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Full text of "Mémoires de M. de Bourrienne, ministre d\'état, sur Napoléon : le directoire, le consulat, l'empire et la restauration"

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MEMOIRES 


M.  DE  BOURRIENNE 


4Vgy^\q^5 


DC 

A4 
Von 

SKhS 


BIBLIOTHÈQUE  DES  MÉMOIRES  HISTORIQUES  ET  MILITAIRES 


MÉMOIRES 


DE  BOmUllENNE 


MINISTRE  li'ETAT 


NAPOLÉON 

LE  DIRECTOIRE,    LE  CONSULAT,   L'EMPIRE 
ET  LA  RESTAURATION 

ÉDITION    NOUVELLE,    REFONDUE    ET    ANNOTEE 

DÉSIRÉ  LACROIX 

Ancien  Ailarhc  à  la  Commission  de  la  Correspondance  de  Napoléon  I' 


TOME    PREMIER 


PARIS 

GARNIER  FRÈRES,   LIBIiAIRES-ÉDITEURS 

6,      RUE     DES     SAINTS-PÉRLS,     6 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


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NOTE 


BOURRIENNK    ET    SES    MEMnlUES 


«  L'apparition  des  Mémoires  de  hourrïenne,  en  1829,  pro- 
duisit une  assez  vivo  sensation  et  excita  la  curiosité  du  pu- 
blic. C'était  la  veille  de  1830.  Le  nom  de  l'auteur  et  les  fonc- 
tions intimes  qu'il  avait  remplies  pondant  si  longtemps  au- 
près de  Napoléon  donnaient  à  ses  souvenirs  une  saveur  et 
une  importance  particulière.  On  ne  chercha  pas  d'abord  à 
quel  sentiment  Bourrienne  obéissait  en  écrivant  son  livre;  on 
ne  s'inquiéta  pas  de  savoir  dans  quelle  disposition  d'esprit  et 
dans  quel  milieu  politique  il  l'avait  composé.  Ce  livre  était 
consacré  à  Napoléon.  Napoléon  semblait  y  revivre.  C'était 
assez  pour  assurer  aux  Mémoires  de  Bourrienne  de  nombreux 
lecteurs.  Mais  les  hommes  fidèles  à  leurs  opinions  et  à  leur 
passé,  qui  avaient  été  mêlés  personnellement  aux  événements 
dont  Bourrienne  fait  le  récit,  ne  tardèrent  pas  à  reconnaître 
que  l'histoire  était  presque  toujours  d(  figurée,  et  souvent  in- 
dignement travestie  par  lui.  La  mémoire  et  la  bonne  foi  leur 
devinrent  légitimement  suspectes.  Ils  essayèrent  même  de  se 
persuader,  tant  la  besogne  leur  parut  odieuse,  que  l'ancien 
confident  du  Premier  Consul  ne  l'avait   point  accomplie  lin'- 


VI  NOTE  SUR  BOURRIENNE 

mcine,  el  qu'il  s'en  était  déchargé  sur  quelque  secrélairo  infi- 
dèle (1).  »  L'on  verra  plus  loin  que  Bourrienne,  en  effet,  ne  fut 
pour  ainsi  dire  que  le  préte-nora  des  mémoires  parus  sous  son 
nom.  Faisons  d'abord  connaître  ce  que  fut  le  secrétaire  intime 
du  général  Bonaparte. 

Fauvelet  de  Bourrienne  était  né  à  Sens,  le  9  juillet  1769.  Il 
entra  à  TÈcole  de  Brienne  où  il  connut  alors  Bonaparte.  Ils  se 
séparèrent  en  1784,  époque  où  le  jeune  Bonaparte  passa  à 
l'École  militaire  de  Paris.  Mais  une  correspondance  active,  pa- 
raît-il, s'établit  entre  eux.  Bourrienne  ne  prévoyait  pas  le  rôle 
que  devait  jouer  son  condisciple  sur  la  scène  du  monde;  il  Ta 
déclaré  lui-même  en  avouant  qu'il  n'avait  pas  gardé  une  seule 
de  ses  lettres  de  jeunesse. 

Sorti  de  Brienne  en  1788,  Bourrienne  fut  recommandé  par 
le  marquis  d'Argenteuil  à  M.  de  Montmorin,  qui  le  fit  partir 
pour  Vienne  avec  une  lettre  de  recommandation  à  l'ambassa- 
deur français  auprès  duquel  il  devait  èlre  employé.  Bourrienne 
ne  séjourna  ([ue  deux  mois  dans  cette  capitale.  Il  se  rendit  à 
Leipzig  pour  y  étudier  le  droit  public  et  les  langues  étran- 
gères. Ses  études  terminées,  il  visita  la  Prusse,  la  Pologne,  et 
passa  une  partie  de  l'hiver  de  1791-1792  à  Varsovie,  «  com- 
blé, selon  ses  expressions,  des  bontés  de  la  princesse  Tyszie- 
wicz,  sunu'  de  Ponialowski.  Il  élait  admis  aux  soirées  intimes 
de  la  Cour,  où  il  lisait  le  Moniteur  au  roi,  qui  prenait  un  vif 
plaisir  à  entendre  les  discours  prononcés  à  la  tribune  française, 
et  surtout  ceux  des  Girondins.  »  Bourrienne  avait  traduit  une 
pièce  de  Kotzebue,  Misanthropie  et  /}(?/)^n^îr;  la  princesse  po- 
lonaise dont  il  avait  obtenu  la  confiance  et  la  haute  protection 
fit  imprimer  cette  traduction  à  ses  frais  à  Varsovie.  De  la  Cour 
de  Pologne,  Bourrienne  revint  dans  la  capitale  de  rAutricluî. 

Il  était  à  Paris,  vers  le  milieu  d'avril  1792,  et  il  y  rencontra 
Bonaparte,  son  ancien  camarade  de  Brienne,  qui  était,  comme 
lui,  assez  incertain  sur  son  avenir.  Ils  assistèrent  ensemble  aux 
scènes  du  20  juin,  où  ils  virent  Louis  XVI,  coiffé  du  boniiel 
rouge.  Peu  de  jours  après,  Bourrienne  fut  nommé  secrétaire 

(I)  yapiilriiii  l'I  sn  dctriwlfurs,  par  le  prince  Xapcili'fn  (Ib87). 


NOTE  SUR  BOURHIKNNK  vu 

d'ambassade  à  Stuttgart,  cl  il  parlil  do  Paris,  lo  2  août,  \\ouv 
se  rendre  à  son  posli*.  Au  mois  de  mars  de  l'année  1793,  il  fui 
enjoint  aux  agents  français  à  l'étranger  de  rentrer  en  France 
dans  le  délai  do  trois  mois,  sous  [)oiiie  d'èlre  considérés  comme 
émigrés.  Bourrionnc,  (jui  n'aimait  pas  la  Kévolulion,  cl  (jni  la 
craignait,  se  tint  à  l'écart,  et  resta  en  Allemagne.  Il  ne  rentra 
en  France  qu'en  1795,  et  revit  Bonaparte  à  Paris.  Il  se  relira 
quelque  temps  à  Sens,  où  il  se  trouvait  encore  lors  des  événe- 
ments du  13  vendémiaire. 

Revenu  à   Paris,   l^ourrienne  y  fui  arrêté,  au  mois  de  fé- 
vrier 179t),  comme  émigré;  Bonaparte  était  alors  commandant 
en  chi;f  de  l'armée  de  l'intérieur,  dont  Paris  était  le  quartier 
général.  .Malgré  toutes  les  insinuations  de  Bourrienne  dans  ses 
Mémoires,  l'appui  que  lui  prêta  bientôt  après  son  ancien  ca- 
marade de  Brienne   prouve  qu'il  ne  l'abandonna  pas  en  celte 
circonstance,  et  que  la  lettre  qu'il  écrivit  pour  lui  au  ministre 
de  la  Justice,  Merlin,  ne  fut  pas  tout  à  fait  infructueuse;  il  est 
probable,  au  contraire,  que  celle  lettre  exerça  une  grande  in- 
fluence sur  la  conduite  du  juge  qui  laissa  Bourrienne  en  liberté 
sans  caution.  Quoi  qu'il  en  soit,  au  mois  de  juin  suivant,  Bour- 
rienne reçut  une  lettre  de  Marmont,  datée  du  quartier  général 
de  Milan,  dans  laquelle  il  était  averti  d'avoir  à  se  rendre  au- 
près du  général  Bonaparte.  «  Lorsque  l'on  songe  que  Bona- 
parte était  alors  déjà  au  faite  de  la  gloire,  et  qu'il  était  pos- 
sible de  prévoir  à  quoi  il  arriverait  encore,  on  s'étonne  que 
Bourrienne  ne  se  soit  pas  rendu  avec  empressement  à  celle 
invitation.  »  Mais  il  était  retenu  à  Sens,  pour  une  accusation 
de  faux,  relative  à  un  certificat  de  résidence,  et  il  s'occupait 
activement  de  repousser  ce  soupçon  et  d'obtenir  sa  radiation 
de  la  liste  des  émigrés.  D'ailleurs  les  triomphes  du  général  en 
chef  de  l'armée  d'Italie,  quelque  prodigieux  qu'ils  fussent,  ne 
lui  paraissaient  pas  encore  décisifs;  aussi  Bourrienne,  qui  était 
toujours  sous  l'influence  d'une  arrière-pensée  royaliste,  jugea- 
l-il  prudent,  peut-être,  d'attendre  encore  pour  attacher  sa  des- 
tinée à  celle  de  Bonaparte. 

Le  22  mars  1797,  Marmont  réitéra  ses  sollicitations  amicales, 
cl  il  y  joignit  un  ordre  du  général  Bonaparte  ainsi  conçu  : 


Mil  NOTE  SUR  BOURRIENNE 

«  Le  citoyen  Boiirrienne  se  rendra  auprès  de  moi  au  reçu  du 
présent  ordre.  »  Celle  fois,  Bourrienne  se  décida.  Il  vintàLeo- 
bcn  et  prit  aussitôt,  auprès  de  Bonaparte,  les  fonctions  de  se- 
crétaire intime.  Mais  leurs  relations  cessèrent  d'avoir  le  ca- 
ractère de  familiarité  qu'elles  avaient  eu  jusque-là. 

Après  la  paix  de  Campo-Formio,  Bourrienne  revint  à  Paris 
avec  le  général  Bonaparte;  en  avril  1798,  il  partit  avec  lui  en 
Egypte  et  fut  du  très  petit  nombre  d'inlimes  qui  s'embar- 
quèrent sur  le  Miiiron  en  août  1799  avec  Bonaparte.  Il  con- 
serva ses  fonctions  au  18  Brumaire,  puis  à  l'avènement  du 
Consulat. 

((  M.  de  Bourrienne  était  à  peu  près  indépendant;  il  ne  man- 
geait ni  ne  logeait  au  palais.  Il  venait,  rappelle  M.  de  Méne- 
val  (l),  d'acheter  une  charmante  maison  à  Saint-Cloud,  l'avait 
meublée  richement  et  y  donnait  des  dîners  auxquels  étaient 
invités  des  Ministres,  et  particulièrement  Fouché,  des  Séna- 
teurs, des  Conseillers  d'État,  etc.  Il  faisait  des  dépenses  et  des 
acquisitions  qui  n'étaient  pas  en  proportion  avec  la  fortune 
que  lui  connaissait  le  Premier  Consul.  Quoique  leurs  relations 
réciproques  ne  parussent  pas  altérées,  la  contrariété  que  le 
Premier  Consul  ne  témoignait  pas  encore  à  Bourrienne  se 
trahissait  cependant,  quelquefois,  par  des  réflexions  qui  lui 
échappaient  devant  moi.  Il  me  parut  qu'il  avait  contre  lui  des 
griefs  particuliers,  qu'il  n'avait  pas  suffisamment  éclaircis.  La 
malheureuse  affaire  des  frères  Coulon  mit  enfin  terme  à  ses 
irrésolutions  ;  elle  fut  la  goutte  d'eau  qui  fil  déborder  le  vase. 

«  Un  mercredi,  jour  du  Conseil  des  Ministres,  j'étais  occupé 
dans  le  cabinet  du  Pi'cmier  Consul,  lorsque  je  le  vis  entrer  pré- 
cipitamment. Il  me  demanda  si  Bourrienne  était  à  son  bureau; 
sur  une  réponse  affirmative,  il  l'appela  du  seuil  de  la  porte. 
Bourrienne  arriva,  un  peu  troublé  de  l'air  animé  du  Premier 
Consul.  Celui-ci  lui  dit  d'un  ton  sévère  :  «  Remettez  à  Méneval 
i<  les  papiers  et  les  clefs  que  vous  avez  à  moi,  et  retirez-vous, 
I'  que  je  ne  vous  retrouve  point  ici.  » 

«  Après  ce  peu  de  mots,  il  retourna  au  Conseil,  en  tirant 

II)  Mémiiires.  T.  L,  p.  147. 


NOTH  SU!î  nOURRŒNNE  ix 

avec  force  la  porto  derriéro  lui.  Hoiirrii'iun',  qui  avait  (Ht' 
anéanti  do  cette  sortie  subito,  se  livra  alors  au  plus  violent  de- 
sespoir. Je  mis  tous  mes  soins  à  le  calmer.  Je  tâchai  de  lui 
faire  accepter  des  consolations  et  des  espérances  sur  lesquelles 
je  ne  complais  guère,  car  une  décision  formulée  d'une  manière 
aussi  laconitpie  et  aussi  sévère  laissait  peu  d'espoir.  Nous 
échangeâmes,  pendant  les  deux  ou  trois  jours  qui  suivirent 
cette  scène  pénible,  quelques  lettres,  après  lesquelles  toute  re- 
lation cessa  entre  nous  par  ordre  du  Premier  Consul. 

«  Voici  ce  qui  avait  amené  cette  explosion.  A  peu  près  vers 
le  même  temps  où  je  fus  appelé  au  cabinet  du  Premier  Con- 
sul (avril  180i),  Bourrienne  avait  obtenu,  par  son  crédit  au 
ministère  de  la  Guerre,  la  fourniture  des  équipements  et  harna- 
chements militaires.  Comme  il  ne  pouvait  paraître  en  nom,  ce 
fui  aux  frères  Coulon  que  la  fourniture  fut  adjugée;  Bourrienne 
fournit  les  fonds  nécessaires  pour  monter  l'entreprise.  Une 
maison  do  banque  avança  jusqu'à  concurrence  de  800,000  francs 
sur  une  liypollièquo  "donnée  par  les  frères  Coulon,  mais  elle 
exigea  que  Bourrienne  restât  caution  du  prêt.  Les  frères  Coulon 
ayant,  peu  de  temps  après,  fait  faillite,  la  maison  de  banque 
exerça  son  recours  contre  Bourrienne.  Celui-ci  repoussa  toute 
solidarité  avec  les  frères  Coulon;  mais  comme  la  garantie  ré- 
sultait de  sous-seings  privés,  de  contre-lettres,  de  borde- 
reaux, etc.,  tous  de  la  main  do  Bourrienne,  il  s'ensuivit  un 
procès  qu'il  perdit  on  première  instance,  qu'il  regagna  en  appel 
el  qu'en  définitive  il  perdit  en  cassation.  Cette  entreprise  à  la- 
quelle Bourrienne  avait  ainsi  participé  avait  fortement  indis- 
posé Bonaparte,  qui  avait  une  répulsion  invincible  pour  ce 
qu'on  appelle  faire  des  affaires.  Le  motif  du  procès  et  le  scan- 
dale qui  en  résulta  le  révoltèrent.  Jamais  il  ne  le  pardonna  à 
son  ancien  condisciple  et  secrétaire. 

"  Cependant,  continue  M.  de  Méneval,  le  souvenir  d'une 
ancienne  familiarité  et  de  services  rendus  porta  Napoléon  à 
donner  à  Bourrienne  la  mission  d'assister  chaque  jour  aux 
séances  de  la  Cour  d'assises  chargée  de  juger  des  individus 
im])liqués  dans  la  conspiration  de  Georges  et  de  Moreau  et  de 
lui  transmettre  un  bulletin  de  ces  séances.  » 


X  NOTE  SUR  BOURRIENNE 

Eu  1805,  Napoléon,  voulant  oublier  les  torts  de  Bourriennc^ 
le  nomma  son  Ministre  plénipotentiaire  à  Hambourg;  il  lui 
accorda  l'audience  d'usage  (il  ne  l'avait  pas  revu  depuis  le 
20  octobre  1802),  mais  il  n'ajouta  pas  à  celte  faveur  le  retour 
de  son  ancienne  amitié.  Il  refusa  constamment,  avant  et  depuis, 
de  le  recevoir  et  de  correspondre  avec  lui.  Bourrienne  insinue 
dans  ses  Mémoires  qu'il  ne  fut  exclu  de  l'intimité  de  l'Empe- 
reur et  envoyé  à  Hambourg  que  pour  des  confidences  faites 
par  lui  à  Joséphine  sur  quelques  circonstances  de  la  mort  du 
duc  d'Enghien;  il  ne  faut  rien  croire  de  cette  explication. 

Bien  que  la  conduite  de  son  ancien  condisciple  à  Hambourg 
fût  loin  d'être  irréprochable,  car  on  eut  la  preuve  de  ses  spécu- 
lations financières,  des  pots-de-vin  qu'il  recevait,  d'un  déficit 
dans  la  caisse  de  la  marine,  etc.,  etc.  (1),  Napoléon  le  laissa 
dans  son  poste,  et  il  y  était  encore  lors  de  l'invasion  des  villes 
hanséatiques  par  l'ennemi,  en  1813.  Rentré  en  France  en  1814, 
il  se  vengea  de  Napoléon,  en  s'abandonnant  à  ses  vieilles 
tendresses  royalistes  «  et  il  figura  parmi  les  mécontents  de 
haut  parage  qui  se  firent  les  organes  du  peuple  français  et 
invo(iuèrent  le  retour  des  Bourbons  sous  les  fenêtres  ou  dans 
l'entourage  de  l'empereur  Alexandre.  Ce  souverain,  aussitôt 
entré  dans  Paris,  et  sans  même  prendre  l'avis  du  Gouverne- 
ment provisoire,  nomma  Bourrienne  Directeur  général  des 
Postes.  Mais  Bourrienne  abandonna  bientôt  ces  fonctions  en 
faveur  de  l'un  des  cliefs  de  la  réaction,  M.  Ferrand;  il  reçut  en 
échange  une  place  de  Conseiller  d'Etat  et  fut  nommé  Préfet 
de  police  à  l'approche  de  Napoléon  (du  13  au  20  mars). 

Bourrienne  suivit  le  roi  à  Gand,  puis  revint  avec  lui  à 
Paris,  après  l'abdication  de  Napoléon  ;  il  fit  partie  de  la 
Chambre  introuvable  et  de  toutes  celles  qui  suivirent 
jusqu'en  1827,  se  faisant  remarquer  dans  ces  Assemblées  par 
son  zèle  ultra-monarchique.  Rendu  à  la  vie  privée  sous  le 
ministère  Martignac,  c'est  alors  que,  soi-disant,  il  profita  de 


(1)  Correspondance  de  Napoléon  /«■■  (1818).  I.ellres  an  maréchal  Davou 
et  au  duc  de  Cadorc  au  sujet  des  abus  commis  par  Bourrienne.  (Pièces 
ir)58a-1fi89l-17-2ri8). 


NOTK  SUR  ROURRIENNF,  xi 

ses  loisirs  pour  c'oriro  sos  Mt3inoires,  Soiil-ils  hini  de 
lui? 

M. (le  Méneval,  qui  connaissait  bien  Boiirriennc,  puisiiu'il  avait 
été  avec  lui  allaelié  au  cabinet  de  Napoléon,  no  croit  pas 
qu'ils  aient  été  faits  par  lui. 

<i  J'avais,  dit-il,  ri'Mconlri;  Bourrienno  à  Paris,  en  182.');  il 
nie  raconta  qu'on  lui  avait  proposa  d'écrire  contre  l'Huipereur. 
«  Malj^ré  le  mal  ipi'il  m'a  fait  <>,  avail-il  ajouté,  «  je  ne  m'y 
résoudrai  jamais.  .Ma  main  se  séclierait  plutôt.  »  L'atfaiblisse- 
menl  toujours  croissant  de  ses  facultés,  l'état  de  gène  où  il  se 
trouvait  réduit,  joints  au  profond  ressentiment  qu'il  avait 
conservé  de  sa  disgrâce,  le  rendirent  accessible  aux  offres 
pécuniaires  qui  lui  furent  faites  ultériGurenient.  Et  on  assure, 
continue  M.  de  Méneval,  que  l'éditeur  des  Mémoires  de 
Bourrienne  offrit  à  ce  dernier,  alors  réfugié  dans  le  Holstein, 
où  il  fuyait  les  poursuites  de  ses  créanciers,  une  somme  qu'on 
dit  être  de  trente  mille  francs  pour  obtenir  sa  signature. 
Bourrienne  était  déjà  atteint  de  la  maladie  dont  il  est  mort, 
peu  d'années  après,  dans  une  maison  de  santé,  à  Caen(l)  ;  il 
consentit  à  couvrir  do  l'autorité  de  son  nom  des  Mémoires  à 
la  composition  desquels  il  n'a  coopéré  que  par  des  notes 
confuses,  incomplètes,  pièces  que  des  hommes  do  lettres 
furent  chargés  de  mettre  en  œuvre.  Ces  rédacteurs  ont  dû 
suppléer  à  l'insuflisance  de  ces  notes  par  leurs  propres 
recherches  et  à  l'aide  de  documents  qui  leur  ont  été  fournis 
par  l'éditeur  Ladvocat.  » 

Les  dix  volumes  dont  se  composent  les  Mémoires  de 
Bourrienne  ont  paru  successivement  de  182'.)  à  1831,  et  nous 
sommes  complètement  de  l'avis  de  M.  le  baron  de  Méneval, 
lorsqu'il  dit  que  l'ancien  secrétaire  de  Bonaparte  n'a  coopéré 
à  ces  Mémoires  que  par  des  notes,  tout  en  attachant  son  nom 
à  l'œuvre  entière.  C'est  malheureux,  car  nous  avons  la  con- 
viction que  si  Bourrienne  n'avait  pas  eu  l'esprit  affaibli,  comme 
M.  de  Méneval  l'a  reconnu,  il  n'aurait  pas  laissé  publier  les 
graves  insinuations  et  les  erreurs  qui  ont  motivé  plus  tard 

(ti  II  est  mort  fou  ilans  cette  maison,  le  17  février  1834. 


XII  NOTE  SUR  BOURRIENNE 

lant  do  réfutations  (i).  11  est  bien  certain  que  le  véritable 
uulciir  doit  être  Charles  de  Villeniarest,  un  ancien  attaché 
diplomate  au  cabinet  de  M.  de  Talleyrand  (c'est  pourquoi  il 
on  fait  tant  de  louanges  dans  tout  le  cours  des  Mémoires  de 
Bourrienno),  et  qui  fut  ensuite  serrélnire  du  prince  Camille 
Borghèse,  mari  de  Pauline  Bonaparte. 

Villeniarest  avait  le  goût  d'écrire  ;  il  fut  collaborateur  de 
divers  journaux  :  les  Annales  politiques,  V Indépendant,  le 
Moniteur,  la  Gazette  de  France,  etc.  Mais  son  talent  a  con- 
sisté à  faire,  sous  le  voile  de  l'anonyme,  surtout  des  Mémoires 
historiques;  c'est  lui  qui  a  fait  les  Mémoires  de  mademoi- 
selle Avrillon,  première  femme  de  chambre  de  Joséphine; 
puis,  en  tout  ou  en  partie,  les  Mémoires  de  Constant,  premier 
valet  de  chambre  de  Napoléon  ;  un  Napoléon,  1769-1^821  ;  etc. 

Mais,  si  les  Mémoires  de  Bourrienne  renferment  de  nom- 
breuses erreurs  et  des  insinuations  malveillantes  envers 
Napoléon  et  les  membres  de  sa  famille,  il  faut  bien  recon- 
naître que  l'on  y  voit  figurer  des  anecdotes,  des  appréciations, 
des  récits  historiques  vrais  et  bien  vécus,  que  Ton  ne  rencon- 
trerait point  dans  d'autres  recueils.  Ces  Mémoires,  d'ailleurs, 
ont  été  une  source  inépuisable  pour  beaucoup  d'historiens. 

Nous  avons  pensé  qu'il  serait  intéressant  de  faire  une 
édition  nouvelle  de  cette  ancienne  publication  qui  a  sa  place 
dans  la  Bibliothèoie  de  Mémoires  historiques  et  militaires 

SUR  LA  révolution,  LE  CONSULAT  ET  l'EmPIRE. 

Dans  cette  édition  nouvelle,  les  dix  volumes  n'en  formeront 
([ue  cinq,  mais  cependant  sans  qu'il  y  ait  aucune  suppression  ; 
au  contraire,  nous  y  avons  ajouté  de  nombreuses  notes  qui 
donneront  plus  d'éclaircissements  aux  événements  que  rap- 
pellent ces  Mémoires,  ou  qui  rectifieront,  autant  que  possible, 
des  erreurs  historiques. 

Désiré  Lacroix. 


(1)  Il  a  été  public,  en  1830,  deux  volumes  sur  Bourrienne  et  ses  erreurs  vo- 
lontaires et  involontaires  ou  Observations  sur  ses  mémoires,  par  MM.  le  géné- 
ral Belliard,  le  {rénéral  Gourgaud,  le  comte  d'Aure,  le  comle  de  Survilliers, 
(Joseph  Napoléon)  le  baron  de  Méneval,  le  prince  d'Eckmiilil,  etc.,  etc. 


AVERTISSEMENT  DE  L'AUTEUR^'^ 


Les  relations  intimes  et  de  tous  les  moments  que 
j'ai  eues  si  longtemps  avec  le  gênerai  Bonaparte, 
et  plus  tard  avec  le  Premier  Consul  et  lEmpereur, 
m'ont  mis  à  même  de  voir  et  d'apprécier  tout  ce 
qui  fut  lait,  tout, ce  ({ui  fut  projeté  pendant  cette 
période  de  temps.  Non  seulement  j'ai  assisté  à  la 
conception,  à  l'exécution  de  tant  de  clioses  en- 
fantées [)ar  un  des  hommes  les  plus  complets  que 
la  nature  ait  jamais  formés;  mais  chaque  jour, 
malgré  l'ohligation  d'un  travail  presque  continuel, 
je  trouvais  le  moyen  d'employer  le  peu  de  loisirs 
que  Bonaparte  me  laissait  à  réunir  des  pièces  im- 
portantes que  seul  je  possède,  à  prendre  des  notes, 
à  enregistrer,  pour  l'histoire,  la  vérité  des  faits  si 
difficile  à  saisir;  et  surtout  à  recueillir  les  traits 
profonds,  hiillants,  incisifs  et  presque  toujours  re- 
marquahles  échappés  à  l'àmc  ardente  de  Bonaparte 
dans  répanehement  de  ses  confidences  intimes. 

(1)  Tel  iju'il  ligure  dans  léilitioii  de  ISi'J. 


XIV  AVERTISSEMENT  DE  L'AUTEUR 

Dépositaire  de  tant  de  souvenirs,  je  pourrais 
dire  que  partout  où  je  nie  suis  trouvé,  depuis  ma 
retraite  des  affaires  publiques,  j'ai  passé  la  moitié 
de  ma  vie  à  répondre  à  des  questions.  Il  était  si 
naturel  de  chercher  à  connaître  jusqu'aux  moindres 
détails  de  la  vie  d'un  homme  taillé  sur  un  patron 
unique.  La  conclusion  de  mes  récits  était  toujours, 
de  la  part  de  ceux  qui  m'écoutaient  : 

«  Vous  devriez  bien  taire  vos  Mémoires.  » 

Oui,  j'ai  toujours  eu  le  dessein  d'écrire  et  de 
publier  un  jour  mes  Mémoires;  mais  toujours 
aussi  j'ai  eu  la  terme  résolution  de  ne  les  publier 
qu'à  une  époque  où  il  me  serait  possible  de  dire  la 
vérité,  toute  la  vérité.  Ainsi  donc,  lorsque  Napo- 
léon était  au  faîte  de  la  puissance,  j'ai  dû  résister  à 
ses  vives  instances,  et  aux  solHcitations  qui  me 
furent  faites  par  les  plus  grands  personnages  du 
temps.  La  vérité  alors  eût  paru  quelquefois  de  la 
flatterie,  et  quelquefois  aussi  elle  pouvait  ne  pas 
être  sans  danger.  Quand,  plus  tard,  la  marche  des 
événements  eut  relégué  Bonaparte  dans  une  île 
lointaine  de  l'Océan,  d'autres  considérations  m'im- 
posèrent silence;  c'était  des  considérations  de  con- 
venances et  de  souvenirs. 

Après  que  la  mort  eut  frappé  Bonaparte  à  Sainte- 
Hélène,  des  raisons  d'une  autre  nature  retardèrent 
le  moment  où  il  me  serait  possible  de  réaliser  mon 
projet.  La  tranquillité  d'une  retraite  m'était  indis- 


AVFRTISSEMENT  Dli  L'AUTEUR  xv 

jionsahlo  pour  iruiiii',  comparer,  coordonner  tant 
de  matériaux  ((iii  étaient  à  ma  disposition  :  j'avais 
besoin  de  taire  de  nombreuses  lectures  afin  de  rec- 
tifier  des  erreurs  iiii portantes  accréditées  par 
quelques  écrivains,  l'aiile  de  documents  auliien- 
fiqiies.  Cette  retraite  tant  désirée  je  la  trouvai;  mon 
bonheur  peniiit  (piun  ;inii  uie  présentât  chez 
M'""  la  duchesse  de  Bi'ancas,  comtesse  de  Rodoan. 
iM'""  de  Braucas  voulut  bien  m'engager  à  venir 
passer  quelcpie  temps  dans  une  terre  qu'elle  pos- 
sède dans  le  Uainaut. 

C'est  aux  douceurs  d'une  vie  calme  et  tranquille, 
à  la  plus  aimable  hospitalité,  otVerte  par  le  cœur 
et  embellie  par  l'esprit;  c'est  aux  soins  les  plus 
délicats  que  je  dois  les  moments  de  repos  que  je 
goûte  avec  reconnaissance;  oui,  c'est  vous  qui 
rendez  jtossible  le  travail  auquel  je  me  livre  dans 
une  retraite  délicieuse;  oui,  je  n'oublierai  jamais 
que  c'est  dans  ces  jardins,  sous  leurs  beaux  om- 
brages que  j'ai  médité  sur  les  chances  et  les  sou- 
venirs d'une  vie  agitée,  et  que  je  revis  pour  ainsi 
dire  dans  le  temps  où  j'ai  déjà  vécu. 

Au  cbâleau  de  Fontaine-Lévêquc  (royaume 
des  Pays-Bas),  ce  1"  mars  1829. 


MEMOIRES 


M.  DE  BOURRIENNE 


MIXISTHK    I)I:TAT 


CHAPITRE    PREMIER 


fXTRODUCTION(i) 


Le  désir  de  s[)ôculer  sur  un  nom  illustre  a  pu  seul 
donner  naissance  à  ce  torrent  de  brochures,  à  cette 
foule  de  mémoires  liistoriquf^s,  de  mémoires  secrets, 
de  vies  privées,  de  rapsodies  qui  ont  paru  sur  Napo- 
léon. En  les  lisant  on  ne  sait  ce  dont  on  doit  le  plus 
s'étonner,  ou  de  l'audace  de  certains  compilateurs,  ou 
de  la  bonhomie  de  certains  lecteurs.  Ces  recueils 
aussi  grossiers  (pi'indigestes  d'anecdotes  ridicules,  de 
propos  inventés ,  de  nombreux  anachronismes ,  de 
crimes  ou  de  vertus  supposés,  au  lieu  d'être  livrés  à 
un  juste  mépris  et  à  un  prompt  oubli,  ont  trouvé  de 
nos  jours  des  spéculateurs  pour  les  faire  valoir,  des 
partisans  Z('lés,  d'enthousiastes  apologistes. 

(1)  Cette  introduction  ebt  celle  qui  a  été  publiée  lors  de  la  preiiiicic 
édition,  en  lHi9. 


2  MÉMOIRES 

11  est  connu  que  la  plupart  des  biographies  contem- 
poraines ne  sont  que  des  impostures  par  ordre  alpha- 
bétique ;  que  l'histoire  d'un  homme  puissant,  écrite 
de  son  vivant,  est  un  panégyrique  ou  une  satire. 

L'esprit  de  parti  s'est  emparé,  dans  les  écrits  publiés 
sur  Napoléon,  de  tout  ce  qui  pouvait  le  servir  pour 
appuyer  ses  opinions  et  ses  prétentions  diverses 
selon  les  événements,  recueils  d'invectives  ou  d'hym- 
nes de  gloire,  où  l'on  blâme,  où  l'on  admire  sans 
mesure,  ordinairement  pleins  d'erreurs  qui,  en  vérité, 
ressemblent  à  des  mystifications  et  auxquelles  on  a 
donné  le  titre  d'histoire. 

Certes,  la  postérité  ne  jugera  pas  Napoléon  de  deux 
manières  différentes,  comme  le  font  ses  contempo- 
rains. Dans  les  temps  éloignés,  les  vifs  et  légitimes 
souvenirs  de  ses  immenses  triomphes  seront  bien 
affaiblis,  les  maux  que  ses  soixante  victoires  ont 
laissés  dans  les  familles  européennes  seront  oubliés  ; 
on  jugera  ses  guerres  et  ses  conquêtes  seulement 
par  leur  résultat  ;  sa  politique  par  ses  institutions, 
leur  utilité,  leur  durée  et  leur  harmonie  avec  le  siècle 
où  il  vivait.  On  se  demandera  s'il  n'eût  pas  pu  tracer, 
dans  le  champ  de  l'histoire,  un  sillon  moins  pénible 
et  plus  profond  que  celui  de  ses  exploits ,  et  s'il  a 
préféré  la  renommée  qui  s'attache  toujours  à  une 
grande  gloire  militaire  à  la  réputation  moins  bril- 
lante, mais  plus  durable,  d'avoir  puissamment  con- 
tribué au  bonheur  du  genre  humain. 

J'ai  eu  un  instant  la  pensée  de  prendre  une  à  une 
les  nombreuses  erreurs  qui  abondent  dans  ce  qui  a 
paru  sur  Napoléon,  mais  j'y  ai  renoncé;  ce  travail 
eût  été  fort  pénible  pour  moi  et  fort  ennuyeux  pour 
le  lecteur.  Je  ne  relèverai  que  celles  qui  rentrent  dans 
le  cadre  que  je  me  suis   tracé  et  qui  se  rattachent 


I)K  M.  DH  BOUHllIKNNK  3 

aux  faits  que  je  crois  roiinaîtr»'  mieux  (ju'uu  auiiv.  Il 
est  des  personnes  qui  pensent  que  l'on  u'ouMiera 
rien  de  ce  (ju'a  fait  Napoléon.  Ne  doit-on  pas  tout 
attendre  de  rinlluence,  lente,  il  est  vrai,  mais  inévi- 
table, du  temps  ?  Il  résulte  de  cette  influence  que 
l'événement  le  plus  imporU.int  d'une  époque  rentre, 
en  peu  de  jours,  inaperçu  et  presque  oublié  dans 
l'immense  catéi^orie  des  faits  historiques.  L'action  des 
tenjps  en  affaiblit  sans  cesse  la  prokibililé  et  l'intérêt, 
comme  elle  altère  les  monuments  les  plus  durables. 

Plus  Napoléon  a  été  i^raiid  djui.s  h  siècle  qui  l'a  vu 
naître,  plus  il  est  équitable  aussi  de  ne  pas  le  traiter 
légèrement.  Il  faut  atleudiv,  pour  écrire  dignement 
et  utilement  sa  vie,  tous  les  renseiirnements  que 
peuvent  fournir  les  personnes  qui  l'ont  bien  connu 
dans  les  diverses  époques  de  sa  carrière  ;  il  faut 
attendre  que  livs  passions  passent  en  revue  devant  la 
raison  :  tout  ce  (pi'il  a  fait  de  bien  ou  de  mal,  de 
mesquin  ou  de  grandiose,  selon  le  jugement  des 
hommes,  c'est  en  vue  de  la  postérité  qu'il  l'a  fait. 
C'était  son  idole  favorite  ;  c'est  le  désir  impérieux  d'y 
arriver  qui  l'a  puissamment  animé  dans  cette  courte 
vie  et  qui  a  exalté  son  organisation  ;  c'était  pour  lui 
V immortalité  de  son  âme. 

La  postérité  pour  laquelle  Napoléon  faisait  tout  a 
commencé  pour  lui.  Il  aura  sans  doute  un  jour  un 
historien  digne  de  retracer  ses  actions.  Loin  d'aspirer 
à  l'immense  honneur  d'être  son  Tacite,  je  n'ai  pas 
même  la  prétention  décrire  son  histoire  jour  par  jour, 
ni  même  de  m'élever  à  la  hauteur  des  biographes. 

Je  viens  dire  sur  cet  homme  exiranrdinaire,  dont 
le  nom  seul  fut  une  puissance  à  laqu<'lIo  on  en  peut 
difficilement  comparer  une  autre,  tout  ce  que  je  sais 
et  ce  que  je  crois  bien  savoir,  ce  que  j'ai  vu,  entendu. 


4  MÉMOIRES 

et  sur  quoi  j'avais  conservé  beaucoup  de  notes.  Je 
l'appelle  avec  conviction  un  homme  extraordinaire; 
car  celui  qui  doit  tout  à  lui-même,  qui  a  remporté 
tant  de  victoires,  subjugué  tant  d'Etats,  conquis  le 
pouvoir  le  plus  absolu  sur  une  grande  et  généreuse 
nation,  semé  des  couronnes  dans  sa  famille,  fait  et 
défait  des  rois,  celui  qui  est  presque  arrivé  à  être  le 
plus  ancien  roi  de  l'Europe,  et  qui  a,  sans  contredit, 
le  plus  marqué  dans  son  siècle,  n'est  certes  pas  un 
homme  ordinaire.  Mais  je  suis  loin  de  partager 
l'opinion  de  cet  écrivain  qui  dit  que  tout  son  règne 
fut  extraordinaire  ;  et,  à  cette  occasion,  il  cite  la 
bataille  de  Trafalgar.  Lorsque  l'on  veut  louer,  on  ne 
doit  pas  être  absurde. 

Il  ne  faut  pas  se  faire  illusion  :  les  grands  hommes, 
quelque  grands  qu'ils  soient,  ont  des  torts,  commet- 
tent des  erreurs  et  font  des  fautes.  Il  faut  bien  payer 
le  tribut  à  l'humanité.  Qui  les  en  exempterait  ?  Le 
parterre  du  globe  exige  que  celui  qui  aspire  au  rôle 
de  grand  homme  ne  cesse  pas  de  l'être  un  instant. 
Et  cependant,  il  y  a  tant  de  petites  choses  dans  la 
composition  de  l'homme,  qu'il  y  a  impossibilité 
physique  d'être  grand  du  matin  au  soir. 

Je  n'attache  qu'une  importance  relative  à  ce  que  je 
livre  au  public.  Je  donnerai  quelques  documents 
authentiques  :  chacun  y  prendra  ce  qu'il  voudra.  Si 
toutes  les  personnes  qui  ont  approché  Napoléon, 
quelque  soient  le  temps  et  le  lieu,  veulent  consi- 
gner franchement  ce  qu'elles  ont  vu  et  entendu, 
sans  y  mettre  aucune  passion,  l'historien  à  venir 
sera  riche  en  matériaux.  Je  désire  que  celui  qui 
entreprendra  ce  travail  difficile  trouve  dans  mes 
notes  (jnelques  renseignements  utiles  à  la  perfection 
de  son  ouvrage.  11  y  trouvera  du  moins  la  vérité.  Je 


1)F,    M.   l)i:  150I  UKlKNNi;  5 

n';ii  i>as  r;mil)iiioii  ili'  voiildii-  l'tif  pris  |»niir  rèixie, 
mais  je  disirc  (|iir  r»tii  iik'  loiisiiltr. 

Je  n'ai  jaiiKiis  rien  |>iil»Iir  sur  NapDli'nii.  I,;i  m.il- 
vt'illance  qui  s'acliaiiic  aii\  pi'rsoiines  qui  ont  le 
malhiMir  de  sortir  un  peu  de  la  foule,  parée  (ju'il  y  a 
plus  de  profil  à  din*  du  mal  (pie  du  bien,  m'a  attiibué 
j)lusieurs  ouvrages  sur  Bonaparte,  entre  autifs  les 
Mémoires  secrets  d'un  homme  qui  ne  la  pas  (juille, 
par  M.  H***,  et  les  Mémoires  secrels  sur  Sapoleon 
lionaparte,  par  M.  de  B...,  et  le  Précis  historique  sur 
Napoléon  Bonaparte.  L'initiale  de  mon  nom  a  servi  à 
propager  cette  erreur.  I/incroyahle  ignorance  qui 
règne  dans  ces  mémoires,  les  absurdités  et  les  incon- 
cevables niaiseries  dont  ils  sont  remplis,  ne  permet- 
taient pas  à  un  homme  d'honneur  et  de  bon  sens  de 
se  laisser  imputer  de  si  misérables  rapsodies.  J'ai 
déclaré  en  1815,  et  depuis,  dans  les  journaux  fran- 
çais et  étrangers,  que  je  n'avais  pas  eu  la  moindre 
part  à  ces  écrits,  et  je  renouvelle'  formellement  ici 
cette  déclaration. 

Pourquoi,  me  dira-t-on,  aurions-nous  plus  de 
confiance  en  vous  qu'en  ceux  qui  ont  écrit  avant 
vous  ? 

Ma  réponse  sera  simple.  J'entre  en  lice  un  des 
derniers  ;  j'ai  lu  toit  ce  que  mes  devanciers  ont 
publié  ;  j'ai  l'intime  conviction  que  tout  ce  que  je  dis 
est  vrai  ;  je  n'ai  aucun  intérêt  à  tromper,  point  de 
disgrâce  à  redouter,  point  de  récompense  à  attendre; 
je  ne  veux  ni  obscurcir  sa  gloire,  ni  l'embellir.  Quel- 
que grand  qu'ait  été  Napoléon,  n'a-t-il  pas  aussi  dû 
payer  son  tribut  à  la  faible  organisation  de  l'homme? 
Je  parle  de  Napoléon,  tel  que  je  l'ai  vu,  connu,  sou- 
vent admiié,  quelquefois  blâmé  ;  je  dis  ce  que  j'ai  vu, 
entendu,  écrit,   pensé  dans  chaque  circonstance.   Je 


6  MEMOIRES 

ne  me  suis  laissé  subjuguer  ni  par  les  prestiges  de 
l'imagination,  ni  par  l'amitié,  ni  par  la  haine.  Je 
n'insérerai  pas  une  seule  rétlexion  qui  ne  m'ait  été 
inspirée  dans  le  moment  même  de  l'événement  qui  la 
fit  naître.  Combien  d'actes  et  d'écrits  sur  lesquels  je 
ne  pouvais  que  gémir!  Que  de  mesures  contraires  à 
ma  manière  de  voir,  à  mes  principes,  à  mon  carac- 
tère, sans  que  les  meilleures  intentions  pussent  vain- 
cre les  obstacles  que  rendait  insupportables  la  volonté 
la  plus  forte  et  la  plus  prononcée  ! 

Je  désire  aussi  que  rhistorien  futur  compare  ce  que 
j'écris  avec  ce  que  d'autres  ont  dit  ou  diront.  Mais 
qu'il  tienne  compte  des  dates,  des  circonstances,  des 
situations  diverses,  du  changement  de  tempérament, 
de  l'âge,  car  l'âge  est  pour  beaucoup  dans  l'homme. 
On  ne  pense  pas,  on  n'agit  pas,  on  n'est  pas  à  cin- 
quante ans  comme  à  vingt-cinq.  Alors,  cet  historien 
trouvera  la  vérité  et  pourra  bien  fixer  l'opinion  de  la 
postérité. 

Ce  n'est  point  la  vie  entière  de  Napoléon  que 
j'écris  :  on  ne  doit  donc  pas  s'attendre  à  trouver 
dans  ces  Mémoires  la  série  non  interrompue  de  tous 
les  événements  qui  ont  signalé  sa  grande  carrière,  ni 
le  récit  des  batailles,  dont  tant  d'hommes  remar- 
quables se  sont  si  utilement  et  si  habilement  occupés. 
Je  parlerai  très  peu  de  ce  que  je  n'ai  pas  vu,  de  ce 
que  j<'  n'ai  pas  entendu  et  de  ce  qui  n'est  pas 
appuyé  par  des  documents  officiels.  Que  chacun  en 
fasse  autant. 

Peut-être  parviendrai-je  à  confirmer  des  vérités 
dont  on  doute,  à  rectifier  des  erreurs  manifestes.  Si 
je  diffère  quelquefois  des  conversations  et  des  dictées 
de  Napoléon  à  Sainte-Hélène,  je  suis  loin  de  penser 
que  ses  intermédiaires  entre  le  public  et  lui  ne  sont 


ni-:  M.  DE  nOURRlENNE  7 

pas  Nriidiqin's.  Jn  suis  convaincu  ({u'aucun  des  écri- 
vains de  Sainlt'-Hclcnc  ne  peu!  èti(î  ta\c  de  la  plus 
légère  iniposlurc  :  leur  dévouement  et  leur  noble 
caractère  sont  de  sûrs  garants  de  leur  véracité.  Il  nie 
paraît  certain  que  >'apol<'on  leur  a  dit,  dicté  ou  a 
corrigé  tout  ce  qu'ils  ont  publié  :  leur  bonne  foi  est 
incontestable  ;  personne  ne  saurait  en  douter.  Il  faut 
donc  toujours  croire  que  l'on  n'a  écrit  que  ce  qu'il  a 
dit,  mais  il  ne  faut  pas  toujours  croire  (ju'il  n'a  dit 
que  la  vérité.  Il  a  souvent  raconté  comme  un  fait  ce 
qui  n'était  qu'une  idée  de  sa  part,  et  encore  une  idée 
née  à  Sainte-Hélène,  fille  du  malbeur,  et  transpui'tée 
par  son  imagination  en  Europe,  aux  temps  de  sa 
prospérité.  Que  l'on  n'oublie  pas  son  mot  favori  de 
tous  les  instants  :  Que  dira  Vhistoire,  que  pensera 
la  po.sle'rite  ?  Cette  passion  de  laisser  après  soi  un 
nom  longtemps  fameux  est  aussi  dans  notre  organi- 
sation. Napoléon  la  portait  à  l'extrême  :  il  écrivait, 
dans  sa  premièie  campagne  d'Italie,  au  général  Clarke, 
«  que  l'ambition  et  l'occupation  des  grandes  places  ne 
faisaient  pas  son  bonheur  et  sa  satisfaction  ;  qu'il 
avait  placé  de  bonne  heure  l'un  et  l'autre  dans 
l'opinion  de  l'Europe  et  dans  l'estime  de  la  posté- 
rité ».  Il  m'a  souvent  dit  qu'elle  était  pour  lui  la 
véritable  immortalité  de  l'âme. 

Napoléon  a  eu  l'intention,  très  facile  à  concevoir, 
de  donner  aux  documents,  qu'il  savait  bien  que  les 
historiens  consulteraient,  des  couleurs  favorables,  et 
dt;  préparer  lui-même,  sur  ses  actes,  le  jugement  de 
la  postérité.  Au  surplus,  c'est  par  la  comparaison 
impartiale  des  époques,  des  positions  et  de  l'âge,  que 
l'on  statuera  en  connaissance  de  cause.  La  constitution 
physique  de  Napoléon  a  (''prouvé  vers  sa  quarantième 
année  de    grandes   modifications;    ses   dispositions 


8  MÉMOIRES 

morales  ont  dû  s'en  ressentir.  Il  est  surtout  important 
de  ne  pas  perdre  de  vue  que  le  dépérissement  pré- 
coce de  sa  santé  ne  lui  a  peut-être  pas  toujours  laissé 
la  force  de  mémoire  que  son  âge  comportait  encore. 
D'ailleurs,  la  nature  de  notre  organisation  modifie 
souvent  nos  souvenirs,  nos  sens,  notre  manière  de 
voir  et  de  sentir;  le  temps  les  change.  Tout  cela  doit 
être  pris  en  considération  par  les  hommes  rétléchis  : 
je  n'écris  que  pour  eux. 

Ce  que  M.  de  Las  Cases  assure  lui  avoir  été  dit  en 
mai  1816  par  Napoléon,  sur  la  manière  d'écrire  son 
histoire,  vient  à  l'appui  de  ce  que  j'avance  (1).  Cela 
prouve  que  tout  ce  qu'il  leur  disait  ou  dictait  devait 
servir  de  matériaux.  Nous  voyons  dans  le  MémorUd 
que  Napoléon  relisait  ce  que  M.  de  Las  Cases  écrivait 
journellement,  qu'il  y  faisait  des  corrections  de  sa 
propre  main.  L'idée  du  journal  lui  plaisait  beaucoup; 
il  pensait  que  cela  pouvait  devenir  un  ouvrage 
unique  dans  le  monde.  Mais  il  y  a  des  endroits  où 
l'ordre  des  événements  est  interverti  ;  on  y  trouve 
des  faits  dénaturés,  des  inexactitudes  et  des  erreurs, 
je  crois,  très  volontaires. 

On  lira  quelques  portraits  dans  ces  Mémoires  ;  ils 
ne  sont  pas  de  moi.  Celui  qui  se  trouvera  flatté  ne 
m'en  doit  savoir  aucun  gré  ;  celui  qui  sera  troublé 
dans  la  jouissance  d'une  réputation  peut-être  usurpée 
doit  être  persuadé  que  ces  Mémoires  ne  sont  point 
envers  lui  l'effet  d'aucune  haine.  Que  les  portraits 
soient  ressemblants  ou  qu'ils  ne  le  soient  pas,  je  ne 
suis  ni  le  peintre,  ni  le  dessinateur. 

J'ai  porté  une  attention  particulière  à  ce  qui  a  été 
publié  par  les  nobles  compagnons  de  l'infortune  im- 

(1)  Tome  III,  pa^'e  11-2  du  Mémorial. 


1)1-;  M.   1)1-:  lUtlUKIlNNI",  9 

ptM'ialc.  lUrii  II'.'  ma  fail  cliaiii;!'!-  iiii  mot  à  nos 
.MtMiKtires,  parce  que  rien  ne  peut  faire  que  je  n'aie  \u 
el  entendu  ce  que  j'ai  vu  et  entendu.  Napoléon,  dans 
ses  conversations  intimes,  conlirme  souvent  ce  que  je 
dis.  Je  suis  queUpiefois  en  ojiposition  a\ec  lui  :  on 
juiifci'a  ;  toutefois,  je  dois  faire  ici  une  observation. 

Lorsque  Napoléon  a  dicté  ou  raconte  à  ses  amis  de 
Sainte-Hélène  les  faits  qu'ils  ont  l'apportés,  il  était 
hqrs  du  monde,  son  rôle  était  fini,  la  fortune,  qui, 
selon  lui,  lui  avait  donné  le  pouvoir  et  les  grandeurs, 
l'en  avait  privé  avant  que  la  mort  le  frapj)àt.  Il  a  bii'n 
pensé  qu'il  devait,  pour  sa  gloire,  passion  dominante 
chez  lui,  éclairer  la  postérité  sur  certains  faits  (lui 
pouvaient  l'y  escorter  défavorablement  ;  c'était  là  son 
idée  fixe.  Mais  ne  doit-on  pas  paraître  un  peu  sus- 
pect lorsque  l'on  écrit  ou  que  l'on  dicte  sa  propre 
histoire?  Comment  n'en  aurait-il  pas  imposé  à  quel- 
ques personnes  à  Sainle-Hélène,  lorsqu'il  en  a  imposé 
à  la  France  el  à  l'Europe  dans  beaucoup  d'actes  éma- 
nés de  lui,  pendant  son  long  pouvoir?  On  écrirait  bien 
infidèlement  la  vie  de  Napoléon,  si  l'on  admettait 
comme  vrais  toutes  ses  proclamations,  tous  ses  bul- 
letins, et  toutes  ses  confidences  et  son  abandon  à 
Sainte-Hélène,  l'ne  pareille  histoire  serait  souvent  en 
contradiction  avec  les  faits  ;  et  c'est  la  seule  qu'il  fau- 
drait intituler  :  Histoire  de  Napoléon  écrite  [lar  lui- 
même. 

Napoléon  a  pensé,  avec  raison,  que  la  masse  des 
hommes  est  crédule,  et  (luelle  ajouterait  une  foi  aveugle 
à  des  choses  dites  dans  la  confidence  et  dans  le  néant 
d'une  puissance  colossale,  reléguée  pour  toujours  sur 
un  aride  rocher  et  abreuvée  de  dégoûts  et  d'oppridjres 
par  les  mauvais  traitements  d'un  gouvernement  froi- 
dement atroce,  qui  a  eu  pour  lui  un  luxe  d'inhumanité. 

1. 


10  MÉMOIRES  DE  M.  DE  BOIRRIENNE 

Je  n'ai  point  voulu  donner  à  ce  qui  précède  le  titre 
de  pirface  ou  iV avant-propos,  personne  n'en  lit  plus. 
Je  désirais  cependant  que  quelques  hommes  estima- 
bles pussent  apprécier  les  motifs  qui  m'ont  dirigé 
dans  la  rédaction  de  ces  Mémoires.  Ils  ne  plairont  pas 
à  tout  le  monde,  je  le  sais;  je  n'en  ai  point  la  pré- 
tention. Que  l'on  me  sache  toutefois  quelque  gré  de 
ce  travail;  il  a  été  pour  moi  pénible  jusqu'au  dégoût, 

11  a  fallu  (jue  je  lusse  tout  ce  qui  a  été  écrit  sur  Napo- 
léon ;  il  a  fallu  déchiffrer  beaucoup  de  pièces,  et  j'avais 
un  peu  perdu  l'habitude  de  son  griffonnage;  je  dis 
déchiffrer,  parce  que  j'aurais  souvent  préféré  un  vé- 
ritable chiffre  à  certaine  écriture  de  Napoléon.  Mes 
notes,  rédigées  dans  le  temps,  à  la  hâte,  avec  ma  jeune 
écriture,  m'ont  même  quelquefois  embarrassé. 

Commençons  : 


CHAPITRE  II 


Date.aiithontiiiue  de  la  iiai.>saiicc  Je  IJuiiaparle.  —  .Note  du  principal 
du  collej.'e  de  nrieiine  sur  l'entrée  de  Bonaparte.  —  Lettre  de 
Charles  Buonaparte,  père  de  Napoléon,  au  niinislre  de  la  Guerre, 
pour  une  bourse  en  faveur  de  Lucien.  —  Kefus  ilu  ministre.  —  La 
famille  de  Bonaparte  ruinée  par  les  jésuites.  —  Inclinations  mili- 
taires de  .Napoléon.  —  Simulacre  d'un  sié!,'C  soutenu  ;'i  l'école  de 
Brienne.  —  Premier  poste  commandé  par  .Napoléon.  —  La  femme 
concierge  méconnue  par  Bonaparte. 


Bonaparte  (Napoléon)  est  né  à  Ajaccio,  en  Corse,  le 
15  août  i"<)9.  L'ancienne  ortho2:raphe  de  son  nom 
était  Buonaparte.  C'est  pendant  sa  première  cam- 
pagne d'Italie  qu'il  supprima  Yu.  Il  n'a  eu  d'autres 
motifs  que  de  conformer  l'orthographe  à  la  pronon- 
ciation, et  d'ahréger  sa  signature.  Il  écrivait  encore 
liiin  après  la  fameuse  journée  du  13  vendémiaire. 

Quelques  personnes  ont  prétendu  qu'il  s'était  ra- 
jeuni d'un  an,  et  qu'il  est  né  en  1708.  Les  raisons 
que  l'on  allègue  n'ont  aucun  fondement  :  il  m'a  tou- 
jours désigné  le  io  août  1169  comme  le  jour  de  sa 
naissance;  et  comme  je  suis  né  le  9  juillet  17G9,  nous 
aimions  à  trouver,  à  l'école  militaire  de  Brienne,  dans 
ce  hasard  d'une  date  presque  semblable,  une  raison 
de  plus  pour  notre  union  et  notre  amitié. 

La  note  suivante,  tirée  du  registre  de  M.  Berton, 
sous-principal  du  collège,  vient  à  l'appui  de  la  réponse 
que  je  viens  de  faire  à  cette  imputation  sans  motif. 


12  MEMOIRES 

Napoléon  de  Buonaparte  est  entré  à  l'École  royale  militaire  de 
Brienne-le-Chàteau  à  l'âge  de  neuf  ans  huit  mois  cinq  jours  ;  il 
y  a  passé  cinq  ans  cinq  mois  vingt-sept  jours  et  en  est  sorti  à 
l'âge  de  quinze  ans  deux  mois  deux  jours,  pour  se  rendre  à 
l'École  militaire  de  Paris,  ainsi  qu'il  consle  par  l'extrait  suivant, 
tii'é  du  registre  de  sortie  des  élèves  du  roi. 

Le  17  octobre  1784  est  sortide  l'École  royale  militaire  de  Brienne 
M.  Napoléon  de  Buonaparte,  écuyer,  né  en  la  ville  d'Ajaccio,  en 
l'île  de  Corse,  le  15  août  1769,  fils  de  noble  Charles-Marie 
de  Buonaparte,  député  de  la  noblesse  de  Corse,  demeurant  en 
ladite  ville  d'Ajaccio,  et  de  dame  Laetitia  Ramolyno,  sa  mère, 
suivant  l'acte  porté  au  registre  de  réception,  folio  31,  reçu  dans 
cet  établissement  le  23  avril  1779. 

Le  même  jour  sont  sortis  avec  Napoléon  de  Buonaparte,  pour 
se  rendre  à  l'École  militaire  de  Paris,  MM.  Nicolas-Laurent  de 
Monlarby,  Jean-Joseph  de  Comminge,  Henri-Alexandre-Léo- 
pold  de   Caslries,  Pierre-François-Marie  Laugier  de  Bellecourt. 

Ce  qu'on  vient  de  lire  ne  laisse  donc  aucun  doute 
sur  l'âge  véritable  de  Bonaparte,  et  détruit  également 
les  fausses  as.sertions  qu'on  avait  affecté  de  répandre 
sur  sa  basse  extraction.  On  eut  raison  de  dire  par 
exemple  que  sa  famille  n'avait  point  de  fortune  :  non 
seulement  Bonaparte  était  élevé  aux  frais  de  l'État, 
bienfait  royal  qui  s'étendait  à  beaucoup  d'enfants  de 
famille  honorable;  mais  on  verra,  par  la  requête  sui- 
vante, que  son  père  présenta  dans  le  temps  à  M.  de  Sé- 
gur,  alors  ministre  de  la  Guerre,  quelles  circonstances 
obligèrent  sa  famille  de  recourir  de  nouveau  aux  bon- 
tés royales  en  faveur  de  l'un  des  frères  de  Napoléon  : 

Monseigneur, 

Charles  Buonaparte,  d'Ajaccio,  en  Corse,  réduit  à  l'indigence 
par  l'enli'eprise  du  dessèchement  des  salines,  et  par  l'injustice 
des  jésuites  qui  lui  enlevèrent  la  succession  adonne,  à  lui  dévo- 
lue et  atl'eclée  aujourd'hui  à  l'instruction  publique,  a  l'honneur 
de  vous  rejjrésenter  que  son  fils  cadet  se  trouve  depuis  six  ans  à 
l'École  royale  militaire  de  Brienne,  qu'il  s'y  est  toujours  comporté 


Di:  M.   DK  HOlKUlliNNl';  13 

d'une  iiiiinière  distinguée,  comme  il  vous  est  aisé,  Mousei- 
{jneur,  de  le  reconnaître,  en  vous  faisant  rapporter  ses  notes  ; 
que,  suivant  le  conseil  de  M.  le  comte  de  Marbi'uf,  il  a  tourné 
SCS  éludes  ilu  côté  de  la  marine.  Il  a  si  bien  réussi,  qu'il  avait 
été  dt'siiiié,  par  M.  de  Keralio,  pour  l'Èiolc  do  l'aris  et  ensuite 
pour  le  département  de  Toulon. 

La  retraite  de  l'ancien  inspecteur,  Monseigneur,  a  cliangé  la 
destinée  de  mon  (ils,  (jui  n'a  plus  do  classes  au  collège,  à  la  ré- 
serve des  mathématiques,  et  qui  se  trouve  à  la  léte  d'un  pelo- 
ton, avec  les  suffrages  de  tous  ses  supérieurs. 

Le  .suppliant  a  mis  en  pension  son  troisième  fils  au  même 
collège  do  Brienne,  pour  qu'il  puisse  remplacer  son  frère.  Il  a 
l'honneur  de  joindre  le  certificat  du  professeur  du  collège  et  son 
extrait  de  baptême,  et  do  vous  supplier,  .Monseigneur,  en  fai- 
sant placer  son  cadet,  de  recevoir  élève  son  troisième  fils,  (pii 
est  dans  sa  neuvième  année  et  aux  frais  du  suppliant,  qui  n'a 
plus  les  moyens  de  contribuer  à  sa  pension. 

Vous  ne  pouvez  pas  faire  une  plus  grande  charité.  Monsei- 
gneur, que  de  soulager  une  famille  qui  se  trouve  abandonnée, 
qui  a  toujours  bien  servi  le  roi,  et  qui  redoublera  ses  efforts 
pour  le  bien  du  service.  Et  a  signé  Bionaparte. 

Le  miiiisti-e  éefivit  en  haut  de  cette  lettre  :  Faire 
la  réponse  ordinaire,  s  il  y  a  lieu;  et  on  y  lit  en 
marge  :  «  On  a  fait  connaître  à  ce  gentilhomme  que 
sa  demande  serait  inadmissible,  tant  que  son  second 
fils  serait  à  l'École  militaire  de  Brienne;  deux  frères 
ne  pouvant  être  élèves  en  même  temps  dans  les  écoles 
militaires.  » 

A  cette  époque  le  jeune  Napoléon  n'avait  pas  en- 
core quatorze  ans.  Son  père  demandait  qu'il  fût  placé, 
probablement  comme  l'étaient,  avec  un  peu  de  pro- 
tection et  de  faveur,  tous  les  jeunes  élèves  de  14  à 
16  ans,  c'est-à-dire  sous-lieutenant  dans  un  régiment. 
Lorsque  Napoléon  eut  quinze  ans,  on  l'envoya  à  Paris 
jusqu'à  ce  qu'il  eut  atteint  l'âge  requis  pour  entrer 
dans  l'armée.  II  paraît  que  Lucien  ne  fut  pas  nommé 
dans  le  moment  éltvc  du  roi,  à  moins  qu'il   ne  l'ait 


14  MÉMOIRES 

été  après  que  son  frère  eut  quitté  rc'cole  militaire  de 
Paris  (1). 

Je  citerai  plus  tard  une  autre  lettre  (jui  fera  juger 
également  et  de  la  position  malheureuse  de  cette  fa- 
mille et  de  ses  honorables  liaisons  en  Corse. 

Bonaparte  était  donc  ce  que  l'on  est  convenu  d'ap- 
peler bien  né.  J'ai  vu  sa  généalogie,  qu'il  lit  venir  de 
Toscane  à  Milan,  et  qui  est  très  authentique.  On  a 
parlé  dans  plusieurs  ouvrages  des  dissensions  civiles 
qui  avaient  forcé  sa  famille  à  quitter  l'Italie  et  à  se 
réfugier  en  Corse.  Je  n'en  dirai  rien. 

L'on  a  beaucoup  parlé  et  fort  diversement  de  l'en- 
fance de  Bonaparte.  On  en  a  parlé  avec  enthousiasme 
et  une  ridicule  exagération;  on  l'a  peint  aussi,  comme 
enfant,  sous  les  plus  noires  couleurs,  pour  se  donner  le 
plaisir  d'en  faire  un  monstre  plus  tard.  Il  en  sera 
toujours  ainsi  de  ceux  que  leur  génie  et  les  circons- 
tances élèveront  au-dessus  de  leurs  semblables.  Pour- 
quoi vouloir  sans  cesse  trouver  dans  les  premiers  pas 
d'un  enfant  le  germe  de  grands  crimes  ou  de  grandes 
vertus?  C'est  trop  faire  abstraction  des  circonstances, 
des  jeux  de  fortune,  des  événements  qui  poussent 
comme  malgré  lui  un  hommt;  aux  plus  hautes  desti- 
nées. On  veut  absolument  que  celui  qui  a  marqué 
dans  son  siècle  ait  eu  une  enfance  extraordinaire.  Si, 


(1)  ("est  une  oi-ieiir.  Lucien  entra  à  Urieime  ijiieliiue  leiups  avant 
le  départ  de  son  frère.  Bonaparte  rannonce  à  un  de  ses  oncles  dans 
une  lettre  datée  de  Brieiuie,  ">  juillet  1784. 

«  Mon  clier  oncle,  je  vous  écris  pour  vous  informer  du  passasse  de 
mon  dier  père  par  Bricnne,  pour  aller  à  Paris  conduire  Mariaiuie 
[Élisfv  a  Saint-<;yr  et  de  rétablir  sa  santé.  Il  est  arrivé  ici  le  il  avec 
Luciano  et  les  deu.v  demoiselles  que  vous  avez  vues.  Il  a  laissé  ici  ce 
dernier  (Lucien  ipii  est  à^é  de  neuf  ans  et  j^rand  de  trois  pieds  onze 
pouces  si.v  li.i,'i)es.  Il  est  en  si.viéme  pour  le  latin,  va  apprendre  les 
dilTércntes  parties  de  renseignement...  »  (D.  L.) 


or,  M.  m-:  hourriennk  in 

commo  rclii  (Inii  ;irii\or  sdiivtMil,  \\h\  ne  tiouxo  rien 
(le  positif  (jui  jiistitie  ct'lt<'  es|tèce  de  iin-diclioii  laite 
api'ès  coup,  on  iineiite  des  faits,  on  ajoute  foi  à  des 
iveils  d'élèves  eonieniporains,  qui  veulent  se  rendre 
ini|ioilants  en  citant  des  anecdotes  ainplifii'fs,  ou  de 
piii'i'  invention.  On  met  dans  la  liouche  de  l'enfant 
que  l'on  préconise,  lorsque,  devenu  grand,  il  peut 
l'tVonipenser  la  tlatlei'ie,  des  phrases  bien  ponijifuses 
et  bii'n  s(»noi'(>s,  et  c'en  est  fait  alors  :  les  imagina- 
tions prévenues  admetli-nt  qm^  la  nature  a  enfanté  un 
jjfodige. 

l.a  masse  ajoute  foi  à  ces  récits,  et  cependant  il  n'y 
a  pres(|ue  toujours,  dans  le  vrai,  qu'un  enfant  ordi- 
naire. Combien  a-t-on  vu  de  ces  enfants  précoces,  et 
di>nt  les  dispositions  annonçaient,  disait-on,  un  ave- 
nir brillant,  rester  des  idiots  et  traverser  la  vie  de 
la  manière  la  plus  insignifiante  ?  Bonaparte  riait  lui- 
même  beaucoup  de  tous  les  contes,  de  toutes  les  espiè- 
gleries dont  on  a  embelli  ou  noirci  ses  premiers  ans 
dans  ces  livres  dictés  par  l'enthousiasme  ou  la  haine. 
On  a  beaucoup  parlé  d'un  ouvrage  anonyme  intitulé: 
Histoire  de  Napoléon  Binmparle  depuis  sa  naissanee 
JHsipCà  sa  dernière  ahdiealion,  4  vol.  in-l:2.  C'est 
celui  (jui  renlèi-mi-  le  [)his  de  détails  faux  et  ridicules 
sur  son  enfance.  On  y  voit  le  jeune  Napoléon  forti- 
fier son  jardin  contre  les  attaques  de  ses  camarades 
qui  (deux  lignes  plus  bas)  Vesiiment  et  ont  du  res- 
pect pour  lui.  Je  me  rappelle  l'anecdote  qui  a  pu 
donner  lieu  à  cette  invention,  mais  il  n'y  a  pas  dans 
la  narration  une  seule  circonstance  vraie. 

Dans  l'hiver  dii  1783  à  1184,  si  mémorable  par  la 
(piantité  de  neige  qui  s'amoncelait  sur  les  routes,  sur 
les  toits,  dans  les  cours,  dans  toutes  les  campagnes 
"Mifin,  à  six,  sept,  huit   pieds   de  hauteur,   Napoléon 


16  MÉMOIRES 

fut  singulièrement  contrarié  :  plus  de  petits  jardins, 
plus  de  ces  isolements  heureux  qu'il  recherchait.  Au 
moment  de  ses  récréations,  il  était  forcé  de  se  mêler 
à  la  foule  de  ses  camarades  et  de  se  promener  nxo.c 
eux  en  long  et  en  large  dans  une  salle  immense.  Pour 
s'arracher  à  cette  monotonie  de  promenade,  Napo- 
léon sut  remuer  toute  l'école,  en  faisant  sentir  à  ses 
camarades  qu'ils  s'amuseraient  bien  autrement  s'ils 
voulaient  avec  des  pelles  se  frayer  dans  la  grande  cour 
différents  passages  au  milieu  des  neiges,  faire  des  ou- 
vrages à  corne,  creuser  di^s  tranchées,  élever  des  pa- 
rapets, des  cavaliers,  etc.  «  Le  premier ^ travail  fini, 
«  nous  pourrons,  dit-il,  nous  diviser  en  pelotons, 
«  faire  une  espèce  de  siège,  et,  comme  l'inventeur  de 
«  ce  nouveau  plaisir,  je  me  charge  de  diriger  les 
«  attaques.  »  La  troupe  joyeuse  accueillit  ce  projet 
avec  enthousiasme;  il  fut  exécuté,  et  cette  petite 
guerre  simulée  dura  l'espace  de  quinze  jours;  elle  ne 
cessa  que  lorsque  des  graviers,  ou  de  i)etites  pierres, 
s'étant  mêlés  à  la  neige  dont  on  se  servait  pour  faire 
des  boules,  il  en  résulta  que  plusieurs  pensionnaires 
soit  assiégeants,  soit  assiégés,  furent  assez  griève- 
ment blessés.  Je  me  rappelle  même  que  je  fus  un  des 
élèves  les  plus  maltraités  par  cette  mitraille. 

Il  serait  sans  doute  inutile  de  démentir  ce  qui  a  été 
dit  au  sujet  d'un  ballon  dans  lequel  devait  s'élever 
l'aéronaute  Blanchard  ;  on  sait  aujourd'hui  que  cet 
acte  d'étourderie  et  d'audace,  qui  fut  attribué  au  jeune 
Bonaparte,  appartient  à  un  de  ses  camarades,  Dupont 
de  Chambon,  qui  était  à  peu  près  fou.  Il  en  a  donné 
des  preuves  dans  la  suite. 

Les  idées  de  Bonaparte  se  dirigeaient  vers  des  ob- 
jets tout  auti-es.  Il  s'occupait  des  sciences  [toliticjucs; 
une  note  du  principal  de  l'École  de  Brienne,  qui  m'a 


1)|-,  M.  I)K  IJOlKKIl'.NNK  17 

vtô  rommiiMi(|iit''e  dans  le  temps,  porto  (pio  dans  nii 
de  ses  seiiiesires  ii  passa  à  notre  ('cole,  cl  facoiiia  (pie 
le  temps  de  ^es  semestres  précédents  avait  <''lr  cunsa- 
ci'é  à  la  société  du  rameu\  ablx'  Haynal  ;  que  ce  sa- 
vant, ce  grand  homme,  daiirnait  raccueillii-  et  dis- 
courir avec  lui  sur  les  gouvernements,  la  législation, 
Jes  relations  commerciales,  etc.,  etc. 

Le  jour  des  l'êtes  auvciuelles  devaient  assister  tous 
les  habitants  de  Hrienne,  l'on  établissait  des  postes 
ju)ur  maintenir  l'ordre.  Personne  ne  pénétrait  dans 
l'intérieur  de  l'école  sans  une  carte  signée  du  princi- 
pal ou  du  sous-principal.  Comme  les  grades  d'officiers 
et  de  sous-ûfficiers  ne  se  conléraient  qu'aux  im-illeurs 
sujets,  il  arriva  à  Bonaparte,  (jui  commandait  un 
poste,  une  j)etite  aventure  que  je  ne  puis  jjasser 
sous  silence,  parce  qu'elle  l'ut  pour  lui  une  occasion 
de  montrer  la  fermeté  de  son  caractère. 

La  femme  du  concierge  de  l'École  (1),  (pii  était  bien 
connue,  puisqu'elle  vendait  journellement  aux  élèves 
du  lait,  des  fruits  et  des  gâteaux,  se  présenta  un  jour 
de  Saint-Louis  pour  assister  à  la  représentation  de  la 
Mort  (le  César,  corrigée,  dans  laquelle  je  jouais  Bru- 
tus.  Comme  cette  femme  n'avait  pas  de  carte  d'en- 
trée, et  qu'elle  insistait,  en  faisant  du  bruit  dans  l'es- 
pérance de  passer  outre,  le  sergent  du  i)Oste  en  fit 
son  rapport  à  l'officier  Napoléon  de  Bonaparte,  qui, 
d'une  voix  impérieuse,  s'écria  :  «  Qu'on  éloigne  cette 
<  femme  qui  apporte  ici  la  licence  des  camps  I  »  Ce 
trait  a  eu  lieu  en  1182. 


(Il  Cutto  feiimif  fut  Jejiiiis  iilacée  à  la  Malmaison  avec  son  mari,  il 
s'appelait  liante.  Ils  sont  umrts  l'un  et  l'antre  concierges  de  la  Mal- 
maison. On  voit  m\c  Bonaparte  avait  de  la  niénioire. 


CHAPITRE  m 


Ma  première  liaison  avec  Bonaparte.  —  Ce  que  Bonaparte  et  moi  fai- 
sions à  neuf  ans  à  l'Ecole  tie  Briennc.  —  Napoléon  veut  apprendre 
les  mathématiques.  —  Son  déijoût  pour  le  latin.  —  Napoléon  défend 
Paoli  et  accuse  son  père.  —  Histoire  d'un  pétard.  —  On  se  moque 
de  Napoléon.  —  Son  amitié  pour  moi.  — ■  Ignorance  des  Minimes. 
—  M.  Durfort  et  M.  Desponts.  —  On  met  en  prison^  Bonaparte  et 
riioi.  —  Une  distribution  de  prix  à  l'KcoIe  de  Brienne.  —  M'""  de 
Moiitesson  et  M.  le  duc  d'Orléans.  —  Je  partage  le  pri.\  de  mathé- 
matiques avec  Bonaparte.  —  Rapport  au  roi  par  M.  tie  Keralio  sur 
Bonaparte.  —  On  le  destine  à  la  marine.  —  On  s'oppose  à  la  sortie 
de  Bonaparte.  —  Bonaparte  quitte  l'École  avec  M.M.  de  Montarby  de 
Dampierre,  de  Castres,  de  Commiiii,'es  et  de  Laugier  de  Betlecour. 


Dans  un  ouvrage  fort  remarquable  intitule'^  :  Bo7ia- 
parte  und  dus  Fmnwsiscke  Vosk  unier  seinein  Con- 
sulate,  imprimé  en  Allemagne  en  1814  (l),  j'ai  lu  ce 
qui  suit  : 

«  Le  premier  écolier  avec  lequel  Bonaparte  entra  en 
liaison  intime  fut  Fauvelet  de  Bourrienne,  qui  se  vouait 
aussi  aux  sciences  mathématiques,  etc.  » 

La  lecture  de  cet  ouvrage  m'a  dimné  lieu  de  remar- 
quer que  les  étrangers  sont  plus  à  l'abri  que  nous  de 
petites  et  misérables  passions  politiques,  et  qu'ils 
jugent  avec  moins  de  prévention. 

Nous  n'avions  guère  que  neuf  ans,  Bonaparte  et 
moi,  lorsque  notre  liaison  commença  :  clic  devint 

(1)  Bonaparte  et  le  peuple  français  sous  son  Consulat. 


MÉMOIRES  DE  M.  DE  ROUIIRIENNE  19 

bientôt  tivs  intime.  Il  y  avait  entre  nous  une  de  ces 
synipalliies  do  cœur  (jui  s't'-tahlissent  vite.  J'ai  joui 
constamint'ut  de  ct'tte  amitié  et  de  cette  intimité  d'en- 
fance jusqu'en  1784,  époque  à  laquelle  il  (juitta  l'Kcole 
militaire  de  Brienne  |)Our  passer  à  celle  de  Paris. 
J'étais  un  des  élèves  qui  savaient  le  mieux  s'accom- 
moder à  son  caractère  sombre  et  sévèi'c.  Son  recueil- 
lement, ses  réflexions  sur  la  conquête  de  son  pays  et 
les  impressions  qu'il  avait  re(,"ues  dans  son  premier 
ài,'e  des  maux  qu'avaient  soulTeMs  la  Corse  et  sa 
famille,  lui  faisaient  rechercher  la  solitude,  et  ren- 
daient son  ajiord,  mais  en  apparence  seulement,  fort 
désagré'able.  L'âge  nous  plaça  ensemble,  dans  les 
classes  de  belles-lettres  et  de  mathématiques.  Dès  son 
entrée  à  l'Kcole,  il  manifesta  le  désir  bien  prononcé 
d'acquérir  des  connaissances.  Comme  il  ne  parlait  que 
l'idiome  corse,  et  que,  sous  ce  rapport,  il  inspirait 
di'jà  le  plus  vif  intérêt,  le  sieur  Dupuis,  alors  sous- 
l»rincipal  avant  le  père  Berton,  jeune  homme  aussi 
complaisant  qu'excellent  grammairien  (1),  se  chargea 
de  lui  donner  seul  des  leçons  de  langue  française. 
Son  élève  répondit  à  ses  soins  au  point  qu'après  un 
très  -"ourt  espace  de  temps,  on  lui  enseigna  les  pre- 
miers élt'-ments  de  la  langue  latine.  Le  jeune  Napo- 
It'on  étudia  cette  langue  avec  une  telle  répugnance, 
qu'ayant  atteint  l'âge  de  quinze  ans  il  était  encore  très 
faible  en  quatrième.  Je  l'ai  quitté  dans  cette  classe,  de 
très  bonne  heure,  mais  je  suis  resté  constamment 
avec  lui  dans  la  classe  de  mathématiques,  où  il  était 
incontestablement,  selon  moi,  le  plus  fort  de  toute 
l'Kcole.  J'échangeais  quelquefois  avec  lui  la  solution 
des  problèmes  que  l'on  nous  donnait  à  résoudre,  et 

li  Mort  depuis  h  l.i  Malniaisun,  où  il  occupait  l'emploi  de  biblio- 
thécaire particulier  de  Napoléon. 


20  MÉMOIRES 

qu'il  trouvait  sur-le-champ  avec  une  facilité  qui 
m'étonnait  toujours,  contre  clos  thèmeset  des  versions, 
dont  il   ne   voulait  absolument  pas  entendre  parler. 

J'ai  lu  quelque  part  :  &  Élève,  il  est  le  solitaire  de 
l'École;  camarade,  il  n'a  point  d'égaux.  Il  a  des  amis 
qui  sont  ses  complaisants.  »  En  vérité,  cela  n'a  aucun 
sens.  Il  faut  que  les  objets,  vus  de  près,  perdent  ter- 
riblement de  l'illusion  des  descriptions  et  des  pein- 
tures, car  pendant  près  de  sept  ans  que  j'ai  été  son 
camarade,  je  n'ai  jamais  rien  vu  qui  justifiât  ce 
pitoyable  jeu  de  mots. 

Bonaparte  se  faisait  remarquer  à  Brienne  (je  ne 
parlerai  pas  de  l'École  militaire  de  Paris,  où  je  ne  l'ai 
pas  suivi,  n'étant  pas  élève  du  roi)  par  la  couleur  de 
son  teint,  que  le  climat  de  la  France  a  beaucoup 
changé  depuis,  par  son  regard  perçant  et  investiga- 
teur, par  le  ton  de  sa  conversation  avec  ses  maîtres  et 
ses  camarades.  Il  y  avait  presque  toujours  de  l'aigreur 
dans  ses  propos.  Il  était  très  peu  aimant;  il  ne  faut, 
je  pense,  l'attribuer  qu'aux  malheurs  qu'avait  éprouvés 
sa  famille  au  moment  de  sa  naissance,  et  aux  impres- 
sions qu'avait  faites  sur  ses  premières  années  la  con- 
quête de  son  pays. 

Les  élèves  étaient  invités  tour  à  tour  <à  la  table  du 
père  Berton,  principal  de  l'école.  Le  tour  de  Bona- 
parte étant  venu,  des  professeurs,  qui  le  savaient 
admirateur  de  Paoli,  affectèi^ent  d'en  mal  parler. 
«  Paoli,  répliqua  Bonaparte,  était  un  grand  homme, 
«  il  aimait  son  pays;  et  jamais  je  ne  pardonnerai  à 
«  mon  père,  qui  a  été  son  adjudant,  d'avoir  concouru 
«  à  la  réunion  de  la  Corse  à  la  France.  Il  aurait  dû 
«  suivre  sa  fortune  et  succomber  avec  lui  (I).  » 

(1)  C'est  de  la  mauvaise  foi  et  cette  assertion  iic  peut  provenir  de 


i)i:  M   i)i;  noriMUF.NM-:  lm 

Bonaparte  élail,  en  griuTal,  |>eu  aiinr  de  ses  caina- 
railes,  qui,  certes,  Frt'taieiit  pas  ses  complaisants.  Il 
les  firquenlait  peu,  et  prenait  rarement  part  à  li'urs 
j('ii\.  \a\  soumission  de  sa  patiie  à  la  Fi'anc(;  ramenait 
toujours  dans  sa  jeune  àme  un  sentiment  prnibl(\  qui 
ri'loii,Miait  des  bruyants  exercices  de  ses  camarades, 
JiHais  prescpie  toujours  avec  lui.  Dès  (in'an'ivail  le 
moment  de  la  récréation,  il  courait  à  la  bibliothèque, 
où  il  lisait  avec  avidité  les  Ii\  res  d'histoire,  surtout 
Polybe  et  Phitai'cpif.  Il  aimait  beaucoup  aussi  Arricn 
et  ne  faisait  pas  grand  cas  de  Quinte-C-urci'.  Je  le 
laissais  souvent  seul  à  la  bibliothèque  pour  aller  jouer 
avec  mes  camarades. 

.Notre  principal  avait  Louis  pour  prénom.  Un  jour, 
nous  avions  fabriqué  des  pétards  pour  sa  fête;  ils 
étaient  rangés  sous'  un  banc  dans  la  cour.  Le  feu  y 
prit  par  accident.  Bonaparte,  qui  était  tout  près,  n'eut 
aucun  mal.  Le  jeune  (iudin,  qui  était  à  cùté  de  lui,  fut 
tout  noir  de  l'explosion. 

Le  caractère  du  jeune  Corse  était  encore  aigri  par 
les  mocjueries  des  élèves,  qui  le  plaisantaient  souvent 
et  sur  son  prénom  Napoléon,  et  sur  son  pays.  Il  me 
dit  plusieurs  fois  avec  humeur  :  Je  ferai  à  tes  Fran- 
çais tout  le  mal  que  je  pourrai.  Et,  lorsque  je  cher- 
chais à  le  calmer,  mais  toi,  disait-il,  tu  ne  te  moques 
jamais  de  moi;  tu  ni  aimes. 

Notre  professeur  de  mathé'matiques,  le  père  Patrauld, 
homme  assez  ordinaire,  aimait  beaucouj)  Bona[)arte; 
il  en  faisait  grand  cas,  il  était  fier  de  l'axolr  poin-  élève 
et  il  avait  laison.  Les  autres  professeurs,  avec  lesquels 
il  ne  travaillait  pas,  s'en  souciaient  fort  peu.  Il  n'avait 

lîcjurriennp  ijiii  n'ft.iit  pas  sans  savoir  i|iiel  rcspoit  Bonaparte  avait 
pour  son  père,  (le  faux  ju;,'etiiciit  cniaiic  de  Villcniarest  bien  ccrtai- 
nement.    1).  L.) 


22  MEMOIRES 

aucune  disposition  pour  les  Belles-Lettres,  l'étude 
des  langues  et  les  arts  d'agrément.  Comme  rien  n'an- 
nonçait (|u'il  lut  jamais  un  savant  en  us,  les  pédants 
de  la  maison  l'auraient  volontiers  regardé  comme  un 
idiot.  Cependant,  à  travers  son  caractère  pensif  et 
réservé,  on  apercevait  en  lui  une  grande,  intelligence. 
Si  les  moines,  bien  Minimes,  auxquels  était  confiée 
l'éducation  de  la  jeunesse,  avaient  eu  le  tact  d'apprécier 
son  organisation,  s'ils  avaient  eu  des  professeurs  plus 
forts  en  mathématiques,  s'ils  avaient  pu  nous  donner 
une  impulsion  plus  habile  pour  la  chimie,  la  physique, 
l'astronomie,  etc.,  je  suis  convaincu  que  Bonaparte 
aurait  porté  dans  ces  sciences  toute  l'investigation, 
tout  le  génie  qu'on  lui  a  connu  dans  une  carrière, 
beaucoup  plus  brillante,  il  est  vrai,  mais  beaucoup 
moins  utile  à  l'humanité.  Malheureusement  pour  nous, 
ces  moines  ne  savaient  rien  et  ils  étaient  trop  pauvres 
pour  payer  de  bons  maîtres  étrangers.  Ils  ont  été 
forcés,  cependant,  après  le  départ  de  Bonaparte,  de 
faire  venir  deux  professeurs  de  Paris.  Le  premier  était 
M.  Durfort,  le  second  M.  Desponts.  Sans  ce  secours, 
l'École  n'allait  plus.  Ce  sont  eux  qui  ont  achevé  mon 
éducation;  j'ai  bien  regretté  qu'ils  ne  fussent  pas 
venus  plus  tôt.  Il  est  donc  faux,  comme  on  le  répète 
souvent,  que  Bonaparte  ait  eu  à  Brienne  une  éducation 
soignée;  les  Minimes  étaient  incapables  de  la  donner; 
et  j'avoue  que,  pour  mon  compte,  l'instruction  de  nos 
jours  me  rappelle  bien  désagréablement  celle  que  j'ai 
reçue  chez  ces  ignorants  en  froc.  On  ne  conçoit  pas 
comment  il  a  pu  sortir  un  seul  homme  capable  de 
cette  maison  d'éducation. 

Bien  que  Bonaparte  eût  rarement  à  se  louer  de  ses 
camarades,  il  dédaignait  de  porter  des  plaintes  contre 
eux;  et  lorsqu'il  avait,  à  son  tour,  la  surveillance  de 


I)I-,  M.  1)K  lUKKRIKNNE  L>3 

(Hiel(|U(;  devoir  qiir  l'on  eiilVeignait,  il  aimait  iniciix 
allci'  en  pi'ison  (iiie  (léiioiicci-  les  petits  coiipahlos. 

Je  me  suis  trouvé  un  jour  complice  avec  lui  de  non- 
surveillance.  Il  me  détermina  à  le  suivre  en  prison,  où 
nous  i-estàmes  Irois  jours.  Cela  lui  est  arrivé  plusieurs 
fois,  mais  a\ec  moins  de  sé\érité. 

Bonaparte  a  fait  d'assez  grandes  choses  dans  le 
coui's  (le  sa  vie,  pour  qu'il  ne  soit  pas  nécessaire  de 
l'illustrer  encore  par  le  [H'étendu  merveilleux  de  son 
enfance.  Je  serais  injuste  si  je  disais  (jue  c'était  un 
enfant  ordinaire  ;  je  ne  I  ai  jamais  pensé  :  je  dois 
déclarer,  au  contrairi^  (pie,  sous  une  foule  de  rapports, 
c'était  un  ('colier  tW's  distingué. 

Il  y  avait  un  inspecteur  des  écoles  militaires  chargé 
de  faire  tous  les  ans  un  rapport  sur  chaque  élè\e,  soit 
qu'il  fût  aux  frais  de  l'État,  soit  qu'il  fût  à  la  charge 
de  sa  famille.  J'ai  copié  la  note  qui  suit,  du  rapport 
de  1784.  J'ai  même  voulu  en  acheter  le  manuscrit, 
qui  a  probablement  été  dérobé  au  ministère  de  la 
Guerre.  C'est  Louis  Bonaparte  qui  en  a  fait  l'acquisi- 
tion. Je  n'ai  pas  pris  copii;  de  la  note  qui  me  concer- 
nait, parce  que  la  modestie  m'aurait  toujours  empêché 
de  m'en  servir.  Elle  aurait  prouvé  combien  le  hasard 
et  les  circonstances  mettent,  dans  le  cours  de  la  vie, 
une  distance  qui  était  bien  différente  sur  les  bancs  de 
l'école.  J'affirme,  sans  crainte  d'être  démenti  par  per- 
sonne, que  ce  n'est  pas  sur  le  petit  Bonaparte  que 
celui  qui  aurait  lu  ces  notes  des  élèves  de  Brienne  en 
i"i8i,  aurait  fixé  ses  |)ronostics  de  grandeur  et  d'illus- 
tration qui  porteront  son  nom  si  loin,  mais  sur  plu- 
sieurs autres  élèves  beaucoup  mieux  notés,  et  que, 
cependant,  il  a  laissés  bien  loin  derrière  lui. 

En  1183,  M.  le  duc  d'Orléans  et  M'""  de  Montesson 
vinrent  à  Brienne.  Le  magnifique  château  de  M.  le 


21  MEMOIRES 

comte  de  Brienne  fut  pendant  plus  d'un  mois  un  petit 
Versailles.  On  embellit  par  les  plus  brillantes  fêtes  le 
S('j()ur  des  augustes  voyageurs,  auxquels  une  magni- 
licencc  presque  royale  fil  oublier  un  moment  les  pa- 
lais qu'ils  venaient  de  quitter. 

Le  prince  et  M""'  de  Montosson  voulurent  bien  pré- 
sider à  la  distribution  des  prix  de  l'École  royale.  Bona- 
parte eut  avec  moi  le  prix  de  mathématiques,  partie 
à  laquelle  il  avait  borné  ses  études,  et  dans  laquelle  il 
excellait.  Lorsque  je  fus  appelé,  pour  la  septième  fois, 
M""'  de  Montesson  dit  à  ma  mère,  qui  était  venue  de 
Sens  pour  assister  à  cette  distribution  de  prix  :  «  Ma- 
dame, mes  mains  sont  fatiguées;  chargez-vous,  cette 
fois,  de  couronner  votre  fils.  » 

INSPECTION     DES     ECOLES     MILITAIRES     (1784). 

Compte  rendu  au  roi  par  M  de  Keralio. 

M.  de  Buonaparle  (Napoléon),  né  le  15  août  17(j9,  taille  de 
4  pieds  10  pouces  10  lignes,  a  fait  sa  qualrième;  de  bonne 
conslitulion,  santé  excellente,  caractère  soumis,  honnole,  recon- 
naissant, conduite  très  ri'gulière;  s'est  toujours  distinj^ué  par 
son  application  aux  nialliémati([ues.  Il  sait  très  passablement 
son  histoire  et  sa  géogniphie.  Il  est  assez  faible  pour  les  exer- 
cices d'agrément  et  pour  le  latin,  on  il  n'a  fait  que  sa  qua- 
lrième. Ce  sera  un  excellent  marin;  il  mérite  de  passer  à  l'École 
militaire  de  Paris. 

Cependant  le  père  Berton  s'opposa  à  la  sortie  de 
Bonaparte,  parce  qu'il  n'avait  pas  fait  sa  quatrième, 
et  que,  d'après  les  règlements,  il  fallait  être  en  troi- 
sième. J'ai  su  positivement,  par  le  sous-principal, 
qu'on  envoya  de  l'École  de  Brienne  à  celle  de  Paris 
une  note  sur  Napoléon,  dans  laquelle  on  le  désignait 
ainsi  :  caractère  dominant,  impérieux  entêté. 


DM  M.  DM  MOrHRIKNXK  25 

Jf*  connjiissais  Ideii  Honapartt';  je  n'aurais  pas  rcMligi'; 
anirciiH'iU  la  note  di-  .M.  d»^  Kcralio.  Je  crois  copen- 
daiif  qu'un  aurait  dii  ineitio  :  Il  sait  trc.s  bien  sou  liis- 
loirc  ot  sa  (/('Ofp'diiluc  ;  il  est  très  WxWAc  pour  les  cxcr- 
lifos  d'ai,Méuit'iit  cl  pouf  le  latin.  Hicn  ne  m'eût 
l'iii^ai,'»'  à  dii'o  (pie  ce  serait  un  crrclloil  marin.  Buna- 
paite  ne  pensait  nullement  à  la  maiine. 

D'après  la  note  de  M.  de  Keralio,  Bonaparte  passa  à 
l'KeoIe  nuliiaiie  de  Pai'is  a\ec  MM.  Mdiitarlty  de  Dam- 
pierlv,  de  Castres,  (\v  Comminges,  de  Laiigier  de  liel- 
lecoui-,  tous,  coniiiii'  lui,  «Mèves  du  roi,  et  tous  aussi 
l>i(Mi  noti's,  pour  le  moins.  Il  n'y  aNait  que  les  «''lèves 
ilu  toi  «pii  eussent  le  dittit  d'entrer  dans  cette  école 
militaire  ;  il  n'y  avait  point  de  concours  comme  on  l'a 
avanc»'  :  c'étaient  l'âge  et  les  notes  des  moines  qui 
dt'terminaient  le  choix  de  l'inspecteur  des  douze  écoles 
militaires. 

Uui  a  pu  faire  dire  à  Walter  Scott  que  )iotre  ^naître 
de  malliihuatiques  était  fou  de  son  jeune  insulaire, 
quil  faisait  ionjueil  de  Vérole;  et  que  ses  autres  pro- 
fesseurs d(ins  les  seiences  avaient  les  mêmes  raisons 
d'être  satisfaits  de  lui'/  Ce  que  j'ai  dit  plus  haut  et  le 
rapport  de  M.  de  Keralio  attestent  son  peu  de  succès 
dans  la  plupart  des  parties  de  l'enseignement,  hors 
les  mathématiques.  Ce  n'est  point  non  plus,  comme 
le  dit  le  même  é'cri\ain,  à  la  précocité-  de  ses  progrès 
dans  les  mathématiques  qu'il  dut  d'aller  à  Paris  ;  il 
avait  l'âge,  des  notes  assez  favorables,  et  il  fut  tout 
natiirellenicnt  du  nomhre  des  cinq  qui  furent  choisis 
en  fiSi,  selon  la  coutume  ordinaire. 

J'ai  lu  dans  une  hiogiaphie  :  Bonaparte  avait  qua- 
torze ans,  lorsquiin  fil  un  jour  devant  lui  réhxjedu 
vieonite  de  Turenne.  lue  dame  de  lacoinpafinie  lujant 
ajouté  :  «  Oui,  c'est  un  ijrand  homme,  mais  je  l'ai- 
I.  2 


2g  Mémoires  de  m.  de  bourrienne 

merais  mieux  s  il  n'eût  pas  brûlé  le  Palatitiat.  — 
Qii  importe!  reprit  il  vivement,  si  cet  incendie  était 
nécessaire  à  ses  desseins? 

Cela  est  fort  joli,  mais  c'est  une  invention  mala- 
droite. Donapai'le  a  eu  quatorze  ans  en  1183;  or  il 
était  encore  à  Brienne,  où  certes  il  n'y  a  jamais  eu  de 
compagnie,  et  surtout  de  compagnie  de  dames. 


CHAPITRE  IV 


Itoniiparto  part  pour  l'l<À"olo  militaire  ilc  Paris.  —  Jo  le  loiidiiis  ci» 
carriulo  jusqu'au  inchf.  —  Mes  adieux.  —  ISuiiaparle  ni'eiiijaîe  à 
embrasser  l'état  militaire.  —  Houaparto  fait  uu  rapport  sur  la  si- 
tnation  île  l'École  et  sur  le  mode  d'enseiirnement.  —  Napoléon 
quitte  rKiolo.  —  .Mon  voyaijc  à  Vienne.  —  Uetoiu-  à  l'aris.  —  Je 
reviiis  Itouaparle.  —  Nous  allons  à  Saint-Cyr  voir  sa  sœur  Klisa.  — 
Sinv'iiliers  projets  de  fortune  de  Bonaparte.  —  Le  :20  juin,  nous 
dinons  ensemble.  —  Louis  XVI  avec  le  bonnet  rou_i,'o  sur  la  tète.  — 
—  Journée  du  10  août.  —  Bonaparte  met  sa  montre  en  ijage. 


Bonaparte  avait  quinze  ans  et  deux  mois  lorsqu'il 
passa  à  l'École  militaire  de  Paris.  Je  raccompagnai 
dans  une  carriole  jusqu'au  coche  de  Nogent-sur-Seine. 
Nous  nous  séparâmes  av(M'  un  véritable  chagrin,  pour 
ne  nous  revoir  qu'en  119:2.  Notre  correspondance  pen- 
dant ces  huit  années  fut  très  active;  mais  tel  était 
mon  peu  de  prévision  des  hautes  destinées  qu'annon- 
çaient les  prétendus  prodiges  que,  depuis  son  éléva- 
tion, on  a  trouvés  dans  son  enfance,  que  je  n'ai  pas 
gardi'  une  seule  de  ses  lettres  de  cette  époque  :  je  les 
dt'-chirais  après  y  avoir  répondu. 

Je  me  rappelle  seulement  une  lettre  qu'il  m'écrivit 
un  an  environ  après  son  arrivée  à  Paris.  Il  me  som- 
mait de  tenir  la  parole  que  je  lui  avais  donnée  à 
Brienne,  d'entrer  avec  lui  dans  la  carrière  qu'il 
embrasserait.  J'avais  étudié  comme  lui,  et  avec  lui, 
ce  qu'il  fallait  pour  servir  dans   l'artillerie;  j'allai 


28  MEMOIRES 

même,  en  n<sl,  passer  trois  mois  ;"i  I\Ioiz  pour 
joindre  la  pratique  à  la  théorie;  mais  une  (Hrange 
ordonnance,  rendue,  je  crois,  en  1T78  par  M.  de  Srgur, 
exigeait  quatre  quartiers  de  noblesse  pour  avoir  des 
connaissances  et  pour  pouvoir  servir  son  roi  et  sa 
patrie  dans  l'art  militaire.  Ma  mère  alla  à  Paris 
trouver  un  M.  d'Ogny,  si  je  ne  me  trompe;  elle  lui 
remit  les  lettres  patentes  de  son  mari,  mort  six 
semaines  après  ma  naissance.  Elle  prouva  que 
Louis  XIII  avait,  en  1640,  rappelé  dans  des  lettres 
patentes  les  titres  d'un  Fauvelet  de  Villemont,  qui 
en  1586  avait  maintenu  plusieurs  provinces  de  Bour- 
gogne dans  l'obéissance  du  roi,  au  péril  de  sa  vie  et 
de  la  perte  de  ses  biens,  et  que  sa  famille  occupait  les 
premières  places  dans  la  magistratui'e  depuis  le 
xiv'  siècle.  Tout  était  en  règle,  mais  on  fit  observer 
que  les  lettres  de  noblesse  n'avaient  jtas  été  enregis- 
trées au  Parlement,  et  l'on  demandait,  pour  réparer 
ce  léger  oubli,  une  somme  de  douze  mille  francs.  Ma 
mère  refusa  constamment  de  la  donner  et  tout  en 
resta  là. 

A  peine  arrivé  à  l'École  militaire  de  Paris,  Napo- 
léon la  trouva  sur  un  pied  si  brillant,  si  dispendieux 
pour  l'i'ducation  jjhysique  et  morale  qu'on  y  i'cce\ait, 
qu'il  crut  devoir  l'aire  un  Mémoire  qu'il  adressa  immé- 
diatement au  sous-principal  Berton.  11  démontrait  (pic 
le  j)lan  de  cette  éducation  était  réellement  pernicieux 
et  ne  pouvait  atteindre  le  but  que  tout  gouvernement 
sage  devait  se  proposer.  Il  appuyait  fortement  sur  les 
résultats  de  cette  éducation  et  i)rétendait  : 

Que  les  élèves  du  roi,  tous  pauvres  gciililshoiuincs,  n'y  pou- 
vaient puiser,  au  lieu  des  qualités  du  cunir,  que  ramour  de  la 
(lloriole,  ou  plutôt  <les  stMitiinenls  de  suriisauce  el  de  vanité  tels 
qu'en  regagnant  leurs  pénales,  loin  de  partager  avec  plaisir  la 


i)i;  M.  Dr;  i!()rui;ii:NM';  :.''j 

modique  aisiincc  «li-  leur  faniillc,  ils  rouj^iriiifiit  pt-iil-clic  di-s 
aiiloiirs  (lo  leurs  jours  t-l  {It'diiijiiU'raicnl  k'ur  tnodcslo  manoir. 
Au  litMi,  ilisail-il  dans  ce  Mémoire,  d'enlrelenir  un  nond)ieux 
domesli([ue  autour  de  ces  élèves,  de  leur  donner  journellement 
des  repas  à  deux  services,  de  l'aire  parade  d'im  manège  1res 
coûteux,  tant  jjour  les  chevaux  que  pour  les  écuyers,  ne  vau- 
drail-il  j»as  mieux,  sans  toutefois  inlerronijjre  le  cours  de  leurs 
éludes,  les  aslreinilre  à  se  suffire  à  eux-nnines,  c'est-à-dire, 
moins  leur  petite  cuisine  ipi'ils  ne  feraient  jias,  leur  faire  manger 
du  pain  de  munition  ou  d'un  qui  en  approcherait,  les  habituer 
à  battre,  brosser  leurs  habits,  à  nettoyer  leurs  souliers  et  leurs 
bottes,  etc.  l'uisipi'ils  sont  loin  d'tMre  riches  cl  que  tous  sont 
destinés  au  service  militaire,  n'est-ce  pas  la  seule  et  véritable 
éducation  qu'il  faudrait  leur  donner?  Assujettis  à  une  vie  sobre, 
ù  soigner  leur  tenue,  ils  en  deviendraienl  plus  robustes,  sau- 
raient braver  les  intempéries  des  saisons,  supporter  avec  cou- 
raj;e  les  fatigues  de  la  guerre  et  inspirer  le  respect  et  un 
dévouement  aveugle  aux  soldats  qui  seraient  sous  leurs  onires. 

Ainsi  iMisumiaii  N;i[)()l(''(»ii  ;"i  ïùi^c  de  seize  ans  et 
le  temps  nous  a  déiiionliV'  ([n'il  n'a  j)as  ^]t'\\^•  de  ses 
preiniei's  pfinciites  suf  rédiicatiitii  di>niit''e  à  Paris. 
L'établissement  de  l'Eetile  militaire  de  FonlaiiK'bleau 
en  est  une  preuve  péremptoire. 

Comme  Napoléon  était  remuant,  observatcrjr,  qu'il 
disait  ouvertement  et  avce  énergie  sa  faeon  de  penser, 
il  ne  resta  pas  longtemps  à  l'école  militaire  de  Paris. 
Ses  supérieurs,  lassés  de  son  caractère  tranchant, 
devancèrent  r('p()(iue  de  son  examen  pour  qu'il 
obtînt  la  i)remière  sous-lieulenancc  vacante  dans  un 
régiment  d'artillerie. 

Quant  à  nmi,  soili  de  Brienne  en  1"8"I,  et  ne  pou- 
vant entrer  dans  l'artillerie,  je  me  rendis  l'année  sui- 
vante à  Vienne,  avec  une  lettre  de  M.  de  Montmurin, 
pour  être  employé  auprès  de  l'ambassadeur  français 
près  cette  Cour.  .l'obtins  cette  lettre  sur  la  recomman- 
dation de  >M.  le  marquis  d'Argenteuil.  Kn  sortant  do 


30  MÉMOIRES 

lirienne,  je  passai  deux  mois  dans  son  château  de 
Coiireeiles,  près  Cliàtillon-sur-Scine  :  il  m'avait  pris 
en  grande  amitié. 

Je  restai  deux  mois  à  Vienne,  j'eus  l'honneur  de 
voir  deux  fois  l'empereur  Joseph.  Le  sentiment  que 
m'inspirèrent  à  dix-neuf  ans  son  aimable  réception, 
ses  manières  noldes  et  séduisantes,  la  grâce  et  la 
bonté  de  ses  questions,  ne  s'effaceront  jamais  de  mon 
souvenir.  Après  que  M.  de  Noailles  m'eut  mis  au 
courant  des  premières  notions  de  la  diplomatie,  il  me 
conseilla  d'aller  dans  une  des  Universiiés  d'Alle- 
magne, pour  y  apprendre  le  droit  public  et  quelques 
langues  étrangères.  Je  me  rendis  à  Leipzig. 

A  peine  y  étais-je  que  la  Révolution  éclata.  Il  y 
avait  loin  des  améliorations  raisonnables  que  le 
temps  avait  rendues  nécessaires  et  que  désiraient  les 
hommes  bien  pensants,  à  ce  bouleversement  total,  à 
la  destruction  de  l'Etat,  à  la  condamnation  du  meil- 
leur des  rois  et  à  cette  longue  série  de  crimes  dont 
la  France  a  souillé  les  pages  de  son  histoire.  Dans  ces 
renouvellements  d'institutions  que  le  temps  amène 
nécessairement,  l'on  remarque  que  tout  le  mal  vient 
de  l'aveugle  et  présomptueuse  résistance  d'un  côté  et 
de  la  précipitation  insensée  de  l'autre,  précipitation 
qui  prend  sa  source  dans  l'absurde  système  d'um-  per- 
fectibilité indéfinie.  Le  temps  aurait  donné  à  la  France 
ce  que  lui  ont  donné  la  terreur  et  la  mort.  Rien  ne 
prouve  qu'une  génération  doiNC  souffrir  pour  le 
bonheur  de  celles  qui  la  suivent. 

Après  avoir  appris  le  droit  public,  la  langue  alle- 
mande et  la  langue  anglaise,  je  parcourus  la  Prusse 
et  la  Pologne,  et  je  passai  à  Varsovie  une  partie  de 
l'hiver  de  1191  à  1792,  comblé  des  bontés  de  la  prin- 
cesse  Tysziewicx>,  nièce  du  dernier  roi  de  Pologne, 


Di'.  M.  DK  i5(»rHKii;NNr:  31 

Slanislas-Aii,iinsi(\  oi  sœur  du  prince  Poniakiwski. 
Cette  dame  rtait  très  insiniile  et  aimait,  beaucoiip 
notre  littérature  :  elle  me  fil  passer  plusieurs  soirées 
avec  If  roi,  dans  un  rercje  assez  \hh\  nond)ren\  pour 
ressembler  à  rintiinité;  je  me  rappelle  que  le  roi  se 
plaisait  souvent  à  in(^  l'aiie  lire  le  Moniteur  :  les  dis- 
cours qu'il  eiileiidiiii  a\ee  le  pins  (!(»  |»l,ii'^ii  rinieiii 
ceux  des  (Girondins. 

Ce  l'ut  eetle  excellenic  princesse  (pii  \onlnl  faire 
inq)rimer  à  Varsovie,  à  ses  frais,  la  tradneiion  (|ne  je 
m  liais  amus(''  à  faire  de  Meuschen  liass  uud  reue,  ou 
.Misanthropie  et  Kepentir,  de  Kotzebue,  drame  auquel 
je  donnai  le  nom  de  V Inconnu;  on  en  a  rendu  compte 
dans  le  Journal  (jénéral  de  France,  du  :20juillet  1192. 
Cette  pièce  fui  débitée  chez  Desray,  libraire,  quai  des 
Auprustins. 

.l'arrivai  à  Vienne,  le  20  mars  n02  ;  j'appris  la 
maladie  grave  de  l'empereur  Lcopold  II,  qui  mourut 
le  lendemain;  j'entendis  dans  plusieurs  sociétés  et 
plusieurs  endroits  publics  exprimer  des  soupçons 
assez  vagues  d'empoisonnement.  Le  public,  (jui  fut 
admis  à  voir  le  corps  de  l'Empereur  exposé  avec  la 
plus  grande  magnificence  sur  son  lit  de  parade,  dans 
le  palais  impérial,  acquit  bientôt  la  convieiion  de  la 
fausseté  de  ces  bruits  dont  l'opinion  publi(iue  fit 
promptement  justice.  Je  vis  deux  fois  ce  lugubre 
spectacle,  et  je  n'entendis  jamais  un  mot  qui  con- 
lirm;U  ce  soupçon  odieux,  bien  (jue  la  vaste  salle  dans 
la(pielle  l'Empereur  était  exposé  ne  désemplît  pas. 

An  mois  d'avril  1192  j'arrivai  à  Paris  et  j'y  revis 
Bonaparte  ;  notre  amitié  d'enfance  et  de  collège  se 
retrouva  tout  entière.  Je  n'étais  f)as  très  heureux; 
l'adversité  pesait  sur  lui.  Les  ressources  lui  man- 
quaient souvent.  Nous  passions  notre  temps  comme 


32  MEMUIKKS 

deux  jeunes  gens  de  vingt-trois  ans,  qui  n'ont  rien  à 
faire  et  qui  ont  peu  d'argent;  il  en  avait  encore  moins 
que  moi.  Nous  enfantions  cliaquo  jour  de  nouveaux 
projets  :  nous  cherchions  à  faire  quel(|ue  utile  spécu- 
lation. II  voulait  une  fois  louer  avec  moi  ])lusieurs 
maisons,  en  construction  dans  la  rue  Montholon,  pour 
les  sous-louer  ensuite.  Nous  trouvâmes  les  demandes 
des  propriétaires  trop  exagérées;  tout  nous  manqua. 
En  même  temps  il  sollicitait  du  service  à  la  Guerre, 
et  moi  aux  Affaires  étrangères;  un  va  voir  que,  pour 
le  moment,  je  fus  plus  heureux  que  lui.  Ce  fut  avant 
le  20  juin,  que,  dans  nos  fréquenles  courses  autour 
de  Paris,  nous  allâmes  à  Saint-Cyr  voir  sa  sœur 
Marianne  (Élisa),  qui  était  pensionnaire  dans  cet  éta- 
blissement; nous  revînmes  dîner  en  tète-à-tète  à 
Tria  non. 

Pendant  ce  temps  d'une  vie  un  peu  vagabonde, 
arriva  le  20  juin,  sombre  prélude  du  10  août;  nous 
nous  étions  donné  rendez-vous,  pour  nos  courses 
journalières,  chez  un  restaurateur,  rue  Saint-IIonoré, 
près  le  Palais-Royal.  En  sortant,  nous  vîmes  arriver 
du  côté  des  Halles  une  troupe  que  Bonaparte  croyait 
être  de  cinq  à  six  mille  hommes,  déguenillés  et  bur- 
lesquement  armés,  vocilV'rant,  hurlant  les  {)lus  gros- 
sières provocations  et  se  dirigeant  à  grands  pas  vers 
les  Tuileries,  f/élait,  certes,  ce  que  la  population  des 
faubourgs  avait  de  plus  vil  et  de  [)lus  abject.  Suivons 
celte  canaille,  me  dit  Bonaparte.  Nous  prîmes  les 
devants,  et  nous  allâmes  nous  promener  sur  la  ter- 
rasse du  bord  de  l'eau.  C'est  de  là  (ju'il  \h  les  scènes 
scandaleuses  qui  eurent  lieu.  Je  peindrais  dilïicilement 
le  sentiment  de  surprise  et  d'indignation  qu'elles 
excitèrent  en  lui.  11  ne  revenait  pas  de  tant  de  fai- 
blesse  et   de  longanimité.    Mais,    lorsque  le  roi    se 


\)\:  M   Di',  i5()rui;ii:NN'i:  33 

montra  ;"i  l'ime  des  ft'nrtr(>s  (|ui  (loimciit  sur  le  jardin 
a\i>c  I»'  IxtiuiiM  iduiic  (|ii(' Nciiail  (k  idaccr  sur  sa  li'lc 
iiii  Ihiniiiii'  (lu  pruplr,  riiKliirnaiioii  tli'  r.Duapai'to  ne 
jMii  se  ((Uilruii".  l'.lu'i(){ilii))ii' I  s"(''Ciia-l-il  assez,  liaut. 
conDiiciil  ti-t-ini  pu  laisser  entrer  celle  eatuiille'/  Il 
f'alliiit  en  balaiier  qualre  ou  cinq  eenls  avec  du 
canon  et  le  reste  cnurrait  encore. 

Dans  lo  tèlc-à-tt'ic,  à  nolic  dîner,  ()ue  je  pa\ai, 
•  itmme  <  ela  m'aiiivait  le  plus  souvent,  car  j'étais  le 
plus  riche,  il  j)arla  constamment  de  cette  scène,  il 
discutait  avec  un  i^i-and  sens  les  causes  et  les  suites 
de  cette  insurrection  non  réprimée.  Il  en  prévoyait  et 
développait,  avec  sagacité,  toutes  les  conséquences.  Il 
ne  se  trompait  point  :  le  10  août  ne  se  fit  pas  attendre, 
.le  n'étais  plus  avec  lui,  mais  à  Stutigard,  où  le  roi 
m'avait  nommé  secrétaire  de  légation.  Bonaparte  a 
dit,  à  Sainte-Hélène  :  Au  bruit  de  rassaut  aux  Tuile- 
ries, le  io  août,  je  courus  au  Carrousel  chex>  Fau- 
velet,  frère  de  Bourrienne,  qui  ij  tenait  un  magasin 
de  meubles.  Cela  est  vrai,  en  partie.  Mon  frétée  avait 
fait,  avec  plusieurs  personnes,  la  spéculation  d'une 
entreprise  d'encan  national.  Ils  recevaient  à  l'hôtel 
de  Longueville,  tout  ce  que  l'on  voulait  vendre  avant 
de  quitter  la  France,  et  ils  avançaient  toujours  des 
fonds  sur  les  objets  déposés  jusqu'à  la  vente  qui  avait 
lieu  immédiatement.  Bonaparte  y  avait,  depuis  quelque 
temps,  di'posé  sa  montre. 


CHAPITRE   V 


Je  pars  pour  StultL'anl.  —  îioiiapartc  va  en  Corse.  —  Je  suis  inscrit 
sur  la  lislc  des  éniitrrcs.  —  lionaparlo  au  siège  de  Toulon.  —  Je 
retrouve  Hunaparte.  —  Le  souper  de  lîeaucaire.  —  Mission  de  lîo- 
naparlo  pour  Gênes.  —  On  accuse  Bonaparte  d'espionnage.  —  Jus- 
tification autographe  de  Bonaparte.  — Arrestation  de  Bonaparte. — 
(luuunent  Duroc  fut  attaché  à  Bonaparte.  —  Leurau^lié  commune. 


Ce  fut  après  cette  fatale  journée  du  10  août  que 
Bonaparte  alla  en  Corse.  Il  n'en  revint  qu'en  1193. 
Walter  Scott  dit,  à  cette  occasion,  que,  depuis  ce 
temps,  il  n'a  jamais  revu  la  Corse  :  on  reconnaîtra 
l'erreur  lorsqu'il  sera  question  du  retour  d'Egypte  (1). 

Nommé,  quelques  jours  après  le  20  juin,  secrétaire 
de  légation  à  Stuttgard,  je  partis  le  2  août  et  ne  revis 
l»lus  mon  jeune  et  ardent  ami  qu'en  1105. 

Il  me  dit  que  mon  départ  accélérerait  le  sien  pour 

(1)  Cet  auteur  du  romande  la  Vie  de  Bonaparte  parait  n'avoir  pris 
ses  renseignements  que  dans  les  libelles  et  les  bruits  des  carrefnurs. 
Il  y  a  trouvé  tout  ce  qui  favorisait  son  esprit  calomnieux  et  diirama- 
toire  et  sa  haine  nationale.  Son  ouvrage  est  rédigé  avec  une  extrême 
légèreté,  qui,  jointe  aux  nombreuses  inexactitudes  «lu'il  renferme, 
prouve  son  mépris  pour  ses  lecteurs.  On  dirait  qu'il  a  voulu  faire 
l'inverse  de  ses  romans,  où  presque  tout  est  de  l'histoire,  ou  du  moins 
il  l'a  fait.  Il  m'a  été  assuré  que  M.  le  maréchal  Macdonald,  voulant 
m'ttre  Walter  Scott  en  relation  avec  des  généraux  (pii  pouvaient  lui 
donner,  pour  son  ouvrage,  les  renseignements  les  plus  exacts  sur  les 
illustres  faits  d'armes  dont  ils  avaient  partagé  la  gloire,  Walter  Scott 
répondit  :  «  Je  vous  remercie  ;  je  prends  mes  renseignements  dans 
les  bruits  populaires.  »  {Note  de  la  première  édition.) 


MKMOIKMS  1)1',  M.   Di-,  l'-oUinUIlNNlO  3.1 

la  (loi'so.  Nous  MOUS  si-paràiurs  a\(.'('.  un  l'aiMo  os|)(iir, 
coinnir  nii  le  c(»in;oit,  (le  nous  ivNoii-  jamais. 

l'n  (It'ciri  (lu  ^S  mars  I1ÎK5  uidoima  ;in\  agents 
IVant-ais  à  rt'irani;:<i"  de  l'onlrt.'i'  un  Kran»»!  il;ins  ht 
(li'lai  (Jf  trois  mois,  sous  peine  d'être  regarth's  cuminiî 
•'•migres.  Ce  que  j'avais  \u  avant  dt;  wnii-  à  Stuttgard, 
l'exaspéi-alion  dans  huiiielle  j'avais  laisst'  les  (^sprits, 
la  marciii-  oiilinain?  des  é\(''nements  de  ce  genre,  nie 
tirent  redoutei',  ou  d'»''tre  l'orcé  de  prendie  [>ait  à  ces 
scènes  désastreuses,  ou  d'en  être  la  victime.  Ma  di'so- 
béissance  à  la  loi  me  lit  inscrire  sur  la  liste  des  émi- 
grés. 

On  a  dit  de  moi,  dans  une  Ijiograpliie  :  «  11  l'ut 
cependant  aussi  remarquable  qu'heureux  poui-  Bour- 
rienne  d'a\oii'  pu,  à  so}i  reloiir,  faire  effacer  son  nom 
(le  la  liste  des  émigrés  du  di'partement  de  rVonm',  où 
il  avait  été  inscrit  dans  son  premier  voyage  en  Alle- 
magne. Cette  circonstance  reçut  même  diverses  inter- 
prétations qui  ne  sont  pas  également  favorables  à 
M.  de  Bourrienne. 

Je  ne  sais  en  vérité  pas  les  interprétations  peu  favo- 
rables que  l'on  peut  tirer  d'un  fait  entièrement  faux. 
Je  ue  pus  pas  être  rayé  à  mon  retour  d'Allemagne.  Le 
général  Bonaparte  demanda  plusieurs  fois,  avec  ins- 
tance, ma  radiation  (on  en  verra  la  preuve  dans  la 
suite)  depuis  le  mois  d'avril  119",  époque  oii  je  le 
rejoignis  à  Leoben,  jusqu'au  moment  de  la  signature 
du  traité  de  Campo-Formio  :  il  ne  put  l'obtenir.  Son 
frère  Louis,  Bertbier,  Bernadotte  et  d'autres  furent 
chargés,  lorsqu'il  les  envoya  près  du  Dircctcjire, 
d'insister  pour  ma  radiation  :  ce  fut  en  vain.  Il  se 
plaignit  à  Botot,  avec  beaucoup  d'IiunK'ur,  loisqu'il 
vint  à  Passeriano,  après  le  18  fructidor.  Botot,  secré- 
taire de  Barras,  tout  étonné  de  ce  que  je  n'étais  pas 


36  MEMOIRES 

rayé,  fit  de  belles  promesses.  De  retour  à  Paris,  il 
écrivit  à  Bonaparte,  en  lépondant  à  ses  nombreux 
griefs  :  «  Bourrienne  est  rayé.  »  Cela  rU\h  faux.  Je 
ne  le  fus  qu'en  novembre  1797,  sur  la  demande  réi- 
térée du  général  Bonaparte. 

Ce  fut  pendant  mon  absence,  jusqu'en  1795,  que 
Bonaparte  fit,  comme  chef  de  bataillon,  sa  première 
campagne,  et  qu'il  contribua  si  puissamment  à  la 
reprise  de  Toulon.  J'ai  été  tout  à  fait  étranger  à  cette 
époque  de  sa  vie.  Je  n'en  parlerai  point  comme  témoin 
oculaire  ;  j'en  rapporterai  seulement  quelques  particu- 
larités, et  les  |)ièces  que  l'on  Na  lire  rempliront  la 
période  de  1793  à  1795,  époque  à  bujnelle  il  me  les 
remit.  De  ce  nombre  est  un  opuscule  intitulé  le 
Souper  de  Beaucaire,  qu'à  son  ari'ivée  au  Consulat  il 
mit  un  grand  soin  à  faire  rechercher,  et  qu'il  achetait 
chèrement  pour  en  détruire  tous  les  exemplaires.  Ce 
petit  écrit  contient  des  principes  bien  opposés  à  ceux 
qu'il  voulait  faire  dominer  en  1800,  époque  à  laquelle 
l'exagération  de  ces  idées  n'était  plus  de  mode,  et  où 
il  entrait  dans  un  système  tout  contraire  à  ces  prin- 
cipes républicains  que  l'on  pouvait  lui  rappeler,  son 
écrit  à  la  main  (1). 

Comme  je  tiens  cet  écrit  de  Bonaparte  lui-même, 
qui  me  le  remit  lorsqu'il  revint  de  Toulon,  je  le  publie 
pour  remédier  aux  fautes  et  aux  lacunes  d'une  édi- 
tion qui  en  a  été  faite  depuis  1814. 

Cet  opuscule  et  les  pièces  qui  suivent,  émanés  de 
lui  avant  le  temps  de  son  immense  illustration,  sont, 
je  crois,  plus  précieuses  pour  l'histoire,  que  ces  notes 

(Il  Cr  n'ost  point,  coiiimc  public  Waltor  Scolt,  un  liialoi^'iic  ciiti-e 
Macat  et  iiii  fuilùrali.^tc,  mais  entiT  un  militaiie,  un  .N'inmis,  un  Mar- 
seillais et  un  faliricant  do  MuntpclliiT,  i|ui  vient  ensuite  prendre  part  à 
cette  conversation,  sans  dire  ïramrcliuse.  u\ote  de  In  première  édition.) 


DE  M.  DE  BOUIIRIENNE  37 

qu'il  a  dictées  postérieurement  à  Sainte-Hélène,  pIuiôL 
dans  son  intérêt  personnel  que  dans  celui  de  la  vérité. 
On  ne  dit  pas  un  mot,  dans  ce  qui  nous  est  revenu 
de  .Sainte-lli'lène,  de  cet  écrit  de  sa  jeunesse.  Ce  qu'il 
contient  explique  ce  silence.  La  postérité  verra  peut- 
être,  dans  tous  ses  écrits,  un  profond  politique  plutôt 
qu'un  enthousiaste  révolutionnaire. 

Les  pièces  qui  concernent  la  destitution  et  l'arres- 
tatioh  de  Bonaparte,  ordonn(''e  par  les  représentants 
Alhitic  et  Saliceti,  rectifieront  des  faits  toujours  altérés 
jusqu'à  présent.  Si  j'entre  dans  quelques  détails  sur 
cette  époque  de  sa  jeunesse,  c'est  que  j'ai  lu,  dans  un 
ouvrage  qui  n'en  dit  rien  d'exact  non  plus,  que  cette 
ci rcofis tance  de  la  vie  de  Bonaparte  a  été  méconnue 
et  défujurce  par  tous  les  écrivains  qui,  jusqu'à  ce  mo- 
ment, ont  écrit  sur  son  histoire,  et  cet  écrivain  lui- 
même  la  défigure  et  la  laisse  dans  le  vague.  D'autres 
ont  attribué  sa  disgrâce  à  une  discussion  militaire 
sur  la  guerre  et  à  sa  complicité  avec  Robespierre 
jeune  (1). 

On  a  dit  encore,  par  esprit  de  flatterie,  qu'Albitte 
et  Saliceti  exposèrent  au  Comité  de  salut  public  Vim- 
possibilité  où  ils  se  trouvaient,  pour  la  reprise  des 
opérations  militaires,  de  se  passer  des  talents  du 
général  Bonaparte.  C'est  une  exagération  de  louanges. 
Voici  les  faits  : 


(1)  On  va  voir  que  tout  cela  est  inexact,  et  que  Waiter  Scott  a  été 
encore  induit  en  erreur  lorsqu'il  s'est  laissé  dire  que  sa  liaison  avec 
ï4obespierre  eut  priur  lui  des  suites  fâcheuses  et  que  sa  justilication 
consista  a  dire  qu'il  reconnaissait  que  ses  atnis  l'taient  tout  autres 
qu'il  ne  l'avait  cru.  .Xon,  ce  n'est  pas  comme  terroriste  (|ue  Boiuiparte 
a  éto  arrêté  et  destitue  ;  je  n'ai  lu  nulle  part  ni  les  vraies  causes  de 
son  arrestation  ni  les  vrais  noms  des  personnes  qui  l'ont  ordoiinoe  et 
révoquée.  On  a  désigné  Beffroy,  qui  n'y  fut  pour  rien.  {Note  de 
la  première  édition.) 

I.  3 


38  MÉMOIRES 

Le  13  juillet  1194  (25  messidor  an  II),  les  Repré- 
sentants du  peuple  près  l'armée  d'Italie  prirent  l'arrêté 
suivant  : 

Le  g-énoral  Bonaparte  se  rendra  à  Gènes,  pour,  conjointement 
avec  le  chargé  d'affaires  de  la  Ré})iibli(|ue  française,  conférer 
avec  le  gouvernement  de  Gènes  sur  des  objets  portés  dans  ses 
instructions. 

Le  chargé  d'affaires  de  la  République  française  le  reconnaîtra 
et  le  fora  reconnaître  par  le  gouvernement  de  Gènes.  —  Loano, 
le  25  messidor  an  II  de  la  République.  Signé  :  Ricord. 

A  cette  décision  étaient  jointes  les  instructions 
suivantes  : 

Instructions  secrètes. 

Le  général  Bonaparte  se  rendra  à  Gênes. 

1°  11  verra  la  forteresse  de  Savone  et  les  pays  circonvoisins. 

2°  Il  verra  la  forteresse  de  Gènes  et  les  pays  voisins  atin 
d'avoir  des  renseignements  sur  des  pays  qu'il  importe  de  con- 
naître dans  le  commencement  d'une  guerre  dont  il  n'est  i)as 
possible  de  prévoir  les  effets. 

3°  Il  prendra  sur  l'artillerie  et  les  autres  objets  militaires  tous 
les  renseignements  possibles. 

4°  Il  pourvoira  à  la  rentrée,  à  Nice,  de  quatre  milliers  de 
poudre  qui  avaient  été  achetés  pour  Bastia  et  qui  ont  été  payés, 

5°  Il  verra  à  approfondir,  autant  qu'il  sera  possible,  la  con- 
duite civique  et  politique  du  ministre  de  la  République  française 
Tilly  et  de  ses  autres  agents  sur  le  compte  desquels  il  nous  vient 
différentes  plaintes. 

6°  Il  fera  toutes  les  démarches  et  recueillera  tous  les  faits  qui 
peuvent  déceler  l'intenliou  du  gouvernement  génois,  relative- 
ment à  la  coalition. 

Fait  et  arrêté  à  Loano,  le  25  messidor  an  II  de  la  République. 

Slgîié  :  Ricord. 

Cette  mission  et  les  instructions  secrètes  montrent 
la  confiance  que  Bonaparte,  qui  n'avait  pas  encore 
vingt-cinq  ans,  avait  inspirée  à  des  hommes  intéressés 
à  ne   se  pas  tromper  sur  le  choix  de  leurs  agents. 


DK  M.  DK  nolîRRIENNK  39 

Muni  de  ces  ordres  et  de  ces  instructions,  Bona- 
parte va  à  Gènes;  il  y  remplit  sa  mission.  Le  9  tlier- 
midor  arrive.  Les  déi)Utés  dits  teiroristes  sont  rem- 
placés par  Al!»itte  ot  Salireti.  Soit  que  ceux-ci,  dans 
le  désordre  qui  existait  alors,  eussent  ignoré  les  ordres 
donnés  au  général  Bonaparte,  soit  que  les  envieux  de 
la  gloire  naissante  du  jeune  général  d'artillerie  eus- 
sent inspiré  à  Albitte  et  à  Saliceti  des  soupçons  contre 
lui,  toujours  est-il  que  ces  représentants  prirent 
l'arrêté  suivant,  motivé,  ce  qui  parait  fort  extraordi- 
naire, sur  le  voyage  de  Bonaparte  à  Gènes,  voyage 
qu'il  avait  fait,  comme  on  vient  de  le  voir,  par  les 
ordres  des  Représentants  du  peuple  : 

AU  NOM  DU  PEUPLE  FILVNÇAIS 

LIBERTÉ,    ÉGALITÉ 

Les  Représentants  du  peuple  près  l'armée  des  Alpes  et  d'Italie, 

Considérant  que  le  général  Bonaparte,  commandant  en  chef 
l'artillerie  de  l'armée  d'Italie,  a  totalement  perdu  leur  coH/iance 
par  la  conduite  la  plus  suxpecle  et  surtout  par  le  voyage  qu'il 
a  dernièrement  fait  à  Gênes,  arrêtent  ce  qui  suit  : 

Le  général  de  brigade  Bonaparte,  commandant  en  chef  l'ar- 
tillerie de  l'armée  d'Italie,  est  provisoirement  suspendu  de  ses 
fondions.  Il  sera,  par  les  soins  et  sous  la  responsabilité  du 
général  en  chef  de  ladite  armée,  mis  en  état  d'arrestation  et 
traduit  au  Comité  de  salut  public  à  Paris,  sous  bonne  et  sûre 
escorte.  Les  scellés  seront  apposés  sur  tous  ses  papiers  et  effets, 
dont  il  sera  fait  inventaire  par  des  commissaires  qui  seront 
nommés,  sur  les  lieux,  par  les  Représentants  du  peuple  Saliceti 
et  Albitle,  et  tous  ceux  desdils  papiers  qui  seront  trouvés  sus- 
pects seront  envoyés  au  Comité  de  salut  public. 

Fait  à  Barcelonnelte,  le  19  thermidor  an  II  de  la  République 
française  une  et  indivisible  et  démocratique  (6  août  1794). 

Signé  :  Albittb,  Saliceti,  Laporte. 

Pour  copie  conforme  à  l'original,  le  général  en  chef  de 
l'armée  d'Italie,  Dchbrbion. 


40  MÉMOIRES 

Bonaparte  a  dit  à  Sainte-Hélène  qu'il  avait  été  mis 
quelques  instants  en  arrestation  par  le  représentant 
Laporte;  on  voit  que  l'arrêté  est  signé  de  trois  per- 
sonnes. Laporte  n'était  proI)ablement  pas  le  plus  in- 
fluent, puisque  Bonaparte,  dans  sa  réclamation,  ne 
s'adresse  pas  à  lui.  Il  fut  arrêté  pendant  quinze  jours. 
Certes,  si  un  pareil  arrêté  eût  été  pris  trois  se- 
maines plus  tôt,  si  Bonaparte  eût  été  traduit  avant  le 
9  thermidor  au  Comité  de  salut  public,  il  est  bien 
vraisemblable  que  c'en  était  l'ait  de  lui  et  que  l'on  eût 
vu  périr  sur  l'échafaud,  à  l'âge  de  vingt-cinq  ans,  un 
homme  qui  devait  dans  les  vingt-cinq  années  sui- 
vantes étonner  le  monde  par  ses  vastes  conceptions, 
ses  projets  gigantesques,  son  grand  génie  militaire, 
sa  prodigieuse  fortune,  ses  fautes,  ses  revers  et  ses 
derniers  malheurs. 

On  remarquera  d'abord  qu'il  n'est  pas  du  tout 
question,  dans  cet  arrêté  post-thermidorien,  de  la 
complicité  de  Bonaparte  avec  Robespierre  jeune.  La 
sévérité  de  cet  arrêté  étonnera  d'autant  {tlus  que  l'on 
connaît  sa  mission  à  Gênes.  Existait-il  autre  chose 
contre  lui  ?  ou  la  calomnie  l'avait-elle  emporté  sur  les 
services  qu'il  venait  de  rendre  à  son  pays?  J'ai  sou- 
vent causé  avec  lui  de  cette  aventure;  il  m'a  toujours 
assuré  qu'il  n'avait  rien  à  se  reprocher  et  que  sa  dé- 
fense, que  l'on  va  voir,  contenait  la  pure  expression 
de  ses  sentiments  et  l'exacte  vérité. 

Bonaparte  ne  se  regarda  donc  pas  comme  battu.  Il 
adressa  à  Albitte  et  à  Saliceti  la  note  suivante;  il  n'y 
parle  pas  de  Laporte.  Cette  copie  est  de  l'écriture  de 
Junot,  mais  il  y  a  des  corrections  do  la  main  du  gé- 
néral. On  y  reconnaîtra  ses  phrases  coupées,  son 
style  brusque  plus  que  concis,  quelquefois  ses  idées 
élevées,  toujours  son  sens  droit  : 


PK  M.  DE  ROUKRIENNE  41 

AUX  REPRÉSENTANTS  ALBITTE  ET  SALICETI 

Vous  m'avez  suspendu  de  mes  fondions,  arrôlé  et  déclaré 
susi)ect. 

Me  voilà  flétri,  sans  avoir  été  jugé,  ou  bien  jugé,  sans  avoir 
été  entendu. 

Dans  un  État  révolutionnaire,  il  y  a  deux  classes,  les  suspects 
et  les  patriotes. 

Lorsque  les  premiers  sont  accusés,  ils  sont  traités  par  forme 
de  sûreté,  des  mesures  générales. 

L'op|)ression  de  la  seconde  classe  est  l'ébranlenienl  de  la 
liberté  publiipie.  Le  magistrat  ne  peut  condamner  iju'après  les 
plus  mûres  informations,  et  ([ue  par  une  succession  de  faits, 
celui  qui  ne  laisse  rien  à  l'arbitraire. 

Déclarer  un  patriote  suspect,  c'est  un  jugement  qui  lui  arrache 
ce  qu'il  a  de  plus  précieux,  la  confiance  et  l'estime. 

Dans  quelle  classe  veut-on  me  placer? 

Depuis  l'origine  de  la  Révolution  n'ai-je  pas  été  toujours  at- 
taché aux  principes? 

Ne  m'a-t-on  pas  toujours  vu  dans  la  lutte,  soit  contre  les 
ennemis  internes,  soit,  comme  militaire,  contre  les  étrangers? 

J'ai  sacrifié  le  séjour  de  mon  département,  j'ai  abandonné 
mes  biens,  j'ai  tout  perdu  pour  la  République. 

Depuis,  j'ai  servi  sous  Toulon  avec  quelque  distinction,  et  j'ai 
mérité  à  l'armée  d'Italie  la  part  de  lauriers  qu'elle  a  acquise  à  la 
prise  de  Saorgio,  d'Oneille  et  de  Tanaro. 

A  la  découverte  de  la  conspiration  de  Robespierre,  ma  con- 
duite a  été  celle  d'un  homme  accoutumé  à  ne  voir  que  les  prin- 
cipes. 

L'on  ne  peut  donc  pas  me  contester  le  titre  de  patriote. 

Pourquoi  donc  me  déclare-l-on  suspect,  sans  m'entendre? 
M'arrèta-t-on,  huit  jours  après  que  l'on  avait  la  nouvelle  de  la 
mort  du  tyran? 

L'on  me  déclare  suspect  et  l'on  met  les  scellés  sur  mes  papiers. 

L'on  devait  faire  l'inverse;  l'on  devait  mettre  les  scellés  sur 
mes  papiers,  m'entendre,  me  demander  des  éclaircissements,  et 
ensuite  me  déclarer  suspect,  s'il  y  avait  lieu. 

L'on  veut  que  j'aille  à  Paris  avec  un  arrêté  qui  me  déclare 
suspect.  L'on  doit  supposer  que  les  Représentants  ne  l'ont  fait 
qu'en  conséquence  d'une  information,  et  l'on  ne  me  jugera 
qu'avec  l'intérêt  que  mérite  un  homme  de  celte  classe. 


42  MÉMOIRES 

Innocent,  patriote,  calomnié,  quelles  que  soient  les  mesures 
que  prenne  le  Comité,  je  ne  pourrai  pas  me  plaindre  de  lui. 

Si  trois  hommes  déclaraient  que  j'ai  commis  un  délit,  je  ne 
pourrais  pas  me  plaindre  du  jury  qui  me  condamnerait. 

Saliceli,  tu  me  connais,  as-tu  rien  vu,  dans  ma  conduite  de 
cinq  ans,  qui  soit  suspect  à  la  Révolution? 

Albitte,  tu  ne  me  connais  point.  L'on  n'a  pu  te  prouver  aucun 
fait;  tu  ne  m'as  pas  entendu;  tu  connais  cependant  avec  quelle 
adresse  quelquefois  la  calomnie  siffle. 

Dois-je  donc  être  confondu  avec  les  ennemis  de  la  patrie;  et 
des  patriotes  doivent-ils  inconsidérément  perdre  un  général  qui 
n'a  point  été  inutile  à  la  République?  Des  Représentants  doi- 
vent-ils mettre  le  gouvernement  dans  la  nécessité  d'être  injuste 
et  impolitique '^ 

Entendez-moi,  détruisez  l'oppression  qui  mVnvîronne,  et 
i'  estituez-moi  l'estime  des  patriotes. 

Une  heure  après,  si  les  méchants  veulent  ma  vie,  je  l'estime 
si  peu;  je  l'ai  si  souvent  méprisée!  Oui,  la  seule  idée  qu'elle 
peut  être  encore  utile  à  la  patrie,  me  fait  en  soutenir  le  fardeau 
arec  courage. 

Il  paraît  que  cette  défense  qui  se  fait  remarquer  par 
son  énergique  simplicité,  fit  effet  sur  Albitte  et  Sali- 
ceti.  Des  informations  plus  précises  furent  probable- 
ment aussi  plus  favorables  au  général,  car  dès  le 
3  fructidor  (:20  août  1794)  les  Représentants  du  peuple 
prii^ent  l'arrêté  suivant  : 

LIBERTK,  ÉGALITÉ 

Les  Représentants  du  peuple,  députés  par  la  Convention  na- 
tionale près  l'armée  d'Italie,  les  départements  du  Var  et  des 
Alpes-Mari  limes. 

Après  avoir  scrupuleusement  examiné  les  papiers  du  citoyen 
Bonaparte,  suspendu  provisoirement  des  fonctions  de  général 
d'artillerie  de  l'armée  d'Italie,  et  mis  en  étal  d'arrestation  après 
le  supplice  du  conspirateur  Robespieri'e,  par  forme  de  sûreté 
générale  ; 

Après  avoir  pris  connaissance  des  ordres  à  lui  donnés,  le 
25  messidor,  par  le  Représentant  du  ])euple  Ricord,  pour  se 


DE  M.  DE  BOURRIENNE  43 

rendre  à  G»^nes  el  y  remplir  une  mission  spécifiée  par  l'arrêté 
duilil  jour,  el  reeu  de  lui  un  rapport  par  l'-cril  du  résultat  de  sa 
mission;  a pri's  avoir  pris  les  renseif^nements  les  plus  exacts  sur 
la  conduite  antérieure  dudil  j^^énéral  et  clirrché  la  vérilé  dans 
plusieurs  inlerroj^aloires  qui  lui  ont  été  faits  par  eux-mêmes, 
n'ayant  rien  trouvé  de  positif  qui  put  justifier  les  soupçons  qu'ils 
avaient  pu  concevoir  de  sa  conduite  et  de  ses  dispositions; 

Prenant,  en  outre,  en  considéralion  l'utilité  dont  peuvent  être 
à  la  République  les  connaissances  militaires  el  locales  dudit 
Bonaparte,  et  voulant  recevoir  de  lui  tous  les  renseignements 
qu'il  i)eut  et  doit  donner  sur  la  situation  antérieure  de  l'armée 
et  ses  dispositions  ultérieures, 

Arrêtent  (jue  le  citoyen  Bonaparte  sera  mis  provisoirement  en 
liberté  pour  rester  au  quartier  général,  et  (ju'il  sera  incessam- 
ment ren  lu  compte  au  Comité  de  salut  public  de  l'opinion  que 
l'examen  le  plus  approfondi  a  donnée  aux  Représentants  du 
peuple  de  la  conduite  dudit  Bonaparte,  pour,  après  la  réponse 
du  Comité  de  salut  public,  être  statué  détînitiveraent. 

Fait  à  Nice,  le  3  fructidor  de  l'an  H  (20  août  1794)  de  la 
République,  une  et  indivisible. 

(L.  S.)  Signé  :  Albitte,  Salicf.ti.  "  Collationné  conforme  à 
l'original,  signé  C.we.nez.  Certifié  conforme,  le  général  en  chef 
de  l'armée  d'Italie,  Dlmebbiox. 

Saliceti  fut  depuis  l'ami  et  le  confident  du  jeune 
Bonaparte;  ces  relations  changèrent  api'ès  son  éléva- 
tion. 

L'on  voit  qu'il  n'est  point  question  de  Vimpossibi- 
Uté  où  se  trouvaient  les  Représentants  de  se  passer 
des  talents  du  général  Bonaparte. 

Que  penser  et  des  motifs  de  l'arrestation  et  de  la 
mise  en  liberté  provisoire,  lorsque  l'on  connaît  plei- 
nement l'erivur  qui  a  été  commise  et  l'innocence  de 
Bonaparte?  Et  l'on  se  sert  du  prétexte  d'utilité',  dont 
peut  être  le  général,  pour  lui  rendre  provisoirement 
une  liberté  que  l'on  constate,  dans  les  termes  les  plus 
forts,  lui  avoir  été  injustement  enlevée. 

Ce  ne  fut  pas  à  Toulon  que  Bonaparte,  comme  on 


44  MÉMOIRES  DE  M.  DE  BOURRIENNE 

l'a  imprimé,  prit  Duroc,  dans  un  train  d'artillerie, 
pour  en  faire  son  aide  de  camp.  Ce  fut  plus  lard,  en 
Italie,  qu'il  se  Tattacha.  Sur  l'éloge  qu'on  lui  en  fit,  il 
le  demanda  au  général  Espinasse,  qui  commandait 
Tartillerie,  et  sous  lequel  Duroc  avait  fait  une  partie 
de  la  campagne,  comme  aide  de  camp  et  capitaine 
d'artillerie.  Son  caractère  froid  et  peu  expansif  conve- 
nait à  Bonaparte.  A  commencer  en  Egypte,  sous  le 
Consulat  et  jusqu'à  sa  morl,  il  a  joui  de  la  confiance 
de  Napoléon,  qui  lui  donna  des  missions  peut-être  un 
peu  au-dessus  de  ses  talents.  Bonaparte  a  souvent  dit 
à  Sainte-Hélène  qu'il  l'aimait  beauicoup.  Je'  le  crois, 
mais  j'ai  la  certitude  que  Duroc  ne  le  lui  rendait  pas. 
Il  y  a  tant  de  princes  ingrats;  pourquoi  ne  verrait-on 
pas  aussi  quelquefois  d'ingrats  courtisans! 


CHAPITRE  VI 


Bonaparte  me  raconte  sa  campajrne  du  Miili.  —  II  parle  de  sa  mis- 
sion de  Titanes.  —  On  veut  envoyer  Monaparte  dans  la  Vendée.  — 
On  raye  Bonaparte  de  la  liste  des  officiers  généraux  de  l'armée.  — 
Nous  reprenons  nos  anciennes  habitudes.  —  Je  vois  Saliceti.  — 
Mariasse  de  Joseph  avec  M""  (;i;iry.  —  Bonaparte  est  jalou.x  de  son 
frère.  —  Bonaparte  veut  aller  en  Turquie.  —  Note  autojfraphe  sur 
les  projets  d'e.\pédition. 


Le  général  Bonaparte  revint  à  Paris,  où  j'arrivai 
aussi  d'Allemagne  un  peu  après  lui.  Nous  reprîmes 
nos  liaisons  habituelles  ;  il  me  donna  tous  les  détails 
de  ce  qui  venait  de  se  passer  à  la  campagne  du  Midi. 
Il  tenait  alors  beaucoup  à  son  Souper  de  Beaucaire, 
qu'il  n'avait  pas  du  tout  envie  de  renier  comme  il  l'a 
fait  depuis.  11  me  parla  souvent  des  persécutions  qu'il 
avait  essuyées  et  me  dit,  en  me  remettant  les  pièces 
que  l'on  vient  de  lire,  de  les  communiquer  à  mes 
amis  et  à  mes  connaissances.  Il  tenait  beaucoup,  di- 
sait-il, à  ce  que  l'on  ne  crût  pas  qu'il  eût  pu  trahir 
son  pays,  sous  le  prétexte  d'une  mission  à  Gènes, 
mission  que  l'on  avait  voulu  faire  envisager  comme 
changée  par  lui  en  espionnage  contre  les  intérêts  de 
la  France.  Il  aimait  à  redire  et  à  raconter  ses  faits 
d'armes  à  Toulon  et  à  l'armée  d'Italie.  Il  parlait  de  ses 
premiers  succès  avec  le  sentiment  du  plaisir  et  de  la 
satisfaction  qu'ils  lui  avaient  fait  éprouver. 

Le  gouvernement  d'alors  avait  voulu  l'envoyer  dans 

3. 


46  MÉMOIRES 

la  Vendée  comme  général  de  brigade  d'infanterie. 
Dmix  motifs  déterminèrentle  jeune  Bonaparte  à  refuser 
d'y  aller.  11  regardait  ce  théâtre  comme  peu  digne  de 
ses  talents  et  ce  changement  comme  une  espèce  d'ou- 
trage. Le  second  motif  et  le  plus  puissant,  c'est  qu'il 
ne  voulait  pas  changer  d'arme.  C'est  le  seul  qu'il  al- 
léguait officiellement. 

Le  Comité  de  salut  public  avait  pris  alors  l'arrêté 
suivant,  qui  lui  fut  signifié  par  Pille  : 

LIBERTÉ,     KGALITJÊ 

Arapliatioii  d'un  arrêté  du  Comilé  de  salut  public  eh  date  du 
29  fructidor,  an  II  (lo  septembre  1794)  de  la  Républiiiue  fran- 
çaise, une  et  indivisible. 

Le  Comité  de  salut  public  arrête  que  le  général  de  brigade 
Bonaparte  sera  rayé  de  la  liste  des  officiers  généraux  employés, 
attendu  son  refus  de  se  rendre  au  poste  qui  lui  a  été  assigné. 
La  neuvième  commission  est  chargée  de  l'exécution  du  présent 
arrêté. 

Signé  à  la  minute  :  Le  Tourneur,  de  la  Manche; 
Merlin,  de  Douai;  T.  Berlier'; 
BoissY  ;  Cambacérès,  président. 
Pour  copie  conforme  : 

L.  A.  Pille. 

Napoléon  a  dit,  à  vSainte-Hélène,  qu'il  avait  donné 
sa  démission.  Cet  arrêté  prouve  le  contraire.  Il  ne 
voulait  pas  avouer  qu'il  avait  été  destitué  (1). 

Frappé  de  ce  coup  auquel  il  ne  s'attendait  pas,  Bo- 
naparte rentra  dans  la  vie  privée  et  se  trouva  contraint 
à  une  inaction  bien  intolérable  pour  ce  caractère  ar- 
dent qu'exaltait  encore  la  jeunesse.  Il  logeait  rue  du 
Mail,  dans  un  hôtel  près  de  la  place  des  Victoires, 


(1)  C'est  la  vérité.  Cette  radiation  est  mentionnée  dans  les  états  de 
services  de  Bonaparte,  conserve  aux  Archives  de  la  guerre.  (D.  L.) 


DE  M.  DE  nOURRIENNE  47 

n°...  Nous  recommençâmes  la  vie  que  nous  avions 
mcnrc  en  1192  avant  son  (J('j)arl  pour  la  Corse  :  il 
prit  avec  assez  tic  peine  la  ivsulution  irattcndre  la  fin 
des  préventions,  qu'avaient  alors  contre  lui  les  hommes 
du  pouvoir.  II  espérait  que,  dans  le  mouvement  per- 
pétuel de  ce  même  pouvoir,  il  passerait  dans  les  mains 
de  personnes  mieux  disposées  pour  lui.  Il  venait  très 
souvent  dîner  et  passci*  la  soirét;  a\ec  moi  et  mon 
frère  aîné;  il  nous  rendait  toujours  ces  moments 
agréables  par  ses  manières  aimables  et  les  charmes 
de  sa  conversation  ;  j'allais  le  voir  chez  lui  presque 
chaque  matin.  Il  s'y  trouvait  plusieurs  personnes  qui 
marquaient  dans  le  temps,  et,  entre  autres,  Saliceti 
avec  qui  il  avait  des  conver.sations  fort  animées  et 
qui  témoignait  souvent  le  désir  de  rester  tète  à  tète 
avec  lui.  Saliceti  lui  remit  une  fois  trois  mille  francs 
en  assignats  pour  prix  de  sa  voiture  que  ses  besoins 
l'avaient  forcé  à  vendre.  Je  m'aperçus  aisément  que 
notre  jeune  ami  était  initié,  ou  du  moins  cherchait  à 
s'initier  dans  quelque  intrigue  politique.  Je  crois 
même  ra'étre  aperçu  que  Saliceti  l'avait  lié  par  ser- 
ment, et  qu'il  s'était  engagé  à  ne  rien  dire  de  ce  qui 
se  tramait.  Il  était  toujours  pensif,  sou\ent  triste  et 
inquiet.  II  attendait  tous  les  jours  avec  une  impa- 
tience marquée  l'arrivée  de  Saliceti  (I);  quelquefois, 
revenant  à  des  idées  plus  bourgeoises,  il  enviait  le 
bonheur  de  Joseph  qui  venait  d'épouser  à  Marseille 
M""  Clary,  fille  d'un  riche  négociant  de  cette 
ville,  qui  jouissait  d'une  bonne  réputation.  Qu'il  est 
heureux,  ce  coquin  de  Joseph!  c'était  l'expression  or- 
dinaire de  ce  sentiment  de  petite  envie  qui  se  manifes- 
tait souvent  chez  lui. 

(1)  Impliqué  dans  le  mouvement  insurrectionnel  du  20  mai  llOô 
(l"  prairial  an  III),  il  fut  obli^'é  de  se  réfugier  à  Venise. 


48  MEMOIRES 

Le  temps  se  passait  sans  qu'il  pût  parvenir  à  rien, 
aucun  de  ses  projets  ne  réussissait;  on  n'écoutait 
aucune  de  ses  demandes.  L'injustice  aigrit  son  esprit. 
Il  était  tourmenté  du  besoin  de  faire  quelque  chose. 
Rester  dans  la  foule  lui  était  insupportable.  Il  résolut 
de  quitter  la  France,  et  l'idée  favorite  qui  l'a  toujours 
poursuivi  depuis,  que  l'Orient  est  un  beau  champ 
pour  la  gloire,  lui  inspira  l'envie  d'aller  à  Constanti- 
nople  et  de  se  vouer  au  service  du  Grand  Seigneur  : 
quels  rêves  il  faisait!!  Quels  projets  gigantesques  il 
enfantait  dans  l'exaltation  de  son  imagination  !  Il 
me  demanda  si  je  le  suivrais,  ma  réponse  fut  négative. 
Je  le  regardais  comme  un  jeune  fou,  que  poussaient 
aux  entreprises  extravagantes,  aux  résolutions  déses- 
pérées, l'irritation  de  son  esprit,  les  injustices  qu'il 
éprouvait,  l'irrésistible  besoin  d'agir  et,  disons-le,  le 
manque  d'argent.  Il  ne  me  blâma  pas  et  me  dit  qu'il 
emmènerait  Junot  et  quelques  autres  jeunes  officiers 
qu'il  avait  connus  à  Toulon  et  qui  s'attacheraient  à 
sa  fortune.  Il  me  nomma  aussi  Marmont. 

L'on  a  généralement  traité  cet  épisode  de  la  vie  de 
Bonaparte  avec  une  légèreté  qui  s'expliquera  peut- 
être  tout  à  l'heure.  Alors,  dit-on,  il  forma  le  projet 
d'aller  offrir  ses  services  au  Sultan,  ou  bien  il  solli- 
cita cl  aller  servir  contre  V  Autriche;  il  en  fut 
détourné  par  des  circonstances  qui  7ious  sont  incon- 
nues :  d'autres  ont  tout  nié.  Il  n'a,  selon  eux,  jamais 
songé  à  quitter  la  France.  C'est  ce  que  l'on  trouve 
dans  beaucoup  d'ouvrages  qui  ne  sont  que  la  copie 
les  uns  des  autres  ;  laissons  parler  Bonaparte  lui- 
même. 

Fortement  préoccupé  de  quitter  sa  patrie  et  fatigué 
de  vivre  obscurément  dans  Paris,  il  rédigera  une  note 
qui  commençait  par  ces  mots  :  Note  pour Il  n'y 


DE  M.  DE  nOURRIENNE  49 

avait  pas  do  nom,  (''('tait  un  simple  projet.  Quelques 
jours  après  il  en  rédigea  une  seconde  qui  dilî«'rait, 
mais  peu,  de  la  première,  et  il  l'adressa  à  Aubert  et 
Coni.  Je  la  lui  copiai  pour  qu'il  pût  s'en  servir. 

Je  j)rt''vicns  une  ibis  pour  toutes  que,  dans  les  copies 
que  je  donnerai  des  écrits  de  Bonaparte,  je  rétablirai 
l'orthographe  qui  est  en  général  si  extraordinaire- 
ment  estropiée  qu'il  serait  ridicule  de  les  copier  exac- 
tement, d'autant  phis  qu'il  y  avait  dans  sa  manière 
d'écrire  une  foule  d'abréviations  et  même  d'ellipses 
pour  lesquelles  il  comptait  sur  l'intelligence  de  ses 
secrétaires.  Je  ne  changerai  pas  un  mot  au  style. 


NOTE 

Aubert.  )  .,  ..«^ 

.,  >  2,.)00  canonniers. 

Coni,      )     ' 

Dans  un  temps  que  l'Impéralricc  des  Russies  a  resserré  les 
liens  qui  l'unissaient  à  l'Empereur,  il  est  de  l'inlérêlde  la  France 
de  faire  tout  ce  qui  dépend  d'elle  pour  accroître  les  moyens 
militaires  de  la  Turquie. 

Celte  puissance  a  des  milices  nombreuses  et  braves,  mais  est 
fort  arriérée  dans  la  partie  scienlitiquo  de  l'art  de  la  guerre. 

La  formation  et  le  service  de  l'artillerie,  qui  influe  si  puis- 
samment, dans  notre  tactique  moderne,  sur  le  gain  des  ba- 
tailles et  presque  exclusivement  dans  la  i)rise  et  la  défense 
des  places,  est  surtout  la  partie  où  la  France  excelle  et  où  les 
Turcs  sont  les  plus  arriérés. 

11  a  plusieurs  fois  demandé  des  officiers  d'artillerie,  et  effec- 
tivement nous  en  avons  acheminé  plusieurs;  mais  ils  ne  sont 
ni  assez  nombreux,  ni  assez  instruits  pour  former  un  résultat 
qui  puisse  être  considéré  de  quelque  conséquence. 

Le  général  Bonaparte,  qui  depuis  sa  jeunesse  sert  dans  l'ar- 
tillerie, qui  l'a  commandée  au  siège  de  Toulon  et  pendant  deux 
campagnes  à  l'armée  d'Italie,  s'offre  au  gouvernement  pour 
passer  en  Turquie,  avei"  une  mission  du  gouvernement. 

Il  mènera  avec  lui  six  ou  sept  officiers  de  différents  genres  et 
qui  puissent,  ensemble,  parfaitement  posséder  les  différentes 
parties  de  l'art  militaire. 


50  MEMOIRES 

Il  sera  utile  à  sa  patrie  dans  celte  nouvelle  carrière,  s'il  peut 
rendre  plus  redoutable  la  force  des  Turcs,  perfectionner  la 
défense  de  leurs  principales  forteresses,  en  construire.  Il  aura 
rendu  un  vrai  service  à  son  pays. 

L'on  voit  par  cette  note  que  c'est  à  tort  que  l'on  a 
répété  qu'il  avait  demandé  à  aller  combattre  dans  les 
rangs  des  Turcs,  contre  l'Autriche.  Il  ne  la  nomme 
même  pas  ;  il  n'y  avait  pas  de  guerre  entre  les  deux 
États  (1). 

Les  circonstances  imprévues  sont  qu'on  ne  répondit 
point  à  cette  note  par  laquelle  il  offrait  ses  services, 
non  pas  au  Sultan,  mais  à  la  France  pour  son  intérêt. 
Il  n'était  probablement  pas  dans  les  convenances  du 
temps  que  l'on  donnât  suite  à  la  demande  réitérée  du 
jeune  génei^al,  et  tout  fut  fini  (2).  La  Turquie  resta 
sans  secours,  et  Bonaparte  sans  occupation.  Je  n'en 
fus  pas  fâché,  car  je  ne  le  voyais  partir  qu'avec  dé- 
plaisir, et  il  m'était  pénible  de  voir  courir  après  un 
avenir  bien  incertain  un  jeune  homme  d'une  grande 
espérance  et  que  j'aimais  lieaucoup. 

Si  un  commis  de  la  guerre  eût  mis  au  bas  de  celte 
note  accordé,  ce  mot  changeait  peut-être  la  face  de 


(1)  L'écrivain  écossais  lui  fait  dire  :  il  serait  t'irange  qiCuii  petit 
Corse  allât  devenir  roi  de  Jérusalem.  Je  n'ai  rien  entendu  de  lui  qui 
rende  ce  propos  vraisemblable,  et  sa  note  n'est  certes  pas  une  induc- 
tion à  le  croire,  [yote  de  lu  première  édition.) 

(2)  Bonaparte  écrivait  à  son  fivrc  Joseph,  le  20  août  1795  :  «  Je 
suis  atlacliô  dans  ce  inonient-ci,  au  bureau  topo!,'i-apliique  du  (lomité 
de  saint  public  poui-  la  direction  des  armées  à  la  place  de  Carnot. 
Si  je  demande,  j'obtiendrai  d'aller  eu  Turquie  comme  général  d'ar- 
tillerie, envoyé  par  le  (jouvernement  pour  organiser  l'artillerie  du 
Grand  Seigneur,  avec  un  bon  traitement  et  une  lettre  d'envoyé  très 
flatteuse...  » 

Et  ce  que  liourrienne  ignorait,  c'est  (pie  l'autorisation  de  passer  au 
service  du  Grand  Seigneur  est  mentionnée  sur  les  états  de  services 
de  Bonaparte.  (Archives  du  ministère  de  la  Guerre.)  (D.  L.) 


DE  M.  DE  BOURUIENNE  51 

TRurope.  Qui  sait  ce  qui  serait  arrivt"'  à  Napolron?  Les 
plus  [x'tites  causes  ont  une  int-Niiablc  inlUifUee  liru- 
reuse  ou  lualheureuse  sur  les  destinées  des  nations. 
Jamais  liumuie  n'a  provoqué  moins  que  Napoléon  les 
événi-monts  qui  l'ont  lavoiisé  :  jamais  homme  n'a 
plus  obéi  aux  eirconstances  dont  il  savait  si  habile- 
ment tirer  parti.  On  sait  si  elles  l'ont  servi. 


CHAPITRE  VII 


Inaction  de  Bonaparte.  —  Nous  rencontrons,  ma  femme  et  moi,  Bo- 
naparte au  Palais-Royal.  —  Bonaparte  au  Théâtre-Français.  — 
Pressentiment  d'un  officier.  —  Bonaparte  vient  dîner  chez  nous 
avec  son  frore  Louis.  —  Les  concerts  de  Garât.  —  Singularités  do 
Bonaparte.  —  Bonaparte  cherche  avec  moi  des  appartements.  — 
Bonaparte  et  son  oncle  Fesch  veulent  demeurer  ensemble.  —  Mo- 
destie de  Napoléon,  et  son  peu  d'ambition  de  for]tune.  —  Notre 
départ  pour  Sens.  —  M""»  ïallien.  —  M.  de  Rey,  camarade  de  col- 
lège de  Napoléon.  —  Notre  liaison  après  le  13  vendémiaire.  —  Mon 
arrestation.  —  Merlin  de  Douai  en  grand  costume  de  Directeur. 


Bonaparte  resta  donc  à  Paris  cherchant  toujours  à 
satisfaire  son  ambition  de  se  produire  dans  le  monde, 
mais  trouvant  partout  des  obstacles. 

Les  femmes  jugent  mieux  que  les  hommes  les 
jeunes  gens  qui  entrent  dans  le  monde.  M"""  de 
Bourrienne  avait  beaucoup  entendu  parler  de  mon 
jeune  camarade;  les  circonstances  favorisèrent  cette 
connaissance.  Comme  elle  le  savait  très  lié  avec  moi, 
elle  fît  beaucoup  d'attention  à  lui  ;  elle  a  conservé 
des  notes  sur  les  objets  qui  l'ont  le  plus  frappée  dans 
nos  relations  communes,  et  je  les  donne  comme  le 
résultat  vrai  de  sgs  observations.  Ces  faits  me  sont 
encore  présents;  je  les  confirme,  aux  nuances  près; 
car  je  le  voyais  d'un  autre  œil,  et  la  véritable  amitié 
que  je  lui  portais  m'aveuglait  probablement  sur  ses 
torts  envers  moi.  Voici  les  notes  de  M""'  de  Bour- 
rienne;  je  n'y  change  pas  une  syllabe  : 


mi;m<iikks  de  m.  i)i-:  iioukrienne  53 

«  Le  lendemain  de  noire  second  lutour  d'Allem;ii,'n(;, 
en  l"îl»o.  au  mois  de  mai,  nous  trouvâmes  Bonaparte 
au   F*alais-Rinal,  aupn-s   d'un  cabinet  que  tenait  un 
nommé   (iiraidin.     Bonaparte    embrassa    Bourrienne 
comme  un  camarade  qu'on  aime   et  que  l'on  revoit 
avec  plaisir.  Nous  fûmes  au  Théàtre-P'raneais,  où  l'on 
donnait  une  tragédie,  et  le  Sourd  ou  l\iuher(ie  pleine. 
Tout  l'auditoire  riait  aux  éclats.  Le  rôle  de  Dasnières 
était  rempli  par  Baptiste  cadet,  et  jamais  personne  ne 
l'a  mieux  joué  que  lui.  Les  éclats  de  rire  furent  tels 
que  l'acteur  fut  souvent  forcé  de  s'arrêter  dans  son 
débit.  Bonaparte  seul,  et  cela   me  frappa  beaucoup, 
garda  un  silence  glacial.  Je  remarquai  à  cette  époque 
que  son  caractère  était  froid  et  souvent  sombre;  son 
sourire  était  fau\  et  souvent  fort  mal  [)lacé;  et  à  propos 
de  cette  observation,  je  me  rappelle  qu'à  cette  même 
époque,  peu  de  joui's  apivs  notre  retour,  il  eut  un  de 
ses  moments  d'iiilarité  faroucbe  qui  me  fit  mal  et  qui 
me  disposa  peu  à  l'aimer.  Il  nous  raconta  avec  une 
gaieté  charmante  qu'étant  devant  Toulon,  où  il  com- 
mandait l'artillerie,  un  officier  qui  se  trouvait  de  son 
arme  et  sous  ses  ordres  eut  la  visite  de  sa  femme,  à 
laquelle  il  était  uni  depuis  peu   et  qu'il  aimait  ten- 
drement. Peu  de  jours  après,  il  eut  ordre  de  faire  une 
nouvelle   attaque  sur  la  ville,   et  l'officier  fut   com- 
mandé. Sa  femme  vint  trouver  le  général  Bonaparte 
et  lui  demanda,  les  larmes  aux  yeux,  de  dispenser  son 
mari  de  service  ce  jour-là.  Le  général  fut  insensible, 
à  ce  qu'il  nous  disait  lui-même  avec  une  gaieté  char- 
mante et  féroce.  Le  moment  de  l'attaque  arriva,  et  cet 
officier,  qui  avait  toujours  été  d'une  bravoure  extraor- 
dinaire, à  ce  que  disait  Bonaparte  lui-même,  eut  le 
pressentiment  de  sa  fin  prochaine;  il  devint  pâle,  il 
trembla.  Il  fut  placé  à  côté  du  général;  et  dans  un 


54  MEMOIRES 

moment  où  le  feu  de  la  ville  devint  très  fort,  Bona- 
parte lui  dit  :  Gare!  voilà  une  honihe  qui  -nous  arrive. 
L'officier,  ajouta-t-il,  au  lieu  de  s'effacer,  se  courba 
et  fut  séparé  en  deux.  Bonaparte  riait  aux  éclats  en 
citant  la  partie  qui  lui  fut  enlevée. 

«  A  cette  époque,  nous  le  voyions  presque  tous  les 
jours;  il  venait  souvent  dîner  avec  nous;  et  comme 
on  manquait  de  pain  et  qu'on  n'en  distribuait  par- 
fois à  la  section  que  deux  onces  par  jour,  il  était 
d'usage  de  dire  aux  invités  d'apporter  leur  pain,  puis- 
qu'on ne  pouvait  s'en  procurer  pour  de  l'argent.  Lui 
et  son  jeune  frère  Louis,  qui  était  son  aide  de  camp, 
jeune  homme  doux  et  aimable,  apportaient  leur  pain 
de  ration,  qui  était  noir  et  rempli  de  son  ;  et  c'est  à 
regret  que  je  le  dis,  c'était  l'aide  de  camp  qui  le  man- 
geait à  lui  tout  seul,  et  nous  donnions  au  général  du 
pain  très  blanc  que  nous  nous  procurions  en  le  faisant 
faire  en  cachette  chez  un  pâtissier,  avec  de  la  farine 
qui  était  venue  clandestinement  de  Sens,  où  mon 
mari  avait  des  fermes.  Si  l'on  nous  avait  dénoncés, 
il  y  avait  de  quoi  marcher  à  l'échafaud. 

«  Nous  passâmes  six  semaines  à  Paris,  et  nous 
allâmes  très  souvent  avec  lui  au  spectacle  et  aux 
beaux  concerts  de  Garât,  qu'on  donnait  dans  la  rue 
Saint-Marc.  C'étaient  les  premières  réunions  bril- 
lantes depuis  la  mort  de  Robespierre.  Il  y  avait  tou- 
jours de  l'originalité  dans  la  manière  d'être  de  Bona- 
parte; car  souvent  il  disparaissait  d'auprès  de  nous 
sans  rien  dire,  et,  lorsque  nous  le  croyions  ailleurs 
qu'au  théâtre,  nous  l'apercevions  aux  secondes,  aux 
troisièmes,  seul  dans  une  loge,  ayant  l'air  de  bouder. 
«  Avant  de  partir  pour  Sens,  pays  de  la  famille  de 
mon  mari,  où  je  devais  faire  mes  premières  couches, 
nous  cherchâmes  un  appartement  plus  grand  et  plus 


DK  M.  DE  BOURRIENNE  55 

gai  que  colui  (h  la  riio(in'nior-S;iiiit-I,n7.nr(\  qui  ii'rlait 
qu'un  pied-à-lorre.  Bonaparto  vint  chercher  avec  nous, 
et  nous  arrêtâmes  un  premier,  rue  des  Marais,  n"  19, 
dans  une  bellt>  maison  n<'U\e.  11  avait  envie  de  rester 
à  Pai'is,  et  il  alla  n oir  une  maison  \  is-à-vis  de  la  nôtre. 
Il  eut  le  projet  de  la  louer  avec  son  oncle  Fesch, 
depuis  cardinal,  et  avec  le  père  Patrauld,  un  de  ses 
anciens  maiires  de  l'Kcole  militaire,  et  là  il  nous  dit 
un  jour  :  Cette  maison,  avec  )nes  amis,  vis-à-vis  de 
vous,  et  un  cabriolet  et  je  serai  le  plus  lieureux  des 
hommes. 

«  Nous  partîmes  pour  Sens  peu  de  jours  après.  La 
maison  ne  fut  pas  louée  par  lui;  car  d'autres  affaires 
se  préparaient.  Dans  l'intervalle  entre  notre  départ  et 
la  funeste  journée  de  vendémiaire,  il  y  eut  plusieurs 
lettres  échangées  entre  lui  et  son  camarade.  Ces  lettres 
étiiient  les  plus  alîectueuses  et  les  plus  aimables.  (Elles 
furent  volées;  plus  tard  on  verra  comment.)  A  notre 
retour,  en  ninembre  de  la  même  année,  tout  était 
changé.  L'ami  de  collège  était  devenu  un  grand  per- 
sonnage :  il  commandait  Paris  en  récompense  de  la 
journée  de  vendémiaire.  La  petite  maison  de  la  rue  des 
Marais  était  changée  en  un  magnifique  hôtel  rue  des 
Capucines  (1),  le  modeste  cabriolet  était  changé  en 
superbe  équipage,  et  lui-même  ne  fut  plus  le  même; 
les  amis  de  l'enfance  furent  encore  reçus  le  matin;  on 
les  invita  à  des  déjeuners  somptueux,  où  se  trouvaient 
parfois  des  dames,  et  entre  autres  la  belle  M'"''  Tallien 
et  son  amie  la  gracieuse  M"'*  de  Beauharnais,  de 
laquelle  il  commençait  à  s'occuper.  Il  se  souciait  peu 
de  S'.'s  amis,  et  il  ne  les  tutoyait  déjà  plus.  Je  parlerai 


(1)  Cet   hôtel  n'appartenait  pas  à  Bonaparte.  C'était   l'hôtel   de  la 
1"  division  militaire,  dont  Paria  était  le  chef-lieu.  (U.  L.) 


55  MEMOIRES 

d'un  seul,  M.  de  Rey,  fils  d'un  Cordon  rouge,  dont  le 
père  avait  péri  au  siège  de  Lyon,  et  qui,  s'y  trouvant 
lui-môme,  avait  été  sauvé  comme  par  miracle.  C'était 
un  jeune  homme  doux  et  aimable  et  dévoué  à  la  cause 
royale.  Nous  le  voyions  également  tous  les  jours.  Il 
alla  chez  son  camarade  de  collège;  mais  il  ne  put 
prendre  sur  lui  de  répondre  par  le  vous.  Aussi  lui 
tourna-t-il  le  dos;  et  lorsqu'il  le  vint  revoir,  il  ne  lui 
adressa  plus  la  parole.  Il  n'a  jamais  rien  fait  pour  iui 
que  de  lui  donner  une  misérable  place  d'inspecteur 
aux  vivres,  que  de  Rey  n'a  pu  accepter.  Il  est  mort  de 
la  poitrine,  trois  ans  après,  regretté  de  tous  ses  amis. 
«  M.  de  Bourrienne  voyait  Bonaparte  dQ  loin  en  loin 
après  le  13  vendémiaire.  Mais,  au  mois  de  février  1796, 
mon  mari  fut  arrêté  à  sept  heures  du  matin,  comme 
émigré  rentré,  par  une  bande  de  gens  armés  de  fusils; 
ils  l'arrachèrent  à  sa  femme  et  à  son  enfant,  qui  avait 
six  mois,  sans  lui  donner  à  peine  le  temps  de  s'habil- 
ler. Je  le  suivis  :  on  le  promena  du  corps  de  garde  à 
la  section,  de  la  section  je  ne  sais  où  encore.  Partout  il 
fut  traité  de  la  manière  la  plus  infâme,  et  enfin,  le  soir, 
on  le  jeta  au  dépôt  de  la  préfecture  de  police  (1),  et  là 
il  passa  deux  nuits  et  un  jour,  confondu  avec  tout  ce 
qu'il  y  avait  de  pis,  même  jusqu'à  des  malfaiteurs.  Sa 
femme  et  ses  amis  coururent  de  toutes  parts  pour  lui 
trouver  des  protecteurs,  et  on  courut  entre  autres  chez 
Bonaparte.  On  eut  beaucoup  de  peine  à  le  voir;  M"*"  de 
Bourrienne  resta,  accompagnée  d'un  ami  de  son  mari, 
à  attendre  le  commandant  de  Paris  jusqu'à  minuit.  Il 
ne  rentra  point  :  elle  y  retourna  le  lendemain  matin 
de  fort  bonne  heure;  elle  lui  exposa  le  sort  de  son 
raari  (à  cette  époque  il  y  allait  de  sa  tète).  Il  fut  fort 

(1)  On  l'appelait  alors,  je  crois,  bureau  central. 


Di:  M.  DK  BOURHIF,NNK  57 

iHHi  IoucIh''  lie  la  position  de  son  ami.  ('ependant  il  se 
décida  à  écriiv  au  ministre  de  la  Justice,  Merlin.  M™"  de 
Buurrienne  [lorta  cette  lettre  à  son  adresse;  elle  ren- 
contra le  peisonnai^e  sur  son  escalier  :  il  se  rendait 
au  Directoire;  il  était  en  grand  costume,  harnaché  de 
je  ne  sais  combien  de  plumes  et  avec  le  chapeau  à  la 
Henri  IV,  ce  qui  contrastait  singulièrement  avec  sa 
tournure.  11  ouvrit  la  lettre,  et,  soit  que  le  général  ne 
lui  plût  pas  plus  que  la  cause  de  l'arrestation  de  M.  de 
Bourrii'iine,  il  rt'|)ondit  que  cela  n'était  plus  dans  ses 
mains,    que    cela    regardait    désormais   le    ministère 
public.   Le  ministie  monta  dans  son  cari'osse,  et  la 
dame  fut  conduite  dans  plusieurs  bureaux  du  même 
hntel  ;  là,  elle  eut  le  cœur  brisé,  car  elle  ne  trouva  que 
des  hommes  durs  et  qui  lui  dirent  que  l'accusé  avait 
mérité  la  mort.  Elle  apprit  d'eux  qu'il  serait  traduit  le 
lendemain  devant  le  juge  de  paix  de  sa  section  et  que 
celui-ci  jugerait  s'il  y  avait  lieu  à  accusation  ou  non. 
En  effet,  cela  eut  lieu  le  lendemain.  C'était  le  juge  de 
paix  de  la  section  de  Bondy,  rue  Grange-aux-Belles;  il 
s'appelait  Lemaire  et  était  porteur  d'une  figure  douce; 
ses  manières  étaient  froides,  mais  n'avaient  rien  de  dur 
et  de  féroce  comme  celles  des  agents  de  ce  temps.  Il 
examina  longuement  l'affaire  et  secoua  plusieurs  fois  la 
tète.  Le  moment  de  prononcer  arriva,  et  tout  dénotait 
qu'il  allait  prononcer  la  mise  en  accusation.  A  sept 
heures,  l'accusé  fit  appeler  sa  femme  ;  elle  accourut  et 
fut  témoin  de  la  scène  la  plus  déchirante  :  son  mari 
était  couvert  de  sang;  il  avait  une  hémorragie  qui 
durait  depuis  deux  heures  et  qui  avait  fait  suspendre 
la  séance.  Le  juge  de  paix  avait  un  air  sombre  et  sou- 
tenait sa  tète  avec  ses  deux  mains;  elle  courut  se  jeter 
à  ses  pieds,  implora  sa  clémence.  La  femme  et  les 
deux  filles  du  juge  de  paix  accoururent  à  cette  scène 


58  MÉMOIRES 

de  douleur;  elles  aidèrent  AI'""  de  Bourrienne  à  atten- 
drir le  juge,  qui  était  un  homme  de  bien,  sensible, 
honnête  et  bon  père  de  famille  :  on  le  voyait  combattre 
entre  son  cœur  et  son  devoir.  11  se  mit  à  feuilleter 
toutes  les  lois  et,  après  de  longues  recherches,  il  me 
dit  :  (f  C'est  demain  décadi,  on  ne  juge  pas  ce  jour-là; 
trouvez-moi.  Madame,  deux  hommes  notables,  qui 
me  répondront  de  votre  mari,  et  je  le  renvoie  cou- 
cher chez  vous  avec  les  deux  gardiens.  »  On  courut 
le  lendemain  :  on  trouva  deux  amis,  dont  l'un  était 
M.  Desmaisons,  conseiller  à  la  Cour;  ils  répondirent 
de  M.  de  Bourrienne.  Mais  il  garda  ses  deux  gardiens 
encore  six  semaines,  jusqu'au  moment  où  une  loi  força 
les  personnes  qui  étaient  inscrites  sur  la  fatale  liste  à 
s'éloigner  à  dix  lieues  de  Paris.  L'un  des  gardiens 
était  un  homme  de  rien;  l'autre  était  chevalier  de 
Saint-Louis  :  le  premier  restait  dans  l'antichambre, 
l'autre  faisait  tous  les  soirs  notre  reversis.  La  famille 
de  Bourrienne  conserva  la  plus  vive  reconnaissance  au 
juge  de  paix  et  à  sa  famille;  car  c'est  ce  digne  homme 
qui  a  sauvé  la  tète  de  M.  de  Bourrienne,  qui,  lorsqu'il 
fut  à  même,  au  retour  d'Egypte,  de  lui  rendre  quelques 
services,  s'empressa  de  se  transporter  chez  lui  :  mais 
il  n'existait  plus.  » 

Ce  fut  alors  que  les  agents  de  la  police  me  volèrent 
les  lettres  dont  on  a  parlé. 

On  s'empressait  déjà  de  faire  sa  cour  à  un  homme 
sorti  tout  à  coup  de  la  foule  par  un  coup  d'État,  et 
que  l'on  désignait  comme  général  en  chef  de  l'armée 
d'Italie.  On  crut  lui  plaire,  et  on  lui  i)lut  en  effet,  en 
lui  rendant  des  lettres  qui  rappelaient  ses  vœux 
naguère  si  modestes,  sa  fâcheuse  position,  son  ambi- 
tion bornée,  son  prétendu  dégoût  des  affaires,  enfin 
ses  liaisons  intimes  avec  ce  que  l'on  se  pressait  de 


DK  M.  DI',  HoIlllirKNNK  59 

qualifier  d'i-inii^ivs,  [loiir  l'aire  planer  sur  eux  la  mort 
et  la  conliscalion.  Eût-il  Ole  sage,  dans  ces  temps  cri- 
tiques, de  s(>  |)laiu(lre  <le  celte  soustraciion?  S(>  taire  et 
fuir  était  le  plus  prudent. 

Le  13  vendémiaire  approchait  (5  (»el()l)re  ITUo). 

La  ('onvenlion  nationale  était  pétiililenient  accou- 
chée d'un  nouveau  eliel'-d'o'uvre,  d'une  Constitution 
que  l'on  l'appela  de  l'an  111,  époque  de  sa  naissance. 
Elle  fut  adoptée  le  ^:2  août  llOo.  Les  prévoyants  légis- 
lateurs ne  s'oul)lièrent  pas  :  ils  stipulèrent  que  les 
deux  tiers  d'entre  eux  feraient  partie  du  nouveau  Corps 
législatif.  Le  parti  opposé  à  la  Convention  espérait,  au 
contraire,  dans  un  renouvellement  total  et  dans  des 
élections  générales,  l'introduction  d'une  majorité  de 
son  opinion.  Cette  opinion  ne  voulait  pas  que  le  pou- 
voir restât  dans  les  mains  d'hommes  qui  en  avaient 
si  étrangement  abusé.  C'est  ainsi  que  pensaient  une 
grande  partie  des  sections  de  Paris,  qui  étaient  les 
plus  influentes,  sous  le  rapport  des  richesses  et  des 
lumières.  Ces  sections  déclarèrent  qu'en  acceptant  la 
nouvelle  Constitution  elles  repoussaient  le  décret 
du  30  août  sur  la  réélection  obligée  des  deux  tiers.  La 
Convention  se  vit  menacée  dans  ce  qu'elle  avait  de 
plus  cher,  le  pouvoir.  Elle  prit  des  mesures  pour  sa 
défense;  elle  déclara  que,  si  elle  était  attaquée,  elle  se 
retirerait  à  Châlons-sur-Marne,  et  elle  chargea  préala- 
blement ses  Représentants,  qui  commandaient  la  force 
armée,  de  la  défendre. 

Dès  le  25  septembre  il  se  manifesta  quelques 
troubles.  L'orage  commençait  à  gronder.  Cette  agita- 
tion continua  jusqu'au  3  octobre,  où  l'orage  éclata. 
De  là  cette  mémorable  journée  qui  va  faire  surgir, 
d'une  manière  tout  à  fait  inattendue,  un  jeune  homme 
oublié  depuis  longtemps. 


60  MEMOIRES  DE  M.  DE  BOURRIENNE 

Ce  jour,  OÙ  les  sections  de  Paris  attaquèrent  la 
Convention,  doit  certes  être  remarqué  dans  les  incon- 
cevables destinées  de  Bonaparte.  Ce  fut  la  cause, 
bien  inaperçue  alors,  de  grands  bouleversements  en 
Europe.  Le  sang  qui  coula  féconda  les  germes  de  sa 
jeune  ambition.  Il  faut  en  convenir,  l'iiistoire  des 
temps  passés  offre  peu  de  périodes  remi)lies  d'événe- 
ments aussi  extraordinaires  que  les  années  qui-s'écou- 
lèrent  de  1795  à  1815.  L'homme  dont  le  nom  résume 
en  quelque  sorte  toutes  ces  grandes  choses  avait  droit 
de  croire  à  son  immortalité. 

Retiré  à  Sens  depuis  le  mois  de  juillet,  je  n'ai 
connu  que  par  la  voix  pubHque  et  les  journaux  ce  qui 
a  amené  ce  soulèvement  des  sections  de  la  capitale.  Je 
sais,  comme  tout  le  monde,  que  la  cause  royale  était 
le  manteau  dont  s'enveloppaient  quelques  ambitions 
déçues.  Étant  resté  totalement  étranger  à  cette  affaire, 
et  hors  de  Paris,  je  ne  puis  rien  dire  de  positif  sur  la 
part  que  peut  avoir  eue,  aux  menées  qui  ont  précédé 
cette  journée,  Bonaparte,  que  j'avais  quitté  depuis 
trois  mois.  J'ignore  ce  qu'il  dut  au  hasard  et  à  lui- 
même  dans  le  rôle  qui  lui  fut  assigné  par  l'inepte  gou- 
vernement qui  pesait  alors  sur  la  France.  Ce  n'est  que 
comme  acteur  secondaire  qu'il  va  se  présenter  lui- 
même  sur  cette  scène  sanglante  où  Barras  se  l'adjoi- 
gnait comme  son  subordonné.  Le  récit  de  cette  journée 
est  tout  entier  de  sa  main,  avec  toutes  les  particula- 
rités de  son  style  et  de  son  orthographe.  On  verra 
dans  l'autre  chapitre  cette  pièce  qu'il  m'envoya  à 
Sens,  et  qui  était  écrite  de  sa  main. 


CHAPITRE  VIII 


Journée  du  13  vendémiaire.  —  Le  Représentant  du  peuple  Barras  est 
nommé  commandant  en  chef  de  l'armée  de  l'intérieur.  —  Bonaparte 
commandant  en  >econd.  —  On  établit  à  Meudon  un  atelier  de  car- 
touches. —  Reunion  des  sections.  —  On  repousse  les  rebelles.  — 
On  reconnaît  parmi  les  morts  des  émiijrés,  des  nobles  et  des  pro- 
priétaires. —  Bulletin  autographe  de  Bonaparte.  —  Rapport  de 
Barras  à  la  Convention.  —  Élot.'c  de  Bonaparte.  —  Suite  de  cet 
éloge.  —  Relations  de  Bonaparte  après  le  13  vendémiaire.  —  Bo- 
naparte établit  son  quartier  général  rue  des  Capucines.  —  Com- 
iiicnceiuent  de  sa  fortune. 


NOTE   AUTOGRAPHE   SLR    LA   JOURNÉE    DU   13    VENDÉMIAIRE 

Le  13,  à  cinq  heures  du  matin,  le  Représentant  du  peuple 
Barras  fut  nommé  commandant  en  chef  de  l'armée  de  l'intérieur, 
cl  le  général  Bonaparte  fut  nommé  commandant  en  second. 

L'artillerie  de  position  était  encore  au  camp  des  Sablons, 
gardée  seulement  par  cent  cinquante  hommes  :  le  reste  était  à 
Marly  avec  deux  cents  liommes.  Le  dépôt  de  Meudon  était  sans 
aucune  garde.  Il  n'y  avait  aux  Feuillants  que  quelques  pièces  de 
quatre,  sans  canonniors,  et  seulement  quatre-vingt  mille  car- 
louches.  Les  magasins  des  vivres  étaient  disséminés  dans  Paris. 
Dans  plusieurs  sections  l'on  battait  la  générale.  Celle  du  ïliéîltre- 
Français  avait  des  avant-postes  jusqu'au  Pont-Neuf,  qu'elle  avait 
bairicadé. 

Le  général  Barras  ordonna  à  l'artillerie  de  se  porter  sur-le- 
champ  du  camp  des  Sablons  aux  Tuileries,  fit  chercher  des 
canonniers  dans  les  bataillons  de  89  et  dans  la  gendarmerie,  et 
les  plaça  au  Palais;  envoya  à  Meudon  deux  cents  hommes  de  la 
légion  de  police  qu'il  tira  de  Versailles,  cinquante  cavaliers  des 
quatre  armes  et  deux  compagnies  de  vétérans;  ordonna  l'éva- 

l.  4 


62  MÉMOIRES 

cualion  des  effets  qui  étaient  à  Marly,  sur  Meudon;  fit  venir  des 
cartouches  et  fil  établir  un  atelier  pour  en  faire  à  Meudon.  Il 
assura  la  subsistance  de  l'armée  et  de  la  Convention  pour  plu- 
sieurs jours,  indépendamment  des  magasins  qui  étaient  dans  les 
sections. 

Le  générai  Verdier,  qui  commandait  au  Palais-National,  ma- 
nœuvra avec  beaucoup  de  sang-froid  ;  il  ne  dut  permettre  le  feu 
qu'à  la  dernière  extrémité  (1). 

Cependant  il  arrivait  de  tous  côtés  des  rapports  que  les  sec- 
lions  se  réunissaient  en  armes  et  formaient  leurs  colonnes  :  il 
disposa  les  troupes  pour  défendre  la  Convention  et  prépara  son 
artillerie  pour  repousser  les  rebelles.  11  plaça  des  canons  aux 
Feuillants  pour  battre  la  rue  Honoré  ;  il  mit  des  pièces  de  huit  à 
tous  les  débouchés,  et,  en  cas  de  malheur,  il  plaça  des  pièces 
de  réserve  pour  faire  un  feu  de  liane  sur  la  colonne  qui  aurait 
forcé  un  passage.  Il  laissa  dans  le  Carrousel  trois  obusiers  en 
pièces  de  huit,  pour  pouvoir  foudroyer  les  maisons  d'où  l'on 
tirait  sur  la  Convention. 

A  quatre  heures,  les  colonnes  des  rebelles  débouchèrent  par 
toutes  les  rues,  pour  se  former.  Il  eût  dû  profiter  de  cet  instant 
si  critique,  même  pour  les  troupes  les  mieux  aguerries,  pour  les 
foudroyer.  Mais  le  sang  qui  devait  couler  était  français;  mais  il 
fallait  laisser  ces  malheureux,  couverts  déjà  du  crime  de  la 
révolte,  se  souiller  encore  de  celui  de  fraternicide>|i),  en  reculant 
d'avoir  à  porter  l'horreur  des  premiers  coups. 

A  quatre  heures  trois  quarts,  les  rebelles  s'étaient  formés;  ils 
commencèrent  l'attaque  de  tous  les  côtés  :  ils  furent  partout  mis 
en  déroute.  Le  sang  français  coula  ;  le  crime  comme  la  honte 
tombèrent,  tout  ce  jour,  sur  les  sectionnaires. 

Parmi  les  morts,  l'on  reconnut  partout  des  émigrés,  des  pro- 
priétaires et  des  nobles.  Parmi  ceux  qui  furent  faits  prisonniers, 
on  trouva  que  la  plupart  étaient  des  chouans  de  Charette. 

Cependant  les  sections  ne  se  tenaient  pas  pour  battues;  elles 
s'étaient  réfugiées  dans  l'église  Saint-Roch,  dans  le  théâtre  de 
la  République  et  dans  le  Palais-Égalité;  el  partout  on  les  enten- 
dait, furieuses,  susciter  les  habitants  aux  armes.  Pour  épargner 
le  sang  qui  eût  coulé  le  lendemain,  il  fallait  ne  pas  leur  donner 
le  temps  de  se  reconnaître  et  les  poursuivre  avec  vivacité,  sans 
cependant  s'engager  dans  des  pas  difficiles. 

(1)  Ce  paragraphe  n'est  pas  dans  le  rapport  officiel.  (D.  L.) 

(2)  Il  y  a  fratricide  dans  le  rapport  officiel.  (D.  Li) 


DE  M.  DE  HOUUHIENNE  f)3 

Le  pénonil  ordonna  au  génônil  Monlchoisv,  qui  élail  à  la 
place  (le  la  Kt'voliition  av<>r  uno  réserve,  de  lorinfr  une  colonne 
qui,  ayant  deux  pii'cos  di"  douze,  se  porterait  par  le  boulevard 
pour  tourner  la  place  Vendùine,  opérer  sa  jonction  avec  le 
piquet  qui  était  à  l'étal-major  et  revt-nir  la  descendre  en 
colonne  ^1^. 

Le  fjénéral  Brune,  avec  deux  obusiers,  déboucha  par  les  rues 
Saint-Nicaise  et  Sainl-Honoré. 

Le  gênerai  C.artaux  envoya  deux  cenis  lioniines  et  nue  pièce 
de  quatre  de  sa  division  par  la  rue  Saint-Tlioinas-du-Louvre, 
pour  debouiher  dans  la  place  du  l'alais-Kgalité. 

Le  général  Bonaparte  [i^,  qui  avait  eu  son  cheval  tué  sous  lui, 
se  porta  aux  Feuillants. 

Ces  colonnes  se  mirent  en  mouvt'nicnt;  Saint-Roch  et  le  théâtre 
de  la  République  furent  forcés  :  les  rebelles  les  laissèrent. 

Los  rebelles  se  retirèrent  alors  dans  le  haut  de  la  rue  de  la 
Loi  (3)  et  se  barricadèrent  de  tous  cotés.  L'on  envoya  des 
patrouilles  et  l'on  tira  pendant  la  nuit  plusieurs  coups  de  canon 
pour  s'y  opposer  :  ce  qui  efleclivement  réussit. 

A  la  pointe  du  jour,  le  général  apprit  que  dos  étudiants  de  la 
côte  de  Sainte-Geneviève,  avec  doux  pièces  de  canon,  étaient  en 
marche  pour  secourir  les  rebelles,  et  envoya  un  détachement  de 
dragons  qui  leur  enleva  les  pièces  et  les  ramena  aux  Tuileries. 

Cependant  les  sections  expirantes  faisaient  encore  contenance; 
elles  avaient  barricadé  les  rues  de  la  section  de  Grenelle  (4)  et 
placé  leurs  canons  aux  principales  rues.  A  neuf  heures,  le 
général  Berruyer  s'empressa  de  se  ranger  on  bataille  avec  sa 
division  dans  la  place  Vendôme  et  se  porta  avec  deux  pièces 
de  huit  à  la  nie  des  Vieux-.Vuguslins,  et  il  les  braqua  sur  le  chef- 
lieu  de  la  section  Lopelletier. 

Le  général  Vacliot,  avec  un  corps  de  tirailleurs,  se  porta  sur 
sa  droite,  prêt  à  se  porter  à  la  place  Victoire. 

Le  général  Brune  se  porta  au  Perron,  et  plaça  doux  obusiers 
au  haut  de  la  rue  Vivienne. 


(1)  ...  et  réunir  la  division  en  bataille.   (D.  L.) 
(2,1  Dans  le  rapport    officiel   il  y  a  le  général  Brune  et  non  Bona- 
parte. ^D.  L.) 

(3)  Hue  Hichelieu.  (D.  L.) 

(4)  Les  issues  de  la  section  Lepelletier  au  lieu  des  rues  de  la  sec- 
tion de  Grenelle.  (D.  L.) 


64  MÉMOIRES 

Le  général  Diivigier  (1),  avec  la  colonne  du  centre  «t 
deux  pièces  de  douze,  se  perla  aux  rues  Sainl-Roch  et  Mont- 
marlre.  Mais  le  courage  avait  manqué  aux  sectionnaires  avec  la 
crainte  de  voir  leur  retraite  coupi'e;  ils  évacuèrent  le  poste  et 
oublièrent,  à  la  vue  de  nos  soldats,  l'honneur  des  chevaliers 
français  qu'ils  avaient  à  soutenir. 

La  section  de  Brutus  donnait  encore  quoique  inquiétude.  La 
femme  d'un  représentant  y  avait  été  arrêtée.  L'on  ordonna  au 
général  Duvigier  (2)  de  longer  le  boulevard,  jusqu'à  la  rue  Pois- 
sonnière. 

Le  général  Berruyer  vint  se  ranger  à  la  place  Victoire. 

Le  générai  Bonaparte  (3)  alla  occuper  le  pont  au  Change. 

L'on  ferma  la  section  de  Brutus,  et  l'on  se  porta  sur  la 
place  de  Grève,  dont  la  foule  venait  d'Ile  Saint-Louis,  du 
Théâtre- Français,  du  Palais  (4).  Partout  les  pi^triotes  avaient 
repris  courage;  partout  les  poignards  dos  émigrés  armés  contre 
nous  étaient  disparus  (5);  partout  le  peuple  convenait  de  leur 
folie  et  de  son  égarement. 

Le  lendemain  l'on  désarma  les  deux  sections  de  Lepelletier  et 
du  Tiiéàtre-Français. 

On  aura  remarqué  dans  ce  Bulletin  du  43  vendé- 
miaire le  soin  avec  lequel  Bonaparte  rejette,  sur  ce 
qu'il  appelle  rebelles,  la  première  effusion  du  sang.  Il 
tient  beaucoup  à  représenter  ses  adversaires  comme 
agresseurs.  Il  est  constant  qu'il  a  toujours  gémi  de 
cette  journée.  Il  m'a  souvent  dit  qu'il  donnerait  des 
années  de  sa  vie  pour  arracher  cette  page  de  son  his- 
toire. Il  ne  doutait  pas  que  les  Parisiens  ne  fussent 
très  irrités  contre  lui.  Il  aurait  bien  désiré  que  Barras 
n'eût  pas  dit  à  la  Convention  ces  paroles  qui,  dans  le 

(1)  C'est  Duvignau  et  non  Duvi^'ier.  (D.  L.) 

(2)  Ibid. 

(3)  Dans  le  rapport  ofticiel,  c'est  le  i;onéral  Brune  qui  est  cité.  (D.  L.) 

(4)  D'après  le  rapport  ofliciel  il  faut  lire  :  d'où  l'on  fouilla  l'île 
Saint-Louis,  du  Théàtrc-Francais,  du  Pantlicoii.  (D.  L.) 

(o)  Les  émi!,Tés  armés  contre  nous  étaient  disparus;  il  y  a  dans  le 
rapport  officiel  :  partout  le  progrès  de  la  guerre  civile  avait  dis- 
paru... (D.  L.) 


DM  M.  Dr:  IJOL'IUUKNNK  f..S 

temps,  lui  firent  tant  de  plaisir,  (yest  à  ses  disposi- 
tions savantes  et  promptes  qu'on  doit  la  défense  de 
eelte  enceinte,  autour  de  laquelle  il  avait  distribue  les 
postes  avec  beaucoup  d'Iiabileté.  Cela  était  vrai  :  toute 
vérité  n'est  pas  bonne  à  dire. 

L'issue  de  cette  petite  guerre  civile,  dans  laquelle 
on  a  porté  avec  une  ridicule  exagération  le  nombre 
des  pièces  de  rarlillerie  conventionnelle  à  deux  cents, 
mit  Bonaparte  en  évidence  et  le  fit  sortir  de  la  foule. 
Ce  fut  ce  qui  le  fit  parvenir  au  commandement  de 
l'armée,  qu'il  a  continuellement  depuis  conduite  à  la 
victoire.  Le  parti  qu'il  a  battu  à  cette  époque  ne  lui  a 
pas  pardonné  le  passé,  et  peu  après,  celui  qu'il  a  sou- 
tenu a  redouté  son  avenir.  Nous  le  verrons,  cinq  ans 
plus  tard,  faire  revivre  les  mêmes  principes  qu'il  vient 
de  combattre  le  5  octobre  l"9o.  Il  fut  nommé  le  10  oc- 
tobre, sur  la  proposition  de  Barras,  général  en  second 
de  l'armée  de  l'intérieur,  et  il  établit  son  quartier  gé- 
néral rue  Neuve-des-Capucines,  où  sont  actuellement 
les  archives  des  affaires  étrangères.  C'est  donc  à  tort 
que  l'on  a  dit,  dans  le  Manuscrit  de  Sainte-Hélène, 
qu'après  celte  journée  il  était  resté  désœuvré  à  Paris. 
Bien  loin  de  là,  il  s'occupait  sans  relâche  et  de  la 
politique  du  pays,  et  de  sa  propre  fortune.  Bonaparte 
était  en  relation  suivie  avec  tous  ceux  qui  avaient  alors 
le  pouvoir,  et  savait  faire  profit  de  tout  ce  qu'il  voyait 
et  entendait. 

Pour  ne  plus  revenir  sur  ce  Manuscrit  de  Sainte- 
Hélène,  qui  fit,  à  l'époque  où  il  parut,  un  bruit  si  peu 
mérité,  qui  est  aujourd-'hui  complètement  oublié,  et 
que  tout  le  monde,  à  peu  d'exceptions  près,  attribuait 
à  Bonaparte,  j'en  dirai  ici  deux  mots.  Je  répéterai,  en 
abrégé,  ce  que  j'ai  écrit  dans  une  note  qui  me  fut 
demandée  de   très    haut  par    un    ministre   du   roi 

4. 


66  MÉMOIRES 

Louis  XVIII,  dès  que  ce  manuscrit  parut,  et  bien 
longtemps  avant  (pie  l'on  apprît  en  Europe  que  Napo- 
léon avait  déclaré  à  Sainte-Hélène  ne  pas  être  l'auteur 
de  cette  publication  anonyme.  L'on  m'a  fait  connaître 
officiellement  que  j'avais  satisfait  l'ani^uste  person- 
nage qui  avait  désiré  savoir  à  quoi  s'en  tenir  sur  cette 
inexplicable  conception. 

Toute  illusion  disparaît  sur  l'autbenticité  du  Manus- 
crit venu  de  Sainte-Hélène,  pour  qui  apporte  dans 
cette  lecture  une  connaissance  des  affaires  (1). 

Que  voit-on  dans  ce  manuscrit?  Des  faits  dénaturés, 
racontés  sans  ordre,  entassés  sans  méthude  ;  un  style 
obscur,  affecté,  et  ridiculement  sentencieux.  L'on 
remarque  à  côté  de  ce  qui  y  est,  mais  de  ce  qui  y  est 
mal,  l'oubli  de  ce  qui  devrait  nécessairement  y  être, 
si  Napoléon  en  eût  été  l'auteur.  Tout  est  rempli  de 
bavardages  aussi  absurdes  qu'insignifiants  ;  de  pen- 
sées que  Napoléon  n'a  jamais  eues,  d'expressions 
qu'il  ne  connaissait  même  pas,  et  d'une  afféterie  qui 
était  loin  de  son  caractère.  Quelques  vérités  se  ren- 
contrent à  côté  d'erreurs  inconcevables.  Il  y  a  plusieurs 
styles,  un  esprit  équivoque,  quelques  idées  élevées  ;  de 
prétendus   rapprochements   à  côté   d'anachronismes 

(1)  On  a  publié  que  ce  manuscrit  est  l'ouvrage  d'un  M.  Bertrand, 
ancien  officier  au  ré,;,'inient  de  la  Vistule,  et  parent  ào  M.  le  comte  de 
Siméon,  pair  de  France.  Je  ne  ijarantis  rien  :  je  n'ai  aucun  intérêt  à 
connaître  l'auteur.  (Note  de  la  première  ('dilion.] 

Ce  Manuscrit  venu  de  Sainte-Hélène  d'une  manière  inconnue,  in-S* 
de  124  pages,  est  de  Frédéric-Lullin  de  Ciiâteauvieux,  Genevois  connu 
du  monde  savant.  Cet  écrivain,  après  vingt-cinq  ans  de  silence,  îivoiia 
qu'il  avait  composé  cet  ouvra^'e  en  181G  ;  qu'il  l'avait  porté  lui-même 
à  Londres  et  l'avait  mis  à  la  poste  à  l'adresse  du  libraire  Murray.  Le 
brouillon  de  cet  opuscule,  écrit  en  entier  de  la  main  de  l'auteur  et 
surchargé  de  ses  ratures,  a  été  trouvé,  après  sa  mort,  dans  ses  papiers. 
Ce  volume  a  été  annoté  par  Napoléon  à  Sainte  Hélène,  et  ses  obser- 
vations figurent  dans  le  XXX°  volume  de  la  Correspondance  de  Napo- 
léon l",  page  227.  (D.  L.) 


DE  M.  DE  BOURRIENNE  67 

impardonnalilos  et  des  plus  vulgaires  révélations.  On 
y  trouve  (jurNiues-unes  (li>s  forincs  de  la  mauièro  dont 
s'exprimait  Hoiui[tarle,  mais  ce  n'est  (ju'une  imitation 
très  suptMlicicllt?,  et  souvent  de  mauvais  goût.  Ce  ne 
sont  point  là  ses  pensées,  ce  n'est  pas  son  style,  ce  ne 
sont  point  ses  actions,  ce  n'est  point  sa  vie. 


CHAPITRE  IX 


Je  reviens  à  Paris,  et  je  retrouve  Bonaparte.  —  Changement  de  for- 
tune du  général.  —  Je  vais  dîner  chez  Bonaparte. —  Commencement 
des  amours  de  Josépiiine  et  de  Bonaparte.  —  Il  me  parle  de  José- 
phine et  de  sa  famille.  —  Je  retourne  à  Sens.  —  Mariage  de  Bo- 
naparte. —  Douze  jours  après  son  mariage,  Bonaparte  part  pour 
l'Italie.  —  Portrait  de  Joséphine.  —  Joséphine  se  fait  dire  la  bonne 
aventure.  —  Bonaparte  veut  acheter  une  maison  de  campagne.  — 
Son  éloignement  pour  les  biens  nationaux.  —  Lettre  du  général 
Colli.  —  Réponse  de  Bonaparte.  —  Il  veut  faire  fusiller  un  émigré. 

—  Refus  du  Directoire.  —  On  veut  envoyer  Kellcrmann  en  Italie 
avec  Bonaparte.  —  Bonaparte  écrit  à  Carnot  qu'il  ne  le  veut  pas. 

—  Lettre  à  Joséphine  pour  lui  annoncer  la  bataille  d'Arcole. 


Je  revins  de  Sens  à  Paris  après  le  13  vendémiaire. 
Pendant  le  peu  de  temps  que  j'y  restai,  je  vis  Bona- 
parte moins  souvent  que  par  le  passé.  Je  n'ai  aucun 
motif  d'attribuer  ces  relations  plus  rares  à  autre  chose 
qu'aux  grandes  occupations  que  lui  donnait  sa  place 
nouvelle.  C'était  à  déjeuner  ou  à  dîner  que  je  le  voyais 
le  plus  souvent.  Il  me  fit  remarquer  un  jour  une  jeune 
dame  qui  était  presque  en  face  de  lui,  et  me  demanda 
comment  je  la  trouvais  :  ma  réponse  parut  lui  faire 
grand  plaisir.  Il  m'entretint  alors  beaucoup  d'elle,  de 
sa  famille  et  de  ses  qualités  aimables;  il  me  dit  que 
probablement  il  l'épouserait,  étant  convaincu  que  son 
union  avec  la  jeune  veuve  ferait  son  bonheur.  Je  com- 
pris bien,  dans  sa  conversation,  que  ce  mariage  secon- 
derait utilement  son  ambition.  Son  intimité  toujours 


Mr.MoiUFs  Di"  \i   \)i:  i".(>ri;i{ii:NNE  69 

croissante  avec  cellr  (jn'il  aimait  !.■  rapprochait  des 
personiiairos  les  plus  iiillufiils  à  cette  t'jjoquc  et  lui 
facilitait  les  moyens  tir  l'aire  valoir  ses  prct^MUioiis.  Il 
ne  resta  à  Paris  que  douze  jours  après  son  mariage, 
qui  eut  lieu  le  \)  mars  HOG  (l).  Ce  fut  une  union 
dans  laquelle  j'ai  vu,  sauf  quelques  léi^ers  nuages, 
régner  une  grande  harmonie.  Bonaparte  n'a  jamais,  à 
ma  connaissance,  donné  de  chagrin  réel  à  sa  femme. 
M'""  Bonaparte  avait  des  grâces  et  beaucoup  de  bonnes 
qualités.  Je  suis  convaincu  que  tous  ceux  qui  ont  eu 
des  rapports  avec  elle  n'ont  eu  qu'à  s'en  louer;  peu  de 
personnes  ont  eu  à  s'en  plaindre.  Elle  n'a  point  perdu 
de  vrais  amis  dans  sa  puissance,  parce  qu'elle  n'en  a 
oublié  aucun.  Elle  était  un  peu  légère,  mais  obligeante 
et  bonne  amie.  La  bienveillance  était  pour  elle  un 
besoin  ;  mais  el^e  n'était  pas  toujours  éclairée  :  il  en 
résultait  souvent  une  protection  pour  des  personnes 
qui  ne  la  méritaient  pas.  Elle  avait  à  l'excès  le  goût 
du  luxe  et  de  la  dépense.  Ce  penchant  de  l'oisiveté 
était  devenu  une  habitude  et  presque  toujours  sans 
besoins  réels.  De  combien  de  scènes  ai-je  été  témoin, 
lorsque  le  moment  de  payer  les  fournisseurs  était 
arrivé!  Elle  ne  déclarait  jamais  que  la  moitié  des 
mémoires  :  cela  renouvelait  les  reproches.  Que  de 
larmes  elle  répandait  qu'elle  aurait  pu  s'épargner  si 
facilement  ! 

Lorsque  la  fortune  lui  mit  une  couronne  sur  la  tète, 
elle  disait  à  qui  voulait  l'entendre,  qu'on  lui  avait 
prédit  cet  événement  extraordinaire  (:2).  Il  est  cons- 
tant qu'elle  croyait  aux  diseuses  de  bonne  aventure. 
Je  lui  en  ai  souvent  témoigné  mon  étonnement.  Elle 

(Il  Voyez  l'acte  civil  à  la  fui  du  volume. 

(2)  Cotait,  disait-on,  une  vieille  négresse    qui   lui  avait   fuit  celle 
prédiction. 


70  MÉMOIRES 

en  riait  volontiers,  et  cependant  n'abandonnait  pas  sa 
croyance.  L'événement  avait  confirmé  la  prophétie  : 
c'était  la  prophétie,  qu'il  eût  fallu  mettre  en  doute. 

Ce  fut  peu  de  temps  avant  la  journée  du  13  vendé- 
miaire, qui  ouvrit  pour  Bonaparte  une  immense  car- 
rière, qu'il  m'écrivit,  à  Sens,  une  lettre  dans  laquelle 
il  me  disait,  après  ses  confidences  amicales  ordi- 
naires : 

Glierche  un  petit  bien  dans  la  belle  vallée  de  l'Yonne.  Je 
l'acbùterai  dès  que  j'aurai  de  l'argent.  Je  veux  nri'y  retirer;  mais 
n'oublie  pas  que  je  ne  veux  pas  de  bien  national. 

Bonaparte  partit  de  Paris  le  21  mars  1196.  J'étais 
encore  avec  mes  gardiens.  Je  ne  dirai  rien  des  détails 
militaires  de  cette  belle  campagne  d'Italie  qui  a  été  si 
bien  décrite,  et  pendant  laquelle  il  porta  le  drapeau 
français  du  golfe  de  Gènes  au  delà  des  Alpes  Noriques. 
Je  me  bornei^ai  à  donner  des  documents  et  à  citer 
quelques  faits  qui  pourront  servir  aux  historiens. 

A  peine  arrivé  à  l'armée,  le  général  Colli  (1)  lui 
écrivit  la  lettre  suivante,  que  j'ai  trouvée  assez  inté- 
ressante pour  la  conserver,  ainsi  que  la  réponse  : 

Monsieur, 

Je  suppose,  général,  que  vous  ignorez  l'arrestation  d'un  de 
mes  officiers  parlementaires,  appelé  Moulin,  retenu  ces  jours 
passés  à  MLM'seco.  contre  les  lois  de  la  guerre  et  qui  n'a  point 
été  rendu  quoiqu'il  ait  été  réclamé  tout  de  suite  par  la  général 
comte  Vital.  La  qualité  d'émigré  français  n'a  pas  pu  l'empéclier 
d'être  considéré  comme  parlementaire,  et  je  le  réclame  de  nou- 
veau à  ce  titre.  La  courtoisie  et  la  générosité  que  j'ai  toujours 
éprouvées  de  la  part  îles  généraux  de  voire  nation  nie  font 
espérer  que  je  ne  fais  jias  cetle  demande  en  vain,  et  je  vous 

(1)  Le  générai  en  chef  de  l'année  du  roi  de  Sardaigne. 


DK  M.  DE  liOlîRHIKNNU  71 

laisse  entrevoir  à  rcfiret  que  le  sort  des  armes,  ayant  fait  tomber 
hier  dans  mes  mains  votre  clief  de  brigade  Harlliélemy,  (jui  a 
ordonné  rinjii>le  arrestation  de  mon  parlementaire,  cvl  oflicier 
sera  traité  en  conséqnence  du  traitement  (lu'éprouvera  M. Moulin. 
Je  souhaite  très  sincèrement  nue  rien  n'altère  les  i)r()cèdés 
nobles  et  humains  dont  les  deux  nations  ont  usé  jus(ju"à  présonl 
l'une  envers  l'autre.  J'ai  l'honntHir,  etc. 

Signé  :  Coua. 
Cevû,  le  17  avril  HOC). 

Le  général  en  chef  de  l'aiiiiée  française  répondit  : 

Monsieur, 

Un  émijjré  est  un  enfant  parricide  qu'aucun  caractère  ne  peut 
rendre  sacré.  L'on  a  manqué  à  l'honneur,  aux  égards  dus  au 
peuple  français,  lorsque  l'on  a  en\oyé  M.  Moulin  pour  parle- 
mentaire. 

Vous  connaissez  les  lois  de  la  guerre,  et  je  ne  crois  pas  à  la 
représaille  dont  vous  menacez  M.  le  chef  de  brigade  Barthé- 
lémy. Si,  contre  toutes  les  lois  de  la  guerre,  vous  vous  permet- 
tiez un  tel  acte  de  barbarie,  tous  vos  prisonniers  m'en  répon- 
draient de  suite,  avec  la  plus  cruelle  vengeance.  Car  j'ai  pour 
les  ofliciers  de  votre  nation  l'estime  que  l'on  doit  à  de  braves 
militaires. 

Le  Directoire  exécutif  auquel  ces  lettres  furent  trans- 
mises approuva  l'arrestation  de  M.  Moulin;  mais 
déclara  qu'il  fallait  le  garder  en  lieu  de  sûreté  et 
non  le  traduire  en  jugement,  attendu  le  caractère 
dont  il  était  revêtu. 

Vers  le  milieu  de  l'année  1190,  le  Directoire  voulut 
adjoindre  à  Bonaparte,  pour  second  en  Italie,  le 
général  Kellermann,  qui  commandait  l'armée  des 
Alpes. 

Bonaparte  écrivit  à  Garnot,  le  24  mai  n96,  sur  ce 
projet  qui  ne  lui  convenait  en  aucune  manière  : 

Que  je  fasse  la  guerre  ici  ou  ailleurs,  cela  m'est  indifférent  : 


72  MEMOIRES 

servir  la  patrie,  mériter  de  la  postérité  une  feuille  dans  notre 
histoire,  voilà  toute  mon  ambition;  réunir  Kellermann  et  moi 
en  Italie,  c'est  vouloir  tout  perdre.  Le  général  Kellermann  a  plus 
d'expérience  et  fera  mieux  la  guerre  que  moi  :  mais,  tous  les 
deux  ensemble,  nous  la  ferons  mal.  Je  ne  puis  pas  servir  volon- 
tiers avec  un  homme  qui  se  croit  le  premier  général  de  l'Europe. 

On  a  publié  un  grand  nombre  de  lettres  de  Bona- 
parte à  sa  femme.  Je  ne  veux  ni  ne  peux  en  contester 
rauthenticité.  Je  vais  en  donner  une,  qui,  selon  moi, 
diffère  un  peu  des  autres.  On  y  verra  moins  de  ces 
phrases  d'exagérations  amoureuses,  et  moins  de  ce 
style  singulièrement  prétentieux  et  affecté  que  l'on 
remarque  dans  une  grande  partie  de  cette  correspon- 
dance, que,  je  le  répète,  je  ne  nie  pas. 

Il  annonce  la  victoire  d'Arcole  à  Joséphine  : 

Vérone,  le  29  à  midi.  (Il  n'y  a  pas  d'autre  date,  mais  le 
nom  d'Arcole  suffit)  (1). 

Enfin,  mon  adorable  Joséphine,  je  renais  :  la  mort  n'est  plus 
devant  mes  yeux,  et  la  gloire  et  l'honneur  sont  encore  dans 
mon  cœur.  L'ennemi  est  battu  à  Arcole.  Demain  nous  réparons 
la  sottise  de  Yaubois  qui  a  abandonné  Rivoli.  Manloue  dans 
huit  jours  sera  à  nous,  et  je  pourrai  bientôt,  dans  tes  bras,  te 
donner  mille  preuves  de  l'ardent  amour  de  ton  mari.  Dès  l'ins- 
tant que  je  le  pourrai,  je  me  rendrai  à  Milan  ;  je  suis  un  peu 
fatigué.  J'ai  reçu  une  lettre  d'Eugène  et  d'florlense  ;  ces  enfants 
sont  charmants.  Comme  toute  ma  maison  est  un  peu  dispersée, 
du  moment  que  tout  m'aura  rejoint,  je  te  les  enverrai. 

Nous  avons  fait  cinq  mille  prisonniers,  et  tué  au  moins 
six  mille  hommes  aux  ennemis;  adieu,  mon  adorable  José- 
phine; pense  à  moi  souvent.  Si  tu  cessais  d'aimer  ton  Achille, 
ou  si  ton  cœur  se  refroidissait  pour  lui,  tu  serais  bien  allreuse, 
bien  injuste;  mais  je  suis  sûr  que  tu  seras  toujours  mon  amante, 
comme  je  serai  toujours  ton  tendre  ami.  La  mort,  elle  seule 

(1)  29  novembre  1"9G,  puisque  la  bataille  a  eu  lieu  le  17.  Mais  cette 
lettre  ne  figure  pas  dans  le  recueil  des  Lettres  de  Napoli'on  à  José- 
phine. (D.  L.) 


DE  M.  DI-:  nuuKKir.NNi;  73 

pmirra  ruiiiiirc  rmiiuii  que  la  syiupalliit',  l'amour  el  le  senlimont 
oiil  fornii'»'.  Doniif-inoi  tics  uuuvolk's  du  jn'Ul  vciilro;  luille  el 
mille  l)ai^('^s  luudres  cl  amoureux. 


(Ml  dit  dans  plusieurs  ou\riii;<'s  que  .l()S('|)Iiiuc  u'esl 
venue  en  Italie  (lu'en  juin  lllH  et  qu'elle  parcourait 
l'Italie  pendant  que  le  uV'iK'ral  Bonaparte  poursuivait 
le  cours  de  ses  victoires.  Mais  on  n'a  pas  réiléclii  que 
les  préliminaires  de  Léoben  étaient  signés  depuis  le 
n  avril  de  la  même  année.  Il  n'y  avait  plus  de  guerre. 

Je  vais  rejoindie  Bonaparte  à  l'armée  d'Italie,  et  je 
ne  II'  (piitlirai  plus  un  instant  jusqu'à  la  lin  de  180:2. 


CHAPITRE   X 


Première  lettre  de  Marniont.  —  Conquête  de  ritalie.  —  Itun.iparte 
fait  écrire  d'aller  le  rejoindre  à  Milan.  —  On  fait  la  paix  avec  la 
Sardaigne.  —  Pa.ssage  du  Miucio.  —  Siéi,'e  de  Mantoue.  —  Nouvelles 
instances  de  Bonaparte  et  de  Marniont.  —  Je  reste  à  Sens  comme 
émigré.  —  Je  reçois  l'ordre  du  général  en  chef  de  l'armée  d'Italie 
de  partir  sur-le-champ.  —  Seconde  lettre  de  Marniont.  —  Je  pars 
pour  rejoindre  Bonaparte. 


Je  ne  saurais  éviter  de  me  mettre  quelquefois  sur 
le  premier  plan  du  tableau  dans  le  cours  de  ces  Mé- 
moires; mais  dùt-un  m'accuser  d'y  usurper  trop  de 
place,  je  me  dois  à  moi-même  de  répondre  indirecte- 
ment à  quelques  accusations  dont  je  me  suis  vu  l'ob- 
jet en  maintes  circonstances.  Quelques-unes  de.s  pièces 
et  des  lettres  suivantes  appartiennent  peut-être  moins 
à  l'histoire  du  général  en  chef  de  l'armée  d'Italie  qu'à 
celle  de  son  secrétaire;  mais  j'avoue  que  je  tiens  un 
peu  à  prouver,  par  des  pièces  authentiques,  que,  en 
allant  rejoindre  Bonaparte  en  Italie,  je  ne  me  suis  jeté 
ni  en  intrus  ni  en  intrigant  obscur  dans  le  chemin 
de  la  fortune  J'obéissais  à  l'amitié  beaucoup  plus  qu'à 
l'ambition  lorsque  j'allais  chercher  un  rùle  sur  ce 
théâtre  oi^i  la  jeune  gloire  du  futur  empereur  rayonnait 
dZ-jà  sur  tous  ceux  qui  s'attachaient  à  sa  destinée.  On 
verra,  dans  la  correspondance  suivante,  de  quelle 
confiance  affectueuse  j'étais  alors  honoré;  mais  ces 
mêmes  lettres,  écrites  pour  l'amitié  et  non  pour  l'his- 


MKMolUI'.N  l)K  M.   |{()l  umi.NM';  T.", 

toile,  |>;irk'iil  aussi  de  nos  faits  militaires,  cl  va  (|ui 
iM|i|M'Ilc  cotte  h«''roï(|ue  épc)(jiit'  ne  sera  probablcinciit 
pas  indilïéreiit  à  tout  le  inoiidt'. 

in  iiuarliergénérnl  de  Milan  Jt'H)  jnairial  an /Il  S  juin  l7".Hi). 

Le  général  t'ti  clu'f  mo  cliarj^o,  mon  cAwv  KouiriiMinc,  do  vous 
lénioij^ner  lonl  lo  [ilaisir  qu'il  a  tni  de  recevoir  de  vos  nouvelles, 
el  désire  ardemment  iiue  vous  veniez  vous  joindre  à  nous  ;  partez 
donc,  mon  cher  Bi)urrieime,  et  arrivez  promplemeiit.  Vous  oies 
sûr  de  trouver  les  lémoionages  ipie  vous  inspirez  à  tous  ceux 
(jui  vous  connaissent,  el  nous  ne  rogrellons  ipie  de  ne  vous  avoir 
pas  vu  parlayer  nos  succès. 

La  campaj^ne  que  nous  venons  d'achever  sera  célèbre  dans  les 
l'asles  de  l'histoire.  11  est  beau  d'avoir  eli  moins  de  deux  mois, 
et  avec  moins  de  trente  mille  hommes,  manquant  de  tout,  battu 
complètement,  et  à  huit  reprises  différentes,  une  armée  de 
soixante-cinq  à  soixanle-dix  mille  hommes,  fait  faire  une  paix 
humiliante  au  roi  de  Sardaigne  et  chassé  les  Autrichiens  de 
l'Italie. 

La  dernière  victoire  ipie  vous  avez  api)rise  sans  doute,  celle  du 
passage  du  Mincie,  a  mis  un  terme  à  nos  travaux. 

Il  nous  reste  encore  le  siège  de  Manloue  et  celui  du  château 
de  Milan  ;  mais  ces  obstacles  ne  sauront  pas  nous  arrêter  long- 
temps. Adieu,  mon  cher  Hourrienne;  je  vous  réitère  au  nom  du 
général  Bonaparte  l'invitation  de  vous  rendre  ici  et  les  témoi- 
gnages du  désir  qu'il  a  de  vous  revoir. 

Recevez,  etc. 

Le  chef  de  brigade  d'artillerie,  aide  de  camp  du  général  en 
chef.  Marmont. 

J'étais  obligé  de  rester  à  Sens  pour  ma  radiation 
de  la  liste  des  émigrés,  que  je  n'obtins  rependant 
qu'en  1"97  et  pour  mettre  fin  à  une  accusation  en 
faii.r  que  l'on  voulait  suivre  par  suspicion  d'un  cer- 
tificat de  résidence.  Je  m'étais  livré  à  l'étude  et  je 
jtréterais  le  repos  à  l'agitation  des  camps.  Ce  double 
motif  m'empêcha  de  me  rendre  pour  le  moment  à  cette 
amicale  invitation,  quelque  ardent  désir  que  j'eusse 


76  MEMOIRES 

de  revoir  mon  jeune  camarade  de  collège  au  milieu 
de  ses  éloiinanls  triomphes. 

Dix  mois  après,  je  reçus  une  seconde  letlre  du  chef 
de  brigade  Marmont  : 

Au  quartier  général  de  Goriùa,  Le  2  germinal,  an  V  (3  mars 
17'.>G)  (1). 

Le  général  en  chef,  mon  cher  Bourrienne,  me  charge  de  vous 
témoigner  le  désir  de  vous  voir  arriver  pronipleniont  vers  lui. 
Depuis  longtemps  nous  vous  désirons,  et  nous  verrons  avec  le 
plus  vif  plaisir  le  moment  où  vous  nous  serez  uni. 

Je  me  joins  au  générai,  mon  clior  Bourrienne,  pour  vous  en- 
gager à  joindre  l'armée  promplement.  Vous  augnienlerez  une 
famille  unie  qui  désire  vous  recevoir  dans  son  sein.  Je  vous  envoie, 
ci-joint,  un  ordre  du  général  qui  vous  servira  de  passeport. 
Prenez  la  poste  et  arrivez  ;  nous  sommes  au  moment  de  pénétrer 
en  Allemagne.  Le  langage  change  déjà,  et  avant  (jualrc  jours  il 
ne  sera  plus  question  d'italien. 

Le  prince  Charles  a  été  bien  battu,  nous  le  poursuivons,  l'our 
peu  que  cette  campague  soit  heureuse,  nous  irons  signer  à  Vienne 
une  paix  si  nécessaire  à  l'Europe.  Adieu,  mon  cher  Bourrienne, 
comptez  pour  quelque  chose  l'empressement  de  quelqu'un  (lui 
vous  est  bien  attaché,  etc.  Marmont. 

Aa  quartier  général  de  GorvÀa,  le  2  germinal  an  V. 

Bonaparte,  général  en  chef  de  Vannée  dHlalie. 

Le  citoyen  Bourrienne  se  rendra  au|)rés  de  moi  au  reçu  du 
présent  ordre.  Signé  :  Bonaparte. 

Les  misérables  et  odieuses  tracasseries  que  me  fai- 
sait, je  ne  sais  pourquoi,  le  gouvernement  d'alors 
pour  mon  certificat  de  résidence,  m'avaient  rendu  peu 
agréable  le  séjour  de  la  France.  .l'éprouvais  chaque 
jour  de  nouvelles  inquiétudes.  J'étais  même  menacé 
d'être  traduit  au  tribunal  pour  avoir,  disait-on,  pro- 

(1)  11  faut  1797.  (D.  L.) 


DE  M.  DK  noiRKIKNNF,  77 

diiit  un  ct^rtificiit  de  résiilence  sti^iir  |»ar  nciirruiix  l/'- 
moins,  que  jf  no  vis  pas,  sans  un  prurond  cliairiin, 
dôtt'iius  priidant  qu(d(jiies  jours.  Je  inc  décidai  donc- 
cette  fois,  sans  peine,  à  partir.  K'oidie  du  ,i,n''in''i'al 
Bonaparte,  (jue  je  fis  enioi^istier  à  la  niunicipalit(''  de 
Sens,  me  servit  de  passeport  qui  sans  cela  m'eût 
probaMement  été  refusé.  Je  conserve  une  cfF'ande  re- 
connaissance de  sa  conduite  à  mon  (''i,^^I•d  dans  cette 
occasion. 

Out'Icjuc  OMipivss(Muent  que  je  misse  à  quitter  Sens, 
toutes  ces  fnriiialitt's  et  ces  prt'-cautions  me  retinrent 
encore  quelques  jours,  et  je  reçus  au  moment  de  par- 
tir une  nnu\elle  invitation  : 

,1?/  quartier  iiéiiéraL  dludenbourg,  le   10  germinal  an  V 
.      (8  avril  17'Jti)  (1). 

Le  général  en  chef  me  ciiargo,  mon  clier  Bourrienne,  do  vous 
engagera  venir  le  joindre  promptement.  Nous  sommes  au  milieu 
de  nos  triom])lies  et  de  nos  succès.  La  campagne  d'Allemagne 
conmjence  d'une  manière  plus  brillante  que  celle  d'Italie;  jugez 
00  qu'elle  nous  promet.  Arrivez  sur-le-champ,  mon  cher  Uour- 
rienne,  cédez  à  nos  instances,  et  partagez  nos  peines  et  nos  plai- 
sirs, et  vous  ajouterez  à  nos  jouissances. 

Je  charge  le  courrier  de  passer  par  Sens,  atln  de  vous  remettre 
ma  lettre  et  de  me  rapporter  votre  réponse. 

Signé  :  Marmont. 

Ordre  joint  : 

Il  est  ordonné  au  citoyen  Fauvelel  de  Bourrienne  de  partir  de 
Sens  et  de  se  rendre  sur-le-champ,  en  poste,  au  quartier  général 
de  l'armée  d'Italie.  Bonaparte. 

L'on  vient  de  voir  que  c'est  le  quatrième  mois  après 
son  arrivée  en  Italie  que  le  général  en  chef  m'invitait 
à  m'y  rendre  ;  que  les  circonstances  ne  me  permirent 

(1)  C'est  179"  qu'il  faut  lire.  (D.  L.) 


78  MÉMOIRES 

d'y  aller  que  près  d'un  ;in  après,  sur  des  invitations 
réitérées.  Je  le  rejoignis  à  Léoben.  Voici,  cependant, 
ce  que  l'on  a  imprimé  sur  ce  voyage  : 

IJoniiparle,  dont  (luinze  mois  de  trioiuplies  inouïs  avaient  élevé 
la  gloire  au  plus  liaut  point,  re(;ul  de  son  ancien  condisciple 
Bourrieniie  une  lettre  pressank',  dans  laquelle  celui-ci  demandait 
la  permission  de  venir  le  joindre  et  une  place  auprès  de  lui. 
Bonaparte  se  rappela  avec  plaisir  le  compagnon  de  ses  premières 
années  et  engagea  Bourrienne  de  se  rendre  à  Gratz,  où  il  était 
alors. 


Comme  les  biographes  dénaturent  les  faits^!  On  ne 
peut,  en  vérité,  y  ajouter  la  moindre  foi. 

L'auteur  peu  bienveillant  de  cet  article  a  voulu 
me  représenter  comme  niendiant  une  place  au  héros 
dans  ses  plus  grands  triomphes  et  sollicitant  la  per- 
mission de  l'aller  rejoindre.  La  correspondance  que 
l'on  vient  de  lire  prouve  la  fausseté  de  cette  assertion. 
On  ne  reste  pas  dix  mois  sans  aller  remplir  la  place 
que  l'on  a  mendiée.  Cette  correspondance,  en  attes- 
tant l'amitié  qu'avait  pour  moi  Bonaparte,  pourra 
inspirer  plus  de  confiance  dans  les  Mémoires  que  je 
publie. 

J'arrivai  dans  l'État  de  Venise  au  moment  où  l'in- 
surrection allait  éclater  contre  les  Français.  Les  symp- 
tômes s'en  manifestaient  déjà  presque  partout.  On 
soulevait  des  milliers  de  paysans  sous  le  prétexte 
d'apaiser  les  troubles  de  Bergame  et  de  Brescia.  Je 
passai  à  Vérone  le  16  avril,  veille  de  la  signature 
des  préliminaires  de  Léoben  et  de  la  révolte  de  Vérone. 
C'était  le  jour  de  Pàcpies,  où  les  ministres  du  Seigneur 
prêchaient  quil  était  permis  et  même  méritoire 
(le  tuer  les  Jacobins.  On  désignait  ainsi  les  Français. 
Mort  aux  Français,  mort  aux  Jacobins!  était  le  cri  de 


i)K  M.  i)i-;  iu)Iiiuii;nnI';  t.) 

guerre  ot  de  lallicmeiit.  Je  n'avais  pas  la  iiioimlie 
idée  de  l'étaf  des  clioscs  dans  ct'lle  ivpiil)lique.  Je  n'a- 
vais quifti*  Sens  (iiir  le  II  avril.  Apivs  ('trt'  restr  deux 
heures  à  ^'t'•^(>^<^  j'ni  partis,  sans  me  douter  du  inas- 
saere  qui  la  inenarait.  Je  fus  arrêté  à  une  lieue  de 
cette  ville  par  une  handi'  d'insuri,^és  (|iii  s'y  rendaient 
et  que  j'estimai  monter  à  environ  deux  mille  hommes. 
Ils  ne  m'iniposèrent  que  la  condition  de  crier  :  El  viva 
santu  Marco!  je  le  criai  et  je  passai.  Une  me  serait-il 
arrivé  si  je  n'eusse  tmversé  Vérone  que  le  lundi? 
('/est  ce  jour  qu'au  son  des  elorhes,  les  Franeais 
furent  assassinés  dans  les  hôpitaux.  Tout  ce  que  l'on 
rencontrait  dans  les  rues  était  égorge.  Plus  de  quatre 
cents  franeais  pr-rirent  de  la  manière  la  plus  cruelle; 
des  prêtres  furent  vus  à  la  tête  des  assassins.  Les 
forts  tenaient  contre  les  Vénitiens,  qui  les  assiégeaient 
avec  fureur;  mais  on  ne  redevint  maître  de  la  ville 
insurgée  qu'au  bout  de  dix  jours.  Le  mênKï  jour  de 
l'insurrection  de  Vérone,  des  Français  furent  assassinés 
entre  cette  ville  et  Vicence,  que  j'avais  dépassée  la 
\eille  sans  danger;  et  à  peine  avais-je  traversé  Padoue, 
(|ue  j'appris  que  d'autres  y  avaient  été  égorgés.  Les 
massacres  marchaient  aussi  vite  que  la  poste. 

Je  dirai  quelque  chose  de  cette  révolte  des  États  vé- 
nitiens (pie  l'opinion  p(»liii(pie  de  chacun  a  fait  envi- 
sager sous  des  points  de  vue  bien  dilîérents. 

Venise  touchait  à  sa  fin.  Déjà,  depuis  une  année, 
l'orage  grondait  sur  cet  Etat.  Dès  le  commencement 
d'avril  ll'J7,  l'insurrection  menaçait  de  devenir  giMU'- 
rale.  La  querelle  commença  lors  de  l'entrée  des  AuU'i- 
chiens  à  Pesehiera.  On  prit  aussi  le  prétexte  de  l'ac- 
cueil l'ail  à  Monsieur,  depuis  Louis  XVIIL  L'on  avait 
la  certitude  que  Venise  avait  armé  à  force  pendant  le 
siège  de  Mantoiie,  en  nOG.  L'intérêt  de  l'aristocratie 


80  ^JEM0IRE8 

l'avait  emporté  sur  les  raisons  politiques  qui  militaient 
en  notre  faveur.  Le  général  Bonaparte  avait  écrit, 
le!  juin  1796,  au  Directoire  exécutif  : 

Le  Sénat  de  Venise  vient  de  ni'envoyer  deux  juges  du  Conseil, 
pour  s'assurer  définilivenienl  où  en  sont  les  choses.  Je  leur  ai 
renouvelé  mes  griefs  ;  je  leur  ai  parlé  de  l'accueil  fait  à  Monsieur. 
Si  votre  projet  est  de  tirer  de  Venise  cinq  à  six  millions,  je  vous 
ai  ménagé  exprès  cette  espèce  de  rupture.  Si  vous  avez  des  in- 
tentions plus  prononcées,  je  crois  qu'il  faudrait  continuer  ce 
sujet  do  brouillerie,  m'instruire  de  ce  que  vous  voulez  faire  et 
attendre  le  moment  favorable,  que  je  saisirai,  selon  les  circons- 
tances; car  il  ne  faut  pas  avoir  alfaire  à  tout  le  monde  à  la  fois. 

Le  Directoire  déclara  dans  sa  réponse  que  le  mo- 
ment n'était  pas  favorable,  qu'il  fallait  auparavant 
prendre  Mantoue  et  bien  l)attre  Wurmser. 

Mais,  à  la  fin  de  1790,  le  Directoire,  croyant  voir 
plus  de  bonne  foi  dans  les  prétentions  de  Venise  pour 
la  neutralité,  se  borna  au  désir  de  lui  arracher  de 
l'argent  et  des  secours  pour  l'armée  d'Italie  et  ne 
voulut  pas  rompre  cette  neutralité.  Il  n'avait  pas, 
comme  le  général  en  chef,  l'arrière-pensée  que  le  dé- 
membrement de  cet  État  servirait  un  jour  de  compen- 
sation pour  ce  que  la  République  française  garderait 
des  possessions  autrichiennes. 

A  l'époque  oîi  nous  sommes  (avril  1797),  ce  mo- 
ment favorable  attendu  par  le  Directoire  était  arrivé. 
L'heure  de  Venise  était  sonnée. 

Je  sais,  écrivait  Bonaparte  au  Directoire,  que  le  seul  parti  qu'on 
puisse  prendre  est  de  détruire  ce  gouvernement  féroce  et  san- 
guinaire (30  avril)  fi). 


(1)  Ces  paroles  sont  vraies  sauf  atroce  au  lieu  de  féroce  ;  mais 
pour  en  avoir  l'explication  il  faudrait  lire  la  très  liiii<,nie  lettre  motivée 
de  ISonaparte.  (Correspondance,  t.  111,  pièce  n.iii.)  (I).  h) 


m-:  M.  DK  IKH  liUIKNNI".  SI 

Et,  le  3  mai.  il  «'«  ri\ail  d»'  Palmantiva  : 

Je  MO  vois  plus  il'aiilit'  paiti  ijiuî  ilV'lVactT  It»  nom  vénititMi  dt* 
dessus  la  surfaco  du  globf. 

Vingt  jours  apivs  aHio  n'-solinioii  (ropiirimcr  l'aris- 
tocratie à  Vcniso,  il  T-crivaii  au  iMiccioiic  : 

L<>  parti  qui  se  disait  patriote  à  Gonos  sV-st  {'xlrèmcmcnt  mal 
roiiduit;  il  a,  par  ses  sottises  et  ses  inconstMpiences,  donné  gain 
.le  cause  aux  aiislocrates.  Si  les  patriotes  avaient  voulu  être 
.|uinze  jours  Irampulles,  l'arisloi'ratie  était  perdue  et  mourait 
d'elle-même. 

Il  tii)ii\aii  iiiiijdiiis  (In  piolil  à  la  fliiito  du  pniiNuir 
(•xist;iiii,  il  y  a\aii  (|i>s  chances  p<iiii  (juil  ininhài  dans 
SOS  mains. 

Deux  causes  contriI)in'M('ni  |>uissamment  à  piécipilei' 
le  terme  des  1:20()  ans  d'existence  de  Venise.  Les  con- 
(|uètes  des  Français  en  Italie  y  avaient  répandu  les 
principes  de  la  Révolution.  L'archiduc  de  Milan  était 
tombé  :  pourquoi  le  doge  de  Venise  ne  tomberait-il 
pas?  L'esprit  de  révolution  s'était  réj)andu  peu  à  j)eu, 
et  le  mécontentement  se  propageait  avec  rapidité.  L'on 
sentait  une  dilTérence  trop  prononcée  entre  les  opi- 
nions nouvelles  et  les  ténébreuses  institutions  de 
Venise,  pour  ne  pas  désirer  s'y  soustraire. 

D'un  autre  côté,  les  grandes  résolutions  avaient 
abandonné  le  Sénat  de  Venise,  le  gouvernement  (Hait 
usé.  L'on  agitait  et  l'on  délibérait  sans  cesse  sur  le 
parti  à  prendre,  et  l'on  n'en  prenait  aucun.  Les  avis 
étaient  toujours  en  opposition  ;  le  Sénat  flottait  entre 
l'Aiuriche  et  la  France,  entre  une  puissance  vaincue 
et  une  puissance  victorieuse.  De  fortes  têtes  opinaient 
pour  la  neutralité.  Le  temps  et  le  péril  avan(;aient  : 
cette  république  expirante  avait  à  combattre  les  prin- 

6. 


«2  MÉMOIRES 

cipes  qui  rcnvahissaient  et  à  repousser  la  guerre  dont 
ses  provinces  étaient  devenues  le  théâtre.  Accoutumée 
à  trembler  devant  l'Autriche,  Venise  a  toujours  eu 
plus  de  ménagements  pour  elle  que  pour  la  France, 
et  l'influence  de  l'Autriche  y  a  toujours  été  plus  forte 
que  la  nôtre,  parce  que  Venise  était  convaincue  de  ce 
fait,  malheureusement  confirmé  par  l'histoire,  que 
l'Italie  a  toujours  été  le  tombeau  des  Français,  et  elle 
pensait  qu'elle  le  serait  encore.  Ce  gouvernement 
espérait  profiter  de  l'entrée  de  l'armée  française  en 
Allemagne  et  de  sa  pointe  dans  les  gorges  de  la  Ca- 
rinthie,  pour  renouveler  les  vêpres  siciliennes.  Les 
paysans  fanatisés,  et  auxquels  on  donnait  de  l'argent, 
prenaient  partout  les  armes.  Bonaparte,  de  son  côté, 
avait  toléré  un  apostolat  révolutionnaire  qui  se  jus- 
tifie facilement.  Il  voulut  renforcer  son  armée  d'une 
armée  italienne  et  se  précautionner  contre  la  ven- 
geance et  la  perfidie  qui  ont  détruit  tant  d'armées  ultra- 
montaines  dans  les  guerres  précédentes. 

De  tous  l(^s  peuples  d'Italie,  le  peuple  vénitien  était 
celui  qui  nous  haïssait  le  plus.  Bonaparte  écrivait  à 
M.  Lallemant,  ministre  de  la  République  française  à 
Vi'nise,  «  que  tous  les  procès-verbaux;  faits  par  les 
«  provéditeursde  Brescia,  de  Bergame  et  de  Crémone, 
«  qui  attribuaient  l'insurrection  aux  Français,  étaient 
«  une  série  d'impostures  dont  le  but  était  de  justifier 
«  aux  yeux  de  l'Europe  la  perfidie  du  Sénat  de  Ve- 
«  nise.  » 

Vers  le  mois  de  mars  1797,  le  gouvernement  de 
Venis(>  n'avait  j)lus  de  ressorts;  Ottolini,  podestat  de 
Bergame,  instrument  de  la  tyrannie  des  inquisiteurs 
d'Etat,  vexait  les  Bergamasques  et  les  Brescians,  que 
la  prise  de  .Mantoue  avait  encouragés  dans  leur  réso- 
lution de  se  séparer  de  Venise.  La  conduite  d'Ottolini 


l)i;  M.   Dl'i  HolKlMIlNNK  S3 

i'\aspi''ra  imis  los  i'S|»rits.  II  (Ircoiuril,  dr  la  iiiaiii<"'re 
(loiii  on  \a  II'  voir,  les  coiicilialuilcs  des  députés  pa- 
triotes, déiiuisa  son  valet  de  cliamhre  en  paysan,  et 
l'expédia  à  Venise  en  courrier,  pour  les  iiKpiisitt'iu's, 
avee  la  liste  des  révoltés.  I.e  courrier  fut  arrêté,  ses 
dépêches  l'urcnt  prises,  et  Ottolini,  que  l'on  voulait 
tuer,  fut  chassé  do  Bergame.  Ce  fut  le  commencement 
du  soulèvement  général  des  Ktats  de  Venise. 

La  lettre  (juc  \\>n  va  lire,  en  coiifiiinaiit  en  partie 
ce  que  disait  Bonaparte  à  Lallemant,  prouvera  que  la 
force  des  circonstances  seules  et  l'enchaînement  de 
causes  inévitahles  soulevèrent  les  peuples  de  la  terre 
ferme  contre  le  vieux  gouverneinent  de  Venise.  En 
lisant  les  détails  de  la  conspiration  de  liergame  dans 
les  écrits  qui  en  parlent,  on  sera  frappé  de  la  précision 
(les  renseignements  que  contient  cette  lettre  d'Oltolini. 
Il  annonce,  le  8  mars,  que  le  mouvement  populaire 
aura  lieu  dans  quelques  jours,  et  il  éclate  le  14  du 
inéme  mois.  II  parle  du  chef  de  la  légion  lombarde, 
l.a  Hoz  (I),  comme  devant  protéger  la  résolution,  et 
c'est  lui  qui  la  commence  et  l'achève.  La  lecture  de 
ce  document  convaincra  que  ce  sont  bien  plus  les  prin- 


(1)  La  Hoz,  milanais  de  naissance,  se  mit  au  service  de  la  République 
française  au  monient  ilc  la  première  campaj^ne  d'Italie;  il  devint  clicf 
do  bri-rade  de  \\x  Lt'gion  lombardr  ai  se  fit  remarquer  particulièrement 
lors  de  la  marche  sur  Rome,  au  combat  de  Seni,  le  l"  février  179",  en 
enlevant  les  batteries  ennemies.  «  La  léirion  lombarde,  qui  voit  le  feu 
pour  la  première  fois,  s'est  couverte  de  irloire,  écrit  iJonaparte  au  Direc- 
toire; elle  a  enlevé  14  pièces  de  canon  sous  le  feu  de  .T  ou  4,000  hommes 
retranchés;  le  chef  de  brigade  La  Hoz  a  été  léjrèrement  blessé.  »  Il  eut 
peu  de  temps  après  le  çrade  de  ijénéral  et  commanda  les  troupes  cisal- 
pines diri!.'ées  sur  les  frontières  du  Piémont  à  la  tin  île  juin  t"it!);  mais 
deu\  mois  après  il  fut  destitué  en  raison  de  ses  ai,'issements  politicjues  ; 
il  se  mit  alors  à  la  tète  d'un  ^'rand  nombre  d'insiirirés  et  commanda  une 
des  divisions  autrichiennes  qui  faisaient  le  siè^c  d'Ancone  en  1"99  et 
fut  tué  dans  une  sortie  faite  par  les  Français.  (D.  L.) 


S4  MÉMOlliKS 

cipcs  de  liberté  que  la  politique  aslucieuse  de  Venise 
([ui  ont  amené  ces  commencements  de  conspiration. 

RÉPUBLIQUE   DE    VEMSIi: 

Très  illustres  et  très  puissants  Seigneurs,  je  dois  vous  entre- 
tenir d'une  afl'aire  d'une  très  grande  importance  que  je  m'em- 
presse de  vous  faire  connaître,  pour  que  vous  ayez  à  y  porter 
toute  votre  attention.  J'en  ai  fait  autant  avec  le  provédileur 
extraordinaire  on  terre  ferme.  Si  elle  présente  quelque  invrai- 
semblance dans  son  ensemble,  mettez  de  côté  tout  ce  qui  ne 
vous  convient  pas  et  iïve?,  parti  du  reste. 

L'avocat  Marcelin  Serpini,  natif  de  Rome,  habitant  à  Milan 
cliez  la  princesse  Albahi,  femme  du  prince  Albani,  qui  est  en  œ 
moment  à  Rome  avec  l'archiduc  de  Milan,  arrivé  dernièrement 
di'  Berganie  ])Our  chercher  des  papiers  appartenant  à  la  famille 
Albani,  m'a  raconté  qu'il  a  fait  connaissance  de  quelques  hon- 
nêtes ofticiers  français  qui,  après  avoir  manifesté  la  disposition 
où  ils  étaient  de  venir  ici,  lui  ont  dit  que  s'il  voidait  profiter  de 
cette  rencontre,  il  pourrait  rendre  service  à  messieurs  les  Véni- 
tiens, et  en  même  temps  aux  Français  bien  intenlioimés.  Il 
assure,  d'après  ces  officiers,  auxquels  il  paraît  (pi'il  ajoute  beau- 
coup de  foi,  qu'il  se  trame  à  Bergame  une  conspiration, 
qui  éclatera  au  premier  instant,  tendant  à  réunir  la  leri'e  ferme 
vénitienne  à  la  Républiiiue  lombarde,  que  Ton  prétend  établir; 
que  des  principaux  nobles  du  jiays,  des  négociants  et  des  hom- 
mes du  peuple  sont  les  auteurs  de  cette  conspiration  ;  (pie  les 
conjurés  s'assemblent  à  une  petite  distance  des  portes  de  la 
ville  (il  n'a  jias  pu  me  dire  le  nom  de  l'eudroit)  ;  (pi'il  corres- 
pond par  des  espions  avec  le  comité  secret  de  Milan,  (pi'il  appro- 
che sans  être  vu  de  personne,  et  qu'il  a  de  pareilles  relations 
avec  les  autres  vill«s  principales  et  autres  chàtinuix  vénitiens; 
que  les  chefs  du  complot  et  ceux  qui  ont  le  plus  d'iniluence 
l)armi  ceux  qui  en  font  partie,  ont  gagné,  moyennant  beaucoup 
d'argent,  un  nombre  considérable  des  habitants  de  la  campagne 
dépendant  de  cette  province  et  de  la  Solodiaiui,  qui  doivent 
être  prêts,  au  moment  désigné,  à  entrer  armés  dans  Brescia,  où, 
après  avoir  sacrifié  une  soixantaine  de  tètes,  entre  autres  celles 

des sera  planté  l'arbre  de  la  liberté.   Dès  que 

le  complot  aura  éclaté,  il  entrera  dans  la  ville  un  gros  corps  de 
légionnaires,  sous  les  ordres  du  chef  de  la  légion  lombarde,  La 


i>K  M.  Di-.  iu)irviui:.\\i:  s5 

Ho/,  pour  iiroli'i^tM-  In  n'-voliilinii.  C.i'l  liorrihlc  alli-nlul  :iiira, 
dil-on,liiHi  dans  luiit  ou  tli.v  jours.  Sa  réussilo  servira  tl'i'xt'miilo 
à  plusieurs  projets  semblables  pour  la  révolution  des  autres 
villes  vénitiennes. 

Aux  questions  ipie  je  lui  ai  laites,  pour  savoir  <'omtuent  il  avait 
pu  avoir  connaissance  de  ces  niachinalions,  pounpioi  il  m'en 
taisait  la  ronlideuoe,  et  pourquoi  des  olTiriers  s'intéressaient  à 
en  prévenir  le  j^ouvernement,  il  m'a  ré'pondu  que  queliiues  ofti- 
eiers  de  l'état-major,  à  Milan,  falignés  de  la  guerre,  et  ayant  en 
horreur  une  révolution  sanglante  dont  ils  avaient  éprouvé  les 
ertets,  le?  lui  avaient  manifestées.  Peivinvdé,  à  ce  qu'il  me  dit, 
de  mon  altacliement  pour  mon  gouvernement  et  la  justice;  de  sa 
cause,  ainsi  que  de  la  fermeté,  de  la  sagesse  et  de  l'empresse- 
inenl  que  j'avais  mis  à  conduire  celte  affaire  à  une  heureuse  fin  ; 
il  n'a  pas  hésité  un  instant  à  me  faire  celle  confidence.  11  m'a 
dit,  en  outre,  que  les  Franijais  prenaient  part  dans  celte  atlaire, 
parce  (ju'ils  n'étaient  pas  du  tout  intéressés  à  l'agrandissement 
de  la  Ke|uiblique  lombarde,  qu'ils  regardaient  comme  un  rêve, 
et  (jue  le  carnage  leurtail  horreur.  Il  croit,  au  moins,  que  c'est 
lii  la  manière  de  penser  de  ceux  qui  lui  oui  lait  celle  confidence. 
Il  ne  saurait  pas  me  dire  si  ceux  qui  conimandcnl  pensent  de 
même.  11  ajoute  que  cette  machination  était  l'ouvrage  des  lé- 
gionnaires lombards,  qui,  après  la  reildilion  de  Mantoue,  ayaiil 
insisté  pour  que  l'Etal  de  Milan  devint  république,  on  leur  avait 
répouilu  ipie  Milan  n'était  {)as  assez  fort  pour  se  conserver,  ol 
((u'ayanl  proposé  de  réunir  à  Milan  la  lerre  ferme  vénilienne, 
et  qu'ayant  pris  l'engagemenl  de  le  faire,  on  leur  a  dit  de  faire 
ce  qu'ils  croiraient  à  propos. 

J'ai  été  surpris,  ainsi  que  vous  l'imaginez,  de  ces  propos; 
mais  j'ai  voulu  cacher  ma  surprise,  pour  lui  faire  croire  que 
j'avais  déjà  eu  connaissance  du  complot.  A  la  vérité,  j'avais  déjà 
l'ait  des  conjectures  que  je  vous  ai  manifestées  dans  mes  précé- 
dentes. Il  crut,  par  ma  dissimulation,  que  je  me  méfiais  de  ce 
qu'il  venait  de  me  dire,  et  il  m'olTrit,  pour  me  rassiu-er,  de  re- 
tourner à  Bergame,  toutes  les  fois  que  je  le  trouverais  bon,  pour 
me  fournir  des  notions  plus  précises  ;  et,  de  concert  avec  moi, 
il  aurait  pris  les  [)récaulions  nécessaires  pour  me  les  faire 
passer. 

Il  tlnit  par  me  dire  que  plusieurs  Bergamasques  et  Brescians 
se  trouvaient  à  Milan  exprès  pour  cette  affaire;  qu'ils  s'assem- 
blaient secrètement  avec  les  membres  du  comité  secret  do  po- 


s6  mi-;moires 

lice,  cl  que  le  coniDiaiulaiit  militaire  de  Brescia  serait  incessam- 
ment changé,  d'après  les  instances  des  légionnaires,  parce  qu'ils 
l'ont  jugé  trop  faible  dans  une  circonstance  pareille. 

C'est  ce  que  je  tiens  de  l'avocat  Marcelin  Serpini.  Je  ne  vous 
parlerai  point  de  son  caractère,  ne  l'ayant  pas  vu  avant  celle 
circonstance;  cependant  il  i)arait  être  un  honnête  homme,  et, 
d'après  ses  relations,  ce  n'est  point  un  imposteur.  11  vint  ici 
muni  d'une  lettre  de  la  princesse  Albaui,  adressée  au  comte 
.loan-Heclor  Albani,  et  d'une  procuration  de  cette  dame  pour 
l)rendre  des  papiers  qu'elle  avait  envoyt's  il  y  a  quelque 
temps  au  comte  Jeau-Heclor,  j)Our  qu'il  les  lui  gardât.  Voilà  tout 
ce  que  je  puis  vous  dire  du  caractère  de  cet  homme.  Cependant 
j'ai  eu  la  précaution  de  demander  au  comte  Jean-IIector  Albani 
si  la  lettre  de  la  princesse  Albani,  dont  il  était  porteur,  était 
véritablement  écrite  de  sa  main  :  il  m'assura  que  oui,  connais- 
sant parfaitement  l'écriture  de  celte  dame. 

Vous  saurez,  très  illustres  et  très  excellents  seigneurs,  mettre 
dans  votre  sagesse,  à  cette  affaire,  l'imporfance  qu'elle  mérite. 
Quant  à  moi,  vous  me  trouverez  toujours  i)rèt  à  vous  prouver 
mon  dévouement,  en  vous  donnant  tous  les  renseignements  (jue 
je  pourrai  vous  procurer  pour  la  faire  connaître  plus  ample- 
ment. 

Pierre  Galeppi  n'est  pas  encore  de  retour.  S'il  s'en  va  à  Milan 
au  lieu  de  venir  prendre  vos  ordres,  je  le  ferai  arrêter  et  con- 
duire sous  bonne  escorte  à  Venise. 

Je  vous  préviens  que,  dans  la  relation  que  je  fais  de  l'affaire 
eu  question  au  provéditeur  exlraordinan-e,  je  n'ai  point  nommé 
la  personne,  qui  a  exigé  de  mol  le  secret. 

Signé  :  Alexandre  Ottolim. 

lîerirame,  le  8  mars  179". 

On  voit  claii^^meiit,  dans  cette  lettre,  les  motifs  du 
soulèvement  de  Bergame  contre  le  Sénat.  Bonaparte 
a  donné  à  entendre,  dans  ses  dépèches,  (pie  c'était  le 
Sénat  (pii  avait  inspiré  l'insurrection  :  cela  n'est  pas 
exact;  il  n'en  croyait  rien. 

Pendant  toutes  les  irrésolutions  du  Sénat  de  Venise, 
Vienne  soufflait  l'insurrection  des  populations  de  la 
terre  ferme  contre  les  Français.  Le  gouvernement  vé- 


Dl".  M.   1)1-:  MOI  lîKlKNNK  sT 

iiitit'ii  ;n;iii  iiioiiirt"  dr  toiittcmps  iiiica\i'i'si((n  •■\ces- 
siv»>  pour  lii  Kt'voluiion  frnn«;;iisi',  qui  avait  été  vio- 
leinmciit  décriée  à  Vcnisf.  La  haine  contre  les  Fran- 
çais y  avait  été  constamment  oxciléo  et  fomentée.  Le 
fanatisme  religieux  \  avait  exalté  plusieurs  personna- 
ges importants.  Dès  la  lîn  de  IVM't,  le  gonvernement 
vénitien  continuait  en  seei'ct  ses  armements,  et  toute 
la  conduite  de  ee  gouvernement  aiinoneait  ses  inten- 
tions, que  l'on  a  appelées  perlides,  mais  qui  n'avaient 
cependant  pour  but  que  de  combattre  des  intentions 
plus  perfides  eneore.  Lf  Sénat  était  un  ennemi  irré- 
conciliable de  la  rn''publi(pie  française.  L'elTerveseenee 
était  portée  à  un  tel  point  (jue,  dans  beaucouj»  d'en- 
droits, lej)euple  se  plaignait  qu'on  ne  lui  permit  point 
de  s'armer  contre  les  Français,  Les  généraux  autri- 
chiens répandaient  avec  profusion  les  nouvelles  les 
plus  sinistres  sur  les  armées  de  Sambre-et-Meuse  et 
du  Hhin,  et  sur  la  position  des  troupes  françaises  dans 
le  Tyrol,  Ces  impostures  imprimées  dans  des  bulletins 
excitaient  l'Italie,  et  spécialement  les  Vénitiens,  à  un 
soulèvement  en  masse  pour  exterminer  les  Français, 
lorsque  l'armée  victorieuse  aurait  pénétré  dans  les 
Etats  héréditaires. 

La  poursuite  de  rarchidue  Charles  dans  le  cœur  de 
l'Autriche  soutenait  les  espérances  qu'avait  conçues  le 
Sénat  de  Venise,  qu'il  serait  facile  d'anéantir  les  fai- 
bles restes  de  l'armée  française,  disséminés  dans  les 
États  de  la  terre  ferme.  Partout  où  le  Sénat  dominait, 
on  poussait  secrètement  à  l'insurivction  ;  partout  où 
les  patriotes  l'emportaient,  on  travaillait  avec  ardeur 
à  la  réunion  de  la  terre  ferme  à  la  république  lom- 
barde. 

Bonaparte  profita  avec  habileté  des  troubles  et  des 
massacres  qui  en  furt'iit  la  suite,  pour  prendre  envers 


88  MKMOIKKS  1)K  M.  DK  liOlKKIEXNE 

la  r.!i)ublique  hi  langage  d\m  vainqueur  insulté;  il 
publiait  qu'il  n'y  avait  pas  de  gouvernement  plus 
traître  que  celui  de  Venise.  La  faiblesse  et  l'hypocri- 
sie cruelle  du  Sénat  facilitaient  le  plan  qu'il  avait 
conçu,  de  faire  la  paix  de  la  France  aux  dépens  de  la 
république.  En  revenant  de  Léoben,  vainqueur  et 
pacificateur,  il  fit  sans  façon  occuper  Venise,  changea 
le  gouvernement  établi,  et,  maître  de  tous  les  pays 
vénitiens,  il  se  vit  à  même,  dans  les  négociations  de 
Campo-Formio,  d'en  pouvoir  disposer  à  son  gré,  comme 
compensation  des  cessions  que  l'on  exigeait  de  l'Au- 
triche. Dès  le  19  mai,  il  écrivait  au  Directoire  que  l'un 
des  buts  de  son  traité  avec  Venise  était  de  ne  pas  atti- 
rer sur  nous  l'odieux  de  la  violation  des  préliminaires 
relatifs  au  tei-ritoire  vénitien,  et  en  ménie  temps  de 
donner  des  prétextes  et  de  faciliter  leur  exécution.  A 
Campo-Formio,  le  sort  de  cette  n'publique  fut  décidé'  : 
elle  disparut  du  nombre  des  Etats  sans  secousse  et 
sans  bruit.  Le  silence  de  sa  chute  presque  inaperçue 
étonne  les  imaginations  qui  retrouvent  dans  l'histoire 
les  brillantes  pages  de  sa  gloire  maritime.  Mais  sa 
puissance,  minée  sourdement,  n'existait  plus  que  dans 
le  prestige  de  ces  souvenirs.  Quelle  résistance  aurait- 
elle  pu  opposer  à  l'homme  destiné  à  changer  la  face 
de  l'Europe? 


CIIAIMTI'.K    XI 


Je  pars  pour  alliT  rojiiiinlre  lîoiiaparti-  à  l.ouln-ii.  —  Siu'iiatiire  des 
préliiniiiairt's  ilii  traité  de  (]ainpo-Koriiiio.  —  (Huile  de  l'Ktàt  do 
Venise.  —  Mon  arrivée.  —  Ma  rceeptioii.  —  État-major.  —  Boiia- 
jiarte  zne  met  à  la  tète  de  son  cahiiiet.  —  l^remier  entretien  avec 
l'i.iiiaparte.  —  Bonaparte  veut  poursuivre  ses  suicès.  —  Le  Direc- 
toire s'y  oppose. —  Bonaparte  veut  aller  à  Vienne. —  Nous  retour- 
nons en  Italie. —  Bonaparte,  dans  une  ile  de  Tai,'liamento,  apprend 
li's  mouvements  de  l'armée  do  Sambreet-Meiisc.  —  Mécontentement 
de  [{'inaparte.  —  Nous  traversons  les  Ktats  vénitiens.  —  Nous  arri- 
vons à  Milan.  —  Notre' séjour  à  .Montebello.  —  Jugement  de  Bona- 
parte sur  Dandcdo  et  .Meizi.  —  Bonaparte  est  vin^t  et  un  jours  sans 
ouvrir  ses  lettres. 


Je  rejoignis  lioiiaparle  à  Li'obcn,  !•'  Il)  avril,  lon- 
deniain  de  la  signature  des  préliminaires  de  paiv. 
Ces  préliminaires  ne  ressemblent  en  rien  au  traité 
(It'finitir  de  Campo-Formio.  La  chute  incomplète  encore 
de  l'État  de  Venise  n'offrait  pas  pour  le  moment  une 
proie  à  partager  :  tout  s'arrangea  plus  tard.  Malheur 
aux  petits  Ktats  qui  se  trouvent  en  contact  immi'diat 
enire  deux  colosses  qui  se  battent! 

Ici  cessent  avec  Bonaparte  mes  relations  d'égal  à 
égal  et  de  camarade  à  camarade,  et  commencent 
celles  oii  je  l'ai  vu  tout  à  coup  grand,  puissant,  entouré 
d'hommages  et  de  gloire.  .le  ne  l'abordai  plus  comme 
je  faisais  d'ordinaire  :  j'appréciais  trop  bien  son 
importance  personnelle;  sa  position  avait  mis  une 
trop  grande  distance  sociale  entre  lui  et  moi  pour  que 


90  MEMOIRES 

je  ne  sentisse  pas  le  besoin  d'y  conformer  mon  abord. 
Je  fis  avec  plaisir,  et  sans  regrets,  le  sacrifice  bien 
facile,  d'ailleurs,  de  la  familiarité,  du  tutoiement  et 
d'autres  petites  privautés.  Il  me  dit  à  baute  voix, 
lorsque  j'entrai  dans  le  salon,  où  l'entourait  le  plus 
brillant  état-major  :  Te  voilà  dinic,  enfin  !  mais  dès 
que  nous  fûmes  seuls,  il  me  fit  entendre  qu'il  était 
content,  de  ma  réserve,  et  qu'il  m'en  savait  gré.  Je 
fus  immédiatement  placé  à  la  tète  de  son  cabinet.  Je 
l'entretins,  le  soir  même,  de  l'insurrection  des  pays 
vénitiens,  des  dangers  que  couraient  les  Français,  de 
ceux  qui  avaient  failli  m'atteindre,  etc.  «  'Sois  tran- 
quille (1),  me  dit-il,  ces  coquins-là  me  le  paieront. 
Leur  république  a  vécu.  »  Cette  rt'publique  était  encore 
debout,  riclie  et  puissante.  Ces  paroles  me  ra|)pelèrent 
ce  que  j'avais  lu  dans  un  ouvrage  d'un  Gabriel  Naudé, 
qui  écrivait  sous  Louis  XIII  pour  le  cardinal  de  Ba- 
gin  :  «  Vois-tu  cette  Constantinople,  qui  se  flatte 
d'être  le  siège  d'un  double  empire,  et  Venise,  qui  se 
glorifie  d'une  fermeté  de  mille  ans?  leur  jour  viendra.  » 
Dans  les  premiers  entretiens  que  Bonaparte  eut 
avec  moi,  je  crus  m'apercevoir  qu'il  n'était  pas  extrê- 
mement satisfait  des  préliminaires.  Il  aurait  désiré 
aller  à  Vienne;  il  ne  me  le  cacba  pas.  Avant  d'offrir 
la  paix  au  prince  Cbarles,  il  avait  écrit  au  Directoire 
qu'il  était  dans  l'intention  de  poursuivre  ses  succès, 
mais  qu'il  comptait  pour  cela  sui*  la  coopération  des 
armées  de  Sambre-et-Meuse  et  du  Bbin.  Le  Directoire 
lui  déclara  qu'il  ne  devait  plus  compter  sur  une  di- 
version en  Allemagne,  et  que  les  armées  de  Sambre- 
et-Meuse  et  du  Bbin  ne  passeraient  pas  ce  fleuve. 
Cette  résolution   si  inattendue,  cette  déclaration,   si 

ill  II  me  tutoya  jusqu'à  son  retour  ;ï  Milan,  {yole  tir  liourricnue.) 


Di:  M.  \)\\  i!()ii;i{ii;\Ni:  !ti 

(•iiiilr';tii'(^  ;'i  Ce  (lu'il  in;iil  si  coiistaiiiiiiriii  (IciiiiiihIi', 
II-  l'oivt'it'iil  ilr  iikMIin'  lin  ;'i  ses  tiioiiiplirs  et  de  l'f- 
iioiici'r  ;i  sdii  projet  fiivori,  de  pliuiler  li's  drapeaux  de 
la  Rt'piililique  sur  li's  rrmparls  de  Vienne,  ou  du 
moins  de  nn'tti-e  des  contriltniions  sur  les  fauhourgs 
de  cette  capitale. 

Tne  loi  du  HA  août  l~*.>i  tliMendait  de  porler  d'aulres 
noms  (jue  les  noms  ('nonci's  dans  l'acte  de  naissance. 
Je  voulus  nu-  eont'ormer  à  cette  loi  qui  conirarinit 
bien  stupidement  de  vieilles  habitudes.  Mon  frère, 
aîné  vivait  encore  ;  je  signai  Fauvelet  jeune.  <iela 
donna  de  riuimeur  au  général  Hona[»arte.  «  Ce  chan- 
gement de  noms  n'a  pas  le  sens  commun,  me  dit-il, 
il  y  a  vingt  ans  que  je  te  connais  sous  le  nom  de 
Bourrienne.  Signe  comme  on  t'appelle  et  laisse  là 
les  avocats  avec  leurs  lois.  » 

Le  :20  avril,  en  retournant  en  Italie,  il  l'allut  s'arrê- 
ter dans  une  île  du  Tagliamento  pour  laisser  écouler 
le  torrent  qu'a\ait  fait  déborder  un  violent  orage.  Un 
courrier  paraît  sur  la  rive  droite  ;  il  arrive  dans  l'île  : 
Bonaparte  voit,  dans  les  dépêches  du  Directoire,  que 
les  armées  de  Sambre-et-Meuse  et  du  Rhin  sont  en 
mouvement,  (ju'elles  se  disposent  à  passer  ce  fleuve, 
et  ont  commencé  les  hostilités  le  même  jour  de  la  si- 
gnaturt>  des  préliminaiies.  Cette  nouvelle  arriva  sept 
jours  après  que  le  Directoire  avait  écrit  quil  ne  fallait 
pm  compter  sur  la  coopération  des  armées  dWlle- 
magne.  Rien  ne  pourrait  peindre  l'émotion  du  gV'né- 
ral  à  la  lecture  de  ces  dé|)éches.  Il  n'avait  signé  les 
|»ri'liminaires  que  parce  que  le  gouvernement  lui  re- 
présentait comme  impraticable,  pour  le  moment,  la 
coopération  des  arnK'es  du  Rhin  ;  et  quelque  temps 
après  il  a|)prend  que  cette  coopération  va  avoir  lieu. 
Le  boubiverscment  de  ses  pensées  fut  tel  qu'il  conçut 


9:.'  MEMOIRES 

Mil  iiioinoiii  l'idée  <Ie  repasser  sur  la  rive  gauche  du 
Tagliamcrito  et  de  tout  rompi-e,  sous  un  prétexte 
quelconque.  Il  persistait  même  dans  cette  résolution, 
que  Berthier  et  quelques  autres  généraux  combattirent 
avec  succès.  Il  disait  :  Quelle  dlfférenee  dans  les  pre 
liminaires,  si  toutefois  ils  eussent  eu  //('//.' Mais  son 
chagrin,  je  dii-ai  presque  son  désespoir,  augmenta 
lors(iue,  quelques  jours  après  son  entn'edans  les  Etats 
de  V(înise,  il  n^rut  de  Moreau  une  lettre  du  :23  avril, 
par  laquelle  ce  gén<''ral  lui  annonçait  qu'ayant  passé 
le  Rhin  le  20,  avec  un  succès  très  heureux,  et  fait 
quatre  mill(3  [tisonniers,  il  ne  tai'dei'ait  p;as  à  le  re- 
joindre. Uni  peut  dire,  en  effet,  ce  qui  serait  arrivé 
sans  cette  vacillante  et  inquiète  politique  du  Directoire, 
qu'encourageaient  toujours  de  basses  intrigues  et  la 
jalousie  excitée  par  la  renommée  du  jeune  vainqueur": 
Parce  que  le  Directoire  craignait  son  ambition,  il  sa- 
crifiait la  gloire  de  nos  armes  et  l'honneur  du  pays; 
car  il  n'est  pas  permis  de  douter  que  si  le  mouvement 
sur  le  Rhin,  demandé  avec  instance  par  Ronaparte, 
eût  eu  lieu  quelques  jours  plus  tôt,  il  aurait  pu,  sans 
courir  aucune  chance,  dieter  impérieusement  les  con- 
ditions de  la  paix,  ou,  comme  cela  était  le  but  de  son 
entrée  en  Allemagne,  aller  signer  cette  paix  à  Vienne; 
aussi,  encore  préoccupé  de  cette  idée,  il  écrivait  au 
Directoire  le  8  mai  :  Depuis  que  fat  appris  le  pas- 
sage du  Rhin  par  Hoche  et  Moreau,  je  regrette  bien 
qu'il  n\iil  pas  eu  lieu  quinze  jours  plus  tôt,  ou  que 
du  moins  Moreau  nUiit  pas  dit  quil  était  dans  le  cas 
de  reffectuer  (du  lui  avait  écrit  le  contraire).  Que 
devient,  d'après  cela,  le  leproche  injuste  que  l'on  a 
fait  à  Ronaparte  d'avoir,  par  jalousie  contre  Moreau, 
privé  la  France  des  avantages  (ju'une  campagne  pro- 
longée lui  aurait  procurés.  Ronaparte  rtait  passionné 


DE  M.  DE  BOUKHIKNNK  93 

,u>iir  la  i,'Ioire  de  la  France;  il  ur  l';iiii;iit  jamais  sa- 
criliét'  à  la  jalousi»'  crime  gloire  i>ii\te. 

Kn  iia\ersant  les  Ktats  Miiilieiis  pour  iviuuiner  à 
.Milan,  il  m'entretenait  sun\ent  de  Venise.  Il  m'a  cons- 
lammi'ni  aflirnii'  (juilaNail  •'•(<•,  dans  le  principe,  enli»"*- 
rement  ciraiii^fr  au\  insurrections  ijui  avaient  agité 
ce  pays  ;  que  le  simple  bon  sens  devait  faire  juger 
que  son  j)i"ojet  rtant  de  se  porter  sur  les  versants  du 
Danube,  il  n'a\ait  aucun  intt'rét  à  \oir  ses  dei'rières 
inquiétés  par  des  révoltes,  et  ses  communications 
interi'ompues  on  inti-rceptées.  Cette  combi)i(iis())i,  di- 
sait-il, .serait  absurde  et  ne  pourrait  venir  da)i.s  la 
tète  dun  homme  à  qui  ses  ennemis  mcmes  ne  peuvent 
jiaa  refuser  un  eertain  taet.  Il  m'a\ouait  qu'il  n'était 
pas  facile  que  les  cboses  eussent  tourne  ainsi,  parce 
(pi'il  en  avait  déjà  tiré  avantage  (pour  les  prélimi- 
naires), et  qu'il  espérait  bien  en  profiter  encore  (pour 
la  j»aix  délinitive).  Airivé  à  Milan,  me  dit-il,  je  fais 
oceuper  Venise.  Il  est  donc  pour  moi  bien  démontré 
que,  dans  le  principe,  le  général  en  chef  n'avait  été 
pour  rien  dans  les  insurrections  vénitiennes;  que, 
plus  tard,  il  n'en  fut  pas  fâché,  et  que,  plus  tard 
encore,  il  en  tira  un  grand  profit. 

Nous  arrivâmes  à  Milan  le  5  mai,  par  Leybach, 
Trieste,  Palma-Xuova,  Padoue,  Vérone  et  Mantoue. 
Bonaparte  alla  bientôt  s'établir  à  .Montebello,  très  beau 
château,  à  trois  lieues  de  Milan,  d'oij  la  vue  se  pro- 
mène sur  la  riche  et  magnifique  Lombardie.  C'est  à 
Montebello  que  commencèrent  les  négociations  pour 
la  paix  définitive,  (pii  se  terminèrent  à  Passeriano. 
Le  marquis  de  Gallo,  plénipotentiaire  autrichien,  de- 
meurait à  une  demi-lieue  de  Montebello  (1). 

(1)  Ce  doit  être  Mouibtilo.  (D.  L.) 


9t  MEMOIRES 

Pendant  son  séjour  à  Montebello,  le  général  en 
chef  fit  une  excursion  au  lac  de  Gomo  et  au  lac  Ma- 
jeur. Il  vit  en  détail  les  îles  Borromées,  et  s'occupa, 
à  son  retour,  de  l'organisation  des  villes  de  Venise, 
de  Gènes  et  du  Milanais.  Il  cherchait  des  hommes  et 
il  n'en  trouvait  pas  :  «  Bon  Dieu,  disait-il,  que  les 
hommes  sont  rares!  Il  y  a  en  Italie  dix-huit  millions 
d'hommes,  et  j'en  trouve  à  peine  deux,  Dandolo  et 
jMelzi.  » 

Il  les  avait  bien  jugés.  Dandolo  est  un  des  hommes 
qui,  dans  ces  temps  de  révolution,  a  le  plus  honoré 
l'Italie.  Après  avoir  été  membre  du  grand  conseil  de  la 
République  cisalpine,  il  exerça  les  fonctions  de  prové- 
diteur  général  en  Dalmatie.  Il  suffit  de  prononcer  aux 
Dalmates  le  nom  de  Dandolo,  pour  apprendre  des  habi- 
tants reconnaissants  combien  son  administration  fut 
juste,  grande  et  forte. 

On  connaît  les  services  de  Melzi  :  il  fut  chancelier 
et  garde  des  Sceaux  de  la  Gouronne  d'Italie,  et  créé 
duc  de  Lodi. 

Pour  qui  a  vu  le  monde,  la  vérité  du  reproche  de 
Napoléon  est  devenue  triviale.  Dans  un  pays  qui, 
d'après  les  biograpiiies  et  les  feuilles  publiques,  re- 
gorge d'homm(;s  supérieurs,  une  femme  (1)  de  beau- 
coup d'esprit,  disait  : 

La  chose  qui  m'a  le  plus  surprise,  dej)uis  que  rélévalioii  tie 
mon  mari  m'a  donné  la  faculté  de  connaître  beaucoup  de  per- 
sonnes, et  particulièrement  celles  employées  dans  les  grandes 
affaires,  c'est  l'universelle  médiocrité;  elle  passe  tout  ce  que 
l'imagination  peut  se  représenter,  et  cela  dans  tous  les  degrés, 
depuis  le  commis  jusqu'au  ministre,  au  militaire  et  à  l'ambas- 
sadeur. Jamais,  sans  celte  expérience,  je  n'aurais  cru  mon  espèce 
si  pauvre. 

(1)  M""  Uolaiid.  {Noie  de  Bourrieime.) 


1)1  :  M.  DK  HOURKIENNI-:  '.»5 

Oui  m;  coimiiif  l.'s  [lantles  d'Oxensticni  à  son  lils, 
(jiii  lirml>l;iit  (rallcr  si  jeune  ail  C(»n,!^rès  de  .MimstiM-  : 
«  Allt'/,  mou  lils,  \nus  verre/,  par  (juels  liommes  le 
uionile  est  gouverné.  » 

Dans  ee  leinps,  où  les  préliminaires  de  Léohen 
.iNait'Ut  suspt'ndu  les  opérations  miliiaires,  il  n'était 
pas  si  urgent  de  répondre  immédiatement  à  toutes  les 
lettres.  Il  vint  dans  res|)rit  du  général  lîunaparte,  non 
pas  de  faire  comme  le  cardinal  Dubois,  qui  jetait  au 
feu  les  lettres  qu'il  recevait  en  disant  :  Voilà  ma  cor- 
respondance faite,  mais  de  se  convaincre  que  l'on 
écrivait  trop  et  que. l'on  perdait  à  de  niaises  et  inutiles 
réponses  un  temps  précieux.  Il  me  dit  d(;  n'ouvrir  que 
les  lettres  arrivées  par  courriers  extraordinaires;  et 
il  laissa,  pendant  vingt  et  un  jours,  toutes  les  autres 
dans  la  corbeille,  .raflirme  qu'après  ce  temps  écoulé, 
les  (piatre  cinquièmes  des  lettres  à. écrire  se  trouvaient 
laites;  voici  comment  :  les  unes  étaient  elles-mêmes 
des  réponses,  des  accusés  de  réception;  d'autres 
contenaient  des  demandiis  déjà  accordées  dont  on 
n'avait  pas  encore  reçu  l'annonce.  Plusieurs  étaient 
rtMuplies  de  plaintes  sur  les  vivres,  la  solde  im  l'ha- 
billement, et  des  ordres  avaient  pourvu  à  tout  cela 
avant  Texpédiiion  des  lettres.  Des  généraux  deman- 
daient des  renforts,  de  l'argent,  des  avancements,  etc.; 
on  s'était,  en  n'ouvrant  pas  les  lettres,  épargné  le  dé- 
sagrément d'un  refus. 

Lorsque  le  général  en  chef  compara  le  très  petit 
nombre  di^  l»;ttres  auxquelles  il  fallut  répondre  au  grand 
nond)re  de  celles  dont  le  temps  avait  l'ait  la  réponse, 
il  rit  l)eaucoup  de  sa  plaisante  idée.  Au  fait,  ce  mode 
d'agir  ne  serait-il  pas  prélV>rable  à  celui  de  faire  ouvrir 
les  lettres  [lar  jf  ne  sais  qui,  et  de  répondre  par  un 
imprimé  auquel  il  ne  manque  que  la  date? 


96  .memoire:s  de  m.  de  bourrienne 

Pendant  les  négociations  qui  suivirent  le  traité  de 
Léoben,  le  Directoire  chargea  le  général  Bonaparte 
de  réclamer  la  liberté  de  MM.  de  Lafayette,  Latour- 
3Iaubourg  et  Bureau  de  Puzy,  détenus  à  Olmùtz  de- 
puis 119^,  comme  prisonniers  d'État.  Le  général  en 
chef  remplit  cette  commission  avec  autant  de  plaisir 
que  de  zèle^  mais  il  rencontra  souvent  des  difficultés 
qui  paraissaient  être  insurmontables. 

On  a  très  inexactement  i)ublié  que  ces  prisonniers 
avaient  reçu  leur  liberté  par  un  article  des  prélimi- 
naires de  Léoben.  J'ai  beaucoup  écrit  dans  cette  affaire 
sous  la  dictée  du  général  Bonaparte,  et  je  ne  l'ai  rejoint 
que  le  lendemain  de  la  signature  de  ces  préliminaires; 
ce  n'est  qu'à  la  fin  de  mai  de  l'année  ildl  (|ue  fut 
faite  la  demande  de  la  mise  en  liberté,  et  les  captifs 
ne  l'obtinrent  qu'à  la  fin  d'août.  Il  n'y  eut  point  d'ar- 
ticle de  traité. 

Ce  n'est  pas  non  plus  de  son  propre  mouvement 
que  Bonaparte  demanda  l'élargissement  des  prison- 
niers, mais  par  ordre  du  Directoire.  Pour  expliquer 
ce  qui  les  empêcha  de  rentrer  tout  de  suite  en  France, 
après  leur  sortie  d'Olmiitz,  il  faut  se  rappeler  que  les 
événements  du  18  fructidor  ont  eu  lieu  entre  les  pre- 
mières démarches  pour  leur  délivrance  et  leur  lil)ert(''. 
Il  fallut  à  Bonaparte,  [wur  réussir  au  bout  de  trois 
mois,  son  ascendant  et  la  force  de  son  caractère.  On 
verra  dans  les  pièces  qui  seront  à  leur  date,  comment 
étaient  traités  ces  prisonniers  dans  la  forteresse  d'Ol- 
miitz, avec  quelle  noble  fierté  ils  reçurent  leur  liberté, 
et  comme  ils  conservèrent  jusqu'à  la  fin  le  sentiment 
d'indépendance  et  de  dignité  que  n'avait  pu  abattre 
une  longue  et  rigide  captivité.  Je  n'ai  trouvé  ces  pièces 
dans  rien  de  ce  que  j'ai  lu,  et  j'avoue  que  je  ne  les 
ai  pas  jugées  indignes  de  l'histoire. 


CIIAPITIΠ XII 


Néjfociations  avec  l'Autriche.  —  Mécontentement  de  Honaparte.  — 
l'iie  lettre  tie  Sabotier  de  (Àislres.  —  Le  niini>lre  Delacroix  envoie 
un  agent  prés  ilc  Itonnpnrte.  —  M"'  Bonaparte  rei.oit  à  Milan  un 
ajrent  diploniatiiine.  —  M.  Itarlliélenii.  —  Dévouement  d'un  éniijrré 
pour  lU'iiaparte.  —  (lunseils   de   Sabatier  pour  régénérer  l'Knrupe. 

—  (laracliro  tt  projets  de  Itunaparte,  jugés  par  Dumouricz  et  Ki- 
vai'd.  —  Justilicatiun  do  la  conduite  de  Monaparte  pendant  1"'J.{, 
1"'.I4  et  l"l'j.  —  JugeiiuMitï;  sur  Dun)ouriez.  —  Jourdan.  —  Moreau. 

—  Itonaparte.  —  lionaparte  renonce  à  aller  à  Uouic.  —  Le  prince 
Charles  battu  par  lionaparte. 


.\i)us  étions  au  mois  de  juillet,  et  les  négoeialious 
Iraiiiaient  en  longueur;  on  ne  pouvait  attribuer  les 
embairas  qui  se  renouvelaient  sans  cesse  qu'à  la  po- 
litique rusée  de  l'Autriche.  D'autres  affaires  occupaient 
Bonaparte.  Les  nouvelles  de  Paris  fixaient  toute  son 
attention;  il  voyait  avec  un  extrême  déplaisir  et  une 
vinlt-nte  humeur  la  manière  dont  les  orateurs  influents 
dt'S-  conseils  et  des  pamphlets  écrits  dans  le  même 
esprit,  parlaient  de  lui,  de  son  armée,  de  ses  victoires, 
des  affaires  de  Venise  et  de  la  gloire  nationale.  Il 
s'indignait  des  soupesons  que  l'on  cherchait  à  répandre 
sur  sa  conduite  et  sur  ses  vues  ultérieures. 

Il  rerut,  avant  cette  époque,  une  lettre  de  M.  vSaba- 
tierde  Castres,  dans  laquelle  étaient  révélées  quelques 
intrigues  contre  lui.  Après  un  préambule  un  peu  long 
et  assez  insigniliant,   M.  Sabatier  disait  : 


98  MÉMOIRES 

l'ouf  vous  seul,  Monsieur  le  général  en  clief. 

Poun[U()i  f;uil-il  <|a"api'ès  avoir  arraciié  la  Fi'ancoà  l'opprobro 
et  l'avoir  peul-èln;  préservée  de  sa  dissolution,  vous  ayez  eocoro 
des  ennemis  parmi  les  Frani^'ais ?  La  gloire,  comme  vous  savez, 
appelle  l'envie  comme  l'aimant  attire  le  fer;  et  l'envie,  vous  ne 
l'ignorez  pas  non  plus,  ourdit  des  intrigues,  invente  des  noir- 
ceurs et  suscite  des  persécutions.  La  nation  vous  dresse  des 
statues  et  le  gouvernement  des  embûches. 

Je  viens  de  découvrir,  Monsieur  le  général,  par  un  homme  de 
ma  connaissance,  arrivé  ici  depuis  peu,  de  Bàle,  que  le  citoyen 
Delacroix,  ministre  des  Affaires  de  l'extérieur,  entrelient  auprès 
de  vous,  depuis  trois  mois,  un  homme  chargé  de  vous  observer 
et  de  s'insinuer  dans  la  contiance  des  gens  (|ui  vous  entourent, 
s'il  ne  peut  pénétrer  jusqu'à  la  vôtre;  et  que  M.  liarthéleiiii,  par 
l'ordre  du  même  ministre,  a  envoyé  à  Milan,  il  y  a  quelques 
semaines,  le  Itaron  de  Nertia  pour  exercer  un  pareil  rôle 
auprès  de  M"'°  de  liiionaparte.  On  n'a  pu  me  donner,  sur  le 
premier  de  ces  explorateurs,  d'autres  renseignements,  sinon  que 
c'est  un  homme  de  beaucoup  d'esi)rit,  qui  sait  plusieurs  lan- 
gues et  qui  n'est  pas  militaire;  mais  l'homme  de  ma  connais- 
sance, de  qui  je  les  liens,  connaît  personnellement  et  a  Iré- 
quenlé  ledit  Nertia  à  Bàle,  et  a  ai)pris  de  lui-même  ce  que  je 
viens  d'en  dire,  et  de  plus  qu'il  a  un  traitement  de  vingt  mille 
livres  tournois  sur  le  département  de  l'extérieur;  qu'il  est 
marié,  et  que  sa  femme  vit  avec  un  des  secrétaires  du  citoyen 
Delacroix.  J'avais  déjà  ouï  dire  que  ce  baron  de  Nertia,  (jui  se 
donne  tantôt  pour  Italien  et  tantôt  pour  Français,  est  un  très 
mauvais  sujet,  auteur  de  quelques  romans  orduriers  très  mal 
écrits,  ce  qui  n'empêche  pas,  dii-ou,  qu'il  ne  montre  beaucoup 
d'esprit  dans  la  conversation;  il  n'en  est  que  plus  dangereux, 
s'il  en  a  véritablement. 

Ne  pouvant  pas  plus  résister  à  l'intérêt  que  vos  talents  et  vos 
vertus  inspirent  qu'à  l'admiration  qu'on  vous  doit,  je  voudrais 
avoir  des  ailes  pour  aller  vous  faire  hommage  de  ces  détails. 
Vous  écrire  par  la  poste  serait  me  rendre  suspect  au  gouverne- 
ment qui  me  donne  l'hospitalili''.  Qui  sait,  d'ailleurs,  si  ma  hîtlre 
vous  parviendrait?  Ma  situation  ne  me  permettant  pas  non  plus 
de  voyager,  et  désirant  pourtant  vous  avertir  de  l'espionnage 
dont  vous  et  M'""  de  Buonaparte  êtes  l'objet,  j'ai  eu  le  bon- 
heur de  déterminer  un  honnête  homme  (M.  de  Haville)  à  faire 
exprès  le  voyage  d'Italie  pour  vous  porter  cette  lettre.  C'est  un 


DI-:  M     Dl'l  lîoruinF.NN'K  w 

oeiitilhommo  vcrlueiix,  i|iii  s'est  fait  inarcliand  pour  soiilcnir  s;i 
t'cmme  et  ses  di'iix  tillosi'niigri'cs.  Telle  est  son  csliiiio  pour  moi 
l'I  telle  sa  véiicralion  pour  vous,  .Monsii'ur  le  géïK^ral,  que,  (piaiid 
il  ne  serait  pas  renihoiirsé  de  ses  frais,  il  s'en  croiiait,  nra-t-il 
dit,  arn|)lenieiil  d('iloiiiiiia<^é  par  le  plaisir  de  voir  un  giand 
homme  et  par  le  souvenir  d'une  démarche,  ou  plutôt  d'nnt; 
loufiue  marche,  qui  avait  pour  but  de  le  servir. 

l'our  moi,  Monsieur  le  général  en  chef,  je  voudrais  bien  pouvoir 
vous  manpier  ma  profonde  estime  et  mon  vif  attachement  par 
des  hommij^es  plus  importants  ipie  eelni  de  eelle  missive  ;  et, 
j'ose  le  dire,  si  jamais  le  sort  me  rapprochait  de  vous,  je  crois 
que  je  ne  serais  peut-tHre  pas  inutile  au  soutien  et  même  à 
l'augmentation  de  la  gloire  dont  vous  êtes  chargé.  Ayant  atteint 
l'âge  où  les  passions  passent  en  revue  devant  la  raison,  obser- 
vateiu'  comme  par  instinct,  plein  d'id'es  non  seidemenl  minis- 
térielles, mais  politiques  ;  riche  de  (juelques  rapports  sociaux 
jusqu'à  présent  inaperçus,  il  ne  me  serait  pas  difticile  de  fournir 
il  l'activité  dt>  votre  àme  et  de  votre  génie  de  nouveaux  moyens 
d'étonner  l'univers  et  de  tracer,  dans  le  champ  de  l'histoire,  un 
sillon  moins  pénible  et  plus  profond  encore  que  celui  de  vos 
exploits.  Et  véritablement  je  suis  en  étal  de  vous  convaincre 
qu'il  est  non  seulement  possible,  mais  très  facile  de  donner  ir- 
résistiblement à  l'esprit  social  une  direction  nouvelle,  aussi 
avantageuse  aux  peuples  qu'aux  princes,  et  d'imprimer  en  un 
seul  jour  à  la  France,  et  par  ce  contre-coup,  (pielque  temps 
après,  à  presque  toutes  les  monarchies  de  l'iMirope,  une  forme 
de  gouvernement  plus  tenace  qu'aucune  de  celles  pratiquées 
jusqu'à  présent,  invariable,  et  même  indestructible,  si  linéique 
chose  d'humain  pouvait  l'être.  Ce  qui  vous  i)araitra  plus  extraor- 
dinaire ou  plus  incroyable,  quoique  rien  ne  soit  plus  simple  et 
plus  vrai,  c'est  que  je  n'aurais  i[u'à  publier  mon  idi'e  pour  la 
voir  bientôt  réalisée  ;  car  (et  ce  seul  trait  peut  vous  la  faire  de- 
viner) toutes  les  armées,  depuis  le  sim|de  soldat  jusqu'au  gé- 
néral en  chef,  conspireraient  à  son  exécution  ;  tous  s'y  trouve- 
raient également  intéressés. 

Si  ces  assertions  vous  |iaraissent  folles,  vous  suspendrez  du 
moins  votre  jugement  sur  leur  vérité,  si  vous  daignez  songer 
qu'avant  la  découverte  des  ballons  on  se  serait  moqué,  même 
dans  l'Académie  des  sciences,  de  celui  qui  aurait  affirmé  (pi'on 
pouvait  dessiner,  déjeuner,  dincr  dans  les  airs,  et  traverser  la 
Manche  autrement  que  sur  un  navire. 


100  MÉMOIRES 

J'ignore  si  vous  recevez  lo  journal  qui  a  pour  titre  le  Specta- 
teur du  Nord.  C'est  le  mieux  écrit  el  le  plus  intiTossanl  des  ou- 
vrages périodiques  qui  me  sont  connus.  11  y  a  dans  le  dernier 
numéro  deux  lettres  assez  longues  qui  vous  concernent.  Certain 
que  IhiiHOuriez-  el  lUrarol  les  ont  faites  en  commun,  j'ai  pensé 
que  vous  pourriez  être  curieux  de  voir  comment  ces  écrivains 
s'expriment  sur  votre  compte;  c'est  ce  qui  m'a  engagé  de  l'aire 
des  extraits  de  ces  ileux  lettres.  M.  de  liaville  vous  les  re- 
mettra, dans  le  cas  que  ledit  numéro  ne  vous  ait  pas  été  en- 
voyé. 

.l'ai  lu  dans  une  gazette  que  vous  aviez  demandé  votre  dé- 
mission au  Directoire,  et  que  vous  vous  proposiez  de  retourner 
en  P'rance  dès  que  les  affaires  concernant  la  paix  seront  termi- 
nées. J'aurais  bien  des  observations  à  vous  faire  sur  ce  sujet,  mais 
il  ne  me  convient  nullement  de  me  permettre  rien  qui  pût  avoir 
l'air  d'un  conseil  :  ce  serait  imiter  en  quelque  sorte  ce  chef  de 
sauvage  qui  trace  au  soleil  le  ciiemin  qu'il  doit  parcourir.  Je 
me  borne  à  vous  prier  de  ne  regarder  cette  longue  lettre  que 
comme  une  esquisse  de  l'extrême  intérêt  que  vous  me  faites 
éprouver. 

Je  suis,  avec  un  respect  senti,  Monsieur  le  général  en  chef, 
votre  très  humble  et  très  obéissant  serviteur. 

L.  Sabatirr  de  Castres. 

A  Leipsig,  19  mai  1707,  chez-  M.  Fleischer  Vamé,  lihraire  h 
Lelps'uj. 


Extrait  de  la  lettre  au  Spectateur  du  Nord,  sur  le  caractère 
et  les  projets  de  Bonaparte. 

Monsieur, 

Le  ton  sage  et  im[)artiàl  qui  caractérise  votre  journal  m'en- 
gage à  vous  adresser  (piehines  réflexions  sur  l'objet  le  plus  dé- 
licat qui  puisse  intéresser  un  liomme  extraordinaire  placé  entre 
la  calomnie  et  la  gloire.  Je  sais  que  la  postérité  seule  juge 
sans  passion,  avec  une  impartiale  équité,  les  hommes  qu'une 
grande  ci'lébrité  place  en  butte  à  l'exagération  de  leur  siècle, 
soit  en  bien,  soit  en  mal.  Je  sais  par  conséquent  que  le  général 
Buonaparte,  l'un  des  plus  étonnants  acteurs  de  la  Révolution 
française,  ne  peut  être  élevé  sur  un  piédestal  solide,  ni  renversé 


1)1-;  M.  i)i;  \u  >ri;Hii.NNi".  loi 

<|i?  ci'liii  tin'il  s'osl  tornii'  Ini-nu^mo,  i)ar  t^us  coiilom|ioi'ains,  ses 
ii'liniiatfurs  ou  sos  L'iiiioinis.  l/liisloiri*  lui  assij^ncra,  apivs  sa 
luori,  son  vt-rilable  laii;^  |)arini  les  liéros  ou  parmi  les  scélé- 
nils  fameux. 

(hiaml  un  homme,  par  do  grands  travaux,  par  des  lalenls 
brillauls,  par  des  actions  éclalanles  ol  loujours  eoiu-onnées  de 
succès,  csl  sorti  de  la  classe  ordinaire  de  l'humanilé,  il  ne  pi'Ut 
plus  èlro  mesuré  sur  les  proportions  conunuucs.  Le  Jupiter  de 
Phidias,  Vlli'icnlt'  Farnèse,  VApolloii  du  Relvédére,  sont  néces- 
sairomont  plus  grands  que  nature  ;  il  faut  cpie  l'imagination  ne 
puisse  pas  les  comparer  à  des  objets  vulgaires.  11  en  est  des 
grands  hommes,  oomme  des  poèmes  épiques:  on  ne  peut  pas 
les  juger  sur  les  ngles  ordinaires  ou  di'  la  vie  civile  ou  de  la 
simple  logiipie. 

11  en  résulte  que  leurs  ennemis  ne  produisent  pas  contre  eux 
des  accusations  conununes,  (|ui  suftiraient  pour  écraser  des 
hommes  ordinaires  ;  ils  jugent  trop  bien  qu'elles  ne  pourraient 
pas  les  atteindre  ;  ils  lancent  contre  ces  colosses  (oui  ce  que  la 
méchanceté  a  de  pjus  acéré.  Si  la  vérilé  dirige  la  main  de  Tas- 
saillant,  chaque  attaque  produit  une  mulilalion,  et  bientôt  la 
statue  est  détigurée  ou  renversée.  Si  la  calomnie  égare  la  main 
qui  veut  détruire,  ses  traits  impuissants  s'émoussenl  et  ne  lais- 
sent que  des  égratignures  qui  peuvent  un  moment  tromper  les 
conItMnporains,  mais  que  le  temps  efface,  en  polissant  de  siècle  en 
siècle  la  statue  qui  doit  rappeler  un  grand  homme,  de  grands 
événements,  de  grands  exemples. 

Le  général  Uuonaparle  est  sans  contredit  le  guerrie  ■  le  plus 
brillant  qui  ait  paru  à  la  tète  des  armées  de  la  Ré-publique  l'ron- 
(;aise.  Sa  gloire  est  incompatible  avec  l'égalité  démocraiiquc,  et 
les  services  qu'il  a  rendus  sont  rop  considérables  pour  être  ré- 
compensés autrement  que  par  la  haine  et  l'ingratitude.  Il  est 
très  jeune,  il  a  par  conséquent  à  parcourir  une  longue  carrière 
de  calomnies,  d'accusations  et  de  persécutions. 

Sa  conduite  actuelle  contraste  avec  les  différents  portraits, 
presque  tous  désavantageux,  qu'on  a  tracés  de  lui.  L'opinion 
n'est  plus  douteuse  sur  ses  qualités  guerrières  et  ses  talents, 
mais  elle  est  variée  encore  sur  son  caractère,  selon  les  diverses 
affections  de  ceux  qui  se  hasardent  de  prononcer  sur  cet  homme 
vraiment  extraordinaire. 

Ce  n'est  qu'à  la  paix  dont  la  rapidité  de  ses  victoires  précipite 
la  conclusion,  qu'on  pourra  décider  si   ce  général  a  été  enthou- 

6. 


lOJd  MÉMOIRES 

siasle  rêvolulionnaire  ou  politique  profond  ;  si  les  variations 
apparentes  de  sa  conduite  sont  l'effet  d'une  ambition  flexible 
ou  d'ini  patriotisme  prudent  ;  s'il  a  travaillé  pour  la  nation  qui 
l'a  adopté,  mis  en  évidence,  ou  pour  lui-même  ;  s'il  se  considère 
comme  Français  ou  comme  Italien.  Quel  que  soit  l'événement 
qui  couronnera  sa  carrière  militaire,  liiionaparteo^l  toujours  un 
grand  homme,  toute  sa  gloire  est  à  lui  seul,  parce  qu'il  a  dé- 
veloppé lui  seul  un  caractère  et  un  génie  dont  personne  ne  lui 
a  donné  l'exemple. 

S'il  a  exercé  l'apostolat  révolutionnaire,  il  peut  facilement  se 
justifier  en  prouvant  qu'il  l'a  fait  :  1'^  pour  renforcer  son  armée 
française  d'une  armée  italienne;  2°  pour  s'assurer  lui  et  ses 
troupes  contre  la  vengeance  et  la  perfidie  qui  ont  détruimant 
d'armées  ultramontaines  eu  Italie,  dans  les  guerres  précédentes. 

Tout  le  reste  de  sa  conduite  est  noble  et  modéré  ;  il  a  dé- 
ployé de  l'hurannilé  dans  les  combats,  de  la  générosité  envers 
les  prisonniers  ;  il  a  respecté  le  courage  et  la  vieillesse  dans  le 
feld-maréchal  de  Wurmser;  il  a  su  s'arrêter  au  milieu  de 
ses  victoires,  donner  la  paix  à  des  ennemis  faibles,  sauver  le 
chef  d'une  religion  proscrite  par  les  Français,  épargner  la  ca- 
liitale  du  monde  et  de  nouveaux  crimes  à  ses  soldats.  Il  s'est 
vaincu  lui-même,  en  préférant  aux  vains  honneurs  de  l'entrée 
triomphante  au  Gapitole,  des  tropliées  bien  plus  utiles  sur  la 
l'iave  oii  il  a  prévenu  le  rassemblement  des  Autrichiens,  et  par 
cette  victoire  du  génie  sur  l'orgueil,  mais  surtout  par  sa  fou- 
droyante rapidité,  il  a  décidé  le  sort  de  l'Europe. 

Tel  est  l'homme  contre  lequel  je  viens  de  lire  avec  indigna- 
tion la  dénonciation  la  plus  absurde,  dans  un  journal  intitulé  : 
Paris,  n»s  100  cl  101,  page  769.  Ce  pamphlet  est  intitulé  :  Ca- 
ractère et  projets  de  Biioiiaparte. 

Ici  l'auteur  de  la  lettre  relève  l'absurdité  des  prin- 
cipaux griefs  articulés  contre  M.  le  général  en  chef, 
et  après  avoir  prouvé  que  les  Itali(ïns  et  les  Allemands 
lie  peuvent  parler  de  ce  nouvel  Alexandre  qu'avec 
passion,  en  bien  ou  en  mal,  il  termine  ses  observa- 
tions par  celles-ci  : 

Les  Français  sont  encore  trop  agités  par  des  factions  \)Ci\n' 
juger  impartialement  un  général  que  la  catastrophe  de  vende- 


Di",  M.  [)i:  iJoniiuiiNNi':  i(»:( 

niiaiie  a  jioilu  an  commandement  ilo  l'armô»'  ([ii'il  a  (Dnliimcl- 
lemt'nt  monrc  (lo|)uis  à  la  vicloirc.  Le  jjarli  qn'il  a  balui  à  celle 
époiiuc  no  Ini  panlonnc  pas  le  passé,  celni  ([u'il  a  soulenii  alors 
redoule  son  avenir:  ce  dernier  parait  avoir  raison,  car  il  est 
arrivé  à  Biioimpartc  ce  qui  n'arrive  prescjne  à  aucun  autre 
homme:  le  bonlieur,  au  lien  de  le  corrompre,  a  développé  en  lui 
de  la  modération  el  de  la  sagesse.  Il  est  arrivé  à  la  gloire  avec 
fougue,  il  se  mainlienl  au  sommet  avec  calme  :  son  àme  semble 
s'épurer  dans  ces  liantes  réj^ions. 

(Vost  aillai  qu'^  finit  ci'tti^  Idtivsans  d.nt(?. 


Elirait  de  la  letlrc  d'un  of/icifr  allonand  sur  la  (jucrre^  dalcc 
.)/...  18  avril,  et  }>n{>liée  dans  le  Spectateur  du  Nord,  n°  f, 
mois  d'avril  J /'.)/. 

«  . . .  C'est  au-dessus  des  nuages,  c'est  à  une  élévation  qui 
domine  à  la  lois  la  nalmalio  cl  l'Italie  qu'on  a  combatlii,  écrit 
liuonaparte  ;  c'est  sur  un  triple  lit  de  neige  et  do  glace  que  les 
escadrons  se  sont  enlre-clioqués.  »  En  retranchant  de  celte  rela- 
tion le  vernis  poétique,  dont  la  verve  du  jeune  général  brille  dans 
st^s  récits,  il  en  reste  encore  assez  pour  l'élonnement  et  pour 
l'admiration  de  la  tremblante  Europe.  Il  en  reste  assez  pour  les 
réilexions  de  l'homme  qui  cherche  à  se  rendre  compte  des  motifs, 
de  l'exécution  et  dos  suites  probables  de  cette  singulière  entre- 
l)rise. 

L'autour  do  la  lettre,  aprôs  avoir  étaldi  qu'une  dc- 
ftMisive  telle  qui;  celle  que  la  nature  semblait  avoir 
disposée  pour  l'heureux  vainqueur  de  Mantoue,  pa- 
raissait une  position  favorable  pour  les  Français,  sous 
tniis  li's  rapports  militaires  et  politiques,  cherche  les 
raisons  pour  lesquelles  M.  le  général  en  chef  a  pti  né- 
i,di;^er  dfs  avantages  aussi  solides,  aussi  Idcii  a({piis, 
|)oiir  courir  après  des  hasards  incalculables,  pour 
s't'iifontt'r  dans  des  contrées  absolument  inconnues 
aux  Français,  sur  des  routes  où,  malgré  leurs  nom- 


104  MEMOIRES 

breuses    incursions  en   Italie,    leurs  ancêtres  depuis 
Charlemagne  n'avaient  jamais  pénétré. 

Ea  s'écartant,  dit-il,  de  la  route  tracée  par  l'évidence  de  ses 
propres  intérêts,  Buonapartc  [)araîl  très  distinctement  entraîné 
par  son  caractère  personnel,  par  des  souvenirs  et  des  rappro- 
chements fautifs  dans  leur  base,  par  les  propres  fautes  de  sos 
ennemis;  enfin,  par  le  désir  d'aider  ses  collègues  à  rentrer  eu 
Allemagne,  en  attirant  sur  lui  les  forces  de  ses  ennemis,  et  en 
liant  ses  propres  opérations  aux  leurs. 

L'objet  de  la  lettre  est  (réclaircir  chacun  de  ces  ar- 
ticles. Je  ne  transcrirai  que  les  développements  qui 
concernent  le  caractère  de  M.  le  généivnl  en  chef  et  ce 
qui  peut  l'intéresser  personnellement. 

La  plupart  des  hommes,  les  anciens  militaires  surtout,  do- 
minés par  une  seule  idée,  ne  voient  presque  toujours  dans  un 
général,  comme  dans  un  ministre,  que  la  place  :  l'Iiomine  leur 
écliappe  et  reste  caché  derrière  ses  fonctions...  Déplorable  er- 
reur !  les  lois,  les  empires,  la  guerre  surtout,  reroivent  bien 
plus  qu'ils  ne  la  donnent,  leur  empreinte  des  hommes  qui  sont 
appelés  à  les  diriger.  Voyez,  par  exemple,  cette  triste  guerre  : 
incertaine  en  Champagne,  elle  devient  audacieuse  sous  Dinnou- 
riex-,  effrénée  suus  les  brigands  qui  combatlirenl  la  Vendée,  mé- 
thodique sous  Pichegru,  vulgaire  sous  Jourdaii,  savante  sous 
Moreau,  fougueuse  sous  Buonaparle.  Chaque  général  a  marqué 
sa  carrière  du  sceau  de  son  génie,  a  frappé  ses  armées  de  vie 
ou  de  mort... 

Dés  son  début  dans  la  carrière,  Buonaparle  a  développé  un 
caractère  ardent  qui  s'irrite  des  obstacles,  une  célérité  qui  pré- 
vient toute  détermination  de  la  part  de  l'ennemi  :  c'est  à  coups 
redoublés  (ju'il  le  frappe,  c'est  à  tlots  pressés  qu'il  pousse  son 
armée  sur  lui.  Il  est  tout  action,  et  il  l'est  également  i)artout. 
Voyez-le  combattre,  négocier,  décréter,  punir:  c'est  toujours 
l'affaire  d'un  instant,  d'un  mol;  il  transige  avec  Turin  connue 
avec  Rome;  il  envahit  Modène  comme  il  brûle  Binasco;  jamais 
d'hésilalion  :  couper  le  nœud  gordien  est  toujourt  sa  méthode. 
Or,  comment  assujettir  un  pareil  caractère  à  l'inaction  de  la 
défensive  1  Comment  resserrer  dans  les  parallèles  d'une  place, 


OK  M.  DI",  H<»ri;iîIK\NI'.  105 

ou  dans  It^s  li^nos  d'un  camp,  If  rossort  lo  plus  l'Iasliquo,  Iti 
moins  pliant  qui  fui  jamais  ?  (lonunonl  obtruir  du  ropos  d<;  ci; 
ipii  csl  le  mouvement  nioiiu'"?  Itiionapartc,  fiboissaul  à  son  na- 
lui'ol  oncoiv  plus  qu'aux  règles  do  sou  art,  a  dû  s'indigner  du 
seul  projet  de  la  dt^fensivc  ;  en  etï'et,  c'élait  l'ortacer,  l'annuler 
en  quelque  manière.  Comment  souserire  à  mi  tel  sacrifice  au 
sein  de  tant  dt(  gloire  et  de  tant  de  bruit?  Dès  lors  le  passé  no 
lui  a  pas  laissé  le  choix  de  l'avenir  ;  après  avoir  éclipsé  dans 
quolques  mois  une  partie  des  héros  de  l'histoire,  il  a  fallu  riva- 
liser avec  ceux  de  la  fable  ;  telle  est  en  partie  l'origine  do  l'expé- 
dition pres(]uo  romauestpu'de  Biionaparte... 

Depuis  un  an,  l'élite  du  militaire  impérial  est  venue  succes- 
sivement se  briser  contre  liiioiinpaiii'.  Lui  seul  a  coulé  à  fond 
presque  tout  l'almanach  mditaire  autricliien,  et  l'homme  de 
l'art  a  dans  peu  fait  disparaître  les  gens  du  métier... 

Le  général  qui  sauva  l'Allemagne,  qui  lit  expier  à  Jotirilan  la 
violation  de  l'iMiipire,  se  présente  devant  Biionaparte,  menace 
d'arrêter  sa  course  et  do  mettre  ses  lauriers  à  tout  autre  prix 
que  celui  qu'ils  lui  ont  coûté  jusqu'ici.  Ce  génèi-al  est  le  frère 
mémo  de  l'empereur.  A  ses  côtés  brillent  des  guerriers  que  la 
renommée  ne  place  qu'un  rang  au-dessous  de  leur  propre  chef: 
l'Kurope  attentive  les  considère  :  le  vain(iueur  doit  placer  son 
nom  ])ar-dessus  tous  ceux  des  guerriers  qu'elle  possède...  que 
d'aiguillons  pour  une  àme  aussi  ardente?  Ils  exciteraient  l'être 
le  plus  insensible.  Comment  le  fougueux  liunnaparle  pourrait-il 
s'en  défendre.  L'apparition  de  M.  l'arcliidue  et  la  rivalité  qui 
en  est  la  suite,  ont  donc  entrain»'  lUioiiaparte  dans  un  pian  qui 
lui  assurait  au  moins  l'honneur  des  ])remiers  coups,  l'initiative 
de  la  gloire,  et  qui  condamnait  un  illustre  rival  à  s'éclipser  un 
moment.  Buonaparte  n'a  pas  été  chercher  M.  (VAlvinxi,  il  a  at- 
tendu spis  faibles  coups  dans  ses  retranchements;  au  contraire, 
il  va  au-devant  de  ceux  de  M.  l'archiduc!  c'est  qu'il  sent  en  lui 
un  émule  ;  c'est  que  se  rendant  la  guerre  personnelle,  il  en  veut 
autant  à  la  gloire  de  M.  l'archiduc,  qu'aux  intérêts  de  l'.Vu- 
Iriche;  c'est  que  le  champ  de  bataille  n'est  pour  lui  qu'un  champ 
clos,  et  le  combat  des  deux  armées,  qu'un  duel. 

Bonaparte  ne  pouvait  pas  souffrir  qu'on  le  de- 
vinât, et,  frappé  de  voir  ses  canripairnes  dépréciées, 
sa  gloire  et  celle  de  son  armée  avilies,  des  intrigues 


106  MEMOIRES; 

se  former  contre  lui  dans  le  club  de  Clichy,  il  écrivit 
au  Directoire  la  lettre  qu'on  va  lire,  et  rédigea,  sur 
le  même  sujet,  d'autres  notes  qui  la  suivront. 

AU   PRÉSIDENT   DU    DIIIECTOIUK    EXÉCL'TIF    (1  ) 

Je  reçois  à  l'instant,  citoyens  directeurs,  la  motion  d'ordre  de 
Dumolard  (23  juin  1797),  il  s'y  trouve  la  pliraso  suivante  : 

Que  plusieurs  Anciens,  ayant  depuis  élevé  des  doutes  sur  les 
causes  et  la  gravité  de  ces  violations  criminelles  (Venise)  du 
droit  de5  i;ens,  l'homme  impartial  ne  fera  point  un  reproclie  au 
Corps  législatif  d'avoir  accordé  sa  croyance  à  des  déclarations 
aussi  précises,  aussi  solennelles  et  garanties  avec  autant  de  cha- 
leur par  la  puissance  executive. 

Cette  motion  a  été  imprimée  par  ordre  de  rAssemljlée  ;  il  est 
donc  clair  que  cette  phrase  est  contre  moi. 

J'avais  le  droit,  après  avoir  conclu  cinq  paix  et  donné  le  der- 
nier coup  de  massue  à  la  coalition,  sinon  à  des  triomphes  ci- 
viques, du  moins  à  vivre  tranquille  et  à  \\  protection  des  pre- 
miers magistrats  de  la  République.  Aujourd'hui,  je  me  vois  des- 
servi, persécuté,  décrié  par  tous  les  moyens  honteux  que  leur 
politique  apporte  à  la  persécution  (2). 

J'aurais  été  indifférent  à  tout  ;  mais  je  ne  puis  pas  l'être  à 
cette  espèce  d'ojiprobre  dont  cherchent  à  me  couvrir  les  pre- 
miers magistrats  de  la  République. 

Après  avoir  mérité  d'avoir  un  décret  d'avoir  bien  nu'riler  de 
la  patrie,  je  n'avais  pas  le  droit  de  m'entendre  accuser  d'une 
mesure  aussi  absurde  qu'atroce?  Je  n'avais  pas  le  droit  d'at- 
tendre qu'un  manifeste  signé  par  des  émigrés,  et  soldé  par 
l'Angleterre,  acquit  au  conseil  des  Cinq-Cents  plus  de  véracité 
que  le  témoignage  de  quatre-vingt  mille  liomme-;,  que  le  mien  !... 

Eh  ([uoi  I  nous  avons  été  assassinés  par  des  traîtres;  j)lus  de 
(piatre  cents  honnnes  ont  péri,  et  les  premiers  magistrats  de  la 
République  lui  feront  un  crime  de  l'avoir  cru  un  moment! 

L'on  a  traîné  dans  la  boue  plus  de  quatre  cents  Français;  l'on 

(1)  Cette  pièce  est  présumée  datée  de  Monil)eiio,  le  12  messidor 
an  V  (.'{0  juin  1797).  Ello  est  reproduite  assez  exactement.  La  minute 
antoifraplie  du  trénéral  Bonaparte  existe  aux  Archives  iNatioiialcs.  (D.  L.) 

(2j  II  y  a  dans  rori{,'inal...  par  tous  les  moyens,  bien  que  ma  ré- 
putation appartienne  à  la  patrie...  (D.  L.) 


DI'l  M     l)K  l?(»l  1;|;I1:NNK  |u7 

t'Sl  venu  li's  assassiner  à  la  vue  du  ^ouvcriu'iir  du  Iml  ;  un  les 
a  perct'S  de  mille  eoiips  de  stylel  pareils  à  celui  ipie  je  \i)us  m- 
Vdie;  et  des  repn'seiitanls  du  peuple  Iraneais  Iciutil  iiiiprinier 
ipio  s'ils  oui  eru  l'eci  un  instant,  ilselaienl  exrusalilev. 

Je  sais  hini  ipTil  y  a  des  soeielés  où  l'on  dit  :  ce  saiijf  esl-il 
donc  si  pur  ! 

t)ue  des  liDtnnies  làclics  et  ipii  sont  nioiLs  au  senliinenl  de  la 
patrie  el  do  la  gloire  nationale  l'aieul  dit,  je  no  m'en  i)laindrais 
pas,  je  n'y  eusse  pas  lail  attention;  mais,  j'ai  le  droit  do  me 
jtlaindre  de  l'avilissement  dans  letpiel  les  premiers  magistrats 
de  la  l{epublii[ue  traînent  ceux  ([ui  ont  ;igrandi  ot  porté  si  haut 
la  gloire  du  nom  frant;ais. 

Je  vous  réitère,  citoyens  directeurs,  la  demande  ([ue  je  vous 
ai  faite  de  ma  démission.  J'ai  besoin  do  vivre  Iramitiille,  si  les 
poignards  de  <  llicliy  voudront  me  laisser  vivre. 

Vous  m'avez  chargé  de  négociations  ;  j'y  suis  peu  propre. 

Il  ivdiiïea,  vers  le  même  temps,  la  note  suivante. 
11  la  lit  imprimer  sans  nom  d'auteur,  et  lépandre 
dans  toute  l'arnire  (1). 

NOTK   SIR    LKS    ÉVKNE.MKNTS   DE    VENISE 

Bonaparte  s'arrêlant  aux  portes  de  Turin,  de  Parme,  de  Rome, 
de  Vienne  ;  ofïrant  la  paix  Iors(pi'il  était  sûr  de  n'avoir  plus 
(jue  de  nouveaux  triomphes  à  remporter;  Bonaparte,  dont  loules 
les  opérations  raontraienl  le  respect  pour  la  religion,  les  nueurs, 
la  vieillesse;  qui,  au  lieu  du  déshonneur  dont  il  pouvait  acca- 
bler les  Vénitiens  (2),  et  mettre  leur  république  sous  terre,  l'ac- 
cabla de  bons  traitements,  el  prit  des  soins  si  grands  de  sa 
gloire,  est-il  le  môme  que  Uonaparle  détruisant  le  plus  ancien 
gouvernement,  et  démocratisant  Gènes,  et  même  le  plus  sage 
des  peuples,  les  cantons  suisses  ! 

Bonaparte  avait  passé  le  Tagliamento,   el   entrait  on  AUe- 

(1)  dette  note,  dont  la  minute  autoi,'raplie  du  général  iJonaparte 
est  aux  Archives  Nationales,  est  présumée  du  12  messidor  an  V 
(30  juin  1797).  Ici  elle  est  reproduite  avec  quelques  variantes.  (I).  L.) 

li  Dans  la  minute  de  FJoiiaparte  il  y  a  :  «  dont  il  pouvait  accabler 
le  vieux  malheureux  et  illustre  Wiirnisrr,  l'ai-cable  de  bons  traite- 
ments... »  (D.  L.) 


108  MÉMOIRES 

inagiie  lorsque  les  insurrections  se  manifestèrent  dans  les  États 
de  Venise  ;  donc  elles  étaient  en  opposition  aux  projets  de  Bo- 
naparte ;  donc  il  n'a  pu  les  favoriser. 

Lorsqu'il  était  dans  le  cœur  de  l'Allemagne,  les  Vénitiens  as- 
sassinèrent plus  de  quatre  cents  Français,  chassèrent  ses  quar- 
tiers dans  Vérone,  assassinèrent  l'infortuné  Laugier,  et  oft'raient 
l'exemple  d'un  parti  fanatique  et  en  armes. 

Il  revint  en  Italie,  et  à  son  aspect  à  peu  près  comme  les  vents 
cessent  de  s'agiter  à  la  présence  de  Neptune,  toute  l'Italie  ([ui 
s'agitait,  qui  était  en  armes,  rentra  dans  l'ordre. 

Cependant,  les  députés  de  Bonaparte  arrangèrent  différents 
articles  conformes  à  la  situation  du  pays,  et  afin  d'empêcher, 
non  pas  une  révolution  dans  le  gouvernement,  il  était  mort,  et 
même  de  mort  naturelle  ;  mais  empêcher  la  crise,  et  sauver  la 
ville  des  convulsions,  des  anarchistes  et  du  pillage. 

Bonaparte  accorda  une  division  de  son  armée  pour  sauver  le 
pillage  et  les  massacres  de  Venise.  Tous  les  bataillons  étaient 
dans  les  rues  de  Venise:  on  les  lit  assommer;  et  le  pillage  dis- 
continua. La  propriété,  le  commerce,  furent  sauvés  lorsque  le 
général  Baraguey-d'Hilliers  avec  sa  troupe  entra  dans  Venise. 

Bonaparte,  comme  à  son  ordinaire,  épargna  le  sang,  et  fut 
encore  le  prolecteur  de  Venise.  Depuis  qu'elles  y  sont,  on  y  vit 
ran(iuille,  et  l'on  ne  se  mêle  que  de  donner  main-forte  au  gou- 
vernement provisoire. 

Bonaparte  ne  pouvait  pas  dire  aux  députés  de  Venise  qui  ve- 
naient lui  demander  sa  protection  et  son  secours  contre  la  po- 
pulace qui  voulait  piller  :  je  ne  puis  me  mêler  de  vos  affaires. 
Puisque  Venise  et  tout  son  territoire  étaient  certes  le  champ  de 
la  guerre,  et,  s'étanl  trouvée  les  derrières  de  l'armée,  la  répu- 
blique de  Venise  était  vraiment  de  l'armée  d'Ilalie  ;  le  droit  de 
guerre  dorme  la  grande  police  au  général  sur  les  pays  qui  en 
sont  le  théâtre.  Comme  le  disait  le  grand  Frédéric  :  //  n'y  a 
point  de  pays  neutres  là  où  il  y  a  la  guerre.  Des  avocats  igno- 
rants et  bavards  ont  demandé,  dans  le  club  de  Ciichy,  pourquoi 
nous  occupons  le  territoire  de  Venise.  Messieurs  les  déclama- 
teurs,  apprenez  donc  la  guerre,  et  vous  saurez  que  l'Adige,  la 
Brenta,  le  Tagliamento,  sur  lesquels  nous  nous  battons  depuis 
deux  ans,  sont  des  Etats  de  Venise.  Ah  !  certes,  nous  voyons 
très  bien  votre  idée  ;  vous  reprochez  à  l'armée  d'Italie  d'avoir 
surmonté  tous  les  obstacles,  de  dominer  toute  l'Italie,  d'avoir 
deux  fois  franchi  les  Alpes,  de  s'être  jetée  sur  Vienne,  obligée 


DE  M.  DK  lîorilRIKNNK  100 

à  roconnaitre  colle  républiiiuc,  que  vous,  mcssiours  de  Clirliy, 
vous  voulez  détruire.  Vous  nielli'z  Bonaparte  en  accusation,  je 
le  vois  bien,  pour  avoir  fait  l'aire  la  paix.  Mais  je  vous  connais, 
et  je  parle  au  nom  île  nualre-vingl  mille  soldais.  Le  temps  où 
de  lAolies  avocats  et  de  misérables  bavards  laisaient  révolter  les 
soldais  est  passé,  el  si  vous  les  y  obligez,  les  soldats  de  l'armée 
d'Italie  viendront  à  la  barrière  de  Clicliy,  avec  leur  général; 
mais  malheur  à  vous! 

Arrivé  à  l'almaiiova,  Bonaparte  Ht  un  manifeste  ilu  2  mai 
1707.  Arrivé  à  Mestre,  où  il  plaida  ses  troupes,  le  gouvernement 
lui  envoya  trois  députés,  avec  un  décret  du  grand  conseil  de 
la  teneur  suivante,  sans  que  Bonaparte  l'eût  sollicité,  et  sans 
que  lui-même  songeAl  à  faire  aucun  changement  dans  le  gou- 
vernement de  ce  pays. 

Le  gouverneur  de  >  enise  était  un  vieillard  de  quatre-vingt- 
dix-neuf  ans,  (jui  vivait,  en  souffrant,  dans  son  appartement. 

Tout  le  monde  a  senti  la  nécessité  de  rajeunir  ce  gouverne- 
ment de  douze  cents  ans,  de  simplifier  ses  rouages  pour  sauver 
indépendance,  honneur  et  gloire. 

On  délibéra  sur  :  1"  la  manière  de  rajeunir  le  gouvernement; 
i°  sur  les  moyens  de  réparer  le  massacre  des  Français  dont 
chacun  se  sentait  coupable. 

Bonaparte,  après  avoir  attendu  la  députation  à  Mestre,  leur 
dit  que,  pour  apaiser  l'assassinat  de  ses  frères  d'armes  assas- 
sinés aux  Pâques  de  Vérone,  il  voulait  que  le  grand  conseil  fît 
arrêter  les  inquisiteurs:  il  leur  accorda  ensuite  un  armistice,  et 
leur  donna  rendez- vous  à  Milan. 

Les  députés  arrivèrent  à  Milan  le...  ;  Ton  entama  la  négo- 
ciation pour  rétablir  l'harmonie  entre  les  gouvernements.  Mais 
l'anarchie  et  toutes  ses  horreurs  aftligeaienl  la  ville  de  Venise. 
Dix  mille  Esclavons  menacèrent  de  piller  les  boutiques. 

Bonaparte  acijuiesça  à  ia  demande  des  députés  qui  lui  pro- 
mirent de  faire  constater  la  perte  que  l'on  doit  au  pillage. 

Bonaparte  envoya  au  doge  le  manifeste  ci-joint  : 

.MANIFESTli. 

Pendant  que  l'armée  française  est  engagée  dans  les  gorges 
de  la  Slyrie,  et  a  laissé  loin  derrière  elle  et  l'Italie  el  les  prin- 
cipaux élablissemenls  de  l'armée,  ou  il  ne  reste  (ju'uu  i)elil 
nombre  de  bataillons,  voici  la  conduite  que  tient  le  gouverne- 
ment de  Venise  : 

I.  7 


110  MÉMOIRES 

1"  Il  profile  de  la  semaine  sainte  pour  armer  quarante  mille 
paysans,  y  joint  des  régiments  d'i^lsclavons,  les  organise  en  dif- 
férents corps  d'armée,  et  les  porte  aux  dill'ériMits  points,  pour 
intercepter  toute  espèce  de  communication  entre  l'armée  et  ses 
derrières. 

2°  Des  commissaires  oxlraordinairt's,  des  fusils,  des  muni- 
tions de  toute  espèce,  une  grande  (juanlilé  de  canons  sortent  de 
Venise  môme,  pour  achever  l'organisation  des  différents  corps 
d'armée. 

3"  L'on  fait  arrêter  en  terre  ferme  tous  ceux  qui  nous  ont  ac- 
cueillis; l'on  comble  de  bienfaits  et  de  toute  la  conliance  du 
gouvernement  tous  ceux  à  qui  on  connaît  une  iiaine  furibonde 
contre  le  nom  français,  et  spécialement  les  quatorze  conspira- 
teurs de  Vérone,  que  le  provéditeiir  l'rioli  avait  fait  arrêter,  il 
y  a  trois  mois,  comme  ayant  médité  regorgement  des  Franijais. 

4°  Sur  les  places,  dans  les  cafés  et  autres  lieux  publics  de 
Venise,  l'on  insulte  et  accable  de  mauvais  traitements  tous  les 
Français,  les  dénommant  des  noms  de  jacobins,  régicides, 
athées  ;  les  Français  doivent  sortir  de  Venise,  et,  peu  après, 
il  leur  est  même  défendu  d'y  entrer. 

Ij"  L'on  ordonne  au  peuple  de  Padoue,  Vicence,  Vérone,  de 
courir  aux  armes,  de  seconder  les  diflérents  corps  d'armée,  et 
de  commencer  entin  ces  nouvelles  vêpres  siciliennes.  Il  appar- 
tenait au  Lion  de  Saint-Marc,  disent  les  officiers  vénitiens,  de 
vérifier  le  proverbe  :  que  l'Italie  est  le  .tombeau  des  Français. 

G"  Les  prêtres  en  chaire  piêchent  la  croisade,  et  les  prêtres, 
dans  l'État  de  Venise,  ne  disent  jamais  que  ce  que  veut  le  gou- 
vernement. Des  pamphlets,  des  proclamations  perfides,  des 
lettres  anonymes  sont  imprimés  dans  les  différentes  villes,  et 
commencent  à  faire  fermenter  toutes  les  tête.-  ;  et,  dans  un  État 
où  la  liberté  de  la  presse  n'est  pas  permise,  dans  un  gouver- 
nement aussi  craint  que  secrètement  abliorré,  les  imprimeurs 
n'impriment,  les  auteurs  ne  composent  que  ce  que  veut  le  sénat. 

1°  Tout  sourit  d'abord  au  projet  perfide  du  gouvernement  :  le 
sang  fran(;ais  coule  de  toutes  parts  ;  sur  toutes  les  routes  on 
intercepte  nos  convois,  nos  courriers,  et  tout  ce  (pii  tient  à 
l'armée. 

8°  A  Fadoue,  un  chef  de  bataillon  ut  deux  autres  Français  sont 
assassinés  ;  à  Castiglione-di-Mori,  nos  soldats  sont  désarmés  et 
assassinés;  sur  toutes  les  grandes  routes,  de  Manloue  àLegnago, 


DK  M.  DK  BOUKHIEiNNK  111 

de  Cassano  à  Véroiio,  nous  avons  plus  de  doux  renls  liomuK^s 
assassinés. 

[)•'  Deux  hatailltins  français,  voulant  rrjoindn'  rarmi-o,  rcn- 
conlroDl  à  flliiari  une  division  de  l'armée  véuilioiinc  qui  veut 
s'opposera  leur  passaj^e:  un  combat  opiniàlreirabord  s'engage, 
et  nos  braves  soldats  se  l'ont  jtassage  en  mettant  en  déroute  ces 
pertides  ennemis. 

10"  .V  Valegozio,  il  y  a  un  autre  combat;  à  Dezenzauo,  il  faut 
encore  se  battre  :  les  Français  sont  partout  peu  nombreux  ; 
mais  ils  savent  bien  qu'où  ne  compte  pas  le  nombre  des  ba- 
taillons ennemis  lorsqu'ils  ne  sont  composés  que  d'assassins. 

Il"  La  seconde  fête  de  Pài[ues,  au  son  de  la  cloche,  tous  les 
Français  sont  assassinés  dans  Vérone;  l'on  ne  respecte  ni  les 
malades  dans  les  hôpitaux,  ni  ceux  <iui,  en  convalescence,  se 
promènent  dans  les  rues,  et  qui  sont  jetés  dans  l'Adige,  où  ils 
meurent  percés  de  mille  coups  de  stylet  :  plus  de  quatre  cents 
Français  sont  assassinés. 

M"  Pendant  trois  jours  l'armée  vénitienne  assiège  les  trois 
châteaux  de  Vérone;  les  canons  qu'ils  mettent  en  batterie  leur 
sont  enlevés  à  la  baïonnette  ;  le  feu  est  mis  dans  la  ville,  et  la 
colonne  mobile,  qui  arrive  sur  ces  entrefaites,  met  ces  lâches 
dans  une  déroute  complète,  en  faisant  trois  mille  prisonniers, 
parmi  lesquels  plusieurs  généraux  vénitiens. 

13°  La  maison  du  consul  français  de  Zanlo  est  brûlée  dans  la 
Dalmatie. 

14"  Un  vaisseau  de  guerre  vénitien  prend  sous  sa  protection 
un  convoi  autrichien,  et  tire  plusieurs  boulets  contre  la  cor- 
vette la  Brune. 

15"  Le  Libérateur  d'Italie,  bâtiment  de  la  République,  ne 
portant  que  trois  à  (jualre  petites  pièces  de  canon,  et  n'ayant 
que  quarante  hommes  d'équipage,  est  coulé  à  fond  dans  le  port 
même  de  Venise,  et  par  les  ordres  du  sénat.  Le  jeune  et  inté- 
ressant Laugier,  lieutenant  de  vaisseau,  commandant  ledit  bâ- 
timent, dès  qu'il  se  voit  attaqué  par  le  feu  du  fort  et  de  la  ga- 
lère amirale,  n'étant  éloigné  de  l'un  et  de  l'autre  que  d'ime 
portée  de  pistolet,  ordonne  à  son  équipage  de  se  mettre  à  fond 
de  cale.  Lui  seul,  il  monte  sur  le  tillac  au  milieu  d'une  grêle  de 
milraille,  et  cherche  par  ses  discours  à  désarmer  la  fureur  de 
ses  assassins;  mais  il  tombe  roide  mort.  Son  équipage  se  jette 
à  la  nage,  et  est  poursuivi  par  six  chaloupes  montées  par  des 
troupes  soldées  par  la  République  de  Venise,  qui  tuent  à  coups 


112  MEMOIRES 

de  liaclio  plusieurs  qui  cherchent  leur  salut  dans  la  haute  nier. 
Un  contreniaili'c,  blessé  do  plusieurs  coups,  affaibli,  faisant  sang 
de  tous  côtés,  a  le  bonheur  de  prendre  terre  à  un  morceau  de 
bois  touchant  au  château  du  port;  mais  le  coninuindanl  lui-même 
lui  coupe  le  poignet  d'un  coup  de  hache. 

Vu  les  griefs  ci-dessus,  et  autorisé  par  le  titre  XII,  article  338 
de  la  Constitution  de  la  République,  et  vu  l'urgence  des  circons- 
tances. 

Le  général  en  chef  requiert  le  ministre  de  France  près  la  Ré- 
publique de  Venise  de  sortir  de  ladite  ville  ;  ordonne  aux  dif- 
férents agents  de  la  République  de  Venise,  dans  la  Lonibardie  et 
dans  la  terre  ferme  vénitienne,  de  les  évacuer  sous  vingt-quatre 
heures;  ordonne  aux  (htïérents  généraux  de  traiter  en  ennemies 
les  troupes  de  la  RépubUipie  de  Venise,  de  faire  abattre  dans 
toutes  les  villes  de  la  terre  forme  le  Lion  de  Saint-Marc. 

Chacun  recevra,  à  l'ordre  du  jour  de  demain,  une  instruction 
particulière  pour  les  opérations  militaires  ultérieures. 

BOXAPARTE. 

On  vient  de  voir,  par  les  notes  du  général  en  chef, 
comme  il  manifestait  hautement  sa  résolution  de  se 
prononcer  militairement  et  de  marcher  sur  Paris. 
Cette  disposition,  bien  connue  à  l'armée,  ne  tarda  pas 
à  être  communiquée  à  la  Cour  de  Vienne.  A  cette 
même  époque,  le  général  en  chef  intercepta  une  lettre 
de  l'empereur  François  II  à  son  frère  le  grand-duc  de 
Toscane.  Je  lui  fis  sur-le-champ  une  traduction  de 
cette  lettre  ;  elle  lui  prouva  que  François  II  avait  con- 
naissance de  son  projet.  Il  y  vit  aussi  avec  plaisir  les 
assurances  que  l'Empereur  donnait  à  son  frère  de  son 
amour  pour  la  paix,  ainsi  que  le  vague  des  résolutions 
impériales  et  l'incertitude  sur  le  sort  des  princes 
d'Italie,  qu'il  reconnaissait  facilement  dépendre  de 
Bonaparte  : 

Mon  cher  frère, 

J'ai  reçu  exactement  la  troisième  lettre  qui  contenait  la  pein- 
ture de  ta  triste  et  délicate  situation.  Tu  peux  être  persuadé  que 


DK  M    DK  KorUHrFWM  113 

ji>  la  vois  corlaiiU'MifiU  aussi  bien  (jne  loi  ot  qiio  je  le  plains 
(l'autanl  plus  que  jf  ne  sais  en  vérité  quel  conseil  te  donniT  :  tu 
es,  comme  moi,  viclime  île  la  précéilenle  inaction  des  princes 
d'Italie  qui  devaient,  dans  le  niomml,  a^ir  avec  leurs  forces 
réunies  lorscpie  ji'  possédais  encore  Manloue.  Si  le  i)rojel  de 
Uonaparte,  comme  on  ra[)prend,  est  de  laisser  {{<;>  républiques 
en  Italie,  cela  semblerait  aboutir  à  la  républicanisation  du  reste 
de  ce  pays.  J'ai  déjà  une  fois  commencé  les  négociations  de 
paix,  et  les  préliminaires  sont  ratitit'-s.  Si  les  Français,  de  leur 
côté,  les  observent  aussi  exactement  (pu,'  certainement  je  le  fais 
elle  ferai,  alors  votre  position  s'améliorera;  mais  on  conmience 
déjà,  du  côté  des  Français,  à  ne  les  point  tenir.  Le  principal  pro- 
blème qui  reste  à  résoudre  est  si  le  Directoire  et  les  Français 
veulent  ce  ipie  Bonaparie  fixif  ;  el  si  ce  dernier,  comme  il  parait 
par  quelijues  imprimés  distribués  à  son  armée,  n'est  pas  déjà 
disposé  à  se  soulever  contre  sa  patrie,  ce  que  semble  aussi  dc'jà 
]>rouver  sa  conduite  dure  envers  la  Suisse,  malgré  toutes  les 
assurances  du  Directoire  que  Bonaparie  avait  reçu  l'ordre  de 
laisser  ce  pays  intact.  Si  cela  est,  il  peut  s'élever  de  nouveaux  et 
d'innombrables  embnrras;  ainsi,  je  ne  puisa  présent  te  rien  con- 
seiller, car,  pour  moi-môme,  il  n'y  a  que  le  temps  et  les  circons- 
tances du  moment  (pii  pourront  m'indiquer  ce  que  j'aurai  à  faire. 

Quant  à  ce  que  tu  me  marques  de  Si)anocclii,  tout  ce  que  je 
peux  t'en  dire,  c'est  qu'il  est  à  Ion  service.  Je  nepuis  te  le  peindre, 
comme  je  l'ai  toujours  enlendu  dire,  que  connue  un  homme 
bonnéte  et  habile,  ce  qu'il  m'a  prouvé  tout  le  temps  que  j'ai  eu 
aU'aire  à  lui.  Je  ne  peux  pas  le  dire  comment  il  s'est  conduit 
depuis  qu'il  est  avec  les  Français,  parce  ijuc  je  n'ai  plus  aucune 
relation  dans  le  Milanais;  pour  le  bien  connaître,  le  meilleur 
parti  serait,  certes,  si  tu  pouvais  recueillir  des  nouvelles  sur  sa 
conduite  dans  ces  ten)ps. 

Il  n'y  a  du  reste  rien  de  nouveau  ici:  nous  nous  portons  tous 
bien,  mais  nous  éprouvons  une  chaleur  extraordinaire.  Conserve- 
moi  toujours  Ion  amitié  et  ton  amour  ;  fais  mes  compliments  à 
ta  femme,  et  crois-moi  pour  la  vie   ton  meilleur  ami  et  frère. 

François. 
Helzendorf,  le  20  juillet  1797. 


CHAPITRE  XIII 


M.  Diinaii.  —  Son  vrai  nom.  —  Il  écrit  contre  l'année  d'Italie.  — 
Indignation  de  Bonaparte.  —  Note  dictée  par  le  j,'énéral.  —  Man- 
toue.  —  Wurmser.  —  Le  Tyrol.  —  Moreaii.  —  Jiiironient  sur  Mo- 
reau.  —  Défaite  d'Alviiizi.  —  Seconde  note  de  Bonaparte.  —  Son 
entrée  en  Allema^'-ne.  —  Fuite  de  l'ennemi.  —  Entrée  en  Garinthie 
et  en  Garniole.  —  Le  i^énéral  Kirpen.  —  Qnosdanowicli.  —  Les 
Vénitiens  révoltés.  —  Le  prince  Gliarles.  —  Ses  fautes^.  —  Il  donne 
dans  les  piéjjes  tendus  par  Bonaparte. 


Bonaparte,  toujours  fortement  préoccupé  de  la  ma- 
nière dont  ses  ennemis  et  ses  envieux  parlaient  de  ses 
campagnes  d'Italie,  prit  le  prétexte  d'une  réponse  à 
un  sieur  Dunan,  qui  s'était  permis  le  blâme  le  plus 
amer  sur  sa  conduite  et  sur  ses  plans.  Ce  M.  Dunan 
était  Deverne  de  Presle  ;  il  fut  plus  tard  regardé 
comme  complice  de  Brottier,  de  La  Ville  Heurnois  et  du 
chevalier  Despommelles,  caché  sous  le  nom  deThébau. 
M.  Despommelles  était  mon  onde  maternel. 

Dunan,  auquel  Bonaparte  s'adresse,  était  fortement 
engage'  dans  le  parti  royaliste  et  s'était  caché  sous 
divers  noms.  Il  avait  fini  par  prendre  celui  de  Dunan, 
qui  était  le  nom  d'un  marchand  épicier  du  faubourg 
Saint-Marceau,  où  demeurait  aussi  Deverne  de  Presle 
qui  est  son  véritable  nom.  Il  fut  condamne'  à  la  dépor- 
tation au  A  .septembre  HO",  mais  il  ne  l'a  pas  subie. 

Je  donne  avec  d'autant  plus  de  confiance  cette  note 
dictée  par  le  général  en  chef,  qu'elle   pourra  faire 


MI'.Momi'.s  ni;  M.  DK  noniHIENNE  ]\î> 

pl.iisii-,  et  aux  iiiililaiivs  (jni  ont  surv(''cu  ;'i  ces  belles 
cainpniînos,  et  ;i  cfiiK  (jiii  aiincroiit  ;i  comparer  Boiia- 
paiit'  en   !"în  et  Napoli'on  en  ISII  (I). 

M.  Dunan  trouve  donc  que  l'armée  d'Italie  n'a  pas  assez  fail  ; 
elle  (levait  sortir  des  clianips  rlos  de  l'Italie.  Peste!  il  parait  (jiie 
M.  Diinan  a  une  Cnirle  d'uni;  échelle  bien  petite!  Il  devait  laisser 
(M.  Dunan  parle  de  Bonaparte)  le  cli.ileau  de  Milan  assiégé,  le 
liloeus  de  Mantoue  ;  laisser  derrière  lui  le  roi  deNaples,le  Pape, 
cet  immense  pays  qu'il  venait  de  conquérir,  et  s'avancer,  comme 
une  branche  de  compas,  en  Alioma^rne  !  Voyons,  raisonnons, 
monsieur  Dunan  ;  cherchons  d'abord  à  nous  entendre. 

On  a  eu  tort,  dites-vous,  de  concentrer  toute  l'arnii  r  pour 
assiéger  Mantoue!  Cela  est  une  histoire  df  fait  :  vous  èles  mal 
instruit.  On  n'a  pas  mis,  pour  assiéger  Mantoue,  un  homme  de 
plus  qu'il  ne  faut  pour  la  bloquer.  On  l'a  assiégée  avec  de  l'ar- 
lillorie  prise  dans  les  places  du  Modénois,  circonvoisines  de 
Mantoue.  I/armée  d'observation  a  pris  la  meilleure  ligne  pour 
couvrir  le  blocus.  Quelques  fortes  colonnes  ont  été  envoyées  à 
Bologne,  Ferrare,  Livourne;  ont  menacé  et  ont  fait  faire  la  pai.x 
à  des  puissances,  et  chassé  les  Anglais  de  Livourne,  et,  par 
contre-coup,  de  la  Méditerranée. 

Revenant  avec  cette  promptitude  cpu  caractérise  l'armée 
d'Italie,  elles  se  sont  trouvées  à  temps  sur  l'Adige  pour  recevoir 
W'urmser  et  sa  grande  armée.  Que  vouliez-vous  que  l'on  fit  de 
mieux?  Devait-on  entrer  en  Allemagne  "?  Mais  alors  c'était  aban- 
donner l'Italie  et  exposer  cette  belle  contrée  à  une  insurrection, 
à  une  heureuse  sortie  de  Mantoue,  aux  corps  des  ennemis  du 
Frioul.  Devait-on  seulement  traverser  le  '1  yrol  et  revenir apns? 
Sans  doute  ! 

Le  Tyrol  qui,  sur  votre  carte,  n'a  que  trois  ou  quatre  pouces, 
est  un  pays  extrêmement  montagneux,  habité  par  un  jjeuple 
belliqueux,  et  qui  a  quarante  lieues  de  détilés  impraticables, 
au  milieu  des(]uels  passe  la  continualiou  de  la  grande  ciiaine  des 
Alpes  <pii  sépare  véritablement  i'.VIlomagne  de  l'Italie. 

.Moreau  était  encore  au  delà  du  Riiin,  et  Jourdan  sur  la  Sieg. 
.Mais  je  suis  bien  bon  de  chercher  à  vous  entendre;  vous  ne  vous 

(1)  Cette  note  a  étc  re|)roduite  dans  la  Correspondance  de  Napo- 
If'on  I"  (piùce  ll»7.')i.  Klle  est  prtsuiuùc  de  Monibcllo,  13  messidor 
an  V  [V"  jndlut  Vi'M).    D.  L.) 


116  MEMOIRES 

entendez  pas  vous-même.  Cet  article,  comme  le  reste  de  votre 
ouvrage,  est  un  assemblage  d'idées  fausses  et  mal  conçues.  Cela 
n'est  pas  étonnant  ;  vous  parlez  d'un  métier  (jue  vous  n'entendez 
pas.  Le  professeur  de  philosophie  qui,  je  no  sais  plus  dans  quelle 
ville,  parla  longtemps  devant  Annibal,  se  prétendait  aussi  un 
grand  militaire  ! 

Vous  pensez  donc  que  si  César,  Turcnne,  Montecuculli,  le 
Grand  Frédéric,  ressuscitaient  sur  la  terre,  ils  seraient  ^os  éco- 
liers? La  perfection,  ou  le  système  de  la  guerre  moderne,  con- 
siste, prétendez-vous,  à  jeter  un  corps  d'armée,  Pun  à  droite, 
l'autre  à  gauche;  laisser  l'ennemi  au  centre,  et  même  se  mettre 
derrière  une  lisière  de  places  fortes.  Si  ces  principes  étaient 
enseignés  à  la  jeunesse,  ils  reculeraient  la  science  militaire  de 
quatre  cents  ans,  et,  toutes  les  fois  que  l'on  se  dirigera  ainsi  et 
que*  l'on  aura  affaire  à  un  ennemi  actif  et  qui  ait  tant  soit  peu 
connaissance  des  embûches  de  la  guerre,  il  battra  un  de  vos 
corps  et  coupera  la  retraite  à  l'autre. 

La  retraite  de  Moreau  n'est  tant  admirée  par  les  connaisseurs 
justement  qu'à  cause  de  la  défectuosité  du  plan  de  campagne. 

Que  l'on  fasse  l'honneur  d'accorder  à  Bonaparte  quelque  vail- 
lance et  la  fougue  de  trente  ans  ;  qu'on  le  fasse  spadassin, 
joueur  de  caries  ou  écolier,  sa  gloire  est  dans  la  postérité,  dans 
l'estime  de  ses  frères  d'armes,  de  ses  ennemis  mêmes,  et  dans 
les  grands  résultats  qu'il  a  obtenus,  et  entin  dans  la  prévoyance 
qui  lui  tit  blâmer,  dès  le  premier  jour,  tout  le  plan  des  opérations 
du  Khin,  comme  l'expédition  d'Irlande. 

L'armée  d'Italie  a,  dans  celle  campagne,  culbuté  l'armée 
sarde,  aguerrie  par  quatre  ans  de  combats  ;  l'armée  de  Beaulieu, 
tellement  forte  que  la  Cour  de  Vienne  ne  doutait  pas  de  repren- 
dre le  comté  de  Nice;  l'armée  de  Wurmser  arriva  du  Rhin  avec 
vingt  mille  hommes  d'élite,  ce  qui  seul  permit  à  Moreau  de  re- 
passer le  Rhin  et  à  Hoche  de  s'avancer  sur  le  Mein  :  Wurmser 
lut-il  renforcé,  il  n'en  fut  pas  plus  fort,  et,  i)ar  une  marche 
aussi  hardie  que  savante,  qui  seule  rendrait  cette  brave  armée 
immortelle,  il  se  trouva  strictement  bloqué  avec  son  quartier 
général  dans  Mantouc. 

Alvin/.i,  renforcé  de  toutes  les  divisions  de  la  Pologne,  de  la 
Silésie,  de  la  Hongrie,  ainsi  (jue  d'un  détachement  du  Rhin,  se 
présente  de  nouveau.  Après  i)lusieurs  jours  de  manoHivres,  il 
succombe  à  Arcole.  Notre  retraite  du  Rhin  j)ermil  à  l'ennemi 
d'envoyer  de  nouveaux  renforts  au  Tyrol.  La  Hongrie,  Vienne, 


1)K  M.   I)K  KOURRIENNF  117 

fanatisées  par  la  luihlesso,  li'spr(>lres  et  leurs  partisans,  onvoienl- 
ils  voloiilairenieiil  leurs  recrues  doubler  les  i'orees  de  nos  ennemis, 
ipie  les  cliani|)s  de  baliiille  de  Kivoli  l'I  de  la  Favorite,  que  qucl- 
([iies  jours  après  la  prise  de  Mauloue,  de  |{rr;;an)e  et  de  Trévi-'i,', 
ne  tirent  (|ii'accroitre  les  lauriers  des  braves  soldats  de  l'année 
d'Italie. 


Peu  de  jours  après,  Bonaparte  me  dicta  cette 
seconde  note,  toujours  exas[iéré  par  les  sottises  que 
l'on  débitait  à  Paris  : 

Quelle  est  la  cliosc  ridicule  et  improbable  que  l'on  ne  fasse 
pas  croire  aux  habitants  d'une  grande  ville,  ou  plutôt  quel  intérêt 
peuvent  avoir  des  lioniuios  d'esprit  à  chercher,  avec  autant  de 
mauvaise  foi,  à  obscurcir  la  j^loire  nationale? 

L'on  ilit  et  l'on  redit  partout  que  l'armée  d'Italie  était  perdue 
et  ipie  Bonaparte  même  allait  aui^nienter  les  prisomiiers  d'Olmiitz, 
si,  par  bonheur,  il  n'eût  conclu  la  paix. 

Monaparle  entre  en  Allemagne  par  trois  côtés  à  la  fois,  par  le 
Tyrol,  la  Carinthie  et  la  Carniole.  En  partageant  ainsi  ses  forces, 
il  n'avait  pas  craint  d'être  partout  trop  faible,  j)arce  que  telle 
était  la  manière  dont  l'ennemi  s'était  lui-même  placé.  Il  élail 
d'ailleurs  obligé  d'attaipier  ainsi,  pour  se  réserver  une  retraite 
et  être  sur  de  pouvoir  couvrir  ses  magasins  et  ses  dépôts. 

Mais  lorsque  l'ennemi,  partout  en  fuite,  lui  eut  livré  ses  ma- 
gasins, vingt-quatre  mille  prisonniers,  soixante  pièces  de  canon; 
qu'il  eut  Trieste,  Goritz,  Klagenfurtli,  Brixen,  il  sentit  (|u'il  pou- 
vait être  à  son  tour  attaqué;  que  l'ennemi,  ipii  avait  fui  loin  der- 
rière les  montagnes  pour  se  rallier,  pouvait  lui  dérober  ses  mou- 
vements, tomber  sur  ses  ditférenles  divisions  et  les  battre  en 
détail.  Il  se  garda  bien  de  faire  marcher  ses  divisions  du  Tvrol  à 
Ihspruck;  mais  il  les  Ht  venir  en  Carinthie.  Il  fit  également 
venir  en  Carinthie  la  division  qui  était  en  Carniole,  au  lieu, 
comme  aurait  pu  un  général  moins  habile,  de  l'envoyer  en  Istrie. 
Au  lieu  donc  de  tout  cela,  il  lit  armer  Klageul'urth,  et  y  plaça  ses 
dépôts. 

Par  ce  moyen,  au  lieu  de  trois  communications  il  n'en  avait 
qu'une;  au  lieu  d'avoir  à  contenir  les  peuples  naturellement 
revêcheset  remuants  du  Tyrol,  il  les  abandonnait  et  n'avait  plus 
rien  à  craindre  d'eux,  et,  au  lieu  que  l'armée  d'Italie  occui)ail 

7. 


118  MÉMOIRES 

une  ligne  de  qualre-vingls  lieues,  il  la  ramassa  sur  un  seul  point, 
([ui  menaçait  à  la  fois  Vienne,  la  Hongrie  et  la  IJavière. 

Le  général  Kerpen,  ([ui  avait  réuni  à  Iiispruck  sa  division  tant 
de  fois  battue,  croyant  que  le  gi'néral  Jouberl  avait  intention  de 
marclier  contre  lui,  ne  sut  juis  plutôt  que  ce  général  se  rendait 
en  Carintliie  par  la  Drawe  qu'il  rentra  dans  le  Tyrol. 

Le  général  Ouosdanowich,  qui  était  accouru  pour  défendre  la 
Hongrie,  sachant  que  l'arméc!  française  s'était  réunie  en  Carin- 
tliie, accourut  sur  Triesle. 

Ainsi,  tandis  que  Bonaparte  avait  réuni  toute  son  armée  sur 
un  seul  point,  dans  le  ciour  des  États  héréditaires,  pouvant  se 
porter  partout,  le  prince  Charles  a  le  corps  de  son  armée  divisé 
entre  Salzbourg  et  Vienne,  et  affaiblie  parles  détachements  qu'il 
a  fournis  dans  le  Tyrol  et  dans  la  (^arniole.  C'est  dans  ces  cir- 
constances qu'on  lui  demande  un  armistice. 

Quelques  jours  après,  les  )n'éhminaires  de  la  paix  furent 
signés.  Les  ijréliniinaires  ont  sauvé  Vienne,  et  peut-être  l'e.xis- 
tence  de  la  Alaison  d'Autriche. 

La  révolte  des  Vénitiens  était  impuissante,  et  reprimée  avant 
la  rentrée  de  l'armée  en  Italie.  Eu  effet,  le  général  Kilmainc 
avait,  pour  conserver  l'Italie,  de  nombreuses  garnisons  dans 
toutes  les  places  fortes  et  dans  tous  les  châteaux  ;  deux  légions 
polonaises,  deux  légions  lombardes,  et  la  division  du  généi*al 
Victor,  qui  venait  de  Rome,  en  entier.  Tous  les  châteaux  de  Vé- 
rone, Porlo-F^egnago,  Peschiera,  Palmanova,  étaient  au  pouvoir 
de  l'armée  et  en  état  de  défense  ;  une  partie  des  Etats  vénitiens 
était  en  révolte. 

L'ennemi,  dit-on,  pouvait,  par  le  Tyrol,  attaquer  l'Italie, 
conmie  si  on  pouvait  attaquer  Peschiera,  Mantoue  et  l'Italie,  où 
il  y  avait  des  forces  assez  considérables,  par  détachements. 

L'ennemi  pouvait  prendre  Trieste.  Cela  nécessitait  encore  de 
nouveaux  détachements,  et  Trieste  offrait  si  peu  d'intérêt  à 
garder  que  le  général  n'y  a  jamais  tenu  que  cent  hommes  de 
cavalerie  et  avait  donné  ordre  au  général  Priant,  aucjuel  il  avait 
laissé  un  régiment  de  hussards  et  douze  cents  honnnes  d'infan- 
terie, de  se  retirer,  en  cas  d'attaque,  sur  Gorilz  et  Palmanova, 
dont  il  devait  renforcer  la  garnison,  et  de  venir  le  rejoindre,  de 
sa  persoinie,  à  Klagenfurth. 

On  peut  dire  que  le  prince  Charles  a  constamnient  donné 
dans  tous  les  pièges  (pii  lui  ont  été  constammciil  tendus  par  le 
général  Bonaparte;  et,  depuis  la  bataille  du  Tagliamento  jus- 


I)K  M     l)K  lU^l'HIUKXN'K  110 

(in'à  la  coniliiilP  tiii  «^ciit'ial  Lainloii  on  Tyrol  et  du  ^[(^iiôral 
Ouosdanowicli  en  Cariiiole,  ci'  n'a  élc  de  sa  [larl  iiiruiie  série 
de  l'atiles  el  de  moiivtMiienls  mal  combinés  ou  conformes  aux 
pièges  que  lui  tendait  son  ennemi.  L'art  de  la  guerre  consiste, 
iivcc  une  armée  inférieure,  à  avoir  toujours  plus  de  forces  (|ue 
-^on  ennemi,  sur  le  point  que  l'on  attaque  ou  sur  le  j)oinl  ([ui 
i-it  attaque.  Mais  cet  art  ne  s'apprend  ni  dans  les  livres,  ni  par 
l'habitude.  C'est  un  tact  de  conduite,  (|ui  proprement  constitue 
le  "énie  de  la  guerre. 


CHAPITRE  XIV 


Bruits  mal  fondés.  —  Cariiot.  —  Capitulation  de  Mantoue.  —  Le  gé- 
néral Clarke.  —  Le  Directoire  cède  à  Bonaparte.  —  Berthier.  — 
Portrait  de  Berthier.  —  Ma  liaison  avec  lui.  —  Arrivée  d'Eugène 
Beauharnais  à  Milan.  —  Ses  heureuses  qualités. 


A  cette  époque,  où  Bonaparte  exprimait  ainsi  son 
opinion  sur  ses  campagnes  et  sur  l'injustice  avec  la- 
quelle on  en  parlait,  c'était  une  croyance  généralement 
admise  que  Carnot,  de  son  cabinet  du  Luxembourg, 
lui  traçait,  lui  dictait  ses  plans  de  campagne  ;  que 
Berthier  était  son  bras  droit  ;  qu'il  était  trop  heureux 
de  l'avoir  près  de  sa  personne  et  que,  sans  lui,  il  eût 
été  fort  embarrassé,  même  avec  les  plans  de  Carnot, 
qui  étaient  souvent  des  romans.  Cette  double  sottise  a 
survécu  un  moment,  même  à  l'évidence  des  faits. 
Beaucoup  de  personnes  sont  encore  de  cette  opinion 
qui  a  surtout  de  nombreux  partisans  dans  l'étranger. 
J'ai  été  assailli  partout  de  questions  à  ce  sujet.  Rien 
de  cela  n'est  exact.  11  faut  rendre  à  César  ce  qui  ap- 
partient à  César.  Bonaparte  était  créateur  dans  l'art 
de  la  guerre  et  pas  imitateur.  Aucun  homme  ne  lui  a 
été  supérieur  en  ce  genre  :  cela  est  incontestable. 
Dans  le  commencement  de  cette  belle  campagne,  le 
Directoire  lui  envoyait,  il  est  vrai,  quelques  instruc- 
tions ;  mais  il  suivait  toujours  ses  propres  plans,  et  il 
écrivait  constamment  que  tout  serait  perdu,  si  l'on 


Ml.MoIKKS  1)1-.  M.   1)F,  MOUKKIKNNK  K'I 

exi-ciiiiiit  avi'Ui;l<''ni('iil  des  mouvements  (■(in(;us  loin 
(lu  lirii  de  l'action  ;  puis  il  oITiait  sa  démission.  ]a' 
Dirt'c'toiii-  finit  par  i-cconnaîtri'  combien  Irs  opérations 
militaires  était-nL  diflirilcs  à  diriger  de  Paris,  et  tout 
tut  fini  sur  ce  point.  En  arrivant  auprès  de  lui,  je  vis 
une  dt''pèelnMlu  Directoire,  du  mois  de  mai  119(1,  par 
laquelle  on  rautorisail  à  conduire  toute  la  suite  des 
opérations  de  sa  campagne  en  Italie,  selon  ses  vues 
et  ses  calculs.  Et  certes  il  n'y  a  pas  eu  un  mouve- 
ment, une  opération  qui  ne  vînt  de  lui.  Carnot  avait 
été  obligé  de  céder  à  sa  fermeté.  Lorsque  le  Directoire 
voulut  traiter  de  la  paix  vers  la  fin  de  1191),  le  géné- 
ral CJarke,  désigné  pour  conclure  l'armistice,  avait  les 
pouvoirs  d'autoriser,  en  cas  que  Mantoue  ne  fût  pas 
prise  avant  la  conclusion,  de  comprendre  le  blocus 
dans  le  slalu  quo  qui  serait  convenu.  Dans  ce  cas  on 
aurait  stipulé  que  l'empereur  d'Autriche  pourrait  faire 
ap[)rovisionner,  jour  par  jour,  la  garnison  et  les  ha- 
bitants de  cette  ville.  Bonaparte,  convaincu  qu'un  ar- 
mistice sans  Mantoue  ne  serait  pas  un  acheminement 
à  la  paix,  combattit  vivement  cette  condition  à  la- 
quelle il  ne  voulait  pas  consentir.  Il  l'emporta  ;  Man- 
toue ca[>itula  :  on  en  connaît  les  conséquences.  Il 
croyait  cependant  aux  hasards  de  la  guerre,  lorsqu'il 
préparait,  pendant  le  blocus  de  Mantoue,  un  coup  de 
main  sur  cette  place,  et  («crivait  au  Directoire  :  «  Un 
coup  (le  main  de  celte  nature  dépend  absolument  du 
bonheur,  d'un  chien  ou  d'une  oie.  »  II  s'agissait  d'une 
surprise. 

Bonaparte,  excessivement  sensible  à  tout  C3  qui  lui 
revenait  des  propos  sur  Carnot  et  Berthier,  me  disait 
un  jour  : 

C'est  une  si  grosse  bélise!  On  peut  bien  dire  à  un  général  : 
Parlez  pour  l'Italie,  gagnez  des  batailles  et  allez  signer  la  paix 


122  MÉMOIRES 

à  Vienne.  Mais  l'exécution,  voilà  ce  qui  n'est  pas  aisé.  Je  n'ai 
jamais  fait  tle  cas  des  plans  que  le  Directoire  m'a  envoyés.  Il  y 
a  sur  le  terrain  trop  do  circonstances  qui  les  modifient.  Le  mou- 
vement d'un  seul  corps  de  l'armée  ennemie  peut  bouleverser 
tout  un  plan  arrangé  au  coin  du  feu.  Il  n'y  a  que  des  badauds 
qui  puissent  croire  à  de  pareilles  balivernes.  Quant  à  Bertiiier, 
depuis  que  vous  êtes  avec  moi,  vous  voyez  ce  que  c'est.  C'est 
une  bêle!  Eh  bien!  c'est  lui  qui  fait  tout,  c'est  lui  qui  recueille 
une  grande  partie  de  la  gloire  de  l'armée  d'Italie  ! 

Je  lui  faisais  observer  que  l'on  reviendrait  de  cette 
idée,  que  la  vérité  finirait  par  l'emporter,  que  chacun 
aurait  sa  part,  que  du  moins  la  postérité  saurait  la 
faire.  Cela  ne  lui  déplaisait  pas. 

Berthier  était  un  homme  plein  d'honneur,  de  cou- 
rage et  de  probité  :  il  avait  une  grande  régularité 
dans  le  travail.  Bonaparte  était  plus  habitué  à  Berthier 
qu'il  n'avait  pour  lui  d'inclination.  Berthier  n'accor- 
dait pas  avec  affabilité  et  refusait  avec  dureté.  Son 
caractère  brusque,  égoïste  et  insouciant,  ne  lui  susci- 
tait pas  beaucoup  d'ennemis,  mais  ne  lui  faisait  pas 
beaucoup  d'amis.  Des  affaires  assez  souvent  com- 
munes entre  nous  lui  firent  contracter  l'habitude  de 
me  tutoyer  l'n  me  parlanl^  mais  non  en  m'écrivant. 
Il  l'a  conservée  jusqu'à  sa  mort.  Il  connaissait  parfai- 
tement l'emplacement  de  tous  b^s  corps,  les  noms  de 
leurs  chefs,  leur  force.  Il  était  toujours  prêt,  jour  et 
nuit.  Il  dictait  avec  clarté  tous  les  ordres  qui  déri- 
vaient de  l'ordre  général.  Il  avait,  en  outre,  un  grand 
dévouement.  Enfin,  il  faut  le  dire,  c'était  un  bon  chef 
d'état-major.  Mais  qu'on  s'en  tienne  là.  Il  n'en  voulait 
lui-même  pas  davantage.  Il  ne  fallait  pas  le  faire  sor- 
tir de  ce  cercle  d'idées  que  lui  avaient  rendu  familier 
un  travail  assidu  et  une  grande  habitude.  Telle  était 
son  entière  conliance  dans  Bonaparte  et  son  admira- 
tion pour  lui,  qu'il  ne  se  serait  jamais  permis  de  le 


1)K  M.  \)V.  lUtruHIKNNF,  123 

contrt'iliro  dau^i  sis  [)laiis,  ni  de  lui  donnor  un  ron- 
seil.  Li'  talent  dr  biTtliier,  très  bornr,  ('tnit  s[)rcial, 
son  caractère  d'une  faiblesse  extrême  :  raniitié  qui; 
Bt)napaiio  lui  portait,  la  tVéquenc»;  de  son  nom  dans 
les  bulletins  et  les  dépêches  oflieielles  avaient  enllé  sa 
r(''pniati(»n.  En  dminanl  an  Directoire  son  opinion  sur 
les  icénérauK  employés  à  son  arnit'-e,  Bonaparte  disait  : 
Berthier,  talents^  activité,  counifje,  caractère,  tout 
pour  lui.  (l't'lait  en  1790.  Il  en  faisait  alors  un  aii^le  : 
à  Sainte-Hélène,  il  rapi)elait  un  oison.  Il  ne  fallait  ni 
tant  l'élever,  ni  tant  l'abaisser.  11  ne  mt-ritait  ni  l'un 
ni  l'autre. 

Pour  moi,  j'aimais  Bertliier  ;  je  le  trou\ais  un  ex- 
cellent homme.  Malgré  notre  liaison  vraiment  intime, 
surtout  en  Egypte,  je  n'ai  jamais  pu  renii)écher  de 
manger  ses  ongles,  en  parlant,  ce  (jui  nuisait  beau- 
coup à  la  netteté  de  sa  prononciation. 

Bonaparte  était  homme  d'habitude  ;  il  tenait  beau- 
coup à  ses  alentours,  il  n'aimait  pas  de  nouvelles 
figures.  Bertliier  l'aimait;  il  expédiait  bien  ses  ordres 
et  cela  le  lit  passer  sur  son  peu  d'esprit. 

Quant  à  Carnot,  lorsqu'il  n'appartiendra  plus  aux 
épofiues  de  coterie,  aux  réputations  éphémères  de  sa- 
lons, mais  aux  temps  historiques,  il  ne  lui  restera 
rien  de  sa  prétendue  part  aux  triomphes  de  l'année 
d'Italie  et  à  la  gloire,  certes  bien  personnelle,  de  son 
immortel  gt-m^ral. 

Ce  fut  vers  ce  temps  que  le  jeune  Beauharnais  vint 
à  .Milan.  Il  était  âgé  de  di\-sej)t  ans  (1).  Il  était  resté 

il)  ISuiiapartf  .iv.iit  ciiiinciié  avec  lui  Knijoiie  île  Itoaiiliarnais  après 
lui  avoir  fait  ilmmcr  le  irr-ide  de  suus-lieiiteiiant  de  hussards;  Eui,'ciie, 
dés  le  début,  fut  ble>sé  à  Roveredo,  en  se  battant  comme  un  vieux 
soldat.  La  bataille  de  Rovercdo  eut  lien  le  i  septendire  ll'Jd,  et 
rommc  Eujiréiie  était  né  lo  .3  septembre  1"81,  il  était  ;ii,'é  exactement 
de  quinze  ans.  (D.  L.i 


124  MEMOIRES  DE  M.  DE  BOURRIENNE 

à  Paris  auprès  de  sa  mère  après  le  départ  du  général 
en  chef  et  ne  vint  le  joindre  qu'alors.  Il  lit  immédia- 
tement le  service  d'aide  de  camp  du  général  en  chef, 
qui  avait  pour  lui  une  grande  tendresse,  justifiée  par 
ses  bonnes  qualités.  Eugène  avait  un  cœur  excellent, 
un  beau  courage,  une  morale  pure,  beaucoup  de 
loyauté,  de  franchise,  d'obligeance  et  d'amabilité.  On 
connaît  sa  vie,  et  tous  ceux  qui  ont  eu  affaire  à  lui  '^ 
savent  s'il  a  démenti  ces  heureuses  dispositions  de 
son  jeune  âge.  Il  annonçait  déjà  le  courage  d'un  guer- 
rier. Plus  tard  il  a  déployé  des  talents  d'administra- 
teur. Depuis  son  arrivée  à  Milan  jusqu'à  la  fin  de  1802, 
je  ne  le  quittai  pas  un  moment.  Il  fut  toujours  pour 
moi,  en  Egypte  surtout,  un  camarade  d'une  société 
agréable,  et,  dans  des  rapports  journaliers  et  intimes 
de  quatre  années,  je  ne  saurais  me  rien  rappeler  qui 
pût  me  faire  effacer  un  seul  trait  de  cet  éloge. 


CIIAPITUE   XV 


De  Laimay  (IKiilrai^'iios.  —  Kntreviie  avec  Bonaparte.  —  Iiiterroija- 
toirc.  —  Ji'  ^).ls^o  la  nuit  à  copier  une  note  prise  dans  ses  papiers. 

—  Conversation  de  d'Kntraijrues  avec  le  C()n)te  de  .Montijaillard.  — 
(^irnot  et  llobespierre.  —  IJarére  chez  (]hanipanetz.  —  Cynisme 
de  Uarére.  —  Propos  du  roi  de  ï)aneniarck.  —  Le  prince  de  Condé 
à  Mulheini.  —  Pichej,'ni.  —  MM.  Courant  et  Fauche- iJorel.  —  Ma- 
nuscrit de  Rousseau.  —  Ouverture  à  Piche^'ru.  —  Offres  à  ce  !,'é- 
néral.  —  Diflicultés.  —  Pichei.'ru  demande  la  sijjnature  du  prince 
de  Condé.  —  Incertitudes  du  prince.  —  Le  prince  écrit.  —  Pichejjru 
rend  la  lettre.  —  Plans  du  i.'ènérai.  —  E.xigences  du  prince.  —  Le 
prince  de  Condé  ileinande  Hunini,'ue.  —  Refus  de  Piche^ru.  —  La 
Cour  du  prince.  —  .Néjrociation. —  Note  de  Pichej^ru. — Son  armée. 

—  Projet  de  passer  le  Rhin.  —  Il  marche  sur  Paris.  —  Merlin  de 
Thionville.  —  Les  projets  de  Piche^jru  rejetés  par  le  prince.  — 
Observations  de  Piche-'ru.  —  Nouvelles  diflicultés. 


Le  comte  de  Launay  d'Entraigues,  si  connu  dans 
la  Révolution  française^  se  trouvait  à  Venise,  sous  un 
litre  (iiiiloinatique,  lorsque  cette  ville  fut  menacée  par 
les  Français.  On  le  regardait  comme  l'âme  et  l'agent 
de  toutes  les  machinations  qui  se  tramaient  alors 
contre  la  France  et  surtout  contre  l'armée  d'Italie.  Il 
jugea  le  péril  de  la  république  de  Venise  et  voulut 
s'évader.  Mais  les  troupes  françaises  occupaient  toute 
la  terre  ferme,  et  il  fut  pris  avec  tous  ses  papiers  :  la 
conduite  franche  en  apparence  du  comte  et  son 
adresse  engagèrent  Bonaparte  à  le  traiter  avec  une 
grande  indulgence.  Il  lui  fit  rendre  ses  papiers,  moins 
trois  pièces  relatives  aux  objets  politiques.  Le  comte 


126  ^rÉ^I<)IHEs 

s'évada  en  Suisse  ;  et  Bonaparte  apprit  bientôt  avec 
quels  perfides  mensonges  il  parlait  de  sa  captivité. 
Son  ingratitude  fut  portée  au  point  d'envenimer  tous 
les  bons  traitements  qu'il  avait  reçus  du  général  en 
chef,  et  de  les  convertir  en  actes  de  tyrannie  et  d'op- 
pression (1).  Les  publications  du  comte  d'Entraigues 
ont  séduit  des  écrivains  jusqu'à  faire  de  lui  une  vic- 
time héroïque.  Cet  homme,  tombé  en  181:2  sous  les 
coups  de  son  domestique  Lorenx-i,  écrivait,  a-t-on 
dit,  quelquefois  son  nom  d'An  ..,  mais  c'est  sur  sa 
propre  signature  à  Milan  que  j'ai  copié  d'En...  Je  n'ai 
vu  le  comte  que  pendant  quelques  jours  ;  mais  je  lui 
ai  reconnu  des  talents,  dont  il  aurait  pu  faire  un 
meilleur  usage  que  de  les  employer  à  l'intrigue. 

J'ai  gardé  une  copie,  que  je  fis  la  nuit  même,  de 
celle  de  ses  pièces  qui  me  parut  la  plus  intéressante. 
On  en  a  beaucoup  parlé;  je  crois  même  que  Fauche- 
Borel  l'a  niée,  ainsi  que  tout  ce  qu'elle  contient.  Trois 
motifs  me  déterminent  à  l'insérer  dans  ces  Mémoires  : 
la  manière  dont  elle  était  tombée  entre  les  mains  du 
général  en  chef,  le  vif  intérêt  que  le  comte  d'Entraigues 


(1)  Ces  faits  sont  exacts  ;  Napoléon  les  rappelle  dans  le  Mémorial. 
—  Après  avoir  été  en  Russie,  d'Entraiicucs  vint  à  Londres  pour  ven  dre 
les  articlessecrets  du  traité  de  Tilsitt,  en  éciiange  d'une  forte  pension. 
Mais  deux  émissaires  de  la  police  de  l'Knipereur  envoyés  à  Londres 
obtinrent,  par  l'interniédiaire  de  Lorenzo,  son  doniestiiiiie,  copie  des 
dépèches  et  des  notes  destinées  à  lord  Clannin!,'.  «  Le  ±2  juillet  181:2, 
d'Entraii,'ues  annonça  son  intentiun  d'aller  chez  le  ministre,  pour  avoir 
son  avis  sur  un  mémoire  important.  Lorenzo,  ipii  n'avait  pas  encore 
retiré  cette  pièce  des  mains  des  agents  français,  comprit  que  son  infi- 
délité allait  être  découverte.  Dans  son  désespoir,  il  tua  d'Entraigues  et 
sa  femme,  et  se  brûla  la  cervelle  aussitôt  après.  »  Telles  sont  les  expli- 
cations données  sur  un  événement  (pii  n'eut  pour  témoin  que  le  cocher 
du  comte;  on  n'en  fut  informé  que  par  les  journaux  anglais  et  les 
circonstances,  parait-il,  n'en  furent  jamais  recherchées  avec  soin.  Du 
reste,  ce  qui  a  pu  faire  croire  qu'on  l'avait  assassiné,  c'est  que  le 
tj'ouvernement  anglais  s'empara  de  tous  ses  papiers.  (D.  L.) 


DK  M.  DF,  IJOnirtlENNl-;  1-^7 

y  attachait,  les  difft^rences  (jue  j'.ii  cru  iemar(|ii(  r 
entre  le  manuscrit  que  j'ai  copir  et  ce  (|ii('  j'ai  lu  de- 
puis, et  oufin  son  authcnticMlt-  que  je  [»uis  irarantii-, 
l'ayant  transrritf  sur  lOrii^iiial  inènif  du  (■()mt(\  (jui, 
en  ma  yrésence^  avait  affirmé  la  vérité  de  la  pièce  et 
la  vérité  des  faits  qui  y  sont  énoncés.  Voilà  ce  qui 
me  fait  fortement  douter  que  ce  soit  un  roman,  comme 
le  prétend  Fauche.  Tout  ce  qu'il  dit  sur  ce  fait,  dans 
les  pièces  historiques  relatives  aux  différentes  mis- 
sions dans  lesquelles  il  a  été  em[)loyé  est  inexact. 
Quant  à  la  vérité  lic  la  conversation,  n'y  ayant  [tas 
assisté,  je  ne  puis  l'affirmer;  mais  jt;  dois  dire  que 
tout  me  fit  croire,  en  1101,  que  d'p]ntraigues  n'en 
imposait  pas.  J'ai  été  témoin  de  tout,  et  j(ï  n'ai  vu  ni 
menaces,  ni  violence,  ni  contrainte  :  c'est  au  public  à 
juger.  Dans  la  pièce  imprimée  que  j'ai  lue,  je  n'ai 
rien  vu  sur  Barère;-j'ai  remarqui;  plusieurs  mots  en 
blanc,  comme  illisibles.  Je  ne  trouve  pas  un  seul  mot 
en  blanc  sur  mon  manuscrit;  enfin  je  transcris  liit('- 
ralement  la  minute  que  je  possède. 
Le  titre  de  ce  manuscrit  portait  : 

Ma  conversation  avec  M.  le  comte  de  MontgaUlai'd,  4  décem- 
bre 179lj,  «  six  heures  après  midi  jusqu'à  minuit,  en  présence 
de  M.  l'abbé  Duniontel. 

Il  y  a  sur  ma  note  :  Extrait  de  cette  conversation,  fait  par 
moi-même  d\tprès  rorujinal.  J'ai  laissé  les  passages  qui  m'ont 
paru  insignifiants,  el  je  n'ai  transcrit  que  ceux  qui  m'ont  paru 
intéressants. 

.Monlgaiilard  parle  du  gouvernement  révolutionnaire,  de  ce 
qui  l'a  créé,  de  ce  qui  a  occasionné  sa  durée.  Apres  avoir 
parlé  du  Comité  de  salut  public,  il  ajoute  : 

Je  n'ai  nommé  que  ces  quatre  personnages  du  Comité,  parce 
que  ce  sont  les  seuls  qui  s'occupaient  des  assassinais;  les  autres 
se  livraient  à  d'autres  soins  ;  et  (larnol,  entre  autres,  ne  s'occu- 
pait que  des  armes  et  des  plans  de  campagne. 


128  MÉMOIRES 

Son  génie  se  dévouait  à  faire  trembler  l'Europe,  et  tandis 
que  Robespierre  exerçait  une  tyrannie  dont  les  fastes  du  monde 
n'oti'raienl  aucun  exemple,  Carnet  annonçait  à  l'Kurope  que  le 
génie  du  mal  régnait  sur  la  terre,  que  le  ciel  accordait  la  vic- 
toire au  crime. 

Barére  est,  entre  autres,  une  espèce  indéfinissable  ;  c'est  un 
bel  esprit  de  café.  Il  allait  tous  les  jours,  au  sortir  du  Comité, 
voir  une  femme  avec  laquelle  se  trouvait  Champanelz  ;  il  y  res- 
tait ju.Miu'à  minuit;  il  lui  disait,  en  lui  frappant  le  genou  : 
Demain  nous  en  expédions  quinze,  vingt,  trente  ;  et  lorsqu'elle 
témoignait  de  l'horreur  sur  ces  assassinats,  il  lui  disait:  Il  faut 
graisser  les  roues  de  la  Uévolution.  Et  il  se  sauvait  en  riant. 

Monlgaillard  parle  ensuite  de  son  évasion,  de  sa  fuite  en 
Angleterre,  de  son  retour  eu  Franco,  de  sa  seconde  sortie,  enfin 
de  son  arrivée  à  Bàle  au  mois  d'août  179o;  puis  il  dit  : 

J'avais  eu  avant  une  conununication  avec  le  ministre  de  Dane- 
mark ,  il  me  demandait  ce  que  je  peusais  de  la  coalition.  Je 
ne  disais  que  des  choses  générales,  quand  il  ajouta  :  Je  vais 
vous  parler  franclu'iiieiit  :  je  regarde  les  rois  coalisés  comme  des 
filous  qui  se  volent  dans  les  poches  tandis  qu'ion  les  mène  à  la 
potence. 

M.  le  prince  de  Coudé  m'appela  à  Miilheim  ei,  sachant  toutes 
les  relations  que  j'avais  eues  en  France,  il  me  proposa  de  sonder 
le  général  l'icliegru,  qui  avait  sou  ([uarlicr  général  à  Altkirch. 

Le  général  Pichegru  y  était  alors  environné  de  quatre  repré- 
sentants conventionnels. 

Je  me  rendis  aussitôt,  avec  quatre  ou  cinq  cents  louis,  à 
Ncuchàtel. 

Je  jetai  les  yeux,  pour  la  première  ouverture,  sur  Fauche- 
Borel,  imprimeur  du  roi  à  Neuchàtel,  votre  imprimeur  et  le 
mien.  (Il  fait  son  portrait  moral  :  je  ne  l'ai  pas  copié  ;  il  ne  m'a 
pas  paru  en  valoir  la  peine.) 

Je  lui  associai  M.  Gourant,  Neuciiàlelois.  (Même  observation.) 

Je  les  j)ersuailai  de  se  charger  de  la  comniissiou  ;  je  les  munis 
d'instructions,  de  passeports.  Ils  étaient  étrangers,  je  leur 
fournis  toutes  les  patentes  pour  voyager  en  France  comme 
étrangers,  négociants,  acipiéreurs  de  biens  nationaux.  Je  les 
recommandai  à  Dieu,  et  je  partis  pour  aller  attendre  de  leurs 
nouvelles  à  Baie. 

Le  13  août,  Fauche  et  Courant  partent  pour  se  rendre  au 
quartier  général  d'Altkirch. 


DK  M.  DE  MorKUIKNNi;  129 

Ils  y  rt'élonl  luiil  jours  sans  pouvoir  parler  au  {,^énéral  l'iclie- 
gru,  environné  de  représcnlanls  el  de  généraux,  l'ichcyru  les 
remar(|ue,  surtout  Fauche,  et  les  voyant  assidus  sur  tous  les 
lieux  où  il  passait,  il  devina  que  cet  homme  avait  ipielque  chose 
à  lui  dire,  et  dit  tout  haut,  en  passant  :  /<'  vais  mr  lYinIrt'  à 
Ilun'uuiui'. 

Fauche  trouve  le  moyen  de  se  présenter  à  son  passage,  au 
fond  d'un  corridor  ;  Piehegru  le  remarque,  le  lixe,  et  quoi(|u"il 
plùl  il  .orrenls,  il  dit  tout  haut  :  <■  Je  vais  diner  au  chiiteau  de 
M""'  Salomon.  » 

Ce  château  est  à  trois  lieues  d'Huningue,  et  cette  M"'»  Salomon 
est  la  maîtresse  de  Picliegru. 

Fauche  part  aussitôt,  monte  au  château  et  demande  à  parler 
au  général  Pichegru. 

Fauche  alors  lui  dit  que,  possédant  des  manuscrits  de  J.-J. 
Rousseau,  il  veut  les  lui  otlrir  et  les  lui  dédier. 

"  Fort  bien,  dit  Pichegru,  mais  je  veux  les  lire  avant,  car  J.-J. 
Rousseau  a  des  j)rincipes  de  liberté  qui  ne  sont  pas  les  miens, 
et  je  serais  très  fâché  d'y  attacher  mon  nom. 

—  Mais,  lui  dit  Fauche,  j'ai  autre  chose  à  vous  dire. 

—  Et  quoi,  et  de  la  part  de  qui? 

—  De  la  part  de  M.  le  prince  de  Condé. 

—  Taisez-vous,  et  attendez-moi.  » 

Alors  il  le  conduisit  seul  dans  un  cabinet  reculé,  et  tète  à  Icle 
il  lui  dit  :  «  Expliquez-vous  ;  que  me  veut  monseigneur  le  prince 
de  Condé  "?  » 

Fauche,  embarrassé,  cl  à  qui  les  expressions  ne  venaient  pas 
en  ce  moment,  balbutia.  "  Rassurez-vous,  lui  dit  Pichegru,  je 
pense  comme  monseigneur  le  prince  de  Condé.  Que  veut-il  de 
moi  ■?  '  Fauche  encouragé  lui  dit  :  "  M.  le  prince  désire  se  rallier  à 
vous  ;  il  compte  sur  vous  ;  il  veut  s'unir  à  vous.  —  Ce  sont  là 
des  choses  vagues  et  inutiles,  lui  dit  Pichegru  ;  cela  ne  veut 
rien  dire.  Retournez  demander  des  instructions  écrites,  et 
revenez  dans  trois  jours  à  mon  quartier  général,  à  Allkirch  ; 
vous  me  trouverez  seul  à  six  heures  précises  du  soir.  " 

Aussitôt  Fauche  partit,  arriva  à  Baie,  courut  chez  moi,  et, 
transporté  d'aise,  il  me  rend  compte  de  tout. 

Je  passai  la  nuit  à  rédiger  une  lettre  au  général  l'icliegru. 

M.  le  prince  de  Condé,  muni  de  tous  les  pouvoirs  de 
Louis  XVIII,  excepté  celui  d'accorder  des  Cordons  bleus,  m'avait. 


130  MEMOIRES 

par  un  écrit  de  sa  main,  revêtu  de  tous  ses  pouvoirs  à  l'eftct 
d'entamer  une  négociation  avec  le  général  Pichegru. 

Ce  l'ut  en  conséquence  que  j'écrivis  au  général.  Je  lui  dis 
d'abord  tout  ce  qui  pouvait  réveiller  en  lui  ce  noble  sentiment 
du  véritable  orgueil,  qui  est  l'instinct  des  grandes  ;upes  ;  et  après 
lui  avoir  fait  voir  tout  le  bien  qu'il  pouvait  faire,  je  lui  parlai 
de  la  reconnaissance  du  roi  pour  le  bien  qu'il  ferait  à  sa  ])atrie 
en  y  rétablissant  la  royauté.  Je  lui  dis  que  Sa  Majesté  voulait  le 
créer  niaréclial  de  France,  gouverneur  de  l'Alsace  :  nul  ne  pou- 
vait mieux  la  gouverner  que  celui  qui  l'avait  si  vaillamment 
défendue. 

Qu'on  lui  accordait  le  Cordon  rouge  ; 

Le  cliàteau  de  Chambord  avec  son  parc,  et  douze  pièces  de 
canon  enlevées  aux  Autrichiens  ; 

Un  million  d'argent  comptant  ; 

Deux  cent  mille  livres  de  rentes  ; 

Un  hôtel  à  Paris  ; 

La  ville  d'Arbois,  patrie  du  général  Pichegru,  porterait  le 
nom  de  Pichegru  et  serait  exempte  de  tout  imj)ôt  pondant  vingt- 
cinq  ans  ; 

La  pension  de  deux  cent  mille  livres  réversible  par  moitié  à 
sa  femme,  et  cinquante  mille  livres  à  ses  enfants,  à  perpétuité, 
jusqu'à  l'extinction  de  sa  race. 

Telles  furent  les  offres  faites,  au  nom  du  roi,  au  général 
Pichegru. 

(Suivait  ce  que  l'on  accordait  aux  officiers  et  soldats  ;  amnistie 
pour  le  peuple,  etc.) 

J'ajoutais  que  M.  le  prince  de  Condé  désirait  qu'il  proclamât 
le  roi  dans  ses  camps,  lui  livrât  la  ville  d'Huningue,  et  se  réunît 
à  lui  pour  marcher  sur  Paris. 

Pichegru,  après  avoir  lu  cette  lettre  avec  la  plus  grande  atten- 
tion, dit  à  Fauche  :  <<  C'est  fort  bien  ;  mais  qu'est  ce  M.  de  Mont- 
gaillard  qui  se  dit  ainsi  autorisé  '?  Je  ne  connais  ni  lui  ni  sa 
signature.  Est-il  l'auteur?  —  Oui,  lui  dit  F'auche.  —  Mais,  dit 
Picliegru,  je  dois,  avant  toute  ouverture  de  ma  part,  être  assuré 
que  M.  le  prince  de  Condé,  dont  je  me  rappelle  très  bien  l'écri- 
ture, approuve  tout  ce  (pii  m'a  été  écrit  en  son  nom  par  M.  lo 
comte  de  Moiilgailiard.  Rclournez  tout  de  suite  aujjrès  de  M.  de 
Montgaillard,  et  qu'il  instruise  M.  le  prince  de  Condé  de  ma 
réponse.  » 


Dr;  M.  Di'!  ludKKii.NNK  i:n 

Aussitôt  Fauche  partit,  laissa  M.  Counml  pn's  Picliogru,  i!l 
arriva  à  Kàlo  à  neuf  heures  du  soir. 

A  i'inslaiit  je  vais  à  Miilheiin,  (iiiarlii-r  «^M-m'-ral  ilii  prluce  ilo 
Condé  ;  j'y  arrivai  à  minuit  et  demi  :  le  prince  était  i'ou(;hé,  j»; 
le  lis  éveiller.  Il  me  lit  asseoir  à  ses  côtés,  tout  prés  do  lui  sur 
son  lit,  et  ce  fut  alors  que  commença  notre  conférence.  Il 
s'agissait  seulement,  après  avoir  instruit  le  prince  de  l'étal  des 
choses,  de  ren;;ag-er  à  écrire  au  ^'énéral  l'iclu'gru,  pour  lui 
conlirmer  la  vérité  de  tout  ce  (pii  avait  été  dit  en  son  nom. 

Ci'tle  négncialioii,  si  simple  dans  son  objet,  si  peu  susceptible 
d'obstacles,  dura  néanmoins  toute  la  nuit. 

M.  le  prince,  aussi  brave  qu'il  est  possible  de  l'être,  n'a 
hérité  du  grand  Condé  que  de  son  imperturbable  intrépidité. 

Sur  tout  le  reste,  c'est  le  plus  petit  des  hommes  ;  sans 
moyens  comme  sans  caractère,  environné  des  hommes  les  plus 
médiocres,  les  plus  vils,  quchiues-uns  les  plus  pervers  ;  les 
connaissant  bien,  et  s'en  laissant  dominer. 

{\c\,  beaucouj)  de  détails  sur  la  Cour  du  prince  ;  elle  res- 
.semble  à  toutes  les  autres  ;  c'est  eu  petit  ce  qu'était  Versailles 
en  grand.") 

11  fallut  neuf  heure>  de  travail,  assis  sur  son  lit,  pour  lui 
faire  écrire,  au  général  l'ichegru,  une  lettre  de  neuf  lignes. 

Tantôt  il  ne  voulait  pas  que  ce  fût  de  sa  main. 

Puis  il  ne  voulait  pas  la  dater. 

Puis  il  ne  voulait  pas  l'appeler  général  Pichegru,  de  2>eur  de 
reconnaitre  la  République  en  lui  donnant  ce  titre. 

Puis  il  ne  voulait  pas  y  mettre  l'adresse. 

Puis  il  refusait  d'y  mettre  ses  armes. 

l'^ntln,  il  combattit  pour  éviter  d'y  mettre  son  cachet. 

Il  se  rendit  à  tout,  enfin,  et  lui  écrivit  qu'il  devait  ajouter 
pleine  confiance  aux  lettres  que  le  comte  de  Montgaillard  lui 
avait  écrites  en  son  nom  et  de  sa  part. 

tlela  fait,  avec  difficulté,  le  prince  voulait  retirer  sa  lettre. 

Il  se  rendit  enfin  ;  je  repartis  pour  Bàle  et  dépêchai  Fauche  à 
Altkircli,  auprès  du  général  Pichegru. 

Le  général,  en  ouvrant  la  lettre  de  huit  ligues  du  prince  et 
reconnaissant  le  caractère  i,'t  la  signature,  la  lut  et  aussitôt  la 
remit  à  Fauche,  en  lui  disant  :  «  J'ai  vu  la  signature,  cela  me 
suffit  et  la  parole  du  prince  est  un  gage  dont  tout  Français  doit 
se  contenter.  Reportez-lui  sa  lettre.  » 


132  MEMOIRES 

Alors  il  fut  question  de  ce  que  voulait  le  prince;  Fauche 
expliqua  qu'il  desirait  : 

1"  Que  Pichegru  proclamiil  le  roi  dans  son  armée  et  arborât 
le  drapeau  blanc  ; 

2°  Qu'il  livrât  Huningue  au  prince  ;  Pichegru  s'y  refusa. 
<i  Je  ne  serai  jamais  d'un  complot,  dit-il,  je  ne  veux  pas  être  le 
troisième  tome  de  La  Fayette  et  do  Dumouriez. 

"  Je  connais  mes  moyens,  ils  sont  aussi  sûrs  que  vast(ïs. 

«  Ils  ont  leurs  racines,  non  seulement  dans  mon  armée,  mais 
à  Paris,  dans  la  Convention; 

"  Dans  les  départements  et  dans  les  armées  de  ceux  des  gé- 
néraux mes  collègues  qui  pensent  comme  moi. 

«  Je  ne  veux  rien  faire  de  partiel. 

"  Il  en  faut  finir. 

«  La  France  ne  peut  rester  républiiiuc  ;  il  lui  faut  un  roi; 

"  Il  faut  Louis  XVJII  ; 

(I  Mais  il  ne  faut  commencer  la  contre-révolution  que  lorsqu'on 
sera  sûr  de  l'opérer. 

Il  Sûrement  et  ]»romptement,  voilà  quelle  est  ma  devise. 

«  Le  plan  du  prince  ne  mène  à  rien.  Il  serait  chassé  d'IIuningue 
en  quatre  jours,  et  je  me  perdrais  en  quinze  jours. 

"  3Ion  armée  est  composée  de  braves  gens  et  de  coquins. 

«  Il  faut  séparer  les  uns  des  autres,  et  décider  tellement  les 
premiers  par  une  grande  démarche  qu'ils  n'aient  plus  la  possi- 
bilité de  reculer  et  ne  voient  leur  salut  que  dans  le  succès. 

('  Pour  y  parvenir  : 

('  J'offre  de  passer  le  Rhin  où  l'on  me  désignera,  le  jour  et  à 
riieure  fixés  ; 

<  Avec  la  quantité  de  soldats  et  de  toutes  les  armes  que  l'on 
me  désignera. 

«  Avant,  je  placerai  des  officiers  sûrs  et  pensant  comme  moi. 

«  J'éloignerai  les  coipiins  et  les  placerai  dans  des  lieux  où  ils 
ne  pourront  nuire,  et  où  leur  position  sera  telle  qu'ils  ne  pour- 
ront se  réunir. 

"  Cela  fait,  dès  que  je  serai  de  l'autre  côté  du  Rhin,  je  pro- 
clame le  roi,  j'arbore  le  drapeau  blanc.  Le  corps  de  Condé  et 
l'armée  de  l'Empereur  s'unissent  à  nous. 

"  Aussitôt  je  repasse  le  Rhin  et  je  rentre  en  France. 

"  Les  places  fortes  seront  livrées  et  gardées  au  nom  du  roi, 
par  les  troupes  impériales. 

«  Réuni  à  l'armée  de  Condé,  je  marche  sur-le-champ  en  avant  • 


I 


DK  M.  l)K  lioLKKIIlNXK  133 

loiis  mes  moyens  se  déploionl  alors  do  loiiles  paris,  cl  nous 
marclMTons  sur  Paris;  nous  y  serons  en  quinze  jours. 

"  Mais  il  faul  que  vous  sachiez  que,  pour  le  soldai  l'ran(;ais,  il 
l'aul,  en  criant  :  Vive  le  roi!  lui  donner  du  vin  et  un  écu  dans  la 
main. 

M  II  l'aul  que  rien  ne  lui  manque  en  ci'  premier  moment. 

"  Il  faut  solder  mon  armt'-e  juscpi'à  la  ([uatriéme  et  cinquième 
marche  sur  le  territoire  français. 

"  Allez  reporter  tout  cela  au  prince,  écrit  de  ma  main,  et 
donnez-moi  ses  réponses.  » 

Pendant  tontes  ces  conférences,  Pichegru  était  environné  de 
quatre  représentants  du  [tcnple  à  la  tète  desijuels  était  Merlin 
de  Thion\ille,  le  plus  insolent  cl  le  plus  l'arouche  des  inquisiteurs. 

("es  gens-là,  munis  des  ordres  du  Comité,  pressaient  Pichegru 
de  passer  le  Hhin  et  d'aller  assiéger  Manheiin,  où  Merlin  avait 
conservé  de  nombreuses  intelligences. 

-Vinsi,  si,  d'une  part,  le  Comité  pressait  par  ses  ordres  l'exé- 
cution du  i)lan  de  Pichegru  ;  de  l'autre,  il  n'y  avait  pas  de  mo- 
ments à  perdre,  car  différer  de  se  rendre  au  désir  des  quatre 
représentants,  c'était  se. déclarer  suspect. 

Ainsi,  tout  imposait  au  prince  la  loi  de  se  décider  et  de  se 
décider  promplemenl. 

De  plus,  le  bon  sens  lui  imposait  une  autre  loi  : 

Celle  d'exa.'v.iner  sans  passion  quel  homme  était  Pichegru, 
quel  était  son  abandon,  quelles  étaient  ses  propositions. 

L'Europe  annonçait  ses  talents,  et  il  avait  mis  le  prince  bien 
en  état  de  juger  de  sa  bonne  foi. 

De  plus,  sa  démarche,  son  plan,  en  étaient  de  nouvelles 
preuves  ;  en  passant  le  Rhin,  se  jilaçanl  au  milieu  des  armées 
de  Condé  cl  de  Wurmser,  il  rendait  la  désertion  impossible,  et, 
si  le  succès  ne  répondait  j)as  à  son  attente,  il  se  rendait  lui- 
même  émigré. 

11  laissait  à  ses  féroces  ennemis  sa  femme,  son  père,  ses 
enfants  ;  tout  répomlait  donc  de  sa  foi,  ses  talents  répondaient 
de  son  génie,  son  génie  de  ses  moyens,  et  les  gages  qu'il  laissait, 
s'il  échouait,  annonçaient  qu'il  était  sûr  du  succès. 

Quelle  stupide  prétention  que  de  prétendre  mieux  commander 
l'armée  de  Pichegru  que  Pichegru  lui-même  !  De  vouloir  mieux 
connaître  les  provinces  frontières  que  Pichegru,  qui  les  com- 
mandait et  qui  y  avait  placé,  pour  commandants  des  villes,  ses 
amis  ! 

I.  8 


134  AIEMOIRES  DE  M.  DE  BOUHHIENNE 

Cette  prétention  pourtant  perdit  la  nionarcliie  cette  fois-là, 
comme  tant  irautres. 

M.  le  prince  de  Condé,  en  lisant  ce  plan,  le  rejeta  en  totalité. 

Il  fallait,  pour  son  succès,  en  faire  part  aux  Autrichiens,  Pi- 
cliegru  Tcxigeait  ;  M.  le  prince  de  Condé  ne  le  voulait  pas  abso- 
lument, pour  avoir,  à  lui  seul,  la  gloire  de  faire  la  contre- 
révolution. 

Il  répondit  à  Pichegru  par  des  observations,  et  la  conclusion 
de  ses  réponses  était  de  revenir  à  son  premier  pian 

Que  Pichegru  proclamât  le  roi,  sans  passer  le  Rhin; 

Qu'il  remit  Huningue  ; 

Et  qu'alors  l'armée  de  Condé,  seule  et  sans  en  rien  participer 
aux  Autrichiens,  irait  le  rejoindre 

Qu'en  ce  cas  il  pouvait  promettre  cent  mille  écus  eu  louis, 
qu'il  avait  à  Bàle,  et  quatorze  cent  mille  livres,  (pi'il  avait  en 
excellenti.'s  lettres  de  change,  payables  sur-le-champ. 

Aucun  moyen,  aucun  raisonnement  n'eut  de  prise  sur  M.  le 
prince  de  Condé.  L'idée  de  conuimniquer  sou  i)lan  à  Wurmser, 
d'en  partager  la  gloire  ;ivec  lui,  le  rendait  aveugle  et  sourd. 

Il  fallut  reporter  à  Pichegru  les  observations  de  M.  le  prince 
de  Condé,  et  ce  fut  M.  (Courant  qui  en  fut  chargé. 

Je  trouve  au  bas  de  ma  note  ces  mots  : 

Ici  finit  cette  conversation  que  j'ai  transcrite  du  manuscrit  de 
M.  le  comte  d'Entraigues,  et  que  je  certifie  conforme  en  tout  à 
l'original. 

Mombello,  22  prairial,  an  V  (10  juin  1797). 

Ces  pièces  m'inspirèrent  tant  d'intérêt  et  me  paru- 
rent porter  tellement  le  cachet  de  la  vérité,  que  je 
laissai  le  général  Bonaparte  se  coucher.  Je  passai  la 
nuit,  comme  je  l'ai  déjà  dit,  à  copier  le  long  extrait 
que  l'on  vient  de  lire;  mes  occupations  ne  m'eussent 
pas  permis  de  le  copier  pendant  le  jour.  Le  lecteur 
jugera  si  des  dénégations  postérieures  et  réitérées 
peuvent  avoir  quelque  poids,  et  mériter  quelque 
croyance.  Pour  moi,  je  déclare  que  si  ces  documents 
sont  faux,  il  f:iiii  doiilor  do  lout  (1). 

(1)  Voir  la  uote  h  la  lia  du  volume. 


r.iiAPiïr.i:  xvi 


ll,il!er  accuse  par  (ilarkc.  —  Justification  iK>  Halier.  —  Lettre  i\h'\\ 
m'écrit.  —  Haclor.  —  Gravures  de  batailles.  —  .Néjfociations  pour 
la  paix.  —  Projet  de  lettres  de  lUmaparte  ;i  l'empereur  d'.Vutriche. 
—  Envoi  lie  cette  lettre  au  Directoire  —  Kunaparte  mécontent  de 
Paris.  —  Il  désire  la  j.'uerre.  —  Force  de  son  armée.  —  .\u^'nn;nta- 
tions  des  forces  qu'il  demande.  —  M.  de  (îallo  à  Moiidiellu.  —  Le 
comte  de  .Merveldt.  —  Le  sort  des  rois  déploré  par  Bonaparte.  — 
Etat  de  la  Uépubliijue  française.  —  Conseils  à  l'empereur  il'.Vu- 
triclie.  —  Considérations  sur  les  né^'ociations.  —  La  lettre  de  Bo- 
naparte n'est  pas  envoyée.  —  Desai.x.  —  Amitié  de  Bonaparte  pour 
Desai.v . 


Le  général  Clarke  avait  accusé  de  malversation 
M.  Halier,  administrateur  en  chef  des  finances  en 
Italie.  11  ne  M»ulut  pas  recevoir  au  prix  convenu  les 
diamants  que  Rome  donnait  pour  acquitter  ses  con- 
trilnitions  extraordiiiaii-es.  M.  Cacault,  ministre  plé- 
ni[)0tentiaire  à  la  Cour  de  Home,  s'en  plaignit  au  gé- 
néral on  chef,  en  lui  disant  que  ce  procédé  n'était  pas 
digne  de  hi  Héjiuhiique,  et  (jue  les  juifs  dont  Halier 
s  était  servi  ne  pouvaient  être  opposés  à  son  expert, 
à  ceux  du  Pape  et  aux  commissaires  Monge  et  Ber- 
tlioIhH.  Cacault  disait,  dans  sa  lettre  du  3  juin,  (jue 
Halier  ne  faisait  un  si  grand  fracas  que  pour  l'éloi- 
gner de  Rome.  Celte  lettre  n'était  rien  moins  que 
favoi-ahle  à  Halier.  Le  général  Bonaparte  m'ordonna 
de  lui  écrire  comme  de  moi-même,  pour  le  prévenir 
de  ce  qui  se  passait  ;  il  me  dit  d'adoucir  les  exprès- 


136  MÉMOIRES 

sions  de  la  lettre  de  Cacault,  sans  toutefois  déguiser 
le  motif  des  plaintes,  et  de  lui  exprimer  son  mécon- 
tentement. Voici  la  réponse  de  Haller,  que  je  mis  sous 
les  yeux  du  général  Bonaparte  : 

Je  vous  remercie  pour  voire  billet,  mon  cher  Fauvelel.  Le 
général  a  détruit,  d'un  trait  de  plume,  tout  le  cliarme  de  ma 
place,  et  sans  ce  ciuirme,  la  place  n'est  pas  tenable. 

Il  s'est  rudeiucnl  trompé  s'il  pense  que  je  puisse  le  servir 
encore:  ce  serait  à  contre-cœur  et  ce  serait  mal  le  servir.  Je 
veux  ma  liberté,  coûte  que  coûte,  et  il  faudra  que  son  pouvoir 
tlécliisse  dovanl  i'otlense.  Je  vous  aurai  la  plus  vive  obligation, 
si  vous  pouvez  en  accélérer  le  moment. 

Je  n'ai  plus  d'autres  moteurs  que  mon  devoir  et,  certes,  il  ne 
suflit  pas  dans  ma  j)laee  où  il  faut  combattre,  du  matin  au  soir, 
les  intrigants,  les  fripons  et  les  imbéciles  ;  lutte  insoutenable, 
lorsque  la  première  des  récompenses  lui  man(jue,  et  il  n'est 
plus  im  pouvoir  du  général  de  réparer  le  mal,  après  tant  de 
preuves  de  dévouement  de  ma  part. 

Ce  n'est  plus  une  querelle  d'amant,  cela  ne  i)eul  s'oublier, 
ni  se  pardonner. 

Je  vous  embrasse  de  tout  mon  ca>ur.  Halliîr. 

Venise,  le  2G  pniirial  an  V  (14  juin   1797). 

Loin  de  ce  fâcher  de  cette  lettre,  Bonaparte  n'y  vit 
que  l'énergique  expression  de  l'indignation  d'un 
homme  dévoué .  Des  renseignements  plus  exacts 
furent  pris;  tous  les  soupçons  disparurent,  et  l'union 
fut  rétablie. 

Il  avait  ordonné  et  payé  d'avance  les  gravures  de 
ses  plus  célèbres  batailles  ;  le  travail  n'avançait  pas 
à  son  gré  :  il  se  fâcha  et  dit  un  jour  au  géographe 
Bâcler  d'Albe  (1),  qu'il  aimait  assez  :  «  Ah  çà  !  dépè- 
chez-vous  donc,  songez  que  tout  cela  est  l'affaire 
d'un  moment;  si  vous  tardez  encore  quelque  temps, 
vous  ne  vendrez  rien  :  tout  s'oublie  vite.  » 

(1)  Badcr  d'AIbo,  peintre  et  in^jéiiienr  j,'éoi,'raplie,  ilevcmi  général 
et  directeur  du  cabinet  topographique  de  Napoléuii.  [\).  L.) 


1)1-:  M.  1)1-;  iJorKHiHNNi':  i:r 

Il  aurait  pu  dire  i|u'il  sr  |)rnincllaiL  d  l'Iïact!!'  lui- 
nirinc,  si  (''('•i;\ii  possihh',  ses  piiMuitîTs  exploits  par  do 
plus  liiillants  t-iicini'. 

Ndus  t'titMis  au  mois  d"-  juillet;  j.'s  ui-gocialious 
pour  la  paix  délinitive  traiuaiini  toujours  avec  une 
ionlt'Ui"  qui  décriait  (laiienuMil  drs  aiririv-peusécs 
lies  (ItMix  cotôs.  Les  urirociaifHii's  auti'icliii'us  se  mon- 
trèrent liahiles  à  susciter  de  nouveaux  obstacles. 
Bonaparte  n'était,  dans  ce  moment,  l'ien  moins  que 
disposé  à  la  |»aix  qu'il  espérait  toujours  signer  à 
Vienne,  après  une  cam|»a^'ne  d'Allemagne  que  de- 
vaient seconder  les  armées  du  Kliin  et  de  Saml>r<'-ct- 
Meuse,  La  minorité  du  Directoire  I<;  sollicitait  de  si- 
gner la  paix  sur  la  base  des  préliminaires;  la  majorité 
la  voulait  plus  bonorable  et  plus  avantageuse;  l'Au- 
triche ne  se  hâtait  pas  non  plus,  parce  qu'elle  comp- 
tait, en  France,  sûr  des  troubles_,  dont  sa  police  lui 
annonçait  la  prochaine  explosion  :  elle  avait  ou 
croyait  avoir  intérêt  à  gagner  du  temps  ;  elle  élevait 
chicanes  sur  chicanes.  On  cherchait  à  se  jouer  de  part 
et  d'autre  ;  chacun  protestait  de  son  amour  pour  la 
paix,  et  chacun  restait  sur  le  qui-vive.  La  France  ne 
demandait  pas  mieux  que  d'écraser  encore  son 
ennemi  ;  celui-ci  espérait  de  la  guerre  et  de  l'avenir 
quelques  dédommagements  de  ses  pertes.  Bonaparte 
pressait  les  plénipotentiaires  de  François  II,  et  ceux- 
ci  avaient  ordre  daifendre  la  révoluiion  de  Paris. 

Cependant,  puisque  l'on  ne  travaillait  pas  sérieuse- 
ment à  la  jiaix,  il  fallait  bien  faire  semblant  de  la 
Vouloir  :  on  s'écrivit. 

Bonaparte  adressa,  le  o  thermidor  an  V  (:23  juil- 
let 1101),  la  lettre  suivante  à  l'Empereur  d'Autriche. 
Je  ne  l'ai  vue  dans  aucun  recueil.  Elle  fera  connaître 
sous  quel  j»»iur  de  \  ue  il  envisageait  la  négociation. 

s. 


138  MÉMOIRES 

Cette  lettre  fut  communiquée  au  Directoire,  par  celle 
du  28  juillet,  écrite  cinq  jours  après,  dans  laquelle  il 
disait  : 

Vous  Irouveroz  ci-joint  la  leUre  que  je  voulais  écrire  à  l'Em- 
pereur, et  que  je  voulais  envoyer  par  un  de  mes  aides  de  canij). 
Mais  tout  ce  qui  arrive  à  Paris  m'a  fait  craindre  que  l'on  s'amu- 
sât à  gloser  sur  cette  démarche. 

Voici  son  projet  de  lettre,  sur  laquelle  on  aurait  en 
effet  pu  gloser.  Il  est  certain  que  Bonaparte,  à  cette 
époque,  désirait  encore  la  guerre.  Il  s'apercevait  que 
l'on  se  moquait  toujours  de  lui  à  Vienne,  et  que  l'on 
attendait  de  France  des  nouvelles  que  l'on  s'imaginait 
à  l'étranger  devoir  être  favorables  aux  partisans  des 
Bourbons.  Il  demandait  à  force  des  renforts  ;  il  exi- 
geait que  l'on  portât  son  armée  à  60,000  boni  mes  en 
état  de  combattre,  et  à  10,000  cavaliers.  Il  n'avouait 
alors  que  33,000  hommes  sous  les  armes.  Dans  le 
cas  que  l'on  accédât  à  sa  demande,  il  se  faisait  fort  de 
se  trouver  à  Gralz  dans  le  mois  de  la  reprise  des 
hostilités.  Mais  il  pensait,  avec  raison,  que  si  sep- 
tembre se  passait  en  négociations,  il  deviendrait 
difficile  de  frapper  la  Maison  d'Autriche  du  côté  du 
Tagliamento,  et  que  l'hiver  se  passerait  encore  dans 
la  même  incertitude  où  nous  étions  alors.  Il  répétait 
à  satiété  (jue,  n'ayant  actuellement  que  35,000  hommes 
présents  sous  les  armes,  et  3,000  de  cavalerie,  il  ne 
pouvait  rien  entreprendre  : 

Majesté, 

Reconnaissant  des  choses  honnêtes  que  Votre  Majesté  a  bien 
voulu  me  l'aire  dire  dans  différentes  occasions,  je  crois  y  répon- 
dre, et  lui  donner  une  nouvelle  preuve  de  mes  sentiments  par- 
ticuliers à  son  égard,  en  lui  écrivant  la  présente  lettre. 

Les  préliminaires   de   paix,    que  j'ai   signés   de  la  part  du 


DK  M.  DE  BOURRIENNE  139 

Directoire  exéculif  ile  la  Rrpubliciuc  française,  avec  les  plénipo- 
t'-nliairos  de  Voire  Majosti-  lui  assurent  une  paix  si  glorieuse  et 
si  iivanlagi'usi',  (ju'il  est  impossible,  à  en  juger  par  ce  traité, 
lie  C(tnnaitro  fcllc  dfs  deux  puissances  que  les  hasards  de  la 
guerre  oui  favorisée. 

La  niodt'ration  de  la  France,  l'évacuation  de  quatre  ou  cinq 
provinc»'S  des  filais  de  Voire  Majesté,  la  conduite  du  Directoire 
exécutif  à  l'égard  de  Venise,  sont  un  sur  garant  de  la  droiture 
de  ses  intentions. 

Il  s'est  empressé,  en  même  lemps  qu'il  ralitiail  les  jjrélimi- 
naires,  d'env()yer  des  plénipotentiaires  nnmis  de  pleins  pouvoirs 
\HHiv  conclure  et  signer  la  paix  délinilive  avec  Votre  .Majesté. 
31.  de  Gallo,  qui  a  le  bonheur  de  jouir  de  la  confiance  particu- 
lière de  Votre  Majesté,  entama  les  négociations  à  Mombello. 
Tout  paraissait  nous  acheminer  promplement  vers  le  terme 
désiré,  lorsque  l'arri-vée  de  M.  le  comte  de  Merveldl  a  paru 
uj)|>orler  un  changement  dans  la  marclie  des  négociations.  L'on 
espérait  que  le  retour  du  secrétaire  de  M.  de  Gallo  lèverait  les 
ii|)>tacles  qui  l'entravaient,  et  l'on  s'était  en  conséquence  rendu 
i  L'dine  ;  mais  il  n'a  encore  apporté  que  des  délais.  Ainsi,  tout 
I  spoir  pour  la  conclusion  de  la  paix  est  presque  évanoui. 

Nous  sommes  dans  le  quatrième  mois  de  la  signature  des 
préliminaires  ;  les  négociations  devaient  èlre  finies  dans  trois 
mois. 

Serait-il  donc  possible  que  le  terrible  fléau  de  la  guerre  dût 
iiicore  recommencer?  Et  Voire  Majeslé  voudra-l-elle  donner  le 
.--ignal  du  ravage  de  l'Allemagne  "?  L'Europe  pourra-l-elle  être 
fondée  à  penser  que  lorsque  Votre  Majesté  voyait  les  armées 
l'tuiemies  à  la  porte  de  sa  capitale,  elle  a,  pour  les  éloigner, 
ucédé  à  des  propositions  de  paix  qu'elle  ne  voulait  pas  tenir  ? 
Huant  à  moi,  je  ne  le  penserai  janiais  :  la  loyauté  et  1<!S  vertus 
de  Votre  Majesté  me  sont  trop  particulièrement  connues.  Mais 
je  déplorerai  le  sort  ilcs  rois  que  niailrise,  malgré  leurs  vertus, 
la  méchaureté  des  hommes. 

La  République  française  doit  nécessairement,  sous  un  mois, 
être  en  paix  ou  en  guerre,  (jui  serait  d'autant  plus  afl'reuse  (pie, 
ne  pouvant  plus  désormais  se  fier  aux  traités,  l'on  ne  saurait  en 
prévoir  le  terme. 

Je  ne  doute  point  que  Votre  Majesté  ne  soit  Irompée.  Je  me 
suis  aperçu  plusieurs  foisqu'elle  l'était  etteclivement,  et,  d'après 
les  bruils  que  je  sais  qui  courenl  dans  l'armée  de  Votre  Majesté, 


140  MÉMOIRES 

je  ne  serais  pas  éloiiné  (lue  des  gens  lualinlentionnés  et  mal 
inslniits  n'aspirassent  à  nn  cliangonient  dans  l'inlérienr  de  la 
France,  qui  serait  favorable  à  Imu's  projets. 

Je  siip|ilie  Votre  3Iajeslé  de  prendre  en  considération  la 
silualioii  respective  des  deux  puissances.  Klle  tient  la  balance  de 
l'Europe,  qui  a  droil  d'attendre  de  l'équité  de  Votre  Majesté 
qu'elle  la  fasse  pencher  du  côté  de  l'Iiumanilé.  Quels  que  soient 
les  succès  que  les  années  de  Votre  Majesté  parviennent  à  obte- 
nir dans  la  campagne  prochaine,  je  doute  qu'il  soit  possible,  en 
supposant  même  tous  les  succès  de  la  guerre  en  leur  faveur, 
qu'elles  obtiennent  une  paix  aussi  avantageuse  que  les  prélimi- 
naires de  Leoben,  qui  assurent  l'artermissement  et  l'accroisse- 
ment de  son  empire,  et  la  gloire  personnelle  de  Votre  Majesté. 

Je  prie  Votre  Majesté  de  ne  voir  dans  la  présente  lettre  que  le 
désir  de  faire  quelque  ciiose  d'avantageux  au  bonheur  des 
hommes,  et  qui  la  convainque  de  nouveau  des  sentiments 
d'estime  et  de  respect  que  j'ai  conçus  pour  Votre  Majesté. 

De  Votre  Majesté,  etc.  Bonaparte. 

On  a  vu  que  cette  lettre  ne  fut  point  envoyée  ;  mais 
deux  mois  après  l'empereur  François  écrivit  au  gt'^né- 
ral  eu  chef  de  l'armée  d'Italie  une  lettre  autographe 
que  l'on  ti^ouvera  citée  quand  j'en  serai  à  l'époque  où 
elle  fut  reçue. 

Le  général  Desaix,  profitant  des  préliminaires  de 
Leoben,  vint  vers  la  fin  de  jtiillet  en  Italie  pourvoir 
le  général  en  chef  et  visiter  les  champs  de  bataille  que 
cette  armée  et  .son  général  avaient  illustrés.  Ses 
entretiens  avec  Desaix,  sur  l'armée  du  Khin,  étaient 
bien  loin  de  Ir  rassurer  sur  sa  situation  luilitaire  en 
Italie,  et  lui  inspiraient  peu  d<;  confiance  dans  l'appui 
que  cette  arim-e  pourrait  lui  donner  en  cas  de  la 
reprise  des  hostilités  au  delà  des  monts. 

Ce  fut  à  cette  époque  que  commença  leur  union. 
Bonaparte  conçut  pour  Desaix  la  plus  haute  estime  et 
la  plus  sincère  amitié.  Lorsque  Desaix  fut  nommé 
général  en  chef  provisoire  de  l'armée  dite  d'Angle- 


DK  M.  Dl'.  HnntKIKNNF,  141 

liMTC,  t'ii  rabsciu-e  du  p'-nôral  Hoiinpnrtt',  roliii-ci 
t''cii\ii  an  Diit'doin'  (ju'il  ne  pouvait  |)as  faire  choix 
diiii  olficior  plus  disliiigur  que  le  ijjrnrral  Desaix.  Ces 
senliineuts  ne  se  sont  jamais  diMuciiiis.  La  nioi'i 
piveoec  de  Desaix  seule  a  pu  rompre  leur  union,  qui, 
jt'  n'en  doute  pas,  aurait  eu  par  la  suite  une  grande 
induiMice  sur  la  earrirre  politiqiK^  cl  militaire  du 
iiViK'ial  Bonaparte. 

Tout  le  monde  connaît  la  part  que  prit  le  général 
en  chef  de  l'arin/'e  d'Italie  à  la  fameuse  journée  du 
18  fructidor,  ses  |)roclamations,  les  adresses  de  l'ar- 
mée, et  son  fameux  ordre  du  jour.  Bonaparte  en  a 
jiarlé  assez  en  détail  à  Sainte-Hélène.  On  va  voir 
dans  le  chapitre  suivant  ce  que  j'ai  su  et  vu  dans  le 
temps  sur  cet  événement  mémorable  qui  se  préparait 
déjà  dans  le  mois  de  juin. 


CHAPITRE  XVII 


Les  royalistes  de  l'intérieur.  —  Mécontentement  de  Bonaparte.  —  Les 
orateurs  de  (]lichy.  —  Divisions  dans  le  Directoire.  —  Projet  de 
marcher  sur  Paris  avec  2.j,()0()  lioninies.  —  Animositc  de  Donaparte 
contre  les  émi^^rés.  —  Sa  iiaine  pour  Clicliy.  —  Hésitation  de  Bo- 
naparte entre  les  deu.x  partis  du  Directoire.  —  Ordre  du  jour 
d'Augereau  sur  le  mot  Monsieur.  —  (Iraintes  que  la  paix  cause  à 
Bonaparte.  —  Son  attaclicnuMit  à  la  Constitution  de  l'an  !U.  — 
Botot  à  Passeriano.  —  Bonaparte  appuie  la  majorité  du  Directoire. 

—  Voya!,'e  d'Aui'creau  à  Paris.  —  Motifs  de  ce  voyai^e.  —  Berna- 
dette envoyé  après  Aui^ereau.  —  Approches  du  18  fructidor.  — 
Lettre  de  La  Kéveillére,  Barras  et  Rewbell  à  Bonaparte.  —  Séjour 
à  Paris  de  l'aide  de  camp  Lavallette.  —  (larnot  veut  la  paix.  — 
Barras  demande  de  l'argent.  —  Pichei,'ru  et  Willot.  —  La  minorité 
du  Directoire  croit  à  un  accommodement.  —  Erreur  de  Carnot.  — 
Liquiétudes  de  Barras.  —  Pétitions  de  l'armée  d'Italie.  —  Merlin, 
Ramel.  —  Charles  Delacroi.v  et  Truj,'nel.  —  Les  partisans  de 
Louis  XVIIL  —  Mot  d'Anj,'ereau.  —  EfTi^ts  d'un  discours  de  Carnot. 

—  Maladie  de  Sieyés. —  Barras  éclate  contre  Carnot.  —  Embarras 
de  Carnot.  —  Lettre  de  l'électeur  de  Hesse.  —  Carnot  demande 
encore  la  paix  à  qiiel(]ne  prix  (]ue  ce  soit.  —  Le  mouvement  an- 
noncé est  retardé. —  .Mouvement  de  l'armée  de  Sambre-et-Meuse.  — 
Intrigues.  —  L'esprit  du  Dircctoii'e.  —  Mot  de  Bonaparte  sur  Au- 
gereau.  —  Le  général  Cherin.  —  Le  18  fructidor.  —  Lettres 
d'Augereau,  de  Lavallette,  de  Barras  et  d'Augereau  sur  ce  coup 
d'État.  —  Liste  des  personnes  arrêtées.  —  M.  Lacuée. 


Bonaparte  voyait  depuis  longtemps  la  lutte  qui  s'en- 
gageait entre  les  partisans  de  la  royauté  et  les  répu- 
blicains :  il  fallait  se  décider.  Le  royalisme,  disait-on, 
déhoi'dait  de  toutes  parts  ;  tous  les  généraux  qui  reve- 
naient d<!  Paris  à  l'armée  se  récriaient  avec  Ibrce  sur 
l'esprit  de  réaction  qui  agitait  l'intérieur.  La  corres- 


MKMOIRKS  DK  M.   DE  liOlJRKIKNNM  I  i:< 

[)(in(l;ince  [>ai'tic'uli»'M'e  du  gôiiri'al  Ir  pi'cssail  cuiiii- 
iiiii'lli'incnt  dt»  picndiv  un  \y,\i\\,  ou  r<'\citait  à  w/w 
|M)ur  lui-mèint'. 

L'audace  des  ennemis  de  la  Ué|)ul)liqu(î  l'irrilaii.  Il 
\  avait  dans  la  majorité  des  deux  Conseils  une  mal- 
veillanee  évidente  pour  Hoiiapai'le.  Les  meneurs  ilu 
par(i,  les  orateurs  de  Clichy,  lilessaienl  sans  cesse  si-n 
amour-propre  par  leurs  discours  et  leurs  écrits  ;  ils  lui 
[)rodii,Miaii'nt  les  outrages,  dénii^n'aient  sa  gloire  et 
eelli'  d<'  son  ai'mée,  et  eensin-aient  av<'C  aigreui"  ses 
jilans  de  campagne  et  sa  conduite  m  Italie,  surtout 
envers  Venise,  ('/est  ainsi  que  ses  services  (Maient  ré- 
compensés par  la  haine  ou  par  l'ingratitude.  Il  reçut 
vers  ce  temps  une  J)rochure  dans  hujuelle  on  répétait 
le  jugement  porté  par  les  journaux  allemands,  et 
•  •iiti(^  autres  par  h'  SpecUiteur  du  ÎSonl,  (ju'il  nie  fai- 
sait toujours  traduire,  et  dont  on  a  déjà  lu  un  extrait 
dans  la  lettre  de  M.  Sabatier  de  Castres. 

Bonaparte  fut  vivement  alïect*'  de  cette  comparai- 
son, et  de  ce  que  l'on  ne  voulait  le  faire  passer  que 
pour  un  homme  fougueu.v.  Il  crut  aussi  reconnaître, 
à  la  dénomination  de  brigands  donnée  aux  généraux 
qui  comhattirt^nt  dans  la  Vendée,  le  parti  qu'il  allait 
combattre  et  renverser.  Il  était  fatigu"'  de  la  qualiliia- 
tion  de  savante  donnée  à  la  manière  dont  Moreau  fai- 
sait la  gueiie. 

Ce  (pii  l'aflligeait  vivement  encore,  c'était  de  voir 
dans  des  Français  siégeant  dans  les  Conseils  de  la 
nation  des  détracteurs  et  des  ennemis  de  la  gloire 
nationale. 

Il  engageait  le  Directoire  à  faire  arrêter  les  émigrés, 
à  détruire  l'inlluence  des  étrangers,  à  rappeler  les 
armT'es,  à  faire  briser  les  presses  des  journaux  vendus 
à   l'Angleterre,  tels  que  la  Quotidienne,  le  Mémorial 


144  MEMOIRES 

et  le  Thé.  Il  les  accusait  d'être  plus  sanguinaires  que 
ne  le  fut  jamais  Marat.  En  cas  qu'il  n'y  eût  pas  de 
remède,  pour  mettre  un  terme  aux  assassinats  et  à 
ririlluence  de  Louis  XVllI,  il  demandait  son  rempla- 
cement et  offrait  sa  démission. 

wSa  résolution  de  passer  les  Alpes  avec  vingt-cinq 
mille  hommes  et  de  marcher  par  Lyon  sur  Paris  avait 
été  connue  dans  cette  ville,  et  chacun  discutait  les 
conséquences  de  ce  passage  d'un  nouveau  Rubicon. 
Carnot  qui  m'a  toujours  paru  de  bonne  foi,  mais  que 
Bonaparte  trompait,  parce  que  ce  Directeur  ("tait  dans 
la  minorité  du  Directoire,  lui  écrivait  le  11  août  lllH  : 
«  On  vous  prête  mille  projets  plus  absurdes  les  uns 
que  les  autres  ;  on  ne  peut  pas  croire  qu'un  homme 
qui  fait  de  si  grandes  choses  puisse  vivre  en  simple 
citoyen.   » 

Gela  s'appliquait  à  sa  demande  réitérée  de  se  retirer 
des  affaires,  fondée  sur  ralléralion  de  sa  santé,  qui, 
disait-il,  ne  lui  permettait  plus  de  monter  à  cheval, 
et,  au  besoin  de  deux  ans  de  repos,  qu'il  manifestait 
sans  cesse. 

Le  général  en  (!hef  était  convaincu,  et  il  a\ait  rai- 
son, que  les  lenteurs  des  négociations  et  les  difiiculté-s 
qui  renaissaient  sans  cesse  n'étaient  fondées  que  sur 
l'attente  d'un  é\énement  qui  changerait  le  gouverne- 
ment de  la  France  et  rendrait  plus  favorables,  pour 
l'Autriche,  les  chances  de  la  paix.  Il  demandait  tou- 
jours avec  instance,  que  l'on  arrêtât  les  émigrés;  que 
l'on  brisât  les  presses  ro\alistes  vendues,  disait-il,  à 
l'Angleterre  et  à  l'Autriche  ;  que  l'on  fermât  le  club 
de  Clichy  pour  lequel  on  ne  pouvait  avoir  plus  d'aver- 
sion que  lui.    (le  club   se  tenait  rue  de  Clichy  (1), 

(1)  Après  le  cuiip  (rKtnt  cxtrapaiiementairo  du  '■>  tlicrmidur 
{'■21  juillet  l"94i,  il  se  forma  à  Paris  nii  cliil)  politiiiuc  iriioiniiies  plus 


I)F,  M.  !)!•:  norilItlFNNK  115 

maison  do  (ii-ranl  Dosoddirres.  Aiibry  rtait  l'un  dos 
[dus  chauds  j)artisans  de  co  olub.  C/i'lait  un  onnonii 
d<''olan''  do  la  cause  rt''Volutii)nnairi>  (|uo  IJonapai'to  pro- 
to^'(>ait  à  cette  rpoqno.  Lo  souvenir  de  sa  dostitniion, 
[)rovoquôe  par  Aubry  on  llUo,  s'unissant  à  sa  con- 
duite actuolli',  inspirait  au  gônt-ral  une  haine  impla- 
cable. Pour  appuyer  les  mesures  qu'il  provoquait,  il 
représentait  sans  cesse  la  victorieuse  armée  d'Italie 
comme  indignée  do  ce  qui  se  passait  en  France  et 
exclusivement  animé-o  du  désir  de  marcher  au  secours 
de  la  liberté  et  de  la  Constitution  de  l'an  III  ;  puis  il 
so  faisait  un  mérite  d'arrêter  ce  patriotisme  brûlant, 
tout  on  proilamanl  hautement  que  les  soldats  étaient 
fatigués  du  bavardage  de  l'avocat  Dumolard,  dont 
peut-être  aucun  ne  connaissait  les  discours. 

Bonaparte  méprisait  le  Directoire.  Il  l'accusait  de 

ou  moins  inlliiciits,  aspirant  malgré  le  vœu  bioii  contaté  de  la  nation 
à  cette  épo.|ue,  au  retour  de  la  royauté  léi,'itinio,  et  ijue  le  peuple 
qualilia  de  iiionarchiens  ou  cUchi/ens.  Ce  dernier  nom  leur  vint  de  ce 
iju'ils  se  reunissaient  au  bas  de  la  rue  de  Clicliy,  dans  une  vieille 
masure  appartenant  à  un  vieux  royaliste,  qui  oITrit  cette  retraite  mys- 
térieuse à  un  groupe  d'amis,  dont  le  nombre  s'accrut  rapidrmcnt  au 
point  de  former  ce  que,  pendant  les  trois  années  de  l"y5,  1796  et  l'i'Jl, 
on  appela  le  Club  de  Clicliy.  C'était  un  assemblage  hétérogène  de 
royalistes  de  toutes  nuances,  émigrés,  mécontents,  bourboniens, 
orléanistes,  absolutistes,  modérés,  constitutionnels  à  la  façon  anglaise. 
Dans  le  nombre  liguraient  le  général  Pichegru,  Hoyer-Collard,  (^lausel 
de  (loussergues,  Hyde  de  Neuville,  Camille  Jordan,  etc.,  etc.,  qui  tous 
exerçaient  une  grande  influence  sur  les  deux  Conseils  des  Cini[-('ents 
et  des  Anciens.  De  ce  club  émanaient  de  telles  motions  que  le  Direc- 
toire se  décida  le  18  fructidor  tl  septembre  i'[)~'  à  faire  un  coup 
d'Ktat  en  déportant  à  Cayenne  un  grand  nombre  de  (^lichyens,  et  le 
club  fut  fermé.  .Néanmoins,  ceux  (|ui  avaient  échappé  .à  la  déportation 
ne  se  tinrent  pas  pour  battus  cl  conspirèrent  encore  quand  même,  il 
ne  fallut  rien  moins  que  l'arrivée  de  15i>ii.i|iarte  au  pouvoir  pour  dis- 
siper les  derniers  restes  de  ces  conspirateurs  permanents. 

Le  Club  du  Manêgt',  composé  de  patriotes  luttant  sans  cesse  contre 
le  Directoire,  ne  survécut  pas  plus  que  les  autres  sociétés  politiques 
au  coup  d'État  du  1«  Brumaire.  —  D.  L. 

I.  9 


146  MÉMOIRES 

faiblesse,  de  marche  incertaine  et  pusillanime,  de 
nombreuses  fautes,  de  dilapidations  et  de  persistance 
dans  un  système  vicieux  et  avilissant  pour  la  gloire 
nationale.  11  savait  que  le  parti  clicliyen  demandait 
sa  destitution  et  son  arrestation.  On  lui  signalait, 
dans  sa  correspondance,  Dumolard,  comme  l'un  des 
plus  prononcés  contre  lui,  enfin  le  parti  royaliste 
comme  près  de  triompher. 

Bonaparte,  avant  de  se  décider  pour  l'un  des  deux 
partis,  pensa  d'abord  à  lui-même.  11  ne  croyait  pas 
avoir  assez  fait  encore  pour  oser  s'emparer  du  pou- 
voir ;  ce  qui,  dans  ces  circonstances,  lui  eût  été  cer- 
tainement facile.  11  se  contenta  de  soutenir  le  parti 
qui  avait  pour  lui  l'opinion  du  moment  et  celle  qu'il 
avait  inspirée  à  l'armée.  Je  l'ai  vu  décidé  à  marcher 
sur  Paris  par  Lyon,  avec  vingt-cinq  mille  hommes, 
si  les  affaires  lui  eussent  paru  prendre  une  tournure 
défavorable  à  la  République  qu'il  pn'férait  à  la  royauté, 
parce  qu'il  espérait  tirer  meilleur  parti  de  la  première. 
Il  faisait  sérieusement  son  plan  de  campagne.  A  ses 
yeux,  défendre  ce  Directoire  tant  méprisé,  c'était  dé- 
fendre son  propre  avenir,  c'est-à-dire  un  pouvoir  qui 
semblait  n'avoir  plus  d'autre  mission  que  celle  de  lui 
garder  la  place  jusqu'à  son  retour. 

Les  partis  qui  se  prononçaient  à  Paris,  exerçaient 
une  réaction  sur^l'armée.  L'emploi  du  mot  monsieur 
avait  occasionné  des  rixes  et  fait  couler  du  sang.  Le 
général  Augereau,  dans  la  division  duquel  cela  était 
arrivé,  publia  un  ordre  qui  portait  que  tout  individu 
de  sa  division  qui  se  servirait  verbalement  on  par 
écrit  du  mot  monsieur,  sous  quelque  prétexte  que  ce 
fût,  serait  destitué  de  son  grade  et  déclaré  incapable 
de  servir  dans  les  armées  de  la  République.  Cet 


ni-:  M.  DK  liOURRIENNK  147 

orJre   fut    lu    à    la    tète    de    diîKiiie  compagnie    (I). 

Bonaparte  voyait  arriver,  par  la  paix,  le  terme  de 
sa  carrière  militaire.  Le  repos  était  un  supplice  pour 
lui.  Il  l'ssaya  d'entrer  dans  les  alTaires  civiles  de  la 
Hépubliquc  ;  il  anibitionniiit  d'être  un  des  cinq  Direc- 
teurs, persuadé  avec  raison  qu'il  le  serait  bientôt 
seul.  La  réussite  de  cette  tentative  eût  empêché  l'expé- 
dition d'Kirypte  et  placé  beaucoup  plus  t«"»t  la  cou- 
ronne impériale  sur  sa  tète.  L'on  intrii^uait  à  Paris  en 
son  nom,  pour  lui  faire  obtenir  par  une  loi  une  dis- 
pense d'âge.  Il  espérait,  malgré  ses  vingt-huit  ans, 
remplacer  un  des  deux  Directeurs  que  l'on  allait  chas- 
ser. Ses  frères  et  leurs  amis  se  donnèrent  beaucoup 
de  peine  pour  faire  réussir  ce  projet;  mais  il  parut 
tellement  op[K)sé  aux  idées  d'alcrs,  on  y  vit  une  vio- 
lation si  grande  et  si  prompte  de  cette  jeune  Consti- 
tution de  l'an  IIÏ,  que  l'on  allait  bien  autrement  violer 
quelques  mois  plus  tard,  qu'on  n'osa  pas  même  en 
faire  la  proposition  officielle.  Le  Directoire,  d'ailleurs, 
manifestait  souvent  la  jalousie  que  lui  inspirait  Hona- 
parte;  envieux  de  sa  gloire,  le  Directoire  témoignait 
liautemcnt  ([u'il  était  blessé  di'  la  hauteur,  du  ton  et 
de  l'aHectation  d'indépendance  du  général. 

Les  membres  de  ce  corps  étaient  bien  éloignés  de 
le  désirer  pour  collègui'.  Le  Directoire  dissimula,  Bo- 
naparte aussi  ;  on  se  [uodigua  de  part  et  d'autre  des 


il)  En  ll!»^.  les  mots  de  citoyen,  citoyenne,  furent  substitués  h, 
monsieur,  à  madame. 

Un  arrêté  <lu  Directoire,  en  date  du  !"■  novembre  1"!)7,  enjoignait 
aux  ambass.ideurs,  consuls,  etc.,  de  ne  se  donner  et  de  ne  recevoir 
oflirielleineiit  d'autre  (jii.ilité  que  celle  île  citoyen. 

(Ict  usaL'e,  généralement  reçu,  avait  passé  dans  nos  mœurs,  il  se 
maintint  jusqu'au  coup  d'Ktat  du  18  ])rnuiairc  et  se  penlit  à  l'époque 
de  l'Empire.  Le  poète  Andrieux,  qui  tenait  plus  à  là  chose  qu'aux  mots, 
avait  dit  :  Appelons-nous  monsieur,  et  soyons  citoyens.  [D.  L.) 


148  MÉMOIRES 

assurances  d'amitié  :  on  se  haïssait  cordialement.  Le 
Directoire  toutefois  réclama  l'appui  de  Bonaparte  : 
Bonaparte  l'accorda.  Chacun  jouait  son  jeu  ;  mais  sa 
conduite  postérieure  prouve  clairement  que  le  main- 
tien de  la  Constitution  de  l'an  III  et  des  libertés  pu- 
bliques, n'était  qu'un  prétexte;  il  en  devenait  le  défen- 
seur pour  le  moment,  parce  qu'en  faisant  triompher  le 
parti  contraire,  il  ne  pouvait  espérer  de  conserver  cet 
ascendant  et  ce  pouvoir  qu'il  avait  sur  le  Directoire  ; 
je  l'ai  vu  toujours  décidé,  dans  le  cas  où  le  parti  cli- 
chyen  prendrait  le  dessus,  à  passer  les  Alpes  avec  son 
armée  et  à  réunir  à  Lyon  tous  les  amis  de  la  Répu- 
blique, pour  marcher  de  là  sur  Paris. 

On  lit  dans  le  Mémorial  de  Sainte-Hélène  une  as- 
sertion imaginée  après  coup,  et  que  je  dois  relever  : 
«  S'il  s'agissait,  dit-il,  en  parlant  du  18  fructidor,  de 
dire  que  le  triomphe  de  la  majorité  des  Conseils  fut 
son  désir  et  son  espérance,  nous  sommes  portés  à  le 
croire  par  le  fait  suivant  :  c'est  que  dans  le  moment 
de  la  crise  entre  les  deux  factions,  un  arrêté  secret 
composé  des  trois  membres  composant  le  parti  du  Di- 
rectoire, lui  demanda  trois  millions  i)our  soutenir 
l'attaque  des  Conseils,  et  que  Napoléon,  sous  divers 
prétextes,  ne  les  envoya  pas,  quoique  cela  lui  fût 
facile.  » 

Cela  n'est  pas  aisé  à  comprendre;  il  n'y  a  point  eu 
à'arrêté  secret  de  trois  membr(?s  qui  lui  demandât 
trois  millions.  C'est  lui  qui  a  offert  de  l'argent  qu'il 
n'a  pas  envoyé,  c'est  lui  qui  a  fait  partir  Augcreau, 
c'est  lui  qui  a  voulu  le  triomphe  de  la  majorité  direc- 
toriale. Sa  mémoire  l'a  mal  servi  à  Sainte-Hélène.  La 
correspondance  que  l'on  va  lire  le  prouNcia.  Il  est 
bien  certain  qu'//  a  offert  de  l'argent  au  Directoire, 
c'est-à-dire  au  parti  des  trois.  Bonaparte  avait  telle- 


DE  M.  I)H  noURRIENNE  149 

mont  pris  so  résolution,  quo  dès  le  il  juillet,  voulant 
metlr»'  Augereau  dans  sa  confidence,  il  le  fit  venir, 
par  couriier  extraordinaire,  de  Vicence,  où  il  com- 
mandait et  où  Bonaparte  ne  pouvait  pas  se  rendre 
co-nme  il  Vavidt  promis.  Dans  l'ordre  qu'on  adressa 
à  Augereau  de  venir  sur-le-champ,  il  y  avait  :  «  Vous 
1<'  |)ri'-vit'ndrez  qii»'  mon  a[)partement  d'en  bas  est 
vide  ;  il  peut  y  descendre.   » 

Bonaparte  ajoute  que  lorsque  Bolot,  agent  intime 
de  Barras,  vint  à  PassiM'iano  ajtrès  le  18  fructidor,  il 
lui  déclara  qu'aussitôt  que  Lavallette  lui  eut  mandé  le 
véiitable  état  des  choses,  les  trois  millions  allaient 
être  envoyés,  lorsque  la  journée  se  trouva  décidée.  On 
reconnaîtra  l'inexactitude  de  tous  ces  faits  et  de  tous 
ces  dires,  dans  la  correspondance  relative  à  cet  événe- 
ment. En  dénaturant  ainsi  la  vérité.  Napoléon  n'a  pu 
avoir  d'autre  but  que  de  proclamer  ses  sentiments 
pour  des  principi^s  qu'il  a  adoptés  et  soutenus  avec 
force  depuis  1800,  mais  qu'il  avait  combattus  avec  la 
même  énergie  jusquà  cette  époque. 

Bonapai-te  était  bien  résolu  d'appuyer  la  majorité 
du  Directoire  et  de  combattre  la  faction  royaliste; 
celle-ci,  qui  commençait  à  se  montrer  redoutable,  eût 
été  écoutée,  si  elle  lui  eût  offert  le  pouvoir.  Il  envoya, 
vers  la  fin  de  juillet,  à  Paris,  son  aide  de  cam[)  Laval- 
lette, ayant  sa  confiance  et  la  méritant.  Lavallette  joi- 
gnait à  une  bonne  éducation  une  instruction  solide, 
une  douce  amabilitt',  un  caractère  liant  et  des  opinions 
modérées.  .Son  dévouement  était  absolu  :  il  reçut  ses 
instructions  et  un  chiflVe  pariiculier  pour  correspon- 
dre avec  le  gént-ral  en  chef  (i). 


(1)  En  ofTet,  Bonaparte   aimait   l)eaiicoup  son  aide  de  camp  Laval- 
lette ;  celui-ci  épousa  Eujjcuic  de  Beauharnais,  uicce  de  Josépliinc,  un 


150  MÉMOIRES 

Augoreau  partit  après  lui,  le  21  juillet.  Bonaparte 
écrivait  au  Directoire,  officiellement,  que  ce  «  général 
lui  avait  demandé  à  aller  à  Paris  pour  ses  alïaires 
particulières  ».  Porteur  des  adresses  des  divisions  de 
l'armée,  et  nommé  le  9  août  commandant  de  la  dix- 
sej»tième  division  militaire,  il  était  etivoyé  pour  tuer 
les  royalistes.  On  le  verra  tout  à  l'heure.  C'est  lui  qui 
s'en  vantera.  Telles  étaient  -s^.s  affaires  particulières. 

Disons  la  vérité  :  Augereau  fut  envoyé  exprès  pour 
seconder  la  Révolution  qui  se  préparait  contre  le  parti 
de  Clichy  et  la  minoriti-  du  Directoire. 

Bonaparte  choisit  Augereau,  parce  qu'il  connaissait 
l'exagération  de  ses  principes  républicains,  son  au- 
dace et  sa  petite  capacité  politique.  Il  le  crut  propre  à 
faciliter  un  mouvement  que^sa  présence  àl'arméed'Italie 
ne  lui  permettait  pas  de  diriger  en  personne  :  Auge- 
reau n'était  pas  pour  lui  un  rival  de  gloire  et  d'am- 
bition qui  pût  s'emparer  de  ce  mouvement  à  son 
profit.  Napoléon  a  dit  à  Sainte-Hélène  qu'il  avait  fait 
porter  les  adresses  de  Varmée  d'Italie  par  Augereau, 
parce  qu'il  était  fort  prononcé  dans  les  idées  du  mo- 
ment. C'était  là  le  vrai  motif. 

Bernadotte  fut  envoyé  plus  tard  dans  le  même  but. 
B()na[)arte  prit  pour  cela  le  [)rétexte  de  faire  passer  au 
Directoire  quatre  drapeaux  qui,  sur  les  vingt  et  un 

peu  avant  le  départ  pour  fKgypte  (avril  179.S).  On  sait  que  Lavallettc 
fut  directeur  des  postes  en  1813  et  coiidainiié  ;'i  mort  par  les  Bonrl)ons, 
l.avallettc  se  préparait  à  subir  sou  arrêt,  quaud  le  i.'{  décembre,  veille 
de  l'exécution,  sa  femme  le  sauva  par  un  beau  trait  de  dévouement 
conjuu'al.  Ayant  obtenu  de  passer  la  journée  ainsi  que  sa  fille  avec  le 
condamné,  elle  troqua  ses  liabits  contre  les  siens,  et  demeura  i\  sa 
l)lace,  tandis  que  Lavallettc,  cachant  ses  traits  avec  un  mouchoir  qu'il 
portait  à  ses  yeux,  put  !,'aj:ner  le  dehors  de  la  prison  et  j)asscr  en 
Angleterre.  Des  lettres  de  grâce,  accordées  en  1S!2:2,  rouvrirent  les 
portes  à  Lavallettc;  mais  sa  couraijeuse  femme  était  devenue  folle; 
elle  vécut  ainsi  jusipi'en  18."i.').  (1).  L.) 


DE  M.  DE  BOURRIENNE  151 

|)ris  ;i  la  bataill»'  df  Rivoli,  avaient  t'tt-  oiiMirs /;«;• 
mcfiarde  à  Pe.scliii'ra.  Ce  gt-nt-ial  n'a  pas  jout-  un 
irrand  rn|.'  dans  cette  aflaire.   Il  a  toujours  t'it'  pcu- 

d«MH. 

Cette  crise  du  IS  IVuctidoi-,  (jui  recula  de  trois  ans 
la  mort  de  la  pentarchie,  oIVre  un  des  événements  les 
plus  remarquables  de  sa  courte  et  pitoyable  existence. 
On  va  voir  comment  le  Directoire  se  tira  de  cette 
crise.  Les  faussetés,  les  fourberies,  l'argent  et  les 
coups  de  sabre,  seront,  comme  dans  tous  les  mouve- 
ments de  ce  genre,  si  l'on  voyait  toujours  le  dessous 
des  cartes,  les  grands  moyens  mis  en  usage.  J'ai  sup- 
I)rimé  de  la  correspondance  qu'on  va  lire  tout  ce  qui 
est  étranger  à  cette  journée  et  pouvait  nuire  à  l'en- 
semble de  cet  épisode  de  notre  Révolution.  Elle  con- 
tient plusieurs  variantes  du  récit  que  Napoléon  en 
a  fait  à  Sainte-Hélène  à  ses  nobles  compagnons  d'in- 
fortune. 

Le  Directoire  écrivit  à  Ronaparte,  le  6  messidor 
an  V  (24  juin  1197),  une  lettre  confidentielle.  Elle 
n'avait  pas  la  forme  des  lettres  ordinaires,  sur  les- 
quelles on  lisait  toujours,  Directoire  exécutif. 

La  voici  : 

Nous  avons  vu,  citoyen  général,  avec  une  extrême  satisfac- 
tion, les  lémoignagos  d'aHachement  que  vous  ne  cessez  de  don- 
ner à  la  cause  de  la  liberté  el  à  la  Constitution  de  Tan  III  (1). 
Vous  pouvez  compter  sur  la  plus  entière  réciprocité  de  notre 
part.  Nous  acceptons  avec  plaisir  toutes  les  otïres  que  vous 
nc.us  avez  faites  pour  venir  au  secours  de  la  Républifjue.  Elles 
sont  une  nouvelli;  preuve  de  votre  sincère  amour  pour  la  patrie. 
Vous  ne  devez  pas  douter  que  nous  n'en  ferons  usage  (pie  pour 
sa  tranquillité,  son  bonheur  el  sa  gloire. 

il  On  aiireâsait  ces  paroles  à  celui  qui,  deux  ans  plus  tard,  devait 
faire  périr  cette  impérissable  Constitution  qu'il  protcjîeait  alors  avec 
tant  de  chaleur.    ?iote  dans  la  première  édition.) 


152  MÉMOIRES 

Cette  lettre  était  de  l'écriture  de  La  Réveillère- 
Lepeaux,  et  signée  Barras,  Rewbell  et  La  Réveillôre. 
Carnot  et  Barthélémy  n'en  eurent  point  connaissance. 

Le  30  messidor,  Barras  annonce  à  Bonaparte  le 
changement  de  ministres. 

Le  4  thermidor,  Lavallette  écrit  : 

Ce  matin  j'ai  vu  Barras. 

Il  m'a  paru  bien  atï'eclé  de  tout  ce  qui  se  passe.  Il  ne  m'a 
pas  caciié  que  la  division  est  très  prononcée  entre  les  membres 
du  Directoire.  Nous  tiendrons  ferme  et  si  nous  sommes  décré- 
tés d'accusation,  alors  nous  monterons  à  cheval  et  nous  les 
écraserons.  Il  m'a  paru  étonné  que  vous  ne  reveniez  pas  sur  le 
compte  de  Carnot. 

Carnot  m'a  dit  que  vous  voyiez  ce  qui  se  passe  en  France 
d'une  manière  peu  favorable  à  la  vérité.  Il  n'y  a  rien  à  craindre. 
Ce  sont  des  mouches  du  coche.  Mandex,  bien  à  Bonaparte  qu'il 
soit  sans  inquiétude.  La  République  ne  périra  pas. 

Barras  m'a  dit  et  répété  que,  dans  la  crise  où  ils  se  trou- 
vaient, de  l'argent  les  aiderait  puissamment.  Je  lui  ai  fait  votre 
proposition  ;  il  l'a  acceptée  avec  transport.  Il  vous  écrit  à  ce 
sujet. 

Barras  écrit  le  5  thermidor  : 

Tous  les  ennemis  de  la  République  réclament  contre  le  ren- 
voi des  ministres,  et  nous  prouvent  par  là  (pie  cette  mesure 
était  bonne  et  urgente.  Moi,  Kewdell  et  La  Réveillère,  sincère- 
ment attachés  à  la  Républi(pie  et  à  la  t^onslilution,  les  défen- 
drons jusqu'à  la  mort.  Carnot,  sans  doute  égaré  par  des  hommes 
perfides,  s'est  séparé  de  nous.  Nous  arrêterons  enfin  ce  cours 
d'assassinats  qui  allligent  depuis  un  an  la  République  :  je  n'ai 
à  cet  égard  rien  à  me  reprocher.  J'ai  fait  tout  ce  qui  était  en 
mon  i)ouvoir  pour  l'empèclier.  Mais  le  Directoire,  influencé 
alors  par  un  homme  féroce,  ennemi  de  la  liberté  française,  avait 
su  rendre  nuls  tous  mes  efforts,  toutes  mes  représentations. 
Hoche  est  ici  ;  il  va  préparer  son  expédition  d'Irlande.  Nous 
allons  nous  occuper  d'épurer  l'intérieur.  Je  pense  que,  sans 
commotion  violente,  nous  rétablirons  l'esprit  public,  et  que  les 
bons  citoyens  du  (!orps  législatif,  ceux  qui  aiment  la  Répu- 
blique, et  qui  nous  ont  paru  décidés  à  la  sauver,  se  rallieront. 


DE  M.  DE  BOURRIENNE  153 

Le  lendemain,  (i  llu'imidor,  Barras  écrit  et  demande 
à  grands  cris  de  rari^'rnt. 

l'oint  de  retard  :  soiu/e  bien  que  c'est  avec  lui  sculeinenl  que 
je  jeux  remplir  les  honorables  et  généreuses  inlenlions. 

Lavallette  écrit  le  même  jour  : 

La  proposilion  a  été  remise  sur  le  tapis,  entre  Barras,  Rowbell 
et  Kéveillére.  Tous  trois  sont  coavenus  que,  sans  de  l'argent, 
on  ne  pouvait  pas  sortir  de  la  crise  actuelle.  Us  espèrent  que 
vous  enverrez  de  grosses  sommes.  Ils  vous  en  remercient 
d'avance.  C'est  un  homme  qui  peut  beaucoup.  Les  Conseils  ont 
été  bien  obligés  de  se  contenter  de  l'explication  du  Directoire 
relativement  aux  proclamations  de  l'armée  (1). 

Pichegru  et  Willot  ont  décidément  levé  le  masque.  Il  parait 
qu'on  veut  les  opposer  à  Bonaparte,  s'il  prend  le  parti  du  Direc- 
toire. 

Carnot  est  toujours  tran(iuille.  Lacroix  a  été  victime  de  l'es- 
pèce de  composition  qu'il  a  fallu  faire  pour  renvoyer  les  mi- 
nistres. 

Il  écrit  le  lU  tliermidor  : 

La  minorité  du  Directoire  croit  toujours  à  la  possibilité  d'un 
accommodement.  La  majorité  périra  plutôt  que  de  descendre 
encore.  Elle  voit  l'abime  qu'on  creuse  sous  ses  pas. 

Mais  telle  est  la  fatale  destinée  de  Carnot,  ou  la  faiblesse  de 
son  caractère,  qu'il  devient  un  des  soutiens  du  parti  monar- 
chique comme  il  le  fut  de  celui  de  la  terreur.  Il  veut  tem- 
poriser. 

Du  16  thermidor  : 

Tout  est  ii-i  dans  le  même  état.  Grand  projet  d'attaque  par  le 
Conseil  des  Cinq-Cents  :  apprêts  d'une  vigoureuse  défense  par 
le  Directoire. 

Barras  dit  à  qui  veut  l'entendre  :  J'attends  le  décret  d'accu- 
sation pour  monter  à  cheval  et  marcher  contre  les  conspira- 

(1)  On  se  rappelle  la  nota  distribuée  à  l'armée. 

9. 


154  MEMOIRES 

leurs  (les  Conseils  et  bientôt  leurs  tilles  rouleront  dans  les 
égouts. 

Les  personnes  que  je  vois  chez  Barras  sont  la  plupart  du 
Conseil  des  Cinq-Cents.  Ils  blâment  avec  aigreur  le  choix  que 
vous  avez  fait  de  Willot  pour  commander  le  midi  (I). 

Augereau  est  attendu  ce  soir.  Barras,  en  m'annonçant  celte 
nouvelle,  me  dit  ;  Sa  présence  eu  fera  pâlir  plus  d'un,  surtout 
quand  nous  lui  aurons  donné  un  nouveau  titre,  qui  donnera 
plus  de  poids  à  ses  discours  et  actions. 

On  cherchait  ce  soir  chez  Barras  le  moyen  de  chasser  les 
émigrés  ou  de  les  jeter  dans  la  rivière.  Cela  fut  discuté  très 
sérieusement  et  au  milieu  de  dix  personnes. 

Beaucoup  de  zélés  patriotes  trouvent  que  le  Directoire  a  fait 
des  fautes  graves.  On  aurait  désiré  qu'il  fit  une  proclamation 
motivée  et  qu'il  n'eût  point  celé  le  motif  des  dix  ou  douze  mille 
hommes  qui  se  promènent  autour  du  cercle  constitutionnel;  car 
personne  ne  prend  le  change  là-dessus.  Ils  reprochent  à  Barras 
sa  paresse,  ses  plaisirs,  son  impétuosité  souvent  indiscrète  et 
provocante;  à  Rewbell,  ses  préventions,  son  obstination,  sa  mé- 
diocrité; à  Réveillère,  sa  timidité,  sa  méthodique  lenteur  et  son 
défaut  d'énergie  ;  eutin,  à  Barras,  à  Hewbel  et  à  La  Kéveillère, 

(1)  Le  Directoire  lui  avait  confié  le  comiiiaiideineiit  de  la  division 
de  Marseille,  dans  la  pensée  que  mieux  qu'aucun  autre,  il  pourrait 
réprimer  la  réaction  jacobine  que  Fréron  avait  fait  succédera  la  réac- 
tion tliermidorienne.  Willot,  au  mois  île  janvier  179",  fit  preuve 
d'énerj,'ie  en  attaquant  et  en  dissipant  une  émeute  jacohiiie  qui  pa- 
raissait assez  redoutable.  Malijré  rinturventioii  de  honapartc,  qui  se 
fit  dans  celle  circonstance  l'interprète  des  plaintes  du  parti  jacobin 
auprès  des  Directeurs,  il  fut  maintenu  et  lor.'>q n'arriva  l'époque  des 
élections  générales,  il  fut  nonuné  députe  de  .Marseille.  Il  ne  tarda  pas 
à  lii,'urer  parmi  lus  coryphées  du  parti  clicliyon  ;  toutefois  les  diverses 
mesures  qu'il  proposa  et  dont  l'une  tendait  même  à  prendre  l'initia- 
tive en  arrêtant  les  Directeurs  au  Palais  du  Liixembour!,',  ne  furent  pas 
adoptées.  Lors  ilu  coup  d'Ltat  du  18  fructidor,  Willot,  alors  inspec- 
teur des  Cinq-Cents,  fut  frappé  de  déportation  et  embarqué  pour 
Sinamary.  ,\n  bout  de  huit  mois  de  captivité,  Willot  parvint  à 
s'échapper  avec  l'ichegrn,  Barthélémy  et  quelques  autres.  Uéfujjié 
d'abord  à  la  Guyane  hollandaise,  puis  en  Anjjleterre,  il  fut  porté 
en  France  sur  la  liste  des  émigrés  comme  un  royaliste  des  plus  dange- 
reux. Il  passa  plus  tard  aux  États-Unis.  Rentré  en  France  lors  de 
la  première  He^tauration,  il  reçut  la  croix  de  commandeur  de  Saint- 
Louis  et  en  ISKi,  le  commandement  de  la  Corse  ipi'il  exerça  jusqu'en 
juin  1818.  il  avait,  en  outre,  re«;u  le  titre  de  comte,  (l).  L.) 


DE  M.  DE  BOURHIKNNE  155 

leur  insuflisance,  leurs  vues  bornées,  el  colle  fatale  manie  «le  se 
coniiuire  en  cliefs  de  factions,  au  lieu  d'aj^ir  en  lionimes  (rfvtat. 
11  esl  à  craindre  (iu'Auj,'preau  ne  les  aigrisso  el  no  les  écliauile 
|)ar  des  excès. 

J'oubliais  de  vous  dire  un  mol  du  général  Lajioype.  Nous 
l)arIions  de  la  paix.  Il  mo  dit,  en  me  serrant  la  main  :  )!on  clicr, 
pt'spcrr  <iu'clU'  n'aura  pas  lu*ii,  et  que  Bonapurle  achcrera 
son  ijraiid  Duvraije,  la  n'puhUcanisalion  de  l'Ilnlic. 

V\\v  lottre,  toiijoui-s  de  Lavallette,  du  IS  thermidor, 
ne  contenait  rien  sur  la  crise.  Le  :21  uik'  nouvelle 
lettre  de  lui  coniineneait  ainsi  : 

Barras  m'a  paru  un  peu  in(]uiet  de  ne  pas  recevoir  d'argent. 
Bonaparte  ne  serait  peut-être  pas  asse:^  autorisé  par  la  lettre 
qu'on  lui  a  écrite  (on  l'a  vue  plus  haut,  (i  messidor).  Elle  ne 
pouvait  être  revêtue  de  plus  de  trois  signatures  (1),  ni  plus  po- 
sitive. Je  lui  ai  parlé  de  la  réconciliation  :  Cela  est  faux,  m'a- 
l-il  dit  ;  il  ne  peut  y  en  avo'ir.  Le  Directoire  sauvera  la  Répu- 
blique, au  moins  Barras,  Carnot  el  Héveillère. 

I.es  provocations  vont  devenir  plus  vives  :  il  y  aura  un  choc. 
Les  habitués  de  la  maison  Barras  le  désirent  fort. 

Les  pétitions,  a  dit  Carnot,  faites  par  l'armée  d'Italie,  étaient 
contraires  à  la  C o ns l i( u l'io n, •  cWe^  nous  embarrassent  beaucoup. 
11  esl  difficile  de  justifier  une  telle  violation.  On  aurait  rappro- 
ché tous  les  esprits  si  le  Directoire  eût  voulu  Merlin,  Bumel, 
Cliarles  Delacroix  el  Truguel  i2j.  J'avais  la  parole  des  membres 
des  Cinq-Cents  qu'ils  feraient  cesser  les  clameurs  et  les  entre- 
prises de  huit  ou  dix  drôles,  partisans  déclarés  de  Louis  WIII. 
On  n'a  rien  fait  de  tout  cela.  On  a  bravé  l'opinion  publique  :  on 
a  aigri  les  esprits.  Quant  à  moi,  ipioique  je  pense  que  le  parti 
de  la  modération  puisse  seul  nous  sauver,  j'ai  dit  dos  vérités 
îov[  dures  aux  inspecteurs  de  la  salle.  Si  on  en  vient  à  des  vio- 
lences, je  donnerai  ma  démission. 

.\ugereau  a  dit  hautement  :  Je  suis  envoyé  pour  tuer  les 
royalistes. 

[l)  C'était  la  majorité  directoriale.  Carnot  et  Bartlirleniy  n'auraient 
pas  si^iié.  [Note  dans  la  première  édition.) 

lii  Merlin  à  la  Justice.  —  Uauiel  aux  Finances.  —  Charles  Delacroix 
aux  .MTaires  étran^'eres. — ïrujjuet  à  la  Marine.  \!\oledansla  première 
édition.) 


156  MEMOIRES 

Barras  écrivait  le  même  jour  à  Bonaparte  «  que  la 
République  serait  sauvée  par  l'éneri^ie  de  la  majorité 
du  gouvernement,  par  celle  des  armées  et  de  tous  les 
républicains.  » 

Augereau  écrit  le  22  thermidor  : 

J'ai  provoqué  el  obtenu  la  suppression  de  l'armée  des  Alpes. 
J'ai  développé  à  Barras  le  système  des  révolutionnaires,  et  j'ai 
été  nommé  sur-le-champ  commandant  de  la  dix-septième  divi- 
sion militaire.  La  destitution  de  toutes  les  autorités  civiles  et 
militaires  est  détinitiveiaent  arrêtée.  Songez  soigneusement  que 
le  salut  de  la  République  est  dans  nos  mains  et  que  noire  pu- 
reté et  notre  courage,  dirigés  par  la  pureté  d'opinions  el  d'ac- 
tions, sont  seuls  capa'  les  de  la  sauver  du  précipice  affreux  où 
l'ont  plongée  les  agents  du  trône  el  de  l'autel. 

Il  écrit  trois  jours  après  : 

Les  Conseils  ont  juirlé  de  changer  de  résidence  ;  pour  moi, 
j'observe  et  j'agis,  je  cours  sans  cesse  du  Directoire  chez  Sotin, 
et  de  chez  Sotin  au  Directoire.  Je  les  encourage,  je  les  excite  et 
je  fais  en  sorte  de  luiter  un  peu  leur  résolution.  L'instant  leur 
paraît  décisif  :  je  ne  sais  qui  les  oblige  à  temporiser.  11  ne  faut 
pas  attendre  les  prochaines  élections. 

Lavallette  écrit  le  26  thermidor  : 

Le  discours  de  Carnot  a  produit  de  bons  effets.  Cependant,  les 
patriotes  ne  croient  pas  à  sa  sincérité.  On  lui  reproche  des  mo- 
tifs secrets.  On  veut  que  son  discours  ail  été  concerté  avec  les 
chefs  de  la  faction,  l.a  réconciliation  n'a  donc  pas  lieu.  L'ai- 
greur existe  toujours. 

J'ai  vu  Sieyès,  il  est  toujours  malade.  Il  pense  que  si  l'on  n'op- 
pose pas  une  forte  digue  au  torrent  des  royalistes,  la  Constitu- 
tion sera  déchirée  et,  avec  elle,  la  France. 

Lavallette  écrit  encore  le  29  : 

Voici  mot  pour  mol  ce  que  m'a  dit  Barras,  avant- hier  après 
dîner  : 

Enfin,  j'ai  déckiré  le  voile  ce  matin  au  Dii'ecloire.  Il  élail 


l)i:  M.  L)i:  HoriUUF.NNH  157 

question  di's  mUiucialinns  d'iuilu'.  Caniol  prélrnàail  que  lio- 
naparlc  clait  duns  une  situtiliDn  asse'^  (irant'ii/euse,  quand  il 
sif/na  les  priUiniinaires,  pour  ne  souscrire  qu'à  des  conditions 
qu'il  pût  tenir  par  la  suite.  J'ai  défendu  Uonaparte.  J'ai  d'il  à 
(Àirnot,  lu  n'es  qu'un  eil  scélérat;  lu  as  rendu  la  République 
et  tu  i<eux  éijorijcr  cewv  qui  lu  défendent  :  Infâme  brigand  ! 
Alors  je  nio  suis  levé.  //  n'y  a  pas  un  pou  de  ton  corps  qui  ne 
soit  en  droit  de  te  cracher  au  visage.  Carnol  me  répondit  d'iui 
air  onibarnissé  :  je  méprise  vos  provocations,  mais  un  jour  j'y 
répondrai. 

Un  jeune  liomme  attaché  à  sa  personne  trouve  tout  simple  de 
tuer  Carnot  au  moindre  mouvement  qu'il  fera,  lorsque  celui 
qu'on  projette  aura  lieu.  Je  viens  de  chez  Barras,  il  m'a  dit  de 
vous  dire  qu'on  organisait  le  mouvement  :  il  aura  lieu  sous  très 
peu  de  temps.  Si  le  Conseil  des  Cinq-Cents  change  de  résidence, 
le  Directoire  restera. 

Je  viens  de  chez  le  secrétaire  de  Barras,  il  m'a  confié  qu'un 
nommé  Viscowitz  a  donné  au  Directoire  les  si.\  cent  mille  francs 
convenus,  pour  obtenir  des  conditions  plus  avantageuses  pour 
ces  coquins-là.  Environ  moitié  de  la  somme  a  été  payée.  Le 
reste  le  sera  bientôt.  Il  m'est  impossible  de  toucher  de  l'argent 
sans  qu'on  le  sache.  Je  suis  surveillé  par  les  inspecteurs  des 
Cinq-Cents. 

Augereaii  annonce  le  :29  thermidor,  qu'il  n'y  a  rien 
d'es-seniiel;  il  se  plaint  toujours  de  l'incertitude  qui 
règne,  et  témoigne  le  plus  grand  besoin  d'argent. 
Puis  il  ajoute  : 

L'électeur  de  Hesse  écrit  contidenliellenient  à  son  neveu  le 
général  de  Hes.se  que  l'empereur  ne  fera  pas  la  paix,  par  la 
raison  qu'elle  ne  parait  pas  être  du  goût  de  Clichy,  qu'il  croit 
len'ir  la  haute  main  sur  Paris  et  les  deux  Conseils. 

Carnot  écrit  le  30  thermidor.  Il  parle  au  général 
en  chef  des  prétendus  dangers  de  la  République,  des 
terreurs  paniques,  etc.  : 

Chaque  faction  a  le  cauchemar  :  chacune  d'elles  s'arme 
pour  combattre  des  moulins  à  vent.  L'on  commence  à  s'éclai- 


158  MÉMOIRES 

rer  :  la  i)eiir  a  fait  le  mal,  elle  fera  le  romèdo.  Au  nom  du  ciel 
failos-nous  la  paix  sur  les  bases  mêmes  des  préliminaires  :  elle 
sera  encore  superbe  ;  sans  elle,  la  République  est  un  problème; 
assez  de  gloire  vous  couvre  ;  soyez  le  héros  de  riiumanité. 

Et  il  termine  par  ces  mots  : 

Croyez-moi,  mon  cher  général,  le  plus  sûr  el  le  plus  invio- 
lable de  vos  amis. 

Lavallette  écrit  le  1  fructidor  : 

Le  mouvement  que  je  vous  avais  annoncé  si  positivement  de 
la  part  de  Barras  est  ajourné  ;  ce  qui  le  recule,  c'est  1°  le  peu 
d'accord  sur  les  moyens  d'exécution;  2°  la  crainte  d'engager  un 
combat  dont  le  succès  n'est  pas  douteux,  mais  dont  les  suites 
effraient  ;  3°  l'embarras  que  causeraient  les  Anciens,  déterminés 
à  n'opposer  aucune  résistance  et  les  Cinq-Cents,  qu'on  veut 
chasser,  déterminés  à  ne  pas  fuir;  4"  l'appréiiension  d'une  réac- 
tion babeuviste  ;  5°  l'impossibilité  d'empêcher  les  Anciens  de 
quitter  Paris,  et  la  nécessité  où  se  trouve  le  Directoire  de  les 
suivre. 

Augereau  est  très  piqué  de  ce  que  vous  ne  lui  écrivez  pas.  Je 
ne  co)npn'nds  plus  Bonaparte,  depuis  quatre  )no'is.  Il  se  fait 
beaucoup  de  tort  par  ses  éloges  donnés  à  Bernadolte  et  à  Seru- 
rier.  Il  est  imprudent  d'avoir  envoyé  Bernadotto.  11  sait  bien 
qu'il  n'y  a  que  lui  et  moi  qui  puissent  sauver  la  Uépublique  et 
que  je  ]juis  seul  le  mettre  au  fait  de  ce  ([ui  se  passe.  Au  reste, 
qu'il  fasse  ce  qu'il  voudra,  je  ne  lui  écrirai  plus. 

On  parlait  hier  au  soir  cliez  Barras  de  remplacer  Sclierer,  on 
lui  reprocliait  son  immoralité,  son  ivresse,  son  incapacité  en 
administration.  Je  prononçai  Bernadotte.  Il  n'est  pas  assez  pa- 
triote, dit-on,  il  a  été  éprouvé  dans  cette  circonstance. 

J'ai  cru  devoir  attendre  vos  ordres  relativement  à  de  l'argent. 
Le  secrétaire  de  Barras  m'a  dit  qu'ils  en  avaient  assez  pour  leurs 
opérations. 

Le  même  jour  où  Augereau  avait  dit  qu'il  n'écri- 
rait plus  ù  Bonaparte,  il  lui  écrivit  : 

Douze  raille  hommes  de  l'armée  de  Sambre-et-Meuse  seront 


DE  M.  DE  BOUURIEXNE  159 

ivanct's  prèî  du  cercle  conslilulionnel  et  seront  cantonnés  pour 
M-rvir  au  brsoin  et  couper  les  conimuniealions  (pii  pourraient 
avoir  lieu  avec  le  Calvados,  ou  se  réfugient  les  émigrés  fugilils 
de  l'aris,  depuis  mon  arrivée. 

Vous  apprendrez  sous  peu  le  cliangemenl  du  ministre  de  la 
(Juerre.  Le  Directoire  le  trouve  important  dans  ses  opérations, 
et  c'est  ce  iiu'il  faut  éviter  dans  ces  circonstances  critiques  où 
le  moindre  retard  peut  compromettre  le  plan  restaurateur  du 
Directoire. 

Augereau  écrit  encore  le  1 1  fructidor  : 

L'esprit  du  Directoire  est  le  même  aujourd'hui,  c'est-à-dire 
que  le  projet  va  toujours  son  train,  et  que  son  exécution  sau- 
vera la  chose  publique,  malgré  l'apathie  des  menées  et  les  en- 
traves des  meneurs. 

Envoyez-moi  donc  de  l'argent. 

Bonaparte  répondit  à  la  lettre  de  Lavalielte,  du 
1  fructidor,  dans  laquelle  il  parle  d'Augereau. 

Augereau  est  un  peu  chaud,  dit-il,  mais  il  est  attaché  à  la 
chose  publique,  à  l'armée,  et,  je  crois,  à  moi. 

Dites  à  Carnot  que  je  ne  crois  pas  aux  bruits  que  l'on  répand 
sur  lui  ;  témoignez-lui  une  réciprocité  de  sentiments  de  tout  ce 
qu'il  me  dit  :  dites-lui,  comme  une  opinion  qui  vient  de  vous, 
qu'à  la  première  occasion  je  me  retirerai  des  affaires  :  que  si 
elle  tarde,  je  donnerai  ma  démission,  saisissez-  bien  l'effet  que 
cela  fera  sur  lui. 

Lavalletle  écrit  le  14  fruetidoi'  : 

Enfin  ce  mouvement,  tant  tle  fois  annoncé,  va  avoir  lieu.  Le 
Directoire  fera  arrêter  la  nuit  prochaine,  ou  celle  d'ai)ros, 
quinze  ou  vingt  députés.  On  présume  qu'il  n'y  aura  pas  d»;  ré- 
sistance. Il  parle  ensuite  de  la  nomination  de  La  Réveillère  à 
la  présidence  du  Directoire,  du  discours  de  Marbot,  de  l'écrit  de 
Badlcul,  du  rejet  de  la  résolution  sur  les  fugitifs  du  Bas-Rhin, 
de  l'arrivée  et  de  la  nomination  de  (iliérin  au  conmiandement 
de  la  garde  du  Directoire  et  au  grade  de  général  de  division. 
On  veut  en  finir 


160  MÉMOIRES 

Carnol  m'a  dit  :  »  Le  salul  de  la  République  est  dans  la  paix, 
quelles  qu'en  soient  les  conditions.  » 

Barras  et  Lavallette  écriveni,  It^  18  fructidor,  pour 
annoncer  purement  et  simplement  le  mouvement. 
Barras  ajoute  par  post-scriptum  : 

La  paix,  la  paix!  mais  honorable  et  solide,  mais  non  pas 
l'infâme  proposition  de  Carnot,  transmise  par  l'aide^de  camp 
Lavallette. 

Augereau  écrit  le  18  fructidor  : 

Enfin,  mon  général,  ma  rnisaion  est  accomplie,  et  les  pro- 
messes de  l'armée  d'Italie  ont  été  acquittées  cette  nuit. 

Le  Directoire  s'est  déterminé  à  un  coup  de  vigueur  :  le  mo- 
ment était  encore  incertain,  les  préparatifs  incomplets  ;  la 
crainte  d'être  prévenu  a  précipité  les  mesures. 

A  minuit,  j'ai  envoyé  l'ordre  à  toutes  les  troupes  de  se 
mettre  en  marche  vers  des  points  désignés.  Avant  le  jour,  tous 
les  ponts  et  toutes  les  prmcipales  places  étaient  occupés  avec 
du  canon.  A  la  pointe  du  jour,  les  salles  des  Conseils  étaient 
cernées;  les  gardes  des  Conseils  fraternisaient  avec  nos  troupes, 
et  les  membres,  dont  vous  verrez  la  liste  ci-après,  ont  été  ar- 
rêtés et  conduits  au  Temple.  On  est  à  la  poursuite  d'un  plus 
grand  nombre  ;  Carnot  a  disparu. 

Paris  est  calme  et  émerveillé  d'une  crise  qui  s'annonçait  ter- 
rible et  qui  s'est  passée  comme  une  fête. 

Le  patriote  robuste  des  faubourgs  proclame  le  salut  de  la 
République,  et  les  collets  noirs  sont  sous  terre.  Maintenant  c'est 
à  la  sage  énergie  du  Directoire  et  des  patriotes  des  deux  Con- 
seils à  faire  le  reste.  Le  local  des  séances  est  ciiangé,  et  les 
premières  opérations  promettent  le  bien.  Cet  événement  est  un 
grand  pas  vers  la  pai.\  :  c'est  à  vous  à  franciiir  l'espace  qui 
nous  en  tient  encore  éloignés. 

N'oubliez  pas  la  lettre  de  change  de  25,000  francs  ;  c'est 
urgent. 


or,  M.  Dl",  HOIKUIKNNI-: 


161 


I.ISTK    Di;s 


'KnsoNNKS    AUHKTKliS    KT    CO.NDAMNKKS    A    I, A     DiOt'OU- 
TATION    Al'UicS    l-l)    18    FKLCTlDOIt. 


Memln-i'S  du  Conseil  des  Cinq-Cents  (1). 


MM.  Aubry,  Job  Aimé,  Boissy- 
d'Aiiglas,  Bornes,  Favarl  Blain, 
Coucliery,  Ddaliayo  (de  la  Seine- 
Inférieure),  Delanie,  Douinéré, 
Dumolanl,  Diiplanlier,  Diiprat, 
Henry  Larivière,  Irnbert  Colo- 
nies, Jmirdan  (des  Bouelies-du- 
Rlione),  (jau,  La  Carrière,  Le- 
inarcliand-Gomicourt,  Mersan, 


Madier,  Maillard,  Noailles,- An- 
dré (de  la  Lozère),  Pavie,  Pas- 
lorel,  l'olissart,  Qualre-Mère, 
Saladin,  Siméon,  Vauvilliers, 
Vaublanc,  Villarel-Joyetise,  Wil- 
lol,  Maillie,  Pichegru,  Perée 
(de  la  Manciie),  Camille  Jordan, 
Bourdon  (de  l'Oise) ,  Dauciiy 
(de  l'Oise). 


Membres  du  Conseil  des  Anciens. 


MM.  Barbé-Marbois,  Kerranl- 
Vaillant,  Laffon-Ladébat,  Lau- 
niont,  .Muraire,  Murinais|,  Pa- 
radis, Pnrlalis,  Rovère,  Tron- 
(.■on-Ducuudray  ;  Carnol,  Bar- 
thélémy, directeurs. 

Les  nommés  : 

Febvrier-Davradon,  Mayeu- 
vre,  Brotlier,  Lavilleurnoy,  Du- 
verne  de  Presle  ;  Cochon,  ex- 
ministre ;  Dossonville,   inspec- 


teur de  police  ;  Miranda,  ex- 
général; Morgan;  Suard, jour- 
naliste ;  Hamei,  commandant  les 
grenadiers  du  Corps  législatif; 
Dumas,  Lametherie,  Tupinicr, 
Jarry  des  Loges,  (Jibert-Desmo- 
lières,  Descourtis-.Mirlemond, 
Cadroy,  Lemerer,  Fayolle,  Gré- 
goire-Derumare;  Raffel,  ancien 
commandant  du  bataillon  de  la 
Butle-des-Moulins  {i). 


il)  On  pourrait  remaniucr  ici,  sans  autro  réflexion,  que  Lmiis  XVllI 
eiiviiya  en  181  i,  des  lettres  de  noblesse  aux  membres  des  deux  con- 
seils qui  avaient  etc  frucliUorist's.  [Noie  dans  la  première  édition.) 

lil  O  doit  être  UalTet  et  non  ItalTel,  car  dans  une  hloirrapliie  du 
celtbre  peintre  HalL't  il  est  dit  que  son  oncle  Nicolas  RalJ'el,  com- 
mandait en  l'an  III,  le  bataillon  de  la  j,-:>rde  nationale  de  la  Butte-des- 
Moidins;  ([ue  sa  coinliiite  pend. ml  les  jouriu;es  de  Prairial  et  de  (Jcr- 
niinal  lui  valut  le  ^'radc  d'adjudant  ;,'énéral,  chef  de  bri;,Mde  et  le 
commandement  de  la  place  de  Paris.  d>-  L.) 


162  MÉMOIRES 

Lavallette  écrit  les  18  et  22  fructidor,  pour  annoncer 
l'événement  et  la  destitution  du  général  Clarke.  Il 
prévient  Bonaparte  que  Barras  conserve  une  grande 
méfiance  au  sujet  de  l'argent. 

Le  22  fructidor,  Talleyrand  écrivit  à  Bonaparte, 
Après  lui  avoir  donné  les  détails  déjà  connus  du 
18  'fructidor,  qu'il  craignait  de  voir  dénaturer  aux 
yeux  du  général  en  chef,  il  finissait  ainsi  : 

Vous  lirez  dans  les  proclamations  qu'une  conspiration  véri- 
table et  toute  au  profit  de  la  royauté  se  tramait  depuis  longtemps 
contre  la  Constitution  :  déjà  même  elle  ne  se  déguisait  plus  ; 
elle  était  visible  aux  yeux  des  plus  indifférents.  Le  mol  patrioU' 
était  devenu  une  injure;  toutes  les  institutions  républicaines 
étaient  avilies  ;  les  ennemis  les  plus  irréconciliables  de  la  France 
accouraient  en  foule  dans  son  sein,  y  étaient  accueillis,  honorés. 
Un  fanatisme  hypocrite  nous  avait  transportés  tout  à  coup  au 
\vi^  siècle.  La  division  était  au  Directoire  ;  dans  le  Corps  légis- 
latif siégeaient  des  hommes  véritablement  élus  d'après  les 
instructions  du  prétendant,  et  dont  toutes  les  motions  respiraient 
le  royalisme.  Le  Directoire,  fort  de  toutes  ces  circonstances,  a 
fait  saisir  les  conjurés.  Pour  confondre  à  la  fois  et  les  espé- 
rances et  les  calomnies  de  tous  ceux  qui  auraient  tant  désiré  ou 
qui  méditeraient  encore  la  ruine  de  celte  Constitution,  une  mort 
prompte  a  été  prononcée,  dès  le  premier  jour,  contre  (juiconque 
rappellerait  la  royauté,  la  Constitution  de  93  ou  d'Orléans. 

Le  lendemain,  Lavallette  écrivait  : 

Il  est  très  essentiel  que  vous  ayez  ici  constamment  quelqu'un 
qui  vous  soit  dévoué  ;  il  existe  une  cabale  contre  vous  :  elle  est 
composée  de  gens  exagérés  ;  ils  vous  reprochent  d'avoir  laissé 
égorger  les  patriotes  du  Piémont  et  de  n'avoir  pas  reçu  ceux 
du  Midi  avec  la  distinclioa  convenable.  Augereau  est  pour  beau- 
coup dans  tout  ceci.  Je  ne  dois  pas  vous  cacher  que  Viscontl 
ne  met  aucune  mesure  dans  ses  discours  à  votre  sujet.  Il  a  dit 
à  une  table  très  nombreuse  que  vous  aviez  donné  du  pied  au 

c...  à 11  a  été  tenu  encore  d'autres  projjos  par  le  même 

homme. 

J'ai  vu  Barras,  il  ne  m'a  pas  du  tout  parlé  de  vous. 


DR  M.  DE  noURFUENNK  103 

Barras  avait  écrit  la  veille  à  Bonaparte  : 

Les  infâmes  journalistes  auront  leur  tour  aujourd'hui.  La 
résoUilion  des  Cinq-('ents  sera  adoptée.  On  nous  donne  demain 
deux  collègues;  ce  sont  François  de  Nenftliàteuu  et  Merlin. 
Termine  la  paix,  mais  une  paix  honorable  ;  que  le  Rhin  soit 
limite;  que  Mantoue  soit  à  la  république  cisalpine,  et  ijue  Venise 
ne  soit  pas  à  la  Maison  d'Autriche.  Voilà  le  vipu  du  Directoire 
épuré;  voilà  celui  de  tous  les  républicains;  voilà  ce  que  veut 
l'intérêt  de  la  République  et  la  gloire  bien  méritée  du  général 
et  de  l'ininiorlelle  armée  tpi'il  commande. 

Il  écrit  deux  jours  après  : 

Ton  silence  est  bien  étrange,  mon  cher  général  ;  les  déportés 
sont  |»arlis  hier;  Augereau  se  conduit  on  ne  peut  mieux;  il  a  la 
confiance  des  deux  partis  :  elle  est  bien  méritée.  Les  Bourbons 
partent  demain  pour  rEsi)agne. 

Augereau  écrit  du  même  jour  : 

Mon  aide  de  camp  de  Verine  vous  informera  de  toutes  les 
circonstances  du  18.  Il  est  aussi  chargé  de  vous  remettre  des 
dépoches  de  la  part  du  Directoire,  que  la  privation  de  vos 
nouvelles  jette  dans  une  vive  inquiétude.  Il  n'éprouve  pas  moins 
de  peine  en  voyant  à  Paris  un  de  vos  aides  de  camp  di,  dont 
la  conduite  excite  son  mécontentement  et  la  défiance  des 
patriotes,  envers  lesquels  il  s'est  mal  comporté. 

Le  rappel  du  général  (Uarke  doit  vous  être  parvenu  dans  ce 
moment,  et  je  doute  qu'il  vous  étonne.  Parmi  les  mille  et  un 
motifs  qui  ont  déterminé  le  gouvernement,  on  peut  compter  sa 
correspondance  avec  Carnot,  qui  m'a  été  communiijuée,  et  dans 
laquelle  il  traitait  de  brigands  les  généraux  de  l'année  d'Italie. 

Moreau  vient  de  faire  passer  au  Directoire  une  lettre  qui  jette 
un  nouveau  jour  sur  la  trahison  de  Pichogru.  Tant  de  noirceur 
n'est  pas  concevable. 

Le  gouvernement  persévère  et  se  soutient  dans  les  mesures 
salutaires  qu'il  a  adoptées.  J'espère  que  c'est  en  vain  que  les 
débris  des  factieux  essaieraient  de  renouer  leurs  trames.  Les 
patriotes  resteront  unis. 

(1)  C'était  Livailettc, 


lOi  MEMOIRES 

De  nouvelles  troupes  ayant  été  appelées  à  Paris,  et  ma  pré- 
sence à  leur  tête  étant  jugée  indispensable  par  le  gouvernement, 
je  n'aurai  pas  la  satisfaction  de  venir  auprès  de  vous  aussitôt 
que  je  l'espérais.  Gela  m'a  décidé  à  faire  venir  mes  chevaux  et 
mes  équipages,  que  j'avais  laissés  à  Milan. 

Bernadotte  écrit  à  Bonaparte,  le  '^i  fructidor  : 

Les  députés  arrêtés  sont  partis  pour  Rocheforl,  où  ils  doivent 
être  embarqués  pour  être  jetés  dans  l'île  de  Madagascar.  Paris 
est  tranquille.  Le  peuple  a  appris  l'arrestation  des  députés, 
d'abord  avec  indifférence;  un  esprit  de  curiosité  l'a  bientôt 
attiré  dans  les  rues,  l'enthousiasme  a  suivi,  etj'air  qui  depuis 
longtemps  n'avait  pas  retenti  des  cris  de  :  Vive  La  llépuldique!  en 
a  été  frappé  dans  toutes  les  rues.  Les  départements  voisins  ont 
témoigné  leur  méconlenteraent  ;  celui  de  l'Allier  a  prolesté,  dit- 
on,  mais  il  sera  cinglé  d'importance.  Huit  mille  hommes  arrivent 
dans  les  environs  de  Paris;  une  partie  est  déjà  dans  la  banlieue, 
sous  les  ordres  du  général  Lemoine.  Le  gouvernement  a  dans 
ce  momenl  à  sa  disposition  la  possibilité  de  remonter  l'esprit 
public;  mais  tout  le  monde  sent  qu'il  faut  qu'il  s'entoure  de 
républicains  probes  et  énergiques.  Malheureusement  une  foule 
d'hommes  sans  talents  et  sans  moyens  croient  déià  que  le  mou- 
vement n'a  été  que  pour  eux  ;  le  temps  est  propre  à  tout 
remettre.  Les  armées  ont  repris  de  la  consistance  ;  les  militaires 
de  l'intérieur  sont  considérés,  ou  du  moins  craints.  Les  émigrés 
fuient  et  les  prêtres  insermentés  se  cachent. 

Jamais  circonstance  ne  fut  plus  heureuse  pour  consolider  la 
République  :  si  elle  n'est  pas  saisie,  nous  sommes  menacés 
d'être  forcés  de  faire  un  nouveau  mouvement  après  les  pro- 
chaines élections.  Le  Corps  législatif  a  accordé  au  Directoire  un 
grand  degré  de  puissance.  Quelques  hommes  pensent  qu'il  ferait 
beaucoup  mieux  de  s'ajourner  pour  un  temps  déterminé,  en 
laissant  au  Directoire  le  soin  de  faire  marcher  la  Constitution 
jusqu'à  telle  ou  telle  époque  :  ou  n'est  pas  d'accord  là-dessus; 
néanmoins  le  Directoire  et  le  Corps  législatif  sont  unis.  Il  reste 
cependant,  et  ceci  n'est  pas  douteux,  un  parti  dans  les  deux 
Conseils,  qui  n'aime  pas  la  République  el  qui  fera  tout  pour  la 
perdre,  aussitôt  que  son  jjremier  mouvement  de  terreur  sera 
pas.sé.  Le  gouvernement  le  sait  ;  il  prendra  vraisemblablement 
des  mesures  pour  l'éviter  et  mettre  par  là  les  patriotes  à  l'abri 
d'une  nouvelle  persécution. 


DE  M.  DK  Horiimi'.NNK  It.r. 

Lnvallctte  écrivait  le  :2o  fructidor  : 

J'ai  eu  une  longue  conversation  awc  le  repivsenlant  Lacnéc. 
Il  Mi'adit  :  Le  Conseil  di's  Cinq-Ceuls  iloil  s'ajoiirm'r  ;  il  ne  vi'iil 
pas  iHrc  le  sénat  de  Tihrre.  Qiiunt  a  tlotiaparle,  qu'il  n'espère 
pas  jamais  jouir  ici  île  ses  traraitx  ;  il  est  craint  par  les  puis- 
sances, envié  par  les  militaires  et  méconnu  du  peuple  indiijne 
de  l'apprécier.  La  calomfiie  a  préparé  ses  poisons,  el  il  en  sera 
l'iclime.  Je  imulrais  le  saeoir  heureux;  je  voudrais  qu'il  ne 
s'étoujnàl  pas  des  hautes  destinées  où  son  grand  génie  et  la 
fortune  rappellent  avec  tant  de  constance  (1). 

Bonaparte  rcrit  au  Directoiie,  le  :2()  fructidor  : 

Ci-joinle  une  proclamation  à  rarmée,  relativement  aux  évé- 
nements du  18.  J'ai  fait  partir  pour  Lyon  la  4o«  demi-brigade, 
commandée  par  le  général  Bon,  el  une  cinquantaine  d'hommes 
à  cheval  ;  le  général  Laones,  avec  la  20"  d'infanlerii;  légère  et 
la  9*  de  ligne  pour  Marseille  :  j'envoie  dans  lt;s  départements 
du  Midi  la  proclamation  ci-joinle.  Je  vais  également  ni'occuper 
d'une  proclamation  pour  les  habitants  de  Lyon, dés  (|ue  je  saurai 
à  peu  près  ce  qui  s'y  sera  passé.  Des  l'instant  que  j'apprendrai 
qu'il  y  a  le  moindre  trouble,  je  m'y  porterai  avec  rapidité. 
Comptez  ({ue  vous  ave/  ici  cent  mille  honmies  qui  seuls  sauraient 
faire  respecter  les  mesures  que  vous  prendrez  pour  asseoir  la 
liberté  sur  des  bases  solides.  Qu'im])ortc  que  nous  remportions 
des  victoires,  si  nous  sommes  honnis  dans  notre  pairie  '.'  On 
peut  dire  de  Paris  ce  que  Cassius  disait  de  Rome  :  Qu'imporle 
ipi'on  l'appelle  reine,  lorsqu'elle  est  sur  les  bords  de  la  Seine 
l'esclave  de  l'or  de  Pitt"? 

[l  Piusioiirs  personnes  ont  attribiif  ;i  la  corrcspoïKlance  de  M.  de 
L.ivalletle,  la  manière  supérieure  ilunt  lîoiiapnrtc  avait  jujjè  les  évé- 
nements du  IS  fructidor.  Je  ne  veux  rien  oter  du  mérite  de  M.  de 
Lavallette;  personne  ne  l'estime,  sons  ce  rapport,  plus  que  moi;  mais 
la  correspondance  anti  fructidorienne  cpn;  l'on  vient  de  lire  prouvera 
que  Bonaparte,  quoique  liors  de  Fram'e.  connaissait  bien  un  événement 
qu'il  encoura;;cait  par  ses  proclamations  et  qu'il  faisait  soutenir  par 
ses  frénéraux  les  plus  prononcés.  Des  rapports  fidèles,  des  conversa- 
tions rendues  avec  esprit  et  e.xactitude,  une  inveslijcation,  ne  sont  pas 
des  avis.  Bonaparte  ne  les  aimait  pas.  .Notv.  On  verra  à  la  tin  de  ce 
volume  le  chiffre  que  j'avais  compose  pour  cette  correspondance. 
(Note  dans  la  première  édition. 


166  MÉMOIRES  DE  M.  DE  BOURRIENNE 

Augereau  écrit  à  Bonaparte,  le  30  fructidor  : 

L'esprit  public  gagne  de  jour  en  jour  cl  promet,  par  la  sagesse 
des  Franrais,  un  avenir  heureux,  et  bannit  toute  crainte  de 
rechute,  quoique  le  royalisme  n'ait  pas  perdu  toute  espérance.  11 
y  a  déjà  longtemps  que  je  n'ai  reçu  de  vos  nouvelles.  Vous 
m'aviez  fait  espérer  que  j'en  aurais  sous  peu  de  jours  et  que  le 
premier  courrier  m'apporterait  l'ordre  de  toucher  les  fonds.  Je 
suis  dans  ratlenle  do  l'un  et  de  l'autre,  car  je  suis  oblige  de  me 
ser\ir  de  beaucoup  de  personnes  et  d'employer  ~de  grands 
moyens  pour  être  au  courant  de  tout.  Veuillez,  citoyen  général, 
être  persuadé  qu'à  quelque  prix  que  ce  soit  je  surmonterai  les 
obstacles  et  parviendrai  au  but  proposé,  d'assurer  la  République 
et  de  la  faire  respecter  dans  l'intérieur  par  des  moyens  consti- 
tutionnels. Donnez-moi  de  vos  nouvelles,  tenez  vos  promesses 
et  je  me  charge  de  ce  qu'il  y  a  à  faire. 

Augereau  voulut  avoir,  après  le  18  fructidor,  sa 
part  de  la  victoire  et  du  service  qu'il  venait  de  rendre: 
il  voulait  être  Directeur,  il  ne  fut  que  candidat  :  c'était 
bien  assez  pour  n'avoir  été  qu'un  instrument  dans 
cette  journée. 

Talleyrand  écrit  une  seconde  lettre  à  Bonaparte,  le 
30  fructidor  : 

Nous  comptons  répandre  des  écrits  où  il  paraîtra  clairement 
que  les  Cours  de  Vienne  et  de  Londres  étaient  d'accord  tout  à 
fait  avec  la  faction  qui  vient  d'être  abattue  chez  nous.  On  verra 
à  quel  point  les  négociations  de  ces  deux  Cours  et  les  mouve- 
ments de  l'intérieur  allaient  ensemble.  Les  membres  de  Clichy 
et  le  Cabinet  de  l'Empereur  avaient  pour  objet  commun  et 
manifeste  le  rétablissement  d'un  roi  en  France  et  une  paix  hon- 
teuse par  laquelle  l'Italie  devait  être  rendue  à  ses  anciens  maîtres. 

Cette  correspondance,  dont  j'avais  conservé  les 
pièces  manuscrites,  m'a  paru  d'un  si  grand  intérêt  et 
renfermer  des  faits  si  importants  et  si  nouveaux,  sur 
cette  j(jurnée  du  IH  fructidor,  que  j'ai  cru  devoir  la 
reproduire  ici  en  entier, 


CHAPITRE    XVIII 


Satisfaction  causée  à  Bonaparte  par  les  événements  du  18  fnictiilnr. 
—  Son  frOre  Joseph  entre  aux  (linq-Cents.  —  Lettre  tle  Bonaparte  à 
Anjrercau  et  à  Fraii^-ois  de  Neufcliàteau.  —  Le  Directoire  et  les 
énii^Tos.  —  Opinions  cie  Bonaparte.  —  Demande  île  démission.  — 
Injrralitnde  du  gouvernement.  —  Le  Directoire  refuse  la  démission 
de  Bonaparte.  —  explications  données  par  le  F)irectoirc.  —  La  con- 
iluite  de  Botot  desavouée.  —  Lettre  de  Botot.  —  Proclamation  de 
Bonaparte  aux  marins  de  l'escadre  de  Brueys.  — Présage  de  l'expé- 
dition d'Kirypte.  —  Toulon.  —  Les  Anglais. 


Bonaparte  fut  dans  l'ivresse  de  la  joie  lorsqu'il 
apprit  l'heureuse  issue  de  la  journée  du  18  fructidor. 
Elle  avait  pour  résultat  la  dissolution  du  Corps  légis- 
latif et  la  chute  du  parti  cl ichiioi ,  (\ui,  ûopuin  quelques 
mois,  le  privait  de  repos.  Les  Cliehyens  avaient  refusé 
de  recevoir  Joseph  Bonaparte  comme  député  du  Lia- 
mone  au  Conseil  des  Cinq-Cents.  La  victoire  de  son 
frère  leva  la  difficulté,  mais  le  général  en  chef  vit 
hientôt  que  le  parti  vainqueur  ahusait  de  son  pouvoir 
et  compromettait  de  nouveau  le  salut  de  la  République 
en  recommençant  le  gouvernement  révolutionnaire. 
Le  Directeur  s'alarma  de  son  mécontentement  et  fut 
piqué  de  son  blânne.  11  conrut  la  singulière  idée  d'op- 
poser à  Bonaparte  Augereau,  dont  il  venait  d'éprouver 
le  dévouement  aveugle  :  on  le  nomma  commandant 
de  l'armée  d'Allemagne.  Augereau,  dont  on  connaissait 
l'extrême  vanité,  se  croyait  en  état  de  lutter  contre 


168  MÉMOIRES 

Bonaparte  :  son  arrogance  se  fondait  sur  ce  qu'avec 
une  troupe  nombreuse  il  avait  arrêté  quelques  Repré- 
sentants désarmés  et  arraché  les  épaulettes  au  com- 
mandant de  la  garde  des  Conseils.  Le  Directoire  et 
lui  remplirent  d'espions  et  d'intrigants  le  quartier 
général  de  Passeriano. 

Bonaparte,  informé  de  tout,  se  moqua  du  Direc- 
toire, et  offrit  sa  démission,  pour  se  faire  supplier  de 
conserver  le  commandement. 

On  verra  par  les  lettres  post-thermidoriennes  sui- 
vantes la  confirmation  de  l'opinion  du  général  sur  cet 
événement. 

Il  écrivait  à  Augereau,  le  !2  vendémiaire,  an  VI 
(23  septembre  IIOT),  a{>rès  lui  avoir  annoncé  l'ar- 
rivée de  son  aide  de  camp  : 

Toute  l'armée  a  applaudi  à  la  sagesse  et  à  l'énergie  que  vous 
avez  montrées  clans  celte  circonstance  essentielle,  et  elle  a  pris 
part  au  succès  de  la  patrie  avec  cet  enthousiasme  et  cette 
énergie  qui  la  caractérisent;  il  est  à  souhaiter  seulement  que 
Ton  ne  fasse  pas  la  bascule,  et  que  l'on  ne  se  jette  point  dans 
le  parti  contraire.  Ce  n'est  qu'avec  la  sagesse  et  une  modéra- 
tion de  pensée  que  l'on  peut  assurer  d'une  manière  stable  le 
bonheur  de  la  patrie.  Quant  à  moi,  c'est  le  vœu  le  plus  ardent 
de  mon  cœur.  Je  vous  prie  de  m'instruire  quelquefois  de  ce  que 
vous  faites  à  Paris? 

Bonaparte  écrivait  le  même  jour  à  François  de 
Neufchàteau  : 

Le  sort  do  l'Europe  est  désormais  dans  l'union,  la  sagesse  et 
la  force  du  gouvernement.  11  est  une  petite  partie  de  la  nation 
qu'il  faut  vaincre  par  un  bon  gouvernement.  Nous  avons  vaincu 
l'Europe,  nous  avons  porté  la  gloire  du  nom  français  plus  loin 
qu'elle  ne  l'aurait  jamais  été.  C'est  à  vous,  premiers  magistrats 
de  la  République,  à  étouffer  toutes  les  factions,  et  à  cire  aussi 
respectés  au  dedans  (jue  vous  l'êtes  au  dehors.  Un  arrêté  du 
Directoire  exécutif  écroide  les  trônes  ;  faites  que  des  écrivains 
stipendiés  ou  d'ambitieux  fanatiques,  déguisés  sous  toute  espèce 


Di:  M.  iJi;  i{(HHKii;\\E  169 

(Je  masques,  ne  nous  replongeai  plus  dans  le  lorrenl  révolution- 
naire. 

Les  sentiments  relativement  à  la  pai\  ([ni  aniinaifnt 
la  majoritr  du  Directoire  avant  le  IS  rnictidor,  s'rtaicnt 
encore  cvaltt-s  par  le  siieci's  de  cette  jounn-e.  II  t''ci'i\it 
au  gênerai  Bonaparte^  le  -2  xendémiaire  an  VI  (:2."^  sep- 
tembre nu"). 

Il  ne  taul  plus  ménager  rAiitrichc...  Sa  perliilio,  son  intelli- 
gence avec  les  conspirateurs  de  l'intérieur  sont  manifestes...  La 
trêve  n'était  pour  elle  qu'un  prétexte  de  se  ménager  le  temps 
nécessaire  pour  réparer  ses  perles  et  attendre  les  mouvements 
intérieurs  que  le  18  fructidor  a  prévenus.  Depuis  le  général 
jusqu'au  dernier  solilat  autrichien,  on  se  disait  qu'à  celle  der- 
nière époque  les  trois  Directeurs  qu'on  désignait  sous  le  nom  de 
triumvirs  seraient  poignardés,  el  que  la  royauté  serait  pro- 
clamée. Tous  se  llalluieul  d'être  bientôt  à  Paris  avec  les  émi- 
grés. Condé,  le  chef  de  ceux-ci,  était  déjà  secrètement  en 
France,  et  avait,  à  l'aide  de  ses  intelligences,  pénétré  jusque 
près  de  Lyon. 

Bonaparte  écrivait  au  Directoire,  le  4  vendémiaire, 
une  .seconde  lettre  qui  se  croisa  avec  celle  qui  lui  fut 
écrite  le  2  par  le  Directoire  : 

Un  officier  est  arrivé  avant-hier  do  Paris  à  l'armée;  il  y  a 
répandu  qu'il  était  parti  de  Paris  le  io,  qu'on  y  était  inquiet  de 
la  manière  dont  j'aurais  pris  les  événements  du  18;  il  était  por- 
teur d'une  espèce  de  circulaire  du  général  Augereau  à  tous  les 
généraux  de  division;  il  avait  une  lettre  du  ministre  de  la 
Guerre  à  rordonnateur  en  chef,  qui  l'autorisait  à  prendre  tout 
l'argent  dont  il  aurait  besoin  pour  sa  route. 

Il  est  constant,  d'après  tous  ces  faits,  que  le  gouvernement 
en  agit  envers  moi  à  peu  près  comme  envers  Pichegru,  après 
vendémiaire  (an  IV). 

Je  vous  prie  ne  me  remplacer  et  de  m'accorder  ma  démission. 
Aucune  puissance  sur  la  lerre  ne  sera  capable  de  me  faire  con- 
tinuer de  seiTir,  après  celte  marque  horrible  de  l'ingratitude  du 
gouvernement,  à  laquelle  j'étais  bien  loin  de  m'allendre.  Ma 

L  10 


170  MEMOIRES 

santé,  considérablement  affectée,  demande  impérieusement  du 
repos  et  de  la  tranquillité. 

La  siliialion  de  mon  àme  a  aussi  besoin  de  se  retremper  dans 
la  masse  des  citoyens.  Depuis  trop  longtemps  un  grand  pouvoir 
est  confié  dans  mes  mains  :  je  m'en  suis  servi  dans  toutes  les 
circonstances  pour  le  bien  de  la  patrie  ;  tant  pis  pour  ceux  qui 
ne  croient  pas  à  la  vertu,  et  cjui  pourraient  avoir  suspecté  la 
mienne.  Ma  récompense  est  dans  ma  conscience  et  dans  l'opi- 
nion de  la  postérité. 

Je  puis,  aujourd'hui  que  la  patrie  est  tranquille  et  à  l'abri  des 
dangers  (jui  l'ont  menacée,  quitter  sans  inconvénient  le  poste  oîi 
je  suis  placé. 

Croyez  que,  s'il  y  avait  un  moment  de  péril,  je  serais  an  pre- 
mier rang  pour  détendre  la  liberté  et  la  Constitution  de  l'an  III. 

Le  Directoire  lui  répondit  sans  délai,  le  12  vendé- 
miaire, pour  se  justifier  et  s'excuser  des  reproches  de 
méfiance  et  d'ingratitude  que  lui  avait  adressés  le 
général  Bonaparte  : 

Quant  aux  motifs  d'inquiétudes  que  vous  avez  conçus,  disait- 
il,  les  propos  d'un  jeune  liomme,  projios  qu'on  lui  avait  peut- 
être  prêtés,  pouvaient-ils  l'emporter  sur  les  communications 
constantes  et  directes  du  gouvernement? 

Quant  à  la  lettre  du  général  Augereau,  comme  des  représen- 
tants royalistes  avaient  écrit  dans  ce  sens  à  des  généraux  de 
l'armée  d'Italie,  et  que  cela  était  connu  à  Paris,  ce  général  avait 
cru  apparemment  devoir  y  opposer  le  contre-poison  :  cela  ne 
pouvait  être  susceptible  d'aucune  interprétation  contre  vous... 
11  en  est  de  même  de  la  lettre  du  ministre  de  la  Guerre;  il  ne 
s'agissait  sans  doute  que  de  fonds  pour  frais  de  route. 

Craignez  que  les  conspirateurs  royaux,  au  moment  où  peut- 
être  ils  empoisonnaient  Hoche,  n'aient  essayé  de  jeter  dans 
votre  àme  des  dégoûts  et  des  défiances  capables  de  priver  notre 
patrie  des  efforts  de  votre  génie. 

Le  Directoire  jugea  par  le  compte  qu(3  lui  rendit 
Botot,  que  cet  agent  n'avait  pas  réussi  à  rassurer  entiè- 
rement Bonaparte  sur  ses  intentions.  Le  Directoire  lui 
écrivit  la  lettre  suivante,  le  30  vendémiaire  : 


Di;  M.  i)K  i?nn;i;ii;NNr:  ni 

Lo  Directoire  a  fié  )mmiio  lui-mi^mo  de  riinprcssioii  qu'a  pu 
produire  sur  vous  la  K-llre  doiil  t'iail  i)orleur  un  aide  de  camp 
|)Our  le  payeur  général.  La  rédarlion  de  celle  lellre  a  fort 
éloMiie  le  gouvernement,  qui  n'a  jamais  nommé  ni  reconnu  un 
agent  pareil  :  c'est  au  moins  une  erreur  de  bureau;  mais  elle 
ne  doit  pas  altérer  l'idée  que  vous  deviez  avoir  d'ailleurs  de  l'es- 
time et  de  la  manière  de  penser  du  Directoire  à  votre  égard.  11 
parait  que  le  18  tVuetidor  est  défiguré  dans  les  lettres  qui  par- 
viennent à  l'armée  d'Italie  ;  vous  avez  très  bien  fait  d'inter- 
cepter ces  lettres  il  il  serait  nécessaire  d'adresser  les  plus  mar- 
(juanles  au  ministre  de  la  Police  (1). 

Dans  vos  observations  sur  la  pente  trop  forte  des  esprits 
vers  le  gouvernement  militaire,  le  Directoire  reconnaît  un  aussi 
éclairé  qu'ardent  ami  de  la  République.  Rien  de  plus  saint  que 
la  maxime  :  di'dant  nnnu  loua',  jwur  le  maintien  des  répu- 
blicjues.  (le  n'est  pas  un  des  traits  les  moins  glorieux  de  la  vie 
d'un  général  placé  à  la  tète  d'une  armée  triomphante,  de  se 
montrer  lui-même  si  attentif  sur  un  point  aussi  important. 

Botot,  de  son  côté,  écrivit  à  Bonaparte,  le  o  bru- 
maire, pour  le  rassurer,  et  lui  peindre  l'intérêt  avec 
lequel  il  avait  été  reçu  à  son  retour  d'Italie.  Il  avait 
retrouvé  le  Directoire  plein  d'admiration  et  de  ten- 
dresse pour  la  personne  du  général. 

Peut-être  le  gouvernement  commet-il  beaucoup  de  fautes; 
peut-être  ne  voit-il  pas  toujours  aussi  juste  que  vous  dans  les 
atï'aires;  mais  avec  quelle  dodlilc  républicaine  il  a  reçu  vos 
observations. 

Au.ssitôt  après  l'événement  du  18  fructidor,  Bona- 
parte s'empressa  d'adresser  aux  marins  de  l'escadre 
de  l'amiral  Brueys  la  proclamation  suivante,  qui 
prouve  que  déjà  il  avait  dans  l'idée  d'exécuter  son 
projet  favori  d'aller  en  Egypte.  Cette  pièce  est  tout 
entière  écrite  de  sa  main  ;  on  en  a  publié  quelques 

(1)  Quel  rOle  i,!,'ii>ji)le  on  proposait  au  conquérant  de  l'Italie,  y^ote 
dans  la  première  ifdilion.) 


172  MEMOIRES 

paragraphes  sous  la  rubrique  d'Udine.  La  voici  inté- 
gralement. Il  la  rédigea  à  Passeriano,  le  16  septembre. 

Aux  marins  de  Vescadre  de  l'amiral  Brueys. 

Camarades, 

Je  m'empresse  de  vous  communiquer  la  proclamation  du 
Directoire  exécutif.  Vous  verrez  les  dangers  auxquels  nous 
venons  d'échapper. 

Quelques  traîtres,  quelques  émigrés,  s'étaient  emparés  de  la 
tribune  nationale. 

Les  premiers  magistrats  de  la  République,  les  représentants 
fidèles  à  la  patrie,  les  républicains,  les  soldats,  se' sont  ralliés 
autour  de  l'arbfre  de  la  liberté.  Tous,  ils  ont  réuni  leurs  efforts, 
ils  ont  invoqué  le  destin  de  la  République,  et  les  partisans  des 
tyrans  sont  confondus  et  aux  fers. 

Camarades,  nous  avons  soumis  et  pacifié  le  continent.  Nous 
allons  réunir  nos  efforts  aux  vôtres  pour  conquérir  la  liberté  des 
mers,  pour  venger  sur  ces  fiers  insulaires  les  maux  qu'ils  nous 
ont  faits  :  quel  est  le  marin  de  la  Méditerranée  qui  pourrait  les 
avoir  oubliés? 

Vous  souvient-il  de  celte  nuit  terrible  à  jamais  désastreuse  dans 
le  souvenir  du  peuple  français? 

Toulon  livré  aux  Anglais,  notre  arsenal  en  proie  aux  tlammes, 
plusieurs  frégates  de  guerre  en  feu;  tant  de  maux,  tant  de 
crimes,  et  l'ouvrage  do  peu  d'heures!  Et  des  bigots,  aussi  impu- 
dents (pie  lâches,  que  traîtres,  osaient  rappeler  ceux  qui  ont 
vendu  tout  à  l'Angleterre  et  été  la  cause  de  la  fermelure  des 
mers...  Non,  cela  ne  sera  jamais,  jamais,  tant  qu'un  soldat  des 
trois  armées  vivra,  tant  que  vous  aussi,  braves  marins,  conser- 
verez ce  sentiment  de  la  dignité  de  la  patrie  et  des  hautes  des- 
tinées qui  doivent  un  jour  illustrer  notre  nation. 

Sans  vous,  nous  ne  pouvons  porter  la  gloire  du  nom  français 
que  dans  un  petit  coin  de  l'Europe;  avec  vous,  nous  traverse- 
rons les  mers  et  porterons  l'étendard  de  la  République  dans  les 
contrées  les  plus  éloignées. 

(1)  IVoiis  rétablissons  le  véritable  texte  d'après  la  Colleelion  Na- 
poléon :  «  Aux  marins  de  l'escadre  du  coiitre-aiiiiral  lirneys,  ([Liartior 
j,'éiiéral,  Passariaiio  30  fructidor  au  Y  (Ki  septembre  il'Jl).  »  Cama- 
rades,   les   émiij'rés   s'étaient   empares   de  la   tribinie    nationale.    Le 


Dn:  M.  DE  nOURRIENNK  173 

L'ex|)nlitii)ii  d'Kgypte  est  dans  cette  proclamation. 

Ces  sentiments  en\ei's  rAnij:leteiTe  et  tout  ce  (ju'il 
a  l'ait  contre  die  pendant  (luinze  ans  laisseraient,  si 
le  l'ait  n'était  pas  bien  constaté,  la  postérité  dans  le 
doute  de  son  extradition  volontaire  et  spontanée  à 
un  jxHiple  qu'il  n[ipelaii  si  dédaii^neusement  un  peuple 
boutiquier,  qui  nuus  hait,  ([u'il  haïssait  si  profondé- 
ment, et  dont  il  avait  toujours  menacé  le  commerce, 
la  propriété  industrielle,  les  instittitions,  et  même 
l'existence. 


Directoire  exécutif,  les  représentants  restés  fidèles  à  la  patrie,  les 
républicains  de  toutes  les  classes,  les  soldats  se  sont  ralliés  antour 
de  l'arbre  de  la  liberté:  i.ls  ont  iuvoijué  les  destins  de  la  République, 
et  les  fiartisans  de  la  tyrannie  sont  aux  fers. 

Camarades,  dès  que  nous  aurons  pacifié  le  continent,  nous  nous 
réunirons  à  vous  pour  conquérir  la  liberté  des  mers.  Chacun  de  nous 
aura  présent  à  la  pensée  le  spectacle  horrible  de  Toulon  en  cendres; 
de  notre  arsenal,  de  treize  vaisseau.Y  de  guerre  en  feu;  et  la  victoire 
secondera  nos  efforts. 

Sans  vous,  nous  ne  pourrions  porter  la  gloire  du  nom  français  que 
dans  un  petit  coin  du  continent  ;  avec  vous  nous  traverserons  les 
mers  et  la  gloire  nationale  verra  les  régions  les  plus  éloiga-es. 

Ce  te.xte  est  celui  inséré  dans  la  Correspondaucs  de  Naiolefon  l" 
(Pièce  t±it).  (D.  L.) 


>> 


10 


CHAPITRE  XIX 


Captivité  à  Oimiitz.  —  M.  de  La  Fayette.  —  M.  de  Latour-Matiboiirif. 

—  M.  Bureaux  de  Puzy.  —  Mauvais  traitements  des  prisonniers.  — 

—  Vexations  inouïes.  —  M"""  de  La  Fayette.  —  M'i?'  de  La  Fayette. 

—  Lu  seul  lit.  —  Mauvaise  nourriture.  —  Renvoi  des  domestiijues  des 
prisonniers.  —  Le  capitaine  Mac-Elij,'ut.  —  Promesse  exigée  de  no 
point  rester  en  Autriclic.  —  Mauvais  vêtements  de  M.  Bureaux  de 
Puzv.  —  Le  i/éncral  Clarke. 


II  ne  me  reste,  avant  de  passer  au  traité  de  Campo- 
Formio,  qu'à  donner  les  pièces  que  j'ai  annoncées  sur 
la  captivité  de  MM.  de  La  Fayette,  Latour-Maubourg, 
Bureaux  de  Puzy. 

M.  le  marquis  de  Chasteler,  sur  les  plaintes  qui 
furent  transmises  à  la  Cour  de  Vienne,  relativement 
aux  mauvais  traitements  de  ces  prisonniers  d'État, 
fut  chargé  par  l'empereur  d'Autiiche  de  se  rendre  à 
Oimiitz,  afin  de  faire  im  rapport  sur  leur  prison  et 
leur  traitement.  Il  fut,  en  outre,  chargé  d'une  propo- 
sition particulière  sur  laquelle  chacun  des  détenus 
devait  donner  sa  déclaration  avant  d'obtenir  sa  liberté. 
Voici  les  pièces  : 

Procès-verbal  sur  le  traitement  de  MM.  de  La  Fayette,  de 
Latour-3Iaubourg  el  Bureaux  de  Puzy,  détenus  comme  prison- 
niers d'Étal  à  la  lorteresse  d'Olmùtz,  ainsi  que  sur  celui  de 
M"*  de  La  Fayette,  de  raesdemoiselies  ses  lilles,  auxquelles 
S.  M.  l'Empereur  a  permis  de  se  joindre  à  leur  mari  el  père 
respectif,  et  sur  celui  de  leurs  domestiques. 


Mi:M()iia:s  in-;  m.  i»i;  i-.di  ki;ii;nM';  175 

M.  Ir  ;;éiiôral-niaj(ir,  marquis  do  Cliaslaler,  cliaiiihellaii  acliiel 
do  Sa  MaJL'>li',  clicvalicr  df  l'ordre  iiiilitair»'  ilo  Marif-Tlit-résL*, 
vict'-iiiiartier-mailn'  ^/'noral  dos  ariiioos  de  S.  M.  l'Iùiiporciir  et 
Roi,  aprt's  avoir  parlo  à  cliacun  dos  dolciuis  en  parliculicr,  sur 
leur  irailemont,  les  a  rasseini)los  choz  Momiers,  le  io  juillet  17'J7, 
à  sept  heures  du  malin,  où,  en  présence  de  M.  le  capitaine  Mac- 
Éligot,  il  a  dressé  le  présent  procès-verbal. 

Logement.  —  M.  do  La  Fayetio,  M.  île  Latour-Maubour;;  et 
M.  Bureaux  de  l\izy,  ainsi  (pio  -M'""  de  La  Fayette  cl  moMlemoiselles 
ses  tilles,  auxtiuelles  S.  M.  l'Kmpererir  el  Koi  a  bien  voulu 
perinellre,  sur  leur  demande,  d'être  réunis  à  M.  de  La  Fayette,  et 
leurs  domestiiiues,  sont  détenus  à  Olmtitz  dans  le  corps  do  logis 
de  derrière  des  casernes  des  ci-dovant  jésuites.  Les  chambres 
sont  situées  au  rez-de-chaussée,  ayant  vue  sur  un  rempart  élevé, 
et  situé  au  midi.  Chaiiue  chambre  a  une  fenêtre  dt>  (piatre  pieds 
de  large,  sur  huit  pieds  de  haut,  formée  par  une  double  grille 
qui  n'empêche  i)as  huvuo,  qui  est  fort  élenduo  sur  les  ouvrages 
de  la  place.  La  partie  supérieure  de  la  fenêtre  est  formée  par 
un  cadenas;  l'inférieure  s'ouvre  pour  la  circulation  de  l'air. 

L'inconvénient  le  plus  considérable  de  ce  logement  est  un. 
canal  d'égout  ijui  coule  dans  les  fossés  de  la  place,  et  la  proxi- 
mité des  latrines  qui  donnent  une  mauvaise  odem'  dans  les  varia- 
lions  de  l'almosphore. 

M.  de  La  Fayette  est  logé  dans  une  chambre  voûtée  de  vingt- 
(piatro  pieds  de  long  sur  quinze  de  large  et  douze  de  haut.  Il  a 
une  chambre  pareille  qui  lui  sert  d'antichambre  et  qui  y  com- 
munique. 11  a  un  poélo,  un  lit  suflisant  à  son  appartement,  une 
table,  des  chaises  el  une  commode. 

M.M.  de  Latoiu'-Maubourg  et  de  Bureaux  de  Puzy  ont  chacun 
une  chambre  avec  le  mémo  ameublement. 

M'""  de  La  Fayette  et  ses  tilles  sont  logées  dans  une  seule 
chambre.  Les  deux  demoiselles  couchent  dans  le  mémo  lit, 
malgré  les  réclamations  réitérées,  nommément  quand  une  d'elles 
a  été  malade,  pour  qu'elles  couchent  seules. 

Los  domosti(pies  de  M.  de  La  Fayette,  de  M.  Bureaux  de  Puzy, 
ont  des  chambres  comme  leurs  maîtres;  seulement  ils  n'ont 
qu'un  lit  el  une  chaise. 

ynnrrUure.  —  MM.  les  détenus  ont  été  nourris  de  la  manière 
suivante  :  le  matin,  du  chocolat  ou  du  café,  à  leur  choix;  à 
diner,  de  la  soupe,  un  bouilli,  un  ragoût  en  légumes,  un  rôti,  la 
salade,  le  dessert,  avec  une  bouteille  de  vin  do  Hongrie  rouge. 


176  MÉMOIRES 

Le  souper  consistait  en  une  salade,  un  rôti  et  une  demi-bou- 
teille de  vin.  La  nourriture  était  en  quantité  suffisante,  mais  les 
mets  étaient  souvent  malpropres. 

Sort  des  domestiques  et  service.  —  Les  détenus  sont  servis 
par  deux  soldats.  Leurs  domestiques  les  voient  de  la  manière 
suivante  : 

Celui  de  M.  de  Maubourg  a  vu  son  maître  tous  les  jours,  pen- 
dant trois  heures.  Celui  de  M.  Bureaux  de  Puzy  a  été  séparé  de 
son  maître  pendant  six  semaines;  mais,  depuis  vingt  et  un  mois, 
il  a  vu  son  maître  pendant  trois  lieures  tous  les  jours.  Depuis  le 
moment  où  M.  de  La  Fayette  a  tenté  de  s'évader,  il  est  servi, 
ainsi  que  sa  famille,  par  des  soldats,  ses  domestiques  n'ayant  pu 
avoir  aucune  communication  avec  lui  depuis  ce  nfoment. 

Traitement  en  cas  de  maladie.  —  Dans  le  cas  de  maladie,  le 
chirurgien-major  de  la  place  s'est  rendu  clicz  les  détenus,  et 
leur  a  l'ait  les  visites  nécessaires;  ils  ont  reçu  alors  tous  les 
médicaments  qui  pouvaient  leur  être  administrés  dans  leurs 
chambres. 

Traitement  des  officiers  de  garde.  —  Leur  garde  spéciale  a 
*été  confiée  d'abord  à  un  lieutenant  de  place,  M.  Jacobi,  ensuite 
au  major  de  place,  M.  de  Ghermack;  enfin,  depuis  huit  mois, 
elle  est  confiée  au  capitaine  du  régiment  de  ligne,  M.  Mac- 
Éligot,  MM.  les  détenus  n'ont  qu'à  se  louer  de  la  manière 
dont  ce  dernier  les  a  traités,  et  des  atlcnlions  qu'il  a  eues  pour 
eux. 

M.  le  lieutenant  général  de  S()liDi,  pendant  le  temps  qu'il 
commandait  à  Olmùlz,  est  venu  les  voir  souvent,  et  ils  disent 
qu'on  ne  peut  remplir  des  fonctions  désagréables  avec  plus 
d'honnêteté. 

Quant  à  Son  Excellence  M.  le  général  d'artillerie,  comte  de 
Schroeder,  il  n'est  venu  chez  les  détenus  que  deux  ou  trois  fois, 
pour  des  commissions  spéciales. 

Fait  à  Olmulz,  le  2G  juillet  1707. 

Marquis  de  Chasteler. 

Copie  des  déclarations  de  MM.  de  La  Fayette,  de  Latour-Mau- 
bourg  et  Bureaux  de  Puzy,  remise  à  M.  le  marquis  de  Chasteler, 
le  2G  juillet  1797. 

La  commission  dont  M.  de  Chasteler  est  chargé  mu  parait  se 
réduire  à  trois  points. 


DI'.  M     DF,  H()UK1UI:NNI-:  177 

1"  Sa  Majoslo  souliailo  faire  constater  notre  position  à  Olmiilz. 
Je  ne  suis  point  à  lui  porter  aucune  plainte.  On  trouvera  plu- 
sieurs détails  dans  les  lettres  de  ma  femme,  transmises  et  ren- 
voyées par  le  jfouvernement  autriciiien;  et  s'il  ne  suflit  pas  à 
Sa  Majesté  Impériale  de  relire  les  instructions  envoyées  en  son 
nom,  je  donnerai  volontiers  à  M.  de  Cliaslcler  les  renseigne- 
ments qu'il  peut  ilésircr. 

f  Sa  Majesté  THnipereur  et  Roi  voudrait  être  assuré»!  qu'im- 
médiatement après  ma  délivrance  je  partirai  pour  l'AmiTiciuo. 
C'est  une  intention  (jue  j'ai  souvent  manifestée.  Mais,  comme 
dans  le  moment  actuel,  ma  réponse  semblerait  reconnaître  le 
droit  de  m'imposer  celte  condition,  jo  ne  pense  pas  qu'il  me 
convienne  de  satisfaire  à  celle  tlemande. 

3°  Sa  -Majesté  l'Empereur  et  Roi  me  fait  Thonneur  de  me 
signifier  (jue  les  principes  que  je  professe,  étant  incompatibles 
avec  la  sûreté  du  gouvernement  aulricliion,  elle  ne  veut  pas  que 
je  puisse  rentrer  dans  ses  États,  sans  sa  permission  spéciale. 
Il  est  des  devoirs  auxquels  je  ne  puis  me  soustraire.  J'en  ai 
envers  les  Ktats-L'nis.  J'en  ai  surtout  envers  la  France,  et  je  ne 
dois  déroger  en  quoi  que  ce  soit  aux  droits  de  ma  patrie  sur 
ma  personne. 

A  ces  exceptions  prés,  je  puis  assurer  M.  de  Chasleler  que 
ma  détermination  invariable  est  de  ne  mettre  le  pied  sur  aucune 
terre  soumise  à  Sa  Majesté  le  roi  de  Bohême  et  de  Hongrie. 

La  Fayette. 

.M.  de  Chasleler,  en  m'annoneanl  la  disposition  où  esl  Sa 
Majesté  Impériale  et  Royale  de  me  rendre  la  liberté,  ayant 
ajouté  qu'il  était  chargé  de  me  demander  par  écrit  : 

1°  S'il  était  vrai  que  ma  détention  eût  été  aggravée  par  de 
mauvais  traitements,  ou  si  je  ne  pouvais  former  des  |jlaintes 
que  sur  les  inconvénients  attachés  aux  prisons  d'Éiai  ;  i°  sur 
quel  point  je  complais  me  diriger  quand  on  effectuera  ma  déli- 
vrance ;  3°  enfin,  l'engagement  de  no  pas  rentrer  dans  les  États 
de  Sa  Majesté  Impériale,  sans  sa  i)ermission  expresse. 

San>  reconnaître  au  gouvernement  autrichien  aucun  droit  sur 
ma  personne,  sans  me  soumettre  a  celui  qu'il  s'est  arrogé  sur 
des  Français  désarmes  et  étrangers  au.\  affaires  des  provinces 
qui  reconnaissent  sa  domination,  j'ai  cru  devoir  déclarer,  et 
je  déclare  :  1°  Que  je  n'ai  reçu  aucim  mauvais  traitement,  de 
propos  ni  de  fait,  des  personnes  rhargéesde  ma  garde,  et  qu'ils 
ne  se  les  fussent  pas  permis  impunément.  Mais  j'ajoute,  qu'à 


178  MÉMOIRES 

l'exception  du  capitaine  actuellement  de  service  aux  prisons 
d'État,  la  plupart  des  onicicrs  qui  l'ont  précédé  dans  ces  Ibnc- 
tions  y  ont  mis  une  grossièreté  ou  une  insouciance  dont  l'effet 
naturel  a  été  que  les  prisonniers  iTianquaienl  de  tout  ;  et, 
comme  depuis  le  général  Splini,  ces  officiers  ont  été  très  négli- 
gemment surveillés  (ou  bien  qu'ils  avaient  ordre  de  se  conduire 
comme  ils  l'ont  fait),  il  en  résulte  que,  depuis  le  mois  d'oc- 
tobre 1795-,  époque  de  l'arrivée  du  général  d'Arco,  jusqu'au 
mois  de  janvier  1797,  que  le  capitaine  iMac-Éligot  a  été  attaché 
à  ce  service,  je  suis  resté  dans  un  dénûment  et  un~abandon 
absolus,  dont  lui-même  a  été  surpris,  et  qu'il  a  réparés  autant 
que  ses  instructions  l'ont  permis. 

Ne  connaissant  pas  le  code  des  prisons  d'État,  je  ne  puis 
savoir  si  le  traitement  que  j'éprouve  depuis  trois  ans  y  est  con- 
forme. Mais  ce  ([ui  a  transpiré  sur  le  régime  de  la  Bastille,  si 
justement  en  horreur  ;  ce  que  j'ai  lu  dans  les  gazettes  pendant 
ma  détention  en  Piusse,  de  celui  qui  était  accordé  dans  les  pri- 
sons françaises,  pendant  le  règne  barbare  des  Marat  et  des 
Robespierre  ;  celle  captivité  prussienne,  elle-même,  quoique  fort 
dure,  ne  m'avait  pas  préparé  à  essuyer,  sous  la  puissance  d'un 
prince  dont  j'ai  entendu  célébrer  l'humanité  et  les  vertus,  des 
rigueurs  que  je  ne  croirais  pas  possibles,  si  je  n'en  avais  l'ait 
une  si  longue  et  si  cruelle  expérience  ;  2*^  que  mon  projet  est, 
dès  que  je  serai  libre,  de  me  rendre  à  Hambourg,  d'y  séjourner 
jusqu'à  ce  que  les  nouvelles  que  j'attendrai  de  ma  famille  m'au- 
ront mis  à  portée  de  prendre  un  parti  définitif,  et  que  ma  santé, 
détruite,  soit  assez  réi)arée  pour  me  permettre  de  l'exécuter  ; 
3"  que  je  renouvelle  ici,  avec  peine,  l'engagement  si  souvent 
pris  avec  moi-même,  de  ne  jamais  voyager,  passer  et  encore 
moins  m'établir  dans  les  pays  héréditaires  de  Sa  Majesté  Impé- 
riale et  Royale.  Cependant,  comme  mille  circonstances  ])euvent 
s'opposer  à  mon  dessein  de  me  rendre  dans  les  États-Unis  de 
l'Amérique  septentrionale;  et,  pour  ôter  tout  prétexte  de  me 
traiter  une  seconde  fois  en  prisonnier  d'État,  pour  avoir  rempli 
un  devoir  de  bon  citoyen,  je  regarde,  connue  nécessaire, 
d'excepter  de  cet  engagement,  et  je  n'excepte  formellement,  en 
effet,  que  le  cas  fort  pou  probable  où  le  service  de  la  patrie  (fue 
j'ai  dû  quitter,  et  qui  me  sera  toujours  chère,  ou  bien,  celui  du 
pays  que  j'aurai  choisi,  et  qui  m'aura  reçu,  m'imposeraient  la 
loi  impérieuse  de  l'enfreindre. 

Olmiilz,  le  2(i  juillet  1797.  Latour-Mauboukg. 


Di:  M.  i)K  iîouhkii:nni-:  179 

M.  lie  Cliasloler  m'ayaiil  interpellé  un  nom  de  Sa  Majesté 
Impériale  et  Royale  de  diclarer  les  sujets  dt;  plainte  (pie  je  croi- 
rais avoir,  soit  contre  les  individus  préposés  à  ma  garde,  soit 
contre  toutes  les  rigueurs  de  ma  détention,  autres  que  telles 
qu'entraine  la  nécessité  de  s'assurer  de  ma  personne,  je  réponds 
qu'ignorant  les  mesures  de  précaution  el  de  sûreté  que  la  Cour 
de  Vienne  estime  nécessaires  pour  assurer  la  détention  d'un 
prisonnier  d'fctat,  je  ne  puis  satisfaire  à  la  question  (pii  m'a  été 
adressée  qu'en  exposant  lidèlement  ce  que  j'ai  trouvé  de  plus 
dur  dans  le  régime  auquel  j'ai  été  assujetti  pendant  la  durée  de 
mon  séjour  ici.  En  conséipu'nce,  je  déclan'  ipie,  depuis  le 
18  mai  I79i-,  jusqu'à  ce  jour,  il  ne  m'a  pas  été  permis  de  sortir 
un  instant  de  ma  cliambre,  ou  j'ai  été  enfermé  à  mon  arrivée; 
que,  privé  de  tout  autre  exercice  ((ue  celui  qui  peut  être  pris 
dans  une  ciiambre,  je  n'ai  respiré  d'air  frais  que  celui  que  j'ai  pu 
recueillir  à  travers  les  doubles  grilles  dont  ma  fenêtre  est  garnie. 
et  iiue,  très  souvent,  cet  air  aussi  infect  qu'insalubre  est  un  tléau 
plutôt  (pi'un  soulagement.  Je  déclare  que,  sur  un  petit  nombre 
de  livres  que  j'avais  avec  moi,  on  m'en  a  ôlé  environ  douze 
volumes,  que  l'on  a  dit  suspects,  et  l'on  m'a  ôté  à  peu  près 
autant  de  caries  géographiques,  la  plupart  relatives  à  l'Amé- 
rique, toutes  les  lettres  de  ma  femme  (pie  j'avais  reçues  en 
Prusse  par  la  voie  ilu  gouvernement  de  ce  pays,  il  qu'aucun  do 
ces  objets  ne  m'a  été  restitué.  Je  déciiire  que,  pendant  les  (pia- 
lorze  premiers  mois  de  ma  détention  à  Olmûlz,  il  ne  m'a  pas 
été  permis  de  recevoir  des  nouvelles  d'aucun  de  mes  parents, 
que  je  savais  sous  les  couteaux  des  jacobins  en  France,  et  d'au- 
tant plus  compromis,  qu'ils  avaient  le  malheur  de  m'apparlenir, 
ni  de  leur  faire  passer  la  preuve  de  mon  existence.  Je  déclare 
qu'un  domestique,  duquel,  en  partant  de  I>uxembourg  pour 
VVesel,  on  m'avait  offert,  sans  que  je  le  demandasse,  la  faculté 
de  me  faire  accompagner,  a  été  séparé  de  moi  en  arrivant  à 
Olmiitz  ;  que  je  ne  l'ai  vu  que  six  semaines  après,  et  pour  peu 
de  moments  ;  qu'ensuite,  j»'  l'ai  revu  de  quinze  en  (piinze  jours, 
à  peu  près  une  heure  chaque  fois  ;  ensuite,  deux  fois  par 
semaine;  el  qu'enfin,  depuis  vingt  et  un  mois,  il  a  passé  tous  les 
jours  trois  heures  de  suite  dans  ma  chambre.  Je  déclare  qu'on 
m'a  constamment  refusé  plumes,  encre,  papier,  crayons,  compas 
et  autres  instruments  de  ce  gi'ure;  <jue  ujérnc,  pendant  huit  mois, 
de  la  lin  de  novembre  I7'.t4  à  la  lin  de  juillet  1793,  l'on  m  a 
relire  une    feuille  d'ardoise  polie  qui  me  servait  à  calculer  et  à 


180  ^IKMOIRES 

quelques  autres  éludes  de  mattiématiquos.  Je  déclare  que  j'ai 
été  constamment  privé  de  tous  les  petits  meubles  les  plus  néces- 
saires aux  besoins  journaliers  de  la  vie,  tels  que  montre,  ciseaux, 
rasoirs,  couteaux,  fourchettes,  etc.  Je  déclare  que  j'ai  souffert, 
pendant  plusieurs  mois,  de  l'état  détestable  de  mes  vêlements. 
A  la  vérité,  je  n'en  demandais  point,  non  que  je  soupçonnasse 
que  le  gouvernement  voulût  me  refuser  le  nécessaire;  mais, 
1°  parce  que  mes  habits  parlaient  d'eux-mêmes;  t"  parce  que  je 
préférais  cotte  privation  à  la  discussion  humiliante  dans  laquelle 
il  m'a  fallu  entrer  la  seule  fois  que  j'avais  touché  celte  question 
avec  l'offîcier  alors  préposé  à  ma  garde,  le  sieur  Chermack, 
caractère  féroce  et  grossier,  incapable  de  connaître  les  plus 
simples  ménagements  dus  à  des  hommes  délicats,  qui  se  croient 
d'autant  plus  obligés  d'être  fiers,  qu'ils  sont  malheureux.  Je 
déclare  qu'à  l'exception  dudit  major  Chermack,  je  n'ai  aucune 
plainte  à  former  contre  les  autres  officiers,  qui  successivement 
ont  eu  quelques  rapports  avec  moi,  et  que  même  je  me  félicite 
de  trouver  celle  occasion  de  témoigner  publiquement  à  M.  le 
comte  Mac-Éligot.  acluellement  chargé  de  la  police  de  la  prison 
où  je  suis  détenu,  ma  reconnaissance  de  la  manière  aussi  polie 
qu'attentive  et  sensible  qui  a  sans  cesse  caractérisé  tous  ses  pro- 
cédés à  mon  égard. 

M.  le  marquis  de  Chasleler  m'ayant  de  plus  informé  que  la 
cessation  de  mon  emprisonnement  était  subordonnée  à  l'engage- 
ment préalable  de  ma  part,  de  ne  jamais  entrer  dans  les  Étals 
de  Sa  Majesté  Impériale  et  Royale  sans  en  avoir  reçu  la  permis- 
sion, je  déclare  que  je  m'engage  avec  joie,  non  seulement  à  ne 
jamais  mettre  le  pied  dans  les  États  de  Sa  Mnjesté  Inq)ériale, 
mais  à  ne  jamais  solliciter  cette  permission,  exceptant  expressé- 
ment de  cet  engagement  le  cas  du  service  militaire,  dans  la 
supposition  d'une  guerre  entre  Sa  Majesté  Impériale  et  la  puis- 
sance quelconque  qui  me  donnera  un  asile  ;  ne  pouvant  et  ne 
voulant  par  aucun  motif  me  soumettre  à  l'inlerdiclion  déshono- 
rante de  remplir  le  ])remier  devoir  d'un  citoyen  envers  l'Ktalqui 
me  fera  jouir  de  la  i)rotection  attachée  à  ce  titre. 

Olmùtz,  le  2G  juillet  Wil. 

Bureaux  dk  Puzv. 

Le  Directoire  avait  désigné  le  général  Clarke,  pour 
traiter  de  la  paix,  comme  second   plénipotentiaire. 


DM  M.  DE  nOURllIENNl':  181 

Bonaparte  m'a  souvent  dit  ne  pas  douter  qu'il  n'tiùt, 
dès  son  arrivée  en  Italie,  une  mission  secrète  pour 
l'espionner,  le  surveiller,  et  même  l'arrêter  s'il  trou- 
vait l'occasion  de  le  faire  sans  danger.  Ce  soupçon 
existait  chez  lui,  je  ne  peux  pas  le  nier;  mais  je  dois 
dire  que  tous  mes  elïorts  n'ont  pu  découvrir  la  vérité; 
que,  dans  mes  relations  journalières  avec  Clarke,  il  ne 
m'a  jamais  l'ait  une  question;  et  (jue  je  n'ai  jamais 
entendu  un  mot  qui  me  put  faire  soupçonner  son 
rôle  d'espion.  Il  le  jouait  bien,  s'il  l'était.  Dans  toute 
sa  correspondance,  (luel'on  interceptait,  on  n'a  jamais 
rien  trouvé  ipii  put  conlîrmer  ces  soupçons.  Cepen- 
dant le  général  Bonaparte  ne  pouvait  le  souffrir.  Son 
influence  rendit  nulle  la  mission  diplomatique  de 
Clarke,  que  Bonaparte  était  bien  éloigné  de  tenir  au 
courant  des  affaires.  Le  général  en  chef  concentra 
toutes  ses  opérations  dans  son  cabinet,  et  Clarke  n'y 
fut  pour  rien,  jusqu'au  18  fructidor,  où  il  fut  rappelé. 
Bonaparte  taisait  peu  de  cas  de  ses  talents.  Il  faut  dire 
qu'il  ne  lui  conserva  aucune  rancune  de  la  conduite 
qu'il  le  suspectait  d'avoir  tenue  en  Italie  (1).  Ayant 
seul,  disait-il,  le  droit  de  s'en  offenser,  il  pardomia. 
Il  eut  même  la  générosité  de  demander  pour  lui  une 
place  diplomatique  du  second  ordre.  Ces  traits  n'étaient 
pas  rares  chez  lui. 


(1)  On  concevra  que  Bonaparte  ait  depuis  pardonne  à  Clarke,  ne 
fût-ce  qu'a  cause  de  la  manière  dont  il  parle  du  j,'énéral  en  chef  dans 
le  compte  rendu  au  Directoire  de  son  voyage  d'observation.  Nota  : 
voir  l'exlrait  du  rapport  de  Clarke  à  la  lin  du  volume.  (Note  de 
la  première  t'diliou.) 


11 


CHAPITRE  XX 


Contrariété  de  famille.  —  Erreur  relevée.  —  Lettre  de  M"""  Bac- 
ciochi  à  Bonaparte.  —  Traité  de  Campo-Fonuio.  —  Lettre  auto- 
graphe de  l'empereur  François  à  Bonaparte.  —  Arrivée  du  comte 
Cobentzl. —  Les  négociations  sont  plus  actives.  —  Note  iiutographe 
de  Bonaparte. 


Toutes  les  contrariétés  qu'éprouvait  Bonaparte,  tant 
dans  les  négociations  pour  la  paix  que  de  ce  qui  se 
passait  à  Paris,  lui  donnaient  beaucoup  d'humeur  et 
d'ennui.  Cette  disposition  de  son  esprit  fut  encore 
augmentée  par  le  souvenir  du  chagrin  que  lui  causa, 
dans  le  temps,  le  mariage  de  sa  sœur,  et  que  rappela 
fort  désagréablement  pour  lui  la  lettre  qu'on  va  voir  ; 
il  la  jeta  par  terre  avec  un  mouvement  d'humeur. 
C'est  donc  bien  à  tort  que  dans  plusieurs  ouvrages  on 
a  dit  :  «  Bacciochi  épousa,  le  5  mai  1101,  Marie- 
«  Anne-Élisa  Bonaparte.  Son  frère  traitait  alors  des 
ft  préliminaires  de  la  paix  avec  l'Autriche.  « 

D'abord  les  préliminaires  étaient  signés  dès  le  mois 
d'avril,  et  c'était  la  paix  définitive  que  l'on  traitait  en 
mai.  Mais  on  va  voir  dans  la  lettre  qui  suit  que  Chris- 
Une  prie  son  frère  d'être  parrain  de  son  troisième  en- 
fant dont  elle  est  enceinte.  Faire  trois  enfants  en  trois 
mois,  ce  serait  aller  vile  en  besogne(l). 

(1)  11  y  a  là  une  confusion  qui  doit  être  du  fait  de  Villeniarest,  le 


MÉMOIRES  DK  M.  DK  130URRIENNE  183 

Ajaccio,  14  lliorinidor  an  V  il""  août  l"97j. 
(ioiu-ral, 

Perniellez-mui  do  vous  rorire  ol  do  vous  appclor  du  lumi  do 
IVére. 

Mon  premier  eni'anl  est  ué  dans  une  épociue  où  vous  étiez 
irrité  contre  nous.  Je  désire  bien  qu'elle  puisse  vous  caresser 
hionlôt,  afin  de  vous  indemniser  des  peines  que  mon  mariage 
vous  a  causées. 

Mon  second  enfant  n'est  pas  venu  au  jour.  Kuyant  F'aris, 
d'après  votre  ordre,  j'en  avortai  en  Allenuigno. 

Dans  un  mois,  j'ospore  vous  donner  un  nevou.  Une  grossesse 
heureuse,  et  bien  d'autres  circonstances,  me  font  espérer  que 
ce  sera  un  neveu.  Je  vous  promets  d'en  faire  un  militaire; 
mais  je  désire  qu'il  porte  votre  nom,  ol  que  vous  soyez  son 
parrain.  J'espère  quo  vous  no  refuserez  pas  votre  sœur. 

Je  vous  prie  d'envoyer  votre  procuration  à  Baccioclii,  ou  à 
qui  bon  vous  semblera.  La  marraine  sera  maman.  J'attends  celte 
procuration  avec  impatience. 

Parce  que  nous  sommes  pauvres,  vous  ne  nous  dédaignerez 
pas;  car,  après  tout,  vous  êtes  notre  frère;  mes  enfants  sont 
vos  seuls  neveux,  et  nous  vous  aimons  plus  que  la  fortune. 
Puissé-je  un  jour  vous  témoigner  toute  la  tendresse  que  j'ai 
pour  vous  ! 

Votre  sœur  bien  affectionnée, 

Christine  Boxaparte(I). 

P.-S.  Je  vous  prie  de  ne  pas  m'oublior  auprès  de  votre  épouse, 

cuisinier  ilcs  Mémoires  de  Bourrienne,  car  c;  dernier  n'ignorait  pas 
les  unions  de  la  famille  Bonaparte. 

Christine  est  Christine  Boyer  que  Lucien  Bonaparte  avait  épousée 
vers  la  fin  de  nOi  ou  dans  les  premiers  mois  de  1795  alors  qu'il 
était  ix  Saint-Maximin.  Elisa  Bonaparte  s'était  en  effet  mariée  à  Félix 
Baccioclii  le  .:i  mai  1791,  mais  elle  n'avait  pas  encore  trois  enfants. 
Elle  n'en  eut  que  deu.v  :  Jérôme-Charles,  né  à  Paris  le  3  juillet  1810, 
et  Élisa-Napoléone,  née  en  1800,  mariée  au  comte  Gamerata.  (D.  L.) 

(1)  M°"  Bdcciochi  s'appelait  Marianne  à  Saint-Cyr,  Christine  lors 
de  son  voyajçe  et  Élisa  sous  le  Consulat.  {Note  de  la  première  édition.) 

La  sœur  de  Bonaparte  et  M"'  Casablanca  étaient  en  même  temps 
élèves  à  Saint-Cyr;  elles  portaient  l'une  et  l'autre  le  prénom  de  Ma- 
rianne, en  sorte  que  pour  no  pas  les  confondre  on  exijjea  que  l'une 
d'elles  se  fit  appeler  autrement.  C'est  alors  que  la  sœur  de  Bonaparte 
adopta  le  nom  à'tAisa,  et  elle  n'en  eut  jamais  d'autre.         (D.  L.) 


184  MÉMOIRES 

que  je  désirerais  bien  connaître.  A  Paris  on  me  disait  que  je 
lui  ressemblais  beaucoup.  Si  vous  vous  rai)pelez  ma  physio- 
nomie, vous  devez  pouvoir  en  juger.  C.  B. 

L'écrilure  de  celle  leltre  esl  de  la   main  de  Lucien 
Bonaparte . 

Je  dirai  un  mot  du  traité  de  Campo-Formio,  non 
que  je  croie  que  tous  ces  traités,  prétendus  chefs- 
d'œuvre  de  la  sagesse  humaine,  créés  pour  ainsi  dire 
à  force  de  destruction,  et  qui  périssent  bientôt  par  le 
principe  même  qui  les  a  produits,  occupent  beaucoup 
la  postérité.  Le  traité  de  Westphalie  a  été  le  résultat 
de  trente  années  de  guerre  et  de  cinq  ans'  de  négo- 
ciations. Il  n'en  existe  plus  rien  depuis  longtemps. 
Qu'est  devenu  celui  de  Campo-Formio  ?  Il  n'a  plus 
d'importance  pour  nous  :  c'est  déjà  un  vieux  fait  his- 
torique insignifiant. 

En  faisant  disparaître  Venise  du  nombre  des  États, 
la  France  et  l'Autriche  se  la  sont  partagée  ;  on  en 
avait  donné  une  partie  à  la  République  cisalpine.  C'est 
aujourd'hui  l'Autriche  qui  la  possède.  Venise  elle- 
même  et  ses  plus  belles  provinces  furent  cédées  à 
l'Autriche  en  compensation  de  la  Belgique  et  de  la 
Lombardie.  L'Autriche  reçut  sans  scrupule  ces  belles 
portions  de  l'État  vénitien,  qui,  toujours  dévoué  à  ses 
intérêts,  s'était  sacrifié  pour  elle  dans  ces  derniers 
temps  critiques.  Une  insurrection  sur  les  derrières  de 
l'armée  française  pouvait  préserver  les  États  hérédi- 
taires de  l'occupation  prolongée  de  cette  armée.  Tous 
ces  armistices,  que  l'on  appelle  traités  de  paix,  sont 
ensevelis  dans  l'oubli  par  les  grandes  guerres  qui  en 
sont  toujours  la  suite. 

11  y  avait  près  d'un  mois  que  le  général  Bonaparte 
était  à  Passeriano,  lorsqu'il  reçut  de  l'empereur  d'Au- 
li'iche  la  lettre  suivante  autographe  : 


DE  M.  DE  BOURHIENNE  185 

.1  Monsieur  le  général  Bonaparte,  général  en  chef 
de  l'armée  d'Italie. 

Monsiour  lo  goncral  Bonaparte,  lorsque  je  croyais  avoir 
donné  à  mes  ministres  plénipotentiaires  toutes  les  facilités  pour 
terminer  l'importante  négociation  dont  ils  sont  chargés,  j'ap- 
prends, avec  autant  de  peine  que  de  surprise,  que,  s'écarlanl  de 
plus  en  plus  des  stipulations  des  préliminaires,  le  retour  de  la 
tranquillité  dont  je  désire  faire  jouir  mes  sujets,  et  que  la  moitié 
do  l'Europe  désire  si  sincèrement,  devient  de  jour  en  jour  plus 
incertain. 

Fidélo  à  remplir  mes  engagements,  je  suis  prêt  à  exécuter 
tout  ce  qui  a  été  arrêté  à  Leoben,  et  je  n'exige  que  la  récipro- 
cité d'un  devoir  aussi  sacre;  c'est  ce  qui  a  déjà  été  déclaré  en 
mon  nom  et  que  je  n'hésite  pas  à  déclarer  moi-même.  Si,  peut- 
être,  quelques-uns  des  articles  des  préliminaires  étaient  devenus 
d'une  exécution  impossible  par  les  événements  qui  leur  ont 
succédé,  et  auxquels  je- n'ai  aucune  part,  il  serait  nécessaire  de 
leur  en  substituer  d'autres,  également  adaptés  aux  intérêts  des 
deux  nations  el  conformes  à  leur  dignité,  les  seuls  auxquels  je 
puisse  jamais  donner  la  main.  Une  explication  franche  el  loyale 
dictée  par  le  même  esprit  qui  m'anime  est  la  seule  voie  qui 
puisse  conduire  à  ce  but  salutaire.  Afin  d'accélérer  autant  qu'il 
est  en  moi  et  de  mettre  fin,  une  bonne  fois,  à  l'état  d'incertitude 
oîi  nous  sommes  et  qui  n'a  déjà  que  trop  duré,  je  me  suis  dé- 
terminé à  faire  partir,  pour  le  lieu  des  négociations  actuelles, 
M.  le  comte  de  Cobentzl,  étant  en  possession  de  ma  confiance 
la  plus  étendue,  instruit  de  toutes  mes  intentions  et  muni  de 
mes  pouvoirs  les  plus  amples.  Je  l'ai  autorisé  à  écouter  et  à  re- 
cevoir toute  proposition  tendant  au  rapprochement  des  deux 
parties,  d'après  les  principes  d'équité  et  de  la  convenance  réci- 
proque, et  à  conclure  en  conséquence. 

Après  cette  nouvelle  assurance  de  l'esprit  de  conciliation  qui 
m'anime,  je  ne  doute  pas  que  vous  ne  sentiez  que  la  paix  est 
entre  vos  mains,  et  que  de  vos  déterminations  dépendra  le  bon- 
heur ou  le  malheur  de  plusieurs  milliers  d'hommes,  ^i  je  me 
suis  trompé  sur  le  raoyi;n  que  j'ai  cru  le  plus  propre  à  mettre 
fin  aux  calamités  qui  désolent  depuis  longtemps  l'Kurope,  j'aurai 
du  moins  la  consolation  d'avoir  épuisé  Uous  ceux  qui  dépen- 
daient de  moi.  Les  suites  qui  en  résulteront  ne  pourront  jamais 
m'ètre  imputées. 
Je  me  suis  surtout  décidé  au  parii  que  je  prends  aujourd'hui 


186  MÉMOIRES  DE  M.  DE  BOURRIENNE 

sur  l'opinion  que  j'ai  de  votre  loyauté  et  l'eslime  personnelle  que 
j'ai  conçue  pour  vous,  dont  je  suis  bien  aise,  Monsieur  le  géné- 
ral Bonaparte,  de  vous  donner  ici  l'assurance. 

Vienne,  le  20  septembre  1797.  François. 

Ce  fut  en  effet  à  l'arrivée  de  M .  le  comte  de  Co- 
bentzl  que  les  négociations  commencèrent  sérieuse- 
ment. Jusque-là  Bonaparte  voyait  bien  que  MM.  de 
Gallo  et  de  Merveldt  n'avaient  pas  des  pouvoirs  assez 
étendus.  Il  était  aussi  à  peu  près  évident  pour  lui  que 
le  mois  de  septembre  s'étant  passé  en  pourparlers 
sans  résultat,  comme  les  mois  qui  l'avaient  précédé,  il 
serait  difficile,  en  octobre,  de  frapper  la  Maison  d'Au- 
triche du  côté  de  la  Carinthie.  Le  cabinet  autrichien, 
qui  voyait  avec  plaisir  s'avancer  la  mauvaise  saison,  en 
persistait  avec  plus  de  force  sur  son  ultimatum,  qui 
était  l'Adige  avec  Venise.  Avant  le  18  fructidor, 
l'empereur  d'Autriche  espérait  que  le  mouvement  qui 
se  préparait  à  Paris  aurait  des  suites  fâcheuses  pour 
la  France  et  favorables  à  la  cause  européenne;  aussi 
les  plénipotentiaires  autrichiens  élevaient-ils  alors  de 
grandes  prétentions,  et  remettaient  des  notes,  des  ul- 
timatum dans  lesquels  ils  avaient  plus  l'air  de  se  mo- 
quer de  nous  que  de  négocier  sérieusement,  et  qui 
excitaient  tantôt  la  pitié,  tantôt  la  colère.  Les  idées  de 
Bonaparte,  que  j'ai  conservées  de  sa  main ,  étaient  alors  : 

1°  L'empereur  aura  l'Italie  jusqu'à  l'Adda  ; 

2°  Le  roi  de  Sardaigne  jusqu'à  l'Adda; 

3°  La  république  de  Gènes  aura  Tortone  jusqu'.iu 
Pô  (Tortone  sera  démoli),  ainsi  que  les  fiefs  impé- 
riaux (Coni  sera  à  la  France  ou  démolie)  ; 

4°  Le  grand-duc  de  Toscane  sei-a  rétabli  ; 

o°  Le  duc  de  Parme  sera  rétabli  (1). 

(1)  Le  lertenr  pourra  facilement  comparer   les  idées  de  Hoiiap.-irtc 
an  traité  qui  fut  fait.  i\ote  de  la  première  l'dilion.) 


CHAPITRE    XXI 


Infliienco  du  18  friictiilor  sur  les  négociations.  —  Difficultés  aplanies 
par  cet  évrnemont.  —  Soupçons  du  général  sur  un  envoyé  du  Di- 
rectoire. —  Bonaparte  demande  son  remplacement.  —  Refus  du 
Directoire  pour  ma  radiation.  —  Réclamation  de  Bon.nparte  à  cet 
éjjard.  —  Plaintes  énergiques  devant  les  plénipotentiaires  de  Tcm- 
pereur.  —  Conversation  avec  le  marquis  do  Gallo.  —  Offre  qu'il 
nio  fait  d'une  terre  en  Bohème. —  J'en  rends  compte  au  général. — 
L'Autriche  veut  la  paix. —  Visite  de  Botot.  —  Ma  liaison  avec  Louis 
Bonaparte. —  Lettre  qu'il  m'écrit  sur  ma  radiation. —  Ktonnement 
lie  Bonaparte  sur  la  conduite  du  Directoire. 


Aprôs  le  18  fructidor,  le  général  Bonaparte  eut 
plus  de  force,  l'Autriche  moins  de  hauteur  et  de  con- 
rianct\  Le  seul  grand  point  de  difficulté  était  Venise  : 
l'Autriche  voulait  la  ligne  de  l'Adige  avec  cette  ville 
en  échange  contre  Mayence  et  la  limite  du  Rhin 
jusqu'à  son  entrée  en  Hollande.  Le  Directoire  voulait 
ces  dernières  limites  et  Mantoue  pour  la  République 
italienne,  sans  accorder  toute  la  ligne  de  l'Adige  et 
Venise.  Los  difficultés  en  étaient  au  point  qu'un  mois 
au  plus  avant  la  signature  de  la  paix,  le  Directoire 
écrivait  au  général  Bonaparte  que  la  reprise  des  hos- 
tih'tés  était  préférable  à  l'état  d  inortie  qui  dévorait  et 
ruinait  la  France;  il  déclarait,  en  conséquence,  que 
l'on  allait  mettre  les  deux  armées  du  Rhin  en  campa- 
gne. On  a  vu,  d;ins  la  correspondance  fructidorienne, 
que  la  majorité  du  Directoire  appelait  infâme  la  paix 


188  MÉMOIRES 

qui  a  eu  lieu  plus  tard.  Bonaparte,  qui  depuis  l'insur- 
reclion  de  Venise  avait  prévu  que  cet  État  servirait  à 
la  pacification  ;  Bonaparte  qui  était  convaincu  que  la 
ville  de  Venise  et  le  territoire  au  delà  de  l'Adige  tom- 
beraient sous  le  sceptre  autrichien,  écrivait  au  Direc- 
toire qu'il  ne  pouvait  entrer  en  campagne  avant  la 
fin  de  mars  1798  ;  et  que  s'il  persistait  à  ne  pas  vou- 
oir  comprendre  Venise  dans  la  part  de  l'empereur, 
es  hostilités  recommenceraient  certainement  dans  le 
mois  d'octobre,  l'empereur  d'Autriche  ne  voulant  pas 
absolument  renoncer  à  Venise;  qu'alors  il  fallait  que 
l'on  se  tînt  prêt  sur  le  Rhin  pour  se  porter  en  Alle- 
magne, parce  qu'il  ne  se  croyait  pas  assez  fort,  sinon 
pour  résister  au  prince  Charles,  du  moins  pour  faire  de 
grandes  choses.  A  cette  époque  la  paix  était  tellement 
douteuse,  que  l'on  parlait  déjà  sérieusement  de  fixer 
la  manière  dont  la  rupture  serait  signifiée. 

Botot,  secrétaire  de  Barras,  arriva  à  Passeriano 
vers  la  fin  de  septembre.  C'était  le  Directoire  qui  l'en- 
voyait. Bonaparte  soupçonna  sur-le-champ  qu'il  avait 
une  mission  secrète  et  d'espionnage  ;  il  le  reçut  avec 
froideur  et  le  traita  de  même  ;  mais  il  n'eut  jamais 
l'idée,  comme  le  dit  Walter  Scott,  de  le  faire  fusiller. 
Cet  auteur  a  encore  tort  de  dire  que  Botot  fut  envoyé 
à  Passeriano  pour  reprocher  à  Bonaparte  d'avoir 
manqué  de  parole  en  refusant  d'envoyer  de  l'argent 
au  Directoire. 

Bonaparte  mit  Botot  à  même  de  bien  juger  de  l'es- 
prit qui  animait  tous  ceux  qui  vivaient  avec  ou  au- 
près de  lui,  et  renouvela  tout  à  coup  au  Directoire  la 
demande  de  son  remplacement,  qu'il  avait  déjà  solli- 
cité plusieurs  fois.  Il  accusait  à  table,  devant  Botot, 
le  gouvernement  d'une  horrible  ingratitude.  Il  rappe- 
lait tous  les  griefs  qu'il  avait  contre  lui,  et  cela  tout 


i)K  M.  nr:  hourrienne  i«9 

haut,  sans  iiirnagoment,  et  devant  viniftcl  trente  per- 
sonnes. 

Indigné  de  voir  (jue  les  demandes  ivitérct'S  de  ma 
radiation  de  la  listf  des  émigrés  avaient  été  méprisées, 
que  malgré  ses  réclamations,  portées  à  Paris  par  le 
général  Ijernadotte,  Louis  Bonaparte,  etc.,  je  restais 
sur  cette  faUde  liste,  il  apostropha  M.  Botot  à  un  dîner 
de  quarante  j)ersonnes,  auipiel  assistaient  MM.  de 
Gallo.  lie  ('.obeni/.l  et  Merveldt.  La  conversation  rou- 
lait sur  le  Directoire  :  «  Oui,  certes,  j'ai  à  m'en 
plaindre,  dit  Bonaparte  d'une  voix  forte;  et  pour 
aller  des  grandes  choses  aux  petites,  tenez,  voilà 
Bourrienne  :  il  a  toute  ma  confiance  ;  c'est  lui  seul  qui 
est  chargé,  sous  mes  ordres,  des  détails  de  la  négo- 
ciation ;  vous  le  savez.  Eh  bien  !  votre  Directoire  ne 
veut  pas  le  rayer.  D'abord  c'est  inconcevable,  et  puis 
c'est  une  grande  sottis"',  car  il  a  tous  mes  secrets;  il 
connaît  mon  ultimatum,  il  pourrait  d'un  seul  mot  l'aire 
une  grande  fortune  et  se  moquer  de  votre  entêtement. 
Demandez  à  M.  de  Gallo.   » 

Botot  voulut  s'excuser,  mais  les  chuchotements 
universels  qui  suivirent  cette  singulière  sortie  le  for- 
cèrent au  silence. 

M.  le  marquis  de  Gallo  m'avait  parlé,  trois  jours 
avant,  dans  le  parc  de  Passeriano,  de  ma  position  en 
France,  de  la  volonté  prononcée  du  Directoire  de  ne 
pas  me  rayer,  des  risques  que  je  courais,  etc.  Il  avait 
ajouté  :  «  Nous  ne  voulons  plus  faire  la  guerre  ;  nous 
voulons  sincèrement  la  paix,  mais  nous  la  voulons 
honorable.  La  République  de  Venise  offre  un  assez 
grand  territoire  à  partager,  elle  peut  contenter  les 
deux  parties;  mais  les  offres  actuelles  ne  nous  con- 
viennent pas.  Nous  voudrions  connaître  Y  ultimatum 
du  général  Bonaparte,  et  je  suis  autorisé  à  ofTrir  une 

11. 


190  MÉMOIRES 

terre  en  Bohème,  titrée  et  bâtie,  avec  un  revenu  de 
quatre-vingt-dix  mille  tlorins.  » 

Je  me  hâtai  d'interrompre  M.  le  marquis  de  Gallo, 
et  de  lui  déclarer  que  ma  conscience  et  mon  devoir 
me  commandaient  de  repousser  sa  proposition  et  de 
mettre  fin  à  cett,^.  conversation  . 

Je  m'empressai  d'en  rendre  compte  au  général  en 
chef  :  il  ne  fut  pas  surpris  de  ma  réponse,  mais  il  eut 
la  conviction,  par  toute  la  conversation  que  yi  lui 
rapportai  de  M.  Gallo,  et  même  par  l'offre  qu'il  me 
fit,  que  l'Autriche  renonçait  à  la  guerre  et 'voulait  la 
paix. 

M.  Botot  vint  le  soir  dans  ma  chambre,  au  moment 
où  j'allais  me  coucher  :  il  me  demanda,  avec  un  éton- 
nement  dissimulé,  s'il  était  vrai  que  je  ne  fusse  pas 
rayé.  Sur  ma  réponse  affirmative,  il  désira  une  note; 
je  la  lui  refusai  en  lui  déclarant  'qu'il  existait  vingt 
notes;  que  je  ne  faisais  plus  aucune  démarche;  que 
j'attendrais  désormais  une  décision  dans  l'inaction  la 
plus  complète. 

Mes  relations  d'amitié  et  de  familiarité  avec  Louis 
Bonaparte  avaient  continué  en  Italie;  lorsque  son 
frère  l'envoya  à  Paris  pour  rétablir  sa  santé,  il  le 
chargea  de  se  joindre  aux  i)ersonnes  qui  avaient  déjà 
commission  de  presser  ma  radiation  de  la  liste  des 
émigrés.  Mes  occupations  ne  me  permettaient  de  lui 
écrire  que  très  brièvement.  Quoiqu'il  s'en  plaignît  un 
peu,  sa  confiance  n'en  fut  point  altérée  comme  on  le 
verra  par  la  lettre  suivante  : 

A  Uourrienne. 

Je  suis  furieux  contre  ton  laconisme  ;  ion  affiiire  n'est  pas 
aclicvée,  crois  que  j'y  mets  du  feu  ;  Ion  ami  Deray  se  donne  beau- 
coup de  mouvement.  Il  y  a  deux  personnes  qui  sont  venues  te 


nr.  N[.  DK  IJOURRIENNH  191 

dcnnncoi*  ;    mais    li;    minislio    esl  pivvenii,    cl    nous    verrons. 

Je  suis  Ires  embarrassé  do  mon  genou,  je  fais  bi-aucoup  de  re- 
mèdes sans  pouvoir  le  faire  déseniler  ;  je  dépense  deux  louis  par 
jour,  en  douches,  bains  el  remèdes  ;  je  n'ai  plus  le  sou;  c'est 
incroyable,  mais  cela  est.  J'ai  déj)ensé  mille  francs  pour  le 
change,  auliinl  pour  abonnement  en  gazelles  et  journaux,  deux 
mille  pour  la  voiture  :  le  général  Berlhier  vous  dira  comme  l'ar- 
gent coule  ici  sans  qu'on  s'en  doule.  S'il  m'avait  fallu  partir, 
j'aurais  élé  obligé  d'emprunli-r;  pense  à  moi.  Dis  à  Junot  que 
son  affaire  est  en  train  ;  à  Marmont  et  à  Eugène  que  je  ne  fais 
aucune  commission  :  1"  parce  qu'ils  les  feront  mieux  eux- 
njémes  en  arrivant;  i"  parce  que  mes  finances  baissent. 

Adieu,  je  l'embrasse;  bien  des  choses  à  Lavallelle,  à  Junot- 
Laumont  ;  dis  à  Suikowski  que  j'ai  vu  son  ami  Kalboski,  il  se 
porte  bien.  Adieu  derechef,  ton  ami, 

L.  Bonaparte. 

Ce  7  biuniaire,  l  heure  du  malin,  1797. 

/*.-.S.  Nous  sommes  reçus  en  séance  publique,  décadi. 

l'.-S.  Je  le  prie  de  remettre  la  lettre  c  i-joinle  à  mon  oncle 
l'escli  et  de  lui  dire  de  me  répondre  par  le  premier  courrier; 
s'il  n'était  pas  avec  vous,  rends-moi  le  service  de  la  décacheter 
el  de  faire  ce  que  je  le  prie  de  faire  pour  moi,  c'est-à-dire  de 
vendre  mes  chevaux,  congédier  mon  domestique  et  m'envoyer 
ma  malle  de  livres;  après  l'avoir  lue  et  m'avoir  rendu  le  ser- 
vice do  faire  ce  qiie  je  désire,  lu  lui  renverras  la  lettre;  écris- 
moi  sur  cela  par  le  di^uxième  courrier. 

Je  fais  ce  que  je  puis  pour  placer  ton  ami,  mais  tu  sais  que  je 
suis  boiteux. 

Lo  général  Bonaparte  trouvait  inexplicable  que  le 
Directoire  "mU  pu  témoigner  de  l'inquiétiide  5;ur  la 
manière  dont  il  avait  envisagé  le  18  fructidor,  lui 
sans  lequel  le  Directoire  eût  succombé.  Il  écrivait  et 
répétiit  quf^  sa  santé  et  son  morul  étaient  affaiblis  ; 
qu'il  avait  bestjin  de  quelques  années  de  repos  ;  qu'il 
ne  pouvait  plus  supitorlt^r  le  cheval,  mais  que,  toute- 
fois, la  prospérité  et  la  liberté  de  sa  patrie  exciteraient 
toujours  son  intérêt.   Il  n'y  avait  rien  de  vrai    dans 


192  MÉMOIRES 

tout  cela  :  le  Directoire  en  jugea  ainsi.  Malgré  cette 
feinte  colère,  il  refusa  la  démission  dans  les  termes  les 
I)lus  flatteurs  et  les  plus  pressants.  C'est  ce  que  vou- 
lait Bonaparte. 

Botot  lui  fit,  de  la  part  du  Directoire,  la  proposition 
de  révolutionner  l'Italie.  Le  général  lui  demanda  si 
toute  l'Italie  était  comprise  dans  ce  système  :  cette 
commission  révolutionnaire  avait  été  si  légèrement 
donnée  que  Botot  ne  put  que  balbutier  et  divaguer. 
Bonaparte  demanda  des  ordres  plus  précis.  Dans  cet 
intervalle  la  paix  se  fit.  Il  ne  fut  plus  question  de 
cette  dangereuse  entreprise  et  de  cette  extravagante 
rêverie. 

Botot,  aussitôt  après  son  retour  à  Paris,  écrivit  au 
général  Bonaparte,  et  se  plaignit  dans  ses  lettres  de  ce 
que  ses  derniers  moments  à  Passeriano  avaient  pro- 
fondément affligé  son  cœur;  il  disait  que  de  cruelles 
idées  l'avaient  accompagné  jusqu'aux  portes  du  Direc- 
toire, mais  que  ces  cruelles  idées  avaient  éti5  dissipées 
par  les  sentiments  d'admiration  et  de  tendresse  qu'il 
avait  vus  au  Directoire  pour  la  personne  de  Bona- 
parte. 

Ces  assurances,  auxquelles  Bonaparte  s'attendait, 
n'affaiblirent  en  rien  le  mépris  qu'il  avait  pour  les 
cliefs  du  gouvernement,  ni  sa  conviction  qu'ils  le  ja- 
lousaient et  le  redoutaient.  Leur  tendresse  n'était  pas 
payée  de  retour.  Botot  assurait  le  héros  de  l'Italie  de 
la  docilité  républicaine  du  Directoire,  et  s'exprimait 
ainsi  sur  les  reproches  que  lui  avait  faits  Bonajtarte 
et  sur  les  demandes  auxquelles  on  n'avait  pas  satis- 
fait : 

Les  trois  armées  du  Nord,  du  Rhin  el  de  Sambre-cl-xMeuse  ne 
forment  plus  que  l'armée  d'Allemagne.  —  Augereau?  —  Mais 
c'est  vous  qui  l'avez  envoyé.  —  L'erreur  du  Directoire  est  la 


Di-:  M.  DFl  BOURRIENNE  193 

vôiiv.  —  BornaHnttf  ?  —  II  est  auprès  de  vous.  —  Cacaull?  — 
Est  rappelé.  —  Douze  mille  hommes  pour  votre  armée?  —  Ils 
sont  en  marclie.  —  Le  Irailéavcr  lu  Sardaiffue?  —  Eslratifié,  — 
Bourrienne  ?  —  Est  rayé.  —  La  révolution  d'Italie?  —  Est  ajour- 
née. Eclairez  donc  le  Directoire...  Je  le  répète,  ils  ont  besoin 
d'instructions  ;  c'est  de  vous  qu'ils  les  attendent. 

Lîisserliou  qui  me  concernait  était  fausse  :  depuis 
ix  mois  Bonaparte  demandait  ma  radiation  sans  la 
()ouvoir  obtenir.    Je  ne    fus  rayé  (jue  le    II  novem- 
bre 1"97. 


CHAPITRE  XXII 


Des  aijents  surveillent  Boiinparto.  —  Nouvelles  oiïrcs  do  dcmissioii.  — 
On  la  refuse.  —  Influence  du  temps  sur  la  conclusion  de  la  paix. 
—  Paroles  remarquables  de  Donaparte.  —  Conclusion  du  traité.  — 
Retour  à  Milan.  —  Pn-dilections  du  général  pour  Ifs  i,^ouvernements 
représentatifs.  —  Jugement  sur  Bonaparte. 


Dans  ces  derniers  temps  de  la  négociation,  Bona- 
parte, rebuté  par  tant  d'entêtement  et  de  difficultés, 
réitéra  plusieurs  fois  encore  l'offre  do  sa  démission  et 
la  demande  expresse  d'un  successeur.  Ce  qui  augmen- 
tait son  humeur,  c'était  la  persuasion  que  le  Direc- 
toire l'avait  deviné  et  regardait  son  puissant  concours 
à  la  journée  du  18  fructidor  comme  le  calcul  de  ses 
vues  personnelles  d'ambition  et  de  pouvoir.  Malgré 
les  assurances  par  écrit  d'une  reconnaissance  hypo- 
crite et  de  sentiments  contraires,  et  quoique  le  Direc- 
toire eût  de  lui  un  besoin  indispensable,  il  le  faisait 
surveiller  par  des  agents  qui  épiaient  sa  conduite  et 
cherchaient,  au  moyen  de  ses  alentours,  à  pénétrer 
ses  vues.  Les  amis  du  général  en  chef  lui  écrivaient 
de  Paris,  et  moi  je  lui  répétais  sans  cesse  que  la  paix, 
qui  était  dans  ses  mains,  le  populariserait  beaucoup 
plus  que  le  renouvellement  d'une  guerre  soumise  à  de 
nouvelles  chances  de  succès  et  de  revers.  La  signa- 
ture de  la  paix,  comme  il  la  concevait,  et  contre  l'opi- 
nion du  Directoire,  la  manière  dont  il  a  touché  barre 


mi;.\|(||i;ks  ni-,  m.  dk  i« u'rkii:nnk  i',"5 

à  Uaslaill,  rt  t»s([iiivi''  d'y  rcluiiriirr,  vt  t-iifin  sa  r(''so- 
liition  (Je  s't'xpatiii'r  .ivec  um^  aiiinM'  |Miiir  tînii-rpi-en- 
dit'  (li;s  clioses  nouvelles,  ont  eu,  plus  (luOn  ne  le 
croit,  Idir  cause  dans  cetlo  pensée  dominante,  (ju'on 
se  ini'liait  de  lui  et,  (pi'on  voulait  le  [)erdre.  Il  st;  rap- 
pelait toujours  ce  (|ue  Ka\ ailette  lui  avait  écrit  de  sa 
conversation  avec  LaciU'e,  et  tout  ce  qu'il  voyait  et 
entendait  à  ce  sujet  le  lui  conlirmait. 

I.a  prc'eociti'  de  la  mauvaise  saison  précipita  ses 
résolutions.  Le  13  octobre,  en  ouvrant  mes  Cenctres, 
à  la  pointe  du  jour,  j'aperçois  les  monts  couverts  de 
neige.  Il  avait  lait  la  veille  un  temps  superbe,  et  jus- 
qu'alors l'automne  s'annonçait  comme  promettant 
d'être  belle  et  tardive.  .l'entrai,  comme  tous  les  jours, 
à  sept  heures,  dans  la  chambre  du  général;  je  l'éveil- 
lai et  lui  dis  ce  que  je  venais  de  voir.  Il  feignit  d'abord 
de  ne  pas  me  croire,  sauta  à  bas  de  son  lit,  courut  à  sa 
fenêtre,  et,  témoin  lui-même  de  ce  changement  si  brus- 
que dans  la  température,  il  prononça  avec  le  plus  grand 
calme  ces  mots  :  «  A\ant  la  mi-octobre  !  Quel  pays  ! 
«  Allons,  il  faut  faire  la  paix.  »  Pendant  qu'il  s'ha- 
bille en  hâte,  je  lui  lis  les  journaux,  comme  je  faisais 
tous  les  jours  :  il  y  prêtait  peu  d'attention.  Il  s'en- 
ferma avec  moi  dans  ?on  cabinet,  revit,  avec  le  plus 
grand  soin,  tous  les  états  de  situation  de  son  armi'e, 
et  me  dit  :  «  Voilà  bien  près  de  quatre-vingt  mille 
«  hommes  effectifs  ;  je  les  nourris,  je  les  paie,  mais  je 
»  n'en  aurai  pas  soixante  mille  un  jour  de  bataille  ; 
«  j(^  la  gagnerai,  mais  j'aurai  en  tués,  blessés,  pri- 
fl[  sonniers,  vingt  mille  hommes  de  moins  :  comment 
«  résister  à  toutes  les  forces  autrichiennes  qui  mar- 
«  cheront  au  secours  de  Vienne?  Il  faut  plus  d'un 
<r  mois  pour  que  les  armées  du  Rhin  me  secondent, 
«  si  elles  sont  en  mesure,  et  dans  quinze  jours  les 


196  MEMOIRES 

«  neiges  encombreront  les  routes  et  les  passages.  C'est 
<s  fini,  je  fais  la  paix  :  Venise  paiera  les  frais  de  la 
«  guerre  et  la  limite  du  Rhin.  Le  Directoire  etlesavo- 
«  cats  diront  ce  qu'ils  voudront.   » 

Il  écrivit  au  Directoire  :  «  Les  cimes  des  montagnes 
sont  couvertes  de  neige.  Je  ne  pourrais  pas,  à  cause 
des  formes  prévues  pour  la  rupture,  commencer  avant 
vingt-cinq  jours,  et  alors  nous  nous  trouverions  dans 
les  grandes  neiges.  » 

A  quatorze  ans  de  là,  un  hiver  également  précoce, 
mais  sous  un  climat  plus  sévère,  devait  lui  opposer 
une  intluence  plus  fatale.  Que  n'eut-il  les  mêmes  pré- 
visions ! 

Les  conférences  se  poursuivirent. 

On  voit,  par  le  traité  de  Campo-Formio,  que  les  deux 
puissances  belligérantes  firent  la  paix  aux  dépens  de 
la  République  de  Venise,  qui  n'était  d'abord  pour  rien 
dans  la  querelle,  qui  n'y  était  intervenue  que  fort  tard, 
probablement  malgré  elle  et  par  suite  de  circonstances 
inévitables.  Mais  qu'est-il  résulté  de  cette  grande  spo- 
liation politique?  Une  partie  du  territoire  vénitien  était 
ajoutée  à  la  Cisalpine  :  c'est  aujourd'hui  l'Autriche 
qui  la  possède.  Une  autre  partie  considérable,  et  la 
capitale  elle-même,  ont  dès  lors  été  le  lot  de  l'Autri- 
che, en  compensation  de  la  Relgique  et  de  la  Lombar- 
die  qu'elle  nous  cédait.  L'Autriche  a  repris  la  Lom- 
bardie  et  ses  accroissements,  et  la  Belgique  est  à  un 
prince  d'Orangr-.  La  France  acquérait  Corfou  et  quelques 
îles  Ioniennes  ;  Corfou  et  ces  îles  sont  à  l'Angleterre. 
Romulus  ne  croyait  pas  fonder  Rome  pour  des  Goths 
ni  pour  des  évêques  ;  Alexandre  n'imaginait  pas  que 
sa  ville  égyptienne  appartiendrait  aux  Turcs,  et  Cons- 
tantin n'avait  pas  dépouillé  Rome  pour  Mahomet  II. 
Battez-vous  donc  pour  quelques  villages  ! 


DE  M    Dli  BOURIUiiNNK  197 

Ainsi,  nous  avons  vaincu  avec  gloire  pour  l'Aulri- 

..'  <:t  rAngloloiTc  :  un  Kiat  anciiMi  s'est  écroulé  sans 

Il  uas,  et  SOS  dcpouilli's.   partagées  entre  divers  États 

liuiilrt»[)hes,  sont  tdutfs  dniis  le  domaine  dp  rAuli-iehe. 

Nous  ne  possédons  plus   un  hameau  dans  ces  belles 

iirées  que  nous  avions  obtenues  par  nos  victoires 

jiii   servaient  d»-  t<imiiens;uion  aii\    immenses  ac- 

i-itions  de  la  Maison  dr  llabsbouri:  en  Italie.  Cette 

-,  c'est  par  une  guerre  malheureuse  et  des  revers 

'inlle  s'est  agrandi"',  et  l'un  peut,   à  cette  occasion, 

lui    api»liquer    ee    fameux  distique'   composé,   dit-on, 

\'i\v  Mathiar  Corviii  : 

Bolla  geruiit  alii,  lu  felix  Austria  nube. 

-Nani  qiiîP  Mars  aliis,  dal  libi  régna  Venus  (il. 

I.-'  Directoire  était  très  mécontent  du  traité  de  Campo- 
I    rmio  et  résistait  avec  peine  à  la  tentation  de  ne  pas 
I    latifier.  Quinze  jours  avant  la  signature,  il  écrivait 
irénéial  Bonaparte  qu'il  ne  voulait  pas  qu'on  lais- 
.1  l'empereur  Venise,   le  Frioul,  le   Padouan  et  la 
i   rre-Ferme  avec  la  limite  de  l'Adige.  «  Ce  n'est  pas 
!  lire  la  paix,  disait-il.  c'est  ajourner  la  guerre.  Nous 
iiironsété  traités  en  vaincus,  indépendamment  de 
Il  honte  d'abandonner  Venise,  que  Bonaparte  lui- 
même  croit  si  digne  d'être  libre  :  la  France  ne  doit 
li  ne  veut  livrer  l'Italie  à  l'Autriche.  Le  Directoire 
;iri't'èic  les  chances  d»'  la  gut'rre  à  changer  un  mot 
1''  son  ultimatum,  déjà  trop  favorable  à  l'Autriche.  » 
I     it  cela  fut  inutile  ;  il  n'en  coûtait  guère  au  général 
ïpnrt»'   dt'  di'passt-r  ses   instructions.    On  a  parlé 
rt'iis  eonsidi'i-ablt's  d'argent,    et  même  d'une  prin- 

1  AniricliP,  pour  ftiviiiTi  laisse  les  noirs  roinbats. 

Ce  qu'on  obtient  par  Mars,  par  Vénus  tu  l'auras. 


198  MEMOIRES 

cipanté,  faites  par  rempereur  d'Autriche,  pour  obtenir 
des  conditions  plus  favorables.  Je  n'en  ai  jamais  en- 
trevu de  traces,  dans  un  temps  où  la  plus  petite  cir- 
constance no  pouvait  m'échappcr.  Le  caractère  de  Bo- 
naparte était  trop  élevé  sous  ce  rapport,  pour  qu'il 
sacrifiât  sa  gloire  de  vainqueur  et  de  pacificateur  à 
l'avantage  personnel  le  plus  considérable.  Cette  dis- 
position était  si  connue,  et  il  était  si  profondément 
estimé  et  si  respecté  des  plénipotentiaires  autrichiens, 
que  je  peux  affirmer  qu'aucun  d'eux  ne  se  fût  permis 
de  lui  faire  la  plus  légère  ouverture  d'une  si  avilis- 
sante proposition.  Elle  eût,  je  n'en  doute  pas,  rompu 
toute  négociation  avec  ces  plénipotentiaires.  Peut-être 
ce  que  je  viensde  dire  deM.  de  Gallo  jettera-t-il  quelque 
jour  sur  cette  odieusa  accusation.  Il  faut  reléguer  ce 
conte  avec  tant  d'autres,  et  avec  le  cabaret  de  porce- 
laine cassé  et  jeté  au  nez  de  M.  de  Cobentzl.  Je  n'ai 
jamais  entendu  parler  de  cette  scène.  On  savait  mieux 
vivre  à  Passeriano. 

Il  n'y  eut  que  les  présents  d'usage  ;  l'empereur  d'Au- 
triche eut  seulement  l'attention  d'y  joindre  l'offre  de 
six  magnifiques  chevaux  blancs. 

Le  général  en  chef  revint  à  Milan  par  Gratz,  Ley- 
bach,  Trieste,  Mestre,  Vérone  et  Mantouc. 

A  cette  époque,  Bonaparte  suivait  encore  l'impulsion 
du  siècle.  Il  ne  rêvait  que  gouvernements  représenta- 
tifs. Il  me  disait  bien  souvent  :  Je  veux  que  de  mon 
époque  date  Vère  des  gouvernements  représentatifs. 
Sa  conduite  en  Italie  et  ses  proclamations  devaient 
donner,  et  donnaient  on  effet,  du  poids  à  cette  mani- 
festation de  sentiments.  Il  faut  croire  que  cette  idée 
tenait  plus  à  de  hautes  vues  d'ambition  qu'à  un  véri- 
table amour  ptnir  le  bien  de  l'ospèce  hnmaino  ;  car, 
plus  tard,  il  y  a  substitué  cotte  [iliraso  :  Je  veux  être 


DF.  M.  DE  BOURRTF.NNE  199 

le  chef  de  la  plus  ancienne  des  dijnasities  de  l'Europe. 
Quelle  distance  de  IJonnpaite,  .'iutnir  du  Souper  de 
Beaucaive,  vainqueur  du  royalisme  à  Toulon,  auteur 
et  signataire  de  la  pétition  à  Albitte  et  Saliceti;  heu- 
reux vainqueur  au  l'A  vendémiaire,  instigateur  et  sou- 
tien de  la  révolution  de  fructidor,  et  fondateur  en  Italie 
de  républiques,  fruits  de  ses  immortelles  victoires,  à 
Bonaparte  Premier  Consul  en  1800,  Consul  à  vie  en 
180:2,  et  surtout  à  Napoléon,  Empereur  des  Français 
en  180 i,  roi  d'Italie  en  1805  ? 

Après  avoir,  dgns  les  pays  qu'il  avait  conquis, 
voulu  brusquer  un  peu  la  maturité  du  siècle,  ce  qui 
était  imprudent  et  intempestif,  il  voulut,  quelques  an- 
nées plus  tard,  le  faire  rétrograder,  ce  qui  était  im- 
possible. Abjurant  la  liberté  pour  la  gloire,  il  a  pensé 
qu'il  fallait  faire  plus  de  bruit  que  de  bien.  Probable- 
ment, cet  amour  simulé  des  gouvernements  représenta- 
tifs était  pourlui  un  moyen  de  soumettre  plus  facilement 
les  peuples,  en  leur  promettant  ce  qui  pouvait  les  ilat- 
ter,  mais  ce  qu'il  ne  voulait  pas  tenir,  et  en  leur  jetant 
à  la  tète  un  avenir  que  le  temps  seul  doit  amener. 
Prévoyant  déjà  ses  grandes  guerres  en  Allemagne,  qui 
ont  toujours  occupé  ses  pensées,  nous  le  verrons  écrire 
du  Caire  au  Directoire,  que  le  plus  beau  jour  pour  lui 
sera  celui  où  il  apprendra  la  formation  de  la  pre- 
mière république  en  Allemarine. 

Mais,  eu  précii)iUint  les  nations  vers  une  époque  qui 
ne  peut  arriver  que  successivement  pour  elles,  il  a 
donné  aux  partisans  drs  temps  passés  des  motifs  et 
des  forces  pour  trnter  de  f.iire  rétrograder  les  peuples. 

On  a  vu  riiomiiio  qui,  à  l'i-poque  dont  je  parle,  ne 
voulait  [>lus  df  rois  et  les  proscrivait  dans  toutes  s<'s 
proclamai  ions,  vouloir  être  l'aîné  des  rois,  hi  plus  an- 
cien chef  des  dynasties  européennes,  et  ce  rêve,  comme 


200  MÉMOIRES  DE  M.  DE  BOURRIENNE 

celui  des  gouvernements  représentatifs  improvisés,  a 
fait  couler  des  torrents  de  sang.  Quelle  folie  de  vou- 
loir se  transporter  tout  à  coup,  et  sans  transition,  dans 
un  avenir  qui  ne  nous  appartient  pas,  ou  de  vouloir 
retourner  à  un  passé  qui  n'est  plus!  Que  de  maux  ont 
découlé  de  ces  deux  principes  ! 


r.lIAl»lïRE  XXlIi 


Influence  ilii  IS  friictiilor  mit  la  paix.  —  Départ  de  Milan.  —  Le 
drapeau  de  l'armée  d'Italie.  —  Honneurs  rendus  à  Mantoue  à 
lîonaparte.  —  Projets  du  niathéniaticien  Mari.  —  Le  général  Hoche 
et  Virjjile.  —  Lettre  remarquable.  —  Bonaparte  sur  le  champ  de 
bataille  de  .Morat.  —  In  mot  de  lui  sur  les  Bourg'uignons.  — 
Genève  et  les  députés  de  Derue.  —  Enthousiasme  à  Berne.  —  Baie. 
—  Bonaparte  et  M.  de  Comin^'ts.  —  .M.  Griirnet  d'Eujjny.  —  Arri- 
vée à  Kastadt.  —  Lettre  du  Directoire.  —  Départ  de  Hastadt.  — 
Intrigues  des  frères  et  des  sœurs  de  Bonaparte  contre  Joséphine. 


La  journée  du  18  fructidor  avait,  sans  aucun  doute, 
|)uissamment  contribué  à  la  conclusion  de  la  paix  à 
Campo-Formio.  D'une  part,  le  Directoire,  peu  paci- 
fique jusqu'alors,  après  avoir  frappé  ce  qu'on  appelle 
un  coup  d'État,  sentait  enfin  la  nécessité  de  se  faire 
absoudre  par  les  mécontents,  en  donnant  la  paix  à  la 
France,  et  en  même  temps  l'Autriche,  voyant  les 
menées  royalistes  de  l'intérieur  de  la  France  complè- 
tement déjouées,  comptait  qu'il  était  temps  de  con- 
clure avec  la  République  française  un  traité  qui, 
malgré  ses  défaites,  la  rendait  maîtresse  de  l'Italie. 

D'ailleurs,  la  campagne  d'Italie,  si  féconde  en  beaux 
faits  d'armes,  n'avait  pas  seulement  produit  de  la 
gloire;  on  voyait  quelque  chose  de  grand  s'élever 
derrière  ces  conquêtes.  Comme  il  y  avait  quelque 
chose  d'inaccoutumé  dans  les  affaires  publiques,  une 
grande  influence  morale,  fruit  des  victoires  et  de  la 


202  MÉMOIRES 

paix,  était  prête  à  se  répandre  sur  toute  la  France. 
Le  républicanisme  n'était  plus  ni  sanglant  ni  farouche 
comme  quelques  années  auparavant.  Traitant  d'égal 
à  égal  avec  les  princes  et  leurs  ministres,  mais  avec 
toute  la  supériorité  que  lui  donnaient  la  victoire  et 
son  génie,  Bonaparte  amenait  peu  à  peu  les  Cours 
étrangères  à  se  familiariser  avec  une  France  républi- 
caine, et  la  République  à  ne  pas  voir  des  ennemis 
obligés  dans  tous  les  États  gouvernés  par  des  rois. 

Dans  ces  circonstances,  le  départ  du  général  en  chef 
et  sa  prochaine  arrivée  à  Paris  occupaient  tout  le 
monde,  et  la  faiblesse  du  Directoire  se  résignait  à  la 
présence  du  vainqueur  de  l'Italie  dans  la  capitale. 

Ce  fut  pour  aller  présider  la  légation  frau'.'aise  au 
congrès  de  Rastadt  que  Bonaparte  quitta  Milan 
le  17  novembre.  Mais,  avant  de  partir,  il  envoya  au 
Directoire  un  de  ces  monuments  qui  passeraient 
aisément  pour  fabuleux,  et  qui,  cette  fois,  n'avait  pas 
besoin  d'autre  chose  que  de  la  vérité.  Ce  monument 
était  LE  DRAPEAU  DE  l'armée  d'Italie  ;  le  général  Joubert 
fut  chargé  de  l'honorable  mission  de  le  présenter  aux 
chefs  du  gouvernement. 

On  lisait  sur  une  des  faces  du  drapeau  :  A  l'armée 
d'Italie  la  patrie  reconnaissante;  sur  l'autre  côté,  on 
voyait  une  énumération  des  combats  livrés,  des  places 
prises,  et  l'on  remarquait  surtout  les  inscriptions 
suivantes,  abrégé  simple  et  magnifique  de  l'histoire 
de  la  campagne  d'Italie  :  150,000  prisonniers;  — 
no  drapeaux;  —  ooO  pièces  de  canon;  —  GOO  pièces 
de  campagne;  —  5  équipages  de  pont;  —  9  vais- 
seaux de  04  canons;  —  \9.  frégates  de  3:2;  —  12  cor- 
vettes; —  18  galères;  —  armistice  avec  le  roi  de 
Sardaignc;  —  convention  avec  Gênes;  —  armistice 
avec  le  duc  de  Parme;  —  armistice  avec  le  roi  de 


DE  M.  DE  BOURRIENNE  203 

Naplcs;  — armistice  avec  le  Pape; —  j)réliiuinaires  de 
Leoben;  —  convention  de  Mombello  avec  la  Hcpu- 
bliquo  (le  (iencs;  —  traité  de  i»aix  avec  l'Empereur  à 
Campn-Foniiio. 

«  Donné  la  liberté  aux  jjeuples  de  Bologne,  Fer- 
raro,  Modène,  Massa-Carrara,  de  la  Roniai^^ne,  de  la 
Lombardie,  de  Bivscia,  de  Bergame,  de  Mantoue,  de 
Crème,  d'une  partie  du  Véronnais,  de  Chiavène, 
Hormio,  et  de  la  Valteline;  aux  peuples  de  Gènes,  aux 
lief's  impériaux,  aux  peuples  des  départements  de 
Corcyre,  de  la  mer  Ègéo  et  d'Ilbaque. 

«  Envoyé  à  Paris  tous  les  chefs-d'œuvre  de  Michel- 
Ange,  du  Guerchin,  du  Titien,  de  Paul  Véroncse, 
Corrège,  Albane,  des  Carrache,  Raphaël  et  Léonard 
de  Vinci.  » 

Ainsi  se  trouvaient  résumés,  sur  un  drapeau  des- 
tiné à  décorer  la  salle  dos  séances  publiques  du  Di- 
rectoire, les  actes  militaires  de  la  campagne  d'Italie, 
ses  résultats  politiques  et  les  conquêtes  des  monu- 
iiienls  des  arts. 

La  plupart  des  villes  d'Italie  s'étaient  accoutumées 
à  voir  dans  leur  vainqueur  un  libérateur,  tant  était 
magique  le  mot  de  liberté,  qui  retentissait  depuis  les 
Alpes  jusqu'aux  Apennins.  A  son  passage  à  Mantoue, 
11-  général  avait  été  logé  à  la  Cour,  au  palais  des 
anciens  ducs.  Bonaparte  j)romit  aux  autorités  de 
I  Mantoue  que  leur  département  serait  un  des  plus 
l'iondu,  fit  sentir  la  nécessité  d'organiser  promptc- 
iiient  une  garde  sédentaire^  et  de  mettre  à  exécution 
les  plans  tracés  par  le  mathématicien  Mari  pour  la 
navigation  du  Mincio  depuis  Mantoue  jusqu'à  Pes- 
I  hiera. 

Il  s'arrêta  deux  jours  à  Mantoue  et  consacra  le 
lendemain  de  son  arrivée,  d'abord  à  faire  célébrer  une 


204  MÉMOIRES 

fêtt'  funèbre  militaire  en  l'honneur  du  général  Hoche, 
que  la  mort  venait  de  frapper,  et  ensuite  à  encourager 
par  sa  présence  les  travaux  que  Ton  faisait  alors  à 
la  Virgilienne,  monument  érigé  à  la  mémoire  de  Vir- 
gile. Ainsi  il  honorait  en  même  temps  la  France  et 
l'Italie,  une  gloire  nouvelle  et  une  ancienne  gloire,  les 
lauriers  de  la  guerre  et  les  lauriers  de  la  poésie. 

Un  homme  qui  n'avait  jamais  vu  Bonaparte  le  vit 
alors  pour  la  première  fois,  et  écrivit  à  Paris  une 
lettre  dans  laquelle  il  le  peint  de  la  manière  suivante  : 

J'ai  vu  avec  un  vif  inlérêt  el  un(>.  extrême  attention  cet 
homme  extraordinaire,  qui  a  fait  de  sî  grandes  choses  ot  qui 
semble  annoncer  que  sa  carrière  n'est  pas  terminée.  Je  l'ai 
trouvé  fort  ressemblant  à  son  portrait,  petit,  mince,  pâle,  ayant 
Pair  fatigué,  mais  non  malade,  comme  on  l'a  dit.  Il  m'a  paru 
qu'il  écoutait  avec  plus  de  distraction  que  d'intérêt,  et  qu'il 
était  plus  occupé  de  ce  qu'il  pensait  que  de  ce  qu'on  lui  disait. 
Il  y  a  beaucoup  d'esprit  dans  sa  physionomie  ;  on  y  remarque 
un  air  de  méditation  habituelle  qui  ne  révèle  rien  de  ce  qui  se 
passe  dans  l'intérieur.  Dans  cette  tête  pensante,  dans  cette  àme 
forte,  il  est  impossible  de  ne  pas  supposer  quelques  pensées 
hardies  qui  influeront  sur  la  destinée  de  VEurope. 

A  la  dernière  phrase,  surtout,  de  cette  lettre,  on 
pourrait  croire  qu'elle  a  été  écrite  après  coup  :  elle 
fut  insérée  dans  un  journal  au  mois  de  décembre  1797, 
peu  de  temps  avant  l'arrivée  de  Bonaparte  à  Paris. 

Une  sorte  d'analogie  existe  entre  les  hommes  cé- 
lèbres et  les  lieux  célèbres.  Ce  ne  fut  donc  pas  une 
chose  indifférente  que  de  voir  Bonaparte  interrogeant 
le  sol  de  Morat,  où  Charles  de  Bourgogne,  cet  autre 
téméraire,  vit  en  1476  ses  Bourguignons  tomber  sous 
les  efforts  de  la  valeur  helvétique.  Bonaparte  avait 
couché  la  veille  à  Moudon,  où,  comme  dans  tous  les 
lieux  qu'il  traversait,  il  avait  reçu  les  plus  grands 
honneurs.  Dans  la  matinée  sa  voiture  s'étant  cassée, 


DE  M.  DK  HOURRIENNE  205 

nous  continuâmes  la  roule  ù  pied,  accompa^^nés  seu- 
lement de  (jiit'lques  olïiciers  et  d'une  escorte  de  dra- 
gons du  pays  (ju'on  nous  avait  donni'c  IJonaparle 
s'anvia  pivs  de  l'ossuaire  et  se  lit  indiquer  le  lieu  où 
la  bataille  de  Morat  avait  été  donnée  :  on  lui  montra 
une  plaint'  en  lace  de  la  chapelle,  l'n  oflicicr  qui  avait 
servi  en  France,  et  qui  se  trouvait  là,  lui  expliqua 
comment  les  Suisses,  descendant  des  montagnes  voi- 
sines, étaient  venus,  à  la  faveur  d'un  bois,  tourner 
l'armée  des  Hourguign  uis  et  l'avaient  mise  en  dé- 
route, a  —  De  combien  était  cette  armée?  demanda-t- 
il.  —  De  soixante  mille  hommes.  —  Soixante  mille 
hommes!  s'est-il  écrié;  ils  auraient  dii  couvrir  ces 
montagnes.  —  Les  Français  d'aujourd'hui  combattent 
mieux  que  cela,  dit  Lannes,  qui  était  un  des  officiers 
de  sa  suite.  —  Dans  ce  temps-là,  interrompit  brus- 
quement Bonaparte,  les  Bourguignons  n'étaient  pas 
des  Français!  » 

Le  voyage  de  Bonaparte  à  travers  la  Suisse  ne  fut 
pas  sans  utilité,  et  sa  présence  calma  plus  d'une  in- 
quiétude. Après  les  bouleversements  d'États  qui 
venaient  d'avoir  lieu  de  l'autre  côté  des  Alpes,  les 
Suisses  redoutaient  quelque  démembrement,  ou  tout 
au  moins  (jnelque  invasion,  que  les  chances  de  la 
guerre  auraient  rendue  possible.  Partout  Bonaparte 
s'appliqua  à  rassurer  les  esprits.  Arrivé  à  Genève,  il 
y  reçut  les  envoyés  de  Berne,  qui  se  retirèrent  satis- 
faits de  ses  assurances  pacifiques.  Tel  était  le  désir 
(jue  l'on  avait  de  le  voir,  que  partout  sur  les  routes, 
on  tenait  jour  et  nuit  une  trentaine  de  chevaux  prêts 
pour  lui  servir  de  relais. 

Bonaparte  se  rendit  à  Rastadt  par  Aix  en  Savoie, 
Derne  et  Bâle. 

Son  passage  au  travers  de  la  Suisse  fut  un  véiù- 

I.  12 


200  MÉMOIRES 

table  triomphe.  Il  était  visible  que  cet  empressement 
à  le  voir  n'était  pas  un  hommage  au  pouvoir,  mais  à 
l'admiration  qu'inspiraient  ses  victoires  et  à  la  recon- 
naissance que  commandait  la  paix  qu'il  venait  de 
signer.  En  arrivant  à  Berne,  à  la  nuit,  nous  passâmes 
au  milieu  d'une  double  file  d'équipages  très  bien 
éclairés  et  remplis  de  jolies  femmes;  tout  criait  : 
Vive  Bonaparte!  vive  le  Pacificateur!  Il  faut  avoir 
vu  cet  enthousiasme  spontané  pour  en  avoir  une 
véritable  idée. 

La  position  sociale  si  élevée  oîi  l'avaient  placé  ses 
grandes  victoires  et  la  paix  lui  avaient  rendu  insup- 
portables le  tutoiement  et  la  familiarité  des'camarades 
de  Brienne;  je  trouvais  cela  très  naturel.  M.  de  Co- 
minges,  le  même  qui  fut  du  nombre  de  ceux  qui  l'ac- 
compagnèrent à  l'École  militaire  de  Paris  et  qui  avait 
émigré,  se  trouvait  à  Bàle.  Il  apprit  notre  arrivée;  il 
se  présenta  sans  façon,  avec  une  grande  inconvenance, 
et  avec  un  oubli  complet  de  tous  les  égards  dus  à  une 
si  grande  illustration.  Le  général  Bonaparte,  très 
piqué,  refusa  de  le  recevoir  et  s'en  expliqua  avec  moi 
de  la  manière  la  plus  vive.  Mes  efforts  pour  réparer 
le  mal  furent  inutiles.  Cette  impression  a  subsisté,  et 
il  n'a  jamais  fait  pour  M.  de  Cominges  ce  que  ses 
moyens  et  ses  anciennes  liaisons  d'enfance  auraient 
justifié;  il  n'était  même  pas  facile  de  lui  en  parler 
sans  lui  donner  de  l'humeur. 

En  passant  par  Fribourg  en  Brisgau,  je  me  rap- 
pelai que  c'était  dans  cette  ville  qu'était  mort  M.  Gri- 
gnet  d'Eugny,  capitaine  commandant  au  régiment 
d'Armagnac,  mon  beau-frère,  émigré,  et  entré  alors 
dans  les  gardes-nobles.  Le  vif  attachement  que  je  lui 
portais  et  sa  malheureuse  position  lui  procurèrent 
souvent  de  l'argent  et  du  linge  que  je  lui  faisais  par- 


DE  M.  DE  ROURRIENNE  207 

venir  chaque  fois  que  j'allais  en  Allemagne,  car  ma 
sœur  avait  failli  perdre  la  vie  en  lui  adressant  à  Liège 
des  lettres  et  de  l'argent. 

En  changeant  de  chevaux,  je  demandai  au  maître 
de  poste  des  détails  sur  M.  d'Eugny;  il  me  dit  le  [)his 
grand  bien  de  lui,  et  me  conlia  que  sa  position  ne  lui 
avait  pas  donné  les  moyens  d'acquitter  le  terme  de  sa 
pension.  «  Je  me  suis,  ajouta-t-il,  charg(''  de  ses  funé- 
railles. Soyez  persuadé  qu'elles  ont  éti'  honorables. 
Ses  malheurs  et  l'amitié  que  je  lui  portais  ne  me  font 
rien  regretter  de  ce  que  j'ai  fait  pour  lui.  »  Je  pris 
dans  le  sac,  plein  de  souverains  d'or  d'Italie,  qui 
servait  au  paiement  du  voyage,  une  [H)ignée  de  pièces, 
il  se  confondit  en  remerciements  et  en  louanges  de  la 
loyauté  française.  Le  général  Bonaparte  approuva 
beaucoup  ce  que  j'.avais  fait. 

Il  trouva,  en  arrivant  k  Rastadt,  une  lettre  du  Di- 
rectoire qui  l'appelait  cà  Paris.  Il  saisit  avec  empres- 
sement cette  invitation,  pour  quitter  un  séjour  où  il 
savait  ne  devoir  jouer  qu'un  rôle  insignifiant  et  qu'il 
avait  bien  résolu  de  quitter  promptement  pour  n'y 
plus  retourner.  Quelque  temps  après  son  arrivée  à 
Paris,  se  fondant  sur  la  nécessité  de  sa  présence  pour 
différents  ordres  et  différentes  expéditions,  il  demanda 
qu'on  l'autorisât  à  faire  revenir  une  partie  de  sa 
maison  qu'il  avait  laissée  à  Rastadt. 

Comment  a-t-on  pu  dire  que  le  Directoire  tint  le 
(icnéral  Bonaparte  éloigné  des  grands  intérêts  qui  se 
traitaient  à  Rastadt.  Bon  Dieu!  il  eût  été  enchanté 
de  l'y  Voir  r-.'tuiirner  et  de  se  débarrasser  si  facilement 
de  sa  présence  à  Paris;  mais  rien  n'ennuyait  Rona- 
parte  comme  les  longues  et  interminables  négocia- 
tions :  cela  n'allait  pas  à  son  caractère.  Il  en  avait 
bien  assez  de  Campo-Formio.  Que  pouvait  donc  être 


208  MÉMOIRES 

ces  grands  intérêts  qui  se  traitaient  à  Râstadt,  auprès 
de  ceux  que  Passeriano  avait  vu  discuter?  Bonaparte 
n'était  pas  un  homme  à  se  débattre  pendant  cinq  ans 
à  Rastadt  avec  la  diplomatie  allemande,  comme  le 
comte  d'Avaux  l'avait  fait  à  Munster;  il  aima  mieux 
s'arrêter  au  dernier  grand  acte  de  ses  missions  diplo- 
matiques, que  de  risquer  de  se  compromettre  dans 
des  discussions  qu'il  prévoyait  avec  raison  devoir 
être  longues  et  finir  par  prendre  une  mauvaise  tour- 
nure. 

Lorsque  je  vis  le  général  Bonaparte  décidé  à  ne 
séjourner  que  quelques  instants  à  Rastadt,  je  lui  té- 
moignai le  désir  bien  prononcé  de  restef  en  Alle- 
magne. J'ignorais  alors  que  ma  radiation  avait  été 
prononcée  le  11  novembre;  l'arrêté  ne  parvint  à 
Auxerre,  au  commissaire  du  Directoire  exécutif,  que 
le  n  novembre,  jour  de  notre  départ  de  Milan, 

Les  misérables  difficultés  que  j'éprouvais  depuis 
longtemps  pour  ma  radiation,  malgré  les  sollici- 
tations réitérées  du  général  victorieux,  me  faisaient 
craindre,  sous  une  pentarchie  faible  et  jalouse,  le 
renouvellement  des  horribles  scènes  de  février  1196; 
Bonaparte  me  dit  avec  l'accent  de  l'indignation  : 
«  Venez,  passez  le  Rhin  sans  crainte,  ils  ne  vous 
arracheront  pas  d'auprès  de  moi;  je  réponds  de  vous.  » 

Je  trouvai  ma  radiation  à  Paris.  Elle  était  datée 
du  11  novembre. 

Ce  fut  à  cette  époque  seulement  que  les  efforts  du 
général  Bonaparte  pour  ma  radiation  furent  enfin, 
quoique  bien  tardivement,  couronnés  du  succès  ; 
Sotin,  ministre  de  la  police  générale,  l'annonça  au 
général  Bonaparte  :  on  verra  dans  la  lettre  le  sin- 
gulier motif  de  ma  radiation,  bien  différent  de  celui 
qui  est  énoncé  dans  l'arrêté. 


DK  M.  DE  noURRIENNE  209 

BUREAU  DU  SKCllKTARIAT  (iKNÉUAU 
r.iBBUTii,  KGAt.iri': 

Paris,   lo  i-l  bniinaire,  an  VI  ilo  la  Rùjjiililiiino 
une  et  indivisible. 

Le  )linistri.'  de  lu  l'olicc  iicncnde  de  la  Ri'i)ubU([uc,  au  cUdijoi 
HuoiKiparlr,  gciu'ral  en  chef  de  l'année  d' Angleterre. 

Aussitôt,  citoyen  général,  qiio  j'ai  eu  connaissanco  do  la  récla- 
mation du  citoyen  Fauvelet  BouiTionne,  votre  secrétaire,  je  me 
suis  hâté  de  la  mettre  sous  les  yeux  du  Directoire  exécutif.  Vous 
verrez  par  l'arroté  dont  copie  est  ci-jointe,  que  la  radiation  défi- 
nitive de  son  nom  sur  la  liste  dos  émigrés  est  prononcée  par  le 
Directoire.  Le  gouvernement,  citoyen  général,  n'a  pas  voulu 
laisser  subsister,  parmi  les  noms  des  traîtres  à  leur  patrie,  le 
nom  d'un  citoyen  qui  approche  le  conquérant  de  l'Italie. 

Je  ne  dois  pas  vaus  laisser  ignonu'  que  le  citoyen  Bolol  a 
concouru,  autant  qu'il  a  été  on  son  pouvoir,  à  accélérer  la  déci- 
sion do  celle  affaire;  quant  à  moi,  je  me  félicite  d'avoir  contri- 
bué à  cet  acte  do  justice,  et  de  ce  qu'il  m'offre  l'occasion  do 
vous  assurerquo  je  partage,  avec  tous  les  amis  de  la  République, 
la  haute  estime  et  la  considération  qui  vous  ont  été  acquises 
par  des  exploits  et  des  talents  qui  devancent  le  jugement  de  la 
postérité. 

Salut  et  fraternité,  Sotin. 

MINISTÈRE    DE    LA   POLICE   GÉNÉRALE 
DE   LA   RÉPUBLIQUE 

LIBERTÉ,  ÉGALHÉ 

Extrait  des  registres  des  délibérations  du  Directoire  exécutif. 

Paris,  le  21  brumaire,  an  VI  de  la  Uépnbliquo 
française  une  et  indivisible. 

Le  Directoire  exécutif. 
Vu  la  réclamation  de  Louis-Antoine  Fauvelet  Bourrienne,  ten- 
dante à  obtenir  la  radiation  détînilive  de  son  nom  de  la  lisle  des 
émigrés  ; 

1^ 


2  lu  MEMOIRES 

Vu  les  pièces  par  lui  traduites  et  desquelles  il  résulte  qu'il  n'a 
pas  émigré; 

Arrcle  : 

Art.  l".  —  Le  uoni  de  Louis-Antoine  Fauvelet  Bourrienne 
sera  définitivement  rayé  de  loules  les  listes  d'émigrés  où  il  aurait 
pu  être  inscrit. 

Art.  II.  —  Le  séquestre  appose  sur  ses  biens  meubles  et  im- 
meubles sera  levé  s'il  n'est  père  d'émigrés;  et  il  sera  renvoyé  en 
jouissance  d'iceux  avec  restitution  des  fruits  {sic)  qui  auraient  pu 
élre  perçus  par  les  agents  de  la  République,  à  la  cliarge  par  lui 
de  payer  les  frais  de  sé(iucstre,  administration  et  tous  autres 
légitimement  dus. 

Art.  III.  —  Dans  le  cas  où  tout  ou  partie  de  ses  biens  au- 
rait été  vendu  en  exécution  des  lois,  le  montant  luT  en  sera 
remis,  à  la  charge  par  lui  de  payer  les  frais  de  vente. 

Art.  IV.  —  Le  présent  arrêté  ne  sera  point  imprimé.  Les 
ministres  de  la  Police  générale  et  des  Finances  sont  chargés  de 
son  exécution,  chacun  on  ce  qui  les  concerne. 

Pour  expédition  conforme,  le  président  du  Directoire, 

L.-M.  Revellière-Lepeadx. 

Par  le  Directoire  exécutif,  le  secrétaire  général,        Lagarde. 

Certifié  conforme,  le  ministre  de  la  Police  générale,     Sotin. 

Bonaparte  a  dit,  à  Sainte-Hélène,  qu'il  n'était  re- 
venu d'Italie  qu'avec  trois  cent  mille  francs.  J'affirme 
lui  avoir  connu,  à  cette  époque,  un  peu  plus  de  trois 
millions.  Et  comment,  avec  trois  cent  mille  francs, 
aurait-il  pu  suffire  aux  grandes  réparations,  à  l'em- 
bellissement et  à  l'ameublement  de  sa  maison,  rue 
Cbaniereine?  Comment  aurait-il  pu  mener  le  tiain 
(ju'il  menait,  avec  quinze  mille  francs  de  rente  et  les 
appointements  de  sa  place?  Le  seul  voyage  des  côtes, 
dont  je  parlerai,  lui  coûta  près  de  douze  mille  francs 
en  or,  qu'il  me  remit  [tour  cet  objet,  et  je  ne  sache 
pas  qu'ils  lui  aient  jamais  été  remboursés.  D'ailleurs, 
peu  importe,  pour  le  but  qu'il  se  proposait,  en  dissi- 


DF,  ^F.  DE  ROURRinNNR  211 

ninlnnt  après  coup  sa  fortuno,  (ju'il  ait  rapporté  trois 
millii)ns  on  trois  cent  milli'  francs?  Pcrsoiiiio  ne  l'ac- 
cusera jamais  d'avnic  (lila[)i(l('.  C'élail  un  aduiinislra- 
It'ur  inflexible;  les  dt-prédalions  l'irritaituit,  et  il  fai- 
sait sans  cesse  poursuivre  les  fripons  avec  la  vigueur 
de  son  caractère.  Mais  dU  nvdit  trouvé  les  mines 
d'Vdria,  mais  on  f'uiu'uissaitda  la  viande  au\  troupes. 
Il  voulait  être  indépendant,  et  il  savait  mieux  que 
personne  (pi'un  m-  l'est  pas  sans  fortune.  Il  me  di- 
sait, à  ce  sujet  :  Je  ne  suis  pas  capucin,  moi!  Après 
ne  lui  avoir  accordé  que  trois  cent  mille  francs  au 
retoiM-  de  la  riche  Italie,  où  les  succès  ne  l'ont  jamais 
abandonné,  on  a  imprime  qu'il  avait  vingt  millions, 
d'autres  le  double,  à  son  retour  d'Egypte,  d'un  pays 
pauvre,  oi!i  le  numér.aire  est  rare  et  où  des  revers  lui 
avaient  arraché  constamment  les  avantages  de  ses 
victoires  ;  tout  cela  est  faux  :  on  vient  de  voir  ce 
qu'il  rapporta  d'Italie;  on  verra  à  l'article  de  l'Egypte 
quel  trésor  il  enleva  au  pays  des  Pharaons. 

Les  frères  de  Bonaparte,  voulant  avoir  tout  pouvoir 
sur  son  esprit,  s'efforcèrent  de  diminuer  l'influence 
que  donnait  à  Joséphine  l'amour  de  son  mari.  Ils 
cherchèrent  à  exciter  sa  jalousie  et  prolifèrent  du  sé- 
jour qu'elle  fit  à  ^lilan  après  notre  départ,  séjour  au- 
torisé par  Bonaparte.  Ses  sentiments  pour  sa  femme, 
son  voyage  sur  les  côtes,  ses  travaux  continuels  pour 
l'expédition  d'Egypte  et  son  court  séjour  k  Paris  ne 
lui  permirent  pas  de  donner  accès  à  ces  soupçons.  Je 
reviendrai  plus  tard  sur  ces  intrigues  des  frères  de 
Bonaparte  et  sur  leiu-  acharneiH(nit  à  perdre  Joséphine 
dans  son  esprit.  Admis  dans  l'intimité  de  l'un  et  de 
l'autre,  j'ai  été  assez  heureux  pour  empêcher  ou  adou- 
cir beaucoup  d<'  mal.  Si  .loséphine  vivait,  elle  me 
rendrait  cette  justice.  Je  n'ai  été  contre  elle,  et  malgré 


212  MÉMOIRES  DE  M.  DE  BOURRIENNE 

moi,  qu'une  seule  fois  :  c'était  pour  le  mariage  de  sa 
lille  Hortense.  Joséphine  ne  m'avait  pas  encore  parlé 
de  son  projet.  Bonaparte  voulait  donner  sa  lille  ;'i 
Duroc  ;  ses  frères  poussaient  à  ce  mariage  pour  isoler 
Joséphine  d'Hortense,  pour  laquelle  Bonaparte  avait 
une  tendre  amitié;  Joséphine  voulait  la  marier  à  Louis 
Bonaparte.  On  devine  bien  que  ses  motifs  étaient 
d'avoir  un  appui  dans  une  famille  où  elle  n'avait  que 
des  ennemis  :  elle  l'emporta.  On  verra  dans  la  suite; 
comment  s'est  passée  cette  affaire. 


CHAPITRE  XXIV 


Rptoiir  do  Ra^tailt.  — Fêtes  du  Directoire.  —  Accident.  —  Haranjjnes. 
—  M.  de  Talleyrand.  —  Discours  du  général.  —  Éloquence  de 
Barras.  —  SiMisibilité  du  Directoire.  —  Fête  au  Louvre.  —  Opéra 
de  circonstance.  —  Le  poète  Lebrun.  —  Distique.  —  Ennemis  de 
Bonaparte.  —  Politesse  avec  les  autorités.  —  Représentation  de- 
mandée à  rOpéra-Coniique.  —  Lo  directeur  du  théâtre.  —  Assassi- 
nat. —  Juj.'ement  de  Bonaparte  sur  Paris.  —  Refus  d'une  repré- 
sentation d'apparat.  —  Xomination  à  l'Enstitut.  —  Lettre  à  Camus, 
président.  —  Projets.  —  Réflexions. 


Les  plus  magnifiques  apprêts  furent  faits  au  Luxem- 
bourg pour  sa  réception.  La  grande  cour  de  ce  palais 
fut  tMégamment  ornée.  On  avait  construit  au  fond  de 
cette  cour,  contre  le  bâtiment,  un  grand  amphithéâtre 
où  siégeaient  toutes  les  autorités  :  elle  était  remplie 
de  curieux;  il  n'en  manque  jamais  dans  ces  occa- 
sions. Au  fond,  et  contre  le  vestibule  principal,  s'éle- 
vait l'autel  de  la  Patrie,  surmonté  des  statues  de  la 
Lil)erté,  de  l'Égalité  et  de  la  Paix.  Quand  Bonaparte 
entra,  tout  le  monde  se  tenait  debout  et  découvert. 
Les  fenêtres  étaient  occupées  par  les  plus  jolies 
femmes.  Malgré  ce  grand  appareil,  la  cérémonie  fut 
d'un  froid  glacial  :  tout  le  monde  avait  l'air  do  s'ob- 
server, et  l'on  distinguait  sur  toutes  les  figures  plus 
de  curiosité  que  de  joie  et  de  témoignages  do  recon- 
naissance. Il  faut  dire  qu'un  événement  fâcheux  aug- 
menta cette  tiédeur  générale  :  l'aile  droite  du  palais 


214  MÉMOIRES 

n'était  pas  occupée  ;  on  y  faisait  de  grandes  répara- 
tions ;  il  y  avait  beaucoup  d'échafaudages  aux  man- 
sardes, et  l'on  y  avait  placé  un  factionnaire  pour  em- 
pêcher d'y  monter.  Un  employé  au  Directoire  parvint 
cependant  jusque-là  ;  mais  à  peine  eut-il  mis  le  pied 
sur  la  première  planche  qu'elle  fit  la  bascule,  et  l'im- 
prudent tomba  de  toute  cette  hauteur  dans  la  coiu\ 
Cet  accident  causa  une  stupeur  générale  :  des  femmes 
se  trouvèrent  mal  ;  les  fenêtres  furent  en  grande  par- 
tie évacuées.  Quelques  mauvais  plaisants,  et  il  y  en 
a  toujours,  s'amusèrent  à  voir  dans  cette  chute  celle 
de  MM.  les  Directeurs. 

Cependant,  le  jour  de  la  réception  de  Boîiaparte,  le 
Directoire  avait  déployé  tout  le  faste  républicain  dont 
il  était  prodigue  dans  ses  fêtes  ;  surtout  on  ne  lui 
épargna  pas  les  discours.  M.  de  Talleyrand,  ministre 
des  relations  extérieures,  chargé  de  présenter  le  gé- 
néral au  Directoire,  parla  le  premier  et  s'exprima 
ainsi  : 

Citoyens  Directeurs, 

J'ai  l'honneur  de  présenter  au  Directoire  exécutif  le  citoyen 
Bonaparte,  qui  apporte  la  ratification  du  traité  de  paix  conclu 
avec  l'empereur. 

En  nous  apportant  ce  gage  certain  de  la  paix,  il  nous  rap- 
pelle, malgré  lui,  les  innombrables  merveilles  qui  ont  amené 
un  si  grand  événement;  mais  qu'il  se  rassure,  je  veux  bien  taire 
en  ce  jour  tout  ce  qui  fera  l'honneur  de  l'histoire  et  l'admiration 
de  la  postérité;  je  veux  même  ajouter,  pour  satisfaire  à  ses 
vœux  impatients,  que  cette  gloire,  qui  jette  sur  la  France  en- 
tière un  si  grand  éclat,  appartient  à  la  Révolution.  Sans  elle,  en 
effet,  le  génie  du  vainqueur  de  l'Italie  eût  langui  dans  de  vul- 
gaires honneurs.  Elle  appartient  au  gouvernemonl  (pii,  né  comme 
lui  de  cette  grande  mutation  qui  a  signalé  la  fin  du  dix-huitième 
siècle,  a  su  deviner  Bonaparte  et  le  fortifier  de  toute  sa  con- 
fiance. Elle  appartient  à  ces  valeureux  soldats,  dont  la  liberté  a 
fait  d'invincibles  héros.  Elle  appartient,  enfin,  à  tous  les  Français 


DE  M.  DE  IJUL'KllIENNE  215 

(lignes  de  ce  nom  :  car  c'était  aussi,  n'en  douions  j)oinl,  pour 
conquérir  leur  amour  et  leur  vertueuse  estime  qu'il  se  sentait 
pressé  di'  vainrre;  et  ces  cris  do  joie  des  vrais  patriotes,  à  la 
nouvelle  d'une  victoire,  reportés  vers  Bonaparte,  devenaient  les 
garants  d'une  victoire  nouvelle.  Ainsi,  tous  les  Français  ont 
vaincu  en  Bonaparte;  ainsi,  sa  gloire  est  la  propriété  de  tous; 
ainsi,  il  n'est  aucun  républicain  qui  ne  puisse  en  revendiquer  sa 
part. 

Il  est  bien  vrai  qu'il  faudra  lui  laisser  ce  coup  d'oMl  qui  déro- 
bait tout  au  hasard,  et  cotte  prévoyance  (pii  le  rendait  maître  de 
l'avenir,  et  ces  soudaines  inspirations  qui  déconcertaient,  jiar 
des  ressources  inespérées,  les  plus  savantes  combinaisons  de 
l'ennemi;  et  cet  art  de  ranimer  en  un  instant  les  courages  ébran- 
lés, sans  que  lui  perdit  rien  de  son  sang-froid,  et  ces  traits 
d'une  audace  sublime  qui  nous  faisaient  frémir  encore  poiu-  ses 
jours  longtemps  après  qu'il  avait  vaincu;  et  cet  liéroïsme  si 
nouveau  qui,  plus  d'une  fois,  lui  a  fait  mettre  un  frein  à  la  vic- 
toire, alors  qu'elle  lui  promettait  ses  plus  belles  palmes  triom- 
phales. Tout  cela,  sans  doute,  était  à  lui  ;  mais  cela  encore  était 
l'ouvrage  de  cet  amour  insatiable  de  la  patrie  et  de  l'humanité; 
et  c'est  là  un  fonds  toujours  ouvert,  que  les  belles  actions,  loin 
de  l'épuiser,  remplissent  chaque  jour  davantage,  et  d'où  chacun 
pourra  toujours  tirer  des  ti'ésors  de  vertu,  de  grandeur  véritable 
et  de  magnanimité. 

On  doit  remarquer,  et  peut-être  avec  quelque  surprise,  tous 
mes  efforts  eu  ce  moment  pour  expliquer,  pour  atténuer  presque 
la  gloire  de  Bonaparte:  il  ne  s'en  offensera  pas.  Le  dirai-je?  j'ai 
craint  un  instant  pour  lui  cette  ombrageuse  inquiétude  qui,  dans 
une  république  naissante,  s'alarme  de  tout  ce  qui  semble  j)orter 
une  atteinte  quelconque  à  l'égalité;  mais  je  m'abusais  :  la  gran- 
deur personnelle,  loin  de  porter  atteinte  à  l'égalité,  en  est  le 
plus  beau  triomphe;  et,  dans  cette  journée  même,  les  républi- 
cains français  doivent  tous  se  trouver  plus  grands. 

Et  quand  je  pense  à  tout  ce  qu'il  fait  pour  se  faire  pardonner 
cette  gloire,  à  ce  goiit  antique  de  la  simplicité  qui  le  distingue, 
à  son  amour  pom' les  sciences  abstraites,  à  ses  lectures  favorites, 
à  ce  sublime  Ossian,  qui  semble  le  détacher  de  la  terre,  quand 
personne  n'ignore  son  mépris  profond  pour  l'éclat,  pour  le  lu.\e, 
pour  le  faste,  ces  méprisables  ambitions  des  âmes  communes; 
ah!  loin  de  redouter  ce  que  l'on  voudrait  appeler  son  ambition, 
je  sens  qu'il  nous  faudra  peut-être  le  solliciter  un  jour  pour 


216  MÉMOIRES  . 

l'arraclier  aux  douceurs  de  sa  studieuse  retraite.  La  France  en- 
tière sera  libre  :  peut-être  lui  ne  le  sera  jamais,  telle  est  sa 
destinée. 

Dans  ce  moment,  un  nouvel  ennemi  l'appelle  ;  il  est  célèbre 
par  sa  haine  profonde  pour  les  Français  et  par  son  insolente 
tyrannie  envers  tous  les  peuples  de  la  terre;  que  par  le  génie 
de  Bonaparte  il  expie  promptement  l'une  et  l'autre,  et  qu'enfin 
une  paix  digne  de  toute  la  gloire  de  la  République  soit  imposée 
à  ces  tyrans  des  mers;  qu'elle  venge  la  France  et  qu'elle  rassure 
le  monde. 

Mais,  entraîné  par  le  plaisir  de  parler  de  vous,  général,  je 
m'aperçois  trop  tard  que  le  public  immense  qui  vous  entoure  est 
impatient  de  vous  eniendrc  ;  et  vous  aussi  devez  me  reprocher 
le  plaisir  que  vous  aurez  à  écouter  celui  qui  a  le  droit  de  vous 
parler  au  nom  de  la  France  entière,  et  la  douceur  de  vous  parler 
encore  au  nom  d'une  ancienne  amitié.  » 

Après  ce  discours,  écouté  avec  quelque  impatience, 
tant  on  était  avide  d'entendre  Bonaparte,  le  vainqueur 
de  l'Italie  se  leva  et  prononça  d'un  air  modeste,  mais 
avec  une  voix  ferme,  les  paroles  suivantes  : 

Citoyens  Directeurs, 

Le  peuple  français,  pour  être  libre,  avait  les  rois  à  combattre; 

Pour  obtenir  une  Constitution  fondée  sur  la  raison,  il  y  avait 
dix-huit  siècles  de  préjugés  à  vaincre  ; 

La  Constitution  de  l'an  111  et  vous,  avez  triomphé  de  tous  ces 
obstacles  ; 

La  religion,  la  féodalité  et  le  royalisme  ont  successivement, 
depuis  vingt  siècles,  gouverné  l'Europe;  mais  de  la  paix  que 
vous  venez  de  conclure  date  l'ère  des  gouvernements  représen- 
tatifs; 

Vous  êtes  parvenus  à  organiser  la  Grande  Nation,  dont  le  ter- 
ritoire n'est  circonscrit  que  parce  que  la  nature  en  a  posé  elle- 
même  les  limites; 

Vous  avez  fait  plus  : 

Les  deux  plus  belles  parties  de  l'Europe,  jadis  si  célèbres  par 
les  sciences,  les  arts  et  les  grands  hommes,  dont  elles  furent  le 
berceau,  voient  avec  les  plus  grandes  espérances  le  génie  de  la 
liberté  sortir  de  leurs  ancêtres  ; 


1)1-;  M.  l)K  HOURRIKNNE  217 

Ce  sont  deux  |iiéileslaiix  sur  lesquels  les  deslinées  vont  place: 
diMix  puissantes  nations. 

J'ai  riionneur  de  vous  renietlre  le  traité  sij^mé  à  Cumpo-ForMiio, 
el  nitilie  par  Sa  Majeslé  l'Kinpereur. 

Lor.-vque  le  bonheur  du  peuple  français  sera  assis  sur  les  meil- 
leures lois  organiques,  l'Kurope  entière  devientira  libre. 

Barras,  alors  pn'sident  du  Directoire,  répondit  au 
gont'i'al  avec  une  {u-olixilé  ilont  tout  le  luoiuli  partit 
fatii^ué.  Les  pi-emièivs  phrases  de  sou  long  discours 
furent  seules  remarquées;  les  voici  : 

Citoyen  général, 

La  nature  avare  do  ses  prodiges  ne  donne  que  do  loin  en  loin 
des  grands  liouiines  à  la  terre  ;  mais  elle  dut  être  jalouse  de 
marquer  l'aurore  de  la  liberté  par  un  de  ces  phénomènes  ;  et  la 
sublime  Révolution  du.  peuple  français,  nouvelle  dans  l'histoire 
des  nations,  devait  présenter  un  génie  nouveau  dans  l'histoire 
des  hommes  célèbres.  Le  premier  de  tous,  citoyen  général,  vous 
avez  secoué  le  joug  des  parallèles,  et  du  môme  bras  dont  vous 
avez  terrassé  les  ennemis  de  la  République,  vous  avez  écarté  les 
rivaux  que  l'anliquilé  vous  présentait. 

Dès  que  Barras  eut  cessé  de  parler,  il  se  jeta  dans 
les  bras  du  général,  qui  aimait  peu  ces  simagrées,  et 
lui  donna  ce  que  l'on  ap{)clait  alors  l'accolade  frater- 
nelle. Les  autres  membres  du  Directoire  suivirent 
l'exomple  du  pri'-sident,  entourèrent  Bonaparte,  le 
pressèrent  dans  leurs  bras,  et  chacun  joua  de  son 
mieu\  dans  cette  scène  de  comédie  sentimentale. 

('hénier  avait  composé,  pour  la  fétc  du  Directoire, 
un  hymne  que  Méhul  mit  en  musique.  Ou  donna  à 
rOpéra,  peu  de  jours  après,  une  pièce  de  circonstance 
ayant  pour  titre  :  la  Chute  de  Cartliuffe,  allusion 
pn'-raaturée  aux  nouveaux  exploits  que  l'on  atlondait 
du  v.iinqueur  de  l'Italie,  récemment  appelé  au  com- 
mandement de  l'année  d'Angleterre.  Les  poètes  s'éver- 
I.  13 


218  MÉMOIRES 

tuèrent  à  le  chanter,  et  Lebrun,  poète  peu  pindarique, 
composa  le  distique  suivant  qui  ne  vaut  pas  grand 
chose  : 

Héros  clier  à  la  paix,  aux  arls,  à  la  victoire, 
Il  conquit  en  deux  ans  mille  siècles  de  gloire. 

Les  deux  Conseils  ne  voulurent  point  demeurer  en 
reste  avec  le  Directoire  ;  peu  de  jours  après  ils  don- 
nèrent aussi  une  fête  au  général,  dans  la  galerie  du 
Louvre,  nouvellement  enrichie  des  chefs-d'œuvre  de 
peinture  conquis  en  Italie. 

Toutes  ces  fêtes  étaient  un  supplice  pxjur  Bona- 
parte ;  il  les  regardait  comme  un  des  inconvénients 
de  sa  position,  et  il  savait  que,  dans  la  disgrâce,  il 
serait  bientôt  délivré  de  ce  lléau.  Il  disait  ne  devoir 
qu'à  la  cuiuosité  et  à  la  nouveauté  toutes  ces  tlagor- 
neines  officielles  qui  s'appliquent  à  tout  le  monde,  en 
changeant  seulement  la  date,  le  titre  et  le  nom.  Il 
n'est  pas  jusqu'au  petit  envoyé  d'un  pii\'\te  d'Afrique, 
auquel  l'on  n'ait,  dans  ces  derniers  temps,  prodigué 
les  plus  insipides  et  les  plus  ridicules  harangues,  et 
pour  lequel  on  n'ait  frappé  des  médailles  qui  doivent 
éterniser  l'insigne  honneur  que  nous  a  fait  Mahmoud 
de  Tunis. 

Cependant,  dès  son  arrivée  à  Paris,  Bonaparte 
montra  beaucoup  de  modestie  dans  tous  les  actes  de 
sa  vie;  ainsi,  par  exemple,  les  administrateurs  du 
département  de  la  Seine,  ayant  député  vers  lui  pour 
lui  deiuander  l'heure  et  le  jour  auxquels  ils  pourraient 
le  trouver,  il  porta  lui-même  la  réponse  au  départe- 
ment, accompagné  du  général  Berthier.  On  remarqua 
aussi  que  le  juge  de  paix  de  l'arrondissement  dans 
lequel  demeurait  le  général,  s'étant  rendu  chez  lui  le 
soir  même  de  son  arrivé,  le  6  décembre,  il  lui  rendit 


DE  M.  DK  HOrHKIENNK  219 

sa  visite  le  lendemain.  Ces  atlcnlions,  purriles  en  a[>- 
parenee,  n'rlaiiiit  pas  sans  inlluciicc  sur  l'esprit,  des 
liabitants  de  Paris. 

Les  victoires  du  gvnrral  Bonaparte,  la  paix  (pii 
•'•tait  son  ouvrage,  la  brillante  ivceplion  dont  il  venait 
d'être  rnbjii,  tirent  oublier  un  peu  Vfndi'miaire.  On 
t'Uiit  très  a\ide  de  \(tir  ce  jeune  ln'ros,  dont  la  carrière 
commençait  avec  tant  d'èclal.  Il  vivait  fort  retiré; 
mais  il  allait  souvent  au  spectacle.  II  me  chargea  un 
jour  d'aller  demander  pour  lui  une  représentation  de 
deux  des  plus  jolies  pièces  de  ce  temps,  dans  les- 
quelles jouaient  Elléviou,  M""'''  Saint-Aubin,  Phillis,  et 
autres  acteurs  distingués.  Il  ne  désirait  celte  repré- 
sentation que  si  cela  était  possible.  Le  directeur  me 
répondit  qu'il  n'y  a\aiL  rien  d'impossible  de  ce  que 
Miulait  le  vainqueur  d'Italie,  qui  depuis  longtemps 
avait  fait  rayer  ce  mot  du  dictionnaire.  Bonaparte  rit 
beaucoup  de  cette  galanterie  du  directeur.  Comme  il 
entrait  dans  ses  calculs  et  ses  principes  de  se  montrer 
le  moins  possible,  il  se  plaça,  comme  à  l'ordinaire,  au 
fond  de  sa  loge,  derrière  sa  femme,  et  me  fit  asseoir 
à  côté  d'elle.  Le  parterre  et  les  loges  apprirent  qu'il 
était  dans  la  salle  :  on  le  demanda  à  grands  cris.  Ce 
vif  désir  de  le  voir  se  manifesta  à  plusii.'urs  reprises, 
mais  ce  fut  en  vain  ;  il  ne  se  montra  pas. 

Quelques  jours  après,  assistant  au  Théâtre  des  Arts, 
à  la  seconde  représentation  (Vlloratiiis  lloclès,  on  sut, 
quoiqu'il  se  fût  placé  dans  le  fond  d'une  seconde  loge, 
qu'il  était  dans  la  salle  :  aussitôt  il  fut  salué  par  un 
concours  unanime  d'acclamations,  mais  il  se  tint 
caché  le  plus  possible,  et  dit  à  quelqu'un  qui  était  dans 
une  loge  voisine  :  «  Si  j'avais  su  que  les  loges  fus- 
sent aussi  découvertes,  je  ne  serais  pas  venu,  n 

Pendant  le  séjour  de  Bonaparte  à  Paris,  une  femme 


220  MÉMOIRES 

l'envoya  prévenir  que  l'on  voulait  attenter  à  ses  jours, 
et  que  le  poison  serait  un  des  moyens  dont  on  ferait 
usage.  Bonaparte  fit  arrêter  le  porteur  de  l'avis,  qui 
se  fit  accompagner  par  le  juge  de  paix  chez  la  femme 
qui  l'avait  fait  avertir.  On  la  trouva  étendue  sur  le 
carreau  et  baignée  dans  son  sang.  Les  hommes  dont 
elle  avait  entendu  et  révélé  la  conversation  s'en  étant 
aperçus,  l'avaient  mise  dans  cet  état  affreux.  Son  cou, 
sillonné  et  meurtri,  portait  l'empreinte  de  leur  ven- 
geance atroce,  et  les  assassins  l'avaient  ensuite  frappée 
de  plusieurs  coups  d'instruments  tranchants. 

Bonaparte  logea  dans  sa  petite  maison,  rua  Chante- 
reine,  n"  6,  qui,  dans  la  nuit  du  10  au  11  nivôse, 
reçut,  en  exécution  d'un  arrêté  du  département,  le 
nom  de  la  rue  de  la  Victoire.  Les  cris  de  vive  Bona- 
parte, et  l'encens  qu'on  lui  prodiguait,  ne  changeaient 
point  sa  position.  Naguère  vainqueur  et  dominateur 
en  Italie,  sujet  maintenant  de  gens  dont  il  ne  faisait 
aucun  cas  et  qui  voyaient  en  lui  un  rival  redoutable, 
il  me  disait  :  «  On  ne  conserve  à  Paris  le  souvenir  de 
rien.  Si  je  reste  longtemps  sans  rien  faire,  je  suis 
perdu.  Une  renommée  dans  cette  grande  Babylone 
en  remplace  une  autre;  on  ne  m'aura  pas  vu  trois 
fois  au  spectacle  que  l'on  ne  me  regardera  plus  : 
aussi  n'irai-je  que  rarement.  »  Lorsqu'il  y  allait, 
c'était  dans  une  loge  grillée.  L'administration  de 
l'Opéra  lui  offrit  une  représentation  d'apparat;  il  la 
refusa.  Si  je  lui  faisais  observer  qu'il  lui  devait  pour- 
tant être  agréable  de  voir  ainsi  ses  concitoyens  se 
porter  en  foule  au-devant  de  lui  :  «  Bah  !  le  peuple  se 
porterait  avec  autant  d'empressement  au-devant  de 
moi,  si  j'allais  à  l'échafaud.  » 

Bonaparte  fut  nommé,  le  28  décembre,  membre  de 
l'Institut,  classe  des  sciences  et  des  ai'ts.  il  se  montra 


DE  M.  DF  BOURRIENNE  221 

très  sensibloà  cette  ovation  d'un  corps  savant,  et  «'cri- 
vit  la  lettre  suivante  à  Camus,  alors  pirsident  de  la 
classe  des  sciences  et  des  arts  (1)  : 

Citoyen  Présiilont, 

Le  suffrage  îles  hommes  distingués  (Hii  comjiosenl  l'Instilul 
m'Iionore. 

Je  sens  bien  qu'avant  d'cHre  leur  égal  je  serai  longtemps  leur 
écolier. 

S'il  élail  une  manière  plus  expressive  de  leur  faire  connaître 
l'estime  que  j'ai  pour  eux,  je  m'en  servirais. 

Les  vraies  conquêtes,  les  seules  qui  ne  donnent  aucun  regret, 
sont  celles  que  l'on  fait  sur  l'ignoraure. 

L'occupation  la  plus  lionorable  tomme  la  plus  utile  pour  les 
nations,  c'est  de  contribuer  à  l'extension  des  idées  humaines. 

La  vraie  puissance  de  la  République  française  doit  consister 
désormais  à  ne  pas  permettre  qu'il  existe  une  seule  idée  nou- 
velle qu'elle  ne  lui  appartienne.  Bonaparte. 

II  renouvela,  mais  sans  succès,  la  tentative  qu'il 
avait  faite  avant  le  18  fructidor,  à  l'effet  d'obtenir  une 
dispense  d'âge  pour  être  Directeur  ;  s'apercevant  que 
le  terrain  n'était  pas  favorable,  il  me  dit,  le  29  jan- 
vier  ni>8  : 

Bourrienne,  je  ne  veux  pas  rester  ici,  il  n'y  a  rien  à  faire,  lis 
ne  veulent  entendre  à  rien.  Je  vois  que  si  je  reste  je  suis  coulé 
dans  peu.  Tout  s'use  ici,  je  n'ai  déjà  plus  de  gloire;  cette  petite 
Europe  n'en  fournil  pas  assez.  Il  faut  aller  en  Orient  :  toutes  les 
grandes  gloires  viennent  de  là.  Cependant,  je  veux  auparavant 
faire  une  tournée  sur  les  cotes,  pour  m'assurer  par  moi-même  de 
ce  que  l'on  peut  entreprendre.  Je  vous  emmènerai,  vous,  Lannes 
et  Sulkowsky.  Si  la  réussite  d'une  descente  en  Angleterre  me 
parait  douteuse,  conmie  je  le  crains,  l'armée  d'Angleterre  de- 
viendra l'armée  d'Orient,  et  je  vais  en  Egypte. 


(Il  H'jiiaparlo  fut  iiMimin-  le  ili  (JcceniLre  et  non  le  28,  et  sa  lettre 
de  renienieinent  au  prusiilent  (iaiiius  est  datée  du  26.  Elle  ligure  à 
cette  date  dans  la  Correspondance,  pièce  2.392.  (D.  L.) 


222  MÉMOIRES  DE  M.  DE  BOURRIENNE 

Cette  conversation  et  tant  d'autres  donnent  une 
juste  idée  de  son  caractère.  Il  a  toujours  considéré  la 
guerre  et  les  conquêtes  comme  les  plus  nobles  et  les 
plus  inépuisables  sources  de  sa  gloire. 

Cette  gloire,  il  l'aimait  avec  passion  :  il  se  révoltait 
à  l'idée  de  la  voir  se  flétrir  au  milieu  de  l'oisiveté  de 
Paris,  tandis  que  de  nouvelles  palmes  croissaient  pour 
elle  dans  de  lointains  climats.  Son  imagination  ins- 
crivait d'avance  son  nom  sur  ces  gigantesques  monu- 
ments, les  seuls  peut-être  de  toutes  les  créations  de 
l'homme  qui  aient  un  caractère  d'éternité.  Déjà  pro- 
clamé le  plus  illustre  des  capitaines  contemporains,  il 
cherchait  dans  les  temps  antiques  des  noms  rivaux  à 
effacer  par  le  sien.  Si  César  livra  cinquante  batailles, 
il  en  veut  livrer  cent;  si  Alexandre  partit  de  la  Macé- 
doine pour  aller  au  temple  d'Ammon,  il  veut  partir 
de  Paris  pour  aller  aux  cataractes  du  Nil.  Pendant 
qu'il  tiendrait  ainsi  la  renommée  en  haleine,  les  évé- 
nements devaient,  selon  lui,  se  succéder  en  France  de 
manière  à  rendre  son  retour  nécessaire  et  opportun  : 
sa  place  serait  piète,  et  il  ne  viendrait  pas  la  réclamer, 
comme  un  homme  oublié  ou  inconnu. 


CHAPITRE  XXV 


Départ  lit'  Ituii.ip.iite  ilo  Paris.  —  Fausse  interprétation  du  Moniteur. 
—  Les  villes  du  .Nord.  —  Hemanjues  de  Bonaparte.  —  Hutourà 
Paris.  —  Projets  sur  l'K^'ypti'.  —  M.  de  Talleyrand.  —  Poiissiel- 
pne.  —  Le  jrénéral  Desaix.  —  Entreprise  contre  Malte.  —  Incerti- 
tudes du  Directoire.  —  Assiduité  de  Itoiiaparte  au  travail.  —  Le 
trésor  de  Berne. 


Bonaparte  parta  pour  le  Xord,  le  10  février  1"98, 
mais  il  ne  reçut  pas  l'ordre  d'y  aller,  comme  je  l'ai  lu 
partout,  pour  préparer  les  opérations  relatives  à  la 
descente  en  Angleterre  ;  il  ne  s'en  occupa  nullement, 
huit  jours  n'eussent  pas  suffi.  Son  voyage  aux  côtes 
ne  fut  qu'une  rapide  excursion;  c'était  pour  examiner 
le  fond  de  la  question  qu'il  fit  cette  excursion  sur  les 
cotes  ;  il  ne  resta  pas  non  plus  absent  pendant  plu- 
sieurs semaines.  Le  voyage  dura  huit  jours  :  nous 
étions  quatre  dans  sa  voiture,  lui,  Lannes,  Sulkowsky 
et  moi.  Moustache  était  notre  courrier.  Bonaparte  ne 
fut  pas  peu  surpris  de  lire  dans  le  Moniteur  du  10  fé- 
vrier un  article  par  lequel  on  donnait  à  sa  petite  excur- 
sion une  importance  qu'elle  n'avait  pas.  Voici  ce  que 
disait  le  Moniteur  : 

Le  général  Bonaparte  est  parti  pour  Dunkerque  avec  quelques 
ofticiers  du  génie  et  do  la  marine.  Ils  vont  visiter  les  côtes  et 
préparer  les  opérations  premières  relatives  à  la  descente;  on 
j)eut  obst'rver  qu'il  ne  retournera  pas  à  Rastadl  et  que  le  Con- 
grès touche  à  la  lin  de  sa  session. 


224  MÉMOIRES 

Quelle  que  soit  la  conduite  dos  princes  composant  les  cercles 
dtt  l'Empire,  nous  prenons  les  avances.  Toutes  les  places  fortes 
de  la  rive  gauche  du  Rhin  seront  en  notre  pouvoir,  et  nous  atta- 
quera ensuite  qui  voudra. 

On  vient  de  voir  la  vérité. 

Bonaparte  visita  Étaples,  Ambleteuse,  Boulogne, 
Calais,  Dunkerque,  Furnes,  Newport,  Ostende  et  l'île 
Walcheren.  Il  prit  dans  ces  différents  ports  tous  les  ren- 
seignements dont  il  avait  besoin,  avec  cette  patience, 
cette  présence  d'esprit,  ce  savoir,  ce  tact,  cette  perspi- 
cacité qu'il  possédait  à  un  si  haut  degré.  Il  entendait, 
jusqu'à  minuit,  les  matelots,  les  caboteurs,  Jes  contre- 
bandiers, les  pêcheurs.  Il  faisait  des  objections  et 
écoutait  attentivement  les  i^éponses  (1). 

Nous  revînmes  à  Paris  par  Anvers,  Bruxelles,  Lille 
et  Saint-Quentin. 

Le  but  de  notre  voyage  était  atteint,  lorsque  nous 
arrivâmes  dans  la  première  de  ces  villes.  «  Eh  bien! 
général,  lui  dis-je,  que  pensez-vous  de  votre  voyage? 
Etes-vous  content?  Pour  moi,  je  vous  avoue  que  je  n'ai 
pas  trouvé  de  grandes  ressources  et  de  grandes  espé- 
rances dans  tout  ce  que  j'ai  vu  et  entendu.  »  Bona- 
parte me  répondit  assez  vivement,  en  faisant  un  mou- 
vement de  tète  négatif.  «  C'est  un  coup  de  dé  trop 
chanceux;  je  ne  le  hasarderai  pas.  Je  ne  veux  pas  jouer 
ainsi  le  sort  de  cette  belle  France.  »  Ce  fut  sa  seule 
réponse.  Je  me  vis  au  Caire. 

(1)  Mais,  où  récriviiin  écossais  a-t-il  été  prcmlrc  (|ii(:  l'on  poussa 
avci;  ardeur  les  apprêts  <le  l'invasion,  et  que  l'on  lit  des  préparatifs 
immenses.  Tout  se  borna  à  (jnelqucs  correspondances  de  bureau,  à 
des  conversations  et  à  des  renseij,'ncments.  Il  n'y  eut  jamais,  quoi- 
qu'on l'ait  beaucoup  répété,  de  dispositions  sérieuses  faites,  ni  par 
lui,  ni  par  le  Directoire,  pour  cette  invasion.  Walter  Scott  avait  ici 
besoin  d'ajjrandir  le  danjjer,  pour  justifier  les  terreurs  réelles  dont 
fut  airitée  l'Angleterre  à  cette  époque.  {Nol"  '' '  la  première  édition.) 


nr.  M.   1)K  MOURRIENNK  225 

]\>'  leitttii'  ;i  P.iiis,  Bonaparte  s'occupa  sans  dclai, 
sous  les  rappiufs  militaires  lît  scientifiques,  de  l'ofi^a- 
nisiition  de  l'exp/dilion  qu'il  Vdulait  |)()rter  sur  les 
bords  du  Nil,  et  sur  la(pielle  on  a  publié  tant  d'inexac- 
titudes. Elle  occupait  depuis  loiii^temps  son  imai^ina- 
tion.  Quelques  mots  sufliront  pour  le  prouver. 

!1  écrivait  au  mois  d'aoï'it  1797,  que  «  le  temps 
n'était  pas  éloigné  oîi  nous  sentirions  que,  pour  dé- 
truire véritablement  l'Angleterre,  il  faudrait  nous  em- 
parer de  rKgypte  ».  Il  écrivait  dans  le  même  mois 
à  M.  de  Talleyrand,  qui  venait  de  rem[)iacer  Cliarles 
Delacroix  aux  Relations  extérieures,  «  qu'il  faudrait 
s'emparer  de  IKgypte  qui  n'appartient  jtas  au  Grand 
Seigneur  ».  Cet  babile  ministre  lui  répondit  «  que  ses 
idées  étaient  grandes  sur  l'Egypte  et  que  l'utilité 
devait  en  être  bien'sentie  »  ;  qu'il  lui  écrirait  nu  large 
sur  ce  sujet. 

L'histoire  dira  autant  de  bien  de  M.  de  Talleyrand 
que  ses  contemporains  en  ont  dit  de  mal.  Lorsque 
dans  une  grande,  longue  et  difficile  carrière,  un 
homme  d'État  s'est  fait  et  a  conservé  un  grand 
nombre  d'amis  fidèles,  et  qu'il  ne  s'est  attiré  que  peu 
d'ennemis,  il  faut  bien  lui  reconnaître  une  conduite 
sage  et  modt'rée,  un  caractère  honorable  et  une  pro- 
fonde habileté.  Il  est  impossible  de  connaître  à  fond 
M.  de  Talleyrand,  sans  lui  être  dévoué!  Tous  ceux  qui 
ont  eu  cet  avantage  le  jugent  sans  doute  comme  moi. 

Au  mois  de  novembre  de  la  même  aniu'e,  Boiiaj)arlc 
envoya  Poussielgue,  sous  le  prétexte  d'inspecter  les 
Échelles  du  Levant,  mettre  la  dernière  main  au  proj(.'t 
que  l'on  avait  sur  .Malte  (i). 

(1)  Napoléon,  dans  le  Mémorial  de  Saiide-llélène,  dit  qno  h-;  nip- 
ports  faits  par  l'oiissiclguc  furent  très  utiles  i;t  rendirent  un  service 
essentiel.  —  Poussielfc'ue  avait  déjà  été  employé  dans  l'armée  d'Italie 

13. 


226  MÉMOIRES 

Le  général  Desaix,  auquel  la  confiante  amitié  du 
giMiéral  Bonaparte  avait  fait  part  de  ses  projets  lors  de 
leur  entrevue  en  Italie,  après  les  pn'liminaires  de 
Leoben,  lui  écrivait  d'Afïenbourg,  à  son  retour  en 
Allemagne,  qu'il  «  voyait  avec  bien  de  l'intérêt  cette 
flotte  de  Corfou.  Si  jamais  elle  se  dirige  sur  les 
grandes  entreprises  que  vous  me  dites,  en  grâce  ne 
m'oubliez  pas.  »  Bonaparte  n'avait  garde  de  l'oublier. 

Le  Directoire  avait  d'abord  blâmé  l'expédition  mili- 
taire contre  Malte,  dont  l'entretenait  Bonaparte  bien 
avant  la  signature  du  traité  de  Gampo-Formio.  On 
déclarait  cette  expédition  impossible  pour  nous.  Malte 
ayant  observé  exactement  la  neutralité,  ayant  même 
plusieurs  fois  secouru  nos  vaisseaux  et  nos  marins, 
nous  n'avions  aucun  prétexte  pour  entrer  en  guerre 
avec  elle;  on  disait  qu'à  coup  sûr  le  Corps  législatif 
ne  verrait  pas  d'un  bon  œil  des  hostilités  contre  cette 
île  (1).  Cette  opinion,  qui  ne  dura   pas  longtemps, 

pour  des  services  diplomntiqiies.  Après  la  prise  de  Malte,  il  accom- 
pajj'iia  encore  Bonaparte  en  tigypte  où  il  fut  administrateur  des 
finances.  (D.  L.) 

(1)  Les  prétextes  ne  manijuaient  pas  pour  justifier  les  liostilités 
contre  Malle.  Les  Ani,dais  avaient  reçu  du  Grand  .Maître  l'autorisation 
de  faii'e  à  Malte  une  levée  de  matelots.  Aprrs  la  conquête  de  la  (^orse, 
ils  avaient  (ditenu  !2.5  milliers  de  poudre  du  ijouvernement  maltais,  ce 
qui  était  d'autant  plus  hostile  envers  la  France,  que  l'Ordre  ne  pos- 
sédant rien  en  Ani,'leterre,  pouvait,  sans  inconvénient  pour  ses  inté- 
rêts, conserver  une  stricte  neutralité.  Lorsque  l'Espagne  s'était  unie 
à  la  coalition  européenne,  le  Grand  Maître  lui  avait  fourni  1,000  fu- 
sils et  laissé  la  faculté  de  recruter  des  matelots  dans  l'île.  Plusieurs 
armements  d'émi^rrés  contre  la  France  avaient  eu  lieu  publiijueinent 
à  .Malte.  Jusqu'en  nUfî,  tous  les  bâtiments  français  de  commerce 
entrant  dans  le  port,  étaient  contraints  de  baisser  le  pavillon  natio- 
nal. Tous  les  partisans  de  la  Révolution  ont  été  persécutés,  plusieurs 
d'entre  eux  exilés  sans  furmalité,  et,  dans  le  mois  de  mai  1797,  un 
fj'rand  nombre  arrêtés  et  emprisonnés  comme  des  criminels;  Vassello, 
un  des  hommes  les  plus  recommandables  du  pays  par  ses  profondes 
connaissances,  cundamné  à  être  renfermé  pour  la  vii;. 

Kniin,  daiis  l'exposé   fait  par  le   jjénéral  l>onai)arte  de  la  conduite 


DK  M.  I)K  HOlKUir.NN'K  227 

(Irplut  à  Bonaparte.  Ce  lut  un  des  griefs  pour  lesquels 
il  .leciit'illit  mal  l'airenf,  de  {{.iiims,  IJotot,  au  comnien- 
(••Muenl  d Octolire  HiH.  11  lui  dit,  dans  une  conversa- 
tion animée,  et  en  haussant  les  épaules  :  «  Mais,  mon 
iMeu,  Malte  est  à  vendre!  »  On  lui  ré-poiidit  (piel(|ue 
temps  après  :  «  Malte  est  à  vendre!  On  attache  du  j»rix 
à  son  acipiisition;  ne  la  laissez  pas  échapper.  »  Enfin, 
M.  de  Talleyrand,  alors  ministre  des  Relations  exté- 
rieures, lui  t'crivait,  dans  les  derniers  joins  de  sep- 
tembre nO",  que  le  Directoire  l'autorisait  à  donner 
tous  les  ordres  à  l'amiral  Brueys,  pour  s'assurer  de 
Malte.  11  lui  envoya  des  lettres  destinées  pour  cette  île, 
parce  que,  disait  Bonaparte,  «  il  est  nécessaire  d'y  i)ré- 
parer  l'opinion  ». 

Bonaparte  travaillait  nuit  et  jour  à  l'exécution  de 
son  projet.  Je  ne  lui  ai  jamais  vu  tant  d'activité.  Il 
organisa  tout,  là  où  il  n'y  avait  rien.  11  connaissait 
presque  tous  les  généraux  et  leur  capacité  respective. 
Il  connaissait  la  force  de  tous  ses  corps  d'armée.  Les 
ordres  et  les  instructions  se  succédaient  avec  une  rapi- 
dité extraordinaire.  S'il  lui  fallait  un  arrêté  du  Direc- 
toire, il  volait  au  Luxembourg  pour  le  faire  signer  par 
l'un  des  Directeurs.  C'était  presque  toujours  Merlin 
de  Douai,  parce  qu'il  était  le  plus  travailleur,  le  plus 
a.s^idu  et  le  plus  exact  à  son  poste.  Lagarde^  le  secré- 
taire général,  ne  contresignait  rien  de  ce  qui  avait 
lapport  à  cette  expédition;  Bonaparte  n'ayant  pas 
voulu  qu'il  en  fût  instruit,  il  fit  transporter  à  Toulon 
le  trésor  i)ris  à  Berne,  que  le  Directoire  lui  abandonna. 


de  Malte  à  l'c^'ani  de  la  France,  l'Ordre  venait,  par  une  singulière 
mesure,  de  se  mettre  sous  la  protertlun  ilu  rzar  Paul  l'>^  Il  résultait 
bien  que  Malte  était  Teiuiemie  de  la  France  depuis  la  Révolution,  et, 
de  son  manifeste,  (ju'elle  était  en  état  de  guerre  contre  elle  depuis 
1793.  (D.  L.) 


228  MEMOIRES  DE  M.  DE  BOURRIENNE 

Il  se  montait  à  un  peu  plus  de  trois  millions  de  francs. 
Dans  ces  temps  de  désordre  et  d'ineptie,  les  finances 
étaient  très  mal  administrées;  les  revenus  anticipés  et 
tellement  gaspillés,  qu'il  n'existait  jamais  au  Trésor 
une  somme  de  cette  imoortance. 


CHAPITRE  XXVI 


La  vérité  sur  le  projet  de  l'expédition  d'h]j,'ypte.  —  Vues  de  Bona- 
parte sur  l'OritMit.  —  L'Europe  trop  petite.  —  Conversations  avec 
Mon^e.  —  .Nullité  du  Directoire.  —  Activité  du  général.  —  Mnria^'es 
de  Marmont  et  de  Lavallelte.  —  Projet  de  colonisation.  —  Biblio- 
tiiéque  de  camp.  —  Fautes  d'orthographe.  —  Achats  de  vins.  — 
Humeur  contre  le  Directoire.  —  Départ  de  Paris.  —  Arrivée  à 
Toulon.  —  Condamnation  d'un  vieillard.  —  Bonaparte  lui  sauve  la 
vie.  —  Simon. 


Il  t'tait  donc  décidé  que  Bonaparte  irait  tenter  dans 
l'Orient  une  expédition  d'un  genre  inaccoutumé  pour 
l'Europo  moderne.  Je  l'avouerai,  deux  choses  me  sou- 
tenaient pendant  ce  temps  excessivement  pénible. 
Mon  amitié  et  l'admiration  que  j'avais  pour  les  talents 
du  vainqueur  de  l'Italie,  et  le  riant  espoir  de  parcourir 
ces  antiques  régions  dont  les  récits  historiques  et  reli- 
gieux avaient  occupé  ma  jeunesse. 

Uue  dire,  après  ce  qu'on  vient  de  lire,  de  l'exil 
honorable  ou  de  l'ostracisme  auquel  le  Directoire  a 
voulu  condamner  Bonaparte?  J'ai  vu  cette  opinion 
accréditée  par  une  foule  d'ouvrages  répandus  dans 
bfîaucoup  de  pays  et  accueillie  par  les  meilleurs 
esprits.  Bonaparte  était  bien  un  homme  à  se  laisser 
exiler  1  Sans  doute  le  projet  de  colonisation  de 
l'Egypte,  de  cette  antique  et  fertile  contrée  n'était  pas 
nouveau  ;  et  dire  que  ce  fut  Bonaparte  qui  l'imagina 
serait  une  sottise  et  une   basse  llagornerie;   mais, 


230  MÉMOIRES 

depuis  que  les  gouvernements  successifs  avaient  aban- 
donné ce  projet,  présenté  à  Louis  XV  par  le  duc  de 
Choiseul,  il  dormait  comme  tant  d'autres  dans  la  pous- 
sière des  cartons.  La  pensée  de  le  faire  revivre  appar- 
tient tout  entière  à  Bonaparte. 

Ce  fut  à  Passeriano  que,  voyant  approcher  le  terme 
de  ses  travaux  en  Europe,  il  porta  sérieusement  ses 
regards  vers  l'Orient.  Pendant  ses  longues  prome- 
nades du  soir,  à  Passeriano,  dans  un  parc  magnifique, 
il  se  plaisait  à  rappeler  toutes  les  célébrités  de  ces 
contrées,  à  parler  de  tant  d'empires  fameux,  qui  ont 
disparu  après  s'être  bouleversés  les  uns  les  autres, 
mais  dont  le  souvenir  est  encore  dans  la  mémoire  des 
hommes;  il  disait  :  «  L'Europe  est  une  taupinière;  il 
n'y  a  jamais  eu  de  grands  empires  et  de  grandes  révo- 
lutions qu'en  Orient,  où  vivent  six  cents  millions 
d'hommes.  »  Il  y  trouvait  le  berceau  de  toutes  les  reli- 
gions, de  toutes  les  extravagances  métaphysiques.  Ce 
sujet  était  non  moins  intéressant  qu'intarissable; 
aussi  s'en  entretenait-il  presque  chaque  jour  avec  ses 
gént'raux  intimes,  ses  aides  de  camp  et  moi.  Monge 
était  presque  toujours  de  la  conversation.  Ce  savant 
homme,  qui  avait  l'esprit  et  le  cœur  ardents,  abon- 
dait dans  le  sens  du  général  en  chef  et  excitait  encore 
avec  sa  chaleur  d'esprit  la  vive  imagination  de  Bona- 
parte. Tout  le  monde  faisait  chorus.  Ainsi,  je  le  répète, 
le  Directoire  n'a  été  pour  rien  dans  le  renouvellement 
du  projet  de  cette  mémorable  entreprise,  dont  l'issue 
n'a  toutefois  répondu  ni  aux  grandes  vues  qui 
l'avaient  conçue  ni  à  la  hardiesse  du  plan.  Avec  un 
autre  gouvernement,  la  réussite  était  certaine. 

Le  Directoire  a  été  aussi  étranger,  quant  à  sa  volonté 
personnelle,  au  départ  du  général  Bonaparte,  qu'à  son 
retour,  comme  on  en  verra  la  preuve  en  son  temps.  Il 


1)1.  M.  l)i:  KOURRIKNNE  231 

n'a  t'i»'  (|iii'  I'i\('iiiit'iii'  |tassir  des  Vdlonii-s  de  Moiui- 
paUc;  If  iHrectdirt'  Irs  convertissait  en  arifit-s,  (jnand 
Irs  fornit's  (In  i^oiivciueim-nt  rcxiiiraicni.  On  ne  Ini  a 
jias  pins  oi'ilonnr  la  ronijtn'te  de  l'kgypte  (]ii'(»n  ne  Ini 
a  trafé  le  plan  d'ext-cniion.  C'est  lui  (pii  a  ori^'anisé 
rarnu'O  d'thient,  jn-ocniv  de  l'argent,  désigné  les 
chefs,  rénni  les  vaisseaux,  frégates  et  bâtiments  de 
transport.  C'est  Ini  qui  a  en  l'iicnfense  et  noble  idée 
d'adj«»indfe  à  rexpédiiion  des  hommes  distingués 
dans  les  sciences  et  les  arts,  et  dont  les  travaux,  en 
général  fort  remarquables,  ont  fait  connaître,  dans 
son  étiit  actuel  et  ancien,  cette  terre  dont  le  nom  n'est 
jamais  prononcé  sans  réveiller  de  grands  souvenirs. 
Uue  resterait-il  de  cette  expédition  sans  ce  résultat, 
peu  proportionné  toutefois  à  ce  qu'il  en  a  coûté  pour 
l'obtenir?  C'est  Bonaparte  qui  a  choisi  les  lumunes  qui 
devaient  porter  dans  ce  i>ays,  que  le  temps  a  replongé 
dans  l'ignorance  et  dans  la  barbarie,  les  trésors  de  la 
civilisation  et  de  l'industrie,  qui  seuls  peuvent  adoucir 
ici-bas  la  triste  destinée  de  l'homme. 

Les  ordres  de  Bonaparte  parcouraient  comme  l'éclair 
la  ligne  de  Toulon  à  Civita-Vecchia.  11  a  donné,  avec 
une  admirable  précision,  rendez-vous  aux  uns  devant 
Malte,  aux  autres  devant  Alexandrie.  Tous  ces  ordres 
m'étaient  dicti'-s  par  lui  dans  son  cabinet.  C'est  Ini  qui 
hâtait  l'expédition,  et  non  le  Directoire,  comme  on 
l'a  dit  si  souvent.  Bonajiarte  en  était  parfaitement 
secondé,  parce  que,  craignant  sa  renommée,  son  carac- 
tère et  sa  gloire,  le  Directoire  n'était  pas  fâché  de  le 
voir  s'éloigner,  et  il  ne  lui  refusait  rien;  mais  qu'on  se 
garde  bien  dattribuer  celte  docilité  au  désir  de  voir  sa 
gloire  s'accroître  ou  à  l'amour  de  la  patrie.  Sa  gloire, 
au  contraire,  It.s  offiisipiait.  On  |)arlait  tant  d»;  lui 
qu'on  ne  parlait  pas  d'eux  ;  les  Directeurs  n'ignoraient 


232  MÉMOIRES 

pas  la  sévérité  de  ses  censures,  la  dureté  de  ses  dis- 
cours méprisants,  la  domination  qu'il  cherchait  à 
exercer  sur  eux;  et  ils  devinaient  son  ambitieux 
avenir,  qu'il  ne  cachait  pas  toujours  à  tous  les  yeux. 

Disons-le  donc  enfin  :  résurrection  du  plan,  combi- 
naisons, tout  appartient  à  Bonaparte.  Lui  seul,  dans 
ces  temps,  pouvait  oser  hasarder  cette  immense  entre- 
prise. Elle  exigeait  de  très  grands  talents  militaires  et 
politiques  :  il  les  possédait  à  un  haut  degré;  elle  exi- 
geait de  la  jeunesse  :  il  n'avait  pas  vingt-neuf  ans  ; 
une  grande  gloire  militaire  :  les  champs  de  l'Italie 
étaient  là  pour  répondre. 

Dans  la  position  où,  à  cette  époque,  commençait  à 
se  trouver  la  France  envers  l'Europe,  depuis  le  traité 
de  Campo-Formio,  le  Directoire,  loin  de  faciliter  et  de 
presser  cette  expédition,  devait  s'y  opposer.  Pour  son 
existence  personnelle  et  pour  la  France,  une  victoire 
sur  l'Adige  aurait  mieux  valu  qu'une  victoire  sur  le 
Nil.  J'ai  pensé,  d'après  ce  que  j'ai  vu,  que  le  désir  et 
la  joie  de  voir  s'éloigner  de  la  France  et  se  jeter  dans 
une  expédition  aventureuse  un  jeune  ambitieux  que 
ses  victoires  avaient  placé  si  haut  dans  l'opinion,  qui 
les  gênait  et  les  inquiétait,  l'emportèrent  facilement 
sur  le  danger  évident  de  se  priver,  pour  un  temps 
indéterminé,  d'une  excellente  armée,  de  généraux 
illustres  ajuste  titre,  qui  l'avaient  si  souvent  conduite 
à  la  victoire,  et  les  aveuglèrent  sur  la  perte  plus  que 
probable  de  la  flotte  française.  Quant  à  Bonaparte,  il 
resta  bien  convaincu  qu'il  fallait  choisir  entre  cette 
hasardeuse  entreprise  ou  sa  perte.  L'Egypte  lui  parais- 
sait propre  à  entretenir  sa  renommée  et  à  rehausser 
encore  l'éclat  de  son  nom. 

Il  fut  nommé,  le  12  avril  1198,  général  en  chef  de 
l'armée  d'Orient,  que  ce  même  jour  vit  créer. 


DK  M.  DE  HOURRIENNE  233 

Ce  fut  à  coït-'  t'poriut'  (jii(>  Mannoiit  ('-pousa  M"'"  Per- 
rcgaii\,  et  l'aide  de  camp  Lavallelle  une  deiuoisclle 
Beauharnais  (I). 

P(Mi  de  temps  avant  de  partir,  je  demandai  à  Bona- 
parte combien  d'aniu-es  il  voulait  rester  en  Kgypte. 
—  «  Peu  de  mois  ou  six  ans  ;  tout  dépend  des  événe- 
ments. Je  coloniserai  ce  pays  ;  je  fend  veiiir  des 
artistes,  des  ouvriers  de  tout  genre,  des  femmes,  des 
acteurs,  etc.  Nous  n'avons  que  vingt-neuf  ans,  nous 
en  aurons  trente-cinq;  ce  n'est  pas  un  âge;  ces  six 
ans  me  suflisent,  si  tout  me  réussit,  pour  aller  dans 
l'Inde.  Dites  toujours  à  ceux  qui  vous  parleront  de 
votre  départ  que  vous  allez  à  Brest  ;  dites-le  même  à 
votre  famille.  »  Je  le  fis  pour  lui  donner  une  preuve  et 
de  ma  discrétion  et  du  véritable  attachement  que 
j'avais  pour  lui. 

Bonaj)arte,  voulant  se  former  une  petite  biblio- 
thèque de  camp  en  volumes  in- 18,  en  rédigea  la  note, 
qu'il  me  remit  pour  les  lui  acheter.  Cette  note,  qui 
est  de  sa  main,  fera  voir  ce  qu'il  préférait  dans  les 
sciences  et  la  littérature  (2). 

(1)  Eii^'énie  île  Heauharnais,  nièce  de  Joséphine  (voir  pajre  li'J).  (I).  L.) 

(2)  D'après  la  lettre  suivante,  insérée  dans  la  Correspondance 
(pièce  :î458),  il  ne  semble  pas  du  tout  que  ce  soit  Boiirriennc  qui  ait 
été  charjré  de  l'achat  de  ces  livres.  La  leltre  dont  il  est  question  est 
adressée  «  au  citoyen  J.-I5.  Say,  homme  de  lettres  »,  et  sijj'nce  par 
Caiïarelli,  aide  de  camp  de  Bonaparte;  elle  est  datée  du  28  mars  1"'.)8  : 

«  Je  vous  remercie,  citojen,  au  nom  du  ^'énéral  Bonaparte,  de  la 
complaisance  que  vous  avez  de  vous  ihar!,'er  de  l'achat  de  quelques 
livres  destinés  à  une  bibliothèque  portative  et  de  son  emménaj;ement. 
J'ai  indiijué  à  votre  frère  (Horace  Say,  capitaine  du  génie;  la  forme 
dans  laquelle  doivent  être  réjjlés  les  comptes  des  dépenses  pour  être 
admissibles  à  la  comptabilité.  Je  le  charj^'e  de  vous  remettre  avec 
cette  lettre  un  mandat  de  dix  mille  francs  sur  le  !,'érant  du  jijénic,  pour 
payer  soit  les  livres  déjà  rendus  en  magasin,  soit  ceux  que  vous  avez 
achetés,  et  enfin  les  diverses  dépenses  d'emminagement.  Vous  savez 
(jue  cet  emménagement  doit  être  solide  et  conunode,  mais  aussi  simple 
que  possible.  *  (D.  L.) 


I3à 


MEMOIRES 


BIBLIOTHEQUE    DU  CAMP. 


1°  Sciences  et  arls. 

Mémoires  des  Maréchaux 

vol. 

i°   Géographie  el  voya- 

de P'rance. 

20 

ges. 

Prés^^Hénault.  Œuvres. 

4 

3"  Histoire. 

—        Chronologie. 

2 

4"  Poésie. 

Marlborough. 

4 

50  Romans. 

Prince  Eugène. 

G 

C  Politique  et  morale. 

Histoire      philosophique 

des  Indes, 

12 

Sciences  et  arts. 

Histoire  d'Allemagne. 

2 

vol. 

Charles  XII. 

1 

Mondes    de    Fontenelle. 

1 

Essai  sur  les  mfeurs  des 

Lettres   à  une    princesse 

notions. 

6 

d'Allemagne. 

2 

Pierre  le  Grand. 

1 

Le  Cours  de  l'École  Nor- 

Polybe. 

6 

male. 

i; 

Justin. 

2 

Aide  nécessaire  pour  l'Ar- 

Arrien. 

3 

tillerie. 

1 

Tacite. 

2 

Traité  des  Fortifications. 

3 

Tite-Live. 

Traité   des  Feux  d'Arti- 

Thucydide. 

2 

lice. 

1 

Ver  tôt. 

4 

Doninat. 

8 

Géographie  et  voyages 

vol. 

Frédéric  II. 

8 

Géographie   de  Barclay. 

12 

Poésie. 

Voyages  de  Cook. 

3 

vol. 

Voyages  français  de  La 

Ossian. 

1 

Harpe. 

24 

Tasse. 

6 

Ariosle. 

6 

Histoire. 

Homère. 

6 

vol. 

Virgile. 

4 

Pkitaniue. 

12 

Henriadi'. 

1 

Turenne. 

2 

Télémaque. 

2 

Condé. 

4 

Les  Jardins. 

1 

Villai's, 

4 

Les     chefs-d'œuvre     du 

Luxembourg. 

2 

Théâtre-Français. 

20 

Duguesclin. 

2 

Poésies  légères  (choisies). 

10 

Saxe. 

3 

La  Fontaine. 

DF  M.  DK  HOUIUUFNNK 


Îi35 


Romans. 


Vollaire. 

Hi'loîse. 

Wfillior. 

.Maiiiiontel. 

Homans  anj^lai? 

i.e  Sage. 

Prévost. 


vol. 

4 

4 

1 

4 

40 

10 

10 


Politique. 

Le  Vieux  TusUimcnt. 

Le  Nouveau. 

Le  Coran. 

Le  Veiiam. 

Mylliologie. 

Montesquieu. 

L'Esprit  des  Lois. 


On  voit  (ju'il  classe  les  livres  religieux  des  peuples 
dans  la  politique. 

,1'ai  drjà  ivniarqut''  que  les  ôcrits  de  la  main  de 
Bitnaparte  sont  ivmplis  des  plus  inconcevables  fautes 
d'orthographe  ;  cela  vient-il  de  la  faible  instruction 
(pi'il  avait  reçue,  sous  ce  rapport,  à  Brienne  ;  ne 
serait-ce  que  l'effet  de  sa  prodigieuse  rapidité  à  grif- 
fonner et  de  l'extrême  activité  de  ses  idées  ;  ou  faut-il 
l'attribuer  au  peu  d'importance  qu'il  attachait  à  cette 
condition  d'une  éducation  soignée?  Dans  les  pièces 
que  j'ai  déjà  citées  de  lui,  et  dans  celles  que  je  citerai 
encore,  j'ai  orthographié  correctement.  Une  espèce  de 
fnc-similé  n'aurait  pas  éii'  supportable  avec  ses  abré- 
viations et  ses  suppressions  ;  mais  je  ne  puis  m'em- 
pécher  de  faire  remarquer  comment,  connaissant  si 
bien  les  auteurs  qu'il  demandait  et  les  généraux  dont 
il  voulait  avoir  l'histoire,  il  a  pu  écrire  Ducecling.  — 
Océan.  —  Certes,  pour  deviner  Ossian  il  fallait  bien 
connaître  sa  passion  favorite  pour  ce  barde. 

Bonaparli'  lit  pour  lui,  avant  de  partir,  une  provi- 
sion considi'iable  de  vins  de  Bourgogne;  ce  fut  un 
nommé  James,  do  Dijon,  qui  les  lui  fournit.  Le  mar- 
ché fut  exécuté  avec  ime  grande  loyauté.  Je  dois  dire, 
à  cette  occasion,  que  nous  avons  pu  nous  assurer  que 
les  bons  vins  de  Bourgogne,  bien  soutirés  et  dans  des 


236  MEMOIRES 

futailles  hermétiquement  fermées,  ne  perdent  point 
de  leur  qualité  en  traversant  la  mer.  Plusieurs  caisses 
de  ces  vins  ont  passé  deux  fois  le  désert  de  l'isthme 
de  Suez,  à  dos  de  chameau.  Nous  en  avons  rapporté 
quelques  restes  à  Fréjus,  et  il  était  aussi  hon  qu'en 
partant.  James  est  venu  avec  nous  en  Egypte.  Il  en 
sera  question  plus  tard. 

Le  reste  de  notre  séjour  à  Paris  n'offre  plus  rien 
qui  mérite  d'être  rapporté,  sauf  toutefois  le  propos 
que  Bonaparte  me  tint  quelques  jours  avant  le  départ 
pour  Toulon.  Il  allait  avec  moi  dans  son  coupé,  au 
Luxembourg,  pour  faire  signer  des  arrêtés  qui  lui 
étaient  nécessaires.  Il  était  très  silencieux.  Comme 
nous  descendions  la  rue  Sainte-Anne,  je  lui  demandai, 
sans  aucune  intention,  et  uniquement  pour  dire  quel- 
que chose  et  rompre  ce  long  silence,  s'il  était  tou- 
jours bien  décidé  à  quitter  la  France? 

Oui,  j'ai  tout  lente.  Ils  ne  veulent  pas  de  moi.  (Il  voulait  très 
probablement  parler  de  la  place  de  Directeur.)  Il  faudrait  les 
renverser  et  me  faire  roi  ;  mais  il  n'y  faut  pas  penser  encore,  les 
nobles  n'y  consentiraient  jamais  :  j'ai  sondé  le  terrain  ;  le  temps 
n'est  pas  venu  ;  je  serais  seul.  Je  veux  éblouir  encore  ces  gens-là. 

Je  ne  répondis  rien  que  ces  mots  : 

—  Eh  bien,  nous  irons  en  Egypte.  Et jechangeai  de 
conversation. 

Ce  fut  l'échauffourée  de  Bernadotte,  qui  retarda  le 
voyage  de  quinze  jours.  Ce  petit  événement  pouvait 
avoir  les  plus  funestes  conséquences  pour  le  sort  de 
l'escadre  et  de  la  flotte,  que  Nelson  aurait  certaine- 
ment attendue  entre  Malte  et  la  Sicile,  s'il  y  fût  arrivé 
avant  nous  (i). 

(1)  N'est-il  pas  étrange  que,  sans  aucune  donnée,  l'écrivain  écossais 
dise  qu'  •«  au  moment  du  départ^  Bonaparte  parut  disposé  à  quitter 


Di;  M.   DM  HOUILKIHNNE  237 

C'est  ;'i  tort  (jin'  l'on  a  dit  (|iril  av;iit  lUi  l'idée  de 
reiionctM*  à  1  rxpi'dition,  par  suiu^  de  l'aflaire  de  H(U- 
iiadotte  ;i  Vienne;  la  lettre  qu'il  éerivit  à  Bnieys,  le 
:2.S  avril   l"i'.>S,  proiue  le  contraii-e  : 

Queliiiics  Iroiibles  arrivés  à  Vionno  ont  nécessité  m;i  présence 
qni'li|uos  jouis  à  Paris  :  ct'la  ne  changera  rien  à  rexpédilion.  Je 
donne  l'orilre,  par  le  présent  courrier,  aux  troupes  qui  sont  à 
Marseille,  de  s'embarquer  et  de  se  rendre  à  Toulon.  Je  vous 
expédierai,  le  sO  au  soir,  un  courrier,  avec  l'ordre  d'embarquer 
et  de  partir  avec  l'escadre  el  le  convoi  pour  Gènes,  où  je  vous 
rejoindrai. 

Le  retard  que  ce  nouvel  incident  a  api)orlé  dans  l'expédition, 
aura  été,  je  l'imagine,  nécessaire  pour  vous  nietlre  en  mesure. 

Nous  quituimes  Paris,  le  8  mai  1198.  Dix  jours 
avant  le  départ  du  général  Bonaparte,  qui  allait  mar- 
cher à  la  conquête  de  l'Egypte  et  de  la  Syrie,  s'échap- 
pait du  Temple  un  prisonnier  qui  devait  si  puissam- 
ment contribuer  à  ses  revers  (1).  Une  évasion  si 
simple  en  elle-même  devait  plus  tard  faire  échouer  les 
plus  gigantesques  projets  et  les  plus  audacieuses  con- 
ceptions. Cette  fuite  était  pleine  d'avenir,  puisqu'un 
faux  ordre  du  ministre  de  la  police  de  France  a  em- 
pêché la  révolution  de  l'Orient.  Que  l'on  cherche  à 
présent  de  grandes  causes  aux  grands  événements. 

Nous  étions  à  Toulon  le  8  ;  Bonaparte  savait  par 
les  mouvements  des  Anglais  qu'il  n'y  avait  pas  un 
moment  à   perdre  ;  mais   les  vents  contraires   nous 


le  commandement  d'une  e.rpédition  si  douteuse  et  si  hasardeuse,  el 
qu'il  voulut  profiter  pour  cela  de  ce  qui  se  passa  à  Vienne.  »  Il 
fuit  ran^'er  cori  parmi  les  fables,  ainsi  que  la  visite  mystérieuse  ite 
Harras,  p(jur  lui  contier  le  cliani^'cmeiit  de  destination,  de  même  que 
l'ostracisme  et  l'exil  honorable  dont  le  Directoire  a  voulu  frapper 
lionaparte.  (Note  de  la  première  édition.) 

(1)  Il  s'a^'it  de  Sidney  Smith,  que  l'on  retrouvera  avec  Phelippeaux 
au  siège  de  Saint-Jean-d'Acre.  (D.  L.) 


i 


238  MEMOIRES 

retinrent  pendant  dix  jours  qu'il  employa  au  plus 
minutieux  détail  de  la  ilotte. 

Bonaparte,  presque  continuellement  occupé  de  son 
armée,  lui  adressa  la  harangue  que  l'on  va  lire  et  que 
j'écrivis  sous  sa  dictée (1)  :. 

Officiers  et  soldats, 

Il  y  a  deux  ans  que  je  vins  vous  commander;  à  celle  épo(iue, 
vous  étiez  dans  la  rivière  de  Gênes,  dans  la  plus  grande  misent, 
manquant  de  tout,  ayant  sacrifié  jusqu'à  vos  montres  pour  votre 
subsistance    réciproque  ;  je    vous  promis  d«;  l'aire  cesser  vos 

misères,  je  vous  conduisis  eu  Italie;  là,  tout  vous  fui  accordé 

Ne  vous  ai-je  pas  tenu  parole? 

Ici,  un  cri  général  se  fit  entendre  :  Oui! 

Eh  bien  !  apprenez  que  vous  n'avez  point  encore  assez  fait  pour 
la  patrie,  et  que  la  patrie  n'a  point  encore  assez  fait  pour  vous! 

Je  vais  actuellement  vous  mener  dans  un  pays  où,  par  vos 
exploits  futurs,  vous  surpasserez  ceux  ([ui  étonnent  aujourd'hui 
vos  admirateurs,  et  rendrez  à  la  patrie  les  services  qu'elle  a  droit 
d'attendre  d'une  armée  d'invincibles. 

Je  promets  à  chaque  soldat  qu'au  retour  de  celte  expédition, 
il  aura  à  sa  disposition  de  quoi  acheter  six  ari)ents  de  terre. 

Vous  allez  courir  de  nouveaux  dangers,  vous  les  partagerez 
avec  vos  fi'ères  les  marins.  Cette  arme,  jusqu'ici,  ne  s'est  pas 
rendue  redoutable  à  nos  ennemis;  leurs  exploits  n'ont  point 
égalé  les  vôtres;  les  occasions  leur  ont  manqué;  mais  le  cou- 
rage des  marins  est  égal  au  vôtre  :  leur  volonté  est  celle  d(> 
triompher;  ils  y  parviendront  avec  vous. 

Communiquez-leur  cet  esprit  invincible  qui  partout  vous  rendit 
victorieux  ;  secondez  leurs  efforts  ;  vivez  à  bord  avec  celle  intel- 
ligence qui  caractérise  des  honmies  purement  animés  et  voués  au 
bien  de  la  même  cause  :  ils  ont,  comme  vous,  acquis  des  droits 
à  la  reconnaissance  nationale,  dans  l'art  difficile  de  la  marine. 

Habituez-vous  aux  manieuvres  de  bord  ;  devenez  la  terreur  de 
vos  ennemis  de  terre  et  de  mer  ;  imitez   en  cela  les  soldais 

(1)  Il  y  a  à  douter  de  l'authonticité  de  cette  allocution.  Dans  tous 
les  cas,  la  proclaniatiun  publiée  dans  la  Correspondance  de  NapO' 
léon  l"  ne  ressemble  eu  rieu  à  celle-ci.  (I).  L.) 


DE  M.  DK  lU)UKlUKNNli;  239 

romains,  qui  surent  ;i  la  fois  battre  Cartliago  en  plaine  cl  les 
Carthaginois  sur  leurs  tlottes. 

Des  cris  de  vi\e  la  Ht''j)iil>liqiie  immortelle  et  les 
hymnes  de  guerre  suivirent  cette  harangue. 

Quiconque  a  connu  M"""  Bonaparte  sait  (ju'il  a  existé 
peu  de  leninies  aussi  aimahles;  Bonaparte  l'aimait 
avec  passion;  pour  jouir  plus  longtemps  des  charmes 
de  sa  société,  il  l'avait  ament'c  avec  lui  à  Toidon.  Pou- 
vait-il savoir,  en  se  séparant  d'elle,  quand  il  la  rever- 
rait, si  même  il  la  reverrait  jamais  ?  Aussi  puis-je 
assurer  que  rien  ne  fut  plus  touchant  que  leurs  adieux. 
En  quittant  Toulon,  Joséphine  se  rendit  aux  eaux  de 
Plombières.  Je  me  rappelle  que,  pendant  son  séjour 
dans  cette  ville,  elle  faillit  devenir  victime  d'un 
accident  assez  grave.  Comme  elle  était  un  jour  avec 
sa  société  sur  le  balcon  de  son  hôtel,  ce  balcon  s'écroula 
tout  à  coup;  toutes  les  personnes  qui  s'y  trouvaient 
tombèrent  dans  la  rue,  et  M'""  Bonaparte  fut  assez 
grièvement  blessée,  mais  cette  blessure  n'eut  aucune 
suite  fâcheuse. 

A  peine  arrivé  à  Toulon,  Bonaparte  apprend  que  la 
loi  de  mort  sur  les  émigrés  règne  dans  toute  son 
aiïreuse  rigueur;  et  que  naguère  un  vieillard  de  plus 
de  quatre-vingts  ans  a  été  fusillé  ;  indigné  de  cette  bar- 
barie, il  me  dicta  avec  l'acomt  de  la  colère,  la  lettre 
suivante. 

BONAPARTK,  MEMBRE  I)K    l'iNSTITUT  NATIONAL 

Aux  commissions  militaires  de  la  neuvième  division, 
établies  en  vertu  de  la  loi  du  10  fructidor. 

J'ai  appris,  citoyens,  avec  la  plus  grande  douleur,  que  des 
vieillards  âgés  de  soixante-dix  à  quatre-vingts  ans,  de  misérables 
femmes  enceintes,  ou  environnées  d'enfants  en  bas  âge,  avaient 
été  fusillés,  comme  prévenus  d'émigration. 


240  MÉMOIRES 

Les  soldats  de  la  liberté  seraient-ils  donc  devenus  des  bour- 
reaux ? 

La  pitié  qu'ils  ont  portée  jusqu'au  milieu  des  combats  serait- 
elle  donc  morte  dans  leurs  cœurs. 

La  loi  du  19  fructidor  a  été  une  mesure  de  salut  public.  Son 
intention  a  été  d'atteindre  les  conspirateurs  et  non  de  misérables 
femmes  et  des  vieillards  caducs. 

Je  vous  exhorte  donc,  citoyens,  toutes  les  fois  que  la  loi  pré- 
sentera à  votre  tribunal  des  vieillards  de  plus  de  soixante  ans, 
ou  des  femmes,  de  déclarer  qu'au  milieu  des  combats  vous 
avez  respecté  les  vieillards  et  les  femmes  de  vos  ennemis. 

Le  militaire  qui  signe  une  sentence  contre  une  personne  inca- 
pable de  porter  les  armes  est  un  lâche.  Bonaparte. 


Cette  lettre  sauva  la  vie  à  un  malheureux  qui  se 
trouvait  dans  la  catégorie  de  ceux  dont  parlait  le 
général.  Mais  on  voit,  par  le  ton  de  cet  acte,  quelle 
idée  il  avait  déjà  de  son  pouvoir.  Il  prend  sur  lui,  par 
les  plus  nobles  motifs,  sans  doute,  d'interdire  et  d'in- 
terpréter l'exécution  d'une  loi  bien  atroce,  il  est  vrai, 
mais  qui,  même  dans  ces  temps  de  faiblesse,  de 
désordre  et  d'anarchie  n'en  était  pas  moins  une  loi. 
Du  moins,  cette  fois,  la  puissance  du  nom  a  été  noble- 
ment employée.  Cette  lettre  causa  une  grande  satisfac- 
tion dans  l'armée  d'expédition. 

Un  nommé  Simon,  qui  avait  suivi  ses  maîtres  dans 
rémigration,  et  qui  craignait  l'application  des  lois, 
apprit  que  je  cherchais  un  domestique.  Il  vint  me 
trouver,  il  m'avoua  sa  position  ;  il  me  convint,  et  je  le 
pris.  Il  me  dit  ensuite  qu'il  redoutait  qu'on  ne  s'em- 
parât de  sa  personne,  lorsqtie  l'on  irait  au  port  pour 
l'embarquement.  Le  général  Bonaparte,  auquel  j'en 
parlai,  et  qui  venait  de  donner  une  preuve  éclatante 
de  son  aversion  pour  ces  actes  de  barbarie,  me  dit 
avec  l'accent  de  la  bonté  :  «  Donnez-lui  mon  portefeuille 
à   porter,  et  qu'il   reste  auprès  de  vous.  »  Les  mots 


DH  M.  I)i:  ItoURUIKNNK  211 

Bonaparte,  ijénéral    en    chef  de  l'armée  d'Orient, 

étaient  écrits  on  grosses  lettres  d'or,  sur   un    hoaii  1 

maroquin  vt'i-i.  Kst-re  ce  portelViiillo,  oti  s;i  n'iiiiion  à 

nous,  (jui  (Mn|n'clia  Simon  (r«'lrr   pris  '.'  Je  l'ignore, 

ni;iis  il  passa  librement.  Je  le  grondai  d'avoir,  avec  un 

rire  nioqiKMir,  nargué  la   mauvaise  humeur  de  ceux 

qui  t'taient  chargt'-s  de  son   arrestation.  Il  m'a  servi 

très  ruièlement.  Il  a  été  même  quelciuefois  utile  au 

général  Bonaparte;  on  verra  plus  tard  une  iireuve/>/>n 

rare  de  sa  reconnaissance. 


14 


CHAPITRE  XXVII 

Départ  de  l'escailre.  —  Arrivée  à  Malte.  —  Intelligences  dans  l'ile.  — 
Doloniieu.  —  Le  général  Baragiiey  d'Hilliers.  —  Attaijiie  do  la 
partie  occidentale  de  l'île.  —  Mot  de  CaffarcUi.  —  Vérité  rétablie. 
—  Délivrance  des  prisonniers  turcs.  —  Fausse  route  de  l'escadre 
anglaise. 


L'escadre  mit  à  la  voile  le  19  mai  (1).  L'Orient,  qui 
par  son  énorme  chargement  tirait  trop  d'eau,  toucha 
le  fond.  On  eut  peu  de  peine  à  le  dégager.  Il  n'en  ré- 
sulta ni  accident,  ni  avarie,  ni  retard  sensible.  Quel- 
ques personnes  à  pressentiments  disaient,  avant  la 
bataille  d'Aboukir,  que  ce  fait  si  insignifiant  présa- 
geait un  malheur  pour  l'expédition,  parce  que  c'était 
le  vaisseau  amiral  qui  avait  touché.  D'autres  ont  dit, 
APRÈS  la  bataille  d'Aboukir,  que  V Orient  ne  pouvait 
pas  manquer  de  sauter,  puisque,  deux  mois  avant, 
il  avait  touché  en  mettant  à  la  voile.  J'ajoute  à  re- 
gret que  j'ai  beaucoup  entendu  de  ces  niaiserics-là, 
même  de  la  part  d'hommes  raisonnables. 

Nous  arrivâmes  devant  Malte  le  10  juin.  L'attente 
de  quelques  convois  nous  avait  occasionné  un  retard 
de  deux  jours.  On  les  rejoignit  à  Malte. 

Les  intelligences  pratiquées  d'Europe  pendant  et 
après  les  négociations  de    Campo-Formio  n'avaient 

(1)  Bonaparte  en  donna  iinnicdiatenient  avis  au  Directoire  exécutif  : 

«  30  Horéal  an  VI  (19  mai  1798). 
«  Il  est  sept  heures  du  matin.  L'escadre  légère  est  sortie,  le  convoi 
déûle,  et  nous  levons  l'ancre  avec  un  très  beau  temps...  »  (D.  L.) 


MKMOIIIKS  iJli  M.  D1-:  MijriUUKNNK  213 

pas  ivussi  ;ui  point  de  nous  faire  ouvrir  tout  de  suite 
les  porU?s  lit.'  cette  île  crlrlui'.  |{ima|);iri(>  ti''ini»ii^na 
licaiicoup  (l'humeur  contre  Ifs  prison  nos  (Mivoyr<'s 
irKuntpi'  pour  pn'parer  les  voies;  ci-pciKlant  l'un 
d'eux,  M.  OolomiiMi,  eut  à  se  repentir  de  sa  mission, 
(pii  lui  (t<(asionna  de  mauvais  traitemonts  dr  la  part 
des  Siciliens.  >[.  PoussieI.i,'ue  avait  lait  ce  qu'il  avait 
pu  dans  cette  tentative  de  st'duction,  mais  le  succi'S 
ne  fut  pas  C(Mnplet.  Il  y  eut  des  malentendus,  et  par 
suite  quelijues  coups  de  canon  d'échangés.  Honaparte 
a^ait  rU-  livs  content  des  services  «lu  gi'iit'Tal  Bara- 
guey  d'Milliers  en  Italie.  Il  n'avait  eu  qu'à  se  louer 
de  sa  conduite  militaire  et  politique  à  Venise,  lors- 
(ju'à  peine  une  année  écoulée  il  s'en  em[>ara  et  l'oc- 
cupa par  ses  onlres.  Le  général  Baraguey  d'Hilliers 
s'était  joint  à  nous  avec  sa  division,  qui  s'était  em- 
liarcjuée  sur  le  couNoi  sorti  de  Gènes.  Le  général  en 
ilief  lui  donna  l'ordre  de  débarquer  et  d'attaquer  la 
partie  occidentale  de  l'ile  ;  il  s'acquitta  de  cet  ordre 
avec  autant  de  prudence  que  d'habileté,  et  à  la  satis- 
faction du  gt''nt''ral  en  chef.  Comme,  pour  les  per- 
sonnes instruites,  tout  cela  n'était  que  pour  la  forme, 
ces  d(''monstrations  hostiles  n'eurent  pas  de  suite.  On 
voulait  sauver  l'honneur  des  chevaliers  de  la  reli- 
gion, et  voilà  tout;  car  les  personnes  qui  ont  vu 
Malte  ou  la  verront  ne  pourront  concevoir  qu'une  île 
entourée  de  fortifications  aussi  formidables  et  dans 
un  état  aussi  parfait  se  rende,  au  })out  de  deux  jours, 
à  une  flotte  qui  ne  pouvait  pas  perdre  son  temps  à 
attendre  son  ennemi,  qu'elle  savait  être  à  sa  pour- 
suite; cpt  ennemi  la  pouvait  surprendre  à  chaque 
instant  dans  son  aflligeant  dt'-sordre  et  la  détruire 
complètement.  L'inexpugnable  forteresse  de  Malt«  est 
tellement  à  l'abri  d'un  coup  de  main,  que  le  général 


244  MEMOIRES 

Caffarelli,  après  en  avoir  examiné  les  fortifications 
avec  le  plus  grand  soin,  dit,  en  ma  présence,  au  gé- 
néral en  chef  :  «  Ma  foi,  mon  général,  nous  sommes 
bien  heureux  qu'il  y  ait  eu  quelqu'un  dans  la  ville 
pour  nous  en  ouvrir  les  portes.  »  Et  voilà  ce  que  des 
écrivains  ont  appelé  une  étonnante  victoire,  un  pro- 
dige !  Quelle  pitié  !  c'était  une  trahison  (1). 

En  rapprochant  les  expressions  si  vraies  du  gé- 
néral Caffarelli  de  ce  qui  a  été  dit  pkis  hnut  du  pro- 
jet d'expédition  d'Egypte  et  sur  Malte,  on  jugera  de 
la  valeur  des  paroles  de  Napoléon  à  Sainte-Hélène... 
«  La  prise  de  Malte  ne  fut  point  due  à  des  intelli- 
gences particulières,  mais  à  la  sagacité  du  général 
en  chef.  C'est  dans  Mantoue  que  j'ai  pris  Malte.  »  On 
ne  sait  trop  ce  que  veut  dire  Malte  pris  dans  Man- 
toue par  sagacité;  il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  j'ai 
écrit  sous  sa  dictée  une  foule  d'instructions  pour  des 
intelligences  particulières.  Mais  Napoléon  n'a-t-il  pas 
dit  aussi  à  Sainte-Hélène,  à  un  autre  noble  compa- 
gnon de  son  exil  :  «  Malte  avait  certainement  d'im- 
menses moyens  physiques  de  résistance,  mais  aucuns 
moyens  moraux.  Les  chevaliers  ne  firent  rien  de 
honteux  :  nul  n'est  tenu  à  l'impossible.  »  Non,  mais 
ils  furent  livrés  ;  le  succès  de  la  prise  de  Malte  était 
déjà  assuré  avant  de  quitter  Toulon.  Il  vaut  mieux 
prendre  une  île  par  des  intrigues  qu'en  répandant  du 
.sang.  Plusieurs  personnes,  et  surtout  le  bailli  de 
Teignie,  les  ont  assez  dévoilées.  Les  Anglais  n'ont 
pu  dans  la  suite,  malgré  tous  leurs  efforts,  prendre 
Malte  que  par  famine. 

Le  général  en  chef  se  transporta  à  l'endroit  du 
port  où  étaient  détenus  les  Turcs,  faits  prisonniers 

(1)  Voir  le   rapport  officiel   à   la   fin   du   volume.  Il  est  curieux  de 
comparer  cette  relation  avec  la  vérité.  {Note  de  la  première  édition.) 


Dv.  M.  Di:  noiKuii'.wi:  215 

par  It's  (  hcvalicrs  de  la  reli^'ioii.  l.v>  (.h'yin'iUiiiles  ga- 
lères furent  rvaciiées.  Les  mêmes  principes  qui  al- 
laient sons  pen  de  jnnrs  faire  la  l»ase  (l(>s  proclama- 
tions de  Ijonapai'le  aux  Kii^yjuiens,  le  guidèrent  dans 
cet  acte  de  raison  et  d'humanité. 

Il  se  promena  plusieurs  fois  dans  les  jardins  du 
(irand  Maître.  Us  étaient  d'une  très  belle  tenue  et 
garnis  de  magnifiques  orangers.  Nous  nous  régalions 
avec  plaisir  de  leurs  fruits,  que  la  grande  chaleur 
nous  rendait  plus  dt'licieux  encore. 

Après  avoir  pourvu  avec  autant  d'activité  que  de 
talent  à  l'administration  et  à  la  défense  de  l'île,  le 
général  quitta,  le  19  juin,  Malte  qu'il  ne  croyait  pas 
avoir  pris  pour  les  Anglais  qui  ont  bien  mal  reconnu 
ce  service  ;  plusieurs  chevaliers  de  l'Ordre  le  suivirent 
etprirentde  l'emploi  dans  le  militaire  et  dans  le  civil. 

I/escadre  anglaise,  pendant  la  nuit  du  :2:2  juin, 
était  presque  sur  nous.  Elle  passa  à  six  lieues  environ 
de  la  flotte  française.  Nelson,  qui  avait  appris  à  Mes- 
sine la  prise  de  Malte,  le  jour  même  que  nous  quit- 
tions cette  île,  se  dirigea  tout  droit  sur  Alexandrie 
(l'Kgypie,  sans  se  jeter  dans  le  nord.  Il  regardait 
cette  ville  comme  le  but  de  notre  destination.  Pre- 
nant la  route  la  plus  courte,  forçant  de  voih^s  pour 
regagner  le  temps  perdu,  et  marchant  sans  convoi 
et  sans  embarras,  il  arriva  devant  Alexandrie,  le 
28  juin,  trois  jours  avant  la  tlotte  française,  qui  était 
cependant  partie  avant  lui  des  parages  de  Malte.  L'es- 
cadre française  s'était  dirigée  sur  Candie,  qu'elle  re- 
connut le  2o  juin,  et  ensuite  vers  le  sud,  favorisée 
par  les  vents  éthésiens  qui  sourili'nt  régulièrement 
dans  cette  saison.  Celte  marche  dilIV-rente  et  ce  dé- 
tour sauvèrent  la  Hotte  française,  qui  n'arriva  que  le 
30  juin  devant  Alexandrie. 

11. 


CHAPITRE  XXVIII 


Sentence  de  Bonaparte.  —  (^«onversations  à  bord.  —  Monge  et  Ber- 
thollet.  —  Questions  à  l'amiral  Brueys.  —  Emploi  du  temps  de 
Bonaparte.  —  Invitations  à  dîner.  —  Le  sommet  des  Alpes.  —  Sou- 
venir et  espérance.  —  Discussions.  —  Préférence  donivée  à  l'absurde. 

—  Religions.  —  Rêves. —  Joseph.  —  Impression  produite  par  la  vue 
de  la  Crète.  —  Minos  et  Jupiter.  —  La  musique  et  la  chasse.  — 
Humanité  de  lîonapnrte.  —  Un  quartier  de  bœuf.  —  Ordre  pour 
l'armée.  —  Sévérité  de  discipline.  —  Activité  de  Bonaparte.  — 
Proclamation.  —  La  relii,'iou  de  Mahomet.  —  Discipline  sévère.  — 
Reproches  injustes.  —  L'amiral  Brueys.  —  Prudence  et  cha,!,'rin  de 
l'amiral.  —  Malte.  —  Nelson.  —  La  llotle  anjjlaise  évitée.  —  Fer- 
meté de  Bonaparte.  —  Débarquement  périlleux.  —  Mauvais  temps. 

—  Le  1,'énéral  (^affarelli.  —  Bonaparte  et  sa  fortune.  —  Alexandrie 
prise  en  une  matinée.  —  Kleber  blessé.  —  Commenceuient  de  ma 
liaison  avec  Kléber.  —  Entrée  de  Bonaparte  à  Ale.vandrie.  —  Mésa- 
venture d'un  soldat.  —  Desai.x. 


Bonaparte,  étant  allé  un  jour  visiter  une  écolo,  dit 
en  sortant  aux  élèves,  dont  quelques-uns  avaient  été 
interrogés  par  lui  :  «  Jeunes  gens,  chaque  heure  de 
temps  perdu  est  une  chance  de  malheur  pour  l'ave- 
nir! »  Cette  sentence  remarquable  était  en  qui'lque 
sorte  la  règle  de  sa  conduite,  car  jamais  aucun 
homme,  peut-être,  n'a  mieux  compris  la  valeur  du 
temps  ;  aussi  peut-on  dire  que  ses  loisirs  mêmes  étaient 
encore  un  travail.  J'en  eus  la  preuve  surtout  pen- 
dant notre  traversée.  Si  l'activité  de  son  esprit  ne 
trouvait  pas  suffisamment  à  s'exercer  sur  des  choses 
positives,  il  y  suppléait,    soit  en  donnant  un   libre 


MKMOFKHS  DK  M.  DK  HOURIUKNNK  L'IT 

t'ssDi"  à  son  inuii'inaiiDn,  soit  en  écoutant  la  convcr- 
s;ition  des  hommes  instruits  attachés  à  l'exprcUtion  ; 
c;u'  Bonaparh'  sa\ait  tMoutcr,  et  c'est  poiit-rtre  li'  s<mi1 
homme  que  l'ennui  n'ait  jamais  atteint  urt  seul  ins- 
tant. Passionné  poin*  la  i^loire  de  la  France,  passionné 
pour  sa  propre  irloire,  il  y  avait  pourtant  dans  cette 
àme  si  pleine  ime  i^rande  plaee  pour  Josépliine,  qu'il 
aimait  alors  jusipi'à  l'idolâtrie,  et  dont  il  me  parlait 
presque  toujouis  dans  nos  entretiens  familiers. 

A  l)()rd  de  l'Orioit,  il  se  plaisait  à  causer  IVéquem- 
ment  avec  Monge  et  Berthollet;  ces  entretiens  rou- 
laient le  plus  hal)itnell(Mnent  sur  la  chimie,  sur  les 
mathématiques  et  la  relii^ion.  Le  général  (laffarelli, 
dont  la  conversation  nourrie  de  faits  était  en  même 
temps  vive,  spirituelle  et  gaie,  était  un  de  ceux  avec 
lesquels  il  s'entretenait  le  plus  volontiers.  Quelque 
amilii'  qu'il  ti'moignàt  à  Rerlhollet,  il  était  facile  de 
voir  qu'il  lui  préférait  Monge,  et  cela  parce  que  Monge, 
doué  d'une  imagination  ardente,  sans  avoir  précisé- 
ment des  principes  religieux,  avait  une  espèce  de 
[tropension  vers  les  idées  religieuses  qui  s'harmoniait 
avec  les  idées  de  Bonaparte.  A  ce  sujet,  Berthollet 
se  mo(]uait  quelquefois  de  son  inséparahle  Monge; 
et  d'ailleurs  rimaginalion  froide  de  Berthollet,  son 
esprit  constamment  tourné  à  l'analyse  et  aux  abs- 
tractions, penchaient  vers  un  matérialisme  qui  a  tou- 
jours souverainement  dé[)lu  au  général. 

Ouelquefois  Bonajtarte  causait  avec  l'amiral  Brueys; 
c'était  [)iesque  toujours  pour  s'instruire  des  dilfé- 
rentes  manoeuvres,  et  rien  n'étonnait  plus  l'amiral 
que  la  sagacité  de  ses  questions.  Je  me  rap[)clle  qu'un 
jour,  Bonaparte  ayant  demandé  à  Brueys  de  quelle 
manière  se  ferait  le  branle-bas  en  cas  d'attaque,  il 
déclara,  après  sa  réponse,  que  si  cette   circonstance 


248  MÉMOIRES 

arrivait  il  donnerait  des  ordres  pour  que  tout  le 
monde  jetât  ses  malles  à  la  mer. 

Bonaparte  passait  la  plus  grande  partie  de  son 
temps  dans  sa  chambre,  sur  un  lit  garni  aux  quatre 
pieds  de  petits  boulets  mobiles,  qui  lui  rendaient 
moins  sensible  le  malaise  causé  par  le  roulis,  malaise 
qu'il  éprouvait  presque  constamment.  J'étais  presque 
toujours  avec  lui  dans  sa  chambre,  à  lui  faire  la  lec- 
ture de  quelqu'un  des  ouvrages  favoris  dont  il  avait 
composé  sa  bibliothèque  de  campagne.  Souvent  aussi 
il  s'entretenait  pendant  des  heures  entières  avec  les 
capitaines  des  b.àtiments  que  l'on  hélait.  Jamais  il  ne 
manquait  de  leur  demander  d'où  ils  venaient;  quel 
était  le  lieu  de  leur  destination;  quelles  rencontres 
ils  avaient  faites  ;  quelles  mers  ils  avaient  parcourues. 
Sa  curiosité  ainsi  satisfaite,  il  les  laissait  continuer 
leur  route,  après  avoir  exigé  d'eux  la  promesse  de 
ne  rien  dire  de  la  rencontre  qu'ils  avaient  faite  de 
l'escadrt^  française. 

La  politique  de  la  France  l'occupait  fréquemment, 
et  surtout  il  se  plaisait  à  reporter  ses  regards  sur 
l'éclat  de  ses  dernières  campagnes,  cherchant  à  lire 
dans  ses  triomphes  passés  le  présage  heureux  de  ses 
triomphes  futurs. 

Tant  que  nous  fûmes  en  mer  il  se  leva  rarement 
avant  dix  heures  du  matin.  L'Orient  présentait  pres- 
que l'image  d'une  ville  dont  les  femmes  auraient  été 
exclues,  et  cette  ville  llottante  était  alors  peuplée  de 
deux  mille  habitants,  parmi  lesquels  se  trouvait  un 
grand  nombre  d'hommes  distingués;  aussi  chaque 
jour  Bonaparte  invitait-il  plusieuis  personnes  à  dîner 
avec  lui,  sans  compter  Brueys,  Berthier,  les  colonels 
et  sa  maison  ordinaire,  qui  mangeaient  toujours  à  la 
table  du  général  en  chef.  (Juand  la  beauté  du  temps 


DK  M.  DE  HOriUilKNNF,  2J9 

le  permettait,  il  montait  sur  la  galerie  (|iii,  juir  son 
•  tendue,  pn'sentait  l'aspeet  d'une  véritable  prome- 
nade. Je  me  rappelle  qu'un  jour,  m'y  promenant  avec 
lui,  nous  voguions  alors  sur  la  mer  de  Sicile,  je  crus 
voir,  par  un  beau  soleil  couchant,  le  sommet  des 
Alpes;  Bonapartt'  me  plaisanta  beaucoup  et  se  moqua 
de  moi  ;  il  appela  l'amiral  Brueys,  qui  prit  sa  lorgnette 
<'t  le  conlirma  bientôt  dans  la  vériu";  de  Cf  que  j'avais 
dit.  Les  Alpes!  A  ce  mot  je  crois  voir  encore  Bona- 
parte; je  le  vois  longtemps  immobile,  et  sortant  tout 
à  coup  de  son  extase  :  «  Non,  nous  dit-il,  je  ne  puis 
voir  sans  émotion  la  terre  de  l'Italie!  Voilà  l'Orient; 
j'y  vais.  Une  entreprise  périlleuse  m'appelle.  Ces 
monts  dominent  les  plaines  oîi  j'ai  eu  le  bonheur  de 
conduire  tant  de  fois  les  Français  à  la  victoire.  Avec 
eux  nous  vaincrons  encore.  » 

Un  des  plus  grands  plaisirs  de  Bonaparte,  pen- 
dant la  tmversi'e,  c'ét^iit,  après  le  dîner,  de  désigner 
trois  ou  quatre  personnes  pour  soutenir  une  propo- 
sition et  autant  pour  la  combattre.  Ces  discussions 
avaient  un  but  :  le  généi^al  y  trouvait  à  étudier  l'esprit 
de  ceux  qu'il  avait  intérêt  de  bien  connaître,  afin  de 
leur  confier  ensuite  les  fonctions  auxquelles  ils  mon- 
traient le  plus  d'aptitude  par  la  nature  de  leur  esprit. 
Chose  qui  ne  paraîtra  pas  singulière  à  ceux  qui  ont 
vécu  avec  Bonaparte  dans  son  intimité,  après  ces 
luttes  d'esprit  il  donnait  la  préférence  à  ceux  qui 
avaient  défendu  avec  habileté  une  proposition  ab- 
surde, sur  ceux  qui  s'étaient  faits  les  défenseurs  de 
la  raison  ;  et  ce  n'était  pas  seulement  la  supériorité 
d'esprit  qui  le  déterminait  dans  son  jugement,  car  il 
préférait  réellement  celui  qui  avait  bien  combattu  en 
faveur  de  l'absurdité,  à  celui  qui  avait  également  bien 
discuté  en   faveur  d'une  proposition   raisonnable.   II 


250  MÉMOIRES 

donnait  toujours  lui-même  le  texte  de  la  discussion  ; 
il  la  faisait  rouler  le  plus  souvent  sur  des  questions 
de  religion,  sur  les  différentes  espèces  de  gouver- 
nement, sur  la  stratégie.  Un  jour  il  demandait  si  les 
planètes  étaient  habitées  ;  un  autre  jour,  quel  était 
l'âge  du  monde  ;  puis  il  donnait  pour  objet  à  la  dis- 
cussion la  probabilité  de  la  destruction  de  notre 
globe,  soit  par  l'eau,  soit  par  le  feu  ;  enfin  la  vérité 
ou  la  fausseté  des  pressentiments  et  l'interprétation 
des  rêves.  Je  me  rappelle  que  ce  qui  donna  lieu  à 
cette  dernière  proposition  fut  le  souvenir  de  Joseph, 
dont  il  venait  de  parler,  comme  il  parlait  de  presque 
tout  ce  qui  se  rapportait  au  pays  où  nous  allions  et 
que  cet  adroit  ministre  avait  gouverné. 

Aucune  terre  ne  s'offrait  à  nos  regards  sans  que 
des  souvenirs  d'histoire  se  présentassent  à  la  mé- 
moire de  Bonaparte.  En  passant  devant  l'île  de  Can- 
die, son  imagination  s'exalta,  et  il  s'exprima  avec 
enthousiasme  sur  cette  antique  Crète  et  sur  ce  co- 
losse dont  la  renommée  fabuleuse  a  survécu  à  toutes 
les  gloires  humaines.  Il  parla  beaucoup  de  la  déca- 
dence de  l'empire  d'Orient,  qui  ressemblait  si  peu  à 
ce  que  l'histoire  nous  a  conservé  de  ces  beaux  pays 
tant  de  fois  arrosés  du  sang  des  hommes.  Les  fables 
ingénieuses  de  la  mythologie  se  présentaient  aussi  à 
sa  pensée  et  donnaient  à  ses  paroles  quelque  chose 
de  poétique  et  pour  ainsi  dire  d'inspiré.  L'aspect  du 
royaume  de  Minos  l'amenait  à  raisonner  sur  les  lois 
les  plus  propres  à  gouverner  les  hommes,  comme  le 
berceau  de  Jupiter  lui  révélait  le  besoin  d'une  reli- 
gion pour  les  peuples.  Cette  conversation  animée 
dura  jusqu'au  moment  où  les  vents  favorables  du 
nord,  qui  poussaient  les  nuages  dans  la  vallée  du 
Nil,  nous  eurent  fait  perdre  de  vue  l'île  de  Candie. 


1)1.  M.  DE  BOUKKIENNK  251 

!,i's  iinisicitMi.s  à  bord  dr  rOricnt  (loiniaiciii  (jnrl- 
(HH'fdis  (1rs  ;uil).'i(|('S,  liKlis  scilIcilKMlL  sur  rrnlicpolil. 
HniiMpartc  u'aiiiiail  pas  ciu-ort!  assez  la  miisiiinc  pour 
l'entendre  dans  son  a()partement;  on  peul,  dire  (juc 
son  i^onl  pour  cet  ait  s'est  aecru  en  raison  directe  de 
sa  [)nissanf(\  coinini;  son  goût  pour  la  chasse  n'est 
venu  qu'aprt's  son  rlévation  à  l'pjnpire;  coninie  s'il 
rùt  voulu  prouver  qu'il  y  avait  en  lui  non  seulement 
le  grnie  de  la  souveraineté  pour  commander  aux 
hommes,  mais  encore  l'instinct  de  ces  plaisirs  aristo- 
cratiques dont  la  jouissance  compte  aux  yeux  des 
peuples  parmi  les  attributs  essentiels  des  rois. 

Il  est  impossible  que,  dans  une  longue  traversée,  il 
n'arrive  pas(iuelques  accidents,  que  quelcjucs  hommes 
ne  tombent  pas  à  la  mer.  Cet  accident  arriva  plusieurs 
fois  à  bord  de  VOrienl;  c'est  alors  que  l'on  voyait 
combien  il  y  avait  d'humanité  dans  l'àme  de  l'homme, 
qui  depuis  a  été  si  prodigue  du  sang  de  ses  semblables 
sur  les  champs  de  bataille,  et  qui  devait  en  verser  des 
flots  dans  cette  Egypte  même  où  nous  allions.  Dès 
qu'un  homme  tombait  à  la  mer,  le  général  en  chef 
n'avait  de  repos  que  lorsqu'il  était  sauvé.  Il  faisait 
sur-le-champ  mettre  le  bâtiment  en  panne,  témoignait 
la  plus  vive  inquiétude  jusqu'à  ce  que  le  malheureux 
fût  repris,  et  il  m'ordonnait  de  récompenser  large- 
ment les  personnes  qui  s'étaient  dévouées  pour  le 
salut  de  l'homme  tombé  à  la  mer;  lorsque  parmi  elles 
se  trouvait  un  matelot  qui,  pour  quelque  faute  de  ser- 
vice, avait  encouru  une  punition,  il  l'en  exemptait  et 
lui  faisait  encore  donner  de  l'argent.  .le  me  rappelle 
que,  pendant  une  nuit  obscure,  on  entendit  le  bruit 
que  fait  la  chute  d'un  homme  dans  la  mer;  Bonaparte 
donna  immédiatement  l'ordre  de  rester  en  panne, 
jusqu'à  ce  que  l'on  eût  arraché  la  victime  présumée  a 


252  MEMOIRES 

une  mort  certaine.  On  s'empresse  de  toutes  parts,  on 
multiplie  les  perquisitions,  et  l'on  parvient  enfin  à 
repêcher...  quoi?...  la  victime  était  un  quartier  de 
bœuf  qui  s'était  détaché  du  magasin  aux  provisions. 
Que  fit  Bonaparte?  Il  m'ordonna  de  récompenser 
encore  plus  généreusement  que  de  coutume  les  mate- 
lots qui  s'étaient  dévoués  dans  cette  circonstance,  me 
disant:  «  Ce  pouvait  être  un  homme,  et  ces  braves  gens 
n'en  ont  pas  moins  montré  de  zèle  et  de  courage.  » 
Après  trente  années,  toutes  ces  choses  sont  aussi 
présentes  à  mon  esprit  que  si  elles  venaient  de  se 
passer  tout  à  l'heure.  Telle  était  la  manière  dont 
Bonaparte  employait  son  temps  à  bord  de  V  Orient 
pendant  la  traversée.  Ce  fut  alors  qu'il  me  dicta  la 
fameuse  proclamation  et  l'ordre  que  l'on  va  lire. 

Bonaparte,  membre  de  VInstiiut  national,  gétiéral  en  chef, 
au  quartier  général,  à  bord  de  l'Orienl,  le  4  messidor 
an   VI  {22  juin  1798). 

Soldats, 

Vous  allez  entreprendre  une  conqucHe  dont  les  effets  sur  la 
civilisation  et  le  coninfierce  du  monde  sont  incalculables. 

Vous  porterez  à  l'Angleterre  le  coup  le  plus  sur  et  le  plus 
sensible,  en  attendant  que  vous  puissiez  lui  donner  le  coup  de 
mort. 

Nous  forons  (juclques  marches  fatigantes;  nous  livrerons  plu- 
sieurs combats  ;  nous  réussirons  dans  toutes  nos  entreprises,  les 
destins  sont  pour  nous. 

Les  beys  mameluks  qui  favorisent  exclusivement  le  commerce 
anglais,  qui  ont  couvert  d'avanies  nos  négociants  et  qui  tyran- 
nisent les  malheureux  habitants  du  Nil,  quelques  jours  après 
notre  arrivée  n'existeront  plus. 

Les  peuples  avec  lesquels  nous  allons  vivre  sont  mahométans; 
leur  jtremier  article  de  foi  est  celui-ci  :  «  Il  n'y  a  pas  d'autre 
Dieu  que  Dieu,  et  Mahomet  est  son  prophète.  »  Ne  les  con- 
tredisez pas  ;  agissez  avec  eux  comme  nous  avons  agi  avec  les 
juifs,  avec  les  Italiens  ;  ayez  des  égards  pour  leurs  muftis  et 


DE  M.  L)H  nOURRIENNE  253 

leurs  imans,  comme  vous  en  avez  eu  pour  les  ral)bins  et  l(>s 
évt"'tiues. 

Ayez  ])OHi'  les  cérônioiiios  ([uo  proscrit  l'Alcoran,  [loiir  les 
inos(iuées,  la  mi^me  toit'ranco  qiio  vous  avez  eue  pour  les  cou- 
vents, pour  les  synago^;llt^>,  pour  la  rolifrion  de  Moïse  et  de 
Jt^sus-Christ. 

Les  lésions  romaines  protégeaient  tontes  les  religions.  Vous 
trouverez  ici  des  usages  difïérents  de  ceux  de  l'Europe  :  il  faut 
vous  y  accoutumer. 

L(!S  peuples  chez  lesquels  nous  allons  entrer  traitent  les 
femmes  différtMiiment  que  nous;  mais  dans  tous  les  pays  celui 
qui  viole  est  un  monstre. 

Le  pillage  n'enrichit  qu'un  petit  nombre  d'hommes,  il  nous 
déshonore,  il  détruit  nos  ressources,  il  nous  rend  eimemis  des 
peuples  qu'il  est  de  notre  intérêt  d'avoir  pour  amis. 

La  première  ville  que  nous  allons  rencontrer  a  été  bâtie  par 
Alexandre  ;  nous  trouverons  à  clia(iue  pas  de  grands  souvenirs 
dignes  d'exciter  l'émulation  des  Français. 

Bonaparte. 

Au  quartier  général,  à  boni  de  F  Orient,  le  3  messidor 
an  VI  de  la  Képublique  française. 

Bonaparte,  membre  de  l'Institut  national,  général  en  chef, 
ordonne  : 

Art.  ^«^  Tout  individu  de  l'armée  qui  aura  pillé  ou  violé  sera 
fusillé. 

2.  Tout  individu  de  l'armée  qui,  de  son  chef,  mettra  des 
contributions  sur  les  villes,  villages  et  sur  les  individus,  ou 
commettra  des  extorsions  de  quelque  genre  que  ce  soit,  sera 
fusillé. 

3.  Lorsque  les  individus  d'une  division  auront  commis  des 
désordres  dans  une  contrée,  la  division  entière  en  sera  res- 
ponsable. Si  les  coupables  sont  connus,  le  général  de  division 
préviendra,  à  l'ordre,  que  l'on  ait  à  les  lui  faire  connaître  et, 
s'ils  restent  inconnus,  il  sera  retenu,  sur  le  prêt  de  la  division, 
la  somme  nécessaire  pour  indemniser  les  habitants  de  la  perte 
qu'ils  auront  soufferte. 

4.  Lorsque  des  individus  d'un  corps  auront  commis  du  dé- 
sordre dans  une  contrée,  le  corps  entier  en  sera  responsable  : 
si  le  chef  a  connaissance  des  coupables,  il  les  dénoncera  au 

I.  15 


254  MÉMOIRES 

général  de  division  qui  les  fera  fusiller;  s'ils  sont  inconnus,  le 
chef  fera  battre  à  l'ordre  pour  qu'on  les  lui  fasse  connaître  ;  et 
s'ils  continuent  à  être  inconnus,  il  sera  retenu,  sur  le  prêt  du 
corps,  la  somme  nécessaire  pour  indemniser  les  habitants  de  la 
perle  qu'ils  auront  soufferte. 

5.  Aucun  individu  de  l'ai-mée  n'est  autorisé  à  faire  des  récpii- 
silions,  ni  lever  des  contributions,  sans  être  muni  d'une  instruc- 
tion du  commissaire  ordonnateur  en  chef,  en  consé(pience  d'un 
ordre  du  général  en  chef. 

C.  Dans  le  cas  d'urgence,  comme  il  arrive  souvent  à  la  guerre, 
si  le  général  en  chef  et  le  commissaire  ordonnateur  se  trouvaient 
éloignés  d'une  division',  le  général  de  division  pourra  autoriser 
le  commissaire  des  guerres  à  faire  des  réquisitions  d'urgence. 

Le  général  de  division  enverra  sur-le-champ  copie  au  général 
en  chef  de  l'autorisation  qu'il  aura  donnée,  et  le  commissaire 
dos  guerres  enverra  une  copie  au  commissaire  ordonnateur  en 
chef,  des  objets  qu'il  aura  recpiis. 

7.  11  ne  pourra  être  requis  que  des  choses  nécessain.'S  aux  sol- 
dats, aux  hôpitaux,  aux  transports  et  à  l'artillerie. 

8.  Une  fois  la  réquisition  frappée,  les  objets  requis  doivent 
être  ronds  aux  agents  des  différentes  administrations,  qui  doi- 
vent en  donner  des  reçus  et  en  recevoir  de  ceux  à  qui  ils  les 
distribueront,  afin  d'avoir  leur  comptabilité  en  matières  en  règle; 
ainsi,  dans  aucun  cas,  les  ofHciers  et  soldats  ne  doivent  rece- 
voir dii'ectement  des  objets  requis. 

9.  Tout  l'argent  et  matières  d'or  ou  d'argent  provenant  des 
réquisitions,  des  contributions  et  de  tout  autre  événement,  doi- 
vent, sous  douze  heures,  se  trouver  dans  la  caisse  du  payeur  de 
la  division;  et,  dans  le  cas  que  celui-ci  serait  éloigné,  il  sera 
versé  dans  la  caisse  du  quartier-maître  du  corps. 

10.  Dans  les  places  où  il  y  aura  un  commandant,  aucune 
réquisition  ne  pourra  être  faite  sans  qu'auparavant  le  commis- 
saire des  guerres  n'ait  fait  connaître  au  conmiandant  de  biplace 
en  vertu  de  quel  ordi'e  celte  roipiisition  est  frapjjée;  le  comman- 
dant de  la  place  devra  sur-le-champ  en  instruire  Télat-major 
général. 

H.  Ceux  qui  contreviendraient  aux  articles  5,  (i,  7,  8,  9  et  10, 
seront  destitués  et  condamnés  à  deux  années  de  fers. 

12.  Le  général  en  chef  ordonne  au  générai  chef  de  l'clat- 
major,  aux  généraux  de  division,  au  commissaire  ordonnateur 
en  chef,  de  tenir  la  main  à  l'exécution  du  présent  ordre,  son 


DK  M.  DK  HOL  KlUENNE  2r)5 

intention  n'étant  pas  que  les  fonds  do  l'armée  deviennent  le 
prolit  de  quelques  individus  :  ils  doivfnl  tourner  à  l'avanlajj^e  de 

tous,  BoNAl>ARTK. 


Ki.  jt'.  dois  j)];i(rr  niie  ivlk-xioii  n'iativenn'til  ;'i  l;i 
|iroclamati((!î  (ino  l'on  a  lue  et  à  (jti('l(|iies  miiHts  (iiir 
jinteiralerai  dans  mon  ivcit  selon  l'ordi'o  des  temps. 
On  s'est  plu  à  y  l'elever  les  [lassagcs  qui  semMeiit 
tontraires  aux  docf fines  du  christianisme;  il  faut  èti'e 
hien  toiifmeiitt'  par  le  iiiaii\ais  i^t-nie  de  l'interpi-éta- 
lion.  De  (iiioi  était-il  qtiestion'?  iJ'enli'er  en  Egypte. 
Or,  qu'y  etjt-il  eu  de  plus  absurde  qtie  de  se  présenter 
la  ci'oiv  dans  une  main,  le  glaive  de  la  persécniion 
dans  l'autre,  et  en  proférant  des  menaces  contre  l'isla- 
misme? La  politicpie,  le  simple  bon  sens  commandaient 
de  parler  avec  beaucoup  de  ménagements  de  la  reli- 
gion des  habitants;  ne  pas  la  respecter  eût  été'  une 
faute  impardonnable  :  des  concpiérants  l'ont  commise 
quelquefois,  mais  le  ti-mps  des  révolutions  religieuses 
est  passe.  Les  proclamations  de  Honaparte  entrent  un 
heureux  elïet. 

Pendant  la  iraversé-e,  surtout  entre  Malte  et  Alexan- 
drie, je  causais  souvent  avec  le  brave  et  malheureux 
amiral  Brueys.  Les  renseignements  quï  nous  parve- 
naient de  temps  en  temps  augmentaient  ses  inquié- 
tudes. J'avais  eu  le  bonheur  de  gagner  la  confiance  de 
cet  homtiie  excellent  et  d'une  amitié  si  siîre.  11  se 
plaignait  amèrement  de  l'organisation  de  la  Hotte,  de 
l'encombrement  des  vaisseaux  et  des  frégates  et  sur- 
tout de  rOrient,  du  grand  nombre  de  transports,  du 
mauvais  arinetneut  des  vaisseaux,  de  la  faiblesse  des 
équipages.  11  m'assura  qu'il  f.dlaii  Iden  du  courage 
pour  se  charger  de  la  eondiiiie  d'une  Hotte  si  mal 
é(iuipée,  el  il  me  déclara  plusieurs  fois  que,  dans  le 


256  MÉMOIRES 

cas  d'une  rencontre  avec  l'ennemi,  il  ne  répondait  de 
rien.  Les  mouvements  à  bord  seraient  d'une  exécution 
difficile.  L'encombrement  des  bi'itiments,  et  l'immense 
quantité  d'effets  civils  et  militaires  que  l'on  emportait 
et  (jue  cbacun  voudrait  sauver,  ralentiraient  et  gêne- 
raient les  manœuvres.  Eu  cas  d'attacjue,  ajoutait 
Brueys,  même  par  une  escadre  inférieure,  le  trouble  et 
le  désordre  parmi  un  si  grand  nombre  de  personnes 
amèneraient  une  inévitable  catastrophe.  Enfin,  si  les 
Anglais  paraissaient  avec  dix  vaisseaux  seulement, 
l'amiral  ne  pouvait  garantir  aucune  chance  heureuse. 
H  regardait  une  victoire  comme  une  chose  impossible, 
et  même  avec  une  victoire  que  deviendrait  l'expédi- 
tion? «  Dieu  veuille,  disait-il  en  soupirant,  que  nous 
passions  sans  rencontrer  les  Anglais.  »  Il  semblait  pré- 
voir ce  qui  devait  lui  arriver,  non  pas  en  pleine  mer, 
mais  dans  une  position  qu'il  regardait  comme  bien 
plus  favorable  à  sa  défense. 

L'expédition  arriva,  le  1"  juillet  au  matin,  devant 
la  côte  d'Afrique,  et  la  colonne  de  Septime-Sévère 
nous  annonça  la  ville  d'Alexandrie.  Notre  situation  et 
la  disposition  de  nos  esprits  ne  nous  permettaient 
guère  de  voir  dans  ce  point  éloigné  la  ville  des  Pto- 
lémée  et  des  César,  avec  son  double  port,  son  phare 
et  les  gigantesques  monuments  de  son  ancienne  gran- 
deur. Il  s'en  fallait  de  beaucoup  que  notre  imagination 
fût  montée  sur  ce  ton. 

L'amiral  Brueys  s'était  fait  précéder  par  la  frégate 
la  Jiinon,  qui  était  allée  prendre  M.  Magallon  neveu, 
consul  de  France.  11  était  près  de  quatre  heures  quand 
il  arriva,  et  la  mer  était  très  houleuse.  Il  annonça  au 
général  en  chef  que  Nelson  avait  été  devant  Alexan- 
drie le  28  juin.  Il  avait  sur-le-champ  détaché  un  brick 
pour  avoir  des  nouvelles  de  l'agent  anglais.  Au  retour 


DE  M.  DE  BOURRIENNE  l'57 

de  ce  brick,  Nelson  avait  iininr'dialcmcnl  dirii,^!'  son 
escadre  vers  le  nord-est.  Sans  le  n^lard  que  nous 
causa  le  convoi  de  Civita-Vecchia,  nous  nous  serions 
trouvés  en  même  temps  que  Nelson  dans  ces  parages. 
Plus  on  a  vu,  plus  on  a  pris  part  aux  événements, 
plus  on  est  convaincu  que  les  pelilt^s  causes  donnent 
des  résultats,  soit  heureux  soit  malheureux,  auxquels 
la  sagesse  humaine  reste  tout  à  fait  étrangère. 

11  paraît  (|ue  Nelson  nous  croyait  déjà  devant 
Alexandrie  lorsqu'il  y  arriva.  Il  se  fondait  avec  raison 
sur  ce  que  nous  avions  quitté  Malte  le  19  juin,  tandis 
qu'il  n'avait  quitté  Messine  que  le  21.  Ne  nous  trou- 
vant pas,  et  convaincu  (jue  nous  devions  y  être,  si 
telle  avait  été  notre  destination,  il  quitta  ces  bords  et 
se  dirigea  sur  Alexandrette  de  Syrie,  où  il  pensa  que 
nous  avions  été  efîectuer  notre  débarquement  pour 
aller  en  Asie.  Cette  erreur  sauva  une  seconde  luis 
l'expédition. 

Bonaparte,  frappé  et  convaincu,  comme  on  le  pense 
bien,  par  les  détails  que  lui  donna  le  consul  français, 
et  qu'il  se  fit  plusieurs  fois  répéter,  prit  la  résolution 
de  débarquer  immédiatement.  L'amiral  Rrueys  lui  re- 
présenta les  diftieultés  et  les  dangers  du  débanjuc- 
ment,  la  violence  des  vagues,  la  distance  de  la  côte  (1), 
une  côte  garnie  de  récifs,  la  nuit  qui  s'avançait;  l'igno- 
rance compfète  des  points  propres  au  débarquement. 
L'amiral  lui  représenta  qu'il  fallait  attendre  au  lende- 
main matin,  c'est-à-dire  à  peu  près  douze  heures; 
que  Nelson  ne  pouvait  être,  avant  plusieurs  jours,  de 
retour  de  sa  pointe  en  Syrie.  Honaparte  écoutait  ces 
représentations  avec  impatience  et  humeur.  11  répondit 

(1)  Il  y  avait  près  de  trois  lieues,  et  nous  ne  mouillâmes  pas  dans 
la  rade  d'Aboiikir,  rommc  le  suppose  NValtcr  Scott.  {Note  de  la  pre- 
mière édition.) 


258  MÉMOIRES 

brusquement  :  «  Amiral,  nous  n'avons  pas  de  temps  à 
perdre,  la  fortune  ne  me  donne  que  trois  jours;  si  je 
n'en  profite  pas,  nous  sommes  perdus.  »  Il  comptait 
beaucoup  sur  la  fortune.  Cette  cbimcriquc  idée  a  cons- 
tamment influé  sur  ses  résolutions. 

Le  général  Bonaparte  ayant  le  commandement  des 
armées  de  terre  et  de  mer,  l'amiral  dut  céder  à  sa 
volonté. 

J'atteste  ces  faits  passés  en  ma  présence  et  dont 
aucun  détail  ne  pouvait  m 'échapper.  Il  est  faux,  très 
faux,  que  ce  soit  à  l'occasion  d'une  voile  que  l'on  pré- 
tend avoir  été  signalée,  et  que  pour  mon^compte  je 
n'ai  pas  vue,  qu'il  s'est  écrié  :  «  Fortune  m'abandon- 
neras-tu? Je  nete  demande  que  cinq  jours!  »  Comment 
le  général  Berthier,  qui  a  écrit  par  son  ordre  et  presque 
sous  sa  dictée,  sa  relation  officielle  de  l'expédition 
d'Egypte,  aurait-il  oublié  un  fait  semblable  (1)?  Et 
l'amiral  Brueys  n'en  aurait-il  pas  parlé  dans  ses 
lettres  au  ministre  de  la  Marine?  Pendant  tout  le 
temps  que  j'ai  été  auprès  de  Bonaparte,  je  l'ai  très 
souvent  entendu  parler  de  sa  fortune,  mais  jamais  je 
ne  l'ai  entendu  adresser  des  prières  à  la  fortune.  Ran- 
geons cela  avec  tant  d'autres  historiettes  du  même 
genre.  La  frégate  la  Justice  était  très  connue,  elle 
nous  avait  rejoint  à  Candie  ;  et  que  pouvait  d'ailleurs 
une  seule  frégate  contre  une  escadre  de  quatorze  vais- 
seaux ? 

(1)  Voici  comment  Napoléon  rappelle  ce  fait  dans  ses  Diclées  à 
Sainte-Hélène  :  «  ...  La  mer  était  grosse;  les  soldats  épronvcrent 
beaucoup  de  difficulté  à  entrer  dans  les  chaloupes  et  à  traverser  les 
rocliers  qui  ferment  la  rade  d'Alexandrie  et  qui  se  trouvent  en  avant 
de  la  plage  où  s'opérait  le  débarquement.  Dix-neuf  hommes  se  noyè- 
rent. L'amiral  donna  la  main  au  ijénéral  en  chef  pour  l'aider  à  des- 
cendre dans  son  canot,  et,  le  voyant  s'éloigner,  il  s'écria  :  «  Ma  forluuc 
m'abandonne...  »  —  V.  la  lettre  de  Bonaparte  au  Directoire,  page  300. 
(D.  L.) 


DE  M.  DE  norRRIENNK  259 

I/aniiral  Briicys  iik^  |)rif  à  part,  pour  mn  rommu- 
iiicjucr  ses  craintifs  qui  potlaiciii  piiiK-ipalrmcnl  sm-  |i' 
içéniTal  011  ihif.  dont  il  croyait  avoir  la  responsabilil»'. 
Sur  le  refus  quojt»  lui  lis  de  ivuouveliT  ses  observa- 
tions, pano  qut' je  connaissais  trop  bien  la  ft'i'meté  de 
Honaparte,  et  que  d'ailleurs  je  partageais  son  opinion, 
Bruoys  donna  avec  douleui-  le  signal  gcm'Tal  du  di'bar- 
quenient. 

L'embarquement  des  troiq)es  dans  les  chaloupes  se 
fit  avec  beaucoup  de  difficultés  et  de  dangers.  La  mer 
était  violt'mment  agitée,  il  fallait  se  laisser  glisser  le 
long  du  vaisseau  avec  une  corde,  et  y  rester  suspendu 
jusqu'à  ce  que  la  vague  remontât  la  chaloupe  qu'elle 
venait  de  faire  descendre.  Nous  reçûmes  dans  nos  bras 
le  gt''néral  Caffart^lti,  que  sa  jambe  de  l)ois  empêcha  de 
saisir  la  chaloupe  au  moinent  df  son  ascension. 

Ce  fut  dans  la  nuit  du  1"  au  2  juillet,  à  une  heure 
du  matin,  que  l'on  initie  pied  sur  la  terre  d'Egypte, 
au  Marabout,  à  trois  lieues  ouest  d'Alexandrie.  On  eut 
à  regretter  la  perte  de  quelques  embarcations;  mais 
tout  avait  fait  craindre  de  plus  grands  malheurs. 

Le  général  en  chef  se  porta  la  nuit  même,  à  trois 
heures  du  matin,  sur  Alexandrie  avec  les  divisions 
Klfber,  Bon  et  Morand  (l).  Les  Arabes  Bédouins,  qui 
voltigeaient  sur  notre  côté  droit  et  sur  nos  derrières, 
nous  enlevèrent  les  traînards  et  ceux  qui  s'écartaient 
des  corps. 

Arrivé  à  une  portée  de  fusil  d'Alexandrie,  on  esca- 
lada les  reiuparts,  et  la  valein*  française  triompha 
bientôt  de  tous  les  obstacles. 


(1)  r,'ost  cloniuint  romnio  lioiinieiine,  inii  oepemlant  était  sur  les 
lieux,  fait  de  ((.iiifusiiMi;  ce  n'est  pas  Morainl  ijiii  était  avec  Kleber  et 
Bon,  c'était  Menou.  Menoii  débarqua  le  premier  a  la  tète  de  sa  divi- 
sion pp.s  du  Marabout.  (D.  L.) 


260  MÉMOIRES 

Le  premier  sang  que  j'ai  vu  couler  à  la  guerre,  est 
celui  du  général  Rleber;  il  fut  atteint  d'une  balle  à  la 
tète,  non  pas  en  escaladant  la  muraille,  mais  en  com- 
mandant l'attaque.  Kleber  s'exposait  toujours  aux  pre- 
miers coups;  on  pouvait  le  surnommer  le  brave  des 
braves.  Il  vint  à  la  colonne  de  Pompée,  où  plusieurs 
personnes  de  l'état-major  étaient  réunies  et  d'où  le 
général  en  chef  surveillait  l'attaque.  C'était  la  première 
fois  que  je  parlais  à  Kleber  et  c'est  de  ce  jour  que  com- 
mença notre  liaison.  J'eus  le  bonheur  de  contribuer 
un  peu  aux  secours  qui  lui  étaient  nécessaires  et  que 
le  lieu  où  nous  nous  trouvions  rendait  peu  faciles.  Je 
le  dis  avec  peine  :  les  sentiments  que  j'éprouvais  alors 
s'affaiblirent  bientôt;  l'égoïsme  remplaça  promptc- 
ment  ces  dispositions  bienveillantes  pour  le  malheur 
qui  sont  un  heureux  attribut  de  la  jeunesse. 

On  a  voulu  faire  de  la  prise  d'Alexandrie,  qui  suc- 
comba au  bout  de  quelques  heures,  un  grand  fait 
d'armes.  Le  général  en  chef  écrivait  lui-même  que 
cette  ville  avait  été  prise  après  quelques  fusillades  ; 
des  murailles  mal  armées  furent  bientôt  escaladées. 
Alexandrie  ne  fut  point  livrée  au  pillage,  comme  on 
l'a  dit  et  répété.  C'eût  été  bien  maladroitement  débuter 
dans  la  conquête  de  l'Egypte,  qui  n'avait  point  de 
places  fortes  qu'il  fallût  intimider  par  un  grand 
exemple.  Bonaparte  pouvait-il  li\rcr  à  la  mort  les 
habitants  d'une  ville,  auxquels  il  manifestait  la  vo- 
lonté de  les  soustraire  au  joug  des  Mameluks?  Bona- 
parte signala  au  contraire  son  entrée  dans  Alexandrie 
par  des  actes  de  douceur  et  de  générosité.  Berthier, 
dans  sa  relation  officielle,  dit  à  cet  égard  l'exacte  vérité. 
Bonaparte  entra  dans  la  ville,  avec  quelques  per- 
sonnes, par  une  ruelle  qui  permettait  à  peine  à  deux 
hommes  de  passer  de  front.  J'étais  avec  lui.  Nous 


ni-:  M   im:  bourrienne  201 

fùmos  aiTt'ti'S  par  dos  coups  do  fusil,  (pic  liraient  d'une 
IVnrtre  basse  un  homme  et  une  femmi^;  plusieurs  fuis 
ils  recommencèrent  leur  feu.  Les  guides,  qui  précé- 
daient leur  îjénéral,  lirent  sur  cette  chambre  un  feu 
soutenu;  l'homme  et  la  femme  tombèrent  sous  leurs 
coups  et  nous  passâmes  en  sûreté,  car  la  ville  s'était 
rendue. 

On  traita,  le  lendemain,  avec  les  Arabes,  pour  la 
délivi-ance  des  hommes  qu'ils  avaient  enlevés  la  veille; 
on  les  racheta  pour  une  centaine  de  piastres  :  un 
d'entre  eux,  qui  se  distinguait  des  autres  par  ses  ma- 
nières, fut  mandé  par  le  gént'ral  en  chef,  qui  désirait 
en  obtenir  quebjues  renseignements  sur  ces  hordes 
demi-sauvages.  A  la  première  question,  comment  il 
a\ait  été  traité,  cet  homme  fondit  en  larmes  :  «  Pour- 
quoi pleures-tu?  »  Il  fit  entendre  en  sanglotant  qu'il 
avait  éprouvé  le  traitement  si  commun  dans  l'Orient. 
«  Grand  benêt,  te  voilà  bien  malade!  no  voilà-t-il  pas 
une  grande  affaire?  Tu  as  payé  ton  iuqtrudence;  il 
fallait  rester  avec  ton  corps.  Remercie  le  Ciel  d'en  être 
quitte  à  si  bon  marché.  Allons,  ne  pleure  plus  et 
réponds-moi.  »  Le  [)eu  d'heures  qu'il  avait  passées  avec 
les  Arabes  et  la  conduite  qu'ils  tinrent  envers  lui 
l'avaient  empêché  de  faire  la  moindre  observation.  On 
n'en  put  rien  tirer. 

Bonaparte  employa  les  si\  jouis  qu'il  resta  à  Alexan- 
drie à  organiser  la  ville  et  la  [)i'0vince  avec  cette  acti- 
\ité  et  ce  talent  supérieur  que  je  ne  pouvais  jamais 
assez  admirer,  el  à  arrêter  la  marche  de  l'armée  au 
travers  de  la  |(rovince  du  Bah\reh.  Il  envoya  Desaix 
avec  quatre  mille  cinq  cents  hommes  et  soixante  che- 
vaux, à  El-Beydah,  sur  la  route  de  Damanhour.  Ce  fut 
lui  que  les  [)rivaiions  et  les  souffrances  atteignirent 
le  premier.  Son  grand  caractère,  son  dévouement  à 

15. 


262  MEMOIRES  DE  M.  DE  BOURRIENNE 

Bonaparte,  semblaient  prêts  à  fléchir  un  moment  de- 
vant les  obstacles.  Dès  le  15  juillet  il  écrivait  du 
Bahyreh  :  «  De  grâce,  ne  nous  laissez  pas  dans  cette 
position.  La  troupe  se  décourage  et  murmure.  Faites- 
nous  avancer  ou  reculer  à  toutes  jambes  :  les  villages 
ne  sont  que  des  huttes  absolument  sans  ressources.  » 
Dans  ces  immenses  plaines  brûlées  par  les  rayons 
directs  de  l'ardent  soleil  des  tropiques,  on  se  dispute 
l'eau,  partout  ailleurs  si  commune;  on  cache  à  la 
recherche  du  \oyageur  les  puits  et  les  sources,  ces 
trésors  secrets  du  désert,  et,  souvent,  après  des 
marches  étouffantes,  on  ne  trouve,  [)our  "satisfaire 
l'impérieux  besoin  de  la  soif,  que  des  eaux  rebutantes 
par  leur  goût  sauraàtre. 


CHAPITRE    XXIX 


L'ancienne  et  la  moderne  Alexandrie.  —  Avertissement  du  général  en 
chef  aux  autorités.  —  Lettre  au  Directoire.  —  Singuliers  effets  de 
miraire.  —  Escarmouches  des  .\rabe.«.  —  Erreur  funeste.  —  Les 
Pyramides.  —  Desaix  à  l'avant-^'ardc.  —  Pauvreté  d'un  riche.  — 
Combat  sous  la  fenêtre  du  jfénéral.  —  L'aide  de  camp  Croizier.  — 
Dureté  du  général.  —  Désespoir  de  l'aide  de  camp.  —  Le  brave 
Ferrée.  —  Je  me  sépare  du  général.  —  Flottille  sur  le  Nil.  —  Mi- 
sère et  dangers.  —  Marche  de  Bonaparte  au  midi.  —  Spectacle 
horrible.  —  Dataillc  de  Chebreïs.  —  Défaites  des  .Mameluks.  —  Je 
rejoins  le  général. —  Bonne  humeur  de  Bonaparte.  —  Lettre  à  Louis 
Bonaparte. 


UiielledilTérence  entre  la  ville  d'Alexandrie,  telle  que 
l'histoire  nous  la  représente,  et  la  triste  Alexandrie 
moderne!  Où  se  pressaient  jadis  neuf  cent  mille  habi- 
tants, on  en  comptait  à  peine  six  mille.  Nous  trou- 
vâmes cette  ville,  autrefois  si  magnilique,  sans  forti- 
lications  et  pour  ainsi  dire  sans  monuments;  on  voit 
seulement  quelques  colonnes  arrachées  aux  ruines  de 
la  ville  antique  et  em{>loyées  avec  mauvais  goût  dans 
des  constructions  modernes.  Le  quai  du  Port-Vieux 
n'est  lui-même  composé  que  de  débris  de  colonnes  de 
granit  et  de  marbre.  Deux  monuments  seuls  nous 
aj)pariirent  entiers  et  debout  :  la  colonne  de  Pompée 
et  l'obélisque  de  Cléopàtre,  mais  à  peine  quelques  ves- 
tiges du  temps  des  Césars,  et  rien  du  tombeau 
d'Alexandre. 

Avant  de  prendre  possession  de  la  terre  d'Egypte, 


264  MÉMOIRES 

Bonaparte  avait  écrit  le  12  messidor  au  Pacha  d'Egypte, 
et  le  lendemain  au  commandant  de  la  caravelle,  en 
date  du  13  messidor,  à  bord  de  V  Orient,  les  deux 
lettres  que  l'on  va  lire  : 

Au  quartier  général,  à  bord  de  l'Orient,  12  messidor 
an  VI  de  la  République  française. 

Bonaparte  y  général  en  chef,  au  Pacha  d'Egypte. 

Le  Directoire  exécutif  de  la  République  française  s'est 
adressé  plusieurs  fois  à  la  Sublime  Porte,  pour  demander  le 
châtiment  des  beys  d'Egypte  qui  accablaient  d'avanies  les  com- 
merçants français. 

Mais  la  Sublime  Porte  a  déclaré  ipie  les  beys,  gens  capricieux 
et  avides,  n'écoutaient  pas  les  principes  de  la  justice,  et  que  non 
seulement  elle  n'autorisait  pas  les  insultes  qu'ils  faisaient  à  ses 
bons  et  anciens  amis,  les  Français;  mais  que  même  elle  leur 
ôtait  sa  protection. 

La  République  française  s'est  décidée  à  envoyer  une  puissante 
armée  pour  mettre  fin  aux  brigandages  des  beys  d'Egypte,  ainsi 
qu'elle  a  été  obligée  de  le  faire,  plusieurs  fois  dans  ce  siècle, 
contre  les  beys  de  Tunis  et  d'Alger. 

Toi,  qui  devrais  être  le  maître  des  beys,  et  que  cependant  ils 
tiennent  au  Caire  sans  autorité  et  sans  pouvoir,  tu  dois  voir  mon 
arrivée  avec  plaisir. 

Tu  es  sans  doute  déjà  instruit  que  je  ne  viens  point  pour  rien 
/aire  contre  l'Alcoran  ni  contre  le  Sultan  ;  lu  sais  que  la  nation 
française  est  la  seule  et  unique  alliée  qu'ait,  en  Europe,  le 
Sultan. 

Viens  donc  à  ma  rencontre,  et  maudis  avec  moi  la  race  impie 
des  beys.  Bonaparte. 

Il  me  dicta  en  arrivant  à  Alexandrie  la  proclama- 
tion que  voici  : 


DE  M.  DE  nOrivHlKNNE  265 


A  Alexandrie,  le  il  messidor  an  VI  répiiMicaiii,  le      du 
mois  de  muharrem,  l'an  de  riié;;ire  lil.")  (I). 

Bonaparte,  membre  de  l'InslUitl  national,  général  en  chef 
(le  l'armée  française. 

Depuis  assez  longtemps,  les  bcys  qui  gouvernent  l'Égyple, 
insultent  à  la  nation  française  et  couvrent  ses  négociants  d'ava- 
nies; l'heure  du  cii<\tiinent  est  arrivée. 

Depuis  longtemps  ces  ramassis  d'esclaves,  achetés  dans  le 
Caucase  et  dans  la  Géorgie,  tyrannisent  la  plus  belle  partie  du 
monde;  mais  Dieu,  de  qui  dépend  tout,  a  ordonné  que  leur 
empire  linit. 

Peuple  de  l'Égyple,  on  dira  que  je  viens  pour  détruire  votre 
religion;  ne  le  croyez  pas!  répondez  que  je  viens  vous  restituer 
vos  droits,  punir  les  usurpateurs,  et  que  je  respecte,  plus  que  les 
Mameluks,  Dieu,  son  prophète  et  l'Alcoran.  Dites-leur  que  tous 
les  hommes  sont  égaux  devant  Dieu;  la  sagesse,  les  talents  et 
les  vertus  mettent  seuls  de  la  diflcrence  entre  eux.  Or,  quelle 
sagesse,  quels  talents,  quelles  vertus  distinguent  les  Mameluks, 
pour  qu'ils  aient  exclusivement  tout  ce  qui  rend  la  vie  aimable 
et  douce  (  i)  ? 

Si  l'Égyple  est  leur  ferme,  qu'ils  monlrcul  le  bail  que  Dieu 
leur  en  a  fait.  Mais  Dieu  est  juste  et  miséricordieux  pour  le 
peuple. 

Tous  les  Égyptiens  seront  appelés  à  gérer  toutes  les  places  ; 
les  plus  sages,  les  plus  instruits,  les  plus  vertueux,  gouverne- 
ront, et  le  peuple  sera  heureux. 

Il  y  avait  jadis  parmi  vous  de  grandes  villes,  de  grands 
canaux,  un  grand  commerce;  qui  a  tout  détruit,  si  ce  n'est 
l'avarice,  les  injustices  et  la  tyrannie  des  Mameluks? 

Cadis,  cheiks,  imans,  tchorbadjis,  dites  au  peuple  que  nous 
sommes  amis  des  vrais  musulmans.  N'est-ce  pas  nous  qui  avons 
détruit  le  Pape,  qui  disait  qu'il  fallait  faire  la  guerre  aux  mu- 

(I  D'après  le  texte  exact  des  Arcliivos  de  la  ^'uerre,  il  faut  lire  : 
Quartier  général,  Alexandrie,  14  messidor  an  VI  (2  juillet  1798),  18  du 
mois  de  muharrem,  l'an  de  i'hé!,'ire  121.1.   (D.  L.) 

[il  Ce  parat,Taphe  a  ete  oublié  :  «  Y  a-t-il  une  belle  terre?  Elle  ap- 
partient aux  Mameluks.  Y  a-t-il  une  belle  esclave,  un  beau  cheval,  une 
belle  maison  ?  Gela  appartient  aux  Mameluks.  »  (D.  L.) 


266  MÉMOIRES 

sulmans?  N'est-ce  pas  nous  qui  avons  détruit  les  chevaliers  de 
Malte,  parce  que  ces  insensés  croyaient  que  Dieu  voulait  qu'ils 
tissent  la  guerre  aux  musulmans?  N'est-ce  pas  nous  qui  avons 
été  dans  tous  les  siècles  les  amis  du  Grand  Seigneur  (que  Dieu 
accomplisse  ses  désirs)  et  l'ennemi  de  ses  ennemis?  Les  Mame- 
luks, au  contraire,  ne  se  sont-ils  pas  révollés  contre  l'autorité  du 
Grand  Seigneur,  qu'ils  méconnaissent  encore?  Ils  ne  suivent  que 
leurs  caprices. 

Trois  fois  heureux  ceux  qui  seront  avec  nous!  Ils  prospére- 
ront dans  leur  fortune  et  leur  rang.  Heureux  ceux  qui  seront 
neutres!  ils  auront  le  temps  d'apprendre  à  nous  connaître,  et  ils 
se  rangeront  avec  nous.  Mais  malheur!  trois  fois  mallieur  à  ceux 
qui  s'armeront  pour  les  Mameluks,  et  combattront  contre  nous. 
Il  n'y  aura  pas  d'espérance  pour  eux;  ils  périront. 

Bonaparte. 

Peu  de  jours  après,  le  général  me  dicta,  pour  le  Di- 
rectoire, une  lettre  (I),  dans  laquelle  il  rendait  compte 
de  la  traversée  de  M;dle  en  Egypte  et  des  premiers 
travaux  de  l'armée.  Le  7  juillet  il  (piiita  Alexandrie  et 
partit  pour  Damanhour. 

Les  vastes  plaines  du  Bahyreh,  qui  n'est  point  un 
désert,  comme  on  l'a  toujours  répété,  nous  oUVaient  à 
chaque  instant  le  spectacle  trompeur  d(3  ce  désespé- 
rant mirage  qui  présente  à  l'œil  des  nappes  d'eau,  là 
où  l'on  ne  trouve  en  avançant  qu'une  terre  aride  et 
profondément  gercée  :  on  a  appelé  ce  mirage,  fiDie.ste; 
il  n'est  que  trompeur,  il  n'a  fait  de  mal  à  personne. 
Les  villages,  que  l'on  croit  le  soir  environnés  d'eau, 
n'offrent  plus  en  apj)rochant  qu'une  éminence,  le  plus 
souvent  factice,  sur  la(pielle  le  village  se  trouve  au- 
dessus  de  l'inondation  du  Nil,  lorsque  ce  fleuve  rem- 
plit la  vallée.  Cette  illusion  du  mirage  se  renouvelle 
sans  cesse,  et  elle  est  d'autant  plus  perfide,  qu'elle 
présente  bien  véritablement  la  réalité  de  l'eau,  dans 

(1)  Voir  cette  pièce  à  la  fin  du  volume. 


DK  y\.  DE  nOlHHlKNNK  267 

le  moment  monn^  où  le  plus  grand  besoin  s'en  f;iii 
sentir.  Ce  mirage  est  tellement  considérabli'  dans  la 
plaine  de  Peluse,  que,  peu  de  leni()s  après  le  levei-  du 
soleil,  les  objets  paraissent  défigurés  au  point  de  ne 
pouvoir  plus  li's  reconnaître  :  ce  phénomène  avait  été 
remarqué  dans  d'autres  pays.  Quinte-Curee  dit  que 
dans  les  déserts  de  la  Soi;diane,  un  brouillard,  qui 
sort  des  entrailles  trop  ardentes  de  la  teire,  offusque 
la  lumière,  et  les  campagnes  ne  paraissent  autre  chose 
qu'une  \aste  et  profond»'  nuM'.  La  cause  de  cette  dé-ce- 
vante  illusion  est  aujourd'hui  i)arfaitement  connue  et 
expliquée.  Le  sa\ant  Monge  n'a  rien  laissé  à  désirer  à 
cet  égard,  et  il  résulte  de  ses  observations  que  l'on 
doit  trouNer  le  mirage  dans  presque  tous  les  pays 
situés  entre  les  tropiques,  lorsque  les  localités  sont  les 
mêmes. 

Les  Arabes  harcelaient  sans  cesse  l'armée;  ils  com- 
blaient et  infectaient  les  citernes  et  les  puits,  déjà  si 
rares  dans  le  désert.  Le  soldat  commença,  dès  cette 
première  marche,  à  éprouver  une  soif  dévorante  qu'ap- 
paisait  bien  mal  une  eau  saumàtre,  bourbeuse  et  cor- 
rompue. L'armée  traversa  le  désert  du  Bahyreh  avec 
la  rapidité  de  l'éclair,  et  elle  y  trouva  à  peine  de  quoi 
se  désaltérer.  Les  puits  une  fois  \ides  ne  se  remplis- 
saient plus  qu'après  un  long  temps.  La  troupe 
témoigna  fréquenmient  ses  souffrances  par  les  mur- 
mures du  découragement. 

Il  arriva,  dans  cette  première  nuii,  un  malentendu 
qui  |>ouvait  être  fat;»l  au  quartier  général.  Nous  mar- 
chions dans  l'obsrniité  avec  une  faiblf  escorte;  ikhis 
dormions  pn-squ»'  tous  sur  nos  chevaux.  Tout  à  coup 
deux  décharges  successives  d'une  fusillade  bien  nourrie 
sont  dirigées  sur  nous  :  on  se  réveilla,  on  se  rallia, 
on  se  reconnut,  et  Ion  apprit  avec  une  grande  satis- 


268  MÉMOIRES 

faction  qu'un  guide  seul  avait  été  légèrement  atteint  à 
la  main.  C'était  la  division  Desaix,  qui,  formant 
l'avant-garde  de  l'armée,  nous  avait  pris  pour  des 
ennemis  et  avait  fait  feu.  On  apprit  très  promptement 
que  notre  petite  avant-garde  du  quartier  général  n'avait 
pas  entendu  le  qui  vive  des  avant-postes  de  Desaix. 

Arrivé  à  Damanhour,  le  quartier  général  s'établit 
chez  le  cheik.  Sa  maison,  nouvellement  blanchie, 
avait  en  dehors  une  assez  belle  apparence  ;  mais  l'in- 
térieur était  dans  un  délabrement  inimaginable.  Tout 
annonçait  la  plus  grande  misère  :  pas  un  vase  entier  ; 
pour  siège  quelques  nattes  grossières,  sales  et  en 
lambeaux.  On  ne  trouvait  rien,  absolument  rien  pour 
la  commodité  de  la  vie.  Bonaparte  savait  que  le  pro- 
priétaire était  riche;  il  lui  inspira  quelque  confiance, 
et  lui  fit  demander  par  l'interprète  pourquoi,  ayant  de 
l'aisance,  il  se  privait  ainsi  de  tout,  et  il  l'assura  que 
ses  aveux  n'auraient  pour  lui  aucunes  suites  fâ- 
cheuses, etc.  «  Voyez  mes  pieds,  répondit-il  :  il  y  a 
quelques  années  j'ai  fait  restaurer  ma  maison  et 
acheter  quelques  meubles  :  on  l'a  su  au  Caire,  on  a 
exigé  de  l'argent,  parce  que  ces  dépenses  prouvaient 
que  j'étais  riche.  J'ai  refusé;  on  m'a  maltraité;  il  a 
fallu  payer.  Depuis  ce  temps,  je  me  réduis  au  plus 
strict  nécessaire,  et  je  ne  répare  pins  rien.  »  En  effet, 
ce  vieillard  marchait  péniblement,  par  suite  des  mau- 
vais traitements  qu'il  avait  éprouvés.  Malheur,  dans 
ce  pays,  à  celui  qui  est  soupçonné  d'avoir  de  l'aisance  : 
cent  espions  sont  toujours  prêts  à  le  dénoncer.  Ce 
n'est  que  par  les  dehors  de  la  pauvreté  que  l'on  peut 
échapper  aux  i-apines  de  la  puissance,  de  la  cupidité 
et  de  la  barbarie. 

Une  petite  troupes  d'Arabes  à  cheval  vint  insulter 
le  quartier  général.  Bonaparte,  qui  était  à  la  fenêtre 


DH  M.  DE  ROURRIENNE  269 

de  la  maisdii  du  cluik,  indigné  de  cette  audace, 
apeiviit,  en  se  retournant,  le  jeune  Croizier,  un  de  ses 
aides  de  camp,(iui  t'-tait  de  service  :  -^  Croiziei-,  prenez 
quelques  guides,  et  chassez-moi  cette  canaille-là.  »  En 
un  instant  Croizier  paraît  dans  la  plaine  avec  quinze 
guides  :  la  petite  escarmouche  s'engagea  ;  nous  voyions 
le  combat  de  la  fenêtre.  Il  se  manifesta,  dans  les  ordres 
et  dans  l'atiaijue,  une  hésitation  que  le  général  en 
chef  ne  pouvait  pas  concevoir.  Il  criait  de  sa  fenêtre, 
comme  si  l'on  eût  pu  l'entendre  :  «  En  avant,  donc  ! 
chargez  !  »  .\os  cavaliers  cédaient  dès  que  les  Arabes 
revenaient.  Il  arriva  que  les  Arabes  se  retirèrent  tran- 
quillement, après  un  petit  combat  assez  opiniâtre, 
sans  avoir  épruuvtl  aucune  perte,  et  sans  être  inquiétés 
dans  leur  retraite.  La  colère  du  général  Bonaparte  ne 
put  se  contenir;  il  la  fit  éclater  sans  mesure  sur 
Croizier  (piand  il  rentra.  La  manière  dont  il  le  traita 
fut  si  dure  qu'il  se  retira  en  versant  des  larmes.  Bona- 
parte me  dit  de  le  suivre  et  de  le  calmer.  Tout  fut 
inutile.  «  Je  n'y  survivrai  pas,  me  dit-il,  je  me  ferai 
tuer  à  la  première  occasion  qui  se  présentera  ;  je  ne 
veux  pas  vivre  dt'shonoré.  »  Le  mot  lâche  avait  été 
prononcé.  Croizier  ne  [)Ut  trouver  la  mort  qu'à  Saint- 
Jean-d'Acre,  comme  on  le  verra  à  l'époque  de  ce  siège. 

Le  quartier  général  arriva  le  10  juillet  à  Rahma- 
nyeh,  et  y  séjourna  les  11  et  L2.  C'est  à  cet  endroit 
que  commence  le  canal  que  fit  creuser  Alexandre  pour 
porter  des  eaux  à  sa  ville  nouvelle  et  pour  faciliter  le 
commerce  de  l'Orient  avec  l'Europe. 

La  flottillt',  eoMimandée  par  le  brave  chef  de  division 
Perrée,  venait  d'arriver  de  Hosctte.  Perrée  montait  le 
chebec  le  Cerf;  Bonaparte  avait  beaucoup  de  confiance 
en  lui;  il  l'avait  éprouvé  lorsqu'il  commandait  sous 
ses  ordres,  en  IllH,  les  forces  navales  de  l'Adriatique. 


270  MEMOIRES 

Bonaparte  plaça,  sur  le  Cerf  et  sur  les  antres  bâti- 
ments de  la  flottille,  les  personnes  étrangères  aux 
armées,  qui  ne  pouvaient  pas  lui  être  utiles  dans  les 
combats,  et  dont  les  chevaux  pouvaient  servir  à 
monter  quelques  hommes  de  plus. 

Le  général  en  chef  se  dirigea,  dans  la  nuit  du 
14  juillet,  vers  le  sud,  en  suivant  la  gauche  du  Nil. 
La  flottille  remonta  le  fleuve  parallèlement  à  la  gauche 
de  l'armée;  mais  la  force  des  vents,  qui,  dans  cette 
saison,  soufflent  habituellement  de  la  Méditerranée 
dans  la  vallée  du  Nil,  fit  dépasser  à  la  flottille  l'armée, 
qu'elle  devait  appuyer,  et  qui  devait  la  protéger  à  son 
tour.  Livrée  alors  à  sa  propre  force,  la  flottille  se 
trouva  en  face  des  chaloupes  canonnières  turques, 
descendues  du  Caire,  au  nombre  de  sept,  portant  du 
24  et  du  3G,  et  exposée  simultanément  à  leur  feu  et 
à  celui  des  Mameluks,  des  fellahs  et  des  Arabes,  qui 
garnissaient  les  deux  rives  du  fleuve.  Ils  avaient  du 
petit  canon  sur  des  chameaux. 

Le  commandant  Perrée  fit  jeter  l'ancre  et  le  combat 
s'engagea  le  L4  juillet,  à  neuf  heures  du  matin;  il 
dura  jusqu'à  midi  et  demi. 

Dans  le  même  temps,  le  général  en  chef  rencontra 
un  corps  d'environ  quatre  mille  Mameluks  et  les 
attaqua  ;  son  projet,  à  ce  qu'il  m'a  dit  depuis_,  était 
de  tourner  ce  corps  par  la  gauche  du  village  de 
Chébreis  et  de  l'acculer  sur  le  Nil. 

Vers  les  onze  heures  du  matin,  le  chef  de  division 
Perrée  me  dit  que  le  temps  se  passait  sans  a\antage 
pour  nous  ;  que  les  Turcs  nous  faisaient  plus  de  mal 
que  nous  ne  leur  en  faisions;  qu'il  allait  manquer  de 
munitions  ;  que  l'armée  était  loin  dans  les  terres,  et 
que  si  elle  ne  faisait  pas  un  mouvement  sur  sa  gauche, 
il  n'y  avait  pas  de  remède  à  notre  situation. 


m;  M.  DK  HOIRHIKNXK  271 

Dt'-jà  plusieurs  bàtiinonts  avaient  étr  pris  ;'i  l'alior- 
dage  par  les  Turcs,  qui  massacraient  les  f'M|uipages 
sous  nos  yeux,  et  nous  montraient  avec  une  l)ari)arc 
férocité  les  tètes  qu'ils  Icnaifui  sus[)en(lu(;s  [»ar  les 
cheveux.  I.e  chef  de  di\isioii  Pern-c'  einoya,  non  sans 
grand  danijer,  plusieurs  personnes  au  général  en  chef 
pour  l'infornier  del;i  position  désespérée  de  la  flottille. 
I>a  vive  canonnade  ([u'il  entendait  depuis  le  matin,  et 
l'éclat  d'une  chaloupe  canonnière  turque  que  lit  sauter 
l'artillerie  du  chebec,  lui  lirent  craindre  enfin  que 
notre  situation  ne  fût  réellement  [><''rilleuse.  Il  se  déter- 
mina à  porter  son  armée  sur  sa  gauche,  vers  le  Nil 
et  Chebreïs,  battit  les  Mameluks  et  les  força  à  se 
retirer  sur  le  Caire.  A  la  vue  des  troupes  françaises, 
le  commandant  de  la  lloltille  turque  leva  l'ancre  et 
remonta  le  Nil.  Les  deux  rives  du  lleuve  furent  éva- 
cuées et  la  flottille  échappa  à  une  ruine  qui  paraissait 
certaine.  Il  y  a  des  historiens  qui  ont  détruit  celle  des 
Turcs,  dans  ce  combat.  Elle  nous  fit  beaucoup  de  mal; 
mais  elle  n'avait  presque  pas  souffert.  Nous  eûmes 
vingt  hommes  blessés  et  plusieurs  tués.  Il  se  tira,  de 
part  et  d'autre,  plus  de  quinze  cents  coups  de  canon. 

Le  gént'i'al  Berthier  désigne,  dans  sa  relation  de 
l'expédition  d'Egypte,  les  personnes  qui,  n'étant  pas 
militaires,  ont  secondé  le  chef  de  division  Perréc  dans 
ce  combat  inégal  et  dangereux.  11  cite  Monge,  Ber- 
thoUet,  Andréossy,  le  payeur,  Junot  et  Bourrienne, 
secrétaire  du  i^n'néral  en  chef.  .T'ai  lu  que  l'ordonnateur 
en  chef  Siicy  fut  grièvement  blessé'  en  défendant  avec 
vigueur  la  chaloupe  canonnière  chargée  de  vivres  : 
on  verra  plus  tard  que  cela  n'est  pas  exact.  Ce  n'est 
pas  à  Chebreïs  (|u'il  fut  frap[)é  (1). 

(Il  Voir  à  la  paj,'c  :2"o,  il  y  cst  «lucstioii  do  Sucy.  iD.  L.i 


272  MÉMOIRES 

Nous  fûmes  sans  aucune  communication  avec  l'armée 
jusqu'au  23  juillet.  Le  22,  nous  aperçûmes  les  Pyra- 
mides. L'on  nous  dit  que  nous  n'étions  qu'à  dix  lieues 
environ  de  Gyzeh,  ou  elles  sont  situées.  Le  bruil  du 
canon  que  nous  entendîmes  et  qui  augmentait  à  me- 
sure que  le  vent  du  nord  diminuait,  nous  annom^ait 
un  engagement  sérieux,  et  ce  même  jour,  nous  vîmes 
les  rives  du  Nil  couvertes  de  cadavres  entièrement 
dépouillés,  que  les  flots  y  amoncelaient  et  précipitaient 
de  plus  en  plus  nombreux  vers  la  mer.  Ce  spectacle 
horrible,  le  calme  de  tous  ces  villages  qui  naguère 
étaient  sans  cesse  soulevés  contre  nous,  l'inexplicable 
tranquillité  de  notre  navigation,  qui  n'était  i)lus 
troublée  par  les  coups  de  fusil  tirés  des  deux  rives, 
nous  firent  présumer  avec  quelque  certitude  qu'une 
bataille  funeste  aux  Mameluks  avait  eu  lieu.  Mais  nous 
avions  besoin  de  nouvelles  certaines.  La  misère  qui 
nous  accabla,  durant  cette  navigation  de  Rahmanyeh 
à  Gyzeh,  ne  peut  se  peindre.  Nous  avions  été  réduits, 
pendant  onze  jours,  à  vivre  de  pastèques  et  d'eau,  et 
nous  avions  eu  à  essuyer,  à  tout  moment,  la  fusillade 
des  Arabes  et  des  fellahs.  Nous  nous  en  étions  assez 
bien  tirés,  à  quelques  morts  et  quelques  blessés  près. 
La  crue  du  Nil  ne  faisait  que  commencer.  Le  peu  de 
profondeur  de  ce  lleuve,  en  approchant  du  Caire,  nous 
obligea  de  quitter  le  chebec  et  de  monter  sur  une 
djerme,  à  treize  lieues  de  Gyzeh,  où  nous  arrivâmes, 
le  23  juillet,  à  trois  heures  du  soir. 

A  peine  eus-je  salué  le  général  en  chef,  que  je 
n'avais  pas  vu  depuis  douze  jours,  qu'il  m'accueillit 
a\ec  ces  paroles  :  «  Ah!  vous  \oilà  donc!  Vous  êtes 
cause,  vous  autres,  que  j'ai  manqué  mon  combat  de 
Chebreïs  ;  c'est  pour  vous  sauver,  vous,  Monge,  Ber- 
thollet  et  d'autres,  que  j'avais  placés  sur  la  llottille, 


DK  M.  DK  nuL  lUUKNNi:  273 

(|Uo  j'ai  |)ivci|>itt';  mon  mouvcmenl  do  gaiicho  sur  In 
Nil,  avant  (jun  ma  ilroiie  eût  tourné  C-hebreïs,  dont 
aucun  Maint'hik  ne  se  serait  écliaj)|)t\  »  Je  vous  on 
remercie  pour  ma  |iart,  lui  répondis-jo;  mais,  en 
conscience,  pouviez-\<uis  iidus  abandonner,  après  nous 
avoir  pris  nos  clu'\au\  et  jetés  mali^ro  nous  sur  le 
chebee'.'  il  se  mit  à  ripe.  Knsuite,  il  me  tt'moigna 
combien  il  était  afiligé  de  la  blessure  de  son  ordonna- 
teur en  clier  et  de  la  mort  d'bommes  utiles  (ju'ij 
tlionberait  en  vain  à  remplacer. 

il  me  fil  écrire  à  son  frère  Louis  la  lettre  ci-après  : 

Au  citoyen  Louis  llonapavle^  aide  de  camp  du  général  en  chef, 
à  Alexandrie. 

Au  quartier  jjéiiéral  de  Gyzeh,  le  6  thermidor. 

Le  général  en  chef  me  charge,  mon  cher  Louis,  de  l'annoncer 
la  victoire  qu'il  a  remportée  le  3  de  ce  mois  sur  les  Mameluks, 
Elle  a  été  complète  ;  elle  fut  donnée  à  Embabeh,  vis-à-vis 
Boulaq.  On  estime  la  perte  des  ennemis,  tant  tués  que  blessés, 
à  2,000  hommes,  40  pièces  de  canon  et  beaucoup  de  chevaux. 
Notre  perte  a  été  médiocre.  Les  beys  ont  fui  dans  la  haute 
Egypte.  Le  général  va  ce  soir  au  Caire. 

il  me  charge  aussi  de  te  dire  de  partir  d'Alexandrie  avec  tous 
ses  effets,  ses  voitures  et  chevaux  de  Malte,  sa  voiture  de  Civita- 
Vecchia,  pour  Rosette,  où  lu  trouveras  dos  djermes  du  pays,  un 
bataillon  de  la  89*,  el  l'adjudanl  général  Aimeras,  avec  lesquels 
tu  remonteras  le  Nil,  et  viendras  au  Caire.  De  tous  ses  eftets, 
lu  ne  laisseras  à  Alexandrie  que-sa  belle  voiture  de  voyage. 

N'oublie  pas,  mon  ami,  tous  les  etïots  que  nous  avons  laissés 
il  Alexandrie;  nous  en  avons  tous  bien  besoin.  N'oublie  pas  non 
plus  tous  les  vins,  les  livres,  el  les  deux  caisses  de  papiers  sur 
lesquelles  est  le  nom  du  général  et  celui  de  Collot. 

Je  t'embrasse,  Bourkienne. 

L'occupation  du  Caire  fut  la  suite  immédiate  de  la 
victoire  d'Eiubabeb,  qui  cot!ita  plus  de  deux  mille 
hommes  aux  Mameluks.  Bonaparte  établit  son  quartier 
général  dans  la  maison  d'Elfy-Bey,  place  d'Ezbekyeh. 


CHAPITRE  XXX 


Triomphes  de  l'armée  française.  —  Générosité  du  général  eu  chef.  — 
Dispositions  administratives. —  Proclamation  bienveillante.  —  Pro- 
tection aux  habitants.  —  Entrée  triomphale  au  Caire.  —  L'aide  de 
camp  Juliien.  —  Dépèche  de  Kleber.  —  Pauvreté  eu  numéraire, 
richesse  eu  denrées.  —  Disette  de  bagages.  —  Mission.  — Mort  tra- 
gique de  Juliien.  —  Vengeance  éclatante.  —  Le  bouton  d'uniforme. 
—  Organisation  civile  du  Caire.  —  Lettre  du  général  à  sou  frère 
Joseph.  —  Ressources  de  l'Egypte.  —  Projet  de  colonisation.  — 
Note  autographe.  —  Poudre.  —  Canons.  —  Fusils.  —  Munitions.  — 
Troupe  de  comédiens,  elc. 


La  marche  de  l'armée  française  vers  le  Caire  fut 
une  suite  non  interrompue  de  combats  et  de  triomphes. 
Vainqueur  à  Jiahmanyeh,  à  Chebreïs,  aux  Pyramides, 
les  Mameluks  défaits  et  leur  chef  Mourad-Bey  con- 
traint de  s'enfuir  dans  la  haute  Egypte,  Bonaparte  ne 
voyait  plus  d'obstacles  à  son  entrée  dans  la  capitale 
de  rÉgyple,  et  cela,  après  une  campagne  de  vingt 
jours. 

Aucun  conquérant,  peut-être,  n'a  autant  joui  que 
Bonaparte  d'une  victoire;  mais  aucun  n'a  été  moins 
porté  dans  le  moment  à  abuser  du  triomphe. 

Après  le  succès  de  la  journée  des  Pyramides,  Bona- 
parte, ayant  établi  son  quartier  général  à  Gyzeh,  fit 
précéder  son  entrée  au  Caire  par  la  lettre  et  la  procla- 
mation suivantes  : 


MÉMOIHKS  D1-;  M    Dl';  BULURIENNl-:  :-^:5 

Au  (|iiarlit'r  fféiiéral  de  (iyzeli,  le  4  thenniilor  au  M 
(le  la  lt)'-publii|Ui.'  frauraise. 

liomijxirti',  (ji'uéral  en  chef,  aux  clwiliS  el  aux 
nolahli's  du  Caire. 

Vous  vcrivz,  par  la  proclainalioii  oi-joiiite,  les  scntimonls  (|iii 
iiruniriK'iil. 

Hier,  ks  Mamoliiks  onl  élu  pour  la  pluparl  lues  ou  blt-ssés,  ol 
je  suis  à  la  poursuite  du  peu  ipii  reste  eucore. 

Faites  passer  de  ce  cùlé-ei  les  bateaux  (jui  sout  sur  votre  rive  ; 
envoyez-moi  une  dépulalion  pour  nie  faire  connaître  votre  sou- 
mission :  laites  préparer  du  pain,  de  la  viande,  de  la  paille  et 
de  l'orge  pour  mou  armée  ;  et  soyez  sans  incpiiétude,  car  per- 
sonne ne  désire  plus  contribuer  à  votre  bonheur  que  moi. 

Bonaparte. 

An  ipiarticr  i:éiiérai  île  (îyzoli,  le  4  thermidor  an  VI 
de  la  Rcpnbli(|ue  IVanraise. 

biiuiiiiiirU-,  ijiurral  i-ii  clicf,  nu  jn'UjtU'  ilu  (Uiire. 

Peuple  du  Caire,  je  suis  content  de  votre  conduite;  vous  avez 
bien  fait  de  ne  pas  prendre  parti  contre  moi.  Je  suis  venu  pour 
détruire  la  race  des  Mameluks,  protéger  le  commerce  et  les  na- 
turels du  pays.  Que  tous  ceux  qui  ont  peur  se  tranquillisent  ;  que 
ceux  qui  se  sont  éloignés  reiilrenl  dans  leurs  maisons;  que  la 
prière  ail  lieu  aujourd'liui  comme  à  l'ordinaire,  comme  je  veux 
ipi'elle  continue  toujours.  Ne  craignez  rien  pour  vos  familles, 
vos  biens,  vos  propriétés,  el  surtout  pour  la  religion  du  Froplièle 
que  j'aime.  Comme  il  est  urgent  qu'il  y  ait  des  hommes  chargés 
de  la  police,  atin  que  la  tranquillité  ne  soit  point  troublée,  il  y 
aura  un  divan  conqiosé  de  sept  personnes,  qui  se  réuniront  à  la 
mosquée  de  Ver;  il  y  en  aura  toujours  deux  près  du  comman- 
dant de  la  place,  et  quatre  seront  occupés  à  maintenir  la  tran- 
quillité publique  cl  à  veiller  à  la  police.  Bonaparte. 

Le  luiulomaiu,  éuant  de  se  mettre  en  marche  à  la 
tète  {{('  son  aiiiiét'  |>()iii'  l'aiic  son  entiée  triuniplialr 
dans  le  Cairt',  le  général  en  chef  écrivit  encore  au 
pacha  de  celle  grande  ville  : 


276  MÉMOIRES 

An  quartier  ijcnéral  de  Gyzeli,  le  .'»  thermidor  an  VI 
de  la  Uépubliqiie  française. 

Bonaparte,  général  en  chef,  au  pacha  du  Caire. 

L'intention  de  la  Républiquo  française,  en  occupant  l'Egypte, 
a  été  d'en  chasser  les  Man)oluks,  qui  étaient  à  la  fois  rebelles  à 
la  Porte  et  ennemis  déclarés  du  gouvernement  français. 

Aujourd'hui  qu'elle  s'en  trouve  maîtresse  par  la  victoire  signa- 
lée que  son  armée  a  remportée,  son  intention  est  de  conserver 
au  paciia  du  Grand  Seigneur  ses  revenus  et  son  existence. 

Je  vous  prie  d'assurer  la  Porte  qu'elle  n'éprouvera  aucune  es- 
pèce de  perte,  et  que  je  veillerai  à  ce  qu'elle  continue  à  perce- 
voir le  même  tribut  qui  lui  était  ci-devant  payé.         Bonaparte. 

Quatre  jours  après  notre  établissement  au  Caire, 
où  nous  arrivâmes  le  24  juillet,  Bonaparte  expédia 
son  aide  de  camp  Jullien,  porteur  des  dépêches  que 
l'on  va  lire,  pour  le  général  Kleber,  que  sa  blessure 
retenait  à  Alexandrie. 

Bonaparte,  membre  de  L'Institut  national,  général  en  chef, 
au  général  de  division  Kleber. 

Au  quartier  général  du  Caire,  le  9  thermidor  an  VI. 

Nous  avons  au  Caire,  citoyen  général,  une  1res  belle  Monnaie. 
Nous  aurions  besoin  de  tous  les  lingots  que  nous  avons  laissés  à 
Alexandrie,  en  échange  de  quelque  numéraire  que  les  négo- 
ciants nous  ont  donné.  Jts  vous  prie  donc  de  faire  réunir  tous  les 
négociants  auxquels  ont  été  remis  lesdits  lingots  et  de  les  leur 
redemander.  Je  leur  donnerai  en  place  des  blés  et  du  riz,  dont 
nous  avons  une  quantité  immense. 

Notre  pauvreté  en  niunéraire  est  égale  à  notre  richesse  en 
denrées,  ce  qui  nous  oblige  absolument  à  retirer  du  commerce 
le  plus  de  lingots  et  d'argent  que  nous  pouvons,  et  à  leur 
donner   en  échange  des  denrées. 

Je  n'ai  pas  reçu  de  vos  nouvelles  depuis  mon  départ  d'Alexan- 
drie ;  vous  aurez  eu  bien  des  fausses  nouvelles,  de  l'inquiétude. 
Je  vous  ai  écrit  souvent  par  les  gens  du  pays  ;  mais  je  craios 
que  les  Arabes  les  aient  interceptées,  comme  je  pense  qu'ils  ont 


DH  M.  DK  ROURRIFA'NK  277 

inlorc»^|ttt''  les  vôtres.  J'attends  de  vos  nouvelles  avec  quelque 
itnpationce.  Vous  en  aurez  sans  doute  en  ce  moment  reçu  de 
[•"rancp. 

Nous  avons  essuyé  plus  de  fatijjuos  (jue  beaucoup  de  gens 
n'avaient  le  coura<,'o  d'en  supporter.  Mais  dans  ce  moiuent-ci 
nous  nous  reposons  au  Caire,  qui  ne  laisse  i)as  de  nous  offrir 
heaui'oiip  de  ressources.  Toutes  les  divisions  y  sont  réunies. 

l/état-iuajor  vous  aura  inslriiit  de  révénemenl  militaire  qui  a 
précédé  notre  entrée  au  Caire  ;  il  a  été  assez  brillanl  :  nous 
avons  jeté  deux  mille  Mameluks  des  mieux  montés  dans  le  Nil. 

L'armée  a  grand  besoin  de  ses  baga<;es.  J'ai  envoyé  l'ad- 
judant gént'ral  Aimeras  avec  un  bataillon  de  la  8.'j",  et  une 
i;nmdi'  (pumtiléde  vivres  |>our  l'escadre,  à  Uosette.  Il  est  chargé 
il'embarquer  à  son  retour  tous  les  effets  de  l'armée  et  de  les 
escorter  jusqu'au  Caire. 

Donnez  ordre  aux  ofliciers  des  états-majors  des  corps  chargés 
des  tlëpôls,  de  les  envoyer  à  Rosette.  Envoyez-nous  nos  impri- 
meries arabe  et  française.  Veillez  à  ce  qu'on  embarque  tous  les 
vins,  oaux-de-vie,  lenies,  souliers,  etc.  Envoyez  tous  ces  objets 
par  mer  à  Rosette,  et,  vu  la  croissance  du  Nil,  ils  remonteront 
facilement  jusqu'au  Caire. 

J'attends  des  nouvelles  de  votre  santé  ;  je  désire  qu'elle  se  ré- 
tablisse promptement  et  que  vous  veniez  bientôt  nous  rejoindre. 

J'ai  écrit  à  Louis  de  partir  pour  Rosette  avec  tous  mes  effets. 
C'est  ma  lettre  qu'on  a  lue. 

A  l'instant  même,  je  trouve  dans  un  jardin  des  Mameluks  une 
lettre  de  Louis,  datée  du  21  messidor,  ce  qui  me  prouve  qu'un 
de  vos  courriers  a  été  intercepté  par  les  Mameluks. 

Salut.  Bonaparte. 

L'infortuné  Jullien,  officier  qui  inspirait  beaucoup 
d'intérêt  et  qui  donnait  de  grandes  espérances,  échoua 
avt.'C  sa  djcrme  sur  la  rive  libyque  du  Ml,  et  fut 
égorgé  avec  les  quinze  soldats  qui  lui  servaient  d'es- 
cort"'.  Lorsque,  environ  un  mois  après,  on  apprit  par 
les  bruits  pojjulaires  l'endroit  oi^i  il  avait  péri,  le  gé- 
néral en  chef  prit  l'arrêté  suivant  : 

Ayant  été  instruit  que  les  habitants  du  village  d'Alkam  ont 
assassiné  l'aide  de  camp  Jullien  et  quinze  Français  qui  l'escor- 

I.  16 


278  MÉMOIRES 

taienl,  ordonne  que  ce  village  sera,  brûlé;  que  le  général  Lannes 
partira  avec  cinq  cents  hommes  et  un  aviso  et  se  rendra  à  Alkam 
pour  exécuter  cet  ordre.  S'il  peut  parvenir  à  arrêter  les  cheiks, 
il  les  emmènera  en  otage  au  Caire.  Il  livrera  le  village  au  pil- 
lage, de  manière  qu'il  ne  reste  aucune  maison  entière.  Il  fera 
connaître,  par  une  proclamation  qu'il  répandra  dans  les  villages 
voisins,  qu'Alkam  a  été  hrùlé  pour  avoir  assassiné  dos  Fraïujais 
qui  na\iguaienl  sur  le  Nil. 


On  incendia  et  ravagea  Alkam  ;  mais  on  ne  trouva 
d'autre  trace  de  ce  funeste  événement  qu'un  bouton 
de  veste  dans  la  poussière  d'une  hutte  déserte,  située 
loin  d' Alkam.  Tout  était  désert,  tout  avait  fui,  pré- 
voyant la  vengeance.  Ce  boulon  portait  le  numéro  du 
cor[)S  qui  avait  fourni  l'escorte. 

Le  général  en  chef  s'occupa  immédiatement  de  l'or- 
ganisation ei\iie  et  militaire  du  pays.  Il  faut  l'avoir 
vu  dans  ces  temps  où  il  était  dans  toute  la  force  de 
sa  jtuinesse  :  rien  n'écha|)pait  à  sa  l'are  intelligence, 
à  sa  prodigieuse  activité.  L'Egypte,  objet  de  ses  études 
et  de  ses  réflexions  depuis  assez  longtemps,  lui  fut 
aussi  bien  connue  en  peu  de  semaines  que  s'il  y  eût 
séjourné  dix  ans.  Il  réitéra  l'ordre  d'observer  la  plus 
sévère  discipline.  Cf't  ordre  fut  strictement  exécuté. 
Les  mosquées,  les  institutions  civiles  et  religieuses, 
les  harems,  les  femmes,  les  habitudes,  furent  scrupu- 
leusement resi)ectés.  Peu  de  temps  s'était  écoulé,  et 
l'on  voyait  dé-jà  les  Français,  admis  dans  les  boutiques, 
vivre  paisiblement  avec  les  habitants,  fumer  la  pipe 
avec  eux,  les  aider  dans  leurs  travaux  et  caresser 
leurs  enfants. 

Ce  fut  le  lendemain  de  son  entrée  au  Caire  que  Bo- 
naparte écrivit  à  son  frère  Joseph  la  \el\\v  que  nous 
donnons  ici  et  qui  a  été  in(erc('[)té(^  et  imprimée.  On  a 
eu  toit  de  douter  de  l'authenticité  de  cette  lettre  :  je 


DK  M.  DK  nOURRIENNE  279 

l:i  iiii  Miis  t'inuiv  relier;  il   ini'   Ta  lue,  l'II»;  est   M-aie. 

!.•■  <i;iii(\  II'  7  llicriniilor. 

Tu  verras  ilan<  Ifs  pii|iiers  |iiil>lics  les  bullolins  dos  batailles 
cl  (le  la  coiiqniMi'  di'  i'I'lj^yplo,  qui  a  été  assez  disputée  pour 
ajduli'i-  encore  une  feuille  à  la  j^loire  militaire  de  celte  armée. 
L'Kj^yple  esl  le  pays  le  plus  riclie  en  blé,  riz,  léjj^umes,  viande, 
qui  exi>te  sur  la  terre.  La  barbarie  esl  à  son  comble.  Il  n'y  a 
poinl  d'arj^enl,  pas  même  pour  solder  les  troupes.  Je  peux  élre 
en  France  dans  deux  mois. 

Fais  en  sorle  que  j'aie  une  campagne  à  mon  arrivée,  soil  près 
de  Paris,  soil  en  Bourgogne.  J'y  compte  passer  l'hiver. 

Bonaparte. 

Au  liloijt'ti  Joseph  lionaparle,  député  an  Conseil  des  Cinq- 
l'.ent.s,  Paris. 

Oii  Voit,  ()ar  ct'llo  lettre  qu'il  a  loujoiirs  aimé  la 
Hoiii-goiriie. 

I/aniionee  de  son  d(''|tail  à  son  fi*ère  est  appuyée 
par  ce  qu'il  m'a  dit  et  que  Ton  a  lu,  et  par  les  notes 
ei-joinles  qu'il  rédigea  quelques  jours  après,  sur  ce 
qu'il  voulait  faire  passer  en  Egypte,  soit  en  personnel, 
soit  en  matéritd.  Celte  note  prouvera,  mieux  que 
toutes  les  assenions,  que  Bonaparte  avait  la  ferme  vo- 
lont»^  de  conserver  sa  conquête  et  de  la  coloniser  pour 
la  France.  11  ne  faut  pas  perdre  de  vue  que  cette  lettre 
fut  t'(  rite,  et  cette  note  rédigée,  bien  avant  la  nou- 
velle de  la  destruction  de  la  Hotte. 

NOTE    AriOGRAPIIE 

Il  faudrait  envoyer  l'errée  avec  Irois  frégates  portant  : 


GOO  hommes  de  cavalerie. 

GOO  recrues. 
2,000  fusils. 
3,000  baïonnettes. 


1,000  sabres. 
1,000  paires  de  pistolets. 
i,000  boulets  de  trois. 
4,000     —      de  quatre. 


280 


MÉMOIRES 


6,000  boulets  de  cinq. 
2,000     —       de  huit. 
1,000      —      de  douze. 
'•2,000  bombes  de  6  pouces. 


6,000  bombes  de  18. 
4,000  —  de  24. 
1,000       —      de  "20. 


I 


AFFUTS   DE    RECHANGE 


De  3, 
De  4, 
De  8, 
De  12, 
Do  S, 


D'obusiers, 
De  6, 
De  18, 
De  24, 


4 
30 
40 
20 


Fers  de  rechange  de  différents  échantillons  pour  construire 
20  affûts. 

Platines  et  objets  nécessaires  à  faire  des  fusils,  hormis  les 
canons  et  les  bois  : 

1,000 

Idem,  trois  frégates  avec  Dumanoir. 

Le  double,  avec  4  vaisseaux,  2  frégates,  hormis  les  hommes 
qui  y  seraient,  de  2,400,  savoir  : 


800  de  cavalerie. 

1,000  bombes 

de  12. 

200  d'artillerie. 

Envoyer  : 

100  ouvriers. 

Fusils, 

8,000 

1 ,  200  recrues  d'infanterie. 

Baïonnettes, 

■  2,000 

plus  : 

iSabres, 

4,000 

4,000  bombes  de  8 

pouces. 

Pistolets, 

4,000 

BOULETS 

De  3, 

12,000 

De  18, 

24,000 

De  4, 

12,000 

De  24, 

16,000 

De  i), 

20,000 

De  20, 

4,000 

De  8, 

8,000 

De  12, 

4,000 

Hommes. 

700 

) 

De 

4,000 

— 

700 

}  4,000 

De  G, 

8,000 

— 

2,600 

) 

1°  Une  troupe  de  comédiens. 
2°  Une  troupe  de  ballerines. 


DK  M.  DK  imURRIF.NNE  281 

W"  Des  marcliands  do  marionneltes  pour  le  peuple,  au  moins 
trois  ou  quatre. 

4"*  l'uo  centaino  de  femmes  françaises. 

o°  Les  femmes  do  tous  ceux  qui  sont  employés  dans  les  corps. 

G"  iO  chirurj^iens,  30  pharmaciens,  10  médecins. 

7''  Des  fondeurs. 

8°  Des  liquorisles,  dos  distillateurs. 

'.)"  l'ne  cinquantaine  de  jardiniers  avec  leurs  familles,  el  des 
graines  de  toute  espèce  de  légumes. 

10"  Chaque  envoi  devra  porter  200,000  pintes  d'cau-de-vie. 

11"  Leur  envoyer  30,000  aunes  de  drap  bleu  el  écarlale. 

li"  Leur  envoyer  du  savon,  de  l'huile. 


16. 


CHAPITRE  XXXI 


Administration  de  l'Egypte.  —  Ordre  réglementaire.  —  Établis.sement 
(l'un  divan  dans  chaque  province.  —  Ofliciers  civils.  —  Lettre  à 
Klcber.  —  Pouvoirs  donnés  à  ce  général  pour  l'organisation  d'Alexan- 
drie. —  Desai.x  dans  la  haute  Egypte.  —  Ibrahini-Bey  battu  par  le 
général  en  chef  a  Salheyeh.  —  Sulkowski  blessé.  —  Désastres 
d'Aboukir.  —  Plaintes  générales.  —  Découragement.  —  Accablement 
de  Bonaparte.  —  Conséquences  funestes  d'Aboukir.  —  Véritable 
situation  de  l'armée  française  en  Egypte.  —  Correspondance  secrète. 
—  Projet  de  voyage  de  Bonaparte.  —  Plan  sur  l'Egypte.  —  Descente 
possible  eu  Angleterre.  —  Souffrances  de  l'armée.  —  Mot  de  Bona- 
parte sur  le  Directoire.  —  Illusions  détruites.  —  Correspondances 
privées.  —  Nouvelles  plaintes. 


On  a  vu,  par  les  détails  que  j'ai  donnés  précédem- 
ment sur  les  projets  de  Bonaparte  pour  coloniser 
l'Egypte,  comijien  l'énergie  impatiente  de  son  imagi- 
nation le  poussait  et  lui  faisait  prendre  à  l'avance  des 
mesures  pour  l'accomplissement  de  projets  qui  ne  de- 
vaient pas  se  réaliser.  A  peine  avait-il  déposé  l'épée 
pour  la  reprendre  bientôt,  que  son  esprit  s'attachait 
à  fonder  dans  les  villes  et  dans  les  provinces  occu- 
pées par  nos  troupes,  des  espèces  de  gouvernements 
provisoires  où  il  cherchait  avec  une  rare  sagacité  à 
servir  les  intérêts  de  son  armée 'sans  nuire  en  apparence 
aux  intérêts  du  pays.  Ce  fut  ainsi  qu'après  avoir 
séjourné  au  Caire  pendant  quatre  jours,  employés  à 
tout  voir,  à  tout  examiner,  à  consulter  tous   ceux 


MÉMOIRES  DE  M.  DI-:  IJOURRIENNE  283 

dont  il  pimvait  lirer  quelque  lumière,  Bonaparte  pu- 
blia roicirc  sui\aiU  : 


Au  quartier  général  du  Caire,  le  *J  thcrmiiior  au  VI. 

Bonaparte,  membre  de  V Institut  national,  général  en  chef, 
ordonne. 

AnTici.E  piiHMiHR.  —  Il  y  aura  dans  diaquo  province  de 
rK;;y|)tt>  un  divan  composé  de  sept  personnes,  ciiarf^éos  do 
veiller  aux  intérêts  de  la  province  et  de  me  i\i'n\'  part  de  tontes 
les  plaintes  qu'il  pourrait  y  avoir;  d'empêclier  les  guerres  que 
se  font  les  villages  entre  eux,  de  surveiller  les  mauvais  sujets, 
de  les  cliàtier  en  demandant  la  force  an  commandant  français, 
et  d'éclairer  le  peuple  toutes  les  fois  que  cela  sera  nécessaire. 

Art.  2.  —  Il  y  aura  dans  chaque  province  un  aga  des  janis- 
saires, qui  se  tiendra  toujours  avec  le  commandant  français.  Il 
aura  avec  lui  une  compagnie  de  soixante  hommes  armés  du 
pays,  avec  lesquels  il  se  portera  partout  où  il  sera  nécessaire 
j)0ur  maintenir  le  boii  ordre  et  faire  rester  chacim  dans  l'obéis- 
sance et  la  tranquillité. 

Art.  :?.  —  Il  y  aura  dans  chaque  province  un  intendant  chargé 
de  la  perception  du  miri  et  du  feddam,  et  de  tous  les  [revenus  qui 
appartenaient  ci-devant  aux  Mameluks  et  qui  appartiennent  au- 
jourd'hui à  la  République.  11  aura  chez  lui  le  nombre  d'agents 
nécessaires. 

.Vrt.  4.  —  Il  y  aura  auprès  dudit  intendant  un  agent  français, 
tant  pour  correspondre  avec  l'administration  des  finances,  que 
pour  faire  exécuter  tous  les  ordres  qu'il  pourrait  recevoir,  et  se 
trouver  toujours  au  fait  de  l'administration.  Bonaparte. 

Dès  que  cet  ordre  eut  été  promulgué,  le  général  en 
chef  en  envoya  une  copie  au  général,  et  me  dicta  la 
lettre  que  l'on  va  lirtî  : 

Bonaparte,  membre  de  l'Institut  national,  ijênéral  en  chef, 
au  général  de  division  Kleber. 

.Vu  quartier  {jéiiéral  du  Caire,  le  9  thermidor  an  VI. 

Vous  trouverez  ci-joint,  ciloyen  général,  copie  do  l'organisation 
provisoire  de  l'Egypte. 


284  MEMOIRES 

Vous  nommerez  le  divan,  l'aga,  la  compagnie  de  soixante  hommes 
qu'il  doit  avoir  avec  lui. 

Vous  ferez  faire  l'inventaire  de  tous  les  biens  meubles  et 
imnioubies  qui  appartenaient  aux  mameluks.  L'intendant  et 
l'agent  franç^ais  vont  se  rendre  incessamment  à  leur  poste. 

Vous  ferez  faire  la  levée  de  tous  les  chevaux  i)our  la  remonte 
de  la  cavalerie. 

Je  vous  prie  de  prendre  toutes  les  mesures  nécessaires  pour 
maintenir  la  tranquillité  et  le  bon  ordre  dans  la  province 
d'Alexandrie. 

Salut.  Bonaparte. 

Pendant  que  Bonaparte  s'occupait  avec'  tant  d'acti- 
vité de  l'exécution  de  ses  projets  et  de  l'organisation 
de  l'Egypte,  le  général  Desaix  s'était  jeté  dans  la 
haute  Egypte  à  la  poursuite  de  Mourad-Bey.  Nous 
apprîmes  qu'Ibrahim,  le  plus  influent  des  beys  après 
Mourad,  s'était  porté  vers  la  Syrie  par  Belbeys  et 
Salheyeh.  Dès  lors  le  général  en  chef  résolut  do 
marcher  en  personne  contre  ce  redoutable  ennemi  et 
quitta  le  Caire  après  un  séjour  de  quinze  jours.  Tout 
le  monde  connaît  le  combat  dans  lequel  Bonaparte 
rejeta  Ibrahim  sur  El-A'rych;  et  d'ailleurs  j'entre  peu 
dans  les  détails  des  combats,  m'étant  surtout  proposé 
de  raconter  ce  que  j'ai  vu,  ce  que  j'ai  entendu,  et  de 
rectifier  quelquefois  des  erreurs  accréditées. 

Au  combat  de  Salheyeh,  Bonaparte  crut  avoir  perdu 
un  de  ses  aides  de  camp,  un  de  ceux  qu'il  affection- 
nait le  plus,  et  qui  ne  nous  avait  point  quitté  pendant 
la  campagne  d'Italie.  C'était  le  Polonais  Sulkow^ski, 
dont  j'ai  déjà  parlé  plusieurs  fois  dans  le  cours  de  ces 
Mémoires.  Sur  les  champs  de  bataille,  on  n'a  pas 
long  temps  à  donner  à  une  même  douleur;  cependant, 
de  retour  au  Caire,  Bonaparte  me  parla  plusieurs  fois 
de  Sulkowski  avec  des  regrets  profondément  sentis  : 
«  Je  ne  puis,  me  dit-il  un  jour,  vanter  assez  le  caractère, 


DK  M.  DE  nOURRIENNE  isr, 

le  beau  roiirai^e,  rimpertiirbahle  saiig-froid  de  mon 
pauvre  Sulkowski.  »  Et  souvent,  dt'puis,  m'en  re[)ai'lant 
d'un  ton  vivement  affecté  :  «  Sulkowski,  disait-il,  aurait 
été  loin;  e'aniaii  été  un  homme  précieux;  pour  celui 
qui  entreprendrait  de  ressusciter  la  nation  de  ces 
nobles  Polonais,  si  justement  révoltés  du  triple  par- 
tage de  leur  pays  et  du  joug  qui  pèse  sur  eux.  Heu- 
reusement Sulkowski  n'était  (jue  grièvement  blessé; 
mais  ce  brave  guerrier,  comme  on  le  verra  par  la 
suite,  trouva  biejit»')t  la  mort  qu'il  affrontait  avec  tant 
de  bravoure. 

Pendant  l'absence  du  général  en  chef,  arriva  l'ac- 
cablante nouvelle  de  la  destruction  de  l'escadre  fran- 
e^iise  dans  la  rade  d'Aboukir.  Le  1""  aoiît  avait  éclairé 
ce  désastre.  Tout  le  monde  en  connaît  les  détails.  Mais 
je  dois  dire  qu'une  des  actions  qui  nous  frappa  le 
plus,  ce  fut  le  récit  du  sang-froid,  et  le  courage 
héroïque  du  iilsde  Casabianca,  capitaine  commandant 
l'Orient.  Le  père,  au  poste  des  blessés,  re(;ut  dans  ses 
bras  son  fils,  âgé  d'environ  dix  ans,  qui  préféra 
sauter  avec  lui,  plutôt  que  de  se  sauver  avec  un  ma- 
telot qui  lui  en  offrait  les  moyens  avec  insistance.  Ce 
jeune  homme  était  plein  de  bravoure,  et  annonçait 
déjà  des  dispositions  à  des  talents  remarquables.  Je 
dis  à  l'aide  de  camp  qu'avait  envoyé  le  général  Kleber, 
commandant  d'Alexandrie,  qu'il  ne  trouverait  le  gé- 
riéral  en  chef  que  près  de  Salheyeh.  Il  s'y  rendit  sans 
délai,  et  Bonaparte  accourut  au  Caire.  Il  en  était 
à  trente-trois  lieues  environ. 

Je  dirai,  parce  que  cela  est,  et  que  beaucoup  de 
témoins  raflirmeraient,  que  dès  que  l'armée  eut  mis 
le  j)ied  sur  la  terre  d'Egypte,  le  dégoût,  l'inquiétude, 
le  mécontentement,  la  nostalgie,  s'emparèrent  de 
presque  tout  le  monde.  L'illusion  de  l'expédition  avait 


286  MÉMOIRES 

disparu  dès  le  commencement.  Il  ne  restait  plus  que 
la  réalité  :  elle  était  triste.  Que  de  plaintes  amères 
n'ai-je  pas  entendu  exhaler  à  Murât,  à  Lannes,  à  Ber- 
thier,  à  Bessières  et  à  tant  d'autres!  Ces  plaintes  con- 
tinuelles, sans  mesure  et  sans  modération,  et  qui, 
souvent  même,  avaient  l'air  de  propos  séditieux,  aflli- 
geaient  profondément  Bonaparte,  et  le  forçaient  quel- 
quefois à  des  reproches  sévères  et  à  de  violentes 
sorties  (1).  Voilà  la  vérité  sans  la  moindre  exagération. 
Qu'on  lise  toute  la  correspondance  interceptée,  et  on 
en  verra  la  preuve.  Voilà  à  quoi  se  ri'duisent  cet  en- 
thousiasme héroïque,  ce  dévouement  absolu  à  la  chère 
République,  cet  ardent  amour  de  la  gloire,  ce  noble 
orgueil  de  faire  partie  de  l'expédition  gigantesque. 
Rien  de  plus  niais  que  ces  beaux  sentiments  créés  par 
l'imagination  des  historiens  poètes.  Au  sein  de  leur 
heureuse  et  belle  patrie,  an  milieu  des  leurs,  entourés 
de  leurs  amis,  goûtant  toutes  les  douceurs  de  la  vie,  ils 
n'ont  pas  même  une  idée  des  peines  d'un  éloignement 
que  l'on  peut  croire  éternel,  et  des  plus  cruelles  priva- 
tions sur  une  terre  ennemie  et  barbare. 


(1)  Napoléon  a  raconté  à  Sainte-Hélène  que,  gai^né  par  riiumenr,  il 
se  précipita  dans  nn  groupe  de  généraux  mécontents  et  que  s'adres- 
sant  à  l'un  d'eux  de  la  plus  haute  stature:  Vous  avez  tenu  des  propos 
séditieux,  lui  dit-il  avec  véhémence,  prenez  garde  que  je  ne  remplisse 
mon  devoir.  Vos  cinq  pieds  dix  pouces  ne  vous  cni[iêcheraient  pas 
d'être  fusillé  dans  deux  heures. 

Cela  parait  s'appliquer  à  Klebcr.  Mais,  blessé  à  la  tète  à  la  prise 
d'Alexandrie,  il  en  ét;iit  resté  commandant;  c'est  lui  qui  annonça  par 
correspondance  le  désastre  d'Aboukir,  et  il  ne  revit  le  général  lîona- 
parte  qu'au  mois  d'octobre  suivant.  lionaparte  lui  disait  confidentiel- 
lement dans  une  leUre  du  IT)  août  :  «  L'expédition  qvic  nous  avons  entre- 
prise exige  du  courage  de  plus  d'un  genre.  »  Il  y  a  loin  de  là  à  une 
bourrade  que  l'absence  rend.iit  inqxissible.  Que  le  propos  ait  été  tenu, 
qu'il  l'ait  été  à  tel  ou  tel  général,  toujours  est  il  que  ce  souvenir  de 
Itonaparte  confirme  ce  que  j'ai  dit  et  ce  que  j'aurais  peut-être  à  dire 
sur  les  récits  de  Sainte-Hélène.  [Noie  de  la  première  édilion.) 


DK  M.  DE  nOUlUUKNNK  2ST 

Toutes  ci's  pl;iiiii(>s  se  rcnouvolrront  ;i  la  innivcllf. 
(In  la  porte  do  la  (lotte.  Alors  toutes  les  imaginations 
tiaNailliM'fiit  Mt'ii  aiitri'iin'iit.  T<ms  ccnv  (|iii  a\aitiii 
ae<inis  lie  la  rtuluiie  sons  lo  eoiniiiamlemout  di-  iJoria- 
parte  craignaient  de  ne  [)ouvoir  plus  en  jouir.  t)ii  pen- 
sait à  sa  patrie,  à  ses  amours,  à  ses  plaisirs,  que 
sais-je?  à  l'Opéra.  Ces  souvenirs  battaient  l'àme  et  le 
cœur.  On  ne  pouvait  pas  se  faire  à  l'idée  d'une  sépa- 
ration dont  rien  ne  faisait  prévoir  le  terme. 

En  apprenant  la  teri-ible  catastro[)lie  d'Aboukir,  le 
i^énéral  en  chef  fut  accablé.  Je  dirai  même  que  sa  si- 
tuation me  faisait  beaucoup  de  peine.  Et  comment, 
malu'ré  l'éneri^'ie  de  son  caractère,  aurait-il  pu  triom- 
pliei-  des  douleurs  (pie  lui  causaient  tant  de  désastres? 
Aux  sentinienis  péjiibles  que  faisaient  naître  en  lui  les 
jtlaintes  indiscrètes,  et  le  découragement  moral  de  ses 
eunipagnons  d'armes  et  de  gloire,  venait  se  joindre 
un  malheur  vaste,  positif,  irréparable  :  l'incendie  de 
notre  Hotte.  Sa  perspicacité  en  mesurait,  d'un  coup 
d'u-il,    toutes    les    funestes    conséquences.    Plus    de 
moyens  de  communication  avec  la  France;  plus  d'es- 
poir d'y  retourner,  autrement  que  par  une  honteuse 
capitulation  avec  un  ennemi  acharné,  et  l'objet  de  la 
haine  de  la  France.  Plus  de  chances,  et  cette  douleur 
était  vive  pour  lui,  plus  de  chances  de  conserver  sa 
conquête.  Et  dans  quelle  circonstance  encore  ce  dé- 
sastre venait-il  le  frapper'  Au  moment  oij  il  projetait 
d'aller  bientôt  réclamer  des  secours  de  la  mère-patrie. 
El  l'on  voudrait  que  des  considérations  si  graves,  un 
présent  si  aflligeant,  un  avenir  si  incertain,  n'eussent 
pas  fait,  sur  l'esprit  de  Bonaparte,  une  profonde  et 
douloureuse  impression!  Certes,  en  lui  supposant  une 
impassibilité  qui  alors  était  loin  de  lui,  ses  panégy- 
ristes se  trompent  s'ils  croient  faire  son  éloge  :  faut-il, 


288  MEMOIRES 

parce  que  l'on  est  un  grand  homme,  avoir  fait  un 
complet  divorce  avec  l'humanité? 

D'après  ce  que  m'avait  dit  le  général  Bonaparte, 
avant  la  nouvelle  du  l""  août,  il  voulait,  la  possession 
de  l'Egypte  une  fois  assurée,  repartir  pour  Toulon 
avec  cette  flotte,  devenue  désormais  inutile;  envoyer 
des  troupes  et  des  provisions  de  tout  genre  en  Egypte, 
et  réunir  la  flotte  à  toutes  les  forces  que  le  gouverne- 
ment avait  dû  rassembler  contre  l'Angleterre,  tant 
celles  de  la  France  que  celles  qu'elle  pourrait  obtenir 
de  ses  alliés.  Il  est  constant  qu'avant  de  partir  pour 
l'Egypte,  il  avait  soumis  au  Directoire  une,jiote  rela- 
tive à  ses  grandes  conceptions.  Des  idées  extraordi- 
naires et  gigantesques  l'occupaient  sans  cesse.  Bona- 
parte a  toujours  regardé  une  descente  en  Angleterre 
comme  une  chose  possible;  mais  toujours,  en  défini- 
tive, comme  funeste,  tant  que  nous  serions  inférieurs 
en  marine;  et  il  croyait,  par  ces  différentes  ma- 
nœuvres, être  supérieur  sur  ce  point. 

Il  voulait  se  porter  sur  les  côtes  de  l'Océan.  Profitant 
du  départ  des  flottes  anglaises  pour  la  Méditerranée, 
de  l'inquiétude  que  causait  son  expédition  d'Egypte, 
de  la  terreur  que  devait  inspirer  son  apparition  subite 
à  Boulogne,  et  ses  grands  préparatifs  contre  l'Angle- 
terre, contraindre  cette  puissance  à  retirer  toutes  les 
forces  de  la  Méditerranée  et  l'empêcher  d'envoyer  des 
troupes  contre  l'Egypte.  Ce  projet  lui  roulait  souvent 
dans  la  tête,  et  il  aurait  trouvé  sublime  de  dater  un 
ordre  du  jour  des  ruines  de  Memphis,  et,  trois  mois 
plus  tard,  de  la  riche  et  populeuse  cité  de  Londres. 
La  perte  de  sa  marine  brisa  toutes  ces  combinaisons, 
et  convertit  en  un  simple  rêve  toutes  ces  aventureuses 
conceptions.  Est-il  raisonnable,  d'après  ses  projets  et 
ses  vues,  de  lui  supposer  une  froide  impassibilité? 


DK  M    ni'.  I50URRIENNE  289 

Lorsqu'il  l'ut  seul  lètc  à  tète  avec  moi,  il  donna 
un  libii'  cours  à  son  rujotion.  Je  lui  faisais  observer 
(\uc  le  malheur  ('lait  grand,  sans  doute,  mais  qu'il 
(levait  jui^er  lui-même  qu'il  eût  été  bien  plus  irrépa- 
rable si  Nelson  nous  eût  rencontrés  à  Malte,  ou  s'il 
nous  eût  attendus  vingt-quatre  heures  devant  Alexan- 
drie, ou  en  jdeine  mer;  (|u'il  devait  convenir  que  cela 
était  dans  Tordre  des  choses  non  seulement  possibles, 
mais  vraisemblables,  «  Tout,  lui  dis-je,  était  alors 
ptM'du  sans  ressources.  Puisque  nous  sommes  bloqués 
ici,  il  faut  nous  suflire  à  nous-mêmes.  Il  y  a  des 
vivres  et  de  l'argent.  Attendons  l'avenir,  et  ce  que 
fera  le  Directoire.  »  —  «  Pour  votre  Directoire,  inter- 
rompit-il très  vivement,  c'est  un  tas  de  j...-f...  Ils 
m'envient  et  me  haïssent;  ils  me  laisseront  périr  ici. 
Et  puis,  ne  voyez-vous  pas  toutes  ces  figures?  c'est  à 
qui  ne  restera  [>as.  » 

Il  me  parut  approuver  ce  que  je  venais  de  lui  dire, 
et  m'en  témoigna  sa  satisfaction.  Il  m'a,  depuis, 
rendu  une  éclatante  justice  sur  ce  point.  Ce  qu'il 
venait  de  me  dire  était  vrai  à  cette  époque. 

Tout  ce  qui  est  nouveau  attache.  Mais,  avant  même 
d'arriver  au  Caire,  les  illusions  avaient  disparu.  C'est 
ce  qui  arrive  toujours,  lorsque  la  triste  vérité  dépouille 
les  objets  des  charmes  que  leur  prête  l'imagination. 
Ce  n'était  plus  cet  antique  empire  des  Ptolémées,  où 
les  villes  populeuses  et  riches  se  touchaient.  C'étaient 
des  ruines  et  la  misère;  oui,  l'envie  de  s'en  retourner 
était  générale,  et  le  dégoût  avait  succédé  à  l'enthou- 
siasme, dans  ceux-là  mêmes  qui  s'étaient  le  plus  com- 
plaisamment  laissés  aller  à  ce  mouvement.  Au  lieu  des 
secours  des  habitants  que  nous  venions  ruiner  pour 
les  soustraire  au  joug  des  beys,  nous  trouvions  tout« 
contre  nous  :  Mameluks,  Arabes  établis,  Arabes  er- 

I.  17 


290  MEMOIRES 

rants,  fellahs.  On  ne  pouvait  garantir  la  vie  de  quel- 
qu'un qui  s'éloignait  à  deux  cents  toises,  soit  de  l'en- 
droit habité,  soit  du  corps  armé  dont  il  Taisait  partie. 
Il  tombait  dans  les  mains  de  l'ennemi,  qui  lui  faisait 
souffrir  une  mort  cruelle,  ou  d'affreux  tourments,  ou 
un  traitement  certes  bien  insolite  pour  des  Français. 
Ces  sentiments  sont  manifestés  sous  toutes  les  formes 
dans  cette  foule  de  lettres  écrites  sous  l'inlluence  des 
premières  impressions,  et  que  l'on  a  interceptées. 

L'opinion  publique  a  été  bien  partagée  sur  la  situa- 
tion matérielle  et  morale  de  l'armée  française  en 
Egypte,  et  sur  les  sentiments  qui  animaient  ceux  qui 
en  faisaient  partie.  La  vérité  n'est  qu'une;  il  faut  la  dire: 

A  peine  arrivés  au  Caire,  tous  les  rapports  qui  nous 
parvenaient,  tout  ce  que  je  lisais,  tout  ce  que  j'en- 
tendais, toutes  les  lettres  qui  tombaient  dans  les 
mains  du  général  en  chef  étaient  unanimes  en  plaintes 
et  en  regrets.  Aucun  de  ceux  qui  étaient  en  Kgypte 
ne  niera  le  triste  sort  de  l'armée.  La  coriespondance 
officielle  même  et  la  correspondance  privée  en  font 
foi.  On  fut  tout  à  coup  frappé  de  la  différence  qu'il  y 
avait  entre  les  pompeuses  exagérations  des  poètes  et 
des  enthousiastes  de  l'antiquité  sur  l'abondance  et  la 
fertilité  du  pays,  et  l'affreuse  misère  qui  y  régnait  ; 
entre  les  illusions  insjiirées  par  des  d('scrij)tions  men- 
songères et  la  triste  et  désenivrante  réalité.  Qui  ose- 
rait dire  que  le  dégoût  n'était  pas  général  dans  l'armée, 
que  l'unique  désir  des  chefs  comme  de  tout  le  monde 
n'était  pas  de  s'en  retourner?  Le  nombre  des  demandes 
de  départ  était  véritablement  désespérant.  L'ambition 
même  de  faire  S(M1  chemin,  d'avoir  de  l'avancement 
dans  la  otu-rière  militaire,  celle  de  faire  fortune  dans 
les  administrations,  disparut  devant  le  malaise.  Les 
raisonnements  que  l'on  faisait,  suitout  depuis  la  des- 


DK  M.  DE  BOURRIENNE  291 

triicliitii  de  la  llmir,  ne  laissaient  pas  de  plare  à  l'espé- 
ra née. 

La  correspondante  daims,  dautanL  plus  confiden- 
tielle, plus  active,  i)lus  énergique  et  plus  vraie  que 
réloignemcnt  rendait  les  émotions  plus  fortes,  est 
unanime  sur  ce  que  je  viens  de  dire.  On  y  lit  :  «  Nous 
lialiitons  un  pays  où  tout  le  monde  se  déplaît  à  la 
mort.  Si  l'armée  l'avait  connu  avant  de  sortir  de  la 
France,  nul  de  nous  ne  se  serait  embarqué,  et  chacun 
aurait  pi-élei'»'  mille  fois  la  mort  à  nous  voir  réduits  à 
la  misère  où  nous  sommes.  Nous  avons  l'ennemi 
partout  :  devant,  derrière  et  sur  les  côtés;  c'est  exac- 
tement la  Vendée.  Il  nous  est  mort  dans  l'espace  de 
cinq  ou  si\  jours,  sans  exagérer,  do  cinq  à  six  cents 
hommes  par  la  soif.  Il  existe  un  mécontentement 
général  dans  l'armée  :  If  des[)Otisme  n'a  jamais  été 
au  point  qu'il  est  aujourd'hui.  Nous  avons  des  soldats 
qui  se  sont  donné  la  mort  en  présence  du  général  en 
chef,  en  lui  disant  :  «  VoiKà  ton  ouvrage;  nous  nous 
«  sommes  bien  trompés  sur  cette  entre[)rise  si  belle  et  si 
«  vantée.  »  On  voit  des  soldats  qui,  témoins  des  souf- 
frants de  leurs  camarades,  se  brûlent  la  cervelle; 
d'autres  se  jeter,  armes  et  bagages,  dans  le  Nil,  et 
périr  au  milieu  des  eaux.  Les  soldats  disent,  en  voyant 
passer  les  g('néraux  :  «  Voilà  les  bourreaux  des  Fran- 
«  çais  »,  et  jtrofèrent  cent  autres  imprécations  de  ce 
genre.  Parmi  les  «juarante  mille  Français,  tout  le 
monde  veut  retourner  en  France;  il  n'y  en  a  pas 
quatre  qui  pensent  autrement,  etc.,  etc.  > 

Je  suis  certain,  parce  que  dans  mes  rapports  obli- 
gés, tout  me  l'a  indiqué,  qu'il  n'était  pas  un  seul 
individu  qui  ne  regrettât  sa  patrie  et  ne  désirât  y  re- 
tourner, plutôt  que  de  rester  dans  ce  paradis  terrestre  si 
vanté  par  ceux  qui  ne  sont  jamais  sortis  de  leur  ville. 


CHAPITRE  XXXII 


Inquiétude  des  Français  en  Egypte.  —  Brueys  accusé  par  Bonaparte. 

—  Injustice. —  E.xplication.  —  Innocence  de  Brueys.  —  Preuves.  — 
Contradictions  de  Bonaparte.  —  Rapprochements  de'dates.  —  Re- 
lation officielle  de  Berthier.  —  Position  réelle  de  la  flotte  en  rade. 

—  Pénurie  de  vivres  sur  l'escadre.  —  Justification  de  Brueys. 


Les  plaintes  étaient  unanimes  sur  l'effet  que  pro- 
duisit l'aspect  de  l'Egypte.  Toutes  les  lettres,  avec  cet 
accent  de  vérité  qui  part  d'une  profonde  impression, 
parlent  du  dégoût  qui  s'empara  de  la  troupe  depuis 
le  premier  homme  jusqu'au  dernier,  et  de  l'égoïsme 
cruel  qui  fut  bientôt  le  sentiment  dominant.  Les  pri- 
vations et  les  souffrances  causées  par  le  manque  de 
pain  et  d'eau,  sous  un  ciel  brûlant,  dont  rien  ne  tem- 
père la  rigueur;  la  désolante  aridité  des  plaines,  la 
misère  des  villages,  les  maladies  inconnues  en  Europe, 
les  espérances  trompées,  et  ce  silence  qui  accueillait 
toujours  cette  question  :  «  Que  deviendrons-nous?  » 
Telle  était  notre  véritable  position.  Combien  le  dé- 
sastre d'Aboukir  ne  devait-il  pas  l'aggraver,  en  fai- 
sant évanouir  même  l'espoir  de  revoir  la  patrie  ! 

J'eus  sur  ce  sujet  une  conversation  très  intime,  et 
qui  dura  fort  longtem[)S,  avec  le  général  en  chef.  Je 
me  hâte  de  dire  que  ces  sombres  idées,  qui  l'avaient 
d'abord  assailli,  fuient  bientôt  dissipées.  Il  retrouva 


MÉMOIRES  DE  M.  DE  BOURRIENNE  293 

promptemcnt  c»'  s;iii.:u'-ri<'i'l  <|"'  <l"iiiiiit'  les  rvrnc- 
meiits  ;  ce  courage  moral,  celte'  forée  de  caractère, 
cette  élévation  de  pensées,  qui  avaient  fléchi  un  ins- 
tant sous  le  poids  accablant  de  cette  nouvelle.  Il 
répétait  seulement  avec  un  accent  difficile  à  rendre  : 
«  Malheureux  Brueys,  qu'as-tu  fait?  » 

J'ai  remarqué,  dans  quelques  expressions  hasardées 
qui  sont  échappées  à  Xapoléon  à  Sainte-Ih'Iène,  tou- 
jours dans  le  but  que  j'ai  déjà  indiqué,  qu'il  cherche 
à  rejeter  tous  les  torts  sur  l'amiral  Brueys,  Les  per- 
sonnes qui  veulent  absolument  que  Bonaparte  soit 
une  exception  à  la  nature  humaine,  ont  impitoyable- 
ment accusé  cet  amiral  de  la  perte  de  la  flotte.  Cela 
est  injuste,  et  puisqu'il  s'agit  d'un  des  plus  grands 
événements  maritimes  de  cette  époque,  j'entrerai  dans 
beaucoup  de  détails  que  j'ai  cru  cependant  devoir  re- 
jeter à  la  fin  du  volume  pour  ne  point  interrompre 
le  cours  de  ma  narration  (1).  L'affaire  d'Aboukir  les 
rend  indispensables  et  l'on  est  heureux  de  pouvoir 
réhabiliter  la  mémoire  d'un  homme  comme  l'amiral 
Brueys. 

Brueys,  dit-on,  ne  voulut  pas  aller  à  Corfou.  Il  ré- 
sista aux  ordres  réitérés  les  plus  positifs.  On  exploite 
la  lettre  que  Bonaparte  a  écrite  au  Directoire.  On  tor- 
ture ses  paroles  à  Sainte-Hélène,  et  Brueys  ressort  de 
tout  cela  comme  ayant  glorieusement  expié  par  sa 
mort  une  grande  faute.  On  a  parlé  des  travaux  et  du 
rapport  du  capitaine  Barré  ;  mais  il  faudrait  parler 
aussi  de  la  réponse  de  l'amiral,  qui  ne  croyait  pas,  et 
par  d'excellentes  raisons,  que  l'on  pût  entrer  dans  les 
ports  d'Alexandrie  avec  des  vaisseaux  de  la  force  de 
l'escadre.  On   ajoute  que  les  ordres  de  se  rendre  à 

(1)  Voir  la  note  à  la  fin  du  volume. 


294 


MÉMOIRES 


Corfou  avaient  ôié  réitérés.  Quand,  et  par  qui?  C'est 
ce  qu'on  se  garde  bien  de  dire.  Depuis  l'ordre  du 
3  juillet  jusqu'à  sa  malheureuse  fin,  Brueys  n'avait 
pas  reçu  une  ligne  de  Bonaparte,  et  celui-ci  ne  reçut 
toutes  les  dépêches  de  Brueys  que  le  26  juillet,  au 
Caire,  trop  tard  par  conséquent  pour  que  la  réponse 
arrivât  avant  le  l"'  août.  On  reproche  encore  à  Brueys 
de  s'être  obstiné  à  attendre  les  événements  dans  une 
rade.  Comment  croire  que  cet  amiral  serait  resté  sur 
les  côtes  d'Egypte,  conti-e  les  ordres  précis  du  général 
qui  était  son  chef,  et  auquel  il  aurait  obéi  par  le  sen- 
timent de  sa  supériorité  quand  il  ne  l'aurait  pas  fait 
par  devoir? 

L'amitié  que  m'a  témoignée  l'amiral  Brueys,  la 
confiance  dont  il  m'a  honoré;  sa  mort  glorieuse,  l'a- 
charnement que  l'on  a  mis  dans  son  accusation,  m'im- 
posent l'obligation  de  le  défendre,  car  je  n'ai  pas 
lu  un  ouvrage  dans  lequel  on  n'ait,  par  imitation, 
relevé  sa  grande  faute.  Il  ne  sera  pas  dit  que  les 
grands  sacrifieront  toujours  leurs  inférieurs  à  leur 
gloire. 

Quel  est  l'accusateur?  Bonaparte.  Quel  est  l'acte 
d'accusation  ?  La  lettre  du  général  en  chef  au  Direc- 
toire, du  20  août  1798.  Dans  les  lettres  précédentes, 
il  faisait  constamment  l'éloge  du  talent  et  du  sang- 
froid  de  Brueys. 

L'on  va  voir  dans  cette  lettre,  écrite  cinquante  jours 
après  son  entrée  en  Egypte,  que  Bonaparte,  anticipant 
sur  ce  qu'il  devait  dire  à  Sainte-Ib-lène  dans  ses  con- 
ver-sations,  a  dénaturé  les  faits,  nhvvè  les  dates,  af- 
firmé ce  qui  est  au  moins  douteux,  frappé  l'innocent, 
parce  qu'il  espérait,  ainsi,  écarter  les  torts  qu'on 
pourrait  lui  reprocher. 

Bonaparte  avait  fourvoyé  une  mauvaise  escadre,  au 


DF  M.  F)F:  flolIHRIKNNK  295 

tiiilii'ii  (liîs  fldtk's  an{<laist'H.  Il  a  <ii  !•■  horilMMij-  d'ar- 
rivt-r  ♦'Il  Kiîvpii'.  Son  escadr»;  a  [uri  ;  ««'la  «'lait  pliiH 
qii»'  vraisfMiil)l;il)l«;;  (jii<'  Wm  s.;  ra|>[)t'llt;  co  que  l'ariiirMl 
Finieys  m<;  disait  dans  la  travors(,^<?.  Mais  coinim;  il 
faut  quo  rionapartf  ii't'pruiivi;  jamais  de  nîvors  d»;  la 
furiiiin',  il  dii  :  «  Si  l'un  m't'rit  t'crjuit',  r<.*scadr»i  n'eût 
pas  prii.    » 

r,o  vif  di'sir  di-  vuiilijir  (oujours  arriver  à  la  posti'i- 
rii»',  f'Xt'mpt  d«'  torts,  dans  un  état  complet  de  perfec- 
tion, lui  avait  assez  IjiiMi  n'ussi  jusrpi'alors  oii  il 
n'avait  jms  encore  eu  de  revers.  Il  l'ut  touriiienlé,  dans 
cette  oc«:asion,  de  l'impression  que  ferait  sur  le  public 
ct'tif  ^'rande  journ»'''.  Mais  il  pouvait  très  bi^n  sejiis- 
tilier,  sans  aceust-r  personne.  La  perle  de  la  flotte  a 
été  évidemment  le  résultat  des  circonstances  dans  les- 
quelles on  s'est  trouvé,  et  siirioiit  de  l'affreuse  misère 
qui  ne  permit  jkjs  de  noinrir  l'ariuée  navale  qu<;  jour 
par  jour,  et  morceau  par  morceau.  Nous  avions  cru 
entrer  dans  la  teiio  promise  ;  nous  Irouvâines  une  po- 
pulation ennemie,  sous  les  rapports  politiques  et  reli- 
gieux, la  disette  de  vivres,  de  puits  et  de  citernes  dont 
le  f»eu  d'eau  qu'elles  conf'.-naient  était  empoisonné  ou 
iiif«'Ct;  les  chemins  inondés  de  fellahs  et  de  liédouins 
qui,  sous  nos  yeux,  enlevaient  ou  tuaient  nos  traî- 
nards, assassinaient  nos  courriers  et  ne  voulaient 
pas,  les  ingrats  !  nous  savoir  gré  d'avoir  quitté  exprès 
le  beau  climat  de  France  |iour  les  délivrer  des  Mame- 
luks! 

Je  I.'  dir;ii  jei,  pour  n'y  jilus  reviTiir  :  la  vérité-  n'en- 
trait jamais  entière  dans  le-s  dépêches  de  Boiiafiartii, 
lorsque  cette  vérité  lui  était  Uint  soit  peu  défavorable, 
et  qu'il  la  f)ouvait  dissimuler.  Il  savait,  ou  la  dégui- 
.ser,  ou  l'altérer,  ou  la  taire,  quand  c«.'la  était  possible. 
Il  changeait  même  fort  souvent  les  dépêches  des  au- 


296  MÉMOIRES 

très  qu'il  faisait  imprimer,  toutes  les  fois  qu'elles  con- 
trariaient ses  vues,  ou  qu'elles  pouvaient  porter  quelque 
atteinte  à  sa  n'^putation,  à  ses  actions  et  à  l'opinion 
qu'il  désirait  que  l'on  eût  de  lui. 

Il  serait  injuste  de  dire  que  c'est  la  faute  du  général 
Bonaparte  si  la  flotte  a  j)éri  ;  mais  pourquoi  l'attribuer 
à  Brueys  ?  Ce  n'est  véritablement  la  faute  de  per- 
sonne. Ce  grand  désastre  fut  le  résultat  d'un  enchaî- 
nement de  causes  hors  du  pouvoir  des  hommes,  et  il 
y  avait  beaucoup  de  ces  causes  qui  devaient  contribuer 
à  ce  malheur. 

Voici  comment,  d'après  la  vérité  des  fahs,  je  lui 
avais  présenté  un  projet  de  lettre  au  Directoire  : 

L'amiral  Brueys  n'a  pas  pu  entrer  avec  son  escadre  dans  le  porl 
vieux  d'Alexandrie,  qui  est  impraticable  pour  des  vaisseaux  de 
la  grandeur  des  siens.  D'impérieuses  circonstances  l'ont  forcé 
d'attendre,  dans  la  rade  d'Aboukir,  un  moment  plus  favorable 
pour  se  rendre  à  Corfou.  L'en)bossage  n'a  pas  réussi.  La  gauche 
de  sa  ligne  a  été  forcée,  malgré  les  deux  mortiers  placés  sur 
recueil,  et  chacun  de  ses  vaisseaux  s'est  trouvé  exposé  au  feu  de 
plusieurs  vaisseaux  ennemis.  La  tlolte  a  été  détruite.  Vous  trou- 
verez l'état  exact  de  nos  pertes  en  hommes  et  en  matériel.  Le 
grand  désastre  qu'a  seule  occasionné  une  réunion  de  malheu- 
reuses circonstances,  vous  fera  sentir  la  nécessité  de  mettre 
tous  vos  soins  à  nous  envoyer  promptcnncnl  les  renforts  et  les 
objets  nécessaires  à  l'armée. 

Il  n'y  avait  dans  ce  proj(ît  de  letlie  ni  juslificalion 
ni  blâme  ;  mais  après  avoir  lu  mon  brouillon,  il  se  mit 
à  sourire  et  me  le  rendit,  en  disant  : 

«  C'est  trop  vague,  trop  mielleux  ;  cela  n'est  pas 
assez  saccadé,  il  faut  entrer  dans  beaucoup  de  détails, 
il  faut  parler  de  ceux  qui  se  sont  distingués  ;  et  puis 
vous  ne  dites  pas  un  mot  de  la  fortune  ;  et,  selon 
vous,  Brueys  est  sans  rei)roches.  Vous  ne  connaissez 
pas  les  hommes  !  Laissez-moi  faire,  écrivez.  » 


1 


DI-:  M.  UE  BuUURIliNNE  297 

Voici  ce  qu'il  me  dicta  : 

Au  quartier  jjciiéral  du  (lairo.  le  i  friatidor  an  M 
do  la  Rcpiibliiinc  fram.aise. 

Bonaparte,  gênerai  en  chef,  au  Directoire  ejcéculi/. 

Citoyens  Directeurs, 

Le  18  tlienuidor,  j'ordonnai  à  la  tli vision  du  général  Reynior 
do  se  porter  à  Kl-KluuKiali,  pour  soutenir  le  général  de  cava- 
lerie Leclerc  cpii  se  battait  avec  une  nuée  d'Arabes  à  cheval  et 
de  paysans  du  pays,  qu'lbraliini-Bey  était  parvenu  à  soidever  ;  il 
tua  une  cinquantaine  de  paysans,  quelques  Arabes  et  prit  posi- 
tion au  village  d'El-Klianquii.  Je  fis  partir  également  la  division 
commandée  par  le  général  Lannes  et  celle  du  général  Dugua. 

Nous  marcliàmcs  à  grandes  journées  sur  la  Syrie,  poussant 
toujours  devant  nous  Ibrahim-Bey  et  l'armée  qu'il  commandait. 

Avant  d'arriver  à  Belbeys,  nous  délivrâmes  une  partie  de  la 
caravane  de  la  Mecque  que  les  Arabes  avaient  enlevée  et  con- 
duisaient dans  le  désert,  où  ils  étaient  déjà  enfoncés  de  deux 
lieues.  Je  l'ai  fait  conduire  au  Caire  sous  bonne  escorte.  Nous 
trouvâmes  à  Koràym  une  autre  partie  de  la  caravane,  toiite  com- 
posée de  marchands,  qui  avaient  été  d'abord  arrêtés  par  Ibra- 
him-Bey, ensuite  relâchés  et  pillés  par  les  Arabes.  J'en  fis 
réunir  les  débris,  et  je  la  fis  également  conduire  au  Caire.  Le 
pillage  des  Arabes  a  dû  être  extrêmement  considérable  ;  un  seul 
négociant  ni'assura  qu'il  perdait,  en  châles  et  autres  marchan- 
dises des  Indos,  pour  deux  cent  mille  écus.  Ce  négociant  avait 
avec  lui,  suivant  l'usage  du  pays,  toutes  ses  femmes;  je  leur 
donnai  à  souper  et  leur  fis  procurer  les  chameaux  nécessaires 
pour  leur  voyage  au(.;aire.  Plusieurs  paraissaient  a^oir  une  assez 
bonne  tournure  ;  mais  le  visage  était  couvert  selon  l'usage  du 
pays,  usage  auquel  l'armcc  s'accoutume  le  plus  difficilement. 

Nous  arrivâmes  à  Sallieyeh,  qui  est  le  dernier  endroit  habité 
de  l'Egypte  et  où  il  y  ait  de  la  bonne  eau.  Là  commence  le  dé- 
sert qui  sépare  la  Syrie  de  l'Egypte. 

Ibrahim-Bey,  avec  son  armée,  ses  trésors  et  ses  femmes,  ve- 
nait de  piu-tir  de  Salheyeh.  Je  le  poursuivis  avec  le  peu  de  cava- 
lerie que  j'avais  ;  nous  vîmes  défiler  devant  nous  ses  immenses 
bagages.  Un  parti  arabe  de  cent  cinrpiante  hommes,  qui  était  avec 
eux,  nous  proposa  de  charger  avec  nous  pour  partager  le  butin, 
La  nuit  approchait,  nos  chevaux  étaient  éreintés,  l'infanterie  uès 

17. 


298  MEMOIRES 

éloignée.  Le  général  Leclerc  chargea  ramère-ganie  ;  noos  leur 
enlevâmes  deuï  pièces  de  canon  qu'ils  avaient  et  uae  cinquan- 
taine de  chameaui  chai-gés  de  lentes  et  de  différents  effets.  Les 
Mameluks  soutinrent  la  charge  avec  le  plus  grand  courage. 

Le  chef  d'escadron  Détrès,  du  7*  de  hussards,  a  été  mortelle- 
ment blessé;  mon  aide  de  camp  Sulkowsky  a  été  blessé  de  sept 
à  huit  coups  de  sabre  et  de  plusieurs  coups  de  feu.  L'escadron 
monté  du  7'  de  hussariJs  et  du  22«  de  chasseurs,  des  3*  et 
5*  de  dragons,  se  sont  parfaitement  conduits.  Les  Mameluks 
sont  extrêmement  braves  et  formaient  un  excellent  corps  de 
cavalerie  légère,  richement  habillés,  armés  avec  le  plus  grand 
soin  et  montés  sur  des  chevaux  de  la  meilleure  qualité.  Chaque 
ofKcier  de  l'état-major,  chaque  hussard  a  soutenu  un  combat 
particulier.  Lasalle,  chef  de  brigade  du  ii',  laissa  lomber  son 
sabre  au  milieu  de  la  charge  ;  il  fut  assez  adroit  et  assez  heureux 
pour  mettre  pied  à  terre  et  se  trouver  à  cheval  pour  se  défendre 
et  attaquer  un  des  Mameluks  les  plus  intrépides.  Le  général 
Murât,  le  chef  de  bataillon  mon  aide  de  camp  Duroc,  le  ci- 
toyen Leturcq,  le  citoyen  Colbert,  l'adjoint  .4rrighi,  engagés 
trop  avant  par  leur  ardeur  dans  le  plus  fort  de  la  mêlée,  ont 
couru  les  plus  grands  dangers. 

Ibrahim-Bey  traverse  dans  ce  moment-ci  le  désert  de  Syrie;  il 
a  été  blessé  dans  le  combat. 

Je  laissai  à  Salheyeh  la  division  du  général  Reynier  et  des 
ofticiers  du  génie  pour  y  construire  une  forteresse,  et  je  partis 
le  26  thermidor  pour  revenir  au  Caire.  Je  n'étais  pas  éloigné  de 
deux  lieues  de  Salheyeh,  que  l'aide  de  «irap  du  général  Kleber 
arriva  et  m'apporta  la  nouvelle  de  la  bataille  qu'avait  soutenue 
notre  escadre  le  14  thermidor.  Les  communications  sont  si  diffi- 
ciles qu'il  avait  mis  onze  jours  pour  venir. 

Le  18  messidor,  je  suis  parti  d'Alexandrie.  J'écrivis  à  l'amiral 
d'entrer  sous  vingt-<juatre  heures  dans  le  port  de  cette  ville  el, 
si  son  escadre  ne  pouvait  pas  y  entrer,  de  décharger  prorapte- 
ment  toute  l'artillerie  et  tous  les  effets  appartenant  à  l'armée  de 
terre  et  de  se  rendre  à  Corfou. 

L'amiral  ne  crut  pas  pouvoir  achever  le  débarquement  dans  la 
position  où  il  se  trouvait,  étant  mouillé  devant  le  port  d'Alexan- 
drie, sur  des  rochti's  et  plusieurs  vaisseaux  ayant  déjà  perdu 
leurs  ancres.  Il  alla  mouiller  à  .Vboukir,  qui  offrait  un  bon  mouil- 
lage. J'envoyai  des  officiers  du  igénie  et  d'artillerie,  qui  convin- 
rent avec  l'amiral  que  la^  terre  ne  pouvait  lui  donner  aucune 


Di:  M.  m-:  liOUllRIENNK  299 

proleclimi,  ol  que  si  les  Anglais  paraissaient  pondant  les  denx  ou 
trois  jours  (|u"il  fallait  qu'il  loslàl  à  Aboukir,  soit  pour  débar- 
quer notre  artillerie,  soit  pour  souder  et  marquer  la  passe 
d'Alexandrie,  il  n'y  avait  pas  d'autre  parti  à  jjrendro  que  de 
eouper  srs  cables,  et  qu'il  i-lait  urgent  de  séjourner  lo  moins  de 
temps  possible  à  Aboukir. 

Je  suis  donc  parti  d'Alexandrie  dans  la  ferme  croyance  que 
sous  trois  jours  l'oscadro  serait  entrée  dans  le  port  d'Alexan- 
drie ou  aurait  appareillé  pour  Corfou.  Depuis  le  18  messidor 
jusqu'au  6  thermidor,  je  n'ai  eu  aucune  espèce  de  nouvelles,  ni 
de  Rosette,  ni  d'Alexandrie.  Une  nuée  d'Arabes,  accourant  de 
tous  les  points  du  désert,  élaienl  continuellement  à  cint;  cents 
toises  du  camp.  Le  9  thermidor  {il  juillet),  le  bruit  de  nos  vic- 
toires et  différentes  dispositions  rouvrirent  nos  communica- 
tions. Je  re<;us  plusieurs  lettres  de  l'amiral,  où  je  vis  avec  élon- 
iiemenl  qu'il  était  encore  à  Aboukir.  Je  lui  écrivis  sur-le-champ 
qu'il  no  devait  pas  perdre  une  heure  à  entrer  à  Alexandrie  ou 
à  se  rendre  à  Corfou. 

L'amiral  m'instruisit,  par  une  lettre  du  2  thermidor,  que  plu- 
sieurs vaisseaux  anglais  étaient  venus  le  reconnaître  et  qu'il  se 
fortifiait  pour  attendre  l'ennemi,  embossé  à  Aboukir.  Cette 
étrange  résolution  me  remplit  de  vives  alarmes;  mais  déjà  il 
n'était  plus  temps,  car  la  lettre  que  l'amiral  écrivait  le  2  ther- 
midor n'arriva  que  le  12.  Je  lui  expédiai  le  citoyen  Jullien,  mon 
aide  de  camp,  avec  ordre  de  ne  pas  partir  d'Aboukir  qu'il  n'eût 
vu  l'escadre  à  la  voile.  Parti  le  12,  il  n'aiuMit  jamais  pu  arriver 
à  temps  (i). 

Le  8  thermidor  (2r)  juillet i,  l'amiral  m'écrivit  que  les  Anglais 
s'étaient  éloignés,  ce  qu'il  attribuait  au  défaut  de  vivres  :  je 
reçus  cette  lettre  le  12,  par  lo  même  courrier. 

Le  11,  il  m'écrivait  qu'il  venait  d'apprendre  la  victoire  des 
Pyramides  et  la  prise  du  Caire,  et  que  l'on  avait  trouvé  une 
passe  pour  entrer  dans  le  port  d'Alexandrie  (2). 

Le  It  (l^'  août),  au  soir,  les  Anglais  l'attaquèrent.  Il  m'expé- 
diait, au  moment  où  il  aperçut  l'escadre  anglaise,  un  officier 
pour  me  faire  part  de  ses  dispositions  et  de  ses  projets  :  cet  offi- 
cier a  péri  en  roule. 

11  Dans  le  texte  ofliciel  il  y  a  :  a  Cet  aide  de  camp  a  été  tué  en 
chemin  par  un  parti  arabe,  qui  a  arrêté  sa  barque  sur  le  Nil  et  l'a 
é^'or;rp  avi>c  son  escorte...  » 

(2)  Il  faut  ajouter  :  «  Je  reçus  cette  lettre  le  18  »  (-d  août).  (D.  L.) 


300  MÉMOIRES 

Il  me  parait,  que  l'amiral  Brueys  n'a  point  voulu  se  rendre  à 
Corfou  avant  qu'il  eût  été  certain  de  ne  pouvoir  entrer  dans  le 
port  d'Alexandrie,  et  que  l'armée,  dont  il  n'avait  pas  de  nouvelles 
depuis  longtemps,  fût  dans  une  position  à  ne  point  avoir  besoin 
de  retraite.  Si  dans  ce  funeste  événement  il  a  fait  des  fautes,  il 
les  a  expiées  par  nne  mort  glorieuse. 

Les  Destins  ont  voulu,  dans  celte  circonstance  comme  tant  dans 
d'autres,  prouver  que,  s'ils  nous  accordent  une  grande  prépon- 
dérance sur  le  continent,  ils  ont  donné  l'empire  des  mers  à  nos 
rivaux;  mais,  si  grand  que  soit  ce  revers,  il  ne  peut  pas  être 
alti'ibué  à  l'inconstance  de  la  Fortune.  Elle  ne  nous  abandonne 
pas  encore  ;  bien  loin  de  là,  elle  nous  a  servis  dans  cette  opération 
au  delà  de  ce  qu'elle  a  jamais  fait.  Quand  j'arrivai  devant  Alexan- 
drie et  que  j'appris  que  les  Anglais  y  étaient  passés  en  forces 
supérieures  quelques  jours  avant,  malgré  la  tempête  affreuse  qui 
régnait,  au  risque  de  me  naufrager,  je  me  jetai  à  terre.  Je  me 
souviens  que,  à  l'instant  où  les  préparatifs  du  débarquement  se 
faisaient,  on  signala  dans  l'éloignement,  au  vent,  une  voile  de 
guerre  (c'était  la  Justice  revenant  de  Malte).  Je  m'écriai  :  «  For- 
lune,  m'abandonnerais-tu  !  quoi,  seulement  cinq  jours  !  »  Je  mar- 
chai toute  la  nuit;  j'attaquai  Alexandrie  à  la  pointe  du  jour, 
avec  trois  mille  hommes,  harassés,  sans  canons  et  prescpie  sans 
cartouches;  et  dans  les  cinq  jours  j'étais  maître  de  Rosette,  de 
Damanhour,  c'est-à-dire  déjà  établi  en  Egypte. 

Dans  ces  cinq  jours,  l'escadre  devait  se  trouver  à  l'abri  des 
Anglais,  quel  que  fût  leur  nombre  :  bien  loin  de  là,  elle  reste 
exposée  pendant  tout  le  reste  de  messidor.  Elle  reçoit  de  Ro- 
sette, dams  les  premiers  jours  de  thermidor,  un  approvisionne- 
ment de  riz  pour  deux  mois.  Les  Anglais  se  laissent  voir,  en 
nombre  supérieur,  pendant  six  jours  dans  ces  parages.  Le  11  ther- 
midor, elle  apprend  la  nouvelle  de  l'entière  possession  de 
l'Egypte  et  de  notre  entrée  au  Caire  ;  et  ce  n'est  que  lorsque  la 
Fortune  voit  que  toutes  ses  faveurs  sont  inutiles,  qu'elle  aban- 
donne notre  tlotte  à  son  destin.  Bonaparte. 

On  aura  sans  doute  rcmanjué,  dans  la  leUre  que  l'on 
vient  de  lire,  de  belles  phrases  sur  la  Fortune  et  le 
Destin  :  cela  est  très  joli,  sans  doute  ;  mais  la  Fortune 
aurait  mieux  fait  de  lui  envoyer  des  vivres. 

Je  dois  dire  que  Bonaparte  riait  lui-même  de  l'alté- 


1»K  M.  l)l-:  HOUKHIENNE  301 

ration  du  rôcit  des  alTaircs  mallieiireiiscs,  allt-raiion 
dont  le  but  était  toujours  d'écarter  l'idée  qu'il  pût  être 
la  cause  des  malheurs.  Mais,  convaincu  (juc  l'on  ajou- 
terait foi  à  SCS  assertions  et  ([ue  l'inlluence  de  son 
nom  ferait  peneher  l'opinion  en  leur  faveur,  il  ne 
balançait  jamais  à  déguiser  la  vérité  lorsqu'elle  pou- 
vait eflleurer  sa  gloire.  Il  ap[»elait  niaiserie  de  ne  le 
|)as  faire. 

Il  était  néeessaire  d'exposer  les  faits  ([iii  précèdent 
et  ceux  que  j'ai  rapportés  dans  ma  note,  ap[)uyés  de 
pièces  officielles,  pour  venger  la  mémoire  d'un  brave 
amiral.  Ces  pièces  confirmeront,  chez  les  personnes 
qui  voudront  y  réfléchir,  cette  vérité  que  j'affirme  : 
c'est  (jue  le  général  en  chef  n'a  réellement  jamais  eu 
l'idée  de  l'aire  i)artir  immédiatement  l'escadre  pour 
Corfou,  avant  d'être  en  possession  du  Caire  et  qu'il 
n'a  pas  écrit  à  Brueys,  le  6  juillet,  la  lettre  dont  il 
parle.  Il  avait  trop  de  jjrévoyance  pour  se  priver  tout 
de  suite  d'une  aussi  grande  ressource  en  cas  de  revers. 
Il  a  agi  en  homme  qui  sait  prévoir  les  événements. 
Ce  n'est  pas  sa  faute  si  la  Hotte  a  péri,  mais  ce  n'est 
pas  non  [dus  celle  de  l'amiral  Brueys.  Avant  de  partir 
pour  Salheyeh,  il  a  plusieurs  fois  causé  avec  moi  du 
projet  de  se  rembarquer  avec  la  flotte. 


CHAPITRE  XXXIII 


El-Koraïm.  —  Fatalisme.  —  Exécution.  —  Bonaparte  et  Kleber.  — 
Protestation  et  mésintelligence.  —  Moments  de  repos.  —  Détails 
d'administration  intérieure.  — Institut  d'Egypte.  —  Ma  nomination. 

—  Fête  de  la  naissance  de  Mahomet.  —  Contes  absitrdes.  —  Con- 
duite sage  envers  la  religion  musulmane.  —  Bonaparte  en  Turc. — 
Djezzar.  —  Ouvertures.  —   Tête  tranchée.  —  Désir  de  vengeance. 

—  Le  l""  vendémiaire.  —  La  colonne  de  Pompée.  —  Rêve  d'une 
campagne  en  Allemagne.  —  Lectures  du  soir.  —  Privation  de  cor- 
respondances. —  Fétc  du  1"  vendémiaire.  —  Célébration  au  Caire. 

—  Discours  du  général  en  chef.  —  Énumération  de  triomphes.  — 
Bonaparte  et  M""  Fourés.  —  A  qui  la  faute?  — Le  prophète  égyp- 
tien. —  Mon  horoscope. 


J'ai  cité  le  nom  de  Koraïm  ;  je  commencerai  ce  cha- 
pitre en  racontant  l'histoire  de  cet  homme,  d'après 
lequel  on  peut  se  faire  une  idée  exacte  du  caractère  de 
la  plupart  des  chefs  égyptiens,  tels  que  nous  les  trou- 
vâmes lors  de  notre  arrivée  dans  leur  pays. 

Le  général  Kleher  envoya,  à  hord  de  V Orient,  le 
chérif  d'Alexandrie  Seid-Mohamcd  el-Koraïm,  arrêté 
par  ordre  de  Bonaparte,  comme  prévenu  de  trahison. 

il  avait  rendu  contre  lui  rarrèlé  suivant  : 

Aviint  des  preuves  de  la  trahison  de  Soid-Moliamcd  el-Koraim, 
qu'il  iivail  comblé  de  bienfails,  le  général  en  elief  ordonne  : 

Seid-Mohanied  cl-Koraïm  paiera  une  conlribiilion  de  trois  cent 
mille  francs  ;  à  défaut  par  lui  d'acquiller  ladite  conlribulion,  cinq 
jours  après  la  publication  du  présent  ordre,  il  aura  la  tète  tran- 
chée. 


MfiMOFUFs  m-:  M.  nr.  bourrienne  303 

Koraïm  devait  so  iviulre  d'Abuukir  au  Caiie,  pour, 
d'ajuvs  sa  demande,  se  juslilicr  de  ce  dont  on  l'accu- 
sait. Arrivé  au  Caire,  on  lui  demanda  de  nouveau  les 
cent  mille  écus  pour  sa  justilication.  Il  refusa  cons- 
tamment de  les  donner.  Je  lui  fis  dire  un  jour  par  Ven- 
ture,  notre  interpiète,  que,  s'il  voulait  conserver  la 
^ie,  il  fallait  payer  ce  qu'on  exigeait  de  lui  pour  fermer 
les  yeux  sur  sa  trahison;  que  je  lui  certifiais  que  le 
gi-m'-ral  était  di-lorminéà  faire  un  exemple.  (Vt-tait  un 
fort  bel  homme  dont  la  position  m'intéressait.  «  Vous 
êtes  riche,  lui  faisais-je  dire  par  Venture,  faites  ce 
sacrifice.  «  Il  ricanait  et  répondit  :  »  Si  je  dois  mourir  à 
présent,  rien  ne  jieut  m'y  soustraire,  et  je  donnerais 
mes  piastres  inutilemeiu  ;  si  je  ne  dois  pas  mourir, 
pourquoi  les  donner?  »  11  fut  exécuté  au  Caire,  le 
G  septembre  l"l»8,  à  midi  ;  sa  tête  fut  [>romenée  dans 
les  rues  de  la  ville  avec  cet  écriteau  : 

«  Koraïm,  chérif  d'Alexandrie,  condamné  à  mort 
pour  avoir  trahi  les  serments  de  fidélité  qu'il  avait 
faits  à  la  République  française  et  avoir  continué  ses 
relations  avec  les  Mameluks,  auxquels  il  servait  d'es- 
pion. 

('  Ainsi  seront  punis  tous  les  traîtres  et  les  par- 
jures. » 

On  ne  trouva  rien  après  l'exécution  de  Koraïm;  il 
avait  pris  ses  pri'cautions;  mais  cet  exemple  facilita  la 
rentrée  des  avanies  et  intimida  quelques  autres 
richards  qui  ne  furent  pas  si  fatalistes.  On  en  tira 
trois  ou  quatre  millions  p(tur  les  besoins  de  l'armée. 

Les  sévères  piopos  de  Kleber,  la  satire  même  qu'il 
faisait  de  l'expédition  d'Egypte,  la  dure  franchise  de 
sa  corres[)ondance,  aMiii'iit  amem''  du  froid  entre  lui 
et  le  général  en  chef,  qui  manifestait  son  méconlen- 
lenient  par  des  discours  aussi  peu  mesurés  que  ceux 


304  MEMOIRES 

que  l'on  prêtait  à  Kleber.  Celui-ci  en  fut  instruit  ;  il 
écrivit  au  général  en  chef,  le  22  août  1198  : 

Vous  seriez  injuste,  citoyen  général,  si  vous  preniez  pour  une 
marque  de  faiblesse  ou  de  découragement  la  véhémence  avec 
laquelle  je  vous  ai  exposé  mes  besoins.  Il  m'importe  peu  où  je 
dois  vivre,  où  je  dois  mourir,  pourvu  que  je  vive  pour  la  gloire 
de  nos  armes  et  que  je  meure  ainsi  que  j'aurai  vécu.  Comptez 
donc  sur  moi  dans  tout  concours  de  circonstances  ainsi  que  sur 
ceux  à  qui  vous  ordonnez  de  m'obéir.  Je  vous  l'ai  déjà  mandé, 
l'événement  du  14  (1)  n'a  produit  sur  les  soldats  qu'indignation 
et  désir  de  vengeance.  J'ai  pris,  à  la  vérité,  beaucoup  d'humeur 
contre  la  marine  ;  je  l'ai  vue  sous  les  rapports  les  plus  dégoû- 
tants. L'énormité  de  bagages  qu'on  a  déchargés  à  vVlexandrie, 
la  sorte  d'élégance  que  les  officiers  de  mer  étalent  encore  dans 
les  rues  d'Alexandrie,  font  bien  savoir  que  peu  d'entre  eux  ont 
essuyé  des  pertes  particulières.  D'ailleurs,  les  Anglais  ont  eu  le 
désintéressement  de  tout  rendre  aux  prisonniers  et  ne  point 
souffrir  qu'd  leur  soit  soustrait  un  iota.  II  n'en  est  pas  de  même 
à  l'égard  de  nos  officiers  de  terre  :  personne  n'a  plaidé  leur 
cause;  et,  trop  fiers  sans  doute  pour  la  plaider  eux-mêmes, dans 
cette  circonstance,  ils  arrivent  ici  nus,  et  la  plupart  d'entre  eux, 
plutôt  que  de  se  rendre,  ont  préféré  se  jeter  à  la  mer. 

Bonaparte  répondit  : 

Croyez  au  prix  que  j'attache  à  votre  estime  et  à  votre  amitié. 
Je  crains  que  nous  ne  soyons  un  peu  brouillés.  Vous  seriez  in- 
juste si  vous  doutiez  de  la  peine  que  j'en  éprouverais.  Sur  le 
sol  de  l'Egypte,  les  nuages,  quand  il  y  en  a,  passent  dans  six 
heures  ;  de  mon  côté,  s'il  y  en  avait,  ils  seraient  passés  dans 
trois.  L'estime  que  j'ai  pour  vous  est  au  moins  égale  à  celle  que 
vous  m'avez  témoignée  quelquefois. 

Cette  fruide  et  récii)r()que  assurance  de  sentiments 
d'estime  n'affaiblissait  pas  la  profonde  aversion  qu'ils 
avaient  l'un  pour  l'autre. 

La  perte  de  la  flotte  fit  sentir  au  général  Iionaj)arte 
la   nécessité  d'organiser   i)romptemcnt  et  fortement 

(l)_La  perte  de  la  llottell""-  août  1798). 


DH  M.  DE  nOUllRIHNNK  305 

rÉgyi»(e,  où  (ont  annoïK^iit  que  nous  devions  rester 
longtemps,  à  moins  d'une  évacuation  forcée,  (|n  il 
était  loin  de  |»iévoir  et  de  craindre.  L'é!oi,i,Mienient 
d'Ibraliini-Bey  et  de  Monrad-IJey  lui  laissèrent  nti  peu 
de  repos.  Guerre,  fortifications,  assiette  de  l'impôt, 
administration,  organisation  des  divans,  commerce, 
sciences  et  arts,  tout  fut  l'objet  de  ses  soins.  Son  es- 
prit embrassait  toutes  ces  cboses  avec  une  prévoyance 
bien  remarquable.  Le  succès  couronna  ses  efl'orts  :  des 
ordres  et  des  instructions  partirent  immédiatement, 
sinon  poiu"  réparer  celte  défaite,  du  moins  alin  de  pré- 
venir les  premiers  dangers.  On  prolita,  pour  renforcer 
notre  armée,  des  secours  que  nous  olîraient  les  ma- 
rins écbnppés  an  désastre.  Le  :21  août,  Bonaparte  créa 
au  (".aire  im  Institut  des  sciences  et  des  arts,  pour  la 
propagation  et  le  progrès  des  lumières  en  Egypte  et 
l'étude  et  la  publication  des  faits  naturels,  industriels 
et  bist(»riqiies  de  cette  ancienne  contrée  (1);  il  m'y 
nomma  plus  tard  à  la  place  de  M.  Sucy,  ordonnateur 
en  cbef,  qu'une  blessure  au  bras  reçue  sur  la  flottille, 
en  s'entri'tenant  avec  moi,  obligea  de  retourner  en 
France. 

En  fondant  cet  Institut,  Bonaparte  désira  donner 
une  preuve  de  ses  idées  de  civilisation  ;  cela  n'excluait 
pas  l'utile.  Les  motifs  énoncés  dans  la  création  de  cet 
Institut,  l'énunn'ration  de  ses  travaux  imprimés  par 
son  ordre,  les  procès-verbaux  de  ses  séances,  attestent 
l'étendue  des  vues  de  Napoléon.  Ce  corps  savant  avait 
poiu*  objet,  dans  son  travail,  tout  ce  qui  pouvait  être 
utile  à  l'Egypte,  îi  la  France  et  à  l'humanité. 

Bonaparte  assista,  le  18,  à  la  solennité  de  l'ouver- 
Uu'ii  de  la  digue  du  canal  du  Caire,  qui  reçoit  les  eaux 

(Ij  Voir,  a  la  lin  du  vuliiiuc,  la  note  sur  rorjjaiiisalion. 


306  MÉMOIRES 

du  Nil  lorsqu'il  est  arrivé  à  la  hauteur  fixée  par  le 
Meqyas. 

Deux  jours  après,  arriva  la  fête  anniversaire  de  la 
naissance  de  Mahomet  ;  il  y  prit  part  chez  le  cheik 
El-Bekri,  qui  lui  céda,  sur  son  désir,  deux  jeunes 
Mameluks,  Ibrahim  et  Roustan. 

L'on  a  publié  que,  dans  ces  temps,  Bonaparte  avait 
pris  part  aux  cérémonies  religieuses  des  musulmans 
et  à  leur  culte  extérieur  ;  mais  il  ne  faut  pas  dire  qu'il 
célébra  les  fêtes  relatives  au  débordement  du  Nil  et  à 
l'anniversaire  du  Prophète.  Les  choses  se  passèrent 
comme  de  coutume,  les  mêmes  usages  furent  suivis  ; 
les  Turcs  invitèrent  Bonaparte  à  y  assister,  il  y  fut 
comme  spectateur,  et  la  présence  de  leur  nouveau 
maître  sembla  leur  faire  plaisir.  Mais  il  ne  pensa 
jamais  à  ordonner  aucune  solennité  ;  c'eût  été  une 
folie,  et  il  se  conforma  très  sagement  aux  usages  re- 
çus. Il  n'a  ni  appris,  ni  réi)été,  ni  récilé  aucune 
prière  du  Coran,  comme  tant  de  personnes  l'ont  dit. 
Comment  a-t-on  eu  la  pensée  de  nous  le  représenter 
dans  certains  ouvrages,  comme  disposé  à  admettre  la 
doctrine  antisociale  de  la  fatalité,  la  licence  de  la  po- 
lygamie, et  les  doctrines  absurdes  du  Coran?  Bona- 
parte avait  bien  d'autres  choses  à  faire  que  de  discuter, 
avec  les  imans,  la  théologie  des  enfants  d'Ismaël,  et 
de  faire  des  ablutions.  Ces  cérémonies,  auxquelles  la 
politique  lui  faisait  un  devoir  d'assister,  n'étaient  pour 
lui,  comme  pour  tous  ceux  qui  l'accompagnaient, 
qu'une  nouveauté  curieuse  et  un  spectacle  oriental. 
Bonaparte  tira  constamment  parti,  avec  adresse,  de 
la  stupidité  musulmane,  mais  il  ne  mit  pas  le  pied 
dans  une  mosquée  et,  quoi  qu'on  ait  prétendu,  ne 
s'habilla  qu'une  fois  en  musulman,  comme  on  le  verra 
plus  tard.  Il  assista  aux  fêtes  auxquelles  les  turbans 


DK  M.  DK  nOl'RKIFNNF,  307 

verts  l'invitôrcnt  (1).  La  tolcranco  religieuse  de  Bona- 
parte était  la  conséquence  naturelle  de  son  esprit  phi- 
losophique. 

Sans  doute,  Bonaparte  eut  et  dut  avoir  des  défé- 
rences pour  la  religion  locale  ;  il  devait  certainement 
plus  agir  en  musulman  qu'en  catholique.  Un  conqué- 
rant habile  doit  soutenir  ses  triomjthes  en  protégeant, 
en  vantant  et  en  élevant  même  lu  religion  du  peuple 
conquis,  Bonaparte,  et  il  m'a  souvent  parlé  dans  ce 
sens,  avait  [lour  principe  de  regardtM'  les  religions 
comme  établies  par  les  hommes,  mais  de  les  respecter 
partout,  comme  un  puissant  moyen  de  gouvernement. 
Toutefois,  je  w  dirai  pas  qu'il  n'en  eût  pas  changé, 
si  la  conquête  de  l'Orient  eût  été  le  prix  de  ce  change- 
ment. Tout  ce  qu'il  disait  sur  Mahomet,  sur  l'isla- 
misme, sur  le  Coran,  devant  les  grands  du  pays,  il 
en  riait  lui-même;  mais  il  désirait  que  cela  fût  répété, 
et  que  ses  sentences  religieuses  fussent  traduites  en 
vers  harmonieux,  en  belle  pro.se  arabe,  et  lui  conci- 
liassent de  plus  en  plus  l'esprit  des  habitants.  Les 
soldats  s'amusaient  beaucoup  de  toutes  ces  farces.  Il 
ne  faut  que  se  rappeler  l'âge  de  l'armée,  et  le  temps 
où  elle  était  née,  pour  être  convaincu  qu'il  lui  était 


(1)  Waiter  Scott  en  conclut  qu'il  n'Iicsita  pas  à  se  réunir  aux  mu- 
sulmans dans  les  cérémonies  extérieures  de  leur  reliijion  ;  il  embellit 
son  roman  de  la  ridicule  farce  de  la  cliambre  sépulcrale  de  la  irrande 
pj'ramide,  et  des  disr-onrs,  des  allocutions  qu'un  fait  tenir  au  ijéncral 
avec  des  muftis  et  des  imans;  puis  il  ajoute  que  Bonaparte  était  sur 
le  point  d'embrasser  lislatnisme.  Tout  ce  que  dit  Waiter  Scott  sur 
cet  article  de  rclii:iun  est  le  comble  de  la  niaiserie  et  ne  mérite  pas 
même  d'être  sérieusement  réfuté.  Non,  Bonaparte  n'a  jamais  été, 
autrement  que  par  curiosité,  dans  une  mosquée,  et  ne  s'est  jamais 
montré  un  instant  persuadé  de  la  mission  de  Mahomet  ;  cette  absur- 
dité pouvait  rentrer  dans  un  roman  injurieux  a  la  nation  française, 
il  faut  le  rejeter  de   riiistuirc.  [Note  de  la  pnmiére  l'diliun.) 


308  MÉMOIRES 

indifférent  qu'on  lui  parlât  de  chrétiens  ou  de  maho- 
métans,  d'évêques  ou  de  muftis. 

Le  général  en  chef  écrivait  à  Kleber,  en  lui  confiant 
le  commandement  : 

«  Les  chrétiens  seront  toujours  nos  amis  :  il  faut 
les  empêcher  d'être  trop  insolents,  afin  que  les  Turcs 
n'aient  pas  contre  nous  le  même  fanatisme  que  contre 
les  chrétiens ,  ce  qui  nous  les  rendrait  irréconci- 
liables. » 

C'est  dans  les  mêmes  principes  qu'il  écrivait  plus 
tard  à  Menou  (13  mars  1799)  :  «  Je  vous  remercie  des 
honneurs  que  vous  avez  rendus  à  notre  prophète.  » 

Je  dois  cependant  convenir  qu'il  eut  avec  les  chefs 
de  la  religion  musulmane  de  nombreuses  [conversa- 
tions sur  ce  sujet;  mais  cela  ne  fut  jamais  pris  au 
sérieux;  c'était  plutôt  un  amusement,  (^cs  prêtres  du 
Coran,  qui  probablement  eussent  été  enchantés  de 
nous  convertir,  nous  faisaient,  dans  la  conversation, 
les  plus  larges  concessions;  mais  ces  pourparlers, 
bons  pour  passer  le  temps,  ne  fiu'ent  jamais  assez  sé- 
rieux pour  faire  soupçonner  même  qu'ils  tireraient  à 
conséquence.  Si  Bonaparte  a  parlé  en  musulman,  c'est 
comme  chef  militaire  et  chef  politique,  dans  un  pays 
musulman.  Il  y  allait  de  ses  succès,  du  salut  de  son 
armée,  et  par  conséquent  de  sa  gloire.  Dans  tous  les 
pays,  il  eût  rédigé  ses  proclamations  et  prononcé  des 
discours  d'après  les  mêmes  principes  :  dans  l'Inde, 
c'eût  été  pour  Ali,  pour  le  Dalaï-Lama  au  Thibet,  pour 
('onfucius  en  Chine. 

Bonaparte  s'était  fait  faire,  il  est  vrai,  un  habille- 
ment turc,  mais  seulement  pour  s'amuser.  Il  me  dit 
un  jour  d'aller  déjeuner  sans  l'attendve,  et  qu'il  vien- 
drait plus  tard  ;  un  quart  d'heui'e  après  il  entra  avec 
son  nouveau  costume;  à  peine  fut-il  reconnu,  qu'on 


1)1.  M    ni';  1U)URRIENNE  309 

l'acciieillit  avec  les  plus  i,'rands  éclats  do  rin".  Il  |triL 
sa  placr  avi'C  caliiit'  ;  mais  il  ('-tait  si  mal  en  mihaii  et 
en  robe  orientale,  si  gauelir*  et  si  ^riu'  dans  un  accou- 
trement inusité,  qu'il  alla  bien  vite  se  désliabiller,  et 
oncques  depuis  il  ne  fut  tenté  de  donner  une  seconde 
représentation  de  cette  mascarade. 

Vers  la  fin  d'août,  Bonaparte  avait  entamé  des  né- 
gociations avec  Djt'zzar,  paclia  d'Acre,  surnommé  le 
boucher.  Il  assurait  Djezzar  de  soji  amitié,  lui  demandait 
la  sienne,  le  tranquillisait  sur  le  sort  de  ses  États;  il 
lui  promettait  de  le  soutenir  contre  le  Grand  Seigneur, 
au  moment  même  où  il  assurait  aux  Égyptiens  qu'il 
venait  soutenir  If  Grand  Seigneur  contre  les  beys. 
Mais  Djezzar,  conliant  dans  ses  forces  et  dans  la  pro- 
tection des  Anglais,  qui  avaient  pris  les  devants,  fut 
sourd  à  tout,  ne  voulut  pas  même  recevoir  Beauvoi- 
sin,  qui  lui  avait  été  envoyé  le  ^2  août,  et  ne  répon- 
dit pas.  Un  second  porteur  de  lettre  eut  la  tête  tran- 
chée à  Acre.  Les  occupations  de  Bonaparte,  au  Caire, 
et  la  nécessité  d'un  plus  grand  alTermissement  en 
Egypte,  où  l'on  ne  faisait  que  d'entrer,  retardèrent 
seuls,  pour  le  moment,  l'invasion  de  ce  pachalik, 
que  provoquaient  la  vengeance  due  à  des  actes  si  bar- 
bares, et  la  nécessité  de  détruire  ou  d'affaiblir  au 
moins  un  si  dangereux  voisin . 

Ce  fut  dès  la  fin  d'août  que  le  général  en  chef  s'oc- 
cupa de  la  fête  de  la  K('pul»lique,  qui  lui  était  si  chère. 
Tout,  dans  l'ordre  qu'il  me  dicta  pour  cette  célébra- 
tion, respirait  son  génie  particulier,  La  passion  de 
vivre  dans  l'avenir  dominait  toutes  ses  pensées.  Il 
voulut  rattacher  cette  cérémonie  aux  noms  de  ces  an- 
tiques monuments  dont  l'origine  se  perd  dans  la  nuit 
des  temps,  et  qui  subsistent  encore  presque  intacts, 
tandis  que  les  noms  de  leuis  auteurs  sont  inconnus, 


310  MÉMOIRES 

oubliés  OU  douteux.  C'est  autour  de  la  colonne  de 
Pompée  que  la  ville  d'Alexandrie  célébrera  sa  fête.  On 
inscrira  sur  cette  colonne  le  nom  des  braves,  morts 
à  la  prise  de  cette  ville,  que  ce  monument  annonce 
au  navigateur  étonné.  Le  pavillon  tricolore  y  sera 
placé.  Les  antiques  ruines  de  la  ville  aux  cent  palais 
vejrront  célébrer  la  fête  de  cette  immortelle  République 
qui  devait,  dix-huit  mois  plus  tard,  être  reléguée  dans 
les  contes  historiques. 

Pendant  les  jours  qui  suivirent  la  nouvelle  du  dé- 
sastre d'Aboukir,  jusqu'à  la  révolte  du  Caire  du  22  oc- 
tobre, Bonaparte  trouvait  quelquefois  le  temps  long  ; 
quoiqu'il  s'occupât  de  tout,  il  n'y  avait  pas  assez  d'oc- 
cupation pour  répondre  à  la  singulière  activité  de  son 
organisation.  Lorsque  la  chaleur  le  permettait,  il  mon- 
tait à  cheval;  lorsqu'il  rentrait,  qu'il  ne  trouvait  point 
de  dépêches  à  lire,  ce  qui  arrivait  souvent,  point  d'or- 
dres à  expédier,  point  de  lettres  à  répondre,  il  était 
tout  de  suite  absorbé  dans  ses  pensées  ;  il  prenait  un 
air  abattu  et  s'entretenait  avec  moi  des  choses  les  plus 
bizarres.  Un  jour,  après  un  long  silence,  il  me  dit  : 
«  Devinez  à  quoi  je  pense.  —  Ma  foi,  ce  serait  bien 
difficile;  vous  pensez  à  tant  de  choses.  —  Je  ne  sais 
pas  si  je  reverrai  la  France;  mais  si  je  la  revois,  ma 
seule  ambition,  c'est  de  faire  une  belle  campagne  en 
Allemagne,  dans  les  plaines  de  la  Bavière;  d'y  ga- 
gner une  grande  bataille  et  de  venger  la  France  de  la 
défaite  d'Hochstœdt.  Après  cela,  je  me  retire  dans  une 
campagne  et  je  vis  tranquille.  »  Puis  vint  une  longue 
dissertation  sur  la  préférence  qu'il  donnait  à  l'Alle- 
magne pour  y  faire  la  guerre  ;  sur  la  bonté  du  carac- 
tère des  habitants,  sur  ce  que  Desaix  lui  avait  dit, 
lors  de  sa  visite  en  Italie,  de  la  prospérité,  de  la  ri- 
chesse de  l'Allemagne  et  de  la  facilité  qu'ont  les  ar- 


DE  M.  DE  HOUHRIENNE  311 

mées  d'y  subsister.  S«îs  conversations  se  prolongenicnt 
iiulrfinimcnt;  mais  il  savait  y  motlrr  un  grand  inlt'-nH. 

Dans  ces  UMnps  de  repos  et  presque  d'iiiactirui,  du 
moins  pour  lui,  Bonaparte  se  couchait  de  bonne  heure. 
Je  lui  faisais  tous  les  soirs  une  lecture;  <pian(i  je  lui 
lisais  des  vers,  il  s'endormait.  Lorsqu'il  demandait  la 
vie  de  Cromwell,  je  croyais  que  je  ne  me  coucherais 
pas.  Le  jour,  pour  abréger  le  temps,  il  lisait  et  écri- 
vait des  notes.  11  s'entretenait  souvent  de  la  France, 
témoignait  un  vif  regret  d'être  sevré  de  nouvelles.  Car 
c'était  un  grand  vide  dans  les  habitudes  de  sa  vie, 
que  la  privation  de  correspondances.  Elles  nous  étaient 
interdites  :  les  nombreuses  croisières  anglaises  et  tur- 
ques, les  rendaient  troj)  hasardeuses.  Beaucoup  de 
lettres,  confiées  à  de  petits  bâtiments  aventureux, 
furent  interceptées  et  scandaleusement  publiées.  Les 
secrets  des  familles,  les  plus  intimes  conlidences,  ne 
furent  pas  même  respectés,  et  le  cupide  appât  d'un 
gain  coupable  livra  à  l'impression  des  révélations  qui 
ont  pu  troubler  des  familles,  des  aveux  qui  n'étaient 
destinés  qu'à  l'amitié  et  des  plaintes  dont  l'effet  a  re- 
jailli sur  ceux  qui  les  croyaient  bien  confiées  au  secret 
de  la  correspondance. 

La  fête  du  l"  vendémiaire  an  VII  (22  septembre  1198), 
célébrée  par  b-s  Français  sur  tous  les  points  qu'ils  oc- 
cupaient en  Fgypte,  fut,  comme  on  peut  le  croire,  plus 
brillante  au  Caire  que  |>artout  ailleurs,  puisque  le  gé- 
néral en  chef  s'y  trouvait  alors.  Ce  qu'il  y  eut  de 
moins  remarquable  au  milieu  de  ces  solennités  qui  ré- 
pandaient qui'lques  moments  de  distraction  sur  la 
monotonie  de  notre  vie  ne  fut  pas,  sans  contredit,  le 
discours  prononcé  par  Bonaparte.  Lorsque  toutes  les 
troupes,  dans  la  plus  bell»;  tenue,  eurent  défilé  devant 
lui,  il  leur  dit  : 


312  MEMOIRES 

Nous  célébrons  le  premier  jour  de  l'an  YII  de  la  République. 
Il  y  a  cinq  ans,  l'indépendance  du  peuple  français  était  mena- 
cée ;  mais  nous  prîmes  Toulon  ;  ce  fut  le  présage  de  la  ruine  de 
nos  ennemis. 

Un  an  après,  vous  battiez  les  Autrichiens  à  Dego. 

L'année  suivante,  vous  étiez  sur  le  sommet  des  Alpes. 

Vous  luttiez  contre  Mantoue,  il  y  a  deux  ans,  et  vous  rempor- 
tiez la  célèbre  victoire  de  Saint-Georges. 

L'an  passé,  vous  étiez  aux  sources  de  la  Drave  et  de  l'Isonzo, 
de  retour  de  l'Allemagne. 

Qui  eût  dit  alors  que  vous  seriez  aujourd'hui  sur  les  bords 
du  Nil,  au  centre  de  l'ancien  continent? 

Depuis  l'Anglais,  célèbre  dans  les  arts  et  le  commerce,  jus- 
qu'au féroce  Bédouin,  vous  fixiez  les  regards  du  monde. 

Soldats,  votre  destinée  est  belle,  parce  que  vous  êtes  dignes 
de  ce  que  vous  avez  fait  et  de  l'opinion  qu'on  a  de  vous.  Vous 
mourrez  avec  honneur,  comme  les  braves  dont  les  noms  sont 
inscrits  sur  cette  pyramide,  ou  vous  retournerez  dans  votre  pa- 
trie couverts  de  lauriers  et  de  l'admiration  de  tous  les  peuples. 

Depuis  cinq  mois  que  nous  sommes  éloignés  de  l'Europe, 
nous  avons  été  l'objet  perpétuel  des  sollicitudes  de  nos  compa- 
triotes. Dans  ce  jour,  quarante  millions  de  citoyens  pensent  à 
nous  ;  tous  disent  :  C'est  à  leurs  travaux,  à  leur  sang  que  nous 
devons  la  paix  générale,  le  repos,  la  prospérité  du  commerce  et 
les  bienfaits  de  la  liberté  civile. 


Le  jour  de  la  fètc,  plus  de  cent  cinquante  Français 
et  Turcs  assistèrent  à  un  magnifique  festin  ;  le  dra- 
peau musulman  flottait  à  côté  du  drapeau  de  la  Répu- 
blique ;  le  croissant  figurait  à  côté  du  bonnet  de  la 
liberté  ;  le  Coran  faisait  le  pendant  des  Droits  de 
riiomme. 

Les  Turcs  furent  assez  insensibles  à  toutes  ces 
choses  ;  mais  ce  qui  les  frappa,  et  fit  sur  eux  une  pro- 
fonde et  salutaire  impression,  ce  fut  le  nombre  de  nos 
troujtes,  leurs  manœuvres,  les  évolutions  de  notre  ar- 
tillerie, l'ordie  et  la  tenue  admirai)le  qui  régnaient 
dans  tous  les  corps. 


DK  M.  DE  ROURRIENNE  313 

Vers  la  mi-SL'|ilfmL)iv  de  cette  aimée,  IJonaparte  (it 
venir  dans  la  nuiisun  d'KU'y-Bey  nne  demi-douzaine 
de  lemnics  d'Asie,  dont  on  lui  vantait  les  grâces  et  la 
beauté  ;  mais  leur  tournure  et  leur  obésité  les  firent 
renvoyer  tout  de  suit*'.  Peu  de  jours  après,  il  se  prit 
d'une  belle  passion  pour  M"'°  Fourès,  femme  d'un 
lieutenant  d'infanterie  (1)  ;  elle  était  très  jolie,  et 
l'extiéme  rareté  en  Egypte  de  femmes  qui  pussent 
plaire  aux  Européens  rehaussait  encore  ses  attraits. 
Il  lui  lit  meubler  une  maison  qui  touchait  au  palais 
d'Elfy-Bey  que  nous  habitions.  11  lui  prenait  souvent 
fantaisie,  vers  les  trois  heures,  de  faire  commander  le 
dîner  chez  elle  :  j'y  allais  seul  avec  lui  à  sept  heures, 
et  je  m'en  allais  à  neuf  heures. 

Cette  liaison  fut  bientôt  la  nouvelle  du  (luartier  gé- 
néral et  devint  le  sujet  de  toutes  les  conversatio'Tis. 

Par  un  ménagement  délicat  pour  M.  Fourès,  le  gé- 
néral en  chef  lui  donna  une  mission  pour  le  Direc- 
toire. L'oflicier  alla  s'embarquer  à  Alexandrie.  Le  bâ- 
timent tomba  au  pouvoir  des  Anglais.  Informés  des 
ciiuses  de  la  mission,  ils  eurent  la  petite  malice  de 
renvoyer  en  Egypte  le  porteur  des  dépèches,  au  lieu 
de  le  garder  prisonnier. 

Bonaparte  désirait  ardemment  avoir  un  enfant  de 
cette  jolie  femme.  Je  lui  en  parlais  au  déjeuner  que 
nous  faisions  souvent  tète  à  tète.  «  Que  voulez-vous, 
l'épondail-il.  la  petite  sotte n'en  peut  pas  faire.  » 

Elle,  de  son  côté,  lorsqu'on  lui  faisait  sentir  le 
grand  avantage  d'avoir  un  enfant  de  Bonaparte,  nous 
répondait  :  «  Ma  fol  !...  ce  n'est  pas  ma  faute.  » 

Nous  aurons  [)lustard  occasion  de  reparler  de  cette 
dame. 

(1)  QiipIIc  confusion  !  Fourès  était  licutonant  au  22"  de  chasseurs  à 
clif\al.  (1).  L.) 

I.  18 


31'.  MÉMOIRES  DE  M.  DE  BOURRIENNE 

Un  de  ces  liommes  qui,  depuis  tant  de  siècles,  pré- 
disent, dans  l'Orient,  l'avenir  avec  tant  d'exactitude, 
mais  surtout  avec  tant  d'assurance,  fut  recommandé 
à  Bonaparte,  pour  sa  grande  habileté,  par  les  princi- 
paux habitants  du  Caire.  Ils  l'assurèrentqu'il  lui  dirait 
sa  bonne  aventure  avec  certitude.  Bonaparte  le  fit 
venir,  et  Venture  l'interprète  assista  à  l'entrevue. 
Nous  étions  nous  trois,  le  prophète  et  un  cheik. 
Lorsque  ce  personnage  voulut  commencer  ses  jongleries 
sur  le  général,  il  s'y  refusa  et  me  dit  de  le  laisser 
exercer  sur  moi  sa  profession.  Je  m'y  prêtai  sans  dif- 
ficulté. Pour  l'intelligence  de  sa  prophétie,  je  dois  dire 
que,  depuis  mon  arrivée  au  Caire,  j'étais  dans  un  état 
de  faiblesse  extrême.  La  navigation  du  Nil  et  la  mau- 
vaise nourriture,  pendant  douze  jours,  m'avaient 
exténiSé.  J'étais  d'une  maigreur  affreuse  et  d'une 
pâleur  extrême. 

Après  avoir  examiné  mes  mains,  m'avoir  tâté  le 
pouls,  le  front  et  la  nuque,  il  prit  un  air  composé  et 
compatissant,  haussa  les  épaules,  et  dit  à  Venture 
qu'il  ne  croyait  pas  me  devoir  apprendre  mon  sort.  Je 
lui  fis  savoir  qu'il  pouvait  dire  tout  ce  qu'il  voudrait, 
que  cela  m'était  indifférent  ;  après  beaucoup  de  diffi- 
cultés de  sa  part  et  d'insistance  de  la  mienne,  il  finit 
par  annoncer  que  la  terre  d'Egypte  me  recevrait  dans 
deux  mois. 

Je  le  remerciai  et  on  le  congédia.  Quand  nous 
fûmes  seuls,  le  général  me  demanda  :  «  Eh  bien  !  que 
dites-vous  de  cela'?  »  Je  dis  qu'il  ne  risquait  pas 
grand'chose  à  annoncer  ma  fin.  Dans  l'état  où  je  suis, 
il  y  a  à  parier  que  je  succomberai  ;  mais  si  Louis 
m'envoie  les  vins  que  je  lui  ai  demandés,  vous  verrez 
que  je  me  remettrai. 


CHAPITRE  XXXIV 


M.  Bortliollct  et  lo  dieik  El-Bckrj-. —  L'air  lie  Marlboron^'li. —  (lons- 
piratiun.  —  Révolte  au  (iaire.  —  Réponse  d'un  factionnaire.  — 
Mort  Hu  {,'énéral  Dupuy.  —  Ordres  du  ^'encrai  en  chef.  —  Mort  de 
Sulkowsky.  —  Ro;:rets  de  Ronaparte.  —  Résignation  des  chefs  du 
Caire.  —  Fin  de  l'insurrection.  —  E.xécutions  nocturnes.  —  E.\pédi- 
tion  d'Eujrcne  Beawharnais  et  de  Crozier  contre  une  tribu  d'.\rabes: 
—  Tètes  coupées.  —  L'ordonnateur  Sucy.  —  Convoi  de  blessés.  — 
Massacre.  —  Projets  d'expédition  en  Syrie. —  Lettre  à  Tippoo-Saib. 


I/iirl  d'imiinser  aux  lininm<>s  a,  de  tout,  temps, 
occupé  une  giaiule  place  dans  l'art  de  les  gouverner, 
et  ce  n'était  pas  cette  partie  de  la  science  du  gouverne- 
ment que  Bonaparte  connaissait  le  moins  bien.  Il  ne 
négligeait  aucune  occasion  de  faire  briller  aux  yeux 
des  Égyptiens  la  supériorité  de  la  France,  dans  les 
sciences  et  les  arts.  Mais  il  arriva  plus  d'une  fois  que 
le  simple  instinct  des  Égyptiens  déconcerta  ses  tenta- 
tives à  cet  égard.  Quelques  jours  après  la  visite  du 
prétendu  pi'ophète,  dont  j'ai  jiarlé  précc'demment,  il 
voulut,  si  je  puis  ainsi  m'exprimer,  opposer  sorcier  à 
sorcier,  hmr  cela,  il  lit  inxitt-r  les  piincipaux  cheiks 
à  des  expériences  de  chimie  que  devait  faire  M.  Ber- 
thollet.  Le  général  s'attendait  à  jouir  de  leur  étonne- 
ment  ;  mais  tous  les  miracles  de  la  transformation  des 
liqueurs,  des  commotions  électriques  et  du  galvanisme 
ne  leur  causèrent  aucune  surprise  :  ils  virent  opérer 
notre  habile  chimiste  avec  un  imperturbable  sang- 


316  MEMOIRES 

froid.  Quand  M.  Rerthollet  eut  fini,  le  chcik  El-Bekry 
lui  fit  dire  par  l'interprète  :  «  Tout  cela  est  fort  beau, 
mais  peut-il  faire  que  je  sois  en  même  temps  à  Maroc 
et  ici  ?  »  Berthollet  répondit  en  haussant  les  épaules. 
—  «  Eh  bien  !  dit  alors  le  cheik,  il  n'est  donc  pas 
tout  à  fait  sorcier.  » 

Notre  musique  n'avait  pas  non  plus  une  grande 
influence  sur  eux  ;  ils  restaient  impassibles  en  écou- 
tant tous  les  airs  qu'on  leur  jouait,  à  l'exception  tou- 
tefois de  l'air  de  Marlborough  ;  quand  on  l'exécutait, 
leur  physionomie  s'animait,  leurs  traits  devenaient 
mobiles  ;  et  ils  s'agitaient  comme  s'ils  eussent  voulu 
danser. 

Depuis  quelques  semaines,  la  négligence,  fille  du 
temps,  qui  mine  toutes  les  institutions  utiles,  avait 
rendu  illusoire  l'ordre  donné  aussitôt  après  notre 
arrivée  au  Caire,  de  surveiller  les  crieurs  des  mos- 
quées. Ils  sont  dans  l'habitude  d'adresser  en  chantant, 
et  à  des  heures  fixes  de  la  nuit,  des  prières  au  Pro- 
phète, Gomme  c'était  toujours  la  même  chose,  on  n'y 
fit  plus  attention.  Les  Turcs  s'aperçurent  de  cette 
négligence.  On  est  toujours  peu  satisfait  des  vain- 
queurs. Ils  substituèrent  aux  chants  religieux  des 
appels  à  la  révolte,  et  cette  espèce  de  télégraphe  verbal 
transmettait  la  provocation  aux  extrémités  nord  et 
sud  de  cette  vaste  contrée.  Par  ce  moyen,  et  par  celui 
des  émissaires  secrets  qui  échappaient  à  notre  faible 
police,  et  qui  répandaient  des  firmans  vrais  ou  fabri- 
qués du  Grand  Seigneur,  démentant  le  prétendu 
accord  entre  la  France  et  la  Porte  Ottomane  et  exci- 
tant à  la  guerre,  on  organisa  peu  à  peu,  dans  tout  le 
pays,  le  plan  d'une  insurrection  générale,  qui  devait 
éclater  partout  et  à  un  jour  fixe.  Le  secret  en  fut  gardé 
avec  une  constance  et  un  scrupule  que  peuvent  seuls 


I)I',  M.  l)K  lUHlillIKNNK  317 

inspirer  lo  fanatisme  religieux  et  la  haine  du  .j<jug 
l'ti'an.i^er.  Us  ne  nous  tinrent  aucun  <.'nni[)te  de  la  IVïle 
magnilique  qui  les  avait  ainust's  un  mois  auparavant. 

Le  dernier  signal  fut  donné  du  haut  des  minarets, 
dans  la  nuit  du  20  au  21  oelobre  ;  et  dès  le.  matin  de 
ce  jour,  on  vint  annoncer  au  quartier  général  que  la 
ville  du  Caire  était  en  pleine  insurrection.  Le  général 
en  chef  n'était  point,  comme  on  l'a  dit,  dans  l'île  de 
Uoudah  ;  il  n'entendit  j>as  le  canon  d'alarme.  11  se 
levait  quand  la  nouvelle  arriva  ;  il  était  cinq  heures. 
On  lui  rapporta  que  toutes  les  boutiques  étaient 
fermées,  les  Français  attaqués  partout.  Un  moment 
après  il  apprend  la  mort  du  généi-al  Dupuy,  comman- 
dant la  place,  tué  d'un  coup  de  lance  dans  la  rue.  Le 
général  en  chef  monte  sur-le-champ  à  cheval,  suivi 
seulement  d'une  trentaine  de  guides.  Il  se  porte  sur 
tous  les  points  menacés,  rétablit  la  confiance  et 
ordonne  avec  une  grande  présence  d'esprit  de  vigou- 
reuses dispositions  [wur  la  défense. 

Le  général  en  chef  me  laissa  seul  avec  le  faction- 
naire. Maison  lui  avait  rendu  un  compte  si  exact  de  la 
position  des  révoltés,  et  j'avais  tant  de  confiance  dans 
son  esprit  de  prévision,  dans  son  activité,  dans  la  jus- 
tesse de  ses  dispositions,  que  je  n'eus  aucune  inquié- 
tude et  que  j'attendis  son  retour  avec  un  calme  par- 
fait. Ce  calme  ne  fut  même  pas  troublé  lorsque  je  vis, 
de  la  porte  qui  donnait  sur  la  place  Ezbekych,  les 
révoltés  se  porter  de  l'autre  côté,  contre  la  maison  de 
M.  Estève,  payeur  général,  dont  ils  voulaient  piller  la 
caisse.  La  résistance  fut  assez  longue  [)our  donner  aux 
troupes  de  Bcndaq  le  temps  de  venir  à  son  secours. 
Après  la  visite  de  tous  les  postes  et  avoir  pris  toutes 
les  plus  sages  dispositions,  Bonaparte  rentra  au  quar- 
tier général  ;  comme  jéUiis  encore  auprès  du  faciion- 

18. 


318  MEMOIRES 

naire  que  je  n'avais  pas  quitté,  il  lui  demanda  en  riant 
si  j'avais  eu  peur.  «  Ah  !  ma  foi  non,  mon  général,  je 
vous  assure.  » 

Le  général  Dupuy,  commandant  la  ville,  avait  été 
tué  dans  les  premières  heures  de  la  révolte,  à  la  tète 
de  sa  troupe,  qu'il  menait  contre  les  insurgés.  J'avais 
dîné  chez  lui  la  \eille.  En  m'y  rendant,  j'avais  été 
arrêté  sur  la  place  du  Bazar  par  une  foule  immense. 
On  donnait  la  bastonnade  à  un  homme  qui  venait  de 
voler  quelques  dattes.  J'étais  à  cheval,  suivi  d'un 
domestique  ;  l'aga  que  je  voyais  tous  les  jours  au  quar- 
tier général  me  reconnut,  il  écarta  la  foule  :  j'arrivai 
auprès  du  malheureux  dont  on  avait  suspendu  le  sup- 
plice. Ses  cris,  ses  prières  et  celles  des  spectateurs  les 
plus  voisins,  me  déterminèrent  à  prier  l'aga  de 
regarder  comme  suffisants  les  coups  qu'avait  déjà 
reçus  le  coupable.  Il  y  mit  la  meilleure  grâce.  On  le 
débarrassa  de  ses  liens  et  on  l'emporta  ;  ses  pieds 
étaient  en  sang.  Il  est  impossible  de  peindre  l'exces- 
sive joie  du  })euple. 

Cependant  l'insurrection  était  générale,  de  Syene 
au  lac  Mareotis. 

A  peine  Bonaparte  fut-il  rentré  au  quartier  général 
(il  n'était  que  huit  heures  du  matin),  qu'il  apprit,  en 
déjeunant,  que  des  Arabes  bédouins  à  cheval  mena- 
çaient d'entrer  au  Caire.  Il  était  avec  ses  aides  de 
camp.  Il  ordonna  à  Sulkowsky  de  montera  cheval,  de 
prendre  quinze  guides  et  de  se  rendre  à  la  jjorte  la 
l)lus  menacée  ;  c'était  celle  de  Bàb-en  Nassr,  ou  porte 
de  la  Victoire.  Son  camarade  Croizicr  fait  observer  au 
général  en  chef  que  Sulkowsky  est  à  peine  remis  des 
nombreuses  blessures  qu'il  a  reçues  à  Salheyeh,  et  qui 
n'étaient  i)as  encore  cicatrisées.  Il  offre  de  jtrpndre  sa 
place.  11  avait  ses  motifs.  Bonaparte  y  consent  facile- 


DK  M.  DK  lînrKKll'.NNK  310 

nuMit  ;  mais  Sulkowsky  esl  drjà  parti.  Une  heure  à 
[M'ine  écoulée,  un  des  quinze  guides  ri'viont,  couvert 
de  sang,  annoncer  que  Sulkowsky  et  quatorze  icuides 
ont  été  taillés  en  jjièces.  Cela  ne  fut  pas  long,  car 
nous  étions  encore  à  table  quand  arrixa  cette  triste 
nouvelle. 

Ce  jeune  et  intéressant  Polonais  était,  ainsi  que  je 
l'ai  déjà  dit,  un  ol'licier  de  la  plus  haute  espérance, 
jilein  d'esprit  et  de  jugement,  aussi  instruit  que  brave, 
aimé  de  nous  tous.  Il  fut  amèrement  regretté  de  son 
général.  J"ai  du  plaisir  à  dire  du  bien  de  ceux  qui, 
dans  ces  temps  malheureux,  ont  adouci  notre  position 
par  leur  aimable  caractère  et  leur  instructif  entretien. 
SuIkoNvsky  venait  de  lire  le  :2  septembre  à  l'Institut 
d'Egypte,  dont  il  é-iait  membre,  un  rapport  fort  bien 
fait  sur  la  route  du  Caire  à  Salheyeh. 

Des  mortiers  furent  |)lacés  sur  le  mont  Moqattam, 
qui  domine  le  Caire.  La  populace,  repoussée  de  toutes 
les  principales  rues  par  les  troupes,  s'accumula  dans 
la  place  de  la  grande  mosquée  et  dans  les  petites  rues 
qui  y  aboutissent,  et  qu'elle  barricada.  Le  feu  de  l'ar- 
tillerie, placée  sur  les  hauteurs,  se  soutint  avec  vigueur 
pendant  deux  jours;  mais  je  ne  sais  pas  si  le  bruit  du 
tonnerre  s'y  esl  joint,  comme  on  la  dit,  pour  faire 
croire  que  le  ciel  se  prononçait  contre  les  insurgés. 
On  aime  toujours  un  peu  le  merveilleux. 

Les  principaux  chefs  du  Caire,  au  nombre  de  douze 
membres  du  divan,  avaient  été  arrêtés  et  étaient 
gardés  à  vue  dans  un  des  salons  de  l'hôtel  du  général 
en  chef.  Ils  attendaient  avec  un  calme  imperturbable 
la  mort  qu'ils  savaient  avoir  inériitM'.  Mais  Bonaparte 
ne  les  avait  pris  |iruvisoirenient  <jue  comme  otages. 
L'aga,  au  service  de  Bonaparte,  se  promenait  avec  nous 
dans  la  salle  ;  il  s'étonnait  de  ce  que  la  mort  n'arrivait 


K?"! 


320  MÉMOIRES 

pas  et  me  disait,  et  à  tous  ceux  qui  voulaient  l'en- 
tendre, en  haussant  les  épaules  et  faisant  un  geste  qui 
semblait  provoquer  l'ordre  d'agir  :  ^  Ils  s'y  attendent.  » 

Le  troisième  jour  vit  la  fin  de  l'insurrection  ;  tout 
rentra  dans  l'ordre.  De  nombreux  prisonniers  furent 
conduits  à  la  citadelle.  Un  ordre,  que  j'écrivais  chaque 
soir,  en  faisait  mettre  à  mort  pendant  la  nuit  une 
douzaine;  on  les  enfermait  ensuite  dans  des  sacs  et 
on  les  portait  au  Nil  :  cela  dura  assez  longtemps.  Il  y 
avait  beaucoup  de  femmes  comprises  dan«  les  exécu- 
tions nocturnes.  Je  ne  sache  pas  que  le  nombre  des 
victimes  se  soit  élevé  à  trente  par  jour,  comme  Bona- 
parte s'en  vantait  au  général  Reynier,  à  qui  il  écrivait, 
six  jours  après  le  rétablissement  de  la  tranquillité  : 
«  Toutes  les  nuits  nous  faisons  couper  une  trentaine 
de  têtes  et  de  beaucoup  de  chefs  :  cela  leur  servira, 
je  crois,  de  bonne  leçon.  »  Je  jjense  qu'il  exagérait  un 
peu  sa  juste  vengeance  et  qu'il  y  mettait  du  luxe. 

Quelque  temps  après  cette  révolte  du  Caire,  la 
nécessité  d'assurer  notre  existence  força  d'en  venir  à 
un  acte  terrible.  Une  tribu  d'Arabes  insoumis,  voisine 
du  Caire,  surprit  et  égorgea  plusieurs  Français.  Le 
général  en  chef  ordonna  à  l'aide  de  camp  Croizier  de 
se  porter  sur  les  lieux,  de  cerner  la  tribu,  de  détruire 
de  fond  en  comble  ses  misérables  huttes,  de  tuer  tous 
les  hommes  et  de  conduire  au  Caire  le  reste  de  la 
population.  Il  était  prescrit  de  couper  la  tète  aux 
h(jmmes,  de  les  mettre  dans  des  sacs  et  de  venir  les 
montrer  au  peuple  du  Caire.  Eugène  Beauharnais  fut 
adjoint  à  Croizier,  qui  brûlait  d'envie  d'effacer  jusqu'au 
souvenir  de  l'affaire  de  Damanhour,  et  qui  partit  avec 
joie  pour  cette  expédition. 

Le  lendemain,  la  troupe  revint.  Beaucoup  de  femmes 
arabes  accouchèrent  dans  le  chemin  ;  des  enfants  pé- 


DE  M.  DE  BOUIIKIENNE  321 

rii'cnt  do  faim,  do  cliali'ur  ot  do  fatii?uo;  et,  sur  les 
(juatro  lioiires,  arriveront  sur  la  place  Ezbekyeli  des 
ânes  charités  de  sacs.  Ils  furent  ouverts  on  public,  et 
les  tètes  rouleront  devant  la  populace  accourue  en 
foule.  Il  m'est  impossible  de  dire  ce  que  j'éprouvai; 
mais  je  ne  dois  pas  taire  que  cette  boucherie  assura 
pour  longtemps  la  tran(iuillilé  et  la  vie  des  petites 
caravanes  que  le  service  de  l'armée  exigeait  que  l'on 
envoyât  sur  tous  les  points. 

Le  général  en  chef  avait  eu,  peu  de  temps  après  la 
perte  d<*  sa  Hotte,  le  projet  de  visiter  Suez,  de  faire 
examiner  les  traces  de  l'ancien  canal  qui  unissait  le 
Nil  au  golfe  Arabique,  et  de  traverser  cette  mer.  La 
révolte  du  Caire  le  surprit  dans  ce  projet  qu'il  ajourna 
au  mois  de  décembre. 

Avant  de  partir  pour  Suez,  Bonaparte  accorda  à  l'or- 
donnateur en  chef  Sucy  la  permission  de  retourner 
en  France.  Il  avait  reçu  une  blessure  au  poignet  droit, 
sur  le  chebec  le  Cerf.  C'était  quelques  jours  après  le 
combat  de  Chebreïs,  et  dans  ces  attaques  journalières 
que  nous  avions  à  soutenir  contre  les  fellahs  et  les 
Arabes  qui  nous  harcelaient  des  deux  rives.  Je  causais 
avec  lui  sur  le  pont  quand  il  fut  atteint  :  la  blessure 
n'avait  d'abord  aucune  apparence  de  gravité  ;  mais 
plus  tard  il  no  pouvait  plus  se  servir  de  sa  main.  Le 
général  Bonaparte  fit  partir  un  bâtiment  chargé  de 
blessés  et  de  malades  à  pou  près  incurables,  au 
nombre  de  quatre-vingts  environ.  Presque  tout  le 
monde  enviait  leur  sort  ;  c'était  à  qui  partirait  avec 
eux  :  mais  on  fut  très  sévère  sur  ce  point.  Les  désap- 
pointés n'euroni  pas  lieu  do  s'en  repentir  :  on  ne  sait 
jamais  ce  qu'on  désire.  Le  capitaine  Marengo  aborda  à 
Augusta,  croyant  toucher  à  une  terre  amie  ;  on  lui 
imposa  une  quarantaine  do  vingt-doux  jours,  et  l'on 


322  MEMOIRES 

donna  avis  de  l'aiTivcc  de  ce  bâtiment  à  la  Cour  qui 
était  à  Palerme.  Ils  furent  massacrés,  et  le  massacre 
eut  lieu  le  25  janvier  1799  :  une  frégate  napolitaine 
sauva  vingt  et  un  Français  ;  mais  on  les  conduisit  à 
Messine,  où  ils  furent  détenus. 

On  nous  a  raconté  dans  le  temps,  en  Egypte,  que 
le  nom  sacré  de  la  religion  avait  été  invoqué  pour 
exciter  à  cette  action  barbare,  et  que  ses  insignes 
étaient  déployés  pendant  le  massacre  et  pour  l'encou- 
rager. 

Avant  d'avoir  pris  la  résolution  d'attaquer  l'avant- 
garde  des  Turcs,  dans  les  vallées  de  la  Syrie,  Bona- 
parte pensait  encore  au  projet  d'aller  attaquer  l'Inde 
britannique,  par  la  Perse.  Il  avait  acquis  la  certitude, 
par  des  agents  envoyés  sur  les  lieux,  que  le  scliab 
de  Perse  consentirait,  moyennant  un  paiement  fait 
d'avance,  à  laisser  établir  dans  les  lieux  que  l'on  dési- 
gnerait des  magasins  d'objets  militaires,  d'habille- 
ment et  d'équipement.  Bonapar((^  m'a  dit  souvent  que 
si,  après  la  soumission  de  l'Egypte,  il  eût  eu  quinze 
mille  hommes  à  y  laisser  et  trente  mille  hommes  dis- 
ponibles, il  marchait  sur  l'Euphrate  :  il  avait  plusieurs 
fois,  dans  la  journée,  l'attention  fixée  sur  les  déserts 
qu'il  faut  traverser  pour  arriver  en  Perse.  Combien  de 
fois  ne  s'est-il  pas  couché  à  plat  ventre  sur  les  belles 
cartes  qu'il  avait  apportées?  Il  me  faisait  placer  à  côté 
de  lui  pour  me  développer  cette  marche.  Cela  lui  rap- 
pelait les  triomphes  d'Alexandre,  son  héros  favori 
auquel  il  désirait  tant  d'associer  son  nom.  Mais  je 
dois  dire  qu'il  sentait  bien  que  tous  ces  projets  étaient 
trop  peu  en  harmonie  avec  nos  moyens,  la  faiblesse 
du  gouvernement  et  le  dégoût  qu'é[)rouvait  déjà 
l'armée  dans  ces  déserts  :  les  privations  et  la  misère 
sont  inséparables  de  toutes  ces  opérations  lointaines. 


D1-.  M.  1)I-:  liOURRIENNR  323 

(lotte  idéi'  favoiiii^  !•'  poiirsiiivit.  encore  quinze  jours 
avant  que  son  dé|»art  lïii.  anvlé  pour  la  Syrie,  et  il 
écrivit,  le  25  janvier  1199,  à  Tippoo-Saïb  : 

Vous  aurez  ilt'-jà  été  instruit  do  mon  arrivée,  sur  les  bords  de 
la  mer  Rouge,  avec  une  armée  innombrable  et  invincible,  rem- 
plie du  désir  de  vous  délivrer  du  joug  do  fer  de  l'Angleterre. 

Je  m'eniprcsso  de  vous  faire  connaître  le  désir  ([uo  j'ai  que 
vous  nie  donniez,  par  la  voie  do  Mascale  ou  de  Moka,  des  nou- 
velles de  la  siliKilion  polilique  dans  laquelle  vous  vous  trouvez.  Je 
désirerais  luérue  i|ue  vous  pussiez  envoyer  à  Suez  ou  au  grand 
Caire  quelque  honuue  adroit  i[ui  eût  votre  coiitianct,',  avec  lequel 
je  pusse  conférer. 


CHAPITRE  XXXV 


Départ  du  général  en  chef  pour  Suez.  —  Froid  extraordinaire.  — 
Ossements  brûlés.  —  Passage  de  la  mer  Rouge.  —  La  fontaine  de 
Moïse.  —  Cénobites  du  mont  Sinaï.  —  Découverte  d'un  canal  cons- 
truit. —  Retour  à  Suez.  —  Erreur  fâcheuse  d'un  guide.  —  Désordre 
&t  danger  général.  —  Retour  au  Caire.  —  Emprunt  d';irgent  à  Cènes. 

—  Nouveaux  projets  sur  la  Syrie.  —  Mécontentement  de  la  Porte 
Ottomane.  —  Acte   d'hostilité.  —  Nouvelles   douteuses  de  France. 

—  M.  de  Livron  et  M.  Hamelin.  —  Plan  arrêté  d'entrée  en  Asie.  — 
Fragment  d'une  lettre  îi  Desaix  sur  des  bruits  de  guerre  en  Europe. 


Nous  partîmes  pour  Suez,  le  24  décembre,  et  nous 
y  arrivâmes  le  26.  La  veille,  on  avait  campé  dans  le 
désert,  quelques  lieues  avant  Ageroud,  non  loin  d'un 
petit  arbre  qui  est  une  rareté  dans  ces  déserts.  Nous 
avions  éprouvé  pendant  le  jour  une  grande  chaleur; 
mais  le  soir,  à  onze  heures,  le  froid  se  fit  sentir  en 
raison  inverse  de  la  température  de  la  journée.  Bona- 
parte s'en  plaignit  aussi.  Ce  désert,  route  des  cara- 
vanes de  Suez,  de  Tor  et  des  contrées  situées  au  nord 
de  l'Arabie,  voit  depuis  des  siècles  périr,  par  beau- 
coup de  causes,  tant  d'êtres  qui  le  traversent,  que 
leurs  ossements,  semés  sur  le  chemin,  l'indiquent  par- 
faitement. Pour  suppléer  au  bois  qui  manquait  entiè- 
rement, nous  ramassâmes  une  quantité  considérable 
de  ces  débris  d'hommes  et  d'animaux  de  toute  espèce; 
Monge  lui-même  fit  le  sacrifice  de  quelques-unes  des 
tètes   extraordinaires  qu'il  axait   remarquées  sur   la 


MKMOIRES  DE  M.  DK  HOURRIENNE  3x^5 

route  et  |)Iacôes  dans  la  berline  du  général  en  chef  : 
elle  trans|(()rlnit  à  Suez  ses  papiers  et  ses  cartes, 
Monge,  HtMiIndlet  et  moi  quand  j'y  voulais  monter. 
Jamais,  probablement,  une  pareille  voiture  n'avait  foulé 
ces  sables  et  ces  cailloux  roulés.  A  [)eine  eut-on  allumé 
cet  amas  d'ossements,  qu'une  odeur  insupportable 
nous  obliiTi'a  di'  Imer  noli-i'  petit  camp  et  de  le  porter 
beaucoup  plus  en  avant,  l'eau  étant  trop  rare  pour 
qu'on  eût  ridée  de  l'employer  à  éteindre  ce  foyer  infect. 
Honapartc  employa  la  journée  du  27  à  visiter  la 
ville  et  le  port  de  Suez,  et  à  donner  des  ordres  pour 
(juchpies  ouvrages  de  fortification  et  à  la  marine.  Il 
craignait,  ce  qui  advint  en  elïet  après  son  départ 
d'Kgyple,  l'arriv-ée  de  quelque  corps  venant  des  Indes 
orientales,  qu'il  avait  eu  le  dessein  d'envahir;  ces 
corps  contribuèrent  au  contraire  à  la  perte  de  sa  con- 
(juètt'. 

Le  :28,  au  matin,  nous  passâmes  la  mer  Rouge  à 
pied  sec  (i),  pour  aller  aux  fontaines  de  Moïse,  qui 
sont  à  peu  près  à  un  myriamètre  de  la  côte  orientale, 
et  un  peu  au  sud-est  de  Suez  :  le  golfe  arabique  se 
termine  à  environ  cinq  mille  mètres  au  nord  de  cette 
ville.  La  mer  Rouge  n'a  pas,  près  du  port,  plus  de 
quinze  cents  mètres  de  largeur.  Elle  est  toujours 
guéable  à  marée  basse.  Les  caravanes  de  Tor  et  du 
mont  Sinaï  passent  toujours  en  cet  endroit,  soit  pour 
allei-  en  Egypte,  soit  pour  en  revenii*.  Cela  abrège 
leur  chemin  à  peu  près  d'un  myriamètre.  La  marée,  à 
Suez,  est  de  cinq  à  six  [)ieds;  lorsque  le  vent  souffle 
avec  force,  elle  est  souvent  de  neuf  à  dix  pieds. 
Nous  passâmes  quebiues  heures  assis  auprès  de  la 

(1)  De  temps  iiiinicniorial,  les  populations  qui  traversent  cette  route 
l'appellent  EJ-Màhiulycli,  le  passage. 

I.  19 


326  MEMOIRES 

source  la  plus  considérable  de  ce  que  l'on  appelle  la 
fontaine  de  Moïse,  qui  n'est  i)as,  comme  je  l'ai  lu  dans 
un  livre  scientifique,  sur  la  rive  occidentale  du  golfe 
arabique,  mais  bien  en  Asie,  sur  la  rive  orientale. 
L'eau  de  ces  fontaines  nous  servit  à  faire  du  café,  que 
le  goût  saumâtre  qu'elle  lui  avait  communiqué  ren- 
dait à  peine  potable. 

Je  ne  dirai  rien  des  Cétiobites  du  mont  Sinaï,  je 
n'ai  pas  eu  l'honneur  de  les  voir;  je  n'ai  i)as  vu  non 
plus  le  registre  qui  contient  les  noms  d'Ali,  de  Salah- 
Eddin,  d'Ibrahim  ou  d'Abraham,  sur  lequeF Bonaparte 
doit  avoir  inscrit  son  nom.  J'ai  bien  aperçu  de  loin 
quelques  monts  élevés  que  l'on  nous  dit  être  le  mont 
Sinaï,  et  qui  en  effet  étaient  dans  cette  direction.  J'ai 
causé,  par  l'intermédiaire  d'un  interprète,  avec  quel- 
ques chefs  arabes  de  Tor  et  des  environs.  On  leur  avait 
fait  connaître  notre  voyage,  et  qu'ils  pouvaient  venir 
aux  sources  remercier  le  général  français  de  la  pro- 
tection accordée  à  leurs  caravanes  et  à  leur  commerce 
avec  l'Egypte.  Bonaparte  avait  signé,  le  19  décembre, 
avant  de  partir  pour  Suez,  une  espèce  de  sauvegarde, 
une  exemption  de  droits  pour  le  couvent  du  mont 
Sinaï,  afin  qu'il  put  transmettre  aux  races  futures  le 
souvenir  de  notre  conquête;  il  lui  avait  donné  cette 
sauvegarde  par  respect  pour  Moïse  et  la  nation  juive, 
dont  la  cosmogonie  nous  rappelle  les  âges  les  plus 
reculés;  et  il  la  lui  avait  donnée  aussi,  parce  que  le 
couvent  du  mont  Sinaï  est  habité  par  des  hommes 
instruits  et  policés  au  milieu  de  la  barbarie  des  dé- 
serts :  tout  se  borne  à  cela. 

Quoique  l'eau  des  huit  petites  sources  qui  forment 
la  fontaine  d.*  Moïse  soit  moins  salée  que  celle  de  beau- 
coup de  puits  creusés  dans  d'autres  parties  du  désert, 
elle  est  néanmoins,  comme  je  l'ai  dit,  très  saumâtre 


1)K  M.  Dl-,  MOURRFKNNK  3:^7 

et  ne  désaltère  pas  autjini  t|iir  l'caii  tlmice.  Cette  eau 
s'écoule  et  se  renouxcllr  (•(»iiiiiiiioIleiiif'iit  ;  elle  rst 
transparente  el  n'a  pas  une  odeur  irés  di-sagréable. 

En  retournant  le  même  jour  à  Suez,  nous  nous 
jetâmes  un  peu  sur  la  i^auche,  |»our  visiter  les  ruines 
d'un  i^rand  réservoir,  construit,  dit-on,  pciidani  la 
guerre  des  Vénitiens  contre  les  Portugais,  guerre  qui 
eut  lieu  a|)rès  la  découverte  du  passage  au\  Indes 
orientales,  en  doublant  le  cap  de  Bt)nne-Espérance.  En 
redescendant  vers  la  mer,  le  général  Bonaparte  dé- 
couvrit le  premier  un  canal  de  trois  à  quatre  cents 
mètres  de  longueur,  assez  bien  conservé,  et  qui  était 
construit  en  bonne  maçonnerie;  ce  canal  serait  réparé 
à  peu  de  frais'.  11  paraît  que  ces  constructions  ser- 
vaient à  conduire  l'eau  en  abondance  aux  vaisseaux 
stationn<'s  sur  la  rive  orientale  du  golfe  Arabique. 

Bonaparte  revint  à  Suez  le  soir  du  jour  qu'il  l'avait 
quitté.  La  nuit  était  profonde,  lorsque  nous  arrivâmes 
au  bord  de  la  mer.  La  marée  montait  et  était  assez 
haute.  On  s'écarta  un  peu  du  chemin  que  l'on  avait 
pris  le  matin.  Le  guide  nous  avait  trompés,  on  s'égara, 
nous  passâmes  un  i)eu  trop  bas.  Le  désordre  se  mit 
l)ientot  parmi  nous,  mais  nous  ne  fûmes  pas  perdus 
dans  des  marais,  comme  on  l'a  dit,  il  n'y  en  avait 
point.  On  ne  se  voyait  [las,  mais  on  criait,  on  s'appe- 
lait (1).  Le  général  Caffaielli.  auprès  duquel  j'étais  par 
hasard  dans  celte  bagarre  courut  quelque  danger, 
parce  que  sa  jambe  de  bois  l'empêchait  de  se  bien 
tenir  sur  son  cheval  au  milieu  des  eaux.   On  vint  à 


(1)  J'ai  In,  mais  je  n'ai  ni  vu  ni  onï  dire  alors  que  la  marée  mon- 
tante serait  lieviMino  le  tombeau  «lu  ^.'éiierai  en  clief,  si  un  ^'uido  de 
son  escorte  ne  l'eut  sauvé  en  l'emportant  sur  ses  épaules.  Si  le  danjj'cr 
eût  été  tel,  tous  ceu.x  i^ui  n'auraient  pas  eu  (jueliiu'un  pour  les  porter 
eussent  péri,  et  il  n'a  péri   personne.  [Soie  de  la  première  ddilion. 


328  MEMOIRES 

son  secours,  en  le  soutenant  de  chaque  côté.  Ni  Ber- 
tliier,  dans  sa  relation,  ni  Napoléon  à  Sainte-Hélène, 
ne  parlent  de  ce  fait(l).  Il  aurait  fallu  que  le  guide  se 
mît  dans  l'eau  jusqu'au  menton.  Son  cheval  et  celui 
du  général  en  chef,  abandonnés  à  eux-mêmes  et  dans 
l'obscurité,  auraient  mis  le  désordre  dans  la  petite 
escorte,  et  le  bulletin  en  aurait  parlé  ;  c'est  une  pure 
invention.  Bonaparte  s'est  tiré  comme  les  autres  du 
véritable  danger  qu'il  a  couru  avec  son  escorte.  Écou- 
tons-le à  Sainte-Hélène  :  «  Profitant  de  la  marée  basse, 
e  traversai  la  mer  Bouge  à  pied  sec.  Au  retour,  je  fus 


(Ij  Voici  ce  que  dit  Napoléon  dans  ses  Dictées  à  Sainle-Hclène  .* 
«  ...  La  mer  était  un  peu  agitée  et  le  vent  paraissait  vouloir  fraî- 
chir; la  marée  montait,  il  y  avait  autant  de  danger  à  aller  en  avant 
iju'à  reculer.  La  position  devint  assez  critique  pour  que  le  général  en 
chef  dit  :  «  Serions-nous  venus  ici  pour  périr  comme  Pharaon?  Ce 
a  sera  un  beau  texte  pour  les  prédicateurs  de  Rome!...  »  Ce  furent 
les  nommés  Louis  et  (larbonnel,  de  la  compagnie  des  guides,  qui  dé- 
couvrirent le  passage.  Louis  revint  à  la  rencontre;  il  avait  touché 
bord,  mais  il  n'y  avait  pas  un  moment  à  perdre,  l'eau  montait  ù 
chaque  moment.  Caffarelli  était  plus  embarrassant  que  les  autres,  à 
cause  de  sa  jambe  de  bois;  deu.v  hommes  de  cin(|  pieds  dix  ponces, 
nageant  parfaitement  bien,  se  chargèrent  de  le  sauver;  c'étaient  des 
hommes  d'honneur,  dignes  de  toute  confiance.  Rassuré  sur  ce  point, 
le  général  en  chef  se  h:\ta  pour  gagner  la  terre.  Se  trouvant  sous  le 
vent,  il  entendit  derrière  lui  une  vive  dispute  et  des  cris.  Il  supposa 
que  Louis  et  Carbonnel  avaient  abandonné  le  général  CafTarelli.  Il 
retourna  sur  ses  pas  :  c'était  l'opposé  ;  celui-ci  ordonnait  aux  deux 
hommes  de  l'abandonner.  «  Je  ne  veux  pas,  leur  disait-il,  être  la 
«  cause  de  la  mort  de  deux  braves  ;  il  est  impossible  que  je  m'en 
«  puisse  tirer;  vous  êtes  en  arrière  de  tout  le  monde;  puisijuc  je 
o  dois  mourir,  je  veux  mourir  seul.  »  La  présence  du  général  en  chef 
lit  linir  cette  querelle.  On  se  hâta;  on  toucha  la  terre;  GalTarelli  en 
fut  quitte  pour  sa  jambe  de  bois;  ce  qui  lui  arrivait  du  reste  toutes 
les  semaines...  » 

Le  lendemain  de  son  retour  au  Caire,  le  général  en  chef  n'oublia 
pas  le  sauveteur  de  Caffarelli.  Il  écrivit  à  Rerthier  : 

i<  Le  citoyen  Louis,  guide  à  cheval,  est  nommé  brigadier.  Il  lui 
sera  fait  présent  d'un  sabre  sur  lequel  sera  écrit,  sur  un  côté  :  Le 
gt'néral  lionaparle  au  ijuide  à  cheval  Louis;  sur  l'autre  côté  :  Pat- 
sage  de  la  mer  llougc.  »  (l).  L.) 


L)K  M.  1)K  HonililKNNK  329 

pris  par  la  nuit,  et  iiTt'-irarai  ;\ii  niilitu  de  la  mart'-e 
inonlanto;  jo  courus  le  plus  i^raud  danger.  Je  l'aillis 
|M'rir  de  la  même  manière  (jue  Pharaon,  ce  qui  n'eùL 
pas  manqué  de  fournir  à  lous  les  prédicateurs  de  la 
chrétienté  un  icxie  niagnili(iue  contre  moi.   » 

Tout  ct'la  est  exact  :  la  petite  caravane  des  fon- 
taines de  Moïse  courut  le  même  danger  que  Pharaon, 
et  elle  aurait  pu  périr  comme  lui,  mais  sans  miracle, 
comme  on  peut  l'assurer,  lorsque  l'on  a  été  sur  les 
lieux. 

Le  lendemain  matin,  le  général  en  chef  remontant 
à  pied  avec  moi  la  rive  occidentale  du  golfe,  vit  im 
homme  à  cheval  venir  à  nous.  Il  n'avança  plus.  Le 
cavalier  approcha;  c'était  un  des  guides,  un  nommé 
Semin,  qui,  se  trouvant  un  peu  en  retard  au  retour 
des  fontaines  et  entendant  les  cris  qui  venaient  de  la 
mer,  ne  voulut  point  s'y  hasarder  seul  et  sans  guide. 
Il  avait  remonté  la  rive  orientale,  douhlé  le  golfe,  et 
revenait  à  Suez  quand  il  rencontra  son  général. 

Dès  qu'il  nous  eut  quittés,  Bonaparte  me  dit  :  «  Le 
drôle  n'est  pas  sot.  »  Il  le  reconnaissait,  l'ayant  em- 
jtloyé  comme  surveillant  dans  son  hôtel  de  la  rue  de 
la  Victoire. 

En  retournant  au  Caire,  le  général  en  chef  voulut 
reconnaître  les  traces  de  l'emplacement  du  canal  qui, 
dans  les  temps  anciens,  unissait  la  mer  Rouge  au  Nil, 
par  Belbeys.  M.  Lepère  membre  de  l'Institut  d'Egypte, 
actuellement  inspi'Cteur  général  des  ponts  et  chaus- 
sées, a  fait  sur  les  lieux,  par  ordre  du  général  en  chef, 
un  fort  beau  travail  que  l'on  peut  consulter  avec  con- 
fiance, pour  avoir  une  juste  idée  de  cette  ancienne 
communication  et  du  niveau  des  deux  mers.  Il  était 
(lifficile  de  faire  dans  ce  désert,  avec  le  peu  de  moyens 
que  M.  Lepère  avait  à  sa  disposition,  une  reconnais- 


330  MEMOIRES 

sance  plus  complète.  Cet  ouvrage,  qui  peut  servir  uti- 
lement un  jour,  fait  honneur  à  son  talent. 

Arrivé  au  Caire,  Bona|)arte  se  livra  de  nouveau  à 
tous  les  soins  qu'exigeaient  les  besoins  de  l'armée 
et  dont  il  ne  s'était  point  occupé  pendant  sa  courte 
absence. 

Les  revenus  de  l'Egypte  étaient  loin  de  suffire  aux 
dépenses  de  l'armée.  Le  général  Bonaparte,  pour  sub- 
venir à  ses  dépenses  particulières,  tira  sur  Gènes,  par 
l'entremise  de  M.  James,  diverses  sommes  assez  con- 
sidérables. Les  liaisons  de  .lames  avec  les  Bonaparte 
datent  de  cette  époque.  Nous  le  verrons  plus  tard 
jouer  à  la  Bourse  avec  Lucien  Bonaparte  et  escompter 
Marengo  (1). 

Depuis  le  mois  d'août,  le  général  Bonaparte  avait 
les  yeux  constamment  fixés  sur  la  Syrie.  L'époque 
d'un  débarquement  possible  en  Egypte  était  passée; 
il  ne  le  redoutait  plus  que  pour  le  mois  de  juillet  de 
l'année  suivante,  et  il  répétait  souvent  qu'il  était  per- 
suadé que  ce  débarquement  aurait  lieu.  11  ne  s'est  pas 
trompé  :  la  Porte  Ottomane  avait,  en  effet,  été  assez 
mal  avisée  pour  ne  pas  croire  que  la  conquête  de 
l'Egypte  se  faisait  dans  son  intérêt!  Les  faits  démen- 
taient cette  assertion;  on  fusillait  les  cliérifs  opulents 
qui  refusaient  l'argent  qu'on  leur  demandait.  On  fai- 
sait force  avanies;  on  percevait  les  impôts  pour  notre 
compte;  on  exigeait  de  fortes  réquisitions  pour  les 
vivres.  Cela  ne  prouvait  pas  au  Gi'and  Seigneur  que 
nous  avions  conquis  pour  lui  cette  province  rebelle.  Il 

1)  Il  n'est  pas  vrai,  comme  on  l'a  souvent  répété,  que  Tippoo-Saïb 
ait  écrit  au  ifénôral  Bonaparte.  Il  n'a  pas  pu  répondre  à  la  lettre  du 
2.")  janvier.  Ou  le  concevra  aisément  si  l'on  considère  le  j,'rantle  diffi- 
culté des  communications,  la  distance  considérable  et  le  peu  île  temps 
qui  s'est  écoulé,  entre  le  2.j  janvier  1790  et  le  20  avril,  jour  où  tomba 
l'empire  de  Mysore.  [Noie  de  la  première  édition.) 


ni':  M.  i)F-:  iuu-kkiknnk  331 

n'y  iiv;ii(  pas. encore  un  ;tn  (iiie  M.  AiibiTt  Diibayet, 
aml>ass;\(lriir  ;"i  r.()ns(;intiii(>|ilt\  axait  m'irncit- cl  obtenu 
do  la  Polie  (Htouiane  cinciuaiite  mille  piastres  (!t  plu- 
sieurs milliers  de  quintaux  de  grains,  pour  la  solde  et 
la  utiiu'iiture  des  troupes  françaises  à  Corfou  où  elles 
mampiaii'iii  de  tout.  Et  voilà  la  Porte  qui  se  fâche 
parce  qu'on  lui  prend  l'Egypte  en  reconnaissance  du 
service  rendu  à  la  France. 

La  Porte  Ottomane  aima  mieux  soutenir  un  rebelle 
qu'elle  espérait  soumettre  un  jour,  qu'imc  puissance 
(jui,  naguère  son  amie,  et  sous  le  spécieux  prétexte  de 
lui  ramener  ses  beys  révoltes,  lui  enlevait  une  de  ses 
plus  belles  provinces  et  menaçait  le  reste  de  l'Empire; 
une  puissance  a\ec  laquelle  elle  avait  toujours  été  en 
paix,  et  à  laquelle  elle  venait  de  donner  des  preuves 
d'attachement  et  d'amitié. 

Le  général  en  chef  n'eut  donc  plus  de  doute  à  son 
retour  au  Caire  sur  les  décisions  de  la  Porte,  et  sur  le 
parti  qu'elle  avait  pris. 

Ceux  qui  croyaient,  et  ils  étaient  nombreux,  que 
la  Porte  Ottomane  était  d'accord  avec  nous  pour  l'oc- 
cupation à  main  armée  de  l'Egypte,  furent  tout  à 
ci>u[>  déi rompes.  On  se  demanda  alors,  comment  on 
avait  pu  sans  son  consentement  se  livrer  à  une  telle 
entreprise.  On  disait  que  si  l'on  avait  eu  la  convic- 
tion contraire,  rien  ne  justifiait  l'aveuglement  et  la 
confiance  de  l'avoir  exécutée;  on  accusait  le  général 
Bonaparte  d'une  grande  témérité,  si  cette  expédition 
devait  produire  une  lupture  entre  la  France  et  l'em- 
pire ottomim  et  ses  alliés;  à  quoi  bon  alors  jeter  ainsi 
sur  de  lointains  rivages  l'élite  de  rarmée  française. 
Kleber  me  répéta  souvent,  à  Saint-Jean-d'Acre,  que 
ces  réflexions  l'aviiient  st-rieusemeiit  occupé,  ainsi  que 
beaucoup  de  gi-m'-raux  et  de  chefs  de  corps. 


332  MEMOIRES 

Bonaparte  ne  redoutait  plus  pour  cette  année 
qu'une  expédition  par  Gaza  et  El-A'rych,  dont  les 
troupes  de  Djezzar  venaient  en  effet  de  s'emparer; 
cette  occupation  fut  regardée  avec  raison  comme  un 
véritable  acte  d'hostilité.  Le  traitement  cruel  que  le 
bourreau  de  la  Syrie  fit  éprouver  à  ceux  qui  avaient 
été  chargés  auprès  de  lui  d'ouvertures  pacifiques,  ne 
pouvait  plus  laisser  d'incertitudes  sur  les  intentions 
de  la  Turquie.  Beauvoisin  n'avait  pas  été  reçu  par 
Djezzar  qui  ne  répondit  pas  aux  lettres  dont  cet  en- 
voyé était  porteur.  Cet  adjudant  général  était  arrivé 
à  Saint-Jean-d'Acre,  le  o  septembre  1798.  Le  jeune 
Mailly  de  Chàteau-Kenaud  avait  été  fait  prisonnier  par 
Djezzar  contre  tous  les  droits  en  usage  pour  les  par- 
lementaires. La  guerre  se  trouvait  donc  déclarée  de 
fait.  Il  faut  la  prévenir,  pensait  Bonaparte,  il  faut  dé- 
truire cette  avant-garde  de  la  Porte  Ottomane,  ren- 
verser les  remparts  de  Jaffa  et  d'Acre,  ravager  le 
pays,  et  y  détruire  toutes  les  ressources,  afin  de 
rendre  impossible  le  passage  des  troupes  à  travers  un 
désert;  ainsi  fut  arrêté  le  plan  de  cette  expédition, 
sauf  les  arrière-pensées  en  cas  de  succès. 

Au  temps  fixé  pour  son  départ,  Bonaparte  apprit 
que  Livron  et  Hamclin  étaient  arrivés  sur  un  vaisseau 
ragusain  dans  le  port  d'Alexandrie.  Nous  étions  sans 
nouvelles  officielles  d'Europe  depuis  la  fin  de  juin 
de  1798.  Il  retardait  depuis  quelques  jours  son  départ 
pour  l'Asie,  dans  l'espoir  qu'il  recevrait  des  lettres; 
on  trouvait  quelque  chose  de  vague  dans  les  déclara- 
tions d'IIamelin,  qui  n'était  pas  venu  directement  de 
France;  parti  de  Trieste  le  Î2i  octobre  1797,  il  avait 
relâché  à  Ancônc  et  dans  d'autres  ports.  Le  jour  même 
de  son  départ,  Bonajjarte  disait  que  si,  dans  le  courant 
de  mars,  il  apprenait  d'une  manière  positive  (juc  la 


DE  M.  DK  HUUKKIKNNK  333 

Fiance  fût  en  guerre  contre  les  (tuissanoes  de  l'Ku- 
iit[H',  il  pailirait.  Je  cite  ce  fait,  parce  qu'il  r\|)liqiic 
ilaNanfc  le  dt'parl  qui  eiil  lien  sept  mois  api-rs,  et  qui 
a  lait  naiiie  tant  de  sujipusitiuns  ridicules,  tant  d'as- 
seriions  inexactes. 

Ainsi,  nous  allions  entrer  en  Asie  sans  nouvelles 
de  l'Kurope,  nous  aventurer  dans  un  pays  ennemi, 
sans  savoir  dans  quelle  situation  était  notre  patrie. 
Nous  ne  fûmes  pas  mieux  informés  deux  mois  plus 
tard  ;  car  Bonaparte  écrivait  à  cette  époque  à  Desaix 
([ui  était  dans  la  haute  Egypte  :  «  Vous  aurez  appris 
les  nouvelles  d'Europe  par  le  Caire  ».  Rien  ne  prouvait 
encore  qu'il  y  eiit  la  guerre. 


CHAPITRE  XXXVI 


Projets  giijMntesques.  —  Soif  de  gloire.  —  Permission  donnée  à  Ber- 
thier  d'aller  en  France.  —  Les  amours  de  Bortliier.  —  Portrait 
adoré.  —  Sacrifice  de  Herthier.  —  Louis  Bonaparte  quitte  l'Éi^ypte. 

—  Dani,'er  évité.  —  Ma  famille  et  un  premier  cachemire.  —  Cor- 
respondance saisie.  —  Départ  pour  la  Syrie.  —  Lettre  de  Marmont. 

—  Fontaines  de  Mesoudyali.  —  Erreurs  détruites.  —  Indiscrétion 
de  Junot. — Jalousie  de  Bonaparte. —  Projet  de  divorce. —  Ma  con- 
versation sur  Joséphine  avec  Bonaparte.  —  Rancune  envers  Junot.  — 
Mécontentement  du  soldat.  —  Siège  et  prise  d'El-A'rych.  — Aspect 
de  la  Syrie.  —  Pluies.  —  Kanileh.  —  Voisinage  de  Jérusalem. 


Bonaparte  comprenait  avec  son  habileté  ordinaire 
les  dangers  qui  le  menaçaient  du  côté  de  l'isthme  de 
Suez  et  s'occupait  des  moyens  proi)res  à  les  prévenir, 
en  dissipant  les  rassemblements  qui  se  faisaient  au 
delà  de  Gaza.  Mais,  derrière  ces  dispositions  naturelles, 
dans  les  circonstances  où  nous  nous  trouvions,  il 
cachait  un  de  ces  projets  gigantesques  qui  plaisaient 
tant  à  son  imagination  et  dont  je  parlerai  plus  tard. 
Les  destinées  de  la  France,  en  cas  de  succès,  auraient 
été  alors  livrées  à  de  nouvelles  et  immenses  combinai- 
sons. Ce  fut  sur  la  plage  de  Saint-Jean-d'Acre  qu'il 
me  parla  pour  la  première  fois  de  cette  vaste  et  in- 
croyable entreprise,  dont  il  avait  peut-être  déjà  conçu 
l'idée,  lorsqu'il  écrivait  à  Kleber,  quelque  temps  après 
la  nuit  fatale  du  I"  août,  «  Si  les  Anglais  continuent 


MKMOMîKs  1)1  ;  M   ni:  HOURRir.N\r:  335 

à  iiioiidor  la  !MtHlii«Mr;uit'e,  ils  nous  oldii^'cront  peut- 
t'iie  à  faiio  (le  i»liis  i^Mancles  choses  que  nous  ne  vou- 
litiiis  faire.  » 

l'ii  insatiable  amour  de  In  i,'l()ire,  et  une  fausse 
idt'-e  de  la  [losit'rité,  peuvent  seuls  enfanter  de  pa- 
reils projets.  11  faut  en  gémir  pour  l'humanité  !  C'est 
encore  une  des  erreurs  de  notre  esprit  que  d'attacher 
un  si  haut  pri\  à  cette  postérité  qui,  dans  les  siècles 
innomluahles  des  générations  à  venir,  ne  saura  que 
peu  de  chose  des  générations  actuelles,  surtout  en 
admettant  coUune  un  fait  certain  les  n'-volutions  phy- 
siques du  glohe.  Parleia-l-on  de  nous,  lorsque  les 
vaisseaux  cingleront  sur  nos  orgueilleuses  cités  et 
sur  nos  fertiles  campagnes! 

Le  général  Berthier  avait  enfin  ohtenu,  à  force 
d'instances,  la  permission  de  retourner  en  France. 
Un  préparait  de()uis  quelque  temps  pour  lui,  à 
Alexandrie,  la  (Courageuse,  frégate  qui  devait  l'y 
conduire.  Il  devait  partir  du  Caire  le  29  janvier, 
dix  jours  avant  le  départ  du  quartier  général  pour 
l'expédition  de  la  Syrie.  Ses  instructions  lui  étaient 
remises.  Bonaparte  ne  le  laissait  partir  qu'à  regret, 
mais  il  ne  pouvait  pas  laisser  mourir,  sous  ses  yeux, 
de  la  nostalgie  et  d'un  romanesque  amour,  un  homme 
qui  l'avait  si  bien  servi  dans  toutes  ses  campagnes  et 
(pii  avait  sollicité  avec  tant  d'instances  cette  preuve 
de  l'ancienne  amitié  de  son  général.  Depuis  quelque 
temps,  d'ailleurs,  le  service  de  Berthier  n'était  plus 
actif.  Ses  souvenirs  amoureux,  exaltés  jusqu'à  la 
folie,  diminuaient  encore  les  faibles  facultés  qu'il  avait 
re(;ues  de  la  nature.  On  l'a  rangé  dans  quelques 
ouvrages  parmi  les  amoureux  à  grands  sentiments; 
mais  nous,  insensibles  que  nous  étions,  les  hommages 
que  Berthier  rendait  au  portrait  dessine  au  crayon  et 


336  MÉMOIRES 

parfaitement  ressemblant  de  l'objot  de  son  culte  exci- 
taient souvent  notre  gaieté. 

Je  portais  un  jour,  vers  les  trois  heures,  un  ordre 
du  général  en  chef,  au  chef  de  l'état-major  ;  je  le  trou- 
vai à  genoux  sur  son  petit  divan,  devant  le  portrait 
de  M™°  Visconti  placé  en  face  de  la  porte  ;  j  e  poussai 
Berthier  pour  l'avertir  que  j'étais  là.  Il  bougonna  un 
peu,  mais  ne  se  fâcha  pas. 

Le  moment  du  départ  pour  la  Syrie  approchait  : 
encore  quelques  jours,  et  les  deux  amis  se  séparaient 
peut-être  pour  ne  plus  se  revoir.  Le  général  en  chef 
en  éprouvait  une  véritable  peine.  Le  chef  d'état-major 
en  était  bien  informé.  Au  moment  où  l'on  croyait 
que  Bei'lliier  allait  prendre  la  route  d'Alexandrie,  il 
monta  chez  Bonaparte.  —  «  Vous  allez  donc  décidé- 
ment faire  la  guerre  en  Asie?  —  Vous  savez  bien  que 
tout  est  prêt;  je  pars  dans  quelques  jours.  —  Eh  bien, 
je  ne  vous  quitte  pas.  Je  renonce  de  bon  cœur  à  mon 
retour  en  France  :  il  me  serait  trop  pénible  de  vous 
abandonner  au  moment  de  nouveaux  dangers  ;  voici 
mon  passeport  et  mes  instructions,  »  Bonaparte,  très 
satisfait  de  celte  résolution,  embrassa  Berthier,  et 
toutes  les  froideurs  qui  avaient  suivi  sa  demande  de 
retourner  en  France  fui'ont  dissipées  par  la  plus  sin- 
cère réconciliation  ;  les  vrais  amis  de  Berthier  furent 
aussi  très  satisfaits.  Il  paraissait  en  effet  extraordinaire 
que  le  chef  d'état-major  quittât  l'armée  au  moment 
même  où  elle  se  lançait  dans  une  expédition  aventu- 
reuse, par  le  seul  motif  d'un  amour  suranné. 

Fatigué  de  la  traversée,  Louis  Bonajiarte  était  resté 
à  Alexandrie.  Avant  de  partir  pour  la  Syrie,  le  général 
Bona[)arte  cédant  aux  vœux  de  son  jeune  frère,  à  ses 
goûts  pacifiques,  à  un  commencement  de  nostalgie, 
consentit  à  son  retour  en  France.  La  campagne  des 


DM  M.  Dl".  IJOURRIKNNF,  337 

ii\os  (lu  Joiird.iiii  ,i|i|)i-()t'liait,  (i  1,1  l'iiihlr  saiili'-  (1(3  l.oiiis 
ne  lui  |)ermettait  pas  d'y  |»rendre  part.  Louis,  rendu  à 
sa  i>airie,  ne  put  |>artii' que  le;  Il  mars  l"l)9,  époque 
à  kuiuelle  nous  marchions  sur  PtoltMiiaïs.  Le  bon 
jeune  iiomme  aurait  [)U  remercier  son  ('toile  de  n'avoir 
pas  été  en  mesure  de  partir  avec  l'ordonnateur  Sucy. 
Le  général  en  chef  préférait  d'ailleurs  envoyer  ses  dé- 
pêches par  deux  hommes  de  confiance.  L'absence  de 
Louis  me  fut  très  sensible. 

Louis  passa  par  Sens  où  il  dina  chez  M"*  de  Bour- 
riennc,  à  laquelle  il  remit  un  beau  châle  que  m'avait 
donné  le  général  Herthier.  C'est,  je  crois,  le  premier 
cachemire  qui  soit  venu  en  France.  Louis  fut  bien 
surpris  de  trouver  chez  M"""  de  Bourrienne  la  corres- 
pondance d'Egypte,  saisie  parles  Anglais  et  imprimée 
à  Londres.  Il  retrouva  dans  ce  livre  plusieurs  lettres 
qui  lui  étaient  adressées.  Il  en  lut  d'autres  qui,  dit-il, 
devaient  troubler  plus  d'un  ménage  au  retour  de 
l'armée. 

Le  11  lévrier  1199,  nous  partîmes  pour  la  Syrie, 
avec  environ  douze  mille  hommes.  C'est  à  tort  que 
l'on  a  publié  que  l'armée  n'était  que  de  six  mille 
hommes  :  on  a  presque  perdu  ce  nombre  dans  la  cam- 
pagne ;  avec  quoi  serions-nous  donc  revenus?  Il  n'est 
pas  exact  non  plus  de  dir.'  que  Klebcr  embarqua  sa 
division  pour  Damiette  :  il  vint  commander  la  division 
(pii  s'y  trouvait.  Nous  n'avions  pas  de  marine,  et  nos 
troupes  étaient  trop  peu  nombreuses  pour  les  exposer 
aux  dangers  d'une  mer  ennemie  et  veuve  de  nos  vais- 
seaux. 

Marmont,  moins  heureux  que  Kleber,  ne  fit  pas,  à 
son  grand  regret,  partie  de  rex[)éditionde  Syrie.  Kntré 
le[)remierà  Malle,  lors  de  notre  traversée  pourl'Kgypte, 
il  avait  rec^u  le  grade  de  général  de  brigade  d'artillerie; 


338  MÉMOIRES 

mais  alors,  relégué  au  commandement  de  l'artillerie  à 
Alexandrie,  il  se  regardait  comme  en  disgrâce,  tant 
il  avait  le  désir  de  se  trouver  auprès  du  général  en 
chef.  Il  m'écrivait,  le  1  février  1199  : 

Il  y  a  longtemps,  mon  cher  Bourrienne,  que  je  ne  me  suis 
rappelé  à  voire  souvenir.  Je  serais  coupable  de  larder  davantage, 
car  j'ai  lu  le  post-scriplum  qui  me  regarde  dans  votre  dernière 
letU'e  à  Lavallette.  Je  m'accoutume  difficilement  à  vivre  loin  de 
mes  amis,  et  depuis  un  siècle  je  n'ai  pas  vu  l'ancienne  famille 
où  j'ai  contracté  des  liaisons  qui  me  sont  chères.  Je  ne  présume 
pas  que  ma  destinée;  m'appelle,  bientôt  près  de  vous.  Heureux 
encore  si  vous  pensez  tous  à  moi,  et  si  vous  consentez  au  mar- 
ché que  Lavallette  doit  vous  proposer  de  ma  part. 

Adieu,  mon  bon  ami.  Le  bombardement  nous  donne  (juelques 
distractions  au  milieu  de  mes  chagrins,  mais  ne  les  détruisent 
pas.  Le  général  est  devenu  uur  avec  moi.  Je  vous  embrasse  tous 
du  meilleur  de  mon  cœur.  A.  Mahmont. 

Envoyez-moi  vos  lettres,  j'ai  un  moyen  sur  pour  les  faire 
parvenir.  Mais  point  d'affaires  politiques. 

C'est  au  moment  où  nous  allions  en  Syrie  avec 
douze  mille  hommes  et  que  nous  en  laissions  à  peine 
autant  en  Egypte  que  le  Directoire  publiait,  d'après 
les  nouvelles  qu'il  avait  reçues,  (jue  nous  avions 
soixante  mille  hommes  d'infanterie  et  dix  mille  cava- 
liers, que  l'armée  avait  doublé  par  les  combats,  et 
que  nous  n'avions  perdu,  depuis  in)tre  arri\ée  en 
Egypte,  que  trois  cents  hommes.  Ecrivez  donc  l'his- 
toire d'après  de  pareils  documents  officiels  ! 

Nous  arrivâmes  un  soir,  vers  quatre  heures  de 
l'après-midi,  à  Mesoudyah,  ou  Lieu  for  luné.  Là  nous 
fûmes  témoins  d'une  espèce  de  phénomène  qui  ne  fut 
j)as  seulement  agréable  pour  nous.  Mesoudyah  est  un 
lieu  situé  sur  les  bords  de  la  Méditerranée,  entouré  de 
petites  dunes  d'un  sable  très  fin  que  les  eaux  j)luviales, 
fort  abondantes  pendant  l'hiver,  pénètrent  facilement. 


DK  M.  DK  HontRlENNK  330 

Ces  eaux  se  conserv(>rit  sous  le  sable  ùe  tcllr  sorte 
<|u"i'ii  faisiint,  avec  le  doitrl  au  l»as  de  ees  iiiontieuli'S, 
un  irou  tle  (jualre  (»u  (■in(i  |ioue<'s,  l'eau  eîi  jaillissait 
sui-Ie-ehani|>.  Cette  eau  était,  à  la  vi-iité,  un  peu 
trouble,  mais  d'un  assez  bon  ii:où(  ;  <'lle  serait  devenue 
claire  si  n(»us  a\ions  eu  le  temps  de  la  laisser  repo- 
ser assez  pour  se  dégager  des  parcelles  de  corps  étran- 
gers (|u'elle  contient. 

C'était  un  speciaelc  curieux  que  de  nous  voir  tous 
pencbés  sur  le  sable,  creusant  de  petits  puits  en  mi- 
niature, et  mettant  un  amour-propre  comique  à  obte- 
nir la  source  la  plus  abondante.  Outre  cela,  c'était 
pour  nous  une  découverte  Ibi't  importante  que  cette 
eau  ;  nous  la  trouvâmes  à  l'extrémité  du  désert,  et  elle 
ne  contribua  pas  peu  à  ranimer  le  courage  du  soldat, 
^'ailleurs,  quand  on  est,  comim'  nous  l'étions,  assailli 
par  toutes  les  privations,  le  moindre  bien  qui  arrive 
fait  naître  l'espoir  d'un  bien  nouveau;  nous  toucbions 
aux  contins  de  la  Syrie,  et  nous  jouissions  d'avance 
du  plaisir  que  nous  allions  éjirouver  à  fouler  une 
terre  qui  nous  rappellerait,  par  les  mouvements  de 
son  sol,  sa  verdure  et  sa  végétation,  la  terre  regrettée 
df  la  pat  ri"'.  Nous  eûmes  encore  à  Mesoudyali  l'a- 
vantage d«'  pouvoir  nous  baigner  dans  la  mer  dont 
les  eaux  n'('tai<'nt  [»as  éloignées  de  [)lus  de  cinquante 
jias  de  nos  sources  improvisées. 

Pi'udant  que  nous  étions  près  des  fontaines  de 
Mesoudyali,  sous  El-A'rycb,  je  vis  un  jour  Bonaparte 
se  promener  seul  avec  Junot,  comme  cela  lui  arrivait 
assez  souvent.  J't'tais  à  peu  de  distance,  et  je  ne  sais 
[»ourquoi  mes  yeux  étaient  fixés  sur  lui  durant  cette 
conversation.  La  figure  toujours  très  pâle  du  général 
était  devenue,  sans  (jue  j'en  pusse  d''\  im-r  la  cause, 
plus  pâle  encore  que  de  coutume.  Il  y  avait  cjuelque 


340  MÉMOIRES 

chose  (le  convulsif  dans  sa  figure,  d'égaré  dans  son 
regard,  et  plusieurs  fois  il  se  frapi)a  la  tète.  Après  un 
quart  d'heure  de  conversation,  il  (juilta  Junot  et  revint 
vers  moi.  Je  ne  lui  avais  jamais  vu  l'air  aussi  mécon- 
tent, aussi  préoccupé.  Je  m'avançai  à  sa  rencontre, 
et  dès  que  nous  nous  fûmes  rejoints  :  «  Vous  ne 
m'êtes  point  attaché,  »  me  dit-il,  d'un  ton  brusque  et 
sévère.  «  Les  femmes! Joséphine! Si  vous  m'é- 
tiez attaché,  vous  m'auriez  informé  de  tout  ce  que  je 
viens  d'apprendre  par  Junot  :  voilà  un  véritable  ami. 
Joséphine!...  et  je  suis  à  six  cents  lieues...  vous  deviez 
me  le  dire!  Joséphine!...  m'avoir  ainsi  trompé!... 
elle!...  malheur  à  eux!  J'exterminerai  cette  race  de 
freluquets  et  de  blondins  ! . . .  Quant  à  elle  !  Le  divorce  ! . . . 
oui,  le  divorce!  un  divorce  public,  éclatant!...  il  faut 
que  j'écrive  !...  je  sais  tout!...  C'est  votre  faute!  vous 
deviez  me  le  dire  !...  «  Ces  exclamations  vives  et  entre- 
coupées, sa  figure  décomposée,  sa  voix  altérée,  ne 
m'éclairèrent  que  trop  sur  le  sujet  de  la  conversation 
qu'il  venait  d'avoir  avec  Junot;  je  vis  que  Junot  s'était 
laissé  entraîner,  au[)rcs  de  son  général,  à  de  coupables 
indiscrétions,  et  que,  s'il  y  avait  réellement  des  torts 
à  reprocher  à  M""  Bonaparte,  il  les  avait  cruellement 
exagérés.  Ma  situation  était  extrêmement  délicate  ; 
toutefois  j'eus  le  bonheur  de  conserver  mon  sang-froid, 
et  dès  qu'un  peu  plus  de  calme  eut  succédé  à  ce  pre- 
mier emportement,  je  lui  répondis  d'abord  que  je  ne 
savais  rien  de  pareil  à  ce  que  Junot  avait  pu  lui  dire; 
que  quand  même  de  semblables  bruits,  souvent  pro- 
duits par  la  calomnie,  seraient  venus  jusqu'à  moi,  si 
j'avais  regardé  comme  un  devoir  de  l'en  informer, 
je  n'aurais  certainement  pas  choisi  pourcela  le  moment 
où  il  était  à  six  cents  lieues  de  la  France.  Je  ne  lui 
dissimulai  point  combien   la  conduite  de  Junot   me 


DE  M.  DE  nOURRIENN'E  3H 

l>.■l^;1is^;ait  bh'imablo,  et  combien  il  y  avait  (leu  de  •;{'■- 
Ml  TDsité  à  accuser  aussi  h'-uèrement  uni>  femme,  quand 
elle  n'était  pas  là  pour  se  justifier  ou  jtour  se  défendre; 
(pie  ce  n'était  pas  une  grande  preuve  d'attacliement, 
que  de  venir  ajouter  des  tribulations  domestiques  aux 
itiquiétudes  déjà  assez  graves  que  lui  causait  la  situa- 
tion de  ses  frères  d'armes  au  commencemeni  d'une 
entreprise  hasardeuse.  Malgré  ces  premières  observa- 
tions, que  cependant  il  écouta  avec  assez  de  tranquil- 
lité, le  mot  de  divorce  sortait  encore  de  sa  bouche,  et 
il  faut  savoir  jusqu'à  quel  point  allait  l'irritation  de 
son  àme  quand  elle  était  fatiguée  par  un»'  in<juiétude 
vive,  pour  se  représenter  quel  était  Bonaparte  [)endant 
cette  scène  pénible.  Cependant  je  ne  quittai  point  la 
partie,  je  revins  sur  ce  que  je  lui  avais  déjà  dit,  je  lui 
raj)pelai  avec  quelle  légèreté  on  répandait,  on  accueil- 
lait des  récits  hasardés,  amusement  indiscret  des  oisifs 
et  dignes  du  mépris  des  âmes  fortes.  Je  lui  parlai  de 
sa  gloire  :  «  Ma  gloire  !  s'écria-t-il,  eh!  je  ne  sais  ce 
que  je  donnerais  pour  que  ce  que  Junot  m'a  dit  ne 
fût  pas  vrai,  tant  j'aime  cette  femme!...  Si  Joséphine 
est  coupable,  il  faut  que  le  divorce  m'en  sépare  à  ja- 
mais!... Je  ne  veux  pas  être  la  risée  de  tous  les  inu- 
tiles de  Paris  !  Je  vais  écrire  à  Joseph  ;  il  fera  prononcer 
le  divorce  !  » 

Quoiqu'il  fût  encore  très  animé,  il  le  devenait 
cependant  un  peu  moins.  Je  saisis  un  moment  de 
repos  pour  combattre  cette  idée  de  divorce  qui  sem- 
blait le  dominer.  Je  lui  représentai  surtout  combien, 
sur  une  révélation  probablement  fausse,  il  serait  im- 
prudent d'écrire  à  son  frère  ;  «  la  lettre  peut  être 
interceptée,  lui  dis-je;  elle  se  ressentira  du  moment 
dinitation  qui  l'aura  dictée;  quant  au  divorce,  il  sera 
temps  d'y  penser  plus  tard,  mais  avec  réllexion  ». 


3-lE  MÉMOIRES 

Ces  dernières  paroles  produisirent  sur  lui  l'effet  que 
je  n'osais  en  espérer  si  promptement;  il  redevint  tout 
à  fait  calme  et  m'écouta  comme  s'il  eût  senti  le  besoin 
d'aller  lui-même  au  devant  de  paroles  consolantes,  et 
après  cet  entretien  il  ne  me  reparla  plus  de  ce  qui  en 
avait  été  l'objet,  3Iais,  quinze  jours  après,  devant 
Saint-Jean-d'Acre,  il  me  témoigna  le  plus  vif  mécon- 
tentement contre  Junot,  se  plaignit  du  mal  qu'il  lui 
avait  fait  par  des  révélations  indiscrètes,  qu'il  com- 
mençait à  regarder  comme  inveniées  par  la  malignité. 
Je  me  suis  aperçu,  dans  la  suite,  qu'il  ne  lui  a  jamais 
pardonné  cette  sottise  ;  et  je  puis  dire,  presque  avec 
certitude,  que  ce  fut  un  des  motifs  pour  lesquels 
Junot  n'a  pas  été  maréchal  de  France,  comme  plusieurs 
de  ses  camarades  que  Bonaparte  avait  moins  aimés 
que  lui.  On  doit  penser  que  Joséphine,  qui  apprit 
plus  tard,  par  Bonaparte  lui-même,  les  propos  de 
Junot,  ne  lui  a  pas  port('  un  grand  intérêt.  Chacun 
sait  qu'il  est  mort  fuu,  le  ^1  juillet  1813  (l). 


(1)  On  lit  à  ce  sujet  dans  les  Mémoires  de  M""  d'Abrantès  : 
Comme  je  ne  puis  penser  que  M.  do  Bourrienne  ait  inventé  cette  his- 
toire —  ce  qui  serait  indigne,  —  je  supposerai  un  moment  ce  que 
M.  de  Bourrienne  admet  pendant  tout  le  cours  de  se^  Mémoires  :  c'est 
que  Bonaparte  a  fait  un  conte  au  lieu  de  raconter  une  histoire.  Je 
suis  même  certaine  que  M.  de  Bouriienne  le  voyait  ainsi  avant  moi, 
car  enfin  il  ne  peut  pas  mettre  en  doute  l'attachement  de  Junot  pnur 
le  jrénéral  Bonaparte.  Cet  attachement  s'est  montré  par  des  preuves, 
lorsque  ces  preuves  étaient  des  jjarantics.  Madame  .Mère,  le  roi  Jo- 
seph, le  cardinal  Fesch,  tout  ce  qui  existe  enlin  de  la  famille  impé- 
riale peut  le  certifier,  si  la  chose  était  nécessaire.  Comment  alors 
supposer  que  Junot  allait  aflli^'cr  celui  auquel  son  amitié  idtdàtre  lui 
faisait  rendre  une  sorte  de  culte,  lorsque  cette  affliction,  privée  de  ce 
qui  pouvait  l'adoucir,  était  dans  l'isolement  de  toute  consolation  ? 
Comment?  Pourquoi?  Dans  quel  but?  J'ai  le  besoin  de  faire  ces 
([uestions;  car  j'avoue  que,  excepté  la  mauvaise  intention  qu'il  n'est 
pas  possible  de  méconnaître,  je  comprends  fort  peu  le  fatras  —  je 
demande  pardon  de  l'expression  —  que  renferment  ces  quatre  pages, 


l)i;  M.  DK  HOUKKIFNNK  3J3 

La  petite  ai-mée  se  porta  sur  Kl-A'rych,  où  elle 
arriva  le  il  IV-vrier.  Les  fatigues  du  désert,  la  priva- 
tion d'eau,  excitèrent  de  violents  murniuivs  paiini 
les  soldats  pendant  le  trajet  de  l'isthme.  Lorstju'il 
passait  quehju'un  à  cheval  à  coté  d'eux,  ils  alfectaient 
de  témoigner  leur  niécontenteinent.  Le  mieux  relatif 
de  ce  cavalier  i)rovo(iuait  les  plus  amers  sarcasmes.  Je 

où  il  y  a  nue  fniile  de  mots  qui  hurlent  de  se  trouver  ensemble. 
Ainsi.  «  Junot  (>st  coupiible  d'indiscrétion  ;  et  s'il  y  a  réellement  des 
torts,  il  les  a  cruellement  exa^'éres  ».  Dans  un  tort  de  la  nature  de 
ceux  dont  il  est  question,  il  n'y  a  jamais  exajrération;  le  tort  est  ou 
n'est  pas.  Mais  re  n'est  pas  île  cela  qu'il  s'a^'it.  Bonaparte  n'a  pas  pu 
dire,  sans  mentir,  que  Junot  lui  avait  appris  en  Esj'ypte  les  fautes 
reprochées  alors  à  Joséphine.  Un  fait  notoire,  iijnoré  probablement  de 
M.  de  iJourrienue,  c'e?t  que  Bonaparte  fut  informe  en  Italie  de  ce 
dont  il  est  question,  que  la  chose  était  si  bien  connue  de  lui  à  cette 
épo(|ue  que  la  personne  dont  il  s'aj,Mt,  M.  (;h...s,  reçut  ordre  de  re- 
venir en  France  et  que  peu  s'en  fallut  qu'il  ne  fut  fusillé.  La  disji;ràce 
dans  laquelle  il  a  toujours  été  de  .Napoléon  date  île  ce  moment.  Des 
lettres  de  Duroc,  de  M.  (Ih...?  lui-même,  ainsi  que  de  Junot,  consta- 
tent que  l'amitié  de  ce  dernier  pour  M.  (;ii...s  n'a  été  occupée  pendant 
dix  ans  qu'à  combattra  les  préventions  plus  qu'injustes  de  Napoléon 
à  cet  é;.'ard.  Or  ce  serait  un  sinijulier  moyen  employé  par  cette  amitié, 
que  d'établir  la  culpabilité  de  celui  qu'on  veut  sauver.  En.->uite,  jusqu'à 
sa  mort,  Junot  est  resté  l'ami  intime  de  M.  t^h...s,  en  a  reçu  de 
^'rands  services  en  plus  d'une  occasion,  notanunent  dans  les  deux 
années  qui  suivirent  le  retour  d'Egypte.  Si  Junot  eût  joué  le  plus 
lâche  des  rôles,  ce  qui  d'abord  n'allait  pas  à  son  caractère,  comme 
.M.  Ch...s  n'est  pas  de  la  race  des  an!,'es,  il  eût  au  moins  cessé  de  voir 
celui  qui  aurait  a^'i  ainsi.  Enfin  cela  n'est  pas  la  vérité.  Quant  au  peu 
d'amitié  que  Bonaparte  avait  conservé  pour  Junot  en  raison  de  ces 
avertissements,  eu  vérité,  je  ne  sais  ce  qu'elle  aurait  produit  s'il  en 
eût  été  autrement.  Il  l'aurait  donc  fait  roi  comme  ses  frères.  Quel  est 
celui  de  ses  camarades  qui  a  été  comblé  de  ^rràces,  de  faveurs,  de 
biens,  de  di;,'nités,  connue  Junot  l'a  été?  Quant  au  bâton  de  maréchal, 
si  Junot  ne  l'a  pas  eu,  M.  de  Bourrienne  est  dans  la  plus  profonde 
erreur  en  attribuant  cette  sorte  de  défaveur  à  ce  qu'il  rapporte,  et 
voilà  à  quoi  l'on  s'expose  lorsqu'on  vent  écrire  sur  une  (lour,  sur  des 
hommes  qu'on  a  perdus  de  vue  et  qu'on  ne  connaît  plus.  Junot  fut 
fait  gouverneur  de  l'aris —  la  plus  belle  des  dignités  de  France,  telle 
qu'il  l'avait.  —  gouverneur  général  du  Portugal  avec  autorite  de  vice- 
roi  et,  enfin,  grand-oflicier  de  l'Empire.  Il  remplit  une  foule  de  mis- 
sions, tout  aussi  grandes,  tout  aussi  importantes. 


344  MÉMOIRES 

n'ai  jamais  entendu  les  vers  que  l'on  met  dans  leur 
bouche;  mais  ils  se  permettaient  les  plus  violents 
propos  contre  la  République,  contre  les  savants  et 
ceux  qu'ils  regardaient  comme  les  auteurs  de  l'expé- 
dition. Ces  braves,  auxquels  il  n'était  pas  étonnant 
que  les  plus  grandes  privations  arrachassent  des 
plaintes,  adoucissaient  souvent  par  des  plaisanteries 
l'amertume  de  leur  langage.  Un  soldat,  s'apercevant 
que  sa  conversation  avec  son  camarade  affectait  ceux 
qui  l'entendaient,  en  changea  brusquemjjnt.  «  Dis 
donc,  toi,  oh  !  demanda-t-il  à  son  camarade,  le  pacha 
d'Acre  a-t-il  de  l'eau  ?  —  Pardieu,  je  crois  bien.  —  Ah 
ben  !  s...é  nom  de  D.,.,  qu'il  la  garde  bien;  il  ne 
risque  rien.  »  Et  nous  étions  encore  à  quarante  lieues 
de  cette  ville  ! 

On  a  vu  plusieurs  fois,  pendant  le  trajet  de  l'isthme, 
des  soldats  exténués  de  soif,  ne  pouvant  plus  attendre 
l'heure  de  la  distribution  de  l'eau,  percer  les  outres  de 
provision  avec  leurs  baïonnettes,  et  par  cette  violence, 
nuisible  à  tous,  susciter  de  nombreuses  querelles. 

Le  16  février,  El-A'rych  se  rendit.  On  s'est  trompé, 
lorsqu'on  a  dit  que  la  garnison  de  cette  bicoque, 
renvoyée  à  condition  de  ne  plus  servir  contre  nous, 
s'est  trouvée  plus  tard  parmi  les  assiégés  à  Jafîa.  On 
a  ajouté  que  c'était  pour  n'être  pas  allée  à  Bagdad, 
d'après  la  capitulation,  qu'on  l'a  fusillée  dans  la  pre- 
mière de  ces  villes.  Nous  verrons  plus  tard  la  fausseté 
de  celte  assertion. 

Nous  eûmes,  le  28  février,  le  premier  aspect  des 
vertes  et  fertiles  campagnes  de  la  Syrie,  qui,  sous 
beaucoup  de  rapports,  nous  rappelaient  le  climat  et  le 
pays  de  l'Europe.  Nous  avions  enfin  de  la  pluie, 
quelquefois  un  peu  trop.  Les  sentiments  qu'excitait  la 
vue  des  vallées  et  des  montagnes  dissipaient  un  peu 


DK  M.  DK  nOUURIKNNE  315 

It.'s  iiuluittudes  et  les  peines  d'une  expédition  dont 
peu  de  personnes  entrevoyaient  le  but  et  le  terme.  Il 
est  des  [Misiiions  d;iiis  la  vie  où  la  nioiiulre  sensation 
agit-alde  est  un  soulaiJ!:einenl  à  tous  nos  maux. 

Nous  eouchàmes  le  1"  mars  à  Kamleli,  dans  un 
petit  cou\enl  oecupé  par  di'iix  moines  (jni  furent  pleins 
d'attention  pour  notis.  L't-glise  lut  accordée  pour 
l'hôpital.  Ces  bons  pères,  en  nous  disant  que  c'était 
par  cet  endroit  que  la  famille  de  Jésus-Christ  avait 
passé  pour  aller  en  Kgy[tle,  nous  montrèrent  le  puits 
qui  la  désaltt'ra  et  dont  l'eau  pure  et  fraîche  nous  fit 
grand  plaisir. 

Randeh,  l'ancienne  Arimathia,  est  située  aux  pieds 
des  monts  dont  -le  versant  oriental  se  baigne  dans  le 
golfe  Persique  et  le  versant  occidental  dans  la  Médi- 
terranée. Les  souvenirs  de  notre  éducation,  nourrie 
des  grandes  choses  qui  se  sont  passées  dans  ces  con- 
trées de  l'Orient,  font  que  l'aspect  de  ces  lieux  produit 
sur  notre  imagination  une  mystérieuse  impression. 
Nous  n'i'tioiis  pins  qu'à  environ  six  lieues  de  Jémisa- 
lem  ;  je  demandai  au  général  en  chef  s'il  n'aurait  pas 
le  désir  de  passer  par  cette  ville,  célèbre  sous  tant  de 
rapports  :  «  Oh  !  pour  cela,  non  !  Jérusalem  n'est  point 
dans  ma  ligne  d'opération  ;  je  ne  veux  pas  avoir 
affaire  à  des  montagnards  dans  des  chemins  difficiles. 
Et  puis,  de  l'autre  coii'  du  mont,  je  serais  assailli  par 
une  nombreuse  ca\alerie.  Je  n'ambitionne  pas  le  sort 
de  Cassius.  » 

Nous  n'etjmes  aucun  rapport  avec  Jérusalem,  qui, 
de  son  côté,  resta  étrangère  à  cette  guerre(l).  On  y  fit 

(1)  Walter  Scott  dit,  en  paihint  «le  Bonaparte,  ijuil  croit  que  rc 
petit  of(icier  tl'artillerie  avait  rêvé  de  devenir  mi  de  Jérusalem,  (le 
que  ji;  viens  île  dire  i)rf)iivr  qu'il  n'y  prioait  jias.  Que  sii.'iiilie  celte 
supposition  (gratuite  (le  l'Écossais  '{  Son  petit  oflicier  d'artillerie  a  fait 
un  Dien  plus  beau  rêve.  [Note  de  la  première  édition.) 


346  MEMOIRES  DE  M.  DE  BOURRIENNE 

seulement  parvenir  un  écrit  qui  assurait  les  autorités 
qu'on  n'en  voulait  pas  à  leur  pays,  mais  que  l'on 
désirait  qu'ils  restassent  en  paix,  il  n'y  eut  point  de 
réponse  ;  mais  on  n'en  entendit  pas  parler. 

Lors  de  notre  passage  à  Ramleh,  où  j'ai  vu  les 
plus  magnifiques  oliviers  servir  à  alimenter  les  feux 
des  bivouacs,  il  pouvait  y  avoir  de  deux  à  trois  cents 
chrétiens  daris  un  état  pitoyable  de  servitude,  de  mi- 
sère et  d'abjection.  En  causant  avec,  eux,  je  ne  pouvais 
me  lasser  d'admirer  combien  l'espoir  des  récompenses 
à  venir  soulage  les  maux  présents  ;  mais  j'appris  de 
plusieurs  d'entre  eux  qu'ils  ne  vivaient  pas  bien  en- 
semble. Les  sentiments  de  haine,  de  jalousie,  ne  sont 
pas  plus  étrangers  à  cette  ignorante  et  misérable 
peuplade  qu'aux  habitants  instruits  des  cités  riches 
et  populeuses  :  les  mêmes  passions  se  retrouvent 
partout  où  il  y  a  des  hommes  réunis. 


CHAPITRE  XXXVII 


Arrivée  i'iJ.ilT.i. —  PrciJiotioii  réalisi-e.  —  Siùjrc  ilc  JalTa.  —  Itciiiliar- 
n<iis  et  Croizier.  —  I*illaj.'e.  —  Quatre  mille  prisonniers.  —  Fureur 
liii  ^'filerai.  —  Disette  de  vivres.  —  Plaintes  îles  Français.  —  Con- 
seils de  {fiierre.  —  .Nécessite  terrible.  —  Massacre.  —  Vanité  de  la 
jrloire.  —  La  peste.  —  Lannes  surpris  par  des  montai,'nards.  — 
H<-pn>clies  du  iréiiéral  en  clief.  —  Arrivée  à  Saint- Jean-d'Acre.  — 
Itarbarie  de  Dje/.zar.  —  Sidney  Smilh.  —  Attaques  inutiles.  — 
Habileté  des  tireurs  ennemis.  —  CalTarelli  blessé.  —  Dernière  lec- 
ture et  mort  de  Caffarelli.  —  Blessure  de  Duroc.  —  In  scorpion. 
—  lîaii,'nades  téméraires.  —  Mouvements  en  Eirypte.  —  Perte  de 
V  Italie.  —  Pressentiment. 


En  arrivant  devant  JafTa,  où  il  y  avait  déjà  des 
troupes,  une  des  premières  personnes  (jue  je  ren- 
contiai  fut  l'adjudant  général  Grézieu,  avec  lequel 
j'avais  eu  de  fréquents  rapports  ;  en  lui  disant  bon- 
jour, je  lui  tendis  la  main.  «  Que  faites-vous,  bon 
Dieu  !  me  dit-il,  en  me  repoussant  par  un  geste  assez 
brusque,  vous  pouvez  avoir  la  peste  ;  on  ne  se  touche 
pas  ici.  »  Je  contai  ce  fait  au  général  en  chef,  qui  me 
dit  :  «  S'il  a  peur  de  la  peste,  il  en  mourra.  »  Nous 
apprîmes  peu  de  temps  après,  à  Saint- Jean-d'Acre, 
que,  attaqué  de  cette  maladie,  il  y  avait  promptement 
succombé  :  il  avait  été  nommé,  le  13  mars,  comman- 
dant des  {)rovinces  de  (iazah  et  de  Ramleh. 

Le  4  mars,  on  mit  le  siège  devant  Jaffa  ;  cette 
bicoque,  que  l'on  appelle  pompeusement,  pour  arron- 
dir sa  phrase,  l'antique  Joppé,  ne  résista  pas  jusqu'au 


318  MEMOIRES 

6  mars,  où  elle  fut  prise  d'assaut  et  livrée,  au  pillage. 
Le  massacre  fut  hoi-rible;  le  giMiéral  Bonaparte  envoya 
ses  aides  de  camp,  Beauharnais  et  Croizier,  pour 
apaiser,  autant  qu'il  leur  serait  possible,  la  fureur 
du  soldat,  examiner  ce  (pii  se  passait  et  venir  lui  en 
rendre  compte,  lis  apprirent  qu'une  forte  partie  de  la 
garnison  s'était  retirée  dans  de  vastes  bâtiments, 
espèces  de  caravansérails  formés  d'une  grande  cour 
entourée  de  constructions.  Ils  y  entrèrent^  portant 
au  bras  leur  écharpe  d'aide  de  camp.  Les^Arnautes  et 
Albanais,  dont  se  composaient  presque  en  totalité  ces 
réfugiés  échappés  au  massacre,  crièrent  des  fenêtres 
qu'ils  voulaient  bien  se  rendre  si  on  voulait  leur 
assurer  la  vie  sauve  et  les  soustraire  au  massacre 
auquel  la  ville  était  condamnée  ;  sinon  ils  menaçaient 
de  faire  feu  sur  les  aides  de  camp,  et  ils  déclarèrent 
qu'ils  se  défendraient  jusqu'à  la  dernière  extrémité. 
Les  deux  officiers  crurent  devoir  et  pouvoir  accéder  à 
leur  demande  et  les  faire  prisonniers,  malgré  l'arrêt 
de  mort  prononcé  contre  toute  la  garnison  de  la  ville 
prise  d'assaut.  Ils  les  amenèrent  au  camp  en  deux 
troupes,  dont  on  estima  l'une  à  environ  deux  mille 
cinq  cents  hommes,  l'autre  à  quinze  cents. 

Je  me  promenais  avec  le  général  Bonaparte  devant 
sa  tente,  lorsqu'il  voit  arriver  au  camp  cette  masse 
d'hommes  ;  et,  avant  même  d'avoir  revu  ses  aides  de 
camp,  il  me  dit  avec  un  j)rofond  sentiment  de  douleur: 
«  Que  veulent-ils  que  j'en  fasse?  Ai-je  des  vivres  pour 
les  nourrir?  des  bâtiments  pour  les  transporter  en 
Egypte  ou  en  France?  Que  diable  m'ont-ils  fait  là?  » 
A  leur  arrivée,  et  après  leurs  explications  que  le 
général  en  chef  demanda  et  reçut  avec  humeur, 
Eugène  et  Croizier  essuyèrent  les  plus  fortes  répri- 
mandes   sur  leur  conduite.   Mais  le  mal  était  fait; 


DK  M.  DK  HOURKIENNK  349 

(|ualrc  mille  liomnn's  étaient  là.  Il  l'alhiii  |»ioii()ncer 
sur  leur  sort.  Les  deux  aides  de  camp  observèrent 
(jii'ils  l'iaiont  seuls  au  milieu  de  nombreux  ennemis 
et  qu'il  leur  a\ait  ree(imman(l('  d'ajKiistir  le  (.■aruaij;e. 

«  Oui,  sans  (louie,  ré|>liqua  avec  force  le  général  en 
cliel",  pour  les  femmes,  les  enfants,  les  vieillards,  les 
iiabitants  paisibles,  mais  non  jjas  jjour  des  soldats 
armés  ;  il  lallaii  mourir  et  ne  pas  m'amener  ces 
malbeiuvux.  Uue  \oidez-vous  que  j'en  fasse?  »  Ces 
paroles  furent  prononcées  du  ton  le  plus  sé\èrc. 

On  fil  asseoir  ces  prisonniers  péle-mèle  en  avant 
des  tentes.  Une  corde  leur  attachait  les  mains  derrière 
le  dos.  Une  sombre  fureur  était  peinte  sur  leurs 
figures.  On  leur,  donna  un  peu  de  biscuit  et  de  pain 
prélevés  siu' les  provisions  déjà  très  exiguës  de  l'armée. 

Dès  le  premier  jour  on  tint  conseil  dans  la  tente  du 
général  en  chef  sur  le  parti  qu'il  y  avait  à  prendre. 
On  dt'libéi-a  longtemps  sans  rien  arrêter. 

Le  jour  suivant  arrivèrent  sur  le  soir  les  rapports 
journaliers  des  généraux  de  division.  11  n'était  question 
que  de  l'insuffisance  des  rations,  des  plaintes  des 
soldats,  de  leurs  murmures  et  de  leur  mécontentement 
de  voir  leur  pain  donné  à  des  ennemis  soustraits  à 
leur  légitime  vengeance,  puisque  un  arrêt  de  mort, 
conforme  aux  lois  de  la  guerre,  avait  frappé  Jaffa. 
Tous  ces  rapports  étaient  alarmants,  surtout  ceux  du 
général  Bon,([ui  gardait  peu  de  mesure.  Il  ne  s'agissait 
pas  moins  (jue  de  la  ciainte  d'une  réxulte,  ({ue  l'on 
justifiait  par  la  gravité  des  circonstances. 

Le  conseil  se  réunit  de  nouveau  ;  on  y  appela  tous 
les  généraux  de  division,  on  y  discuta  pendant  des 
heures  entières  sur  les  mesures  subsé((uenies,  avec  le 
désir  le  plus  sincère  d'en  pouvoir  admettre  et  exécuter 
une  qui  sauvât  ces  malheureux. 

I.  20 


350  MÉMOIRES 

Faut-il  les  renvoyer  en  Egypte  ?  Le  peut-on  ? 

Mais  il  faudra  leur  donner  une  nombreuse  escorte, 
et  notre  petite  armée  au  milieu  d'un  pays  ennemi  en 
sera  trop  affaiblie.  Comment  d'ailleurs  nourrir  eux  et 
l'escorte  jusqu'au  Caire,  n'ayant  point  de  vivres  à  leur 
donner  en  partant,  et  sur  une  rout(;  ennemie  que  nous 
venons  d'épuiser,  qui  n'offre  plus  de  ressources,  et 
que  peut-être  nous  devrons  reprendre  à  notre  retour? 

Faut-il  les  embarquer  ? 

Où  sont  les  navires?  Où  en  trouver?  Tous  nos 
instruments  d'optique  braqués  sur  la  mcf  n'y  décou- 
vraient jamais  une  seule  voile  hospitalière.  Bonaparte, 
je  l'aflirme,  eût  regardé  cet  événement  comme  une 
vraie  faveur  de  la  Fortune.  C'était,  j'aime  à  le  dire, 
cette  unique  pensée  et  cet  unique  espoir  qui  lui  firent 
braver  pendant  trois  jours  les  murmures  de  son  armée. 
Mais  ce  fut  toujours  en  vain  que  l'on  espéra  un  secours 
étranger  ;  il  ne  vint  pas. 

Leur  rendra-t-on  une  entière  liberté? 

Mais  ces  hommes  iront  tout  de  suite  à  Saint-Jean- 
d'Acre  renforcer  le  pacha,  ou  bien  ils  se  jetteront  dans 
les  montagnes  de  Naplouse,  nous  feront  beaucoup  de 
mal  sur  nos  derrières  et  sur  notre  tlanc  droit  et  nous 
donneront  la  mort  pour  prix  de  la  vie  que  nous  leur 
aurons  laissée.  Cela  est  incontestable.  Qu'est-ce  qu'un 
chien  de  chrétien  pour  un  Turc?  Cela  sera  encore 
pour  eux  un  acte  religieux  et  méritoire  aux  yeux  du 
Prophète. 

Mais  si  on  les  incorporait,  désarmés,  dans  nos 
troupes  entre  les  soldais  ? 

Ici  se  représentait  dans  toute  sa  force  la  question 
des  vivres.  Venait  ensuite  le  danger  de  pareils  cama- 
rades sur  une  route  ennemie.  Qu'arrivcrait-il  dans  le 
cas  d'un  combat  avant  Saint- Jean-d'Acre  ?  Savait-on 


1)I'.  M.  DK  FUX'KUIENNK  :«:.! 

bien  ce  qui  se  passeiail  sur  la  route?  Et  puis,  qu'eu 
faii'e  au  pieii  des  reuiparls  de  celte  ville,  si  l'on  pou- 
\Mi  les  y  conduire?  Les  niènies  embarras  de  vivres, 
de  sûreté  s'accroîtraient  encore. 

Le  troisième  jour  aiiiva  sans  (prauciin  moyen  si 
désiré  de  salut  put  être  accueilli  favorablement  pour 
ces  malbeureux.  Les  murmures  augmentaient  dans  le 
canij),  le  mal  allait  en  croissant,  le  remède  paraissait 
im[)ossibIt',  b'  dani^^er  était  réel  et  imminent.  L'ordre 
de  les  fusiller  fut  donné  et  exécuté  le  iO  mars.  On  n'a 
point,  comme  on  l'a  dit,  séparé  les  Égyptiens  des 
autres  piisonnicrs  :  il  n'y  en  avait  pas. 

Plusieurs  de  ces  malln'ureux  composant  la  petite 
colonne,  qui  furent  expédiés  sur  le  bord  de  la  mer,  à 
quekpie  distance  de  l'auti'e  colonne,  parvinrent  à 
gairner  à  la  nage  quelques  réeifs  assez  éloignés  pour 
que  la  fusillade  ne  pût  les  atteindre.  Les  soldats 
posaient  leurs  armes  sur  le  sable  et  employaient, 
pour  les  faire  revenir,  les  signes  égyptiens  de  récon- 
ciliation en  usage  dans  le  pays.  Ils  revenaient,  mais  à 
mesure  qu'ils  avançaient  ils  trouvaient  la  mort  et 
périssaient  dans  les  Ilots. 

Je  me  bornerai  à  ces  détails  sur  cette  borrible  néces- 
sité dont  je  fus  témoin  oculaire.  D'autres  qui  l'ont  vue 
comme  moi  m'en  épargnent  heureusement  le  sanglant 
récit.  Cette  scène  atroce  me  fait  encore  frémir  lorsque 
j'y  pense,  comme  le  jour  où  je  la  vis,  et  j'aimerais 
mieux  qu'il  me  fût  possible  de  l'oublier  que  d'être 
forcé  de  la  décrire.  Tout  ce  que  l'on  peut  se  figurer 
d'alîreux  dans  ce  jour  de  sang  serait  encore  au- 
dessous  de  la  l'i'alité. 

J'ai  dit  la  vc-rité,  la  vérité  tout  entière.  J'ai  assisté 
à  tous  b's  d(''bats,  à  toutes  les  conf»'- renées,  à  toutes  li'S 
délibérations.  L'on  jtense  bien  que  je  n'avais  pas  voix 


352  MÉMOIRES 

dôlibérative,  mais  je  dois  déclarer  que  le  résultat  des 
discussions,  la  position  de  l'armée,  la  pénurie  de 
vivres,  son  peu  de  forces  numériques,  au  milieu  d'un 
pays  où  chaque  individu  était  un  ennemi,  eussent  en- 
traîné mon  vote  affirmatif  si  j'en  eusse  eu  à  émettre. 
Il  fallait  être  là,  pour  bien  apprécier  cette  horrible 
nécessité. 

La  guerre  offre  des  chances  malheureusement  trop 
ordinaires,  dans  lesquelles  une  loi  immuable  de  tous 
les  temps  et  commune  à  tous  les  peuples  n-  voulu  que 
les  intérêts  privés  fussent  immolés  à  un  grand  intérêt 
général,  et  que  l'humanité  même  fût  oubliée.  C'est  à 
la  postérité  à  juger  si  cette  terrible  position  est  celle 
dans  laquelle  Bonaparte  s'est  trouvé.  Pour  moi,  j'en 
ai  la  conviction  intime;  c'est  surtout  d'après  l'avis  du 
comité,  dont  l'opinion  a  fini  par  être  unanime,  qu'il 
s'est  décidé.  Je  dois  encore  à  la  vérité  de  dire  qu'il  ne 
se  rendit  qu'à  la  dernière  extrémité  et  qu'il  fut  un  de 
ceux  peut-être  qui  virent  le  massacre  avec  le  plus  de 
douleur. 

Ce  fut  après  ce  sièg*^  de  Jaffa  que  la  jx'ste  commença 
à  se  manifester  avec  un  peu  j)lus  d'intensité  (1).  Nous 
perdîmes,  par  la  contagion,  sept  à  huit  cents  hommes, 
dans  la  campagne  de  Syrie. 

Ce  ne  fut  point  à  cette  prise  de  Jaffa,  comme  le 
disent  des  historiens  et  des  biographes,  qu'eut  lieu, 
dans  l'hôpital,  la  scène  bii'u  imaginéi^  pour  donner 
lieu  à  un  beau  tableau;  d'  fut  deux  mois  plus  tard,  au 


(1)  L'écrivain  écossais  dit  que  le  (liel  nous  envoya  ce  fléau  pour 
vCDjfer  le  massacre  <le  Jaffa.  (l'est  une  double  niaiserie.  D'abord  il 
était  beaucoup  plus  simple  que  le  Ciel  empêchât  le  massacre,  et  puis 
la  divi!5ion  Kleber  avait  pi'is  à  Daniictte  les  i^'ernies  de  cettc^  affreuse 
maladie;  ils  se  développèrent, se  comniuniciucrent  eu  l'oute;  mais  cette 
peste  était  entrée  avec  nous  en  Syrie.  {Note  de  la  première  édition.) 


ItK  \\.  Dr;  }50UIIUIKNNE  353 

l'clonr  (Ir  S;iiiii-,Ii'aii-d'Acn\  J'ori   parli'rai    quand  le 
luomciU  sera  v<'nu. 

Dans  la  marche  sur  Saiui-Jcan-d'Acre,  qui  com- 
mença le  1  i  mars,  l'arnit-e  n'eut  pas  de  ces  grands 
ti'ioinplies  ni  de  ces  nnmbnuix  obstacles  dont  il  est 
tant  question  dans  certains  ouvrages.  Tout  se  borna 
à  une  échaulïourée  du  général  Lannes,  qui,  malgré 
les  ordres  contraires  de  Bonaparte,  s'entêta  à  pour- 
suivre une  troupe  de  montagnards,  dans  les  gorges 
de  .\aplouse.  En  se  retirant,  il  trouva  ces  monta- 
gnards embusqués  en  grand  nombre  dans  des  roclu'rs 
dont  ils  connaissaient  bien  les  détours  et  d'oi!i  ils  ti- 
rèrent à  bout  -[)ortant  sur  sa  troupe,  sans  qu'olli»  pût 
se  défendre.  Pendant  le  temps  que  cette  folle  et  inutile 
expédition  dura  et  la  vivacité  de  la  fusillade,  Bona- 
parte témoigna  beaucoup  d'impatience ,  et  il  faut 
avouer  que  sa  mauvaise  humeur  était  bien  naturelle. 
Les  Naplousains  s'arrêtèrent  au  débouché  des  mon- 
tagnes. Bonaparte  adressa  au  général  Lannes  les  plus 
vifs  rej)roeht'S  pour  s'être  aventuré  sans  utilité  et 
avoir  fait  sacrilier,  sans  but,  bon  nombre  de  braves 
gens.  Lannes  s'excusa  sur  ce  que  les  paysans  l'avaient 
bravé  et  qu'il  avait  voulu  châtier  cette  canaille.  — 
«  Nous  ne  sommes  pas  en  position  de  faire  de  pareilles 
bravades,  »  r/'pliqua  Napoléon. 

La  perte  ne  fut  pas  très  considérable.  J'ai  vu,  le 
soir  même,  les  rapports  qui  la  portaient  à  soixante- 
sept  hommes  tués  et  plus  de  cent  quarante  blessés; 
plusieurs  l'étaient  grièvement.  Le  bivouac  fut  fort 
triste;  la  pluie  tombait  par  torrents.  Zeïtah,  où  nous 
couchâmes  le  15  mars,  n'offrait  aucune  ressource 
[)our  les  blessés.  La  perte  bien  inutile  que  nous  ve- 
nions de  faire  si-nibiait  à  phisicMU's  d'un  mauvais 
augure  pour  la  suite  de  notre  expédition.  Il  faut  con- 

20. 


354  .    MÉMOIRES 

venir  que  le  long,  sanglant  et  infructueux  siège  de 
Saint-Jean-d'Acre  et  la  pénible  retraite  jusqu'au  Caire 
n'ont  que  trop  confirmé  ce  triste  pressentiment. 

Nous  étions,  le  18  mars,  devant  Saint-Jean-d'Acre. 
En  arrivant,  nous  apprîmes  que  Djezzar  venait  de 
faire  couper  la  tète  à  l'envoyé  Mailly  de  Château- 
Renaud  et  l'avait  fait  jeter  à  la  mer  dans  un  sac.  Ce 
jcruel  pacha  fit  un  grand  nombre  d'exécutions  sem- 
blables. Les  flots  ramenaient  fréquemment  des  ca- 
davres^sur  le  rivage,  et  nous  les  rencontrions  en  nous 
baignant. 

Les  détails  du  siège  d'Acre  sont  assez  connus. 
Quoique  entourée  d'un  mur  flanqué  de  bonnes  tours, 
d'un  fossé  large  et  assez  profond,  défendue  par  des 
ouvrages  d'art,  cette  petite  forteresse  ne  paraissait 
pas  de\oir  résister  longtemps  à  la  valeur  française  et 
à  ri-abileté  des  corps  du  génie  et  de  l'artillerie.  Mais 
la  facilité  et  la  promptitude  de  la  prise  de  Jaffa  aveu- 
glèrent un  peu  sur  la  similitude  apparente  des  deux 
places  et  sur  la  différence  des  situations  respectives. 
A  Jatîa,  nous  avions  une  artillerie  suffisante  ;  nous 
n'en  avions  pas  à  Saint-Jean-d'Acre.  Nous  n'avions 
affaire  à  Jaffa  qu'à  la  garnison  livrée  à  elle  même;  à 
Saint-Jean-d'Acre,  nous  avians  affaire  à  une  garnison 
entretenue  par  des  renforts  en  hommes  et  en  vivres, 
soutenue  par  la  marine  anglaise  et  aidée  par  la  science 
européenne. 

Sidnoy  Smith  est,  sans  contredit,  celui  qui  nous  a 
fait  le  plus  de  mal  ;  on  a  beaucoup  parlé  de  ses  rela- 
tions avec  le  général  en  chef.  Les  reproches  que 
celui-ci  lui  adressait  de  chercher  à  débaucher  l'armée 
et  de  faire  aux  ofliciers  et  aux  soldats  des  offres  sédui- 
santes étaient  d'autant  plus  singuliers,  alors  même 
qu'ils  auraient  été  fondés,  que  ces   moyens  sont  fré- 


I)i:  M.  ni',  HOURRIKNNK  355 

quciunioiit  mis  ru  usai,'»'  par  tous  ceux  qui  font  la 
guerre.  Ui'i^nt  à  ri'ml)ar(jueMient  des  prisonniers  fran- 
çais sur  un  bâtiment  où  était  la  |)est(',  l'invraisem- 
Mance  seule,  mais  sui'tout  les  faits  notoires,  repoussent 
cettt'  odieuse  accusation.  J'ai,  dans  le  temps,  bien  ob- 
servé Sidney  Smitb,  et  j'ai  remarque  chez  lui  un 
esprit  clie\aleres(|ue  (pii  l'entraînait,  quelquefois  à 
d'insiiiniliantes  l)izarreiics.  Mais  j'aflirme  que  sa  con- 
duite envers  les  Français  fut  celle  d'un  loyal  ennemi. 
J'ai  vu  plusieurs  lettres  dans  lesciuelles  on  lui  témoi- 
i^nait  (juc  Ton  était  très  sensible  au\  bons  traitements 
qu'éprouvaient  les  Français  lorsqu'ils  tombaient  entre 
ses  mains.  Que  l'on  examine  la  conduite  de  Sidney, 
avant  la  capitulation  d'Kl-A'rycb  et  après  sa  rupture, 
et  que  l'on  juge  de  son  caractère  et  de  sa  moralité. 

Toutes  les  dispositions,  tous  les  ouvrages,  toutes 
les  attaques  furent  faits  avec  cette  légèreté  et  cette 
insouciance  qu'inspire  une  trop  grande  confiance. 
Klebcr,  se  i)ronienant  avec  moi  dans  les  lignes  du 
cani[),  me  témoigna  souvent  sa  surprise  et  son  mé- 
contentement. «  I.a  trancbée,  disait-il,  ne  m'ira  j)as 
jus(|u'au  genou.  »11  fallait  nécessairement  de  l'artillerie 
de  siègcî  :  on  commença  avec  de  l'artillerie  de  cam- 
pagne. Cela  encouragea  les  assiégés  qui  s'aperçurent 
de  la  faiblesse  de  nos  moyens.  L'artillerie  de  siège, 
uni(iuement  composée  de  trois  pièces  de  :24  et  de  six 
de  18,  n'arriva,  avec  les  plus  grandes  difficultés,  que 
dans  les  derniers  jours  d'avril,  et  déjà  trois  assauts 
avaient  eu  lieu  avec  une  perte  sensible;  dès  le  4  mai, 
l'on  commença  à  manquer  de  poudre.  Cette  cruelle 
disette  força  de  ralentir  le  feu.  Les  boulets  manquaient 
aussi,  et  un  ordre  du  jour  fixa  le  prix  (pie  l'on  don- 
nerait, selon  le  calibre,  pour  chaque  boulet  que  l'on 
rama.sserait,  venant  de  la  place  et  des  vaisseaux  de 


356  MÉMOIRES 

ligne,  \q  Tigre  et  le  Thésée,  qui  étaient  en  station  sur 
les  deux  côtés  de  la  rade;  ces  deux  vaisseaux  gênaient 
la  communication  du  camp  avec  la  tranchée,  mais  ils 
faisaient  plus  de  bruit  que  de  mal.  Un  boulet  tua  un 
oflïcier  la  veille  de  la  levée  du  siège. 

L'ennemi  avait,  derrière  ses  murailles,  des  tireurs, 
la  plupart  de  l'Albanie,  d'une  grande  habileté.  Ils  pla- 
çaient des  pierres  les  unes  sur  les  autres  au-dessus 
du  mur,  passaient  leurs  armes  à  feu  dans  les  ouver- 
tures de  ces  pierres,  et,  tout  à  fait  à  couvert,  tiraient 
avec  une  désespérante  justesse. 

Le  9  avril,  le  général  Calfarelli,  si  eonnu  par  son 
courage  et  ses  talents,  parcourait  la  tranchée,  le  poing 
appuyé  sur  sa  hanche  pour  faire  équilibre  à  la  gène 
que  lui  causait  sa  jambe  de  bois.  Le  coude  seul  du 
général  Caffarelii  dépassait  la  tranchée.  On  le  prévint 
que  les  balles  ennemies,  tirées  de  près,  ne  manquaient 
pas  le  plus  petit  objet;  il  ne  lit  aucun  cas  de  cette 
observation  et,  peu  d'instants  après,  l'arliculation  de 
son  coude  fut  fracassée;  l'amputation  du  bras  fut  ju- 
gée indispensable.  Le  général  y  survécut  dix- huit 
jours.  Bonaparte  allait  régulièrement  deux  fois  par 
jour  dans  sa  tente.  Par  son  ordre,  d'accord  avec  mon 
amitié  pour  Caffarelii,  je  ne  le  quittais  presque  pas. 
Un  peu  avant  ses  derniers  moments,  il  me  dit  :  «  Mon 
cher  Bourrienne,  lisez-moi,  je  vous  prie,  la  préface  de 
Voltaire  à  F  Esprit  des  Lois.  »  Lorscpie  je  rentrai  dans 
la  tente  du  général  en  chef,  il  me  demanda  :  «  Com- 
ment va  Caffarelii  ?  —  Il  est  près  de  sa  fin  ;  il  m'a 
deinand*!  de  lui  lire  la  préface  de  Voltaire  à  VEspril 
des  Lois.  Le  sommeil  l'a  pris.  —  Bah!  il  a  voulu  en- 
tendre cette  préface!  C'est  drôle!  »  Bonaparte  alla  le 
voir;  mais  il  dormait.  J'y  retournai  et  je  reçus  son 
dernier  soupir,  qu'il  rendit  la  même  nuit  avec  la  plus 


DM  M.  m-:  Honuui.N'NK  r)7 

irraiid''  tr;uuiiiillit(''.  Sa  iiiDri  i-xciia  li-s  iv<j:ivIs  des  iiii- 
lil;iirt's  H  des  savants  (jiii  se  troiiNaioiil  avoc  nous. 
Regrets  légitimes,  hiiMi  dus  ;i  riioiiimt'  distingu*''  qui 
réunissait  des  foiinaissances  foii  tHendues  ;"t  un  i:rand 
courage  et  à  une  belle  iune! 

Dans  l'assaut  du  10  mai,  Bonaparte  se  rendit  de 
bon  malin  à  la  tranchée.  Croizier  dont  j'ai  parlé,  lors 
de  notre  arrivée  à  Damanhour  et  de  la  prise  de  Jal'fa, 
avait  en  vain  cherché  la  mort  depuis  le  commence- 
ment du  siège,  La  vie  lui  était  devenue  plus  insup- 
portable encore  depuis  l'affaire  malheureuse  de  Jafla. 
il  accompagna,  comme  à  l'ordinaire,  son  général  à  la 
tranchée.  Convaincu  que  la  fin  du  siège,  que  l'on 
croyait  prochaine,  allait  retarder  indéfiniment  la  mort 
qu'il  cherchaii.  il  monta  sur  umî  batterie.  Dans  cette 
position,  sa  taille  élevée  provoqua  sans  utiliti'  tous  les 
coups  de  l'ennemi.  «  Croizier,  descendez,  je  vous  l'or- 
donne, vous  n'avez  rien  à  faire  là,  »  lui  cria  Donaparte 
d'une  voix  forte  et  impt-rieuse.  Croizier  resta  s;ins  ré- 
pondre; un  instant  après,  ime  balle  lui  traversa  la 
jambe  droite.  L'amputation  ne  parut  pas  indispen- 
sable. Le  jour  du  dt'-part,  »»n  le  plaça  sur  un  bran- 
card; seize  hommes  le  portaient  alternativement,  en 
se  relayant  par  huit.  Je  reçus  son  dernier  adieu  entre 
Gaza  et  El-A'rych,  où  il  mourut  du  t(''tanos.  Son  mo- 
deste tombeau  ne  sera  pas  souvent  troublé. 

Le  siège  de  Saint-Jean-d'Acre  dura  .soixante  jours. 
Il  y  eut  huit  assauts  et  douze  sorties.  A  l'assaut  du 
8  mai.  i>lus  de  deux-  cents  hommes  pénétrèrent  dans 
la  ville.  On  criait  déjà  victoire;  mais  la  brèche,  prise 
à  revers  par  les  Turcs,  ne  fut  plus  abordée  qu'avec  un 
peu  d'incertiiude,  et  les  deux  cents  hommes  entrt'S 
dans  la  ville  ne  furent  pas  appuyés;  les  rues  étaient 
barricadées.  Les  cris,  les  hurlements  des  femmes  qui 


358  MÉMOIRES 

les  parcouraient  et  excitaient  les  habitants  en  jetant, 
selon  l'habitude  du  pays,  la  poussière  en  l'air,  tout 
contribua  à  rendre  inutile  cette  courte  occupation  de 
la  ville  par  une  poignée  d'hommes  qui,  ne  se  voyant 
pas  soutenus,  rétrogradèrent  vers  la  brèche.  Mais  plu- 
sieurs de  ceux  qui  ne  purent  la  gagner  périrent  dans 
la  ville.  A  cet  assaut,  Duroc,  qui  était  dans  la  tran- 
chée, fut  blessé  ù  la  cuisse  droite  i)ar  un  éclat  d'obus 
lancé  contre  les  fortifications.  Ce  coup  ne  lui  enleva 
heureusement  la  chair  que  jusqu'à  Tos  qui  resta  in- 
tact. I!  avait  une  tente  commune  avec  plusieurs  autres 
aides  de  camp.  Pour  qu'il  fût  mieux,  je  lui  donnai  la 
mienne.  Je  ne  le  quittiiis  presque  pas.  En  entrant  un 
jour  dans  sa  tente,  vers  midi,  je  le  trouvai  dormant 
d'un  profond  sommeil.  L'excessive  chaleur  l'avait 
forcé  de  se  débarrasser  de  tout  vêtement,  et  une  partie 
de  sa  plaie  était  à  découvert.  J'aperçus  un  scorpion 
assez  petit  qui  était  monté  par  le  pied  du  lit  de  camp 
et  qui  gagnait  la  blessure;  j'eus  le  bonheur  de  le  jeter 
par  terre.  Le  mouvement  un  peu  brusque  de  ma  main 
réveilla  le  bless<'. 

Nous  nous  baignions  souvent  dans  la  mer  ;  il  y 
avait  des  jours  où  les  Anglais,  probablement  excités 
par  les  boissons,  lâchaient  des  bordées  sur  nos  tètes 
Iloitantes.  Je  ne  sache  pas  qu'il  en  soit  jamais  résulté 
aucun  accident.  Convaincus  de  leur  impossibilité  à 
nous  atteindre,  nous  n'y  faisions  i)resque  aucune  at- 
tention. Cela  même  nous  divertissait. 

Si  l'on  eût  mis  moins  de  précipitation  dans  l'at- 
taque et  que  l'on  eût  entrepris  le  siège  d'Acre  selon 
les  règles  de  la  guerre,  il  n'eût  pas  duré  trois  joui's; 
et  un  assaut  comme  celui  du  8  mai  eût  suffi.  Si,  dans 
la  position  où  nous  étions  le  jour  où  nous  vîmes  les 
remparts  d'Acre,  Wm  eût  jugé  avec  moins  de  légèreté 


DE  M.  DE  HUUKHIKNNK  359 

la  force  (le  la  [ilacc,  si  l'on  eut  aussi  teiui  compte  de 
l'active  participation  <les  Anijlais  et  de  la  Porte  otto- 
mane, de  noti'e  inan(pie  ahsolu  df  |)ièces  de  calil)i-e, 
de  notre  pénurie  de  poudi-es,  de  la  difliculté  de  se 
procurer  des  vivres,  etc.,  certes  l'on  n'eût  pas  entre- 
pris ce  si«'^e,  et  c'eût  été  beaucoup  plus  sa,i;(\ 

Vers  la  lin  du  siè!j:e,  le  i,Huiéral  en  chef  reçut  des 
nouvelles  qui  lui  annonçaient  quelques  soulèvements 
peu  considéiahles  dans  rKgyi>te  septentrionale  :  un 
ani^^e  les  avait  suscités;  il  avait  dai,ii:né  prendre  un 
nom  et  se  fiiire  appeler  El-Mohdy.  Cette  religieuse  folie 
n'avait  pas  duré  longtemps.  Tout  fut  bientôt  apaise. 
Cela  se  borna,  de  la  pai'l  de  ce  fanatique  qui  s'enve- 
loppait de  mystère,  à  jeter  sur  nos  derrières  quelques 
vagabonds,  dont  les  illusions  fin-cnt  dissipées  à  coups 
de  fusil. 

Je  m'étonnais  qu'il  n'y  eut  pas  de  nouvelles  de  la 
haute  Egypte.  «  Desaixy  est,  médit  Bonaparte,  je  suis 
tranquille.  »  Mais  peu  de  jours  après  il  reçut  des  nou- 
velles de  ce  général  qui  battait  et  poursuivait  sans 
cesse  l'infatigable  Mourad  et  ses  adhérents.  Ces  dépê- 
ches de  Desaix  apprirent  à  Bonaparte  qu'une  très  belle 
et  très  grand»'  djerme  (bateau  du  Xil),  qu'il  avait  sur- 
nommée ritdlie,  avait  échoué  sur  la  rive  occidentale 
du  Nil,  au  village  de  Benouth,  après  un  combat  opi- 
niâtre, qui  l'avait  contrainte  de  se  retirer.  Cette  djerme 
portait  une  grande  partie  de  la  musique  de  la  01*"  demi- 
brigade,  quelques  hommes  armés,  des  blessés  et  quel- 
ques [)rovisions.  Le  commandant  !Morandi,  après  avoir, 
par  un  feu  soutenu,  tué  une  grande  (piantité  de  fellahs 
et  d'Arabes,  n'ayant  plus  d'espoir  et  ne  voulant  pas 
se  rendre  h  ces  baibares,  mit  le  feu  aux  poudres.  Il 
expira  dans  les  Ilots.  Tous  ceux  qui  échappèrent  aux 
llammes  furent  massacrés  par  les  Arabes  d'Yambo  qui 


360  MEMOIRES  DE  M.  DE  BUURRIENNE 

passent  pour  les  plus  féroces  du  pays.  Les  lettres  par- 
ticulières qui  accompagnaient  cette  dépèche  disaient 
que  ces  barbares  avaient  poussé  la  cruauté  jusqu'à 
attacher  les  prisonniers  à  des  arbres  et  à  les  faire  périr 
dans  d'affreux  tourments,  au  son  de  la  musique  qu'é- 
taient forcés  de  faire  entendre  leurs  malheureux  ca- 
marades; tous  périrent  de  la  même  manière  jusqu'au 
dernier.  Cette  triste  nouvelle,  avec  ses  horribles  dé- 
tails, et  le  nom  de  la  djerme,  frappèrent  vivement  le 
général  qui  me  dit  avec  un  accent  prophétique  :«  Mon 
cher,  ritalie  est  perdue  pour  la  France  ;  c'en  est  fait, 
mes  pressentiments  ne  me  trompent  jamais  !  »  Je  lui 
fis  observer  qu'il  ne  pouvait  y  avoir  réellement  aucun 
rapport  entre  l'Italie  et  une  barque  détruite  à  huit 
cents  lieues  de  là,  et  à  laquelle  il  avait  donné  le  nom 
de  ce  pays.  Rien  ne  put  le  faire  revenir  de  ce  qui  l'a- 
vait frappé  d'abord  ;  le  pressentiment  devait  se  réaliser 
sous  peu. 


<:HAPITUE  xxxviii 


Levée  du  siège  de  Saint-Jean-d'Acre.  —  Noiniiiatioiis  dans  le  bulletin. 

—  Le  générai  me  difiMid  d'allor  au  feu.  —  Illusions  de  Bonaparte 
sur  la  prise  d'Acri-.  —  Projets  ;,'i|.'antesiiues.  —  Un  nouvel  empire 
en  iiiëe.  —  .Notes  prises  après  une  conversation  remarquable.  — 
Les  Druses.  —  Erreurs  d'un  grand  nombre  d'écrivains.  —  Origine 
de  ces  erreurs.  —  Vérité  rétablie.  —  Fin  de  la  désastreuse  e.\pédi- 
tiou  sur  Acre.  —  Le  mont  Carmel.  —  Murât  et  Mourad-Bey.  —  Les 
blesses  et  les  pestiférés.  —  SoulTrance  et  égoïsme.  —  Ordre  d'aller 
à  pied.  —  Vivacité  du  général  avec  l'écuycr  Vigogne.  —  Crainte 
inspirée  par  les  pestiférés.  —  Sables  mouvants.  —  Perte  de  canons. 

—  Passage  à  Césarée.  —  Retour  à  Jaffa.  —  Coup  de  fusil  tiré  sur 
Bonaparte.  —  Bonaparte  à  l'hôpital  des  pestiférés.  —  Erreurs  rele- 
vées.—  Potion.  —  La  vérité  sur  les  événements  de  Jaffa.  —  Inexac- 
titude des  rapports.  —  Examen  d'un  jugement  de  Bonaparte  à 
Sainte-Héleue. 


Le  siège  de  Saint-Jean-d'Acre  fut  levé  le  20  mai.  Il 
avait  coûté  près  de  trois  mille  hommes  tués,  morts 
de  la  peste  ou  ûa  leurs  blessures.  Il  y  eut  un  grand 
nombre  de  blessés  mortellement.  On  a  porté  la  perte 
des  Fran(^ais,  dans  les  bulletins  toujours  véridiques, 
comme  chacun  sait,  à  cinq  cents  hommes  tués  et  mille 
blessés,  et  la  perte  de  l'ennemi  à  plus  de  quinze  mille 
hommes.  Les  bulletins  seront  des  pièces  curieu.ses 
pour  l'histoire,  mais  ce  ne  sera  certes  pas  sous  le  raj)- 
|)()rt  de  la  vérité.  Bonapartr'  attachait  la  plus  grande 
importance  à  ces  pièces,  presque  toujours  rédigées  par 
lui-même  ou  corrigées  par  lui  lorsqu'elles  venaient 
d'une  source  étrangère  et  que  la  rédaction  m»'  hii  plai- 
I  .i 


362  MÉMOIRES 

sait  pas.  Il  faut  avouer  que  rien  alors  ne  flattait  plus 
l'amour-propre  que  d'être  désigné  dans  un  bulletin. 
Bonaparte  le  savait,  et  il  regardait  comme  une  grande 
récompense  d'y  être  nommé  et  comme  un  grand  dé- 
sappointement de  n'y  pas  figurer.  Le  général  Berthier, 
auquel  j'avais  souvent  témoigné  le  vif  désir  de  voir  de 
près  les  travaux  du  siège,  m'y  emmena  ;  et  il  en  parla, 
malgré  la  promesse  de  se  taire,  au  général  en  chef  qui 
m'avait  défendu  d'y  aller?  «  Qu'alliez-vous  faire  là  ?  me 
dit  Bonaparte  avec  assez  de  sévérité  ;  ce  n'est  pas  là 
votre  place.»  .Telui  lis  observer  que  Berthier  m^avait  dit 
qu'il  n'y  aurait  pas  d'assaut  ce  jour-là  et  qu'il  ne 
croyait  pas  qu'il  y  eût  d(^  sortie,  parce  que  la  garnison 
en  avait  fait  une  la  veille.  «  Qu'importe,  il  pouvait  y  en 
avoir  une.  Ce  sont  ceux  qui  n'ont  que  faire  là  qui  en 
sont  toujours  les  premières  victimes.  Chacun  son  mé- 
tier. Blessé  ou  tué,  je  ne  vous  aurais  pas  même  nommé 
dans  le  bulletin.  On  se  serait  moqué  de  vous,  et  on 
aurait  bien  fait.  » 

Bonaparte,  n'ayant  j)oint  jusqu'alors  éprouvé  de  re- 
vers et  ayant  toujours  marché  de  triomphes  en  triom- 
phes, croyait  fermement  à  la  prise  de  Saint-Jean- 
d'Acre.  Dans  ses  lettres  aux  généraux,  en  Egypte,  il 
la  fixait  au  ^5  avril.  11  comptait  que  le  grand  as- 
saut, pour  se  loger  dans  la  tour,  ne  pourrait  avoir 
lieu  que  ce  jour-là  ;  on  le  donna  vingt-quatre  heu- 
res plus  tôt.  11  écrivait  à  Desaix,  le  19  avril  :  «  Je 
compte  être  maître  d'Acre  dans  six  jours.  »  11  mandait 
à  Junot,  le  2  mai  :  «  Nos  j)ièces  de  18  et  de  24  sont 
arrivées;  nous  espérons  sous  peu  de  jours  entrerdans 
Acre.  Le  feu  de  leur  artillerie  est  entièrement  éteint.  » 
On  a  im))rimé,  sous  la  date  du  30  floréal,  des  lettres 
par  lesquelles  il  annonce  à  Dugua  et  à  Poussielgue 
qu'il  sera  dans  Acre  le  6  floréal,  qu'on  peut  compter 


DE  M.  DE  BOURRIENNE  363 

Ià-(lt'ssus.  Il  y  a  t'vidt-inmt'nt  crnMir.  «  Los  plus  potites 
circonstances  tMilr;\in''nt  les  plus  i^rands  cvônmicnts, 
a  dit,  d'ai»rcs  If  Mémorial ,  Napoléon  à  Saintc-Hélcne  ; 
si  Saint-Jcan-d'Acrt'  lut  tombé,  je  changeais  la  face 
du  monde.  »  Kt  pnis  :  «  Le  sort  de  l'Orient  est  dans 
cette  bicotpie.  «  Cette  idée  n'est  pas  nne  de  ces  id(^s 
(pi'il  n'a  eues  (pià  Sainte-Hélène  ;  ces  mêmes  paroles, 
il  les  a  souvent  prononcées  à  Saint-Jean-d'Acre.  Des 
piojets  gigantesques  l'ont  tourmenti''  sur  le  rivng(^  de 
Ptolémaïs,  comme  le  tourmentait  probablement  à 
Sainte-Hélène  le  regret  de  ne  les  avoir  point  exécutés. 
On  a  des  traces  de  ce  projet  dans  ce  qu'il  écrixait  à 
Kleber  et  au  Directoire  ;  mais  on  va  voir  la  compensa- 
tion qu'il  trouvait,  si  cette  entreprise  contre  Saint- 
Jean-d'Acre  échouait. 

Voici  la  conversation  qu'il  eut  avec  moi,  après  le 
malheureux  assaut  du  8  mai,  où  son  ami  le  général 
Lannes  fut  blessé.  Nous  nous  promenions  tous  deux 
presque  tous  les  soirs  à  peu  de  distance  des  bords  de 
la  mer.  Le  lendemain  de  cet  infructueux  assaut,  Bona- 
parte, aflligé  de  voir  le  sang  de  tant  de  braves  inutile- 
ment ré{)andu,  me  dit  :  «  Oui,  Bourrienne,  je  vois 
que  cette  misérable  bicoque  m'a  coûté  bien  du  monde 
et  pris  bien  du  temps.  Mais  les  choses  sont  trop  avan- 
cées pour  ne  pas  tenter  encore  un  dernier  effort.  Si  je 
réussis,  comme  je  le  crois,  je  trouverai  dans  la  ville 
les  trésors  du  pacha  et  des  armes  pour  trois  cent 
mille  hommes,  jesoulèveet  j'arme  toute  la  Syrie,  qu'a 
tant  indignée  la  férocité  de  Djezzar,  dont  vous  avez 
vu  que  la  po[iulation  demandait  à  chaque  assaut  la 
chute  à  Dieu.  Je  marche  sur  Damas  et  Alep.  Je  grossis 
mon  armée,  en  avaneant  dans  le  pays,  de  tous  les  mé- 
confenls  ;  j'annonce  au  peuple  l'abolition  de  la  servi- 
tude et  des  gouvernements  tyranniques  des  pachas. 


364  MEMOIRES 

J'arrive  à  Constantinople  avec  des  masses  armées.  Je 
renverse  l'empire  turc.  Je  fonde  dans  l'Orient  un  nou- 
vel et  grand  empire  qui  fixera  ma  place  dans  la  pos- 
térité, et  peut-être  retournerai-je  à  Paris  par  Andrino- 
ple  ou  par  Vienne,  après  avoir  anéanti  la  Maison 
d'Autriche.  »  Après  quelques  observations  que  m'ins- 
pirait un  si  vaste  projet,  il  reprit  :  «  Eh  !  ne  voyez- 
vous  pas  que  les  Druses  n'attendent  que  la  prise  d'Acre 
pour  se  soulever?  Ne  m'a-t-on  pas  déjà  offert  les  clefs 
de  Damas?  J'ai  ajourné  jusqu'à  la  prise  de  ces  mu- 
railles, parce  qu'à  présent  je  ne  pourrais  pas  tirer  parti 
de  cette  grande  ville.  Par  l'opération  que  je  médite, 
j'empêche  toute  espèce  de  secours  aux  beys  d'Egypte, 
et  j'assure  cette  conquête.  Je  ferai  nommer  Desaix  gé- 
néral en  chef.  Si  je  ne  réussis  pas  dans  le  dernier 
assaut  que  je  veux  tenter,  je  pars  sur-le-champ  ;  le 
temps  me  presse.  Je  ne  serai  point  au  Caire  avant  la 
mi-juin.  Les  vents  sont  alors  favorables  pour  aller  du 
nord  en  Egypte.  Constantinople  enverra  des  troupes  à 
Alexandrie  et  à  Rosette;  il  faut  que  j'y  sois.  Quant  à 
l'armée  qui  viendra  plus  tard  par  terre,  je  ne  la  crains 
pas  cette  année.  Je  ferai  tout  détruire  jusqu'à  l'entrée 
du  désert.  Je  rendrai  impossible  le  passage  d'une  ar- 
mée d'ici  à  deux  ans.  Elle  ne  vit  pas  au  milieu  des 
ruines.  » 

Dès  que  je  fus  rentré  dans  ma  tente,  je  jetai  sur  le 
papier  cette  conversation  dont  j'avais  encore  la  tète 
et  le  cœur  tout  pleins.  Je  serais  presque  tenté  de  dire 
qu'il  n'y  a  pas  un  mot  de  différence.  Je  dois  ajouter 
qu'il  est  constant  que,  pendant  tout  le  siège,  notre 
camp  fut  rempli  d'habitants  du  i)ays  qui  invoquaient  le 
ciel  pijur  le  succès  de  nos  armes  et  qui  ne  manquaient 
jamais  à  chaque  assaut  de  lui  adiesser  leurs  ferventes 
prières.  Beaucoup  d'entre  eux  s'agenouillaient,  la  face 


DK  M.  HE  nOURRIENNF.  365 

tonrni-'^  vim-s  1;>  villo.  Il  i-st  \r;ii  aussi  qm'  In  xillcdi- 
iJamas  fil  oflVir  ses  clffs  à  |{()iia|>ailt'.  Toiitcela  !<' Ilal- 
tail  pciir  rt'\i''(iiiion  df  son  plan  favori. 

Comme  dans  la  sitnalion  des  choses  que  je  connais- 
sais biiMi,  t't  siirloiit,  depuis  le  derniei'  assaut,  je  ne 
croyais  plus  à  la  [utssihilité  delà  prise  de  Saint-Jean- 
d'Acre,  je  ne  lui  témoignai  que  di'  IT'tonni'ment  sur 
ce  qu'il  y  avait  de  irigantesijue  dans  une  telle  cntre- 
|»rise.  La  dernière  parlii'  de  sou  entretien,  qui  portait, 
non  plus  sur  des  illusions,  mais  sur  des  réalités  dé- 
pendant entièrement  de  lui,  excita  en  moi  un  senti- 
ment bien  pénible.  Je  ne  pouvais  me  faire  à  l'idée 
de  la  dévastation  générale,  du  ravage  et  de  l'incendie 
prémédités  d'un  pays  de  cinquante  lieues  d'étendue, 
tristes  suites  des  nécessités  de  la  guerre. 

Les  Druses,  sur  lesquels  Bonaparte  conqttaif  beau- 
coup, et  (jue  l'on  regarde  comme  des  demi-chrétiens, 
adorateurs  de  la  croix  et  descendants  des  Croisés,  ne 
sont  ni  l'un  ni  l'autre.  Cette  erreur  a  encore  été  avan- 
cée dans  un  ouvrage  nouveau,  où  on  les  appelle  peu- 
plades chrétiennes.  Je  suis  tout  à  fait  d'accord  avec  ce 
qu'a  dit  un  écrivain  judicieux  dont  les  récits  sur  l'O- 
rient ne  nous  ont  jamais  trompi'S,  tandis  que  M.  Sa- 
vary  n'a  fait  qu'un  roman.  Nous  apprîmes  au  Caire 
que  celui-ci  avait  rédigé  fort  tranquillement  dans  sa 
chambre  son  voyage  d'après  les  renseignements  les 
plus  contradictoires  et  les  plus  absurdes,  et  quand  il 
dit  :  J'ai  vu  telle  chose,  j'ai  parlé  à  tel  cheik,  il  n'a 
rien  vu,  il  n'a  parlé  à  personne. 

Les  Druses,  qui  habitent  la  partie  de  la  Syrie  située 
entre  la  rivière  de  Hab  et  la  vallée  de  Beyac  jusqu'à 
Sour,  sont  une  secte  de  musulmans  (jui  s'est  formée 
au  commencement  du  xi"  sièele.  Elle  a  poui'  principes 
qu'il  est  inutile  de   pratiquer  le  jeûne,  la  prière,  la 


3G6  MÉMOIRES 

circoncision,  le  pèlerinage,  et  d'observer  les  fêtes; 
que  les  prohibitions  de  vin  et  de  porc  sont  absurdes  ; 
que  les  mariages  des  frères  et  des  sœurs,  des  pères  et 
des  enfants  sont  licites.  Dans  les  premières  années 
du  \y\f  siècle,  réniir  des  Druses,  Fâhr-el-Din,  vul- 
gairement appelé  Fakardin,  vint  à  Florence,  à  la 
Cour  de  Médicis,  solliciter  l'appui  qu'on  lui  promet- 
tait depuis  longtemps  pour  résister  aux  Turcs.  On 
chercha  alors  ce  qu'étaient  les  Druses  et  leur  religion, 
religion  si  équivo(|ae  que  l'on  ne  savait  s'ils  étaient 
chrétiens  ou  musulmans.  On  se  rappela  alors  les  Croi- 
sades, et  l'on  se  figura  qu'un  peuple  réfugié  dans  les 
montagnes,  et  ennemi  des  Turcs,  devait  être  une  race 
de  Croisés.  Fâhr-el-Din  accrédita  ce  préjugé  qui  lui 
était  favorable.  Il  eut  même  l'adresse  de  réclamer  des 
alliances  avec  la  Maison  de  Lorraine.  Des  savants  dans 
l'art  de  trouver  des  origines,  frappés  de  la  ressem- 
blance des  noms,  voulurent  que  Druses  et  Dreux  ne 
fussent  qu'une  seule  et  même  chose,  et  ils  bâtirent, 
sur  ce  fondement,  le  système  d'une  prétendue  colonie 
française,  qui,  sous  la  conduite  d'un  comte  de  Dreux, 
se  serait  établie  dans  le  Liban.  Cette  fable  ne  put  se 
soutenir,  parce  que  l'on  remarqua  que  Benjamin  de 
Tolède  a  cité  le  nom  de  Druses  avant  le  temps  des 
Croisades.  De  plus,  les  Druses  parlent  un  arabe;  pur, 
sans  mélange  de  langue  européenne.  La  véritable  éty- 
mologie  de  ce  mot  vient  du  fondateur  de  la  secte, 
Mohammed-ben-Ismaël,  surnommé  Eldorzi.  Les  Druses 
ne  pratiquent  ni  circoncision,  ni  prières,  ni  jeûnes. 
Ils  boivent  du  vin,  mangent  du  porc  et  se  marient  de 
frère  àsœur;  mais  on  ne  voit  plus  chez  eux  d'alliances 
publiques  entre  les  enfants  et  les  pères. 

Les  troupes (piittèrent  Saint-Jean-d'Acre  le  20  mai. 
On  partit  la  nuit  pour  éviter  une  sortie  des  assiégés 


DF,  M.  I)K  nOURUIKNNE  3r.7 

et  pour  soustraire  l'armt'e,  (]ui  avait  trois  lieues  de 
plage  à  parcoiwir,  au  feu  des  chaloupes  et  des  bàti- 
Mients  an,y:lais  (pii  se  li-onvaient  dans  la  rade  du  mont 
Caiinel.  L'évacuation  d<'S  blessés  et  des  malades  avait 
commencé  les  IS  et  19  mai. 

Bonapai'te  fit  alors  une  proclamation  qui,  d'un  bout 
à  l'auire,  blessait  la  vérité.  Elle  est  dans  beaucoup 
d'ouvrages.  La  saison  dos  débarquements  y  est  mise 
asst'z  habilement  en  avant.  Tout  le  reste  est  une  exa- 
gt'i'ation  mensongère.  Tout  en  a\(»uant  l'exagi-iation, 
on  a  toujours  dit  qu'elle  ne  contenait  que  du  vrai. 
Peut-on  i)Ousser  l'adulation  plus  loin  ?  Quoi  !  il  serait 
vrai  que  l'arniée  (|ui  devait  assiéger  Alexandrie  a  fini 
son  destin  à  Acre?  Mais  qui  ne  sait  que  c'est  deux 
mois  plus  tard  qu'elle  a  fini  son  destin  à  Aboukir,  Quoi  ! 
nous  avons  nourri  la  guerre  trois  mois  au  cœur  de  la 
Syrie?  La  guerre  nous  a,  en  revanche,  bien  mal  nour- 
ris. Nous  avons  rasé  les  fortifications  d'Acre  !  Mais 
pourquoi  n'y  sommes-nous  pas  entrés?  Il  faut  le  répé- 
ter, toutes  ces  proclamations,  ipie  Napoléon  regardait 
comme  un  moyen  d'éblouir  le  public,  toujours  un  peu 
crédule,  étaient  di'S  amplifications  souvent  ridicules, 
incompréhensibles  même  sur  les  lieux,  et  qui  faisaient 
rire  les  hommes  de  bon  sens. 

Toute  la  correspondance  de  Bonaparte  se  ressentait 
du  besoin  de  déguiser  ses  revers  et  d'en  imposer  au 
public  et  même  à  ses  généraux.  Il  écrivait,  par 
exemple,  au  général  Dugua,  commandant  au  Caire, 
du  15  février,  «  je  vous  amènerai  beaucoup  de  pri- 
sonniers et  de  drapeaux!  »  On  aurait  dit  (jue  pendant 
son  séjour  en  Orient  il  avait  résolu  de  payer  ainsi  un 
tribut  au  pays  des  fables. 

Ainsi  se  termina  cette  désastreuse  expédition.  J'ai 
lu  quehiue  part  que  ce  fut  pendant  cette  immortelle 


368  MÉMOIRES 

campagne  que  deux  braves,  Murât  et  Mourad  se  sont 
souvent  trouvés  en  présence;  il  n'y  a  qu'une  petite 
difficulté,  c'est  que  3Iourad-Bey  n'a  pas  mis  le  pied  en 
Syrie. 

On  longea  la  Méditerranée  et  l'on  dépassa  le  Carmel. 
Quelques  blessés  étaient  portés  sur  des  brancards,  le 
reste  sur  des  chevaux,  des  mulets  et  des  chameaux.  A 
peu  de  distance  du  mont  Carmel,  nous  apprîmes  que 
trois  pestiférés  laissés  au  couvent  qui  servait  d'hôpi- 
tal, et  abandonnés  avec  trop  de  confiance  à  la  géné- 
rosité des  Turcs,  avaient  été  cruellement  mis  à  mort. 

Une  soif  dévorante,  le  manque  total  d'eau,  une  cha- 
leur excessive,  une  marche  fatigante  dans  des  dunes 
brûlantes,  démoralisèrent  les  hommes  et  firent  suc- 
•céder  à  tous  les  sentiments  généreux  le  plus  cruel 
égoïsmCj  la  plus  affligeante  indifférence.  J'ai  vu  jeter, 
de  dessus  les  brancards,  des  officiers  amputés,  dont 
le  transport  était  ordonné  et  qui  avaient  même  remis  de 
l'argent  pour  récompense  de  la  fatigue.  J'ai  vu  aban- 
donner, dans  les  orges,  des  amputés,  des  blessés,  des 
pestiférés,  ou  soupçonnés  seulement  de  l'être. La  marche 
était  éclairée  par  des  torches  allumées  pour  incendier  les 
petites  villes,  les  bourgades,  les  villages,  les  hameaux, 
les  riches  moissons  dont  la  terre  était  couverte.  Le  pays 
était  tout  en  feu.  Ceux  qui  avaient  l'ordre  de  présider 
à  ces  désastres,  semblaient,  en  répandant  partout  la 
désolation,  vouloir  venger  leurs  revers  et  trouver  un 
soulagement  à  leurs  souffrances.  Nous  n'étions  en- 
tourés que  de  mourants,  de  pillards  et  d'incendiaires  ; 
des  mourants  jetés  sur  les  bords  du  chemin,  disaient 
d'une  voix  faible  :  «  Je  ne  suis  pas  pestiféré,  je  ne  suis 
que  blessé  »,  et  pour  convaincre  les  passants,  on  en 
voyait  rouvrir  leur  blessure  ou  s'en  faire  une  nou- 
velle. Personne  n'y  croyait  :  on  disait,  «  son  affaire 


DE  M.  OK  lUirUKIKNNK  W.) 

est  faite  *,  et  l'on  passait,  et  l'on  se  tàtait,  et  l'on  était 
coMlt'nt.  1.1'  solrjl,  dans  tont  son  (''clat,  sous  ci;  beau 
ciel,  était  obscurci  par  la  l'unu'c  Ji-  nos  continur'is 
ineendit's.  Nous  avions  la  mer  à  notre  droite  ;  à  notre 
irauche  et  derrière  nous,  le  désert  que  nous  faisions  ; 
devant  nous,  les  privations  et  les  souffrances  qui  nous 
attendaient  :  telle  était  notre  position  véritable. 

Nous  arrivânies  à  Tantourah,  le  ^0  mai  :  il  faisait, 
ce  jour-là,  une  chaleur  étouffante,  qui  produisait  un 
découragement  général.  Nous  n'avions,  pour  nous 
reposer,  que  des  sables  arides  et  brûlants  ;  à  notre 
droite,  une  mer  ennemie  et  déserte.  Nos  pertes  en 
blessés  et  en  malades  étaient  déjà  considérables,  depuis 
que  nous  avions  quitté  Acre.  L'avenir  n'avait  rien  de 
riant.  Cet  état  véritiiblemeni  affligeant,  dans  le<juel  se 
trouvaient  les  débris  du  corps  d'armée  que  l'on  a  appelé 
triomphant,  fît  sur  le  général  en  chef  une  impression 
qu'il  était  impossible  qu'il  ne  produisît  pas.  A  peine 
arrivé  à  Tantourah,  il  fit  dresser  sa  tente;  il  m'ajtpela 
et  me  dicta  avec  une  préoccupation,  suite  inévitable 
de  notre  position,  un  ordre  pour  que  tout  le  monde 
allât  à  pied,  et  que  l'on  donnât  tous  les  chevaux,  mu- 
lets et  chameaux,  aux  blessés,  aux  malades  et  aux 
pestifén's  qui  avaient  été  emmenés,  et  qui  manifes- 
taient encore  quelques  signes  de  vie.  «  Portez  cela  à 
Berthier.  »  L'ordre  fut  expédié  sur-le-champ.  A  jteine 
fus-jede  retour  dans  la  tente,  que  Vigogne  père,  écuyer 
du  général  en  chef,  y  entra  et  portant  la  main  à  son 
chapeau  :  «  Gént'ial,  quel  che\al  vous  réservez-vous?  » 
Dans  le  premier  mouvement  de  colère  qu'excita  cette 
question,  le  général  en  chef  ai»pliqua  un  coup  de  cra- 
vache sur  la  figure  de  l'écuyfM-,  et  puis  il  ajouta  d'une 

voix  terrible  :  «  Une  tout  le  monde  aille  à  pied,!' e! 

moi  le  premier;  ne  connaissez-vous  pas  i'ordre?Sortez.» 

21. 


370  MEMOIRES 

Ce  fut  alors  à  qui  ne  donnerait  pas  son  cheval  pour 
les  malades  que  l'on  croyait  attaqués  de  la  peste.  On 
s'informait  avec  soin  du  genre  de  la  maladie  ;  quant 
aux  blessés  et  aux  amputés,  l'on  ne  faisait  pas  la 
moindre  difficulté.  J'avais  un  très  bon  cheval  pour 
moi,  une  mule  et  deux  chameaux;  je  donnai  le  tout 
avec  le  plus  grand  plaisir;  mais  j'avoue  que  je  recom- 
mandai à  mon  domestique  de  faire  tout  son  possible 
pour  ne  pas  avoir  un  pestiféré  sur  mon  cheval.  Il  me 
fut  rendu  au  bout  de  très  peu  de  temps.  La  même  chose 
arriva  à  beaucoup  d'autres.  On  en  devine  bien  la  raison. 

Tantourah  et  ses  sables  mouvants  virent  détruire, 
avec  leurs  affûts,  nos  derniers  canons  de  calibre,  que 
l'on  ne  pouvait  plus  emmener,  faute  de  chevaux,  dont 
le  petit  nombre,  d'ailleurs,  servait  à  de  plus  impérieux 
besoins.  Les  soldats  parurent  oublier  un  moment  leurs 
souffrances,  en  accompagnant  de  leurs  regrets  ce 
bronze  si  souvent  l'instrument  et  le  témoin  de  leurs 
triomphes,  ce  bronze  qui  avait  fait  trembler  l'Europe. 

On  coucha  à  Césarée  le  2:2  mai,  et  nous  marchâmes 
toute  la  nuit  suivante.  Vers  la  pointe  du  jour,  un 
homme  caché  dans  un  buisson,  sur  la  gauche  de  la 
route  (nous  avions  la  mer  à  deux  pas  de  nous  sur 
notre  droite),  tira  presqu'à  bout  portant  un  coup  de 
fusil  sur  le  général  en  chef,  qui  était  endormi  sur  son 
cheval.  J'étais  près  de  lui.  Le  bois  fut  fouillé,  le  Na- 
plousain  pris  sans  peine  et  l'ordre  donné  de  le  fusiller 
sur  la  place.  Quatre  guides  le  poussèrent  vers  la  mer 
que  nous  touchions,  en  le  pressant,  leurs  carabines 
sur  le  dos.  Arrivés  au  rivage  ils  firent  feu.  Les  quatre 
carabines  manquèrent,  ce  que  l'on  attribua  à  la  grande 
humidité  de  la  nuit.  Le  Syrien  se  jela  à  l'eau  et  gagna, 
à  la  nage,  avec  une  grande  rapidité  et  une  singulière 
agilité,  un  rescif  assez  éloigné  pour  que  toute  la  troupe 


DE  M.  DE  nOL'RKlENNE  371 

qui  passa  tiiâi  sur  lui  sans  rattcindro.  Bonapjirto  me 
tlii,  l'ii  poursuivant  son  chemin,  iraiiriidrc  Klol)er, 
dont  la  division  tbrmaii  ranit-re-garde,  dt;  lui  dire  ce 
(]iri  venait  de  Iiri  arriver*  et  de  liri  recommander  de  ne 
pas  manquer  ce  drôle.  Il  finit,  je  crois,  par  succomber. 

.Nous  revîmes  Jalïa  le  '2i  mai;  on  y  séjourna  les 
'2b,  2Q,  21  et  2S.  Cette  ville,  témoin  naguère  d'une 
horrible  nécessité,  va  voir  encore  cette  nécessité  com- 
marrder  la  mor-t.  Ici,  j'ai  un  devoir"  rigoureux  à  remplir; 
je  le  remplir-ai  ;  je  dirai  ce  que  je  sais,  ce  que  j'ai  vu. 

J'ai  lu  dans  un  ouvrage  : 

«  Bonaparte,  ari'ivé  à  JalTa,  ordonne  tr'ois  évacua- 
tions de  pestifér-és  :  l'une,  pir  mer,  sur  Damiette;  et, 
par  terre,  la  seconde  sur  Gazah,  et  la  tr-oisième  sur 
El-A'i'vch.  » 

Dans  ce  peu  de  lignes,  autant  d'inexactitudes  que 
de  mots. 

Comment  aurait-on  pu  évacuer  par  mer?  Il  n'y 
avait  pas  une  bai-que.  Et  puis,  où  prendre  les  vivres, 
les  médecins,  la  garde  pour  les  conduire  (1)"? 

(l)Le  comte  Daure,  ancien  ordonnateur  de  l'année  d'E^'ypte,  a 
répondu  ainsi  au  récit  de  Bourrienne  : 

«  Lors  du  retour  de  l'année  à  JafTa,  après  que  le  sicj,'e  d'Acre  eut 
été  levé,  le  jjénéral  en  clief,  voulant  faire  i^ntiérenient  évacuer  par 
terre  et  par  mer  tous  les  malades  sur  rÉtrypte,  m'ordonna  de  me 
rendre  dans  la  place  alin  d'y  prendre  toutes  les  dispositions  néces- 
saires pour  faire  partir  les  blessés  et  les  pestiférés,  soit  par  mer  sur 
Damiette,  soit  par  terre  sur  El-A'rych.  L'évacuation  par  mer,  sur 
Damiette,  se  fit  par  l'embarquement  sur  sept  bùtiiiunls  qui  se  trou- 
vaient dans  le  port  île  JafTa. 

«  «les  bâtiments  furent  approvisionnés  par  les  m;i^'asins  de  la 
place...  Quant  au.x  officiers  de  santé,  comme  il  n'en  restait  pas  un 
seul  des  trente-quatre  que  nous  avions  laissés  dans  la  place  pour  le 
service  des  hopilau.v,  qu'ils  et  licnt  tous  morts  de  la  peste,  MM.  Larrey 
ft  Des!.'fnetles  desij^ncrciit  .MM.  Kosel,  .\ndré,  Lu};ier,  Javanat, 
Leclerc,  Glc/.e  et  .MoraNj;ers,  tous  ofliciers  de  saute  appartenant  au.x 
ambulances  et  au.x  corps  de  l'armée.  Le  convoi  mit  a  la  voile  sous 
la  conduite  du  commissaire  des  guerres  Alphonse  Colbert.  Quant   à 


372  MÉMOIRES 

Par  terre  !  ce  sont  les  débris  de  l'armée  qui  ont 
évacué  avec  eux,  ce  qui  était  évacuable.  D'ailleurs,  le 
seul  chemin  pour  aller  au  Caire  est  par  Gazah  et  El- 
A'rych.  Pourquoi  donc  aurait-on  fait  deux  convois, 
l'un  sur  Gazah,  l'autre  sur  El-A'rych? 

Quelques  tentes  furent  dressées  sur  une  petite  émi- 
nence,  près  des  jardins  qui  entourent  Jaffa  à  l'Orient. 
L'ordre  fut  donné  sur-le-champ  de  miner  les  fortifica- 
tions et  de  les  faire  sauter,  et  le  21  mai,  à  un  signal 
convenu,  nous  vîmes  tout  à  coup  la  ville  à  découvert. 
Une  heure  après,  le  général  en  chef  s'y  rendit  de  sa 
tente,  avec  Berthier,  quelques  médecins  et  chirurgiens, 
son  état-major  ordinaire;  je  l'accompagnai  :  une  triste 
et  longue  délibération  avait  eu  lieu  sur  le  sort  qui 
attendait  les  pestiférés  incurables  et  aux  limites  de  la 
vie.  Après  les  discussions  les  plus  consciencieuses,  on 
se  décida  à  avancer  de  quelques  instants,  par  une  po- 
tion, une  mort  inévitable  quelques  moments  plus  tard, 
mais  plus  douloureuse  et  plus  cruelle. 

Bonaparte  parcourut  rapidement  les  remparts  ren- 
versés de  cette  petite  ville,  et  se  rendit  à  l'hôpital  :  il 
y  avait  des  amputés,  des  blessés,  beaucoup  de  soldats 
affligés  d'ophtalmie  qui  poussaient  de  lamentables  cris, 
et  des  pestiférés.  Les  lits  de  ceux-ci  étaient  à  droite  en 
entrant  dans  la  première  salle  :  je  marchais  à  côté  du 
général.  J'affirme  ne  l'avoir  pas  vu  toucher  un  pesti- 
féré (1).  Et,  pourquoi  en  aurait-il  touché?  Ils  étaient 


l'cvaciiation  par  terre,  elle  se  fit  sur  El-A'rycli,  notre  première  place 
forte  sur  la  fi'ontiore  d'Egypte,  etc..  » 

(1)  Cet  oubli  de  Bourrieniic,  qui  n'a  pas  quitté  le  général  en  chef,  est 
inconcevable,  et  la  visite  aux  pe.stiférés  que  le  célèbre  Gros  a  pris 
pour  le  sujet  d'une  de  ses  plus  belles  compositions  est  très  vraie  ; 
c'est  encore  un  témoin  oculaire,  le  comte  Daure,  qui  l'a  rappelée  : 

«<  ...  La  visite  à  riiôpilal  de  Jaffa  eut  lieu  le  11  mars  l~'M,  cinq 
jours  après  notre  entrée   dans  cette   ville.  Le  général  en  chef  Bona- 


ni'!  M.  nr.  HorHuir.NNi'.  .{73 

au  (li'iriicr  prriodf  di;  la  maladie.  AïKiin  m'  disait  mol. 
Hoiiaparie  savait  biiM»  (iii'il  ir»''tait  pas  à  l'alu'i  de  la 
contai^ion.  Fera-t-oii  encore  intervenir  la  fortune  :  oAUi 
l'avait  en  vériti''  trop  peu  favorisé  dans  les  derniers 
mois  polir  qu'il  se  oontiàtà  ses  faveurs.  .I(^  le  demande, 
se  serait-il  exposé  à  une  mort  certaine,  pour  laisser 
son  armée  au  milieu  d'un  désert  que  nous  venions  de 
créer  par  nos  ravages,  dans  une  bicoque  démolie,  sans 
secours  et  sans  espérance  d'en  recevoir?  Lui,  si  néces- 
.saire,  si  indispensable,  on  ne  peut  le  nier,  à  son  armée, 
lui,  sur  la  tête  duquel  reposait  dans  ce  moment  sans 
aucun  doute  la  vie  de  tous  ceux  qui  avaient  survécu  au 
dernier  désastre,  qui  venaient  de  lui  prouver  par  leur 
dévouement,  leurs' souffrances  et  leurs  privations, leur 
inébranlable  courage,  qui  faisaient  tout  ce  qu'il  pou- 
vait bumainement  exiger  d'eux,  et  qui  n'avaient  de 
confiance  qu'en  lui. 

Bonaparte  traversa  rapidement  les  salles,  frappant 
légèrement  le  revers  jaune  de  sa  botte  avec  la  cravache 
qu'il  tenait  à  la  main.  Il  répétait,  en  marchant  à  grands 
pas,  ces  paroles  :  «  Les  fortifications  sont  détruites. 
La  fortune  m'a  été  contraire  à  vSaint-Jean-d'Acre.  Il 


parte,  accompajjné  du  docteur  Desj,'eiiettes,  médecin  en  chef  de  lar- 
mée,  et  dune  partie  de  son  état-major,  visita  cet  hôpital  dans  le  phis 
^rand  détail;  il  fit  plus  que  de  toucher  les  bubons  :  aidé  d'un  infirmier 
turc,  le  général  soulève  et  emporte  un  pestiféré  qui  se  trouvait  au 
travers  de  la  porte  d'une  des  salles.  Cette  action  nous  effraya  beau- 
coup, parce  que  l'habit  du  malade  était  couvert  d'écume  et  des  déji,'OÙ- 
tantes  évacuations  du  bubon  abcédé.  Le  général  continua  avec  calme 
sa  visite,  parla  au.x  malades,  chercha,  en  leur  adressant  des  paroles 
de  consolation,  à  dis-iper  l'clTroi  que  la  peste  jetait  dans  les  esprits, 
et  termina  sa  lon^'ue  visite  eu  recommandant  aux  soins  des  officiers 
de  santé  les  pestiféré*;  auxquels  il  avait  témoigné  tant  d'intérêt.  » 

Dans  leurs  relations  médicales  de  l'armée  d'Orient,  les  docteurs 
Larrey  et  Desgeneltes  n'ont  pas  oublié  do  rappeler  cette  visite  de 
Bonaparte  qui  eut  une  influence  considérable  sur  le  soldat,  (U.  L.) 


374  MÉMOIRES 

faut  que  je  retourne  en  Egypte  pour  la  préserver  des 
ennemis  qui  vont  arriver.  Dans  peu  d'heures  les  Turcs 
seront  ici  ;  que  tous  ceux  qui  se  sentent  la  force  de  se 
lever  viennent  avec  nous,  ils  seront  transportés  sur 
des  brancards  et  des  chevaux.  »  Il  y  avait  à  peine  une 
soixantaine  de  pestiférés.  Tout  ce  que  l'on  a  dit  au 
delà  de  ce  nombre  est  exagéré.  Leur  silence  absolu, 
leur  complet  abattement,  une  atonie  générale,  annon- 
çaient leur  fin  prochaine.  Les  emmener  dans  l'état  où 
ils  étaient,  c'était  évidemment  inoculer  la  peste  dans 
les  restes  de  l'armée.  J'ai,  il  est  vrai,  appris  depuis 
que  je  suis  revenu  en  Europe,  que  quelques  personnes 
touchaient  impunément  les  pestiférés,  voire  même  que 
d'autres  s'inoculaient  la  peste  pour  guérir  ceux  qui  en 
étaient  atteints  !  C'était  une  bien  grande  protection  du 
ciel  d'en  être  préservé;  aussi,  pour  dissimuler  un  peu 
l'absurdité  d'un  pareil  conte,  on  ajoute  que  l'on  savait 
éluder  le  danger,  et  que  ceux  qui  ont  voulu  le  faire 
sans  précautions  en  sont  morts.  Toute  la  question  en 
effet  est  là.  Ou  ces  êtres  privilégiés  prenaient  des  pré- 
cautions sévères,  et  alors  leur  héroïsme  est  une  farce 
des  boulevards  ;  ou  ils  les  touchaient  sans  précautions, 
et  s'inoculaient  la  peste  en  affrontant  sûrement  la 
mort,  et  alors  c'est  un  conte. 

On  confia  les  pestiférés,  a-t-on  écrit,  au  pharmacien 
en  chef  Roger  qui,  mort  en  Egypte,  a  emporté  le  secret 
dans  la  tombe,  trois  ans  après  le  départ  de  l'armée 
française.  Mais  que  l'on  veuille  bien  réfléchir,  que 
laisser  Roger  seul  à  Jaffa,  c'était  évidemment  vouer  à 
une  mort  certaine,  prompte  et  cruelle,  un  homme  utile 
et  bien  portant.  Car  on  ne  pouvait  lui  laisser  aucune 
garde,  les  Turcs  étaient  toujours  sur  nos  pas,  et  Bo- 
naparte disait  avec  raison  en  traversant  les  salles  de 
l'hôpital,  que  dans  une  heure  les  Turcs  seraient  à  Jaffa. 


Dr:  M.  DE  BOURRIENNK  ^75 

Kiait-ce  «ivec  o'tte  conviction  qu'il  aurait  laisse  le 
pharmacien  en  chef  dans  cette  ville? 

Quand  un  historien  n'a  pas  vu  un  fait,  qu'il  y  a 
désaccord,  un  doit  |)encher  pour  ce  qui  est  le  plus 
\raiseniblal»le  dans  les  assertions  contradictoires,  et 
s'aider  des  antécédents. 

Un  veut  sans  cesse  des  conquêtes,  de  la  gloire,  des 
faits  brillants;  qu'on  fasse  donc  aussi  la  part  des 
malheurs.  On  préfère  les  grands  mots  de  gloire,  de 
triomphe  à  ceu\  de  paix  et  de  bonheur;  que  l'on 
n'(jublie  donc  pas  que  la  paix  et  le  bonheur  leur  doi- 
vent être  souvent  sacrifiés.  Lorsque  l'on  croit  pouvoir 
reprocher  une  action  cruelle  à  un  chef  qui  est  précipité 
par  les  revers,  éi  par  de  désastreuses  circonstances  à 
de  funestes  extrémités,  il  faut,  avant  de  prononcer,  se 
bien  i^ientilier  avec  la  position  donnée  et  connue,  et  se 
demander,  la  main  sur  la  conscience,  si  l'on  n'aurait 
pas  agi  de  même.  11  faut  alors  plaindre  celui  qui  est 
forcé  de  commettre  ce  qui  parait  toujours  cruel;  mais 
il  faut  l'absoudre.  Car  la  victoire,  il  faut  le  dire  fran- 
chement, ne  s'acquiert  et  ne  peut  s'acquérir  que  par 
ces  horreurs  ou  d'autres  qui  leur  ressemblent. 

On  est  obligé  de  recourir  à  des  suppositions,  pour 
soutenir  le  système  contraire  à  celui  que  j'avance. 

On  a  dit,  i)ar  exemple,  que  l'on  embarqua  les  pesti- 
férés sur  des  vaisseaux  de  guerre;  mais  il  n'y  en  avait 
pas.  Et  où  ont-ils  débarqué".'  qui  les  a  re(."us?  qu'en 
a-t-on  fait?  personne  n'en  parle. 

D'autres  (jui,  ne  doutant  pas  que  ces  pestiféré'S  ne 
soient  morts  à  JalTa,  disent  que  l'arrière-garde,  com- 
mandée par  Kleber,  retarda  par  ordre  de  Bonaparte 
son  départ  de  trois  jours,  et  ne  se  mit  en  marche  que 
lorsque  la  mort  eut  apporté  un  terme  aux  soutîrances 
de  ces  infortunés,  dont  aucun  sacrifice  n'abrégea  la 


37()  MEMOIRES 

durée.  Eh  bien,  cela  est  tout  à  fait  inexact.  On  ne 
laissa  [)()iiit  d'arrière-garde  :  on  ne  le  pouvait  pas.  On 
feint  toujours  d'oublier  que  les  remparts  étaient  dé- 
truits, que  la  ville  était  ouverte  comme  un  village  et 
sans  aucune  espèce  de  défense;  c'eût  été  livrer  cette 
faible  arrière-garde  à  une  destruction  certaine.  Les 
dates  mêmes  sont  contraires  à  ces  suppositions.  Il  est 
certain,  et  on  peut  le  voir  dans  la  relation  officielle, 
que  nous  arrivâmes  à  Jaffa  le  24  mai,  que  nous  y 
séjournâmes  les  25,  26  et  2T.  Nous  en  partîmes  le  28. 
Donc  l'arrière-garde  qui,  selon  les  auteurs  partit  le  29, 
ne  resta  pas,  même  dans  leur  hypothèse,  trois  jours 
après  l'armée  pour  voir  mourir  les  malades.  Mais  elle 
partit  en  effet  le  29  mai,  un  jour  après  nous.  Voici  les 
propres  expressions  du  major  général,  écrites  sous  les 
yeux  et  par  ordre  du  général  en  chef  dans  sa  relation 
officielle  : 

L'année  arrive  le  5  prairial  à  Jaffa  (24  mai),  on  y  séjourne 
les  G,  7  et  8  (2.^,  2G  et  27  mai).  Ce  temps  est  employé  à  punir 
les  villages  qui  se  sont  mal  conduits.  On  fait  sauter  les  forlitica- 
lions  de  Jaffa.  On  jette  à  la  mer  toute  l'arlillene  en  fer  de  la 
place.  Les  blessés  sont  évacués  par  mer  et  par  terre;  il  n'y 
avait  qu'un  petit  nombre  de  bàliiuenls,  et,  pour  donner  le  lemjjs 
d'achever  l'évacuation  par  terre,  l'on  est  obligé  de  différer  jus- 
qu'au 9  ("28  mai)  le  départ  de  l'armée. 

La  division  Kleber  forme  l'arrière-garde,  et  ne  quitte  Jaffa 
(jue  le  10  (29  mai). 

On  remarquera  que  dans  ce  rapport  il  n'est  pas  dit 
un  mot  des  «  pestiférés  »,  pas  un  mot  de  la  visite  à  l'hô- 
pital, et  de  l'attouchement  inoffensif  des  pestiférés.  On 
n'en  parla  dans  aucun  rapport  officiel.  Pourquoi  ce 
silence?  Honaparte  n'était  pas  un  homme  à  taire  un 
fait  qui  lui  eût  servi,  avec  raison,  d'un  beau  texte  pour 
parler  de  sa  fortune.  Si  l'on  a  évacué  les  pestiférés, 


1)K  M.  DK  nOURRlENNF-  :^77 

|>oiirqiioi  ne  pas  le  din»?  Pourquoi  se  taire  sur  un  t'^vr- 
nement  aussi  important?  Mais  il  fallait  avouer  encoie 
que  c'étaient  les  suites  de  cette  malheureuse  expédition 
(jui  forçaient  à  cette  mesure.  Il  f.dl.iit  donner  des 
détails  qui  répugnaient.  On  a  mieux  aimé  se  taire. 

Je  n'ignore  pas  qu'il  y  a  beaucoup  de  versions  sur 
ce  fait  qu'on  ain-ait  pu  franchement  avouer,  en  prou- 
vant en  même  temps  son  indisjxMisable  et  cruelle 
nécessité.  Mais,  moi  aussi,  je  viens  de  dire  ce  que  je 
crois  a\()ir  été  vrai  «  alors  »,  ce  que  je  crois  vrai 
«  aujourd'hui  ».  Je  ne  puis  pas  dire  que  j'ai  «  vu  » 
donner  la  potion;  je  mentirais.  Je  ne  puis  donc  nom- 
mer personne,  sans. hasarder  une  chose  inexacte.  Mais 
je  sais  bien  positivement,  que  la  décision  a  été  j)rise, 
et  a  «  dû  »  être  prise  après  délibération,  que  l'ordre'en 
a  été  donné,  et  que  les  pestiférés  sont  morts;  ce  que 
je  garantis  pour  servir  à  découvrir  la  vérité  (1).  Quoi  ! 
ce  dont  s'entretenait  dès  le  lendemain  du  départ  de 
Jalïa  tout  le  quartier  général,  comme  d'une  chose  posi- 
tive; ce  dont  nous  nous  parlions  comme  d'un  épou- 
vantable malheur;  ce  qui  était  ré[)andu  dans  l'armée 
par  la  voix  publique;  ce  qui  était  regardé  comme  un 
fait  dont  on  se  demandait  seulement  les  détails,  sans 
même  p-nser  à  le  mettre  en  doute  (et  j'en  appelle  à 
tous  les  hommes  de  bonne  foi  qui  étaient  présents), 
serait  devenu  une  atroce  invention  pour  nuire  à  la 
réputation  d'un  héros  qui,  si  l'on  n'avait  que  ce  re- 
proche à  lui  faire,  irait  bien  pur  à  la  postérité. 

(1)  Mais  à  quoi  aboutira  cette  vérité  ?  A  prouver  l'inipùriense  né- 
cessité de  raction,  et  Ton  sera  réduit  à  se  dire  qu'il  y  avait  plus 
d'humanité  ipie  do  barbarie  et  de  cruauté  a  aiiuiinistrer  ce  sopurilique? 

Mais  nier  la  chose,  c'est  nier  l'évidenie.  La  vérité  n'est  pas,  quoi 
qu'on  en  dise,  dans  le  consentenieut  du  j^raiid  nombre.  Tous  les 
peuples  ont  cru  à  l'astrologie,  au.\  influences  de  la  lune;  jamais  le 
petit  nombre  des  gens  sensés.  (Note  de  la  première  édition.) 


378  MÉMOIRES 

Les  opinions  changent  avec  le  temps,  et  j'affirme 
que,  sans  le  pouvoir  immense  que  Bonaparte  a  con- 
quis quelques  mois  a|)rès  cet  événement,  ce  ne  serait 
aujourd'hui  qu'un  fait  historique  sur  la  nécessité 
duquel  seulement  on  raisonnerait  bien  ou  mal. 

Il  serait  très  possible  que  ceux  qui  ont  contribué 
dans  le  temps  à  cet  acte  de  dévouement  avec  la  plus 
grande  conviction  de  sa  nécessité,  aient  réclamé  depuis 
avec  le  plus  de  force  contre  ce  dont  on  a  plus  tard  fait 
un  crime.  Qui  sait  s'ils  ne  se  vanteront  pas  ensuite, 
comme  d'un  acte  de  pitié  et  d'humanité,  de  ce  qu'ils 
appellent  aujourd'hui  un  acte  de  cruauté. 

Mais  écoutons  Napoléon  lui-même.  Il  a  raconté, 
selon  les  écrits  de  Sainte-Hélène,  «  qu'il  ordonna  d'exa- 
miner ce  qu'il  y  aurait  de  mieux  à  faire.  Le  rapport  fut 
que  sept  à  huit  hommes  (le  nombre  ne  fait  rien  à 
l'affaire)  étaient  si  dangereusement  malades,  qu'ils  ne 
pouvaient  vivre  au  delà  de  vingt-quatre  heures;  qu'en 
outre,  atteints  de  la  peste  comme  ils  l'étaient,  ils 
répandraient  cette  maladie  parmi  tous  les  soldats  qui 
communiqueraient  avec  eux.  Plusieurs  demandèrent 
instamment  la  mort.  On  pensa  que  ce  serait  un  acte  de 
charité  de  devancer  leur  mort  de  quelques  heures  »  ; 
puis  arrive  la  fable  des  cinq  cents  hommes  d'arrière- 
garde  qui  les  voient  mourir.  Il  ajoute  :  «  Je  ne  fais  pas 
de  doute  que  cette  histoire  d'empoisonnement  n'ait  été 
faite  i)ar  Den...,  qui  était  un  bavard  :  on  l'aura  mal 
entendu  et  mal  répété  ensuite.  »  Enfin,  il  termine  par 
ces  mots  :  «  Je  ne  pense  j)as  que  c'eût  été  commettre 
un  crime,  que  de  donner  de  l'opium  aux  pestiférés.  Au 
contraire,  c'eût  été  obéir  à  la  voix  de  la  raison.  Quel 
est  l'homme  qui  n'aurait  pas  préféré  une  mort 
])rompte,  à  l'horreur  de  vivre  exposé  aux  tortures  les 
j)lus  affreuses,  de  la  part  de  ces  barbares.  Si  mon  fils, 


DM  M    I)K  HorUKIENNE  379 

et  cependant  je  cntis  l'aimer  autant  qu'on  peut  aimer 
son  enfant,  était  dans  um'  situation  pai-eille,  à  celle  de 
ces  malheureux,  mon  avis  serait  (jii't)n  en  agît  de 
mt'me;  et  si  jt;  m'y  iroii\ais  moi-même,  j'exigerais 
qu'on  en  agit  ainsi  envers  moi.  » 

Eh  bien,  ce  raisonnement  qu'il  fit  à  Sainte-Hélène 
n'est  (]ne  la  ii-pt-tilion  de  celui  (|ue  chacun  faisait 
vingt  ans  auparavant  à  Jatïa,  et  (ju'il  fit  lui-même. 

La  jtetite  armée  arriva  au  Caire  le  14  juin,  après 
vingt-cinq  jours  de  la  marche  la  plus  pénible  et  les 
plus  grandes  privations.  La  chaleur  dans  la  traversée 
du  désert,  entre  El-A'rych  et  Belbeys,  fut  de  plus 
de  33  degrés.  La  boule  du  thermomètre  dans  le  sable 
faisait  monter  le  mercure  à  43  degrés;  le  décevant  mi- 
rage était  plus  fatigant  encore  que  dans  les  plaines  du 
Bahyreh.  Malgré  notre  expérience,  une  soif  dévorante 
et  la  plus  conifilète  illusion  nous  excitaient  à  pousser 
nos  chevaux  harassés  vers  ces  lacs  trompeurs,  qui, 
quelques  moments  après,  n'étaient  pour  nous  que  des 
sables  arides  et  salés.  Deux  jours  de  suite  mon  man- 
teau fut  couvert  de  sel,  que  l'évaporation  de  l'eau  qui 
le  tenait  en  dissolution  y  avait  laissé  déposer.  Les 
eaux  saumàtres  de  ces  déserts,  que  burent  avec  avidité 
les  chevaux,  en  firent  périr  un  grand  nombre  qui  tom- 
baient à  un  quart  de  lieue  de  distance  de  la  source. 

Le  mauvais  succès  de  la  campagne  de  Syrie  donna 
lieu  à  des  [)laintes  peu  mesurées  et  à  des  réflexions 
(ju'inspirait  notre  position.  «  Pourquoi,  disait-on,  avoir 
été  au-devant  d'une  armée  qui  n'existait  pas  encore? 
Pourquoi,  si  elle  devait  un  jour  venir  attaquer  l'Egypte, 
lui  épargner  les  difficultés  et  les  inconvénients  de  la 
traversée  du  désert;  et  pourquoi  aller  assiéger  cette 
armée  dans  ses  places,  au  lieu  de  l'attendre  dans  les 
plaines  de  l'Egypte?  Ne  savait-on  pas  que  la  mer,  qui 


380  MÉMOIRES 

devait  jouer  un  si  grand  rôle  dans  cette  expédition,  était 
l'alliée  de  nos  ennemis?  »  Ce  raisonnement,  que  faisait 
le  bon  sens  général,  serait  sans  réplique,  si  le  but  réel 
de  cette  expédition  eût  été  seulement,  comme  l'annon- 
çaient les  proclamations  et  les  lettres  officielles, 
l'anéantissement  ou  l'affaiblissement  du  bourreau  de 
la  Syrie.  Mais  on  a  vu  qu'elle  cachait  un  de  ces  projets 
gigantesques  qu'enfantait  sans  cesse  l'ardente  imagi- 
nation de  Bonaparte  et  son  infatigable  passion  d'agir. 

Bonaparte  se  fit  précéder  dans  la  capitale  de  l'Egypte 
par  un  de  ces  «  bulletins  »  mensongers  qui  n'attra- 
paient que  les  sots.  «  J'emmènerai  avec  moi,  dit-il,  beau- 
coup de  prisonniers  et  de  drapeaux.  J'ai  rasé  le  palais 
de  Djezzar,  les  remparts  d'Acre.  Il  ne  reste  plus  pierre 
sur  pierre;  tous  les  habitants  ont  évacué  la  ville  par 
mer.  Djezzar  est  grièvement  blessé.  » 

Je  l'avoue,  j'éprouvais  un  sentiment  pénible  en  écri- 
vant sous  sa  dictée  ces  paroles  officielles,  dont  chacune 
était  une  imposture.  Excité  par  tout  ce  dont  je  venais 
d'être  témoin,  il  était  difficile  de  ne  pas  hasarder 
quelque  observation;  mais  sa  réponse  était  toujours  : 
«  Mon  cher,  vous  êtes  un  nigaud,  vous  n'y  entendez 
rien  »,  et  il  le  disait  en  signant  son  bulletin  qui  allait 
remplir  le  monde  et  inspirer  les  historiens  et  les 
poètes. 

Après  les  deux  événements  de  Jaffa,  la  perte  de  tant 
de  braves  devant  Acre,  tant  de  malheurs  (pie  l'on  ne 
peut  pas  nier,  quelque  enthousiaste  que  l'on  soit,  il  est 
pénible  de  lire  dans  une  foule  d'ouvrages  que  «  l'armée 
de  Syrie  a  fait  au  Caire  une  entrée  triomphante  »  ;  ceux 
qui  le  disent  n'y  étaient  pas.  11  est  bien  aisé,  au  milieu 
des  douceurs  de  la  vie,  de  peindre  en  beau  les  choses 
que  l'on  ne  voit  pas. 

On  a  attribué  aux  insurrections  qui  éclatèrent  pen- 


DE  M.  DK  ROURRIENNK  381 

(lant  notre  mallieureuse  cxiiéditioii  en  Syrii',  notre 
retour  au  Caire;  rien  n'est  plus  inexact.  On  ne  peut 
pas  donner  sérieusement  le  nom  d'insurrection  aux 
échaulïourées  de  «  l'ange  »  El-Mohdy  dans  le  Haliyreh, 
et  aux  troubles  peu  importants  de  la  Cliarqyeh.  Le 
revers  é|)rouvé  devant  Saint-Jean-d'Acre,  la  crainte,  ou 
plutôt  la  sage  prévoyanced'un  débarquement  ennemi  en 
juillet,  suflisaii'nt  bien  pour  déterminer  notre  retour  en 
Egypte,  et  ce  retour  n'eut  pas  d'autre  cause.  Que  pou- 
vions-nous faire  encore  en  Syrie  ?  Perdre  des  hommes 
et  du  temps;  et,  certes,  le  général  en  chef  n'avait  ni 
ti'op  d'hommes,  ni  trop  de  temps  à  sa  disposition. 


CHAPITRE  XXXIX 


César  et  Xénoplioii.  —  [{onaparte  historien.  —  Notes  autographes  de 
Bonaparte  sur  l'Egypte.  —  Le  Nil.  —  Le  désert.  — Les  Mameluks. 

—  Les  Arabes.  —  Ressources  de  l'Egypte.  —  Gnte  du  Nil.  — 
Inondations.  —  Ganau.x.  —  Probabilités  sur  le  cours  du  Nil.  — 
Insouciance  des  gouverneurs  de  l'Egypte. — Mes  notes  explicatives. 

—  Dérivations  du  Nil.  —  Oasis.  —  Palmiers.  —  Distance  relative  de 
points  importants.  —  Population.  —  Provinces.  —  Ulémas.  — 
Chef  des  Ulémas.  —  Mosquées.  —  Pauvres  et  voyageurs.  —  Villages 
et  paysans.  —  Reveiuis  réels.  —  Revenus  possibles.  —  Contribu- 
tions levées  par  les  Français.  —  Retour  au  Caire.  —  Chaleurs.  — 
Nouveaux  elîets  du  mirage.  —  Murmures.  —  Ruiletins  exagérés.  — 
Réponse  du  général  à  une  de  mes  observations.  —  Faux  bruits 
démentis. 


De  tous  les  livres  d'histoire  que  nous  a  légués  l'an- 
tiquité, ceux  que  l'on  recherche  à  plus  juste  titre  sont 
ces  livres  rares  et  précieux  échappés  aux  loisirs  des 
hommes  supérieurs,  doués  en  même  temps  du  génie 
qui  conçoit  et  exécute  de  grandes  choses  et  du  génie 
qui  les  sait  raconter.  Tels  sont  au  premier  rang  l'his- 
toire de  la  Retraite  des  Dix  mille  de  Xénophon  et 
les  Commentaires  de  César.  Bonaparte,  dont  le  nom 
peut  sans  llatterie  être  ici  placé  a{)rès  le  nom  de  ces 
deux  grands  hommes,  excellait  dans  l'art  de  rendre 
sa  pensée.  Cette  opinion,  partagée  par  tous  ceux  qui 
ont  pu  l'entendre  assez  longtemps  et  assez  souvent 
pour  assister  au  développement  de  ses  grandes  idées, 
le  sera,  j'en  suis  certain,  par  toutes  les  personnes  qui 


MKMOIRFS  DK  M.  DK  HOUHRIKNNE  as.*) 

ont  lu  tout  ct>  (juc  j'ai  dt'-jà  (.Imiut''  de  lui  et  qui  liront 
le  clia[)itre  que  jo  commence  en  ce  moment.  J'en  puis 
parler  ainsi,  car  c'est  l'cLMivre  de  Honaparte  et  non  la 
mienne  ;  seulemeiu  je  me  suis  permis  de  joindre  quel- 
ques notes  à  ses  vues  brèves  et  élevées,  comme  le 
coraj)iément,  peut-être  utile,  de  ses  profondes  obser- 
vations. 

(le  fut  pendant  le  temps  (jui  s'écoula  depuis  notre 
ivtour  au  Caire,  jus((u'au  moment  où  nous  partîmes 
j)our  les  Pyramides,  que  Bonaparte  rédigea  les  Notes 
sur  rf^f/iipfe  que  l'ou  va  lire.  Je  conserve  à  ce  tra- 
vail le  titie  modeste  de  }ioles,  parce  que  c'est  celui 
{pi'il  lui  donna.  Ces  notes,  il  ne  me  les  dicta  pas;  il 
1<'S  écrivit  lui-même  et  les  écrivit  avec  beaucoup  de 
soin.  Je  n'ai,  toutefois,  qu'une  partie  du  manuscrit 
autographe,  et  je  ne  sais  ce  que  l'autre  partie  est  de- 
venue; mais  la  copie  que  j'en  fis  au  Caire  sur  l'ori- 
ginal est  corrigée  en  plusieurs  endroits  de  la  main 
du  général,  et  je  puis  assurer  qu'il  n'y  a  pas  un  mot 
qui  ne  soit  de  lui. 


iNOTES 

I.  L'Egypte  n'est  proprement  que  la  vallée  du  Nil 
depuis  Assouan  jusqu'à  la  mer  (i). 

II.  Il  n'y  a  d'habitable  et  de  cultivé  que  le  pays  où 
l'inondation  arrive  et  où  elle  dépose  un  limon  que  le 


(Il  Abil  cl-Rachiil  cl-Hakoiiy,  géojjraphe  arabe,  qui  a  achevé  son 
ouvrajre  l'an  81")  de  rtie),'ire,  141i  de  1  ère  vulgaire,  comptait  la  lon- 
gueur de  i'Éjjypte  «lepuis  Kl-A'rycli  jusqu'à  Assouan,  et  sa  largeur 
flepuis  Kyl;ih  jusqu'à  Bargah. 


384  MÉMOIRES 

Nil  charrie  (l(;s  montagnes  de  l'Abyssinie.  L'analyse 
de  ce  limon  a  donné  du  carbone  (1). 

m.  Le  désert  ne  produit  que  quelques  broussailles 
qui  aident  à  la  subsistance  des  chameaux.  Aucun 
homme  ne  peut  vivre  du  désert. 

IV.  Rien  ne  ressemble  à  la  mer  comme  le  désert, 
et  à  une  côte  comme  la  limite  de  la  vallée  du  Nil. 
Les  habitants  des  villes  qui  y  sont  situées  sont  ex- 
posés à  des  incursions  fréquentes  des  Arabes. 

V.  Les  Mameluks  possédaient  en  fief  les  villages. 
Étant  bien  armés,  bien  montés,  ils  repoussaient  les 
Arabes  dont   ils  étaient    la   terreur.    Cependant   ils 

(1)  M.  Regnaiilt,  élève  de  M.  Bartliollet,  attaché  à  l'expodition 
d'Éj(ypte,  a  analysé  avec  le  plus  grand  soin  l'eau  du  Nil  prise  à  la 
pointe  de  l'île  de  Roudah,  Il  a  trouvé  que  4,89  hcctoj,'ranimes  ne 
contiennent  que  3,i  centigrammes  de  matière  étrangère.  La  mémo 
quantité  d'eau  de  la  Seine,  dont  la  bonté  est  renommée  à,  Paris,  tient 
en  substances  étrangères  26,5  centigrammes  environ.  Cette  e.xpérience 
de  M.  Regnault  a  eu  lieu  sur  1,.S2  liectogrammes  d'eau  du  Nil.  La 
grande  pureté  de  cette  eau  la  rerul  bien  précieuse,  non  seulement 
pour  la  préparation  des  aliments,  mais  encore  pour  les  arts  chimi- 
ques où  elle  peut  remplacer  l'eau  do  pluie,  dont  le  pays  est  privé,  et 
l'eau  distillée,  que  rend  très  chère  la  rareté  des  combustibles. 

ANALYSE 

122  hectogrammes  d'eau  du  Nil  ont  donné  pour  résidu  21,74  déci- 
grammes.  (]e  résiflu  est  composé  de  : 

Muriate  de  soude 4,77  décigranimes. 

Sulfate  de  magnésie 0,S3  — 

Carbonate  de  magnésie 7,43  — 

Carbonate  de  chaux .'JiSO  — 

Carbonate  de  f"r 0,.-;3  — 

Silice 1,06  — 

Alumine l,."j'j  — 

Substances  e.xtractives 0,153  — 

21,74  décigramnics. 


1)1-:  M.  Dl-,  IU)UKlUi:NNIi  385 

étaii'nt  trop  pou  iiunil)ren\  pour  garder  cette  immense 
lisière. 

VI.  C'est  poiinjutti  cIkkiuc  frontière,  eliaque  chi'iniii 
esl  garanti  par  des  triluis  d'Arabes  de  la  province, 
qui,  armés  et  à  cheval,  sont  obligés  de  repousser  les 
agressions  des  Arabe'S  étrangers;  en  eonséipience  de 
quoi  ils  ont  des  villages,  des  terres  el  des  droits. 

VII.  Ainsi,  lorsque  le  gouvernement  est  ferme,  les 
Arabes  domiciliés  le  craignent,  restent  en  paix,  et 
alors  l'Kgypte  est  presque  à  l'abri  de  toute  incursion 
étrangère. 

VIII.  Mais  lorsque  le  gouvernement  est  faible,  les 
Arabes  se  révoltent  ;  alors  ils  quittent  leurs  terres 
poin-  errt'r  dans  le  désert  et  se  réunir  aux  Arabes 
étrangers,  pour  piller  le  pays  où  ils  font  des  incur- 
sions dans  les  [)rovinces  voisines. 

IX.  Les  Arabes  étrangers  ne  vivent  pas  dans  le 
désert,  puisque  le  désert  ne  nourrit  personne;  ils  ha- 
bitent en  Afrique,  en  Asie  ou  en  Arabie.  Ils  ap- 
prennent qu'il  y  a  anarchie  ;  ils  quittent  leur  pays, 
traversent  douze  ou  quinze  jours  de  désert,  s'éta- 
blissent aux  points  qui  se  trouvent  sur  les  frontières 
du  désert  et  partent  de  là  pour  désoler  l'intérieur 
de  l'Egypte  (1). 


(1)  Les  Arabes,  en  jfénéral,  mais  ceux  surtout  qui  vivent  dans  le 
désert,  connaissent  à  peine  le  nom  du  Prophète  et  du  Coran.  Ils 
dirent  que  la  reli^'iun  du  Prophète  n'a  pas  été  faite  pour  eu.x  ;  car 
comment  faire  des  ablutions,  puisque  nous  n'avons  point  d'eau  ? 
(lomnient  faire  des  aumônes,  puisque  nous  ne  sommes  pas  riches? 
pourquoi  jeûner  le  Ithainadan,  puisque  nous  jeûnons  toutr  l'aimée? 
Et  ponn|ucii  aller  a  la  .Mecque,  si  la  divinité  est  partout  .' 

I.  2-d 


386  MEMOIRES 

X.  Le  désert  est  sablonneux.  Les  puits  y  sont  rares, 
peu  abondants  et  la  plupart  salés,  saumâtres  ou  sul- 
fureux. Cependant  il  y  a  peu  de  routes  oii  l'on  ne 
trouve  toutes  les  trente  heures  un  puits, 

XL  On  se  sert  de  chameaux,  d'outrés  pour  porter 
l'eau  dont  on  a  besoin.  Un  chameau  peut  [)orter  de 
l'eau  pour  cent  Français  pendant  un  jour. 

XIL  Nous  avons  dit  que  l'Egypte  n'était  que  la 
vallée  du  Nil;  que  le  sol  de  cette  vallée  était  primi- 
tivement le  même  que  celui  qui  l'environne  ;  mais 
que  l'inondation  du  Nil  et  le  limon  qu'il  donne 
avaient  rendu  la  vallée  qu'il  parcourt  une  des  por- 
tions de  la  terre  la  plus  fertile  et  la  plus  habitable. 

XIIL  Le  Nil  croît  en  messidor  et  l'inondation  com- 
mence en  fructidor.  Alors  toute  la  terre  est  inondée  : 
les  communications  sont  difficiles.  Les  villages  sont 
situés  à  une  hauteur  de  16  à  18  pieds.  Un  petit  che- 
min sert  quelquefois  de  communication  ;  plus  souvent 
il  n'y  a  qu'un  sentier  (1). 


(1)  Le  Nil  croît  à  la  mi-juin  pendant  (]iiatrc-vini,'t-ciuq  jours.  En 
1196,  il  monta  à  19  piques  et  t±  karats;  en  1797,  il  monta  à  "IQ  piques 
et  16  karats;  en  1798,  il  était,  au  soixantc-dixseptiémc  jour,  à 
6  karats.  Il  avait  encore  huit  jours  à  croître  ;  il  y  avait  vini,'t  ans 
21  piques  qu'il  n'était  venu  à  ce  de5,'ré.  La  récolte  des  i,'rnins  se  fait  à 
la  fin  de  mars  et  finit  avec  avril. 

La  hauteur  du  Mei|yas  de  l'île  de  Uoudah,  qui  sert  depuis  neuf 
cents  ans  à  mesurer  la  crue  du  Nil,  est  de  10  coudées  dans  le  fût, 
ou  8'",4431,  ou  26  pieds  8  pouces,  il  résulte  que  la  valeur  de  la 
coudée  est  de  0"",.j'ilïJ,  ou  iO  pouces  au  pied  de  France. 

(Ihaciue  coudée  est  divisée  en  6  palmes,  qui  se  divisent  en  4  parties 
ou  lioiijls  éijalant  0,0iiJ6  de  nietrc  ou  10  II^mios  de  pied  de  France. 

Le  Nil  monte,  dens  les  bonnes  années,  de  14  coudées  17  doij,'ts. 

La  durée  de  la  crue  a  été,  en  l'an  VIII,  du  4  juillet  1800  au  4  oc-* 
tobrc,  c'est-à-dire  de  quatre-vingt-douze  jours. 


ni:  M.  i)K  iu)ukkii:nnk  387 

\IV.  Le  Ml  est  plus  ou  moins  i,'rand,  selon  qu'il  a 
plus  ou  moins  plu  eu  Altyssiiiie  ;  mais  l'inondation 
«iijxiid  encore  des  canaux  d'arroscnient  (1). 

XV.  Le  Nil  n'a  aujourd'hui  (jue  deu\  branches  : 
celle  de  Rosette  et  cellr  dt?  hami«'tie.  Si  l'on  fermait 
ces  deux  branches  de  manière  (ju'il  couliït  le  moins 
d'eau  possiblii  dans  la  mer,  l'iiiondalion  sciait  plus 
grande  et  plus  étendue,  et  le  pays  habitable  plus  con- 
sidérable. 

XVL  Si  les  canaux  étaient  bien  nettoyés,  bien  étu- 
diés, plus  nombreux,  on  pourrait  parvenir  à  con- 
server l'eau  la  plus  grande  partie  de  l'année  dans  les 
terres,  et  par  là  augmenter  d'autant  la  vallée  et  le 
pays  cultivable.  C'est  ainsi  que  les  oasis  de  la  Char- 
qyeh  et  une  partie  du  désert  depuis  Peluse  étaient  ar- 
rosés. Tout  le  Bahyreh,  le  Maryoutt  et  les  provinces 
d'.Vlexandrie  étaient  cultivés  et  habités. 

WII.  Avec  un  système  bien  entendu,  ce  qui  peut 
être  le  l'ruit  d'un  bon  gouvernement,  l'Egypte  peut 
acquérir  d'accroissement  huit  à  neuf  cents  lieues 
carrées  (:2). 

(1)  Il  faut  que  le  Ml  aUeij,'ne  une  hauteur  de  plus  de  25  pieds 
pour  être  au  niveau  des  terres  de  la  haute  K^'ypte,  tandis  qu'il  la 
couvre  avec  moins  de  l.'J  pieds  dans  la  basse.  La  crue  du  Nil  est  très 
bonne  à  t-î  pieds,  bonne  à  2.3,  médiocre  a  21,  mauvaise  à  20. 

(i)  Il  est  résulté  pour  moi,  d'un  travail  fait  en  K|;ypte  avec  le  plus 
grand  soin,  que  ce  pays,  qui  n'a  aujourd'hui  que  mille  lieues  carrées 
environ  de  cultivées,  en  avait  autrefois  plus  de  deux  mille.  La  popu- 
lation, qui  ne  va  pas  aujourd'hui  à  deux  millions  d'habitants,  dépas- 
sait, dans  les  temps  anciens,  huit  millions.  (]'est  le  sable  qui  a  envahi 
le  terrain.  On  ne  peut  mieux  le  comparer  qu'à  un  chancre  :  il  ron^'e 
Comme  lui.  La  néjjli^'ence  des  canaux  d'irriiiation  a  en)piré  le  mal. 
Quant  à  la  population,  elle  devait  suivre  la  diminution  de  la  culture, 
mais  la  jurande  misère  est  une  cause  encore  plus  puissante  de  dépo- 


388  MÉMOIRES 

XVIII.  S'il  est  prohnblo  que  le  Nil  a  passé  par  le 
Fleuve  sans  Eau,  qui,  du  Fayoum,  passe  au  milieu 
des  lacs  Natron  et  se  jette  dans  la  mer  au  delà  de  la 
tour  des  Arabes,  il  paraît  que  Mœris  a  bouché  cett(^ 
branche  du  Nil  et  a  donné  lieu  à  ce  célèbre  lac  dont 
Hérodote  môme  ne  connaît  pas  le  travail  (1). 


piilutioii.  L'aspect  seul  des  enfants  du  Caire  ne  pcnt  pas  laisser  de 
duiite  sur  la  continuelle  décroissance  de  la  population. Tl'est  une  véri- 
table pitié  de  voir  l'air  misérable  de  ces  enfants.  Ces  petites  créatures 
ne  m'ont  jamais  ofTcrt  nulle  part  un  extérieur  aussi  ainii,'eant  :  ils  ont 
l'air  de  lutter  sans  cosse  contre  la  mort;  ils  ont  l'œil  creux,  le  teint 
hàlé,  la  figure  boulRe,  le  ventre  ^'onflé,  les  extrémités  maigres  et  le 
teint  jaune.  Combien  de  fois  ii'ai-je  pas  trémi  de  voir  ces  petits 
malheureux,  entassés  les  uns  sur  les  autres,  accroupis  le  lonir  des 
murs  ou  dans  les  embrasures  des  portes  cochéres,  dans  une  poussière 
sale  et  puante,  nus,  les  jeux,  la  bouche,  le  nez  et  les  oreilles  cou- 
verts de  milliers  de  mouches  qui  se  nourrissent  d'eux,  et  que,  dans 
leur  atonie,  ils  ne  pensent  pas  même  à  chasser  !  Aussi  la  mortalité 
des  enfants  est-elle  incroyable  au  Caire.  Je  crains  qu'elle  ne  soit  la 
même  dans  le  reste  de  l'Éjjypte  :  cette  mortalité  éteindrait  infailli- 
blement la  population  entière  sans  l'extrême  fécondité  des  femmes, 
qui  rétablit  un  peu  l'équilibre  entre  la  vie  et  la  mort.  Frappé  de  la 
déplorable  situation  de  ces  enfants,  je  me  suis  procuré  les  états  de 
mortalité  pendant  dix  jours  de  la  saison  la  plus  favorable  à  la  santé. 
En  voici  le  résultat  :  hommes,  .31;  femmes,  3');  enfants,  Ifil.  En 
tout  227. 

(1)  Le  Fleuve  sans  Eau,  Bahhar-Belàmeh,  est  appelé  par  les  j;ens  du 
pays  lîalihar  Kl-Farii;h,  fleuve  vide. 

Il  y  a,  dans  la  vallée  des  lacs  Natron,  six  lacs  sur  une  ligne  courant 
du  sud-est  au  nord-ouest,  comme  la  vallée.  Leur  largeur  est  de  six 
cents  à  huit  cents  mètres,  d'un  bord  du  bassin  à  l'autre.  Ils  sont 
séparés  par  des  sables  arides.  Les  deux  premiers,  vers  le  sud,  portent 
le  nom  de  Birkel  El-Ueouarà,  ou  lacs  des  Cf>uvents  ;  les  quatre  autres 
ont  des  noms  qui  ne  présentent  aucune  signification  particulière. 
Cette  vallée  des  lacs  N'atron  est  contiguë  à  une  autre  dite  du  Fleuve 
sans  Eau,  qui  s'étend  parallèlement  à  la  première,  mais  qui  est  un 
peu  plus  large  et  plu.s  évasée.  Ces  deux  vallées  ne  sont  séparées  que 
par  une  crête.  Le  bassin  de  la  vallée  du  Fleuve  sans  Eau  a  près  de 
trois  lieues  de  développement  d'un  bord  à  l'autre.  Il  faut  quarante 
mimites  pour  descendre,  par  une  pente  assez  régulière,  au-dessus 
des  sables,  dans  le  fond  du  bassin.  En  remontant  ces  vallées  paral- 
lèles, on  arrive  dans  le  Fayoum;  en  les  reilescendant,  on  arrive  ;\  la 


1)1-;  M.  Dl-,  RolHKIllNM':  :<8U 

XIX.  l.<'  gniiwi  iii'iiiriii  a  |.lns  iriiitliii'tKv  sur  l;i 
|ii-ns|H''i'ilt'-  |)iil)|ii|ii<' (|iii-  |iai-ti)iii  aillriirs.  Car  l'atiarrliir 
cl  \i\  lyiannif  iriiilliii'Hi  pas  siii-  la  marclic  des  sai- 
sons cl  sur  la  pluie.  La  tcric  |tcut  clro  cgalcuient  fer- 
tile en  Ki^ypte.  lue  djo^ue  qui  n'est  pas  coupée,  un 
canal  qui  n'est  pas  nettoyé,  rendent  déseile  toute  une 
province  ;  car  les  semailles  et  toutes  les  pioductions 
de  la  terre  se  rèijlent,  en  Egypte,  sur  l'i-poque  et  la 
quantité  de  l'inondation. 

XX.  Le  gouvernement  de  l'Egypte  étant  tombé  en 
des  mains  plus  insouciantes  depuis  une  cinquantaine 
d'aiint-es,  le  pays  d(''|K''rissait,  toutes  les  années,  dans 


mer,  en  laissant  à  droite  la  province  de  Maryout,  qui  est  à  quatre 
lieues  ouest  d'.Vlcx.uuirie,  vers  la  mer.  La  direction  de  ces  valiéfs 
fait  ]irosiimer  avec  assez  do  fondement  que  leur  point  d'attache  est  à 
leiidriiit  où  est  indiqué  le  lac  Mœris  et  que  leur  débouché  corres- 
pond dans  la  mer  au  ^'olfe  des  .\rabes. 

La  ^'randeur  de  la  vallée  du  Fleuve  sans  Eau,  sa  direction,  et  ce 
que  les  lii>toriens  rapportent  du  lac  Mo-ris,  portent  à  croire  que  ce 
réservoir  n'était  autre  chose  que  la  tète  de  cette  vallée,  qui  avait  été 
dijfuée  naturelleuient  par  les  sables,  ou  artiliciellement  p  u  la  main 
lies  honimes,  en  sorte  que  le  lac  Mieris  aurait  été  forint',  et  non 
point  creusa.  Toutes  les  matières,  a\i  moins  la  majeure  p^irtie,  qui 
se  trouvent  dans  la  vallée  du  Fleuve  sans  Eau,  appartiennent  aux 
nionla^'iies  primiti\es  de  la  haute  F^^pte.  Elles  n'ont  donc  pu  être 
amenées  ipie  par  les  eaux  du  .Nil.  Il  y  a  donc  eu  anciennement  une 
communication  entre  Hahhar-Helameh  et  le  Nil,  et  par  conséquent 
entre  h-s  deux  vallées.  En  rétlèchissant  sur  la  topographie  du  pays, 
il  est  facile  de  se  convaincre  (|u'uu  réservoir  creusé  au-dessous  du 
niveau  du  sol  de  rÉ;,'ypt<'  rendrait  les  eau\  qu'il  recevrait  et  con- 
lieinlrait  imitiles  à  ce  sol.  l'ouri|ue  ces  eaux  fussent  utiles  à  la  partie 
inferiiMiie  de  l'Egypte,  il  fainirait,  au  contraire,  que  le  bassin  du 
lac,  au  lieu  d'être  creusi',  fut  fornu'  par  des  ilisrues  supérieures  au 
terrain  naturel,  alin  d'avoir,  après  l'inondation,  un  volume  d'eau  su- 
périeur au  sol  de  l'É^'Vpte.  Il  est  donc  plus  que  douteux  ipie  le  lac 
Mœris  ait  existé,  siu'toiil  avec  le  but  qu'on  lui  attribue,  et  qui  évi- 
demment ne  pouvait  être  atteint.  Ju>qu'a  une  reconnaissance  exécutée 
sur  les  lieux,  ce  lac  sera  toujours  un  problème. 

22. 


390  MÉMOIRES 

beaucoup  d'endroits  (1).  Le  désert  a  gagné  sur  la 
vallée  et  il  est  venu  former  des  monticules  de  sable 
sur  le  bord  même  du  Nil  (2).  Encore  vingt  ans  du 
même  gouvernement  que  celui  d'Ibrahim  et  de  Mou- 
rad-Bey,  et  l'Egypte  perdait  le  tiers  de  ses  terres  cul- 
tivables. H  serait  peut-être  facile  de  prouver  que  cin- 
quante ans  d'un  gouvernement,  pareil  à  celui  de  la 
France,  de  l'Angleterre,  de  l'Allemagne  et  de  l'Italie, 
pourrait  tripler  l'ciendue  cultivable  et  la  population. 
Les  hommes  ne  manquent  jamais  au  sol  ;  car  ils 
abondent  de  tous  les  côtés  de  l'Afrique  et  de  l'Arabie. 

XXI.  Le  Nil,  depuis  Assouan  jusqu'à  trois  lieues 
au  nord  du  Caire,  coule  dans  une  seule  branche.  De 
ce  point  que  l'on  appelle  Ventre  de  la  Vache,  il  forme 
les  branches  de  Rosette  et  de  Damiette  (3). 

XXII.  Les  eaux  de  la  branche  de  Damiette  ont  une 
tendance  marquée  à  couler  dans  celle  de  Rosette.  Ce 
doit  être  un  principe  de  notre  administration  en 
Egypte,  de  favoriser  cette  tendance  qui  favorise  Ale- 
xandrii'  et  toutes  les  communications  directes  avec 
l'Euritpe. 

XXIII.  Si  1  on  coupait  la  digue  de  Tara  ou  Nyeh,  la 
province  du  Bahyreh  gagnerait  deux  cents  villages, 
et  cela,  avec  le  canal  qui  [)art  du  Fayoum,  approche- 


(1)  Ceci  fut  écrit  en  1799.  Les  clio»es  paraissent,  depuis  ce  temps, 
marcher  vers  l'amélioration.  (Note  de  liourrietuie.) 

^2)  J'ai  remarqué  que  la  violence  des  vents  du  sud-ouest  et  de 
l'ouest  font  traverser  la  branche  de  Uosette  au.v  sables  qui  envahissent 
annuellement  la  riche  et  belle  province  du  Menoullyeh. 

(.'i)  La  plus  ^Mande  largeur  de  la  vallée  du  Nil,  depuis  l'entrée  de 
ce  fleuve  en  E^'ypte  jusqu'au  (laire,  n'est  pas  de  quatre  lieues;  lapins 
petite  largeur  est  au  moins  d'une  lieue.  {Noie  de  liourrieune.) 


DE  M.  l)i;  MOURRIENNE  391 

rail  rinonilaiii)ii  rt  la  culture  des  mnis  d'Alexaiidiie. 
C.oito  i»|>t''ratii»n  Irraii  le  plus  i^i-aiid  tort  aii\  pi'ovinces 
de  la  C^uU(j\eh,  l)ainiette  et  Maiisouiuli  ;  ce  qui  doit 
faire  retaider  jusqu'au  moment  favorable  pour  l'exé- 
cution. iMais  elle  doit  rtre  faite  un  jour. 

XXIV.  Le  canal,  qui  de  Ramanyeh  porte  les  eaux 
du  >'il  à  Alf'xandiie,  doit  être  creusé  et  rendu  tel, 
qu'on  y  puisse  na\igu<'r  toute  l'année.  Alors  les  bâ- 
timents de  cent  tonneaux  pourront  aller  pendant  six 
mois  de  l'année  d'Alexandrie  au  Caire  et  à  Assouan, 
sans  passer  aucun  boiJ:haz. 

XW.  Un  travail  que  l'on  entreprendra  un  jour 
sera  d'établir  des  digues  qui  barrent  la  branche  de 
I)a miette  et  de  Rosette,  au  Ventre  de  la  Vache.  Ce 
qui,  moyennant  des  batardeaux,  permettra  de  laisser 
passer  successivement  toutes  les  eaux  du  Nil  dans 
l'est  et  l'ouest,  dès  lors  de  doubler  l'inondation. 

XXVI.  Dans  l'inondation  du  >'il,  les  eaux  arrivent 
jusqu'à  seize  lieues  de  Suez;  les  vestiges  du  canal 
sont  parfaitement  conservés,  et  il  n'y  a  aucune  es- 
pèce de  doute  qu'un  jour  les  bateaux  ne  puissent 
trans[)orter  les   marchandises  de  Suez  à  Alexandrie. 

XXVII.  Nous  avons  dit  (pie  l'Kgypte  était  à  pro- 
prement parler  la  vallée  du  Nil.  Cependant,  unegrande 
partie  des  déserts  qui  l'environnent  fait  aussi  partie 
de  rKgyj)te,  et  dans  ces  déserts  il  est  des  oasis,  comme 
dans  la  mer  il  est  des  îles. 

Du  coté  de  l'ouest,  les  déserts  qui  font  partie  de 
l'Kgypte  s'étendent  juscpi'à  dix  ou  douze  jours  de 
marche  de  l'eau  du  Nil.  Les  points  principaux  sont  les 


392  mémoirp:s 

trois  oasis  Syrahs  ot  les  lacs  Natron.  Le  premier  oasis 
est  éloigné  de  trois  journées  de  Syoïith.  On  ne  trouve 
point  d'eau  en  route.  Il  y  a,  dans  cette  oasis,  des  pal- 
miers, plusieurs  puits  d'eau  saumâtre,  quelques  terres 
cultivables,  et  presque  constamment  des  fièvres  ma- 
lignes (1). 

XXVIII.  Pour  se  rendre  du  Caire  à  Tedigat,  qui  est 
le  premier  pays  cultivé,  il  y  a  trente  journées  de  marche 
dans  le  désert.  On  est  jusqu'à  cinq  jours  sans  trouver 
d'eau. 

XXXIX.  Les  lacs  Natron  sont  situés  à  douze  heures 
de  marche  dans  le  di'scrt  de  Tarraneh.  On  y  trou\e 
d'excellentes  eaux,  plusieurs  lacs  Natron  et  (juatre 
couvents  de  cophtes.  Les  couvents  sont  des  forteresses  ; 
nous  y  avons  placé  garnison  grecque  et  plusieurs 
pièces  de  canon  (2). 


(1)  La  grande  oasis  de  Jiipifcr-Aminon  est  sur  la  rive  ocridontale  du 
Nil,  branche  de  Uoselte.  C'est  par  erreur  que  l'on  a  fait  dire  ;ï  l>ona- 
pai'te  que  cette  oasis  était  située  sur  la  rive  droite  de  celle  branche. 
[Note  de  liourrienne.) 

(2)  Il  y  a,  de  Tarraneh,  sur  la  rive  occidentale  du  Nil,  à  peu  pi-és 
quinze  lieues  de  deux  mille  toises  jusqu'à  Kasp  (fort  ruiné  b;\ti  en 
natron),  et  à  peu  pi-cs  quatorze  de  Beni-Salahnieh,  sur  la  rive  gauche 
du  Ail,  au-dessous  de  Tarraneh,  jusqu'au  couvent  de  Saint-Maciiire, 
dans  les  lacs  Natron,  au  sud-est  de  Kasp.  La  vallée  du  Nil  et  celle 
des  lacs  sont  séparées  par  un  vaste  plateau  de  pierre  calcaire  d'en- 
viron quatorze  li(Mies  de  largeur. 

Il  y  a  quatre  couvents  dans  la  vallée  des  lacs  Natron.  Ces  lacs 
contiennent  une  grande  ipiantité  île  innriate,  de  carbonate  et  de  sul- 
fate de  soude. 

Ces  quatre  couvents  sont  :  1°  le  cnuvent  Kl-Baràumun  ;  2"  le  cou- 
vent des  Syriens;  3°  le  couvent  d'Ambabiçoï;  4°  le  couvent  de  Saint- 
Macaire.  Il  y  avait  en  tout,  lors  de  notre  séjour  en  Egypte,  ciiKjuante- 
neuf  moines.  C'était  alors  le  patriarche  du  Caire  qui  entretenait  de 
sujets  ces  quatre  monastères.  Il  y  a  deux  puits  d'eau  douce  a  Saint- 
Macaire  et  un  à  Ambabiçoï.  [Note  de  liourrienne.) 


,l)K  M.  DK  MoUmUKNNl'.  39^ 

XXX.  I)(i  (X)t»'  (lo  l'est,  les  déserts  <|iii  ;i|ii>;iiiiriinriit 
à  rÉirypli'  s'rttMuloiit  jusqu'à  une  joutikm' d'El-A'rNcli 
et  au  delà  de  Tor  (>t  du  m«Mit  Sinaï.  Qaiyeli  est  une 
rspree  d'oasis;  il  y  a  ciiKi  ou  six  (•«•nts  palmiers,  de 
l'eau  pour  six  milli'  hommes  et  mille  chevaux;  il  est 
rloignt'  de  cinti  lieues  de  Salheyeh.  On  trouve  deux 
fois  un  peu  d'eau  en  chemin.  Nous  avons  établi  un 
fort  de  palmiers  dans  cette  oasis  importante. 

XXXI.  De  Qatyeli  à  El-A'ryeh  il  y  a  vingt  lieues. 
Kl-A'rych  est  une  oasis.  II  y  avait  un  trrs  beau  village, 
que  nous  avons  dt-moli,  et  cinc;  ou  six  mille  palmiers 
(|ue  nous  avons  coupés.  La  quantité  d'eau,  la  quantité 
de  matériaux,  l'importance  di^  sa  position,  nous  y  ont 
fiiit  ('taltlir  une  place  forte,  d<')à  dans  un  état  de  défense 
respectable.  D'Kl-A'rych  à  (iaza  il  y  a  seize  lieues; 
on  y  trouve  plusieurs  fois  île  l'eau.  On  passe  au  vil- 
lage de  Khan-Younés. 

XXXII.  Tor  et  le  mont  Sinaï  sont  éloignés  de  dix 
jours  de  marche  du  Caire.  Les  Arabes  de  Tor  culti- 
vent des  fruits  et  font  du  charbon.  Ils  emportent  du 
(".aire  des  blés.  Il  y  a,  dans  toute  cette  oasis,  de  la  1res 
bonne  eau  et  abondante. 

XXXIII.  La  population  de  tous  les  fellahs  ou  Arabes 
(pii  habitent  les  oasis,  tant  du  d/sert  de  l'est  que  du 
(Ii'sert  de  l'out.'st,  et  non  conq)ris  les  quatorze  pro- 
vinces, ne  se  montent  pas  à  trente  mille  âmes. 

XX.VIV.  La  vallée  du  Nil  se  divise  en  haute  Egypte, 
moyenne  Kgypte  et  basse  Kgypte.  La  haute  Kgyi>te  con- 
tient  les  provinces  de  r.irgeh,  Manfelout  et  Myiiieh. 

(l)  Villajj'c  Je  Syrie. 


394  MÉMOIRES 

La  moyenne  comprend  le  Fayoum,  le  Béni  et  le  Caire. 
La  basse  comprend  le  Bahyreh,  Alexandrie,  Rosette, 
le  Garbyèh,  Menoufi,  Mansourah,  Damiette,  leQelyoub 
et  le  Charqyeh. 

XXXV.  La  côte  s'étend  depuis  le  cap  Durazzo jusqu'à 
une  journée  d'El-A'rych.  Le  premier  poste  oîi  nous 
ayons  eu  un  établissement  est  le  Marabout,  situé  à 
deux  lieues  ouest  d'Alexandrie.  Les  ports  d'Alexan- 
drie sont  défendus  par  une  grande  quantité  de  batte- 
ries et  de  forts  qui  la  mettent,  tant  par  terre  que  par 
mer,  à  l'abri  de  toute  attaque;  le  fort  Crétin  est  un 
modèle  de  fortification.  Aboukir,  situé  à  cinq  lieues 
est  d'Alexandrie,  à  une  bonne  rade.  Le  lac  Madyeh, 
où  jadis  déboucliait  la  branche  du  Nil  appelée  Cano- 
pique,  arrive  jusqu'à  une  lieue  d'Alexandrie  et  jusqu'à 
deux  lieues  de  Rosette,  et  du  côté  du  sud  jusqu'à  une 
lieue  de  Birket.  La  bouche  de  Rosette  a  un  boghaz 
très  difficile  à  franchir.  De  Rosette  à  Bourlos  il  y  a 
cinq  lieues.  Le  lac  de  Bourlos  a  une  centaine  de 
djermes  et  communique  à  Mehel-el-Kebir  par  un  canal. 
L'embouchure  du  lac  forme  un  très  bon  port,  ayant 
dix  à  douze  pieds  de  fond.  La  bouche  de  Damiette  est 
défendue  par  le  fort  Lesbé.  Le  lac  Menzaleh,  qui 
s'étend  jusqu'à  l'ancienne  Peluse,  c'est-à-dire  à  vingt- 
cinq  lieues,  commenceà  une  demi-lieue deDamiette(l). 
II. y  a  deux  bouches,  celle  de  Dybeh  etd'Omm-Farège. 
11  y  a  une  grande  quantité  de  bateaux  sur  ce  lac  (2). 
Le  canal  de  Moëz  se  plonge  dans  ce  lac  une  lieue  au- 


(1)  Le  lac  Menzaleh,  qui  coiumeiicc  un  peu  à  l'ouest  do  celte  ville, 
a  neuf  myrianièires  de  loii^'ueur  et  quatre  et  demi  dans  la  plus 
grande  larjreur. 

(2)  La  lnpuche  de  Dybcli  otait  autrefois  la  bouche  niendésienne,  et 
celle  d'Oiiun-harc'djo  la  bouche  lanitique. 


UK  M.  L)l-:  KoUflRIENNK  395 

dessous  de  San  (1).  Tinoh,  ou  l'ancienne  Peluse,  est 
à  (juatre  lieues  de  Qatyeli.  Nous  avons  déjà  parlé  de 
U.ityeli  à  El-A'rych.  La  côir  est  partout  basse  et  rnau- 

(1)  San,  autrefois  Taiiiiis,  est  h  deux  lieues  de  rcinboucliiiro  du 
rniial  do  Moéz,  dans  le  lac  Men/aleh.  San  est  aussi  nommé  SamnAli. 
Le  canal  do  Moez  se  jette  dans  le  lac  Menzaleli,  au  sud-ouest  des  iles 
Mataryeli. 

On  lit,  dans  un  Mémoire  officiel  ;i  Bonaparte,  sur  le  lac  Menzaleh, 
une  reconnaissance  faite  en   HUS  par  le  ^'enéral  Andréossy  : 

«  Toun;\li,  ruine  prés  tlu  canal  d'Aclinioun,  i^ui  se  jette  dans  le  lac 
Menzaleh.  Tennys,  ville  romaine,  liàtie  sur  les  débris  d'une  ville 
éiryptiemie  florissante  du  temps  d'Au!,'iiste.  Les  mines  de  Peiuse  sont 
à  sept  lieues  de  Teunys  et  douze  lieues  de  Tounàli. 

a  Tounàli  était  moins  considérable  ipie  Teiuiys.  l^n  heureux  hasard 
nous  a  offert,  dans  la  première,  à  1 1  >urf  ici:  du  terrain,  un  ramée 
antique  sur  ajrate,  de  trente->ix  millimètres  sur  vin^'t-neuf,  représen- 
tant une  tète  d'homme.  Le  profil  a  beaucoup  de  caractère.  Un  œil 
perçant,  un  air  froid,  une  lèvre  dèdaitrneuse,  et  d'autres  inilices,  font 
penser  qu'on  a  voulu  faire  la  tète  île  cet  Au^'uste  qui  sut  résister  aux 
charmes  de  (Iléopàtre,  et  surmonter  tous  les  obstacles  qui  le  sépa- 
raient du  pouvoir.  « 

Andréossy  ajoutait  en  luarjje  :  «  Le  camée  est  aujourd'hui  entre 
les  mains  de  la  citoyenne  Bonaparte  et  lui  a  été  apporté  par  le  gé- 
néral Bonaparte.  » 

Tout  le  monde  a  bien  positivement  su,  dans  le  temps,  que  ce  camée 
remarquable  a  été  trouvé  par  )L  .andréossy,  et  ce  rapport  ne  laisse, 
certes,  aucim  doute  à  cet  égard.  Eh  bien  !  non;  c'est  Bonaparte  qui 
l'a  trouvé.  Il  a  dit  à  Sainte-Hélène  :  «  Passant  sur  les  ruines  de 
Péluse,  précisément  là,  en  remuant  quelques  pierres  à  ses  pieds,  un 
hasard  bien  singulier  lui  présenta  un  superbe  antique  couiui  parm 
les  savants  :  c'était  un  camée  d'Auguste,  seulement  ebauclié.  Napo- 
léon le  donna  au  général  Andréossy,  qui  recherchait  beaucoup  les 
camées.  Mais  M.  Denon,  alors  absent,  ayant  vu  plus  tard  ce  camée, 
fut  frappé  de  la  ressemblance  avec  Napoléon,  qui  alors  reprit  le 
camée  pour  lui-même.  Depuis  il  a  passé  à  Joséphine,  et  M.  Denon  ne 
sait  plus  ce  qu'il  est  devenu.   » 

Chacun  pensera  ce  qu'il  voudra  de  cette  fable  et  de  la  tournure 
que  lui  a  donnée  .Napoléon.  La  ressemblance  qu'un  homme  connu  pour 
son  inclination  à  la  flatterie  a  trouvée  avec  .\uguste,  que,  lui.  Napo- 
léon, trouve  à  ses  pieds,  eu  remuant  quelques  cailloux,  est  pour  beauj 
coup  dans  ce  petit  récit  qui  ne  contient  pas  im  mot  de  vrai. 

D'abord  on  voit  dans  le  rapport  ofticiel  que  c'est  sur  les  ruines  de 
Tounàh,  et  non  sur  celles  cle  Peiuse,  que  le  camec  a  été  trouvé.  .Ni 
M.  .Vndréossy,  qui  a  évidemment  trouvé  ce  camée,  ni  ceux  qui  l'ac- 


39G  MEMOIRES 

vaise  ;  partout,  au  moins  à  une  lieue,  il  y  a  des  mon- 
ceaux de  sable  et  souvent  à  deux  ou  trois  lieues? 

XXXVI.  La  population  de  TÉgypte  est  de  deux  mil- 
lions cinq  cent  mille  habitants.  Les  Arabes  domiciliés 
et  établis  avec  la  protection  du  gouvernement  dans  les 
différentes  provinces  forment  un  total  de  douze  mille 
cavaliers  et  de  quarante  mille  hommes  d'infanterie.  Il 
y  a  environ  quatre-vingt  mille  cophtes,  quinze  mille 
chrétiens  damascains  et  six  mille  Juifs. 

XXXVII.  La  Porte  avait  abandonné  le  gouverne- 
ment de  l'Egypte  à  vingt-quatre  beys  qui  avaient 
chacun  une  maison  militaire  plus  ou  moins  nombreuse. 
Cette  maison  militaire  consistait  en  esclaves  de  la 
Géorgie  et  de  la  Circassie,  qu'ils  achetaient  de  trois 
mille  à  quatre  mille  cinq  cents  francs,  et  qu'ils  éle- 
vaient en  militaires.  Il  pouvait  y  avoir,  contre  notre 
armée,  huit  mille  Mameluks  à  cheval,  bien  montés, 
bien  exercés,  bien  armés  et  très  braves,  faisant  pro- 


compagnaicnt,  n'ont  vu  de  ressemblance  avec  Napoléon.  En  second 
lieu,  c'était  dans  la  dernière  quinzaine  d'octobre  que  le  général 
Andréossy  faisait  sa  reconnaissance  du  lac  Menzaleli.  Bonaparte  était 
au  Caire,  et  même  assez  occupé,  puisque  c'était  l'époque  de  la  révolte. 
Mais  c'est  lui  qui  va  démentir  d'avance,  au  Caire,  ce  qu'il  inventait 
pour  ses  historiens  do  Sainte-Hélenc. 

Au  Caire,  le  27  octobre  1798,  il  écrit  au  géuéral  Reyuier  sur  la 
révolte  du  Caire  et  termine  ainsi  : 

«  Le  général  Andréossy  est  rt'parti  de  Pekise  le  19  octobre.  Il  y  a 
trouvé  de  très  belles  colonnes  et  quelques  camées.  » 

Voici  ce  que  dit  Andréossy  de  ces  très  belles  colonnes  : 

«  Le  voyageui-  étonné  n'aperçoit  d'ailleurs,  là  où  existaieut  une 
ville  et  une  population  immense,  que  queNjnes  coloimes  coucliécs 
dans  la  poussière  et  do  misérables  décombres.   » 

Je  le  demande,  doit-on,  d'après  le  fait  que  je  viens  d'exposer, 
d'après  ce  que  j'ai  déjà  cité,  ajouter  une  foi  entière  à  l'abandon  et 
aux  causeries  de  Sainte-Hélène  '.'  {Nule  de  lu  première  édition.) 


DK  M.  DE  BOIIRRIENNF-:  397 

priété  des  beys  régnants.   L'on    pouvait  compter  le 

(loiil)Ie,  (Icscciidant  des  autres  Mameluks,  établis  dans 
les  villages  ou  vivant  au  Caire. 

XXXVill.  Le  pacba  n'avait  aucune  autorité.  11  cban- 
geait  tous  les  ans  ainsi  que  le  kadi-askier  que  la 
Porte  envoyait.  Il  y  avait  même  dans  le  reste  de  l'em- 
pire sept  corps  auxiliaires.  Les  chefs  s'appelaient  les 
sept  grands  odgiag-lys.  Ces  corps  sont  tellement 
diminués  par  la  guerre,  qu'il  n'en  reste  plus  aujour- 
d'hui d'existants  que  mille  vieux  et  infirmes,  sans 
maîtres,  et  morne  attachés  aux  Français. 

XXXIX.  Les  chérifs  sont  les  descendants  de  la  tribu 
des  successeurs  de  Mahomet,  ou,  pour  mieux  dire,  les 
descendants  des  premiers  conquérants.  Ils  portent  le 
turban  vert. 

Les  ulémas  sont  des  gens  de  loi  et  d'église,  qui  ne 
ressemblent  d'aucune  manière  à  nos  juges  ni  à  nos 
prêtres. 

Le  chef  des  ulémas  du  Caire  s'appelle  grand  cheik. 
Il  a  la  même  vém-ration  dans  le  peuple,  que  les  cardi- 
naux d'autrefois  en  Europe.  Ils  disent  la  prière  chacun 
dans  une  mosquée,  ce  qui  leur  vaut  quelque  revenu 
et  beaucoup  de  crédit. 

La  grande  niosqui'e  du  Caire,  appelée  El-Azhar,  est 
grande,  belle,  et  a  un  grand  nombre  de  docteurs  et 
d'autres  attachés  à  son  service.  Il  y  en  a  vingt-(iuatre 
principaux. 

(Ici  les  notes  de  Doiiapartc  cessent  d'être  numérotées.) 

Il  y  a  beaucoup  de  cafés  au  Caire,  où  le  peuple  passe 
la  plus  grande  partie  de  la  journée  à  fumer. 

I.  23 


398  MKM(iIlti;s 

Les  pauvres,  les  voyageurs,  logent  dans  les  mos- 
quées, la  nuit  et  dans  la  chaleur. 

Il  y  a  une  grande  quantité  de  bains  publics  où  les 
femmes  vont  se  baigner  et  se  racontent  les  nouvelles 
de  la  ville. 

Les  mosquées  sont  dotées  comme  l'étaient  nos 
églises. 

Les  villages  de  l'Egypte  sont  des  fiefs  (jui  appar- 
tiennent à  qui  le  prince  les  donne.  En  conséquence  de 
(}Uoi,  il  y  a  un  cens  que  le  paysan  est  obligé  de  payer 
au  seigneur. 

Les  paysans  sont  propriétaires  réels,  puisqu'ils  sont 
respectés,  et  qu'au  milieu  de  toutes  les  révolutions  et 
de  tous  les  bouleversements,  l'on  ne  viole  jamais. 

Cela  fait  qu'il  y  a  deux  espèces  d'hommes  en  Egypte, 
les  propriétaires  de  fonds  ou  paysans,  et  les  feuda- 
taires  ou  seigneurs. 

Les  deux  tiers  des  villages  appartiennent  aux  Ma- 
meluks, pour  les  frais  d'administration.  Le  iniri,  pro- 
prement dit,  (|ui  est  une  imposition  assez  modique, 
était  censé  destiné  à  la  Porte. 

Les  revenus  de  la  République  consistent  en  cinq 
articles. 

1.  Douanes. 

2.  Divers  droits  affermés. 

8.  Miri,  droit  de  Kachefs  et  autn^s. 

4.  Le  cens  ou  droit  seigneurial,  sur  les  deux  tiers 
de  l'Egypte,  dont  le  haut  domaine  lui  appartient  ; 
les  douanes  de  Suez,  Qoseyr,  lioulaq,  Alexandrie, 
Damiette  et  Rosette  rendaient  quatre  à  cinq  millions. 


DK  M.  DE  BOURRIENNE  399 

f).  Le  iniri,  les  droits  ilc  Knchcfs  et  los  cens  seigneu- 
riaux se  nionli'iit  à  (jiiiiizc  inillions. 

Les  avanit's,  à  deux  milli<tiis.  l'ii  des  plus  grands 
revenus  des  Mameluks,  c'étaient  les  avanies. 

L'Kgyjtte  peut  donc  rendre,  tout  évalué,  vingt- 
quatre  millions  à  la  Uépublicjuc.  En  lem|>s  de  paix, 
elle  peut  en  rendre  jusqu'à  trente.  D'ici  à  vingt-cinq 
ans,  IKgypte  peut  rendre  cinquante  millions.  Je  ne 
comprends  pas  dans  cette  évaluation  l'espérance  qu'il 
y  a  à  avoir  du  commerce  des  Indes.  iMais,  pendant  la 
guerre,  la  suspension  de  tout  commerce  rend  le  [»ays 
pauvre,  et  tout  s'en  ressent. 

Depuis  notre  arrivée,  en  messidor,  jusqu'en  mes- 
sidor, c'est-à-dire  pendant  douze  mois,  l'on  avait 
retiré  de  l'Egypte  : 

Cinq  cent  mille  francs  des  contributions  d'Alexan- 
drie. Cent  cinquante  mille,  de  Rosette;  cent  cinquante 
mille,  de  Damiette  ;  cincj  cent  mille,  les  Coptes  du  Caire  ; 
cinq  cent  mille,  les  Damascains;  un  million,  les  mar- 
chands de  café  turcs  ;  cinq  cent  mille,  divers  mar- 
chands ;  cinq  cent  mille,  les  femmes  des  Mameluks  ; 
trois  cent  mille,  la  monnaie;  huit  millions  cinq  cen 
mille,  impositions  territoriales,  ou  de  métiers,  ou  de 
douanes. 

Ce  qui  fait  douze  millions  cent  mille  francs. 

II  était  encore  dû  par  les  villages  des  sommes  assez 
ccmsidérables  que  les  affaires  militaires  empêchèrent 
de  retirer. 


CHAPITRE  XL 


Sidney  Smith.  —  Lettre  de  Bonaparte  à  Marniont.  —  Injustice  de 
Bonaparte  envers  l'amiral  anglais.  — Lettre  de  Marmont.  —  Bonheur 
domestique.  —  Murât  et  Mourad-Bey  aux  lacs  Natron.  —  Impor- 
tance attachée  par  le  i,'énéral  en  chef  à  la  destruction  de  Mourad- 
Bey.  —  Départ  de  Bonaparte  pour  les  Pyramides.  —  Fables 
démenties.  —  La  vérité  déguisée.  —  Désir  de  voir  la  haute  Egypte. 

—  Ordres.  —  Rapidité  d'exécution.  —  Pourparlers  avec  les  Anglais. 

—  Une  gazette.  —  Déternîinatiou  subite.  —  Secret  recommandé.  — 
Armement  de  deux  frégates.  —  Dissimulation.  —  Annonce  d'un 
voyage  au  Delta.  —  Rapprochements.  —  Discrétion  du  général 
Lanusse.  —  Nous  irons  en  France.  —  Joie  concentrée.  —  Rendez- 
vous  à  Kleber.  —  Personne  au  rendez-vous. 


Le  tort  qu'avait  eu  Sidney  Smilli  d'empêcher  la 
prise  de  Saint  Jean-d'Acre  et  la  conquête  de  la  Syrie  ; 
celui  d'avoir  répondu  par  de  bons  procédés  à  de  très 
mauvais,  avait  jeté  dans  l'esprit  de  Bonaparte  des 
préventions  que  rien  ne  pouvait  effacer,  et  dont  on  a 
vu  l'injustice.  Il  croyait  qu'en  dénigrant  son  adver- 
saire, il  déguiserait  ses  revers.  11  écrivit  le  2  juin  1799 
à  Marmont  : 

Smith  est  un  jeune  fou,  qui  veut  faire  sa  fortune  et  se  mettre 
souvent  en  évidence.  La  meilleure  manière  de  le  punir  est  de  ne 
jamais  lui  répondre  ;  il  faut  le  traiter  comme  un  capitaine  de 
brùiol.  Cesi  au  reste  un  homme  capable  de  toutes  les  folios,  et 
au(ju(;l  il  ne  faut  jamais  prêter  un  projet  profond  cl  raisonné. 
Ainsi,  par  exemj)le,  il  serait  capable  de  faire  un  ])rojet  de  des- 
cente avec  huit  cents  hommes.  11  se  vante  d'être  entré  déguisé 
à  Alexandrie.  Je  no  sais  si  le  fait  est  vrai,  mais  il  est  possible 


MKMOIRKS  DE  M.  DE  BOURRIKNNF,  101 

qu'il  profito  d'un  piirlomonlniro  pour  entrer  dans  la  villo  déguisé 
en  inali'iol. 

Ce  contre-amiral  valait  Mtn  mi.ux  que  le  portrait 
qu'en  fait  son  ennemi.  De  la  bravoure,  une  imagina- 
tion vive,  un  cœur  2:énércux  ;  ce  n'est  pas  là  de  la 
folie. 

Je  trouvai  au  Caire  plusieurs  lettres,  parmi  lesquelles 
il  y  en  avait  une  de  iMarmont,  datée  d'Alexandrie  ;  il 
me  disait  : 

Ji'  vous  envoie,  mon  cher  ami,  une  lettre  à  votre  adresse  qui 
s'est  trouvée  dans  une  de  ma  femme.  Je  désire  vivement  qu'elle 
soit  pour  vous  d'un  vif  intérêt,  el  que  vous  appreniez  de  bonnes 
nouvelles  de  votre  femme  et  de  tos  enfants. 

J'ai  eu  des  lettres  de  ma  pauvre  llortense  ;  elle  gémit,  elle 
m'attend  avec  impatience.  Fasse  le  ciel,  mon  ami,  que  je  puisse 
bientôt  honorablement  la  revoir.  Si  dans  deux  mois  nous  sommes 
étrangers  aux  combats,  et  que  le  général  Bonaparte  sente  encore 
l'amitié  qu'il  eut  pour  moi,  je  [)uis  espérer  de  me  rapprocher 
d'elle.  Ce  n'est  point  une  passion  légère  et  frivole,  ce  n'est  point 
un  sentiment  de  légèreté  qui  me  fait  désirer  de  retourner  en 
France,  c'est  un  calcul  sage  qui  me  fait  craindre  des  malheurs 
qui  seraient  irréparables.  Le  bonheur  domestique,  la  paix  du 
ménage,  la  confiance  intérieure,  mon  cher  Bourrienne,  sont  les 
seules  choses  qui  soient  dignes  d'envie.  Je  possède  encore  ces 
biens,  mais  je  risque  de  les  perdre  ;  et  le  général  Bonaparte, 
sous  les  auspices  duquel  mon  mariage  s'est  fait,  doit  le  rendre 
heureux. 

Adieu,  mon  cher  ami.  Mille  choses  pour  moi  à  Duroc,  à  tous 
nos  camarades.  Je  vous  embrasse  comme  je  vous  aime. 

A.  Marmont. 

.V  peine  arrivé'  jiu  Caire,  Bonaparte  fut  informe  que 
!•'  brave  et  infatii,'able  .Mouiad-Hey  descendait  {)ar  le 
Fayoïim,  pour  se  réunir  à  quelques  rassemblements 
préparés  depuis  (juelque  temps  dans  le  Babyreli.  Selon 
toute  probabilité-,  ce  mouvtMuent  de  Mourad-Bey  était 
la  suite  des  nouvelles  qu'il  avait  reçues  relativement 


402  MÉMOIRES 

aux  dispositions  de  Constantinople,  et  au  débarque- 
ment qui  effectivement  eut  lieu  un  peu  plus  tard  dans 
la  rade  d'Aboukir.  Mourad  avait  choisi  les  lacs  Natron 
pour  le  lieu  du  rendez-vous.  Murât  est  envoyé  à  ces 
lacs.  Sa  présence,  annoncée  au  bey,  le  détermine  à 
s'en  éloigner,  et  à  remonter,  par  le  désert,  jusqu'à  la 
hauteur  de  Gyzeh  et  des  grandes  Pyramides  ;  mais  je 
n'ai  appris  que  depuis  notre  retour  en  France  qu'il 
était  monté  au  haut  de  la  grande  Pyramide,  pour  passer 
son  temps  à  contempler  le  Caire  (1)  ! 

jNapoléon  a  dit,  à  Sainte-Hélène,  que  Murât  eût  pris 
Mourad-Bey  si  celui-ci  fût  resté  vingt-quatre  heures 
plus  tard  aux  lacs  Natron;  c'est,  au  contraire,  parce 
que  ce  bey  apprit  que  Murât  y  était  qu'il  rebroussa 
chemin.  Les  espions  arabes  servaient  nos  ennemis 
beaucoup  mieux  que  nous  ;  nous  n'avions  pas  d'amis 
en  Egypte. 

Mourad-Bey,  informé  par  les  Arabes  qui  lui  ser- 
vaient d'estafettes  que  le  général  Desaix  envoyait  du 
sud  de  l'Egypte  une  colonne  contre  lui,  que  le  général 
en  chef  allait  aussi  le  poursuivre  sur  la  frontière  de 
Gyzeh,  et  que  les  lacs  Natron  et  le  Bahyreh  étaient 
occupés  par  des  forces  supérieures  aux  siennes,  se 
retira  dans  le  Fayoum.On  ne  prit  que  quelques  Arabes. 

Bonaparte  tenait  beaucoup  à  la  destruction  de  Mou- 


(I)  Et  à  s'entretenir  par  signes  avec  sa  femme  Sidem,  qui  était 
montée  sur  la  terrasse  de  sa  maison.  Quelques  jours  apros,  sa  femme, 
inquiète  des  bruits  qui  se  répandaient  contre  elle  dans  la  ville,  an 
sujet  de  criminelles  intoll licences,  se  rendit  chez  le  },'énéral  en  chef, 
pour  en  détruire  l'elTct.  Kl  le  fut  reçue  favorableiiiont.  «  Si  vous  aviez 
voidu  voir  votre  mari,  lui  dit  le  j^énéral  Bonaparte,  je  lui  aurais 
accordé  vinjft-quatre  heures  de  suspension  d'armes  pour  donner  à 
lui  et  à  vous  cette  satisfaction.  »  Mais  Bonaparte  se  doutait  fort  bien 
que  la  présence  de  Mourad  au.x  environs  du  Caire  marquait  quelque 
de&sein.  (D.  L.) 


DE  M.  Dl-:  IJOURRIKNNK  403 

ra<l,  (|tril  i-('i^!U(l.iil  coiiiinc  \r  [ilus  brave,  lo  plus  actif 
ri  If  (dus  (laui^criMiK  de  ses  (Minciuis  ou  Kgypl<^  (rcst 
parce  que  tous  les  reuseip;nements  annoneaient  que  ce 
Ix'V,  souteuu  par  les  Arabes,  se  tenait  sur  la  lisière 
(lu  désert  de  la  province  de  dyzeli,  que  Honaparle  se 
rendit  aux  Pyramides,  pour,  de  là,  diriger  différents 
corps  contre  cet  habile  et  dangereux  partisan.  Il  le 
regardait  comme  si  redoutable  qu'il  écrivait  à  Murât, 
(pi'il  désirait  (pie  le  sort  lui  eût  réservé  de  mettre  le 
sceau  à  la  conquête  de  l'Kgypte  par  la  destruction  de 
cet  ennemi. 

Hoiiaparte  partit  le  14  juillet  du  Caire  pour  les 
Pyramides.  11  devait  rester  trois  ou  quatre  jours  sur 
les  ruines  de  cet  antique  nécropolis  de  Memphis.  On 
verra  tout  à  l'heure  la  cause  de  son  prompt  départ. 
Celte  course  aux  Pyramides,  nécessitée  par  la  guerre, 
a  donné  lieu  à  un  petit  roman  bien  arrangé.  On  a 
voulu  qu'il  eût  assigné  rendez-vous  au  mufti,  aux 
nleiiias,ol  (pi'il  se  soit  écrié  en  entrant  dans  la  grande 
Pyramide  :  «  Gloire  à  Allah!  Dieu  seul  est  Dieu,  et 
Mahomet  est  son  prophète.  »  Or,  Bonaparte  n'est  pas 
entré  dans  la  grande  Pyramide  ;  il  n'en  a  pas  même 
eu  la  volonté,  ni  la  pensée.  Certes  je  l'y  aurais  suivi. 
Je  ne  l'ai  pas  quille  une  seconde  dans  ce  désert.  Il  fit 
entrer  quelques  personnes  dans  l'une  des  grandes 
Pyramides.  Il  se  tenait  devant,  et  en  sortant  on  lui 
rendait  compte  de  ce  que  l'on  voyait  dans  l'intérieur, 
c'est-à-dire  qu'on  lui  annom^ait  que  l'on  n'avait  rien 
vu.  Toute  cette  conversation  avec  le  mufti,  les  ulémas, 
est  une  mauvaise  plaisanterie;  il  n'y  en  avait  pas  plus 
(lue  de  Pape  et  d'archevêques  :  l'ignorance  seule  a  pu 

(l)  On  se  piniibiio  autour  des  grandes  Pyramides  au  milieu  d'une 

foule  de  iimn ents  semblables,  plus  ou  moins  élevés,  selon  la  fortune 

de  rc\t\  qui  It-s  con>acraienl  aii.x  morts.  {Noie  de  la  première  édition.) 


404  MÉMOIRES 

supposer  quelque  chose  de  commun  entre  les  Pyra- 
mides et  le  culte  des  musulmans.  Elles  ont  vu  naître 
ce  culte  ;  elles  le  verront  finir.  D'ailleurs  ce  n'était  pas 
en  pèlerinage  que  le  général  en  chef  allait  aux  Pyra- 
mides ;  c'était  pour  des  opérations  militaires  auxquelles 
pouvait  s'associer  un  peu  de  curiosité. 

Cet  entretien  de  Bonaparte  dans  l'une  des  Pyra- 
mides avec  plusieurs  imams  et  muftis  est  de  pure 
invention.  On  le  fixe  au  1"  août.  Nous  avons  passé 
deux  mois  d'août  en  Egypte.  En  1798,  Bonaparte  reve- 
nait de  la  poursuite  d'Ibrahim-Bey  ;  en  1799,  il  partit, 
le  10  de  ce  même  mois,  d'Aboukir  pour  le  Caire.  Il  y 
a  mieux  :  Bonaparte  écrivait  à  Kleber  le  15  juillet. 

«  J'ai,  toute  la  journée,  couru  dans  le  désert,  au 
delà  des  Pyramides,  pour  donner  la  chasse  à  Mourad- 
Bey,  et  je  serai  le  17  à  Teranneh.  » 

Si,  comme  on  l'a  répété  jusqu'à  satiété,  le  ridicule 
entretien  qu'on  lui  prête  dans  la  Pyramide  avait  eu 
lieu,  il  en  parlerait  certainement  dans  cette  lettre.  Les 
siècles  et  les  religions  y  auraient  joué  un  rôle.  Cette 
lettre  prouve  aussi  que  la  curiosité  n'était  (|u'un  motif 
secondaire  dans  cette  excursion  commandée  par  la 
présence  de  Mourad-Bey. 

Le  15  juillet  au  soir,  nous  nous  promenions  dans 
la  direction  du  nord,  lorsque  nous  aperçûmes,  sur  la 
route  d'Alexandrie,  un  Arabe  qui  arrivait  en  toute 
hâte.  Il  remit  au  général  en  chef  une  dt'pcche  du  géné- 
ral Marmont,  qui  commandait  dans  cette  place  à  la 
grande  satisfaction  de  Bonaparte,  qui  n'eut  qu'à  s'en 
louer,  surtout  pondant  les  ravages  que  la  peste  y  causa. 
Les  Turcs  a^•aient  dt'barqué  le  1  i  juillet  à  Aboukir, 
sous  l'escorte  et  la  protection  de  la  marine  anglaise. 
Cette  nouvelle  du  débarquement  de  quinze  à  seize  mille 
hommes  ne  surprit  pas  trop  Bunaparte  qui  s'y  atten- 


DK  M    DI-;  HOURIUKNNP:  405 

dait  depuis  loiiî^temps.  11  n'en  fut  pas  de  même  des 
généraux  (ju'il  aimait  le  jdus,  et  qu'il  avait,  on  devine 
pourquoi,  rassurés  sur  ces  craintes.  H  écrivait  à  Mar- 
mont,  qui  était  le  plus  exposé  et  (jui  devait  se  tenir 
le  plus  sur  ses  gardes  : 

L'armée  qui  devait  se  présenter  devant  Alexandrie,  et  qui 
était  partie  de  Conslanlinople  le  1"  tlu  rhamadan,  a  été  détruite 
sous  Acre.  Si,  cependant,  cet  extravagant  commandant  anglais 
(Smith)  en  faisait  embarquer  le  reste  |)Our  le  présenter  à  Aboukir, 
je  ne  crois  pas  que  cela  puisse  taire  plus  île  deux  mille  hommes. 

11  écrivait  au  général  Dugua,  qui  commandait  au 
Caire  : 

Le  commandant  anglais  qui  a  sommé  Damielte  est  un  extra- 
vagant. L'armée  combinée  dont  on  parle  a  été  détruite  devant 
Acre,  où  elle  est  arrivée  quinze  jours  avant  notre  départ. 

Et,  au  moment  ((ù  il  arrivait  au  Caire,  il  disait  dans 
une  lettre  à  Desaix  : 

Nous  voici  arrivés  à  la  saison  où  les  débarquements  deviennent 
possibles.  Je  ne  vais  i)as  perdre  une  heure  pour  me  mettre  en 
mesure.  Les  probabilités  sont,  cependant,  que  pour  cette  année 
il  n'y  en  aura  pas. 

Pouvait-il  tenir  un  autre  langage,  ayant  proclamé, 
immédiatement  après  la  levée  du  siège  d'Acre,  qu'il 
venait  d'y  détruire  ces  quinze  mille  hommes  qui,  deux 
mois  plus  tard,  devaient  di'barquer  à  Alioukir. 

C'était,  sans  doute,  pour  conlirmer  cette  idée  qu'il 
cherchait  à  inculquer  à  tout  le  monde,  qu'avant  sa 
petite  excursion  aux  Pyramides  il  armon<*ait  la  réso- 
lution d'aller  visiter  la  haute  Kgypie.  Il  avait  le  plus 
grand  désir  d'aller  inscrire  son  nom  sur  la  Syènite,  à 
côté  des  n<jins  dt.'S  plus  anciens  coïKpii'-rants  de  ce 
pays  ({ui  a  toujours  été  à  celui  qui  a  voulu  le  prendre. 

23. 


406  MÉMOIRES 

Il  paraissait  tenir  beaucoup  à  ce  projet,  et  faisait  sans 
cesse,  avant  son  départ  pour  le  désert  lybien,  toutes 
les  petites  dispositions  intérieures  pour  ce  long  et 
intéressant  voyage.  Il  exprimait,  chaque  jour,  le  regret 
qu'il  aurait  de  quitter  l'Egypte  sans  avoir  vu  ses  ma- 
gnifiques ruines.  J'étais,  pour  mon  compte,  enchanté 
de  cette  résolution  ;  mais  un  je  ne  sais  quoi  me  disait 
que  je  ne  verrais  pas  Thcbes  aux  cent  palais, 

A  peine  eut-il  lu  la  lettre  de  Marmont,  que  Bona- 
parte rentra  dans  sa  tente  et  me  dicta,  jusqu'à  trois 
heures  du  matin,  ses  ordres  pour  le  départ  des  troupes 
et  pour  la  marche  à  suivre  pendant  son  absence,  par 
celles  qui  resteraient  dans  l'intérieur  du  pays.  Je  vis, 
dans  ce  moment,  se  dévelopi)er  ce  caractère  ardent 
qui  s'iiritait  des  obstacles;  cette  célérité  qui  prévenait 
tout.  Il  était  tout  action  et  n'hésitait  jamais.  Le 
16  juillet,  à  quatre  heures  du  matin,  il  était  à  cheval, 
et  l'armée  en  pleine  marche.  Je  dois  rendre  justice  à 
cette  imperturbable  présence  d'esprit,  à  cette  promp- 
titude dans  la  décision,  à  cette  rapidité  dans  l'exécu- 
tion, qui,  à  cette  époque  de  sa  vie,  ne  l'abandonnaient 
jamais  dans  les  grandes  occasions. 

Nous  arrivâmes,  le  16  au  soir,  à  Ouarda,  au  nord 
de  Gyzeh  ;  le  19,  à  llahmanyeh,  et  le  i23,à  Alexandrie, 
où  tout  se  prépara  pour  cette  mémorable  bataille  qui 
ne  répara  pas  les  pertes  immenses  et  les  suites  fu- 
nestes de  la  bataille  navale  du  même  nom,  mais  qui 
rappellei'a  toujours  aux  Français  un  de  leurs  plus 
beaux  faits  d'armes. 

Ai)rés  la  bataille,  (pii  fut  livn'c  le  !25  juillet,  Bona- 
parte env(jya  un  parlementaire  à  bord  du  vaisseau 
amiral  anglais.  Nos  rapports  furent  pleins  d'urbanité, 
et  tels  que  l'on  devait  s'y  attendre  entre  deux  nations 
civilisées.   L'amiral  anglais   remit  au   parlementaire 


Di;  M.  Dl-,  I5<H'|;KIKNNI'.  I(l7 

(|ii('l(|u»'s  (Inucctiy.s,  vn  rcliangc  de  ce  que  nous  avions 
(Mivoyr,  el  la  Gdwllc  fraurahe  île  Francfort  du 
10  juin  IT.IO.  Depuis  dix  mois  nous  rtitms  sans  nou- 
velles de  France.  Bonaparte  parcourut  ce  journal  avec 
un  enipresscment  facile  à  concevoir,  «  Eh  bien  !  me 
dii-il,  mon  pressentiment  ne  m'a  pas  trompe;  l'Italio 
est  perdue!  !  !  Les  misérables!  tout  le  fruit  de  nos  vic- 
toires a  disparu  !  11  faut  que  je  parte.  » 

11  fait  appeler  lîerthier;  il  lui  fait  lire  les  nouvelles, 
lui  dit  que  les  affaires  vont  mal  en  France,  qu'il  veut 
aller  voir  ce  qui  s'y  passe;  qu'il  viendra  avec  lui; 
que,  pour  le  moment,  il  n'y  aura  que  lui,  moi,  Ber- 
thier  et  Ganteaiime,  qu'il  a  mandé,  dans  le  secret;  il 
lui  recommande  de  le  bien  garder,  de  ne  pas  témoi- 
gner de  joie  extraordinaire,  de  ne  rien  changer  à  ses 
liabitudes,  de  ne  rien  acheter  et  de  ne  rien  vendre.  Il 
termine  par  lui  dire  qu'il  compte  sur  lui.  «  Je  suis 
sur  de  moi,  je  suis  sûr  de  Bourrienne.  »  Berthier 
[iromit  de  se  taire  et  il  tint  parole  :  il  avait  assez  de 
1  Kgypie;  il  brûlait  du  désir  de  retourner  en  France 
et  devait  craindre  que  son  indiscrétion  ne  perdît  tout. 

Ganteaume  arrive  :  Bonaparte  lui  donne  l'ordre  de 
|)réparer  les  deux  frégates,  la  Muiron  et  la  Carrère,  et 
deux  petits  bâtiments,  la  Revanche  et  la  Fortune^  avec 
des  vivres  pour  quaire  à  cinq  cents  hommes,  et  pour 
deux  mois.  11  lui  recommande  le  secret  sur  le  but  de 
l'armement  qu'il  lui  confie  et  d'agir  avec  assez  de 
l)rudence  pour  que  la  croisière  anglaise  n'ait  aucune 
connaissance  de  cet  armement.  Il  arrêta,  plus  tard, 
avec  Ganteaume,  la  route  qu'il  fallait  suivre.  Il  pen- 
sait à  tout. 

Bonaparte  cacha  et  dissimula  son  départ,  avec  le 
pins  grand  soin  ;  mais  il  en  perça  toujours  qucbjues 
bruits   vagues.  Le  général   Dugua,  commandant  du 


408  MEMOIRES 

Caire,  qu'il  venait  de  quitter  pour  aller  s'embarquer, 
lui  écrivait  le  18  août  :  «  J'apprends  à  l'instant  qu'il 
y  a  eu  une  grande  rumeur  à  l'Institut,  ce  matin,  où 
l'on  a  dit  très  haut  que  vous  étiez  parti  pour  aller  en 
France  ;  (jue  vous  emmeniez  avec  vous  Monge,  Ber- 
thollet,  Berthier,  Lannes  et  Murât.  Cette  nouvelle  s'est 
répandue  en  un  instant  dans  toute  la  ville,  où  je  ne 
serais  pas  étonné  qu'elle  })roduisît  un  très  mauvais 
effet;  mais  j'espère  que  vous  la  détruirez.  »  Bonaparte 
s'embarqua  cinq  jours  après  la  réception  de  cc^te  lettre, 
bien  entendu  sans  y  répondre. 

Il  écrivait,  le  18  août  1199,  au  divan  du  Caire  :  «  Je 
pars  demain  pour  me  rendre  à  Menoul',  d'où  je  ferai 
différentes  tournées  dans  le  Delta,  afin  de  voir  par 
moi-même  les  injustices  qui  pourraient  être  com- 
mises et  prendre  connaissance  des  hommes  et  du 
pays.  » 

Il  ne  disait  à  l'armée  la  vérité  qu'à  demi  : 

Les  nouvelles  d'Europe  m'ont  décidé  à  partir  pour  la  France. 
Je  laisse  le  commandement  de  l'armée  au  général  Kiober; 
l'armée  aura  bientôt  de  mes  nouvelles.  Je  ne  peux  pas  en  dire 
davantage.  Il  m'en  coule  de  quitter  des  soldats  auxcjuels  je  suis 
le  i)lus  attaché.  Mais  ce  ne  sera  ipie  momentanément,  et  le  gé- 
néral que  je  leur  laisse  a  la  confiance  du  gouvernement  et  la 
mienne. 

On  vient  di'  voir  l'unique  cause  du  départ  du  gé- 
néral Bonaparte  pour  l'Europe;  c'est  un  fait  fort 
naturel  et  qu'ont  dénaturé  les  plus  ridicules  supposi- 
tions, les  conjectures  les  plus  bizarres.  On  a  voulu 
donner  h  un  fait  très  simple  des  causes  extraordi- 
naires. 11  n'est  pas  vrai,  comme  on  l'a  souvent  dit, 
qu'il  ait  arrêté  son  départ  après  la  bataille  d'Aboukir  ; 
il  n'y  pensait  pas.  Il  eût  été  fort  content  que  le  débar- 
quement n'eût  pas  eu  lieu,  et  il  eût  attendu  des  nou- 


ni;  M   i)i;  is(>ri{Kii;N\i'.  loo 

vt'lli's  de  Fiance  pour  prendre  s<m  parti.  Une  l'on 
n'oublie  pas  son  ardente  passion  \h)uv  la  conservation 
de  sa  conquête,  el  l'on  jugera  s'il  ne  devait  pas  piv- 
IV-rer  le  repos  de  ri']g\  pie  à  une  bataille  dont  le  succès 
n'esl  jamais  ciTlain,  et  (|ui,  même,  gagnée,  ctjûle  t(ju- 
jours  beaucoup  di'  inonde,  perte  plus  sensible  encore, 
dans  une  situation  où  l'on  ne  peut  espérer  de  ren- 
forts. 

On  a  dit  que  Bonaparte,  avant  le  2o  juillet,  était 
informé  des  événements  d'Italie  par  des  correspon- 
dances secrètes.  Il  n'en  existait  pas  plus  de  secrètes 
que  d'oriicielles.  Dix  mois  déjà  passés,  nous  étions 
sans  nouvelles  d'Europe. 

Il  est  aussi  contraire  à  la  vc-rité  de  dire  (jue  Bona- 
parte (Hait  instruit  ofliciellement  des  affaires  de  France 
et  de  la  situation  fâcheuse  de  celles  qu'il  avait  lais- 
sées, soit  là,  soit  en  Italie.  Qu'est-ce  qu'un  nommé 
Bourbaki  ou  Boiidjachi,  qui  vient,  de  la  part  de.Toseph, 
lui  apporter  des  nouvelles  importantes?  Et  puis 
M""  Bonaparte  qui  vend  ce  secret  mille  louis  à  Fouché? 
Quel  secret?  Et  cela  fondé  sur  des  Mémoires  sur 
Foucbé  et  non  de  Fouché,  (jui  ne  sont  qu'une  pitoyable 
com|)ilation  des  oui-dire  de  cette  époque. 

Je  le  demande,  si  Bonaparte  eût  reçu  les  nouvelles 
dont  on  parle  avec  tant  d'assurance,  eùt-il  écrit,  le 
:2.S  juin,  au  Directoire  la  lettre  dans  laquelle  il  donniî 
la  l'elation  des  événements  qui  se  sont  succédé 
depuis  plusieurs  mois  ;  eùt-il  demandé  des  secours  de 
toute  espèce,  et  dit  que  les  dernières  nouvelles  qu'il  a 
reçues  sont  de  Belleville,  consul  à  Gènes,  et  ont  plus 
de  six  mois  de  date,  lettre  dans  laquelle  il  ajoute,  en 
paiiant  du  contre-amiral  Pern-e,  «  personne  n'est  plus 
à  même  ([ue  cet  oflicicr  de  nous  faire  passer  des  nou- 
velles et  des  secours?  » 


410  MÉMOIRES 

On  doit  regarder  comme  certain,  ot  je  l'affirme, 
que  Bonaparte  ne  se  tloiUait  même  |)as  de  son  départ 
pour  la  France,  lorsqu'il  alla  aux  Pyramides,  ni  lors- 
(pi'il  reçut  la  nouvelle  du  débarquement  des  Anglo- 
Turcs.  Nous  avons  dit  la  vraie  raison  de  sa  résolu- 
tion; tout  le  reste  est  de  pure  invention.  Quelle  manie 
de  vouloir  toujours  trouver  de  l'extraordinaire  là  où 
il  n'y  a  rien  que  de  très  simple  et  de  très  naturel? 

Bonaparte  avait  écrit  au  Directoire,  à  la  fin  de  dé- 
cembre 1198  :  «  Nous  sommes  sans  nouvelles  de 
France;  pas  un  courrier  depuis  le  mois  de  juin.  Cela 
est  sans  exemple,  dans  les  colonies  mêmes.  »  Des  écri- 
vains ont  imaginé  de  faire  venir  ces  nouvelles  par 
Tunis,  Alger,  Maroc!  Que  sais-je?  Mais  on  ne  peut 
rien  opposer  à  un  fait  positif.  Il  y  avait,  à  cette 
époque,  plus  de  deux  ans  que  j'étais  auprès  de  Bona- 
parte; je  ne  sache  pas  qu'une  seule  dépèche  dans 
aucune  circonstance  me  soit  restée  inconnue.  Com- 
ment toutes  celles  dont  on  a  parlé  m'auraient-elles 
échappé? 

Presque  toutes  les  personnes  qui  ont  parlé  de  la 
sorte,  pour  écarter  le  rej)ruche  de  dt'sertion  que  l'on 
faisait  à  Bonaparte,  citent  une  lettre  du  Directoire  du 
26  mai  1199.  Cette  lettre  peut  avoir  été  écrite,  mais 
elle  n'est  point  parvenue;  qu'im[)orte  alors  qu'elle 
existe  dans  des  archives? 

Que  de  choses  n'a-t-on  pas  dites  sur  ce  départ  et  ses 
causes?  Ce  que  l'on  vient  de  lire  est  d'une  [)ersunne 
qui  ne  le  quittait  jamais,  à  qui  il  disait  tout,  ([ui  écri- 
vait tout  sous  sa  dictée  ou  par  ses  ordres.  Je  le  répète, 
au  retour  de  la  Syrie  nous  étions  sans  nouvelles  de 
France.  11  écrivait,  le  i2  juillet  1199,  au  général  Desaix, 
l'homme  qu'il  aimait,  estimait  et  honorait  le  i)lus, 
qu'il  était  sans  nouvelles  d'Europeetqu'il  en  attendait. 


1)H  M.  DE  HOURRIENNE  411 

Je  n'ai  jamais  entendu  parler  de  Bombachi  ou  de 
Bourhaki  ;  ceux  qui  puMirul  que  ce  si»ni,  les  nouvelles 
que  eei  lioninic  a  apitoih'rs  i'i  l{(tna[)arte  de  la  part  de 
ses  frères,  à  Saint-Jean-d'Acre,  qui  sont  cause  de  la 
levée  du  sièire  (  l),ont  dit  une  sottise.  S'ils  eussent  été 


(1  On  \uit  bien  iiiic  ce  n'est  pas  Boiirricime  qui  parle  avec  autant 
de  cerlitiule,  ou  alors  Bonaparte  ne  lui  cuiiliait  absolument  rien. 
Voici  une  lettre  écrite  par  le  roi  Joseph,  le  16  mai  i82(J,  et  qui  con- 
treilit  ce  qu'il  traite  de  sottise. 

«  Je  n'ai  point  trouvé  d'instructions  écrites  du  Directoire.  Par  ses 
lettres  au  général  Bonaparte,  on  voit  qu'il  avait  été  autorisé,  avant 
son  départ,  à  ordonner,  en  son  nom,  aux  ministres,  toutes  les  dispo- 
sitions nécessaires  à  soti  expédition.  Le  général  Bonaparte  m'avait  dit 
qu'il  était  autorisé  à  faire  tout  ce  qui  lui  semblerait  bien,  le  Direc- 
toire ne  voulant  d'autre  garantie  que  celle  qu'il  trouvait  dans  la  gloire 
du  vainqueur  d'Italie.  Le  général  Bonaparte  était  autorisé  à  rester  ou 
à  quitter  la  conquête,  selon  les  nouvelles  qu'il  recevrait  d'Europe 
et  la  situation  des  pays  occupés  par  son  armée;  c'est  ce  que  le  gé- 
néral Bonaparte  m'a  dit  plusieurs  fois  avant  son  départ  et  que  je  lui 
ai  entendu  dire  à  des  membres  du  Directoire,  lesquels,  m'ayant  un 
jour  proposé  l'ambassade  de  Prusse,  lui  dirent  eu  ma  présence  :  que 
peut-être  feraisje  mieu.x  d'y  renoncer,  étant  mieu.\  placé  au  Conseil 
des  Ciiiq-i;ents  pour  correspondre  avec  lui,  sur  tout  ce  (jui  pourrait 
déterminer  ses  résolutions  par  la  suite.  Je  me  décidai  à  rester  à 
Paris,  et  je  puis  assurer  que  mon  frère  me  dit  plusieurs  fois  :  «  Je 
«  suis  libre  de  rester  en  Orient  ou  de  revenir  en  Europe.  Si  l'on 
«  peut  se  passer  de  moi  ici,  je  resterai  eu  Orient;  si  l'on  a  encore  la 
«  guerre  en  Europe,  si  l'opinion  me  rappelle,  je  reviendrai  ;  si  la 
'<  Bepublique  peut  véritablement  s'alTermir,  tant  mieu.x  ;  si  nos 
«  vieilles  habitudes  monarchi(jues,  en  contradiction  avec  nos  lois 
«  actuelles,  mettent  au.x  prises  l'opiniijn  et  le  gouvernement  républi- 
»  cain  et  qu'il  faille  ime  main  unique  et  forte  pour  soutenir  nos 
u  institutions  nouvelles,  ju.^qu'a  ce  qu'elles  soient  soutenues  par  les 
•  mo'urs  et  par  elles-mêmes;  si  l'opinion  m'appelle,  je  revieuÂai.  Si 
«  l'on  peut  aller  sans  moi,  tant  mieu.x.  Un  assez  vaste  champ  de 
«  gloire  est  ouvert  «levant  moi  en  Egypte  :  d'un  coté,  Constantinoplo; 
i'  lie  l'autre,  l'Inde.  » 

«  Je  promis  de  correspondre  avec  lui  et  j'ai  tenu  parole.  Lorsque 
je  Directoire,  p-pondant  aux  plaintes  portées  sur  son  administration 
par  les  tieux  Conseils,  dmil  les  mend)res  étaient  réunis  en  comité 
gênerai  dans  la  bibliothèque,  lit  la  faute  d'accuser  le  général  Bona- 
parte de  la  perle  de  l'Italie,  je  ne  pus  me  contenir  et,  renonçant  à  la 
fftserve  que  je  m'étais  imposée,   je  répliquai  au  citoyen  Garât,  qui 


412  MÉMOIRES 

à  ce  siège  désastreux,  ils  en  auraient  vu  les  vrais  mo- 
tifs. Comment  aurait-on  pu  arriver  seul  au  camp 
d'Acre,  soit  par  mer,  soit  par  terre.  Restons  dans  le 
vrai;  c'est  un  hasard  qui  a  procuré  des  nouvelles  d'Eu- 
rope. C'est  cette  unique  circonstance  qui  a  déterminé 
la  résolution  de  Bonaparte  et  lui  a  fait  envisager 
l'Egypte  comme  un  champ  de  gloire  épuisé,  qu'il  était 
temps  de  quitter  pour  aller  jouer  un  autre  rôle  en 
France.  En  partant  de  ce  pays,  Bonaparte  avait  bien 
senti  que  le  discrédit  commençait  à  l'atteindre.  On  a 
vu  qu'il  avait  voulu  s'éloigner  et  rehausser  encore  sa 
gloire  pour  attirer  de  plus  en  plus  sur  lui  les  regards 
et  l'attention  du  monde.  Ce  qu'il  désirait,  il  venait  de 
l'obtenir  en  grande  partie,  parce  que,  malgré  des  dé- 
sastres trop  réels,  le  drapeau  français  llottait  cepen- 
dant aux  cataractes  du  Nil  et  sur  les  ruines  de  Mem- 
phis,  et  ces  grands  noms  unis  à.  ceux  des  Pyramides 
et  d'Aboukir  n'en  frappaient  pas  moins  les  imagina- 
tions. Voyant  que  la  gloire  des  armes  ne  soutenait 
plus  la  débile  puissance  directoriale,  il  se  hâta  d'aller 
voir  s'il  ne  pouvait  pas  la  [)artager  ou  s'en  saisir. 

On  a  supposé  des  lettres  du  Directoire,  des  intelli- 
gences secrètes  ;  Bonaparte  n'avait  pas  besoin  de  tout 
cela!  Il  pouvait  faire  ce  qu'il  voulait,  rien  ne  le  gênait  : 
telles  avaient  été  ses  conventions  en  partant.  Il  n'obéis- 

portait  la  parole,  d'une  manière  qui  nie  sembla  applaudie  par  tous 
les  députés.  .\e  comptant  plus  sur  la  bonne  volonté  du  Directoire 
pour  aller  au  secours  du  iréiicral  Bonaparte,  je  dcpècliai  un  Grec, 
nomme  Hourbaki,  en  mandant  à  mon  frère  la  vérité.  Il  vint  lui-même 
solliciter  les  secours  qu'on  ne  lui  envoyait  pas.  Tallcyrand  avait  du 
être  envoyé  à  Constantinople,  par  le  Directoire,  et  il  n'était  pas  parti 
de  Paris.  Dans  ses  dépêches  au  Directoire,  le  ijénéral  Bonaparte  parle 
plusieurs  fois  de  .son  retour  éventuel,  et  l'on  ne  voit  jamais  que  le 
Directoire  s'y  oppose.  » 

J'ai  vu  la  minute  de  cette  lettre  chez  le  baroD  Ducasse,  l'auteur 
des  Mémoires  du  roi  Joseph.  (D.  L.) 


\W.  M.  DE  BOURHIKNNF,  «13 

Sait  (lu'à  sa  volonté  et,  sans  la  jHTtc  de  la  llutie,  il 
serait  peut-être  parti  plus  tùt.  Vouloir  et  faire  était  un 
pour  lui.  Cette  latitude  »''tait  une  suite  de  ses  conven- 
tions Verbales  avec  le  Diiecloire,  dont  il  n'aurait  pas 
voulu  qu'aucune  instruction  ni  aucun  arrêté  pût  en- 
traver ses  démarches, 

Bonai)aiie,  jiarti  d'Alexandrie  le  5  août,  arriva  le 
10  au  Caire.  Il  lit  d'abord  renouveler  le  bruit  d'un 
voyage  dans  la  haute  Egypte.  Cela  paraissait  d'autant 
plus  vraisemblable  qu'il  en  avait  réellement  conçu  le 
projet  avant  d'aller  aux  Pyramides  et  que  ce  projet 
était  connu  de  l'armée  et  des  habitants  du  Caire.  Tout 
à  coup  il  annonce  (lu'il  veut  voir  Menouf  et  par- 
courir le  Delia.  1!  remontera  le  Xil  plus  tard  ;  il  va 
d'abord  le  descendre,  il  écrivit,  le  18  août,  au  divan 
du  Caire  : 

Je  pars  dcniaiii  poui*  me  rendre  à  Menouf,  iToù  je  l'erai  iliffé- 
rentes  tournées  dans  le  Delta,  afin  de  voir  par  moi-niênie  les 
injustices  qui  pourraient  ('tre  connmises  et  de  prendre  connais- 
sance et  des  hommes  et  du  pays.  Je  désire  (jue  vous  me  don- 
niez le  plus  souvent  possible  de  vos  nouvelles  et  que  vous 
m'informiez  de  la  situation  des  clioses. 

Jusque-là  le  secret  i'ut  assez  bien  gardé.  Le  général 
Lanusse,  commandant  à  Menouf,  où  nous  arrivâmes 
le  20  août,  l'avait  toutefois  deviné  :  «  Vous  allez  en 
France,  »  me  dit-il;  ma  r(''i)onse  négative  le  confirma 
dans  son  opinion,  ce  qui  me  ferait  presque  croire  que 
le  général  en  chef  avait  été  le  premier  indiscret.  Le 
brave  général  Lanusse  enviait  notre  sort,  mais  sans 
plaintes.  Il  témoigna  le  vif  désir  que  notre  traversée 
fût  heureuse  et  ne  dit  rien  à  personne. 

Nous  arrivâmes,  le  21  août,  au  puits  de  Birket.  Les 
Arabes  en  avaient  rendu  l'eau  irapotable.  Le  général 


414  MÉMOIRES 

en  chef,  voulant  absolument  se  désaltérer,  exprima 
dans  un  verre  le  jus  de  plusieurs  citrons.  Il  ne  put 
avaler  cette  boisson  détestable  qu'en  se  pinçant  forte- 
ment les  narines  et  avec  un  s^rand  déiioût. 

Le  22  août,  nous  étions  près  d'Alexandrie;  alors  le 
général  déclara  à  tous  ceux  qu'il  avait  amenés  du 
Caire  qu'ils  allaient  en  France  La  joie  éclata  sur  toutes 
les  figures. 

Le  général  Kleber,  auquel  Bonaparte  destinait  le 
commandement  de  l'armée,  îut  invité  à  venir  de  Da- 
miette  à  Rosette  où  il  lui  disait  de  se  rendre,  pour 
conférer  avec  lui  sur  des  affaires  extrêmement  impoi- 
tantes.  Bonaparte  lui  donnait  un  rendez-vous  où  il 
savait  qu'il  ne  serait  pas;  il  voulait  éviter  ses  reproches 
et  la  dure  franchise  de  Kleber.  Il  lui  écrivit  alors  tout 
ce  qu'il  voulait  lui  dire  et  donna  pour  motif  de  ne 
s'être  pas  trouvé  au  rendez-vous,  que  la  crainte  de 
voir  la  croisière  anglaise  reparaître  d'un  moment  à 
l'autre  l'avait  forcé  d'accélérer  son  voyage  de  trois 
jours.  Mais  Bonaparte  savait  très  bien,  en  lui  écri- 
vant, qu'il  serait  en  mer  avant  qu'il  eût  reçu  sa  lettre. 
Kleber  s'est  plaint  amèrement  de  cette  conduite  astu- 
cieuse dans  sa  coi'respondance.  On  verra  dans  la  suite 
combien  fut  bizarre  la  destinée  réservée  à  la  corres- 
pondance de  Kleber. 


PIÈCES  ET  LETTRES 


CITÉES 


DANS  LE  PREMIER  VOLUxME   DE  CES  MEMOIRES 


I.  Le  souper  de  Beaticaire.  —  II.  Acte  civil  du  mariage  de  Bonaparte. 
—  m.  Notes  sur  M.  d'Entraides.  —  IV.  Liste  des  chilTrcs  et  des 
signes  composes  par  Bourrienne  pour  la  correspondance  (18  fruc- 
tidor). —  V.  E.xtrait  du  rapport  du  5,'énéral  Clarke  au  Directoire 
exécutif  ^7  décembre  1796J.  —  VI.  Éclaircissements  historiques  sur 
la  destruction  de  la  flotte  et  la  conduite  de  l'amiral  Brueys.  — 
VIL  Notes  historiques  sur  l'expédition  d'Egypte.  —  VIII.  Corres- 
pondance particulière  et  officielle.  —  IX.  Composition  et  travaux 
de  l'Institut  (l'Egypte. 


LE  SOUPER  DE  BEAUGAIRE 


Je  me  trouvai  à  Beaucaire  le  dernier  jour  de  la  foire  ;  le 
hasard  me  fit  avoir  pour  convives  à  souper  deux  négociants 
marseillais,  un  Nimois  et  un  fabricant  de  Montpellier. 

Après  les  premiers  moments  employés  à  nous  reconnaître, 
l'on  sut  que  je  venais  d'Avignon  et  que  j'étais  militaire.  Les 
esprits  de  mes  convives,  qui  avaient  été  toute  la  semaine  fixés 
sur  le  cours  du  négoce  (]ui  accroît  les  fortunes,  l'étaient  dans  ce 
moment  sur  l'issue  des  événements  présents,  d'où  en  dépend  la 
conservation;  ils  cliercliaient  à  connaître  mon  opinion,  pour,  en 
la  comparant  à  la  leur,  pouvoir  se  rectifier  et  acquérir  des  j)ro- 
babilités  sur  l'avenir,  qui  nous  affectait  différemment  ;  les  Mar- 
seillais surtout  paraissaient  être  moins  pétulants  :  l'évacuation 
d'Avignon  leur  avait  appris  à  douter  de  tout.  Il  no  leur  restait 
qu'une  grande  sollicitude  sur  leur  sort.  La  confiance  nous  eut 
bientôt  rendus  babillards  et  nous  commençâmes  un  entretien  à 
l>eu  près  en  ces  termes  : 

LE   MMOIS 

L'armée  de  Cartaux  est-elle  forte?  L'on  dit  qu'elle  a  perdu 
bien  du  monde  à  l'attaque  ;  mais  s'il  est  vrai  qu'elle  ait  été 
repoussée,  pourquoi  les  Marseillais  ont-ils  évacué  Avignon  ? 

LE    MILITAIRE 

L'armée  était  forte  de  4,000  hommes  lorsqu'elle  a  attaqué 
Avignon,  elle  est  aujourd'hui  à  6,000  hommes,  elle  sera  avant 
(piatre  jours  à  10,000  hommes. 

Elle  a  perdu  cinq  honmies  et  onze  blessés  ;  elle  n'a  point  été 
repoussée,  puisqu'elle  n'a  fait  aucune   attaque  en  forme  ;  elle  a 


418  MEMOIRES 

voltigé  autour  de  la  place,  a  cherché  à  forcer  les  portes  en  y 
attachant  des  pét<irds  ;  elle  a  tiré  quelques  coups  de  canon  pour 
essayer  la  contenance  de  la  garnison  ;  elte  a  dû  ensuite  se  retirer 
dans  son  camp  pour  combiner  son  attaque  pour  la  nuit  suivante. 

Les  Marseillais  étaient  3,600  hommes;  ils  avaient  une  artillerie 
plus  nombreuse  et  de  plus  fort  calibre,  et  cependant  ils  ont  été 
contraints  à  repasser  la  Durance.  Cela  vous  étonne  beaucoup  ; 
mais  c'est  qu'il  n'appartient  qu'à  des  vieilles  troupes  de  résister 
aux  incertitudes  d'un  siège. 

Nous  étions  maîtres  du  Rhône,  de  Villeneuve  et  de  la  cam- 
pagne ;  nous  eussions  intercepté  toutes  leurs  communications, 
lis  ont  dû  évacuer  la  ville. 

La  cavalerie  les  a  poursuivis  dans  leur  retraite  ;  ils  ont  eu 
beaucoup  de  prisonniers  et  ont  perdu  deux  pièces  de  canon. 

LE    MARSEILLAIS 

Ce  n'est  pas  là  la  relation  que  l'on  nous  a  donnée;  je  ne  veux 
pas  vous  la  contester,  puisque  vous  y  étiez  présent;  mais  avouez 
qiio  cela  ne  vous  conduira  à  rien. 

Notre  armée  est  à  Aix,  trois  bons  généraux  sont  venus  rem- 
placer les  premiers;  l'on  lève  à  Marseille  de  nouveaux  bataillons, 
nous  avons  un  nouveau  train  d'artillerie,  plusieurs  pièces  de  24  ; 
sous  peu  de  jours  nous  serons  dans  le  cas  de  reprendre  Avignon, 
ou  du  moins  nous  resterons  maîtres  de  la  Durance. 

LE   MILITAIIIE 

Voilà  ce  que  l'on  vous  dit  pour  vous  entraîner  dans  le  préci- 
pice qui  s'approfondit  à  cliaque  instant  et  qui  peut-être  englou- 
tira la  plus  belle  ville  de  France,  celle  qui  a  le  plus  mérité  des 
patriotes  ;  mais  l'on  vous  a  dit  aussi  que  vous  traverseriez  la 
France,  que  vous  donneriez  le  ton  à  la  République,  et  vos  pre- 
miers pas  ont  été  des  échecs;  l'on  vous  a  dit  (pi'Avignon  pouvait 
résister  longtemps  à  iJOjOOO  hommes,  et  une  seule  colonne  de 
l'armée,  sans  artillerie  de  siège,  dans  vingt-quatre  heures,  en  a 
été  maîtresse;  l'on  vous  a  dit  que  le  Midi  était  levé,  et  vous  vous 
êtes  trouvés  seuls;  l'on  vous  a  dit  que  la  cavalerie  nîmoise  allait 
écraser  les  Allobroges,  et  ceux-ci  étaient  déjà  au  Saint-Esprit 
et  à  Villeneuve;  l'on  vous  a  dit  que  4,000  Lyonnais  étaient  en 
marche  pour  vous  secourir,  et  les  Lyonnais  négociaient  leur 
accommodement. 

Reconnaissez  donc  que  l'on  vous  trompe,  concevez  l'inipérilie 
de  vos  meneurs  et  méfiez-vous  de  leurs  calculs. 


i)i;  M.  UK  15uukkii:nnh  419 

Lo.  plus  (langori'iix  coiisoillcr,  r'esl  l'amour-propre  ;  vous 
élcs  iialiirollemciil  vifs,  l'on  vous  oondtiil  à  voIit  pcrl(!  |)ar  lo 
même  «noyen  qui  a  itiiiié  lanl  de  peuples,  en  exaltant  votre 
vanité;  vous  avez  des  rirlicsses  et  une  population  considérables, 
l'on  vous  les  exagère  ;  vous  avez  rendu  des  services  éclatants  à 
la  liberté,  l'on  vous  les  rappelle  sans  faire  attention  que  le  génie 
de  la  République  était  avec  vous  alors,  au  lieu  qu'il  vous  a 
abandonné  aujourd'luii. 

Votre  armée,  diles-vous,  est  à  Aix  avec  un  grand  train  d'ar- 
tillerie et  des  bons  généraux  ;  eh  bien,  quoi  iiu'ello  fasse,  je 
vous  assure  qu'elle  sera  battue. 

Vous  aviez  3,(i()0  hommes,  une  bonne  moitié  s'est  dispersée; 
Marsedle  et  quehpies  réfugiés  du  département  peuvent  vous 
otVrir  4,000  hommes  :  cela  est  beaucoup  ;  vous  aurez  donc  5  à 
(1,000  hommes  sans  ensemble,  sans  unité,  sans  être  aguerris. 

Vous  avez  des  bons  généraux  ;  je  ne  les  connais  jias,  je  ne 
puis  donc  leur  contester  leur  habileté  ;  mais  ils  seront  absorbés 
par  les  détails,  ne  seront  pas  secondés  par  les  subalternes;  ils 
ne  pourront  rien  faire  qui  soutienne  la  rt'putalion  qu'ils  pour- 
raient s'être  acquise,  car  il  leur  faudrait  deux  mois  pour  organi- 
ser passablement  leur  armée,  et  dans  quatre  jours  Carlaux  sera 
au  delà  de  la  Duranee,  et  avec  quels  soldats! 

Avec  l'excellente  troupe  légère  des  Allobroges,  le  vieux  régi- 
ment de  Bourgogne,  un  bon  régiment  de  cavalerie,  le  brave 
bataillon  de  la  Cote-d'Or,  qui  a  vu  cent  fois  la  victoire  le  précéder 
dans  les  combats,  et  six  ou  sept  autres  corps,  tous  de  vieilles 
milices,  encouragés  par  leurs  succès  aux  frontières  et  sur  votre 
armée. 

Vous  avez  des  pièces  de  24  et  de  18  et  vous  vous  croyez 
inexpugnables,  vou.><feuivez  l'opinion  vulgaire  ;  mais  les  gens  du 
métier  vous  diront,  et  une  fatale  expérience  va  vous  le  démon- 
trer, que  des  bonnes  pièces  de  4  et  de  8  font  autant  d'effet  pour 
la  guerre  de  campagne  et  sont  préférables  sur  bien  des  points 
de  vue  aux  gros  calibres  ;  vous  avez  des  canonniers  de  nouvelle 
levée  et  vos  adversaires  ont  des  artilleurs  des  régiments  de  ligne 
qui  sont,  dans  leur  art,  les  maîtres  de  l'Europe. 

Que  fera  votre  armée  si  elle  se  concentre  à  Aix?  Elle  est  per- 
due :  c'est  un  axiome  dans  l'art  militaire,  que  celui  qui  reste 
derrière  ses  retranchements  est  battu;  l'expérience  et  la  théorie 
>onl  d'accord  sur  ce  point,  et  les  murailles  d'Aix  ne  valent  pas 
le  plus  mauvais  retranchement  de  campagne,  surtout  si  l'on  fait 


420  MEMOIRES 

atlenlion  à  leur  étendue,  aux  maisons  qui  les  environnent  exté- 
rieurement à  la  portée  du  pistolet.  Soyez  donc  bien  sûrs  que  ce 
parti,  qui  vous  semble  le  meilleur,  est  le  plus  mauvais;  comment 
pourrez-vous  d'ailleurs  approvisionner  la  ville  en  si  peu  de  temps 
de  tout  ce  qu'elle  aurait  besoin  ? 

Votre  armée  ira-t-clle  à  la  rencontre  des  ennemis?  Mais  elle 
n'a  pas  de  cavalerie,  mais  elle  est  moins  nombreuse,  mais  son 
artillerie  est  moins  propre  pour  la  campagne  ;  elle  serait  rompue, 
dès  lors  défaite  sans  ressource,  car  la  cavalerie  l'empêchera  de 
se  rallier. 

Atiendez-vous  donc  à  avoir  la  guerre  dans  le  territoire  de 
Marseille  :  un  parti  assez  nombreux  y  tient  pour  la  République  ; 
ce  sera  le  moment  de  l'effort  ;  la  jonction  se  fera  ;  t^t  celle  ville, 
le  centre  du  commerce  du  Levant,  i'enlrepôl  du  midi  de  l'Europe, 
est  perdue...  Souvenez-vous  de  l'exemple  récent  de  Lisle  (l),  et 
des  lois  barbares  de  la  guerre. 

Mais  quel  esprit  de  vertige  s'est  tout  d'un  coup  emparé  de 
votre  peuple  ?  Quel  aveuglement  fatal  le  conduit  à  sa  perte  ? 
comment  peut-il  prétendre  résister  à  la  République  cnlièi'e?  Ouand 
il  obligerait  celle  armée  à  se  replier  sur  Avignon,  peut-il  douter 
que  sous  peu  de  jours  de  nouveaux  comballanls  m:  viennent 
remplacer  les  premiers  :  la  République,  qui  donne  la  loi  à  l'Eu- 
rope, la  recevra-l-eile  de  Marseille  ? 

Unis  avec  Bordeaux,  Lyon,  Monli)ellier,  Nimes,  Grenoble,  le 
Jura,  l'Eure,  le  Calvados,  vous  avez  entrepris  une  révolution, 
vous  aviez  une  probabilité  de  succès,  vos  instigateurs  pouvaient 
élre  mal  intentionnés,  mais  vous  étiez  une  niasse  imposante  de 
forces  ;  au  contraire,  aujourd'hui  que  Faou,  Nimes,  3Iontpellier, 
Bordeaux,  le  Jura,  l'iiure,  Grenoble,  Caen  ont  reçu  la  constitution, 
aujourd'lnii  qu'Avignon,  Tarascon,  Arles  ont  plies,  avouez  qu'il 
y  a  dans  votre  opiniâtreté  de  la  folie  ;  c'est  que  vous  êtes 
iuihiencés  par  des  personnes  qui,  n'ayant  plus  rien  à  ménager, 
vous  entraînent  dans  leur  ruine. 

Votre  armée  sera  composée  de  tout  ce  que  vous  avez  de  plus 
aisés,  des  riches  de  votre  ville,  car  les  sans-culottes  pourraient 
trop  facilement  être  tournés  contre  vous.  Vous  allez  donc  com- 
promettre l'élite  de  votre  jeunesse  accoutumée  à  tenir  la  balance 
commerciale  de  la  Méditerranée  et  à  vous  enrichir  par  leur  éco- 

(1)  Lisle,  pctiln  ville  du  département  de  Vaucluse,  h  quatre  lieues 
à  l'est  d'Avi^'uoii,  ayant  résisté  ;i  l'armée  de  Gartaux  fut  emportée  de 
force  le  -JG  juillet. 


DE  M.  DE  BOURRIENNE  421 

nomic  ol  lomv  spéculai  ions,  contre  dos  vieux  soldats,  cent  fois 
It'inL-^  du  sang  du  furihonti  aristocrate  ou  du  féroce  Prussien. 

Laissez  les  pays  pauvres  se  battre  jusqu'à  la  dernière  extré- 
mité :  l'habitant  du  Vivarais,  dos  Cévonnos,  de  la  Corse  s'expose 
sans  crainte  à  l'issue  d'un  combat  ;  s'il  gagne,  il  a  rempli  son 
but  ;  s'il  perd,  il  se  trouve  comme  auparavant  dans  le  cas  de 
faire  la  paix  et  dans  la  mémo  position...  Mais  vous  !...  perdez 
mip  balaille,  et  le  fruit  de  -mille  ans  de  fatigues,  de  peines,  d'é- 

iiomies,  de  bonheur,  devient  la  proie  du  soldat. 

Voilà  cependant  les  risques  que  l'on  vous  fait  courir  avec 
;nilanl  d'inconsidéralion. 

LE    MARSEILLAIS 

Vous  allez  vite  et  vous  m'effrayez  ;  je  conviens  avec  vous  que 
'    circonstance  est  critique;  peut-ôtre  vraiment  ne  songe-t-on  pas 

M'z  à  la  position  où  nous  nous  trouvons;  mais  avouez  que 
nous  avons  encore  des  ressources  immenses  à  vous  opposer. 

Vous  m'avez  persuadé  que  nous  ne  pourrions  pas  résister  à 
Ai\,  votre  observation  du  défaut  de  subsistance  est  peut-être 

iiis  réplique  pour  un  siège  de  longue  durée  ;  mais  pensez-vous 
que  toute  la  Provence  peut  voir  longtemps  de  sang-froid  le 
blocus  d'Aix  ;  elle  se  lèvera  spontanément,  et  votre  armée,  cer- 

c  (le  tout  côté,  se  trouvera  heureuse  de  repasser  la  Durance. 

}.r.    Mir.iTAMtF. 

t^ue  c'est  mal  connaître  l'esprit  dos  hommes  et  celui  du  mo- 
ment; partout  il  y  a  deux  partis;  dés  le  moment  que  vous  serez 

<iégés,  le  parti  seciionnaire  aura  le  dessous  dans  toutes  les 

iiiipagnes;  l'exemple  de  Tarascon,  de  Saint-Remy,  d'Orgon, 
d'.Arles  doit  vous  eu  convaincre  :  vingt  dragons  ont  sufli  pour 
rétablir  les  anciens  administrateurs  et  mettre  les  autres  en 
déroute. 

Désormais,  tout  grand  mouvement  en  votre  faveur  est  impos- 
sible dans  votre  département  ;  il  pouvait  avoir  lieu  lorsque 
l'armée  était  au  delà  de  la  Durance  et  que  vous  étiez  entiers. . . 
A  Toulon,  les  esprits  sont  très  divisés  et  les  sectionnaires  n'y 
ont  pas  la  même  supériorité  qu'à  Marseille,  il  faut  donc  qu'ils 
restent  dans  leur  ville,  pour  contenir  leur  adversaire...  Quant 
au  département  dos  Hasses-Alpes,  vous  savez  que  presque  la 
totalité  a  accepté  la  constitution. 

I.  24 


422  MÉMOIRES 


LE    MARSEILLAIS 

Nous  attaquerons  Carlaux  clans  nos  montagnes  où  sa  cavalerie 
no  lui  sera  d'aucun  secours. 

LE     MILITAIRE 

Comme  si  une  armée  qui  i)rotùgc  une  ville  était  mai  tresse  du 
point -d'attaque.  D'ailleurs  il  est  faux  qu'il  existe  des  montagnes 
assez  difficiles  auprès  de  Marseille  pour  rendre  nul  l'effet  de  la 
cavalerie;  seulement,  vos  collines  sont  assez  rapides  pour  rendre 
plus  embarrassant  le  service  de  l'artillerie  et  donner  un  grand 
avantage  à  vos  ennemis.  Car  c'est  dans  les  pays  coupés  que,  par 
la  vivacité  des  mouvements,  l'exactitude  du  service  et  la  justesse 
de  l'évaluation  des  distances,  le  bon  artilleur  a  la  supériorité^ 

LE     MARSEILLAIS 

Vous  nous  croyez  donc  sans  ressources?  Serait-il  possible  qu'il 
fût  dans  la  destinée  de  cette  ville,  qui  résista  aux  Romains, 
conserva  une  partie  de  ses  lois  sous  les  despotes  qui  les  ont 
suivis,  qu'elle  devint  la  proie  de  quelques  brigands  ?  Quoi  ! 
l'Allobroge  chargé  des  dépouilles  de  Lisle  ferait  la  loi  dans 
Marseille!  Quoi!  Dubois-Crancé,  Albitte  seraient  sans  contra- 
dicteurs! Ces  liommes  altérés  de  sang,  que  les  malheurs  des 
circonstances  ont  |)lacés  au  limon  des  affaires,  seraient  les 
maîtres  absolus!  Quelle  triste  perspective  vous  m'olfrez!  Nos 
propriétés,  sous  différents  prétextes,  seraient  envahies;  à  chaque 
instant  nous  serions  victimes  d'une  soldatesque  que  le  pillage 
réunit  sous  le  môme  drajieau.  Nos  meilleurs  citoyens  seraient 
emprisonnés  et  périraient  par  le  crime.  Le  club  relèverait  sa  télé 
monstrueuse  pour  exécuter  ses  projets  infernaux  !  Rien  de  pis 
que  cette  horrible  idée  ;  mieux  vaul-il  s'exposer  à  vaincre  que 
d'être  victime  sans  alternative. 

LE     MILITAIRE 

Voilà  ce  que  c'est  que  la  guerre  civile  :  l'on  se  déchire,  l'on 
s'abhorre,  l'on  se  tue  sans  se  connaître...  Les  AUobroges!...  Que 
croyez-vous  que  ce  soit?  Des  Africains,  des  habitants  de  la 
Sibérie  :  eh  !  point  du  tout,  ce  sont  vos  compatriotes,  des  Pro- 
vençaux, des  Dauphinois,  des  Savoyards;  l'on  les  croit  barbares 
parce  que  leur  nom  est  étranger.  Si  l'on  appelait  votre  phalange 
la  phalange  phocéenne,  l'on  pourrait  accréditer  sur  leur  compte 
toute  espèce  de  fable. 


DK  M.  DE  B(^URKI1;NNK  123 

Il  est  vrai  que  vous  m'avez  rappelô  un  fait,  e'ost  ci-Iui  de  Lislu; 
je  ne  le  juslitio  pas,  mais  je  l'explique. 

Les  Lislois  ont  lue  le  trompette  qu'on  leur  avait  envoyé,  ils  ont 
résisté  sans  espérance  de  succès,  ils  ont  été  pris  d'assaut,  le 
soldat  est  entré  au  milieu  du  feu  et  dos  morts,  il  n'a  plus  été 
possible  de  le  contenir,  l'indignation  a  fait  le  reste. 

Ces  soldats  que  vous  appelez  brigands  sont  nos  meilleures 
troupes  et  nos  bataillons  los  plus  disciplinés;  leur  réputation  est 
au-(lessus  de  la  calomnie. 

Dubois-Crancé  et  Albilte,  constants  amis  du  peuple,  ils  n'ont 
jamais  dévié  do  la  ligne  droite...  Ils  sont  scélérats  aux  yeux  des 
mauvais.  .Mais  Condorcel,  Brissot,  Barbaroiix  aussi  étaient  scé- 
lérats lorsipi'ils  étaient  juirs;  l'apanage  des  bons  sera  d'être 
toujours  mal  famés  chez  le  méchant.  11  vous  semble  qu'ils  ne 
gardent  aucune  mesure  avec  vous  ;  et  au  contraire,  ils  vous 
traitent  en  enfants  égarés...  Pensez-vous  que,  s'ils  eussent  voulu, 
Marseille  eût  retiré  les  marchandises  qu'elle  avait  à  Beaucaire? 
Ils  pouvaient  les  sé(iueslrer  jusqu'à  l'issue  de  la  guerre.  Ils  ne 
l'ont  pas  voulu  faire,  et,  grâce  à  eux,  vous  pouvez  vous  en 
retourner  tranquillement  chez  vous. 

Vous  appelez  Cartaux  un  assassin  !  Eh  bien  !  sachez  que  ce 
général  se  donne  les  plus  grandes  sollicitudes  pour  l'ordre  et  la 
discipline,  témoin  sa  conduite  au  Saint-Esprit  et  à  Avignon.  Il 
a  fait  emprisonner  un  sergent  parce  qu'il  a\ait  violé  l'asile  du 
citoyen  qui  recelait  un  soldat  de  votre  armée  aux  yeux  du  géné- 
ral; ce  sergent  était  coupable  d'être  entré,  sans  ordre  motivé, 
sur  une  réquisition,  dans  une  maison  particulière.  L'on  a  puni 
des  Avignonnais  qui  s'étaient  j)ermis  de  désigner  une  maison 
comme  aristocrate.  L'on  instruit  le  procès  d'un  soldat  qui  est 
accusé  de  vol...  Votre  armée,  au  contraire,  a  tué,  assassiné 
plus  de  trente  personnes,  a  violé  l'asile  des  familles,  a  rempli 
les  prisons  de  citoyens,  sous  le  prétexte  vague  qu'ils  étaient  des 
brigands. 

Ne  vous  effrayez  [loint  de  l'armée,  elle  estime  Marseille,  parce 
qu'elle  sait  qu'aucune  ville  n'a  tant  fait  de  sacrifices  à  la  chose 
publique;  vous  avez  dix-huit  mille  hommes  à  la  frontière  et 
vous  ne  vous  êtes  point  ménagés  dans  toutes  les  circonstances. 
Aussi  secouez  le  joug  du  petit  nombre  d'aristocrates  qui  vous 
conduisent,  reprenez  des  principes  plus  sains  et  vous  n'aurez 
pas  joint  de  plus  vrais  amis  qu'elle. 


424  MEMOIRES 

LE     MARSEILLAIS 

Ah  !  votre  armée,  elle  a  bien  dégénéré  de  l'armée  de  1789  ; 
celle-ci  ne  voulut  pas  prendre  les  armes  contre  la  nation,  la 
vôtre  devait  imiter  un  si  bel  exemple  et  ne  pas  tourner  ses 
armes  contre  les  citoyens. 

LE  MILITAIRE. 

Avec  ces  principes,  la  Vendée  aurait  aujourd'hui  planté  le 
drapeau  blanc  sur  les  murs  de  la  Bastille  relevée,  et  le  camp  de 
Jalès  dominerait  à  Marseille. 

LE  MARSEILLAIS. 

La  Vendée  veut  un  roi,  la  Vendée  veut  une  contre-révolution 
déclarée  ;  la  guerre  de  la  Vendée,  du  camp  de  Jalès  est  celle  du 
fanatisme,  du  despotisme;  la  nôtre,  au  contraire,  est  celle  des 
vrais  républicains,  amis  des  lois,  de  l'ordre,  ennemis  de  l'anar- 
chie et  des  scélérats.  IN'avons-nous  pas  le  drapeau  tricolore  '?  Et 
quel  intérêt  aurions-nous  à  vouloir  l'esclavage? 

LE    MILITAIRE. 

Je  sais  bien  que  le  peuple  de  Marseille  est  bien  loin  de  celui 
de  la  Vendée,  en  fait  de  contre-révolution.  Le  peuple  de  la 
Vendée  est  robuste,  sain,  celui  de  Marseille  est  faible  et  ma- 
lade, il  a  besoin  de  miel  pour  avaler  la  pillule  ;  pour  y  établir 
la  nouvelle  doctrine,  on  a  besoin  de  le  tromper;  mais  dejjuis 
quatre  ans  de  révolution,  après  tant  de  trames,  de  complots,  de 
conspirations,  toute  la  perversité  humaine  s'est  développée  sous 
différents  aspects;  les  hommes  ont  perfectionné  leur  tact  naturel; 
cela  est  si  vrai  que,  malgré  la  coalition  départementale,  malgré 
l'habili'té  des  chefs,  le  grand  nombre  de  ressort  de  tous  les  en- 
nemis de  la  révolution,  le  peuple  partout  s'est  réveillé  au  moment 
où  on  le  croyait  ensorcelé. 

Vous  avez,  dites-vous,  le  (Irai)cau  tricolore  ? 

Paoli  aussi  l'arbora  en  Corse  pour  avoir  le  tem|is  de  tromper 
le  peuple,  d'écraser  les  vrais  amis  de  la  liberté,  pour  pouvoir  en- 
traîner ses  compatriotes  dans  ses  projets  ambitieux  et  criminels; 
il  arbora  le  drapeau  tricolore,  et  il  fit  tirer  contre  les  bâtiments 
de  la  République,  et  il  Mt  chasser  nos  troupes  des  forteresses,  et 
il  désarma  tous  les  détachements  qu'il  put  surprendre,  et  il  fit 
des  rassemblements  pour  chasser  la  garnison  de  l'ile,  et  il  pilla 


1)1.  M.  DE  HOUIUUENNF-  425 

les  magasins,  en  vomlanl  ù  bas  prix  loul  ce  (ju'il  y  avait,  afin 
d'avoir  île  l'arj;oul  pour  soutenir  sa  révolle,  il  il  ravagea  el  con- 
fisqua les  biens  dos  familles  les  plus  aisées,  parce  (pi'elles  étaient 
allachées  à  l'unité  de  la  République,  el  il  se  fit  nommer  généra- 
lissime, et  il  déclara  ennemis  de  la  patrie  tous  ceux  qui  reste- 
raient dans  nos  armées;  il  avait  précédemment  l'ait  échouer  l'ex- 
pédition de  Sardaigne.  El  cependant,  il  avait  l'impudeur  de  se 
dire  ami  de  la  France  et  bon  républicain,  et  cependant  il  trompa 
la  Convention  qui  rapporta  son  décret  de  destitution;  il  fit  si 
bien  entin,  que  lorsipi'il  a  été  démasqué,  par  ses  propres  lettres, 
trouvées  à  Calvi,  il  n'était  plus  temps,  les  flottes  ennemies  inler- 
ceplaienl  toutes  les  communications. 

Ce  n'est  plus  aux  paroles  qu'il  faut  s'en  tenir;  il  faut  analyser 
les  actions;  et  avouez  qu'en  appréciant  les  vôtres,  il  est  facile  de 
vous  démontrer  contre-révolutionnaires. 

Quel  effet  a  produit  dans  la  République  le  mouvement  que  vous 
avez  fait"?  Vous  l'avez  conduite  près  de  sa  ruine;  vous  avez  re- 
tardé les  opérations  de  nos  armées;  je  ne  sais  pas  si  vous  êtes 
payés  par  l'Espagnol  et  l'Autriclnen;  mais  certes,  ils  ne  pou- 
vaient pas  désirer  de  plus  heureuses  diversions  :  que  feriez-vous 
de  plus  si  vous  l'étiez?  Vos  succès  sonl  l'objet  des  sollicitudes 
de  tous  les  aristocrates  reconnus  ;  vous  avtz  placé  à  la  tête  de 
vos  sections  et  de  vos  armées  des  aristocrates  avoués,  un  Lalou- 
rette,  ci-devant  colonel,  un  Somise,  ci-devant  lieutenant-colonel 
du  génie,  qui  ont  abandonné  leurs  corps,  au  moment  de  la  guerre, 
pour  ne  se  pas  battre  pour  la  liberté  du  peuple. 

Vos  bataillons  sonl  pleins  de  pareilles  gens,  el  votre  cause  ne 
serait  pas  la  leur,  si  elle  était  celle  de  la  République. 

I.E    MARSEILLAIS. 

Mais,  Brissot,  Barbaroux,  Condorcet,  Buzot,  Vergniaud,  Gua- 
det,  etc.,  sont-ils  aussi  aristocrates"?  Qui  a  fondé  la  République? 
Qui  a  renversé  le  tyran?  Qui  a  enfin  soutenu  la  patrie  à  l'époque 
périlleuse  de  la  dernière  campagne. 

LE  MILITAIRE. 

Je  ne  cherche  pas  si  vraiment  ces  hommes,  qui  avaient  bien 
mérité  du  peuple  dans  tant  d'occasions,  ont  conspiré  contre  lui  : 
ce  qu'il  me  suffit  de  savoir,  c'est  que  la  Montagne,  par  esprit 
public  ou  par  esprit  de  parti,  s'étant  portée  aux  dernières  extré- 
mités contre  eux,  les  ayant  décrétés,  emprisonnés,  je  veux  môme 

24. 


426  MEMOIRES 

vous  le  passer,  les  ayant  calomniés,  les  brissolinsélaieiil  perdus, 
sans  une  guerre  civile  qui  les  mil  dans  le  cas  de  faire  la  loi  à 
leurs  ennemis.  C'est  donc  pour  eux  vraiment  que  votre  guerre 
était  utile  :  s'ils  avaient  mérité  leur  réputation  première,  ils  au- 
raient jeté  les  armes  à  l'aspect  de  la  Constitution,  ils  auraient 
sacrifié  leur  intérêt  au  bien  public;  mais  il  est  plus  facile  de  citer 
Decius  que  de  l'imiter;  ils  se  sont  aujourd'hui  rendus  coupables 
du  plus  grand  de  tous  les  crimes,  ils  ont  par  leur  conduite  jus- 

tilié  leur  décret Le  sang  qu'ils  ont  fait  répandre  a  effacé  les 

vrais  services  qu'ils  avaient  rendus. 

LE  FABRICANT  DE  MONTPELLIER. 

Vous  avez  envisagé  la  question  sous  le  point  de  vue  le  plus 
favorable  à  ces  messieurs;  car  il  parait  i>rouvé  que  les  brissolins 
étaient  vraiment  coupables  ;  mais  coujiables  ou  non,  nous  ne 
sommes  plus  dans  le  siècle  où  l'on  se  battait  pour  les  personnes. 

L'Angleterre  a  versé  des  torrents  de  sang  pour  les  familles  de 
Lancastre  et  d'Yorck.  La  France  pour  les  Lorrains  et  les  Bour- 
bons ;  serions-nous  encore  à  ces  temps  de  barbarie  !  !  ! 

LE  NIMOIS. 

Aussi,  avons-nous  abandonné  les  Marseillais,  dès  que  nous 
nous  sommes  aperçus  qu'ils  voulaient  la  contre-révolution,  et 
qu'ils  se  battaient  pour  des  querelles  particulières.  Le  masque  est 
tombé  dès  qu'ils  ont  refusé  de  publier  la  constitution,  nous  avons 
alors  pardonné  quehjues  irrégularités  à  la  Montagne.  Nous  avons 
oublié  Rabaut  et  ses  jérémiades,  pour  ne  voir  que  la  République 
naissante,  environnée  de  la  plus  monstrueuse  des  coalitions  qui 
menace  de  l'étouffer  à  son  berceau,  pour  ne  voir  que  la  joie  des 
aristocrates  et  l'Europe  à  vaincre. 

LE   MARSini.LAIS. 

Vous  nous  avez  lâchement  abandonnés  après  nous  avoir  ex- 
cités par  vos  députtitions  épiiémcres. 


Nous  étions  de  bonne  foi,  et  vous  aviez  le  renard  sous  les  ais- 
selles; nous  voulions  la  République,  nous  avons  dû  accepter  une 
constitution  républicaine.  Vous  étiez  mécontents  de  la  Montagne 
et  de  la  journée  du  31  mai,  vous  deviez  donc  encore  accepter 
la  constitution  pour  la  renvoyer,  et  l'aire  terminer  sa  mission. 


\)i:  M.  I)K  lîol  KlvIIlNNi-;  4îd7 


i.i:  M  vnsivii.i.vis. 


Nous  voulons  iuissi  la  llt'publiquo,  mais  nous  voulons  que  iiolro 
conslilulion  soil  fomiée  par  ilos  ivprésonlants  libres  dans  leurs 
opérations;  nous  voulons  la  liberté,  mais  nous  voulons  iiiio  ce 
soil  des  représentants  que  nous  estimions  qui  nous  la  donnent; 
nous  ne  voulons  pas  que  notre  constitution  protège  le  pillage  et 
l'anarcliie.  Noire  première  condition  est  :  point  de  club,  point 
d'assend)loes  primaires  si  fréquentes,  re^peL•t  aux  jtropriétés. 

LE  FABRICANT  \m   MONTI'LM.lKfl. 

Il  est  palpable,  pour  ipii  veut  réllécliir,  qu'une  jiarlie  de  Mar- 
seille est  conlre-révolulionnaire  ;  l'on  avoue  vouloir  la  répu- 
blique, mais  c'est  un  rideau  que  l'on  rendait  tous  les  jours  plus 
transparent;  l'on  vous  accoutumait  peu  à  peu  à  voir  enfin  la 
contre-révolution  toute  nue;  déjà  le  voile  qui  la  couvrait  n'était 
plus  que  de  gaze  ;  votre  peuple  était  bon,  mais  avec  le  temps 
on  aurait  perverti  la  masse,  sans  le  génie  de  la  Révolution  qui 
veille  sur  elle. 

Nos  troupes  ont  bien  mérité  de  la  patrie  pour  avoir  pris  les 
armes  contre  vous  avec  autant  d'énergie,  ils  n'ont  pas  dû  imiter 
l'armée  de  1789,  puisque  vous  n'êtes  pas  de  la  nation.  Le  centre 
d'unité  est  la  (Convention,  c'est  le  vrai  souverain,  surtout  lorsi[ue 
le  peuple  se  trouve  partagé. 

Vous  avez  renversé  toutes  les  lois,  toutes  les  convenances.  De 
quel  droit  deslituiez-vous  votre  département?  Elait-ce  Marseille 
qui  l'avait  formé  ?  De  quel  droit  le  bataillon  de  votre  ville  par- 
courait-il les  «lislricts?  De  quel  droit  vos  gardes  nationales  pré- 
teniLiienl-elles  entrer  dans  Avignon  ?  Le  district  de  cette  ville 
était  le  premier  corps  constitué,  puisque  le  département  était 
dissous?  De  quel  droit  prétendiez-vous  violer  le  territoire  de  la 
Drome  ?  et  i)Ourquoi  croyez-vous  que  ce  département  n'ait  i)as  le 
droit  de  requérir  la  force  publique  pour  le  défendre?  Vous  avez 
donc  confondu  tous  les  droits,  vous  avez  établi  l'anarchie,  et 
puisiiue  vous  prétendez  justifier  vos  opérations  par  le  droit  delà 
force,  vous  êtes  donc  dos  brigands,  des  anarchistes. 

Vous  avez  établi  un  tribunal  populaire,  Marseille  seul  l'a  nommé; 
il  est  contraire  à  toutes  les  lois,  ce  ne  peut  être  qu'un  tribunal 
de  sang,  puisque  c'est  le  tribunal  d'une  faction;  vous  avez  sou- 
mis par  la  force,  à  ce  tribunal,  tout  votre  département.  De  quel 
droit?  Vous  usurpez  donc  cette  aulorjlé,  que  vous  reprochez  in- 


428  MEMOIRES 

justement  à  Paris  ?  Votre  comité  des  sections  a  reconnu  des  al'fi- 
liations.  Voilà  donc  une  coalition  pareille  à  celle  des  clubs  contre 
qui  vous  vous  récriez  ;  votre  comité  a  exercé  des  actes  d'admi- 
nistration sur  des  communes  du  Var;  voilà  donc  la.  division  ter- 
ritoriale méconnue. 

Vous  avez,  à  Avignon,  emprisonné  sans  mandat,  sans  décret, 
sans  réquisition  des  cori)s  administratifs;  vous  avez  violé  l'asile 
des  (amilles,  méconnu  la  liberté  individuelle;  vous  avez,  de 
sang-froid,  assassiné  sur  les  places  publiques;  vous  avez  renou- 
velé les  scènes  dont  vous  avez  exagéré  l'horreur,  et  qui  ont 
affligé  l'origine  de  la  Révolution,  sans  informations,  sans  procès, 
sans  connaître  les  victimes,  seulement  sur  la  désignation  de  leurs 
ennemis  :  vous  les  avez  prises,  arrachées  à  leurs  enf\ints,  traînées 
dans  les  rues,  et  les  avez  fait  périr  sous  les  coups  de  sabre; 
l'on  en  compte  jusqu'à  trente  que  vous  avez  ainsi  sacrifiées; 
vous  avez  traîné  la  statue  de  la  Liberté  dans  la  boue  ;  vous  l'avez 
exécutée  publiquement  ;  elle  a  été  l'objet  des  avanies  de  toute 
espèce  d'une  jeunesse  effrénée;  vous  l'avez  lacérée  à  coups  de 
sabre,  vous  ne  sauriez  le  nier;  il  était  midi,  plus  de  deux  cents 
personnes  des  vôtres  assistèrent  à  cette  profanation  criminelle;  le 
cortège  a  traversé  plusieurs  rues,  est  arrivé  à  la  place  de  l'Hor- 
loge, est  passé  par  la  rue  de  l'Epicerie,  etc.,  etc.  J'arrête  mes  ré- 
flexions et  mon  indignation.  Est-ce  donc  ainsi  que  vous  voulez 
la  République  ?  Vous  avez  retardé  la  marche  de  nos  armées,  en 
arrêtant  les  convois;  comment  pouvoir  se  refuser  à  l'évidence  de 
tants  de  faits,  et  comment  vous  épargner  le  titre  d'eiinemis  de  la 
patrie  ? 

LE   MILITAIRE. 

II  est  de  la  dernière  évidence  que  les  Marseillais  ont  nui  aux 
opérations  de  nos  armées,  et  voulaient  détruire  la  liberté  ;  mais 
ce  n'est  pas  ce  dont  il  s'agit  ici  :  la  question  est  de  savoir  ce 
qu'ils  peuvent  espérer,  et  quel  parti  il  leur  reste  à  prendre? 

LE  MAHSHILLAIS. 

Nous  avons  moins  de  ressources  que  je  ne  pensais;  mais  l'on 
est  bien  fort  lorsque  l'on  est  résolu  à  mourir,  et  nous  le  sommes 
plutôt  que  de  reprendre  le  joug  des  hommes  qui  gouvernent 
l'Etat  ;  vous  savez  qu'un  homme  qui  se  noie  s'accroche  à  toutes 

les  branches,  aussi  plutôt  que  de  nous  laisser  égorger,  nous 

Oui,  nous  avons  tous  pris  part  à  celle  nouvelle  révolution ,  tous 
nous  serions  sacrifiés  par  la  vengeance.  11  y  a  deux  mois  que  l'on 


Dl-   M.  DE  HOUIlRir<:NNE  429 

avait  conspiré  d'ôgorger  (lualie  iiiillo  de  nos  meilleurs  citoyens; 
jiij^cz  à  (|iiel  l'xoi's  on  se  porterait  aujoiinriiiii L'on  se  res- 
souviendra toujours  de  ce  monstre  qui  t'tait  cependant  un  des 
print'i[)aux  tlu  rlub;  il  lit  lanterner  un  citoyen,  il  pilla  sa  mai- 
son, et  viola  sa  femme,  après  lui  avoir  lait  boire  un  verre  du 
sang  de  son  mari. 

LE    MILITAIUE. 

Quelle  horreur  1  mais  ce  fait  est-il  vrai  ?  Je  m'en  mélie,  car 
vous  savez  que  l'on  ne  croit  plus  au  viol  aujourd'hui 

LIi    MAltSlilLLAIS. 

Oui,  plutôt  que  do  nous  soumettre  à  de  pareilles  gens,  nous 
nous  porterons  à  la  derniore  o.vlrémiti-,  nous  nous  domierons  aux 
ennemis,  nous  appellerons  les  Espagnols;  il  n'y  a  point  dépeuple 
dont  le  caractère  soit  moins  compatible  avec  le  nôtre;  il  n'y  en 
a  point  de  plus  haïssable.  Jugez  donc,  par  le  sacrifice  que  nous 
ferons,  de  la  méchanceté  des  hommes  que  nous  craignons. 

LE   MILITAIRE. 

Vous  donner  aux  Espagnols!!...  Nous  ne  vous  en  donnerons 
pas  le  temps. 

LE  MARSEILLAIS. 

L'on  les  signale  tous  les  jours  devant  nos  ports. 

LE  MMOIS. 

Pour  voir  leipiel  des  fédérés  ou  de  la  Montagne  tient  pour  la 
République,  celte  menace  seule  me  suffit;  la  Montagne  a  été  un 
moment  la  plus  faible,  la  commotion  paraissait  générale.  A-t-elle 
cependant  jamais  parlé  d'appeler  les  ennemis?  Ne  savez-vous  pas 
que  c'est  un  combat  à  mort  que  celui  dos  patriotes  et  des  des- 
potes do  l'Europe?  Si  donc  vous  espérez  dos  secours  do  leur  part, 
c'est  que  vos  meneurs  ont  des  bonnes  raisons  pour  en  être  ac- 
cueillis, mais  j'ai  encore  trop  bonne  opinion  de  votn;  peuple, 
pour  croire  que  vous  soyez  les  plus  forts  à  Marseille  dans  l'exé- 
l'ulion  d'un  si  lâche  projet. 

LE   MILITAIRE. 

Pensez-vous  que  vous  feriez  un  grand  tort  à  la  République,  et 
que  votre  menace  soit  bien  cfîrayanto?  Evitons-la. 
Les  Espagnols  n'ont  point  des  troupes  de  débarquement,  leurs 


430  MÉMOIRES 

vaisseaux  ne  peuvent  pas  entrer  dans  votre  port  :  si  vous  ap- 
peliez les  Espagnols,  ça  pourrait  cire  utile  à  vos  meneurs  pour 
se  sauver  avec  une  partie  do  leur  fortune  ;  mais  l'indignation  serait 
générale  dans  toute  la  République;  vous  auriez  60,000  hommes 
sur  les  bras  avant  huit  jours,  les  Espagnols  emporteraient  de 
Marseille  tout  ce  qu'ils  pourraient,  et  il  en  resterait  encore  assez 
pour  enrichir  les  vainqueurs. 

Si  les  Espagnols  avaient  trente  ou  quarante  mille  hommes  sur 
leur  flotte,  tout  prêts  à  pouvoir  débarquer,  votre  menace  serait 
effrayante;  mais,  aujourd'hui,  elle  ne  serait  que  ridicule,  elle  ne 
ferait  que  hâter  leur  ruine. 

LE  FABRICANT  DE  MO>'TPELLIER. 

Si  vous  étiez  capables  d'une  pareille  bassesse,  il  ne  faudrait  pas 
laisser  pierre  sur  pierre  dans  votre  superbe  cité;  il  faudrait  que 
d'ici  à  un  mois  le  voyageur,  passant  sur  vos  ruines,  vous  crût 
détruits  depuis  cent  ans. 

LE   MILITAIRE. 

Croyez-moi,  Marseillais,  secouez  le  joug  du  petit  nombre  de 
scélérats  qui  vous  conduisent  à  la  contre-révolution;  rétablissez 
vos  autorités  constituées;  acceptez  la  Constitution;  rendez  la  li- 
berté aux  représentants  ;  qu'ils  aillent  à  Paris  intercéder  pour 
vous,  vous  avez  été  égarés,  il  n'est  pas  nouveau  que  le  peuple 
le  soit  par  un  petit  nombre  de  conspirateurs  et  d'intrigants;  de 
tout  temps  la  facilité  et  l'ignorance  de  la  multitude  ont  été  la 
cause  de  la  plupart  des  guerres  civiles. 

LE  MARSEILLAIS. 

Eh  !  monsieur,  qui  mettra  le  bien  ?  Sera-ce  les  réfugiés  qui 
nous  arrivent  de  tous  les  côtés  du  déi)artement?  Ils  sont  intéressés 
à  agir  en  désespérés.  Sera-ce  ceux  qui  nous  gouvernent?  Ne  sont- 
ils  pas  dans  le  même  cas?  Sera-ce  le  peuple?  Une  partie  ne  con- 
naît pas  sa  position,  elle  est  aveuglée  et  fanatisée;  l'autre  partie 
est  désarmée,  suspectée,  humiliée;  je  vois  donc,  avec  une  pro- 
fonde affliction,  des  malheurs  sans  remède. 

LE  MILITAIRE. 

Vous  voilà  enfin  raisonnable;  pourquoi  une  pareille  révolution 
ne  s'opércrait-elle  pas  sur  un  grand  nombre  de  vos  citoyens  qui 
sont  trompés  et  de  bonne  foi?  Alors  Albitte,  qui  ne  peut  que  vou- 


L)K  M.  l)i;  HOURRIENNK  431 

loir  t'-pargner  lo  sang  franijais,  vous  enverra  (lueliiue  homme  loyal 
»'l  halùlo;  l'on  sora  d'accord,  et  l'armée,  sans  s'arrêter  un  seul 
niomenl,  ira  sous  les  murs  de  F'erpignan  faire  danser  la  Cai*- 
magnoie  à  l'Espagnol  enorgueilli  de  quelques  succès. 

El  Marseille  sera  toujours  le  centre  de  gravite  de  la  liberté,  ce 
sera  seulement  quelques  feuillets  qu'il  fau<Ira  arracher  de  son 
histoire. 

Cet  heureux  pronostic  nous  remit  en  humeur,  le  Marseillais 
nous  paya  de  bon  cœur  plusieurs  bouteilles  de  Champagne,  qui 
dissipèrent  entièrement  les  soucis  et  les  sollicitudes.  Nous  al- 
lâmes nous  couchera  deux  heures  du  malin,  nous  donnant  rendez- 
vous  au  déjeuner  du  lendemain,  où  le  Marseillais  avait  encore 
bien  des  doutes  à  proposer,  et  moi  bien  des  vérités  intéressantes 
à  lui  apprendre. 


II 


ACTE  CIVIL  DU  MARIAGE  DE  BONAPARTE 


Extrait  du  registre  des  actes  de  mariage  de  Van  IV. 
[9  mars  i79G.) 

Du  dix-neuvième  jour  du  mois  de  ventôse  de  l'an  quatre  de  la 
république,  Acte  de  mariage  de  Napolione  Bonaparte,  général 
en  chef  de  l'armée  de  l'intérieur,  âgé  de  vingt-lmil  ans,  né  à 
Ajaccio,  département  de  la  Corse,  domicilié  à  Paris,  rued'Antin, 
n°        ,  fils  de  Charles  Bonaparte,  rentier,  et  de  Lelizia  Ramolini; 

Et  de  Mauie-Joseph-Rose  Detascher,  âgée  de  vingt-huit  ans, 
née  à  l'ile  Martinique,  dans  les  îles  du  Vent,  domiciliée  à  Paris, 
rue  Chautereinc,  lille  de  Joseph-Gaspard  Delascher,  capitaine  de 
dragons,  ot  do  Tîose-Clnire  Dcsvergcrs  de  Sanois,  son  é|iouse. 

Moi,  Cliarles-Théodore-P'rançois  Leclercq,  officier  public  de 
l'étal  civil  du  deuxième  arrondissement  du  canton  de  Paris,  après 
avoir  fait  lecture,  en  présence  des  parties  et  témoins,  l°de  l'acte 
de  naissance  de  Napolione  Bonaparte,  qui  constate  qu'il  est  né  le 
cinq  février  mil  sept  cent  soixante-huit,  de  légitime  mariage,  de 
Charles  Bonaparte  et  de  Lelizia  Ramolini;  2"  de  l'acte  de  nais- 
sance de  Marie-Joseph-Rose  Detascher,  qui  constate  qu'elle  est 
née  le  vingt-trois  juin  mil  sept  cent  soixante-sept,  de  légitime 
mariage,  do  Joseph-Gaspard  Detascher  et  de  Rose-Claire  Des- 
vergers de  Sanois  ;  vu  l'extrait  de  décès  d'Alexandre-François- 
Marie  Beauiiarnais,  qui  constate  qu'il  est  décédé  le  cinq  ther- 
midor an  deux,  marié  à  Marie-Joseph-Rose  Detascher;  vu  l'ex- 
trait des  publications  dudit  mariage,  dûment  afliclié  le  temps 
prescrit  par  la  loi,  sans  ojjposilion;  et  après  aussi  que  Napolionb 
Bonaparte  et  Marie-Joseph-Rosc  Detascher  ont  eu  déclaré  à  haute 
voix  se  prendre  mutuellement  pour  époux,  j'ai  prononcé  à  iiaule 


Di:  M    Dl'.  lîoURRIENNF'^  433 

voix  ([lie  Naimimum;  Hunapaiiti:  et  Maric-Jos('iili-Rose  Detasciirh 
sonl  unis  on  inaria^i",  et  ce  en  présence  des  lénioins  majeurs  ci- 
après  nommés,  savoir  :  Paul  Barras,  memltre  du  Direeloirc  cxé- 
culif,  domicilié  palais  du  Luxembourg;  Jean  Lcmarois,  aide  de 
camp  capitaine,  domieilié  rue  îles  Capucines;  Jean-Lambert ïa- 
lien,  membre  du  (lorps  législatif,  domicilié  à  Cliaiilol;  Etienne- 
Jacques-Jérome  Culmelet,  homme  de  loi,  domicilié  rue  de  la 
place  Vendôme,  n"  iOl,  qui  tous  ont  signé  avec  les  parties  et  moi, 
après  lecture  :  signé  au  registre,  M.-J.-ll.  Tascher,  NapolioneBuo- 
naparle,  Tallien,  P.  Barras,  J.  Lemarois  le  jeune,  E.  Calmelet, 
et  Ledercq. 

Délivré  par  nous,  maire  du  second  arrondissement  de  Paris, 
sur  l'original  ilu  présent  acte  de  mariage. 

Paris,  le  dix-sept  février  mil  huit  cent  vingt-neuf  (i  ). 


(1)  Il  est  ;i  remarq'uer  que  Joséphine  est  née  le  23  juin  1763,  et  que 
dans  l'acte  ci-dessus  elle  est  née  le  23  juin  1767,  et  que  Bonaparte 
est  né  le  l.j  août  1709,  et  que  dans  l'acte  ci-dessus  il  est  né  le  5  fé- 
vrier nt;><. 


25 


m 


NOTES   SUR  M.  D'ENTRAIGUES 


Le  chapitre  auquel  se  rapporte  celte  note  est  d'une  importance 
que  nous  n'avons  pas  besoin  de  signaler;  aussi,  malgré  les  judi- 
cieux motifs  qui  ont  engagé  l'auteur  à  enrichir  ses  Mémoires  du 
récit  de  d'Lntraigues,  avons-nous  pensé  que  nos  lecteurs  ne  trou- 
veraient pas  sans  intérêt  d'autres  documents  analogues  à  une 
pièce  authentique,  qui  fut  attestée  dans  le  temps,  comme  l'a  dit 
M.  de  Bourrienne,  par  le  général  Alexandre  Berlliier,  et  qui  servit 
d'abord  à  éclairer  le  Directoire  sur  les  machinalions  qui  précé- 
dèrent le  18  fructidor,  et  qui,  plus  tard,  fut  la  première  base  sur 
laquelle  s'appuya  l'acte  d'accusation  du  ministère  public  dans  le 
fameux  procès  de  Georges  et  de  Picliegru. 

Commençons  par  emprunter  à  l'historien  de  la  Révolution, 
l'abbé  de  iMontgaillard,  quelques  renseignements  sur  d'Entraigues. 
Selon  l'abbé  de  Monlgaillard,  le  nom  de  d'Entraigues  était  Avenel; 
d'une  famille  non  noble,  mais  tenant  le  rang  de  gentillàlre,  sur 
les  bords  de  l'Aveyron;  il  aurait  pris  d'abord  le  nom  de  de  Lau- 
nay,  d'une  propriété  de  sa  mère,  et  plus  tard  celui  de  d'Entraigues, 
auquel  il  aurait  joint  le  titre  de  comte.  L'historien  le  représente 
comme  un  aventurier  retiré  à  Venise,  oii  il  habitait,  i>endant  le 
séjour  de  Louis  XVIII  à  Vérone. 

Il  y  remplissait  à  la  fois  les  fonctions  de  minisire  secret  du 
roi  d'Espagne,  de  Louis  XVIII  et  d'agent  secret  du  ministère 
anglais.  Un  historien  dit  qu'il  se  laissa  ou  se  Ht  arrêter  lors  de 
l'entrée  des  Français  à  Venise,  le  16  mai. 

(Conduit  à  Milan,  il  y  est  traité  avec  des  éganls  marqués;  il  a 
plusieurs  entrevues  avec  le  général  Berlliier,  est  entin  admis  au- 
près du  général  en  chef  Bonaparte,  et,  là,  fournil  les  détails  les 


MÉMOIRES  DE  M.  UE  BOUHHIENNE  435 

jtlus  élendus  sur  les  intelligences  el  les  négociations  entretenues 
en  17y."i  et  17%,  par  Picliegru  avec  le  prince  de  Condé  el  Wic- 
kam,  ministre  d'Angleterre  prés  la  Dièlc  helvétique. 

'<  DEntraigues,  dit  l'abbé  de  Mi)nlgaillard,  rédige  sous  la  dictée 
de  Uona[iarte  un  mémoire  ipie  Berlhier  l'ail  copier,  elce  mémoire, 
que  d'Entraigues  prétend  lui  avoir  été  remis  à  Venise  par  le 
comte  de  Montgaillard,  el  rpie  Bonaparte  dira  avoir  été  trouvé 
dans  le  portel'euille  dudit  d'Entraigues,  ce  mémoire  esl  rempli 
de  calomnies,  de  l'ausselés  avancées  par  ledit  d'Entraigues,  d'a- 
l)rés  une  prétendue  conversation  qu'il  annonce  avoir  eue  avec  le 
comte  de  .Montgaillard.  Cette  pièce,  sortie  du  cabinet  du  major 
général  Berlliier,  est  envoyée  au  Directoire.  \  ce  prix,  d'Entraigues 
obtient  du  général  en  cliel"  un  passeport  pour  se  rendre  en  Alle- 
magne et  en  reçoit  une  gratitication  de  mille  ducats.  » 

Ce  passage  de  l'histoire  de  la  Révolution  attribue  d'une  manière 
formelle  au  général  Bonaparte  l'envoi  au  Directoire  de  la  pièce 
dont  il  esl  question.  11  esl  curieux  maintenant  d'en  rapprocher 
quehnies  phrases  que  nous  empruntons  à  l'acte  d'accusation  du 
procès  dont  nous  avons  parlé.  <>  L'armée  de  Condé,  y  est-il  dit, 
était  en  Brisgau,  lorsque  le  gouvernement  anglais  crul  devoir  la 
prendre  à  sa  solde,  au  mois  d'avril  1793.  Pour  en  diriger  le  mou- 
vement, W'ickam  el  Crawfurd  se  rendent  à  Mulheim  ;  à  peine  y 
sont-ils  qu'on  pense  aux  moyens  de  corruption.  La  preuve  en 
existe  dans  une  pièce  trouvée  dans  le  portefeuille  de  d'Entraigues; 
elle  est  écrite  en  entier  de  sa  main.  Elle  esl  en  tète  de  la  cor- 
respondance saisie  a  Otfembourg,  dans  le  chariot  de  Kiinglin, 
le  i  tloréal  an  V,  envoyée  au  ministre  de  la  police  par  le  général 
Moreau,  le  10  vendémiaire  an  VI.  »  ^Suil  l'analyse  de  la  pièce 
qui  n'ùfire  point  de  diflérences  avec  celle  qu'a  conservée  M.  de  Bour- 
rienne.) 

Sans  doute  il  ne  serait  pas  toujours  prudent  de  prendre  pour 
autorité  les  termes  d'un  acte  d'accusation,  el  nous  concevons  que 
l'on  peut  avoir  des  doutes  sur  la  personne  qui  envoya  la  pièce 
au  gou\ernemeiit;  mais  on  n'en  peut  avoir  sur  l'exactilude  des 
faits  qui  y  sont  rapportés.  S'il  en  existait,  ils  tomberaient  en  li- 
sant les  extraits  suivants  empruntés  au  Mémoire  de  M.  le  comte 
de  Montgaillard,  concernant  la  conspiration  de  l'ichegru,  dans 
les  années  111,  IV  et  V  de  la  Hèpublique.  Un  sait  que  ce  Mémoire, 
publié  au  commencement  de  l'an  Xil,  lut  inséré  tout  entier,  quoi- 
que assez  volumineux,  dans  le  Moniteur  du  2'J  germinal  de  la 
même  année. 


436  MEMOIRES 

«  MM.  Courant  et  Fauche  furent  présentés  au  prince  de  Condé. 
Le  prince,  leur  ayant  donné  ses  instructions,  leur  remit  une 
somme  de  300  louis.  Les  deux  Suisses  partirent  de  Bâic  le 
29  juillet  et  arrivèrent  le  même  jour  à  Strasbourg.  Pichegru  se 
tenait  à  AUivirck.  Les  deux  émissaires  ne  purent  le  voir. 

(I  Le  général  partit  de  Strasbourg  le  14  août  pour  visiter  le 
Haut-Rhin  et  conférer  avec  les  trois  représentants  du  peuple  qui 
venaient  d'arriver  dans  cette  parlicdu  territoire.  Fauclic  se  rendit 
à  Bàle  pour  instruire  le  comte  de  Monlgailiard  de  l'état  forcé  de 
la  stagnation  où  l'on  se  trouvait  encore;  mais  ayant  rencontré  le 
général  sur  la  route,  il  s'arrêta  à  lluningue.  Piciiegru  l'ayant 
aperçu,  le  fit  remarquer  à  quelqu'un  qui  était  à  ses  côîes,  ajou- 
tant :  «  Voilà  un  des  deux  individus  que  nous  avons  vus  plusieurs 
fois  à  Altkirck,  dans  les  jardins.  »  Ce  ])ropos  fut  entendu  par 
M.  Fauche.  Pichegru  devait  dhicr  à  lluningue;  mais,  vers  une 
heure,  malgré  une  pluie  très  forte,  il  partit  brusquement  pour  se 
rendre  chez  M™''  Salomon,  à  Blopsheim.  M.  Fauciie  le  suivit 
peu  de  moments  après,  bien  persuadé  que  le  général,  en  quittant 
Huningue,  n'avait  cherché  qu'à  lui  faciliter  les  moyens  de  l'ap- 
procher. M.  Fauche  n'hésita  point  à  se  présenter  chez  lui,  et 
l'ayant  rencontré  dans  un  corridor,  il  entama  la  conversation  en 
lui  offrant  la  dédicace  d'une  collection  de  lettres  de  J.-J.  Rous- 
seau à  M.  Dupérou  de  Neuchàtel,  qui  en  avait  fait  un  legs  en  fa- 
veur de  M.  Fauche. 

«  J'accepte  cette  dédicace,  répondit  le  général  ;  mais,  comme 
je  n'approuve  pas  les  principes  avancés  par  J.-J.,  vous  voudrez 
bien  me  communiquer  les  manuscrits,  atin  (jue  j'en  prenne  lec- 
ture avant  d'attacher  mon  nom  à  leur  impression.  M.  Fauche, 
rassuré  par  ce  début,  et  bien  convaincu  d'ailleurs  que  l'ichegru 
avait  été  informé  par  son  adjudant  général  (Badouville  qui  avait 
vu  Fauche)  du  véritable  but  du  séjour  des  deux  Suisses  à  Stras- 
bourg, reprit  aussitôt,  à  voix  basse  :  «  Général,  j'ai  à  vous  parler 
d'objets  bien  plus  importants,  et  cela  de  la  part  du  prince  de 
Condé.  —  Du  prince  de  Condé  1  dit  Pichegru,  en  l'interrompant; 
que  me  veut-il?  de  quoi  est-il  question?  expliquez-vous.  —  Une 
personne  chargée  des  pleins  pouvoirs  du  ju'ince  est  à  Bàle,  ré- 
pliqua M.  Fauche.  —  Mais  je  ne  j)uis  point  aller  à  Bàle,  où  je 
serais  trop  en  vue,  répondit  Pichegru  d'un  autre  côté,  cette  per- 
sonne ne  peut  venir  ici.  Partez  sur-lc-ciiamp  pour  Bàle,  et  soyez 
de  retour  le  plus  tôt  possible.  Je  devais  partir  cesoiri)Our  Stras- 
bourg, je  vous  attendrai  jusqu'à  demain  quatre  heures  après  midi,  » 


1)K  M.  1»K  MOUUUIKNNK  137 

De  rt>loiir  à  BiUc,  M.  Fauche  annnnra  ;i  M.  do  Montgaillard  que 
It^  {ïi'iK-ral  Piclii'^TU  ilt'sirail,  avant  toutes  t-hosi's,  avoir  la  signa- 
ture inénio  <lu  prince,  quoicju'il  no  parût  point  douter  que  les  pro- 
positions fussent  faites  de  sa  part  :  «  Il  est  absolument  néces- 
saire, dit  I^icliogru,  que  le  prince  m'explique  ses  intentions,  et 
surtout  comment  il  entend  que  j'agisse.  Vous  me  rejoindrez  à 
Strasbourg  ;  arrivez-y  le  plus  tôt  possible.  » 

Ce  qui  suit  est  toxtuelloment  raconté  par  le  comte  de  Mont- 
gaillard  :  (.  Je  me  rendis  à  Muiheim  (où  éiait  le  prince  de  Condé) 
sur-le-champ;  et  ayant  fait  éveiller  le  prince,  je  lui  comnumiquai 
l'état  dos  choses.  Il  en  fut  extrêmement  satisfait;  mais  ce  ne  fut 
qu'avec  la  plus  grande  peine  qu'il  se  détermina  à  écrire  au  gé- 
néral. Il  ne  voulut  jamais  lui  accorder  ce  litre,  (pii  lui  paraissait 
une  reconnaissance  formelle  de  la  République  (souligné  dans 
M.  de  -Montgaillàrd);  mais  il  sentit  enfin  la  nécessité  de  témoigner 
une  certaine  confiance  à  un  homme  qui  s'était  jeté  entre  ses  bras 
avec  empressement,  on  peut  monie  dire  avec  légèreté.  » 

Après  une  conversation  qui  dura  plus  de  quatre  heures,  le 
billet  suivant  fut  remis  à  M.  de  Montgaillard. 

«  Puisque  M.  Pichegru  est  aussi  honnête  homme  que  je  l'avais 
toujours  espéré,  je  désirerais  bien  qu'il  envoyât  ici  une  personne 
de  confiance  à  qui  j'exprimerais  les  avantages  de  tout  genre  que 
j'assurerais  à  M.  Pichegru  et  à  tous  ses  amis,  dans  le  cas  où  il 
ferait  ce  qui  lui  a  été  communiqué  de  ma  pari.  Cctlo  mesure  me 
parait  absolument  indispensable;  car,  sans  cela,  on  peut  multi- 
plier les  messages  sans  s'entendre,  perdre  un  temps  précieux,  et 
compromettre  cet  important  secret.     Louis-Joseph  de  Bolrbon.  « 

A  Muiheim,  le  18  août  HOo. 

'■  Le  prince,  poursuit  M.  de  Montgaillard,  voulait  apposer 
sinq)lement  son  cachet  à  cet  écrit.  Je  parvins  à  l'en  dissuader  et 
cà  le  déterminer  à  signer  et  à  dater  cet  écrit.  Il  me  lut  ordonné 
de  le  faire  parvenir  promptement  au  général,  et  d'exiger  de 
M.  Fauche  sa  parole  d'honneur  (pi'il  ne  laisserait  pas  cette  pièce 
entre  ses  mains,  tant  le  prince  paraissait  craindre  que  cette  pièce 
no  put  le  compromettre  vis-à-vis  dos  Autrichiens,  pour  les([uels 
cette  négociation  devait  être  un  profond  secret.  En  attendant,  le 
secret  était  mal  gardé  à  Muiheim,  car  à  peine  vcnail-on  d'aborder 
le  général  Pichegru,  et  <léjà  sept  ou  huit  personnes  en  étaient 
instruites  au  quartier  général  du  prince.  » 


438  MÉMOIRES 

La  lettre  du  prince  de  Condé  fut  remise  le  lendemain,  19  août, 
au  général  Pichegru,  par  M.  Fauche  ;  et  M.  de  .Montgnillard  donne 
dans  son  mémoire  le  récit  suivant,  comme  ayant  été  copié  sur  la 
transcription  qui  en  fut  faite  pour  être  remise  au  prince. 

«  J'ai  offert  vingt  fois  en  Alsace,  dit  Pichegru  à  M.  Fauche, 
les  occasions  d'exécuter  ce  que  le  prince  me  demande  aujour- 
d'hui et  je  ne  puis  concevoir  s'il  a,  comme  je  le  pense,  auprès 
de  lui  des  ofticiers  de  grand  talent,  qu'il  n'ait  pas  su  en  profiter. 
J'ai  beaucoup  rénéclii  à  ce  dont  il  est  question.  J'ai  donné,  sous 
divers  prétextes,  à  trois  ou  quatre  bataillons  qui  sont  ce  que  j'ai 
de  plus  mauvais  dans  l'armée,  l'ordre  de  se  rendre  à  Gravelines, 
Berghes,  Nieuport,  etc.  J'ai  déplacé  mon  parc  d'arlillorie  et  fait 
des  dispositions  propres  à  m'assurer  les  places  fortes  de  l'Alsace. 
Dans  cet  état,  voici  ce  que  je  puis  faire  :  les  représentants  du 
peuple  me  pressent  de  passer  le  Rhin,  et  je  vais  y  être  forcé  tout 
à  l'heure.  Que  le  prince  de  Condé  m'indique  donc  le  lieu  où  il 
désire  que  je  traverse  ce  fleuve.  Je  crois  queNcwbourg  ou  Stein- 
stadt  serait  l'endroit  le  plus  favorable,  à  cause  de  la  position 
militaire  du  prince.  Qu'il  m'indique  le  jour  et  l'heure,  la  quantité 
d'hommes,  l'espèce  d'armes,  en  observant  cependant,  pour  mé- 
nager les  apparences,  que  je  ne  puis  guère  passer  le  Rhin  avec 
moins  de  dix  à  douze  mille  hommes.  Je  laisserai  mes  pontons 
comme  pour  servir  à  une  seconde  colonne,  et  aussitôt  arrivé  sur 
la  rive  droite,  je  proclamerai  la  royauté;  mon  armée  se  réunira 
dans  le  même  moment  à  celle  du  prince;  nous  repasserons  en- 
semble le  fleuve;  les  places  d'Alsace  s'ouvriront  devant  nous,  et 
aidés  des  renforts  que  j'y  laisse  et  de  quelques  bataillons  autri- 
chiens, s'il  est  nécessaire,  nous  marcherons  à  journées  forcées 
sur  Paris,  car  c'est  là  où  il  faut  tendre.  Plus  j'y  réfléchis  et  plus 
je  vois  que  ce  plan  est  le  seul  susceptible  d'un  grand  succès.  Ce 
que  le  prince  me  propose  n'est  point  faisable  (1).  Je  connais  le 
soldat  ;  il  ne  faut  pas  lui  donner  le  temps  d'un  premier  mouve- 


(1)  Le  prince  de  Coudé  exijreait  que  Piclie!,'rii  se  (icclaràt  sur  la 
rive  gauche,  et  y  fît  proclamer  la  royauté  par  son  armée  ;  qu'il  fît 
arborer  le  drapeau  blanc  sur  les  clochers  et  les  places  qui  avoisiiient 
le  Rhin  defiuis  Huninijue  jusqu'à  Mayence;  qu'il  envoyât  au^sitôt  à 
Mulheim  un  trompette  les  yeux  bandés,  pour  annoncer  an  prince  que 
l'armée  républicaine  avait  reconnu  le  roi  ;  qu'il  liviàt  Hunin^'iie,  arrêtât 
les  représentants  du  peuple  et  les  envoyât  à  Mulheim,  livrés  à  dis- 
crétion, les  fers  aux  pieils  et  aux  mains. 


DF,  M.  DE  nOURRIFNNK  439 

mont  ;  il  fanl  l'cnlrainfr,  cl  non  le  dôciilor.  Unr  fois  sur  la  rive 
(Iroilo,  je  suis  sûr  du  lui,  pourvu  *\\\o  le  vin,  la  viande  cl  l'arj^cnl 
ne  manquent  point.  Que  le  prince  ait  soin  que  tout  cela  soil  en 
abondance;  que  les  officiers  de  son  armée  se  confondent  et  ne 
fassent  qu'un  avec  les  miens;  surtout  point  de  jactance  de  la  part 
des  émigrés,  et  je  réponds  de  tout  le  reste.  Il  est  inulile  que  j'en- 
voie au  prince  un  de  mes  aides  de  ramp  :  il  pourrait  (^Ire  aper(^u 
et  reconnu  sur  la  rive  droite,  et  ce'a  seul  conipromotlrait  la 
chose.  D'ailleurs  vous  suffirez,  et  puisque  le  prince  vous  a  charo^é 
de  ses  instructions,  il  doit  avoir  confiance  en  vous,  cl  ajouter  une 
foi  entière  à  ce  que  vous  lui  proposerez  de  ma  part.  Il  n'y  a  pas 
de  temps  à  perdre  :  retournez  vers  le  prince;  assurez-le  que  je 
vais  tout  disposer  en  conséquence,  et  qu'il  prenne  de  son  côté  les 
mesures  nécessaires.  Soyez  de  retour  le  plus  tôt  possible.  » 

M.  Fauehe  arriva  à  Bàle  le  21  au  soir,  et  prit  aussitôt  la  route 
de  Mullieim.  Le  prince  avait  insisté  de  la  manière  la  plus  forte 
pour  qu'il  obtint  de'Picheg^ru  un  mot  d'écrit.  Le  général  s'y  était 
longtemps  refusé  ;  enfin  il  traça  six  ou  sept  lignes  sans  signa- 
ture, que  le  prince  eut  soin  de  confronter  avec  l'écriture  de  quel- 
ques lettres  interceptées,  et  il  reçut  de  M.  Fauche  le  billet  qu'il 
avait  écrit  au  général  le  18  d'août. 

Ici  commence  la  longue  série  des  incertitudes  et  des  tergiver- 
sations du  prince  de  Condé.  Jaloux  d'être  regardé  comme  seul 
restaurateur  de  la  royauté,  il  voulait  agir  sans  la  participation 
des  Auirieliiens,  et,  d'un  autre  côté,  il  voulait  avoir  cette  gloire 
au  meilleur  marché  possible.  Ses  tergiversations  naissaient  sou- 
vent de  l'espèce  de  dédain  dont  il  ne  pouvait  se  défendre  pour 
ceux  avec  lesquels  il  lui  était  si  important  de  traiter.  Ainsi,  par 
exemple,  M.  Fauche,  rendant  compte  au  prince  de  sa  mission, 
et  croyant  lui  donner  une  preuve  de  plus  de  la  sincérité  des  sen- 
timents qui  animaient  Pichegru  en  rapportant  qu'il  en  avait  reçu 
l'accueil  le  plus  afi'ectueux,  ayant  dit  que  le  général  avait  été  jus- 
qu'à le  baiser  sur  la  joue,  le  prince  de  Condé  lui  répliqua  : 
«  Pichegru  se  sent  de  son  ancien  métier;  il  est  donc  toujours 
«  soudard  et  crapuleux  !  Voilà  comme  sont  tous  ces  gens-là  : 
«  épanchement  de  corps-de-garde,  et  rien  de  plus.  » 

('-'était  un  singulier  spectacle  que  de  voir  un  général  de  la  Ré- 
publique faisant  tous  ses  efforts  pour  la  trahir,  et  trouvant  sans 
cesse  des  obstacles  à  sa  trahison,  précisément  de  la  part  du 
prince,  en  faveur  du<iuel  il  trahissait. 

Les  diflicullés  se  multipliaient  à  un  tel  point  que,  vers  la  fin 


dlO  MÉMOIRES 

d'août,  Pichegru  donna  à  M.  Courant  les  inslniclions  suivantes  : 
«  Je  pars  lundi  pour  me  rendre  sur  le  bas  Rhin  ;  j'attaquerai  les 
Autrichiens,  et  je  me  porterai  ensuite  sur  Manheim.  Je  ne  puis 
différer  plus  longtemps  d'exécuter  les  ordres  des  représentants 
du  peuple  à  cet  égard;  ils  veulent  percer  en  Allemagne,  à  quel- 
que prix  que  ce  soit,  pour  y  lever  des  contributions,  et  faire  sub- 
sister l'armée  qui  manque  de  tout.  Voilà  le  plan  de  campagne, 
remettez-le  au  prince,  pour  qu'il  se  dirige  en  conséquence;  comme 
je  puis  être  forcé  par  les  événements  à  prendre  un  parti  décisif 
au  moment  où  je  m'y  attendrai  le  moins,  que  le  prince  m'envoie 
une  somme  de  cent  mille  écus,  ou  qu'il  en  fasse  le  dépôt,  soil  à 
Bàle,  soit  à  Francfort,  mais  que  j'aie  la  certitude  qu'elle  sera 
comptée  à  la  minute  à  la  personne  que  j'enverrai  pour  la  rece- 
voir. C'est  aujourd'hui  mardi,  vous  avez  tout  le  temps  de  me  re- 
joindre avant  mon  départ.  Je  vous  recommande  instamment  d'olrc 
ici  le  dimanche  soir;  vous  y  demeurerez  à  poste  fixe,  et  je  ferai 
en  sorte  que  vous  n'y  soyez  ni  inquiété  ni  soupçonné.  Je  n'ai  nul 
besoin  d'argent  pour  moi,  je  n'en  veux  point;  mais  il  en  faut 
pour  mes  soldats,  car  la  royauté  est  pour  eux  au  fond  d'une  bou- 
teille de  vin.  Dites  bien  au  prince,  faites-lui  sentir  que  ce  que  je 
lui  propose  est  aujourd'hui  la  seule  chose  exécutable.  Surtout, 
qu'il  se  garde  des  indiscrétions,  et  qu'il  écarte  toutes  les  petites 
considérations  ;  qu'il  soit  sans  inquiétudes  sur  mon  compte.  Mer- 
lin a  beau  me  surveiller,  je  me  moque  de  lui  et  de  ses  collègues; 
ils  n'oseraient  rien  entreprendre  contre  moi.  J'agis  à  Paris  comme 
en  Alsace;  l'esprii  de  l'armée  de  l'intérieur  est  bon;  il  ne  s'agit 
que    de  l'entretenir,  et  je  ferai   en   sorte  de  lier  la  partie  de 
manière  à  embarrasser  la  Convention  dans  la  capitale  et  sur  les 
frontières,  tout  à  la  fois.  J'ai  des  gens  à  moi  auprès  des  sections; 
j'espère  qu'ils  se  prononceront  hautement  quand  il  en  sera  temps. 
Je  veux  un  grand  ensemble,  et  que  tout  concoure  au  même  but. 
Je  ne  donnerai  pas  Huningue  au  prince  ;  cette  place  ne  servirait 
de  rien.  Point  de  petits  paquets  ;  il  s'agit  d'un  grand  projet,  et 
non  pas  d'une  expérience  à  la  Dumouricz;  je  n'ai  pas  envie  de 
faire  le  second  tome  de  ce  général.  C'est  un  grand  coup  que  je 
veux  frapper;  ce  que  j'ai  résolu  d'entreprendre  ne  se  recommence 
point,  et  il  vaut  mieux  attendre  quelques  jours  de  plus  et  jouer 
à  jeu  sur.  Si  le  prince  avait  voulu  suivre  mes  avis,  nous  serions 
maintenant  à  moitié  chemin  de  la  capitale;  c'est  sa  faute  et  non 
la  mienne.  Qui  diable  a  ])u  lui  mettre  dans  la  télc  les  projets  dont 
il  m'entretient?  Mais  il  ne  s'agit  plus  du  passé.  Parlez  sur-lc- 


DM  M.  DM  IJOIKIÎir.NNK  III 

clianip,  el  soyez  do  retour  auprès  de  moi   dans  cinq  jours.  » 

Toutes  les  lenlatives  que  l'on  lit  auprès  du  jjrince  de  Cundc 
pour  le  déterminer  à  adopter  le  ]»lan  de  l'icliegru  furent  inutiles. 
M.  Courant  y  revint  de  nouveau  ilans  la  nuit  du  15  septembre, 
d'accord  avec  M.  de  iMonIgaillard,  et  voici,  dit  celui-ci,  la  seule 
réponse  qu'ils  purent  obtenir  du  prince  :  «  Que  Picliegru  com- 
mence à  me  livrer  Hunin^nie,  quoique  je  ne  doute  point  de  sa 
bonne  foi;  mais  avant  toutes  choses,  je  veux  cette  place.  Pour 
de  l'arj^-ent,  je  n'en  ai  point;  que  les  Anglais  en  donnent,  si  cela 
leur  fait  plaisir.  Je  verrai  iM.  Crawfunl,  sans  lui  dire  le  véritable 
objet  de  la  dépense;  et  s'il  veut  fournir,  à  lui  permis:  s'il  ne  le 
veut  pas,  il  n'y  a  qu'à  attendre  et  à  voir  venir  les  événements.  » 

Nous  n'avons  pas  voulu,  même  sur  la  foi  du  comte  de  Mont- 
paillard,  transcrire  la  dernière  phrase  qui  termine  cette  réponse, 
par  respect  ])our  lu  mémoire  du  ])rince  de  Condé.  Quoi  qu'il  en 
soit,  la  négociation  fut  rompue,  reprise,  rompue  encore,  et  les 
événements  eurent  le  cours  que  l'on  sail. 

Nous  ne  terminerons  point  cette  note  sans  témoigner  le  regret 
de  ce  que  M.  de  Bourrienne  n'a  pas  pu  entièrement  copier  la 
pièce  saisie  dans  les  papiers  de  d'Enlraigues,  et  notamment  ce 
(jui  se  rapportait  à  la  cour  du  prince  de  Condé.  On  lit,  dans  le 
-Mémoire  du  comte  de  Montgaillard,  quelques  faits  qui  pouiTaient 
peut-être  suppléer  à  celte  lacune. 

"  Le  prince  de  Condé,  dit-il,  se  trouvait  dans  une  situation 
déplorable.  Chef  d'une  armée  dont  il  était  dans  l'impuissance 
d'acquitter  la  solde;  commandant  un  corps  où  chaque  soldat  avait 
sa  volonté  et  méconnaissait  la  voix  de  ses  supérieurs;  égaré  par 
cette  foule  de  courtisans  qui  représentaient  la  France  toute  prête 
à  embrasser  ses  genoux  ;  tromi)é  par  les  cours  de  Pétersbourg, 
de  Vienne  et  de  Londres,  dont  il  ne  recevait  que  des  promesses 
insignifiantes  ;  haï  du  comte  de  Lille  et  du  comte  d'Artois,  et  les 
liaïssanl  au  moins  autant;  suspect  à  tous  les  deux,  dans  ses  vues 
et  dans  ses  jtrojets  de  conquête  :  telle  était  la  situation  politiipie 
dans  laquelle  se  trouvait  le  prince  de  Condé. 

«  Le  prince  de  Condé  était  jaloux  du  duc  de  Berry,  jalousie 
(jui  s'étendait  jusque  sur  son  tils,  le  «lue  de  Bourbon.  Sa  con- 
fiance était  partagée  entre  deux  hommes,  également  incapables 
(h'  le  servir,  également  fidèles  à  le  flatter.  L'un  était  le  chevalier 
de  Contye,  lieutenant  de  ses  chasses;  et  l'autre  le  marquis  de 
Montesson,  bossu  de  corps  et  d'esprit.  Lorsque  le  prince  espérait 
rentrer  en  France  avec  Pichegru,  celui-ci  lui  dit  :  "  Je  suis  d'avis 

25. 


•112     •         MEMOIRES  DE  M.  DE  BOURRIENNE 

"  que  l'on  séjourne  un  mois  en  Alsace,  pour  assurer  la  restilu- 
«  lion  de  tous  les  domaines  déclarés  nationaux,  et  pour  y  faire 
«  un  exemple  éclatant  de  tous  les  individus  qui  seraient  connus 
»  pour  avoir  trempé  dans  la  Révolution.  » 

«  Un  jour,  raconte  encore  le  comte  de  Montgaillard,  le  prince 
de  Condé  était  occupé  d'une  lettre  fort  importante  qu'il  venait  de 
recevoir  do  Strasbourg.  Il  m'indiquait  la  manière  dont  il  voulait 
que  je  répondisse,  lorsque  M.  de  Monlesson  interrompit  la  dis- 
cussion pour  me  dire  :  »  En  revenant  à  Rastadl,  vous  passerez 
par  la  ville  de  Steinstadt;  je  vous  instruirai  d'une  chose  que  peu 
de  personnes  savent.  Les  poules  de  Steinstadt  n'ont  pas  de  queue, 
parce  que,  si  elles  en  avaient  une,  elles  ne  pourraient  se^tourner 
dans  la  ville,  tant  elle  est  petite  et  étroite.  »  Le  prince  sourit,  ne 
se  fâcha  point,  et  continua  à  méditer  le  renversement  de  la  Ré- 
publique !  » 

Une  remarque  assez  importante,  c'est  que  dans  tout  le  cours 
du  long  Mémoire  du  comte  de  Montgaillard,  le  nom  de  d'En- 
traigues  n'est  pas  cité  une  seule  fois,  ce  qui  explique,  peut-être, 
la  manière  dont  en  parle  l'abbé  de  Montgaillard, 


IV 


LISTE 

DES  CHIKFRES  ET  DES  SI»i>ES  QLE  j'aVAIS  COMPOSÉS  POLU   LA 
COURESPO.>DA>CE  (18  FIIICTIDOR). 


MM. 

Talleyrand A 

Lenoir-Laroclie    13 

Pléville C 

Merlin D 

Ramel E 

François  de  Neufchàleau . .  G 

Schérer H 

Barras 1 

Uewbell ± 

La  Réveillèrc-Lépeaiix ....  3 

Carnol 4 

Barthélémy .'i 

Ik'rnailolle '.Vt 

StMTiirier ."i.'j 

Tallien 7 

(^larkc 77 

Truguet '.V.\ 

Paris 100 

Visconli Z 


MM. 

Pichegru "X. 

Willot X 

Hoche X 

Moreau 27 

Clichy = 

Conseil  des  Cinq-Cents. . . .  (0) 

Conseil  des  Anciens (0) 

Arméede  Sanibre-et-Meuse.  1  i 

Armée  d'ilalio 13 

Kléber 10 

Syeyès 21 

Augereau !'■> 

Jean  de  Brie 1"> 

Directoire 8 

Bonaparte 45 

Corps  législalil 17 

Solin -H- 

Lacroix Ch 

Les  ministres 71) 


EXTRAIT 


DU  RAPPORT  DU  GÉNÉRAL  CLARKE 

AU    DIRECTOIRE    EXECUTIF 


Milan,  7  décembre  IT'Jli. 

Citoyens  Directeurs, 

Je  vous  transmets  aujourd'hui  quelques  détails  militaires  sur 
l'armée  française  en  Italie. 

Elle  est  dans  ce  moment  à  la  poursuite  des  ennemis.  Aff'aiblis 
par  le  dernier  échec  qu'ils  ont  éprouvé,  ils  se  retirent  vers  Trente 
el  vers  la  Brenta  ;  mais,  d'après  ce  que  m'a  dit  le  général  en 
chef,  ils  paraissent  rassembler  leurs  principales  forces  vers  le 
Tyrol,  ce  qui  dorme  à  penser  que  bientôt  de  nouveaux  secours 
venus  du  Illiin  les  mettront  en  état  de  faire  de  nouvelles  tenta- 
tives pour  tlébloquur  Manloue. 

(>elle  tentative  sera  heureuse  ou  sans  succès.  Si  elle  réussit, 
Mantoue  sera  débloqué;  nous  perdrons  une  partie  de  nos  con- 
quêtes dans  ce  beau  pays;  la  guerre  sera  peut-être  prolongée,  el 
il  se  peut  que  l'empereur  veuille  courir  les  risipies  d'une  nouvelle 
campagne. 

Si  lus  Autrichiens  échouent,  Manloue  tombera  en  noire  pou- 
voir, et  la  Cour  de  Vienne,  désespérant  de  reprendre  l'Italie, 
craignant  pour  Trieste  et  même  pour  l'Autriche,  s'empressera  de 
faire  une  jjaix  dont  nous  dictoi'ons  les  conditions. 

Tout  se  réduit  à  savoir  si  de  nouveaux  renforts  peuvent  arriver 
à  temps  à  l'armée  autrichienne  en  Italie.  On  m'assure  qu'ils  sont 


MlM('li;i:s  |)1',  M.  1)|-,  r.or KKIKNNK  445 

allomlus.  Lo  général  on  cliota  été  luvvenu  (ju'ils  avaionl  marclié. 
S'ils  sont  partis  Iroj)  lard  du  Rhin,  vous  pouvez  dès  à  présent 
comptor  quo  Manlouo  osi  à  nous.  Dans  le  cas  contraire,  notre 
situation  est  incertaine,  et  l'armistice  pourrait  être  conclu  en 
Italie,  sans  qu'on  pût  déterminer  d'une  manière  positive  à  qui  il 
serait  plus  avanta^'oux  de  nous  ou  des  ennemis. 

Bonaparte  pense  que  Manloue  pourra  se  rendre  dans  un  mois. 
Il  doit  bombarder  celte  place  importante  le  25  du  courant.  Si 
SOS  calculs  se  trouvent  faux,  il  -e  propose  de  l'assiéger  en  jan- 
vier. 

L'armée  française  est  très  peu  nombreuse,  elle  a  beaucoup 
perdu  dans  les  dernières  afi'airos.  Il  est  indisjtensable  de  lui  en- 
voyer dos  renforts  (|ue  vous  pouvez  extraire  du  Kiiin.  Si  l'em- 
pereur nous  sait  très  forts  en  Italie,  il  fera  la  paix. 

Dans  le  cas  où  l'empire  irAlIcmagne  embrasserait  pour  la  cam- 
pagne prochaine  le  stJge  parli  d'une  neutralité  armée,  nous  nous 
tiendrons  bien  certainement  sur  la  défensive  sur  le  Rhin.  11  fau- 
drait alors  organiser  une  oll'ensive  vigoureuse  en  Italie.  Dans  les 
dernières  affaires,  l'armée  n'avait  de  combattants  présents  sous 
les  armes  que  dix-neuf  mille,  et  môme  moins.  Il  y  en  a  quinze  mille 
à  l'hôpital;  le  reste  est  éparpillé  et  nécessaire  ailleurs.  Il  en  faut 
[lour  imposer  à  Rome. 

Il  en  faut  pour  s'opposer  aux  Anglais  sur  la  côte  de  Toulon,  et 
pour  faire  la  loi  au  grand-duc  de  Toscane,  et  pour  faire  la  loi  au 
grand-tluc  lui-même.  Il  en  fixut  pour  contenir  les  pays  conquis  et 
comprimer  les  Harbels.  Il  en  faut  pour  gariler  Ferrare  et  Ancône. 
La  posses>ion  de  l'Italie  est  un  bien  inappréciable,  qu'on  ne  doit 
laisser  érliapper  de  nos  mains  sous  aucun  prétexte  quelconque. 
C'est  le  gage  el  le  moyen  de  la  paix. 

Je  sais  combien  vous  répugnez,  citoyens  Directeurs,  à  ordonner 
ties  marches  de  troupes,  parce  qu'elles  se  fondent  en  roule  :  mais 
je  vous  observerai  à  cet  égard  que  nos  soldats  viennent  volon- 
tiers à  l'armée  d'Italie,  où  ils  savent  qu'ils  sont  bien  payés.  Je 
vous  citerai  pour  exenq)le  la  ;j8*  demi-brigade  qui  vient  d'y  ar- 
river dt;  l'armée  des  côtes  de  l'Océan,  forte  de  trois  cents  hommes, 
el  qui  n'a  pas  perdu  beaucoup  de  monde  en  chemin. 

Vous  ne  pouvez  pas  envoyer  moins  de  dix  mille  hommes  à 
celle  armée.  N'oubliez  pas  qu'ils  vivront  sur  pays  conquis.  Si  vous 
doublez  ce  nombre,  vous  serez  encore  plus  certains  de  vous  y  main- 
tenir. Si  vous  étiez  ici,  vous  en  seriez  convaincus  comme  moi. 

J'ajouterai  que,  dans  les  dernières  affaires,  les  Français  se 


416  MÉMOIRES 

ci'oyaionl  tellement  inférieurs  en  nombre  aux  ennemis,  qu'ils 
n'ont  plus  témoigné  cette  énergie  qui  les  avait  si  souvent  fait 
vaincre. 

Tout  ce  que  je  pourrais  vous  mander  sur  l'esprit  actuel  de 
l'armée,  citoyens  Directeurs,  ne  pourrait  vous  en  donner  une  idée 
comme  celle  que  vous  présentera  la  lettre  écrite  par  Louis  Bona- 
parte, aide  de  camp  du  général  en  chef,  àCuviller,  mon  aide  de 
camp,  à  qui  je  l'ai  demandée,  parce  qu'elle  peint  réellement  la 
silualioa  des  choses. 

La  58"  demi-brigade  et  quelques  autres  renforts  qui  arrivent 
relèveront  un  peu  l'esprit  de  l'armée.  Ordonnez  au  ministre  de 
la  guerre  qu'il  y  envoie  tous  les  officiers  dont  il  peut  disposer,  et 
qui  traînent  chez  eux  une  existence  inglorieuse.  Faites-y  adresser 
sans  délai  tout  ce  qu'il  y  a  d'officiers  en  état  et  désireux  de  se 
battre  ;  et  vous  serez  sûrs  de  l'Italie,  car  ce  sont  les  officiers  qui 
gagnent  et  font  gagner  dos  batailles.  Les  soldats,  qui  ont  à  peine 
l'espoir  d'être  distingués  quand  ils  font  des  merveilles,  vont  moins 
bien  et  s'épargnent  quelquefois.  Cependant  le  général  en  chef 
fait  beaucoup  i)0ur  réveiller  et  entretenir  l'émulation. 

Je  ne  vous  parlerai  point  aujourd'hui  des  administrations  m.ili- 
taires;  il  faudrait  trois  mois  au  moins  pour  examiner  leurs 
désordres  et  en  découvrir  les  auteurs.  Je  ne  vous  entretiendrai 
que  du  général  en  chef,  du  chef  de  l'élat-major  général,  des  com- 
missaires du  gouvernement  cl  du  commissaire  ordonnateur  en  chef. 


LK  (iliMCKAL  LN  Clllit', 

Ce  général  a  rendu  les  plus  importants  services.  Placé  par  vous 
au  poste  glorieux  qu'il  occuj)e,  il  s'en  montre  digne  ;  il  est  l'homme 
de  la  Réjjublique.  Le  sort  de  l'Italie  a  plusieurs  fois  dépendu  de 
ses  combinaisons  savantes.  Il  n'y  a  personne  ici  (pii  ne  le  regarde 
comme  un  homme  de  génie,  el  il  l'est  etVeclivemenl.  11  est  craint, 
aimé  et  respecté  en  Italie.  Tous  les  petits  moyens  d'intrigue 
échouent  devant  sa  pénétration.  11  a  un  grand  ascendant  sur  les 
individus  qui  composent  l'armée  républicaine,  parce  qu'il  devine 
ou  conçoit  d'abord  leur  pensée  ou  leur  caractère,  el  qu'il  les  di- 
rige avec  science  vers  le  point  où  ils  peuvent  être  le  plus  utile. 
Un  jugement  sain,  des  idées  lumineuses,  le  melleiit  à  portée  de 
distinguer  le  vrai  du  faux.  Son  coup  d'œil  est  sûr;  ses  résolutions 
sont  suivies  par  lui  avec  énergie  et  vigueur.  Son  sang-froid  dans 


DK  M.  Di;  15()UKRIENNE  117 

les  alVairos  les  plus  vives  est  aussi  romaniuabic  que  son  exlrcme 
proinplitude  à  changer  ses  plans  lorsque  des  circonstances  im- 
prévues le  commandent.  Sa  manière  d'exécuter  est  savante  cl 
bien  calculée. 

Bonaparte  peut  parcourir  avec  succès  plus  d'une  cairière;  ses 
talents  supérieurs  et  ses  connaissances  lui  en  donnent  les  moyens. 
Je  le  crois  attaché  à  la  Képiibiiiiue  et  sans  autre  ambition  que 
celle  de  conserver  la  <;!oire  qu'il  s'est  acquise.  On  se  tromperait 
si  l'on  pensait  (pi'il  l'iit  l'homme  d'un  parti,  il  n'appartient  ni  aux 
royalistes  (pii  le  calomnient,  ni  aux  anarciiistes  qu'il  n'aime  point. 
La  C.onslitulion  est  son  guide.  Rallié  à  elle  et  au  Directoire  qui 
la  veut,  je  crois  (|u'il  sera  toujours  utile  et  jamais  dangereux  à 
son  pays.  Ne  pensez  point,  citoyens  Directeurs,  que  j'en  parle 
par  enthousiasme;  c'est  avec  calme  que  j'écris,  et  aucun  intérêt 
ne  me  guide  que  celui  de  vous  faire  connaître  la  vérité.  Bona- 
parte sera  mis  par  la  postérité  au  rang  des  plus  grands  hommes. 

Je  me  suis  assuré  ici  que  le  commissaire  du  gouvernement, 
Garreau,  n'avait  point  eu  l'intention  de  laisser  soupijonner  que  ce 
général  eût  été  intiilele  à  la  probité.  11  est  trop  soigneux  de  sa 
gloire,  trop  insouciant  pour  les  petites  choses,  pour  s'élre  occupé 
de  s'enrichir.  Les  personnes  avec  lesquelles  j'en  ai  conféré,  telles 
que  le  citoyen  Garreau  el  le  général  Berthier,  m'ont  confirmé 
dans  cette  opinion.  Le  commissaire  ordonnateur  en  chef  Déniée, 
qui  passe  ici  pour  très  probe,  m'en  a  parlé  dans  le  même  sens. 
J'ai  interrogé  moi-même  Bonaparte  à  cet  égard  :  il  m'a  répondu 
d'une  manière  qui  m'a  semblé  franche,  et  qui  chasse  au  loin  le 
soupçon,  il  m'a  paru  ne  pas  ignorer  que  quelques  hommes  avaient 
trop  prolilé  de  la  conquête  :  mais  je  sais  qu'il  n'accorde  à  ceux 
qu'd  soupçonne  tpie  l'estime  tpie  d'autres  qualités  plus  utiles  peu- 
vent leur  mériter. 

J'ai  entendu  murmurer  ici  que  le  général  en  chef  de  l'armée 
d'Italie  avait  eu  des  prèle-nunis  dans  les  entreprise^;  que  CoUol 
était  >on  homme.  Le  lemi>s  ne  m'a  pas  permis  d'approfondir  ces 
inculpations.  Je  les  ai  cependant  examinées,  et  elle»  m'ont  paru 
sans  fondement.  Le  commis>aire  ordonnateur  Leroux,  que  le  mi- 
nistre de  la  guerre  a  envoyé  en  Italie,  a  en  mains  les  comptes  de 
ce  CoUot  ([ui,  au  premier  aperçu,  i>araissenl  clairs  el  bons,  mais 
qu'il  recherche  avec  scrupule. 

Des  caisses  onl  été  enlevées  d'une  manière  irrégulière.  Je  sais 
que  le  général  Bonaparte  a  disposé  du  contenu  de  quelques-unes 
pour  des  objets  de  service,  el  notamment  de  celles  de  Trente 


148  MEMOIRES 

qu'avait  déplacées  le  général  Masséna,  et  dont  une  partie  a  payé 
les  dépenses  de  l'armée  qui  était  en  marche,  pendant  que  l'autre 
acquittait  quelques  gratifications  que  le  général  en  chef  a  cru  de- 
voir faire  à  différents  officiers,  et  des  frais  d'espionnage.  Leur 
montant  était  de  trente  mille  livres.  Le  général  Berlliier,  avec  le- 
quel j'en  ai  causé,  m'a  assuré  qu'il  existait  des  procès-verbaux 
ou  déclarations  des  faits  et  des  notes  de  dépense,  qu'on  retrou- 
vera au  besoin. 

Si  le  général  Bonaparte  avait  dilapidé,  je  vous  rappellerais, 
citoyens  Directeurs,  les  cent  mille  écus  de  vinaigre  du  maréchal 
de  Villars  ;  car  ce  général  serait  difficilement  remplacé  au  poste 
qu'il  occupe  ;  mais  je  ne  le  crois  pas,  et  il  parle  troj)  haut  contre 
les  fripons,  il  les  vexe  trop,  pour  no  pas  être  indépendant  de 
leurs  récriminations. 

On  l'a  accusé  de  se  mêler  d'administration  :  s'il  s'en  est  mêlé, 
c'est  qu'il  y  a  été  forcé,  parce  que  les  commissaires  du  gouver- 
nement ne  pourvoient  à  rien,  parce  que  la  mauvaise  santé,  et 
peut-être  la  faiblesse  du  commissaire  ordonnateur  en  chef,  l'em- 
pêchent de  faire  aller  une  machine  aussi  vaste  et  aussi  mal 
montée  que  le  sont  les  administrations  de  l'armée  d'Italie.  Que 
des  gens  habiles  soient  à  leur  tête,  jamais  le  général  en  chef  ne 
se  mêlera  des  détails  administratifs.  Je  tiens  cette  déclaration  de 
lui-même. 

Le  général  Bonaparte  n'est  pas  cependant  sans  défaut.  11 
n'épargne  pas  assez  les  hommes;  il  ne  parle  pas  toujours  aux 
individus  de  l'armée  qui  l'approchent,  avec  la  mesure  qui  con- 
vient à  son  caractère.  11  est  quelquefois  dur,  impatient,  i)réci- 
pité  ou  impérieux.  Souvent  il  exige  avec  trop  de  vivacité  des 
choses  difficiles;  et  sa  manière  d'exiger  ce  qui  i)eut  être  bien 
interdit  aux  personnes  (jui  ont  des  rai)ports  avec  lui  de  lui  i)ro- 
poser  des  moyens  de  faire  mieux  que  ce  qu'il  propose  lui-même. 

Il  n'a  pas  assez  ménagé  les  comniissaires  du  gouvernement. 
11  devait  du  ménagement  à  leur  caractère,  je  le  lui  ai  reproché. 
11  m'a  répondu  qu'il  lui  était  impossible  d'honorer  des  personnes 
qui  avaient  contre  elles  \c  mépris  universel,  et  l'avaient  mérité 
par  leur  imnioralilê  el  leur  incapacité. 

LE   GÉNÉRAL    l»IÎ    DIMSION   AI.KXANDUE    ItEKTIIIIvU 

Cet  officier  a  i»our  maxime  de  se  mêler  le  moins  jiossible  de 
politique,  mais  de  remplir  avec  zèle  el  assiduité  les  devoirs  mi- 


m;  M.  DK  lîUliKKIKNM':  419 

litaii'i's.  Sos  talcnls  comme  chef  (lelal-major  sonl  ronmis.  Tout 
le  riiotule  s'accorde  ici  à  bien  parler  de  sa  moralilé.  I.e  gouvor- 
nonienl  pcul  compter  ossonliellcmenl  sur  lui.  Berlliier  se  confor- 
mera toujours  à  la  ('oiislilulion  cl  aux  lois.  Il  est  ici  universelle- 
meiil  aimé,  cl  mérile  de  rèlrc.  Son  patriotisme  raisonné  égale 
sa  bravoure.  Il  est  en  bonne  intelligence  avec  le  général  en 
chef  dont  il  est  le  compagnon  et  l'ami,  et  qu'il  accompagne 
partout. 


l.liS    t  »»MMl»\IUli.S    m     GOLVEIINE.MENT    S...    ET    ii... 

Le  premier  a  ici  la  réputation  d'être  le  plus  délionlé  fripon  de 
l'armée. 

Le  second  est  sans  capacité.  Ni  l'un  ni  l'autre  ne  conviennent 
à  l'armée  d'Italie.  Si  le  Directoire  continue  à  y  conserver  des 
commissaires  du  gouvernement,  il  faut  que  cette  place  éminente 
soit  remplie  par  des  hommes  probes,  vraiment  patriotes,  et  non 
pas  attachés  à  un  parti  factieux,  et  ne  favorisant  que  lui  ;  par 
des  hommes  qui  aient  des  talents,  du  caractère  et  de  l'éclat  per- 
sonnel. 

Voulez-vous  savoir  en  quelles  mains  reposent  les  intérêts  de 
la  France  en  Italie,  quelle  est  la  cheville  ouvrière,  le  factotum 
de  vos  commissaires  qui  veulent  administrer,  et  qui  n'y  enten- 
dent rien?  C'est  Ilaller,  jadis  banquier,  homme  taré  dans  l'opi- 
nion, et  pour  lequel  vous  aviez  marqué  de  la  répugnance  au 
citoyen  Saliceti,  dans  une  de  vos  lettres,  que  je  vous  prie  de 
vous  faire  représenter.  Il  est  plus  commissaire  du  gouvernement 
que  ceu.\  qui  sont  revêtus  de  ce  titre.  On  dit  ici  publiquement 
qu'il  reçoit  des  sommes  pour  chaque  ordonnance  qu'il  fait  signer 
à  (1... 

Le  général  Bonaparte  a  été  sur  le  point  de  faire  arrêter 
Ilaller;  mais  il  sait  tous  nos  secrets,  et  la  confiance  de  vos  com- 
missaires pour  lui  est  illimitée.  Us  l'ont  fait  aller  il  y  quelque 
temps  à  Modène,  où  il  n'avait  aucun  besoin,  et  où  des  caisses 
de  bijoux  ont  disparu,  etc.  Ilaller  est  devenu  momentanément 
nécessaire.  Il  travaille  dans  ce  moment  à  faire  des  états  qui  doi- 
vent constater  notre  situation,  et  les  recettes  et  dépenses  faites 
de  la  conquête  d'Italie.  Vous  devez  bien  penser  que  ce  seront 
des  mémoires  jusiiticatifs  des  principaux  fripons.  J'ai  parlé  à 
G...  de  l'immoralité  de  son  collègue  ;  il   m'a  dit  (ju'il  n'avait 


450  MÉMOIRES 

rien  remarqué  de  lui  contre  la  probité.  Je  lui  ai  parlé  de  Haller; 
je  lui  ai  témoigné  ma  surprise  de  ce  que,  malgré  l'intention  du 
Directoire,  manifestée  à  S...,  cet  homme  prévenu  d'émigration 
avait  été  mis  au  timon  des  affaires.  Il  m'a  répondu  que  jamais 
S...  ne  lui  avait  fait  part  de  ce  que  le  Directoire  lui  avait  mandé 
à  cet  égard  ;  qu'il  croyait  Haller  honnête  homme  et  bon  pa- 
triote. On  m'assure  en  effet  qu'il  parle  ici  dans  le  sens  de 
Babœuf,  et  cela  peut  passer  pour  du  patriotisme  auprès  de  G..., 
dont  l'exaltation  ne  s'est  point  modérée,  et  qui  est  entouré  de 
prétendus  patriotes,  intrigants  et  partisans  de  l'anarchie  qu'ils 
prêchent,  dit-on,  hautement  en  sa  présence. 

Je  ne  dois  pas  oublier  de  vous  faire  observer  que  lorsque  G... 
me  disait  qu'il  croyait  Haller  honnête  homme,  il  avait  eu  con- 
naissance d'une  lettre  écrite  à  cet  honnête  administrateur  par 
son  neveu  et  interceptée  par  les  généraux  français.  On  lisait 
dans  cette  lettre  à  peu  près  ceci  :  «  Vous  avi'z  promis  .50,000  li- 
vres à  Colombe  ;  songez  à  remplir  vos  engagements.  N'oubliez 
pas  que  votre  fortune  est  anéantie  ;  songez  à  la  réparer.  Vous 
êtes  à  même  de  le  faire,  et  vous  n'avez  pas  un  instant  à  perdre.  » 

Je  dois  vous  dire  que  G...  m'a  cependant  offert  de  renvoyer 
sur-le-champ  Haller.  Les  mêmes  raisons  qui  avaient  déterminé 
le  général  en  chef  à  ne  pas  le  faire  arrêter  m'ont  porté  à  con- 
seiller à  votre  commissaire  de  le  conserver.  Cet  homme  est  de- 
venu nécessaire,  il  a  la  clef  de  tout.  Il  faut  qu'il  reste  en  place 
jusqu'à  ce  que  vous  ayez  nommé  des  successeurs  à  vos  commis- 
saires du  gouvernement  ;  et  quoique  je  sois  persuadé  qu'ils  s'ac- 
corderont difticilement  avec  le  général  en  chef.  S...  et  G...  sont 
au  moins  coupables  d'imprévoyance,  d'inactivité  et  d'insurveil- 
lance.  Jamais  le  général  eu  chef  n'a  pu  obtenir  d'eux  qu'ils  vi- 
sitassent les  hôpitaux,  et  l'insouciance  est  telle  qu'au  moment 
actuel,  l'armée  d'Italie,  qui  devrait  être  au  moins  bien  habillée 
et  avoir  des  magasins,  n'en  a  aucun,  malgré  les  ordres  que  vous 
n'avez  cessé  de  leur  donner.  Ses  transports  sont  presque  nuls. 
Vos  commissaires,  m'assure-t-on,  ont  été  plus  occupés  de  leurs 
plaisirs  que  de  leurs  devoirs. 

J'ajouterai  à  ces  fatigants  détails  que  lors  de  la  dernière  révo- 
lution de  Modène,  S...  et  G...  y  coururent.  Il  y  existait,  dit-on, 
dans  les  caisses,  1,200,000  francs.  Le  versenient  opéré  dans 
celle  du  payeur  n'a  été,  selon  ce  qu'on  m'a  appris,  que  de 
400,000  francs,  et  le  public  les  accuse  l'un  et  l'autre  d'avoir  volé 
800,000  francs,  conjointement  avec  Haller.  Si  les  événements 


J 


DF  M    DE  ROURRIENNK  151 

me  porlaiont  à  Motlfiio,  je  vérifierais  les  faits.  Je  ne  puis  au- 
jounl'liiii  vous  niatidiT  que  ce  que  je  rassemble  en  écoutant  tout 
le  monde.  Cependant  jo  ne  puis  certifier  absolument  ce  qui  a 
rapport  au  voyage  de  .Modi-ne.  Il  est  certain  toutefois  que  des 
ballots  nombreux  à  l'adresse  de  Halier  sont  venus  de  cette  ville 
à  la  douane  de  Milan.  Je  tiens  ce  fait  du  général  Baraguey 
d'Hillit'rs,  qui  les  a  vus. 

Quant  à  mon  opinion  personnelle  sur  le  commissaire  du 
gouvernement,  G...,  je  dois  dire,  que  malgré  la  mau- 
vaise réputation  que  lui  a  faite  son  voyage  de  Modène,  je  per- 
siste à  le  croire  probe.  Je  l'ai  interrogé,  ses  réponses  m'ont 
paru  celle  d'un  homme  pur;  mais  il  est  trop  au-dessous  de  sa 
l»lace  pour  que  vous  l'y  continuiez.  En  le  rappelant,  il  convient 
que  vous  preniez  des  jirécaulions  pour  qu'il  rende  ses  comptes 
sur  les  lieux  mêmes,  et  non  pas  à  Paris,  comme  la  compagnie 
Flachal,  qui  n'y  a  que  trop  d'amis,  et  qui  est  accusée  ici  des 
plus  odieux  vols. 

Quelque  incapable  et  quelque  exalté  que  soit  G...,  je  pense, 
citoyens  Directeurs,  que  vous  ne  devez  pas,  avant  de  lui  per- 
mettre de  retourner  dans  ces  foyers,  le  sacrifier  dans  l'opinion, 
et  que  sa  probité  et  votre  propre  moralité  exigent  que  vous  lui 
confiiez  momentanément  quelque  emploi. 


I.E   COM.MISSAIRE-ORDONNATEI  K    EN   CIIKK    DE.NMEE 

Cet  homme  jouit  ici  de  la  réputation  bien  rare  d'homme 
probe.  Il  n'est  pas  sans  talent,  mais  sa  mauvaise  santé  l'em- 
pêche de  rendre  de  grands  services.  Il  manque  d'énergie  et  de 
vigueur.  II  demande  à  rentrer  dans  l'intérieur.  Le  général  en 
chef  est  d'avis  qu'il  faut  qu'il  re-te  à  l'armée  comme  ordonna- 
teur. Denniée  a  besoin  d'un  successeur  probe  et  grand  adminis- 
trateur. Presque  tous  les  sous-ordres  sont  tarés  ou  incapables. 

Le  général  en  chef  parait  désirer,  pour  le  remplacer,  Ville- 
manzy,  qui  vient  d'être  échangé.  Quoiqu'on  l'ait  accusé  d'avoir 
été  froid  sur  la  Révolution,  je  pense  qu'il  est  le  seul  homme  ca- 
pable de  bien  faire  ici.  S'il  se  charge  de  cet  effrayant  fardeau, 
soyez  certains,  citoyens  Directeurs,  qu'il  remplira  ses  fonctions 
d'une  manière  qui  vous  satisfera,  et  avec  la  supériorité  de  talent 
et  de  probité  qui  le  dislingue.  Les  lois  et  vos  ordres  seront  res- 
pectés par  lui,  et  les  dilapiilalions  cesseront. 


452  MÉMOIRES  DE  M.  DE  BOURRIENNE 

En  finissant  celle  longue  dépêche,  je  crois  devoir  vous  com- 
muniquer ma  pensée  sur  la  manière  de  bien  faire  aller  les 
choses  ici.  Il  faut  que  le  général  en  chef  continue  à  commander 
toutes  les  opérations  diplomatiques  en  Italie. 


l 


VI 


KCLAIKCISSHMENTS  HISTORIQUES 

SUFt 

LA   l)i:sTKUCTI()N   DH   LA    FLOTTE   ET   LA   CCJNDUITE 
n  E    i/a  m  I  r  a  l    b  r  u  e  y  s 


Bonaparte  est  entré  à  Alexandrie  le  2  juillet.  Trente  jours 
jours  après,  la  flotte  n'était  plus.  Qu'a-l-il  fait  pendant  ce  mois? 
quels  ordres  a-t-il  donnés?  Qu'a  fait  Brueys  contre  ses  ordres? 
et  que  serait-il  arrivé  s'il  eut  écoulé  Bonaparte? 

Examinons  la  lettre  au  Directoire  ;  on  verra  qu'elle  ditfére 
beaucoup  de  ses  ordres  et  de  sa  correspondance  avec  l'amiral. 
Le  l"aoùt,  jour  si  fatal,  trouva  cet  amiral  dans  la  position  où 
l'avait  placé  l'arrêté  du  3  juillet.  C'est  une  grande  injustice  de 
rejeter  tous  les  torts  sur  Brueys,  qui,  à  mon  avis,  n'en  avait 
aucun,  et  qui  n'a  été  victime  que  des  circonstances. 

Le  18  messidor  (6  juillet),  dit  Bonaparte,  j'écrivis  à  l'amirai  d'en- 
trer dans  les  vingt-ijuatre  heures  dans  le  port  d'Alexandrie,  et,  si  son 
escadre  ne  pouvait  pas  y  entrer,  de  déchar^'er  prouiptenient  toute 
lartilierie  et  tous  les  elTets  de  l'armée,  et  de  se  rendre  à  Corfou. 

L'amiral  ne  crut  pas  devoir  achever  le  débarquement,  dans  la 
position  où  il  était  (1). 

Il  alla  mouiller  à  Aboukir  qui  ofTrait  un  bon  mouillage. 

Je  suis  parti  d'Alexandrie  dans  la  ferme  croyance  que  sous  trois 
jours  l'escadre  serait  entrée  dans  le  port  d'Alexandrie,  ou  aurait 
appareillé  pour  Corfou. 

(1)  Il  ne  le  pouvait  pas;  voir  ci-après  l'extrait  du  rapport  de  Ber- 
thier.  [Note  de  la  première  l'dition.) 


454  MEMOIRES 

Voilà  ec  que  Bonaparte  écrivait  an  Dirocloire,  le  G  juillet,  et 
le  9,  l'ordonnateur  en  chef  écrivait  à  Paaiiral  Brucys,  de  la  rade 
d'Aboukir  : 

L'opinion  générale  était  qu'aussitôt  le  débarquement  opéré,  nous 
aurions  dn  partir  pour  Corfoii,  où  nous  aurions  été  ralliés  par  nos 
vajsseaux  de  Malte,  de  Toulon  et  d'Ancône,  pour  être  prêts  à  tout. 
Le  général  en  tdief  en  a  décidé  autrement.  Le  bonheur  qui  accom- 
pagne ses  opérations  suivra  aussi  celle-ci.  Au  reste,  nous  sommes  ici 
sous  le  vent  du  fanatisme,  et  son  souille  ébranle  un  peu  mes  prin- 
cipes. 

Certes,  si  les  choses  se  fussent  passées  ainsi  que- le  dit  le  gé- 
néral en  chef,  étant  parti  d'Alexandrie  le  7  juillet,  il  pourrait 
dire  avec  justice  :  .i  J'ai  donné  le  6  un  ordre  positif;  je  suis 
parti  Te  7.  Kst-ce  ma  faute  si  je  n'ai  pas  été  obéi?  » 

Mais  c'est  le  3  juillet,  quatre  jours  avant  son  départ  d'Alexan- 
drie, que  Bonaparte  ordonna,  par  un  arrêté  en  liuit  articles,  ce 
qu'il  voulait  que  Brueys  exécutât  :  il  n'y  eut  point  d'ordre  direct. 

L'article  premier  de  cet  arrêté  portait  : 

L'amiral  lirueys  fera  entrer  dans  la  journée  de  demain,  4  juillet, 
son  escadre  dans  le  port  d'Alcvandrie,  si  le  temps  le  permet,  et  s'il 
y  a  le  fond  nécessaire. 

Article  :2.  S'il  n'y  a  pas  dans  le  port  le  fond  nécessaire  pour 
mouiller,  il  prendra  des  mesures  pour  que,  dans  la  journée  de  de- 
main, il  ait  débarqué  rarlillcrie  et  les  autres  effets  de  terre. 

L'article  "  porte  :  L'amiral  fera,  dans  la  journée  de  demain,  con- 
naître, par  un  rapport  au  général  en  chef,  si  l'escadre  peut  entrer 
dans  le  port  d'Alexandrie,  ou  si  elle  peut  se  défendre,  cmbossée 
dans  la  rade  d'Aboukir,  contre  une  escadre  ennemie  supérieure  ;  et 
dans  le  cas  où  ai  l'un  ni  l'autre  ne  pourrait  s'e.xécuter,  il  devra 
partir  pour  Corfou,  l'artillerie  débaniuée.  —  Article  8.  Si  l'emiemi 
paraissait  avec  des  forces  très  supérieures,  dans  le  cas  où  l'amiral 
ne  pourrait  entrer  ni  à  Alexandrie  ni  au  Bequier  (Aboukir),  la  flotte 
se  retu'erait  également  à  Corfou. 

Voilà  le  seul  ordre  qu'ail  reçu  Brueys  ;  l'escadre  n'était  plus, 
lorsque  la  lettre  du  27  juillet  arriva  à  Alexandrie.  On  se  de- 
mande, est-ce  là  un  ordre  absolu,  et  sa  date  est-elle  du  6  juillet? 
Mais,  en  admettant  même  cette  assertion  comme  vraie,  l'ordre 
n'était  pas  exécutable.  C'est  ce  que  l'on  va  voir. 

Le  général  Berlliier,  dans  sa  lielcilion  des  cumpayncs  du  gé- 
néral Bonaparte  eh  Egypte  et  en  Syrie,  qui  a  tout  le  caractère 


DE  M.  DE  BOURRIENNE  455 

oniriel,   el  qui   l'i'sl  en  (.Ik-l,  étant  écrilt}  par  ordre  et  sous  la 
•  licloc  (lu  <;oiiiTal  Bonajuirlp,  s'exprime  ainsi  : 

l.fs  vaisseaux  île  guerre  ne  pouvaient  ciilrcr  dans  le  port,  et  res- 
taient tiaiis  la  rade  a  une  jrrando  dislance,  ce  qui  rendait  le  débar- 
tpienienl  de  rartillerie  e^'aleinent  loii^'  et  pénible.  Honaparle  convient 
avec  l'auiir.tl  lîrucys  ipie  la  (lotte  ira  mouiller  à  Aboukir,  où  la  rade 
est  bonne  et  le  débanpienioiit  facile,  el  d'où  l'on  peut  également 
communiquer  avec  Koseltc  et  Alexandrie. 

Que  le  lecteur  impartial,  t'I  qui  clierclic  de  bonne  fui  la 
vérité,  veuille  bien  comparer  la  tournure  et  les  cxi)re>sions  de 
ce  que  je  viens  de  citer  de  la  lettre  au  Directoire,  avec  l'ordre 
donné  le  3  juillet,  el  la  relation  oflicielle  de  Berthier.  Il  faut 
bien  le  dire,  Bonaparte  n'a  pas  écrit  le  G  juillet  à  l'amiral 
Brueys  ce  qu'd  prétend  lui  avoir  écrit.  Mais,  comme  il  partit 
le  7  d'Alexandrie,  il  a  voulu  faire  entendre  qu'ayant  donné  ses 
ordres  le  G,  il  ne  devait  plus  répondre  de  rien.  Dès  lors,  sera-ce 
sa  faute  si  on  ne  lui  a  pas  obéi  ?  Et  n'a-l-il  pas  dû  croire  que, 
pendant  qu'il  traversait  le  désert,  la  Hotte  traversait  paisiblement 
la  Méditerranée  :'  Or,  il  est  bien  positif  qu'il  savait  le  7  juillet, 
au  moment  de  partir  pour  l'intérieur  de  l'Egypte,  que  la  flotte 
ne  pouvait  pas  entrer  dans  le  port  vieux,  et  qu'elle  était  mouillée 
d'après  son  assentiment  a  Aboukir. 

Mais  rendons  la  chose  plus  claire  :  l'amiral  Brueys  écrit  le 
2  juillet  à  Bonaparte  une  1res  longue  lettre,  dans  laquelle  il  dé- 
clare que  tout  annonce  que  l'entrée  des  deux  ports  d'Alexandrie 
e^t  impraticable  pour  nos  vaisseaux  de  guerre  ;  que  la  position 
où  il  est  dans  la  rade  d'Alexandrie  n'est  pas  ienable,  el  qu'il  ne 
peut  pas  y  attendre  l'ennemi,  qui  avec  des  forces  égales  détrui- 
rait toute  l'armée  en  la  prenant  en  détail,  s'il  avait  la  maladresse 
de  l'attendra"  dans  ce  mouillage,  qui  était  à  trois  lieues  en  mer 
en  avant  d'Alexandrie.  11  proposa  le  mouillage  d'Aboukir,  el 
ajouta  qu'il  pourrait  alors  lui  envoyer,  soil  par  le  moyen  des 
djermes  ou  des  avisos,  l'artillerie  el  les  autres  objets  qu'il  avait 
à  bord  des  vaisseaux.  Son  chagrin  serait  au  comble,  si  ce  défaut 
de  mouillage  devait  être  une  raison  de  se  séparer  de  lui. 

L'on  congoil  l'expie-^sion  de  ce  sentiment  de  Brueys.  Suppo- 
sons, ce  qui  était  dans  l'ordre  des  choses  possibles,  une  bataille 
de  Mansourah.  Que  devenait  l'armée?  La  Hotte  était-elle  alors 
de  trop?  et  lui-même  nedevait-il  pas  s'en  servir  pour  l'exécution 
des  vastes  projets  qu'il  avait  conçus,  el  qu'il  avait  communiijués 
en  masse  au  Directoire  ? 


456  MÉMOIRES - 

L'amiral  Briieys  écrit  le  6  juillet  à  Bonaparte  (encore  à 
Alexandrie,  et  qui  dit  avoir  écrit  le  même  jour  au  Directoire  ce 
que  l'on  a  vu)  qu'il  va  appareiller  pour  se  rendre  au  mouillage 
d'Aboukir;  que  le  contre-amiral  Villeneune  et  le  chef  de  division 
Casablanca  regardent  le  passage  pour  les  vaisseaux  de  ligne 
comme  impraticable,  ou  du  moins  bien  dangereux.  Il  a  le  plus 
grand  désir  de  seconder  ses  opérations.  Il  termine  sa  lettre  par 
ces  mots  : 

La  partie  des  vivres  est  ce  qu'il  y  a  de  plus  pressant  pour  l'esca- 
dre ;  on  m'a  rendu  compte  que  sur  plusieurs  vaisseaux  il  ne  restait 
plus  que  quatorze  jours  de  biscuit.  Il  faut  en  outre  du  bois  à  brûler, 
ce  qui  est  fort  rare.  - 

Voici  la  réponse  de  l'amiral,  du  7  juillet,  à  la  lettre  du  G  du 
général  en  chef  : 

Vive  la  République!  11  me  paraît  que  tout  va  à  merveille.  Je  vous 
remercie  de  la  précaution  que  vous  avez  prise  d'envoyer  au  Dekier 
des  officiers  du  génie  et  d'artillerie.  Je  me  concerterai  avec  cu.v  après 
avoir  mouillé. 

Je  vais  faire  chavirer  tout  le  vaisseau,  pour  tâcher  de  trouver  les 
caisses  que  vous  me  demandez,  et  si  elles  n'y  sont  pas,  j'ordonnerai 
des  perquisitions  sur  tous  les  vaisseaux  de  l'escadre. 

Quand  on  trouverait  le  moyen  de  faire  entrer  l'escadre  dans  le  port 
d'Alexandrie,  je  serais  bloqué  par  un  seul  vaisseau,  et  je  deviendrais 
spectateur  oisif  de  votre  gloire,  sans  pouvoir  y  prendre  la  moindre 
part. 

La  lecture  de  ces  pièces  ne  prouve-t-elle  pas  de  la  manière 
la  plus  évidente  que  Bonaparte  est  parti  le  7  d'Alexandrie,  très 
bien  informé  : 

1"  Que  tout  annonçait  l'impossibilité  d'entrer  dans  le  port 
d'Alexandrie  ; 

2°  Qu'il  savait  que  Brueys  élail  à  Aboukir,  puisqu'il  lui  envoie 
par  précaution  des  ofiiciers  du  génie  et  d'arlillorie  pour  assurer 
son  mouillage  ; 

3"  Que  Bonaparte  savait  que  l'escadre  n'avait  ni  vivres  ni 
bois  ; 

4°  Enfin,  que  le  regret  qu'aurait  eu  Brueys  de  rester  specta- 
teur oisif  de  sa  gloire  et  de  ne  pouvoir  y  prendre  part,  annonce 
quelque  précaution  pour  un  avenir  incertain. 

Qui  pourra  concilier  cette  correspondance  de  Brueys  avec  la 
prétendue  lettre  du  G  juillet  à  cet  amiral,  dont  lionaparte  parle 


Dr.  M.  Di:  MOURRIENNE  157 

au  Oirocloire?  Celle  lellro  n'a  clé  éoritc  que  le  20  août  siiivanl. 
Ou\'sl-il  arrivé  ilo[iiiis  V...  Heprenoiis  sa  lellro  au  Dirorloire. 

Depuis  le  18  messiijor  (4  juillet)  jusqu'au  (i  thermidiir  (24  juillet), 
je  n'ai  reçu  aucune  nouvello  ni  de  Hoselte,  ni  «l'Alexandrie,  ni  de 
l'escadre,  l'iie  nuée  d'Arabes,  accourus  de  tous  les  points  du  désert, 
étaient  constainnient  à  cinij  cents  toises  du  camp.  Je  reçus  plusieurs 
lettres  de  lantiral,  où  je  vis  avec  etonnenient  qu'il  se  trouvait  tou- 
jours à  Aboukir.  Je  lui  écrivis  sur-le-champ,  pour  lui  faire  sentir 
iju'il  ne  devait  pas  perdre  un  instant  pour  entrer  à  Alexandrie  ou  se 
rendre  à  (lorfou. 

Je  crois,  sans  peine,  qiio  le  général  en  clief  n'a  pas  roru  de 
dires  depuis  son  départ  d'Alexandrie  jusqu'au  2i  juillet,  jour 
de  son  entrée  au  Caire.  Je  .sais  très  positivement  que  jusqu'au 
1 4,  jour  où  je  l'ai  quitté  pour  m'embarquer  sur  le  cliebec  le 
lUrf,  il  navail  de  nouvelles  (i'Ale.xandrio  que  jusqu'au  9.  Mais 
il  avait  reçu  la  lettre  do  Brueys  du  7. 11  est  constant  que  ces  nom- 
breux Arabes  que  j'ai  vus  dans  le  Baliyreh  enlevaient  les  cour- 
riers sans  escorte  et  rendaient  la  correspondance  impossible. 

Bonaparte  parle  de  plusieurs  lettres  de  l'amiral  qu'il  reçut  au 
Caire,  jusqu'à  celle  du  iO  juillet  et  dont  il  va  être  question. 

Il  ne  faut  pas  perdre  de  vue  ipie  le  général  et  l'amiral  ne 
reçurent  point  leurs  lettres  respectives  assez  à  temps  pour 
qu'elles  pussent  avoir  la  moindre  influence  sur  la  conduite  de 
l'amiral.  Les  deux  seuls  faits  à  considérer  avec  impartialité 
sont  l'arrêté  du  3  juillet  et  la  situation  déplorable  de  la  flotte. 

11  est  vrai  que  Brueys  a  écrit,  les  13  et  14  juillet,  quatre 
lettres  au  général  en  chef.  Mais  il  est  à  remarquer  que  dans 
aucune  il  ne  parle  de  Corfou. 

Dans  la  première,  il  lui  disait,  après  quelques  détails  :  «  Les 
garnisons  de  nos  vaisseaux  sont  Irès  faibles  et  composées  de 
soldats  valétudinaires,  jeunes  et  insubordonnés.  Il  semble  que 
l'on  ait  fait  un  choix  dans  votre  armée  pour  nous  donner  ce 
qu'il  y  avait  de  plus  mauvais.  » 

Il  envoie  la  copie  dun  ordre  du  jour  concernant  les  manœu- 
VTes  calculées  sur  ce  que,  dans  la  position  où  se  trouve  l'armée 
navale,  on  pourra  être  dans  le  cas  de  combattre  à  l'ancre. 

Celle  lettre,  dont  Bonaparte  ne  dit  rien,  prouve  l'imprudence 
qu'il  y  aurait  eu  à  lancer  au  milieu  de  la  Méditerranée  une  flotte 
ainsi  composée  et  qui  manquait  de  vivres. 

Le  li- juillet,  Brueys  envoie  des  lettres  venues  de  Toulon,  et 

I.  20 


458  MEMOIRES 

il  termine  ainsi  :  «  J'attends  du  riz  avec  impatience,  pour  épar- 
gner le  peu  de  biscuit  qui  me  reste.  »  Il  dit  qu'il  ne  reçoit  point 
d'ordres. 

Brueys  ne  s'excuse  dans  auoune  de  ses  lettres  de  ne  pas 
être  parti  pour  Gorfou. 

Quant  à  ce  que  Bonaparte  dit  lui  avoir  écrit  de  partir  sur- 
le-champ  pour  celle  lie,  ou  présume  bien  que  cette  lettre  expé- 
diée du  Caire,  le  23  juillet,  n'a  pu  arriver  avant  le  l^""  août. 

Le  général  en  clief  poursuit  ainsi  dans  sa  lettre  au  Direcloire  : 

L'amiral  m'instruisit,  par  une  lettre  du  2  thermidor  (20  juillet),  que 
plusieurs  vaisseaux  anp;lais  étaient  venus  le  recotmaître,  et  qu'il  se 
fortifiait  pour  attendre  rennemi,  embossé  à  Aboukir. "Cette  étrange 
résolution  me  remplit  des  plus  vives  alarmes.  Mais  déjà  il  n'était  plus 
temps,  car  sa  lettre  ne  ni'arriva  que  le  12  thermidor  (30  juillet).  Je 
lui  expédiai  mon  aide  de  camp  Jullien,  avec  ordre  de  ne  pas  partir 
d'Aboukir  qu'il  n'ait  vu  l'essadre  à  la  voile.  Parti  le  30  juillet,  il 
n'aurait  jamais  pu  arriver  à  temps.  Cet  aide  de  camp  a  été  tué  en 
chemin  par  un  parti  arabe,  qui  a  arrête  sa  banjue  sur  le  Nil  et  l'a 
éj,'orgé  avec  son  escorte  (1). 

On  va  lire  la  véritable  lellrc  de  l'amiral,  du  2  thermidor 
(20  juillet). 

A  bord  de  VAmiral,  2  tJicrmidor. 

La  frégate  l'Arthémîse,  qui  avait  été  escorter  le  Grand  Maître  sur 
les  îles  Mésida,  est  de  retour  depuis  hier.  Son  journal  n'offre  rien 
d'intéressant.  Je  n'y  ai  vu  que  la  déposition  d'un  bâtiment  impérial 
qui  dit  avoir  rencontré,  le  2  messidor  (20  juin),  étant  dans  l'est  du 
phare  de  Messine,  une  escadre  anglaise  composée  de  treize  vaisseaux, 
une  frégate  et  un  brick  ;  c'est  la  même  qui  a  passé  le  10  suivant 
(28  juin)  devant  Alexandrie.  J'attends  de  vos  nouvelles  avec  bien  de 
l'impatience.  Je  vois  que  sous  peu  de  jours  il  n'y  aura  plus  de  biscuit. 
J'ai  retranché  le  tiers  de  la  ration  de  vin.  Le  contre-amiral  Décrès  a 
été  à  Rosette  pour  hâter  l'envoi  des  comestibles  que  vous  me  destinez. 
J'ai  reçu  hier  deux  mortiers  que  j'avais  demandés  pour  placer  sur 
recueil  où  ma  ligne  est  appuyée.  Demain  ils  seront  places.  Rien  de 
nouveau  dans  l'escadre  qui  soit  digne  de  vous  être  tranmis. 

Et  le  général  en  chef  dit  que  Brueys  lui  a  écrit  que  plusieurs 
vaisseaux  anglais  sont  venus  le  reconnaître,  tandis  qu'il  n'y  a  rien 
de  nouveau  dans  l'e-scadre  qui  soit  digne  de  lui  élre  transmis. 

(1)  Il  était  parti  le  l-"-  août  t7ti9.  Il  fut  tué  le  2.  [Sole  Oc  la  pre- 
mière l'dilioii.) 


à 


ni-:  M.  ui:  ijolkuœnnk  »r)9 

A  rolt»'  lettre  ♦■lait  joint  un  raj)pnrl  de  l'amiral  sur  la  roron- 
naissance  de  deux  bâtiments  de  guerre  venant  de  la  partie  do 
l'ouest.  Après  un  loii^  ex|>osé  de  b^urs  manannres,  ramirui  ter- 
mine ainsi  :  «  Il  est  une  heure  après  midi,  rien  ne  parait.  »  Il  est 
probable  que  res  deux  bâtiments  étaient  les  éclaireurs  de  l'es- 
radre  an;;laise. 

Ce  n'est  rerles  pas,  comme  le  prétend  Bonaparte,  la  tardive 
arrivée  de  cette  lettre  qui  a  causé  la  perte  de  la  tlotte. 

Mais  voici  bien  mieux. 

Bona[)arle  arrive  au  Caire,  le  i'\  juillet,  el  il  écrit  le  27  à 
l'amiral  : 

Je  suis  instruit  ■!' Vlexamlrie  qu'enliii  vous  avpz  trouvé  une  passe 
telle  ijuc  Ion  pouvait  la  désirer,  et  «lu'à  l'Iieurc  qu'il  est  vous  êtes 
dans  le  port,  avec  votre  escadre. 

Vous  ne  devez  avoir  aucune  inquiétude  sur  les  vivres  nécessaires  à 
votre  armée. 

Dés  que  j'aurai  reçu  .une  lettre  de  vous  qui  nie  fasse  connaître  ce 
que  vous  aveï  fait  et  la  position  où  vous  êtes,  je  vous  donnerai  des 
onlres  sur  ce  que  nous  aurons  encore  à  faire. 

Faites  bien  ijarder  Koraini;  c'est  un  coquin  qui  nous  a  trompés.  S'il 
ne  nous  donne  pas  les  cent  mille  écus  que  je  lui  ai  demandés,  je  lui 
fais  couper  la  tète. 

On  voit  par  celte  lettre  de  Bonaparte,  1"^  qu'il  avait  été  mal 
informé  :  il  n'y  avait  pas  de  passe,  et  ce  n'est  pas  Brueys  qui  lui 
donna  ce  faux  renseignement  ;  2°  qu'il  savait  bien  que  l'escadre 
manquait  de  vivres;  3°  qu'il  attendait  des  nouvelles  de  Brueys 
pour  lui  donner  des  ordres  sur  ce  qu'il  y  aura  encore  à  faire  ; 
4"*  que  sa  recommandation  de  bien  garder  le  chérifirAlexandrie, 
pour  lui  arracher  cent  mille  écus,  prouve  évidemment  qu'il  sa- 
vait que  l'amiral  n'était  pas  à  (^orfou  ou  .--ur  la  roule.  Et  dans 
cette  lettre  du  il  juillet,  il  n'est  pas  question  de  l'ordre  d'aller  à 
Cor  fou. 

Bonaparte  écrit  le  30  juillet  : 

Je  vous  ai  écrit  le  'il,  et  je  vous  envoie  tons  les  ordres  que  j'ai 
donnés  pour  l'approvisioiuiement  de  l'escadre.  J'imajjine  qu'à  l'heure 
qu'il  est  les  cimpiante  bateaux  de  vivres  sont  arrivés.  Je  vais  encore 
faire  partir  une  trentaine  de  bâtiments  de  blé  pour  votre  escadre. 

Toute  la  comluite  des  Anglais  porte  à  croire  qu'ils  sont  inférieurs 
en  nombre  et  qu'ils  se  contentent  de  bloquer  Malle.  Quoi  qu'il  en  soit, 
il  faut  bien  vite  entrer  dans  le  port  d'.Mcxandrie  ou  vous  approvi- 
sionner promptcmcnt  de  riz,  de  blé  que  je  vous  envoie,  et  vous  trans- 


460  MÉMOIRES 

porter  dans  le  port  de  Gorfou;  car  il  est  indispensable  que  jusqu'à  ce 
que  tout  ceci  se  décide,  vous  vous  trouviez  dans  une  position  h  portée 
d'en  imposer  à  la  Porte. 

En  lisant  cette  lettre,  on  ne  comprend  pas  les  vives  alarmes 
dont  Bonaparte  parle  au  Directoire,  pnisqii'il  regarde  les  Anglais 
comme  inférieurs  en  nombre  et  occupés  à  bloquer  iMalle.  On  y 
voit  aussi  qu'il  veut  que  Brueys  soit  approvisionné  pour  se  rendre 
à  Coribu. 

La  lettre  du  27  juillet  et  celle  que  l'on  vient  de  lire  ne  sont 
parvenues  qu'après  le  1<""  août.  Je  n'en  ai  parlé  que  pour  faire 
voir  quels  étaient  les  desseins  du  général  en  chef,  et  qu'il  con- 
naissait parfaitement  bien  la  position  de  l'escadre^ 

On  voit  dans  la  lettre  du  30  juillet  : 

1"  Qu'il  était  toujours  dans  la  fausse  croyance  que  l'on  avait 
trouvé  une  bonne  passe  ;  t"  qu'il  était  bien  convaincu  que  l'es- 
cadre élait  sans  vivres,  puisqu'il  lui  envoie  cent  bâtiments 
(c'étaient  des  djermes  du  pays);  3°  qu'il  n'était  guère  inquiet  des 
Anglais,  puisque  c'est  lui  qui  annonce  à  Brueys  qu'ils  se  conten- 
tent de  bloquer  Malte  ;  4°  qu'il  savait  bien  que  jamais  Brueys 
n'avait  pu  aller  à  Corfou,  i)uisqu'il  n'avait  pas  de  vivres,  et  qu'il 
lui  dit  de  s'approvisionner  avec  ce  qu'il  lui  envoie  pour  qu'il 
puisse  s'y  rendre. 

Ce  voyage  à  Corfou  exposait  la  Hotte  pour  un  bien  faible  motif. 
Il  n'était  pas  facile  de  faire  croire  au  Grand  Seigneur,  môme 
avec  treize  A^aisseaux  mal  écjuipés,  que  c'était  pour  lui  que  nous 
nous  étions  emparés  de  l'Egypte,  qu'on  y  levait  des  impôts, 
qu'on  mettait  des  contributions  sur  les  corporations,  que  l'on 
faisait  fusiller  ceux  qui  ne  payaient  pas  celles  que  l'on  imposait 
arbitrairement,  ("était  une  étrange  idée  que  de  se  persuader  que 
le  Grand  Seigneur  croirait  que  tout  cela  se  faisait  pour  lui  plaire 
et  pour  son  bien. 

Revenons  à  la  lettre  au  Directoire. 

Le  26  juillet,  l'amiral  m'écrivit  que  les  Anglais  s'étaient  éloignés, 
ce  qu'il  attribue  au  défaut  de  vivres. 

Cela  est  vrai  ;  mais  Brueys  ajoute  dans  la  même  lettre  : 

Nous  ne  recevons  point  de  nouvelles  et  nous  sommes  toujours  flot- 
tants entre  la  crainte  et  l'espérance.  Je  n'ai  encore  aucun  objet  de 
remplacement,  et  je  me  trouve  hors  d'étal  de  rien  entreprendre  sans 
avoir  reçu  quelques  approvisionnements. 


Dl-:  M.  DE  BOUmUIlNNK  46t 

I,e>  lU'iix  iimrtiiTs  mit  été  pliu-és  sur  l'ecucil  et  iin.ilro  pièces  clo  6 
l'ii  iliffiulfiit  r.ippruilie  ;  il  faillirait  enlever  le  tout,  lorsque  vous  nie 
.|i>iinerez  l'onlre  Je  partir.  Du  reste,  cette  raJe  est  entièrement 
ouverte  et  n'est  pas  susceptible  de  protéger  les  vaisseaux  contre  un 
eiiiienii  supérieur. 

Puis,  parlant  d'un  aviso  qu'il  avait  onvoyo  à  hi  découverlo,  cl 
i|ui  avait  cassé  son  mal  à  moitié  cliomin,  sans  loucher  à  terre,  il 
ajoute  : 

Sans  subsistances,  ni  moyens  de  remplacement  en  grcements,  on 
reste  paralysé,  et  cette  inaction  rend  malade. 

Honaparlc  dit  au  Directoire  : 

Le  21»  juillet,  l'amiral  m'écrivit  qu'il  venait  d'apprendre  la  victoire 
des  Pyramides,  et  qu'on  avait  trouvé  une  passe  pour  entrer  dans  le 
port  d'Alexandrie.  Je  reçus  cette  lettre  le  5  août. 

Voici  la  lelho  de  Brueys  du  i'.)  juillet  : 

-Nous  avons  appris  hier  votre  victoire  sur  les  Mameluks,  et  l'entrée 
triomphale  de  nos  troupes  au  (]airc,  etc. 

L'armée  navale  célèbre  aujoiudhui,  par  des  jeu.v  nautiques,  une  fête 
en  réjouissance  des  nouveaux  succès  de  la  République. 

Puis,  suivent  si.x  paragraphes  1res  insignifiants  sur  les  mou- 
vements de  quelques  bâtiments  français  dans  la  Méditerranée. 
La  lettre  finit  ainsi  : 

Le  chérif  d'.\lexandrie,  détenu  à  mon  bord,  a  le  plus  grand  désir 
d'aller  vous  rejoindre.  J'attends  vos  ordres. 

Il  n'y  a  pas,  dans  toute  la  lettre  du  29  juillet,  un  seul  mot  sur 
les  passi'S  d'.Vlexandrie.  Bonaparte  a  confondu  avec  ce  que  lui 
écrivait  Brueys  dans  une  autre  lettre  du  2G. 

Les  officiers  que  j'avais  chargés  de  sonder  le  port  vieux  m'annon- 
cent que  leur  travail  e*t  Gni,  et  qu'ils  vont  m'cnvoyer  le  plan.  Dès 
que  je  le  recevrai,  je  m'empresserai  de  vous  le  faire  parvenir,  alin  que 
vous  décidiez  sur  les  vaisseaux  que  vous  voulez  y  faire  entrer. 

Brueys  n'a  jamais  cru  un  instant  que  des  vaisseaux  de  la  gran- 
deur de  ceux  de  son  escadre  pussent  entrer  dans  le  port 
d'Alexandrie. 

On  a  vu  que  Brueys,  dans  celte  même  lettre  du  29  juillet,  dans 
laquelle  Bonaparte  suppose  des  choses  qui  ne  sont  pas,  ce  qui 

26. 


462  MÉMOIRES 

lui  est  trop  souvent  arrivé,  parle  de  Koraïm,  le  chérif  d'Alexan- 
drie ;  il  céda  à  ses  désirs  d'aller  se  jusiifier  en  personne  auprès 
du  général  en  chef,  et  le  fit  mettre  à  terre  le  31  juillet.  Il  fut 
conduit  au  Caire  sous  une  forte  escorte.  Vingt-quatre  heures  plus 
tard,  il  sautait  avec  VOrienl. 

Le  général  en  chef  écrivait  à  Brucys  le  jour  mémo  de  la  dcs- 
ruclion  de  sa  flotte,  \^'  août  : 

J'ai  acquis  de  nouvelles  preuves  de  la  trahison  de  Korann  ;  vous 
voudrez  bien  le  mettre  aux  fers,  et  prendre  toutes  les  précautions 
pour  qu'il  ne  nous  échappe  pas. 

Et  le  3  août,  après  plusieurs  choses  totalement  étraflgèrcs  à 
l'escadre,  il  termine  ainsi  : 

Vous  trouverez  ci-joint  un  nouvel  ordre  pour  l'approvisionnement 
de  l'escadre. 

Il  est  évident  qu'à  cotte  époque  encore,  l'escadre  n'était  pas 
approvisionnée,  et  qu'elle  ne  pouvait  pas  aller  à  Corfou. 
Bonaparte  continue  ainsi  sa  lettre  au  Directoire  : 

Il  me  paraît  que  l'amiral  Brueys  n'a  pas  voulu  aller  à  Corfou  avant 
qu'il  eût  été  certain  de  ne  pouvoir  entrer  dans  le  port  d'Alexandrie, 
et  que  l'armée,  dont  il  n'avait  pas  de  nouvelles  depuis  longtemps,  fût 
dans  une  position  à  n'avoir  plus  besoin  de  retraite.  Si,  dans  ces  fu- 
nestes événements,  il  a  fait  des  fautes,  il  les  a  expiées  par  une  mort 
glorieuse. 

Ce  passage  est  véritablement  exlraordinaire  ;  mais  Brucys  avait, 
dès  le  premier  jour,  la  conviction  que  l'on  ne  pouvait  pas  entrer 
dans  le  port  vieux  d'Alexandrie;  c'est  parce  que  Bonaparte  fut 
assailli  par  des  gens  qui  en  savent  toujours  plus  que  les  autres, 
qu'il  ordonna  des  sondes.  C'est  bien  lui  qui,  par  son  arrêté  du 
3  juillet,  a  indiqué  rallornative,  ou  d'entrer  dans  le  port,  si  on 
le  pouvait,  ou  d'aller  mouiller  à  Aboukir. 

Brueys,  dit  la  déijèche  ollicielle,  n'a  pas  voulu  aller  à  Corfou. 

Pourquoi  pas?  lui,  si  dévoué  à  Bonaparte,  immédiatement  sous 
ses  ordres;  pourquoi  aurait-il  refusé?  il  n'avait  pas  le  droit  d'in- 
terpréter un  ordre.  Mais  on  l'a  vu  jusqu'à  l'évidence,  il  ne  le 
pouvait  pas,  parce  qu'il  n'avait  jamais  de  vivres  qu'au  jour  le 
jour. 

Mais,  on  se  le  demande,  Bonaparlc  quille  Alexandrie  le  7  juillet; 
il  se  lance  avec  son  armée  dans  un  pays  que  l'on  nu  connaît  pas, 


d:.  m   m;  i'.ourriennk  463 

el  conlre  des  ennemis  dont  on  ij^rnore  la  force.  Tronic  mille 
Français  sont  livrés  à  loiites  lo>  cliances  du  hasard.  Toutes  les 
communications  sont  interrompues,  et  on  a  vu  dans  sa  cor- 
respondance que,  le  20  juillet,  on  n'avait  à  Alexandrie  aucune 
nouvelle  de  l'armée,  el  que  ce  n'est  que  trois  jours  avant  la 
bataille  d'Aboiikir  que  l'on  apprit  son  entrée  au  Caire.  Lors 
niome  que  la  position  u)atérielle  do  l'amiral  lui  eùl  permis  de 
hasarder  son  escadre  en  pleine  mer,  était-ce  donc  une  si  grande 
faute  que  d'attendre  des  nouvelles  de  l'armée"?  Que  l'on  n'oublie 
pas  que  Brueys  n'a  re«;u  aucun  onlre  depuis  l'arrclé  du  3  juillet. 
et  que  l'on  dise  s'il  y  a  désobéissance  de  ne  pas  avoir  été  à  (>orlou, 
d'après  cet  arrêté. 

Mais  écoutons  le  contre-amiral  Blanquel-Duchayla,  qui  com- 
mandait le  Fninkiin.  Il  écrit  le  12  août  au  général  en  chef.  Après 
lui  avoir  parlé  de  la  fatale  nuit  et  do  l'opinion  générale  que  l'en- 
nemi n'oserait  attaquer-,  et  que  s'il  le  faisait,  il  serait  repoussé, 
il  ajoute  : 

Si  vous  aviez  été  plus  près  de  nous,  inuii  général,  toutes  les  incer- 
titudes qui  nous  assiégeaient,  soit  par  le  manque  de  vivres  et  d'eau, 
suit  par  riiisuflisance  de  nos  moyens  défeiisifs  et  offensifs  en  hommes 
exercés  à  vaiinre,  eus^^eiit  cessé. 

Ce  qui  eiiiliaiiiait  l'amiral,  était  le  respect  religieux  qu'il  portait  à 
vus  iiilentions.  qui,  mieux  interprétées  sans  doute,  quoique  ne  rece- 
vant pas  de  vus  nouvelles,  devaient  le  porter  à  quitter  ces  bords. 

Les  deux  mortiers,  établis  sur  l'écucil,  ont  tiré  quelques  bombes, 
mais  sans  succès. 

Puisqu'il  était  question  d'intonlion  ol  d'interjirétalion,  il  n'y 
avait  donc  pas  d'ordre  positif. 

Quoique  Bonaparte  dise  que  la  Hotte  avait  reçu  de  Rosette, 
dans  les  premiers  jours  de  thermidor,  un  approvisionnement  de 
riz  pour  deux  mois,  il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  ses  lettres, 
colles  de  Brueys,.  celle  de  Duchayla,  prouvent  que  l'armée  navale 
n'en  avait  pas  assez  pour  ses  besoins  journaliers.  11  est  évident 
<pie  Brueys  ne  pouvait  rien  entrei)rendre  sans  avoir  reçu  des 
aiqirovi?ionnenients. 


vu 
NOTES  HISTORIQUES 

SUR    i;expédition    D'ÉGYPTE 


L'auteur  a  cru  devoir  placer  ici  quelques  pièces  cssenlielles, 
ayant  cherché,  ainsi  qu'il  l'a  dit  dans  le  cours  de  ses  Mémoires, 
à  ne  reproduire  dans  son  récit  que  le  moins  possible  des  choses 
que  d'autres  ont  pu  dire.  Ces  pièces  sont  d'ailleurs  d'un  grand 
intérêt,  et  remplissent  les  lacunes  volontaires  de  l'auteur;  ce 
sont,  d'abord,  une  lettre  du  général  Boyer  à  sa  famille,  deux 
rapports  de  Bonaparte  au  Directoire,  et  une  lettre  de  Poussielgue 
sur  le  désastre  de  la  flotte  française  à  Alexandrie  et  une  des- 
cription du  Caire. 

A  ces  pièces,  dont  plusieurs  sont  ofticielles,  l'auteur  en  a 
joint  quelques  autres,  dont  il  i)ossèdc  les  autographes;  ce  sont 
des  lettres  qui  furent  écrites  pondant  la  campagne  d'Egypte  par 
Marmont,  Tallien,  Dumas,  etc.,  etc.  (1). 

Au  Grand-Caire,  le  10  fructidor. 
Mes  chers  parents, 

Notre  entrée  au  Grand-Caire  est  une  oiîcasion  pour  moi  di- 
vous  donner  de  mes  nouvelles  ;  et  comme  mon  intention  est  de 
vous  mettre  entièrement  au  fait  d'une  expédition  aussi  singulière 
qu'étonnante,  je  vais  récapituler  tous  nos  hauts  faits  du  jour  de 
notre  départ  de  Toulon. 

L'armée  composée  de    30,000  hommes,  cmlianiués  partie  à 

(1)  Getto  iiute  est  de  la  preuiicrc  édition  (182'J;. 


MKMOlliKS  Dr.  M.  DK  HorUKlKNNE  J65 

M;irst'illi\  Toulon,  Gt^n<^5  et  Civitn-Vecoliia,  a  mis  à  la  voilo  le 
30  lloival,  CDiivoyi'i'  par  (|uinze  vaisseaux  ik*  guonv,  dont  deux 
armés  on  llùlc,  i[uati)rzi'  fiv};att's,  el  plusieurs  autres  petits 
bâtiments  do  guerre.  Le  convoi  en  tout  formait  un  total  de 
quatre  cents  voiles  ;  depuis  les  Croisades,  l'on  n'avait  pas  vu 
pareille  armée  dans  la  Méditerranée. 

Sans  calculer  les  dan<Ters  ile  l'élément  sur  lequel  nous  voguions, 
ni  ceux  qu'un  ennemi  reiloutable  sur  l'eau  pouvait  nous  faire 
craindre,  l'armée  cinj^le  vers  l'ile  de  Malte,  où  nous  arrivons  le 
2i  prairial.  Cette  conquête,  très  importanlc  par  elle-môme,  nous 
coûta  peu  de  monde.  Le  24,  la  place  capitula;  l'ordre  fut 
anéanti;  le  j^rand  maître  renvoyé  en  Allemagne  avec  de  belles 
promesses  :  tout  enfin  succède  à  nos  vœux.  Il  ne  fallait  pas 
perdre  de  temps,  ni  s'occuper  trop  à  contempler  et  raisonner 
l'avantage  que  nous  lirions  de  l'occupation  de  Malle;  une  escadre 
anglaise,  foi'te  de  treize  grosses  voiles,  commandée  par  Nelson, 
mouillait  dans  les.  eaux  de  Xaples,  et  épiait  nos  mouvements. 
Bonaparte,  instruit  de  la  présence  tie  l'ennemi,  donne  à  peine  à 
son  escadre  le  tenqts  de  faire  de  l'eau  ;  il  ordonne  qu'on  mette 
à  la  voile  ;  et,  le  HO  prairial,  l'armée  et  l'escadre  sortent  du  port 
de  Malle.  Nous  forçons  de  voile  pour  atteindre  le  second  but  de 
notre  expédition.  Le 7  messidor,  nous  signalons  l'île  de  Candie; 
enfin,  le  12,  notre  escadre  légère  signale  Alexandrie. 

Le  même  jour,  à  midi,  l'escadre  de  l'amiral  Nelson  arrivait 
en  face  du  port  de  celle  ville,  et  otlrait  aux  Turcs  de  mouiller 
dans  leur  port,  pour  les  défendre  contre  nous.  Celle  offre  refusée, 
l'Anglais  met  à  la  voile,  fait  route  sur  Chypre,  tandis  que  nous, 
profitant  de  toutes  ses  fautes  et  utilisant  son  ineptie,  nous  des- 
cendons la  nuit  du  13  au  14  sur  Marabout  ou  la  Tour  des  Arabes  ; 
à  la  pointe  du  jour,  toute  l'armée  élail  à  terre.  Bonaparte  se  met 
à  la  tète,  marche  ilroil  sur  Alexandrie  à  travers  un  désert  de 
trois  lieues,  cpii  n'offrail  pas  même  de  l'eau  pour  ressource  dans 
un  climat  où  la  chuleiu'  est  insupportable. 

Malgré  toutes  ces  dif'licultés,  nous  arrivons  sous  les  murs  ;  une 
garnison  d'à  peu  près  500  janissaires  les  défendait.  Le  reste  de 
la  population  de  la  ville  se  jette  dans  les  forts,  d'autres  se  por- 
tent sur  leurs  toits.  Ainsi  disposés,  ils  attendent  notre  attaque  : 
la  charge  bal;  nos  soldats  se  précipitent  avec  fureur  sur  les 
remparts,  qu'ils  escaladent  malgré  la  défense  opiniâtre  des  atta- 
qués, FMusieurs  généraux  sont  blessés,  entre  autres  Kleber.  Nous 
perdons  à  peu  près   l.oO  hommes  ;   mais  la  valeur  met  fin  à 


466  MÉMOIRES 

l'opiniâtreté  des  Turcs.  Ceux-ci,  repousses  de  tous  côtés,  se 
réfugient  chez  leur  Dieu  et  leur  Prophète  ;  ils  remplissent  leurs 
mosquées.  Hommes,  femmes,  vieillards,  jeunes  et  enfants,  tous 
sont  massacrés.  Au  bout  de  quatre  heures,  nos  soldats  mettent 
fin  à  h.'ur  fureur,  la  tranquillité  renaît  en  ville,  plusieurs  forts 
capitulent  ;  j'en  ai  moi-même  fait  rendre  un  où  700  Turcs  s'étaient 
retirés.  La  confiance  reprend  enfin  dans  la  ville,  et  le  lendemain 
tout  était  tranquille. 

C'est  ici  le  moment  de  faire  une  petite  digression  pour  vous 
mettre  au  fait  du  sujet  qui  nous  amène  sur  ces  terres,  et  va 
engager  Bonaparte  de  s'emparer  de  l'Egypte. 

La  France,  par  les  divers  événements  de  cette  guerre  et  de  sa 
Révolution,  perdant  ses  colonies,  ses  comptoirs,  verrait  infailli- 
blement déchoir  son  commerce,  et  un  peuple  au-^si  industrieux 
serait  enfin  obligé  de  négocier  en  secondes  mains  les  objets  les 
plus  essentiels  de  son  commerce.  Plusieurs  probabilités  font 
envisager  comme  impossible  au  gouvernement,  sinon  de  récu- 
pérer nos  colonies,  du  moins  d'en  tirer  l'avantage  que  nous  en 
avions,  surtout  après  la  destruction  et  les  horreurs  qui  se  sont 
commises,  joint  au  décret  d'abolition. 

Pour  s'indemniser  d'une  perte  qui  paraît  presque  réelle,  le 
gouvernement  a  jeté  les  yeux  sur  l'Egypte  et  la  Syrie,  contrées 
qui,  par  leur  climat,  la  bonté  de  leur  sol  et  leur  fertilité,  peuvent 
devenir  les  greniers  du  commerce  de  la  France,  son  magasin 
d'abondance,  et,  par  la  suite  des  temps,  l'entrepôt  de  son  com- 
merce des  Indes  ;  il  est  indubitable  que,  après  nous  être  emparés 
et  organisés  dans  ce  pays,  nous  pouvons  jeter  nos  vues  plus  loin, 
et  par  la  suite  détruire  le  commerce  anglais  dans  les  Indes,  l'uti- 
liser à  notre  profit,  nous  rendre  les  souverains  du  commerce 
même  de  l'Afrique  et  de  l'Asie. 

Toutes  ces  considérations  ont  engagé,  selon  moi,  le  gouverne- 
ment à  tenter  une  expédition  sur  l'Egypte. 

Cette  partie  de  la  puissance  ottomane  est  gouvernée  depuis 
plusieurs  siècles  par  une  espèce  d'hommes  que  l'on  appelle 
Mameluks,  qui,  ayant  à  leur  tète  des  beys,  méconnaissent  l'auto- 
rité du  Grand  Seigneur,  gouvernent  despotiquement  et  lyranni- 
quement  un  peuple  et  un  pays  qui,  entre  les  mains  d'une  nation 
policée,  deviendront  une  source  de  richesses. 

C'est  donc  à  ces  Mameluks  qu'il  faut  faire  la  guerre  pour 
occuper  l'Egypte  ;  leur  nombre  est  d'à  peu  près  8,000,  tous  à 
clieval  ;  ils  ont  vingt-quatre  beys  pour  les  comman(k'r.  Il  est 


DK  M.  DE  BOURRIFNNI-:  467 

inipDriaiit  ijuc  \oiis  connaissiez  nii  \)eu  lo  (|iie  sonl  ces  soldais, 
leur  manière  de  l'aire  la  guerre,  leur  armure  el  leur  origine. 

Toul  Mameluk  esl  acliplé.  Ils  sont  tous  du  monl  Oaurase  el  de 
la  Géorgie.  Il  y  a  beauaiup  d'Allemands,  Uiissos,  mùme  quelques 
Franijais.  Leur  religion  est  la  maliomélane.  Exercés  dés  leur 
jeunesse  à  l'art  mdilaire,  ils  sonl  d'une  ailresse  extraordinaire  à 
cheval,  à  tirer  la  carabine,  le  pistolet,  à  lancer  des  traits,  des 
masses  d'armes,  cnlin  à  sabrer  ;  l'on  en  a  vu  couper  d'un  coup 
de  sabre  une  lèle  de  coton  mouillé. 

Chaque  Mameluk  a  deux,  trois,  même  quatre  domestiques. 
Ceux-ci  le  suivent  toujours  à  pied,  même  dans  les  combats. 
L'armure  du  Mameluk  à  cheval  esl  de  deux  grands  fusils,  que 
chacun  de  ses  domestiques  porte  à  côté  de  lui.  Une  les  décharge 
qu'une  fois  ;  il  saisit  ensuite  deux  paires  de  pistolets  qu'il  a 
autour  de  son  corps,  puis  huit  tlèches  qu'il  porte  dans  un  car- 
(piois,  el  qu'il  jette  fort  adroitement  avec  sa  main,  puis  se  sert 
de  la  masse  d'armes  [)0ur  assommer.  Enfin  deux  sabres  sont  sa 
dernière  ressource,  il  sai.-it  la  briile  entre  ses  dénis  ;  armé  d'uQ 
sabre  dans  chaque  main,  il  court  sur  son  ennemi,  et  taille  à 
droite  el  à  gauche  :  malheur  à  qui  ne  pare  pas  ses  coups!  Il  en 
esl  qui  taillent  un  homme  en  deux.  C'est  à  celle  espèce  d'hommes 
que  nous  allons  faire  la  guerre.  Je  vais  actuellement  entrer  dans 
les  détails  des  combats  que  nous  avons  essuyés  de  leur  part. 

Apres  avoir  organisé  à  Alexandrie  un  pouvoir  gouvernant, 
avoir  assuré  la  communication  sur  les  derrières  de  notre  armée, 
Bonaparte  fait  prendre  pour  cinq  jours  de  vivres  à  son  armée,  et 
se  prépare  à  traverser  un  désert  de  vingt  lieues  pour  arriver  à 
l'embouchure  du  Nil,  et  remonter  ce  fleuve  si  célèbre  jusqu'au 
Grand-Caire,  qui  est  le  premier  but  de  son  opération.  Le  18  mes- 
sidor, l'armée  se  met  en  marche,  remonte  à  petites  journées  ce 
tleuve,  rencontrant  quelques  partis  de  Mameluks  qui  fuient 
successivement  a  noire  approche.  Enfin,  le  24,  le  général  Bona- 
parte apprend  que  les  beys  ont  marché  sur  lui  ave;  leurs  forces 
réunies ,  (piil  doit  être  attaqué  le  lendemain.  Il  organise  sa 
marche  de  bataille  et  prend  des  précautions. 

Bonaparte  m'envoie  avec  trois  chaloupes  canonnières  à  a 
découverte.  Je  pousse  avec  celle  petite  Houille  trois  lieues  ea 
avant  de  l'armée.  Je  descends  successivement  dans  tous  les  vil- 
lages situés  sur  les  deux  rives  du  Nil,  pour  avoir  des  renseigne- 
ments sur  les  Mameluks.  Dans  les  uns  je  suis  accueilli  à  coups 
de  lusil  ;  d'autres  viennent  au  devant  de  moi,  rae  reçoivent  bien, 


4G8  MEMOIRES 

m'offrent  des  vivres.  Dans  un  d'eux,  il  m'arriva  un  événement 
drôle  et  singulier.  Le  clieik  du  i^ays,  ayant  réuni  toute  sa  popu- 
lation pour  venir  au  devant  de  moi,  s'approche  et  me  demande 
de  quel  droit  les  chrétiens  venaient  s'emparer  d'un  pays  qui 
appartenait  au  Grand  Seigneur.  Je  lui  répondis  que  c'était  la 
volonté  de  Dieu  et  de  son  prophète  Mahomet  qui  nous  y  condui- 
sait. Mais,  nie  répliqua-t-il,  le  roi  de  France  aura  prévenu  notre 
sultan  de  cette  démarche.  Après  l'avoir  rassuré  aftirmalivement 
sur  cette  demande,  il  me  demanda  comment  se  portait  notre  roi. 
Je  lui  répondis  :  Fort  bien.  Puis  il  me  jura  sur  son  tnrban  et 
sur  sa  barbe,  que  j'étais  parmi  des  amis.  Je  profitai  de  la  bonne 
volonté  de  ces  gens  ;  je  recueillis  tous  les  renseignements  pos- 
sibles sur  les  Mameluks  ;  puis  continuant  mon  chemin,  je  remontai 
le  Nil,  et  mouillai  la  nuit  en  face  de  Chebreïs,  village  situé  au 
bord  du  Nil,  où  étaient  réunis  les  Mameluks,  et  où  eut  lieu  la 
première  affaire. 

J'envoyai  la  nuit  mon  rapport  au  général  en  chef,  et  lui  com- 
muniquai tout  ce  que  j'avais  pu  recueillir  sur  les  Mameluks, 

Le  lendemain,  à  la  pointe  du  jour,  je  monte  sur  le  mât  de  ma 
canonnière,  et  découvre  six  chaloupes  turques  qui  marchaient 
sur  moi  ;  au  même  moment  m'arrivait  une  demi-galère  de  ren- 
fort. Je  m'embosse  contre  ces  bâtiments  ;  et  à  quatre  heures  et 
demie  commença  entre  les  deux  petites  flottilles  une  canonnade 
qui  dura  cinq  heures  de  temps  ;  malgré  la  supériorité  de  l'enne- 
mi, je  tins  bon.  Cependant  il  s'avança  sur  moi,  et  je  })erdis 
pendant  un  instant  la  demi-galère  et  une  canonnière  ;  mais  il  ne 
s'agissait  pas  de  se  rendre,  il  fallait  vaincre.  Pendant  ces  mo- 
ments d'incertitude,  notre  armée  avançait,  et  je  fus  dégagé.  Une 
canonnière  turque  sauta  en  l'air. 

Ainsi  se  passait  notre  combat  de  lloltilles,  lorsque  les  Mame- 
luks s'avançant  sur  notre  armée,  rôdèrent  autour  d'elle  sans 
pouvoir  l'entamer,  sans  pouvoir  môme  faire  la  moindre  atta(iue 
sur  elle.  Il  est  à  présumer  que,  étonnés  de  l'ordre  qu'ils  virent 
que  présentaient  nos  colonnes,  ils  remirent  à  un  autre  jour  le 
sort  de  leur  empire  et  de  leur  fortune.  Cette  journée  aboutit  à 
peu  de  chose  ;  les  Mameluks  ne  perdirent  guère  que  vingt  ou 
trente  hommes  :  mais  nous  en  tirâmes  un  grand  avantage,  celui 
d'avoir  inspiré  une  idée  extraordinaire  de  notre  tactique  à  un 
ennemi  qui  n'en  connaît  aucune,  et  qui  ne  sait  guerroyer  que 
par  la  sui)ériorité  des  armes,  l'adresse,  l'agilité,  sans  ordre,  sans 
tenue,  ne  sachant  pas  même  marcher  i)ar  pelotons,  allant  jjar 


I)l<:  M.  Dl-   BOURHIENNK  469 

hordes,  donnant  sur  son  ennemi  par  bourrasque  el  ollarouché. 
Les  Mameluks  se  rolin-roul,  nous  laissanl  avancer  successive- 
ment sur  le  Grand-Caire,  où  se  donna  l'afiaire  décisive.  Ce  fut 
enfin  le  3,  à  la  pointe  du  jour,  que  l'armée  se  trouva  à  trois 
lieues  du  Caire  et  à  cinq  des  fameuses  et  célèbres  Pyramides 
d'Egypte.  Celait  dans  cri  intervalle  que  les  Mameluks,  com- 
mandés par  le  fameux  Mourad-lk-y,  le  plus  puissant  des  beys,  nous 
attendaient.  Jusqu'à  trois  heures  après  midi,  la  journée  se  passa 
en  escarmouches  :  enlin  l'heure  arriva  ;  notre  armée,  la  droite 
appuyée  aux  Pyramides,  la  gauche  au  Nil,  près  le  village  d'Eni- 
babé,  s'aperrut  que  l'ennemi  faisait  un  mouvement.  C'était  en 
elVet  deux  cents  iMameluks,  (jui  se  dirigeaionl  vers  la  droite, 
commandée  |>ar  les  généraux  Desaix  el  Reynior.  Jamais  je  n'ai 
vu  soldats  charger  avec  tant  de  fureur  ;  abandonnés  tous  à  la 
rapidité  de  leurs  coursiers,  ils  fondent  comme  un  torrent  sur  les 
divisions,  se  melleni  entre  les  deux  ;  nos  soldats,  fermes  et  iné- 
branlables, les  attendent  à  dix  pas,  puis  leur  font  un  feu  roulant 
accompagné  de  quelques  décharges  d'artillerie.  Dans  un  clin 
d'œil,  plus  de  cent  cinquante  Mameluks  étaient  à  terre  ;  le  reste 
cherche  son  salut  dans  la  fuite  :  ils  reviennent  néanmoins  encore 
à  la  charge,  sont  accueillis  de  la  môme  manière.  Rebutés  enfin 
par  notre  valeur,  ils  se  rabattent  sur  notre  aile  gauche  pour  y 
tenter  une  seconde  lortune. 

Le  succès  de  notre  droite  encourage  Bonaparte  ;  les  Mameluks 
avaient  fortifié  à  la  hâte  le  village  d'Embabé,  qui  est  sur  la  rive 
gauche  du  Mil,  et  y  avaient  placé  trente  canons  avec  leurs  valets 
et  quelques  janissaires  pour  eu  défendre  les  approclies.  Le 
général  ordonne  la  charge  sur  ces  retranchements  ;  deux  divi- 
sions s'y  rendent,  malgré  une  canonnade  terrible.  Au  moment 
où  nos  soldats  s'y  précipitaient  au  pas  de  charge,  six  cents 
Mameluks  sortent  des  ouvrages,  investissent  nos  pelotons,  ten- 
tent de  sabrer  ;  mais,  au  lieu  de  succès,  ils  ne  trouvent  que  la 
mort  ;  trois  cents  de  tués  restent  à  l'instant  sur  le  champ  de 
bataille  :  les  autres,  voulant  s'échapper,  se  précipitent  dans  le 
Nil,  et  y  périssent  tous.  Désespérés  alors,  ils  fuient  de  tous 
côtés,  mettent  le  feu  à  leur  Hotte,  en  font  sauter  tous  les  bâti- 
ments, nous  abandonnent  leur  camp  et  plus  de  quatre  cents 
chameaux  chargés  de  bagages. 

Ainsi  finit  cette  journée,  au  désavantage  d'un  ennemi  qui 
croyait  nous  hacher,  et  prétendait  qu'il  est  plus  facile  de  couper 
les  têtes  de  raille  Français  que  de  couper  une  citrouille  el  un 

L  i7 


470  MÉMOIRES 

melon  (expression  asiatique).  L'armée  poussa  le  soir  même  jus- 
qu'à Gizeli,  demeure  de  Mourad-Bey,  le  premier  des  Mameluks. 
Le  lendemain,  nous  passâmes  le  Nil  sur  des  bateaux  plais,  et 
la  ville  du  Caire  se  rendit  sans  résistance. 

Ici  finit  le  récit  de  nos  opérations  militaires;  j'entrerai  actuel- 
lement dans  les  maux  que  nous  avons  soufferts  pendant  nos  mar- 
ches :  je  vous  ferai  un  petit  historique  du  pays  que  nous  avons 
parcouru  et  des  habitants. 

Remontons  à  Alexandrie.  Celte  ville  n'a  plus  de  son  antiquité 
que  le  nom...  étonnants  qui  y  sont  restés  enfouis  et  ignorés  au 
milieu  d'un  peuple  qui  à  peine  connaît  qu'ils  existent.  Tigurcz- 
vous  un  être  impassible,  prenant  tous  les  événements  comme 
ils  viennent,  que  rien  n'étonne,  qui,  la  pipe  à  la  bouche,  n'a 
d'autre  occupation  que  d'être  sur  son  cul,  devant  sa  porte,  sur 
un  banc,  ou  devant  la  maison  d'un  grand,  passe  ainsi  sa  journée, 
se  souciant  fort  peu  de  sa  famille,  de  ses  enfants  ;  des  mères  qui 
errent  la  figure  couverte  d'un  haillon  noir,  et  offrent  aux  passants 
à  leur  vendre  leurs  enfants  ;  des  hommes  à  moitié  nus,  dont  le 
corps  ressemble  au  bronze,  la  peau  dégoûtante,  fouillant  dans 
des  ruisseaux  bourbeux,  et  qui,  semblables  à  des  cochons,  ron- 
gent et  dévore^U  ce  qu'ils  y  trouvent;  des  maisons  hautes  de 
vingt  pieds  au  plus,  dont  le  toit  est  une  plate-lormc,  l'inténeur 
une  écurie,  l'extérieur  a  l'aspect  de  quatre  murailles.  Voilà  les 
maisons  d'Alexandrie.  Ajoutez  qu'autour  de  cet  amas  de  misère 
et  d'horreurs,  sont  les  fondements  de  la  cité  la  plus  célèbre  de 
l'antiquité,  les  monuments  les  plus  précieux  de  l'art. 

Sortis  de  cette  ville  pour  remonter  le  Nil,  vous  rencontrez  et 
passez  à  travers  un  désert  nu  comme  la  main,  où  toutes  les 
quatre  à  cinq  lieues,  vous  rencontrez  un  mauvais  puits  d'eau  sau- 
màtre.  Figurez-vous  une  armée  obligée  de  passer  au  travers  de 
ces  plaines  arides,  qui  n'offrent  pas  même  au  soldat  un  asile 
contre  les  chaleurs  insupportables  qui  y  régnent;  le  soldat  portant 
pour  cinq  jours  de  vivres,  chargé  de  son  sac,  habillé  de  laine, 
au  bout  d'une  heure  de  marche,  accablé  par  le  chaud  et  la  pe- 
santeur des  effets  qu'il  porte,  il  se  décharge,  il  jette  ses  vivres, 
ne  songeant  qu'au  présent,  sans  penser  au  lendemain.  Arrive  la 
soif,  et  il  ne  trouve  pas  d'eau  ;  la  faim,  i)as  de  pain.  C'est  ainsi 
qu'à  travers  les  horreurs  que  présente  ce  tableau,  l'on  a  vu  des 
soldats  mourir  de  soif,  d'inanition,  de  chaleur;  d'autres,  voyant 
les  souffrances  de  leurs  camarades,  se  brûler  la  cervelle  ;  d'au- 


DE  M.  DE  BOURUIENNE  471 

très,  su  jeter  armes  et  Liagnj;es  clans  le  Nil,  et  périr  au  milieu 
des  eaux. 

Chaque  jour  do  nos  marches  nous  ofliail  un  pareil  specincle; 
et,  tiiose  inouïe,  el  que  personne  ne  croira  facilemenl!  c'est 
que  l'armée  entière,  pendant  une  marche  de  dix-sept  jours, 
n'a  pas  eu  de  pain.  Le  soldat  se  nourrissait  de  citrouilles,  do 
melons,  de  poules  vl  de  (luehjues  légumes  qu'il  trouvait  dans  le 
pays.  Telle  a  été  la  nourriture  <le  tous,  depuis  le  f>énéral  jus- 
qu'au dernier  soldat.  Souvent  même,  le  général  a  jeûné  pendant 
dix-huit  et  vingt-quatre  heures,  parce  que  le  soldai,  arrivant  le 
premier  dans  les  villages,  livrait  tout  au  pillage,  el  que  souvent 
il  fallait  se  contenter  de  son  rebut,  ou  de  ce  qm;  son  intempé- 
rance abandonnait. 

11  est  inutile  de  vous  parler  de  notre  boi.s.son.  Nous  vivons  ici 
toussons  la  loi  de  Mahomet:  elle  défend  le  vin;  mais,  par 
contre,  elle  nous  fournit  abondamment  l'eau  du  Nil. 

Taut-il  vous  parler  du  pays  situé  sur  les  deux  rives  du  Nil  ? 
l'our  vous  en  donner  une  idée  juste  et  précise,  il  faut  entrer 
dans  la  marche  lopographique  do  ce  fleuve. 

Deux  lieues  au-dessous  du  Caire,  il  se  divise  en  deux  bran- 
ches; l'une  descend  à  Rosette,  l'autn;  à  Damielte;  l'entre-deux 
de  ces  eaux  est  le  Delta,  pays  extraordinuirement  fertile  qu'ar- 
rose le  Nil  :  aux  extrémités  des  deux  branches,  du  côté  des  terres, 
est  une  lisière  de  pays  cultivé,  qui  n'a  guère  qu'une  lieue  de 
large,  tantôt  plus,  tantôt  moins  :  passez  au  delà,  vous  entrez 
dans  les  déserts,  les  uns  aboutissent  à  la  Lybie,  les  autres  aux 
plaines  qui  vont  à  la  mer  Houge.  De  Rosette  au  Caire,  ,1e  pays 
est  très  habité  ;  on  y  cultive  beaucoup  do  riz,  du  blé,  des  len- 
tilles, blé  de  Turquie  ;  les  villages  sont  les  uns  sur  les  autres; 
leur  construction  est  exécrable,  ce  n'est  autre  chose  que  de  la 
boue  travaillée  avec  les  pieds  et  les  mains,  et  entassée,  des 
trous  prati(iués  dessus.  Pour  vous  en  donner  une  plus  juste  idée, 
rappelez-vous  les  tas  de  neige  que  font  les  enfants  chez  nous,  les 
fours  qu'ils  construisent  ressemblent  parfaitement  aux  palais  dos 
Égyptiens:  les  cultivateurs,  appelés  communément  fellahs,  sont 
extrêmement  laborieux  :  ils  vivent  de  très  peu  do  chose,  et 
dans  une  malpropreté  qui  fait  horreur;  j'en  ai  vu  boiro  le  surplus 
de  l'eau  que  mes  chameaux  et  mes  chevaux  laissaient  dans  l'a- 
breuvoir. 

Voilà  cette  Egypte  si  niiommée  par  les  historiens  el  les  voya- 
geurs; à  travers  toutes  ces  horreurs,  les  maux  qu'on  endure, 


472  MEMOIRES 

les  misères,  qui  sont  le  partage  de  l'armée,  je  conviens  cepen- 
dant que  c'est  le  pays  le  plus  susceptible  de  donner  à  la  France 
une  colonie  dont  les  profits  seront  incalculables;  mais  il  faut  du 
temps  et  des  hommes.  Je  me  suis  aperçu  que  ce  n'est  pas  avec 
des  soldats  que  l'on  l'onde  des  colonies,  les  nôtres  surtout.  Ils 
sont  terribles  dans  les  con)bats,  terribles  ajtrès  la  victoire,  sans 
contredit  les  plus  intrépides  soldats  du  iîionde,  mais  j)eu  faits 
pour  les  expéditions  lointaines  :  ils  se  laissent  rebuter  par  un 
propos;  inconséquents,  lâches,  ils  en  tiennent  eux-mêmes.  On  a 
entendu  dire,  en  voyant  passer  des  généraux  :  «  Les  voilà,  les 
bourreaux  des  Français  »  ;  et  mille  autres  de  celte  nature. 

Le  calice  est  versé,  je  le  boirai  jusqu'à  la  lie  :  j'afpour  moi 
la  constance,  ma  santé,  un  courage  qui,  j'espère,  ne  m'abandon- 
nera pas,  avec  cela  je  pousserai  jusqu'au  bout. 

Parlons  aussi  du  Grand-Caire.  Cette  ville,  la  capitale  d'un 
royaume  qui  n'a  pas  de  tin  (ainsi  l'appellent  les  savants  du  pays), 
contient  400,000  âmes.  Sa  forme  est  un  grand  boyau  rempli  de 
maisons  entassées  les  unes  sur  les  autres,  sans  ordre,  sans  dis- 
tribution, sans  méthode,  une  populace  semblable  à  celle  d'Alexan- 
drie, sans  connaissance,  enfin  le  comble  de  l'ignorance,  où  l'on 
regarde  avec  admiration  celui  qui  sait  lire  et  écrire;  cette  ville, 
dis-je,  est  néanmoins  l'entrepôt  et  le  lieu  central  d'un  commerce 
considérable;  c'est  là  où  aboutissent  les  caravanes  de  la  IMecque 
et  celles  qui  viennent  de  l'Inde.  (Par  ma  première,  j'aurai  occa- 
sion de  vous  parler  de  ces  caravanes.) 

J'ai  vu  hier  recevoir  je  divan  que  compose  le  général  Bona- 
parte; il  est  composé  de  neuf  personnes.  J'ai  vu  neuf  automates 
habillés  à  la  turque  :  do  superbes  lurbans,  des  barbes  et  des 
costumes  qui  me  rappellent  les  images  des  douze  apôtres,  que 
papa  lient  dans  l'armoire;  quant  à  l'esprit,  les  connaissances,  le 
génie  et  les  talents,  je  ne  vous  en  dis  rien  ;  ce  chapitre  est  tou- 
jours en  blanc  en  Turquie.  Nulle  part  autant  d'ignorance,  nulle 
l)art  autant  de  richesse,  et  nulle  part  aussi  mauvais  et  sordide 
usage  temporel. 

En  voilà  assez  sur  ce  chapitre  :  j'ai  voulu  vous  faire  ma  des- 
cription ;  j'en  ai,  sans  contredit,  omis  bien  des  articles,  le  rap- 
port du  général  Bonaparte  y  suppléera. 

Uovi;u. 


Dli  M.  DE  UuUlUllENNli:  473 


Au  quartier  gi-orral.  h  Alexandrie,  lo  18  messidor 
an  VI  do  la  U>'puliliquc  frani^aiso. 

Bonaparlc,  gt'tw'iat  eu  chef,  an  Directoire  executif. 

Citoyens  Directeurs, 

L'armée  est  partie  de  Malte  le  l"  messidor  et  est  arrivée  le  13,  à 
la  pointe  du  jour,  devant  Alexandrie.  Une  escadre  anglaise,  que  l'on 
dit  très  forte,  s'y  était  présentée  trois  jours  avant  et  avait  remis  un 
paquet  pour  les  Indes. 

Le  vent  était  grand  frais  et  la  mer  très  houleuse  :  cependant  j'ai 
cm  devoir  débarquer  de  suite.  La  journée  se  pas.<a  à  faire  les  prépa- 
ratifs du  débarquement.  Le  },'énéral  Menou,  à  la  tète  de  sa  division, 
débarqua  le  premier,  j)rés  du  Marabout,  à  une  lieue  et  demie  d'Alexan- 
drie. 

Je  débarquai  avec  le  général  Kleber  et  une  autre  partie  des  troupes, 
onze  heures  du  soir:  nous  nous  mîmes  sur-le-champ  en  marche  pour 
nous  porter  sur  .Mexandrie.  Nous  aperçûmes,  à  la  pointe  du  jour,  la 
colonne  de  Pompée:  un  corps  de  Mameluks  et  d'Arabes  commençait 
à  escarmoucher  avec  nos  avant-postes  ;  mais  nous  nous  portâmes  ra- 
pidement, la  division  du  général  Bon  à  la  droite,  celle  du  général 
Kleber  au  centre,  celle  du  général  Menou  à  la  gauche,  sur  les  diffé- 
rents points  d'Alexandrie  :  l'enceinte  de  la  ville  des  Arabes  était 
garnie  de  monde. 

Le  général  Kleber  partit  de  la  colonne  de  Pompée  pour  escalader 
la  muraille,  dans  le  temps  que  le  général  lion  forçait  la  porte  de 
Rosette  ;  le  général  Menou  bloquait  le  (^h,-\teau  triangulaire  avec  luie 
partie  de  sa  division,  se  portait  avec  le  reste  sur  une  autre  partie  de 
l'enceinte  et  la  forçait.  Il  entra  le  premier  dans  la  place.  Il  a  reçu 
sept  blessures,  dont  heureusement  aucune  n'est  dangereuse. 

Le  général  Kleber,  au  pied  de  la  muraille,  désignait  l'endroit  où  il 
voulait  que  ses  grenadiers  montassent;  mais  il  reçut  une  balle  au 
front,  qui  le  jeta  par  terre  :  sa  blessure,  quoique  extrêmement  grave, 
n'est  pas  mortelle.  Les  grenadiers  de  sa  division  en  doublèrent  de 
courage  et  entrèrent  dans  la  place. 

La  quatrième  demi-brigade,  commandée  par  le  général  Marmont, 
enfonça,  à  coups  de  hache,  la  porte  de  Rosette,  et  toute  la  division 
du  général  Ron  entra  dans  l'enceinte  des  Arabes. 

Le  citoyen  Masse,  chef  de  brigade  en  second  de  la  trente-deuxième, 
a  été  tué,  et  l'adjudant  général  Kscalc  dangereusement  blessé. 

Maître  de  l'enceinte  des  .Arabes,  les  ennemis  se  réfugièrent  rians  le 
fort  triangulaire,  dans  le  Phare  et  dans  la  nouvelle  ville.  Chaque 
maison  était  pour  eu.Y  une  citadelle;  mais  avant  la  fin  de  la  journée, 
la  ville  fut  calme;  les  deux  châteaux  capitulèrent,  et  nons  nous  trou- 


474  MEMOIRES 

vâmes  entièrement  maîtres  de  la  ville,  des  forts  et  des  deux  portes 
d'Alexandrie. 

Pendant  ce  temps-là,  les  Arabes  du  désert  étaient  accourus  par  pe- 
lotons de  trente  et  cinquante,  inondaient  nos  derrières  et  tombaient 
sur  nos  traineurs.  Ils  n'ont  cessé  de  nous  harceler  pendant  deux 
jours:  mais  hier,  je  suis  parvenu  à  conclure  avec  eux  un  traité,  non 
seulement  d'amitié,  mais  même  d'alliance.  Treize  des  principaux  chefs 
ont  été  hier  chez  moi.  Je  m'assis  au  milieu  d'eux,  et  nous  eûmes  une 
très  longue  conversation.  Après  être  convenus  de  nos  articles,  nous 
nous  sommes  réunis  autour  d'une  table,  et  nous  avons  voué  au  feu  de 
l'enfer  celui  de  moi  ou  d'eux  qui  violerait  nos  conventions  consis- 
tant : 

Eux,  à  ne  plus  harceler  nos  derrières; 

A  me  donner  tous  les  secours  qui  dépendraient  d'eux: 

Et  à  me  fournir  le  nombre  d'hommes  que  je  leur  demanderais  pour 
marcher  contre  les  Mameluks  ; 

Moi,  de  leur  restituer,  quand  je  serais  maître  de  l'Egypte,  des  terres 
qui  leur  avaient  appartenu  jadis. 

Les  prières  se  font  dans  les  mosquées  comme  à  l'ordinaire,  et  ma 
maison  est  toujours  pleine  dos  imans  ou  cadis,  des  cherifs,  des  prin- 
cipaux du  pays,  des  muftis  ou  chefs  de  la  religion. 

Le  port  vieux  d'Alexandrie  peut  contenir  une  escadre  aussi  nom- 
breuse qu'elle  soit;  mais  il  y  a  un  point  de  la  passe  où  il  n'y  a  que 
cinq  brasses  d'eau,  ce  qui  fait  penser  aux  marins  qu'il  n'est  pas  pos- 
sible que  les  vaisseaux  de  74  y  entrent. 

L'escadre  sera  aujoiu-d'hui  à  Aboukir,  pour  achever  de  débarquer 
l'artillerie  qu'elle  a  à  nous. 

Cette  circonstance  contrarie  singulièrement  mes  projets. 

Les  vaisseaux  de  construction  vénitienne  pourront  y  entrer  et  déjà 
le  Dubois  et  le  Causse  y  sont. 

La  division  du  général  Desaix  est  arrivée  à  Danianhour,  après 
avoir  traversé  quatorze  lieues  dans  un  désert  aride,  où  elle  a  été 
bien  fatiguée.  Celle  du  général  lleynicr  doit  y  arriver  ce  soir. 

La  division  du  général  Uiii^ua  est  à  Uosette  ;  le  chef  de  division 
Perrée  commande  notre  flottille  légère  et  va  chercher  à  faire  remonter 
le  Nil  par  une  partie  de  ses  bâtiments. 

Je  vous  demande  le  grade  de  contre-amiral  pour  le  citoyen  Gan- 
tanme,  chef  de  l'ètat-major  de  l'escadre,  oflicier  du  plus  grand  mé- 
rite, aussi  distingué  par  son  zèle  que  par  son  expérience  et  ses  con- 
naissances. 

J'ai  nonunè  le  citoyen  Le  lioy  ordi'unatcur  do  la  inarin(!  à  Alexan- 
drie. 

J'ai  fait  dans  l'armée  différents  avancements,  dont  je  vous  enverrai 
l'état  dés  l'instant  que  l'armée  aura  pris  un  peu  d'assiette. 

Nous  avdiis  eu,  à  la  prise  d'Alexandrie,  trente  à  quarante  hommes 
tués  et  quatre-vingts  à  cent  blessés. 


DE  M.  DE  BOURRIENNE  475 

Je  vous  domaiulo  le  pradc  rlo  chef  ircsciulmn  pour  le  citoyen  Sul- 
kowski,  qui  pst  un  oflicier  du  plus  faraud  nu'rite  et  qui  a  été  deux 
fois  culbuté  dfi  la  brèche.  Konaparte. 


Ail  quartier  trénéral  du  Cairo,  le  6  thermidor  an  VI 
ilo  la  Hp|iiililiqun  française. 


Bonaparte,  mrmhii-  de  l'Iiistitid  national,  tji'nt'ral  en  chef, 
au  Directoire  exécutif. 

Citoyens  Directeurs, 

Le  10  messidor,  l'arniée  partit  d'.Mexandrie;  elle  arriva  à  Dama- 
nhour  le  20,  soulTrant  beaucoup  à  travers  le  désert,  de  l'excessive 
chaleur  et  du  manque  d'eau. 

COMBAT  DE   RAUMANTEH 

Le  a,  nous  rcurontràmes  le  Nil  à  Rahinanyeh,  et  nous  nous  rejoi- 
gnîmes avec  la  division  du  jténéral  Du^ua,  qui  était  venue  par  Ro- 
sette en  faisant  plusieurs  marches  forcées. 

La  division  du  j,'énéral  Desaix  fut  attaipiée  par  un  corps  de  sept  à 
huit  cents  Mameluks,  qui,  après  une  canonnade  vive  et  la  perte  de 
quelques  hommes,  se  retirèrent. 

BATAILLE  I)K    (HOURAKHVT  (oll    CIIEBREÏS) 

Cependant  j'appris  ijue  Muurad-Bey,  à  la  tète  de  son  armée,  com- 
posée d'une  ;,'rande  quantité  île  cavalerie,  ayant  huit  ou  dix  grosses 
chaloupes  canonnières  et  plusieurs  batteries  sur  le  Nil.  nous  atten- 
dait au  villaj^e  de  Chobrakhyt.  Le  ±i  au  soir  nous  nous  mîmes  en 
marche  pour  nous  eu  apprurhcr.  Lc>  2o,  à  la  pointe  du  jour,  nous 
nous  trouvâmes  en  sa  présence. 

Nous  n'avions  que  deux  cents  liumnies  de  cavalerie  éclopés  et  ha- 
rassés encore  de  la  traversée.  Les  Mameluks  avaient  un  majjnifique 
corps  de  cavalerie,  iou\ert  d'or,  d'argent,  armé  des  nifilleiires  cara- 
bines et  pistolets  de  Londres,  des  meilleurs  sabres  de  l'Orient,  et 
montés  sur  les  meilleurs  chevaux  du  continent. 

L'armée  était  ranj,'éf,  chaipii!  division  foiinant  un  bataillon  carré, 
ayant  les  ba;.'a^rs  au  centre  de  l'artillerie  dans  les  intervalles  des  ba- 
taillons, les  bataillons  ran^'és  les  deuxième  et  quatrième  derrière  les 
premier  et   troisième;    les  cinq  divisions  de  l'armée  étaient  placées 


i76  MÉMOIRES 

en  érlielons.  se  flanquant  entre  elles,  et    flanquées  par  deux  villages 
que  nous  occupions. 

Le  citoyen  Ferrée,  chef  de  division  de  la  marine,  avec  trois  cha- 
loupes canonnières,  un  chebec  ot  une  denii-ijalère,  se  porta  pour  at- 
taquer la  flottille  ennemie.  Le  combat  fut  extrêmement  opiniâtre;  il  se 
tira  de  part  et  d'autre  plus  de  quinze  cents  coups  de  canon.  Le  chef 
de  division  Ferrée  a  été  blessé  au  bras  d'un  coup  de  canon,  et,  par 
ses  boiHies  dispositions  et  son  intrépidité,  est  parvenu  à  reprendre 
trois  chaloupes  canonniores  et  la  demi-galère  que  les  Mameluks  avaient 
prises  et  à  mettre  le  feu  à  leur  amiral.  Les  citoyens  Monge  et  Ber- 
thollet,  qui  étaient  sur  le  chebec,  ont  montré,  dans  des  moments  dif- 
ficiles, beaucoup  de  courage.  Le  général  Andréossy,  qui  commandait 
les  troupes  de  débarquement,  s'est  parfaitement  conduit. 

La  cavalerie  des  Mameluks  inonda  bientôt  toute  la  plaine,  déborda 
toutes  nos  ailes  et  chercha  de  tous  côtés,  sur  nos  flancs  et  nos  der- 
rières, le  point  faible  pour  pénétrer;  mais  partout  t-lle  trouva  que  la 
ligne  était  extrêmement  formidable  et  lui  opposait  un  double  feu  de 
flanc  et  de  front  :  ils  essayèrent  plusieurs  fois  de  charger,  mais  sans 
s'y  déterminer.  Quelques  braves  vinrent  escarmoucher  ;  ils  furent  reçus 
par  des  feux  de  peloton  de  carabiniers  placés  en  avant  des  intervalles 
des  bataillons.  Enfin,  après  être  restés  une  partie  de  la  journée  à 
demi-portée  du  canon,  ils  opérèrent  leur  retraite  et  disparurent. 

On  peut  évaluer  leur  perte  à  trois  cents  hommes  tués  ou  blessés. 

Nous  avons  marché  pendant  huit  jours,  privés  de  tout,  et  dans  un 
des  climats  les  plus  brûlants  du  monde. 

Le  2  thermidor  au  matin,  nous  aperçûmes  les  Pyramides. 

Le  2  au  soir,  nous  nous  trouvâmes  à  six  lieues  du  Caire,  et  j'ap- 
pris que  les  vingt-trois  beys,  avec  toutes  leurs  forces,  s'étaient  re- 
tranchés à  Embàbeh,  et  qu'ils  avaient  garni  leurs  retranchements  de 
plus  de  soixante  pièces  de  canon. 


BATAILLE  DES  PYRAMIDES 

Le  3,  à  la  pointe  du  jour,  nous  rencontrâmes  leur  avant-garde,  que 
nous  poussâmes  de  village  en  village.  A  deux  heures  après  midi, 
nous  nous  trouvâmes  en  présence  des  retranchements  de  l'armée  en- 
nemie. 

J'ordonnai  aux  divisions  Desaix  et  Reynier  do  prendre  position  sur 
la  droite,  entre  (iyzch  et  Embàbeh,  de  manière  à  couper  à  l'eimemi 
la  communication  de  la  haute  Egypte,  qui  était  sa  retraite  naturelle. 
L'armée  était  rangée  de  la  môme  manière  qu'à  la  bataille  tie  Gho- 
brakhyt. 

Dés  l'instant  que  Mourad-liey  s'aperçut  du  niouvemcnt  du  général 
Desaix,  il  résolut  de  le  charger.  Il  envoya  un  de  ses  beys  les  plus 
braves  avec  un  corps  d'élite,  qui,  avec  la  rapidité  de  l'éclair,  chargea 


Dl-:  M.  DK  noUKKIFNNE  477 

les  deux  divisions.  On  lo  laissa  a|ipro(!ier  jiisi|ii'.ï  cini|iiaMtc  pas,  et 
on  rai'ciiciliit  pariine  jinde  do  halles  et  île  mitraille,  qui  en  fit  tomber 
nn  grand  nombre  sur  le  clianip  de  bataille.  Ils  se  jetèrent  dans  l'in- 
tervalle que  formaient  les  deux  divisions,  ou  ils  furent  rorus  par  un 
double  feu  qui  ailieva  leur  défaite. 

Je  saisis  l'instant  et  j'ordonnai  à  la  division  du  {général  Bon,  qui 
était  sur  lo  Nil,  do  se  porter  à  l'attaque  des  relranrhements,  et  au 
générai  Vial,  i|ui  commande  la  division  du  général  Menou,  de  se  porter 
entre  le  eorps  qui  venait  de  le  charger  et  les  retranchements,  de  ma- 
nière à  remplir  le  triple  but; 
D'empêcher  ce  corps  d'y  rentrer; 
De  couper  la  retraite  à  celui  qui  l'occupait  ; 

Et  enlin,  s'il  était  nécessaire,  d'attaquer  ces  retranchements  par  la 
gaucho. 

Dés  l'instant  que  les  généraux  Vial  et  Don  furent  à  portée,  ils  or- 
donnèrent aux  première  et  troisième  divisions  de  chaque  bataillon  de 
se  ranger  en  colonne  d'attaijue,  tandis  ijuc  les  deuxième  et  quatrième 
conservaient  leur  même  position,  formant  toujours  le  bataillon  carré, 
qui  ne  se  trouvait  plus  que  sur  trois  de  hauteur,  et  s'avançaient 
pour  soutenir  la  colonne  d'attaque. 

Les  colonnes  d'attaque  du  général  Don,  commandées  par  le  brave 
général  Rampon,  se  jetèrent  sur  les  retranchements  avec  leur  impé- 
tuosité ordinaire,  malgré  le  feu  d'une  grande  quantité  d'artillerie, 
lorsque  les  .Mameluks  lirent  une  charge.  Ils  sortirent  des  rclranchc- 
ments  au  grand  galop,  nos  colonnes  eurent  le  temps  de  faire  halte,  de 
faire  front  de  tous  cotés,  et  de  les  recevoir  la  baïonnette  au  bout  du 
fusil  et  par  une  grêle  de  balles.  A  l'instant  même,  le  champ  de  ba- 
taille en  fut  jonché.  Nos  troupes  eurent  bientôt  enlevé  les  retran- 
chements. Les  Mameluks  en  fuite  se  précipitèrent  en  foule  sur  la 
gauche.  .Mais  le  général  Vial  y  était  en  position.  In  bataillon  de  ca- 
rabiniers, sous  le  feu  duquel  ils  étaient  obligés  de  passer  à  cinq  pas, 
en  lit  une  boucherie  effroyable;  un  très  grand  nombre  se  jeta  dans 
le  Nil  et  >'y  noya. 

Plus  de  (juatro  cents  chameaux  chargés  de  bagages,  cinquante 
pièces  d'artillerie,  sont  tombes  en  notre  pouvoir;  j'évalue  la  perte 
des  Mameluks  à  deux  mille  hommes  de  ca\alerie  il'èlite;  une  grande 
partie  des  beys  a  cte  blessée  ou  tuée;  Mourad-Dey  a  été  blessé  à  la 
joue.  .Notre  perte  monte  à  vingt  ou  trente  hommes  tués  et  cent  vingt 
blessés.  Dans  la  nuit  même  la  ville  du  Caire  a  été  évacuée  ;  toutes 
leurs  chaloupes  canonnières,  corvettes,  bricks,  et  même  une  frégate, 
ont  été  brûlés,  et,  le  4,  nos  troupes  sont  entrées  au  Caire.  Pendant 
la  nuit,  la  populace  a  brûlé  les  maisons  des  beys  et  commis  plusieurs 
excès.  Le  (îaire,  qui  a  plus  de  trois  cent  mille  habitants,  a  la  plus 
vilaine  populace  du  momie. 

Après  le  grand  nombre  de  combals  et  de  batailles  que  les  troupes 
que  je   commande  ont   livrés  contre  des    forces  supérieures,  je   no 


478  MEMOIRES 

m'aviserais  point  de  louer  leur  ooiiteuaiice  et  leur  sang-froid  dans 
cette  occasion,  si  véritablement  ce  genre  de  guerre  tout  nouveau 
n'avait  exigé  de  leur  part  une  patience  qui  contraste  avec  l'impétuosité 
française.  S'ils  se  fussent  livrés  à  leur  ardeur,  ils  n'auraient  point  eu 
la  victoire,  qui  ne  pouvait  s'obtenir  que  par  un  grand  sang-froid  et 
une  grande  patience. 

La  cavalerie  des  Mameluks  a  montré  une  grande  bravoure;  ils 
défendaient  leur  fortune,  et  il  n'y  a  pas  un  d'eux  sur  lequel  nos  sol- 
dats n'aient  trouvé  trois,  quatre  et  cinq  cents  louis  d'or. 

Tout  le  hi.\c  de  ces  gens-là  était  dans  leurs  chevaux  et  dans  leur 
armement;  leurs  maisons  sont  pitoyables.  Il  est  difficile  de  voir  une 
terre  plus  fertile  et  un  peuple  plus  misérable,  plus  ignorant  et  plus 
abruti.  Us  préfèrent  un  bouton  de  nos  soldats  à  un  écu  de  six  francs. 
Dans  les  villages,  ils  ne  connaissent  même  pas  une  paire  de  ciseaux. 
Leurs  maisons  sont  d'un  peu  de  boue;  ils  n'ont  pour  tout  meuble 
qu'une  natte  de  paille  et  deux  ou  trois  pots  de  terre;  ils  mangent  et 
consomment  en  général  très  peu  de  chose.  Ils  ne  connaissent  pas 
l'usage  des  moulins,  de  sorte  que  nous  avons  constamment  bivouaqué 
sur  des  tas  immenses  de  blé,  sans  pouvoir  avoir  de  farine.  Nous  ne 
nous  nourrissons  que  de  légumes  et  de  bestiaux.  Le  peu  de  grains 
qu'ils  convertissent  en  farine,  ils  le  font  avec  des  pierres  ;  et  dans 
quelques  gros  villages,  il  y  a  des  moulins  que  font  tourner  des 
bœufs. 

Nous  avons  été  continuellement  harcelés  par  des  nuées  d'Arabes, 
qui  sont  les  plus  grands  voleurs  et  les  plus  grands  scélérats  de  la 
terre,  assassinant  les  Tiu'cs  conmie  les  Français,  tout  ce  qui  leur 
tombe  dans  les  mains.  Le  général  de  brigade  Muireur  et  plusieurs 
autres  aides  de  camp  et  officiers  de  l'état-major  ont  été  assassinés 
par  ces  misérables.  Embusqués  derrière  des  digues  et  dans  des  fossés, 
sur  leurs  excellents  petits  chevaux,  malheur  à  celui  qui  s'éloigne  à 
cent  pas  des  colonnes!  Le  général  Muireur,  malgré  les  représentations 
de  la  grand'gardc,  seul,  par  une  fatalité  que  j'ai  souvent  remarqué 
accompagner  les  hommes  qui  sont  arrivés  à  leur  dernière  heure,  a 
voulu  se  porter  sur  un  monticule  à  deux  cents  pas  du  camp;  derrière 
étaient  trois  Bédouins  qui  l'ont  assassiné.  La  République  fait  une 
perte  réelle  :  c'était  m\  des  généraux  les  plus  braves  que  je  coimaisse. 

Il  y  a  dans  ce  pays-ci  fort  peu  de  numéraire,  beaucoup  de  blé,  de 
riz,  de  légumes,  de  bestiaux;  la  République  ne  peut  avoir  une  colonie 
plus  à  sa  portée  et  a'un  soi  plus  riche.  Le  climat  est  très  sain,  parce 
que  les  nuits  sont  fraîches  ;  malgré  quinze  jours  de  marche,  de 
fatigues  de  toute  espèce,  privation  absolue  du  vin  et  même  de  tout 
ce  qui  peut  alléger  la  fatigue,  nous  n'avons  point  de  malades;  le 
soldat  a  trouvé  une  grande  ressource  dans  les  pastèques,  espèces  de 
melons  d'eau,  qui  sont  en  très  grande  quantité. 

L'artillerie  s'est  spécialement  distinguée.  Je  vous  demande  le  grade 
de  général  de  division  pour  le  général  de  brigade  Dommartin. 


1)K  M.  DK  BOURKIHNNK  479 

J'.ii  promu  an  i,'r.iilc  do  j^'oiiéral  ilf  bri;,'a(lt;  lu  chef  do  brigidn 
Dcstaiii^',  riiiiiinand.irit  la  ijuatrieine  dcmi-l)ri;;ad(\  I^e  {.'oiiéral  Z.ijnii- 
chek  s'est  fiirl  liii'ii  condiiit  dans  pliisioiirs  missions  importantes 
que  jo  lui  ai  «onliocs. 

L'ordonnateur  en  rhef  Sucy  s'était  end)arquo  sur  mitro  flottille  du 
Nil,  pour  èlro  h  portée  de  nous  faire  i)asser  îles  vivres  du  Delta  ; 
voyant  que  jo  redoublais  de  mareiie,  «t  déNirant  (itro  à  mes  côtes  le 
jour  de  la  bataille,  il  se  jeta  dans  une  chaloupe  canonnière,  et  malgré 
les  périls  qu'il  avait  à  courir,  il  se  sépara  de  la  llotlillo  :  sa  chaloupe 
échoua;  il  fut  assailli  par  une  ^'rauile  quantité  d'ennemi*;  il  montra 
le  plus  ^'rand  coura^'e  :  blesse  dangereusement  au  bras,  il  parvint, 
par  son  exemple,  à  ranimer  l'éiiuipage  et  à  tirer  la  chaloupe  du 
mauvais  pas  ou  elle  s'était  engagée. 

Je  vous  ferai  coniiaitre  dans  le  plus  1,'rand  détail  tous  ceux  qui  se 
sont  distiuj,'ués  et  les  avancements  que  j'ai  faits. 

Je  vous  prie  d'accorder  le  ifrade  de  contre-amiral  au  citoyen  Perrée, 
chef  de  division,  un  des  officiers  de  la  marine  les  plus  distingués  par 
son  intrépidité. 

Je  vous  prie  de  faire  passer  une  gratification  de  douze  cents  francs 
à  la  femme  du  citoyen  Larrey,  chirurgien  en  chef  de  l'armée;  il  nous 
a  rendu,  au  milieu  du  désert,  les  plus  grands  services,  par  son  acti- 
vité et  son  zèle  ;  c'est  l'oflirier  que  je  connaisse  le  plus  fait  pour  être 
à  la  tète  des  ambulances  d'une  armée.  Doxapartf;. 


f.  Poussielgue,  contrôleur  des  dépenses  de  l'année  d'Orient 
et  administrateur  général  des  finances. 

Rosette,  en  Éirypto,  le  17  th«rmidor  an  VI. 

.Nous  venons,  ma  bonne  amie,  d'être  témoins  du  plus  sanglant  et 
du  plus  malheureux  combat  naval  qui  se  soit  donné  depuis  bien  des 
siècles.  Nous  n'en  savons  pas  encore  toutes  les  cireonstances.  mais 
celles  que  nous  connaissons  sont  affreuses. 

L'escadre  française,  cfunposée  de  treize  vaisseaux  de  ligne,  dont  un 
à  trois  ponts  de  cent  vingt  canons,  et  trois  de  quatre-vingts,  était 
mouillée  et  embosséc  dans  la  mauvaise  baie  d'.\boukir  ou  Canope,  la 
seule  qui  e.xiste  sur  la  cote  d'E^'ypte.  Depuis  huit  jours  il  se  pré- 
sentait souvent  des  vaisseaux  et  frégates  anglais  qui  venaient  con- 
naître la  position  de  notre  escadre,  en  sorte  qu'elle  s'attendait  à  tout 
moment  à  être  attaquée.  De  Hosette  à  .Aboukir,  il  n'y  a,  en  ligne 
droite,  que  (|uatre  lieues  et  demie;  des  hauteurs  de  Uosette  nous  dis- 
tinguions parfaitement  notre  escadre.  Le  H  de  ce  mois,  à  cinq  heures 


480  MÉMOIRES 

et  demie  du  soir,  nous  entendîmes  dos  coups  de  canon  :  c'était  le 
commencement  du  combat.  Nous  montâmes  sur  les  terrasses  des  plus 
hautes  maisons  et  sur  les  petites  éminences,  et  nous  distinguâmes 
parfaitement  dix  vaisseaux  anglais;  les  autres  ne  s'apercevaient  pas. 
La  canonnade  fut  très  vive  jusqu'à  neuf  heures  un  quart  du  soir, 
que  nous  aperçûmes,  à  la  faveur  de  la  nuit,  une  très  grande  lumière 
qui  nous  annonça  qu'un  vaisseau  brûlait.  Alors  le  feu  du  canon  re- 
doubla de  vitesse.  A  dix  heures,  le  vaisseau  qui  brûlait  sauta  avec 
un  bruit  épouvantable  et  qui  s'entendit  à  Rosette  comme  on  entendit 
à  Paris  l'explosion  de  Grenelle.  A  cet  accident  succéda  une  luiit  pro- 
fonde et  un  silence  parfait  pendant  dix  minutes.  Entre  la  vue  et 
l'ouïe  de  l'explosion  il  se  passa  pour  nous  deux  minutes.  Le  feu 
reprit  et  dura  sans  interruption  jusqu'à  trois  heures  du  matin  ;  il 
cessa  presque  entièrement  jusqu'à  cinq  heures,  qu'il  reprit  avec  plus 
de  vivacité  que  jamais.  Je  me  portai  sur  une  tour  qui  est  à  une 
portée  de  canon  de  Rosette,  et  qu'on  appelle  Aboul-Mandour  ;  de  là  je 
vis  distinctement  la  bataille.  A  huit  heures  du  matin,  j'aperçus  un 
vaisseau  qui  brûlait;  au  bout  d'une  demi-heure  je  vis  tout  à  coup 
sauter  en  l'air  un  autre  vaisseau  qui  ne  brûlait  pas  auparavant  ; 
son  explosion  fut  comme  celle  de  la  veille.  Le  vaisseau  qui  brûlait 
s'éloignait  de  la  côte  ;  le  feu  diminua  insensiblement,  et  nous  présu- 
mons qu'on  est  parvenu  à  l'éteindre. 

Pendant  ce  temps-là  les  canonnades  redoublaient  ;  un  gros  vais- 
seau démâté  de  ses  trois  mâts  était  échoué  à  la  côte  ;  on  en  voyait 
d'autres  parmi  les  escadres  qui  étaient  pareillement  démâtés  entière- 
ment; mais  les  deux  escadres  semblaient  s'être  mêlées,  et  nous  ne 
pouvions  distinguer  les  Anglais  des  Français,  ni  savoir  de  quel  côté 
était  la  victoire.  Le  feu  a  conservé  toute  sa  vivacité  jusqu'après  deux 
heures  après  midi  du  1.5.  A  cette  heure,  nous  avons  vu  deux  vais- 
seaux de  ligne  et  deux  frégates  mettre  toutes  leurs  voiles  au  vent  et 
prendre  la  route  de  l'est;  nous  leur  reconnûmes  à  tous  quatre  le 
pavillon  français.  Aucun  autre  vaisseau  ne  bougea  et  le  feu  cessa. 

Vers  six  heures  du  soir  je  retournai  à  la  tour  d'Aboul-Mandour 
pour  reconnaître  la  position  des  escadres  :  elle  était  la  même  qu'à 
deux  heures.  Les  (|uatre  vaisseaux  à  la  voile  étaient  devant  l'embou- 
chure du  Nil.  Nous  ne  savions  que  conjecturer.  Vingt-quatre  hennis 
s'étaient  écoulées  sans  que  personne  fût  venu  nous  donner  des  détails 
et  nous  étions  dans  l'impossibilité  de  nou.s  en  procurer,  par  terre, 
à  cause  des  Arabes  qui  étaient  rassemblés  entre  Rosette  et  Aboukir; 
par  mer,  à  cause  de  la  difliculté  de  sortir  de  l'embouchure  du  Nil  au 
Boghàz. 

ïu  peux  juger  de  notre  impatience,  de  notre  perplexité.  Nous 
tirions  un  mauvais  augure  de  ce  silence.  Il  fallut  encore  pas.ser  dans 
cette  incertitude  la  nuit  du  l."j  au  1(>.  Enlin,  le  Hi  au  matin,  un 
bateau,  parti  dans  la  nuit  d'Alexandrie,  nous  donna  quelques  détails, 
mais  facliieux  •    il   nous  dit  (pic  des  ofllciers  de  l'escadre  française. 


IM]  M.  I)K  imURRIENNE  481 

t|iii  s'étaient  sauvés  ;i  Alcxamlrio  ilaiis  une  chaloupe,  avaient  rap- 
porté que,  dos  lo  coniuiencenicnl  du  combat,  l'aniiral  Mrueys  avait 
reçu  trois  blessures  },'raves,  une  à  la  tèlo  et  deux  au  corps;  qu'il 
voulut  rester  a  sa  place  sur  lo  banc,  de  quart,  et  qu'un  i|uatriémfi 
coup  do  canon  l'emporta  par  le  milieu  du  corps  ;  que  le  capilaino 
de  pavillon  Casabianca  avait  au  même  moment  été  emporte  d'un 
coup  de  canon  ;  qu'on  s'aperçut  alors  que  le  feu  était  au  vaisseau  ; 
qu'on  n'avait  pu  parvenir  à  l'éteindre,  et  qu'enfin  il  avait  sauté  à  dix 
heures  du  soir.  Ils  ajoutaient  que  notre  escadre  était  abimée  et 
perdue,  que  quatre  vaisseaux  s'étaient  sauvés,  mais  que  le  reste  était 
perdu. 

Je  retournai  à  la  tour;  je  retrouvai  les  choses  absolument  dans  le 
même  état  que  la  veille  ;  elles  étaient  telles  encore  hier  soir  et  ce 
matin. 

Voici  comment  le  tout  se  présentait  à  nos  yeux  en  parlant  de  la 
tour  d'.Vboukir,  vue  à  franche  et  suivant  à  droite  de  l'horizon. 
Le  1"  vaisseau  n'a  point  de  màt,  et  porte  pavillon  anglais. 
Le  2*  et  le  .3"  sont  en  bon  état;  on  n'en  distin^'uc  pas  le  pavillon. 
Le  4*  a  perdu  un  màt. 
Le  5*  en  bon  état  et  porte  pavillon  anglais. 

Le  6*  a  perdu  son  màt  de  hune;   ce  matin  on  y  élevait  un  foc  et 
une  voile  carrée. 
Le  "'  est  sans  màt  de  perroquet. 
Le  8*  est  rasé. 

Le  9"  est  rasé;  il  lui  reste  son  màt  de  beaupré. 
Le  10'  est  démâté  de  ses  trois  mâts  ;  ce  malin  on  attachait  une 
voile  au  màt  de  beaupré. 

Les  11%  li'  et  13*  formaient  une  espèce  de  groupe;  on  ne  comptait 
que  sept  mâts  pour  ces  trois  vaisseaux. 
Le  14'  n'a  que  son  màt  de  misaine. 
Le  l.">'  a  perdu  ses  perroquets  de  misaine  et  d'artimon. 
Le  Kj"  est  entioremcnt  rasé. 
Le  17'  a  perdu  son  perroquet  d'artimon. 
Le  IS'  n'a  que  le  màt  de  misaine. 

Les  r.J*,  20'  et  le  21'  forment  un  groupe  où  l'on  ne  voit  que  quatre 
mats  et  point  de  perni(]uets. 

Le  ii'  est  entièrement  rasé  et  échoué  ;   il   a  pavillon  anglais  ;  on 
travaille  a  le  remettre  ù  flot  et  à  le  mater  de  petits  mâts. 
Le  23'  est  en  bon  état;  il  avait  pavillon  anglais. 
Lo  21'  est  en  bon  état. 

Voilà  tout  ce  que  j'ai  pu  distinguer;  il  eu  résulte  (|ue  les  .\nglais, 
quoiqu'ils  aient  eu  l'avantage,  ont  été  extrêmement  maltraités, 
puisqu'ils  n'ont  pu  poursuivre  ceux  de  nos  vaisseaux  qui  s'en  sont 
allés  le  I.H. 

Depuis  deux  jours  tous  ces  vaisseaux  sont  dans  l'inaction  et  sem- 
blent anéantis. 


482  MEMOIRES 

Ce  matin,  il  nous  est  venu  des  nouvelles  d'Alexandrie  qui  conlir- 
ment  nos  pertes.  Le  contre-amiral  Decrcs  a  été  tué,  ainsi  que  le 
vice-amiral  Blanqnet-Duchayla  (1). 

Le  Tonnant  est  celui  qui  s'est  battu  le  dernier.  Dupetit-Tliouars, 
qui  le  commandait,  a  eu  les  deux  jambes  emportées  d'un  coup  de 
canon.  Les  vaisseaux  sauvés  sont  le  Guillaume  Tell,  le ,  les  fré- 
gates la  Diane  et  la  Juslice.  Ou  dit  que  c'est  l'ArWmise  qui  a  sauté 
avant-hier  matin... 


POUSSIELGUE. 


DESCRIPTIOiN  DU  CAIRE 

Le  Caire,  capitale  de  l'Egypte,  est  situé  entre  le  49"  26'  30"  de 
longitude  et  le  30°  2' 30"  de  longitude,  et  le  30»  2' 30"  de  latitude,  sur 
la  rive  orientale  du  iNil,  à  un  myriamètre  de  l'endroit  où  ce  fleuve 
commence  à  se  diviser  et  à  former  ce  qu'on  appelle  le  Delta  et,  en 
arabe,  l'Etrif.  Cette  ville  a  été  bâtie  malheureusement  à  un  kilomètre 
du  Nil,  ce  qui  la  prive  d'un  grand  avantage  ;  car  le  canal  qui  l'y 
joint  n'a  d'eau  courante  que  pendant  l'inondation. 

Le  Caire  est  une  des  plus  grandes  villes  du  monde  ;  il  est  divisé 
eu  trois  :  le  Boulaq,  le  vieux  Caire  et  le  nouveau  Caire. 

Vis-à-vis  du  Caire,  au  couchant  du  K\\,  on  voit  les  restes  de  l'an- 
cienne Memphis,  ce  qui  a  quelquefois  donné  lieu  aux  poètes  d'appeler 
le  Caire  Memphis. 

Ou  voit  aussi  du  môme  côté  du  Caire,  et  assez  près,  les  ruines  de 
l'ancienne  Babylone. 

Le  Caire  a  environ  un  myriamètre  et  demi  de  tour,  c'est-à-dire  à 
peu  prés  le  circuit  de  Paris,  pris  par  la  ligne  des  boulevards  ;  il  a 
liiiit  kilomètres  du  nord  au  sud  et  quatre  d'orient  en  occident. 

Le  (]aire  fut  bâti  à  côté  île  l'ancienne  capitale  de  l'Egypte,  que  l'on 
nommait  alors  Masr  ou  Forsthach.  S.dadin  lit  ceindre  ces  deux  villes 
de  murailles:  Masr  s'appelle  aujourd'hui  le  vieux  Caire;  on  a  élevé 
la  troisième  ville,  Boulaq,  entre  le  vieux  et  le  nouveau  Caire. 

La  ville  du  Grand-Caire  a  été  fondée  par  Fauhar,  général  de  Moaz, 
issu  des  princes  du  Kérouan  ;  il  lui  donna  le  nom  d'Elgàhera,  qui  si- 
gnifie la  Victorieuse,  et  dont  nous  avons  fait  le  Caire.  Fauhar  y  fit 
élever  un  palais   pour   loger  le  prince.  La  capitale  de  l'Egypte  était 

(1)  C'est  ime  erreur.  Blanquet  Duchayla  fut  seulement  blessé.  Quant  à  t)«crès 
il  put  échapper  au  désastre,  et  conduire  sa  frégate  la  Diane  jusqu'à  Malte. 
(D.L.) 


DE  M.  DE  iiOUKlUIiNNI-:  483 

auparavant  Postât,  qui  fut  fondée,  la  viiij,'tiéme  année  flo  l'hégire,  par 
le  con>]ucr.int  Aniroii  ;  il  la  b.Uit  au  lieu  mémo  où  il  avait  dressé  son 
ranip,  avant  iraller  assipjjpr  Ah-xaiidrio.  Le  nom  de  Postât  sifjnitle 
tente  en  arabe  :  ou  y  ajniita  celui  de  Masr,  c|ue  Meuipliis  portait  alors 
et  que  les  Arabes  ont  toujours  donné  à  la  capitale  de  l'Ku'ypte. 

La  situation  du  (irand-(Mnre  n'est  pas  aussi  avantap;euse  que  celle 
de  postât  :  son  eloijfiienient  du  .Nil  n'est  pas  le  seul  dèsaj^rénicnt  qu'on 
y  éprouve  ;  la  cliaino  stérile  du  Mokattam  l'environne  du  côté  de 
l'Orient,  et  li^r.vque  le  vent  du  nord  ne  souffle  pas,  elle  réfléchit  sur 
1  ettc  ville  une  chaleur  étouffante,  on  y  respire  un  air  embrasé,  et  il 
faut  attendre  la  nuit  pour  y  jouir  de  qneli]uc  fraîcheur. 

Les  rues  du  (laire  sont  comme  celles  d'Ale.vandrie,  sales,  étroites, 
tortueuses  et  point  pavées  ;  aussi  la  foule  des  hommes,  des  chameaux, 
des  ânes  et  des  chiens  y  élcve-t-elle  une  poussière  incommode.  Les 
maisons,  comme  dans  la  plupart  des  villes  turques,  sont  mal  cons- 
truites ;  mais,  contrairement  à  la  coutume  de  l'Orient,  quelques-unes 
ont  deu.K  ou  trois  étasjes;  la  plupart  sont  bâties  en  terre  et  en  briques 
mal  cuites,  les  autres  sont  de  pierres  molles,  tirées  du  mont  Mokat- 
tam ;  au  haut  de  chaci^uie  d'elles  est  une  terrasse,  aussi  de  pierres  ou 
de  briques;  toutes  ressemblent  à  des  prisons,  car  elles  ne  reçoivent 
que  peu  de  jour  de  l'extérieur  :  la  lumière  vient  des  cours  intérieu- 
res, où  les  sycomores  réfléchissent  une  verdure  a^'réable;  une  ouver- 
ture au  nord,  ou  pratiquée  au  sommet  du  toit,  procure  un  air  rofrai- 
chissant.  Il  était  trop  dangereu.x,  sous  la  tyrannie  des  Mameluks, 
d'être  éclairé  :  on  avait  l'attention  de  donner  à  sa  maison  une  appa- 
rence chétive,  afin  de  ne  pas  éveiller  leur  cupidité.  Les  fenêtres  n'ont 
point  de  verres  ni  de  châssis  mobiles,  mais  seulement  un  treillage  à 
jour,  dont  la  façon  coûte  quehjuefois  plus  que  nos  glaces. 

Quoique  toutes  les  maisons  du  Caire  soient  mal  distribuées,  néan- 
moins celles  des  grands  olTrent  do  vastes  salles,  où  l'eau  jaillit  dans 
des  bassins  de  marbre  :  le  pavé,  formé  d'une  marqueterie  de  marbre 
et  de  faïence  colorée,  est  couvert  de  nattes,  de  matelas  et,  par-des- 
sus, d'un  riche  tapis,  sur  lesquels  on  s'assied,  jambes  croisées  ;  autour 
du  mur  règne  une  espèce  do  sofa,  charge  de  coussins  mobiles;  à 
environ  deux  mètres  de  hauteur,  est  un  rayon  chargé  de  porcelaines 
de  la  Chine  et  du  Japon  ;  les  murs,  d'ailleurs  nus,  sont  bigarrés  de 
sentences  prises  dans  le  (^oran  et  d'arabesques  en  couleur  dont  on 
chargeait  aussi  le  portail  des  habitations  des  beys. 

Les  maisons  sont  ornées  de  jardins  et  de  bassins  irréguliers,  dans 
lesipiels  entre  l'eau  du  canal  quand  le  Nil  vient  à  déborder.  Lors  de 
celte  inondation  l'eau  s'épanche  dans  les  places  du  Caire,  qui  forment 
alors  des  lacs,  dont  le  plus  grand  peut  avoir  cinq  cents  pas  de  dia- 
mètre ;  c'est  la  place  Ezbckyeh  :  elle  est  au  centre  de  la  ville  et 
bordée  des  plus  belles  maisons.  Pendant  huit  mois  de  l'année,  c'est 
un  vaste  bassin  reuipli  d'eau  ;  pendant  les  i]uatre  autres,  c'est  un 
jardin  très  agréable.  Lorsque  ce  bassin  e^t  inonde,  il  est  couvert  de 


181  MEMOIRES 

barques  :  on  y  tire  des  feux  d'artifices  et  on  y  donne  des  concerts. 
Au  nombre  des  mosquées  dont  la  ville  du  Caire  est  remplie,  car  il 
y  en  a  près  de  trois  cents,  i]uelques-unes  s'élèvent  comme  des  cita- 
delles. Telle  est  celle  du  sultan  Hassan,  i,'rand  édifice  surmonté  d'un 
vaste  dôme,  et  dont  la  fai.-ade  est  incrustée  de  marbres  précieux. 
Presque  toutes  ces  mosquées  ont  des  minarets  très  hauts;  ces  espèces 
de  clochers,  construits  avec  beaucoup  de  légèreté,  et  entourés  de  i,'a- 
leries,  varient  agréablement  l'uniformité  d'une  ville  dont  tous  les  toits 
sont  en  terrasse.  C'est  de  l;ï  que  les  crieurs  publics  invitent  le  peuple 
à  prier  aux  heures  prescrites  par  la  loi,  c'est-à-dire  au  lever  de  l'au- 
rore, à  midi,  à  trois  heures,  au  coucher  du  soleil  et  environ  deux 
heures  après.  Huit  cents  voix  (l'usage  des  cloches  étant  odieux  aux 
Turcs)  se  font  entendre  au  même  instant  dans  tous  les  quartiers  de 
la  ville,  et  rappellent  ainsi  à  l'homme  ses  devoirs  envers  la  Divinité. 
Les  juifs  ont  plusieurs  synagogues  au  Caire. 

Le  château  du  Caire,  bâti  par  le  grand  Saladin,  placé  sur  un  rocher 
escarpé  et  environné  de  murs  très  épais,  soutenus  de  grosses  tours, 
était  très  fort  avant  l'invention  de  la  poudre  ;  mais,  comme  il  est  do- 
miné par  la  montagne  voisine,  il  ne  soutiendrait  pas  deux  heure?  le 
feu  d'une  batterie  qui  y  serait  établie.  Ce  château  a  plus  d'un  kilo- 
mètre de  circonférence  ;  on  y  monte  par  deux  chemins  rapides  et 
taillés  dans  le  roc.  C'était  de  ce  fort,  qu'avec  six  mauvaises  pièces  de 
canon,  tournées  vers  l'appartement  du  pacha,  les  beys  le  forçaient  à 
se  retirer  aussitôt  qu'ils  lui  en  avaient  notifié  l'ordre. 

L'intérieur  du   château   renferme  les  palais  des   sultans  d'Egypte, 
presque  ensevelis  sous  leurs  ruines.  Des  dômes  renversés,  des  mon- 
ceaux de  décombres,  des  dorures  et  des  peintures   dont  les  couleurs 
ont  bravé  l'injure  des  temps,  de  superbes  colonnes  de  marbre  debout, 
mais  la  plupart  sans  chapiteaux  :  voilà  ce  qui  reste  de  leur  ancienne 
magnificence.  On  y  voit   cependant  encore  plusieurs  palais,  des  jar- 
dins,  de  superbes  portiques,  dos  bains  et  des  places  d'une   grande 
somptuosité;  le  marbre  et  les  colonnes  y  sont  prodigués.  La  mosquée, 
que  Saladin  fit  bâtir,  étonne  autant  par  sa  grandeur  que  par  la  sin- 
gularité de  son  architecture. 
L'aqueduc  qui  conduit  l'eau  au  château  a  cent  vingt  arcades. 
Un  des  monuments  les  plus  curieux  que  l'on  admire  dans  ce  châ- 
teau, est  le  puits  de  Joseph,  taillé  dans  le  roc;  il  a  quatre-vingt-treize 
mètres  (deux   cent   quatre-vingts  pieds)  de  profondeur,  sur  quatorze 
mètres  (quarante-deux  pieds)  de  circonférence  :  ce  puits  est  formé  de 
deux  parties,  pour  en  faire  le  service  avec  plus  de  facilité.  Un  esca- 
lier, d  une  pente  extrcmeinent  douce,  règne  à  l'entour  ;  la  cloison  qui 
le  sépare  du  puits  est  formée  d'une  portion  du  rocher,  à  laquelle  mi 
a  laissé  trente-trois  centimètres  (six  pouces)  d'épaisseur  ;  des  fenêtres, 
qui  y  sont  pratiquées  de  distance  en  distance,  éclairent  celte  rampe  ; 
arrivé  au  bas  de  la  première  partie,  on  trouve  une  esplanade  avec  un 
bassin  ;  c'est  là  que  des  bœufs  tournent  une  roue  à  chapelets  de  pots 


m-,  M    ItK  IU)URRIRNNE  485 

lie  li'tio,  i|iii  fait  inoiilcr  I'imii  iIii  pn-miiM-  pnits;  d'antres  bd'iifs, 
|ilaci's  on  liant,  l'y  fli'vnnt  <le  ('*>  roserxiir  par  lo  mônio  nuranisrno. 
(lotte  ean,  ipi'oii  dit  \eiiir  du  \il.  et  filtrer  à  travers  nn  sable  iinpn''i,'nc 
de  sel  de  iiitre,  est  nii  peu  sauniàtre;  anssi  ne  s'en  scrt-oii  ponr  lioirc 
ijn'eii  cas  de  sièjje,  on  de  i|iielqiic  antre  nécessité.  Ce  puits  est  l'on- 
vrage  des  Arabes  ;  et  les  K^'vptiens  disent  qne  c'est  à  Saladin  qn'on 
en  doit  la  constriiclinn. 

I-e  pacha  du  (]aire  habitait  un  trraml  bâtiment  qui  n'a  rien  do  re- 
marquable, et  dont  les  fenêtres  donnent  sur  la  place  nommée  Cara- 
Maïdan  ;  la  salle  d'audience,  où  le  divan  se  tenait  trois  fois  par  se- 
maine, est  aussi  lonjjue  que  celle  du  l'alais  à  Paris  :  on  la  dit  teinte 
dusan!,'des  beys,  massacrés  autrefois  par  ordre  de  la  Porte. 

A  l'extrcmité  de  Cira-M  lïdan  est  ^hl^t^•l  de  la  Monnaie,  où  l'on  fa- 
brique une  prodi^'içiise  quantité  de  mednis  et  de  sequins  :  ils  étaient 
frappés  an  coin  du  Scheik-el-Beled,  ou  du  bey-^'ouverncnr. 

Le  quartier  des  janissaires  offre  les  ruines  dn  palais  de  Saladin  :  on 
y  voit  le  divan  de  Joseph,  dont  le  liômc  et  une  partie  des  murs  sont 
tombés;  il  y  reste  encore  debout  trente  colonnes  de  i^ranit  rouge,  dont 
le  fût,  d'une  seule  pierre,  a  prés  de  quarante-sept  pieds  de  haut  :  il 
parait  i]n'elles  ont  été  tirées  d'anciens  monuments. 

Le  Grand-Caire  a  été,  jusqu'au  quinzième  siècle,  une  ville  des  plus 
riches  et  des  plus  florissantes  ;  elle  était  ^entrepl^t  de  l'Europe  et  de 
l'Asie  :  son  conuuerce  s'étendait  du  détroit  de  Gibraltar  au  fond  de 
l'Inde.  La  découverte  du  cap  de  Bonne-Kspérance,  et  l'invasion  des 
Ottomans,  lui  ont  enlevé  une  partie  de  son  éclat  et  de  son  opulence. 
Le  (iaire,  dont  les  habitants  montent  à  près  de  trois  cent  mille,  se 
trouve  dans  un  pays  sablonneux  ;  l'air  n'étant  pas  rafraîchi  par  les 
pluies,  la  chaleur  y  devient  extrême;  mais  en  messidor,  therniiilor  et 
fructidor,  il  y  rci^ne  un  vent  qui  la  tempère  beaucoup.  Gomme  l'hiver 
n'est  jamais  rigouren.x,  comme  on  n'y  connaît  pas,  pour  mieux  dire, 
cette  saison,  les  arbres  y  conservent  leur  verdure  tonte  l'année. 

On  tire  du  Caire,  par  Alexandrie,  des  cuirs,  des  laines  d'Egypte, 
du  coton  filé,  de  la  cire,  de  l'aloés,  de  l'encens,  de  la  myrrhe,  du  café, 
lies  aiirrettos  blanches,  noires,  des  dents  d'éléphant  et  de  la  jîomme 
laque.  Les  Européens  y  envoient,  en  échange,  des  draps,  des  dorures, 
des  étoffes  de  soie,  dn  fer,  du  plomb,  de  la  quincaillerie.  11  y  a  au 
Caire  plusieurs  manufactures,  entre  autres,  de  tapis  de  Turquie. 

Le  port  du  Grand-Caire  est  Boulaq,  ville  qui  n'est  éloiirncc  de  cette 
capitale  que  d'environ  deux  kilomètres  ;  elle  renferme  de  superbes 
bains  publics  et  des  magasins  :  le  long  de  ses  maisons,  on  voit  à 
l'ancre  des  milliers  de  bateaux  de  toute  forme  et  de  tonte  grandeur  ; 
à  deux  kilomètres,  au  nord-est  de  Boulai],  est  le  ch.àtoau  d'Hellc,  qui 
tombe  en  ruines,  et  qui  vraisemblablement  tire  son  nom  d'iléliopolis, 
dont  il  est  voisin,  (l'ttait  la  que  les  beys,  entourés  d'un  brillant  cor- 
tège, allaient  recevoir  le  nouveau  pacha,  pour  le  conduire  en  pompe 
à  la  prison,  d'où  ils  venaient  souvent  de  chasser  son  prédécesseur. 


Vlll 

CORRESPONDANCE  PARTICULIÈRE 

ET    OFFICIELLE 


A  bord  de  (a  Diane,  ce  17  prairial  an  VI  (5  juin  1798). 

Je  vous  adresse,  mon  cher  Bourricnne,  toutes  mes  dépêches  ;  je 
compte  assez  sur  votre  amitié  pour  espérer  (pie  vous  les  ferez  passer 
par  le  premier  aviso.  Si  Saint-Hilaire  est  encore  à  Toulon,  faites-moi 
le  plaisir  de  les  lui  adresser  toutes,  et  de  le  prier  de  les  faire  mettre 
à  la  poste  de  suite. 

Une  frégate  vient  nous  joindre,  elle  retournera  sans  doute,  elle 
vous  portera,  mon  cher  ami,  tous  les  témoignag;es  de  mon  amitié  et 
mille  souvenirs  pour  tous  nos  camarades.  4*eut-être  m'apporte-t-elle 
des  lettres  ?  Je  serais  bien  heureux  ;  et  je  suis  sûr  qu'elle  le  fait  si 
vous  en  avez  pour  moi  et  que  vous  ayez  su  son  départ.  Adieu,  mon 
cher  Bourrienne,  je  vous  embrasse  comme  je  vous  aime. 

Marmont. 


Vous  m'oubliez  tout  à  fait,  mon  rlier  ami  ;  pensez  quelquefois  à 
moi  ;  je  suis  comme  en  exil,  c'est  à  votre  amitié  à  me  consoler.  Vous 
devez  avoir  des  lettres  pour  moi,  vous  en  avez,  j'en  suis  sur.  Adres- 
sez-vous au  citoyen  Ganteaume,  chef  ilc  l'état-major  de  la  marine,  pour 
être  instruit  du  départ  des  bâtiments  qui  seront  envoyés  près  de 
notre  frégate.  Adieu,  mon  ami,  je  m'ennuie  comme  jamais  on  ne 
l'a  fait. 

Mes  respects  au  général.  M... 


MÉMOmivS  DE  M.  DK  HOUimiENNE  487 

Au  quartier  gini-ral  Je  Malli\  lo  iîS  prairial  an  VI. 

KTAT-MAJOH    f.ÉNKRAL. 

Ordre  du  général  en  chef. 

Art.  1".  Dans  l'é^lisp  iiiii  appartient  aux  Grecs,  les  prêtres  latins 
ne  pourront  pas  y  offu'ier. 

2.  Les  messes  <nie  les  prêtres  latins  ont  coutume  de  dire  dans  les 
églises  {jreciiiies  seront  dites  dans  les  autres  éj^lises  de  la  plact\ 

3.  Il  sera  accordé  protection  aux  juifs  qui  voudraient  y  établir  leur 
synasrogue. 

4.  Le  général  commandant  remerciera  les   Grecs  de  la  bonne  con 
diiitc  qu'ils  ont  tenue  pendant  le  siège. 

5.  Tous  les  Grecs  des  (les  de  Malte  et  du  Gozo,  et  ceux  des  dépar- 
tements d'Ithaque,  Gorcyre  et  de  la  mer  Egée,  qui  conserveraient  des 
relations  quelconques  avec  la  Russie,  seront  condamnés  à  mort. 

fi.  Tous  les  navires  grecs  qui  naviguent  sous  le  pavillon  russe,  s'ils 
sont  pris  par  les  bâtiments  français,  seront  coulé  bas. 

Signe'  :  Bonaparte. 

Pour  copie  conforme  :  Le  gt'néral  de  division  chef  de  l'élat-major 
g^nt'ral.  Signé  :  Alexandre  Berthier. 

Pour  copie  conforme  :  I,e  général  de  division, 

Signé  :  Cuabot. 


A  boni  (le  la  Uiane,  le  23  Horoal  an  V[  (M  mai  1798). 

Nous  avons  déj.i  fait  une  campagne,  mon  cher  Bourrienne,  depuis 
que  je  vous  ai  quitté.  J'ai  supporté  la  mer  à  merveille,  et  malgré  le 
gros  temps  que  nous  avons  eu,  je  m'y  suis  porté  comme  â  terre,  à 
une  accroissance  d'appelit  prés.  Nous  avons  rencontré  quatre  frégates 
que  nous  avons  été  reconnaître,  et  comme  elles  pouvaient  être  an- 
glaises, nous  avons  fait  tous  les  préparatifs  du  combat.  Elles  se  sont 
trouvées  espagnoles,  et  nous  avons  remis  le  sabre  dans  le  fourreau. 
Faites-moi  le  plaisir,  mon  cher  ami,  de  faire  porter  la  lettre  ci-jointe, 
et  de  remettre  au  porteur  de  la  présente  celles  que  vous  pouvez,  avoir 
rec.nies  pour  nii.ù.  Je  compte,  mon  cher  Bourrieime,  sur  votre  complai- 
sance et  sur  votre  amitié  ordinaire.  Si  vous  êtes  assez  aimable  pour 
ne  pas  m'oublier  et  pour  m'écrirc  un  mot,  vous  consolerez  un  mal- 
heureux dans  son  exil,  exil  cepemlant  aussi  agréable  que  possible,  car 
il   n'y  a  rien  de  si  aimable  que   lo   contre-amiral  Dccrés  et  tous  les 


488  MÉMOIRES 

officiers  qui  sont  à  sou  bord.  Donnez-moi  donc  quelques  nouvelles; 
embrassez  tous  nos  camarades  pour  moi;  rappelez-moi  au  souvenir  du 
général,  et  recevez  encore  les  témoignages  de  toute  l'amitié  que  je 
vous  ai  vouée  pour  la  vie.  A.  Marmont. 


A  Boulaq,  près  le  Caire,  le  0  thermidor  an  VI. 
A  Kleber. 


Tu  n'as  pas  d'idée  des  marches  fatigantes  que  nous  avons  faites 
pour  arriver  au  Caire  ;  arrivant  toujours  à  trois  ou  quatre  heures 
après  midi,  après  avoir  souffert  toute  la  chaleur,  la  plupart  du  temps 
sans  vivres,  étant  obligés  de  glaner  ce  que  les  divisions  qui  nous  pré- 
cédaient avaient  laissé  dans  les  horribles  villages  qu'elles  avaient  sou- 
vent pillés  ;  harcelés  toute  la  marche  par  cette  bande  de  voleurs 
appelés  Bédouins,  qui  nous  ont  tué  des  hommes  et  des  officiers  â 
vingt-cinq  pas  de  la  colonne.  L'aide  de  camp  du  général  Dugua  appelé 
Geroret  a  été  assassiné  avant-hier  de  cette  manière,  en  allant  porter 
un  ordre  à  un  peloton  de  grenadiers  à  une  portée  de  fusil  du  camp; 
c'est  une  guerre,  ma  foi,  pire  que  celle  de  la  Vendée. 

Le  commissaire  ordonnateur  Sucy  a  eu  le  bras  cassé  sur  la  flottille, 
en  remontant  au  Caire.  Tu  pourrais  peut-être  revenir  avec  les  cha- 
loupes canonnières  et  les  djermes  qui  sont  allées  chercher  les  effets 
des  troupes  à  Alexandrie.  Arrive  !  arrive  !  et  arrive  1 

Tout  à  toi,  Damas. 


Au  citoyen  Barras,  membre  du  Directoire  exécutif  de  France, 
à  Paris. 

Rosette,  ce  17  thermidor  an  VI. 

Dans  ma  dernière  lettre  datée  d'AIe.xandrie,  je  n'avais,  cher  Direc- 
teur, qu'à  te  parler  des  succès  des  armes  républicaines;  aujourd'hui 
ma  tâche  est  bien  plus  pénible.  Le  Directoire  est  sans  doute  déjà 
informé  de  l'issue  malheureuse  du  combat  que  notre  escadre  a  eu  à 
soutenir  le  l.o  de  ce  mois  contre  la  Hotte  anglaise. 

Fendant  plusieurs  heures  nous  eûmes  l'espoir  d'être  vain(iueurs  ; 
mais,  lorsque  le  vaisseau  l'Orient  eut  sauté,  le  désordre  se  mit  dans 
notre  escadre.  De   l'aveu    même  des  Anglais,  tous  nos  vaisseau.x  se 


DK  M    DE  BOURRIENNE  489 

^•<nl  bien  battus;  pitiMciirs  bÂtimont»  oniieinis  suiU  iltuiàtés,  mais 
iHili-L"  esiuiire  est  pres(|iii^  eiilièreincnt  (lelriiile.  'In  nie  connais  assez 
p'air  être  assnré  que  je  ne  nie  reinirai  pas  l'éclui  île  la  caluinnic,  qni 
s  .inprcsse  d'accueillir  les  bruits  les  plus  absurdes  ;  j'observe,  et  je 
riiabsliens,  quant  à  présent,  de  prononcer. 

l'oul  le  monde  est  ici  dans  la  consternation;  je  pars  demain  pour 
il  Caire  porter  cette  nouvelle  à  Konaparte.  Klle  l'afTectera  d'autant 
[ilus,  qu'il  devait  moins  s'y  attendre  :  il  trouvera  sans  doute  en  lui 
les  inujens,  sinon  de  reparer  une  perte  aussi  j;raiide,  au  moins  d'eiii- 
[iiclier  que  ce  désastre  ne  devienne  funeste  â  l'armée  qu'il  commande. 

(^)uant  \  moi,  cet  événement  mallieureux  m'a  rendu  tout  mon  cou- 
rage. J'ai  senti  que  c'était  dans  ce  moment  qu'il  fallait  réunir  tous 
-os  efforts,  pour  triompher  de  tous  les  obstacles  que  le  sort  ou  la 
malveillance  nous  susciteront. 

Puisse  cette  affreuse  nouvelle  ne  pas  produire  en  France  de  résultats 
malheureux!  Je  suis  à  mon  particulier  fort  inquiet;  mais  je  m'en 
rapporte  beaucoup  au  j^eiiie  de  la  Uepublique,  qui  nous  a  toujours  si 
bien  servis. 

Adieu,  mon  cher  Barras  ;  je  t'écrirai  du  Caire,  où  je  compte  être 
rendu  dans  quatre  jours.  Iallie.n. 


IX 

COMPUSITlOxN  ET  TRAVAUX  DE  L'INSTITUT  D'EGYPTE 


L'Institut  d'Egypte  était  divisé  en  ijuatre  classes  :  mathématiques, 
physique,  économie  politique,  littérature  et  beaux-arts. 

.Monjje  fut  nomme  président;  Bonaparte,  vice-président;  Fourier, 
secrétaire  et  Costaz,  adjoint. 

Les  membres  étaient  : 

Pour  les  mathématiques. 

Citoyens  Andréossy,  Bonaparte,  Costaz,  Fourier  (secrétaire  perpé- 
tuel de  l'Institut),  Girard,  Lancret,  Lepcre,  Leroy,  Malus,  Monge, 
Nouet,  Quesnot. 

l'hyxique. 

Citoyens  Bcaurhamp,  BerthoUet,  Boudet,  Cbampy  père.  Conté,  De- 
lisle,  Descostils,  Desjfenettes,  Uolomieu,  Dubois  père,  Geoffroy,  Larrey, 
Savigny. 


490  MEMOIRES 

Economie  politique. 

Citoyens  Gorancès,  Dugua,  Fuiivelet  de  liourrienne,  Jacotiii,  Poi'.s- 
sielgue,  Reynier,  Tallieu. 

LilU'ralure  et  arls. 

Citoyens  Denon,  Duteitre,  Lepère,  Norry,  Parseval-Grandinaisun, 
Protain,  don  Kaphaël,  Rcdoutté,  Rigo,  Rigel,  Ripault. 

L'Institut  avait  un  fort  beau  local;  le  jardin  botanique  qu'on  y 
préparait  promettait  d'être  riche.  Si  le  temps  l'eût  permis,  on  avait 
dessein  d'y  établir  une  ménagerie  et  d'y  former  une  bibliothèque  qui 
aurait  été  ptibliijue.  On  y  aurait  aussi  trouvé  un  observatoire  qui  eût 
permis,  sous  ce  ciel  toujours  sans  nuages,  d'observer  les  astres  avec 
utilité  pour  la  science  ;  un  cabinet  de  physique,  un  laboratoire  de 
chimie,  des  salles  d'antiquités. 

Ces  divers  établissements  eussent  probablement  ramené  dans  ces 
antiques  contrées  les  sciences  qui  nous  en  sont  venues  et  qu'en  a  exilées 
la  barbarie. 

Ronaparte  proposa  d'examiner  les  questions  suivantes  : 

1°  Quels  sont  les  moyens  d'économiser  le  combustible  dans  les  fours 
do  l'armée? 

2°  Y  a-t-il  des  moyens  de  remplacer  le  lioiiblou  dans  la  fabrication 
de  la  bière? 

3"  Quels  sont  les  moyens  de  rafraîchir  et  de  clarifier  les  eaux 
du  Nil? 

4"  Lequel  est  le  plus  convenable  de  construire  des  moulins  à  eau 
ou  à  vent? 

5°  L'Egypte  renferme-t-elle  des  ressources  pour  la  fabrication  de  la 
poudre  ? 

6°  Quel  est  l'état  de  l'ordre  judiciaire  et  de  l'instruction  en  Turquie? 

Des  commissions  ont  été  non)mées  pour  examiner  chacune  de  ces 
questions.  Une  autre  fut  chargée  de  présenter  un  plan  d'organisation 
(létinitive  de  l'Institut. 


Le  11  fructidor,  première  st'ance. 

Andréossy  lut  un  Mémoire  sur  la  fabrication  de  la  poudre  en  Kgypte. 
Le  salpêtre  y  est  très  abondant;  il  serait  possible  d'en  fournir  à  la 
France.  Le  soufre  nnuique.  On  peut  y  fabriquer  le  charbon  de  lupin 
suffisamment  pour  le  besoin.  Au  reste,  le  Caire  tîst  pourvu  de  poudre, 
et  ne  laisse  aucune  ini|uiétude  sur  cet  approvisioiuienient. 

Monge  lut  un  Mémoire  sur  le  mirage,  phénomène  d'optique  qui,  en 
mer  et  dans  le  désert,  fait  voir  les  objets  dessinés  dans  le  ciel,  sans 
laisser  apercevoir  l'eau  et  la  terre  qui  les  supporte. 


DE  M.  DE  BOURRIENNE  491 

Une  première  coiiiinissioii  fut  iKniimée  pour  dresser  des  tables  com- 
paratives des  iiieMins  de  IVaiiie  et  d'Kgvp'o  ;  "no  secondi-,  pour  la 
rédaction  d'un  vocabulaire  français-arabe. 

Le  16,  seconde  séance. 

Berthollct  lut  un  Mémoire  sur  la  formalinn  du  sel  ammoniac  dans 
plusieurs  substances  où  l'on  n'en  avait  pas  soupçonné  l'existence. 

Mémoire  sur  la  meilleure  manière  de  moudre  le  blé  ;  préférence 
donnée  aux  macbines  à  eau. 

Rerthollet  rendit  compte  de  l'analyse  qu'il  avait  faite  de  la  poudre 
trouvée,  non  au  (laire,  mais  dans  le  château  du  (]aire.  Celle-ci  ne 
contenait  que  deux  onces  et  demie  de  salpêtre  par  livre;  il  est  d'avis 
de  la  reniveler  pour  en  extraire  le  salpêtre. 

Mémoire  de  Mon^'e  sur  plusieurs  monuments  antiques  et  sur  la 
pierre  dont  est  bâti  le  château  du  Caire. 

l£  21,  troisième  séance. 

Mémoire  sur  un  buste  d'Isis,  trouvé  sur  les  bords  du  Nil,  par 
Suikowski. 

Mémoire  de  Say  sur  le  roseau,  le  safranum,  la  paille  de  maïs,  con- 
sidérés comme  combustibles  ;  comparaison  des  uns  avee  les  autres. 
I>e  safranuni  donne  un  chauffage  de  siw^l  pour  cent  moins  cher  que 
le  bois  de  France. 

Annonce  de  la  construction  d'un  moulin  h  vent  par  la  commission 
chargée  de  cet  objet. 

Mémoire  de  Geoffroy  sur  l'autruche,  et  preuve  qu'elle  manque  des 
conditions  nécessaires  pour  voler. 

Ilonaparte  invite  l'Institut  à  s'occuper  de  la  rédaction  d'im  alma- 
nach,  qui  comprendra  les  divisions  du  temps  selon  l'usage  de  France 
et  celui  d'Kgyple. 

Fourier  lit  un  Mémoire  sur  la  résolution  des  équations  algébriques, 
et  propose  une  méthode  générale  pour  l'extraction  des  racines  des 
équations  de  tous  les  degrés. 

l'arseval  lit  la  traduction  d'un  fragment  de  la  Jérusalem  délivrée. 

Desgenettes  lit  un  Mémoire  sur  les  maladies  qu'il  est  impossible  de 
confondre  avec  la  peste. 

Le  deiLTiùme  jour  complémentaire,  quatrième  séance. 

iJeauchamp  présente  un  Annuaire  susceptible  d'être  imprimé  sans 
délai. 

l5erthollet  lit  d'abord  une  lettre  de  Laplace  sur  la  verilication  des 
nouvelles  mesures;  et  ensuite  un  Mémoire  sur  la  fabrication  de  l'io- 
di^o  en  Egypte. 


492  MEMOIRES 

Pai-seval  lit  un  fragment  do  la  Jérusalem  délivrée. 

Foiiricr  lit  un  Mémoire  sur  une  mucliinc  propre  à  arroser  les  terres. 

Toi  est  l'abrcij'é  des  travaux  de  l'Instilut  naissant  en  Egypte,  jusqu'à 
l'époque  de  1"  vendémiaire  an  VII.  Je  vais  joindre  à  cet  exposé  la 
liste  des  savants  et  artistes  attachés  à  l'armée  d'Kgyptc. 

Géométrie. 

Fourier,  Gostaz,  Corancez  fils,  Charbaud,  Devilliers,  Yiard,  Vin- 
cent, Say. 

Aslronomie. 
Dangos,  Nouet,  Qiiesnot,  Méchain  fils. 

Mécatiiqiie. 

Monge,  Conté,  Maisiéres,  Cécile,  Aînés,  Aînés  fils,  Cassard,  Lenoir 
Dis,  Cirot,  Couvreur,  Hassenfratz  jeune,  Favier,  Dubois. 

Horlogerie. 
Lemaître,  Thomas,  Brcguet  fils. 

Cliimie. 

BerthoUet,  Descotils,  Samuel,  Bernard,  Regnault,  Champy,  Pottier, 
Pignat. 

Minéralogie. 
Dulomieu,  Cordier,  Kozières,  Nepveu,  Victor  Dupuy. 

Botanique. 

Thouin,  Nectour,  Deliile,  Coquebert  fils,  Milbert. 

Zoologie. 

Geoffroy,  Savigny,  Ducharnoy,  Gérard,  Hedoutté. 

Chirurgie. 
Dubois,  Labate,  Lacipiére,  Dubois  fils,  Pouqueville,  Bessières;. 

Pharmacie. 
Boudet,  Roguin,  Kouycr. 

Antiquités. 
Leblond,  Pourlier,  Bipault. 


m-:  M.  i)i;  HoL'iUiir.NNK  i-»3 

Archilrrtuir. 


.N'orry,  liaUac,  Piiitain. 

Dessinateurs. 
Diil.'iir.'.  Uit,'n.  r.aïKli.imi. 

Gt'iiie  civil. 

LcpiTP,  liirard,  HodanI,  Ciratieii  Lepére,  Saint-G«nis,  Dobamlre, 
Duval,  Faye,  Laucrct,  Févre,  Jollois,  Thèvenot,  Chabrol,  RalToiicau, 
Aniolet,  Hyaciiite  Lepire,  l'ainizeii,  (Ihczy. 

(if'oiirap/us. 

Lafouilliule.  Loiliic,  Lévéque,  Boiirj,'cois,  Faurie,  Beiia/et,  Corabiriif, 
Diilli'ii,  Jumaiil,  Lôcesiie,  Laroche,  Bertre,  Potier,  Grcslis,  Boucher, 
(Ihanmoiit. 

Imprimerie. 

Marcel,  Piiiitis.  (Inlîaiit  naudoiii,  Laiiijier,  Eberhart,  Besson,  Bou- 
langer, Boyer,  Jardin,  Bivet,  Véry,  Dubois,  Gransart,  Marlet,  Letliioux, 
Castera. 


I-IN    DU    TOME    PREMIER 


Paris.  —  Imp.  PAI  I.  I>LPONT.  4.  rue  du  Bouloi  (Cl.)  li.1.99. 
I.  28 


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