliminaires de
Leoben, vint vers la fin de jtiillet en Italie pourvoir
le général en chef et visiter les champs de bataille que
cette armée et .son général avaient illustrés. Ses
entretiens avec Desaix, sur l'armée du Khin, étaient
bien loin de Ir rassurer sur sa situation luilitaire en
Italie, et lui inspiraient peu d<; confiance dans l'appui
que cette arim-e pourrait lui donner en cas de la
reprise des hostilités au delà des monts.
Ce fut à cette époque que commença leur union.
Bonaparte conçut pour Desaix la plus haute estime et
la plus sincère amitié. Lorsque Desaix fut nommé
général en chef provisoire de l'armée dite d'Angle-
DK M. Dl'. HnntKIKNNF, 141
liMTC, t'ii rabsciu-e du p'-nôral Hoiinpnrtt', roliii-ci
t''cii\ii an Diit'doin' (ju'il ne pouvait |)as faire choix
diiii olficior plus disliiigur que le ijjrnrral Desaix. Ces
senliineuts ne se sont jamais diMuciiiis. La nioi'i
piveoec de Desaix seule a pu rompre leur union, qui,
jt' n'en doute pas, aurait eu par la suite une grande
induiMice sur la earrirre politiqiK^ cl militaire du
iiViK'ial Bonaparte.
Tout le monde connaît la part que prit le général
en chef de l'arin/'e d'Italie à la fameuse journée du
18 fructidor, ses |)roclamations, les adresses de l'ar-
mée, et son fameux ordre du jour. Bonaparte en a
jiarlé assez en détail à Sainte-Hélène. On va voir
dans le chapitre suivant ce que j'ai su et vu dans le
temps sur cet événement mémorable qui se préparait
déjà dans le mois de juin.
CHAPITRE XVII
Les royalistes de l'intérieur. — Mécontentement de Bonaparte. — Les
orateurs de (]lichy. — Divisions dans le Directoire. — Projet de
marcher sur Paris avec 2.j,()0() lioninies. — Animositc de Donaparte
contre les émi^^rés. — Sa iiaine pour Clicliy. — Hésitation de Bo-
naparte entre les deu.x partis du Directoire. — Ordre du jour
d'Augereau sur le mot Monsieur. — (Iraintes que la paix cause à
Bonaparte. — Son attaclicnuMit à la Constitution de l'an !U. —
Botot à Passeriano. — Bonaparte appuie la majorité du Directoire.
— Voya!,'e d'Aui'creau à Paris. — Motifs de ce voyai^e. — Berna-
dette envoyé après Aui^ereau. — Approches du 18 fructidor. —
Lettre de La Kéveillére, Barras et Rewbell à Bonaparte. — Séjour
à Paris de l'aide de camp Lavallette. — (larnot veut la paix. —
Barras demande de l'argent. — Pichei,'ru et Willot. — La minorité
du Directoire croit à un accommodement. — Erreur de Carnot. —
Liquiétudes de Barras. — Pétitions de l'armée d'Italie. — Merlin,
Ramel. — Charles Delacroi.v et Truj,'nel. — Les partisans de
Louis XVIIL — Mot d'Anj,'ereau. — EfTi^ts d'un discours de Carnot.
— Maladie de Sieyés. — Barras éclate contre Carnot. — Embarras
de Carnot. — Lettre de l'électeur de Hesse. — Carnot demande
encore la paix à qiiel(]ne prix (]ue ce soit. — Le mouvement an-
noncé est retardé. — .Mouvement de l'armée de Sambre-et-Meuse. —
Intrigues. — L'esprit du Dircctoii'e. — Mot de Bonaparte sur Au-
gereau. — Le général Cherin. — Le 18 fructidor. — Lettres
d'Augereau, de Lavallette, de Barras et d'Augereau sur ce coup
d'État. — Liste des personnes arrêtées. — M. Lacuée.
Bonaparte voyait depuis longtemps la lutte qui s'en-
gageait entre les partisans de la royauté et les répu-
blicains : il fallait se décider. Le royalisme, disait-on,
déhoi'dait de toutes parts ; tous les généraux qui reve-
naient d<! Paris à l'armée se récriaient avec Ibrce sur
l'esprit de réaction qui agitait l'intérieur. La corres-
MKMOIRKS DK M. DE liOlJRKIKNNM I i:<
[)(in(l;ince [>ai'tic'uli»'M'e du gôiiri'al Ir pi'cssail cuiiii-
iiiii'lli'incnt dt» picndiv un \y,\i\\, ou r<'\citait à w/w
|M)ur lui-mèint'.
L'audace des ennemis de la Ué|)ul)liqu(î l'irrilaii. Il
\ avait dans la majorité des deux Conseils une mal-
veillanee évidente pour Hoiiapai'le. Les meneurs ilu
par(i, les orateurs de Clichy, lilessaienl sans cesse si-n
amour-propre par leurs discours et leurs écrits ; ils lui
[)rodii,Miaii'nt les outrages, dénii^n'aient sa gloire et
eelli' d<' son ai'mée, et eensin-aient av<'C aigreui" ses
jilans de campagne et sa conduite m Italie, surtout
envers Venise, ('/est ainsi que ses services (Maient ré-
compensés par la haine ou par l'ingratitude. Il reçut
vers ce temps une J)rochure dans hujuelle on répétait
le jugement porté par les journaux allemands, et
• •iiti(^ autres par h' SpecUiteur du ÎSonl, (ju'il nie fai-
sait toujours traduire, et dont on a déjà lu un extrait
dans la lettre de M. Sabatier de Castres.
Bonaparte fut vivement alïect*' de cette comparai-
son, et de ce que l'on ne voulait le faire passer que
pour un homme fougueu.v. Il crut aussi reconnaître,
à la dénomination de brigands donnée aux généraux
qui comhattirt^nt dans la Vendée, le parti qu'il allait
combattre et renverser. Il était fatigu"' de la qualiliia-
tion de savante donnée à la manière dont Moreau fai-
sait la gueiie.
Ce (pii l'aflligeait vivement encore, c'était de voir
dans des Français siégeant dans les Conseils de la
nation des détracteurs et des ennemis de la gloire
nationale.
Il engageait le Directoire à faire arrêter les émigrés,
à détruire l'inlluence des étrangers, à rappeler les
armT'es, à faire briser les presses des journaux vendus
à l'Angleterre, tels que la Quotidienne, le Mémorial
144 MEMOIRES
et le Thé. Il les accusait d'être plus sanguinaires que
ne le fut jamais Marat. En cas qu'il n'y eût pas de
remède, pour mettre un terme aux assassinats et à
ririlluence de Louis XVllI, il demandait son rempla-
cement et offrait sa démission.
wSa résolution de passer les Alpes avec vingt-cinq
mille hommes et de marcher par Lyon sur Paris avait
été connue dans cette ville, et chacun discutait les
conséquences de ce passage d'un nouveau Rubicon.
Carnot qui m'a toujours paru de bonne foi, mais que
Bonaparte trompait, parce que ce Directeur ("tait dans
la minorité du Directoire, lui écrivait le 11 août lllH :
« On vous prête mille projets plus absurdes les uns
que les autres ; on ne peut pas croire qu'un homme
qui fait de si grandes choses puisse vivre en simple
citoyen. »
Gela s'appliquait à sa demande réitérée de se retirer
des affaires, fondée sur ralléralion de sa santé, qui,
disait-il, ne lui permettait plus de monter à cheval,
et, au besoin de deux ans de repos, qu'il manifestait
sans cesse.
Le général en (!hef était convaincu, et il a\ait rai-
son, que les lenteurs des négociations et les difiiculté-s
qui renaissaient sans cesse n'étaient fondées que sur
l'attente d'un é\énement qui changerait le gouverne-
ment de la France et rendrait plus favorables, pour
l'Autriche, les chances de la paix. Il demandait tou-
jours avec instance, que l'on arrêtât les émigrés; que
l'on brisât les presses ro\alistes vendues, disait-il, à
l'Angleterre et à l'Autriche ; que l'on fermât le club
de Clichy pour lequel on ne pouvait avoir plus d'aver-
sion que lui. (le club se tenait rue de Clichy (1),
(1) Après le cuiip (rKtnt cxtrapaiiementairo du '■> tlicrmidur
{'■21 juillet l"94i, il se forma à Paris nii cliil) politiiiuc iriioiniiies plus
I)F, M. !)!•: norilItlFNNK 115
maison do (ii-ranl Dosoddirres. Aiibry rtait l'un dos
[dus chauds j)artisans de co olub. C/i'lait un onnonii
d<''olan'' do la cause rt''Volutii)nnairi> (|uo IJonapai'to pro-
to^'(>ait à cette rpoqno. Lo souvenir de sa dostitniion,
[)rovoquôe par Aubry on llUo, s'unissant à sa con-
duite actuolli', inspirait au gônt-ral une haine impla-
cable. Pour appuyer les mesures qu'il provoquait, il
représentait sans cesse la victorieuse armée d'Italie
comme indignée do ce qui se passait en France et
exclusivement animé-o du désir de marcher au secours
de la liberté et de la Constitution de l'an III ; puis il
so faisait un mérite d'arrêter ce patriotisme brûlant,
tout on proilamanl hautement que les soldats étaient
fatigués du bavardage de l'avocat Dumolard, dont
peut-être aucun ne connaissait les discours.
Bonaparte méprisait le Directoire. Il l'accusait de
ou moins inlliiciits, aspirant malgré le vœu bioii contaté de la nation
à cette épo.|ue, au retour de la royauté léi,'itinio, et ijue le peuple
qualilia de iiionarchiens ou cUchi/ens. Ce dernier nom leur vint de ce
iju'ils se reunissaient au bas de la rue de Clicliy, dans une vieille
masure appartenant à un vieux royaliste, qui oITrit cette retraite mys-
térieuse à un groupe d'amis, dont le nombre s'accrut rapidrmcnt au
point de former ce que, pendant les trois années de l"y5, 1796 et l'i'Jl,
on appela le Club de Clicliy. C'était un assemblage hétérogène de
royalistes de toutes nuances, émigrés, mécontents, bourboniens,
orléanistes, absolutistes, modérés, constitutionnels à la façon anglaise.
Dans le nombre liguraient le général Pichegru, Hoyer-Collard, (^lausel
de (loussergues, Hyde de Neuville, Camille Jordan, etc., etc., qui tous
exerçaient une grande influence sur les deux Conseils des Cini[-('ents
et des Anciens. De ce club émanaient de telles motions que le Direc-
toire se décida le 18 fructidor tl septembre i'[)~' à faire un coup
d'Ktat en déportant à Cayenne un grand nombre de (^lichyens, et le
club fut fermé. .Néanmoins, ceux (|ui avaient échappé .à la déportation
ne se tinrent pas pour battus cl conspirèrent encore quand même, il
ne fallut rien moins que l'arrivée de 15i>ii.i|iarte au pouvoir pour dis-
siper les derniers restes de ces conspirateurs permanents.
Le Club du Manêgt', composé de patriotes luttant sans cesse contre
le Directoire, ne survécut pas plus que les autres sociétés politiques
au coup d'État du 1« Brumaire. — D. L.
I. 9
146 MÉMOIRES
faiblesse, de marche incertaine et pusillanime, de
nombreuses fautes, de dilapidations et de persistance
dans un système vicieux et avilissant pour la gloire
nationale. 11 savait que le parti clicliyen demandait
sa destitution et son arrestation. On lui signalait,
dans sa correspondance, Dumolard, comme l'un des
plus prononcés contre lui, enfin le parti royaliste
comme près de triompher.
Bonaparte, avant de se décider pour l'un des deux
partis, pensa d'abord à lui-même. 11 ne croyait pas
avoir assez fait encore pour oser s'emparer du pou-
voir ; ce qui, dans ces circonstances, lui eût été cer-
tainement facile. 11 se contenta de soutenir le parti
qui avait pour lui l'opinion du moment et celle qu'il
avait inspirée à l'armée. Je l'ai vu décidé à marcher
sur Paris par Lyon, avec vingt-cinq mille hommes,
si les affaires lui eussent paru prendre une tournure
défavorable à la République qu'il pn'férait à la royauté,
parce qu'il espérait tirer meilleur parti de la première.
Il faisait sérieusement son plan de campagne. A ses
yeux, défendre ce Directoire tant méprisé, c'était dé-
fendre son propre avenir, c'est-à-dire un pouvoir qui
semblait n'avoir plus d'autre mission que celle de lui
garder la place jusqu'à son retour.
Les partis qui se prononçaient à Paris, exerçaient
une réaction sur^l'armée. L'emploi du mot monsieur
avait occasionné des rixes et fait couler du sang. Le
général Augereau, dans la division duquel cela était
arrivé, publia un ordre qui portait que tout individu
de sa division qui se servirait verbalement on par
écrit du mot monsieur, sous quelque prétexte que ce
fût, serait destitué de son grade et déclaré incapable
de servir dans les armées de la République. Cet
ni-: M. DK liOURRIENNK 147
orJre fut lu à la tète de diîKiiie compagnie (I).
Bonaparte voyait arriver, par la paix, le terme de
sa carrière militaire. Le repos était un supplice pour
lui. Il l'ssaya d'entrer dans les alTaires civiles de la
Hépubliquc ; il anibitionniiit d'être un des cinq Direc-
teurs, persuadé avec raison qu'il le serait bientôt
seul. La réussite de cette tentative eût empêché l'expé-
dition d'Kirypte et placé beaucoup plus t«"»t la cou-
ronne impériale sur sa tète. L'on intrii^uait à Paris en
son nom, pour lui faire obtenir par une loi une dis-
pense d'âge. Il espérait, malgré ses vingt-huit ans,
remplacer un des deux Directeurs que l'on allait chas-
ser. Ses frères et leurs amis se donnèrent beaucoup
de peine pour faire réussir ce projet; mais il parut
tellement op[K)sé aux idées d'alcrs, on y vit une vio-
lation si grande et si prompte de cette jeune Consti-
tution de l'an IIÏ, que l'on allait bien autrement violer
quelques mois plus tard, qu'on n'osa pas même en
faire la proposition officielle. Le Directoire, d'ailleurs,
manifestait souvent la jalousie que lui inspirait Hona-
parte; envieux de sa gloire, le Directoire témoignait
liautemcnt ([u'il était blessé di' la hauteur, du ton et
de l'aHectation d'indépendance du général.
Les membres de ce corps étaient bien éloignés de
le désirer pour collègui'. Le Directoire dissimula, Bo-
naparte aussi ; on se [uodigua de part et d'autre des
il) En ll!»^. les mots de citoyen, citoyenne, furent substitués h,
monsieur, à madame.
Un arrêté <lu Directoire, en date du !"■ novembre 1"!)7, enjoignait
aux ambass.ideurs, consuls, etc., de ne se donner et de ne recevoir
oflirielleineiit d'autre (jii.ilité que celle île citoyen.
(Ict usaL'e, généralement reçu, avait passé dans nos mœurs, il se
maintint jusqu'au coup d'Ktat du 18 ])rnuiairc et se penlit à l'époque
de l'Empire. Le poète Andrieux, qui tenait plus à là chose qu'aux mots,
avait dit : Appelons-nous monsieur, et soyons citoyens. [D. L.)
148 MÉMOIRES
assurances d'amitié : on se haïssait cordialement. Le
Directoire toutefois réclama l'appui de Bonaparte :
Bonaparte l'accorda. Chacun jouait son jeu ; mais sa
conduite postérieure prouve clairement que le main-
tien de la Constitution de l'an III et des libertés pu-
bliques, n'était qu'un prétexte; il en devenait le défen-
seur pour le moment, parce qu'en faisant triompher le
parti contraire, il ne pouvait espérer de conserver cet
ascendant et ce pouvoir qu'il avait sur le Directoire ;
je l'ai vu toujours décidé, dans le cas où le parti cli-
chyen prendrait le dessus, à passer les Alpes avec son
armée et à réunir à Lyon tous les amis de la Répu-
blique, pour marcher de là sur Paris.
On lit dans le Mémorial de Sainte-Hélène une as-
sertion imaginée après coup, et que je dois relever :
« S'il s'agissait, dit-il, en parlant du 18 fructidor, de
dire que le triomphe de la majorité des Conseils fut
son désir et son espérance, nous sommes portés à le
croire par le fait suivant : c'est que dans le moment
de la crise entre les deux factions, un arrêté secret
composé des trois membres composant le parti du Di-
rectoire, lui demanda trois millions i)our soutenir
l'attaque des Conseils, et que Napoléon, sous divers
prétextes, ne les envoya pas, quoique cela lui fût
facile. »
Cela n'est pas aisé à comprendre; il n'y a point eu
à'arrêté secret de trois membr(?s qui lui demandât
trois millions. C'est lui qui a offert de l'argent qu'il
n'a pas envoyé, c'est lui qui a fait partir Augcreau,
c'est lui qui a voulu le triomphe de la majorité direc-
toriale. Sa mémoire l'a mal servi à Sainte-Hélène. La
correspondance que l'on va lire le prouNcia. Il est
bien certain qu'// a offert de l'argent au Directoire,
c'est-à-dire au parti des trois. Bonaparte avait telle-
DE M. I)H noURRIENNE 149
mont pris so résolution, quo dès le il juillet, voulant
metlr»' Augereau dans sa confidence, il le fit venir,
par couriier extraordinaire, de Vicence, où il com-
mandait et où Bonaparte ne pouvait pas se rendre
co-nme il Vavidt promis. Dans l'ordre qu'on adressa
à Augereau de venir sur-le-champ, il y avait : « Vous
1<' |)ri'-vit'ndrez qii»' mon a[)partement d'en bas est
vide ; il peut y descendre. »
Bonaparte ajoute que lorsque Bolot, agent intime
de Barras, vint à PassiM'iano ajtrès le 18 fructidor, il
lui déclara qu'aussitôt que Lavallette lui eut mandé le
véiitable état des choses, les trois millions allaient
être envoyés, lorsque la journée se trouva décidée. On
reconnaîtra l'inexactitude de tous ces faits et de tous
ces dires, dans la correspondance relative à cet événe-
ment. En dénaturant ainsi la vérité. Napoléon n'a pu
avoir d'autre but que de proclamer ses sentiments
pour des principi^s qu'il a adoptés et soutenus avec
force depuis 1800, mais qu'il avait combattus avec la
même énergie jusquà cette époque.
Bonapai-te était bien résolu d'appuyer la majorité
du Directoire et de combattre la faction royaliste;
celle-ci, qui commençait à se montrer redoutable, eût
été écoutée, si elle lui eût offert le pouvoir. Il envoya,
vers la fin de juillet, à Paris, son aide de cam[) Laval-
lette, ayant sa confiance et la méritant. Lavallette joi-
gnait à une bonne éducation une instruction solide,
une douce amabilitt', un caractère liant et des opinions
modérées. .Son dévouement était absolu : il reçut ses
instructions et un chiflVe pariiculier pour correspon-
dre avec le gént-ral en chef (i).
(1) En ofTet, Bonaparte aimait l)eaiicoup son aide de camp Laval-
lette ; celui-ci épousa Eujjcuic de Beauharnais, uicce de Josépliinc, un
150 MÉMOIRES
Augoreau partit après lui, le 21 juillet. Bonaparte
écrivait au Directoire, officiellement, que ce « général
lui avait demandé à aller à Paris pour ses alïaires
particulières ». Porteur des adresses des divisions de
l'armée, et nommé le 9 août commandant de la dix-
sej»tième division militaire, il était etivoyé pour tuer
les royalistes. On le verra tout à l'heure. C'est lui qui
s'en vantera. Telles étaient -s^.s affaires particulières.
Disons la vérité : Augereau fut envoyé exprès pour
seconder la Révolution qui se préparait contre le parti
de Clichy et la minoriti- du Directoire.
Bonaparte choisit Augereau, parce qu'il connaissait
l'exagération de ses principes républicains, son au-
dace et sa petite capacité politique. Il le crut propre à
faciliter un mouvement que^sa présence àl'arméed'Italie
ne lui permettait pas de diriger en personne : Auge-
reau n'était pas pour lui un rival de gloire et d'am-
bition qui pût s'emparer de ce mouvement à son
profit. Napoléon a dit à Sainte-Hélène qu'il avait fait
porter les adresses de Varmée d'Italie par Augereau,
parce qu'il était fort prononcé dans les idées du mo-
ment. C'était là le vrai motif.
Bernadotte fut envoyé plus tard dans le même but.
B()na[)arte prit pour cela le [)rétexte de faire passer au
Directoire quatre drapeaux qui, sur les vingt et un
peu avant le départ pour fKgypte (avril 179.S). On sait que Lavallettc
fut directeur des postes en 1813 et coiidainiié ;'i mort par les Bonrl)ons,
l.avallettc se préparait à subir sou arrêt, quaud le i.'{ décembre, veille
de l'exécution, sa femme le sauva par un beau trait de dévouement
conjuu'al. Ayant obtenu de passer la journée ainsi que sa fille avec le
condamné, elle troqua ses liabits contre les siens, et demeura i\ sa
l)lace, tandis que Lavallettc, cachant ses traits avec un mouchoir qu'il
portait à ses yeux, put !,'aj:ner le dehors de la prison et j)asscr en
Angleterre. Des lettres de grâce, accordées en 1S!2:2, rouvrirent les
portes à Lavallettc; mais sa couraijeuse femme était devenue folle;
elle vécut ainsi jusipi'en 18."i.'). (1). L.)
DE M. DE BOURRIENNE 151
|)ris ;i la bataill»' df Rivoli, avaient t'tt- oiiMirs /;«;•
mcfiarde à Pe.scliii'ra. Ce gt-nt-ial n'a pas jout- un
irrand rn|.' dans cette aflaire. Il a toujours t'it' pcu-
d«MH.
Cette crise du IS IVuctidoi-, (jui recula de trois ans
la mort de la pentarchie, oIVre un des événements les
plus remarquables de sa courte et pitoyable existence.
On va voir comment le Directoire se tira de cette
crise. Les faussetés, les fourberies, l'argent et les
coups de sabre, seront, comme dans tous les mouve-
ments de ce genre, si l'on voyait toujours le dessous
des cartes, les grands moyens mis en usage. J'ai sup-
I)rimé de la correspondance qu'on va lire tout ce qui
est étranger à cette journée et pouvait nuire à l'en-
semble de cet épisode de notre Révolution. Elle con-
tient plusieurs variantes du récit que Napoléon en
a fait à Sainte-Hélène à ses nobles compagnons d'in-
fortune.
Le Directoire écrivit à Ronaparte, le 6 messidor
an V (24 juin 1197), une lettre confidentielle. Elle
n'avait pas la forme des lettres ordinaires, sur les-
quelles on lisait toujours, Directoire exécutif.
La voici :
Nous avons vu, citoyen général, avec une extrême satisfac-
tion, les lémoignagos d'aHachement que vous ne cessez de don-
ner à la cause de la liberté el à la Constitution de Tan III (1).
Vous pouvez compter sur la plus entière réciprocité de notre
part. Nous acceptons avec plaisir toutes les otïres que vous
nc.us avez faites pour venir au secours de la Républifjue. Elles
sont une nouvelli; preuve de votre sincère amour pour la patrie.
Vous ne devez pas douter que nous n'en ferons usage (pie pour
sa tranquillité, son bonheur el sa gloire.
il On aiireâsait ces paroles à celui qui, deux ans plus tard, devait
faire périr cette impérissable Constitution qu'il protcjîeait alors avec
tant de chaleur. ?iote dans la première édition.)
152 MÉMOIRES
Cette lettre était de l'écriture de La Réveillère-
Lepeaux, et signée Barras, Rewbell et La Réveillôre.
Carnot et Barthélémy n'en eurent point connaissance.
Le 30 messidor, Barras annonce à Bonaparte le
changement de ministres.
Le 4 thermidor, Lavallette écrit :
Ce matin j'ai vu Barras.
Il m'a paru bien atï'eclé de tout ce qui se passe. Il ne m'a
pas caciié que la division est très prononcée entre les membres
du Directoire. Nous tiendrons ferme et si nous sommes décré-
tés d'accusation, alors nous monterons à cheval et nous les
écraserons. Il m'a paru étonné que vous ne reveniez pas sur le
compte de Carnot.
Carnot m'a dit que vous voyiez ce qui se passe en France
d'une manière peu favorable à la vérité. Il n'y a rien à craindre.
Ce sont des mouches du coche. Mandex, bien à Bonaparte qu'il
soit sans inquiétude. La République ne périra pas.
Barras m'a dit et répété que, dans la crise où ils se trou-
vaient, de l'argent les aiderait puissamment. Je lui ai fait votre
proposition ; il l'a acceptée avec transport. Il vous écrit à ce
sujet.
Barras écrit le 5 thermidor :
Tous les ennemis de la République réclament contre le ren-
voi des ministres, et nous prouvent par là (pie cette mesure
était bonne et urgente. Moi, Kewdell et La Réveillère, sincère-
ment attachés à la Républi(pie et à la t^onslilution, les défen-
drons jusqu'à la mort. Carnot, sans doute égaré par des hommes
perfides, s'est séparé de nous. Nous arrêterons enfin ce cours
d'assassinats qui allligent depuis un an la République : je n'ai
à cet égard rien à me reprocher. J'ai fait tout ce qui était en
mon i)ouvoir pour l'empèclier. Mais le Directoire, influencé
alors par un homme féroce, ennemi de la liberté française, avait
su rendre nuls tous mes efforts, toutes mes représentations.
Hoche est ici ; il va préparer son expédition d'Irlande. Nous
allons nous occuper d'épurer l'intérieur. Je pense que, sans
commotion violente, nous rétablirons l'esprit public, et que les
bons citoyens du (!orps législatif, ceux qui aiment la Répu-
blique, et qui nous ont paru décidés à la sauver, se rallieront.
DE M. DE BOURRIENNE 153
Le lendemain, (i llu'imidor, Barras écrit et demande
à grands cris de rari^'rnt.
l'oint de retard : soiu/e bien que c'est avec lui sculeinenl que
je jeux remplir les honorables et généreuses inlenlions.
Lavallette écrit le même jour :
La proposilion a été remise sur le tapis, entre Barras, Rowbell
et Kéveillére. Tous trois sont coavenus que, sans de l'argent,
on ne pouvait pas sortir de la crise actuelle. Us espèrent que
vous enverrez de grosses sommes. Ils vous en remercient
d'avance. C'est un homme qui peut beaucoup. Les Conseils ont
été bien obligés de se contenter de l'explication du Directoire
relativement aux proclamations de l'armée (1).
Pichegru et Willot ont décidément levé le masque. Il parait
qu'on veut les opposer à Bonaparte, s'il prend le parti du Direc-
toire.
Carnot est toujours tran(iuille. Lacroix a été victime de l'es-
pèce de composition qu'il a fallu faire pour renvoyer les mi-
nistres.
Il écrit le lU tliermidor :
La minorité du Directoire croit toujours à la possibilité d'un
accommodement. La majorité périra plutôt que de descendre
encore. Elle voit l'abime qu'on creuse sous ses pas.
Mais telle est la fatale destinée de Carnot, ou la faiblesse de
son caractère, qu'il devient un des soutiens du parti monar-
chique comme il le fut de celui de la terreur. Il veut tem-
poriser.
Du 16 thermidor :
Tout est ii-i dans le même état. Grand projet d'attaque par le
Conseil des Cinq-Cents : apprêts d'une vigoureuse défense par
le Directoire.
Barras dit à qui veut l'entendre : J'attends le décret d'accu-
sation pour monter à cheval et marcher contre les conspira-
(1) On se rappelle la nota distribuée à l'armée.
9.
154 MEMOIRES
leurs (les Conseils et bientôt leurs tilles rouleront dans les
égouts.
Les personnes que je vois chez Barras sont la plupart du
Conseil des Cinq-Cents. Ils blâment avec aigreur le choix que
vous avez fait de Willot pour commander le midi (I).
Augereau est attendu ce soir. Barras, en m'annonçant celte
nouvelle, me dit ; Sa présence eu fera pâlir plus d'un, surtout
quand nous lui aurons donné un nouveau titre, qui donnera
plus de poids à ses discours et actions.
On cherchait ce soir chez Barras le moyen de chasser les
émigrés ou de les jeter dans la rivière. Cela fut discuté très
sérieusement et au milieu de dix personnes.
Beaucoup de zélés patriotes trouvent que le Directoire a fait
des fautes graves. On aurait désiré qu'il fit une proclamation
motivée et qu'il n'eût point celé le motif des dix ou douze mille
hommes qui se promènent autour du cercle constitutionnel; car
personne ne prend le change là-dessus. Ils reprochent à Barras
sa paresse, ses plaisirs, son impétuosité souvent indiscrète et
provocante; à Rewbell, ses préventions, son obstination, sa mé-
diocrité; à Réveillère, sa timidité, sa méthodique lenteur et son
défaut d'énergie ; eutin, à Barras, à Hewbel et à La Kéveillère,
(1) Le Directoire lui avait confié le comiiiaiideineiit de la division
de Marseille, dans la pensée que mieux qu'aucun autre, il pourrait
réprimer la réaction jacobine que Fréron avait fait succédera la réac-
tion tliermidorienne. Willot, au mois île janvier 179", fit preuve
d'énerj,'ie en attaquant et en dissipant une émeute jacohiiie qui pa-
raissait assez redoutable. Malijré rinturventioii de honapartc, qui se
fit dans celle circonstance l'interprète des plaintes du parti jacobin
auprès des Directeurs, il fut maintenu et lor.'>q n'arriva l'époque des
élections générales, il fut nonuné députe de .Marseille. Il ne tarda pas
à lii,'urer parmi lus coryphées du parti clicliyon ; toutefois les diverses
mesures qu'il proposa et dont l'une tendait même à prendre l'initia-
tive en arrêtant les Directeurs au Palais du Liixembour!,', ne furent pas
adoptées. Lors ilu coup d'Ltat du 18 fructidor, Willot, alors inspec-
teur des Cinq-Cents, fut frappé de déportation et embarqué pour
Sinamary. ,\n bout de huit mois de captivité, Willot parvint à
s'échapper avec l'ichegrn, Barthélémy et quelques autres. Uéfujjié
d'abord à la Guyane hollandaise, puis en Anjjleterre, il fut porté
en France sur la liste des émigrés comme un royaliste des plus dange-
reux. Il passa plus tard aux États-Unis. Rentré en France lors de
la première He^tauration, il reçut la croix de commandeur de Saint-
Louis et en ISKi, le commandement de la Corse ipi'il exerça jusqu'en
juin 1818. il avait, en outre, re«;u le titre de comte, (l). L.)
DE M. DE BOURHIKNNE 155
leur insuflisance, leurs vues bornées, el colle fatale manie «le se
coniiuire en cliefs de factions, au lieu d'aj^ir en lionimes (rfvtat.
11 esl à craindre (iu'Auj,'preau ne les aigrisso el no les écliauile
|)ar des excès.
J'oubliais de vous dire un mol du général Lajioype. Nous
l)arIions de la paix. Il mo dit, en me serrant la main : )!on clicr,
pt'spcrr <iu'clU' n'aura pas lu*ii, et que Bonapurle achcrera
son ijraiid Duvraije, la n'puhUcanisalion de l'Ilnlic.
V\\v lottre, toiijoui-s de Lavallette, du IS thermidor,
ne contenait rien sur la crise. Le :21 uik' nouvelle
lettre de lui coniineneait ainsi :
Barras m'a paru un peu in(]uiet de ne pas recevoir d'argent.
Bonaparte ne serait peut-être pas asse:^ autorisé par la lettre
qu'on lui a écrite (on l'a vue plus haut, (i messidor). Elle ne
pouvait être revêtue de plus de trois signatures (1), ni plus po-
sitive. Je lui ai parlé de la réconciliation : Cela est faux, m'a-
l-il dit ; il ne peut y en avo'ir. Le Directoire sauvera la Répu-
blique, au moins Barras, Carnot el Héveillère.
I.es provocations vont devenir plus vives : il y aura un choc.
Les habitués de la maison Barras le désirent fort.
Les pétitions, a dit Carnot, faites par l'armée d'Italie, étaient
contraires à la C o ns l i( u l'io n, • cWe^ nous embarrassent beaucoup.
11 esl difficile de justifier une telle violation. On aurait rappro-
ché tous les esprits si le Directoire eût voulu Merlin, Bumel,
Cliarles Delacroix el Truguel i2j. J'avais la parole des membres
des Cinq-Cents qu'ils feraient cesser les clameurs et les entre-
prises de huit ou dix drôles, partisans déclarés de Louis WIII.
On n'a rien fait de tout cela. On a bravé l'opinion publique : on
a aigri les esprits. Quant à moi, ipioique je pense que le parti
de la modération puisse seul nous sauver, j'ai dit dos vérités
îov[ dures aux inspecteurs de la salle. Si on en vient à des vio-
lences, je donnerai ma démission.
.\ugereau a dit hautement : Je suis envoyé pour tuer les
royalistes.
[l) C'était la majorité directoriale. Carnot et Bartlirleniy n'auraient
pas si^iié. [Note dans la première édition.)
lii Merlin à la Justice. — Uauiel aux Finances. — Charles Delacroix
aux .MTaires étran^'eres. — ïrujjuet à la Marine. \!\oledansla première
édition.)
156 MEMOIRES
Barras écrivait le même jour à Bonaparte « que la
République serait sauvée par l'éneri^ie de la majorité
du gouvernement, par celle des armées et de tous les
républicains. »
Augereau écrit le 22 thermidor :
J'ai provoqué el obtenu la suppression de l'armée des Alpes.
J'ai développé à Barras le système des révolutionnaires, et j'ai
été nommé sur-le-champ commandant de la dix-septième divi-
sion militaire. La destitution de toutes les autorités civiles et
militaires est détinitiveiaent arrêtée. Songez soigneusement que
le salut de la République est dans nos mains et que noire pu-
reté et notre courage, dirigés par la pureté d'opinions el d'ac-
tions, sont seuls capa' les de la sauver du précipice affreux où
l'ont plongée les agents du trône el de l'autel.
Il écrit trois jours après :
Les Conseils ont juirlé de changer de résidence ; pour moi,
j'observe et j'agis, je cours sans cesse du Directoire chez Sotin,
et de chez Sotin au Directoire. Je les encourage, je les excite et
je fais en sorte de luiter un peu leur résolution. L'instant leur
paraît décisif : je ne sais qui les oblige à temporiser. 11 ne faut
pas attendre les prochaines élections.
Lavallette écrit le 26 thermidor :
Le discours de Carnot a produit de bons effets. Cependant, les
patriotes ne croient pas à sa sincérité. On lui reproche des mo-
tifs secrets. On veut que son discours ail été concerté avec les
chefs de la faction, l.a réconciliation n'a donc pas lieu. L'ai-
greur existe toujours.
J'ai vu Sieyès, il est toujours malade. Il pense que si l'on n'op-
pose pas une forte digue au torrent des royalistes, la Constitu-
tion sera déchirée et, avec elle, la France.
Lavallette écrit encore le 29 :
Voici mot pour mol ce que m'a dit Barras, avant- hier après
dîner :
Enfin, j'ai déckiré le voile ce matin au Dii'ecloire. Il élail
l)i: M. L)i: HoriUUF.NNH 157
question di's mUiucialinns d'iuilu'. Caniol prélrnàail que lio-
naparlc clait duns une situtiliDn asse'^ (irant'ii/euse, quand il
sif/na les priUiniinaires, pour ne souscrire qu'à des conditions
qu'il pût tenir par la suite. J'ai défendu Uonaparte. J'ai d'il à
(Àirnot, lu n'es qu'un eil scélérat; lu as rendu la République
et tu i<eux éijorijcr cewv qui lu défendent : Infâme brigand !
Alors je nio suis levé. // n'y a pas un pou de ton corps qui ne
soit en droit de te cracher au visage. Carnol me répondit d'iui
air onibarnissé : je méprise vos provocations, mais un jour j'y
répondrai.
Un jeune liomme attaché à sa personne trouve tout simple de
tuer Carnot au moindre mouvement qu'il fera, lorsque celui
qu'on projette aura lieu. Je viens de chez Barras, il m'a dit de
vous dire qu'on organisait le mouvement : il aura lieu sous très
peu de temps. Si le Conseil des Cinq-Cents change de résidence,
le Directoire restera.
Je viens de chez le secrétaire de Barras, il m'a confié qu'un
nommé Viscowitz a donné au Directoire les si.\ cent mille francs
convenus, pour obtenir des conditions plus avantageuses pour
ces coquins-là. Environ moitié de la somme a été payée. Le
reste le sera bientôt. Il m'est impossible de toucher de l'argent
sans qu'on le sache. Je suis surveillé par les inspecteurs des
Cinq-Cents.
Augereaii annonce le :29 thermidor, qu'il n'y a rien
d'es-seniiel; il se plaint toujours de l'incertitude qui
règne, et témoigne le plus grand besoin d'argent.
Puis il ajoute :
L'électeur de Hesse écrit contidenliellenient à son neveu le
général de Hes.se que l'empereur ne fera pas la paix, par la
raison qu'elle ne parait pas être du goût de Clichy, qu'il croit
len'ir la haute main sur Paris et les deux Conseils.
Carnot écrit le 30 thermidor. Il parle au général
en chef des prétendus dangers de la République, des
terreurs paniques, etc. :
Chaque faction a le cauchemar : chacune d'elles s'arme
pour combattre des moulins à vent. L'on commence à s'éclai-
158 MÉMOIRES
rer : la i)eiir a fait le mal, elle fera le romèdo. Au nom du ciel
failos-nous la paix sur les bases mêmes des préliminaires : elle
sera encore superbe ; sans elle, la République est un problème;
assez de gloire vous couvre ; soyez le héros de riiumanité.
Et il termine par ces mots :
Croyez-moi, mon cher général, le plus sûr el le plus invio-
lable de vos amis.
Lavallette écrit le 1 fructidor :
Le mouvement que je vous avais annoncé si positivement de
la part de Barras est ajourné ; ce qui le recule, c'est 1° le peu
d'accord sur les moyens d'exécution; 2° la crainte d'engager un
combat dont le succès n'est pas douteux, mais dont les suites
effraient ; 3° l'embarras que causeraient les Anciens, déterminés
à n'opposer aucune résistance et les Cinq-Cents, qu'on veut
chasser, déterminés à ne pas fuir; 4" l'appréiiension d'une réac-
tion babeuviste ; 5° l'impossibilité d'empêcher les Anciens de
quitter Paris, et la nécessité où se trouve le Directoire de les
suivre.
Augereau est très piqué de ce que vous ne lui écrivez pas. Je
ne co)npn'nds plus Bonaparte, depuis quatre )no'is. Il se fait
beaucoup de tort par ses éloges donnés à Bernadolte et à Seru-
rier. Il est imprudent d'avoir envoyé Bernadotto. 11 sait bien
qu'il n'y a que lui et moi qui puissent sauver la Uépublique et
que je ]juis seul le mettre au fait de ce ([ui se passe. Au reste,
qu'il fasse ce qu'il voudra, je ne lui écrirai plus.
On parlait hier au soir cliez Barras de remplacer Sclierer, on
lui reprocliait son immoralité, son ivresse, son incapacité en
administration. Je prononçai Bernadotte. Il n'est pas assez pa-
triote, dit-on, il a été éprouvé dans cette circonstance.
J'ai cru devoir attendre vos ordres relativement à de l'argent.
Le secrétaire de Barras m'a dit qu'ils en avaient assez pour leurs
opérations.
Le même jour où Augereau avait dit qu'il n'écri-
rait plus ù Bonaparte, il lui écrivit :
Douze raille hommes de l'armée de Sambre-et-Meuse seront
DE M. DE BOUURIEXNE 159
ivanct's prèî du cercle conslilulionnel et seront cantonnés pour
M-rvir au brsoin et couper les conimuniealions (pii pourraient
avoir lieu avec le Calvados, ou se réfugient les émigrés fugilils
de l'aris, depuis mon arrivée.
Vous apprendrez sous peu le cliangemenl du ministre de la
(Juerre. Le Directoire le trouve important dans ses opérations,
et c'est ce iiu'il faut éviter dans ces circonstances critiques où
le moindre retard peut compromettre le plan restaurateur du
Directoire.
Augereau écrit encore le 1 1 fructidor :
L'esprit du Directoire est le même aujourd'hui, c'est-à-dire
que le projet va toujours son train, et que son exécution sau-
vera la chose publique, malgré l'apathie des menées et les en-
traves des meneurs.
Envoyez-moi donc de l'argent.
Bonaparte répondit à la lettre de Lavalielte, du
1 fructidor, dans laquelle il parle d'Augereau.
Augereau est un peu chaud, dit-il, mais il est attaché à la
chose publique, à l'armée, et, je crois, à moi.
Dites à Carnot que je ne crois pas aux bruits que l'on répand
sur lui ; témoignez-lui une réciprocité de sentiments de tout ce
qu'il me dit : dites-lui, comme une opinion qui vient de vous,
qu'à la première occasion je me retirerai des affaires : que si
elle tarde, je donnerai ma démission, saisissez- bien l'effet que
cela fera sur lui.
Lavalletle écrit le 14 fruetidoi' :
Enfin ce mouvement, tant tle fois annoncé, va avoir lieu. Le
Directoire fera arrêter la nuit prochaine, ou celle d'ai)ros,
quinze ou vingt députés. On présume qu'il n'y aura pas d»; ré-
sistance. Il parle ensuite de la nomination de La Réveillère à
la présidence du Directoire, du discours de Marbot, de l'écrit de
Badlcul, du rejet de la résolution sur les fugitifs du Bas-Rhin,
de l'arrivée et de la nomination de (iliérin au conmiandement
de la garde du Directoire et au grade de général de division.
On veut en finir
160 MÉMOIRES
Carnol m'a dit : » Le salul de la République est dans la paix,
quelles qu'en soient les conditions. »
Barras et Lavallette écriveni, It^ 18 fructidor, pour
annoncer purement et simplement le mouvement.
Barras ajoute par post-scriptum :
La paix, la paix! mais honorable et solide, mais non pas
l'infâme proposition de Carnot, transmise par l'aide^de camp
Lavallette.
Augereau écrit le 18 fructidor :
Enfin, mon général, ma rnisaion est accomplie, et les pro-
messes de l'armée d'Italie ont été acquittées cette nuit.
Le Directoire s'est déterminé à un coup de vigueur : le mo-
ment était encore incertain, les préparatifs incomplets ; la
crainte d'être prévenu a précipité les mesures.
A minuit, j'ai envoyé l'ordre à toutes les troupes de se
mettre en marche vers des points désignés. Avant le jour, tous
les ponts et toutes les prmcipales places étaient occupés avec
du canon. A la pointe du jour, les salles des Conseils étaient
cernées; les gardes des Conseils fraternisaient avec nos troupes,
et les membres, dont vous verrez la liste ci-après, ont été ar-
rêtés et conduits au Temple. On est à la poursuite d'un plus
grand nombre ; Carnot a disparu.
Paris est calme et émerveillé d'une crise qui s'annonçait ter-
rible et qui s'est passée comme une fête.
Le patriote robuste des faubourgs proclame le salut de la
République, et les collets noirs sont sous terre. Maintenant c'est
à la sage énergie du Directoire et des patriotes des deux Con-
seils à faire le reste. Le local des séances est ciiangé, et les
premières opérations promettent le bien. Cet événement est un
grand pas vers la pai.\ : c'est à vous à franciiir l'espace qui
nous en tient encore éloignés.
N'oubliez pas la lettre de change de 25,000 francs ; c'est
urgent.
or, M. Dl", HOIKUIKNNI-:
161
I.ISTK Di;s
'KnsoNNKS AUHKTKliS KT CO.NDAMNKKS A I, A DiOt'OU-
TATION Al'UicS l-l) 18 FKLCTlDOIt.
Memln-i'S du Conseil des Cinq-Cents (1).
MM. Aubry, Job Aimé, Boissy-
d'Aiiglas, Bornes, Favarl Blain,
Coucliery, Ddaliayo (de la Seine-
Inférieure), Delanie, Douinéré,
Dumolanl, Diiplanlier, Diiprat,
Henry Larivière, Irnbert Colo-
nies, Jmirdan (des Bouelies-du-
Rlione), (jau, La Carrière, Le-
inarcliand-Gomicourt, Mersan,
Madier, Maillard, Noailles,- An-
dré (de la Lozère), Pavie, Pas-
lorel, l'olissart, Qualre-Mère,
Saladin, Siméon, Vauvilliers,
Vaublanc, Villarel-Joyetise, Wil-
lol, Maillie, Pichegru, Perée
(de la Manciie), Camille Jordan,
Bourdon (de l'Oise) , Dauciiy
(de l'Oise).
Membres du Conseil des Anciens.
MM. Barbé-Marbois, Kerranl-
Vaillant, Laffon-Ladébat, Lau-
niont, .Muraire, Murinais|, Pa-
radis, Pnrlalis, Rovère, Tron-
(.■on-Ducuudray ; Carnol, Bar-
thélémy, directeurs.
Les nommés :
Febvrier-Davradon, Mayeu-
vre, Brotlier, Lavilleurnoy, Du-
verne de Presle ; Cochon, ex-
ministre ; Dossonville, inspec-
teur de police ; Miranda, ex-
général; Morgan; Suard, jour-
naliste ; Hamei, commandant les
grenadiers du Corps législatif;
Dumas, Lametherie, Tupinicr,
Jarry des Loges, (Jibert-Desmo-
lières, Descourtis-.Mirlemond,
Cadroy, Lemerer, Fayolle, Gré-
goire-Derumare; Raffel, ancien
commandant du bataillon de la
Butle-des-Moulins {i).
il) On pourrait remaniucr ici, sans autro réflexion, que Lmiis XVllI
eiiviiya en 181 i, des lettres de noblesse aux membres des deux con-
seils qui avaient etc frucliUorist's. [Noie dans la première édition.)
lil O doit être UalTet et non ItalTel, car dans une hloirrapliie du
celtbre peintre HalL't il est dit que son oncle Nicolas RalJ'el, com-
mandait en l'an III, le bataillon de la j,-:>rde nationale de la Butte-des-
Moidins; ([ue sa coinliiite pend. ml les jouriu;es de Prairial et de (Jcr-
niinal lui valut le ^'radc d'adjudant ;,'énéral, chef de bri;,Mde et le
commandement de la place de Paris. d>- L.)
162 MÉMOIRES
Lavallette écrit les 18 et 22 fructidor, pour annoncer
l'événement et la destitution du général Clarke. Il
prévient Bonaparte que Barras conserve une grande
méfiance au sujet de l'argent.
Le 22 fructidor, Talleyrand écrivit à Bonaparte,
Après lui avoir donné les détails déjà connus du
18 'fructidor, qu'il craignait de voir dénaturer aux
yeux du général en chef, il finissait ainsi :
Vous lirez dans les proclamations qu'une conspiration véri-
table et toute au profit de la royauté se tramait depuis longtemps
contre la Constitution : déjà même elle ne se déguisait plus ;
elle était visible aux yeux des plus indifférents. Le mol patrioU'
était devenu une injure; toutes les institutions républicaines
étaient avilies ; les ennemis les plus irréconciliables de la France
accouraient en foule dans son sein, y étaient accueillis, honorés.
Un fanatisme hypocrite nous avait transportés tout à coup au
\vi^ siècle. La division était au Directoire ; dans le Corps légis-
latif siégeaient des hommes véritablement élus d'après les
instructions du prétendant, et dont toutes les motions respiraient
le royalisme. Le Directoire, fort de toutes ces circonstances, a
fait saisir les conjurés. Pour confondre à la fois et les espé-
rances et les calomnies de tous ceux qui auraient tant désiré ou
qui méditeraient encore la ruine de celte Constitution, une mort
prompte a été prononcée, dès le premier jour, contre (juiconque
rappellerait la royauté, la Constitution de 93 ou d'Orléans.
Le lendemain, Lavallette écrivait :
Il est très essentiel que vous ayez ici constamment quelqu'un
qui vous soit dévoué ; il existe une cabale contre vous : elle est
composée de gens exagérés ; ils vous reprochent d'avoir laissé
égorger les patriotes du Piémont et de n'avoir pas reçu ceux
du Midi avec la distinclioa convenable. Augereau est pour beau-
coup dans tout ceci. Je ne dois pas vous cacher que Viscontl
ne met aucune mesure dans ses discours à votre sujet. Il a dit
à une table très nombreuse que vous aviez donné du pied au
c... à 11 a été tenu encore d'autres projjos par le même
homme.
J'ai vu Barras, il ne m'a pas du tout parlé de vous.
DR M. DE noURFUENNK 103
Barras avait écrit la veille à Bonaparte :
Les infâmes journalistes auront leur tour aujourd'hui. La
résoUilion des Cinq-('ents sera adoptée. On nous donne demain
deux collègues; ce sont François de Nenftliàteuu et Merlin.
Termine la paix, mais une paix honorable ; que le Rhin soit
limite; que Mantoue soit à la république cisalpine, et ijue Venise
ne soit pas à la Maison d'Autriche. Voilà le vipu du Directoire
épuré; voilà celui de tous les républicains; voilà ce que veut
l'intérêt de la République et la gloire bien méritée du général
et de l'ininiorlelle armée tpi'il commande.
Il écrit deux jours après :
Ton silence est bien étrange, mon cher général ; les déportés
sont |»arlis hier; Augereau se conduit on ne peut mieux; il a la
confiance des deux partis : elle est bien méritée. Les Bourbons
partent demain pour rEsi)agne.
Augereau écrit du même jour :
Mon aide de camp de Verine vous informera de toutes les
circonstances du 18. Il est aussi chargé de vous remettre des
dépoches de la part du Directoire, que la privation de vos
nouvelles jette dans une vive inquiétude. Il n'éprouve pas moins
de peine en voyant à Paris un de vos aides de camp di, dont
la conduite excite son mécontentement et la défiance des
patriotes, envers lesquels il s'est mal comporté.
Le rappel du général (Uarke doit vous être parvenu dans ce
moment, et je doute qu'il vous étonne. Parmi les mille et un
motifs qui ont déterminé le gouvernement, on peut compter sa
correspondance avec Carnot, qui m'a été communiijuée, et dans
laquelle il traitait de brigands les généraux de l'année d'Italie.
Moreau vient de faire passer au Directoire une lettre qui jette
un nouveau jour sur la trahison de Pichogru. Tant de noirceur
n'est pas concevable.
Le gouvernement persévère et se soutient dans les mesures
salutaires qu'il a adoptées. J'espère que c'est en vain que les
débris des factieux essaieraient de renouer leurs trames. Les
patriotes resteront unis.
(1) C'était Livailettc,
lOi MEMOIRES
De nouvelles troupes ayant été appelées à Paris, et ma pré-
sence à leur tête étant jugée indispensable par le gouvernement,
je n'aurai pas la satisfaction de venir auprès de vous aussitôt
que je l'espérais. Gela m'a décidé à faire venir mes chevaux et
mes équipages, que j'avais laissés à Milan.
Bernadotte écrit à Bonaparte, le '^i fructidor :
Les députés arrêtés sont partis pour Rocheforl, où ils doivent
être embarqués pour être jetés dans l'île de Madagascar. Paris
est tranquille. Le peuple a appris l'arrestation des députés,
d'abord avec indifférence; un esprit de curiosité l'a bientôt
attiré dans les rues, l'enthousiasme a suivi, etj'air qui depuis
longtemps n'avait pas retenti des cris de : Vive La llépuldique! en
a été frappé dans toutes les rues. Les départements voisins ont
témoigné leur méconlenteraent ; celui de l'Allier a prolesté, dit-
on, mais il sera cinglé d'importance. Huit mille hommes arrivent
dans les environs de Paris; une partie est déjà dans la banlieue,
sous les ordres du général Lemoine. Le gouvernement a dans
ce momenl à sa disposition la possibilité de remonter l'esprit
public; mais tout le monde sent qu'il faut qu'il s'entoure de
républicains probes et énergiques. Malheureusement une foule
d'hommes sans talents et sans moyens croient déià que le mou-
vement n'a été que pour eux ; le temps est propre à tout
remettre. Les armées ont repris de la consistance ; les militaires
de l'intérieur sont considérés, ou du moins craints. Les émigrés
fuient et les prêtres insermentés se cachent.
Jamais circonstance ne fut plus heureuse pour consolider la
République : si elle n'est pas saisie, nous sommes menacés
d'être forcés de faire un nouveau mouvement après les pro-
chaines élections. Le Corps législatif a accordé au Directoire un
grand degré de puissance. Quelques hommes pensent qu'il ferait
beaucoup mieux de s'ajourner pour un temps déterminé, en
laissant au Directoire le soin de faire marcher la Constitution
jusqu'à telle ou telle époque : ou n'est pas d'accord là-dessus;
néanmoins le Directoire et le Corps législatif sont unis. Il reste
cependant, et ceci n'est pas douteux, un parti dans les deux
Conseils, qui n'aime pas la République el qui fera tout pour la
perdre, aussitôt que son jjremier mouvement de terreur sera
pas.sé. Le gouvernement le sait ; il prendra vraisemblablement
des mesures pour l'éviter et mettre par là les patriotes à l'abri
d'une nouvelle persécution.
DE M. DK Horiimi'.NNK It.r.
Lnvallctte écrivait le :2o fructidor :
J'ai eu une longue conversation awc le repivsenlant Lacnéc.
Il Mi'adit : Le Conseil di's Cinq-Ceuls iloil s'ajoiirm'r ; il ne vi'iil
pas iHrc le sénat de Tihrre. Qiiunt a tlotiaparle, qu'il n'espère
pas jamais jouir ici île ses traraitx ; il est craint par les puis-
sances, envié par les militaires et méconnu du peuple indiijne
de l'apprécier. La calomfiie a préparé ses poisons, el il en sera
l'iclime. Je imulrais le saeoir heureux; je voudrais qu'il ne
s'étoujnàl pas des hautes destinées où son grand génie et la
fortune rappellent avec tant de constance (1).
Bonaparte rcrit au Directoiie, le :2() fructidor :
Ci-joinle une proclamation à rarmée, relativement aux évé-
nements du 18. J'ai fait partir pour Lyon la 4o« demi-brigade,
commandée par le général Bon, el une cinquantaine d'hommes
à cheval ; le général Laones, avec la 20" d'infanlerii; légère et
la 9* de ligne pour Marseille : j'envoie dans lt;s départements
du Midi la proclamation ci-joinle. Je vais également ni'occuper
d'une proclamation pour les habitants de Lyon, dés (|ue je saurai
à peu près ce qui s'y sera passé. Des l'instant que j'apprendrai
qu'il y a le moindre trouble, je m'y porterai avec rapidité.
Comptez ({ue vous ave/ ici cent mille honmies qui seuls sauraient
faire respecter les mesures que vous prendrez pour asseoir la
liberté sur des bases solides. Qu'im])ortc que nous remportions
des victoires, si nous sommes honnis dans notre pairie '.' On
peut dire de Paris ce que Cassius disait de Rome : Qu'imporle
ipi'on l'appelle reine, lorsqu'elle est sur les bords de la Seine
l'esclave de l'or de Pitt"?
[l Piusioiirs personnes ont attribiif ;i la corrcspoïKlance de M. de
L.ivalletle, la manière supérieure ilunt lîoiiapnrtc avait jujjè les évé-
nements du IS fructidor. Je ne veux rien oter du mérite de M. de
Lavallette; personne ne l'estime, sons ce rapport, plus que moi; mais
la correspondance anti fructidorienne cpn; l'on vient de lire prouvera
que Bonaparte, quoique liors de Fram'e. connaissait bien un événement
qu'il encoura;;cait par ses proclamations et qu'il faisait soutenir par
ses frénéraux les plus prononcés. Des rapports fidèles, des conversa-
tions rendues avec esprit et e.xactitude, une inveslijcation, ne sont pas
des avis. Bonaparte ne les aimait pas. .Notv. On verra à la tin de ce
volume le chiffre que j'avais compose pour cette correspondance.
(Note dans la première édition.
166 MÉMOIRES DE M. DE BOURRIENNE
Augereau écrit à Bonaparte, le 30 fructidor :
L'esprit public gagne de jour en jour cl promet, par la sagesse
des Franrais, un avenir heureux, et bannit toute crainte de
rechute, quoique le royalisme n'ait pas perdu toute espérance. 11
y a déjà longtemps que je n'ai reçu de vos nouvelles. Vous
m'aviez fait espérer que j'en aurais sous peu de jours et que le
premier courrier m'apporterait l'ordre de toucher les fonds. Je
suis dans ratlenle do l'un et de l'autre, car je suis oblige de me
ser\ir de beaucoup de personnes et d'employer ~de grands
moyens pour être au courant de tout. Veuillez, citoyen général,
être persuadé qu'à quelque prix que ce soit je surmonterai les
obstacles et parviendrai au but proposé, d'assurer la République
et de la faire respecter dans l'intérieur par des moyens consti-
tutionnels. Donnez-moi de vos nouvelles, tenez vos promesses
et je me charge de ce qu'il y a à faire.
Augereau voulut avoir, après le 18 fructidor, sa
part de la victoire et du service qu'il venait de rendre:
il voulait être Directeur, il ne fut que candidat : c'était
bien assez pour n'avoir été qu'un instrument dans
cette journée.
Talleyrand écrit une seconde lettre à Bonaparte, le
30 fructidor :
Nous comptons répandre des écrits où il paraîtra clairement
que les Cours de Vienne et de Londres étaient d'accord tout à
fait avec la faction qui vient d'être abattue chez nous. On verra
à quel point les négociations de ces deux Cours et les mouve-
ments de l'intérieur allaient ensemble. Les membres de Clichy
et le Cabinet de l'Empereur avaient pour objet commun et
manifeste le rétablissement d'un roi en France et une paix hon-
teuse par laquelle l'Italie devait être rendue à ses anciens maîtres.
Cette correspondance, dont j'avais conservé les
pièces manuscrites, m'a paru d'un si grand intérêt et
renfermer des faits si importants et si nouveaux, sur
cette j(jurnée du IH fructidor, que j'ai cru devoir la
reproduire ici en entier,
CHAPITRE XVIII
Satisfaction causée à Bonaparte par les événements du 18 fnictiilnr.
— Son frOre Joseph entre aux (linq-Cents. — Lettre tle Bonaparte à
Anjrercau et à Fraii^-ois de Neufcliàteau. — Le Directoire et les
énii^Tos. — Opinions cie Bonaparte. — Demande île démission. —
Injrralitnde du gouvernement. — Le Directoire refuse la démission
de Bonaparte. — explications données par le F)irectoirc. — La con-
iluite de Botot desavouée. — Lettre de Botot. — Proclamation de
Bonaparte aux marins de l'escadre de Brueys. — Présage de l'expé-
dition d'Kirypte. — Toulon. — Les Anglais.
Bonaparte fut dans l'ivresse de la joie lorsqu'il
apprit l'heureuse issue de la journée du 18 fructidor.
Elle avait pour résultat la dissolution du Corps légis-
latif et la chute du parti cl ichiioi , (\ui, ûopuin quelques
mois, le privait de repos. Les Cliehyens avaient refusé
de recevoir Joseph Bonaparte comme député du Lia-
mone au Conseil des Cinq-Cents. La victoire de son
frère leva la difficulté, mais le général en chef vit
hientôt que le parti vainqueur ahusait de son pouvoir
et compromettait de nouveau le salut de la République
en recommençant le gouvernement révolutionnaire.
Le Directeur s'alarma de son mécontentement et fut
piqué de son blânne. 11 conrut la singulière idée d'op-
poser à Bonaparte Augereau, dont il venait d'éprouver
le dévouement aveugle : on le nomma commandant
de l'armée d'Allemagne. Augereau, dont on connaissait
l'extrême vanité, se croyait en état de lutter contre
168 MÉMOIRES
Bonaparte : son arrogance se fondait sur ce qu'avec
une troupe nombreuse il avait arrêté quelques Repré-
sentants désarmés et arraché les épaulettes au com-
mandant de la garde des Conseils. Le Directoire et
lui remplirent d'espions et d'intrigants le quartier
général de Passeriano.
Bonaparte, informé de tout, se moqua du Direc-
toire, et offrit sa démission, pour se faire supplier de
conserver le commandement.
On verra par les lettres post-thermidoriennes sui-
vantes la confirmation de l'opinion du général sur cet
événement.
Il écrivait à Augereau, le !2 vendémiaire, an VI
(23 septembre IIOT), a{>rès lui avoir annoncé l'ar-
rivée de son aide de camp :
Toute l'armée a applaudi à la sagesse et à l'énergie que vous
avez montrées clans celte circonstance essentielle, et elle a pris
part au succès de la patrie avec cet enthousiasme et cette
énergie qui la caractérisent; il est à souhaiter seulement que
Ton ne fasse pas la bascule, et que l'on ne se jette point dans
le parti contraire. Ce n'est qu'avec la sagesse et une modéra-
tion de pensée que l'on peut assurer d'une manière stable le
bonheur de la patrie. Quant à moi, c'est le vœu le plus ardent
de mon cœur. Je vous prie de m'instruire quelquefois de ce que
vous faites à Paris?
Bonaparte écrivait le même jour à François de
Neufchàteau :
Le sort do l'Europe est désormais dans l'union, la sagesse et
la force du gouvernement. 11 est une petite partie de la nation
qu'il faut vaincre par un bon gouvernement. Nous avons vaincu
l'Europe, nous avons porté la gloire du nom français plus loin
qu'elle ne l'aurait jamais été. C'est à vous, premiers magistrats
de la République, à étouffer toutes les factions, et à cire aussi
respectés au dedans (jue vous l'êtes au dehors. Un arrêté du
Directoire exécutif écroide les trônes ; faites que des écrivains
stipendiés ou d'ambitieux fanatiques, déguisés sous toute espèce
Di: M. iJi; i{(HHKii;\\E 169
(Je masques, ne nous replongeai plus dans le lorrenl révolution-
naire.
Les sentiments relativement à la pai\ ([ni aniinaifnt
la majoritr du Directoire avant le IS rnictidor, s'rtaicnt
encore cvaltt-s par le siieci's de cette jounn-e. II t''ci'i\it
au gênerai Bonaparte^ le -2 xendémiaire an VI (:2."^ sep-
tembre nu").
Il ne taul plus ménager rAiitrichc... Sa perliilio, son intelli-
gence avec les conspirateurs de l'intérieur sont manifestes... La
trêve n'était pour elle qu'un prétexte de se ménager le temps
nécessaire pour réparer ses perles et attendre les mouvements
intérieurs que le 18 fructidor a prévenus. Depuis le général
jusqu'au dernier solilat autrichien, on se disait qu'à celle der-
nière époque les trois Directeurs qu'on désignait sous le nom de
triumvirs seraient poignardés, el que la royauté serait pro-
clamée. Tous se llalluieul d'être bientôt à Paris avec les émi-
grés. Condé, le chef de ceux-ci, était déjà secrètement en
France, et avait, à l'aide de ses intelligences, pénétré jusque
près de Lyon.
Bonaparte écrivait au Directoire, le 4 vendémiaire,
une .seconde lettre qui se croisa avec celle qui lui fut
écrite le 2 par le Directoire :
Un officier est arrivé avant-hier do Paris à l'armée; il y a
répandu qu'il était parti de Paris le io, qu'on y était inquiet de
la manière dont j'aurais pris les événements du 18; il était por-
teur d'une espèce de circulaire du général Augereau à tous les
généraux de division; il avait une lettre du ministre de la
Guerre à rordonnateur en chef, qui l'autorisait à prendre tout
l'argent dont il aurait besoin pour sa route.
Il est constant, d'après tous ces faits, que le gouvernement
en agit envers moi à peu près comme envers Pichegru, après
vendémiaire (an IV).
Je vous prie ne me remplacer et de m'accorder ma démission.
Aucune puissance sur la lerre ne sera capable de me faire con-
tinuer de seiTir, après celte marque horrible de l'ingratitude du
gouvernement, à laquelle j'étais bien loin de m'allendre. Ma
L 10
170 MEMOIRES
santé, considérablement affectée, demande impérieusement du
repos et de la tranquillité.
La siliialion de mon àme a aussi besoin de se retremper dans
la masse des citoyens. Depuis trop longtemps un grand pouvoir
est confié dans mes mains : je m'en suis servi dans toutes les
circonstances pour le bien de la patrie ; tant pis pour ceux qui
ne croient pas à la vertu, et cjui pourraient avoir suspecté la
mienne. Ma récompense est dans ma conscience et dans l'opi-
nion de la postérité.
Je puis, aujourd'hui que la patrie est tranquille et à l'abri des
dangers (jui l'ont menacée, quitter sans inconvénient le poste oîi
je suis placé.
Croyez que, s'il y avait un moment de péril, je serais an pre-
mier rang pour détendre la liberté et la Constitution de l'an III.
Le Directoire lui répondit sans délai, le 12 vendé-
miaire, pour se justifier et s'excuser des reproches de
méfiance et d'ingratitude que lui avait adressés le
général Bonaparte :
Quant aux motifs d'inquiétudes que vous avez conçus, disait-
il, les propos d'un jeune liomme, projios qu'on lui avait peut-
être prêtés, pouvaient-ils l'emporter sur les communications
constantes et directes du gouvernement?
Quant à la lettre du général Augereau, comme des représen-
tants royalistes avaient écrit dans ce sens à des généraux de
l'armée d'Italie, et que cela était connu à Paris, ce général avait
cru apparemment devoir y opposer le contre-poison : cela ne
pouvait être susceptible d'aucune interprétation contre vous...
11 en est de même de la lettre du ministre de la Guerre; il ne
s'agissait sans doute que de fonds pour frais de route.
Craignez que les conspirateurs royaux, au moment où peut-
être ils empoisonnaient Hoche, n'aient essayé de jeter dans
votre àme des dégoûts et des défiances capables de priver notre
patrie des efforts de votre génie.
Le Directoire jugea par le compte qu(3 lui rendit
Botot, que cet agent n'avait pas réussi à rassurer entiè-
rement Bonaparte sur ses intentions. Le Directoire lui
écrivit la lettre suivante, le 30 vendémiaire :
Di; M. i)K i?nn;i;ii;NNr: ni
Lo Directoire a fié )mmiio lui-mi^mo de riinprcssioii qu'a pu
produire sur vous la K-llre doiil t'iail i)orleur un aide de camp
|)Our le payeur général. La rédarlion de celle lellre a fort
éloMiie le gouvernement, qui n'a jamais nommé ni reconnu un
agent pareil : c'est au moins une erreur de bureau; mais elle
ne doit pas altérer l'idée que vous deviez avoir d'ailleurs de l'es-
time et de la manière de penser du Directoire à votre égard. 11
parait que le 18 tVuetidor est défiguré dans les lettres qui par-
viennent à l'armée d'Italie ; vous avez très bien fait d'inter-
cepter ces lettres il il serait nécessaire d'adresser les plus mar-
(juanles au ministre de la Police (1).
Dans vos observations sur la pente trop forte des esprits
vers le gouvernement militaire, le Directoire reconnaît un aussi
éclairé qu'ardent ami de la République. Rien de plus saint que
la maxime : di'dant nnnu loua', jwur le maintien des répu-
blicjues. (le n'est pas un des traits les moins glorieux de la vie
d'un général placé à la tète d'une armée triomphante, de se
montrer lui-même si attentif sur un point aussi important.
Botot, de son côté, écrivit à Bonaparte, le o bru-
maire, pour le rassurer, et lui peindre l'intérêt avec
lequel il avait été reçu à son retour d'Italie. Il avait
retrouvé le Directoire plein d'admiration et de ten-
dresse pour la personne du général.
Peut-être le gouvernement commet-il beaucoup de fautes;
peut-être ne voit-il pas toujours aussi juste que vous dans les
atï'aires; mais avec quelle dodlilc républicaine il a reçu vos
observations.
Au.ssitôt après l'événement du 18 fructidor, Bona-
parte s'empressa d'adresser aux marins de l'escadre
de l'amiral Brueys la proclamation suivante, qui
prouve que déjà il avait dans l'idée d'exécuter son
projet favori d'aller en Egypte. Cette pièce est tout
entière écrite de sa main ; on en a publié quelques
(1) Quel rOle i,!,'ii>ji)le on proposait au conquérant de l'Italie, y^ote
dans la première ifdilion.)
172 MEMOIRES
paragraphes sous la rubrique d'Udine. La voici inté-
gralement. Il la rédigea à Passeriano, le 16 septembre.
Aux marins de Vescadre de l'amiral Brueys.
Camarades,
Je m'empresse de vous communiquer la proclamation du
Directoire exécutif. Vous verrez les dangers auxquels nous
venons d'échapper.
Quelques traîtres, quelques émigrés, s'étaient emparés de la
tribune nationale.
Les premiers magistrats de la République, les représentants
fidèles à la patrie, les républicains, les soldats, se' sont ralliés
autour de l'arbfre de la liberté. Tous, ils ont réuni leurs efforts,
ils ont invoqué le destin de la République, et les partisans des
tyrans sont confondus et aux fers.
Camarades, nous avons soumis et pacifié le continent. Nous
allons réunir nos efforts aux vôtres pour conquérir la liberté des
mers, pour venger sur ces fiers insulaires les maux qu'ils nous
ont faits : quel est le marin de la Méditerranée qui pourrait les
avoir oubliés?
Vous souvient-il de celte nuit terrible à jamais désastreuse dans
le souvenir du peuple français?
Toulon livré aux Anglais, notre arsenal en proie aux tlammes,
plusieurs frégates de guerre en feu; tant de maux, tant de
crimes, et l'ouvrage do peu d'heures! Et des bigots, aussi impu-
dents (pie lâches, que traîtres, osaient rappeler ceux qui ont
vendu tout à l'Angleterre et été la cause de la fermelure des
mers... Non, cela ne sera jamais, jamais, tant qu'un soldat des
trois armées vivra, tant que vous aussi, braves marins, conser-
verez ce sentiment de la dignité de la patrie et des hautes des-
tinées qui doivent un jour illustrer notre nation.
Sans vous, nous ne pouvons porter la gloire du nom français
que dans un petit coin de l'Europe; avec vous, nous traverse-
rons les mers et porterons l'étendard de la République dans les
contrées les plus éloignées.
(1) IVoiis rétablissons le véritable texte d'après la Colleelion Na-
poléon : « Aux marins de l'escadre du coiitre-aiiiiral lirneys, ([Liartior
j,'éiiéral, Passariaiio 30 fructidor au Y (Ki septembre il'Jl). » Cama-
rades, les émiij'rés s'étaient empares de la tribinie nationale. Le
Dn: M. DE nOURRIENNK 173
L'ex|)nlitii)ii d'Kgypte est dans cette proclamation.
Ces sentiments en\ei's rAnij:leteiTe et tout ce (ju'il
a l'ait contre die pendant (luinze ans laisseraient, si
le l'ait n'était pas bien constaté, la postérité dans le
doute de son extradition volontaire et spontanée à
un jxHiple qu'il n[ipelaii si dédaii^neusement un peuple
boutiquier, qui nuus hait, ([u'il haïssait si profondé-
ment, et dont il avait toujours menacé le commerce,
la propriété industrielle, les instittitions, et même
l'existence.
Directoire exécutif, les représentants restés fidèles à la patrie, les
républicains de toutes les classes, les soldats se sont ralliés antour
de l'arbre de la liberté: i.ls ont iuvoijué les destins de la République,
et les fiartisans de la tyrannie sont aux fers.
Camarades, dès que nous aurons pacifié le continent, nous nous
réunirons à vous pour conquérir la liberté des mers. Chacun de nous
aura présent à la pensée le spectacle horrible de Toulon en cendres;
de notre arsenal, de treize vaisseau.Y de guerre en feu; et la victoire
secondera nos efforts.
Sans vous, nous ne pourrions porter la gloire du nom français que
dans un petit coin du continent ; avec vous nous traverserons les
mers et la gloire nationale verra les régions les plus éloiga-es.
Ce te.xte est celui inséré dans la Correspondaucs de Naiolefon l"
(Pièce t±it). (D. L.)
>>
10
CHAPITRE XIX
Captivité à Oimiitz. — M. de La Fayette. — M. de Latour-Matiboiirif.
— M. Bureaux de Puzy. — Mauvais traitements des prisonniers. —
— Vexations inouïes. — M""" de La Fayette. — M'i?' de La Fayette.
— Lu seul lit. — Mauvaise nourriture. — Renvoi des domestiijues des
prisonniers. — Le capitaine Mac-Elij,'ut. — Promesse exigée de no
point rester en Autriclic. — Mauvais vêtements de M. Bureaux de
Puzv. — Le i/éncral Clarke.
II ne me reste, avant de passer au traité de Campo-
Formio, qu'à donner les pièces que j'ai annoncées sur
la captivité de MM. de La Fayette, Latour-Maubourg,
Bureaux de Puzy.
M. le marquis de Chasteler, sur les plaintes qui
furent transmises à la Cour de Vienne, relativement
aux mauvais traitements de ces prisonniers d'État,
fut chargé par l'empereur d'Autiiche de se rendre à
Oimiitz, afin de faire im rapport sur leur prison et
leur traitement. Il fut, en outre, chargé d'une propo-
sition particulière sur laquelle chacun des détenus
devait donner sa déclaration avant d'obtenir sa liberté.
Voici les pièces :
Procès-verbal sur le traitement de MM. de La Fayette, de
Latour-3Iaubourg el Bureaux de Puzy, détenus comme prison-
niers d'Étal à la lorteresse d'Olmùtz, ainsi que sur celui de
M"* de La Fayette, de raesdemoiselies ses lilles, auxquelles
S. M. l'Empereur a permis de se joindre à leur mari el père
respectif, et sur celui de leurs domestiques.
Mi:M()iia:s in-; m. i»i; i-.di ki;ii;nM'; 175
M. Ir ;;éiiôral-niaj(ir, marquis do Cliaslaler, cliaiiihellaii acliiel
do Sa MaJL'>li', clicvalicr df l'ordre iiiilitair»' ilo Marif-Tlit-résL*,
vict'-iiiiartier-mailn' ^/'noral dos ariiioos de S. M. l'Iùiiporciir et
Roi, aprt's avoir parlo à cliacun dos dolciuis en parliculicr, sur
leur irailemont, les a rasseini)los choz Momiers, le io juillet 17'J7,
à sept heures du malin, où, en présence de M. le capitaine Mac-
Éligot, il a dressé le présent procès-verbal.
Logement. — M. do La Fayetio, M. île Latour-Maubour;; et
M. Bureaux de l\izy, ainsi (pio -M'"" de La Fayette cl moMlemoiselles
ses tilles, auxtiuelles S. M. l'Kmpererir el Koi a bien voulu
perinellre, sur leur demande, d'être réunis à M. de La Fayette, et
leurs domestiiiues, sont détenus à Olmtitz dans le corps do logis
de derrière des casernes des ci-dovant jésuites. Les chambres
sont situées au rez-de-chaussée, ayant vue sur un rempart élevé,
et situé au midi. Chaiiue chambre a une fenêtre dt> (piatre pieds
de large, sur huit pieds de haut, formée par une double grille
qui n'empêche i)as huvuo, qui est fort élenduo sur les ouvrages
de la place. La partie supérieure de la fenêtre est formée par
un cadenas; l'inférieure s'ouvre pour la circulation de l'air.
L'inconvénient le plus considérable de ce logement est un.
canal d'égout ijui coule dans les fossés de la place, et la proxi-
mité des latrines qui donnent une mauvaise odem' dans les varia-
lions de l'almosphore.
M. de La Fayette est logé dans une chambre voûtée de vingt-
(piatro pieds de long sur quinze de large et douze de haut. Il a
une chambre pareille qui lui sert d'antichambre et qui y com-
munique. 11 a un poélo, un lit suflisant à son appartement, une
table, des chaises el une commode.
M.M. de Latoiu'-Maubourg et de Bureaux de Puzy ont chacun
une chambre avec le mémo ameublement.
M'"" de La Fayette et ses tilles sont logées dans une seule
chambre. Les deux demoiselles couchent dans le mémo lit,
malgré les réclamations réitérées, nommément quand une d'elles
a été malade, pour qu'elles couchent seules.
Los domosti(pies de M. de La Fayette, de M. Bureaux de Puzy,
ont des chambres comme leurs maîtres; seulement ils n'ont
qu'un lit el une chaise.
ynnrrUure. — MM. les détenus ont été nourris de la manière
suivante : le matin, du chocolat ou du café, à leur choix; à
diner, de la soupe, un bouilli, un ragoût en légumes, un rôti, la
salade, le dessert, avec une bouteille de vin do Hongrie rouge.
176 MÉMOIRES
Le souper consistait en une salade, un rôti et une demi-bou-
teille de vin. La nourriture était en quantité suffisante, mais les
mets étaient souvent malpropres.
Sort des domestiques et service. — Les détenus sont servis
par deux soldats. Leurs domestiques les voient de la manière
suivante :
Celui de M. de Maubourg a vu son maître tous les jours, pen-
dant trois heures. Celui de M. Bureaux de Puzy a été séparé de
son maître pendant six semaines; mais, depuis vingt et un mois,
il a vu son maître pendant trois lieures tous les jours. Depuis le
moment où M. de La Fayette a tenté de s'évader, il est servi,
ainsi que sa famille, par des soldats, ses domestiques n'ayant pu
avoir aucune communication avec lui depuis ce nfoment.
Traitement en cas de maladie. — Dans le cas de maladie, le
chirurgien-major de la place s'est rendu clicz les détenus, et
leur a l'ait les visites nécessaires; ils ont reçu alors tous les
médicaments qui pouvaient leur être administrés dans leurs
chambres.
Traitement des officiers de garde. — Leur garde spéciale a
*été confiée d'abord à un lieutenant de place, M. Jacobi, ensuite
au major de place, M. de Ghermack; enfin, depuis huit mois,
elle est confiée au capitaine du régiment de ligne, M. Mac-
Éligot, MM. les détenus n'ont qu'à se louer de la manière
dont ce dernier les a traités, et des atlcnlions qu'il a eues pour
eux.
M. le lieutenant général de S()liDi, pendant le temps qu'il
commandait à Olmùlz, est venu les voir souvent, et ils disent
qu'on ne peut remplir des fonctions désagréables avec plus
d'honnêteté.
Quant à Son Excellence M. le général d'artillerie, comte de
Schroeder, il n'est venu chez les détenus que deux ou trois fois,
pour des commissions spéciales.
Fait à Olmulz, le 2G juillet 1707.
Marquis de Chasteler.
Copie des déclarations de MM. de La Fayette, de Latour-Mau-
bourg et Bureaux de Puzy, remise à M. le marquis de Chasteler,
le 2G juillet 1797.
La commission dont M. de Chasteler est chargé mu parait se
réduire à trois points.
DI'. M DF, H()UK1UI:NNI-: 177
1" Sa Majoslo souliailo faire constater notre position à Olmiilz.
Je ne suis point à lui porter aucune plainte. On trouvera plu-
sieurs détails dans les lettres de ma femme, transmises et ren-
voyées par le jfouvernement autriciiien; et s'il ne suflit pas à
Sa Majesté Impériale de relire les instructions envoyées en son
nom, je donnerai volontiers à M. de Cliaslcler les renseigne-
ments qu'il peut ilésircr.
f Sa Majesté THnipereur et Roi voudrait être assuré»! qu'im-
médiatement après ma délivrance je partirai pour l'AmiTiciuo.
C'est une intention (jue j'ai souvent manifestée. Mais, comme
dans le moment actuel, ma réponse semblerait reconnaître le
droit de m'imposer celte condition, jo ne pense pas qu'il me
convienne de satisfaire à celle tlemande.
3° Sa -Majesté l'Empereur et Roi me fait Thonneur de me
signifier (jue les principes que je professe, étant incompatibles
avec la sûreté du gouvernement aulricliion, elle ne veut pas que
je puisse rentrer dans ses États, sans sa permission spéciale.
Il est des devoirs auxquels je ne puis me soustraire. J'en ai
envers les Ktats-L'nis. J'en ai surtout envers la France, et je ne
dois déroger en quoi que ce soit aux droits de ma patrie sur
ma personne.
A ces exceptions prés, je puis assurer M. de Chasleler que
ma détermination invariable est de ne mettre le pied sur aucune
terre soumise à Sa Majesté le roi de Bohême et de Hongrie.
La Fayette.
.M. de Chasleler, en m'annoneanl la disposition où esl Sa
Majesté Impériale et Royale de me rendre la liberté, ayant
ajouté qu'il était chargé de me demander par écrit :
1° S'il était vrai que ma détention eût été aggravée par de
mauvais traitements, ou si je ne pouvais former des |jlaintes
que sur les inconvénients attachés aux prisons d'Éiai ; i° sur
quel point je complais me diriger quand on effectuera ma déli-
vrance ; 3° enfin, l'engagement de no pas rentrer dans les États
de Sa Majesté Impériale, sans sa i)ermission expresse.
San> reconnaître au gouvernement autrichien aucun droit sur
ma personne, sans me soumettre a celui qu'il s'est arrogé sur
des Français désarmes et étrangers au.\ affaires des provinces
qui reconnaissent sa domination, j'ai cru devoir déclarer, et
je déclare : 1° Que je n'ai reçu aucim mauvais traitement, de
propos ni de fait, des personnes rhargéesde ma garde, et qu'ils
ne se les fussent pas permis impunément. Mais j'ajoute, qu'à
178 MÉMOIRES
l'exception du capitaine actuellement de service aux prisons
d'État, la plupart des onicicrs qui l'ont précédé dans ces Ibnc-
tions y ont mis une grossièreté ou une insouciance dont l'effet
naturel a été que les prisonniers iTianquaienl de tout ; et,
comme depuis le général Splini, ces officiers ont été très négli-
gemment surveillés (ou bien qu'ils avaient ordre de se conduire
comme ils l'ont fait), il en résulte que, depuis le mois d'oc-
tobre 1795-, époque de l'arrivée du général d'Arco, jusqu'au
mois de janvier 1797, que le capitaine iMac-Éligot a été attaché
à ce service, je suis resté dans un dénûment et un~abandon
absolus, dont lui-même a été surpris, et qu'il a réparés autant
que ses instructions l'ont permis.
Ne connaissant pas le code des prisons d'État, je ne puis
savoir si le traitement que j'éprouve depuis trois ans y est con-
forme. Mais ce ([ui a transpiré sur le régime de la Bastille, si
justement en horreur ; ce que j'ai lu dans les gazettes pendant
ma détention en Piusse, de celui qui était accordé dans les pri-
sons françaises, pendant le règne barbare des Marat et des
Robespierre ; celle captivité prussienne, elle-même, quoique fort
dure, ne m'avait pas préparé à essuyer, sous la puissance d'un
prince dont j'ai entendu célébrer l'humanité et les vertus, des
rigueurs que je ne croirais pas possibles, si je n'en avais l'ait
une si longue et si cruelle expérience ; 2*^ que mon projet est,
dès que je serai libre, de me rendre à Hambourg, d'y séjourner
jusqu'à ce que les nouvelles que j'attendrai de ma famille m'au-
ront mis à portée de prendre un parti définitif, et que ma santé,
détruite, soit assez réi)arée pour me permettre de l'exécuter ;
3" que je renouvelle ici, avec peine, l'engagement si souvent
pris avec moi-même, de ne jamais voyager, passer et encore
moins m'établir dans les pays héréditaires de Sa Majesté Impé-
riale et Royale. Cependant, comme mille circonstances ])euvent
s'opposer à mon dessein de me rendre dans les États-Unis de
l'Amérique septentrionale; et, pour ôter tout prétexte de me
traiter une seconde fois en prisonnier d'État, pour avoir rempli
un devoir de bon citoyen, je regarde, connue nécessaire,
d'excepter de cet engagement, et je n'excepte formellement, en
effet, que le cas fort pou probable où le service de la patrie (fue
j'ai dû quitter, et qui me sera toujours chère, ou bien, celui du
pays que j'aurai choisi, et qui m'aura reçu, m'imposeraient la
loi impérieuse de l'enfreindre.
Olmiilz, le 2(i juillet 1797. Latour-Mauboukg.
Di: M. i)K iîouhkii:nni-: 179
M. lie Cliasloler m'ayaiil interpellé un nom de Sa Majesté
Impériale et Royale de diclarer les sujets dt; plainte (pie je croi-
rais avoir, soit contre les individus préposés à ma garde, soit
contre toutes les rigueurs de ma détention, autres que telles
qu'entraine la nécessité de s'assurer de ma personne, je réponds
qu'ignorant les mesures de précaution el de sûreté que la Cour
de Vienne estime nécessaires pour assurer la détention d'un
prisonnier d'fctat, je ne puis satisfaire à la question (pii m'a été
adressée qu'en exposant lidèlement ce que j'ai trouvé de plus
dur dans le régime auquel j'ai été assujetti pendant la durée de
mon séjour ici. En conséipu'nce, je déclan' ipie, depuis le
18 mai I79i-, jusqu'à ce jour, il ne m'a pas été permis de sortir
un instant de ma cliambre, ou j'ai été enfermé à mon arrivée;
que, privé de tout autre exercice ((ue celui qui peut être pris
dans une ciiambre, je n'ai respiré d'air frais que celui que j'ai pu
recueillir à travers les doubles grilles dont ma fenêtre est garnie.
et iiue, très souvent, cet air aussi infect qu'insalubre est un tléau
plutôt (pi'un soulagement. Je déclare que, sur un petit nombre
de livres que j'avais avec moi, on m'en a ôlé environ douze
volumes, que l'on a dit suspects, et l'on m'a ôté à peu près
autant de caries géographiques, la plupart relatives à l'Amé-
rique, toutes les lettres de ma femme (pie j'avais reçues en
Prusse par la voie ilu gouvernement de ce pays, il qu'aucun do
ces objets ne m'a été restitué. Je déciiire que, pendant les (pia-
lorze premiers mois de ma détention à Olmûlz, il ne m'a pas
été permis de recevoir des nouvelles d'aucun de mes parents,
que je savais sous les couteaux des jacobins en France, et d'au-
tant plus compromis, qu'ils avaient le malheur de m'apparlenir,
ni de leur faire passer la preuve de mon existence. Je déclare
qu'un domestique, duquel, en partant de I>uxembourg pour
VVesel, on m'avait offert, sans que je le demandasse, la faculté
de me faire accompagner, a été séparé de moi en arrivant à
Olmiitz ; que je ne l'ai vu que six semaines après, et pour peu
de moments ; qu'ensuite, j»' l'ai revu de quinze en (piinze jours,
à peu près une heure chaque fois ; ensuite, deux fois par
semaine; el qu'enfin, depuis vingt et un mois, il a passé tous les
jours trois heures de suite dans ma chambre. Je déclare qu'on
m'a constamment refusé plumes, encre, papier, crayons, compas
et autres instruments de ce gi'ure; <jue ujérnc, pendant huit mois,
de la lin de novembre I7'.t4 à la lin de juillet 1793, l'on m a
relire une feuille d'ardoise polie qui me servait à calculer et à
180 ^IKMOIRES
quelques autres éludes de mattiématiquos. Je déclare que j'ai
été constamment privé de tous les petits meubles les plus néces-
saires aux besoins journaliers de la vie, tels que montre, ciseaux,
rasoirs, couteaux, fourchettes, etc. Je déclare que j'ai souffert,
pendant plusieurs mois, de l'état détestable de mes vêlements.
A la vérité, je n'en demandais point, non que je soupçonnasse
que le gouvernement voulût me refuser le nécessaire; mais,
1° parce que mes habits parlaient d'eux-mêmes; t" parce que je
préférais cotte privation à la discussion humiliante dans laquelle
il m'a fallu entrer la seule fois que j'avais touché celte question
avec l'offîcier alors préposé à ma garde, le sieur Chermack,
caractère féroce et grossier, incapable de connaître les plus
simples ménagements dus à des hommes délicats, qui se croient
d'autant plus obligés d'être fiers, qu'ils sont malheureux. Je
déclare qu'à l'exception dudit major Chermack, je n'ai aucune
plainte à former contre les autres officiers, qui successivement
ont eu quelques rapports avec moi, et que même je me félicite
de trouver celle occasion de témoigner publiquement à M. le
comte Mac-Éligot. acluellement chargé de la police de la prison
où je suis détenu, ma reconnaissance de la manière aussi polie
qu'attentive et sensible qui a sans cesse caractérisé tous ses pro-
cédés à mon égard.
M. le marquis de Chasleler m'ayant de plus informé que la
cessation de mon emprisonnement était subordonnée à l'engage-
ment préalable de ma part, de ne jamais entrer dans les Étals
de Sa Majesté Impériale et Royale sans en avoir reçu la permis-
sion, je déclare que je m'engage avec joie, non seulement à ne
jamais mettre le pied dans les États de Sa Mnjesté Inq)ériale,
mais à ne jamais solliciter cette permission, exceptant expressé-
ment de cet engagement le cas du service militaire, dans la
supposition d'une guerre entre Sa Majesté Impériale et la puis-
sance quelconque qui me donnera un asile ; ne pouvant et ne
voulant par aucun motif me soumettre à l'inlerdiclion déshono-
rante de remplir le ])remier devoir d'un citoyen envers l'Ktalqui
me fera jouir de la i)rotection attachée à ce titre.
Olmùtz, le 2G juillet Wil.
Bureaux dk Puzv.
Le Directoire avait désigné le général Clarke, pour
traiter de la paix, comme second plénipotentiaire.
DM M. DE nOURllIENNl': 181
Bonaparte m'a souvent dit ne pas douter qu'il n'tiùt,
dès son arrivée en Italie, une mission secrète pour
l'espionner, le surveiller, et même l'arrêter s'il trou-
vait l'occasion de le faire sans danger. Ce soupçon
existait chez lui, je ne peux pas le nier; mais je dois
dire que tous mes elïorts n'ont pu découvrir la vérité;
que, dans mes relations journalières avec Clarke, il ne
m'a jamais l'ait une question; et (jue je n'ai jamais
entendu un mot qui me put faire soupçonner son
rôle d'espion. Il le jouait bien, s'il l'était. Dans toute
sa correspondance, (luel'on interceptait, on n'a jamais
rien trouvé ipii put conlîrmer ces soupçons. Cepen-
dant le général Bonaparte ne pouvait le souffrir. Son
influence rendit nulle la mission diplomatique de
Clarke, que Bonaparte était bien éloigné de tenir au
courant des affaires. Le général en chef concentra
toutes ses opérations dans son cabinet, et Clarke n'y
fut pour rien, jusqu'au 18 fructidor, où il fut rappelé.
Bonaparte taisait peu de cas de ses talents. Il faut dire
qu'il ne lui conserva aucune rancune de la conduite
qu'il le suspectait d'avoir tenue en Italie (1). Ayant
seul, disait-il, le droit de s'en offenser, il pardomia.
Il eut même la générosité de demander pour lui une
place diplomatique du second ordre. Ces traits n'étaient
pas rares chez lui.
(1) On concevra que Bonaparte ait depuis pardonne à Clarke, ne
fût-ce qu'a cause de la manière dont il parle du j,'énéral en chef dans
le compte rendu au Directoire de son voyage d'observation. Nota :
voir l'exlrait du rapport de Clarke à la lin du volume. (Note de
la première t'diliou.)
11
CHAPITRE XX
Contrariété de famille. — Erreur relevée. — Lettre de M""" Bac-
ciochi à Bonaparte. — Traité de Campo-Fonuio. — Lettre auto-
graphe de l'empereur François à Bonaparte. — Arrivée du comte
Cobentzl. — Les négociations sont plus actives. — Note iiutographe
de Bonaparte.
Toutes les contrariétés qu'éprouvait Bonaparte, tant
dans les négociations pour la paix que de ce qui se
passait à Paris, lui donnaient beaucoup d'humeur et
d'ennui. Cette disposition de son esprit fut encore
augmentée par le souvenir du chagrin que lui causa,
dans le temps, le mariage de sa sœur, et que rappela
fort désagréablement pour lui la lettre qu'on va voir ;
il la jeta par terre avec un mouvement d'humeur.
C'est donc bien à tort que dans plusieurs ouvrages on
a dit : « Bacciochi épousa, le 5 mai 1101, Marie-
« Anne-Élisa Bonaparte. Son frère traitait alors des
ft préliminaires de la paix avec l'Autriche. «
D'abord les préliminaires étaient signés dès le mois
d'avril, et c'était la paix définitive que l'on traitait en
mai. Mais on va voir dans la lettre qui suit que Chris-
Une prie son frère d'être parrain de son troisième en-
fant dont elle est enceinte. Faire trois enfants en trois
mois, ce serait aller vile en besogne(l).
(1) 11 y a là une confusion qui doit être du fait de Villeniarest, le
MÉMOIRES DK M. DK 130URRIENNE 183
Ajaccio, 14 lliorinidor an V il"" août l"97j.
(ioiu-ral,
Perniellez-mui do vous rorire ol do vous appclor du lumi do
IVére.
Mon premier eni'anl est ué dans une épociue où vous étiez
irrité contre nous. Je désire bien qu'elle puisse vous caresser
hionlôt, afin de vous indemniser des peines que mon mariage
vous a causées.
Mon second enfant n'est pas venu au jour. Kuyant F'aris,
d'après votre ordre, j'en avortai en Allenuigno.
Dans un mois, j'ospore vous donner un nevou. Une grossesse
heureuse, et bien d'autres circonstances, me font espérer que
ce sera un neveu. Je vous promets d'en faire un militaire;
mais je désire qu'il porte votre nom, ol que vous soyez son
parrain. J'espère quo vous no refuserez pas votre sœur.
Je vous prie d'envoyer votre procuration à Baccioclii, ou à
qui bon vous semblera. La marraine sera maman. J'attends celte
procuration avec impatience.
Parce que nous sommes pauvres, vous ne nous dédaignerez
pas; car, après tout, vous êtes notre frère; mes enfants sont
vos seuls neveux, et nous vous aimons plus que la fortune.
Puissé-je un jour vous témoigner toute la tendresse que j'ai
pour vous !
Votre sœur bien affectionnée,
Christine Boxaparte(I).
P.-S. Je vous prie de ne pas m'oublior auprès de votre épouse,
cuisinier ilcs Mémoires de Bourrienne, car c; dernier n'ignorait pas
les unions de la famille Bonaparte.
Christine est Christine Boyer que Lucien Bonaparte avait épousée
vers la fin de nOi ou dans les premiers mois de 1795 alors qu'il
était ix Saint-Maximin. Elisa Bonaparte s'était en effet mariée à Félix
Baccioclii le .:i mai 1791, mais elle n'avait pas encore trois enfants.
Elle n'en eut que deu.v : Jérôme-Charles, né à Paris le 3 juillet 1810,
et Élisa-Napoléone, née en 1800, mariée au comte Gamerata. (D. L.)
(1) M°" Bdcciochi s'appelait Marianne à Saint-Cyr, Christine lors
de son voyajçe et Élisa sous le Consulat. {Note de la première édition.)
La sœur de Bonaparte et M"' Casablanca étaient en même temps
élèves à Saint-Cyr; elles portaient l'une et l'autre le prénom de Ma-
rianne, en sorte que pour no pas les confondre on exijjea que l'une
d'elles se fit appeler autrement. C'est alors que la sœur de Bonaparte
adopta le nom à'tAisa, et elle n'en eut jamais d'autre. (D. L.)
184 MÉMOIRES
que je désirerais bien connaître. A Paris on me disait que je
lui ressemblais beaucoup. Si vous vous rai)pelez ma physio-
nomie, vous devez pouvoir en juger. C. B.
L'écrilure de celle leltre esl de la main de Lucien
Bonaparte .
Je dirai un mot du traité de Campo-Formio, non
que je croie que tous ces traités, prétendus chefs-
d'œuvre de la sagesse humaine, créés pour ainsi dire
à force de destruction, et qui périssent bientôt par le
principe même qui les a produits, occupent beaucoup
la postérité. Le traité de Westphalie a été le résultat
de trente années de guerre et de cinq ans' de négo-
ciations. Il n'en existe plus rien depuis longtemps.
Qu'est devenu celui de Campo-Formio ? Il n'a plus
d'importance pour nous : c'est déjà un vieux fait his-
torique insignifiant.
En faisant disparaître Venise du nombre des États,
la France et l'Autriche se la sont partagée ; on en
avait donné une partie à la République cisalpine. C'est
aujourd'hui l'Autriche qui la possède. Venise elle-
même et ses plus belles provinces furent cédées à
l'Autriche en compensation de la Belgique et de la
Lombardie. L'Autriche reçut sans scrupule ces belles
portions de l'État vénitien, qui, toujours dévoué à ses
intérêts, s'était sacrifié pour elle dans ces derniers
temps critiques. Une insurrection sur les derrières de
l'armée française pouvait préserver les États hérédi-
taires de l'occupation prolongée de cette armée. Tous
ces armistices, que l'on appelle traités de paix, sont
ensevelis dans l'oubli par les grandes guerres qui en
sont toujours la suite.
11 y avait près d'un mois que le général Bonaparte
était à Passeriano, lorsqu'il reçut de l'empereur d'Au-
li'iche la lettre suivante autographe :
DE M. DE BOURHIENNE 185
.1 Monsieur le général Bonaparte, général en chef
de l'armée d'Italie.
Monsiour lo goncral Bonaparte, lorsque je croyais avoir
donné à mes ministres plénipotentiaires toutes les facilités pour
terminer l'importante négociation dont ils sont chargés, j'ap-
prends, avec autant de peine que de surprise, que, s'écarlanl de
plus en plus des stipulations des préliminaires, le retour de la
tranquillité dont je désire faire jouir mes sujets, et que la moitié
do l'Europe désire si sincèrement, devient de jour en jour plus
incertain.
Fidélo à remplir mes engagements, je suis prêt à exécuter
tout ce qui a été arrêté à Leoben, et je n'exige que la récipro-
cité d'un devoir aussi sacre; c'est ce qui a déjà été déclaré en
mon nom et que je n'hésite pas à déclarer moi-même. Si, peut-
être, quelques-uns des articles des préliminaires étaient devenus
d'une exécution impossible par les événements qui leur ont
succédé, et auxquels je- n'ai aucune part, il serait nécessaire de
leur en substituer d'autres, également adaptés aux intérêts des
deux nations el conformes à leur dignité, les seuls auxquels je
puisse jamais donner la main. Une explication franche el loyale
dictée par le même esprit qui m'anime est la seule voie qui
puisse conduire à ce but salutaire. Afin d'accélérer autant qu'il
est en moi et de mettre fin, une bonne fois, à l'état d'incertitude
oîi nous sommes et qui n'a déjà que trop duré, je me suis dé-
terminé à faire partir, pour le lieu des négociations actuelles,
M. le comte de Cobentzl, étant en possession de ma confiance
la plus étendue, instruit de toutes mes intentions et muni de
mes pouvoirs les plus amples. Je l'ai autorisé à écouter et à re-
cevoir toute proposition tendant au rapprochement des deux
parties, d'après les principes d'équité et de la convenance réci-
proque, et à conclure en conséquence.
Après cette nouvelle assurance de l'esprit de conciliation qui
m'anime, je ne doute pas que vous ne sentiez que la paix est
entre vos mains, et que de vos déterminations dépendra le bon-
heur ou le malheur de plusieurs milliers d'hommes, ^i je me
suis trompé sur le raoyi;n que j'ai cru le plus propre à mettre
fin aux calamités qui désolent depuis longtemps l'Kurope, j'aurai
du moins la consolation d'avoir épuisé Uous ceux qui dépen-
daient de moi. Les suites qui en résulteront ne pourront jamais
m'ètre imputées.
Je me suis surtout décidé au parii que je prends aujourd'hui
186 MÉMOIRES DE M. DE BOURRIENNE
sur l'opinion que j'ai de votre loyauté et l'eslime personnelle que
j'ai conçue pour vous, dont je suis bien aise, Monsieur le géné-
ral Bonaparte, de vous donner ici l'assurance.
Vienne, le 20 septembre 1797. François.
Ce fut en effet à l'arrivée de M . le comte de Co-
bentzl que les négociations commencèrent sérieuse-
ment. Jusque-là Bonaparte voyait bien que MM. de
Gallo et de Merveldt n'avaient pas des pouvoirs assez
étendus. Il était aussi à peu près évident pour lui que
le mois de septembre s'étant passé en pourparlers
sans résultat, comme les mois qui l'avaient précédé, il
serait difficile, en octobre, de frapper la Maison d'Au-
triche du côté de la Carinthie. Le cabinet autrichien,
qui voyait avec plaisir s'avancer la mauvaise saison, en
persistait avec plus de force sur son ultimatum, qui
était l'Adige avec Venise. Avant le 18 fructidor,
l'empereur d'Autriche espérait que le mouvement qui
se préparait à Paris aurait des suites fâcheuses pour
la France et favorables à la cause européenne; aussi
les plénipotentiaires autrichiens élevaient-ils alors de
grandes prétentions, et remettaient des notes, des ul-
timatum dans lesquels ils avaient plus l'air de se mo-
quer de nous que de négocier sérieusement, et qui
excitaient tantôt la pitié, tantôt la colère. Les idées de
Bonaparte, que j'ai conservées de sa main , étaient alors :
1° L'empereur aura l'Italie jusqu'à l'Adda ;
2° Le roi de Sardaigne jusqu'à l'Adda;
3° La république de Gènes aura Tortone jusqu'.iu
Pô (Tortone sera démoli), ainsi que les fiefs impé-
riaux (Coni sera à la France ou démolie) ;
4° Le grand-duc de Toscane sei-a rétabli ;
o° Le duc de Parme sera rétabli (1).
(1) Le lertenr pourra facilement comparer les idées de Hoiiap.-irtc
an traité qui fut fait. i\ote de la première l'dilion.)
CHAPITRE XXI
Infliienco du 18 friictiilor sur les négociations. — Difficultés aplanies
par cet évrnemont. — Soupçons du général sur un envoyé du Di-
rectoire. — Bonaparte demande son remplacement. — Refus du
Directoire pour ma radiation. — Réclamation de Bon.nparte à cet
éjjard. — Plaintes énergiques devant les plénipotentiaires de Tcm-
pereur. — Conversation avec le marquis do Gallo. — Offre qu'il
nio fait d'une terre en Bohème. — J'en rends compte au général. —
L'Autriche veut la paix. — Visite de Botot. — Ma liaison avec Louis
Bonaparte. — Lettre qu'il m'écrit sur ma radiation. — Ktonnement
lie Bonaparte sur la conduite du Directoire.
Aprôs le 18 fructidor, le général Bonaparte eut
plus de force, l'Autriche moins de hauteur et de con-
rianct\ Le seul grand point de difficulté était Venise :
l'Autriche voulait la ligne de l'Adige avec cette ville
en échange contre Mayence et la limite du Rhin
jusqu'à son entrée en Hollande. Le Directoire voulait
ces dernières limites et Mantoue pour la République
italienne, sans accorder toute la ligne de l'Adige et
Venise. Los difficultés en étaient au point qu'un mois
au plus avant la signature de la paix, le Directoire
écrivait au général Bonaparte que la reprise des hos-
tih'tés était préférable à l'état d inortie qui dévorait et
ruinait la France; il déclarait, en conséquence, que
l'on allait mettre les deux armées du Rhin en campa-
gne. On a vu, d;ins la correspondance fructidorienne,
que la majorité du Directoire appelait infâme la paix
188 MÉMOIRES
qui a eu lieu plus tard. Bonaparte, qui depuis l'insur-
reclion de Venise avait prévu que cet État servirait à
la pacification ; Bonaparte qui était convaincu que la
ville de Venise et le territoire au delà de l'Adige tom-
beraient sous le sceptre autrichien, écrivait au Direc-
toire qu'il ne pouvait entrer en campagne avant la
fin de mars 1798 ; et que s'il persistait à ne pas vou-
oir comprendre Venise dans la part de l'empereur,
es hostilités recommenceraient certainement dans le
mois d'octobre, l'empereur d'Autriche ne voulant pas
absolument renoncer à Venise; qu'alors il fallait que
l'on se tînt prêt sur le Rhin pour se porter en Alle-
magne, parce qu'il ne se croyait pas assez fort, sinon
pour résister au prince Charles, du moins pour faire de
grandes choses. A cette époque la paix était tellement
douteuse, que l'on parlait déjà sérieusement de fixer
la manière dont la rupture serait signifiée.
Botot, secrétaire de Barras, arriva à Passeriano
vers la fin de septembre. C'était le Directoire qui l'en-
voyait. Bonaparte soupçonna sur-le-champ qu'il avait
une mission secrète et d'espionnage ; il le reçut avec
froideur et le traita de même ; mais il n'eut jamais
l'idée, comme le dit Walter Scott, de le faire fusiller.
Cet auteur a encore tort de dire que Botot fut envoyé
à Passeriano pour reprocher à Bonaparte d'avoir
manqué de parole en refusant d'envoyer de l'argent
au Directoire.
Bonaparte mit Botot à même de bien juger de l'es-
prit qui animait tous ceux qui vivaient avec ou au-
près de lui, et renouvela tout à coup au Directoire la
demande de son remplacement, qu'il avait déjà solli-
cité plusieurs fois. Il accusait à table, devant Botot,
le gouvernement d'une horrible ingratitude. Il rappe-
lait tous les griefs qu'il avait contre lui, et cela tout
i)K M. nr: hourrienne i«9
haut, sans iiirnagoment, et devant viniftcl trente per-
sonnes.
Indigné de voir (jue les demandes ivitérct'S de ma
radiation de la listf des émigrés avaient été méprisées,
que malgré ses réclamations, portées à Paris par le
général Ijernadotte, Louis Bonaparte, etc., je restais
sur cette faUde liste, il apostropha M. Botot à un dîner
de quarante j)ersonnes, auipiel assistaient MM. de
Gallo. lie ('.obeni/.l et Merveldt. La conversation rou-
lait sur le Directoire : « Oui, certes, j'ai à m'en
plaindre, dit Bonaparte d'une voix forte; et pour
aller des grandes choses aux petites, tenez, voilà
Bourrienne : il a toute ma confiance ; c'est lui seul qui
est chargé, sous mes ordres, des détails de la négo-
ciation ; vous le savez. Eh bien ! votre Directoire ne
veut pas le rayer. D'abord c'est inconcevable, et puis
c'est une grande sottis"', car il a tous mes secrets; il
connaît mon ultimatum, il pourrait d'un seul mot l'aire
une grande fortune et se moquer de votre entêtement.
Demandez à M. de Gallo. »
Botot voulut s'excuser, mais les chuchotements
universels qui suivirent cette singulière sortie le for-
cèrent au silence.
M. le marquis de Gallo m'avait parlé, trois jours
avant, dans le parc de Passeriano, de ma position en
France, de la volonté prononcée du Directoire de ne
pas me rayer, des risques que je courais, etc. Il avait
ajouté : « Nous ne voulons plus faire la guerre ; nous
voulons sincèrement la paix, mais nous la voulons
honorable. La République de Venise offre un assez
grand territoire à partager, elle peut contenter les
deux parties; mais les offres actuelles ne nous con-
viennent pas. Nous voudrions connaître Y ultimatum
du général Bonaparte, et je suis autorisé à ofTrir une
11.
190 MÉMOIRES
terre en Bohème, titrée et bâtie, avec un revenu de
quatre-vingt-dix mille tlorins. »
Je me hâtai d'interrompre M. le marquis de Gallo,
et de lui déclarer que ma conscience et mon devoir
me commandaient de repousser sa proposition et de
mettre fin à cett,^. conversation .
Je m'empressai d'en rendre compte au général en
chef : il ne fut pas surpris de ma réponse, mais il eut
la conviction, par toute la conversation que yi lui
rapportai de M. Gallo, et même par l'offre qu'il me
fit, que l'Autriche renonçait à la guerre et 'voulait la
paix.
M. Botot vint le soir dans ma chambre, au moment
où j'allais me coucher : il me demanda, avec un éton-
nement dissimulé, s'il était vrai que je ne fusse pas
rayé. Sur ma réponse affirmative, il désira une note;
je la lui refusai en lui déclarant 'qu'il existait vingt
notes; que je ne faisais plus aucune démarche; que
j'attendrais désormais une décision dans l'inaction la
plus complète.
Mes relations d'amitié et de familiarité avec Louis
Bonaparte avaient continué en Italie; lorsque son
frère l'envoya à Paris pour rétablir sa santé, il le
chargea de se joindre aux i)ersonnes qui avaient déjà
commission de presser ma radiation de la liste des
émigrés. Mes occupations ne me permettaient de lui
écrire que très brièvement. Quoiqu'il s'en plaignît un
peu, sa confiance n'en fut point altérée comme on le
verra par la lettre suivante :
A Uourrienne.
Je suis furieux contre ton laconisme ; ion affiiire n'est pas
aclicvée, crois que j'y mets du feu ; Ion ami Deray se donne beau-
coup de mouvement. Il y a deux personnes qui sont venues te
nr. N[. DK IJOURRIENNH 191
dcnnncoi* ; mais li; minislio esl pivvenii, cl nous verrons.
Je suis Ires embarrassé do mon genou, je fais bi-aucoup de re-
mèdes sans pouvoir le faire déseniler ; je dépense deux louis par
jour, en douches, bains el remèdes ; je n'ai plus le sou; c'est
incroyable, mais cela est. J'ai déj)ensé mille francs pour le
change, auliinl pour abonnement en gazelles et journaux, deux
mille pour la voiture : le général Berlhier vous dira comme l'ar-
gent coule ici sans qu'on s'en doule. S'il m'avait fallu partir,
j'aurais élé obligé d'emprunli-r; pense à moi. Dis à Junot que
son affaire est en train ; à Marmont et à Eugène que je ne fais
aucune commission : 1" parce qu'ils les feront mieux eux-
njémes en arrivant; i" parce que mes finances baissent.
Adieu, je l'embrasse; bien des choses à Lavallelle, à Junot-
Laumont ; dis à Suikowski que j'ai vu son ami Kalboski, il se
porte bien. Adieu derechef, ton ami,
L. Bonaparte.
Ce 7 biuniaire, l heure du malin, 1797.
/*.-.S. Nous sommes reçus en séance publique, décadi.
l'.-S. Je le prie de remettre la lettre c i-joinle à mon oncle
l'escli et de lui dire de me répondre par le premier courrier;
s'il n'était pas avec vous, rends-moi le service de la décacheter
el de faire ce que je le prie de faire pour moi, c'est-à-dire de
vendre mes chevaux, congédier mon domestique et m'envoyer
ma malle de livres; après l'avoir lue et m'avoir rendu le ser-
vice do faire ce qiie je désire, lu lui renverras la lettre; écris-
moi sur cela par le di^uxième courrier.
Je fais ce que je puis pour placer ton ami, mais tu sais que je
suis boiteux.
Lo général Bonaparte trouvait inexplicable que le
Directoire "mU pu témoigner de l'inquiétiide 5;ur la
manière dont il avait envisagé le 18 fructidor, lui
sans lequel le Directoire eût succombé. Il écrivait et
répétiit quf^ sa santé et son morul étaient affaiblis ;
qu'il avait bestjin de quelques années de repos ; qu'il
ne pouvait plus supitorlt^r le cheval, mais que, toute-
fois, la prospérité et la liberté de sa patrie exciteraient
toujours son intérêt. Il n'y avait rien de vrai dans
192 MÉMOIRES
tout cela : le Directoire en jugea ainsi. Malgré cette
feinte colère, il refusa la démission dans les termes les
I)lus flatteurs et les plus pressants. C'est ce que vou-
lait Bonaparte.
Botot lui fit, de la part du Directoire, la proposition
de révolutionner l'Italie. Le général lui demanda si
toute l'Italie était comprise dans ce système : cette
commission révolutionnaire avait été si légèrement
donnée que Botot ne put que balbutier et divaguer.
Bonaparte demanda des ordres plus précis. Dans cet
intervalle la paix se fit. Il ne fut plus question de
cette dangereuse entreprise et de cette extravagante
rêverie.
Botot, aussitôt après son retour à Paris, écrivit au
général Bonaparte, et se plaignit dans ses lettres de ce
que ses derniers moments à Passeriano avaient pro-
fondément affligé son cœur; il disait que de cruelles
idées l'avaient accompagné jusqu'aux portes du Direc-
toire, mais que ces cruelles idées avaient éti5 dissipées
par les sentiments d'admiration et de tendresse qu'il
avait vus au Directoire pour la personne de Bona-
parte.
Ces assurances, auxquelles Bonaparte s'attendait,
n'affaiblirent en rien le mépris qu'il avait pour les
cliefs du gouvernement, ni sa conviction qu'ils le ja-
lousaient et le redoutaient. Leur tendresse n'était pas
payée de retour. Botot assurait le héros de l'Italie de
la docilité républicaine du Directoire, et s'exprimait
ainsi sur les reproches que lui avait faits Bonajtarte
et sur les demandes auxquelles on n'avait pas satis-
fait :
Les trois armées du Nord, du Rhin el de Sambre-cl-xMeuse ne
forment plus que l'armée d'Allemagne. — Augereau? — Mais
c'est vous qui l'avez envoyé. — L'erreur du Directoire est la
Di-: M. DFl BOURRIENNE 193
vôiiv. — BornaHnttf ? — II est auprès de vous. — Cacaull? —
Est rappelé. — Douze mille hommes pour votre armée? — Ils
sont en marclie. — Le Irailéavcr lu Sardaiffue? — Eslratifié, —
Bourrienne ? — Est rayé. — La révolution d'Italie? — Est ajour-
née. Eclairez donc le Directoire... Je le répète, ils ont besoin
d'instructions ; c'est de vous qu'ils les attendent.
Lîisserliou qui me concernait était fausse : depuis
ix mois Bonaparte demandait ma radiation sans la
()ouvoir obtenir. Je ne fus rayé (jue le II novem-
bre 1"97.
CHAPITRE XXII
Des aijents surveillent Boiinparto. — Nouvelles oiïrcs do dcmissioii. —
On la refuse. — Influence du temps sur la conclusion de la paix.
— Paroles remarquables de Donaparte. — Conclusion du traité. —
Retour à Milan. — Pn-dilections du général pour Ifs i,^ouvernements
représentatifs. — Jugement sur Bonaparte.
Dans ces derniers temps de la négociation, Bona-
parte, rebuté par tant d'entêtement et de difficultés,
réitéra plusieurs fois encore l'offre do sa démission et
la demande expresse d'un successeur. Ce qui augmen-
tait son humeur, c'était la persuasion que le Direc-
toire l'avait deviné et regardait son puissant concours
à la journée du 18 fructidor comme le calcul de ses
vues personnelles d'ambition et de pouvoir. Malgré
les assurances par écrit d'une reconnaissance hypo-
crite et de sentiments contraires, et quoique le Direc-
toire eût de lui un besoin indispensable, il le faisait
surveiller par des agents qui épiaient sa conduite et
cherchaient, au moyen de ses alentours, à pénétrer
ses vues. Les amis du général en chef lui écrivaient
de Paris, et moi je lui répétais sans cesse que la paix,
qui était dans ses mains, le populariserait beaucoup
plus que le renouvellement d'une guerre soumise à de
nouvelles chances de succès et de revers. La signa-
ture de la paix, comme il la concevait, et contre l'opi-
nion du Directoire, la manière dont il a touché barre
mi;.\|(||i;ks ni-, m. dk i« u'rkii:nnk i',"5
à Uaslaill, rt t»s([iiivi'' d'y rcluiiriirr, vt t-iifin sa r(''so-
liition (Je s't'xpatiii'r .ivec um^ aiiinM' |Miiir tînii-rpi-en-
dit' (li;s clioses nouvelles, ont eu, plus (luOn ne le
croit, Idir cause dans cetlo pensée dominante, (ju'on
se ini'liait de lui et, (pi'on voulait le [)erdre. Il st; rap-
pelait toujours ce (|ue Ka\ ailette lui avait écrit de sa
conversation avec LaciU'e, et tout ce qu'il voyait et
entendait à ce sujet le lui conlirmait.
I.a prc'eociti' de la mauvaise saison précipita ses
résolutions. Le 13 octobre, en ouvrant mes Cenctres,
à la pointe du jour, j'aperçois les monts couverts de
neige. Il avait lait la veille un temps superbe, et jus-
qu'alors l'automne s'annonçait comme promettant
d'être belle et tardive. .l'entrai, comme tous les jours,
à sept heures, dans la chambre du général; je l'éveil-
lai et lui dis ce que je venais de voir. Il feignit d'abord
de ne pas me croire, sauta à bas de son lit, courut à sa
fenêtre, et, témoin lui-même de ce changement si brus-
que dans la température, il prononça avec le plus grand
calme ces mots : « A\ant la mi-octobre ! Quel pays !
« Allons, il faut faire la paix. » Pendant qu'il s'ha-
bille en hâte, je lui lis les journaux, comme je faisais
tous les jours : il y prêtait peu d'attention. Il s'en-
ferma avec moi dans ?on cabinet, revit, avec le plus
grand soin, tous les états de situation de son armi'e,
et me dit : « Voilà bien près de quatre-vingt mille
« hommes effectifs ; je les nourris, je les paie, mais je
» n'en aurai pas soixante mille un jour de bataille ;
« j(^ la gagnerai, mais j'aurai en tués, blessés, pri-
fl[ sonniers, vingt mille hommes de moins : comment
« résister à toutes les forces autrichiennes qui mar-
« cheront au secours de Vienne? Il faut plus d'un
<r mois pour que les armées du Rhin me secondent,
« si elles sont en mesure, et dans quinze jours les
196 MEMOIRES
« neiges encombreront les routes et les passages. C'est
<s fini, je fais la paix : Venise paiera les frais de la
« guerre et la limite du Rhin. Le Directoire etlesavo-
« cats diront ce qu'ils voudront. »
Il écrivit au Directoire : « Les cimes des montagnes
sont couvertes de neige. Je ne pourrais pas, à cause
des formes prévues pour la rupture, commencer avant
vingt-cinq jours, et alors nous nous trouverions dans
les grandes neiges. »
A quatorze ans de là, un hiver également précoce,
mais sous un climat plus sévère, devait lui opposer
une intluence plus fatale. Que n'eut-il les mêmes pré-
visions !
Les conférences se poursuivirent.
On voit, par le traité de Campo-Formio, que les deux
puissances belligérantes firent la paix aux dépens de
la République de Venise, qui n'était d'abord pour rien
dans la querelle, qui n'y était intervenue que fort tard,
probablement malgré elle et par suite de circonstances
inévitables. Mais qu'est-il résulté de cette grande spo-
liation politique? Une partie du territoire vénitien était
ajoutée à la Cisalpine : c'est aujourd'hui l'Autriche
qui la possède. Une autre partie considérable, et la
capitale elle-même, ont dès lors été le lot de l'Autri-
che, en compensation de la Relgique et de la Lombar-
die qu'elle nous cédait. L'Autriche a repris la Lom-
bardie et ses accroissements, et la Belgique est à un
prince d'Orangr-. La France acquérait Corfou et quelques
îles Ioniennes ; Corfou et ces îles sont à l'Angleterre.
Romulus ne croyait pas fonder Rome pour des Goths
ni pour des évêques ; Alexandre n'imaginait pas que
sa ville égyptienne appartiendrait aux Turcs, et Cons-
tantin n'avait pas dépouillé Rome pour Mahomet II.
Battez-vous donc pour quelques villages !
DE M Dli BOURIUiiNNK 197
Ainsi, nous avons vaincu avec gloire pour l'Aulri-
..' <:t rAngloloiTc : un Kiat anciiMi s'est écroulé sans
Il uas, et SOS dcpouilli's. partagées entre divers États
liuiilrt»[)hes, sont tdutfs dniis le domaine dp rAuli-iehe.
Nous ne possédons plus un hameau dans ces belles
iirées que nous avions obtenues par nos victoires
jiii servaient d»- t<imiiens;uion aii\ immenses ac-
i-itions de la Maison dr llabsbouri: en Italie. Cette
-, c'est par une guerre malheureuse et des revers
'inlle s'est agrandi"', et l'un peut, à cette occasion,
lui api»liquer ee fameux distique' composé, dit-on,
\'i\v Mathiar Corviii :
Bolla geruiit alii, lu felix Austria nube.
-Nani qiiîP Mars aliis, dal libi régna Venus (il.
I.-' Directoire était très mécontent du traité de Campo-
I rmio et résistait avec peine à la tentation de ne pas
I latifier. Quinze jours avant la signature, il écrivait
irénéial Bonaparte qu'il ne voulait pas qu'on lais-
.1 l'empereur Venise, le Frioul, le Padouan et la
i rre-Ferme avec la limite de l'Adige. « Ce n'est pas
! lire la paix, disait-il. c'est ajourner la guerre. Nous
iiironsété traités en vaincus, indépendamment de
Il honte d'abandonner Venise, que Bonaparte lui-
même croit si digne d'être libre : la France ne doit
li ne veut livrer l'Italie à l'Autriche. Le Directoire
;iri't'èic les chances d»' la gut'rre à changer un mot
1'' son ultimatum, déjà trop favorable à l'Autriche. »
I it cela fut inutile ; il n'en coûtait guère au général
ïpnrt»' dt' di'passt-r ses instructions. On a parlé
rt'iis eonsidi'i-ablt's d'argent, et même d'une prin-
1 AniricliP, pour ftiviiiTi laisse les noirs roinbats.
Ce qu'on obtient par Mars, par Vénus tu l'auras.
198 MEMOIRES
cipanté, faites par rempereur d'Autriche, pour obtenir
des conditions plus favorables. Je n'en ai jamais en-
trevu de traces, dans un temps où la plus petite cir-
constance no pouvait m'échappcr. Le caractère de Bo-
naparte était trop élevé sous ce rapport, pour qu'il
sacrifiât sa gloire de vainqueur et de pacificateur à
l'avantage personnel le plus considérable. Cette dis-
position était si connue, et il était si profondément
estimé et si respecté des plénipotentiaires autrichiens,
que je peux affirmer qu'aucun d'eux ne se fût permis
de lui faire la plus légère ouverture d'une si avilis-
sante proposition. Elle eût, je n'en doute pas, rompu
toute négociation avec ces plénipotentiaires. Peut-être
ce que je viensde dire deM. de Gallo jettera-t-il quelque
jour sur cette odieusa accusation. Il faut reléguer ce
conte avec tant d'autres, et avec le cabaret de porce-
laine cassé et jeté au nez de M. de Cobentzl. Je n'ai
jamais entendu parler de cette scène. On savait mieux
vivre à Passeriano.
Il n'y eut que les présents d'usage ; l'empereur d'Au-
triche eut seulement l'attention d'y joindre l'offre de
six magnifiques chevaux blancs.
Le général en chef revint à Milan par Gratz, Ley-
bach, Trieste, Mestre, Vérone et Mantouc.
A cette époque, Bonaparte suivait encore l'impulsion
du siècle. Il ne rêvait que gouvernements représenta-
tifs. Il me disait bien souvent : Je veux que de mon
époque date Vère des gouvernements représentatifs.
Sa conduite en Italie et ses proclamations devaient
donner, et donnaient on effet, du poids à cette mani-
festation de sentiments. Il faut croire que cette idée
tenait plus à de hautes vues d'ambition qu'à un véri-
table amour ptnir le bien de l'ospèce hnmaino ; car,
plus tard, il y a substitué cotte [iliraso : Je veux être
DF. M. DE BOURRTF.NNE 199
le chef de la plus ancienne des dijnasities de l'Europe.
Quelle distance de IJonnpaite, .'iutnir du Souper de
Beaucaive, vainqueur du royalisme à Toulon, auteur
et signataire de la pétition à Albitte et Saliceti; heu-
reux vainqueur au l'A vendémiaire, instigateur et sou-
tien de la révolution de fructidor, et fondateur en Italie
de républiques, fruits de ses immortelles victoires, à
Bonaparte Premier Consul en 1800, Consul à vie en
180:2, et surtout à Napoléon, Empereur des Français
en 180 i, roi d'Italie en 1805 ?
Après avoir, dgns les pays qu'il avait conquis,
voulu brusquer un peu la maturité du siècle, ce qui
était imprudent et intempestif, il voulut, quelques an-
nées plus tard, le faire rétrograder, ce qui était im-
possible. Abjurant la liberté pour la gloire, il a pensé
qu'il fallait faire plus de bruit que de bien. Probable-
ment, cet amour simulé des gouvernements représenta-
tifs était pourlui un moyen de soumettre plus facilement
les peuples, en leur promettant ce qui pouvait les ilat-
ter, mais ce qu'il ne voulait pas tenir, et en leur jetant
à la tète un avenir que le temps seul doit amener.
Prévoyant déjà ses grandes guerres en Allemagne, qui
ont toujours occupé ses pensées, nous le verrons écrire
du Caire au Directoire, que le plus beau jour pour lui
sera celui où il apprendra la formation de la pre-
mière république en Allemarine.
Mais, eu précii)iUint les nations vers une époque qui
ne peut arriver que successivement pour elles, il a
donné aux partisans drs temps passés des motifs et
des forces pour trnter de f.iire rétrograder les peuples.
On a vu riiomiiio qui, à l'i-poque dont je parle, ne
voulait [>lus df rois et les proscrivait dans toutes s<'s
proclamai ions, vouloir être l'aîné des rois, hi plus an-
cien chef des dynasties européennes, et ce rêve, comme
200 MÉMOIRES DE M. DE BOURRIENNE
celui des gouvernements représentatifs improvisés, a
fait couler des torrents de sang. Quelle folie de vou-
loir se transporter tout à coup, et sans transition, dans
un avenir qui ne nous appartient pas, ou de vouloir
retourner à un passé qui n'est plus! Que de maux ont
découlé de ces deux principes !
r.lIAl»lïRE XXlIi
Influence ilii IS friictiilor mit la paix. — Départ de Milan. — Le
drapeau de l'armée d'Italie. — Honneurs rendus à Mantoue à
lîonaparte. — Projets du niathéniaticien Mari. — Le général Hoche
et Virjjile. — Lettre remarquable. — Bonaparte sur le champ de
bataille de .Morat. — In mot de lui sur les Bourg'uignons. —
Genève et les députés de Derue. — Enthousiasme à Berne. — Baie.
— Bonaparte et M. de Comin^'ts. — .M. Griirnet d'Eujjny. — Arri-
vée à Kastadt. — Lettre du Directoire. — Départ de Hastadt. —
Intrigues des frères et des sœurs de Bonaparte contre Joséphine.
La journée du 18 fructidor avait, sans aucun doute,
|)uissamment contribué à la conclusion de la paix à
Campo-Formio. D'une part, le Directoire, peu paci-
fique jusqu'alors, après avoir frappé ce qu'on appelle
un coup d'État, sentait enfin la nécessité de se faire
absoudre par les mécontents, en donnant la paix à la
France, et en même temps l'Autriche, voyant les
menées royalistes de l'intérieur de la France complè-
tement déjouées, comptait qu'il était temps de con-
clure avec la République française un traité qui,
malgré ses défaites, la rendait maîtresse de l'Italie.
D'ailleurs, la campagne d'Italie, si féconde en beaux
faits d'armes, n'avait pas seulement produit de la
gloire; on voyait quelque chose de grand s'élever
derrière ces conquêtes. Comme il y avait quelque
chose d'inaccoutumé dans les affaires publiques, une
grande influence morale, fruit des victoires et de la
202 MÉMOIRES
paix, était prête à se répandre sur toute la France.
Le républicanisme n'était plus ni sanglant ni farouche
comme quelques années auparavant. Traitant d'égal
à égal avec les princes et leurs ministres, mais avec
toute la supériorité que lui donnaient la victoire et
son génie, Bonaparte amenait peu à peu les Cours
étrangères à se familiariser avec une France républi-
caine, et la République à ne pas voir des ennemis
obligés dans tous les États gouvernés par des rois.
Dans ces circonstances, le départ du général en chef
et sa prochaine arrivée à Paris occupaient tout le
monde, et la faiblesse du Directoire se résignait à la
présence du vainqueur de l'Italie dans la capitale.
Ce fut pour aller présider la légation frau'.'aise au
congrès de Rastadt que Bonaparte quitta Milan
le 17 novembre. Mais, avant de partir, il envoya au
Directoire un de ces monuments qui passeraient
aisément pour fabuleux, et qui, cette fois, n'avait pas
besoin d'autre chose que de la vérité. Ce monument
était LE DRAPEAU DE l'armée d'Italie ; le général Joubert
fut chargé de l'honorable mission de le présenter aux
chefs du gouvernement.
On lisait sur une des faces du drapeau : A l'armée
d'Italie la patrie reconnaissante; sur l'autre côté, on
voyait une énumération des combats livrés, des places
prises, et l'on remarquait surtout les inscriptions
suivantes, abrégé simple et magnifique de l'histoire
de la campagne d'Italie : 150,000 prisonniers; —
no drapeaux; — ooO pièces de canon; — GOO pièces
de campagne; — 5 équipages de pont; — 9 vais-
seaux de 04 canons; — \9. frégates de 3:2; — 12 cor-
vettes; — 18 galères; — armistice avec le roi de
Sardaignc; — convention avec Gênes; — armistice
avec le duc de Parme; — armistice avec le roi de
DE M. DE BOURRIENNE 203
Naplcs; — armistice avec le Pape; — j)réliiuinaires de
Leoben; — convention de Mombello avec la Hcpu-
bliquo (le (iencs; — traité de i»aix avec l'Empereur à
Campn-Foniiio.
« Donné la liberté aux jjeuples de Bologne, Fer-
raro, Modène, Massa-Carrara, de la Roniai^^ne, de la
Lombardie, de Bivscia, de Bergame, de Mantoue, de
Crème, d'une partie du Véronnais, de Chiavène,
Hormio, et de la Valteline; aux peuples de Gènes, aux
lief's impériaux, aux peuples des départements de
Corcyre, de la mer Ègéo et d'Ilbaque.
« Envoyé à Paris tous les chefs-d'œuvre de Michel-
Ange, du Guerchin, du Titien, de Paul Véroncse,
Corrège, Albane, des Carrache, Raphaël et Léonard
de Vinci. »
Ainsi se trouvaient résumés, sur un drapeau des-
tiné à décorer la salle dos séances publiques du Di-
rectoire, les actes militaires de la campagne d'Italie,
ses résultats politiques et les conquêtes des monu-
iiienls des arts.
La plupart des villes d'Italie s'étaient accoutumées
à voir dans leur vainqueur un libérateur, tant était
magique le mot de liberté, qui retentissait depuis les
Alpes jusqu'aux Apennins. A son passage à Mantoue,
11- général avait été logé à la Cour, au palais des
anciens ducs. Bonaparte j)romit aux autorités de
I Mantoue que leur département serait un des plus
l'iondu, fit sentir la nécessité d'organiser promptc-
iiient une garde sédentaire^ et de mettre à exécution
les plans tracés par le mathématicien Mari pour la
navigation du Mincio depuis Mantoue jusqu'à Pes-
I hiera.
Il s'arrêta deux jours à Mantoue et consacra le
lendemain de son arrivée, d'abord à faire célébrer une
204 MÉMOIRES
fêtt' funèbre militaire en l'honneur du général Hoche,
que la mort venait de frapper, et ensuite à encourager
par sa présence les travaux que Ton faisait alors à
la Virgilienne, monument érigé à la mémoire de Vir-
gile. Ainsi il honorait en même temps la France et
l'Italie, une gloire nouvelle et une ancienne gloire, les
lauriers de la guerre et les lauriers de la poésie.
Un homme qui n'avait jamais vu Bonaparte le vit
alors pour la première fois, et écrivit à Paris une
lettre dans laquelle il le peint de la manière suivante :
J'ai vu avec un vif inlérêt el un(>. extrême attention cet
homme extraordinaire, qui a fait de sî grandes choses ot qui
semble annoncer que sa carrière n'est pas terminée. Je l'ai
trouvé fort ressemblant à son portrait, petit, mince, pâle, ayant
Pair fatigué, mais non malade, comme on l'a dit. Il m'a paru
qu'il écoutait avec plus de distraction que d'intérêt, et qu'il
était plus occupé de ce qu'il pensait que de ce qu'on lui disait.
Il y a beaucoup d'esprit dans sa physionomie ; on y remarque
un air de méditation habituelle qui ne révèle rien de ce qui se
passe dans l'intérieur. Dans cette tête pensante, dans cette àme
forte, il est impossible de ne pas supposer quelques pensées
hardies qui influeront sur la destinée de VEurope.
A la dernière phrase, surtout, de cette lettre, on
pourrait croire qu'elle a été écrite après coup : elle
fut insérée dans un journal au mois de décembre 1797,
peu de temps avant l'arrivée de Bonaparte à Paris.
Une sorte d'analogie existe entre les hommes cé-
lèbres et les lieux célèbres. Ce ne fut donc pas une
chose indifférente que de voir Bonaparte interrogeant
le sol de Morat, où Charles de Bourgogne, cet autre
téméraire, vit en 1476 ses Bourguignons tomber sous
les efforts de la valeur helvétique. Bonaparte avait
couché la veille à Moudon, où, comme dans tous les
lieux qu'il traversait, il avait reçu les plus grands
honneurs. Dans la matinée sa voiture s'étant cassée,
DE M. DK HOURRIENNE 205
nous continuâmes la roule ù pied, accompa^^nés seu-
lement de (jiit'lques olïiciers et d'une escorte de dra-
gons du pays (ju'on nous avait donni'c IJonaparle
s'anvia pivs de l'ossuaire et se lit indiquer le lieu où
la bataille de Morat avait été donnée : on lui montra
une plaint' en lace de la chapelle, l'n oflicicr qui avait
servi en France, et qui se trouvait là, lui expliqua
comment les Suisses, descendant des montagnes voi-
sines, étaient venus, à la faveur d'un bois, tourner
l'armée des Hourguign uis et l'avaient mise en dé-
route, a — De combien était cette armée? demanda-t-
il. — De soixante mille hommes. — Soixante mille
hommes! s'est-il écrié; ils auraient dii couvrir ces
montagnes. — Les Français d'aujourd'hui combattent
mieux que cela, dit Lannes, qui était un des officiers
de sa suite. — Dans ce temps-là, interrompit brus-
quement Bonaparte, les Bourguignons n'étaient pas
des Français! »
Le voyage de Bonaparte à travers la Suisse ne fut
pas sans utilité, et sa présence calma plus d'une in-
quiétude. Après les bouleversements d'États qui
venaient d'avoir lieu de l'autre côté des Alpes, les
Suisses redoutaient quelque démembrement, ou tout
au moins (jnelque invasion, que les chances de la
guerre auraient rendue possible. Partout Bonaparte
s'appliqua à rassurer les esprits. Arrivé à Genève, il
y reçut les envoyés de Berne, qui se retirèrent satis-
faits de ses assurances pacifiques. Tel était le désir
(jue l'on avait de le voir, que partout sur les routes,
on tenait jour et nuit une trentaine de chevaux prêts
pour lui servir de relais.
Bonaparte se rendit à Rastadt par Aix en Savoie,
Derne et Bâle.
Son passage au travers de la Suisse fut un véiù-
I. 12
200 MÉMOIRES
table triomphe. Il était visible que cet empressement
à le voir n'était pas un hommage au pouvoir, mais à
l'admiration qu'inspiraient ses victoires et à la recon-
naissance que commandait la paix qu'il venait de
signer. En arrivant à Berne, à la nuit, nous passâmes
au milieu d'une double file d'équipages très bien
éclairés et remplis de jolies femmes; tout criait :
Vive Bonaparte! vive le Pacificateur! Il faut avoir
vu cet enthousiasme spontané pour en avoir une
véritable idée.
La position sociale si élevée oîi l'avaient placé ses
grandes victoires et la paix lui avaient rendu insup-
portables le tutoiement et la familiarité des'camarades
de Brienne; je trouvais cela très naturel. M. de Co-
minges, le même qui fut du nombre de ceux qui l'ac-
compagnèrent à l'École militaire de Paris et qui avait
émigré, se trouvait à Bàle. Il apprit notre arrivée; il
se présenta sans façon, avec une grande inconvenance,
et avec un oubli complet de tous les égards dus à une
si grande illustration. Le général Bonaparte, très
piqué, refusa de le recevoir et s'en expliqua avec moi
de la manière la plus vive. Mes efforts pour réparer
le mal furent inutiles. Cette impression a subsisté, et
il n'a jamais fait pour M. de Cominges ce que ses
moyens et ses anciennes liaisons d'enfance auraient
justifié; il n'était même pas facile de lui en parler
sans lui donner de l'humeur.
En passant par Fribourg en Brisgau, je me rap-
pelai que c'était dans cette ville qu'était mort M. Gri-
gnet d'Eugny, capitaine commandant au régiment
d'Armagnac, mon beau-frère, émigré, et entré alors
dans les gardes-nobles. Le vif attachement que je lui
portais et sa malheureuse position lui procurèrent
souvent de l'argent et du linge que je lui faisais par-
DE M. DE ROURRIENNE 207
venir chaque fois que j'allais en Allemagne, car ma
sœur avait failli perdre la vie en lui adressant à Liège
des lettres et de l'argent.
En changeant de chevaux, je demandai au maître
de poste des détails sur M. d'Eugny; il me dit le [)his
grand bien de lui, et me conlia que sa position ne lui
avait pas donné les moyens d'acquitter le terme de sa
pension. « Je me suis, ajouta-t-il, charg('' de ses funé-
railles. Soyez persuadé qu'elles ont éti' honorables.
Ses malheurs et l'amitié que je lui portais ne me font
rien regretter de ce que j'ai fait pour lui. » Je pris
dans le sac, plein de souverains d'or d'Italie, qui
servait au paiement du voyage, une [H)ignée de pièces,
il se confondit en remerciements et en louanges de la
loyauté française. Le général Bonaparte approuva
beaucoup ce que j'.avais fait.
Il trouva, en arrivant k Rastadt, une lettre du Di-
rectoire qui l'appelait cà Paris. Il saisit avec empres-
sement cette invitation, pour quitter un séjour où il
savait ne devoir jouer qu'un rôle insignifiant et qu'il
avait bien résolu de quitter promptement pour n'y
plus retourner. Quelque temps après son arrivée à
Paris, se fondant sur la nécessité de sa présence pour
différents ordres et différentes expéditions, il demanda
qu'on l'autorisât à faire revenir une partie de sa
maison qu'il avait laissée à Rastadt.
Comment a-t-on pu dire que le Directoire tint le
(icnéral Bonaparte éloigné des grands intérêts qui se
traitaient à Rastadt. Bon Dieu! il eût été enchanté
de l'y Voir r-.'tuiirner et de se débarrasser si facilement
de sa présence à Paris; mais rien n'ennuyait Rona-
parte comme les longues et interminables négocia-
tions : cela n'allait pas à son caractère. Il en avait
bien assez de Campo-Formio. Que pouvait donc être
208 MÉMOIRES
ces grands intérêts qui se traitaient à Râstadt, auprès
de ceux que Passeriano avait vu discuter? Bonaparte
n'était pas un homme à se débattre pendant cinq ans
à Rastadt avec la diplomatie allemande, comme le
comte d'Avaux l'avait fait à Munster; il aima mieux
s'arrêter au dernier grand acte de ses missions diplo-
matiques, que de risquer de se compromettre dans
des discussions qu'il prévoyait avec raison devoir
être longues et finir par prendre une mauvaise tour-
nure.
Lorsque je vis le général Bonaparte décidé à ne
séjourner que quelques instants à Rastadt, je lui té-
moignai le désir bien prononcé de restef en Alle-
magne. J'ignorais alors que ma radiation avait été
prononcée le 11 novembre; l'arrêté ne parvint à
Auxerre, au commissaire du Directoire exécutif, que
le n novembre, jour de notre départ de Milan,
Les misérables difficultés que j'éprouvais depuis
longtemps pour ma radiation, malgré les sollici-
tations réitérées du général victorieux, me faisaient
craindre, sous une pentarchie faible et jalouse, le
renouvellement des horribles scènes de février 1196;
Bonaparte me dit avec l'accent de l'indignation :
« Venez, passez le Rhin sans crainte, ils ne vous
arracheront pas d'auprès de moi; je réponds de vous. »
Je trouvai ma radiation à Paris. Elle était datée
du 11 novembre.
Ce fut à cette époque seulement que les efforts du
général Bonaparte pour ma radiation furent enfin,
quoique bien tardivement, couronnés du succès ;
Sotin, ministre de la police générale, l'annonça au
général Bonaparte : on verra dans la lettre le sin-
gulier motif de ma radiation, bien différent de celui
qui est énoncé dans l'arrêté.
DK M. DE noURRIENNE 209
BUREAU DU SKCllKTARIAT (iKNÉUAU
r.iBBUTii, KGAt.iri':
Paris, lo i-l bniinaire, an VI ilo la Rùjjiililiiino
une et indivisible.
Le )linistri.' de lu l'olicc iicncnde de la Ri'i)ubU([uc, au cUdijoi
HuoiKiparlr, gciu'ral en chef de l'année d' Angleterre.
Aussitôt, citoyen général, qiio j'ai eu connaissanco do la récla-
mation du citoyen Fauvelet BouiTionne, votre secrétaire, je me
suis hâté de la mettre sous les yeux du Directoire exécutif. Vous
verrez par l'arroté dont copie est ci-jointe, que la radiation défi-
nitive de son nom sur la liste dos émigrés est prononcée par le
Directoire. Le gouvernement, citoyen général, n'a pas voulu
laisser subsister, parmi les noms des traîtres à leur patrie, le
nom d'un citoyen qui approche le conquérant de l'Italie.
Je ne dois pas vaus laisser ignonu' que le citoyen Bolol a
concouru, autant qu'il a été on son pouvoir, à accélérer la déci-
sion do celle affaire; quant à moi, je me félicite d'avoir contri-
bué à cet acte do justice, et de ce qu'il m'offre l'occasion do
vous assurerquo je partage, avec tous les amis de la République,
la haute estime et la considération qui vous ont été acquises
par des exploits et des talents qui devancent le jugement de la
postérité.
Salut et fraternité, Sotin.
MINISTÈRE DE LA POLICE GÉNÉRALE
DE LA RÉPUBLIQUE
LIBERTÉ, ÉGALHÉ
Extrait des registres des délibérations du Directoire exécutif.
Paris, le 21 brumaire, an VI de la Uépnbliquo
française une et indivisible.
Le Directoire exécutif.
Vu la réclamation de Louis-Antoine Fauvelet Bourrienne, ten-
dante à obtenir la radiation détînilive de son nom de la lisle des
émigrés ;
1^
2 lu MEMOIRES
Vu les pièces par lui traduites et desquelles il résulte qu'il n'a
pas émigré;
Arrcle :
Art. l". — Le uoni de Louis-Antoine Fauvelet Bourrienne
sera définitivement rayé de loules les listes d'émigrés où il aurait
pu être inscrit.
Art. II. — Le séquestre appose sur ses biens meubles et im-
meubles sera levé s'il n'est père d'émigrés; et il sera renvoyé en
jouissance d'iceux avec restitution des fruits {sic) qui auraient pu
élre perçus par les agents de la République, à la cliarge par lui
de payer les frais de sé(iucstre, administration et tous autres
légitimement dus.
Art. III. — Dans le cas où tout ou partie de ses biens au-
rait été vendu en exécution des lois, le montant luT en sera
remis, à la charge par lui de payer les frais de vente.
Art. IV. — Le présent arrêté ne sera point imprimé. Les
ministres de la Police générale et des Finances sont chargés de
son exécution, chacun on ce qui les concerne.
Pour expédition conforme, le président du Directoire,
L.-M. Revellière-Lepeadx.
Par le Directoire exécutif, le secrétaire général, Lagarde.
Certifié conforme, le ministre de la Police générale, Sotin.
Bonaparte a dit, à Sainte-Hélène, qu'il n'était re-
venu d'Italie qu'avec trois cent mille francs. J'affirme
lui avoir connu, à cette époque, un peu plus de trois
millions. Et comment, avec trois cent mille francs,
aurait-il pu suffire aux grandes réparations, à l'em-
bellissement et à l'ameublement de sa maison, rue
Cbaniereine? Comment aurait-il pu mener le tiain
(ju'il menait, avec quinze mille francs de rente et les
appointements de sa place? Le seul voyage des côtes,
dont je parlerai, lui coûta près de douze mille francs
en or, qu'il me remit [tour cet objet, et je ne sache
pas qu'ils lui aient jamais été remboursés. D'ailleurs,
peu importe, pour le but qu'il se proposait, en dissi-
DF, ^F. DE ROURRinNNR 211
ninlnnt après coup sa fortuno, (ju'il ait rapporté trois
millii)ns on trois cent milli' francs? Pcrsoiiiio ne l'ac-
cusera jamais d'avnic (lila[)i(l('. C'élail un aduiinislra-
It'ur inflexible; les dt-prédalions l'irritaituit, et il fai-
sait sans cesse poursuivre les fripons avec la vigueur
de son caractère. Mais dU nvdit trouvé les mines
d'Vdria, mais on f'uiu'uissaitda la viande au\ troupes.
Il voulait être indépendant, et il savait mieux que
personne (pi'un m- l'est pas sans fortune. Il me di-
sait, à ce sujet : Je ne suis pas capucin, moi! Après
ne lui avoir accordé que trois cent mille francs au
retoiM- de la riche Italie, où les succès ne l'ont jamais
abandonné, on a imprime qu'il avait vingt millions,
d'autres le double, à son retour d'Egypte, d'un pays
pauvre, oi!i le numér.aire est rare et où des revers lui
avaient arraché constamment les avantages de ses
victoires ; tout cela est faux : on vient de voir ce
qu'il rapporta d'Italie; on verra à l'article de l'Egypte
quel trésor il enleva au pays des Pharaons.
Les frères de Bonaparte, voulant avoir tout pouvoir
sur son esprit, s'efforcèrent de diminuer l'influence
que donnait à Joséphine l'amour de son mari. Ils
cherchèrent à exciter sa jalousie et prolifèrent du sé-
jour qu'elle fit à ^lilan après notre départ, séjour au-
torisé par Bonaparte. Ses sentiments pour sa femme,
son voyage sur les côtes, ses travaux continuels pour
l'expédition d'Egypte et son court séjour k Paris ne
lui permirent pas de donner accès à ces soupçons. Je
reviendrai plus tard sur ces intrigues des frères de
Bonaparte et sur leiu- acharneiH(nit à perdre Joséphine
dans son esprit. Admis dans l'intimité de l'un et de
l'autre, j'ai été assez heureux pour empêcher ou adou-
cir beaucoup d<' mal. Si .loséphine vivait, elle me
rendrait cette justice. Je n'ai été contre elle, et malgré
212 MÉMOIRES DE M. DE BOURRIENNE
moi, qu'une seule fois : c'était pour le mariage de sa
lille Hortense. Joséphine ne m'avait pas encore parlé
de son projet. Bonaparte voulait donner sa lille ;'i
Duroc ; ses frères poussaient à ce mariage pour isoler
Joséphine d'Hortense, pour laquelle Bonaparte avait
une tendre amitié; Joséphine voulait la marier à Louis
Bonaparte. On devine bien que ses motifs étaient
d'avoir un appui dans une famille où elle n'avait que
des ennemis : elle l'emporta. On verra dans la suite;
comment s'est passée cette affaire.
CHAPITRE XXIV
Rptoiir do Ra^tailt. — Fêtes du Directoire. — Accident. — Haranjjnes.
— M. de Talleyrand. — Discours du général. — Éloquence de
Barras. — SiMisibilité du Directoire. — Fête au Louvre. — Opéra
de circonstance. — Le poète Lebrun. — Distique. — Ennemis de
Bonaparte. — Politesse avec les autorités. — Représentation de-
mandée à rOpéra-Coniique. — Lo directeur du théâtre. — Assassi-
nat. — Juj.'ement de Bonaparte sur Paris. — Refus d'une repré-
sentation d'apparat. — Xomination à l'Enstitut. — Lettre à Camus,
président. — Projets. — Réflexions.
Les plus magnifiques apprêts furent faits au Luxem-
bourg pour sa réception. La grande cour de ce palais
fut tMégamment ornée. On avait construit au fond de
cette cour, contre le bâtiment, un grand amphithéâtre
où siégeaient toutes les autorités : elle était remplie
de curieux; il n'en manque jamais dans ces occa-
sions. Au fond, et contre le vestibule principal, s'éle-
vait l'autel de la Patrie, surmonté des statues de la
Lil)erté, de l'Égalité et de la Paix. Quand Bonaparte
entra, tout le monde se tenait debout et découvert.
Les fenêtres étaient occupées par les plus jolies
femmes. Malgré ce grand appareil, la cérémonie fut
d'un froid glacial : tout le monde avait l'air do s'ob-
server, et l'on distinguait sur toutes les figures plus
de curiosité que de joie et de témoignages do recon-
naissance. Il faut dire qu'un événement fâcheux aug-
menta cette tiédeur générale : l'aile droite du palais
214 MÉMOIRES
n'était pas occupée ; on y faisait de grandes répara-
tions ; il y avait beaucoup d'échafaudages aux man-
sardes, et l'on y avait placé un factionnaire pour em-
pêcher d'y monter. Un employé au Directoire parvint
cependant jusque-là ; mais à peine eut-il mis le pied
sur la première planche qu'elle fit la bascule, et l'im-
prudent tomba de toute cette hauteur dans la coiu\
Cet accident causa une stupeur générale : des femmes
se trouvèrent mal ; les fenêtres furent en grande par-
tie évacuées. Quelques mauvais plaisants, et il y en
a toujours, s'amusèrent à voir dans cette chute celle
de MM. les Directeurs.
Cependant, le jour de la réception de Boîiaparte, le
Directoire avait déployé tout le faste républicain dont
il était prodigue dans ses fêtes ; surtout on ne lui
épargna pas les discours. M. de Talleyrand, ministre
des relations extérieures, chargé de présenter le gé-
néral au Directoire, parla le premier et s'exprima
ainsi :
Citoyens Directeurs,
J'ai l'honneur de présenter au Directoire exécutif le citoyen
Bonaparte, qui apporte la ratification du traité de paix conclu
avec l'empereur.
En nous apportant ce gage certain de la paix, il nous rap-
pelle, malgré lui, les innombrables merveilles qui ont amené
un si grand événement; mais qu'il se rassure, je veux bien taire
en ce jour tout ce qui fera l'honneur de l'histoire et l'admiration
de la postérité; je veux même ajouter, pour satisfaire à ses
vœux impatients, que cette gloire, qui jette sur la France en-
tière un si grand éclat, appartient à la Révolution. Sans elle, en
effet, le génie du vainqueur de l'Italie eût langui dans de vul-
gaires honneurs. Elle appartient au gouvernemonl (pii, né comme
lui de cette grande mutation qui a signalé la fin du dix-huitième
siècle, a su deviner Bonaparte et le fortifier de toute sa con-
fiance. Elle appartient à ces valeureux soldats, dont la liberté a
fait d'invincibles héros. Elle appartient, enfin, à tous les Français
DE M. DE IJUL'KllIENNE 215
(lignes de ce nom : car c'était aussi, n'en douions j)oinl, pour
conquérir leur amour et leur vertueuse estime qu'il se sentait
pressé di' vainrre; et ces cris do joie des vrais patriotes, à la
nouvelle d'une victoire, reportés vers Bonaparte, devenaient les
garants d'une victoire nouvelle. Ainsi, tous les Français ont
vaincu en Bonaparte; ainsi, sa gloire est la propriété de tous;
ainsi, il n'est aucun républicain qui ne puisse en revendiquer sa
part.
Il est bien vrai qu'il faudra lui laisser ce coup d'oMl qui déro-
bait tout au hasard, et cotte prévoyance (pii le rendait maître de
l'avenir, et ces soudaines inspirations qui déconcertaient, jiar
des ressources inespérées, les plus savantes combinaisons de
l'ennemi; et cet art de ranimer en un instant les courages ébran-
lés, sans que lui perdit rien de son sang-froid, et ces traits
d'une audace sublime qui nous faisaient frémir encore poiu- ses
jours longtemps après qu'il avait vaincu; et cet liéroïsme si
nouveau qui, plus d'une fois, lui a fait mettre un frein à la vic-
toire, alors qu'elle lui promettait ses plus belles palmes triom-
phales. Tout cela, sans doute, était à lui ; mais cela encore était
l'ouvrage de cet amour insatiable de la patrie et de l'humanité;
et c'est là un fonds toujours ouvert, que les belles actions, loin
de l'épuiser, remplissent chaque jour davantage, et d'où chacun
pourra toujours tirer des ti'ésors de vertu, de grandeur véritable
et de magnanimité.
On doit remarquer, et peut-être avec quelque surprise, tous
mes efforts eu ce moment pour expliquer, pour atténuer presque
la gloire de Bonaparte: il ne s'en offensera pas. Le dirai-je? j'ai
craint un instant pour lui cette ombrageuse inquiétude qui, dans
une république naissante, s'alarme de tout ce qui semble j)orter
une atteinte quelconque à l'égalité; mais je m'abusais : la gran-
deur personnelle, loin de porter atteinte à l'égalité, en est le
plus beau triomphe; et, dans cette journée même, les républi-
cains français doivent tous se trouver plus grands.
Et quand je pense à tout ce qu'il fait pour se faire pardonner
cette gloire, à ce goiit antique de la simplicité qui le distingue,
à son amour pom' les sciences abstraites, à ses lectures favorites,
à ce sublime Ossian, qui semble le détacher de la terre, quand
personne n'ignore son mépris profond pour l'éclat, pour le lu.\e,
pour le faste, ces méprisables ambitions des âmes communes;
ah! loin de redouter ce que l'on voudrait appeler son ambition,
je sens qu'il nous faudra peut-être le solliciter un jour pour
216 MÉMOIRES .
l'arraclier aux douceurs de sa studieuse retraite. La France en-
tière sera libre : peut-être lui ne le sera jamais, telle est sa
destinée.
Dans ce moment, un nouvel ennemi l'appelle ; il est célèbre
par sa haine profonde pour les Français et par son insolente
tyrannie envers tous les peuples de la terre; que par le génie
de Bonaparte il expie promptement l'une et l'autre, et qu'enfin
une paix digne de toute la gloire de la République soit imposée
à ces tyrans des mers; qu'elle venge la France et qu'elle rassure
le monde.
Mais, entraîné par le plaisir de parler de vous, général, je
m'aperçois trop tard que le public immense qui vous entoure est
impatient de vous eniendrc ; et vous aussi devez me reprocher
le plaisir que vous aurez à écouter celui qui a le droit de vous
parler au nom de la France entière, et la douceur de vous parler
encore au nom d'une ancienne amitié. »
Après ce discours, écouté avec quelque impatience,
tant on était avide d'entendre Bonaparte, le vainqueur
de l'Italie se leva et prononça d'un air modeste, mais
avec une voix ferme, les paroles suivantes :
Citoyens Directeurs,
Le peuple français, pour être libre, avait les rois à combattre;
Pour obtenir une Constitution fondée sur la raison, il y avait
dix-huit siècles de préjugés à vaincre ;
La Constitution de l'an 111 et vous, avez triomphé de tous ces
obstacles ;
La religion, la féodalité et le royalisme ont successivement,
depuis vingt siècles, gouverné l'Europe; mais de la paix que
vous venez de conclure date l'ère des gouvernements représen-
tatifs;
Vous êtes parvenus à organiser la Grande Nation, dont le ter-
ritoire n'est circonscrit que parce que la nature en a posé elle-
même les limites;
Vous avez fait plus :
Les deux plus belles parties de l'Europe, jadis si célèbres par
les sciences, les arts et les grands hommes, dont elles furent le
berceau, voient avec les plus grandes espérances le génie de la
liberté sortir de leurs ancêtres ;
1)1-; M. l)K HOURRIKNNE 217
Ce sont deux |iiéileslaiix sur lesquels les deslinées vont place:
diMix puissantes nations.
J'ai riionneur de vous renietlre le traité sij^mé à Cumpo-ForMiio,
el nitilie par Sa Majeslé l'Kinpereur.
Lor.-vque le bonheur du peuple français sera assis sur les meil-
leures lois organiques, l'Kurope entière devientira libre.
Barras, alors pn'sident du Directoire, répondit au
gont'i'al avec une {u-olixilé ilont tout le luoiuli partit
fatii^ué. Les pi-emièivs phrases de sou long discours
furent seules remarquées; les voici :
Citoyen général,
La nature avare do ses prodiges ne donne que do loin en loin
des grands liouiines à la terre ; mais elle dut être jalouse de
marquer l'aurore de la liberté par un de ces phénomènes ; et la
sublime Révolution du. peuple français, nouvelle dans l'histoire
des nations, devait présenter un génie nouveau dans l'histoire
des hommes célèbres. Le premier de tous, citoyen général, vous
avez secoué le joug des parallèles, et du môme bras dont vous
avez terrassé les ennemis de la République, vous avez écarté les
rivaux que l'anliquilé vous présentait.
Dès que Barras eut cessé de parler, il se jeta dans
les bras du général, qui aimait peu ces simagrées, et
lui donna ce que l'on ap{)clait alors l'accolade frater-
nelle. Les autres membres du Directoire suivirent
l'exomple du pri'-sident, entourèrent Bonaparte, le
pressèrent dans leurs bras, et chacun joua de son
mieu\ dans cette scène de comédie sentimentale.
('hénier avait composé, pour la fétc du Directoire,
un hymne que Méhul mit en musique. Ou donna à
rOpéra, peu de jours après, une pièce de circonstance
ayant pour titre : la Chute de Cartliuffe, allusion
pn'-raaturée aux nouveaux exploits que l'on atlondait
du v.iinqueur de l'Italie, récemment appelé au com-
mandement de l'année d'Angleterre. Les poètes s'éver-
I. 13
218 MÉMOIRES
tuèrent à le chanter, et Lebrun, poète peu pindarique,
composa le distique suivant qui ne vaut pas grand
chose :
Héros clier à la paix, aux arls, à la victoire,
Il conquit en deux ans mille siècles de gloire.
Les deux Conseils ne voulurent point demeurer en
reste avec le Directoire ; peu de jours après ils don-
nèrent aussi une fête au général, dans la galerie du
Louvre, nouvellement enrichie des chefs-d'œuvre de
peinture conquis en Italie.
Toutes ces fêtes étaient un supplice pxjur Bona-
parte ; il les regardait comme un des inconvénients
de sa position, et il savait que, dans la disgrâce, il
serait bientôt délivré de ce lléau. Il disait ne devoir
qu'à la cuiuosité et à la nouveauté toutes ces tlagor-
neines officielles qui s'appliquent à tout le monde, en
changeant seulement la date, le titre et le nom. Il
n'est pas jusqu'au petit envoyé d'un pii\'\te d'Afrique,
auquel l'on n'ait, dans ces derniers temps, prodigué
les plus insipides et les plus ridicules harangues, et
pour lequel on n'ait frappé des médailles qui doivent
éterniser l'insigne honneur que nous a fait Mahmoud
de Tunis.
Cependant, dès son arrivée à Paris, Bonaparte
montra beaucoup de modestie dans tous les actes de
sa vie; ainsi, par exemple, les administrateurs du
département de la Seine, ayant député vers lui pour
lui deiuander l'heure et le jour auxquels ils pourraient
le trouver, il porta lui-même la réponse au départe-
ment, accompagné du général Berthier. On remarqua
aussi que le juge de paix de l'arrondissement dans
lequel demeurait le général, s'étant rendu chez lui le
soir même de son arrivé, le 6 décembre, il lui rendit
DE M. DK HOrHKIENNK 219
sa visite le lendemain. Ces atlcnlions, purriles en a[>-
parenee, n'rlaiiiit pas sans inlluciicc sur l'esprit, des
liabitants de Paris.
Les victoires du gvnrral Bonaparte, la paix (pii
•'•tait son ouvrage, la brillante ivceplion dont il venait
d'être rnbjii, tirent oublier un peu Vfndi'miaire. On
t'Uiit très a\ide de \(tir ce jeune ln'ros, dont la carrière
commençait avec tant d'èclal. Il vivait fort retiré;
mais il allait souvent au spectacle. II me chargea un
jour d'aller demander pour lui une représentation de
deux des plus jolies pièces de ce temps, dans les-
quelles jouaient Elléviou, M""''' Saint-Aubin, Phillis, et
autres acteurs distingués. Il ne désirait celte repré-
sentation que si cela était possible. Le directeur me
répondit qu'il n'y a\aiL rien d'impossible de ce que
Miulait le vainqueur d'Italie, qui depuis longtemps
avait fait rayer ce mot du dictionnaire. Bonaparte rit
beaucoup de cette galanterie du directeur. Comme il
entrait dans ses calculs et ses principes de se montrer
le moins possible, il se plaça, comme à l'ordinaire, au
fond de sa loge, derrière sa femme, et me fit asseoir
à côté d'elle. Le parterre et les loges apprirent qu'il
était dans la salle : on le demanda à grands cris. Ce
vif désir de le voir se manifesta à plusii.'urs reprises,
mais ce fut en vain ; il ne se montra pas.
Quelques jours après, assistant au Théâtre des Arts,
à la seconde représentation (Vlloratiiis lloclès, on sut,
quoiqu'il se fût placé dans le fond d'une seconde loge,
qu'il était dans la salle : aussitôt il fut salué par un
concours unanime d'acclamations, mais il se tint
caché le plus possible, et dit à quelqu'un qui était dans
une loge voisine : « Si j'avais su que les loges fus-
sent aussi découvertes, je ne serais pas venu, n
Pendant le séjour de Bonaparte à Paris, une femme
220 MÉMOIRES
l'envoya prévenir que l'on voulait attenter à ses jours,
et que le poison serait un des moyens dont on ferait
usage. Bonaparte fit arrêter le porteur de l'avis, qui
se fit accompagner par le juge de paix chez la femme
qui l'avait fait avertir. On la trouva étendue sur le
carreau et baignée dans son sang. Les hommes dont
elle avait entendu et révélé la conversation s'en étant
aperçus, l'avaient mise dans cet état affreux. Son cou,
sillonné et meurtri, portait l'empreinte de leur ven-
geance atroce, et les assassins l'avaient ensuite frappée
de plusieurs coups d'instruments tranchants.
Bonaparte logea dans sa petite maison, rua Chante-
reine, n" 6, qui, dans la nuit du 10 au 11 nivôse,
reçut, en exécution d'un arrêté du département, le
nom de la rue de la Victoire. Les cris de vive Bona-
parte, et l'encens qu'on lui prodiguait, ne changeaient
point sa position. Naguère vainqueur et dominateur
en Italie, sujet maintenant de gens dont il ne faisait
aucun cas et qui voyaient en lui un rival redoutable,
il me disait : « On ne conserve à Paris le souvenir de
rien. Si je reste longtemps sans rien faire, je suis
perdu. Une renommée dans cette grande Babylone
en remplace une autre; on ne m'aura pas vu trois
fois au spectacle que l'on ne me regardera plus :
aussi n'irai-je que rarement. » Lorsqu'il y allait,
c'était dans une loge grillée. L'administration de
l'Opéra lui offrit une représentation d'apparat; il la
refusa. Si je lui faisais observer qu'il lui devait pour-
tant être agréable de voir ainsi ses concitoyens se
porter en foule au-devant de lui : « Bah ! le peuple se
porterait avec autant d'empressement au-devant de
moi, si j'allais à l'échafaud. »
Bonaparte fut nommé, le 28 décembre, membre de
l'Institut, classe des sciences et des ai'ts. il se montra
DE M. DF BOURRIENNE 221
très sensibloà cette ovation d'un corps savant, et «'cri-
vit la lettre suivante à Camus, alors pirsident de la
classe des sciences et des arts (1) :
Citoyen Présiilont,
Le suffrage îles hommes distingués (Hii comjiosenl l'Instilul
m'Iionore.
Je sens bien qu'avant d'cHre leur égal je serai longtemps leur
écolier.
S'il élail une manière plus expressive de leur faire connaître
l'estime que j'ai pour eux, je m'en servirais.
Les vraies conquêtes, les seules qui ne donnent aucun regret,
sont celles que l'on fait sur l'ignoraure.
L'occupation la plus lionorable tomme la plus utile pour les
nations, c'est de contribuer à l'extension des idées humaines.
La vraie puissance de la République française doit consister
désormais à ne pas permettre qu'il existe une seule idée nou-
velle qu'elle ne lui appartienne. Bonaparte.
II renouvela, mais sans succès, la tentative qu'il
avait faite avant le 18 fructidor, à l'effet d'obtenir une
dispense d'âge pour être Directeur ; s'apercevant que
le terrain n'était pas favorable, il me dit, le 29 jan-
vier ni>8 :
Bourrienne, je ne veux pas rester ici, il n'y a rien à faire, lis
ne veulent entendre à rien. Je vois que si je reste je suis coulé
dans peu. Tout s'use ici, je n'ai déjà plus de gloire; cette petite
Europe n'en fournil pas assez. Il faut aller en Orient : toutes les
grandes gloires viennent de là. Cependant, je veux auparavant
faire une tournée sur les cotes, pour m'assurer par moi-même de
ce que l'on peut entreprendre. Je vous emmènerai, vous, Lannes
et Sulkowsky. Si la réussite d'une descente en Angleterre me
parait douteuse, conmie je le crains, l'armée d'Angleterre de-
viendra l'armée d'Orient, et je vais en Egypte.
(Il H'jiiaparlo fut iiMimin- le ili (JcceniLre et non le 28, et sa lettre
de renienieinent au prusiilent (iaiiius est datée du 26. Elle ligure à
cette date dans la Correspondance, pièce 2.392. (D. L.)
222 MÉMOIRES DE M. DE BOURRIENNE
Cette conversation et tant d'autres donnent une
juste idée de son caractère. Il a toujours considéré la
guerre et les conquêtes comme les plus nobles et les
plus inépuisables sources de sa gloire.
Cette gloire, il l'aimait avec passion : il se révoltait
à l'idée de la voir se flétrir au milieu de l'oisiveté de
Paris, tandis que de nouvelles palmes croissaient pour
elle dans de lointains climats. Son imagination ins-
crivait d'avance son nom sur ces gigantesques monu-
ments, les seuls peut-être de toutes les créations de
l'homme qui aient un caractère d'éternité. Déjà pro-
clamé le plus illustre des capitaines contemporains, il
cherchait dans les temps antiques des noms rivaux à
effacer par le sien. Si César livra cinquante batailles,
il en veut livrer cent; si Alexandre partit de la Macé-
doine pour aller au temple d'Ammon, il veut partir
de Paris pour aller aux cataractes du Nil. Pendant
qu'il tiendrait ainsi la renommée en haleine, les évé-
nements devaient, selon lui, se succéder en France de
manière à rendre son retour nécessaire et opportun :
sa place serait piète, et il ne viendrait pas la réclamer,
comme un homme oublié ou inconnu.
CHAPITRE XXV
Départ lit' Ituii.ip.iite ilo Paris. — Fausse interprétation du Moniteur.
— Les villes du .Nord. — Hemanjues de Bonaparte. — Hutourà
Paris. — Projets sur l'K^'ypti'. — M. de Talleyrand. — Poiissiel-
pne. — Le jrénéral Desaix. — Entreprise contre Malte. — Incerti-
tudes du Directoire. — Assiduité de Itoiiaparte au travail. — Le
trésor de Berne.
Bonaparte parta pour le Xord, le 10 février 1"98,
mais il ne reçut pas l'ordre d'y aller, comme je l'ai lu
partout, pour préparer les opérations relatives à la
descente en Angleterre ; il ne s'en occupa nullement,
huit jours n'eussent pas suffi. Son voyage aux côtes
ne fut qu'une rapide excursion; c'était pour examiner
le fond de la question qu'il fit cette excursion sur les
cotes ; il ne resta pas non plus absent pendant plu-
sieurs semaines. Le voyage dura huit jours : nous
étions quatre dans sa voiture, lui, Lannes, Sulkowsky
et moi. Moustache était notre courrier. Bonaparte ne
fut pas peu surpris de lire dans le Moniteur du 10 fé-
vrier un article par lequel on donnait à sa petite excur-
sion une importance qu'elle n'avait pas. Voici ce que
disait le Moniteur :
Le général Bonaparte est parti pour Dunkerque avec quelques
ofticiers du génie et do la marine. Ils vont visiter les côtes et
préparer les opérations premières relatives à la descente; on
j)eut obst'rver qu'il ne retournera pas à Rastadl et que le Con-
grès touche à la lin de sa session.
224 MÉMOIRES
Quelle que soit la conduite dos princes composant les cercles
dtt l'Empire, nous prenons les avances. Toutes les places fortes
de la rive gauche du Rhin seront en notre pouvoir, et nous atta-
quera ensuite qui voudra.
On vient de voir la vérité.
Bonaparte visita Étaples, Ambleteuse, Boulogne,
Calais, Dunkerque, Furnes, Newport, Ostende et l'île
Walcheren. Il prit dans ces différents ports tous les ren-
seignements dont il avait besoin, avec cette patience,
cette présence d'esprit, ce savoir, ce tact, cette perspi-
cacité qu'il possédait à un si haut degré. Il entendait,
jusqu'à minuit, les matelots, les caboteurs, Jes contre-
bandiers, les pêcheurs. Il faisait des objections et
écoutait attentivement les i^éponses (1).
Nous revînmes à Paris par Anvers, Bruxelles, Lille
et Saint-Quentin.
Le but de notre voyage était atteint, lorsque nous
arrivâmes dans la première de ces villes. « Eh bien!
général, lui dis-je, que pensez-vous de votre voyage?
Etes-vous content? Pour moi, je vous avoue que je n'ai
pas trouvé de grandes ressources et de grandes espé-
rances dans tout ce que j'ai vu et entendu. » Bona-
parte me répondit assez vivement, en faisant un mou-
vement de tète négatif. « C'est un coup de dé trop
chanceux; je ne le hasarderai pas. Je ne veux pas jouer
ainsi le sort de cette belle France. » Ce fut sa seule
réponse. Je me vis au Caire.
(1) Mais, où récriviiin écossais a-t-il été prcmlrc (|ii(: l'on poussa
avci; ardeur les apprêts <le l'invasion, et que l'on lit des préparatifs
immenses. Tout se borna à (jnelqucs correspondances de bureau, à
des conversations et à des renseij,'ncments. Il n'y eut jamais, quoi-
qu'on l'ait beaucoup répété, de dispositions sérieuses faites, ni par
lui, ni par le Directoire, pour cette invasion. Walter Scott avait ici
besoin d'ajjrandir le danjjer, pour justifier les terreurs réelles dont
fut airitée l'Angleterre à cette époque. {Nol" '' ' la première édition.)
nr. M. 1)K MOURRIENNK 225
]\>' leitttii' ;i P.iiis, Bonaparte s'occupa sans dclai,
sous les rappiufs militaires lît scientifiques, de l'ofi^a-
nisiition de l'exp/dilion qu'il Vdulait |)()rter sur les
bords du Nil, et sur la(pielle on a publié tant d'inexac-
titudes. Elle occupait depuis loiii^temps son imai^ina-
tion. Quelques mots sufliront pour le prouver.
!1 écrivait au mois d'aoï'it 1797, que « le temps
n'était pas éloigné oîi nous sentirions que, pour dé-
truire véritablement l'Angleterre, il faudrait nous em-
parer de rKgypte ». Il écrivait dans le même mois
à M. de Talleyrand, qui venait de rem[)iacer Cliarles
Delacroix aux Relations extérieures, « qu'il faudrait
s'emparer de IKgypte qui n'appartient jtas au Grand
Seigneur ». Cet babile ministre lui répondit « que ses
idées étaient grandes sur l'Egypte et que l'utilité
devait en être bien'sentie » ; qu'il lui écrirait nu large
sur ce sujet.
L'histoire dira autant de bien de M. de Talleyrand
que ses contemporains en ont dit de mal. Lorsque
dans une grande, longue et difficile carrière, un
homme d'État s'est fait et a conservé un grand
nombre d'amis fidèles, et qu'il ne s'est attiré que peu
d'ennemis, il faut bien lui reconnaître une conduite
sage et modt'rée, un caractère honorable et une pro-
fonde habileté. Il est impossible de connaître à fond
M. de Talleyrand, sans lui être dévoué! Tous ceux qui
ont eu cet avantage le jugent sans doute comme moi.
Au mois de novembre de la même aniu'e, Boiiaj)arlc
envoya Poussielgue, sous le prétexte d'inspecter les
Échelles du Levant, mettre la dernière main au proj(.'t
que l'on avait sur .Malte (i).
(1) Napoléon, dans le Mémorial de Saiide-llélène, dit qno h-; nip-
ports faits par l'oiissiclguc furent très utiles i;t rendirent un service
essentiel. — Poussielfc'ue avait déjà été employé dans l'armée d'Italie
13.
226 MÉMOIRES
Le général Desaix, auquel la confiante amitié du
giMiéral Bonaparte avait fait part de ses projets lors de
leur entrevue en Italie, après les pn'liminaires de
Leoben, lui écrivait d'Afïenbourg, à son retour en
Allemagne, qu'il « voyait avec bien de l'intérêt cette
flotte de Corfou. Si jamais elle se dirige sur les
grandes entreprises que vous me dites, en grâce ne
m'oubliez pas. » Bonaparte n'avait garde de l'oublier.
Le Directoire avait d'abord blâmé l'expédition mili-
taire contre Malte, dont l'entretenait Bonaparte bien
avant la signature du traité de Gampo-Formio. On
déclarait cette expédition impossible pour nous. Malte
ayant observé exactement la neutralité, ayant même
plusieurs fois secouru nos vaisseaux et nos marins,
nous n'avions aucun prétexte pour entrer en guerre
avec elle; on disait qu'à coup sûr le Corps législatif
ne verrait pas d'un bon œil des hostilités contre cette
île (1). Cette opinion, qui ne dura pas longtemps,
pour des services diplomntiqiies. Après la prise de Malte, il accom-
pajj'iia encore Bonaparte en tigypte où il fut administrateur des
finances. (D. L.)
(1) Les prétextes ne manijuaient pas pour justifier les liostilités
contre Malle. Les Ani,dais avaient reçu du Grand .Maître l'autorisation
de faii'e à Malte une levée de matelots. Aprrs la conquête de la (^orse,
ils avaient (ditenu !2.5 milliers de poudre du ijouvernement maltais, ce
qui était d'autant plus hostile envers la France, que l'Ordre ne pos-
sédant rien en Ani,'leterre, pouvait, sans inconvénient pour ses inté-
rêts, conserver une stricte neutralité. Lorsque l'Espagne s'était unie
à la coalition européenne, le Grand Maître lui avait fourni 1,000 fu-
sils et laissé la faculté de recruter des matelots dans l'île. Plusieurs
armements d'émi^rrés contre la France avaient eu lieu publiijueinent
à .Malte. Jusqu'en nUfî, tous les bâtiments français de commerce
entrant dans le port, étaient contraints de baisser le pavillon natio-
nal. Tous les partisans de la Révolution ont été persécutés, plusieurs
d'entre eux exilés sans furmalité, et, dans le mois de mai 1797, un
fj'rand nombre arrêtés et emprisonnés comme des criminels; Vassello,
un des hommes les plus recommandables du pays par ses profondes
connaissances, cundamné à être renfermé pour la vii;.
Kniin, daiis l'exposé fait par le jjénéral l>onai)arte de la conduite
DK M. I)K HOlKUir.NN'K 227
(Irplut à Bonaparte. Ce lut un des griefs pour lesquels
il .leciit'illit mal l'airenf, de {{.iiims, IJotot, au comnien-
(••Muenl d Octolire HiH. 11 lui dit, dans une conversa-
tion animée, et en haussant les épaules : « Mais, mon
iMeu, Malte est à vendre! » On lui ré-poiidit (piel(|ue
temps après : « Malte est à vendre! On attache du j»rix
à son acipiisition; ne la laissez pas échapper. » Enfin,
M. de Talleyrand, alors ministre des Relations exté-
rieures, lui t'crivait, dans les derniers joins de sep-
tembre nO", que le Directoire l'autorisait à donner
tous les ordres à l'amiral Brueys, pour s'assurer de
Malte. 11 lui envoya des lettres destinées pour cette île,
parce que, disait Bonaparte, « il est nécessaire d'y i)ré-
parer l'opinion ».
Bonaparte travaillait nuit et jour à l'exécution de
son projet. Je ne lui ai jamais vu tant d'activité. Il
organisa tout, là où il n'y avait rien. 11 connaissait
presque tous les généraux et leur capacité respective.
Il connaissait la force de tous ses corps d'armée. Les
ordres et les instructions se succédaient avec une rapi-
dité extraordinaire. S'il lui fallait un arrêté du Direc-
toire, il volait au Luxembourg pour le faire signer par
l'un des Directeurs. C'était presque toujours Merlin
de Douai, parce qu'il était le plus travailleur, le plus
a.s^idu et le plus exact à son poste. Lagarde^ le secré-
taire général, ne contresignait rien de ce qui avait
lapport à cette expédition; Bonaparte n'ayant pas
voulu qu'il en fût instruit, il fit transporter à Toulon
le trésor i)ris à Berne, que le Directoire lui abandonna.
de Malte à l'c^'ani de la France, l'Ordre venait, par une singulière
mesure, de se mettre sous la protertlun ilu rzar Paul l'>^ Il résultait
bien que Malte était Teiuiemie de la France depuis la Révolution, et,
de son manifeste, (ju'elle était en état de guerre contre elle depuis
1793. (D. L.)
228 MEMOIRES DE M. DE BOURRIENNE
Il se montait à un peu plus de trois millions de francs.
Dans ces temps de désordre et d'ineptie, les finances
étaient très mal administrées; les revenus anticipés et
tellement gaspillés, qu'il n'existait jamais au Trésor
une somme de cette imoortance.
CHAPITRE XXVI
La vérité sur le projet de l'expédition d'h]j,'ypte. — Vues de Bona-
parte sur l'OritMit. — L'Europe trop petite. — Conversations avec
Mon^e. — .Nullité du Directoire. — Activité du général. — Mnria^'es
de Marmont et de Lavallelte. — Projet de colonisation. — Biblio-
tiiéque de camp. — Fautes d'orthographe. — Achats de vins. —
Humeur contre le Directoire. — Départ de Paris. — Arrivée à
Toulon. — Condamnation d'un vieillard. — Bonaparte lui sauve la
vie. — Simon.
Il t'tait donc décidé que Bonaparte irait tenter dans
l'Orient une expédition d'un genre inaccoutumé pour
l'Europo moderne. Je l'avouerai, deux choses me sou-
tenaient pendant ce temps excessivement pénible.
Mon amitié et l'admiration que j'avais pour les talents
du vainqueur de l'Italie, et le riant espoir de parcourir
ces antiques régions dont les récits historiques et reli-
gieux avaient occupé ma jeunesse.
Uue dire, après ce qu'on vient de lire, de l'exil
honorable ou de l'ostracisme auquel le Directoire a
voulu condamner Bonaparte? J'ai vu cette opinion
accréditée par une foule d'ouvrages répandus dans
bfîaucoup de pays et accueillie par les meilleurs
esprits. Bonaparte était bien un homme à se laisser
exiler 1 Sans doute le projet de colonisation de
l'Egypte, de cette antique et fertile contrée n'était pas
nouveau ; et dire que ce fut Bonaparte qui l'imagina
serait une sottise et une basse llagornerie; mais,
230 MÉMOIRES
depuis que les gouvernements successifs avaient aban-
donné ce projet, présenté à Louis XV par le duc de
Choiseul, il dormait comme tant d'autres dans la pous-
sière des cartons. La pensée de le faire revivre appar-
tient tout entière à Bonaparte.
Ce fut à Passeriano que, voyant approcher le terme
de ses travaux en Europe, il porta sérieusement ses
regards vers l'Orient. Pendant ses longues prome-
nades du soir, à Passeriano, dans un parc magnifique,
il se plaisait à rappeler toutes les célébrités de ces
contrées, à parler de tant d'empires fameux, qui ont
disparu après s'être bouleversés les uns les autres,
mais dont le souvenir est encore dans la mémoire des
hommes; il disait : « L'Europe est une taupinière; il
n'y a jamais eu de grands empires et de grandes révo-
lutions qu'en Orient, où vivent six cents millions
d'hommes. » Il y trouvait le berceau de toutes les reli-
gions, de toutes les extravagances métaphysiques. Ce
sujet était non moins intéressant qu'intarissable;
aussi s'en entretenait-il presque chaque jour avec ses
gént'raux intimes, ses aides de camp et moi. Monge
était presque toujours de la conversation. Ce savant
homme, qui avait l'esprit et le cœur ardents, abon-
dait dans le sens du général en chef et excitait encore
avec sa chaleur d'esprit la vive imagination de Bona-
parte. Tout le monde faisait chorus. Ainsi, je le répète,
le Directoire n'a été pour rien dans le renouvellement
du projet de cette mémorable entreprise, dont l'issue
n'a toutefois répondu ni aux grandes vues qui
l'avaient conçue ni à la hardiesse du plan. Avec un
autre gouvernement, la réussite était certaine.
Le Directoire a été aussi étranger, quant à sa volonté
personnelle, au départ du général Bonaparte, qu'à son
retour, comme on en verra la preuve en son temps. Il
1)1. M. l)i: KOURRIKNNE 231
n'a t'i»' (|iii' I'i\('iiiit'iii' |tassir des Vdlonii-s de Moiui-
paUc; If iHrectdirt' Irs convertissait en arifit-s, (jnand
Irs fornit's (In i^oiivciueim-nt rcxiiiraicni. On ne Ini a
jias pins oi'ilonnr la ronijtn'te de l'kgypte (]ii'(»n ne Ini
a trafé le plan d'ext-cniion. C'est lui (pii a ori^'anisé
rarnu'O d'thient, jn-ocniv de l'argent, désigné les
chefs, rénni les vaisseaux, frégates et bâtiments de
transport. C'est Ini qui a en l'iicnfense et noble idée
d'adj«»indfe à rexpédiiion des hommes distingués
dans les sciences et les arts, et dont les travaux, en
général fort remarquables, ont fait connaître, dans
son étiit actuel et ancien, cette terre dont le nom n'est
jamais prononcé sans réveiller de grands souvenirs.
Uue resterait-il de cette expédition sans ce résultat,
peu proportionné toutefois à ce qu'il en a coûté pour
l'obtenir? C'est Bonaparte qui a choisi les lumunes qui
devaient porter dans ce i>ays, que le temps a replongé
dans l'ignorance et dans la barbarie, les trésors de la
civilisation et de l'industrie, qui seuls peuvent adoucir
ici-bas la triste destinée de l'homme.
Les ordres de Bonaparte parcouraient comme l'éclair
la ligne de Toulon à Civita-Vecchia. 11 a donné, avec
une admirable précision, rendez-vous aux uns devant
Malte, aux autres devant Alexandrie. Tous ces ordres
m'étaient dicti'-s par lui dans son cabinet. C'est Ini qui
hâtait l'expédition, et non le Directoire, comme on
l'a dit si souvent. Bonajiarte en était parfaitement
secondé, parce que, craignant sa renommée, son carac-
tère et sa gloire, le Directoire n'était pas fâché de le
voir s'éloigner, et il ne lui refusait rien; mais qu'on se
garde bien dattribuer celte docilité au désir de voir sa
gloire s'accroître ou à l'amour de la patrie. Sa gloire,
au contraire, It.s offiisipiait. On |)arlait tant d»; lui
qu'on ne parlait pas d'eux ; les Directeurs n'ignoraient
232 MÉMOIRES
pas la sévérité de ses censures, la dureté de ses dis-
cours méprisants, la domination qu'il cherchait à
exercer sur eux; et ils devinaient son ambitieux
avenir, qu'il ne cachait pas toujours à tous les yeux.
Disons-le donc enfin : résurrection du plan, combi-
naisons, tout appartient à Bonaparte. Lui seul, dans
ces temps, pouvait oser hasarder cette immense entre-
prise. Elle exigeait de très grands talents militaires et
politiques : il les possédait à un haut degré; elle exi-
geait de la jeunesse : il n'avait pas vingt-neuf ans ;
une grande gloire militaire : les champs de l'Italie
étaient là pour répondre.
Dans la position où, à cette époque, commençait à
se trouver la France envers l'Europe, depuis le traité
de Campo-Formio, le Directoire, loin de faciliter et de
presser cette expédition, devait s'y opposer. Pour son
existence personnelle et pour la France, une victoire
sur l'Adige aurait mieux valu qu'une victoire sur le
Nil. J'ai pensé, d'après ce que j'ai vu, que le désir et
la joie de voir s'éloigner de la France et se jeter dans
une expédition aventureuse un jeune ambitieux que
ses victoires avaient placé si haut dans l'opinion, qui
les gênait et les inquiétait, l'emportèrent facilement
sur le danger évident de se priver, pour un temps
indéterminé, d'une excellente armée, de généraux
illustres ajuste titre, qui l'avaient si souvent conduite
à la victoire, et les aveuglèrent sur la perte plus que
probable de la flotte française. Quant à Bonaparte, il
resta bien convaincu qu'il fallait choisir entre cette
hasardeuse entreprise ou sa perte. L'Egypte lui parais-
sait propre à entretenir sa renommée et à rehausser
encore l'éclat de son nom.
Il fut nommé, le 12 avril 1198, général en chef de
l'armée d'Orient, que ce même jour vit créer.
DK M. DE HOURRIENNE 233
Ce fut à coït-' t'poriut' (jii(> Mannoiit ('-pousa M"'" Per-
rcgaii\, et l'aide de camp Lavallelle une deiuoisclle
Beauharnais (I).
P(Mi de temps avant de partir, je demandai à Bona-
parte combien d'aniu-es il voulait rester en Kgypte.
— « Peu de mois ou six ans ; tout dépend des événe-
ments. Je coloniserai ce pays ; je fend veiiir des
artistes, des ouvriers de tout genre, des femmes, des
acteurs, etc. Nous n'avons que vingt-neuf ans, nous
en aurons trente-cinq; ce n'est pas un âge; ces six
ans me suflisent, si tout me réussit, pour aller dans
l'Inde. Dites toujours à ceux qui vous parleront de
votre départ que vous allez à Brest ; dites-le même à
votre famille. » Je le fis pour lui donner une preuve et
de ma discrétion et du véritable attachement que
j'avais pour lui.
Bonaj)arte, voulant se former une petite biblio-
thèque de camp en volumes in- 18, en rédigea la note,
qu'il me remit pour les lui acheter. Cette note, qui
est de sa main, fera voir ce qu'il préférait dans les
sciences et la littérature (2).
(1) Eii^'énie île Heauharnais, nièce de Joséphine (voir pajre li'J). (I). L.)
(2) D'après la lettre suivante, insérée dans la Correspondance
(pièce :î458), il ne semble pas du tout que ce soit Boiirriennc qui ait
été charjré de l'achat de ces livres. La leltre dont il est question est
adressée « au citoyen J.-I5. Say, homme de lettres », et sijj'nce par
Caiïarelli, aide de camp de Bonaparte; elle est datée du 28 mars 1"'.)8 :
« Je vous remercie, citojen, au nom du ^'énéral Bonaparte, de la
complaisance que vous avez de vous ihar!,'er de l'achat de quelques
livres destinés à une bibliothèque portative et de son emménaj;ement.
J'ai indiijué à votre frère (Horace Say, capitaine du génie; la forme
dans laquelle doivent être réjjlés les comptes des dépenses pour être
admissibles à la comptabilité. Je le charj^'e de vous remettre avec
cette lettre un mandat de dix mille francs sur le !,'érant du jijénic, pour
payer soit les livres déjà rendus en magasin, soit ceux que vous avez
achetés, et enfin les diverses dépenses d'emminagement. Vous savez
(jue cet emménagement doit être solide et conunode, mais aussi simple
que possible. * (D. L.)
I3à
MEMOIRES
BIBLIOTHEQUE DU CAMP.
1° Sciences et arls.
Mémoires des Maréchaux
vol.
i° Géographie el voya-
de P'rance.
20
ges.
Prés^^Hénault. Œuvres.
4
3" Histoire.
— Chronologie.
2
4" Poésie.
Marlborough.
4
50 Romans.
Prince Eugène.
G
C Politique et morale.
Histoire philosophique
des Indes,
12
Sciences et arts.
Histoire d'Allemagne.
2
vol.
Charles XII.
1
Mondes de Fontenelle.
1
Essai sur les mfeurs des
Lettres à une princesse
notions.
6
d'Allemagne.
2
Pierre le Grand.
1
Le Cours de l'École Nor-
Polybe.
6
male.
i;
Justin.
2
Aide nécessaire pour l'Ar-
Arrien.
3
tillerie.
1
Tacite.
2
Traité des Fortifications.
3
Tite-Live.
Traité des Feux d'Arti-
Thucydide.
2
lice.
1
Ver tôt.
4
Doninat.
8
Géographie et voyages
vol.
Frédéric II.
8
Géographie de Barclay.
12
Poésie.
Voyages de Cook.
3
vol.
Voyages français de La
Ossian.
1
Harpe.
24
Tasse.
6
Ariosle.
6
Histoire.
Homère.
6
vol.
Virgile.
4
Pkitaniue.
12
Henriadi'.
1
Turenne.
2
Télémaque.
2
Condé.
4
Les Jardins.
1
Villai's,
4
Les chefs-d'œuvre du
Luxembourg.
2
Théâtre-Français.
20
Duguesclin.
2
Poésies légères (choisies).
10
Saxe.
3
La Fontaine.
DF M. DK HOUIUUFNNK
Îi35
Romans.
Vollaire.
Hi'loîse.
Wfillior.
.Maiiiiontel.
Homans anj^lai?
i.e Sage.
Prévost.
vol.
4
4
1
4
40
10
10
Politique.
Le Vieux TusUimcnt.
Le Nouveau.
Le Coran.
Le Veiiam.
Mylliologie.
Montesquieu.
L'Esprit des Lois.
On voit (ju'il classe les livres religieux des peuples
dans la politique.
,1'ai drjà ivniarqut'' que les ôcrits de la main de
Bitnaparte sont ivmplis des plus inconcevables fautes
d'orthographe ; cela vient-il de la faible instruction
(pi'il avait reçue, sous ce rapport, à Brienne ; ne
serait-ce que l'effet de sa prodigieuse rapidité à grif-
fonner et de l'extrême activité de ses idées ; ou faut-il
l'attribuer au peu d'importance qu'il attachait à cette
condition d'une éducation soignée? Dans les pièces
que j'ai déjà citées de lui, et dans celles que je citerai
encore, j'ai orthographié correctement. Une espèce de
fnc-similé n'aurait pas éii' supportable avec ses abré-
viations et ses suppressions ; mais je ne puis m'em-
pécher de faire remarquer comment, connaissant si
bien les auteurs qu'il demandait et les généraux dont
il voulait avoir l'histoire, il a pu écrire Ducecling. —
Océan. — Certes, pour deviner Ossian il fallait bien
connaître sa passion favorite pour ce barde.
Bonaparli' lit pour lui, avant de partir, une provi-
sion considi'iable de vins de Bourgogne; ce fut un
nommé James, do Dijon, qui les lui fournit. Le mar-
ché fut exécuté avec ime grande loyauté. Je dois dire,
à cette occasion, que nous avons pu nous assurer que
les bons vins de Bourgogne, bien soutirés et dans des
236 MEMOIRES
futailles hermétiquement fermées, ne perdent point
de leur qualité en traversant la mer. Plusieurs caisses
de ces vins ont passé deux fois le désert de l'isthme
de Suez, à dos de chameau. Nous en avons rapporté
quelques restes à Fréjus, et il était aussi hon qu'en
partant. James est venu avec nous en Egypte. Il en
sera question plus tard.
Le reste de notre séjour à Paris n'offre plus rien
qui mérite d'être rapporté, sauf toutefois le propos
que Bonaparte me tint quelques jours avant le départ
pour Toulon. Il allait avec moi dans son coupé, au
Luxembourg, pour faire signer des arrêtés qui lui
étaient nécessaires. Il était très silencieux. Comme
nous descendions la rue Sainte-Anne, je lui demandai,
sans aucune intention, et uniquement pour dire quel-
que chose et rompre ce long silence, s'il était tou-
jours bien décidé à quitter la France?
Oui, j'ai tout lente. Ils ne veulent pas de moi. (Il voulait très
probablement parler de la place de Directeur.) Il faudrait les
renverser et me faire roi ; mais il n'y faut pas penser encore, les
nobles n'y consentiraient jamais : j'ai sondé le terrain ; le temps
n'est pas venu ; je serais seul. Je veux éblouir encore ces gens-là.
Je ne répondis rien que ces mots :
— Eh bien, nous irons en Egypte. Et jechangeai de
conversation.
Ce fut l'échauffourée de Bernadotte, qui retarda le
voyage de quinze jours. Ce petit événement pouvait
avoir les plus funestes conséquences pour le sort de
l'escadre et de la flotte, que Nelson aurait certaine-
ment attendue entre Malte et la Sicile, s'il y fût arrivé
avant nous (i).
(1) N'est-il pas étrange que, sans aucune donnée, l'écrivain écossais
dise qu' •« au moment du départ^ Bonaparte parut disposé à quitter
Di; M. DM HOUILKIHNNE 237
C'est ;'i tort (jin' l'on a dit (|iril av;iit lUi l'idée de
reiionctM* à 1 rxpi'dition, par suiu^ de l'aflaire de H(U-
iiadotte ;i Vienne; la lettre qu'il éerivit à Bnieys, le
:2.S avril l"i'.>S, proiue le contraii-e :
Queliiiics Iroiibles arrivés à Vionno ont nécessité m;i présence
qni'li|uos jouis à Paris : ct'la ne changera rien à rexpédilion. Je
donne l'orilre, par le présent courrier, aux troupes qui sont à
Marseille, de s'embarquer et de se rendre à Toulon. Je vous
expédierai, le sO au soir, un courrier, avec l'ordre d'embarquer
et de partir avec l'escadre el le convoi pour Gènes, où je vous
rejoindrai.
Le retard que ce nouvel incident a api)orlé dans l'expédition,
aura été, je l'imagine, nécessaire pour vous nietlre en mesure.
Nous quituimes Paris, le 8 mai 1198. Dix jours
avant le départ du général Bonaparte, qui allait mar-
cher à la conquête de l'Egypte et de la Syrie, s'échap-
pait du Temple un prisonnier qui devait si puissam-
ment contribuer à ses revers (1). Une évasion si
simple en elle-même devait plus tard faire échouer les
plus gigantesques projets et les plus audacieuses con-
ceptions. Cette fuite était pleine d'avenir, puisqu'un
faux ordre du ministre de la police de France a em-
pêché la révolution de l'Orient. Que l'on cherche à
présent de grandes causes aux grands événements.
Nous étions à Toulon le 8 ; Bonaparte savait par
les mouvements des Anglais qu'il n'y avait pas un
moment à perdre ; mais les vents contraires nous
le commandement d'une e.rpédition si douteuse et si hasardeuse, el
qu'il voulut profiter pour cela de ce qui se passa à Vienne. » Il
fuit ran^'er cori parmi les fables, ainsi que la visite mystérieuse ite
Harras, p(jur lui contier le cliani^'cmeiit de destination, de même que
l'ostracisme et l'exil honorable dont le Directoire a voulu frapper
lionaparte. (Note de la première édition.)
(1) Il s'a^'it de Sidney Smith, que l'on retrouvera avec Phelippeaux
au siège de Saint-Jean-d'Acre. (D. L.)
i
238 MEMOIRES
retinrent pendant dix jours qu'il employa au plus
minutieux détail de la ilotte.
Bonaparte, presque continuellement occupé de son
armée, lui adressa la harangue que l'on va lire et que
j'écrivis sous sa dictée (1) :.
Officiers et soldats,
Il y a deux ans que je vins vous commander; à celle épo(iue,
vous étiez dans la rivière de Gênes, dans la plus grande misent,
manquant de tout, ayant sacrifié jusqu'à vos montres pour votre
subsistance réciproque ; je vous promis d«; l'aire cesser vos
misères, je vous conduisis eu Italie; là, tout vous fui accordé
Ne vous ai-je pas tenu parole?
Ici, un cri général se fit entendre : Oui!
Eh bien ! apprenez que vous n'avez point encore assez fait pour
la patrie, et que la patrie n'a point encore assez fait pour vous!
Je vais actuellement vous mener dans un pays où, par vos
exploits futurs, vous surpasserez ceux ([ui étonnent aujourd'hui
vos admirateurs, et rendrez à la patrie les services qu'elle a droit
d'attendre d'une armée d'invincibles.
Je promets à chaque soldat qu'au retour de celte expédition,
il aura à sa disposition de quoi acheter six ari)ents de terre.
Vous allez courir de nouveaux dangers, vous les partagerez
avec vos fi'ères les marins. Cette arme, jusqu'ici, ne s'est pas
rendue redoutable à nos ennemis; leurs exploits n'ont point
égalé les vôtres; les occasions leur ont manqué; mais le cou-
rage des marins est égal au vôtre : leur volonté est celle d(>
triompher; ils y parviendront avec vous.
Communiquez-leur cet esprit invincible qui partout vous rendit
victorieux ; secondez leurs efforts ; vivez à bord avec celle intel-
ligence qui caractérise des honmies purement animés et voués au
bien de la même cause : ils ont, comme vous, acquis des droits
à la reconnaissance nationale, dans l'art difficile de la marine.
Habituez-vous aux manieuvres de bord ; devenez la terreur de
vos ennemis de terre et de mer ; imitez en cela les soldais
(1) Il y a à douter de l'authonticité de cette allocution. Dans tous
les cas, la proclaniatiun publiée dans la Correspondance de NapO'
léon l" ne ressemble eu rieu à celle-ci. (I). L.)
DE M. DK lU)UKlUKNNli; 239
romains, qui surent ;i la fois battre Cartliago en plaine cl les
Carthaginois sur leurs tlottes.
Des cris de vi\e la Ht''j)iil>liqiie immortelle et les
hymnes de guerre suivirent cette harangue.
Quiconque a connu M""" Bonaparte sait (ju'il a existé
peu de leninies aussi aimahles; Bonaparte l'aimait
avec passion; pour jouir plus longtemps des charmes
de sa société, il l'avait ament'c avec lui à Toidon. Pou-
vait-il savoir, en se séparant d'elle, quand il la rever-
rait, si même il la reverrait jamais ? Aussi puis-je
assurer que rien ne fut plus touchant que leurs adieux.
En quittant Toulon, Joséphine se rendit aux eaux de
Plombières. Je me rappelle que, pendant son séjour
dans cette ville, elle faillit devenir victime d'un
accident assez grave. Comme elle était un jour avec
sa société sur le balcon de son hôtel, ce balcon s'écroula
tout à coup; toutes les personnes qui s'y trouvaient
tombèrent dans la rue, et M'"" Bonaparte fut assez
grièvement blessée, mais cette blessure n'eut aucune
suite fâcheuse.
A peine arrivé à Toulon, Bonaparte apprend que la
loi de mort sur les émigrés règne dans toute son
aiïreuse rigueur; et que naguère un vieillard de plus
de quatre-vingts ans a été fusillé ; indigné de cette bar-
barie, il me dicta avec l'acomt de la colère, la lettre
suivante.
BONAPARTK, MEMBRE I)K l'iNSTITUT NATIONAL
Aux commissions militaires de la neuvième division,
établies en vertu de la loi du 10 fructidor.
J'ai appris, citoyens, avec la plus grande douleur, que des
vieillards âgés de soixante-dix à quatre-vingts ans, de misérables
femmes enceintes, ou environnées d'enfants en bas âge, avaient
été fusillés, comme prévenus d'émigration.
240 MÉMOIRES
Les soldats de la liberté seraient-ils donc devenus des bour-
reaux ?
La pitié qu'ils ont portée jusqu'au milieu des combats serait-
elle donc morte dans leurs cœurs.
La loi du 19 fructidor a été une mesure de salut public. Son
intention a été d'atteindre les conspirateurs et non de misérables
femmes et des vieillards caducs.
Je vous exhorte donc, citoyens, toutes les fois que la loi pré-
sentera à votre tribunal des vieillards de plus de soixante ans,
ou des femmes, de déclarer qu'au milieu des combats vous
avez respecté les vieillards et les femmes de vos ennemis.
Le militaire qui signe une sentence contre une personne inca-
pable de porter les armes est un lâche. Bonaparte.
Cette lettre sauva la vie à un malheureux qui se
trouvait dans la catégorie de ceux dont parlait le
général. Mais on voit, par le ton de cet acte, quelle
idée il avait déjà de son pouvoir. Il prend sur lui, par
les plus nobles motifs, sans doute, d'interdire et d'in-
terpréter l'exécution d'une loi bien atroce, il est vrai,
mais qui, même dans ces temps de faiblesse, de
désordre et d'anarchie n'en était pas moins une loi.
Du moins, cette fois, la puissance du nom a été noble-
ment employée. Cette lettre causa une grande satisfac-
tion dans l'armée d'expédition.
Un nommé Simon, qui avait suivi ses maîtres dans
rémigration, et qui craignait l'application des lois,
apprit que je cherchais un domestique. Il vint me
trouver, il m'avoua sa position ; il me convint, et je le
pris. Il me dit ensuite qu'il redoutait qu'on ne s'em-
parât de sa personne, lorsqtie l'on irait au port pour
l'embarquement. Le général Bonaparte, auquel j'en
parlai, et qui venait de donner une preuve éclatante
de son aversion pour ces actes de barbarie, me dit
avec l'accent de la bonté : « Donnez-lui mon portefeuille
à porter, et qu'il reste auprès de vous. » Les mots
DH M. I)i: ItoURUIKNNK 211
Bonaparte, ijénéral en chef de l'armée d'Orient,
étaient écrits on grosses lettres d'or, sur un hoaii 1
maroquin vt'i-i. Kst-re ce portelViiillo, oti s;i n'iiiiion à
nous, (jui (Mn|n'clia Simon (r«'lrr pris '.' Je l'ignore,
ni;iis il passa librement. Je le grondai d'avoir, avec un
rire nioqiKMir, nargué la mauvaise humeur de ceux
qui t'taient chargt'-s de son arrestation. Il m'a servi
très ruièlement. Il a été même quelciuefois utile au
général Bonaparte; on verra plus tard une iireuve/>/>n
rare de sa reconnaissance.
14
CHAPITRE XXVII
Départ de l'escailre. — Arrivée à Malte. — Intelligences dans l'ile. —
Doloniieu. — Le général Baragiiey d'Hilliers. — Attaijiie do la
partie occidentale de l'île. — Mot de CaffarcUi. — Vérité rétablie.
— Délivrance des prisonniers turcs. — Fausse route de l'escadre
anglaise.
L'escadre mit à la voile le 19 mai (1). L'Orient, qui
par son énorme chargement tirait trop d'eau, toucha
le fond. On eut peu de peine à le dégager. Il n'en ré-
sulta ni accident, ni avarie, ni retard sensible. Quel-
ques personnes à pressentiments disaient, avant la
bataille d'Aboukir, que ce fait si insignifiant présa-
geait un malheur pour l'expédition, parce que c'était
le vaisseau amiral qui avait touché. D'autres ont dit,
APRÈS la bataille d'Aboukir, que V Orient ne pouvait
pas manquer de sauter, puisque, deux mois avant,
il avait touché en mettant à la voile. J'ajoute à re-
gret que j'ai beaucoup entendu de ces niaiserics-là,
même de la part d'hommes raisonnables.
Nous arrivâmes devant Malte le 10 juin. L'attente
de quelques convois nous avait occasionné un retard
de deux jours. On les rejoignit à Malte.
Les intelligences pratiquées d'Europe pendant et
après les négociations de Campo-Formio n'avaient
(1) Bonaparte en donna iinnicdiatenient avis au Directoire exécutif :
« 30 Horéal an VI (19 mai 1798).
« Il est sept heures du matin. L'escadre légère est sortie, le convoi
déûle, et nous levons l'ancre avec un très beau temps... » (D. L.)
MKMOIIIKS iJli M. D1-: MijriUUKNNK 213
pas ivussi ;ui point de nous faire ouvrir tout de suite
les porU?s lit.' cette île crlrlui'. |{ima|);iri(> ti''ini»ii^na
licaiicoup (l'humeur contre Ifs prison nos (Mivoyr<'s
irKuntpi' pour pn'parer les voies; ci-pciKlant l'un
d'eux, M. OolomiiMi, eut à se repentir de sa mission,
(pii lui (t<(asionna de mauvais traitemonts dr la part
des Siciliens. >[. PoussieI.i,'ue avait lait ce qu'il avait
pu dans cette tentative de st'duction, mais le succi'S
ne fut pas C(Mnplet. Il y eut des malentendus, et par
suite quelijues coups de canon d'échangés. Honaparte
a^ait rU- livs content des services «lu gi'iit'Tal Bara-
guey d'Milliers en Italie. Il n'avait eu qu'à se louer
de sa conduite militaire et politique à Venise, lors-
(ju'à peine une année écoulée il s'en em[>ara et l'oc-
cupa par ses onlres. Le général Baraguey d'Hilliers
s'était joint à nous avec sa division, qui s'était em-
liarcjuée sur le couNoi sorti de Gènes. Le général en
ilief lui donna l'ordre de débarquer et d'attaquer la
partie occidentale de l'ile ; il s'acquitta de cet ordre
avec autant de prudence que d'habileté, et à la satis-
faction du gt''nt''ral en chef. Comme, pour les per-
sonnes instruites, tout cela n'était que pour la forme,
ces d(''monstrations hostiles n'eurent pas de suite. On
voulait sauver l'honneur des chevaliers de la reli-
gion, et voilà tout; car les personnes qui ont vu
Malte ou la verront ne pourront concevoir qu'une île
entourée de fortifications aussi formidables et dans
un état aussi parfait se rende, au })out de deux jours,
à une flotte qui ne pouvait pas perdre son temps à
attendre son ennemi, qu'elle savait être à sa pour-
suite; cpt ennemi la pouvait surprendre à chaque
instant dans son aflligeant dt'-sordre et la détruire
complètement. L'inexpugnable forteresse de Malt« est
tellement à l'abri d'un coup de main, que le général
244 MEMOIRES
Caffarelli, après en avoir examiné les fortifications
avec le plus grand soin, dit, en ma présence, au gé-
néral en chef : « Ma foi, mon général, nous sommes
bien heureux qu'il y ait eu quelqu'un dans la ville
pour nous en ouvrir les portes. » Et voilà ce que des
écrivains ont appelé une étonnante victoire, un pro-
dige ! Quelle pitié ! c'était une trahison (1).
En rapprochant les expressions si vraies du gé-
néral Caffarelli de ce qui a été dit pkis hnut du pro-
jet d'expédition d'Egypte et sur Malte, on jugera de
la valeur des paroles de Napoléon à Sainte-Hélène...
« La prise de Malte ne fut point due à des intelli-
gences particulières, mais à la sagacité du général
en chef. C'est dans Mantoue que j'ai pris Malte. » On
ne sait trop ce que veut dire Malte pris dans Man-
toue par sagacité; il n'en est pas moins vrai que j'ai
écrit sous sa dictée une foule d'instructions pour des
intelligences particulières. Mais Napoléon n'a-t-il pas
dit aussi à Sainte-Hélène, à un autre noble compa-
gnon de son exil : « Malte avait certainement d'im-
menses moyens physiques de résistance, mais aucuns
moyens moraux. Les chevaliers ne firent rien de
honteux : nul n'est tenu à l'impossible. » Non, mais
ils furent livrés ; le succès de la prise de Malte était
déjà assuré avant de quitter Toulon. Il vaut mieux
prendre une île par des intrigues qu'en répandant du
.sang. Plusieurs personnes, et surtout le bailli de
Teignie, les ont assez dévoilées. Les Anglais n'ont
pu dans la suite, malgré tous leurs efforts, prendre
Malte que par famine.
Le général en chef se transporta à l'endroit du
port où étaient détenus les Turcs, faits prisonniers
(1) Voir le rapport officiel à la fin du volume. Il est curieux de
comparer cette relation avec la vérité. {Note de la première édition.)
Dv. M. Di: noiKuii'.wi: 215
par It's ( hcvalicrs de la reli^'ioii. l.v> (.h'yin'iUiiiles ga-
lères furent rvaciiées. Les mêmes principes qui al-
laient sons pen de jnnrs faire la l»ase (l(>s proclama-
tions de Ijonapai'le aux Kii^yjuiens, le guidèrent dans
cet acte de raison et d'humanité.
Il se promena plusieurs fois dans les jardins du
(irand Maître. Us étaient d'une très belle tenue et
garnis de magnifiques orangers. Nous nous régalions
avec plaisir de leurs fruits, que la grande chaleur
nous rendait plus dt'licieux encore.
Après avoir pourvu avec autant d'activité que de
talent à l'administration et à la défense de l'île, le
général quitta, le 19 juin, Malte qu'il ne croyait pas
avoir pris pour les Anglais qui ont bien mal reconnu
ce service ; plusieurs chevaliers de l'Ordre le suivirent
etprirentde l'emploi dans le militaire et dans le civil.
I/escadre anglaise, pendant la nuit du :2:2 juin,
était presque sur nous. Elle passa à six lieues environ
de la flotte française. Nelson, qui avait appris à Mes-
sine la prise de Malte, le jour même que nous quit-
tions cette île, se dirigea tout droit sur Alexandrie
(l'Kgypie, sans se jeter dans le nord. Il regardait
cette ville comme le but de notre destination. Pre-
nant la route la plus courte, forçant de voih^s pour
regagner le temps perdu, et marchant sans convoi
et sans embarras, il arriva devant Alexandrie, le
28 juin, trois jours avant la tlotte française, qui était
cependant partie avant lui des parages de Malte. L'es-
cadre française s'était dirigée sur Candie, qu'elle re-
connut le 2o juin, et ensuite vers le sud, favorisée
par les vents éthésiens qui sourili'nt régulièrement
dans cette saison. Celte marche dilIV-rente et ce dé-
tour sauvèrent la Hotte française, qui n'arriva que le
30 juin devant Alexandrie.
11.
CHAPITRE XXVIII
Sentence de Bonaparte. — (^«onversations à bord. — Monge et Ber-
thollet. — Questions à l'amiral Brueys. — Emploi du temps de
Bonaparte. — Invitations à dîner. — Le sommet des Alpes. — Sou-
venir et espérance. — Discussions. — Préférence donivée à l'absurde.
— Religions. — Rêves. — Joseph. — Impression produite par la vue
de la Crète. — Minos et Jupiter. — La musique et la chasse. —
Humanité de lîonapnrte. — Un quartier de bœuf. — Ordre pour
l'armée. — Sévérité de discipline. — Activité de Bonaparte. —
Proclamation. — La relii,'iou de Mahomet. — Discipline sévère. —
Reproches injustes. — L'amiral Brueys. — Prudence et cha,!,'rin de
l'amiral. — Malte. — Nelson. — La llotle anjjlaise évitée. — Fer-
meté de Bonaparte. — Débarquement périlleux. — Mauvais temps.
— Le 1,'énéral (^affarelli. — Bonaparte et sa fortune. — Alexandrie
prise en une matinée. — Kleber blessé. — Commenceuient de ma
liaison avec Kléber. — Entrée de Bonaparte à Ale.vandrie. — Mésa-
venture d'un soldat. — Desai.x.
Bonaparte, étant allé un jour visiter une écolo, dit
en sortant aux élèves, dont quelques-uns avaient été
interrogés par lui : « Jeunes gens, chaque heure de
temps perdu est une chance de malheur pour l'ave-
nir! » Cette sentence remarquable était en qui'lque
sorte la règle de sa conduite, car jamais aucun
homme, peut-être, n'a mieux compris la valeur du
temps ; aussi peut-on dire que ses loisirs mêmes étaient
encore un travail. J'en eus la preuve surtout pen-
dant notre traversée. Si l'activité de son esprit ne
trouvait pas suffisamment à s'exercer sur des choses
positives, il y suppléait, soit en donnant un libre
MKMOFKHS DK M. DK HOURIUKNNK L'IT
t'ssDi" à son inuii'inaiiDn, soit en écoutant la convcr-
s;ition des hommes instruits attachés à l'exprcUtion ;
c;u' Bonaparh' sa\ait tMoutcr, et c'est poiit-rtre li' s<mi1
homme que l'ennui n'ait jamais atteint urt seul ins-
tant. Passionné poin* la i^loire de la France, passionné
pour sa propre irloire, il y avait pourtant dans cette
àme si pleine ime i^rande plaee pour Josépliine, qu'il
aimait alors jusipi'à l'idolâtrie, et dont il me parlait
presque toujouis dans nos entretiens familiers.
A l)()rd de l'Orioit, il se plaisait à causer IVéquem-
ment avec Monge et Berthollet; ces entretiens rou-
laient le plus hal)itnell(Mnent sur la chimie, sur les
mathématiques et la relii^ion. Le général (laffarelli,
dont la conversation nourrie de faits était en même
temps vive, spirituelle et gaie, était un de ceux avec
lesquels il s'entretenait le plus volontiers. Quelque
amilii' qu'il ti'moignàt à Rerlhollet, il était facile de
voir qu'il lui préférait Monge, et cela parce que Monge,
doué d'une imagination ardente, sans avoir précisé-
ment des principes religieux, avait une espèce de
[tropension vers les idées religieuses qui s'harmoniait
avec les idées de Bonaparte. A ce sujet, Berthollet
se mo(]uait quelquefois de son inséparahle Monge;
et d'ailleurs rimaginalion froide de Berthollet, son
esprit constamment tourné à l'analyse et aux abs-
tractions, penchaient vers un matérialisme qui a tou-
jours souverainement dé[)lu au général.
Ouelquefois Bonajtarte causait avec l'amiral Brueys;
c'était [)iesque toujours pour s'instruire des dilfé-
rentes manoeuvres, et rien n'étonnait plus l'amiral
que la sagacité de ses questions. Je me rap[)clle qu'un
jour, Bonaparte ayant demandé à Brueys de quelle
manière se ferait le branle-bas en cas d'attaque, il
déclara, après sa réponse, que si cette circonstance
248 MÉMOIRES
arrivait il donnerait des ordres pour que tout le
monde jetât ses malles à la mer.
Bonaparte passait la plus grande partie de son
temps dans sa chambre, sur un lit garni aux quatre
pieds de petits boulets mobiles, qui lui rendaient
moins sensible le malaise causé par le roulis, malaise
qu'il éprouvait presque constamment. J'étais presque
toujours avec lui dans sa chambre, à lui faire la lec-
ture de quelqu'un des ouvrages favoris dont il avait
composé sa bibliothèque de campagne. Souvent aussi
il s'entretenait pendant des heures entières avec les
capitaines des b.àtiments que l'on hélait. Jamais il ne
manquait de leur demander d'où ils venaient; quel
était le lieu de leur destination; quelles rencontres
ils avaient faites ; quelles mers ils avaient parcourues.
Sa curiosité ainsi satisfaite, il les laissait continuer
leur route, après avoir exigé d'eux la promesse de
ne rien dire de la rencontre qu'ils avaient faite de
l'escadrt^ française.
La politique de la France l'occupait fréquemment,
et surtout il se plaisait à reporter ses regards sur
l'éclat de ses dernières campagnes, cherchant à lire
dans ses triomphes passés le présage heureux de ses
triomphes futurs.
Tant que nous fûmes en mer il se leva rarement
avant dix heures du matin. L'Orient présentait pres-
que l'image d'une ville dont les femmes auraient été
exclues, et cette ville llottante était alors peuplée de
deux mille habitants, parmi lesquels se trouvait un
grand nombre d'hommes distingués; aussi chaque
jour Bonaparte invitait-il plusieuis personnes à dîner
avec lui, sans compter Brueys, Berthier, les colonels
et sa maison ordinaire, qui mangeaient toujours à la
table du général en chef. (Juand la beauté du temps
DK M. DE HOriUilKNNF, 2J9
le permettait, il montait sur la galerie (|iii, juir son
• tendue, pn'sentait l'aspeet d'une véritable prome-
nade. Je me rappelle qu'un jour, m'y promenant avec
lui, nous voguions alors sur la mer de Sicile, je crus
voir, par un beau soleil couchant, le sommet des
Alpes; Bonapartt' me plaisanta beaucoup et se moqua
de moi ; il appela l'amiral Brueys, qui prit sa lorgnette
<'t le conlirma bientôt dans la vériu"; de Cf que j'avais
dit. Les Alpes! A ce mot je crois voir encore Bona-
parte; je le vois longtemps immobile, et sortant tout
à coup de son extase : « Non, nous dit-il, je ne puis
voir sans émotion la terre de l'Italie! Voilà l'Orient;
j'y vais. Une entreprise périlleuse m'appelle. Ces
monts dominent les plaines oîi j'ai eu le bonheur de
conduire tant de fois les Français à la victoire. Avec
eux nous vaincrons encore. »
Un des plus grands plaisirs de Bonaparte, pen-
dant la tmversi'e, c'ét^iit, après le dîner, de désigner
trois ou quatre personnes pour soutenir une propo-
sition et autant pour la combattre. Ces discussions
avaient un but : le généi^al y trouvait à étudier l'esprit
de ceux qu'il avait intérêt de bien connaître, afin de
leur confier ensuite les fonctions auxquelles ils mon-
traient le plus d'aptitude par la nature de leur esprit.
Chose qui ne paraîtra pas singulière à ceux qui ont
vécu avec Bonaparte dans son intimité, après ces
luttes d'esprit il donnait la préférence à ceux qui
avaient défendu avec habileté une proposition ab-
surde, sur ceux qui s'étaient faits les défenseurs de
la raison ; et ce n'était pas seulement la supériorité
d'esprit qui le déterminait dans son jugement, car il
préférait réellement celui qui avait bien combattu en
faveur de l'absurdité, à celui qui avait également bien
discuté en faveur d'une proposition raisonnable. II
250 MÉMOIRES
donnait toujours lui-même le texte de la discussion ;
il la faisait rouler le plus souvent sur des questions
de religion, sur les différentes espèces de gouver-
nement, sur la stratégie. Un jour il demandait si les
planètes étaient habitées ; un autre jour, quel était
l'âge du monde ; puis il donnait pour objet à la dis-
cussion la probabilité de la destruction de notre
globe, soit par l'eau, soit par le feu ; enfin la vérité
ou la fausseté des pressentiments et l'interprétation
des rêves. Je me rappelle que ce qui donna lieu à
cette dernière proposition fut le souvenir de Joseph,
dont il venait de parler, comme il parlait de presque
tout ce qui se rapportait au pays où nous allions et
que cet adroit ministre avait gouverné.
Aucune terre ne s'offrait à nos regards sans que
des souvenirs d'histoire se présentassent à la mé-
moire de Bonaparte. En passant devant l'île de Can-
die, son imagination s'exalta, et il s'exprima avec
enthousiasme sur cette antique Crète et sur ce co-
losse dont la renommée fabuleuse a survécu à toutes
les gloires humaines. Il parla beaucoup de la déca-
dence de l'empire d'Orient, qui ressemblait si peu à
ce que l'histoire nous a conservé de ces beaux pays
tant de fois arrosés du sang des hommes. Les fables
ingénieuses de la mythologie se présentaient aussi à
sa pensée et donnaient à ses paroles quelque chose
de poétique et pour ainsi dire d'inspiré. L'aspect du
royaume de Minos l'amenait à raisonner sur les lois
les plus propres à gouverner les hommes, comme le
berceau de Jupiter lui révélait le besoin d'une reli-
gion pour les peuples. Cette conversation animée
dura jusqu'au moment où les vents favorables du
nord, qui poussaient les nuages dans la vallée du
Nil, nous eurent fait perdre de vue l'île de Candie.
1)1. M. DE BOUKKIENNK 251
!,i's iinisicitMi.s à bord dr rOricnt (loiniaiciii (jnrl-
(HH'fdis (1rs ;uil).'i(|('S, liKlis scilIcilKMlL sur rrnlicpolil.
HniiMpartc u'aiiiiail pas ciu-ort! assez la miisiiinc pour
l'entendre dans son a()partement; on peul, dire (juc
son i^onl pour cet ait s'est aecru en raison directe de
sa [)nissanf(\ coinini; son goût pour la chasse n'est
venu qu'aprt's son rlévation à l'pjnpire; coninie s'il
rùt voulu prouver qu'il y avait en lui non seulement
le grnie de la souveraineté pour commander aux
hommes, mais encore l'instinct de ces plaisirs aristo-
cratiques dont la jouissance compte aux yeux des
peuples parmi les attributs essentiels des rois.
Il est impossible que, dans une longue traversée, il
n'arrive pas(iuelques accidents, que quelcjucs hommes
ne tombent pas à la mer. Cet accident arriva plusieurs
fois à bord de VOrienl; c'est alors que l'on voyait
combien il y avait d'humanité dans l'àme de l'homme,
qui depuis a été si prodigue du sang de ses semblables
sur les champs de bataille, et qui devait en verser des
flots dans cette Egypte même où nous allions. Dès
qu'un homme tombait à la mer, le général en chef
n'avait de repos que lorsqu'il était sauvé. Il faisait
sur-le-champ mettre le bâtiment en panne, témoignait
la plus vive inquiétude jusqu'à ce que le malheureux
fût repris, et il m'ordonnait de récompenser large-
ment les personnes qui s'étaient dévouées pour le
salut de l'homme tombé à la mer; lorsque parmi elles
se trouvait un matelot qui, pour quelque faute de ser-
vice, avait encouru une punition, il l'en exemptait et
lui faisait encore donner de l'argent. .le me rappelle
que, pendant une nuit obscure, on entendit le bruit
que fait la chute d'un homme dans la mer; Bonaparte
donna immédiatement l'ordre de rester en panne,
jusqu'à ce que l'on eût arraché la victime présumée a
252 MEMOIRES
une mort certaine. On s'empresse de toutes parts, on
multiplie les perquisitions, et l'on parvient enfin à
repêcher... quoi?... la victime était un quartier de
bœuf qui s'était détaché du magasin aux provisions.
Que fit Bonaparte? Il m'ordonna de récompenser
encore plus généreusement que de coutume les mate-
lots qui s'étaient dévoués dans cette circonstance, me
disant: « Ce pouvait être un homme, et ces braves gens
n'en ont pas moins montré de zèle et de courage. »
Après trente années, toutes ces choses sont aussi
présentes à mon esprit que si elles venaient de se
passer tout à l'heure. Telle était la manière dont
Bonaparte employait son temps à bord de V Orient
pendant la traversée. Ce fut alors qu'il me dicta la
fameuse proclamation et l'ordre que l'on va lire.
Bonaparte, membre de VInstiiut national, gétiéral en chef,
au quartier général, à bord de l'Orienl, le 4 messidor
an VI {22 juin 1798).
Soldats,
Vous allez entreprendre une conqucHe dont les effets sur la
civilisation et le coninfierce du monde sont incalculables.
Vous porterez à l'Angleterre le coup le plus sur et le plus
sensible, en attendant que vous puissiez lui donner le coup de
mort.
Nous forons (juclques marches fatigantes; nous livrerons plu-
sieurs combats ; nous réussirons dans toutes nos entreprises, les
destins sont pour nous.
Les beys mameluks qui favorisent exclusivement le commerce
anglais, qui ont couvert d'avanies nos négociants et qui tyran-
nisent les malheureux habitants du Nil, quelques jours après
notre arrivée n'existeront plus.
Les peuples avec lesquels nous allons vivre sont mahométans;
leur jtremier article de foi est celui-ci : « Il n'y a pas d'autre
Dieu que Dieu, et Mahomet est son prophète. » Ne les con-
tredisez pas ; agissez avec eux comme nous avons agi avec les
juifs, avec les Italiens ; ayez des égards pour leurs muftis et
DE M. L)H nOURRIENNE 253
leurs imans, comme vous en avez eu pour les ral)bins et l(>s
évt"'tiues.
Ayez ])OHi' les cérônioiiios ([uo proscrit l'Alcoran, [loiir les
inos(iuées, la mi^me toit'ranco qiio vous avez eue pour les cou-
vents, pour les synago^;llt^>, pour la rolifrion de Moïse et de
Jt^sus-Christ.
Les lésions romaines protégeaient tontes les religions. Vous
trouverez ici des usages difïérents de ceux de l'Europe : il faut
vous y accoutumer.
L(!S peuples chez lesquels nous allons entrer traitent les
femmes différtMiiment que nous; mais dans tous les pays celui
qui viole est un monstre.
Le pillage n'enrichit qu'un petit nombre d'hommes, il nous
déshonore, il détruit nos ressources, il nous rend eimemis des
peuples qu'il est de notre intérêt d'avoir pour amis.
La première ville que nous allons rencontrer a été bâtie par
Alexandre ; nous trouverons à clia(iue pas de grands souvenirs
dignes d'exciter l'émulation des Français.
Bonaparte.
Au quartier général, à boni de F Orient, le 3 messidor
an VI de la Képublique française.
Bonaparte, membre de l'Institut national, général en chef,
ordonne :
Art. ^«^ Tout individu de l'armée qui aura pillé ou violé sera
fusillé.
2. Tout individu de l'armée qui, de son chef, mettra des
contributions sur les villes, villages et sur les individus, ou
commettra des extorsions de quelque genre que ce soit, sera
fusillé.
3. Lorsque les individus d'une division auront commis des
désordres dans une contrée, la division entière en sera res-
ponsable. Si les coupables sont connus, le général de division
préviendra, à l'ordre, que l'on ait à les lui faire connaître et,
s'ils restent inconnus, il sera retenu, sur le prêt de la division,
la somme nécessaire pour indemniser les habitants de la perte
qu'ils auront soufferte.
4. Lorsque des individus d'un corps auront commis du dé-
sordre dans une contrée, le corps entier en sera responsable :
si le chef a connaissance des coupables, il les dénoncera au
I. 15
254 MÉMOIRES
général de division qui les fera fusiller; s'ils sont inconnus, le
chef fera battre à l'ordre pour qu'on les lui fasse connaître ; et
s'ils continuent à être inconnus, il sera retenu, sur le prêt du
corps, la somme nécessaire pour indemniser les habitants de la
perle qu'ils auront soufferte.
5. Aucun individu de l'ai-mée n'est autorisé à faire des récpii-
silions, ni lever des contributions, sans être muni d'une instruc-
tion du commissaire ordonnateur en chef, en consé(pience d'un
ordre du général en chef.
C. Dans le cas d'urgence, comme il arrive souvent à la guerre,
si le général en chef et le commissaire ordonnateur se trouvaient
éloignés d'une division', le général de division pourra autoriser
le commissaire des guerres à faire des réquisitions d'urgence.
Le général de division enverra sur-le-champ copie au général
en chef de l'autorisation qu'il aura donnée, et le commissaire
dos guerres enverra une copie au commissaire ordonnateur en
chef, des objets qu'il aura recpiis.
7. 11 ne pourra être requis que des choses nécessain.'S aux sol-
dats, aux hôpitaux, aux transports et à l'artillerie.
8. Une fois la réquisition frappée, les objets requis doivent
être ronds aux agents des différentes administrations, qui doi-
vent en donner des reçus et en recevoir de ceux à qui ils les
distribueront, afin d'avoir leur comptabilité en matières en règle;
ainsi, dans aucun cas, les ofHciers et soldats ne doivent rece-
voir dii'ectement des objets requis.
9. Tout l'argent et matières d'or ou d'argent provenant des
réquisitions, des contributions et de tout autre événement, doi-
vent, sous douze heures, se trouver dans la caisse du payeur de
la division; et, dans le cas que celui-ci serait éloigné, il sera
versé dans la caisse du quartier-maître du corps.
10. Dans les places où il y aura un commandant, aucune
réquisition ne pourra être faite sans qu'auparavant le commis-
saire des guerres n'ait fait connaître au conmiandant de biplace
en vertu de quel ordi'e celte roipiisition est frapjjée; le comman-
dant de la place devra sur-le-champ en instruire Télat-major
général.
H. Ceux qui contreviendraient aux articles 5, (i, 7, 8, 9 et 10,
seront destitués et condamnés à deux années de fers.
12. Le général en chef ordonne au générai chef de l'clat-
major, aux généraux de division, au commissaire ordonnateur
en chef, de tenir la main à l'exécution du présent ordre, son
DK M. DK HOL KlUENNE 2r)5
intention n'étant pas que les fonds do l'armée deviennent le
prolit de quelques individus : ils doivfnl tourner à l'avanlajj^e de
tous, BoNAl>ARTK.
Ki. jt'. dois j)];i(rr niie ivlk-xioii n'iativenn'til ;'i l;i
|iroclamati((!î (ino l'on a lue et à (jti('l(|iies miiHts (iiir
jinteiralerai dans mon ivcit selon l'ordi'o des temps.
On s'est plu à y l'elever les [lassagcs qui semMeiit
tontraires aux docf fines du christianisme; il faut èti'e
hien toiifmeiitt' par le iiiaii\ais i^t-nie de l'interpi-éta-
lion. De (iiioi était-il qtiestion'? iJ'enli'er en Egypte.
Or, qu'y etjt-il eu de plus absurde qtie de se présenter
la ci'oiv dans une main, le glaive de la persécniion
dans l'autre, et en proférant des menaces contre l'isla-
misme? La politicpie, le simple bon sens commandaient
de parler avec beaucoup de ménagements de la reli-
gion des habitants; ne pas la respecter eût été' une
faute impardonnable : des concpiérants l'ont commise
quelquefois, mais le ti-mps des révolutions religieuses
est passe. Les proclamations de Honaparte entrent un
heureux elïet.
Pendant la iraversé-e, surtout entre Malte et Alexan-
drie, je causais souvent avec le brave et malheureux
amiral Brueys. Les renseignements quï nous parve-
naient de temps en temps augmentaient ses inquié-
tudes. J'avais eu le bonheur de gagner la confiance de
cet homtiie excellent et d'une amitié si siîre. 11 se
plaignait amèrement de l'organisation de la Hotte, de
l'encombrement des vaisseaux et des frégates et sur-
tout de rOrient, du grand nombre de transports, du
mauvais arinetneut des vaisseaux, de la faiblesse des
équipages. 11 m'assura qu'il f.dlaii Iden du courage
pour se charger de la eondiiiie d'une Hotte si mal
é(iuipée, el il me déclara plusieurs fois que, dans le
256 MÉMOIRES
cas d'une rencontre avec l'ennemi, il ne répondait de
rien. Les mouvements à bord seraient d'une exécution
difficile. L'encombrement des bi'itiments, et l'immense
quantité d'effets civils et militaires que l'on emportait
et (jue cbacun voudrait sauver, ralentiraient et gêne-
raient les manœuvres. Eu cas d'attacjue, ajoutait
Brueys, même par une escadre inférieure, le trouble et
le désordre parmi un si grand nombre de personnes
amèneraient une inévitable catastrophe. Enfin, si les
Anglais paraissaient avec dix vaisseaux seulement,
l'amiral ne pouvait garantir aucune chance heureuse.
H regardait une victoire comme une chose impossible,
et même avec une victoire que deviendrait l'expédi-
tion? « Dieu veuille, disait-il en soupirant, que nous
passions sans rencontrer les Anglais. » Il semblait pré-
voir ce qui devait lui arriver, non pas en pleine mer,
mais dans une position qu'il regardait comme bien
plus favorable à sa défense.
L'expédition arriva, le 1" juillet au matin, devant
la côte d'Afrique, et la colonne de Septime-Sévère
nous annonça la ville d'Alexandrie. Notre situation et
la disposition de nos esprits ne nous permettaient
guère de voir dans ce point éloigné la ville des Pto-
lémée et des César, avec son double port, son phare
et les gigantesques monuments de son ancienne gran-
deur. Il s'en fallait de beaucoup que notre imagination
fût montée sur ce ton.
L'amiral Brueys s'était fait précéder par la frégate
la Jiinon, qui était allée prendre M. Magallon neveu,
consul de France. 11 était près de quatre heures quand
il arriva, et la mer était très houleuse. Il annonça au
général en chef que Nelson avait été devant Alexan-
drie le 28 juin. Il avait sur-le-champ détaché un brick
pour avoir des nouvelles de l'agent anglais. Au retour
DE M. DE BOURRIENNE l'57
de ce brick, Nelson avait iininr'dialcmcnl dirii,^!' son
escadre vers le nord-est. Sans le n^lard que nous
causa le convoi de Civita-Vecchia, nous nous serions
trouvés en même temps que Nelson dans ces parages.
Plus on a vu, plus on a pris part aux événements,
plus on est convaincu que les pelilt^s causes donnent
des résultats, soit heureux soit malheureux, auxquels
la sagesse humaine reste tout à fait étrangère.
11 paraît (|ue Nelson nous croyait déjà devant
Alexandrie lorsqu'il y arriva. Il se fondait avec raison
sur ce que nous avions quitté Malte le 19 juin, tandis
qu'il n'avait quitté Messine que le 21. Ne nous trou-
vant pas, et convaincu (jue nous devions y être, si
telle avait été notre destination, il quitta ces bords et
se dirigea sur Alexandrette de Syrie, où il pensa que
nous avions été efîectuer notre débarquement pour
aller en Asie. Cette erreur sauva une seconde luis
l'expédition.
Bonaparte, frappé et convaincu, comme on le pense
bien, par les détails que lui donna le consul français,
et qu'il se fit plusieurs fois répéter, prit la résolution
de débarquer immédiatement. L'amiral Rrueys lui re-
présenta les diftieultés et les dangers du débanjuc-
ment, la violence des vagues, la distance de la côte (1),
une côte garnie de récifs, la nuit qui s'avançait; l'igno-
rance compfète des points propres au débarquement.
L'amiral lui représenta qu'il fallait attendre au lende-
main matin, c'est-à-dire à peu près douze heures;
que Nelson ne pouvait être, avant plusieurs jours, de
retour de sa pointe en Syrie. Honaparte écoutait ces
représentations avec impatience et humeur. 11 répondit
(1) Il y avait près de trois lieues, et nous ne mouillâmes pas dans
la rade d'Aboiikir, rommc le suppose NValtcr Scott. {Note de la pre-
mière édition.)
258 MÉMOIRES
brusquement : « Amiral, nous n'avons pas de temps à
perdre, la fortune ne me donne que trois jours; si je
n'en profite pas, nous sommes perdus. » Il comptait
beaucoup sur la fortune. Cette cbimcriquc idée a cons-
tamment influé sur ses résolutions.
Le général Bonaparte ayant le commandement des
armées de terre et de mer, l'amiral dut céder à sa
volonté.
J'atteste ces faits passés en ma présence et dont
aucun détail ne pouvait m 'échapper. Il est faux, très
faux, que ce soit à l'occasion d'une voile que l'on pré-
tend avoir été signalée, et que pour mon^compte je
n'ai pas vue, qu'il s'est écrié : « Fortune m'abandon-
neras-tu? Je nete demande que cinq jours! » Comment
le général Berthier, qui a écrit par son ordre et presque
sous sa dictée, sa relation officielle de l'expédition
d'Egypte, aurait-il oublié un fait semblable (1)? Et
l'amiral Brueys n'en aurait-il pas parlé dans ses
lettres au ministre de la Marine? Pendant tout le
temps que j'ai été auprès de Bonaparte, je l'ai très
souvent entendu parler de sa fortune, mais jamais je
ne l'ai entendu adresser des prières à la fortune. Ran-
geons cela avec tant d'autres historiettes du même
genre. La frégate la Justice était très connue, elle
nous avait rejoint à Candie ; et que pouvait d'ailleurs
une seule frégate contre une escadre de quatorze vais-
seaux ?
(1) Voici comment Napoléon rappelle ce fait dans ses Diclées à
Sainte-Hélène : « ... La mer était grosse; les soldats épronvcrent
beaucoup de difficulté à entrer dans les chaloupes et à traverser les
rocliers qui ferment la rade d'Alexandrie et qui se trouvent en avant
de la plage où s'opérait le débarquement. Dix-neuf hommes se noyè-
rent. L'amiral donna la main au ijénéral en chef pour l'aider à des-
cendre dans son canot, et, le voyant s'éloigner, il s'écria : « Ma forluuc
m'abandonne... » — V. la lettre de Bonaparte au Directoire, page 300.
(D. L.)
DE M. DE norRRIENNK 259
I/aniiral Briicys iik^ |)rif à part, pour mn rommu-
iiicjucr ses craintifs qui potlaiciii piiiK-ipalrmcnl sm- |i'
içéniTal 011 ihif. dont il croyait avoir la responsabilil»'.
Sur le refus quojt» lui lis de ivuouveliT ses observa-
tions, pano qut' je connaissais trop bien la ft'i'meté de
Honaparte, et que d'ailleurs je partageais son opinion,
Bruoys donna avec douleui- le signal gcm'Tal du di'bar-
quenient.
L'embarquement des troiq)es dans les chaloupes se
fit avec beaucoup de difficultés et de dangers. La mer
était violt'mment agitée, il fallait se laisser glisser le
long du vaisseau avec une corde, et y rester suspendu
jusqu'à ce que la vague remontât la chaloupe qu'elle
venait de faire descendre. Nous reçûmes dans nos bras
le gt''néral Caffart^lti, que sa jambe de l)ois empêcha de
saisir la chaloupe au moinent df son ascension.
Ce fut dans la nuit du 1" au 2 juillet, à une heure
du matin, que l'on initie pied sur la terre d'Egypte,
au Marabout, à trois lieues ouest d'Alexandrie. On eut
à regretter la perte de quelques embarcations; mais
tout avait fait craindre de plus grands malheurs.
Le général en chef se porta la nuit même, à trois
heures du matin, sur Alexandrie avec les divisions
Klfber, Bon et Morand (l). Les Arabes Bédouins, qui
voltigeaient sur notre côté droit et sur nos derrières,
nous enlevèrent les traînards et ceux qui s'écartaient
des corps.
Arrivé à une portée de fusil d'Alexandrie, on esca-
lada les reiuparts, et la valein* française triompha
bientôt de tous les obstacles.
(1) r,'ost cloniuint romnio lioiinieiine, inii oepemlant était sur les
lieux, fait de ((.iiifusiiMi; ce n'est pas Morainl ijiii était avec Kleber et
Bon, c'était Menou. Menoii débarqua le premier a la tète de sa divi-
sion pp.s du Marabout. (D. L.)
260 MÉMOIRES
Le premier sang que j'ai vu couler à la guerre, est
celui du général Rleber; il fut atteint d'une balle à la
tète, non pas en escaladant la muraille, mais en com-
mandant l'attaque. Kleber s'exposait toujours aux pre-
miers coups; on pouvait le surnommer le brave des
braves. Il vint à la colonne de Pompée, où plusieurs
personnes de l'état-major étaient réunies et d'où le
général en chef surveillait l'attaque. C'était la première
fois que je parlais à Kleber et c'est de ce jour que com-
mença notre liaison. J'eus le bonheur de contribuer
un peu aux secours qui lui étaient nécessaires et que
le lieu où nous nous trouvions rendait peu faciles. Je
le dis avec peine : les sentiments que j'éprouvais alors
s'affaiblirent bientôt; l'égoïsme remplaça promptc-
ment ces dispositions bienveillantes pour le malheur
qui sont un heureux attribut de la jeunesse.
On a voulu faire de la prise d'Alexandrie, qui suc-
comba au bout de quelques heures, un grand fait
d'armes. Le général en chef écrivait lui-même que
cette ville avait été prise après quelques fusillades ;
des murailles mal armées furent bientôt escaladées.
Alexandrie ne fut point livrée au pillage, comme on
l'a dit et répété. C'eût été bien maladroitement débuter
dans la conquête de l'Egypte, qui n'avait point de
places fortes qu'il fallût intimider par un grand
exemple. Bonaparte pouvait-il li\rcr à la mort les
habitants d'une ville, auxquels il manifestait la vo-
lonté de les soustraire au joug des Mameluks? Bona-
parte signala au contraire son entrée dans Alexandrie
par des actes de douceur et de générosité. Berthier,
dans sa relation officielle, dit à cet égard l'exacte vérité.
Bonaparte entra dans la ville, avec quelques per-
sonnes, par une ruelle qui permettait à peine à deux
hommes de passer de front. J'étais avec lui. Nous
ni-: M im: bourrienne 201
fùmos aiTt'ti'S par dos coups do fusil, (pic liraient d'une
IVnrtre basse un homme et une femmi^; plusieurs fuis
ils recommencèrent leur feu. Les guides, qui précé-
daient leur îjénéral, lirent sur cette chambre un feu
soutenu; l'homme et la femme tombèrent sous leurs
coups et nous passâmes en sûreté, car la ville s'était
rendue.
On traita, le lendemain, avec les Arabes, pour la
délivi-ance des hommes qu'ils avaient enlevés la veille;
on les racheta pour une centaine de piastres : un
d'entre eux, qui se distinguait des autres par ses ma-
nières, fut mandé par le gént'ral en chef, qui désirait
en obtenir quebjues renseignements sur ces hordes
demi-sauvages. A la première question, comment il
a\ait été traité, cet homme fondit en larmes : « Pour-
quoi pleures-tu? » Il fit entendre en sanglotant qu'il
avait éprouvé le traitement si commun dans l'Orient.
« Grand benêt, te voilà bien malade! no voilà-t-il pas
une grande affaire? Tu as payé ton iuqtrudence; il
fallait rester avec ton corps. Remercie le Ciel d'en être
quitte à si bon marché. Allons, ne pleure plus et
réponds-moi. » Le [)eu d'heures qu'il avait passées avec
les Arabes et la conduite qu'ils tinrent envers lui
l'avaient empêché de faire la moindre observation. On
n'en put rien tirer.
Bonaparte employa les si\ jouis qu'il resta à Alexan-
drie à organiser la ville et la [)i'0vince avec cette acti-
\ité et ce talent supérieur que je ne pouvais jamais
assez admirer, el à arrêter la marche de l'armée au
travers de la |(rovince du Bah\reh. Il envoya Desaix
avec quatre mille cinq cents hommes et soixante che-
vaux, à El-Beydah, sur la route de Damanhour. Ce fut
lui que les [)rivaiions et les souffrances atteignirent
le premier. Son grand caractère, son dévouement à
15.
262 MEMOIRES DE M. DE BOURRIENNE
Bonaparte, semblaient prêts à fléchir un moment de-
vant les obstacles. Dès le 15 juillet il écrivait du
Bahyreh : « De grâce, ne nous laissez pas dans cette
position. La troupe se décourage et murmure. Faites-
nous avancer ou reculer à toutes jambes : les villages
ne sont que des huttes absolument sans ressources. »
Dans ces immenses plaines brûlées par les rayons
directs de l'ardent soleil des tropiques, on se dispute
l'eau, partout ailleurs si commune; on cache à la
recherche du \oyageur les puits et les sources, ces
trésors secrets du désert, et, souvent, après des
marches étouffantes, on ne trouve, [)our "satisfaire
l'impérieux besoin de la soif, que des eaux rebutantes
par leur goût sauraàtre.
CHAPITRE XXIX
L'ancienne et la moderne Alexandrie. — Avertissement du général en
chef aux autorités. — Lettre au Directoire. — Singuliers effets de
miraire. — Escarmouches des .\rabe.«. — Erreur funeste. — Les
Pyramides. — Desaix à l'avant-^'ardc. — Pauvreté d'un riche. —
Combat sous la fenêtre du jfénéral. — L'aide de camp Croizier. —
Dureté du général. — Désespoir de l'aide de camp. — Le brave
Ferrée. — Je me sépare du général. — Flottille sur le Nil. — Mi-
sère et dangers. — Marche de Bonaparte au midi. — Spectacle
horrible. — Dataillc de Chebreïs. — Défaites des .Mameluks. — Je
rejoins le général. — Bonne humeur de Bonaparte. — Lettre à Louis
Bonaparte.
UiielledilTérence entre la ville d'Alexandrie, telle que
l'histoire nous la représente, et la triste Alexandrie
moderne! Où se pressaient jadis neuf cent mille habi-
tants, on en comptait à peine six mille. Nous trou-
vâmes cette ville, autrefois si magnilique, sans forti-
lications et pour ainsi dire sans monuments; on voit
seulement quelques colonnes arrachées aux ruines de
la ville antique et em{>loyées avec mauvais goût dans
des constructions modernes. Le quai du Port-Vieux
n'est lui-même composé que de débris de colonnes de
granit et de marbre. Deux monuments seuls nous
aj)pariirent entiers et debout : la colonne de Pompée
et l'obélisque de Cléopàtre, mais à peine quelques ves-
tiges du temps des Césars, et rien du tombeau
d'Alexandre.
Avant de prendre possession de la terre d'Egypte,
264 MÉMOIRES
Bonaparte avait écrit le 12 messidor au Pacha d'Egypte,
et le lendemain au commandant de la caravelle, en
date du 13 messidor, à bord de V Orient, les deux
lettres que l'on va lire :
Au quartier général, à bord de l'Orient, 12 messidor
an VI de la République française.
Bonaparte y général en chef, au Pacha d'Egypte.
Le Directoire exécutif de la République française s'est
adressé plusieurs fois à la Sublime Porte, pour demander le
châtiment des beys d'Egypte qui accablaient d'avanies les com-
merçants français.
Mais la Sublime Porte a déclaré ipie les beys, gens capricieux
et avides, n'écoutaient pas les principes de la justice, et que non
seulement elle n'autorisait pas les insultes qu'ils faisaient à ses
bons et anciens amis, les Français; mais que même elle leur
ôtait sa protection.
La République française s'est décidée à envoyer une puissante
armée pour mettre fin aux brigandages des beys d'Egypte, ainsi
qu'elle a été obligée de le faire, plusieurs fois dans ce siècle,
contre les beys de Tunis et d'Alger.
Toi, qui devrais être le maître des beys, et que cependant ils
tiennent au Caire sans autorité et sans pouvoir, tu dois voir mon
arrivée avec plaisir.
Tu es sans doute déjà instruit que je ne viens point pour rien
/aire contre l'Alcoran ni contre le Sultan ; lu sais que la nation
française est la seule et unique alliée qu'ait, en Europe, le
Sultan.
Viens donc à ma rencontre, et maudis avec moi la race impie
des beys. Bonaparte.
Il me dicta en arrivant à Alexandrie la proclama-
tion que voici :
DE M. DE nOrivHlKNNE 265
A Alexandrie, le il messidor an VI répiiMicaiii, le du
mois de muharrem, l'an de riié;;ire lil.") (I).
Bonaparte, membre de l'InslUitl national, général en chef
(le l'armée française.
Depuis assez longtemps, les bcys qui gouvernent l'Égyple,
insultent à la nation française et couvrent ses négociants d'ava-
nies; l'heure du cii<\tiinent est arrivée.
Depuis longtemps ces ramassis d'esclaves, achetés dans le
Caucase et dans la Géorgie, tyrannisent la plus belle partie du
monde; mais Dieu, de qui dépend tout, a ordonné que leur
empire linit.
Peuple de l'Égyple, on dira que je viens pour détruire votre
religion; ne le croyez pas! répondez que je viens vous restituer
vos droits, punir les usurpateurs, et que je respecte, plus que les
Mameluks, Dieu, son prophète et l'Alcoran. Dites-leur que tous
les hommes sont égaux devant Dieu; la sagesse, les talents et
les vertus mettent seuls de la diflcrence entre eux. Or, quelle
sagesse, quels talents, quelles vertus distinguent les Mameluks,
pour qu'ils aient exclusivement tout ce qui rend la vie aimable
et douce ( i) ?
Si l'Égyple est leur ferme, qu'ils monlrcul le bail que Dieu
leur en a fait. Mais Dieu est juste et miséricordieux pour le
peuple.
Tous les Égyptiens seront appelés à gérer toutes les places ;
les plus sages, les plus instruits, les plus vertueux, gouverne-
ront, et le peuple sera heureux.
Il y avait jadis parmi vous de grandes villes, de grands
canaux, un grand commerce; qui a tout détruit, si ce n'est
l'avarice, les injustices et la tyrannie des Mameluks?
Cadis, cheiks, imans, tchorbadjis, dites au peuple que nous
sommes amis des vrais musulmans. N'est-ce pas nous qui avons
détruit le Pape, qui disait qu'il fallait faire la guerre aux mu-
(I D'après le texte exact des Arcliivos de la ^'uerre, il faut lire :
Quartier général, Alexandrie, 14 messidor an VI (2 juillet 1798), 18 du
mois de muharrem, l'an de i'hé!,'ire 121.1. (D. L.)
[il Ce parat,Taphe a ete oublié : « Y a-t-il une belle terre? Elle ap-
partient aux Mameluks. Y a-t-il une belle esclave, un beau cheval, une
belle maison ? Gela appartient aux Mameluks. » (D. L.)
266 MÉMOIRES
sulmans? N'est-ce pas nous qui avons détruit les chevaliers de
Malte, parce que ces insensés croyaient que Dieu voulait qu'ils
tissent la guerre aux musulmans? N'est-ce pas nous qui avons
été dans tous les siècles les amis du Grand Seigneur (que Dieu
accomplisse ses désirs) et l'ennemi de ses ennemis? Les Mame-
luks, au contraire, ne se sont-ils pas révollés contre l'autorité du
Grand Seigneur, qu'ils méconnaissent encore? Ils ne suivent que
leurs caprices.
Trois fois heureux ceux qui seront avec nous! Ils prospére-
ront dans leur fortune et leur rang. Heureux ceux qui seront
neutres! ils auront le temps d'apprendre à nous connaître, et ils
se rangeront avec nous. Mais malheur! trois fois mallieur à ceux
qui s'armeront pour les Mameluks, et combattront contre nous.
Il n'y aura pas d'espérance pour eux; ils périront.
Bonaparte.
Peu de jours après, le général me dicta, pour le Di-
rectoire, une lettre (I), dans laquelle il rendait compte
de la traversée de M;dle en Egypte et des premiers
travaux de l'armée. Le 7 juillet il (piiita Alexandrie et
partit pour Damanhour.
Les vastes plaines du Bahyreh, qui n'est point un
désert, comme on l'a toujours répété, nous oUVaient à
chaque instant le spectacle trompeur d(3 ce désespé-
rant mirage qui présente à l'œil des nappes d'eau, là
où l'on ne trouve en avançant qu'une terre aride et
profondément gercée : on a appelé ce mirage, fiDie.ste;
il n'est que trompeur, il n'a fait de mal à personne.
Les villages, que l'on croit le soir environnés d'eau,
n'offrent plus en apj)rochant qu'une éminence, le plus
souvent factice, sur la(pielle le village se trouve au-
dessus de l'inondation du Nil, lorsque ce fleuve rem-
plit la vallée. Cette illusion du mirage se renouvelle
sans cesse, et elle est d'autant plus perfide, qu'elle
présente bien véritablement la réalité de l'eau, dans
(1) Voir cette pièce à la fin du volume.
DK y\. DE nOlHHlKNNK 267
le moment monn^ où le plus grand besoin s'en f;iii
sentir. Ce mirage est tellement considérabli' dans la
plaine de Peluse, que, peu de leni()s après le levei- du
soleil, les objets paraissent défigurés au point de ne
pouvoir plus li's reconnaître : ce phénomène avait été
remarqué dans d'autres pays. Quinte-Curee dit que
dans les déserts de la Soi;diane, un brouillard, qui
sort des entrailles trop ardentes de la teire, offusque
la lumière, et les campagnes ne paraissent autre chose
qu'une \aste et profond»' nuM'. La cause de cette dé-ce-
vante illusion est aujourd'hui i)arfaitement connue et
expliquée. Le sa\ant Monge n'a rien laissé à désirer à
cet égard, et il résulte de ses observations que l'on
doit trouNer le mirage dans presque tous les pays
situés entre les tropiques, lorsque les localités sont les
mêmes.
Les Arabes harcelaient sans cesse l'armée; ils com-
blaient et infectaient les citernes et les puits, déjà si
rares dans le désert. Le soldat commença, dès cette
première marche, à éprouver une soif dévorante qu'ap-
paisait bien mal une eau saumàtre, bourbeuse et cor-
rompue. L'armée traversa le désert du Bahyreh avec
la rapidité de l'éclair, et elle y trouva à peine de quoi
se désaltérer. Les puits une fois \ides ne se remplis-
saient plus qu'après un long temps. La troupe
témoigna fréquenmient ses souffrances par les mur-
mures du découragement.
Il arriva, dans cette première nuii, un malentendu
qui |>ouvait être fat;»l au quartier général. Nous mar-
chions dans l'obsrniité avec une faiblf escorte; ikhis
dormions pn-squ»' tous sur nos chevaux. Tout à coup
deux décharges successives d'une fusillade bien nourrie
sont dirigées sur nous : on se réveilla, on se rallia,
on se reconnut, et Ion apprit avec une grande satis-
268 MÉMOIRES
faction qu'un guide seul avait été légèrement atteint à
la main. C'était la division Desaix, qui, formant
l'avant-garde de l'armée, nous avait pris pour des
ennemis et avait fait feu. On apprit très promptement
que notre petite avant-garde du quartier général n'avait
pas entendu le qui vive des avant-postes de Desaix.
Arrivé à Damanhour, le quartier général s'établit
chez le cheik. Sa maison, nouvellement blanchie,
avait en dehors une assez belle apparence ; mais l'in-
térieur était dans un délabrement inimaginable. Tout
annonçait la plus grande misère : pas un vase entier ;
pour siège quelques nattes grossières, sales et en
lambeaux. On ne trouvait rien, absolument rien pour
la commodité de la vie. Bonaparte savait que le pro-
priétaire était riche; il lui inspira quelque confiance,
et lui fit demander par l'interprète pourquoi, ayant de
l'aisance, il se privait ainsi de tout, et il l'assura que
ses aveux n'auraient pour lui aucunes suites fâ-
cheuses, etc. « Voyez mes pieds, répondit-il : il y a
quelques années j'ai fait restaurer ma maison et
acheter quelques meubles : on l'a su au Caire, on a
exigé de l'argent, parce que ces dépenses prouvaient
que j'étais riche. J'ai refusé; on m'a maltraité; il a
fallu payer. Depuis ce temps, je me réduis au plus
strict nécessaire, et je ne répare pins rien. » En effet,
ce vieillard marchait péniblement, par suite des mau-
vais traitements qu'il avait éprouvés. Malheur, dans
ce pays, à celui qui est soupçonné d'avoir de l'aisance :
cent espions sont toujours prêts à le dénoncer. Ce
n'est que par les dehors de la pauvreté que l'on peut
échapper aux i-apines de la puissance, de la cupidité
et de la barbarie.
Une petite troupes d'Arabes à cheval vint insulter
le quartier général. Bonaparte, qui était à la fenêtre
DH M. DE ROURRIENNE 269
de la maisdii du cluik, indigné de cette audace,
apeiviit, en se retournant, le jeune Croizier, un de ses
aides de camp,(iui t'-tait de service : -^ Croiziei-, prenez
quelques guides, et chassez-moi cette canaille-là. » En
un instant Croizier paraît dans la plaine avec quinze
guides : la petite escarmouche s'engagea ; nous voyions
le combat de la fenêtre. Il se manifesta, dans les ordres
et dans l'atiaijue, une hésitation que le général en
chef ne pouvait pas concevoir. Il criait de sa fenêtre,
comme si l'on eût pu l'entendre : « En avant, donc !
chargez ! » .\os cavaliers cédaient dès que les Arabes
revenaient. Il arriva que les Arabes se retirèrent tran-
quillement, après un petit combat assez opiniâtre,
sans avoir épruuvtl aucune perte, et sans être inquiétés
dans leur retraite. La colère du général Bonaparte ne
put se contenir; il la fit éclater sans mesure sur
Croizier (piand il rentra. La manière dont il le traita
fut si dure qu'il se retira en versant des larmes. Bona-
parte me dit de le suivre et de le calmer. Tout fut
inutile. « Je n'y survivrai pas, me dit-il, je me ferai
tuer à la première occasion qui se présentera ; je ne
veux pas vivre dt'shonoré. » Le mot lâche avait été
prononcé. Croizier ne [)Ut trouver la mort qu'à Saint-
Jean-d'Acre, comme on le verra à l'époque de ce siège.
Le quartier général arriva le 10 juillet à Rahma-
nyeh, et y séjourna les 11 et L2. C'est à cet endroit
que commence le canal que fit creuser Alexandre pour
porter des eaux à sa ville nouvelle et pour faciliter le
commerce de l'Orient avec l'Europe.
La flottillt', eoMimandée par le brave chef de division
Perrée, venait d'arriver de Hosctte. Perrée montait le
chebec le Cerf; Bonaparte avait beaucoup de confiance
en lui; il l'avait éprouvé lorsqu'il commandait sous
ses ordres, en IllH, les forces navales de l'Adriatique.
270 MEMOIRES
Bonaparte plaça, sur le Cerf et sur les antres bâti-
ments de la flottille, les personnes étrangères aux
armées, qui ne pouvaient pas lui être utiles dans les
combats, et dont les chevaux pouvaient servir à
monter quelques hommes de plus.
Le général en chef se dirigea, dans la nuit du
14 juillet, vers le sud, en suivant la gauche du Nil.
La flottille remonta le fleuve parallèlement à la gauche
de l'armée; mais la force des vents, qui, dans cette
saison, soufflent habituellement de la Méditerranée
dans la vallée du Nil, fit dépasser à la flottille l'armée,
qu'elle devait appuyer, et qui devait la protéger à son
tour. Livrée alors à sa propre force, la flottille se
trouva en face des chaloupes canonnières turques,
descendues du Caire, au nombre de sept, portant du
24 et du 3G, et exposée simultanément à leur feu et
à celui des Mameluks, des fellahs et des Arabes, qui
garnissaient les deux rives du fleuve. Ils avaient du
petit canon sur des chameaux.
Le commandant Perrée fit jeter l'ancre et le combat
s'engagea le L4 juillet, à neuf heures du matin; il
dura jusqu'à midi et demi.
Dans le même temps, le général en chef rencontra
un corps d'environ quatre mille Mameluks et les
attaqua ; son projet, à ce qu'il m'a dit depuis_, était
de tourner ce corps par la gauche du village de
Chébreis et de l'acculer sur le Nil.
Vers les onze heures du matin, le chef de division
Perrée me dit que le temps se passait sans a\antage
pour nous ; que les Turcs nous faisaient plus de mal
que nous ne leur en faisions; qu'il allait manquer de
munitions ; que l'armée était loin dans les terres, et
que si elle ne faisait pas un mouvement sur sa gauche,
il n'y avait pas de remède à notre situation.
m; M. DK HOIRHIKNXK 271
Dt'-jà plusieurs bàtiinonts avaient étr pris ;'i l'alior-
dage par les Turcs, qui massacraient les f'M|uipages
sous nos yeux, et nous montraient avec une l)ari)arc
férocité les tètes qu'ils Icnaifui sus[)en(lu(;s [»ar les
cheveux. I.e chef de di\isioii Pern-c' einoya, non sans
grand danijer, plusieurs personnes au général en chef
pour l'infornier del;i position désespérée de la flottille.
I>a vive canonnade ([u'il entendait depuis le matin, et
l'éclat d'une chaloupe canonnière turque que lit sauter
l'artillerie du chebec, lui lirent craindre enfin que
notre situation ne fût réellement [><''rilleuse. Il se déter-
mina à porter son armée sur sa gauche, vers le Nil
et Chebreïs, battit les Mameluks et les força à se
retirer sur le Caire. A la vue des troupes françaises,
le commandant de la lloltille turque leva l'ancre et
remonta le Nil. Les deux rives du lleuve furent éva-
cuées et la flottille échappa à une ruine qui paraissait
certaine. Il y a des historiens qui ont détruit celle des
Turcs, dans ce combat. Elle nous fit beaucoup de mal;
mais elle n'avait presque pas souffert. Nous eûmes
vingt hommes blessés et plusieurs tués. Il se tira, de
part et d'autre, plus de quinze cents coups de canon.
Le gént'i'al Berthier désigne, dans sa relation de
l'expédition d'Egypte, les personnes qui, n'étant pas
militaires, ont secondé le chef de division Perréc dans
ce combat inégal et dangereux. 11 cite Monge, Ber-
thoUet, Andréossy, le payeur, Junot et Bourrienne,
secrétaire du i^n'néral en chef. .T'ai lu que l'ordonnateur
en chef Siicy fut grièvement blessé' en défendant avec
vigueur la chaloupe canonnière chargée de vivres :
on verra plus tard que cela n'est pas exact. Ce n'est
pas à Chebreïs (|u'il fut frap[)é (1).
(Il Voir à la paj,'c :2"o, il y cst «lucstioii do Sucy. iD. L.i
272 MÉMOIRES
Nous fûmes sans aucune communication avec l'armée
jusqu'au 23 juillet. Le 22, nous aperçûmes les Pyra-
mides. L'on nous dit que nous n'étions qu'à dix lieues
environ de Gyzeh, ou elles sont situées. Le bruil du
canon que nous entendîmes et qui augmentait à me-
sure que le vent du nord diminuait, nous annom^ait
un engagement sérieux, et ce même jour, nous vîmes
les rives du Nil couvertes de cadavres entièrement
dépouillés, que les flots y amoncelaient et précipitaient
de plus en plus nombreux vers la mer. Ce spectacle
horrible, le calme de tous ces villages qui naguère
étaient sans cesse soulevés contre nous, l'inexplicable
tranquillité de notre navigation, qui n'était i)lus
troublée par les coups de fusil tirés des deux rives,
nous firent présumer avec quelque certitude qu'une
bataille funeste aux Mameluks avait eu lieu. Mais nous
avions besoin de nouvelles certaines. La misère qui
nous accabla, durant cette navigation de Rahmanyeh
à Gyzeh, ne peut se peindre. Nous avions été réduits,
pendant onze jours, à vivre de pastèques et d'eau, et
nous avions eu à essuyer, à tout moment, la fusillade
des Arabes et des fellahs. Nous nous en étions assez
bien tirés, à quelques morts et quelques blessés près.
La crue du Nil ne faisait que commencer. Le peu de
profondeur de ce lleuve, en approchant du Caire, nous
obligea de quitter le chebec et de monter sur une
djerme, à treize lieues de Gyzeh, où nous arrivâmes,
le 23 juillet, à trois heures du soir.
A peine eus-je salué le général en chef, que je
n'avais pas vu depuis douze jours, qu'il m'accueillit
a\ec ces paroles : « Ah! vous \oilà donc! Vous êtes
cause, vous autres, que j'ai manqué mon combat de
Chebreïs ; c'est pour vous sauver, vous, Monge, Ber-
thollet et d'autres, que j'avais placés sur la llottille,
DK M. DK nuL lUUKNNi: 273
(|Uo j'ai |)ivci|>itt'; mon mouvcmenl do gaiicho sur In
Nil, avant (jun ma ilroiie eût tourné C-hebreïs, dont
aucun Maint'hik ne se serait écliaj)|)t\ » Je vous on
remercie pour ma |iart, lui répondis-jo; mais, en
conscience, pouviez-\<uis iidus abandonner, après nous
avoir pris nos clu'\au\ et jetés mali^ro nous sur le
chebee'.' il se mit à ripe. Knsuite, il me tt'moigna
combien il était afiligé de la blessure de son ordonna-
teur en clier et de la mort d'bommes utiles (ju'ij
tlionberait en vain à remplacer.
il me fil écrire à son frère Louis la lettre ci-après :
Au citoyen Louis llonapavle^ aide de camp du général en chef,
à Alexandrie.
Au quartier jjéiiéral de Gyzeh, le 6 thermidor.
Le général en chef me charge, mon cher Louis, de l'annoncer
la victoire qu'il a remportée le 3 de ce mois sur les Mameluks,
Elle a été complète ; elle fut donnée à Embabeh, vis-à-vis
Boulaq. On estime la perte des ennemis, tant tués que blessés,
à 2,000 hommes, 40 pièces de canon et beaucoup de chevaux.
Notre perte a été médiocre. Les beys ont fui dans la haute
Egypte. Le général va ce soir au Caire.
il me charge aussi de te dire de partir d'Alexandrie avec tous
ses effets, ses voitures et chevaux de Malte, sa voiture de Civita-
Vecchia, pour Rosette, où lu trouveras dos djermes du pays, un
bataillon de la 89*, el l'adjudanl général Aimeras, avec lesquels
tu remonteras le Nil, et viendras au Caire. De tous ses eftets,
lu ne laisseras à Alexandrie que-sa belle voiture de voyage.
N'oublie pas, mon ami, tous les etïots que nous avons laissés
il Alexandrie; nous en avons tous bien besoin. N'oublie pas non
plus tous les vins, les livres, el les deux caisses de papiers sur
lesquelles est le nom du général et celui de Collot.
Je t'embrasse, Bourkienne.
L'occupation du Caire fut la suite immédiate de la
victoire d'Eiubabeb, qui cot!ita plus de deux mille
hommes aux Mameluks. Bonaparte établit son quartier
général dans la maison d'Elfy-Bey, place d'Ezbekyeh.
CHAPITRE XXX
Triomphes de l'armée française. — Générosité du général eu chef. —
Dispositions administratives. — Proclamation bienveillante. — Pro-
tection aux habitants. — Entrée triomphale au Caire. — L'aide de
camp Juliien. — Dépèche de Kleber. — Pauvreté eu numéraire,
richesse eu denrées. — Disette de bagages. — Mission. — Mort tra-
gique de Juliien. — Vengeance éclatante. — Le bouton d'uniforme.
— Organisation civile du Caire. — Lettre du général à sou frère
Joseph. — Ressources de l'Egypte. — Projet de colonisation. —
Note autographe. — Poudre. — Canons. — Fusils. — Munitions. —
Troupe de comédiens, elc.
La marche de l'armée française vers le Caire fut
une suite non interrompue de combats et de triomphes.
Vainqueur à Jiahmanyeh, à Chebreïs, aux Pyramides,
les Mameluks défaits et leur chef Mourad-Bey con-
traint de s'enfuir dans la haute Egypte, Bonaparte ne
voyait plus d'obstacles à son entrée dans la capitale
de rÉgyple, et cela, après une campagne de vingt
jours.
Aucun conquérant, peut-être, n'a autant joui que
Bonaparte d'une victoire; mais aucun n'a été moins
porté dans le moment à abuser du triomphe.
Après le succès de la journée des Pyramides, Bona-
parte, ayant établi son quartier général à Gyzeh, fit
précéder son entrée au Caire par la lettre et la procla-
mation suivantes :
MÉMOIHKS D1-; M Dl'; BULURIENNl-: :-^:5
Au (|iiarlit'r fféiiéral de (iyzeli, le 4 thenniilor au M
(le la lt)'-publii|Ui.' frauraise.
liomijxirti', (ji'uéral en chef, aux clwiliS el aux
nolahli's du Caire.
Vous vcrivz, par la proclainalioii oi-joiiite, les scntimonls (|iii
iiruniriK'iil.
Hier, ks Mamoliiks onl élu pour la pluparl lues ou blt-ssés, ol
je suis à la poursuite du peu ipii reste eucore.
Faites passer de ce cùlé-ei les bateaux (jui sout sur votre rive ;
envoyez-moi une dépulalion pour nie faire connaître votre sou-
mission : laites préparer du pain, de la viande, de la paille et
de l'orge pour mou armée ; et soyez sans incpiiétude, car per-
sonne ne désire plus contribuer à votre bonheur que moi.
Bonaparte.
An ipiarticr i:éiiérai île (îyzoli, le 4 thermidor an VI
de la Rcpnbli(|ue IVanraise.
biiuiiiiiirU-, ijiurral i-ii clicf, nu jn'UjtU' ilu (Uiire.
Peuple du Caire, je suis content de votre conduite; vous avez
bien fait de ne pas prendre parti contre moi. Je suis venu pour
détruire la race des Mameluks, protéger le commerce et les na-
turels du pays. Que tous ceux qui ont peur se tranquillisent ; que
ceux qui se sont éloignés reiilrenl dans leurs maisons; que la
prière ail lieu aujourd'liui comme à l'ordinaire, comme je veux
ipi'elle continue toujours. Ne craignez rien pour vos familles,
vos biens, vos propriétés, el surtout pour la religion du Froplièle
que j'aime. Comme il est urgent qu'il y ait des hommes chargés
de la police, atin que la tranquillité ne soit point troublée, il y
aura un divan conqiosé de sept personnes, qui se réuniront à la
mosquée de Ver; il y en aura toujours deux près du comman-
dant de la place, et quatre seront occupés à maintenir la tran-
quillité publique cl à veiller à la police. Bonaparte.
Le luiulomaiu, éuant de se mettre en marche à la
tète {{(' son aiiiiét' |>()iii' l'aiic son entiée triuniplialr
dans le Cairt', le général en chef écrivit encore au
pacha de celle grande ville :
276 MÉMOIRES
An quartier ijcnéral de Gyzeli, le .'» thermidor an VI
de la Uépubliqiie française.
Bonaparte, général en chef, au pacha du Caire.
L'intention de la Républiquo française, en occupant l'Egypte,
a été d'en chasser les Man)oluks, qui étaient à la fois rebelles à
la Porte et ennemis déclarés du gouvernement français.
Aujourd'hui qu'elle s'en trouve maîtresse par la victoire signa-
lée que son armée a remportée, son intention est de conserver
au paciia du Grand Seigneur ses revenus et son existence.
Je vous prie d'assurer la Porte qu'elle n'éprouvera aucune es-
pèce de perte, et que je veillerai à ce qu'elle continue à perce-
voir le même tribut qui lui était ci-devant payé. Bonaparte.
Quatre jours après notre établissement au Caire,
où nous arrivâmes le 24 juillet, Bonaparte expédia
son aide de camp Jullien, porteur des dépêches que
l'on va lire, pour le général Kleber, que sa blessure
retenait à Alexandrie.
Bonaparte, membre de L'Institut national, général en chef,
au général de division Kleber.
Au quartier général du Caire, le 9 thermidor an VI.
Nous avons au Caire, citoyen général, une 1res belle Monnaie.
Nous aurions besoin de tous les lingots que nous avons laissés à
Alexandrie, en échange de quelque numéraire que les négo-
ciants nous ont donné. Jts vous prie donc de faire réunir tous les
négociants auxquels ont été remis lesdits lingots et de les leur
redemander. Je leur donnerai en place des blés et du riz, dont
nous avons une quantité immense.
Notre pauvreté en niunéraire est égale à notre richesse en
denrées, ce qui nous oblige absolument à retirer du commerce
le plus de lingots et d'argent que nous pouvons, et à leur
donner en échange des denrées.
Je n'ai pas reçu de vos nouvelles depuis mon départ d'Alexan-
drie ; vous aurez eu bien des fausses nouvelles, de l'inquiétude.
Je vous ai écrit souvent par les gens du pays ; mais je craios
que les Arabes les aient interceptées, comme je pense qu'ils ont
DH M. DK ROURRIFA'NK 277
inlorc»^|ttt'' les vôtres. J'attends de vos nouvelles avec quelque
itnpationce. Vous en aurez sans doute en ce moment reçu de
[•"rancp.
Nous avons essuyé plus de fatijjuos (jue beaucoup de gens
n'avaient le coura<,'o d'en supporter. Mais dans ce moiuent-ci
nous nous reposons au Caire, qui ne laisse i)as de nous offrir
heaui'oiip de ressources. Toutes les divisions y sont réunies.
l/état-iuajor vous aura inslriiit de révénemenl militaire qui a
précédé notre entrée au Caire ; il a été assez brillanl : nous
avons jeté deux mille Mameluks des mieux montés dans le Nil.
L'armée a grand besoin de ses baga<;es. J'ai envoyé l'ad-
judant gént'ral Aimeras avec un bataillon de la 8.'j", et une
i;nmdi' (pumtiléde vivres |>our l'escadre, à Uosette. Il est chargé
il'embarquer à son retour tous les effets de l'armée et de les
escorter jusqu'au Caire.
Donnez ordre aux ofliciers des états-majors des corps chargés
des tlëpôls, de les envoyer à Rosette. Envoyez-nous nos impri-
meries arabe et française. Veillez à ce qu'on embarque tous les
vins, oaux-de-vie, lenies, souliers, etc. Envoyez tous ces objets
par mer à Rosette, et, vu la croissance du Nil, ils remonteront
facilement jusqu'au Caire.
J'attends des nouvelles de votre santé ; je désire qu'elle se ré-
tablisse promptement et que vous veniez bientôt nous rejoindre.
J'ai écrit à Louis de partir pour Rosette avec tous mes effets.
C'est ma lettre qu'on a lue.
A l'instant même, je trouve dans un jardin des Mameluks une
lettre de Louis, datée du 21 messidor, ce qui me prouve qu'un
de vos courriers a été intercepté par les Mameluks.
Salut. Bonaparte.
L'infortuné Jullien, officier qui inspirait beaucoup
d'intérêt et qui donnait de grandes espérances, échoua
avt.'C sa djcrme sur la rive libyque du Ml, et fut
égorgé avec les quinze soldats qui lui servaient d'es-
cort"'. Lorsque, environ un mois après, on apprit par
les bruits pojjulaires l'endroit oi^i il avait péri, le gé-
néral en chef prit l'arrêté suivant :
Ayant été instruit que les habitants du village d'Alkam ont
assassiné l'aide de camp Jullien et quinze Français qui l'escor-
I. 16
278 MÉMOIRES
taienl, ordonne que ce village sera, brûlé; que le général Lannes
partira avec cinq cents hommes et un aviso et se rendra à Alkam
pour exécuter cet ordre. S'il peut parvenir à arrêter les cheiks,
il les emmènera en otage au Caire. Il livrera le village au pil-
lage, de manière qu'il ne reste aucune maison entière. Il fera
connaître, par une proclamation qu'il répandra dans les villages
voisins, qu'Alkam a été hrùlé pour avoir assassiné dos Fraïujais
qui na\iguaienl sur le Nil.
On incendia et ravagea Alkam ; mais on ne trouva
d'autre trace de ce funeste événement qu'un bouton
de veste dans la poussière d'une hutte déserte, située
loin d' Alkam. Tout était désert, tout avait fui, pré-
voyant la vengeance. Ce boulon portait le numéro du
cor[)S qui avait fourni l'escorte.
Le général en chef s'occupa immédiatement de l'or-
ganisation ei\iie et militaire du pays. Il faut l'avoir
vu dans ces temps où il était dans toute la force de
sa jtuinesse : rien n'écha|)pait à sa l'are intelligence,
à sa prodigieuse activité. L'Egypte, objet de ses études
et de ses réflexions depuis assez longtemps, lui fut
aussi bien connue en peu de semaines que s'il y eût
séjourné dix ans. Il réitéra l'ordre d'observer la plus
sévère discipline. Cf't ordre fut strictement exécuté.
Les mosquées, les institutions civiles et religieuses,
les harems, les femmes, les habitudes, furent scrupu-
leusement resi)ectés. Peu de temps s'était écoulé, et
l'on voyait dé-jà les Français, admis dans les boutiques,
vivre paisiblement avec les habitants, fumer la pipe
avec eux, les aider dans leurs travaux et caresser
leurs enfants.
Ce fut le lendemain de son entrée au Caire que Bo-
naparte écrivit à son frère Joseph la \el\\v que nous
donnons ici et qui a été in(erc('[)té(^ et imprimée. On a
eu toit de douter de l'authenticité de cette lettre : je
DK M. DK nOURRIENNE 279
l:i iiii Miis t'inuiv relier; il ini' Ta lue, l'II»; est M-aie.
!.•■ <i;iii(\ II' 7 llicriniilor.
Tu verras ilan< Ifs pii|iiers |iiil>lics les bullolins dos batailles
cl (le la coiiqniMi' di' i'I'lj^yplo, qui a été assez disputée pour
ajduli'i- encore une feuille à la j^loire militaire de celte armée.
L'Kj^yple esl le pays le plus riclie en blé, riz, léjj^umes, viande,
qui exi>te sur la terre. La barbarie esl à son comble. Il n'y a
poinl d'arj^enl, pas même pour solder les troupes. Je peux élre
en France dans deux mois.
Fais en sorle que j'aie une campagne à mon arrivée, soil près
de Paris, soil en Bourgogne. J'y compte passer l'hiver.
Bonaparte.
Au liloijt'ti Joseph lionaparle, député an Conseil des Cinq-
l'.ent.s, Paris.
Oii Voit, ()ar ct'llo lettre qu'il a loujoiirs aimé la
Hoiii-goiriie.
I/aniionee de son d(''|tail à son fi*ère est appuyée
par ce qu'il m'a dit et que Ton a lu, et par les notes
ei-joinles qu'il rédigea quelques jours après, sur ce
qu'il voulait faire passer en Egypte, soit en personnel,
soit en matéritd. Celte note prouvera, mieux que
toutes les assenions, que Bonaparte avait la ferme vo-
lont»^ de conserver sa conquête et de la coloniser pour
la France. 11 ne faut pas perdre de vue que cette lettre
fut t'( rite, et cette note rédigée, bien avant la nou-
velle de la destruction de la Hotte.
NOTE AriOGRAPIIE
Il faudrait envoyer l'errée avec Irois frégates portant :
GOO hommes de cavalerie.
GOO recrues.
2,000 fusils.
3,000 baïonnettes.
1,000 sabres.
1,000 paires de pistolets.
i,000 boulets de trois.
4,000 — de quatre.
280
MÉMOIRES
6,000 boulets de cinq.
2,000 — de huit.
1,000 — de douze.
'•2,000 bombes de 6 pouces.
6,000 bombes de 18.
4,000 — de 24.
1,000 — de "20.
I
AFFUTS DE RECHANGE
De 3,
De 4,
De 8,
De 12,
Do S,
D'obusiers,
De 6,
De 18,
De 24,
4
30
40
20
Fers de rechange de différents échantillons pour construire
20 affûts.
Platines et objets nécessaires à faire des fusils, hormis les
canons et les bois :
1,000
Idem, trois frégates avec Dumanoir.
Le double, avec 4 vaisseaux, 2 frégates, hormis les hommes
qui y seraient, de 2,400, savoir :
800 de cavalerie.
1,000 bombes
de 12.
200 d'artillerie.
Envoyer :
100 ouvriers.
Fusils,
8,000
1 , 200 recrues d'infanterie.
Baïonnettes,
■ 2,000
plus :
iSabres,
4,000
4,000 bombes de 8
pouces.
Pistolets,
4,000
BOULETS
De 3,
12,000
De 18,
24,000
De 4,
12,000
De 24,
16,000
De i),
20,000
De 20,
4,000
De 8,
8,000
De 12,
4,000
Hommes.
700
)
De
4,000
—
700
} 4,000
De G,
8,000
—
2,600
)
1° Une troupe de comédiens.
2° Une troupe de ballerines.
DK M. DK imURRIF.NNE 281
W" Des marcliands do marionneltes pour le peuple, au moins
trois ou quatre.
4"* l'uo centaino de femmes françaises.
o° Les femmes do tous ceux qui sont employés dans les corps.
G" iO chirurj^iens, 30 pharmaciens, 10 médecins.
7'' Des fondeurs.
8° Des liquorisles, dos distillateurs.
'.)" l'ne cinquantaine de jardiniers avec leurs familles, el des
graines de toute espèce de légumes.
10" Chaque envoi devra porter 200,000 pintes d'cau-de-vie.
11" Leur envoyer 30,000 aunes de drap bleu el écarlale.
li" Leur envoyer du savon, de l'huile.
16.
CHAPITRE XXXI
Administration de l'Egypte. — Ordre réglementaire. — Établis.sement
(l'un divan dans chaque province. — Ofliciers civils. — Lettre à
Klcber. — Pouvoirs donnés à ce général pour l'organisation d'Alexan-
drie. — Desai.x dans la haute Egypte. — Ibrahini-Bey battu par le
général en chef a Salheyeh. — Sulkowski blessé. — Désastres
d'Aboukir. — Plaintes générales. — Découragement. — Accablement
de Bonaparte. — Conséquences funestes d'Aboukir. — Véritable
situation de l'armée française en Egypte. — Correspondance secrète.
— Projet de voyage de Bonaparte. — Plan sur l'Egypte. — Descente
possible eu Angleterre. — Souffrances de l'armée. — Mot de Bona-
parte sur le Directoire. — Illusions détruites. — Correspondances
privées. — Nouvelles plaintes.
On a vu, par les détails que j'ai donnés précédem-
ment sur les projets de Bonaparte pour coloniser
l'Egypte, comijien l'énergie impatiente de son imagi-
nation le poussait et lui faisait prendre à l'avance des
mesures pour l'accomplissement de projets qui ne de-
vaient pas se réaliser. A peine avait-il déposé l'épée
pour la reprendre bientôt, que son esprit s'attachait
à fonder dans les villes et dans les provinces occu-
pées par nos troupes, des espèces de gouvernements
provisoires où il cherchait avec une rare sagacité à
servir les intérêts de son armée 'sans nuire en apparence
aux intérêts du pays. Ce fut ainsi qu'après avoir
séjourné au Caire pendant quatre jours, employés à
tout voir, à tout examiner, à consulter tous ceux
MÉMOIRES DE M. DI-: IJOURRIENNE 283
dont il pimvait lirer quelque lumière, Bonaparte pu-
blia roicirc sui\aiU :
Au quartier général du Caire, le *J thcrmiiior au VI.
Bonaparte, membre de V Institut national, général en chef,
ordonne.
AnTici.E piiHMiHR. — Il y aura dans diaquo province de
rK;;y|)tt> un divan composé de sept personnes, ciiarf^éos do
veiller aux intérêts de la province et de me i\i'n\' part de tontes
les plaintes qu'il pourrait y avoir; d'empêclier les guerres que
se font les villages entre eux, de surveiller les mauvais sujets,
de les cliàtier en demandant la force an commandant français,
et d'éclairer le peuple toutes les fois que cela sera nécessaire.
Art. 2. — Il y aura dans chaque province un aga des janis-
saires, qui se tiendra toujours avec le commandant français. Il
aura avec lui une compagnie de soixante hommes armés du
pays, avec lesquels il se portera partout où il sera nécessaire
j)0ur maintenir le boii ordre et faire rester chacim dans l'obéis-
sance et la tranquillité.
Art. :?. — Il y aura dans chaque province un intendant chargé
de la perception du miri et du feddam, et de tous les [revenus qui
appartenaient ci-devant aux Mameluks et qui appartiennent au-
jourd'hui à la République. 11 aura chez lui le nombre d'agents
nécessaires.
.Vrt. 4. — Il y aura auprès dudit intendant un agent français,
tant pour correspondre avec l'administration des finances, que
pour faire exécuter tous les ordres qu'il pourrait recevoir, et se
trouver toujours au fait de l'administration. Bonaparte.
Dès que cet ordre eut été promulgué, le général en
chef en envoya une copie au général, et me dicta la
lettre que l'on va lirtî :
Bonaparte, membre de l'Institut national, ijênéral en chef,
au général de division Kleber.
.Vu quartier {jéiiéral du Caire, le 9 thermidor an VI.
Vous trouverez ci-joint, ciloyen général, copie do l'organisation
provisoire de l'Egypte.
284 MEMOIRES
Vous nommerez le divan, l'aga, la compagnie de soixante hommes
qu'il doit avoir avec lui.
Vous ferez faire l'inventaire de tous les biens meubles et
imnioubies qui appartenaient aux mameluks. L'intendant et
l'agent franç^ais vont se rendre incessamment à leur poste.
Vous ferez faire la levée de tous les chevaux i)our la remonte
de la cavalerie.
Je vous prie de prendre toutes les mesures nécessaires pour
maintenir la tranquillité et le bon ordre dans la province
d'Alexandrie.
Salut. Bonaparte.
Pendant que Bonaparte s'occupait avec' tant d'acti-
vité de l'exécution de ses projets et de l'organisation
de l'Egypte, le général Desaix s'était jeté dans la
haute Egypte à la poursuite de Mourad-Bey. Nous
apprîmes qu'Ibrahim, le plus influent des beys après
Mourad, s'était porté vers la Syrie par Belbeys et
Salheyeh. Dès lors le général en chef résolut do
marcher en personne contre ce redoutable ennemi et
quitta le Caire après un séjour de quinze jours. Tout
le monde connaît le combat dans lequel Bonaparte
rejeta Ibrahim sur El-A'rych; et d'ailleurs j'entre peu
dans les détails des combats, m'étant surtout proposé
de raconter ce que j'ai vu, ce que j'ai entendu, et de
rectifier quelquefois des erreurs accréditées.
Au combat de Salheyeh, Bonaparte crut avoir perdu
un de ses aides de camp, un de ceux qu'il affection-
nait le plus, et qui ne nous avait point quitté pendant
la campagne d'Italie. C'était le Polonais Sulkow^ski,
dont j'ai déjà parlé plusieurs fois dans le cours de ces
Mémoires. Sur les champs de bataille, on n'a pas
long temps à donner à une même douleur; cependant,
de retour au Caire, Bonaparte me parla plusieurs fois
de Sulkowski avec des regrets profondément sentis :
« Je ne puis, me dit-il un jour, vanter assez le caractère,
DK M. DE nOURRIENNE isr,
le beau roiirai^e, rimpertiirbahle saiig-froid de mon
pauvre Sulkowski. » Et souvent, dt'puis, m'en re[)ai'lant
d'un ton vivement affecté : « Sulkowski, disait-il, aurait
été loin; e'aniaii été un homme précieux; pour celui
qui entreprendrait de ressusciter la nation de ces
nobles Polonais, si justement révoltés du triple par-
tage de leur pays et du joug qui pèse sur eux. Heu-
reusement Sulkowski n'était (jue grièvement blessé;
mais ce brave guerrier, comme on le verra par la
suite, trouva biejit»')t la mort qu'il affrontait avec tant
de bravoure.
Pendant l'absence du général en chef, arriva l'ac-
cablante nouvelle de la destruction de l'escadre fran-
e^iise dans la rade d'Aboukir. Le 1"" aoiît avait éclairé
ce désastre. Tout le monde en connaît les détails. Mais
je dois dire qu'une des actions qui nous frappa le
plus, ce fut le récit du sang-froid, et le courage
héroïque du iilsde Casabianca, capitaine commandant
l'Orient. Le père, au poste des blessés, re(;ut dans ses
bras son fils, âgé d'environ dix ans, qui préféra
sauter avec lui, plutôt que de se sauver avec un ma-
telot qui lui en offrait les moyens avec insistance. Ce
jeune homme était plein de bravoure, et annonçait
déjà des dispositions à des talents remarquables. Je
dis à l'aide de camp qu'avait envoyé le général Kleber,
commandant d'Alexandrie, qu'il ne trouverait le gé-
riéral en chef que près de Salheyeh. Il s'y rendit sans
délai, et Bonaparte accourut au Caire. Il en était
à trente-trois lieues environ.
Je dirai, parce que cela est, et que beaucoup de
témoins raflirmeraient, que dès que l'armée eut mis
le j)ied sur la terre d'Egypte, le dégoût, l'inquiétude,
le mécontentement, la nostalgie, s'emparèrent de
presque tout le monde. L'illusion de l'expédition avait
286 MÉMOIRES
disparu dès le commencement. Il ne restait plus que
la réalité : elle était triste. Que de plaintes amères
n'ai-je pas entendu exhaler à Murât, à Lannes, à Ber-
thier, à Bessières et à tant d'autres! Ces plaintes con-
tinuelles, sans mesure et sans modération, et qui,
souvent même, avaient l'air de propos séditieux, aflli-
geaient profondément Bonaparte, et le forçaient quel-
quefois à des reproches sévères et à de violentes
sorties (1). Voilà la vérité sans la moindre exagération.
Qu'on lise toute la correspondance interceptée, et on
en verra la preuve. Voilà à quoi se ri'duisent cet en-
thousiasme héroïque, ce dévouement absolu à la chère
République, cet ardent amour de la gloire, ce noble
orgueil de faire partie de l'expédition gigantesque.
Rien de plus niais que ces beaux sentiments créés par
l'imagination des historiens poètes. Au sein de leur
heureuse et belle patrie, an milieu des leurs, entourés
de leurs amis, goûtant toutes les douceurs de la vie, ils
n'ont pas même une idée des peines d'un éloignement
que l'on peut croire éternel, et des plus cruelles priva-
tions sur une terre ennemie et barbare.
(1) Napoléon a raconté à Sainte-Hélène que, gai^né par riiumenr, il
se précipita dans nn groupe de généraux mécontents et que s'adres-
sant à l'un d'eux de la plus haute stature: Vous avez tenu des propos
séditieux, lui dit-il avec véhémence, prenez garde que je ne remplisse
mon devoir. Vos cinq pieds dix pouces ne vous cni[iêcheraient pas
d'être fusillé dans deux heures.
Cela parait s'appliquer à Klebcr. Mais, blessé à la tète à la prise
d'Alexandrie, il en ét;iit resté commandant; c'est lui qui annonça par
correspondance le désastre d'Aboukir, et il ne revit le général lîona-
parte qu'au mois d'octobre suivant. lionaparte lui disait confidentiel-
lement dans une leUre du IT) août : « L'expédition qvic nous avons entre-
prise exige du courage de plus d'un genre. » Il y a loin de là à une
bourrade que l'absence rend.iit inqxissible. Que le propos ait été tenu,
qu'il l'ait été à tel ou tel général, toujours est il que ce souvenir de
Itonaparte confirme ce que j'ai dit et ce que j'aurais peut-être à dire
sur les récits de Sainte-Hélène. [Noie de la première édilion.)
DK M. DE nOUlUUKNNK 2ST
Toutes ci's pl;iiiii(>s se rcnouvolrront ;i la innivcllf.
(In la porte do la (lotte. Alors toutes les imaginations
tiaNailliM'fiit Mt'ii aiitri'iin'iit. T<ms ccnv (|iii a\aitiii
ae<inis lie la rtuluiie sons lo eoiniiiamlemout di- iJoria-
parte craignaient de ne [)ouvoir plus en jouir. t)ii pen-
sait à sa patrie, à ses amours, à ses plaisirs, que
sais-je? à l'Opéra. Ces souvenirs battaient l'àme et le
cœur. On ne pouvait pas se faire à l'idée d'une sépa-
ration dont rien ne faisait prévoir le terme.
En apprenant la teri-ible catastro[)lie d'Aboukir, le
i^énéral en chef fut accablé. Je dirai même que sa si-
tuation me faisait beaucoup de peine. Et comment,
malu'ré l'éneri^'ie de son caractère, aurait-il pu triom-
pliei- des douleurs (pie lui causaient tant de désastres?
Aux sentinienis péjiibles que faisaient naître en lui les
jtlaintes indiscrètes, et le découragement moral de ses
eunipagnons d'armes et de gloire, venait se joindre
un malheur vaste, positif, irréparable : l'incendie de
notre Hotte. Sa perspicacité en mesurait, d'un coup
d'u-il, toutes les funestes conséquences. Plus de
moyens de communication avec la France; plus d'es-
poir d'y retourner, autrement que par une honteuse
capitulation avec un ennemi acharné, et l'objet de la
haine de la France. Plus de chances, et cette douleur
était vive pour lui, plus de chances de conserver sa
conquête. Et dans quelle circonstance encore ce dé-
sastre venait-il le frapper' Au moment oij il projetait
d'aller bientôt réclamer des secours de la mère-patrie.
El l'on voudrait que des considérations si graves, un
présent si aflligeant, un avenir si incertain, n'eussent
pas fait, sur l'esprit de Bonaparte, une profonde et
douloureuse impression! Certes, en lui supposant une
impassibilité qui alors était loin de lui, ses panégy-
ristes se trompent s'ils croient faire son éloge : faut-il,
288 MEMOIRES
parce que l'on est un grand homme, avoir fait un
complet divorce avec l'humanité?
D'après ce que m'avait dit le général Bonaparte,
avant la nouvelle du l"" août, il voulait, la possession
de l'Egypte une fois assurée, repartir pour Toulon
avec cette flotte, devenue désormais inutile; envoyer
des troupes et des provisions de tout genre en Egypte,
et réunir la flotte à toutes les forces que le gouverne-
ment avait dû rassembler contre l'Angleterre, tant
celles de la France que celles qu'elle pourrait obtenir
de ses alliés. Il est constant qu'avant de partir pour
l'Egypte, il avait soumis au Directoire une,jiote rela-
tive à ses grandes conceptions. Des idées extraordi-
naires et gigantesques l'occupaient sans cesse. Bona-
parte a toujours regardé une descente en Angleterre
comme une chose possible; mais toujours, en défini-
tive, comme funeste, tant que nous serions inférieurs
en marine; et il croyait, par ces différentes ma-
nœuvres, être supérieur sur ce point.
Il voulait se porter sur les côtes de l'Océan. Profitant
du départ des flottes anglaises pour la Méditerranée,
de l'inquiétude que causait son expédition d'Egypte,
de la terreur que devait inspirer son apparition subite
à Boulogne, et ses grands préparatifs contre l'Angle-
terre, contraindre cette puissance à retirer toutes les
forces de la Méditerranée et l'empêcher d'envoyer des
troupes contre l'Egypte. Ce projet lui roulait souvent
dans la tête, et il aurait trouvé sublime de dater un
ordre du jour des ruines de Memphis, et, trois mois
plus tard, de la riche et populeuse cité de Londres.
La perte de sa marine brisa toutes ces combinaisons,
et convertit en un simple rêve toutes ces aventureuses
conceptions. Est-il raisonnable, d'après ses projets et
ses vues, de lui supposer une froide impassibilité?
DK M ni'. I50URRIENNE 289
Lorsqu'il l'ut seul lètc à tète avec moi, il donna
un libii' cours à son rujotion. Je lui faisais observer
(\uc le malheur ('lait grand, sans doute, mais qu'il
(levait jui^er lui-même qu'il eût été bien plus irrépa-
rable si Nelson nous eût rencontrés à Malte, ou s'il
nous eût attendus vingt-quatre heures devant Alexan-
drie, ou en jdeine mer; (|u'il devait convenir que cela
était dans Tordre des choses non seulement possibles,
mais vraisemblables, « Tout, lui dis-je, était alors
ptM'du sans ressources. Puisque nous sommes bloqués
ici, il faut nous suflire à nous-mêmes. Il y a des
vivres et de l'argent. Attendons l'avenir, et ce que
fera le Directoire. » — « Pour votre Directoire, inter-
rompit-il très vivement, c'est un tas de j...-f... Ils
m'envient et me haïssent; ils me laisseront périr ici.
Et puis, ne voyez-vous pas toutes ces figures? c'est à
qui ne restera [>as. »
Il me parut approuver ce que je venais de lui dire,
et m'en témoigna sa satisfaction. Il m'a, depuis,
rendu une éclatante justice sur ce point. Ce qu'il
venait de me dire était vrai à cette époque.
Tout ce qui est nouveau attache. Mais, avant même
d'arriver au Caire, les illusions avaient disparu. C'est
ce qui arrive toujours, lorsque la triste vérité dépouille
les objets des charmes que leur prête l'imagination.
Ce n'était plus cet antique empire des Ptolémées, où
les villes populeuses et riches se touchaient. C'étaient
des ruines et la misère; oui, l'envie de s'en retourner
était générale, et le dégoût avait succédé à l'enthou-
siasme, dans ceux-là mêmes qui s'étaient le plus com-
plaisamment laissés aller à ce mouvement. Au lieu des
secours des habitants que nous venions ruiner pour
les soustraire au joug des beys, nous trouvions tout«
contre nous : Mameluks, Arabes établis, Arabes er-
I. 17
290 MEMOIRES
rants, fellahs. On ne pouvait garantir la vie de quel-
qu'un qui s'éloignait à deux cents toises, soit de l'en-
droit habité, soit du corps armé dont il Taisait partie.
Il tombait dans les mains de l'ennemi, qui lui faisait
souffrir une mort cruelle, ou d'affreux tourments, ou
un traitement certes bien insolite pour des Français.
Ces sentiments sont manifestés sous toutes les formes
dans cette foule de lettres écrites sous l'inlluence des
premières impressions, et que l'on a interceptées.
L'opinion publique a été bien partagée sur la situa-
tion matérielle et morale de l'armée française en
Egypte, et sur les sentiments qui animaient ceux qui
en faisaient partie. La vérité n'est qu'une; il faut la dire:
A peine arrivés au Caire, tous les rapports qui nous
parvenaient, tout ce que je lisais, tout ce que j'en-
tendais, toutes les lettres qui tombaient dans les
mains du général en chef étaient unanimes en plaintes
et en regrets. Aucun de ceux qui étaient en Kgypte
ne niera le triste sort de l'armée. La coriespondance
officielle même et la correspondance privée en font
foi. On fut tout à coup frappé de la différence qu'il y
avait entre les pompeuses exagérations des poètes et
des enthousiastes de l'antiquité sur l'abondance et la
fertilité du pays, et l'affreuse misère qui y régnait ;
entre les illusions insjiirées par des d('scrij)tions men-
songères et la triste et désenivrante réalité. Qui ose-
rait dire que le dégoût n'était pas général dans l'armée,
que l'unique désir des chefs comme de tout le monde
n'était pas de s'en retourner? Le nombre des demandes
de départ était véritablement désespérant. L'ambition
même de faire S(M1 chemin, d'avoir de l'avancement
dans la otu-rière militaire, celle de faire fortune dans
les administrations, disparut devant le malaise. Les
raisonnements que l'on faisait, suitout depuis la des-
DK M. DE BOURRIENNE 291
triicliitii de la llmir, ne laissaient pas de plare à l'espé-
ra née.
La correspondante daims, dautanL plus confiden-
tielle, plus active, i)lus énergique et plus vraie que
réloignemcnt rendait les émotions plus fortes, est
unanime sur ce que je viens de dire. On y lit : « Nous
lialiitons un pays où tout le monde se déplaît à la
mort. Si l'armée l'avait connu avant de sortir de la
France, nul de nous ne se serait embarqué, et chacun
aurait pi-élei'»' mille fois la mort à nous voir réduits à
la misère où nous sommes. Nous avons l'ennemi
partout : devant, derrière et sur les côtés; c'est exac-
tement la Vendée. Il nous est mort dans l'espace de
cinq ou si\ jours, sans exagérer, do cinq à six cents
hommes par la soif. Il existe un mécontentement
général dans l'armée : If des[)Otisme n'a jamais été
au point qu'il est aujourd'hui. Nous avons des soldats
qui se sont donné la mort en présence du général en
chef, en lui disant : « VoiKà ton ouvrage; nous nous
« sommes bien trompés sur cette entre[)rise si belle et si
« vantée. » On voit des soldats qui, témoins des souf-
frants de leurs camarades, se brûlent la cervelle;
d'autres se jeter, armes et bagages, dans le Nil, et
périr au milieu des eaux. Les soldats disent, en voyant
passer les g('néraux : « Voilà les bourreaux des Fran-
« çais », et jtrofèrent cent autres imprécations de ce
genre. Parmi les «juarante mille Français, tout le
monde veut retourner en France; il n'y en a pas
quatre qui pensent autrement, etc., etc. >
Je suis certain, parce que dans mes rapports obli-
gés, tout me l'a indiqué, qu'il n'était pas un seul
individu qui ne regrettât sa patrie et ne désirât y re-
tourner, plutôt que de rester dans ce paradis terrestre si
vanté par ceux qui ne sont jamais sortis de leur ville.
CHAPITRE XXXII
Inquiétude des Français en Egypte. — Brueys accusé par Bonaparte.
— Injustice. — E.xplication. — Innocence de Brueys. — Preuves. —
Contradictions de Bonaparte. — Rapprochements de'dates. — Re-
lation officielle de Berthier. — Position réelle de la flotte en rade.
— Pénurie de vivres sur l'escadre. — Justification de Brueys.
Les plaintes étaient unanimes sur l'effet que pro-
duisit l'aspect de l'Egypte. Toutes les lettres, avec cet
accent de vérité qui part d'une profonde impression,
parlent du dégoût qui s'empara de la troupe depuis
le premier homme jusqu'au dernier, et de l'égoïsme
cruel qui fut bientôt le sentiment dominant. Les pri-
vations et les souffrances causées par le manque de
pain et d'eau, sous un ciel brûlant, dont rien ne tem-
père la rigueur; la désolante aridité des plaines, la
misère des villages, les maladies inconnues en Europe,
les espérances trompées, et ce silence qui accueillait
toujours cette question : « Que deviendrons-nous? »
Telle était notre véritable position. Combien le dé-
sastre d'Aboukir ne devait-il pas l'aggraver, en fai-
sant évanouir même l'espoir de revoir la patrie !
J'eus sur ce sujet une conversation très intime, et
qui dura fort longtem[)S, avec le général en chef. Je
me hâte de dire que ces sombres idées, qui l'avaient
d'abord assailli, fuient bientôt dissipées. Il retrouva
MÉMOIRES DE M. DE BOURRIENNE 293
promptemcnt c»' s;iii.:u'-ri<'i'l <|"' <l"iiiiiit' les rvrnc-
meiits ; ce courage moral, celte' forée de caractère,
cette élévation de pensées, qui avaient fléchi un ins-
tant sous le poids accablant de cette nouvelle. Il
répétait seulement avec un accent difficile à rendre :
« Malheureux Brueys, qu'as-tu fait? »
J'ai remarqué, dans quelques expressions hasardées
qui sont échappées à Xapoléon à Sainte-Ih'Iène, tou-
jours dans le but que j'ai déjà indiqué, qu'il cherche
à rejeter tous les torts sur l'amiral Brueys, Les per-
sonnes qui veulent absolument que Bonaparte soit
une exception à la nature humaine, ont impitoyable-
ment accusé cet amiral de la perte de la flotte. Cela
est injuste, et puisqu'il s'agit d'un des plus grands
événements maritimes de cette époque, j'entrerai dans
beaucoup de détails que j'ai cru cependant devoir re-
jeter à la fin du volume pour ne point interrompre
le cours de ma narration (1). L'affaire d'Aboukir les
rend indispensables et l'on est heureux de pouvoir
réhabiliter la mémoire d'un homme comme l'amiral
Brueys.
Brueys, dit-on, ne voulut pas aller à Corfou. Il ré-
sista aux ordres réitérés les plus positifs. On exploite
la lettre que Bonaparte a écrite au Directoire. On tor-
ture ses paroles à Sainte-Hélène, et Brueys ressort de
tout cela comme ayant glorieusement expié par sa
mort une grande faute. On a parlé des travaux et du
rapport du capitaine Barré ; mais il faudrait parler
aussi de la réponse de l'amiral, qui ne croyait pas, et
par d'excellentes raisons, que l'on pût entrer dans les
ports d'Alexandrie avec des vaisseaux de la force de
l'escadre. On ajoute que les ordres de se rendre à
(1) Voir la note à la fin du volume.
294
MÉMOIRES
Corfou avaient ôié réitérés. Quand, et par qui? C'est
ce qu'on se garde bien de dire. Depuis l'ordre du
3 juillet jusqu'à sa malheureuse fin, Brueys n'avait
pas reçu une ligne de Bonaparte, et celui-ci ne reçut
toutes les dépêches de Brueys que le 26 juillet, au
Caire, trop tard par conséquent pour que la réponse
arrivât avant le l"' août. On reproche encore à Brueys
de s'être obstiné à attendre les événements dans une
rade. Comment croire que cet amiral serait resté sur
les côtes d'Egypte, conti-e les ordres précis du général
qui était son chef, et auquel il aurait obéi par le sen-
timent de sa supériorité quand il ne l'aurait pas fait
par devoir?
L'amitié que m'a témoignée l'amiral Brueys, la
confiance dont il m'a honoré; sa mort glorieuse, l'a-
charnement que l'on a mis dans son accusation, m'im-
posent l'obligation de le défendre, car je n'ai pas
lu un ouvrage dans lequel on n'ait, par imitation,
relevé sa grande faute. Il ne sera pas dit que les
grands sacrifieront toujours leurs inférieurs à leur
gloire.
Quel est l'accusateur? Bonaparte. Quel est l'acte
d'accusation ? La lettre du général en chef au Direc-
toire, du 20 août 1798. Dans les lettres précédentes,
il faisait constamment l'éloge du talent et du sang-
froid de Brueys.
L'on va voir dans cette lettre, écrite cinquante jours
après son entrée en Egypte, que Bonaparte, anticipant
sur ce qu'il devait dire à Sainte-Ib-lène dans ses con-
ver-sations, a dénaturé les faits, nhvvè les dates, af-
firmé ce qui est au moins douteux, frappé l'innocent,
parce qu'il espérait, ainsi, écarter les torts qu'on
pourrait lui reprocher.
Bonaparte avait fourvoyé une mauvaise escadre, au
DF M. F)F: flolIHRIKNNK 295
tiiilii'ii (liîs fldtk's an{<laist'H. Il a <ii !•■ horilMMij- d'ar-
rivt-r ♦'Il Kiîvpii'. Son escadr»; a [uri ; ««'la «'lait pliiH
qii»' vraisfMiil)l;il)l«;; (jii<' Wm s.; ra|>[)t'llt; co que l'ariiirMl
Finieys m<; disait dans la travors(,^<?. Mais coinim; il
faut quo rionapartf ii't'pruiivi; jamais de nîvors d»; la
furiiiin', il dii : « Si l'un m't'rit t'crjuit', r<.*scadr»i n'eût
pas prii. »
r,o vif di'sir di- vuiilijir (oujours arriver à la posti'i-
rii»', f'Xt'mpt d«' torts, dans un état complet de perfec-
tion, lui avait assez IjiiMi n'ussi jusrpi'alors oii il
n'avait jms encore eu de revers. Il l'ut touriiienlé, dans
cette oc«:asion, de l'impression que ferait sur le public
ct'tif ^'rande journ»'''. Mais il pouvait très bi^n sejiis-
tilier, sans aceust-r personne. La perle de la flotte a
été évidemment le résultat des circonstances dans les-
quelles on s'est trouvé, et siirioiit de l'affreuse misère
qui ne permit jkjs de noinrir l'ariuée navale qu<; jour
par jour, et morceau par morceau. Nous avions cru
entrer dans la teiio promise ; nous Irouvâines une po-
pulation ennemie, sous les rapports politiques et reli-
gieux, la disette de vivres, de puits et de citernes dont
le f»eu d'eau qu'elles conf'.-naient était empoisonné ou
iiif«'Ct; les chemins inondés de fellahs et de liédouins
qui, sous nos yeux, enlevaient ou tuaient nos traî-
nards, assassinaient nos courriers et ne voulaient
pas, les ingrats ! nous savoir gré d'avoir quitté exprès
le beau climat de France |iour les délivrer des Mame-
luks!
Je I.' dir;ii jei, pour n'y jilus reviTiir : la vérité- n'en-
trait jamais entière dans le-s dépêches de Boiiafiartii,
lorsque cette vérité lui était Uint soit peu défavorable,
et qu'il la f)ouvait dissimuler. Il savait, ou la dégui-
.ser, ou l'altérer, ou la taire, quand c«.'la était possible.
Il changeait même fort souvent les dépêches des au-
296 MÉMOIRES
très qu'il faisait imprimer, toutes les fois qu'elles con-
trariaient ses vues, ou qu'elles pouvaient porter quelque
atteinte à sa n'^putation, à ses actions et à l'opinion
qu'il désirait que l'on eût de lui.
Il serait injuste de dire que c'est la faute du général
Bonaparte si la flotte a j)éri ; mais pourquoi l'attribuer
à Brueys ? Ce n'est véritablement la faute de per-
sonne. Ce grand désastre fut le résultat d'un enchaî-
nement de causes hors du pouvoir des hommes, et il
y avait beaucoup de ces causes qui devaient contribuer
à ce malheur.
Voici comment, d'après la vérité des fahs, je lui
avais présenté un projet de lettre au Directoire :
L'amiral Brueys n'a pas pu entrer avec son escadre dans le porl
vieux d'Alexandrie, qui est impraticable pour des vaisseaux de
la grandeur des siens. D'impérieuses circonstances l'ont forcé
d'attendre, dans la rade d'Aboukir, un moment plus favorable
pour se rendre à Corfou. L'en)bossage n'a pas réussi. La gauche
de sa ligne a été forcée, malgré les deux mortiers placés sur
recueil, et chacun de ses vaisseaux s'est trouvé exposé au feu de
plusieurs vaisseaux ennemis. La tlolte a été détruite. Vous trou-
verez l'état exact de nos pertes en hommes et en matériel. Le
grand désastre qu'a seule occasionné une réunion de malheu-
reuses circonstances, vous fera sentir la nécessité de mettre
tous vos soins à nous envoyer promptcnncnl les renforts et les
objets nécessaires à l'armée.
Il n'y avait dans ce proj(ît de letlie ni juslificalion
ni blâme ; mais après avoir lu mon brouillon, il se mit
à sourire et me le rendit, en disant :
« C'est trop vague, trop mielleux ; cela n'est pas
assez saccadé, il faut entrer dans beaucoup de détails,
il faut parler de ceux qui se sont distingués ; et puis
vous ne dites pas un mot de la fortune ; et, selon
vous, Brueys est sans rei)roches. Vous ne connaissez
pas les hommes ! Laissez-moi faire, écrivez. »
1
DI-: M. UE BuUURIliNNE 297
Voici ce qu'il me dicta :
Au quartier jjciiéral du (lairo. le i friatidor an M
do la Rcpiibliiinc fram.aise.
Bonaparte, gênerai en chef, au Directoire ejcéculi/.
Citoyens Directeurs,
Le 18 tlienuidor, j'ordonnai à la tli vision du général Reynior
do se porter à Kl-KluuKiali, pour soutenir le général de cava-
lerie Leclerc cpii se battait avec une nuée d'Arabes à cheval et
de paysans du pays, qu'lbraliini-Bey était parvenu à soidever ; il
tua une cinquantaine de paysans, quelques Arabes et prit posi-
tion au village d'El-Klianquii. Je fis partir également la division
commandée par le général Lannes et celle du général Dugua.
Nous marcliàmcs à grandes journées sur la Syrie, poussant
toujours devant nous Ibrahim-Bey et l'armée qu'il commandait.
Avant d'arriver à Belbeys, nous délivrâmes une partie de la
caravane de la Mecque que les Arabes avaient enlevée et con-
duisaient dans le désert, où ils étaient déjà enfoncés de deux
lieues. Je l'ai fait conduire au Caire sous bonne escorte. Nous
trouvâmes à Koràym une autre partie de la caravane, toiite com-
posée de marchands, qui avaient été d'abord arrêtés par Ibra-
him-Bey, ensuite relâchés et pillés par les Arabes. J'en fis
réunir les débris, et je la fis également conduire au Caire. Le
pillage des Arabes a dû être extrêmement considérable ; un seul
négociant ni'assura qu'il perdait, en châles et autres marchan-
dises des Indos, pour deux cent mille écus. Ce négociant avait
avec lui, suivant l'usage du pays, toutes ses femmes; je leur
donnai à souper et leur fis procurer les chameaux nécessaires
pour leur voyage au(.;aire. Plusieurs paraissaient a^oir une assez
bonne tournure ; mais le visage était couvert selon l'usage du
pays, usage auquel l'armcc s'accoutume le plus difficilement.
Nous arrivâmes à Sallieyeh, qui est le dernier endroit habité
de l'Egypte et où il y ait de la bonne eau. Là commence le dé-
sert qui sépare la Syrie de l'Egypte.
Ibrahim-Bey, avec son armée, ses trésors et ses femmes, ve-
nait de piu-tir de Salheyeh. Je le poursuivis avec le peu de cava-
lerie que j'avais ; nous vîmes défiler devant nous ses immenses
bagages. Un parti arabe de cent cinrpiante hommes, qui était avec
eux, nous proposa de charger avec nous pour partager le butin,
La nuit approchait, nos chevaux étaient éreintés, l'infanterie uès
17.
298 MEMOIRES
éloignée. Le général Leclerc chargea ramère-ganie ; noos leur
enlevâmes deuï pièces de canon qu'ils avaient et uae cinquan-
taine de chameaui chai-gés de lentes et de différents effets. Les
Mameluks soutinrent la charge avec le plus grand courage.
Le chef d'escadron Détrès, du 7* de hussards, a été mortelle-
ment blessé; mon aide de camp Sulkowsky a été blessé de sept
à huit coups de sabre et de plusieurs coups de feu. L'escadron
monté du 7' de hussariJs et du 22« de chasseurs, des 3* et
5* de dragons, se sont parfaitement conduits. Les Mameluks
sont extrêmement braves et formaient un excellent corps de
cavalerie légère, richement habillés, armés avec le plus grand
soin et montés sur des chevaux de la meilleure qualité. Chaque
ofKcier de l'état-major, chaque hussard a soutenu un combat
particulier. Lasalle, chef de brigade du ii', laissa lomber son
sabre au milieu de la charge ; il fut assez adroit et assez heureux
pour mettre pied à terre et se trouver à cheval pour se défendre
et attaquer un des Mameluks les plus intrépides. Le général
Murât, le chef de bataillon mon aide de camp Duroc, le ci-
toyen Leturcq, le citoyen Colbert, l'adjoint .4rrighi, engagés
trop avant par leur ardeur dans le plus fort de la mêlée, ont
couru les plus grands dangers.
Ibrahim-Bey traverse dans ce moment-ci le désert de Syrie; il
a été blessé dans le combat.
Je laissai à Salheyeh la division du général Reynier et des
ofticiers du génie pour y construire une forteresse, et je partis
le 26 thermidor pour revenir au Caire. Je n'étais pas éloigné de
deux lieues de Salheyeh, que l'aide de «irap du général Kleber
arriva et m'apporta la nouvelle de la bataille qu'avait soutenue
notre escadre le 14 thermidor. Les communications sont si diffi-
ciles qu'il avait mis onze jours pour venir.
Le 18 messidor, je suis parti d'Alexandrie. J'écrivis à l'amiral
d'entrer sous vingt-<juatre heures dans le port de cette ville el,
si son escadre ne pouvait pas y entrer, de décharger prorapte-
ment toute l'artillerie et tous les effets appartenant à l'armée de
terre et de se rendre à Corfou.
L'amiral ne crut pas pouvoir achever le débarquement dans la
position où il se trouvait, étant mouillé devant le port d'Alexan-
drie, sur des rochti's et plusieurs vaisseaux ayant déjà perdu
leurs ancres. Il alla mouiller à .Vboukir, qui offrait un bon mouil-
lage. J'envoyai des officiers du igénie et d'artillerie, qui convin-
rent avec l'amiral que la^ terre ne pouvait lui donner aucune
Di: M. m-: liOUllRIENNK 299
proleclimi, ol que si les Anglais paraissaient pondant les denx ou
trois jours (|u"il fallait qu'il loslàl à Aboukir, soit pour débar-
quer notre artillerie, soit pour souder et marquer la passe
d'Alexandrie, il n'y avait pas d'autre parti à jjrendro que de
eouper srs cables, et qu'il i-lait urgent de séjourner lo moins de
temps possible à Aboukir.
Je suis donc parti d'Alexandrie dans la ferme croyance que
sous trois jours l'oscadro serait entrée dans le port d'Alexan-
drie ou aurait appareillé pour Corfou. Depuis le 18 messidor
jusqu'au 6 thermidor, je n'ai eu aucune espèce de nouvelles, ni
de Rosette, ni d'Alexandrie. Une nuée d'Arabes, accourant de
tous les points du désert, élaienl continuellement à cint; cents
toises du camp. Le 9 thermidor {il juillet), le bruit de nos vic-
toires et différentes dispositions rouvrirent nos communica-
tions. Je re<;us plusieurs lettres de l'amiral, où je vis avec élon-
iiemenl qu'il était encore à Aboukir. Je lui écrivis sur-le-champ
qu'il no devait pas perdre une heure à entrer à Alexandrie ou
à se rendre à Corfou.
L'amiral m'instruisit, par une lettre du 2 thermidor, que plu-
sieurs vaisseaux anglais étaient venus le reconnaître et qu'il se
fortifiait pour attendre l'ennemi, embossé à Aboukir. Cette
étrange résolution me remplit de vives alarmes; mais déjà il
n'était plus temps, car la lettre que l'amiral écrivait le 2 ther-
midor n'arriva que le 12. Je lui expédiai le citoyen Jullien, mon
aide de camp, avec ordre de ne pas partir d'Aboukir qu'il n'eût
vu l'escadre à la voile. Parti le 12, il n'aiuMit jamais pu arriver
à temps (i).
Le 8 thermidor (2r) juillet i, l'amiral m'écrivit que les Anglais
s'étaient éloignés, ce qu'il attribuait au défaut de vivres : je
reçus cette lettre le 12, par lo même courrier.
Le 11, il m'écrivait qu'il venait d'apprendre la victoire des
Pyramides et la prise du Caire, et que l'on avait trouvé une
passe pour entrer dans le port d'Alexandrie (2).
Le It (l^' août), au soir, les Anglais l'attaquèrent. Il m'expé-
diait, au moment où il aperçut l'escadre anglaise, un officier
pour me faire part de ses dispositions et de ses projets : cet offi-
cier a péri en roule.
11 Dans le texte ofliciel il y a : a Cet aide de camp a été tué en
chemin par un parti arabe, qui a arrêté sa barque sur le Nil et l'a
é^'or;rp avi>c son escorte... »
(2) Il faut ajouter : « Je reçus cette lettre le 18 » (-d août). (D. L.)
300 MÉMOIRES
Il me parait, que l'amiral Brueys n'a point voulu se rendre à
Corfou avant qu'il eût été certain de ne pouvoir entrer dans le
port d'Alexandrie, et que l'armée, dont il n'avait pas de nouvelles
depuis longtemps, fût dans une position à ne point avoir besoin
de retraite. Si dans ce funeste événement il a fait des fautes, il
les a expiées par nne mort glorieuse.
Les Destins ont voulu, dans celte circonstance comme tant dans
d'autres, prouver que, s'ils nous accordent une grande prépon-
dérance sur le continent, ils ont donné l'empire des mers à nos
rivaux; mais, si grand que soit ce revers, il ne peut pas être
alti'ibué à l'inconstance de la Fortune. Elle ne nous abandonne
pas encore ; bien loin de là, elle nous a servis dans cette opération
au delà de ce qu'elle a jamais fait. Quand j'arrivai devant Alexan-
drie et que j'appris que les Anglais y étaient passés en forces
supérieures quelques jours avant, malgré la tempête affreuse qui
régnait, au risque de me naufrager, je me jetai à terre. Je me
souviens que, à l'instant où les préparatifs du débarquement se
faisaient, on signala dans l'éloignement, au vent, une voile de
guerre (c'était la Justice revenant de Malte). Je m'écriai : « For-
lune, m'abandonnerais-tu ! quoi, seulement cinq jours ! » Je mar-
chai toute la nuit; j'attaquai Alexandrie à la pointe du jour,
avec trois mille hommes, harassés, sans canons et prescpie sans
cartouches; et dans les cinq jours j'étais maître de Rosette, de
Damanhour, c'est-à-dire déjà établi en Egypte.
Dans ces cinq jours, l'escadre devait se trouver à l'abri des
Anglais, quel que fût leur nombre : bien loin de là, elle reste
exposée pendant tout le reste de messidor. Elle reçoit de Ro-
sette, dams les premiers jours de thermidor, un approvisionne-
ment de riz pour deux mois. Les Anglais se laissent voir, en
nombre supérieur, pendant six jours dans ces parages. Le 11 ther-
midor, elle apprend la nouvelle de l'entière possession de
l'Egypte et de notre entrée au Caire ; et ce n'est que lorsque la
Fortune voit que toutes ses faveurs sont inutiles, qu'elle aban-
donne notre tlotte à son destin. Bonaparte.
On aura sans doute rcmanjué, dans la leUre que l'on
vient de lire, de belles phrases sur la Fortune et le
Destin : cela est très joli, sans doute ; mais la Fortune
aurait mieux fait de lui envoyer des vivres.
Je dois dire que Bonaparte riait lui-même de l'alté-
1»K M. l)l-: HOUKHIENNE 301
ration du rôcit des alTaircs mallieiireiiscs, allt-raiion
dont le but était toujours d'écarter l'idée qu'il pût être
la cause des malheurs. Mais, convaincu (juc l'on ajou-
terait foi à SCS assertions et ([ue l'inlluence de son
nom ferait peneher l'opinion en leur faveur, il ne
balançait jamais à déguiser la vérité lorsqu'elle pou-
vait eflleurer sa gloire. Il ap[»elait niaiserie de ne le
|)as faire.
Il était néeessaire d'exposer les faits ([iii précèdent
et ceux que j'ai rapportés dans ma note, ap[)uyés de
pièces officielles, pour venger la mémoire d'un brave
amiral. Ces pièces confirmeront, chez les personnes
qui voudront y réfléchir, cette vérité que j'affirme :
c'est (jue le général en chef n'a réellement jamais eu
l'idée de l'aire i)artir immédiatement l'escadre pour
Corfou, avant d'être en possession du Caire et qu'il
n'a pas écrit à Brueys, le 6 juillet, la lettre dont il
parle. Il avait trop de jjrévoyance pour se priver tout
de suite d'une aussi grande ressource en cas de revers.
Il a agi en homme qui sait prévoir les événements.
Ce n'est pas sa faute si la Hotte a péri, mais ce n'est
pas non [dus celle de l'amiral Brueys. Avant de partir
pour Salheyeh, il a plusieurs fois causé avec moi du
projet de se rembarquer avec la flotte.
CHAPITRE XXXIII
El-Koraïm. — Fatalisme. — Exécution. — Bonaparte et Kleber. —
Protestation et mésintelligence. — Moments de repos. — Détails
d'administration intérieure. — Institut d'Egypte. — Ma nomination.
— Fête de la naissance de Mahomet. — Contes absitrdes. — Con-
duite sage envers la religion musulmane. — Bonaparte en Turc. —
Djezzar. — Ouvertures. — Tête tranchée. — Désir de vengeance.
— Le l"" vendémiaire. — La colonne de Pompée. — Rêve d'une
campagne en Allemagne. — Lectures du soir. — Privation de cor-
respondances. — Fétc du 1" vendémiaire. — Célébration au Caire.
— Discours du général en chef. — Énumération de triomphes. —
Bonaparte et M"" Fourés. — A qui la faute? — Le prophète égyp-
tien. — Mon horoscope.
J'ai cité le nom de Koraïm ; je commencerai ce cha-
pitre en racontant l'histoire de cet homme, d'après
lequel on peut se faire une idée exacte du caractère de
la plupart des chefs égyptiens, tels que nous les trou-
vâmes lors de notre arrivée dans leur pays.
Le général Kleher envoya, à hord de V Orient, le
chérif d'Alexandrie Seid-Mohamcd el-Koraïm, arrêté
par ordre de Bonaparte, comme prévenu de trahison.
il avait rendu contre lui rarrèlé suivant :
Aviint des preuves de la trahison de Soid-Moliamcd el-Koraim,
qu'il iivail comblé de bienfails, le général en elief ordonne :
Seid-Mohanied cl-Koraïm paiera une conlribiilion de trois cent
mille francs ; à défaut par lui d'acquiller ladite conlribulion, cinq
jours après la publication du présent ordre, il aura la tète tran-
chée.
MfiMOFUFs m-: M. nr. bourrienne 303
Koraïm devait so iviulre d'Abuukir au Caiie, pour,
d'ajuvs sa demande, se juslilicr de ce dont on l'accu-
sait. Arrivé au Caire, on lui demanda de nouveau les
cent mille écus pour sa justilication. Il refusa cons-
tamment de les donner. Je lui fis dire un jour par Ven-
ture, notre interpiète, que, s'il voulait conserver la
^ie, il fallait payer ce qu'on exigeait de lui pour fermer
les yeux sur sa trahison; que je lui certifiais que le
gi-m'-ral était di-lorminéà faire un exemple. (Vt-tait un
fort bel homme dont la position m'intéressait. « Vous
êtes riche, lui faisais-je dire par Venture, faites ce
sacrifice. « Il ricanait et répondit : » Si je dois mourir à
présent, rien ne jieut m'y soustraire, et je donnerais
mes piastres inutilemeiu ; si je ne dois pas mourir,
pourquoi les donner? » 11 fut exécuté au Caire, le
G septembre l"l»8, à midi ; sa tête fut [>romenée dans
les rues de la ville avec cet écriteau :
« Koraïm, chérif d'Alexandrie, condamné à mort
pour avoir trahi les serments de fidélité qu'il avait
faits à la République française et avoir continué ses
relations avec les Mameluks, auxquels il servait d'es-
pion.
(' Ainsi seront punis tous les traîtres et les par-
jures. »
On ne trouva rien après l'exécution de Koraïm; il
avait pris ses pri'cautions; mais cet exemple facilita la
rentrée des avanies et intimida quelques autres
richards qui ne furent pas si fatalistes. On en tira
trois ou quatre millions p(tur les besoins de l'armée.
Les sévères piopos de Kleber, la satire même qu'il
faisait de l'expédition d'Egypte, la dure franchise de
sa corres[)ondance, aMiii'iit amem'' du froid entre lui
et le général en chef, qui manifestait son méconlen-
lenient par des discours aussi peu mesurés que ceux
304 MEMOIRES
que l'on prêtait à Kleber. Celui-ci en fut instruit ; il
écrivit au général en chef, le 22 août 1198 :
Vous seriez injuste, citoyen général, si vous preniez pour une
marque de faiblesse ou de découragement la véhémence avec
laquelle je vous ai exposé mes besoins. Il m'importe peu où je
dois vivre, où je dois mourir, pourvu que je vive pour la gloire
de nos armes et que je meure ainsi que j'aurai vécu. Comptez
donc sur moi dans tout concours de circonstances ainsi que sur
ceux à qui vous ordonnez de m'obéir. Je vous l'ai déjà mandé,
l'événement du 14 (1) n'a produit sur les soldats qu'indignation
et désir de vengeance. J'ai pris, à la vérité, beaucoup d'humeur
contre la marine ; je l'ai vue sous les rapports les plus dégoû-
tants. L'énormité de bagages qu'on a déchargés à vVlexandrie,
la sorte d'élégance que les officiers de mer étalent encore dans
les rues d'Alexandrie, font bien savoir que peu d'entre eux ont
essuyé des pertes particulières. D'ailleurs, les Anglais ont eu le
désintéressement de tout rendre aux prisonniers et ne point
souffrir qu'd leur soit soustrait un iota. II n'en est pas de même
à l'égard de nos officiers de terre : personne n'a plaidé leur
cause; et, trop fiers sans doute pour la plaider eux-mêmes, dans
cette circonstance, ils arrivent ici nus, et la plupart d'entre eux,
plutôt que de se rendre, ont préféré se jeter à la mer.
Bonaparte répondit :
Croyez au prix que j'attache à votre estime et à votre amitié.
Je crains que nous ne soyons un peu brouillés. Vous seriez in-
juste si vous doutiez de la peine que j'en éprouverais. Sur le
sol de l'Egypte, les nuages, quand il y en a, passent dans six
heures ; de mon côté, s'il y en avait, ils seraient passés dans
trois. L'estime que j'ai pour vous est au moins égale à celle que
vous m'avez témoignée quelquefois.
Cette fruide et récii)r()que assurance de sentiments
d'estime n'affaiblissait pas la profonde aversion qu'ils
avaient l'un pour l'autre.
La perte de la flotte fit sentir au général Iionaj)arte
la nécessité d'organiser i)romptemcnt et fortement
(l)_La perte de la llottell""- août 1798).
DH M. DE nOUllRIHNNK 305
rÉgyi»(e, où (ont annoïK^iit que nous devions rester
longtemps, à moins d'une évacuation forcée, (|n il
était loin de |»iévoir et de craindre. L'é!oi,i,Mienient
d'Ibraliini-Bey et de Monrad-IJey lui laissèrent nti peu
de repos. Guerre, fortifications, assiette de l'impôt,
administration, organisation des divans, commerce,
sciences et arts, tout fut l'objet de ses soins. Son es-
prit embrassait toutes ces cboses avec une prévoyance
bien remarquable. Le succès couronna ses efl'orts : des
ordres et des instructions partirent immédiatement,
sinon poiu" réparer celte défaite, du moins alin de pré-
venir les premiers dangers. On prolita, pour renforcer
notre armée, des secours que nous olîraient les ma-
rins écbnppés an désastre. Le :21 août, Bonaparte créa
au (".aire im Institut des sciences et des arts, pour la
propagation et le progrès des lumières en Egypte et
l'étude et la publication des faits naturels, industriels
et bist(»riqiies de cette ancienne contrée (1); il m'y
nomma plus tard à la place de M. Sucy, ordonnateur
en cbef, qu'une blessure au bras reçue sur la flottille,
en s'entri'tenant avec moi, obligea de retourner en
France.
En fondant cet Institut, Bonaparte désira donner
une preuve de ses idées de civilisation ; cela n'excluait
pas l'utile. Les motifs énoncés dans la création de cet
Institut, l'énunn'ration de ses travaux imprimés par
son ordre, les procès-verbaux de ses séances, attestent
l'étendue des vues de Napoléon. Ce corps savant avait
poiu* objet, dans son travail, tout ce qui pouvait être
utile à l'Egypte, îi la France et à l'humanité.
Bonaparte assista, le 18, à la solennité de l'ouver-
Uu'ii de la digue du canal du Caire, qui reçoit les eaux
(Ij Voir, a la lin du vuliiiuc, la note sur rorjjaiiisalion.
306 MÉMOIRES
du Nil lorsqu'il est arrivé à la hauteur fixée par le
Meqyas.
Deux jours après, arriva la fête anniversaire de la
naissance de Mahomet ; il y prit part chez le cheik
El-Bekri, qui lui céda, sur son désir, deux jeunes
Mameluks, Ibrahim et Roustan.
L'on a publié que, dans ces temps, Bonaparte avait
pris part aux cérémonies religieuses des musulmans
et à leur culte extérieur ; mais il ne faut pas dire qu'il
célébra les fêtes relatives au débordement du Nil et à
l'anniversaire du Prophète. Les choses se passèrent
comme de coutume, les mêmes usages furent suivis ;
les Turcs invitèrent Bonaparte à y assister, il y fut
comme spectateur, et la présence de leur nouveau
maître sembla leur faire plaisir. Mais il ne pensa
jamais à ordonner aucune solennité ; c'eût été une
folie, et il se conforma très sagement aux usages re-
çus. Il n'a ni appris, ni réi)été, ni récilé aucune
prière du Coran, comme tant de personnes l'ont dit.
Comment a-t-on eu la pensée de nous le représenter
dans certains ouvrages, comme disposé à admettre la
doctrine antisociale de la fatalité, la licence de la po-
lygamie, et les doctrines absurdes du Coran? Bona-
parte avait bien d'autres choses à faire que de discuter,
avec les imans, la théologie des enfants d'Ismaël, et
de faire des ablutions. Ces cérémonies, auxquelles la
politique lui faisait un devoir d'assister, n'étaient pour
lui, comme pour tous ceux qui l'accompagnaient,
qu'une nouveauté curieuse et un spectacle oriental.
Bonaparte tira constamment parti, avec adresse, de
la stupidité musulmane, mais il ne mit pas le pied
dans une mosquée et, quoi qu'on ait prétendu, ne
s'habilla qu'une fois en musulman, comme on le verra
plus tard. Il assista aux fêtes auxquelles les turbans
DK M. DK nOl'RKIFNNF, 307
verts l'invitôrcnt (1). La tolcranco religieuse de Bona-
parte était la conséquence naturelle de son esprit phi-
losophique.
Sans doute, Bonaparte eut et dut avoir des défé-
rences pour la religion locale ; il devait certainement
plus agir en musulman qu'en catholique. Un conqué-
rant habile doit soutenir ses triomjthes en protégeant,
en vantant et en élevant même lu religion du peuple
conquis, Bonaparte, et il m'a souvent parlé dans ce
sens, avait [lour principe de regardtM' les religions
comme établies par les hommes, mais de les respecter
partout, comme un puissant moyen de gouvernement.
Toutefois, je w dirai pas qu'il n'en eût pas changé,
si la conquête de l'Orient eût été le prix de ce change-
ment. Tout ce qu'il disait sur Mahomet, sur l'isla-
misme, sur le Coran, devant les grands du pays, il
en riait lui-même; mais il désirait que cela fût répété,
et que ses sentences religieuses fussent traduites en
vers harmonieux, en belle pro.se arabe, et lui conci-
liassent de plus en plus l'esprit des habitants. Les
soldats s'amusaient beaucoup de toutes ces farces. Il
ne faut que se rappeler l'âge de l'armée, et le temps
où elle était née, pour être convaincu qu'il lui était
(1) Waiter Scott en conclut qu'il n'Iicsita pas à se réunir aux mu-
sulmans dans les cérémonies extérieures de leur reliijion ; il embellit
son roman de la ridicule farce de la cliambre sépulcrale de la irrande
pj'ramide, et des disr-onrs, des allocutions qu'un fait tenir au ijéncral
avec des muftis et des imans; puis il ajoute que Bonaparte était sur
le point d'embrasser lislatnisme. Tout ce que dit Waiter Scott sur
cet article de rclii:iun est le comble de la niaiserie et ne mérite pas
même d'être sérieusement réfuté. Non, Bonaparte n'a jamais été,
autrement que par curiosité, dans une mosquée, et ne s'est jamais
montré un instant persuadé de la mission de Mahomet ; cette absur-
dité pouvait rentrer dans un roman injurieux a la nation française,
il faut le rejeter de riiistuirc. [Note de la pnmiére l'diliun.)
308 MÉMOIRES
indifférent qu'on lui parlât de chrétiens ou de maho-
métans, d'évêques ou de muftis.
Le général en chef écrivait à Kleber, en lui confiant
le commandement :
« Les chrétiens seront toujours nos amis : il faut
les empêcher d'être trop insolents, afin que les Turcs
n'aient pas contre nous le même fanatisme que contre
les chrétiens , ce qui nous les rendrait irréconci-
liables. »
C'est dans les mêmes principes qu'il écrivait plus
tard à Menou (13 mars 1799) : « Je vous remercie des
honneurs que vous avez rendus à notre prophète. »
Je dois cependant convenir qu'il eut avec les chefs
de la religion musulmane de nombreuses [conversa-
tions sur ce sujet; mais cela ne fut jamais pris au
sérieux; c'était plutôt un amusement, (^cs prêtres du
Coran, qui probablement eussent été enchantés de
nous convertir, nous faisaient, dans la conversation,
les plus larges concessions; mais ces pourparlers,
bons pour passer le temps, ne fiu'ent jamais assez sé-
rieux pour faire soupçonner même qu'ils tireraient à
conséquence. Si Bonaparte a parlé en musulman, c'est
comme chef militaire et chef politique, dans un pays
musulman. Il y allait de ses succès, du salut de son
armée, et par conséquent de sa gloire. Dans tous les
pays, il eût rédigé ses proclamations et prononcé des
discours d'après les mêmes principes : dans l'Inde,
c'eût été pour Ali, pour le Dalaï-Lama au Thibet, pour
('onfucius en Chine.
Bonaparte s'était fait faire, il est vrai, un habille-
ment turc, mais seulement pour s'amuser. Il me dit
un jour d'aller déjeuner sans l'attendve, et qu'il vien-
drait plus tard ; un quart d'heui'e après il entra avec
son nouveau costume; à peine fut-il reconnu, qu'on
1)1. M ni'; 1U)URRIENNE 309
l'acciieillit avec les plus i,'rands éclats do rin". Il |triL
sa placr avi'C caliiit' ; mais il ('-tait si mal en mihaii et
en robe orientale, si gauelir* et si ^riu' dans un accou-
trement inusité, qu'il alla bien vite se désliabiller, et
oncques depuis il ne fut tenté de donner une seconde
représentation de cette mascarade.
Vers la fin d'août, Bonaparte avait entamé des né-
gociations avec Djt'zzar, paclia d'Acre, surnommé le
boucher. Il assurait Djezzar de soji amitié, lui demandait
la sienne, le tranquillisait sur le sort de ses États; il
lui promettait de le soutenir contre le Grand Seigneur,
au moment même où il assurait aux Égyptiens qu'il
venait soutenir If Grand Seigneur contre les beys.
Mais Djezzar, conliant dans ses forces et dans la pro-
tection des Anglais, qui avaient pris les devants, fut
sourd à tout, ne voulut pas même recevoir Beauvoi-
sin, qui lui avait été envoyé le ^2 août, et ne répon-
dit pas. Un second porteur de lettre eut la tête tran-
chée à Acre. Les occupations de Bonaparte, au Caire,
et la nécessité d'un plus grand alTermissement en
Egypte, où l'on ne faisait que d'entrer, retardèrent
seuls, pour le moment, l'invasion de ce pachalik,
que provoquaient la vengeance due à des actes si bar-
bares, et la nécessité de détruire ou d'affaiblir au
moins un si dangereux voisin .
Ce fut dès la fin d'août que le général en chef s'oc-
cupa de la fête de la K('pul»lique, qui lui était si chère.
Tout, dans l'ordre qu'il me dicta pour cette célébra-
tion, respirait son génie particulier, La passion de
vivre dans l'avenir dominait toutes ses pensées. Il
voulut rattacher cette cérémonie aux noms de ces an-
tiques monuments dont l'origine se perd dans la nuit
des temps, et qui subsistent encore presque intacts,
tandis que les noms de leuis auteurs sont inconnus,
310 MÉMOIRES
oubliés OU douteux. C'est autour de la colonne de
Pompée que la ville d'Alexandrie célébrera sa fête. On
inscrira sur cette colonne le nom des braves, morts
à la prise de cette ville, que ce monument annonce
au navigateur étonné. Le pavillon tricolore y sera
placé. Les antiques ruines de la ville aux cent palais
vejrront célébrer la fête de cette immortelle République
qui devait, dix-huit mois plus tard, être reléguée dans
les contes historiques.
Pendant les jours qui suivirent la nouvelle du dé-
sastre d'Aboukir, jusqu'à la révolte du Caire du 22 oc-
tobre, Bonaparte trouvait quelquefois le temps long ;
quoiqu'il s'occupât de tout, il n'y avait pas assez d'oc-
cupation pour répondre à la singulière activité de son
organisation. Lorsque la chaleur le permettait, il mon-
tait à cheval; lorsqu'il rentrait, qu'il ne trouvait point
de dépêches à lire, ce qui arrivait souvent, point d'or-
dres à expédier, point de lettres à répondre, il était
tout de suite absorbé dans ses pensées ; il prenait un
air abattu et s'entretenait avec moi des choses les plus
bizarres. Un jour, après un long silence, il me dit :
« Devinez à quoi je pense. — Ma foi, ce serait bien
difficile; vous pensez à tant de choses. — Je ne sais
pas si je reverrai la France; mais si je la revois, ma
seule ambition, c'est de faire une belle campagne en
Allemagne, dans les plaines de la Bavière; d'y ga-
gner une grande bataille et de venger la France de la
défaite d'Hochstœdt. Après cela, je me retire dans une
campagne et je vis tranquille. » Puis vint une longue
dissertation sur la préférence qu'il donnait à l'Alle-
magne pour y faire la guerre ; sur la bonté du carac-
tère des habitants, sur ce que Desaix lui avait dit,
lors de sa visite en Italie, de la prospérité, de la ri-
chesse de l'Allemagne et de la facilité qu'ont les ar-
DE M. DE HOUHRIENNE 311
mées d'y subsister. S«îs conversations se prolongenicnt
iiulrfinimcnt; mais il savait y motlrr un grand inlt'-nH.
Dans ces UMnps de repos et presque d'iiiactirui, du
moins pour lui, Bonaparte se couchait de bonne heure.
Je lui faisais tous les soirs une lecture; <pian(i je lui
lisais des vers, il s'endormait. Lorsqu'il demandait la
vie de Cromwell, je croyais que je ne me coucherais
pas. Le jour, pour abréger le temps, il lisait et écri-
vait des notes. 11 s'entretenait souvent de la France,
témoignait un vif regret d'être sevré de nouvelles. Car
c'était un grand vide dans les habitudes de sa vie,
que la privation de correspondances. Elles nous étaient
interdites : les nombreuses croisières anglaises et tur-
ques, les rendaient troj) hasardeuses. Beaucoup de
lettres, confiées à de petits bâtiments aventureux,
furent interceptées et scandaleusement publiées. Les
secrets des familles, les plus intimes conlidences, ne
furent pas même respectés, et le cupide appât d'un
gain coupable livra à l'impression des révélations qui
ont pu troubler des familles, des aveux qui n'étaient
destinés qu'à l'amitié et des plaintes dont l'effet a re-
jailli sur ceux qui les croyaient bien confiées au secret
de la correspondance.
La fête du l" vendémiaire an VII (22 septembre 1198),
célébrée par b-s Français sur tous les points qu'ils oc-
cupaient en Fgypte, fut, comme on peut le croire, plus
brillante au Caire que |>artout ailleurs, puisque le gé-
néral en chef s'y trouvait alors. Ce qu'il y eut de
moins remarquable au milieu de ces solennités qui ré-
pandaient qui'lques moments de distraction sur la
monotonie de notre vie ne fut pas, sans contredit, le
discours prononcé par Bonaparte. Lorsque toutes les
troupes, dans la plus bell»; tenue, eurent défilé devant
lui, il leur dit :
312 MEMOIRES
Nous célébrons le premier jour de l'an YII de la République.
Il y a cinq ans, l'indépendance du peuple français était mena-
cée ; mais nous prîmes Toulon ; ce fut le présage de la ruine de
nos ennemis.
Un an après, vous battiez les Autrichiens à Dego.
L'année suivante, vous étiez sur le sommet des Alpes.
Vous luttiez contre Mantoue, il y a deux ans, et vous rempor-
tiez la célèbre victoire de Saint-Georges.
L'an passé, vous étiez aux sources de la Drave et de l'Isonzo,
de retour de l'Allemagne.
Qui eût dit alors que vous seriez aujourd'hui sur les bords
du Nil, au centre de l'ancien continent?
Depuis l'Anglais, célèbre dans les arts et le commerce, jus-
qu'au féroce Bédouin, vous fixiez les regards du monde.
Soldats, votre destinée est belle, parce que vous êtes dignes
de ce que vous avez fait et de l'opinion qu'on a de vous. Vous
mourrez avec honneur, comme les braves dont les noms sont
inscrits sur cette pyramide, ou vous retournerez dans votre pa-
trie couverts de lauriers et de l'admiration de tous les peuples.
Depuis cinq mois que nous sommes éloignés de l'Europe,
nous avons été l'objet perpétuel des sollicitudes de nos compa-
triotes. Dans ce jour, quarante millions de citoyens pensent à
nous ; tous disent : C'est à leurs travaux, à leur sang que nous
devons la paix générale, le repos, la prospérité du commerce et
les bienfaits de la liberté civile.
Le jour de la fètc, plus de cent cinquante Français
et Turcs assistèrent à un magnifique festin ; le dra-
peau musulman flottait à côté du drapeau de la Répu-
blique ; le croissant figurait à côté du bonnet de la
liberté ; le Coran faisait le pendant des Droits de
riiomme.
Les Turcs furent assez insensibles à toutes ces
choses ; mais ce qui les frappa, et fit sur eux une pro-
fonde et salutaire impression, ce fut le nombre de nos
troujtes, leurs manœuvres, les évolutions de notre ar-
tillerie, l'ordie et la tenue admirai)le qui régnaient
dans tous les corps.
DK M. DE ROURRIENNE 313
Vers la mi-SL'|ilfmL)iv de cette aimée, IJonaparte (it
venir dans la nuiisun d'KU'y-Bey nne demi-douzaine
de lemnics d'Asie, dont on lui vantait les grâces et la
beauté ; mais leur tournure et leur obésité les firent
renvoyer tout de suit*'. Peu de jours après, il se prit
d'une belle passion pour M"'° Fourès, femme d'un
lieutenant d'infanterie (1) ; elle était très jolie, et
l'extiéme rareté en Egypte de femmes qui pussent
plaire aux Européens rehaussait encore ses attraits.
Il lui lit meubler une maison qui touchait au palais
d'Elfy-Bey que nous habitions. 11 lui prenait souvent
fantaisie, vers les trois heures, de faire commander le
dîner chez elle : j'y allais seul avec lui à sept heures,
et je m'en allais à neuf heures.
Cette liaison fut bientôt la nouvelle du (luartier gé-
néral et devint le sujet de toutes les conversatio'Tis.
Par un ménagement délicat pour M. Fourès, le gé-
néral en chef lui donna une mission pour le Direc-
toire. L'oflicier alla s'embarquer à Alexandrie. Le bâ-
timent tomba au pouvoir des Anglais. Informés des
ciiuses de la mission, ils eurent la petite malice de
renvoyer en Egypte le porteur des dépèches, au lieu
de le garder prisonnier.
Bonaparte désirait ardemment avoir un enfant de
cette jolie femme. Je lui en parlais au déjeuner que
nous faisions souvent tète à tète. « Que voulez-vous,
l'épondail-il. la petite sotte n'en peut pas faire. »
Elle, de son côté, lorsqu'on lui faisait sentir le
grand avantage d'avoir un enfant de Bonaparte, nous
répondait : « Ma fol !... ce n'est pas ma faute. »
Nous aurons [)lustard occasion de reparler de cette
dame.
(1) QiipIIc confusion ! Fourès était licutonant au 22" de chasseurs à
clif\al. (1). L.)
I. 18
31'. MÉMOIRES DE M. DE BOURRIENNE
Un de ces liommes qui, depuis tant de siècles, pré-
disent, dans l'Orient, l'avenir avec tant d'exactitude,
mais surtout avec tant d'assurance, fut recommandé
à Bonaparte, pour sa grande habileté, par les princi-
paux habitants du Caire. Ils l'assurèrentqu'il lui dirait
sa bonne aventure avec certitude. Bonaparte le fit
venir, et Venture l'interprète assista à l'entrevue.
Nous étions nous trois, le prophète et un cheik.
Lorsque ce personnage voulut commencer ses jongleries
sur le général, il s'y refusa et me dit de le laisser
exercer sur moi sa profession. Je m'y prêtai sans dif-
ficulté. Pour l'intelligence de sa prophétie, je dois dire
que, depuis mon arrivée au Caire, j'étais dans un état
de faiblesse extrême. La navigation du Nil et la mau-
vaise nourriture, pendant douze jours, m'avaient
exténiSé. J'étais d'une maigreur affreuse et d'une
pâleur extrême.
Après avoir examiné mes mains, m'avoir tâté le
pouls, le front et la nuque, il prit un air composé et
compatissant, haussa les épaules, et dit à Venture
qu'il ne croyait pas me devoir apprendre mon sort. Je
lui fis savoir qu'il pouvait dire tout ce qu'il voudrait,
que cela m'était indifférent ; après beaucoup de diffi-
cultés de sa part et d'insistance de la mienne, il finit
par annoncer que la terre d'Egypte me recevrait dans
deux mois.
Je le remerciai et on le congédia. Quand nous
fûmes seuls, le général me demanda : « Eh bien ! que
dites-vous de cela'? » Je dis qu'il ne risquait pas
grand'chose à annoncer ma fin. Dans l'état où je suis,
il y a à parier que je succomberai ; mais si Louis
m'envoie les vins que je lui ai demandés, vous verrez
que je me remettrai.
CHAPITRE XXXIV
M. Bortliollct et lo dieik El-Bckrj-. — L'air lie Marlboron^'li. — (lons-
piratiun. — Révolte au (iaire. — Réponse d'un factionnaire. —
Mort Hu {,'énéral Dupuy. — Ordres du ^'encrai en chef. — Mort de
Sulkowsky. — Ro;:rets de Ronaparte. — Résignation des chefs du
Caire. — Fin de l'insurrection. — E.xécutions nocturnes. — E.\pédi-
tion d'Eujrcne Beawharnais et de Crozier contre une tribu d'.\rabes:
— Tètes coupées. — L'ordonnateur Sucy. — Convoi de blessés. —
Massacre. — Projets d'expédition en Syrie. — Lettre à Tippoo-Saib.
I/iirl d'imiinser aux lininm<>s a, de tout, temps,
occupé une giaiule place dans l'art de les gouverner,
et ce n'était pas cette partie de la science du gouverne-
ment que Bonaparte connaissait le moins bien. Il ne
négligeait aucune occasion de faire briller aux yeux
des Égyptiens la supériorité de la France, dans les
sciences et les arts. Mais il arriva plus d'une fois que
le simple instinct des Égyptiens déconcerta ses tenta-
tives à cet égard. Quelques jours après la visite du
prétendu pi'ophète, dont j'ai jiarlé précc'demment, il
voulut, si je puis ainsi m'exprimer, opposer sorcier à
sorcier, hmr cela, il lit inxitt-r les piincipaux cheiks
à des expériences de chimie que devait faire M. Ber-
thollet. Le général s'attendait à jouir de leur étonne-
ment ; mais tous les miracles de la transformation des
liqueurs, des commotions électriques et du galvanisme
ne leur causèrent aucune surprise : ils virent opérer
notre habile chimiste avec un imperturbable sang-
316 MEMOIRES
froid. Quand M. Rerthollet eut fini, le chcik El-Bekry
lui fit dire par l'interprète : « Tout cela est fort beau,
mais peut-il faire que je sois en même temps à Maroc
et ici ? » Berthollet répondit en haussant les épaules.
— « Eh bien ! dit alors le cheik, il n'est donc pas
tout à fait sorcier. »
Notre musique n'avait pas non plus une grande
influence sur eux ; ils restaient impassibles en écou-
tant tous les airs qu'on leur jouait, à l'exception tou-
tefois de l'air de Marlborough ; quand on l'exécutait,
leur physionomie s'animait, leurs traits devenaient
mobiles ; et ils s'agitaient comme s'ils eussent voulu
danser.
Depuis quelques semaines, la négligence, fille du
temps, qui mine toutes les institutions utiles, avait
rendu illusoire l'ordre donné aussitôt après notre
arrivée au Caire, de surveiller les crieurs des mos-
quées. Ils sont dans l'habitude d'adresser en chantant,
et à des heures fixes de la nuit, des prières au Pro-
phète, Gomme c'était toujours la même chose, on n'y
fit plus attention. Les Turcs s'aperçurent de cette
négligence. On est toujours peu satisfait des vain-
queurs. Ils substituèrent aux chants religieux des
appels à la révolte, et cette espèce de télégraphe verbal
transmettait la provocation aux extrémités nord et
sud de cette vaste contrée. Par ce moyen, et par celui
des émissaires secrets qui échappaient à notre faible
police, et qui répandaient des firmans vrais ou fabri-
qués du Grand Seigneur, démentant le prétendu
accord entre la France et la Porte Ottomane et exci-
tant à la guerre, on organisa peu à peu, dans tout le
pays, le plan d'une insurrection générale, qui devait
éclater partout et à un jour fixe. Le secret en fut gardé
avec une constance et un scrupule que peuvent seuls
I)I', M. l)K lUHlillIKNNK 317
inspirer lo fanatisme religieux et la haine du .j<jug
l'ti'an.i^er. Us ne nous tinrent aucun <.'nni[)te de la IVïle
magnilique qui les avait ainust's un mois auparavant.
Le dernier signal fut donné du haut des minarets,
dans la nuit du 20 au 21 oelobre ; et dès le. matin de
ce jour, on vint annoncer au quartier général que la
ville du Caire était en pleine insurrection. Le général
en chef n'était point, comme on l'a dit, dans l'île de
Uoudah ; il n'entendit j>as le canon d'alarme. 11 se
levait quand la nouvelle arriva ; il était cinq heures.
On lui rapporta que toutes les boutiques étaient
fermées, les Français attaqués partout. Un moment
après il apprend la mort du généi-al Dupuy, comman-
dant la place, tué d'un coup de lance dans la rue. Le
général en chef monte sur-le-champ à cheval, suivi
seulement d'une trentaine de guides. Il se porte sur
tous les points menacés, rétablit la confiance et
ordonne avec une grande présence d'esprit de vigou-
reuses dispositions [wur la défense.
Le général en chef me laissa seul avec le faction-
naire. Maison lui avait rendu un compte si exact de la
position des révoltés, et j'avais tant de confiance dans
son esprit de prévision, dans son activité, dans la jus-
tesse de ses dispositions, que je n'eus aucune inquié-
tude et que j'attendis son retour avec un calme par-
fait. Ce calme ne fut même pas troublé lorsque je vis,
de la porte qui donnait sur la place Ezbekych, les
révoltés se porter de l'autre côté, contre la maison de
M. Estève, payeur général, dont ils voulaient piller la
caisse. La résistance fut assez longue [)our donner aux
troupes de Bcndaq le temps de venir à son secours.
Après la visite de tous les postes et avoir pris toutes
les plus sages dispositions, Bonaparte rentra au quar-
tier général ; comme jéUiis encore auprès du faciion-
18.
318 MEMOIRES
naire que je n'avais pas quitté, il lui demanda en riant
si j'avais eu peur. « Ah ! ma foi non, mon général, je
vous assure. »
Le général Dupuy, commandant la ville, avait été
tué dans les premières heures de la révolte, à la tète
de sa troupe, qu'il menait contre les insurgés. J'avais
dîné chez lui la \eille. En m'y rendant, j'avais été
arrêté sur la place du Bazar par une foule immense.
On donnait la bastonnade à un homme qui venait de
voler quelques dattes. J'étais à cheval, suivi d'un
domestique ; l'aga que je voyais tous les jours au quar-
tier général me reconnut, il écarta la foule : j'arrivai
auprès du malheureux dont on avait suspendu le sup-
plice. Ses cris, ses prières et celles des spectateurs les
plus voisins, me déterminèrent à prier l'aga de
regarder comme suffisants les coups qu'avait déjà
reçus le coupable. Il y mit la meilleure grâce. On le
débarrassa de ses liens et on l'emporta ; ses pieds
étaient en sang. Il est impossible de peindre l'exces-
sive joie du })euple.
Cependant l'insurrection était générale, de Syene
au lac Mareotis.
A peine Bonaparte fut-il rentré au quartier général
(il n'était que huit heures du matin), qu'il apprit, en
déjeunant, que des Arabes bédouins à cheval mena-
çaient d'entrer au Caire. Il était avec ses aides de
camp. Il ordonna à Sulkowsky de montera cheval, de
prendre quinze guides et de se rendre à la jjorte la
l)lus menacée ; c'était celle de Bàb-en Nassr, ou porte
de la Victoire. Son camarade Croizicr fait observer au
général en chef que Sulkowsky est à peine remis des
nombreuses blessures qu'il a reçues à Salheyeh, et qui
n'étaient i)as encore cicatrisées. Il offre de jtrpndre sa
place. 11 avait ses motifs. Bonaparte y consent facile-
DK M. DK lînrKKll'.NNK 310
nuMit ; mais Sulkowsky esl drjà parti. Une heure à
[M'ine écoulée, un des quinze guides ri'viont, couvert
de sang, annoncer que Sulkowsky et quatorze icuides
ont été taillés en jjièces. Cela ne fut pas long, car
nous étions encore à table quand arrixa cette triste
nouvelle.
Ce jeune et intéressant Polonais était, ainsi que je
l'ai déjà dit, un ol'licier de la plus haute espérance,
jilein d'esprit et de jugement, aussi instruit que brave,
aimé de nous tous. Il fut amèrement regretté de son
général. J"ai du plaisir à dire du bien de ceux qui,
dans ces temps malheureux, ont adouci notre position
par leur aimable caractère et leur instructif entretien.
SuIkoNvsky venait de lire le :2 septembre à l'Institut
d'Egypte, dont il é-iait membre, un rapport fort bien
fait sur la route du Caire à Salheyeh.
Des mortiers furent |)lacés sur le mont Moqattam,
qui domine le Caire. La populace, repoussée de toutes
les principales rues par les troupes, s'accumula dans
la place de la grande mosquée et dans les petites rues
qui y aboutissent, et qu'elle barricada. Le feu de l'ar-
tillerie, placée sur les hauteurs, se soutint avec vigueur
pendant deux jours; mais je ne sais pas si le bruit du
tonnerre s'y esl joint, comme on la dit, pour faire
croire que le ciel se prononçait contre les insurgés.
On aime toujours un peu le merveilleux.
Les principaux chefs du Caire, au nombre de douze
membres du divan, avaient été arrêtés et étaient
gardés à vue dans un des salons de l'hôtel du général
en chef. Ils attendaient avec un calme imperturbable
la mort qu'ils savaient avoir inériitM'. Mais Bonaparte
ne les avait pris |iruvisoirenient <jue comme otages.
L'aga, au service de Bonaparte, se promenait avec nous
dans la salle ; il s'étonnait de ce que la mort n'arrivait
K?"!
320 MÉMOIRES
pas et me disait, et à tous ceux qui voulaient l'en-
tendre, en haussant les épaules et faisant un geste qui
semblait provoquer l'ordre d'agir : ^ Ils s'y attendent. »
Le troisième jour vit la fin de l'insurrection ; tout
rentra dans l'ordre. De nombreux prisonniers furent
conduits à la citadelle. Un ordre, que j'écrivais chaque
soir, en faisait mettre à mort pendant la nuit une
douzaine; on les enfermait ensuite dans des sacs et
on les portait au Nil : cela dura assez longtemps. Il y
avait beaucoup de femmes comprises dan« les exécu-
tions nocturnes. Je ne sache pas que le nombre des
victimes se soit élevé à trente par jour, comme Bona-
parte s'en vantait au général Reynier, à qui il écrivait,
six jours après le rétablissement de la tranquillité :
« Toutes les nuits nous faisons couper une trentaine
de têtes et de beaucoup de chefs : cela leur servira,
je crois, de bonne leçon. » Je jjense qu'il exagérait un
peu sa juste vengeance et qu'il y mettait du luxe.
Quelque temps après cette révolte du Caire, la
nécessité d'assurer notre existence força d'en venir à
un acte terrible. Une tribu d'Arabes insoumis, voisine
du Caire, surprit et égorgea plusieurs Français. Le
général en chef ordonna à l'aide de camp Croizier de
se porter sur les lieux, de cerner la tribu, de détruire
de fond en comble ses misérables huttes, de tuer tous
les hommes et de conduire au Caire le reste de la
population. Il était prescrit de couper la tète aux
h(jmmes, de les mettre dans des sacs et de venir les
montrer au peuple du Caire. Eugène Beauharnais fut
adjoint à Croizier, qui brûlait d'envie d'effacer jusqu'au
souvenir de l'affaire de Damanhour, et qui partit avec
joie pour cette expédition.
Le lendemain, la troupe revint. Beaucoup de femmes
arabes accouchèrent dans le chemin ; des enfants pé-
DE M. DE BOUIIKIENNE 321
rii'cnt do faim, do cliali'ur ot do fatii?uo; et, sur les
(juatro lioiires, arriveront sur la place Ezbekyeli des
ânes charités de sacs. Ils furent ouverts on public, et
les tètes rouleront devant la populace accourue en
foule. Il m'est impossible de dire ce que j'éprouvai;
mais je ne dois pas taire que cette boucherie assura
pour longtemps la tran(iuillilé et la vie des petites
caravanes que le service de l'armée exigeait que l'on
envoyât sur tous les points.
Le général en chef avait eu, peu de temps après la
perte d<* sa Hotte, le projet de visiter Suez, de faire
examiner les traces de l'ancien canal qui unissait le
Nil au golfe Arabique, et de traverser cette mer. La
révolte du Caire le surprit dans ce projet qu'il ajourna
au mois de décembre.
Avant de partir pour Suez, Bonaparte accorda à l'or-
donnateur en chef Sucy la permission de retourner
en France. Il avait reçu une blessure au poignet droit,
sur le chebec le Cerf. C'était quelques jours après le
combat de Chebreïs, et dans ces attaques journalières
que nous avions à soutenir contre les fellahs et les
Arabes qui nous harcelaient des deux rives. Je causais
avec lui sur le pont quand il fut atteint : la blessure
n'avait d'abord aucune apparence de gravité ; mais
plus tard il no pouvait plus se servir de sa main. Le
général Bonaparte fit partir un bâtiment chargé de
blessés et de malades à pou près incurables, au
nombre de quatre-vingts environ. Presque tout le
monde enviait leur sort ; c'était à qui partirait avec
eux : mais on fut très sévère sur ce point. Les désap-
pointés n'euroni pas lieu do s'en repentir : on ne sait
jamais ce qu'on désire. Le capitaine Marengo aborda à
Augusta, croyant toucher à une terre amie ; on lui
imposa une quarantaine do vingt-doux jours, et l'on
322 MEMOIRES
donna avis de l'aiTivcc de ce bâtiment à la Cour qui
était à Palerme. Ils furent massacrés, et le massacre
eut lieu le 25 janvier 1799 : une frégate napolitaine
sauva vingt et un Français ; mais on les conduisit à
Messine, où ils furent détenus.
On nous a raconté dans le temps, en Egypte, que
le nom sacré de la religion avait été invoqué pour
exciter à cette action barbare, et que ses insignes
étaient déployés pendant le massacre et pour l'encou-
rager.
Avant d'avoir pris la résolution d'attaquer l'avant-
garde des Turcs, dans les vallées de la Syrie, Bona-
parte pensait encore au projet d'aller attaquer l'Inde
britannique, par la Perse. Il avait acquis la certitude,
par des agents envoyés sur les lieux, que le scliab
de Perse consentirait, moyennant un paiement fait
d'avance, à laisser établir dans les lieux que l'on dési-
gnerait des magasins d'objets militaires, d'habille-
ment et d'équipement. Bonapar((^ m'a dit souvent que
si, après la soumission de l'Egypte, il eût eu quinze
mille hommes à y laisser et trente mille hommes dis-
ponibles, il marchait sur l'Euphrate : il avait plusieurs
fois, dans la journée, l'attention fixée sur les déserts
qu'il faut traverser pour arriver en Perse. Combien de
fois ne s'est-il pas couché à plat ventre sur les belles
cartes qu'il avait apportées? Il me faisait placer à côté
de lui pour me développer cette marche. Cela lui rap-
pelait les triomphes d'Alexandre, son héros favori
auquel il désirait tant d'associer son nom. Mais je
dois dire qu'il sentait bien que tous ces projets étaient
trop peu en harmonie avec nos moyens, la faiblesse
du gouvernement et le dégoût qu'é[)rouvait déjà
l'armée dans ces déserts : les privations et la misère
sont inséparables de toutes ces opérations lointaines.
D1-. M. 1)I-: liOURRIENNR 323
(lotte idéi' favoiiii^ !•' poiirsiiivit. encore quinze jours
avant que son dé|»art lïii. anvlé pour la Syrie, et il
écrivit, le 25 janvier 1199, à Tippoo-Saïb :
Vous aurez ilt'-jà été instruit do mon arrivée, sur les bords de
la mer Rouge, avec une armée innombrable et invincible, rem-
plie du désir de vous délivrer du joug do fer de l'Angleterre.
Je m'eniprcsso de vous faire connaître le désir ([uo j'ai que
vous nie donniez, par la voie do Mascale ou de Moka, des nou-
velles de la siliKilion polilique dans laquelle vous vous trouvez. Je
désirerais luérue i|ue vous pussiez envoyer à Suez ou au grand
Caire quelque honuue adroit i[ui eût votre coiitianct,', avec lequel
je pusse conférer.
CHAPITRE XXXV
Départ du général en chef pour Suez. — Froid extraordinaire. —
Ossements brûlés. — Passage de la mer Rouge. — La fontaine de
Moïse. — Cénobites du mont Sinaï. — Découverte d'un canal cons-
truit. — Retour à Suez. — Erreur fâcheuse d'un guide. — Désordre
&t danger général. — Retour au Caire. — Emprunt d';irgent à Cènes.
— Nouveaux projets sur la Syrie. — Mécontentement de la Porte
Ottomane. — Acte d'hostilité. — Nouvelles douteuses de France.
— M. de Livron et M. Hamelin. — Plan arrêté d'entrée en Asie. —
Fragment d'une lettre îi Desaix sur des bruits de guerre en Europe.
Nous partîmes pour Suez, le 24 décembre, et nous
y arrivâmes le 26. La veille, on avait campé dans le
désert, quelques lieues avant Ageroud, non loin d'un
petit arbre qui est une rareté dans ces déserts. Nous
avions éprouvé pendant le jour une grande chaleur;
mais le soir, à onze heures, le froid se fit sentir en
raison inverse de la température de la journée. Bona-
parte s'en plaignit aussi. Ce désert, route des cara-
vanes de Suez, de Tor et des contrées situées au nord
de l'Arabie, voit depuis des siècles périr, par beau-
coup de causes, tant d'êtres qui le traversent, que
leurs ossements, semés sur le chemin, l'indiquent par-
faitement. Pour suppléer au bois qui manquait entiè-
rement, nous ramassâmes une quantité considérable
de ces débris d'hommes et d'animaux de toute espèce;
Monge lui-même fit le sacrifice de quelques-unes des
tètes extraordinaires qu'il axait remarquées sur la
MKMOIRES DE M. DK HOURRIENNE 3x^5
route et |)Iacôes dans la berline du général en chef :
elle trans|(()rlnit à Suez ses papiers et ses cartes,
Monge, HtMiIndlet et moi quand j'y voulais monter.
Jamais, probablement, une pareille voiture n'avait foulé
ces sables et ces cailloux roulés. A [)eine eut-on allumé
cet amas d'ossements, qu'une odeur insupportable
nous obliiTi'a di' Imer noli-i' petit camp et de le porter
beaucoup plus en avant, l'eau étant trop rare pour
qu'on eût ridée de l'employer à éteindre ce foyer infect.
Honapartc employa la journée du 27 à visiter la
ville et le port de Suez, et à donner des ordres pour
(juchpies ouvrages de fortification et à la marine. Il
craignait, ce qui advint en elïet après son départ
d'Kgyple, l'arriv-ée de quelque corps venant des Indes
orientales, qu'il avait eu le dessein d'envahir; ces
corps contribuèrent au contraire à la perte de sa con-
(juètt'.
Le :28, au matin, nous passâmes la mer Rouge à
pied sec (i), pour aller aux fontaines de Moïse, qui
sont à peu près à un myriamètre de la côte orientale,
et un peu au sud-est de Suez : le golfe arabique se
termine à environ cinq mille mètres au nord de cette
ville. La mer Rouge n'a pas, près du port, plus de
quinze cents mètres de largeur. Elle est toujours
guéable à marée basse. Les caravanes de Tor et du
mont Sinaï passent toujours en cet endroit, soit pour
allei- en Egypte, soit pour en revenii*. Cela abrège
leur chemin à peu près d'un myriamètre. La marée, à
Suez, est de cinq à six [)ieds; lorsque le vent souffle
avec force, elle est souvent de neuf à dix pieds.
Nous passâmes quebiues heures assis auprès de la
(1) De temps iiiinicniorial, les populations qui traversent cette route
l'appellent EJ-Màhiulycli, le passage.
I. 19
326 MEMOIRES
source la plus considérable de ce que l'on appelle la
fontaine de Moïse, qui n'est i)as, comme je l'ai lu dans
un livre scientifique, sur la rive occidentale du golfe
arabique, mais bien en Asie, sur la rive orientale.
L'eau de ces fontaines nous servit à faire du café, que
le goût saumâtre qu'elle lui avait communiqué ren-
dait à peine potable.
Je ne dirai rien des Cétiobites du mont Sinaï, je
n'ai pas eu l'honneur de les voir; je n'ai i)as vu non
plus le registre qui contient les noms d'Ali, de Salah-
Eddin, d'Ibrahim ou d'Abraham, sur lequeF Bonaparte
doit avoir inscrit son nom. J'ai bien aperçu de loin
quelques monts élevés que l'on nous dit être le mont
Sinaï, et qui en effet étaient dans cette direction. J'ai
causé, par l'intermédiaire d'un interprète, avec quel-
ques chefs arabes de Tor et des environs. On leur avait
fait connaître notre voyage, et qu'ils pouvaient venir
aux sources remercier le général français de la pro-
tection accordée à leurs caravanes et à leur commerce
avec l'Egypte. Bonaparte avait signé, le 19 décembre,
avant de partir pour Suez, une espèce de sauvegarde,
une exemption de droits pour le couvent du mont
Sinaï, afin qu'il put transmettre aux races futures le
souvenir de notre conquête; il lui avait donné cette
sauvegarde par respect pour Moïse et la nation juive,
dont la cosmogonie nous rappelle les âges les plus
reculés; et il la lui avait donnée aussi, parce que le
couvent du mont Sinaï est habité par des hommes
instruits et policés au milieu de la barbarie des dé-
serts : tout se borne à cela.
Quoique l'eau des huit petites sources qui forment
la fontaine d.* Moïse soit moins salée que celle de beau-
coup de puits creusés dans d'autres parties du désert,
elle est néanmoins, comme je l'ai dit, très saumâtre
1)K M. Dl-, MOURRFKNNK 3:^7
et ne désaltère pas autjini t|iir l'caii tlmice. Cette eau
s'écoule et se renouxcllr (•(»iiiiiiiioIleiiif'iit ; elle rst
transparente el n'a pas une odeur irés di-sagréable.
En retournant le même jour à Suez, nous nous
jetâmes un peu sur la i^auche, |»our visiter les ruines
d'un i^rand réservoir, construit, dit-on, pciidani la
guerre des Vénitiens contre les Portugais, guerre qui
eut lieu a|)rès la découverte du passage au\ Indes
orientales, en doublant le cap de Bt)nne-Espérance. En
redescendant vers la mer, le général Bonaparte dé-
couvrit le premier un canal de trois à quatre cents
mètres de longueur, assez bien conservé, et qui était
construit en bonne maçonnerie; ce canal serait réparé
à peu de frais'. 11 paraît que ces constructions ser-
vaient à conduire l'eau en abondance aux vaisseaux
stationn<'s sur la rive orientale du golfe Arabique.
Bonaparte revint à Suez le soir du jour qu'il l'avait
quitté. La nuit était profonde, lorsque nous arrivâmes
au bord de la mer. La marée montait et était assez
haute. On s'écarta un peu du chemin que l'on avait
pris le matin. Le guide nous avait trompés, on s'égara,
nous passâmes un i)eu trop bas. Le désordre se mit
l)ientot parmi nous, mais nous ne fûmes pas perdus
dans des marais, comme on l'a dit, il n'y en avait
point. On ne se voyait [las, mais on criait, on s'appe-
lait (1). Le général Caffaielli. auprès duquel j'étais par
hasard dans celte bagarre courut quelque danger,
parce que sa jambe de bois l'empêchait de se bien
tenir sur son cheval au milieu des eaux. On vint à
(1) J'ai In, mais je n'ai ni vu ni onï dire alors que la marée mon-
tante serait lieviMino le tombeau «lu ^.'éiierai en clief, si un ^'uido de
son escorte ne l'eut sauvé en l'emportant sur ses épaules. Si le danjj'cr
eût été tel, tous ceu.x i^ui n'auraient pas eu (jueliiu'un pour les porter
eussent péri, et il n'a péri personne. [Soie de la première ddilion.
328 MEMOIRES
son secours, en le soutenant de chaque côté. Ni Ber-
tliier, dans sa relation, ni Napoléon à Sainte-Hélène,
ne parlent de ce fait(l). Il aurait fallu que le guide se
mît dans l'eau jusqu'au menton. Son cheval et celui
du général en chef, abandonnés à eux-mêmes et dans
l'obscurité, auraient mis le désordre dans la petite
escorte, et le bulletin en aurait parlé ; c'est une pure
invention. Bonaparte s'est tiré comme les autres du
véritable danger qu'il a couru avec son escorte. Écou-
tons-le à Sainte-Hélène : « Profitant de la marée basse,
e traversai la mer Bouge à pied sec. Au retour, je fus
(Ij Voici ce que dit Napoléon dans ses Dictées à Sainle-Hclène .*
« ... La mer était un peu agitée et le vent paraissait vouloir fraî-
chir; la marée montait, il y avait autant de danger à aller en avant
iju'à reculer. La position devint assez critique pour que le général en
chef dit : « Serions-nous venus ici pour périr comme Pharaon? Ce
a sera un beau texte pour les prédicateurs de Rome!... » Ce furent
les nommés Louis et (larbonnel, de la compagnie des guides, qui dé-
couvrirent le passage. Louis revint à la rencontre; il avait touché
bord, mais il n'y avait pas un moment à perdre, l'eau montait ù
chaque moment. Caffarelli était plus embarrassant que les autres, à
cause de sa jambe de bois; deu.v hommes de cin(| pieds dix ponces,
nageant parfaitement bien, se chargèrent de le sauver; c'étaient des
hommes d'honneur, dignes de toute confiance. Rassuré sur ce point,
le général en chef se h:\ta pour gagner la terre. Se trouvant sous le
vent, il entendit derrière lui une vive dispute et des cris. Il supposa
que Louis et Carbonnel avaient abandonné le général CafTarelli. Il
retourna sur ses pas : c'était l'opposé ; celui-ci ordonnait aux deux
hommes de l'abandonner. « Je ne veux pas, leur disait-il, être la
« cause de la mort de deux braves ; il est impossible que je m'en
« puisse tirer; vous êtes en arrière de tout le monde; puisijuc je
o dois mourir, je veux mourir seul. » La présence du général en chef
lit linir cette querelle. On se hâta; on toucha la terre; GalTarelli en
fut quitte pour sa jambe de bois; ce qui lui arrivait du reste toutes
les semaines... »
Le lendemain de son retour au Caire, le général en chef n'oublia
pas le sauveteur de Caffarelli. Il écrivit à Rerthier :
i< Le citoyen Louis, guide à cheval, est nommé brigadier. Il lui
sera fait présent d'un sabre sur lequel sera écrit, sur un côté : Le
gt'néral lionaparle au ijuide à cheval Louis; sur l'autre côté : Pat-
sage de la mer llougc. » (l). L.)
L)K M. 1)K HonililKNNK 329
pris par la nuit, et iiTt'-irarai ;\ii niilitu de la mart'-e
inonlanto; jo courus le plus i^raud danger. Je l'aillis
|M'rir de la même manière (jue Pharaon, ce qui n'eùL
pas manqué de fournir à lous les prédicateurs de la
chrétienté un icxie niagnili(iue contre moi. »
Tout ct'la est exact : la petite caravane des fon-
taines de Moïse courut le même danger que Pharaon,
et elle aurait pu périr comme lui, mais sans miracle,
comme on peut l'assurer, lorsque l'on a été sur les
lieux.
Le lendemain matin, le général en chef remontant
à pied avec moi la rive occidentale du golfe, vit im
homme à cheval venir à nous. Il n'avança plus. Le
cavalier approcha; c'était un des guides, un nommé
Semin, qui, se trouvant un peu en retard au retour
des fontaines et entendant les cris qui venaient de la
mer, ne voulut point s'y hasarder seul et sans guide.
Il avait remonté la rive orientale, douhlé le golfe, et
revenait à Suez quand il rencontra son général.
Dès qu'il nous eut quittés, Bonaparte me dit : « Le
drôle n'est pas sot. » Il le reconnaissait, l'ayant em-
jtloyé comme surveillant dans son hôtel de la rue de
la Victoire.
En retournant au Caire, le général en chef voulut
reconnaître les traces de l'emplacement du canal qui,
dans les temps anciens, unissait la mer Rouge au Nil,
par Belbeys. M. Lepère membre de l'Institut d'Egypte,
actuellement inspi'Cteur général des ponts et chaus-
sées, a fait sur les lieux, par ordre du général en chef,
un fort beau travail que l'on peut consulter avec con-
fiance, pour avoir une juste idée de cette ancienne
communication et du niveau des deux mers. Il était
(lifficile de faire dans ce désert, avec le peu de moyens
que M. Lepère avait à sa disposition, une reconnais-
330 MEMOIRES
sance plus complète. Cet ouvrage, qui peut servir uti-
lement un jour, fait honneur à son talent.
Arrivé au Caire, Bona|)arte se livra de nouveau à
tous les soins qu'exigeaient les besoins de l'armée
et dont il ne s'était point occupé pendant sa courte
absence.
Les revenus de l'Egypte étaient loin de suffire aux
dépenses de l'armée. Le général Bonaparte, pour sub-
venir à ses dépenses particulières, tira sur Gènes, par
l'entremise de M. James, diverses sommes assez con-
sidérables. Les liaisons de .lames avec les Bonaparte
datent de cette époque. Nous le verrons plus tard
jouer à la Bourse avec Lucien Bonaparte et escompter
Marengo (1).
Depuis le mois d'août, le général Bonaparte avait
les yeux constamment fixés sur la Syrie. L'époque
d'un débarquement possible en Egypte était passée;
il ne le redoutait plus que pour le mois de juillet de
l'année suivante, et il répétait souvent qu'il était per-
suadé que ce débarquement aurait lieu. 11 ne s'est pas
trompé : la Porte Ottomane avait, en effet, été assez
mal avisée pour ne pas croire que la conquête de
l'Egypte se faisait dans son intérêt! Les faits démen-
taient cette assertion; on fusillait les cliérifs opulents
qui refusaient l'argent qu'on leur demandait. On fai-
sait force avanies; on percevait les impôts pour notre
compte; on exigeait de fortes réquisitions pour les
vivres. Cela ne prouvait pas au Gi'and Seigneur que
nous avions conquis pour lui cette province rebelle. Il
1) Il n'est pas vrai, comme on l'a souvent répété, que Tippoo-Saïb
ait écrit au ifénôral Bonaparte. Il n'a pas pu répondre à la lettre du
2.") janvier. Ou le concevra aisément si l'on considère le j,'rantle diffi-
culté des communications, la distance considérable et le peu île temps
qui s'est écoulé, entre le 2.j janvier 1790 et le 20 avril, jour où tomba
l'empire de Mysore. [Noie de la première édition.)
ni': M. i)F-: iuu-kkiknnk 331
n'y iiv;ii( pas. encore un ;tn (iiie M. AiibiTt Diibayet,
aml>ass;\(lriir ;"i r.()ns(;intiii(>|ilt\ axait m'irncit- cl obtenu
do la Polie (Htouiane cinciuaiite mille piastres (!t plu-
sieurs milliers de quintaux de grains, pour la solde et
la utiiu'iiture des troupes françaises à Corfou où elles
mampiaii'iii de tout. Et voilà la Porte qui se fâche
parce qu'on lui prend l'Egypte en reconnaissance du
service rendu à la France.
La Porte Ottomane aima mieux soutenir un rebelle
qu'elle espérait soumettre un jour, qu'imc puissance
(jui, naguère son amie, et sous le spécieux prétexte de
lui ramener ses beys révoltes, lui enlevait une de ses
plus belles provinces et menaçait le reste de l'Empire;
une puissance a\ec laquelle elle avait toujours été en
paix, et à laquelle elle venait de donner des preuves
d'attachement et d'amitié.
Le général en chef n'eut donc plus de doute à son
retour au Caire sur les décisions de la Porte, et sur le
parti qu'elle avait pris.
Ceux qui croyaient, et ils étaient nombreux, que
la Porte Ottomane était d'accord avec nous pour l'oc-
cupation à main armée de l'Egypte, furent tout à
ci>u[> déi rompes. On se demanda alors, comment on
avait pu sans son consentement se livrer à une telle
entreprise. On disait que si l'on avait eu la convic-
tion contraire, rien ne justifiait l'aveuglement et la
confiance de l'avoir exécutée; on accusait le général
Bonaparte d'une grande témérité, si cette expédition
devait produire une lupture entre la France et l'em-
pire ottomim et ses alliés; à quoi bon alors jeter ainsi
sur de lointains rivages l'élite de rarmée française.
Kleber me répéta souvent, à Saint-Jean-d'Acre, que
ces réflexions l'aviiient st-rieusemeiit occupé, ainsi que
beaucoup de gi-m'-raux et de chefs de corps.
332 MEMOIRES
Bonaparte ne redoutait plus pour cette année
qu'une expédition par Gaza et El-A'rych, dont les
troupes de Djezzar venaient en effet de s'emparer;
cette occupation fut regardée avec raison comme un
véritable acte d'hostilité. Le traitement cruel que le
bourreau de la Syrie fit éprouver à ceux qui avaient
été chargés auprès de lui d'ouvertures pacifiques, ne
pouvait plus laisser d'incertitudes sur les intentions
de la Turquie. Beauvoisin n'avait pas été reçu par
Djezzar qui ne répondit pas aux lettres dont cet en-
voyé était porteur. Cet adjudant général était arrivé
à Saint-Jean-d'Acre, le o septembre 1798. Le jeune
Mailly de Chàteau-Kenaud avait été fait prisonnier par
Djezzar contre tous les droits en usage pour les par-
lementaires. La guerre se trouvait donc déclarée de
fait. Il faut la prévenir, pensait Bonaparte, il faut dé-
truire cette avant-garde de la Porte Ottomane, ren-
verser les remparts de Jaffa et d'Acre, ravager le
pays, et y détruire toutes les ressources, afin de
rendre impossible le passage des troupes à travers un
désert; ainsi fut arrêté le plan de cette expédition,
sauf les arrière-pensées en cas de succès.
Au temps fixé pour son départ, Bonaparte apprit
que Livron et Hamclin étaient arrivés sur un vaisseau
ragusain dans le port d'Alexandrie. Nous étions sans
nouvelles officielles d'Europe depuis la fin de juin
de 1798. Il retardait depuis quelques jours son départ
pour l'Asie, dans l'espoir qu'il recevrait des lettres;
on trouvait quelque chose de vague dans les déclara-
tions d'IIamelin, qui n'était pas venu directement de
France; parti de Trieste le Î2i octobre 1797, il avait
relâché à Ancônc et dans d'autres ports. Le jour même
de son départ, Bonajjarte disait que si, dans le courant
de mars, il apprenait d'une manière positive (juc la
DE M. DK HUUKKIKNNK 333
Fiance fût en guerre contre les (tuissanoes de l'Ku-
iit[H', il pailirait. Je cite ce fait, parce qu'il r\|)liqiic
ilaNanfc le dt'parl qui eiil lien sept mois api-rs, et qui
a lait naiiie tant de sujipusitiuns ridicules, tant d'as-
seriions inexactes.
Ainsi, nous allions entrer en Asie sans nouvelles
de l'Kurope, nous aventurer dans un pays ennemi,
sans savoir dans quelle situation était notre patrie.
Nous ne fûmes pas mieux informés deux mois plus
tard ; car Bonaparte écrivait à cette époque à Desaix
([ui était dans la haute Egypte : « Vous aurez appris
les nouvelles d'Europe par le Caire ». Rien ne prouvait
encore qu'il y eiit la guerre.
CHAPITRE XXXVI
Projets giijMntesques. — Soif de gloire. — Permission donnée à Ber-
thier d'aller en France. — Les amours de Bortliier. — Portrait
adoré. — Sacrifice de Herthier. — Louis Bonaparte quitte l'Éi^ypte.
— Dani,'er évité. — Ma famille et un premier cachemire. — Cor-
respondance saisie. — Départ pour la Syrie. — Lettre de Marmont.
— Fontaines de Mesoudyali. — Erreurs détruites. — Indiscrétion
de Junot. — Jalousie de Bonaparte. — Projet de divorce. — Ma con-
versation sur Joséphine avec Bonaparte. — Rancune envers Junot. —
Mécontentement du soldat. — Siège et prise d'El-A'rych. — Aspect
de la Syrie. — Pluies. — Kanileh. — Voisinage de Jérusalem.
Bonaparte comprenait avec son habileté ordinaire
les dangers qui le menaçaient du côté de l'isthme de
Suez et s'occupait des moyens proi)res à les prévenir,
en dissipant les rassemblements qui se faisaient au
delà de Gaza. Mais, derrière ces dispositions naturelles,
dans les circonstances où nous nous trouvions, il
cachait un de ces projets gigantesques qui plaisaient
tant à son imagination et dont je parlerai plus tard.
Les destinées de la France, en cas de succès, auraient
été alors livrées à de nouvelles et immenses combinai-
sons. Ce fut sur la plage de Saint-Jean-d'Acre qu'il
me parla pour la première fois de cette vaste et in-
croyable entreprise, dont il avait peut-être déjà conçu
l'idée, lorsqu'il écrivait à Kleber, quelque temps après
la nuit fatale du I" août, « Si les Anglais continuent
MKMOMîKs 1)1 ; M ni: HOURRir.N\r: 335
à iiioiidor la !MtHlii«Mr;uit'e, ils nous oldii^'cront peut-
t'iie à faiio (le i»liis i^Mancles choses que nous ne vou-
litiiis faire. »
l'ii insatiable amour de In i,'l()ire, et une fausse
idt'-e de la [losit'rité, peuvent seuls enfanter de pa-
reils projets. 11 faut en gémir pour l'humanité ! C'est
encore une des erreurs de notre esprit que d'attacher
un si haut pri\ à cette postérité qui, dans les siècles
innomluahles des générations à venir, ne saura que
peu de chose des générations actuelles, surtout en
admettant coUune un fait certain les n'-volutions phy-
siques du glohe. Parleia-l-on de nous, lorsque les
vaisseaux cingleront sur nos orgueilleuses cités et
sur nos fertiles campagnes!
Le général Berthier avait enfin ohtenu, à force
d'instances, la permission de retourner en France.
Un préparait de()uis quelque temps pour lui, à
Alexandrie, la (Courageuse, frégate qui devait l'y
conduire. Il devait partir du Caire le 29 janvier,
dix jours avant le départ du quartier général pour
l'expédition de la Syrie. Ses instructions lui étaient
remises. Bonaparte ne le laissait partir qu'à regret,
mais il ne pouvait pas laisser mourir, sous ses yeux,
de la nostalgie et d'un romanesque amour, un homme
qui l'avait si bien servi dans toutes ses campagnes et
(pii avait sollicité avec tant d'instances cette preuve
de l'ancienne amitié de son général. Depuis quelque
temps, d'ailleurs, le service de Berthier n'était plus
actif. Ses souvenirs amoureux, exaltés jusqu'à la
folie, diminuaient encore les faibles facultés qu'il avait
re(;ues de la nature. On l'a rangé dans quelques
ouvrages parmi les amoureux à grands sentiments;
mais nous, insensibles que nous étions, les hommages
que Berthier rendait au portrait dessine au crayon et
336 MÉMOIRES
parfaitement ressemblant de l'objot de son culte exci-
taient souvent notre gaieté.
Je portais un jour, vers les trois heures, un ordre
du général en chef, au chef de l'état-major ; je le trou-
vai à genoux sur son petit divan, devant le portrait
de M™° Visconti placé en face de la porte ; j e poussai
Berthier pour l'avertir que j'étais là. Il bougonna un
peu, mais ne se fâcha pas.
Le moment du départ pour la Syrie approchait :
encore quelques jours, et les deux amis se séparaient
peut-être pour ne plus se revoir. Le général en chef
en éprouvait une véritable peine. Le chef d'état-major
en était bien informé. Au moment où l'on croyait
que Bei'lliier allait prendre la route d'Alexandrie, il
monta chez Bonaparte. — « Vous allez donc décidé-
ment faire la guerre en Asie? — Vous savez bien que
tout est prêt; je pars dans quelques jours. — Eh bien,
je ne vous quitte pas. Je renonce de bon cœur à mon
retour en France : il me serait trop pénible de vous
abandonner au moment de nouveaux dangers ; voici
mon passeport et mes instructions, » Bonaparte, très
satisfait de celte résolution, embrassa Berthier, et
toutes les froideurs qui avaient suivi sa demande de
retourner en France fui'ont dissipées par la plus sin-
cère réconciliation ; les vrais amis de Berthier furent
aussi très satisfaits. Il paraissait en effet extraordinaire
que le chef d'état-major quittât l'armée au moment
même où elle se lançait dans une expédition aventu-
reuse, par le seul motif d'un amour suranné.
Fatigué de la traversée, Louis Bonajiarte était resté
à Alexandrie. Avant de partir pour la Syrie, le général
Bona[)arte cédant aux vœux de son jeune frère, à ses
goûts pacifiques, à un commencement de nostalgie,
consentit à son retour en France. La campagne des
DM M. Dl". IJOURRIKNNF, 337
ii\os (lu Joiird.iiii ,i|i|)i-()t'liait, (i 1,1 l'iiihlr saiili'- (1(3 l.oiiis
ne lui |)ermettait pas d'y |»rendre part. Louis, rendu à
sa i>airie, ne put |>artii' que le; Il mars l"l)9, époque
à kuiuelle nous marchions sur PtoltMiiaïs. Le bon
jeune iiomme aurait [)U remercier son ('toile de n'avoir
pas été en mesure de partir avec l'ordonnateur Sucy.
Le général en chef préférait d'ailleurs envoyer ses dé-
pêches par deux hommes de confiance. L'absence de
Louis me fut très sensible.
Louis passa par Sens où il dina chez M"* de Bour-
riennc, à laquelle il remit un beau châle que m'avait
donné le général Herthier. C'est, je crois, le premier
cachemire qui soit venu en France. Louis fut bien
surpris de trouver chez M""" de Bourrienne la corres-
pondance d'Egypte, saisie parles Anglais et imprimée
à Londres. Il retrouva dans ce livre plusieurs lettres
qui lui étaient adressées. Il en lut d'autres qui, dit-il,
devaient troubler plus d'un ménage au retour de
l'armée.
Le 11 lévrier 1199, nous partîmes pour la Syrie,
avec environ douze mille hommes. C'est à tort que
l'on a publié que l'armée n'était que de six mille
hommes : on a presque perdu ce nombre dans la cam-
pagne ; avec quoi serions-nous donc revenus? Il n'est
pas exact non plus de dir.' que Klebcr embarqua sa
division pour Damiette : il vint commander la division
(pii s'y trouvait. Nous n'avions pas de marine, et nos
troupes étaient trop peu nombreuses pour les exposer
aux dangers d'une mer ennemie et veuve de nos vais-
seaux.
Marmont, moins heureux que Kleber, ne fit pas, à
son grand regret, partie de rex[)éditionde Syrie. Kntré
le[)remierà Malle, lors de notre traversée pourl'Kgypte,
il avait rec^u le grade de général de brigade d'artillerie;
338 MÉMOIRES
mais alors, relégué au commandement de l'artillerie à
Alexandrie, il se regardait comme en disgrâce, tant
il avait le désir de se trouver auprès du général en
chef. Il m'écrivait, le 1 février 1199 :
Il y a longtemps, mon cher Bourrienne, que je ne me suis
rappelé à voire souvenir. Je serais coupable de larder davantage,
car j'ai lu le post-scriplum qui me regarde dans votre dernière
letU'e à Lavallette. Je m'accoutume difficilement à vivre loin de
mes amis, et depuis un siècle je n'ai pas vu l'ancienne famille
où j'ai contracté des liaisons qui me sont chères. Je ne présume
pas que ma destinée; m'appelle, bientôt près de vous. Heureux
encore si vous pensez tous à moi, et si vous consentez au mar-
ché que Lavallette doit vous proposer de ma part.
Adieu, mon bon ami. Le bombardement nous donne (juelques
distractions au milieu de mes chagrins, mais ne les détruisent
pas. Le général est devenu uur avec moi. Je vous embrasse tous
du meilleur de mon cœur. A. Mahmont.
Envoyez-moi vos lettres, j'ai un moyen sur pour les faire
parvenir. Mais point d'affaires politiques.
C'est au moment où nous allions en Syrie avec
douze mille hommes et que nous en laissions à peine
autant en Egypte que le Directoire publiait, d'après
les nouvelles qu'il avait reçues, (jue nous avions
soixante mille hommes d'infanterie et dix mille cava-
liers, que l'armée avait doublé par les combats, et
que nous n'avions perdu, depuis in)tre arri\ée en
Egypte, que trois cents hommes. Ecrivez donc l'his-
toire d'après de pareils documents officiels !
Nous arrivâmes un soir, vers quatre heures de
l'après-midi, à Mesoudyah, ou Lieu for luné. Là nous
fûmes témoins d'une espèce de phénomène qui ne fut
j)as seulement agréable pour nous. Mesoudyah est un
lieu situé sur les bords de la Méditerranée, entouré de
petites dunes d'un sable très fin que les eaux j)luviales,
fort abondantes pendant l'hiver, pénètrent facilement.
DK M. DK HontRlENNK 330
Ces eaux se conserv(>rit sous le sable ùe tcllr sorte
<|u"i'ii faisiint, avec le doitrl au l»as de ees iiiontieuli'S,
un irou tle (jualre (»u (■in(i |ioue<'s, l'eau eîi jaillissait
sui-Ie-ehani|>. Cette eau était, à la vi-iité, un peu
trouble, mais d'un assez bon ii:où( ; <'lle serait devenue
claire si n(»us a\ions eu le temps de la laisser repo-
ser assez pour se dégager des parcelles de corps étran-
gers (|u'elle contient.
C'était un speciaelc curieux que de nous voir tous
pencbés sur le sable, creusant de petits puits en mi-
niature, et mettant un amour-propre comique à obte-
nir la source la plus abondante. Outre cela, c'était
pour nous une découverte Ibi't importante que cette
eau ; nous la trouvâmes à l'extrémité du désert, et elle
ne contribua pas peu à ranimer le courage du soldat,
^'ailleurs, quand on est, comim' nous l'étions, assailli
par toutes les privations, le moindre bien qui arrive
fait naître l'espoir d'un bien nouveau; nous toucbions
aux contins de la Syrie, et nous jouissions d'avance
du plaisir que nous allions éjirouver à fouler une
terre qui nous rappellerait, par les mouvements de
son sol, sa verdure et sa végétation, la terre regrettée
df la pat ri"'. Nous eûmes encore à Mesoudyali l'a-
vantage d«' pouvoir nous baigner dans la mer dont
les eaux n'('tai<'nt [»as éloignées de [)lus de cinquante
jias de nos sources improvisées.
Pi'udant que nous étions près des fontaines de
Mesoudyali, sous El-A'rycb, je vis un jour Bonaparte
se promener seul avec Junot, comme cela lui arrivait
assez souvent. J't'tais à peu de distance, et je ne sais
[»ourquoi mes yeux étaient fixés sur lui durant cette
conversation. La figure toujours très pâle du général
était devenue, sans (jue j'en pusse d''\ im-r la cause,
plus pâle encore que de coutume. Il y avait cjuelque
340 MÉMOIRES
chose (le convulsif dans sa figure, d'égaré dans son
regard, et plusieurs fois il se frapi)a la tète. Après un
quart d'heure de conversation, il (juilta Junot et revint
vers moi. Je ne lui avais jamais vu l'air aussi mécon-
tent, aussi préoccupé. Je m'avançai à sa rencontre,
et dès que nous nous fûmes rejoints : « Vous ne
m'êtes point attaché, » me dit-il, d'un ton brusque et
sévère. « Les femmes! Joséphine! Si vous m'é-
tiez attaché, vous m'auriez informé de tout ce que je
viens d'apprendre par Junot : voilà un véritable ami.
Joséphine!... et je suis à six cents lieues... vous deviez
me le dire! Joséphine!... m'avoir ainsi trompé!...
elle!... malheur à eux! J'exterminerai cette race de
freluquets et de blondins ! . . . Quant à elle ! Le divorce ! . . .
oui, le divorce! un divorce public, éclatant!... il faut
que j'écrive !... je sais tout!... C'est votre faute! vous
deviez me le dire !... « Ces exclamations vives et entre-
coupées, sa figure décomposée, sa voix altérée, ne
m'éclairèrent que trop sur le sujet de la conversation
qu'il venait d'avoir avec Junot; je vis que Junot s'était
laissé entraîner, au[)rcs de son général, à de coupables
indiscrétions, et que, s'il y avait réellement des torts
à reprocher à M"" Bonaparte, il les avait cruellement
exagérés. Ma situation était extrêmement délicate ;
toutefois j'eus le bonheur de conserver mon sang-froid,
et dès qu'un peu plus de calme eut succédé à ce pre-
mier emportement, je lui répondis d'abord que je ne
savais rien de pareil à ce que Junot avait pu lui dire;
que quand même de semblables bruits, souvent pro-
duits par la calomnie, seraient venus jusqu'à moi, si
j'avais regardé comme un devoir de l'en informer,
je n'aurais certainement pas choisi pourcela le moment
où il était à six cents lieues de la France. Je ne lui
dissimulai point combien la conduite de Junot me
DE M. DE nOURRIENN'E 3H
l>.■l^;1is^;ait bh'imablo, et combien il y avait (leu de •;{'■-
Ml TDsité à accuser aussi h'-uèrement uni> femme, quand
elle n'était pas là pour se justifier ou jtour se défendre;
(pie ce n'était pas une grande preuve d'attacliement,
que de venir ajouter des tribulations domestiques aux
itiquiétudes déjà assez graves que lui causait la situa-
tion de ses frères d'armes au commencemeni d'une
entreprise hasardeuse. Malgré ces premières observa-
tions, que cependant il écouta avec assez de tranquil-
lité, le mot de divorce sortait encore de sa bouche, et
il faut savoir jusqu'à quel point allait l'irritation de
son àme quand elle était fatiguée par un»' in<juiétude
vive, pour se représenter quel était Bonaparte [)endant
cette scène pénible. Cependant je ne quittai point la
partie, je revins sur ce que je lui avais déjà dit, je lui
raj)pelai avec quelle légèreté on répandait, on accueil-
lait des récits hasardés, amusement indiscret des oisifs
et dignes du mépris des âmes fortes. Je lui parlai de
sa gloire : « Ma gloire ! s'écria-t-il, eh! je ne sais ce
que je donnerais pour que ce que Junot m'a dit ne
fût pas vrai, tant j'aime cette femme!... Si Joséphine
est coupable, il faut que le divorce m'en sépare à ja-
mais!... Je ne veux pas être la risée de tous les inu-
tiles de Paris ! Je vais écrire à Joseph ; il fera prononcer
le divorce ! »
Quoiqu'il fût encore très animé, il le devenait
cependant un peu moins. Je saisis un moment de
repos pour combattre cette idée de divorce qui sem-
blait le dominer. Je lui représentai surtout combien,
sur une révélation probablement fausse, il serait im-
prudent d'écrire à son frère ; « la lettre peut être
interceptée, lui dis-je; elle se ressentira du moment
dinitation qui l'aura dictée; quant au divorce, il sera
temps d'y penser plus tard, mais avec réllexion ».
3-lE MÉMOIRES
Ces dernières paroles produisirent sur lui l'effet que
je n'osais en espérer si promptement; il redevint tout
à fait calme et m'écouta comme s'il eût senti le besoin
d'aller lui-même au devant de paroles consolantes, et
après cet entretien il ne me reparla plus de ce qui en
avait été l'objet, 3Iais, quinze jours après, devant
Saint-Jean-d'Acre, il me témoigna le plus vif mécon-
tentement contre Junot, se plaignit du mal qu'il lui
avait fait par des révélations indiscrètes, qu'il com-
mençait à regarder comme inveniées par la malignité.
Je me suis aperçu, dans la suite, qu'il ne lui a jamais
pardonné cette sottise ; et je puis dire, presque avec
certitude, que ce fut un des motifs pour lesquels
Junot n'a pas été maréchal de France, comme plusieurs
de ses camarades que Bonaparte avait moins aimés
que lui. On doit penser que Joséphine, qui apprit
plus tard, par Bonaparte lui-même, les propos de
Junot, ne lui a pas port(' un grand intérêt. Chacun
sait qu'il est mort fuu, le ^1 juillet 1813 (l).
(1) On lit à ce sujet dans les Mémoires de M"" d'Abrantès :
Comme je ne puis penser que M. do Bourrienne ait inventé cette his-
toire — ce qui serait indigne, — je supposerai un moment ce que
M. de Bourrienne admet pendant tout le cours de se^ Mémoires : c'est
que Bonaparte a fait un conte au lieu de raconter une histoire. Je
suis même certaine que M. de Bouriienne le voyait ainsi avant moi,
car enfin il ne peut pas mettre en doute l'attachement de Junot pnur
le jrénéral Bonaparte. Cet attachement s'est montré par des preuves,
lorsque ces preuves étaient des jjarantics. Madame .Mère, le roi Jo-
seph, le cardinal Fesch, tout ce qui existe enlin de la famille impé-
riale peut le certifier, si la chose était nécessaire. Comment alors
supposer que Junot allait aflli^'cr celui auquel son amitié idtdàtre lui
faisait rendre une sorte de culte, lorsque cette affliction, privée de ce
qui pouvait l'adoucir, était dans l'isolement de toute consolation ?
Comment? Pourquoi? Dans quel but? J'ai le besoin de faire ces
([uestions; car j'avoue que, excepté la mauvaise intention qu'il n'est
pas possible de méconnaître, je comprends fort peu le fatras — je
demande pardon de l'expression — que renferment ces quatre pages,
l)i; M. DK HOUKKIFNNK 3J3
La petite ai-mée se porta sur Kl-A'rych, où elle
arriva le il IV-vrier. Les fatigues du désert, la priva-
tion d'eau, excitèrent de violents murniuivs paiini
les soldats pendant le trajet de l'isthme. Lorstju'il
passait quehju'un à cheval à coté d'eux, ils alfectaient
de témoigner leur niécontenteinent. Le mieux relatif
de ce cavalier i)rovo(iuait les plus amers sarcasmes. Je
où il y a nue fniile de mots qui hurlent de se trouver ensemble.
Ainsi. « Junot (>st coupiible d'indiscrétion ; et s'il y a réellement des
torts, il les a cruellement exa^'éres ». Dans un tort de la nature de
ceux dont il est question, il n'y a jamais exajrération; le tort est ou
n'est pas. Mais re n'est pas île cela qu'il s'a^'it. Bonaparte n'a pas pu
dire, sans mentir, que Junot lui avait appris en Esj'ypte les fautes
reprochées alors à Joséphine. Un fait notoire, iijnoré probablement de
M. de iJourrienue, c'e?t que Bonaparte fut informe en Italie de ce
dont il est question, que la chose était si bien connue de lui à cette
épo(|ue que la personne dont il s'aj,Mt, M. (;h...s, reçut ordre de re-
venir en France et que peu s'en fallut qu'il ne fut fusillé. La disji;ràce
dans laquelle il a toujours été de .Napoléon date île ce moment. Des
lettres de Duroc, de M. (Ih...? lui-même, ainsi que de Junot, consta-
tent que l'amitié de ce dernier pour M. (;ii...s n'a été occupée pendant
dix ans qu'à combattra les préventions plus qu'injustes de Napoléon
à cet é;.'ard. Or ce serait un sinijulier moyen employé par cette amitié,
que d'établir la culpabilité de celui qu'on veut sauver. En.->uite, jusqu'à
sa mort, Junot est resté l'ami intime de M. t^h...s, en a reçu de
^'rands services en plus d'une occasion, notanunent dans les deux
années qui suivirent le retour d'Egypte. Si Junot eût joué le plus
lâche des rôles, ce qui d'abord n'allait pas à son caractère, comme
.M. Ch...s n'est pas de la race des an!,'es, il eût au moins cessé de voir
celui qui aurait a^'i ainsi. Enfin cela n'est pas la vérité. Quant au peu
d'amitié que Bonaparte avait conservé pour Junot en raison de ces
avertissements, eu vérité, je ne sais ce qu'elle aurait produit s'il en
eût été autrement. Il l'aurait donc fait roi comme ses frères. Quel est
celui de ses camarades qui a été comblé de ^rràces, de faveurs, de
biens, de di;,'nités, connue Junot l'a été? Quant au bâton de maréchal,
si Junot ne l'a pas eu, M. de Bourrienne est dans la plus profonde
erreur en attribuant cette sorte de défaveur à ce qu'il rapporte, et
voilà à quoi l'on s'expose lorsqu'on vent écrire sur une (lour, sur des
hommes qu'on a perdus de vue et qu'on ne connaît plus. Junot fut
fait gouverneur de l'aris — la plus belle des dignités de France, telle
qu'il l'avait. — gouverneur général du Portugal avec autorite de vice-
roi et, enfin, grand-oflicier de l'Empire. Il remplit une foule de mis-
sions, tout aussi grandes, tout aussi importantes.
344 MÉMOIRES
n'ai jamais entendu les vers que l'on met dans leur
bouche; mais ils se permettaient les plus violents
propos contre la République, contre les savants et
ceux qu'ils regardaient comme les auteurs de l'expé-
dition. Ces braves, auxquels il n'était pas étonnant
que les plus grandes privations arrachassent des
plaintes, adoucissaient souvent par des plaisanteries
l'amertume de leur langage. Un soldat, s'apercevant
que sa conversation avec son camarade affectait ceux
qui l'entendaient, en changea brusquemjjnt. « Dis
donc, toi, oh ! demanda-t-il à son camarade, le pacha
d'Acre a-t-il de l'eau ? — Pardieu, je crois bien. — Ah
ben ! s...é nom de D.,., qu'il la garde bien; il ne
risque rien. » Et nous étions encore à quarante lieues
de cette ville !
On a vu plusieurs fois, pendant le trajet de l'isthme,
des soldats exténués de soif, ne pouvant plus attendre
l'heure de la distribution de l'eau, percer les outres de
provision avec leurs baïonnettes, et par cette violence,
nuisible à tous, susciter de nombreuses querelles.
Le 16 février, El-A'rych se rendit. On s'est trompé,
lorsqu'on a dit que la garnison de cette bicoque,
renvoyée à condition de ne plus servir contre nous,
s'est trouvée plus tard parmi les assiégés à Jafîa. On
a ajouté que c'était pour n'être pas allée à Bagdad,
d'après la capitulation, qu'on l'a fusillée dans la pre-
mière de ces villes. Nous verrons plus tard la fausseté
de celte assertion.
Nous eûmes, le 28 février, le premier aspect des
vertes et fertiles campagnes de la Syrie, qui, sous
beaucoup de rapports, nous rappelaient le climat et le
pays de l'Europe. Nous avions enfin de la pluie,
quelquefois un peu trop. Les sentiments qu'excitait la
vue des vallées et des montagnes dissipaient un peu
DK M. DK nOUURIKNNE 315
It.'s iiuluittudes et les peines d'une expédition dont
peu de personnes entrevoyaient le but et le terme. Il
est des [Misiiions d;iiis la vie où la nioiiulre sensation
agit-alde est un soulaiJ!:einenl à tous nos maux.
Nous eouchàmes le 1" mars à Kamleli, dans un
petit cou\enl oecupé par di'iix moines (jni furent pleins
d'attention pour notis. L't-glise lut accordée pour
l'hôpital. Ces bons pères, en nous disant que c'était
par cet endroit que la famille de Jésus-Christ avait
passé pour aller en Kgy[tle, nous montrèrent le puits
qui la désaltt'ra et dont l'eau pure et fraîche nous fit
grand plaisir.
Randeh, l'ancienne Arimathia, est située aux pieds
des monts dont -le versant oriental se baigne dans le
golfe Persique et le versant occidental dans la Médi-
terranée. Les souvenirs de notre éducation, nourrie
des grandes choses qui se sont passées dans ces con-
trées de l'Orient, font que l'aspect de ces lieux produit
sur notre imagination une mystérieuse impression.
Nous n'i'tioiis pins qu'à environ six lieues de Jémisa-
lem ; je demandai au général en chef s'il n'aurait pas
le désir de passer par cette ville, célèbre sous tant de
rapports : « Oh ! pour cela, non ! Jérusalem n'est point
dans ma ligne d'opération ; je ne veux pas avoir
affaire à des montagnards dans des chemins difficiles.
Et puis, de l'autre coii' du mont, je serais assailli par
une nombreuse ca\alerie. Je n'ambitionne pas le sort
de Cassius. »
Nous n'etjmes aucun rapport avec Jérusalem, qui,
de son côté, resta étrangère à cette guerre(l). On y fit
(1) Walter Scott dit, en paihint «le Bonaparte, ijuil croit que rc
petit of(icier tl'artillerie avait rêvé de devenir mi de Jérusalem, (le
que ji; viens île dire i)rf)iivr qu'il n'y prioait jias. Que sii.'iiilie celte
supposition (gratuite (le l'Écossais '{ Son petit oflicier d'artillerie a fait
un Dien plus beau rêve. [Note de la première édition.)
346 MEMOIRES DE M. DE BOURRIENNE
seulement parvenir un écrit qui assurait les autorités
qu'on n'en voulait pas à leur pays, mais que l'on
désirait qu'ils restassent en paix, il n'y eut point de
réponse ; mais on n'en entendit pas parler.
Lors de notre passage à Ramleh, où j'ai vu les
plus magnifiques oliviers servir à alimenter les feux
des bivouacs, il pouvait y avoir de deux à trois cents
chrétiens daris un état pitoyable de servitude, de mi-
sère et d'abjection. En causant avec, eux, je ne pouvais
me lasser d'admirer combien l'espoir des récompenses
à venir soulage les maux présents ; mais j'appris de
plusieurs d'entre eux qu'ils ne vivaient pas bien en-
semble. Les sentiments de haine, de jalousie, ne sont
pas plus étrangers à cette ignorante et misérable
peuplade qu'aux habitants instruits des cités riches
et populeuses : les mêmes passions se retrouvent
partout où il y a des hommes réunis.
CHAPITRE XXXVII
Arrivée i'iJ.ilT.i. — PrciJiotioii réalisi-e. — Siùjrc ilc JalTa. — Itciiiliar-
n<iis et Croizier. — I*illaj.'e. — Quatre mille prisonniers. — Fureur
liii ^'filerai. — Disette de vivres. — Plaintes îles Français. — Con-
seils de {fiierre. — .Nécessite terrible. — Massacre. — Vanité de la
jrloire. — La peste. — Lannes surpris par des montai,'nards. —
H<-pn>clies du iréiiéral en clief. — Arrivée à Saint- Jean-d'Acre. —
Itarbarie de Dje/.zar. — Sidney Smilh. — Attaques inutiles. —
Habileté des tireurs ennemis. — CalTarelli blessé. — Dernière lec-
ture et mort de Caffarelli. — Blessure de Duroc. — In scorpion.
— lîaii,'nades téméraires. — Mouvements en Eirypte. — Perte de
V Italie. — Pressentiment.
En arrivant devant JafTa, où il y avait déjà des
troupes, une des premières personnes (jue je ren-
contiai fut l'adjudant général Grézieu, avec lequel
j'avais eu de fréquents rapports ; en lui disant bon-
jour, je lui tendis la main. « Que faites-vous, bon
Dieu ! me dit-il, en me repoussant par un geste assez
brusque, vous pouvez avoir la peste ; on ne se touche
pas ici. » Je contai ce fait au général en chef, qui me
dit : « S'il a peur de la peste, il en mourra. » Nous
apprîmes peu de temps après, à Saint- Jean-d'Acre,
que, attaqué de cette maladie, il y avait promptement
succombé : il avait été nommé, le 13 mars, comman-
dant des {)rovinces de (iazah et de Ramleh.
Le 4 mars, on mit le siège devant Jaffa ; cette
bicoque, que l'on appelle pompeusement, pour arron-
dir sa phrase, l'antique Joppé, ne résista pas jusqu'au
318 MEMOIRES
6 mars, où elle fut prise d'assaut et livrée, au pillage.
Le massacre fut hoi-rible; le giMiéral Bonaparte envoya
ses aides de camp, Beauharnais et Croizier, pour
apaiser, autant qu'il leur serait possible, la fureur
du soldat, examiner ce (pii se passait et venir lui en
rendre compte, lis apprirent qu'une forte partie de la
garnison s'était retirée dans de vastes bâtiments,
espèces de caravansérails formés d'une grande cour
entourée de constructions. Ils y entrèrent^ portant
au bras leur écharpe d'aide de camp. Les^Arnautes et
Albanais, dont se composaient presque en totalité ces
réfugiés échappés au massacre, crièrent des fenêtres
qu'ils voulaient bien se rendre si on voulait leur
assurer la vie sauve et les soustraire au massacre
auquel la ville était condamnée ; sinon ils menaçaient
de faire feu sur les aides de camp, et ils déclarèrent
qu'ils se défendraient jusqu'à la dernière extrémité.
Les deux officiers crurent devoir et pouvoir accéder à
leur demande et les faire prisonniers, malgré l'arrêt
de mort prononcé contre toute la garnison de la ville
prise d'assaut. Ils les amenèrent au camp en deux
troupes, dont on estima l'une à environ deux mille
cinq cents hommes, l'autre à quinze cents.
Je me promenais avec le général Bonaparte devant
sa tente, lorsqu'il voit arriver au camp cette masse
d'hommes ; et, avant même d'avoir revu ses aides de
camp, il me dit avec un j)rofond sentiment de douleur:
« Que veulent-ils que j'en fasse? Ai-je des vivres pour
les nourrir? des bâtiments pour les transporter en
Egypte ou en France? Que diable m'ont-ils fait là? »
A leur arrivée, et après leurs explications que le
général en chef demanda et reçut avec humeur,
Eugène et Croizier essuyèrent les plus fortes répri-
mandes sur leur conduite. Mais le mal était fait;
DK M. DK HOURKIENNK 349
(|ualrc mille liomnn's étaient là. Il l'alhiii |»ioii()ncer
sur leur sort. Les deux aides de camp observèrent
(jii'ils l'iaiont seuls au milieu de nombreux ennemis
et qu'il leur a\ait ree(imman(l(' d'ajKiistir le (.■aruaij;e.
« Oui, sans (louie, ré|>liqua avec force le général en
cliel", pour les femmes, les enfants, les vieillards, les
iiabitants paisibles, mais non jjas jjour des soldats
armés ; il lallaii mourir et ne pas m'amener ces
malbeiuvux. Uue \oidez-vous que j'en fasse? » Ces
paroles furent prononcées du ton le plus sé\èrc.
On fil asseoir ces prisonniers péle-mèle en avant
des tentes. Une corde leur attachait les mains derrière
le dos. Une sombre fureur était peinte sur leurs
figures. On leur, donna un peu de biscuit et de pain
prélevés siu' les provisions déjà très exiguës de l'armée.
Dès le premier jour on tint conseil dans la tente du
général en chef sur le parti qu'il y avait à prendre.
On dt'libéi-a longtemps sans rien arrêter.
Le jour suivant arrivèrent sur le soir les rapports
journaliers des généraux de division. 11 n'était question
que de l'insuffisance des rations, des plaintes des
soldats, de leurs murmures et de leur mécontentement
de voir leur pain donné à des ennemis soustraits à
leur légitime vengeance, puisque un arrêt de mort,
conforme aux lois de la guerre, avait frappé Jaffa.
Tous ces rapports étaient alarmants, surtout ceux du
général Bon,([ui gardait peu de mesure. Il ne s'agissait
pas moins (jue de la ciainte d'une réxulte, ({ue l'on
justifiait par la gravité des circonstances.
Le conseil se réunit de nouveau ; on y appela tous
les généraux de division, on y discuta pendant des
heures entières sur les mesures subsé((uenies, avec le
désir le plus sincère d'en pouvoir admettre et exécuter
une qui sauvât ces malheureux.
I. 20
350 MÉMOIRES
Faut-il les renvoyer en Egypte ? Le peut-on ?
Mais il faudra leur donner une nombreuse escorte,
et notre petite armée au milieu d'un pays ennemi en
sera trop affaiblie. Comment d'ailleurs nourrir eux et
l'escorte jusqu'au Caire, n'ayant point de vivres à leur
donner en partant, et sur une rout(; ennemie que nous
venons d'épuiser, qui n'offre plus de ressources, et
que peut-être nous devrons reprendre à notre retour?
Faut-il les embarquer ?
Où sont les navires? Où en trouver? Tous nos
instruments d'optique braqués sur la mcf n'y décou-
vraient jamais une seule voile hospitalière. Bonaparte,
je l'aflirme, eût regardé cet événement comme une
vraie faveur de la Fortune. C'était, j'aime à le dire,
cette unique pensée et cet unique espoir qui lui firent
braver pendant trois jours les murmures de son armée.
Mais ce fut toujours en vain que l'on espéra un secours
étranger ; il ne vint pas.
Leur rendra-t-on une entière liberté?
Mais ces hommes iront tout de suite à Saint-Jean-
d'Acre renforcer le pacha, ou bien ils se jetteront dans
les montagnes de Naplouse, nous feront beaucoup de
mal sur nos derrières et sur notre tlanc droit et nous
donneront la mort pour prix de la vie que nous leur
aurons laissée. Cela est incontestable. Qu'est-ce qu'un
chien de chrétien pour un Turc? Cela sera encore
pour eux un acte religieux et méritoire aux yeux du
Prophète.
Mais si on les incorporait, désarmés, dans nos
troupes entre les soldais ?
Ici se représentait dans toute sa force la question
des vivres. Venait ensuite le danger de pareils cama-
rades sur une route ennemie. Qu'arrivcrait-il dans le
cas d'un combat avant Saint- Jean-d'Acre ? Savait-on
1)I'. M. DK FUX'KUIENNK :«:.!
bien ce qui se passeiail sur la route? Et puis, qu'eu
faii'e au pieii des reuiparls de celte ville, si l'on pou-
\Mi les y conduire? Les niènies embarras de vivres,
de sûreté s'accroîtraient encore.
Le troisième jour aiiiva sans (prauciin moyen si
désiré de salut put être accueilli favorablement pour
ces malbeureux. Les murmures augmentaient dans le
canij), le mal allait en croissant, le remède paraissait
im[)ossibIt', b' dani^^er était réel et imminent. L'ordre
de les fusiller fut donné et exécuté le iO mars. On n'a
point, comme on l'a dit, séparé les Égyptiens des
autres piisonnicrs : il n'y en avait pas.
Plusieurs de ces malln'ureux composant la petite
colonne, qui furent expédiés sur le bord de la mer, à
quekpie distance de l'auti'e colonne, parvinrent à
gairner à la nage quelques réeifs assez éloignés pour
que la fusillade ne pût les atteindre. Les soldats
posaient leurs armes sur le sable et employaient,
pour les faire revenir, les signes égyptiens de récon-
ciliation en usage dans le pays. Ils revenaient, mais à
mesure qu'ils avançaient ils trouvaient la mort et
périssaient dans les Ilots.
Je me bornerai à ces détails sur cette borrible néces-
sité dont je fus témoin oculaire. D'autres qui l'ont vue
comme moi m'en épargnent heureusement le sanglant
récit. Cette scène atroce me fait encore frémir lorsque
j'y pense, comme le jour où je la vis, et j'aimerais
mieux qu'il me fût possible de l'oublier que d'être
forcé de la décrire. Tout ce que l'on peut se figurer
d'alîreux dans ce jour de sang serait encore au-
dessous de la l'i'alité.
J'ai dit la vc-rité, la vérité tout entière. J'ai assisté
à tous b's d(''bats, à toutes les conf»'- renées, à toutes li'S
délibérations. L'on jtense bien que je n'avais pas voix
352 MÉMOIRES
dôlibérative, mais je dois déclarer que le résultat des
discussions, la position de l'armée, la pénurie de
vivres, son peu de forces numériques, au milieu d'un
pays où chaque individu était un ennemi, eussent en-
traîné mon vote affirmatif si j'en eusse eu à émettre.
Il fallait être là, pour bien apprécier cette horrible
nécessité.
La guerre offre des chances malheureusement trop
ordinaires, dans lesquelles une loi immuable de tous
les temps et commune à tous les peuples n- voulu que
les intérêts privés fussent immolés à un grand intérêt
général, et que l'humanité même fût oubliée. C'est à
la postérité à juger si cette terrible position est celle
dans laquelle Bonaparte s'est trouvé. Pour moi, j'en
ai la conviction intime; c'est surtout d'après l'avis du
comité, dont l'opinion a fini par être unanime, qu'il
s'est décidé. Je dois encore à la vérité de dire qu'il ne
se rendit qu'à la dernière extrémité et qu'il fut un de
ceux peut-être qui virent le massacre avec le plus de
douleur.
Ce fut après ce sièg*^ de Jaffa que la jx'ste commença
à se manifester avec un peu j)lus d'intensité (1). Nous
perdîmes, par la contagion, sept à huit cents hommes,
dans la campagne de Syrie.
Ce ne fut point à cette prise de Jaffa, comme le
disent des historiens et des biographes, qu'eut lieu,
dans l'hôpital, la scène bii'u imaginéi^ pour donner
lieu à un beau tableau; d' fut deux mois plus tard, au
(1) L'écrivain écossais dit que le (liel nous envoya ce fléau pour
vCDjfer le massacre <le Jaffa. (l'est une double niaiserie. D'abord il
était beaucoup plus simple que le Ciel empêchât le massacre, et puis
la divi!5ion Kleber avait pi'is à Daniictte les i^'ernies de cettc^ affreuse
maladie; ils se développèrent, se comniuniciucrent eu l'oute; mais cette
peste était entrée avec nous en Syrie. {Note de la première édition.)
ItK \\. Dr; }50UIIUIKNNE 353
l'clonr (Ir S;iiiii-,Ii'aii-d'Acn\ J'ori parli'rai quand le
luomciU sera v<'nu.
Dans la marche sur Saiui-Jcan-d'Acre, qui com-
mença le 1 i mars, l'arnit-e n'eut pas de ces grands
ti'ioinplies ni de ces nnmbnuix obstacles dont il est
tant question dans certains ouvrages. Tout se borna
à une échaulïourée du général Lannes, qui, malgré
les ordres contraires de Bonaparte, s'entêta à pour-
suivre une troupe de montagnards, dans les gorges
de .\aplouse. En se retirant, il trouva ces monta-
gnards embusqués en grand nombre dans des roclu'rs
dont ils connaissaient bien les détours et d'oi!i ils ti-
rèrent à bout -[)ortant sur sa troupe, sans qu'olli» pût
se défendre. Pendant le temps que cette folle et inutile
expédition dura et la vivacité de la fusillade, Bona-
parte témoigna beaucoup d'impatience , et il faut
avouer que sa mauvaise humeur était bien naturelle.
Les Naplousains s'arrêtèrent au débouché des mon-
tagnes. Bonaparte adressa au général Lannes les plus
vifs rej)roeht'S pour s'être aventuré sans utilité et
avoir fait sacrilier, sans but, bon nombre de braves
gens. Lannes s'excusa sur ce que les paysans l'avaient
bravé et qu'il avait voulu châtier cette canaille. —
« Nous ne sommes pas en position de faire de pareilles
bravades, » r/'pliqua Napoléon.
La perte ne fut pas très considérable. J'ai vu, le
soir même, les rapports qui la portaient à soixante-
sept hommes tués et plus de cent quarante blessés;
plusieurs l'étaient grièvement. Le bivouac fut fort
triste; la pluie tombait par torrents. Zeïtah, où nous
couchâmes le 15 mars, n'offrait aucune ressource
[)our les blessés. La perte bien inutile que nous ve-
nions de faire si-nibiait à phisicMU's d'un mauvais
augure pour la suite de notre expédition. Il faut con-
20.
354 . MÉMOIRES
venir que le long, sanglant et infructueux siège de
Saint-Jean-d'Acre et la pénible retraite jusqu'au Caire
n'ont que trop confirmé ce triste pressentiment.
Nous étions, le 18 mars, devant Saint-Jean-d'Acre.
En arrivant, nous apprîmes que Djezzar venait de
faire couper la tète à l'envoyé Mailly de Château-
Renaud et l'avait fait jeter à la mer dans un sac. Ce
jcruel pacha fit un grand nombre d'exécutions sem-
blables. Les flots ramenaient fréquemment des ca-
davres^sur le rivage, et nous les rencontrions en nous
baignant.
Les détails du siège d'Acre sont assez connus.
Quoique entourée d'un mur flanqué de bonnes tours,
d'un fossé large et assez profond, défendue par des
ouvrages d'art, cette petite forteresse ne paraissait
pas de\oir résister longtemps à la valeur française et
à ri-abileté des corps du génie et de l'artillerie. Mais
la facilité et la promptitude de la prise de Jaffa aveu-
glèrent un peu sur la similitude apparente des deux
places et sur la différence des situations respectives.
A Jatîa, nous avions une artillerie suffisante ; nous
n'en avions pas à Saint-Jean-d'Acre. Nous n'avions
affaire à Jaffa qu'à la garnison livrée à elle même; à
Saint-Jean-d'Acre, nous avians affaire à une garnison
entretenue par des renforts en hommes et en vivres,
soutenue par la marine anglaise et aidée par la science
européenne.
Sidnoy Smith est, sans contredit, celui qui nous a
fait le plus de mal ; on a beaucoup parlé de ses rela-
tions avec le général en chef. Les reproches que
celui-ci lui adressait de chercher à débaucher l'armée
et de faire aux ofliciers et aux soldats des offres sédui-
santes étaient d'autant plus singuliers, alors même
qu'ils auraient été fondés, que ces moyens sont fré-
I)i: M. ni', HOURRIKNNK 355
quciunioiit mis ru usai,'»' par tous ceux qui font la
guerre. Ui'i^nt à ri'ml)ar(jueMient des prisonniers fran-
çais sur un bâtiment où était la |)est(', l'invraisem-
Mance seule, mais sui'tout les faits notoires, repoussent
cettt' odieuse accusation. J'ai, dans le temps, bien ob-
servé Sidney Smitb, et j'ai remarque chez lui un
esprit clie\aleres(|ue (pii l'entraînait, quelquefois à
d'insiiiniliantes l)izarreiics. Mais j'aflirme que sa con-
duite envers les Français fut celle d'un loyal ennemi.
J'ai vu plusieurs lettres dans lesciuelles on lui témoi-
i^nait (juc Ton était très sensible au\ bons traitements
qu'éprouvaient les Français lorsqu'ils tombaient entre
ses mains. Que l'on examine la conduite de Sidney,
avant la capitulation d'Kl-A'rycb et après sa rupture,
et que l'on juge de son caractère et de sa moralité.
Toutes les dispositions, tous les ouvrages, toutes
les attaques furent faits avec cette légèreté et cette
insouciance qu'inspire une trop grande confiance.
Klebcr, se i)ronienant avec moi dans les lignes du
cani[), me témoigna souvent sa surprise et son mé-
contentement. « I.a trancbée, disait-il, ne m'ira j)as
jus(|u'au genou. »11 fallait nécessairement de l'artillerie
de siègcî : on commença avec de l'artillerie de cam-
pagne. Cela encouragea les assiégés qui s'aperçurent
de la faiblesse de nos moyens. L'artillerie de siège,
uni(iuement composée de trois pièces de :24 et de six
de 18, n'arriva, avec les plus grandes difficultés, que
dans les derniers jours d'avril, et déjà trois assauts
avaient eu lieu avec une perte sensible; dès le 4 mai,
l'on commença à manquer de poudre. Cette cruelle
disette força de ralentir le feu. Les boulets manquaient
aussi, et un ordre du jour fixa le prix (pie l'on don-
nerait, selon le calibre, pour chaque boulet que l'on
rama.sserait, venant de la place et des vaisseaux de
356 MÉMOIRES
ligne, \q Tigre et le Thésée, qui étaient en station sur
les deux côtés de la rade; ces deux vaisseaux gênaient
la communication du camp avec la tranchée, mais ils
faisaient plus de bruit que de mal. Un boulet tua un
oflïcier la veille de la levée du siège.
L'ennemi avait, derrière ses murailles, des tireurs,
la plupart de l'Albanie, d'une grande habileté. Ils pla-
çaient des pierres les unes sur les autres au-dessus
du mur, passaient leurs armes à feu dans les ouver-
tures de ces pierres, et, tout à fait à couvert, tiraient
avec une désespérante justesse.
Le 9 avril, le général Calfarelli, si eonnu par son
courage et ses talents, parcourait la tranchée, le poing
appuyé sur sa hanche pour faire équilibre à la gène
que lui causait sa jambe de bois. Le coude seul du
général Caffarelii dépassait la tranchée. On le prévint
que les balles ennemies, tirées de près, ne manquaient
pas le plus petit objet; il ne lit aucun cas de cette
observation et, peu d'instants après, l'arliculation de
son coude fut fracassée; l'amputation du bras fut ju-
gée indispensable. Le général y survécut dix- huit
jours. Bonaparte allait régulièrement deux fois par
jour dans sa tente. Par son ordre, d'accord avec mon
amitié pour Caffarelii, je ne le quittais presque pas.
Un peu avant ses derniers moments, il me dit : « Mon
cher Bourrienne, lisez-moi, je vous prie, la préface de
Voltaire à F Esprit des Lois. » Lorscpie je rentrai dans
la tente du général en chef, il me demanda : « Com-
ment va Caffarelii ? — Il est près de sa fin ; il m'a
deinand*! de lui lire la préface de Voltaire à VEspril
des Lois. Le sommeil l'a pris. — Bah! il a voulu en-
tendre cette préface! C'est drôle! » Bonaparte alla le
voir; mais il dormait. J'y retournai et je reçus son
dernier soupir, qu'il rendit la même nuit avec la plus
DM M. m-: Honuui.N'NK r)7
irraiid'' tr;uuiiiillit(''. Sa iiiDri i-xciia li-s iv<j:ivIs des iiii-
lil;iirt's H des savants (jiii se troiiNaioiil avoc nous.
Regrets légitimes, hiiMi dus ;i riioiiimt' distingu*'' qui
réunissait des foiinaissances foii tHendues ;"t un i:rand
courage et à une belle iune!
Dans l'assaut du 10 mai, Bonaparte se rendit de
bon malin à la tranchée. Croizier dont j'ai parlé, lors
de notre arrivée à Damanhour et de la prise de Jal'fa,
avait en vain cherché la mort depuis le commence-
ment du siège, La vie lui était devenue plus insup-
portable encore depuis l'affaire malheureuse de Jafla.
il accompagna, comme à l'ordinaire, son général à la
tranchée. Convaincu que la fin du siège, que l'on
croyait prochaine, allait retarder indéfiniment la mort
qu'il cherchaii. il monta sur umî batterie. Dans cette
position, sa taille élevée provoqua sans utiliti' tous les
coups de l'ennemi. « Croizier, descendez, je vous l'or-
donne, vous n'avez rien à faire là, » lui cria Donaparte
d'une voix forte et impt-rieuse. Croizier resta s;ins ré-
pondre; un instant après, ime balle lui traversa la
jambe droite. L'amputation ne parut pas indispen-
sable. Le jour du dt'-part, »»n le plaça sur un bran-
card; seize hommes le portaient alternativement, en
se relayant par huit. Je reçus son dernier adieu entre
Gaza et El-A'rych, où il mourut du t(''tanos. Son mo-
deste tombeau ne sera pas souvent troublé.
Le siège de Saint-Jean-d'Acre dura .soixante jours.
Il y eut huit assauts et douze sorties. A l'assaut du
8 mai. i>lus de deux- cents hommes pénétrèrent dans
la ville. On criait déjà victoire; mais la brèche, prise
à revers par les Turcs, ne fut plus abordée qu'avec un
peu d'incertiiude, et les deux cents hommes entrt'S
dans la ville ne furent pas appuyés; les rues étaient
barricadées. Les cris, les hurlements des femmes qui
358 MÉMOIRES
les parcouraient et excitaient les habitants en jetant,
selon l'habitude du pays, la poussière en l'air, tout
contribua à rendre inutile cette courte occupation de
la ville par une poignée d'hommes qui, ne se voyant
pas soutenus, rétrogradèrent vers la brèche. Mais plu-
sieurs de ceux qui ne purent la gagner périrent dans
la ville. A cet assaut, Duroc, qui était dans la tran-
chée, fut blessé ù la cuisse droite i)ar un éclat d'obus
lancé contre les fortifications. Ce coup ne lui enleva
heureusement la chair que jusqu'à Tos qui resta in-
tact. I! avait une tente commune avec plusieurs autres
aides de camp. Pour qu'il fût mieux, je lui donnai la
mienne. Je ne le quittiiis presque pas. En entrant un
jour dans sa tente, vers midi, je le trouvai dormant
d'un profond sommeil. L'excessive chaleur l'avait
forcé de se débarrasser de tout vêtement, et une partie
de sa plaie était à découvert. J'aperçus un scorpion
assez petit qui était monté par le pied du lit de camp
et qui gagnait la blessure; j'eus le bonheur de le jeter
par terre. Le mouvement un peu brusque de ma main
réveilla le bless<'.
Nous nous baignions souvent dans la mer ; il y
avait des jours où les Anglais, probablement excités
par les boissons, lâchaient des bordées sur nos tètes
Iloitantes. Je ne sache pas qu'il en soit jamais résulté
aucun accident. Convaincus de leur impossibilité à
nous atteindre, nous n'y faisions i)resque aucune at-
tention. Cela même nous divertissait.
Si l'on eût mis moins de précipitation dans l'at-
taque et que l'on eût entrepris le siège d'Acre selon
les règles de la guerre, il n'eût pas duré trois joui's;
et un assaut comme celui du 8 mai eût suffi. Si, dans
la position où nous étions le jour où nous vîmes les
remparts d'Acre, Wm eût jugé avec moins de légèreté
DE M. DE HUUKHIKNNK 359
la force (le la [ilacc, si l'on eut aussi teiui compte de
l'active participation <les Anijlais et de la Porte otto-
mane, de noti'e inan(pie ahsolu df |)ièces de calil)i-e,
de notre pénurie de poudi-es, de la difliculté de se
procurer des vivres, etc., certes l'on n'eût pas entre-
pris ce si«'^e, et c'eût été beaucoup plus sa,i;(\
Vers la lin du siè!j:e, le i,Huiéral en chef reçut des
nouvelles qui lui annonçaient quelques soulèvements
peu considéiahles dans rKgyi>te septentrionale : un
ani^^e les avait suscités; il avait dai,ii:né prendre un
nom et se fiiire appeler El-Mohdy. Cette religieuse folie
n'avait pas duré longtemps. Tout fut bientôt apaise.
Cela se borna, de la pai'l de ce fanatique qui s'enve-
loppait de mystère, à jeter sur nos derrières quelques
vagabonds, dont les illusions fin-cnt dissipées à coups
de fusil.
Je m'étonnais qu'il n'y eut pas de nouvelles de la
haute Egypte. « Desaixy est, médit Bonaparte, je suis
tranquille. » Mais peu de jours après il reçut des nou-
velles de ce général qui battait et poursuivait sans
cesse l'infatigable Mourad et ses adhérents. Ces dépê-
ches de Desaix apprirent à Bonaparte qu'une très belle
et très grand»' djerme (bateau du Xil), qu'il avait sur-
nommée ritdlie, avait échoué sur la rive occidentale
du Nil, au village de Benouth, après un combat opi-
niâtre, qui l'avait contrainte de se retirer. Cette djerme
portait une grande partie de la musique de la 01*" demi-
brigade, quelques hommes armés, des blessés et quel-
ques [)rovisions. Le commandant !Morandi, après avoir,
par un feu soutenu, tué une grande (piantité de fellahs
et d'Arabes, n'ayant plus d'espoir et ne voulant pas
se rendre h ces baibares, mit le feu aux poudres. Il
expira dans les Ilots. Tous ceux qui échappèrent aux
llammes furent massacrés par les Arabes d'Yambo qui
360 MEMOIRES DE M. DE BUURRIENNE
passent pour les plus féroces du pays. Les lettres par-
ticulières qui accompagnaient cette dépèche disaient
que ces barbares avaient poussé la cruauté jusqu'à
attacher les prisonniers à des arbres et à les faire périr
dans d'affreux tourments, au son de la musique qu'é-
taient forcés de faire entendre leurs malheureux ca-
marades; tous périrent de la même manière jusqu'au
dernier. Cette triste nouvelle, avec ses horribles dé-
tails, et le nom de la djerme, frappèrent vivement le
général qui me dit avec un accent prophétique :« Mon
cher, ritalie est perdue pour la France ; c'en est fait,
mes pressentiments ne me trompent jamais ! » Je lui
fis observer qu'il ne pouvait y avoir réellement aucun
rapport entre l'Italie et une barque détruite à huit
cents lieues de là, et à laquelle il avait donné le nom
de ce pays. Rien ne put le faire revenir de ce qui l'a-
vait frappé d'abord ; le pressentiment devait se réaliser
sous peu.
<:HAPITUE xxxviii
Levée du siège de Saint-Jean-d'Acre. — Noiniiiatioiis dans le bulletin.
— Le générai me difiMid d'allor au feu. — Illusions de Bonaparte
sur la prise d'Acri-. — Projets ;,'i|.'antesiiues. — Un nouvel empire
en iiiëe. — .Notes prises après une conversation remarquable. —
Les Druses. — Erreurs d'un grand nombre d'écrivains. — Origine
de ces erreurs. — Vérité rétablie. — Fin de la désastreuse e.\pédi-
tiou sur Acre. — Le mont Carmel. — Murât et Mourad-Bey. — Les
blesses et les pestiférés. — SoulTrance et égoïsme. — Ordre d'aller
à pied. — Vivacité du général avec l'écuycr Vigogne. — Crainte
inspirée par les pestiférés. — Sables mouvants. — Perte de canons.
— Passage à Césarée. — Retour à Jaffa. — Coup de fusil tiré sur
Bonaparte. — Bonaparte à l'hôpital des pestiférés. — Erreurs rele-
vées.— Potion. — La vérité sur les événements de Jaffa. — Inexac-
titude des rapports. — Examen d'un jugement de Bonaparte à
Sainte-Héleue.
Le siège de Saint-Jean-d'Acre fut levé le 20 mai. Il
avait coûté près de trois mille hommes tués, morts
de la peste ou ûa leurs blessures. Il y eut un grand
nombre de blessés mortellement. On a porté la perte
des Fran(^ais, dans les bulletins toujours véridiques,
comme chacun sait, à cinq cents hommes tués et mille
blessés, et la perte de l'ennemi à plus de quinze mille
hommes. Les bulletins seront des pièces curieu.ses
pour l'histoire, mais ce ne sera certes pas sous le raj)-
|)()rt de la vérité. Bonapartr' attachait la plus grande
importance à ces pièces, presque toujours rédigées par
lui-même ou corrigées par lui lorsqu'elles venaient
d'une source étrangère et que la rédaction m»' hii plai-
I .i
362 MÉMOIRES
sait pas. Il faut avouer que rien alors ne flattait plus
l'amour-propre que d'être désigné dans un bulletin.
Bonaparte le savait, et il regardait comme une grande
récompense d'y être nommé et comme un grand dé-
sappointement de n'y pas figurer. Le général Berthier,
auquel j'avais souvent témoigné le vif désir de voir de
près les travaux du siège, m'y emmena ; et il en parla,
malgré la promesse de se taire, au général en chef qui
m'avait défendu d'y aller? « Qu'alliez-vous faire là ? me
dit Bonaparte avec assez de sévérité ; ce n'est pas là
votre place.» .Telui lis observer que Berthier m^avait dit
qu'il n'y aurait pas d'assaut ce jour-là et qu'il ne
croyait pas qu'il y eût d(^ sortie, parce que la garnison
en avait fait une la veille. « Qu'importe, il pouvait y en
avoir une. Ce sont ceux qui n'ont que faire là qui en
sont toujours les premières victimes. Chacun son mé-
tier. Blessé ou tué, je ne vous aurais pas même nommé
dans le bulletin. On se serait moqué de vous, et on
aurait bien fait. »
Bonaparte, n'ayant j)oint jusqu'alors éprouvé de re-
vers et ayant toujours marché de triomphes en triom-
phes, croyait fermement à la prise de Saint-Jean-
d'Acre. Dans ses lettres aux généraux, en Egypte, il
la fixait au ^5 avril. 11 comptait que le grand as-
saut, pour se loger dans la tour, ne pourrait avoir
lieu que ce jour-là ; on le donna vingt-quatre heu-
res plus tôt. 11 écrivait à Desaix, le 19 avril : « Je
compte être maître d'Acre dans six jours. » 11 mandait
à Junot, le 2 mai : « Nos j)ièces de 18 et de 24 sont
arrivées; nous espérons sous peu de jours entrerdans
Acre. Le feu de leur artillerie est entièrement éteint. »
On a im))rimé, sous la date du 30 floréal, des lettres
par lesquelles il annonce à Dugua et à Poussielgue
qu'il sera dans Acre le 6 floréal, qu'on peut compter
DE M. DE BOURRIENNE 363
Ià-(lt'ssus. Il y a t'vidt-inmt'nt crnMir. « Los plus potites
circonstances tMilr;\in''nt les plus i^rands cvônmicnts,
a dit, d'ai»rcs If Mémorial , Napoléon à Saintc-Hélcne ;
si Saint-Jcan-d'Acrt' lut tombé, je changeais la face
du monde. » Kt pnis : « Le sort de l'Orient est dans
cette bicotpie. « Cette idée n'est pas nne de ces id(^s
(pi'il n'a eues (pià Sainte-Hélène ; ces mêmes paroles,
il les a souvent prononcées à Saint-Jean-d'Acre. Des
piojets gigantesques l'ont tourmenti'' sur le rivng(^ de
Ptolémaïs, comme le tourmentait probablement à
Sainte-Hélène le regret de ne les avoir point exécutés.
On a des traces de ce projet dans ce qu'il écrixait à
Kleber et au Directoire ; mais on va voir la compensa-
tion qu'il trouvait, si cette entreprise contre Saint-
Jean-d'Acre échouait.
Voici la conversation qu'il eut avec moi, après le
malheureux assaut du 8 mai, où son ami le général
Lannes fut blessé. Nous nous promenions tous deux
presque tous les soirs à peu de distance des bords de
la mer. Le lendemain de cet infructueux assaut, Bona-
parte, aflligé de voir le sang de tant de braves inutile-
ment ré{)andu, me dit : « Oui, Bourrienne, je vois
que cette misérable bicoque m'a coûté bien du monde
et pris bien du temps. Mais les choses sont trop avan-
cées pour ne pas tenter encore un dernier effort. Si je
réussis, comme je le crois, je trouverai dans la ville
les trésors du pacha et des armes pour trois cent
mille hommes, jesoulèveet j'arme toute la Syrie, qu'a
tant indignée la férocité de Djezzar, dont vous avez
vu que la po[iulation demandait à chaque assaut la
chute à Dieu. Je marche sur Damas et Alep. Je grossis
mon armée, en avaneant dans le pays, de tous les mé-
confenls ; j'annonce au peuple l'abolition de la servi-
tude et des gouvernements tyranniques des pachas.
364 MEMOIRES
J'arrive à Constantinople avec des masses armées. Je
renverse l'empire turc. Je fonde dans l'Orient un nou-
vel et grand empire qui fixera ma place dans la pos-
térité, et peut-être retournerai-je à Paris par Andrino-
ple ou par Vienne, après avoir anéanti la Maison
d'Autriche. » Après quelques observations que m'ins-
pirait un si vaste projet, il reprit : « Eh ! ne voyez-
vous pas que les Druses n'attendent que la prise d'Acre
pour se soulever? Ne m'a-t-on pas déjà offert les clefs
de Damas? J'ai ajourné jusqu'à la prise de ces mu-
railles, parce qu'à présent je ne pourrais pas tirer parti
de cette grande ville. Par l'opération que je médite,
j'empêche toute espèce de secours aux beys d'Egypte,
et j'assure cette conquête. Je ferai nommer Desaix gé-
néral en chef. Si je ne réussis pas dans le dernier
assaut que je veux tenter, je pars sur-le-champ ; le
temps me presse. Je ne serai point au Caire avant la
mi-juin. Les vents sont alors favorables pour aller du
nord en Egypte. Constantinople enverra des troupes à
Alexandrie et à Rosette; il faut que j'y sois. Quant à
l'armée qui viendra plus tard par terre, je ne la crains
pas cette année. Je ferai tout détruire jusqu'à l'entrée
du désert. Je rendrai impossible le passage d'une ar-
mée d'ici à deux ans. Elle ne vit pas au milieu des
ruines. »
Dès que je fus rentré dans ma tente, je jetai sur le
papier cette conversation dont j'avais encore la tète
et le cœur tout pleins. Je serais presque tenté de dire
qu'il n'y a pas un mot de différence. Je dois ajouter
qu'il est constant que, pendant tout le siège, notre
camp fut rempli d'habitants du i)ays qui invoquaient le
ciel pijur le succès de nos armes et qui ne manquaient
jamais à chaque assaut de lui adiesser leurs ferventes
prières. Beaucoup d'entre eux s'agenouillaient, la face
DK M. HE nOURRIENNF. 365
tonrni-'^ vim-s 1;> villo. Il i-st \r;ii aussi qm' In xillcdi-
iJamas fil oflVir ses clffs à |{()iia|>ailt'. Toiitcela !<' Ilal-
tail pciir rt'\i''(iiiion df son plan favori.
Comme dans la sitnalion des choses que je connais-
sais biiMi, t't siirloiit, depuis le derniei' assaut, je ne
croyais plus à la [utssihilité delà prise de Saint-Jean-
d'Acre, je ne lui témoignai que di' IT'tonni'ment sur
ce qu'il y avait de irigantesijue dans une telle cntre-
|»rise. La dernière parlii' de sou entretien, qui portait,
non plus sur des illusions, mais sur des réalités dé-
pendant entièrement de lui, excita en moi un senti-
ment bien pénible. Je ne pouvais me faire à l'idée
de la dévastation générale, du ravage et de l'incendie
prémédités d'un pays de cinquante lieues d'étendue,
tristes suites des nécessités de la guerre.
Les Druses, sur lesquels Bonaparte conqttaif beau-
coup, et (jue l'on regarde comme des demi-chrétiens,
adorateurs de la croix et descendants des Croisés, ne
sont ni l'un ni l'autre. Cette erreur a encore été avan-
cée dans un ouvrage nouveau, où on les appelle peu-
plades chrétiennes. Je suis tout à fait d'accord avec ce
qu'a dit un écrivain judicieux dont les récits sur l'O-
rient ne nous ont jamais trompi'S, tandis que M. Sa-
vary n'a fait qu'un roman. Nous apprîmes au Caire
que celui-ci avait rédigé fort tranquillement dans sa
chambre son voyage d'après les renseignements les
plus contradictoires et les plus absurdes, et quand il
dit : J'ai vu telle chose, j'ai parlé à tel cheik, il n'a
rien vu, il n'a parlé à personne.
Les Druses, qui habitent la partie de la Syrie située
entre la rivière de Hab et la vallée de Beyac jusqu'à
Sour, sont une secte de musulmans (jui s'est formée
au commencement du xi" sièele. Elle a poui' principes
qu'il est inutile de pratiquer le jeûne, la prière, la
3G6 MÉMOIRES
circoncision, le pèlerinage, et d'observer les fêtes;
que les prohibitions de vin et de porc sont absurdes ;
que les mariages des frères et des sœurs, des pères et
des enfants sont licites. Dans les premières années
du \y\f siècle, réniir des Druses, Fâhr-el-Din, vul-
gairement appelé Fakardin, vint à Florence, à la
Cour de Médicis, solliciter l'appui qu'on lui promet-
tait depuis longtemps pour résister aux Turcs. On
chercha alors ce qu'étaient les Druses et leur religion,
religion si équivo(|ae que l'on ne savait s'ils étaient
chrétiens ou musulmans. On se rappela alors les Croi-
sades, et l'on se figura qu'un peuple réfugié dans les
montagnes, et ennemi des Turcs, devait être une race
de Croisés. Fâhr-el-Din accrédita ce préjugé qui lui
était favorable. Il eut même l'adresse de réclamer des
alliances avec la Maison de Lorraine. Des savants dans
l'art de trouver des origines, frappés de la ressem-
blance des noms, voulurent que Druses et Dreux ne
fussent qu'une seule et même chose, et ils bâtirent,
sur ce fondement, le système d'une prétendue colonie
française, qui, sous la conduite d'un comte de Dreux,
se serait établie dans le Liban. Cette fable ne put se
soutenir, parce que l'on remarqua que Benjamin de
Tolède a cité le nom de Druses avant le temps des
Croisades. De plus, les Druses parlent un arabe; pur,
sans mélange de langue européenne. La véritable éty-
mologie de ce mot vient du fondateur de la secte,
Mohammed-ben-Ismaël, surnommé Eldorzi. Les Druses
ne pratiquent ni circoncision, ni prières, ni jeûnes.
Ils boivent du vin, mangent du porc et se marient de
frère àsœur; mais on ne voit plus chez eux d'alliances
publiques entre les enfants et les pères.
Les troupes (piittèrent Saint-Jean-d'Acre le 20 mai.
On partit la nuit pour éviter une sortie des assiégés
DF, M. I)K nOURUIKNNE 3r.7
et pour soustraire l'armt'e, (]ui avait trois lieues de
plage à parcoiwir, au feu des chaloupes et des bàti-
Mients an,y:lais (pii se li-onvaient dans la rade du mont
Caiinel. L'évacuation d<'S blessés et des malades avait
commencé les IS et 19 mai.
Bonapai'te fit alors une proclamation qui, d'un bout
à l'auire, blessait la vérité. Elle est dans beaucoup
d'ouvrages. La saison dos débarquements y est mise
asst'z habilement en avant. Tout le reste est une exa-
gt'i'ation mensongère. Tout en a\(»uant l'exagi-iation,
on a toujours dit qu'elle ne contenait que du vrai.
Peut-on i)Ousser l'adulation plus loin ? Quoi ! il serait
vrai que l'arniée (|ui devait assiéger Alexandrie a fini
son destin à Acre? Mais qui ne sait que c'est deux
mois plus tard qu'elle a fini son destin à Aboukir, Quoi !
nous avons nourri la guerre trois mois au cœur de la
Syrie? La guerre nous a, en revanche, bien mal nour-
ris. Nous avons rasé les fortifications d'Acre ! Mais
pourquoi n'y sommes-nous pas entrés? Il faut le répé-
ter, toutes ces proclamations, ipie Napoléon regardait
comme un moyen d'éblouir le public, toujours un peu
crédule, étaient di'S amplifications souvent ridicules,
incompréhensibles même sur les lieux, et qui faisaient
rire les hommes de bon sens.
Toute la correspondance de Bonaparte se ressentait
du besoin de déguiser ses revers et d'en imposer au
public et même à ses généraux. Il écrivait, par
exemple, au général Dugua, commandant au Caire,
du 15 février, « je vous amènerai beaucoup de pri-
sonniers et de drapeaux! » On aurait dit (jue pendant
son séjour en Orient il avait résolu de payer ainsi un
tribut au pays des fables.
Ainsi se termina cette désastreuse expédition. J'ai
lu quehiue part que ce fut pendant cette immortelle
368 MÉMOIRES
campagne que deux braves, Murât et Mourad se sont
souvent trouvés en présence; il n'y a qu'une petite
difficulté, c'est que 3Iourad-Bey n'a pas mis le pied en
Syrie.
On longea la Méditerranée et l'on dépassa le Carmel.
Quelques blessés étaient portés sur des brancards, le
reste sur des chevaux, des mulets et des chameaux. A
peu de distance du mont Carmel, nous apprîmes que
trois pestiférés laissés au couvent qui servait d'hôpi-
tal, et abandonnés avec trop de confiance à la géné-
rosité des Turcs, avaient été cruellement mis à mort.
Une soif dévorante, le manque total d'eau, une cha-
leur excessive, une marche fatigante dans des dunes
brûlantes, démoralisèrent les hommes et firent suc-
•céder à tous les sentiments généreux le plus cruel
égoïsmCj la plus affligeante indifférence. J'ai vu jeter,
de dessus les brancards, des officiers amputés, dont
le transport était ordonné et qui avaient même remis de
l'argent pour récompense de la fatigue. J'ai vu aban-
donner, dans les orges, des amputés, des blessés, des
pestiférés, ou soupçonnés seulement de l'être. La marche
était éclairée par des torches allumées pour incendier les
petites villes, les bourgades, les villages, les hameaux,
les riches moissons dont la terre était couverte. Le pays
était tout en feu. Ceux qui avaient l'ordre de présider
à ces désastres, semblaient, en répandant partout la
désolation, vouloir venger leurs revers et trouver un
soulagement à leurs souffrances. Nous n'étions en-
tourés que de mourants, de pillards et d'incendiaires ;
des mourants jetés sur les bords du chemin, disaient
d'une voix faible : « Je ne suis pas pestiféré, je ne suis
que blessé », et pour convaincre les passants, on en
voyait rouvrir leur blessure ou s'en faire une nou-
velle. Personne n'y croyait : on disait, « son affaire
DE M. OK lUirUKIKNNK W.)
est faite *, et l'on passait, et l'on se tàtait, et l'on était
coMlt'nt. 1.1' solrjl, dans tont son (''clat, sous ci; beau
ciel, était obscurci par la l'unu'c Ji- nos continur'is
ineendit's. Nous avions la mer à notre droite ; à notre
irauche et derrière nous, le désert que nous faisions ;
devant nous, les privations et les souffrances qui nous
attendaient : telle était notre position véritable.
Nous arrivânies à Tantourah, le ^0 mai : il faisait,
ce jour-là, une chaleur étouffante, qui produisait un
découragement général. Nous n'avions, pour nous
reposer, que des sables arides et brûlants ; à notre
droite, une mer ennemie et déserte. Nos pertes en
blessés et en malades étaient déjà considérables, depuis
que nous avions quitté Acre. L'avenir n'avait rien de
riant. Cet état véritiiblemeni affligeant, dans le<juel se
trouvaient les débris du corps d'armée que l'on a appelé
triomphant, fît sur le général en chef une impression
qu'il était impossible qu'il ne produisît pas. A peine
arrivé à Tantourah, il fit dresser sa tente; il m'ajtpela
et me dicta avec une préoccupation, suite inévitable
de notre position, un ordre pour que tout le monde
allât à pied, et que l'on donnât tous les chevaux, mu-
lets et chameaux, aux blessés, aux malades et aux
pestifén's qui avaient été emmenés, et qui manifes-
taient encore quelques signes de vie. « Portez cela à
Berthier. » L'ordre fut expédié sur-le-champ. A jteine
fus-jede retour dans la tente, que Vigogne père, écuyer
du général en chef, y entra et portant la main à son
chapeau : « Gént'ial, quel che\al vous réservez-vous? »
Dans le premier mouvement de colère qu'excita cette
question, le général en chef ai»pliqua un coup de cra-
vache sur la figure de l'écuyfM-, et puis il ajouta d'une
voix terrible : « Une tout le monde aille à pied,!' e!
moi le premier; ne connaissez-vous pas i'ordre?Sortez.»
21.
370 MEMOIRES
Ce fut alors à qui ne donnerait pas son cheval pour
les malades que l'on croyait attaqués de la peste. On
s'informait avec soin du genre de la maladie ; quant
aux blessés et aux amputés, l'on ne faisait pas la
moindre difficulté. J'avais un très bon cheval pour
moi, une mule et deux chameaux; je donnai le tout
avec le plus grand plaisir; mais j'avoue que je recom-
mandai à mon domestique de faire tout son possible
pour ne pas avoir un pestiféré sur mon cheval. Il me
fut rendu au bout de très peu de temps. La même chose
arriva à beaucoup d'autres. On en devine bien la raison.
Tantourah et ses sables mouvants virent détruire,
avec leurs affûts, nos derniers canons de calibre, que
l'on ne pouvait plus emmener, faute de chevaux, dont
le petit nombre, d'ailleurs, servait à de plus impérieux
besoins. Les soldats parurent oublier un moment leurs
souffrances, en accompagnant de leurs regrets ce
bronze si souvent l'instrument et le témoin de leurs
triomphes, ce bronze qui avait fait trembler l'Europe.
On coucha à Césarée le 2:2 mai, et nous marchâmes
toute la nuit suivante. Vers la pointe du jour, un
homme caché dans un buisson, sur la gauche de la
route (nous avions la mer à deux pas de nous sur
notre droite), tira presqu'à bout portant un coup de
fusil sur le général en chef, qui était endormi sur son
cheval. J'étais près de lui. Le bois fut fouillé, le Na-
plousain pris sans peine et l'ordre donné de le fusiller
sur la place. Quatre guides le poussèrent vers la mer
que nous touchions, en le pressant, leurs carabines
sur le dos. Arrivés au rivage ils firent feu. Les quatre
carabines manquèrent, ce que l'on attribua à la grande
humidité de la nuit. Le Syrien se jela à l'eau et gagna,
à la nage, avec une grande rapidité et une singulière
agilité, un rescif assez éloigné pour que toute la troupe
DE M. DE nOL'RKlENNE 371
qui passa tiiâi sur lui sans rattcindro. Bonapjirto me
tlii, l'ii poursuivant son chemin, iraiiriidrc Klol)er,
dont la division tbrmaii ranit-re-garde, dt; lui dire ce
(]iri venait de Iiri arriver* et de liri recommander de ne
pas manquer ce drôle. Il finit, je crois, par succomber.
.Nous revîmes Jalïa le '2i mai; on y séjourna les
'2b, 2Q, 21 et 2S. Cette ville, témoin naguère d'une
horrible nécessité, va voir encore cette nécessité com-
marrder la mor-t. Ici, j'ai un devoir" rigoureux à remplir;
je le remplir-ai ; je dirai ce que je sais, ce que j'ai vu.
J'ai lu dans un ouvrage :
« Bonaparte, ari'ivé à JalTa, ordonne tr'ois évacua-
tions de pestifér-és : l'une, pir mer, sur Damiette; et,
par terre, la seconde sur Gazah, et la tr-oisième sur
El-A'i'vch. »
Dans ce peu de lignes, autant d'inexactitudes que
de mots.
Comment aurait-on pu évacuer par mer? Il n'y
avait pas une bai-que. Et puis, où prendre les vivres,
les médecins, la garde pour les conduire (1)"?
(l)Le comte Daure, ancien ordonnateur de l'année d'E^'ypte, a
répondu ainsi au récit de Bourrienne :
« Lors du retour de l'année à JafTa, après que le sicj,'e d'Acre eut
été levé, le jjénéral en clief, voulant faire i^ntiérenient évacuer par
terre et par mer tous les malades sur rÉtrypte, m'ordonna de me
rendre dans la place alin d'y prendre toutes les dispositions néces-
saires pour faire partir les blessés et les pestiférés, soit par mer sur
Damiette, soit par terre sur El-A'rych. L'évacuation par mer, sur
Damiette, se fit par l'embarquement sur sept bùtiiiunls qui se trou-
vaient dans le port île JafTa.
« «les bâtiments furent approvisionnés par les m;i^'asins de la
place... Quant au.x officiers de santé, comme il n'en restait pas un
seul des trente-quatre que nous avions laissés dans la place pour le
service des hopilau.v, qu'ils et licnt tous morts de la peste, MM. Larrey
ft Des!.'fnetles desij^ncrciit .MM. Kosel, .\ndré, Lu};ier, Javanat,
Leclerc, Glc/.e et .MoraNj;ers, tous ofliciers de saute appartenant au.x
ambulances et au.x corps de l'armée. Le convoi mit a la voile sous
la conduite du commissaire des guerres Alphonse Colbert. Quant à
372 MÉMOIRES
Par terre ! ce sont les débris de l'armée qui ont
évacué avec eux, ce qui était évacuable. D'ailleurs, le
seul chemin pour aller au Caire est par Gazah et El-
A'rych. Pourquoi donc aurait-on fait deux convois,
l'un sur Gazah, l'autre sur El-A'rych?
Quelques tentes furent dressées sur une petite émi-
nence, près des jardins qui entourent Jaffa à l'Orient.
L'ordre fut donné sur-le-champ de miner les fortifica-
tions et de les faire sauter, et le 21 mai, à un signal
convenu, nous vîmes tout à coup la ville à découvert.
Une heure après, le général en chef s'y rendit de sa
tente, avec Berthier, quelques médecins et chirurgiens,
son état-major ordinaire; je l'accompagnai : une triste
et longue délibération avait eu lieu sur le sort qui
attendait les pestiférés incurables et aux limites de la
vie. Après les discussions les plus consciencieuses, on
se décida à avancer de quelques instants, par une po-
tion, une mort inévitable quelques moments plus tard,
mais plus douloureuse et plus cruelle.
Bonaparte parcourut rapidement les remparts ren-
versés de cette petite ville, et se rendit à l'hôpital : il
y avait des amputés, des blessés, beaucoup de soldats
affligés d'ophtalmie qui poussaient de lamentables cris,
et des pestiférés. Les lits de ceux-ci étaient à droite en
entrant dans la première salle : je marchais à côté du
général. J'affirme ne l'avoir pas vu toucher un pesti-
féré (1). Et, pourquoi en aurait-il touché? Ils étaient
l'cvaciiation par terre, elle se fit sur El-A'rycli, notre première place
forte sur la fi'ontiore d'Egypte, etc.. »
(1) Cet oubli de Bourrieniic, qui n'a pas quitté le général en chef, est
inconcevable, et la visite aux pe.stiférés que le célèbre Gros a pris
pour le sujet d'une de ses plus belles compositions est très vraie ;
c'est encore un témoin oculaire, le comte Daure, qui l'a rappelée :
«< ... La visite à riiôpilal de Jaffa eut lieu le 11 mars l~'M, cinq
jours après notre entrée dans cette ville. Le général en chef Bona-
ni'! M. nr. HorHuir.NNi'. .{73
au (li'iriicr prriodf di; la maladie. AïKiin m' disait mol.
Hoiiaparie savait biiM» (iii'il ir»''tait pas à l'alu'i de la
contai^ion. Fera-t-oii encore intervenir la fortune : oAUi
l'avait en vériti'' trop peu favorisé dans les derniers
mois polir qu'il se oontiàtà ses faveurs. .I(^ le demande,
se serait-il exposé à une mort certaine, pour laisser
son armée au milieu d'un désert que nous venions de
créer par nos ravages, dans une bicoque démolie, sans
secours et sans espérance d'en recevoir? Lui, si néces-
.saire, si indispensable, on ne peut le nier, à son armée,
lui, sur la tête duquel reposait dans ce moment sans
aucun doute la vie de tous ceux qui avaient survécu au
dernier désastre, qui venaient de lui prouver par leur
dévouement, leurs' souffrances et leurs privations, leur
inébranlable courage, qui faisaient tout ce qu'il pou-
vait bumainement exiger d'eux, et qui n'avaient de
confiance qu'en lui.
Bonaparte traversa rapidement les salles, frappant
légèrement le revers jaune de sa botte avec la cravache
qu'il tenait à la main. Il répétait, en marchant à grands
pas, ces paroles : « Les fortifications sont détruites.
La fortune m'a été contraire à vSaint-Jean-d'Acre. Il
parte, accompajjné du docteur Desj,'eiiettes, médecin en chef de lar-
mée, et dune partie de son état-major, visita cet hôpital dans le phis
^rand détail; il fit plus que de toucher les bubons : aidé d'un infirmier
turc, le général soulève et emporte un pestiféré qui se trouvait au
travers de la porte d'une des salles. Cette action nous effraya beau-
coup, parce que l'habit du malade était couvert d'écume et des déji,'OÙ-
tantes évacuations du bubon abcédé. Le général continua avec calme
sa visite, parla au.x malades, chercha, en leur adressant des paroles
de consolation, à dis-iper l'clTroi que la peste jetait dans les esprits,
et termina sa lon^'ue visite eu recommandant aux soins des officiers
de santé les pestiféré*; auxquels il avait témoigné tant d'intérêt. »
Dans leurs relations médicales de l'armée d'Orient, les docteurs
Larrey et Desgeneltes n'ont pas oublié do rappeler cette visite de
Bonaparte qui eut une influence considérable sur le soldat, (U. L.)
374 MÉMOIRES
faut que je retourne en Egypte pour la préserver des
ennemis qui vont arriver. Dans peu d'heures les Turcs
seront ici ; que tous ceux qui se sentent la force de se
lever viennent avec nous, ils seront transportés sur
des brancards et des chevaux. » Il y avait à peine une
soixantaine de pestiférés. Tout ce que l'on a dit au
delà de ce nombre est exagéré. Leur silence absolu,
leur complet abattement, une atonie générale, annon-
çaient leur fin prochaine. Les emmener dans l'état où
ils étaient, c'était évidemment inoculer la peste dans
les restes de l'armée. J'ai, il est vrai, appris depuis
que je suis revenu en Europe, que quelques personnes
touchaient impunément les pestiférés, voire même que
d'autres s'inoculaient la peste pour guérir ceux qui en
étaient atteints ! C'était une bien grande protection du
ciel d'en être préservé; aussi, pour dissimuler un peu
l'absurdité d'un pareil conte, on ajoute que l'on savait
éluder le danger, et que ceux qui ont voulu le faire
sans précautions en sont morts. Toute la question en
effet est là. Ou ces êtres privilégiés prenaient des pré-
cautions sévères, et alors leur héroïsme est une farce
des boulevards ; ou ils les touchaient sans précautions,
et s'inoculaient la peste en affrontant sûrement la
mort, et alors c'est un conte.
On confia les pestiférés, a-t-on écrit, au pharmacien
en chef Roger qui, mort en Egypte, a emporté le secret
dans la tombe, trois ans après le départ de l'armée
française. Mais que l'on veuille bien réfléchir, que
laisser Roger seul à Jaffa, c'était évidemment vouer à
une mort certaine, prompte et cruelle, un homme utile
et bien portant. Car on ne pouvait lui laisser aucune
garde, les Turcs étaient toujours sur nos pas, et Bo-
naparte disait avec raison en traversant les salles de
l'hôpital, que dans une heure les Turcs seraient à Jaffa.
Dr: M. DE BOURRIENNK ^75
Kiait-ce «ivec o'tte conviction qu'il aurait laisse le
pharmacien en chef dans cette ville?
Quand un historien n'a pas vu un fait, qu'il y a
désaccord, un doit |)encher pour ce qui est le plus
\raiseniblal»le dans les assertions contradictoires, et
s'aider des antécédents.
Un veut sans cesse des conquêtes, de la gloire, des
faits brillants; qu'on fasse donc aussi la part des
malheurs. On préfère les grands mots de gloire, de
triomphe à ceu\ de paix et de bonheur; que l'on
n'(jublie donc pas que la paix et le bonheur leur doi-
vent être souvent sacrifiés. Lorsque l'on croit pouvoir
reprocher une action cruelle à un chef qui est précipité
par les revers, éi par de désastreuses circonstances à
de funestes extrémités, il faut, avant de prononcer, se
bien i^ientilier avec la position donnée et connue, et se
demander, la main sur la conscience, si l'on n'aurait
pas agi de même. 11 faut alors plaindre celui qui est
forcé de commettre ce qui parait toujours cruel; mais
il faut l'absoudre. Car la victoire, il faut le dire fran-
chement, ne s'acquiert et ne peut s'acquérir que par
ces horreurs ou d'autres qui leur ressemblent.
On est obligé de recourir à des suppositions, pour
soutenir le système contraire à celui que j'avance.
On a dit, i)ar exemple, que l'on embarqua les pesti-
férés sur des vaisseaux de guerre; mais il n'y en avait
pas. Et où ont-ils débarqué".' qui les a re(."us? qu'en
a-t-on fait? personne n'en parle.
D'autres (jui, ne doutant pas que ces pestiféré'S ne
soient morts à JalTa, disent que l'arrière-garde, com-
mandée par Kleber, retarda par ordre de Bonaparte
son départ de trois jours, et ne se mit en marche que
lorsque la mort eut apporté un terme aux soutîrances
de ces infortunés, dont aucun sacrifice n'abrégea la
37() MEMOIRES
durée. Eh bien, cela est tout à fait inexact. On ne
laissa [)()iiit d'arrière-garde : on ne le pouvait pas. On
feint toujours d'oublier que les remparts étaient dé-
truits, que la ville était ouverte comme un village et
sans aucune espèce de défense; c'eût été livrer cette
faible arrière-garde à une destruction certaine. Les
dates mêmes sont contraires à ces suppositions. Il est
certain, et on peut le voir dans la relation officielle,
que nous arrivâmes à Jaffa le 24 mai, que nous y
séjournâmes les 25, 26 et 2T. Nous en partîmes le 28.
Donc l'arrière-garde qui, selon les auteurs partit le 29,
ne resta pas, même dans leur hypothèse, trois jours
après l'armée pour voir mourir les malades. Mais elle
partit en effet le 29 mai, un jour après nous. Voici les
propres expressions du major général, écrites sous les
yeux et par ordre du général en chef dans sa relation
officielle :
L'année arrive le 5 prairial à Jaffa (24 mai), on y séjourne
les G, 7 et 8 (2.^, 2G et 27 mai). Ce temps est employé à punir
les villages qui se sont mal conduits. On fait sauter les forlitica-
lions de Jaffa. On jette à la mer toute l'arlillene en fer de la
place. Les blessés sont évacués par mer et par terre; il n'y
avait qu'un petit nombre de bàliiuenls, et, pour donner le lemjjs
d'achever l'évacuation par terre, l'on est obligé de différer jus-
qu'au 9 ("28 mai) le départ de l'armée.
La division Kleber forme l'arrière-garde, et ne quitte Jaffa
(jue le 10 (29 mai).
On remarquera que dans ce rapport il n'est pas dit
un mot des « pestiférés », pas un mot de la visite à l'hô-
pital, et de l'attouchement inoffensif des pestiférés. On
n'en parla dans aucun rapport officiel. Pourquoi ce
silence? Honaparte n'était pas un homme à taire un
fait qui lui eût servi, avec raison, d'un beau texte pour
parler de sa fortune. Si l'on a évacué les pestiférés,
1)K M. DK nOURRlENNF- :^77
|>oiirqiioi ne pas le din»? Pourquoi se taire sur un t'^vr-
nement aussi important? Mais il fallait avouer encoie
que c'étaient les suites de cette malheureuse expédition
(jui forçaient à cette mesure. Il f.dl.iit donner des
détails qui répugnaient. On a mieux aimé se taire.
Je n'ignore pas qu'il y a beaucoup de versions sur
ce fait qu'on ain-ait pu franchement avouer, en prou-
vant en même temps son indisjxMisable et cruelle
nécessité. Mais, moi aussi, je viens de dire ce que je
crois a\()ir été vrai « alors », ce que je crois vrai
« aujourd'hui ». Je ne puis pas dire que j'ai « vu »
donner la potion; je mentirais. Je ne puis donc nom-
mer personne, sans. hasarder une chose inexacte. Mais
je sais bien positivement, que la décision a été j)rise,
et a « dû » être prise après délibération, que l'ordre'en
a été donné, et que les pestiférés sont morts; ce que
je garantis pour servir à découvrir la vérité (1). Quoi !
ce dont s'entretenait dès le lendemain du départ de
Jalïa tout le quartier général, comme d'une chose posi-
tive; ce dont nous nous parlions comme d'un épou-
vantable malheur; ce qui était ré[)andu dans l'armée
par la voix publique; ce qui était regardé comme un
fait dont on se demandait seulement les détails, sans
même p-nser à le mettre en doute (et j'en appelle à
tous les hommes de bonne foi qui étaient présents),
serait devenu une atroce invention pour nuire à la
réputation d'un héros qui, si l'on n'avait que ce re-
proche à lui faire, irait bien pur à la postérité.
(1) Mais à quoi aboutira cette vérité ? A prouver l'inipùriense né-
cessité de raction, et Ton sera réduit à se dire qu'il y avait plus
d'humanité ipie do barbarie et de cruauté a aiiuiinistrer ce sopurilique?
Mais nier la chose, c'est nier l'évidenie. La vérité n'est pas, quoi
qu'on en dise, dans le consentenieut du j^raiid nombre. Tous les
peuples ont cru à l'astrologie, au.\ influences de la lune; jamais le
petit nombre des gens sensés. (Note de la première édition.)
378 MÉMOIRES
Les opinions changent avec le temps, et j'affirme
que, sans le pouvoir immense que Bonaparte a con-
quis quelques mois a|)rès cet événement, ce ne serait
aujourd'hui qu'un fait historique sur la nécessité
duquel seulement on raisonnerait bien ou mal.
Il serait très possible que ceux qui ont contribué
dans le temps à cet acte de dévouement avec la plus
grande conviction de sa nécessité, aient réclamé depuis
avec le plus de force contre ce dont on a plus tard fait
un crime. Qui sait s'ils ne se vanteront pas ensuite,
comme d'un acte de pitié et d'humanité, de ce qu'ils
appellent aujourd'hui un acte de cruauté.
Mais écoutons Napoléon lui-même. Il a raconté,
selon les écrits de Sainte-Hélène, « qu'il ordonna d'exa-
miner ce qu'il y aurait de mieux à faire. Le rapport fut
que sept à huit hommes (le nombre ne fait rien à
l'affaire) étaient si dangereusement malades, qu'ils ne
pouvaient vivre au delà de vingt-quatre heures; qu'en
outre, atteints de la peste comme ils l'étaient, ils
répandraient cette maladie parmi tous les soldats qui
communiqueraient avec eux. Plusieurs demandèrent
instamment la mort. On pensa que ce serait un acte de
charité de devancer leur mort de quelques heures » ;
puis arrive la fable des cinq cents hommes d'arrière-
garde qui les voient mourir. Il ajoute : « Je ne fais pas
de doute que cette histoire d'empoisonnement n'ait été
faite i)ar Den..., qui était un bavard : on l'aura mal
entendu et mal répété ensuite. » Enfin, il termine par
ces mots : « Je ne pense j)as que c'eût été commettre
un crime, que de donner de l'opium aux pestiférés. Au
contraire, c'eût été obéir à la voix de la raison. Quel
est l'homme qui n'aurait pas préféré une mort
])rompte, à l'horreur de vivre exposé aux tortures les
j)lus affreuses, de la part de ces barbares. Si mon fils,
DM M I)K HorUKIENNE 379
et cependant je cntis l'aimer autant qu'on peut aimer
son enfant, était dans um' situation pai-eille, à celle de
ces malheureux, mon avis serait (jii't)n en agît de
mt'me; et si jt; m'y iroii\ais moi-même, j'exigerais
qu'on en agit ainsi envers moi. »
Eh bien, ce raisonnement qu'il fit à Sainte-Hélène
n'est (]ne la ii-pt-tilion de celui (|ue chacun faisait
vingt ans auparavant à Jatïa, et (ju'il fit lui-même.
La jtetite armée arriva au Caire le 14 juin, après
vingt-cinq jours de la marche la plus pénible et les
plus grandes privations. La chaleur dans la traversée
du désert, entre El-A'rych et Belbeys, fut de plus
de 33 degrés. La boule du thermomètre dans le sable
faisait monter le mercure à 43 degrés; le décevant mi-
rage était plus fatigant encore que dans les plaines du
Bahyreh. Malgré notre expérience, une soif dévorante
et la plus conifilète illusion nous excitaient à pousser
nos chevaux harassés vers ces lacs trompeurs, qui,
quelques moments après, n'étaient pour nous que des
sables arides et salés. Deux jours de suite mon man-
teau fut couvert de sel, que l'évaporation de l'eau qui
le tenait en dissolution y avait laissé déposer. Les
eaux saumàtres de ces déserts, que burent avec avidité
les chevaux, en firent périr un grand nombre qui tom-
baient à un quart de lieue de distance de la source.
Le mauvais succès de la campagne de Syrie donna
lieu à des [)laintes peu mesurées et à des réflexions
(ju'inspirait notre position. « Pourquoi, disait-on, avoir
été au-devant d'une armée qui n'existait pas encore?
Pourquoi, si elle devait un jour venir attaquer l'Egypte,
lui épargner les difficultés et les inconvénients de la
traversée du désert; et pourquoi aller assiéger cette
armée dans ses places, au lieu de l'attendre dans les
plaines de l'Egypte? Ne savait-on pas que la mer, qui
380 MÉMOIRES
devait jouer un si grand rôle dans cette expédition, était
l'alliée de nos ennemis? » Ce raisonnement, que faisait
le bon sens général, serait sans réplique, si le but réel
de cette expédition eût été seulement, comme l'annon-
çaient les proclamations et les lettres officielles,
l'anéantissement ou l'affaiblissement du bourreau de
la Syrie. Mais on a vu qu'elle cachait un de ces projets
gigantesques qu'enfantait sans cesse l'ardente imagi-
nation de Bonaparte et son infatigable passion d'agir.
Bonaparte se fit précéder dans la capitale de l'Egypte
par un de ces « bulletins » mensongers qui n'attra-
paient que les sots. « J'emmènerai avec moi, dit-il, beau-
coup de prisonniers et de drapeaux. J'ai rasé le palais
de Djezzar, les remparts d'Acre. Il ne reste plus pierre
sur pierre; tous les habitants ont évacué la ville par
mer. Djezzar est grièvement blessé. »
Je l'avoue, j'éprouvais un sentiment pénible en écri-
vant sous sa dictée ces paroles officielles, dont chacune
était une imposture. Excité par tout ce dont je venais
d'être témoin, il était difficile de ne pas hasarder
quelque observation; mais sa réponse était toujours :
« Mon cher, vous êtes un nigaud, vous n'y entendez
rien », et il le disait en signant son bulletin qui allait
remplir le monde et inspirer les historiens et les
poètes.
Après les deux événements de Jaffa, la perte de tant
de braves devant Acre, tant de malheurs (pie l'on ne
peut pas nier, quelque enthousiaste que l'on soit, il est
pénible de lire dans une foule d'ouvrages que « l'armée
de Syrie a fait au Caire une entrée triomphante » ; ceux
qui le disent n'y étaient pas. 11 est bien aisé, au milieu
des douceurs de la vie, de peindre en beau les choses
que l'on ne voit pas.
On a attribué aux insurrections qui éclatèrent pen-
DE M. DK ROURRIENNK 381
(lant notre mallieureuse cxiiéditioii en Syrii', notre
retour au Caire; rien n'est plus inexact. On ne peut
pas donner sérieusement le nom d'insurrection aux
échaulïourées de « l'ange » El-Mohdy dans le Haliyreh,
et aux troubles peu importants de la Cliarqyeh. Le
revers é|)rouvé devant Saint-Jean-d'Acre, la crainte, ou
plutôt la sage prévoyanced'un débarquement ennemi en
juillet, suflisaii'nt bien pour déterminer notre retour en
Egypte, et ce retour n'eut pas d'autre cause. Que pou-
vions-nous faire encore en Syrie ? Perdre des hommes
et du temps; et, certes, le général en chef n'avait ni
ti'op d'hommes, ni trop de temps à sa disposition.
CHAPITRE XXXIX
César et Xénoplioii. — [{onaparte historien. — Notes autographes de
Bonaparte sur l'Egypte. — Le Nil. — Le désert. — Les Mameluks.
— Les Arabes. — Ressources de l'Egypte. — Gnte du Nil. —
Inondations. — Ganau.x. — Probabilités sur le cours du Nil. —
Insouciance des gouverneurs de l'Egypte. — Mes notes explicatives.
— Dérivations du Nil. — Oasis. — Palmiers. — Distance relative de
points importants. — Population. — Provinces. — Ulémas. —
Chef des Ulémas. — Mosquées. — Pauvres et voyageurs. — Villages
et paysans. — Reveiuis réels. — Revenus possibles. — Contribu-
tions levées par les Français. — Retour au Caire. — Chaleurs. —
Nouveaux elîets du mirage. — Murmures. — Ruiletins exagérés. —
Réponse du général à une de mes observations. — Faux bruits
démentis.
De tous les livres d'histoire que nous a légués l'an-
tiquité, ceux que l'on recherche à plus juste titre sont
ces livres rares et précieux échappés aux loisirs des
hommes supérieurs, doués en même temps du génie
qui conçoit et exécute de grandes choses et du génie
qui les sait raconter. Tels sont au premier rang l'his-
toire de la Retraite des Dix mille de Xénophon et
les Commentaires de César. Bonaparte, dont le nom
peut sans llatterie être ici placé a{)rès le nom de ces
deux grands hommes, excellait dans l'art de rendre
sa pensée. Cette opinion, partagée par tous ceux qui
ont pu l'entendre assez longtemps et assez souvent
pour assister au développement de ses grandes idées,
le sera, j'en suis certain, par toutes les personnes qui
MKMOIRFS DK M. DK HOUHRIKNNE as.*)
ont lu tout ct> (juc j'ai dt'-jà (.Imiut'' de lui et qui liront
le clia[)itre que jo commence en ce moment. J'en puis
parler ainsi, car c'est l'cLMivre de Honaparte et non la
mienne ; seulemeiu je me suis permis de joindre quel-
ques notes à ses vues brèves et élevées, comme le
coraj)iément, peut-être utile, de ses profondes obser-
vations.
(le fut pendant le temps (jui s'écoula depuis notre
ivtour au Caire, jus((u'au moment où nous partîmes
j)our les Pyramides, que Bonaparte rédigea les Notes
sur rf^f/iipfe que l'ou va lire. Je conserve à ce tra-
vail le titie modeste de }ioles, parce que c'est celui
{pi'il lui donna. Ces notes, il ne me les dicta pas; il
1<'S écrivit lui-même et les écrivit avec beaucoup de
soin. Je n'ai, toutefois, qu'une partie du manuscrit
autographe, et je ne sais ce que l'autre partie est de-
venue; mais la copie que j'en fis au Caire sur l'ori-
ginal est corrigée en plusieurs endroits de la main
du général, et je puis assurer qu'il n'y a pas un mot
qui ne soit de lui.
iNOTES
I. L'Egypte n'est proprement que la vallée du Nil
depuis Assouan jusqu'à la mer (i).
II. Il n'y a d'habitable et de cultivé que le pays où
l'inondation arrive et où elle dépose un limon que le
(Il Abil cl-Rachiil cl-Hakoiiy, géojjraphe arabe, qui a achevé son
ouvrajre l'an 81") de rtie),'ire, 141i de 1 ère vulgaire, comptait la lon-
gueur de i'Éjjypte «lepuis Kl-A'rycli jusqu'à Assouan, et sa largeur
flepuis Kyl;ih jusqu'à Bargah.
384 MÉMOIRES
Nil charrie (l(;s montagnes de l'Abyssinie. L'analyse
de ce limon a donné du carbone (1).
m. Le désert ne produit que quelques broussailles
qui aident à la subsistance des chameaux. Aucun
homme ne peut vivre du désert.
IV. Rien ne ressemble à la mer comme le désert,
et à une côte comme la limite de la vallée du Nil.
Les habitants des villes qui y sont situées sont ex-
posés à des incursions fréquentes des Arabes.
V. Les Mameluks possédaient en fief les villages.
Étant bien armés, bien montés, ils repoussaient les
Arabes dont ils étaient la terreur. Cependant ils
(1) M. Regnaiilt, élève de M. Bartliollet, attaché à l'expodition
d'Éj(ypte, a analysé avec le plus grand soin l'eau du Nil prise à la
pointe de l'île de Roudah, Il a trouvé que 4,89 hcctoj,'ranimes ne
contiennent que 3,i centigrammes de matière étrangère. La mémo
quantité d'eau de la Seine, dont la bonté est renommée à, Paris, tient
en substances étrangères 26,5 centigrammes environ. Cette e.xpérience
de M. Regnault a eu lieu sur 1,.S2 liectogrammes d'eau du Nil. La
grande pureté de cette eau la rerul bien précieuse, non seulement
pour la préparation des aliments, mais encore pour les arts chimi-
ques où elle peut remplacer l'eau do pluie, dont le pays est privé, et
l'eau distillée, que rend très chère la rareté des combustibles.
ANALYSE
122 hectogrammes d'eau du Nil ont donné pour résidu 21,74 déci-
grammes. (]e résiflu est composé de :
Muriate de soude 4,77 décigranimes.
Sulfate de magnésie 0,S3 —
Carbonate de magnésie 7,43 —
Carbonate de chaux .'JiSO —
Carbonate de f"r 0,.-;3 —
Silice 1,06 —
Alumine l,."j'j —
Substances e.xtractives 0,153 —
21,74 décigramnics.
1)1-: M. Dl-, IU)UKlUi:NNIi 385
étaii'nt trop pou iiunil)ren\ pour garder cette immense
lisière.
VI. C'est poiinjutti cIkkiuc frontière, eliaque chi'iniii
esl garanti par des triluis d'Arabes de la province,
qui, armés et à cheval, sont obligés de repousser les
agressions des Arabe'S étrangers; en eonséipience de
quoi ils ont des villages, des terres el des droits.
VII. Ainsi, lorsque le gouvernement est ferme, les
Arabes domiciliés le craignent, restent en paix, et
alors l'Kgypte est presque à l'abri de toute incursion
étrangère.
VIII. Mais lorsque le gouvernement est faible, les
Arabes se révoltent ; alors ils quittent leurs terres
poin- errt'r dans le désert et se réunir aux Arabes
étrangers, pour piller le pays où ils font des incur-
sions dans les [)rovinces voisines.
IX. Les Arabes étrangers ne vivent pas dans le
désert, puisque le désert ne nourrit personne; ils ha-
bitent en Afrique, en Asie ou en Arabie. Ils ap-
prennent qu'il y a anarchie ; ils quittent leur pays,
traversent douze ou quinze jours de désert, s'éta-
blissent aux points qui se trouvent sur les frontières
du désert et partent de là pour désoler l'intérieur
de l'Egypte (1).
(1) Les Arabes, en jfénéral, mais ceux surtout qui vivent dans le
désert, connaissent à peine le nom du Prophète et du Coran. Ils
dirent que la reli^'iun du Prophète n'a pas été faite pour eu.x ; car
comment faire des ablutions, puisque nous n'avons point d'eau ?
(lomnient faire des aumônes, puisque nous ne sommes pas riches?
pourquoi jeûner le Ithainadan, puisque nous jeûnons toutr l'aimée?
Et ponn|ucii aller a la .Mecque, si la divinité est partout .'
I. 2-d
386 MEMOIRES
X. Le désert est sablonneux. Les puits y sont rares,
peu abondants et la plupart salés, saumâtres ou sul-
fureux. Cependant il y a peu de routes oii l'on ne
trouve toutes les trente heures un puits,
XL On se sert de chameaux, d'outrés pour porter
l'eau dont on a besoin. Un chameau peut [)orter de
l'eau pour cent Français pendant un jour.
XIL Nous avons dit que l'Egypte n'était que la
vallée du Nil; que le sol de cette vallée était primi-
tivement le même que celui qui l'environne ; mais
que l'inondation du Nil et le limon qu'il donne
avaient rendu la vallée qu'il parcourt une des por-
tions de la terre la plus fertile et la plus habitable.
XIIL Le Nil croît en messidor et l'inondation com-
mence en fructidor. Alors toute la terre est inondée :
les communications sont difficiles. Les villages sont
situés à une hauteur de 16 à 18 pieds. Un petit che-
min sert quelquefois de communication ; plus souvent
il n'y a qu'un sentier (1).
(1) Le Nil croît à la mi-juin pendant (]iiatrc-vini,'t-ciuq jours. En
1196, il monta à 19 piques et t± karats; en 1797, il monta à "IQ piques
et 16 karats; en 1798, il était, au soixantc-dixseptiémc jour, à
6 karats. Il avait encore huit jours à croître ; il y avait vini,'t ans
21 piques qu'il n'était venu à ce de5,'ré. La récolte des i,'rnins se fait à
la fin de mars et finit avec avril.
La hauteur du Mei|yas de l'île de Uoudah, qui sert depuis neuf
cents ans à mesurer la crue du Nil, est de 10 coudées dans le fût,
ou 8'",4431, ou 26 pieds 8 pouces, il résulte que la valeur de la
coudée est de 0"",.j'ilïJ, ou iO pouces au pied de France.
(Ihaciue coudée est divisée en 6 palmes, qui se divisent en 4 parties
ou lioiijls éijalant 0,0iiJ6 de nietrc ou 10 II^mios de pied de France.
Le Nil monte, dens les bonnes années, de 14 coudées 17 doij,'ts.
La durée de la crue a été, en l'an VIII, du 4 juillet 1800 au 4 oc-*
tobrc, c'est-à-dire de quatre-vingt-douze jours.
ni: M. i)K iu)ukkii:nnk 387
\IV. Le Ml est plus ou moins i,'rand, selon qu'il a
plus ou moins plu eu Altyssiiiie ; mais l'inondation
«iijxiid encore des canaux d'arroscnient (1).
XV. Le Nil n'a aujourd'hui (jue deu\ branches :
celle de Rosette et cellr dt? hami«'tie. Si l'on fermait
ces deux branches de manière (ju'il couliït le moins
d'eau possiblii dans la mer, l'iiiondalion sciait plus
grande et plus étendue, et le pays habitable plus con-
sidérable.
XVL Si les canaux étaient bien nettoyés, bien étu-
diés, plus nombreux, on pourrait parvenir à con-
server l'eau la plus grande partie de l'année dans les
terres, et par là augmenter d'autant la vallée et le
pays cultivable. C'est ainsi que les oasis de la Char-
qyeh et une partie du désert depuis Peluse étaient ar-
rosés. Tout le Bahyreh, le Maryoutt et les provinces
d'.Vlexandrie étaient cultivés et habités.
WII. Avec un système bien entendu, ce qui peut
être le l'ruit d'un bon gouvernement, l'Egypte peut
acquérir d'accroissement huit à neuf cents lieues
carrées (:2).
(1) Il faut que le Ml aUeij,'ne une hauteur de plus de 25 pieds
pour être au niveau des terres de la haute K^'ypte, tandis qu'il la
couvre avec moins de l.'J pieds dans la basse. La crue du Nil est très
bonne à t-î pieds, bonne à 2.3, médiocre a 21, mauvaise à 20.
(i) Il est résulté pour moi, d'un travail fait en K|;ypte avec le plus
grand soin, que ce pays, qui n'a aujourd'hui que mille lieues carrées
environ de cultivées, en avait autrefois plus de deux mille. La popu-
lation, qui ne va pas aujourd'hui à deux millions d'habitants, dépas-
sait, dans les temps anciens, huit millions. (]'est le sable qui a envahi
le terrain. On ne peut mieux le comparer qu'à un chancre : il ron^'e
Comme lui. La néjjli^'ence des canaux d'irriiiation a en)piré le mal.
Quant à la population, elle devait suivre la diminution de la culture,
mais la jurande misère est une cause encore plus puissante de dépo-
388 MÉMOIRES
XVIII. S'il est prohnblo que le Nil a passé par le
Fleuve sans Eau, qui, du Fayoum, passe au milieu
des lacs Natron et se jette dans la mer au delà de la
tour des Arabes, il paraît que Mœris a bouché cett(^
branche du Nil et a donné lieu à ce célèbre lac dont
Hérodote môme ne connaît pas le travail (1).
piilutioii. L'aspect seul des enfants du Caire ne pcnt pas laisser de
duiite sur la continuelle décroissance de la population. Tl'est une véri-
table pitié de voir l'air misérable de ces enfants. Ces petites créatures
ne m'ont jamais ofTcrt nulle part un extérieur aussi ainii,'eant : ils ont
l'air de lutter sans cosse contre la mort; ils ont l'œil creux, le teint
hàlé, la figure boulRe, le ventre ^'onflé, les extrémités maigres et le
teint jaune. Combien de fois ii'ai-je pas trémi de voir ces petits
malheureux, entassés les uns sur les autres, accroupis le lonir des
murs ou dans les embrasures des portes cochéres, dans une poussière
sale et puante, nus, les jeux, la bouche, le nez et les oreilles cou-
verts de milliers de mouches qui se nourrissent d'eux, et que, dans
leur atonie, ils ne pensent pas même à chasser ! Aussi la mortalité
des enfants est-elle incroyable au Caire. Je crains qu'elle ne soit la
même dans le reste de l'Éjjypte : cette mortalité éteindrait infailli-
blement la population entière sans l'extrême fécondité des femmes,
qui rétablit un peu l'équilibre entre la vie et la mort. Frappé de la
déplorable situation de ces enfants, je me suis procuré les états de
mortalité pendant dix jours de la saison la plus favorable à la santé.
En voici le résultat : hommes, .31; femmes, 3'); enfants, Ifil. En
tout 227.
(1) Le Fleuve sans Eau, Bahhar-Belàmeh, est appelé par les j;ens du
pays lîalihar Kl-Farii;h, fleuve vide.
Il y a, dans la vallée des lacs Natron, six lacs sur une ligne courant
du sud-est au nord-ouest, comme la vallée. Leur largeur est de six
cents à huit cents mètres, d'un bord du bassin à l'autre. Ils sont
séparés par des sables arides. Les deux premiers, vers le sud, portent
le nom de Birkel El-Ueouarà, ou lacs des Cf>uvents ; les quatre autres
ont des noms qui ne présentent aucune signification particulière.
Cette vallée des lacs N'atron est contiguë à une autre dite du Fleuve
sans Eau, qui s'étend parallèlement à la première, mais qui est un
peu plus large et plu.s évasée. Ces deux vallées ne sont séparées que
par une crête. Le bassin de la vallée du Fleuve sans Eau a près de
trois lieues de développement d'un bord à l'autre. Il faut quarante
mimites pour descendre, par une pente assez régulière, au-dessus
des sables, dans le fond du bassin. En remontant ces vallées paral-
lèles, on arrive dans le Fayoum; en les reilescendant, on arrive ;\ la
1)1-; M. Dl-, RolHKIllNM': :<8U
XIX. l.<' gniiwi iii'iiiriii a |.lns iriiitliii'tKv sur l;i
|ii-ns|H''i'ilt'- |)iil)|ii|ii<' (|iii- |iai-ti)iii aillriirs. Car l'atiarrliir
cl \i\ lyiannif iriiilliii'Hi pas siii- la marclic des sai-
sons cl sur la pluie. La tcric |tcut clro cgalcuient fer-
tile en Ki^ypte. lue djo^ue qui n'est pas coupée, un
canal qui n'est pas nettoyé, rendent déseile toute une
province ; car les semailles et toutes les pioductions
de la terre se rèijlent, en Egypte, sur l'i-poque et la
quantité de l'inondation.
XX. Le gouvernement de l'Egypte étant tombé en
des mains plus insouciantes depuis une cinquantaine
d'aiint-es, le pays d(''|K''rissait, toutes les années, dans
mer, en laissant à droite la province de Maryout, qui est à quatre
lieues ouest d'.Vlcx.uuirie, vers la mer. La direction de ces valiéfs
fait ]irosiimer avec assez do fondement que leur point d'attache est à
leiidriiit où est indiqué le lac Mœris et que leur débouché corres-
pond dans la mer au ^'olfe des .\rabes.
La ^'randeur de la vallée du Fleuve sans Eau, sa direction, et ce
que les lii>toriens rapportent du lac Mo-ris, portent à croire que ce
réservoir n'était autre chose que la tète de cette vallée, qui avait été
dijfuée naturelleuient par les sables, ou artiliciellement p u la main
lies honimes, en sorte que le lac Mieris aurait été forint', et non
point creusa. Toutes les matières, a\i moins la majeure p^irtie, qui
se trouvent dans la vallée du Fleuve sans Eau, appartiennent aux
nionla^'iies primiti\es de la haute F^^pte. Elles n'ont donc pu être
amenées ipie par les eaux du .Nil. Il y a donc eu anciennement une
communication entre Hahhar-Helameh et le Nil, et par conséquent
entre h-s deux vallées. En rétlèchissant sur la topographie du pays,
il est facile de se convaincre (|u'uu réservoir creusé au-dessous du
niveau du sol de rÉ;,'ypt<' rendrait les eau\ qu'il recevrait et con-
lieinlrait imitiles à ce sol. l'ouri|ue ces eaux fussent utiles à la partie
inferiiMiie de l'Egypte, il fainirait, au contraire, que le bassin du
lac, au lieu d'être creusi', fut fornu' par des ilisrues supérieures au
terrain naturel, alin d'avoir, après l'inondation, un volume d'eau su-
périeur au sol de l'É^'Vpte. Il est donc plus que douteux ipie le lac
Mœris ait existé, siu'toiil avec le but qu'on lui attribue, et qui évi-
demment ne pouvait être atteint. Ju>qu'a une reconnaissance exécutée
sur les lieux, ce lac sera toujours un problème.
22.
390 MÉMOIRES
beaucoup d'endroits (1). Le désert a gagné sur la
vallée et il est venu former des monticules de sable
sur le bord même du Nil (2). Encore vingt ans du
même gouvernement que celui d'Ibrahim et de Mou-
rad-Bey, et l'Egypte perdait le tiers de ses terres cul-
tivables. H serait peut-être facile de prouver que cin-
quante ans d'un gouvernement, pareil à celui de la
France, de l'Angleterre, de l'Allemagne et de l'Italie,
pourrait tripler l'ciendue cultivable et la population.
Les hommes ne manquent jamais au sol ; car ils
abondent de tous les côtés de l'Afrique et de l'Arabie.
XXI. Le Nil, depuis Assouan jusqu'à trois lieues
au nord du Caire, coule dans une seule branche. De
ce point que l'on appelle Ventre de la Vache, il forme
les branches de Rosette et de Damiette (3).
XXII. Les eaux de la branche de Damiette ont une
tendance marquée à couler dans celle de Rosette. Ce
doit être un principe de notre administration en
Egypte, de favoriser cette tendance qui favorise Ale-
xandrii' et toutes les communications directes avec
l'Euritpe.
XXIII. Si 1 on coupait la digue de Tara ou Nyeh, la
province du Bahyreh gagnerait deux cents villages,
et cela, avec le canal qui [)art du Fayoum, approche-
(1) Ceci fut écrit en 1799. Les clio»es paraissent, depuis ce temps,
marcher vers l'amélioration. (Note de liourrietuie.)
^2) J'ai remarqué que la violence des vents du sud-ouest et de
l'ouest font traverser la branche de Uosette au.v sables qui envahissent
annuellement la riche et belle province du Menoullyeh.
(.'i) La plus ^Mande largeur de la vallée du Nil, depuis l'entrée de
ce fleuve en E^'ypte jusqu'au (laire, n'est pas de quatre lieues; lapins
petite largeur est au moins d'une lieue. {Noie de liourrieune.)
DE M. l)i; MOURRIENNE 391
rail rinonilaiii)ii rt la culture des mnis d'Alexaiidiie.
C.oito i»|>t''ratii»n Irraii le plus i^i-aiid tort aii\ pi'ovinces
de la C^uU(j\eh, l)ainiette et Maiisouiuli ; ce qui doit
faire retaider jusqu'au moment favorable pour l'exé-
cution. iMais elle doit rtre faite un jour.
XXIV. Le canal, qui de Ramanyeh porte les eaux
du >'il à Alf'xandiie, doit être creusé et rendu tel,
qu'on y puisse na\igu<'r toute l'année. Alors les bâ-
timents de cent tonneaux pourront aller pendant six
mois de l'année d'Alexandrie au Caire et à Assouan,
sans passer aucun boiJ:haz.
XW. Un travail que l'on entreprendra un jour
sera d'établir des digues qui barrent la branche de
I)a miette et de Rosette, au Ventre de la Vache. Ce
qui, moyennant des batardeaux, permettra de laisser
passer successivement toutes les eaux du Nil dans
l'est et l'ouest, dès lors de doubler l'inondation.
XXVI. Dans l'inondation du >'il, les eaux arrivent
jusqu'à seize lieues de Suez; les vestiges du canal
sont parfaitement conservés, et il n'y a aucune es-
pèce de doute qu'un jour les bateaux ne puissent
trans[)orter les marchandises de Suez à Alexandrie.
XXVII. Nous avons dit (pie l'Kgypte était à pro-
prement parler la vallée du Nil. Cependant, unegrande
partie des déserts qui l'environnent fait aussi partie
de rKgyj)te, et dans ces déserts il est des oasis, comme
dans la mer il est des îles.
Du coté de l'ouest, les déserts qui font partie de
l'Kgypte s'étendent juscpi'à dix ou douze jours de
marche de l'eau du Nil. Les points principaux sont les
392 mémoirp:s
trois oasis Syrahs ot les lacs Natron. Le premier oasis
est éloigné de trois journées de Syoïith. On ne trouve
point d'eau en route. Il y a, dans cette oasis, des pal-
miers, plusieurs puits d'eau saumâtre, quelques terres
cultivables, et presque constamment des fièvres ma-
lignes (1).
XXVIII. Pour se rendre du Caire à Tedigat, qui est
le premier pays cultivé, il y a trente journées de marche
dans le désert. On est jusqu'à cinq jours sans trouver
d'eau.
XXXIX. Les lacs Natron sont situés à douze heures
de marche dans le di'scrt de Tarraneh. On y trou\e
d'excellentes eaux, plusieurs lacs Natron et (juatre
couvents de cophtes. Les couvents sont des forteresses ;
nous y avons placé garnison grecque et plusieurs
pièces de canon (2).
(1) La grande oasis de Jiipifcr-Aminon est sur la rive ocridontale du
Nil, branche de Uoselte. C'est par erreur que l'on a fait dire ;ï l>ona-
pai'te que cette oasis était située sur la rive droite de celle branche.
[Note de liourrienne.)
(2) Il y a, de Tarraneh, sur la rive occidentale du Nil, à peu pi-és
quinze lieues de deux mille toises jusqu'à Kasp (fort ruiné b;\ti en
natron), et à peu pi-cs quatorze de Beni-Salahnieh, sur la rive gauche
du Ail, au-dessous de Tarraneh, jusqu'au couvent de Saint-Maciiire,
dans les lacs Natron, au sud-est de Kasp. La vallée du Nil et celle
des lacs sont séparées par un vaste plateau de pierre calcaire d'en-
viron quatorze li(Mies de largeur.
Il y a quatre couvents dans la vallée des lacs Natron. Ces lacs
contiennent une grande ipiantité île innriate, de carbonate et de sul-
fate de soude.
Ces quatre couvents sont : 1° le cnuvent Kl-Baràumun ; 2" le cou-
vent des Syriens; 3° le couvent d'Ambabiçoï; 4° le couvent de Saint-
Macaire. Il y avait en tout, lors de notre séjour en Egypte, ciiKjuante-
neuf moines. C'était alors le patriarche du Caire qui entretenait de
sujets ces quatre monastères. Il y a deux puits d'eau douce a Saint-
Macaire et un à Ambabiçoï. [Note de liourrienne.)
,l)K M. DK MoUmUKNNl'. 39^
XXX. I)(i (X)t»' (lo l'est, les déserts <|iii ;i|ii>;iiiiriinriit
à rÉirypli' s'rttMuloiit jusqu'à une joutikm' d'El-A'rNcli
et au delà de Tor (>t du m«Mit Sinaï. Qaiyeli est une
rspree d'oasis; il y a ciiKi ou six (•«•nts palmiers, de
l'eau pour six milli' hommes et mille chevaux; il est
rloignt' de cinti lieues de Salheyeh. On trouve deux
fois un peu d'eau en chemin. Nous avons établi un
fort de palmiers dans cette oasis importante.
XXXI. De Qatyeli à El-A'ryeh il y a vingt lieues.
Kl-A'rych est une oasis. II y avait un trrs beau village,
que nous avons dt-moli, et cinc; ou six mille palmiers
(|ue nous avons coupés. La quantité d'eau, la quantité
de matériaux, l'importance di^ sa position, nous y ont
fiiit ('taltlir une place forte, d<')à dans un état de défense
respectable. D'Kl-A'rych à (iaza il y a seize lieues;
on y trouve plusieurs fois île l'eau. On passe au vil-
lage de Khan-Younés.
XXXII. Tor et le mont Sinaï sont éloignés de dix
jours de marche du Caire. Les Arabes de Tor culti-
vent des fruits et font du charbon. Ils emportent du
(".aire des blés. Il y a, dans toute cette oasis, de la 1res
bonne eau et abondante.
XXXIII. La population de tous les fellahs ou Arabes
(pii habitent les oasis, tant du d/sert de l'est que du
(Ii'sert de l'out.'st, et non conq)ris les quatorze pro-
vinces, ne se montent pas à trente mille âmes.
XX.VIV. La vallée du Nil se divise en haute Egypte,
moyenne Kgypte et basse Kgypte. La haute Kgyi>te con-
tient les provinces de r.irgeh, Manfelout et Myiiieh.
(l) Villajj'c Je Syrie.
394 MÉMOIRES
La moyenne comprend le Fayoum, le Béni et le Caire.
La basse comprend le Bahyreh, Alexandrie, Rosette,
le Garbyèh, Menoufi, Mansourah, Damiette, leQelyoub
et le Charqyeh.
XXXV. La côte s'étend depuis le cap Durazzo jusqu'à
une journée d'El-A'rych. Le premier poste oîi nous
ayons eu un établissement est le Marabout, situé à
deux lieues ouest d'Alexandrie. Les ports d'Alexan-
drie sont défendus par une grande quantité de batte-
ries et de forts qui la mettent, tant par terre que par
mer, à l'abri de toute attaque; le fort Crétin est un
modèle de fortification. Aboukir, situé à cinq lieues
est d'Alexandrie, à une bonne rade. Le lac Madyeh,
où jadis déboucliait la branche du Nil appelée Cano-
pique, arrive jusqu'à une lieue d'Alexandrie et jusqu'à
deux lieues de Rosette, et du côté du sud jusqu'à une
lieue de Birket. La bouche de Rosette a un boghaz
très difficile à franchir. De Rosette à Bourlos il y a
cinq lieues. Le lac de Bourlos a une centaine de
djermes et communique à Mehel-el-Kebir par un canal.
L'embouchure du lac forme un très bon port, ayant
dix à douze pieds de fond. La bouche de Damiette est
défendue par le fort Lesbé. Le lac Menzaleh, qui
s'étend jusqu'à l'ancienne Peluse, c'est-à-dire à vingt-
cinq lieues, commenceà une demi-lieue deDamiette(l).
II. y a deux bouches, celle de Dybeh etd'Omm-Farège.
11 y a une grande quantité de bateaux sur ce lac (2).
Le canal de Moëz se plonge dans ce lac une lieue au-
(1) Le lac Menzaleh, qui coiumeiicc un peu à l'ouest do celte ville,
a neuf myrianièires de loii^'ueur et quatre et demi dans la plus
grande larjreur.
(2) La lnpuche de Dybcli otait autrefois la bouche niendésienne, et
celle d'Oiiun-harc'djo la bouche lanitique.
UK M. L)l-: KoUflRIENNK 395
dessous de San (1). Tinoh, ou l'ancienne Peluse, est
à (juatre lieues de Qatyeli. Nous avons déjà parlé de
U.ityeli à El-A'rych. La côir est partout basse et rnau-
(1) San, autrefois Taiiiiis, est h deux lieues de rcinboucliiiro du
rniial do Moéz, dans le lac Men/aleh. San est aussi nommé SamnAli.
Le canal do Moez se jette dans le lac Menzaleli, au sud-ouest des iles
Mataryeli.
On lit, dans un Mémoire officiel ;i Bonaparte, sur le lac Menzaleh,
une reconnaissance faite en HUS par le ^'enéral Andréossy :
« Toun;\li, ruine prés tlu canal d'Aclinioun, i^ui se jette dans le lac
Menzaleh. Tennys, ville romaine, liàtie sur les débris d'une ville
éiryptiemie florissante du temps d'Au!,'iiste. Les mines de Peiuse sont
à sept lieues de Teunys et douze lieues de Tounàli.
a Tounàli était moins considérable ipie Teiuiys. l^n heureux hasard
nous a offert, dans la première, à 1 1 >urf ici: du terrain, un ramée
antique sur ajrate, de trente->ix millimètres sur vin^'t-neuf, représen-
tant une tète d'homme. Le profil a beaucoup de caractère. Un œil
perçant, un air froid, une lèvre dèdaitrneuse, et d'autres inilices, font
penser qu'on a voulu faire la tète île cet Au^'uste qui sut résister aux
charmes de (Iléopàtre, et surmonter tous les obstacles qui le sépa-
raient du pouvoir. «
Andréossy ajoutait en luarjje : « Le camée est aujourd'hui entre
les mains de la citoyenne Bonaparte et lui a été apporté par le gé-
néral Bonaparte. »
Tout le monde a bien positivement su, dans le temps, que ce camée
remarquable a été trouvé par )L .andréossy, et ce rapport ne laisse,
certes, aucim doute à cet égard. Eh bien ! non; c'est Bonaparte qui
l'a trouvé. Il a dit à Sainte-Hélène : « Passant sur les ruines de
Péluse, précisément là, en remuant quelques pierres à ses pieds, un
hasard bien singulier lui présenta un superbe antique couiui parm
les savants : c'était un camée d'Auguste, seulement ebauclié. Napo-
léon le donna au général Andréossy, qui recherchait beaucoup les
camées. Mais M. Denon, alors absent, ayant vu plus tard ce camée,
fut frappé de la ressemblance avec Napoléon, qui alors reprit le
camée pour lui-même. Depuis il a passé à Joséphine, et M. Denon ne
sait plus ce qu'il est devenu. »
Chacun pensera ce qu'il voudra de cette fable et de la tournure
que lui a donnée .Napoléon. La ressemblance qu'un homme connu pour
son inclination à la flatterie a trouvée avec .\uguste, que, lui. Napo-
léon, trouve à ses pieds, eu remuant quelques cailloux, est pour beauj
coup dans ce petit récit qui ne contient pas im mot de vrai.
D'abord on voit dans le rapport ofticiel que c'est sur les ruines de
Tounàh, et non sur celles cle Peiuse, que le camec a été trouvé. .Ni
M. .Vndréossy, qui a évidemment trouvé ce camée, ni ceux qui l'ac-
39G MEMOIRES
vaise ; partout, au moins à une lieue, il y a des mon-
ceaux de sable et souvent à deux ou trois lieues?
XXXVI. La population de TÉgypte est de deux mil-
lions cinq cent mille habitants. Les Arabes domiciliés
et établis avec la protection du gouvernement dans les
différentes provinces forment un total de douze mille
cavaliers et de quarante mille hommes d'infanterie. Il
y a environ quatre-vingt mille cophtes, quinze mille
chrétiens damascains et six mille Juifs.
XXXVII. La Porte avait abandonné le gouverne-
ment de l'Egypte à vingt-quatre beys qui avaient
chacun une maison militaire plus ou moins nombreuse.
Cette maison militaire consistait en esclaves de la
Géorgie et de la Circassie, qu'ils achetaient de trois
mille à quatre mille cinq cents francs, et qu'ils éle-
vaient en militaires. Il pouvait y avoir, contre notre
armée, huit mille Mameluks à cheval, bien montés,
bien exercés, bien armés et très braves, faisant pro-
compagnaicnt, n'ont vu de ressemblance avec Napoléon. En second
lieu, c'était dans la dernière quinzaine d'octobre que le général
Andréossy faisait sa reconnaissance du lac Menzaleli. Bonaparte était
au Caire, et même assez occupé, puisque c'était l'époque de la révolte.
Mais c'est lui qui va démentir d'avance, au Caire, ce qu'il inventait
pour ses historiens do Sainte-Hélenc.
Au Caire, le 27 octobre 1798, il écrit au géuéral Reyuier sur la
révolte du Caire et termine ainsi :
« Le général Andréossy est rt'parti de Pekise le 19 octobre. Il y a
trouvé de très belles colonnes et quelques camées. »
Voici ce que dit Andréossy de ces très belles colonnes :
« Le voyageui- étonné n'aperçoit d'ailleurs, là où existaieut une
ville et une population immense, que queNjnes coloimes coucliécs
dans la poussière et do misérables décombres. »
Je le demande, doit-on, d'après le fait que je viens d'exposer,
d'après ce que j'ai déjà cité, ajouter une foi entière à l'abandon et
aux causeries de Sainte-Hélène '.' {Nule de lu première édition.)
DK M. DE BOIIRRIENNF-: 397
priété des beys régnants. L'on pouvait compter le
(loiil)Ie, (Icscciidant des autres Mameluks, établis dans
les villages ou vivant au Caire.
XXXVill. Le pacba n'avait aucune autorité. 11 cban-
geait tous les ans ainsi que le kadi-askier que la
Porte envoyait. Il y avait même dans le reste de l'em-
pire sept corps auxiliaires. Les chefs s'appelaient les
sept grands odgiag-lys. Ces corps sont tellement
diminués par la guerre, qu'il n'en reste plus aujour-
d'hui d'existants que mille vieux et infirmes, sans
maîtres, et morne attachés aux Français.
XXXIX. Les chérifs sont les descendants de la tribu
des successeurs de Mahomet, ou, pour mieux dire, les
descendants des premiers conquérants. Ils portent le
turban vert.
Les ulémas sont des gens de loi et d'église, qui ne
ressemblent d'aucune manière à nos juges ni à nos
prêtres.
Le chef des ulémas du Caire s'appelle grand cheik.
Il a la même vém-ration dans le peuple, que les cardi-
naux d'autrefois en Europe. Ils disent la prière chacun
dans une mosquée, ce qui leur vaut quelque revenu
et beaucoup de crédit.
La grande niosqui'e du Caire, appelée El-Azhar, est
grande, belle, et a un grand nombre de docteurs et
d'autres attachés à son service. Il y en a vingt-(iuatre
principaux.
(Ici les notes de Doiiapartc cessent d'être numérotées.)
Il y a beaucoup de cafés au Caire, où le peuple passe
la plus grande partie de la journée à fumer.
I. 23
398 MKM(iIlti;s
Les pauvres, les voyageurs, logent dans les mos-
quées, la nuit et dans la chaleur.
Il y a une grande quantité de bains publics où les
femmes vont se baigner et se racontent les nouvelles
de la ville.
Les mosquées sont dotées comme l'étaient nos
églises.
Les villages de l'Egypte sont des fiefs (jui appar-
tiennent à qui le prince les donne. En conséquence de
(}Uoi, il y a un cens que le paysan est obligé de payer
au seigneur.
Les paysans sont propriétaires réels, puisqu'ils sont
respectés, et qu'au milieu de toutes les révolutions et
de tous les bouleversements, l'on ne viole jamais.
Cela fait qu'il y a deux espèces d'hommes en Egypte,
les propriétaires de fonds ou paysans, et les feuda-
taires ou seigneurs.
Les deux tiers des villages appartiennent aux Ma-
meluks, pour les frais d'administration. Le iniri, pro-
prement dit, (|ui est une imposition assez modique,
était censé destiné à la Porte.
Les revenus de la République consistent en cinq
articles.
1. Douanes.
2. Divers droits affermés.
8. Miri, droit de Kachefs et autn^s.
4. Le cens ou droit seigneurial, sur les deux tiers
de l'Egypte, dont le haut domaine lui appartient ;
les douanes de Suez, Qoseyr, lioulaq, Alexandrie,
Damiette et Rosette rendaient quatre à cinq millions.
DK M. DE BOURRIENNE 399
f). Le iniri, les droits ilc Knchcfs et los cens seigneu-
riaux se nionli'iit à (jiiiiizc inillions.
Les avanit's, à deux milli<tiis. l'ii des plus grands
revenus des Mameluks, c'étaient les avanies.
L'Kgyjtte peut donc rendre, tout évalué, vingt-
quatre millions à la Uépublicjuc. En lem|>s de paix,
elle peut en rendre jusqu'à trente. D'ici à vingt-cinq
ans, IKgypte peut rendre cinquante millions. Je ne
comprends pas dans cette évaluation l'espérance qu'il
y a à avoir du commerce des Indes. iMais, pendant la
guerre, la suspension de tout commerce rend le [»ays
pauvre, et tout s'en ressent.
Depuis notre arrivée, en messidor, jusqu'en mes-
sidor, c'est-à-dire pendant douze mois, l'on avait
retiré de l'Egypte :
Cinq cent mille francs des contributions d'Alexan-
drie. Cent cinquante mille, de Rosette; cent cinquante
mille, de Damiette ; cincj cent mille, les Coptes du Caire ;
cinq cent mille, les Damascains; un million, les mar-
chands de café turcs ; cinq cent mille, divers mar-
chands ; cinq cent mille, les femmes des Mameluks ;
trois cent mille, la monnaie; huit millions cinq cen
mille, impositions territoriales, ou de métiers, ou de
douanes.
Ce qui fait douze millions cent mille francs.
II était encore dû par les villages des sommes assez
ccmsidérables que les affaires militaires empêchèrent
de retirer.
CHAPITRE XL
Sidney Smith. — Lettre de Bonaparte à Marniont. — Injustice de
Bonaparte envers l'amiral anglais. — Lettre de Marmont. — Bonheur
domestique. — Murât et Mourad-Bey aux lacs Natron. — Impor-
tance attachée par le i,'énéral en chef à la destruction de Mourad-
Bey. — Départ de Bonaparte pour les Pyramides. — Fables
démenties. — La vérité déguisée. — Désir de voir la haute Egypte.
— Ordres. — Rapidité d'exécution. — Pourparlers avec les Anglais.
— Une gazette. — Déternîinatiou subite. — Secret recommandé. —
Armement de deux frégates. — Dissimulation. — Annonce d'un
voyage au Delta. — Rapprochements. — Discrétion du général
Lanusse. — Nous irons en France. — Joie concentrée. — Rendez-
vous à Kleber. — Personne au rendez-vous.
Le tort qu'avait eu Sidney Smilli d'empêcher la
prise de Saint Jean-d'Acre et la conquête de la Syrie ;
celui d'avoir répondu par de bons procédés à de très
mauvais, avait jeté dans l'esprit de Bonaparte des
préventions que rien ne pouvait effacer, et dont on a
vu l'injustice. Il croyait qu'en dénigrant son adver-
saire, il déguiserait ses revers. 11 écrivit le 2 juin 1799
à Marmont :
Smith est un jeune fou, qui veut faire sa fortune et se mettre
souvent en évidence. La meilleure manière de le punir est de ne
jamais lui répondre ; il faut le traiter comme un capitaine de
brùiol. Cesi au reste un homme capable de toutes les folios, et
au(ju(;l il ne faut jamais prêter un projet profond cl raisonné.
Ainsi, par exemj)le, il serait capable de faire un ])rojet de des-
cente avec huit cents hommes. 11 se vante d'être entré déguisé
à Alexandrie. Je no sais si le fait est vrai, mais il est possible
MKMOIRKS DE M. DE BOURRIKNNF, 101
qu'il profito d'un piirlomonlniro pour entrer dans la villo déguisé
en inali'iol.
Ce contre-amiral valait Mtn mi.ux que le portrait
qu'en fait son ennemi. De la bravoure, une imagina-
tion vive, un cœur 2:énércux ; ce n'est pas là de la
folie.
Je trouvai au Caire plusieurs lettres, parmi lesquelles
il y en avait une de iMarmont, datée d'Alexandrie ; il
me disait :
Ji' vous envoie, mon cher ami, une lettre à votre adresse qui
s'est trouvée dans une de ma femme. Je désire vivement qu'elle
soit pour vous d'un vif intérêt, el que vous appreniez de bonnes
nouvelles de votre femme et de tos enfants.
J'ai eu des lettres de ma pauvre llortense ; elle gémit, elle
m'attend avec impatience. Fasse le ciel, mon ami, que je puisse
bientôt honorablement la revoir. Si dans deux mois nous sommes
étrangers aux combats, et que le général Bonaparte sente encore
l'amitié qu'il eut pour moi, je [)uis espérer de me rapprocher
d'elle. Ce n'est point une passion légère et frivole, ce n'est point
un sentiment de légèreté qui me fait désirer de retourner en
France, c'est un calcul sage qui me fait craindre des malheurs
qui seraient irréparables. Le bonheur domestique, la paix du
ménage, la confiance intérieure, mon cher Bourrienne, sont les
seules choses qui soient dignes d'envie. Je possède encore ces
biens, mais je risque de les perdre ; et le général Bonaparte,
sous les auspices duquel mon mariage s'est fait, doit le rendre
heureux.
Adieu, mon cher ami. Mille choses pour moi à Duroc, à tous
nos camarades. Je vous embrasse comme je vous aime.
A. Marmont.
.V peine arrivé' jiu Caire, Bonaparte fut informe que
!•' brave et infatii,'able .Mouiad-Hey descendait {)ar le
Fayoïim, pour se réunir à quelques rassemblements
préparés depuis (juelque temps dans le Babyreli. Selon
toute probabilité-, ce mouvtMuent de Mourad-Bey était
la suite des nouvelles qu'il avait reçues relativement
402 MÉMOIRES
aux dispositions de Constantinople, et au débarque-
ment qui effectivement eut lieu un peu plus tard dans
la rade d'Aboukir. Mourad avait choisi les lacs Natron
pour le lieu du rendez-vous. Murât est envoyé à ces
lacs. Sa présence, annoncée au bey, le détermine à
s'en éloigner, et à remonter, par le désert, jusqu'à la
hauteur de Gyzeh et des grandes Pyramides ; mais je
n'ai appris que depuis notre retour en France qu'il
était monté au haut de la grande Pyramide, pour passer
son temps à contempler le Caire (1) !
jNapoléon a dit, à Sainte-Hélène, que Murât eût pris
Mourad-Bey si celui-ci fût resté vingt-quatre heures
plus tard aux lacs Natron; c'est, au contraire, parce
que ce bey apprit que Murât y était qu'il rebroussa
chemin. Les espions arabes servaient nos ennemis
beaucoup mieux que nous ; nous n'avions pas d'amis
en Egypte.
Mourad-Bey, informé par les Arabes qui lui ser-
vaient d'estafettes que le général Desaix envoyait du
sud de l'Egypte une colonne contre lui, que le général
en chef allait aussi le poursuivre sur la frontière de
Gyzeh, et que les lacs Natron et le Bahyreh étaient
occupés par des forces supérieures aux siennes, se
retira dans le Fayoum.On ne prit que quelques Arabes.
Bonaparte tenait beaucoup à la destruction de Mou-
(I) Et à s'entretenir par signes avec sa femme Sidem, qui était
montée sur la terrasse de sa maison. Quelques jours apros, sa femme,
inquiète des bruits qui se répandaient contre elle dans la ville, an
sujet de criminelles intoll licences, se rendit chez le },'énéral en chef,
pour en détruire l'elTct. Kl le fut reçue favorableiiiont. « Si vous aviez
voidu voir votre mari, lui dit le j^énéral Bonaparte, je lui aurais
accordé vinjft-quatre heures de suspension d'armes pour donner à
lui et à vous cette satisfaction. » Mais Bonaparte se doutait fort bien
que la présence de Mourad au.x environs du Caire marquait quelque
de&sein. (D. L.)
DE M. Dl-: IJOURRIKNNK 403
ra<l, (|tril i-('i^!U(l.iil coiiiinc \r [ilus brave, lo plus actif
ri If (dus (laui^criMiK de ses (Minciuis ou Kgypl<^ (rcst
parce que tous les reuseip;nements annoneaient que ce
Ix'V, souteuu par les Arabes, se tenait sur la lisière
(lu désert de la province de dyzeli, que Honaparle se
rendit aux Pyramides, pour, de là, diriger différents
corps contre cet habile et dangereux partisan. Il le
regardait comme si redoutable qu'il écrivait à Murât,
(pi'il désirait (pie le sort lui eût réservé de mettre le
sceau à la conquête de l'Kgypte par la destruction de
cet ennemi.
Hoiiaparte partit le 14 juillet du Caire pour les
Pyramides. 11 devait rester trois ou quatre jours sur
les ruines de cet antique nécropolis de Memphis. On
verra tout à l'heure la cause de son prompt départ.
Celte course aux Pyramides, nécessitée par la guerre,
a donné lieu à un petit roman bien arrangé. On a
voulu qu'il eût assigné rendez-vous au mufti, aux
nleiiias,ol (pi'il se soit écrié en entrant dans la grande
Pyramide : « Gloire à Allah! Dieu seul est Dieu, et
Mahomet est son prophète. » Or, Bonaparte n'est pas
entré dans la grande Pyramide ; il n'en a pas même
eu la volonté, ni la pensée. Certes je l'y aurais suivi.
Je ne l'ai pas quille une seconde dans ce désert. Il fit
entrer quelques personnes dans l'une des grandes
Pyramides. Il se tenait devant, et en sortant on lui
rendait compte de ce que l'on voyait dans l'intérieur,
c'est-à-dire qu'on lui annom^ait que l'on n'avait rien
vu. Toute cette conversation avec le mufti, les ulémas,
est une mauvaise plaisanterie; il n'y en avait pas plus
(lue de Pape et d'archevêques : l'ignorance seule a pu
(l) On se piniibiio autour des grandes Pyramides au milieu d'une
foule de iimn ents semblables, plus ou moins élevés, selon la fortune
de rc\t\ qui It-s con>acraienl aii.x morts. {Noie de la première édition.)
404 MÉMOIRES
supposer quelque chose de commun entre les Pyra-
mides et le culte des musulmans. Elles ont vu naître
ce culte ; elles le verront finir. D'ailleurs ce n'était pas
en pèlerinage que le général en chef allait aux Pyra-
mides ; c'était pour des opérations militaires auxquelles
pouvait s'associer un peu de curiosité.
Cet entretien de Bonaparte dans l'une des Pyra-
mides avec plusieurs imams et muftis est de pure
invention. On le fixe au 1" août. Nous avons passé
deux mois d'août en Egypte. En 1798, Bonaparte reve-
nait de la poursuite d'Ibrahim-Bey ; en 1799, il partit,
le 10 de ce même mois, d'Aboukir pour le Caire. Il y
a mieux : Bonaparte écrivait à Kleber le 15 juillet.
« J'ai, toute la journée, couru dans le désert, au
delà des Pyramides, pour donner la chasse à Mourad-
Bey, et je serai le 17 à Teranneh. »
Si, comme on l'a répété jusqu'à satiété, le ridicule
entretien qu'on lui prête dans la Pyramide avait eu
lieu, il en parlerait certainement dans cette lettre. Les
siècles et les religions y auraient joué un rôle. Cette
lettre prouve aussi que la curiosité n'était (|u'un motif
secondaire dans cette excursion commandée par la
présence de Mourad-Bey.
Le 15 juillet au soir, nous nous promenions dans
la direction du nord, lorsque nous aperçûmes, sur la
route d'Alexandrie, un Arabe qui arrivait en toute
hâte. Il remit au général en chef une dt'pcche du géné-
ral Marmont, qui commandait dans cette place à la
grande satisfaction de Bonaparte, qui n'eut qu'à s'en
louer, surtout pondant les ravages que la peste y causa.
Les Turcs a^•aient dt'barqué le 1 i juillet à Aboukir,
sous l'escorte et la protection de la marine anglaise.
Cette nouvelle du débarquement de quinze à seize mille
hommes ne surprit pas trop Bunaparte qui s'y atten-
DK M DI-; HOURIUKNNP: 405
dait depuis loiiî^temps. 11 n'en fut pas de même des
généraux (ju'il aimait le jdus, et qu'il avait, on devine
pourquoi, rassurés sur ces craintes. H écrivait à Mar-
mont, qui était le plus exposé et (jui devait se tenir
le plus sur ses gardes :
L'armée qui devait se présenter devant Alexandrie, et qui
était partie de Conslanlinople le 1" tlu rhamadan, a été détruite
sous Acre. Si, cependant, cet extravagant commandant anglais
(Smith) en faisait embarquer le reste |)Our le présenter à Aboukir,
je ne crois pas que cela puisse taire plus île deux mille hommes.
11 écrivait au général Dugua, qui commandait au
Caire :
Le commandant anglais qui a sommé Damielte est un extra-
vagant. L'armée combinée dont on parle a été détruite devant
Acre, où elle est arrivée quinze jours avant notre départ.
Et, au moment ((ù il arrivait au Caire, il disait dans
une lettre à Desaix :
Nous voici arrivés à la saison où les débarquements deviennent
possibles. Je ne vais i)as perdre une heure pour me mettre en
mesure. Les probabilités sont, cependant, que pour cette année
il n'y en aura pas.
Pouvait-il tenir un autre langage, ayant proclamé,
immédiatement après la levée du siège d'Acre, qu'il
venait d'y détruire ces quinze mille hommes qui, deux
mois plus tard, devaient di'barquer à Alioukir.
C'était, sans doute, pour conlirmer cette idée qu'il
cherchait à inculquer à tout le monde, qu'avant sa
petite excursion aux Pyramides il armon<*ait la réso-
lution d'aller visiter la haute Kgypie. Il avait le plus
grand désir d'aller inscrire son nom sur la Syènite, à
côté des n<jins dt.'S plus anciens coïKpii'-rants de ce
pays ({ui a toujours été à celui qui a voulu le prendre.
23.
406 MÉMOIRES
Il paraissait tenir beaucoup à ce projet, et faisait sans
cesse, avant son départ pour le désert lybien, toutes
les petites dispositions intérieures pour ce long et
intéressant voyage. Il exprimait, chaque jour, le regret
qu'il aurait de quitter l'Egypte sans avoir vu ses ma-
gnifiques ruines. J'étais, pour mon compte, enchanté
de cette résolution ; mais un je ne sais quoi me disait
que je ne verrais pas Thcbes aux cent palais,
A peine eut-il lu la lettre de Marmont, que Bona-
parte rentra dans sa tente et me dicta, jusqu'à trois
heures du matin, ses ordres pour le départ des troupes
et pour la marche à suivre pendant son absence, par
celles qui resteraient dans l'intérieur du pays. Je vis,
dans ce moment, se dévelopi)er ce caractère ardent
qui s'iiritait des obstacles; cette célérité qui prévenait
tout. Il était tout action et n'hésitait jamais. Le
16 juillet, à quatre heures du matin, il était à cheval,
et l'armée en pleine marche. Je dois rendre justice à
cette imperturbable présence d'esprit, à cette promp-
titude dans la décision, à cette rapidité dans l'exécu-
tion, qui, à cette époque de sa vie, ne l'abandonnaient
jamais dans les grandes occasions.
Nous arrivâmes, le 16 au soir, à Ouarda, au nord
de Gyzeh ; le 19, à llahmanyeh, et le i23,à Alexandrie,
où tout se prépara pour cette mémorable bataille qui
ne répara pas les pertes immenses et les suites fu-
nestes de la bataille navale du même nom, mais qui
rappellei'a toujours aux Français un de leurs plus
beaux faits d'armes.
Ai)rés la bataille, (pii fut livn'c le !25 juillet, Bona-
parte env(jya un parlementaire à bord du vaisseau
amiral anglais. Nos rapports furent pleins d'urbanité,
et tels que l'on devait s'y attendre entre deux nations
civilisées. L'amiral anglais remit au parlementaire
Di; M. Dl-, I5<H'|;KIKNNI'. I(l7
(|ii('l(|u»'s (Inucctiy.s, vn rcliangc de ce que nous avions
(Mivoyr, el la Gdwllc fraurahe île Francfort du
10 juin IT.IO. Depuis dix mois nous rtitms sans nou-
velles de France. Bonaparte parcourut ce journal avec
un enipresscment facile à concevoir, « Eh bien ! me
dii-il, mon pressentiment ne m'a pas trompe; l'Italio
est perdue! ! ! Les misérables! tout le fruit de nos vic-
toires a disparu ! 11 faut que je parte. »
11 fait appeler lîerthier; il lui fait lire les nouvelles,
lui dit que les affaires vont mal en France, qu'il veut
aller voir ce qui s'y passe; qu'il viendra avec lui;
que, pour le moment, il n'y aura que lui, moi, Ber-
thier et Ganteaiime, qu'il a mandé, dans le secret; il
lui recommande de le bien garder, de ne pas témoi-
gner de joie extraordinaire, de ne rien changer à ses
liabitudes, de ne rien acheter et de ne rien vendre. Il
termine par lui dire qu'il compte sur lui. « Je suis
sur de moi, je suis sûr de Bourrienne. » Berthier
[iromit de se taire et il tint parole : il avait assez de
1 Kgypie; il brûlait du désir de retourner en France
et devait craindre que son indiscrétion ne perdît tout.
Ganteaume arrive : Bonaparte lui donne l'ordre de
|)réparer les deux frégates, la Muiron et la Carrère, et
deux petits bâtiments, la Revanche et la Fortune^ avec
des vivres pour quaire à cinq cents hommes, et pour
deux mois. 11 lui recommande le secret sur le but de
l'armement qu'il lui confie et d'agir avec assez de
l)rudence pour que la croisière anglaise n'ait aucune
connaissance de cet armement. Il arrêta, plus tard,
avec Ganteaume, la route qu'il fallait suivre. Il pen-
sait à tout.
Bonaparte cacha et dissimula son départ, avec le
pins grand soin ; mais il en perça toujours qucbjues
bruits vagues. Le général Dugua, commandant du
408 MEMOIRES
Caire, qu'il venait de quitter pour aller s'embarquer,
lui écrivait le 18 août : « J'apprends à l'instant qu'il
y a eu une grande rumeur à l'Institut, ce matin, où
l'on a dit très haut que vous étiez parti pour aller en
France ; (jue vous emmeniez avec vous Monge, Ber-
thollet, Berthier, Lannes et Murât. Cette nouvelle s'est
répandue en un instant dans toute la ville, où je ne
serais pas étonné qu'elle })roduisît un très mauvais
effet; mais j'espère que vous la détruirez. » Bonaparte
s'embarqua cinq jours après la réception de cc^te lettre,
bien entendu sans y répondre.
Il écrivait, le 18 août 1199, au divan du Caire : « Je
pars demain pour me rendre à Menoul', d'où je ferai
différentes tournées dans le Delta, afin de voir par
moi-même les injustices qui pourraient être com-
mises et prendre connaissance des hommes et du
pays. »
Il ne disait à l'armée la vérité qu'à demi :
Les nouvelles d'Europe m'ont décidé à partir pour la France.
Je laisse le commandement de l'armée au général Kiober;
l'armée aura bientôt de mes nouvelles. Je ne peux pas en dire
davantage. Il m'en coule de quitter des soldats auxcjuels je suis
le i)lus attaché. Mais ce ne sera ipie momentanément, et le gé-
néral que je leur laisse a la confiance du gouvernement et la
mienne.
On vient di' voir l'unique cause du départ du gé-
néral Bonaparte pour l'Europe; c'est un fait fort
naturel et qu'ont dénaturé les plus ridicules supposi-
tions, les conjectures les plus bizarres. On a voulu
donner h un fait très simple des causes extraordi-
naires. 11 n'est pas vrai, comme on l'a souvent dit,
qu'il ait arrêté son départ après la bataille d'Aboukir ;
il n'y pensait pas. Il eût été fort content que le débar-
quement n'eût pas eu lieu, et il eût attendu des nou-
ni; M i)i; is(>ri{Kii;N\i'. loo
vt'lli's de Fiance pour prendre s<m parti. Une l'on
n'oublie pas son ardente passion \h)uv la conservation
de sa conquête, el l'on jugera s'il ne devait pas piv-
IV-rer le repos de ri']g\ pie à une bataille dont le succès
n'esl jamais ciTlain, et (|ui, même, gagnée, ctjûle t(ju-
jours beaucoup di' inonde, perte plus sensible encore,
dans une situation où l'on ne peut espérer de ren-
forts.
On a dit que Bonaparte, avant le 2o juillet, était
informé des événements d'Italie par des correspon-
dances secrètes. Il n'en existait pas plus de secrètes
que d'oriicielles. Dix mois déjà passés, nous étions
sans nouvelles d'Europe.
Il est aussi contraire à la vc-rité de dire (jue Bona-
parte (Hait instruit ofliciellement des affaires de France
et de la situation fâcheuse de celles qu'il avait lais-
sées, soit là, soit en Italie. Qu'est-ce qu'un nommé
Bourbaki ou Boiidjachi, qui vient, de la part de.Toseph,
lui apporter des nouvelles importantes? Et puis
M"" Bonaparte qui vend ce secret mille louis à Fouché?
Quel secret? Et cela fondé sur des Mémoires sur
Foucbé et non de Fouché, (jui ne sont qu'une pitoyable
com|)ilation des oui-dire de cette époque.
Je le demande, si Bonaparte eût reçu les nouvelles
dont on parle avec tant d'assurance, eùt-il écrit, le
:2.S juin, au Directoire la lettre dans laquelle il donniî
la l'elation des événements qui se sont succédé
depuis plusieurs mois ; eùt-il demandé des secours de
toute espèce, et dit que les dernières nouvelles qu'il a
reçues sont de Belleville, consul à Gènes, et ont plus
de six mois de date, lettre dans laquelle il ajoute, en
paiiant du contre-amiral Pern-e, « personne n'est plus
à même ([ue cet oflicicr de nous faire passer des nou-
velles et des secours? »
410 MÉMOIRES
On doit regarder comme certain, ot je l'affirme,
que Bonaparte ne se tloiUait même |)as de son départ
pour la France, lorsqu'il alla aux Pyramides, ni lors-
(pi'il reçut la nouvelle du débarquement des Anglo-
Turcs. Nous avons dit la vraie raison de sa résolu-
tion; tout le reste est de pure invention. Quelle manie
de vouloir toujours trouver de l'extraordinaire là où
il n'y a rien que de très simple et de très naturel?
Bonaparte avait écrit au Directoire, à la fin de dé-
cembre 1198 : « Nous sommes sans nouvelles de
France; pas un courrier depuis le mois de juin. Cela
est sans exemple, dans les colonies mêmes. » Des écri-
vains ont imaginé de faire venir ces nouvelles par
Tunis, Alger, Maroc! Que sais-je? Mais on ne peut
rien opposer à un fait positif. Il y avait, à cette
époque, plus de deux ans que j'étais auprès de Bona-
parte; je ne sache pas qu'une seule dépèche dans
aucune circonstance me soit restée inconnue. Com-
ment toutes celles dont on a parlé m'auraient-elles
échappé?
Presque toutes les personnes qui ont parlé de la
sorte, pour écarter le rej)ruche de dt'sertion que l'on
faisait à Bonaparte, citent une lettre du Directoire du
26 mai 1199. Cette lettre peut avoir été écrite, mais
elle n'est point parvenue; qu'im[)orte alors qu'elle
existe dans des archives?
Que de choses n'a-t-on pas dites sur ce départ et ses
causes? Ce que l'on vient de lire est d'une [)ersunne
qui ne le quittait jamais, à qui il disait tout, ([ui écri-
vait tout sous sa dictée ou par ses ordres. Je le répète,
au retour de la Syrie nous étions sans nouvelles de
France. 11 écrivait, le i2 juillet 1199, au général Desaix,
l'homme qu'il aimait, estimait et honorait le i)lus,
qu'il était sans nouvelles d'Europeetqu'il en attendait.
1)H M. DE HOURRIENNE 411
Je n'ai jamais entendu parler de Bombachi ou de
Bourhaki ; ceux qui puMirul que ce si»ni, les nouvelles
que eei lioninic a apitoih'rs i'i l{(tna[)arte de la part de
ses frères, à Saint-Jean-d'Acre, qui sont cause de la
levée du sièire ( l),ont dit une sottise. S'ils eussent été
(1 On \uit bien iiiic ce n'est pas Boiirricime qui parle avec autant
de cerlitiule, ou alors Bonaparte ne lui cuiiliait absolument rien.
Voici une lettre écrite par le roi Joseph, le 16 mai i82(J, et qui con-
treilit ce qu'il traite de sottise.
« Je n'ai point trouvé d'instructions écrites du Directoire. Par ses
lettres au général Bonaparte, on voit qu'il avait été autorisé, avant
son départ, à ordonner, en son nom, aux ministres, toutes les dispo-
sitions nécessaires à soti expédition. Le général Bonaparte m'avait dit
qu'il était autorisé à faire tout ce qui lui semblerait bien, le Direc-
toire ne voulant d'autre garantie que celle qu'il trouvait dans la gloire
du vainqueur d'Italie. Le général Bonaparte était autorisé à rester ou
à quitter la conquête, selon les nouvelles qu'il recevrait d'Europe
et la situation des pays occupés par son armée; c'est ce que le gé-
néral Bonaparte m'a dit plusieurs fois avant son départ et que je lui
ai entendu dire à des membres du Directoire, lesquels, m'ayant un
jour proposé l'ambassade de Prusse, lui dirent eu ma présence : que
peut-être feraisje mieu.x d'y renoncer, étant mieu.\ placé au Conseil
des Ciiiq-i;ents pour correspondre avec lui, sur tout ce (jui pourrait
déterminer ses résolutions par la suite. Je me décidai à rester à
Paris, et je puis assurer que mon frère me dit plusieurs fois : « Je
« suis libre de rester en Orient ou de revenir en Europe. Si l'on
« peut se passer de moi ici, je resterai eu Orient; si l'on a encore la
« guerre en Europe, si l'opinion me rappelle, je reviendrai ; si la
'< Bepublique peut véritablement s'alTermir, tant mieu.x ; si nos
« vieilles habitudes monarchi(jues, en contradiction avec nos lois
« actuelles, mettent au.x prises l'opiniijn et le gouvernement républi-
» cain et qu'il faille ime main unique et forte pour soutenir nos
u institutions nouvelles, ju.^qu'a ce qu'elles soient soutenues par les
• mo'urs et par elles-mêmes; si l'opinion m'appelle, je revieuÂai. Si
« l'on peut aller sans moi, tant mieu.x. Un assez vaste champ de
« gloire est ouvert «levant moi en Egypte : d'un coté, Constantinoplo;
i' lie l'autre, l'Inde. »
« Je promis de correspondre avec lui et j'ai tenu parole. Lorsque
je Directoire, p-pondant aux plaintes portées sur son administration
par les tieux Conseils, dmil les mend)res étaient réunis en comité
gênerai dans la bibliothèque, lit la faute d'accuser le général Bona-
parte de la perle de l'Italie, je ne pus me contenir et, renonçant à la
fftserve que je m'étais imposée, je répliquai au citoyen Garât, qui
412 MÉMOIRES
à ce siège désastreux, ils en auraient vu les vrais mo-
tifs. Comment aurait-on pu arriver seul au camp
d'Acre, soit par mer, soit par terre. Restons dans le
vrai; c'est un hasard qui a procuré des nouvelles d'Eu-
rope. C'est cette unique circonstance qui a déterminé
la résolution de Bonaparte et lui a fait envisager
l'Egypte comme un champ de gloire épuisé, qu'il était
temps de quitter pour aller jouer un autre rôle en
France. En partant de ce pays, Bonaparte avait bien
senti que le discrédit commençait à l'atteindre. On a
vu qu'il avait voulu s'éloigner et rehausser encore sa
gloire pour attirer de plus en plus sur lui les regards
et l'attention du monde. Ce qu'il désirait, il venait de
l'obtenir en grande partie, parce que, malgré des dé-
sastres trop réels, le drapeau français llottait cepen-
dant aux cataractes du Nil et sur les ruines de Mem-
phis, et ces grands noms unis à. ceux des Pyramides
et d'Aboukir n'en frappaient pas moins les imagina-
tions. Voyant que la gloire des armes ne soutenait
plus la débile puissance directoriale, il se hâta d'aller
voir s'il ne pouvait pas la [)artager ou s'en saisir.
On a supposé des lettres du Directoire, des intelli-
gences secrètes ; Bonaparte n'avait pas besoin de tout
cela! Il pouvait faire ce qu'il voulait, rien ne le gênait :
telles avaient été ses conventions en partant. Il n'obéis-
portait la parole, d'une manière qui nie sembla applaudie par tous
les députés. .\e comptant plus sur la bonne volonté du Directoire
pour aller au secours du iréiicral Bonaparte, je dcpècliai un Grec,
nomme Hourbaki, en mandant à mon frère la vérité. Il vint lui-même
solliciter les secours qu'on ne lui envoyait pas. Tallcyrand avait du
être envoyé à Constantinople, par le Directoire, et il n'était pas parti
de Paris. Dans ses dépêches au Directoire, le ijénéral Bonaparte parle
plusieurs fois de .son retour éventuel, et l'on ne voit jamais que le
Directoire s'y oppose. »
J'ai vu la minute de cette lettre chez le baroD Ducasse, l'auteur
des Mémoires du roi Joseph. (D. L.)
\W. M. DE BOURHIKNNF, «13
Sait (lu'à sa volonté et, sans la jHTtc de la llutie, il
serait peut-être parti plus tùt. Vouloir et faire était un
pour lui. Cette latitude »''tait une suite de ses conven-
tions Verbales avec le Diiecloire, dont il n'aurait pas
voulu qu'aucune instruction ni aucun arrêté pût en-
traver ses démarches,
Bonai)aiie, jiarti d'Alexandrie le 5 août, arriva le
10 au Caire. Il lit d'abord renouveler le bruit d'un
voyage dans la haute Egypte. Cela paraissait d'autant
plus vraisemblable qu'il en avait réellement conçu le
projet avant d'aller aux Pyramides et que ce projet
était connu de l'armée et des habitants du Caire. Tout
à coup il annonce (lu'il veut voir Menouf et par-
courir le Delia. 1! remontera le Xil plus tard ; il va
d'abord le descendre, il écrivit, le 18 août, au divan
du Caire :
Je pars dcniaiii poui* me rendre à Menouf, iToù je l'erai iliffé-
rentes tournées dans le Delta, afin de voir par moi-niênie les
injustices qui pourraient ('tre connmises et de prendre connais-
sance et des hommes et du pays. Je désire (jue vous me don-
niez le plus souvent possible de vos nouvelles et que vous
m'informiez de la situation des clioses.
Jusque-là le secret i'ut assez bien gardé. Le général
Lanusse, commandant à Menouf, où nous arrivâmes
le 20 août, l'avait toutefois deviné : « Vous allez en
France, » me dit-il; ma r(''i)onse négative le confirma
dans son opinion, ce qui me ferait presque croire que
le général en chef avait été le premier indiscret. Le
brave général Lanusse enviait notre sort, mais sans
plaintes. Il témoigna le vif désir que notre traversée
fût heureuse et ne dit rien à personne.
Nous arrivâmes, le 21 août, au puits de Birket. Les
Arabes en avaient rendu l'eau irapotable. Le général
414 MÉMOIRES
en chef, voulant absolument se désaltérer, exprima
dans un verre le jus de plusieurs citrons. Il ne put
avaler cette boisson détestable qu'en se pinçant forte-
ment les narines et avec un s^rand déiioût.
Le 22 août, nous étions près d'Alexandrie; alors le
général déclara à tous ceux qu'il avait amenés du
Caire qu'ils allaient en France La joie éclata sur toutes
les figures.
Le général Kleber, auquel Bonaparte destinait le
commandement de l'armée, îut invité à venir de Da-
miette à Rosette où il lui disait de se rendre, pour
conférer avec lui sur des affaires extrêmement impoi-
tantes. Bonaparte lui donnait un rendez-vous où il
savait qu'il ne serait pas; il voulait éviter ses reproches
et la dure franchise de Kleber. Il lui écrivit alors tout
ce qu'il voulait lui dire et donna pour motif de ne
s'être pas trouvé au rendez-vous, que la crainte de
voir la croisière anglaise reparaître d'un moment à
l'autre l'avait forcé d'accélérer son voyage de trois
jours. Mais Bonaparte savait très bien, en lui écri-
vant, qu'il serait en mer avant qu'il eût reçu sa lettre.
Kleber s'est plaint amèrement de cette conduite astu-
cieuse dans sa coi'respondance. On verra dans la suite
combien fut bizarre la destinée réservée à la corres-
pondance de Kleber.
PIÈCES ET LETTRES
CITÉES
DANS LE PREMIER VOLUxME DE CES MEMOIRES
I. Le souper de Beaticaire. — II. Acte civil du mariage de Bonaparte.
— m. Notes sur M. d'Entraides. — IV. Liste des chilTrcs et des
signes composes par Bourrienne pour la correspondance (18 fruc-
tidor). — V. E.xtrait du rapport du 5,'énéral Clarke au Directoire
exécutif ^7 décembre 1796J. — VI. Éclaircissements historiques sur
la destruction de la flotte et la conduite de l'amiral Brueys. —
VIL Notes historiques sur l'expédition d'Egypte. — VIII. Corres-
pondance particulière et officielle. — IX. Composition et travaux
de l'Institut (l'Egypte.
LE SOUPER DE BEAUGAIRE
Je me trouvai à Beaucaire le dernier jour de la foire ; le
hasard me fit avoir pour convives à souper deux négociants
marseillais, un Nimois et un fabricant de Montpellier.
Après les premiers moments employés à nous reconnaître,
l'on sut que je venais d'Avignon et que j'étais militaire. Les
esprits de mes convives, qui avaient été toute la semaine fixés
sur le cours du négoce (]ui accroît les fortunes, l'étaient dans ce
moment sur l'issue des événements présents, d'où en dépend la
conservation; ils cliercliaient à connaître mon opinion, pour, en
la comparant à la leur, pouvoir se rectifier et acquérir des j)ro-
babilités sur l'avenir, qui nous affectait différemment ; les Mar-
seillais surtout paraissaient être moins pétulants : l'évacuation
d'Avignon leur avait appris à douter de tout. Il no leur restait
qu'une grande sollicitude sur leur sort. La confiance nous eut
bientôt rendus babillards et nous commençâmes un entretien à
l>eu près en ces termes :
LE MMOIS
L'armée de Cartaux est-elle forte? L'on dit qu'elle a perdu
bien du monde à l'attaque ; mais s'il est vrai qu'elle ait été
repoussée, pourquoi les Marseillais ont-ils évacué Avignon ?
LE MILITAIRE
L'armée était forte de 4,000 hommes lorsqu'elle a attaqué
Avignon, elle est aujourd'hui à 6,000 hommes, elle sera avant
(piatre jours à 10,000 hommes.
Elle a perdu cinq honmies et onze blessés ; elle n'a point été
repoussée, puisqu'elle n'a fait aucune attaque en forme ; elle a
418 MEMOIRES
voltigé autour de la place, a cherché à forcer les portes en y
attachant des pét<irds ; elle a tiré quelques coups de canon pour
essayer la contenance de la garnison ; elte a dû ensuite se retirer
dans son camp pour combiner son attaque pour la nuit suivante.
Les Marseillais étaient 3,600 hommes; ils avaient une artillerie
plus nombreuse et de plus fort calibre, et cependant ils ont été
contraints à repasser la Durance. Cela vous étonne beaucoup ;
mais c'est qu'il n'appartient qu'à des vieilles troupes de résister
aux incertitudes d'un siège.
Nous étions maîtres du Rhône, de Villeneuve et de la cam-
pagne ; nous eussions intercepté toutes leurs communications,
lis ont dû évacuer la ville.
La cavalerie les a poursuivis dans leur retraite ; ils ont eu
beaucoup de prisonniers et ont perdu deux pièces de canon.
LE MARSEILLAIS
Ce n'est pas là la relation que l'on nous a donnée; je ne veux
pas vous la contester, puisque vous y étiez présent; mais avouez
qiio cela ne vous conduira à rien.
Notre armée est à Aix, trois bons généraux sont venus rem-
placer les premiers; l'on lève à Marseille de nouveaux bataillons,
nous avons un nouveau train d'artillerie, plusieurs pièces de 24 ;
sous peu de jours nous serons dans le cas de reprendre Avignon,
ou du moins nous resterons maîtres de la Durance.
LE MILITAIIIE
Voilà ce que l'on vous dit pour vous entraîner dans le préci-
pice qui s'approfondit à cliaque instant et qui peut-être englou-
tira la plus belle ville de France, celle qui a le plus mérité des
patriotes ; mais l'on vous a dit aussi que vous traverseriez la
France, que vous donneriez le ton à la République, et vos pre-
miers pas ont été des échecs; l'on vous a dit (pi'Avignon pouvait
résister longtemps à iJOjOOO hommes, et une seule colonne de
l'armée, sans artillerie de siège, dans vingt-quatre heures, en a
été maîtresse; l'on vous a dit que le Midi était levé, et vous vous
êtes trouvés seuls; l'on vous a dit que la cavalerie nîmoise allait
écraser les Allobroges, et ceux-ci étaient déjà au Saint-Esprit
et à Villeneuve; l'on vous a dit que 4,000 Lyonnais étaient en
marche pour vous secourir, et les Lyonnais négociaient leur
accommodement.
Reconnaissez donc que l'on vous trompe, concevez l'inipérilie
de vos meneurs et méfiez-vous de leurs calculs.
i)i; M. UK 15uukkii:nnh 419
Lo. plus (langori'iix coiisoillcr, r'esl l'amour-propre ; vous
élcs iialiirollemciil vifs, l'on vous oondtiil à voIit pcrl(! |)ar lo
même «noyen qui a itiiiié lanl de peuples, en exaltant votre
vanité; vous avez des rirlicsses et une population considérables,
l'on vous les exagère ; vous avez rendu des services éclatants à
la liberté, l'on vous les rappelle sans faire attention que le génie
de la République était avec vous alors, au lieu qu'il vous a
abandonné aujourd'luii.
Votre armée, diles-vous, est à Aix avec un grand train d'ar-
tillerie et des bons généraux ; eh bien, quoi iiu'ello fasse, je
vous assure qu'elle sera battue.
Vous aviez 3,(i()0 hommes, une bonne moitié s'est dispersée;
Marsedle et quehpies réfugiés du département peuvent vous
otVrir 4,000 hommes : cela est beaucoup ; vous aurez donc 5 à
(1,000 hommes sans ensemble, sans unité, sans être aguerris.
Vous avez des bons généraux ; je ne les connais jias, je ne
puis donc leur contester leur habileté ; mais ils seront absorbés
par les détails, ne seront pas secondés par les subalternes; ils
ne pourront rien faire qui soutienne la rt'putalion qu'ils pour-
raient s'être acquise, car il leur faudrait deux mois pour organi-
ser passablement leur armée, et dans quatre jours Carlaux sera
au delà de la Duranee, et avec quels soldats!
Avec l'excellente troupe légère des Allobroges, le vieux régi-
ment de Bourgogne, un bon régiment de cavalerie, le brave
bataillon de la Cote-d'Or, qui a vu cent fois la victoire le précéder
dans les combats, et six ou sept autres corps, tous de vieilles
milices, encouragés par leurs succès aux frontières et sur votre
armée.
Vous avez des pièces de 24 et de 18 et vous vous croyez
inexpugnables, vou.><feuivez l'opinion vulgaire ; mais les gens du
métier vous diront, et une fatale expérience va vous le démon-
trer, que des bonnes pièces de 4 et de 8 font autant d'effet pour
la guerre de campagne et sont préférables sur bien des points
de vue aux gros calibres ; vous avez des canonniers de nouvelle
levée et vos adversaires ont des artilleurs des régiments de ligne
qui sont, dans leur art, les maîtres de l'Europe.
Que fera votre armée si elle se concentre à Aix? Elle est per-
due : c'est un axiome dans l'art militaire, que celui qui reste
derrière ses retranchements est battu; l'expérience et la théorie
>onl d'accord sur ce point, et les murailles d'Aix ne valent pas
le plus mauvais retranchement de campagne, surtout si l'on fait
420 MEMOIRES
atlenlion à leur étendue, aux maisons qui les environnent exté-
rieurement à la portée du pistolet. Soyez donc bien sûrs que ce
parti, qui vous semble le meilleur, est le plus mauvais; comment
pourrez-vous d'ailleurs approvisionner la ville en si peu de temps
de tout ce qu'elle aurait besoin ?
Votre armée ira-t-clle à la rencontre des ennemis? Mais elle
n'a pas de cavalerie, mais elle est moins nombreuse, mais son
artillerie est moins propre pour la campagne ; elle serait rompue,
dès lors défaite sans ressource, car la cavalerie l'empêchera de
se rallier.
Atiendez-vous donc à avoir la guerre dans le territoire de
Marseille : un parti assez nombreux y tient pour la République ;
ce sera le moment de l'effort ; la jonction se fera ; t^t celle ville,
le centre du commerce du Levant, i'enlrepôl du midi de l'Europe,
est perdue... Souvenez-vous de l'exemple récent de Lisle (l), et
des lois barbares de la guerre.
Mais quel esprit de vertige s'est tout d'un coup emparé de
votre peuple ? Quel aveuglement fatal le conduit à sa perte ?
comment peut-il prétendre résister à la République cnlièi'e? Ouand
il obligerait celle armée à se replier sur Avignon, peut-il douter
que sous peu de jours de nouveaux comballanls m: viennent
remplacer les premiers : la République, qui donne la loi à l'Eu-
rope, la recevra-l-eile de Marseille ?
Unis avec Bordeaux, Lyon, Monli)ellier, Nimes, Grenoble, le
Jura, l'Eure, le Calvados, vous avez entrepris une révolution,
vous aviez une probabilité de succès, vos instigateurs pouvaient
élre mal intentionnés, mais vous étiez une niasse imposante de
forces ; au contraire, aujourd'hui que Faou, Nimes, 3Iontpellier,
Bordeaux, le Jura, l'iiure, Grenoble, Caen ont reçu la constitution,
aujourd'lnii qu'Avignon, Tarascon, Arles ont plies, avouez qu'il
y a dans votre opiniâtreté de la folie ; c'est que vous êtes
iuihiencés par des personnes qui, n'ayant plus rien à ménager,
vous entraînent dans leur ruine.
Votre armée sera composée de tout ce que vous avez de plus
aisés, des riches de votre ville, car les sans-culottes pourraient
trop facilement être tournés contre vous. Vous allez donc com-
promettre l'élite de votre jeunesse accoutumée à tenir la balance
commerciale de la Méditerranée et à vous enrichir par leur éco-
(1) Lisle, pctiln ville du département de Vaucluse, h quatre lieues
à l'est d'Avi^'uoii, ayant résisté ;i l'armée de Gartaux fut emportée de
force le -JG juillet.
DE M. DE BOURRIENNE 421
nomic ol lomv spéculai ions, contre dos vieux soldats, cent fois
It'inL-^ du sang du furihonti aristocrate ou du féroce Prussien.
Laissez les pays pauvres se battre jusqu'à la dernière extré-
mité : l'habitant du Vivarais, dos Cévonnos, de la Corse s'expose
sans crainte à l'issue d'un combat ; s'il gagne, il a rempli son
but ; s'il perd, il se trouve comme auparavant dans le cas de
faire la paix et dans la mémo position... Mais vous !... perdez
mip balaille, et le fruit de -mille ans de fatigues, de peines, d'é-
iiomies, de bonheur, devient la proie du soldat.
Voilà cependant les risques que l'on vous fait courir avec
;nilanl d'inconsidéralion.
LE MARSEILLAIS
Vous allez vite et vous m'effrayez ; je conviens avec vous que
' circonstance est critique; peut-ôtre vraiment ne songe-t-on pas
M'z à la position où nous nous trouvons; mais avouez que
nous avons encore des ressources immenses à vous opposer.
Vous m'avez persuadé que nous ne pourrions pas résister à
Ai\, votre observation du défaut de subsistance est peut-être
iiis réplique pour un siège de longue durée ; mais pensez-vous
que toute la Provence peut voir longtemps de sang-froid le
blocus d'Aix ; elle se lèvera spontanément, et votre armée, cer-
c (le tout côté, se trouvera heureuse de repasser la Durance.
}.r. Mir.iTAMtF.
t^ue c'est mal connaître l'esprit dos hommes et celui du mo-
ment; partout il y a deux partis; dés le moment que vous serez
<iégés, le parti seciionnaire aura le dessous dans toutes les
iiiipagnes; l'exemple de Tarascon, de Saint-Remy, d'Orgon,
d'.Arles doit vous eu convaincre : vingt dragons ont sufli pour
rétablir les anciens administrateurs et mettre les autres en
déroute.
Désormais, tout grand mouvement en votre faveur est impos-
sible dans votre département ; il pouvait avoir lieu lorsque
l'armée était au delà de la Durance et que vous étiez entiers. . .
A Toulon, les esprits sont très divisés et les sectionnaires n'y
ont pas la même supériorité qu'à Marseille, il faut donc qu'ils
restent dans leur ville, pour contenir leur adversaire... Quant
au département dos Hasses-Alpes, vous savez que presque la
totalité a accepté la constitution.
I. 24
422 MÉMOIRES
LE MARSEILLAIS
Nous attaquerons Carlaux clans nos montagnes où sa cavalerie
no lui sera d'aucun secours.
LE MILITAIRE
Comme si une armée qui i)rotùgc une ville était mai tresse du
point -d'attaque. D'ailleurs il est faux qu'il existe des montagnes
assez difficiles auprès de Marseille pour rendre nul l'effet de la
cavalerie; seulement, vos collines sont assez rapides pour rendre
plus embarrassant le service de l'artillerie et donner un grand
avantage à vos ennemis. Car c'est dans les pays coupés que, par
la vivacité des mouvements, l'exactitude du service et la justesse
de l'évaluation des distances, le bon artilleur a la supériorité^
LE MARSEILLAIS
Vous nous croyez donc sans ressources? Serait-il possible qu'il
fût dans la destinée de cette ville, qui résista aux Romains,
conserva une partie de ses lois sous les despotes qui les ont
suivis, qu'elle devint la proie de quelques brigands ? Quoi !
l'Allobroge chargé des dépouilles de Lisle ferait la loi dans
Marseille! Quoi! Dubois-Crancé, Albitte seraient sans contra-
dicteurs! Ces liommes altérés de sang, que les malheurs des
circonstances ont |)lacés au limon des affaires, seraient les
maîtres absolus! Quelle triste perspective vous m'olfrez! Nos
propriétés, sous différents prétextes, seraient envahies; à chaque
instant nous serions victimes d'une soldatesque que le pillage
réunit sous le môme drajieau. Nos meilleurs citoyens seraient
emprisonnés et périraient par le crime. Le club relèverait sa télé
monstrueuse pour exécuter ses projets infernaux ! Rien de pis
que cette horrible idée ; mieux vaul-il s'exposer à vaincre que
d'être victime sans alternative.
LE MILITAIRE
Voilà ce que c'est que la guerre civile : l'on se déchire, l'on
s'abhorre, l'on se tue sans se connaître... Les AUobroges!... Que
croyez-vous que ce soit? Des Africains, des habitants de la
Sibérie : eh ! point du tout, ce sont vos compatriotes, des Pro-
vençaux, des Dauphinois, des Savoyards; l'on les croit barbares
parce que leur nom est étranger. Si l'on appelait votre phalange
la phalange phocéenne, l'on pourrait accréditer sur leur compte
toute espèce de fable.
DK M. DE B(^URKI1;NNK 123
Il est vrai que vous m'avez rappelô un fait, e'ost ci-Iui de Lislu;
je ne le juslitio pas, mais je l'explique.
Les Lislois ont lue le trompette qu'on leur avait envoyé, ils ont
résisté sans espérance de succès, ils ont été pris d'assaut, le
soldat est entré au milieu du feu et dos morts, il n'a plus été
possible de le contenir, l'indignation a fait le reste.
Ces soldats que vous appelez brigands sont nos meilleures
troupes et nos bataillons los plus disciplinés; leur réputation est
au-(lessus de la calomnie.
Dubois-Crancé et Albilte, constants amis du peuple, ils n'ont
jamais dévié do la ligne droite... Ils sont scélérats aux yeux des
mauvais. .Mais Condorcel, Brissot, Barbaroiix aussi étaient scé-
lérats lorsipi'ils étaient juirs; l'apanage des bons sera d'être
toujours mal famés chez le méchant. 11 vous semble qu'ils ne
gardent aucune mesure avec vous ; et au contraire, ils vous
traitent en enfants égarés... Pensez-vous que, s'ils eussent voulu,
Marseille eût retiré les marchandises qu'elle avait à Beaucaire?
Ils pouvaient les sé(iueslrer jusqu'à l'issue de la guerre. Ils ne
l'ont pas voulu faire, et, grâce à eux, vous pouvez vous en
retourner tranquillement chez vous.
Vous appelez Cartaux un assassin ! Eh bien ! sachez que ce
général se donne les plus grandes sollicitudes pour l'ordre et la
discipline, témoin sa conduite au Saint-Esprit et à Avignon. Il
a fait emprisonner un sergent parce qu'il a\ait violé l'asile du
citoyen qui recelait un soldat de votre armée aux yeux du géné-
ral; ce sergent était coupable d'être entré, sans ordre motivé,
sur une réquisition, dans une maison particulière. L'on a puni
des Avignonnais qui s'étaient j)ermis de désigner une maison
comme aristocrate. L'on instruit le procès d'un soldat qui est
accusé de vol... Votre armée, au contraire, a tué, assassiné
plus de trente personnes, a violé l'asile des familles, a rempli
les prisons de citoyens, sous le prétexte vague qu'ils étaient des
brigands.
Ne vous effrayez [loint de l'armée, elle estime Marseille, parce
qu'elle sait qu'aucune ville n'a tant fait de sacrifices à la chose
publique; vous avez dix-huit mille hommes à la frontière et
vous ne vous êtes point ménagés dans toutes les circonstances.
Aussi secouez le joug du petit nombre d'aristocrates qui vous
conduisent, reprenez des principes plus sains et vous n'aurez
pas joint de plus vrais amis qu'elle.
424 MEMOIRES
LE MARSEILLAIS
Ah ! votre armée, elle a bien dégénéré de l'armée de 1789 ;
celle-ci ne voulut pas prendre les armes contre la nation, la
vôtre devait imiter un si bel exemple et ne pas tourner ses
armes contre les citoyens.
LE MILITAIRE.
Avec ces principes, la Vendée aurait aujourd'hui planté le
drapeau blanc sur les murs de la Bastille relevée, et le camp de
Jalès dominerait à Marseille.
LE MARSEILLAIS.
La Vendée veut un roi, la Vendée veut une contre-révolution
déclarée ; la guerre de la Vendée, du camp de Jalès est celle du
fanatisme, du despotisme; la nôtre, au contraire, est celle des
vrais républicains, amis des lois, de l'ordre, ennemis de l'anar-
chie et des scélérats. IN'avons-nous pas le drapeau tricolore '? Et
quel intérêt aurions-nous à vouloir l'esclavage?
LE MILITAIRE.
Je sais bien que le peuple de Marseille est bien loin de celui
de la Vendée, en fait de contre-révolution. Le peuple de la
Vendée est robuste, sain, celui de Marseille est faible et ma-
lade, il a besoin de miel pour avaler la pillule ; pour y établir
la nouvelle doctrine, on a besoin de le tromper; mais dejjuis
quatre ans de révolution, après tant de trames, de complots, de
conspirations, toute la perversité humaine s'est développée sous
différents aspects; les hommes ont perfectionné leur tact naturel;
cela est si vrai que, malgré la coalition départementale, malgré
l'habili'té des chefs, le grand nombre de ressort de tous les en-
nemis de la révolution, le peuple partout s'est réveillé au moment
où on le croyait ensorcelé.
Vous avez, dites-vous, le (Irai)cau tricolore ?
Paoli aussi l'arbora en Corse pour avoir le tem|is de tromper
le peuple, d'écraser les vrais amis de la liberté, pour pouvoir en-
traîner ses compatriotes dans ses projets ambitieux et criminels;
il arbora le drapeau tricolore, et il fit tirer contre les bâtiments
de la République, et il Mt chasser nos troupes des forteresses, et
il désarma tous les détachements qu'il put surprendre, et il fit
des rassemblements pour chasser la garnison de l'ile, et il pilla
1)1. M. DE HOUIUUENNF- 425
les magasins, en vomlanl ù bas prix loul ce (ju'il y avait, afin
d'avoir île l'arj;oul pour soutenir sa révolle, il il ravagea el con-
fisqua les biens dos familles les plus aisées, parce (pi'elles étaient
allachées à l'unité de la République, el il se fit nommer généra-
lissime, et il déclara ennemis de la patrie tous ceux qui reste-
raient dans nos armées; il avait précédemment l'ait échouer l'ex-
pédition de Sardaigne. El cependant, il avait l'impudeur de se
dire ami de la France et bon républicain, et cependant il trompa
la Convention qui rapporta son décret de destitution; il fit si
bien entin, que lorsipi'il a été démasqué, par ses propres lettres,
trouvées à Calvi, il n'était plus temps, les flottes ennemies inler-
ceplaienl toutes les communications.
Ce n'est plus aux paroles qu'il faut s'en tenir; il faut analyser
les actions; et avouez qu'en appréciant les vôtres, il est facile de
vous démontrer contre-révolutionnaires.
Quel effet a produit dans la République le mouvement que vous
avez fait"? Vous l'avez conduite près de sa ruine; vous avez re-
tardé les opérations de nos armées; je ne sais pas si vous êtes
payés par l'Espagnol et l'Autriclnen; mais certes, ils ne pou-
vaient pas désirer de plus heureuses diversions : que feriez-vous
de plus si vous l'étiez? Vos succès sonl l'objet des sollicitudes
de tous les aristocrates reconnus ; vous avtz placé à la tête de
vos sections et de vos armées des aristocrates avoués, un Lalou-
rette, ci-devant colonel, un Somise, ci-devant lieutenant-colonel
du génie, qui ont abandonné leurs corps, au moment de la guerre,
pour ne se pas battre pour la liberté du peuple.
Vos bataillons sonl pleins de pareilles gens, el votre cause ne
serait pas la leur, si elle était celle de la République.
I.E MARSEILLAIS.
Mais, Brissot, Barbaroux, Condorcet, Buzot, Vergniaud, Gua-
det, etc., sont-ils aussi aristocrates"? Qui a fondé la République?
Qui a renversé le tyran? Qui a enfin soutenu la patrie à l'époque
périlleuse de la dernière campagne.
LE MILITAIRE.
Je ne cherche pas si vraiment ces hommes, qui avaient bien
mérité du peuple dans tant d'occasions, ont conspiré contre lui :
ce qu'il me suffit de savoir, c'est que la Montagne, par esprit
public ou par esprit de parti, s'étant portée aux dernières extré-
mités contre eux, les ayant décrétés, emprisonnés, je veux môme
24.
426 MEMOIRES
vous le passer, les ayant calomniés, les brissolinsélaieiil perdus,
sans une guerre civile qui les mil dans le cas de faire la loi à
leurs ennemis. C'est donc pour eux vraiment que votre guerre
était utile : s'ils avaient mérité leur réputation première, ils au-
raient jeté les armes à l'aspect de la Constitution, ils auraient
sacrifié leur intérêt au bien public; mais il est plus facile de citer
Decius que de l'imiter; ils se sont aujourd'hui rendus coupables
du plus grand de tous les crimes, ils ont par leur conduite jus-
tilié leur décret Le sang qu'ils ont fait répandre a effacé les
vrais services qu'ils avaient rendus.
LE FABRICANT DE MONTPELLIER.
Vous avez envisagé la question sous le point de vue le plus
favorable à ces messieurs; car il parait i>rouvé que les brissolins
étaient vraiment coupables ; mais coujiables ou non, nous ne
sommes plus dans le siècle où l'on se battait pour les personnes.
L'Angleterre a versé des torrents de sang pour les familles de
Lancastre et d'Yorck. La France pour les Lorrains et les Bour-
bons ; serions-nous encore à ces temps de barbarie ! ! !
LE NIMOIS.
Aussi, avons-nous abandonné les Marseillais, dès que nous
nous sommes aperçus qu'ils voulaient la contre-révolution, et
qu'ils se battaient pour des querelles particulières. Le masque est
tombé dès qu'ils ont refusé de publier la constitution, nous avons
alors pardonné quehjues irrégularités à la Montagne. Nous avons
oublié Rabaut et ses jérémiades, pour ne voir que la République
naissante, environnée de la plus monstrueuse des coalitions qui
menace de l'étouffer à son berceau, pour ne voir que la joie des
aristocrates et l'Europe à vaincre.
LE MARSini.LAIS.
Vous nous avez lâchement abandonnés après nous avoir ex-
cités par vos députtitions épiiémcres.
Nous étions de bonne foi, et vous aviez le renard sous les ais-
selles; nous voulions la République, nous avons dû accepter une
constitution républicaine. Vous étiez mécontents de la Montagne
et de la journée du 31 mai, vous deviez donc encore accepter
la constitution pour la renvoyer, et l'aire terminer sa mission.
\)i: M. I)K lîol KlvIIlNNi-; 4îd7
i.i: M vnsivii.i.vis.
Nous voulons iuissi la llt'publiquo, mais nous voulons que iiolro
conslilulion soil fomiée par ilos ivprésonlants libres dans leurs
opérations; nous voulons la liberté, mais nous voulons iiiio ce
soil des représentants que nous estimions qui nous la donnent;
nous ne voulons pas que notre constitution protège le pillage et
l'anarcliie. Noire première condition est : point de club, point
d'assend)loes primaires si fréquentes, re^peL•t aux jtropriétés.
LE FABRICANT \m MONTI'LM.lKfl.
Il est palpable, pour ipii veut réllécliir, qu'une jiarlie de Mar-
seille est conlre-révolulionnaire ; l'on avoue vouloir la répu-
blique, mais c'est un rideau que l'on rendait tous les jours plus
transparent; l'on vous accoutumait peu à peu à voir enfin la
contre-révolution toute nue; déjà le voile qui la couvrait n'était
plus que de gaze ; votre peuple était bon, mais avec le temps
on aurait perverti la masse, sans le génie de la Révolution qui
veille sur elle.
Nos troupes ont bien mérité de la patrie pour avoir pris les
armes contre vous avec autant d'énergie, ils n'ont pas dû imiter
l'armée de 1789, puisque vous n'êtes pas de la nation. Le centre
d'unité est la (Convention, c'est le vrai souverain, surtout lorsi[ue
le peuple se trouve partagé.
Vous avez renversé toutes les lois, toutes les convenances. De
quel droit deslituiez-vous votre département? Elait-ce Marseille
qui l'avait formé ? De quel droit le bataillon de votre ville par-
courait-il les «lislricts? De quel droit vos gardes nationales pré-
teniLiienl-elles entrer dans Avignon ? Le district de cette ville
était le premier corps constitué, puisque le département était
dissous? De quel droit prétendiez-vous violer le territoire de la
Drome ? et i)Ourquoi croyez-vous que ce département n'ait i)as le
droit de requérir la force publique pour le défendre? Vous avez
donc confondu tous les droits, vous avez établi l'anarchie, et
puisiiue vous prétendez justifier vos opérations par le droit delà
force, vous êtes donc dos brigands, des anarchistes.
Vous avez établi un tribunal populaire, Marseille seul l'a nommé;
il est contraire à toutes les lois, ce ne peut être qu'un tribunal
de sang, puisque c'est le tribunal d'une faction; vous avez sou-
mis par la force, à ce tribunal, tout votre département. De quel
droit? Vous usurpez donc cette aulorjlé, que vous reprochez in-
428 MEMOIRES
justement à Paris ? Votre comité des sections a reconnu des al'fi-
liations. Voilà donc une coalition pareille à celle des clubs contre
qui vous vous récriez ; votre comité a exercé des actes d'admi-
nistration sur des communes du Var; voilà donc la. division ter-
ritoriale méconnue.
Vous avez, à Avignon, emprisonné sans mandat, sans décret,
sans réquisition des cori)s administratifs; vous avez violé l'asile
des (amilles, méconnu la liberté individuelle; vous avez, de
sang-froid, assassiné sur les places publiques; vous avez renou-
velé les scènes dont vous avez exagéré l'horreur, et qui ont
affligé l'origine de la Révolution, sans informations, sans procès,
sans connaître les victimes, seulement sur la désignation de leurs
ennemis : vous les avez prises, arrachées à leurs enf\ints, traînées
dans les rues, et les avez fait périr sous les coups de sabre;
l'on en compte jusqu'à trente que vous avez ainsi sacrifiées;
vous avez traîné la statue de la Liberté dans la boue ; vous l'avez
exécutée publiquement ; elle a été l'objet des avanies de toute
espèce d'une jeunesse effrénée; vous l'avez lacérée à coups de
sabre, vous ne sauriez le nier; il était midi, plus de deux cents
personnes des vôtres assistèrent à cette profanation criminelle; le
cortège a traversé plusieurs rues, est arrivé à la place de l'Hor-
loge, est passé par la rue de l'Epicerie, etc., etc. J'arrête mes ré-
flexions et mon indignation. Est-ce donc ainsi que vous voulez
la République ? Vous avez retardé la marche de nos armées, en
arrêtant les convois; comment pouvoir se refuser à l'évidence de
tants de faits, et comment vous épargner le titre d'eiinemis de la
patrie ?
LE MILITAIRE.
II est de la dernière évidence que les Marseillais ont nui aux
opérations de nos armées, et voulaient détruire la liberté ; mais
ce n'est pas ce dont il s'agit ici : la question est de savoir ce
qu'ils peuvent espérer, et quel parti il leur reste à prendre?
LE MAHSHILLAIS.
Nous avons moins de ressources que je ne pensais; mais l'on
est bien fort lorsque l'on est résolu à mourir, et nous le sommes
plutôt que de reprendre le joug des hommes qui gouvernent
l'Etat ; vous savez qu'un homme qui se noie s'accroche à toutes
les branches, aussi plutôt que de nous laisser égorger, nous
Oui, nous avons tous pris part à celle nouvelle révolution , tous
nous serions sacrifiés par la vengeance. 11 y a deux mois que l'on
Dl- M. DE HOUIlRir<:NNE 429
avait conspiré d'ôgorger (lualie iiiillo de nos meilleurs citoyens;
jiij^cz à (|iiel l'xoi's on se porterait aujoiinriiiii L'on se res-
souviendra toujours de ce monstre qui t'tait cependant un des
print'i[)aux tlu rlub; il lit lanterner un citoyen, il pilla sa mai-
son, et viola sa femme, après lui avoir lait boire un verre du
sang de son mari.
LE MILITAIUE.
Quelle horreur 1 mais ce fait est-il vrai ? Je m'en mélie, car
vous savez que l'on ne croit plus au viol aujourd'hui
LIi MAltSlilLLAIS.
Oui, plutôt que do nous soumettre à de pareilles gens, nous
nous porterons à la derniore o.vlrémiti-, nous nous domierons aux
ennemis, nous appellerons les Espagnols; il n'y a point dépeuple
dont le caractère soit moins compatible avec le nôtre; il n'y en
a point de plus haïssable. Jugez donc, par le sacrifice que nous
ferons, de la méchanceté des hommes que nous craignons.
LE MILITAIRE.
Vous donner aux Espagnols!!... Nous ne vous en donnerons
pas le temps.
LE MARSEILLAIS.
L'on les signale tous les jours devant nos ports.
LE MMOIS.
Pour voir leipiel des fédérés ou de la Montagne tient pour la
République, celte menace seule me suffit; la Montagne a été un
moment la plus faible, la commotion paraissait générale. A-t-elle
cependant jamais parlé d'appeler les ennemis? Ne savez-vous pas
que c'est un combat à mort que celui dos patriotes et des des-
potes do l'Europe? Si donc vous espérez dos secours do leur part,
c'est que vos meneurs ont des bonnes raisons pour en être ac-
cueillis, mais j'ai encore trop bonne opinion de votn; peuple,
pour croire que vous soyez les plus forts à Marseille dans l'exé-
l'ulion d'un si lâche projet.
LE MILITAIRE.
Pensez-vous que vous feriez un grand tort à la République, et
que votre menace soit bien cfîrayanto? Evitons-la.
Les Espagnols n'ont point des troupes de débarquement, leurs
430 MÉMOIRES
vaisseaux ne peuvent pas entrer dans votre port : si vous ap-
peliez les Espagnols, ça pourrait cire utile à vos meneurs pour
se sauver avec une partie do leur fortune ; mais l'indignation serait
générale dans toute la République; vous auriez 60,000 hommes
sur les bras avant huit jours, les Espagnols emporteraient de
Marseille tout ce qu'ils pourraient, et il en resterait encore assez
pour enrichir les vainqueurs.
Si les Espagnols avaient trente ou quarante mille hommes sur
leur flotte, tout prêts à pouvoir débarquer, votre menace serait
effrayante; mais, aujourd'hui, elle ne serait que ridicule, elle ne
ferait que hâter leur ruine.
LE FABRICANT DE MO>'TPELLIER.
Si vous étiez capables d'une pareille bassesse, il ne faudrait pas
laisser pierre sur pierre dans votre superbe cité; il faudrait que
d'ici à un mois le voyageur, passant sur vos ruines, vous crût
détruits depuis cent ans.
LE MILITAIRE.
Croyez-moi, Marseillais, secouez le joug du petit nombre de
scélérats qui vous conduisent à la contre-révolution; rétablissez
vos autorités constituées; acceptez la Constitution; rendez la li-
berté aux représentants ; qu'ils aillent à Paris intercéder pour
vous, vous avez été égarés, il n'est pas nouveau que le peuple
le soit par un petit nombre de conspirateurs et d'intrigants; de
tout temps la facilité et l'ignorance de la multitude ont été la
cause de la plupart des guerres civiles.
LE MARSEILLAIS.
Eh ! monsieur, qui mettra le bien ? Sera-ce les réfugiés qui
nous arrivent de tous les côtés du déi)artement? Ils sont intéressés
à agir en désespérés. Sera-ce ceux qui nous gouvernent? Ne sont-
ils pas dans le même cas? Sera-ce le peuple? Une partie ne con-
naît pas sa position, elle est aveuglée et fanatisée; l'autre partie
est désarmée, suspectée, humiliée; je vois donc, avec une pro-
fonde affliction, des malheurs sans remède.
LE MILITAIRE.
Vous voilà enfin raisonnable; pourquoi une pareille révolution
ne s'opércrait-elle pas sur un grand nombre de vos citoyens qui
sont trompés et de bonne foi? Alors Albitte, qui ne peut que vou-
L)K M. l)i; HOURRIENNK 431
loir t'-pargner lo sang franijais, vous enverra (lueliiue homme loyal
»'l halùlo; l'on sora d'accord, et l'armée, sans s'arrêter un seul
niomenl, ira sous les murs de F'erpignan faire danser la Cai*-
magnoie à l'Espagnol enorgueilli de quelques succès.
El Marseille sera toujours le centre de gravite de la liberté, ce
sera seulement quelques feuillets qu'il fau<Ira arracher de son
histoire.
Cet heureux pronostic nous remit en humeur, le Marseillais
nous paya de bon cœur plusieurs bouteilles de Champagne, qui
dissipèrent entièrement les soucis et les sollicitudes. Nous al-
lâmes nous couchera deux heures du malin, nous donnant rendez-
vous au déjeuner du lendemain, où le Marseillais avait encore
bien des doutes à proposer, et moi bien des vérités intéressantes
à lui apprendre.
II
ACTE CIVIL DU MARIAGE DE BONAPARTE
Extrait du registre des actes de mariage de Van IV.
[9 mars i79G.)
Du dix-neuvième jour du mois de ventôse de l'an quatre de la
république, Acte de mariage de Napolione Bonaparte, général
en chef de l'armée de l'intérieur, âgé de vingt-lmil ans, né à
Ajaccio, département de la Corse, domicilié à Paris, rued'Antin,
n° , fils de Charles Bonaparte, rentier, et de Lelizia Ramolini;
Et de Mauie-Joseph-Rose Detascher, âgée de vingt-huit ans,
née à l'ile Martinique, dans les îles du Vent, domiciliée à Paris,
rue Chautereinc, lille de Joseph-Gaspard Delascher, capitaine de
dragons, ot do Tîose-Clnire Dcsvergcrs de Sanois, son é|iouse.
Moi, Cliarles-Théodore-P'rançois Leclercq, officier public de
l'étal civil du deuxième arrondissement du canton de Paris, après
avoir fait lecture, en présence des parties et témoins, l°de l'acte
de naissance de Napolione Bonaparte, qui constate qu'il est né le
cinq février mil sept cent soixante-huit, de légitime mariage, de
Charles Bonaparte et de Lelizia Ramolini; 2" de l'acte de nais-
sance de Marie-Joseph-Rose Detascher, qui constate qu'elle est
née le vingt-trois juin mil sept cent soixante-sept, de légitime
mariage, do Joseph-Gaspard Detascher et de Rose-Claire Des-
vergers de Sanois ; vu l'extrait de décès d'Alexandre-François-
Marie Beauiiarnais, qui constate qu'il est décédé le cinq ther-
midor an deux, marié à Marie-Joseph-Rose Detascher; vu l'ex-
trait des publications dudit mariage, dûment afliclié le temps
prescrit par la loi, sans ojjposilion; et après aussi que Napolionb
Bonaparte et Marie-Joseph-Rosc Detascher ont eu déclaré à haute
voix se prendre mutuellement pour époux, j'ai prononcé à iiaule
Di: M Dl'. lîoURRIENNF'^ 433
voix ([lie Naimimum; Hunapaiiti: et Maric-Jos('iili-Rose Detasciirh
sonl unis on inaria^i", et ce en présence des lénioins majeurs ci-
après nommés, savoir : Paul Barras, memltre du Direeloirc cxé-
culif, domicilié palais du Luxembourg; Jean Lcmarois, aide de
camp capitaine, domieilié rue îles Capucines; Jean-Lambert ïa-
lien, membre du (lorps législatif, domicilié à Cliaiilol; Etienne-
Jacques-Jérome Culmelet, homme de loi, domicilié rue de la
place Vendôme, n" iOl, qui tous ont signé avec les parties et moi,
après lecture : signé au registre, M.-J.-ll. Tascher, NapolioneBuo-
naparle, Tallien, P. Barras, J. Lemarois le jeune, E. Calmelet,
et Ledercq.
Délivré par nous, maire du second arrondissement de Paris,
sur l'original ilu présent acte de mariage.
Paris, le dix-sept février mil huit cent vingt-neuf (i ).
(1) Il est ;i remarq'uer que Joséphine est née le 23 juin 1763, et que
dans l'acte ci-dessus elle est née le 23 juin 1767, et que Bonaparte
est né le l.j août 1709, et que dans l'acte ci-dessus il est né le 5 fé-
vrier nt;><.
25
m
NOTES SUR M. D'ENTRAIGUES
Le chapitre auquel se rapporte celte note est d'une importance
que nous n'avons pas besoin de signaler; aussi, malgré les judi-
cieux motifs qui ont engagé l'auteur à enrichir ses Mémoires du
récit de d'Lntraigues, avons-nous pensé que nos lecteurs ne trou-
veraient pas sans intérêt d'autres documents analogues à une
pièce authentique, qui fut attestée dans le temps, comme l'a dit
M. de Bourrienne, par le général Alexandre Berlliier, et qui servit
d'abord à éclairer le Directoire sur les machinalions qui précé-
dèrent le 18 fructidor, et qui, plus tard, fut la première base sur
laquelle s'appuya l'acte d'accusation du ministère public dans le
fameux procès de Georges et de Picliegru.
Commençons par emprunter à l'historien de la Révolution,
l'abbé de iMontgaillard, quelques renseignements sur d'Entraigues.
Selon l'abbé de Monlgaillard, le nom de d'Entraigues était Avenel;
d'une famille non noble, mais tenant le rang de gentillàlre, sur
les bords de l'Aveyron; il aurait pris d'abord le nom de de Lau-
nay, d'une propriété de sa mère, et plus tard celui de d'Entraigues,
auquel il aurait joint le titre de comte. L'historien le représente
comme un aventurier retiré à Venise, oii il habitait, i>endant le
séjour de Louis XVIII à Vérone.
Il y remplissait à la fois les fonctions de minisire secret du
roi d'Espagne, de Louis XVIII et d'agent secret du ministère
anglais. Un historien dit qu'il se laissa ou se Ht arrêter lors de
l'entrée des Français à Venise, le 16 mai.
(Conduit à Milan, il y est traité avec des éganls marqués; il a
plusieurs entrevues avec le général Berlliier, est entin admis au-
près du général en chef Bonaparte, et, là, fournil les détails les
MÉMOIRES DE M. UE BOUHHIENNE 435
jtlus élendus sur les intelligences el les négociations entretenues
en 17y."i et 17%, par Picliegru avec le prince de Condé el Wic-
kam, ministre d'Angleterre prés la Dièlc helvétique.
'< DEntraigues, dit l'abbé de Mi)nlgaillard, rédige sous la dictée
de Uona[iarte un mémoire ipie Berlhier l'ail copier, elce mémoire,
que d'Entraigues prétend lui avoir été remis à Venise par le
comte de Montgaillard, el rpie Bonaparte dira avoir été trouvé
dans le portel'euille dudit d'Entraigues, ce mémoire esl rempli
de calomnies, de l'ausselés avancées par ledit d'Entraigues, d'a-
l)rés une prétendue conversation qu'il annonce avoir eue avec le
comte de .Montgaillard. Cette pièce, sortie du cabinet du major
général Berlliier, est envoyée au Directoire. \ ce prix, d'Entraigues
obtient du général en cliel" un passeport pour se rendre en Alle-
magne et en reçoit une gratitication de mille ducats. »
Ce passage de l'histoire de la Révolution attribue d'une manière
formelle au général Bonaparte l'envoi au Directoire de la pièce
dont il esl question. 11 esl curieux maintenant d'en rapprocher
quehnies phrases que nous empruntons à l'acte d'accusation du
procès dont nous avons parlé. <> L'armée de Condé, y est-il dit,
était en Brisgau, lorsque le gouvernement anglais crul devoir la
prendre à sa solde, au mois d'avril 1793. Pour en diriger le mou-
vement, W'ickam el Crawfurd se rendent à Mulheim ; à peine y
sont-ils qu'on pense aux moyens de corruption. La preuve en
existe dans une pièce trouvée dans le portefeuille de d'Entraigues;
elle est écrite en entier de sa main. Elle esl en tète de la cor-
respondance saisie a Otfembourg, dans le chariot de Kiinglin,
le i tloréal an V, envoyée au ministre de la police par le général
Moreau, le 10 vendémiaire an VI. » ^Suil l'analyse de la pièce
qui n'ùfire point de diflérences avec celle qu'a conservée M. de Bour-
rienne.)
Sans doute il ne serait pas toujours prudent de prendre pour
autorité les termes d'un acte d'accusation, el nous concevons que
l'on peut avoir des doutes sur la personne qui envoya la pièce
au gou\ernemeiit; mais on n'en peut avoir sur l'exactilude des
faits qui y sont rapportés. S'il en existait, ils tomberaient en li-
sant les extraits suivants empruntés au Mémoire de M. le comte
de Montgaillard, concernant la conspiration de l'ichegru, dans
les années 111, IV et V de la Hèpublique. Un sait que ce Mémoire,
publié au commencement de l'an Xil, lut inséré tout entier, quoi-
que assez volumineux, dans le Moniteur du 2'J germinal de la
même année.
436 MEMOIRES
« MM. Courant et Fauche furent présentés au prince de Condé.
Le prince, leur ayant donné ses instructions, leur remit une
somme de 300 louis. Les deux Suisses partirent de Bâic le
29 juillet et arrivèrent le même jour à Strasbourg. Pichegru se
tenait à AUivirck. Les deux émissaires ne purent le voir.
(I Le général partit de Strasbourg le 14 août pour visiter le
Haut-Rhin et conférer avec les trois représentants du peuple qui
venaient d'arriver dans cette parlicdu territoire. Fauclic se rendit
à Bàle pour instruire le comte de Monlgailiard de l'état forcé de
la stagnation où l'on se trouvait encore; mais ayant rencontré le
général sur la route, il s'arrêta à lluningue. Piciiegru l'ayant
aperçu, le fit remarquer à quelqu'un qui était à ses côîes, ajou-
tant : « Voilà un des deux individus que nous avons vus plusieurs
fois à Altkirck, dans les jardins. » Ce ])ropos fut entendu par
M. Fauche. Pichegru devait dhicr à lluningue; mais, vers une
heure, malgré une pluie très forte, il partit brusquement pour se
rendre chez M™'' Salomon, à Blopsheim. M. Fauciie le suivit
peu de moments après, bien persuadé que le général, en quittant
Huningue, n'avait cherché qu'à lui faciliter les moyens de l'ap-
procher. M. Fauche n'hésita point à se présenter chez lui, et
l'ayant rencontré dans un corridor, il entama la conversation en
lui offrant la dédicace d'une collection de lettres de J.-J. Rous-
seau à M. Dupérou de Neuchàtel, qui en avait fait un legs en fa-
veur de M. Fauche.
« J'accepte cette dédicace, répondit le général ; mais, comme
je n'approuve pas les principes avancés par J.-J., vous voudrez
bien me communiquer les manuscrits, atin (jue j'en prenne lec-
ture avant d'attacher mon nom à leur impression. M. Fauche,
rassuré par ce début, et bien convaincu d'ailleurs que l'ichegru
avait été informé par son adjudant général (Badouville qui avait
vu Fauche) du véritable but du séjour des deux Suisses à Stras-
bourg, reprit aussitôt, à voix basse : « Général, j'ai à vous parler
d'objets bien plus importants, et cela de la part du prince de
Condé. — Du prince de Condé 1 dit Pichegru, en l'interrompant;
que me veut-il? de quoi est-il question? expliquez-vous. — Une
personne chargée des pleins pouvoirs du ju'ince est à Bàle, ré-
pliqua M. Fauche. — Mais je ne j)uis point aller à Bàle, où je
serais trop en vue, répondit Pichegru d'un autre côté, cette per-
sonne ne peut venir ici. Partez sur-lc-ciiamp pour Bàle, et soyez
de retour le plus tôt possible. Je devais partir cesoiri)Our Stras-
bourg, je vous attendrai jusqu'à demain quatre heures après midi, »
1)K M. 1»K MOUUUIKNNK 137
De rt>loiir à BiUc, M. Fauche annnnra ;i M. do Montgaillard que
It^ {ïi'iK-ral Piclii'^TU ilt'sirail, avant toutes t-hosi's, avoir la signa-
ture inénio <lu prince, quoicju'il no parût point douter que les pro-
positions fussent faites de sa part : « Il est absolument néces-
saire, dit I^icliogru, que le prince m'explique ses intentions, et
surtout comment il entend que j'agisse. Vous me rejoindrez à
Strasbourg ; arrivez-y le plus tôt possible. »
Ce qui suit est toxtuelloment raconté par le comte de Mont-
gaillard : (. Je me rendis à Muiheim (où éiait le prince de Condé)
sur-le-champ; et ayant fait éveiller le prince, je lui comnumiquai
l'état dos choses. Il en fut extrêmement satisfait; mais ce ne fut
qu'avec la plus grande peine qu'il se détermina à écrire au gé-
néral. Il ne voulut jamais lui accorder ce litre, (pii lui paraissait
une reconnaissance formelle de la République (souligné dans
M. de -Montgaillàrd); mais il sentit enfin la nécessité de témoigner
une certaine confiance à un homme qui s'était jeté entre ses bras
avec empressement, on peut monie dire avec légèreté. »
Après une conversation qui dura plus de quatre heures, le
billet suivant fut remis à M. de Montgaillard.
« Puisque M. Pichegru est aussi honnête homme que je l'avais
toujours espéré, je désirerais bien qu'il envoyât ici une personne
de confiance à qui j'exprimerais les avantages de tout genre que
j'assurerais à M. Pichegru et à tous ses amis, dans le cas où il
ferait ce qui lui a été communiqué de ma pari. Cctlo mesure me
parait absolument indispensable; car, sans cela, on peut multi-
plier les messages sans s'entendre, perdre un temps précieux, et
compromettre cet important secret. Louis-Joseph de Bolrbon. «
A Muiheim, le 18 août HOo.
'■ Le prince, poursuit M. de Montgaillard, voulait apposer
sinq)lement son cachet à cet écrit. Je parvins à l'en dissuader et
cà le déterminer à signer et à dater cet écrit. Il me lut ordonné
de le faire parvenir promptement au général, et d'exiger de
M. Fauche sa parole d'honneur (pi'il ne laisserait pas cette pièce
entre ses mains, tant le prince paraissait craindre que cette pièce
no put le compromettre vis-à-vis dos Autrichiens, pour les([uels
cette négociation devait être un profond secret. En attendant, le
secret était mal gardé à Muiheim, car à peine vcnail-on d'aborder
le général Pichegru, et <léjà sept ou huit personnes en étaient
instruites au quartier général du prince. »
438 MÉMOIRES
La lettre du prince de Condé fut remise le lendemain, 19 août,
au général Pichegru, par M. Fauche ; et M. de .Montgnillard donne
dans son mémoire le récit suivant, comme ayant été copié sur la
transcription qui en fut faite pour être remise au prince.
« J'ai offert vingt fois en Alsace, dit Pichegru à M. Fauche,
les occasions d'exécuter ce que le prince me demande aujour-
d'hui et je ne puis concevoir s'il a, comme je le pense, auprès
de lui des ofticiers de grand talent, qu'il n'ait pas su en profiter.
J'ai beaucoup rénéclii à ce dont il est question. J'ai donné, sous
divers prétextes, à trois ou quatre bataillons qui sont ce que j'ai
de plus mauvais dans l'armée, l'ordre de se rendre à Gravelines,
Berghes, Nieuport, etc. J'ai déplacé mon parc d'arlillorie et fait
des dispositions propres à m'assurer les places fortes de l'Alsace.
Dans cet état, voici ce que je puis faire : les représentants du
peuple me pressent de passer le Rhin, et je vais y être forcé tout
à l'heure. Que le prince de Condé m'indique donc le lieu où il
désire que je traverse ce fleuve. Je crois queNcwbourg ou Stein-
stadt serait l'endroit le plus favorable, à cause de la position
militaire du prince. Qu'il m'indique le jour et l'heure, la quantité
d'hommes, l'espèce d'armes, en observant cependant, pour mé-
nager les apparences, que je ne puis guère passer le Rhin avec
moins de dix à douze mille hommes. Je laisserai mes pontons
comme pour servir à une seconde colonne, et aussitôt arrivé sur
la rive droite, je proclamerai la royauté; mon armée se réunira
dans le même moment à celle du prince; nous repasserons en-
semble le fleuve; les places d'Alsace s'ouvriront devant nous, et
aidés des renforts que j'y laisse et de quelques bataillons autri-
chiens, s'il est nécessaire, nous marcherons à journées forcées
sur Paris, car c'est là où il faut tendre. Plus j'y réfléchis et plus
je vois que ce plan est le seul susceptible d'un grand succès. Ce
que le prince me propose n'est point faisable (1). Je connais le
soldat ; il ne faut pas lui donner le temps d'un premier mouve-
(1) Le prince de Coudé exijreait que Piclie!,'rii se (icclaràt sur la
rive gauche, et y fît proclamer la royauté par son armée ; qu'il fît
arborer le drapeau blanc sur les clochers et les places qui avoisiiient
le Rhin defiuis Huninijue jusqu'à Mayence; qu'il envoyât au^sitôt à
Mulheim un trompette les yeux bandés, pour annoncer an prince que
l'armée républicaine avait reconnu le roi ; qu'il liviàt Hunin^'iie, arrêtât
les représentants du peuple et les envoyât à Mulheim, livrés à dis-
crétion, les fers aux pieils et aux mains.
DF, M. DE nOURRIFNNK 439
mont ; il fanl l'cnlrainfr, cl non le dôciilor. Unr fois sur la rive
(Iroilo, je suis sûr du lui, pourvu *\\\o le vin, la viande cl l'arj^cnl
ne manquent point. Que le prince ait soin que tout cela soil en
abondance; que les officiers de son armée se confondent et ne
fassent qu'un avec les miens; surtout point de jactance de la part
des émigrés, et je réponds de tout le reste. Il est inulile que j'en-
voie au prince un de mes aides de ramp : il pourrait (^Ire aper(^u
et reconnu sur la rive droite, et ce'a seul conipromotlrait la
chose. D'ailleurs vous suffirez, et puisque le prince vous a charo^é
de ses instructions, il doit avoir confiance en vous, cl ajouter une
foi entière à ce que vous lui proposerez de ma part. Il n'y a pas
de temps à perdre : retournez vers le prince; assurez-le que je
vais tout disposer en conséquence, et qu'il prenne de son côté les
mesures nécessaires. Soyez de retour le plus tôt possible. »
M. Fauehe arriva à Bàle le 21 au soir, et prit aussitôt la route
de Mullieim. Le prince avait insisté de la manière la plus forte
pour qu'il obtint de'Picheg^ru un mot d'écrit. Le général s'y était
longtemps refusé ; enfin il traça six ou sept lignes sans signa-
ture, que le prince eut soin de confronter avec l'écriture de quel-
ques lettres interceptées, et il reçut de M. Fauche le billet qu'il
avait écrit au général le 18 d'août.
Ici commence la longue série des incertitudes et des tergiver-
sations du prince de Condé. Jaloux d'être regardé comme seul
restaurateur de la royauté, il voulait agir sans la participation
des Auirieliiens, et, d'un autre côté, il voulait avoir cette gloire
au meilleur marché possible. Ses tergiversations naissaient sou-
vent de l'espèce de dédain dont il ne pouvait se défendre pour
ceux avec lesquels il lui était si important de traiter. Ainsi, par
exemple, M. Fauche, rendant compte au prince de sa mission,
et croyant lui donner une preuve de plus de la sincérité des sen-
timents qui animaient Pichegru en rapportant qu'il en avait reçu
l'accueil le plus afi'ectueux, ayant dit que le général avait été jus-
qu'à le baiser sur la joue, le prince de Condé lui répliqua :
« Pichegru se sent de son ancien métier; il est donc toujours
« soudard et crapuleux ! Voilà comme sont tous ces gens-là :
« épanchement de corps-de-garde, et rien de plus. »
('-'était un singulier spectacle que de voir un général de la Ré-
publique faisant tous ses efforts pour la trahir, et trouvant sans
cesse des obstacles à sa trahison, précisément de la part du
prince, en faveur du<iuel il trahissait.
Les diflicullés se multipliaient à un tel point que, vers la fin
dlO MÉMOIRES
d'août, Pichegru donna à M. Courant les inslniclions suivantes :
« Je pars lundi pour me rendre sur le bas Rhin ; j'attaquerai les
Autrichiens, et je me porterai ensuite sur Manheim. Je ne puis
différer plus longtemps d'exécuter les ordres des représentants
du peuple à cet égard; ils veulent percer en Allemagne, à quel-
que prix que ce soit, pour y lever des contributions, et faire sub-
sister l'armée qui manque de tout. Voilà le plan de campagne,
remettez-le au prince, pour qu'il se dirige en conséquence; comme
je puis être forcé par les événements à prendre un parti décisif
au moment où je m'y attendrai le moins, que le prince m'envoie
une somme de cent mille écus, ou qu'il en fasse le dépôt, soil à
Bàle, soit à Francfort, mais que j'aie la certitude qu'elle sera
comptée à la minute à la personne que j'enverrai pour la rece-
voir. C'est aujourd'hui mardi, vous avez tout le temps de me re-
joindre avant mon départ. Je vous recommande instamment d'olrc
ici le dimanche soir; vous y demeurerez à poste fixe, et je ferai
en sorte que vous n'y soyez ni inquiété ni soupçonné. Je n'ai nul
besoin d'argent pour moi, je n'en veux point; mais il en faut
pour mes soldats, car la royauté est pour eux au fond d'une bou-
teille de vin. Dites bien au prince, faites-lui sentir que ce que je
lui propose est aujourd'hui la seule chose exécutable. Surtout,
qu'il se garde des indiscrétions, et qu'il écarte toutes les petites
considérations ; qu'il soit sans inquiétudes sur mon compte. Mer-
lin a beau me surveiller, je me moque de lui et de ses collègues;
ils n'oseraient rien entreprendre contre moi. J'agis à Paris comme
en Alsace; l'esprii de l'armée de l'intérieur est bon; il ne s'agit
que de l'entretenir, et je ferai en sorte de lier la partie de
manière à embarrasser la Convention dans la capitale et sur les
frontières, tout à la fois. J'ai des gens à moi auprès des sections;
j'espère qu'ils se prononceront hautement quand il en sera temps.
Je veux un grand ensemble, et que tout concoure au même but.
Je ne donnerai pas Huningue au prince ; cette place ne servirait
de rien. Point de petits paquets ; il s'agit d'un grand projet, et
non pas d'une expérience à la Dumouricz; je n'ai pas envie de
faire le second tome de ce général. C'est un grand coup que je
veux frapper; ce que j'ai résolu d'entreprendre ne se recommence
point, et il vaut mieux attendre quelques jours de plus et jouer
à jeu sur. Si le prince avait voulu suivre mes avis, nous serions
maintenant à moitié chemin de la capitale; c'est sa faute et non
la mienne. Qui diable a ])u lui mettre dans la télc les projets dont
il m'entretient? Mais il ne s'agit plus du passé. Parlez sur-lc-
DM M. DM IJOIKIÎir.NNK III
clianip, el soyez do retour auprès de moi dans cinq jours. »
Toutes les lenlatives que l'on lit auprès du jjrince de Cundc
pour le déterminer à adopter le ]»lan de l'icliegru furent inutiles.
M. Courant y revint de nouveau ilans la nuit du 15 septembre,
d'accord avec M. de iMonIgaillard, et voici, dit celui-ci, la seule
réponse qu'ils purent obtenir du prince : « Que Picliegru com-
mence à me livrer Hunin^nie, quoique je ne doute point de sa
bonne foi; mais avant toutes choses, je veux cette place. Pour
de l'arj^-ent, je n'en ai point; que les Anglais en donnent, si cela
leur fait plaisir. Je verrai iM. Crawfunl, sans lui dire le véritable
objet de la dépense; et s'il veut fournir, à lui permis: s'il ne le
veut pas, il n'y a qu'à attendre et à voir venir les événements. »
Nous n'avons pas voulu, même sur la foi du comte de Mont-
paillard, transcrire la dernière phrase qui termine cette réponse,
par respect ])our lu mémoire du ])rince de Condé. Quoi qu'il en
soit, la négociation fut rompue, reprise, rompue encore, et les
événements eurent le cours que l'on sail.
Nous ne terminerons point cette note sans témoigner le regret
de ce que M. de Bourrienne n'a pas pu entièrement copier la
pièce saisie dans les papiers de d'Enlraigues, et notamment ce
(jui se rapportait à la cour du prince de Condé. On lit, dans le
-Mémoire du comte de Montgaillard, quelques faits qui pouiTaient
peut-être suppléer à celte lacune.
" Le prince de Condé, dit-il, se trouvait dans une situation
déplorable. Chef d'une armée dont il était dans l'impuissance
d'acquitter la solde; commandant un corps où chaque soldat avait
sa volonté et méconnaissait la voix de ses supérieurs; égaré par
cette foule de courtisans qui représentaient la France toute prête
à embrasser ses genoux ; tromi)é par les cours de Pétersbourg,
de Vienne et de Londres, dont il ne recevait que des promesses
insignifiantes ; haï du comte de Lille et du comte d'Artois, et les
liaïssanl au moins autant; suspect à tous les deux, dans ses vues
et dans ses jtrojets de conquête : telle était la situation politiipie
dans laquelle se trouvait le prince de Condé.
« Le prince de Condé était jaloux du duc de Berry, jalousie
(jui s'étendait jusque sur son tils, le «lue de Bourbon. Sa con-
fiance était partagée entre deux hommes, également incapables
(h' le servir, également fidèles à le flatter. L'un était le chevalier
de Contye, lieutenant de ses chasses; et l'autre le marquis de
Montesson, bossu de corps et d'esprit. Lorsque le prince espérait
rentrer en France avec Pichegru, celui-ci lui dit : " Je suis d'avis
25.
•112 • MEMOIRES DE M. DE BOURRIENNE
" que l'on séjourne un mois en Alsace, pour assurer la restilu-
« lion de tous les domaines déclarés nationaux, et pour y faire
« un exemple éclatant de tous les individus qui seraient connus
» pour avoir trempé dans la Révolution. »
« Un jour, raconte encore le comte de Montgaillard, le prince
de Condé était occupé d'une lettre fort importante qu'il venait de
recevoir do Strasbourg. Il m'indiquait la manière dont il voulait
que je répondisse, lorsque M. de Monlesson interrompit la dis-
cussion pour me dire : » En revenant à Rastadl, vous passerez
par la ville de Steinstadt; je vous instruirai d'une chose que peu
de personnes savent. Les poules de Steinstadt n'ont pas de queue,
parce que, si elles en avaient une, elles ne pourraient se^tourner
dans la ville, tant elle est petite et étroite. » Le prince sourit, ne
se fâcha point, et continua à méditer le renversement de la Ré-
publique ! »
Une remarque assez importante, c'est que dans tout le cours
du long Mémoire du comte de Montgaillard, le nom de d'En-
traigues n'est pas cité une seule fois, ce qui explique, peut-être,
la manière dont en parle l'abbé de Montgaillard,
IV
LISTE
DES CHIKFRES ET DES SI»i>ES QLE j'aVAIS COMPOSÉS POLU LA
COURESPO.>DA>CE (18 FIIICTIDOR).
MM.
Talleyrand A
Lenoir-Laroclie 13
Pléville C
Merlin D
Ramel E
François de Neufchàleau . . G
Schérer H
Barras 1
Uewbell ±
La Réveillèrc-Lépeaiix .... 3
Carnol 4
Barthélémy .'i
Ik'rnailolle '.Vt
StMTiirier ."i.'j
Tallien 7
(^larkc 77
Truguet '.V.\
Paris 100
Visconli Z
MM.
Pichegru "X.
Willot X
Hoche X
Moreau 27
Clichy =
Conseil des Cinq-Cents. . . . (0)
Conseil des Anciens (0)
Arméede Sanibre-et-Meuse. 1 i
Armée d'ilalio 13
Kléber 10
Syeyès 21
Augereau !'■>
Jean de Brie 1">
Directoire 8
Bonaparte 45
Corps législalil 17
Solin -H-
Lacroix Ch
Les ministres 71)
EXTRAIT
DU RAPPORT DU GÉNÉRAL CLARKE
AU DIRECTOIRE EXECUTIF
Milan, 7 décembre IT'Jli.
Citoyens Directeurs,
Je vous transmets aujourd'hui quelques détails militaires sur
l'armée française en Italie.
Elle est dans ce moment à la poursuite des ennemis. Aff'aiblis
par le dernier échec qu'ils ont éprouvé, ils se retirent vers Trente
el vers la Brenta ; mais, d'après ce que m'a dit le général en
chef, ils paraissent rassembler leurs principales forces vers le
Tyrol, ce qui dorme à penser que bientôt de nouveaux secours
venus du Illiin les mettront en état de faire de nouvelles tenta-
tives pour tlébloquur Manloue.
(>elle tentative sera heureuse ou sans succès. Si elle réussit,
Mantoue sera débloqué; nous perdrons une partie de nos con-
quêtes dans ce beau pays; la guerre sera peut-être prolongée, el
il se peut que l'empereur veuille courir les risipies d'une nouvelle
campagne.
Si lus Autrichiens échouent, Manloue tombera en noire pou-
voir, et la Cour de Vienne, désespérant de reprendre l'Italie,
craignant pour Trieste et même pour l'Autriche, s'empressera de
faire une jjaix dont nous dictoi'ons les conditions.
Tout se réduit à savoir si de nouveaux renforts peuvent arriver
à temps à l'armée autrichienne en Italie. On m'assure qu'ils sont
MlM('li;i:s |)1', M. 1)|-, r.or KKIKNNK 445
allomlus. Lo général on cliota été luvvenu (ju'ils avaionl marclié.
S'ils sont partis Iroj) lard du Rhin, vous pouvez dès à présent
comptor quo Manlouo osi à nous. Dans le cas contraire, notre
situation est incertaine, et l'armistice pourrait être conclu en
Italie, sans qu'on pût déterminer d'une manière positive à qui il
serait plus avanta^'oux de nous ou des ennemis.
Bonaparte pense que Manloue pourra se rendre dans un mois.
Il doit bombarder celte place importante le 25 du courant. Si
SOS calculs se trouvent faux, il -e propose de l'assiéger en jan-
vier.
L'armée française est très peu nombreuse, elle a beaucoup
perdu dans les dernières afi'airos. Il est indisjtensable de lui en-
voyer dos renforts (|ue vous pouvez extraire du Kiiin. Si l'em-
pereur nous sait très forts en Italie, il fera la paix.
Dans le cas où l'empire irAlIcmagne embrasserait pour la cam-
pagne prochaine le stJge parli d'une neutralité armée, nous nous
tiendrons bien certainement sur la défensive sur le Rhin. 11 fau-
drait alors organiser une oll'ensive vigoureuse en Italie. Dans les
dernières affaires, l'armée n'avait de combattants présents sous
les armes que dix-neuf mille, et môme moins. Il y en a quinze mille
à l'hôpital; le reste est éparpillé et nécessaire ailleurs. Il en faut
[lour imposer à Rome.
Il en faut pour s'opposer aux Anglais sur la côte de Toulon, et
pour faire la loi au grand-duc de Toscane, et pour faire la loi au
grand-tluc lui-même. Il en fixut pour contenir les pays conquis et
comprimer les Harbels. Il en faut pour gariler Ferrare et Ancône.
La posses>ion de l'Italie est un bien inappréciable, qu'on ne doit
laisser érliapper de nos mains sous aucun prétexte quelconque.
C'est le gage el le moyen de la paix.
Je sais combien vous répugnez, citoyens Directeurs, à ordonner
ties marches de troupes, parce qu'elles se fondent en roule : mais
je vous observerai à cet égard que nos soldats viennent volon-
tiers à l'armée d'Italie, où ils savent qu'ils sont bien payés. Je
vous citerai pour exenq)le la ;j8* demi-brigade qui vient d'y ar-
river dt; l'armée des côtes de l'Océan, forte de trois cents hommes,
el qui n'a pas perdu beaucoup de monde en chemin.
Vous ne pouvez pas envoyer moins de dix mille hommes à
celle armée. N'oubliez pas qu'ils vivront sur pays conquis. Si vous
doublez ce nombre, vous serez encore plus certains de vous y main-
tenir. Si vous étiez ici, vous en seriez convaincus comme moi.
J'ajouterai que, dans les dernières affaires, les Français se
416 MÉMOIRES
ci'oyaionl tellement inférieurs en nombre aux ennemis, qu'ils
n'ont plus témoigné cette énergie qui les avait si souvent fait
vaincre.
Tout ce que je pourrais vous mander sur l'esprit actuel de
l'armée, citoyens Directeurs, ne pourrait vous en donner une idée
comme celle que vous présentera la lettre écrite par Louis Bona-
parte, aide de camp du général en chef, àCuviller, mon aide de
camp, à qui je l'ai demandée, parce qu'elle peint réellement la
silualioa des choses.
La 58" demi-brigade et quelques autres renforts qui arrivent
relèveront un peu l'esprit de l'armée. Ordonnez au ministre de
la guerre qu'il y envoie tous les officiers dont il peut disposer, et
qui traînent chez eux une existence inglorieuse. Faites-y adresser
sans délai tout ce qu'il y a d'officiers en état et désireux de se
battre ; et vous serez sûrs de l'Italie, car ce sont les officiers qui
gagnent et font gagner dos batailles. Les soldats, qui ont à peine
l'espoir d'être distingués quand ils font des merveilles, vont moins
bien et s'épargnent quelquefois. Cependant le général en chef
fait beaucoup i)0ur réveiller et entretenir l'émulation.
Je ne vous parlerai point aujourd'hui des administrations m.ili-
taires; il faudrait trois mois au moins pour examiner leurs
désordres et en découvrir les auteurs. Je ne vous entretiendrai
que du général en chef, du chef de l'élat-major général, des com-
missaires du gouvernement cl du commissaire ordonnateur en chef.
LK (iliMCKAL LN Clllit',
Ce général a rendu les plus importants services. Placé par vous
au poste glorieux qu'il occuj)e, il s'en montre digne ; il est l'homme
de la Réjjublique. Le sort de l'Italie a plusieurs fois dépendu de
ses combinaisons savantes. Il n'y a personne ici (pii ne le regarde
comme un homme de génie, el il l'est etVeclivemenl. 11 est craint,
aimé et respecté en Italie. Tous les petits moyens d'intrigue
échouent devant sa pénétration. 11 a un grand ascendant sur les
individus qui composent l'armée républicaine, parce qu'il devine
ou conçoit d'abord leur pensée ou leur caractère, el qu'il les di-
rige avec science vers le point où ils peuvent être le plus utile.
Un jugement sain, des idées lumineuses, le melleiit à portée de
distinguer le vrai du faux. Son coup d'œil est sûr; ses résolutions
sont suivies par lui avec énergie et vigueur. Son sang-froid dans
DK M. Di; 15()UKRIENNE 117
les alVairos les plus vives est aussi romaniuabic que son exlrcme
proinplitude à changer ses plans lorsque des circonstances im-
prévues le commandent. Sa manière d'exécuter est savante cl
bien calculée.
Bonaparte peut parcourir avec succès plus d'une cairière; ses
talents supérieurs et ses connaissances lui en donnent les moyens.
Je le crois attaché à la Képiibiiiiue et sans autre ambition que
celle de conserver la <;!oire qu'il s'est acquise. On se tromperait
si l'on pensait (pi'il l'iit l'homme d'un parti, il n'appartient ni aux
royalistes (pii le calomnient, ni aux anarciiistes qu'il n'aime point.
La C.onslitulion est son guide. Rallié à elle et au Directoire qui
la veut, je crois (|u'il sera toujours utile et jamais dangereux à
son pays. Ne pensez point, citoyens Directeurs, que j'en parle
par enthousiasme; c'est avec calme que j'écris, et aucun intérêt
ne me guide que celui de vous faire connaître la vérité. Bona-
parte sera mis par la postérité au rang des plus grands hommes.
Je me suis assuré ici que le commissaire du gouvernement,
Garreau, n'avait point eu l'intention de laisser soupijonner que ce
général eût été intiilele à la probité. 11 est trop soigneux de sa
gloire, trop insouciant pour les petites choses, pour s'élre occupé
de s'enrichir. Les personnes avec lesquelles j'en ai conféré, telles
que le citoyen Garreau el le général Berthier, m'ont confirmé
dans cette opinion. Le commissaire ordonnateur en chef Déniée,
qui passe ici pour très probe, m'en a parlé dans le même sens.
J'ai interrogé moi-même Bonaparte à cet égard : il m'a répondu
d'une manière qui m'a semblé franche, et qui chasse au loin le
soupçon, il m'a paru ne pas ignorer que quelques hommes avaient
trop prolilé de la conquête : mais je sais qu'il n'accorde à ceux
qu'd soupçonne tpie l'estime tpie d'autres qualités plus utiles peu-
vent leur mériter.
J'ai entendu murmurer ici que le général en chef de l'armée
d'Italie avait eu des prèle-nunis dans les entreprise^; que CoUol
était >on homme. Le lemi>s ne m'a pas permis d'approfondir ces
inculpations. Je les ai cependant examinées, et elle» m'ont paru
sans fondement. Le commis>aire ordonnateur Leroux, que le mi-
nistre de la guerre a envoyé en Italie, a en mains les comptes de
ce CoUot ([ui, au premier aperçu, i>araissenl clairs el bons, mais
qu'il recherche avec scrupule.
Des caisses onl été enlevées d'une manière irrégulière. Je sais
que le général Bonaparte a disposé du contenu de quelques-unes
pour des objets de service, el notamment de celles de Trente
148 MEMOIRES
qu'avait déplacées le général Masséna, et dont une partie a payé
les dépenses de l'armée qui était en marche, pendant que l'autre
acquittait quelques gratifications que le général en chef a cru de-
voir faire à différents officiers, et des frais d'espionnage. Leur
montant était de trente mille livres. Le général Berlliier, avec le-
quel j'en ai causé, m'a assuré qu'il existait des procès-verbaux
ou déclarations des faits et des notes de dépense, qu'on retrou-
vera au besoin.
Si le général Bonaparte avait dilapidé, je vous rappellerais,
citoyens Directeurs, les cent mille écus de vinaigre du maréchal
de Villars ; car ce général serait difficilement remplacé au poste
qu'il occupe ; mais je ne le crois pas, et il parle troj) haut contre
les fripons, il les vexe trop, pour no pas être indépendant de
leurs récriminations.
On l'a accusé de se mêler d'administration : s'il s'en est mêlé,
c'est qu'il y a été forcé, parce que les commissaires du gouver-
nement ne pourvoient à rien, parce que la mauvaise santé, et
peut-être la faiblesse du commissaire ordonnateur en chef, l'em-
pêchent de faire aller une machine aussi vaste et aussi mal
montée que le sont les administrations de l'armée d'Italie. Que
des gens habiles soient à leur tête, jamais le général en chef ne
se mêlera des détails administratifs. Je tiens cette déclaration de
lui-même.
Le général Bonaparte n'est pas cependant sans défaut. 11
n'épargne pas assez les hommes; il ne parle pas toujours aux
individus de l'armée qui l'approchent, avec la mesure qui con-
vient à son caractère. 11 est quelquefois dur, impatient, i)réci-
pité ou impérieux. Souvent il exige avec trop de vivacité des
choses difficiles; et sa manière d'exiger ce qui i)eut être bien
interdit aux personnes (jui ont des rai)ports avec lui de lui i)ro-
poser des moyens de faire mieux que ce qu'il propose lui-même.
Il n'a pas assez ménagé les comniissaires du gouvernement.
11 devait du ménagement à leur caractère, je le lui ai reproché.
11 m'a répondu qu'il lui était impossible d'honorer des personnes
qui avaient contre elles \c mépris universel, et l'avaient mérité
par leur imnioralilê el leur incapacité.
LE GÉNÉRAL l»IÎ DIMSION AI.KXANDUE ItEKTIIIIvU
Cet officier a i»our maxime de se mêler le moins jiossible de
politique, mais de remplir avec zèle el assiduité les devoirs mi-
m; M. DK lîUliKKIKNM': 419
litaii'i's. Sos talcnls comme chef (lelal-major sonl ronmis. Tout
le riiotule s'accorde ici à bien parler de sa moralilé. I.e gouvor-
nonienl pcul compter ossonliellcmenl sur lui. Berlliier se confor-
mera toujours à la ('oiislilulion cl aux lois. Il est ici universelle-
meiil aimé, cl mérile de rèlrc. Son patriotisme raisonné égale
sa bravoure. Il est en bonne intelligence avec le général en
chef dont il est le compagnon et l'ami, et qu'il accompagne
partout.
l.liS t »»MMl»\IUli.S m GOLVEIINE.MENT S... ET ii...
Le premier a ici la réputation d'être le plus délionlé fripon de
l'armée.
Le second est sans capacité. Ni l'un ni l'autre ne conviennent
à l'armée d'Italie. Si le Directoire continue à y conserver des
commissaires du gouvernement, il faut que cette place éminente
soit remplie par des hommes probes, vraiment patriotes, et non
pas attachés à un parti factieux, et ne favorisant que lui ; par
des hommes qui aient des talents, du caractère et de l'éclat per-
sonnel.
Voulez-vous savoir en quelles mains reposent les intérêts de
la France en Italie, quelle est la cheville ouvrière, le factotum
de vos commissaires qui veulent administrer, et qui n'y enten-
dent rien? C'est Ilaller, jadis banquier, homme taré dans l'opi-
nion, et pour lequel vous aviez marqué de la répugnance au
citoyen Saliceti, dans une de vos lettres, que je vous prie de
vous faire représenter. Il est plus commissaire du gouvernement
que ceu.\ qui sont revêtus de ce titre. On dit ici publiquement
qu'il reçoit des sommes pour chaque ordonnance qu'il fait signer
à (1...
Le général Bonaparte a été sur le point de faire arrêter
Ilaller; mais il sait tous nos secrets, et la confiance de vos com-
missaires pour lui est illimitée. Us l'ont fait aller il y quelque
temps à Modène, où il n'avait aucun besoin, et où des caisses
de bijoux ont disparu, etc. Ilaller est devenu momentanément
nécessaire. Il travaille dans ce moment à faire des états qui doi-
vent constater notre situation, et les recettes et dépenses faites
de la conquête d'Italie. Vous devez bien penser que ce seront
des mémoires jusiiticatifs des principaux fripons. J'ai parlé à
G... de l'immoralité de son collègue ; il m'a dit (ju'il n'avait
450 MÉMOIRES
rien remarqué de lui contre la probité. Je lui ai parlé de Haller;
je lui ai témoigné ma surprise de ce que, malgré l'intention du
Directoire, manifestée à S..., cet homme prévenu d'émigration
avait été mis au timon des affaires. Il m'a répondu que jamais
S... ne lui avait fait part de ce que le Directoire lui avait mandé
à cet égard ; qu'il croyait Haller honnête homme et bon pa-
triote. On m'assure en effet qu'il parle ici dans le sens de
Babœuf, et cela peut passer pour du patriotisme auprès de G...,
dont l'exaltation ne s'est point modérée, et qui est entouré de
prétendus patriotes, intrigants et partisans de l'anarchie qu'ils
prêchent, dit-on, hautement en sa présence.
Je ne dois pas oublier de vous faire observer que lorsque G...
me disait qu'il croyait Haller honnête homme, il avait eu con-
naissance d'une lettre écrite à cet honnête administrateur par
son neveu et interceptée par les généraux français. On lisait
dans cette lettre à peu près ceci : « Vous avi'z promis .50,000 li-
vres à Colombe ; songez à remplir vos engagements. N'oubliez
pas que votre fortune est anéantie ; songez à la réparer. Vous
êtes à même de le faire, et vous n'avez pas un instant à perdre. »
Je dois vous dire que G... m'a cependant offert de renvoyer
sur-le-champ Haller. Les mêmes raisons qui avaient déterminé
le général en chef à ne pas le faire arrêter m'ont porté à con-
seiller à votre commissaire de le conserver. Cet homme est de-
venu nécessaire, il a la clef de tout. Il faut qu'il reste en place
jusqu'à ce que vous ayez nommé des successeurs à vos commis-
saires du gouvernement ; et quoique je sois persuadé qu'ils s'ac-
corderont difticilement avec le général en chef. S... et G... sont
au moins coupables d'imprévoyance, d'inactivité et d'insurveil-
lance. Jamais le général eu chef n'a pu obtenir d'eux qu'ils vi-
sitassent les hôpitaux, et l'insouciance est telle qu'au moment
actuel, l'armée d'Italie, qui devrait être au moins bien habillée
et avoir des magasins, n'en a aucun, malgré les ordres que vous
n'avez cessé de leur donner. Ses transports sont presque nuls.
Vos commissaires, m'assure-t-on, ont été plus occupés de leurs
plaisirs que de leurs devoirs.
J'ajouterai à ces fatigants détails que lors de la dernière révo-
lution de Modène, S... et G... y coururent. Il y existait, dit-on,
dans les caisses, 1,200,000 francs. Le versenient opéré dans
celle du payeur n'a été, selon ce qu'on m'a appris, que de
400,000 francs, et le public les accuse l'un et l'autre d'avoir volé
800,000 francs, conjointement avec Haller. Si les événements
J
DF M DE ROURRIENNK 151
me porlaiont à Motlfiio, je vérifierais les faits. Je ne puis au-
jounl'liiii vous niatidiT que ce que je rassemble en écoutant tout
le monde. Cependant jo ne puis certifier absolument ce qui a
rapport au voyage de .Modi-ne. Il est certain toutefois que des
ballots nombreux à l'adresse de Halier sont venus de cette ville
à la douane de Milan. Je tiens ce fait du général Baraguey
d'Hillit'rs, qui les a vus.
Quant à mon opinion personnelle sur le commissaire du
gouvernement, G..., je dois dire, que malgré la mau-
vaise réputation que lui a faite son voyage de Modène, je per-
siste à le croire probe. Je l'ai interrogé, ses réponses m'ont
paru celle d'un homme pur; mais il est trop au-dessous de sa
l»lace pour que vous l'y continuiez. En le rappelant, il convient
que vous preniez des jirécaulions pour qu'il rende ses comptes
sur les lieux mêmes, et non pas à Paris, comme la compagnie
Flachal, qui n'y a que trop d'amis, et qui est accusée ici des
plus odieux vols.
Quelque incapable et quelque exalté que soit G..., je pense,
citoyens Directeurs, que vous ne devez pas, avant de lui per-
mettre de retourner dans ces foyers, le sacrifier dans l'opinion,
et que sa probité et votre propre moralité exigent que vous lui
confiiez momentanément quelque emploi.
I.E COM.MISSAIRE-ORDONNATEI K EN CIIKK DE.NMEE
Cet homme jouit ici de la réputation bien rare d'homme
probe. Il n'est pas sans talent, mais sa mauvaise santé l'em-
pêche de rendre de grands services. Il manque d'énergie et de
vigueur. II demande à rentrer dans l'intérieur. Le général en
chef est d'avis qu'il faut qu'il re-te à l'armée comme ordonna-
teur. Denniée a besoin d'un successeur probe et grand adminis-
trateur. Presque tous les sous-ordres sont tarés ou incapables.
Le général en chef parait désirer, pour le remplacer, Ville-
manzy, qui vient d'être échangé. Quoiqu'on l'ait accusé d'avoir
été froid sur la Révolution, je pense qu'il est le seul homme ca-
pable de bien faire ici. S'il se charge de cet effrayant fardeau,
soyez certains, citoyens Directeurs, qu'il remplira ses fonctions
d'une manière qui vous satisfera, et avec la supériorité de talent
et de probité qui le dislingue. Les lois et vos ordres seront res-
pectés par lui, et les dilapiilalions cesseront.
452 MÉMOIRES DE M. DE BOURRIENNE
En finissant celle longue dépêche, je crois devoir vous com-
muniquer ma pensée sur la manière de bien faire aller les
choses ici. Il faut que le général en chef continue à commander
toutes les opérations diplomatiques en Italie.
l
VI
KCLAIKCISSHMENTS HISTORIQUES
SUFt
LA l)i:sTKUCTI()N DH LA FLOTTE ET LA CCJNDUITE
n E i/a m I r a l b r u e y s
Bonaparte est entré à Alexandrie le 2 juillet. Trente jours
jours après, la flotte n'était plus. Qu'a-l-il fait pendant ce mois?
quels ordres a-t-il donnés? Qu'a fait Brueys contre ses ordres?
et que serait-il arrivé s'il eut écoulé Bonaparte?
Examinons la lettre au Directoire ; on verra qu'elle ditfére
beaucoup de ses ordres et de sa correspondance avec l'amiral.
Le l"aoùt, jour si fatal, trouva cet amiral dans la position où
l'avait placé l'arrêté du 3 juillet. C'est une grande injustice de
rejeter tous les torts sur Brueys, qui, à mon avis, n'en avait
aucun, et qui n'a été victime que des circonstances.
Le 18 messidor (6 juillet), dit Bonaparte, j'écrivis à l'amirai d'en-
trer dans les vingt-ijuatre heures dans le port d'Alexandrie, et, si son
escadre ne pouvait pas y entrer, de déchar^'er prouiptenient toute
lartilierie et tous les elTets de l'armée, et de se rendre à Corfou.
L'amiral ne crut pas devoir achever le débarquement, dans la
position où il était (1).
Il alla mouiller à Aboukir qui ofTrait un bon mouillage.
Je suis parti d'Alexandrie dans la ferme croyance que sous trois
jours l'escadre serait entrée dans le port d'Alexandrie, ou aurait
appareillé pour Corfou.
(1) Il ne le pouvait pas; voir ci-après l'extrait du rapport de Ber-
thier. [Note de la première l'dition.)
454 MEMOIRES
Voilà ec que Bonaparte écrivait an Dirocloire, le G juillet, et
le 9, l'ordonnateur en chef écrivait à Paaiiral Brucys, de la rade
d'Aboukir :
L'opinion générale était qu'aussitôt le débarquement opéré, nous
aurions dn partir pour Corfoii, où nous aurions été ralliés par nos
vajsseaux de Malte, de Toulon et d'Ancône, pour être prêts à tout.
Le général en tdief en a décidé autrement. Le bonheur qui accom-
pagne ses opérations suivra aussi celle-ci. Au reste, nous sommes ici
sous le vent du fanatisme, et son souille ébranle un peu mes prin-
cipes.
Certes, si les choses se fussent passées ainsi que- le dit le gé-
néral en chef, étant parti d'Alexandrie le 7 juillet, il pourrait
dire avec justice : .i J'ai donné le 6 un ordre positif; je suis
parti Te 7. Kst-ce ma faute si je n'ai pas été obéi? »
Mais c'est le 3 juillet, quatre jours avant son départ d'Alexan-
drie, que Bonaparte ordonna, par un arrêté en liuit articles, ce
qu'il voulait que Brueys exécutât : il n'y eut point d'ordre direct.
L'article premier de cet arrêté portait :
L'amiral lirueys fera entrer dans la journée de demain, 4 juillet,
son escadre dans le port d'Alcvandrie, si le temps le permet, et s'il
y a le fond nécessaire.
Article :2. S'il n'y a pas dans le port le fond nécessaire pour
mouiller, il prendra des mesures pour que, dans la journée de de-
main, il ait débarqué rarlillcrie et les autres effets de terre.
L'article " porte : L'amiral fera, dans la journée de demain, con-
naître, par un rapport au général en chef, si l'escadre peut entrer
dans le port d'Alexandrie, ou si elle peut se défendre, cmbossée
dans la rade d'Aboukir, contre une escadre ennemie supérieure ; et
dans le cas où ai l'un ni l'autre ne pourrait s'e.xécuter, il devra
partir pour Corfou, l'artillerie débaniuée. — Article 8. Si l'emiemi
paraissait avec des forces très supérieures, dans le cas où l'amiral
ne pourrait entrer ni à Alexandrie ni au Bequier (Aboukir), la flotte
se retu'erait également à Corfou.
Voilà le seul ordre qu'ail reçu Brueys ; l'escadre n'était plus,
lorsque la lettre du 27 juillet arriva à Alexandrie. On se de-
mande, est-ce là un ordre absolu, et sa date est-elle du 6 juillet?
Mais, en admettant même cette assertion comme vraie, l'ordre
n'était pas exécutable. C'est ce que l'on va voir.
Le général Berlliier, dans sa lielcilion des cumpayncs du gé-
néral Bonaparte eh Egypte et en Syrie, qui a tout le caractère
DE M. DE BOURRIENNE 455
oniriel, el qui l'i'sl en (.Ik-l, étant écrilt} par ordre et sous la
• licloc (lu <;oiiiTal Bonajuirlp, s'exprime ainsi :
l.fs vaisseaux île guerre ne pouvaient ciilrcr dans le port, et res-
taient tiaiis la rade a une jrrando dislance, ce qui rendait le débar-
tpienienl de rartillerie e^'aleinent loii^' et pénible. Honaparle convient
avec l'auiir.tl lîrucys ipie la (lotte ira mouiller à Aboukir, où la rade
est bonne et le débanpienioiit facile, el d'où l'on peut également
communiquer avec Koseltc et Alexandrie.
Que le lecteur impartial, t'I qui clierclic de bonne fui la
vérité, veuille bien comparer la tournure et les cxi)re>sions de
ce que je viens de citer de la lettre au Directoire, avec l'ordre
donné le 3 juillet, el la relation oflicielle de Berthier. Il faut
bien le dire, Bonaparte n'a pas écrit le G juillet à l'amiral
Brueys ce qu'd prétend lui avoir écrit. Mais, comme il partit
le 7 d'Alexandrie, il a voulu faire entendre qu'ayant donné ses
ordres le G, il ne devait plus répondre de rien. Dès lors, sera-ce
sa faute si on ne lui a pas obéi ? Et n'a-l-il pas dû croire que,
pendant qu'il traversait le désert, la Hotte traversait paisiblement
la Méditerranée :' Or, il est bien positif qu'il savait le 7 juillet,
au moment de partir pour l'intérieur de l'Egypte, que la flotte
ne pouvait pas entrer dans le port vieux, et qu'elle était mouillée
d'après son assentiment a Aboukir.
Mais rendons la chose plus claire : l'amiral Brueys écrit le
2 juillet à Bonaparte une 1res longue lettre, dans laquelle il dé-
clare que tout annonce que l'entrée des deux ports d'Alexandrie
e^t impraticable pour nos vaisseaux de guerre ; que la position
où il est dans la rade d'Alexandrie n'est pas ienable, el qu'il ne
peut pas y attendre l'ennemi, qui avec des forces égales détrui-
rait toute l'armée en la prenant en détail, s'il avait la maladresse
de l'attendra" dans ce mouillage, qui était à trois lieues en mer
en avant d'Alexandrie. 11 proposa le mouillage d'Aboukir, el
ajouta qu'il pourrait alors lui envoyer, soil par le moyen des
djermes ou des avisos, l'artillerie el les autres objets qu'il avait
à bord des vaisseaux. Son chagrin serait au comble, si ce défaut
de mouillage devait être une raison de se séparer de lui.
L'on congoil l'expie-^sion de ce sentiment de Brueys. Suppo-
sons, ce qui était dans l'ordre des choses possibles, une bataille
de Mansourah. Que devenait l'armée? La Hotte était-elle alors
de trop? et lui-même nedevait-il pas s'en servir pour l'exécution
des vastes projets qu'il avait conçus, el qu'il avait communiijués
en masse au Directoire ?
456 MÉMOIRES -
L'amiral Briieys écrit le 6 juillet à Bonaparte (encore à
Alexandrie, et qui dit avoir écrit le même jour au Directoire ce
que l'on a vu) qu'il va appareiller pour se rendre au mouillage
d'Aboukir; que le contre-amiral Villeneune et le chef de division
Casablanca regardent le passage pour les vaisseaux de ligne
comme impraticable, ou du moins bien dangereux. Il a le plus
grand désir de seconder ses opérations. Il termine sa lettre par
ces mots :
La partie des vivres est ce qu'il y a de plus pressant pour l'esca-
dre ; on m'a rendu compte que sur plusieurs vaisseaux il ne restait
plus que quatorze jours de biscuit. Il faut en outre du bois à brûler,
ce qui est fort rare. -
Voici la réponse de l'amiral, du 7 juillet, à la lettre du G du
général en chef :
Vive la République! 11 me paraît que tout va à merveille. Je vous
remercie de la précaution que vous avez prise d'envoyer au Dekier
des officiers du génie et d'artillerie. Je me concerterai avec cu.v après
avoir mouillé.
Je vais faire chavirer tout le vaisseau, pour tâcher de trouver les
caisses que vous me demandez, et si elles n'y sont pas, j'ordonnerai
des perquisitions sur tous les vaisseaux de l'escadre.
Quand on trouverait le moyen de faire entrer l'escadre dans le port
d'Alexandrie, je serais bloqué par un seul vaisseau, et je deviendrais
spectateur oisif de votre gloire, sans pouvoir y prendre la moindre
part.
La lecture de ces pièces ne prouve-t-elle pas de la manière
la plus évidente que Bonaparte est parti le 7 d'Alexandrie, très
bien informé :
1" Que tout annonçait l'impossibilité d'entrer dans le port
d'Alexandrie ;
2° Qu'il savait que Brueys élail à Aboukir, puisqu'il lui envoie
par précaution des ofiiciers du génie et d'arlillorie pour assurer
son mouillage ;
3" Que Bonaparte savait que l'escadre n'avait ni vivres ni
bois ;
4° Enfin, que le regret qu'aurait eu Brueys de rester specta-
teur oisif de sa gloire et de ne pouvoir y prendre part, annonce
quelque précaution pour un avenir incertain.
Qui pourra concilier cette correspondance de Brueys avec la
prétendue lettre du G juillet à cet amiral, dont lionaparte parle
Dr. M. Di: MOURRIENNE 157
au Oirocloire? Celle lellro n'a clé éoritc que le 20 août siiivanl.
Ou\'sl-il arrivé ilo[iiiis V... Heprenoiis sa lellro au Dirorloire.
Depuis le 18 messiijor (4 juillet) jusqu'au (i thermidiir (24 juillet),
je n'ai reçu aucune nouvello ni de Hoselte, ni «l'Alexandrie, ni de
l'escadre, l'iie nuée d'Arabes, accourus de tous les points du désert,
étaient constainnient à cinij cents toises du camp. Je reçus plusieurs
lettres de lantiral, où je vis avec etonnenient qu'il se trouvait tou-
jours à Aboukir. Je lui écrivis sur-le-champ, pour lui faire sentir
iju'il ne devait pas perdre un instant pour entrer à Alexandrie ou se
rendre à (lorfou.
Je crois, sans peine, qiio le général en clief n'a pas roru de
dires depuis son départ d'Alexandrie jusqu'au 2i juillet, jour
de son entrée au Caire. Je .sais très positivement que jusqu'au
1 4, jour où je l'ai quitté pour m'embarquer sur le cliebec le
lUrf, il navail de nouvelles (i'Ale.xandrio que jusqu'au 9. Mais
il avait reçu la lettre do Brueys du 7. 11 est constant que ces nom-
breux Arabes que j'ai vus dans le Baliyreh enlevaient les cour-
riers sans escorte et rendaient la correspondance impossible.
Bonaparte parle de plusieurs lettres de l'amiral qu'il reçut au
Caire, jusqu'à celle du iO juillet et dont il va être question.
Il ne faut pas perdre de vue ipie le général et l'amiral ne
reçurent point leurs lettres respectives assez à temps pour
qu'elles pussent avoir la moindre influence sur la conduite de
l'amiral. Les deux seuls faits à considérer avec impartialité
sont l'arrêté du 3 juillet et la situation déplorable de la flotte.
11 est vrai que Brueys a écrit, les 13 et 14 juillet, quatre
lettres au général en chef. Mais il est à remarquer que dans
aucune il ne parle de Corfou.
Dans la première, il lui disait, après quelques détails : « Les
garnisons de nos vaisseaux sont Irès faibles et composées de
soldats valétudinaires, jeunes et insubordonnés. Il semble que
l'on ait fait un choix dans votre armée pour nous donner ce
qu'il y avait de plus mauvais. »
Il envoie la copie dun ordre du jour concernant les manœu-
VTes calculées sur ce que, dans la position où se trouve l'armée
navale, on pourra être dans le cas de combattre à l'ancre.
Celle lettre, dont Bonaparte ne dit rien, prouve l'imprudence
qu'il y aurait eu à lancer au milieu de la Méditerranée une flotte
ainsi composée et qui manquait de vivres.
Le li- juillet, Brueys envoie des lettres venues de Toulon, et
I. 20
458 MEMOIRES
il termine ainsi : « J'attends du riz avec impatience, pour épar-
gner le peu de biscuit qui me reste. » Il dit qu'il ne reçoit point
d'ordres.
Brueys ne s'excuse dans auoune de ses lettres de ne pas
être parti pour Gorfou.
Quant à ce que Bonaparte dit lui avoir écrit de partir sur-
le-champ pour celle lie, ou présume bien que cette lettre expé-
diée du Caire, le 23 juillet, n'a pu arriver avant le l^"" août.
Le général en clief poursuit ainsi dans sa lettre au Direcloire :
L'amiral m'instruisit, par une lettre du 2 thermidor (20 juillet), que
plusieurs vaisseaux anp;lais étaient venus le recotmaître, et qu'il se
fortifiait pour attendre rennemi, embossé à Aboukir. "Cette étrange
résolution me remplit des plus vives alarmes. Mais déjà il n'était plus
temps, car sa lettre ne ni'arriva que le 12 thermidor (30 juillet). Je
lui expédiai mon aide de camp Jullien, avec ordre de ne pas partir
d'Aboukir qu'il n'ait vu l'essadre à la voile. Parti le 30 juillet, il
n'aurait jamais pu arriver à temps. Cet aide de camp a été tué en
chemin par un parti arabe, qui a arrête sa banjue sur le Nil et l'a
éj,'orgé avec son escorte (1).
On va lire la véritable lellrc de l'amiral, du 2 thermidor
(20 juillet).
A bord de VAmiral, 2 tJicrmidor.
La frégate l'Arthémîse, qui avait été escorter le Grand Maître sur
les îles Mésida, est de retour depuis hier. Son journal n'offre rien
d'intéressant. Je n'y ai vu que la déposition d'un bâtiment impérial
qui dit avoir rencontré, le 2 messidor (20 juin), étant dans l'est du
phare de Messine, une escadre anglaise composée de treize vaisseaux,
une frégate et un brick ; c'est la même qui a passé le 10 suivant
(28 juin) devant Alexandrie. J'attends de vos nouvelles avec bien de
l'impatience. Je vois que sous peu de jours il n'y aura plus de biscuit.
J'ai retranché le tiers de la ration de vin. Le contre-amiral Décrès a
été à Rosette pour hâter l'envoi des comestibles que vous me destinez.
J'ai reçu hier deux mortiers que j'avais demandés pour placer sur
recueil où ma ligne est appuyée. Demain ils seront places. Rien de
nouveau dans l'escadre qui soit digne de vous être tranmis.
Et le général en chef dit que Brueys lui a écrit que plusieurs
vaisseaux anglais sont venus le reconnaître, tandis qu'il n'y a rien
de nouveau dans l'e-scadre qui soit digne de lui élre transmis.
(1) Il était parti le l-"- août t7ti9. Il fut tué le 2. [Sole Oc la pre-
mière l'dilioii.)
à
ni-: M. ui: ijolkuœnnk »r)9
A rolt»' lettre ♦■lait joint un raj)pnrl de l'amiral sur la roron-
naissance de deux bâtiments de guerre venant de la partie do
l'ouest. Après un loii^ ex|>osé de b^urs manannres, ramirui ter-
mine ainsi : « Il est une heure après midi, rien ne parait. » Il est
probable que res deux bâtiments étaient les éclaireurs de l'es-
radre an;;laise.
Ce n'est rerles pas, comme le prétend Bonaparte, la tardive
arrivée de cette lettre qui a causé la perte de la tlotte.
Mais voici bien mieux.
Bona[)arle arrive au Caire, le i'\ juillet, el il écrit le 27 à
l'amiral :
Je suis instruit ■!' Vlexamlrie qu'enliii vous avpz trouvé une passe
telle ijuc Ion pouvait la désirer, et «lu'à l'Iieurc qu'il est vous êtes
dans le port, avec votre escadre.
Vous ne devez avoir aucune inquiétude sur les vivres nécessaires à
votre armée.
Dés que j'aurai reçu .une lettre de vous qui nie fasse connaître ce
que vous aveï fait et la position où vous êtes, je vous donnerai des
onlres sur ce que nous aurons encore à faire.
Faites bien ijarder Koraini; c'est un coquin qui nous a trompés. S'il
ne nous donne pas les cent mille écus que je lui ai demandés, je lui
fais couper la tète.
On voit par celte lettre de Bonaparte, 1"^ qu'il avait été mal
informé : il n'y avait pas de passe, et ce n'est pas Brueys qui lui
donna ce faux renseignement ; 2° qu'il savait bien que l'escadre
manquait de vivres; 3° qu'il attendait des nouvelles de Brueys
pour lui donner des ordres sur ce qu'il y aura encore à faire ;
4"* que sa recommandation de bien garder le chérifirAlexandrie,
pour lui arracher cent mille écus, prouve évidemment qu'il sa-
vait que l'amiral n'était pas à (^orfou ou .--ur la roule. Et dans
cette lettre du il juillet, il n'est pas question de l'ordre d'aller à
Cor fou.
Bonaparte écrit le 30 juillet :
Je vous ai écrit le 'il, et je vous envoie tons les ordres que j'ai
donnés pour l'approvisioiuiement de l'escadre. J'imajjine qu'à l'heure
qu'il est les cimpiante bateaux de vivres sont arrivés. Je vais encore
faire partir une trentaine de bâtiments de blé pour votre escadre.
Toute la comluite des Anglais porte à croire qu'ils sont inférieurs
en nombre et qu'ils se contentent de bloquer Malle. Quoi qu'il en soit,
il faut bien vite entrer dans le port d'.Mcxandrie ou vous approvi-
sionner promptcmcnt de riz, de blé que je vous envoie, et vous trans-
460 MÉMOIRES
porter dans le port de Gorfou; car il est indispensable que jusqu'à ce
que tout ceci se décide, vous vous trouviez dans une position h portée
d'en imposer à la Porte.
En lisant cette lettre, on ne comprend pas les vives alarmes
dont Bonaparte parle au Directoire, pnisqii'il regarde les Anglais
comme inférieurs en nombre et occupés à bloquer iMalle. On y
voit aussi qu'il veut que Brueys soit approvisionné pour se rendre
à Coribu.
La lettre du 27 juillet et celle que l'on vient de lire ne sont
parvenues qu'après le 1<"" août. Je n'en ai parlé que pour faire
voir quels étaient les desseins du général en chef, et qu'il con-
naissait parfaitement bien la position de l'escadre^
On voit dans la lettre du 30 juillet :
1" Qu'il était toujours dans la fausse croyance que l'on avait
trouvé une bonne passe ; t" qu'il était bien convaincu que l'es-
cadre élait sans vivres, puisqu'il lui envoie cent bâtiments
(c'étaient des djermes du pays); 3° qu'il n'était guère inquiet des
Anglais, puisque c'est lui qui annonce à Brueys qu'ils se conten-
tent de bloquer Malte ; 4° qu'il savait bien que jamais Brueys
n'avait pu aller à Corfou, i)uisqu'il n'avait pas de vivres, et qu'il
lui dit de s'approvisionner avec ce qu'il lui envoie pour qu'il
puisse s'y rendre.
Ce voyage à Corfou exposait la Hotte pour un bien faible motif.
Il n'était pas facile de faire croire au Grand Seigneur, môme
avec treize A^aisseaux mal écjuipés, que c'était pour lui que nous
nous étions emparés de l'Egypte, qu'on y levait des impôts,
qu'on mettait des contributions sur les corporations, que l'on
faisait fusiller ceux qui ne payaient pas celles que l'on imposait
arbitrairement, ("était une étrange idée que de se persuader que
le Grand Seigneur croirait que tout cela se faisait pour lui plaire
et pour son bien.
Revenons à la lettre au Directoire.
Le 26 juillet, l'amiral m'écrivit que les Anglais s'étaient éloignés,
ce qu'il attribue au défaut de vivres.
Cela est vrai ; mais Brueys ajoute dans la même lettre :
Nous ne recevons point de nouvelles et nous sommes toujours flot-
tants entre la crainte et l'espérance. Je n'ai encore aucun objet de
remplacement, et je me trouve hors d'étal de rien entreprendre sans
avoir reçu quelques approvisionnements.
Dl-: M. DE BOUmUIlNNK 46t
I,e> lU'iix iimrtiiTs mit été pliu-és sur l'ecucil et iin.ilro pièces clo 6
l'ii iliffiulfiit r.ippruilie ; il faillirait enlever le tout, lorsque vous nie
.|i>iinerez l'onlre Je partir. Du reste, cette raJe est entièrement
ouverte et n'est pas susceptible de protéger les vaisseaux contre un
eiiiienii supérieur.
Puis, parlant d'un aviso qu'il avait onvoyo à hi découverlo, cl
i|ui avait cassé son mal à moitié cliomin, sans loucher à terre, il
ajoute :
Sans subsistances, ni moyens de remplacement en grcements, on
reste paralysé, et cette inaction rend malade.
Honaparlc dit au Directoire :
Le 21» juillet, l'amiral m'écrivit qu'il venait d'apprendre la victoire
des Pyramides, et qu'on avait trouvé une passe pour entrer dans le
port d'Alexandrie. Je reçus cette lettre le 5 août.
Voici la lelho de Brueys du i'.) juillet :
-Nous avons appris hier votre victoire sur les Mameluks, et l'entrée
triomphale de nos troupes au (]airc, etc.
L'armée navale célèbre aujoiudhui, par des jeu.v nautiques, une fête
en réjouissance des nouveaux succès de la République.
Puis, suivent si.x paragraphes 1res insignifiants sur les mou-
vements de quelques bâtiments français dans la Méditerranée.
La lettre finit ainsi :
Le chérif d'.\lexandrie, détenu à mon bord, a le plus grand désir
d'aller vous rejoindre. J'attends vos ordres.
Il n'y a pas, dans toute la lettre du 29 juillet, un seul mot sur
les passi'S d'.Vlexandrie. Bonaparte a confondu avec ce que lui
écrivait Brueys dans une autre lettre du 2G.
Les officiers que j'avais chargés de sonder le port vieux m'annon-
cent que leur travail e*t Gni, et qu'ils vont m'cnvoyer le plan. Dès
que je le recevrai, je m'empresserai de vous le faire parvenir, alin que
vous décidiez sur les vaisseaux que vous voulez y faire entrer.
Brueys n'a jamais cru un instant que des vaisseaux de la gran-
deur de ceux de son escadre pussent entrer dans le port
d'Alexandrie.
On a vu que Brueys, dans celte même lettre du 29 juillet, dans
laquelle Bonaparte suppose des choses qui ne sont pas, ce qui
26.
462 MÉMOIRES
lui est trop souvent arrivé, parle de Koraïm, le chérif d'Alexan-
drie ; il céda à ses désirs d'aller se jusiifier en personne auprès
du général en chef, et le fit mettre à terre le 31 juillet. Il fut
conduit au Caire sous une forte escorte. Vingt-quatre heures plus
tard, il sautait avec VOrienl.
Le général en chef écrivait à Brucys le jour mémo de la dcs-
ruclion de sa flotte, \^' août :
J'ai acquis de nouvelles preuves de la trahison de Korann ; vous
voudrez bien le mettre aux fers, et prendre toutes les précautions
pour qu'il ne nous échappe pas.
Et le 3 août, après plusieurs choses totalement étraflgèrcs à
l'escadre, il termine ainsi :
Vous trouverez ci-joint un nouvel ordre pour l'approvisionnement
de l'escadre.
Il est évident qu'à cotte époque encore, l'escadre n'était pas
approvisionnée, et qu'elle ne pouvait pas aller à Corfou.
Bonaparte continue ainsi sa lettre au Directoire :
Il me paraît que l'amiral Brueys n'a pas voulu aller à Corfou avant
qu'il eût été certain de ne pouvoir entrer dans le port d'Alexandrie,
et que l'armée, dont il n'avait pas de nouvelles depuis longtemps, fût
dans une position à n'avoir plus besoin de retraite. Si, dans ces fu-
nestes événements, il a fait des fautes, il les a expiées par une mort
glorieuse.
Ce passage est véritablement exlraordinaire ; mais Brucys avait,
dès le premier jour, la conviction que l'on ne pouvait pas entrer
dans le port vieux d'Alexandrie; c'est parce que Bonaparte fut
assailli par des gens qui en savent toujours plus que les autres,
qu'il ordonna des sondes. C'est bien lui qui, par son arrêté du
3 juillet, a indiqué rallornative, ou d'entrer dans le port, si on
le pouvait, ou d'aller mouiller à Aboukir.
Brueys, dit la déijèche ollicielle, n'a pas voulu aller à Corfou.
Pourquoi pas? lui, si dévoué à Bonaparte, immédiatement sous
ses ordres; pourquoi aurait-il refusé? il n'avait pas le droit d'in-
terpréter un ordre. Mais on l'a vu jusqu'à l'évidence, il ne le
pouvait pas, parce qu'il n'avait jamais de vivres qu'au jour le
jour.
Mais, on se le demande, Bonaparlc quille Alexandrie le 7 juillet;
il se lance avec son armée dans un pays que l'on nu connaît pas,
d:. m m; i'.ourriennk 463
el conlre des ennemis dont on ij^rnore la force. Tronic mille
Français sont livrés à loiites lo> cliances du hasard. Toutes les
communications sont interrompues, et on a vu dans sa cor-
respondance que, le 20 juillet, on n'avait à Alexandrie aucune
nouvelle de l'armée, el que ce n'est que trois jours avant la
bataille d'Aboiikir que l'on apprit son entrée au Caire. Lors
niome que la position u)atérielle do l'amiral lui eùl permis de
hasarder son escadre en pleine mer, était-ce donc une si grande
faute que d'attendre des nouvelles de l'armée"? Que l'on n'oublie
pas que Brueys n'a re«;u aucun onlre depuis l'arrclé du 3 juillet.
et que l'on dise s'il y a désobéissance de ne pas avoir été à (>orlou,
d'après cet arrêté.
Mais écoutons le contre-amiral Blanquel-Duchayla, qui com-
mandait le Fninkiin. Il écrit le 12 août au général en chef. Après
lui avoir parlé de la fatale nuit et do l'opinion générale que l'en-
nemi n'oserait attaquer-, et que s'il le faisait, il serait repoussé,
il ajoute :
Si vous aviez été plus près de nous, inuii général, toutes les incer-
titudes qui nous assiégeaient, soit par le manque de vivres et d'eau,
suit par riiisuflisance de nos moyens défeiisifs et offensifs en hommes
exercés à vaiinre, eus^^eiit cessé.
Ce qui eiiiliaiiiait l'amiral, était le respect religieux qu'il portait à
vus iiilentions. qui, mieux interprétées sans doute, quoique ne rece-
vant pas de vus nouvelles, devaient le porter à quitter ces bords.
Les deux mortiers, établis sur l'écucil, ont tiré quelques bombes,
mais sans succès.
Puisqu'il était question d'intonlion ol d'interjirétalion, il n'y
avait donc pas d'ordre positif.
Quoique Bonaparte dise que la Hotte avait reçu de Rosette,
dans les premiers jours de thermidor, un approvisionnement de
riz pour deux mois, il n'en est pas moins vrai que ses lettres,
colles de Brueys,. celle de Duchayla, prouvent que l'armée navale
n'en avait pas assez pour ses besoins journaliers. 11 est évident
<pie Brueys ne pouvait rien entrei)rendre sans avoir reçu des
aiqirovi?ionnenients.
vu
NOTES HISTORIQUES
SUR i;expédition D'ÉGYPTE
L'auteur a cru devoir placer ici quelques pièces cssenlielles,
ayant cherché, ainsi qu'il l'a dit dans le cours de ses Mémoires,
à ne reproduire dans son récit que le moins possible des choses
que d'autres ont pu dire. Ces pièces sont d'ailleurs d'un grand
intérêt, et remplissent les lacunes volontaires de l'auteur; ce
sont, d'abord, une lettre du général Boyer à sa famille, deux
rapports de Bonaparte au Directoire, et une lettre de Poussielgue
sur le désastre de la flotte française à Alexandrie et une des-
cription du Caire.
A ces pièces, dont plusieurs sont ofticielles, l'auteur en a
joint quelques autres, dont il i)ossèdc les autographes; ce sont
des lettres qui furent écrites pondant la campagne d'Egypte par
Marmont, Tallien, Dumas, etc., etc. (1).
Au Grand-Caire, le 10 fructidor.
Mes chers parents,
Notre entrée au Grand-Caire est une oiîcasion pour moi di-
vous donner de mes nouvelles ; et comme mon intention est de
vous mettre entièrement au fait d'une expédition aussi singulière
qu'étonnante, je vais récapituler tous nos hauts faits du jour de
notre départ de Toulon.
L'armée composée de 30,000 hommes, cmlianiués partie à
(1) Getto iiute est de la preuiicrc édition (182'J;.
MKMOlliKS Dr. M. DK HorUKlKNNE J65
M;irst'illi\ Toulon, Gt^n<^5 et Civitn-Vecoliia, a mis à la voilo le
30 lloival, CDiivoyi'i' par (|uinze vaisseaux ik* guonv, dont deux
armés on llùlc, i[uati)rzi' fiv};att's, el plusieurs autres petits
bâtiments do guerre. Le convoi en tout formait un total de
quatre cents voiles ; depuis les Croisades, l'on n'avait pas vu
pareille armée dans la Méditerranée.
Sans calculer les dan<Ters ile l'élément sur lequel nous voguions,
ni ceux qu'un ennemi reiloutable sur l'eau pouvait nous faire
craindre, l'armée cinj^le vers l'ile de Malte, où nous arrivons le
2i prairial. Cette conquête, très importanlc par elle-môme, nous
coûta peu de monde. Le 24, la place capitula; l'ordre fut
anéanti; le j^rand maître renvoyé en Allemagne avec de belles
promesses : tout enfin succède à nos vœux. Il ne fallait pas
perdre de temps, ni s'occuper trop à contempler et raisonner
l'avantage que nous lirions de l'occupation de Malle; une escadre
anglaise, foi'te de treize grosses voiles, commandée par Nelson,
mouillait dans les. eaux de Xaples, et épiait nos mouvements.
Bonaparte, instruit de la présence tie l'ennemi, donne à peine à
son escadre le tenqts de faire de l'eau ; il ordonne qu'on mette
à la voile ; et, le HO prairial, l'armée et l'escadre sortent du port
de Malle. Nous forçons de voile pour atteindre le second but de
notre expédition. Le 7 messidor, nous signalons l'île de Candie;
enfin, le 12, notre escadre légère signale Alexandrie.
Le même jour, à midi, l'escadre de l'amiral Nelson arrivait
en face du port de celle ville, et otlrait aux Turcs de mouiller
dans leur port, pour les défendre contre nous. Celle offre refusée,
l'Anglais met à la voile, fait route sur Chypre, tandis que nous,
profitant de toutes ses fautes et utilisant son ineptie, nous des-
cendons la nuit du 13 au 14 sur Marabout ou la Tour des Arabes ;
à la pointe du jour, toute l'armée élail à terre. Bonaparte se met
à la tète, marche ilroil sur Alexandrie à travers un désert de
trois lieues, cpii n'offrail pas même de l'eau pour ressource dans
un climat où la chuleiu' est insupportable.
Malgré toutes ces dif'licultés, nous arrivons sous les murs ; une
garnison d'à peu près 500 janissaires les défendait. Le reste de
la population de la ville se jette dans les forts, d'autres se por-
tent sur leurs toits. Ainsi disposés, ils attendent notre attaque :
la charge bal; nos soldats se précipitent avec fureur sur les
remparts, qu'ils escaladent malgré la défense opiniâtre des atta-
qués, FMusieurs généraux sont blessés, entre autres Kleber. Nous
perdons à peu près l.oO hommes ; mais la valeur met fin à
466 MÉMOIRES
l'opiniâtreté des Turcs. Ceux-ci, repousses de tous côtés, se
réfugient chez leur Dieu et leur Prophète ; ils remplissent leurs
mosquées. Hommes, femmes, vieillards, jeunes et enfants, tous
sont massacrés. Au bout de quatre heures, nos soldats mettent
fin à h.'ur fureur, la tranquillité renaît en ville, plusieurs forts
capitulent ; j'en ai moi-même fait rendre un où 700 Turcs s'étaient
retirés. La confiance reprend enfin dans la ville, et le lendemain
tout était tranquille.
C'est ici le moment de faire une petite digression pour vous
mettre au fait du sujet qui nous amène sur ces terres, et va
engager Bonaparte de s'emparer de l'Egypte.
La France, par les divers événements de cette guerre et de sa
Révolution, perdant ses colonies, ses comptoirs, verrait infailli-
blement déchoir son commerce, et un peuple au-^si industrieux
serait enfin obligé de négocier en secondes mains les objets les
plus essentiels de son commerce. Plusieurs probabilités font
envisager comme impossible au gouvernement, sinon de récu-
pérer nos colonies, du moins d'en tirer l'avantage que nous en
avions, surtout après la destruction et les horreurs qui se sont
commises, joint au décret d'abolition.
Pour s'indemniser d'une perte qui paraît presque réelle, le
gouvernement a jeté les yeux sur l'Egypte et la Syrie, contrées
qui, par leur climat, la bonté de leur sol et leur fertilité, peuvent
devenir les greniers du commerce de la France, son magasin
d'abondance, et, par la suite des temps, l'entrepôt de son com-
merce des Indes ; il est indubitable que, après nous être emparés
et organisés dans ce pays, nous pouvons jeter nos vues plus loin,
et par la suite détruire le commerce anglais dans les Indes, l'uti-
liser à notre profit, nous rendre les souverains du commerce
même de l'Afrique et de l'Asie.
Toutes ces considérations ont engagé, selon moi, le gouverne-
ment à tenter une expédition sur l'Egypte.
Cette partie de la puissance ottomane est gouvernée depuis
plusieurs siècles par une espèce d'hommes que l'on appelle
Mameluks, qui, ayant à leur tète des beys, méconnaissent l'auto-
rité du Grand Seigneur, gouvernent despotiquement et lyranni-
quement un peuple et un pays qui, entre les mains d'une nation
policée, deviendront une source de richesses.
C'est donc à ces Mameluks qu'il faut faire la guerre pour
occuper l'Egypte ; leur nombre est d'à peu près 8,000, tous à
clieval ; ils ont vingt-quatre beys pour les comman(k'r. Il est
DK M. DE BOURRIFNNI-: 467
inipDriaiit ijuc \oiis connaissiez nii \)eu lo (|iie sonl ces soldais,
leur manière de l'aire la guerre, leur armure el leur origine.
Toul Mameluk esl acliplé. Ils sont tous du monl Oaurase el de
la Géorgie. Il y a beauaiup d'Allemands, Uiissos, mùme quelques
Franijais. Leur religion est la maliomélane. Exercés dés leur
jeunesse à l'art mdilaire, ils sonl d'une ailresse extraordinaire à
cheval, à tirer la carabine, le pistolet, à lancer des traits, des
masses d'armes, cnlin à sabrer ; l'on en a vu couper d'un coup
de sabre une lèle de coton mouillé.
Chaque Mameluk a deux, trois, même quatre domestiques.
Ceux-ci le suivent toujours à pied, même dans les combats.
L'armure du Mameluk à cheval esl de deux grands fusils, que
chacun de ses domestiques porte à côté de lui. Une les décharge
qu'une fois ; il saisit ensuite deux paires de pistolets qu'il a
autour de son corps, puis huit tlèches qu'il porte dans un car-
(piois, el qu'il jette fort adroitement avec sa main, puis se sert
de la masse d'armes [)0ur assommer. Enfin deux sabres sont sa
dernière ressource, il sai.-it la briile entre ses dénis ; armé d'uQ
sabre dans chaque main, il court sur son ennemi, et taille à
droite el à gauche : malheur à qui ne pare pas ses coups! Il en
esl qui taillent un homme en deux. C'est à celle espèce d'hommes
que nous allons faire la guerre. Je vais actuellement entrer dans
les détails des combats que nous avons essuyés de leur part.
Apres avoir organisé à Alexandrie un pouvoir gouvernant,
avoir assuré la communication sur les derrières de notre armée,
Bonaparte fait prendre pour cinq jours de vivres à son armée, et
se prépare à traverser un désert de vingt lieues pour arriver à
l'embouchure du Nil, et remonter ce fleuve si célèbre jusqu'au
Grand-Caire, qui est le premier but de son opération. Le 18 mes-
sidor, l'armée se met en marche, remonte à petites journées ce
tleuve, rencontrant quelques partis de Mameluks qui fuient
successivement a noire approche. Enfin, le 24, le général Bona-
parte apprend que les beys ont marché sur lui ave; leurs forces
réunies , (piil doit être attaqué le lendemain. Il organise sa
marche de bataille et prend des précautions.
Bonaparte m'envoie avec trois chaloupes canonnières à a
découverte. Je pousse avec celle petite Houille trois lieues ea
avant de l'armée. Je descends successivement dans tous les vil-
lages situés sur les deux rives du Nil, pour avoir des renseigne-
ments sur les Mameluks. Dans les uns je suis accueilli à coups
de lusil ; d'autres viennent au devant de moi, rae reçoivent bien,
4G8 MEMOIRES
m'offrent des vivres. Dans un d'eux, il m'arriva un événement
drôle et singulier. Le clieik du i^ays, ayant réuni toute sa popu-
lation pour venir au devant de moi, s'approche et me demande
de quel droit les chrétiens venaient s'emparer d'un pays qui
appartenait au Grand Seigneur. Je lui répondis que c'était la
volonté de Dieu et de son prophète Mahomet qui nous y condui-
sait. Mais, nie répliqua-t-il, le roi de France aura prévenu notre
sultan de cette démarche. Après l'avoir rassuré aftirmalivement
sur cette demande, il me demanda comment se portait notre roi.
Je lui répondis : Fort bien. Puis il me jura sur son tnrban et
sur sa barbe, que j'étais parmi des amis. Je profitai de la bonne
volonté de ces gens ; je recueillis tous les renseignements pos-
sibles sur les Mameluks ; puis continuant mon chemin, je remontai
le Nil, et mouillai la nuit en face de Chebreïs, village situé au
bord du Nil, où étaient réunis les Mameluks, et où eut lieu la
première affaire.
J'envoyai la nuit mon rapport au général en chef, et lui com-
muniquai tout ce que j'avais pu recueillir sur les Mameluks,
Le lendemain, à la pointe du jour, je monte sur le mât de ma
canonnière, et découvre six chaloupes turques qui marchaient
sur moi ; au même moment m'arrivait une demi-galère de ren-
fort. Je m'embosse contre ces bâtiments ; et à quatre heures et
demie commença entre les deux petites flottilles une canonnade
qui dura cinq heures de temps ; malgré la supériorité de l'enne-
mi, je tins bon. Cependant il s'avança sur moi, et je })erdis
pendant un instant la demi-galère et une canonnière ; mais il ne
s'agissait pas de se rendre, il fallait vaincre. Pendant ces mo-
ments d'incertitude, notre armée avançait, et je fus dégagé. Une
canonnière turque sauta en l'air.
Ainsi se passait notre combat de lloltilles, lorsque les Mame-
luks s'avançant sur notre armée, rôdèrent autour d'elle sans
pouvoir l'entamer, sans pouvoir môme faire la moindre atta(iue
sur elle. Il est à présumer que, étonnés de l'ordre qu'ils virent
que présentaient nos colonnes, ils remirent à un autre jour le
sort de leur empire et de leur fortune. Cette journée aboutit à
peu de chose ; les Mameluks ne perdirent guère que vingt ou
trente hommes : mais nous en tirâmes un grand avantage, celui
d'avoir inspiré une idée extraordinaire de notre tactique à un
ennemi qui n'en connaît aucune, et qui ne sait guerroyer que
par la sui)ériorité des armes, l'adresse, l'agilité, sans ordre, sans
tenue, ne sachant pas même marcher i)ar pelotons, allant jjar
I)l<: M. Dl- BOURHIENNK 469
hordes, donnant sur son ennemi par bourrasque el ollarouché.
Les Mameluks se rolin-roul, nous laissanl avancer successive-
ment sur le Grand-Caire, où se donna l'afiaire décisive. Ce fut
enfin le 3, à la pointe du jour, que l'armée se trouva à trois
lieues du Caire et à cinq des fameuses et célèbres Pyramides
d'Egypte. Celait dans cri intervalle que les Mameluks, com-
mandés par le fameux Mourad-lk-y, le plus puissant des beys, nous
attendaient. Jusqu'à trois heures après midi, la journée se passa
en escarmouches : enlin l'heure arriva ; notre armée, la droite
appuyée aux Pyramides, la gauche au Nil, près le village d'Eni-
babé, s'aperrut que l'ennemi faisait un mouvement. C'était en
elVet deux cents iMameluks, (jui se dirigeaionl vers la droite,
commandée |>ar les généraux Desaix el Reynior. Jamais je n'ai
vu soldats charger avec tant de fureur ; abandonnés tous à la
rapidité de leurs coursiers, ils fondent comme un torrent sur les
divisions, se melleni entre les deux ; nos soldats, fermes et iné-
branlables, les attendent à dix pas, puis leur font un feu roulant
accompagné de quelques décharges d'artillerie. Dans un clin
d'œil, plus de cent cinquante Mameluks étaient à terre ; le reste
cherche son salut dans la fuite : ils reviennent néanmoins encore
à la charge, sont accueillis de la môme manière. Rebutés enfin
par notre valeur, ils se rabattent sur notre aile gauche pour y
tenter une seconde lortune.
Le succès de notre droite encourage Bonaparte ; les Mameluks
avaient fortifié à la hâte le village d'Embabé, qui est sur la rive
gauche du Mil, et y avaient placé trente canons avec leurs valets
et quelques janissaires pour eu défendre les approclies. Le
général ordonne la charge sur ces retranchements ; deux divi-
sions s'y rendent, malgré une canonnade terrible. Au moment
où nos soldats s'y précipitaient au pas de charge, six cents
Mameluks sortent des ouvrages, investissent nos pelotons, ten-
tent de sabrer ; mais, au lieu de succès, ils ne trouvent que la
mort ; trois cents de tués restent à l'instant sur le champ de
bataille : les autres, voulant s'échapper, se précipitent dans le
Nil, et y périssent tous. Désespérés alors, ils fuient de tous
côtés, mettent le feu à leur Hotte, en font sauter tous les bâti-
ments, nous abandonnent leur camp et plus de quatre cents
chameaux chargés de bagages.
Ainsi finit cette journée, au désavantage d'un ennemi qui
croyait nous hacher, et prétendait qu'il est plus facile de couper
les têtes de raille Français que de couper une citrouille el un
L i7
470 MÉMOIRES
melon (expression asiatique). L'armée poussa le soir même jus-
qu'à Gizeli, demeure de Mourad-Bey, le premier des Mameluks.
Le lendemain, nous passâmes le Nil sur des bateaux plais, et
la ville du Caire se rendit sans résistance.
Ici finit le récit de nos opérations militaires; j'entrerai actuel-
lement dans les maux que nous avons soufferts pendant nos mar-
ches : je vous ferai un petit historique du pays que nous avons
parcouru et des habitants.
Remontons à Alexandrie. Celte ville n'a plus de son antiquité
que le nom... étonnants qui y sont restés enfouis et ignorés au
milieu d'un peuple qui à peine connaît qu'ils existent. Tigurcz-
vous un être impassible, prenant tous les événements comme
ils viennent, que rien n'étonne, qui, la pipe à la bouche, n'a
d'autre occupation que d'être sur son cul, devant sa porte, sur
un banc, ou devant la maison d'un grand, passe ainsi sa journée,
se souciant fort peu de sa famille, de ses enfants ; des mères qui
errent la figure couverte d'un haillon noir, et offrent aux passants
à leur vendre leurs enfants ; des hommes à moitié nus, dont le
corps ressemble au bronze, la peau dégoûtante, fouillant dans
des ruisseaux bourbeux, et qui, semblables à des cochons, ron-
gent et dévore^U ce qu'ils y trouvent; des maisons hautes de
vingt pieds au plus, dont le toit est une plate-lormc, l'inténeur
une écurie, l'extérieur a l'aspect de quatre murailles. Voilà les
maisons d'Alexandrie. Ajoutez qu'autour de cet amas de misère
et d'horreurs, sont les fondements de la cité la plus célèbre de
l'antiquité, les monuments les plus précieux de l'art.
Sortis de cette ville pour remonter le Nil, vous rencontrez et
passez à travers un désert nu comme la main, où toutes les
quatre à cinq lieues, vous rencontrez un mauvais puits d'eau sau-
màtre. Figurez-vous une armée obligée de passer au travers de
ces plaines arides, qui n'offrent pas même au soldat un asile
contre les chaleurs insupportables qui y régnent; le soldat portant
pour cinq jours de vivres, chargé de son sac, habillé de laine,
au bout d'une heure de marche, accablé par le chaud et la pe-
santeur des effets qu'il porte, il se décharge, il jette ses vivres,
ne songeant qu'au présent, sans penser au lendemain. Arrive la
soif, et il ne trouve pas d'eau ; la faim, i)as de pain. C'est ainsi
qu'à travers les horreurs que présente ce tableau, l'on a vu des
soldats mourir de soif, d'inanition, de chaleur; d'autres, voyant
les souffrances de leurs camarades, se brûler la cervelle ; d'au-
DE M. DE BOURUIENNE 471
très, su jeter armes et Liagnj;es clans le Nil, et périr au milieu
des eaux.
Chaque jour do nos marches nous ofliail un pareil specincle;
et, tiiose inouïe, el que personne ne croira facilemenl! c'est
que l'armée entière, pendant une marche de dix-sept jours,
n'a pas eu de pain. Le soldat se nourrissait de citrouilles, do
melons, de poules vl de (luehjues légumes qu'il trouvait dans le
pays. Telle a été la nourriture <le tous, depuis le f>énéral jus-
qu'au dernier soldat. Souvent même, le général a jeûné pendant
dix-huit et vingt-quatre heures, parce que le soldai, arrivant le
premier dans les villages, livrait tout au pillage, el que souvent
il fallait se contenter de son rebut, ou de ce qm; son intempé-
rance abandonnait.
11 est inutile de vous parler de notre boi.s.son. Nous vivons ici
toussons la loi de Mahomet: elle défend le vin; mais, par
contre, elle nous fournit abondamment l'eau du Nil.
Taut-il vous parler du pays situé sur les deux rives du Nil ?
l'our vous en donner une idée juste et précise, il faut entrer
dans la marche lopographique do ce fleuve.
Deux lieues au-dessous du Caire, il se divise en deux bran-
ches; l'une descend à Rosette, l'autn; à Damielte; l'entre-deux
de ces eaux est le Delta, pays extraordinuirement fertile qu'ar-
rose le Nil : aux extrémités des deux branches, du côté des terres,
est une lisière de pays cultivé, qui n'a guère qu'une lieue de
large, tantôt plus, tantôt moins : passez au delà, vous entrez
dans les déserts, les uns aboutissent à la Lybie, les autres aux
plaines qui vont à la mer Houge. De Rosette au Caire, ,1e pays
est très habité ; on y cultive beaucoup do riz, du blé, des len-
tilles, blé de Turquie ; les villages sont les uns sur les autres;
leur construction est exécrable, ce n'est autre chose que de la
boue travaillée avec les pieds et les mains, et entassée, des
trous prati(iués dessus. Pour vous en donner une plus juste idée,
rappelez-vous les tas de neige que font les enfants chez nous, les
fours qu'ils construisent ressemblent parfaitement aux palais dos
Égyptiens: les cultivateurs, appelés communément fellahs, sont
extrêmement laborieux : ils vivent de très peu do chose, et
dans une malpropreté qui fait horreur; j'en ai vu boiro le surplus
de l'eau que mes chameaux et mes chevaux laissaient dans l'a-
breuvoir.
Voilà cette Egypte si niiommée par les historiens el les voya-
geurs; à travers toutes ces horreurs, les maux qu'on endure,
472 MEMOIRES
les misères, qui sont le partage de l'armée, je conviens cepen-
dant que c'est le pays le plus susceptible de donner à la France
une colonie dont les profits seront incalculables; mais il faut du
temps et des hommes. Je me suis aperçu que ce n'est pas avec
des soldats que l'on l'onde des colonies, les nôtres surtout. Ils
sont terribles dans les con)bats, terribles ajtrès la victoire, sans
contredit les plus intrépides soldats du iîionde, mais j)eu faits
pour les expéditions lointaines : ils se laissent rebuter par un
propos; inconséquents, lâches, ils en tiennent eux-mêmes. On a
entendu dire, en voyant passer des généraux : « Les voilà, les
bourreaux des Français » ; et mille autres de celte nature.
Le calice est versé, je le boirai jusqu'à la lie : j'afpour moi
la constance, ma santé, un courage qui, j'espère, ne m'abandon-
nera pas, avec cela je pousserai jusqu'au bout.
Parlons aussi du Grand-Caire. Cette ville, la capitale d'un
royaume qui n'a pas de tin (ainsi l'appellent les savants du pays),
contient 400,000 âmes. Sa forme est un grand boyau rempli de
maisons entassées les unes sur les autres, sans ordre, sans dis-
tribution, sans méthode, une populace semblable à celle d'Alexan-
drie, sans connaissance, enfin le comble de l'ignorance, où l'on
regarde avec admiration celui qui sait lire et écrire; cette ville,
dis-je, est néanmoins l'entrepôt et le lieu central d'un commerce
considérable; c'est là où aboutissent les caravanes de la IMecque
et celles qui viennent de l'Inde. (Par ma première, j'aurai occa-
sion de vous parler de ces caravanes.)
J'ai vu hier recevoir je divan que compose le général Bona-
parte; il est composé de neuf personnes. J'ai vu neuf automates
habillés à la turque : do superbes lurbans, des barbes et des
costumes qui me rappellent les images des douze apôtres, que
papa lient dans l'armoire; quant à l'esprit, les connaissances, le
génie et les talents, je ne vous en dis rien ; ce chapitre est tou-
jours en blanc en Turquie. Nulle part autant d'ignorance, nulle
l)art autant de richesse, et nulle part aussi mauvais et sordide
usage temporel.
En voilà assez sur ce chapitre : j'ai voulu vous faire ma des-
cription ; j'en ai, sans contredit, omis bien des articles, le rap-
port du général Bonaparte y suppléera.
Uovi;u.
Dli M. DE UuUlUllENNli: 473
Au quartier gi-orral. h Alexandrie, lo 18 messidor
an VI do la U>'puliliquc frani^aiso.
Bonaparlc, gt'tw'iat eu chef, an Directoire executif.
Citoyens Directeurs,
L'armée est partie de Malte le l" messidor et est arrivée le 13, à
la pointe du jour, devant Alexandrie. Une escadre anglaise, que l'on
dit très forte, s'y était présentée trois jours avant et avait remis un
paquet pour les Indes.
Le vent était grand frais et la mer très houleuse : cependant j'ai
cm devoir débarquer de suite. La journée se pas.<a à faire les prépa-
ratifs du débarquement. Le },'énéral Menou, à la tète de sa division,
débarqua le premier, j)rés du Marabout, à une lieue et demie d'Alexan-
drie.
Je débarquai avec le général Kleber et une autre partie des troupes,
onze heures du soir: nous nous mîmes sur-le-champ en marche pour
nous porter sur .Mexandrie. Nous aperçûmes, à la pointe du jour, la
colonne de Pompée: un corps de Mameluks et d'Arabes commençait
à escarmoucher avec nos avant-postes ; mais nous nous portâmes ra-
pidement, la division du général Bon à la droite, celle du général
Kleber au centre, celle du général Menou à la gauche, sur les diffé-
rents points d'Alexandrie : l'enceinte de la ville des Arabes était
garnie de monde.
Le général Kleber partit de la colonne de Pompée pour escalader
la muraille, dans le temps que le général lion forçait la porte de
Rosette ; le général Menou bloquait le (^h,-\teau triangulaire avec luie
partie de sa division, se portait avec le reste sur une autre partie de
l'enceinte et la forçait. Il entra le premier dans la place. Il a reçu
sept blessures, dont heureusement aucune n'est dangereuse.
Le général Kleber, au pied de la muraille, désignait l'endroit où il
voulait que ses grenadiers montassent; mais il reçut une balle au
front, qui le jeta par terre : sa blessure, quoique extrêmement grave,
n'est pas mortelle. Les grenadiers de sa division en doublèrent de
courage et entrèrent dans la place.
La quatrième demi-brigade, commandée par le général Marmont,
enfonça, à coups de hache, la porte de Rosette, et toute la division
du général Ron entra dans l'enceinte des Arabes.
Le citoyen Masse, chef de brigade en second de la trente-deuxième,
a été tué, et l'adjudant général Kscalc dangereusement blessé.
Maître de l'enceinte des .Arabes, les ennemis se réfugièrent rians le
fort triangulaire, dans le Phare et dans la nouvelle ville. Chaque
maison était pour eu.Y une citadelle; mais avant la fin de la journée,
la ville fut calme; les deux châteaux capitulèrent, et nons nous trou-
474 MEMOIRES
vâmes entièrement maîtres de la ville, des forts et des deux portes
d'Alexandrie.
Pendant ce temps-là, les Arabes du désert étaient accourus par pe-
lotons de trente et cinquante, inondaient nos derrières et tombaient
sur nos traineurs. Ils n'ont cessé de nous harceler pendant deux
jours: mais hier, je suis parvenu à conclure avec eux un traité, non
seulement d'amitié, mais même d'alliance. Treize des principaux chefs
ont été hier chez moi. Je m'assis au milieu d'eux, et nous eûmes une
très longue conversation. Après être convenus de nos articles, nous
nous sommes réunis autour d'une table, et nous avons voué au feu de
l'enfer celui de moi ou d'eux qui violerait nos conventions consis-
tant :
Eux, à ne plus harceler nos derrières;
A me donner tous les secours qui dépendraient d'eux:
Et à me fournir le nombre d'hommes que je leur demanderais pour
marcher contre les Mameluks ;
Moi, de leur restituer, quand je serais maître de l'Egypte, des terres
qui leur avaient appartenu jadis.
Les prières se font dans les mosquées comme à l'ordinaire, et ma
maison est toujours pleine dos imans ou cadis, des cherifs, des prin-
cipaux du pays, des muftis ou chefs de la religion.
Le port vieux d'Alexandrie peut contenir une escadre aussi nom-
breuse qu'elle soit; mais il y a un point de la passe où il n'y a que
cinq brasses d'eau, ce qui fait penser aux marins qu'il n'est pas pos-
sible que les vaisseaux de 74 y entrent.
L'escadre sera aujoiu-d'hui à Aboukir, pour achever de débarquer
l'artillerie qu'elle a à nous.
Cette circonstance contrarie singulièrement mes projets.
Les vaisseaux de construction vénitienne pourront y entrer et déjà
le Dubois et le Causse y sont.
La division du général Desaix est arrivée à Danianhour, après
avoir traversé quatorze lieues dans un désert aride, où elle a été
bien fatiguée. Celle du général lleynicr doit y arriver ce soir.
La division du général Uiii^ua est à Uosette ; le chef de division
Perrée commande notre flottille légère et va chercher à faire remonter
le Nil par une partie de ses bâtiments.
Je vous demande le grade de contre-amiral pour le citoyen Gan-
tanme, chef de l'ètat-major de l'escadre, oflicier du plus grand mé-
rite, aussi distingué par son zèle que par son expérience et ses con-
naissances.
J'ai nonunè le citoyen Le lioy ordi'unatcur do la inarin(! à Alexan-
drie.
J'ai fait dans l'armée différents avancements, dont je vous enverrai
l'état dés l'instant que l'armée aura pris un peu d'assiette.
Nous avdiis eu, à la prise d'Alexandrie, trente à quarante hommes
tués et quatre-vingts à cent blessés.
DE M. DE BOURRIENNE 475
Je vous domaiulo le pradc rlo chef ircsciulmn pour le citoyen Sul-
kowski, qui pst un oflicier du plus faraud nu'rite et qui a été deux
fois culbuté dfi la brèche. Konaparte.
Ail quartier trénéral du Cairo, le 6 thermidor an VI
ilo la Hp|iiililiqun française.
Bonaparte, mrmhii- de l'Iiistitid national, tji'nt'ral en chef,
au Directoire exécutif.
Citoyens Directeurs,
Le 10 messidor, l'arniée partit d'.Mexandrie; elle arriva à Dama-
nhour le 20, soulTrant beaucoup à travers le désert, de l'excessive
chaleur et du manque d'eau.
COMBAT DE RAUMANTEH
Le a, nous rcurontràmes le Nil à Rahinanyeh, et nous nous rejoi-
gnîmes avec la division du jténéral Du^ua, qui était venue par Ro-
sette en faisant plusieurs marches forcées.
La division du j,'énéral Desaix fut attaipiée par un corps de sept à
huit cents Mameluks, qui, après une canonnade vive et la perte de
quelques hommes, se retirèrent.
BATAILLE I)K (HOURAKHVT (oll CIIEBREÏS)
Cependant j'appris ijue Muurad-Bey, à la tète de son armée, com-
posée d'une ;,'rande quantité île cavalerie, ayant huit ou dix grosses
chaloupes canonnières et plusieurs batteries sur le Nil. nous atten-
dait au villaj^e de Chobrakhyt. Le ±i au soir nous nous mîmes en
marche pour nous eu apprurhcr. Lc> 2o, à la pointe du jour, nous
nous trouvâmes en sa présence.
Nous n'avions que deux cents liumnies de cavalerie éclopés et ha-
rassés encore de la traversée. Les Mameluks avaient un majjnifique
corps de cavalerie, iou\ert d'or, d'argent, armé des nifilleiires cara-
bines et pistolets de Londres, des meilleurs sabres de l'Orient, et
montés sur les meilleurs chevaux du continent.
L'armée était ranj,'éf, chaipii! division foiinant un bataillon carré,
ayant les ba;.'a^rs au centre de l'artillerie dans les intervalles des ba-
taillons, les bataillons ran^'és les deuxième et quatrième derrière les
premier et troisième; les cinq divisions de l'armée étaient placées
i76 MÉMOIRES
en érlielons. se flanquant entre elles, et flanquées par deux villages
que nous occupions.
Le citoyen Ferrée, chef de division de la marine, avec trois cha-
loupes canonnières, un chebec ot une denii-ijalère, se porta pour at-
taquer la flottille ennemie. Le combat fut extrêmement opiniâtre; il se
tira de part et d'autre plus de quinze cents coups de canon. Le chef
de division Ferrée a été blessé au bras d'un coup de canon, et, par
ses boiHies dispositions et son intrépidité, est parvenu à reprendre
trois chaloupes canonniores et la demi-galère que les Mameluks avaient
prises et à mettre le feu à leur amiral. Les citoyens Monge et Ber-
thollet, qui étaient sur le chebec, ont montré, dans des moments dif-
ficiles, beaucoup de courage. Le général Andréossy, qui commandait
les troupes de débarquement, s'est parfaitement conduit.
La cavalerie des Mameluks inonda bientôt toute la plaine, déborda
toutes nos ailes et chercha de tous côtés, sur nos flancs et nos der-
rières, le point faible pour pénétrer; mais partout t-lle trouva que la
ligne était extrêmement formidable et lui opposait un double feu de
flanc et de front : ils essayèrent plusieurs fois de charger, mais sans
s'y déterminer. Quelques braves vinrent escarmoucher ; ils furent reçus
par des feux de peloton de carabiniers placés en avant des intervalles
des bataillons. Enfin, après être restés une partie de la journée à
demi-portée du canon, ils opérèrent leur retraite et disparurent.
On peut évaluer leur perte à trois cents hommes tués ou blessés.
Nous avons marché pendant huit jours, privés de tout, et dans un
des climats les plus brûlants du monde.
Le 2 thermidor au matin, nous aperçûmes les Pyramides.
Le 2 au soir, nous nous trouvâmes à six lieues du Caire, et j'ap-
pris que les vingt-trois beys, avec toutes leurs forces, s'étaient re-
tranchés à Embàbeh, et qu'ils avaient garni leurs retranchements de
plus de soixante pièces de canon.
BATAILLE DES PYRAMIDES
Le 3, à la pointe du jour, nous rencontrâmes leur avant-garde, que
nous poussâmes de village en village. A deux heures après midi,
nous nous trouvâmes en présence des retranchements de l'armée en-
nemie.
J'ordonnai aux divisions Desaix et Reynier do prendre position sur
la droite, entre (iyzch et Embàbeh, de manière à couper à l'eimemi
la communication de la haute Egypte, qui était sa retraite naturelle.
L'armée était rangée de la môme manière qu'à la bataille tie Gho-
brakhyt.
Dés l'instant que Mourad-liey s'aperçut du niouvemcnt du général
Desaix, il résolut de le charger. Il envoya un de ses beys les plus
braves avec un corps d'élite, qui, avec la rapidité de l'éclair, chargea
Dl-: M. DK noUKKIFNNE 477
les deux divisions. On lo laissa a|ipro(!ier jiisi|ii'.ï cini|iiaMtc pas, et
on rai'ciiciliit pariine jinde do halles et île mitraille, qui en fit tomber
nn grand nombre sur le clianip de bataille. Ils se jetèrent dans l'in-
tervalle que formaient les deux divisions, ou ils furent rorus par un
double feu qui ailieva leur défaite.
Je saisis l'instant et j'ordonnai à la division du {général Bon, qui
était sur lo Nil, do se porter à l'attaque des relranrhements, et au
générai Vial, i|ui commande la division du général Menou, de se porter
entre le eorps qui venait de le charger et les retranchements, de ma-
nière à remplir le triple but;
D'empêcher ce corps d'y rentrer;
De couper la retraite à celui qui l'occupait ;
Et enlin, s'il était nécessaire, d'attaquer ces retranchements par la
gaucho.
Dés l'instant que les généraux Vial et Don furent à portée, ils or-
donnèrent aux première et troisième divisions de chaque bataillon de
se ranger en colonne d'attaijue, tandis ijuc les deuxième et quatrième
conservaient leur même position, formant toujours le bataillon carré,
qui ne se trouvait plus que sur trois de hauteur, et s'avançaient
pour soutenir la colonne d'attaque.
Les colonnes d'attaque du général Don, commandées par le brave
général Rampon, se jetèrent sur les retranchements avec leur impé-
tuosité ordinaire, malgré le feu d'une grande quantité d'artillerie,
lorsque les .Mameluks lirent une charge. Ils sortirent des rclranchc-
ments au grand galop, nos colonnes eurent le temps de faire halte, de
faire front de tous cotés, et de les recevoir la baïonnette au bout du
fusil et par une grêle de balles. A l'instant même, le champ de ba-
taille en fut jonché. Nos troupes eurent bientôt enlevé les retran-
chements. Les Mameluks en fuite se précipitèrent en foule sur la
gauche. .Mais le général Vial y était en position. In bataillon de ca-
rabiniers, sous le feu duquel ils étaient obligés de passer à cinq pas,
en lit une boucherie effroyable; un très grand nombre se jeta dans
le Nil et >'y noya.
Plus de (juatro cents chameaux chargés de bagages, cinquante
pièces d'artillerie, sont tombes en notre pouvoir; j'évalue la perte
des Mameluks à deux mille hommes de ca\alerie il'èlite; une grande
partie des beys a cte blessée ou tuée; Mourad-Dey a été blessé à la
joue. .Notre perte monte à vingt ou trente hommes tués et cent vingt
blessés. Dans la nuit même la ville du Caire a été évacuée ; toutes
leurs chaloupes canonnières, corvettes, bricks, et même une frégate,
ont été brûlés, et, le 4, nos troupes sont entrées au Caire. Pendant
la nuit, la populace a brûlé les maisons des beys et commis plusieurs
excès. Le (îaire, qui a plus de trois cent mille habitants, a la plus
vilaine populace du momie.
Après le grand nombre de combals et de batailles que les troupes
que je commande ont livrés contre des forces supérieures, je no
478 MEMOIRES
m'aviserais point de louer leur ooiiteuaiice et leur sang-froid dans
cette occasion, si véritablement ce genre de guerre tout nouveau
n'avait exigé de leur part une patience qui contraste avec l'impétuosité
française. S'ils se fussent livrés à leur ardeur, ils n'auraient point eu
la victoire, qui ne pouvait s'obtenir que par un grand sang-froid et
une grande patience.
La cavalerie des Mameluks a montré une grande bravoure; ils
défendaient leur fortune, et il n'y a pas un d'eux sur lequel nos sol-
dats n'aient trouvé trois, quatre et cinq cents louis d'or.
Tout le hi.\c de ces gens-là était dans leurs chevaux et dans leur
armement; leurs maisons sont pitoyables. Il est difficile de voir une
terre plus fertile et un peuple plus misérable, plus ignorant et plus
abruti. Us préfèrent un bouton de nos soldats à un écu de six francs.
Dans les villages, ils ne connaissent même pas une paire de ciseaux.
Leurs maisons sont d'un peu de boue; ils n'ont pour tout meuble
qu'une natte de paille et deux ou trois pots de terre; ils mangent et
consomment en général très peu de chose. Ils ne connaissent pas
l'usage des moulins, de sorte que nous avons constamment bivouaqué
sur des tas immenses de blé, sans pouvoir avoir de farine. Nous ne
nous nourrissons que de légumes et de bestiaux. Le peu de grains
qu'ils convertissent en farine, ils le font avec des pierres ; et dans
quelques gros villages, il y a des moulins que font tourner des
bœufs.
Nous avons été continuellement harcelés par des nuées d'Arabes,
qui sont les plus grands voleurs et les plus grands scélérats de la
terre, assassinant les Tiu'cs conmie les Français, tout ce qui leur
tombe dans les mains. Le général de brigade Muireur et plusieurs
autres aides de camp et officiers de l'état-major ont été assassinés
par ces misérables. Embusqués derrière des digues et dans des fossés,
sur leurs excellents petits chevaux, malheur à celui qui s'éloigne à
cent pas des colonnes! Le général Muireur, malgré les représentations
de la grand'gardc, seul, par une fatalité que j'ai souvent remarqué
accompagner les hommes qui sont arrivés à leur dernière heure, a
voulu se porter sur un monticule à deux cents pas du camp; derrière
étaient trois Bédouins qui l'ont assassiné. La République fait une
perte réelle : c'était m\ des généraux les plus braves que je coimaisse.
Il y a dans ce pays-ci fort peu de numéraire, beaucoup de blé, de
riz, de légumes, de bestiaux; la République ne peut avoir une colonie
plus à sa portée et a'un soi plus riche. Le climat est très sain, parce
que les nuits sont fraîches ; malgré quinze jours de marche, de
fatigues de toute espèce, privation absolue du vin et même de tout
ce qui peut alléger la fatigue, nous n'avons point de malades; le
soldat a trouvé une grande ressource dans les pastèques, espèces de
melons d'eau, qui sont en très grande quantité.
L'artillerie s'est spécialement distinguée. Je vous demande le grade
de général de division pour le général de brigade Dommartin.
1)K M. DK BOURKIHNNK 479
J'.ii promu an i,'r.iilc do j^'oiiéral ilf bri;,'a(lt; lu chef do brigidn
Dcstaiii^', riiiiiinand.irit la ijuatrieine dcmi-l)ri;;ad(\ I^e {.'oiiéral Z.ijnii-
chek s'est fiirl liii'ii condiiit dans pliisioiirs missions importantes
que jo lui ai «onliocs.
L'ordonnateur en rhef Sucy s'était end)arquo sur mitro flottille du
Nil, pour èlro h portée de nous faire i)asser îles vivres du Delta ;
voyant que jo redoublais de mareiie, «t déNirant (itro à mes côtes le
jour de la bataille, il se jeta dans une chaloupe canonnière, et malgré
les périls qu'il avait à courir, il se sépara de la llotlillo : sa chaloupe
échoua; il fut assailli par une ^'rauile quantité d'ennemi*; il montra
le plus ^'rand coura^'e : blesse dangereusement au bras, il parvint,
par son exemple, à ranimer l'éiiuipage et à tirer la chaloupe du
mauvais pas ou elle s'était engagée.
Je vous ferai coniiaitre dans le plus 1,'rand détail tous ceux qui se
sont distiuj,'ués et les avancements que j'ai faits.
Je vous prie d'accorder le ifrade de contre-amiral au citoyen Perrée,
chef de division, un des officiers de la marine les plus distingués par
son intrépidité.
Je vous prie de faire passer une gratification de douze cents francs
à la femme du citoyen Larrey, chirurgien en chef de l'armée; il nous
a rendu, au milieu du désert, les plus grands services, par son acti-
vité et son zèle ; c'est l'oflirier que je connaisse le plus fait pour être
à la tète des ambulances d'une armée. Doxapartf;.
f. Poussielgue, contrôleur des dépenses de l'année d'Orient
et administrateur général des finances.
Rosette, en Éirypto, le 17 th«rmidor an VI.
.Nous venons, ma bonne amie, d'être témoins du plus sanglant et
du plus malheureux combat naval qui se soit donné depuis bien des
siècles. Nous n'en savons pas encore toutes les cireonstances. mais
celles que nous connaissons sont affreuses.
L'escadre française, cfunposée de treize vaisseaux de ligne, dont un
à trois ponts de cent vingt canons, et trois de quatre-vingts, était
mouillée et embosséc dans la mauvaise baie d'.\boukir ou Canope, la
seule qui e.xiste sur la cote d'E^'ypte. Depuis huit jours il se pré-
sentait souvent des vaisseaux et frégates anglais qui venaient con-
naître la position de notre escadre, en sorte qu'elle s'attendait à tout
moment à être attaquée. De Hosette à .Aboukir, il n'y a, en ligne
droite, que (|uatre lieues et demie; des hauteurs de Uosette nous dis-
tinguions parfaitement notre escadre. Le H de ce mois, à cinq heures
480 MÉMOIRES
et demie du soir, nous entendîmes dos coups de canon : c'était le
commencement du combat. Nous montâmes sur les terrasses des plus
hautes maisons et sur les petites éminences, et nous distinguâmes
parfaitement dix vaisseaux anglais; les autres ne s'apercevaient pas.
La canonnade fut très vive jusqu'à neuf heures un quart du soir,
que nous aperçûmes, à la faveur de la nuit, une très grande lumière
qui nous annonça qu'un vaisseau brûlait. Alors le feu du canon re-
doubla de vitesse. A dix heures, le vaisseau qui brûlait sauta avec
un bruit épouvantable et qui s'entendit à Rosette comme on entendit
à Paris l'explosion de Grenelle. A cet accident succéda une luiit pro-
fonde et un silence parfait pendant dix minutes. Entre la vue et
l'ouïe de l'explosion il se passa pour nous deux minutes. Le feu
reprit et dura sans interruption jusqu'à trois heures du matin ; il
cessa presque entièrement jusqu'à cinq heures, qu'il reprit avec plus
de vivacité que jamais. Je me portai sur une tour qui est à une
portée de canon de Rosette, et qu'on appelle Aboul-Mandour ; de là je
vis distinctement la bataille. A huit heures du matin, j'aperçus un
vaisseau qui brûlait; au bout d'une demi-heure je vis tout à coup
sauter en l'air un autre vaisseau qui ne brûlait pas auparavant ;
son explosion fut comme celle de la veille. Le vaisseau qui brûlait
s'éloignait de la côte ; le feu diminua insensiblement, et nous présu-
mons qu'on est parvenu à l'éteindre.
Pendant ce temps-là les canonnades redoublaient ; un gros vais-
seau démâté de ses trois mâts était échoué à la côte ; on en voyait
d'autres parmi les escadres qui étaient pareillement démâtés entière-
ment; mais les deux escadres semblaient s'être mêlées, et nous ne
pouvions distinguer les Anglais des Français, ni savoir de quel côté
était la victoire. Le feu a conservé toute sa vivacité jusqu'après deux
heures après midi du 1.5. A cette heure, nous avons vu deux vais-
seaux de ligne et deux frégates mettre toutes leurs voiles au vent et
prendre la route de l'est; nous leur reconnûmes à tous quatre le
pavillon français. Aucun autre vaisseau ne bougea et le feu cessa.
Vers six heures du soir je retournai à la tour d'Aboul-Mandour
pour reconnaître la position des escadres : elle était la même qu'à
deux heures. Les (|uatre vaisseaux à la voile étaient devant l'embou-
chure du Nil. Nous ne savions que conjecturer. Vingt-quatre hennis
s'étaient écoulées sans que personne fût venu nous donner des détails
et nous étions dans l'impossibilité de nou.s en procurer, par terre,
à cause des Arabes qui étaient rassemblés entre Rosette et Aboukir;
par mer, à cause de la difliculté de sortir de l'embouchure du Nil au
Boghàz.
ïu peux juger de notre impatience, de notre perplexité. Nous
tirions un mauvais augure de ce silence. Il fallut encore pas.ser dans
cette incertitude la nuit du l."j au 1(>. Enlin, le Hi au matin, un
bateau, parti dans la nuit d'Alexandrie, nous donna quelques détails,
mais facliieux • il nous dit (pic des ofllciers de l'escadre française.
IM] M. I)K imURRIENNE 481
t|iii s'étaient sauvés ;i Alcxamlrio ilaiis une chaloupe, avaient rap-
porté que, dos lo coniuiencenicnl du combat, l'aniiral Mrueys avait
reçu trois blessures },'raves, une à la tèlo et deux au corps; qu'il
voulut rester a sa place sur lo banc, de quart, et qu'un i|uatriémfi
coup do canon l'emporta par le milieu du corps ; que le capilaino
de pavillon Casabianca avait au même moment été emporte d'un
coup de canon ; qu'on s'aperçut alors que le feu était au vaisseau ;
qu'on n'avait pu parvenir à l'éteindre, et qu'enfin il avait sauté à dix
heures du soir. Ils ajoutaient que notre escadre était abimée et
perdue, que quatre vaisseaux s'étaient sauvés, mais que le reste était
perdu.
Je retournai à la tour; je retrouvai les choses absolument dans le
même état que la veille ; elles étaient telles encore hier soir et ce
matin.
Voici comment le tout se présentait à nos yeux en parlant de la
tour d'.Vboukir, vue à franche et suivant à droite de l'horizon.
Le 1" vaisseau n'a point de màt, et porte pavillon anglais.
Le 2* et le .3" sont en bon état; on n'en distin^'uc pas le pavillon.
Le 4* a perdu un màt.
Le 5* en bon état et porte pavillon anglais.
Le 6* a perdu son màt de hune; ce matin on y élevait un foc et
une voile carrée.
Le "' est sans màt de perroquet.
Le 8* est rasé.
Le 9" est rasé; il lui reste son màt de beaupré.
Le 10' est démâté de ses trois mâts ; ce malin on attachait une
voile au màt de beaupré.
Les 11% li' et 13* formaient une espèce de groupe; on ne comptait
que sept mâts pour ces trois vaisseaux.
Le 14' n'a que son màt de misaine.
Le l.">' a perdu ses perroquets de misaine et d'artimon.
Le Kj" est entioremcnt rasé.
Le 17' a perdu son perroquet d'artimon.
Le IS' n'a que le màt de misaine.
Les r.J*, 20' et le 21' forment un groupe où l'on ne voit que quatre
mats et point de perni(]uets.
Le ii' est entièrement rasé et échoué ; il a pavillon anglais ; on
travaille a le remettre ù flot et à le mater de petits mâts.
Le 23' est en bon état; il avait pavillon anglais.
Lo 21' est en bon état.
Voilà tout ce que j'ai pu distinguer; il eu résulte (|ue les .\nglais,
quoiqu'ils aient eu l'avantage, ont été extrêmement maltraités,
puisqu'ils n'ont pu poursuivre ceux de nos vaisseaux qui s'en sont
allés le I.H.
Depuis deux jours tous ces vaisseaux sont dans l'inaction et sem-
blent anéantis.
482 MEMOIRES
Ce matin, il nous est venu des nouvelles d'Alexandrie qui conlir-
ment nos pertes. Le contre-amiral Decrcs a été tué, ainsi que le
vice-amiral Blanqnet-Duchayla (1).
Le Tonnant est celui qui s'est battu le dernier. Dupetit-Tliouars,
qui le commandait, a eu les deux jambes emportées d'un coup de
canon. Les vaisseaux sauvés sont le Guillaume Tell, le , les fré-
gates la Diane et la Juslice. Ou dit que c'est l'ArWmise qui a sauté
avant-hier matin...
POUSSIELGUE.
DESCRIPTIOiN DU CAIRE
Le Caire, capitale de l'Egypte, est situé entre le 49" 26' 30" de
longitude et le 30° 2' 30" de longitude, et le 30» 2' 30" de latitude, sur
la rive orientale du iNil, à un myriamètre de l'endroit où ce fleuve
commence à se diviser et à former ce qu'on appelle le Delta et, en
arabe, l'Etrif. Cette ville a été bâtie malheureusement à un kilomètre
du Nil, ce qui la prive d'un grand avantage ; car le canal qui l'y
joint n'a d'eau courante que pendant l'inondation.
Le Caire est une des plus grandes villes du monde ; il est divisé
eu trois : le Boulaq, le vieux Caire et le nouveau Caire.
Vis-à-vis du Caire, au couchant du K\\, on voit les restes de l'an-
cienne Memphis, ce qui a quelquefois donné lieu aux poètes d'appeler
le Caire Memphis.
Ou voit aussi du môme côté du Caire, et assez près, les ruines de
l'ancienne Babylone.
Le Caire a environ un myriamètre et demi de tour, c'est-à-dire à
peu prés le circuit de Paris, pris par la ligne des boulevards ; il a
liiiit kilomètres du nord au sud et quatre d'orient en occident.
Le (]aire fut bâti à côté île l'ancienne capitale de l'Egypte, que l'on
nommait alors Masr ou Forsthach. S.dadin lit ceindre ces deux villes
de murailles: Masr s'appelle aujourd'hui le vieux Caire; on a élevé
la troisième ville, Boulaq, entre le vieux et le nouveau Caire.
La ville du Grand-Caire a été fondée par Fauhar, général de Moaz,
issu des princes du Kérouan ; il lui donna le nom d'Elgàhera, qui si-
gnifie la Victorieuse, et dont nous avons fait le Caire. Fauhar y fit
élever un palais pour loger le prince. La capitale de l'Egypte était
(1) C'est ime erreur. Blanquet Duchayla fut seulement blessé. Quant à t)«crès
il put échapper au désastre, et conduire sa frégate la Diane jusqu'à Malte.
(D.L.)
DE M. DE iiOUKlUIiNNI-: 483
auparavant Postât, qui fut fondée, la viiij,'tiéme année flo l'hégire, par
le con>]ucr.int Aniroii ; il la b.Uit au lieu mémo où il avait dressé son
ranip, avant iraller assipjjpr Ah-xaiidrio. Le nom de Postât sifjnitle
tente en arabe : ou y ajniita celui de Masr, c|ue Meuipliis portait alors
et que les Arabes ont toujours donné à la capitale de l'Ku'ypte.
La situation du (irand-(Mnre n'est pas aussi avantap;euse que celle
de postât : son eloijfiienient du .Nil n'est pas le seul dèsaj^rénicnt qu'on
y éprouve ; la cliaino stérile du Mokattam l'environne du côté de
l'Orient, et li^r.vque le vent du nord ne souffle pas, elle réfléchit sur
1 ettc ville une chaleur étouffante, on y respire un air embrasé, et il
faut attendre la nuit pour y jouir de qneli]uc fraîcheur.
Les rues du (laire sont comme celles d'Ale.vandrie, sales, étroites,
tortueuses et point pavées ; aussi la foule des hommes, des chameaux,
des ânes et des chiens y élcve-t-elle une poussière incommode. Les
maisons, comme dans la plupart des villes turques, sont mal cons-
truites ; mais, contrairement à la coutume de l'Orient, quelques-unes
ont deu.K ou trois étasjes; la plupart sont bâties en terre et en briques
mal cuites, les autres sont de pierres molles, tirées du mont Mokat-
tam ; au haut de chaci^uie d'elles est une terrasse, aussi de pierres ou
de briques; toutes ressemblent à des prisons, car elles ne reçoivent
que peu de jour de l'extérieur : la lumière vient des cours intérieu-
res, où les sycomores réfléchissent une verdure a^'réable; une ouver-
ture au nord, ou pratiquée au sommet du toit, procure un air rofrai-
chissant. Il était trop dangereu.x, sous la tyrannie des Mameluks,
d'être éclairé : on avait l'attention de donner à sa maison une appa-
rence chétive, afin de ne pas éveiller leur cupidité. Les fenêtres n'ont
point de verres ni de châssis mobiles, mais seulement un treillage à
jour, dont la façon coûte quehjuefois plus que nos glaces.
Quoique toutes les maisons du Caire soient mal distribuées, néan-
moins celles des grands olTrent do vastes salles, où l'eau jaillit dans
des bassins de marbre : le pavé, formé d'une marqueterie de marbre
et de faïence colorée, est couvert de nattes, de matelas et, par-des-
sus, d'un riche tapis, sur lesquels on s'assied, jambes croisées ; autour
du mur règne une espèce do sofa, charge de coussins mobiles; à
environ deux mètres de hauteur, est un rayon chargé de porcelaines
de la Chine et du Japon ; les murs, d'ailleurs nus, sont bigarrés de
sentences prises dans le (^oran et d'arabesques en couleur dont on
chargeait aussi le portail des habitations des beys.
Les maisons sont ornées de jardins et de bassins irréguliers, dans
lesipiels entre l'eau du canal quand le Nil vient à déborder. Lors de
celte inondation l'eau s'épanche dans les places du Caire, qui forment
alors des lacs, dont le plus grand peut avoir cinq cents pas de dia-
mètre ; c'est la place Ezbckyeh : elle est au centre de la ville et
bordée des plus belles maisons. Pendant huit mois de l'année, c'est
un vaste bassin reuipli d'eau ; pendant les i]uatre autres, c'est un
jardin très agréable. Lorsque ce bassin e^t inonde, il est couvert de
181 MEMOIRES
barques : on y tire des feux d'artifices et on y donne des concerts.
Au nombre des mosquées dont la ville du Caire est remplie, car il
y en a près de trois cents, i]uelques-unes s'élèvent comme des cita-
delles. Telle est celle du sultan Hassan, i,'rand édifice surmonté d'un
vaste dôme, et dont la fai.-ade est incrustée de marbres précieux.
Presque toutes ces mosquées ont des minarets très hauts; ces espèces
de clochers, construits avec beaucoup de légèreté, et entourés de i,'a-
leries, varient agréablement l'uniformité d'une ville dont tous les toits
sont en terrasse. C'est de l;ï que les crieurs publics invitent le peuple
à prier aux heures prescrites par la loi, c'est-à-dire au lever de l'au-
rore, à midi, à trois heures, au coucher du soleil et environ deux
heures après. Huit cents voix (l'usage des cloches étant odieux aux
Turcs) se font entendre au même instant dans tous les quartiers de
la ville, et rappellent ainsi à l'homme ses devoirs envers la Divinité.
Les juifs ont plusieurs synagogues au Caire.
Le château du Caire, bâti par le grand Saladin, placé sur un rocher
escarpé et environné de murs très épais, soutenus de grosses tours,
était très fort avant l'invention de la poudre ; mais, comme il est do-
miné par la montagne voisine, il ne soutiendrait pas deux heure? le
feu d'une batterie qui y serait établie. Ce château a plus d'un kilo-
mètre de circonférence ; on y monte par deux chemins rapides et
taillés dans le roc. C'était de ce fort, qu'avec six mauvaises pièces de
canon, tournées vers l'appartement du pacha, les beys le forçaient à
se retirer aussitôt qu'ils lui en avaient notifié l'ordre.
L'intérieur du château renferme les palais des sultans d'Egypte,
presque ensevelis sous leurs ruines. Des dômes renversés, des mon-
ceaux de décombres, des dorures et des peintures dont les couleurs
ont bravé l'injure des temps, de superbes colonnes de marbre debout,
mais la plupart sans chapiteaux : voilà ce qui reste de leur ancienne
magnificence. On y voit cependant encore plusieurs palais, des jar-
dins, de superbes portiques, dos bains et des places d'une grande
somptuosité; le marbre et les colonnes y sont prodigués. La mosquée,
que Saladin fit bâtir, étonne autant par sa grandeur que par la sin-
gularité de son architecture.
L'aqueduc qui conduit l'eau au château a cent vingt arcades.
Un des monuments les plus curieux que l'on admire dans ce châ-
teau, est le puits de Joseph, taillé dans le roc; il a quatre-vingt-treize
mètres (deux cent quatre-vingts pieds) de profondeur, sur quatorze
mètres (quarante-deux pieds) de circonférence : ce puits est formé de
deux parties, pour en faire le service avec plus de facilité. Un esca-
lier, d une pente extrcmeinent douce, règne à l'entour ; la cloison qui
le sépare du puits est formée d'une portion du rocher, à laquelle mi
a laissé trente-trois centimètres (six pouces) d'épaisseur ; des fenêtres,
qui y sont pratiquées de distance en distance, éclairent celte rampe ;
arrivé au bas de la première partie, on trouve une esplanade avec un
bassin ; c'est là que des bœufs tournent une roue à chapelets de pots
m-, M ItK IU)URRIRNNE 485
lie li'tio, i|iii fait inoiilcr I'imii iIii pn-miiM- pnits; d'antres bd'iifs,
|ilaci's on liant, l'y fli'vnnt <le ('*> roserxiir par lo mônio nuranisrno.
(lotte ean, ipi'oii dit \eiiir du \il. et filtrer à travers nn sable iinpn''i,'nc
de sel de iiitre, est nii peu sauniàtre; anssi ne s'en scrt-oii ponr lioirc
ijn'eii cas de sièjje, on de i|iielqiic antre nécessité. Ce puits est l'on-
vrage des Arabes ; et les K^'vptiens disent qne c'est à Saladin qn'on
en doit la constriiclinn.
I-e pacha du (]aire habitait un trraml bâtiment qui n'a rien do re-
marquable, et dont les fenêtres donnent sur la place nommée Cara-
Maïdan ; la salle d'audience, où le divan se tenait trois fois par se-
maine, est aussi lonjjue que celle du l'alais à Paris : on la dit teinte
dusan!,'des beys, massacrés autrefois par ordre de la Porte.
A l'extrcmité de Cira-M lïdan est ^hl^t^•l de la Monnaie, où l'on fa-
brique une prodi^'içiise quantité de mednis et de sequins : ils étaient
frappés an coin du Scheik-el-Beled, ou du bey-^'ouverncnr.
Le quartier des janissaires offre les ruines dn palais de Saladin : on
y voit le divan de Joseph, dont le liômc et une partie des murs sont
tombés; il y reste encore debout trente colonnes de i^ranit rouge, dont
le fût, d'une seule pierre, a prés de quarante-sept pieds de haut : il
parait i]n'elles ont été tirées d'anciens monuments.
Le Grand-Caire a été, jusqu'au quinzième siècle, une ville des plus
riches et des plus florissantes ; elle était ^entrepl^t de l'Europe et de
l'Asie : son conuuerce s'étendait du détroit de Gibraltar au fond de
l'Inde. La découverte du cap de Bonne-Kspérance, et l'invasion des
Ottomans, lui ont enlevé une partie de son éclat et de son opulence.
Le (iaire, dont les habitants montent à près de trois cent mille, se
trouve dans un pays sablonneux ; l'air n'étant pas rafraîchi par les
pluies, la chaleur y devient extrême; mais en messidor, therniiilor et
fructidor, il y rci^ne un vent qui la tempère beaucoup. Gomme l'hiver
n'est jamais rigouren.x, comme on n'y connaît pas, pour mieux dire,
cette saison, les arbres y conservent leur verdure tonte l'année.
On tire du Caire, par Alexandrie, des cuirs, des laines d'Egypte,
du coton filé, de la cire, de l'aloés, de l'encens, de la myrrhe, du café,
lies aiirrettos blanches, noires, des dents d'éléphant et de la jîomme
laque. Les Européens y envoient, en échange, des draps, des dorures,
des étoffes de soie, dn fer, du plomb, de la quincaillerie. 11 y a au
Caire plusieurs manufactures, entre autres, de tapis de Turquie.
Le port du Grand-Caire est Boulaq, ville qui n'est éloiirncc de cette
capitale que d'environ deux kilomètres ; elle renferme de superbes
bains publics et des magasins : le long de ses maisons, on voit à
l'ancre des milliers de bateaux de toute forme et de tonte grandeur ;
à deux kilomètres, au nord-est de Boulai], est le ch.àtoau d'Hellc, qui
tombe en ruines, et qui vraisemblablement tire son nom d'iléliopolis,
dont il est voisin, (l'ttait la que les beys, entourés d'un brillant cor-
tège, allaient recevoir le nouveau pacha, pour le conduire en pompe
à la prison, d'où ils venaient souvent de chasser son prédécesseur.
Vlll
CORRESPONDANCE PARTICULIÈRE
ET OFFICIELLE
A bord de (a Diane, ce 17 prairial an VI (5 juin 1798).
Je vous adresse, mon cher Bourricnne, toutes mes dépêches ; je
compte assez sur votre amitié pour espérer (pie vous les ferez passer
par le premier aviso. Si Saint-Hilaire est encore à Toulon, faites-moi
le plaisir de les lui adresser toutes, et de le prier de les faire mettre
à la poste de suite.
Une frégate vient nous joindre, elle retournera sans doute, elle
vous portera, mon cher ami, tous les témoignag;es de mon amitié et
mille souvenirs pour tous nos camarades. 4*eut-être m'apporte-t-elle
des lettres ? Je serais bien heureux ; et je suis sûr qu'elle le fait si
vous en avez pour moi et que vous ayez su son départ. Adieu, mon
cher Bourrienne, je vous embrasse comme je vous aime.
Marmont.
Vous m'oubliez tout à fait, mon rlier ami ; pensez quelquefois à
moi ; je suis comme en exil, c'est à votre amitié à me consoler. Vous
devez avoir des lettres pour moi, vous en avez, j'en suis sur. Adres-
sez-vous au citoyen Ganteaume, chef ilc l'état-major de la marine, pour
être instruit du départ des bâtiments qui seront envoyés près de
notre frégate. Adieu, mon ami, je m'ennuie comme jamais on ne
l'a fait.
Mes respects au général. M...
MÉMOmivS DE M. DK HOUimiENNE 487
Au quartier gini-ral Je Malli\ lo iîS prairial an VI.
KTAT-MAJOH f.ÉNKRAL.
Ordre du général en chef.
Art. 1". Dans l'é^lisp iiiii appartient aux Grecs, les prêtres latins
ne pourront pas y offu'ier.
2. Les messes <nie les prêtres latins ont coutume de dire dans les
églises {jreciiiies seront dites dans les autres éj^lises de la plact\
3. Il sera accordé protection aux juifs qui voudraient y établir leur
synasrogue.
4. Le général commandant remerciera les Grecs de la bonne con
diiitc qu'ils ont tenue pendant le siège.
5. Tous les Grecs des (les de Malte et du Gozo, et ceux des dépar-
tements d'Ithaque, Gorcyre et de la mer Egée, qui conserveraient des
relations quelconques avec la Russie, seront condamnés à mort.
fi. Tous les navires grecs qui naviguent sous le pavillon russe, s'ils
sont pris par les bâtiments français, seront coulé bas.
Signe' : Bonaparte.
Pour copie conforme : Le gt'néral de division chef de l'élat-major
g^nt'ral. Signé : Alexandre Berthier.
Pour copie conforme : I,e général de division,
Signé : Cuabot.
A boni (le la Uiane, le 23 Horoal an V[ (M mai 1798).
Nous avons déj.i fait une campagne, mon cher Bourrienne, depuis
que je vous ai quitté. J'ai supporté la mer à merveille, et malgré le
gros temps que nous avons eu, je m'y suis porté comme â terre, à
une accroissance d'appelit prés. Nous avons rencontré quatre frégates
que nous avons été reconnaître, et comme elles pouvaient être an-
glaises, nous avons fait tous les préparatifs du combat. Elles se sont
trouvées espagnoles, et nous avons remis le sabre dans le fourreau.
Faites-moi le plaisir, mon cher ami, de faire porter la lettre ci-jointe,
et de remettre au porteur de la présente celles que vous pouvez, avoir
rec.nies pour nii.ù. Je compte, mon cher Bourrieime, sur votre complai-
sance et sur votre amitié ordinaire. Si vous êtes assez aimable pour
ne pas m'oublier et pour m'écrirc un mot, vous consolerez un mal-
heureux dans son exil, exil cepemlant aussi agréable que possible, car
il n'y a rien de si aimable que lo contre-amiral Dccrés et tous les
488 MÉMOIRES
officiers qui sont à sou bord. Donnez-moi donc quelques nouvelles;
embrassez tous nos camarades pour moi; rappelez-moi au souvenir du
général, et recevez encore les témoignages de toute l'amitié que je
vous ai vouée pour la vie. A. Marmont.
A Boulaq, près le Caire, le 0 thermidor an VI.
A Kleber.
Tu n'as pas d'idée des marches fatigantes que nous avons faites
pour arriver au Caire ; arrivant toujours à trois ou quatre heures
après midi, après avoir souffert toute la chaleur, la plupart du temps
sans vivres, étant obligés de glaner ce que les divisions qui nous pré-
cédaient avaient laissé dans les horribles villages qu'elles avaient sou-
vent pillés ; harcelés toute la marche par cette bande de voleurs
appelés Bédouins, qui nous ont tué des hommes et des officiers â
vingt-cinq pas de la colonne. L'aide de camp du général Dugua appelé
Geroret a été assassiné avant-hier de cette manière, en allant porter
un ordre à un peloton de grenadiers à une portée de fusil du camp;
c'est une guerre, ma foi, pire que celle de la Vendée.
Le commissaire ordonnateur Sucy a eu le bras cassé sur la flottille,
en remontant au Caire. Tu pourrais peut-être revenir avec les cha-
loupes canonnières et les djermes qui sont allées chercher les effets
des troupes à Alexandrie. Arrive ! arrive ! et arrive 1
Tout à toi, Damas.
Au citoyen Barras, membre du Directoire exécutif de France,
à Paris.
Rosette, ce 17 thermidor an VI.
Dans ma dernière lettre datée d'AIe.xandrie, je n'avais, cher Direc-
teur, qu'à te parler des succès des armes républicaines; aujourd'hui
ma tâche est bien plus pénible. Le Directoire est sans doute déjà
informé de l'issue malheureuse du combat que notre escadre a eu à
soutenir le l.o de ce mois contre la Hotte anglaise.
Fendant plusieurs heures nous eûmes l'espoir d'être vain(iueurs ;
mais, lorsque le vaisseau l'Orient eut sauté, le désordre se mit dans
notre escadre. De l'aveu même des Anglais, tous nos vaisseau.x se
DK M DE BOURRIENNE 489
^•<nl bien battus; pitiMciirs bÂtimont» oniieinis suiU iltuiàtés, mais
iHili-L" esiuiire est pres(|iii^ eiilièreincnt (lelriiile. 'In nie connais assez
p'air être assnré que je ne nie reinirai pas l'éclui île la caluinnic, qni
s .inprcsse d'accueillir les bruits les plus absurdes ; j'observe, et je
riiabsliens, quant à présent, de prononcer.
l'oul le monde est ici dans la consternation; je pars demain pour
il Caire porter cette nouvelle à Konaparte. Klle l'afTectera d'autant
[ilus, qu'il devait moins s'y attendre : il trouvera sans doute en lui
les inujens, sinon de reparer une perte aussi j;raiide, au moins d'eiii-
[iiclier que ce désastre ne devienne funeste â l'armée qu'il commande.
(^)uant \ moi, cet événement mallieureux m'a rendu tout mon cou-
rage. J'ai senti que c'était dans ce moment qu'il fallait réunir tous
-os efforts, pour triompher de tous les obstacles que le sort ou la
malveillance nous susciteront.
Puisse cette affreuse nouvelle ne pas produire en France de résultats
malheureux! Je suis à mon particulier fort inquiet; mais je m'en
rapporte beaucoup au j^eiiie de la Uepublique, qui nous a toujours si
bien servis.
Adieu, mon cher Barras ; je t'écrirai du Caire, où je compte être
rendu dans quatre jours. Iallie.n.
IX
COMPUSITlOxN ET TRAVAUX DE L'INSTITUT D'EGYPTE
L'Institut d'Egypte était divisé en ijuatre classes : mathématiques,
physique, économie politique, littérature et beaux-arts.
.Monjje fut nomme président; Bonaparte, vice-président; Fourier,
secrétaire et Costaz, adjoint.
Les membres étaient :
Pour les mathématiques.
Citoyens Andréossy, Bonaparte, Costaz, Fourier (secrétaire perpé-
tuel de l'Institut), Girard, Lancret, Lepcre, Leroy, Malus, Monge,
Nouet, Quesnot.
l'hyxique.
Citoyens Bcaurhamp, BerthoUet, Boudet, Cbampy père. Conté, De-
lisle, Descostils, Desjfenettes, Uolomieu, Dubois père, Geoffroy, Larrey,
Savigny.
490 MEMOIRES
Economie politique.
Citoyens Gorancès, Dugua, Fuiivelet de liourrienne, Jacotiii, Poi'.s-
sielgue, Reynier, Tallieu.
LilU'ralure et arls.
Citoyens Denon, Duteitre, Lepère, Norry, Parseval-Grandinaisun,
Protain, don Kaphaël, Rcdoutté, Rigo, Rigel, Ripault.
L'Institut avait un fort beau local; le jardin botanique qu'on y
préparait promettait d'être riche. Si le temps l'eût permis, on avait
dessein d'y établir une ménagerie et d'y former une bibliothèque qui
aurait été ptibliijue. On y aurait aussi trouvé un observatoire qui eût
permis, sous ce ciel toujours sans nuages, d'observer les astres avec
utilité pour la science ; un cabinet de physique, un laboratoire de
chimie, des salles d'antiquités.
Ces divers établissements eussent probablement ramené dans ces
antiques contrées les sciences qui nous en sont venues et qu'en a exilées
la barbarie.
Ronaparte proposa d'examiner les questions suivantes :
1° Quels sont les moyens d'économiser le combustible dans les fours
do l'armée?
2° Y a-t-il des moyens de remplacer le lioiiblou dans la fabrication
de la bière?
3" Quels sont les moyens de rafraîchir et de clarifier les eaux
du Nil?
4" Lequel est le plus convenable de construire des moulins à eau
ou à vent?
5° L'Egypte renferme-t-elle des ressources pour la fabrication de la
poudre ?
6° Quel est l'état de l'ordre judiciaire et de l'instruction en Turquie?
Des commissions ont été non)mées pour examiner chacune de ces
questions. Une autre fut chargée de présenter un plan d'organisation
(létinitive de l'Institut.
Le 11 fructidor, première st'ance.
Andréossy lut un Mémoire sur la fabrication de la poudre en Kgypte.
Le salpêtre y est très abondant; il serait possible d'en fournir à la
France. Le soufre nnuique. On peut y fabriquer le charbon de lupin
suffisamment pour le besoin. Au reste, le Caire tîst pourvu de poudre,
et ne laisse aucune ini|uiétude sur cet approvisioiuienient.
Monge lut un Mémoire sur le mirage, phénomène d'optique qui, en
mer et dans le désert, fait voir les objets dessinés dans le ciel, sans
laisser apercevoir l'eau et la terre qui les supporte.
DE M. DE BOURRIENNE 491
Une première coiiiinissioii fut iKniimée pour dresser des tables com-
paratives des iiieMins de IVaiiie et d'Kgvp'o ; "no secondi-, pour la
rédaction d'un vocabulaire français-arabe.
Le 16, seconde séance.
Berthollct lut un Mémoire sur la formalinn du sel ammoniac dans
plusieurs substances où l'on n'en avait pas soupçonné l'existence.
Mémoire sur la meilleure manière de moudre le blé ; préférence
donnée aux macbines à eau.
Rerthollet rendit compte de l'analyse qu'il avait faite de la poudre
trouvée, non au (laire, mais dans le château du (]aire. Celle-ci ne
contenait que deux onces et demie de salpêtre par livre; il est d'avis
de la reniveler pour en extraire le salpêtre.
Mémoire de Mon^'e sur plusieurs monuments antiques et sur la
pierre dont est bâti le château du Caire.
l£ 21, troisième séance.
Mémoire sur un buste d'Isis, trouvé sur les bords du Nil, par
Suikowski.
Mémoire de Say sur le roseau, le safranum, la paille de maïs, con-
sidérés comme combustibles ; comparaison des uns avee les autres.
I>e safranuni donne un chauffage de siw^l pour cent moins cher que
le bois de France.
Annonce de la construction d'un moulin h vent par la commission
chargée de cet objet.
Mémoire de Geoffroy sur l'autruche, et preuve qu'elle manque des
conditions nécessaires pour voler.
Ilonaparte invite l'Institut à s'occuper de la rédaction d'im alma-
nach, qui comprendra les divisions du temps selon l'usage de France
et celui d'Kgyple.
Fourier lit un Mémoire sur la résolution des équations algébriques,
et propose une méthode générale pour l'extraction des racines des
équations de tous les degrés.
l'arseval lit la traduction d'un fragment de la Jérusalem délivrée.
Desgenettes lit un Mémoire sur les maladies qu'il est impossible de
confondre avec la peste.
Le deiLTiùme jour complémentaire, quatrième séance.
iJeauchamp présente un Annuaire susceptible d'être imprimé sans
délai.
l5erthollet lit d'abord une lettre de Laplace sur la verilication des
nouvelles mesures; et ensuite un Mémoire sur la fabrication de l'io-
di^o en Egypte.
492 MEMOIRES
Pai-seval lit un fragment do la Jérusalem délivrée.
Foiiricr lit un Mémoire sur une mucliinc propre à arroser les terres.
Toi est l'abrcij'é des travaux de l'Instilut naissant en Egypte, jusqu'à
l'époque de 1" vendémiaire an VII. Je vais joindre à cet exposé la
liste des savants et artistes attachés à l'armée d'Kgyptc.
Géométrie.
Fourier, Gostaz, Corancez fils, Charbaud, Devilliers, Yiard, Vin-
cent, Say.
Aslronomie.
Dangos, Nouet, Qiiesnot, Méchain fils.
Mécatiiqiie.
Monge, Conté, Maisiéres, Cécile, Aînés, Aînés fils, Cassard, Lenoir
Dis, Cirot, Couvreur, Hassenfratz jeune, Favier, Dubois.
Horlogerie.
Lemaître, Thomas, Brcguet fils.
Cliimie.
BerthoUet, Descotils, Samuel, Bernard, Regnault, Champy, Pottier,
Pignat.
Minéralogie.
Dulomieu, Cordier, Kozières, Nepveu, Victor Dupuy.
Botanique.
Thouin, Nectour, Deliile, Coquebert fils, Milbert.
Zoologie.
Geoffroy, Savigny, Ducharnoy, Gérard, Hedoutté.
Chirurgie.
Dubois, Labate, Lacipiére, Dubois fils, Pouqueville, Bessières;.
Pharmacie.
Boudet, Roguin, Kouycr.
Antiquités.
Leblond, Pourlier, Bipault.
m-: M. i)i; HoL'iUiir.NNK i-»3
Archilrrtuir.
.N'orry, liaUac, Piiitain.
Dessinateurs.
Diil.'iir.'. Uit,'n. r.aïKli.imi.
Gt'iiie civil.
LcpiTP, liirard, HodanI, Ciratieii Lepére, Saint-G«nis, Dobamlre,
Duval, Faye, Laucrct, Févre, Jollois, Thèvenot, Chabrol, RalToiicau,
Aniolet, Hyaciiite Lepire, l'ainizeii, (Ihczy.
(if'oiirap/us.
Lafouilliule. Loiliic, Lévéque, Boiirj,'cois, Faurie, Beiia/et, Corabiriif,
Diilli'ii, Jumaiil, Lôcesiie, Laroche, Bertre, Potier, Grcslis, Boucher,
(Ihanmoiit.
Imprimerie.
Marcel, Piiiitis. (Inlîaiit naudoiii, Laiiijier, Eberhart, Besson, Bou-
langer, Boyer, Jardin, Bivet, Véry, Dubois, Gransart, Marlet, Letliioux,
Castera.
I-IN DU TOME PREMIER
Paris. — Imp. PAI I. I>LPONT. 4. rue du Bouloi (Cl.) li.1.99.
I. 28
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