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Full text of "Nouveaux samedis"

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AVIS. 

On  est  instamment  prié 
d'avoir  soin  des  livres,  de  les 
renvoyer  enveloppés,  et  d'y 
joindre  le  nom  de  la  personne 
qui  les  rend. 


NOUVEAUX 


SAMEDIS 


CALMANN    LÉVY,   ÉDITEUR 


OUVRAGES 

DE 


A.   DE  PONTMARTIN 


Format  grand  in-fft 

Causeries  Littéraires,  nouvelle  édition.  . 1vol. 

Nouvelles  Causeries  littéraires,  2e  édition,  revue 
et  augmentée  d'une  préface 

Dernières  Causeries  littéraires,  2e  édition 

Causeries  du  Samedi,  2e  série  des  Causeries  litté- 
raires, nouvelle  édition 

Nouvelles  Causeries  du  Samedi,    2e  édition 

Dernières  Causeries  du  Samedi,  2e  édition    

Les  Semaines  littéraires,  nouvelle  édition 

Nouvelles  Semaines  littéraires,  2e  édition 

Dernières  Semaines  littéraires,  2e  édition 

Nouveaux  Samedis li 

Le    Fond  de  la  Coupe 

Les  Jeudis  de  madame  Charbonneau,  nouvelle  édition 

Entre  Chien  et  Loup,  2e  édition : 

Contes  d'un  Planteur  de  choux,  nouvelle    édition  .  . 

Mémoires  d'un  Notaire,  nouvelle    édition 

Contes  et  Nouvelles,  nouvelle    édition 

La  Fin  du  Procès,  nouvelle    édition 

Or  et  Clinquant,  nouvelle    édition 

Pourquoi  je  reste  a  la  campagne,    nouvelle  édition  . 

Les  Corbeaux  du  Gévaudan,  2e    édition 

Le  Filleul  de  Beaumarchais,    3e  édition 

La    .Mandarine,  2e  édition 

Le  Radeau  de  la  Méduse,    2e  édition 

Souvenirs  d'un  vieux  Mélomane,  2e  édition  ...... 

Lettres  d'un  Intercepté,  nouvelle  édition 


IMPRIMERIE  GÉNÉRALE  DE  CH.ATII.LON-SUR-SEINE,  J.  ROBERT. 


NOUVEAUX 


SAMEDIS 


PAR 


A.  DE  rONTMARTIlN 


DIX-HUITIEME  SÉRIE 


ft= 'IL- 


&  c  •  L  h* 


i^éF 


PARIS 

CALMANT  LÉVY,  ÉDITEUR 
ANCIENNE    MAISON    MICHEL    LÉVY    FRÈRES 

RUE  AUBER,    3,    ET    BOULEVARD    DES    ITALIENS,    15 

A    LA    LIBRAIRIE    NOUVELLE 


1880 

Droits  de  reproduction ,  et  de  traduction  réserv-- 


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NOUVEAUX 

SAMEDIS 


LE  DUC  ALBERT  DE  BROGLIE  ' 


24  novembre  187  8. 

Le  Secret  du  Roi  !  Ce  titre  m'avait  deux  fois  induit  en 
erreur.  Ici,  fort  heureusement,  erreur  ne  fait  pas  mé- 
compte. D'abord,  lorsque  nous  avons  lu,  dès  le  lende- 
main de  la  chute  lamentable  du  gouvernement  du  16  mai, 
l'annonce  préventive  de  cet  ouvrage  étalée  sur  les  cou- 
vertures et  dans  les  catalogues  de  l'éditeur,  nous  avons 
tous   cru  à  un  roman.  Certes,  le   fait  était   peu  vrai- 

1.  Le  Secret  du  Roi. 


2  N01  VEAUX   SAMEDIS 

semblable  :  jamais  le  noble  duc  n'avait  été  soup- 
çonné,  môme  par  ses  adversaires  ou  ses  ennemis,  de 
penchant  romanesque,  à  moins  que  les  mauvaises  lan- 
gues ne  s'obstinent  à  confondre  les  fictions  du  parlemen- 
tarisme avec  les  créations  paradoxales  de  George  Sand 
ou  de  Balzac.  Que  sait-on  pourtant  ?  S'il  est  vrai  que  la 
politique  et  l'histoire  soient  proches  voisines,  la  politique 
cette  fois  avait  commis  de  telles  bévues,  infligé  de  telles 
déceptions,  préparé  de  tels  malheurs  que  ce  voisinage 
pouvait  déplaire  aune  de  ses  plus  illustres  victimes.  On 
pouvait  supposer  que,  pour  franchir  d'un  bond  le  plus 
vaste  espace  et  passer  d'un  extrême  à  l'autre,  le  glorieux 
vaincu  du  14  octobre  et  du  13  décembre  allait  se  réfugier 
dans  les  régions  idéales,  s'entourer  de  héros  imaginaires, 
charger  Walter-Scott  de  le  consoler  de  Gambetta,  et  deman- 
der à  l'invention  l'oubli  delà  réalité.  Il  n'aime  pas  la  chi- 
mère; mais,  dans  le  répertoire  des  maîtres  du  genre,  dans 
le  mariage  des  rois  avec  les  bergères,  dans  l'amour  des 
duchesses  pour  les  compagnons  du  tour  de  France,  dans 
les  sophismes  de  la  passion  révoltée,  dans  les  super- 
cheries de  l'imagination  et  du  cœur,  dans  les  prouesses 
de  d'Àrtagnan,  dans  les  mystères  du  château  d'If,  dans 
les  millions  de  Monte-Cristo,  dans  les  noirceurs  de  Rodin, 
dans  l'innocence  de  la  Goualeuse,  dans  les  coups  de  poing 
du  grand-duc  de  Gérolstein,  dans  les  roueries  de  madame 
Marnefife,  dans  les  lésineries  du  père  Grandet,  dans 
les  incarnations  du  Vautrin,  y  avait-il  quelque  chose  de 


LE   DUC  ALBERT  DE   BROGLIE  3 

plus  chimérique  que  ceci:  emmaillotter  le  J6  mai  dans  la 
légalité,  l'exposer  sur  le  trottoir  à  la  charité  publique  sous 

l'avalanche  incessante  des  feuilles  radicales:  risquer  un 
semblant  de  coup  de  force  que  débilite  d'avance  une  fata- 
lité de  faiblesse,  se  figurer  que,  sans  répression,  sans 
précaution,  sans  contrepoids  d'aucune  sorte,  un  simple 
changement  de  préfets  va  suffire  à  déplacer  une  majorité 
colossale!  !  !  Ab  !  tous  tant  que  nous  sommes,  grands  et 
petits  critiques,  fêtons  de  notre  mieux  la  rentrée  du 
noble  duc,  de  l'éminent  académicien,  dans  ce  monde  des 
lettres  qui  lui  sied  si  bien!  Manibus  date  lilia  plenis  ! 
Enguirlandons  ses  cicatrices!  Versons  un  baume  sur 
ses  blessures!  Cette  intelligence  si  haute,  cette  àme  si 
chrétienne  et  si  pure,  cette  raison  si  ferme,  cette  con- 
science si  austère,  ce  type  admirable  de  l'homme  trop 
honnête  pour  être  un  homme  d'Étal,  doit  ressentir  de  bieu 
poignantes  douleurs  en  songeant  que,  aujourd'hui 
encore,  dans  nos  modestes  recoins  de  province,  à  deux 
cents  lieues  du  château  de  Broglie  et  delà  rue  de  Solferino, 
de  braves  gens,  des  citoyens  dévoués,  d'obscurs  et  coura- 
geux serviteurs  de  la  bonne  cause,  expient  par  l'amende 
ou  la  prison  le  tort  d'avoir  eu  confiance  : 

Quoi  qu'il  en  soit,  tout  le  monde  se  trompait,  et  je  rne 
trompais  avec  tout  le  monde.  Le  Secret  du  Roi  n'est  pas 
un  roman:  mais,  une  fois  désabusé,  j'avais  pensé  que 
j'y  trouverais  une  réhabilitation  approximative  de  la 
Royauté  et  peut-être  de  Louis  XV.  Ce  serait  si  bon!  Au  mo- 


\  NOl  VEAUX  SAMEDIS 

ment  où  la  République,  aii  lieu  de  profiter  de  son  omni- 
potence pour  se  modérer,  pour  s'édulcorer,  pour  se  ren- 
dre aimable,  pour  fixer  ses  limites,  pour  se  reposer  dans 
sa  certitude  et  dans  sa  force,  prend  à  tâche  de  s'exagérer 
dans  ses  violences,  de  s'aigrir  dans  ses  victoires,  de  s'exa- 
cerber dans  ses  exigences  et  de  s'envenimer  dans  ses 
menaces,  au  moment  où  nos  seigneurs  et  maîtres  n'ont 
pas  même  l'esprit  de  comprendre  que  leur  majorité  serait 
plus  forte  devant  une  minorité  moins  faible,  qu'un  La 
Rochejaquelein  et  un  de  Mun  décorent  une  assemblée  et 
honorent  leurs  adversaires,  avec  quelles  délices  nous 
aspirerions  un  souffle  du  passé  !  Quelle  joie  d'apprendre, 
d'après  des  renseignements  inédits  et  authentiques,  que 
la  pire  des  monarchies  est  encore  meilleure  que  la  Répu- 
blique :  que  le  plus  débile,  le  plus  frivole,  le  plus  volup- 
tueux, le  plus  égoïste,  parfois  le  plus  coupable  des  Rois, 
vaut  encore  mieux  que  le  plus  loquace^des  dictateurs  ou 
le  plus  hâbleur  des  tribuns  !  —  Eh  bien,  non  !  Là  aussi, 
il  m'a  fallu  en  rabattre.  Je  ne  connais  rien  de  plus  aga- 
çant que  le  jeu  de  ces  rouages,  les  uns  ostensibles,  les  au- 
tres cachés,  ceux-ci  destinés  à  contrarier  ceux-là;  le  tout 
mis  en  mouvement  par  un  Roi  qui  semble  prendre  un  plai- 
sir sultanesque  à  renier  ce  qu'il  dirige,  à  démentir  ce  qu'il 
cache,  à  désavouer  ceux  qu'il  compromet,  à  jouer  avec  le 
zèle  de  ses  mystérieux  agents  comme  le  chat  avecla  souris. 
Le  Secret  du  Roi  !  oui  !  c'est  bien  cela!  Le  secret  d'une 
comédiesinistre,  qui  aboutira  au  plus  tragique  des  drames  ! 


LE  DUC  ALBERT  DE    BROGLIE 

La  correspondance  secrète  de  Louis  XV  avec  le  comte  de 
Broglie,  plus  honorable  pour  le  comte  de  Broglie  que  pour 
Louis  XV!...  Pauvre  monarque!  Il  voudrait  bien  que  la 
Pologne  restât  intacte  et  qu'un  nouveau  lien  l'unît  à  la 
France;  il  voudrait  bien  que  notre  diplomatie  sût  con- 
server en  Europe  son  autoritéet  sa  suprématie  séculaires: 
il  voudrait  bien  que  nos  armées  ne  perdissent  rien  de 
leur  éclat,  que  ses  généraux  eussent  constamment  l'avan- 
tage sur  le  prince  Ferdinand  et  le  roi  Frédéric.  Que  ne 
voudrait-il  pas?  C'est  bien  le  même  Roi  qui,  posant  de- 
vant un  peintre,  et  ennuyé  d'entendre  ce  portraitiste  lui 
dire  insolemment:  «  Sire,  vous  n'avez  plus  de  marine  !  » 
—  lui  répliqua:  «  Et  Vernet  donc?  »  —  Il  ne  manque 
pas  de  patriotisme  et  d'esprit  politique;  il  possède  le 
sens  de  sa  grandeur,  il  n'en  a  pas  l'énergie:  il  a  le 
goût  du  bien,  il  n'en  a  pas  le  courage.  Il  lui  plairait  de 
ne  pas  trop  dégénérer  de  son  auguste  aïeul,  de  ne  pas 
trop  démériter  des  traditions  du  grand  siècle.  On  remar- 
que en  lui  des  réveils,  des  lueurs,  des  éclairs,  des  feux 
de  paille,  de  fausses  envies  d'honneur,  de  justice,  de 
redressement  et  de  gloire.  Une  charmante  comédienne 
disait  d'un  spirituel  académicien:  i  II  sait  parfaitement 
comment  il  faudrait  faire  un  chef-d'œuvre.  »  —  Louis  XV 
savait,  par  intermittences,  comment  il  aurait  fallu  faire 
un  bon  roi.  Mais  ces  échappées  rapides,  ces  clartés  fugi- 
tives, ces  accès  de  fièvre  royale,  ces  démangeaisons  de 
royauté,  ces  écoles  buissonnières  de  sagesse,   de  clair- 


6  NOUVEAUX  SAMEDIS 

voyance  et  de  vertu,  ne  servaient  qu'à  mettre  tout  en- 
semble en  relief  l'incurable  faiblesse  de  ce  prince  qui 
voulait  savoir  et  qui  ne  savait  pas  vouloir,  et  les  vices 
énormes  de  ce  régime  où  le  maître  obéissait  aux  maî- 
tresses, où  lo  boudoir  des  Pompadour  et  des  Dubarry 
était  le  vrai  siège  du  gouvernement,  où  le  caprice  d'une 
favorite  décidait  du  choix  d'un  général,  de  la  disgrâce 
d'un  ministre,  du  sort  d'une  campagne,  de  la  rupture 
d'une  alliance  ou  de  la  perte  d'une  bataille. 

Le  dirai-je  ?  —  Oui,  avec  les  formules  les  plus  respec- 
tueuses, les  plus  dubitatives  et  les  plus  timides.  C'est  peut- 
être,  à  ce  point  de  vue,  le  défaut,  l'unique  défaut  de  ce 
livre  où  la  critique  littéraire  trouve  tant  à  admirer. 
Il  est  trop  grave,  trop  considérable,  trop  collet  monté, 
—  je  n'ose  pas  dire  trop  vertueux.  Il  prend  trop  au  sé- 
rieux le  xvme  siècle.  Avec  ce  diable  de  siècle,  il  n'y  a  pas 
de  milieu:  il  faut  le  flétrir  et  le  maudire  en  bloc,  au 
nom  des  lois  les  plus  évidentes  de  la  religion,  de  la  jus- 
tice, de  la  morale,  de  la  politique,  de  l'humanité;  ou 
bien  on  doit  fermer  les  yeux,  se  plier  aux  circonstances, 
se  laisser  gagner  par  ces  odeurs  capiteuses,  s'abandonner 
à  ces  séductions  bizarres,  jouer  avec  cette  souris  qui 
accouchera  d'une  montagne,  entrer  pour  un  moment 
dans  cette  ronde  fantaisiste  où  le  sabbat  se  déroule  sous 
ses  formes  les  plus  charmantes,  jeter  son  bonnet  par- 
dessus les  moulins  de  Marly  et  de  Luciennes,  s'accorder 
deux    heures    de   xvmc    siècle  comme   on  se  permet 


LE   DUC  ALBERT  DE   BROGLIE  7 

une  petite  débauche,  et  lui  appliquer  le  mot  du  cheva- 
lier de  Boufflers,  écrivant  d'une  de  ses  villes  de  garni- 
son :  «  Je  suis  très  content  ici  ;  la  bonne  compagnie  y 
est  comme  partout;  mais  la  mauvaise  est  excellente  !  » 
Des  traités?  des  armées?  une  diplomatie?  une  victoire 
de  Frédéric?  une  province  perdue?  la  Pologne  démem- 
brée et  partagée  ?  Allons  donc!  Après  moi  le  déluge! 
Étiez-vous  hier  chez  madame  Geoffrin,  avec  ce  beau 
jeune  vaurien  de  Poniatowski,  le  futur  roi  de  Pologne? 
Avez-vous  soupe  chez  la  maréchale?  Que  dites-vous  de 
Mole  dans  son  nouveau  rôle?  Connaissez- vous  le  dernier 
bon  mot  de  Sophie  Arnould,  le  dernier  calembour  de 
M.  de  Bièvre  ?  Qui  préférez-vous,  de  Jélyotte  ou  de 
Clairval,  de  la  Gamargo  ou  de  la  Guimard  ?  Saute  ;  d'Ar- 
genson  !  saute  Choiseul  !  saute,  Praslin!  Ne  me  retenez 
pas  :  j'ai  un  rendez-vous  avec  la  marquise.  Les  succès 
du  roi  de  Prusse  ?  Comment  voulez-vous  que  je  m'en  af- 
flige, puisque  c'est  Voltaire  qui  les  chante  ?  Ce  monstre 
de  Voltaire!  Avez-vous  lu  son  livre  ?  C'est  affreux  et  c'est 
charmant  ;  on  se  le  prête  sous  le  manteau;  on  l'a  fait 
condamner  par  le  Parlement  et  saisir  chez  les  libraires. 
Heureusement,  mon  cher  président  en  a  sauvé  un  exem- 
plaire que  voici.  Ainsi  de  suite.  On  va,  on  vient,  on  rit, 
on  danse,  on  chante,  on  chansonne,  on  aime,  on  joue, 
on  s'amuse  :  les  heureux  sont  les  sages,  et  bien  fou  qui 
s'inquiéterait  des  affaires  sérieuses  !  On  est  païen  à  plai- 
sir ;  on  fait  avec  Watteau  le  voyage  à  Cythère.  La  société, 


8  NOUVEAUX  SAMEDIS 

sesachantousedevinantcoiidainn»»'  à  mort,  imite  les  con- 
damnés  qui  se  pendent  dans  leur  prison.  Elle  prévient 
la  mort  et  le  bourreau  —  et  pourtant  elle  n'y  arrivera  pas 
assez  vite  !  —  en  s'asphyxiant  sur  un  lit  de  fleurs  à  grand 
renfort  de  parfums...  Mais  pardon  !  voilà  que  je  fais  à 
mon  tour  de  la  fantaisie  à  propos  d'un  livre  qui  va  se  pla- 
cer au  plus  haut  rang  dans  la  littérature  contemporaine; 
de  l'opérette  en  marge  d'une  partition  de  Gluck  ou  de 
Mozart!  Un  élève  de  Jules  Janin  parlant  d'un  disciple  de 
Thucydide  ou  de  Tacite  !... 

Sur  ce  fond  profane,  léger,  chatoyant,  se  détachent, 
dans  le  Secret  du  Roi,  deux  figures  bien  originales  et 
peintes  de  main  de  maître;  le  comte  de  Broglie,  et  son  oncle 
l'abbé.  Les  de  Broglie,  c'est  le  noble  auteur  qui  le  dit, 
étaient  —  dans  ce  temps-là,  bien  entendu,  et  ce  temps  res- 
semble fort  peu  au  nôtre,  —  plus  remarquables  par  les 
grandes  qualités  de  l'esprit  et  du  cœur  que  par  la  sou- 
plesse et  la  grcàce  ;  plus  vertueux  que  sympathiques,  plus 
convaincus  que  persuasifs,  plus  austères  qu'aimables,  plus 
imposants  qu'attrayants,  plus  respectables  qu'agréables. 
Mais  l'abbé  !  quelle  piquante  exception  !  Fin  courtisan  sous 
ses  airs  de  négligence,  habile  sans  être  intrigant,  recher- 
ché pour  son  esprit  alors  même  qu'on  redoute  ses  épi- 
grammes,  possédant  ce  don  des  nuances,  cette  flexibilité 
de  manières  et  de  langage,  ce  manège  des  cours  qui 
manque  a  ses  neveux,  sachant  se  glisser  par  les  portes 
entr'ouvertes,   parvenir  jusqu'aux  ministres,  amuser  les 


LE   DUC  ALBERT  DE   BROGLIE  9 

princes  et  se  faire  écouter  par  ceux  qui  voudraient  bien 
refuser  de  l'entendre,  il  passe  son  temps,  en  parties  dou- 
bles, à  prêcher  le  comte  deBroglie  pour  qu'il  conseille  à 
s'assouplir  et  à  réparer  le  mal  qu'il  se  fait  faute  de  s'être 
assoupli.  Ses  lettres  sont  charmantes,  entremêlées  de 
sagesse  mondaine  et  d'amusantes  saillies,  de  bons  conseils 
et  de  bonne  humeur.  Le  lecteur  aime  à  le  voir  reparaître 
pour  rompre  la  monotonie  de  ces  situations  qui,  au  mo- 
ment d'aboutir,  se  ferment  a  elles-mêmes  leur  issue,  de 
ces  résolutions  qui  ne  brillent  que  pour  s'éteindre,  de  ces 
événements  tournant  sans  cesse  dans  un  cercle  dont  les 
favorites  font  un  cercle  vicieux,  de  ces  correspondances 
dmt  le  mystère  illusoire  ne  sert  ni  à  convertir  le  sou- 
verain, ni  à  protéger  le  sujet;  de  ces  négociations 
entamées,  lâchées,  reprises,  démenties,  avouées,  avortées, 
qui  ne  donnent  à  l'honneur  français  et  à  la  nationalité 
polonaise  une  lueur  d'espoir  que  pour  les  replonger  dans 
une  nuit  de  plaisir  ou  les  étrangler  dans  un  réseau  d'in- 
trigues. 

La  physionomie  du  comte  deBroglie,— le  héros  du  livre. 
—  est  toute  différente,  mais  n'est  pas  moins  intéressante. 
Ouplaint.onaime,  on  admire, on  voudrait  voir  réussir  eel 
h  mime  de  bien  passionnément  dévoué  à  son  roi  et  à  son 
pays,  ce  volontaire  d'unecause  perdue  d'avance,  ce  hardi 
promoteur  d'idées  grandes  et  fortes,  aussi  réfractaire  au 
découragement  qu'à  la  flatterie,  apportant  dans  la  diplo- 
matie la  vaillance  de  ses  instincts  et  de  ses  antécédents 
x. ...—.  L 


lit  N0UVEA1  \  SAMEDIS 

militaires,  se  débrouillant  bravement  dans  L'inextricable 
fouillis  que  l'épée  de  Frédéric  parviendra  seule  à  éclaircir, 

luttant  à  la  fois  ou  tour  à  tour  contre  Berlin,  contre 
Saint-Pétersbourg,  contre  Dresde,  contre  Vienne  et  sur- 
tout contre  Versailles:  tel  enfin  que,  dans  un  autre  siècle, 
sous  un  autre  régime,  dans  un  autre  cadre,  cet  homme 
supérieur  aurait  pu  être  un  grand  homme  ;  ce  serviteur 
éminent,  mais  presque  inutile,  aurait  pu  peser  d'un  poids 
considérable  dans  les  destinées  de  son  pays.  Na- 
turellement, il  est  payé  de  ses  services,  de  ses  peines,  de 
ses  sacrifices,  par  une  disgrâce:  et  cette  disgrâce  lui  est 
commune  avec  son  frère,  le  maréchal  de  Broglie,  qui 
seul,  au  milieu  de  cette  débâcle  pompadourienne  des 
Soubise,  des  Clermont  et  desContades,  aurait  pu  répéter, 
en  français  et  l'épée  au  poing,  le  .Si  Pergama...»  —  Mon 
cousin,  lui  écrit  le  Roi  sous  la  dictée  du  duc  de  Choiseul, 
ayant  jugé  que  la  forme  et  le  fond  de  la  démarche  que 
vous  avez  faite  en  me  présentant  un  mémoire  sur  les 
événements  de  la  campagne  dernière,  étaient  aussi  con- 
traires au  bien  de  mon  service  que  de  mauvais  exemple 
dans  mon  royaume,  je  vous  en  marque  mon  méconten- 
tement en  vous  ôtant  le  commandement  de  ma  province 
d'Alsace,  et  en  vous  ordonnant  de  partir  pour  votre  terre 
de  Broglie  dans  la  journée  du  samedi,  où  vous  resterez 
jusqu'à  nouvel  ordre.  Sur  ce,  je  prie  Dieu  qu'il  vous  ait 
et  vous  conserve  en  sa  sainte  et  digne  garde.  » 
Et  bonsoir!  Le  chapitre  suivant  nous  montre  les  deux 


LE   DUC  A  LU  EUT  DE   BROGLIE  II 

frères,  le  comte  et  le  maréchal,  proscrits,  internés  dans  ce 
château  de  Broglie,  que  son  propriétaire  actuel  esquisse, 
dans  son  beau  style,  avec  une  sorte  de  mélancolique 
tendresse  :  —  «  Il  faudrait,  ajoute-t-il  en  homme  du  xix- 
siècle,  il  faudrait  avoir  vécu  de  la  vie  factice  d*un  cour- 
tisan d'autrefois  pour  bien  apprécier  la  rigueur  du  genre 
de  supplice  particulier  à  une  classe  sociale  aujour- 
d'hui disparue,  qu'on  appelait  Yexil  dans  ses  terres. 
C'était  vraiment  le  brusque  passage  de  L'existence  au 
néant.  Quitter  Versailles  ou  l'armée  pour  la  province  et  la 
campagne,  c'était  entrer  dans  la  région  de  l'oubli  et  dans 
la  vallée  de  l'ombre  de  la  mort.  Tout  faisait  silence  au- 
tour du  pauvre  exilé  pour  le  laisser  sous  le  poids 
du  désœuvrement  et  de  la  solitude.  ■  —  Cette  page 
est  d'une  saisissante  beauté.  Pourtant,  —  et  c'est  un  sen- 
timent tout  personnel,  —je  signale  ici  une  lacune  dans 
ce  talent  si  élevé,  si  correct,  si  ferme,  si  sûr,  si  pur,  mais 
toujours  un  peu  hautain  et  pas  assez  bon  enfant.  A  cette 
belle  page  j'aurais  voulu  en  ajouter  une  autre,  que  je  rue 
garderai  bien  d'écrire,  que  je  me  contente  de  rêver.  — 
Aujourd'hui,  quelle  différence  !  Moi  qui  ne  suis  rien,  pas 
même,....  Si  j'ai  parfois  regretté  de  n'être  pas  quelque 
chose,  — premier  ministre  par  exemple,  —  c'est  pour  le 
plaisir  de  tomber  comme  Arlequin  du  haut  des  tours  de 
Notre-Dame  :  c'est  pour  la  joie  intime,  profonde,  ineffable, 
délirante,  que  j'aurais  ressentie,  le  jour  où,  congédié  par 
mon  Roi  ou  par  le  peuple  souverain,  je  serais  rentré  en 


12  NOUVEAUX  SAMEDIS 

possession  de  ma  solitude,  de  mes  arbres  et  de  moi-même, 
où  j'aurais  pu  répéter  sur  tous  les  tons  le  ô  ubi  campi?... 
annoncer  ma  délivrance  aux  échos  de  mon  jardin,  à  la 
mousse  de  ma  fontaine,  au  clocher  de  mon  village,  ou- 
blier les  visages  blafards  des  huissiers  et  des  sollici- 
teurs, prendre  un  bain  de  soleil,  aspirer  une  gorgée 
d'air  pur,  débarrasser  mon  gosier  de  la  poussière  des 
paperasses,  de  l'atmosphère  des  bureaux  et  de  l'acre 
odeur  des  calorifères,  me  dire  chaque  matin  que  je 
donnerais  mes  audiences  en  sabots,  que  je  ne  serais  inter- 
pellé que  par  les  alouettes,  que  mon  portefeuille  se  chan- 
gerait en  herbier,  que  la  chambre  des  députés  serait 
suppléée  par  un  vol  d'étourneaux,  l'opposition  par  une 
douzaine  de  canards  et  le  Charivari  par  un  merle  !  — 
Mais,  j'en  conviens,  ma  critique  et  mon  regret  n'auraient 
leur  raison  d'être,  que  si  le  duc  de  Brogiie,  écrivant  une 
œuvre  de  famille,  ravivant  des  souvenirs  et  des  gloires 
héréditaires,  nous  avait  fait  entendre  un  accent  plus  per- 
sonnel et  s'était  librement  abandonné  à  la  familiarité  des 
Mémoires.  Il  a  mieux  aimé  n'être  qu'historien,  et  il  l'a 
été  dans  la  plus  haute  et  la  plus  complète  acception  de  ce 
mot  majestueux.  Ceci  m'amènerait  à  la  partie  la  plus 
douce  de  ma  tâche.  Néanmoins,  avant  d'y  arriver,  je  ne 
résiste  pas  à  l'envie  d'indiquer  un  détail  qui  m'est  suggéré 
par  un  de  mes  amis. 

Ce  long  et  attachant  récit  nous  offre,   il  faut  bien  l'a- 
vouer, le  contraste  d'un  dévouement  fort  peu  courtisa- 


LE   DUC  ALBERT  DE   BROGLIE  13 

nesque,  mais  absolu,  à  la  Royauté  et  au  Roi,  avec  des 
prodiges  de  faiblesse,  d'inconséquence,  d'arbitraire, 
d'égoïsme,  de  légèreté  et  d'ingratitude.  Faites  passer 
sur  ce  contraste  trop  significatif  les  grands  courants 
révolutionnaires  de  89  et  de  93,  où  le  sentiment  et  sur- 
tout le  fétichisme  monarchique  s'engloutissent  comme 
l'alcyon  sous  la  vague  furieuse.  Rappelez-vous  les  deux 
mots,  les  deux  épisodes  légendaires  :  Le  vieux  maréchal 
de  Broglie,  le  disgracié,  le  proscrit  de  1762,  écrivant  à 
son  fils,  quelque  peu  séduit  par  les  idées  nouvelles  : 
«  Si  les   coups  de  bâton  s'envoyaient  par  la  poste...  » 

—  et  ce  fils,  l'objectif  de  cette  colère  et  de  ce  singulier 
emploi  du  bâton  de  maréchal,  disant  a  son  tour,  au  mo- 
ment où  le  tombereau  de  la  Terreur  va  le  conduire  à 
l'échafaud  :  «  Mon  enfant,  que  les  crimes  commis  au 
nom  de  la  liberté  ne  vous  brouillent  jamais  avec  elle!  <> 

—  Vous  vous  expliquerez  peut-être  cet  antagonisme  bi- 
zarre, ces  tiraillements  en  sens  contraires,  que  l'on  remar- 
que, depuis  deux  ou  trois  générations,  dans  cette  famille 
si  admirablement  douée:  comme  si  deux  fées  rivales  ou 
deux  influences  opposées  s'étaient  disputé  leur  berceau . 
Ils  ont  leur  idéal,  dont  ils  ont  pu  reconnaître  la  fragilité 
et  dont  la  chute  aurait  dû  les  guérir  de  leurs  illusions: 
une  monarchie,  qui,  non  seulement  ne  serait  pas  celle 
de  Louis  XV,  —  ici  nous  étions  tous  du  même  avis,  — 
mais  que  l'on  créerait  en  dehors  des  petits-fils  et  de 
l'arrière-petit-fils   du  frivole  monarque:  une   rupture 


I  i  NOUVEAUX  SAMEDIS 

polie,  mais  complète,  avec  le  dogme  ou  le  principe  de  la 

Royauté  légitime:  une  Royauté  à  côté,  par  à  peu  près, 
libérale,  constitutionnelle,  obéissant  à  un  programme  de 
métaphysique  doctrinaire,  affirmée  par  des  institutions 
qui  la  battent  en  brèche,  équilibrée  par  des  pouvoirs  qui 
la  contrarient  et  par  des  lois  qui  prodiguent  à  ses  enne- 
mis toutes  sortes  d'armes  pour  la  renverser:  continuelle- 
ment ballottée  entre  une  république  et  une  dictature: 
sans  racines  dans  le  passé,  sans  garanties  dans  le  pré- 
sent, sans  horizon  dans  l'avenir:  pas  assez  héréditaire 
pour  fonder  une  dynastie:  pas  assez  aristocratique  pour 
posséder  des  points  d'appui;  pas  assez  démocratique 
pour  contenter  la  Révolution;  au  demeurant,  le  meilleur, 
le  plus  doux,  le  plus  intelligent,  le  plus  spirituel,  le  plus 
ouvert  et  le  plus  aimable  des  gouvernements! 

Voilà  bien  des  réserves,  bien  des  taquineries,  bien  des 
chicanes;  elles  n'ont,  Dieu  merci!  aucun  rapport  avec 
les  qualités  littéraires  du  livre,  qui  sont  hors  de  discus- 
sion et  hors  de  pair.  Certes,  le  noble  duc  a  fait  ses  preu- 
ves, et  dans  les  cadres  mêmes  qui  semblaient  lui  être 
moins  favorables.  Il  n'écrit  pas  une  page,  il  ne  prononce 
pas  un  discours  où  ne  se  retrouvent  le  sentiment  de  la 
perfection,  le  goût  de  l'exquis  et  le  cachet  du  maître;  mais 
jamais  l'écrivain,  jamais  l'historien,  jamais  le  moraliste, 
ne  s'étaient  révélés  avec  plus  d'autorité,  de  fermeté,  de 
sagacité  et  d'ampleur.  Jamais  ce  style  de  grande  race  et 
de  grande  école  n'avait   serré  de   plus  près   ou   plus 


LE   DUC  ALBERT  DE  BROGLIE  I.'i 

brillamment  égalé  ceux  qui  ne  sont  plus,  ceux  dont  la 
mort  a  fait  baisser  notre  niveau  et  dont  les  noms  nous 
rappellent  l'âge  héroïque  de  la  littérature  contempo- 
raine; Guizot,  Cousin,  Tocqueville,  Augustin  Thierry, 
Villemain,  Montalembert.  Décidé  à  publier  ces  docu- 
ments, à  trahir  ce  Secret  du  Roi,  le  duc  de  Broglie  s'y 
est  pris  avec  un  art  incomparable.  Il  a  ranimé  cette 
poussière,  il  a  fait  revivre  ces  ligures,  il  a  fait  parler  ces 
textes  :  et  tout  cela,  d'un  trait  net,  sobre,  fin,  qui  ne 
laisserait  rien  à  dire,  si  l'on  essayait  de  dire  quelque 
chose  après  lui.  Je  me  borne  à  citer  le  portrait  de  Cathe- 
rine: «  Par  une  de  ces  faveurs  que  la  fortune  fait  souvent 
aux  jeunes  Empires,  la  Russie  venait  de  trouver,  dans 
une  femme,  le  chef  le  mieux  fait  pour  achever  l'œuvre 
de  Pierre  le  Grand  et  pour  lui  ouvrir  l'entrée  du  monde 
civilisé.  Tête  froide,  àme  inflexible  et  tempérament  de 
feu,  unissant  la  grâce  et  la  noblesse  d'une  reine  aux 
mœurs  d'une  vivandière,  maîtresse  de  ses  sens  et  de  sa 
raison  dans  le  débordement  des  plus  brutales  passions, 
aussi  à  l'aise  pour  plaisanter  avec  Voltaire  ou  discuter 
avec  Frédéric  que  pour  guider  des  escadrons  ou  prendre 
part  aux  orgies  de  ses  cosaques,  Catherine  portait  en  elle- 
même  un  mélange  de  civilisation  et  de  barbarie  qui  la 
rendait  éminemment  propre  aménager  à  son  peuple  en- 
tier la  transition  de  l'un  à  l'an  tre  état  social. . .  » 

Eu  somme,  si  vous  voulez  savoir  le  mot  de  ce  Secret 
du  Roi,  si  vous  demandez,  comme  le  géomètre  :  «  Qu'est- 


Kl  NOUVEAUX  SAMEDIS 

ce  que  cela  prouve?  »  je  vous  répondrai:  Cela  ne 
prouve  pas  grand'chose  en  l'honneur  de  Louis  XV,  de 
sa  royauté  et  de  son  règne;  mais  cela  prouve  que  les  de 
Broglie,  qui  écrivent  merveilleusement  en  1878,  avaient 
déjà  bien  de  l'esprit  et  bien  des  vertus  en  1756.  —  Peut- 
être  ajouterai-je  tout  bas,  très  bas,  en  m'adressa nt  à 
l'homme  illustre  qui  vient  de  me  donner  une  si  vive 
jouissance  littéraire:  «  Écrivez  l'histoire;  n'en  faites 
plus!  y> 


II 


LE   CARDINAL   DE   BERMS 


1er  décembre  1  878. 

Lorsque  l'abbé  comte  de  Bernis  écrivait  au  comte  de 
Stainville,  —  20  janvier  1757  :  «  ...  Je  crois  nécessaire 
que  vous  soyez  envoyé  à  la  cour  de  Vienne  ;  le  petit  Bro- 
glie  sollicite  cet  emploi  :  mais  il  y  aurait  à  craindre  qu'il 
n'y  réussît  point,  »  —  il  ne  se  doutait  pas  que,  cent  vingt 
ans  plus  tard,  un  duc  de  Broglie,  ayant  à  mettre  en  relief 
le  rôle  joué  parce  petit  Broglie  dans  la  diplomatie  secrète 
de  Louis  XV,  écrirait  à  son  tour  [le  Secret  du  Roi,  tome 
Ier,  page  115)...  «  Un  petit  prélat  de  cour,  l'abbé  de  Ber- 
nis, auteur  de  poésies  galantes  et  médiocres,  »  —et  plus 

1.  Mémoires  et  Lettres  de  François-Joackim  de  Pierre,  car- 
dinal de  Bernis  (1715-1758),  avec  une  Introduction  de  M.  Fré- 
dédéric  Masson. 


18  NOUVEAUX  SAMEDIS 

loin,  page  260  :  —  «  L'heureux  Bernis,  enfin  parvenu 
par  une  nomination  récente  au  sommet  de  l'État,  et 
tenant  le  gouvernail  de  toute  la  politique  française.  Peu 
de  sympathie  devait  exister  entre  le  comte  de  Broglie  et 
l'abbé  de  Bernis:  car  je  ne  crois  pas  que  le  hasard  ait 
jamais  rapproché  deux  caractères  moins  faits  pour  s'ac- 
corder. Origine,  rang  social,  habitudes  et  éducation  pre- 
mière, tour  d'esprit,  sentiments,  qualités  et  défauts, 
tout  entre  eux  était  dissemblable,  presque  contraire.  De 
cette  ardeur  d'ambition  patriotique  et  personnelle 
qu'avaient  fait  naître  chez  le  comte  de  Broglie  les  leçons 
de  la  politique  et  l'alternative  de  la  vie  des  cours  et 
des  camps,  pas  la  moindre  étincelle  n'était  allumée 
chez  le  cadet  de  province,  prêtre  léger,  mais  décent, 
poète  agréable,  travailleur  facile  et  charmant  convive, 
qui  se  trouvait  en  ce  moment  maître  de  la  France...  »  — 
Et  à  la  page  261  :  —  «  Il  ne  demandait  pas  autre  chose 
(qu'un  bénéfice  bien  appointé  ou  quelque  canonicat  non 
.  sujet  à  résidence),  non  pas  au  roi,  que  sa  position 
d'humble  abbé  ne  lui  permettait  pas  d'approcher,  mais 
aux  maîtresses  royales,  dont  il  avait  soin  de  compter  sur 
ses  doigts  le  nombre  toujours  mystérieux  et  de  suivre  pas 
à  pas  la  succession  souvent  inaperçue,  ayant  l'art  de  se  trou- 
ver des  premiers  à  les  saluer  à  leur  apparition  et  le  bon 
goût  de  ne  pas  leur  tourner  le  dos  dans  leur  disgrâce...  » 
Le  noble  auteur  du  Secret  du  Boi  a  bien  raison;  il  était 
temps  que  les  Mémoires  du  cardinal  de  Bernis   fussent 


LE   CARDINAL   DE   BERNIS  19 

publiés,  puisque  voilà  un  homme  supérieur,  un  éminent 
historien,  le  personnage  le  plus  digne  de  se  renseigner 
ailleurs  que  dans  les  pamphlets  ou  dans  les  Gazettes 
apocryphes,  tombé  dans  les  mêmes  erreurs,  acceptant  les 
mêmes  préjugés  que  les  habitués  d'idées  toutes  faites. 
Passe  encore  pour  la  différence  des  caractères,  des  opi- 
nions, des  sentiments,  du  tour  d'esprit,  des  qualités 
et  des  défauts;  mais  les  origines  !  Le  rang  social  !  L'éduca- 
tion première  !  Xe  dirait-on  pas  un  paysan  venu  à  Ver- 
sailles en  sabots?  Je  ne  voudrais  pas  copier  la  jolie  scène 
tes  Mécontents,  de  P.  Mérimée,  où  quatre  fossiles  d'ancien 
régime,  réunis  pour  comploter  contre  Bonaparte,  se  dis- 
putent la  préséance  :  —  «  Je  possède,  dit  le  baron  de 
Mâchicoulis,  un  papier  authentique  duquel  il  résulte  que, 
lors  de'  la  naissance  du  grand  Dauphin,  ce  fat  Pierre- 
Ponce  de  Mâchicoulis  qui  présida  l'assemblée  de  la  no- 
blesse... —  Et  moi,  réplique  le  comte  de  Fierdonjon,  j'ai 
une  généalogie  écrite  sur  peau  de  cerf  en  caractères  go- 
thiques, qui  prouve...  »  —  «  Non,  dirait  Rosine,  quoique 
ravie  de  devenir  comtesse  ;  laissons  là  ces  jeux  de  la  va- 
nité et  du  hasard  »:  mais  enfin,  longtemps,  bien  long- 
temps avant  Yavénement  de  l'abbé  de  Bernis,  sa  famille 
comptait  parmi  ses  parentés  ou  ses  alliances  les  Polignac, 
les  Montmorency  (excusez  du  peu!],  en  attendant  les 
Rohan,  les  Rosambo,  les  Mortemart,  les  du  Puy-Mont- 
brun,  les  Narbonne,  les  Morangiès,  les  Barrai,  etc.,  etc. 
Elle  faisait  ses  preuves  depuis  le  xie  siècle,  établissait 


20  NOUVEÀI  \   SAMEDIS 

sa  filiation  dopais  1098,  et  ne  s'était  pas  grevée  d'un 
seule  mésalliance.  S'agit-il  de  pauvreté?  —  Mais,  plus 
d'un  siècle  avant  Bernis,  un  prince  d'assez  bonne  maison, 
Henri  IV,  écrivait  à  un  ami  :  «  L'argent  est  chose  rare 
entre  gentilshommes  comme  vous  et  moi.  »  —  «  Prêtre 
léger,  »  nous  dit  le  duc  de  Broglie  ;  et  ailleurs  :  «  Il  réflé- 
chit si  son  caractère  sacré  lui  permettait  de  diriger  l'em- 
ploi d'une  faveur  (de  la  marquise  de  Pompadour),  dont 
il  ne  pouvait  ni  approuver  ni  ignorer  l'origine.  Le  cas  de 
conscience  une  fois  résolu,  le  galant  homme  eut  autant 
de  scrupule  h  bien  tenir  son  engagement  que  le  prêtre  en 
avait  mis  peu  à  le  contracter.  ■ 

Il  n'y  a,  à  ce  spirituel  et  aristocratique  persiflage,  qu'un 
inconvénient  ;  c'est  que  l'abbé  de  Bernis  n'était  pas 
prêtre,  sous-diacre  tout  au  plus  (17oo),  et  qu'il  ne  fut 
ordonné  prêtre  que  neuf  ans  après,  en  1764,  lorsque 
Ghoiseul  le  fit  appeler  au  siège  archiépiscopal  d'Albi; 
1764,  c'est-à-dire  l'année  même  où  mourut  madame  de 
Pompadour,  avec  laquelle  le  cardinal  était  brouillé  de- 
puis sept  ans!  Sous  la  Restauration,  il  y  avait  un  député 
très  libéral,  très  peu  clérical,  qui  se  nommait  Labbey  de 
Pompières;  c'est  de  lui  qu'un  journaliste  anglais,  rendant 
compte  d'une  séance  de  la  Chambre,  écrivait  :  o  Le  res- 
pectable ecclésiastique  monte  à  la  tribune.  •  —L'erreur 
était  plus  grave,  mais  elle  était  Anglaise.  Quant  aux 
maîtresses  royales,  —  pluriel  qui  peut  paraître  assez 
singulier,  —  ceci  nous  ramène  à  notre  sujet.  C'est  un 


LE  CARDINAL  DE  BERNIS  21 

terrain  quelque    peu    glissant;  mais    je  n'oublie  pas 
que  Voltaire  a  dit  :  «  Glissez,  mortels,  n'appuyez  pas!  » 

Dèscette  première  page,  j'ai  pris  pour  guide  l'excellente 
notice  de  M.  Frédéric  Masson,  l'ingénieux  et  savant  édi- 
teur de  ces  Mémoires.  Il  ne  me  désavouera  pas,  j'en  suis 
sûr,  si  je  fais  semblant  d'avoir  une  idée.  Je  crois  que 
l'essentiel,  au  lendemain  de  cette  publication  si  intéres- 
sante, n'est  pas  de  revenir  à  satiété  sur  les  événements 
auxquels  fut  mêlé  le  ministre  de  1757:  sur  les  affaires 
de  Pologne,  sur  les  victoires  du  roi  de  Prusse,  sur  le 
traité  de  Versailles,  sur  les  défaites  de  nos  généraux,  sur 
nos  déboires  diplomatiques,  sur  les  fautes  de  celui-ci,  sur 
les  bévues  decelui-Là;  triste  inventaire  dont  les  compli- 
cations fatigueraient  peut-être  nos  lecteurs.  Non:  l'im- 
portant est  de  recomposer  la  physionomie  du  cardinal  de 
Bernis  d'après  ce  document  dont  nul  ne  peut  récuser 
l'authenticité,  la  loyauté  et  la  franchise;  c'est,  en  lui 
laissant  toutes  ses  qualités  aimables,  toute  la  grâce  de 
son  esprit,  toute  la  séduction  de  ses  manières,  en  le  tenant 
pour  un  charmeur,  d'en  Unir  avec  le  Bernis  légendaire, 
type  équivoque  de  l'abbé  galant  préludant  au  prélat  de 
cour,  poète  de  ruelles  et  de  boudoirs,  sentant  le  musc 
rimant  le  bouquet  à  Chloris,  se  préparant  par  des  madri- 
gaux à  gouverner  la  France,  prodiguant  aux  favorites 
les  oremus  qu'il  refuse  au  bon  Dieu,  s'msinuant  à  l'Aca- 
démie à  l'aide  de  petits  vers,  croyant  tout  sauver  en 
sauvant  les  apparences:  satire  vivante  contre   l'époque 


22  NOUVEAUX  SAMEDIS 

où  il  prospère,  contre  la  monarchie  qui  l'emploie,  contre 
la  politique  qu'il  dirige,  contre  l'Église  qui  fait  de  lui  un 
de  ses  princes.  Pour  réfuter  tous  ces  mensonges,  nous 
n  avons  qu'à  nous  adresser  à  lui-môme. 

Peut-être  les  défenseurs  inflexibles  delà  fidélité  conju- 
gale, même  chez  les  rois, — penseront-ils  que  M.  Frédéric 
Masson  a  la  manche  un  peu  large.  Il  est  possible  de  la 
rétrécir  légèrement,  tout  en  rappelant  que  le  vrai  ou  du 
moins  le  premier  coupable  des  désordres  de  Louis  XV  fut 
ce  déplorable  duc  de  Bourbon  qui,  en  haine  du  duc 
d'Orléans,  fit  du  mariage  de  ce  roi  de  quinze  ans  le  sa- 
crementdeses  futurs  adultères.  Souvenez-vous  que  Marie 
Leczinska,  choisie  aux  dépens  de  la  fille  de  Philippe  V, 
malgré  les  intérêts  les  plus  évidents  de  la  politique  et  de 
la  paix,  était  de  sept  ans  plus  âgée  que  Louis  XV,  excessi- 
vement dévote,  sans  beauté,  -sans  grâce,  sans  esprit,  sans 
agrément  d'aucune  sorte,  incapable  de  racheter  la  diffé- 
rence d'âge  par  l'influence,  l'autorité  ou  l'habitude.  M.  Fré- 
déric Masson  n'exagère-t-il  pas  en  nous  dépeignant  «  ce  roi 
jeune,  ardent,  beau  d'une  beauté  mâle  et  vivante,  beau  de 
vietoiresetdetriomphes,  »  portraitqui  conviendrait  mieux 
à  Louis  XIV?  Je  me  représente  plutôt  Louis  XV,  à  ce 
début  ou  cette  aurore,  comme  un  Chérubin  couronné, 
l'idéal  ù\ijoli,  une  miniature  du  prince  Charmant,  égoïste 
avec  inconscience,  sensuel  avant  d'être  amoureux,  as- 
pirant par  tous  les  pores  les  miasmes  du  pouvoir  absolu, 
entrant  dans  la  royauté  comme  dans  une  féerie,  peu  sus- 


LE  CARDINAL   DE  BERMS  23 

ceptible  de  passion,  encore  moins  de  tendresse,  admirable- 
ment disposé  par  la  nature,  par  son  entourage,  par  son 
éducation  et  par  son  siècle  à  faire  de  ses  caprices  la  loi  su- 
prême de  son  règne  et  à  prêcher  d'exemple  la  religion  d  u  plai- 
sir. Si  nous  ajoutons  à  cette  vocation  d'enfant  gâté  et  de  roi 
précoce  la  contagion  des  mœurs  de  la  Régence,  l'explosion 
de  libertinage  retardée  à  la  fois  et  envenimée  par  la  sombre 
dévotion  et  l'austère  étiquette  de  la  vieillesse  de  Louis  XIV, 
vous  n'absoudrez  pas  Louis  XV,  mais  vous  l'expliquerez; 
les  circonstances  atténuantes  tiendront  lieu  d'apologie. 

Que  dire  de  madame  dePompadour?  Ici  encore,  des  ré- 
serves sont  nécessaires,  alors  même  que  l'on  accepte  un 
moment  ce  que  l'histoire  condamne,  ce  que  la  morale 
réprouve.  Avant  madame  de  Pompadour,  c'est  la  duchesse 
de  Chàteauroux  qui  avait  eu  l'honneur  d'éveiller  dans 
l'àme  indolente  du  jeune  roi  des  instincts  de  grandeur  et 
de  gloire.  Madame  de  Pompadour  essaya  bien  de  pour- 
suivre cette  heureuse  veine.  Elle  voulut  se  faire  pardonner 
de  remplacer  la  souveraine  en  grandissant  le  souverain. 
Mais  bien  des  obstacles  s'opposèrent  à  l'accomplissement 
de  sa  tâche  et  pavèrent  de  ses  intentions  le  chemin  de 
traverse  qui  précipitait  la  monarchie  vers  sa  ruine.  D'a- 
bord, les  événements  se  prêtèrent  mal  à  ses  discutables 
efforts  pour  élever  son  amour  au  rang  de  conseiller  de 
la  couronne  et  faire  du  favoritisme  un  gouvernement.  Ils 
déjouèrent  ses  prévisions,  démentirent  ses  préférences, 
étiquetèrent  de  son  nom  des  mesures  fatales  et  des  jour- 


24  NOUVEAUX  SAMEDIS 

nées  néfastes,  embrouillèrent  ou  brisèrent  l'écheveau  trop 
lourd  pour  ses  blanches  mains.  Ensuite,  le  pli  était  pris 
dans  ee  cœur  de  plus  en  plus  difficile  à  trouver  sous  une 
couche  de  voluptueux  égoïsme,  et  qu'elle  prétendait  ré- 
générer en  le  possédant.  C'est  une  revanche  de  la  morale 
bourgeoise,  —la  bonne,  —qu'à  chaque  nouveau  pas  qui 
l'en  éloigne,  l'homme  perd  quelque  chose,  non  seulement 
de  sa  vertu,  mais  de  ses  forces  intérieures,  de  ses 
facultés  actives,  de  son  aptitude  aux  luttes  de  la  vie  pu- 
blique et  privée.  A  chacune  de  ses  récidives,  la  volonté 
s'use,  la  source  des  sentiments  généreux  se  corrompt  ou 
se  tarit:  la  conscience,  cessant  de  se  débattre  contre  elle- 
mèrne,  n'a  plus  même  à  capituler:  l'idée  du  devoir,  sup- 
primée sur  un  point,  s'annule  sur  les  autres  ;  la  bête  qui 
a  dompté  ['ange,  s'empare  de  toute  la  créature  humaine; 
le  despotisme  des  sens  absorbe  tout  ce  qui,  dans  le  pre- 
mier élan  de  la  passion,  était  encore  du  ressort  de  l'in- 
telligence et  de  l'àme.  Un  premier  amour,  même  cou- 
pable, peut  réveiller  chez  une  nature  nonchalante  ce 
qui  n'était  qu'assoupi;  une  continuité  de  fautes  et  de  dé- 
sordres endort  ce  qui  s'était  réveillé.  D'ailleurs,  madame 
de  Pompadour  était  plus  artiste  que  politique,  mieux  faite 
pour  animer  ou  présider  un  groupe  de  poètes,  d'écrivains, 
de  peintres,  de  statuaires,  d'architectes,  de  graveurs, 
que  pour  voir  clair  sur  la  carte  d'Europe,  méditer  un 
plan  de  campagne,  choisir  des  généraux,  inspirer  des 
ministres,  distinguer  le  fort  et  le  faible  des  opérations  stra- 


LE  CARDINAL  DE  BERNIS  25 

légiques,  régenter  ou  renseigner  nos  diplomates  et  sacri- 
fier aux  intérêts  de  lÉtat  ses  prédilections  féminines. 
Égérie  de  décadence,  elle  se  fût  parfaitement  ajustée  à 
une  époque  de  dilettantisme  tranquille,  de  paix  au  dehors 
et  de  sécurité  intérieure,  Au  cœur  d'une  société  prêle  à 
tomber  en  poussière,  en  facedecatastrophes  prophétiques, 
comparables  au  grondement  lointain  du  tonnerre,  enlacée 
dans  des  nœuds  quieussentexigé  un  Richelieu  pour  les  dé- 
faire ou  un  Condé  pour  les  couper,  incapable  de  tenir  tête 
à  Frédéric,  à  Catherine,  à  Marie-Thérèse,  elle  ne  saurait 
être  réhabilitée  par  l'histoire  que  comme  une  harmonie  de 
plus  dans  ce  siècle  et  sous  ce  règne  où  l'élévation  mo- 
rale, la  politique  sérieuse,  les  résolutions  énergiques,  les 
pensées  à  large  horizon,  feraient  l'effet  de  fausses  notes. 
Heureusement,  —  et  j'ai  trop  tardé  à  y  revenir,  —  on 
peut  condamner  les  peccadilles  de  Louis  XV,  on  peut  dé- 
plorer l'influence  de  madame  de  Pompadour,  sans  qu'il 
soit  plus  difficile,  pour  cela,  de  rétablir  sous  leur  vrai 
jour  la  physionomie,  le  caractère  et  la  renommée  défini- 
tive du  cardinal  de  Bernis.  Il  faut,  avant  tout,  tenir 
compte  des  idées  et  des  mœurs  du  temps;  il  faut  savoir 
ce  qu'était  alors  le  Roi,  la  personne  royale,  et  comment 
le  respect  absolu  qui  s'attachait  même  à  ses  faiblesses 
faisait  paraître  honorable  et  innocent  ce  que  l'on  taxerait 
aujourd'hui  de  corruption  oudeservilisme.  La  démocratie 
républicaine  a  tellement  purifié  l'atmosphère,  si  bien 
relevé  le  niveau  des  consciences  el  des  âmes:  elle  nous 


26  NOUVEAUX  SAMEDIS 

a  rendus  si  difûcilessur  le  choix  des  moyens  de  parvenir, 
de  faire  fortune  et  d'arriver  an  pouvoir,  elle  a  si  noble- 
ment exalté  nos  délicatesses  et  nos  scrupules,  que  ses 
sensitives  et  ses  hermines  qualifieraient  volontiers  de  vil 
et  de  bas  le  gentilhomme  français,  le  cadet  de  famille, 
plus  riche  de  parchemins  que  d'argent,  fraîchement 
débarqué  à  Paris  ou  à  Versailles,  et  acceptant  le  patro- 
nage d'une  femme  que  la  cour  et  la  ville  saluent  comme 
une  puissance.  Sans  doute,  il  vaudrait  mieux  que  cette 
femme  fût  l'épouse  légitime;  mais  il  vaudrait  mieux 
aussi  que  l'inquisition  n'eût  jamais  existé,  que  l'on  n'eût 
jamais  brûlé  les  hérétiques  et  les  juifs,  que  les  lettres  de 
cachet,  la  question,  la  torture,  la  claie,  la  roue,  les  auto- 
da-fé,  ne  fussent  que  le  rêve  des  esprits  malades:  ou,  en 
d'autres  termes,  que  l'ancien  régine  disparût  de  l'histoire. 
Certes,  je  n'ai  ni  penchant  à  l'admirer,  ni  envie  d'y  re- 
venir; mais  une  fois  qu'on  l'admet  comme  un  vestige  du 
passé,  il  faut  l'accepter  tout  entier  et  se  résigner  à  croire 
qu'un  grand  seigneur,  un  gentilhomme,  un  militaire, 
voire  un  charmant  abbé  de  province,  pouvaient,  sans 
déshonneur,  se  laisser  protéger  par  une  favorite,  quand 
cette  favorite  personnifiait  tout  ou  partie  du  gouverne- 
ment. De  môme,  on  ne  peut  sérieusement  songer  à  am- 
nistier le  coupable  monarque  qui  ne  se  servait  plus  que 
de  sa  main  gauche:  j'aimerais  mieux  Washington,  saint 
Louis  ou  Marc-Aurèle;  mais,  s'il  me  fallait  absolument 
opter  entre  Louis   XV  jetant  à  de  belles  pécheresses  le 


LE  CARDINAL   DE   BERNIS  27 

mouchoir  fleurdelisé,  et  Charles  II,  roi  d'Espagne,  assis- 
tant, de  huit  heures  du  matin  à  dix  heures  du  soir,  aux 
effroyables  exécutions  du  Saint-Office,  et  y  prenant  autant 
de  plaisir  que  nous  en  prendrions  à  une  'première  de 
Sardou,  de  Dumas  ou  d'Emile  Augier,  je  n'hésiterais 
pas:  je  choisirais  Louis  XV.  Or,  quel  est  l'hidalgo  qui 
se  serait  cru  déshonoré,  si,  le  lendemain  d'une  de  ces 
horribles  séances,  le  Roi  lui  avait  donné  un  cordon,  un 
pension  ou  un  titre? 

Au  surplus,  ces  beaux  raisonnements  sont  presque 
inutiles,  quand  il  s'agit  de  l'abbé  de  Bernis:  il  se  trouvait, 
lui  dans  une  situation  particulière:  il  ne  se  fit  pas  le  cour- 
tisan de  madame  de  Pompadour,  lorsqu'elle  devint,  par  la 
grâce  du  Roi  et  parla  sienne,  le  point  de  mire  des  ambi- 
tieux et  des  solliciteurs.  Il  était  déjà  l'ami  de  sa  famille, 
quand  elle  n'était  encore  que  la  très  jolie  mademoiselle 
Poisson.  Le  jour  où  la  bourgeoisie,  aspirant  à  descendre, 
se  réveilla  ou  s'endormit  marquise  et  maîtresse,  M.  Dupin 
aurait  eu  une  belle  occasion  d'appliquer,  par  à  peu  près, 
sa  théorie  du  parce  que  ou  du.  quoique.  L'abbé  lui  resta 
fidèle,  malgré  ses  soudaines  grandeurs.  Ce  fut  elle  qui 
le  pria  de  lui  servir  de  guide  dans  ce  pays  inconnu  dont 
les  splendeurs  cachent  tant  de  périls  et  de  pièges,  de  lui 
épargner  les  petits  faux  pas  après  le  grand.  Il  eût  mieux 
fait  de  refuser,  de  se  réfugier  à  la  Chartreuse  ou  à  la 
Trappe,  de  ceindre  un  cilice  et  de  s'administrer  une  forte 
discipline.  Mais  le  stoïcisme  chrétien  n'était  pas  de  saison 


28  NOUVEAUX   SAMEDIS 

en  1745.  Bernis  n'était  ni  un  Caton,  ni  un  puritain,  ni 
un  ascète.  Il  représentait  dans  des  conditions  relatives  et 
sous  tous  les  aspects  aimables,  Y  honnête  homme  au 
xviiic  siècle:  expression  léguée  par  le  xvue.  Il  y  a 
dans  les  Lundis  de  Sainte-Beuve,  à  propos  de  Gil-Blas, 
une  page  charmante.  Le  lin  critique  met  un  moment  en 
présence  Gil-Blas  et  René.  Il  persifle  agréablement 
ces  désespérés  dont  le  désespoir  n'est  que  de  l'orgueil, 
ces  héros  plaintifs  de  leur  propre  histoire,  acharnés  à 
nous  faire  entendre  que,  s'il  leur  arrive  ce  qui  n'est  ar- 
rivé à  personne,  c'est  qu'ils  sont  supérieurs  à  tous:  que, 
si  leur  infortune  est  irréparable,  c'est  qu'ils  sont  de  taille 
à  ne  pas  se  contenter  des  bonheurs  vulgaires.  Il  prend  parti 
pour  cet  homme  d'esprit,  sans  prétention  à  des  excès  de 
génie  ou  de  vertu,  qui  s'accommode  aux  événements,  se 
résigne  aux  déboires,  ne  craint-  pas  de  nous  amusera  ses 
dépens,accepte  gaiement  le  vent  comme  il  souffle  et  le  tem  ps 
comme  il  est,  ne  songe  jamais  à  se  surfaire,  sourit  à  la  mau- 
vaise fortune,  ne  se  grise  pas  delà  bonne,  oppose  aux  ca- 
tastrophes une  philosophie  pratique,  et,  en  définitive,  si 
on  le  prenait  pour  modèle,  ferait  moins  de  victimes,  d'oi- 
sifs et  decitoyensnuisibles  que  le  superbe  frère  d'Amélie. 
C'est  ainsi,  mais  avec  mille  fois  plus  de  noblesse  de  race 
et  de  cœur,  plus  de  distinction  d'esprit  et  de  manières, 
une  notion  beaucoup  plus  nette  du  bien  et  du  mal,  que 
j'aime  à  me  figurer  le  jeune  abbé  de  Bernis,  quittant  le 
château  de  Saint-Marcel  en    Vivarais,    qui   appartient 


LE  CARDINAL  DE   BERNIS  29 

encore  à  la  famille,  et,  après  de  brillantes  études  à  Louis 
le  Grand  et  à  Saint-Sulpice,  entrant  dans  le  monde  comme 
dans  son  domaine,  non  pas  en  conquérant  prêt  à  tout 
briser  pour  parvenir,  non  pas  en  rigoriste  décidé  à  tout 
blâmer  pour  se  faire  craindre,  mais  en  égal  de  ceux  qui 
affectent  d'être  ses  supérieurs  et  en  futur  supérieur  de 
ceux  qui  refusent  de  le  traiter  d'égal;  avec  la  légitime 
fierté  du  gentilhomme  rachetant  sa  pauvreté  par  la  con- 
science de  sa  valeur:  répondant  le  fameux  :  «  Eh  bien, 
monseigneur,  j'attendrai!  »  au  cardinal  de  Fleury  qui  lui 
disait  :  a  Oh!  monsieur,  tant  que  je  vivrai,  vous  n'aurez 
point  de  bénéfice!  »  —ayant  tout  juste  assez  de  sou- 
plesse pour  ne  jamais  paraître  obséquieux,  et  assez  de 
finesse  pour  qu'on  ne  le  soupçonne  pas  d'être  rusé;  cau- 
sant de  pair  avec  les  beaux  esprits  du  temps,  les  Torcy, 
les  Polignac,  les  Fontenelle,  les  Bolingbroke,  les  Mairan, 
les  Crébillon:  sachant  déjà  faire  sa  partie  dans  ce  con- 
cert du  xvme  siècle,  qui  agit  si  mal  et  causa  si  bien: 
plein  de  tact,  attentif  aux  nuances,  possédant  cette  grâce 
aussi  nécessaire  à  l'esprit  qu'à  la  beauté  ;  relevant  une 
physionomie  heureuse  par  des  mots  spirituels  sans  être 
offensants;  n'oubliant  pas  qu'il  faut  être  agréable  quand 
on  n'est  encore  ni  puissant,  ni  célèbre;  habile  à  se 
tenir  à  sa  place,  pour  qu'on  ne  songe  jamais  à  l'y  re- 
mettre; le  contraire  des  deux  types  que  je  déteste  le 
plus;  Thypocrite  et  le  fanatique. 
Il  est  sympathique;  il  plaît,  qualité  rare,  indéfinis- 
X**4"***  2. 


:{0  NOUVEAUX  SAMEDIS 

sable,  impalpable,  qui  échappe  à  l'analyse,  qui  ne  dé- 
pend ni  de  la  volonté,  ni  de  la  vertu,  ni  du  talent,  ni 
même  de  la  figure:  qu'on  pourrait  peut-être  appeler 
V étoile  terrestre  de  ceux  qui  réussissent,  et  qui  explique, 
dans  tous  les  genres  et  dans  tous  les  cadres,  les  succès 
les  moins  explicables.  Il  écrit  des  vers  —  on  n'est  pas 
parfait!  —  mais  il  ne  les  imprime  pas,  ou  du  moins  il 
n'autorise  pas  a  les  imprimer.  Sérieusement,  si  son  Épître 
à  la  Paresse  et  son  É/ttre  aux  dieux  pénates  ne  va- 
lent pas  les  vers  de  Lamartine  ou  de  Victor  Hugo  — 
que  personne,  à  cette  époque,  n'aurait  compris  —  ils 
valent  presque  ceux  de  Gresset.  C'est  du  Gresset  avec  un 
peu  moins  d'art  et  un  sentiment  plus  aristocratique. 
J'insiste  sur  ce  nom  honnête  et  chrétien  de  Gresset,  parce 
t  qu'il  classe  la  poésie  deBernis,  souvent  calomniée  comme 
sa  vie,  sa  politique  et  sa  morale.  Vert-Vert,  la  Char- 
treuse, et,  si  on  le  veut  absolument,  la  Retraite,  de  Chau- 
lieu,  tels  sont  ses  voisins  ou  ses  modèles  dans  cette  pre- 
mière phase  de  sa  littérature,  et  non  pas  du  tout  Gentil 
Bernard,  Bertin,  Parny  et  les  poètes  erotiques.  Si  Vol- 
taire, avec  cette  pointe  de  familiarité  impertinente  qu'il 
mêlait  à  tout  pour  être  plus  sur  de  mettre  son  esprit  au 
niveau  de  toutes  les  grandeurs  de  ce  monde,  si  Voltaire 
l'a  surnommé  Babet  la  Bouquetière,  ce  n'est  nullement 
dans  un  sens  de  galanterie  efféminée  et  de  libertinage. 
C'est  parce  qu'il  l'accusait  de  prodiguer  trop  de  fleurs 
dans  ses  vers.  Plus  tard,  dans  son  poème  posthume  de  la 


LE  CARDINAL   DE   BERNIS  31 

Religion  vengte,  Bernis,  sans  atteindre  la  grande  et  vraie 
poésie  que  son  siècle  n'a  pas  connue,  élèvera  plus  haut 
son  idéal,  le  rapprochera  du  ciel,  prendra  rang  parmi 
les  apologistes  de  ce  christianisme  tant  de  fois  insulté 
autour  de  lui,  donnera  en  français  un  pendant  à  Y  Anti- 
Lucrèce de  son  cousin  le  cardinal  de  Polignac,  et,  s'il  a 
sur  la  conscience  un  peu  trop  de  coquetteries  avec  Vol- 
taire, prouvera  du  moins  qu'il  n'a  jamais  pensé,  raillé, 
nié  ou  blasphémé  comme  lui. 

J'ai  presque  fini,  et  je  n'ai  presque  rien  dit  des  Mé- 
moires. Ils  sont  tels,  que  les  arrière-neveux  du  cardinal 
ne  sauraient  opposer  de  meilleure  réplique  aux  calomnies, 
aux  fictions,  aux  légendes  si  excellemment  réfutées  par 
M.  Frédéric  Masson.  Bernis  s*y  peint  ou  s*y  raconte  sans 
ombre  d'affectation,  de  dissimulation  ou  de  pose,  sans 
déguiser  l'homme  sous  le  personnage,  sans  une  seule  des 
manies  de  notre  époque  où  l'on  ne  se  souvient  des  évé- 
nements que  pour  avoir  le  prétexte  de  se  souvenir  de  soi- 
même,  et  où  l'auteur  ne  retrace  les  actions  d'autrni  que 
pour  mieux  faire  valoir  les  siennes.  Ni  piédestal,  ni 
échasses.  Dès  les  premières  pages,  on  est  saisi  d'un  accent 
de  vérité,  et  l'on  remarque,  dans  tout  l'ouvrage,  des 
qualités  dont  une  du  moins  avait  été  le  plus  contestée  au 
cardinal  de  Bernis:  la  simplicité,  l'honnêteté,  la  sincérité 
et  la  gravité.  Ses  aveux  sont  aussi  honorables  que  ses 
récits.  Ils  pourraient  se  résumer  dans  ces  deux  lignes 
(page  37).    «    Dans   ma  jeunesse,   j'ai  eu  beaucoup  de 


32  NOUVEAUX  SAMEDIS 

reproches  à  me  faire  comme  chrétien  (qui  n'en  a  pas  eu?) 
—  mais  aucun  comme  honnête  homme.  »  —  Gracieux, 
aimable,  de  belle  humeur,  recherché  dans  la  meilleure 
compagnie,  n'étant  pas  encore  engagé  dans  les  ordres,  il 
n'avait  pas  cru  que  le  petit  collet  dût  être  monté. 

Je  n'ai  pas  parlé  de  l'Académie  française,  où  l'abbé  de 
Bernis  fut  reçu  à  vingt-neuf  ans;  ce  qui  prouve,  soit  dit 
en  passant,  que  son  rang  et  sa  naissance  y  contribuè- 
rent plus  que  sa  littérature.  Quant  à  ses  Mémoires,  le 
cardinal  les  a  divisés  en  trois  parties:  ses  débuts  dans 
le  monde  et  les  événements  de  sa  vie  privée;  l'époque  où 
il  s'est  consacré  aux  affaires  publiques;  et,  enfin,  nous 
dit-il,  ses  vues  sur  l'administration  avec  quelques  mémoi- 
res politiques .  —  Il  m'a  paru  que  je  pouvais  adopter  une 
autre  division:  négliger  la  période  historique  que  l'on 
connaît,  qui  m'exposait  à  des  redites,  de  laquelle  on 
peut  répéter  avec  M.  Frédéric  Masson  :  «  L'homme  dis- 
parait presque  au  milieu  d'événements  dont  la  fata- 
lité le  dépasse,  »  ou  avec  le  proverbe  :  «  A  l'impossible 
nul  n'est  tenu.  »  Pour  être  complet,  il  faudrait  rappeler 
la  disgrâce  de  Bernis  si  courageusement  et  si  chrétienne- 
ment acceptée;  l'archevêché  d'Albi,  où  «  il  se  montra, 
par  sa  charité  et  sa  bienfaisance,  digne  des  louanges 
même  de  ses  anciens  ennemis,  les  Anglais;  »  et  finale- 
ment le  séjour  à  Rome,  où  le  prêtre,  le  prélat,  le  chrétien, 
l'homme  de  bien,  reparurent  dans  toute  leur  pureté  et 
tout  leur  éclat;  où  le  conclaviste,  l'ambassadeur,  se  fit  le 


LE  CARDINAL  DE  BERNIS 
consolateur  et  Thôte  des  prêtres  français  proscrits  par  la 
Révolution:  où  le  royaliste,  le  catholique,  se  mesura  vail- 
lamment avec  les  suprêmes  épreuves,  et,  fidèle  à  la  religion 
du  sacrifice,  se  désista  de  toutes  les  grandeurs  et  eut  le  plus 
grand  honneur  que  l'on  puisse  rêver  sous  certains  gouver- 
nements: l'honneur  de  n'être  plus  rien.  Cette  fois,  je  me 
suis  attaché  surtout  à  retrouver,  à  rétablir,  à  reconqué- 
rir une  figure  estompée  par  le  temps,  altérée  par  la  cor- 
rosive  atmosphère  deson  siècle,  falsifiée  parun  singulier 
concours  de  circonstances,  de  préventions,  de  routines, 
de  parti  pris  et  de  malveillance.  Telle  qu'elle  est,  une 
noble  famille  doit  être  fière  de  la  placer  sous  son  vrai 
jour,  au  plus  bel  endroit  de  sa  galerie.  Mais  qu  ai-je  fait? 
Encore  un  prétexte  aux  exorcismes  et  aux  anathèmes  ! 
Encore  une  preuve  de  tiédeur!  Encore  une  concession 
d'homme  du  monde  à  un  homme  aimable!  Ce  qui  me 
rassure,  c'est  que  l'école  inexorable  pour  mes  faiblesses, 
impitoyable  envers  Molière,  Pascal,  Saint-Cyran,  Nicole, 
Arnauld,  peut-être  Bossuet  et  probablement  Bernis,  s'est 
souvent  montrée  pleine  d'indulgence,  de  mansuétude,  de 
bonté,  de  miséricorde,  d'atténuations  complaisantes,  de 
velléités  louangeuses,  de  sympathies  charitables  et  chré- 
tiennes  pour  le  cardinal  Dubois. 


III 


LOUIS   DE   LOMËN1E 


8  décembre  1878. 

Vous  le  savez,  j'aime  de  plus  en  plus  à  entremêler  de 
souvenirs  personnels  ces  Causeries  littéraires,  qui  dépé- 
riraient de  soif  et  d'ennui,  'si  je  les  abandonnais  à  leur 
uniformité  et  à  leur  sécheresse.  Quand  je  me  souviens 
au  lieu  d'analyser,  de  critiquer  ou  de  louer,  il  me  sem- 
ble que  je  me  rajeunis  avec  ces  images  du  passé,  que 
les  feuilles  mortes  reverdissent,  que  les  herbiers  rede- 
viennent des  fleurs,  que  ma  littérature  cesse  d'exister  en 
dehors  de  moi-même,  dans  les  bibliothèques  et  dans  les 
livres,  pour  faire  partie  de  mon  être,  vivre  de  ma  vie 
intime,  me  suivre  pas  à  pas  comme  une  compagne,  s'as- 
similer mes  sentiments,  mes  tristesses  et  mes  joies.  A  qui 

l.  Les  Mirabeau,  nouvelles  études  sur  la  société  française  au 
xvme  siècle. 


LOUIS   DE  LOMKNIE  35 

pourrais-je  appliquer  cette  méthode  ou  cette  manie, 
mieux  qu'à  l'auteur  des  Mirabeau,  à  ce  regretté  Louis 
de  Loménie,  dont  la  fine  et  douce  physionomie  nous  repo- 
sait l'esprit  et  le  cœur,  lorsque,  moins  sages  que  lui,  il 
•nous  arrivait  de  nous  griser  avec  notre  encre,  de  nous 
lancer  dans  une  aventure,  de  nous  attirer  une  bour- 
rasque, de  traverser  une  crise,  et  d'en  sortir  moulus, 
meurtris,  fripés,  déplumés,  penauds,  l'oreille  basse,  ju- 
rant, mais  un  peu  trop  tôt...  qu'on  nous  y  reprendrait 
encore?  Il  a  été,  il  restera  pour  moi  le  type  de  l'écri- 
vain honnête  et  bon,  du  chercheur  ingénieux  et  patient, 
de  l'homme  de  travail  et  d'étude,  s'enfermant  dans 
son  œuvre  comme  l'active  chrysalide  dans  son  tombeau 
d'or  et  de  soie,  ne  se  passionnant  que  pour  le  vrai,  le 
beau  et  le  bien,  défendant  aux  rumeurs  et  aux  ora- 
ges du  dehors  de  troubler  ses  recherches,  d'interrompre 
sa  tache,  de  mêler  leur  alliage  de  sable  et  de  gravier  au 
limpide  courant  de  ses  pensées.  Il  eut  le  succès  sans  le 
bruit:  il  laissa  la  renommée  venir  à  lui  sans  faire  un  pas 
de  trop  pour  la  prévenir,  un  geste  pour  la  violenter, 
une  génuflexion  pour  la  courtiser,  un  effort  pour  la  rete- 
nir. Il  mettait  à  réussir  autant  de  discrétion  que  s'il  avait 
eu  un  secret  à  cacher  ou  une  faiblesse  à  se  faire  pardon- 
ner. Telles  étaient  sa  délicatesse  et  sa  droiture  que,  pour 
assainir  un  sujet,  il  lui  suffisait  d'y  toucher.  Jules  Sandeau 
lelui  adit  mieux  que  je  ne  saurais  le  dire,  en  répondant  ci 
son  discours  de  réception  à  l'Académie  française.  Biogra- 


::i;  NOUVEAUX  SAMEDIS 

phede  ses  contemporains,  assez  obscur  encore  pour  pou- 
voir, sans  trop  de  disparate,  s'intituler  un  homme  de  rien , 
jeté  tiii.Mi  jeune  sur  ce  pavé  de  Paris  où  poussentles  mauvais 
conseils  comme  les  mauvaises  herbes  entre  les  pavés 
des  villes  désertes,  il  eut  cette  originalité  exquise  de  ne  pas 
faire  de  son  obscurité  provisoire  une  raison  et  un  moyen 
de  sauter  impunément  au  collet  des  illustres;  il  sut  in- 
téresser le  public  sans  offenser  ses  modèles,  se  montrer 
véridique  sans  dureté,  sincère  sans  rudesse,  bienveillant 
sans  flatterie,  piquant  sans  méchanceté,  modéré  sans  fa- 
deur; chatouiller  l'épiderme  sans  enfoncer  le  trait,  res- 
pecter la  distance  qui  sépare  la  curiosité  du  scandale, 
rester  honnête  homme,  en  un  mot,  honnête  toujours 
dans  un  genre  périlleux,  et  obliger  les  lecteurs  h  dire 
que  Thommede  rien  était  avant  tout  un  homme  de  bien. 

Plus  tard,  singulier  contraste  !  ce  pacifique,  ce  stu- 
dieux dont  la  bonhomie  spirituelle  faisait  songer  à  l'azur 
des  lacs  plutôt  [qu'aux  tempêtes  de  l'Océan,  fut  attiré 
par  des  noms  qui  sentent  la  poudre,  par  des  existences 
turbulentes,  tumultueuses,  guerroyantes,  agitées,  désor- 
données, inquiètes,  marquées  de  l'estampille  révolution- 
naire; Beaumarchais  et  Mirabeau!  Le  prologue  et  le 
drame!  l'éclat  de  rire  et  l'éclat  de  tonnerre  !  le  démolis- 
seur à  coups  d'épingle  et  le  destructeur  à  coups  de 
massue!  Figaro  se  hissant  sur  les  épaules  du  Tiers-État 
pour  devenir  un  personnage  et  peut-être  notre  sei- 
gneur et  maître!  Almaviva  déchirant  ses  parchemins, 


LOUIS  DE  LOMÉNIE  37 

abdiquant  pour  mieux  régner,  se  faisant  peuple  au  mo- 
ment où  le  peuple  va  se  faire  souverain,  et  vendant  du 
drap  ou  de  la  toile  pour  gagner  son  brevet  de  tribun  ! 
Que  de  tentations  pour  un  écrivain  ambitieux  et  tapa- 
geur, dans  un  temps  où,  pour  faire  parler  de  soi,  il  suffit 
de  mettre  un  atout  de  plus  dans  le  jeu  de  la  Révolution! 
Mais  non;  môme  au  contact  de  ces  personnages  qui  n'ont 
vécu  que  de  désordre,  de  trouble,  de  mouvement  et  de 
bruit,  Louis  de  Loménie  reste  fidèle  à  son  caractère  de 
médiateur  entre  son  savoir  et  notre  ignorance,  à  sa  vo- 
cation d'apaisement  et  d'étude.  Lisez  son  Beaumarchais , 
aujourd'hui  classé  parmi  les  œuvres  les  plus  sérieuses, 
les  plus  solides  et  les  plus  durables  de  ces  vingt-cinq 
dernières  années  :  lisez  ses  Mirabeau,  vaste  et  riche  pré- 
face du  livre  qu'il  n'a  pas  eu  le  temps  d'achever,  mais 
que  des  mains  pieuses  compléteront  aisément  à  l'aide  des 
notes  et  des  pages  commencées;  les  Mirabeau,  collection 
de  figures  originales,  fortes,  rugueuses,  curieuses,  plei- 
nes de  sève,  décrites  de  main  de  maître;  famille  que  l'on 
pourrait  appeler  préparatoire:  salle  d'attente  où  des 
querelles  de  ménage  préludent  aux  tourmentes  de  la 
tribune,  de  la  place  publique  et  de  la  rue.  Partout  vous 
trouverez  le  document  exact,  le  détail  authentique,  le 
trésor  amassé  en  des  fouilles  intelligentes,  la  coupe  d'or 
puisant  aux  sources  les  plus  sûres:  le  tout  dégagé  de 
cette  passion  qui  rend  suspecte  la  vérité  elle-même;  une 
lecture  instructive,  attachante  et  agréable,  relevée  sans 


38  N01  VEAUX  SA  M  KHI  S 

cesse  par  des  réflexions  piquantes,  des  pensées  fines   et 
des  traits  caractéristiques. 

Mais  voici  que  j'allais  oublier  de  me  souvenir.  Louis 
de  Loménie  fit  ses  études  —fort  brillantes,  —  au  collège 
d'Avignon.  Mon  plus  proche  voisin  de  campagne,  père 
d'un  de  ses  camarades,  qui  devint  un  de  mes  plus  chers 
amis,  le  faisait  sortir  chaque  jour  de  congé,  et  avait  la 
bonté  de  me  réunir  aux  deux  rhétoriciens,  plus  jeunes 
que  moi  de  trois  ou  quatre  ans.  C'étaient  des  journées 
charmantes,  colorées,  éclairées  et  embellies  de  toutes  les 
espérances  de  notre  âge,  de  toutes  les  illusions  d'une 
époque  où  il  nous  semblait  que  nous  n'avions  qu'à  éten- 
dre la  main  pour  saisir  notre  part  d'idéal,  d'inconnu  et 
d'infini.  Cette  maison  hospitalière,  située  à  l'extrémité  du 
village  que  j'ai  eu  une  fois  le  tort  de  déguiser  sous  le 
pseudonyme  de  Gigondas,  dominait  un  paysage  immense 
dont  la  beauté  se  révélait  tout  entière  au  coucher  du  so- 
leil. Notre  plaine,  profanée  aujourd'hui  et  bouleversée  par 
le  plus  inutile  des  chemins  de  1er,  s'étendait  sous  nos  yeux 
dans  toute  sa  fertilité  et  toute  sa  grâce,  avec  ses  massifs 
d'aulnes  et  d'ormeaux,  ses  haies  blanches  au  printemps, 
rouges  en  automne,  ses  rideaux  de  peupliers,  ses  fermes 
éparses  et  sa  fraîche  bordure  d'oseraies  à  demi  baignée 
dans  le  Rhône. Les  eaux  du  grand  fleuve  se  teignaient  de 
toutes  les  nuances  de  l'opale,  du  saphir,  de  l'émeraude  et 
de  la  nacre,  à  mesure  que  les  rayons  obliques,  glissant  sur 
la  transparente  surface,  y  reflétaient  tour  à  tour  l'azur  du 


LOUIS   DE   LOMÉNIE  39 

ciel,  la  silhouette  des  arbres,  les  légers  nuages  groupés  à 
l'horizon  et  les  gradations  imperceptibles  de  la  lumière 
et  de  l'ombre.  La  chaîne  pittoresque  des  Alpines  se  des- 
sinait sur  un  fond  de  brume:  l'air  était  si  pur,  que  l'œil 
pouvait  en  compter  les  ondulations,  les  vives  arêtes,  les 
ravins  et  les  vallons.  A  notre  gauche,  le  château  des  Pa- 
pes semblait  absorber  ce  soleil  qui  le  réchauffe  depuis 
des  siècles  et  donne  à  ses  murailles  et  à  ses  tours  cette 
merveilleuse  dorure,  poésie  de  l'architecture  méridionale. 
Un  soir  d'été,  nous  étions  réunis  tous  les  trois  sur  le  bal- 
con qui  existe  encore,  que  je  revois  tous  les  jours  au  re- 
tour de  ma  promenade,  et  que  je  ne  puis  revoir  sans 
un  battement  ou  un  serrement  de  ocenr.  Nous  étions  là, 
regardant,  admirant,  rêvant,  silencieux  comme  si  nous 
avions  su  que  le  regard,  en  pareil  cas,  est  plus  éloquent 
que  la  parole.  Ce  spectacle  était  si  beau,    que   Louis  de 
Loménie,  cédant  à  un  transport  d'enthousiasme,  sortit 
tout  à  coup  de  son  recueillement,  et  s'écria  :  «  Oh!  que 
la  nature  est  belle!  qu'on  est  bien  ici!  »  Puis  il  ajouta 
avec  ce  mélange  de  mélancolie  et  d'enjouement  qui  lui 
était  habituel  :  *  Qui  sait  si  ce  ciel  bleu,  ce  vaste  hori- 
zon, ce  soleil  couchant,  ce  fleuve  rapide,  ces  iles  ver- 
doyantes, ces  monuments  séculaires,  n'ont  pas  le  secret 
de  notre  avenir?  Où  serons-nous,  que  ferons-nous  dans 
dix  ans?  dans  vingt  ans?  dans  trente  ans?  »>  —  «  Il  vaut 
peut-être  mieux  ne  pas  le  savoir,  »  répliquai-je  avec  l'au- 
torité d'un  ancien,  ou,  comme  un  dit  en  rhétorique,  d'un 


10  NOUVEAUX  SAMEDIS 

vétéran.  Aujourd'hui,  nous  le  savons,  et  quelques  conso- 
lations adoucissent  nos  tristesses.  Si  la  vie  de  Louis  do 
Loménie  a  été  trop  courte,  elle  a  été  douce,  laborieuse 
et  pleine,  avec  cette  part  de  bonheur  et  de  gloire  qui  n'est 
accordée  qu'à  de  rares  élus.  L'Académie  française,  en 
l'appelant  à  être  un  des  siens,  lui  décerna  la  plus  belle 
récompense  qui  puisse  couronner  une  existence  no- 
blement vouée  à  la  vraie  littérature,  au  bon  exemple  et  au 
travail.  Onapudiredeluiceque  M.  de  Talleyrand  disait  de 
M.deBarante,  qu'avec  toutson  esprit  on  ledétlaitdese pro- 
curer un  ennemi.  Il  a  goûté,  dans  toute  leur  plénitude, 
les  paisibles  joies  de  la  famille,  ces  joies  intimes  du  tra- 
vailleur, encouragé  sans  cesse  et  soutenu  par  une  compa- 
gne digne  de  lui,  élevée  au  milieu  de  tous  les  souvenirs, 
de  tous  les  héritages,  de  toutes  les  traditions  de  la  vertu 
et  de  l'esprit,  associée  à  toutes  ses  pensées,  fière  de  ses 
succès,  payant  d'un  sourire  ses  fatigues;  lumière  inté- 
rieure, vivante  image  de  cette  lampe  qui  éclairait  sous 
l'albâtre  ses  laborieuses  soirées;  capable  peut-être  déter- 
miner et  de  nous  rendre  intactes  les  dernières  pages  que 
Loménie  laissa  inachevées;  telle  enfin  qu'un  académi- 
cien qui  s'y  connaît  attribuait  à  ce  couple  si  admirable- 
ment assorti  un  honneur  plus  rare  encore  que  le  fauteuil 
académique  et  l'habit  cà  palmes  vertes;  l'honneur  de  réa- 
liser l'idéal  du  mariage. 

Louis  de  G...,  le  fils  du  maître  de  la  maison,  le  cama- 
rade de   L  ménie,   aurait  é:é  au  niveau   de  toutes  les 


LOL'IS  DE  LOMÉNIE  U 

situations.  Partout  il  aurait  apport«>  cette  sûreté  de  con- 
victions, cette  fermeté  de  caractère,  cette  rectitude 
d'intelligence,  cette  netteté  d'idées,  cette  sagacité  de  juge- 
ment, toutes  ces  qualités  aimables  et  sérieuses  qui  lui 
donnaient  parmi  nous  une  place  à  part,  et  dont  le  souve- 
nir, après  deux  ans,  tient  constamment  en  éveil  notre 
amitié  et  nos  regrets.  Il  aima  mieux  être  l'homme  du 
devoir,  offrir  à  son  pays  le  type  du  citoyen  utile,  du  père 
de  famille,  du  vaillant  chrétien,  dévoué  à  toutes  les  no- 
bles causes,  entouré  de  toutes  les  sympathies,  mêlé  à 
toutes  les  bonnes  œuvres,  accepté  comme  arbitre  et 
comme  juge  par  des  amis  plus  enclins  que  lui  à  se  lais- 
ser séduire  par  les  vanités  de  ce  monde;  ne  permettant 
jamais  à  la  vertu  d'être  pédante  et  la  tempérant  de  cette 
honnête  gaieté  qui  est  le  miroir  des  consciences  pures: 
esprit  charmant  et  cœur  d'or,  dont  je  puis  parler  sans 
trop  sortir  de  mon  sujet  et  sans  offenser  la  mémoire  de 
Louis  de  Loménie:  car  ils  passèrent  ensemble  sur  les 
mêmes  bancs,  attentifs  aux  mêmes  leçons,  les  heureuses 
années  de  l'adolescence  :  ils  ne  se  perdirent  jamais  de 
vue:  le  provincial  réfractaire  à  nos  glorioles  s'intéressa 
toujours  aux  succès  de  son  ancien  camarade,  et  certes,  Lo- 
ménie ne  pouvait  avoir  ni  lecteur  plus  fidèle,  ni  apprécia- 
teur plus  éclairé.  Quant  au  troisième...—  c'est  de  moi 
qu'il  s'agit  —  j'ai  bien  envie  de  n'en  rien  dire.  En  pas- 
sant sous  ce  balcon,  aujourd'hui  désert,  je  me  suis  dit 
bien  souvent  :  «  Au  fait,  il  était  trop  petit  pour  contenir 


i-j  Mil  vkai  \  SAMEDIS 

à  la  foisdeui  futurs  académiciens!  i  —J'étais  le  plus 
vieux;  j'espérais  partir  avant  les  deux  autres  et  j'ai  le 
chagrin  de  leur  survivre.  Hélas!  encore  quelques  années 
et  je  survivrai  peut-être  à  la  France  ! 

Longtemps,  bien  longtemps  après,  je  parcourais  les 
bords  de  la  Durance  avec  un  de  nos  plus  éminents  poètes. 
Nous  allions  faire  visite  (style  Victor  Cousin)  au  spirituel 
M.  Lucas  de  Montigny,  auteur  d'agréables  ouvrages,  et 
propriétaire  du  château  de  Mirabeau.  Habitué  aux  plai- 
nes riantes  de  la  Provence,  à  ses  coteaux  modérés  dont 
les  aspérités  se  cachent  sous  des  fouillis  de  pins,  de  chê- 
nes-verts et  de  plantes  odoriférantes,  je  n'étais  pas  pré- 
paré à  la  physionomie  d'un  château  fort,  tel  qu'on  se 
le  figure  d'après  les  vieux  romans  et  les  poèmes  de  che- 
valerie. Tout  à  coup,  au  détour  de  la  route  encaissée  en- 
tre des  rochers  à  pic  et  les  digues  de  la  dangereuse  ri- 
vière, j'aperçus,  à  une  hauteur  prodigieuse,  quelque  chose 
de  pareil  à  un  colosse  de  pierre,  dressé  sur  un  piédestal 
gigantesque.  On  eût  dit  que  la  nature  s'était  entendue 
avec  l'architecte  pour  que  tout  fut  en  harmonie  dans  cet 
aspect  sinistre  et  sauvage;  le  site,  les  alentours,  le  décor 
et  l'édifice.  Ces  roches  nues,  arides,  noires,  calcinées,  fai- 
saient songer  au  cratère  d'un  volcan  éteint.  La  végéta- 
tion semblait  s'être  retirée  du  seuil  et  des  environs  de 
cette  demeure,  comme  la  mer  se  retire  des  plages  pesti- 
lentielles, comme  s'il  y  avait  eu  au  dedans  de  ces  tragi- 
ques murailles  de  quoi  effrayer  tout  ce  qui  vit,  respire, 


LOUIS   DE  LOME. ME  43 

fleurit  ou  s'épanouit  ici-bas.  Quelques  genévriers  chétifs, 
quelques  lentisques  rabougris  se  tordaient  sous  le  souffle 
ardent  du  vent  de  sud-est.  Un  oiseau  de  proie,  de  l'es- 
pèce des  vautours  de  Camargue,  planait  à  cent  mètres 
au-dessus  des  tours,  et  parfois  ses  larges  ailes  se  confon- 
daient avec  les  nuages  fouettés  et  chassés  par  la  rafale. 
Avant  même  d'entrer,  l'imagination  réclamait  sa  part. 
Je  me  représentais  ce  que  devaient  être  les  gémissements 
de  ce  vent  lugubre  à  travers  les  corridors  du  château,  ce 
que  ces  murs  avaient  du ,  dans  les  temps  passés , 
entendre  de  cris  de  douleur  ou  de  colère.  Fallait-il  y  pla- 
cer un  drame  fantastique  ou  une  histoire  sanglante  ?  Sa- 
chant où  j'allais,  un  nom  formidable,  un  visage  ravagé  et 
terrible  me  suggéraient  ma  réponse.  Ce  château  prenait 
pour  moi  une  figure,  un  sens,  une  voix,  une  âme.  Je  me 
disais  que  c'était  bien  là  le  nid  ou  l'aire  de  Mirabeau,  de 
cet  homme  étrange,  démesuré,  mi-parti  d'aigle  et  d'or- 
fraie. Je  me  demandais  par  quelle  progression  fatale 
cette  résidence  et  cette  famille,  faites  l'une  pour  l'autre, 
étaient  arrivées  h  se  personnifier,  à  s'incarner  dans  le 
foudroyant  orateur  de  la  Constituante,  pour  bouleverser 
une  société,  pour  ébranler  une  monarchie,  comme  ce 
vent  d'automne  qui  secouait  les  arbustes,  s'engouffrait 
sous  le  portail  et  faisait  grincer  la  girouette.  Les  maisons 
n'ont-elles  pas  leur  prédestination  comme  les  personnes? 
Eh  bien,  je  me  trompais.  Entre  cet  âpre  château  et  le 
funeste  tribun,  les  analogies  peuvent  être  signalées:  mais 


ii  NOUVEAUX  SAMEDIS 

les  liens  ont  été  beaucoup  moins  étroits;  il  m'a  suffi, 
pour  m'en  convaincre,  de  lire  les  premières  pages  du  li- 
vre de  Louis  de  Loménie.  Après  avoir  admirablement  dé- 
crit ce  que  je  viens  d'esquisser  fort  mal,  il  ajoule  :  «  Si 
nous  voulions  adapter  de  force  cette  méthode  (l'explica- 
tion des  destinées  et  des  caractères  par  l'influence  des 
objets  extérieurs),  il  nous  faudrait  constater  que  ceux 
des  Riqueti  du  xviue  siècle,  qui  sont  nés  à  Mirabeau,  ou, 
pour  parler  plus  exactement,  près  de  Mirabeau,  à  Per- 
mis, ont  très  peu  habité  le  château  de  leurs  pères... 
il  nous  faudrait  enfin  reconnaître,  que  les  deux  plus  fou- 
gueux personnages  de  la  race,  c'est-à-dire  l'orateur  et 
son  frère  le  vicomte,  non  seulement  ne  sont  pas  nés  dans 
ces  régions  escarpées  et  orageuses  où  ils  ont  même  très 
peu  vécu,  mais  qu'ils  ont  vu  le  jour,  qu'ils  ont  passé 
leur  enfance  et  une  partie  de  leur  jeunesse  dans  un  pays 
plat,  insignifiant  et  brumeux,  d'un  climat  tempéré,  plus 
humide  et  plus  épais  que  chaud,  qui  produit  de  gras  pâ- 
turages et  des  légumes  savoureux,  dans  l'ancien  Gàti- 
nais,  près  de  Nemours  (Seine-et-Marne)...  Pour  moi,  si 
j'ai  pris  la  peine  d'aller  visiter  le  séjour  auquel  ils  ont 
emprunté  leur  nom,  ce  n'est  pas  que  je  fusse  animé  de  la 
superbe  ambition  d'expliquer  le  château  par  la  race  et  la 
race  par  le  château:  mais  c'est  tout  simplement  parce 
que  je  désirais  complaire  à  ce  sentiment  de  curiosité 
aussi  banal  que  naturel  qui  fait  qu'on  s'intéresse  aux 
résidences  rappelant  le  souvenir  d'hommes  plus  ou  moins 


LOUIS  DE   LOMÉNIE  i.. 

fameux,  surtout  quand  ces  résidences  sont  par  elles-mê- 
mes très  pittoresques.  »  —  Ajoutons,  pour  être  tout  à  fait 
justes,  que  Louis  de  Loménie  était  sûr  de  trouver,  en 
M.  Lucas  de  Montigny,  non  seulement  l'hôte  le  plus  cor- 
dial, mais  l'auxiliaire  le  plus  intelligent,  le  plus  complai- 
sant et  le  mieux  en  mesure  de  faciliter  ses  recherches. 

Rien  de  plus  exact  que  cette  page,  et  l'on  reconnaît 
bien  là,  pour  le  dire  en  passant,  cette  haine  de  tout  char- 
latanisme, cette  passion  de  vérité  et  de  sincérité,  qui  ca- 
ractérisaient Louis  de  Loménie.  Pourtant  l'impression 
existe,  et  si  l'on  refuse  d'établir  des  rapports  intimes,  im- 
médiats, entre  le  château,  les  origines,  la  filiation  et  la 
destinée  de  Mirabeau,  n"est-il  pas  permis  de  recourir  a 
un  autre  mot,  et  de  parler  d'incubation?  Forcé  de  me 
borner  dans  un  si  vaste  sujet,  je  ne  puis  mieux  faire 
que  renvoyer  à  l'ouvrage  de  Loménie  quiconque  vou- 
dra posséder  les  renseignements  les  plus  fidèles  et  les 
plus  vrais  sur  l'origine  des  Riqneti,  Riquety  ou  Riquet, 
sur  la  formation  de  leur  généalogie,  sur  les  nobiliaires 
de  l'ancien  régime,  sur  le  marquis  Jean-Antoine,  sur  la 
grand'mère  de  Mirabeau,  sur  le  comte  Louis-Alexandre; 
chapitres  pleins  de  détails  curieux,  comparables  à  ces 
portraits  auxquels  L'artiste  travaille  sous  nos  yeux,  et 
que  nous  voyons  peu  à  peu  s'ébaucher,  se  dégager,  se 
dessiner,  se  colorer,  s'animer,  et  enfin  surgir  et  comme 
jaillir  de  la  toile.  J'arrive  droit  au  marquis  et,  à  la  mar- 
quise, père  et   mère   de  Mirabeau.  Ici   nous  n'avons 


ii;  NOI  \  EAI  \  SAMEDIS 

pas  besoin  de  mise  en  scène,  de  paysage  farouche,  de  ro- 
ches abruptes,  de  murailles  fauves,  de  volcan  éteint,  de 
château  à  l'aspect  sombre  et  sinistre:  les  personnages, 
les  caractères  nous  suftisent.  Le  chapitre  intitulé  : 
«  Un  mauvais  ménage  sous  V ancien  régime  ;  premiè- 
res hostilités  entre  le  mari  ci  la  femme  »  suivi  de  : 
i  Une  famille  liguée  contre  soji  chef;  le  marquis  et  les 
lettres  de  cachet,  »  — nous  rendrait  au  besoin,  en  ex- 
plications psychologiques,  ce  que  nous  retrancherions  an 
sens  pittoresque.  Loménie,  toujours  ennemi  de  l'enlumi- 
nure romanesque,  toujours  simple,  naturel,  exact,  véri- 
dique,  a  pu  se  défendre  (t.  II,  page  436),  de  toute  conces- 
sion à  la  fiction  et  au  roman;  il  n'y  a  rien  perdu,  ni  ses 
lecteurs  non  plus:  car  jamais  roman  ne  fut  plus  intéres- 
sant, plus  curieux,  plus  accidenté,  plus  empoignant,  que 
cette  dernière  partie  de  son  second  volume.  D'ordinaire, 
lorsqu'on  accouple  ces  mots  si  bien  faits  pour  s'entendre, 
—  mauvais  ménage,  —  ancien  régime,  notre  thème  est 
fait  d'avance,  et,  s'il  ne  l'était  pas,  les  chroniqueurs  et 
les  vaudevillistes  se  chargeraient  de  le  faire.  Un  mariage 
de  convenance  est  arrangé  par  les  grands  parents,  le 
premier  ministre,  la  favorite  ou  le  roi  lui-même,  entre 
le  duc  et  une  blonde  enfant  qui  va  sortir  du  couvent 
pour  l'épouser.  Au  bout  de  huit  jours,  elle  est  bien  cer- 
taine dï'ire  duchesse:  mais  elle  n*est  pas  encore  très  sûre 
d'être  la  femme  de  son  mari.  Heureusement,  son  cousin 
le  chevalier  soupire  pour  ses  beaux  yeux  et  brode  au 


LOUIS  DE  LOMÉ  NIE  j-7 

tambour  par  amour  pour  elle.  Après  une  quinzaine  ac- 
cordée aux  bienséances,  le  duc  reprend  la  chaîne  fleurie 
qu'il  a  laissée  entre  les  blanches  mains  de  la  marquise. 
Le  château  ou  l'hôtel  a  deux  ailes,  qui  n'ont  rien  de 
commun  avec  des  ailes  de  tourtereaux:  séparées  par  la 
longue  galerie  des  portraits  d'ancêtres,  fort  étonnés  de 
cette  singulière  façon  de  continuer  leur  race.  Une  année 
s'écoule...  quelle  alerte!  —  Ah!  Lisette!  Quel  malheur! 
J'en  mourrai.  — Non,  madame  la  duchesse!  Personne 
ne  mourra,  au  contraire!...  J'en  toucherai  un  mot  à 
Frontin! —Le  lendemain,  entre  onze  heures  et  minuit, 
la  galerie  des  ancêtres,  de  plus  en  plus  étonnés, 
voit  passer  un  élégant  fantôme  qui  n'a  rien  d'effrayant. 
Il  se  dirige  vers  l'appartement  de  la  duchesse,  dont  le 
cœur  bat  comme  à  un  premier  rendez- vous...  —  Ma 
chère  enfant!  n'ayez  pas  peur!  ce  n'est  que  votre  mari: 
—  Il  s'assied:  on  cause  comme  de  vieux  amis;  et  puis, 
bonsoir!  11  se  lève,  baise  la  jolie  main  qu'on  lui  tend, 
et  murmure  peut-être  entre  ses  dents  :  «  Coquin  de 
chevalier!  »  N'importe!  on  l'a  vu  entrer;  on  le  verra 
sortir;  les  bienséances  sont  sauvées,  et,  si  la  morale  n'est 
pas  satisfaite,  le  scandale  est  évité! 

Ce  n'est  pas  ainsi  que  les  choses  se  passaient  dans 
le  tempétueux  ménage  du  marquis  et  de  la  marquise  de 
Mirabeau,  llfallait  bien  préparer  les  voies  au  redoutable  agi- 
tateur, qui  n'aurait  peut-être  pas  rempli  toute  sa  desti- 
née s'il  n'avait  été  conçu  dans  la  discorde  et  dans  l'orage 


is  NOUVEAUX  SAMEDIS 

pour  vivre  dans  l'écroulement  et  dans  le  bruit.  Ce  ménage 
détestabb  produit  dix  ou  onze  enfants;  car  il  y  en  a 
tant,  que  l'on  n'en  sait  pas  bien  le  compte.  Quel  homme, 
grand  Dieu!  que  ce  marquis  !  Mais  surtout,  quelle  femme 
que  la  marquise,  née  de  Vassan,  si  l'on  en  juge  par  les 
témoignages  contemporains,  notamment  par  les  lettres 
du  bailli,  le  frère  du  marquis!  Louis  de  Lornénie  a  fait 
un  excellent  usage  de  ces  lettres,  où  se  révèle,  avec  la 
part  de  brusquerie  et  d'originalité,  signe  distinctif  de  la 
race,  un  caractère  franc,  énergique,  indépendant,  mitigé 
par  une  dose  de  bon  sens,  assez  rare  dans  la  famille.  Le 
marquis  peut  être  coupable,  bourru,  inconséquent,  mal 
équilibré,  mélangé  de  violence  et  de  faiblesse:  mais  sa 
femme  est  effroyable!  Elle  cumule  les  désagréments,  les 
défauts,  les  travers,  les  laideurs  physiques  et  morales  les 
plus  contradictoires;  il  y  a  de  \abête  chez  cette  créature  ; 
il  y  a  du  monstre  chez  cette  bête.  C'est  bien  d'elle  que  l'on 
pourrait  dire  qu'elle  rend  le  mariage  indécent.  Elle  ne  pos- 
sède aucune  des  pudeurs  féminines,  pas  même  celle  qui 
commence  à  un  lit  nuptial  et  finit  à  un  berceau.  Elle  est 
passionnée,  et  elle  n'est  pas  tendre:  elle  est  jalouse,  et  elle 
n'est  pas  fidèle.  Son  amour  intermittent,  entrecoupé  de 
haines, décolères,  d'invectives,  de  séparations,  de  scènes 
furieuses,  de  procès  et  de  scandales,  ressemble  à  de  l'hys- 
térie... Ah!  c'était  bien  là  le  point  de  départ  des  lettres 
écrites  du  donjon  de  Vincennes;  c'était  bien  la  source 
d'où  devait  jaillir  cette  parole  torrentielle,  faite  de  lave' 


LOUIS   DE   LOMÉNIE  i'.i 

et  de  boue;  c'était  bien  le  sang  qui  bouillonnait  dans  les 
veines  de  Mirabeau,  lorsqu'il  prononçait  le  fameux  :  Va 
dire  à  ton  maître ï...  —  qu  il  n'a  jamais  d:t. 

Avec  cette  lamentable  histoire  Louis  de  Loménie  a  fait 
un  tableau  où  Ton  ne  sait  ce  que  Ton  doit  le  plus  admi- 
rer, de  la  vérité  des  couleurs,  du  relief  des  figures,  ou 
de  la  délicatesse  et  de  la  chasteté  d'exécution.  Avec 
les  documents  qu'il  a  si  ingénieusement  et  si  patiem- 
ment rassemblés,  avec  les  faits  et  gestes  du  brave  bailli 
et  les  nombreuses  lettres  échangées  entre  son  frère  et  lui, 
il  a  écrit  une  sorte  de  biographie  collective,  plus  inté- 
ressante qu'un  roman:  il  a  reconstitué,  ravivé,  fait  mou- 
voir dans  le  cadre  de  la  société  française  au  xvme  siècle 
toute  cette  bizarre  famille  qui  devait  aboutira  Mirabeau, 
et  qui  le  fait  pressentir.  A  présent,  Mirabeau  peut  venir. 
Son  entrée  est  aussi  admirablement  préparée  que  celle 
de  l'acteur  en  vogue  dans  le  drame  à  sensation  :  il  peut 
venir:  il  peut  rugir,  il  peut  nous  montrer,  comme  disait 
Janin  dans  Barnare,  cette  grosse  face  bouffie,  qui  rime 
si  bien  à  Sophie.  Il  sera  reçu  avec  les  honneurs  dus  à  son 
rang,  à  son  éloquence  et  à  ses  vices. 


IV 


LA 

LITTÉRATURE  DU  JOUR  DE  L'AN  ' 


15  décembre  1878. 

Avant  tout,  rendons  un  nouvel  hommage  à  cette  illus- 
tre maison  Didot,  qui,  au  retour  de  chaque  nouvelle  an- 
née, nous  donne  l'illusion  d'un  temps  meilleur  et  apaise 
un  moment  nos  anxiétés  par  sa  confiance.  Nous  la  voyons 
opérer  trois  prodiges.  Elle  réussit  à  oublier  qu'un  1er 
janvier  républicain  n'est  pas  assez  sûr  de  lui-même  et  de 
ses  lendemains  pour  se  laisser  enrichir  de  si  beaux  livres 

1.  Les  Femmes  dans  la  Société  chrétienne,  par  M.  Alphonse 
Dantier;  ouvrage  illustré  de  4  photogravures  et  de  200  gra- 
vures sur  bois,  d'après  les  Monuments  de  l'Art. 


LA  LITTÉRATURE   DU  JOUR   DE   L'AN  51 

et  de  si  belles  reliures.  Elle  assure  aux  livres  d'étrennes 
un  rang  très  sérieux  et  très  élevé  dans  notre  littérature 
contemporaine  :  enfin,  pendant  que  les  publications 
populaires  multiplient,  propagent,  délaient  et  infiltrent 
partout  le  poison  à  un  sou  par  jour,  elle  choisit  des 
sajetsdignesde  nous  rappeleroude  nous  faire  croire  que  la 
France  est  encore  chrétienne:  ce  dont  la  politique  aujour- 
d'hui régnante  nous  donnerait  envie  de  douter. 

Les  Femmes  dans  la  Société  chrétienne!  quel  beau 
titre,  et  quel  démenti  éloquent  à  cet  impertinent  para- 
doxe qui  explique  par  une  influence  féminine  toutes  les 
fautes,  toutes  les  faiblesses,  toutes  les  équipées,  tous  les 
crimes  et  toutes  les  catastrophes  de  ce  monde  !  Oui,  je 
le  sais  bien,  vous  allez  me  répéter  pour  la  centième 
fois  le  mot  légendaire  de  l'alcade  :  «  Où  est  la  femme?  » 
—  Voici  deux  lames  de  couteau  qui  brillent  comme 
deux  éclairs,  et  le  sang  qui  coule  sur  la  table  de  cette 
posada...  où  est  la  femme?  —  Deux  amis  d'enfance  se 
brouillent,  cessent  de  se  saluer,  échangent  un  envoi  de 
témoins...  où  est  la  femme  ?  —  Une  apostasie  soudaine 
étonne  et  consterne  tous  ceux  qui  préfèrent  aux  jouis- 
sances du  triomphe  et  du  pouvoir  les  satisfactions  de  la 
conscience...  où  est  la  femme  ?  —  Toute  une  vie  de 
probité  et  d'honneur  vient  faire  naufrage  sur  un  morceau 
de  papier  timbré,  noyée  dans  une  signature...  où  est  la 
femme?  —  Dix  lunes  de  miel  se  perdent  dans  une  lune 
rousse,  et  le  plus  correct  des  maris  en  arrive  à  ne  plus 


52  NOUVEAUX  SAMEDIS 

si-  coucher  qu'à  l'heure  où  les  honnêtes  gens  se  lèvent... 

ou  est  la  Femme?  —  Vous  cillez  faire  une  visite  :  vous 
rencontrez  dans  l'escalier  les  huissiers  qui  viennent  de 
saisir  tableaux,  tapis,  tentures,  argenterie  et  bibelots... 
où  est  la  femme?  —  Ainsi  de  suite  :  la  débâcle  de  l'agent 
de  change,  la  faillite  du  banquier,  l'exécution  An  joueur, 
la  fugue  du  caissier,  la  pâleur  de  l'adolescent,  la  rou- 
geur du  jeune  homme,  les  dettes  de  l'homme  mùr,  le 
radotage  du  vieillard,  l'affaire  Chaumontel,  la  cause 
célèbre,  l'éclipsé  d'une  gloire,  le  déshonneur  d'un  nom, 
la  perte  d'une  bataille,  la  rupture  d'un  traité,  le  suicide 
d'un  fou,  les  illusions  de  Glitandre,  les  capitulations 
d'Alceste,  les  prodigalités  d'Harpagon,  les  ridicules  de 
Géronte...  toujours  même  réponse,  ou  plutôt  même  ques- 
tion: —  «  Où  est  la  femme?  » 

Eh  bien,  nous  sommes  prompts  à  la  réplique,  et  nous 
disons  avec  M.  Alphonse  Dantier,  l'auteur  du  bel  ou- 
vrage que  nous  recommandent  les  merveilles  de  la 
typographie  et  de  l'art  :  «  Le  vieux  monde  païen  tombe 
en  pourriture  et  en  poussière  :  un  monde  nouveau  le 
remplace,  baigné  des  pures  clartés  de  l'Évangile.  La 
succession  est  compliquée,  la  transition  est  difticile,  la 
secousse  est  violente:  car  il  s'agit,  pour  la  société  nou- 
velle, de  sacrifier  tout  ce  qui  faisait  les  délices  de  l'an- 
cienne. Qui  donnera  l'exemple  du  sacrifice"?  Qui  adoucira 
la  transition  ?  Qui  amortira  la  secousse?  La  femme.  Ce 
n'est  pas  encore  assez  A  cette  régénération  de  l'humanité 


LA  LITTÉRATURE  DU  JOUR  DE  L'AN  53 

rachetée  par  le  Dieu  fait  homme,  il  faut  des  témoins, 
et,  si  nous  savons  un  peu  de  grec,  nous  n'avons  pas 
oublié  que  témoin  est  synonyme  de  martyr.  Ici  le  témoi- 
gnage s'affirme,  non  pas  par  un  simple  serment  devant 
des  juges  pacifiques,  mais  sous  le  joug  des  proconsuls, 
sous  le  feu  des  bourreaux,  sous  la  dent  des  lions  et  des 
tigres,  sous  la  griffe  des  Empereurs,  au  milieu  des  ou- 
trages de  la  foule,  des  cris  de  rage  du  paganisme  expi- 
rant. Qui  prendra  sa  part  de  ces  tortures  et  de  ces  sup- 
plices, pour  mieux  féconder  le  sang  des  martyrs,  pour 
que  l'héroïsme  de  la  faiblesse  préserve  de  toute  défail- 
lance les  vaillants  et  les  forts?  La  femme.  Les  persécutions 
imposent  à  ces  chrétiens  de  la  première  heure  des  pré- 
cautions infinies  :  ils  sont  forcés  de  se  cacher  comme  des 
criminels,  de  se  réfugier  dans  les  catacombes,  de  cher- 
cher pour  les  cérémonies  de  leur  culte  la  retraite  la  plus 
ignorée,  la  nuit  la  plus  obscure,  de  créer  d'avance  la 
franc-maçonnerie  du  bon  Dieu.  Qui  se  chargera  de 
souder  les  anneaux  de  la  chaîne  sacrée,  de  porter  les 
messages,  de  préparer  l'autel,  de  déjouer  les  soupçons, 
de  diriger  les  pas  dans  la  nuit?  Qui  personnifiera,  dans 
les  catacombes  comme  dans  le  cirque,  dans  le  prétoire 
comme  en  face  des  idoles,  ces  anges  invisibles  dont  on 
croit  voiries  blanches  ailes  abriter  ces  saintes  victimes? 
La  femme.  Les  années  s'écoulent  ;  voici  venir  une  nou- 
velle puissance,  prêle  à  dévorer  les  restes  du  vieux 
monde.   Elle  a   la  vigueur  et  aussi  l'aveuglement  des 


54  NOUVEAUX  SAMEDIS 

forces  de  la  nature  :  elle  ne  connaît  pas  les  corruptions 
diss  -hantes  des  raffinés  de  la  décadence;  mais  elle  ne 
sait  pas  davantage  à  quelle  source  divine  il  faut  puiser 
pour  se  purifier  de  ces  souillures.  C'est  une  trombe,  c'est 
cm  torrent,  c'est  une  avalanche,  c'est  une  lave.  Ses  vices  et 
ses  vertus  ne  sont  que  des  instincts;  elle  peut  tout  pour  le 
mal,  en  attendant  qu'elle  puisse  quelque  chose  pour  le 
bien.  Elle  se  précipite  sur  sa  conquête  comme  la  bête  fauve 
sur  sa  proie.  Pour  tempérer  sa  fougue,  pour  éclairer  ses 
ténèbres,  pour  apaiser  sa  furie,  pour  l'obliger  à  régénérer 
au  lieu  de  détruire,  à  devenir  l'instrument  de  la  Provi- 
dence après  avoir  été  son  fléau,  à  rendre  sa  barbarie 
préférable  aux  civilisations  qu'elle  balaie,  ce  n'est  pas 
trop  d'une  inspiration  surnaturelle,  d'une  religion  ré- 
vélée. Qui  lui  apportera  cette  lumière?  Qui  lui  prêchera 
cette  religion,  aussi  peu  complaisante  pour  les  passions 
brutales  des  vainqueurs  que  pour  les  vices  élégants  des 
vaincus?  Qui  lui  enseignera  à  l'aimer  avant  de  la  com- 
prendre? Qui  lui  dira  que  ses  divinités  farouches  et  san- 
guinaires, filles  de  ses  tempêtes,  de  ses  cavernes  et  de  ses 
forêts,  ne  valent  pas  mieux  que  les  riantes  fictions  du 
paganisme,  écloses  sous  le  beau  ciel  de  la  Grèce  et  de  l'Io- 
nie?  Qui  la  domptera,  la  fléchira,  l'assouplira  par  la 
plus  douce  et  la  plus  balsamique  des  influences  ?  Qui 
servira  de  trait  d'union  entre  ce  qui  n'existe  plus  et  ce 
qui  n'existe  pas  encore  ?  Qui  opposera  le  signe  de  croix 
au  glaive  et  à  la  framée  ?  La  femme. 


LA  LITTÈRVR'RE   DU  JOUR   DE    LAN  .'i:i 

Nous  pourrions  continuer  ainsi  et  suivre  à  travers  les 
siècles  cette  mission  bienfaisante  ;  mais  il  est  temps  de 
reprendre  le  fil  de  soie  et  d'or  que  nous  présente 
M.  Dantierpour  nous  guider  daus  cet  itinéraire.  Pour  être 
tout  à  fait  exacts  et  donner  une  juste  idée  des  beautés 
de  cet  ouvrage,  il  faudrait  pouvoir  tracer  deux  lignes 
parallèles.  L'une  s'attacherait  au  texte,  et,  certes,  il  ne 
nous  offrira  d'autre  difficulté  que  celle  qui  s'appelle 
l'embarras  du  choix  :  l'autre  aurait  à  parcourir  les 
gravures,  les  photogravures  et  les  chefs-d'œuvre  qu'elles 
reproduisent.  L'art,  dans  son  expression  la  plus  pieuse 
et  la  plus  haute,  se  ferait  ainsi  le  fidèle  serviteur  de  la 
femme  chrétienne,  s'associant  à  ses  travaux,  à  ses  gloires, 
à  ses  épreuves,  à  ses  joies,  à  ses  tristesses,  à  ses  luttes,  à 
ses  paisibles  victoires:  illustrant  ce  qu'elle  enseigne, 
embellissant  ce  qu'elle  touche,  glorifiant  ce  qu'elle  croit, 
s'inspirant  de  ce  qu'elle  adore,  se  consacrant  à  ce  qu'elle 
prie!... 

Quel  vaste  horizon  !  quel  espace  immense  !  De  la  naïve 
mosaïque  de  Ravenne  où  nous  voyons  un  des  miracles 
de  Jésus,  au  saint  Symphorien  de  M.  Ingres  et  à  la 
Jeanne  d'Arc  de  M.  Frémiet,  en  passant  car  la  sainte 
Cécile  de  Paul  Delaroche,  par  les  noces  de  Cécile,  de 
Cimabue,  par  le  Mariage  romain,  de  M.  Guillaume, 
par  la  sainte  Cécile  du  Dominiquin,  par  la  sainte- Ca- 
therine de  Masaccio,  parla  sainte  Agnès  du  Dominiquin, 
par  le  Constantin  de  Jules  Romain,  par  la  sainte  Hélène 


:.i;  NOUVEAUX  SAMEDIS 

d'Holbein,  par  les  pèlerins  d'Emmaiis,  de  Rembrandt, 
par  le  Christ  au  Tombeau,  de  Raphaël,  par  la  Cène,  de 
Philippe  de  Champagne,  par  l' Adoration  des  Bergers,  de 
Ribera  !  —  Et  remarquez  que  je  n'en  suis  encore  qu'à  la 
deux  centième  page  du  premier  volume  !  —  Tous  les 
grands  noms  de  la  peinture,  le  Poussin,  Murillo,  Fra 
Bartholomeo,  Pérugin,  Giotio,  Rubens,  Rjgaud,  le  Domi- 
uiquin  et  Raphaël,  déjà  nommés:  la  fresque,  la  mosaï- 
que, le  vitrail,  la  statuaire,  l'architecture,  tout,  dans  ces 
pages  magnifiques,  se  réunit  pour  faire  cortège  aux 
femmes  chrétiennes  et  leur  prodiguer  une  parure 
qu'envieraient  toutes  les  royautés  de  ce  monde,  qu'au- 
raient enviée,  au  temps  d'Alcibiade  et  de  Périclès,  les 
Athéniennes  vouées  à  l'unique  religion  du  Beau.  Nous 
n'insisterons  pas  davantage  sur  la  partie  artistique  de  ce 
livre,  que  l'on  ne  peut  feuilleter  sans  avoir  une  histoire 
complète  de  l'art,  depuis  ses  premiers  tâtonnements  sur 
les  dalles  des  églises  ou  sur  le  tombeau  des  martyrs, 
jusqu'à  l'époque  où  il  sait  sans  renoncer  encore  à  croire; 
et  où  il  donne  à  la  perfection  du  contour,  de  l'expres- 
sion, du  mouvement,  delà  composition  et  de  la  couleur, 
ce  qu'il  retranche  peut-être,  sinon  à  la  fermeté,  du  moins 
à  la  candeur  et  à  la  pureté  de  sa  foi.  Ce  n'est  pas  nous 
en  éloigner  que  de  revenir  à  M.  Alphonse  Dantier;  car, 
je  l'ai  déjà  dit,  dans  cette  œuvre  monumentale,  la  littéra- 
ture et  l'art  sont  inséparables. 
Le  Christianisme  et  les  Patriciennes  de  Rome,  mer- 


LA  LITTÉRATURE  DU  JOUR  DE  LAN  JiT 

veilleux  prologue  d*un  poème  supérieur  aux  plus  bril- 
lantes inventions  des  poètes;  préface  d'un  livre  héroï- 
que et  mystique  qui  passera  tour  à  tour  par  les  mains 
de  Monique  et  de  Paule,  de  Marcelle  et  de  Mélanie,  de 
Cécile  et  de  Catherine,  d'Agathe  et  d'Agnès,  d'Hélène  et 
de  Clotilde,  de  Blanche  et  de  Béatrix,  de  Mathilde  et  de 
Jeanne,  de  Thérèse  et  d'Elisabeth,  de  Françoise  de  Chan- 
tai et  d'Angélique  Arnauld,  de  sœur  Rosalie  el  d'Eugénie 
deGuérin!  Doux  noms  que  je  cite  au  hasard,  faute  de 
pouvoir  nommer  ces  milliers  de  vierges,  de  veuves  et  de 
saintes  ;  gerbe  de  fleurs  bénies  dont  je  pourrais  faire 
une  moisson  !  Ce  chapitre  est  d'autant  plus  intéressant 
qu'il  réfute  une  opinion  de  vieille  date,  d'après  laquelle 
le  christianisme,  à  son  berceau,  aurait  eu  surtout  pour 
prosélytes  les  pauvres,  les  petits,  les  ignorants,  les 
simples,  les  faibles  d'esprit,  les  opprimés,  les  déshé- 
rités, les  esclaves.  Assurément,  il  n'y  perdrait  rien  de 
son  caractère  surnaturel.  Il  serait  plus  facile  pourtant 
de  s'expliquer  les  progrès  rapides  et  l'aévnement  d'une 
religion  qui  annonçait  aux  inférieurs  l'égalité  évan- 
gélique,  aux  faibles  la  tutelle  divine,  aux  esclaves  la 
délivrance,  aux  pauvres  l'indemnité  immortelle,  aux 
déshérités  le  céleste  héritage,  aux  ignorants  la  vérité, 
souveraine  de  toutes  les  sciences.  N'importe!  Afin  que 
rien  ne  manquât  au  miraculeux  ensemble  du  plan  divin, 
il  convenait  que  les  grandes  familles  romaines  où  la 
République  des  -d^e^  béroï  |ues  avait  recruté  s  \s  c  >i  suis, 


58  NOUVEAUX  SAMEDIS 

ses  sénateurs  et  ses  pontifes,  eussent,  elles  aussi,  l'hon- 
neur de  payer  lent  tribut  au  christianisme  naissant  et  de 
prouver  tout  à  la  fois  que  cette  révolution  venue  du  ciel 
n'était  pas  condamnée,  comme  nos  misérables  révolutions 
humaines,  à  commencer  par  en  bas,  et  que,  pour  s'élever 
jusqu'à  ses  hauteurs,  le  renoncement  à  tous  les  biens,  ;'i 
toutes  les  jouissances  de  la  vie,  n'était  qu'un  aiguillon  de 
plus.  Le  soin  de  convertir  ces  nobles  descendants  des 
Fabius,  des  Flavius,  des  Cœcilius,  des  Paul-Emile,  des  Sci- 
pion,  de  les  initier  par  la  persuasion  et  le  charme,  ne  pou- 
vait être  confié  à  de  meilleures  mains  qu'à  celles  de  leurs 
compagnes,  de  ces  femmes,  de  ces  filles,  de  ces  sœurs, 
auxquelles  l'ancienne  loi,  par  une  contradiction  singu- 
lière, imposait  une  sorte  d'infériorité  sociale,  intellec- 
tuelle, domestique]  comme  condition  de  leur  vertu  et 
de  leur  dignité  morale. 

Les  mœurs  de  Rome  païenne  avaient  décidé  que, 
du  moment  qu'une  femme  serait  trop  aimable,  elle  per- 
drait ses  droits  à  l'estime;  ce  qui,  Dieu  merci  !  ne  s'esl 
jamais  vu  dans  les  temps  modernes.  Ces  patriciennes, 
contemporaines  du  martyre  de  saint  Pierre  et  de  saint 
Paul,  étaient  donc  placées  dans  une  situation  parti- 
culière, qui  devait  attirer,  émouvoir,  exalter  les  âmes 
fortes,  pures,  généreuses,  avides  du  Dieu  inconnu, 
douées  du  sentiment  religieux,  qui  ne  rencontraient  plus 
que  le  néant  et  le  vide  sous  les  voûtes  ou  sur  les  ruines 
de  leurs  temples.   D'une  part,  elles  avaient  à  sacrifier 


LA  LITTÉRATURE   DU  JOUR  DE   L'AN  o9 

richesses,  honneurs,  luxe,  plaisirs,  élégances,  mollesse, 
autorité  sans  bornes  sur  un  groupe  de  clients,  de  para- 
sites et  d'esclaves:  mais,  de  l'autre,  un  instinct  supérieur  à 
toutes  les  séductions  de  la  vanité,  à  toutes  les  amorces 
sensuelles,  leur  révélait  qu'elles  allaient  jouer  à  qui  perd 
gagne,  que  la  religion  du  Dieu  né  dans  une  étable  allait 
tout  ensemble  assouvir  leur  besoin  de  foi  et  rétablir  leurs 
véritables  lettres  de  noblesse.  M.  Alphonse  Dantier  nous 
dit  excellemment  à  propos  de  la  famille  de  Gœcilius  Mé- 
tellus:  «  Singulière  destinée  que  celle  de  cette  famille  et 
de  beaucoup  d'autres  de  l'aristocratie  romaine  !  Appelées 
à  tous  les  genres  d'héroïsme,  elles  naissent  et  grandissent 
avec  le  peuple-roi,  tombent  et  s'éclipsent  à  l'époque  de 
sa  décadence.  Puis,  se  relevant  à  la  naissance  du  chris- 
tianisme, elles  donnent  alors  des  martyrs  à  la  foi,  comme 
elles  avaient  donné  des  martyrs  à  la  liberté,  unissant  ainsi 
les  jeunes  palmes  teintes  de  leur  sang  aux  vieilles  cou- 
ronnes triomphales  de  leurs  ancêtres,  ^'est-ce  pas  un  fait 
digne  d'être  signalé  par  l'histoire,  que  la  religion  avec 
laquelle  allait  surgir  un  monde  nouveau  ait  trouvé  de 
fervents  adeptes  dans  les  descendants  de  ceux-là  mêmes 
qui  avaient  fait  la  gloire  du  monde  antique,  comme  si  la 
Providence  les  eût  réservés  à  être  tour  à  tour  l'hon- 
neur des  deux  sociétés  personnifiant  en  elles,  Tune  la  puis- 
sance matérielle,  l'autre  la  grandeur  morale  de  l'hu- 
manité ?  » 
Les  voilà  donc,  les  Plautilla,  les  PomponiaGneeina,  les 


60  NOUVEAUX  SAMEDIS 

Flavia  Domitilla,  les  Pudenticnne,  les  Praxède,  les  Tul- 

liaPaulina,  les  Vibbia  Attica,  les  Balbina,  les  Théodora 

et  cent  autres;  unies  dans  la  foi,  dans  l'immolation,  dans 
la  sainteté,  dans  la  gloire  :  figures  touchantes  et  char- 
mantes qui  pourraient  se  grouper  sous  la  môme  auréole. 
Tout,  dans  leur  existence  et  dans  leurs  œuvres,  est  mira- 
culeux, surtout  elles-mêmes.  Hier,  un  pli  de  rose,  une 
piqûre  daboille,  les  aurait  fait  se  pâmer,  et,  si  une  es- 
clave maladroite  eût  appuyé  trop  fort  en  parfumant 
leurs  pieds,  en  brossant  leurs  ongles  ou  en  ajustant  leur 
coiffure,  la  malheureuse  n"en  eût  pas  été  quitte  pour  une 
violente  invective.  Aujourd'hui,  elles  s'acclimatent  à  tous 
les  genres  de  privations,  d'austérités  et  de  souffrances, 
pour  arriver  peu  à  peu  à  la  plus  terrible,  à  la  plus  dési- 
rée de  toutes  :  le  martyre:  et  si  l'esclave  coupable  se  jette 
frissonnante  à  leurs  pieds  :  «  Relève-toi,  lui  disent-elles, 
le  Dieu  des  chrétiens  te  fait  mon  égale.  »  —  Hier,  elles 
avaient  en  horreur  le  peuple  juif:  à  présent,  elles  se 
font  sœurs  et  compagnes  des  juives  converties,  afin  de 
mieux  démontrer  que  le  vrai  Dieu  n'a  plus  qu'un  peuple. 
Telles  qu'elles  sont,  le  martyre  les  trouvera  prêtes,  et  le 
second  chapitre  du  bel  ouvrage  de  M.  Alphonse  Dantier 
nous  rappelle  ces  prodiges  de  courage,  ces  scènes 
effroyables  et  admirables  où  s'établit,  entre  le  sexe  fort 
et  le  sexe  faible,  une  sublime  émulation  d'héroïsme  et 
comme  un  défi  à  qui  savourera  le  mieux  les  voluptés  du 
supplice.    Sérapie  !     Sabina  !    Sophia!    Elpis  !   Âgapé! 


LA  LITTÉRATURE  DU  JOUR  DE  L'AN  01 

Sympborose!  Félicité!  nobles  tètes,  tranchées  par  le 
bourreau  et  couronnées  par  les  anges!  M.  Damier  a 
donné,  dans  son  récit,  une  place  considérable  à  sainte 
Cécile,  et  je  lui  en  rends  grâces.  Que  cette  patronne  des 
musiciens  ait  été  plus  ou  moins  musicienne,  je  ne  veux 
pas  le  savoir.  Elle  a  possédé  la  plus  divine  de  toutes  les 
harmonies  :  celle  qui  résulte  du  suprême  accord  de  la 
beauté  de  l'àme  avec  celle  du  visage,  cette  harmonie  que 
l'on  pourrait  aussi  nommer  transparence,  puisque,  chez 
ces  créatures  aimées  de  Dieu,  la  forme  extérieure  est 
comparable  au  pur  cristal  où  se  reflète  la  lampe  im- 
mortelle. Il  y  a,  dans  l'histoire  de  sainte  Cécile,  quelque 
chose  de  légendaire,  non  pas  qu'il  soit  permis  de  douter 
de  ses  merveilleux  détails,  mais  parce  que  l'on  peut  y 
ramasser  à  pleines  mains  ces  fleurs  mystiques  dont  on 
aspire  le  parfum  avant  môme  de  savoir  si  elles  sont  clas- 
sées par  les  botanistes. 

Elle  aime,  elle  est  aimée,  elle  épouse  un  homme  digne 
d'elle,  -noble  comme  elle,  et  c'est  ici  que  se  place  la  belle 
gravure  d'après  le  Mariage  romain,  de  M.  Guillaume. 
Cécile  convertit  son  époux  Yalérien,  non  seulement  au 
christianisme,  mais  au  mariage  chrétien,  tel  que  l'enten- 
daient alors  ces  êtres  exceptionnels  qu'il  faut  bien  se 
garder  d'offrir  en  exemple  aux  maris  ordinaires.  Le 
martyre  vient  ajouter  sa  palme  sanglante  à  ce  lis  céleste. 
Yalérien  et  son  frère  Tiburce  passent  les  premiers  sous 
la  hiche.  Cécile  les  suit  de  près.  Sa  mort  ne  ressemble 


62  NOUVEAUX  SAMEDIS 

pas  aux  autres,  et  M.  Alphonse  Dantier  l'a  racontée 
avec  une  émotion  communicative.  Patricienne,  Cécile 
devait  périr  d'une  mort  patricienne  comme  elle:  un  bain 
dont  l'ardente  vapeur,  n'ayant  aucune  issue  pour  s'échap- 
per, finirait  par  l'étouffer.  Mais  cette  eau  bouillante,  cette 
flamme  et  cette  vapeur  ne  lui  font  aucun  mal.  Il  faut 
recourir  au  licteur,  dont  le  bras  tremblant  ne  réussit  pas 
à  détacher  la  tête  du  corps.  Elle  est  là,  gisante,  baignée 
dans  son  sang,  demandant  à  Dieu  de  la  laisser  vivre 
jusqu'à  ce  qu'elle  ait  pu  recevoir  la  bénédiction  du  pape 
Urbain.  Elle  expire  enfin  sous  les  mains  bénies  du  saint 
pontife.  N'est-ce  pas  à  cette  agonie  et  à  cette  mort  que 
pourrait  s'appliquer  l'œuvre  charmante  de  notre  ami 
Etienne  Gautier,  ce  tableau  tout  imprégné  d'inspiration 
chrétienne,  un  des  meilleurs  succès  du  Salon  de  cette 
année,  justement  récompensé  par  le  jury  et  digne  d'être 
signé  Hippolyte  Flandrin? 

M.  Alphonse  Dantier  a  eu  bien  raison  de  faire  une 
halte  un  peu  longue  en  l'honneur  de  sainte  Cécile  : 
d'abord,  parce  qu'il  ne  pouvait  choisir  un  type  plus 
aimable  et  plus  complet  de  la  patricienne  convertie  au 
christianisme  et  prédestinée  au  martyre:  ensuite,  parce 
qu'elle  est  une  des  saintes  qui  ont  le  plus  souvent 
et  le  mieux  inspiré  l'art  chrétien.  Ce  premier  vo- 
lume nous  offre  une  des  deux  saintes  Céciles  de  Paul 
Delaroche.  Je  viens  de  vous  rappeler  l'heureuse  toile 
d'Etienne  Gautier.  Que  de  prédécesseurs  ont  eu  ces  dignes 


LA  LITTÉRATURE   DU  JOUR  DE   L'AN  63 

héritiers!  Angélico  de  Fiesole,  Pinturiehio,  Francia, 
Gimabue,  le  Dominiquin,  Raphaël,  sans  compter  Pierre 
Mignard  que  je  n'ose  pas  nommer  après  ces  grands  noms  ! 
"  Surla  voûte  delà  cathédrale  d'Albi,  nous  dit  M.  Dantier, 
sont  exécutées  des  fresques  admirables,  peintes  par  des 
artistes  de  l'école  ombrienne  et  représentant  le  couronne- 
ment de  sainte  Cécile.  Ajoutez  à  ces  témoignages  le  ta- 
bleau qui  décore  la  chapelle  du  Capitole,  les  peintures 
murales  d'Hippolyte  Flandrin  dans  l'église  de  Saint-Vin- 
cent de  Paul,  et  le  poème  de  M.  Anatole  de  Ségur,  où 
Msr  l'évêque  d'Orléans  croyait  retrouver  un  écho  loin- 
tain de  Polyeucte  ;  vous  aurez  une  idée  de  ce  qu'a  pu  être 
l'épanouissement  de  l'art  chrétien  autour  d'un  des  plus 
doux  noms  du  martyrologe.  » 

Si  le  critique  était  uu  oiseau,  ses  ailes  auraient  un 
vol  bien  lourd.  C'est  pourtant  à  vol  d'oiseau  que  je 
vais  parcourir  ces  deux  beaux  volumes,  m'étant  trop 
attardé  sur  les  premiers  chapitres.  L'ère  des  persécutions 
ramène,  à  chaque  page,  une  de  ces  chastes  et  pieuses 
héroïnes,  qui  ont  tout  de  l'héroïsme,  excepté  l'orgueil, 
qui  donnent  aux  stoïciens  des  leçons  d'humilité,  aux 
néophytesdesexemples  décourage,  à  leurs  persécuteurs 
des  spectacles  fertiles  en  conversions  soudaines,  et  qui 
épuisent  sans  pâlir  toutes  les  variétés  des  colères  païennes 
et  des  cruautés  impériales.  Bientôt  nous  entrons  avec 
M.  Alphonse  Dantier  dans  une  nouvelle  phase.  La  paix 
s'est  faite  entre  l'Empire  et  l'Église.  La  proscrite  d'hier  n'a 


64  NOUVEAUX  SAMEDIS 

plus  à  redouter  que  lea  périls  de  la  prospérité  et  de  la 
puissance.  Lisez  les  chapitres  intitulés:  la  Paix  de  V É- 
f/lisc,  les  Martyrs  de  lapênitoice,  F  Émigration  romaine 
en  Palestine,  la  Terre-Sainte  et  le  monastère  de  Beth- 
léem; partout  vous  retrouverez  l'influence  féminine  sous 
les  traits  de  ces  nobles  chrétiennes,  qui  domptaient  sans 
merci  toutes  les  délicatesses  de  la  chair  et  des  sens,  qui 
ont  eu  déjà  leurs  biographes  et  leurs  panégyristes,  mais 
dont  M.  Dantier  résume  l'histoire  avec  un  art  particulier, 
de  manière  à  les  mettre  en  relief,  à  les  rendre  visibles  et 
à  faire  de  sa  prose  l'éloquent  commentaire  des  tableaux 
et  des  monuments  dédiés  à  leurs  reliques  ou  à  leur  mé- 
moire. Fidèles  à  leur  double  mission,  nous  les  voyons 
tantôt  s'associer  aux  solitaires,  aux  confesseurs,  aux 
échappés  du  martyre,  aux  Pères  de  l'Église  ou  du  désert, 
tantôt  civiliser  la  barbarie  victorieuse  et  révéler  au\- 
chefs  de  ces  hordes  à  demi  sauvages  une  religion  où 
l'amour  qu'elles  leur  inspirent  sert  de  prélude  à  leur 
catéchisme.  Rien  de  plus  curieux,  ace  point  de  vue,  que 
les  Infortunes  d'une  fille  de  Thcodose;  un  vrai  roman 
que  l'imagination  la  plus  inventive  et  la  plus  hardie  ne 
pourrait  rêver  ni  plus  étrange,  ni  plus  émouvant,  ni 
plus  dramatique:  une  page  de  Walter-Scott  écrite  en 
marge  d'une  page  d'Amédée  Thierry.  On  l'aime,  on  l'ad- 
mire, on  la  plaint,  cette  belle  Galla  Placidia,  jeune  sœur 
de  l'indigne  Honorius,  tour  à  tour  captive,  otage,  reine, 
esclave,  courtisée,  adorée,  trahie,  outragée:  prêcheuse 


LA  LITTÉRATURE   DU  JOUR  DE  L'AN  63 

dont  les  yeux  et  le  sourire  avaient  encore  plus  de  magi- 
que pouvoir  que  les  sermons:  ardente  et  habile,  passion- 
née et  pieuse,  aventureuse  et  vaillante,  image  des  deux  so- 
ciétés qui  s'entrechoquent  et  que  le  christianisme  veut 
réconcilier:  posée,  comme  une  vision  poétique,  à  l'ex- 
trémité du  monde  romain  qui  se  meurt,  pour  le  retrem- 
per, le  raviver,  le  purifier  dans  les  veines  de  ces  barbares 
qu'elle  charme  et  qu'elle  adoucit.  GallaPlacidia  commence 
par  être  prisonnière  d'Alaric  :  il  meurt  :  son  beau-frère, 
Ataulf,  éprouve  pour  elle  un  amour  qu'il  parvient  à  lui 
faire  partager.  Les  événements,  la  politique,  la  guerre, 
interviennent  à  chaque  pas  pour  contrarier  cet  amour, 
le  traverser,  le  combattre,  le  favoriser  et  finalement  le 
consacrer.  Ataulf  et  Placidia  s'unissent;  mais  leur  ma- 
riage ne  conjure  pas  la  fatalité  qui  doit  poursuivre 
jusqu'au  bout  la  fille  de  Théodose. Elle  perd  son  enfant; 
Honorius  refuse  d'approuver  ce  qui,  dans  la  pensée  de 
sa  soeur,  devait  mettre  un  terme  à  tant  de  conflits,  de 
crises,  de  déchirements  et  de  malheurs.  La  guerre  se 
rallume,  plus  violente  que  jamais.  Ataulf  est  assassiné. 
Sa  veuve,  après  avoir  subi  mille  insultes,  n'est  sauvée 
que  par  la  famine  qui  menace  les  Goths.  On  rechange 
contre  six  cent  mille  mesures  de  blé.  La  voilà  libre, 
reconduite  à  Ravenne;  mais  ses  infortunes  ne  sont  pas 
terminées,  au  contraire  !  Son  frère  la  remarie,  presque  de 
force,  à  un  général  romain,  Constantius,  qui  déjà,  avant 
son  premier  mariage,  avait  essayé  de  se  faire  aimer. 
X—'-  4. 


66  NOU>  EÀ1  \  s  ami;  ni  s 

Constantius  se  décide  à  faire  quelquechose  pour  sa  femme; 

il  meurt.  Alors  l'ignoble  Honorius  persécute  de  ses  in- 
cestueuses ardeurs  cette  sœur,  victime  d'une  irrésistible 
beauté  qui  ressemble  presque  a  un  sortilège. 

Elle  fuit  avec  horreur  cet  abominable  précurseur  de 
René.  Tempête  sur  l'Adriatique.  Heureusement,  Hono- 
rius. à  trente-neuf  ans,  est  emporté  par  une  hydropisie. 
On  mourait  beaucoup  dans  ce  temps-Là,  encore  pins  que 
de  nos  jours.  Placidia,  remontée  au  rang-  suprême,  régente 
de  son  fils  Yalentinien,  va-t-elle  enlin  se  dérober  à  cette 
■jettatura  qui  ne  se  lasse  pas  de  tourner  contre  elle  les  plus 
heureux  dons  de  la  nature?  Non;  et  l'épilogue  est  peut- 
être  plus  extraordinaire  que  le  drame.  Honoria,  fille  de 
Placidia,  vouée  au  célibat  dans  un  intérêt  politique,  était 
justement  d'humeur  et  de  tempérament  à  rendre  ce 
célibat  plus  rebelle,  plus  orageux,  plus  accidenté  que 
trois  mariages.  Elle  personnifiait,  pour  ainsi  dire,  une 
caricature  tragique  de  sa  mère.  A  cette  seconde  géné- 
ration, le  roman  s'exagérait,  grossissait,  s'envenimait. 
L'aventure  dégénérait  en  folie.  L'imagination,  sans 
correctif  et  sans  frein,  jetait  son  bonnet  par-dessus  les 
tentes  des  Goths  et  des  Huns.  C'est  Attila,  ni  plus  ni 
moins,  Attila,  le  Fléau  de  Dieu,  qu'Honoria  choisit  comme 
libérateur  de  son  célibat  forcé.  Ce  qui  en  résulte,  comment 
Honoria  achève  de  se  dégrader  et  de  se  perdre,  comment 
Placidia,  avant  de  mourir,  peut  prévoiries  fatales  consé- 
quences de  l'acte  insensé  de  sa  tille,  M.  Alphonse  Dantier 


LA  LITTÉRATURE   DU   JOUR  DE   L'AN  67 

nous  le  raconte  assez  bien  pour  qu'il  me  soit  permis  de 
vous  renvoyer  à  son  livre. 

Hélas!  sainte  Cécile  et  Plaeidia,  ces  deux  types  de  deux 
phases  bien  différentes,  du  christianisme  à  sa  radieuse 
aurore  et  des  premières  ombres  byzantines  déjà  mêlées 
aux  limpides  clartés  de  la  foi  nouvelle,  —  Cécile  et  Pla- 
cidia m'ont  pris  toute  la  place:  il  ne  me  suffit  plus  d'a- 
bréger: c'est  à  peine  si  je  puis  mentionner.  Et  cependant, 
que  de  trésors!  que  de  pages  intéressantes!  que  de  saintes 
et  pathétiques  figures!  que  de  chapitres  dont  la  simple 
analyse  serait  la  meilleure  recommandation  de  l'ou- 
vrage !  «  La  Poésie  et  leDrame  dans  le  cloître  !  Les  prin- 
cesses chrétiennes  et  les  rois  barbares  !  La  vierge  de 
Sienne,  Avignon  et  Rome  !  L'inspiratrice  d'un  grand 
poète!  Dieu  et  la  patrie!  La  captivité  et  la  mort  d'une 
reine!  Les  correspondantes  deBossuet!  Jeanne  de  Chan- 
tai! Comment  finit  un  monastère!  La  liberté  religieuse 
aux  États-Unis!  La  Foi  et  la  Charité  au  xixe  siècle  !  « 
Presque  toute  l'histoire  moderne,  ennoblie,  éclairée, 
consolée,  bénie,  sanctifiée  par  les  femmes,  tandis  que 
nos  fureurs  y  accumulent  les  discordes,  les  catas- 
trophes et  les  ruines!  Dans  toutes  les  classes,  à  tous 
les  rangs,  à  mesure  que  la  société  marche,  les  yeux 
bandés,  vers  ses  destinées  incertaines ,  des  sœurs  de 
charité  royales,  princières,  aristocratiques,  bour- 
geoises, populaires,  la  suivant  pas  à  pas,  offrant  sans 
cesse  une  ambulance  à  ses  fièvres,  un  baume  à  ses  blés- 


68  NOUVEAUX  SAMEDIS 

sures,  on  pardon  à  ses  fautes,  une  larme  à  ses  douleurs! 

Je  ne  loue  pus  ces  chapitres,  je  les  indique,  ce  qui  revient 
exactement  au  même.  Les  femmes,  ai-je  dit?  Elles 
les  arbitres  de  ce  jour  de  l'an,  qui  serait  si  triste,  si  elles 
n'y  apportaient  un  peu  d'espérance  et  de  tendresse.  Elles 
prendront  sous  leur  patronage  le  magnifique  ouvrage  de 
M.  Alphonse  Dantier.  Qui  sait  ?  1879  nous  prépare  peut- 
être  de  cruelles  surprises.  Il  faut  s'attendre  à  de  l'im- 
prévu sous  le  régime  qui  nous  gouverne  et  qui  va  nous 
gouverner.  En  rencontrant  d'admirables  modèles  sous 
ce  titre  :  Les  Femmes  dans  la  Société  chré- 
tienne, —  elles  pourront  s'initier  d'avance  à  leurs  de- 
voirs, à  leur  mission  et  à  leur  tâche  dans  un  pays  qui 
ne  veut  plus  être  chrétien. 


11 


■22  décembre  187  8. 

En  lisant  cette  annonce,— le*  Rues  du  vieux  Paris  *,— 
je  m'étais  ligure  d'abord  que  Victor  Fournel,  qui  sait 
tout,  avait  voulu  emboîter  le  pas  derrière  le  grand  baron 

1.  Les  Hues  du  vieux  Paris,  galerie  populaire  et  pittoresque, 
par  Victor  Fournel,  ouvrage  illustré  de  163  gravures  sur  bois. 


LÀ  LITTÉRATURE  DU  JOUR  DE   LAN  69 

Haussmann  et  nous  rendre  d'un  coup  de  sa  baguette 
magique  tout  ce  que  le  baron  nous  avait  pris.  La  resti- 
tution eût  été  curieuse;  car  une  partie  de  l'histoire  du 
vieux  Paris  est  restée  ensevelie  sous  ces  ruines  qui  ne 
nous  ont  pas  porté  bonheur  et  qui  en  présageaient  de 
plus  tragiques.  Mais  il  a  fait  bien  mieux  que  cela,  et  je 
l'en  félicite.  Assurément  les  rues,  les  places,  les  hôtels,  les 
cloîtres,  les  quais,  les  maisons,  disparus  dans  cette  im- 
mense orgie  du  marteau  et  de  la  truelle,  avaient  leur 
tradition,  leur  physionomie,  leurs  reliques,  leur  biogra- 
phie, et,  pour  ainsi  dire,  leur  âme.  Toutefois,  rien  ne 
remplace  la  vie,  et  c'est  la  vie  qui  circule  à  toutes  les 
pages  de  ce  livre,  dont  le  sous-titre,  —  Galerie  populaire 
et  pittoresque,  —  enlève  tout  prétexte  aux  malentendus. 
Victor  Fournel,  qui  a  beaucoup  d'esprit,  de  talent  et  de 
savoir  dans  le  présent,  est  absolument  maître  du  passé; 
il  le  possède,  il  le  dompte,  il  le  ranime,  il  le  rajeunit,  il 
le  relève,  il  l'éclairé;  il  se  l'assimile,  il  le  force  de  rede- 
venir son  contemporain  et  le  nôtre,  de  se  repeupler 
pour  noire  instruction  et  pour  nos  plaisirs,  de  nous 
révéler  ses  secrets,  de  nous  faire  ses  confidences,  de  nous 
conter  ses  anecdotes,  de  replacer  sous  nos  yeux  ses  per- 
sonnages, ses  types,  ses  fêtes,  ses  costumes,  ses  usages,  ses 
folies,  ses  dates  mémorables,  ses  tristesses  et  ses  joies.  Vous 
croyez  notre  cher  confrère  en  train  de  bouquiner  près  du 
palais  Mazarin,  de  flâner  dans  la  grande  allée  du  Luxem- 
bourg, de  causer  avec  les  artistes  qui  l'aiment,  ou  bien, 


7(i  NOUVEAUX  SAMEDIS 

les  pieds  sur  ses  chenets  et  dans  ses  pantoufles,  de  dicter 

;i  Bernadille  les  jolies  chroniques  qui  nous  charment, 
d'infuser  l'esprit  parisien  au  Journal  de  Bruxelles  ou 
d'écrire  un  article  de  fine  et  sérieuse  critique.  Point  1  il 
regarde  par  une  lucarne  féerique;  il  réveille  les  généra- 
tions endormies;  il  évoque  des  fantômes  qui  reprennent 
un  corps  pour  lui  plaire  ;  il  fait  signe  aux  dessinateurs 
de  se  tenir  prêts  à  le'commenlerou  à  le  traduire,  de  saisir 
au  passage  les  scènes  qu'il  va  retracer  ;  et  voilà  le  défilé 
qui  commence  ! 

Ce  sont  d'abord  les  fêtes  nationales.  J'allais  vous  dire 
qu'elles  ne  ressemblent  guère  à  celle  du  30  juin;  mais 
j'aurais  tort;  la  plupart  lui  ressemblent  en  ce  sens  qu'il 
a  suffi  au  temps  de  faire  un  pas  pour  montrer,  tantôt 
tout  ce  qu'il  y  a  de  chimérique  et  d'illusoire  dans  ces  ré- 
jouissances, tantôt  quels  tristes  lendemains  sont  réservés 
à  ces  explosions  d'allégresse  populaire.  Que  ces  lettres  de 
change  tirées  sur  l'avenir,  au  milieu  des  prodiges 
de  la  pyrotechnie,  soient  signées  d'un  roi  ou  d'un  peuple, 
elles  sont  bien  souvent  protestées.  Vous  l'avez  compris, 
un  livre  comme  celui-là  est  essentiellement  pittoresque: 
sans  se  laisser  gouverner  par  Y  illustration,  sa  grande 
s  eur,  habituée  à  regarder  sans  observer  et  à  dessiner 
sans  réfléchir,  il  lui  doit  bien  quelques  égards,  surtout 
quand  il  la  trouve  en  si  bonnes  mains.  Le  plus  nécessaire 
de  tous  est  de  ne  pas  faire  trop  de  haltes  pour  ratiociner 
comme  le  docteur  Pancrace,  discuter  le  revers  des  mé- 


LA   LITTÉRATURE   DU  JOUR  DE   L'AN  71 

dailles,  et,  en  face  d'un  feu  d'artifice  ou  d'une  distribution 
de  jambons,  rappeler  le  néant  des  choses  humaines.  Non! 
il  nous  renseigne:  c'est  à  nous  de  nous  enseigner.  Voici, 
par  exemple,  l'entrée  de  Louis  XI  dans  sa  bonne  ville  de 
Paris.  Le  dessin  est  très  curieux;  le  monarque  est  con- 
testable. Un  bavard  quelque  peu  subtil  pourrait  bien 
jaser  là-dessus  pendant  deux  heures,  et  prouver  que  ce 
peuple  qui  acclamait  ce  roi  n'était  pas  si  sot,  puisque  ce 
roi,  en  décimant  ou  neutralisant  la  noblesse  française,  a 
fait  en  définitive  les  affaires  de  ce  peuple.  Seulement, 
pendant  qu'il  pérorerait,  les  dessinateurs  laisseraient 
tomber  leur  crayon.  Voici  une  brillante  joute  en  l'honneur 
de  l'entrée  de  la  reine  Isabeau  de  Bavière,  laquelle  ne  fut 
par  précisément  un  modèle  de  vertus  féminines  et  royales. 
Ici,  je  ne  puis  résister  à  l'envie  de  cueillir  un  détail.  «  A 
l'entrée  d'Isabeau  de  Bavière,  un  Génois  se  laissa  glisser 
du  haut  d'une  tour  de  Notre-Dame  jusqu'à  une  maison 
du  Pont-au-Ghange,  pour  déposer  une  couronne  sur  la 
tête  de  la  reine.  »  —  Aujourd'hui,  je  ne  sais  pas  d'où  les 
Génois  se  laissent  glisser,  ni  si  leur  pont  favori  est  le 
Pont-au-Change  ;  mais  c'est  sur  leur  propre  tète  qu'il  leur 
plaît  de  déposer  une  couronne,  en  attendant  qu'ils  soient 
déposés  eux-mêmes.  Nous  marchons  ainsi,  de  Charles  VII 
à  François  Ior,  de  Henri  III  à  Louis  XIII,  et  vous  devinez 
que,  lorsque  nous  arrivons  au  Roi-Soleil,  les  fêtes,  loin 
de  se  ralentir,  redoublent  de  magnificencect d'éclat.  Que 
dis-je?  La  fête  est  partout,  à  l'aurore  de  ce  grand  règne, 


72  NOUVEAUX  SAMEDIS 

au  seuil  de  cette  radieuse  jeunesse.  Elle  s'épanouit  sur 
les  pas  du  souverain  de  vingt  ans,  qui  va  résumer  en  sa 
personne  tous  les  pouvoirs,  toutes  les  volontés,  toutes  les 
lois,  tous  les  enthousiasmes,  tous  les  amours,  toutes  les 
grandeurs,  toutes  les  gloires.  Elle  rayonnesurson  visage, 
elle  se  mêle  à  son  cortège,  elle  parfume  l'air  qu'il  respire, 
elle  parle  sur  ses  lèvres;  elle  chante,  elle  danse,  elle  ver- 
sifie: elle  foule  d'un  pied  léger  la  terre  qui  se  couvre  de 
fleurs:  elle  glisse  sur  l'eau  que  parcourent  des  embar- 
cations enchantées;  elle  remonte  jusque  dans  le  ciel  qui 
consent  pour  une  heure  à  s'appeler  l'Olympe  et  à  rede- 
venir mythologique,  afin  que  le  jeune  dieu  puisse  se 
trouver  au  milieu  de  ses  pairs, — primus inter pares,— 
rivaliser  avec  Apollon,  copier  Jupiter,  ajourner  Minerve, 
dénouer  la  ceinture  de  Vénus  et  peupler  sa  cour  de  nym- 
phes et  de  naïades.  On  dirait  que  les  fusées  partent  d'elles- 
mêmes,  que  les  instruments  rencontrent  d'eux-mêmes 
leurs  accords  et  leurs  harmonies,  que  les  gazons  sont  plus 
yerts,  les  roses  plusodorantes,  que  la  capitale  du  royaume 
est  transformée  en  un  vaste  théâtre  où  le  Prince  Charmant 
joue  les  jeunes  premiers  comme  Baron  et  Mole  ne  les 
joueront  jamais. 

Vous  trouverez  dans  ce  chapitre  le  reflet  de  cette  lune 
de  miel  monarchique;  et,  avec  cela,  quelles  charmantes 
gravures  !  La  décoration  du  Marché-Neuf:  le  cortège 
royal;  le  gros  Thomas;  le  corps  municipal  de  Paris 
recevant  le  modèle  de  la  statue  pédestre  de  Louis  XIV, 


1 


LA  LITTÉRATURE   DU  JOUR  bE   L'AN  73 

commandée  à  Coysevox,  l'inauguration  de  la  statue 
équestre  de  Louis  XV;    mais,   hélas  !  tournez  quelques 

:  déjà  une  impr  se  dégage  de  ces 

splendeurs.  L'illumination  des  galeries  du   Louvre  pour 

la   naissance  du  duc  de  ;  1e  nous  rappelle  des 

espérances  déçues,  la  mort  précoce  du  duc,  le  deuil 
s' installant  à  Versailles  pour  n'en  plus  sortir,  et  les  leçons 
de  Fénelon- perdues  pour  son  pays  et  pour  son  siècle. 
Nous  y  touchons,  à  terrible  que  la  Royauté 

devait  payer  de  sa  tête  avant  de  le  voir  finir.  Dès  lors, 
nous  croyons  lire  entre  les  lignes  tout  ce  que  l'auteur  ne 
lit  pas  et  ne  devait  pas  nous  dire.  Le  cœur  se  serre, 
comme  si  les  témoignages  prodigués  par  le  peuple  à 
Louis  XV  convalescent  ou  blessé  par  Damiens,  les  feux 
d'artifice  qui  éclatèrent  en  des  milliers  de  gerbes  lumineu- 
ses à  chaque  fête  de  la  Régence  et  du  règne,  les  cris  de 
joie  qui  saluèrent, en  1730,1a  naissance  du  dauphin,  des- 
tiné à  cacher  ses  vertus  comme  ses  contemporains  éta- 
laient leurs  vices  et  mort  en  1707  avant  son  coupable 
père,  prenaient  un  aspect  ou  un  accent  funèbre,  à  mesure 
qu'on  songe  à  leurs  suites  au  lieu  de  s'éblouir  de  leurs 
magnificences. 

Qu'est-ce  donc,  lorsqu'on  arrivera  à  Louis  XVI,  aux 
prodiges  de  Torré  et  des  frères  Ruggieri  en  l'honneur  de 
la  belle  Dauphine  qui  fut  Marie- Antoinette,  en  l'honneur 
du  premier  dauphin  qui  e  it  l'ineffable  bonheur  de  mou- 
rir en  1789.  entre  le  serment  du  Jeu-de-Paurne  et  la  prise 


74  NOl  VEAUX  SAMEDIS 

de  la  Bastille?  La  date  même  donne  le  frisson  :  21  jan- 
vier 17821  Victor  Fournel  ne  pouvait  laisser  échapper 
l'épilogue  révolutionnaire  de  ces  réjoaissance&monarchi- 

ques,  dans  leurs  rapports  avec  le  feu  d'artifice. Cette  fois, 
ce  n'est  plus  une  Reine  ou  un  Dauphin  que  l'on  fête. 
C'est  l'Ètre-Suprême.  —  «  Lorsque  la  Convention  na- 
tionale, siégeant  en  concile,  eut  décrété  l'existence  de 
Dieu,  elle  se  rendit  solennellement  au  jardin  des  Toile- 
ries, et  le  grand  pontife  du  nouveau  culte,  Robespierre, 
dirigea  lui-même  l'exécution  d'un  feu  d'artifice  où  l'on 
sent  la  poétique  et  brillante  imagination  de  l'ex-avocat 
d'Arras.  Il  communiqua  la  flamme  avec  une  lance  à  feu 
qui  symbolisait  le  flambeau  de  la  Raison,  à  des  ligures 
colossales  représentant  l'Athéisme,  l'Ambinon,  l'Égoïsme, 
la  fausse  Simplicité,  et  quand  elles  eurent  été  consumées, 
du  milieu  de  leurs  ruines  apparut,  rayonnante,  la  statue 
de  la  Sagesse,  assise  sur  son  trône.  » 

On  le  voit,  les  artificiers  de  la  République  ne  furent 
pas  meilleurs  prophètes  que  ceux  de  la  Monarchie.  Un 
an  après  cette  auguste  parade,  Robespierre  glissait  et  tom- 
bait dans  le  sang  après  avoir  fort  compromis  cette  pau- 
vre Sagesse,  tout  étonnée  d'être  plus  meurtrière  que 
l'Égoïsme,  l'Ambition  et  même  la  fausse  Simplicité.  Nous 
savons  quels  spectacles  furent  prodigués  à  la  place  de  la 
Concorde,  bien  peu  de  temps  après  qu'elle  se  fût  illuminée 
et  pyrotechnisée  pour  rendre  hommage  au  Roi,  à  la  Reine 
et  au  Dauphin.  Cruel  retour  des  choses,  des  fusées,  des 


LA  LITTÉRATURE   D  L"  JOUR  DE   L'AN  73 

lampions  et  des  feux  de  Bengale  d'ici-bas!  Encore  une 
fois,  ceci  nous  donne  beaucoup  d'espoir,  sinon  pour 
les  surlendemains,  au  moins  pour  les  anniversaires 
du  30  juin  1878. 

Le  chapitre  des  Fêtes  religieuses  est  tout  aussi  intéres- 
sant et  nous  touche  de  plus  près  ;  car  enfin  j'aime  à 
croire  que  l'on  n'a  pas  tiré  de  feu  d'artifice  à  ma  nais- 
sance —  «  manière  d'établir,  disait  Arnal,  que  l'invention 
de  la  poudre  est  antérieure  à  mon  beau-père,  «—tandis 
que  la  bûche  de  Noël,  la  fête  des  Rois,  les  Rameaux,  la 
semaine  sainte,  les  œufs  de  Pâqnes,  les  Rogations,  la 
Fête-Dieu,  les  processions,  le  jour  et  l'octave  des  Morts, 
nous  parlent  un  langage  que  nous  ne  saurions  oublier 
sans  effacer  les  plus  chères  images  de  notre  enfance  et  de 
notre  jeunesse,  sans  arracher  quelques-unes  des  racines 
qui,  même  chez  les  indifférents  et  les  tièdes,  ont  pénétré  le 
plus  avant  dans  les  cœurs.  Aujourd'hui,  la  plupart  de 
ces  traditions  sont  perdues  ou  estompées:  le  lien  est  brisé 
ou  détendu  entre  Fàme  du  peuple  et  les  dates  du  bon 
Dieu.  On  le  relègue  froidement  ou  brutalement  dans 
l'ombre  de  ses  sanctuaires  ou  sous  le  péristyle  de  ses 
îglises.On  ne  célèbre  plus  ses  fêtes  que  dans  l'intimité  des 
imes  et  des  familles.  Mais,  dans  ce  passé  que  Victor 
?ournel excelle  à  faire  revivre,  alors  que  le  peuple  n'é- 
ait  qu'une    famille    immense,    compacte,  groupée  sous 

Ies  regards  divins,  pressée  sur  les  marches  du  temple  ou 
.britée   sous  ses  voûtes,    quel   épanouissement   de  foi 


76  NOW  EÂ1  X  SAMEDIS 

naïve,  de  joie,  de  piété,  de  ppétit!  Il  existe 

encore,  dans  nos  villes  du  Midi,  quelques  vestig 
cette  cordialité  familière  entre  les  populations  et  les  céré- 
monies de  leur  culte:  de  cet!  o  en  plein  air, 
gaie,  franche,  expansive,  amusante,  amusée,  qui  peut 
dire  tout  parce  qu'elle  ne  sous-en  .  et  qui  ne 
profane  rien  parce  qu'elle  croit  à  tout.  Ici  Vicior  Fournel 
et  le  crayon  ou  le  burin  de  ses  coadjuteurs  redoublent 
d'érudition  piquante,  de  vifs  souvenirs,  de  curieuses 
anecdotes,  de  couleur  locale,  de  scènes  appropriées  à  la 
galerie  pittoresque  et  populaire  des  rues  du  vieux  Paris; 
le  tout  très  heureusement  illustré  pour  le  plaisir  de 
l'esprit  et  des  yeux. 

Comme  il  était  sincèrement  et  profondément  catholi- 
que, cepeuple  de  Parisqui  profère  aujourd'hui  une  misère 
athée  a  une  pauvreté  croyante,  et  dont  on  fait  une 
mération  de  libres  pens  surs,  sans  pens  ;ans  liberté  ! 
Le  xvme  siècle  lui-même  n'avait  pas  réussi  aie  rendre 
;  île.  La  propagande  voltairienne,  qui  devait  plus 
tards'inhltrer  dans  les  masses  et  qui  profite  maintenant 
de  lois  les  i  démocratique,  s'étai^ 

■  ii  la  nouasse  et  à  la  haute  bourgeoisie.  —  «  La 
Fête-Dieu,  nous  dît  Victor  Fournel,  était  si  bien  entrée 
dans  les  mœurs,  elle  était  devenue  si  bien  une  des  solen- 
nités favorites  de  la  population  parisienne,  une  vraie  fête 
de  la  rue,  que  la  Révolution  se  garda  bien  d'abord  d'y 
toucher.  <  —  Et,  plus  loin,  détail  plus  significatif  encore: 


LA  LITTÉRATURE   DU  JOUR  DE  L'AN  77 

«  On  ne  se  douterait  pas, qu'en  17  3,  la  procession  delà 
Fête-Dieu  se  soit  accomplie  publiquement,  et  non  seu- 
lement sans  résistance,  mais  avec  le  concours,  presque 
partout  empressé,  de  la  population  et  de  la  garde  natio- 
nale. Rien  n'est  plus  certain  pourtant.  La  Fête-Dieu 
tombait,  cette  année-là,  le  30  mai,  pendant  la  grande 
bataille  entre  la  Gironde  et  la  Montagne,  juste  la  veille 
de  la  proscription  des  Girondins  et  de  l'établissement  de 
la  Terreur.  Eh  bien,  tandis  que  le  tocsin  sonnait,  que 
•rai  Henriot  s'apprêtait  à  tirer  le  canon  d'alarme, 
les  paroisses  de  Pars  faisaient  dans  les  rues  leur  grande 
procession  annuelle... 

Et  les  fêtes  populaires!  Voilà  le  vrai  triomphe  delà 
rue.  Elle  peut  se  récuser  ou  demander  pardon  de  la 
liberté  grande,  quand  il  s'agit  de  fêter  la  naissance  d'un 
prince  ou  de  concourir  au  lu  Saint-Sacrement. 

Hais,  i  lui  dit:  «  Ne  v  z  pas!  tous  êtes 

et  nous  sommes  chez  —  quel  surcroît  de  bonne 

humeur,  de  grosse  gaieté  et  d'allures  bruyantes  !   Voici 
le  feu  de  joie  de  la  Saint-Jean,  estampe  gravée  en  1613 
par  Mathieu  Mérian  ;  voici  le  tir  de  l'oie,  sur  la  Seine, 
une  gravure  du  xvnf  oie L  le  jour  de 

la  Quintaine,  d'après  une  chroniquSdu  temps 
lemagne  :  voici  le 

les  étrennes,  dont   l'actualité 
toujours  renaissante   va  se   renouveler  dans   qui 
jours  !  Et  le  poisson  d'avril,  ce  fantastique  poisson  dont 


78  NOUVEAUX  SAMEDIS 

on  ne  connaît  que  les  arêtes!  Et  le  patinage  sur  l'eau, 
l 'aquatique  skating-ring  $\\  \  a  cent  cinquante  ans,  gra- 
vure vraiment  admirable,  tirée  du  cabinet  des  estam- 
pes! Victor  Fournel  nous  raconte  tous  ces  épisodes  en 
homme  qui  n'est  pas  bien  sûr  de  ne  pis  y  avoir  assisté. 
Quelle  vérité  !  quel  relief!  quelle  justesse  de  ton  !  Ce  n'est 
pas,  comme  on  le  disait  de  Talma,  une  statue  qui  mar- 
che ;  c'est  une  série  de  tableaux  qui  parlent.  Et  pour- 
tant, si  nous  ne  nous  trompons,  ce  qui,  dans'son  livre, 
obtiendra  ou  obtient  le  plus  de  succès,  ce  sont  les  cha- 
pitres consacrés  au  carnaval,  aux  clercs  de  la  basoche, 
aux  jongleurs,  trouvères  et  ménestrels,  aux  chanteurs 
des  rues,  aux  farceurs  en  plein  air  et  aux  parades,  aux 
cris  et  aux  petits  métiers  de  la  rue.  C'est  surtout  la  col- 
lection, —  j'allais  dire  le  musée  —  des  types  et  personna- 
ges célèbres,  depuis  [es  fous  du  xve  siècle  jusqu'à  ces#)ri- 
ginaux  ou  excentriques,  qui  furent  presque  nos  contem- 
porains, qui  se  tirent,  eux  aussi,  à  leur  façon  et  pour 
leur  plaisir,  les  fous  de  S.  M  la  Multitude,  et  dont  la  lé- 
gende plus  ou  moins  drôle,  transmise  de  la  rue  au  salon, 
des  coulisses  aux  boudoirs  et  de  nos  bancs  de  rhétorique 
à  nos  bancs  de  l'École  de  droit,  commençait  à  se  confon- 
dre avec  les  poésies  d'Odry  et  les  calembours  de  Brunet. 
Là,  ce  n'est  plus  seulement  la  vie  du  passé,  c'est  la 
notre  :  il  nous  suffit  de  rétablir  quelques  anneaux,  d'en 
ajouter  quelques  autres  et  de  tirer  à  nous  la  chaîne,  pour 
nous  retrouver  au  milieu  de  figures  que  nous  connais- 


LA  LITTÉRATURE   DU  JOUR  DE   L'AN  79 

sons  de  visu,  par  tradition,  par  ouï-dire  ou  par  les  récits 
de  nos  anciens.  Quiconque  a  été  adolescent  sous  la  Res- 
tauration et  jeune  sous  Louis-Philippe,  se  souvient  du 
carnaval,  qui  semble  à  présent  profiter  de  nos  folies 
pour  renoncer  tristement  aux  siennes.  Époque  lointaine 
où  l'archet  de  Musard  mettait  en  branle  la  cour  et  la 
ville,  où  la  descente  de  la  Courtille  était  le  grand  événe- 
ment de  toute  une  semaine,  où  le  mercredi  des  cendres 
était  plus  gai  que  nos  mardis-gras,  où  florissaient  les 
types  carnavalesques,  où  les  ducs  et  les  marquis  se  fai- 
saient peuple  pour  mieux  s'amuser,  couchaient  au  violon 
et  nous  offraient  le  spectacle  d'une  dangereuse  intimité 
entre  Moncade  et  Gavroche  !  Je  ne  dirai  pas  :  •  c'était  le 
bon  temps  !  »  car  ce  n'est  jamais  le  bon  temps,  celui  qui 
prépare  des  expiations  formidables,  celui  où  la  jeunesse 
oisive  se  grise,  où  la  noblesse  s'encanaille,  où  l'homme 
d'esprit  s'évertue  à  faire  la  bête,  où  l'âme  s'étourdit, 
s'absorbe  et  se  noie  dans  les  orgies  de  la  matière  à  ou- 
trance, où  le  descendant  des  croisés  valse  avec  la  fille  de 
son  concierge,  où  les  contemporains  de  M.  Guizot,  du 
roi-citoyen  et  de  la  Charte  constitutionnelle  parodient  de 
mauvaise  grâce  les  scènes  des  Porcherons  et  du  cabaret 
de  Piamponeau.  N'importe!  il  est  bon  de  disputer  à  l'ou- 
bli ces  images  d'une  société  fragile  qui  peut-être  n'est 
tombée  que  pour  avoir  voulu  vivre  d'éléments  contraires 
et  faute  d'avoir  su  se  décider  à  être  ou  assez  aristocrate, 
ou  assez  populaire,  ou  assez  bourgeoise.  Lord  Seymour! 


80  NOUVEAUX  SAMEDIS 

Chicardl  Balandard!  Bal  icbard!  Et,  dans  un  autre  cadre, 
H  main,  Romieu  !  James  l;  -  fantai- 

.  des  mystificateurs,  des  farceurs  patentés,  i 

nt  sans  doute  faire  leurs  farces  avec  une  physiono- 
mie bien  spéciale  et  une  verve  bien  bouffonne;  car  elles 
nous  semblent  bien  médiocres  quand  on  les  raconte! 

Et  le  bœuf  gras!  Encore  une  royauté  fortement 
entamée  par  nos  maHieurs et  par  la  République!  Pen- 
dant trois  jours  le  bœuf  gras  était  une  puissance.  Il  avait 
pour  courtisans  non  seulement  les  bouchers  qui  se  prépa- 
raient à  l'occire,  les  mousquetaires  et  les  trombones  de 
son  cortège,  les  plantureuses  déesses  qui  se  pavanaient 
sur  son  char  et  les  gamins  qui  l'acclamaient  au  pi 
mais  les  auteurs  et  les  artistes  à  la  mode,  qui  le  sup- 
pliaient de  prendre  pour  quarante-huit  heures  le  nom  ou 
le  titre  d'  un  de  leurs  grands  succès  :  le  Père  Goriot, 
Vautrin,  le  Chourineur ,  d Arlagnan,  Dagobert,  Monie- 
Cristo  !  »  G'eàt  fort  bien!  répondait  Henry  Marger  à  ses 
amis  qui  le  félicitaient:  mais,  voyez-vous,  tant  que  nous 
n'avons  pas  été  Bœuf  gras,  nous  sommes  bien  peu  de 
chose!  i  Avant,  bien  avant  cesdates  presque  acl 
rien  de  plus  curieux  que  de  s  iivr>'.  ave.-  Victor  Fournel 
.  la  comédie  de  la  rae  s  »us  les  traits  des  Gaul- 
Gargnille,  des  Gros-Gail  illot-Gorju, 

irlupin,  des  Jean-Farine,  des  Bruscanbille,  des 
î»  >bêi -li  \  des  Galimafré;  dynastie  du  gros  rire  et  du  gros 
sel  qui   se  métamorphose  souvent,   mais  n'abdique  ja- 


LA  LITTÉRATURE   DU   JOUR   DE   L'AN  Ri 

mais.  ï.  de  la  rue,  ai-je  dit  ?  —  Ne  pourrait-on 

pas  dire  aussi  :  les  origines  de   la  :  Voyez  la 

g^dation, 

mitifs  de  farceurs  en  plein  vent  sont  des  créations sui 
generis,  enfants   de  l'imagination   populaire,   cuiï 
comparables  à  celles  qui  s'  ,  abso- 

lument indépendants  de  1  ;  li  les  tient  à  distance 

et  qui  parfois  les  regarde  passer  sous  ses  fenêtres  pour 
s'en  divertir,  comme  elle  regarderait  an  chien  savant,  nn 
veau  à  six  pattes  ou  un  ours  bien  dressé.  Le  temps 
marche;  la  comédie  se  rapproche  de  ceux  qui,  plus 
tard,  lui  serviront  de  modèles.  On  voit,  sinon  tomber,  au 
moins  s'amincir  les  cloisons  qui  la  séparent  d 
vous  avez  alors  les  personnages  de  la  comédie  italienne: 
Gassandre,  Pandolphe,  Pierrot,  Aile  juin,  Scaramouche, 
Colombine;  figures  qui  ne  sont  pas  encore  des  caractères, 
que  vous  ne  rencontrerez  pas  dans  le  monde,  mais  qui 
déjà  expriment  des  sentiments,  des  p  les  ridicules 

et  que  nous  explique  l'éternel  fond  de  gourmandi 
grossièreté,  de  convoitise,  de  malice,  inhérent  àlanalure 
humaine.  Encore  un  pas!  Nous  voici  bien  près  do  Mo- 
lière. C'est  l'âge  d'Or  de  la  comédie.  Une  des  bonne 
tunes  de  Molière  —  sans  compter  son  admirable  génie  — 
a  été  de  se  rencontrer  juste  au  point  où  le  type  se  fait 
homme,  ne  perd  rien  de  son  relief  et  de  sa  carrure,  s'ap- 
pelle Alceste,  Tartuffe,  Arnolp  .  Chrysale, 
Orgon,  personnifie  des  pieds  à  la  tète  un   caractère,    fait 


82  NOUVEAUX  SAMEDIS 

alliance  avec  la  société  en  l'invitant  à  se  reconnaître 
dans  chacun  de  ses  traits,  et  pourtant  ne  se  confond  pas 
encore  avec  elle.  Puis  commence  la  période  décroissante; 
l'altération  du  type  ou  du  caractère  qui  se  neutralise 
dans  une  sorte  de  compromis  entre  le  théâtre  et  le 
monde,  et  se  môle  aux  marquis,  aux  chevaliers,  aux 
abbés,  aux  financiers,  aux  grandes  daines,  aux  soubrettes, 
tout  en  gardant,  comme  étiquette,  les  noms  traditionnels 
de  Dorante,  de  Clitandre,  de  Frontin,  d'Araminte,  de 
Gidalise  et  de  Marton.  Enfin,  de  nos  jours,  la  fusion  est 
complète  ;  le  trait  comique  ne  se  perd  pas,  mais  il  s'é- 
mousse  au  contact  immédiat  de  ses  modèles  :  il  s'atténue 
en  s'éparpillant.  Le  comédien  ressemble  à  tout  le  monde: 
l'acteur  s'habille,  marche,  parle,  sourit,  s'appelle  comme 
vous  et  moi;  de  Jalin.  de  Sauves,  de  Brévannes,  de  Pres- 
tes, Ducoudray,  Dnvernay,  Thomassin;  si  bien  qu'il 
arrive  souvent  que  les  vrais  propriétaires  de  ces  noms 
réclament  pour  n'être  pas  responsables  des  travers,  des 
ridicules,  des  fautes,  des  désordres,  des  vices  ou  des  cri- 
mes de  leurs  homonymes  dramatiques. 

A  côté  de  ces  farceurs  en  plein  vent,  plaçons,  sous  la 
dictée  de  Victor  Fournel,  les  chanteurs  des  rues,  les  rois 
peu  fainéants  de  la  chanson  populaire,  qui  est  elle-même 
une  reine  en  France  et  dont  la  royauté  en  a  démoli  beau- 
coup d'autres.  Ils  revivent  dans  ce  livre,  avec  leurs 
instruments,  leurs  costumes,  leurs  refrains,  leurs  aven- 
tures, les  anecdotes  qu'ils  mènent   à  leur   suite  et  que 


LA  LITTÉRATURE  DU  JOUR  DE   L'AN  83 

Fournel  conte  k  merveille:  Ductiemin,  le  père  La- 
joie,  Michel  Le  Clerc,  Charles  Minart,  Fanchon 
la  Vielleuse.  Déduit,  "Warlet,  Ange  Pitou,  que  la  vogue 
de  Marri  selle  Angot  a  remis  en  honneur  et  en  lumière; 
Ange  Pitou,  «  qui  fut  dans  ses  chansons  l'expression  do 
l'instinct  populaire,  las  de  la  Révolution  et  aspirant  au 
retour  de  l'ordre».  —  La  chanson!  Toute  une  petite  his- 
toire qui  accompagne  et  assaisonne  la  grande:  tour  a 
tour  gauloise,  narquoise,  pateline,  insolente,  satirique, 
gaillarde,  élégiaque,  sentimentale,  royaliste,  patriotique, 
révolutionnaire,  obscène,  terroriste  assassine,  réaction- 
naire, telle  enfin  qu'il  suffit  d'en  feuilleter  les  archives 
pour  savoir  que  le  peuple  est  toujours  à  la  veille  de  chan- 
ter ce  qu'il  chansonne  et  de  chansonner  ce  qu'il  chante. 
Avant  de  finir,  je  cède  à  l'envie  de  dire  un  mot  des 
originaux  que  Victor  Fournel  a  rassemblés  dans  son 
dernier  chapitre,  et  que  l'on  a  déjà  rangés  au  nombre 
des  pièces  les  plus  curieuses  de  son  musée.  Je 
connus  presque  tons.  Pendant  mes  années  de  collège,  j'ai 
souvent  croisé  Chodruc-Duclos  sous  les  arcades  du 
Palais-Royal:  j'ai  fait  tout  exprès  le  pèlerinage  da 
Pont-au-Change  pour  contempler  Champion,  l'homme 
au  petit  manteau  bleu,  dans  l'exercice  de  ses  fonctions 
charitables  et  un  peu  théâtrales.  Quant  au  baron  de 
Saint-Cricq,  son  nom  me  rappelle  un  souvenir  personnel. 
Lorsqu'il  n'était  encore  qu'original,  —  vers  1822,  —  il 
passa  à  Avignon,  allant  en    Italie   où  il   avait,  je  crois, 


s',  NOUVEAUX  SAMEDIS 

une  mission  du  gouvernement.  Une  de  mes  parentes, 
sœur  du  maire  d'alors,  fut  appelée  à  l'honneur  de  le 
loger.  Elle  en  eut  pour  trois  mois  à  se  remettre  des  effa- 
rementsoù  la  plongèrent  les  exigences  du  valet  de  cham- 
bre de  l'excentrique  baron.  Pour  une  seule  nuit  il  de- 
manda cinq  paires  de  draps,  dix  douzaines  de  serviettes, 
douze  matelas,  et  —  ceci  est  un  pen  clairvillien,  mais 
bah  !  nous  venons  de  saluer  Gauthier  Garguille  et  Gali- 
mafré,  —  six  vases  de  nuit.  La  bonne  dame 
récriée  sur  ce  dernier  article,  il  répondit  avec  le  plus 
grand  sang- froid:  «C'est  que  M.  le  baron  ne  s 
jamais  deux  fois  du  même  vase,  et  je  calcule  les  proba- 
bilités, y  —  Ce  début  promettait. 

Mentionnons  encore,  dans  cette  amusante  paierie  où 
nous  nous  retrouvons  en  pays  de  connaissance,  le  Persan, 
ce  dilettante  muet,  énigmatique  et  impassible,  qui,  pen- 
dant un  quart  de  siècle,  occupa,  tous  les  soirs  d'Opéra, 
la  même  stalle  de  balcon.  Il  occupa  aussi  la  curiosité  des 
habitués,  qu'intriguaient  son  bonnet  d'Astrakan,  son 
œil  somnolent,  susceptible  de  redoutables  réveil-,  sa 
belle  tête  orientale,  son  teint  basané  et  sa  barbe  blanche. 
Les  rumeurs  les  plus  étranges  circulaient  autour  de  ce 
mystère  vivant,  que  Ton  faisait  passer  pour  un  grand- 
oncle  de  la  sultane  Scheréazade.  J'étais  un  soir  son  voisin 
de  stalle  à  une  représentation  de  Y  Ali-Baba,  de  Chéru- 
bini.  Je  le  regardais  à  la  dérobée,  e»,  dans  son  immo- 
bilité de  sphinx,  il  m' apparaissait  successivement  comme 


LA  LITTÉRATURE  DU  JOUR  DE  L'AN 
le  chef  il  s  Q  tarante  V  >1  urs  miraculeusement  échappé 
aux jan  ;s  d'hu  !  s,  comme  un  c 
Marin,  et  comme  un   général  proscrit  par  le  shah 
n'avoir  B  N 

plus  le  mai  _  n,  et  ce  pauvre 

Carnevale,  que  j'ai  si  souvent  c  tuloirs 

du  Théâtre -Italien;  visage  halluciné,  le  r  .  \  ré  d'un 
homme  que  ins  la  patrie 

idéale  de  ses  amours  ou  d  me  bariolé 

aux  couleurs 

marchand  d'orviétan  et  d  :  Carnevale. 

qn    j  ■  p  lur  r  parmi  les  Posthumes  et  Revenants 

de  M.  Cuvillier-Fleury;  car  le  voilà  qui  revient  sous  la 
plume  de  Victor Fournele  ane,  au  m 

même  où  disparait  le  Théâtre-Italien  pour  cause  d'incom- 
patibilité d'humeur  a  p  iblicaine... 
Mais  il  faut  s'arracher  au  charme  des  souvenirs,  à  la 
mélancolie  des  adieux.  Victor  Foupnel  i  m  ter- 
minant: Sat  prata  hibernai:  Rien  ne  manque  à  son  suc- 
cès, pas  même  le  suffrage  de  laitière  Revue  des  Deux 
Mondes,  qui  trouve  dans  son  livre  •  l'heureuse  alliance 
d'une  rare  érudition  et  d'un  esprit  aimable  .  Je  me  per- 
met- d'ajouter:  i  Victor  Fournel  connaît  Paris  comme 
s'il  l'avait  fait;  et,  s'il  l'avait  fait,  Paris  ne  serait  pas 
plus  beau,  mais  il  -erait  meilleur.' 


JOSEPH    AUTRAN  ' 


Nous- le  savions  bien,  nous,  ses  amis,  que  sa  prose 
n'était  pas  inférieure  à  ses  vers:  et,  quand  on  nous 
disait,  avec  une  petite  moue  dédaigneuse:  —  «  Ce  sep- 
tième volume?  ne  serait-ce  pas,  par  hasard,  quelque 
chose  de  comparable  à  ces  appendices,  à  ces  pièces  justi- 
ficatives, à  ces  tables  analytiques,  à  ces  pages  complé- 
mentaires, à  ces  morceaux  de  remplissage  qui  terminent 
et  alourdissent  tant  d'éditions  (V Œuvres  complètes,  à  com- 
mencer par  Chateaubriand  et  à  finir  par  Alfred  de  Mus- 
set? »  nous  étions  bien  tranquilles,  d'abord  parce  que 
la  plupart  de  nos  bons  poètes  ont  été  aussi  de  fort  bons 
prosateurs,  —  et  nous  rappelions  les  noms  de  Racine,  de 
Molière,    de  Voltaire,   d'Alfred   de  Vigny,  de  Théophile 

1.  Lettres  et  noies  de  voyage. 


JOSEPH  AUTRAN  87 

Gautier,  de  Lamartine:  —  ensuite,  parce  que  les  quali- 
tés les  plus  remarquables  du  poète  de  la  Mer  et  de  la 
Fille  (V Eschyle  sont  justement  de  celles  qui  conviennent 
le  mieux  a  la  prose:  le  naturel,  la  grâce,  la  clarté,  la 
bonne  humeur,  la  simplicité,  la  malice  aimable,  l'atti- 
cisme,  la  bonhomie  légèrement  moqueuse,  la  familiarité 
délicate  et  cordiale,  tout  ce  qui  fait  que  la  langue  des 
dieux  peut  se  nommer  aussi  la  langue  des  hommes. 

Sermone  pedestril  nous  allons  à  pied,  nous  antres, 
pauvres  vieux  bourgeois  de  la  prose  :  et,  quoique,  en 
temps  de  révolution,  ce  soient  les  piétons  qui  éclabous- 
sent, vous  figurez -vous  un  piéton  qui  prendrait  de 
grands  airs,  toiserait  de  ha.;  les  passants  et  parlerait 
avec  emphase  de  sa  canne,  de  son  parapluie  ou  de  ses 
socques,  comme  s'il  s'agissait  d'un  huit  ressorts  ou  d'un 
vainqueur  du  Derby7  Nous  ne  pouvons  nous  rendre 
supportables  qu'en  étant  simples  comme  bonjour,  avec 
une  nuance  d'affectueuse  sympathie  pour  quiconque  nous 
fait  bon  visage,  avec  un  fond  de  tristesse  a  dépenser  sur 
notre  route,  et  en  ayant  soin  d'éviter  ce  brouillamini  et 
ce  tintamarre  dont  se  méfiait  M.  Jourdain.  Voilà  ee  qu'il 
y  avait  de  charmant  chez  Joseph  Autran,  lorsqu'il 
de  versifier  pour  causer  avec  un  ami  ou  pour  lui  écrire. 
Que  nous  étions  heureux  de  recevoir  ses  lettres!  En 
s'attachant  à  la  lettre,  on  s'attachait  à  l'esprit;  car  cha- 
que ligne  avait  un  trait  fin,  exquis,  leste,  piquant  sans 
ombre  de  prétention  ou  de  méchanceté,  une  sorte  de  sou- 


NOUVEAUX  SAMEDIS 
r  re%iguisé.  Parf  >is   un 

il  ;  èl   ia  page  D'en  était  que  plus  hu- 
maine,  mieux  d'accor 

.  dans  une  ,  il  \  en  a 

jours  au  moins  un  qui  est  tri-  pa- 

reil i  -vous  ce  qui  arrive?  L'i  lettre  de  celui-ci 

.  parce  qu'il   dissimule;  la  lettre  de  celui-là 
afflig 

i    a  bien   e  Autran,  sa  ten- 

►urles  siens,  alte  pour  les  traditions, 

inirs  e1  les  reliques  de  famille,  h  douce  chaleur  qui 

immuniquait sans  c  une  et  de 

son'àmeàson  foyer,  on  comprend  tout  ce  qu'il  a  dû  met- 

trede  tristesse,  tout  ce  que  son  cœur  a  mis  de  mémoire 

dansée  seul  titre:  ■  Li  Maison  démolie!  ■■  —  la  Maison 

ilie!  Qui  de  d  lis  un  quart   de  siècle,  n'a 

■nti  quelques-unes  des   doul  mots 

expriment?  Qui  de   nous   n'a   eu  son  enjeu  —  et  ne  l'a 

perdu!  —  dans  cette  partie  formidable  qui  se  joue  sans 

•  entre  le   crayon  iu  le  marteau  des 

maçons  et  les  plus  chères  imagesde  notre  jeunesse  ou  de 

notre  enfance?  La  voilà,  cette  vieille  demeure,  vénérable 

comme  une  aïeule,  où  s'étaient  doucement  écoulées  nos 

années  les  plus  hei  rout  y  est,    la   chambre  où 

nous  sommes  nés,  celle  où   nos   parents  sont   morts,  la 

place  ftait  à  demi  notre  berceau  protégé  par  le 

lit  mater  lel,  1.'  rameau  de  buis,  ie  bénitier  où  se  mouil- 


JOSEPH  AUTRAN  89 

lait  notre  petite  main  tandis  que  nos  yeux  cherc 
au  fond  de  l'alcôve  le  portrait  de  famille,  le  chapelet  a 
gros  grains  ou  la  gravure  de  piété.  Voilà  le  tapis  usé  par 
nos  chaussures  d'écolier,  pendant  que  nous  récitions  nos 
leçons  ou  que  nos  doigts  distraits  feuilletaient  le  Gradus 
ad  Parnassum;  la  table  de  travail  tachée  d'enc 
entaillée  par  le  canif:  la  bibliothèque  où  nous  allions 
fureter,  avec  un  vif  battement  de  cœur,  Manon  Lescaut 
ou  Clarisse  Hartowe,  Corinne  ou  Paul  et  Virginie;  la 
fenêtre  que  nous  ouvrions,  en  nous  levant,  pour  aspirer 
l'air  frais  du  matin  et  peut-être  aussi  pour  voir,  à  une 
fenêtre  du  voisinage,  une  jolie  tête  penchée  sur  une 
caisse  de  fleurs  ou  sur  une  broderie.  Rien  n'y  manque, 
à  ces  trésors  amassés  par  le  Temps,  et  Ton  dirait  que  ce 
destructeur  impitoyai  lant   pitié  de  no 

honte  de  son  œuvre;  qu'il  s'arrai  rer  ses 

-par  des   restitutions  idéales,  pour  nous   rendre 
en  souvenirs  ce  qu'il  nous  prend  en  réalités,  pour  nous 
faire  une  richesse  de  d  itre  ruine  et   un  cortège  de 
aban  ion! 

Tout  a  coup,  voici  qu'un  grave  intérêt  d'alignement, 

d'embellissement,  d'élargis  !  de  toute  autre  rime 

qu   menf,  exige  que  l'on  perce  une  rue,  que  l'on  arron- 

.  que  l'on  ouvre  ilevard,  que  l'on 

■   un  .square,    que  l'on    I  le  ville  n 

tions  un  lit  plu-  vaste,  plus  profond  et  plus  digne  d'elles, 


90  NOUVEAUX   SAMEDIS 

afin  qu'elles  y  soient  plus  à  l'aise  pour  y  couler  ;*i  pleins 
bords.  Cest  la  Bande  noire  estampillée  et  blanchie;»  la 
chaux  par  le  gouvernement.  Allons,  vite!  qu'on  démé- 
nage! De  parla  loi,  le  jury,  l'équerreet  la  ligne  droite,  la 
maison  est  à  nous,  c'est  à  vous  d'en  sortir.  —  Maïs, 
messeigneurs!...  —  De  quoi  vous  plaignez-vous?  On 
vous  donne  de  l'argent!  —  De  l'argent?  Et  qu'en  ferai- 
je,  si  vous  brisez  toutes  les  fibres  qui  me  rattachent  à  la 
vie?  Me  donnerez-vous  le  moyen  de  monnayer  mes  ten- 
dresses, d'enfermer  mon  vieux  cœur  dans  un  rouleau  de 
mille  francs,  de  capitaliser  cet  ineffable  mélange  de 
deuils  et  de  joies,  de  caresses  et  de  blessures,  de  dates 
rayonnantes  et  de  dates  funèbres,  qui  assurait  à  ma 
vieillesse  une  riche  pension  de  retraite?  Tenez  !  cet  arbre 
dans  la  cour!  il  ne  vaut  pas  cent  sous,  et  je  crois  bien 
que  les  chenilles  lui  font  la  guerre...  Pour  moi,  il  est 
inappréciable:  c'est  dans  une  de  ses  branches  que  j'ai 
entendu  le  premier  rossignol  qui  m'ait  fait  comprendre 
Roméo!...  Cet  escalier  de  service?  Il  est  laid,  sombre  et 
humide;  pour  moi,  il  est  préférable  an  fameux  escalier 
de  l'Opéra;  c'est  par  là  que  montait  ma  mère,  lorsque 
j'étais  malade,  et  qu'elle  m'apportait  matasse  de  tilleul... 
Ainsi  de  suite.  A  quoi  bon?  La  loi  est  impérieuse,  la 
résistance  impossible.  Vous  voilà  parti  :  à  peine  avez- 
vous  le  dos  tourné,  vous  entendez  le  premier  coup  de 
marteau,  et  vous  vous  demandez  avec  angoisse  s'il  frappe 
sur  votre  mur  extérieur  ou  sur  le  plus  intime  de  votre 


JOSEPH   AUTRAN  91 

être,  si  c'est  votre  maison  qu'il  démolit  ou  si  c'est  vous- 
même! 

Je  m'abandonne  beaucoup  trop  à  mes  impressions  per- 
sonnelles; mais  rassurez- vous!  Joseph  Autran  avait  trop 
de  tact  pour  faire  de  sa  Maison  démolie  \q  texte  unique 
de  ses  émotions  et  de  ses  récits.  De  cette  maison,  qui 
était  celle  de  son  père,  il  fait  une  galerie  où  nous  allons 
nous  promener  ensemble  avec  autant  de  profit  que  de 
plaisir.  A  mesure  qu'elle  disparait  ou  va  disparaître,  il 
la  reconstruit  en  idée  ou  en  souvenir,  et  il  y  loge  des  hô- 
tes illustres  dont  la  nomenclature  suffirait  à  expliquer  le 
vif  intérêt  de  ces  jolies  pages.  Ici  je  n'ai  que  l'embarras 
du  choix.  Commençons  par  un  tableau  deGreuze,  retou- 
ché par  Vollon.  —  «  Je  la  revois,  cette  bonne  grand'- 
mère,  avec  son  costume  de  Smyrniote  qu'elle  n'avait  ja- 
mais abandonné.  Elle  me  conduisait  souvent,  pendant 
ma  première  enfance,  chez  d'autres  femmes  grecques, 
ses  voisines  et  ses  amies,  qui  m'accueillaient  avec  toutes 
sortes  de  caressantes  paroles,  dans  une  langue  à  demi 
orientale,  et  me  faisaient  manger  des  confitures  de  leur 
pays.  Des  confitures,  rien  ne  fixe  mieux  les  souvenirs 
dans  la  mémoire  d'un  enfant!  Le  dimanche,  elle  réunissait 
chez  elle  la  famille  et  les  amis  intimes,  et,  quoique  à 
peu  près  ruinée,  trouvait  moyen  de  pratiquer  l'hospitalité 
à  la  façon  hellénique.  On  dînait  dans  une  vaisselle  de 
faïence  de  Provence  dont  je  vois  encore  les  ligures  et  les 
couleurs  ;  il  y  avait  là  telle  assiette  représentant,  l'une  un 


»2  NOUVEAUX   SA  M  EHI> 

pêcheur  à  In  ligne  tirant  le  poisson  de  l'eau,  l'autre  un 
joueur  de  tambourin  j#uant  de  son  instrument,  I 
soupière  dont  le  couvercle  était  surmonté  d'un  magnifi- 
que artichaut  avec  son  feuillage  en  forme  de  volute,  qui 
figureraient  aujourd'hui  avec  honneur  sur  l'étagère  d'un 
connaisseur.  » 

Mais  à  tout  seigneur  tout  honneur!  J'ai  bien  envie 
d'ajouter:  Ab  Jove  principium!  »  — puisque  ces  trois 
mots  latins  servaieir  d'épigraphe  —  on  s'en  souvient 
peut-être,  à  la  première  édition  des  Méditations  poéti- 
ques. La  Muse  de  Lamartine  se  déguisa  en  fée  pour  se 
pencher  en  souriant,  des  perles  et  des  diamants  à  la 
main,  sur  le  berceau  de  Joseph  Autran:  car  les  poètes 
ont  deux  berceaux:  celui  qui  a  renfermé  leurs  premiers 
langes  et  celui  qui  contient  leurs  premi  de  même 

que  les  comédiens  c  aeurent  deux  fois;  le  jour  de 

leur  retraite  et  le  jour  de  leur  mort.  Lamartine  a  eu  des 
panégyristes  et  des  détracteurs,  des  portraitistes  et  même 
des  s  atuaires.  Nulle  pari  peut-être  il  n'a  été  esquissé  avec 
une   fidélité  plus  attrayante,    a  plus 

sympathi  |  nphs  Lettres  qui  n'ont  pas 

la  prétention  de  le  p  :  de  le  racon- 

ter. En  dehors  de  sou  beau  pinionsurLa- 

mar  r  i  reconnaissance  ou  à  nos  rancu- 

nes, irl'hii  tir  m   sens  contraire,  dans 

aepai  t.  nous  ne  pou- 
vons que  le  saluer  comme  le  modèle   du  républicain  de 


5EPH  ALTRAN 
Platon,  comme  un  name 

un  demi-dieu  Je  l'Olympe  politnfue,  si  qous  le  compai 
aux  républicains  ou  aux  radicaux  d'à  présent  :  de  l'autre, 

3  ne  pouvons  oublier  qu'il  fut  leur  r,  le  pre- 

mier anneau  de  cette  chaîne  dont  nous  ne  connais* 
pasle dernier,  et  q  irerait-il  que  pour  un  quart 

dans  la  paternité  d  1,  il   faudrait  bien 

Lacs,  bien  des   Vali  Préludes,  bien 

Graziellas,  bien  des  Jocelyns,  pour  faire  pardonnerez 
effroyable.  Mais    les  fauvetù  ni  ce 

qui  se  passe  au  fond    d 

-  blés,  haul  s,  •instam- 

ment maintenu  Joseph  Autran,  Lamartine  ne 
ne  pouvait  lui  apparaiu  la  primitive  auréole 

la  baguette  magique:  l'enchanteur  ou  le  charmeur  qu'il 
avait  aperçu  du  seuil  de  sou  adol  scence,  beau,  svelte, 
radieux,  jeune  encore,  ave 

permise  aux  divinités,  pren\  non  de  la  Méditer- 

ran  ons 

avec  le  soleil  d'Orient.   S'il  est  vrai 
jours  un  sentiment  vivace  pour  la  premièi  que 

l'on  a  aimée,  queca  soit  elle  encore  que  l'on  ain 
l'on  croit  retrouver  dans  celles  à  qui  on  essaie  de  confier 
sa   suce  •  -  'US  qu'il    y  a 

chose  d'analogue  dans   l'ai:  nstante  de 

Autran  pour   L  bre  qui  a  fait 

Virgile,  a  dit  Voltaire,  c'est  son  plus  bel  ouvrage   •  —  et 


94  NOUVEA!  \  SAMEDIS 

nous  sommes,  pour  cette  fois,  de  son  a\  is.  Nous  ne  dirons 
pas  que  Joseph  Autran  fet  le  plus  bel  ouvrage  de  son 
harmonieux  devancier;  premièrement,  parce  qu'il  ne 
faul  rien  exagérer;  secondement,  parce  que  le  poète  de 
la  Mer  n'avait  nul  besoin  de  Lamartine  pour  se  révéler 
à  lui-même.  Mais  le  lien  a  existé  dès  1832,  et  il  ne  s'est 
jamais  rompu. 

A  Lamartine  succède,  dans  ces  Lettres  si  naturelle- 
ment et  si  familièrement  charmantes,  devant  la  façade  ou 
sous  le  toit  de  cette  Maison  démolie,  Berner,  cette 
grande  voix  qui  s*est  éteinte  au  moment  où  ses  prophé- 
ties allaient  devenir  de  l'histoire  et  où  la  place  Saint- 
Georges  aurait  eu  le  plus  besoin  de  ses  conseils:  Berner, 
à  qui  nos  imaginations  méridionales,  pendant  ces  années 
juvéniles,  prodiguaient  des  ovations  inouïes,  des  ban- 
quets pantagruéliques,  des  toasts  ébouriffants  de  lyrisme, 
d'illusion  et  d'extase.  On  nous  eût  à  peine  étonnés,  si 
on  nous  avait  dit  qu'il  apportait  la  légitimité  dans  sa 
malle,  et  nous  lui  aurions  voté  de  grand  cœur  un  char 
de  triomphe  fleurdelisé,  emporté  par  quatre  hippogriphes 
à  travers  les  nuages:  —  «  Pour  la  première  fois,  nous 
dit  Joseph  Autran,  j'entendis  cette  voix  superbe,  sonore, 
musicale,  qui  formait  à  elle  seule  une  espèce  de  duo  où 
la  voix  du  ténor  se  mêlait  à  celle  de  la  basse.  »  — Le 
jeune  poète  lui  récite  des  strophes  improvisées,  et  la  foule 
enthousiaste  associe  dans  ses  vivais  le  poète  à  l'orateur. 
Il  y  a  là  une  piquante  anecdote,  très  spirituellement  ra- 


JOSEPH  ALTRAN  9o 

contée.  Pour  arriver  plus  vite  jusqu'au  héros  de  la  fête, 
Autran  se  blesse  la  main  à  un  carreau  qu'il  casse.  Nous 
avions  alors  une  foi  et  une  ardeur  monarchiques  qui 
cassaient  les  vitres! 

Puis  viennent  Gustave  Piicard,  «  ce  cher  enfant  qui 
devait  devenir  un  si  grand  artiste,  ■>  —  Victor  de  La- 
prade...  «  Je  mis  ma  main  dans  la  sienne,  et  depuis  ce 
jour-là,  ces  deux  mains  ne  se  sont  plus  quittées.  »  Deux 
poètes  qui  restent  liés  pendant  [rente  ans  sans  se  brouil- 
ler une  seule  minute  !....  C'est  presque  aussi  beau  que 
Remette  et  que  le  Médecin  du  Lubrron.  —  Listz,  dont  le 
merveilleux  talent  n"a  de  supérieur  que  son  orgueil,  et 
qui,  en  dépit  de  sa  soutanelle,  ne  réussira  jamais  à  faire 
de  l'humilité  chrétienne  un  peu  d'humilité  musicale; 
mais  ici  je  désarme  mes  griefs  et  rentre  mes  vieilles 
griffes:  car  Listz  a  inspiré  à  Autran  quatre  pages  d'une 
irrésistible  beauté:  Ms*  le  duc  d'Aurnale,  le  jeune  colo- 
nel du  vieux  régiment;  —  d'IUens,  le  héros  de  Milianah 
ou  de  Milianah,  avec  ou  sans  italiques:  —  Scribe,  un 
homme  d'une  cinquantaine  d'années  (1841),  dont  l'air 
fin,  mais  un  peu  bourgeois,  faisait  songer  a  un  notaire 
de  comédie  »:—  madame  Dorval,  notre  chère  royaliste, 
la  véritable  interprète  du  drame  romantique,  spirituelle 
et  passionnée,  expansive  et  inégale,  si  franche  dans  ses 
faiblesses  qu'on  ne  pouvait  lui  en  vouloir:  madame 
Dorval  qui,  ayant  pris  au  sérieux  le  dénouement 
ù'Antony,   résistait  le  moins  possible  afin  de  ne  pas  être 


96  NOI  VEAI  \  SAMEDIS 

assassinée;  —  Merle,  son  mari,  «  an  homme  d  i 
d'esprit  el  de  philosophie,  »  —  un   merle  blanc,  comme 
l'appelait  sa  femme  dans  ses  moments  de  bonne  hume  ir; 
Ligier,  tragédien  de  mérite,  ma  \  rande  originalité; 

Balzac,  aussi  impopulaire  alors  qu'il  est  aujourd'hui 
surfait;  Barthélémy,  pour  qui  J  >seph  Àutran  a  eu  tou- 
jours un  faible:  Méry,  que  Théophile  Gautier  surnom- 
mait le  Christ  de.?  Sin  ixagérations  frileuses 
sont  res  endaires  à  Paris  et  à  Marseille:  —  à 
ce  propos,  lisez,  pour  en  avoir  le  cœur  net,  les  pages 
143  et  144  du  présent  volume,  et  vous  réduirez  à  sa  juste 
valeur  la  légende  du  triple  manteau;  —  Ponsardet 
l'épisode  des  deux:  Lucrèce;  l'épisode,  plus  inté. 
encore,  de  la  Fille  d'Eschyle  el  de  ses  vicissitudes;  — 
puis,  dans  la  seconde  phase,  les  deux  D  imas,  Victor 
Hugo,  Rachel.  Si,  dans  ces  derniers  temps,  l'h 
auteur  du  Demi-Monde  a  subi,  dans  son  amour-propre 
ou  dans  sa  tendresse  filiale,  une  1  jratignure  *, 
voici,  dans  une  lettre  étincelante,  amusante,  digne  de 
cette  fidèle  amitié,  un  baume  vraiment  balsa  m...  non,  je 
me  trompe!  — vraiment  anti-balsamique: 

«  Qui  n'a  pas  connu  Dumas  bis  à  vingt  ans  ne  sait 
pas  ce  que  peuvent  être  les  qualités  les  plus  séduisantes 
de  la  jeunesse.  S'il  a  fait  des  victimes  en  ce  temps-là,  je 
n'en  veux  rien  savoir:    mes  je  cr  >is  que  le  Père  éternel 

1.  Allusion  à  l'iusuccès  de  Joseph  Balsamo. 


JOSEPH  ACTUAN  '.7 

leur  aura    pardonné:    car  la  séduction  était  trop  forte. 

Toutes  les  facultés  qui,  pins  tard,  se  sont  produites  chez 
lui  avec  tant  d'éclat  s'y  faisaient  dès  !  >rs  pressentir 
n'étaient  pas  encore  les  fruits:  c'était  la  plus  précoc 
la  plus   riche   des  floraisons.  Dans   ce   gamin 
dans  ce   glorieux   héritier  d'un  nom  illustre,  il  y  avait 
déjà  un  poète,  un  philosophe,  un  moraliste,  et  par-des- 
sus  tout  un  causeur  étincelant.    Il  avait   des  mots  qui 
partaient  comme  d'éblouissantes  fusées;  il  avait  des  pen- 
sées qui  ouvraient  sur  le  m  >nde  m  irai  les  horizons 
plus  inattendus.  Je  ne  dis  ri  nne,  une  vraie 

re  de  héros  de  roman,  comme  en  rêve  toute  jeune 
femme  penchée  a  sod  balcon.  Dès  la  première  fois  que  je 
le  vis,  je  fus  pris  par  sa  gaieté,  comme  il  le  fut  un  peu,  je 
crois,  par  ma  mélancolie  :  non  pas  qu'il  n'eût  ses  heures 
de  tristesse,  ni  que  je  1.  s  heures  de  folie;  mais, 

à  nous  deux,  nous  formions  le  plus  pari  mtrastes, 

et  c'est  de  là,  dit-on,  que  missent  les  durables  amitiés.  » 

Ainsi,  lorsque  notre  cher  poète  es!  irri  é  a  i   b 
son  aimable  récit,  il  a  réparé  à  demi  le  mal  que  les  démo- 
lisseurs vont  faire.  La  maison   paternelle,  la  maison  dé- 
molie parle   encore,    au  moment  où  elle  va  pour 
toujours:  elle  se  repeuple  jusque  sous  les  mains  brutales 
qui  s'apprêtent  à  la  vider;  elle  revit  à  l'heure  - 
elleest  condamnée  à  périr.  J'ai  insisté  de  préférence  sur 
cette  partie  du  volume,  parce  q  l'elle  tient  de  pi., 
se  noue  plus  étroitement   à  l'ensemble  de  la  vie  et 


x 


........ 


NOUVEAUX  SAMEDIS 

œuvres  de  Joseph  Autran.  A  l'aide  d'un  très  léger  eiï'ort 
d'imagination  ou  d'analyse,  il  est  facile,  en  lisant  telle  ou 
telle  de  ces  pages,  de  les  rétablir  à  leur  date  et  de  se 
figurer  par  quelle  heureuse  rencontre  d'occasions  et 
d'inspirations  l'auteur  a  été  amené,  d'abord  à  se  savoir 
poète,  puis  à  obtenir  ses  premiers  succès,  et  enfin,  après 
avoir  livré  aux  vents  —  ludibria  mentis  —  les  primevères 
de  sa  poésie,  à  préparer  et  à  récolter  sa  moisson.  La 
pieuse  et  dévouée  compagne  qui  fait  de  son  veuvage  l'é- 
pilogue de  cette  carrière  poétique  et  de  celte  gloire  ne 
s'y  est  pas  trompée  en  rassemblant  ces  fragments  qu'elle 
nous  offre  et  nous  recommande  en  quelques  lignes  aussi 
touchantes  qu'émues.  Xous  ne  lui  apprendrons  rien,  à 
notre  tour,  si  nous  lui  disons  que  c'est  surtout  par  cette 
Maison  démolie,  par  cette  revanche  de  la  plume  contre  le 
marteau,  du  souvenir  contre  l'oubli,  de  l'âme  contre  le 
moellon,  de  la  vie  contre  la  mort,  que  ce  volume  réussit 
et  réussira.  Il  y  a  pourtant  des  traits  bien  heureux,  bien 
justes  et  bien  fins  dans  le  chapitre  intitulé  \eLacde 
Corne,  où,  au  lieu  de  descriptions  et  de  paysages,  nous 
rencontrons  des  jugements  rapides,  sommaires,  nerveux, 
ingénieux,  laconiques,  sur  la  plupart  de  nos  poètes, 
depuis  le  prince  Charles  d'Orléans  jusqu'à  Baudelaire.  Je 
cite  au  hasard: 

«  —  Pierre  et  Thomas  Corneille.  —  Encore  deux  frères 
dont  l'un  est  immolé  par  l'autre.  Seulement,  ici,  c'est 
Abel  qui  tue  Gain. 


EOSPH  AUTRAN  99 

»  —Voltaire.  —  Le  plus  grand  prosateur  du  xvme  siè- 
cle. Sa  prose  n'a  été  mauvaise  nue  dans  ses  vers. 

»  —  Gresset.  —  Il  avait  à  un  haut  degré  ce  que  j'ap- 
pellerai volontiers  «  la  gaieté  ecclésiastique  ». 

»  —  Chateaubriand.  —  Il  avait  ïa  passion  des  vers. 
Malheureusement,  il  en  a  fait. 

»  —  Sainte-Beuve.  —  Un  critique  doublé  d'un  poète. 
Le  critique  est  grand,  le  poète  petit. 

»  —  Delphine  de  Girardin.  —  Une  muse  couronnée  de 
fleurs  artificielles.  Elle  aurait  eu  plus  de  talent  si  elle 
avait  eu  moins  d'esprit.  Pour  arriver  jusqu'au  génie,  il 
faut  un  peu  de  bêtise,  et  je  crois  qu'à  ce  prix-là  elle  n'en 
aurait  pas  voulu.  » 

Et  ce  joli  mot  de  la  fin  à  propos  du  dédaigneux  et 
inexplicable  silence  opposé  par  Lamartine  à  l'admirable 
épître  d'Alfred  de  Musse!  : 

«  —  De  tout  ceci  je  conclus  qu'il  faut  toujours  répon- 
dre à  l'épître  qu'on  vous  adresse,  surtout  quand  cette 
épître  est  un  chef-d'œuvre  d'éloquence,  de  passion  et  de 
poésie.  » 


UniveTsTÇj* 

"«UOTHECA 


VI 


HECTOR    BERLIOZ 


29  décembre  1878. 

Le  19  septembre  1827,  j'obtins,  à  titre  de  fort  en  thèmp, 
la  permission  d'aller  à  l'Odéon,  mon  proche  voisin,  à  la 
première  représentation  des  acteurs  anglais.  On  n'était 
pas  très  rassure.  Cinq  ans  auparavant,  en  1822,  une 
éprenve  du  même  genre,  au  théâtre  de  la  Porte-Saint- 
Martin,  avait  amené  d'effroyables  orages.  C'est  que 
les  blessures  de  1845  étaient  encore  saignantes.  Heu- 
reusement, ces  cinq  années  de  prospérité  et  de  paix,  le 
libre  échange  des  deux  littératures,  l'avènement  du  ro- 
mantisme, avaient  émoussé  les  rancunes  nationales.  L'An- 
gleterre de  Waterloo,  de  lord  Wellington,  de  sir  Hudson 

1.  Correspondance  i?iédite  O'IIt  ctor  Berlioz,  avec  une  notice 
biographique  par  Daniel  Bernard. 


HECTOR  BERLIOZ  101 

Lowe  et  de  William  Pitt,  était  devenue  pour  la  jeune 
nération  la  patriede  Canning,  de  lord  Byron,  de  l'amiral 
Cbdringtan,  de  Walter  irtout  de  Shakspeare  ; 

de  Shakspeare,  dieu  inconnu  que  nous  adorions  déjà  sans 
être  bien  sûrs  de  le  comprendre  ! 

La  soirée  fat  donc  très  calme,  ou  plutôt  très  brillante. 
On  jouait  Roméo  et  Juliette.  Les  deux  principaux 
interprètes,  Charles  Kemble  et  miss  Harriett  Smithson, 
furent  applaudis  avec  enthousiasme.  Charles  Kemble, 
—  lorsque  je  pus  plus  tard  le  comparer,  —  s'était  ad- 
mirablement approprié  au  goût  français:  il  avait  saisi  la 
note  juste  entre  l'ampleur  correcte,  majestueuse,  un  peu 
académique  de  Macready,  et  le  génie  désordonné  d'Ed- 
mundKean.  Il  faudrait  la  plume  d'une  aile  de  colombe 
pour  décrire  la  beauté  idéale,  la  chasteté  passionnée,  la 
grâce  virginale  —j'allais  dire  séraphique,  de  miss  Smith- 
son. Ce  fut  une  apparition,  un  rêve  de  Thomas  Moore, 
un  enchantement  ! 

Elle  aurait  attendri  un  marin  de  Trafalgar,  un  gro- 
gnard de  la  grande  armée  !  à  la  délicieuse  scène  du  balcon  : 

ffilt  thon  be  gon°!  xi  is  notyetnear  day!... 

L'ami  à  qui  on  m'avait  confié  me  poussa  le  coude,  et 

me  dit  tout  bas  ,irde!   »  A  notre   droite,  sur  le 

même  rang  du  parterre,  j'aperçus  un  jeune  h  mime  dont 

la  figure,  une  fois  qu'on  'avait  vue  trois  minutes,  ne  pou- 
^**++****  6. 


102  NOUVEAUX  SAMEDIS 

\  ait  plusêtre  oubliée.  Une  chevelure  épaisse,  d'un  ehàtain- 

clair,  parfaitement  plantée,  rejetée  en  arrière,  retombait 

sur  le  collet  de  sa  redingote  décemment  râpée.  Son  front 
magnifique,  marmoréen, et,  pour  ainsi  dire,  lumineux,  son 
nez  qu'on  eût  dit  découpé  par  le  ciseau  de  Phidias,  ses 
lèvres  minces,  fines,  arquées,  son  menton  légèrement 
bombé,  mais  sans  exagération,  sa  maigreur  d'ascète  ou 
de  poète,  composaient  un  ensemble  qui  eût  fait  la  joie  ou 
le  désespoir  d'un  sculpteur.  C'était,  par  excellence,  un 
profil  de  médaillon  ou  de  camée.  Mais  tous  ces  détails 
s'effaçaient  à  l'aspect  de  ses  grands  yeux,  d'un  gris  pale 
et  ardent,  fixés  sur  Juliette  avec  cette  expression  extatique 
que  les  peintres  antérieurs  à  la  Renaissance  prêtent  à 
leurs  anges  et  à  leurs  saints.  Le  corps  et  l'a  me  s'absor- 
baient tout  entiers  dans  ce  regard.  Quelques  années  après, 
lorsque  mon  cher  et  toujours  regretté  d'Ortigue  me  pré- 
senta à  Berlioz,  lorsque  je  reconnus  l'inoubliable  spec- 
tateur del'Odéon,  je  me  dis  que  ce  regard  et  ce  moment 
avaient  peut-être  décidé  de  toute  sa  destinée:  non  seule- 
ment la  destinée  de  l'homme  qui  finit  par  épouser,  en 
1833,  miss  Smithson  et  ne  trouva  pas  le  bonheur  dans  ce 
mariage,  mais  celle  de  l'artiste,  du  compositeur  éminent, 
qui.  dès  ce  premier  soir,  se  grisait  un  peu  trop  de  Shaks- 
peare  et  se  livrait  siabsolument  à  son  imagination  qu'elle 
lui  faisait  prendre  lecerveau  pour  le  cœur,  le  rendait  dupe 
ou  victime  d'un  amour  de  tête  et  préparait  à  son  génie  le 
revers  desasplendidp  médaille:  l'artificiel  dans  le  naturel. 


HECTOR  BERLIOZ  103 

Dix.ansse  sont  écoulés  dopais  la  mort  d'Hector  Berlioz. 
Un  intérêt  mélancolique  s'attache  à  sa  mémoire.  Il  a 
été  de  ceux  dont  le  cardinal  de  Retz  disait  «  qu'ils 
n'avaient  pas  rempli  tout  leur  mérite  ».  Daniel  Bernard, 
dans  sa  remarquable  notice,  rappelle  excellemment  cette 
condition  infaillible  et  funèbre  de  toute  gloire  contestée. 
«  Il  n'a  eu  qu'à  mourir!»  nous  dit-il.  Peut-être,  s'il  avait  le 
malheur  d'être  de  notre  âge,  eût-il  encore  assigné 
d'autres  causes  à  ce  douloureux  contraste  entre  le  succès 
posthume  des  oeuvres  de  Berlioz  et  les  déceptions  qu'il 
eut  à  subir  de  son  vivant. 

D'abord,  une  chose  inouïe,  incroyable,  insensée,  vraie 
pourtant,  et  que  peuvent  attester  les  contemporains. 
Telle  fut  l'opposition  charkarique,  organisée  par  le? 
deux  partis  hostiles  au  gouvernement  de  juillet,  qu'il 
suffisait  d'être  patronné  par  le  Journal  des  Débats,  d'y 
écrire  des  feuilletons  et  d'être  soupçonné  d'avoir  colla- 
boré à  la  musique  d'Esméralda,  de  mademoiselle  Louise 
Bertin,  pour  être  impitoyablement  attaqué  et  fort  mal  dé- 
fendu dans  la  presse:  car  ce  n'est  pas  d'hier  que  date 
cette  disproportion  gigantesque  entre  la  force  de  l'attaque 
et  la  faiblesse  de  la  défense.  A  cette  cause  secondaire  s'en 
ajoute  une  autre,  d'un  ordre  plus  élevé.  Berlioz,  dès  le 
début,  se  posa  en  révolutionnaire  à  outrance  et  à  tous 
crins.  Le  romantisme  venait  do  naître  et  paraissait  via- 
ble. Il  n'y  avait  pas  de  raison,  selon  l'auteur  de  la  Sy?n- 
phonie  fantastique, pour  ne  pas  révolutionnera  musique, 


10',.  NOUVEAUX  SAMEDIS 

comme  Eugène  Delacroix,  Victor  Hugo  el  Alexandre 
Dumas  révolutionnaient  Y &Tt,  la  peinture,  la  poésie  et 
le  théâtre!  Certes,  il  était  de  taille,  de  complexion  et 
d'é  lergie  à  m  le  pair  avec  ces  hommes  illustres. 

Seulement,  —  et  ici  les  dates  sont  essentielles,  —  Hugo, 
Dumas,  Delacroix,  dans  leur  rôle  de  novateurs,  s'adres- 
saient à  un  public,  à  une  jeunesse  convaincue  d'avance 
de  la  nécessité  de  trouve?-  autre  chose  que  les  tableaux 
de  MM.  Picot  et  Abelde  Pujol,  les  poèmes  didactiques  de 
l'école  de  l'abbé  Delille,  les  tragédies  de  MM.  Arnauld 
père  et  fils,  ou  les  comédies  de  M.  Riboutté.  Il  y  avait  un 
vide  immense;  il  s'agissait  de  le  remplir,  et,  malgré  bien 
des  résistances,  des  orages,  des  faillites  de  détail,  le  vide, 
en  définitive,  fut  rempli.  Mais  la  musique  !  lorsqu'elle 
était  cà  l'apogée  de  sa  prospérité,  de  sa  fécondité,  et  de  sa 
gloire  !  Au  lendemain  de  Robert  le  Diable  /a  la  veille  des 
Huguenots!  Quand  l'archet  oula  baguette  magique  d'Ha- 
beneck  nous  révélait  Beethoven!  Quand  Rossini  battait 
son  plein,  entre  le  Comte  Ory  ziGuillaumeTell,  entre  Sémi- 
■  ramide  et  0 tel  loi  Quand  nousétionsdoucement  bercés,  trois 
fois  par  semaine,  par  les  caresses  de  la  sirène  italienne  ! 
Quand  les  amoureux  (nous  l'étions  tous  alors),  rencon- 
traient en  Bellini  le  plus  mélodieux  des  confidents,  le  plus 
tendre  des  interprètes!  Lorsqu'un  groupe  de  chanteurs 
incomparables  perfectionnait  le  génie  et  sauvait  la  médio- 
crité! Lorsque,  réconciliés  avec  l'Allemagne  comme  avec 
l'Angleterre,  nous  écoutions,  un  volume  d'Hoffmann  à  la 


HECTOR  BERLIOZ  10o 

main,  le  cor  fantastique  de  FreischiUz,\e  battement  d'ailes 
des  sylphes  d'Oberon!  —  Étrangers,  me  dites-vous.  — 
Non!  il  n'y  a  pas  d'étrangers  en  musique;  cette  langue 
divine  est  essentiellement  cosmopolite.  Français,  je  nepuis 
pas  m'enorgueillir  de  la  page  de  Byron  ou  de  Goethe 
que  l'on  me  traduit,  du  tableau  de  Raphaël  ou  du 
Titien  qui  décore  les  musées  de  Rome  ou  de  Florence. 
Mais,  du  moment  que  Lablache  el  Rubini  chantaient  à 
Paris,  ils  devenaient  mes  compatriotes.  Du  moment  que 
Guillaume  Tell  et  Robert  offraient  leursprimeurs  à  notre 
Opéra,  Rossini  était  plus  Français  qu'Italien,  Meyerbeer 
plus  Parisien  que  Berlinois.  Donc,  il  n'y  avait  pas  de 
place;  pour  me  servir  d'une  phrase  bien  vulgaire,  le 
besoin  de  Berlioz  ne  se  faisait  pas  généralement  sentir; 
c'est  pour  cela  que,  au  premier  abord,  Berlioz  n'a  pas 
réussi. 

Aujourd'hui,  quelle  différence!  Les  théâtres  lyriques 
meurentd'inanition.  Contrairement  à  l'opinion  proverbiale 
qui  veut  que  les  gros  poissons  mangent  les  petits,  l'opé- 
rette a  dévoré  l'opéra.  Sauf  quelques  rares  exceptions, 
notre  Académie  plus  ou  moins  nationale  de  musique  ne 
possède  plus  qu'une  bonne  moyenne  de  chanteurs  de  pro- 
vince. Après  avoir  démoli  bien  des  capitaux,  le  Théâtre- 
Italien  subit  la  peine  du  talion,  et  s'écroule  sous  le  mar- 
teau des  démolisseurs.  L'étoile  de  Gounod,  contre  toute 
vraisemblance,  a  pâli  dans  le  ciel  de  Polyeucte.  Sans  même 
compter  les  deux  géants,  Rossini  et  Meyerbeer,  nous  cher- 


106  NOUVEAUX  SAMEDIS 

chons  vainement  les  héritiers  d'Hérold,  d'Halévy,  d'Auber, 
d'Adolphe  Adam.  Georges  Bizet  est  mort.  Massenet  n'est 
pas  encore  classé  à  son  rang.  Je  dois  avouer  à  M.  Saint- 
Saëns  que  je  manque  absolument  du  sixième  qui  m'ai- 
derait à  comprendre  les  beautés  de  sa  musique.  Notre 
Opéra-Comique  ne  vit  plos  que  de  reprises.  Paris  et  la 
France  sont  décidément  réfractaires  au  génie  de  Richard 
Wagner,  qui  semble  déjà  un  peu  démodé,  même  en  Al- 
lemagne. Vous  le  voyez,  il  y  avait  de  la  place;  Berlioz, 
qui  n'était  pas  arrivé,  est  revenu  à  son  moment  et  à  son 
heure...  Hélas  !  dix  ans  trop  tard!  Il  n'est  plus  là  pour 
jouir  de  ses  triomphes. 

Est-ce  tout? pas  encore.  L'insuccès  provisoire  de  Berlioz 
peut  aussi,  selon  moi,  s'expliquer  par  son  caractère,  son 
humeur,  parla  fâcheuse  influence  qu'exercèrent  sur  lui 
ses  chagrins  et  sa  critique.  Je  n'ai  pas  eu  l'honneur  d'être, 
à  proprement  parler,  son  ami:  mais  l'amitié  de  Joseph 
d'Ortigue  nous  servit  constamment  de  trait  d'union,  et 
j'ai  pu  étudier  cette  organisation  de  grand  artiste  incom- 
plet et  mal  équilibré,  cette  nature  essentiellement  shaks- 
pearienne,  inégale,  inquiétante,  inquiète,  toute  de  dispa- 
rates et  de  soubresauts,  attachante  plutôt  qu'attrayante, 
pathétique  plutôt  que  sympathique,  sincère  et  factice 
toutensemble,  et  comme  le  dit  très  bien  Daniel  Bernard, 
4  tantôt  s'élevant  jusqu'au  pur  lyrisme,  tantôt  échouant 
dans  le  marécage  du  calembour  ».  —  Il  n'a  jamais  été 
heureux.  —  «  Tu  ne  sauras  jamais,   écrit-il  à  son  fils, 


HECTOR  BERLRiZ  107 

Louis  Berlioz,  ce  quenous  avons  souffert  l'un  par  l'autre, 
la  mère  et  moi,  et  ce  sont  ces  souffrances  mêmes  qui  nous 
avaient  tant  attachés  l'un  à  l'autre.  Il  m'était  aussi  im- 
possible de  vivre  avec  elle  que  de  la  quitter.  »  —  Il  ne 
l'avait  aimée  qu'en  imagination:  il  l'épousa  par  entê- 
tement et  par  dévouement.  Il  ne  la  rendit  pas  heureuse. 
Hélas!  on  assure  que  l'idéale  et  poétique  Juliette  de  4827 
finit,  pour  s'étourdir  sur  ses  chagrins  domestiques,  par 
recourir  au  spécifique  que  les  plus  élégantes  Anglaises 
opposent,  dit-on,  à  tous  les  maux:  aux  maladies  de  poi- 
trine comme  aux  peines  de  cœur.  Berlioz  avait,  il  faut 
en  convenir,  une  singulière  façon  d'entendre  et  de  prati- 
quer les  devoirset  les  affections  de  famille.  Six  mois  après, 
il  écrit  au  môme  Louis  Berlioz,  fils  de  sa  chère  Harriett  : 
i  J'ai  à  t'annoncer  une  nouvelle  qui  ne  t'étonnera  proba- 
blement pas...  Je  suis  remarié.  Cette  liaison,  par  sa  durée, 
était  devenue,  tu  le  comprends  bien,  indissoluble;  je  ne 
pouvais  vivre  seul,  ni  abandonnera  personne  qui  vivait 
avec  moi  depuis  quatorze  ans.  »  —  C'est  traiter  un  peu 
cavalièrement  l'âge  des  premières  amours,  les  luis  du  ma- 
riage, les  délicatesses  filiales  et  la  dignité  paternelle. 
Cette  seconde  femme,  mademoiselle  Récio,  n'était  pas,  à 
ce  qu'il  parait,  très  aimable,  et  les  intimes  du  pauvre  au- 
teur des  Troyens  ne  chantaient  pas  ses  louanges.  Si  j'ap- 
puie un  peu  trop  sur  cet  épisode,  c'est  pour  arriver  à  indi- 
quer une  lacune  qui  m'a  toujours  attrisl  i  iioz,  et 
dont  son  génie  et  sa  carrière  se  suiit  fatalement  ressentis. 


NOUVEAUX  SAMEDIS 
ami  de  ï^Ortigue,  si  franchement  el  si  simplement 
;i:  de  Liszt,  qui,  à  .  a  fini 

ibbé;  ce  collaborateur  d  Cazalès 

La  Gournerie  dans  le  Correspondant  et  la  Revue 
européenne  { 1 S3 1  ^)  :  le  compositeur  de  ce  beau  Requiem, 
qui  compte  parmi  ses  chefs-d'œuvre,  n'avait  pas  ombre 
de  sentiment  religieux  ;  table  rase!  Certes,  je  ne  de- 
mande pas  aux  musiciens  illustres  une  dévotion  exaltée, 
ni  même  une  orthodoxie  bien  nette:  mais  rien,  c'i 
peu.  S'il  est  vrai,  comme  je  le  crois,  que  la  musique  soit,  de 
tous  les  arts,  celui  qui  plane  le  plus  haut  et  le  plus  libre- 
ment au-dessus  des  réalités  terrestres,  celui  qui  rapproche 
le  plus  aisément  du  ciel  les  imaginations  bien  d 
comment  se  résigner  à  la  voir  replier  ses  ailes  et  s'arrê- 
ter au  seuil  de  sa  seconde  patrie?  Autre  lacune.  Il  résulte 
de  la  notice  de  Daniel  Bernard  et  de  la  correspondance 
de  Berlioz,  que  l'Italie  ne  lui  dit  rien,  qu'il  resta  complè- 
tement insensible  aux  séductions  de  cette  enchanteresse, 
dont  peuvent  avoir  abusé  les  admiratious  routinières  et 
les  enthousiasmes  bourgeois,  mais  qui,  même  en  dehors 
de  la  consécration  divine,  n*en  garde  pas  moins  la  triple 
auréole,  le  triple  prestige  de  la  nature,  de  l'histoire 
et  de  l'art.  Malgré  le  charmant  accueil  d'Horace  Vernet 
et  de  sa  famille,  Rome  l'ennuie.  «  Pour  échapper  à  l'en- 
nui qui  le  tue  »  (sic),  il  se  brise  de  fatigue:  il  vaga- 
bonde dans  la  montagne;  il  va  tuer  des  cailles  et  des 
sarcelles.    On  dirait  que,    comme  Ulysse,  à    qui  il  ne 


HECTOR  BERLIOZ  109 

ressemble  guère,  il  s'est  rempli  de  cire  les  oreilles 

être  sourd  aux  chants  de  la  Sirène.  Il  est  à  Rome,  et  il 
ne  recherche,  n'écoute  et  n'admire  que  Mendelssohn,  qui 
se  moque  de  lui.  J'admets  volontiers  que  ses  prédilec- 
tions et  ses  antipathies  musicales  soient  inflexible-,  ab- 
solues, qu'il  préfère  Gluck  à  Rossini,  Weber  à  Merca- 
dante,  Beethoven  à  Bellini.  Est-ce  une  raison  pour 
s'écrier  :  «0  Italiens,  misérables  que  vous  êtes!  singes, 
pantins,  orangs-outangs,  toujours  ricanants,  qui  laites 
des  opéras  comme  ceux  de  Bellini,  de  Paccini,  de  ROS- 
SINI  !!!)  de  Vaccaï,  de  Mercadante !...»  Et  remarquez, 
que,  dans  ses  extases  et  dans  ses  haines,  Berlioz,  cette 
barre  de  fer,  n'est  pas  même  conséquent  ! 

Il  écrit  à  Rodolphe  Kreutzer,  compositeur  médiocre  dont 
pas  une  œuvre  n'a  survécu  :  a  Je  succombe  !  Je  meurs  !  les 
larmes  m'étouffent!  La  Mort  d'Abel!  (un  four.)  Dieux!  û 
génie!...  sublime,  déchirant,  pathétique:  Ah!  je  n'en  puis 
plus;  il  faut  que  j'écrive!  A  qui  écrirai-je?  Au  génie?... 
Non,  je  n'ose...  Peut-être  Kreutzer  me  rendrait-il  le  cou- 
rage que  j'ai  perdu  en  voyant  l'insensibilité  de  cesgredins 
de  ladres,  qui  sont  à  peine  dignes  d'entendre lespantalon- 
nades  de  ce  pantin  de  Rossini.  [Le  Barbier!  la  Gazza! 
Mosèï  Olello!  Sé)/iira?nide,  en  attendant  le  Comte  Ory 
et  Guillaume  Tell!,  Si  la  plume  ne  me  tombait  des  mains, 
je  ne  finirais  pas.  AH!  GÉNIE!  » 

Quand  on  écrit  de  pareilles  choses,  il  faut  en  accepter 
bravement  les  conséquences,  aller  jusqu'au  bout,  et  ou- 

X" 7 


lin  NOUVEAI  X  SAMEDIS 

blier  toute  question  d'amour-propre  ou  d'intérêt  person- 
nel. Or,  trente  ans  se  liassent:  nous  voici  à  L'Opéra  de 
la  rue  Le  Peletier,  à  la  première  du  Tannhauser.  En 
conscience,  Richard  Wagner  devrait  être  un  des  dieux 
ou  une  des  idoles  de  Berlioz.  Contestable,  discutable, 
bouffi,  insupportable,  soit  !  mais  de  grande  race  et  d'une 
autre  envergure  que  Rodolphe  Kreutzer.  Du  moment 
que  l'on  a  travaillé  toute  sa  vie  à  révolutionner  la  mu- 
sique, à  discréditer  l'Italie  en  l'honneur  de  l'Allemagne, 
à  vilipender  Rossini  et  son  groupe,  à  plaider  pour  L'effet 
de  sonorité,  la  puissance  de  l'expression,  la  vérité  histo- 
rique, la  couleur  locale,  l'accord  exact  de  la  situation  et 
du  sentiment  avec  le  chant,  la  prépondérance  de  l'or- 
chestre, le  récitatif  et  la  mélopée  continue,  contre  la 
mélodie,  le  motif,  la  musique  tleurie  et  les  plaisirs  de 
l'oreille,  il  n'y  a  pas  de  capitulation  possible,  de  sub- 
terfuge plausible.  On  doit  admirer  le  Tannhauser  ou  au 
moins  le  ménager.  Voici  comment  s'exprime  Berlioz,  la 
veille  et  le  lendemain  : 

—  «  On  est  très  ému  dans  notre  monde  musical  du 
scandale  que  va  produire  la  représentation  du  Tannhau- 
ser. Je  ne  vois  que  des  gens  furieux:  le  ministre  est 
sorti  l'autre  jour  de  la  répétition  dans  un  état  de  co- 
lère!... Wagner  est  évidemment  fou...  » 

Le  lendemain  «  Ah!  Dieu  du  ciel!  quelle  représenta- 
tion! Quels  éclats  de  rire!  Le  Parisien  s'est  montré  hier 
sous  un  jour  tout   nouveau;  il  a   ri  du  mauvais  style 


HECTOR  BERLIOZ  11  I 

musical,  il  a  ri  des  polissonneries  d'une  orchestration 
bouffonne:  il  a  ri  des  naïvetés  d'un  hautbois:  en  lin 
il  comprend  donc  qu'il  y  a  un  style  en  musique  !  Quant 
aux  horreurs,  on  les  a  sifflées  splendidement.  » 

—  Le  Parisien  s'est  montré  hier  sous  un  jour  tout  nou- 
veau? —  C'est  justement  le  contraire  qu'il  aurait  fallu 
dire.  Le  Parisien  avait  été,  ce  soir-là,  plus  Parisien  que 
jamais.  Il  avait  sifflé  le  Tannhauser  par  les  mêmes  rai- 
sons qui  lui  font  applaudir  l'opérette:  l'opérette,  objet 
des  justes  anathèmes  de  B?rlioz  !  On  des  griefs  du  Jockey- 
Club  et  des  loges  influentes,  c'était,  on  le  sait,  l'absence 
de  ballet.  Quelques  jolies  jambes,  quelques  élégantes  pi- 
rouettes auraient  peut-être  obtenu  grâce  pour  cette  par- 
tition originale,  trop  systématique,  un  peu  ennuyeuse, 
mais  pleine  de  beautés  de  Tordre  le  plus  élevé.  Vous  le 
voyez,  ceci  s'accordait  assez  mal  avec  l'idéal  dont  Berlioz 
avait  fait  son  unique  religion,  et  dont  Alceste,  Orphée,  la 
Vestale,  offraient,  selon  lui,  les  modèles.  Hélas!  c'est 
que  nous  touchons  ici  à  la  plaie  secrète,  à  ce  rôle  de 
troisième  larron,  que  Berlioz  malade,  usé,  aigri,  agacé, 
réduit  dans  son  feuilleton  à  des  concessions  irritantes, 
ne  sachant  pas  encore  s'il  trouverait  un  théâtre  et  des 
chanteurs  pour  ses  Troyens,  put  un  moment  attribuer 
à  Richard  Wagner,  nouveau  venu,  mieux  secondé  par 
les  circonstances,  protégé  par  son  gouvernement,  favori 
de  son  roi,  entouré  déjà  d'admirateurs  fanatiques,  servi 
dans  ses  ambitions  par   les    traditions    mêmes   de  son 


142  *  NOUVEAUX  SAMEDIS 

pays,  ayant  affaire  à  un  dilettantisme  plus  sérieux  que 
le  nôtre,  disposant  en  maître  de  toutes  les  ressources 
de  la  musique  instrumentale,  et  en  mesure  de  faire  énor- 
mément de  bruit  avant  même  d'avoir  donné  le  premier 
signal  à  son  orchestre.  Maintenant,  placez  entre  ces  deux 
extrêmes  —  éreinlement  de  Rossini,  sarcasmes  endiablés 
contre  Wagner,  —  la  lettre  à  M.  Ernest  Legouvé  (9 
avril  1856),  où  Berlioz,  le  shakspearien  que  vous  savez, 
s'écrie  :  «  Mille  joies  triomphantes!  C'est  superbe!  C'est 
le  plus  beau  succès,  le  plus  pur,  le  plus  légitime,  le  plus 
providentiel  (?)  auquel  j'aie  assisté  de  ma  vie.  J'ai  le 
cœur  gonflé  à  en  éclater...  C'est  si  beau,  un  chef-d'œuvre 
complet !!l  »  Le  tout  à  propos  de  la  tragédie  de  Mèdèe, 
traduite  par  M.  Montanelli:  vous  comprendrez  ce  défaut 
d'équilibre  et  de  consistance  dont  je  parlais  tout  à  l'heure. 
Vous  reconnaîtrez  que  ces  facultés  éminentes,  doublées 
d'une  rare  énergie,  eurent  pourtant  leurs  lassitudes,  leurs 
incohérences,  leurs  solutions  de  continuité,  selon  qu'elles 
avaient  à  subir  le  joug  de  la  nécessité,  k  feuilleter  le 
cahier  des  charges  de  la  camaraderie  et  de  l'amitié  ou 
à  exhaler  une  bouffée  de  dépit  contre  une  concurrence 
imprévue. 

Le  génie  musical  d'Hector  Berlioz  aurait  été  plus  in- 
tact, —  je  ne  dis  pas  plus  intègre,  —  s'il  n'avait  jamais 
rien  écrit.  Mais  ici,  ne  nous  plaignons  pas!  Si  Berlioz 
critique  a  pu  quelquefois  gêner  Berlioz  musicien,  le  con- 
damner à  des  transactions,  à  des  compromis  incompati- 


IÏECTOR  BERLIOZ  113 

blés  avec  un  grand  rôle  de  novateur  et  de  chef  d'école, 
Berlioz  écrivain  se  complète  admirablement  par  d'heu- 
reuses alternatives  de  verre,  d'humour,  d'éloquence,  de 
gaieté  shakspearienne  (toujours  Shakspeare!)  et  d'étince- 
lante  fantaisie.  Sauf  une  manie  de  calembours  que  je  ne 
saurais  lui  reprocher  sans  mériter  qu'on  me  rappelle  la 
parabole  de  la  poutre  et  de  la  paille,  sauf  quelques  bouf- 
fonneries, intelligibles  seulement  pour  un  groupe  d'initiés, 
sa  prose  est  nette,  vive,  chaude,  spirituelle,  amusante, 
incisive,  originale,  riche  de  traits.de  saillies  et  d'imprévu, 
telle  enfin  qu'un  mauvais  plaisant  a  pu  dire  :  «  Berlioz, 
Job  de  la  mélodie,  millionnaire  de  l'esprit.  » — Ne  convenait- 
il  pas  d'ailleurs  qu'un  homme  d'un  immense  talent,  con- 
testé, attaqué,  trahi,  délaissé,  bafoué,  eût  une  tribune 
pour  se  défendre,  pour  forcer  le  public,  ses  critiques,  ses 
détracteurs,  ses  confrères,  de  compter  avec  lui?  Je  ne 
citerai  qu'un  seul  de  ces  adversaires  acharnés,  celui  de  qui 
Daniel  Bernard  nous  dit  excellemment:  «  M.  Scudo  était 
un  Italien  désagréable,  »  —  et  que  Berlioz  appelle  dans  une 
de  ses  lettres  :  «  le  maniaque  de  la  Revue  des  Deux- 
Mondes.  »  Je  l'ai  connu,  ce  Scudo,  type  du  fruit  sec  en 
colère;  il  a  été  en  musique  ce  que  Gustave  Planche 
était  en  littérature,  une  des  erreurs  de  la  Revue.  11  déjeu- 
nait au  Palais-Royal,  et  je  redoutais  sa  rencontre: 
car,  une  fois  accroché,  on  en  avait  pour  deux  heures  de 
divagations  métaphysiques.  Cet  ennemi  du  germanisme, 
cepartisandelamusiqueclaire.de  la  mélodie   transpa- 


[14  NOUVEAUX  SAMEDIS 

rente,  était,  dans  sa  conversation  ou  plutôt  dans  ses 
monologues,  plus  inintelligible  qu'un  disciple  deKantou 
de  Hegel.  Je  crois  qu'on  a  fini  par  l'enfermer  ;  de  longue 
date,  il  m'avait  paru  être  un  de  ces  fous  surnuméraires 
que  l'on  rend  authentiques  en  les  enfermant.  Berlioz  se 
vengea  de  lui  par  un  joli  mot.  Scudo,  dans  sa  jeunesse, 
avait  écrit  des  romances  dont  une  seule,  le  Fil  de  la 
Vierge,  eut  un  moment  de  vogue,  surtout  dans  les  cou- 
vents et  les  pensionnats  :  «  Sa  renommée  ne  tient  qu'à 
un  fil,  »  dit  Berlioz. 

Au  lieu  de  mes  bavardages  et  de  mes  souvenirs  trop 
personnels,  j'aurais  mieux  fait  de  céder  la  parole  à 
Daniel  Bernard  ;  sa  notice,  très  intéressante,  nous  raconte 
à  merveille  la  jeunesse  de  Berlioz,  sa  vocation  invincible, 
ses  années  de  misère,  ses  jeûnes  forcés  dont  nous  le 
vîmes,  hélas!  au  déclin  de  sa  vie,  payer  si  chèrement  les 
arrérages  en  d'horribles  douleurs  d'entrailles,  ses  pre- 
mières luttes,  ses  premiers  mécomptes,  le  bizarre  et  conso- 
lant épisode  des  vingt  mille  francs  de  Paganini,  le  contraste 
de  ses  échecs  en  France  avec  ses  ovations  en  Angleterre, 
en  Allemagne,  en  Russie,  et  de  l'indifférence  du  gros 
public  avec  ses  précieuses  amitiés,  Liszt,  Jules  Janin, 
d'Ortigue,  Auguste  Morel ,  Léon  Kreutzer,  Vaucorbeil, 
Gaspôrini,  Lecourt,  les  Massart,  Damcke,  Ferdinand 
Hiller,  M.  de  Rémusat  (ne  pas  confondre),  Ernest  Le- 
gouvé,  Hans  de  Bulow;  toute  une  vaillante  pléiade  de 
fidèles,  digne   de  remplacer  la  quantité  par  la   qualité. 


HECTOR  BERLIOZ  II:, 

Daniel  Bernard  paraît  accepter  et  admirer  sans  restric- 
tion Berlioz,  compositeur  dramatique:  je  ne  suis  pas 
tout  à  fait  de  son  avis-  Le  triomphe  de  l'auteur  d'Harold, 
de  la  Damnation  de  Faust,  de  Y  Enfance  du  Christ,  de  la 
Symphonie  fantastique,  du  'Requiem,  de  Roméo  et  Ju- 
lieite,  de  l'ouverture  des  Francs- Juges,  c'est  la  symphonie 
alternant  avec  des  scènes  de  récitatif  et  de  chant,  et  ren- 
fermée dans  un  cadre  moins  vaste  et  moins  populaire 
qu'un  théâtre  d'opéra  ;  non  pas  qu'il  manque  de  mélodie, 
comme  on  le  prétendait  de  son  vivant:  —  il  y  en  a  d'ex- 
quises dans  Benvenuto  Cellini,  dans  Béatrice  et  Bénédict, 
dans  les  Troyens ;  —  mais  son  génie  musical,  comme 
l'ensemble  de  son  caractère,  de  son  esprit,  de  ses  goûts 
et  de  sa  vie,  manquait  de  cette  harmonie  suprême  qui 
relie  entre  elles  toutes  les  parties  d'une  oeuvre,  tient 
compte  des  entre-deux,  des  transitions,  des  demi-teintes, 
desnuances,  réussit  à  faire  valoir  la  lumière  par  le  clair- 
obscur  et  le  coup  d'éclat  par  des  préparations  et  des  gra- 
dations habilement  fondues.  Ce  génie  passionnée'  : 
était  —  pardonnez-moi  ce  barbarisme!  —  plus  fracpmn- 
taire  que  complet.  Ce  sont  les  concerts  qui  lui  prodi- 
guent, depuis  quelque  temps,  de  magnifiques  revanches. 
Au  thécàtre,  le  résultat  serait  moins  sûr.  J'ai  nommé  les 
Troyens;  j'y  étais:  ce  fut  un  désastre  ;  on  en  avait  trop 
parlé,  et  je  m'étonne  que  Berlioz,  si  finement  ironique, 
paraisse,  dans  ses  lettres,  prendre  au  sérieux  les  éloges 
de  complaisance  accordés  à  son  poème  dans   tel   ou  tel 


d  16  NOUVEAUX  SAMEDIS 

salon.  A  la  première  représentation,  on  applaudit  avec 
enthousiasme  quelques  morceaux  délicieux:  mais  l'opéra 
dans  son  entier,  paroles  et  musique,  nous  donna  la  sen- 
sation de  quelque  chose  qui  ne  tient  pas,  qui  va  tomber, 
et  qui,  en  effet,  tomba.  En  outre,  les  meilleurs  amis  de 
Berlioz,  cherchant  vainement  dans  son  œuvre  un  atome 
de  sentiment  virgilien,  se  demandèrent  par  quel  singulier 
malentendu  cet  adorateur  immodéré  de  Shakspeare  avait 
tout  à  coup  passé  a  l'extrémité  contraire  et  hasardé  son 
plus  gros  enjeu  sur  une  page  de  YÉnéide.  Encore  une 
preuve  de  ce  défaut  de  continuité,  de  cohésion,  d'accord 
avec  soi-même,  dont  souffrirent  à  la  fois  l'homme  et  l'ar- 
tiste, et  dont  j'ai  déjà  indiqué  la  cause.  Très  sincèrement, 
avec  la  plus  parfaite  inconscience,  à  force  d'exaltation  et 
de  fièvre,  il  en  était  arrivé  à  mettre  de  l'artificiel  dans  le 
naturel. 

La  notice  de  Daniel  Bernard  prépare  admirablement 
à  la  correspondance  d'Hector  Berlioz,  et  je  ne  saurais  en 
faire  un  meilleur  éloge.  Cette  correspondance,  d'un  in- 
térêt très  vif,  tour  à  tour  enthousiaste,  piquante,  émue, 
découragée,  pessimiste,  nerveuse,  irritable,  attendrie, 
railleuse,  absolument  belle  dans  la  lettre  VIII,  page  75, 
nous  livre  tout  Berlioz.  Elle  pourrait  aider  un  peintre 
et  un  moraliste  à  nous  donner  le  portrait  physique  et 
moral  du  grand  artiste  malheureux  et  méconnu.  Mais 
que  dis-je?  Le  portrait  est  fait,  et,  de  main  de  maître,  par 
Daniel  Bernard.  S'il  est  un  peu  flatté,  si  je  l'ai  gâté   par 


HECTOR  BERLIOZ  117 

quelques  souvenirs  importuns,  par  quelques  contradic- 
tions chagrines,  c'est  que  mon  sympathique  confrère  a 
pu  profiter  des  bénéfices  du  lointain,  et  que  j'étais 
encore  sous  l'influence  du  trop  près. 


'***•***« 


Vil 


CUVILLIER-FLEURY 


5  janvier  1879. 

Je  connais  peu  de  personnalités  —  (pardon,  Académie 
française!)  plus  intéressantes,  plus  piquantes,  plus  cu- 
rieuses, —  je  ne  dis  pas  plus  paradoxales,  que  celle 
de  M.  Cuvillier-Fleury.  Il  était  du  très  petit  nombre 
des  heureux  à  qui  il  est  permis  de  s'enfermer  à  triple 
clef  dans  une  opinion,  dans  un  sentiment,  dans  un 
souvenir,  sans  que  l'on  puisse  ni  s'en  étonner,  ni  s'en 
plaindre.  Le  bonapartiste  .le  plus  ardent,  le  légitimiste 
le  plus  convaincu,  le  républicain  le  plus  vif,  ne  pou- 
vaient que  s'incliner  devant  cette  fidélité  spirituelle 
et  touchante,  marquée  d'une  estampille  royale,  qui  n'a- 
vait pas  même  besoin  de  raisonner  pour  persister,  où  se 

1.  Posthumes  et  Revenants. 


CUVILLIER-FLEURY  149 

confondaient  l'autorité  du  maître  et  le  dévouement  de 
l'ami,  et  qui  gardait  le  droit  de  préférer  ses  illusions  aux 
réalités  les  plus  absolues.  D'ailleurs,  la  littérature  qu'il 
aime  et  qui  le  lui  rend  bien,  se  trouvait  là  tout  à  point 
pour  le  dispenser  de  la  politique.  Et  puis,  c'est  si  bon 
de  faire  halte,  de  se  reposer,  de  ne  plus  entreprendre  hne 
nouvelle  étape,  lorsque  l'on  n'est  plus  jeune,  lorsque  l'on 
a  subi,  comme  nous  tous,  d'impitoyables  mécomptes, 
lorsqu'on  est  d'un  temps  si  désordonné,  si  violent,  si  mo- 
bile, si  turbulent,  si  incohérent,  si  enclin  aux  volte-fa- 
ces, aux  équipées,  aux  soudainetés,  aux  vagabondages, 
que  l'on  se  fatigue  rien  qu'à  le  voir  courir! 

L'éminent  académicien  en  a  jugé  autrement.  Afin  d'a- 
voir pour  lui  tous  les  Charmes  (Gabriel  et  France  .  il 
lui  a  plu  de  ne  pas  rester  stationnaire,  de  s'acclimater  à 
des  zones  plus  orageuses,  d'avancer  résolument  vers  l'in- 
connu et  l'imprévu,  de  se  faire  le  Mentor  de  bien  indoci- 
les Télémaques,  de  fortifier  de  son  adhésion,  de  ses  sym- 
pathies, de  ses  conseils,  de  son  optimisme,  une  République 
qui  devrait  bien  profiter  de  cette  bonne  fortune  pour  tâ- 
cher d'avoir  un  peu  de  sagesse,  de  style,  d'atticisme  et 
d'esprit.  Je  ne  le  juge  pas,  je  le  raconte.  Si  tous  les  répu- 
blicains lui  ressemblaient,  s'il  dépendait  de  lui  d«' 
une  République  à  son  image,  c'est-à-dire  athénienne, 
platonicienne,  lettrée,  ingénions',  aimable,  »it,  dans  le 
meilleur  sens  du  mot,  aristocratique,  nous  serions  moins 
récalcitrants.  D'autre  part,  si  au  lieu  de  vivre  dans 


120    «  NOUVEAUX  SAMEDIS 

monde,  modéré,  gracieux,  élégant,  spirituel  et  poli,  dans 
un  groupe  où  la  distinction  des  manières  et  du  langage 

atténue  la  témérité  des  idées,  il  prenait  un  moment  notre 
place,  s'il  assistait,  lui  le  type  du  délicatet  du  raffiné  de 
l'intelligence,  aux  effroyables  progrès  de  la  démagogie 
provinciale  et  villageoise,  s'il  avait  à  subir,  sur  tous  les 
points,  le  triomphe  de  cette  grossièreté  pressentie  par 
Sainte-Beuve,  s'il  avait  vu,  par  exemple,  le  jour  de  Noël, 
à  la  messe  de  minuit,  de  mauvais  drôles  entrer,  le  cigare 
à  la  bouche,  dans  mon  humble  et  rustique  église,  et  s'il 
les  avait  entendus  répondre  à  une  remontrance  bien  ti- 
mide du  garde  champêtre  :  «  Oh!  maintenant,  nous  n'a- 
vons plus  peur!  Le  procureur  de  la  République  serait 
pour  nous!  »  —  peut-être  M.  Cuvillier-Fleury  se  montre- 
rait-il moins  accommodant! 

Fort  heureusement,  son  livre  —  Posthumes  et  Reve- 
nants —  n'a  rien  à  démêler  avec  ces  questions,  ces 
hypothèses,  ces  contrastes,  ces  dissidences  ou  ces  pro- 
blèmes. S'il  ne  me  répugnait  de  chercher  une  paillette 
dans  ce  titre  un  peu  funèbre,  je  dirais  que  la  plupart 
de  ces  attrayants  chapitres,  comparés  aux  polémiques 
d'aujourd'hui,  ressemblent  à  l'œuvre  posthume  d'un  re- 
venant, plus  jeune,  Dieu  merci!  et  plus  vivant  que  nous 
tous.  On  y  retrouve  tout  le  bon  sens,  toute  la  mesure,  toute 
la  sûreté  de  jugement,  de  tact  et  de  goût,  toute  la  grâce  sé- 
rieuse ou  souriante,  qui  manquent  à  ses  nouveaux  amis  et 
qu'il  rapporte,  dirait-on,  d'un  monde  meilleur.  Je  ferai  pour- 


CUVILLIER-FLETRY  I2i 

tant  deux  parts  de  ce  livre,  non  pas  pour  distribuer  la 
louante  à  droite,  la  critique  à  gauche  —  il  n'y  a  pas  de 
gauche  —  mais  par  une  raison  dont  M.  Cuvillier-Fleury 
et  le  public  ne  se  doutent  probablement  pas,  et  qui  me 
ferait  craindre  de  tomber  dans  les  redites;  c'est  que  j'ai 
traité  plus  de  la  moitié  des  sujets  qui  l'ont  si  bien  inspiré. 
Oui,  si  vous  ne  redoutez  pas  l'ombre  et  la  fraîcheur  des 
catacombes,  vous  découvrirez  dans  la  collection  trop  vo- 
lumineuse des  Samedis  madame  d'Agoult  et  ses  SoizremV.y; 
madame  Geoffrin  et  son  jeune  roi  de  Pologne:  M.  Odilon 
Barrot  et  ses  Mémoires;  Prosper  Mérimée  et  ses  deux 
Inconnues  —  qui  l'ont  trop  fait  connaître:  —  Ximénès 
Doudan  et  sa  résurrection  éla^anle:  Victor  de  Laprade, 
ses  Tribuns  et  ses  Courtisans;  Lamartine  et  sa  Corres- 
pondance, etc.,  etc.  —  Eh  bien!  même  en  élaguant  ces 
chapitres,  en  négligeant  d'ouvrir  ces  greniers  à  sel,  il 
reste  encore  à  M.  Cuvillier-Fleury,  à  ses  Revenants  et  à 
ses  Posthumes  de  quoi  me  rendre  intéressant.  C'est  qu'il 
y  a  en  lui,  dans  ce  volume  surtout,  plus  et  mieux  qu'un 
critique:  il  y  a  un  moraliste,  et  de  la  plus  fine  trempe. 
Or,  avec  un  critique,  le  terrain  est  borné.  Quand  on  a 
discuté  avec  lui  ou  contre  lui  le  mérite  d'un  ouvrage  ou 
d'un  écrivain,  tout  est  dit,  et  les  lecteurs  ont  le  droit  de 
se  demander  si  le  besoin  d'un  article  sur  des  arti 
faisait  particulièrement  sentir.  Avec  le  moraliste,  rien 
de  pareil.  Le  champ  est  vaste,  l'horizon  est  immense,  et, 
à  mesure  qu'on  avance,  il  grandit  encore;   si  bien  que, 


122  NOUVEAUX  SAMEDIS 

avec  une  pensée  délicate,  ingénieuse,  subtile  ou  pro- 
fonde, je  me  chargerais  d'écrire  un  volume.  C'est  toujours 
la  différence  entre  l'esprit  et  le  cœur.  Si  vif  que  soit  l'es- 
prit, il  s'épuise  vite.  Le  cœur  est  inépuisable.  Quand  on 
croit  en  avoir  touché  le  fond,  il  se  trouve  qu'au-dessous 
de  ce  fond  il  en  existait  un  autre,  et  que  celui-ci  ouvre 
sur  des  abîmes  pleins  d'obscurités,  de  contradictions,  de 
mensonges,  de  pièges  et  de  mystères. 

Tenez!  je  relis  les  pages  vraiment  exquises  sur  -Jean- 
Jacques  Ampère  et  sa  singulière  passion  pour  madame  Ré- 
camier.  Quoi  de  mieux  pensé,  de  mieux  senti,  de  mieux 
vécu  et  de  mieux  dit  que  le  passage  suivant  :  «  ...  Aussi 
est-il  de  règle,  je  dirai  presque  de  morale,  qu'une  lettre 
privée, si  privée  qu'elle  soit,  a  deux  maîtres;  celui  qui  la 
reçoit,  celui  qui  l'a  écrite.  Il  y  a  là  une  sorte  de  propriété  in. 
divise  avec  un  double  privilège  d'inviolabilité.  Héritier 
d'une  correspondance  intime,  vous  l'êtes  avec  le  même 
droit  que  le  possesseur  lui-même,  mais  aussi  avec  le 
même  devoir.  Il  faut  partager.  Une  lettre  n'est  jamais  tout 
entière  à  celui  qui  la  tient;  elle  reste  attachée,  quoi  qu'on 
fasse,  à  la  main  qui  l'a  signée;  on  ne  la  détache  pas  sans 
l'arracher.  Le  temps  seul  y  peut  quelque  chose.  Un  long 
temps,  parce  qu'après  un  silence  prolongé  de  ce  grand 
maître  de  l'insensibilité  et  de  l'oubli  dans  les  choses  hu- 
maines, les  susceptibilités  de  famille  se  calment,  les 
feux  s'éteignent,  les  haines,  les  jalousies,  les  vanités 
sont  mortes  ou  amorties...  » 


CUVIL  LIER-FLEUR  Y  123 

N'est-ce  pas  que,  avec  ces  dix  lignes,  nous  écririons, 
vous  et  moi,  un  roman  en  dix  volumes  ?  —  Et  le  por- 
trait delacoquette,  d'après  madame  Récamier  !  Rover-Col- 
lard  disait  d'un  homme  politique  de  son  temps  :  «  Ce 
n'est  pas  un  sot,  c'est  l  e  sot.  »  Madame  Récamier  n'était 
pas  une  coquette,  mais  la  coquette;  une  Célimène  énig- 
matique,  affectueuse,  un  peu  banale  peut-être,  qui  ne  di- 
sait de  mal  de  personne,  pas  même  de  ses  adorateurs  et 
de  ses  amis...  Je  me  ravise,  et  je  laisse  la  parole  à  M.  Cu- 
villier-Fleury  :  «  Madame  Récamier  a  été  un  moment  in. 
compréhensible,  dans  ce  nuage  d'encens  et  sous  ces  flots 
de  mousseline  où  s'enveloppaient  sa  beauté  sans  se  dé- 
guiser, et  son  âme  sans  se  laisser  voir...  Elle  n'a  été 
authentiquement  coquette  qu'en  vieillissant...  Elle  est 
aujourd'hui  complète,  et  aucune  illusion  n'est  plus  per- 
mise. Oui,  sans  doute,  La  Rochefoucauld  aurait  dit  : 
«  Madame  Récamier  est  une  coquette  très  habile.  »  —  Il 
faut  dire  plus  peut-être  :  elle  est  la  coquette.  Insatiable 
d'hommages  et  incapable  d'amour,  ne  se  donnant  à  per- 
sonne avec  un  air  de  se  réserver  pour  tous,  reine  dans  sa 
cellule  au  milieu  d'une  cour  où  les  rangs  se  pressent,  où  les 
coudes  se  touchent  et  où  quelques  dévots  attitrés  de  sa  grâce 
immuable  donnent  le  ton  aux  néophytes;  —  langue  dorée, 
physionomie  engageante,  douce  et  bonne  nature,  égoïste 
au  fond  et  ne  comprenant  l'humanité  que  comme  une  in- 
vention de  Dieu  faite  au  profit  de  son  prestige,  pour  payer 
un  tribut  éternel  et  faire  un  assidu  cortège  à  sa  beauté...  » 


124  NOUVEAUX  SAMEDIS 

Il  faudrait  tout  citer!  on  lésait,  la  vertu,  l'insensibilité, 
a  virginité  quand  même  de  la  belle  Juliette,  ont  donné 
lieu  à  des  explications  d'une  nature  fort  délicate,  et  c'est 
grand  dommage  quand  la  physiologie  profane  de  ses  bru- 
tales mains  un  mystère  psychologique.  M.  Cuvillier- 
Fleury,  loin  d'appuyer,  comme  aurait  fait  peut-être  ce 
diable  de  Sainte-Beuve,  a  glissé  si  légèrement  sur  cette 
mince  couche  de  glace,  qu'elle  demeure  intacte  comme 
l'onde  pure  et  froide  qu'elle  cache  et  qu'elle  protège.  Il 
ajoute  excellemment  :  «  Elle  a  voulu  être  adorée  et  ad- 
mirée partout  et  toujours,  sans  trop  de  choix  même,  mal- 
gré son  goût  naturel  pour  ce  qui  était  distingué.  »  «  Du 
»  jour  où  j'ai  vu  que  les  petits  Savoyards  dans  la  rue  ne 
»  se  retournaient  plus  pour  me  regarder,  j'ai  compris,  di- 
»  sait-elle,  que  tout  était  fini...  »  —  Elle  disait  cela  et  ne 
le  croyait  pas  :  «  Une  coquette,  nous  dit  La  Bruyère,  ne 
»  se  croit  jamais  vieille  et  ne  se  rend  jamais  sur  la  passion 
»  de  plaire  et  sur  l'opinion  qu'elle  a  de  sa  beauté.  »  —  C'est 
bien  pour  elle  qu'un  jardinier,  un  manœuvre,  sont  des 
hommes,  non  pas  seulement  devant  Dieu  au  sens  de  l'é- 
galité chrétienne,  mais  comme  sujets  de  son  prestige. 
Tout  homme,  on  l'eût  dit,  devait  hommage  à  la  reine  de 
l'Abbaye.  Ne  pas  être  ému  en  la  voyant,  ne  pas  perdre  la 
tête  en  lui  parlant,  ne  pas  divaguer  comme  Ampère  en 
lui  écrivant,  c'était  presque  manquer  de  politesse  à  son 
égard.  Ne  pas  tomber  amoureux  d'elle  à  la  première  ren- 
contre, c'est  comme  si  on  fût  entré  dans  son  salon  le  cha- 


CUVILLIER-FLEURY  125 

peau  sur  la  tète  ou  un  sac  de  nuit  à  la  main.  L'uniforme 
de  l'Abbaye,  pour  les  hommes,  c'était  l'adoration  ;  on 
n'y  restait  qu'à  ce  prix.  Qui  ne  ressentait  ni  le  trouble 
de  sa  présence,  ni  cette  fièvre  de  l'admiration  continue, 
devait  en  jouer  le  rôle,  bien  ou  mal.  »  —  Il  me  semble 
que  je  l'aurais  bien  mal  joué. 

Ici,  je  cède,  comme  toujours,  à  l'attrait  d'un  souvenir 
personnel  —  hélas  !  et  bien  lointain.  Je  n'ai  eu  qu'une 
fois  Thonneur  de  voir  madame  Récamier,  le 28  mai  1846. 
Je  lui  fus  présenté  vaguement,  dans  une  sorte  de  pèkj- 
mêle  d'artistes  et  de  journalistes,  réunis  pour  entendre 
les  fragments  d'un  opéra  dont  la  musique  était  d'un  de  ses 
neveux,  et  dont  le  sujet,  naturellement,  avait  été  em- 
prunté au  poème  des  Martyrs.  La  musique  était  médiocre  : 
le  public  fut  froid:  M.  de  Chateaubriand  plus  affaissé  et 
plus  morose  que  jamais.  Sa  Béatrix  avait  alors  soixante- 
neuf  ans.  Elle  portait  une  robe  de  soie  feuille-morte  et  un 
abat-jour  de  taffetas  vert.  Un  lynx  et  un  sphinx,  en  se  co- 
tisant, n'auraient  pu  trouver  sur  ce  visage  aminci,  mortifié, 
ratatiné,  la  moindre  trace  de  la  célèbre  beauté.  En  rentrant, 
fidèle  à  mes  habitudes,  j'écrivis  cette  page,  que  je  re- 
trouve dans  un  coin  de  mon  tiroir  et  de  mes  Mémoires  : 

«  ...  Je  viens  de  prendre  une  bonne  leçon,  un  millième 
renseignement  sur  le  vanitas  vanitatvm  ;  Chateaubriand, 
dans  une  niche,  morne,  muet,  ennuyé,  à  peine  visible  à  tra- 
vers un  nuage  d'encens  opiacé.  J'ignore  ce  que  le  temps  fera 
de  ses  œuvres  et  de  sa  gloire.  Mais  je  sais,  hélas!  ce  qu'il  a 


126  NOUVEAUX  SAMEDIS 

fait  de  la  beauté  de  cette  enchanteresse  qui  a  vécu  cin- 
quante anspour  plaire,  pas  une  heure  pour  aimer.  Madame 
Récarnier  a  été,  en  somme,  un  charmant  modèle,  qui  a 
fait  et  fera  sans  doute  encore  de  bien  mauvaises  copies. 
J'aurais  voulu  qu'il  y  eût  ce  soir  un  congrès  de  coquettes 
à  l'Abbaye-au-Bois.  —  «  Voyez,  leur  aurais-je  dit,  ce  que 
vous  serez  dimanche!  Voyez  ce  que  devient  la  meilleure, 
la  plus  douce,  la  plus  avenante,  la  plus  sage,  la  plus 
pure,  la  plus  sympathique,  la  plus  balsamique,  la  plus 
virginale  des  Célimènes!  Que  sera-ce  des  autres?  La  Cé- 
limène  vulgaire  a  pour  les  hommages  un  appétit  de  boa. 
C'est  pour  elle  que  Benjamin  Constant  semble  avoir  écrit 
sa  brochure  :  De  l'esprit  d'usurpation  et  de  conquête. 
Elle  ne  donne  pas  môme  à  l'homme  distingué  ou  supé- 
rieur la  sensation  d'une  préférence  qui  cesse  d'être  flat- 
teuse à  force  d'être  prodiguée  et  ressemble  a  un  billet  de 
Banque  monnayé  en  gros  sous.  Tout  lui  est  bon,  pourvu 
qu'elle  ajoute  chaque  jour  un  nouveau  nom  à  sa  liste; 
le  passant,  qui  se  retourne  pour  la  regarder,  le  joueur 
de  vielle  qui  lève  les  yeux  vers  sa  fenêtre,  le  cordonnier 
pour  dames  qui  la  complimente  sur  son  pied,  le  chef  de 
rayon  qui  lui  fait  les  honneurs  de  son  étalage.  Il  ne  lui 
déplaît  pas  qu'on  se  batte  un  peu  pour  elle,  et  qu'on 
meure  d'amour  sous  prétexte  de  fluxion  de  poitrine.  Un 
petit  suicide,  de  temps  à  autre,  met  le  comble  à  son  con- 
tentement. Mais  patience!  Si  tous  les  jours  lui  amènent 
de  nouvelle  victimes,  tous  les  jours   aussi  le?  vengent. 


CUVILLIER-FLEURY  I  ■>: 

Avani-hier,  Célimène  était  toute  jeune;  hier,  elle  était 
jeune.  Aujourd'hui,  elle  est  jeune  encore;  demain,  elle 
sera  bien  conservée  pour  son  cage.  Un  imperceptible  fil 
d'argent  se  dissimule  dans  ses  tresses  d'or:  une  ride  lé- 
gère court,  va,  revient  et  se  fixe  près  de  sa  tempe.  Ses 
paupières  se  gonflent;  un  soupçon  de  couperose  altère 
la  fraîcheur  de  ses  joues  ou  les  perfections  de  son  nez. 
Ces  tristes  symptômes  l'avertissent,  sans  la  convertir. 
Elle  ne  s'en  aperçoit  pas  ou  ne  veut  pas  s'en  aperce- 
voir. Elle  vous  dira  que  ses  charmes  et  ses  rigueurs 
vont  conduire  Alceste  à  la  Trappe;  que  Géante  en 
perd  la  tête,  que  Clitandre  l'inquiète  par  sa  passion  in- 
sensée, que  Dorante  la  compromet  en  passant  toutes 
ses  .nuits  sous  son  balcon,  que  Cléobnle  va  se  ma- 
rier pour  en  finir  avec  son  amoureux  désespoir:  qu'elle 
.est  aux  abois,  qu'elle  craint  un  malheur,  qu'elle  ne  sait 
plus  que  faire  pour  ramener  à  la  raison  tous  ces  ensor- 
celés. Seulement,  Célimène  a  changé  de  nom;  elle  s'ap- 
pelle Bélise.  »  (28  mai  1846.  | 

Mais  voici  que  le  sortilège  posthume  de  cette  adorable 
madame  Récamier  m'a  fait  choir  dans  les  buissons,  hors  de 
ma  route.  Elle  était  pourtant  bien  facile  et  bien  agréable 
avec  M.  Cuvillier-Fleury  pour  guide.  J'aurais  dû,  comme 
Bélier,  mon  ami,  dans  le  conte  de  Hamilton,  commencer 
par  le  commencement  :Za  Correspondance  de  la  comtesse 
de  Sabr an  et  du  cher. aller  de  Boufflers.  Le  hasard  m'y 
offrait  une  occasion  de  faire  valoir  ce  chapitre  par  un 


128  NOUVEAUX  SAMEDIS 

contraste,  de  rapprocher  sous  vos  yeux  les  deux  extrê- 
mes de  la  langue  française,  en  y  ajoutant  la  preuve  que 
la  police  de  cette  langue  est  mal  faite.  Il  y  a  quelque 
temps,  un  de  nos  plus  habiles  imprimeurs-éditeurs, 
M.  Quantin,  publiait  dans  sa  jolie  série  des  Petits  conteurs 
du  xvme  siècle,  les  contes  de  ce  même  chevalier  de  Bouf-r 
tiers,  avec  une  notice  sur  sa  vie  et  ses  œuvres,  par 
M.  Uzanne.  J'ouvre  cette  notice  sans  songer  à  mal,  et  je  lis  : 
«  Le  conte  d'Aline  restera  son  diamant,  son  joyau:  il  a 
tout  le  prisme,  toute  la  fraîcheur  de  l'adolescence  dont  il 
émane...  »  Soit!  mais,  continuons  :  «  C'est  l'enfant  de 
l'amour,  qui  est  venu  dru,  gaillard,  éveillé,  rose,  blond 
et  bien  taillé,  dans  sa  délicatesse,  pour  défier  la  postérité.  » 
—  Attention!  —  «  On  sent  dans  Aline  toute  la  fioriture 
d'un  talent  frivolisle  qui  s'épanche  galiardement  (sic!) 
et  qui  ne  s'est  pas  encore  académifié.  Les  autres  contes, 
conçus  et  écrits  au  commencement  de  ce  siècle,  ont 
quelque  chose  de  moins  coquet,  de  moins  actilisé;  ils 
sont  dans  la  tonalité  grise  des  œuvres  de  môme  prove- 
nance et  de  même  milieu...  Le,  gracile  a  tué  le  gracieux. 
Le  style  ne  se  délicate  plus:  dans  sa  simplesse,  il  n'est 
plus  dupeur  d'oreille,  diamanté,  expressionné,  dorloteur. 
Il  devient  inquiet,  il  raisonne,  se  douloie  et  se  traîne.  C'est 
un  vilain  moment  de  transition:  Voltaire  vient  de  se 
coucher,  Byron  se  lève.  » 

J'ignore  si  Voltaire  vient  de  se  coucher;  mais  il  se  se- 
rait certainement  relevé  pour  lancer  son  bonnet  à  la  tôle 


CIYILLIER-FLEURY  129 

de  l'auteur  d'un  pareil  galimatias.  Eh  bien!  n'ayant  pas 
à  rendre  compte  de  cette  publication,  d'ailleurs  charmante 
et  d'une  rare  perfection  typographique,  j'ai  cherché  dans 

tous  les  journaux,  a  propos  de  cette  prose  ruisselante  d-i- 
nouïsme,  un  cri  de  stupeur  ou  un  éclat  de  rire.  Rien! 
rien!  rien  !  c'est  ainsi  que,  à  l'occasion  des  livres  d'étren- 
nes,  je  vois  des  écrivains  fort  recommandables  placer  sur 
la  môme  ligne  et  dans  des  conditions  d'égalité  parfaite, 
la  Noire-Dame  de  Lourdes,  de  Henri  Lasserre,  ouvrage  ra- 
vissant, entraînant,  vivant,  persuasif,  irrésistible,  même 
pour  les  incrédules,  et  le  Christophe  Colomb,  de  cet  ex- 
cellent comte  Roselly  de  Lorgues,  un  des  livres  les  plus 
grotesques  qui  me  soient  jamais  tombés  sous  la  main. 
Prenez  garde!  c'est  avec  ces  distractions,  ces  concessions 
et  ces  à  peu  près,  que  l'on  accrédite  l'essai  sur  l'indiffé- 
rence en  manière  de  littérature. 

Nous  parlions  de  coquetterie  tout  à  l'heure.  Si  l'esprit 
a  sa  coquetterie  comme  la  beauté,  M.  Cuviilier-Fleury 
ne  peut  pas  m'en  vouloir  de  cette  nouvelle  digression  qui 
montre  comment  on  écrit  mal  pour  mieux  prouver  com- 
ment on  écrit  bien.  Néanmoins,  quel  que  soit  le  mérite 
de  son  étude  sur  la  comtesse  de  Sabran  et  le  chevalier 
de  Bouffi  ers,  je  lui  préfère  encore  son  Art  émise  au 
xvmc  siècle.  Cette  Artémise,  c'est  la  maréchale  de  Beau- 
vau,  et  l'on  dirait  que,  en  racontant  cette  touchante  his- 
toire, M.  Cuviilier-Fleury  n'a  pu  se  défendre  d'une  émo- 
tion intime,  personnelle,  particulière,  comme  si  l'amour 


130  NOUVEAUX  SAMEDIS 

dans  le  mariage,  si  bien  décrit  déjà  par  M.  Guizot,  le 
trouvait  d'avance  plein  de  son  sujet.  Il  y  a  mieux  que  de 
la  justesse,  mieux  que  de  la  vérité,  il  y  a  une  vibration 
de  cœur  dans  ce  passage  :  «  Les  femmes  ne  savent  pas 
assez  que  ce  qui  les  flétrit  le  plus  vite,  c'est  le  désordre 
et  le  vice.  C'est  aussi  par  l'oubli  et  le  mépris  de  leur 
vraie  destinée...  qu'elles  sont  vieilles  avant  l'âge,  tandis 
qu'il  y  a  comme  une  éternelle  fraîcheur  de  beauté  dans 
le  calme  de  l'âme,  la  simplicité  et  la  vertu.  »  —  Puis, 
après  une  page  admirable  sur  les  réhabilitations  par- 
tielles—-Camille  Rousset,  Loménie,  Geffroy,  etc.,  —  qui 
pourraient  bien  finir  par  déplacer  ou  atténuer  la  propor- 
tion entre  les  bons  et  les  mauvais  ménages  au  xvme 
siècle  (un  scandale  ne  fait-il  pas  plus  de  bruit  que  des 
milliers  de  vertus  ?  )  nous  touchons,  avec  rémi- 
nent écrivain,  à  un  point  plus  délicat  que  tout  le 
reste. 

La  princesse  de  Beauvau  ne  croyait  pas  même  a  l'im- 
mortalité de  l'àme,  et  son  mari,  j'allais  dire  son  Mausole, 
—  était  libre  penseur  comme  elle.  —  «  Elle  croit,  nous 
dit  M.  Cuvillier-Fleury,  à  la  tombe  où  tout  Unit;  elle  a 
la  religion  du  sépulcre.  L'union  dans  la  mort  des  restes 
mortels  de  ceux  qui  se  sont  aimés,  c'est  la  seule  consola- 
tion qu'elle  accorde  à  sa  tendresse  et  qu'elle  permette  a 
sa  raison.  »  Et,  un  peu  plus  loin  :  «  Quon  aimerait  à  voir 
par  instants,  dans  ces  pages  assombries  par  une  si  per- 
sévérante angoisse,  et  par-dessus  ce  champ  des  morts  où 


CUVILLIER-FLEURY  [Si 

l'infortunée  ne  regarde  que  la  terre,  quelque  coin  d'azur 
du  côté  du  ciel!  » 

—  0  vous,  dirai-je  à  mon  tour,  vous  qui  donnez  l'exem- 
ple de  toutes  les  vertus,  vous,  vaillantes  mères,  épou- 
ses irréprochables,  qui  croyez  pouvoir  vous  passer  de 
Dieu  et  de  L'immortalité  de  l'âme,  j'admets  qu'il  vous 
suffise,  pour  rester  debout  sur  ces  ruines,  de  l'honnêteté 
de  votre  nature,  de  vos  pudeurs  d'hermine,  de  votre  di- 
gnité morale,  de  vos  sentiments  d'honneur;  est-ce  donc 
assez  pour  le  jour  où  le  deuil  et  la  mort  entreraient  dans 
votre  maison,  pour  le  jour  où  vous  auriez  à  tendre  de 
noir  ce  lit  nuptial  ou  ce  berceau?  Ce  jour-là,  que  trou- 
verions-nous à  vous  dire,  nous  qui  vous  aimons,  nous 
tourmentés  de  ce  contresens  d'une  belle  âme  qui  ne 
consent  pas  à  être  immortelle?  Ayez  un  peu  de  foi,  pour 
que  rien  ne  puisse  vous  ravir  l'espérance  !  Soyez  chré- 
tiennes, pour  que,  aux  heures  d'affliction  et  d'épreuve, 
vos  amis  aient  un  moyen  de  vous  consoler  ! 

Un  autre  bijou,  c'est  le  Moraliste  à  Toulouse.  Ce  mo- 
raliste toulousain,  dont  j'ai  honte  d'entendre  parler  pour 
la  première  fois,  s'appelait  Sauvage,  et  bien  des  gens 
civilisés  ou  apprivoisés  seraient  heureux  de  lui  ressem- 
bler. Il  est  évident  que,  malgré  son  nom, il  avait  observé 
les  femmes  d'assez  près  pour  les  bien  connaître,  et,  de 
cette  étude,  combinée  avec  un  esprit  mi-parti  de  bien- 
veillance et  de  malice,  est  résulté  un  recueil  de  Pensées 
morales  et  littéraires,  véritable  friandise  après  nos  repas 


132  NOUVEAUX  SAMEDIS 

de  table  d'hôte.  En  recherchant  la  société  des  femmes, 
M  Sauvage  avait  interverti  les  rôles;  an  lien  de  leur  of- 
frir un  collier  de  perles,  il  le  leur  avait  pris.  En  voici 
quelques-unes: 

—  Une  femme  a  besoin  de  beaucoup  d'esprit  pour  ne 
pas  éprouver  l'embarras  d'une  grande  beauté  ou  d'une 
excessive  laideur. 

—  Il  ne  faut  pas  trop  regarder  une  femme  laide,  ni 
une  jolie  femme,  de  peur  que  notre  attention  ne  blesse 
la  première,  et  notre  prétention  la  seconde. 

—  On  dit  que  les  langues  anciennes  sont  mortes  ;  ce 
qui  revient  à  dire  qu'elles  sont  immortelles. 

—  Il  y  a  des  pertes  qui  consolent  de  tout,  tant  elles 
sont  inconsolables. 

—  C'est  n'être  pas  fin  que  de  passer  pour  tel. 

—  Quand  nous  sommes  en  proie  à  une  violente  pas- 
sion, nous  éprouvons  moins  peut-être  le  besoin  de  la 
satisfaire  que  de  l'exprimer.  Qui  ne  se  sent  apaisé  quand 
il  a  trouvé  le  mot  de  sa  colère  ?... 

Je  m'arrête;  les  perles  sont  chères  et  nous  ne  sommes 
pas  dans  la  saison  des  paniers  de  cerise.  Tel  a  été  l'art  ou 
plutôt  le  don  naturel  de  M.  Guvillier-Fleury,  que,  en 
nous  parlant  de  ce  charmant  recueil  de  Tensèes  morales, 
il  se  l'assimile.  Il  a  l'air  d'avoir  pensé  ce  que  M.  Sauvage 
a  écrit,  et  il  entremêle  de  tant  de  mots  fins,  d'aperçus 
ingénieux,  de  nuances  délicates,  l'esprit  de  son  moraliste 
toulousain,  qu'on  est  tenté  de  croire  qu'il  l'a  inventé.  Que 


CIVILLIER-FLEURY  133 

ne  puis-je  insister  sur  son  Lord  Palmerston,  d'après 
le  livre  si  remarquable  de  M.  Auguste  Laugel,  sur 
les  réponses   aux   discours   de   réception  à   l'Académie 

française,  sur  les  Lettres  posthumes  d'un  habitant  des 
Landes'.  (Frédéric  Bastiat.)  Mais  j'ai  [hâte  de  remercier 
l'éminent  écrivain  d'avoir  élevé  son  rôle  de  moraliste 
jusqu'aux  fonctions  de  justicier,  à  propos  de  M.  Prosper 
Mérimée  et  de  ses  lettres  aux  deux  Inconnues.  Ces  lettres 
ne  m'avaient  rien  appris,  parce  que,  de  longue  date,  je 
connaissais  l'homme.  Dans  ces  révélations  posthumes, 
sorte  de  contumace  au  profit  ou  aux  dépens  d'un  mort 
qui  se  condamne  lui-même,  je  retrouvais  ce  cynique  à 
froid  sous  des  semblants  de  gentleman;  ce  causeur,  qui 
passait  brusquement  de  la  roideur  britannique  au  voca- 
bulaire de  l'obscénité  la  plus  hideuse:  ce  sceptique,  qui 
n'avait  pas  même  le  courage  de  son  athéisme  ;  cet  égoïste 
pour  qui  rien  n'existait  en  dehors  de  ses  jouissances  et 
de  son  bien-être:  cet  ingrat,  qui  devait  toute  sa  renom- 
mée à  quelques  récits,  et  qui,  rougissant  de  sa  qualité 
d'homme  de  lettres,  aurait  volontiers  renié  romans,  nou- 
velles et  littérature  comme  indignes  d'un  savant,  d'un 
historien,  d'un  homme  du  monde  et  d'un  grand  person- 
nage tel  que  lui;  ce  misanthrope,  qui  faisait  du  dédain 
son  programme,  croyait  se  grandir  en  méprisant  ses 
semblables,  boutonnait  son  habit  pour  mieux  cacher  la 
place  ou  l'absence  du  cœur,  et  savourait  un  bon  diner 
en  se  moquant  tout  bas  de  l'amphitryon;  ce  sournois, 
X****  ***  8 


134  NOUVEAUX  SAMEDIS 

qui  reçoit  à  Avignon  l'hospitalité  la  plus  cordiale,  qui 
devient  le  commensal  d'un  botaniste  de  premier  ordre  et 
le  panégyriste  de  son  admirable  cuisinière,  qui  s'écrie  à 
tous  propos  :  «  Qu'on  est  bien  ici  !  »  qui  me  fait  deman- 
der sous  main  un  article  sur  son  insipide  Guerre  sociale, 
qui  joue  le  bonhomme,  le  bon  apôtre,  qui  use  et  abuse 
des  témoignages  d'une  naïve  sympathie,  qui  se  laisse  ad- 
mirer, encenser,  cajoler,  ouater,  dorloter,  et  qui  écrit  à 
son  inconnue:  «  Avignon.  Le  pays  que  je  parcours  est 
admirable:  mais  les  gens  y  sont  bêtes  à  outrance  :  j'ai 
encore  deux  mois  à  mener  cette  vie  avant  de  revoir  des 
êtres  humains...  Je  ne  compte  point  les  provinciaux 
pour  quoi  que  ce  soit;  chaque  année  je  trouve  la  province 
plus  sotte  et  plus  insupportable.»  Merci!  Et,  comme 
pour  ennoblir  encore  et  embellir  cette  correspondance  et 
cette  mémoire,  il  se  trouve  que  ce  malin  est  un  valétu- 
dinaire, que  ce  hautain  est  un  asthmatique,  que  ce  dia- 
bolique alterne  entre  Méphistuphélès  et  M.  Purgon  M 

La  magnifique  étude  de  M.  Cuvillier-Fleury  venge, 
non  seulement  Avignon,  la  province,  les  dupes  du  faux 
Mérimée,  la  morale,  la  vérité,  la  justice,  mais  tous  ceux 
qui,  au  premier  moment,  protestèrent  contre  ce  succès 
posthume,  et  que  de  belles  dames,  fort  honnêtes  et  même 
très  pieuses,  accusèrent  d'iniquité.  N'aurais-je  pas  quel- 

1.  On  rit  de  ce  grotesque  dédain,  quand  on  songe  que 
Mérimée,  à  Cannes,  s'était  réduit  à  la  société  de  deux  vieilles 
Anglaises,  images  vivantes  de  l'ennui. 


CUV1LLIER-FLEURY  135 

ques  chicanes  à  adresser  à  ce  piquant,  sérieux  et  char- 
mant volume?  Si  petites  qu'elles  soient,  je  n'ai  plus  de 
place.  Il  me  semblait  qu'un  homme  aussi  haut  placé  que 
M.  Cuvillier-Fleury  dans  la  littérature,  à  l'Académie  et 
dans  le  monde,  ne  devrait  pas  citer  M.  Sarcey;  qu'il  ne 
devrait  pas  dire  :  «  Le  mot  est  de  M.  Monselet,  »  — 
comme  qui  dirait:  «  Le  mot  est  de  Rivarol,  du  prince  de 
Talleyrand,  du  prince  de  Ligne  ou  de  Royer-Collard.  » 
Je  le  trouve  aussi  un  peu  injuste  pour  le  Lamartine  de 
1840  à  1842,  du  ministère  de  M.  Thiers  à  la  mort  tra- 
gique du  duc  d'Orléans.  Mais  ici,  pas  un  mot  de  plus!  Je 
ne  puis,  en  conscience,  plaider  contre  M.  Cuvillier- 
Fleury  une  thèse  qui  prouverait  que,  si  Lamartine,  ora- 
teur-prophète, admirablement  fidèle  à  M.  Mole,  hostile  à 
la-fatale  coalition,  montant  à  la  tribune  pour  protester 
contre  le  retour  des  cendres  de  Napoléon  el  pour  deman- 
der la  Régence  de  madame  la  duchesse  d'Orléans,  avait 
été,  vers  cette  époque,  nommé  président  de  la  Chambre 
des  députés,  ambassadeur  à  Londres  ou  ministre  des 
affaires  étrangères,  le  neveu  du  duc  d'Aumale  serait 
aujourd'hui  sur  le  trône. 


VIII 


E.  CARO  ' 


1  2  janvier  1  S  7  9. 

S'il  ne  s'agissait  pas  d'un  ouvrage  tel  que  celui-là, 
d'un  écrivain,  d'un  penseur  tel  que  M.  Caro,  quelle  au- 
baine qu'an  pareil  litre  ?  —  Le  Pessimisme  au  xixe  siè- 
cle !  le  pessimisme  en  janvier  1879!  —  Me  voilà!  j'en 
suis,  et  je  m'en  fais  gloire.  Le  pessimime  est  ma  religion, 
ma  philosophie,  ma  politique,  et  je  ne  m'en  crois  ni  moins 
chrétien,  ni  moins  philosophe,  ni  moins  citoyen.  Pour 
vous,  pour  moi,  pour  tous  les  honnêtes  gens,  il  n'y  a  plus 
d'autre  refuge,  d'autre  devoir,  d'autre  revanche,  que  d'être 
pessimiste,  de  broyer  du  noir,  de  se  faire  prophète  dans 
son  pays,  de  hausser  les  épaules  et  d'attendre,  au  mo- 
ment où  le  rhétoricien  le  plus  riche  en  métaphores  épui- 

1.  L°  Pessimisme  au  xixe  siècle. 


E.  CARO  137 

serait  toutes  les  images  de  la  barrière  qui  tombe,  du 
navire  qui  sombre,  du  radeau  qui  se  brise,  du  naufragé 
qui  se  noie,  de  l'édifice  qui  s'écroule,  de  la  digue  qui 
crève,  du  fauve  lâché  sur  sa  proie,  du  poltron  qui  s'age- 
nouille, du  Gaudissart  dont  le  boniment  devient  notre  loi 
suprême,  avant  d'avoir  énuméré  tous  les  périls,  toutes 
les  folies,  tous  les  abaissements,  toutes  les  humiliations, 
tous  les  malheurs  de  notre  pauvre  France.  Mais,  encore 
une  fois,  M.  Caro  nous  convie  à  un  spectacle  trop  sérieux, 
trop  étrange,  trop  effrayant  et  trop  consolant  tout  ensem- 
ble, pour  qu'il  nous  soit  permis  de  chercher,  à  propos 
du  titre  de  son  livre,  des  allusions,  des  à  peu  près  et  des 
épigrammes  de  journaliste.  Ce  pessimisme  qu'il  analyse 
en  maître  et  qu'il  lui  suffit  d'analyser  pour  le  confondre, 
n'a  rien  ou  presque  rien  de  commun  avec  cette  dis- 
position d'esprit  ou  ce  trait  de  caractère  qui  se  plaît  sans 
cesse  à  généraliser  le  mal,  à  chicaner  le  bien,  à  regarder 
les  médailles  par  le  revers,  à  gâter  les  moments  heureux 
par  des  prévisions  sinistres,  à  ne  voir  que  le  mauvais 
côté  des  événements  et  des  hommes;  pessimisme  que  jus- 
tifient trop  souvent  les  péripéties  et  les  dénouements  de 
la  tragi-comédie  humaine.  Ce  ne  sont  là  que  des  senti- 
ment individuels,  passagers,  fugitifs,  qui  parfois  s'expli- 
quent par  un  état  nerveux,  qui  n'attendent,  pour  se 
rétracter  ou  s'adoucir,  qu'un  rayon  de  soleil  ou  un  sou- 
rire de  la  Fortune,  et  qui,  dans  tous  les  cas,  n'ont  jamais 

prétendu  conquérir,  dominer  ou  remplacer  la  société,  le 
X****"**  8. 


138  NOUVEAUX  SAMEDIS 

gouvernement,  —  que  dis-je  ?  l'humanité  et  le  monde. 
C'est  un  autre  pessimisme  qui  nous  apparaît  dans  le 
livre  de  M.   Caro,  que   personnifient  un  poète  italien  et 
deux  philosophes  allemands,  —  Léopardi,  Schopenhauer 
et  Hartmann,  —  et  qui,  dès  l'abord,  nous  offre  ce  ras- 
surant phénomène,  que,  plus  on  réussira   à  le  rendre 
intelligible,   plus  il  nous  semblera  extravagant,  odieux 
et  ridicule.  C'est  toute  une  philosophie  qui  s'installe  sur 
les  ruines  des  philosophies,  tout  un  dogme  nouveau  qui 
profite,   pour  s'introduire,  du  vide  et  du  néant  que  la 
science  et  la  critique  croient  avoir  faits  parmi  les  dogmes 
et  les  traditions  antiques.  C'est  le  dernier  mot  des  intelli- 
gences prises  de  vertige  sur  le  rocher  à  pic  où  les  ont 
poussées  la  négation  et  le  doute  :  amoureuses  de  la  mort, 
déclarant  la  guerre,  non   plus  à  la  foi,  mais  à  la  vie, 
organisant  le  complot  de  l'anéantissement  universel  et 
refusant  de  s'apercevoir,    ces    hautaines   ennemies  de 
l'Évangile,  qu'elles  demandent  à  la  raison,  à  la  nature, 
à  l'esprit,  aux  sens,  des  sacrifices   plus   absolus,    plus 
cruels,  plus  impossibles  que  l'ascétisme  dans  ses  austé- 
rités et  la  révélation  dans  ses  mystères. 

On  connaît  le  beau  talent  de  M.  Caro,  aussi  clair  lorsqu'il 
expose  un  système  philosophique  qu'éloquent  lorsqu'il  le 
réfute.  Il  lui  a  fallu  une  merveilleuse  force  de  réflexion, 
une  lucidité  aussi  communicative  que  celle  du  flam- 
beau dans  la  nuit,  et  en  môme  temps  une  certaine  dose 
de  courage  pour  s'aventurer  dans  ces  ténèbres  germant- 


E.  CARO  139 

ques,  marcher  d'un  pas  sûr  dans  ce  dédale,  aborder, 
étudier,  clarifier  et  finalement  ramener  à  des  propor" 
tions  françaises  ces  effroyables  arcanes  de  Y  Inconscient, 
de  YUn-Tout,  du  sur-conscient,  du. processus,  dusubjec- 
tivement  et  de  Y  objectivement  réel,  de  Yobjcctivation,  du 
Nirvana,  du  Bouddha,  de  Kapila,  de  Çakya,  de  Su- 
nyatâ,  de  suicide  cosmique,  etc.,  etc.  Car  c'est  là  encore 
un  détail  remarquable  que  cette  infiltration  des  doctrines 
de  l'extrême  Orient  dans  la  métaphysique  allemande,  ou, 
en  d'autres  termes,  cette  application  du  vieux  proverbe, 
que  «  les  extrêmes  se  touchent.  ».  L'activité  des  races 
d'Occident,  fatiguée  d'avoir  remué  trop  d'idées,  et  le 
génie  asiatique,  assoupi  dans  son  immobilité  séculaire, 
ont  également  trouvé  au  bout  de  leurs  rêves  l'aspiration 
a  la  mort  et  au  néant  ;  la  lassitude  a  produit  le  mémo 
résultat  que  l'inertie. 

Si  lumineux  que  soit  le  talent  de  M.  Caro,  quelque 
clarté  qu'il  ait  su  répandre  à  travers  les  épaisseurs  de 
ces  forêts  d'Erminsul  et  de  ces  jungles  de  Brahma,  quels 
que  soient  ses  heureux  efforts  pour  rapprocher  de  nous 
cette  ullima  Thulé  de  l'intelligence  moderne,  il  existe 
pourtant  des  conditions  différentes,  suivant  le  cadre 
que  l'on  choisit  et  le  public  auquel  on  s'adresse.  Vou- 
lant nous  faire  toucher  au  doigt  tous  les  ressorts  du 
pessimisme  contemporain,  nous  initier  a.  ses  secrets 
et  à  ses  progrès,  nous  expliquer  le  succès  et  la  célébrité 
de  ses  chefs  d'école,  M.  Caro  ne  pouvait  procédor  autre- 


HO  NOUVEAUX  SAMEDIS 

ment,  et  nous  devons  lui  savoir  gré  d'avoir  entremêlé  de 
tant  d'éloquentes  pages,  de  tant  de  protestations  pathé- 
tiques, ses  savantes  analyses.  Ma  tâche,  sans  se  séparer 
de  la  sienne,  n'est  pas  tout  à  fait  la  même.  Avec  de  la 
bière  berlinoise,  il  a  fait  de  l'excellent  vin  du  Rhin:  il 
faut  que  je  mette  dans  ce  vin  un  peu  d'eau  de  ma  fontaine, 
c'est-à-dire,  hélas  !  de  mon  ignorance.  Je  l'ai  bien  lu,  je 
crois  l'avoir  bien  compris:  à  présent,  je  vais  essayer  de 
le  côtoyer  plutôt  que  de  le  traduire.  Si  je  m'égare,  si  je 
perds  sa  trace,  j'ai  un  moyen  sûr  de  me  faire  pardonner 
mes  bévues.  Je  le  citerai,  et  sa  prose  effacera  la  mienne. 
Le  pessimisme,  à  l'état  de  système,  de  doctrine  ou  de 
tendance  philosophique,  ne  date  pas  d'hier.  M.  Caro  le 
retrouve,  sous  des  formes  diverses,  dans  la  mythologie, 
dans  la  poésie  antique  et  même  dans  la  Bible.  Les  Titans, 
Prométhée,  Ajax,  furent  des  pessimistes  révoltés  contre 
les  dieux.  Généralement,  quiconque  ne  croit  pas  à  l'im- 
mortalité de  l'âme,  aux  célestes  indemnités  d'une  vie 
future,  doit  logiquement  se  rallier  au  pessimisme  :  la 
somme  des  misères  et  des  souffrances  dépassant  de  beau- 
coup celle  des  biens  de  ce  monde,  le  témoin  ou  la  victime 
de  ces  disproportions  accablantes  ne  peut  que  maudire 
ou  accuser,  tantôt  les  divinités  malfaisantes,  tantôt  la 
fatalité  implacable,  tantôt  les  forces  aveugles  de  la  nature, 
qui  font  de  l'homme  leur  jouet  et  distribuent  d'une  façon 
tellement  inégale  leurs  faveurs  et  leurs  cruautés.  Chez 
les  poètes,  chez  Platon,  le  plus  poétique  des  philosophes, 


E.  CARO  141 

le  sentiment  pessimiste,  précurseur  de  la  mélancolie 
moderne,  s'exhale  par  bouffées.  L'idée  dominante  est  que, 
pour  toute  créature  humaine,  il  vaudrait  hien  mieux 
n'être  pas  née,  que  la  mort  est  préférable  à  la  vie,  que 
l'homme  doitaspirer  à  l'anéantissement  comme  à  la  plus 
enviable  des  délivrances.  Dans  la  Bible,  sous  le  regard 
vigilant  du  Dieu  d'Israël,  on  rencontre  des  symptômes 
analogues  ;  mais  déjà,  quelle  différence  !  Si  Job  sur  son 
fumier  se  plaint  d'être  venu  au  monde,  si  son  gémis- 
sement ressemble  presque  à  un  reproche,  le  Dieu  qui  Fa 
foudroyé  est  aussi  celui  qui  le  sauve  du  désespoir,  et 
change  aussitôt  sa  plainte  en  un  cri  de  résignation  su- 
blime. Si  un  immense  ennui  s'empare  de  Salomon  blasé 
sur  tous  les  plaisirs  et  toutes  les  gloires  de  la  terre,  cet 
ennui  s'absorbe  dans  le  contraste  des  vanités  humaines 
avec  la  grandeur  de  nos  origines  et  de  nos  destinées. 

Il  serait  difficile  de  parler  du  pessimisme  sans  rappeler 
Lucrèce  et  son  poème.  En  vers  ou  en  prose,  toute  né- 
gation de  la  divinité  doit  aboutir  à  un  anathème  contre 
la  vie,  et  c'est  une  consolation  pour  le  spiritualiste  chré- 
tien, de  constater  que  le  pessimisme,  tel  que  l'ont  pro- 
fessé et  pratiqué  Hartmann  et  Schopenhauer,  est  l'inévita- 
ble conséquence  de  l'athéisme.  Pour  ne  pas  trop  agrandir 
notre  cadre,  ne  remontons  pas  au  delà  du  commencement 
de  ce  siècle.  On  pourrait  le  diviser  en  deux  parts,  et  ce 
serait  un  premier  moyen  de  s'expliquer  bien  des  nuances. 
Au  début  du  siècle,  les  grandes  imaginations,  secouéespar 


142  NOUVEAUX  SAMEDIS 

la  tempête,  assombries  par  des  calamités  qui  n'avaient 
épargné  personne,  jetées  hors  des  routes  battues  et  des  tra- 
ditions par  des  spectacles,  des  révolutions,  des  crimes,  des 
malheurs,  des  guerres,  des  conquêtes,  des  victoires  et  des  re- 
vers où  rien  n'était  ordinaire,  inaugurèrent  une  littérature 
qui,  dans  bon  nombre  de  ses  pages,  pourrait  s'appeler  pes- 
simiste, mais  qu'il  faut  bien  se  garder  de  confondre  avec 
le  sujet  qui  nous  occupe.  L'orgueil  ne  sera  jamais  un 
pessimiste  de  bonne  foi;  l'homme  supérieur,  qui  se  com- 
plaît en  lui-même,  qui  s'applaudit  de  souffrir  ce  que  nul 
n'a  souffert,  et  qui  fait  de  cette  souffrance  exceptionnelle 
une  condition  de  son  génie,  peut  être  un  mélancolique, 
un  élégiaque,  un  désespéré,  un  rebelle  ;  il  peut  même  se 
poser  en  accusateur  de  l'être  inexplicable,  énigmatique, 
qui  a  fait  de  lui  un  privilégié  de  la  douleur;  mais  il 
tient  trop  à  ce  privilège,  il  se  concentre  trop  assidûment 
dans  la  contemplation  de  son  moi,  pour  consentir  à  géné- 
raliser ses  misères,  à  croire  que  son  mal  soit  universel, 
et,  par  conséquent,  à  y  chercher  un  grief  contre  la  vie, 
un  argument  en  faveur  du  néant.  Il  serait  plutôt  enclin 
à  dire  —  sauf  à  ne  pas  le  penser,  —  que  le  commun 
des  hommes  est  bien  heureux  d'échapper  à  cette  destinée 
de  grandeur  et  de  malheur,  et  que,  pour  l'honnête 
moyenne  du  genre  humain,  les  biens  et  les  maux  se 
balancent  sans  trop  de  désavantage.  Relisez  René,  Man- 
fred,  TJgo  Foscolo,  les  maîtres  et  les  disciples .  Partout 
vous  découvrirez,  non  pas  ce   mouvement  d'expansion 


E.  CAKu  .  143 

qui  jette  une  grande  âme  hors  d'elle-même  et  l'associe 
à  l'éternelle  lamentation  de  l'humanité,  mais  un  penchant 
à  ramener  à  soi,  d'un  geste  douloureux,  théâtral  et  su- 
perbe, le  monopole  des  détresses  sans  précédent  et  sans 
nom. 

Avec   Léopardi,    nous  entrons   dans   le  domaine  de 
M.  Garo  et  de  sa  magnifique  étude.  Peut-être  ne  connais- 
sez-vous Léopardi   que  par  la  pièce  d'Alfred  de  Musset  : 
Après  une  Lecture. 

Ton  livre  est  ferme  et  franc,  brave  homme,  il  fait  aimer. 

Le  vers  serait  faux,  mais  le  sens  plus  exact,  si  le  poète 
avait  écrit  :  «  Il  te  fait  aimer,  i  ou,  mieux  encore,  «  il  te 
fait  plaindre:  » —  car  Léopardi,  précurseur  du  pessi- 
misme de  Schopenhauer  et  de  Hartmann,  fait  plutôt  haïr 
tout  ce  que  l'on  est  convenu  de  trouver  aimable,  à  com- 
mencer par  les  femmes.  Dans  ses  strophes  d'ailleurs  fort 
belles,  mais,  comme  toujours,  un  peu  décousues,  Musset 
exécute  des  variations  brillantes  autour  du  nom  et  de 
l'œuvre  du  poète  italien,  sans  paraître  se  douter  de  ce  que 
cette  œuvre  et  ce  talent  ont  d'individuel  et  de  particulier. 
Avant  de  finir,  il  se  souvient  de  ce  qu'a  été,  de  ce  qu'a 
chanté  Léopardi:  «  Sombre  amant  delà  mort  !  »  s'écrie- 
C— il,  et  le  vers  final, 

Et  tu  goûtes  enfin  le  charme  de  la  mort! 

traduit  fidèlement  la  doctrine  de  Yinfelicità,  de  la  gentil* 
lezza  del  moHr,  qui  fut,  avec  les  malheurs  et  l'abaisse- 


144  NOUVEAUX  SAMEDIS 

ment  de  sa  patrie,  la  principale  inspiration  de  l'auteur 
des  Canzoni.  N'allez  pas  croire  pourtant  que  Léopardi 
n'ait  pas  aimé  :  il  a  trop  aimé  peut-être,  et  peut-être  les 
déceptions  de  son  cœur,  explicables,  hélas  !  par  des  dis- 
grâces physiques,  ont-elles  servi  de  point  de  départ  à  ce 
scepticisme  misanthropique,  puis  à  ce  pessimisme  où  se 
sont  absorbés  peu  à  peu  le  patriotisme,  l'héroïsme,  la 
gloire,  la  science,  l'art,  l'amour,  tout  ce  qui  peut  attacher 
à  la  vie.  Quant  aux  croyances  religieuses  et  à  Dieu,  il 
n'en  est  plus  question.  Néant!  —  «  Jusqu'à  l'âge  de  dix- 
huit  ans,  son  adolescence  rêveuse,  nous  dit  M.  Caro,  ne 
franchit  que  par  échappées  les  limites  de  lafoi  religieuse; 
il  emploie  même  les  ressources  déjà  variées  de  son  éru- 
dition à  composer  une  sorte  d'apologie  de  la  religion  chré- 
tienne. »  —  Mais,  après  cette  phase  trop  courte,  —  «  au 
moment  même  où  il  jetait  d'une  main  fiévreuse  sur  son 
papier  mouillé  de  pleurs  des  fragments  d'hymne  et  de 
prière,  il  s'aperçut  que  l'abri  de  ses  croyances  s'était 
écroulé  autour  de  lui.  qu'il  n'en  restait  rien;  il  demeurait 
seul  au  milieu  de  tant  de  ruines,  devant  un  monde 
vide  et  sous  un  ciel  d'airain.  Son  parti  fut  pris  sans 
hésitation  et  sans  retour:  il  passa  d'une  foi  ardente  à  une 
sorte  de  scepticisme  farouche  et  définitif,  qui  n'admet 
jamais  ni  incertitudes,  ni  combats,  ni  aucune  de  ces 
aspirations  vers  Yau  delà,  où  se  réfugie  avec  une  volupté 
inquiètele  lyrisme  des  grandspoètes,  nos  contemporains... 
Il  reste   inébranlable  dans  la  solitude  qu'il  s'est  faite... 


CARO  145 

Nulle  part,  il  n'est  plus  question  de  Dieu,  rnèrne  pour  le 
nier.  Le  nom  môme  est  évité.  Quand  il  est  contraint, 
comme  poète,  de  faire  intervenir  un  être  qui  en  joue  le 
personnage,  c'est  Jupiter.  »  —  En  effet,  nous  ne  con- 
naissons pas  de  meilleur  pseudonyme  au  service  des 
athées. 

Ce  n'est  pas  sans  dessein  que  j'ai  cité  presque  en  en- 
tier cette  triste  et  éloquente  page.  Les  ignorants  sont  tou- 
jours enclins  à  simplifier  ce  qu'ils  ne  sont  pas  sûrs  de 
bien  comprendre.  En  dehors  du  pessimisme  systémati- 
que, scientifique,  que  personnifia  ou  pressentit  Léopardi 
avant  les  philosophes  allemands,  ne  serait-il  pas  possible 
de  substituer  à  ces  trois  stades  d'illusions  qui  forment 
comme  les  stations  de  son  profane  martyre,  l'histoire 
d'une  âme,  grande,  poétique,  tendre,  généreuse,  patrio- 
tique, avide  de  gloire  et  de  bonheur,  telle  qu'ont  dû  la 
meurtrir,  la  grangrener,  l'égarer,  l'enfiévrer,  l'enveni- 
mer, et  finalement  la  dépeupler  des  circonstances  spé- 
ciales et  des  épisodes  personnels?  Léopardi  vient  au 
monde,  gauche,  maladif  et  contrefait,  avec  du  génie,  une 
imagination  ardente  et  un  cœur  aimant.  Tant  qu'il  ne 
dépasse  pas  le  seuil  de  l'adolescence,  tant  qu'il  ne  souffre 
pas  de  ce  contraste  entre  ses  facultés  puissantes  et  ses 
infériorités  physiques,  il  rêve,  il  croit,  il  prie,  il  se  tient 
prêt  à  aimer,  et  rien  encore  n'annonce  le  sinistre  sectaire 
du  malheur  de  vivre  et  du  charme  de  la  mort  ;  il  ne 
songe  pas  a  régler  ses  comptes  avec  la  Providence  et  la 


•*...,... 


U6  NOUVEAUX  SAMEDIS 

nature.  Tout  à  coup,  sa  foi  religieuse  s'écroule,  par  la 
raison  qu'elle  ne  tenait  à  rien,  qu'elle  n'existait  pas, 
qu'il  l'avait  imaginée  au  lieu  de  la  réfléchir;  elle  tombe, 
comme  tomberait  un  gigantesque  château  de  cartes  que 
l'on  aurait  pris  de  loin,  dans  la  brume,  pour  une  église 
ou  un  temple.  Le  voilà  néophyte  de  l'athéisme,  c'est-à-dire 
désarmé  contre  les  épreuves  que  lui  prépare  la  vie.  La 
lutte  commence.  — «Il aime. »  —  «  On  sait,  écrit  M. Garo, 
l'histoire  des  infortunes  amoureuses  du  poète,  pour 
qui  aimer  ne  fut  qu'une  occasion  de  souffrir.  Deux 
fois  surtout,  son  cœur  fut  pris  et  deux  fois  brisé;  aux 
deux  extrémités  de  sa  courte  vie,  le  fantôme  passa  près 
de  lui,  fit  briller  la  joie  à  ses  yeux,  un  éclair  de  joie 
bien  fugitif,  et,  après  que  le  fantôme  eut  passé,  le  poète, 
qui  avait  cru  le  saisir  et  l'étreindre,  resta  plus  seul  et 
plus  triste.  » 

Ainsi  tout  lui  manquait  ;  son  cœur  perdait  ses  points 
d'appui  comme  son  âme,  et  son  étal  maladif,  sa  dif- 
formité, ne  lui  expliquaient  que  trop  les  rigueurs  ou 
lesperfidies  des  femmes  qu'il  avait  aimées.  En  môme  temps, 
il  assistait  au  douloureux  spectacle  de  ce  que  les  poètes 
et  les  grands  libéraux  de  cette  époque  appelaient  l'abais- 
sement ou  la  servitude  de  l'Italie:  et,  comme  rien  ne 
vibrait  plus  en  lui  de  ce  qui  pouvait  lui  révéler  Rome 
catholique,  indemnité  sublime  accordée  à  Rome  en  rui- 
nes, ne  croyant  plus,  il  devait  hair.  Dès  lors,  le  pessi- 
misme pratique  l'enveloppait  tout  entier,  avant  qu'il  en 


E.  CARO  147 

fît  une  doctrine.  Dieu,  l'amour,  la  patrie,  le  double  con- 
traste des  inspirations  de  son  génie  avec  ses  advei  - 
sentimentales  et  de  l'antique  gloire  de  l'Italie  avec  sa 
situation  présente...  Que  lui  restait-il  pour  le  préserver 
de  sa  passion  suprême  et  fatale,  la  passion  de  l'anéantis- 
sement? L'art:  la  science,  la  célébrité  poétique  ou  litté- 
raire, les  éléments  de  perfectibilité  humaine,  d'un  bien- 
être  mieux  distribué,  d'une  amélioration  pi 
dans  la  destinée  du  plus  grand  nombre?  C'est  ici  que 
Léo  pardi  cesse  d'être  personnel  pour  se  rattacher  d'a- 
vance à  l'école  de  Schopenhaùer  et  de  Hartmann.  Que 
peuvent  être  pour  un  désespéré  ces  consolations  vagues, 
abstraites  ou  lointaines  ?  Il  en  est  du  désespoir  comme 
du  bonheur;  celui-ci,  rayonnant  du  foyer  intérieur, 
répand  sa  douce  lumière,  même  sur  les  objets  qui  lui 
sont  le  plus  étrangers:  celui-là,  une  fois  en  pleine  pos- 
session d'une  àme,  ferme  toutes  les  issues  de  manière  à 
intercepter  même  ce  mince  reflet  qui  se  glisse  sous 
la  porte  des  cellules,  pendant  que  le  guichetier  parcourt 
les  corridors  de  la  prison,  sa  lanterne  sourde  à  la  main. 

Donc,  le  génie,  la  gloire,  l'art,  la  science,  le  pi 
l'espoir  d'éclairer  et  d'améliorer  les  générations  futures, 
l'idée  de  ce  devenir  dont  Hegel  a  fait  le  fond  et  le  but  de  sa 
philosophie,  illusions  !  mensonges  !  chimères  !  intarissables 
sources  d'angoisses,  de  mécomptes  et  de  douleurs!  c'est 
ainsi  que  le  pessimisme  de  Léopardi  ouvre  la  voie  a 
celui  de  Hartmann  et  de   Schopenhaùer.  L'infinita    va- 


148  NOUVEAUX  SAMEDIS 

nitàdel  tutto,  —  l'infelicità  qui  ne  doit  et  ne  peut  finir 
que  lorsque  tout  finira,  la  Religion  du  néant  poussée  à 
bout,  amplifiée,  aggravée,  décuplée,  mise  en  demeure 
de  donner  tout  ce  qu'elle  contient:  car  l'athée,  le  libre 
penseur,  tout  en  s'efforçant  de  se  complaire  dans  son 
incrédulité  désolante,  peut  encore  ne  pas  répudier  la 
vie,  la  fortune,  l'avenir  de  ses  enfants  le  travail  et  ses 
récompenses,  la  renommée,  fart,  L'intérêt  et  la  grandeur 
de  son  pays...  A  ce  navrant  tableau  que  pouvons-nous 
opposer  ?  une  page,  —  j'allais  dire  une  halte  de  M.  Caro. 
Sans  réfuter,  au  fur  et  à  mesure,  les  sombres  paradoxes 
du  pessimisme,  les  déductions  impitoyables  de  Schopen- 
haùeret  de  Hartmann,  sans  prostestations,  sans  phrases, 
par  le  seul  effet  d'une  démonstration  lumineuse,  d'une 
exposition  magistrale,  il  nous  fait  deviner  ce  qu'il  faut 
penser  et  ce  qu'il  pense  de  ces  sophismes,  de  ces  audaces 
et  de  ces  folies.  Puis,  de  temps  à  autre,  il  s'arrête  comme 
un  explorateur  intrépide,  fatigué  de  traverser,  sous  un 
ciel  bas,  un  pays  morne,  aride,  mal  famé,  coupé  de 
marécages  et  de  fondrières,  hérissé  de  végétations  veni- 
meuses, peuplé  de  bêtes  malfaisantes  ou  apocalyptiques. 
Il  s'essuie  le  front,  il  lève  les  yeux  vers  ce  ciel  que  les 
nuages  germaniques  essaient  de  lui  rendre  invisible,  et 
il  écrit  ces  lignes  vraiment  humaines,  que  ses  amis  ne 
peuvent  lire  sans  une  émotion  profonde  :  car  l'énergique 
résignation  du  travailleur,  du  chrétien,  du  philosophe 
éminent  y  déguise  à  peine  l'incurable  blessure  : 


E.  CARO  H9 

"—Sans  méconnaître  la  rigueur  des  lois  sous  lesquelles 
se  déploie  la  vie  humaine,  et  l'âpreté  des  milieux  dans 
lesquels  elle  est  comme  encadrée,  ne  pourrait-on  pas 
opposer  à  cette  psychologie  trop  fantaisiste  un  tableau 
qui  en  serait  la  contre-partie,  celui  où  l'on  représenterait 
les  joies  pures  d'un  grand  effort,  longtemps  soutenu  à 
travers  les  obstacles  et  à  la  fin  victorieux,  d'une  énergie 
d'abord  maîtresse  d'elle-même  et  devenue  maîtn 
la  vie,  soit  en  domptant  la  mauvaise  volonté  des  hom- 
mes, soit  en  triomphant  des  difficultés  de  la  science  et 
des  résistances  de  l'art,  du  travail  enfin,  le  véritable 
ami,  le  vrai  consolateur,  celui  qui  relève  l'homme  de 
toutes  ses  défaillances,  qui  le  purifie  et  l'ennoblit,  qui  le 
sauve  des  tentations  vulgaires,  qui  l'aide  le  plus  effica- 
cement à  porter  son  fardeau  à  travers  les  longues  heures 
et  les  jours  tristes  (oh  oui  !  oh  oui  !  ),  —  celui  à  qui  cèdent 
pour  quelques  moments  les  plis  inconsolables  dou- 
leurs ?  En  réalité,  le  travail,  quand  il  a  vaincu  les 
premiers  dégoûts,  est  par  lui-même,  et,  sans  en  esti- 
mer les  résultats,  un  plaisir  et  des  plus  vif>.  C'esl  en 
méconnaître  le  charme  et  les  douceurs,  c'est  calomnier 
étrangement  ce  maître  de  la  vie  humaine  qui  n'est  dur 
qu'en  apparence,  que  de  le  traiter,  comme  le  traitent  les 
pessimistes,  en  ennemi.  Voir  sous  sa  main  ou  dans  sa 
croître  son  oeuvre,  s'identifier  avec  elle,  comme 
disait  Aristote,  que  ce  soit  la  moisson  du  laboureur,  ou 
la  maison  de  l'architecte,  ou  la  statue  du  sculpteur,  ou 


150  NOUVEAUX  SAMEDIS 

un  poème  ou  an  livre,  qu'importe?  Créer  en  dehors  de 
soi  une  œuvre  que  l'on  dirige,  dans  laquelle  on  a  mis  son 
effort  avec  son  empreinte,  et  qui  le  représente  d'une 
manière  sensible,  cette  joie  ne  rachète-t-elle  pas  toutes 
les  peines  qu'elle  a  coûtées;  les  sueurs  versées  sur  le 
sillon,  les  angoisses  de  l'artiste  soucieux  de  la  per- 
fection, les  découragements  du  poète,  les  méditations 
parfois  si  pénibles  du  penseur?  Le  travail  a  été  le  plus 
fort,  l'œuvre  a  vécu,  elle  vit,  elle  a  tout  racheté  d'un  seul 
coup,  et,  de  môme  que  l'effort  contre  l'obstacle  extérieur 
a  été  la  première  joie  de  la  vie  qui  s'éveille,  qui  se  sent 
elle-même  en  réagissant  contre  ses  limites,  ainsi  le  tra- 
vail, qui  est  l'effort  concentré  et  dirigé,  parvenu  à  la 
pleine  possession  de  lui-môme,  est  le  plus  intense  de  nos 
plaisirs,  parce  qu'il  développe  en  nous  le  sentiment  de 
notre  personnalité  en  lutte  avec  l'obstacle,  et  qu'il  con- 
sacre notre  triomphe  au  moins  partiel  et  momentané 
sur  la  nature.  Voilà  l'effort,  voilà  le  travail  dans  sa 
réalité.  » 

Cette  admirable  apologie  du  travail,  de  ce  consolateur 
que  Ton  peut  appeler  de  droit  divin,  puisqu'il  figure  à  la 
fois  le  châtiment  originel,  le  compagnon  de  route  et  la 
récompense  promise,  —  est  la  plus  éloquente  réplique 
qu'il  soit  possible  d'opposer  à  ces  théories  désespérantes, 
qui  n'aboutissent  à  rien  moins  qu'à  faire  de  l'homme  une 
créature  déclassée,  une  matière  inerte,  condamnée  à  se 
pétrifier  dans  un  immobilisme  funèbre  ,   partagée  entre 


E.  CARO  loi 

le  suicide  immédiat  et  l'envie  de  s'anéantir  dans  sa  pos- 
térité et  dans  sa  race  :  théories  inspirées  par  ce  génie  de 
la  destruction,  que  je  me  représente  sous  la  forme  d'un 
immense  oiseau  de  nuit  planant,  pour  s'emparer  de  sa 
proie,  sur  le  vaste  champ  des  erreurs,  des  négations  et 
des  impiétés  humaines.  Je  me  suis  attardé  avecLéopardi 
et  avec  M.  Caro,  et  je  n'ai  plus  de  place  pour  Scho- 
penhaiier  et  pour  Hartmann.  C'est  que  Léopardi,  poète, 
enfant  des  races  latines,  ayant  eu  ses  heures  de  foi  naïve 
et  d'amour  sincère,  explicable  par  ses  souffrances  per- 
sonnelles avant  de  les  ériger  en  système  et  en  philo- 
sophie, m'était  plus  accessible  que  les  philosophes 
allemands.  Il  m'était  plus  facile  de  me  reconnaître  en  lui 
ou  du  moins  de  conserver  ça  et  là  quelques  points  de 
contact,  quelques  termes  de  comparaison,  ne  fût-ce  que 
dans  ses  douleurs  d'amoureux  et  de  citoyen.  Quant  à 
M.  Caro,  cette  belle  intelligence,  servie  par  un  grand 
style,  m'a  constamment  soutenu  et  rasséréné.  Si  l'image 
n'était  pas  si  vieille,  je  la  comparerais  à  une  étoile  gui- 
dant à  travers  la  nuit  des  voyageurs  égarés  et  les  aidanl 
à  consulter  le  ciel  pour  retrouver  leur  chemin.  Au  sur- 
plus, dans  les  doctrines  de  Schopenhaûer  et  de  Hart- 
mann, si  inflexibles,  si  radicales,  si  cruelles,  si  meur- 
trières, si  outrancières ,  il  y  a  un  détail  qui  me  rassure 
et  un  détail  qui  me  console.  Se  reculant,  on  le  sait, 
devant  aucune  conséquence  de  leur  formidable  système, 
ils  concluent  de  la  dictature  universelle  du  Mal   à  la  né- 


152  NOUVEAUX  SAMEDIS 

cessité  ou  à  l'opportunité,  pour  toutes  les  victimes  de  ce 
Mal,  c'est-à-dire  pour  tous  les  hommes,  de  renoncer 
absolument  à...  tout  ce  qui  pourrait  retarder  d'une  heure 
la  fin  d'un  monde  qui  a  trop  vécu.  En  d'autres  termes, 
l'extrême  athéisme  renouvellerait  les  effets  de  l'extrême 
ascétisme.  Le  sujet  est  un  peu  gaulois,  et  les  objections  ris- 
queraient  d'être  tout  aussi  gauloises.  Mais  si,  par  une  belle 
soirée  de  juin,  Hartmann  et  Schopenhaiier  se  sont  quelque- 
fois promenés  à  travers  champs,  le  long  des  haies  d'aubé- 
pines, sous  le  dôme  des  tilleuls  et  des  chênes,  aux  environs 
d'un  village  en  fête,  s'ils  ont  entendu  les  ramiers  roucouler 
dans  l'épaisseur  des  grands  arbres,  s'ils  ont  vu  les  pin- 
sons et  les  fauvettes  se  poursuivre  dans  les  massifs  de 
fleurs  et  de  verdure,  s'ils  ont  rencontré  de  jeunes  cou- 
ples se  parlant  tout  bas  et  se  promenant  les  mains 
enlacées,  ils  ont  dû  comprendre  que  leur  idéal  d'anéan- 
tissement par  l'abstention  avait  encore  quelques  siècles 
à  attendre.  Le  détail  qui  me  console,  le  voici  :  comme 
doctrine,  d'une  application  directe  et  prochaine,  le  pessi- 
misme de  Schopenhaiier  et  de  Hartmann  n'est  pas  bien  à 
craindre  ;  car  il  a  contre  lui  tout  ce  qu'il  combat  ;  la  vie, 
l'humanité,  l'activité  moderne,  la  curiosité,  la  vanité, 
l'art,  l'éternel  penchant  des  .deux  sexes  à  ne  pas  laisser 
finir  le  monde.  Comme  symptôme,  il  méritait  d'être  pris 
fort  au  sérieux,  et  M.  Caro  vient  de  rendre  un  grand 
service  à  l'histoire  philosophique  de  son  temps.  Le  pessi- 
misme et  le  socialisme  peuvent  être  d'une  date  différente. 


E.  CARO  153 

mais  ils  sont  frères;  car  vous  comprenez  bien  que,  pour 
les  esprits  plus  vulgaires  ou  moins  subtils  que  Hartmann 
et  Schopenhaiier,  l'idée  du  mal  et  de  son  règne  absolu 
aboutit,  non  pas  à  l'anéantissement,  mais  au  bouleverse- 
ment universel.  Or,  M.  Caro  —  et  nous  sommes  de  son 
avis,  —  voit,  dans  la  marche  parallèle  de  ces  deux  ter- 
ribles vengeurs,  une  crise  de  philosophie  rentrée,  le 
dérivatif  ou  les  représailles  de  la  métaphysique  alle- 
mande, qui,  après  avoir  fait  trop  bonne  chère  pendant 
la  première  moitié  de  ce  siècle,  s'est  vue  tout  à  coup 
réduite  au  pain  de  munition  par  le  militarisme,  et  s'est 
enfermée  dans  la  caserne  après  s'être  absorbée  dans  la 
victoire.  A  ce  point  de  vue,  nous  aurions  le  droit  de  nous 
en  réjouir,  si, nous  ne  nous  préparions  bien  mal  à  en 
profiter.  —  «  L'esprit  humain,  dit  en  finissant  M.  Caro, 
faisant  effort  pour  se  retourner  vers  la  lumière,  reviendra 
de  lui-même  à  l'ancien  idéal  trahi  et  délaissé  pour  d'illu- 
soires promesses,  à  celui  que  le  positivisme  a  détruit 
sans  pouvoir  le  remplacer  et  qui  renaîtra  de  ses  ruines 
d'un  jour,  plus  fort,  plus  vivant,  plus  libre  que  jamais, 
dans  la  conscience  de  l'homme.  »  —  Oui,  ce  sera  la  re- 
vanche de  Dieu.  Il  en  aura  d'auU 


IX 


LE   ROMAN   CONTEMPORAIN 


HENRY   D  E  L  A  M  A  D  E  L  E  N  E  i 

19  janvier  1  87  9. 

Pardon!  J'allais  oublier  le  plus  essentiel.  Avant  de  ris- 
quer un  éloge  ou  un  blâme,  je  dois  d'abord  éclaircir 
un  point  bien  autrement  important  que  les  qualités  ou 
les  défauts  des  romans  que  je  viens  délire.  Combien  s'en 
est-il  vendu  d'exemplaires  ?  A  quel  chiffre  d'éditions 
pourrons-nous  arriver  ?  Tout  est  là,  et  non  pas  du  tout 
dans  la  question  de  savoir  si  les  auteurs  ont  réussi  à 
inventer  des  situations  originales  et  des  caractères  inté- 
ressants, si  leur  style  est  de  bonne  race,  si  leur  dialogue 

1.  la  Fin  du  Marquisat  d'Aurel. 


LE  ROMAN  CONTEMPORAIN  155 

a  de  l'éclat  et  de  la  vie,  s'ils  excellent  à  parler  le  langage 
delà  passion,  si  je  suis  intrigué,  diverti,  charmé,  ennuyé, 
ému,  effarouché,  offusqué,  ravi,  empoigné...  Vieux  jeu 
que  tout  cela!  Le  sentiment,  l'esprit,  l'enjouement,  le 
goût,  le  style,  l'émotion,  radotages!  Nous  n'en  sommes 
plus  à  la  littérature,  mais  à  l'arithmétique.  La  toute- 
puissance  du  nombre,  exactement  comme  pour  le  suf- 
frage universel  !  Permettez-moi  donc  de  suspendre 
mon  jugement  jusqu'à  renseignements  à  prendre  chez 
MM.  Calmann  Lévy,  Hachette,  Pion,  Charpentier  et 
Dentu.  Désormais,  le  dernier  mot  de  la  critique  se 
trouve  sur  les  registres  de  l'éditeur;  on  ne  la  motive 
plus,  on  la  cote:  on  ne  la  développe  plus,  on  la  taxe:  on 
ne  la  discute  plus,  on  la  chiffre.  Barème  a  le  pas  sur 
Horace,  Yaugelas,  Villemain  et  Sainte-Beuve.  Au  lieu 
du  commerce  des  Muses,  nous  posséderons  les  Mu 
commerce:  il  y  aura,  à  la  Bourse,  entre  le  Crédit  fon- 
cier et  le  Crédit  agricole,  un  cours  spécial  pour  les  pro- 
ductions, —  non,  pour  les  produits  de  l'imagination 
contemporaine.  On  ne  parlera  plus  du  mérite  ou  du 
succès  d'un  livre,  mais  de  sa  hausse.  A  la  seconde  édi- 
tion, estime:  à  la  cinquième,  respect;  à  la  dixième, 
admiration:  à  la  vingtième,  enthousiasme; à  la  cinquan- 
tième, délire. 

Sérieusement,  est-ce  possible  ?  Sommes-nous  donc 
tombés  si  bas?Ce  c'était  pas  assez  de  nos  humiliations 
politiques:  il  fallait  encore  cette  humiliation  littéraire; 


156  NOUVEAUX  SAMEDIS 

la  bibliothèque  s'effondrant  dans  la  boutique!  Princesse 
de  Glèves!  Virginie!  Manon  Lescaut!  Amélie!  Corinne! 
Eugénie  Grandet!  Lavinia!  Geneviève!  Marianna!  Sy~ 
bille!  Colomba!  Diane!  Voilez  vos  chastes  ou  amoureuses 
figures,  vos  romanesques  ou  tragiques  visages;  c'est  le 
commissaire-priseur  qui  passe  !  Se  peut-il  que  l'orgueil 
enivre  à  ce  point?  Qu'on  se  grise  du  nombre  de  ses  édi- 
tions, comme  la  grive  des  grappes  de  raisin  oubliées  par 
les  vendangeurs?  Le  grand  pontife  du  naturalisme,  — 
mot  qu'il  serait  bien  embarrassé  de  définir,  M.  Emile 
Zola,  ne  sait  donc  pas  un  mot  de  notre  histoire  littéraire? 
Il  ne  sait  donc  pas  que,  de  tous  les  genres  de  littérature, 
le  roman  est  le  plus  mobile,  le  plus  fugitif,  le  plus  in- 
constant,  le  plus  sujet  aux  engouements  insensés,  aux 
oublis  impitoyables,  aux  lamentables  abandons,  aux 
expiations  inflexibles,  aux  changements  du  goût,  aux 
caprices  de  la  mode,  aux  variations  de  l'atmosphère,  aux 
vicissitudes  sociales?  Il  ne  sait  donc  pas  que,  même 
dans  ce  genre,  il  y  a  deux  catégories,  celle  des  ouvra- 
ges d'une  véritable  valeur,  dont  le  succès  est  d'abord 
peu  bruyant,  mais  qui  font  leur  chemin,  se  classent, 
s'installent,  sont  adoptés  par  le  public  d'élite,  et  finalement 
prennent  rang  parmi  les  œuvres  qui  comptent  dans  la 
littérature  de  leur  temps  et  de  leur  pays  —et  celle  des  ro- 
mans à  sensation,  àlamode  d'une  saison,  d'un  mois,  d'une 
semaine  ,qui,  pour  les  lettrés  et  les  délicats,  ont  tout  juste 
la  valeur  de  Y  Eau  des  fées  ou  des  valses  de  Klein.  Baiser 


LE  ROMAN  CONTEMPORAIN  157 

de  feu,  Feuille  de  rose,  Parfum  de  sultane,  etc.,  etc.? 
Leur  vogue  extravagante,  tapageuse,  effrénée,  inouïe,  n'a 

d'égale  que  l'incroyable  vitesse  avec  laquelle  ils  retom- 
bent dans  l'ombre  et  le  néant.  On  dirait  qu'ils  veulent  se 
faire  pardonner  les  excès  de  leur  fortune  par  la  rapidité 
de  leur  chute.  C'est  une  trombe,  un  torrent,  une  épidémie, 
une  crise,  un  accès  de  fièvre  chaude.  Revenez  demain: 
il  n'y  paraît  plus  ;  le  torrent  est  sur  les  quais:  mais  ce 
n'est  pas  quïl  déborde:  au  contraire  ! 

Cette  vogue  absurde,  immédiatement  traduite  en 
chiffres  d'éditions,  s'explique  par  une  foule  de  causes 
aussi  peu  littéraires  les  unes  que  les  autres;  une 
circonstance  fortuite,  un  scandale,  un  procès,  un  évé- 
nement, la  réclamation  de  quelques  abonnés  vertueux 
qui  fait  suspendre  un  feuilleton,  l'habileté  de  l'auteur  qui 
excelle  à  mener  de  front  le  boniment  et  la  clientèle: 
passé  maître  dans  l'art  de  se  faire  du  même  coup  éreinter 
et  acheter,  de  charger  de  poudre  d'or  le  pistolet  qu'il  tire 
par-dessus  la  tête  des  passants,  de  changer  en  diamants 
chaque  éclat  des  vitres  qu'il  casse,  d'amasser,  en  un  mot, 
sur  son  œuvre  et  sur  son  nom  la  plus  énorme  somme  de 
curiosité  que  puissent  lui  fournir  les  innombrables  ber- 
geries peuplées  des  moutons  de  Panurge:  —  la  curiosité, 
cette  fausse  monnaie  du  goût,  la  curiosité,  souveraine 
absolue  sur  ce  terrain  mouvant,  fait  de  sable,  de  boue  et 
de  gravier:  souveraine  de  mélodrame,  toujours  dis 
;i   traiter  ses  favoris  de    la    veille  comme   Marguerite 


158  NOUVEAUX  SAMEDIS 

de  Bourgogne  traite  Philippe  d'Aulnay  et  Buridan  ! 
Tenez!  quoiqu'on  me  reproche  de  parler  trop  souvent 
de  mon  âge,  je  dois  avouer  que  je  ne  suis  pas  tout  à 
fait  centenaire;  combien,  pourtant,  n'en  ai-je  pas  vu 
naître,  grandir,  passer  et  mourir,  de  ces  éphémères  du 
roman,  chauffés  aux  feux  de  paille  de  la  curiosité  ou  de 
la  mode,  et  prompts  à  disparaître  au  dernier  jet  de  cette 
flamme  tour  à  tour  allumée  et  éteinte  par  le  vent!  Que 
d'exemples  de  grandeur  et  de  décadence!  Que  de  justes 
retours  des  choses  et  des  éditions  d'ici-bas  !  Puisque  c'est 
d'après  le  chiffre  de  ces  fameuses  éditions  que  se  mesure 
le  succès,  M.  Zola  et  ses  Assommoirs  n'en  auront  jamais 
autant  que  n'en  eurent,  en  1820,  M.  d'Arlincourt  et  son 
Solitaire;  quinze  éditions  en  six  semaines,  pendant  que 
Lamartine,  la  même  année,  à  la  même  heure,  empruntait 
un  billet  de  1,000  francs  pour  publier  ses  Méditations 
poétiques!  Sans  compter  douze  pièces  de  théâtre  inspirées 
par  les  romanesques  infortunes  d'Élodieel.  la  résurrection 
de  Charles  le  Téméraire;  si  bien  que  le  noble  vicomte 
triomphait  sur  toute  la  ligne,  depuis  le  boulevard  du 
Temple  jusqu'à  UOpéra-Gomique!  Vingt  ans  après...  Ah! 
mon  bon  et  modeste  monsieur  Zola,  j'en  suis  bien  fâché; 
mais  multipliez  Goupeau  par  Lanlier,  Mes-Bottes  par 
Bibi-la-Grillade,  et  Gervaise  par  Nana;  vous  n'arriverez 
pas  à  la  cheville  du  Chourineur,  du  prince  Rodolphe, 
du  notaire  Ferrand,  de  Gabrion,  de  Pipelet,  de  la  Goua- 
leuse,  de  Rigolette,  de  la  Chouette,  héros  et  héroïnes  de 


LE   ROMAN    CONTEMPORAIN  159 

ces  Mystères  de  Paris  qui,  pendant  dix-huit  mois,  bou- 
leversèrent la  ville  et  la  cour,  détrônèrent  la  politique, 
firent  échec  à  l'emprunt  Pritchard  et  à  la  reine  Pomaré, 
portèrent  au  cerveau  d'une  nation  tout  entière,  avec 
embranchement  sur  les  capitales  de  l'Europe,  troublèrent 
notre  sommeil,  hantèrent  nos  insomnies,  embellirent  de 
leur  argot  la  langue  populaire  el  la  causerie  des  salons! 
Les  Mystères  de  Paris!  Sainte-Beuve  et  Jules  Janin,  -- 
pour  ne  mentionner  que  ceux-là,  —  ont  constaté  avec 
ironie  cet  étourdissement,  ce  vertige,  cette  furie,  cette 
danse  de  Saint-Guy  autour  du  char  triomphal  d'Eugène 
Sue;  ces  lecteurs  palpitants,  ces  lectrices  ensorcelées,  ces 
possédés  du  feuilleton,  ces  journaux  arrachés  de  main 
en  main  jusqu'à  ce  que  le  dernier  lambeau  tombât  de 
lassitude  dans  la  hotte  du  chiffonnier  :  cette  prestigieuse 
alliance  du  grand  duc  et  du  forçat,  de  la  patricienne  et 
de  la  fille  de  trottoir,  du  dandy  et  de  l'escroc,  du  palais 
et  du  tapis-franc;  du  boudoir  et  du  bouge,  de  Y  arlequin 
et  de  la  vanille,  de  l'absinthe  et  du  patchouly,  de  la  dis- 
section et  du  madrigal,  du  blasphème  et  de  la  prière,  du 
huit-ressorts  et  de  la  brouette,  de  la  virginité  et  de  l'adul- 
tère, de  la  soie  et  du  haillon,  de  l'oripean  et  du  velours, 
de  l'échafaud  et  de  la  Courtille:  le  tout  dans  un  pêle- 
mêle  incroyable  où  un  Martinn  aviné  dessine  avec  le 
crayon  de  Daumier,  où  saint  Vincent  de  Paul  donne  la 
réplique  àVidocq,  où  Gessner  coudoie  Casanova  de  Sein- 
galt,  où  la  grande  dame  et  la  courtisan  mblenl 


160  NOUVEAUX  SAMEDIS 

comme  deux  sœurs,  où  Mandrin  porte  les  dentelles  de 
Létorières  ;  bal  travesti,  bal  de  mi-carême,  qui  commence 
à  la  Chaussée-d'Antin  et  finit  à  la  barrière:  sjmiphonie 
formidable,  conduite  par  un  Méphistophélès  de  pacotille 
en  petit  manteau  bleu;  épopée  funambulesque  où  don 
Juan  raconte  ses  bonnes  fortunes  sur  le  comptoir  du 
marchand  de  vins  :  gigantesque  fouillis  où  s'enche- 
vêtrent la  verveine,  l'euphorbe,  la  rose-thé,  la  tubéreuse, 
le  jasmin,  l'aconit,  l'idylle,  la  complainte,  le  mélodrame, 
l'homélie,  la  féerie,  la  parodie,  la  pornographie  et  la 
chanson:  —  le  tout  pour  s'engloutir,  peu  de  temps 
après,  au  plus  profond  du  fleuve  Léthé:  pour  renouveler 
l'effet  nocturne  du  poème  des  Djinns:  «  On  doute...  la 
nuit...  j'écoute...  tout  fuit  ..  Tout  passe...  L'espace... 
efface...  le  bruit!  » 

Encore  vingt  ans!...  Nous  voici  sous  les  fenêtres  où 
Fanny  fait  endurer  à  son  amant  le  supplice  de  Tantale. 
Fannyl  Vingt-neuf  éditions  en  deux  mois!  Je  puis  en 
parler  sciemment.  J'étais  à  Cauteretz,  en  juillet  1858.  La 
saison  était  fort  brillante:  cocodès,  cocodettes,  gandins, 
gomme lix,  artistes,  hommes  du  monde,  Parisiens,  pro- 
vinciaux, Russes,  Anglais,  gens  d'esprit,  badauds,  bai- 
gneurs et  baigneuses,  ne  s'abordaient  qu'en  disant  :  » 
«  Avez-vous  \nFanny  ?  «Je  hasarde  une  excursion  dans 
les  Pyrénées.  Partout,  à  Luz,  à  Saint-Sauveur,  à  Barè- 
ges,  à  Pierrefiue,  à  Argelès,  à  Gêdre,  au  cirque  de  Ga- 
varnie,  au  lac  de  Gaube,  les  échos  des  monts  de  Pvrène, 


LE  ROMAN  CONTEMPORAIN  164 

comme  disait  M.  Viennet,  me  renvoient  le  nom  de  Fanny  ; 
je  crois  l'entendre,  je  l'entends  dans  le  frémissement  de 
la  brise  à  travers  les  pins,  dans  le  tintement  des  cloches, 
dans  la  sonnette  des  troupeaux,  dans  le  mugissement  des 
vaches,  dans  le  refrain  du  guide,  dans  la  chanson  du 
pâtre,  dans  le  piano  des  hôtels,  dans  les  cris  de  l'hôtelier, 
dans  le  grincement  de  la  pierre  qui  se  détache  sous  mes 
pas  et  roule  au  fond  du  précipice.  Je  passe  par  Bordeaux. 
Les  libraires  s'y  arrachaient  les  cheveux.  Tout  Bordeaux 
leur  demandait  Fanny,  et  Fanny  manquait!  Les  clients 
étaient  si  pressés  de  jouir  qu'ils  refusaient  le  ballot  du 
lendemain,  et  les  derniers  exemplaires  se  vendaient  à  la 
surenchère.  Bref,  une  traînée  de  poudre  fulminante,  une 
vogue  à  tout  casser,  un  tourbillon  de  feu,  de  poussière 
et  de  fumée,  qui  emportait  jeunes  et  vieux,  militaires  et 
bourgeois,  ignorants  et  lettrés,  élite  et  multitude,  critiques 
et  chroniqueurs,  honnêtes  femmes  et  femmes  galantes, 
gynécée  et  bicherie...  —Et  de  tout  ce  bruit  rien  ne  reste, 
que  l'article  de  Sainte-Beuve,  qu'il  eût  mieux  fait  de 
ne  pas  écrire,  et  qu'il  n'écrirait  certainement  plus! 

Voilà  donc,  dans  un  espace  de  trente-huit  ans.  les 
trois  grands  succès  d'éditions,  le  Solitaire,  les  Mystères 
de  Paris,  Fanny.  Pour  être  conséquent,  M.  Zola  doit  en 
conclure  que  ce  sont  là  les  trois  meilleurs  romans  qui 
a;ent  paru  de  1820  à  1858.  Est-ce  son  avis? 

Maintenant,  suivez  une  ligne  parallèle:  opposez 
privilégiés  de  la  mode  et  de  l'oubli  les  romans  qui  ont 


162  NOUVEAUX  SAMEDIS 

été  publiés  pendant  cette  phase,  et  qui,  moins  bruyants, 
moins  fêtés  au  début,  ont  mérité  de  vivre.  Je  ne  prétends 
pas  les  nommer  tous.  Quelques  titres,  quelques  dates 
suffiront  :  Adolphe,  écrit  en  1815,  n'a  commencé  à  faire 
parler  de  lui  qu'en  1831  ;  la  seconde  édition  est  de  cette 
époque.  Cinq-Mars,  la  Chronique  du  temps  de  Charles  IX 
(1826-1829),  ont  attendu  longtemps  leur  seconde  édi- 
tion. L'immense  succès  de  Notre-Dame  de  Paris  ne  s'est 
affirmé  que  lentement.  George  Sand  et  Balzac,  de  1832  à 
1848,  se  tenaient  pour  bien  heureux,  lorsque  leurs  pre- 
mières éditions  s'écoulaient  avant  la  fin  de  la  première 
année.  Dickens,  clans  un  de  ses  voyages  en  France, 
alla  faire  visite  à  Jules  Sandeau,  et,  quand  le  romancier 
français  lui  dit  où  en  étaient  Marianna  et  le  Docteur 
Herbeau,  Dickens  refusa  de  croire  à  si  peu  d'éditions  et 
à  de  si  maigres  bénéfices.  Voici  un  synchronisme  plus 
significatif:  Je  rappelais  tout  à  l'heure  la  vogue  insen- 
sée de  Fanny.  La  môme  année,  presque  en  même  temps, 
une  autre  librairie  publiait  le  Boman  d'un  jeune  homme 
pauvre,  d'Octave  Feuillet,  et  la  Maison  de  Pejiarvan,  de 
Jules  Sandeau.  L'amour-propre  des  éditeurs  s'en  mêla. 
Il  y  eut  pendant  trois  mois,  un  vrai  stecple-chase  d'édi- 
tions. Les  mauvaises  langues  prétendaient  que,  pour 
ne  pas  être  battus  d'une  longueur,  les  concurrents  en 
arrivaient  à  faire  des  tirages  de  cent  cinquante  exem- 
plaires, et  que  parfois  même  la  quinzième  édition  parut 
avant  la  quatorzième.    En  définitive,  le   Roman  d'un 


LE  ROMAN  CONTEMPORAIN  163 

jeune  homme  pauvre,  après  avoir  bravement  couru,  ar- 
riva bon  second;  la  Maison  dePenarvan,  d'allure  plus 
sage,  fut  à  peu  près  distancée.  Eh  bien,  au  bout  de  dix 
ai. s,  c'est  l'inverse  qu'il  aurait  fallu  prendre  pour  réta- 
blir les  proportions  entre  ces  trois  récits.  Fanny  n'existe 
plus,  et  le  Roman  d'un  jeune  homme  pauvre,  qui 
délicieux,  me  semble  pourtant  un  peu  inférieur  à  la 
Maison  de  Penarvan,  qui  est  un  chef-d'œuvre. 

Je  pourrais  multiplier  à  l'infini  ces  contrastes,  ces 
dates  et  ces  exemples.  A  quoi  bon  ?  Pourquoi  évo- 
quer le  pissé,  quand  j'ai  là  sous  ma  main  une  pièce 
qui   peut    n'être    pas    étrangère   au   procès,    et   qui, 

«  à  une  heureuse    coïncidence,   m'est   fournie 
l'éditeur  même  de  M.  Zola,  par  l'un  des  deux  béné- 
ficiaires de  ces  colossales  charretées  d'éditions  ?  Je  ne 
conteste  pas  les  gros  succès  de  M.  Zola,  fi  j'ignore,  dans 
ma  solitude,  à  quel  chiffre  en  est  aujourd'hui  la  Fin  du 
Marquisat  d'Aurel,  de  Henry  d^  la  Madelène. 
que  je  n'ignore  pas,  c'est  que  je  donnerais  en  tas  tous 
Ventres  de  Paris,   toutes  les    Thérèse  Raquin.  toute  la 
dynastie  des  Rougo?i-31acquard,  toutes  les   Fautes    de 
Vabbé  Mouret,  tous  les  Assommoirs,  voire  même  tous  les 
Boutons  de  rose,  pour  une  pi  s  rolame  qui  fait  du 

bien,  qui  ne  fait  pas  de  bruit,  qui  ne  s'imp  une  : 

la  Fin  du  Marquisat  d'Aurel  !   Charpentier.; 
Oh!  que  c'est  charmant,  une  pareille  surpi 
chez  soi,  prisonnier  de  neige; on  tisonne  mélancolique- 


164  NOUVEAUX  SAMEDIS 

ment,  en  se  demandant  si  c'est  bien  vrai,  si  le  soleil  de 
Provence  doit  désormais  compter  parmi  les  invalidés  de 
la  République,  s'il  a  été,  avec  l'héroïque  maréchal 
Canrobert,  victime  des  élections  sénatoriales,  si  nous  ne 
le  connaîtrons  plus  que  par  tradition  et  par  ouï-dire  ; 
si  nous  ne  rapporterons  plus  de  nos  promenades  cet 
agreste  parfum  de  romarin,  de  lavande,  de  menthe  sau- 
vage, qui  s'attachait  à  nos  mains,  à  nos  chaussures,  à 
nos  vêlements,  et  que  George  Sand  a  comparé  au  sou- 
venir ou  à  l'adieu  de  l'amitié,  dont  nous  conservons 
encore  l'empreinte  embaumée,  lorsque  l'ami  est  déjà  loin. 
Quoi!  plus  de  ces  sourires  du  ciel,  qui  consolaient  des 
folies  et  des  méchancetés  de  la  terre  !  Plus  de  ces  courses 
dans  la  montagne,  où  un  souftle  attiédi  courait  avec 
nous  à  la  rencontre  du  printemps,  où  il  était  si  doux 
de  rêver  à  travers  les  touffes  de  genévriers  et  de  lentis- 
ques,  dans  l'intimité  des  rouges-gorges  et  des  merles, 
devant  des  horizons  teintés  d'opale,  de  pourpre  et  d'or! 
Plus  de  ces  nuits  étoilées  dont  nous  pouvions  dire  ce 
que  Chateaubriand  écrivait  des  nuits  de  l'Attique,  — 
qu'elles  n'étaient  que  «  l'absence  du  jour!  »  Est-ce  donc 
pour  la  punir  de  s'être  faite  radicale,  que  le  ciel  change 
notre  Provence  en  Sibérie  ? 

J'ouvre  ce  bienheureux  volume  —  la  Fin  du  Mar- 
quisat d'Aurel  —  sans  trop  savoir  ce  que  je  vais  y 
trouver.  —  et,  à  l'instant,  il  me  semble  qu'une  bouffée 
d'air  vivifiant  et  pur  glisse  sur  mon  front:  que  j'aspire 


LE  ROMAN  CONTEMPORAIN  165 

la  senteur  salubre  des  plantes  aromatiques  et  des  es- 
sences résineuses:  que  les  images  regrettées  se  réveillent 

en  foule,  et  que  je  n'ai  plus  qu'à  boucler  mes  guêtres  de 
cuir,  k  charger  mon  fusil  et  à  siffler  mon  vieux  chien 
pour  parcourir  cette  Suisse  comtadine,  ces  beaux  paysa- 
ges si  peu  connus,  et  que  Henry  de  la  Madelène  con-. 
naît  si  bien.  Il  y  a,  dans  ce  livre  charmant,  mieux  qu'une 
fortuite  coïncidence  d'éditeur  :  j'y  rencontre  une  occasion 
toute  naturelle  de  discuter  naturellement  ce  fameux 
naturalisme  dont  on  parle  tant,  et  qu'il  faudrait  éclair- 
cir  avant  de  le  repousser  ou  de  l'admettre.  Je  ne  sup- 
pose pas  que  le  chef  retentissant  de  cette  école  et  ses 
rares  disciples  prétendent  condamner  le  roman  à  n'être 
plus  qu'une  lecture  de  naturalistes:  manuel  du  botaniste, 
du  géologue,  duminéralogisle,  du  conchyliologiste,  etc.: 
dictionnaire  de  l'herboriste,  ce  serait  trop  simple.  Non! 
ce  qu'ils  veulent,  c'est  ramènera  la  nature  les  sentiments, 
les  passions,  le  dialogue,  les  situations,  les  caractères, 
les  personnages,  les  descriptions,  le  monde  extérieur  et 
le  monde  intérieur;  c'est  interdire  à  l'art  tout  procédé 
d'idéalisation,  sous  prétexte  que  l'idéal  et  le  faux  sont 
trop  proches  voisins:  c'est  prendre  le  fait  brutal,  l'objet 
matériel,  la  parole  grossière,  l'homme  et  la  chose,  et 
nous  les  présenter  tels  quels,  sans  intermédiaire,  sans 
préparation,  sans  atténuation,  sans ménagemenl  d'aucune 
sorte,  comme  si  le  hasard  me  tes  faisait  voir  ou  enten- 
dr  :  dans  la  campagne  ou  dans  la  rue.  En  d'autres  1er:, 


166  NOUVEAUX  SAMEDIS 

c'est  le  naturel,  —  le  naturel,  c'est-à-dire  la  plus 
précieuse,  mais  aussi  la  plus  irréfléchie,  la  plus  spon- 
tanée des  qualités  de  l'esprit  !  —  passée  au  crible,  systé- 
matisée, voulue,  cherchée,  endoctrinée,  classée,  étiquetée 
comme  une  collection  de  scarabées  ou  de  médailles.  — 
Il  suffirait  d'un  peu  de  malice  pour  ajouter:  «  et  cessant 
par  cela  même  d'être  naturel.  »  Mais  restons  sérieux;  la 
critique  doit  accepter  tous  les  points  de  vue,  sauf  à  con- 
tester ceux  qui  lui  déplaisent.  Eh  bien,  quel  que  soit  le 
sens  que  l'on  attribue  au  mot  naturalisme,  j'affirme 
qu'il  y  en  a  plus,  et  de  meilleur  aloi,  dans  le  livre  de  ce 
pauvre  malade  dont  la  sérénité  silencieuse  a  quelque 
chose  de  pathétique,  qui  ne  pose  pas,  qui  ne  chiffre  pas 
ses  éditions,  qui  n'égorgille  pas  l'élite  de  ses  confrères, 
qui  ne  remplit  pas  la  France  et  l'Europe  des  éclats  de 
son  orgueil,  que  dans  l'œuvre  tout  entière  de  M.  Emile 
Zola. 

Qu'est-ce  donc  que  la  Fin  du  Marquisat  d'Aurel? 
C'est  la  Révolution  française  résumée  dans  un  épisode: 
vue,  ressentie,  saluée,  subie,  déchaînée,  apaisée,  légalisée, 
au  sommet  de  notre  mont  Ventoux.  Quel  contraste,  une 
si  haute  cime  pour  un  tel  nivellement  !  Le  marquis 
Palamède  d'Aurel,  comte  de  Ventouret,  seigneur  de 
Saint-Trinit  et  autres  lieux,  est  le  dernier  descendant 
d'une  race  appauvrie,  mais  illustre,  qui  pourrait  marcher 
de  pair  avec.les  plus  grands  noms  du  royaume.  Tout 
d'abord,  rien  de  plus  vrai  et   de  plus  appétissa?it  que  la 


LE   ROMAN    CONTEMPORAIN  HiT 

peinture  de  ce  castel  délabré,  mais  qui  garde  encore  une 
Gère  mine  sous  son  économique  manteau  de  mousse,  de 
lichens  et  de  lierre,  et  dont  le  propriétaire  s'accorde 
admirablement  avec  cet  ensemble  de  robuste  et  pitto- 
resque pauvreté.  Médiocrement  cultivé,  d'aspect  un  peu 
sauvage,  beau  d'une  beauté  qui  veut  pour  cadre  une 
forêt  plutôt  qu'un  salon,  fort  comme  les  hêtres  et  les 
chênes  de  cette  montagne  que  la  cognée  révolutionnaire 
n'a  pas  encore  déshabillée,  chasseur  infatigable  en  un 
temps  où  les  chasseurs  du  Midi  tiraient  le  loup  et  le 
sanglier  comme  nous  tirons  les  alouettes,  le  marquis 
Palamede  d'Aurel  nous  est  montré,  dès  le  début,  dans 
toute  la  vérité,  tout  le  naturel  de  sa  physionomie  :  le 
contraire  d'un  héros  de  roman  dans  le  sens  ordinaire, 
et  c'est  ici  que  Henry  de  la  Madelène  a  fait  preuve  d'un 
tact,  d'une  justesse,  d'un  sentiment  d'artiste  bien  remar- 
quable. En  un  sujet  où  il  était  si  facile  de  tourner  au 
romanesque,  au  chevaleresque,  il  est  resté  fidèle  a  la 
nature,  et  c'est  une  des  meilleures  original  i 
récit.  La  vieille  servante,  Barbe  Terrasson,  Jean  Claude 
Lopis,  le  fermier,  respectueux,  sournois  et  madré,  sa  fille, 
la  petite  Chrétienne,  tout  est  parfait,  vivant,  pris  sur  le 
fait,  dessiné  ou  croqué  de  main  de  maître,  et.  si  je  me 
répète  en  redisant  à  satiété  les  mots  naturel  et  vra  . 
que  le  sujet  l'exige.  Mais  ce  que  je  ne  saurais  rendre  en 
quelques  lignes,  c'est  {'impression  ;  (encore  une  de  leurs 
visées!)  c'est  cette  atmosphère  qui  sent  bon,  ba;. 


168  NOUVEAUX  SAMEDIS 

saturée,  embaumée  de  toutes  les  saines  odeurs  de  la  mon- 
tagne, de  la  prairie  et  de  retable  :  elle  vous  enveloppe, 
elle  vous  pénètre,  elle  vous  donne  la  sensation  complète 
de  ce  que  l'auteur  excelle  à  décrire:  et,  pour  ma  part, 
sans  quitter  le  coin  de  mon  feu,  je  me  croyais,  je  me 
voyais  transporté  en  plein  mont  Ventoux,  près  de  cette 
route  de  Sault  que  viennent  d*obstruer  les  neiges,  sui- 
vant de  loin  la  trace  de  ce  hardi  chasseur  que  n'effraient 
ni  les  fondrières  ni  les  ravins,  écoutant  le  rappel  des 
perdrix  et  des  cailles,  effeuillant  dans  mes  doigts  le  thym 
et  le  serpolet,  contemplant  les  grandes  ombres  qui  re- 
montent peu  à  peu  de  la  plaine  vers  les  cimes,  buvant 
une  gorgée  d'eau  fraîche  aux  sources  vives  qui  côtoient 
les  sentiers  en  fleurs,  regardant  d'un  œil  d'envie  les  vols 
de  pluviers  dorés  et  de  palombes,  et,  par-dessus  tout, 
admirant,  aimant,  remerciant  ce  conteur  sans  prétention 
qui  fait  pour  son  pays  natal  —  vous  le  voulez  absolu- 
ment?—  eh  bien!  qui  fait  pour  le  très  pittoresque,  très 
poétique,  très  paysagiste  et  très  charmant  arrondissement 
de  Gar-pen-tras  ce  que  l'auteur  de  Rob-Roy  a  fait  pour 
l'Ecosse,  ce  que  l'auteur  &eColo?nba  a  fait  pour  la  Corse. 
Voici  la  Révolution  ;  ouvrons-lui  car  elle  forcerait  la 
porte.  Henry  de  la  Madelène  a  peint  en  quelques  traits  ce 
mouvement  irrésistible,  ce  grand  courant  d'air  révolu- 
tionnaire, cette  électricité  qui  se  communique  de  ville 
en  ville,  court  les  champs  et  finit  par  atteindre  ces  som- 
mets où  l'on  croirait  qu'il  ne  peut  y  avoir  d'autre  révolte 


LE  ROMAN   CONTEMPORAIN  169 

que  celle  des  éperviers  contre  les  aigles.  La  situation 
du  marquis  d'Anrel  devient  d'autant  plus  fâcheuse 
qu'il  n'y  comprend  presque  rien.  On  tue  ses  pigeons, 
assez  de  pigeons  pour  en  faire  des  ailes  à  tous  [es  émi- 
grés. On  dévaste  ses  bois;  Jean-Claude,  son  fermier, 
dissimule  à  peine  sous  ses  formes  obséquieuses  des  ar- 
rière-pensées inquiétantes.  Tous  ces  détails  sont  d'une 
telle  intensité  de  vie  réelle  et  de  couleur  locale,  qu'on 
les  voit  en  les  lisant.  Benoni,  un  mauvais  drôle,  qu'il  a 
vertement  fustigé,  s'embusque  avec  sa  bande,  et  Pala- 
mèden'est sauvé  que  par  la  petite  Chrétienne  qui  l'avertit 
du  péril  et  le  fait  rentrer  au  château  par  un  sentier  de 
traverse.  La  nuit  suivante,  des  gentilshommes  du  voisi- 
nage, molestés,  traqués  et  menacés  comme  lui,  viennent 
lui  demander  une  hospitalité  de  quelques  heures  et  fina- 
lement l'emmènent  avec  eux.  Un  romancier  v 
aurait  eu  ici  une  belle  occasion  de  transformer  le  mar- 
quis d'Aurel  en  paladin,  d'entourer  son  mâle 
d'une  auréole  artificielle,  de  le  poser  en  Vendéen,  ''il 
Jacobite,  répandant  avec  enthousiasme  son  sang  pour 
la  cause  de  ses  rois.  Cet  héroïsme  chevaleresque  n'est 
pas  le  fait  de  Palamède,  qui  reste  vrai  et  naturel  jusqu'à 
la  dernière  page.  Sa  position,  à  Aurel,  n'était  plus  te- 
nable.  Le  seigneur  n'était  plus  même  propriétaire. 
Il  est  parti,  il  est  brave,  il  se  bat  bien,  il  est  dan- 
gereusement blessé  à  Huningue,  et  recueilli  parmi 
tier  de  la  Forêt-Noire;  rien  de  plus!  un  premier  séjour  à 


170  NOUVEAUX  SAMEDIS 

Versailles,  avant  la  Révolution,  hérissé  de  désenchante- 
ments et  de  mécomptes,  l'avait  dégoûté  de  la  cour  et 
singulièrement  refroidi  sur  le  chapitre  des  dévouements 
monarchiques  et  des  rapports  de  la  Royauté  d'ancien 
régime  avec  la  noblesse  de  province.  Ses  illusions,  — 
car  il  en  a  eu  comme  tous  ses  compagnons  d'exil,  —  se 
rattachaient  toutes  à  l'idée  de  son  prochain  retour, 
de  sa  rentrée  au  logis,  de  la  reprise  de  posses- 
sion de  ses  prérogatives  seigneuriales.  Maintenant,  dix 
années  se  sont  écoulées  ;  le  voilà  revenu,  a  pied,  sac  au 
dos,  mourant  de  soif  et  de  faim,  dans  un  état  pitoyable. 
Il  ne  songe  pins  qu'au  repos,  au  bien-être  matériel,  à 
ses  belles  chasses  d'autrefois.  Ses  dernières  velléités 
d'idéal  royaliste  et  nobiliaire,  il  les  a  laissées  sur  le 
champ  de  bataille  et  dans  la  chaumière  du  pauvre 
schlitteur  allemand. 

Cependant  Chrétienne  et  son  père  Jean-Claude  n'ont 
pas  perdu  leur  temps.  L'une  est  devenue  belle,  l'autre 
riche.  Trop  circonspect  pour  acheter  du  bien  de  noble, 
il  a  acheté  du  bien  de  moine.  Il  possède  le  prieuré  des 
bénédictins  de  Saint-Pierre:  il  s'est  arrondi  avec  cette 
àpreté,  cette  sagacité,  cette  ténacité  de  paysan  qu'il  faut 
avoir  vu  à  l'œuvre  pour  comprendre  la  prodigieuse 
vérité  de  ces  épisodes.  Aujourd'hui,  le  plus  pauvre  des 
deux,  malgré  les  miracles  de  la  fidèle  Barbe,  c'est  le 
marquis.  Celui-ci  est  jeune  encore: -il  n'a  plus  de  pré- 
jugés; les  héritières  sont  rares  sur  le  mont  Venteux:  la 


LE   ROMAN  CONTEMPORAIN  171 

printanière  beauté  de  Chrétienne  parle  aux  sens  de 
Palainède,  lequel,  enfant  de  la  nature  plus  encore  que 
de  ses  parchemins,  n'a  jamais  eu  ni  beaucoup  d'imagi- 
nation, ni  peut-être  beaucoup  de  cœur.  Chrétienne 
l'aime,  il  l'épouse.  Ce  mariage  est  un  chef-d'œuvre  ;  pas 
une  fausse  note  dans  le  personnage  de  cette  brave  et  rus- 
tique jeune  fille,  qui  pouvait  si  aisément  tourner  à 
l'héroïne  d'opéra-comique  ou  de  romance.  Elle  aime  son 
noble  époux  en  inférieure,  avec  une  soumission  de  ser- 
vante, une  obéissance  decaniche;  mais  elle  reste  toujours 
paysanne:  elle  sait  à  peine  lire  et  écrire;  elle  ne  peut 
pas  s'habituer  à  son  rôle  d'oisive  et  de  grande  dame. 
Quoique  le  marquis  ne  soit  pas  aussi  raffiné  que 
les  courtisans  de  l'OEil-de-Bœuf,  il  souffre  de  ces  dis- 
parates: son  amour,  qui  n'était  qu'un  attrait  sensuel,  ne 
tarde  pas  à  s'éteindre,  et  un  nouveau  mécompte  vient  s'a- 
jouter à  ses  déceptions  conjugales.  Chrétienne  commence 
par  lui  donner  une  fille,  et  puis  rien,  c'est  fini  :  la  Fin 
du  Marquisat  iïA  urel  ! 

Et  pourtant  nous  n'y  sommes  pas  tout  cà  fait  encore.  La 
chute  de  Napoléon  ramène  les  Bourbons  sur  le  trône; 
que  la  fille  unique  du  marquis  d'Aurel,  que  la  noble 
Olympe  Claudine  se  marie  conformément  à  son  rang;  une 
signature  royale  suffira  à  faire  passer  sur  la  tête  du 
gendre  le  nom  et  les  titres,  le  blason  et  le  marquisat. 
Comment  cette  dernière  espérance  est-elle  encore  dé- 
jouée? Comment  Olympe,  aussi   agreste  que   sa  ri; 


172  NOUVEAUX  SAMEDIS 

donne-t-elle  son  cœur  à  un  jeune  paysan,  son  camarade 
d'enfance?  Comment  son  énergie,  secondée  par  la  légalité 
moderne,  brise- t-elle  la  volonté  paternelle  ?  Je  ne  vous 
en  dirai  pas  davantage  ;  tout  ce  que  je  puis  dire,  c'est  que 
cet  incomparable  accent  de  vérité  se  soutient  jusqu'à  la 
fin.  Alors  même  que,  par  habitude,  on  voudrait  plus 
d'arrangement,  plus  de  ménagements,  plus  de  conces- 
sions au  romanesque,  on  est  forcé  d'avouer  que  ces  der- 
niers chapitres,  qui  parfois  vous  brusquent  et  vous  ru- 
doient, n'en  sont  que  plus  naturels  et  plus  vrais.  Si 
le  naturalisme  n'est  pas  là,  où  est-il  ?  Dans  le  livre  de 
Henry  de  la  Madelène,  il  me  charme,  et  c'est  peut-être 
son  tort  aux  yeux  de  gens  qui  exigent  qu'il  soit  grossier, 
violent,  populacier,  ignoble,  écœurant,  ordurier,  immonde, 
affreux,  pour  le  déclarer  authentique. 


II 


JULES  CLARETIE  1 


2  6  janvier  18  79. 

C'est  un  vrai  plaisir  pour  le  critique  sédentaire  de  faire 
en  quelques  heures  —  plus  de  chemin  que  n'en  ferait  un 

1.  Le  Troisième  dessous. 


LE  ROMAN   CONTEMPORAIN  173 

train  rapide  ou.  une  paire  de  bottes  de  sept  lieues.  Entre 
le  roman  de  Henry  de  la  Madelène  dont  je  vous  parlais 
l'autre  jour,  et  le  Troisième  dessous,  de  Jules  Claretie, 
quelle  distance  !  Quel  voyage  !  Ce  sont  les  deux  pôles. 
Lcà,  le  mont  Ventoax,  ce  gigantesque  mur  mitoyen  qui 
sépare  le  Dauphiné  de  la  Provence  ;  l'air  vivifiant  de  la 
montagne,  imprégné  du  vague  parfum  des  plantes  aroma- 
tiques et  des  essences  résineuses:  les  horizons  immenses, 
la  vie  à  travers  champs,  la  nature  dominant  de  ses  ma- 
gnificences les  petitesses  et  les  méchancetés  humaines: 
les  poumons  renouvelés  et  retrempés  dans  cette  salubre 
atmosphère  ;  les  personnages,  en  dépit  de  leurs  passions, 
de  leurs  chagrins  et  de  leurs  misères,  participant  aux 
lumineuses  beautés  de  ce  cadre,  aux  mystérieux  bien- 
faits du  contact  direct  avec  les  splendeurs  de  la  création. 
Ici,  comme  l'indique  le  titre,  quelque  chose  qui  n'est 
plus  même  l'asphalte  ou  le  pavé  de  Paris,  la  rampe  ou  le 
décor  du  théâtre,  la  coulisse  ou  le  foyer  des  acteurs,  la 
chaude  température  du  boulevard,  le  salon  de  la  grande 
dame,  le  boudoir  de  la  pécheresse,  l'atelier  de  l'artiste, 
le  bal  de  l'Opéra,  le  cabinet  particulier  du  restaurateur 
à  la  mode:  mais  qui  vit,  grouille,  s'agite,  souffre,  pleure, 
aime,  lutte,  succombe,  meurt  au-dessous  de  ces  bril- 
lantes et  bruyantes  surfaces  :  tout  un  monde  auquel  il  faut 
être  initié  pour  le  bien  comprendre,  que  ne  connaissent 
ni  le  bourgeois  parisien,  ni  le  provincial  le  plus  attentif 
aux  curiosités  de  la  grande  ville.  En  intitulant  son  livre 


174  NOUVEAUX  SAMEDIS 

le  Troisième  dessous,  l'auteur  nous  avertit  qu'il  va  nous 
montrer  l'envers  de  ces  belles  étoffes  que  nous  admirons 
au  bois  de  Boulogne  dans  un  huit-ressorts,  ou  au  spectacle 
dans  une  avant-scène;  le  revers  de  ces  médailles  écla- 
tantes et  enviées  ;  ovations  du  comédien  célèbre,  étoile 
rayonnant  en  plein  midi  sur  les  colonnes  Morris,  prix 
de  Rome,  succès  dramatiques,  couronnes  du  Conserva- 
toire, joies  fiévreuses  de  la  vie  d'artiste,  faciles  et  fu- 
gitives amours  prodiguées  à  l'idole  de  la  foule  sans  que 
l'héroïne  de  ces  romans  apocryphes  sache  si  elle  se  pas- 
sionne pour  l'homme  ou  pour  le  rôle  ;  bizarre  et  triste 
mélange  de  réalités  et  de  mensonges,  d'illusions  et  de 
mécomptes,  d'enchantements  et  de  leçons,  de  triomphes 
et  de  déchéances,  de  séductions  et  de  dégoûts;  loterie 
redoutable  sans  cesse  ballottée  entre  le  million  et  la 
saisie,  le  Grand-Seize  et  la  faim,  l'hôtel  et  le  garni,  la 
vente  et  le  clou,  la  gloire  et  le  néant,  la  vogue  et  l'oubli, 
le  prince  russe  et  l'huissier,  le  lit  de  parade  et  le  grabat 
d'hôpital,  l'apothéose  et  le  suicide. 

On  a  voulu  recommencer  pour  le  Troisième  dessous 
ce  qui  s'était  fait  pour  le  Nabab  ;  chercher  une  clef, 
appliquer  des  noms  réels  à  telle  ou  telle  figure,  ajouter 
la  curiosité  personnelle  à  l'intérêt  romanesque.  Je  ne 
crois  pas  que  Jules  Claretie  ait  sérieusement  songé  à  ce 
contestable  moyen  de  succès.  Virant  de  plain-pied  avec 
tout  un  groupe  de  sculpteurs  et  de  peintres,  rapproché 
du  personnel  des  théâtres  par   son   feuilleton  du   lundi, 


LE  ROMAN   CONTEMPORAIN  175 

lancé  de  bonne  heure  dans  la  vie  littéraire  qu'il  aime 
et  qui  le  lui  rend  bien,  il  a  pu  voir,  regarder,  observer, 
faire  sa  récolte,  emprunter  à  ce  visage  un  trait,  à  cette 
physionomie  un  détail,  à  cette  existence  un  épisode, 
s*inspirer  çà  et  là  de  ce  qui  se  chuchotait  à  son  oreille 
ou  s'étalait  devant  lui:  rien  de  plus.  C'est  le  procédé  de 
Balzac,  etc'estle  meilleur.  Avec  beaucoup  d'imagination, 
on  est  libre  de  se  iigurer  que  Jacques  Roquevert  est 
Bocage,  —  ou  Frederick  Lemaître  :  —  que  Saint-Yves 
est  Berton  —  ou  Bressant,  —  que  Glotilde  Verrier  est 
Sarah  Bernhardt,  que  Baloche  est  Manet  :  il  est  possible 
que  l'on  découvre,  dans  les  bas-fonds  de  l'art  à  table 
d'hôte,  des  Monnerol,  des  Foubertaille,  tout  un 
ou  un  guêpier  de  naufragés,  de  fruil 
enfin  l'école  ou  le  club  des  impressionnistes,  des  trivia- 
lisles,  n'est  pas  de  pure  invention,  et  Jules  Claretie  ;i 
trouvé  là  une  occasion  excellente  de  cribler  de  ses  fines 
ironies  les  doctrines  nouvelles  dont  le  dernier  mol 
remplacer  Rodrigue  et  Chimène,  Andromaqueet  Phèdre, 
Alcesteet  Figaro,  Hamlet  et  Ophélie,  Roméo  et  Juliette, 
Hernaniet  Antony,  Marion  et  Dona  Sol,  par  les  hoquets, 
les  convulsions  et  l'agonie  d'un  ivrogne,  atteint  de  deli- 
rium  tremens  ou  de  combuslion  spontanée  ;  le  tout  copié 
d'après  nature,  —  pour  plus  de  naturalisme,  —  à  Sainte- 
Anne,  à  la  Salpètrière,  afin  que  pas  un  trait  ne  manque 
à  cette  hideuse  photographie  des  effets  de  l'alcoolisme, 
du  poisson  d'esprit  de   vin  et    du  poivre    ù.'assom?noir. 


176  NOUVEAUX  SAMEDIS 

Mais,  encore  une  fois,  je  ne  vois  et  ne  puis  voir,  dans  le 
Troisième  dessous,  que  des  allusions  collectives  sans  une 
seule  personnalité.  A  propos  de  la  plupart  des  acteurs 
de  ce  poignant  récit,  on  pourrait  dire  :  «  Nomen  Mi 
legio  ;  »  étant  donnés  ce  milieu,  ces  mœurs,  ces  cadres, 
cette  malaria,  c'est  bien  ainsi  que  les  caractères  doivent 
se  dessiner,  les  événements  s'accomplir,  les  dénouements 
se  préparer.  Le  tableau  est-il  vrai  ?  Oui.  Eh  bien,  n'en 
demandez  pas  davantage. 

Jacques  Roquevert,  grand  artiste  retiré  du  théâtre, 
sexagénaire  et  malade,  ne  veut  pas  que  Henri,  son  fils 
unique,  se  fasse  acteur,  et  il  a  raison.  Henri,  en  atten- 
dant, étudie  la  peinture  dans  l'atelier  de  Philippe  Marsy, 
retour  de  Rome,  médaillé,  déjà  célèbre,  en  passe  de  deve- 
nir illustre.  Philippe  a  pour  Henri  une  amitié  de  frère 
aîné,  et  il  n'a  pas  affaire  à  un  ingrat.  Par  malheur, 
Philippe  est  marié,  et  tout  d'abord  vous  devinez  que, 
malgré  son  cher  petit  André,  un  charmant  enfant  de 
cinq  ans,  les  points  noirs  sont  de  ce  côté-là.  C'est  que 
Sabine,  sa  femme,  en  croyant  l'aimer  et  en  lui  donnant  sa 
main,  s'était  fait  un  tout  autre  idéal  du  type  et  de  la  vie 
d'artiste.  Elle  s'attendait  à  de  l'imprévu,  à  une  série  de 
sensations,  d'émotions,  d'aventures  et  de  surprises,  et  on 
ne  lui  demande  que  d'être  la  gracieuse  ménagère,  la 
bonne  fée  d'un  foyer  paisible,  de  personnifier  le  repos 
après  le  travail,  le  sourire  après  le  succès,  la  récom- 
pense après  la  lutte.  Elle  s'ennuie,  et  l'on  sait  trop  tout 


LE  ROMAN   CONTEMPORAIN  177 

ce  que  peut  faire  ou  rêver  en  pareil  cas,  pour  se  désen- 
nuyer, une  femme  décidée  à  ne  consulter  que  son  orgueil, 
sa  fantaisie,  son  imagination  et  son  caprice.  Elle  possède 
ce  don  de  séduction,  de  fascination,  qui  fait  de  certaines 
filles  d'Eve  les  héritières  du  tentateur  de  leur  mère,  et 
les  rend  également  capables  de  déshonorer  un  homme 
d'honneur  et  de  ridiculiser  un  homme  d'esprit.  Natu- 
rellement, comme  son  mari  traite  Henri  Roquevert  en 
frère  et  le  comble  de  témoignages  d'affection  et  de  con- 
fiance, c'est  Henri  qui  devient  le  point  de  mire  de  ses 
coquetteries  les  plus  dangereuses.  Regardez  de  près. 
Peut-être  ce  danger  n'est-il  pas  le  seul  qui  menace  le 
fils  du  grand  acteur.  Geneviève,  la  mère  de  Henri,  la 
femme  du  vieux  Jacques,  a  des  allures  particulières  qui 
nous  donnent  à  penser.  Elle  est  dévote,  et  cette  dévotion, 
quelque  peu  dépaysée  dans  le  ménage  d'un  comédien, 
est  trop  austère,  trop  excessive,  trop  ascétique,  trop 
sombre,  pour  ne  pas  ressembler  à  une  expiation.  Ainsi, 
tout  en  acceptant  la  poétique  nouvelle  qui  date  de  Ma- 
dame Bovary,  et  qui  veut  que  le  conteur  fasse  souvent 
des  haltes  pour  peindre  au  lieu  de  raconter,  Jules  Claretie 
s'arrange  habilement  pour  que  le  drame  serve  de  cicé- 
rone au  tableau.  Certes,  nous  connaissons,  dans  le  réper- 
toire actuel,  peu  de  mises  en  scène  aussi  pittoresques, 
aussi  exactes,  aussi  gourmandes,  aussi  complètes,  aussi 
vigoureusement  fouillées  et  rendues  que  les  concours  du 
Conservatoire,  la  fruiterie  du  père  Anto  ne  ou   la   table 


178  NOUVEAUX  SAMEDIS 

d'hôte  de  madame  Pulchérie.  Mais  ce  régal  d'artiste,  de 
réaliste  ou  de  naturaliste  (à  votre  choix),  n'ôte  rien  à 
l'intérêt  du  récit.  L'auteur  colore  son  roman  sans  le 
ralentir.  Il  s'est  proposé  de  nous  promener  avec  lui  dans 
ces  catacombes  de  l'art  et  du  théâtre  parisiens,  dont  quel- 
ques vagues  échos  arrivaient  à  peine  jusqu'à  nous.  Il 
nous  en  fait  tout  voir  et  tout  entendre,  les  visages  et 
les  masques  les  silhouettes  tragiques  et  les  caricatures, 
les  joies  éphémères  et  les  désespoirs,  les  ambitions  et  les 
haines,  les  heures  de  fièvre,  les  jours  de  lassitude,  les 
soirs  d'étourdissement  et  de  vertige,  le  luxe,  les  folies, 
le  fard,  les  privations,  les  débauches,  la  soie,  la  dentelle, 
l'oripeau,  les  éclairs,  les  ombres,  les  étouffements,  les 
échappées,  l'enfer  avec  sa  collection  de  démons,  le  paradis 
avec  le  groupe  de  ses  anges  :  mais  ces  temps  d'arrêt 
ne  nuisent  pas  à  l'action.  Dès  les  premières  pages,  le 
lecteur  se  demande  si  Henri  Roquevert  aura  la  faiblesse 
ou  le  malheur  de  céder  aux  séductions  de  Sabine,  si  la 
faute  ensevelie  sous  le  triple  voile  de  dévotion  où  se 
cache  et  se  mortifie  la  pâle  figure  de  Geneviève,  n'écla- 
tera pas  au  grand  jour  pour  frapper  les  innocents  et 
foudroyer  le  repentir. 

Avant  d'arriver  à  ces  péripéties  dramatiques,  nous 
avons  à  faire  connaissance  avec  une  honnête  et  char- 
mante jeune  fille,  Hélène  Gervais  laquelle  n'a,  Dieu 
merci  !  rien  de  commun  avec  cette  nauséabonde  Gervaise, 
de  cet  écœurant  Assommoir.    Hélène,    que   possède  la 


LE  ROMAN   CONTEMPORAIN  179 

passion  du  théâtre,  et  (jui  a  le  droit  d'espérer  un  pre- 
mier prix  de  tragédie  au  concours  du  Conservatoire,  a 
consenti  à  venir  poser  dans  l'atelier  de  Philippe  M 
avec  le  petit  André  dans  ses  bras,  pour  une  ligure  de  la 
Charité,  où  Philippe  s'est  surpassé.  L'impression  qu'elle 
produit  sur  Henri,  plus  voisine  de  l'amitié  que  de  l'amour, 
et  de  la  tendresse  que  de  l'amitié,  est  très  finement 
analysée,  et  contraste  fort  heureusement  avec  le  trouble 
dont  il  ne  peut  se  défendre  chaque  fois  qu'il  se  retrouve 
en  présence  de  Sabine.  Qui  de  nous  ne  les  a  éprouvés, 
pendant  les  années  de  jeunesse  où  l'avenir  est  encore 
intact,  ces  deux  sentiments  parallèles,  dont  l'antago- 
nisme peut  expliquer  toute  une  vie?  Ils  représentent 
ce  que  nous  avons  de  meilleur,  —  hélas  !  et  ce  que  nous 
avons  de  pire.  Ils  ont  l'air  de  se  combattre,  et  souvent 
ils  s'entr'aident.  Car,  si  l'un  ne  suffit  pas  toujours  à 
notre  imagination,  k  nos  sens,  à  notre  vanité,  à  ce  fond 
de  corruption  originelle  que  contient,  à  son  insu  peut- 
être,  toute  créature  humaine,  nous  sentons  bien  que 
l'autre  laisse  un  vide  immense  dans  notre  âme  et  dans 
notre  cœur.  Il  existe  entre  ces  deux  amours  la  môme 
différence  qu'entre  l'orage  d'un  jour  d'été  et  la  sereine 
douceur  d'une  matinée  de  printemps.  Celui-ci  a  le  secret 
de  ces  fascinations  étranges,  fatales,  ardentes,  qui  mar- 
quent les  zones  torrides  de  la  p  manesque,  que 
la  Fable  antique  a  figurées  dans  léchant  des  sirènes 
ou  les  incantations  de  Circé  et  le  moyen  âge  dans  toutes 


180  NOUVEAUX  SAMEDIS 

les  variétés  de  la  possession,  du  sortilège  et  de  la  magie: 
celui-là  a  des  blancheurs  de  voie  lactée,  un  souffle  tiède 
et  pur  qui  glisse  sur  notre  front  comme  une  caresse  fra- 
ternelle, de  suaves  parfums  qui  s'évaporent  avant  de 
monter  au  cerveau,  des  sourires  qui  ne  montrent  pas 
les  dents,  des  attendrissements  soudains  qui  nous  dis- 
posent à  tout  ce  qu'il  y  a  de  bon,  d'honnête  et  de  brave, 
un  charme  pénétrant,indéfinissable,  si  délicieux,  si  bal- 
samique, si  bienfaisant  et  si  paisible,  que,  en  parlant  à 
l'objet  de  ces  innocentes  tendresses,  nous  sommes  tentés 
de  lui  dire:  «  Ma  sœur  !  » 

Cependant  Henri  résiste.  Sabine  a  d*autres  attentifs, 
notamment  le  peintre  impressionniste  Cordier,  riche,  élé- 
gant, joli  garçon,  spirituel,  paradoxal,  gouailleur,  amu- 
sant :  tout  juste  ce  qu'il  lui  faut  pour  distraire  son  ennui, 
.  flatter  ses  mauvais  instincts,  contenter  sa  coquetterie  et 
lui  donner  les  semblants  d'une  émotion  ou  d"une  in- 
trigue. 

Nous  entrons  ici  en  plein  drame.  Jacques  Roquevert, 
le  vieux  grand  acteur,  à  la  suite  d'une  dernière  soirée  au 
théâtre  Montmartre,  où  il  a  retrouvé  son  inspiration, 
ses  triomphes  et  ses  ivresses  d'autrefois  (lisez  peut-être  : 
c  Bocage  ;  théâtre  de  Belle  ville  ;  la  Tour  de  Nesle,  22 
juillet  1860),  est  brisé  de  fatigue,  dangereusement  ma- 
lade. La  moindre  secousse  le  tuerait.  En  ce  moment, 
nous  voyons  reparaître,  un  mauvais  drôle,  le  sieur  Mon- 
nerol,  bien  digne  d'être  un  héros  du  Troisième  dessous  , 


LE  ROMAN  CONTEMPORAIN  181 

nous  l'avions  aperçu  au  premier  chapitre  :  bellâtre, 
acteur  sans  talent,  ayant  traîné  sa  médiocrité  sur  bien 
des  planches  françaises  et  exotiques,  arrogant,  beau 
diseur,  don  Juan  d'estaminet,  de  coalisées  et  de  comptoir, 
mais,  pour  l'instant,  usé  jusqu'à  la  corde,  vieux,  poussif, 
fané,  ridé,  râpé,  abîmé  par  l'inconduite  et  les  liqueurs 
fortes,  mi-parti  de  Ghodruc-Duclos  et  de  Robert-Macaire, 
avec  des  gestes  et  des  poses  de  Buridan  de  province. 
La  malheureuse  Geneviève  se  trouve  placée  entre  deux 
augoisses,  entre  deux  périls.  D'une  part,  cet  atfreux  et 
redoutable  Monnerol  sonne  à  sa  porte,  se  fait  ouvrir, 
pénètre  jusqu'à  elle,  parle  en  maître,  l'effraie  de  ses  me- 
naces, lui  fait  subir  une  première  crise  de  chantage  et  la 
laisse  glacée  d'épouvante  en  disant  :  ■  Au  revoir  !  »  —  de 
l'autre,  elle  a  tout  lieu  de  soupçonner  que  Henri,  son 
cher  Henri,  est  embarqué  dans  quelque  dangereuse  et 
coupable  aventure.  Ce  soupçon  amène  des  scènes  ter- 
ribles. Henri  a,  en  effet,  suivi  Sabine,  de  gare  en  gare, 
jusqu'à  Melun  et  Fontainebleau:  mais  ce  n'est  pas  pour 
son  propre  compte,  et  l'on  pourrait  dire,  en  langage  de 
police,  qu'il  Yb.  filée.  —  Il  a  voulu  s'assurer,  —  et  il  n'y 
réussit  que  trop  bien,  —  que  Sabine,  décidée  à  tout, 
excepté  à  rester  honnête  femme,  avait  donné  un  ren- 
dez-vous à  cet  enjôleur  de  Cordier.  Les  incidents  se 
combinent  de  façon  à  laisser  croire  que  Henri  est  bien 
réellement  le  héros  de  l'épisode  ;  c'est  Geneviève  elle- 
même,  c'est  la  pauvre  mère,  qui,  ne  se  doutant  pas  du 
x*—  ♦**  11 


NOUVEAUX  SAMEDIS 

nom  de  l'héroïne  et  confiant  à  Philippe  Marsy  le  soin  de 
surveiller  et  de  morigéner  son  fils,  met  l'infortuné  mari 
sur  la  voie  de  ce  mystère  de  honte,  et  l'induit  à  croire 
qu'il  est  trahi  tout  à  la  fois  par  sa  femme  et  par  son 
meilleur  ami.  Philippe,  affolé  de  douleur  et  de  colère, 
est  de  première  force  à  l'escrime.  L'honneur  défend  à 
Henri  de  se  disculper  en  dénonçant  le  vrai  coupable. 
Un  duel  à  mort  est  imminent  :  qu'on  juge  des  angoisses 
et  du  désespoir  de  Geneviève! 

Heureusement,  —  bonheur  bien  relatif,  —  Sabine, 
écrasée,  outrée,  poussée  à  bout,  par  un  reste  de  loyauté 
peut-être,  par  orgueil  probablement,  se  refuse  à  ce  sur- 
croît de  mensonge,  se  redresse  sous  les  reproches  de  son 
mari  outragé,  et  lui  nomme  Cordier,  qui  y  gagne 
un  bon  coup  d'épée.  N'importe  !  Voilà  l'avenir  de 
Philippe  à  jamais  perdu:  d'autant  plus  que  les  im- 
pressionnistes, Baloche  en  tôle,  ont  monté  contre  lui 
une  scie  d'atelier  et  de  petit  journalisme,  qui  s'acharne 
à  dénigrer  sa  peinture,  à  se  moquer  de  son  tableau  de 
la  Charité,  et  à  le  représenter  comme  un  membre  de  la 
famille  académique  qui  commence  à  Cabanel  et  finit  à 
Galimard,  avec  le  nez  de  Bouginier.  Henri,  quoique 
réhabilité  dans  son  amitié,  est  aussi  bien  triste.  Son  père 
se  meurt.  Monnerol  l'inquiète.  Aura-t-il,  du  moins,  pour 
se  consoler,  les  succès  d'Hélène  Gervais,  victime  d'une 
injustice  aux  concours  du  Conservatoire,  mais  engagée  à 
un  nouveau  théâtre,  où  elle  a  débuté  avec  éclat  *?  Hélas! 


LE   ROMAN   CONTEMPORAIN 
non.  Ce  théâtre  fait  faillite,  et  jamais  ce  titre:  «  le  Troi- 
sième dessous,    i   ne   fut   mieux  justifié.  Encore  deux 
excellentes  ligures,  l'entrepreneur  Brécheux   et  son  fils 
Alexis,  que  l'on  pourrait  surnommer:  «  omI  Erreur  d'un 
bon  père»,   comme  dans  je  ne  sais  quel  opéra-comique 
de  l'ancien  temps:  Brécheux,  risquant  son  million  pour 
avoir  un  théâtre  à  lui  et   y  faire  jouer  les  pièces  de  son 
fils:   Alexis  ruinant  son  père  à  l'aide  de  drames  où 
surabondent  de3  phrases  telles  que  celles-ci  :  «  Une  femme 
n'a  pas  peur  d'entrer    dans  la    tombe   lorsqu'elle  ne 
craint  pas  de  sortir  de  la  vie.  »  —  «  Si  tous  les  hommes 
étaient  frères,  l'humanité  serait  une  grande  famille.»  — 
«  Le  crime  n'a  rien  de  commun  avec  la  vertu,  pas  même  le 
nom!  »  EtMonnerol  ?  Ah!  le  misérable  !  Par  son  aplomb, 
sa  belle  figure,  ses  poses  théâtrales  et  ses  airs  de  mata- 
more, il  avait  séduit  Geneviève,  lorsqu'elle  n'était  encore 
que  la  nièce  d'un  cafetier,  demoiselle   de   comptoir.    De 
cette  faute   était  née  une  fille,  odieusement  dérobée  à  la 
jeune  mère,  et  abandonnée  par  le  séducteur:  —et  cette 
fille  est  Hélène  Gervais!  La   tendresse    quasi-fraternelle 
de  Henri   était  un   pressentiment.    Mais   quels   rav; 
n'exercera  pas  ce  douloureux  secret  dans  toutes  ces  exis- 
tences, si  Monnerol  en  profite  pour  rançonner  ses   vic- 
times? Vingt-cinq  ans  de  repentir,  d'austérité,  de  piété, 
de  prières,  perdus  pour  Geneviève:  uni  .Se  venin 

ou  la  marque  d'un  fer  rouge   exacerbant   l'agonie  de 
Jacques  Roquevert,  qui  ne  sait  rien  :    la  terreur  d'Henri, 


184  NOUVEAUX  SAMEDIS 

qui  sait  tout,  en  face  de  cette  éventualité  effroyable;  le 
supplice  et  l'humiliation  d'Hélène,  voyant  son  avenirrivé 
à  cette  ignominie,  sa  Hère  innocence  souillée  au  contact 
de  ce  cynisme  et  de  ce  vice,  forcée  d'en  subir  le  contre- 
coup, de  respecter  ou  de  secourir  ce  sinistre  gredin  qui 
est  son  père,  et  de  partager  avec  lui  le  morceau  de  pain 
qu'elle  va  demander  aux  théâtres  de  province  !  Qui  se 
chargera  de  couper  ce  nœud  de  vipère,  de  les  délivrer 
de  cet  horrible  cauchemar,  de  les  arracher  à  cet  engre- 
nage, de  les  faire  sortir  de  cette  impasse  pavée  de  boue? 
Qui?  Monnerol  lui-même.  Dans  ce  chapitre,  l'auteur  du 
Troisième  dessous  touche  de  près  au  Zolisme,  —  un 
mot  que  nous  sommes  condamnés  à  inventer  pour  nous 
punir  de  notre  badauderie  et  de  notre  faiblesse.  Tombé 
peu  à  peu  dans  un  état  d'ivresse  chronique,  Monnerol 
est  tellement  alcoolisé,  qu'il  lui  suffit  d'allumer  sa  pipe 
et  de  laisser  tomber  du  feu  sur  sa  manche  pour  flamber 
et  brûler  tout  vif.  Décidément  l'alcool  devient  le  deus  ex 
machina  du  roman  et  du  drame.  Eh  bien,  je  ne  suis  pas 
suspect  ;  n'en  déplaise  à  M.  Edmond  About,  je  me  flatte 
d'être  aussi  peu  païen  que  possible  ;  mais,  en  vérité  ou 
en  fable,  j'aimais  mieux  Xeptune  ou  Apollon  :  c'était 
plus  propre,  plus  aéré,  plus  olympien,  mieux  assorti 
à  un  rayon  de  soleil  ou  à  un  coup  de  tonnerre.  Si  du 
moins  Bacchus  nous  restait  !  Mais  Bacchus  en  personne 
est  ici  forcé  de  se  soumettre  et  de  se  démettre.  Ce  jeune 
dieu,  d'une  beauté  idéale,  couronné  de  pampres,  le  thyrse 


LE   ROMAN    CONTEMPORAIN  185 

en  main,  le  sourire  aux  lèvres,  apparaissant  dans  un  jet 
de  lumière  orientale,  parcourant  les  poétiques  coteaux 
de  l'Attique  et  de  la  Thessalie,  semant  sur  ses  pas,  avec 
des  grappes  de  raisin,  l'allégresse,  la  santé  et  la  vie, 
suivi  d'un  joyeux  cortège  de  nymphes  et  de  dryades, 
assis  sur  un  char  magnifique  que  traînent  des  lions  ou 
des  tigres,  amoureux,  aimé,  brillant,  éclatant,  étince- 
lant,  superbe,  est  un  aristocrate  qu'il  sied  de  c 
dier  avec  les  autres  vieilleries  d'ancien  régime,  après 
l'avoir  mis  au  pain  et  à  l'eau.  Il  grisait  sans  abrutir:  il 
égayait  sans  hébéter  ;  il  portait  au  cerveau  sans  ravager 
le  corps:  il  réchauffait  le  sang,  il  ne  le  brûlait  pas.  Il 
n'a  plus  rien  à  faire  ni  à  voir  dans  cette  ébriété  morne, 
lugubre,  mortuaire,  funèbre,  qui  sent  le  renfermé,  qui 
ronfle  sur  le  comptoir  d'étain,  qui  se  roule  dans  le  ruis- 
seau ou  se  couche  sur  le  trottoir,  qui  s'échelonne  sur  la 
route  de  l'hôpital 'et  du  cimetière,  qui  se  traîne  en  hail- 
lons du  seuil  de  l'atelier  ;i  la  porto  du  mastroquet,  qui 
assomme,  qui  tue,  qui  tenaille  le  cerveau,  qui  déchire  les 
entrailles,  qui  incendie  les  veines,  qui  fait  d'un  homme, 
d'une  créature  de  Dieu,  un  paquet  d'allumettes  ou  un 
bidon  de  pétrole  ! 

Du  moins,  dans  le  roman  de  Jules  Claretie,  ce  chapitre 
alcoolique  n'est  qu'épisodique  ;  il  n'occupe  que  trois  ou 
quatre  pages:  il  était  peut-être  nécessaire,  et  le  lec- 
teur a  une  telle  envie  d'être  débarrassé  de  ce  hideux 
Monnerol,  que  le  soulagement  tempère  l'horreur.  Jacques 


186  NOUVEAUX  SAMEDIS 

Roquevert  meurt  tranquille,  dans  sa  loyale  ignorance, 
bénissant  sa  femme  et  son  fils,  qui  lui  promet  de  ne  pas 
se  faire  acteur  et  de  rester  fidèle  à  la  peinture.  Le  con- 
teur nous  avait  montré  sous  un  aspect  si  sympathique 
l'abbé  Poparel,  le  bon  curé  de  la  paroisse,  que  nous  au- 
rions aimé  à  le  revoir  au  chevet  du  vieux  comédien.  Le 
récit,  émouvant  et  pathétique  jusqu'à  la  dernière  page, 
s'achève  dans  une  gamme  de  tristesse  que  le  sujet  et  le 
titre  rendaient  inévitable.  Songez  donc  !  Le  Troisième 
dessous,  c'est-à-dire  le  contraire  de  ces  dehors  qui  nous 
invitent  à  prendre  notre  part  de  l'immense  et  incessante 
fête  parisienne,  le  contraire  de  ces  soirées  où  chaque 
loge  se  change  en  rivière  de  diamants,  de  ces  falla- 
cieux miroirs  qui  ont  pour  alouettes  tous  les  débutants, 
tous  les  aspirants,  tous  les  néophytes,  tous  les  surnu- 
méraires de  la  poésie,  du  théâtre  et  de  l'art  !  Hélène 
Gervais  meurt  à  Lyon  dans  une  auberge  :  Philippe 
Marsy.  ne  peut  survivre  à  la  trahison  de  Sabine:  il 
meurt,  et  sa  mort,  ainsi  qu'on  devait  s'y  attendre,  sert 
de  signal  à  une  réaction  en  l'honneur  de  son  talent. 
Saint-Yves,  le  charmant  jeune  premier  qu'Hélène  a 
chastement  aimé  et  qui  l'aurait  épousée  s'il  n'avait  été 
tenu  en  laisse  par  une  endiablée  coquette  de  théâtre, 
Saint-Yves  devient  fou.  Le  sculpteur  François  Gharrière, 
l'ami  intime,  le  camarade  de  Philippe  Marsy,  nature 
énergique,  franche,  fruste,  originale,  en  quête  d'une 
perfection  de  beauté  plastique,  se  laisse   éblouir,  fasci- 


LE  ROMAN   CONTEMPORAIN  187 

ner,  subjuguer,  magnétiser  et  finalement  crêtiniser  par 
la  beauté  toute  sensuelle  d'une  certaine  Luey  Vaughan, 
taillée  tout  exprès  pour  jouer  les  princesses  Negroni. 
Vous  le  voyez,  le  Troisième  dessous  n'est  pas  gai,  et  le 
lecteur,  en  fermant  ce  livre  saisissant,  navrant  et  vrai, 
reste  en  proie  à  une  émotion  pénible.  Il  le  fallait  !  peut 
dire,  comme  le  héros  des  Saltimbanques,  le  jeune  et 
vaillant  écrivain,  qui  n'avait  jamais  montré  plus  de  verve, 
plus  de  vigueur,  plus  de  puissance,  plus  de  style,  une 
observation  plus  intense,  une  palette  plus  riche,  et  qui, 
très  certainement,  va  extraire  de  son  volume  un  drame 
assuré  du  succès.  Oui,  il  le  fallait  !  Mais,  maintenant  que 
le  Troisième  dessous  nous  a  rappelé  deux  choses  que  nous 
savions  déjà;  que  Jules  Claretie  est  plein  de  talent,  et 
que  tout  n'est  pas  rose  dans  ce  monde  à  part,  surmené, 
surchauffé,  monté  de  ton,  parisien,  boulevardier,  théâ- 
tral, outrancier,  maquillé,  artiste,  artificiel,  exubérant, 
affamé,  splendide,  déguenillé,  regorgeant  de  superflu 
et  dénué  du  nécessaire,  je  lui  demanderai  une  histoire 
plus  douce,  plus  tendre,  plus  souriante,  plus  ensoleillée, 
plus  calmante,  plus  consolante,  dût-elle  finir  par  la 
phrase  traditionnelle  :  «  Ils  furent  heureux,  et  ils  eurent 
beaucoup  d'enfants.  » 


188  NOUVEAUX  SAMEDIS 


III 


M.  CHARLES  XARRF.yi    —  M.  SIMOX  BOUBKE8 


«  —  Ils  furent  heureux  et  ils  eurent  beaucoup  d'en- 
fants. »  —  En  terminant,  mon  précédent  article  par  cette 
phrase  originale,  je  ne  m'attendais  pas  à  en  retrouver  le 
fidèle  écho  à  la  dernière  page  du  joli  volume  de  M.  Charles 
Narrey  :  «  Ce  que  peut  V amour  !  »  Quel  titre  !  Et  qu'il 
est  à  la  fois  inquiétant  et  séduisant  dans  son  élasticité 
charmante,  dans  ses  horizons  sans  bornes,  dans  ses  voya- 
ges aux  antipodes!  Il  n'en  est  pas  de  l'amour  comme  des 
autres  passions,  dont  le  principe  est  à  peu  près  le  même, 
dont  les  effets  se  ressemblent  presque  toujours:  l'ava- 
rice, par  exemple,  que  je  vous  défie  d'ennoblir  et  de 
rendre  aimable;  ou  l'ambition  qui,  en  bien  et  en  mal,  ne 
diffère  que  du  plus  au  moins.  Certes,  je  n'ai  garde  de 
confondre  la  généreuse  ambition  d'un  grand  cœur,  d'une 
haute  intelligence,  qui  a  conscience  de  sa  force  et  aspire 

i.  Ce  que  peut  l'amour. 
2.  Le  Pierrot  de  cire. 


LE   ROMAN   CONTEMPORAIN  189 

à  s'élever  pour  mieux  servir  son  pays,  avec  ces  ambi- 
tions misérables  qui  nous  donnent  en  ce  moment  le 
spectacle  dune  hideuse  curée,  et  dont  les  héros  se  ren- 
dent justice  à  eux-mêmes  :  car  ils  savent,  avec  M.  de  la 
Palisse,  que,  s'ils  ne  se  hâtaient  pas  d'être  quelque  chose, 
ils  seraient  au-dessous  de  rien.  Mais  enfin  ce  nesont  que 
des  nuances:  avec  l'amour,  ce  sont  des  contrastes. 

Ce  que  peut  l'amour  !  Il  peut  tout,  pour  purifier  ou 
pour  salir,  pour  convertir  ou  pour  dépraver,  pour  assai- 
nir ou  pour  corrompre,  pour  exalter  ou  pour  avilir,  pour 
désespérer  ou  pour  consoler,  pour  fortifier  ou  pour 
amollir,  pour  faire  à  son  gré  des  géants,  des  pygm 
des  saints,  des  martyrs,  des  paladins,  élé- 

rats,  des  sages,  des  fous,  des  grotesques.  Si  nous  man- 
quions du  vieux  proverbe:  «  Du  sublime  au  ridicule,  il 
n'y  a  qu'un  pas!  »  —  il  l'aurait  inventé.  Il  imagine,  à 
lui  seul,  plus  de  tragédies,  plus  de  drames,  plus  de  comé- 
dies, plus  de  romans,  plus  de  vaudevilles  que  n'en  ont 
écrit  les  auteurs  les  plus  féconds  depuis  le  commence- 
ment du  monde;  et  il  a  sur  eux  cet  avantage,  que  son 
répertoire  inconnu  est  souvent  plus  tragique,  plus  émou- 
vant, plus  terrible,  plus  romanesque,  plus  pathétique, 
plus  étrange,  plus  comique,  plus  invraisemblable  et 
plus  vrai  que  leurs  œuvres  les  mieux  réussies.  Il  reclame 
sa  part  dans  bon  nombre  de  causes  célèbres  et  d'histoires 
:  ;  ies.  Usurpateur  on  conquérant,  propriétaire  ou  lo- 
cataire, légitime  ou  apocryphe,  sédentaire  ou  aventurier, 
x **  11. 


190  NOUVEAUX  SAMEDIS 

assiégeant  ou  assiégé,  tour  à  tour  prodigue  de  bienfaits  et 
de  maléfices,  appliqué  aux  naufrages  et  aux  sauvetages, 
parfois  comme  madame  de  Staël,  noyant  sa  clientèle  pour 
le  plaisir  de  la  repêcher  à  la  ligne,  il  possède  le  mot  de 
bien  des  énigmes,  la  clef  de  bien  des  tiroirs,  le  dessous 
de  bien  des  cartes,  le  revers  de  bien  des  mé- 
dailles, la  fêlure  de  bien  des  consciences,  le  mas- 
que de  bien  des  visages,  le  secret  de  bien  des  larmes, 
la  grimace  de  bien  des  sourires,  le  fil  de  labyrinthes  plus 
compliqués  et  plus  obscurs  que  ceux  de  l'Egypte  ou  de 
la  Crète.  II  a  des  métamorphoses  plus  variées  que  celles 
d'Ovide,  des  subterfuges  qu'a  ignorés  le  vieux  Protée, 
des  supercheries  qui  en  remontreraient  au  procureur  le 
plus  retors,  des  ruses  qui  déjoueraient  le  détective  le  plus 
habile,  des  subtilités  qui  effraieraient  les  imaginations 
orientales,  des  sophismes  tels  que  n'en  rêva  jamais  la 
philosophie  allemande,  des  déguisements  comme  on  n'en 
trouve  pas  aux  bals  de  l'Opéra,  des  allures  de  bon  apôtre 
à  triompher  de  toutes  les  méfiances,  des  airs  domina- 
teurs à  subjuguer  les  plus  rebelles.  Tous  les  instruments 
lui  sont  familiers,  depuis  la  pochette  du  maître  de  danse 
jusqu'à  la  clarinette  de  l'aveugle.  Il  n'est  jamais  plus 
menteur  que  lorsqu'il  parle  d'amitié,  jamais  plus  malin 
que  quand  il  simule  le  bon  enfant,  jamais  plus  redouta- 
ble que  lorsqu'il  rassure,  jamais  plus  exigeant  que  quand 
il  ne  demande  rien.  Suivant  qu'il  s'adresse  à  une  belle 
âme  ou  à  une  nature  vicieuse,  je  le  vois  forçant   une 


LE   ROMAN    CONTEMPORAIN  101 

porte  ou  tressant  une  couronne  de  fleurs  d'oranger,  s'age- 
nouillant  à  l'autel  ou  soudoyant  une  camérisle,  allumant 
le  réchaud  du  suicide  ou  montant  à  l'assaut  sous  l'uni- 
forme de  zouave;  dans  la  cellule  d'une  prison  ou  dans 
la  cellule  d'un  cloître. 

«  C'est  pourquoi,  connaissant  le  talent  souple,  ingénieux, 
élégant,  lin,  de  M.  Charles  Narrey,  sachant  tout  ce  qu'il 
sait  mettiv  d'agrément,  d'observation,  d'esprit,  de  délica- 
tesse et  de  grâce  dans  de  petits  cadres,  je  m'étais  d'abord 
figuré,  d'après  le  titre,  que  son  volume  était  un  recueil 
de  courts  récits  où  j'allais  trouver,  sous  les  formes  les 
plus  diverses,  de  nouvelles  preuves  de  l'omnipotence  de 
l'amour.  Je  me  représentais  d'avance,  racontées  au  lieu 
d'être  dramatisées,  d'aimables  comédies  dans  le  genre  de 
l'ancien  Gymnase,  qui  n'était  pas  le  plus  mauvais,  et 
où  excelle  M.  Narrey.  Je  me  trompais;  c'est  mieux,  et 
surtout  plus  que  cela:  un  seul  récit,  tout  d'une  haleine, 
que  l'auteur  aurait  pu  appeler,  lui  aussi,  le  Roman  d'un 
Peintre,  si  M.  Ferdinand  Fabre  ne  s'était  approprié  ce 
titre.  Quel  peintre,  et  quel  roman!  Quentin  Metsys,  un 
des  fondateurs  de  l'École  flamande:  d'autant  pins  illustre 
qu'il  était  parti  de  plus  bas,  et  que,  avant  de  signer  des 
toiles  immortelles,  il  avait  été  le  plus  pauvre  des  ouvriers 
forgerons  d'Anvers:  si  pauvre,  qu'on  ne  s'apercevait 
pas  qu'il  était  beau  !  L'amour  opéra  ce  miracle.  Ce  tou- 
chant épisode,que  les  chroniques  locales  ont  naturellement 
entouré  de  détails   légendaires,  —  feuilles  d'acanthe  et 


192  NOUVEAUX  SAMEDIS 

de  laurier,  calices  de  tulipes  et  d'anémones,  enroulés 
autour  d'un  cadre  d'or,  —  M.  Charles  Narrey  s'en  est 
emparé  avec  un  rare  bonheur.  Je  crois  bien  que,  dans 
l'histoire  vraie,  les  choses  se  passèrent  plus  simplement. 
L'humble  ouvrier  osa  élever  ses  regards  jusqu'à  la  belle 
et  fière  Emmeline,  fille  de  maître  Heyens,  bourgmestre, 
gros  personnage,  un  peu  ridicule,  mais  peintre  remar- 
quable. Heyens,  en  guise  de  défi  et  de  raillerie,  déclara 
à  Quentin  qu'il  n'accepterait  pour  gendre  qu'un  peintre 
plus  habile  que  lui.  Il  comptait  sans  les  prodiges  que 
l'amour  peut  accomplir,  surtout  quand  on  y  joint  beau- 
coup de  génie.  En  cinq  ou  six  ans,  Quentin  Metsys  devint 
le  grand  artiste  que  vous  savez,  et  maître  Heyens  aurait 
eu  d'autant  plus  mauvaise  grâce  à  se  dédire,  que  le  cœur 
d'Emmeline  s'était  fait  complice  de  ce  merveilleux  ap- 
prentissage. 

Il  n'y  avait  pas  là  de  quoi  défrayer  tout  un  roman. 
M.  Charles  Narrey  a  très  bien  réussi  à  corser  son  intrigue, 
sauf  quelques  légères  réminiscences  de  Ruy-Blas,  que 
nous  n'avons  pas  à  lui  signaler.  A  la  superbe  Emmeline, 
laquelle,  en  finissant  par  s'attendrir  et  par  aimer,  prouve 
aussi,  à  sa  manière,  «  ce  que  peut  l'amour,  »  —il  a  opposé 
la  douce  et  angélique  figure  d'Adelhilde,  cousine  pres- 
que fiancée  de  Quentin.  Celle-ci  personnifie  le  dévoue- 
ment dans  tout  son  virginal  abandon,  l'abnégation  pas- 
sbnT^ri'un  coeur  qui  se  donne  tout  entier,  qui  s'immole 
avor  délices,  qui,  ne    pouvant  vivre  de    son  amour,  se 


LE  ROMAN  CONTEMPORAIN  -193 

hâte  d'en  mourir  pour  que  l'objet  de  son  culte  soit 
libre  d'aimer  une  autre  femme.  Elle  est  si  charmante  et 
si  touchante,  cette  naïve  Adelhilde,  qu'on  est  tente  de  la 
préférer  à  Emmeline,  et  de  s'étonner  que  Quentin  Met- 
sys  n'ait  pas  partagé  cette  préférence.  Et  pourtant  rien 
de  plus  naturel  et  de  mieux  observé.  Pour  cette  âme 
ardente,  où  le  génie  couvait  sous  une  cendre  enflammée, 
la  jolie  cousine  représentait  le  bonheur  trop  facile,  celui 
que  l'on  a  sous  la  main,  qui  ne  coûte  aucun  effort,  qui 
laisse  sans  emploi  cette  soif  d'idéal,  d'inconnu,  de  souf- 
france, cet  esprit  de  lutte  et  de  conquête,  si  cher  aux 
natures  privilégiées.  "Emmeline,  c'était  l'impossible,  et, 
par  conséquent,  l'unique  vocation  de  l'homme  sûr  de 
sa  force,  décidé  à  n'être  heureux  que  le  jour  où  il  aurait 
fait  de  cet  impossible  la  récompense  suprême  de  son 
travail,  de  son  talent  et  de  son  courage. 

J'ai  parlé  de  certaines  réminiscences  de  Ruy-Blas; 
elles  nous  apparaissent  sous  les  traits  de  deux  person- 
nages fort  peu  aimables:  Marc-Antoine  de  Bos,  peintre 
de  fleurs,  et  le  tabellion  Reyger.  Tous  deux  ont  aspiré  a 
la  main  d'Emmeline.  Refusés,  éconduits,  mortifiés, 
bafoués,  victimes  d'une  mystification  humiliante,  ils 
jurent  de  se  venger;  c'est  1'  inamoraio  Quentin  Metsys 
qui  incarnera  leur  vengeance.  Lui  aussi,  il  a  été  cruel- 
lement humilié  par  Emmeline  et  par  sa  mère-,  lai— 
tière  dame  Gudule,  beauté  sur  le  retour,  maîtres 
logis,  qui  m  !  fail  l'effel  d'à  ;  la  philosophie 


d94  NOUVEAUX  SAMEDIS 

conj  ugale  de  l'artiste-bourgmestre.  Quentin  a  la  faiblesse 
de  se  prêter  à  un  travestissement,  ou,  comme  on  dirait 
au  Palais,  à  une  supposition  d'état,  qui  le  métamorphose 
en  duc  de  Lancastre,  et  qui  amène,  avec  quelques  in- 
vraisemblances, des  scènes  variées,  imprévues,  tour  à 
tour  amusantes  et  émouvantes,  comiques  et  pathétiques. 
Je  ne  vous  les  raconterai  pas;  le  livre  vous  les  dira 
mieux  que  moi.  Le  complot  des  deux  fourbes  tourne 
contre  eux,  puisque,  grâce  à  leurs  combinaisons  diabo- 
liques, Quentin  Metsys  se  trouve,  en  définitive,  l'époux 
légitime  d'Emmeline  et  qu'il  parvient  à  obtenir  son  par- 
don. Voilà,  je  crois,  la  différence  entre  le  roman  et 
l'histoire.  Ce  n'est  plus  pour  mériter  la  main  d'Emmeline 
que  Quentin  s'exile,  voyage  et  revient  capable  de  faire 
des  chefs-d'œuvre:  cette  belle  main  s'est  posée  dans  la 
sienne,  mais  par  méprise,  et  il  faut  que  cette  méprise  se 
change  en  un  libre  et  joyeux  consentement.  Le  résultat 
est  le  même;  du  bonheur  et  beaucoup  d'enfants  !  Vous 
me  saurez  gré  de  vous  recommander  cette  intéressante 
lecture,  qui  n'a  pas  la  prétention  de  révolutionner  le  ro- 
man, la  langue,  la  société,  le  théâtre,  la  littérature  et  le 
monde,  mais  qui  rappelle  avec  charme  une  heureuse 
alliance  des  deux  enchanteurs,  des  deux  consolateurs  de 
nos  souvenirs  et  de  nos  rêves,  et  nous  redit,  en  face  d'un 
tableau  de  Quentin  Metsys,  tout  ce  que  l'amour  a  pu  faire 
pour  l'art,  tout  ce  que  l'art  a  fait  pour  l'amour. 
Quelle  que  soit  la  différence  d'âge,  il  y  a  toujours  une 


LE   ROMAN   CONTEMPORAIN  195 

sorte  de  pédantisme  désobligeant  à  dire  à  un  jeun"  con- 
frère :  «  Bravo  !  De  votre  premier  à  votre  second  ou 
le  progrès  est  évident!  »  —  D'ailleurs,  si  le  Pierrot  de 
cire,  de  Simon  Boubée,  me  semble  supérieur  à  son  Vio- 
lon-fantôme, ce  n'est  pas,  Dieu  merci!  qu'il  manquât 
une  corde  à  ce  violon;  il  en  avait  trop,  et  toutes  vibraient 
avec  cette  exubérance  de  sonorité  qui  sied  bien  a  la 
jeunesse,  mais  où  l'oreille  finit  par  trouver  l'embarras  et 
l'inconvénient  des  richesses.  Le  genre  fantastique,  pour 
lequel  Simon  Boubée  me  parait  avoir  un  peu  de  penchant 
et  beaucoup  d'aptitude,  offre  une  contradiction  singulière. 
Il  suppose  une  surexcitation,  — j'allais  dire  une  ébriélé 
d'imagination,  une  vapeur  transparente  s'infiltrant  dans 
le  cerveau  et  se  communiquant  au  récit:  et,  en  même 
temps,  il  exige  que  le  conteur  soit  sobre  et  ne  dise  qne  le 
nécessaire,  pour  qu'on  le  suive  d'un  trait  jusqu'au  bout, 
et  qu'on  ne  s'attarde  pas  à  raisonner  avant  de  le  croire. 
Sa  perfection  est  de  m'étonner,  et  toutf  surprise  s'é- 
mousse  en  se  prolongeant.  Son  mérite  est  de  me  trans- 
porter dans  le  pays  des  songes,  et  de  fondre  ce  songe 
avec  le  réveil,  de  telle  façon  que  celui-ci  ne  soit  pas  bien 
sûr  d'être  plus  réveillé  que  celui-là.  Or,  le  meilleur 
moyen,  pour  l'effet  et  pour  le  succès  du  récit,  de  profiter 
de  la  confusion  de  ces  deux  états  différent-.. 
L'abréger.  Les  chefs-d'œuvre  du  genre,  le  Don  Juanei  le 
Majorât  d'Hoffmann,  la  Vénus  d'ille  de  Mérimée,  n'ont 
pas  plus  de  soixante  pages. 


196  NOUVEAUX  SAMEDIS 

Quoi  qu'il  en  soit,  il  est  terrible  et  charmant,  ce  Pier- 
rot de  cire,  et,  si  vous  lui  faites  remarquer  qu'il  se  dé- 
robe à  l'analyse,  il  est  de  force  à  vous  répondre:  «  A  qui 
le  dites-vous?  C'est  bien  ainsi  que  je  l'entends!...  »  — 
Tout,  dès  la  première  page,  me  dispose  au  merveilleux, 
à  l'inattendu,  au  surprenant,  à  l'apparition  des  revenants 
et  des  fantômes;  Venise,  où  il  semble  que  l'idée  comme 
le  pied,  ne  puisse  se  poser  suruu  terrain  solide;  Venise, 
le  plus  admirable  décor  d'un  thécàtre  fantastique;  Venise, 
dont  les  rues  sont  des  lagunes,  dont  les  voitures  sont  des 
gondoles,  dont  le  passé  est  un  cauchemar,  dont  les  fêtes 
sont  des  visions,  qui  a  vécu  et  régné  par  le  mystère,  que 
l'on  pourrait  appeler  la  noctambule  de  l'histoire,  que 
Ton  dirait  endormie  sur  les  bords  de  l'Adriatique,  et, 
pendant  ce  sommeil  magique,  allant  chercher  en  Orient 
un  rêve  des  Mille  et  une  Nuits.  Rien  ne  paraît  trop 
extraordinaire  pour  un  tel  cadre;  je  trouve  tout  simple 
que  les  soubrettes  s'y  nomment  Colombine.  C'est  leur 
spécialité,  comme  celle  des  patriciennes  et  des  princesses 
est  de  nous  émouvoir,  de  nous  effrayer  de  leurs  tragiques 
amours.  Vous  comprenez  bien  que  la  belle  princesse 
Térésina  Cormioni  n'est  pas  femme  à  s'entourer  de 
précautions  bourgeoises  et  à  ménager  les  apparences.  Le 
scandale  môme  ne  lui  fait  pas  plus  de  peur  qu'un  mélo- 
drame bien  joué.  Elle  vient  à  Paris,  elle  est  libre,  riche, 
élégante,  prompte  à  étaler  un  luxe  insolent,  et  bientôt 
ses  aventures,    réelles  ou  exagérées,   la  rangent  parmi 


LE   ROMAN    CONTEMPORAIN  107 

ces  grandes   dames  déclassées,  qui,   à  force   d'occuper 
d'elles  le  monde  entier,  finissent  par  appartenir  au  demi- 
monde.  Le  Pierrot  de  cire,  c'est  un  bouffon  shakspearien, 
nommé  Gavardy,    doué  du  double  talent  de  contrefaire, 
à  s'y  méprendre,  les  acteurs  célèbres  et   de  donner  le 
frisson,  comme  Gil-Naza,   clans  des  rôles  de  Gil-Pérez. 
Quel  beau  sujet  pour  un   conte  fantastique  !  Je  ne  veux 
pas  vous  en   gâter  la  surprise.  La  passion  insensée  de 
Gavardy  pour  Térésina,  l'amour  de  d'inconstante  prin- 
cesse pour  le  marquis  Raoul  de  Chandreuil,  Raoul  tué 
par  Gavardy,  dans  une  pantomime  par  trop  expressive, 
sous  le    costume  du  Pierrot  dont  le  duel  a  été  un  des 
grands  succès  de  Gérome,  la  scène  fantasmagorique,  or- 
ganisée par  le  fameux  Macalusi,  le  plus  étonnant  des 
prestidigitateurs-spirites,  Gavardy  profitant  de  son  pro- 
digieux génie  d'imagination  pour  apparaître,  en  Pierrot 
de  cire,  sous  les  traits  de  Raoul,  aux  yeux  de  Térésina, 
celle-ci  devinant  la  supercherie  et  poignardant  le  faux 
Raoul,  au  moment  où  il  lai  dit  :  «  Je  t'aime!  je  t'aime!  » 
—  tout  cet  ensemble  est  peut-être  un  peu    fou,  mais 
d'une  folie  beaucoup  plus  émouvante  que  la  raison,  d'une 
fantaisie  pittoresque  et  hardie  dont  les  audaces  ne  déplai- 
sent pas,  et  que  sauve  d'ailleurs  la  parfaite  harmonie  de 
tous  les  détails.  La  scène  principale  est  si  bien  am. 
si  bien  encadrée,  que.  si  l'on  y  rencontrait  des  person- 
nages et  des  épisodes  vraisemblables,  ils  sembleraient  im- 
possibles. 


i98  NOUVEAUX  SAMEDIS 

Pourtant,  la  vraie  perle  de  ce  volume  c'est,  selon  moi, 
Charmagaria.  Ne  vous  alarmez  pas  de  ce  nom  bizarre 
Nous  sommes  en  pays  basque,  au  pied  des  Pyrénées, 
dans  le  voisinage  de  cette  énigmatique  Vénus  d'Ille,  que 
Charmagaria  ne  nous  fait  pas  regretter;  un  pays  que 
Simon  Boubée  connaît  à  merveille,  et  qu'il  décrit  en  ar- 
tiste. Tout  d'abord  on  devine  qu'il  est  là  dans  son  élé- 
ment, chez  lui,  sûr  de  sa  couleur  locale,  et  prêt  à  répon- 
dre dans  leur  langue  aux  colporteurs,  aux  aubergistes 
et  aux  jolies  filles  de  l'endroit.  Pauvre  Charmagaria!  Une 
simple  servante  de  l'unique  auberge  de  Saint-Pastours, 
orpheline,  belle  comme  les  anges,  sauf  un  détail  que  les 
anges  lui  envieraient  peut-être,  quand  ils  nous  regar- 
dent. Elle  est  aveugle.  —  «  Figurez-vous  deux  yeux  en 
amande,  bien  fendus,  un  peu  relevés  à  la  chinoise,  mais 
absolument  dénués  de  prunelles.  Ils  étaient  d'un  blanc 
vif,  nacré,  qui  ressortait  sur  le  fond  bruni  de  son  vi- 
sage. » 

Elle  aime,  cette  pauvre  enfant!  Elle  aime  avec  un 
double  aveuglement;  car  elle  s'imagine,  parce  que  le 
beau  colporteur  Joseph  Irigoyen  l'a  embrassée  un  soir, 
qu'il  est,  non  seulement  son  amoureux,  mais  son  fiancé; 
sa  douce  illusion  a  pour  complices  les  propos  des  mau- 
vais plaisants  qui  prennent  un  méchant  plaisir  à  lui 
répéter  ce  qu'elle  est  si  heureuse  de  croire,  et  son  infir- 
mité même,  qui  l'entretient  dans  son  erreur  en  égalisant 
pour  elle  les  réalités  et  les  chimères.  L'aveugle  de  nais- 


LE   ROMAN   CONTEMPORAIN  199 

sance  et  un  conte  fantastique  en  chair  et  en  os,  un 
halluciné  qui  a  le  droit  d'ignorer  en  quoi  le  mensonge 
diffère  de  la  vérité,  puisqu'il  ignore  en  quoi  le  jour 
diffère  de  la  nuit.  La  cécité  est  comparable  à  une  berceuse 
qui  nous  ferait  vivre  de  fictions,  et  essaierait  de  nous 
rendre  dans  le  monde  invisible  ce  qui  nous  serait  refusé 
dans  le  monde  extérieur.  Hélas!  Joseph  Irigoyen,  enri- 
chi dans  son  commerce  nomade,  est  bien  revenu  à  Saint- 
Pastours  pour  se  marier,  mais  avec  Mathilde  Casteretz, 
la  fille  du  plus  riche  marchand  de  la  ville.  C'est  lui- 
même  qui  en  fait  part  à  Gharmagaria.  Je  ne  vous  ai  pas 
dit  qu'elle  passait  dans  le  pays  pour  être  un  peu  pou- 
souëro,  à  demi  visionnaire,  à  demi  sorcière;  rameur 
populaire  dont  le  conteur  tire  un  excellent  parti,  et  qui 
lui  permet  de  faire  marcher  cote  à  cote  le  fantastique, 
l'attendrissement  et  l'émotion.  Ce  n'est  pas  pour  rieu 
qu'on  lui  parle  et  qu'il  nous  parle  de  la  Gourgue,  des  i  [- 
sites  nocturnes  de  Gharmagaria  à  cette  fosse  mystérieuse, 
ou  plutôt  à  ce  puits  «  tellement  profond  que,  lorsque 
vous  y  jetez  une  pierre,  vous  restez  un  temps  infini 
avant  de  l'entendre  clapoter  dans  l'eau,  »  — sans  compter 
que  la  margelle  de  ce  puits  est  hantée  par  la  Vicarde, 
une  vieille  et  hideuse  mendiante  qui  a  le  mauvais  œil. 
Ainsi,  le  drame  est  admirablement  préparé,  et,  s*il 
vous  semble,  à  la  rigueur,  explicable,  soyez  sur  que  les 
habitants  de  Saint-Pastours,  même  l'hôtelier,  M.  Delju- 
glar,  et  M.  Lamazou,  le  notaire,  ne  seront  pas  de  votre 


200  NOUVEAUX  SAMEDIS 

avis.  Joseph  Irigoyen  épouse  Mathilde;  noce  brillante, 
plantureuse,  appétissante,  poétique,  pittoresque,  digne 
de  faire  venir  le  vin  de  Collioure  à  la  bouche,  le  madri- 
gal aux  lèvres  et  les  chansons  au  dessert;  relevée  par 
le  contraste  de  la  jolie  mariée,  blonde,  mignonne,  déli- 
cate, aux  grands  yeux  tour  à  tour  mélancoliques  et 
malins,  aux  pieds  de  marquise  andalouse,  aux  mains 
d'enfant,  avec  le  rôti  pantagruélique,  «  composé  d'un 
izard  entier,  d'une  douzaine  de  chapons,  de  quatre 
dindes  truffées  et  d'une  incommensurable  quantité  de 
grives,  d'alouettes  et  d'ortolans  à  la  brochette.  »  Mais 
voici  que  Gargantua  va  perdre  l'appétit  envoyant  tout 
à  coup  surgir  un  personnage  d'Hoffmann,  une  sorcière 
de  Macbeth;  cette  jettaiura  vivante  et  mendiante,  cette 
effroyable  Vicarde.  L'apparition  est  d'un  grand  effet,  et 
les  suites  en  sont  poignantes.  Frappée  d'horreur,  la  ma- 
riée s'écrie  à  la  vue  de  ces  larges  yeux  verts  aux  pau- 
pières ulcérées:  «  0  Dieu!  les  vilains  yeux!...  les  vi- 
lains yeux!...  »  —  «  Il  y  en  a  de  plus  vilains,  répond  la 
vieille:  souviens-t'en,  Joseph!...  souviens-t'en,  Ma- 
thilde!... Les  vrais  vilains  yeux  sont  ceux  qui  n'ont  pas 
de  prunelles...  pas  de  prunelles...  pas  de  prunelles!...  » 
Je  ne  saurais  dire  l'impression  que  produit  cette  excla- 
nlation  cabalistique  et  prophétique ,  lancée  à  tra- 
vers ce  joyeux  festin.  C'est  comme  l'écho  d'un  gémis- 
sement de  Charmagaria,  ou  d'une  pierre  noire  roulant 
le  long  des  parois  de  la  Gourgue;  quel  sera  ce  maléfice? 


LE  ROMAN  CONTEMPORAIN  -j.m 

Vous  l'avez  déjà  deviné.  Le  conteur  j  met  un  ton  si 
juste  que  le  possible  ne  s'absorbe  jamais  dans  le  fantas- 
tique; assez  de  l'un  pour  une  dose  suffisante    l< 

saillements,  d'étonnements,  de  terreur:  assez  de  l'autre, 
pour  que  le  lecteur,  plus  ou  moins  esprit  fort,  se  llatte 
d'expliquer  cet  inexplicable.  Le  soir  même  de  la  noce, 
Charmagaria  se  dirige  vers  la  Gourpue  et  se  jette  dans 
cet  horrible  abîme  «  qui  ne  rend  jamais  ce  qu'on  lui 
donne.  »  Le  bonheur  est  égoïste,  et  les  jeunes  mariés 
réussiraient  à  oublier  le  suicide  de  la  malheureuse 
aveugle;  mais  bientôt  Mathilde,  au  début  d'une  gros- 
sesse, est  saisie  d'étranges  pressentiments.  Joseph  ne 
néglige  rien  pour  la  distraire.  Il  la  dépayse,  il  la  con- 
duit à  Paris;  il  la  promène  au  spectacle,  au  bois  de 
Boulogne,  chez  les  restaurateurs  cà  la  mode.  Mathilde  se 
distrait,  s'étourdit,  s'amuse,  oublie,  ou  croit  oublier... 
Mais  non!  La  jettatura  ne  lâche  pas  prise.  Une  nuit, 
en  rentrant  d'un  théâtre  de  féerie,  elle  aperçoit  dans  son 
miroir  —  aut  videt,  aut  vidisse  pulat,  —  au  lieu  de  son 
gracieux  visage,  la  pâle  figure  de  Charmagaria  a\ 
grands  yeux  blancs  sans  prunelles!...  Quelques  mois 
après,  elle  accouche  d'une  petite  fille  délicieusement  jo- 
lie, mais  aveugle:  le  mauvais  œil  de  la  Vicarde,  les  \eux 
de  Charmagaria  ! 

C'est  Joseph  Irigoyen  qui,  au  bout  do  quelques  an- 
nées, raconte  cette  triste  histoire  à  notre  ami.  Joseph  a 
eu  sa  part  dans  ce  douloureux  sortilège,  dans  ces  mys- 


202  NOUVEAUX  SAMEDIS 

térieuses  représailles  de  la  mort  contre  la  vie,  de  l'a- 
mour trahi  contre  l'amour  heureux.  Une  nuit,  reve- 
nant à  Saint-Pastours  par  un  temps  d'orage,  il  a  voulu, 
pour  arriver  plus  vite,  prendre  un  chemin  de  traverse 
qui  avoisine  la  Gourgue.  Il  approche  du  gouffre:  son 
cheval  refuse  d'avancer,  et,  à  la  lueur  d'un  éclair  extra- 
ordinaire, il  voit  distinctement,  sur  le  rebord  du  puits, 
Gharmagaria,  droite,  menaçante.  —  «  Ses  cheveux  noirs 
couronnés  d'un  mouchoir  de  soie  jaune,  son  jupon 
rouge  et  ses  veux  blancs!...  ses  yeux  sans  prunelles!... 
Le  cheval  s'emporte,  le  tilbury  se  brise,  Joseph  s'éva- 
nouit. Jusqu'à  la  fin,  jusqu'à  la  dernière  évocation  de  la 
morte  que  le  pauvre  Irigoyen  revoit  encore  une  fois  et 
qu'il  fléchit  en  lui  promettant  de  faire  dire  des  messes 
pour  le  repos  de  son  âme,  le  récit  se  soutient,  effrayant, 
empoignant,  frissonnant,  dans  la  note  juste,  avec  ce  ca- 
ractère d'anxiété  dubitative,  qui,  tout  en  laissant  une 
issue  à  des  explications  plausibles,  maintient  intacte  la 
vision  du  surnaturel.  Je  viens  de  relire  Ckarmagaria 
après  un  intervalle  de  quelques  semaines;  c'est  la  per- 
fection dans  un  genre  où  il  est  bien  difficile  de  ne  pas 
verser  à  droite  ou  à  gauche.  Il  y  a  toujours  quelque  in- 
convénient à  écrire  le  mot  de  chef-d'œuvre  à  propos  de 
l'ouvrage  d'un  collaborateur;  mais,  franchement,  j'en 
ai  bien  envie.  Que  ne  puis-je  insister  sur  les  courts  ré- 
cits qui  complètent  ce  charmant  volume:  le  Portrait  de 
Rosette,  d'une  physionomie  si   avenante,  si  honnête  et 


LE  ROMAN  CONTEMPORAIN 
si  délicate;  les  Joujoux  de  Peregrinus,  d'une  philoso- 
phie si  piquante:  le  Député  malgré  lui,  si  finement  et  si 
spirituellement  satirique?  Je  m'arrête,  et  je  me  ravise. 
Qui  sait?  si  je  disais  du  Pierrot  de  cire  tout  le  bien  que 
j'en  pense,  Simon  Boubée  serait  tenté  peut-être  de  ne 
plus  écrire  que  des  livres,  et  les  lecteurs  de  la  Gazette 
de  France  auraient  trop  de  peine  à  me  pardonner! 


SAINT-RENÉ   TAILLANDIER 


Février  18  79. 

Il  faudrait  l'ampleur  d'une  Revue  pour  rendre  compte 
d'un  livre  millionnaire  où  des  matériaux  épars,  incom- 
plets, incohérents,  fournis  par  le  docteur  baron  de 
Stockmar,  se  sont  transformés,  sous  la  plume  —  j'allais 
dire  sous  la  baguette  magique  de  M.  Saint-René  Taillan- 
dier, en  une  galerie  vivante  animée,  pittoresque,  poétique, 
historique,  romanesque,  politique,  où  figurent  tour  à 
tour,  comme  pour  faire  cortège  au  roi  Léopold  et  à  la 
reine  Victoria,  tous  ou  presque  tous  les  personnages  célè- 
bres d'un  demi-siècle  pour  lequel  nous  sommes  la  postérité 
du  lendemain.   Stockmar,  presque  inconnu  en  France, 

1.  Le  roi  Léopold  et  la  reine  Victoria. 


SAINT-RENÉ  TAILLANDIER 
médecin,  conseiller,  confident,  ami,  joua  sans  brait  un 
-  rôles  d'autant  plus  considérables  qu'ils  n'ont  aucun 
caractère  officiel,   que  l'autorité  morale,    la  sécurité  el 
] 'intimité  des  relations,  un  perpétuel  échange  de  respec- 
tueux dévouement  et  de  confiance  cordiale,  y  remplacent 
les  titres  d'apparat  et  les  distinctions  honorifiques.  Chez 
les  princes  dignes  de  ce  nom,  plus  effrayés  que 
du  sentiment  de  leur  grandeur,  le  cœur  a,  iui  ans 
ministres  sans  portefeuille,  qu'il  consulte  tout  bas,  a  qui 
il  donne  les  clefs  de  ses  petits  appartements,  qui  ajoutent 
pour  lui  le  plaisir  d'être  aimé  à  la  certitude  d'être 
et  qui  mêlent  la  douceur  d'une  affection  vraie  à  la  magni- 
fique   sécheresse   des  hommages  traditionnels    et  des 
enthousiasmes  de  cour.  Telle  fut  «  la  destinée  souterraine, 
l'influence  anonyme  »  du  baron  de  Stockmar,  et  la  sin- 
cérité de  ses  sentiments,  la   sagesse  de  ses  conseils,  ne 
sont  pas  de  trop  pour  que  nous  lui  pardonnions  son  ini- 
mitié contre  la  France. 

—  Ce  que  le  fils  de  Stockmar  appelle  les  Mémoires 
de  son  père,  n'est,  en  réalité,  nous  dit  M.  Saint-René 
Taillandier,  qu'une  série  de  notes  qui  présentent 
là  un  vif  intérêt,  à  la  condition  de  les  féconder  par  des 
recherches  plus  étendues.  Parfois  une  ligne,  un  fragment 
de  correspondance  viennent  éveiller  des  souvenirs  et  pro- 
voquer des  rappiotii  nnent 
qui  nous  est  communiqué,  un  épisode  qui  n 
découvert,  quoique    :              par  d'énormes  lacn: 


206  NOUVEAUX  SAMEDIS 

vrai  dire,  le  livre  qu'on  cherche  n'existe  pas.  »  —  Par- 
don, mon  cher  maître,  dirons-nous  à  notre  tour.  Le  livre 
existe,  on  ne  le  cherche  plus;  il  est  fait,  et  c'est  vous 
qui  nous  le  mettez  entre  les  mains.  On  sait  avec  quel  art 
ou  plutôt  avec  quel  naturel  réminent  écrivain  s'empare 
de  ces  Mémento  improvisés  au  jour  le  jour  par  les 
acteurs  ou  les  témoins,  les  auteurs  ou  les  spectateurs 
des  comédies  ou  des  drames  de  l'histoire  :  comment  il 
excelle  à  faire  un  édifice  avec  un  moellon,  un  tableau 
avec  un  croquis,  un  jardin  avec  un  herbier.  Mais  nous 
est-il  possible  de  nous  arrêter  avec  lui  devant  toutes  les 
fleurs  de  ce  jardin,  toutes  les  figures  de  ce  tableau, 
toutes  les  beautés  de  cet  édifice  ?  Non,  et  vous  en  con- 
viendrez si  je  vous  dis  qu'il  nous  faudrait  parcourir 
tout  l'espace,  —  quatre  fois  le  grande  morlalis  œvi 
spatium,  —  qui  va  du  premier  mariage  de  Léopold  à  sa 
mort,  de  1816  à  1865  ;  que  nous  aurions  à  passer  en  revue 
tous  les  événements  de  quelque  importance  qui  agitèrent, 
pendant  cette  longue  phase,  l'Angleterre,  la  France,  la 
Belgique  et  l'Europe,  a  évoquer  la  princesse  Charlotte 
d'Angleterre,  l'énigmatique  Caroline  de  Brunswick, 
ces  rois  Georges  qui  ont  besoin  d'être  fous  pour  ne  pas 
être  odieux,  le  parlement  et  ses  hommes  d'État,  lord 
Byron,  la  Grèce  de  1825  et  sa  seconde  édition  de  héros, 
le  procès  de  la  reine  Caroline,  lord  Brougham,  le  comte 
Capodistrias,  la  révolution  de  Juillet,  Louis-Philippe  et 
les  premiers   collaborateurs  de  sa  fragile  monarchie,  la 


SAINT-RENE  TAILLANDIER  207 

fondation  du  royaume  de  Belgique,  ses  origines  et  ses 
vicissitudes,  l'avènement  du  roi  Léopold  et  son  mariage 
avec  la  jeune  princesse  Louise  d'Orléans,  les  trois  visites 
royales  à  Windsor,  la  reine  Victoria  et  le  prince  Albert, 
les  mariages  espagnols,  les  révolutions  de  18i8,  le  jubilé 
du  roi  des  Belges  et  une  foule  d'autres  épisodes  dont  un 
seul,  sérieusement  étudié,  suffirait  à  remplir  douze 
colonnes.  Forcé  de  me  borner  et  de  faire  ma  cueillette 
dans  cette  riche  moisson,  je  cède  à  mon  penchant,  et  je 
choisis  ce  qui,  dans  ces  beaux  récits,  touche  de  près  an 
roman.  J'ai,  pour  m'arrèter  à  ce  choix,  bon  nombre  de 
vives  raisons  ;  d'abord,  mon  goût  particulier,  ou,  si  vous 
le  voulez,  ma  manie,  partagée  sans  doute  par  mes  bien- 
veillantes lectrices  ;  puis,  ce  fait,  cette  rareté,  ce  phéno- 
mène, le  roman  royal,  princier,  disant  en  toute  sincérité, 
non  plus  une  chaumière,  mais  un  palais  et  son  cœur.  En 
outre,  si  curieux  et  si  neufs  que  soient  les  documents 
ajoutés  par  le  baron  de  Stockmar  à  l'histoire  des  grands 
événements  de  cette  époque,  nous  nous  retrouverions 
sans  cesse  en  présence  de  renseignements  antérieurs,  et 
nous  risquerions  parfois  d'avoir  l'air  de  découvrir  ce  qui 
a  été  déjà  dit.  Enfin,  —  et  ce  motif  vaut  bien  tous  les 
autres,  —je  suis  admirablement  soutenu,  dans  ces  pré- 
dilections romanesques,  par  M.  Saint-René  Taillandier 
lui-même.  Je  me  souviens  d'un  joli  mot  de  madame 
Emile  de  Girardin  dans  le  Chapeau  d'un  horloger.  La 
soubrette  expliquait  la  féroce  jalousie  de  son  maître  en 


208  NOUVEAUX  SAMEDIS 

disant  :  «  Il  a  été  Espagnol.  »  M.  Saint-René  Taillan- 
dier n'a  pas  été  Espagnol,  et  je  connais  peu  de  meil- 
leurs Français  que  lui  ;  mais  il  a  été  poète,  et  vous  pou- 
vez être  sûr  qu'il  l'est  encore,  alors  même,  —  ce  que 
j'ignore,  —  que  l'auteur  de  Béatrice  n'écrirait  plus  de 
vers.  Il  l'est  encore  ;  je  n'en  voudrais  pour  preuve  que 
le  charme  sympathique,  l'émotion  communicative  dont  il 
ne  peut  se  défendre  chaque  fois  qu'il  sent  vibrer  les  cordes 
de  chaste  amour  et  de  tendresse,  chaque  fois  que,  dans 
ces  maisons  souveraines,  il  se  dérobe  à  la  salle  du  trône 
et  aux  appartements  de  réception  pour  nous  indiquer 
d'une  main  discrète  le  seuil  de  la  chambre  nuptiale. 

Oui,  c'est  bien  un  roman,  le  mariage  de  Léopold  avec 
la  princesse  Charlotte  :  il  est  original,  piquant,  engageant 
et  vrai,  avec  une  légère  teinte  d'imprévu,  et,  s'il  a  peu 
duré,  il  n'en  est,  hélas!  que  plus  fidèle  à  la  spécialité 
désaffections  humaines.  Déplus,  il  a  pour  nous  le  mérite 
d'être  inédit,  confidentiel,  inconnu;  tant  de  catastrophes 
se  sont  accumulées  depuis  lors,  et  c'est  si  vite  oublié,  une 
jeune  femme  de  vingt  ans,  qui  aime,  qui  est  aimée, 
qui  devient  épouse  et  mère,  et  qui  meurt  !  C'est  ici  que 
les  Souvenirs  du  baron  de  Stockmar  sont  vraiment  pré- 
cieux. Ils  servent  à  recomposer  la  physionomie  de  cette 
princesse  qui  n'a  fait  que  paraître  et  disparaître,  et  pas 
n'est  besoin  de  vous  dire  quel  merveilleux  parti  M.  Saint- 
René  Taillandier  a  su  tirer  de  ces  confidences  !  Née  dans 
l'orage,  unique  enfant  du  prince  de  Galles  et  de  Caroline 


SAINT-RENÉ  TAILLANDIER  209 

de  Brunswick,  elle  eut,  dans  sa  première  adolescence, 
cette  poignante  douleur  de  ne  pouvoir  respecter  ni  son 
père,  ni  sa  mère.  Son  berceau  fut  tout  d'abord  ballotté 
entre  les  effroyables  désordres  de  l'un  et  les  bruyants 
scandales  de  l'autre.  Dans  les  abominables  folies  du  futur 
Georges  IV,  dans  les  fautes  plus  ou  moins  problématiques 
de  Caroline,  il  y  eut  surtout  la  haine  fougueuse,  inces- 
samment envenimée,  qu'ils  trouvèrent,  dans  leur  cor- 
beille de  mariage;  ils  se  surexcitaient  et  s'exacerbaient 
dans  le  mal,  pour  élargir  chaque  jour  l'abîme  qui  les  sépa- 
rait :  celui-ci  pour  salir  celle-là  des  éclaboussures  de  ses 
vices;  celle-là  pour  braver  et  déshonorer  celui-ci  du  con- 
trecoup de  ses  aventures.  Caroline,  on  le  sait,  eut  des 
défenseurs  éloquents,  et  son  déshonneur  fit  la  gloire  du 
plus  éloquent  de  tous,  lord  Brougham.  M.  Saint-René 
Taillandier  hésite  à  la  condamner,  et  la  traite  même 
avec  une  certaine  indulgence.  L'horreur  et  le  dégoût 
qu'inspire  son  mari  plaident  pour  elle  les  circonstances 
atténuantes.  Pourtant,  lorsqu'une  femme  défie  et  méprise 
l'opinion,  elle  n'a  que  ce  qu'elle  mérite  si  l'opinion  se 
venge  en  la  flétrissant.  Du  moment  qu'elle  s'arrange  pour 
qu'on  puisse  lui  attribuer  ce  qu'elle  n'a  pas  commis,  elle 
es!  presque  aussi  coupable  que  si  elle  commettait  ce 
qu'on  lui  attribue.  Celte  hypocrisie  et  cet  orgueil  en  sens 
inverse  sont  pires  que  la  pas-ion  ou  la  faibles- 
cherche  le  mystère  et  l'ombre.  Cette  révoltée  a  mauvaise 
grâce  à  se  plaindre  delà  calomnie  et  de  l'injustic 

X4*'  '2. 


210  NOUVEAUX  SAMEDIS 

ne  la  calomnie  pas,  on  la  prend  au  mot.  Elle  arme  contre 

elle  les  apparences  ;  ce  sont  les    apparences    qui   la 

jugent. 

Quoi  qu'il  en  soit,  la  fille  d'un  tel  père  et  d'une  telle 
mère,  élevée  un  peu  à  la  diable,  attentive  aux  échos  de 
ces  rumeurs  et  de  ces  colères,  obligée  d'observer  avant 
de  voir,  et  de  réfléchir  avant  de  vivre,  aurait  pu  aisément 
mal  tourner.  Elle  ne  fut  que  vive,  primesautière,  origi- 
nale, et,  comme  nous  disons  en  Provence,  faite  à  sa 
fantaisie.  Sa  fantaisie  —  la  meilleure  —  fut  d'aimer  celui 
qu'elle  épouserait,  et,  sans  compter  d'autres  raisons 
moins  personnelles  et  moins  intimes,  c'est  ainsi  que  j'ex- 
plique les  bizarres  alternatives  de  ses  quasi-fiançailles 
avec  le  prince  d'Orange.  Il  ne  lui  avait  pas  déplu  ;  il 
était  gai,  brave,  bon  enfant,  et  c'est  à  la  longue  qu'on 
s'apercevait  de  sa  légèreté,  de  sa  pauvre  cervelle,  de  son 
manque  de  dignité,  d'instruction  et  de  tenue.  La  ques- 
tion de  résidence,  longuement  débattue,  donna  à  la 
jeune  princesse  le  temps  de  s'apercevoir  qu'elle  n'aimait 
pas.  Les  enfants  issus  d'un  mauvais  ménage  ont  plus  de 
sagacité  que  les  autres.  Ce  qu'ils  savent  des  querelles  de 
leurs  parents  supprime  pour  eux  les  années  d'ignorance 
et  d'innocence.  On  dirait  qu'ils  essaient  une  première  vie 
en  la  personne  de  ce  père  et  de  cette  mère  dont  les 
discordes  ou  les  désordres  font  partie  de  leur  éducation. 
Charlotte  était  volontaire  et  obstinée  ;  elle  finit  par  avoir 
gain  de  cause,  et  le  prince  d'Orange,  deux  ans  plus  tard, 


SAINT-RENÉ  TAILLANDIER  211 

alla  se  consoler  en  Russie  en  épousant  la  grande-duchesse 

Anna-Paulovna.  Quant  'a  la  princesse  Charlotte,  si  son 
heure  n'a  pas  sonné,  elle  n'est  pas  loin,  et  elle  pourrait 
la  deviner  déjà  aux  battements  de  son  cœur.  Voici,  en 
effet,  le  Prince  Charmant.  C'est  le  prince  Léopold  de 
Saxe-Cobourg.  Il  a  vingt-quatre  ans  ;  les  bonnes  fées 
l'ont  bien  doué,  et  la  méchante  n'est  pas  venue  a  son 
baptême.  Il  unit  à  la  noblesse  du  visage  et  de  la  taille 
celle  du  caractère  et  de  l'âme.  Il  est  à  la  fois  sensible 
(style  du  temps  ),  et  fin,  en  langage  de  tous  les  temps. 
Il  a  le  tact,  la  discrétion,  la  mesure,  l'à-propos,  le  discer- 
nement, toutes  les  qualités  qui,  après  bien  des  années, 
faisaient  dire  devant  moi,  par  M.  Thiers,  —  que,  «  si  le 
roi  Louis-Philippe  avait  ressemblé  à  son  gendre,  sa 
dynastie  serait  encore  sur  le  trône.  »  —  Il  est  beau: je  ne 
l'ai  vu  qu'une  fois,  en  1864,  à  Vichy,  buvant  son  verre 
d'eau  comme  un  simple  mortel,  et  bien  près,  en  effet, 
de  sa  mort.  Je  n'ai  pas  oublié  l'impression  que  produisit 
sur  moi  l'aspect  de  ce  grand  vieillard,  de  cette  douce  et 
majestueuse  figure,  empreinte  de  mélancolie,  comme  si 
toutes  les  ombres  du  passé  se  fussent  réunies  sur  son 
front  pour  lui  rappeler  ce  qu'il  y  a  de  vide  dans  les 
existences  les  pins  pleines,  —  surtout  quand  elles  vont 
finir. 

Charlotte  le  vit,  avec  curiosité  d'abord,  puis  avec  in- 
térêt, puis  avec  sympathie.  Ils  s'aimèrent;  il  y  *eut  de 
graves  difficultés,  de  sérieux  obstacles,  des  propos  calom- 


2  12  NOUVEAUX  SAMEDIS 

nieux,  d'inévitables  retards.  A  la  fin,  l'amour  triompha; 
ils  furent  unis.  D'après  les  renseignements  véridiques, 
mais  probablement  un  peu  secs,  du  baron  de  Stockmar, 
M.  Saint-René  Taillandier  a  décrit  avec  un  charme  ex- 
quis ce  bonheur  sans  lendemains,  d'autant  plus  délicieux 
peut-être  qu'il  fut  trop  court  pour  être  troublé.  La  vie 
est  si  incertaine,  l'homme  si  misérable,  le  cœur  humain 
si  fragile,  que  ses  sentiments  offrent  des  contradictions 
singulières.  Il  leur  déplairait  de  ne  pas  se  croire  immor- 
tels, et  cependant  ils  ne  sont  jamais  plus  sûrs  d'eux- 
mêmes  que  sous  forme  de  regrets,  lorsqu'ils  ont  été  bri- 
sés dans  leur  fleur  par  un  coup  .de  foudre.  En  cherchant 
bien,  je  rencontrerais  une  preuve  de  cette  inconséquence 
jusque  dans  la  vie  du  roi  Léopold,  dans  les  Mémoires  de 
Stockmar  et  dans  le  livre  de  M.  Saint-René  Tail- 
landier *.  Certes,  ni  le  baron,  ni  l'écrivain  français  ne 
marchandent  leurs  hommages  h  la  reine  des  Belges,  à 
cette  angélique  Louise  d'Orléans,  qu'il  suffisait  de  nom- 
mer, au  temps  de  nos  rancunes  et  de  nos  violences,  pour 
apaiser  les  passions  les  plus  hostiles.  Sa  mort  fut  un 
deuil  universel.  En  ces  moments  de  crise  et  de  malen- 
tendus où  nos  haines   frappaient  souvent   à  côté,   où 

1.  Je  signale  à  M.  Saint-René  Taillandier,  pour  la  prochaine 
édition,  une  Jégère  erreur.  Xée  en  1812,  ce  n'est  pas  à  trente- 
deux  ans  que  la  reine  Louise  est   morte,  mais  à  trente  huit l. 

i.  Hélas  !  quand  j'écrivais  ces  tr)is  ligues,  Saint-René  Taillandier  n'avait  plus 
que  quelques  jours  à  vivre  !... 


SAINT-RENÉ  TAILLANDIER  213 

les  mauvaises  langues  prétendaient  que  le  beau- 
n'était  pas  toujours  d'accord  avec  son  cendre, 
elle  personnifiait  le  charme,  la  pitié  sereine,  la  vertu 
aimable,  la  tendresse,  la  réconciliation  et  la  paix.  Sœur 
aînée  de  deux  princesses  dignes  d'elle,  Française,  dans 
une  parfaite  mesure,  sur  le  trône  de  Belgique,  on  la 
voyait  de  loin  compléter  cette  admirable  famille  qui  eût 
mérité  de  corriger  les  irrégularités  de  l'origine  et  de 
conjurer  les  perfidies  de  la  fortune.  Un  légitimiste  spiri- 
tuel disait  d'elle  :  «  J'ai  connu  des  pères  qui  légitimaient 
leurs  enfants;  la  reine  Louise  possède  assez  de  vertus  et 
de  grâces  pour  légitimer  son  père.  »  —  De  vraies  larmes 
coulèrent  de  tous  les  yeux,  à  ces  éloquen  tes  paroles  tom- 
bant du  haut  de  la  chaire  catholique  :  «  Dieu  a  voulu  la 
voir  mourir  à  l'extrémité  du  royaume,  afin  que,  portée  à 
travers  nos  provinces  comme  sur  les  bras  des  popula- 
tions jusqu'au  tombeau  qu'elle  avait  choisi,  elle  impri- 
mât en  passant  dans  le  cœur  de  tous  l'empreinte  de  sa 
sainte  vie  et  de  sa  sainte  mort.  »  Stockmar,  protestant. 
peu  enthousiaste,  perdant  peu  d'occasions  d'exprimer 
son  antipathie  contre  Louis-Philippe  et  contre  la  France, 
ajoute  son  témoignage  à  tous  ces  signes  de  regrets,  de 
vénération,  d'admiration  et  de  deuil. 

Tout  cela  est   incontestable,  authentique;  et  pourtant 
on  ne  dit  pas,  on  ne  croit  pas  que  Léopold  ait  aimé 
conde  femme  comme  la  première.  Sans  doute,  il  faut  faire 
la  part  de  l'âge,  des  soucis  du  gouvernement,  de  la  diffé- 


214  NOUVEAUX  SAMEDIS 

rence  entre  les  rêves  d'avenir  que  représentait  pour  lui  la 
princesse  Charlotte  —  car  il  avait  chance  d'être  un  jour  en 
Angleterre,  si  elle  avait  vécu,  ce  que  fat,  vingt-quatre  ans 
plus  tard,  son  neveu  le  prince  Albert,  —  et  la  placidité 
positive  d'une  situation  acquise.  A  quarante-deux  ans,  on 
peut  encore  aimer  et  être  aimé  ;  mais  ce  n'est  plus  du  ro- 
man, c'est  de  l'histoire.  J'ai  hâte  d'ailleurs  de  l'avouer,  à 
travers  mes  lointains  souvenirs  ;  l'esprit  public  était  dès 
lors  tellement  falsifié  par  l'esprit  de  parti,  les  journaux  et 
les  causeries  de  salon  accréditaient  de  telles  sornettes, 
qu'il  est  possible  que  je  me  trompe  ,  que  je  prenne 
des  commérages  pour  des  réalités.  En  supposant  que  je  ne 
me  trompe  pas,  que  la  pieuse  reine  ait  quelquefois 
pleuré,  il  faudrait  en  conclure  que,  pour  la  tendresse  et 
la  foi  conjugales,  le  meilleur  moyen  de  ne  pas  se  dé- 
mentir, se  refroidir  ou  faiblir,  c'est  de  n'en  avoir  pas  le 
temps.  Pauvre  Charlotte!  son  bonheur  dura  dix-huit 
mois.  Stockmarest  ici  un  témoin  précieux,  et  les  habiles 
retouches  de  M.  Saint-René  Taillandier  n'ont  pas  de 
peine  à  rendre  très  intéressant  le  texte  primitif. 

Léopold  ne  *  fut  pas  seulement  le  mari  sérieusement 
épris  de  sa  femme.  Il  fut  son  instituteur  et  son  guide. 
Elle  trouva  auprès  de  lui,  dans  un  irrésistible  mélange 
d'affection  et  de  sagesse,  d'autorité  et  d'enjouement,  ce 
supplément  d'éducation  morale  qui  avait  manqué  à  sa 
première  jeunesse.  Rien  de  plus  doux  que  cet  enseigne- 
ment où  le  cœur  se  fait  complice  de  l'intelligence  et  de 


S  A I N  T-  R  E  N  E  TA  I L  L  A  A"  D 1 E  R  2 1 5 

la  raison,  où  chaque  leçon  ressemble  à  une  caresse,  où 
l'élève  découvre  dans  la  supériorité  du  maître  un  motif 
pour  l'aimer  davantage.  Dans  cette  riche  nature  qui  ne 
péchait  que  par  défaut  d'équilibre,  toute  de  premier  mou- 
vement, à  la  fois  inquiétante  et  attrayante,  peu  faite  et 
peu  disposée  aux  conventions  sociales,  princières  et 
mondaines,  désorientée  plutôt  qu'égarée  par  les  tristes 
impressions  de  son  adolescence,  Léopold  fit  un  triage 
qui  ne  laissait  de  place  qu'aux  agréments  et  aux  qua- 
lités. Il  l'amenait  à  se  méfier  de  ses  accès  d'originalité  et 
de  fantaisie  qui  n'ôtaient  rien  à  son  charme,  mais  dont 
se  formalisaient  l'esprit  de  cour  et  la  gravité  britannique. 
Il  lui  apprenait  à  être  sage  ;  elle  lui  apprenait  à  être 
heureux,  et  ils  étaient  quittes.  —  «  On  voit  régner  dans 
cette  maison,  écrit  le  docteur  Stockmar,  l'union,  la  paix, 
l'amour,  en  un  mot,  tout  ce  que  réclame  la  félicité  domes- 
tique. Mon  maître  est  le  meilleur  mari  qu'il  y  ait  dans 
les  cinq  parties  du  inonde,  et  sa  femme  a  pour  lui  une 
somme  d'affection  qui  ne  peut  être  comparée  qu'à  la  dette 
anglaise.  »  —  La  comparaison  est  un  peu  lourde,  mais 
expressive.  Pour  comprendre  à  quel  point  l'aimable  cou- 
ple devait  peu  à  peu  devenir  populaire,  et  tout  ce  que  la 
vieille  Angleterre  dut  ressentir  de  joie  et  d'espérance 
lorsque  fut  déclarée  la  grossesse  de  la  princesse  Char- 
lotte, on  doit  remarquer  que  c'était  là,  pour  le  peuple 
anglais,  l'unique  étoile,  le  seul  rayon  dans  un  ciel  plus 
sombre  que  le  brouillard  de  la  Tamise   et  la  fumée   des 


216  NOUVEAUX  SAMEDIS 

usines  de  Londres.  Malgré  la  victoire  de  lord  Wellington 
et  les  bruyantes  ivresses  de  l'orgueil  national,  la  situation 
n'était  pas  gaie.  Ce  n'était  pas  sans  écraser  de  charges 
effrayantes  lapropriété,  l'agriculture,  l'industrie  et  le  com- 
merce, que  Pitt  et  son  groupe  avaient  pusoutenir  jusqu'au 
bout  la  plus  gigantesque  des  luttes  contre  le  plus  gigan- 
tesque des  vaincus.  Les  affaires  mouraient  de  langueur, 
les  pauvres  mouraient  de  faim.  La  misère  —  cette  terrible 
misère  anglaise,  qui  grelotte  sous  les  lambeaux  d'une 
robe  de  soie  et  d'un  habit  noir,  —  promenait  son  spectre 
sinistre  dans  les  ruisseaux  de  la  Cité.  Le  budget  étalait 
les  symptômes  d'une  hydropisie  formidable.  Le  passif 
atteignait  des  proportions  qui  n'auraient  jamais  été  dé- 
passées, si  M.  Gambetta  et  ses  dignes  collègues  n'avaient 
réussi  à  réaliser  ce  prodige.  Cet  ensemble  plein  de  périls, 
de  souffrances  et  de  menaces  irritait  les  esprits,  exacer- 
bait les  partis:  l'exaspération  gagnait  de  proche  en  pro- 
che et  montait  de  la  rue  dans  le  Parlement.  Ajoutez  à  ce 
bilan  la  folie  du  Roi,  la  scandaleuse  inconduite  et  l'im- 
popularité du  régent:  vous  reconnaîtrez  que  les  bons  ci- 
toyens de  l'autre  côté  du  détroit  pouvaient  tout  craindre. 
Il  est  vrai  qu'ils  avaient  une  ressource  :  proclamer  la 
République.  Les  malheureux  n'y  songeaient  pas  ;  on  ne 
peut  pas  songer  à  tout.  \Nous  seuls,  dans  ces  circon- 
stances difficiles,  avons  cet  esprit  et  ce  bon  sens.  Aussi 
nousa-t-on  surnommés  le  peuple  le  plus  spirituel  de  la 
terre,  et  nous  n'avons  rien  négligé,  surtout  dans  ces  der- 


SAINT-RENÉ  TAILLANDIER  217 

niers  temps,  pour  justifier  cette  agréable  réputation. 
On  le  sait,  la  grossesse  de  la  princesse  Charlotte  eut 
un  dénouement  tragique.  Le  récit  de  ces  couches  meur- 
trières est  d'autant  plus  émouvant,  que  Stockmar,  en  sa 
qualité  d'habile  médecin,  se  trouvait  dans  une  position 
spéciale.  Sincèrement  dévoué,  mais  se  sentant  étranger 
auprès  des  célèbres  docteurs  Baillie  et  Richard  Croft,  sa 
responsabilité  l'effraya,  et  cet  effroi  domina  tout  pour  lui, 
même  le  désir  d'épargner  à  son  prince,  à  son  maître,  la 
plus  cruelle  des  douleurs.  Il  se  récusa,  il  s'abstint,  alors 
peut-être  que  ses  conseils  auraient  pu  sauver  la  malade. 
M.  Saint-René  Taillandier  le  blâme  franchement,  et  il  a 
bien  raison  !  Cette  fois,  la  conscience  tudesque  de  Stockmar 
le  servit  mal:  il  se  crut  prudent,  et  il  n'était  qu'égoïste. 
Mieux  valait  être  responsable  du  malheur  en  s'eflV>rrant 
de  le  prévenir  qu'en  évitant  de  le  combattre.  L'une  des 
deux  responsabilités  était  plus  commode  que  l'au- 
tre, et  dès  lors  un  dévouement  énergique  n'aurait  pas 
dû  s'y  tromper.  La  scène  est  déchirante,  et  notre  écri- 
vain la  retrace  avec  une  âme,  un  relief,  un  attendrisse- 
ment qu'on  ne  rencontre  probablement  pas,  à  un  égal 
degré,  dans  les  Notes  du  baron.  Quant  à  la  douleur  de 
Léopold,  elle  fut  immense,  et  même  durable.  Il  put 
guérir  de  sa  blessure,  mais  il  garda  la  cicatrice.  —  «  Ce 
qu'il  éprouvait  pour  la  princesse  Charlotte,  dit  excellem- 
ment M.  Saint-René   Taillandier,   c'était    vraiment  de 

l'amour.  Il  l'aimait  pour  sa    valeur  propre,    il   l'aimait 
X********  13 


218  NOUVEAUX  SAMEDIS 

aussi  comme  une  œuvre  qui  lui  était  personnelle.  »  —  Et 
plus  loin,  s'inspirant  des  souvenirs  de  famille  rédigés 
par  le  roi  Léopold  pour  sa  nièce  Victoria  et  ajoutés  par 
elle  au  touchant  volume  qu'elle  a  consacré  au  prince 
Albert  :  «  Dans  ces  pages,  où  brille  la  poétique  image  de 
Charlotte,  c'est  lui  qui  a  tracé  ces  mots  :  (1862)  «  Le  mois 
de  novembre  1817  a  vu  la  ruine  de  cette  intimité  si  douce 
et  le  subit  anéantissement  de  toute  espérance  et  de 
toute  félicité  pour  le  prince  ;  jamais  il  n'a  retrouvé  depuis 
lors  le  sentiment  de  bonheur  que  lui  avait  procuré  cette 
courte  période  de  son  mariage.  » 

Vous  me  pardonnez,  n'est-ce  pas  ?  de  m'être  attardé 
avec  cette  jeune  et  romanesque  Charlotte  qu'a  saluée 
lord  Byron,et  qui  s'attarda  si  peu  dans  monde.  M.  Saint- 
René  Taillandier  a  inscrit  deux  noms  à  la  première  page 
de  son  livre  :  deux  têtes  couronnées,  dignes  de  la  cou- 
ronne! Un  chapitre  pour  chacune  d'elles,  est-ce  trop?  En 
un  temps  de  prospérité  monarchique  peut-être:  dans 
un  moment  où  les  triomphes  démocratiques  inaugurent 
la  royauté  de  messieurs  les  avocats  et  de  mesdames  leurs 
épouses,  il  est  permis  de  murmurer  avec  une  sympathie 
mélancolique  :  «  Il  y  avait  une  fois  un  Roi  et  une 
Reine!  » 


SAINT-REM-    TAILLANDIER  249 


1! 


Si  j'arrive  droit  à   la  reine   Victoria,  au  château  de 
Windsor,  au  Roman  de  la  Reine,  ce  n'est  pas  sans  laisser 
sur  mon  chemin  bien  des  sujets  de  regret.  Quel  drame , 
ce  procès  de  la  reine  Caroline  !  Quel   couple  étrange,  ce 
mari  acharné  à  changer  en  scandales  les  imprudences  de 
sa  femme,  et  cette  femme  heureuse  et  lière  de  donner 
contre  elle  des  armes  à  l'homme  qu'elle  déteste  le  plus  ! 
Quelle  bonne  occasion  de  risquer  une  légère  esquisse  de 
lord  Brougham  en  un  moment  où  le  vicomte  Othenin 
d'Haussonville  vient  de  le  raconter  et  de  le  peindre  dans 
une  ingénieuse  notice  l,  et  où  la  ville  de  Cannes,  à  peu 
près  créée  par  lui,  va  célébrer  son  centenaire  en  inau- 
gurant sa  statue!  Comment  résister  au  mystérieux  attrait 
de  cette  Grèce  réveillée  de  son  sommeil,  soulevée  contre 
ses  oppresseurs,  retrouvant  des  soldats  pour  la  défendre, 
des  poètes  pour  la  chanter,  offrant  à  lord  Byron  un  tom- 
beau digne  de  son  génie,  agitant  l'Europe  occidentale  du 

1.  Etudes    biographiques    et  littéraires,  par   le  vicomte 
d'Haussonville  (1879  —  Calmann-Lev 


220  NOUVEAUX  SAMEDIS 

contre-coup  de  ses  révoltes,  inspirant  un  nombre  incalcu- 
lable de  mauvais  vers  et  de  discours  latins,  obtenant  de 
l'imagination  ce  que  la  raison  lui  refuse,  frappant  d'im- 
popularité quiconque  lui  marchande  son  enthousias- 
me ou  son  appui,  nous  donnant  l'illusion  d'une  glo- 
rieuse Renaissance  et  le  texte  d'une  réclame  libérale,  et 
conservant,  jusque  dans  ses  défaillances  ou  ses  faillites, 
un  tel  prestige,  que  nous  ne  voulons  pas  savoir  si  ses 
bandits  ressemblent  à  des  héros  ou  si  ses  héros  ressem- 
blent à  des  bandits  !  Nous  avons  tous  été,  plus  ou  moins, 
en  1828,  pendant  nos  années  de  rhétorique,  les  amou- 
reux de  la  Grèce  moderne,  comme  on  s'éprend  d'une  de 
ces  actrices  qui  électrisent  toute  une  salle,  sauf  à  dire 
tout  bas,  quand  on  est  trop  bien  renseigné  sur  les  secrets 
de  la  comédie  :  «  C'est  dommage  !  »  Mais,  cette  fois,  quel 
amour  bizarre  !  Lorsqu'une  maman  n'a  pas  renoncé  à 
plaire,  elle  voudrait  bie*n  pouvoir  se  faire  passer  pour  sa 
fille.  Ici,  la  fille  nous  passionnait  en  se  faisant  passer 
pour  sa  mère. 

Peu  s'en  est  fallu  que  Léopold  ne  fût  le  premier  roi  de 
la  Grèce  libérée  et  régénérée;  cet  intéressant  chapitre 
nous  le  montre  sous  un  aspect  que  nous  n'avions  pas 
soupçonné:  atteint  d'une  sorte  de  nostalgie  poétique,  qu'il 
eut  volontiers  associée  à  ses  idées  de  gouvernement.  A  ce 
point  de  vue,  il  ne  pouvait  avoir  de  plus  sage  conseiller 
que  Stockmar.  On  a  accusé,  vous  le  savez,  notre  cher  et 
illustre  M.  de  Villèle  d'avoir  dit,  à  propos  d'Athènes,  qu'il 


SAINT-RENÉ  TAILLANDIER  Ji'i 

n'avait  aucune  prévention  contre  cette  localité.  Le  baron 
de  Stockmar était,  semble-t-il,  delà  même  école.  —  «  La 
Belgique,  lui  disait  confidentiellemenl  le  roi  Léopold,  D'est 

que  de  la  prose;  c'est  la  Grèce  qui   eût  satisfait  les 
besoins  poétiques  de  mon  àme.  »  —  A  quoi    I 
tif   Stockmar     répliquait  :   «   La  poésie  que  vous  eut 
procurée  la  Grèce,  j'en  fais  un  cas  médiocre...  Je  1 
nais  pourtant  que  la  vie  du  premier  roi   des  Hellènes, 
lorsqu'il   sera  mort  après  bien    des    épreuves,   pourra 
offrir  aux  poètes  une  riche  matière  d'inspirations 
ques.   »    —  Hélas!  l'événement  n'a  pas   justifié  cette 
spirituelle  boutade.  Au  lieu  d'inspirations  homériques,  le 
pauvre  roi  Othon  n'ajari:  _.   :é  qu'un  calembour 

excellent,  à  quadruple  détente,  et  tel  que  je  voudrais  bien 
l'avoir  fait.  Quoique  vous  le  connaissiez,  je  ne  pnis 
résistera  l'envie  de  le  répéter;  car  il  honore,  il  illustre 
notre  siècle  et  notre  langue.  —  «  Que  faut-il,  disait 
Odry,  pour  que  la  Grèce  soit  heureuse?  —Il  faut  co- 
ton, soie,  fil  et  laine.  i  —  Voilà  ce  que  nous  au- 
rions perdu,  si  Léopold  avait  a(  -  conditions 
qu'on  lui  imposait  avant  de  lui  permettre  de  passer  roi. 
Franchement,  je  suis  de  l'avis  de  Stockmar.  Dans  l'in- 
térêt de  Léopold,  mieux  valut  la  Belgique  que  la  Grèce. 
Il  y  avait  là-bas,  comme  dit  M.  Jourdain,  trop  de  brouil- 
lamini et  de  tintamarre. 

Aujourd'hui,  ce  prologue  de  royauté  >  :   près 

oublié  ;  mais,  dans  le  temps,   le  refus  du  princv 


222  NOUVEAUX  SAMEDIS 

motifs  furent  méconnus,  dénaturés,  défigurés,  calomniés. 
Tandis  que  Léopold,  si  fin  pourtant,  était  joué  par  plus 
fin  que  lui,  parle  comte  Gapodistrias,  l'Angleterre  et  les 
chancelleries  le  soupçonnaient  de  ne  refuser  ce  petit  trône 
que  pour  rester  disponible  à  Londres,  au  milieu  du  dé- 
sarroi des  Georges  et  des  Guillaume.  Je  cueille  ici  un  sou- 
venir personnel.  Au  commencement  de  ce  mois  de  juillet 
1830,  qui  devait  si  mal  finir,  j'étais  à  la  campagne,  aux 
environs  de  Paris,  chez  M.  H...,  secrétaire  du  Conseil 
d'État,  héritier  des  meilleures  traditions  du  groupe  de 
madame  de  Staël  et  de  madame  Suard,  et  lié  avec  toutes 
les  célébrités  libérales,  littéraires  ou  politiques  de  celte 
époque.  Chétif  étudiant,  perdu  au  milieu  de  cette  élite 
de  beaux-esprits  prédestinés  aux  académies  et  aux  minis- 
tères, je  ne  disais  rien,  ne  pensais  guère  et  n'en  écoutais 
que  mieux.  Ce  jour-là,  en  dehors  de  la  politique  fran- 
çaise qui  allait  être,  comme  le  Dieu  d'Israël,  fidèle  à 
toutes  ses  menaces,  on  se  préoccupait  surtout  d'un  article 
qui  avait  paru  le  matin  dans  la  Revue  française,  et 
non  pas  de  France,  légère  variante  que  je  signale  à 
M.  Saint-René  Taillandier.  Célèbre  alors  et  marchant  côte 
à  côte  avec  le  Globe,  la  Revue  française  avait  pour  prin- 
cipaux rédacteurs  MM.  Guizot,  Vitet,  de  Barante,  de 
Guizard,  le  duc  de  Broglie  (l'ancien),  Alexis  de  Saint- 
Priest,  de  Rémusat,  Trognon,  Duvergier  de  Hauranne, 
.etc.  Son  épigraphe  que  j'ai  souvent   citée  parce  que 


SAINT-RENE  TAILLANDIER 
nous   en  avons  fait   la  plus  cruelle   des    ironies,    étail 
empruntée  à  Ovide  : 

Et  quod  nunc  ratio  est,  impetus  ante  fuit, 

ce  qui  signifie  que,  après  avoir  été  impétueux,  nous 
allions  être  raisonnables:  prédiction  qui  nous  serre  le 
cœur,  quand  nous  songeons  que,  trois  semaines  plus 
tard,  la  fureur  populaire,  renversant  l'antique  monarchie, 
préludait  à  un  demi-siècle  de  révolutions,  de  calamités, 
de  crimes  et  de  ruines,pour  aboutir  aujourd'hui  même, 
non  plus  à  l'atténuation,  à  l'excuse,  au  pardon,  non  plus 
même  à  la  réhabilitation,  mais  à  la  glorification  triom- 
phale des  assassins  et  des  incendiaires  de  la  Commune  ! 
L'article  en  question,  que  l'on  attribuait  à  M.  de  Ré- 
musat  ou  à  M.  Duvergier  de  Hauranne,  traitait  fort 
sévèrement,  quoi  qu'en  fort  beau  style,  le  prince 
Léopold,  et  s'associait  aux  injustes  récriminations  du 
cabinet  britannique  et  de  la  diplomatie  européenne.  Qui 
leur  eût  dit  pourtant,  à  ces  spirituels  libéraux,  à  ces 
philhellènes  de  1830,  que  ce  prince  accusé  d'ambition,  de 
calcul,  d'astuce  et  d'arrière- pensées  égoïstes,  deviendrait 
bientôt,  à  force  de  sagesse,  de  modération,  de  clair- 
voyance et  de  loyauté,  un  des  plus  précieux  auxiliaires  de 
leur  politique?  Nous  connaissons  à  présent  les  vrais  mo- 
tifs du  refus  de  Léopold,  et  Stockmar,  qui  fut  son  con- 
seiller, ne  nous  laisse  là-dessus  aucun   doute.   Sa  con- 


224  NOUVEAUX  SAMEDIS 

science  et  son  honneur  lui  défendaient  d'accepter  cette 
fragile  couronne.  A  ses  yeux,  le  premier  devoir  d'un 
étranger  appelé  à  régner  sur  un  peuple  était  de  s'assi- 
miler assez  étroitement  cette  nationalité  nouvelle  pour 
rivaliser  de  patriotisme  avec  ses  sujets  les  plus  patriotes. 
Or,  le  comte  Capodistrias  avait  su  lui  persuader  qu'il  au- 
r  ait  à  soufTrir,  dès  le  début,  dans  tous  ses  sentiments 
d'Hellène  adoptif  et  de  citoyen  de  sa  troisième  patrie. 
La  suite  a  prouvé  que  les  habiletés  du  rusé  Corfiote  res- 
semblaient à  des  prophéties. 

Mais  il  est  temps  d'arriver  à  Windsor.  Si  nous  ne  devons 
plus  y  rencontrer  Shakspeare  ni  Pope,  nous  n'y  perdrons 
r  ien.  Glissons  donc  rapidement  sur  la  révolution  belge, 
que  les  voltairiens  de  1830  surnommèrent  une  ébullition 
d'eau  bénite.  Ne  nous  arrêtons  pas  à  la  fondation  du 
royaume  de  Belgique.  M.  Saint-René  Taillandier  se  fait 
ici  —  et  il  a  bien  raison  !  —  le  contradicteur  de  Stockmar, 
toujours  enclin  à  médire  de  la  France  et  du  roi  des  Fran- 
çais. Tout  est  bien  qui  finit  bien.  Le  duc  de  Nemours  ne 
fut  pas  roi  des  Belges  ;  mais  la  France  n'en  fut  pas 
moins,  en  définitive,  l'arbitre  d'une  situation  dont  notre 
influence  aplanit  les  difficultés  et  conjura  les  périls.  Les 
susceptibilités  des  puissances  voisines  furent  déjouées  ou 
apaisées  sans  qu'il  en  coûtât  rien  à  notre  orgueil  national. 
L'armée  française  répara  la  déroute  de  l'armée  delà  Meuse, 
et  sauva  la  Belgique  de  l'invasion  hollandaise.  Ainsi,  un 
an,  presque  jour  pour  jour,  après  une  Révolution  qui  ne 


SAINT-RENE  TAILLANDIER  225 

pouvait  manquer  de  l'affaiblir,  notre  gouvernement  créait 
aulieudedétruire,  protégeait  aulieu  d'usurper,  inaugurait 
la  politique  d'équilibre  au  lieu  de  la  politique  d'aventure. 
Il  cessait  d'être  révolutionnaire  pour  devenir  fondateur, 
preuve  d'une  maturité  précoce  en  dépit  de  ses  récentes 
origines  qui  lui  conseillaient  d'être  jeune,  et  sortait  de 
ce  dangereux  défilé  avec  ce  surcroît  d'autorité  que  l'on 
gagne  en  se  réservant  quand  on  pourrait  s'imposer. 
Singulière  destinée  de  cette  monarchie  de  1830  !  Résis- 
ter, quand  un  rien  suffirait  a  l'abattre!  Périr,  quand  il 
faudrait  si  peu  pour  la  faire  vivre! 

Tout  cela,  c'est  de  l'histoire.  Stockmar  y  ajoute  des 
renseignements  ;  M.  Saint-René  Taillandier  y  réfute 
des  injustices  avec  un  rare  mélange  de  sagacité  et  de 
droiture.  Mais  n'oublions  pas  qu'il  nous  a  promis  un 
roman,  —  le  Romande  la  Rei?ie,—  el  qu'il  tient  parole. 
Vous  savez  comment  se  préparaient  et  se  concluaient 
autrefois  les  mariages  princiers.  On  ne  daignait  pas  même 
consulter  les  deux  principaux  intéressés.  A  peine  au  sor- 
tir de  l'enfance,  on  les  mariait  par  procuration.  Leurs 
fiançailles  n'étaient  qu'un  article  de  plus  dans  un  traité  de 
paix  ou  d'alliance.  Sous  prétexte  que  les  extrêmes  se 
touchent,  la  politique,  c'est-à-dire  ce  qu'il  y  a  de  plus 
haïssable,  accaparait,  absorbait,  opprimait  ou  remplaçait 
ce  qui  existe  de  plus  aimable,  les  premières  tendresses  de 
deux  jeunes  coeurs  qui  demanderaient  à  se  connaître 
pour  savoir  si,  en  mottant  d'accord  deux  nations  et  deux 


226  NOUVEAUX  SAMEDIS 

souverains  ,  ils  peuvent  aussi  s'accorder.  Ce  qui  en 
résultait,  vous  le  savez  aussi.  Bien  des  scandales  de 
haut  parage  n'oni  pas  eu  d'autre  cause  et  d'autre  excuse. 
Lorsque  la  main  droite  est  trop  froide,  toute  la  chaleur 
se  réfugie  dans  la  main  gauche. 

Ici,  rien  de  pareil.  Dès  la  première  page,  et  quand  le 
dénouement  est  encore  bien  loin,  on  aspire  je  ne  sais  quel 
suave  parfum,  comme  si  vous  ouvriez  votre  fenêtre  un 
matin  de  printemps,  après  une  ondée,  et  si  un  souffle 
balsamique  vous  apportait  les  vagues  senteurs  des  lilas, 
des  violettes  et  des  primevères.  —  a  II  y  avait  longtemps, 
nous  dit  M.  Saint-René  Taillandier,  que  deux  personnes 
de  la  famille,  la  duchesse  douairière  de  Saxe-Gobourg  et 
son  fils,  le  roi  des  Belges,  avaient  songé  pour  cet  enfant 
(le  prince  Albert),  à  un  royal  avenir.  La  vieille  duchesse, 
grand'mère  à  la  fois  du  jeune  prince  Albert  de  Saxe- 
Gobourg  et  de  la  jeune  princesse  Victoria,  future  reine 
d'Angleterre,  s'était  dit  bien  souvent  que  son  petit-tils 
et  sa  petite-filie  étaient  destinés  l'un  à  l'autre.  L'idée  d'un 
mariage  entre  son  cher  petit  Albert  et  sa  chère  petite 
fleur-de-mai,  comme  elle  appelait  la  princesse  Victoria, 
était  le  plus  ardent  de  ses  désirs.  » 

Six  ans  après,  le  roi  des  Belges  écrivait  à  Stockmar 
(mars  1836)  :«  il  y  avait  plusieurs  années  que  j'avais 
conçu  la  plus  haute  idée  de  mon  jeune  neveu,  le  prince 
Albert,  si  beau,  si  aimable,  si  richement  doué:  me  voici 
convaincu  désormais  qu'aucun  des -princes  n'est  plus  en 


SAINT-RENÉ  TAILLANDIER  227 

mesure  que  lui  de  rendre  ma  nièce  heureuse  et  de  rem- 
plir dignement  cette  difficile  place  d'époux  de  la  reine 
d'Angleterre.  » 

Voilà  le  préambule  :  il  est  bien  simple,  mais  que  d'in- 
cidents pouvaient  le  compliquer!  On  la  dit  souvent,  il 
suffit  que  les  parents  arrangent   d'avance  un  mariage, 
pour  que  leur  projet  soit  contrarié  par   ceux-là  mémo 
qui  leur  semblaient  faits  l'un  pour   l'autre.   Le   vieux 
proverbe  «  loin  des  yeux,  loin  du  cœur,  »  pourrait  trou- 
ver sa  contre-partie  dans  les  inconvénients  du  trop  près. 
Pour  les  âmes  quelque  peu  romanesques,  —  et  nous  ne 
comptons  que  celles-là,  —  les  mariages  de  famille  ont  le 
tort  d'offrir  un  bonheur  trop  facile,  trop  prévu,  de  ne  pas 
ouvrir  un  champ  assez  vaste  aux  émotions,  aux  efforts, 
aux  alternatives  de  crainte,  d'espérance  et  de   certitude, 
à  ce  sentiment  profondément  humain  qui  estime  les  biens 
de  ce  monde,  non  pas  par  ce  qu'ils  valent,  mais  parce 
qu'ils  coûtent.  On  dirait  que,  pour  des  fiancés  unis  d'a- 
vance par  des  liens  de  parenté,  la  différence,  la  grada- 
tion ne  peut  exister  que  du  moins  au  plus,  qu'ils  auront 
toujours  beaucoup  de  peine  à  reconnaître  le  moment  où 
leur  affection  quasi-fraternelle  doit  changer  de  nom.  Ce 
qu'il  y  a  de  remarquable  et  de  charmant  dans  le  roman 
de  la  reine  Victoria,  c'est  qu'il  se  forme,  s'épanouit,  s'em- 
bellit, s'échauffe  de  tout  ce  qui  refroidit  et  décolore  les 
unions  de  ce  genre,   et  que   les  sentiments  domestiques 
s'y  fondent,  dans  une  douce  harmonie,  avec  de  plus  \  \ 


228  NOUVEAUX  SAMEDIS 

tendresses.  Aussi,  chaque  fois  que  cette  note  exquise 
revient  dans  le  récit,  M.  Saint-René  Tallandier  prend-il 
soin,  à  l'aide  d'un  mot,  d'une  allusion  délicate,  de  nous 
montrer  sous  son  véritable  aspect  «  cette  fleur  rare  des 
chastes  amours  »  —  «  Une  affaire  de  la  plus  haute  gra- 
vité, affaire  d'État,  s'il  en  fût,  avait  été  conduite  comme 
un  roman,  —  un  roman  anglais,  bien  entendu.  »  —  Hé- 
las! oui,  trop  bien  entendu,  car  ces  romans  ressemblent 
fort  peu  aux  nôtres  !  Et  plus  loin  :  «  Si  nous  les  avions 
toutes,  ces  missives  intimes  ...,  ce  serait  vraiment  un 
tableau  achevé,  une  de  ces  gracieuses  images  de  la 
vie  domestique  comme  les  aiment  les  romanciers  anglais. 
Quel  peintre  de  cottages  n'envierait  l'expression  de  ces 
joies  familières!  Le  cottage  ici,  c'est  le  palais  de  Windsor: 
mais  telle  est  la  simplicité  de  cette  correspondance,  que  la 
grandeurducadrenefaitaucuntortàlapoésiedeschoses.» 
La  situation  de  Victoria,  en  juin  1837,  au  moment  où 
mourait  Guillaume  IV,  et  où  elle  se  trouvait  presque  en 
même  temps  majeure  et  reine,  n'avait  rien  qui  pût  faire 
redouter  pour  elle  les  fadeurs  d'un  bonheur  trop  facile. 
La  politique,  le  Parlement,  les  ministres,  les  tories  et  les 
whigs,  se  chargeaient  de  lui  fournir  surabondamment  ces 
complications,  ces  perplexités,  ces  difficultés,  ces  incer- 
titudes, ce  trouble  qu'elle  ne  rencontrait  ni  dans  son  cœur, 
ni  dans  celui  du  jeune  prince.  Dans  ce  chapitre  où  notre 
historien  s'est  vraiment  surpassé  et  auquel  ni  Walter  Scott, 
ni  M.  Guizot  n'auraient  refusé  leur  signature,  lord  Mel- 


SAINT-RENÉ  TAILLANDIER  229 

bourne,  M.  Abercromby,  sir  Robert  Peel,  lord  Wellington, 
lord  Palmerston  et  leurs  collègues,  personnifiaient  à  leur 

manière  ces  puissances  jalouses  ourevêches,  ces  trouble- 
fêtes,  qui,  dans  les  romans  ordinaires,  dans  les  poèmes, 
les  ballades  ou  les  contes  de  fées,  s'ingénient  à  contrarier 
le  bonheur  des  deux  amants.  C'est  ici  que  le  rôle  de 
Stockmar  devient  plus  considérable  encore  et  plus  hono- 
rable, que  ses  notes  ou  mémoires  sont  d'un  intérêt  plus 
vif,  et  que  nous  pouvons  apprécier  l'amitié  presque  pater- 
nelle de  Léopold  pour  ce  jeune  couple,  qu'il  s'était  plu  à 
marier  dans  sa  pensée  avant  de  l'avoir  pour  complice.  Plus 
que  jamais  il  mérite  que  son  nom  soit  associé  à  celui  de 
cette  nièce  dont  le  bonheur  trop  court  fut  en  partie  son 
ouvrage.  Nous  parlions  de  roman  anglais  tout  à  l'heure. 
S'il  s'agissait  d'un  roman  hindou,  on  pourrait  dire  que,  au 
moyen  d'un  de  ses  avatars  dont  Vichnou  avait  le  secret, 
Léopold,  prince -consort  ou  mari  de  la  reine  et  sa  bien- 
aimée  Charlotte,  reparaissaient  et  se  reconnaissaient  sous 
les  traits  d'Albert  et  de  Victoria.  Albert  fut  en  1840  ce 
que  son  oncle  aurait  été  en  J830,  à  la  mort  de 
Georges  IV. 

«  Le  roi  des  Belges,  nous  dit  M.  Saint-René  Tail- 
landier, connaissait  trop  bien  le  terrain  des  stratégies 
parlementaires  de  Londres  pour  ne  pas  se  préoccuper  des 
périls  auxquels  sa  nièce  allait  être  exposée.  Ce  fut  ce  mo- 
ment-là qu'il  choisit  pour  donner  Stockmar  à  la  prin- 
cesse Victoria  (24  mai   1837),  comme  le  plus  sûr  dos 


230  NOUVEAUX  SAMEDIS 

conseillers  et  le  plus  dévoué  des  amis.  L'ancien  médecin 
du  prince  Léopold,  le  docteur  qui  avait  soigné  le  duc  de 
Kent  à  son  lit  de  mort  et  veillé  sur  le  berceau  de  la 
future  reine,  a  pu  invoquer  bien  des  titres  d'honneur:  il 
n'en  a  pas  de  plus  précieux  que  celui-là.  » 

Oui,  mais  l'esprit  national  anglais,  si  pointilleux, 
si  ombrageux,  si  exclusif,  si  susceptible,  si  jaloux  de  ses 
prérogatives,  s'inquiétait  du  rôle  peu  défini  du  doc- 
teur. Il  s'inquiétait  surtout  de  la  question  de  savoir  ce 
que  serait,  dans  l'État,  le  mari  de  la  Reine,  quelle 
devait  être  la  limite  de  ses  attributions,  quel  pouvait  être 
le  danger  de  son  influence,  si,  au  lieu  de  se  contenter 
d'être  le  plus  heureux  époux  et  le  premier  gentle- 
man du  royaume,  il  aspirerait  à  devenir  un  personnage 
politique.  Il  y  eut  là,  pour  Victoria,  des  froissements,  de 
secrètes  souffrances,  de  douloureux  scrupules,  presque 
des  remords  de  tendresse,  qui,  si  elle  eût  été  tout  à  fait 
romanesque,  eussent  remplacé  pour  elle  ces  obsta- 
cles, ces  péripéties  nécessaires  au  charme  du  dénouement. 
N'est-ce  pas  là  une  situation  unique,  une  sorte  d'antithèse 
d'autant  plus  poignante  qu'elle  crée  un  contresens? 
Plus  la  reine  aimait  le  prince  Albert,  plus  elle  était  heu- 
reuse de  son  amour,  plus  aussi  elle  devait  souffrir  en  se 
voyant  forcée  d'être  officiellement  supérieure  à  lui. 
M.  Saint-René  Taillandier  analyse  excellemment,  avec 
un  tact,  une  délicatesse,  un  mélange  de  gravité  et  de  dou- 
ceur au-dessus  de  tout  éloge,  cette  situation  en  parties 


SAINT-RENE  TAILLANDIER  •„•  !  I 

doubles,  le  malaise  ou  du  moins  L'anxiété  de  cette  femme, 
de  cette  souveraine,  obligée  de  subir  par  le  dehors  de 
quoi  troubler  ou  altérer  ses  joies  intérieures,  et  de  re- 
garder presque  comme  son  sujet  celui  qu'elle  eût  voulu 
saluer  comme  son  maître.  Nos  journaux  charivariques 
ont  pu  s'égayer  dans  le  temps  sur  ce  détail  caracté- 
ristique. Sous  la  plume  de  M.  Saint-René  Taillandier, 
il  redevient  ce  qu'il  a  été,  ce  qu'il  devait  être;  touchant, 
attendrissant,  —  j'allais  dire  pathétique.  Même  dans  les 
rangs  ordinaires,  une  femme  vraiment  aimante,  en  pré- 
sence de  l'homme  qu'elle  a  choisi  et  qu'elle  sait  digne 
d'elle,  éprouve  un  irrésistible  besoin  de  soumission, 
d'obéissance,  d'infériorité.  C'est  en  lui  qu'elle  met  son 
orgueil,  c'est  en  lui  qu'elle  veut  se  retrouver,  riche 
de  ses  propres  dépouilles,  fière  de  tout  ce  qu'elle 
abdique  en  son  honneur.  Par  un  perpétuel  déplace- 
ment de  tout  son  être,  il  lui  semble  qu'elle  ne  serait 
jamais  plus  heureuse,  plus  grande,  plus  complète,  que  le 
jour  où  il  serait  tout  et  elle  rien.  Et  une  reine  !  Quel  sup- 
plice que  cette  royauté  qu'il  ne  lui  est  pas  permis  de  par- 
tager avec  son  époux  et  de  donner  avec  son  cœur  !  Quel 
charme  si,  au  lieu  de  voir  en  lui  le  mari  de  la  reine,  elle 
pouvait  n'être  plus  reine  qu'en  qualité  de  femme  du  roi  ! 
Eh  bien,  grâce  aux  bons  conseils  de  Stockmar,  à  la 
sagesse  du  jeune  prince,  aux  habiles  concessions  des 
hommes  d'État,  aux  patriotiques  inspirations  qui  adou- 
cirent les  susceptibilités  nationales,  les  passions  s'apaise- 


232  NOUVEAUX  SAMEDIS 

rent,  les  obstacles  s'aplanirent,  les  nuages  se  dissipèrent. 
M.  Saint-René  Taillandier  résume  la  situation  en  quel- 
ques lignes.  —  «  La  loi  politique,  nous  dit-il,  n'avait 
reçu  aucune  atteinte,  en  même  temps  que  la  loi  chré- 
tienne était  admirablement  maintenue  et  respectée.  Le 
prince,  sans  être  roi,  était  le  chef  de  sa  famille.  Ne  pou- 
vant être  le  premier  dans  l'État,  il  était,  selon  le  vœu  de 
la  reine,  le  premier  dans  sa  maison.  »  —  Quel  charmant 
mariage!  En  dépit  du  climat  de  Londres,  il  éclaire  d'un 
rayon  de  soleil  les  pages  qui  nous  le  racontent:  —  «  Il  y 
a  quelque  chose  de  bien  plus  expressif  encore  dans  ce 
frémissement  silencieux  de  joie  et  de  tendresse  que  toute 
la  nation  ressentit  d'un  bout  du  royaume  à  l'autre.  On 
sait  combien  les  Anglais  ont  le  sentiment  de  la  vie  de 
famille.  Avec  quelle  grâce  les  romanciers  et  les  poètes, 
surtout  depuis  Cowper  et  Woodsworth,  n'ont-ils  pas  fait 
vibrer  les  cordes  intimes  !  L'Angleterre  politique,  dans 
son  rude  bon  sens,  était  impatiente  de  voir  la  reine  se 
donner  un  soutien  ;  l'Angleterre  tout  entière,  dans  son 
poétique  sentiment  de  l'amour,  fut  attendrie  et  charmée 
du  roman  de  la  reine.  A  voir  ce  jeune  prince,  dans  la 
fleur  de  ses  vingt  et  un  ans,  emmener  ainsi  sa  jeune 
épouse  à  l'abri  des  hautes  tours  gothiques  de  Windsor, 
toute  la  vieille  Angleterre  en  reçut  comme  un  rayon  de 
soleil.  La  terre  britannique  semblait  transfigurée;  les 
fraîches  prairies  étaient  plus  fraîches,  les  doux  cottages 
étaient  plus  doux»..  » 


SAINT-RENÉ  TAILLANDIER  233 

Je  vous  le  disais  bien,  que  M.  Saint-René  Taillandier 
est  poète  !  Hélas!  le  mot  est  d'autant  plus  juste  qu'il  lui 
a  fallu  un  effort  d'imagination  pour  se  figurer  ces  joies 
nationales,  ces  tressaillements  populaires,  celte  faculté 
d'assimilation  qui  donnait  à  tous  les  Anglais  une  part 
dans  cette  fête  royale.  En  France,  ce  sentiment  n'existe  pas 
ou  n'existe  plus.  Il  s'éteignait  déjà  à  cette  époque,  et  les 
quolibets  ou  les  sarcasmes  n'épargnaient  pas  plus  le 
château  de  Windsor  ou  le  palais  de  Saint-James  que 
Neuilly  ou  les  Tuileries.  On  sait  combien  fut  fécond  le 
mariage  salué  avec  tant  de  joie  par  ie  patriotisme  britan- 
nique. A  chaque  nouvelle  grossesse  de  la  reine,  nos 
économistes  républicains,  ces  fanatiques  d'épargne  qui 
nous  représentaient  chaque  matin  comme  ruinés  par 
notre  gouvernement,  s'inquiétaient  bruyamment  pour 
le  budget  de  nos  voisins,  calculaient  ce  qu'allait  coûter 
la  naissance  de  ce  prince  ou  de  cette  princesse,  et  en  con- 
cluaient que  le  régime  monarchique  est  écrasant  pour 
les  peuples.  L'événement  leur  a  donné  raison;  il  nous 
est  prouvé  aujourd'hui  que  la  République  prend  bien 
plus  de  souci  de  notre  argent  et  coûte  beaucoup  moins 
cher;  mais  en  février  1340,  les  Anglaisétaient  d'un  autre 
avis.  Malgré  leurs  lois  qui  plaçaient  en  dehors  de  la  po- 
litique la  personne  royale  et  permettaient  au  gouver- 
nement de  fonctionner  sous  un  régent  odieux  ou  un  roi 
fou,  il  leur  plaisait,  après  la  folie  de  Georges  III,  les 
scandales  de  Georges IV  et  le  règne  insignifiant  de  Guil- 


234  NOUVEAUX  SAMEDIS 

laume  IV,  de  pouvoir  enfin  élever  et  arrêter  leurs  re- 
gards sur  deux  nobles  et  radieuses  figures.  Nous  autres 
Français,  plus  intelligents  et  plus  progressifs,  nous  ne 
pouvons  pourtant  ni  les  blâmer  ni  les  plaindre.  Malheur 
aux  peuples  qui  aiment  mieux  ne  pas  estimer  ceux  qui 
les  gouvernent  qu'être  gouvernés  par  ceux  qu'ils 
estiment  ! 

Que  ne  puis-je  suivre  notre  éminent  écrivain  dans  tout 
le  cours  de  ce  beau  récit  qui  va  jusqu'à  la  mort  du  prince 
Albert,  de  Stockmar  et  du  roi  Léopoîd  ?  (1861-1865.)  Mais 
je  l'ai  dit,  je  ne  pouvais  que  cueillir  une  gerbe  dans  cette 
moisson,  deux  fleurs  dans  cette  riche  corbeille.  Elles  sont 
rares,  aujourd'hui,  les  fleurs  royales,  et,  si  l'on  nous 
disait  en  latin  :  «  Manibus  date  lilia  plenis-  !  »  nous 
serions  forcés  de  répondre  que  nous  avons  perdu  notre 
latin,  que  les  lis  nous  manquent  et  que  nous  n'avons 
plus  les  mains  pleines.  Consolons-nous  du  moins 
avec  des  hommes  tels  que  M.  Saint-René  Taillandier, 
avec  cette  âme  si  française,  cet  esprit  si  libéral,  ce  style  si 
noble  et  si  pur.  Sa  littérature  me  dédommage  de  notre 
politique.  Chaque  fois  que,  les  yeux  fixés  sur  nos  sei- 
gneurs et  maîtres,  je  serai  tenté  de  douter  qu'il  y  ait  en- 
core une  France,  je  le  relirai,  et  je  ne  douterai  plus. 


XI 


SILVESTRE    DE    SACY 


2  3  février  187  9 

Je  voudrais  aujourd'hui  essayer  d'esquisser,  d'après 
mes  souvenirs,  une  physionomie,  un  type,  qui,  dans 
l'effacement  général  de  figures  contemporaines,  avait  su 
garder  jusqu'au  bout  son  relief  particulier  el  sod  cachet 
original.  Tout  ne  mérite  pas  l'admiration,  ni  même 
l'assentiment  dans  la  vie  1  et  dans  les  écrits  de  M.  Sil- 
vestre  de  Sacy  ;  il  a  eu,  lui  aussi,  sa  crise  :  si  j'osais,  je 
dirais  qu'il  à  jeté  sa  gourme  a  soixante  ans:  d'autant 
moins  explicable  celle-là,  qu'elle  semblait  plus  contraire 
à  ses  habitudes,  à  son  éducation  et  à  '  Sa  littéra- 

ture a  été  trop  exclusive.  Il  était  de  ceux  qui  disaient 

1.  Il  s'agit  ici,  bien  entendu,  de  la  vie  publique.  La  vie  pri- 
vée était  admirable. 


236  NOUVEAUX  SAMEDIS 

comme  Royer-Collard  :  «  Je  ne  lis  plus,  je  relis,  »  —  ce 
qui  m'a  toujours  paru  la  marque  d'une  manie  ou 
d'une  faiblesse  d'esprit  plutôt  que  d'une  supériorité 
quelconque.  Enfermé  dans  son  xvir3  siècle  avec  deux 
petites  fenêtres,  ouvertes  Uune  sur  le  xvnr3,  l'autre 
sur  le  xvie,  il  ne  critiquait  pas  le  nôtre,  il  l'ignorait, 
et  cette  ignorance  volontaire  le  disposait  à  de  sin- 
gulières injustices.  Après  un  intervalle  de  vingt- 
cinq  ans,  je  me  souviens  encore  de  l'effet  de  stupeur, 
presque  de  scandale,  qu'il  produisit  sur  moi,  dans  une 
de  nos  premières  causeries.  Eu  1854,  à  une  époque  où 
le  génie  et  la  gloire  de  Victor  Hugo  étaient  intacts,  où  le 
nom  de  Chateaubriand  n'avait  rien  perdu  de  son  pres- 
tige, où  Lamennais  venait  à  peine  de  s'éteindre,  où 
Lamartine,  Cousin,  Guizot,  Augustin  Thierry,  Yillemain, 
Sainte-Beuve,  Michelet,  Alfred  de  Vigny,  Alfred  de  Mus- 
set, Montalernbert,  Lacordaire,  Tocqueviile,  Mérimée, 
George  Sand,  Thiers,  Alexandre  Dumas,  Théophile  Gau- 
tier, Ponsard,  étaient  encore  debout,  il  me  dit  avec  une 
résignation  comique  :  «  Que  voulez-vous  ?  un  pays  ne 
peut  pas  avoir,  de  suite,  quatre  grands  siècles  littéraires: 
nous  avons  eu  le  xvie,  le  xvne  et  le  xvme:  c'est  fini  !  • 
En  outre,  à  force  de  rechercher  la  perfection  et  de 
prêcher  d'exemple  la  sobriété,  il  nous  faisait  songer,  tan- 
tôt an  mot  de  M.  Hugo  sur  les  mauvais  estomacs  forcés 
d'être  sobres,  tantôt  à  un  mot  plus  rabelaisien  qu'Auguste 
Préault  appliquait  à  M.  Ingres  pour  donner  à  un  célèbre 


SILVESTRE  DE  SACY  237 

pharmacien  une  idée  de  la  différence  entre  te  peintre  de 

Stratonice  et   le  peintre  des  Massacres  de  Scio. 

Et  pourtant,  quand  je  me  recueille  pour  retrouver  en 
moi-même  l'image  du  prosateur  exquis,  du  littérateur 
éminent,  de  l'homme  excellent,  dont  la  mon  est  un  deuil 
pour  quiconque  préfère  la  qualité  à  la  quantité,  je  me 
dis,  non  seulement  que  ces  bizarreries,  ces  lacunes,  ces 
partis  pris,  ces  faiblesses  ou  ces  manies  notaient  rien  à 
la  saveur  de  son  talent  et  à  l'attrait  de  sa  personne,  mais 
qu'on  ne  le  voudrait  pas  différent.  Il  y  a  eu  de  l'har- 
monie dans  ses  contrastes,  de  l'accord  dans  ses  disparates, 
et  il  semble  qu'il  serait  moins  complet  s'il  avait  voulu 
être  toujours  ressemblant.  Je  le  revois  en  idée  à  l'Insti- 
tut, dans  son  cabinet  de  travail  ;  son  front  chauve  sous 
sa  calotte  de  velours  noir,  ses  lèvres  minces  et  tines,  ses 
petits  yeux  gris  au  regard  vif,  son  honnête  visage  tour 
à  tour  empreint  de  naïveté  et  de  malice,  de  gravité  et 
d'enjouement,  d'austérité  janséniste  relevée  d'un  grain 
de  sel  gaulois;  heureux,  à  l'aise  dans  ce  milieu  paisible 
de  lecture,  d'étude,  de  savoir  et  de  silence  ;  bénédictin 
laïque,  bibliothèque  vivante  à  deux  pasd'unebibliothèque 
publique,  s'assimilant  peu  à  peu  ses  livres  préft 
ses  auteurs  de  prédilection  ;  retardant  de  deux  cents  ans 
sans  paraître  un  anachronisme:  ne  trouvant  pas  de  par- 
fum préférable  à  celui  des  vieilles  reliures;  plus  familier 
avec  le  passé  qu'avec  le  présent,  tel  enfin  qu'on  était 
souvent  tenté  de  lui   demander  des  nouvelles  de  la  mar 


238  NOUVEAUX  SAMEDIS 

quise  de  Se  vigne,  delà  mère  Angélique  on  de  Jaqneline 
Pascal,  plutôt  que  de  s'enquérir  de  son  opinion  sur  la 
guerre  de  Crimée  ou  les  séances  du  Corps  législatif.  Je 
viens  de  nommer  madame  de  Sévigné.  Je  lis  dans  une 
jolie  page  :  «  Sacy  nous  dit  qu'il  eût  regardé  comme  un 
bonheur  suprême  d'être  enfermé  pendant  trois  mois  en 
tête-à-tête  avec  l'incomparable  marquise.  Vraiment,  il 
n'est  pas  dégoûté  !  Lui,  c'est  fort  bien,  mais  elle  ?...  »  — 
Puis  le  malicieux  écrivain  se  .ravise,  et  il  ajoute .  «  Ce 
qui  n'empêche  pas  que  Sacy  ne  soit,  malgré  tout,  unena- 
ture.  »  —  J'aurais  dit  plus  simplement  un  caractère  avant 
lecurieuxepisodequifitdeM.de  Sacy  un  sénateur.  Main- 
tenant, je  dirais  une  âme,  ce  qui  a  bien  aussi  son  mérite- 
C'est  en  1828 ,  sous  le  ministère  Martignac  ,  de 
douce  et  mélancolique  mémoire,  que  M.  de  Sacy  débuta 
dans  la  presse  militante,  sous  le  regard  vigilant  et  le 
patronage  à  la  fois  bienveillant  ef  redoutable  de  MM.  Ber- 
tin.  Il  entra  au  Journal  des  Débats,  et  ne  le  quitta 
plus.  Dans  son  discours  de  réception  à  l'Académie  fran- 
çaise, et,  trois  ans  après,  dans  la  préface  de  ses  Variétés 
littéraires,  il  a  rendu  hommage  à  ce  ministère  qui  aurait 
pu  tout  sauver  si  l'opposition  acharnée  de  la  gauche 
n'avait  justifié  les  méfiances  de  Charles  X.  — «  La  France, 
disait-il,  n'a  pas  vu  de  plus  beaux  jours  que  ces  jours 
d'illusion  et  d'espérance  !  M.  de  Martignac  était  minis- 
tre. La  modération  de  son  esprit  et  le  charme  de  sa  parole 
aplanissaient  les  difficultés.  C'est  bien  de  lui  qu'on  peut 


SILVESTRE   DE  SACV  239 

dire  que  la  persuasion  coulait  de  ses  lèvres.  J'ai  entendu 

de  plus  grands  orateurs;  je  n'en  ai  pas  entendu  de  plus 
séduisants.  La  grâce  répandue  sur  toute  sa  personne 
désarmait  d'avance  ses  adversaires...  »  —  Il  faudrait 
cit^r  tout  ce  passage,  qui  se  termine  par  un  aveu  bien 
significatif  sous  une  plume  si  honnête,  guidée  par  une 
conscience  si  timorée  :  «  L'année  1830,  cette  sombre  et 
mémorable  année,  me  laisse  moins  tranquille...  »  A  ce 
souvenir  d'apaisement  je  puis  en  ajouter  un  autre,  plus 
respectable  encore  et  plus  sacré.  En  remontant  jusqu'à 
mes  années  de  collège,  je  rencontre,  sous  la  nef  de  Saint- 
Sulpice,  l'illustre  orientaliste  Silvestre  de  Sacy,  père  de 
celui  qui  vient  de  mourir,  agenouillé  et  priant  devant 
le  maître-autel.  Jamais  la  vertu,  la  foi,  la  piété,  et  — 
disons  le  mot, —  la  dévotion,  ne  m'apparurent  sous  un 
aspect  plus  vénérable.  C'était  l'image  de  la  vraie  science 
se  déclarant  ignorante  devant  Dieu  et  s'absorbant  dans  la 
lumière  immortelle.  Si  ce  fut  là  un  type  de  janséniste,  il 
m'est  difficile  d'y  voir  le  synonyme  d'un  hérétique.  Soyons 
justes!  L'homme  qui  eut  l'honneur  de  porter  ce  beau 
nom,  de  grandir  au  milieu  de  pareilles  leçons  et  de  pa- 
reils exemples,  avait  le  droit  de  ne  pas  chercher  la  vérité 
hors  de  ses  traditions  de  famille. 

Plus  tard,  quand  j'ai  connu  M.  de  Sacy,  je  me  suis  de- 
mandé souvent  comment  cet  esprit  correct,  sobre,  amou- 
reux de  la  perfection,  méticuleux  dans  le  choix  de  ses 
mots  et  de  ses  phrases,  hostile  à  l'improvisation  litté- 


240  NOUVEAUX  SAMEDIS 

raire,  avait  pu  s'accommoder  des  hâtives  exigences  du 
journalisme.  Il  me  grondait  doucement  de  mon  engage- 
ment hebdomadaire:  «  Quand  on  écrit  un  article  par 
semaine,  me  disait-il,  c'est  beaucoup  s'il  y  en  a  un  de 
bon  sur  quatre  !  »  —J'aurais  pului  répondre  que  c'était, 
en  effet,  beaucoup  pour  moi,  et  que  je  n'en  demandais 
pas  tant.  Mais,  lui  !  à  dater  de  1824,  et  pendant  tout 
le  règne  de  Louis-Philippe,  ce  fut  presque  jour  par 
jour  qu'il  jeta  sa  noble  prose  au  minotaure  politi- 
que :  un  de  ses  collègues  vient  de  nous  apprendre  que, 
au  moment  de  sa  candidature  à  l'Académie,  vers  1854, 
n'ayant  encore  rien  publié  sous  forme  de  livre,  il 
avait  écrit  un  nombre  de  lignes  égal  à  trente  volumes 
in-folio.  Évidemment,  il  fit,  dès  cette  époque,  deux  parts 
dans  sa  littérature;  l'une  pour  le  public,  l'autre  pour  lui- 
même;  l'une  où  il  dispensait  parfois  la  polémique  de  lui 
suggérer  le  mot  exact,  l'expression  nécessaire,  et  où  il 
se  consolait  en  songeant  que  la  curiosité  et  la  passion, 
ces  deux  aliments  ou  éléments  du  journalisme,  ne  sont 
ni  puristes,  ni  stylistes  ;  l'autre,  où  il  se  recueillait  dans 
son  for  intérieur,  redevenait  le  lettré  par  excellence, 
priait  tout  bas  Montaigne,  Pascal  ou  Bourdaloue  d'am- 
nistier ses  Premier-Paris,  et  s'identifiait  si  bien  avec  ses 
modèles  que,  le  lendemain,  il  avait  à  faire  un  effort  pour 
taquiner  le  ministère  Polignac  ou  soutenir  le  ministère 
Mole.  Cette  seconde  part  finit  par  prévaloir  et  le  reconqué- 
rir tout  entier.  A  l'époque  où  je  lui  fus  présenté  par  mon 


SILVESTRE   DE  SACY  241 

cher  d'Ortigue,  si  digne  de  l'apprécier  et  offrant  avec 
lui  plusieurs  traits  de  ressemblance,  la  grande  généra- 
tion des  Berlin  avait  disparu  ;  Armand   Bertin  les  avait 

suivis  de  près.  Il  ne  restait  plus  qu'Edouard,  artiste  plu- 
tôt que  politique,  maladif,  et  je  crois,  passablement 
voltairien:  et  le  général  Bertin  de  Vaux,  homme  spiri- 
tuel et  charmant,  dont  les  anecdotes  quelque  peu 
scandalisaient  et  amusaient  le  disciple  de  Port-Royal. Ces 
scènes  ne  manquaient  pas  de  comique  :  le  général  racon- 
tait, par  exemple,  avec  un  grand  luxe  de  pantomime, 
l'impression  qu'avait  produite  sur  lui  telle  actrice  des 
Bouffes  ou  telle  danseuse  de  l'Opéra.  Soudain,  il  s'aper- 
cevait qu'un  tout  jeune  homme,  son  pupille  ou  son  til- 
leul, entré  à  pas  de  loup  pendant  son  monologue,  écoutait 
d'une  oreille  trop  attentive.  Aiors  il  changeait  de  ton.  — 
Viens  ici  !  disait-il  au  jeune  homme,  de  sa  plus  belle  voix 
de  commandement.  Tu  sais  que  je  t'ai  toujours  prêché  la 
morale  la  plus  pure:  mais  il  faut  servir  les  gens  selon  leur 
goût.  Si  je  raconte  cette  histoire,  c'est  pour  Sacy,  qui  est 
un  affreux  libertin  !  »  A  ces  mots,  les  rires  redoublaient  : 
honnête  gaieté  des  belles  âmes  ! 

M.  de  Sacy,  dans  cette  nouvelle  phase,  académicien 
déjà  ou  sûr  de  sa  prochaine  élection,  présidait  et  dirigeait 
plutôt  qu'il  ne  rédigeait.  Le  service  du.  Premier-Paris  était 
confié  alternativement  à  M.  Alloury  et  à  Prévost-Paradol. 
M.  Alloury  était  sourd,  lourd,  maussade,  ennuyeux,  dés- 
agréable; mais  Prévost-Paradol  !  —  «  Ses  quinzaines 


242  NOUVEAUX  SAMEDIS 

pour  moi  le  paradis!  »  me  disait  M.  de  Sacy.  — C'était,  en 
effet,  le  charmeur  avec  un  mélange  de  grâce  et  de  bonté 
qui  le  rendait  irrésistible.  Il  avait  pour  son  chef,  pour  son 
ancien,  des  attentions,  des  soins  d'une  délicatesse  fé- 
minine, d'une  tendresse  filiale.  La  souplesse  de  son 
esprit,  qui  lui  donnait  tant  d'avantages  en  un  temps  où 
les  malices  vivaient  de  sous-entendus,  où  l'épigramme 
se  cachait,  à  doses  homœopathiques,  dans  un  point  d'in- 
terrogation, une  parenthèse  ou  une  réticence,  se  retrou- 
vait dans  tous  les  détails  de  la  vie  intime  et  réussissait  à 
déguiser  ce  que  la  besogne  quotidienne  a  nécessaire- 
ment de  fastidieux  et  de  monotone.  Pauvre  Prévost- 
Paradol  !  Si  spirituel,  et  si  aimable!  Rencontrant 
partout  ce  sourire  de  bienvenue  qui  accueille  les  natures 
privilégiées  !  Il  avait  ce  secret  rare,  d'être  heureux  sans 
être  envié,  d'être  agressif  sans  être  haï.  On  eût  dit  que 
les  bonnes  fées,  groupées  autour  deson  berceau,  raccom- 
pagnaient sur  sa  route,  écartaient  les  obstacles,  conju- 
raient les  périls,  et,  d'un  coup  de  baguette,  changeaient 
sous  ses  pas  les  épines  en  fleurs,  les  ronces  en  rosiers, 
les  feuilles  en  palmes.  Hélas  !  Elles  se  sont  lassées  en 
chemin,  ou  plutôt  elles  ont  reculé  d'épouvante,  en  face 
d'effroyables  calamités  qui  défiaient  leur  puissance.  Pour 
nous,  en  nous  remémorant  la  fin  mystérieuse  et  tragique 
de  cette  brillante  destinée,  souvenons-nous  du  moins 
que  deux  anges  prient  pour  Prévost-Paradol  ;  l'un  dans 
le  cloître,  l'autre  dans  le  ciel. 


SILVESTRE  DE  SACY  243 

En  1858,  M.  de  Sacy  était  déjà  de  l'Académie  depuis 
quatre  ans,  lorsqu'il  publia  le  plus  considérable,  — 
j'allais  dire  le  seul,  —  de  ses  ouvrages  :  Variétés  litté- 
raires, historiques  et  morales  (2  vol.  in-8).  Ici,  ma  res- 
pectueuse sympathie  m'autorise  à  une  franchise  absolue. 
Dans  leur  ensemble,  sauf  quelques  exceptions  où  se 
reconnaissaient  l'originalité  et  la  passion  de  l'écrivain 
bibliophile,  ces  deux  volumes  ne  dépassent  pas  la  bonne 
moyenne  d'une  bonne  littérature  révélant  un  bon  esprit 
dans  un  bon  style.  C'est  ce  que  Sainte-Beuve  appelait 
de  l'excellent  Sacy  ordinaire  ;  c'est  du  Féletz,  plus  sé- 
rieux et  plus  solide,  avec  un  peu  moins  d'agrément  mon- 
dain. Comment  s'en  étonner?  On;  rencontre  dans  ces 
pages  les  noms  de  Chateaubriand ,  de  Saint-Marc 
Girardin,  de  J.-J.  Ampère,  de  M.  Delécluze,  de  Philarèle 
Chasles,de  Villemain,  de  M.  de  Rémusat,  de  Jules  Janin, 
etc.,  etc.  Or,  M.  de  Sacy,  —  nous  l'avons  dit  et  il  ne  s'en 
cachait  guère,  —  ne  croyait  pas  à  la  littérature  moderne. 
Il  vivait  en  idée  hors  de  son  mouvement,  de  son  bruit, 
de  ses  ardeurs,  de  ses  beautés,  de  ses  innovations,  de  ses 
-luttes,  de  ses  crises,  de  ses  aspirations,  de  ses  défaillances. 
C'était  un  survivant  du  grand  siècle,  un  contemporain 
de  Nicole  et  de  Saint-Cyran,  se  prêtant  de  bonne  grâce 
aux  convenances  de  précieuses  amitiés,  aux  devoirs  de 
rédacteur  en  chef  du  plus  littéraire  de  nos  journaux 
français,  et  parlant  correctement,  sagement,  ingénieu- 
sement, mais  sans  conviction  et  sans   feu,  des  contem- 


244  NOUVEAUX  SAMEDIS 

porains  de  René  et  de  Jocelyn.  Une  condition  essentielle 
pour  juger  les  oeuvres  de  son  temps,  c'est  d'être  de  son 
temps,  dût-on  en  partager  les  erreurs,  les  travers  et  les 
folies,  dût-on  se  jeter  aveuglément  dans  la  mêlée  pour  en 
rapporter  plus  de  horions  que  de  chevrons.  Dès  que  l'on 
se  sent  en  arrière,  même  d'une  seule  génération,  il  y 
aurait  lieu  souvent  de  se  récuser  et  de  s'abstenir.  S'il 
nous  arrive  à  nous,  plus  jeunes  que  M.  de  Sacy  et  infi- 
niment plus  ouverts  aux  séductions  de  la  poésie  et  de  la 
prose  modernes,  de  tenir  entre  nos  mains  un  livre  à 
la  mode,  et  de  dire  :  «  C'est  possible,  c'est  peut-être  très 
beau,  mais  je  n'en  ai  pas  le  sens,  »  qu'est-ce  donc  quand 
il  faut  franchir  un  espace  de  deux  cents  ans  pour  se 
mettre  au  courant  de  son  sujet,  et  remplacer  la  paire  de 
socques  par  les  bottes  de  sept  lieues? 

Non,  ce  n'est  pas  dans  les  Variétés  littéraires  qu'il  sied 
de  chercher  le  vrai  Sacy  :  c'est  dans  ses  admirables  pré- 
faces de  Y  Introduction  à  la  vie  dévote,  de  saint  François 
de  Sales,  du  Traité  de  la  connaissance  de  Dieu  et  de  soi- 
même,  deBossuet,  et  surtout  de  la  nouvelle  édition  des 
Lettres  provinciales.  (Jouaust,  1877.)  Lcà,  il  est  supérieur, 
incomparable,  inimitable;  il  est  chez  lui,  dans  toute  l'ex- 
quise originalité  d'un  talent  d'autant  plus  personne!, 
qu'il  semble  s'appliquer  et  s'ajuster  à  l'œuvre  d'autrui. 
C'est  la  perfection  émouvante  et  persuasive,  la  plus  rare 
de  toutes.  Avec  moins  de  souffle  et  d'envergure  que  Vic- 
tor Cousin,  avec  moins  d'éclat  que  les  pages  célèbres  de 


SILVESTRE  DE  SAC  Y  245 

Madame  de  Longueville  et  de  Madame  de  Rautefort,  il 
pénètre  plus  sûrement  dans  notre  cœur,  parce  qu'il  est 
plus  sincère,  parce  qu'il  a  toujours  l'air  de  se  contenir 
au  lieu  de  se  monter,  de  s'exalter,  de  joindre  aune  élo- 
quence naturelle  l'émotion  factice  et  voulue  du  grand 
artiste.  Qne  ne  puis-je  citer  le  délicieux  passage  où  M.  de 
Sacy  rivalise  de  fraîcheur  et  de  grâce  descriptive  avec 
son  saint? —  «  On  croit  cheminer  avec  le  saint  évoque 
le  long  des  torrents  ou  sur  le  penchant  des  montagnes 
de  son  pays,  et  respirer,  en  l'écoutant,  l'odeur  des  buis- 
sons. C'est  le  vieillard  de  Virgile,  devenu  chrétien,  qui 
ne  connaît  des  choses  de  ce  monde  que  le  bourdonne- 
ment de  ses  abeilles,  la  fraîcheur  de  ses  roses,  le  chant 
de  ses  oiseaux,  et  qui  n'emprunte  qu'à  son  ménage  rus- 
tique les  comparaisons  dont  il  égaie  ses  sentences,  etc., 
etc..  » 

Et,  dans  la  préface  du  Traité  de   la  connaissance  de 
Dieu  et  de  soi-même,  quelle  fermeté  !  quelle  élévation  ! 
quelle   revanche  du   spiritualisme   chrétien   contre  les 
subtilités  philosophiques  qui  aboutissent  toutes  ou  pres- 
que toutes  à  nier  l'existence  de  Dieu  et  l'immortalité  de 
l'âme!  Quels  accents  prophétiques,  notamment  à  la  pi 
27  !  —  «  Si  vous  ne  voulez  pas  que  ce  monde  devienne 
un  enfer  où  des  damnés  se  disputeraient  avec  fureur, 
s'arracheraient   avec  rage  de  courtes  et  amères  jouis-, 
sances,  n'éveillez  pas,  par  de  téméraires  promis- 
espérances  que  vous  ne  satisferez  jamais:  Ou  tout  espoir 


246  NOUVEAUX  SAMEDIS 

d'un  paradis  vous  trompe,  et  le  vœu  de  nos  cœurs  ne 
répond  à  rien,  ouïe  vrai,  le  seul  paradis  est  celui  dont 
le  christianismenous  découvre  la  magnifique  perspective 
dans  une  vie  future.  Là  seulement  toutes  les  larmes  seront 
essuyées  par  la  main  d'un  Dieu  clément  et  bon,  etc. ,  etc. . .  » 
—  Ce  qui  attriste,  c'est  de  songer  que  ces  vérités  éloquen- 
tes s'enferment  dans  le  plus  pur  rayon  des  bibliothèques 
d'élite,  et  que,  tous  les  matins,  des  milliers  de  journaux 
à  un  sou  disent  au  pauvre  peuple  le  contraire. 

Mais  le  chef-d'œuvre  de  M.  de  Sacy,  c'est  selon  moi, 
sa  préface  des  Lettres  provinciales.  On  est  touché  aux 
larmes  en  voyant  un  janséniste  avéré,  un  janséniste  de 
race,  et,  pour  ainsi  dire,  d'obligation  héréditaire,  parler 
de  ces  terribles  Provinciales  avec  une  impartialité  se- 
reine que  n'imiteraient  certainement  pas  les  détracteurs 
de  Port-Royal.  Quel  aimable  retour  sur  son  enfance,  sur 
cette  éducation  à  la  fois  si  chrétienne  et  si  compréhensive, 
sur  cette  vie  de  famille  où  la  mère  et  les  filles  interrom- 
paient leur  lecture  pour  dire  chaque  jour,  aux  heures 
prescrites,  les  divers  offices  de  l'Église:  et  tout  cela  sans 
étalage,  sans  pédantisme  de  dévotion,  avec  la  simplicité 
du  bon  vieux  temps!  La  prière  alternait  avec  une  tragé- 
die de  Racine,  une  comédie  de  Molière,  ou  même  un  cha- 
pitre de  Gil-Blas,  un  chant  de  la  Jérusalem  délivrée.  Je  ne 
saurais  vous  donner  une  idée  du  charme  de  cette  page 
émue,  attendrie,  souvenir  des  années  heureuses  évoqué 
par  un  vieillard.   C'est  comme  un  baume  appliqué  par 


SILVESTRE  DE   SACTY  JiT 

unemain  discrète  sur  les  blessures  que  nous  font  sanscesse 
les  scandales  de  la  politique,  les  vulgarités  du  trottoir  et 
de  la  rue  :  comme  une  fleur  rare  que  l'on  détacherait  de 
sa  tige  au  moment  où  la  tempête  et  la  grêle  viennent  dévas- 
ter le  jardin;  comme  une  odeur  suave  que  l'on  découvrirait 
au  fond  d'une  coupe  de  vieux  Sèvres  pendant  qu'une  foule 
brutale  saccagerait  tout  le  magasin.  L'auteur  s'élève 
encore  plus  haut,  lorsqu'il  nous  dit  :  «  Pascal,  s'il  reve- 
nait au  monde,  referait-il  les  Lettres  provinciales  ?  Se 
rangerait-il  avec  les  ennemis  des  jésuites?  Non;  car,  je 
vous  en  prie,  quels  auxiliaires  aurait-il?  En  quelle  com- 
pagnie se  trouverait-il  ?  N'est-il  pas  clair  qu'à  l'heure 
actuelle,  sous  le  nom  des  jésuites,  c'est  l'Église  catholique 
tout  entière  qu'on  attaque,  derrière  L'Église  catholique 
le  christianisme  même,  et,  avec  le  christianisme,  toute 
foi  en  Dieu,  toute  croyance  en  l'immortalité  de  l'âme  et 
en  une  vie  future,  c'est-à-dire  le  principe  de  tout  droit  et 
de  toute  justice?...  «  —  Et  plus  loin:  •  Ah!  cette  plume 
qui  a  écrit  pour  un  autre  temps  les  Lettres  provinciales, 
si  Pascal  la  trempait  encore  dans  une  encre  amère,  ce 
serait  contre  ces  penseurs  indépendants  qui  insultent  et 
outragent  toute  pensée  qui  n'est  pas  la  leur!...  •  Non, 
jamais  l'éloquence  au  service  de  la  vérité  ne  parla  un 
plus  pur,  un  plus  beau,  un  plus  noble  lui. 

Je  m'aperçois,  —  un  peu  tard,  —  que  j'avais  compté 
glaner  des  souvenirs,  et  que  je  fais  de  la  critique  litté- 
raire. Nous  parlions  tout  à  l'heure  des  contrastes  qui  ren- 


248  NOUVEAUX  SAMEDIS 

daient  si  piquante  cette  austère  physionomie,  et  des  me- 
nus détails  qui  la  complètent.  En  voici  un  que  je  ne  crois 
pas  inédit.  M.  de  Sacy  causait  avec  un  collègue  des  fu- 
nestes effets  que  l'alcoolisme  produit  sur  les  plus  belles 
intelligences:  —  «  Après  tout,  disait-il,  rien  ne  porte 
plus  à  l'indulgence  qu'un  sincère  retour  sur  soi-même... 
Tenez,  moi  qui  vous  parle,  pendant  une  saison  où  ma 
femme  et  mes  enfants  étaient  à  la  campagne,  je  déjeu- 
nais seul,  un  livre  dans  une  main  et  mon  verre  dans 
l'autre...  Je  lisais,  je  buvais,  et  tout  à  coup  jem'aperçus 
que,  si  je  n'y  prenais  pas  garde,  peu  à  peu  j'arriverais  à 
boire,  à  moi  tout  seul,  ma  demi-bouteille  !  » 

Lorsque  M.  Ernest  Renan,  aujourd'hui  académicien, 
publia  la  Vie  de  Jésus,  M.  de  Sacy  l'annonça  dans  les 
Débats  avec  bienveillance,  quoique  sous  toutes  réserves  : 
—  «  Voici,  ajoutait-il,  un  cinquième  Évangile,  l'Évan- 
gile selon  Renan.  Je  m'en  tiens  aux  Évangiles  selon 
saint  Luc,  saint  Matthieu,  saint  Marc  et  saint  Jean  :  je  ne 
crois  pas  au  cinquième...  »  Bien  récemment,  au  mois  de 
juillet,  l'Académie  française,  dans  une  de  ses  séances 
intimes,  discutait  les  titres  des  divers  candidats  a  la 
succession  de  Claude  Bernard.  M.  de  Sacy  se  déclara 
pour  M.  Renan,  et,  me  disait  un  autre  de  ses  collègues 
qui  s'y  connaît,  il  expliqua  si  bien  comme  quoi  il 
prétendait  rester  catholique  sincère  tout  en  votant 
pour  l'auteur  de  la  Vie  de  Jésus ,  il  donna  ses 
raisons  avec  une  si  merveilleuse  éloquence,  que  nous 


SILVESTRE   DE  SACY  249 

étions  tous  sous  le  charme,  et  que  ceux  d'entre  nous  qui 
ont  passé  par  le  Parlement  murmuraient  :  «  C'est  dom- 
mage, il  est  encore  plus  orateur  qu'écrivain  !»  —  Eh 
bien,  voici  ce  qui  m'est  arrivé  avec  ce  même  homme 
dont  l'habit  vert  avait  la  manche  si  large.  Nous  dînions 
ensemble  chez  If.  Guvillier-Fleury.  J'étais  placé  entre 
M.  de  Sacy  et  Hippolyte  R...,  un  écrivain  très  spirituel  et 
très  sympathique,  dant  la  mort  prématurée  fut  un  deuil 
pour  le  Journal  des  Débats  et  pour  les  lettres.  Hippo- 
lyte R...  connaissait  mon  goût  très  vif  pour  le  spectacle, 
me  parlait  des  pièces  nouvelles,  et,  comme  on  n'est  pas 
fâché,  même  en  écrivant  aux  Débats,  d'avoir  une  femme 
pieuse,  il  me  dit  qu'une  de  ses  joies,  après  une  journée 
de  travail,  était  d'aller  au  théâtre  avec  sa  femme,  dont  le 
confesseur  accordait  là-dessus  toute  permission.  —  Alors, 
voilà  M.  de  Sacy,  habituellement  un  peu  pâle,  qui  de- 
vient écarlate.  Peu  s'en  fallut  qu'il  ne  frappât  à  coups  de 
poing  sur  la  table.  —«Monsieur!...  messieurs!  nous 
dit-il  d'une  voix  courroucée,  sachez  que,  s'il  y  a  à  Paris 
un  confesseur,  un  prêtre,  qui  permette  à  une  femme  le 
spectacle,  qui  l'encourage  à  fréquenter  les  théâtres,... 
même  avec  son  mari,...  c'est  que  ce  confesseur,  ce  prêtre 
a  perdu  le  véritable  esprit  chrétien,  le  véritable  esprit 
de  l'Église!...  » 

Ce  sont  là  des  disparates  épisodiques  ou  anecdotiqui'S. 
Parlerai-je  du  contraste  que  l'on  pourrait  appeler  histori- 
que ou  politique?  En  se  ralliant  à  l'Empire  après  qua- 


250  NOUVEAUX  SAMEDIS 

rante  ans  d'honnête  libéralisme,  M.  de  Sacy  fut  moins 
un  grand  coupable  qu'un  petit  innocent.  Pour  un  rien, 
on  aurait  dit  de  ce  sexagénaire  ensorcelé,  qui  n'avait 
pas  eu  de  jeunesse  :  «  Il  faut  bien  que  jeunesse  se  passe  h 
D'ordinaire,  en  pareil  cas,  les  vaincus  sont  impitoyables, 
les  uns  parce  qu'ils  se  sentent  assez  forts  pour  être  sûrs 
d'eux-mêmes,  les  autres  parce  qu'ils  se  savent  assez  fai- 
bles pour  envier  le  délinquant. 

Eh  bien ,  nous  fîmes  presque  une  exception  en  l'hon- 
neur de  M.  de  Sacy.  Il  eut  encore  cette  originalité  et  ce 
privilège,  que,  au  lieu  de  se  fâcher,  on  se  contenta  de 
sourire,  et  que  les  gros  mots  d'apostat,  de  renégat  et  de 
transfuge  lui  furent  poliment  épargnés.  Il  y  avait  tant  de 
bonhomie  dans  son  enthousiasme  !  tant  de  naïveté  dans 
ses  extases!  On  devinait  si  bien  qu'il  n'était  pas  perverti, 
mais  ébloui  !  Nous  pouvions  dire,  en  rappelant  deux 
contes  charmants  de  Voltaire,  qu'il  était  ingénu  parce 
qu'il  n'avait  jamais  été  mondain.  La  cour,  ies  grandes 
dames  en  grande  toilette,  les  robes  décolletées,  les  belles 
épaules,  lui  révélaient  tout  un  nouvel  univers.  Son  air 
de  béatitude,  devant  ces  apparitions  souveraines,  eût 
désarmé  les  plus  rigoristes.  Tout  au  plus  quelque  sévère 
janséniste  aurait  pu  lui  reprocher  de  trop  sacrifier  à 
la  Nature  en  se  laissant  subjuguer  par  la  Grâce. 

Somme  toute,  et  après  avoir  établi  la  balance  entre 
les  qualités  et  les  défauts,  entre  les  vertus  et  les  faiblesses, 
saluons  M.  Silvestre  de  Sacv  avec  un  mélange  de  res- 


SILVESTRE   DE   SACV  -j.,1 

pect,  d'estime  et  de  regret  !  Reconnaissons  en  lui  l'homme 
de  bien,  le  chrétien  sincère,  lecri  vain  exquis,  le  moraliste 
et  le  lettré  de  la  trempe  la  plus  pure!  Il  a  été  un  des 
derniers  confidents  desplus  beaux  génies  qui  aient  jamais 
existé,  un  des  derniers  dépositaires  de  ces  nobles  tradi- 
tions qui  ne  seront  bientôt  qu'un  souvenir,  un  des  der- 
niers gardiens  de  cette  pauvre  langue  française  que  nous 
appellerions  volontiers  la  Fille  mal  gardée.  Oui,  que 
notre  adieu  soit  un  hommage!  Nous  n'avons  plus  le  droit 
d'être  difficiles! 


XII 


HENRY   HOUSSAYE  1 


9    mars    187  9. 

On  admire  les  fils  de  leurs  œuvres,  et  l'on  a  bien  rai- 
son; toute  difficulté  vaincue  mérite  de  vives  sympatries, 
et  il  est  peut-être  moins  difficile  de  faire  beaucoup  avec 
quelque  chose  que  quelque  chose  avec  rien.  Il  existe  pour- 
tant un  genre  de  mérite  auquel  on  doit  une  estime  plus 
particulière.  C'est  celui  du  fils  de  famille  littéraire,  du 
jeune  homme  né  sous  les  auspices  les  plus  favorables, 
ayant  d'avance,  comme  on  dit  vulgairement,  le  pied  à 
l'étrier,  débutant  dans  le  monde  et  dans  les  lettres  avec 
un  nom  tout  fait,  des  séductions  et  des  facilités  de  toutes 
sortes,  un  entourage  prêt  à  l'applaudir,  et  ne  profitant 

1.  Histoire  d'Alcibiade.  —Athènes,  Rome,  Paris,  l'histoire 
et  les  mœurs. 


HENRY  HOUSSÀYE  253 

de  ces  avantages  que  pour  travailler  et  réussir  dans  <h'> 
conditions  plus  austères,  sur  une  voie  plus  âpre,  à  l'aide 
d'études  plus  sérieuses,  plus  savantes  et  plus  fortes. 
M.  Dumas  fils  a  été  souvent  cité  et  loué  pour  avoir  eu 
le  courage  de  réagir  sur  certains  points  contre  les  exem- 
ples de  son  père,  de  faire  de  Tordre  avec  du  désordre,  et 
de  remplacer  l'expansion  fougueuse,  l'improvisation  exu- 
bérante, par  une  production  plus  réfléchie  et  plus  sobre, 
une  méthode  plus  régulière,  une  observation  plus  atten- 
tive, plus  approfondie  et  plus  concentrée.  Mais  enfin, 
quelles  que  soient  les  différences  entre  Antony  et  le  Père 
prodigue,  on  peut  en  attribuer  une  partie  aux  influences 
extérieures,  aux  contrastes  de  deux  générations  qui  se 
sont  suivies  et  ne  se  sont  pas  ressemblé.  D'ailleurs,  sous 
des  aspects  bien  divers,  c'est  toujours  du  théâtre,  l'art  de 
passionner,  d'émouvoir  ou  d'amuser  le  public,  ici  par  des 
prodiges  de  magicien,  là  par  des  procédés  d'alchimiste. 
Or,  Talchimiste  et  le  magicien,  quoique  l'un  se  serve  d'une 
baguette  et  l'autre  d'un  alambic,  sont,  au  fond,  de 
même  provenance  et  de  môme  race;  ils  opèrent  le  même 
œuvre,  celui-ci  par  le  dehors,  celui-là  par  le  dedans. 

M.  Henry  Houssaye  est  peut-être  plus  étonnant,  toutes 
proportions  gardées.  Supposez  qu'il  eût  été  ce  qu'indi- 
quait la  vraisemblance:  spirituel,  léger,  fantaisiste, 
amoureux  de  loisir  et  de  plaisir,  comparable  à  ces  gen- 
tilshommes ou  à  ces  millionnaires  de  naissance,  dont  on  a 
dit  qu'ils  n'avaient  eu  que  la  peine  de  naître.  Le  vniià,  au 


254  NOUVEAUX  SAMEDIS 

sortir  de  l'adolescence,  forcé  d'être  excessivement  jeune, 
sous  peine  d'être  plus  vieux  que  son  père.  Le 
voilà  dans  un  milieu  brillant  et  charmant,  où  il  peut  se 
croire  un  prince  de  féerie,  où  tout  se  combine  pour  mon- 
ter et  griser  une  imagination  do  vingt  ans.  La  prose 
bourgeoise  de  notre  époque,  la  loi  du  travail,  l'idée  de 
lutte,  d'effort  et  de  combat,  disparaissent  dans  cette  at- 
mosphère enchantée  où  Ton  ne  sait  plus  si  l'on  est  le  con- 
temporain de  M.  Dufaure,  de  Maurice  de  Saxe,  d'Alci- 
biade  ou  de  Marino  Faiiero.  L'hôtel  parisien  s'y  trans- 
forme en  palais  de  Venise,  et  l'on  est  étonné,  en  ouvrant 
la  fenêtre,  d'apercevoir  un  fiacre  traversant  l'avenue 
Friedland  au  lieu  d'une  gondole  glissant  sur  la  lagune. 
Fantasio  y  tend  la  main  à  Cymbeline,  Silvia  y  d  mne  la 
réplique  à  Léandre  :  Watteau  y  trouve  des  sujets  pour  ses 
Fêtes  galantes.  L'habit  noir,  la  cravate  blanche  et  lé 
chapeau  tromblon  y  demandent  pardon  de  leurs  mo- 
dernes laideurs  aux  patriciens  en  pourpoint  de  velours 
qui  nous  regardent  du  fond  de  leurs  cadres  d'or.  Les  ro- 
bes décolletées,  chefs-d'œuvre  du  tailleur  pour  dames, 
semblent  attendre  le  domino  de  satin  rose,  pour  intriguer, 
sous  le  masque,  les  héros  de  salon  ou  de  théâtre.  Le 
jeune  et  sémillant  néophyte  n'a  pas  besoin  de  lever  les 
yeux  au  ciel  pour  voir  des  étoiles;  elles  sont  toutes  là, 
étoiles  de  la  comédie  et  de  l'opéra,  du  drame  et  de  la 
danse,  prodiguant  leurs  gracieux  sourires  à  cet  heureux 
Chérubin  que  se  disputent  gaiement  la  comtesse  et  la  ca- 


HliNKY  HOUSSAYE 
mériste,  Rosine  et  Suzanne.  Marivaux,  renouvelé  par 
Alfred  de  Musset,  y  joue  à  perpétuité  les  Jeux  de  l'amour 
et  du  hasard,  à  condition  que  le  hasard  gagnera  toujours, 
et  que  l'amour  ne  perdra  jamais.  Que  deviennent,  dans 
cette  éclatante  mêlée,  la  littérature,  le  roman,  la  poésie, 
l*art,  la  science?  La  science  abdique,  l'art  s'amuse,  la 
poésie  s'émiette,  le  roman  abuse  des  familiarités  et  des 
licences  du  chez  soi;  la  littérature  se  fait  bonne  fille;  elle 
est  tellement  sûre  de  sa  clientèle,  tellement  certaine  de  lui 
plaire,  que  sans  chercher  midi  à  quatorze  heures,  elle  ra- 
conte nonchalamment  de  jolies  histoires,  échos  fidèles  ou 
indiscrets,  copies  légèrement  gazées,  répétitions  générales 
des  scènes  qui  l'ont  prise  pour  témoin,  des  soupirs  dont 
elle  a  eu  la  confidence,  des  trahisons  que  l'on  pardonne, 
des  serments  que  l'on  oublie,  deséternités  de  vingt-quatre 
heures,  des  coquetteries  qui  simulent  la  passion,  des  pas- 
sions qui  se  nouent  et  se  dénouent  entre  deux  valses  de 
Strauss:  tempêtes  dans  un  flacon  d'oppoponax,  v 
autour  du  boudoir,  tour  du  monde  galant  en  moins  de 
quatre-vingts  jours,  épisodes  des  Mille  et  une  Nuits, 
contés  par  des  Shéréazades  de  la  rue  de  Bréda;  fictions 
essentiellement  parisiennes  et,  par  conséquent,  cosmopo- 
lites: singulières  et  féminines  alliances  où  le  huit  ressorts 
des  belles  pécheresses  porte  l'écusson  des  duchesses,  où 
Ninon  arrête  madame  de  Sévigné  dans  la  rue  pour  lui 
demander  de  ses  nouvelles,  où  Manon  et  Mariun  se  font 
présenter  à  la  cour,  où  Aspasie  réclame  ses  droits  au  ta- 


256  NOUVEAUX  SAMEDIS 

bouret:  où  la  princesse  russe,  la  marchesa  d'Jmaëgui, 
l'actrice  en  vogue,  la  grande  dame  du  faubourg  Saint- 
Germain,  la  paroissienne  de  Notre-Dame-de-Lbrette, 
Marguerite  Gautier,  la  vicomtesse  de  Beauséant  et  la 
baronne  de  Lignoles  fraternisent  et  se  fondent  dans  un 
type  presque  uniforme;  littérature  facile,  comme  nous 
disions  au  beau  temps  des  querelles  courtoises  de  M.  Ni- 
sard  avec  Jules  Janiu;  littérature  aimable,  avenante, 
pimpante,  engageante,  souriant  à  travers  ses  petites 
larmes,  trempant  dans  une  coupe  de  vieux  sèvres  son 
bouquet  de  camélias,  de  myosotis  et  de  tubéreuses,  un 
soupçon  de  rouge  sur  les  joues,  une  mouche  assassine  au 
coin  des  lèvres,  prompte  à  atteindre  sa  quinzième  édi- 
tion comme  un  roman  de  M.  Zola,  trop  spirituelle  pour 
s'en  vanter,  et  sûre  que  nous  lui  pardonnerons  toutes  ses 
peccadiles,  si  elle  nous  promet  une  place  dans  le  Qua- 
rante-unième fauteuil. 

Eh  bien,  non:  M.  Henry  Houssaye  a  su  réagir  contre 
les  capiteux  eftluves  de  cette  chaude  atmosphère:  il  a 
triomphé  des  tentations  de  ce  paradis  mondain  où  de 
gentils  démons  offraient  des  fleurs  et  des  fruits  à  ses 
mains  juvéniles,  et  d'où  il  n'aurait  pas  eu  a  sortir,  quand 
même  il  aurait  succombé.  Il  n'y  voyait  pas  l'arbre  de 
science,  et  c'est  celui-Là  qu'il  cherchait.  Il  a  voulu  être 
lui,  garder  sa  physionomie  bien  distincte,  travailler  pour 
réussir,  étudier  pour  connaître,  feuilleter  les  gros  livres, 
s'assimiler  les  textes,  interroger  les  ruines,  cacher  son 


HENRY  EOUSSAYE 
jeune  visage  sous  un  capuchon  do  bénédictin,  allier  une 
érudition  profonde  k  un  sentiment  très  lin  de  l'esthétique 
et  de  l'art,  associer  en  sa  personne  Winkelmann  à  Choi- 
seul-Gouffier,  Beulé  à  Fauriel,  se  faire  arche-!  - 
léniste,  antiquaire,  numismate,  historien,  critique,  mo- 
raliste ;  le  voilà   couronné  par   l'Académie  fran. 
signant  des  livres  que  ne  désavoueraient  ni  un  membre 
de  l'Académie  des  Inscriptions  et  Belles-Lettres,  ni  un 
membre  de  l'Académie  des  Beaux- Arts:    Histoire  d' XI- 
cibiade,  Histoire  d'Apelles,  Athènes,  Rome  et  Paris.  Si 
j'osais,  je   dirais  qu'il   s'est  nourri  de  brouet  noir  pour 
mieux  goûter  l'ambroisie,  et  qu'il  s'est  fait  Spartiati 
être  plus  complètement  Athénien. 

L'Histoire  d'Alcibiade  a  plus  de  huit   cents  p 
essayer  de  l'analyser,  même  ni  à   la   surface 

comme  -Lire  la  va- 

gue sans  y  laisser  un  pli,  ce  serait  d  le  beaucoup 

les  limites  de  ce  chapitre,  se  d'ailleurs 

d'esquisser  une  figure   plutôt  que  d'étudier  l'eus 
d'une  œuvre.  M.  Henry  Houssaye,en  prenant  le  bel  Athé- 
nien pour  son  héros,  l'a  quelque  peu  traité   comme  il 
s'est  traité  lui-même.  Il  a       tjn         l'un  prît     ;  sérieux 
celui  qui  ne  paraissait  que  séduisant.   La  p 

caprices,  comme  l'actualité;  mais  elle  a  des  partis 

nt  elle  refuse   . 
miHe  vers;  elle  en  ;.  ur  une  o-niaine,  et 

bonsoir'  Le  reste  n 


2o8  NOUVEAUX  SAMEDIS 

que  dis-je?  pour  oubli.  Elle  possède  un  casier  historique, 
dont  chaque  compartiment  a  son  étiquette  :  quand  une 
fois  elle  a  classé  un  personnage  dans  une  de  ces  cases, 
il  est  d'autant  plus  difficile  de  changer  ce  classement  que 
l'époque  est  plus  lointaine,  les  masses  plus  ignorantes, 
le  public  plus  indifférent,  les  paresseux  ou  routiniers 
plus  enclins  à  répéter  la  leçon  apprise  et  à  se  contenter 
du  moule  proverbial.  Nous, connaissons  tous  ou  nous 
croyons  connaître  l'Alcibiade  légendaire.  Pour  bien  des 
gens,  il  existe  tout  entier  dans  les  perfections  de  cette 
beauté  plastique,  que  les  anciens  estimaient  à  un  si  haut 
prix  et  dont  les  modernes  dispensent  généralement 
leurs  hommes  politiques.  Les  succès  d'Alcibiade  —  tou- 
jours d'après  la  légende  —  tiennent  de  plus  près  à  ceux 
de  Létorières  que  de  Turenne,  et  du  maréchal  que  du 
cardinal  de  Richelieu.  C'est  le  don  Juan  attique  ou  an- 
tique, c'est-k-dire  avec  les  différences  infinies  qui  sépa- 
rent le  monde  païen  de  la  société  chrétienne,  le  monde 
où  le  triomphe  du  séducteur,  autorisé  par  l'exemple  des 
dieux  et  des  déesses,  passait  pour  un  hommage  au  beau 
plutôt  que  pour  un  outrage  à  la  vertu,  de  la  société  où  le 
succès  de  l'homme  à  bonnes  fortunes  doit  commencer  par 
se  cacher  et  consiste  à  faire  commettre  une  faute.  L'er- 
reur d'optique  que  la  postérité  a  commise,  et  que  réfute 
excellemment  le  livre  de  M.  Henry  Houssaye,  tient  surtout 
à  ces  différences  sociales.  Elle  s'est  obstinée  à  ne  voir  en 
Alcibiade  que  le  type  de  beauté  idéale,  le  modèle  incom- 


HENRY  HOUSSAYE 
parable  des  statuaires  et  des  peintres,  le  vainqueur  des 
jeux  olympiques,  l'idole  des  jolies  femmes  de  son  temps, 
l'amant  préféré  d'Aspasie,  l'artiste  possédant  tous  les  se- 
crets de  la  lyre,  du  chant  et  de  la  ilùte,  l'homme  à  la  mode 
par  excellence  :  mode  si  bruyante,  entremêlée  de  tant 
de  curiosité,  de  jalousie,  de  badauderie  et  de  rumeurs, 
qu'il  en  vint  a  couper  la  queue  de  son  chien,  non  pas 
pour  faire  parler  de  lui,  —  on  n'en  parlait  que  trop  !  — 
mais  en  guise  de  dérivatif,  afin  d'offrir  une  diversion  a 
de  plus  dangereux  commérages.  Hélas  !  oui,  ce  chien  et 
celte  queue  coupée  tiennent  plus  de  place  dans  l'histoire 
légendaire  d'Alcibiade  que  les  batailles  gagnées,  les  trai- 
tés d'alliance,  les  victoires  navales,  les  plans  de  campa- 
gne et  tous  les  événements  mémorables  dont  il  fut  sou- 
vent l'arbitre.  Pourquoi  ?  c'est  que  la  postérité,  dans  ses 
enquêtes,  reste  chez  elle  au  lieu  de  faire  le  voyage  des 
siècles-,  et  de  se  déplacer  pour  se  renseigner.  C'est  que, 
en  dépit  de  nos  nivellements,  de  notre  pêle-mêle,  de  no- 
tre confusion  et  de  nos  débâcles,  un  homme,  un  moderne. 
beau  comme  Alcibiade,  aspirant  à  le  recommencer,  ha- 
bile à  conduire  un  char,  à  distancer  les  jockeys  les  plus 
retors,  doué,  comme  lui,  de  tous  les  talents  d'agrément, 
chantant  comme  Faure,  touchant  du  piano  comme  Liszt, 
coqueluche  delà  grande  et  de  la  petite  bicherie,  charmeur, 
séducteur,  enjôleur,  adorable,  adoré,  irrésistible,  se  trou- 
verait placé,  s'il  voulait  jouer  un  rôle  politique,  dans  la 
rigoureuse  alternative,  ou  de  déposer  et  même  de  cacher 


260  NOUVEAUX  SAMEDIS 

ce  prestigieux  bagage  en  entrant  au  vestiaire  du  Parle- 
ment et  des  ministères,  ou  de  s'entendre  incessamment 
rappeler  que  ces  futilités  brillantes  lui  ferment  la  car- 
rière des  hommes  d'État,  et  qu'Elleviou  est  le  con- 
traire de  Grévy.  N'avons-nous  pas  vu  le  plus  éloquent, 
le  plus  sympathique,  le  plus  mélodieux,  et  souvent 
le  mieux  inspiré  des  maîtres  de  la  lyre,  malgré  des  in- 
tuitions quasi-prophétiques,  traité  de  rêveur,  de  vision- 
naire, de  poète  chimérique  et  songe-creux,  par  les 
esprits  positifs  et  les  avocats,  (envoyé  par  eux  à  ses  médi- 
tations, à  ses  harmonies,  à  ses  nuages,  finalement  forcé 
de  se  faire  prendre  au  tragique  pour  qu'on  le  prit  au  sé- 
rieux, et  de  mettre  au  monde  une  Révolution  pour  qu'on 
le  crût  capable  de  quelque  chose? 

Hàtons-nous  d'ajouter  qu'une  tournée  à  Versailles,  un 
jour  de  grande  séance,  et  un  coup  d'œii  sur  toutes  ces 
têtes  parlementaires,  suffisent  à  nous  prouver  que  le  péril 
n'est  pas  de  ce  côté-là,  et  que,  si  nos  hommes  d'État  et 
leurs  groupes  compromettent  la  République,  ce  ne  sera 
pas  pour  avoir  trop  ressemblé  à  Alcibiade. 

Quoiqu'il  en  soit,  ce  livre  très  intéressant,  très  curieux, 
où  l'érudition  se  colore  et  s'illumine  d'un  rayon  du  ciel 
d'Athènes,  nous  attire  et  nous  séduit  par  sa  physionomie 
originale.  D'ordinaire,  en  racontant  la  vie  d'un  homme 
célèbre,  un  historien  n'a  qu'à  s'entourer  de  documents 
authentiques,  à  éclaircir  les  faits  contestés,  à  remonter 
aux  sources,  à  juger  ou  à  moraliser  ce  qu'il   retrace,  et 


II  E  Ml  Y  HOUSSÀYE  261 

quelquefois  à  combattre  des  préventions  ou  des  erreurs 

de  détail.  C'est  ainsi  par  exemple  —  pour  nous  en  tenir 
à  l'antiquité  —  que  je  comprendrais  une  histoire  de  Ly- 
curgue,  de  Périclès,  de  Thémistoc  Démosthènes, 

d'Alexandre,  d'Annibal,  de  Nurna,  de  Paul-Émile,  de 

Caton,  de  Fabius,  de  Scipion  ou  de  Pompée.  Ici  tout  était 

à  faire  ou  à  refaire.  Il  fallait,  encore  une  fois,  que  l'Al- 
cibiade  légendaire  devint  l'Alcibiade  historique.  M.  Henry 
Houssaye  n'a  pas  été  effrayé  des  difficultés  de  sa  tâche, 
et  il  s'en  est  excellemment  acquitté.  Le  dirai-je  :'  C/esl 
nous  qu'il  effraye,  non  pas  quand  il  s*àgil  de  le  lire  —  car 
il  est  de  ceux  qui  font  de  l'érudition  une  charmeuse  — 
mais  quand  nous  calculons  le  nombre  prodigieux  de  re- 
cherches et  de  lectures,  d'heures  de  travail  et  de  veille, 
que  suppose  un  pareil  ouvrage.  Presque  toutes  les  pages 
sont  frangées  de  citations  et  de  notes  qui  prouvent  que, 
s'il  y  a  de  l'abeille  chez  le  jeune  écrivain,  cette  abeille 
esl  d'une  espèce  rare  qui  réussit  à  faire  du  miel  avec  «les 
buissons.  J'insiste  sur  ce  point  parce  que  c'est,  selon 
moi,  le  trait  caractéristique:  un  saint  Antoine  de  vingt- 
cinq  ans,  entouré  des  tentations  les  plus  paris 
plus  amusantes,  les  plus  souriantes,  les  plus  provo- 
cantes, assez  spirituelles  pour  idéaliser  le  plaisir  et 
donner  de  l'esprit  au  désœuvrement,  ayant  le  courage 
de  s'enfermer  dans  son  cabinet,  dans  sa  bibliothèque  — 
j'allais  dire  dans  sa  cellule  —  et  compulsant  Thucydide, 

Diodore  de  Sicile,  Aristophane,  Démétrius  de  Phalère,  At- 

X**w***  15. 


262  NOUVEAUX  SAMEDIS 

hénée,  Hesychius,Aristote,  Xénophon,  Plutarque,  Auki- 
Gelle,  Pamphile  d'Épidaure,  Duris  de  Samos,  Eschine, 
Hérodote,  Andoeide,  Isocrate,  etc.  Je  m'arrête:  les  et  cae- 
tera couvriraient  toute  la  page.  Remarquez  qu'il  les  cite 
très  souvent  en  grec,  dont  il  n'aurait  pas  besoin  pour  être 
embrassé.  Ce  mérite  suffirait  au  succès  d'estime  parmi  les 
savants  en  us,  que  l'on  pourrait  même  appeler  les  savants 
en  os,  vu  les  prédilections  helléniques  de  M.  Henry  Hous- 
saye  lia  le  droit  d'en  réclamer  un  autre.  Apostillée  par 
de  graves  auteurs  que  notre  frivolité  trouverait  proba- 
blement un  peu  ennuyeux,  {Histoire  d'Alcif^ade  se  lit 
d'un  bout  à  l'autre  sans  une  velléité  d'ennui.  Elle  a  toute 
la  valeur  de  ces  restitutions  ou  restaurations  archéologi- 
ques ou  artistiques,  qui  plaisent  tant  à  notre  époque,  et 
où  l'art  et  la  science  se  font  complices  de  la  curiosité. 
Imaginez  une  métamorphose.  Représentez-vous  le  per- 
sonnage historique  sous  l'aspect  d'une  de  ces  ruines 
magnifiques,  —  Acropole  ou  Parthénon,  Panthéon  ou 
Colisée,  —  auxquelles  l'érudition  rend  ce  que  les  siècles 
et  les  hommes  leur  ont  pris,  et  qui,  une  fois  restaurées  et 
ranimées  par  elle,  l'aident  à  leur  tour  à  faire  revivre  les 
événements  et  les  figures  du  passé.  Elle  rétablit  un  cha- 
piteau, elle  sculpte  un  fronton,  elle  soulève  une  dalle,  elle 
répare  une  colonne,  elle  cisèle'  un  bas-relief,  elle  enroule 
une  feuille  d'acanthe,  elle  rouvre  un  portique,  et  lors- 
qu'elle a  terminé  ce  travail  d'induction,  de  patience  et 
de  savoir,  il  se  trouve  que  la  ruine  est  redevenue  un 


HENRY  HOUSSAYE 

monument  et  le  monument  un  chapitre  d'histoire.  Tel 
est  le  livre  de  M.  Henry  Houssaye. 

Son  récent  volume,  —  Athènes,  Rome,  Paris,  l'histi 
et  les  mœurs,—  (1879)— ades  allures  plus  familières,  plus 
accessibles  à  notre  ignorance.  —  Sous  Phidias,  j'eus 
Athènes  pour  mère!  ■  a  dit  Béranger.  M.  Henry  Hous- 
saye pourrait  le  redire.  C'est  un  Philhellène  tard  venu, 
mais  d'autant  plus  convaincu  el  plus  fidèle;  car  son 
amour  pour  la  Grèce,  réfléchi  et  personnel.  des 

entraînements  de  la  mode,  n'a  plus  à  faire  sa  partie  dans 
cette  symphonie  d'enthousiasme  qui  eut  le  privilège,  il 
y  a  un  demi-siècle,  d'imposer  un  moment  la  poésie  à  la 
politique.  L'autre  jour  encore,  il  publiait  dans  la  Ilevue 
des  ï)eux  Mondes  (15  février  ,  sur  la  Grèce  et  les  provin- 
ces grecques  de  la  Turquie,  des  pages  bien  remarqua- 
bles, inspirées  par  son  affectueuse  sympathie  pour  cette 
Grèce  moderne,  si  intéressante  à  la  fois  et  si  embarras- 
sante, dont  il  dit  avec  raison  :  «  La  Grèce  est  née  blessée.  » 
Rien  de  plus  juste.  Sans  compter  tous  les  éléments  de 
désorganisation  et  de  désordre  que  contiennent  en  germe 
une  insurrection  et  une  guerre  d'indépendance,  même 
les  plus  légitimes,  nous  pouvons  expliquer  les  déceptions 
que  nous  a  fait  subir  notre  illustre  protégée,  par  cette  fa- 
tale circonstance  qu'elle  n'était  pas  un  pays  neuf,  n'ayant 
qu'à  profiter  de  sa  délivrance  pour  se  constituer,  ma 
un  pays  ruiné,  contraint  de  s'organiser  sur  des  débris. 

Dans  le  premier  chapitre  de  son   volume,  M.   Henrj 


264  NOUVEAUX  SAMEDIS 

Houssaye  indique  à  grands  traits  ce  que  pourrait  être 
l'histoire  d'Athènes  à  Athènes.  —  «  En  montant  la  col- 
line de  l'Acropole,  nous  dit-il,  en  parcourant  la  plaine 
d'Athènes  du  côté  du  temple  de  Jupiter  Olympien,  ou  en 
suivant  les  bords  poudreux  du  Céphise,  combien  de  fois 
nous  avons  pensé  qu'il  y  aurait  à  faire  l'histoire  d'Athènes 
à  Athènes,  comme  Ampère  a  fait  l'histoire  romaine  à 
Rome  !  »  —  Il  remarque  finement  que  l'Athènes  contem- 
poraine est  plus  voisine  de  l'antiquité  que  Rome  moderne. 
En  effet,  elle  n'est  séparée  de  son  immortelle  aïeule  que 
par  le  vide:  elle  n'a,  pour  ainsi  dire,  qu'une  génération 
de  ruines,  et  l'historien  qui,  pour  la  raconter,  voudrait 
la  retrouver  et  la  consulter  chez  elle,  n'aurait  à  interro- 
ger qu'une  époque  et  à  fouiller  qu'une  poussière.  Aucun 
objet  intermédiaire  ne  viendrait  masquer  sa  vue,  dis- 
traire son  regard  ou  dépister  ses  recherches.  Rome,  au 
contraire,  s'est  transformée  par  gradations  successives: 
au  lieu  de  tomber  d'un  seul  coup,  comme  Athènes,  en 
livrant  ses  merveilles  au  temps  et  aux  barbares,  elle 
s'est  continuée  dans  de  nouvelles  conditions,  sous  d'au- 
tres formes,  avec  de  nouveaux  horizons  de  grandeur  et 
de  gloire.  Elle  a  greffé  une  civilisation  sur  les  restes  des 
civilisations  disparues.  Elle  a  fait  des  reliques  avec  des 
décombres.  A  mesure  que  ses  monuments  menaçaient 
ruine,  elle  les  sauvait  ou  les  consacrait  en  les  affectant  à 
un  autre  usage.  Ce  génie  d'assimilation,  cette  faculté 
d'infiltration  de  l'antiquité  dans  le  moyen  âge,  du  paga- 


HENRY  HOUSSÀYE  265 

nisme  dans  le  christianisme,  de  la  Rome  des  consuls  ou 
des  Césars  dans  la  Ruine  des  martyrs  et  des  Papes,  offre 
au  savant,  à  l'artiste,  au  touriste,  au  chrétien,  un  ad- 
mirable sujet  d'étude,  mais  complique  le  travail  de  qui- 
conque veut  aller  droit  à  l'antique  Rome,  s'y  installer, 
l'avoir  sous  les  yeux  et  sous  la  main  en  écrivant  son  his- 
toire. La  Grèce,  Athènes  et  ses  glorieuï  5,  n'ayant 
jamais  eu  de  quoi  remplacer  ce  qu'elles  perdaient,  nous 
présentent,  pur  de  tonte  surcharge  et  de  toute  retouche, 
ce  qu'elles  ont  conservé.  M.  Henry  Boussaye  a  parfaite- 
ment saisi  cette  nuance.  En  lisant  ce  premier  chapitre, 
étude  d'après  nature  en  vue  d'un  grand  tableau,  on  se 
dit  que  nul  ne  serait  plus  capable  de  faire  pour  Athènes 
qu'Ampère  a  fait  pour  Rome  ;  avec  cette  différence  qu'Am- 
père, àRome  comme  partout,  a  toujours  l'air  d'un  voyageur 
ou  d'un  passant,  tandis  que  M.  Henry  Boussaye,  à  Athè- 
nes, n'aurait  pas  même  à  se  faire  naturaliser  Athénien. 

J'aime  beaucoup  son  Hercule,  sans  doute  en  vertu  de 
la  loi  des  contrastes.  Quelle  belle  besogne  aurait  aujour- 
d'hui ce  dompteur  de  monstres,  qu'Ottfried  Muller  nous 
peint  comme  un  héros  tutéiaire,  personnifiant  les  instii 
de  justice  vengeresse!  que  d'hydres  polycéphales  à  dé- 
capiter !  que  de  serpents  à  étouffer  !  que  de  taureaux  à 
prendre  par  les  cornes!  quelle  horrible  n  aux 

stymphalides  à  dissiper!  que  de  brigands  Cacns  à  égor- 
ger! que  de  vautours  à  abattre,  occupés  à  ronger  le  foie 
d'un  Prométhée  de  notre  connaissance,  puni  pour  avoir 


266  NOUVEAUX  SAMEDIS 

dérobé  les  secrets  de  la  foudre  et  bravé  le  courroux  des 
dieux!  Lorsque  je  me  représente  Hercule  en  homme 
excessivement  fort,  voici,  de  toutes  ces  prouesses,  celle 
que  j'envie  le  plus.  Riverain  de  la  Durance  et  du  Rhône, 
que  de  fois  j'ai  songé  à  les  débaptiser,  à  les  appeler  l'Al- 
phée  et  le  Pénée,  et  à  les  détourner  de  leur  cours  pour 
les  faire  passer,  comme  un  double  torrent,  à  travers  des 
étables  encore  moins  bien  tenues  que  celles  d'Augïas  ! 
Mais  j'ai  presque  honte  de  ce  médiocre  badinage  à  propos 
de  l'œuvre  fort  sérieuse  d'un  jeune  écrivain  dont  je  pour- 
rais être  le  grand-père.  Mieux  vaut  vous  engager  à  lire 
sa  piquante  étude  sur  la  Femme  à  Athènes.  Ici  M.  Henry 
Houssaye  m'apprend  bien  des  détails  que  j'ignorais,  et 
quelques  autres  qui  me  laissent  des  doutes,  même  après 
l'avoir  lu.  Selon  moi,  il  attache  trop  d'importance  aux 
anathèmes  des  Conciles,  des  Pères  de  l'Église,  des  théo- 
logiens-et  des  prédicateurs  contre  la  femme,  et  il  en  con- 
clut que  ce  n'est  pas  par  le  christianisme,  mais  par  la 
monogamie  hellénique,  que  la  femme  fat  réellement  af- 
franchie et  réhabilitée.  Je  ne  suis  pas  tout  à  fait  de  son 
avis.  Le  christianisme  humilie  la  femme  comme  la  grande 
tentatrice,  comme  la  personnification  la  plus  dangereuse 
de  tout  ce  qui  peut  renouveler  et  aggraver  la  chute  ori- 
ginelle :  mais,  en  même  temps,  il  la  relève,  il  la  glorifie 
comme  la  messagère  de  pardon  et  de  salut.  Il  la  place 
constamment  entre  la  faute  et  la  rédemption;  il  propose 
pour  modèle  la  Vierge  qui  donna  au  monde  son  Rédem- 


HENRY  HOUSSAYE  267 

pteur  divin  et  qui  réunit  en  elle  seule  les  deux  dignités 
suprêmes  de  la  femme,  la  virginité  et  la  maternité.  Il 
y  a  aussi  loin  de  là  aux  conditions  purement  sociales  de 
la  monogamie  hellénique,  que  d'un  article  de  loi,  d'une 
institution  ou  d'une  tradition,  aux  plus  délicates  notions 
du  devoir,  aux  plus  nobles  privilèges  de  l'âme,  aux  mys- 
tères lesplus  sacrés  du  monde  moral.  L'étude  de  M.  Henry 
Houssaye  n'en  est  pas  moins  charmante.  Mettez  en  regard 
de  ces  pages  attiques  la  Parisienne  aux\iv,e  siècle,  que 
vous  rencontrez  dans  le  môme  volume  ;  vous  aurez  à 
la  fois  un  pendant  et  un  contraste. 

L'espace  me  manque  pour  vous  parler  du  Draine 
d'Érostrate,  cet  affamé  de  célébrité,  ce  tragique  in- 
cendiaire que  les  États  Ioniens  appliquèrent  à  la  torture, 
et  à  qui  nous  voterions  aujourd'hui  une  amnistie  triom- 
phale; des  Délits  et  des  Peines  à  Athènes;  des  Chants 
populaires  de  la  Grèce;  du  Procès  des  Césars;  du  Premier 
Siège  de  Paris  (an  52  avant  l'ère  chrétienne),  récit  di- 
gnement salué  par  M.  de  Saulcy  et  accueilli  par  l'Aca- 
démie des  Inscriptions  et  Belles-Lettres.  Puisque,  à  tous 
les  points  de  vue,  nous  sommes  en  Attique,  je  veux  y 
chercher  un  grain  de  sel,  c'est-à-dire  une  critique,  le  sel 
de  la  louange.  Dans  son  Anniversaire  (26  janvier  1872;, 
M.  Henry  Houssaye  ne  paye-t-il  pas,  lui  aussi,  son  tribut 
à  cet  égoïsme,  à  cet  orgueil,  à  cet  exclusivisme  parisien, 
assez  tenace  pour  résister  aux  leçons  les  plus  accablantes 
et  pour  croire  que  tout  est  sauvé,  si  Paris  retarde  une 


268  NOUVEAUX   SAMEDIS 

capitulation  inévitable?  —  <  Paris,  nous  dit  le  vaillant 
écrivain  qui  fut  un  des  vaillants  assiégés,  Paris  a  capitulé 
quand  il  n'a  plus  eu  de  pain;  mais  Paris  se  devait  à  lui- 
même  de  résister  jusqu'à  la  dernière  extrémité.  »  —  Non; 
Paris,  capitale  de  la  France,  devait  songer  à  cette  mal- 
heureuse France  dont  chaque  semaine  de  résistance  ren- 
dait les  angoisses  plus  cruelles,  la  détresse  plus  horrible, 
la  ruine  plus  complète,  le  démembrement  plus  certain. 
Paris,  la  ville  intelligente,  devait  comprendre,  à  dater  du 
31  octobre  1870,  que  cette  défense  dont  il  était  si  fier, 
serait  tôt  ou  tard  une  arme  à  deux  tranchants  qui  se  re- 
tournerait contre  lui-même:  il  devait  reconnaître  que 
trop  d'impurs  et  menaçants  alliages  se  mêlaient  à  cette 
défense,  pour  qu'elle  ne  fut  pas  condamnée  à  s'envenimer 
en  se  prolongeant,  et  à  devenir  révolutionnaire,  meur- 
trière, radicale,  terroriste  et  communarde,  après  s*ètre 
appelée  nationale.  Il  devait  enfin  se  dire  qu'il  avait  charge 
d'âmes,  et  que,  parmi  ces  cames,  il  y  en  avait  de  trop 
précieuses  pour  les  exposer  à  perpétuité  aux  stupides  ca- 
prices des  obus  et  des  canons  prussiens.  Le  coup  qui  a 
frappé  Henry  Regnault  pouvait  atteindre  Henry  Houssaye, 
et  je  répète  après  l'avoir  lu  :  «  Franchement,  c'eût  été 
dommage!  » 


XIII 


JULES  ROLLAND 


16  mars  187  9. 

Ces  Causeries,  déjà  bien  incomplètes,  le  seraient  plus 
encore  si  la  littérature  provinciale  n'y  trouvait,  de  temps 
à  autre,  une  place.  Mais,  cette  fois,  je  n'ai  pas  m 
chercher  ma  phrase  pour  présenter  dignement  la  pro- 
vince à  son  haut  et  puissant  seigneur;  car  ce  chapitre 
d'histoire  locale  se  rattache  de  tous  les  côtés  à  la  g 
histoire.  Il  touche  à  la  Renaissance,  il  effleure  la  poésie 
des  trouvères,  rappelle  les  conflits  sanglants  des  hommes 
du  Nord  avec  la  civilisation  méridionale,  nous  rens 
sur  l'état  des  esprits,  la  physionomi  îles,  la  cul- 

ture  des  lettres  dans  l'ancien  régime,  nous  introduit 
dans  cette  admirable  cathédrale  d'Albi,  chef-d'œuvre  de 

1.  Histoire  intertitre  de  la  ville  d'.WA. 


270  NOUVEAUX  SAMEDIS 

l'architecture  gothique,  dit  son  mot  sur  la  réforme, 
nous  mène  à  l'Académie  française,  évoque  le  grand  nom 
de  Molière,  transporte  à  Albi  une  intéressante  copie 
de  l'hôtel  de  Rambouillet,  nous  met  en  présence  des 
ennemis  et  des  défenseurs  de  la  compagnie  de  Jésus,  et 
ne  nous  congédie  qu'après  avoir  ^passé  en  revue  les  écri- 
vains albigeois  du  xvme  siècle.  Connaissez-vous  beau- 
coup de  livres  parisiens  qui  renferment,  en  quatre 
cents  pages,  autant  d'attrayants  souvenirs,  d'épisodes 
mémorables,  de  curieuses  figures,  de  sérieux  ou  agréa- 
bles traits  d'union  avec  notre  histoire  littéraire? 

L'idée-maîtresse  de  l'ouvrage  db  fit.  Jules  Rolland,  c'est 
la  recherche  attentive  et,  pour  ainsi  dire,  filiale  de  ce 
que  furent,  avant  1789,  les  efforts  des  magistrats  de  sa 
ville  natale  pour  seconder  le  réveil  des  intelligences,  éta- 
blir des  centres  d'instruction  publique,  fonder  des 
écoles,  ménager  les  transitions  entre  le  moyen  cage  et  le 
génie  de  la  Renaissance  et  s'associer  à  cet  immense  mou- 
vement d'où  sortit  tout  armé  le  xvie  siècle,  exubérant, 
turbulent,  inquiétant,  inventif,  subversif,  original,  plein 
de  sève,  enfant  terrible,  hardi  comme  un  page,  savant 
comme  un  docteur,  pressé  de  jeter  sa  gourme  en  atten- 
dant la  férule  et  la  discipline  du  xvne.  Mais  un  écrivain 
doit  toujours  compter  avec  la  frivolité  ou  l'inattention  de 
ses  lecteurs.  Ce  qu'on  lira  avec  le  plus  de  plaisir  dans 
son  livre  d'ailleurs  excellent,  —  M.  Rolland  le  devine, 
—  ce  sera  la  partie  épisodique,  anecdotique,  celle  où 


IULES  ROLLAND  27  ! 

l'on  rencontre  des  figures  de  connaissance,  où  Ion  fait 
connaissance  avec  des  ligures  nouvelles,  où  l'on  retrouve 
les  devanciers  de  nos  poètes  provençaux,  où  Ton  assiste 
aux  séances  des  cours  d'amour:  celle  qui  répond  à  un 
goût  particulier  de  notre  époque,  curieuse,  éprise  du  dé- 
tail, et  tellement  obstinée  a  chercher  dans  l'événement 
ie  personnage,  qu'elle  a  détourné  de  son  vrai  sens  le 
mot  personnalité,  pour  que  sa  passion  pût  s'exprimer 
dans  sa  langue. 

Jamais  on  ne  parla  plus  qu'aujourd'hui  d'enseigne- 
ment, d'instruction  primaire,  populaire,  publique,  laïque, 
progressive,  rivale  de  la  lumière  électrique,  douée  de 
toutes  les  qualités  et  de  toutes  les  libertés  nécessaires 
pour  faire  des  républicains  complets,  trop  savants  pour 
se  reposer  dans  ce  qu'ils  ignorent,  trop  ignorants  pour 
se  méfier  de  ce  qu'ils  savent.  On  en  parle  tant,  que  l'on 
paraît  croire,  —  et  n'est-ce  pas,  en  effet,  une  des  thèses 
favorites  de  nos  vainqueurs?  —  que  rien  n'a  existé  dans 
ce  genre,  avant  89,  que,  sur  tous  les  points  de  la  France, 
les  classes  dirigeantes  avaient  pour  unique  souci  d'é- 
paissir l'ombre  et  de  perpétuer  les  ténèbres,  afin  que  le 
peuple  fût  plus  facile  à  gouverner,  à  op.primeret  à  exploi- 
ter. En  fait  d'exploitation,  nous  ne  voyons  pas  ce  que 
le  peuple  a  gagné  à  changer  de  maîtres  et  de  guides.  Il 
nous  semble  que  cette  science  spéciale,  en  passant  des 
mains  du  prince  et  de  l'évêque  à  celles  du  tribun,  du 
journaliste  et  du  charlatan,  a  atteint  des  proportions  et 


272  NOUVEAUX  SAMEDIS 

des  perfections  inconnues  aux  siècles  de  barbarie.  Sé- 
rieusement, le  livre  de  M.  Jules  Rolland  nous  montre, 
dans  un  petit  cadre,  la  féconde  institution  des  écoles  com- 
munales, la  jeunesse  studieuse,  sans  distinction  de  rang 
et  de  fortune,  n'ayant  qu'à  vouloir  pour  savoir  et  à  sa- 
voir pour  pouvoir,  l'influence  civilisatrice  de  prélats 
admirablement  lettrés  tels  que  Diogénien,  Saint-Salvi, 
Saint-Didier;  doctes  et  lumineux  préludes  d'une  civili- 
sation précoce,  brillante,  ingénieuse,  raffinée,  galante, 
chevaleresque,  fleurie,  qui  devança  de  plusieurs  siècles 
la  civilisation  septentrionale,  et  trouva  dans  la  poésie 
des  troudabours  son  expression  la  plus  charmante;  ex- 
quise et  délicate  d'abord,  puis  compromise  ou  amollie 
par  un  peu  trop  d'ardeur  sensuelle  et  de  licence. 

Arrêtons-nous  un  moment  à  cette  phase  poétique  où 
la  ville  d'Albi  ne  le  cède  en  rien  à  ses  voisines,  et  qui 
prête  à  bien  des  rapprochements.  Si  nous  étions  en- 
core au  temps  où  florissait  le  parallèle,  nous  aurions  ici 
une  belle  occasion  de  comparer  les  troubadours  aux  mo- 
dernes félibrés,  et  peut-être  de  demander  au  passé  quel- 
ques leçons  pour  le  présent.  La  muse  des  troubadours, 
antérieure  aux  autres  littératures  de  l'Europe,  se  res- 
sent des  mœurs  de  l'époque  féodale;  elle  hante  les  châ- 
teaux et  s'adresse  de  préférence  aux  châtelaines:  sa  mis- 
sion est  de  polir  à  la  fois  et  de  charmer  une  société  ado- 
lescente, épanouie  aux  premiers  rayons  de  son  printemps, 
enivrée  plutôt  que  pervertie,  encore  éprise  d'idéal,  mais 


JULES  ROLLAMi  273 

heureuse  d'échapper  aux  rudesses  du  moyen  âge  el  aui 
lostérités  du  christianisme  monastique  pour  pratiquer  la 
religion  du  plaisir.  De  là  le  caractère  tour  à  tour  mysti- 
que et  voluptueux  de  cette  poésie,  suivant  qu'elle 

née,  assainie,  ennoblie,  purifiée  par  la  gracieuse  casuis- 
tique des  cours  d'amour,  ou  sollicitée  à  des  rechutes  de 
paganisme  par  ses  origines  méridionales:  suivant  qu'elle 
se  laisse  dominer  par  les  femmes  ou  qu'elle  s'amuse  à 
m  séduire.  Mais  sa  période  de  corruption  et  d'amollisse- 
nient  est  aussi  celle  de  sa  décadence.  Ces  aimables  | 
Azémar,  Albertaz  Cailla,  Guillaume  de  Lescure,  Evesque, 
Guillaume  Hue.  à  l'affût  d'un  sourire,  en  quête  d'une 
fleur,  d'un  regard  ou  d'un  baiser,  en  extase  devant  la 
beauté,  moins  familiers  avec  l'acier  qu'avec  le  velours 
et  la  soie,  furent  dispersés  et  réduits  au  silence  par  la 
formidable  croisade  de  Simon  de  Montfort.  La  poésie  ro- 
mane ne  se  releva  jamais  complètement  de  ce  coup  de 
foudre,  revanche  du  Xord  contre  le  Midi  et  de  la 
riîé  catholique  contre  les  amoureuses  et  joyeuses  NI 
de  l'Église  albigeoise. 

Tout  autre  est  le  rôle  de  la  poésie  provençale,  telle  que 
nous  l'avons  vue  se  greffer  sur  la  littérature  contempo- 
raine, non  pas  comme  une  branche  parasite,  mais  comme 
un  de  ces  sauvageons  dont  les  fruits  ont  souvent  plus 
de  saveur  que  ceux  des  vieille-  oneur  est 

de  s'adresser  tout  ensemble  aux  lettrés  pour  les  faire 
jouir  du  réveil  d'une  langue  que  l'on  croyait  moi 


274  NOUVEAUX  SAMEDIS 

au  peuple  pour  le  moraliser,  pour  le  consoler,  pour  mê- 
ler un  peu  de  superflu  à  son  laborieux  nécessaire,  pour 
le  réconcilier  avec  ses  travaux,  sa  charrue,  ses  outils  et 
les  images  de  sa  vie  rustique,  pour  lui  rendre,  dans 
la  mesure  du  possible,  le  goût  de  l'idéal,  remploi  de  son 
intelligence,  le  prix  de  son  âme,  le  sens  de  sa  valeur,  de 
son  origine,  de  sa  destinée,  pendant  que  de  venimeuses 
propagandes  le  matérialisent,  le  dépravent,  régarent  et 
l'abrutissent.  Son  charme  est  d'être  pour  le  paysan  et 
l'ouvrier  le  plus  honnête  et  le  plus  économique  de  tous 
les  luxes,  d'accompagner  ou  de  suppléer  pour  eux  la 
touffe  de  clématites  ou  de  glycinées  qu'ils  entrelacent 
autour  de  leur  porte,  la  giroflée  ou  l'œillet  qu'ils  culti- 
vent sur  leur  fenêtre,  le  chardonneret  ou  le  bouvreuil 
qui  gazouille  dans  leur  chambre.  Son  devoir  est  d"être 
toujours  populaire  sans  être  jamais  démocratique,  ou, 
en  d'autres  termes,  de  s'associer  intimement,  cordiale- 
ment, tendrement,  aux  joies,  aux  douleurs,  aux  habitu- 
des, aux  affections,  aux  aspirations  des  classes  pauvres, 
sans  rien  dire  qui  puisse  les  dégoûter  de  ces  joies,  les 
révolter  contre  ces  douleurs,  les  détourner  de  ces  affec- 
tions, les  mécontenter  de  ces  habitudes  ou  donner  à  ces 
aspirations  confuses  une  direction  dangereuse.  Mais  que 
dis-je?  Et  pourquoi  tracer  un  programme,  quand  nous 
avons  sous  nos  yeux  les  modèles  de  ce  que  doit  être  la 
poésie  provençale?  Mistral  et  Roumanille,  chacun  dans 
sa  sphère  et  dans  son  genre,  nous  offrent  les  types  les 


JULES  ROLLA.M» 

plus  excellents  de  cette  poésie  depuis  les  cimes  de  l'épo- 
pée et  du  lyrisme,  en  passant  par  les  pentes  verdoyantes 
de  l'idylle,  jusqu'à  la  veillée  d'hiver  où  on  se  raconte 
des  histoires,  à  V établi  où  on  fredonne  le  refrain   de  la 

chanson,  au  lavoir  de  village  où  la  douce  voix  de  Magali 
alterne  avec  le  murmure  de  la  fontaine,  à  l'atelier,  à  la 
ferme,  au  sillon  où  le  véritable  peuple  a  vite  re- 
connu son  véritable  ami.  Frelattz  cette  liqueur  saine  et 
généreuse;  laissez  tomber  dans  cette  source  limpide,  née 
en  un  creux  de  rocher  de  nos  Alpines,  une  dose  quel- 
conque de  sensualisme,  de  radicalisme,  de  socialisme, 
d'égoïsme  et  de  vanité  jalouse,  vous  ne  la  falsifiez  pas, 
vous  ne  la  dénaturez  pas:  vous  l'anéantissez. 

Si  j'ai  fait  si  vile  le  voyage  d'Albi  à  Avignon  et  à  Mail- 
lane,  c'est  que  M.  Jules  Rolland  m'en  donne  l'exemple; 
c'est  que,  au  moment  où  le  grand  poète  de  Mireïo  et  des 
Iles  d'or  est  l'objet  d'odieuses  et  basses  calomnies,  j'ai 
été  heureux  de  rencontrer,  sous  la  plume  d*un  honnête 
homme  et  d'un  homme  de  talent,  les  lignes  suivants  : 
«  —  Après  six  cents  ans,  l'immortel  auteur  de  Mireïo 
pourra  s'écrier  dans  un  sublime  élan  d'éloquence  :  «  0 
laurier  de  Toulouse,  ô  laurier  de  Vaucluse,  ô  laurier  tou- 
jours vert  qui  symbolises  gloire,  lumière  et  poésie, 
en  terre  du  Midi,  tu  renaquis  dans  tous  -:  tu  y 

repousseras  toujours!...  » 

Un  des  chapitres  les  plus  intéressants  de  cette  Histoire 
d'Albi  est  celui  que  l'auteur  intitule  la  Commune  et  la 


276  NOUVEAUX  SAMEDIS 

Cathédrale.  M.  Jules  Rolland  aurait  pu,  à  la  rigueur, 
prendre  parti,  sinon  pour  l'hérésie  albigeoise  contre  Si- 
mon de  Montfort,  du  moins  pour  cette  pauvre  civilisa- 
tion du  xme  siècle,  pour  cette  tige  de  primevère  et  de 
perce-neige,  si  cruellement  broyée  sous  le  talon  du  terri- 
ble croisé  et  de  ses  hommes  d'armes,  qu'elle  négligea, 
plus  tard,  de  réclamer  sa  date,  perdit  son  tour  de 
priorité  et  ne  fut  plus  qu'un  épisode,  un  préambule  à 
demi  perdu  dans  les  origines  de  la  civilisation  et  de  la 
littérature  françaises.  M.  Rolland  n'en  a  rien  fait,  et  il  a  eu 
bien  raison.  A  cette  époque,  son  pays  natal  offrit  le  rare 
spectacle  d'une  religion  raffermie,  ravivée,  régénérée  par 
une  persécution  qui  s'exerça  en  son  nom  au  lieu  d'être  di- 
rigée contre  elle.  —  «  L'albigéïsme,  nous  dit-il,  était  un 
fruit  pourri  de  la  décadence,  qui  tomba  aux  premières  se- 
cousses ;  au  commencement  du  xivc  siècle,  il  n'en  est  déjà 
plus  question.  »  —  Ce  qui  survit,  c'est  une  foi  plus  pure,  puis 
austère  et  plus  forte.  Elle  s'af firme  avec  un  éclat  et  une 
grandeur  incomparables  dans  la  cathédrale,  la  Sainte- 
Cécile  d'Albi,  dont  le  cardinal  de  Castanet  eut  la  glo- 
rieuse initiative,  dont  il  fut  le  premier  architecte,  et  qui 
a  inspiré  à  l'historien  de  très  belles  pages.  Étrange  épo- 
que où  un  gigantesque  monument  de  l'art  gothique  sor- 
tait d'une  terre  dévastée,  ravagée,  arrosée  de  sang  en 
l'honneur  des  croyances  dont  ce  monument  était  le  sym- 
bole, et  protestait  contre  une  hérésie  extirpée  par  le  fer 
et  par  le  feu!  Dans  nos  idées  modernes  ce  devrait  être  le 


JULES   ROLLAND  '277 

contraire.  L'art,  l'esprit,  la  pensée,  l'expression  du  sen- 
timent national,  ce  qui  reste  libre  chez  l'homme,  sous  le 
joug  ou  le  glaive  du  plus  fort,  auraient  dû  se  retourner 
contre  tout  ce  qui  profitait  des  excès  de  cette  force.  C'est 
qu'au  fond  des  erreurs  d'un  siècle  de  foi  il  y  a  encore 
de  la  foi.  C'est  que,  sous  cette  couche  factice,  plus  ou 
moins  épaissie  par  les  mauvaises  passions  ou  les  débris 
des  religions  disparues,  il  suffisait  d'un  regard  péné- 
trant et  d'une  main  ferme  pour  découvrir  de  quoi  re- 
faire un  chrétien.  Aujourd'hui,  ce  n'est  plus  la  vérité  qui 
persécute  le  mensonge;  c'est  le  mensonge  qui  se  déchaîne 
contre  la  vérité,  en  attendant  qu'il  emploie  des  moyens 
violents  pour  l'étouffer  et  la  détruire.  Le  gros  public  est 
naturellement  du  côté  des  menteurs,  mais  sans  y  mettre 
ni  une  conviction  bien  robuste,  ni  une  passion  bien  sin- 
cère: les  beaux  esprits  assistent  au  conflit  comme  à  un 
spectacle.  Dans  les  siècles  qui  croient,  les  hérésiarques 
s'appellent  Arius,  Eutychès,  Jean  Huss,  Luther,  Calvin; 
dans  les  siècles  qui  doutent,  ils  se  nomment  l'abbé  Chà- 
tel  ou  jjapa  Loyson.  Ces  noms  peuvent  servir  à  mesurer 
la  différence. 

Je  suis  forcé,  a  mon  grand  regret,  de  passer  rapide- 
ment sur  des  chapitres  qui  mériteraient  une  mention 
spéciale:  les  Lettres  et  le  Clergé,  où  nous  reconnaissons, 
une  fois  de  plus,  que  le  cierge  est  le  contraire  de  L'éteig 
la  Renaissance  et  la  Réforme,  deux  sœnrsqni  s'entr'aidè 
rent  sans  s'aimer  ;  le  Mouvement  littéraire  et  les  Jésuites,  où 


278  NOUVEAUX  SAMEDIS 

le  nom  du  P.  Vanière  me  rappelle  ce  Praedium  rusticum, 
que  j'ai  su  autrefois  par  cœur:  j'ai  hâte  d'arriver  à  l'Aca- 
démie... non,  pardon!  à  Claude  Boyer  et  à  Michel  Le- 
clerc,  qui  représentent  la  ville  d'Albi  a  l'Académie  fran- 
çaise. M.  Jules  Rolland  a  eu  le  très  bon  esprit  de  ne  pas 
surfaire  ces  deux  académiciens.  Il  est  dans  le  vrai  quand 
il  s'étonne  que  deux  hommes  de  talent,  honorables,  in- 
offensifs, placés  sous  d'illustres  patronages,  aient  soulevé 
de  telles  colères  et  se  soient  mis  sur  les  bras  l'inimitié  de 
Racine  et  de  Boileau.  Leur  seul  tort  était  d'écrire  des  tra- 
gédies, et  le  courroux  que  le  tendre  Racine  aiguisait  en 
épigrammes  est  d'autant  moins  explicable  que  ces  tragé- 
dies étaient  plus  inférieures  aux  siennes.  Il  y  a  là  un 
trait  de  mœurs  et  un  trait  de  caractère  que  M.  Rolland 
relève  avec  autant  de  justesse  que  de  finesse.  Tout  en 
admirant  la  littérature  du  grand  siècle,  il  faut  bien  avouer 
que  l'élévation  des  sentiments,  la  beauté  du  langage  et 
la  noblesse  des  pensées  y  contrastaient,  môme  chez  les 
meilleurs,  —  tranchons  le  mot,  —  avec  un  reste  de  cuis- 
trerie. On  peut  l'attribuer  à  la  dépendance  où  ils  vi- 
vaient, à  la  nécessité  de  payer  des  pensions  par  des 
flatteries,  au  rôle  subalterne  qu'ils  acceptaient  vis-à- 
vis  des  grands  de  ce  monde,  et  aussi,  dès  qu'ils  se  re- 
trouvaient entre  eux,  à  l'immense  importance  que  pre- 
naient à  leurs  yeux  leurs  personnes,  leurs  ouvrages, 
leurs  succès,  leurs  rivalités  et  leurs  griefs.  Ce  bizarre 
effet  d'optique  était  favorisé  par  le  gouvernement  absolu 


JULES   ROLLAND  279 

qui  obligeait  la  politique  à  n  être  que  nouvelliste,  par  le 
goût  de  la  société  polie  qui  aimait  passionnément  les  let- 
tres et  par  la  situation  particulière  des  écrivains  qui 
voyaient  la  cour  et  la  noblesse  les  rechercher  tout  à 
la  fois  et  les  tenir  à  distance.  Le  mot  du  grand  Condé 
sur  Voiture  :  i  II  serait  insupportable  s'il  était  de  no- 
tre condition!  •  résume  cet  état  mixte  où  se  touchaient 
les  extrêmes:  le  contact  avec  un  monde  d'élite  dont  les 
leçons  d'urbanité,  d'élégance,  de  délicatesse  intellectuelle 
et  morale  n'étaient  pas  perdues  pour  ces  esprits  supé- 
rieurs, et  le  sentiment  de  leur  infériorité  sociale.  Rien 
de  pareil  aujourd'hui,  malgré  nus  âpretés  démocratiques. 
Vous  figurez-vous  Emile  Augier,  Alexandre  Dumas  ou 
Victorien  Sardou  lançant  une  épigramme  barbelée  con- 
tre un  auteur  médiocre,  parce  qu'il  aurait  traité  à  sa 
façon  un  sujet  analogue  aux  Fourchambault,  au  Demi- 
Monde  ou  à  la  Famille  Benoiton?  Non  !  nous  avons  d'au- 
tres défauts,  mais  nous  n'avons  pas  celui-là.  Boyer  et 
Leclerc  furent  victimes  d'une  organisation  littéraire,  qui 
tout  en  produisant  des  chefs-d'œuvre,  poussait  au  iris- 
sotinisme.  Regardez  au  haut  de  l'échelle:  vous  avez 
Racine  et  Boileau;  au  milieu,  Chapelain,  Voiture  et 
Ménage;  au  bas/Vadius  et  Trissotin. 

Ces  pages  excellentes  de  M.  Jules  Rolland  me  suggè- 
rent une  autre  remarque.  Claude  Boyer  et  Michel  Leclerc, 
débarqués  à  Paris  avec  l'envie  de  réussir  et  des  tra- 
gédies dans  leur  valise,  cherchèrent  des  protecteurs,  s'in- 


280  NOUVEAUX  SAMEDIS 

clinèrent  devant  les  puissances,  subirent  les  influences 
du  Salon  bleu,  emboîtèrent  le  pas  derrière  les  représen- 
tants de  la  tradition  et  adoptèrent,  en  littérature,  les  mo- 
des de  la  veille  qui  n'étaient  déjà  plus  celles  du  lende- 
main. Boyer,  notamment,  fut  le  Campistron  de  Corneille, 
comme  La  Harpe,  cent  ans  après,  fut  le  Campistron  de 
Voltaire.  Or,  n'en  déplaise  à  nos  fureurs  romantiques  de 
1830,  aux  énergumônes  qui  s'écriaient  :  «  Enfoncés 
Racine  et  Boileau  !  »  Boileau,  Racine,  Molière,  La 
Fontaine  et  leur  groupe,  furent,  dans  leur  temps  ou  à 
leur  moment,  des  révolutionnaires,  ou,  si  le  mot  vous  sem- 
ble plus  rassurant,  des  réactionnaires.  Ils  réagirent  con- 
tre ce  mélange  de  bel-esprit  précieux,  de  subtilité  ita- 
lienne, d'afféterie  galante  et  de  fadeur  sentimentale,  qui 
trônait  à  l'hôtel  Rambouillet,  se  laissait  compromettre 
par  des  exagérations  ou  des  contrefaçons  grotesques,  et 
prétendait  régenter  la  poésie,  le  théâtre,  la  langue,  le 
monde  et  l'Académie.  On  a  beaucoup  dit,  pour  sau- 
ver les  apparences,  que  Molière  et  Boileau  n'avaient 
visé  que  les  mauvaises  copies  d'un  illustre  original.  C'est 
exactement  comme  si  on  disait  que  le  National  de 
M.  Thiers  n'attaquait  que  M.  de  Polignac,  celui  d'Armand 
Marrast  le  ministère  Guizot,  et  que  là  Lanterne  et  la 
Marseillaise  ne  s*en  prennent  qu'à  M.  Waddington. 
Ayant  pour  eux  le  génie,  puis  le  public,  les  grands 
écrivains  du  xvne  siècle  réussirent  à  vaincre  ceux  qu'ils 
combattirent:  ils  eurent  raison  de  les  combattre;  mais 


JULES  ROLLAND  :>x| 

ils  eurent  tort  de  les  écraser,  de  s'acharner  contre  eux 
avec  un  fanatisme  de  colère  que  nous  refusons  de 
partager,  et  qui  n'ajoute  rien  à  leur  gloire.  Y  a-t-il 
rien  de  plus  pitoyable  que  la  plupart  des  épigram- 
mes  de  Racine  et  toutes  celles  de  Boileau?  Et,  d'autre 
part,  quoi  de  plus  injuste  et  même  de  moins  littéraire 
que  (ïéreinter  des  auteurs  estimables,  sous  prétexte  qu'ils 
n'avaient  que  du  talent,  et  que  le  rayonnement  implaca- 
ble des  hommes  de  génie  devait  tout  rejeter  dans  l'om-' 
bre?  C'était  méconnaître  leur  propre  intérêt  et  répudier 
également  l'art  des  nuances  et  le  procédé  des  repoussoirs. 
S'il  n'y  avait  pas  beaucoup  de  gens  communs,  il  n'y  au- 
rait pas  d'hommes  distingués.  S'il  n'existait  pas  de  fem- 
mes laides,  la  beauté  perdrait  presque  tout  son  prix. 
Risquer,  sur  un  sujet  choisi  par  Racine,  une  tragédie 
qui,  tout  en  renfermant  des  scènes  et  des  vers  remar- 
quables, restait  à  cent  coudées  au-dessous  de  la  sienne, 
c'était  un  hommage,  très  involontaire,  il  est  vrai,  mais 
d'autant  plus  flatteur.  Lorsque  Michel  Leclerc,  par 
exemple,  fit  jouer  une  Iphiyénie  en  Aulide,  Racine 
n'aurait-il  pas  dû  se  dire  que  cette  échelle  de  proportion, 
ce  point  de  comparaison   tournant  ire,    méri- 

tait, non  pas  ses  rancunes  et  ses  sarcasmes,  mais  sa  re- 
connaissance et  sa  sympathie? 

Racine  fut  intraitable.  M.  Jules  Rolland  le  dit  fine- 
ment, et  on  ne  saurait  assez  le  redire.  L'exquise  sensibi- 
lité  n'est  nullement  synonyme  de  la  bonté.  L'homme 


282  NOUVEAUX  SAMEDIS 

doué  du  privilège  de  ressentir  très  vivement  tout  ce  qui  est 
du  domaine  du  cœur  et  d'exprimer  ce  qu'il  ressent 
avec  une  délicatesse  incomparable,  ajoute  à  cette  faculté 
celle  de  souffrir  et  d'exagérer  ses  souffrances  avec  un 
singulier  amalgame  d'égoïsme  inconscient,  d'orgueil 
naïf,  de  susceptibilité  maladive,  de  douleur  vraie.  Pour 
lui,  chaque  égratignure  est  une  plaie:  le  sang  de  cette 
plaie  retombe  goutte  à  goutte  sur  ce  cœur  également  ha- 
bile à  nous  charmer,  à  se  torturer  et  à  se  venger:  vase 
précieux  et  fragile  dont  il  ne  faut  pas  regarder  de  trop  près 
les  fêlures,  et  où  s'amasse,  jour  par  jour,  le  rancuneux 
trésor.  Quand  il  éclate,  on  est  étonné  que  tant  de  malice  ait 
pu  s'alliera  tant  de  tendresse,  et  que  laplumequi  a  suren- 
dretout  le  raffinement  de  l'amour  se  soit  si  complaisam- 
ment  prêtée  à  toutes  les  ingéniosités  de  la  haine.  C'est  ainsi 
que  le  tendre  Racine  fut  souvent  malin,  quelquefois  mé- 
chant, pour  mieux  prouver  qu'il  était  sensible. 

M.  Jules  Rolland  cite  d'assez  beaux  passages  de  la  Par- 
tie romaine,  du  Comte  aVEssex,  de  Jephté,  de  Judith,  les 
principales  tragédies  de  Rover;  puis  de  la  Virginie  ro- 
maine, d'Iphigénie  en  Aulide,  de  Michel  Leclerc  II  a  bien 
fait  de  les  disputer  à  l'oubli,  sans  se  dissimuler  que  cette 
réhabilitation  n'est  que  relative,  que  ces  beautés  épar- 
ses  ne  sont  pas  de  nature  à  prévaloir  contre  l'indifférence 
de  deux  siècles,  et  que  ces  œuvres  d'un  autre  âge,  que 
cinq  ou  six  traits  de  plume  suffirent  à  tuer,  ne  sauraient 
revivre  dans  un  temps  où  les  trois  quarts  du  répertoire 


JULES  ROLLAND  283 

de  Corneille,  tout  Alexandre  et  bien  des  parties  de  Baja- 
zef,  de  Mithridate  et  de  Bérénice  ne  sont  épargné  sou  mé- 
nagés que  par  routine  ou  par  respect.  Au  surplus, 
M.  Rolland,  qui  est  resté  sur  ce  point  dans  une  si  juste  me- 
sure, connaît  sans  doute  l'anecdote  que  raconte  La  Harpe 
(t.  X,  édition  de  1813),  dans  son  Cours  de  littérature, 
d'après  le  Bolsœna  de  Monchesnay,  et  qui  associe  le  nom 
de  .Claude  Boyer  à  un  nom  plus  célèbre.  —  Le  Verrier 
s'avisa  de  lui  aller  lire  (à  Boileau,)  une  nouvelle  tra- 
gédie (Rhadamiste,  de  Crébillon,)  lorsqu'il  était  dans  son 
lit,  n'attendant  plus  que  l'heure  de  sa  mort.  Ce  grand 
homme  eut  la  patience  d'en  écouter  jusqu'àdeux  scènes; 
après  quoi,  il  dit  :  «  Quoi!  monsieur?  cherchez-vous  à 
me  hâter  l'heure  fatale?  Voilà  un  auteur  devant  qui 
Boyer  est  un  vrai  soleil!  »  —  Maintenant,  si  vous  voulez 
bien  vous  souvenir  que  Rhadamiste  est  le  chef-d'oMivre 
de  Crébillon,  et  que  Piron  a  pu  dire,  en  plein  foyer  du 
Théâtre-Français,  en  causant  avec  Crébillon  fils  :  a  On  a 
beau  faire,  votre  père  sera  toujours  le  troisième  de  nos 
tragiques!  »  vous  reconnaîtrez  que  M.  Jules  Rolland  au- 
rait pu,  sans  trop  de  partialité  albigeoise,  réhabiliter 
Claude  Boyer.  Hélas!  il  y  a  des  réhabilitations  moins  in- 
nocentes ! 

Je  termine  par  un  grand  regret  et  deux  petites  criti- 
ques: mon  grand  regret  est  de  ne  plus  avoir  assez  d'es- 
pace pour  vous  parler  d'Antoinette  de  Salies  qui  fut  la 
Muse,  l'Artémise,  la  Sapho,  la  S.'-vigné,  la  Deshoulières, 


284  NOUVEAUX  SAMEDIS 

la  Julie  d'Antennes  et  l'Arthéniced'Albi.  Mes  deux  chi- 
canes se  réduisent  à  bien  peu  de  chose.  M.  Jules  Rol- 
land abuse  d'un  tour  de  phrase  qui  n'est  pas  agréable: 
il  dit  par  exemple  :  «  Pour  si  intéressante  que  soit  cette 
question.  »  A  quoi  bon  ce  pour?  Il  est  de  trop,  je  vote 
contre.  Autre  vétille.  Je  lis  à  la  page  264  :  «  Madame  de 
Maintenon,  avec  sa  beauté  a  as  tore  et  su  wjansénisme  rigide, 
remplacejnadame  de  Montespan,  etc.,  etc.  »  Beauté  aus- 
tère, soit!  mais  jansénisme  ?  Quoique  tante,  paralliance, 
d'un  frère  du  cardinal  de  Xoailies,  madame  de  Mainte- 
non  accepta  et  même  personnifia,  auprès  de  Louis  XIV, 
l'influence  des  jésuites.  Ce  fut  le  Père  Lachaise  qui  décida 
Louis  XIV  à  l'épouser;  ce  dont  l'altière  \Vasthi-Montes- 
pan  se  vengea  par  un  mot  quelque  peu  gaulois  :  «  C'est 
donc  La  chaise  des  commodités?  1 


XIV 


CHARLES  DE  MAZADE 


23  mars  1879. 

Xous  sommes  en  saint  temps  de  carême,  et  l'on  peut 
parler  pénitence  sans  manquer  d'à  propos.  Si  donc  vous 
gardez  encore  quelques  illusions  sur  le  temps  présent,  si 
votre  optimisme  s'obstine  à  chercher  des  degrés  du  mé- 
diocre au  pire,  à  imaginer  une  échelle  de  proportion 
entre  l'éloquence  de  M.  de  Marcère  et  celle  de  M.  Le 
Rover,  entre  la  faconde  de  M.  Lepère  et  celle  de  M  Flo- 
quet,  entre  les  lauriers  oratoires  de  M.  Brissonet  ceux  de 
M.  Tirard,  voici  la  pénitence  que  je  vous  impose  :  Lisez 
in  extenso  —  ce  sera  dur,  —  une  des  -  séances  de 

1.  Le  comte  de  Serre,  la  politique  modérée  sous  la  Re  tau- 
ration. 


286  NOUVEAUX  SAMEDIS 

la  Chambre  actuelle,  celle  du  jeudi  13  mars,  par  exemple; 
puis  ouvrez  le  livre  de  M.  Charles  de  Mazade  sur  le  comte 
de  Serre,  et  complétez  cette  lecture  à  Taide  des  articles 
publiés,  dans  le  Correspondant,  sur  le  même  sujet,  par 
M.  Ch.  de  Lacombe.  Groupez  autour  de  ce  beau  nom  de 
de  Serre  ceux  de  Camille  Jordan,  de  Royer-Collard,  du 
duc  de  Richelieu,  du  duc  Victor  de  Broglie,  de  Gourion 
Saint-Cyr,  de  Laine,  du  général  Foy,  de  M.  de  Villèle,  de 
Martignac,  de  M.  Ravez,  de  M.  Guizot,  de  M.  de  Ba- 
rante...  Voyons,  en  conscience,  toute  opinion  à  part,  est- 
ce  le  même  pays?  Est-ce  le  même  siècle?  Est-ce  la  même 
langue?  Un  intervalle  de  soixante  ans  suffit-il  à  expli- 
quer, non  pas  cette  différence,  mais  cette  débâcle,  non 
pas  cette  infériorité,  mais  ce  contraste  absolu,  écra- 
sant, implacable,  des  plus  admirables  accents  de  la  parole 
humaine  au  service  des  inspirations  les  plus  pures,  les 
plus  patriotiques,  les  plus  libérales  et  les  plus  nobles, 
avec  ces  misérables  conflits  de  vanités,  d'ambitions,  de 
haines,  d'égoïsmes  au  fiel  et  au  verjus,  de  basses  et 
grossières  passions,  bredouillant  un  horrible  français 
sans  même  être  sûres  de  penser  ce  qu'elles  disent 
ou  de  dire  ce  qu'elles  pensent?  Et  remarquez  que  ce  chiffre 
de  soixante  ans  est  encore  trop  considérable.  Avancez 
d'un  quart  de  siècle,  et  vous  avez  Berryer,  Montalem- 
bert,  Falloux,  Larcy,  Thiers,  Mole,  Dupanloup,  Lamar- 
tine, Guizot  déjà  nommé,  toute  une  nouvelle  génération 
d'éminents  orateurs,  de  hautes  intelligences,  qui  peuvent 


CHARLES  DE  MÀ.ZADE  28' 

quelquefois  s'abuser,  mais  que  Ton  peut  constamment 
écouter,  combattre,  approuver,  apprécier,  comprendre, 
en  se  dressant  sur  la  pointe  des  pieds  au  lieu  de  regarder 
par  terre.  Aujourd'hui,  néant  !  une  honte  de  plus  pour 
[la  France,  déjà  si  cruellement  humiliée  !  Une  douleur 
de  plus  pour  cette  nation,  jadis  si  brillante,  si  spirituelle, 
si  généreuse,  si  vaillante,  si  lumineuse,  et  qui  est  forcée 
de  se  dire  :  «  J'ai  souffert  tout  ce  qu'un  grand  peuple 
peut  souffrir,  tout  ce  qui  lui  rend  plus  nécessaire  le 
dévouement,  la  vertu,  l'héroïsme,  l'abnégation  des  ci- 
toyens appelés  à  le  diriger:  et,  de  mes  souffrances  sans 
nom,  de  cette  nécessité  poignante,  mes  élus  ne  savent 
pas  môme  faire  sortir  un  sentiment  digne  de  mon 
infortune,  une  grande  idée,  une  phrase  chaleureuse, 
émue,  sympathique,  une  étincelle  de  patriotisme,  une 
des  larmes  que  j'ai  versées,  une  goutte  dé  sang  de 
mes  blessures!  Ils  ne  savent  en  extraire  que  la  muscade 
de  l'escamoteur  et  le  boniment  de  l'acrobate;  ils  n'y 
cherchent  que  la  question  de  savoir  qui  sera  ministre, 
procureur  général,  trésorier-payeur  ou  préfet,  qui  émar- 
gera le  plus  amplement  an  budget:  par  quel  croc-en- 
jambe  le  Clemenceau  de  demain  se  substituera  au  Gam- 
betta  d'hier;  par  quel  tour  de  roue  ou  de  cartes  plus 
ou  moins  bizautées  la  gauche  supplantera  les  centres, 
l'Union  républicaine  confisquera  la  République,  l'intran- 
sigeance remplacera  l'opportunisme,  et  la  Commune 
renversera  l'intransigeance.  De  l'éloquence?  del'âme?dn 


288  NOUVEAUX  SAMEDIS 

cœur?  une  pensée  pour  la  patrie,  pour  l'honneur,  pour 
la  liberté,  pour  la  vérité,  pour  le  bien,  pour  nos  fron- 
tières mutilées,  pour  les  périls  du  dehors,  pour  nos 
terribles  voisins  qui  nous  guettent,  le  sourire  sur  les 
lèvres,  la  main  sur  la  garde  de  leur  épée,  allons  donc! 
Pourquoi  faire?  c'était  bon  sous  les  anciens  régimes 
et  les  vieilles  monarchies.  Je  vais  voir  si  mon  cuisinier 
sait  son  métier,  si  mes  chevaux  neufs  sont  de  bons  trot- 
teurs, si  je  suis  content  de  mon  carrossier,  si  je  ne  dois 
pas  renouveler  les  tentures  qui  suffisaient  au  duc  de 
Morny  et  au  marquis  de  Lavalette:  après  quoi,  si  mon 
peuple  n'est  pas  satisfait,  s'il  ne  m'acclame  pas  entre 
deux  couplets  de  .Marseillaise,  il  faut  qu'il  soit  bien 
difficile! 

Pour  nous,  vaincus,  hors  de  combat,  spectateurs 
écœurés  de  ces  scènes  navrantes,  distributeurs,  en  sens 
inverse,  de  ces  dérisoires  flétrissures,  lecteurs  h  la  fois 
mélancoliques  et  charmés  des  écrits  de  M.  de  Mazade  et 
de  M.  de  Lacombe,  cette  lecture  est  une  première  revan- 
che: cette  comparaison  accablante  nous  consterne  tout 
ensemble  et  nous  console;  nous  consterne,  parce  qu'elle 
nous  force  de  répéter  encore  les  vers  célèbres  du  Dante 
nella  miseria,  et  parce  qu'il  n'y  a  pas  de  plus  affreux 
supplice  que  d'assister  à  l'abaissement  de  son  pays:  nous 
console,  parce  qu'elle  nous  rend  plus  chère  et  plus 
sacrée  cette  cause  qui  est  nôtre,  qui  eut  de  tels  servi- 
teurs et  de  tels  interprètes,  cette  monarchie  contemporaine 


CHARLES  DE   MAZADE  289 

de  rage  héroïque  de  l'éloquence. et  de  la  tribune  fran- 
çaises. -  «  Cette  période  de  notre  histoire  qui  s'est  appelée 
la  Restauration,  dit  excellemment  M.  de  Mazade,  est 
certainement  une  des  plus  brillantes...  L'Empire  garde 
sa  physionomie   d'airain.  La  Restauration  est  comme 
l'épanouissement  d'une  sève  renaissante  après  les  com- 
pressions et  les  catastrophes  militaires.  Elle  a  tout  l'éclat 
d'un  essor  nouveau  des  idées  et  des  talents,  la  séduc- 
tion des  arts,  de  l'étude,  de   l'éloquence,  des  ardeurs 
généreuses,  des  luttes   noblement  passionnées.  Mais  ce 
qui  fait  surtout  l'intérêt  sérieux  en  même  temps  que 
l'attrayante  originalité  de  la  Restauration,  c'est  que  cette 
période  de  quinze  ans  est  le  sincère  et  émouvant  appren- 
tissage des  mœurs  libres  et  parlementaires.  La  Restau- 
ration est  une  des  plus  nobles  tentatives  pour  réconci- 
lier la  société  sortie  de  la  Révolution  et  la  vieille  société 

française Elle  reste  l'honneur  de  l'histoire...  » 

Avec  l'homme  qui  tient  un  semblable  langage,  on  ne 
ipeut  être  en  désaccord  que  sur  de  bien  légères  nuances. 
Ctes  nuances,  je  les  trouverai  peut-être  dans  le  second  titre 
lu  livre  :  La  politique  modérée  sous  la  Restauration.  En 
Mendant,  parlons  du  héros  de  M.  de  Mazade. 

Oui,  le  héros:  le  mot  n'est  que  juste:  car,  si  les  saints 
eprésentent  le  typecompletde  la  perfection  en  ce  monde, 
l  est  permis  de  qualifier  de  héros  les  hommes  qui  en  ont 
3  plus  approché.  Je  cherche  en  vain  une  qualité,  une 
ertu  qui  ait  manqué  au  comte  de  Serre,  on  un  défaut 


290  NOUVEAUX  SAMEDIS 

grave  qui  ait  déparé  ce  bel  ensemble.  Pour  donner  une 
idée  de  son  éloquence,  il  suffit  de  rappeler  les  paroles 
de  Royer-Collard:  «  Entre  nous,  il  y  a  de  l'ineffaçable:  » 
—  et  :  «  Lorsqu'on  a  entendu  de  Serre,  on  ne  peut  plus 
écouter  personne!  »  —  Et  cependant,  il  écoutait,  dans  ce 
temps-là,  les  survivants  de  la  grande  époque,  depuis 
M.  de  Martignac  jusqu'à  Berryer.  D'autres  illustres  ont 
gâté  ou  compromis  par  leur  orgueil  les  services  qu'ils 
avaient  rendus  à  la  monarchie  et  à  la  France,  et  nous 
ne  pouvons  oublier  que,  au  moment  où  le  comte  de  Serre 
s'éteignait  à  Gastellamarre,  «  loin  de  sa  patrie,  dans  une 
sorte  d'obscurité,  »  —  Chateaubriand  répondait  aux 
brutales  formules  de  sa  disgrâce  par  un  cri  de  colère 
qui  allait  ébranler  le  trône  et  remuer  les  pavés  révolu- 
tionnaires. Nous  ne  voyons  pas,  dans  la  Correspondance 
de  de  Serre  et  les  récits  de  ses  biographes,  trace  de  ce 
péché  d'orgueil  qu'auraient  justifié  tant  de  dons 
heureux  et  de  légitimes  succès.  D'autres  grands  orateurs 
ont  eu  besoin,  pour  que  rien  ne  ternît  leur  gloire  et 
n'entravât  leur  carrière,  que  le  public,  leurs  amis,  leurs 
admirateurs  et  parfois  les  maris  eux-mêmes  fermassent 
les  yeux  sur  certaines  faiblesses,  toujours  pardonnées 
en  France,  brillamment  partagées  avec  le  plus  popu- 
laire de  nos  rois,  mais  condamnées  par  l'inflexible 
morale.  Le  comte  de  Serre  fut  un  modèle  de  vertus 
domestiques.  Sa  mère,  sa  femme,  ses  enfants,  son  pays, 
ne  laissèrent  pas  s'égarer  un  seul  des  battements  de  ce 


CHARLES  DE   MAZADE  2ÎH 

noble  cœur.  Il  n'eut  ni  les  susceptibilités  ombrageuses  et 
maladives  de  Laîné,  ni  le  dogmatisme  hautain  de  Royer- 
Collard,  ni  la  roideur  un  peu  pédantesque  de  M.  Guizot. 
Si  M.  de  Martignac  fut  surnommé  la  sirène  de  la  tribune, 
on  peut  dire  que  M.  de  Serre  en  fut  le  cygne,  et  je  ne 
saurais  me  dérober  à  cette  image,  quand  je   le  vois, 
blessé  au  cœur,  plier  ses  ailes,  languir  et  mourir  sur 
le  doux  rivage  chanté  par  Lamartine.  Lutteur  intrépide, 
il  avait  cet  accent  d "énergie  virile  qui,  chez  M.  de  Marti- 
gnac, s'amollissait  dans  une  grâce  presque  féminine.  Il 
fut,  lui  aussi,  un  charmeur  ;  mais  il   est    rare   que  le 
charme  parmi  ceux  et  celles  qui  le  possèdent,  ne  s'achète 
pas  par  des  vices,  par  des  fautes.  On  éprouve,  auprès 
d'eux  ou  auprès  d'elles,  je  ne  sais  quel  engourdissement 
des  facultés  actives,  fortes,  militantes,  arbitres  des  ques- 
tions d'honneur,  gardiennes  de  la  conscience,  nécessaires 
à  une  bonne  hygiène  morale.  Ce  n'est  généralement  pas 
dans  l'intérêt  de  la  vertu,  pour  cacher  de  bonnes  œuvres 
et  pour  nous  rendre  meilleurs,  que  ces  torpilles,  comme 
dit  Balzac,  exercent  sur  nous  leurs  fascinations  indéfinis- 
sables: ce  n'est  pas  un  préliminaire  bien  rassurant  que 
de  commencer  par  nous  oter  le  discernement,  la  clair- 
voyance, l'esprit  de  conduite,  le  sens  commun,   la  dis- 
tinction du  bien  et  du  mal,  et  même  la  crainte  du  ridi- 
cule. 

Chez  le  comte  de  Serre,  rien  de  pareil.  Il  charme   au 
pro.it  de  ce  qu'il  regarde  avec  raison  comme  la  vérité, 


292  NOUVEAUX  SAMEDIS 

la  justice  et  le  salut.  Il  déploie  pour  le  triomphe  d'une 
bonne  cause  autant  de  talent  de  persuasion  et  de  séduc- 
tion que  s'il  s'agissait  de  faire  réussir  un  paradoxe  ou  un 
mensonge.  Il  emploie,  pour  conjurer  et  apaiser  les  pas- 
sions dangereuses,  ces  aimables  sortilèges  qui  servent 
trop  souvent  à  les  exciter.  D'ordinaire,  les  idées  de 
modération,  de  mesure,  d'équilibre  entre  les  partis  ex- 
trêmes, et,  —  comme  on  l'a  dit  depuis  lors,  —  de  juste 
milieu,  — n'ont  le  don  d'électriser,  ni  les  assemblées,  ni 
les  foules,  de  parler  puissamment  ni  aux  imaginations, 
ni  aux  esprits.  Eh  bien,  le  comte  de  Serre  opérait  fré- 
quemment ce  prodige,  et  je  n'en  veux  pour  preuve  que 
les  admirables  fragments  cités  par  M.  de  Mazade  et  par 
M.  Charles  de  Lacombe. 

Enfin,  il  personnifia  l'émigré,  tel  que  je  le  comprends, 
que  je  l'honore  et  que  je  l'aime,  tel  que  nous  ne  pourrions 
le  laisser  calomnier  sans  impiété  filiale.  L'histoire  révo- 
lutionnaire, la  chanson  bonapartiste  et  le  drame  po- 
pulacieront  peint  l'émigré  sous  des  aspects  de  fantaisie, 
d'odieuses  couleurs  ou  des  traits  de  caricature.  Le  fait 
est  qu'il  y  a  plusieurs  sortes  et  comme  plusieurs  familles 
d'émigrés.  Il  y  en  a  eu  de  brillants,  de  frivoles  et  de 
mondains,  qui  continuaient  à  Coblentz  les  traditions  de 
Versailles,  et  se  consolaient  de  leur  détresse  en  s'offrant 
à  eux-mêmes  des  semblants  d'intrigues  de  cour  et  de 
scènes  de  roman.  Il  en  existait  de  chimériques,  qui  ne 
cessèrent,  pendant  des  années,  de  promettre  à  leur  len- 


CHARLES   DE   MAZADE  :"i.; 

demain  la  revanche  de  la  veille,  et  de  rêver  la  rentrée 
en  possession  de  leurs  prérogatives  féodales.  Il  s'en 
rouva  peut-être  quelques-uns,  qui,  exagérant  le  dépla- 
cement de  la  patrie  en  la  personne  du  roi,  s'affligèrent 
des  victoires  de  nos  armées  républicaines  et  consulaires. 
Mais  il  y  en  eut  aussi,  qui,  tout  en  apportant  aux  nobles 
drapeaux  de  l'armée  de  Condé  le  tribut  de  la  fidélité  et 
de  l'honneur,  ne  consentaient  pas  à  s'aveugler  sur  ces 
événements  gigantesques,  prêts  à  transformer  le  vieux 
monde  et  à  faire  de  chacune  de  leurs  douleurs  un  pré- 
sage et  une  leçon.  Ceux-là  offrirent  ce  trait  particulier, 
que  sous  la  tente,  au  bivac,  jusque  sur  les  champs  de 
bataille,  —  à  Oberkamlach  par  exemple,  héroïque  duel 
de  républicains  et  de  gentilshommes,  qui  arrachait  au 
duc  d'Enghien  ce  cri  du  soldat  :  «  Ce  ne  sont  plus  nos 
hommes  de  1793,  ce  sont  des  dieux  !  Comme  ils  se  battent  ! 
Je  ne  sais  plus  à  qui  donner  la  pomme  pour  la  valeur, 
de  nos  troupes  ou  des  leurs;  »  —  leur  héroïsme  survivait 
à  leurs  illusions,  et  leur  pensée  allait  au  delà  de  la  portée 
de  leurs  fusils  ou  de  leurs  bras.  Interrogeant  l'horizon, 
où  passaient  tour  à  tour  dans  de  sombres  nuages  la 
figure  sanglante  de  la  Révolution  et  l'image  sacrée  de  la 
patrie,  malheureux  de  se  battre  contre  des  Français,  ils 
se  demandaient  tout  bas,  sous  ce  ciel  germanique,  pen- 
dant ces  veillées  guerrières  que  le  poète  des  Martyrs 
a  si  admirablement  décrites,  s'il  n'arriverait  pas  un  jour 
où  il  serait  possible  de  réconcilier  cette  force  nouvelle. 


294  NOUVEAUX  SAMEDIS 

redoutable,  violente,  énigmatique,  qu'ils  pressentaient 
victorieuse,  avec  cette  société  d'autrefois  dont  ils 
avaient  goûté  les  charmes,  qui  venait  de  les  armer 
pour  sa  défense,  et  qui,  foudroyée,  brisée,  mourante, 
s'était  souvenue  de  son  grec  pour  faire  de  son  agonie  un 
combat.  Ils  en  méditaient  les  moyens,  ils  s'y  préparaient 
par  des  réflexions  et  des  lectures.  Le  jeune  de  Serre  lisait 
Montesquieu;  il  apprenait  et  parlait  l'allemand:  il  étu- 
diait l'Allemagne  dans  sa  langue  et  dans  sa  littérature. 
S'il  avait  lu  Vauvenargues,  il  aurait  pu  se  reconnaître; 
un  Vauvenargues  agrandi,  fortifié,  éprouvé,  mûri  par  le 
malheur  et  l'exil,  jeté  au  milieu  de  catastrophes  qui 
créaient  une  philosophie  en  action,  destiné  à  des  luttes 
d'un  nouveau  genre  où  la  parole  tiendrait  lieu  de  l'épée 
et  du  livre,  et  où  il  justifierait  à  chaque  instant  le  mot 
de  son  devancier,  de  son  modèle  :  «  Les  grandes  pensées 
viennent  du  cœur.  » 

Quoique  M.  de  Mazade  ait  très  habilement  réussi  à 
retracer,  à  raviver,  a  dramatiser  les  grandes  scènes  par- 
lementaires où  la  parole  du  comte  de  Serre  brilla  d'un 
si  vif  éclat,  je  lui  sais  gré  d'avoir  fait,  dans  ses  premières 
pages,  une  part  aux  souvenirs  d'enfance  et  d'adolescence, 
à  Pagny-sur-Moselle,  qui  fut  son  berceau,  à  ses  études, 
à  l'école  d'artillerie  de  Pont-à-Mousson.  Puis,  brusque- 
ment, la  Révolution  saisit  de  sa  rude  main  cet  adolescent 
de  quinze  ans  et  le  jette  à  l'émigration.  Le  voilà  au  milieu 
de  tous  les  hasards  de  l'exil,  de  la  guerre,  de  la  pauvreté, 


CnARLES  DE  MAZADE  295 

de  l'aventure,  mais  escorté  déjà  de  ces  fées  invisibles 
qui  ont  salué  sa  naissance,  et  qui  ne  l'abandonneront  que 
le  jour  où  elles  seront  trop  effrayées  par  les  rumeurs  et 
les  passions  politiques.  Sa  gravité  précoce  est  tempérée 
de  bonne  humeur:  il  plaît  avant  de  subjuguer  et  de  con- 
vaincre: il  est  exquis  avant  d'être  éloquent:  il  est  sympa- 
thique avant  d'être  illustre.  Même  dans  les  moments  les 
plus  difficiles,  il  conserve  ce  fond  d'honnête  enjouement 
où  la  sérénité  d'une  conscience  droite  se  combine  avec 
une  juste  confiance  dans  un  avenir  inconnu.  Il  accepte 
avec  la  simplicité  des  hommes  vraiment  supérieurs  les 
situations  les  plus  humbles,  et  il  écrit  là-dessus  de  jolies 
lettres  à  sa  mère.  Maître  d'école  à  Reutlinger,  petit  village 
de  la  Souabe,  il  enseigne,  presque  pour  rien,  le  français 
et  l'arithmétique  aux  enfants  du  boulanger,  de  l'auber- 
giste et  du  forgeron.  Ses  élèves  l'adorent.  Il  loge  chez  un 
confiseur,  et  son  hôte,  l'aimant  comme  son  fils,  n'a 
pour  lui  que  des  douceurs.  A  mesure  que  les  années 
s'écoulent,  il  se  sent  pris  d'une  double  nostalgie:  pour 
son  pays  natal,  son  berceau,  sa  mère,  sa  famille,  et  pour 
la  France,  avec  ses  crimes  qu'il  oublie  et  ses  gloires  qu'il 
réclame.  —  «  Quand  il  parlait  dans  ses  lettres,  nous  dit 
M.  de  Mazade,  des  armées,  des  généraux  républicains,  il 
disait  naïvement  :  «  Nos  armées,  nos  généraux!  »  — 
Ce  n'est  pas  sans  orgueil  qu'il  laissait  échapper  des  mots 
comme  ceux-ci  :  «  Les  Français  remplissent  le  monde 
de  leur   nom.  «  —  Il  était  resté  sans  amertume  contre 


29*5  NOUVEAUX  SAMEDIS 

la  cause  victorieuse,  sans  illusions  sur  la  cause  vaincue 

qu'il  avait  servie.  » 

Aussi,  avant  que  les  lois  sur  l'émigration  soient  abro- 
gées, lorsqu'il  ne  pouvait  compter  encore  que  sur  un 
relâchement  des  rigueurs  révolutionnaires,  il  se  risque, 
il  arrive  subitement,  secrètement,  au  village  de  Pagny 
après  avoir  traversé  à  pied  l'Alsace  et  la  Lorraine. 
—  «  Six  mois  de  félicité,  comme  le  ciel  en  accorde  si 
peu  !  »  écrivait-il  vingt  ans  après,  lorsqu'il  était  devenu  un 
grand  personnage.  Bonheur  fugitif,  chèrement  acheté,  et 
bientôt  interrompu  par  de  nouvelles  épreuves.  Ces  émo- 
tions juvéniles  et  filiales,  ces  pures  tendresses,  ce  rayon 
de  soleil  entre  deux  orages,  ces  préludes  d'une  vie  si 
courte  et  si  pleine,  ont  un  attrait  auquel  je  n'ai  pas  su 
résister.  Ce  n'est  pas  là,  j'en  conviens,  que  l'on  ira  cher- 
cher le  vrai  comte  de  Serre,  le  président  de  la  Chambre 
des  députés,  l'éloquent  garde  des  sceaux,  le  leader  in- 
comparable d'un  ministère  excellent  ;  mais  ces  aimables 
et  touchants  détails  nous  montrent  l'homme  intérieur; 
ils  nous  mettent  en  contact  immédiat  avec  une  âme 
d'élite,  au  moment  où  elle  s'ouvre  tout  à  la  fois  à  l'ad- 
versité et  à  l'espérance,  où  elle  est  encore  dans  toute  la 
fraîcheur  de  ses  sentiments,  où  elle  n'a  pas  à  se  préoc- 
cuper d'un  rôle,  d'un  plan  d'attaque  ou  de  défense,  d'ad- 
versaires à  combattre,  d'auxiliaires  à  modérer,  de 
questions  à  résoudre,  de  pièges  à  déjouer,  d'esprit  de 
parti  à  fléchir;  tâche  pénible, ingrate,  inégale,  accidentée, 


CHAHLES   DE   MAZADE  297 

tourmentée,   qui   l'agitera  sans  la  rendre   moins  pure. 
Nous  ne  sommes  encore  qu'en  1800.  Quinze  années  - 
et  quelles  années!  —  nous  séparent  de  l'avènement  de 
cette  monarchie  légitime,  bienfaisante,  tempérée,  consti- 
tutionnelle, libérale,  qui  réalisera  pour  de  Serre  l'idéal  de 
sa  politique,  le  gouvernement  de  ses  rêves,  marquera  la 
véritable  date  de  sa  vie  publique,  et  offrira  à  son  élo- 
quence une  tribune  digne  d'elle.  Il  occupe  cet  intervalle  à 
l'aide  de  remarquables  débuts,  de  vifs  et  sérieux  succès 
au  barreau  et  dans  la  magistrature;  il  l'embellit  par  son 
mariage  (1809),  avec  mademoiselle  d'Huart,  cette  femme 
supérieure  et  charmante,  que  les  amis  intimes  appelaient 
la  belle  Excellence,  qu'ils  auraient  pu  appeler  Y  excellente 
beauté,  qui,  pendant  son  long  veuvage,  fit  de  son  cour 
un  reliquaire,  et  qui,  lorsqu'elle  perdit  son  mari,  aurait 
pu  répéter  un  mot  célèbre  :  «  Voilà  le  premier  chagrin 
qu'il   m'aura  donné!  »  —  A  cette  époque,  l'Empereur 
Napoléon,   qui  ne  pouvait   passer  à  coté  d'an   homme 
éminent  sans  en  avoir  envie,  le  nomma  président  de  la 
cour  impériale  de  Hambourg,  département  des  Bouches- 
de-1'Elbe.  Il  y  réussit  comme  toujours,  comme  partout: 
je  trouve  à  cette  page  de  sa  vie,  un  nom  bien  illustre  que 
le    hasard  me  permet  d'associer  an  sien,  et  qui  va  le 
suivre  de   près  dans  ces  rapides  Causeries:  le  maréchal 
Davout,  prince  d'Eckmûhl!  Au  moment  où  j'écris,  j'ai 
sous  les  yeux  un  beau  volume  que  vient  de  publier,  avec 
un  légitime  orgueil  filial  et  une  infatigable  tendress.  . 
X"******  17. 


298  NOUVEAUX  SAMEDIS 

marquise  de  Blocqueville,  née  d'Eckmùhl,  sous  ce  titre 
plein  de  promesses:  «  Le  maréchal  •  Davout ,  prince 
d'Eckmùhl,  raconté  par  les  siens  et  par  lui-même.  » 
Dès  que  nous  nous  serons  séparés  du  comte  de  Serre 
et  de  ses  biographes,  je  vous  parlerai  de  ce  noble 
livre  où  une  fille  justement  fière  de  son  père,  acclimatée 
à  l'atmosphère  où  respirent  à  l'aise  les  âmes  héroïques, 
met  son  grand  style  et  son  talent  d'écrivain  au  service  de 
cette  glorieuse  mémoire,  et  entremêle  de  pages  éloquentes 
les  précieux  autographes  du  maréchal,  de  sa  famille 
et  de  ses  amis. 

En  attendant,  nous  voici  en  1811,  dans  de  département 
des  Bouches-de-1'Elbe  :  bouches  étranges,  lointaines, 
qui  semblent  s'ouvrir  avec  un  gros  rire  tudesque  et  des 
dents  allemandes,  aux  dépens  de  nos  misérables  frontières 
républicaines.  Le  maréchal  Davout  est  gouverneur  de  ces 
pays  de  TElbe,  32e  division.  On  dirait  que  des  affinités 
secrètes  rapprochent  ces  deux  hommes,  dont  les  situa- 
tions, en  ce  moment,  semblent  si  différentes,  si  inégales. 
Ils  sont  presque  du  même  âge:  ils  disparaîtront  presque 
en  même  temps.  Tous  deux  ajouteront  à  leurs  titres  de 
gloire  cette  mystérieuse  auréole,  ce  mélancolique  pres- 
tige, privilège  de  ceux  qui  meurent  jeunes,  qui  n'ont 
pas  rempli  toute  leur  destinée,  dont  la  rayonnante  image 
survit  intacte,  et  qui  nous  donnent  la  sensation  d'un  au 
delà,  à  demi  voilé  par  l'ombre  de  leur  tombeau:  privilège 
qui  nous  rend  Marceau,  Mozart  et  Raphaël  plus  chers  et, 


CHARLES  DE  MAZADE  299 

pour  ainsi  dire,  plus  complets  que  Soult,  Rossini  et 
Titien.  Le  nouveau  président  avait  commencé  par  être 
un  vaillant  officier.  Le  maréchal  avait  le  don  d'éloquence 
naturelle,  et  de  bons  juges  ont  déclaré  que,  s'il  n'avait 
pas  été  un  grand  homme  de  guerre,  il  eût  été  un  grand 
écrivain.  Tous  deux  étaient  de  bonne  noblesse,  et  il  ne 
s'agit  pas  ici  de  déterminer  le  plus  ou  le  moins;  car  le 
plus  petit  gentilhomme  de  France,  s'il  a  des  sentiments 
nobles,  peut  marcher  l'égal  des  La  Rochefoucauld  et  des 
Crillon.  A  tous  deux  est  échu  le  bonheur  de  léguer  à 
leurs  enfants  le  culte  de  leur  mémoire,  consacré  de  nos 
jours  par  de  pieuses  mains  dans  des  publications  décisi- 
ves. Enfin,  la  courtoisie  du  prince  d'Eckmiilh  était  si 
parfaite,  que,  malgré  sa  splendide  spécialité  militaire, 
M.  de  Talleyrand  n'aurait  jamais  pu  dire  de  lui  qu'il 
n'était  pas  civil:  et  de  Serre  eut  tant  de  succès  à  Ham- 
bourg, il  donna  une  si  haute  idée  de  ses  lumières,  de 
son  affabilité,  de  sa  justice,  il  s'assimila  si  bien  les 
usages  et  la  langue,  il  se  fit  si  bien  pardonner  sa  qualité 
d'étranger,  que  ce  Français,  ce  gentilhomme,  ce  militaire, 
finit  par  paraître  Hambourgeois. 

Le  magistrat  ne  tarda  pas  à  obtenir  toutes  les  sympa- 
thies du  maréchal.  Ce  fut  presque  de  l'amitié,  et,  chez 
Davout,  du  pressentiment.  —  •■  Je  me  suis  fait  un 
devoir,  écrivait-il  à  de  Serre,  d'assister  à  l'installation 
de  la  cour  que  vous  présidez...  J'ai  ('prouvé  une  satisfac- 
tion pers  i  inelle  à  c  site  eérém  mi  •.  en  entendant  le  dis- 


300  NOUVEAUX  SAMEDIS 

cours  que  vous  avez  prononcé,  et  où  la  véritable  élo- 
quence le  disputait  au  bon  esprit  qui  y  règne.  » 

Et  maintenant,  franchissons  un  espace  de  treize  années  ; 
le  temps,  pour  un  enfant  né  le  jour  môme  où   M.    de 
Serre   était  nommé    premier  président    à  Hambourg, 
de  devenir  un  bon  écolier  de  quatrième  dans  un  collège 
de  Paris.  Le  28  juillet   1824  (date  sinistre!),  je  venais 
de  composer  en    version  latine  au  concours   général. 
Je  craignais  d'avoir  fait  un  contresens.    Parents,  pro- 
fesseur, répétiteur,  étaient  fort  perplexes,  et  peu  s'en 
fallait  que  je  n'ouvrisse  ma  fenêtre,  donnant  sur    le 
jardin  du  Luxembourg,  pour  déclarer  aux  passants  que 
ce  contresens  problématique  était  le  grand  événement 
de  la  journée.  Tout  à  coup,  un  ami  entra  dans  le  salon 
et  nous  dit:  «  Vous  ne  savez  pas?  le  comte  de  Serre  vient 
de  mourir  à  Naples.  »  —  Pour  moi,  cette  nouvelle  et  ce 
nom  n'avaient  pas  une  signification  bien  précise.  Dans 
ce  petit  groupe  royaliste,  l'émotion  fat  médiocre;  —  «  un 
orateur  éloquent  !»  —  un  homme  de  bien  !  »  —  encore 
jeune!  quarante-sept  ou  quarante-huit  ans!  »  —  Rien  de 
plus  ;  puis  un  silence,  et  l'on  reprit  la  conversation.  Les 
acteurs  de  cette  scène  de  famille  ne  se  doutaient  pas  que 
six  ans  après,  jour  pour  jour,  ils  verraient  passer  sous 
cette  même  fenêtre,  dans  cette  même  allée  du   Luxem- 
bourg, le  prologue  d'une  Révolution,  et  que  cette  Révo- 
lution aurait  pu  être  conjurée  par  la  politique  de  l'homme 
qui  venait  de  mourir.  Ce   qu'il  y  eut  de  curieux  et  de 


CHARLES  DE  MAZADE  3<H 

triste,  c'est  que  la  sensation  ne  fat  pas  beaucoup  plu- 
vive  à  Paris  et  en  province.—  i  II  n'y  a  que  nous  qui 
ayons  été  frappés  de  cette  mort,  écrivait  Royer-Collard  a 
M.  de  Barante;  ce  monde  ne  l'a  pas  remarquée!  »  La 
revanche  de  cette  gloire  s*est  fait  attendre  un  demi- 
siècle. 

Comment  expliquer  cette  disproportion  énorme  entre 
l'indifférence  ou  l'oubli  de  ce  monde,  et  cette  éloquence, 
cette  vertu,  cette  immense  valeur  intellectuelle  et  morale, 
l'éclat  de  ces  talents  et  de  ces  services? 


III 


La  mort  de  Louis  XVIII  suivit  de  si  près  celle  du 
comte  de  Serre,  que  Ton  peut  aisément  dégager  de  la  po- 
litique du  grand  orateur  tout  ce  qui  n'est  pas  celle  du 
plus  sage,  sinon  du  plus  aimable  des  deux  augustes 
frères.  Louis  XVIII,  ci-devant  comte  de  Provence,  mo- 
narque constitutionnel,  et  par  la  grâce  de  Dïpu,  auteur 
de  la  Charte,  et  datant  son  régne  de  1795,  offrant  en  sa 
personne  le  singulier  contraste  d'un  roi  d'ancien  régime 
comprenant  et  acceptant  toutes  les  exigences  de  La 
moderne,  imperturbable  dans  son  droit  de   sou-. 


302  NOUVEAUX  SAMEDIS 

mais  accessible  à  tout  ce  qui  pouvait  restreindre  ce  droit 
pour  mieux  l'affermir,  monté  sur  le  trône,  suivant  sa 
propre  expression,  pour  renouer  la  chaîne  des  temps, 
et  capable  de  fournir  l'anneau  intermédiaire  entre  le 
présent  et  le  passé,  voilà  le  seul  chef  de  gouvernement 
dont  M.  de  Serre  ait.  eu  à  seconder  les  inspirations  et  à 
subir  les  influences.  En  essayant  de  découvrir  les  causes 
des  variations  finales  de  Louis  XVIII  et  de  ses  conces- 
sions à  l'extrême  droite,  nous  arriverons  peut-être  non 
pas  à  justifier,  mais  à  expliquer  l'espèce  d'abandon  et  de 
demi-disgrâce  qui  paya  si  mal  les  vertus,  les  services  et 
les  talents  du  comte  de  Serre. 

D'après  mes  souvenirs  d'enfance  et  mes  longues  cau- 
series avec  mes  anciens,  il  m'a  toujours  paru  que  les 
écrivains  libéraux,  révolutionnaires  et  républicains 
n'attachaient  pas  assez  d'importance  h  l'événement  que 
j'appellerais  le  plus  énorme  et  le  plus  désastreux  de  notre 
siècle,  si  le  4  septembre  n'existait  pas;  je  veux  parler  du 
retour  de  l'ile  d'Elbe.  Fontanes  a  dit  de  cette  fatale 
aventure  :  «  C'est  abominable,  mais  c'est  admirable  !  » 
—  J'en  dirais  plus  volontiers  :  «  C'est  prodigieux,  mais 
c'est  effroyable  !  »  —  Certes,  loin  de  moi  l'idée  de  rap- 
procher, même  pour  un  moment,  le  vaincu  de  Waterloo 
et  l'assassin  du  duc  de  Berry  !  Tous  deux  pourtant,  le 
grand  homme  et  le  scélérat,  eurent  cela  de  commun,  que 
se  proposant  un  but,  ils  le  manquèrent,  mais  en  attei- 
gnirent un  antre  aussi  funeste  à  la  monarchie  et  à  la 


CHARLES  DE  MAZADE 
France.  Louvel  voulait,  d'an  coup  de  poignard,  en  finir 
avec  la  branche  aînée  des  Bourbons  ;  la  grossesse  de  la 
duchesse  de  Berry  trompa  son  odieux  calcul:  mais  son 
crime  porta,  pour  ainsi  dire,  au  cerveau  du  parti  roya- 
liste, rompit  l'équilibre  maintenu  tant  bien  que  mal  par 
les  habiles  et  les  sages,  paralysa  la  politique  d'apaisement, 
prêta  un  semblant  de  raison  aux  énergumènes,  força  la 
main  au  roi,  et  poussa  le  gouvernement  aux  extrêmes, 
c'est-à-dire  aux  abîmes.  Napoléon  espérait  follement  une 
victoire  décisive  qui  lui  permettrait  de  recommencer 
son  règne;  il  fut  foudroyé:  mais  l'épisode  des. Cent-Jours 
eut  des  effets  dont  nous  nous  ressentons  encore.  Il  enleva 
à  laseconde  Restauration  tous  les  caractères  de  délivrance, 
de  douceur,  de  réconciliation,  de  bienfait  national,  d'as- 
sentiment, de  sympathie,  d'enthousiasme  populaires, 
qu'avait  offerts  la  première.  Il  rendit  à  la  seconde  inva- 
sion la  physionomie  sinistre,  le  Vx  victis !  implacable, 
les  conditions  écrasantes,  l'insatiable  appétit  de  repré- 
sailles et  de  revanches,  qu'avait  adoucis  et  tempérés, 
dans  la  première,  une  sensation  d'allégement,  une  sorte 
d'accord  tacite  entre  un  peuple  libéré  d'un  oppresseur 
et  des  puissances  délivrées  d'un  ennemi.  Il  amena,  en 
guise  d'épilogue,  des  exécutions,  inévitables  peut-être, 
mais  à  jamais  regrettables,  qui  ressemblaient  à  des  ven- 
geances personnelles,  et  dont  les  balles,  frappant  d'hé- 
roïques  victimes,  blessanl  an  cœur  nos  gloires  militaires, 
rebondirent  jusque  Bur  les  marches  du  trône.  Dana  le 


304  NOUVEAUX  SAMEDIS 

pur  calice  de  notre  beau  lis  symbolique  il  glissa  un  in- 
secte rongeur  qui  devait  finir  par  le  faner  et  le  tuer.  En 
réduisant  tout  un  peuple  à  n'être  que  le  complice  invo- 
lontaire et  passif  d'une  armée,  il  nous  légua  le  milita- 
risme révolutionnaire  et  démocratique,  lequel  dans  une 
monstrueuse  alliance,  associa  l'esprit  de  liberté  aux 
souvenirs  du  despotisme.  Il  rouvrit  et  envenima  toutes 
les  blessures  de  la  Révolution,  dont  1814  avait  fait 
des  cicatrices.  Il  fut,  k  contresens,  le  18  Brumaire  du  bo- 
napartisme aux  abois  contre  le  vrai  principe  d'autorité. 
Il  remit  tout  en  question,  l'harmonie  des  pouvoirs,  la 
stabilité  monarchique,  la  réparation  des  désastres,  l'ou- 
bli des  griefs,  l'intégrité  du  territoire,  les  rapports  de  la 
France  avec  l'Europe.  Enfin,  il  apprenait  au  gouverne- 
ment et  au  pays  k  se  méfier  l'un  de  l'autre:  leçon  aussi 
dangereuse  en  politique  qu'en  ménage,  et  qui  doit  tôt 
ou  tard  se  traduire  en  rupture. 

Cette  énumération  est  bien  longue  :  elle  m'a  paru  né- 
cessaire pour  faire  comprendre  les  difficultés  et  les  écueils 
qui  attendaient  Louis  XVIII  à  son  retour  de  Gand,  alors 
que  la  Restauration,  par  la  faute  d'un  seul  homme,  ces- 
sait d'être  une  délivrance  pour  devenir  une  réaction. 
Comment  s'affirma  cette  réaction  vengeresse,  comment 
la  sagesse  royale  fut  entraînée  d'abord  et  submer- 
gée par  d'irrésistibles  courants,  ce  que  fut  la  Chambre 
de  1815,  surnommée  la  Chambre  introuvable,  à  quoi  se 
réduisirent  les  prétendus  excès  de  la  Terreur  blanche ,  si 


CHARLES  DE  MAZADE  30s 

l*rfidementexagéréspar  l'esprit  de  patrons  le  sarez, 

et  nous  n'avons  pas  a  le  redire.  Ce  qu  ,1  convient  de  rap' 
peler,  c'est  que  nos  démocrates,  toujours  prêts  à  ériger 
en  dogme  la  souveraineté  du  peuple  et  à   |„i  accorder 
même  te  privilège  et  la  prérogative  du  crime,  se  montrent 
b,en  inconséquents,  lorsqu'ils  fulminent  leurs  ana.hèmes 
contre  cette  crise  rapide  et  transitoire.  Cette  Chambre 
fougueuse,  exaltée,  violente,  fanatique,  mais  indépen- 
dante, loyale  et  sincère,  personnifia  exactement  les  uni- 
D'0nS  °U'  Si  V0US  ,e  ™**>  'es  passions   du  moment  ■ 
promus  populaires  bien  p'utô.  qu'aristocratique; •  ex- 
plosions provoquées  bien  moins  par  les  rancune,   fes 
émigré,  ou  les  souvenirs  de  93,  que  par  vingt  années  de 
souffrances  et  demisères,  par  tes  levées  en  masse,  l'impôt 
du  sang,  la  terrible  formule  du  boa  à  partir,  la  désola- 
tion des  campagnes,  l'abandon  des  terres  en  friche   le 
demi  des  mères,  te  tressaillement  de  la  chair  à  canon'  le 

despotismederépaulettcladuretedespréfetsrecru.eor;- 
Plaies  saignantes  que  venait  d'exacerber  lace-,  de  fi 
des  Cent-Jours:  griefs  de  l'atelier,  du  sillon,  du  vill. 
de  la  ferme,  de  la  charrue  et  de  la  chaumière.  q„i  r,  on,' 
rien  de  commun  avec  les  ressentiments  des  châteaux  et 
des  hôtels,  avec  la  vente  des  biens  d'Église,  les  spoliati 
révolutionnaires,  la  perte  des  droits  seigneuriaux  on 
vides  laissés  dans  les  rangs  de  la  nnblesse  par  la  loi 
suspects,  la  proscription  et  l'échafaud. 
N'importe  !  c'était  un  mal,  un  danger,  un  démenti  in- 


306  NOUVEAUX  SAMEDIS 

fligé  aux  paroles  de  paix,  de  réconciliation  et  de  pardon 
qu'avaient  acceptées  sans  murmure  les  revenants  de 
1814,  —  revenants  sans  revenus,  —  et  dont  Louis  XVIII 
avait  fait  le  programme  de  son  règne.  S'il  était  mo- 
mentanément entravé  par  les  véhémences  de  la  majo- 
rité, il  comptait  déjcà  une  élite  de  collaborateurs  qui 
s'associaient  à  sa  pensée,  et  n'attendaient  que  l'heure  fa- 
vorable pour  concourir  à  son  œuvre.  M.  Charles  de  Mazade 
les  groupe  et  les  esquisse  à  grands  traits;  le  duc  de  Riche- 
lieu, que  son  long  exil  n'avait  rendu  que  plus  Français, 
homme  unique  par  la  situation  comme  par  le  caractère, 
que  son  patriotisme  préserva  de  la  maVaria  de  l'émigra- 
tion, et  qui  ne  se  souvint  et  n'usa  de  l'amitié  d'Alexandre 
que  pour  mieux  servir  son  pays:  Laîné  que  je  me  rap- 
pelle encore,  tel  que  j'eus  l'honneur  de  le  rencontrer  dans 
le  salon  de  madame  Guebhard:  que  M.  de  Mazade  a  très 
justement  qualifié  d'orateur  pathétique:  type  imposant 
et  mélancolique  du  royalisme  élégiaque;  pâle,  mince, 
grand,  un  peu  voûté  comme  sous  le  poids  des  malheurs 
passés  et  des  calamités  prévues  ;  profondément  attristé 
de  n'avoir  été  le  premier  à  dire,  en  1813,  la  vérité  à 
Napoléon  que  pour  être  forcé  de  dire  en  1831  :  a  Les 
rois  s'en  vont!  »  —  M.  Pasquier,  qui  fat  presque  le 
Fontenelle  de  la  politique:  chancelier  à  perpétuité, 
que  sa  longévité  fit  le  contemporain  de  plusieurs 
générations  et  qui  se  vantait  d'être  la  modération 
incarnée  :    Royer-Collard,    que    M.    Guizot    a    appelé 


CHARLES   DE   MAZADE  307 

un  grand  spectateur,  que  l'on  pourrait  aussi  appeler 
un  grand  critique:  orateur  puissant  par  l'élévation  des 
idées  et  l'autorité  morale  plus  encore  que  par  le  jet  de 
l'éloquence;  juge  dont  l'approbation  était  d'autant  plus 
précieuse  qu'elle  était  plus  rare;  impitoyable  pour  la 
médiocrité  et  pour  la  sottise;  redouté  pour  ses  coups  de 
boutoir  aiguisés  en  épigrammes  ;  ayant  parfois  l'air  de 
sculpter  ses  bons  mots  à  force  de  les  préméditer;  person- 
nage considérable  que  je  compare,  dans  ses  attributions 
politiques,  à  ce  que  sont  dans  l'Église  les  évoques  in 
partibus  ;  n'ayant  pas,  à  proprement  parler,  de  diocèse; 
aimant  mieux  se  prêter  que  se  donner  et  soutenir  qu'in- 
tervenir; préférant  les  coulisses  à  la  scène,  et,  au  milieu 
de  toutes  ses  qualités  d'homme  supérieur,  gardant  le 
tort  de  désintéresser  cette  supériorité  pour  la  maintenir 
intacte,  et  de  refuser  d'être  responsable  pour  être  plus 
sûr  d'être  infaillible.  Ajoutez  à  ce  groupe  MM.  Portalis, 
Siméon,  le  maréchal  Gouvion  Saint-Cyr,  le  baron  Louis, 
Camille  Jordan,  M.  de  Barante,  et  entin  M.  Decazes,  sur 
qui  nous  reviendrons  tout  à  l'heure. 

Entre  ces  hommes,  secondés  par  la  confiance  royale, 
et  l'extrême  droite,  le  conflit  avait  cela  de  fâcheux  et  de 
dangereux,  que  les  uns  avaient  toute  raison  et  que  l'autre 
n'avait  pas  tout  à  fait  tort.  Ceux-là  disaient  :  «  Comment 
voulez-vous  que,  sur  un  terrain  brûlant  au  feu  de  vos 
passions  et  de  vos  colères,  à  travers  les  dernières  secous- 
ses de  la  guerre  civile  fomentée  par  vous,  nous  puissions 


308  NOUVEAUX  SAMEDIS 

nous  occuper  des  grandes  affaires  du  dehors  et  du  dedans, 
affermir  la  convalescence  de  la  France,  payer  ses  dettes, 
rétablir  ses  finances,  réorganiser  son  armée,  abréger  et 
alléger  l'occupation  étrangère,    faire  fonctionner   cette 
machine  dont  les  rouages  sont  trop  neufs  pour  ne  pas 
faire  du  bruit?  Avant  tout,  nous  avons  besoin  de  calme, 
et  vous  nous  donnez  l'agitation  et  le  trouble  !...  »  —  Celle- 
ci  répliquait  :  «  Comment  voulez-vous  ne  pas  bâtir  sur 
le  sable,  si  vous  ne    commencez  pas  par  dompter  la  Ré- 
volution, toujours  prête  à  démolir  à  mesure  que  vous 
bâtirez,  si  vous  laissez  impunis  tant  d'attentats  et  de  dés- 
ordres, si  vous  travaillez   au  milieu   de  conspirations 
permanentes?  Ménager  vos  ennemis,  mécontenter  vos 
amis,  est-ce  un  bon  moyen  de  gouvernement  ?  Quelles 
plaies  espérez-vous  guérir,  quelle  institutions  durables 
prétendez-vous  fonder,  si  vous  les  inaugurez  par  la  né- 
gation du  droit,  du  bien,  du  mal,  de  la  juste  distribution 
des  châtiments  et  des  récompenses?  Avons-nous  enduré 
vingt  ans  de  pauvreté,  avons-nous  été  décimés  par  Ro- 
bespierre et  Bonaparte,  pour  que  victimes  et  bourreaux, 
persécuteurs  et  proscrits,   spoliateurs  et  spoliés  se  re- 
trouvent, en  fin  décompte,  dans  des  conditions  d'égalité? 
Summum  jus,  summa  injuria;  en  pareil  cas,  l'impunité 
est  un  scandale  qui  vous  affaiblit  d'un  côté  sans  vous 
fortifier  de  l'autre,  qui  décourage  les  fidèles  serviteurs 
de  la  monarchie  sans  vous  ramener  un  seul  de  ses  ad- 
versaires. Le  bonapartisme  révolutionnaire  vient  d'être 


CHARLES  DE  MAZADE 
pris,  la  main  dans  la  giberne,  en  flagrant  délit  de  réci- 
dive. Le  républicain  Lafayette  conspire  avec  les  brigands 
de  la  Loire.  Los  acquéreurs  de  biens  nationaux  roulent 
carrosse,  pendant  que  les  vrais  propriétaires  se  logent 
dans  des  mansardes.  Renoncez  a  celle  politique  de  mé- 
nagement qui  ne  ménage  rien  et  compromet  tout  !  Soyez 
énergiques  pour  être  justes  ! 

Rompez,  rompez  tout  pacte  avec  l'impiété  ; 
Du  milieu  de  ce  peuple  exterminez  les  crimes, 
Et  vous  viendrez  alors  pratiquer  vos  maximes  ! 

Racine,  pardon!) 

Eh  bien,  si  vous  m'accordez  que,  entre  ces  deux  opi- 
nions, toutes  deux  plausibles,  il  y  avait  des  abîmes,  que 
M.  de  La  Bourdonnaye,  pir  exemple,  était  presque  aussi 
loin  de  M.  Pasquier  que  de  Benjamin  Constant,  j'ajou- 
terai: L'honneur,  l'insigne  honneur  du  comte  de  Serre 
est  d'avoir  parlé  et  agi  de  façon  à  donner,  mieux  que 
tous  ses  émules,  l'idée,  l'espoir  que  cet  abîme  pouvait 
être  comblé;  d'avoir  maintenu  hors  de  cause  et  hors  de 
doute,  dans  une  sphère  supérieure,  ses  sentiments  roya- 
listes, tout  en  demeurant  l'interprète  de  la  politique  mo- 
dérée, tout  en  prouvant  —  et  avec  quelle  éloquence  !  — 
à  tous  les  hommes  de  bonne  foi  et  de  bon  sens  qu'il 
n'existait  pas  deux  justices,  que  les  grandes  et  immor- 
telles lois  de  la  conscience  humaine  devaient  dominer 
l'esprit  de  parti:  que  les  passions,  essentiellement  des- 


310  NOUVEAUX  SAMEDIS 

tructives  et  dissolvantes,  ne  pouvaient  rien  fonder,  et 
que  tout  est  perdu  quand  le  gouvernement  se  fait  com- 
plice de  la  violence  des  événements  et  de  l'agitation  des 
esprits.  Dès  son  début,  quelle  loyauté!  quelle  élévation 
de  vues  et  de  langage  !  «  On  proposait  tout  simplement, 
nous  dit  M.  de  Mazade,  la  banqueroute  de  l'État  envers 
les  créanciers  de  l'arriéré:  de  Serre  condensait  dans  un 
mouvement  d'éloquence  une  idée  profonde:  «  L'injustice 
dupasse  vous  révolte,  disait-il;  ce  sentiment  est  louable; 
mais,  si  les  siècles  pouvaient  se  rapprocher  devant  nous; 
si,  dépouillée  de  la  mousse  des  temps,  la  racine  de  tous 
les  droits  pouvait  se  découvrir  à  nos  yeux,  pensez-vous 
que  les  droits  les  plus  respectés  aujourd'hui  nous 
apparaîtraient  purs  de  toute  violence,  de  toute  usur- 
pation,  de  toute  injustice?  Eh  bien,  messieurs, 
celui  qui  n'a  pas  compris  que  la  Révolution  ren- 
ferme plusieurs  siècles  en  elle,  celui  qui  n'a  pas  senti 
que  la  volonté  du  Roi,  la  Charte  qu'il  nous  a  donnée, 
avait  reculé  dans  le  temps  tous  les  actes  antérieurs,  cet 
homme  n'a  point  élevé  ses  pensées  assez  haut  pour  con- 
courir à  donner  des  lois  à  la  France  actuelle...  » 

Je  ne  puis  suivre  le  grand  orateur  sur  tous  ses  champs 
de  bataille  parlementaires.  Partout  nous  retrouverions 
ce  trait  distinctif,  caractéristique:  Part  d'élever  les  ques- 
tions de  manière  à  les  rendre  tout  h  la  fois  plus  persua- 
sives et  moins  irritantes:  car  c'est  déjà  un  commencement 
de  persuasion  que  de  grandir  son  auditeur  à  ses  propres 


CHARLES  DE  MAZADE  3i  I 

yeux  en  l'amenant  à  absorber  son  intérêt  personnel,  sa 
passion  égoïste,  dans  une  vérité  générale.  Mais  que  dis- 
je  ?  ce  mot  art,  appliqué  à  de  Serre,  est  inexact:  il  im- 
plique une  étude,  une  préméditation,  un  effort,  presque 
un  artifice:  un  déplacement  de  la  pensée  pour  monter 
plus  haut  que  son  domaine  habituel,  une  coquetterie  de 
la  parole,  soigneuse  de  s'endimancher.  On  devine,  en  li- 
sant de  Serre,  —  et  sans  doute  on  devinait  bien  mieux 
en  l'écoutant,  —  que  son  àme  vivait  constamment  de 
plain-pied  avec  les  inspirations  de  son  éloquence,  que 
pour  produire  ses  grands  effets  d'émotion  etde  conviction, 
il  n'eut  jamais  à  se  départir  de  ses  habitudes  intellec- 
tuelles, que  la  flamme  n'avait  qu'à  s'échapper  naturelle- 
ment du  foyer  intérieur  pour  se  communiquer  à  son  au- 
ditoire. Il  en  est  de  la  tribune  comme  de  la  bonne  com- 
pagnie, à  laquelle,  par  malheur,  elle  ne  ressemble  pas 
toujours.  L'homme  qui,  pour  y  figurer  avec  honneur  el 
sans  dissonance,  est  obligé  de  se  faire  une  tête,  une  atti- 
tude, une  tenue,  un  langage,  des  manières,  pourra  y  ob- 
tenir des  succès  de  curiosité,  de  faconde  ou  d'esprit,  mais 
dans  des  conditions  d'infériorité,  et  comme  à  l'aide  d'une 
leçon  apprise.  Il  suffira,  d'un  peu  d'attention  ou  d'expé- 
rience pour  apercevoir  le  défaut  de  la  cuirasse,  la  solu- 
tion de  continuité  ou  le  point  de  soudure  entre  l'homme 
vrai  et  le  personnage  factice,  entre  le  naturel  qui  se  dé- 
guise et  l'artificiel  qui  s'ajuste.  On  dit  de  certaines  beautés 
irrégulières,  douteuses,  discutables  ou  fanées,  qu'elles  ont 


312  NOUVEAUX  SAMEDIS 

besoin  de  toilette.  La  toilette  était  inutile  à  l'éloquence 
du  comte  de  Serre.  C'était  là  sa  supériorité,  supériorité 
oratoire,  mais  aussi  supériorité  morale. 

L'ordonnance  du  5  septembre,  qui  congédiait  la 
Chambre  introuvable,  eut  l'avantage  de  rétablir  l'harmo- 
nie entre  les  pouvoirs,  de  préparer  une  majorité  favo- 
rable au  ministère  Richelieu  et  d'ouvrir  le  champ  libre  à 
la  politique  de  Louis  XVIII.  Elle  eut  l'inconvénient  d'ai- 
grir le  parti  ultra-royaliste,  de  l'amener  à  chercher  ses 
appuis  sur  les  marches  du  trône,  et  de  créer  un  schisme 
là  où  il  aurait  fallu  redoubler  de  sagesse  et  de  bon 
accord  pour  confondre  les  conspirateurs,  effrayer 
les  factieux,  décourager  les  bonapartistes  et  éclairer  les 
libéraux  sincères  sur  leurs  véritables  intérêts.  De  Serre 
était  admirablement  propre  à  cette  tâche,  et  l'on  est 
heureux  de  le  voir,  dans  cette  phase  critique,  entouré  des 
sympathies  d'hommes  émiuents,  tels  que  le  duc  de  Broglie 
et  son  groupe,  trop  franchement  amis  de  l'a  liberté,  trop 
tidèles  à  leurs  souvenirs  pour  se  laisser  recruter  ou  en- 
jôler par  le  bonapartisme,  mais  hélas  !  soupçonneux, 
ombrageux,  récalcitrants,  méticuleux  sous  prétexte  d'in- 
dépendance, enclins  à  lésiner  avec  la  Royauté,  à  lui 
faire  des  conditions,  à  l'alarmer  de  leurs  méfiances,  à  la 
juger  au  lieu  de  l'aimer,  à  ne  lui  accorder  leur  adhésion 
que  si  elle  s'accommodait  à  leurs  doctrines.  Saluons,  dans 
ces  chapitres  si  intéressants  du  livre  de  M.  de  Mazade, 
une  pure  et  noble  figure,  cette  belle  duchesse  de  Broglie, 


CHARLES   DE   MAZABE  313 

qui  eut  le  secret  de  plaire  sans  coquetterie  et  d'être  pres- 
que une  femme  politique  sans  y  rien  perdre  de  sa  grâce. 
Intimement  unie  à  toutes  les  pensées  de  son  mari,  j'ima- 
gine qu'elle  dut  souvent  les  assouplir,  les  tempérer,  leur 
prêter  plus  de  liant,  y  mettre  le  rayon,  la  fleur  et  le  sou- 
rire, corriger  ce  que  le  sévère  profil  du  duc  avait  parfois 
de  trop  grave.  C'est  bien  k  elle  que  les  pécheurs  les  plus 
galants  ou  les. moins  respectueux  auraient  pu  dire  : 

0  ciel  !  que  de  vertus  vous  me  faites  aimer  ! 

Son  estime,  son  amitié  pour  le  comte  de  Serre  s'expri- 
maient dans  de  jolies  lettres  dont  M.  de  Mazade  cite 
quelques  passages,  et  nous  prouvent  le  peu  qu'il  aurait 
fallu  pour  effacer  les  dernières  nuances,  pour  réconcilier 
absolument  tontes  ces  intelligences  d'élite,  associées  dans 
une  œuvre  commune,  également  dévouées  à  la  patrie  et 
au  bien. 

J'ai  nommé  le  duc  Decazes.  Fut-il  k  cette  époque, 
comme  le  prétendaient  les  ultras,  comme  le  croyait  la 
province  royaliste,  comme  je  l'ai  entendu  bien  souvent 
dire  dans  mon  enfance,  le  mauvais  génie  de  la  monar- 
chie et  de  la  France?  Assurément  non:  mais  son  rôle 
complexe,  sinon  équivoque,  bientôt  compliqué  par  de  fa- 
tales circonstances,  servait  de  texte  aux  récriminations 
royalistes  sans  désarmer  les  révolutionnaires.  Homme 
nouveau,  de  provenance  et  de  physionomie  bourgeoises, 


314  NOUVEAUX  SAMEDIS 

il  représentait  pourtant,  grâce  aux  prédilections  de 
LouisXVIII,cetype  du  favori  que  l'on  croyait  disparu  avec 
les  débris  de  l'ancien  régime.  De  là,  la  double  antipathie 
du  faubourg  Saint-Germain,  qui  lui  en  voulait  d'être 
plus  avant  que  les  héritiers  des  antiques  races  dans  la 
faveur  royale,  et  de  la  jeunesse  libérale,  qui  ne  lui  par- 
donnait pas  d'être  courlisan.  Louis  XVIII,  malgré  son 
esprit  supérieur  et  son  affection  paternelle  pour  la  Charte, 
avait  cette  faiblesse  des  monarques  du  vieux  jeu,  de  pré- 
férer ses  créatures  à  ses  amis  et  de  se  donner  à  lui-même 
la  sensation  de  sa  grandeur  en  la  communiquant  aux. 
petits,  au  risque  d'offenser  les  grands.  Il  ne  lui  déplaisait 
pas  que  l'on  fût  duc  ou  premier  ministre  par  le  fait  seul 
de  sa  volonté  et  non  pas  par  un  privilège  héréditaire,  et 
que  ceux  qui  avaient  l'honneur  de  le  servir  fussent  mieux 
dans  ses  papiers  que  dans  leurs  parchemins.  En  outre, 
les  anecdotes  quelque  peu  salées  —  et  même  saupoudrées 
du  poivre  de  police,  —  amusaient  en  lui  cet  esprit  gau- 
lois que  son  âge  et  ses  infirmités  condamnaient  à  n'être 
quesinécuriste.Or,  je  me  souviens  d'avoir  rencontré  aux 
eaux,  en  1854,  le  duc  Decazes  avec  son  ami  M.  d'Argout. 
Us  avaient  bien,  à  eux  deux, cent  cinquante  ans:  ce  qui 
ne  les  empêchait  pas  de  régaler,  chaque  matin,  leur  cor- 
tège parisien  et  aquatique  d'un  répertoire  rabelaisien, 
sans  avoir  pour  excuse  d'autre  boisson  que  trois  verres 
d'eau  claire.  lime  fut  facile  d'en  conclure  que  M.  Decazes, 
à  trente-six  ans,  avait  dû  être  un  beau  et  fringant  jeune 


CHARLES  DE   MAZADE  31o 

premier,  spirituel,  amusant,  causeur  et  conteur  agréable, 
offrant  au  vieux  roi,  avec  beaucoup  de  verve  bordelaise 
et  de  finesse  gasconne,  les  séductions  du  fruit  nouveau  et 
du  fruit  défendu,  mais  léger,  suspect  aux  hommes  sérieux, 
aux  consciences  timorées,  à  cette  partie  de  la  cour  qui 
s'abritait  sous  le  patronage  de  Madame,  duchesse  d'Àn- 
goulême,  comme  on  invoque  une  sainte  ou  un  ange, 
quand  on  redoute  une  tentation  ou  un  scandale. 

Avec  ces  divers  éléments,  soutenue  par  le  roi  et  par 
ce  magnifique  faisceau  de  talents,  de  vertus,  de  dévoue- 
ments, d'aptitudes  où  la  qualité  suppléait  à  la  quantité 
et  auquel  M.  de  Serre  prodiguait  les  trésors  de  sa 
parole,  la  politique  modérée  aurait  pu  devenir  défini- 
tive et  assurer  à  la  monarchie  de  longues  échéan- 
ces. Mais  il  aurait  fallu,  pour  cela,  que  la  gauche 
se  bornât  loyalement  à  un  rôle  d'opposition  parle- 
mentaire et  constitutionnelle;  qu'elle  acceptât  comme 
faits  accomplis  la  Restauration,  les  nouveaux  rap- 
ports de  la  France  avec  l'Europe,  l'agonie  lointaine 
et  la  mort  deXapoléon  Bonaparte,  l'impossibilité  du  din- 
de Reischtadt  confisqué  par  M.  de  Metternich,  l'hor- 
reur d'une  nouvelle  République,  l'odieuse  inutilité  des 
conspirations,  la  chance  effroyable  de  rejeter  le  pays  dans 
l'inconnu,  et,  par-dessus  tout,  l'irresponsabilité  de  la  per- 
sonne royale,  dogme  inattaquable,  garantie  nécessaire, 
sans  laquelle  il  ne  pouvait  y  avoir  que  péril,  fragilité, 
incertitude,  incessante  menace  de  catastrophes  et  de  ruine. 


316  NOUVEAUX  SAMEDIS 

11  aurait  fallu  qu'elle  ne  laissât  pas  constamment  deviner 
une  arrière-pensée  cent  fois  plus  agressive  et  destructive, 
une  criminelle  persistance  à  viser  la  couronne  au  delà 
des  portefeuilles,  à  frapper  le  roi  sur  le  cœur  des  roya- 
listes, à  n'accueillir  les  concessions  libérales  de  la  politi- 
que modérée  que  pour  y  chercher  des  moyens  de  saper 
ce  que  l'on  essayait  d'affermir,  pour  y  trouver  des  armes 
dont  elle  avait  soin  de  cacher  la  poignée  et  d'empoison- 
ner la  lame:  obstination  que  l'on  aurait  pu  appeler  irré- 
conciliable ou  intransigeante,  si  ces  mots  eussent  été  in- 
ventés, et  qui  eut  pour  symptômes  les  complots,  les 
émeutes  perpétuelles,  l'élection  de  l'abbé  Grégoire,  la 
création  et  ia  vogue  immédiate  du  Constitutionnel,  la 
popularité  des  chansons  de  Béranger  et  de  toutes  les  pu- 
blications analogues,  les  propos  légendaires  de  MM.  Laf- 
fitte  et  de  la  Fayette,  et  finalement,  comme  l'explosion 
d'une  mine,  comme  le  dénouement  ou  le  prologue  sinistre 
d'une  sombre  tragédie,  l'assassinat  du  duc  de  Berry.  Dès 
lors,  tout  fut  perdu:  le  roi,  invitus  invitum,  sacrifia 
M.  Decazes:  Royer-Collard  bouda  M.  de  Serre:  le  faisceau 
se  brisa.  Il  y  eut  scission  dans  le  centre  droit  au  profit  du 
centre  gauche  et  de  la  droite.  L'opinion  ou  le  sentiment 
royaliste,  ravivé,  enthousiasmé  par  la  naissance  du  duc 
de  Bordeaux,  emporta  la  situation  et  prit  d'assaut  le  gou- 
vernement. 11  devint  évident  que  l'avènement  de  la  droite 
au  pouvoir  n'était  plus  qu'une  question  de  mois  ou  de 
semaines.  Une  influence  féminine  réconcilia  Louis  XVIII 


CHARLES  DE  MAZADE  317 

avec  son  frère:  réconciliation  in  extremis,  dont  le  béné- 
fice ne  pouvait  être  recueilli  que  par  le  survivant,  et 
qui,  chez  un  vieillard  infirme,  découragé,  un  peu  égoïste, 
sans  postérité  directe,  ressemblait  à  un  commencement 
d'abdication  ou  à  un  préambule  de  testament.  C'est  alors 
que  M.  de  Talleyrand  commit  ce  calembour  prophétique  : 
«  Sa  majesté  vient  de  faire  pairs  M.  Pasquier,  M.  Siméon, 

—  et  MONSIEUR  ROT.   • 

Le  rôle  du  comte  de  Serre  était  fini.  Malade,  mortel- 
lement atteint,  brisé  par  ces  luttes  glorieuses  et  ces  dis- 
grâces imméritées,  il  allait  achever  de  mourir  sous  ce 
beau  ciel  où  il  est  si  doux  de  se  sentir  vivre.  Il  s'éteignait 
dans  des  circonstances  qui  ne  permettaient  pas  môme  à 
sa  mort  de  faire  du  bruit.  Sa  politique  avait  fait  nau- 
frage; elle  n'était  pas  de  celles  qui  passionnent  les  mul- 
titudes. Les  électeurs  de  Metz  venaient  de  lui  refuser  le 
mandat  de  député.  Ses  funérailles  ne  pouvaient  être  ni 
officielles,  ni  populaires.  Mais  voici  que,  de  tontes  parts, 
les  hommages  reviennent  à  cette  illustre  mémoire.  Le 
temps  distribue  l'oubli  en  masse,  et  fait  un  triage  pour 
le  souvenir.  Un  bon  livre,  tel  que  celui  de  M.  de  Mazade, 
publié  à  cinquante  ans  de  distance,  contribue  plus  sû- 
rement à  cette  rpuvre  de  réparation  et  de  justice  que  les 
panégyriques  et  les  cortèges  du  lendemain  :  plus  l'œuvre 
est  tardive,  plus  elle  est  définitive.  Il  semble  qu'un  simple 
cahier  de  papier  soit  plus  fragile  qu'une  statue.  Seule- 
ment, les  statues  tombent  et  les  livres  restent...  Je  m'ar- 


■  +*.»*♦*.•*• 


i$. 


318  NOUVEAUX  SAMEDIS 

rôte:  ma  maison  est  voisine  d'un  plateau  où  la  garnison 
d'Avignon  va  faire  l'exercice.  Voilà  un  régiment  qui 
passe  :  pour  la  première  fois  j'entends  nos  soldats  en  uni- 
forme chanter  la  Marseillaise...  Ah!  si  la  politique  du 
comte  de  Serre  avait  prévalu,  ses  électeurs  de  Metz  se- 
raient encore  Français,  et  ce  n'est  pas  la  Marseillaise 
que  nos  soldats  chanteraient  !... 


XV 


LE  MARECHAL  DAYOUT 


PRINCE   D'ECKMUÏIL 


6  avril  187  9. 

La  seule  critique  que  l'on  pourrait  adresser  au  livre 
de  la  marquise  de  Blocqueville  est  un  hommage  de  plus 
à  la  glorieuse  mémoire  dont  elle  est  si  justement  fière. 
Je  crois  que  sa  piété  filiale  s'est  un  peu  exagéré,  non 
pas,  grand  Dieu  !  les  mérites  de  son  illustre  père,  mais 
les  calomnies  et  les  mensonges  qui  ont  essayé  de  ternir 
l'éclat  de  ses  services  et  de  son  nom.  Ainsi  que  je  le  rap- 

1.  Madame  la  marquise  de  Blocqueville,  née  d'Eekmiihl.  Le 
maréchal  Davcul,  prince  d'Eclmïihl,  raconté  par  les  siens 
et  par  lui-même.  —  Années  de  jeunesse 


320  NOUVEAUX  SAMEDIS 

pelais  l'autre  jour  à  propos  du  comte  de  Serre,  le  fatal 
épisode  du  retour  de  l'île  d'Elbe  jeta  dans  tous  les  es- 
prits un  tel  désordre,  que,  dans  cet  effroyable  chaos  de 
catastrophes  nouvelles  ou  renouvelées,  de  passions  en- 
venimées, de  blessures  rouvertes,  de  tisons  ranimés 
sous  la  cendre,  d'ambitions  et  de  haines  apaisées,  réveil- 
lées, exaspérées,  déçues,  de  trahisons  inconscientes,  de 
faiblesses  irrésistibles,  dans  ce  jeu  rapide  de  bascule 
suivi  d'une  chute  plus  profonde,  dans  cet  éblouissement 
soudain  où  les  âmes  perdirent  la  vue  du  bien  et  du  mal, 
du  devoir  et  de  la  faute,  de  l'égoïsme  d'un  homme  et  de 
l'intérêt  d'un  pays,  la  vérité  et  la  justice  purent  se  voiler 
un  moment  comme  l'image  sacrée  de  la  patrie.  Mais,  à 
une  époque  comme  la  nôtre,  qui  donc  a  pu  se  flatter 
d'échapper  à  ces  iniquités  passagères?  Au  milieu  de  ces 
incroyables  vicissitudes  où  les  événements  sont  les  véri- 
tables calomniateurs,  où  vingt-quatre  heures  suffisent 
non  seulement  à  déplacer  les  pouvoirs  officiels,  mais  à 
diffamer  l'honneur,  à  réhabiliter  le  crime,  à  châtier  la 
vertu,  à  récompenser  le  vice,  à  créer  la  religion  du  néant, 
à  faire  du  proscrit  d'hier  l'idole  d'aujourd'hui  et  du  mi- 
nistre de  la  veille  lejiétri  du  lendemain,  quelle  renom- 
mée, si  pure  qu'elle  soit,  peut  être  assurée  contre  les 
tourbillons  de  poussière  qui  aveuglent  les  plus  clair- 
voyants, ou  contre  les  éclaboussures  lancées  par  des  gens 
prodigues  de  leur  boue  ?  Patience  !  Les  années  s'écoulent  ; 
la  poussière  tombe  :  la  boue  revient  à  ses  légitimes  pro- 


LE   MARÉCHAL   DAVOUT  321 

priétaires  :  les  proportions  se  rétablissent  :  la  postérité 
et  l'histoire  se  chargent  de  la  distribution  définitive,  et 
je  ne  pense  pas  que  le  maréchal  Louis  Davout,  prince 
d'Eckmùhl,  ait  eu  à  se  plaindre  de  son  partage.  L'éloquent 
témoignage  de  sa  noble  fille  n'en  est  pas  moins  précieux 
et  bon  à  recueillir.  Elle  affirme  ce  dont  nous  ne  doutions 
plus;  elle  dément  ce  qui  s'était  depuis  longtemps  effacé 
dans  le  lointain  et  dans  l'ombre.  Elle  ajoute  à  nos  res- 
pectueuses sympathies  le  trésor  de  ses  souvenirs  et  de  ses 
traditions  de  famille. 

Le  procès  est  jugé:  mais,  parce  que  le  ministère  public 
ou  la  partie  adverse  se  désiste,  ce  n'est  pas  une  raison 
pour  que  nous  entendions  l'avocat  avec  moins  d'émotion 
et  de  charme.  Madame  de  Blocqueville  nous  prouve  que 
nous  ne  nous  abusions  pas  en  admirant  d'instinct  et  en 
aimant  le  vainqueur  d'Auerstaëdt.  Si  elle  avait  le  talent 
de  la  duchesse  Colonna  ou  de  Félicie  de  Fauveau,  elle 
aurait  élevé  à  l'héroïque  maréchal  cette  statue  qui  man- 
que aux  niches  d'honneur  réservées,  sur  la  façade  du 
ministère  d'État,  aux  plus  éclatantes  célébrités  delà  pre- 
mière République  et  du  premier  Empire.  Eli < *  en  pos- 
sède un  autre;  elle  sait  écrire,  ainsi  que  nous  l'ont 
souvent  démontré  de  bien  remarquables  ouvrages.  Elle 
s'est  faite  statuaire  avec  la  plume.  Personne  n'avait  plus 
envie  denier  la  beauté  de  la  figure;  qu'importe,  si  la  main 
est  sûre,  si  l'artiste  est  inspirée,  si  le  marbre  a  les  pures 
et  lumineuses   blancheurs  de  Paros  et  de  Carrare?  Si  le 


322  NOUVEAUX  SAMEDIS 

plaidoyer  était  superflu,  le  livre  n'était  pas  inutile:  on  se 
dit,  après  l'avoir  lu,  qu'il  serait  regrettable  que  l'auteur 
ne  l'eût  pas  jugé  nécessaire.  Plus  que  jamais,  dans  cet 
état  d'abaissement  où  les  conquêtes  de  la  Prusse  et  la 
diminution  du  territoire  finiront  par  n'être  que  secon- 
daires, notre  pays  a  besoin  qu'on  le  remette  en  face  de 
ces  glorieux  portraits  dont  il  n'a  plus  que  les  caricatures, 
qu'on  lui  rappelle  ces  existences  sans  tache,  vouées  au 
péril,  à  la  patrie,  à  l'honneur,  au  devoir,  à  l'oubli  de  soi- 
même,  qu'il  ne  connaîtra  bientôt  que  par  ouï-dire.  Je  lis 
dans  la  dédicace  placée  en  tête  du  volume:  —  «La 
France  a  besoin  de  héros  dans  l'ordre  moral  aussi  bien 
que  dans  l'ordre  militaire.  Je  dédie  donc  ce  livre  :  A  la 
mémoire  de  mon  père  et  à  la  France!  »  —  Hélas!  Dieu 
veuille  que  la  seconde  édition  n'ait  pas  à  changer  un 
mot  et  à  nous  dire  :  «  A  la  mémoire  de  mon  père  et  DE 
la  France  !  » 

Pour  achever  de  calmer  ses  inquiétudes  au  sujet  de 
l'héritage  paternel,  madame  de  Blocqueville  n'aurait  eu 
qu'à  comparer  la  valeur  morale,  intellectuelle  et  sociale 
des  admirateurs  de  vieille  date  et  des  rares  détracteurs. 
Parmi  ces  derniers,  je  rencontre  les  noms  de  Vaulabelle 
et  de  Bourrienne.  L'Histoire  des  Deux  Restaurations, 
par  Achille  de  Vaulabelle,  n'est  qu'un  méchant  pam- 
phlet; l'auteur,  qui  vient  de  s'éteindre  obscurément  à 
Nice,  et  dont  le  court  passage  au  ministère  de  l'instruc- 
tion publique,  en  1848,  a  laissé  des  souvenirs  de  ridicule 


LE   MARECHAL  DAVOUT  323 

et  de  scandale,  ne  valait  guère  mieux  que  son  livre.  Les 
Mémoires  de  Bourrienne  obtinrent  un  vif  succès  de  cu- 
riosité, dans  un  temps  où  il  suffisait  de  raconter  les  scènes 
de  ménage  de  Napoléon  et  de  Joséphine,  ou  de  nous  dire 
dans  quelle  poche  de  son  gilet  l'Empereur  mettait  son 
tabac,  pour  faire  la  fortune  des  cabinets  de  lecture.  Mais 
ses  Mémoires,  intéressantspour  les  amateurs  d'anecdotes 
intimes  et  de  détails  apocryphes,  n'ont  rien  de  commun 
avec  l'histoire  ;  on  ne  sait  pas  même  s'ils  furent  rédigés 
par  lui,  et,  dans  tous  les  cas,  ils  participent  à  la  réputa- 
tion équivoque  de  ce  secrétaire  de  Bonaparte,  disgracié 
pour  avoir  trempé  dans  des  affaires  louches,  et  directeur 
des  postes,  en  1814,  sous  le  gouvernement  provisoire. 
Voyez,  au  contraire,  le  camp  des  panégyristes, —je  ne 
me  résignerai  jamais  à  dire  des  défenseurs.  Certes,  je  dé- 
plore, —  et  madame  de  Blocqueville  est  de  mon  avis,  — 
les  fureurs  anticatholiquesd"EdgardQuinet.  Pourtant  dans 
sa  Campagne  de  1845,  quel  souffle!  quel  grand  style! 
Et,  dans  sa  lettre  à  la  fille  du  héros,  quel  accent  de  vé- 
rité et  de  franchise  !  —  «  Cette  histoire  de  la  vie  du  maré- 
chal, qui  l'écrira?  Vous,  madame:  c'est  à  quoi  je  pense 
depuis  la  première  lettre  que  vous  m'avez  fait  l'honneur 
dem'écrire:  tout  sera  saisissant  de  la  part  d'une  fille... 
tout  agira  sur  l'opinion.  Écrite  par  vous,  cette  histoire 
achèvera  de  donner  au  maréchal  Davout  une  physiono- 
mie particulière  entre  tous  les  maréchaux.  Vous  assou- 
plirez le  bronze,  et  personne,  excepté  vous,  ne  fera  rien 


324  NOUVEAUX  SAMEDIS 

de  semblable.  Je  voudrais  que  le  récit  remontât  à  la 
jeunesse  et  même  aux  premières  années...  » 

Et  M.  Thiers!  il  ne  nrest  pas  prouvé  qu'on  doive  défini- 
tivement le  saluer  comme  un  bienfaiteur  de  la  France, 
quoique  les  suites  lamentables  du  24  et  du  16  mai  nous 
aient  presque  réconciliés  avec  sa  problématique  mémoire. 
Il  m'a  d'ailleurs  procuré  tout  récemment  une  exquise 
jouissance  littéraire:  le  plaisir  de  récolter  cette  perle  — 
après  cent  autres  —  dans  le  riche  répertoire  d'un  ai- 
mable confrère,  —  le  plus  beau  des  enfants  des  hommes, 
—  qui  m'a  jadis  reproché  l'incohérence  de  mes  méta- 
phores, et  qui,  à  propos  des  polémiques  pour  et  contre 
Béranger,  me  comparait  poliment  au  carré  de  choux  sur 
lequel  passent  et  repassent  les  troupes  belligérantes.  At- 
tention !  «  Avant  de  nous  engager  dans  les  sables  que 
soulèvera  le  simoun  révolutionnaire,  reposons-nous 
sous  l'abri  des  trois  volumes  dont  la  pieuse  amitié  de 
M.  Calmon  a  fait  une  oasis,  dressant  de  ses  mains  répu- 
blicaines une  tente  royale  à  l'orateur  de  la  monarchie  de 
1830  !  !  !  »  Et  dire  que  voilà  des  années  que  B.  Jouvin  écrit 
de  ce  style,  et  que  personne  n'a  l'air  de  s'en  apercevoir! 
Dire  qu'il  a  été  pris  au  sérieux  par  des  hommes  tels 
que  Guizot,  Louis  Veuillot  et  Sainte-Beuve! 

Quoi  qu'il  en  soit,  bien  des  parties  de  la  belle  Histoire 
du  Consulat  et  de  l  Empire  sont  et  resteront  classiques. 
Or,  voici  ce  que  M.  Thiers  écrivait  à  la  maréchale  d'Eck- 
muhl  :  «  Je  crois  avoir  rendu  avec  une  entière  vérité  le 


LE    MARÉCHAL   DAVOUT  32o 

rôle  du  maréchal  Davout:  et  il  en  est  arrivé  ce  qui  ar- 
rive toujours  pour  les  honnêtes  gens;  c'est  que  la  vérité 
est  leur  meilleure  défense,  i  —  Nous  pourrions  citer 
aussi  les  Souvenirs  du  général  Berthezène,  page  120,  d'où 
il  ressort,  que,  sans  l'énergique  initiative  du  maréchal,  la 
bataille  d'Eylau  était  perdue.  Que  serait-ce  si  nous  rap- 
pelions l'enthousiasme  inspiré  et  légué  par  Davout  a 
tous  les  brillants  officiers  qui  servirent  sous  ses  or- 
dres, et  qu'attiraient  vers  lui  de  secrètes  affinités  de  race, 
d'éducation,  d'origine,  de  courtoisie,  de  distinction, 
d'élégance,  le  besoin  de  rester  gentilshommes  pour  être 
encore  mieux  soldats  et  d'émerveiller  de  leur  bravoure 
le  présent  et  l'avenir  .-ans  rompre  avec  le  passé.  Quelle 
liste,  quelle  page  du  nobiliaire  français,  celle  qui  réu- 
nirait les  noms  des  Montmorency,  des  Montesquiou,  des 
Trobriant,  des  de  La  Ville,  des  Beaumont,  desXansouty, 
des  Gastries,  des  Houdetot,  des  Sainte-Maure,  desFayet, 
etc.,  etc..  se  recommandant  presque  tous  d'une  pa- 
renté ou  d'une  alliance  pour  être  admis  dans  ce  ma- 
gnifique état-major!  Avec  ceux  qui  survécurent,  il 
n'aurait  pas  fallu  chicaner  la  gloire  de  leur  cher  ma- 
réchal: ils  auraient  traité  l'offense  comme  une  injure 
personnelle,  tant  ils  avaient  été  tiers  de  s'idenlilier 
avec  ce  grand  homme  de  guerre,  d'entrer  dans  le  cercle 
lumineux  dont  il  était  le  centre,  de  s'absorber  dans 
le  rayonnement  de  cet  héroïsme  simple  et  sympa- 
thique,  où  l'on  ne  sentait  ni  la  n:<:!< îsse  du  soldat  de 


326  NOUVEAUX  SAMEDIS 

fortune,  ni  l'àcreté  du  parvenu  !  tant  chacun  d'eux 
s'était  habitué  à  considérer  cette  gloire  comme  une  par- 
tie de  la  sienne  î  Si  ces  témoignages  vous  paraissent 
suspects,  laissez-moi  du  moins  recueillir  trois  détails, 
trois  traits  caractéristiques,  propres  à  assurer  au  ma- 
réchal Davout,  parmi  les  lieutenants  de  Napoléon,  cette 
physionomie  particulière  dont  parlait  Edgard  Quinet,  — 
cette  première  place  que  lui  décerne  la  pitié  filiale. 

Dans  cette  merveilleuse  génération  de  héros,  impro- 
visés par  le  péril,  proclamés  par  la  victoire,  mûris  en 
quelques  saisons  sous  le  soleil  d'Egypte  et  d'Italie, 
quelles  furent  les  trois  conditions  d'infériorité?  L'incon- 
vénient d'être  partis  de  trop  bas  :  ce  qui,  sans  rendre 
moins  admirables  leurs  aptitudes  et  leurs  services  mili- 
taires, amenait  parfois  un  fâcheux  contraste  entre  leurs 
grades  et  leurs  manières,  entre  les  broderies  de  leur  uni- 
forme et  celles  de  leur  langage,  et  amusait  aux  dépens 
de  la  jeune  armée  les  courtisans  d'ancien  régime,  ralliés 
à  l'Empereur.  Secondement,  défaut  plus  grave  !  le  pen- 
chant à  abuser  de  leurs  triomphes  pour  s'approprier  les 
dépouilles  des  vaincus,  l'esprit  de  conquête  élevé  jus- 
qu'à la  parfaite  confusion  du  tien  et  du  mien;  enfin,  un 
je  ne  sais  quoi  de  secondaire,  d'incomplet  dans  les  inspi- 
rations du  champ  de  bataille,  dans  les  résultats  obtenus, 
dans  l'art  de  saisir  les  occasions  et  d'en  faire  des  dates 
ineffaçables,  qui  les  priva  du  précieux  et  dangereux 
honneur  de  porter  ombrage  à  Napoléon.  De  ces  trois 


LE   MARECHAL   DAVOUT 

conditions  d'infériorité,  on  pourrait  composer  les   supé- 
riorités du  prince  d'Eckmûhl. 

Il  était  noble  avant  d'être  illustre,   et  sa  fille  a  eu   le 
droit   dintituler  un   de    ses    chapitres   préliminaires  : 
«  Le  maréchal  Davout,  gentilhomme  de  cceur  autant  que 
de  nom  et  d'armes.  »  —  Madame  de  Blocqueville  a  écrit 
là-dessus  des  pages  charmantes,  où  elle  paye,  en  belles 
pièces  d'or,  son  tribut  à  ses  coquetteries  filiales  et   fémi- 
nines, et  dont  on  aurait  bien  tort  de  sourire;  car,   dans 
sa  pensée,  on  ne  doit  commencer  par  faire   ses  preuves 
de  noblesse  et  y  tenir,  que  pour  confier  ensuite  à  la  no- 
blesse de  cœur,  d'âme,  de  caractère,  d'idées  et  de  senti- 
ments, le  soin  de  les  faire  encore  mieux.  On  se  démontre 
noble  pour  s'exhorter  à  ne  pas  déroger:  après  quoi,  on 
se  suppose  roturier,  pour  mieux  s'assurer  qu'on  a    tout 
ce  qu'il  faut  pour  s'ennoblir.  —  ■  L'histoire   de   notre 
famille,  dit-elle,  est  originale  et  piquante:  les  femmes  ont 
été  de  douces  et  saintes  religieuses  ou  de  charmantes  et 
étranges  femmes.  L'une  d'elles  a  épousé  un  des  cou 
de  Noyers,  enivré  d'amour  par  sa  rare  beauté;  une  autre 
d'Avout,  ennuyée  du  manoir  paternel,  s'est  fait  enlever 
par  une  troupe  de  ces  bohémiens  souvent   appelés  pour 
distraire  les  châtelaines.    »  Elle  eut  là,  en  effet,   une 
forte  distraction.  Mais  n'est-ce  pas  charmant,  l'imagina- 
tion peuplant  de  ses  féeries  une  généalogie  authentique? 
Le  roman  dessinant  ses  fantasques  arabesques  sur  les 
marges  de  l'histoire?  Un  sylphe,  profitant  de  la  nuit  des 


328  NOUVEAUX  SAMEDIS 

anciens  âges  pour  se  glisser  à  travers  les  feuilles  de 
l'arbre  héraldique?  Et  une  femme  d'un  grand  esprit  et 
d'an  grand  cœur,  aimant  mieux  peut-être  que  son  aïeule, 
très  blanche  de  peau,  se  soit  fait  enlever  par  les  Zingari 
que  si  elle  avait  ourlé  ses  serviettes  ou  compté  avec  sa 
cuisinière  ! 

Dès  lors,  il  y  aurait  pléonasme  à  constater  la  politesse, 
la  grâce,  l'amabilité  du  maréchal,  ses  attentions  délicates 
pour  sa  femme,  ses  proches,  ses  amis  et  son  entourage  ; 
pléonasme  aussi  à  parler  de  son  honnêteté,  de  son  désin- 
téressement, de  sa  probité  sans  tache.  —  «  L'envie,  nous 
dit  madame  de  Blocqueville,  l'esprit  de  parti,  ont  essayé 
de  tout  contester  au  prince  d'Eckmùhl,  tout,  sauf  l'inté- 
grité! »  — Nul  n'a  réclamé,  ne  réclamera,  contre  cette 
qualité  maîtresse,  qui  le  distingue  si  profondément  de 
bon  nombre  de  ses  plus  célèbres  rivaux  de  gloire.  Ne 
nommons  personne.  Il  nous  faudrait  faire  le  tour  de 
l'Europe  après  une  station  au  musée  du  Louvre,  devant 
certain  tableau  de  Murillo.  Il  nous  faudrait  conclure  que 
le  maréchal  Davout  était  scrupuleux  en  réalité,  et  que 
son  illustre  collègue  ne  l'était  pas  en  peinture.  Ce  qui 
nous  donne  encore  mieux  la  vraie  mesure  du  maréchal, 
c'est  la  jalousie  de  Napoléon.  N'oublions  pas  que  non 
seulement  l'Empereur  dominait  de  toute  la  tète  les  géné- 
raux groupés  autour  de  lui,  mais  qu'il  prétendait  les 
avoir  faits  comme  il  avait  fait  rois  Murât,  Joseph,  Louis, 
Jérùme,  Bernadotte;  qu'ils  étaient  à  ses  yeux  ses  créa- 


LE   MARÉCHAL  DAVOUT  329 

tures,  ses  créations,  ses  œuvres,  et  qu'il  ne  devait  pas  en 
être  plus  jaloux  que  Corneille  n'était  jaloux  de  Po- 
lyeucte  et  Molière  d'Aleeste.  Eh  bien,  nous  avons  ici  un 
témoin  d'une  intégrité  comparable  à  celle  de  Davout  :  le 
général  Philippe  de  Ségur.  Il  nous  est  présenté  par  cet 
homme  éminent  et  excellent,  ce  grave  et  ingénieux  écri- 
vain, dont  la  mort  foudroyante  a  été  un  deuil  pour  les 
lettres,  pour  l'Académie,  pour  l'amitié,  pour  quiconque 
ne  consent  pas  encore  à  désespérer  de  l'idéal,  de  la  lan- 
gue, de  l'honnêteté  littéraire  et  de  ia  France,  Saint-René 
Taillandier.  —  «  La  bataille  d'Âuerstaé'dt  fut,  pour  ainsi 
dire,  omise  par  Napoléon  qui  en  fit  d'abord  un  simple 
épisode  de  la  victoire  d'iéna.  Il  ne  lui  plaisait  pas  que 
Davout,  un  de  ses  généraux,  lui  disputât  le  premier  rôle 
dans  ces  journées  décisives.  —  «  C'était,  nous  dit  Phi- 
lippe de  Ségur,  le  canon  d'Auerstaé'dt.  »  —  Bien  que 
mêlé  si  activement  aux  principaux  fais  d'armes  de  la 
journée  d'iéna,  Ségur  n'est  pas  disposé  à  confondre  les  deux 
victoires  en  une  seule,  comme  le  fit  d'abord  l'Empereur, 
par  un  sentiment  politique  bien  peu  digne  de  lui,  au  détri- 
ment de  son  lieutenant.  La  moins  importante,  quoique 
la  plos  illustre,  est  celle  que  Napoléon  avaitgagnée  surlps 
40,000 hommes  du  prince  de  Hohenlohe:  la  pi 
assurément,  c'est  celle  où  Davout  écrasa  l'armée  princi- 
pale, l'armée  d'élite,  commandée  par  le  roi  en  personne, 
assisté  des  princes  de  sa  famille  et 
néraux.  Napoléon  avait  commis  une  injustice  grave  en 


330  NOUVEAUX  SAMEDIS 

ne  signalant  dans  ses  proclamations  que  la  bataille 
d'Iéna,  dont  le  combat  d'Auerstaè'dt  semblait  être  un  épi- 
sode... Nous  verrons  plus  tard  quels  furent  ses  remords 
à  ce  sujet.  Il  suffit  en  ce  moment  de  citer  le  mot  du  loyal 
témoin  notant  les  secrètes  impressions  du  maître  :  «  De- 
puis le  15  octobre,  son  équité  souffrait.  » 

Maintenant,  rapprochez  de  ce  récit  l'anecdoete  que  ra- 
conte la  marquise  de  Blocqueville,  et  qui  emprunte  à  nos 
malheurs  un  douloureux  à  propos.—  «  L'Empereur  ayant 
désigné  le  maréchal  G...  pouraccompagner  l'un  des  illus- 
tres visiteurs  de  l'Exposition  de  1867,  le  roi  Guillaume, 
arrivé  à  la  salle  des  Maréchaux  dans  sa  visite  au  palais  des 
Tuileries,  se  prit  à  demander  le  nom  de  chacun  d'entre 
eux.  Tout  allait  bien  à  propos  du  maréchal  Soult,  du 
duc  d'Albuféra,  et  de  quelques  autres  encore;  mais,  ar- 
rivé au  portrait  du  vainqueur  ^du  prince  Charles,  le  roi 
reprenant  :  «  Et  celui-ci?  »  le  maréchal  répondit  :  «  Da- 
vout!  »  —  et  il  fit  mine  de  continuer  la  promenade, 
quand  Guillaume,  affectant  de  ne  rien  savoir,  ajouta  : 
«  Quel  titre  portait-il?  »  —  «  Il  était  prince  d'Eckmuhl  » 
—  et  le  vaillant  cicérone  se  félicitait  d'avoir  aussi  habi- 
lement évité  l'écueil,  quand  ces  mots  du  roi  vinrent 
tomber  sur  lui  comme  la  foudre  :  «  Il  s'appelait  aussi 
le  duc  d'Auerstaëdt.  La  Prusse  le  sait.  »  —  Elle  le  savait 
trop  !  hélas  !  elle  s'en  est  trop  souvenue  ! 

Le  personnage  historique  ne  doit  pas  nous  faire  ou- 
blier l'homme,   l'époux,  le  père  de  famille,  le   penseur, 


LE   MARECHAL   DAVOUT  334 

l'écrivain,  aussi  sympathique  dans  l'intimité  que  vaillant 
sur  les  champs  de  bataille,  tel  qu'il  se  dessine,  page  par 
page,  sous  la  plume  délicate,  éloquente,  noblement  et 
passionnément  émue,  de  madame  de  Blocqueville.  Elle 
était  encore  au  berceau  à  l'époque  delà  mort  de  son  père, 
et  cependant  elle  le  raconte  comme  si  elle  l'avait  connu: 
elle  le  peint  comme  si  elle  l'avait  regardé.  D'après  1» 
passage  de  sa  courte  préface,  on  peut  croire  que  le  prince 
d'Eckmuhl  regrettait  que  son  dernier  enfant,  son  tard- 
venu,  ne  fût  pas  un  fils.  Il  est  permis  d'ajouter  qu'il  se" 
trompait,  qu'il  sacrifiait  trop  aisément  aux  idées  reçues, 
si  l'on  songe  à  ce  regain  de  gloire  que  lui  apporte  l'héri- 
tière de  son  nom.  On  a  souvent  remarqué  cette  espèce 
de  chassè-croisê  dans  les  ressemblances  filiales;  les  fils 
ressemblant  de  préférence  à  leur  mère  et  les  filles  à  leur 
père.  Ce  ne  sont  pas  seulement  les  traits  du  visage  et 
l'expression  du  regard:  c'est  encore  l'être  intérieur,  la 
physionomie  morale,  je  ne  sais  quelle  mystérieuse  attrac- 
tion qui  se  révèle,  ici  dans  des  élans  de  tendresse,  dans 
des  trésors  de  sensibilité  où  l'on  découvre  quelques-unes 
des  plus  pures  nuances  de  l'amour,  là  dans  une  exalta- 
tion passionnée,  toujours  prête  à  regretter  d'être  esclave 
de  ses  attributions  féminines  et  de  ne  pouvoir  imiter  ce 
qu'elle  admire.  Tous  ceux  qui  ont  l'honneur  de  con- 
naître la  marquise  de  Blocqueville  savent  qu'elle  a  la 
vocation  de  l'héroïsme,  et  que,  toutes  les  fois  que  cette 
vocation  peut  se  faire  jour,  la  noble  femme,  en  déployant 


332  NOUVEAUX  SAMEDIS 

une  énergie  virile  sans  y  rien  perdre  de  son  charme, 
semble  rentrer  dans  son  élément,  retrouver  l'armure  de 
Clorinde  et  ne  plus  permettre  au  sang  généreux  qui 
coule  dans  ses  veines  de  se  souvenir  de  la  faiblesse  de  son 
sexe.  C'est  ainsi  qu'on  l'a  vue,  aux  heures  les  plus  ef- 
frayantes de  l'épouvantable  crise  de  la  Commune,  rester 
calme,  intrépide,  presque  souriante,  regarder  bien  en 
face  le  danger  et  le  crime  de  manière  à  conjurer  l'un  et 
à  paralyser  l'autre,  et  peut-être,  par  la  fermeté  de  son 
attitude,  par  ce  magnétisme  des  grandes  âmes  que  les 
âmes  dégradées,  grossières  ou  égarées  subissent  sans 
le  comprendre,  sauver  du  pétrole  et  du  pillage  ce  beau 
et  savant  quartier  qui  va  du  palais  des  Beaux-Arts  au 
palais  de  l'Institut. 

A  présent,  il  est  facile  de  deviner  que  nul  mieux  que 
madame  de  Blocqueville,  n'était  appelé  —  que  dis-je? 
prédestiné  à  écrire  un  pareil  livre.  Un  lils  n'aurait  pas 
eu  cette  légèreté  de  main,  cette  grâce  de  détails,  cette 
aptitude  à  mettre  de  l'exquis  dans  l'héroïque,  cette  pas- 
sion enthousiaste,  guerrière,  d'autant  plus  ardente 
qu'elle  est  forcée  de  rester  contemplative.  Yne  femme  or- 
dinaire n'aurait  fait  ressortir,  chez  le  prince  d'Eckmûhl, 
que  les  côtés  d'amabilité  familière,  de  tendresse  domes- 
tique, d'élégance  et  de  courtoisie  mondaines.  Elle  aurait 
faibli  en  face  des  champs  de  bataille  d'Eylau  et  d'Auers- 
taè'dt.  On  aurait  deviné  qu'elle  préférait  une  poétique 
mélodie  de  Gounod  au  nicâle  accord  du  clairon.  Avec  ma- 


LE   MARÉCHAL   DAVOUT  333 

dame  de  Blocque ville,  l'œuvre,  dont  nous  n'avons  en- 
core que  le  premier  volume,  sera  complète  et  parfaite. 
Quel  charme,  quel  parfum,  quelle  fraîcheur,  quelles 
harmonies  printanières  dans  ces  Années  de  jeunesse! 
C'est  bien  là  l'aube  enchanteresse  que  Vanvenargues  as- 
simile aux  préludes  de  la  gloire.  Un  poète,  contemporain 
de  ces  années  radieuses,  aurait  pu  dire  que  c'était  la 
branche  de  lilas,  la  touffe  de  jasmins  ou  la  fleur  d'aubé- 
pine, avant  la  couronne  de  laurier.  Dans  la  corres- 
pondance du  maréchal  avec  sa  mère,  avec  sa  femme, 
avec  sa  belle-mère,  avec  d'autres  personnes  de  sa  fa- 
mille, que  d'càme  et  souvent  que  d'esprit  !  quelle  sim- 
plicité et  quel  naturel  !  que  de  gracieux  enjouement 
dans  l'intervalle  des  fortes  émotions  et  des  vives  ten- 
dresses! S'il  y  a  eu,  dans  les  ménages  des  illustres  guer- 
riers de  ce  temps-là  —  h  commencer  par  le  plus  grand 
de  tous  —  un  peu  de  désordre,  de  désarroi,  de  ga- 
lanterie facile,  d'entorses  conjugales,  de  comédies  ou 
de  drames  d'alcôve,  de  romans  en  trop  de  chapitres,  de 
penchant  à  jouer  avec  le  sacrement,  à  croire  'vieux 
style)  que  Vénus  donnait  toute  licence  aux  favoris  de 
son  amant,  quelle  différence!  Quel  contraste  avec  ces  té- 
moignages d'affection,  d'estime,  de  confiance!  Comme  ce 
cœur  de  lion  sait  aimer,  et  comme  il  est  digne  d'être 
aimé!  Comme  on  respire  à  l'aise,  loin  des  zones  torrides 
et  des  mœurs  frelatées  du  Directoire,  dans  cette  atmo- 
sphère pure,  lumineuse,  saine,  attendrie,  honnête,  où  se 


334  NOUVEAUX  SAMEDIS 

réconcilient  le  naturel  et  le  légitime,  où  l'amour  ne  se 
trompe  pas  d'adresse,  où  les  amitiés  les  plus  honnêtes 
parlent  le  plus  beau  langage! 

Dans  d'autres  ouvrages  de  la  marquise  de  Blocque- 
ville,  une  critique  chagrine  signalait,  à  côté  de  qualités 
bien  remarquables  dimagination  et  de  style,  quelques 
velléités  d'exagération,  une  intempérance  d'idéal,  une 
tendance  à  rechercher  cet  au  delà,  dont  on  peut  dire, 
mieux  encore  que  de  l'horizon,  qu'il  est  la  patrie  des 
âmes  Inquiètes.  Cette  fois,  avec  une  telle  fille  écrivant 
l'histoire  d'un  tel  père,  l'exagération  est  la  mesure, 
Xau  delà  est  la  limite:  X au-dessus  du  ton  est  la  note 
juste.  Je  lis,  dans  la  préface,  un  petit  détail  dont  j'avais 
entendu  parler:  ce  surnom  de  Mademoiselle  de  trop, 
donné  dans  la  famille  à  mademoiselle  Adélaïde-Louise 
d'Eckmuhl,  aujourd'hui  marquise  de  Blocqueville.  Elle 
a  soin  d'ajouter  que  son  père  a  été  le  seul  à  ne  pas  l'ap- 
peler ainsi.  Cette  résistance  à  une  boutade  de  mauvaise 
humeur  n'était  pas  seulement  un  témoignage  de  tendresse 
et  d'équité  paternelle,  mais  un  pressentiment.  Si  le  ma- 
réchal Davout,  prince  d'Eckmuhl,  revenait  au  monde, 
il  reconnaîtrait  que  cette  demoiselle  de  trop,  cette  petite 
Cendrillon  de  la  onzième  heure,  ne  pouvant  rien  pour 
continuer  son  nom,  peut  beaucoup  pour  perpétuer  sa 
do  ire. 


XVI 
LA 

SEMAINE  SAINTE  LITTÉRAIRE 


13  avril  1879. 

Mes  rares  et  d'autant  plus  chers  lecteurs  savent  que, 
depuis  longues  années,  j'ai  l'habitude  d'offrir  mon  sa- 
medi saint,  sinon  à  des  livres  de  sainteté,  au  moins  à  des 
ouvrages  consolants  et  rassurants  pour  notre  religion, 
qui  n'a  besoin  d'ailleurs  ni  d'être  consolée  ni  d"être  ras- 
surée: car  l'adversité  lui  sied  mieux  que  la  puissance;  les 
persécutions  n'ont  jamais  réussi  qu'à  la  démontrer  im- 
mortelle, et  des  ennemis  plus  illustres,  des  oppresseurs 
plus  grandioses,  des  détracteurs  plus  spirituel^  que 
M.  Jules  Ferry,  ne  sont  parvenus,  en  essayant  de  la  com- 
battre, qu'à  la  glorifier  et  à  la  fortifier  de  leur  défaite. 
Au  surplus.  M.  Jules  Ferry,  en  multipliant  l'enseignement 


336  NOUVEAUX  SAMEDIS 

laïque  aux  dépens  de  l'enseignement  religieux,  est  dou- 
blement fidèle  à  sa  spécialité:  il  ne  pouvait  manquer,  une 
fois  ministre  de  l'instruction  publique,  de  faire  beaucoup 
d'écoles. 

Je  me  trompe  peut-être,  mais  c'est  en  conscience:  il 
me  semble  que,  pour  le  moment,  nous  devons,  non 
pas,  grand  Dieu!  renoncer  à  la  lutte,  mais  la  transpor- 
ter sur  un  autre  terrain.  En  politique,  jusqu'à  nouvel 
ordre  ou  nouveau  désordre,  il  n'y  a  provisoirement  rien 
à  faire:  toutes  les  places  sont  prises,  tous  les  postes  dou- 
blés, toutes  les  issues  gardées,  toutes  les  avenues 
fermées.  Le  blocus  républicain  est  aussi  rigoureux  que 
l'était,  en  1870  et  1871,  le  blocus  allemand,  dont  il  est  le 
légitime  héritier.  Nous  aurions  aujourd'hui  autant  de 
peine  à  faire  avaler  une  vérité  que  nous  en  aurions  eu 
alors  à  faire  manger  un  morceau  de  pain.  Tout  est  prévu, 
réglé,  organisé,  machiné,  ficelé,  discipliné,  étiqueté, 
parmi  nos  seigneurs  et  maîtres,  de  manière  à  exécuter 
légalement,  pour  nous  opprimer,  tout  ce  que  nous  avons 
négligé  pour  nous  défendre.  La  fatalité,  complice  de  nos 
maladresses,  nous  condamne  à  ce  déboire,  de  leur  avoir 
fourni  un  prétexte  pour  chacune  de  leurs  énormités,  et' 
de  prêter  à  leur  orgie  d'arbitraire  un  air  de  représaille  ou 
de  revanche.  En  outre,  l'expérience  n'est  pas  finie,  et  il 
faut  qu'elle  aille  jusqu'au  bout.  Sans  doute  elle  serait 
déjà  suffisante  si  le  peuple  souverain  était  moins  abusé 
par  ses   courtisans  ou   moins   perverti  par  ses  corrup- 


LA  SEMAINE  SAINTE   LITTERAIRE  337 

leurs.  Je  sais  bien  que  l'ère  de  prospérité  se  traduit  tn 
surcroît  de  faillites,  de  chômage,  de  misères  et  de  souf- 
frances populaires;  que  les  violences,  les  colères,  i 

cordes,  les  haines,  les  menaces,  les  déchirements  de 
toutes  sortes  inaugurent  et  continuent  l'ère  d'apaisement. 
C'est  une  épreuve,  une  crise,  un  préInde  peut-être:  ce 
n'est  pas  encore  une  leçon.  Le  peuple,  tel  que  l'ont  en- 
doctriné et  surexcité  les  Révolutions,  tel  que  l*a  préparé 
l'Empire,  tel  que  l'ont  gangrené  les  journaux  à  an  sou 
et  les  propagandes  radicales,  s'irrite,  mais  sans  se  ravi- 
ser. Il  regarde  encore  en  avant,  pas  en  arrière. 

Il  lui  est  impossible  de  se  dissimuler  son  malaise  et  sa 
détresse.  Il  sait  qu'il  souffre  plus  sous  la  République  que 
sous  la  monarchie.  Un  vague  instinct  lui  dit  que  le  re- 
tour de  cette  monarchie  rendrait  la  sécurité  au  pays,  le 
mouvement  aux  affaires,  l'activité  au  commerce,  la  vie  à 
l'industrie,  la  sève  à  l'agriculture,  au  travail  la  certi- 
tude et  le  salaire.  Qu'importe!  il  savait  aussi  que  nul 
n'avait  pris  une  plus  large  part  que  M.  Gambetta  à  cette 
guerre  insensée  où  s'étaient  inutilement  décimés  la 
ferme,  l'usine,  la  chaumière,  le  village  et  l'atelier;  que  nul 
ne  s'était  montré  tout  à  la  fois  plus  présomptueux  et  plus 
incapable;  que  nul  ne  l'a  plus  cruellement  sacrifié  à  un 
intérêt  d'ambition,  d'égoïsme  et  d'orgueil:  il  savait  ce 
que  lui  a  coûté  chaque  jour  de  cette  dictature  incessam- 
ment partagée  entre  une  fanfaronnade  et  une  défaite.  Il 
le  savait,  et.  deux  ans  après,  il  faisait  de  M.  Gambetta 


338  NOUVEAUX  SAMEDIS 

son  idole,  et   de  cette  dictature  odieuse  le   piédestal  de 

sa  statue. 

A  présent,  dans  un  autre  cadre,  même  logique  popu- 
laire ou  plutôt  révolutionnaire.  —  Il  souffre,  direz-vous, 
et  la  République  en  est  cause.  —  Oui,  mais  parce  qu'elle 
n'est  pas  encore  ce  qu'elle  devrait  être.  Si  ses  souffrances 
deviennent  intolérables ,  si  MM.  Gré vy  et  Gambetta  ne 
peuvent  rien  pour  le  soulager,  il  ne  reviendra  pas  au  duc 
de  Broglie;  il  ira  à  Clemenceau.  Si  le  docteur  Clemenceau 
y  perd  son  latin  et  ses  drogues,  sa  clientèle  n'ira  pas  à 
M.  de  Falloux,  mais  à  Ranc  et  à  Rochefort.  Si*  Rochefort 
et  Ranc  lui  donnent  des  blagues  au  lieu  de  pain  et  de 
croûte  de  pâté,  elle  ne  se  tournera  pas  vers  M.  de  Larcy, 
mais  vers  Jules  Vallès  et  Félix  Pyat.  Enfin,  si  le  plus 
farouche,  le  plus  sinistre  des  signataires  de  la  protes- 
tation  qui  réclame  pour  la  Commune  une  apothéose  au 
lieu  d'une  amnistie,  est  forcé  de  déclarer  son  impuis- 
sance en  matière  de  paupérisme,  c'est  à  lui-même  que  ce 
pauvre  peuple,  n'ayant  plus  de  foi,  ne  voulant  plus  de 
loi,  exacerbé  par  le  contraste  de  sa  royauté  et  de  sa  mi- 
sère, demandera  la  solution  des  problèmes  qui  ne  flattent 
ses  convoitises  que  pour  le  rejeter  sur  son  grabat.  Cette 
solution  communiste  et  brutale,  je  n'ai  pas  besoin  de  la 
préciser  davantage.  Les  raisonnements  les  plus  inatta- 
quables, l'éloquence  la  plus  persuasive,  les  preuves  les 
plus  péremptoires,  les  expériences  les  plus  authentiques, 
les  remontrances  les   plus  affectueuses,  les  bienfaits  les 


LA  SEMAINE  SAINTE   LITTÉRAIRE 

plus  inépuisables,  se  brisent  contre  ce  parti  pris  d'aveu- 
glement et  de  surdité. 

Il  en  est,  dans  ces  circonstances,  de  la  discussion  poli- 
tique comme  de  notre  polémique  littéraire.  Même  abon- 
dance de  bonnes  raisons,  même  résultat  négatif,  dérisoire 
ou  contradictoire.  —  Voyons,  madame  !  il  est  impossible 
que  vous  preniez  plaisir  à  cette  littérature  d'assommoir, 
immonde,   fétide,  écœurante,  nauséabonde,    alcoolisée, 
asphyxiante,  hideuse,  infecte,  qui  n'est  pas  même  amu- 
sante, et  qu'on  ne  réussira  jamais  à  naturalismer  fran- 
çaise. —  Vous  dites  vrai,  si  vrai  que,  pour  en  être  plus 
sûre,  je  vais  acheter  un  exemplaire  de  la  centième  édi- 
tion. «  Voyons,  Jacques  !  Ta  n'es  ni  méchant  ni  stupide; 
tu  sais  bien  où  sont  tes  vrais    amis,  ceux  qui  ne  t'ont 
jamais  trompé...  Ce  journal,  que  ta  lis  et  que  ta  crois, 
n'est  qu'un  amas  de  mensonges:  ce  cabaret,  où  Ton  dé- 
blatère contre  ton  propriétaire  et  ton  curé,  t'empoisonne 
et  te  prend  tes  derniers  sous.  Cette  Marseillaise  que  tu 
chantes  ou  que  tu  beugles,  si  elle  était  appliquée  et  pra- 
tiquée, aurait  pour  conséquence  immédiate  de  rallumer 
cette  guerre  qui  te  fait  horreur,  d'emmener  tes  enfants  à 
la  frontière,  de  te  remettre  sur  les  bras  Bismarck,  de 
Moltke  et  Manteuffel,  de  renouveler  sous  tes  yeux  les 
scènes  épouvantables  de  1870.  Qu'as-tu  gagné  au  4  sep- 
tembre? A  ces  neuf  ans  de  République9  Rien.  Tu  allais 
être  presque  riche:  te  voilà  tout  à  fait  pauvre...  Eh  bien, 
nous  avons  une  élection  dimanche  :  tu  connais  les  deux 


340  NOUVEAUX  SAMEDIS 

candidats.  M  de  B...  n"a  jamais  manqué  une  occasion 
de  te  rendre  service.  Il  est  le  bienfaiteur  du  pays.  Sa  famille 
est  intimement  liée  à  nos  traditions  locales.  Ses  intérêts 
sont  les  nôtres.  Grand  propriétaire,  actif,  intelligent, 
entouré  de  considération  et  d'estime,  il  ne  veut  de  la 
députation  que  pour  nous  être  encore  plus  utile;  c'est 
le  mandataire  qu'il  nous  faut...  Le  citoyen  X...  est  un 
triste  sire,  un  homme  taré,  un  charlatan  sans  sou  ni 
maille,  discrédité  dans  son  propre  parti,  compromis  par 
d'assez  vilaines  histoires.  Il  n'aspire  à  être  député  que 
pour  se  grandir  et  s'enrichir  à  tes  dépens,  pour  avoir 
de  quoi  acheter  des  bottes  et  y  mettre  du  foin;  ce  foin, 
mon  brave  Jacques,  c'est  le  tien,  c'est  le  mien,  c'est  le 
nôtre!...  »  Jacques  vous  a  écouté,  la  tête  basse,  d'un 
air  de  componction  méditative,  qui  vous  fait  croire  que 
vous  l'avez  convaincu...  Après  quoi,  il  va  relire  la  Lan- 
terne, s'asseoir  au  cabaret,  fredonner  le  sang  impur  et 

voter  pour  le  citoyen  X Vive  la  République  ! 

Faut-il  se  débattre  contre  l'impossible  ?  Non  !  le  plus 
sage  est  d'attendre,  et  de  confier  à  ceux  qui  nous  écra- 
sent le  soin  de  nous  venger  et  de  nous  sauver  en  se  dé- 
vorant. Après  nous  avoir  divisés  pour  régner,  ils  se 
divisent  pour  tomber.  Chacun  de  leurs  succès  leur  crée 
un  nouvel  embarras:  ils  n'ont  pas  de  pires  ennemis 
qu'eux-mêmes.  Ils  peuvent  tout,  excepté  s'arrêter  sur 
la  pente  savonnée  qui  les  entraîne  :  ils  peuvent  tout,  ex- 
cepté obtenir  de  ceux  qui  les  poussent  une  trêve  et  une 


LA  SEMAINE  SAINTE   LITTERAIRE  3*1 

halte;  ils  peuvent  tout,  excepté  donner  à  leurs  dupes  la 
millième  partie  de  ce  qu'ils  leur  ont  promis.  Ils  peuvent 
tout,  excepté  faire  que  ■ -mptes  ne  se  traduisent 

pas  tôt  ou  tard  en  cris  de  rage  et  en  révoltes.  Ils  peuvent 
tout,  excepté  offrir  un  point  d'appui  à  ce  qu'ils  ont  dé- 
croché. Encore  une  fois,  attendons!  Pour  l'instant  nous 
sommes  vaincus,  absolument  vaincus,  comme  l'ont  été 
tour  à  tour  tous  les  partis  depuis  le  commencement  de 
ce  siècle;  jamais  plus  près  de  leur  chute  que  lorsqu'ils 
paraissaient  inébranlables;  jamais  plus  près  de  leur  re- 
vanche que  lorsqu'ils  semblaient  désesp 

Mais  les  vérités  religieuses  n'ont  pas  de  ces  éclipses  et 
de  ces  lacunes.  A  quelque  moment  qu'on  les  prenne,  on 
les  trouve  toujours  prêtes  à  seconder,  à  éclairer,  à  gui- 
der leurs  défenseurs.  Si  j'osais  leur  appliquer  un  lan- 
gage humain,  je  dirais  que  la  disgrâce  leur  va  bien, 
qu'elles  redoublent  d'intérêt,  d'à  propos,  d'urgence,  d'in- 
nocente magie,  de  mystérieuse  puissance,  à  mesure  que 
Ton  s'acharne  à  les  pro.-crire,  et  qu'elles  gardent  leur 
opportunité  sous  les  coups  de  l'opportunisme.  Si  \  \  >sez 
un  sceptique  respectueux,  un  indifférent  ou,  comme 
disait  Sainte-Beuve,  un  neutre  de  bonne  compagnie,  un 
Parisien  spirituel  et  sans  préjugés;  demandez-lui  son 
avis,  s'il  en  a  un;  il  vous  dira  que  l'abus  de  la  raison  du 
plus  fort,   la  mauvaise  foi  d  irs,  la  violence 

la  stupidité  des  attaques,  la  ■'•  des  insultes,  le 

scandale  des  calomnies  lui  donneraient  presque  envi.- 


342  NOUVEAUX  SAMEDIS 

d'être  vraiment  catholique  et  d'aller  à  la  messe.  Il  refu- 
sera de  comprendre  et  surtout  d'estimer  le  chrétien  assez 
lâche,  assez  tiède  ou  assez  léger  pour  déserter  son  poste 
à  l'heure  où  il  suffit  d'un  peu  de  cœur,  de  droiture  et  de 
générosité  naturelle  pour  déclarer  odieux  les  oppres- 
seurs et  sympathiques  les  opprimés.  Môme,  si  nous  nous 
trouvons  en  présence  de  beaux  esprits  académiques,  — 
et  nous  en  avons  eu  récemment  un  bel  exemple,  —  ils 
ajouteront  ou  ils  laisseront  deviner,  avec  toutes  sortes  de 
circonlocutions  et  de  précautions  oratoires,  que  cela  re- 
vient au  même,  quoique  ce  soit  tout  le  contraire  ;  que 
l'idéal,  l'exquis,  le  témoignage  d'une  conscience  indivi- 
duelle, soigneusement  renfermés  dans  le  for  intérieur  et 
évitant  scrupuleusement  de  faire  des  prosélytes,  peuvent 
tenir  lieu  des  articles  de  foi,  mais  qu'il  y  aurait  cruauté 
à  priver  les  âmes  simples,  les  classes  populaires,  les  dés- 
hérités, les  pauvres,  de  ces  croyances,  de  ces  certitudes, 
de  ces  espérances  divines,  qui  seules  peuvent  les  empê- 
cher de  nous  haïr,  leur  apprendre  à  se  résigner,  et  leur 
enseigner  ce  que  Tocqueville  appelle  la  charité  du  pau- 
vre :  «  ne  pas  détester,  le  riche.  » 

Cruauté,  dites- vous?  —  il  y  a  aussi  imprudence,  et 
cette  imprudence  est  bien  plus  grave  chez  M.  Jules 
Ferry,  ses  collègues,  ses  journalistes,  ses  amis  et  ses 
coreligionnaires,  que  parmi  les  conservateurs  et  les 
catholiques.  Assurément,  ceux-ci  n'ont  pas  tous  la  voca- 
tion du  dénuement  et  la  nostalgie  du  martyre.  Ils  aiment 


LA  SEMAINE  SAINTE   LITTÉRAIRE  343 

autant  qu'on  ne  pille  pas  leur  hôtel,  qu'on  ne  brûle  pas 
leur  château,  qu'on  ne  se  partage  pas  leurs  terres,  qu'on 
leur  épargne  le  sort  des  otages  fusillés  ou  massacrés  par 
les  grands  citoyens  de  la  Commune.  Mais  enfin,  s'il  fallait 
en  venir  là,  si  tel  devait  être  le  dernier  mot  de  la  logique 
radicale,  le  dénouement  de  la  tragi-comédie,  la  même  foi 
qui  défend  le  pauvre  contre  la  rébellion  et  la  haine, 
protégerait  le  riche  contre  le  désespoir.  Son  Évangile 
qu'il  croit  et  qu'il  aime  lui  dit  que  son  royaume  n'est 
pas  de  ce  monde.  Usait  que  tout  ne  finit  pas  ici-bas;  que 
les  biens  qu'il  possède  ne  sont  rien,  comparés  à  ceux 
qu'il  espère,  qu'une  sécurité  somnolente  lui  déroberait 
peut-être,  et  que  lui  assurent  la  fermeté  dans  le  péril,  le 
courage  dans  l'épreuve,  la  prière  dans  l'angoisse,  la  sou- 
mission dans  la  souffrance.  Ce  qu'il  perd  d'un  coté,  il  le 
regagne  de  l'autre,  centuplé  par  la  miséricorde  du  bon 
Dieu.  Mais  les  parvenus  du  4  septembre!  les  champi- 
gnons du  fumier  démagogique!  les  fétiches  du  suffrage 
universel  !  leur  bilan  se  divise  en  trois  phases:  celle  où 
ils  n'étaient  rien  et  n'avaient  rien;  celle  où  ils  sont  lout, 
ont  tout  et  peuvent  tout,  et  celle  où  leur  cher  néant  les 
reprendra,  non  plus  pour  les  ramener  au  café  de  Madrid, 
mais  pour  les  conduire  au  cimetière.  Telle  est  l'exacte 
distribution  de  leur  passé,  de  leur  présent,  de  leur  ave- 
nir. M.  de  La  Palisse  ne  manquerait  pas  de  remarquer 
que,  dans  cette  trilogie,  une  seule  phase,  le  pr< 
peut  et  doit  leur  sourire.  Leur  passé  ne  les  flatte  pas,  et 


34i  NOUVEAUX  SAMEDIS 

il  est  impossible,  quoi  qu'ils  en  disent,   que  leur  avenir 

leur  soit  bien  agréable. 

Eh  bien,  ces  favoris  de  l'heure  présente  n'ont  qu'une 
chance,  une  seule,  pour  que  la  coupe  ne  se  brise  pas 
sous  leurs  lèvres  ou  entre  leurs  mains,  pour  qu'il  leur 
soit  permis  de  jouir  en  paix  de  ce  pouvoir,  de  ces  riches- 
ses, de  ce  luxe,  de  ce  carnaval,  de  cette  existence  ouatée 
et  capitonnée,  de  ces  perpétuelles  allégresses  de  la  va- 
nité, des  sens,  de  l'esprit  et  de  la  bête,  qu'ils  doivent  à 
l'aveuglement  des  multitudes,  et  qui,  chaque  matin, 
leur  rappelle  sans  doute  le  légendaire  refrain  d'opéra: 
«  Mon  Dieu  !  si  c'est  un  songe,  ne  me  réveillez  pas!  » 
—  C'est  que  ce  peuple,  dont  ils  sont  les  créatures,  ne 
s'avise  pas  de  défaire  son  ouvrage,  ou;  en  d'autres  ter- 
mes, que  ce  pauvre  qui  pâtit  et  souffre  de  plus  en 
plus  tandis  qu'ils  nous  éblouissent  des  feux  de  Bengale 
de  leur  subite  fortune,  accepte  jusqu'au  bout  la  poi- 
gnante inégalité,  —  iniquité  —  de  ce  partage.  Or,  pour 
qu'il  l'accepte,  que  faut-il?  Que  le  pauvre  se  console 
avec  les  immortels  principes  ?  Il  ne  les  comprend  guère, 
et  il  n'y  a  rien  gagné;  qu'il  se  complaise  dans  son  œu- 
vre en  songeant  aux  trésors  de  patriotisme,  de  désin- 
téressement et  d'éloquence  qui,  sans  lui  et  son  bulletin 
de  vote,  seraient  restés  dans  l'ombre  des  estaminets  ? 
Je  parierais  qu'il  n'y  a  pas  pensé.  Qu'il  invite  à  sa  table 
sans  pain  et  a  son  foyer  sans  feu  l'idéal,  l'exquis,  l'in- 
fini, l'invisible,   l'immatériel,    l'impondérable,    le  peut- 


LA  SEMAINE   SAINTE    LITTERAIRE 

être,  le  catéchisme  et  l'Évangile  tamisés,  vaporises,  volati- 
lisés à  l'usage  des  savants?  Il  répondra,  comme  M.  Jour- 
dain, qu'il  y  a  là  trop  de  brouillamini  et  de  tintamarre, 
ou,  comme  le  coq  de  la  fable,  que  le  moindre  grain  de 
mil  ferait  bien  mieux  son  affaire:  il  ajoutera,  d'ailleurs, 
qu'il  ne  connaît  aucun  de  ces  messieurs.  Que  le  plaisir 
de  faire  pièce  à  son  propriétaire  et  à  son  curé  l'amuse 
au  point  de  changer  son  pain  de  seigle  en  brioche  et  sa 
piquette  de  bière  en  chanibertm  ?  C'est  bon  pour  quinze 
jours,  pour  trois  mois  peut-être;  mais  après?  Ou  bien, 
que  les  députés,  les  sénateurs,  les  ministres,  les  prési- 
dents, les  préfets  exercent  sur  lui  de  mystérieux  talents 
de  dompteurs,  de  charmeurs,  de  magnétiseurs  ?  Hélas  ! 
nous  en  avons  aperçu  quelques-uns,  de  ces  élus,  de  ces 
enrichis,  de  ces  triomphateurs,  de  ces  souverains  par 
délégation  populaire:  médecins,  notaires,  avoués,  épi- 
ciers, apothicaires,  avocats,  huissiers,  écrivassiers  de 
petite  ville,  agents  d'affaires,  courtiers  ou  maîtres  d'é- 
cole; partis  de  si  bas  qu'on  doit  leur  pardonner  le  v  r- 
tige.  Quels  dompteurs,  grand  Dieu  !  que  glacerait  d'ef- 
froi le  miaulement  du  chat  de  leur  gouttière  !  Quels 
fascinateurs,  quels  charmeurs,  quels  magnétiseur-  :  Je 
dirais  volontiers  au  pauvre  diable,  assez  sot  pour  se 
laisser  ensorceler:  «  Comment  peux-tu  cédera  ce  magné- 
tisme, animal?  » 

Non  !  non  !   pour  que   Jacques  Bonhomme  supporte 
indéfiniment  ce  contraste  de  l'insolente  fortune  d 


346  .NOUVEAUX  SAMEDIS 

idoles  avec  ses  propres  misères,  il  faut  qu'iL  se  résigne  : 
pour  qu'il  se  résigne,  il  faut  que  cette  vertu  lui  soit  ré- 
vélée par  une  puissance  supérieure,  adoucie  par  une 
céleste  espérance,  qu'elle  se  confonde  pour  lui  avec  un 
ensemble  de  vérités,  avec  une  gerbe  de  lumière,  qui 
s'appelle  la  Religion  chrétienne.  Ou  chrétien  avec  le 
prêtre  pour  confident,  le  religieux  pour  instituteur,  la 
soeur  de  charité  pour  infirmière,  l'église  pour  refuge  et 
le  ciel  pour  horizon;  ou  révolté,  furieux,  ulcéré,  endia- 
blé, implacable,  si  on  lui  prouve,  d'une  part,  que  tout  finit 
ici-bas,  de  l'autre,  qu'en  l'appelant  Sire  et  Votre  Majesté, 
ses  courtisans  l'ont  exploité  et  se  sont  moqués  de  lui. 
Vous  connaissez  le  mot  si  souvent  répété  et  peut-être 
mal  compris  :  «  Hors  de  l'Église,  point  de  salut  !  »  —  Oui, 
dirai- je  volontiers  à  MM.  Jules  Ferry,  Floquet,  Lockroy 
et  consorts;  oui,  hors  de  l'Église  point  de  salut...  pour 
vous  qui  persécutez  l'Église,  qui  traquez  l'enseignement 
religieux:  pour  vous  qui  voudriez,  d'un  trait  de  plume, 
proscrire  les  prêtres,  interdire  les  évoques,  supprimer 
les  Frères  des  écoles  chrétiennes,  séculariser  la  nais- 
sance, le  mariage,  la  vie  et  la  mort,  fermer  les  asiles  de 
la  charité  et  de  la  prière,  anéantir  les  catholiques,  inva- 
lider ou  révoquer  le  bon  Dieu:  pour  vous,  qui  encoura- 
gez d'infectes  caricaturistes  à  salir  de  leurs  crayons  trem- 
pés dans  la  bave  tous  les  objets  de  nos  respects  et  de 
notre  culte,  qui  excitez  la  libre  pensée  à  l'outrage,  l'ou- 
trage au   blasphème,  le  blasphème   au  sacrilège  ;  qui, 


LÀ  SEMAINE  SAINTE   LITTERAIRE  347 

lorsqu'une  bande  de  mauvais  drôles  envahit  une  cathé- 
drale, montre  le  poing  au  prédicateur,  insulte  la  chaire 
chrétienne,  réplique  à  la  parole  divine  en  hurlant  la  Mar- 
seillaise, en  criant:  Vive  la  Commune!  en  demandant, 
entre  deux  bouffées  de  cigare,  des  canons  et  des  mitrail- 
leuses pour  écraser  l'infâme,  ne  trouvez  rien  de  mieux 
que  ^inviter  les  fidèles  à  déguerpir  et  le  prédicateur  à 
se  taire:  pour  vous  qui,  gorgés  d'argent  et  d'honneurs 
(au  pluriel),  ne  seriez  tout  à  fait  contents  que  le  jour  où 
les  enfants  du  peuple,  livrés  à  des  instituteurs  laïques, 
seraient  tous  athées  comme  vous  et  comme  leurs  maîtres, 
et  qui  ne  voyez  pas,  insensés  !  que,  ce  jour-là,  le  jour 
où  ils  ne  croiront  plus  à  rien,  ils  croiront  à  votre  argent 
pour  vous  le  prendre,  à  vos  places  pour  vous  remplacer, 
cà  vos  traitements  pour  s'en  saisir,  à  vos  palais  pour  les 
piller,  au  menu  de  vos  festins  pour  vous  forcer  de  sortir 
de  votre  assiette  ! 

Donc,  lorsque  nos  souverains,  armés  des  projets  de 
loi  Ferry,  s'acharnent  à  l'extinction  du  cléricalisme  dans 
l'enseignement,  c'est  bien  moins  contre  nous  qu'ils  tra- 
vaillent, que  contre  eux-mêmes,  et  cela  de  deux  façons; 
d'abord,  parce  qu'ils  achèvent  de  déshonorer  aux  yeux 
mêmes  des  nations  protestantes  le  malheureux  pays,  qu'ils 
gouvernent:  ensuite, parce  que,  s'ils  pouvaient  réussir,  ils 
condamneraient  d'avance  leur  pouvoiréphémère, leur  frêle 
omnipotence,  à  succomber  sous  les  coups  de  ceux  qui, 
partageant  leur»  doctrines,  voudraient  partager  le  reste. 


348  .NOUVEAUX  SAMEDIS 

Mais  ils  ne  réussiront  pas.  Ils  ne  tarderont  pas  à  re- 
connaître, que,  s'ils  ont  pu,  par  lassitude,  par  ruse  ou 
par  surprise,  confisquer  les  opinions,  ils  auront  moins 
bon  marché  des  croyances,  et  qu'on  ne  joue  pas  avec  les 
vases  de  l'autel  comme  avec  les  bulletins  de  vote.  Partout 
la  résistance  s'organise;  les  protestations  surabondent; 
canonniers,  à  vos  pièces!  Catholiques,  à  vos  pétitions! 
Déjà  la  religion,  la  vérité,  la  liberté,  la  justice,  le  bon 
sens,  ont  trouvé  d'éloquents  interprètes,  d'autant  plus 
précieux  qu'ils  ne  sont  ni  évêques,  ni  chanoines,  ni  prê- 
tres, ni  sacristains,  ni  marguilliers,  ni  rédacteurs  des 
journaux  signalés  comme  complices  de  l'éleignoir  contre 
la  lumière.  Ce  n'est  plus  Basile,  c'est  Figaro  en  per- 
sonne, qui  s'indigne  de  ce  parti  pris  d'iniquité  brutale, 
d'impiété  grossière  et  de  haine.  Ce  n'est  pas  la  Revue  du 
Monde  catholique,  c'est  la  Revue  des  Deux  Mondes,  qui 
s'élève  avec  autant  de  fermeté  que  de  sagesse  contre  ces 
entrepreneurs  de  servitude,  de  monopole  et  d'arbitraire 
au  nom  de  la  liberté  pour  tous.  Vous  avez  tous  lu  les 
belles  pages  de  M.  Charles  de  Mazade  et  les  admirables 
articles  de  Saint-Genest,  qui  nous  ont  fait  battre  le 
cœur,  et  qui  vont  être  réunis  en  brochure  populaire. 
Pour  moi,  après  avoir  signé  de  mon  nom,  de  mon  pré- 
nom et  de  ma  qualité  d'homme  de  lettres  l'humble  péti- 
tion des  catholiques  de  mon  village,  je  vais  céder  à  mon 
innocente  manie  en  vous  contant  une  petite  anecdote. 

L'autre  jour,  —  restons  dans  le  vague,  —  je  passais  sur 


LA  SEMAINE  SAINTE   LITTERAIRE  J i 9 

la  place  de  la  Préfecture,  dans  le  chef-lieu  du  départe. 
ment  de  la  Haute-Durance.  Vous  savez  à  quels  excès  de 
magnificence  on  a  élevé,  depuis  un  quart  de  siècle,  ces  rési- 
dences préfectorales.  L'hôtel  était  splendide.  Dans  le  jar- 
din, que  l'on  entrevoyait  à  travers  la  porte  cochère  et  la 
cour  d'honneur,  un  printemps  précoce  avait  épanoui  les 
lilas,  les  pivoines,  les  faux  ébéniers,  les  aubépines  à  Heurs 
roses,  les  jasmins  et  les  anémones.  On  attendait  un  nou- 
veau préfet,  mince  journaliste,  il  y  a  quatre  ou  cinq  ans, 
et  probablement  logé  dans  une  mansarde.  Les  domesti- 
ques avaient  ouvert  toutes  les  fenêtres.  Un  gai  rayon  de 
soleil  jouait  dans  les  tentures  de  soie,  de  lampas  et  de 
brocatelle.  J'apercevais  confusément,  dans  les  trois  sa- 
lons dont  je  connaissais  par  ouï-dire  l'imposante  enfilade, 
des  bronzes,  des  tableaux,  des  lustres,  des  pendules,  des 
vases  de  Sèvres,  des  bibelots  de  toutes  sortes.  On  devi- 
nait que  le  parfum  des  (leurs  devait  monter  jusqu'aux 
fenêtres  ouvertes  et  se  répandre  dans  les  appartements. 
Dans  la  cour,  piaffait  un  alezan  doré  sur  toutes  les  cou- 
tures, attelé  à  un  élégant  coupé.  Sur  la  place,  a  l'angle 
de  l'hôtel,  un  pauvre  aveugle,  parfaitement  authentique, 
avait  placé  devant  lui  un  chien  griffon,  fort  laid,  qui 
tenait  entre  ses  dents  une  sébile.  Quoique  ce  duo  de 
l'aveugle  et  du  chien  soit  un  peu  usé,  je  ne  lui  ; 
jamais.  Je  m'approchai;  au  moment  où  mon  obole  tomba 
dans  la  sébile,  le  chien  me  regarda  d'un  air  de  recon- 
naissance mélancolique,  et  l'aveugle,  pour  me  remercier, 


350  NOUVEAUX  SAMEDIS 

murmura  d'une  voix  douce  la  divine  prière  :  «  Notre 
Père  qui  êtes  aux  deux...  D.jnnez-nous  aujourd'hui  no- 
tre pain  quotidien.  »  —  En  môme  temps,  un  groupe 
rassemblé  de  l'autre  côté  de  la  place  afin  de  guetter 
l'arrivée  du  préfet  se  mit,  pour  charmer  les  ennuis  de 
l'attente,  à  fredonner  la  Marseillaise.  Peut-être  allez- 
vous  me  trouver  bien  allégorique  :  mais  il  m'a  paru  que 
cet  hôtel  somptueux,  ce  préfet,  ci-devant  journaliste  de 
cinquième  ordre,  cet  aveugle  résigné  à  son  sort,  ce 
brave  chien  crotté  jusqu'à  l'échiné,  emblème  de  la  fidé- 
lité mal  payée,  cette  Marseillaise  répondant  à  notre 
sublime  Pater  ,  tout ,  jusqu'à  cette  piécette  offerte 
par  un  réactionnaire  à  un  pauvre  pour  lui  faire  pren- 
dre patience,  résumait  assez  bien  la  situation  présente, 
et  pouvait,  sans  trop  de  dissonance,  servir  d'épilogue  à 
notre  causerie  du  samedi  saint. 


XVII 


DEUX   SŒURS 


20  avril  1879. 

Pour  échapper  à  la  double  asphyxie  du  naturalisme 

politique  et  du  radicalisme  littéraire,  laissez-moi  vous 
proposer  aujourd'hui  une  petite  débauche  d'idéal:  le 
mot  de  débauche  est  ici  d'autant  pins  juste,  qu'il  faudra 
nous  griser  un  peu,  ne  pas  y  regarder  de  trop  près, 
permettre  à  l'imagination,  à  la  folle  du  logis,  de  se  faire 
une  large  part,  d'apaiser  les  scrupules  de  la  religion  et 
delà  morale,  de  nous  maintenir  dans  \ebleu,  c'esl-à-dire 
dans  ces  régions  vagues,  entremêlées  de  lumière  et  de 
brume,  où  la  pensée,  si  elle  n'était  pas  bien  sûre  d'elle- 

t.  Lucile  de  Chateaubriand,  ses  œuvres,  sa  vie,  par  M.  Ana- 
tole France. 
Henriette  Renan,  racontée  par  son  frère. 


352  NOUVEAUX  SAMEDIS 

même,  pourrait  se  rassurer  en  s'absorbant  dans  le  rêve. 
Vous  m'accuseriez  de  sublilitéet  de  paradoxe,  si  j'es- 
sayais d'établir ,  entre  Chateaubriand  et  M.  Ernest 
Renan,  un  de  ces  parallèles,  qui  sont  d'ailleurs  démodés. 
Les  contrastes  seraient  plus  nombreux  que  les  ressem- 
blances. Le  gentilhomme  d*antique  race,  aux  origines 
féodales,  aux  allures  chevaleresques,  au  regard  d'aigle 
prêt  à  fasciner  bien  des  tourterelles,  n'a  rien  de  commun 
avec  le  séminariste  d'extraction  bourgeoise,  de  physiono- 
mie cléricale,  ayant  toujours  l'air  étonné  que  son  habit 
noir  ne  soit  pas  une  soutane,  et  parfaitement  désinté- 
ressé dans  sa  passion  pour  la  Vénus  de  Milo  ou  l'Apollon 
du  Belvédère.  L'auteur  de  l'Essaimer  les  révolutions  est 
presque  fils  de  Voltaire  avant  de  redevenir  fils  des  croi- 
sés ;  il  subit  du  moins  l'influence  de  Jean-Jacques  Rous- 
seau, et  c'est  à  la  suite  de  secousses  extérieures,  de  catas- 
trophes foudroyantes,  aggravées  par  un  deuil  filial,  qu'il 
passe  brusquement  du  déisme  au  christianisme.  L'au- 
teur de  la  Vie  de  Jésus,  pauvre,  obscur,  studieux,  mé- 
ditatif, type  du  cloarer  de  Guérande  ou  de  Tréguier, 
abrité  sous  les  tours  de  Saint-Sulpice,  s'ouvrant  à  la  vie 
intellectuelle  sous  le  règne  pacifique  de  Louis-Philippe, 
sent  peu  à  peu  la  foi  s'altérer  et  se  dissoudre  dans  son 
âme,  comme  si  un  insecte  invisible  s'était  lentement  glissé 
dans  le  calice  de  la  fleur  mystique.  Tout,  chez  M.  de 
Chateaubriand,  s'était  accompli  en  dehors,  par  sentiment 
ou  par   émotion  plutôt  que   par   réflexion.  Tout,  chez 


DEUX  SŒURS  353 

Ernest  Renan,  s'opère  en  dedans,  à  huis-clos,  dans  le 
secret  d'une  conscience  qui  s'abuse  à  force  de  s'interroger, 
par  gradations  insensibles,  avec  la  uni  vite  taciturne  de 
la  cellule  ou  du  cloître.  Il  va  doucement  du  seuil  de  l'é- 
glise, des  marches  de  l'autel  et  dos  préIndes  du  sacer- 
doce, au  doute  d'abord,  puis  à  la  critique,  puis  à  une 
religiosité  confuse,  personnelle,  fluide,  impalpable,  sans 
mystère  et  sans  culte,  réfractaire  au  surnaturel,  respec- 
tueuse tout  ensemble  et  dédaigneuse,  dont  il  serait  moins 
sûr  s'il  pouvait  la  définir,  et  moins  satisfait  s'il  la  par- 
tageait avec  quelqu'un.  Mais  il  a  été  si  bien  ajusté  à  ce 
culte  qu'il  abandonne,  si  bien  façonné  au  moule  sacer- 
dotal, qu'il  semble  adorer  encore  quand  il  ne  croit  plus, 
et  qu'il  en  gardera  toujours  l'empreinte.  Il  me  fait  l'effet 
d'un  déserteur  imprudent  qui  a  quitté  son  régiment  sans 
quitter  son  uniforme:  ou,  si  vous  préférez  une  autre 
comparaison,  le  catholicisme  et  ses  dogmes  ont  res- 
semblé pour  lui  aux  lavandières  des  légendes  de  son 
pays,  qui  conservent  jusqu'à  l'aube  leur  forme  tangible, 
et  qui,  au  lever  du  soleil,  se  confondent  avec  la  brume. 
On  rencontre  des  différences  analogues  dans  les  habi- 
tudes littéraires.  Chateaubriand  procède  à  larges  traits, 
par  éclats,  par  éclairs.  Tout  en  relief,  tout  en  saillie,  non 
seulement  sa  phrase  exprime  toute  son  idée,  mais  sou- 
vent elle  la  dépasse.  Son  génie  craint  le  renfermé:  il  vit 
au  grand  air,  fraternisant  avec  les  ■  compro- 

mettant plutôt  que  de  se  déguiser,  et  relevant  d'une 

X***"****  21». 


334  NOUVEAUX   SAMEDIS 

sorte  d'àpreté  celtique  ce  qu'il  y  avait  d'artificiel,  d'em- 
phatique ou  de  maniéré  dans  le  romantisme  de  son  temps. 
La  prose,  d'ailleurs  très  séduisante,  de  M.  Ernest  Renan, 
offre  ce  singulier  phénomène,  qu'elle  est  à  la  fois  insi- 
nuante et  évasive.  Elle  s'infiltre  dans  notre  esprit  avec 
tant  de  finesse,  elle  a  des  coquetteries  féminines  si  déli- 
cates et  si  souples,  qu'on  croirait  qu'elle  veut  nous 
conquérir  ou  nous  surprendre  ;  mais  aussitôt,  si  nous 
essayons  de  la  retenir  pour  nous  entendre  avec  elle,  bon- 
soir! Elle  s'échappe,  elle  s'esquive,  comme  si  elle  crai- 
gnait d'être  prise  au  mot,  ou  comme  si  le  contact  d'une 
autre  intelligence  lui  donnait  des  frissons  de  sensitive. 
On  a  dit  de  Thalberg  qu'il  avait  trois  mains.  Je  dirais 
volontiers  de  M.  Renan  qu'il  a  deux  plumes,  dont  Tune 
est  chargée  de  raturer  ce  que  l'autre  a  écrit.  C'est  le 
démolisseur  le  plus  caressant  queje  connaisse.  Son  mar- 
teau a  de  faux  airs  de  goupillon.  Ses  négations  sont  si 
mielleuses  et  si  polies  qu'on  se  demande  parfois  s'il  ne 
va  pas  affirmer  ce  qu'il  nie,  rétracter  ce  qu'il  affirme, 
reconstruire  ce  qu'il  détruit,  recomposer  ce  qu'il  pul- 
vérise, s'agenouiller  sur  les  dalles  de  cette  église  dont  il 
vient  de  saper  les  fondements.  Il  tend  la  main  à  ses  con- 
tradicteurs, il  sourit  à  ceux  qu'il  désole,  il  tranquillise 
d'un  geste  ceux  qu'il  effraie  d'une  parole,  il  embrasse 
ceux  qu'il  étouffe  ;  il  prouve  qu'un  diable  peut  ne  pas  se 
trouver  trop  mal  dans  un  bénitier.  Philinte  d'une  hérésie 
approximative,  il  serait  homme  à  matérialiser   l'idéal,  à 


DEUX  SŒURS  355 

diviniser    l'athéisme,    à  naturaliser    le   surnaturel,    à 
humaniser  le   divin,   à   compliquer   le    miracle    pour 
avoir    plus     de    mérite    à    l'expliquer.  Je   me   le  fi- 
gure   traitant  tout  ensemble  par   l'homéopathie  la  foi 
et   le  doute,  et   mêlant,   à  doses   infinitésimales,   dans 
une  coupe  d'or artistement ciselée,  l'incrédulité,  le  mysti- 
cisme, l'encens,  le  poison,  l'antidote,  le  spiritualisme,  le 
panthéisme,  le  paganisme,  l'éclectisme  ;  une  bribe  de  la 
religion  de  Swedenborg,  un  atome  de  celle  de  Fénelon, 
un  lambeau  de  la  philosophie  de  Platon,  un  éclat  de  la 
raillerie  de  Voltaire,  un  morceau  de  la  souquenille  de 
Tartuffe,  un  oui  de   saint   Matthieu,   un  non  de  David. 
Strauss  et  un  peut-être  d'Ramlet:  tout  cela  avec  des  dou- 
ceurs patelines,  des  ondulations  félines,  des  càlineries  de 
berceuse,  des  recherches  et  des  récidives  d'exquis-,  et  fina- 
lement un  charme  que  je  ne  prétends  pas  contester.   Si 
le  mot  iïendormeur  ne  prêtait  pas   à  un  sens  désobli- 
geant, je  l'appliquerais  à  ce  style  dont  l'effet  est  d'assou- 
pir en  nous  cette  faculté  maîtresse    que    Ton  pourrait 
appeler  la  veilleuse  de  nuit.  Il  faut  une  certaine  énor 
pour  se  réveiller  de  cette  agréable  somnolence,  et  recon- 
naître que  ce  charmeur  nous  égare  dans  le  vide. 

—  Maintenant,  me  dira-ton,  puisque  les  deux  hommes 
se  ressemblent  si  peu,  pourquoi  rapprocher  les  deux 
noms  ?  Aviez-vous  donc  à  écouler  une  page  sur  l'auteur 
des  Apôtres?  —  Pas  que  je  sache.  —  Est-ce  parce  que 
Chateaubriand  et  Ernest  Renan  sont  tous   deux  enfant> 


356  NOUVEAUX  SAMEDIS 

de  la  Bretagne?  —  Pas  davantage.  —  Parce  que  tous 
deux,  avant  d'écrire  ou  de  publier  leurs  ouvrages,  ont 
fait  le  voyage  en  Terre-Sainte,  d'où,  par  parenthèse,  ils 
ont  rapporté  des  impressions  et  même  des  paysages  abso- 
lument contraires?  —  Encore  moins.  —  Parce  que  l'on 
peut  dire,  à  la  rigueur,  que  Chateaubriand  a  écrit  le 
poème  du  Christianisme,  et  qu'Ernest  Renan  en  a  imaginé 
le  roman?  —  Non.  —  Mais  alors  ?  —  Parce  que  le  hasard 
vient  de  réunir  sous  nos  yeux  les  souvenirs  —  je  dirais 
presque  les  reliques  de  deux  sœurs,  la  sœur  de  René, 
que  nous  appellerons  indifféremment  Amélie  ou  Lucile 
de  Chateaubriand,  et  cette  Henriette,  dont  la  vie  et  la 
mort  ont  inspiré  à  son  frère,  sous  le  sceau  de  l'intimité, 
des  pages  éloquentes,  émouvantes  et  attristantes. 

On  Ta  déjà  répété,  et  je  ne  prétends  pas  en  avoir  l'ini- 
tiative. Il  existe  peu  de  figures  plus  touchantes  que 
celle  de  la  soeur,  —  de  la  sœur  aînée  surtout,  quand  ses 
pensées  s'accordent  exactement  avec  les  nôtres,  quand 
sa  vie  intellectuelle  fait  partie  essentielle  de  notre  esprit, 
de  notre  cœur  et  de  notre  âme,  quand  elle  répond  pour 
nous  à  ces  deux  sentiments  qui  semblent  s'exclure  et 
qui  sont  également  naturels  à  l'homme;  le  besoin  d'être 
protégé  tout  en  gardant  conscience  de  notre  supériorité. 
La  sœur  occupe  une  place  à  part,  un  peu  au-dessous 
de  la  mère,  pas  bien  loin  de  la  femme,  au-dessus  de  la 
fille,  qui  nous  est  généralement  enlevée  par  le  mariage 
au  moment  où  elle  s*épanouit  au  souffle  de  la  vingtième 


DEUX  SŒURS  357 

année.  Si  j'osais,  si  ces  nuances  n'étaient  pas  trop  subtiles 
et  trop  délicates  pour  être  impunément  effleurées,  je 
dirais  qu'elle  personnifie,  avec  plus  de  pureté  virginale 
et  de  douce  quiétude,  ces  amours  platoniques  que  rêvent, 
au  premier  chapitre  de  leur  roman,  les  imaginations  chi- 
mériques :  et  la  preuve,  c'est  que  les  héros  de  ces  dan- 
gereuses aventures  se  promettent,  au  début,  de  s'aimer 
comme  frère  et  sœur,  sauf  à  prerfdre,  plus  tard,  un  peu 
trop  de  liberté  pour  maintenir  la  fraternité.  Ce  qui  donne 
à  cette  affection  de  sœur  un  charme  infini,  c'est  qu'elle 
ne  se  présente  pas  sous  la  forme  d'un  devoir,  que  ses 
attributions  sont  indéterminées,  et  que  nous  n'avons 
jamais  à  compter  avec  elle.  Elle  n'a  pas,  à  proprement 
parler,  de  droits  ;  mot  antipathique  à  notre  nature,  et  qui 
pourrait  expliquer  bien  des  révoltes.  Dans  nos  indé- 
cisions, qui  nous  conseille  ?  Dans  nos  chagrins,  qui  nous 
console?  Après  nos  fautes,  qui  nous  relève?  Qui  se  charge 
d'un  aveu  pénible  ou  d'un  pieux  mensonge?  La  sœur. 
Confidente  discrète,  parfois  innocente  complice,  mar- 
chant à  petits  pas  et  sans  bruit  dans  notre  existence,  don- 
nant beaucoup,  se  contentant  de  peu,  ne  demandant 
rien.  La  femme  peut  avoir  plus  de  passion,  la  sœur  a 
plus  de  tendresse.  Le  profane  et  le  sacré  nous  prêtent  ici 
la  note  juste.  La  comédie,  le  vaudeville  et  la  chanson, 
qui  ont  sisouvent  taquiné,  molesté,  raillé,  berné,  persiflé, 
égaré,  compromis,  déshonore  l'épouse  et  le  mariage,  ont 
toujours  respecté  la  soeur.  La  charité  chivtienne  et  la 


358  NOUVEAUX  SAMEDIS 

langue  évangélique,  qui  s'y  connaissent,  peuvent  bien 
décerner  le  titre  de  mère  à  la  supérieure  d'un  couvent; 
elles  peuvent  bien  qualifier  d'épouse  de  Jésus-Christ  la 
jeune  fille  qui  prend  le  voile;  mais,  quand  elles  ont  dit  : 
la  sœur  de  charité,  la  petite  sœur  des  pauvres,  la  sœur 
hospitalière,  etc.,  pas  n'est  besoin  d'en  entendre  davan- 
tage. C'est  la  sœur  adoptive,  le  sourire  de  nos  douleurs, 
le  baume  de  nos  plaies,  l'allégement  de  nos  misères,  le 
recours  de  notre  ignorance,  la  messagère  de  pardon, 
d'espérance  et  de  paix.  Elle  a  voulu  ne  plus  avoir  de 
famille  pour  être  la  sœur  des  humbles,  des  faibles,  des 
malades,  des  simples,  des  indigents  et  des  petits:  il  n'y 
a  que  nos  radicaux,  ces  amis  passionnés  du  peuple,  qui 
refusent  de  la  comprendre. 

Un  poète  charmant,  étoile  de  cette  nouvelle  pléiade 
dont  François  Coppée  est  le  Victor  Hugo,  Sully-Prud- 
homme  l'Alfred  de  Vigny  et  Alphonse  Lemerre  le  Renduel, 
vient  de  nous  raconter  Lucile  de  Chateaubriand  dans 
une  notice  très  intéressante,  très  pathétique,  qu'il  a  heu- 
reusement complétée  en  publiant  à  la  suite  de  son  récit 
quelques  opuscules  de  Lucile,  ses  lettres  à  son  frère,  à 
madame  de  Beaumont,  à  Chênedollé,  deux  ou  trois  pas- 
sages des  Mémoires  d" outre-tombe  et  une  page  de  René. 
Ce  n'est  pas,  je  L'avoue,  sans  une  certaine  appréhension 
que  j'ai  ouvert  le  volume  de  M.  Anatole  France,  dont  la 
perfection  et  l'élégance  typographiques  font  le  plus  grand 
honneur  à  son  éditeur,  M.   Charavay,  et  à  son  impri- 


DEUX  SŒURS  359 

meur,  M.  Motteroz.  Je  craignais  devoir  une  indiscrétion 
et  comme  un  jet  de  lumière  trop  vivi  t  à  travers 

les  fentes  du  monument  funèbre,  dans  l'étroit  espace  qui 
sépare  des  souvenirs  du  frère  les  songes  du  poète.  Le 
trait  caractéristique  de  cet  épisode,  c'est  qu'on  risque  de 
le  gâter  en  le  précisant:  —  et  peu  s'en  est  fallu  que  Cha- 
teaubriand lui-même,  dans  ses  Mémoires,  ne  commît 
cette  profanation  déplorable:  —  c'est  que  Lucile  ou 
Amélie,  de  quelque  nom  qu'on  rappelle,  doit  rester  un 
être  à  part,  une  ombre  plutôt  qu'une  femme,  un  rêve 
plutôt  qu'une  sœur,  une  vision  plutôt  qu'une  ligure. 
Elle  a  passé  dans  la  vie  et  dans  la  mort  sans  laisser  de 
trace.  Il  serait  aussi  difficile  de  retrouver  sur  les  routes 
battues  l'empreinte  de  ses  pas  que  de  découvrir  sur  la 
terre  fraîchement  remuée  la  place  de  son  tombeau.  C'est 
l'Ophélie  de  l'amour  fraternel.  Elle  est  morte  en  effeuil- 
lant sur  son  chemin  la  couronne  poétique  de  René.  Elle 
s'est  dit  à  elle-même  ce  qu'Hamlet  dit  à  sa  fiancée  :  «  En- 
trez dans  un  cloître,  Ophélie  !  »  —  Incapable  de  goûter 
le  bonheur  et  de  le  donner,  demeurée  à  l'état  de  fantôme, 
côtoyant  ces  régions  crépusculaires  où  l'on  peut  perdre 
la  raison  sans  cesser  d'avoir  du  génie,  souffrant  d'un 
défaut  absolu  d'équilibre  entre  ses  facultés  érninentes 
et  le  sentiment  de  la  réalité,  elle  échappe  aux  lois  ordi- 
naires de  la  conscience.  Faute  de  lest,  elle  s'élève  et  plane 
si  haut,  qu'elle  perd  de  vue  la  moralité  des  actions  hu- 
maines. Je  la  compare  à  ces  blanches  hirondelles  de  mer, 


360  NOUVEAUX  SAMEDIS 

qui  n'ont  que  des  ailes  et  pas  de  corps.  Dès  lors,  elle  a  des 
licences  que  n'ont  pas  les  créatures  vulgaires.  Dès  lors, 
elle  a  pu  servir  de  texte  ou  de  thème,  non  pas,  grand 
Dieu!  à  une  confidence  ou  à  un  récit,  mais  à  une  imagi- 
nation, à  une  fiction  conjecturale  où  cette  àme,  toute 
d'exception,  inspire  et  partage  une  passion  exception- 
nelle. Elle  est  le  dernier  terme  de  ce  vague  des  passions 
que  Chateaubriand  avait  donné  pour  titre  à  ce  célèbre 
chapitre  de  son  grand  ouvrage.  Elle  révèle  à  demi  le 
mot  de  l'énigme  qui  le  tourmente,  le  dégoûte  de  tout  et 
de  lui-môme  et  le  précipite  incessamment  à  la  poursuite 
de  l'impossible.  Le  jour  où  cet  impossible  s'offre  à  lui 
sous  la  forme  d'un  crime,  tout  est  dit.  Son  rôle  est  fini 
en  ce  monde;  celle  dont  il  a  surpris  le  fatal  secret  n'a 
plus  qu'à  préluder  à  une  sainte  mort  par  le  suicide  chré- 
tien et  à  faire  de  sa  cellule  son  premier  cercueil. 

C'est  ainsi  que  Chateaubriand  et  René,  Lucile  et 
Amélie,  l'histoire  réelle  et  l'invention  ou  l'induction  hy- 
pothétique, se  fondent  dans  une  harmonie  si  exquise,  que 
le  lecteur  s'émeut  sans  se  révolter,  que  Ton  ne  sait  pas 
et  qu'on  ne  se  soucie  pas  de  savoir  ce  que  l'imagination  a 
fourni  ou  emprunté  à  la  mémoire,  où  s'arrête  le  batte- 
ment de  cœur  pour  laisser  travailler  le  cerveau.  Ce  que 
l'on  sait,  ce  que  l'on  devine,  c'est  que  cette  idéale,  poéti- 
que et  impalpable  Lucile,  si  on  la  regarde  de  trop  près 
ou  si  on  essaie  de  toucher  à  son  linceul,  s'évanouit,  s'éva- 
pore et  disparaît. 


DEUX  SŒURS  361 

Eh,  bien,  ce  qui  me  charme  dans  la  notice  de  M.  Ana- 
tole France,  ce  qui  dénonce  le  vrai  poète,  c'est  qu'il  a 
trouvé  moyen  de  nous  renseigner  sur  Lucile  de  Chateau- 
briand, d'invoquer  les  témoignages,  de  rassembler  les 
frôles  vestiges  de  son  passage  en  ce  monde,  sans  lui  rien 
enlever  de  sa  physionomie  particulière,  de  ce  caractère 
d'apparition  et  de  Génie  funéraire,  —  comme  on  disait 
dans  le  style  du  temps,  —  de  ces  alternatives  de  décou- 
ragements, d'efforts  pour  se  reprendre  à  la  vie,  d'aspira- 
tions, de  lassitudes,  d'amours  à  peine  ébauchées,  de  résis- 
tance au  bonheur,  d'élans  vers  l'inaccessible,  de  ten- 
dresses voilées,  d'admirations  pour  le  grand  frère  et  peut- 
être  de  comparaisons  désespérantes  et  désespérées,  qui 
la  rendent  si  intéressante  et  l'unissent  si  étroitement  à 
la  littérature  fraternelle.  C'est  bien  celle  de  qui  Chateau- 
briand dira:  «  ...  Son  visage  pâle  était  accompagné  de 
longs  cheveux  noirs  :  elle  attachait  souvent  au  ciel  ou 
promenait  autour  d'elle  des  regards  pleins  de  tristesse 
et  de  feu.  Sa  démarche,  sa  voix,  son  sourire,  sa  phy- 
sionomie avaient  quelque  chose  de  rêveur  et  de  souf- 
frant... Il  lui  prenait  des  accès  de  pensées  noires  que 
j'avais  peine  à  dissiper.  A  dix-sept  ans,  elle  déplorait 
la  perte  de  ses  jeunes  années:  elle  se  voulait  ensevelir 
dans  un  cloître.  Tout  lui  était  souci,  chagrin,  bles- 
sure ;  une  expression  qu'elle  cherchait,  une  chimère 
qu'elle  s'était  faite,  la  tourmentaient  des  mois  entiers... 

De  la  concentration  de  l'âme  naissaient  chez  :n, 

x* '  21 


362  NOUVEAUX  SAMEDIS 

des  effets  d'esprit  extraordinaires.  Endormie,  elle  avait 
des  songes  prophétiques:  éveillée,  elle  semblait  lire  dans 
l'avenir...  » 

C'est  bien  celle  dont  René  dira:  «  Amélie  avait  reçu  de 
la  nature  quelque  chose  de  divin;  son  âme  avait  les 
mêmes  grâces  innocentes  que  son  corps:  la  douceur  de 
ses  sentiments  était  infinie;  il  n'y  avait  rien  que  de  suave 
et  d'un  peu  rêveur  dans  son  esprit;  on  eût  dit  que  son 
cœur,  sa  pensée  et  sa  voix  soupiraient  comme  de  con- 
cert; elle  avait  de  la  femme  la  timidité  et  l'amour,  et  de 
l'ange  la  pureté  et  la  mélodie.  » 

Nous  sommes  bien  loin  aujourd'hui  de  ce  style  qui  lit 
les  délices  de  notre  jeunesse.  Pour  en  retrouver  le  par- 
fum et  le  charme,  pour  apprécier  les  rares  écrits  de 
Lucile,  il  faut  se  reporter  un  moment  aux  idées,  aux  sen- 
timents, au  goût  d'une  époque  où  rien  ne  se  disait  sim- 
plement, où  les  grandes  secousses  de  la  Révolution,  les 
spectacles  héroïques  du  Consulat,  les  réminiscences  de 
la  Grèce  et  de  Rome,  créaient  aux  imaginations  une 
atmosphère  tragique  et  les  montait  a  un  diapason  tel  que 
la  prose  ressemblait  à  delà  poésie  et  que  l'emphase  même 
paraissait  naturelle.  Ce  fut,  on  le  sait,  un  temps  de  tran- 
sition entre  la  littérature  païenne  de  la  fin  du  siècle 
et  des  premiers  tâtonnements  d'un  romantisme  qui,  avant 
de  se  frayer  sa  voie,  s'égarait  dans  les  buissons  et  les 
fleurs  d'une  rhétorique  bizarre  et  préludait  à  son  rôle  de 
novateur  en  évitant  de   parler  comme  tout  le  monde. 


DEUX  SŒURS  363 

Voici  un  de  ces  petits  poèmes  en  prose  de  Lucile  de  Cha- 
teaubriand : 

L'AURORE 

•  Quelle  douce  clarté  vient  éclairer  l'Orient?  Est-ce  la 
jeune  Aurore  qui  entr'ouvre  au  monde  ses  beaux  yeux 
chargés  des  langueurs  du  sommeil  ?  Déesse  charmante, 
hàte-toi  !  Quitte  la  couche  nuptiale,  prends  la  robe  de 
pourpre:  qu'une  ceinture  moelleuse  la  retienne  dans 
nœuds:  que  nulle  chaussure  ne  presse  tes  pieds  délicats. 
Qu'aucun  ornement  ne  profane  tes  belles  mains  faites 
pour  entr'ouvrir  les  portes  du  Jour.  Mais  tu  te  lèves  déjà 
sur  la  colline  ombreuse.  Tes  cheveux  d'or  tombent  en 
boucles  humides  sur  ton  col  de  rose.  De  ta  bouche  s'ex- 
hale un  souffle  pur  et  parfumé.  Tendre  déité,  toute  la 
nature  sourit  à  ta  présence  ;  toi  seule  verses  des  larmes, 
et  les  fleurs  naissent.  » 

Ce  n'est  rien,  et  c'est  charmant.  Il  nous  suffit  de  ces 
douze  lignes  pour  comprendre  les  affinités  qui  unirent, 
pendant  les  années  d'adolescence,  le  génie  du  frère  à  l'in- 
quiète imagination  de  la  sœur,  et  pour  justifier  ce  pas- 
sage des  Mémoires  :  «  Ce  fut  dans  une  de  ces  prome- 
nades que  Lucile,  m'entendant  parler  avec  ravissement 
de  la  solitude,  me  dit  :  «  Tu  devrais  peindre  tout  cela  !  » 
—  Ce  mot  me  révéla  la  muse:  un  souffle  divin  passa  sur 
moi.  »  —  Arrêtons- nous  la  ;  car  Chateaubriand    profite 


364  NOUVEAUX  SAMEDIS 

de  l'occasion  pour  nous  parler  de  ses  vers,  qui  ont  tou- 
jours été  d'une  médiocrité  désastreuse.  Il  n'en  est  pas 
moins  vrai  que,  à  cette  heure  de  vocation  décisive, 
Lucile,  de  deux  ou  trois  ans  pins  âgée  que  son  frère, 
exerça  sur  lui  une  mystérieuse  influence,  qu'elle  le  révéla 
peut-être  à  lui-même,  qu'elle  fit  de  leurs  causeries,  de 
leur  intimité  d'impressions  en  face  de  la  nature,  de  leurs 
vers  bégayés  en  commun,  le  noviciat  de  son  génie.  Fut- 
elle  véritablement  son  égale,  et  eut-il  raison  de  dire  : 
«  L'élégance,  la  suavité,  la  rêverie,  la  sensibilité  pas- 
sionnée de  ces  pages  offrent  un  mélange  du  génie  grec 
et  du  génie  germanique?»  —  Doit-on  lui  attribuer  une 
initiative,  ou  ne  voir  en  elle  qu'un  reflet?  Peu  importe  ! 
C'est  assez  qu'elle  ait  été  un  moment  de  moitié  dans  ces 
inspirations  préventives  qui  devaient  s'appeler  plus  tard 
René,  le  Génie  du  Christianisme,  les  Martyrs,  l'Itiné- 
raire. Par  là,  mieux  encore  que  par  son  étroite  et  visi- 
ble parenté  avec  l'Amélie,  du  roman,  du  poème  ou  de  la 
légende,  elle  a  mérité  que  son  vrai  nom  fut  associé  à 
celui  de  l'illustre  écrivain;  par  là  aussi  elle  nous  pré- 
sente, dans  son  lointain  estompé  de  brume,  quelques 
traits  de  ressemblance  avec  cette  Henriette  Renan,  à  la- 
quelle son  frère  a  consacré  une  si  touchante  notice,  chef- 
d'œuvre  d'exquise  tendresse,  modèle  de  ce  style  délicat, 
soyeux,  d'une  finesse  et  d'une  douceur  vraiment  irrésis- 
tibles quand  il  veut  bien  ne  pas  l'appliquer  à  saint 
Pierre  ou  à  saint  Paul.  Ici,  rien  de  romanesque  :  rien  qui 


DEUX  SŒURS 
prête  à  ces  commentaires  où  se  complaisaient  beaucoup 
trop  les  imaginations,  même  les  plus  honnêtes,  enfiévrées 
par  la  longue  attente  des  Mémoires  d'outre-tombe.  Hen- 
riette Renan  est  le  type  de  la  sœur  aînée,  dans  d'aus- 
tères conditions  de  pauvreté  et  de  travail,  renonçant  aux 
plaisirs  du  monde  et  aux  agréments  de  son  sexe  pour 
collaborer  avec  son  frère,  lui  préparer  et  lui  faciliter 
sa  besogne  et  lui  rendre  moins  dures  les  saisons  d'é- 
preuve, d'apprentissage  et  de  début.  Elle  n'a  pas  eu 
de  jeunesse.  Un  de  mes  compatriotes,  qui  la  vit  à  son 
passage  dans  le  Midi,  lors  de  son  départ  pour  l'Orient, 
médit  que,  constamment  vêtue  de  noir,  elle  lui  parut 
n'avoir  pas  d'âge  et  tenir  le  milieu  entre  l'institutrice,  la 
diaconesse  et  la  servante  volontaire.  En  effet,  elle  avait 
été  institutrice  en  Allemagne  et  en  Pologne.  Pourtant, 
si  peu  féminine  qu'ait  été  cette  mélancolique  figure,  il 
est  difficile  de  ne  pas  se  souvenir  de  René  et  des  Mé- 
moires, d3  Lucile  et  d'Amélie,  en  lisant  les  lignes  sui- 
vantes : 

«  Alors  commencèrent  pour  nous  ces  douces  années 
dont  le  souvenir  m'arrache  des  larmes.  Nous  prîmes  un 
petit  appartement  au  fond  d'un  jardin,  près  du  Val-de- 
Gràce.  Notre  solitude  y  fut  absolue.  Henriette  n'avait  pas 
de  relations  et  ne  cherchait  guère  à  en  former.  Nos  fenê- 
tres donnaient  sur  le  jardin  des  Carmélites,  de  la  rue 
d'Enfer.  La  vie  de  ces  recluses,  pendant  les  longues 
heures  que  je  passais  à  la  Bibliothèque,  réglail  en  quel- 


366  NOUVEAUX  SAMEDIS 

que  sorte  la  sienne  et  faisait  son  unique  distraction.  Son 
respect  pour  mon  travail  était  extrême.  Je  l'ai  vue,  le 
soir,  à  côté  de  moi  durant  des  heures,  respirant  à  peine 
pour  ne  pas  m'interrompre.  Elle  voulait  cependant  me 
voir,  et  toujours  la  porte  qui  sépare  nos  deux  chambres 
restait  ouverte.  Son  amour  était  arrivé  à  quelque  chose 
de  si  discret  et  de  si  mûr,  que  la  communion  secrète  de 
nos  pensées  lui  suffisait.  Elle,  si  exigeante  de  cœur,  si 
jalouse,  se  contentait  de  quelques  minutes  par  jour, 
pourvu  qu'elle  fût  sûre  d'être  seule  aimée...  Nos  pensées 
étaient  si  parfaitement  à  l'unisson,  que  nous  avions  à 
peine  besoin  de  nous  les  communiquer...  » 

On  le  voit,  l'union  idéale  est  ici,  dans  un  cadre  bien 
différent,  aussi  intime  que  celle  de  Chateaubriand  et 
de  Lucile,  et  plus  réfléchie,  plus  active,  plus  raisonnée, 
plus  pratique,  plus  profonde  peut-être  et  plus  vraie.  S'il 
nous  fallait  décider  lequel  des  deux  frères  a  le  plus  aimé 
sa  sœur,  nous  pencherions,  à  notre  grand  regret,  pour 
Ernest  Renan.  Rien  de  plus  pathétique,  de  plus  poignant, 
de  plus  senti  que  le  récit  de  la  mort  d'Henriette  à 
Amschidt,  près  de  Beyrouth,  pendant  que  son  frère,  ter- 
rassé par  le  même  mal,  ne  peut  pas  même  lui  fermer 
les  yeux  et  lui  dire  un  adieu  suprême.  C'est  à  peine  si  le 
lecteur  ému  est  tenté  de  céder  à  un  autre  courant  d'idées 
en  rencontrant  cette  phrase  :  •  La  perte  de  mes  papiers, 
et  en  particulier  de  ma  Vie  de  Jésus,  me  parut  certaine.  » 
—  Hélas  !  pourquoi  Ernest  Renan  nous  a-t-il gâté  ce  petit 


DEUX  SŒURS  367 

chef-d'œuvre  en  commençant  par  nous  dire  :  ■  Henriette 
m'avait  devancé  dans  la  vie;  ses  croyances  catholiques 
avaient  complètement  disparu.  »  — C'en  est  fait,  le  charme 
est  rompu,  et  il  ne  m'en  faut  pas  davantage  pour  me 
donner  le  droit  d'ajouter:  «  Je  vais  bien  vous  étonner  et 
vous  paraître  bien  vulgaire  :  mais  si  le  bon  Dieu  m'avait 
accordé  une  srpur,  j'aimerais  autant  qu'elle  ne  res- 
semblât ni  à  la  poétique  Lucile,  ni  à  l'austère  Hen- 
riette... » 


F I N 


TABLE  DES  MATIERES 


I.  —  Le  Duc  Albert  de  Broglie i 

II.  —  Le  Cardiual  de  Bernis 17 

III.  —  Louis  de  Loménie 34 

IV.  —  La  Littérature  du  jour  de  Tan *i0 

V.  —  Joseph  Autran 86 

VI.  —  Hector  Berlioz 100 

VII.  -  Cuvillier-Fleury 118 

VIII.  —  E.  Caro 136 

IX.  —  Le  Roman  contemporain Vo't 

X.  —  Saint- René  Taillandier 20  i 

XI.  —  Silvestre  de  Sacy 

XII.  —  Henry  iluus=aye. 252 


370  TABLE  DES   MATIÈRES 

XIII.  —  Jules  Rolland 269 

XIV.  —  Charles  de  Mazade 28b 

XV.  —  Le  Maréchal  Davout,  prince  d'Eckmuhl 319 

XVI.  —  La  Semaine  sainte  littéraire 334 

XVII.  —  Deux  Sœurs 351 


FIN     DE     LA    TABLE     DES     MATIERES 


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V 


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NOUVEAUX  S