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( •BUOTHECA )
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AVIS.
On est instamment prié
d'avoir soin des livres, de les
renvoyer enveloppés, et d'y
joindre le nom de la personne
qui les rend.
NOUVEAUX
SAMEDIS
CALMANN LÉVY, ÉDITEUR
OUVRAGES
DE
A. DE PONTMARTIN
Format grand in-fft
Causeries Littéraires, nouvelle édition. . 1vol.
Nouvelles Causeries littéraires, 2e édition, revue
et augmentée d'une préface
Dernières Causeries littéraires, 2e édition
Causeries du Samedi, 2e série des Causeries litté-
raires, nouvelle édition
Nouvelles Causeries du Samedi, 2e édition
Dernières Causeries du Samedi, 2e édition
Les Semaines littéraires, nouvelle édition
Nouvelles Semaines littéraires, 2e édition
Dernières Semaines littéraires, 2e édition
Nouveaux Samedis li
Le Fond de la Coupe
Les Jeudis de madame Charbonneau, nouvelle édition
Entre Chien et Loup, 2e édition :
Contes d'un Planteur de choux, nouvelle édition . .
Mémoires d'un Notaire, nouvelle édition
Contes et Nouvelles, nouvelle édition
La Fin du Procès, nouvelle édition
Or et Clinquant, nouvelle édition
Pourquoi je reste a la campagne, nouvelle édition .
Les Corbeaux du Gévaudan, 2e édition
Le Filleul de Beaumarchais, 3e édition
La .Mandarine, 2e édition
Le Radeau de la Méduse, 2e édition
Souvenirs d'un vieux Mélomane, 2e édition ......
Lettres d'un Intercepté, nouvelle édition
IMPRIMERIE GÉNÉRALE DE CH.ATII.LON-SUR-SEINE, J. ROBERT.
NOUVEAUX
SAMEDIS
PAR
A. DE rONTMARTIlN
DIX-HUITIEME SÉRIE
ft= 'IL-
& c • L h*
i^éF
PARIS
CALMANT LÉVY, ÉDITEUR
ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES
RUE AUBER, 3, ET BOULEVARD DES ITALIENS, 15
A LA LIBRAIRIE NOUVELLE
1880
Droits de reproduction , et de traduction réserv--
• oioli^THECA )
«1$
NOUVEAUX
SAMEDIS
LE DUC ALBERT DE BROGLIE '
24 novembre 187 8.
Le Secret du Roi ! Ce titre m'avait deux fois induit en
erreur. Ici, fort heureusement, erreur ne fait pas mé-
compte. D'abord, lorsque nous avons lu, dès le lende-
main de la chute lamentable du gouvernement du 16 mai,
l'annonce préventive de cet ouvrage étalée sur les cou-
vertures et dans les catalogues de l'éditeur, nous avons
tous cru à un roman. Certes, le fait était peu vrai-
1. Le Secret du Roi.
2 N01 VEAUX SAMEDIS
semblable : jamais le noble duc n'avait été soup-
çonné, môme par ses adversaires ou ses ennemis, de
penchant romanesque, à moins que les mauvaises lan-
gues ne s'obstinent à confondre les fictions du parlemen-
tarisme avec les créations paradoxales de George Sand
ou de Balzac. Que sait-on pourtant ? S'il est vrai que la
politique et l'histoire soient proches voisines, la politique
cette fois avait commis de telles bévues, infligé de telles
déceptions, préparé de tels malheurs que ce voisinage
pouvait déplaire aune de ses plus illustres victimes. On
pouvait supposer que, pour franchir d'un bond le plus
vaste espace et passer d'un extrême à l'autre, le glorieux
vaincu du 14 octobre et du 13 décembre allait se réfugier
dans les régions idéales, s'entourer de héros imaginaires,
charger Walter-Scott de le consoler de Gambetta, et deman-
der à l'invention l'oubli delà réalité. Il n'aime pas la chi-
mère; mais, dans le répertoire des maîtres du genre, dans
le mariage des rois avec les bergères, dans l'amour des
duchesses pour les compagnons du tour de France, dans
les sophismes de la passion révoltée, dans les super-
cheries de l'imagination et du cœur, dans les prouesses
de d'Àrtagnan, dans les mystères du château d'If, dans
les millions de Monte-Cristo, dans les noirceurs de Rodin,
dans l'innocence de la Goualeuse, dans les coups de poing
du grand-duc de Gérolstein, dans les roueries de madame
Marnefife, dans les lésineries du père Grandet, dans
les incarnations du Vautrin, y avait-il quelque chose de
LE DUC ALBERT DE BROGLIE 3
plus chimérique que ceci: emmaillotter le J6 mai dans la
légalité, l'exposer sur le trottoir à la charité publique sous
l'avalanche incessante des feuilles radicales: risquer un
semblant de coup de force que débilite d'avance une fata-
lité de faiblesse, se figurer que, sans répression, sans
précaution, sans contrepoids d'aucune sorte, un simple
changement de préfets va suffire à déplacer une majorité
colossale! ! ! Ab ! tous tant que nous sommes, grands et
petits critiques, fêtons de notre mieux la rentrée du
noble duc, de l'éminent académicien, dans ce monde des
lettres qui lui sied si bien! Manibus date lilia plenis !
Enguirlandons ses cicatrices! Versons un baume sur
ses blessures! Cette intelligence si haute, cette àme si
chrétienne et si pure, cette raison si ferme, cette con-
science si austère, ce type admirable de l'homme trop
honnête pour être un homme d'Étal, doit ressentir de bieu
poignantes douleurs en songeant que, aujourd'hui
encore, dans nos modestes recoins de province, à deux
cents lieues du château de Broglie et delà rue de Solferino,
de braves gens, des citoyens dévoués, d'obscurs et coura-
geux serviteurs de la bonne cause, expient par l'amende
ou la prison le tort d'avoir eu confiance :
Quoi qu'il en soit, tout le monde se trompait, et je rne
trompais avec tout le monde. Le Secret du Roi n'est pas
un roman: mais, une fois désabusé, j'avais pensé que
j'y trouverais une réhabilitation approximative de la
Royauté et peut-être de Louis XV. Ce serait si bon! Au mo-
\ NOl VEAUX SAMEDIS
ment où la République, aii lieu de profiter de son omni-
potence pour se modérer, pour s'édulcorer, pour se ren-
dre aimable, pour fixer ses limites, pour se reposer dans
sa certitude et dans sa force, prend à tâche de s'exagérer
dans ses violences, de s'aigrir dans ses victoires, de s'exa-
cerber dans ses exigences et de s'envenimer dans ses
menaces, au moment où nos seigneurs et maîtres n'ont
pas même l'esprit de comprendre que leur majorité serait
plus forte devant une minorité moins faible, qu'un La
Rochejaquelein et un de Mun décorent une assemblée et
honorent leurs adversaires, avec quelles délices nous
aspirerions un souffle du passé ! Quelle joie d'apprendre,
d'après des renseignements inédits et authentiques, que
la pire des monarchies est encore meilleure que la Répu-
blique : que le plus débile, le plus frivole, le plus volup-
tueux, le plus égoïste, parfois le plus coupable des Rois,
vaut encore mieux que le plus loquace^des dictateurs ou
le plus hâbleur des tribuns ! — Eh bien, non ! Là aussi,
il m'a fallu en rabattre. Je ne connais rien de plus aga-
çant que le jeu de ces rouages, les uns ostensibles, les au-
tres cachés, ceux-ci destinés à contrarier ceux-là; le tout
mis en mouvement par un Roi qui semble prendre un plai-
sir sultanesque à renier ce qu'il dirige, à démentir ce qu'il
cache, à désavouer ceux qu'il compromet, à jouer avec le
zèle de ses mystérieux agents comme le chat avecla souris.
Le Secret du Roi ! oui ! c'est bien cela! Le secret d'une
comédiesinistre, qui aboutira au plus tragique des drames !
LE DUC ALBERT DE BROGLIE
La correspondance secrète de Louis XV avec le comte de
Broglie, plus honorable pour le comte de Broglie que pour
Louis XV!... Pauvre monarque! Il voudrait bien que la
Pologne restât intacte et qu'un nouveau lien l'unît à la
France; il voudrait bien que notre diplomatie sût con-
server en Europe son autoritéet sa suprématie séculaires:
il voudrait bien que nos armées ne perdissent rien de
leur éclat, que ses généraux eussent constamment l'avan-
tage sur le prince Ferdinand et le roi Frédéric. Que ne
voudrait-il pas? C'est bien le même Roi qui, posant de-
vant un peintre, et ennuyé d'entendre ce portraitiste lui
dire insolemment: « Sire, vous n'avez plus de marine ! »
— lui répliqua: « Et Vernet donc? » — Il ne manque
pas de patriotisme et d'esprit politique; il possède le
sens de sa grandeur, il n'en a pas l'énergie: il a le
goût du bien, il n'en a pas le courage. Il lui plairait de
ne pas trop dégénérer de son auguste aïeul, de ne pas
trop démériter des traditions du grand siècle. On remar-
que en lui des réveils, des lueurs, des éclairs, des feux
de paille, de fausses envies d'honneur, de justice, de
redressement et de gloire. Une charmante comédienne
disait d'un spirituel académicien: i II sait parfaitement
comment il faudrait faire un chef-d'œuvre. » — Louis XV
savait, par intermittences, comment il aurait fallu faire
un bon roi. Mais ces échappées rapides, ces clartés fugi-
tives, ces accès de fièvre royale, ces démangeaisons de
royauté, ces écoles buissonnières de sagesse, de clair-
6 NOUVEAUX SAMEDIS
voyance et de vertu, ne servaient qu'à mettre tout en-
semble en relief l'incurable faiblesse de ce prince qui
voulait savoir et qui ne savait pas vouloir, et les vices
énormes de ce régime où le maître obéissait aux maî-
tresses, où lo boudoir des Pompadour et des Dubarry
était le vrai siège du gouvernement, où le caprice d'une
favorite décidait du choix d'un général, de la disgrâce
d'un ministre, du sort d'une campagne, de la rupture
d'une alliance ou de la perte d'une bataille.
Le dirai-je ? — Oui, avec les formules les plus respec-
tueuses, les plus dubitatives et les plus timides. C'est peut-
être, à ce point de vue, le défaut, l'unique défaut de ce
livre où la critique littéraire trouve tant à admirer.
Il est trop grave, trop considérable, trop collet monté,
— je n'ose pas dire trop vertueux. Il prend trop au sé-
rieux le xvme siècle. Avec ce diable de siècle, il n'y a pas
de milieu: il faut le flétrir et le maudire en bloc, au
nom des lois les plus évidentes de la religion, de la jus-
tice, de la morale, de la politique, de l'humanité; ou
bien on doit fermer les yeux, se plier aux circonstances,
se laisser gagner par ces odeurs capiteuses, s'abandonner
à ces séductions bizarres, jouer avec cette souris qui
accouchera d'une montagne, entrer pour un moment
dans cette ronde fantaisiste où le sabbat se déroule sous
ses formes les plus charmantes, jeter son bonnet par-
dessus les moulins de Marly et de Luciennes, s'accorder
deux heures de xvmc siècle comme on se permet
LE DUC ALBERT DE BROGLIE 7
une petite débauche, et lui appliquer le mot du cheva-
lier de Boufflers, écrivant d'une de ses villes de garni-
son : « Je suis très content ici ; la bonne compagnie y
est comme partout; mais la mauvaise est excellente ! »
Des traités? des armées? une diplomatie? une victoire
de Frédéric? une province perdue? la Pologne démem-
brée et partagée ? Allons donc! Après moi le déluge!
Étiez-vous hier chez madame Geoffrin, avec ce beau
jeune vaurien de Poniatowski, le futur roi de Pologne?
Avez-vous soupe chez la maréchale? Que dites-vous de
Mole dans son nouveau rôle? Connaissez- vous le dernier
bon mot de Sophie Arnould, le dernier calembour de
M. de Bièvre ? Qui préférez-vous, de Jélyotte ou de
Clairval, de la Gamargo ou de la Guimard ? Saute ; d'Ar-
genson ! saute Choiseul ! saute, Praslin! Ne me retenez
pas : j'ai un rendez-vous avec la marquise. Les succès
du roi de Prusse ? Comment voulez-vous que je m'en af-
flige, puisque c'est Voltaire qui les chante ? Ce monstre
de Voltaire! Avez-vous lu son livre ? C'est affreux et c'est
charmant ; on se le prête sous le manteau; on l'a fait
condamner par le Parlement et saisir chez les libraires.
Heureusement, mon cher président en a sauvé un exem-
plaire que voici. Ainsi de suite. On va, on vient, on rit,
on danse, on chante, on chansonne, on aime, on joue,
on s'amuse : les heureux sont les sages, et bien fou qui
s'inquiéterait des affaires sérieuses ! On est païen à plai-
sir ; on fait avec Watteau le voyage à Cythère. La société,
8 NOUVEAUX SAMEDIS
sesachantousedevinantcoiidainn»»' à mort, imite les con-
damnés qui se pendent dans leur prison. Elle prévient
la mort et le bourreau — et pourtant elle n'y arrivera pas
assez vite ! — en s'asphyxiant sur un lit de fleurs à grand
renfort de parfums... Mais pardon ! voilà que je fais à
mon tour de la fantaisie à propos d'un livre qui va se pla-
cer au plus haut rang dans la littérature contemporaine;
de l'opérette en marge d'une partition de Gluck ou de
Mozart! Un élève de Jules Janin parlant d'un disciple de
Thucydide ou de Tacite !...
Sur ce fond profane, léger, chatoyant, se détachent,
dans le Secret du Roi, deux figures bien originales et
peintes de main de maître; le comte de Broglie, et son oncle
l'abbé. Les de Broglie, c'est le noble auteur qui le dit,
étaient — dans ce temps-là, bien entendu, et ce temps res-
semble fort peu au nôtre, — plus remarquables par les
grandes qualités de l'esprit et du cœur que par la sou-
plesse et la grcàce ; plus vertueux que sympathiques, plus
convaincus que persuasifs, plus austères qu'aimables, plus
imposants qu'attrayants, plus respectables qu'agréables.
Mais l'abbé ! quelle piquante exception ! Fin courtisan sous
ses airs de négligence, habile sans être intrigant, recher-
ché pour son esprit alors même qu'on redoute ses épi-
grammes, possédant ce don des nuances, cette flexibilité
de manières et de langage, ce manège des cours qui
manque a ses neveux, sachant se glisser par les portes
entr'ouvertes, parvenir jusqu'aux ministres, amuser les
LE DUC ALBERT DE BROGLIE 9
princes et se faire écouter par ceux qui voudraient bien
refuser de l'entendre, il passe son temps, en parties dou-
bles, à prêcher le comte deBroglie pour qu'il conseille à
s'assouplir et à réparer le mal qu'il se fait faute de s'être
assoupli. Ses lettres sont charmantes, entremêlées de
sagesse mondaine et d'amusantes saillies, de bons conseils
et de bonne humeur. Le lecteur aime à le voir reparaître
pour rompre la monotonie de ces situations qui, au mo-
ment d'aboutir, se ferment a elles-mêmes leur issue, de
ces résolutions qui ne brillent que pour s'éteindre, de ces
événements tournant sans cesse dans un cercle dont les
favorites font un cercle vicieux, de ces correspondances
dmt le mystère illusoire ne sert ni à convertir le sou-
verain, ni à protéger le sujet; de ces négociations
entamées, lâchées, reprises, démenties, avouées, avortées,
qui ne donnent à l'honneur français et à la nationalité
polonaise une lueur d'espoir que pour les replonger dans
une nuit de plaisir ou les étrangler dans un réseau d'in-
trigues.
La physionomie du comte deBroglie,— le héros du livre.
— est toute différente, mais n'est pas moins intéressante.
Ouplaint.onaime, on admire, on voudrait voir réussir eel
h mime de bien passionnément dévoué à son roi et à son
pays, ce volontaire d'unecause perdue d'avance, ce hardi
promoteur d'idées grandes et fortes, aussi réfractaire au
découragement qu'à la flatterie, apportant dans la diplo-
matie la vaillance de ses instincts et de ses antécédents
x. ...—. L
lit N0UVEA1 \ SAMEDIS
militaires, se débrouillant bravement dans L'inextricable
fouillis que l'épée de Frédéric parviendra seule à éclaircir,
luttant à la fois ou tour à tour contre Berlin, contre
Saint-Pétersbourg, contre Dresde, contre Vienne et sur-
tout contre Versailles: tel enfin que, dans un autre siècle,
sous un autre régime, dans un autre cadre, cet homme
supérieur aurait pu être un grand homme ; ce serviteur
éminent, mais presque inutile, aurait pu peser d'un poids
considérable dans les destinées de son pays. Na-
turellement, il est payé de ses services, de ses peines, de
ses sacrifices, par une disgrâce: et cette disgrâce lui est
commune avec son frère, le maréchal de Broglie, qui
seul, au milieu de cette débâcle pompadourienne des
Soubise, des Clermont et desContades, aurait pu répéter,
en français et l'épée au poing, le .Si Pergama...» — Mon
cousin, lui écrit le Roi sous la dictée du duc de Choiseul,
ayant jugé que la forme et le fond de la démarche que
vous avez faite en me présentant un mémoire sur les
événements de la campagne dernière, étaient aussi con-
traires au bien de mon service que de mauvais exemple
dans mon royaume, je vous en marque mon méconten-
tement en vous ôtant le commandement de ma province
d'Alsace, et en vous ordonnant de partir pour votre terre
de Broglie dans la journée du samedi, où vous resterez
jusqu'à nouvel ordre. Sur ce, je prie Dieu qu'il vous ait
et vous conserve en sa sainte et digne garde. »
Et bonsoir! Le chapitre suivant nous montre les deux
LE DUC A LU EUT DE BROGLIE II
frères, le comte et le maréchal, proscrits, internés dans ce
château de Broglie, que son propriétaire actuel esquisse,
dans son beau style, avec une sorte de mélancolique
tendresse : — « Il faudrait, ajoute-t-il en homme du xix-
siècle, il faudrait avoir vécu de la vie factice d*un cour-
tisan d'autrefois pour bien apprécier la rigueur du genre
de supplice particulier à une classe sociale aujour-
d'hui disparue, qu'on appelait Yexil dans ses terres.
C'était vraiment le brusque passage de L'existence au
néant. Quitter Versailles ou l'armée pour la province et la
campagne, c'était entrer dans la région de l'oubli et dans
la vallée de l'ombre de la mort. Tout faisait silence au-
tour du pauvre exilé pour le laisser sous le poids
du désœuvrement et de la solitude. ■ — Cette page
est d'une saisissante beauté. Pourtant, — et c'est un sen-
timent tout personnel, —je signale ici une lacune dans
ce talent si élevé, si correct, si ferme, si sûr, si pur, mais
toujours un peu hautain et pas assez bon enfant. A cette
belle page j'aurais voulu en ajouter une autre, que je rue
garderai bien d'écrire, que je me contente de rêver. —
Aujourd'hui, quelle différence ! Moi qui ne suis rien, pas
même,.... Si j'ai parfois regretté de n'être pas quelque
chose, — premier ministre par exemple, — c'est pour le
plaisir de tomber comme Arlequin du haut des tours de
Notre-Dame : c'est pour la joie intime, profonde, ineffable,
délirante, que j'aurais ressentie, le jour où, congédié par
mon Roi ou par le peuple souverain, je serais rentré en
12 NOUVEAUX SAMEDIS
possession de ma solitude, de mes arbres et de moi-même,
où j'aurais pu répéter sur tous les tons le ô ubi campi?...
annoncer ma délivrance aux échos de mon jardin, à la
mousse de ma fontaine, au clocher de mon village, ou-
blier les visages blafards des huissiers et des sollici-
teurs, prendre un bain de soleil, aspirer une gorgée
d'air pur, débarrasser mon gosier de la poussière des
paperasses, de l'atmosphère des bureaux et de l'acre
odeur des calorifères, me dire chaque matin que je
donnerais mes audiences en sabots, que je ne serais inter-
pellé que par les alouettes, que mon portefeuille se chan-
gerait en herbier, que la chambre des députés serait
suppléée par un vol d'étourneaux, l'opposition par une
douzaine de canards et le Charivari par un merle ! —
Mais, j'en conviens, ma critique et mon regret n'auraient
leur raison d'être, que si le duc de Brogiie, écrivant une
œuvre de famille, ravivant des souvenirs et des gloires
héréditaires, nous avait fait entendre un accent plus per-
sonnel et s'était librement abandonné à la familiarité des
Mémoires. Il a mieux aimé n'être qu'historien, et il l'a
été dans la plus haute et la plus complète acception de ce
mot majestueux. Ceci m'amènerait à la partie la plus
douce de ma tâche. Néanmoins, avant d'y arriver, je ne
résiste pas à l'envie d'indiquer un détail qui m'est suggéré
par un de mes amis.
Ce long et attachant récit nous offre, il faut bien l'a-
vouer, le contraste d'un dévouement fort peu courtisa-
LE DUC ALBERT DE BROGLIE 13
nesque, mais absolu, à la Royauté et au Roi, avec des
prodiges de faiblesse, d'inconséquence, d'arbitraire,
d'égoïsme, de légèreté et d'ingratitude. Faites passer
sur ce contraste trop significatif les grands courants
révolutionnaires de 89 et de 93, où le sentiment et sur-
tout le fétichisme monarchique s'engloutissent comme
l'alcyon sous la vague furieuse. Rappelez-vous les deux
mots, les deux épisodes légendaires : Le vieux maréchal
de Broglie, le disgracié, le proscrit de 1762, écrivant à
son fils, quelque peu séduit par les idées nouvelles :
« Si les coups de bâton s'envoyaient par la poste... »
— et ce fils, l'objectif de cette colère et de ce singulier
emploi du bâton de maréchal, disant a son tour, au mo-
ment où le tombereau de la Terreur va le conduire à
l'échafaud : « Mon enfant, que les crimes commis au
nom de la liberté ne vous brouillent jamais avec elle! <>
— Vous vous expliquerez peut-être cet antagonisme bi-
zarre, ces tiraillements en sens contraires, que l'on remar-
que, depuis deux ou trois générations, dans cette famille
si admirablement douée: comme si deux fées rivales ou
deux influences opposées s'étaient disputé leur berceau .
Ils ont leur idéal, dont ils ont pu reconnaître la fragilité
et dont la chute aurait dû les guérir de leurs illusions:
une monarchie, qui, non seulement ne serait pas celle
de Louis XV, — ici nous étions tous du même avis, —
mais que l'on créerait en dehors des petits-fils et de
l'arrière-petit-fils du frivole monarque: une rupture
I i NOUVEAUX SAMEDIS
polie, mais complète, avec le dogme ou le principe de la
Royauté légitime: une Royauté à côté, par à peu près,
libérale, constitutionnelle, obéissant à un programme de
métaphysique doctrinaire, affirmée par des institutions
qui la battent en brèche, équilibrée par des pouvoirs qui
la contrarient et par des lois qui prodiguent à ses enne-
mis toutes sortes d'armes pour la renverser: continuelle-
ment ballottée entre une république et une dictature:
sans racines dans le passé, sans garanties dans le pré-
sent, sans horizon dans l'avenir: pas assez héréditaire
pour fonder une dynastie: pas assez aristocratique pour
posséder des points d'appui; pas assez démocratique
pour contenter la Révolution; au demeurant, le meilleur,
le plus doux, le plus intelligent, le plus spirituel, le plus
ouvert et le plus aimable des gouvernements!
Voilà bien des réserves, bien des taquineries, bien des
chicanes; elles n'ont, Dieu merci! aucun rapport avec
les qualités littéraires du livre, qui sont hors de discus-
sion et hors de pair. Certes, le noble duc a fait ses preu-
ves, et dans les cadres mêmes qui semblaient lui être
moins favorables. Il n'écrit pas une page, il ne prononce
pas un discours où ne se retrouvent le sentiment de la
perfection, le goût de l'exquis et le cachet du maître; mais
jamais l'écrivain, jamais l'historien, jamais le moraliste,
ne s'étaient révélés avec plus d'autorité, de fermeté, de
sagacité et d'ampleur. Jamais ce style de grande race et
de grande école n'avait serré de plus près ou plus
LE DUC ALBERT DE BROGLIE I.'i
brillamment égalé ceux qui ne sont plus, ceux dont la
mort a fait baisser notre niveau et dont les noms nous
rappellent l'âge héroïque de la littérature contempo-
raine; Guizot, Cousin, Tocqueville, Augustin Thierry,
Villemain, Montalembert. Décidé à publier ces docu-
ments, à trahir ce Secret du Roi, le duc de Broglie s'y
est pris avec un art incomparable. Il a ranimé cette
poussière, il a fait revivre ces ligures, il a fait parler ces
textes : et tout cela, d'un trait net, sobre, fin, qui ne
laisserait rien à dire, si l'on essayait de dire quelque
chose après lui. Je me borne à citer le portrait de Cathe-
rine: « Par une de ces faveurs que la fortune fait souvent
aux jeunes Empires, la Russie venait de trouver, dans
une femme, le chef le mieux fait pour achever l'œuvre
de Pierre le Grand et pour lui ouvrir l'entrée du monde
civilisé. Tête froide, àme inflexible et tempérament de
feu, unissant la grâce et la noblesse d'une reine aux
mœurs d'une vivandière, maîtresse de ses sens et de sa
raison dans le débordement des plus brutales passions,
aussi à l'aise pour plaisanter avec Voltaire ou discuter
avec Frédéric que pour guider des escadrons ou prendre
part aux orgies de ses cosaques, Catherine portait en elle-
même un mélange de civilisation et de barbarie qui la
rendait éminemment propre aménager à son peuple en-
tier la transition de l'un à l'an tre état social. . . »
Eu somme, si vous voulez savoir le mot de ce Secret
du Roi, si vous demandez, comme le géomètre : « Qu'est-
Kl NOUVEAUX SAMEDIS
ce que cela prouve? » je vous répondrai: Cela ne
prouve pas grand'chose en l'honneur de Louis XV, de
sa royauté et de son règne; mais cela prouve que les de
Broglie, qui écrivent merveilleusement en 1878, avaient
déjà bien de l'esprit et bien des vertus en 1756. — Peut-
être ajouterai-je tout bas, très bas, en m'adressa nt à
l'homme illustre qui vient de me donner une si vive
jouissance littéraire: « Écrivez l'histoire; n'en faites
plus! y>
II
LE CARDINAL DE BERMS
1er décembre 1 878.
Lorsque l'abbé comte de Bernis écrivait au comte de
Stainville, — 20 janvier 1757 : « ... Je crois nécessaire
que vous soyez envoyé à la cour de Vienne ; le petit Bro-
glie sollicite cet emploi : mais il y aurait à craindre qu'il
n'y réussît point, » — il ne se doutait pas que, cent vingt
ans plus tard, un duc de Broglie, ayant à mettre en relief
le rôle joué parce petit Broglie dans la diplomatie secrète
de Louis XV, écrirait à son tour [le Secret du Roi, tome
Ier, page 115)... « Un petit prélat de cour, l'abbé de Ber-
nis, auteur de poésies galantes et médiocres, » —et plus
1. Mémoires et Lettres de François-Joackim de Pierre, car-
dinal de Bernis (1715-1758), avec une Introduction de M. Fré-
dédéric Masson.
18 NOUVEAUX SAMEDIS
loin, page 260 : — « L'heureux Bernis, enfin parvenu
par une nomination récente au sommet de l'État, et
tenant le gouvernail de toute la politique française. Peu
de sympathie devait exister entre le comte de Broglie et
l'abbé de Bernis: car je ne crois pas que le hasard ait
jamais rapproché deux caractères moins faits pour s'ac-
corder. Origine, rang social, habitudes et éducation pre-
mière, tour d'esprit, sentiments, qualités et défauts,
tout entre eux était dissemblable, presque contraire. De
cette ardeur d'ambition patriotique et personnelle
qu'avaient fait naître chez le comte de Broglie les leçons
de la politique et l'alternative de la vie des cours et
des camps, pas la moindre étincelle n'était allumée
chez le cadet de province, prêtre léger, mais décent,
poète agréable, travailleur facile et charmant convive,
qui se trouvait en ce moment maître de la France... » —
Et à la page 261 : — « Il ne demandait pas autre chose
(qu'un bénéfice bien appointé ou quelque canonicat non
. sujet à résidence), non pas au roi, que sa position
d'humble abbé ne lui permettait pas d'approcher, mais
aux maîtresses royales, dont il avait soin de compter sur
ses doigts le nombre toujours mystérieux et de suivre pas
à pas la succession souvent inaperçue, ayant l'art de se trou-
ver des premiers à les saluer à leur apparition et le bon
goût de ne pas leur tourner le dos dans leur disgrâce... »
Le noble auteur du Secret du Boi a bien raison; il était
temps que les Mémoires du cardinal de Bernis fussent
LE CARDINAL DE BERNIS 19
publiés, puisque voilà un homme supérieur, un éminent
historien, le personnage le plus digne de se renseigner
ailleurs que dans les pamphlets ou dans les Gazettes
apocryphes, tombé dans les mêmes erreurs, acceptant les
mêmes préjugés que les habitués d'idées toutes faites.
Passe encore pour la différence des caractères, des opi-
nions, des sentiments, du tour d'esprit, des qualités
et des défauts; mais les origines ! Le rang social ! L'éduca-
tion première ! Xe dirait-on pas un paysan venu à Ver-
sailles en sabots? Je ne voudrais pas copier la jolie scène
tes Mécontents, de P. Mérimée, où quatre fossiles d'ancien
régime, réunis pour comploter contre Bonaparte, se dis-
putent la préséance : — « Je possède, dit le baron de
Mâchicoulis, un papier authentique duquel il résulte que,
lors de' la naissance du grand Dauphin, ce fat Pierre-
Ponce de Mâchicoulis qui présida l'assemblée de la no-
blesse... — Et moi, réplique le comte de Fierdonjon, j'ai
une généalogie écrite sur peau de cerf en caractères go-
thiques, qui prouve... » — « Non, dirait Rosine, quoique
ravie de devenir comtesse ; laissons là ces jeux de la va-
nité et du hasard »: mais enfin, longtemps, bien long-
temps avant Yavénement de l'abbé de Bernis, sa famille
comptait parmi ses parentés ou ses alliances les Polignac,
les Montmorency (excusez du peu!], en attendant les
Rohan, les Rosambo, les Mortemart, les du Puy-Mont-
brun, les Narbonne, les Morangiès, les Barrai, etc., etc.
Elle faisait ses preuves depuis le xie siècle, établissait
20 NOUVEÀI \ SAMEDIS
sa filiation dopais 1098, et ne s'était pas grevée d'un
seule mésalliance. S'agit-il de pauvreté? — Mais, plus
d'un siècle avant Bernis, un prince d'assez bonne maison,
Henri IV, écrivait à un ami : « L'argent est chose rare
entre gentilshommes comme vous et moi. » — « Prêtre
léger, » nous dit le duc de Broglie ; et ailleurs : « Il réflé-
chit si son caractère sacré lui permettait de diriger l'em-
ploi d'une faveur (de la marquise de Pompadour), dont
il ne pouvait ni approuver ni ignorer l'origine. Le cas de
conscience une fois résolu, le galant homme eut autant
de scrupule h bien tenir son engagement que le prêtre en
avait mis peu à le contracter. ■
Il n'y a, à ce spirituel et aristocratique persiflage, qu'un
inconvénient ; c'est que l'abbé de Bernis n'était pas
prêtre, sous-diacre tout au plus (17oo), et qu'il ne fut
ordonné prêtre que neuf ans après, en 1764, lorsque
Ghoiseul le fit appeler au siège archiépiscopal d'Albi;
1764, c'est-à-dire l'année même où mourut madame de
Pompadour, avec laquelle le cardinal était brouillé de-
puis sept ans! Sous la Restauration, il y avait un député
très libéral, très peu clérical, qui se nommait Labbey de
Pompières; c'est de lui qu'un journaliste anglais, rendant
compte d'une séance de la Chambre, écrivait : o Le res-
pectable ecclésiastique monte à la tribune. • —L'erreur
était plus grave, mais elle était Anglaise. Quant aux
maîtresses royales, — pluriel qui peut paraître assez
singulier, — ceci nous ramène à notre sujet. C'est un
LE CARDINAL DE BERNIS 21
terrain quelque peu glissant; mais je n'oublie pas
que Voltaire a dit : « Glissez, mortels, n'appuyez pas! »
Dèscette première page, j'ai pris pour guide l'excellente
notice de M. Frédéric Masson, l'ingénieux et savant édi-
teur de ces Mémoires. Il ne me désavouera pas, j'en suis
sûr, si je fais semblant d'avoir une idée. Je crois que
l'essentiel, au lendemain de cette publication si intéres-
sante, n'est pas de revenir à satiété sur les événements
auxquels fut mêlé le ministre de 1757: sur les affaires
de Pologne, sur les victoires du roi de Prusse, sur le
traité de Versailles, sur les défaites de nos généraux, sur
nos déboires diplomatiques, sur les fautes de celui-ci, sur
les bévues decelui-Là; triste inventaire dont les compli-
cations fatigueraient peut-être nos lecteurs. Non: l'im-
portant est de recomposer la physionomie du cardinal de
Bernis d'après ce document dont nul ne peut récuser
l'authenticité, la loyauté et la franchise; c'est, en lui
laissant toutes ses qualités aimables, toute la grâce de
son esprit, toute la séduction de ses manières, en le tenant
pour un charmeur, d'en Unir avec le Bernis légendaire,
type équivoque de l'abbé galant préludant au prélat de
cour, poète de ruelles et de boudoirs, sentant le musc
rimant le bouquet à Chloris, se préparant par des madri-
gaux à gouverner la France, prodiguant aux favorites
les oremus qu'il refuse au bon Dieu, s'msinuant à l'Aca-
démie à l'aide de petits vers, croyant tout sauver en
sauvant les apparences: satire vivante contre l'époque
22 NOUVEAUX SAMEDIS
où il prospère, contre la monarchie qui l'emploie, contre
la politique qu'il dirige, contre l'Église qui fait de lui un
de ses princes. Pour réfuter tous ces mensonges, nous
n avons qu'à nous adresser à lui-môme.
Peut-être les défenseurs inflexibles delà fidélité conju-
gale, même chez les rois, — penseront-ils que M. Frédéric
Masson a la manche un peu large. Il est possible de la
rétrécir légèrement, tout en rappelant que le vrai ou du
moins le premier coupable des désordres de Louis XV fut
ce déplorable duc de Bourbon qui, en haine du duc
d'Orléans, fit du mariage de ce roi de quinze ans le sa-
crementdeses futurs adultères. Souvenez-vous que Marie
Leczinska, choisie aux dépens de la fille de Philippe V,
malgré les intérêts les plus évidents de la politique et de
la paix, était de sept ans plus âgée que Louis XV, excessi-
vement dévote, sans beauté, -sans grâce, sans esprit, sans
agrément d'aucune sorte, incapable de racheter la diffé-
rence d'âge par l'influence, l'autorité ou l'habitude. M. Fré-
déric Masson n'exagère-t-il pas en nous dépeignant « ce roi
jeune, ardent, beau d'une beauté mâle et vivante, beau de
vietoiresetdetriomphes, » portraitqui conviendrait mieux
à Louis XIV? Je me représente plutôt Louis XV, à ce
début ou cette aurore, comme un Chérubin couronné,
l'idéal ù\ijoli, une miniature du prince Charmant, égoïste
avec inconscience, sensuel avant d'être amoureux, as-
pirant par tous les pores les miasmes du pouvoir absolu,
entrant dans la royauté comme dans une féerie, peu sus-
LE CARDINAL DE BERMS 23
ceptible de passion, encore moins de tendresse, admirable-
ment disposé par la nature, par son entourage, par son
éducation et par son siècle à faire de ses caprices la loi su-
prême de son règne et à prêcher d'exemple la religion d u plai-
sir. Si nous ajoutons à cette vocation d'enfant gâté et de roi
précoce la contagion des mœurs de la Régence, l'explosion
de libertinage retardée à la fois et envenimée par la sombre
dévotion et l'austère étiquette de la vieillesse de Louis XIV,
vous n'absoudrez pas Louis XV, mais vous l'expliquerez;
les circonstances atténuantes tiendront lieu d'apologie.
Que dire de madame dePompadour? Ici encore, des ré-
serves sont nécessaires, alors même que l'on accepte un
moment ce que l'histoire condamne, ce que la morale
réprouve. Avant madame de Pompadour, c'est la duchesse
de Chàteauroux qui avait eu l'honneur d'éveiller dans
l'àme indolente du jeune roi des instincts de grandeur et
de gloire. Madame de Pompadour essaya bien de pour-
suivre cette heureuse veine. Elle voulut se faire pardonner
de remplacer la souveraine en grandissant le souverain.
Mais bien des obstacles s'opposèrent à l'accomplissement
de sa tâche et pavèrent de ses intentions le chemin de
traverse qui précipitait la monarchie vers sa ruine. D'a-
bord, les événements se prêtèrent mal à ses discutables
efforts pour élever son amour au rang de conseiller de
la couronne et faire du favoritisme un gouvernement. Ils
déjouèrent ses prévisions, démentirent ses préférences,
étiquetèrent de son nom des mesures fatales et des jour-
24 NOUVEAUX SAMEDIS
nées néfastes, embrouillèrent ou brisèrent l'écheveau trop
lourd pour ses blanches mains. Ensuite, le pli était pris
dans ee cœur de plus en plus difficile à trouver sous une
couche de voluptueux égoïsme, et qu'elle prétendait ré-
générer en le possédant. C'est une revanche de la morale
bourgeoise, —la bonne, —qu'à chaque nouveau pas qui
l'en éloigne, l'homme perd quelque chose, non seulement
de sa vertu, mais de ses forces intérieures, de ses
facultés actives, de son aptitude aux luttes de la vie pu-
blique et privée. A chacune de ses récidives, la volonté
s'use, la source des sentiments généreux se corrompt ou
se tarit: la conscience, cessant de se débattre contre elle-
mèrne, n'a plus même à capituler: l'idée du devoir, sup-
primée sur un point, s'annule sur les autres ; la bête qui
a dompté ['ange, s'empare de toute la créature humaine;
le despotisme des sens absorbe tout ce qui, dans le pre-
mier élan de la passion, était encore du ressort de l'in-
telligence et de l'àme. Un premier amour, même cou-
pable, peut réveiller chez une nature nonchalante ce
qui n'était qu'assoupi; une continuité de fautes et de dé-
sordres endort ce qui s'était réveillé. D'ailleurs, madame
de Pompadour était plus artiste que politique, mieux faite
pour animer ou présider un groupe de poètes, d'écrivains,
de peintres, de statuaires, d'architectes, de graveurs,
que pour voir clair sur la carte d'Europe, méditer un
plan de campagne, choisir des généraux, inspirer des
ministres, distinguer le fort et le faible des opérations stra-
LE CARDINAL DE BERNIS 25
légiques, régenter ou renseigner nos diplomates et sacri-
fier aux intérêts de lÉtat ses prédilections féminines.
Égérie de décadence, elle se fût parfaitement ajustée à
une époque de dilettantisme tranquille, de paix au dehors
et de sécurité intérieure, Au cœur d'une société prêle à
tomber en poussière, en facedecatastrophes prophétiques,
comparables au grondement lointain du tonnerre, enlacée
dans des nœuds quieussentexigé un Richelieu pour les dé-
faire ou un Condé pour les couper, incapable de tenir tête
à Frédéric, à Catherine, à Marie-Thérèse, elle ne saurait
être réhabilitée par l'histoire que comme une harmonie de
plus dans ce siècle et sous ce règne où l'élévation mo-
rale, la politique sérieuse, les résolutions énergiques, les
pensées à large horizon, feraient l'effet de fausses notes.
Heureusement, — et j'ai trop tardé à y revenir, — on
peut condamner les peccadilles de Louis XV, on peut dé-
plorer l'influence de madame de Pompadour, sans qu'il
soit plus difficile, pour cela, de rétablir sous leur vrai
jour la physionomie, le caractère et la renommée défini-
tive du cardinal de Bernis. Il faut, avant tout, tenir
compte des idées et des mœurs du temps; il faut savoir
ce qu'était alors le Roi, la personne royale, et comment
le respect absolu qui s'attachait même à ses faiblesses
faisait paraître honorable et innocent ce que l'on taxerait
aujourd'hui de corruption oudeservilisme. La démocratie
républicaine a tellement purifié l'atmosphère, si bien
relevé le niveau des consciences el des âmes: elle nous
26 NOUVEAUX SAMEDIS
a rendus si difûcilessur le choix des moyens de parvenir,
de faire fortune et d'arriver an pouvoir, elle a si noble-
ment exalté nos délicatesses et nos scrupules, que ses
sensitives et ses hermines qualifieraient volontiers de vil
et de bas le gentilhomme français, le cadet de famille,
plus riche de parchemins que d'argent, fraîchement
débarqué à Paris ou à Versailles, et acceptant le patro-
nage d'une femme que la cour et la ville saluent comme
une puissance. Sans doute, il vaudrait mieux que cette
femme fût l'épouse légitime; mais il vaudrait mieux
aussi que l'inquisition n'eût jamais existé, que l'on n'eût
jamais brûlé les hérétiques et les juifs, que les lettres de
cachet, la question, la torture, la claie, la roue, les auto-
da-fé, ne fussent que le rêve des esprits malades: ou, en
d'autres termes, que l'ancien régine disparût de l'histoire.
Certes, je n'ai ni penchant à l'admirer, ni envie d'y re-
venir; mais une fois qu'on l'admet comme un vestige du
passé, il faut l'accepter tout entier et se résigner à croire
qu'un grand seigneur, un gentilhomme, un militaire,
voire un charmant abbé de province, pouvaient, sans
déshonneur, se laisser protéger par une favorite, quand
cette favorite personnifiait tout ou partie du gouverne-
ment. De môme, on ne peut sérieusement songer à am-
nistier le coupable monarque qui ne se servait plus que
de sa main gauche: j'aimerais mieux Washington, saint
Louis ou Marc-Aurèle; mais, s'il me fallait absolument
opter entre Louis XV jetant à de belles pécheresses le
LE CARDINAL DE BERNIS 27
mouchoir fleurdelisé, et Charles II, roi d'Espagne, assis-
tant, de huit heures du matin à dix heures du soir, aux
effroyables exécutions du Saint-Office, et y prenant autant
de plaisir que nous en prendrions à une 'première de
Sardou, de Dumas ou d'Emile Augier, je n'hésiterais
pas: je choisirais Louis XV. Or, quel est l'hidalgo qui
se serait cru déshonoré, si, le lendemain d'une de ces
horribles séances, le Roi lui avait donné un cordon, un
pension ou un titre?
Au surplus, ces beaux raisonnements sont presque
inutiles, quand il s'agit de l'abbé de Bernis: il se trouvait,
lui dans une situation particulière: il ne se fit pas le cour-
tisan de madame de Pompadour, lorsqu'elle devint, par la
grâce du Roi et parla sienne, le point de mire des ambi-
tieux et des solliciteurs. Il était déjà l'ami de sa famille,
quand elle n'était encore que la très jolie mademoiselle
Poisson. Le jour où la bourgeoisie, aspirant à descendre,
se réveilla ou s'endormit marquise et maîtresse, M. Dupin
aurait eu une belle occasion d'appliquer, par à peu près,
sa théorie du parce que ou du. quoique. L'abbé lui resta
fidèle, malgré ses soudaines grandeurs. Ce fut elle qui
le pria de lui servir de guide dans ce pays inconnu dont
les splendeurs cachent tant de périls et de pièges, de lui
épargner les petits faux pas après le grand. Il eût mieux
fait de refuser, de se réfugier à la Chartreuse ou à la
Trappe, de ceindre un cilice et de s'administrer une forte
discipline. Mais le stoïcisme chrétien n'était pas de saison
28 NOUVEAUX SAMEDIS
en 1745. Bernis n'était ni un Caton, ni un puritain, ni
un ascète. Il représentait dans des conditions relatives et
sous tous les aspects aimables, Y honnête homme au
xviiic siècle: expression léguée par le xvue. Il y a
dans les Lundis de Sainte-Beuve, à propos de Gil-Blas,
une page charmante. Le lin critique met un moment en
présence Gil-Blas et René. Il persifle agréablement
ces désespérés dont le désespoir n'est que de l'orgueil,
ces héros plaintifs de leur propre histoire, acharnés à
nous faire entendre que, s'il leur arrive ce qui n'est ar-
rivé à personne, c'est qu'ils sont supérieurs à tous: que,
si leur infortune est irréparable, c'est qu'ils sont de taille
à ne pas se contenter des bonheurs vulgaires. Il prend parti
pour cet homme d'esprit, sans prétention à des excès de
génie ou de vertu, qui s'accommode aux événements, se
résigne aux déboires, ne craint- pas de nous amusera ses
dépens,accepte gaiement le vent comme il souffle et le tem ps
comme il est, ne songe jamais à se surfaire, sourit à la mau-
vaise fortune, ne se grise pas delà bonne, oppose aux ca-
tastrophes une philosophie pratique, et, en définitive, si
on le prenait pour modèle, ferait moins de victimes, d'oi-
sifs et decitoyensnuisibles que le superbe frère d'Amélie.
C'est ainsi, mais avec mille fois plus de noblesse de race
et de cœur, plus de distinction d'esprit et de manières,
une notion beaucoup plus nette du bien et du mal, que
j'aime à me figurer le jeune abbé de Bernis, quittant le
château de Saint-Marcel en Vivarais, qui appartient
LE CARDINAL DE BERNIS 29
encore à la famille, et, après de brillantes études à Louis
le Grand et à Saint-Sulpice, entrant dans le monde comme
dans son domaine, non pas en conquérant prêt à tout
briser pour parvenir, non pas en rigoriste décidé à tout
blâmer pour se faire craindre, mais en égal de ceux qui
affectent d'être ses supérieurs et en futur supérieur de
ceux qui refusent de le traiter d'égal; avec la légitime
fierté du gentilhomme rachetant sa pauvreté par la con-
science de sa valeur: répondant le fameux : « Eh bien,
monseigneur, j'attendrai! » au cardinal de Fleury qui lui
disait : a Oh! monsieur, tant que je vivrai, vous n'aurez
point de bénéfice! » —ayant tout juste assez de sou-
plesse pour ne jamais paraître obséquieux, et assez de
finesse pour qu'on ne le soupçonne pas d'être rusé; cau-
sant de pair avec les beaux esprits du temps, les Torcy,
les Polignac, les Fontenelle, les Bolingbroke, les Mairan,
les Crébillon: sachant déjà faire sa partie dans ce con-
cert du xvme siècle, qui agit si mal et causa si bien:
plein de tact, attentif aux nuances, possédant cette grâce
aussi nécessaire à l'esprit qu'à la beauté ; relevant une
physionomie heureuse par des mots spirituels sans être
offensants; n'oubliant pas qu'il faut être agréable quand
on n'est encore ni puissant, ni célèbre; habile à se
tenir à sa place, pour qu'on ne songe jamais à l'y re-
mettre; le contraire des deux types que je déteste le
plus; Thypocrite et le fanatique.
Il est sympathique; il plaît, qualité rare, indéfinis-
X**4"*** 2.
:{0 NOUVEAUX SAMEDIS
sable, impalpable, qui échappe à l'analyse, qui ne dé-
pend ni de la volonté, ni de la vertu, ni du talent, ni
même de la figure: qu'on pourrait peut-être appeler
V étoile terrestre de ceux qui réussissent, et qui explique,
dans tous les genres et dans tous les cadres, les succès
les moins explicables. Il écrit des vers — on n'est pas
parfait! — mais il ne les imprime pas, ou du moins il
n'autorise pas a les imprimer. Sérieusement, si son Épître
à la Paresse et son É/ttre aux dieux pénates ne va-
lent pas les vers de Lamartine ou de Victor Hugo —
que personne, à cette époque, n'aurait compris — ils
valent presque ceux de Gresset. C'est du Gresset avec un
peu moins d'art et un sentiment plus aristocratique.
J'insiste sur ce nom honnête et chrétien de Gresset, parce
t qu'il classe la poésie deBernis, souvent calomniée comme
sa vie, sa politique et sa morale. Vert-Vert, la Char-
treuse, et, si on le veut absolument, la Retraite, de Chau-
lieu, tels sont ses voisins ou ses modèles dans cette pre-
mière phase de sa littérature, et non pas du tout Gentil
Bernard, Bertin, Parny et les poètes erotiques. Si Vol-
taire, avec cette pointe de familiarité impertinente qu'il
mêlait à tout pour être plus sur de mettre son esprit au
niveau de toutes les grandeurs de ce monde, si Voltaire
l'a surnommé Babet la Bouquetière, ce n'est nullement
dans un sens de galanterie efféminée et de libertinage.
C'est parce qu'il l'accusait de prodiguer trop de fleurs
dans ses vers. Plus tard, dans son poème posthume de la
LE CARDINAL DE BERNIS 31
Religion vengte, Bernis, sans atteindre la grande et vraie
poésie que son siècle n'a pas connue, élèvera plus haut
son idéal, le rapprochera du ciel, prendra rang parmi
les apologistes de ce christianisme tant de fois insulté
autour de lui, donnera en français un pendant à Y Anti-
Lucrèce de son cousin le cardinal de Polignac, et, s'il a
sur la conscience un peu trop de coquetteries avec Vol-
taire, prouvera du moins qu'il n'a jamais pensé, raillé,
nié ou blasphémé comme lui.
J'ai presque fini, et je n'ai presque rien dit des Mé-
moires. Ils sont tels, que les arrière-neveux du cardinal
ne sauraient opposer de meilleure réplique aux calomnies,
aux fictions, aux légendes si excellemment réfutées par
M. Frédéric Masson. Bernis s*y peint ou s*y raconte sans
ombre d'affectation, de dissimulation ou de pose, sans
déguiser l'homme sous le personnage, sans une seule des
manies de notre époque où l'on ne se souvient des évé-
nements que pour avoir le prétexte de se souvenir de soi-
même, et où l'auteur ne retrace les actions d'autrni que
pour mieux faire valoir les siennes. Ni piédestal, ni
échasses. Dès les premières pages, on est saisi d'un accent
de vérité, et l'on remarque, dans tout l'ouvrage, des
qualités dont une du moins avait été le plus contestée au
cardinal de Bernis: la simplicité, l'honnêteté, la sincérité
et la gravité. Ses aveux sont aussi honorables que ses
récits. Ils pourraient se résumer dans ces deux lignes
(page 37). « Dans ma jeunesse, j'ai eu beaucoup de
32 NOUVEAUX SAMEDIS
reproches à me faire comme chrétien (qui n'en a pas eu?)
— mais aucun comme honnête homme. » — Gracieux,
aimable, de belle humeur, recherché dans la meilleure
compagnie, n'étant pas encore engagé dans les ordres, il
n'avait pas cru que le petit collet dût être monté.
Je n'ai pas parlé de l'Académie française, où l'abbé de
Bernis fut reçu à vingt-neuf ans; ce qui prouve, soit dit
en passant, que son rang et sa naissance y contribuè-
rent plus que sa littérature. Quant à ses Mémoires, le
cardinal les a divisés en trois parties: ses débuts dans
le monde et les événements de sa vie privée; l'époque où
il s'est consacré aux affaires publiques; et, enfin, nous
dit-il, ses vues sur l'administration avec quelques mémoi-
res politiques . — Il m'a paru que je pouvais adopter une
autre division: négliger la période historique que l'on
connaît, qui m'exposait à des redites, de laquelle on
peut répéter avec M. Frédéric Masson : « L'homme dis-
parait presque au milieu d'événements dont la fata-
lité le dépasse, » ou avec le proverbe : « A l'impossible
nul n'est tenu. » Pour être complet, il faudrait rappeler
la disgrâce de Bernis si courageusement et si chrétienne-
ment acceptée; l'archevêché d'Albi, où « il se montra,
par sa charité et sa bienfaisance, digne des louanges
même de ses anciens ennemis, les Anglais; » et finale-
ment le séjour à Rome, où le prêtre, le prélat, le chrétien,
l'homme de bien, reparurent dans toute leur pureté et
tout leur éclat; où le conclaviste, l'ambassadeur, se fit le
LE CARDINAL DE BERNIS
consolateur et Thôte des prêtres français proscrits par la
Révolution: où le royaliste, le catholique, se mesura vail-
lamment avec les suprêmes épreuves, et, fidèle à la religion
du sacrifice, se désista de toutes les grandeurs et eut le plus
grand honneur que l'on puisse rêver sous certains gouver-
nements: l'honneur de n'être plus rien. Cette fois, je me
suis attaché surtout à retrouver, à rétablir, à reconqué-
rir une figure estompée par le temps, altérée par la cor-
rosive atmosphère deson siècle, falsifiée parun singulier
concours de circonstances, de préventions, de routines,
de parti pris et de malveillance. Telle qu'elle est, une
noble famille doit être fière de la placer sous son vrai
jour, au plus bel endroit de sa galerie. Mais qu ai-je fait?
Encore un prétexte aux exorcismes et aux anathèmes !
Encore une preuve de tiédeur! Encore une concession
d'homme du monde à un homme aimable! Ce qui me
rassure, c'est que l'école inexorable pour mes faiblesses,
impitoyable envers Molière, Pascal, Saint-Cyran, Nicole,
Arnauld, peut-être Bossuet et probablement Bernis, s'est
souvent montrée pleine d'indulgence, de mansuétude, de
bonté, de miséricorde, d'atténuations complaisantes, de
velléités louangeuses, de sympathies charitables et chré-
tiennes pour le cardinal Dubois.
III
LOUIS DE LOMËN1E
8 décembre 1878.
Vous le savez, j'aime de plus en plus à entremêler de
souvenirs personnels ces Causeries littéraires, qui dépé-
riraient de soif et d'ennui, 'si je les abandonnais à leur
uniformité et à leur sécheresse. Quand je me souviens
au lieu d'analyser, de critiquer ou de louer, il me sem-
ble que je me rajeunis avec ces images du passé, que
les feuilles mortes reverdissent, que les herbiers rede-
viennent des fleurs, que ma littérature cesse d'exister en
dehors de moi-même, dans les bibliothèques et dans les
livres, pour faire partie de mon être, vivre de ma vie
intime, me suivre pas à pas comme une compagne, s'as-
similer mes sentiments, mes tristesses et mes joies. A qui
l. Les Mirabeau, nouvelles études sur la société française au
xvme siècle.
LOUIS DE LOMKNIE 35
pourrais-je appliquer cette méthode ou cette manie,
mieux qu'à l'auteur des Mirabeau, à ce regretté Louis
de Loménie, dont la fine et douce physionomie nous repo-
sait l'esprit et le cœur, lorsque, moins sages que lui, il
•nous arrivait de nous griser avec notre encre, de nous
lancer dans une aventure, de nous attirer une bour-
rasque, de traverser une crise, et d'en sortir moulus,
meurtris, fripés, déplumés, penauds, l'oreille basse, ju-
rant, mais un peu trop tôt... qu'on nous y reprendrait
encore? Il a été, il restera pour moi le type de l'écri-
vain honnête et bon, du chercheur ingénieux et patient,
de l'homme de travail et d'étude, s'enfermant dans
son œuvre comme l'active chrysalide dans son tombeau
d'or et de soie, ne se passionnant que pour le vrai, le
beau et le bien, défendant aux rumeurs et aux ora-
ges du dehors de troubler ses recherches, d'interrompre
sa tache, de mêler leur alliage de sable et de gravier au
limpide courant de ses pensées. Il eut le succès sans le
bruit: il laissa la renommée venir à lui sans faire un pas
de trop pour la prévenir, un geste pour la violenter,
une génuflexion pour la courtiser, un effort pour la rete-
nir. Il mettait à réussir autant de discrétion que s'il avait
eu un secret à cacher ou une faiblesse à se faire pardon-
ner. Telles étaient sa délicatesse et sa droiture que, pour
assainir un sujet, il lui suffisait d'y toucher. Jules Sandeau
lelui adit mieux que je ne saurais le dire, en répondant ci
son discours de réception à l'Académie française. Biogra-
::i; NOUVEAUX SAMEDIS
phede ses contemporains, assez obscur encore pour pou-
voir, sans trop de disparate, s'intituler un homme de rien ,
jeté tiii.Mi jeune sur ce pavé de Paris où poussentles mauvais
conseils comme les mauvaises herbes entre les pavés
des villes désertes, il eut cette originalité exquise de ne pas
faire de son obscurité provisoire une raison et un moyen
de sauter impunément au collet des illustres; il sut in-
téresser le public sans offenser ses modèles, se montrer
véridique sans dureté, sincère sans rudesse, bienveillant
sans flatterie, piquant sans méchanceté, modéré sans fa-
deur; chatouiller l'épiderme sans enfoncer le trait, res-
pecter la distance qui sépare la curiosité du scandale,
rester honnête homme, en un mot, honnête toujours
dans un genre périlleux, et obliger les lecteurs h dire
que Thommede rien était avant tout un homme de bien.
Plus tard, singulier contraste ! ce pacifique, ce stu-
dieux dont la bonhomie spirituelle faisait songer à l'azur
des lacs plutôt [qu'aux tempêtes de l'Océan, fut attiré
par des noms qui sentent la poudre, par des existences
turbulentes, tumultueuses, guerroyantes, agitées, désor-
données, inquiètes, marquées de l'estampille révolution-
naire; Beaumarchais et Mirabeau! Le prologue et le
drame! l'éclat de rire et l'éclat de tonnerre ! le démolis-
seur à coups d'épingle et le destructeur à coups de
massue! Figaro se hissant sur les épaules du Tiers-État
pour devenir un personnage et peut-être notre sei-
gneur et maître! Almaviva déchirant ses parchemins,
LOUIS DE LOMÉNIE 37
abdiquant pour mieux régner, se faisant peuple au mo-
ment où le peuple va se faire souverain, et vendant du
drap ou de la toile pour gagner son brevet de tribun !
Que de tentations pour un écrivain ambitieux et tapa-
geur, dans un temps où, pour faire parler de soi, il suffit
de mettre un atout de plus dans le jeu de la Révolution!
Mais non; môme au contact de ces personnages qui n'ont
vécu que de désordre, de trouble, de mouvement et de
bruit, Louis de Loménie reste fidèle à son caractère de
médiateur entre son savoir et notre ignorance, à sa vo-
cation d'apaisement et d'étude. Lisez son Beaumarchais ,
aujourd'hui classé parmi les œuvres les plus sérieuses,
les plus solides et les plus durables de ces vingt-cinq
dernières années : lisez ses Mirabeau, vaste et riche pré-
face du livre qu'il n'a pas eu le temps d'achever, mais
que des mains pieuses compléteront aisément à l'aide des
notes et des pages commencées; les Mirabeau, collection
de figures originales, fortes, rugueuses, curieuses, plei-
nes de sève, décrites de main de maître; famille que l'on
pourrait appeler préparatoire: salle d'attente où des
querelles de ménage préludent aux tourmentes de la
tribune, de la place publique et de la rue. Partout vous
trouverez le document exact, le détail authentique, le
trésor amassé en des fouilles intelligentes, la coupe d'or
puisant aux sources les plus sûres: le tout dégagé de
cette passion qui rend suspecte la vérité elle-même; une
lecture instructive, attachante et agréable, relevée sans
38 N01 VEAUX SA M KHI S
cesse par des réflexions piquantes, des pensées fines et
des traits caractéristiques.
Mais voici que j'allais oublier de me souvenir. Louis
de Loménie fit ses études —fort brillantes, — au collège
d'Avignon. Mon plus proche voisin de campagne, père
d'un de ses camarades, qui devint un de mes plus chers
amis, le faisait sortir chaque jour de congé, et avait la
bonté de me réunir aux deux rhétoriciens, plus jeunes
que moi de trois ou quatre ans. C'étaient des journées
charmantes, colorées, éclairées et embellies de toutes les
espérances de notre âge, de toutes les illusions d'une
époque où il nous semblait que nous n'avions qu'à éten-
dre la main pour saisir notre part d'idéal, d'inconnu et
d'infini. Cette maison hospitalière, située à l'extrémité du
village que j'ai eu une fois le tort de déguiser sous le
pseudonyme de Gigondas, dominait un paysage immense
dont la beauté se révélait tout entière au coucher du so-
leil. Notre plaine, profanée aujourd'hui et bouleversée par
le plus inutile des chemins de 1er, s'étendait sous nos yeux
dans toute sa fertilité et toute sa grâce, avec ses massifs
d'aulnes et d'ormeaux, ses haies blanches au printemps,
rouges en automne, ses rideaux de peupliers, ses fermes
éparses et sa fraîche bordure d'oseraies à demi baignée
dans le Rhône. Les eaux du grand fleuve se teignaient de
toutes les nuances de l'opale, du saphir, de l'émeraude et
de la nacre, à mesure que les rayons obliques, glissant sur
la transparente surface, y reflétaient tour à tour l'azur du
LOUIS DE LOMÉNIE 39
ciel, la silhouette des arbres, les légers nuages groupés à
l'horizon et les gradations imperceptibles de la lumière
et de l'ombre. La chaîne pittoresque des Alpines se des-
sinait sur un fond de brume: l'air était si pur, que l'œil
pouvait en compter les ondulations, les vives arêtes, les
ravins et les vallons. A notre gauche, le château des Pa-
pes semblait absorber ce soleil qui le réchauffe depuis
des siècles et donne à ses murailles et à ses tours cette
merveilleuse dorure, poésie de l'architecture méridionale.
Un soir d'été, nous étions réunis tous les trois sur le bal-
con qui existe encore, que je revois tous les jours au re-
tour de ma promenade, et que je ne puis revoir sans
un battement ou un serrement de ocenr. Nous étions là,
regardant, admirant, rêvant, silencieux comme si nous
avions su que le regard, en pareil cas, est plus éloquent
que la parole. Ce spectacle était si beau, que Louis de
Loménie, cédant à un transport d'enthousiasme, sortit
tout à coup de son recueillement, et s'écria : « Oh! que
la nature est belle! qu'on est bien ici! » Puis il ajouta
avec ce mélange de mélancolie et d'enjouement qui lui
était habituel : * Qui sait si ce ciel bleu, ce vaste hori-
zon, ce soleil couchant, ce fleuve rapide, ces iles ver-
doyantes, ces monuments séculaires, n'ont pas le secret
de notre avenir? Où serons-nous, que ferons-nous dans
dix ans? dans vingt ans? dans trente ans? »> — « Il vaut
peut-être mieux ne pas le savoir, » répliquai-je avec l'au-
torité d'un ancien, ou, comme un dit en rhétorique, d'un
10 NOUVEAUX SAMEDIS
vétéran. Aujourd'hui, nous le savons, et quelques conso-
lations adoucissent nos tristesses. Si la vie de Louis do
Loménie a été trop courte, elle a été douce, laborieuse
et pleine, avec cette part de bonheur et de gloire qui n'est
accordée qu'à de rares élus. L'Académie française, en
l'appelant à être un des siens, lui décerna la plus belle
récompense qui puisse couronner une existence no-
blement vouée à la vraie littérature, au bon exemple et au
travail. Onapudiredeluiceque M. de Talleyrand disait de
M.deBarante, qu'avec toutson esprit on ledétlaitdese pro-
curer un ennemi. Il a goûté, dans toute leur plénitude,
les paisibles joies de la famille, ces joies intimes du tra-
vailleur, encouragé sans cesse et soutenu par une compa-
gne digne de lui, élevée au milieu de tous les souvenirs,
de tous les héritages, de toutes les traditions de la vertu
et de l'esprit, associée à toutes ses pensées, fière de ses
succès, payant d'un sourire ses fatigues; lumière inté-
rieure, vivante image de cette lampe qui éclairait sous
l'albâtre ses laborieuses soirées; capable peut-être déter-
miner et de nous rendre intactes les dernières pages que
Loménie laissa inachevées; telle enfin qu'un académi-
cien qui s'y connaît attribuait à ce couple si admirable-
ment assorti un honneur plus rare encore que le fauteuil
académique et l'habit cà palmes vertes; l'honneur de réa-
liser l'idéal du mariage.
Louis de G..., le fils du maître de la maison, le cama-
rade de L ménie, aurait é:é au niveau de toutes les
LOL'IS DE LOMÉNIE U
situations. Partout il aurait apport«> cette sûreté de con-
victions, cette fermeté de caractère, cette rectitude
d'intelligence, cette netteté d'idées, cette sagacité de juge-
ment, toutes ces qualités aimables et sérieuses qui lui
donnaient parmi nous une place à part, et dont le souve-
nir, après deux ans, tient constamment en éveil notre
amitié et nos regrets. Il aima mieux être l'homme du
devoir, offrir à son pays le type du citoyen utile, du père
de famille, du vaillant chrétien, dévoué à toutes les no-
bles causes, entouré de toutes les sympathies, mêlé à
toutes les bonnes œuvres, accepté comme arbitre et
comme juge par des amis plus enclins que lui à se lais-
ser séduire par les vanités de ce monde; ne permettant
jamais à la vertu d'être pédante et la tempérant de cette
honnête gaieté qui est le miroir des consciences pures:
esprit charmant et cœur d'or, dont je puis parler sans
trop sortir de mon sujet et sans offenser la mémoire de
Louis de Loménie: car ils passèrent ensemble sur les
mêmes bancs, attentifs aux mêmes leçons, les heureuses
années de l'adolescence : ils ne se perdirent jamais de
vue: le provincial réfractaire à nos glorioles s'intéressa
toujours aux succès de son ancien camarade, et certes, Lo-
ménie ne pouvait avoir ni lecteur plus fidèle, ni apprécia-
teur plus éclairé. Quant au troisième...— c'est de moi
qu'il s'agit — j'ai bien envie de n'en rien dire. En pas-
sant sous ce balcon, aujourd'hui désert, je me suis dit
bien souvent : « Au fait, il était trop petit pour contenir
i-j Mil vkai \ SAMEDIS
à la foisdeui futurs académiciens! i —J'étais le plus
vieux; j'espérais partir avant les deux autres et j'ai le
chagrin de leur survivre. Hélas! encore quelques années
et je survivrai peut-être à la France !
Longtemps, bien longtemps après, je parcourais les
bords de la Durance avec un de nos plus éminents poètes.
Nous allions faire visite (style Victor Cousin) au spirituel
M. Lucas de Montigny, auteur d'agréables ouvrages, et
propriétaire du château de Mirabeau. Habitué aux plai-
nes riantes de la Provence, à ses coteaux modérés dont
les aspérités se cachent sous des fouillis de pins, de chê-
nes-verts et de plantes odoriférantes, je n'étais pas pré-
paré à la physionomie d'un château fort, tel qu'on se
le figure d'après les vieux romans et les poèmes de che-
valerie. Tout à coup, au détour de la route encaissée en-
tre des rochers à pic et les digues de la dangereuse ri-
vière, j'aperçus, à une hauteur prodigieuse, quelque chose
de pareil à un colosse de pierre, dressé sur un piédestal
gigantesque. On eût dit que la nature s'était entendue
avec l'architecte pour que tout fut en harmonie dans cet
aspect sinistre et sauvage; le site, les alentours, le décor
et l'édifice. Ces roches nues, arides, noires, calcinées, fai-
saient songer au cratère d'un volcan éteint. La végéta-
tion semblait s'être retirée du seuil et des environs de
cette demeure, comme la mer se retire des plages pesti-
lentielles, comme s'il y avait eu au dedans de ces tragi-
ques murailles de quoi effrayer tout ce qui vit, respire,
LOUIS DE LOME. ME 43
fleurit ou s'épanouit ici-bas. Quelques genévriers chétifs,
quelques lentisques rabougris se tordaient sous le souffle
ardent du vent de sud-est. Un oiseau de proie, de l'es-
pèce des vautours de Camargue, planait à cent mètres
au-dessus des tours, et parfois ses larges ailes se confon-
daient avec les nuages fouettés et chassés par la rafale.
Avant même d'entrer, l'imagination réclamait sa part.
Je me représentais ce que devaient être les gémissements
de ce vent lugubre à travers les corridors du château, ce
que ces murs avaient du , dans les temps passés ,
entendre de cris de douleur ou de colère. Fallait-il y pla-
cer un drame fantastique ou une histoire sanglante ? Sa-
chant où j'allais, un nom formidable, un visage ravagé et
terrible me suggéraient ma réponse. Ce château prenait
pour moi une figure, un sens, une voix, une âme. Je me
disais que c'était bien là le nid ou l'aire de Mirabeau, de
cet homme étrange, démesuré, mi-parti d'aigle et d'or-
fraie. Je me demandais par quelle progression fatale
cette résidence et cette famille, faites l'une pour l'autre,
étaient arrivées h se personnifier, à s'incarner dans le
foudroyant orateur de la Constituante, pour bouleverser
une société, pour ébranler une monarchie, comme ce
vent d'automne qui secouait les arbustes, s'engouffrait
sous le portail et faisait grincer la girouette. Les maisons
n'ont-elles pas leur prédestination comme les personnes?
Eh bien, je me trompais. Entre cet âpre château et le
funeste tribun, les analogies peuvent être signalées: mais
ii NOUVEAUX SAMEDIS
les liens ont été beaucoup moins étroits; il m'a suffi,
pour m'en convaincre, de lire les premières pages du li-
vre de Louis de Loménie. Après avoir admirablement dé-
crit ce que je viens d'esquisser fort mal, il ajoule : « Si
nous voulions adapter de force cette méthode (l'explica-
tion des destinées et des caractères par l'influence des
objets extérieurs), il nous faudrait constater que ceux
des Riqueti du xviue siècle, qui sont nés à Mirabeau, ou,
pour parler plus exactement, près de Mirabeau, à Per-
mis, ont très peu habité le château de leurs pères...
il nous faudrait enfin reconnaître, que les deux plus fou-
gueux personnages de la race, c'est-à-dire l'orateur et
son frère le vicomte, non seulement ne sont pas nés dans
ces régions escarpées et orageuses où ils ont même très
peu vécu, mais qu'ils ont vu le jour, qu'ils ont passé
leur enfance et une partie de leur jeunesse dans un pays
plat, insignifiant et brumeux, d'un climat tempéré, plus
humide et plus épais que chaud, qui produit de gras pâ-
turages et des légumes savoureux, dans l'ancien Gàti-
nais, près de Nemours (Seine-et-Marne)... Pour moi, si
j'ai pris la peine d'aller visiter le séjour auquel ils ont
emprunté leur nom, ce n'est pas que je fusse animé de la
superbe ambition d'expliquer le château par la race et la
race par le château: mais c'est tout simplement parce
que je désirais complaire à ce sentiment de curiosité
aussi banal que naturel qui fait qu'on s'intéresse aux
résidences rappelant le souvenir d'hommes plus ou moins
LOUIS DE LOMÉNIE i..
fameux, surtout quand ces résidences sont par elles-mê-
mes très pittoresques. » — Ajoutons, pour être tout à fait
justes, que Louis de Loménie était sûr de trouver, en
M. Lucas de Montigny, non seulement l'hôte le plus cor-
dial, mais l'auxiliaire le plus intelligent, le plus complai-
sant et le mieux en mesure de faciliter ses recherches.
Rien de plus exact que cette page, et l'on reconnaît
bien là, pour le dire en passant, cette haine de tout char-
latanisme, cette passion de vérité et de sincérité, qui ca-
ractérisaient Louis de Loménie. Pourtant l'impression
existe, et si l'on refuse d'établir des rapports intimes, im-
médiats, entre le château, les origines, la filiation et la
destinée de Mirabeau, n"est-il pas permis de recourir a
un autre mot, et de parler d'incubation? Forcé de me
borner dans un si vaste sujet, je ne puis mieux faire
que renvoyer à l'ouvrage de Loménie quiconque vou-
dra posséder les renseignements les plus fidèles et les
plus vrais sur l'origine des Riqneti, Riquety ou Riquet,
sur la formation de leur généalogie, sur les nobiliaires
de l'ancien régime, sur le marquis Jean-Antoine, sur la
grand'mère de Mirabeau, sur le comte Louis-Alexandre;
chapitres pleins de détails curieux, comparables à ces
portraits auxquels L'artiste travaille sous nos yeux, et
que nous voyons peu à peu s'ébaucher, se dégager, se
dessiner, se colorer, s'animer, et enfin surgir et comme
jaillir de la toile. J'arrive droit au marquis et, à la mar-
quise, père et mère de Mirabeau. Ici nous n'avons
ii; NOI \ EAI \ SAMEDIS
pas besoin de mise en scène, de paysage farouche, de ro-
ches abruptes, de murailles fauves, de volcan éteint, de
château à l'aspect sombre et sinistre: les personnages,
les caractères nous suftisent. Le chapitre intitulé :
« Un mauvais ménage sous V ancien régime ; premiè-
res hostilités entre le mari ci la femme » suivi de :
i Une famille liguée contre soji chef; le marquis et les
lettres de cachet, » — nous rendrait au besoin, en ex-
plications psychologiques, ce que nous retrancherions an
sens pittoresque. Loménie, toujours ennemi de l'enlumi-
nure romanesque, toujours simple, naturel, exact, véri-
dique, a pu se défendre (t. II, page 436), de toute conces-
sion à la fiction et au roman; il n'y a rien perdu, ni ses
lecteurs non plus: car jamais roman ne fut plus intéres-
sant, plus curieux, plus accidenté, plus empoignant, que
cette dernière partie de son second volume. D'ordinaire,
lorsqu'on accouple ces mots si bien faits pour s'entendre,
— mauvais ménage, — ancien régime, notre thème est
fait d'avance, et, s'il ne l'était pas, les chroniqueurs et
les vaudevillistes se chargeraient de le faire. Un mariage
de convenance est arrangé par les grands parents, le
premier ministre, la favorite ou le roi lui-même, entre
le duc et une blonde enfant qui va sortir du couvent
pour l'épouser. Au bout de huit jours, elle est bien cer-
taine dï'ire duchesse: mais elle n*est pas encore très sûre
d'être la femme de son mari. Heureusement, son cousin
le chevalier soupire pour ses beaux yeux et brode au
LOUIS DE LOMÉ NIE j-7
tambour par amour pour elle. Après une quinzaine ac-
cordée aux bienséances, le duc reprend la chaîne fleurie
qu'il a laissée entre les blanches mains de la marquise.
Le château ou l'hôtel a deux ailes, qui n'ont rien de
commun avec des ailes de tourtereaux: séparées par la
longue galerie des portraits d'ancêtres, fort étonnés de
cette singulière façon de continuer leur race. Une année
s'écoule... quelle alerte! — Ah! Lisette! Quel malheur!
J'en mourrai. — Non, madame la duchesse! Personne
ne mourra, au contraire!... J'en toucherai un mot à
Frontin! —Le lendemain, entre onze heures et minuit,
la galerie des ancêtres, de plus en plus étonnés,
voit passer un élégant fantôme qui n'a rien d'effrayant.
Il se dirige vers l'appartement de la duchesse, dont le
cœur bat comme à un premier rendez- vous... — Ma
chère enfant! n'ayez pas peur! ce n'est que votre mari:
— Il s'assied: on cause comme de vieux amis; et puis,
bonsoir! 11 se lève, baise la jolie main qu'on lui tend,
et murmure peut-être entre ses dents : « Coquin de
chevalier! » N'importe! on l'a vu entrer; on le verra
sortir; les bienséances sont sauvées, et, si la morale n'est
pas satisfaite, le scandale est évité!
Ce n'est pas ainsi que les choses se passaient dans
le tempétueux ménage du marquis et de la marquise de
Mirabeau, llfallait bien préparer les voies au redoutable agi-
tateur, qui n'aurait peut-être pas rempli toute sa desti-
née s'il n'avait été conçu dans la discorde et dans l'orage
is NOUVEAUX SAMEDIS
pour vivre dans l'écroulement et dans le bruit. Ce ménage
détestabb produit dix ou onze enfants; car il y en a
tant, que l'on n'en sait pas bien le compte. Quel homme,
grand Dieu! que ce marquis ! Mais surtout, quelle femme
que la marquise, née de Vassan, si l'on en juge par les
témoignages contemporains, notamment par les lettres
du bailli, le frère du marquis! Louis de Lornénie a fait
un excellent usage de ces lettres, où se révèle, avec la
part de brusquerie et d'originalité, signe distinctif de la
race, un caractère franc, énergique, indépendant, mitigé
par une dose de bon sens, assez rare dans la famille. Le
marquis peut être coupable, bourru, inconséquent, mal
équilibré, mélangé de violence et de faiblesse: mais sa
femme est effroyable! Elle cumule les désagréments, les
défauts, les travers, les laideurs physiques et morales les
plus contradictoires; il y a de \abête chez cette créature ;
il y a du monstre chez cette bête. C'est bien d'elle que l'on
pourrait dire qu'elle rend le mariage indécent. Elle ne pos-
sède aucune des pudeurs féminines, pas même celle qui
commence à un lit nuptial et finit à un berceau. Elle est
passionnée, et elle n'est pas tendre: elle est jalouse, et elle
n'est pas fidèle. Son amour intermittent, entrecoupé de
haines, décolères, d'invectives, de séparations, de scènes
furieuses, de procès et de scandales, ressemble à de l'hys-
térie... Ah! c'était bien là le point de départ des lettres
écrites du donjon de Vincennes; c'était bien la source
d'où devait jaillir cette parole torrentielle, faite de lave'
LOUIS DE LOMÉNIE i'.i
et de boue; c'était bien le sang qui bouillonnait dans les
veines de Mirabeau, lorsqu'il prononçait le fameux : Va
dire à ton maître ï... — qu il n'a jamais d:t.
Avec cette lamentable histoire Louis de Loménie a fait
un tableau où Ton ne sait ce que Ton doit le plus admi-
rer, de la vérité des couleurs, du relief des figures, ou
de la délicatesse et de la chasteté d'exécution. Avec
les documents qu'il a si ingénieusement et si patiem-
ment rassemblés, avec les faits et gestes du brave bailli
et les nombreuses lettres échangées entre son frère et lui,
il a écrit une sorte de biographie collective, plus inté-
ressante qu'un roman: il a reconstitué, ravivé, fait mou-
voir dans le cadre de la société française au xvme siècle
toute cette bizarre famille qui devait aboutira Mirabeau,
et qui le fait pressentir. A présent, Mirabeau peut venir.
Son entrée est aussi admirablement préparée que celle
de l'acteur en vogue dans le drame à sensation : il peut
venir: il peut rugir, il peut nous montrer, comme disait
Janin dans Barnare, cette grosse face bouffie, qui rime
si bien à Sophie. Il sera reçu avec les honneurs dus à son
rang, à son éloquence et à ses vices.
IV
LA
LITTÉRATURE DU JOUR DE L'AN '
15 décembre 1878.
Avant tout, rendons un nouvel hommage à cette illus-
tre maison Didot, qui, au retour de chaque nouvelle an-
née, nous donne l'illusion d'un temps meilleur et apaise
un moment nos anxiétés par sa confiance. Nous la voyons
opérer trois prodiges. Elle réussit à oublier qu'un 1er
janvier républicain n'est pas assez sûr de lui-même et de
ses lendemains pour se laisser enrichir de si beaux livres
1. Les Femmes dans la Société chrétienne, par M. Alphonse
Dantier; ouvrage illustré de 4 photogravures et de 200 gra-
vures sur bois, d'après les Monuments de l'Art.
LA LITTÉRATURE DU JOUR DE L'AN 51
et de si belles reliures. Elle assure aux livres d'étrennes
un rang très sérieux et très élevé dans notre littérature
contemporaine : enfin, pendant que les publications
populaires multiplient, propagent, délaient et infiltrent
partout le poison à un sou par jour, elle choisit des
sajetsdignesde nous rappeleroude nous faire croire que la
France est encore chrétienne: ce dont la politique aujour-
d'hui régnante nous donnerait envie de douter.
Les Femmes dans la Société chrétienne! quel beau
titre, et quel démenti éloquent à cet impertinent para-
doxe qui explique par une influence féminine toutes les
fautes, toutes les faiblesses, toutes les équipées, tous les
crimes et toutes les catastrophes de ce monde ! Oui, je
le sais bien, vous allez me répéter pour la centième
fois le mot légendaire de l'alcade : « Où est la femme? »
— Voici deux lames de couteau qui brillent comme
deux éclairs, et le sang qui coule sur la table de cette
posada... où est la femme? — Deux amis d'enfance se
brouillent, cessent de se saluer, échangent un envoi de
témoins... où est la femme ? — Une apostasie soudaine
étonne et consterne tous ceux qui préfèrent aux jouis-
sances du triomphe et du pouvoir les satisfactions de la
conscience... où est la femme ? — Toute une vie de
probité et d'honneur vient faire naufrage sur un morceau
de papier timbré, noyée dans une signature... où est la
femme? — Dix lunes de miel se perdent dans une lune
rousse, et le plus correct des maris en arrive à ne plus
52 NOUVEAUX SAMEDIS
si- coucher qu'à l'heure où les honnêtes gens se lèvent...
ou est la Femme? — Vous cillez faire une visite : vous
rencontrez dans l'escalier les huissiers qui viennent de
saisir tableaux, tapis, tentures, argenterie et bibelots...
où est la femme? — Ainsi de suite : la débâcle de l'agent
de change, la faillite du banquier, l'exécution An joueur,
la fugue du caissier, la pâleur de l'adolescent, la rou-
geur du jeune homme, les dettes de l'homme mùr, le
radotage du vieillard, l'affaire Chaumontel, la cause
célèbre, l'éclipsé d'une gloire, le déshonneur d'un nom,
la perte d'une bataille, la rupture d'un traité, le suicide
d'un fou, les illusions de Glitandre, les capitulations
d'Alceste, les prodigalités d'Harpagon, les ridicules de
Géronte... toujours même réponse, ou plutôt même ques-
tion: — « Où est la femme? »
Eh bien, nous sommes prompts à la réplique, et nous
disons avec M. Alphonse Dantier, l'auteur du bel ou-
vrage que nous recommandent les merveilles de la
typographie et de l'art : « Le vieux monde païen tombe
en pourriture et en poussière : un monde nouveau le
remplace, baigné des pures clartés de l'Évangile. La
succession est compliquée, la transition est difticile, la
secousse est violente: car il s'agit, pour la société nou-
velle, de sacrifier tout ce qui faisait les délices de l'an-
cienne. Qui donnera l'exemple du sacrifice"? Qui adoucira
la transition ? Qui amortira la secousse? La femme. Ce
n'est pas encore assez A cette régénération de l'humanité
LA LITTÉRATURE DU JOUR DE L'AN 53
rachetée par le Dieu fait homme, il faut des témoins,
et, si nous savons un peu de grec, nous n'avons pas
oublié que témoin est synonyme de martyr. Ici le témoi-
gnage s'affirme, non pas par un simple serment devant
des juges pacifiques, mais sous le joug des proconsuls,
sous le feu des bourreaux, sous la dent des lions et des
tigres, sous la griffe des Empereurs, au milieu des ou-
trages de la foule, des cris de rage du paganisme expi-
rant. Qui prendra sa part de ces tortures et de ces sup-
plices, pour mieux féconder le sang des martyrs, pour
que l'héroïsme de la faiblesse préserve de toute défail-
lance les vaillants et les forts? La femme. Les persécutions
imposent à ces chrétiens de la première heure des pré-
cautions infinies : ils sont forcés de se cacher comme des
criminels, de se réfugier dans les catacombes, de cher-
cher pour les cérémonies de leur culte la retraite la plus
ignorée, la nuit la plus obscure, de créer d'avance la
franc-maçonnerie du bon Dieu. Qui se chargera de
souder les anneaux de la chaîne sacrée, de porter les
messages, de préparer l'autel, de déjouer les soupçons,
de diriger les pas dans la nuit? Qui personnifiera, dans
les catacombes comme dans le cirque, dans le prétoire
comme en face des idoles, ces anges invisibles dont on
croit voiries blanches ailes abriter ces saintes victimes?
La femme. Les années s'écoulent ; voici venir une nou-
velle puissance, prêle à dévorer les restes du vieux
monde. Elle a la vigueur et aussi l'aveuglement des
54 NOUVEAUX SAMEDIS
forces de la nature : elle ne connaît pas les corruptions
diss -hantes des raffinés de la décadence; mais elle ne
sait pas davantage à quelle source divine il faut puiser
pour se purifier de ces souillures. C'est une trombe, c'est
cm torrent, c'est une avalanche, c'est une lave. Ses vices et
ses vertus ne sont que des instincts; elle peut tout pour le
mal, en attendant qu'elle puisse quelque chose pour le
bien. Elle se précipite sur sa conquête comme la bête fauve
sur sa proie. Pour tempérer sa fougue, pour éclairer ses
ténèbres, pour apaiser sa furie, pour l'obliger à régénérer
au lieu de détruire, à devenir l'instrument de la Provi-
dence après avoir été son fléau, à rendre sa barbarie
préférable aux civilisations qu'elle balaie, ce n'est pas
trop d'une inspiration surnaturelle, d'une religion ré-
vélée. Qui lui apportera cette lumière? Qui lui prêchera
cette religion, aussi peu complaisante pour les passions
brutales des vainqueurs que pour les vices élégants des
vaincus? Qui lui enseignera à l'aimer avant de la com-
prendre? Qui lui dira que ses divinités farouches et san-
guinaires, filles de ses tempêtes, de ses cavernes et de ses
forêts, ne valent pas mieux que les riantes fictions du
paganisme, écloses sous le beau ciel de la Grèce et de l'Io-
nie? Qui la domptera, la fléchira, l'assouplira par la
plus douce et la plus balsamique des influences ? Qui
servira de trait d'union entre ce qui n'existe plus et ce
qui n'existe pas encore ? Qui opposera le signe de croix
au glaive et à la framée ? La femme.
LA LITTÈRVR'RE DU JOUR DE LAN .'i:i
Nous pourrions continuer ainsi et suivre à travers les
siècles cette mission bienfaisante ; mais il est temps de
reprendre le fil de soie et d'or que nous présente
M. Dantierpour nous guider daus cet itinéraire. Pour être
tout à fait exacts et donner une juste idée des beautés
de cet ouvrage, il faudrait pouvoir tracer deux lignes
parallèles. L'une s'attacherait au texte, et, certes, il ne
nous offrira d'autre difficulté que celle qui s'appelle
l'embarras du choix : l'autre aurait à parcourir les
gravures, les photogravures et les chefs-d'œuvre qu'elles
reproduisent. L'art, dans son expression la plus pieuse
et la plus haute, se ferait ainsi le fidèle serviteur de la
femme chrétienne, s'associant à ses travaux, à ses gloires,
à ses épreuves, à ses joies, à ses tristesses, à ses luttes, à
ses paisibles victoires: illustrant ce qu'elle enseigne,
embellissant ce qu'elle touche, glorifiant ce qu'elle croit,
s'inspirant de ce qu'elle adore, se consacrant à ce qu'elle
prie!...
Quel vaste horizon ! quel espace immense ! De la naïve
mosaïque de Ravenne où nous voyons un des miracles
de Jésus, au saint Symphorien de M. Ingres et à la
Jeanne d'Arc de M. Frémiet, en passant car la sainte
Cécile de Paul Delaroche, par les noces de Cécile, de
Cimabue, par le Mariage romain, de M. Guillaume,
par la sainte Cécile du Dominiquin, par la sainte- Ca-
therine de Masaccio, parla sainte Agnès du Dominiquin,
par le Constantin de Jules Romain, par la sainte Hélène
:.i; NOUVEAUX SAMEDIS
d'Holbein, par les pèlerins d'Emmaiis, de Rembrandt,
par le Christ au Tombeau, de Raphaël, par la Cène, de
Philippe de Champagne, par l' Adoration des Bergers, de
Ribera ! — Et remarquez que je n'en suis encore qu'à la
deux centième page du premier volume ! — Tous les
grands noms de la peinture, le Poussin, Murillo, Fra
Bartholomeo, Pérugin, Giotio, Rubens, Rjgaud, le Domi-
uiquin et Raphaël, déjà nommés: la fresque, la mosaï-
que, le vitrail, la statuaire, l'architecture, tout, dans ces
pages magnifiques, se réunit pour faire cortège aux
femmes chrétiennes et leur prodiguer une parure
qu'envieraient toutes les royautés de ce monde, qu'au-
raient enviée, au temps d'Alcibiade et de Périclès, les
Athéniennes vouées à l'unique religion du Beau. Nous
n'insisterons pas davantage sur la partie artistique de ce
livre, que l'on ne peut feuilleter sans avoir une histoire
complète de l'art, depuis ses premiers tâtonnements sur
les dalles des églises ou sur le tombeau des martyrs,
jusqu'à l'époque où il sait sans renoncer encore à croire;
et où il donne à la perfection du contour, de l'expres-
sion, du mouvement, delà composition et de la couleur,
ce qu'il retranche peut-être, sinon à la fermeté, du moins
à la candeur et à la pureté de sa foi. Ce n'est pas nous
en éloigner que de revenir à M. Alphonse Dantier; car,
je l'ai déjà dit, dans cette œuvre monumentale, la littéra-
ture et l'art sont inséparables.
Le Christianisme et les Patriciennes de Rome, mer-
LA LITTÉRATURE DU JOUR DE LAN JiT
veilleux prologue d*un poème supérieur aux plus bril-
lantes inventions des poètes; préface d'un livre héroï-
que et mystique qui passera tour à tour par les mains
de Monique et de Paule, de Marcelle et de Mélanie, de
Cécile et de Catherine, d'Agathe et d'Agnès, d'Hélène et
de Clotilde, de Blanche et de Béatrix, de Mathilde et de
Jeanne, de Thérèse et d'Elisabeth, de Françoise de Chan-
tai et d'Angélique Arnauld, de sœur Rosalie el d'Eugénie
deGuérin! Doux noms que je cite au hasard, faute de
pouvoir nommer ces milliers de vierges, de veuves et de
saintes ; gerbe de fleurs bénies dont je pourrais faire
une moisson ! Ce chapitre est d'autant plus intéressant
qu'il réfute une opinion de vieille date, d'après laquelle
le christianisme, à son berceau, aurait eu surtout pour
prosélytes les pauvres, les petits, les ignorants, les
simples, les faibles d'esprit, les opprimés, les déshé-
rités, les esclaves. Assurément, il n'y perdrait rien de
son caractère surnaturel. Il serait plus facile pourtant
de s'expliquer les progrès rapides et l'aévnement d'une
religion qui annonçait aux inférieurs l'égalité évan-
gélique, aux faibles la tutelle divine, aux esclaves la
délivrance, aux pauvres l'indemnité immortelle, aux
déshérités le céleste héritage, aux ignorants la vérité,
souveraine de toutes les sciences. N'importe! Afin que
rien ne manquât au miraculeux ensemble du plan divin,
il convenait que les grandes familles romaines où la
République des -d^e^ béroï |ues avait recruté s \s c >i suis,
58 NOUVEAUX SAMEDIS
ses sénateurs et ses pontifes, eussent, elles aussi, l'hon-
neur de payer lent tribut au christianisme naissant et de
prouver tout à la fois que cette révolution venue du ciel
n'était pas condamnée, comme nos misérables révolutions
humaines, à commencer par en bas, et que, pour s'élever
jusqu'à ses hauteurs, le renoncement à tous les biens, ;'i
toutes les jouissances de la vie, n'était qu'un aiguillon de
plus. Le soin de convertir ces nobles descendants des
Fabius, des Flavius, des Cœcilius, des Paul-Emile, des Sci-
pion, de les initier par la persuasion et le charme, ne pou-
vait être confié à de meilleures mains qu'à celles de leurs
compagnes, de ces femmes, de ces filles, de ces sœurs,
auxquelles l'ancienne loi, par une contradiction singu-
lière, imposait une sorte d'infériorité sociale, intellec-
tuelle, domestique] comme condition de leur vertu et
de leur dignité morale.
Les mœurs de Rome païenne avaient décidé que,
du moment qu'une femme serait trop aimable, elle per-
drait ses droits à l'estime; ce qui, Dieu merci ! ne s'esl
jamais vu dans les temps modernes. Ces patriciennes,
contemporaines du martyre de saint Pierre et de saint
Paul, étaient donc placées dans une situation parti-
culière, qui devait attirer, émouvoir, exalter les âmes
fortes, pures, généreuses, avides du Dieu inconnu,
douées du sentiment religieux, qui ne rencontraient plus
que le néant et le vide sous les voûtes ou sur les ruines
de leurs temples. D'une part, elles avaient à sacrifier
LA LITTÉRATURE DU JOUR DE L'AN o9
richesses, honneurs, luxe, plaisirs, élégances, mollesse,
autorité sans bornes sur un groupe de clients, de para-
sites et d'esclaves: mais, de l'autre, un instinct supérieur à
toutes les séductions de la vanité, à toutes les amorces
sensuelles, leur révélait qu'elles allaient jouer à qui perd
gagne, que la religion du Dieu né dans une étable allait
tout ensemble assouvir leur besoin de foi et rétablir leurs
véritables lettres de noblesse. M. Alphonse Dantier nous
dit excellemment à propos de la famille de Gœcilius Mé-
tellus: « Singulière destinée que celle de cette famille et
de beaucoup d'autres de l'aristocratie romaine ! Appelées
à tous les genres d'héroïsme, elles naissent et grandissent
avec le peuple-roi, tombent et s'éclipsent à l'époque de
sa décadence. Puis, se relevant à la naissance du chris-
tianisme, elles donnent alors des martyrs à la foi, comme
elles avaient donné des martyrs à la liberté, unissant ainsi
les jeunes palmes teintes de leur sang aux vieilles cou-
ronnes triomphales de leurs ancêtres, ^'est-ce pas un fait
digne d'être signalé par l'histoire, que la religion avec
laquelle allait surgir un monde nouveau ait trouvé de
fervents adeptes dans les descendants de ceux-là mêmes
qui avaient fait la gloire du monde antique, comme si la
Providence les eût réservés à être tour à tour l'hon-
neur des deux sociétés personnifiant en elles, Tune la puis-
sance matérielle, l'autre la grandeur morale de l'hu-
manité ? »
Les voilà donc, les Plautilla, les PomponiaGneeina, les
60 NOUVEAUX SAMEDIS
Flavia Domitilla, les Pudenticnne, les Praxède, les Tul-
liaPaulina, les Vibbia Attica, les Balbina, les Théodora
et cent autres; unies dans la foi, dans l'immolation, dans
la sainteté, dans la gloire : figures touchantes et char-
mantes qui pourraient se grouper sous la môme auréole.
Tout, dans leur existence et dans leurs œuvres, est mira-
culeux, surtout elles-mêmes. Hier, un pli de rose, une
piqûre daboille, les aurait fait se pâmer, et, si une es-
clave maladroite eût appuyé trop fort en parfumant
leurs pieds, en brossant leurs ongles ou en ajustant leur
coiffure, la malheureuse n"en eût pas été quitte pour une
violente invective. Aujourd'hui, elles s'acclimatent à tous
les genres de privations, d'austérités et de souffrances,
pour arriver peu à peu à la plus terrible, à la plus dési-
rée de toutes : le martyre: et si l'esclave coupable se jette
frissonnante à leurs pieds : « Relève-toi, lui disent-elles,
le Dieu des chrétiens te fait mon égale. » — Hier, elles
avaient en horreur le peuple juif: à présent, elles se
font sœurs et compagnes des juives converties, afin de
mieux démontrer que le vrai Dieu n'a plus qu'un peuple.
Telles qu'elles sont, le martyre les trouvera prêtes, et le
second chapitre du bel ouvrage de M. Alphonse Dantier
nous rappelle ces prodiges de courage, ces scènes
effroyables et admirables où s'établit, entre le sexe fort
et le sexe faible, une sublime émulation d'héroïsme et
comme un défi à qui savourera le mieux les voluptés du
supplice. Sérapie ! Sabina ! Sophia! Elpis ! Âgapé!
LA LITTÉRATURE DU JOUR DE L'AN 01
Sympborose! Félicité! nobles tètes, tranchées par le
bourreau et couronnées par les anges! M. Damier a
donné, dans son récit, une place considérable à sainte
Cécile, et je lui en rends grâces. Que cette patronne des
musiciens ait été plus ou moins musicienne, je ne veux
pas le savoir. Elle a possédé la plus divine de toutes les
harmonies : celle qui résulte du suprême accord de la
beauté de l'àme avec celle du visage, cette harmonie que
l'on pourrait aussi nommer transparence, puisque, chez
ces créatures aimées de Dieu, la forme extérieure est
comparable au pur cristal où se reflète la lampe im-
mortelle. Il y a, dans l'histoire de sainte Cécile, quelque
chose de légendaire, non pas qu'il soit permis de douter
de ses merveilleux détails, mais parce que l'on peut y
ramasser à pleines mains ces fleurs mystiques dont on
aspire le parfum avant môme de savoir si elles sont clas-
sées par les botanistes.
Elle aime, elle est aimée, elle épouse un homme digne
d'elle, -noble comme elle, et c'est ici que se place la belle
gravure d'après le Mariage romain, de M. Guillaume.
Cécile convertit son époux Yalérien, non seulement au
christianisme, mais au mariage chrétien, tel que l'enten-
daient alors ces êtres exceptionnels qu'il faut bien se
garder d'offrir en exemple aux maris ordinaires. Le
martyre vient ajouter sa palme sanglante à ce lis céleste.
Yalérien et son frère Tiburce passent les premiers sous
la hiche. Cécile les suit de près. Sa mort ne ressemble
62 NOUVEAUX SAMEDIS
pas aux autres, et M. Alphonse Dantier l'a racontée
avec une émotion communicative. Patricienne, Cécile
devait périr d'une mort patricienne comme elle: un bain
dont l'ardente vapeur, n'ayant aucune issue pour s'échap-
per, finirait par l'étouffer. Mais cette eau bouillante, cette
flamme et cette vapeur ne lui font aucun mal. Il faut
recourir au licteur, dont le bras tremblant ne réussit pas
à détacher la tête du corps. Elle est là, gisante, baignée
dans son sang, demandant à Dieu de la laisser vivre
jusqu'à ce qu'elle ait pu recevoir la bénédiction du pape
Urbain. Elle expire enfin sous les mains bénies du saint
pontife. N'est-ce pas à cette agonie et à cette mort que
pourrait s'appliquer l'œuvre charmante de notre ami
Etienne Gautier, ce tableau tout imprégné d'inspiration
chrétienne, un des meilleurs succès du Salon de cette
année, justement récompensé par le jury et digne d'être
signé Hippolyte Flandrin?
M. Alphonse Dantier a eu bien raison de faire une
halte un peu longue en l'honneur de sainte Cécile :
d'abord, parce qu'il ne pouvait choisir un type plus
aimable et plus complet de la patricienne convertie au
christianisme et prédestinée au martyre: ensuite, parce
qu'elle est une des saintes qui ont le plus souvent
et le mieux inspiré l'art chrétien. Ce premier vo-
lume nous offre une des deux saintes Céciles de Paul
Delaroche. Je viens de vous rappeler l'heureuse toile
d'Etienne Gautier. Que de prédécesseurs ont eu ces dignes
LA LITTÉRATURE DU JOUR DE L'AN 63
héritiers! Angélico de Fiesole, Pinturiehio, Francia,
Gimabue, le Dominiquin, Raphaël, sans compter Pierre
Mignard que je n'ose pas nommer après ces grands noms !
" Surla voûte delà cathédrale d'Albi, nous dit M. Dantier,
sont exécutées des fresques admirables, peintes par des
artistes de l'école ombrienne et représentant le couronne-
ment de sainte Cécile. Ajoutez à ces témoignages le ta-
bleau qui décore la chapelle du Capitole, les peintures
murales d'Hippolyte Flandrin dans l'église de Saint-Vin-
cent de Paul, et le poème de M. Anatole de Ségur, où
Msr l'évêque d'Orléans croyait retrouver un écho loin-
tain de Polyeucte ; vous aurez une idée de ce qu'a pu être
l'épanouissement de l'art chrétien autour d'un des plus
doux noms du martyrologe. »
Si le critique était uu oiseau, ses ailes auraient un
vol bien lourd. C'est pourtant à vol d'oiseau que je
vais parcourir ces deux beaux volumes, m'étant trop
attardé sur les premiers chapitres. L'ère des persécutions
ramène, à chaque page, une de ces chastes et pieuses
héroïnes, qui ont tout de l'héroïsme, excepté l'orgueil,
qui donnent aux stoïciens des leçons d'humilité, aux
néophytesdesexemples décourage, à leurs persécuteurs
des spectacles fertiles en conversions soudaines, et qui
épuisent sans pâlir toutes les variétés des colères païennes
et des cruautés impériales. Bientôt nous entrons avec
M. Alphonse Dantier dans une nouvelle phase. La paix
s'est faite entre l'Empire et l'Église. La proscrite d'hier n'a
64 NOUVEAUX SAMEDIS
plus à redouter que lea périls de la prospérité et de la
puissance. Lisez les chapitres intitulés: la Paix de V É-
f/lisc, les Martyrs de lapênitoice, F Émigration romaine
en Palestine, la Terre-Sainte et le monastère de Beth-
léem; partout vous retrouverez l'influence féminine sous
les traits de ces nobles chrétiennes, qui domptaient sans
merci toutes les délicatesses de la chair et des sens, qui
ont eu déjà leurs biographes et leurs panégyristes, mais
dont M. Dantier résume l'histoire avec un art particulier,
de manière à les mettre en relief, à les rendre visibles et
à faire de sa prose l'éloquent commentaire des tableaux
et des monuments dédiés à leurs reliques ou à leur mé-
moire. Fidèles à leur double mission, nous les voyons
tantôt s'associer aux solitaires, aux confesseurs, aux
échappés du martyre, aux Pères de l'Église ou du désert,
tantôt civiliser la barbarie victorieuse et révéler au\-
chefs de ces hordes à demi sauvages une religion où
l'amour qu'elles leur inspirent sert de prélude à leur
catéchisme. Rien de plus curieux, ace point de vue, que
les Infortunes d'une fille de Thcodose; un vrai roman
que l'imagination la plus inventive et la plus hardie ne
pourrait rêver ni plus étrange, ni plus émouvant, ni
plus dramatique: une page de Walter-Scott écrite en
marge d'une page d'Amédée Thierry. On l'aime, on l'ad-
mire, on la plaint, cette belle Galla Placidia, jeune sœur
de l'indigne Honorius, tour à tour captive, otage, reine,
esclave, courtisée, adorée, trahie, outragée: prêcheuse
LA LITTÉRATURE DU JOUR DE L'AN 63
dont les yeux et le sourire avaient encore plus de magi-
que pouvoir que les sermons: ardente et habile, passion-
née et pieuse, aventureuse et vaillante, image des deux so-
ciétés qui s'entrechoquent et que le christianisme veut
réconcilier: posée, comme une vision poétique, à l'ex-
trémité du monde romain qui se meurt, pour le retrem-
per, le raviver, le purifier dans les veines de ces barbares
qu'elle charme et qu'elle adoucit. GallaPlacidia commence
par être prisonnière d'Alaric : il meurt : son beau-frère,
Ataulf, éprouve pour elle un amour qu'il parvient à lui
faire partager. Les événements, la politique, la guerre,
interviennent à chaque pas pour contrarier cet amour,
le traverser, le combattre, le favoriser et finalement le
consacrer. Ataulf et Placidia s'unissent; mais leur ma-
riage ne conjure pas la fatalité qui doit poursuivre
jusqu'au bout la fille de Théodose. Elle perd son enfant;
Honorius refuse d'approuver ce qui, dans la pensée de
sa soeur, devait mettre un terme à tant de conflits, de
crises, de déchirements et de malheurs. La guerre se
rallume, plus violente que jamais. Ataulf est assassiné.
Sa veuve, après avoir subi mille insultes, n'est sauvée
que par la famine qui menace les Goths. On rechange
contre six cent mille mesures de blé. La voilà libre,
reconduite à Ravenne; mais ses infortunes ne sont pas
terminées, au contraire ! Son frère la remarie, presque de
force, à un général romain, Constantius, qui déjà, avant
son premier mariage, avait essayé de se faire aimer.
X—'- 4.
66 NOU> EÀ1 \ s ami; ni s
Constantius se décide à faire quelquechose pour sa femme;
il meurt. Alors l'ignoble Honorius persécute de ses in-
cestueuses ardeurs cette sœur, victime d'une irrésistible
beauté qui ressemble presque a un sortilège.
Elle fuit avec horreur cet abominable précurseur de
René. Tempête sur l'Adriatique. Heureusement, Hono-
rius. à trente-neuf ans, est emporté par une hydropisie.
On mourait beaucoup dans ce temps-Là, encore pins que
de nos jours. Placidia, remontée au rang- suprême, régente
de son fils Yalentinien, va-t-elle enlin se dérober à cette
■jettatura qui ne se lasse pas de tourner contre elle les plus
heureux dons de la nature? Non; et l'épilogue est peut-
être plus extraordinaire que le drame. Honoria, fille de
Placidia, vouée au célibat dans un intérêt politique, était
justement d'humeur et de tempérament à rendre ce
célibat plus rebelle, plus orageux, plus accidenté que
trois mariages. Elle personnifiait, pour ainsi dire, une
caricature tragique de sa mère. A cette seconde géné-
ration, le roman s'exagérait, grossissait, s'envenimait.
L'aventure dégénérait en folie. L'imagination, sans
correctif et sans frein, jetait son bonnet par-dessus les
tentes des Goths et des Huns. C'est Attila, ni plus ni
moins, Attila, le Fléau de Dieu, qu'Honoria choisit comme
libérateur de son célibat forcé. Ce qui en résulte, comment
Honoria achève de se dégrader et de se perdre, comment
Placidia, avant de mourir, peut prévoiries fatales consé-
quences de l'acte insensé de sa tille, M. Alphonse Dantier
LA LITTÉRATURE DU JOUR DE L'AN 67
nous le raconte assez bien pour qu'il me soit permis de
vous renvoyer à son livre.
Hélas! sainte Cécile et Plaeidia, ces deux types de deux
phases bien différentes, du christianisme à sa radieuse
aurore et des premières ombres byzantines déjà mêlées
aux limpides clartés de la foi nouvelle, — Cécile et Pla-
cidia m'ont pris toute la place: il ne me suffit plus d'a-
bréger: c'est à peine si je puis mentionner. Et cependant,
que de trésors! que de pages intéressantes! que de saintes
et pathétiques figures! que de chapitres dont la simple
analyse serait la meilleure recommandation de l'ou-
vrage ! « La Poésie et leDrame dans le cloître ! Les prin-
cesses chrétiennes et les rois barbares ! La vierge de
Sienne, Avignon et Rome ! L'inspiratrice d'un grand
poète! Dieu et la patrie! La captivité et la mort d'une
reine! Les correspondantes deBossuet! Jeanne de Chan-
tai! Comment finit un monastère! La liberté religieuse
aux États-Unis! La Foi et la Charité au xixe siècle ! «
Presque toute l'histoire moderne, ennoblie, éclairée,
consolée, bénie, sanctifiée par les femmes, tandis que
nos fureurs y accumulent les discordes, les catas-
trophes et les ruines! Dans toutes les classes, à tous
les rangs, à mesure que la société marche, les yeux
bandés, vers ses destinées incertaines , des sœurs de
charité royales, princières, aristocratiques, bour-
geoises, populaires, la suivant pas à pas, offrant sans
cesse une ambulance à ses fièvres, un baume à ses blés-
68 NOUVEAUX SAMEDIS
sures, on pardon à ses fautes, une larme à ses douleurs!
Je ne loue pus ces chapitres, je les indique, ce qui revient
exactement au même. Les femmes, ai-je dit? Elles
les arbitres de ce jour de l'an, qui serait si triste, si elles
n'y apportaient un peu d'espérance et de tendresse. Elles
prendront sous leur patronage le magnifique ouvrage de
M. Alphonse Dantier. Qui sait ? 1879 nous prépare peut-
être de cruelles surprises. Il faut s'attendre à de l'im-
prévu sous le régime qui nous gouverne et qui va nous
gouverner. En rencontrant d'admirables modèles sous
ce titre : Les Femmes dans la Société chré-
tienne, — elles pourront s'initier d'avance à leurs de-
voirs, à leur mission et à leur tâche dans un pays qui
ne veut plus être chrétien.
11
■22 décembre 187 8.
En lisant cette annonce,— le* Rues du vieux Paris *,—
je m'étais ligure d'abord que Victor Fournel, qui sait
tout, avait voulu emboîter le pas derrière le grand baron
1. Les Hues du vieux Paris, galerie populaire et pittoresque,
par Victor Fournel, ouvrage illustré de 163 gravures sur bois.
LÀ LITTÉRATURE DU JOUR DE LAN 69
Haussmann et nous rendre d'un coup de sa baguette
magique tout ce que le baron nous avait pris. La resti-
tution eût été curieuse; car une partie de l'histoire du
vieux Paris est restée ensevelie sous ces ruines qui ne
nous ont pas porté bonheur et qui en présageaient de
plus tragiques. Mais il a fait bien mieux que cela, et je
l'en félicite. Assurément les rues, les places, les hôtels, les
cloîtres, les quais, les maisons, disparus dans cette im-
mense orgie du marteau et de la truelle, avaient leur
tradition, leur physionomie, leurs reliques, leur biogra-
phie, et, pour ainsi dire, leur âme. Toutefois, rien ne
remplace la vie, et c'est la vie qui circule à toutes les
pages de ce livre, dont le sous-titre, — Galerie populaire
et pittoresque, — enlève tout prétexte aux malentendus.
Victor Fournel, qui a beaucoup d'esprit, de talent et de
savoir dans le présent, est absolument maître du passé;
il le possède, il le dompte, il le ranime, il le rajeunit, il
le relève, il l'éclairé; il se l'assimile, il le force de rede-
venir son contemporain et le nôtre, de se repeupler
pour noire instruction et pour nos plaisirs, de nous
révéler ses secrets, de nous faire ses confidences, de nous
conter ses anecdotes, de replacer sous nos yeux ses per-
sonnages, ses types, ses fêtes, ses costumes, ses usages, ses
folies, ses dates mémorables, ses tristesses et ses joies. Vous
croyez notre cher confrère en train de bouquiner près du
palais Mazarin, de flâner dans la grande allée du Luxem-
bourg, de causer avec les artistes qui l'aiment, ou bien,
7(i NOUVEAUX SAMEDIS
les pieds sur ses chenets et dans ses pantoufles, de dicter
;i Bernadille les jolies chroniques qui nous charment,
d'infuser l'esprit parisien au Journal de Bruxelles ou
d'écrire un article de fine et sérieuse critique. Point 1 il
regarde par une lucarne féerique; il réveille les généra-
tions endormies; il évoque des fantômes qui reprennent
un corps pour lui plaire ; il fait signe aux dessinateurs
de se tenir prêts à le'commenlerou à le traduire, de saisir
au passage les scènes qu'il va retracer ; et voilà le défilé
qui commence !
Ce sont d'abord les fêtes nationales. J'allais vous dire
qu'elles ne ressemblent guère à celle du 30 juin; mais
j'aurais tort; la plupart lui ressemblent en ce sens qu'il
a suffi au temps de faire un pas pour montrer, tantôt
tout ce qu'il y a de chimérique et d'illusoire dans ces ré-
jouissances, tantôt quels tristes lendemains sont réservés
à ces explosions d'allégresse populaire. Que ces lettres de
change tirées sur l'avenir, au milieu des prodiges
de la pyrotechnie, soient signées d'un roi ou d'un peuple,
elles sont bien souvent protestées. Vous l'avez compris,
un livre comme celui-là est essentiellement pittoresque:
sans se laisser gouverner par Y illustration, sa grande
s eur, habituée à regarder sans observer et à dessiner
sans réfléchir, il lui doit bien quelques égards, surtout
quand il la trouve en si bonnes mains. Le plus nécessaire
de tous est de ne pas faire trop de haltes pour ratiociner
comme le docteur Pancrace, discuter le revers des mé-
LA LITTÉRATURE DU JOUR DE L'AN 71
dailles, et, en face d'un feu d'artifice ou d'une distribution
de jambons, rappeler le néant des choses humaines. Non!
il nous renseigne: c'est à nous de nous enseigner. Voici,
par exemple, l'entrée de Louis XI dans sa bonne ville de
Paris. Le dessin est très curieux; le monarque est con-
testable. Un bavard quelque peu subtil pourrait bien
jaser là-dessus pendant deux heures, et prouver que ce
peuple qui acclamait ce roi n'était pas si sot, puisque ce
roi, en décimant ou neutralisant la noblesse française, a
fait en définitive les affaires de ce peuple. Seulement,
pendant qu'il pérorerait, les dessinateurs laisseraient
tomber leur crayon. Voici une brillante joute en l'honneur
de l'entrée de la reine Isabeau de Bavière, laquelle ne fut
par précisément un modèle de vertus féminines et royales.
Ici, je ne puis résister à l'envie de cueillir un détail. « A
l'entrée d'Isabeau de Bavière, un Génois se laissa glisser
du haut d'une tour de Notre-Dame jusqu'à une maison
du Pont-au-Ghange, pour déposer une couronne sur la
tête de la reine. » — Aujourd'hui, je ne sais pas d'où les
Génois se laissent glisser, ni si leur pont favori est le
Pont-au-Change ; mais c'est sur leur propre tète qu'il leur
plaît de déposer une couronne, en attendant qu'ils soient
déposés eux-mêmes. Nous marchons ainsi, de Charles VII
à François Ior, de Henri III à Louis XIII, et vous devinez
que, lorsque nous arrivons au Roi-Soleil, les fêtes, loin
de se ralentir, redoublent de magnificencect d'éclat. Que
dis-je? La fête est partout, à l'aurore de ce grand règne,
72 NOUVEAUX SAMEDIS
au seuil de cette radieuse jeunesse. Elle s'épanouit sur
les pas du souverain de vingt ans, qui va résumer en sa
personne tous les pouvoirs, toutes les volontés, toutes les
lois, tous les enthousiasmes, tous les amours, toutes les
grandeurs, toutes les gloires. Elle rayonnesurson visage,
elle se mêle à son cortège, elle parfume l'air qu'il respire,
elle parle sur ses lèvres; elle chante, elle danse, elle ver-
sifie: elle foule d'un pied léger la terre qui se couvre de
fleurs: elle glisse sur l'eau que parcourent des embar-
cations enchantées; elle remonte jusque dans le ciel qui
consent pour une heure à s'appeler l'Olympe et à rede-
venir mythologique, afin que le jeune dieu puisse se
trouver au milieu de ses pairs, — primus inter pares,—
rivaliser avec Apollon, copier Jupiter, ajourner Minerve,
dénouer la ceinture de Vénus et peupler sa cour de nym-
phes et de naïades. On dirait que les fusées partent d'elles-
mêmes, que les instruments rencontrent d'eux-mêmes
leurs accords et leurs harmonies, que les gazons sont plus
yerts, les roses plusodorantes, que la capitale du royaume
est transformée en un vaste théâtre où le Prince Charmant
joue les jeunes premiers comme Baron et Mole ne les
joueront jamais.
Vous trouverez dans ce chapitre le reflet de cette lune
de miel monarchique; et, avec cela, quelles charmantes
gravures ! La décoration du Marché-Neuf: le cortège
royal; le gros Thomas; le corps municipal de Paris
recevant le modèle de la statue pédestre de Louis XIV,
1
LA LITTÉRATURE DU JOUR bE L'AN 73
commandée à Coysevox, l'inauguration de la statue
équestre de Louis XV; mais, hélas ! tournez quelques
: déjà une impr se dégage de ces
splendeurs. L'illumination des galeries du Louvre pour
la naissance du duc de ; 1e nous rappelle des
espérances déçues, la mort précoce du duc, le deuil
s' installant à Versailles pour n'en plus sortir, et les leçons
de Fénelon- perdues pour son pays et pour son siècle.
Nous y touchons, à terrible que la Royauté
devait payer de sa tête avant de le voir finir. Dès lors,
nous croyons lire entre les lignes tout ce que l'auteur ne
lit pas et ne devait pas nous dire. Le cœur se serre,
comme si les témoignages prodigués par le peuple à
Louis XV convalescent ou blessé par Damiens, les feux
d'artifice qui éclatèrent en des milliers de gerbes lumineu-
ses à chaque fête de la Régence et du règne, les cris de
joie qui saluèrent, en 1730,1a naissance du dauphin, des-
tiné à cacher ses vertus comme ses contemporains éta-
laient leurs vices et mort en 1707 avant son coupable
père, prenaient un aspect ou un accent funèbre, à mesure
qu'on songe à leurs suites au lieu de s'éblouir de leurs
magnificences.
Qu'est-ce donc, lorsqu'on arrivera à Louis XVI, aux
prodiges de Torré et des frères Ruggieri en l'honneur de
la belle Dauphine qui fut Marie- Antoinette, en l'honneur
du premier dauphin qui e it l'ineffable bonheur de mou-
rir en 1789. entre le serment du Jeu-de-Paurne et la prise
74 NOl VEAUX SAMEDIS
de la Bastille? La date même donne le frisson : 21 jan-
vier 17821 Victor Fournel ne pouvait laisser échapper
l'épilogue révolutionnaire de ces réjoaissance&monarchi-
ques, dans leurs rapports avec le feu d'artifice. Cette fois,
ce n'est plus une Reine ou un Dauphin que l'on fête.
C'est l'Ètre-Suprême. — « Lorsque la Convention na-
tionale, siégeant en concile, eut décrété l'existence de
Dieu, elle se rendit solennellement au jardin des Toile-
ries, et le grand pontife du nouveau culte, Robespierre,
dirigea lui-même l'exécution d'un feu d'artifice où l'on
sent la poétique et brillante imagination de l'ex-avocat
d'Arras. Il communiqua la flamme avec une lance à feu
qui symbolisait le flambeau de la Raison, à des ligures
colossales représentant l'Athéisme, l'Ambinon, l'Égoïsme,
la fausse Simplicité, et quand elles eurent été consumées,
du milieu de leurs ruines apparut, rayonnante, la statue
de la Sagesse, assise sur son trône. »
On le voit, les artificiers de la République ne furent
pas meilleurs prophètes que ceux de la Monarchie. Un
an après cette auguste parade, Robespierre glissait et tom-
bait dans le sang après avoir fort compromis cette pau-
vre Sagesse, tout étonnée d'être plus meurtrière que
l'Égoïsme, l'Ambition et même la fausse Simplicité. Nous
savons quels spectacles furent prodigués à la place de la
Concorde, bien peu de temps après qu'elle se fût illuminée
et pyrotechnisée pour rendre hommage au Roi, à la Reine
et au Dauphin. Cruel retour des choses, des fusées, des
LA LITTÉRATURE D L" JOUR DE L'AN 73
lampions et des feux de Bengale d'ici-bas! Encore une
fois, ceci nous donne beaucoup d'espoir, sinon pour
les surlendemains, au moins pour les anniversaires
du 30 juin 1878.
Le chapitre des Fêtes religieuses est tout aussi intéres-
sant et nous touche de plus près ; car enfin j'aime à
croire que l'on n'a pas tiré de feu d'artifice à ma nais-
sance — « manière d'établir, disait Arnal, que l'invention
de la poudre est antérieure à mon beau-père, «—tandis
que la bûche de Noël, la fête des Rois, les Rameaux, la
semaine sainte, les œufs de Pâqnes, les Rogations, la
Fête-Dieu, les processions, le jour et l'octave des Morts,
nous parlent un langage que nous ne saurions oublier
sans effacer les plus chères images de notre enfance et de
notre jeunesse, sans arracher quelques-unes des racines
qui, même chez les indifférents et les tièdes, ont pénétré le
plus avant dans les cœurs. Aujourd'hui, la plupart de
ces traditions sont perdues ou estompées: le lien est brisé
ou détendu entre Fàme du peuple et les dates du bon
Dieu. On le relègue froidement ou brutalement dans
l'ombre de ses sanctuaires ou sous le péristyle de ses
îglises.On ne célèbre plus ses fêtes que dans l'intimité des
imes et des familles. Mais, dans ce passé que Victor
?ournel excelle à faire revivre, alors que le peuple n'é-
ait qu'une famille immense, compacte, groupée sous
Ies regards divins, pressée sur les marches du temple ou
.britée sous ses voûtes, quel épanouissement de foi
76 NOW EÂ1 X SAMEDIS
naïve, de joie, de piété, de ppétit! Il existe
encore, dans nos villes du Midi, quelques vestig
cette cordialité familière entre les populations et les céré-
monies de leur culte: de cet! o en plein air,
gaie, franche, expansive, amusante, amusée, qui peut
dire tout parce qu'elle ne sous-en . et qui ne
profane rien parce qu'elle croit à tout. Ici Vicior Fournel
et le crayon ou le burin de ses coadjuteurs redoublent
d'érudition piquante, de vifs souvenirs, de curieuses
anecdotes, de couleur locale, de scènes appropriées à la
galerie pittoresque et populaire des rues du vieux Paris;
le tout très heureusement illustré pour le plaisir de
l'esprit et des yeux.
Comme il était sincèrement et profondément catholi-
que, cepeuple de Parisqui profère aujourd'hui une misère
athée a une pauvreté croyante, et dont on fait une
mération de libres pens surs, sans pens ;ans liberté !
Le xvme siècle lui-même n'avait pas réussi aie rendre
; île. La propagande voltairienne, qui devait plus
tards'inhltrer dans les masses et qui profite maintenant
de lois les i démocratique, s'étai^
■ ii la nouasse et à la haute bourgeoisie. — « La
Fête-Dieu, nous dît Victor Fournel, était si bien entrée
dans les mœurs, elle était devenue si bien une des solen-
nités favorites de la population parisienne, une vraie fête
de la rue, que la Révolution se garda bien d'abord d'y
toucher. < — Et, plus loin, détail plus significatif encore:
LA LITTÉRATURE DU JOUR DE L'AN 77
« On ne se douterait pas, qu'en 17 3, la procession delà
Fête-Dieu se soit accomplie publiquement, et non seu-
lement sans résistance, mais avec le concours, presque
partout empressé, de la population et de la garde natio-
nale. Rien n'est plus certain pourtant. La Fête-Dieu
tombait, cette année-là, le 30 mai, pendant la grande
bataille entre la Gironde et la Montagne, juste la veille
de la proscription des Girondins et de l'établissement de
la Terreur. Eh bien, tandis que le tocsin sonnait, que
•rai Henriot s'apprêtait à tirer le canon d'alarme,
les paroisses de Pars faisaient dans les rues leur grande
procession annuelle...
Et les fêtes populaires! Voilà le vrai triomphe delà
rue. Elle peut se récuser ou demander pardon de la
liberté grande, quand il s'agit de fêter la naissance d'un
prince ou de concourir au lu Saint-Sacrement.
Hais, i lui dit: « Ne v z pas! tous êtes
et nous sommes chez — quel surcroît de bonne
humeur, de grosse gaieté et d'allures bruyantes ! Voici
le feu de joie de la Saint-Jean, estampe gravée en 1613
par Mathieu Mérian ; voici le tir de l'oie, sur la Seine,
une gravure du xvnf oie L le jour de
la Quintaine, d'après une chroniquSdu temps
lemagne : voici le
les étrennes, dont l'actualité
toujours renaissante va se renouveler dans qui
jours ! Et le poisson d'avril, ce fantastique poisson dont
78 NOUVEAUX SAMEDIS
on ne connaît que les arêtes! Et le patinage sur l'eau,
l 'aquatique skating-ring $\\ \ a cent cinquante ans, gra-
vure vraiment admirable, tirée du cabinet des estam-
pes! Victor Fournel nous raconte tous ces épisodes en
homme qui n'est pas bien sûr de ne pis y avoir assisté.
Quelle vérité ! quel relief! quelle justesse de ton ! Ce n'est
pas, comme on le disait de Talma, une statue qui mar-
che ; c'est une série de tableaux qui parlent. Et pour-
tant, si nous ne nous trompons, ce qui, dans'son livre,
obtiendra ou obtient le plus de succès, ce sont les cha-
pitres consacrés au carnaval, aux clercs de la basoche,
aux jongleurs, trouvères et ménestrels, aux chanteurs
des rues, aux farceurs en plein air et aux parades, aux
cris et aux petits métiers de la rue. C'est surtout la col-
lection, — j'allais dire le musée — des types et personna-
ges célèbres, depuis [es fous du xve siècle jusqu'à ces#)ri-
ginaux ou excentriques, qui furent presque nos contem-
porains, qui se tirent, eux aussi, à leur façon et pour
leur plaisir, les fous de S. M la Multitude, et dont la lé-
gende plus ou moins drôle, transmise de la rue au salon,
des coulisses aux boudoirs et de nos bancs de rhétorique
à nos bancs de l'École de droit, commençait à se confon-
dre avec les poésies d'Odry et les calembours de Brunet.
Là, ce n'est plus seulement la vie du passé, c'est la
notre : il nous suffit de rétablir quelques anneaux, d'en
ajouter quelques autres et de tirer à nous la chaîne, pour
nous retrouver au milieu de figures que nous connais-
LA LITTÉRATURE DU JOUR DE L'AN 79
sons de visu, par tradition, par ouï-dire ou par les récits
de nos anciens. Quiconque a été adolescent sous la Res-
tauration et jeune sous Louis-Philippe, se souvient du
carnaval, qui semble à présent profiter de nos folies
pour renoncer tristement aux siennes. Époque lointaine
où l'archet de Musard mettait en branle la cour et la
ville, où la descente de la Courtille était le grand événe-
ment de toute une semaine, où le mercredi des cendres
était plus gai que nos mardis-gras, où florissaient les
types carnavalesques, où les ducs et les marquis se fai-
saient peuple pour mieux s'amuser, couchaient au violon
et nous offraient le spectacle d'une dangereuse intimité
entre Moncade et Gavroche ! Je ne dirai pas : • c'était le
bon temps ! » car ce n'est jamais le bon temps, celui qui
prépare des expiations formidables, celui où la jeunesse
oisive se grise, où la noblesse s'encanaille, où l'homme
d'esprit s'évertue à faire la bête, où l'âme s'étourdit,
s'absorbe et se noie dans les orgies de la matière à ou-
trance, où le descendant des croisés valse avec la fille de
son concierge, où les contemporains de M. Guizot, du
roi-citoyen et de la Charte constitutionnelle parodient de
mauvaise grâce les scènes des Porcherons et du cabaret
de Piamponeau. N'importe! il est bon de disputer à l'ou-
bli ces images d'une société fragile qui peut-être n'est
tombée que pour avoir voulu vivre d'éléments contraires
et faute d'avoir su se décider à être ou assez aristocrate,
ou assez populaire, ou assez bourgeoise. Lord Seymour!
80 NOUVEAUX SAMEDIS
Chicardl Balandard! Bal icbard! Et, dans un autre cadre,
H main, Romieu ! James l; - fantai-
. des mystificateurs, des farceurs patentés, i
nt sans doute faire leurs farces avec une physiono-
mie bien spéciale et une verve bien bouffonne; car elles
nous semblent bien médiocres quand on les raconte!
Et le bœuf gras! Encore une royauté fortement
entamée par nos maHieurs et par la République! Pen-
dant trois jours le bœuf gras était une puissance. Il avait
pour courtisans non seulement les bouchers qui se prépa-
raient à l'occire, les mousquetaires et les trombones de
son cortège, les plantureuses déesses qui se pavanaient
sur son char et les gamins qui l'acclamaient au pi
mais les auteurs et les artistes à la mode, qui le sup-
pliaient de prendre pour quarante-huit heures le nom ou
le titre d' un de leurs grands succès : le Père Goriot,
Vautrin, le Chourineur , d Arlagnan, Dagobert, Monie-
Cristo ! » G'eàt fort bien! répondait Henry Marger à ses
amis qui le félicitaient: mais, voyez-vous, tant que nous
n'avons pas été Bœuf gras, nous sommes bien peu de
chose! i Avant, bien avant cesdates presque acl
rien de plus curieux que de s iivr>'. ave.- Victor Fournel
. la comédie de la rae s »us les traits des Gaul-
Gargnille, des Gros-Gail illot-Gorju,
irlupin, des Jean-Farine, des Bruscanbille, des
î» >bêi -li \ des Galimafré; dynastie du gros rire et du gros
sel qui se métamorphose souvent, mais n'abdique ja-
LA LITTÉRATURE DU JOUR DE L'AN Ri
mais. ï. de la rue, ai-je dit ? — Ne pourrait-on
pas dire aussi : les origines de la : Voyez la
g^dation,
mitifs de farceurs en plein vent sont des créations sui
generis, enfants de l'imagination populaire, cuiï
comparables à celles qui s' , abso-
lument indépendants de 1 ; li les tient à distance
et qui parfois les regarde passer sous ses fenêtres pour
s'en divertir, comme elle regarderait an chien savant, nn
veau à six pattes ou un ours bien dressé. Le temps
marche; la comédie se rapproche de ceux qui, plus
tard, lui serviront de modèles. On voit, sinon tomber, au
moins s'amincir les cloisons qui la séparent d
vous avez alors les personnages de la comédie italienne:
Gassandre, Pandolphe, Pierrot, Aile juin, Scaramouche,
Colombine; figures qui ne sont pas encore des caractères,
que vous ne rencontrerez pas dans le monde, mais qui
déjà expriment des sentiments, des p les ridicules
et que nous explique l'éternel fond de gourmandi
grossièreté, de convoitise, de malice, inhérent àlanalure
humaine. Encore un pas! Nous voici bien près do Mo-
lière. C'est l'âge d'Or de la comédie. Une des bonne
tunes de Molière — sans compter son admirable génie —
a été de se rencontrer juste au point où le type se fait
homme, ne perd rien de son relief et de sa carrure, s'ap-
pelle Alceste, Tartuffe, Arnolp . Chrysale,
Orgon, personnifie des pieds à la tète un caractère, fait
82 NOUVEAUX SAMEDIS
alliance avec la société en l'invitant à se reconnaître
dans chacun de ses traits, et pourtant ne se confond pas
encore avec elle. Puis commence la période décroissante;
l'altération du type ou du caractère qui se neutralise
dans une sorte de compromis entre le théâtre et le
monde, et se môle aux marquis, aux chevaliers, aux
abbés, aux financiers, aux grandes daines, aux soubrettes,
tout en gardant, comme étiquette, les noms traditionnels
de Dorante, de Clitandre, de Frontin, d'Araminte, de
Gidalise et de Marton. Enfin, de nos jours, la fusion est
complète ; le trait comique ne se perd pas, mais il s'é-
mousse au contact immédiat de ses modèles : il s'atténue
en s'éparpillant. Le comédien ressemble à tout le monde:
l'acteur s'habille, marche, parle, sourit, s'appelle comme
vous et moi; de Jalin. de Sauves, de Brévannes, de Pres-
tes, Ducoudray, Dnvernay, Thomassin; si bien qu'il
arrive souvent que les vrais propriétaires de ces noms
réclament pour n'être pas responsables des travers, des
ridicules, des fautes, des désordres, des vices ou des cri-
mes de leurs homonymes dramatiques.
A côté de ces farceurs en plein vent, plaçons, sous la
dictée de Victor Fournel, les chanteurs des rues, les rois
peu fainéants de la chanson populaire, qui est elle-même
une reine en France et dont la royauté en a démoli beau-
coup d'autres. Ils revivent dans ce livre, avec leurs
instruments, leurs costumes, leurs refrains, leurs aven-
tures, les anecdotes qu'ils mènent à leur suite et que
LA LITTÉRATURE DU JOUR DE L'AN 83
Fournel conte k merveille: Ductiemin, le père La-
joie, Michel Le Clerc, Charles Minart, Fanchon
la Vielleuse. Déduit, "Warlet, Ange Pitou, que la vogue
de Marri selle Angot a remis en honneur et en lumière;
Ange Pitou, « qui fut dans ses chansons l'expression do
l'instinct populaire, las de la Révolution et aspirant au
retour de l'ordre». — La chanson! Toute une petite his-
toire qui accompagne et assaisonne la grande: tour a
tour gauloise, narquoise, pateline, insolente, satirique,
gaillarde, élégiaque, sentimentale, royaliste, patriotique,
révolutionnaire, obscène, terroriste assassine, réaction-
naire, telle enfin qu'il suffit d'en feuilleter les archives
pour savoir que le peuple est toujours à la veille de chan-
ter ce qu'il chansonne et de chansonner ce qu'il chante.
Avant de finir, je cède à l'envie de dire un mot des
originaux que Victor Fournel a rassemblés dans son
dernier chapitre, et que l'on a déjà rangés au nombre
des pièces les plus curieuses de son musée. Je
connus presque tons. Pendant mes années de collège, j'ai
souvent croisé Chodruc-Duclos sous les arcades du
Palais-Royal: j'ai fait tout exprès le pèlerinage da
Pont-au-Change pour contempler Champion, l'homme
au petit manteau bleu, dans l'exercice de ses fonctions
charitables et un peu théâtrales. Quant au baron de
Saint-Cricq, son nom me rappelle un souvenir personnel.
Lorsqu'il n'était encore qu'original, — vers 1822, — il
passa à Avignon, allant en Italie où il avait, je crois,
s', NOUVEAUX SAMEDIS
une mission du gouvernement. Une de mes parentes,
sœur du maire d'alors, fut appelée à l'honneur de le
loger. Elle en eut pour trois mois à se remettre des effa-
rementsoù la plongèrent les exigences du valet de cham-
bre de l'excentrique baron. Pour une seule nuit il de-
manda cinq paires de draps, dix douzaines de serviettes,
douze matelas, et — ceci est un pen clairvillien, mais
bah ! nous venons de saluer Gauthier Garguille et Gali-
mafré, — six vases de nuit. La bonne dame
récriée sur ce dernier article, il répondit avec le plus
grand sang- froid: «C'est que M. le baron ne s
jamais deux fois du même vase, et je calcule les proba-
bilités, y — Ce début promettait.
Mentionnons encore, dans cette amusante paierie où
nous nous retrouvons en pays de connaissance, le Persan,
ce dilettante muet, énigmatique et impassible, qui, pen-
dant un quart de siècle, occupa, tous les soirs d'Opéra,
la même stalle de balcon. Il occupa aussi la curiosité des
habitués, qu'intriguaient son bonnet d'Astrakan, son
œil somnolent, susceptible de redoutables réveil-, sa
belle tête orientale, son teint basané et sa barbe blanche.
Les rumeurs les plus étranges circulaient autour de ce
mystère vivant, que Ton faisait passer pour un grand-
oncle de la sultane Scheréazade. J'étais un soir son voisin
de stalle à une représentation de Y Ali-Baba, de Chéru-
bini. Je le regardais à la dérobée, e», dans son immo-
bilité de sphinx, il m' apparaissait successivement comme
LA LITTÉRATURE DU JOUR DE L'AN
le chef il s Q tarante V >1 urs miraculeusement échappé
aux jan ;s d'hu ! s, comme un c
Marin, et comme un général proscrit par le shah
n'avoir B N
plus le mai _ n, et ce pauvre
Carnevale, que j'ai si souvent c tuloirs
du Théâtre -Italien; visage halluciné, le r . \ ré d'un
homme que ins la patrie
idéale de ses amours ou d me bariolé
aux couleurs
marchand d'orviétan et d : Carnevale.
qn j ■ p lur r parmi les Posthumes et Revenants
de M. Cuvillier-Fleury; car le voilà qui revient sous la
plume de Victor Fournele ane, au m
même où disparait le Théâtre-Italien pour cause d'incom-
patibilité d'humeur a p iblicaine...
Mais il faut s'arracher au charme des souvenirs, à la
mélancolie des adieux. Victor Foupnel i m ter-
minant: Sat prata hibernai: Rien ne manque à son suc-
cès, pas même le suffrage de laitière Revue des Deux
Mondes, qui trouve dans son livre • l'heureuse alliance
d'une rare érudition et d'un esprit aimable . Je me per-
met- d'ajouter: i Victor Fournel connaît Paris comme
s'il l'avait fait; et, s'il l'avait fait, Paris ne serait pas
plus beau, mais il -erait meilleur.'
JOSEPH AUTRAN '
Nous- le savions bien, nous, ses amis, que sa prose
n'était pas inférieure à ses vers: et, quand on nous
disait, avec une petite moue dédaigneuse: — « Ce sep-
tième volume? ne serait-ce pas, par hasard, quelque
chose de comparable à ces appendices, à ces pièces justi-
ficatives, à ces tables analytiques, à ces pages complé-
mentaires, à ces morceaux de remplissage qui terminent
et alourdissent tant d'éditions (V Œuvres complètes, à com-
mencer par Chateaubriand et à finir par Alfred de Mus-
set? » nous étions bien tranquilles, d'abord parce que
la plupart de nos bons poètes ont été aussi de fort bons
prosateurs, — et nous rappelions les noms de Racine, de
Molière, de Voltaire, d'Alfred de Vigny, de Théophile
1. Lettres et noies de voyage.
JOSEPH AUTRAN 87
Gautier, de Lamartine: — ensuite, parce que les quali-
tés les plus remarquables du poète de la Mer et de la
Fille (V Eschyle sont justement de celles qui conviennent
le mieux a la prose: le naturel, la grâce, la clarté, la
bonne humeur, la simplicité, la malice aimable, l'atti-
cisme, la bonhomie légèrement moqueuse, la familiarité
délicate et cordiale, tout ce qui fait que la langue des
dieux peut se nommer aussi la langue des hommes.
Sermone pedestril nous allons à pied, nous antres,
pauvres vieux bourgeois de la prose : et, quoique, en
temps de révolution, ce soient les piétons qui éclabous-
sent, vous figurez -vous un piéton qui prendrait de
grands airs, toiserait de ha.; les passants et parlerait
avec emphase de sa canne, de son parapluie ou de ses
socques, comme s'il s'agissait d'un huit ressorts ou d'un
vainqueur du Derby7 Nous ne pouvons nous rendre
supportables qu'en étant simples comme bonjour, avec
une nuance d'affectueuse sympathie pour quiconque nous
fait bon visage, avec un fond de tristesse a dépenser sur
notre route, et en ayant soin d'éviter ce brouillamini et
ce tintamarre dont se méfiait M. Jourdain. Voilà ee qu'il
y avait de charmant chez Joseph Autran, lorsqu'il
de versifier pour causer avec un ami ou pour lui écrire.
Que nous étions heureux de recevoir ses lettres! En
s'attachant à la lettre, on s'attachait à l'esprit; car cha-
que ligne avait un trait fin, exquis, leste, piquant sans
ombre de prétention ou de méchanceté, une sorte de sou-
NOUVEAUX SAMEDIS
r re%iguisé. Parf >is un
il ; èl ia page D'en était que plus hu-
maine, mieux d'accor
. dans une , il \ en a
jours au moins un qui est tri- pa-
reil i -vous ce qui arrive? L'i lettre de celui-ci
. parce qu'il dissimule; la lettre de celui-là
afflig
i a bien e Autran, sa ten-
►urles siens, alte pour les traditions,
inirs e1 les reliques de famille, h douce chaleur qui
immuniquait sans c une et de
son'àmeàson foyer, on comprend tout ce qu'il a dû met-
trede tristesse, tout ce que son cœur a mis de mémoire
dansée seul titre: ■ Li Maison démolie! ■■ — la Maison
ilie! Qui de d lis un quart de siècle, n'a
■nti quelques-unes des doul mots
expriment? Qui de nous n'a eu son enjeu — et ne l'a
perdu! — dans cette partie formidable qui se joue sans
• entre le crayon iu le marteau des
maçons et les plus chères imagesde notre jeunesse ou de
notre enfance? La voilà, cette vieille demeure, vénérable
comme une aïeule, où s'étaient doucement écoulées nos
années les plus hei rout y est, la chambre où
nous sommes nés, celle où nos parents sont morts, la
place ftait à demi notre berceau protégé par le
lit mater lel, 1.' rameau de buis, ie bénitier où se mouil-
JOSEPH AUTRAN 89
lait notre petite main tandis que nos yeux cherc
au fond de l'alcôve le portrait de famille, le chapelet a
gros grains ou la gravure de piété. Voilà le tapis usé par
nos chaussures d'écolier, pendant que nous récitions nos
leçons ou que nos doigts distraits feuilletaient le Gradus
ad Parnassum; la table de travail tachée d'enc
entaillée par le canif: la bibliothèque où nous allions
fureter, avec un vif battement de cœur, Manon Lescaut
ou Clarisse Hartowe, Corinne ou Paul et Virginie; la
fenêtre que nous ouvrions, en nous levant, pour aspirer
l'air frais du matin et peut-être aussi pour voir, à une
fenêtre du voisinage, une jolie tête penchée sur une
caisse de fleurs ou sur une broderie. Rien n'y manque,
à ces trésors amassés par le Temps, et Ton dirait que ce
destructeur impitoyai lant pitié de no
honte de son œuvre; qu'il s'arrai rer ses
-par des restitutions idéales, pour nous rendre
en souvenirs ce qu'il nous prend en réalités, pour nous
faire une richesse de d itre ruine et un cortège de
aban ion!
Tout a coup, voici qu'un grave intérêt d'alignement,
d'embellissement, d'élargis ! de toute autre rime
qu menf, exige que l'on perce une rue, que l'on arron-
. que l'on ouvre ilevard, que l'on
■ un .square, que l'on I le ville n
tions un lit plu- vaste, plus profond et plus digne d'elles,
90 NOUVEAUX SAMEDIS
afin qu'elles y soient plus à l'aise pour y couler ;*i pleins
bords. Cest la Bande noire estampillée et blanchie;» la
chaux par le gouvernement. Allons, vite! qu'on démé-
nage! De parla loi, le jury, l'équerreet la ligne droite, la
maison est à nous, c'est à vous d'en sortir. — Maïs,
messeigneurs!... — De quoi vous plaignez-vous? On
vous donne de l'argent! — De l'argent? Et qu'en ferai-
je, si vous brisez toutes les fibres qui me rattachent à la
vie? Me donnerez-vous le moyen de monnayer mes ten-
dresses, d'enfermer mon vieux cœur dans un rouleau de
mille francs, de capitaliser cet ineffable mélange de
deuils et de joies, de caresses et de blessures, de dates
rayonnantes et de dates funèbres, qui assurait à ma
vieillesse une riche pension de retraite? Tenez ! cet arbre
dans la cour! il ne vaut pas cent sous, et je crois bien
que les chenilles lui font la guerre... Pour moi, il est
inappréciable: c'est dans une de ses branches que j'ai
entendu le premier rossignol qui m'ait fait comprendre
Roméo!... Cet escalier de service? Il est laid, sombre et
humide; pour moi, il est préférable an fameux escalier
de l'Opéra; c'est par là que montait ma mère, lorsque
j'étais malade, et qu'elle m'apportait matasse de tilleul...
Ainsi de suite. A quoi bon? La loi est impérieuse, la
résistance impossible. Vous voilà parti : à peine avez-
vous le dos tourné, vous entendez le premier coup de
marteau, et vous vous demandez avec angoisse s'il frappe
sur votre mur extérieur ou sur le plus intime de votre
JOSEPH AUTRAN 91
être, si c'est votre maison qu'il démolit ou si c'est vous-
même!
Je m'abandonne beaucoup trop à mes impressions per-
sonnelles; mais rassurez- vous! Joseph Autran avait trop
de tact pour faire de sa Maison démolie \q texte unique
de ses émotions et de ses récits. De cette maison, qui
était celle de son père, il fait une galerie où nous allons
nous promener ensemble avec autant de profit que de
plaisir. A mesure qu'elle disparait ou va disparaître, il
la reconstruit en idée ou en souvenir, et il y loge des hô-
tes illustres dont la nomenclature suffirait à expliquer le
vif intérêt de ces jolies pages. Ici je n'ai que l'embarras
du choix. Commençons par un tableau deGreuze, retou-
ché par Vollon. — « Je la revois, cette bonne grand'-
mère, avec son costume de Smyrniote qu'elle n'avait ja-
mais abandonné. Elle me conduisait souvent, pendant
ma première enfance, chez d'autres femmes grecques,
ses voisines et ses amies, qui m'accueillaient avec toutes
sortes de caressantes paroles, dans une langue à demi
orientale, et me faisaient manger des confitures de leur
pays. Des confitures, rien ne fixe mieux les souvenirs
dans la mémoire d'un enfant! Le dimanche, elle réunissait
chez elle la famille et les amis intimes, et, quoique à
peu près ruinée, trouvait moyen de pratiquer l'hospitalité
à la façon hellénique. On dînait dans une vaisselle de
faïence de Provence dont je vois encore les ligures et les
couleurs ; il y avait là telle assiette représentant, l'une un
»2 NOUVEAUX SA M EHI>
pêcheur à In ligne tirant le poisson de l'eau, l'autre un
joueur de tambourin j#uant de son instrument, I
soupière dont le couvercle était surmonté d'un magnifi-
que artichaut avec son feuillage en forme de volute, qui
figureraient aujourd'hui avec honneur sur l'étagère d'un
connaisseur. »
Mais à tout seigneur tout honneur! J'ai bien envie
d'ajouter: Ab Jove principium! » — puisque ces trois
mots latins servaieir d'épigraphe — on s'en souvient
peut-être, à la première édition des Méditations poéti-
ques. La Muse de Lamartine se déguisa en fée pour se
pencher en souriant, des perles et des diamants à la
main, sur le berceau de Joseph Autran: car les poètes
ont deux berceaux: celui qui a renfermé leurs premiers
langes et celui qui contient leurs premi de même
que les comédiens c aeurent deux fois; le jour de
leur retraite et le jour de leur mort. Lamartine a eu des
panégyristes et des détracteurs, des portraitistes et même
des s atuaires. Nulle pari peut-être il n'a été esquissé avec
une fidélité plus attrayante, a plus
sympathi | nphs Lettres qui n'ont pas
la prétention de le p : de le racon-
ter. En dehors de sou beau pinionsurLa-
mar r i reconnaissance ou à nos rancu-
nes, irl'hii tir m sens contraire, dans
aepai t. nous ne pou-
vons que le saluer comme le modèle du républicain de
5EPH ALTRAN
Platon, comme un name
un demi-dieu Je l'Olympe politnfue, si qous le compai
aux républicains ou aux radicaux d'à présent : de l'autre,
3 ne pouvons oublier qu'il fut leur r, le pre-
mier anneau de cette chaîne dont nous ne connais*
pasle dernier, et q irerait-il que pour un quart
dans la paternité d 1, il faudrait bien
Lacs, bien des Vali Préludes, bien
Graziellas, bien des Jocelyns, pour faire pardonnerez
effroyable. Mais les fauvetù ni ce
qui se passe au fond d
- blés, haul s, •instam-
ment maintenu Joseph Autran, Lamartine ne
ne pouvait lui apparaiu la primitive auréole
la baguette magique: l'enchanteur ou le charmeur qu'il
avait aperçu du seuil de sou adol scence, beau, svelte,
radieux, jeune encore, ave
permise aux divinités, pren\ non de la Méditer-
ran ons
avec le soleil d'Orient. S'il est vrai
jours un sentiment vivace pour la premièi que
l'on a aimée, queca soit elle encore que l'on ain
l'on croit retrouver dans celles à qui on essaie de confier
sa suce • - 'US qu'il y a
chose d'analogue dans l'ai: nstante de
Autran pour L bre qui a fait
Virgile, a dit Voltaire, c'est son plus bel ouvrage • — et
94 NOUVEA! \ SAMEDIS
nous sommes, pour cette fois, de son a\ is. Nous ne dirons
pas que Joseph Autran fet le plus bel ouvrage de son
harmonieux devancier; premièrement, parce qu'il ne
faul rien exagérer; secondement, parce que le poète de
la Mer n'avait nul besoin de Lamartine pour se révéler
à lui-même. Mais le lien a existé dès 1832, et il ne s'est
jamais rompu.
A Lamartine succède, dans ces Lettres si naturelle-
ment et si familièrement charmantes, devant la façade ou
sous le toit de cette Maison démolie, Berner, cette
grande voix qui s*est éteinte au moment où ses prophé-
ties allaient devenir de l'histoire et où la place Saint-
Georges aurait eu le plus besoin de ses conseils: Berner,
à qui nos imaginations méridionales, pendant ces années
juvéniles, prodiguaient des ovations inouïes, des ban-
quets pantagruéliques, des toasts ébouriffants de lyrisme,
d'illusion et d'extase. On nous eût à peine étonnés, si
on nous avait dit qu'il apportait la légitimité dans sa
malle, et nous lui aurions voté de grand cœur un char
de triomphe fleurdelisé, emporté par quatre hippogriphes
à travers les nuages: — « Pour la première fois, nous
dit Joseph Autran, j'entendis cette voix superbe, sonore,
musicale, qui formait à elle seule une espèce de duo où
la voix du ténor se mêlait à celle de la basse. » — Le
jeune poète lui récite des strophes improvisées, et la foule
enthousiaste associe dans ses vivais le poète à l'orateur.
Il y a là une piquante anecdote, très spirituellement ra-
JOSEPH ALTRAN 9o
contée. Pour arriver plus vite jusqu'au héros de la fête,
Autran se blesse la main à un carreau qu'il casse. Nous
avions alors une foi et une ardeur monarchiques qui
cassaient les vitres!
Puis viennent Gustave Piicard, « ce cher enfant qui
devait devenir un si grand artiste, ■> — Victor de La-
prade... « Je mis ma main dans la sienne, et depuis ce
jour-là, ces deux mains ne se sont plus quittées. » Deux
poètes qui restent liés pendant [rente ans sans se brouil-
ler une seule minute !.... C'est presque aussi beau que
Remette et que le Médecin du Lubrron. — Listz, dont le
merveilleux talent n"a de supérieur que son orgueil, et
qui, en dépit de sa soutanelle, ne réussira jamais à faire
de l'humilité chrétienne un peu d'humilité musicale;
mais ici je désarme mes griefs et rentre mes vieilles
griffes: car Listz a inspiré à Autran quatre pages d'une
irrésistible beauté: Ms* le duc d'Aurnale, le jeune colo-
nel du vieux régiment; — d'IUens, le héros de Milianah
ou de Milianah, avec ou sans italiques: — Scribe, un
homme d'une cinquantaine d'années (1841), dont l'air
fin, mais un peu bourgeois, faisait songer a un notaire
de comédie »:— madame Dorval, notre chère royaliste,
la véritable interprète du drame romantique, spirituelle
et passionnée, expansive et inégale, si franche dans ses
faiblesses qu'on ne pouvait lui en vouloir: madame
Dorval qui, ayant pris au sérieux le dénouement
ù'Antony, résistait le moins possible afin de ne pas être
96 NOI VEAI \ SAMEDIS
assassinée; — Merle, son mari, « an homme d i
d'esprit el de philosophie, » — un merle blanc, comme
l'appelait sa femme dans ses moments de bonne hume ir;
Ligier, tragédien de mérite, ma \ rande originalité;
Balzac, aussi impopulaire alors qu'il est aujourd'hui
surfait; Barthélémy, pour qui J >seph Àutran a eu tou-
jours un faible: Méry, que Théophile Gautier surnom-
mait le Christ de.? Sin ixagérations frileuses
sont res endaires à Paris et à Marseille: — à
ce propos, lisez, pour en avoir le cœur net, les pages
143 et 144 du présent volume, et vous réduirez à sa juste
valeur la légende du triple manteau; — Ponsardet
l'épisode des deux: Lucrèce; l'épisode, plus inté.
encore, de la Fille d'Eschyle el de ses vicissitudes; —
puis, dans la seconde phase, les deux D imas, Victor
Hugo, Rachel. Si, dans ces derniers temps, l'h
auteur du Demi-Monde a subi, dans son amour-propre
ou dans sa tendresse filiale, une 1 jratignure *,
voici, dans une lettre étincelante, amusante, digne de
cette fidèle amitié, un baume vraiment balsa m... non, je
me trompe! — vraiment anti-balsamique:
« Qui n'a pas connu Dumas bis à vingt ans ne sait
pas ce que peuvent être les qualités les plus séduisantes
de la jeunesse. S'il a fait des victimes en ce temps-là, je
n'en veux rien savoir: mes je cr >is que le Père éternel
1. Allusion à l'iusuccès de Joseph Balsamo.
JOSEPH ACTUAN '.7
leur aura pardonné: car la séduction était trop forte.
Toutes les facultés qui, pins tard, se sont produites chez
lui avec tant d'éclat s'y faisaient dès ! >rs pressentir
n'étaient pas encore les fruits: c'était la plus précoc
la plus riche des floraisons. Dans ce gamin
dans ce glorieux héritier d'un nom illustre, il y avait
déjà un poète, un philosophe, un moraliste, et par-des-
sus tout un causeur étincelant. Il avait des mots qui
partaient comme d'éblouissantes fusées; il avait des pen-
sées qui ouvraient sur le m >nde m irai les horizons
plus inattendus. Je ne dis ri nne, une vraie
re de héros de roman, comme en rêve toute jeune
femme penchée a sod balcon. Dès la première fois que je
le vis, je fus pris par sa gaieté, comme il le fut un peu, je
crois, par ma mélancolie : non pas qu'il n'eût ses heures
de tristesse, ni que je 1. s heures de folie; mais,
à nous deux, nous formions le plus pari mtrastes,
et c'est de là, dit-on, que missent les durables amitiés. »
Ainsi, lorsque notre cher poète es! irri é a i b
son aimable récit, il a réparé à demi le mal que les démo-
lisseurs vont faire. La maison paternelle, la maison dé-
molie parle encore, au moment où elle va pour
toujours: elle se repeuple jusque sous les mains brutales
qui s'apprêtent à la vider; elle revit à l'heure -
elleest condamnée à périr. J'ai insisté de préférence sur
cette partie du volume, parce q l'elle tient de pi.,
se noue plus étroitement à l'ensemble de la vie et
x
........
NOUVEAUX SAMEDIS
œuvres de Joseph Autran. A l'aide d'un très léger eiï'ort
d'imagination ou d'analyse, il est facile, en lisant telle ou
telle de ces pages, de les rétablir à leur date et de se
figurer par quelle heureuse rencontre d'occasions et
d'inspirations l'auteur a été amené, d'abord à se savoir
poète, puis à obtenir ses premiers succès, et enfin, après
avoir livré aux vents — ludibria mentis — les primevères
de sa poésie, à préparer et à récolter sa moisson. La
pieuse et dévouée compagne qui fait de son veuvage l'é-
pilogue de cette carrière poétique et de celte gloire ne
s'y est pas trompée en rassemblant ces fragments qu'elle
nous offre et nous recommande en quelques lignes aussi
touchantes qu'émues. Xous ne lui apprendrons rien, à
notre tour, si nous lui disons que c'est surtout par cette
Maison démolie, par cette revanche de la plume contre le
marteau, du souvenir contre l'oubli, de l'âme contre le
moellon, de la vie contre la mort, que ce volume réussit
et réussira. Il y a pourtant des traits bien heureux, bien
justes et bien fins dans le chapitre intitulé \eLacde
Corne, où, au lieu de descriptions et de paysages, nous
rencontrons des jugements rapides, sommaires, nerveux,
ingénieux, laconiques, sur la plupart de nos poètes,
depuis le prince Charles d'Orléans jusqu'à Baudelaire. Je
cite au hasard:
« — Pierre et Thomas Corneille. — Encore deux frères
dont l'un est immolé par l'autre. Seulement, ici, c'est
Abel qui tue Gain.
EOSPH AUTRAN 99
» —Voltaire. — Le plus grand prosateur du xvme siè-
cle. Sa prose n'a été mauvaise nue dans ses vers.
» — Gresset. — Il avait à un haut degré ce que j'ap-
pellerai volontiers « la gaieté ecclésiastique ».
» — Chateaubriand. — Il avait ïa passion des vers.
Malheureusement, il en a fait.
» — Sainte-Beuve. — Un critique doublé d'un poète.
Le critique est grand, le poète petit.
» — Delphine de Girardin. — Une muse couronnée de
fleurs artificielles. Elle aurait eu plus de talent si elle
avait eu moins d'esprit. Pour arriver jusqu'au génie, il
faut un peu de bêtise, et je crois qu'à ce prix-là elle n'en
aurait pas voulu. »
Et ce joli mot de la fin à propos du dédaigneux et
inexplicable silence opposé par Lamartine à l'admirable
épître d'Alfred de Musse! :
« — De tout ceci je conclus qu'il faut toujours répon-
dre à l'épître qu'on vous adresse, surtout quand cette
épître est un chef-d'œuvre d'éloquence, de passion et de
poésie. »
UniveTsTÇj*
"«UOTHECA
VI
HECTOR BERLIOZ
29 décembre 1878.
Le 19 septembre 1827, j'obtins, à titre de fort en thèmp,
la permission d'aller à l'Odéon, mon proche voisin, à la
première représentation des acteurs anglais. On n'était
pas très rassure. Cinq ans auparavant, en 1822, une
éprenve du même genre, au théâtre de la Porte-Saint-
Martin, avait amené d'effroyables orages. C'est que
les blessures de 1845 étaient encore saignantes. Heu-
reusement, ces cinq années de prospérité et de paix, le
libre échange des deux littératures, l'avènement du ro-
mantisme, avaient émoussé les rancunes nationales. L'An-
gleterre de Waterloo, de lord Wellington, de sir Hudson
1. Correspondance i?iédite O'IIt ctor Berlioz, avec une notice
biographique par Daniel Bernard.
HECTOR BERLIOZ 101
Lowe et de William Pitt, était devenue pour la jeune
nération la patriede Canning, de lord Byron, de l'amiral
Cbdringtan, de Walter irtout de Shakspeare ;
de Shakspeare, dieu inconnu que nous adorions déjà sans
être bien sûrs de le comprendre !
La soirée fat donc très calme, ou plutôt très brillante.
On jouait Roméo et Juliette. Les deux principaux
interprètes, Charles Kemble et miss Harriett Smithson,
furent applaudis avec enthousiasme. Charles Kemble,
— lorsque je pus plus tard le comparer, — s'était ad-
mirablement approprié au goût français: il avait saisi la
note juste entre l'ampleur correcte, majestueuse, un peu
académique de Macready, et le génie désordonné d'Ed-
mundKean. Il faudrait la plume d'une aile de colombe
pour décrire la beauté idéale, la chasteté passionnée, la
grâce virginale —j'allais dire séraphique, de miss Smith-
son. Ce fut une apparition, un rêve de Thomas Moore,
un enchantement !
Elle aurait attendri un marin de Trafalgar, un gro-
gnard de la grande armée ! à la délicieuse scène du balcon :
ffilt thon be gon°! xi is notyetnear day!...
L'ami à qui on m'avait confié me poussa le coude, et
me dit tout bas ,irde! » A notre droite, sur le
même rang du parterre, j'aperçus un jeune h mime dont
la figure, une fois qu'on 'avait vue trois minutes, ne pou-
^**++**** 6.
102 NOUVEAUX SAMEDIS
\ ait plusêtre oubliée. Une chevelure épaisse, d'un ehàtain-
clair, parfaitement plantée, rejetée en arrière, retombait
sur le collet de sa redingote décemment râpée. Son front
magnifique, marmoréen, et, pour ainsi dire, lumineux, son
nez qu'on eût dit découpé par le ciseau de Phidias, ses
lèvres minces, fines, arquées, son menton légèrement
bombé, mais sans exagération, sa maigreur d'ascète ou
de poète, composaient un ensemble qui eût fait la joie ou
le désespoir d'un sculpteur. C'était, par excellence, un
profil de médaillon ou de camée. Mais tous ces détails
s'effaçaient à l'aspect de ses grands yeux, d'un gris pale
et ardent, fixés sur Juliette avec cette expression extatique
que les peintres antérieurs à la Renaissance prêtent à
leurs anges et à leurs saints. Le corps et l'a me s'absor-
baient tout entiers dans ce regard. Quelques années après,
lorsque mon cher et toujours regretté d'Ortigue me pré-
senta à Berlioz, lorsque je reconnus l'inoubliable spec-
tateur del'Odéon, je me dis que ce regard et ce moment
avaient peut-être décidé de toute sa destinée: non seule-
ment la destinée de l'homme qui finit par épouser, en
1833, miss Smithson et ne trouva pas le bonheur dans ce
mariage, mais celle de l'artiste, du compositeur éminent,
qui. dès ce premier soir, se grisait un peu trop de Shaks-
peare et se livrait siabsolument à son imagination qu'elle
lui faisait prendre lecerveau pour le cœur, le rendait dupe
ou victime d'un amour de tête et préparait à son génie le
revers desasplendidp médaille: l'artificiel dans le naturel.
HECTOR BERLIOZ 103
Dix.ansse sont écoulés dopais la mort d'Hector Berlioz.
Un intérêt mélancolique s'attache à sa mémoire. Il a
été de ceux dont le cardinal de Retz disait « qu'ils
n'avaient pas rempli tout leur mérite ». Daniel Bernard,
dans sa remarquable notice, rappelle excellemment cette
condition infaillible et funèbre de toute gloire contestée.
« Il n'a eu qu'à mourir!» nous dit-il. Peut-être, s'il avait le
malheur d'être de notre âge, eût-il encore assigné
d'autres causes à ce douloureux contraste entre le succès
posthume des oeuvres de Berlioz et les déceptions qu'il
eut à subir de son vivant.
D'abord, une chose inouïe, incroyable, insensée, vraie
pourtant, et que peuvent attester les contemporains.
Telle fut l'opposition charkarique, organisée par le?
deux partis hostiles au gouvernement de juillet, qu'il
suffisait d'être patronné par le Journal des Débats, d'y
écrire des feuilletons et d'être soupçonné d'avoir colla-
boré à la musique d'Esméralda, de mademoiselle Louise
Bertin, pour être impitoyablement attaqué et fort mal dé-
fendu dans la presse: car ce n'est pas d'hier que date
cette disproportion gigantesque entre la force de l'attaque
et la faiblesse de la défense. A cette cause secondaire s'en
ajoute une autre, d'un ordre plus élevé. Berlioz, dès le
début, se posa en révolutionnaire à outrance et à tous
crins. Le romantisme venait do naître et paraissait via-
ble. Il n'y avait pas de raison, selon l'auteur de la Sy?n-
phonie fantastique, pour ne pas révolutionnera musique,
10',. NOUVEAUX SAMEDIS
comme Eugène Delacroix, Victor Hugo el Alexandre
Dumas révolutionnaient Y &Tt, la peinture, la poésie et
le théâtre! Certes, il était de taille, de complexion et
d'é lergie à m le pair avec ces hommes illustres.
Seulement, — et ici les dates sont essentielles, — Hugo,
Dumas, Delacroix, dans leur rôle de novateurs, s'adres-
saient à un public, à une jeunesse convaincue d'avance
de la nécessité de trouve?- autre chose que les tableaux
de MM. Picot et Abelde Pujol, les poèmes didactiques de
l'école de l'abbé Delille, les tragédies de MM. Arnauld
père et fils, ou les comédies de M. Riboutté. Il y avait un
vide immense; il s'agissait de le remplir, et, malgré bien
des résistances, des orages, des faillites de détail, le vide,
en définitive, fut rempli. Mais la musique ! lorsqu'elle
était cà l'apogée de sa prospérité, de sa fécondité, et de sa
gloire ! Au lendemain de Robert le Diable /a la veille des
Huguenots! Quand l'archet oula baguette magique d'Ha-
beneck nous révélait Beethoven! Quand Rossini battait
son plein, entre le Comte Ory ziGuillaumeTell, entre Sémi-
■ ramide et 0 tel loi Quand nousétionsdoucement bercés, trois
fois par semaine, par les caresses de la sirène italienne !
Quand les amoureux (nous l'étions tous alors), rencon-
traient en Bellini le plus mélodieux des confidents, le plus
tendre des interprètes! Lorsqu'un groupe de chanteurs
incomparables perfectionnait le génie et sauvait la médio-
crité! Lorsque, réconciliés avec l'Allemagne comme avec
l'Angleterre, nous écoutions, un volume d'Hoffmann à la
HECTOR BERLIOZ 10o
main, le cor fantastique de FreischiUz,\e battement d'ailes
des sylphes d'Oberon! — Étrangers, me dites-vous. —
Non! il n'y a pas d'étrangers en musique; cette langue
divine est essentiellement cosmopolite. Français, je nepuis
pas m'enorgueillir de la page de Byron ou de Goethe
que l'on me traduit, du tableau de Raphaël ou du
Titien qui décore les musées de Rome ou de Florence.
Mais, du moment que Lablache el Rubini chantaient à
Paris, ils devenaient mes compatriotes. Du moment que
Guillaume Tell et Robert offraient leursprimeurs à notre
Opéra, Rossini était plus Français qu'Italien, Meyerbeer
plus Parisien que Berlinois. Donc, il n'y avait pas de
place; pour me servir d'une phrase bien vulgaire, le
besoin de Berlioz ne se faisait pas généralement sentir;
c'est pour cela que, au premier abord, Berlioz n'a pas
réussi.
Aujourd'hui, quelle différence! Les théâtres lyriques
meurentd'inanition. Contrairement à l'opinion proverbiale
qui veut que les gros poissons mangent les petits, l'opé-
rette a dévoré l'opéra. Sauf quelques rares exceptions,
notre Académie plus ou moins nationale de musique ne
possède plus qu'une bonne moyenne de chanteurs de pro-
vince. Après avoir démoli bien des capitaux, le Théâtre-
Italien subit la peine du talion, et s'écroule sous le mar-
teau des démolisseurs. L'étoile de Gounod, contre toute
vraisemblance, a pâli dans le ciel de Polyeucte. Sans même
compter les deux géants, Rossini et Meyerbeer, nous cher-
106 NOUVEAUX SAMEDIS
chons vainement les héritiers d'Hérold, d'Halévy, d'Auber,
d'Adolphe Adam. Georges Bizet est mort. Massenet n'est
pas encore classé à son rang. Je dois avouer à M. Saint-
Saëns que je manque absolument du sixième qui m'ai-
derait à comprendre les beautés de sa musique. Notre
Opéra-Comique ne vit plos que de reprises. Paris et la
France sont décidément réfractaires au génie de Richard
Wagner, qui semble déjà un peu démodé, même en Al-
lemagne. Vous le voyez, il y avait de la place; Berlioz,
qui n'était pas arrivé, est revenu à son moment et à son
heure... Hélas ! dix ans trop tard! Il n'est plus là pour
jouir de ses triomphes.
Est-ce tout? pas encore. L'insuccès provisoire de Berlioz
peut aussi, selon moi, s'expliquer par son caractère, son
humeur, parla fâcheuse influence qu'exercèrent sur lui
ses chagrins et sa critique. Je n'ai pas eu l'honneur d'être,
à proprement parler, son ami: mais l'amitié de Joseph
d'Ortigue nous servit constamment de trait d'union, et
j'ai pu étudier cette organisation de grand artiste incom-
plet et mal équilibré, cette nature essentiellement shaks-
pearienne, inégale, inquiétante, inquiète, toute de dispa-
rates et de soubresauts, attachante plutôt qu'attrayante,
pathétique plutôt que sympathique, sincère et factice
toutensemble, et comme le dit très bien Daniel Bernard,
4 tantôt s'élevant jusqu'au pur lyrisme, tantôt échouant
dans le marécage du calembour ». — Il n'a jamais été
heureux. — « Tu ne sauras jamais, écrit-il à son fils,
HECTOR BERLRiZ 107
Louis Berlioz, ce quenous avons souffert l'un par l'autre,
la mère et moi, et ce sont ces souffrances mêmes qui nous
avaient tant attachés l'un à l'autre. Il m'était aussi im-
possible de vivre avec elle que de la quitter. » — Il ne
l'avait aimée qu'en imagination: il l'épousa par entê-
tement et par dévouement. Il ne la rendit pas heureuse.
Hélas! on assure que l'idéale et poétique Juliette de 4827
finit, pour s'étourdir sur ses chagrins domestiques, par
recourir au spécifique que les plus élégantes Anglaises
opposent, dit-on, à tous les maux: aux maladies de poi-
trine comme aux peines de cœur. Berlioz avait, il faut
en convenir, une singulière façon d'entendre et de prati-
quer les devoirset les affections de famille. Six mois après,
il écrit au môme Louis Berlioz, fils de sa chère Harriett :
i J'ai à t'annoncer une nouvelle qui ne t'étonnera proba-
blement pas... Je suis remarié. Cette liaison, par sa durée,
était devenue, tu le comprends bien, indissoluble; je ne
pouvais vivre seul, ni abandonnera personne qui vivait
avec moi depuis quatorze ans. » — C'est traiter un peu
cavalièrement l'âge des premières amours, les luis du ma-
riage, les délicatesses filiales et la dignité paternelle.
Cette seconde femme, mademoiselle Récio, n'était pas, à
ce qu'il parait, très aimable, et les intimes du pauvre au-
teur des Troyens ne chantaient pas ses louanges. Si j'ap-
puie un peu trop sur cet épisode, c'est pour arriver à indi-
quer une lacune qui m'a toujours attrisl i iioz, et
dont son génie et sa carrière se suiit fatalement ressentis.
NOUVEAUX SAMEDIS
ami de ï^Ortigue, si franchement el si simplement
;i: de Liszt, qui, à . a fini
ibbé; ce collaborateur d Cazalès
La Gournerie dans le Correspondant et la Revue
européenne { 1 S3 1 ^) : le compositeur de ce beau Requiem,
qui compte parmi ses chefs-d'œuvre, n'avait pas ombre
de sentiment religieux ; table rase! Certes, je ne de-
mande pas aux musiciens illustres une dévotion exaltée,
ni même une orthodoxie bien nette: mais rien, c'i
peu. S'il est vrai, comme je le crois, que la musique soit, de
tous les arts, celui qui plane le plus haut et le plus libre-
ment au-dessus des réalités terrestres, celui qui rapproche
le plus aisément du ciel les imaginations bien d
comment se résigner à la voir replier ses ailes et s'arrê-
ter au seuil de sa seconde patrie? Autre lacune. Il résulte
de la notice de Daniel Bernard et de la correspondance
de Berlioz, que l'Italie ne lui dit rien, qu'il resta complè-
tement insensible aux séductions de cette enchanteresse,
dont peuvent avoir abusé les admiratious routinières et
les enthousiasmes bourgeois, mais qui, même en dehors
de la consécration divine, n*en garde pas moins la triple
auréole, le triple prestige de la nature, de l'histoire
et de l'art. Malgré le charmant accueil d'Horace Vernet
et de sa famille, Rome l'ennuie. « Pour échapper à l'en-
nui qui le tue » (sic), il se brise de fatigue: il vaga-
bonde dans la montagne; il va tuer des cailles et des
sarcelles. On dirait que, comme Ulysse, à qui il ne
HECTOR BERLIOZ 109
ressemble guère, il s'est rempli de cire les oreilles
être sourd aux chants de la Sirène. Il est à Rome, et il
ne recherche, n'écoute et n'admire que Mendelssohn, qui
se moque de lui. J'admets volontiers que ses prédilec-
tions et ses antipathies musicales soient inflexible-, ab-
solues, qu'il préfère Gluck à Rossini, Weber à Merca-
dante, Beethoven à Bellini. Est-ce une raison pour
s'écrier : «0 Italiens, misérables que vous êtes! singes,
pantins, orangs-outangs, toujours ricanants, qui laites
des opéras comme ceux de Bellini, de Paccini, de ROS-
SINI !!!) de Vaccaï, de Mercadante !...» Et remarquez,
que, dans ses extases et dans ses haines, Berlioz, cette
barre de fer, n'est pas même conséquent !
Il écrit à Rodolphe Kreutzer, compositeur médiocre dont
pas une œuvre n'a survécu : a Je succombe ! Je meurs ! les
larmes m'étouffent! La Mort d'Abel! (un four.) Dieux! û
génie!... sublime, déchirant, pathétique: Ah! je n'en puis
plus; il faut que j'écrive! A qui écrirai-je? Au génie?...
Non, je n'ose... Peut-être Kreutzer me rendrait-il le cou-
rage que j'ai perdu en voyant l'insensibilité de cesgredins
de ladres, qui sont à peine dignes d'entendre lespantalon-
nades de ce pantin de Rossini. [Le Barbier! la Gazza!
Mosèï Olello! Sé)/iira?nide, en attendant le Comte Ory
et Guillaume Tell!, Si la plume ne me tombait des mains,
je ne finirais pas. AH! GÉNIE! »
Quand on écrit de pareilles choses, il faut en accepter
bravement les conséquences, aller jusqu'au bout, et ou-
X" 7
lin NOUVEAI X SAMEDIS
blier toute question d'amour-propre ou d'intérêt person-
nel. Or, trente ans se liassent: nous voici à L'Opéra de
la rue Le Peletier, à la première du Tannhauser. En
conscience, Richard Wagner devrait être un des dieux
ou une des idoles de Berlioz. Contestable, discutable,
bouffi, insupportable, soit ! mais de grande race et d'une
autre envergure que Rodolphe Kreutzer. Du moment
que l'on a travaillé toute sa vie à révolutionner la mu-
sique, à discréditer l'Italie en l'honneur de l'Allemagne,
à vilipender Rossini et son groupe, à plaider pour L'effet
de sonorité, la puissance de l'expression, la vérité histo-
rique, la couleur locale, l'accord exact de la situation et
du sentiment avec le chant, la prépondérance de l'or-
chestre, le récitatif et la mélopée continue, contre la
mélodie, le motif, la musique tleurie et les plaisirs de
l'oreille, il n'y a pas de capitulation possible, de sub-
terfuge plausible. On doit admirer le Tannhauser ou au
moins le ménager. Voici comment s'exprime Berlioz, la
veille et le lendemain :
— « On est très ému dans notre monde musical du
scandale que va produire la représentation du Tannhau-
ser. Je ne vois que des gens furieux: le ministre est
sorti l'autre jour de la répétition dans un état de co-
lère!... Wagner est évidemment fou... »
Le lendemain « Ah! Dieu du ciel! quelle représenta-
tion! Quels éclats de rire! Le Parisien s'est montré hier
sous un jour tout nouveau; il a ri du mauvais style
HECTOR BERLIOZ 11 I
musical, il a ri des polissonneries d'une orchestration
bouffonne: il a ri des naïvetés d'un hautbois: en lin
il comprend donc qu'il y a un style en musique ! Quant
aux horreurs, on les a sifflées splendidement. »
— Le Parisien s'est montré hier sous un jour tout nou-
veau? — C'est justement le contraire qu'il aurait fallu
dire. Le Parisien avait été, ce soir-là, plus Parisien que
jamais. Il avait sifflé le Tannhauser par les mêmes rai-
sons qui lui font applaudir l'opérette: l'opérette, objet
des justes anathèmes de B?rlioz ! On des griefs du Jockey-
Club et des loges influentes, c'était, on le sait, l'absence
de ballet. Quelques jolies jambes, quelques élégantes pi-
rouettes auraient peut-être obtenu grâce pour cette par-
tition originale, trop systématique, un peu ennuyeuse,
mais pleine de beautés de Tordre le plus élevé. Vous le
voyez, ceci s'accordait assez mal avec l'idéal dont Berlioz
avait fait son unique religion, et dont Alceste, Orphée, la
Vestale, offraient, selon lui, les modèles. Hélas! c'est
que nous touchons ici à la plaie secrète, à ce rôle de
troisième larron, que Berlioz malade, usé, aigri, agacé,
réduit dans son feuilleton à des concessions irritantes,
ne sachant pas encore s'il trouverait un théâtre et des
chanteurs pour ses Troyens, put un moment attribuer
à Richard Wagner, nouveau venu, mieux secondé par
les circonstances, protégé par son gouvernement, favori
de son roi, entouré déjà d'admirateurs fanatiques, servi
dans ses ambitions par les traditions mêmes de son
142 * NOUVEAUX SAMEDIS
pays, ayant affaire à un dilettantisme plus sérieux que
le nôtre, disposant en maître de toutes les ressources
de la musique instrumentale, et en mesure de faire énor-
mément de bruit avant même d'avoir donné le premier
signal à son orchestre. Maintenant, placez entre ces deux
extrêmes — éreinlement de Rossini, sarcasmes endiablés
contre Wagner, — la lettre à M. Ernest Legouvé (9
avril 1856), où Berlioz, le shakspearien que vous savez,
s'écrie : « Mille joies triomphantes! C'est superbe! C'est
le plus beau succès, le plus pur, le plus légitime, le plus
providentiel (?) auquel j'aie assisté de ma vie. J'ai le
cœur gonflé à en éclater... C'est si beau, un chef-d'œuvre
complet !!l » Le tout à propos de la tragédie de Mèdèe,
traduite par M. Montanelli: vous comprendrez ce défaut
d'équilibre et de consistance dont je parlais tout à l'heure.
Vous reconnaîtrez que ces facultés éminentes, doublées
d'une rare énergie, eurent pourtant leurs lassitudes, leurs
incohérences, leurs solutions de continuité, selon qu'elles
avaient à subir le joug de la nécessité, k feuilleter le
cahier des charges de la camaraderie et de l'amitié ou
à exhaler une bouffée de dépit contre une concurrence
imprévue.
Le génie musical d'Hector Berlioz aurait été plus in-
tact, — je ne dis pas plus intègre, — s'il n'avait jamais
rien écrit. Mais ici, ne nous plaignons pas! Si Berlioz
critique a pu quelquefois gêner Berlioz musicien, le con-
damner à des transactions, à des compromis incompati-
IÏECTOR BERLIOZ 113
blés avec un grand rôle de novateur et de chef d'école,
Berlioz écrivain se complète admirablement par d'heu-
reuses alternatives de verre, d'humour, d'éloquence, de
gaieté shakspearienne (toujours Shakspeare!) et d'étince-
lante fantaisie. Sauf une manie de calembours que je ne
saurais lui reprocher sans mériter qu'on me rappelle la
parabole de la poutre et de la paille, sauf quelques bouf-
fonneries, intelligibles seulement pour un groupe d'initiés,
sa prose est nette, vive, chaude, spirituelle, amusante,
incisive, originale, riche de traits.de saillies et d'imprévu,
telle enfin qu'un mauvais plaisant a pu dire : « Berlioz,
Job de la mélodie, millionnaire de l'esprit. » — Ne convenait-
il pas d'ailleurs qu'un homme d'un immense talent, con-
testé, attaqué, trahi, délaissé, bafoué, eût une tribune
pour se défendre, pour forcer le public, ses critiques, ses
détracteurs, ses confrères, de compter avec lui? Je ne
citerai qu'un seul de ces adversaires acharnés, celui de qui
Daniel Bernard nous dit excellemment: « M. Scudo était
un Italien désagréable, » — et que Berlioz appelle dans une
de ses lettres : « le maniaque de la Revue des Deux-
Mondes. » Je l'ai connu, ce Scudo, type du fruit sec en
colère; il a été en musique ce que Gustave Planche
était en littérature, une des erreurs de la Revue. 11 déjeu-
nait au Palais-Royal, et je redoutais sa rencontre:
car, une fois accroché, on en avait pour deux heures de
divagations métaphysiques. Cet ennemi du germanisme,
cepartisandelamusiqueclaire.de la mélodie transpa-
[14 NOUVEAUX SAMEDIS
rente, était, dans sa conversation ou plutôt dans ses
monologues, plus inintelligible qu'un disciple deKantou
de Hegel. Je crois qu'on a fini par l'enfermer ; de longue
date, il m'avait paru être un de ces fous surnuméraires
que l'on rend authentiques en les enfermant. Berlioz se
vengea de lui par un joli mot. Scudo, dans sa jeunesse,
avait écrit des romances dont une seule, le Fil de la
Vierge, eut un moment de vogue, surtout dans les cou-
vents et les pensionnats : « Sa renommée ne tient qu'à
un fil, » dit Berlioz.
Au lieu de mes bavardages et de mes souvenirs trop
personnels, j'aurais mieux fait de céder la parole à
Daniel Bernard ; sa notice, très intéressante, nous raconte
à merveille la jeunesse de Berlioz, sa vocation invincible,
ses années de misère, ses jeûnes forcés dont nous le
vîmes, hélas! au déclin de sa vie, payer si chèrement les
arrérages en d'horribles douleurs d'entrailles, ses pre-
mières luttes, ses premiers mécomptes, le bizarre et conso-
lant épisode des vingt mille francs de Paganini, le contraste
de ses échecs en France avec ses ovations en Angleterre,
en Allemagne, en Russie, et de l'indifférence du gros
public avec ses précieuses amitiés, Liszt, Jules Janin,
d'Ortigue, Auguste Morel , Léon Kreutzer, Vaucorbeil,
Gaspôrini, Lecourt, les Massart, Damcke, Ferdinand
Hiller, M. de Rémusat (ne pas confondre), Ernest Le-
gouvé, Hans de Bulow; toute une vaillante pléiade de
fidèles, digne de remplacer la quantité par la qualité.
HECTOR BERLIOZ II:,
Daniel Bernard paraît accepter et admirer sans restric-
tion Berlioz, compositeur dramatique: je ne suis pas
tout à fait de son avis- Le triomphe de l'auteur d'Harold,
de la Damnation de Faust, de Y Enfance du Christ, de la
Symphonie fantastique, du 'Requiem, de Roméo et Ju-
lieite, de l'ouverture des Francs- Juges, c'est la symphonie
alternant avec des scènes de récitatif et de chant, et ren-
fermée dans un cadre moins vaste et moins populaire
qu'un théâtre d'opéra ; non pas qu'il manque de mélodie,
comme on le prétendait de son vivant: — il y en a d'ex-
quises dans Benvenuto Cellini, dans Béatrice et Bénédict,
dans les Troyens ; — mais son génie musical, comme
l'ensemble de son caractère, de son esprit, de ses goûts
et de sa vie, manquait de cette harmonie suprême qui
relie entre elles toutes les parties d'une oeuvre, tient
compte des entre-deux, des transitions, des demi-teintes,
desnuances, réussit à faire valoir la lumière par le clair-
obscur et le coup d'éclat par des préparations et des gra-
dations habilement fondues. Ce génie passionnée' :
était — pardonnez-moi ce barbarisme! — plus fracpmn-
taire que complet. Ce sont les concerts qui lui prodi-
guent, depuis quelque temps, de magnifiques revanches.
Au thécàtre, le résultat serait moins sûr. J'ai nommé les
Troyens; j'y étais: ce fut un désastre ; on en avait trop
parlé, et je m'étonne que Berlioz, si finement ironique,
paraisse, dans ses lettres, prendre au sérieux les éloges
de complaisance accordés à son poème dans tel ou tel
d 16 NOUVEAUX SAMEDIS
salon. A la première représentation, on applaudit avec
enthousiasme quelques morceaux délicieux: mais l'opéra
dans son entier, paroles et musique, nous donna la sen-
sation de quelque chose qui ne tient pas, qui va tomber,
et qui, en effet, tomba. En outre, les meilleurs amis de
Berlioz, cherchant vainement dans son œuvre un atome
de sentiment virgilien, se demandèrent par quel singulier
malentendu cet adorateur immodéré de Shakspeare avait
tout à coup passé a l'extrémité contraire et hasardé son
plus gros enjeu sur une page de YÉnéide. Encore une
preuve de ce défaut de continuité, de cohésion, d'accord
avec soi-même, dont souffrirent à la fois l'homme et l'ar-
tiste, et dont j'ai déjà indiqué la cause. Très sincèrement,
avec la plus parfaite inconscience, à force d'exaltation et
de fièvre, il en était arrivé à mettre de l'artificiel dans le
naturel.
La notice de Daniel Bernard prépare admirablement
à la correspondance d'Hector Berlioz, et je ne saurais en
faire un meilleur éloge. Cette correspondance, d'un in-
térêt très vif, tour à tour enthousiaste, piquante, émue,
découragée, pessimiste, nerveuse, irritable, attendrie,
railleuse, absolument belle dans la lettre VIII, page 75,
nous livre tout Berlioz. Elle pourrait aider un peintre
et un moraliste à nous donner le portrait physique et
moral du grand artiste malheureux et méconnu. Mais
que dis-je? Le portrait est fait, et, de main de maître, par
Daniel Bernard. S'il est un peu flatté, si je l'ai gâté par
HECTOR BERLIOZ 117
quelques souvenirs importuns, par quelques contradic-
tions chagrines, c'est que mon sympathique confrère a
pu profiter des bénéfices du lointain, et que j'étais
encore sous l'influence du trop près.
'***•***«
Vil
CUVILLIER-FLEURY
5 janvier 1879.
Je connais peu de personnalités — (pardon, Académie
française!) plus intéressantes, plus piquantes, plus cu-
rieuses, — je ne dis pas plus paradoxales, que celle
de M. Cuvillier-Fleury. Il était du très petit nombre
des heureux à qui il est permis de s'enfermer à triple
clef dans une opinion, dans un sentiment, dans un
souvenir, sans que l'on puisse ni s'en étonner, ni s'en
plaindre. Le bonapartiste .le plus ardent, le légitimiste
le plus convaincu, le républicain le plus vif, ne pou-
vaient que s'incliner devant cette fidélité spirituelle
et touchante, marquée d'une estampille royale, qui n'a-
vait pas même besoin de raisonner pour persister, où se
1. Posthumes et Revenants.
CUVILLIER-FLEURY 149
confondaient l'autorité du maître et le dévouement de
l'ami, et qui gardait le droit de préférer ses illusions aux
réalités les plus absolues. D'ailleurs, la littérature qu'il
aime et qui le lui rend bien, se trouvait là tout à point
pour le dispenser de la politique. Et puis, c'est si bon
de faire halte, de se reposer, de ne plus entreprendre hne
nouvelle étape, lorsque l'on n'est plus jeune, lorsque l'on
a subi, comme nous tous, d'impitoyables mécomptes,
lorsqu'on est d'un temps si désordonné, si violent, si mo-
bile, si turbulent, si incohérent, si enclin aux volte-fa-
ces, aux équipées, aux soudainetés, aux vagabondages,
que l'on se fatigue rien qu'à le voir courir!
L'éminent académicien en a jugé autrement. Afin d'a-
voir pour lui tous les Charmes (Gabriel et France . il
lui a plu de ne pas rester stationnaire, de s'acclimater à
des zones plus orageuses, d'avancer résolument vers l'in-
connu et l'imprévu, de se faire le Mentor de bien indoci-
les Télémaques, de fortifier de son adhésion, de ses sym-
pathies, de ses conseils, de son optimisme, une République
qui devrait bien profiter de cette bonne fortune pour tâ-
cher d'avoir un peu de sagesse, de style, d'atticisme et
d'esprit. Je ne le juge pas, je le raconte. Si tous les répu-
blicains lui ressemblaient, s'il dépendait de lui d«'
une République à son image, c'est-à-dire athénienne,
platonicienne, lettrée, ingénions', aimable, »it, dans le
meilleur sens du mot, aristocratique, nous serions moins
récalcitrants. D'autre part, si au lieu de vivre dans
120 « NOUVEAUX SAMEDIS
monde, modéré, gracieux, élégant, spirituel et poli, dans
un groupe où la distinction des manières et du langage
atténue la témérité des idées, il prenait un moment notre
place, s'il assistait, lui le type du délicatet du raffiné de
l'intelligence, aux effroyables progrès de la démagogie
provinciale et villageoise, s'il avait à subir, sur tous les
points, le triomphe de cette grossièreté pressentie par
Sainte-Beuve, s'il avait vu, par exemple, le jour de Noël,
à la messe de minuit, de mauvais drôles entrer, le cigare
à la bouche, dans mon humble et rustique église, et s'il
les avait entendus répondre à une remontrance bien ti-
mide du garde champêtre : « Oh! maintenant, nous n'a-
vons plus peur! Le procureur de la République serait
pour nous! » — peut-être M. Cuvillier-Fleury se montre-
rait-il moins accommodant!
Fort heureusement, son livre — Posthumes et Reve-
nants — n'a rien à démêler avec ces questions, ces
hypothèses, ces contrastes, ces dissidences ou ces pro-
blèmes. S'il ne me répugnait de chercher une paillette
dans ce titre un peu funèbre, je dirais que la plupart
de ces attrayants chapitres, comparés aux polémiques
d'aujourd'hui, ressemblent à l'œuvre posthume d'un re-
venant, plus jeune, Dieu merci! et plus vivant que nous
tous. On y retrouve tout le bon sens, toute la mesure, toute
la sûreté de jugement, de tact et de goût, toute la grâce sé-
rieuse ou souriante, qui manquent à ses nouveaux amis et
qu'il rapporte, dirait-on, d'un monde meilleur. Je ferai pour-
CUVILLIER-FLETRY I2i
tant deux parts de ce livre, non pas pour distribuer la
louante à droite, la critique à gauche — il n'y a pas de
gauche — mais par une raison dont M. Cuvillier-Fleury
et le public ne se doutent probablement pas, et qui me
ferait craindre de tomber dans les redites; c'est que j'ai
traité plus de la moitié des sujets qui l'ont si bien inspiré.
Oui, si vous ne redoutez pas l'ombre et la fraîcheur des
catacombes, vous découvrirez dans la collection trop vo-
lumineuse des Samedis madame d'Agoult et ses SoizremV.y;
madame Geoffrin et son jeune roi de Pologne: M. Odilon
Barrot et ses Mémoires; Prosper Mérimée et ses deux
Inconnues — qui l'ont trop fait connaître: — Ximénès
Doudan et sa résurrection éla^anle: Victor de Laprade,
ses Tribuns et ses Courtisans; Lamartine et sa Corres-
pondance, etc., etc. — Eh bien! même en élaguant ces
chapitres, en négligeant d'ouvrir ces greniers à sel, il
reste encore à M. Cuvillier-Fleury, à ses Revenants et à
ses Posthumes de quoi me rendre intéressant. C'est qu'il
y a en lui, dans ce volume surtout, plus et mieux qu'un
critique: il y a un moraliste, et de la plus fine trempe.
Or, avec un critique, le terrain est borné. Quand on a
discuté avec lui ou contre lui le mérite d'un ouvrage ou
d'un écrivain, tout est dit, et les lecteurs ont le droit de
se demander si le besoin d'un article sur des arti
faisait particulièrement sentir. Avec le moraliste, rien
de pareil. Le champ est vaste, l'horizon est immense, et,
à mesure qu'on avance, il grandit encore; si bien que,
122 NOUVEAUX SAMEDIS
avec une pensée délicate, ingénieuse, subtile ou pro-
fonde, je me chargerais d'écrire un volume. C'est toujours
la différence entre l'esprit et le cœur. Si vif que soit l'es-
prit, il s'épuise vite. Le cœur est inépuisable. Quand on
croit en avoir touché le fond, il se trouve qu'au-dessous
de ce fond il en existait un autre, et que celui-ci ouvre
sur des abîmes pleins d'obscurités, de contradictions, de
mensonges, de pièges et de mystères.
Tenez! je relis les pages vraiment exquises sur -Jean-
Jacques Ampère et sa singulière passion pour madame Ré-
camier. Quoi de mieux pensé, de mieux senti, de mieux
vécu et de mieux dit que le passage suivant : « ... Aussi
est-il de règle, je dirai presque de morale, qu'une lettre
privée, si privée qu'elle soit, a deux maîtres; celui qui la
reçoit, celui qui l'a écrite. Il y a là une sorte de propriété in.
divise avec un double privilège d'inviolabilité. Héritier
d'une correspondance intime, vous l'êtes avec le même
droit que le possesseur lui-même, mais aussi avec le
même devoir. Il faut partager. Une lettre n'est jamais tout
entière à celui qui la tient; elle reste attachée, quoi qu'on
fasse, à la main qui l'a signée; on ne la détache pas sans
l'arracher. Le temps seul y peut quelque chose. Un long
temps, parce qu'après un silence prolongé de ce grand
maître de l'insensibilité et de l'oubli dans les choses hu-
maines, les susceptibilités de famille se calment, les
feux s'éteignent, les haines, les jalousies, les vanités
sont mortes ou amorties... »
CUVIL LIER-FLEUR Y 123
N'est-ce pas que, avec ces dix lignes, nous écririons,
vous et moi, un roman en dix volumes ? — Et le por-
trait delacoquette, d'après madame Récamier ! Rover-Col-
lard disait d'un homme politique de son temps : « Ce
n'est pas un sot, c'est l e sot. » Madame Récamier n'était
pas une coquette, mais la coquette; une Célimène énig-
matique, affectueuse, un peu banale peut-être, qui ne di-
sait de mal de personne, pas même de ses adorateurs et
de ses amis... Je me ravise, et je laisse la parole à M. Cu-
villier-Fleury : « Madame Récamier a été un moment in.
compréhensible, dans ce nuage d'encens et sous ces flots
de mousseline où s'enveloppaient sa beauté sans se dé-
guiser, et son âme sans se laisser voir... Elle n'a été
authentiquement coquette qu'en vieillissant... Elle est
aujourd'hui complète, et aucune illusion n'est plus per-
mise. Oui, sans doute, La Rochefoucauld aurait dit :
« Madame Récamier est une coquette très habile. » — Il
faut dire plus peut-être : elle est la coquette. Insatiable
d'hommages et incapable d'amour, ne se donnant à per-
sonne avec un air de se réserver pour tous, reine dans sa
cellule au milieu d'une cour où les rangs se pressent, où les
coudes se touchent et où quelques dévots attitrés de sa grâce
immuable donnent le ton aux néophytes; — langue dorée,
physionomie engageante, douce et bonne nature, égoïste
au fond et ne comprenant l'humanité que comme une in-
vention de Dieu faite au profit de son prestige, pour payer
un tribut éternel et faire un assidu cortège à sa beauté... »
124 NOUVEAUX SAMEDIS
Il faudrait tout citer! on lésait, la vertu, l'insensibilité,
a virginité quand même de la belle Juliette, ont donné
lieu à des explications d'une nature fort délicate, et c'est
grand dommage quand la physiologie profane de ses bru-
tales mains un mystère psychologique. M. Cuvillier-
Fleury, loin d'appuyer, comme aurait fait peut-être ce
diable de Sainte-Beuve, a glissé si légèrement sur cette
mince couche de glace, qu'elle demeure intacte comme
l'onde pure et froide qu'elle cache et qu'elle protège. Il
ajoute excellemment : « Elle a voulu être adorée et ad-
mirée partout et toujours, sans trop de choix même, mal-
gré son goût naturel pour ce qui était distingué. » « Du
» jour où j'ai vu que les petits Savoyards dans la rue ne
» se retournaient plus pour me regarder, j'ai compris, di-
» sait-elle, que tout était fini... » — Elle disait cela et ne
le croyait pas : « Une coquette, nous dit La Bruyère, ne
» se croit jamais vieille et ne se rend jamais sur la passion
» de plaire et sur l'opinion qu'elle a de sa beauté. » — C'est
bien pour elle qu'un jardinier, un manœuvre, sont des
hommes, non pas seulement devant Dieu au sens de l'é-
galité chrétienne, mais comme sujets de son prestige.
Tout homme, on l'eût dit, devait hommage à la reine de
l'Abbaye. Ne pas être ému en la voyant, ne pas perdre la
tête en lui parlant, ne pas divaguer comme Ampère en
lui écrivant, c'était presque manquer de politesse à son
égard. Ne pas tomber amoureux d'elle à la première ren-
contre, c'est comme si on fût entré dans son salon le cha-
CUVILLIER-FLEURY 125
peau sur la tète ou un sac de nuit à la main. L'uniforme
de l'Abbaye, pour les hommes, c'était l'adoration ; on
n'y restait qu'à ce prix. Qui ne ressentait ni le trouble
de sa présence, ni cette fièvre de l'admiration continue,
devait en jouer le rôle, bien ou mal. » — Il me semble
que je l'aurais bien mal joué.
Ici, je cède, comme toujours, à l'attrait d'un souvenir
personnel — hélas ! et bien lointain. Je n'ai eu qu'une
fois Thonneur de voir madame Récamier, le 28 mai 1846.
Je lui fus présenté vaguement, dans une sorte de pèkj-
mêle d'artistes et de journalistes, réunis pour entendre
les fragments d'un opéra dont la musique était d'un de ses
neveux, et dont le sujet, naturellement, avait été em-
prunté au poème des Martyrs. La musique était médiocre :
le public fut froid: M. de Chateaubriand plus affaissé et
plus morose que jamais. Sa Béatrix avait alors soixante-
neuf ans. Elle portait une robe de soie feuille-morte et un
abat-jour de taffetas vert. Un lynx et un sphinx, en se co-
tisant, n'auraient pu trouver sur ce visage aminci, mortifié,
ratatiné, la moindre trace de la célèbre beauté. En rentrant,
fidèle à mes habitudes, j'écrivis cette page, que je re-
trouve dans un coin de mon tiroir et de mes Mémoires :
« ... Je viens de prendre une bonne leçon, un millième
renseignement sur le vanitas vanitatvm ; Chateaubriand,
dans une niche, morne, muet, ennuyé, à peine visible à tra-
vers un nuage d'encens opiacé. J'ignore ce que le temps fera
de ses œuvres et de sa gloire. Mais je sais, hélas! ce qu'il a
126 NOUVEAUX SAMEDIS
fait de la beauté de cette enchanteresse qui a vécu cin-
quante anspour plaire, pas une heure pour aimer. Madame
Récarnier a été, en somme, un charmant modèle, qui a
fait et fera sans doute encore de bien mauvaises copies.
J'aurais voulu qu'il y eût ce soir un congrès de coquettes
à l'Abbaye-au-Bois. — « Voyez, leur aurais-je dit, ce que
vous serez dimanche! Voyez ce que devient la meilleure,
la plus douce, la plus avenante, la plus sage, la plus
pure, la plus sympathique, la plus balsamique, la plus
virginale des Célimènes! Que sera-ce des autres? La Cé-
limène vulgaire a pour les hommages un appétit de boa.
C'est pour elle que Benjamin Constant semble avoir écrit
sa brochure : De l'esprit d'usurpation et de conquête.
Elle ne donne pas môme à l'homme distingué ou supé-
rieur la sensation d'une préférence qui cesse d'être flat-
teuse à force d'être prodiguée et ressemble a un billet de
Banque monnayé en gros sous. Tout lui est bon, pourvu
qu'elle ajoute chaque jour un nouveau nom à sa liste;
le passant, qui se retourne pour la regarder, le joueur
de vielle qui lève les yeux vers sa fenêtre, le cordonnier
pour dames qui la complimente sur son pied, le chef de
rayon qui lui fait les honneurs de son étalage. Il ne lui
déplaît pas qu'on se batte un peu pour elle, et qu'on
meure d'amour sous prétexte de fluxion de poitrine. Un
petit suicide, de temps à autre, met le comble à son con-
tentement. Mais patience! Si tous les jours lui amènent
de nouvelle victimes, tous les jours aussi le? vengent.
CUVILLIER-FLEURY I ■>:
Avani-hier, Célimène était toute jeune; hier, elle était
jeune. Aujourd'hui, elle est jeune encore; demain, elle
sera bien conservée pour son cage. Un imperceptible fil
d'argent se dissimule dans ses tresses d'or: une ride lé-
gère court, va, revient et se fixe près de sa tempe. Ses
paupières se gonflent; un soupçon de couperose altère
la fraîcheur de ses joues ou les perfections de son nez.
Ces tristes symptômes l'avertissent, sans la convertir.
Elle ne s'en aperçoit pas ou ne veut pas s'en aperce-
voir. Elle vous dira que ses charmes et ses rigueurs
vont conduire Alceste à la Trappe; que Géante en
perd la tête, que Clitandre l'inquiète par sa passion in-
sensée, que Dorante la compromet en passant toutes
ses .nuits sous son balcon, que Cléobnle va se ma-
rier pour en finir avec son amoureux désespoir: qu'elle
.est aux abois, qu'elle craint un malheur, qu'elle ne sait
plus que faire pour ramener à la raison tous ces ensor-
celés. Seulement, Célimène a changé de nom; elle s'ap-
pelle Bélise. » (28 mai 1846. |
Mais voici que le sortilège posthume de cette adorable
madame Récamier m'a fait choir dans les buissons, hors de
ma route. Elle était pourtant bien facile et bien agréable
avec M. Cuvillier-Fleury pour guide. J'aurais dû, comme
Bélier, mon ami, dans le conte de Hamilton, commencer
par le commencement :Za Correspondance de la comtesse
de Sabr an et du cher. aller de Boufflers. Le hasard m'y
offrait une occasion de faire valoir ce chapitre par un
128 NOUVEAUX SAMEDIS
contraste, de rapprocher sous vos yeux les deux extrê-
mes de la langue française, en y ajoutant la preuve que
la police de cette langue est mal faite. Il y a quelque
temps, un de nos plus habiles imprimeurs-éditeurs,
M. Quantin, publiait dans sa jolie série des Petits conteurs
du xvme siècle, les contes de ce même chevalier de Bouf-r
tiers, avec une notice sur sa vie et ses œuvres, par
M. Uzanne. J'ouvre cette notice sans songer à mal, et je lis :
« Le conte d'Aline restera son diamant, son joyau: il a
tout le prisme, toute la fraîcheur de l'adolescence dont il
émane... » Soit! mais, continuons : « C'est l'enfant de
l'amour, qui est venu dru, gaillard, éveillé, rose, blond
et bien taillé, dans sa délicatesse, pour défier la postérité. »
— Attention! — « On sent dans Aline toute la fioriture
d'un talent frivolisle qui s'épanche galiardement (sic!)
et qui ne s'est pas encore académifié. Les autres contes,
conçus et écrits au commencement de ce siècle, ont
quelque chose de moins coquet, de moins actilisé; ils
sont dans la tonalité grise des œuvres de môme prove-
nance et de même milieu... Le, gracile a tué le gracieux.
Le style ne se délicate plus: dans sa simplesse, il n'est
plus dupeur d'oreille, diamanté, expressionné, dorloteur.
Il devient inquiet, il raisonne, se douloie et se traîne. C'est
un vilain moment de transition: Voltaire vient de se
coucher, Byron se lève. »
J'ignore si Voltaire vient de se coucher; mais il se se-
rait certainement relevé pour lancer son bonnet à la tôle
CIYILLIER-FLEURY 129
de l'auteur d'un pareil galimatias. Eh bien! n'ayant pas
à rendre compte de cette publication, d'ailleurs charmante
et d'une rare perfection typographique, j'ai cherché dans
tous les journaux, a propos de cette prose ruisselante d-i-
nouïsme, un cri de stupeur ou un éclat de rire. Rien!
rien! rien ! c'est ainsi que, à l'occasion des livres d'étren-
nes, je vois des écrivains fort recommandables placer sur
la môme ligne et dans des conditions d'égalité parfaite,
la Noire-Dame de Lourdes, de Henri Lasserre, ouvrage ra-
vissant, entraînant, vivant, persuasif, irrésistible, même
pour les incrédules, et le Christophe Colomb, de cet ex-
cellent comte Roselly de Lorgues, un des livres les plus
grotesques qui me soient jamais tombés sous la main.
Prenez garde! c'est avec ces distractions, ces concessions
et ces à peu près, que l'on accrédite l'essai sur l'indiffé-
rence en manière de littérature.
Nous parlions de coquetterie tout à l'heure. Si l'esprit
a sa coquetterie comme la beauté, M. Cuviilier-Fleury
ne peut pas m'en vouloir de cette nouvelle digression qui
montre comment on écrit mal pour mieux prouver com-
ment on écrit bien. Néanmoins, quel que soit le mérite
de son étude sur la comtesse de Sabran et le chevalier
de Bouffi ers, je lui préfère encore son Art émise au
xvmc siècle. Cette Artémise, c'est la maréchale de Beau-
vau, et l'on dirait que, en racontant cette touchante his-
toire, M. Cuviilier-Fleury n'a pu se défendre d'une émo-
tion intime, personnelle, particulière, comme si l'amour
130 NOUVEAUX SAMEDIS
dans le mariage, si bien décrit déjà par M. Guizot, le
trouvait d'avance plein de son sujet. Il y a mieux que de
la justesse, mieux que de la vérité, il y a une vibration
de cœur dans ce passage : « Les femmes ne savent pas
assez que ce qui les flétrit le plus vite, c'est le désordre
et le vice. C'est aussi par l'oubli et le mépris de leur
vraie destinée... qu'elles sont vieilles avant l'âge, tandis
qu'il y a comme une éternelle fraîcheur de beauté dans
le calme de l'âme, la simplicité et la vertu. » — Puis,
après une page admirable sur les réhabilitations par-
tielles—-Camille Rousset, Loménie, Geffroy, etc., — qui
pourraient bien finir par déplacer ou atténuer la propor-
tion entre les bons et les mauvais ménages au xvme
siècle (un scandale ne fait-il pas plus de bruit que des
milliers de vertus ? ) nous touchons, avec rémi-
nent écrivain, à un point plus délicat que tout le
reste.
La princesse de Beauvau ne croyait pas même a l'im-
mortalité de l'àme, et son mari, j'allais dire son Mausole,
— était libre penseur comme elle. — « Elle croit, nous
dit M. Cuvillier-Fleury, à la tombe où tout Unit; elle a
la religion du sépulcre. L'union dans la mort des restes
mortels de ceux qui se sont aimés, c'est la seule consola-
tion qu'elle accorde à sa tendresse et qu'elle permette a
sa raison. » Et, un peu plus loin : « Quon aimerait à voir
par instants, dans ces pages assombries par une si per-
sévérante angoisse, et par-dessus ce champ des morts où
CUVILLIER-FLEURY [Si
l'infortunée ne regarde que la terre, quelque coin d'azur
du côté du ciel! »
— 0 vous, dirai-je à mon tour, vous qui donnez l'exem-
ple de toutes les vertus, vous, vaillantes mères, épou-
ses irréprochables, qui croyez pouvoir vous passer de
Dieu et de L'immortalité de l'âme, j'admets qu'il vous
suffise, pour rester debout sur ces ruines, de l'honnêteté
de votre nature, de vos pudeurs d'hermine, de votre di-
gnité morale, de vos sentiments d'honneur; est-ce donc
assez pour le jour où le deuil et la mort entreraient dans
votre maison, pour le jour où vous auriez à tendre de
noir ce lit nuptial ou ce berceau? Ce jour-là, que trou-
verions-nous à vous dire, nous qui vous aimons, nous
tourmentés de ce contresens d'une belle âme qui ne
consent pas à être immortelle? Ayez un peu de foi, pour
que rien ne puisse vous ravir l'espérance ! Soyez chré-
tiennes, pour que, aux heures d'affliction et d'épreuve,
vos amis aient un moyen de vous consoler !
Un autre bijou, c'est le Moraliste à Toulouse. Ce mo-
raliste toulousain, dont j'ai honte d'entendre parler pour
la première fois, s'appelait Sauvage, et bien des gens
civilisés ou apprivoisés seraient heureux de lui ressem-
bler. Il est évident que, malgré son nom, il avait observé
les femmes d'assez près pour les bien connaître, et, de
cette étude, combinée avec un esprit mi-parti de bien-
veillance et de malice, est résulté un recueil de Pensées
morales et littéraires, véritable friandise après nos repas
132 NOUVEAUX SAMEDIS
de table d'hôte. En recherchant la société des femmes,
M Sauvage avait interverti les rôles; an lien de leur of-
frir un collier de perles, il le leur avait pris. En voici
quelques-unes:
— Une femme a besoin de beaucoup d'esprit pour ne
pas éprouver l'embarras d'une grande beauté ou d'une
excessive laideur.
— Il ne faut pas trop regarder une femme laide, ni
une jolie femme, de peur que notre attention ne blesse
la première, et notre prétention la seconde.
— On dit que les langues anciennes sont mortes ; ce
qui revient à dire qu'elles sont immortelles.
— Il y a des pertes qui consolent de tout, tant elles
sont inconsolables.
— C'est n'être pas fin que de passer pour tel.
— Quand nous sommes en proie à une violente pas-
sion, nous éprouvons moins peut-être le besoin de la
satisfaire que de l'exprimer. Qui ne se sent apaisé quand
il a trouvé le mot de sa colère ?...
Je m'arrête; les perles sont chères et nous ne sommes
pas dans la saison des paniers de cerise. Tel a été l'art ou
plutôt le don naturel de M. Guvillier-Fleury, que, en
nous parlant de ce charmant recueil de Tensèes morales,
il se l'assimile. Il a l'air d'avoir pensé ce que M. Sauvage
a écrit, et il entremêle de tant de mots fins, d'aperçus
ingénieux, de nuances délicates, l'esprit de son moraliste
toulousain, qu'on est tenté de croire qu'il l'a inventé. Que
CIVILLIER-FLEURY 133
ne puis-je insister sur son Lord Palmerston, d'après
le livre si remarquable de M. Auguste Laugel, sur
les réponses aux discours de réception à l'Académie
française, sur les Lettres posthumes d'un habitant des
Landes'. (Frédéric Bastiat.) Mais j'ai [hâte de remercier
l'éminent écrivain d'avoir élevé son rôle de moraliste
jusqu'aux fonctions de justicier, à propos de M. Prosper
Mérimée et de ses lettres aux deux Inconnues. Ces lettres
ne m'avaient rien appris, parce que, de longue date, je
connaissais l'homme. Dans ces révélations posthumes,
sorte de contumace au profit ou aux dépens d'un mort
qui se condamne lui-même, je retrouvais ce cynique à
froid sous des semblants de gentleman; ce causeur, qui
passait brusquement de la roideur britannique au voca-
bulaire de l'obscénité la plus hideuse: ce sceptique, qui
n'avait pas même le courage de son athéisme ; cet égoïste
pour qui rien n'existait en dehors de ses jouissances et
de son bien-être: cet ingrat, qui devait toute sa renom-
mée à quelques récits, et qui, rougissant de sa qualité
d'homme de lettres, aurait volontiers renié romans, nou-
velles et littérature comme indignes d'un savant, d'un
historien, d'un homme du monde et d'un grand person-
nage tel que lui; ce misanthrope, qui faisait du dédain
son programme, croyait se grandir en méprisant ses
semblables, boutonnait son habit pour mieux cacher la
place ou l'absence du cœur, et savourait un bon diner
en se moquant tout bas de l'amphitryon; ce sournois,
X**** *** 8
134 NOUVEAUX SAMEDIS
qui reçoit à Avignon l'hospitalité la plus cordiale, qui
devient le commensal d'un botaniste de premier ordre et
le panégyriste de son admirable cuisinière, qui s'écrie à
tous propos : « Qu'on est bien ici ! » qui me fait deman-
der sous main un article sur son insipide Guerre sociale,
qui joue le bonhomme, le bon apôtre, qui use et abuse
des témoignages d'une naïve sympathie, qui se laisse ad-
mirer, encenser, cajoler, ouater, dorloter, et qui écrit à
son inconnue: « Avignon. Le pays que je parcours est
admirable: mais les gens y sont bêtes à outrance : j'ai
encore deux mois à mener cette vie avant de revoir des
êtres humains... Je ne compte point les provinciaux
pour quoi que ce soit; chaque année je trouve la province
plus sotte et plus insupportable.» Merci! Et, comme
pour ennoblir encore et embellir cette correspondance et
cette mémoire, il se trouve que ce malin est un valétu-
dinaire, que ce hautain est un asthmatique, que ce dia-
bolique alterne entre Méphistuphélès et M. Purgon M
La magnifique étude de M. Cuvillier-Fleury venge,
non seulement Avignon, la province, les dupes du faux
Mérimée, la morale, la vérité, la justice, mais tous ceux
qui, au premier moment, protestèrent contre ce succès
posthume, et que de belles dames, fort honnêtes et même
très pieuses, accusèrent d'iniquité. N'aurais-je pas quel-
1. On rit de ce grotesque dédain, quand on songe que
Mérimée, à Cannes, s'était réduit à la société de deux vieilles
Anglaises, images vivantes de l'ennui.
CUV1LLIER-FLEURY 135
ques chicanes à adresser à ce piquant, sérieux et char-
mant volume? Si petites qu'elles soient, je n'ai plus de
place. Il me semblait qu'un homme aussi haut placé que
M. Cuvillier-Fleury dans la littérature, à l'Académie et
dans le monde, ne devrait pas citer M. Sarcey; qu'il ne
devrait pas dire : « Le mot est de M. Monselet, » —
comme qui dirait: « Le mot est de Rivarol, du prince de
Talleyrand, du prince de Ligne ou de Royer-Collard. »
Je le trouve aussi un peu injuste pour le Lamartine de
1840 à 1842, du ministère de M. Thiers à la mort tra-
gique du duc d'Orléans. Mais ici, pas un mot de plus! Je
ne puis, en conscience, plaider contre M. Cuvillier-
Fleury une thèse qui prouverait que, si Lamartine, ora-
teur-prophète, admirablement fidèle à M. Mole, hostile à
la-fatale coalition, montant à la tribune pour protester
contre le retour des cendres de Napoléon el pour deman-
der la Régence de madame la duchesse d'Orléans, avait
été, vers cette époque, nommé président de la Chambre
des députés, ambassadeur à Londres ou ministre des
affaires étrangères, le neveu du duc d'Aumale serait
aujourd'hui sur le trône.
VIII
E. CARO '
1 2 janvier 1 S 7 9.
S'il ne s'agissait pas d'un ouvrage tel que celui-là,
d'un écrivain, d'un penseur tel que M. Caro, quelle au-
baine qu'an pareil litre ? — Le Pessimisme au xixe siè-
cle ! le pessimisme en janvier 1879! — Me voilà! j'en
suis, et je m'en fais gloire. Le pessimime est ma religion,
ma philosophie, ma politique, et je ne m'en crois ni moins
chrétien, ni moins philosophe, ni moins citoyen. Pour
vous, pour moi, pour tous les honnêtes gens, il n'y a plus
d'autre refuge, d'autre devoir, d'autre revanche, que d'être
pessimiste, de broyer du noir, de se faire prophète dans
son pays, de hausser les épaules et d'attendre, au mo-
ment où le rhétoricien le plus riche en métaphores épui-
1. L° Pessimisme au xixe siècle.
E. CARO 137
serait toutes les images de la barrière qui tombe, du
navire qui sombre, du radeau qui se brise, du naufragé
qui se noie, de l'édifice qui s'écroule, de la digue qui
crève, du fauve lâché sur sa proie, du poltron qui s'age-
nouille, du Gaudissart dont le boniment devient notre loi
suprême, avant d'avoir énuméré tous les périls, toutes
les folies, tous les abaissements, toutes les humiliations,
tous les malheurs de notre pauvre France. Mais, encore
une fois, M. Caro nous convie à un spectacle trop sérieux,
trop étrange, trop effrayant et trop consolant tout ensem-
ble, pour qu'il nous soit permis de chercher, à propos
du titre de son livre, des allusions, des à peu près et des
épigrammes de journaliste. Ce pessimisme qu'il analyse
en maître et qu'il lui suffit d'analyser pour le confondre,
n'a rien ou presque rien de commun avec cette dis-
position d'esprit ou ce trait de caractère qui se plaît sans
cesse à généraliser le mal, à chicaner le bien, à regarder
les médailles par le revers, à gâter les moments heureux
par des prévisions sinistres, à ne voir que le mauvais
côté des événements et des hommes; pessimisme que jus-
tifient trop souvent les péripéties et les dénouements de
la tragi-comédie humaine. Ce ne sont là que des senti-
ment individuels, passagers, fugitifs, qui parfois s'expli-
quent par un état nerveux, qui n'attendent, pour se
rétracter ou s'adoucir, qu'un rayon de soleil ou un sou-
rire de la Fortune, et qui, dans tous les cas, n'ont jamais
prétendu conquérir, dominer ou remplacer la société, le
X****"** 8.
138 NOUVEAUX SAMEDIS
gouvernement, — que dis-je ? l'humanité et le monde.
C'est un autre pessimisme qui nous apparaît dans le
livre de M. Caro, que personnifient un poète italien et
deux philosophes allemands, — Léopardi, Schopenhauer
et Hartmann, — et qui, dès l'abord, nous offre ce ras-
surant phénomène, que, plus on réussira à le rendre
intelligible, plus il nous semblera extravagant, odieux
et ridicule. C'est toute une philosophie qui s'installe sur
les ruines des philosophies, tout un dogme nouveau qui
profite, pour s'introduire, du vide et du néant que la
science et la critique croient avoir faits parmi les dogmes
et les traditions antiques. C'est le dernier mot des intelli-
gences prises de vertige sur le rocher à pic où les ont
poussées la négation et le doute : amoureuses de la mort,
déclarant la guerre, non plus à la foi, mais à la vie,
organisant le complot de l'anéantissement universel et
refusant de s'apercevoir, ces hautaines ennemies de
l'Évangile, qu'elles demandent à la raison, à la nature,
à l'esprit, aux sens, des sacrifices plus absolus, plus
cruels, plus impossibles que l'ascétisme dans ses austé-
rités et la révélation dans ses mystères.
On connaît le beau talent de M. Caro, aussi clair lorsqu'il
expose un système philosophique qu'éloquent lorsqu'il le
réfute. Il lui a fallu une merveilleuse force de réflexion,
une lucidité aussi communicative que celle du flam-
beau dans la nuit, et en môme temps une certaine dose
de courage pour s'aventurer dans ces ténèbres germant-
E. CARO 139
ques, marcher d'un pas sûr dans ce dédale, aborder,
étudier, clarifier et finalement ramener à des propor"
tions françaises ces effroyables arcanes de Y Inconscient,
de YUn-Tout, du sur-conscient, du. processus, dusubjec-
tivement et de Y objectivement réel, de Yobjcctivation, du
Nirvana, du Bouddha, de Kapila, de Çakya, de Su-
nyatâ, de suicide cosmique, etc., etc. Car c'est là encore
un détail remarquable que cette infiltration des doctrines
de l'extrême Orient dans la métaphysique allemande, ou,
en d'autres termes, cette application du vieux proverbe,
que « les extrêmes se touchent. ». L'activité des races
d'Occident, fatiguée d'avoir remué trop d'idées, et le
génie asiatique, assoupi dans son immobilité séculaire,
ont également trouvé au bout de leurs rêves l'aspiration
a la mort et au néant ; la lassitude a produit le mémo
résultat que l'inertie.
Si lumineux que soit le talent de M. Caro, quelque
clarté qu'il ait su répandre à travers les épaisseurs de
ces forêts d'Erminsul et de ces jungles de Brahma, quels
que soient ses heureux efforts pour rapprocher de nous
cette ullima Thulé de l'intelligence moderne, il existe
pourtant des conditions différentes, suivant le cadre
que l'on choisit et le public auquel on s'adresse. Vou-
lant nous faire toucher au doigt tous les ressorts du
pessimisme contemporain, nous initier a. ses secrets
et à ses progrès, nous expliquer le succès et la célébrité
de ses chefs d'école, M. Caro ne pouvait procédor autre-
HO NOUVEAUX SAMEDIS
ment, et nous devons lui savoir gré d'avoir entremêlé de
tant d'éloquentes pages, de tant de protestations pathé-
tiques, ses savantes analyses. Ma tâche, sans se séparer
de la sienne, n'est pas tout à fait la même. Avec de la
bière berlinoise, il a fait de l'excellent vin du Rhin: il
faut que je mette dans ce vin un peu d'eau de ma fontaine,
c'est-à-dire, hélas ! de mon ignorance. Je l'ai bien lu, je
crois l'avoir bien compris: à présent, je vais essayer de
le côtoyer plutôt que de le traduire. Si je m'égare, si je
perds sa trace, j'ai un moyen sûr de me faire pardonner
mes bévues. Je le citerai, et sa prose effacera la mienne.
Le pessimisme, à l'état de système, de doctrine ou de
tendance philosophique, ne date pas d'hier. M. Caro le
retrouve, sous des formes diverses, dans la mythologie,
dans la poésie antique et même dans la Bible. Les Titans,
Prométhée, Ajax, furent des pessimistes révoltés contre
les dieux. Généralement, quiconque ne croit pas à l'im-
mortalité de l'âme, aux célestes indemnités d'une vie
future, doit logiquement se rallier au pessimisme : la
somme des misères et des souffrances dépassant de beau-
coup celle des biens de ce monde, le témoin ou la victime
de ces disproportions accablantes ne peut que maudire
ou accuser, tantôt les divinités malfaisantes, tantôt la
fatalité implacable, tantôt les forces aveugles de la nature,
qui font de l'homme leur jouet et distribuent d'une façon
tellement inégale leurs faveurs et leurs cruautés. Chez
les poètes, chez Platon, le plus poétique des philosophes,
E. CARO 141
le sentiment pessimiste, précurseur de la mélancolie
moderne, s'exhale par bouffées. L'idée dominante est que,
pour toute créature humaine, il vaudrait hien mieux
n'être pas née, que la mort est préférable à la vie, que
l'homme doitaspirer à l'anéantissement comme à la plus
enviable des délivrances. Dans la Bible, sous le regard
vigilant du Dieu d'Israël, on rencontre des symptômes
analogues ; mais déjà, quelle différence ! Si Job sur son
fumier se plaint d'être venu au monde, si son gémis-
sement ressemble presque à un reproche, le Dieu qui Fa
foudroyé est aussi celui qui le sauve du désespoir, et
change aussitôt sa plainte en un cri de résignation su-
blime. Si un immense ennui s'empare de Salomon blasé
sur tous les plaisirs et toutes les gloires de la terre, cet
ennui s'absorbe dans le contraste des vanités humaines
avec la grandeur de nos origines et de nos destinées.
Il serait difficile de parler du pessimisme sans rappeler
Lucrèce et son poème. En vers ou en prose, toute né-
gation de la divinité doit aboutir à un anathème contre
la vie, et c'est une consolation pour le spiritualiste chré-
tien, de constater que le pessimisme, tel que l'ont pro-
fessé et pratiqué Hartmann et Schopenhauer, est l'inévita-
ble conséquence de l'athéisme. Pour ne pas trop agrandir
notre cadre, ne remontons pas au delà du commencement
de ce siècle. On pourrait le diviser en deux parts, et ce
serait un premier moyen de s'expliquer bien des nuances.
Au début du siècle, les grandes imaginations, secouéespar
142 NOUVEAUX SAMEDIS
la tempête, assombries par des calamités qui n'avaient
épargné personne, jetées hors des routes battues et des tra-
ditions par des spectacles, des révolutions, des crimes, des
malheurs, des guerres, des conquêtes, des victoires et des re-
vers où rien n'était ordinaire, inaugurèrent une littérature
qui, dans bon nombre de ses pages, pourrait s'appeler pes-
simiste, mais qu'il faut bien se garder de confondre avec
le sujet qui nous occupe. L'orgueil ne sera jamais un
pessimiste de bonne foi; l'homme supérieur, qui se com-
plaît en lui-même, qui s'applaudit de souffrir ce que nul
n'a souffert, et qui fait de cette souffrance exceptionnelle
une condition de son génie, peut être un mélancolique,
un élégiaque, un désespéré, un rebelle ; il peut même se
poser en accusateur de l'être inexplicable, énigmatique,
qui a fait de lui un privilégié de la douleur; mais il
tient trop à ce privilège, il se concentre trop assidûment
dans la contemplation de son moi, pour consentir à géné-
raliser ses misères, à croire que son mal soit universel,
et, par conséquent, à y chercher un grief contre la vie,
un argument en faveur du néant. Il serait plutôt enclin
à dire — sauf à ne pas le penser, — que le commun
des hommes est bien heureux d'échapper à cette destinée
de grandeur et de malheur, et que, pour l'honnête
moyenne du genre humain, les biens et les maux se
balancent sans trop de désavantage. Relisez René, Man-
fred, TJgo Foscolo, les maîtres et les disciples . Partout
vous découvrirez, non pas ce mouvement d'expansion
E. CAKu . 143
qui jette une grande âme hors d'elle-même et l'associe
à l'éternelle lamentation de l'humanité, mais un penchant
à ramener à soi, d'un geste douloureux, théâtral et su-
perbe, le monopole des détresses sans précédent et sans
nom.
Avec Léopardi, nous entrons dans le domaine de
M. Garo et de sa magnifique étude. Peut-être ne connais-
sez-vous Léopardi que par la pièce d'Alfred de Musset :
Après une Lecture.
Ton livre est ferme et franc, brave homme, il fait aimer.
Le vers serait faux, mais le sens plus exact, si le poète
avait écrit : « Il te fait aimer, i ou, mieux encore, « il te
fait plaindre: » — car Léopardi, précurseur du pessi-
misme de Schopenhauer et de Hartmann, fait plutôt haïr
tout ce que l'on est convenu de trouver aimable, à com-
mencer par les femmes. Dans ses strophes d'ailleurs fort
belles, mais, comme toujours, un peu décousues, Musset
exécute des variations brillantes autour du nom et de
l'œuvre du poète italien, sans paraître se douter de ce que
cette œuvre et ce talent ont d'individuel et de particulier.
Avant de finir, il se souvient de ce qu'a été, de ce qu'a
chanté Léopardi: « Sombre amant delà mort ! » s'écrie-
C— il, et le vers final,
Et tu goûtes enfin le charme de la mort!
traduit fidèlement la doctrine de Yinfelicità, de la gentil*
lezza del moHr, qui fut, avec les malheurs et l'abaisse-
144 NOUVEAUX SAMEDIS
ment de sa patrie, la principale inspiration de l'auteur
des Canzoni. N'allez pas croire pourtant que Léopardi
n'ait pas aimé : il a trop aimé peut-être, et peut-être les
déceptions de son cœur, explicables, hélas ! par des dis-
grâces physiques, ont-elles servi de point de départ à ce
scepticisme misanthropique, puis à ce pessimisme où se
sont absorbés peu à peu le patriotisme, l'héroïsme, la
gloire, la science, l'art, l'amour, tout ce qui peut attacher
à la vie. Quant aux croyances religieuses et à Dieu, il
n'en est plus question. Néant! — « Jusqu'à l'âge de dix-
huit ans, son adolescence rêveuse, nous dit M. Caro, ne
franchit que par échappées les limites de lafoi religieuse;
il emploie même les ressources déjà variées de son éru-
dition à composer une sorte d'apologie de la religion chré-
tienne. » — Mais, après cette phase trop courte, — « au
moment même où il jetait d'une main fiévreuse sur son
papier mouillé de pleurs des fragments d'hymne et de
prière, il s'aperçut que l'abri de ses croyances s'était
écroulé autour de lui. qu'il n'en restait rien; il demeurait
seul au milieu de tant de ruines, devant un monde
vide et sous un ciel d'airain. Son parti fut pris sans
hésitation et sans retour: il passa d'une foi ardente à une
sorte de scepticisme farouche et définitif, qui n'admet
jamais ni incertitudes, ni combats, ni aucune de ces
aspirations vers Yau delà, où se réfugie avec une volupté
inquiètele lyrisme des grandspoètes, nos contemporains...
Il reste inébranlable dans la solitude qu'il s'est faite...
CARO 145
Nulle part, il n'est plus question de Dieu, rnèrne pour le
nier. Le nom môme est évité. Quand il est contraint,
comme poète, de faire intervenir un être qui en joue le
personnage, c'est Jupiter. » — En effet, nous ne con-
naissons pas de meilleur pseudonyme au service des
athées.
Ce n'est pas sans dessein que j'ai cité presque en en-
tier cette triste et éloquente page. Les ignorants sont tou-
jours enclins à simplifier ce qu'ils ne sont pas sûrs de
bien comprendre. En dehors du pessimisme systémati-
que, scientifique, que personnifia ou pressentit Léopardi
avant les philosophes allemands, ne serait-il pas possible
de substituer à ces trois stades d'illusions qui forment
comme les stations de son profane martyre, l'histoire
d'une âme, grande, poétique, tendre, généreuse, patrio-
tique, avide de gloire et de bonheur, telle qu'ont dû la
meurtrir, la grangrener, l'égarer, l'enfiévrer, l'enveni-
mer, et finalement la dépeupler des circonstances spé-
ciales et des épisodes personnels? Léopardi vient au
monde, gauche, maladif et contrefait, avec du génie, une
imagination ardente et un cœur aimant. Tant qu'il ne
dépasse pas le seuil de l'adolescence, tant qu'il ne souffre
pas de ce contraste entre ses facultés puissantes et ses
infériorités physiques, il rêve, il croit, il prie, il se tient
prêt à aimer, et rien encore n'annonce le sinistre sectaire
du malheur de vivre et du charme de la mort ; il ne
songe pas a régler ses comptes avec la Providence et la
•*...,...
U6 NOUVEAUX SAMEDIS
nature. Tout à coup, sa foi religieuse s'écroule, par la
raison qu'elle ne tenait à rien, qu'elle n'existait pas,
qu'il l'avait imaginée au lieu de la réfléchir; elle tombe,
comme tomberait un gigantesque château de cartes que
l'on aurait pris de loin, dans la brume, pour une église
ou un temple. Le voilà néophyte de l'athéisme, c'est-à-dire
désarmé contre les épreuves que lui prépare la vie. La
lutte commence. — «Il aime. » — « On sait, écrit M. Garo,
l'histoire des infortunes amoureuses du poète, pour
qui aimer ne fut qu'une occasion de souffrir. Deux
fois surtout, son cœur fut pris et deux fois brisé; aux
deux extrémités de sa courte vie, le fantôme passa près
de lui, fit briller la joie à ses yeux, un éclair de joie
bien fugitif, et, après que le fantôme eut passé, le poète,
qui avait cru le saisir et l'étreindre, resta plus seul et
plus triste. »
Ainsi tout lui manquait ; son cœur perdait ses points
d'appui comme son âme, et son étal maladif, sa dif-
formité, ne lui expliquaient que trop les rigueurs ou
lesperfidies des femmes qu'il avait aimées. En môme temps,
il assistait au douloureux spectacle de ce que les poètes
et les grands libéraux de cette époque appelaient l'abais-
sement ou la servitude de l'Italie: et, comme rien ne
vibrait plus en lui de ce qui pouvait lui révéler Rome
catholique, indemnité sublime accordée à Rome en rui-
nes, ne croyant plus, il devait hair. Dès lors, le pessi-
misme pratique l'enveloppait tout entier, avant qu'il en
E. CARO 147
fît une doctrine. Dieu, l'amour, la patrie, le double con-
traste des inspirations de son génie avec ses advei -
sentimentales et de l'antique gloire de l'Italie avec sa
situation présente... Que lui restait-il pour le préserver
de sa passion suprême et fatale, la passion de l'anéantis-
sement? L'art: la science, la célébrité poétique ou litté-
raire, les éléments de perfectibilité humaine, d'un bien-
être mieux distribué, d'une amélioration pi
dans la destinée du plus grand nombre? C'est ici que
Léo pardi cesse d'être personnel pour se rattacher d'a-
vance à l'école de Schopenhaùer et de Hartmann. Que
peuvent être pour un désespéré ces consolations vagues,
abstraites ou lointaines ? Il en est du désespoir comme
du bonheur; celui-ci, rayonnant du foyer intérieur,
répand sa douce lumière, même sur les objets qui lui
sont le plus étrangers: celui-là, une fois en pleine pos-
session d'une àme, ferme toutes les issues de manière à
intercepter même ce mince reflet qui se glisse sous
la porte des cellules, pendant que le guichetier parcourt
les corridors de la prison, sa lanterne sourde à la main.
Donc, le génie, la gloire, l'art, la science, le pi
l'espoir d'éclairer et d'améliorer les générations futures,
l'idée de ce devenir dont Hegel a fait le fond et le but de sa
philosophie, illusions ! mensonges ! chimères ! intarissables
sources d'angoisses, de mécomptes et de douleurs! c'est
ainsi que le pessimisme de Léopardi ouvre la voie a
celui de Hartmann et de Schopenhaùer. L'infinita va-
148 NOUVEAUX SAMEDIS
nitàdel tutto, — l'infelicità qui ne doit et ne peut finir
que lorsque tout finira, la Religion du néant poussée à
bout, amplifiée, aggravée, décuplée, mise en demeure
de donner tout ce qu'elle contient: car l'athée, le libre
penseur, tout en s'efforçant de se complaire dans son
incrédulité désolante, peut encore ne pas répudier la
vie, la fortune, l'avenir de ses enfants le travail et ses
récompenses, la renommée, fart, L'intérêt et la grandeur
de son pays... A ce navrant tableau que pouvons-nous
opposer ? une page, — j'allais dire une halte de M. Caro.
Sans réfuter, au fur et à mesure, les sombres paradoxes
du pessimisme, les déductions impitoyables de Schopen-
haùeret de Hartmann, sans prostestations, sans phrases,
par le seul effet d'une démonstration lumineuse, d'une
exposition magistrale, il nous fait deviner ce qu'il faut
penser et ce qu'il pense de ces sophismes, de ces audaces
et de ces folies. Puis, de temps à autre, il s'arrête comme
un explorateur intrépide, fatigué de traverser, sous un
ciel bas, un pays morne, aride, mal famé, coupé de
marécages et de fondrières, hérissé de végétations veni-
meuses, peuplé de bêtes malfaisantes ou apocalyptiques.
Il s'essuie le front, il lève les yeux vers ce ciel que les
nuages germaniques essaient de lui rendre invisible, et
il écrit ces lignes vraiment humaines, que ses amis ne
peuvent lire sans une émotion profonde : car l'énergique
résignation du travailleur, du chrétien, du philosophe
éminent y déguise à peine l'incurable blessure :
E. CARO H9
"—Sans méconnaître la rigueur des lois sous lesquelles
se déploie la vie humaine, et l'âpreté des milieux dans
lesquels elle est comme encadrée, ne pourrait-on pas
opposer à cette psychologie trop fantaisiste un tableau
qui en serait la contre-partie, celui où l'on représenterait
les joies pures d'un grand effort, longtemps soutenu à
travers les obstacles et à la fin victorieux, d'une énergie
d'abord maîtresse d'elle-même et devenue maîtn
la vie, soit en domptant la mauvaise volonté des hom-
mes, soit en triomphant des difficultés de la science et
des résistances de l'art, du travail enfin, le véritable
ami, le vrai consolateur, celui qui relève l'homme de
toutes ses défaillances, qui le purifie et l'ennoblit, qui le
sauve des tentations vulgaires, qui l'aide le plus effica-
cement à porter son fardeau à travers les longues heures
et les jours tristes (oh oui ! oh oui ! ), — celui à qui cèdent
pour quelques moments les plis inconsolables dou-
leurs ? En réalité, le travail, quand il a vaincu les
premiers dégoûts, est par lui-même, et, sans en esti-
mer les résultats, un plaisir et des plus vif>. C'esl en
méconnaître le charme et les douceurs, c'est calomnier
étrangement ce maître de la vie humaine qui n'est dur
qu'en apparence, que de le traiter, comme le traitent les
pessimistes, en ennemi. Voir sous sa main ou dans sa
croître son oeuvre, s'identifier avec elle, comme
disait Aristote, que ce soit la moisson du laboureur, ou
la maison de l'architecte, ou la statue du sculpteur, ou
150 NOUVEAUX SAMEDIS
un poème ou an livre, qu'importe? Créer en dehors de
soi une œuvre que l'on dirige, dans laquelle on a mis son
effort avec son empreinte, et qui le représente d'une
manière sensible, cette joie ne rachète-t-elle pas toutes
les peines qu'elle a coûtées; les sueurs versées sur le
sillon, les angoisses de l'artiste soucieux de la per-
fection, les découragements du poète, les méditations
parfois si pénibles du penseur? Le travail a été le plus
fort, l'œuvre a vécu, elle vit, elle a tout racheté d'un seul
coup, et, de môme que l'effort contre l'obstacle extérieur
a été la première joie de la vie qui s'éveille, qui se sent
elle-même en réagissant contre ses limites, ainsi le tra-
vail, qui est l'effort concentré et dirigé, parvenu à la
pleine possession de lui-môme, est le plus intense de nos
plaisirs, parce qu'il développe en nous le sentiment de
notre personnalité en lutte avec l'obstacle, et qu'il con-
sacre notre triomphe au moins partiel et momentané
sur la nature. Voilà l'effort, voilà le travail dans sa
réalité. »
Cette admirable apologie du travail, de ce consolateur
que Ton peut appeler de droit divin, puisqu'il figure à la
fois le châtiment originel, le compagnon de route et la
récompense promise, — est la plus éloquente réplique
qu'il soit possible d'opposer à ces théories désespérantes,
qui n'aboutissent à rien moins qu'à faire de l'homme une
créature déclassée, une matière inerte, condamnée à se
pétrifier dans un immobilisme funèbre , partagée entre
E. CARO loi
le suicide immédiat et l'envie de s'anéantir dans sa pos-
térité et dans sa race : théories inspirées par ce génie de
la destruction, que je me représente sous la forme d'un
immense oiseau de nuit planant, pour s'emparer de sa
proie, sur le vaste champ des erreurs, des négations et
des impiétés humaines. Je me suis attardé avecLéopardi
et avec M. Caro, et je n'ai plus de place pour Scho-
penhaiier et pour Hartmann. C'est que Léopardi, poète,
enfant des races latines, ayant eu ses heures de foi naïve
et d'amour sincère, explicable par ses souffrances per-
sonnelles avant de les ériger en système et en philo-
sophie, m'était plus accessible que les philosophes
allemands. Il m'était plus facile de me reconnaître en lui
ou du moins de conserver ça et là quelques points de
contact, quelques termes de comparaison, ne fût-ce que
dans ses douleurs d'amoureux et de citoyen. Quant à
M. Caro, cette belle intelligence, servie par un grand
style, m'a constamment soutenu et rasséréné. Si l'image
n'était pas si vieille, je la comparerais à une étoile gui-
dant à travers la nuit des voyageurs égarés et les aidanl
à consulter le ciel pour retrouver leur chemin. Au sur-
plus, dans les doctrines de Schopenhaûer et de Hart-
mann, si inflexibles, si radicales, si cruelles, si meur-
trières, si outrancières , il y a un détail qui me rassure
et un détail qui me console. Se reculant, on le sait,
devant aucune conséquence de leur formidable système,
ils concluent de la dictature universelle du Mal à la né-
152 NOUVEAUX SAMEDIS
cessité ou à l'opportunité, pour toutes les victimes de ce
Mal, c'est-à-dire pour tous les hommes, de renoncer
absolument à... tout ce qui pourrait retarder d'une heure
la fin d'un monde qui a trop vécu. En d'autres termes,
l'extrême athéisme renouvellerait les effets de l'extrême
ascétisme. Le sujet est un peu gaulois, et les objections ris-
queraient d'être tout aussi gauloises. Mais si, par une belle
soirée de juin, Hartmann et Schopenhaiier se sont quelque-
fois promenés à travers champs, le long des haies d'aubé-
pines, sous le dôme des tilleuls et des chênes, aux environs
d'un village en fête, s'ils ont entendu les ramiers roucouler
dans l'épaisseur des grands arbres, s'ils ont vu les pin-
sons et les fauvettes se poursuivre dans les massifs de
fleurs et de verdure, s'ils ont rencontré de jeunes cou-
ples se parlant tout bas et se promenant les mains
enlacées, ils ont dû comprendre que leur idéal d'anéan-
tissement par l'abstention avait encore quelques siècles
à attendre. Le détail qui me console, le voici : comme
doctrine, d'une application directe et prochaine, le pessi-
misme de Schopenhaiier et de Hartmann n'est pas bien à
craindre ; car il a contre lui tout ce qu'il combat ; la vie,
l'humanité, l'activité moderne, la curiosité, la vanité,
l'art, l'éternel penchant des .deux sexes à ne pas laisser
finir le monde. Comme symptôme, il méritait d'être pris
fort au sérieux, et M. Caro vient de rendre un grand
service à l'histoire philosophique de son temps. Le pessi-
misme et le socialisme peuvent être d'une date différente.
E. CARO 153
mais ils sont frères; car vous comprenez bien que, pour
les esprits plus vulgaires ou moins subtils que Hartmann
et Schopenhaiier, l'idée du mal et de son règne absolu
aboutit, non pas à l'anéantissement, mais au bouleverse-
ment universel. Or, M. Caro — et nous sommes de son
avis, — voit, dans la marche parallèle de ces deux ter-
ribles vengeurs, une crise de philosophie rentrée, le
dérivatif ou les représailles de la métaphysique alle-
mande, qui, après avoir fait trop bonne chère pendant
la première moitié de ce siècle, s'est vue tout à coup
réduite au pain de munition par le militarisme, et s'est
enfermée dans la caserne après s'être absorbée dans la
victoire. A ce point de vue, nous aurions le droit de nous
en réjouir, si, nous ne nous préparions bien mal à en
profiter. — « L'esprit humain, dit en finissant M. Caro,
faisant effort pour se retourner vers la lumière, reviendra
de lui-même à l'ancien idéal trahi et délaissé pour d'illu-
soires promesses, à celui que le positivisme a détruit
sans pouvoir le remplacer et qui renaîtra de ses ruines
d'un jour, plus fort, plus vivant, plus libre que jamais,
dans la conscience de l'homme. » — Oui, ce sera la re-
vanche de Dieu. Il en aura d'auU
IX
LE ROMAN CONTEMPORAIN
HENRY D E L A M A D E L E N E i
19 janvier 1 87 9.
Pardon! J'allais oublier le plus essentiel. Avant de ris-
quer un éloge ou un blâme, je dois d'abord éclaircir
un point bien autrement important que les qualités ou
les défauts des romans que je viens délire. Combien s'en
est-il vendu d'exemplaires ? A quel chiffre d'éditions
pourrons-nous arriver ? Tout est là, et non pas du tout
dans la question de savoir si les auteurs ont réussi à
inventer des situations originales et des caractères inté-
ressants, si leur style est de bonne race, si leur dialogue
1. la Fin du Marquisat d'Aurel.
LE ROMAN CONTEMPORAIN 155
a de l'éclat et de la vie, s'ils excellent à parler le langage
delà passion, si je suis intrigué, diverti, charmé, ennuyé,
ému, effarouché, offusqué, ravi, empoigné... Vieux jeu
que tout cela! Le sentiment, l'esprit, l'enjouement, le
goût, le style, l'émotion, radotages! Nous n'en sommes
plus à la littérature, mais à l'arithmétique. La toute-
puissance du nombre, exactement comme pour le suf-
frage universel ! Permettez-moi donc de suspendre
mon jugement jusqu'à renseignements à prendre chez
MM. Calmann Lévy, Hachette, Pion, Charpentier et
Dentu. Désormais, le dernier mot de la critique se
trouve sur les registres de l'éditeur; on ne la motive
plus, on la cote: on ne la développe plus, on la taxe: on
ne la discute plus, on la chiffre. Barème a le pas sur
Horace, Yaugelas, Villemain et Sainte-Beuve. Au lieu
du commerce des Muses, nous posséderons les Mu
commerce: il y aura, à la Bourse, entre le Crédit fon-
cier et le Crédit agricole, un cours spécial pour les pro-
ductions, — non, pour les produits de l'imagination
contemporaine. On ne parlera plus du mérite ou du
succès d'un livre, mais de sa hausse. A la seconde édi-
tion, estime: à la cinquième, respect; à la dixième,
admiration: à la vingtième, enthousiasme; à la cinquan-
tième, délire.
Sérieusement, est-ce possible ? Sommes-nous donc
tombés si bas?Ce c'était pas assez de nos humiliations
politiques: il fallait encore cette humiliation littéraire;
156 NOUVEAUX SAMEDIS
la bibliothèque s'effondrant dans la boutique! Princesse
de Glèves! Virginie! Manon Lescaut! Amélie! Corinne!
Eugénie Grandet! Lavinia! Geneviève! Marianna! Sy~
bille! Colomba! Diane! Voilez vos chastes ou amoureuses
figures, vos romanesques ou tragiques visages; c'est le
commissaire-priseur qui passe ! Se peut-il que l'orgueil
enivre à ce point? Qu'on se grise du nombre de ses édi-
tions, comme la grive des grappes de raisin oubliées par
les vendangeurs? Le grand pontife du naturalisme, —
mot qu'il serait bien embarrassé de définir, M. Emile
Zola, ne sait donc pas un mot de notre histoire littéraire?
Il ne sait donc pas que, de tous les genres de littérature,
le roman est le plus mobile, le plus fugitif, le plus in-
constant, le plus sujet aux engouements insensés, aux
oublis impitoyables, aux lamentables abandons, aux
expiations inflexibles, aux changements du goût, aux
caprices de la mode, aux variations de l'atmosphère, aux
vicissitudes sociales? Il ne sait donc pas que, même
dans ce genre, il y a deux catégories, celle des ouvra-
ges d'une véritable valeur, dont le succès est d'abord
peu bruyant, mais qui font leur chemin, se classent,
s'installent, sont adoptés par le public d'élite, et finalement
prennent rang parmi les œuvres qui comptent dans la
littérature de leur temps et de leur pays —et celle des ro-
mans à sensation, àlamode d'une saison, d'un mois, d'une
semaine ,qui, pour les lettrés et les délicats, ont tout juste
la valeur de Y Eau des fées ou des valses de Klein. Baiser
LE ROMAN CONTEMPORAIN 157
de feu, Feuille de rose, Parfum de sultane, etc., etc.?
Leur vogue extravagante, tapageuse, effrénée, inouïe, n'a
d'égale que l'incroyable vitesse avec laquelle ils retom-
bent dans l'ombre et le néant. On dirait qu'ils veulent se
faire pardonner les excès de leur fortune par la rapidité
de leur chute. C'est une trombe, un torrent, une épidémie,
une crise, un accès de fièvre chaude. Revenez demain:
il n'y paraît plus ; le torrent est sur les quais: mais ce
n'est pas quïl déborde: au contraire !
Cette vogue absurde, immédiatement traduite en
chiffres d'éditions, s'explique par une foule de causes
aussi peu littéraires les unes que les autres; une
circonstance fortuite, un scandale, un procès, un évé-
nement, la réclamation de quelques abonnés vertueux
qui fait suspendre un feuilleton, l'habileté de l'auteur qui
excelle à mener de front le boniment et la clientèle:
passé maître dans l'art de se faire du même coup éreinter
et acheter, de charger de poudre d'or le pistolet qu'il tire
par-dessus la tête des passants, de changer en diamants
chaque éclat des vitres qu'il casse, d'amasser, en un mot,
sur son œuvre et sur son nom la plus énorme somme de
curiosité que puissent lui fournir les innombrables ber-
geries peuplées des moutons de Panurge: — la curiosité,
cette fausse monnaie du goût, la curiosité, souveraine
absolue sur ce terrain mouvant, fait de sable, de boue et
de gravier: souveraine de mélodrame, toujours dis
;i traiter ses favoris de la veille comme Marguerite
158 NOUVEAUX SAMEDIS
de Bourgogne traite Philippe d'Aulnay et Buridan !
Tenez! quoiqu'on me reproche de parler trop souvent
de mon âge, je dois avouer que je ne suis pas tout à
fait centenaire; combien, pourtant, n'en ai-je pas vu
naître, grandir, passer et mourir, de ces éphémères du
roman, chauffés aux feux de paille de la curiosité ou de
la mode, et prompts à disparaître au dernier jet de cette
flamme tour à tour allumée et éteinte par le vent! Que
d'exemples de grandeur et de décadence! Que de justes
retours des choses et des éditions d'ici-bas ! Puisque c'est
d'après le chiffre de ces fameuses éditions que se mesure
le succès, M. Zola et ses Assommoirs n'en auront jamais
autant que n'en eurent, en 1820, M. d'Arlincourt et son
Solitaire; quinze éditions en six semaines, pendant que
Lamartine, la même année, à la même heure, empruntait
un billet de 1,000 francs pour publier ses Méditations
poétiques! Sans compter douze pièces de théâtre inspirées
par les romanesques infortunes d'Élodieel. la résurrection
de Charles le Téméraire; si bien que le noble vicomte
triomphait sur toute la ligne, depuis le boulevard du
Temple jusqu'à UOpéra-Gomique! Vingt ans après... Ah!
mon bon et modeste monsieur Zola, j'en suis bien fâché;
mais multipliez Goupeau par Lanlier, Mes-Bottes par
Bibi-la-Grillade, et Gervaise par Nana; vous n'arriverez
pas à la cheville du Chourineur, du prince Rodolphe,
du notaire Ferrand, de Gabrion, de Pipelet, de la Goua-
leuse, de Rigolette, de la Chouette, héros et héroïnes de
LE ROMAN CONTEMPORAIN 159
ces Mystères de Paris qui, pendant dix-huit mois, bou-
leversèrent la ville et la cour, détrônèrent la politique,
firent échec à l'emprunt Pritchard et à la reine Pomaré,
portèrent au cerveau d'une nation tout entière, avec
embranchement sur les capitales de l'Europe, troublèrent
notre sommeil, hantèrent nos insomnies, embellirent de
leur argot la langue populaire el la causerie des salons!
Les Mystères de Paris! Sainte-Beuve et Jules Janin, --
pour ne mentionner que ceux-là, — ont constaté avec
ironie cet étourdissement, ce vertige, cette furie, cette
danse de Saint-Guy autour du char triomphal d'Eugène
Sue; ces lecteurs palpitants, ces lectrices ensorcelées, ces
possédés du feuilleton, ces journaux arrachés de main
en main jusqu'à ce que le dernier lambeau tombât de
lassitude dans la hotte du chiffonnier : cette prestigieuse
alliance du grand duc et du forçat, de la patricienne et
de la fille de trottoir, du dandy et de l'escroc, du palais
et du tapis-franc; du boudoir et du bouge, de Y arlequin
et de la vanille, de l'absinthe et du patchouly, de la dis-
section et du madrigal, du blasphème et de la prière, du
huit-ressorts et de la brouette, de la virginité et de l'adul-
tère, de la soie et du haillon, de l'oripean et du velours,
de l'échafaud et de la Courtille: le tout dans un pêle-
mêle incroyable où un Martinn aviné dessine avec le
crayon de Daumier, où saint Vincent de Paul donne la
réplique àVidocq, où Gessner coudoie Casanova de Sein-
galt, où la grande dame et la courtisan mblenl
160 NOUVEAUX SAMEDIS
comme deux sœurs, où Mandrin porte les dentelles de
Létorières ; bal travesti, bal de mi-carême, qui commence
à la Chaussée-d'Antin et finit à la barrière: sjmiphonie
formidable, conduite par un Méphistophélès de pacotille
en petit manteau bleu; épopée funambulesque où don
Juan raconte ses bonnes fortunes sur le comptoir du
marchand de vins : gigantesque fouillis où s'enche-
vêtrent la verveine, l'euphorbe, la rose-thé, la tubéreuse,
le jasmin, l'aconit, l'idylle, la complainte, le mélodrame,
l'homélie, la féerie, la parodie, la pornographie et la
chanson: — le tout pour s'engloutir, peu de temps
après, au plus profond du fleuve Léthé: pour renouveler
l'effet nocturne du poème des Djinns: « On doute... la
nuit... j'écoute... tout fuit .. Tout passe... L'espace...
efface... le bruit! »
Encore vingt ans!... Nous voici sous les fenêtres où
Fanny fait endurer à son amant le supplice de Tantale.
Fannyl Vingt-neuf éditions en deux mois! Je puis en
parler sciemment. J'étais à Cauteretz, en juillet 1858. La
saison était fort brillante: cocodès, cocodettes, gandins,
gomme lix, artistes, hommes du monde, Parisiens, pro-
vinciaux, Russes, Anglais, gens d'esprit, badauds, bai-
gneurs et baigneuses, ne s'abordaient qu'en disant : »
« Avez-vous \nFanny ? «Je hasarde une excursion dans
les Pyrénées. Partout, à Luz, à Saint-Sauveur, à Barè-
ges, à Pierrefiue, à Argelès, à Gêdre, au cirque de Ga-
varnie, au lac de Gaube, les échos des monts de Pvrène,
LE ROMAN CONTEMPORAIN 164
comme disait M. Viennet, me renvoient le nom de Fanny ;
je crois l'entendre, je l'entends dans le frémissement de
la brise à travers les pins, dans le tintement des cloches,
dans la sonnette des troupeaux, dans le mugissement des
vaches, dans le refrain du guide, dans la chanson du
pâtre, dans le piano des hôtels, dans les cris de l'hôtelier,
dans le grincement de la pierre qui se détache sous mes
pas et roule au fond du précipice. Je passe par Bordeaux.
Les libraires s'y arrachaient les cheveux. Tout Bordeaux
leur demandait Fanny, et Fanny manquait! Les clients
étaient si pressés de jouir qu'ils refusaient le ballot du
lendemain, et les derniers exemplaires se vendaient à la
surenchère. Bref, une traînée de poudre fulminante, une
vogue à tout casser, un tourbillon de feu, de poussière
et de fumée, qui emportait jeunes et vieux, militaires et
bourgeois, ignorants et lettrés, élite et multitude, critiques
et chroniqueurs, honnêtes femmes et femmes galantes,
gynécée et bicherie... —Et de tout ce bruit rien ne reste,
que l'article de Sainte-Beuve, qu'il eût mieux fait de
ne pas écrire, et qu'il n'écrirait certainement plus!
Voilà donc, dans un espace de trente-huit ans. les
trois grands succès d'éditions, le Solitaire, les Mystères
de Paris, Fanny. Pour être conséquent, M. Zola doit en
conclure que ce sont là les trois meilleurs romans qui
a;ent paru de 1820 à 1858. Est-ce son avis?
Maintenant, suivez une ligne parallèle: opposez
privilégiés de la mode et de l'oubli les romans qui ont
162 NOUVEAUX SAMEDIS
été publiés pendant cette phase, et qui, moins bruyants,
moins fêtés au début, ont mérité de vivre. Je ne prétends
pas les nommer tous. Quelques titres, quelques dates
suffiront : Adolphe, écrit en 1815, n'a commencé à faire
parler de lui qu'en 1831 ; la seconde édition est de cette
époque. Cinq-Mars, la Chronique du temps de Charles IX
(1826-1829), ont attendu longtemps leur seconde édi-
tion. L'immense succès de Notre-Dame de Paris ne s'est
affirmé que lentement. George Sand et Balzac, de 1832 à
1848, se tenaient pour bien heureux, lorsque leurs pre-
mières éditions s'écoulaient avant la fin de la première
année. Dickens, clans un de ses voyages en France,
alla faire visite à Jules Sandeau, et, quand le romancier
français lui dit où en étaient Marianna et le Docteur
Herbeau, Dickens refusa de croire à si peu d'éditions et
à de si maigres bénéfices. Voici un synchronisme plus
significatif: Je rappelais tout à l'heure la vogue insen-
sée de Fanny. La môme année, presque en même temps,
une autre librairie publiait le Boman d'un jeune homme
pauvre, d'Octave Feuillet, et la Maison de Pejiarvan, de
Jules Sandeau. L'amour-propre des éditeurs s'en mêla.
Il y eut pendant trois mois, un vrai stecple-chase d'édi-
tions. Les mauvaises langues prétendaient que, pour
ne pas être battus d'une longueur, les concurrents en
arrivaient à faire des tirages de cent cinquante exem-
plaires, et que parfois même la quinzième édition parut
avant la quatorzième. En définitive, le Roman d'un
LE ROMAN CONTEMPORAIN 163
jeune homme pauvre, après avoir bravement couru, ar-
riva bon second; la Maison dePenarvan, d'allure plus
sage, fut à peu près distancée. Eh bien, au bout de dix
ai. s, c'est l'inverse qu'il aurait fallu prendre pour réta-
blir les proportions entre ces trois récits. Fanny n'existe
plus, et le Roman d'un jeune homme pauvre, qui
délicieux, me semble pourtant un peu inférieur à la
Maison de Penarvan, qui est un chef-d'œuvre.
Je pourrais multiplier à l'infini ces contrastes, ces
dates et ces exemples. A quoi bon ? Pourquoi évo-
quer le pissé, quand j'ai là sous ma main une pièce
qui peut n'être pas étrangère au procès, et qui,
« à une heureuse coïncidence, m'est fournie
l'éditeur même de M. Zola, par l'un des deux béné-
ficiaires de ces colossales charretées d'éditions ? Je ne
conteste pas les gros succès de M. Zola, fi j'ignore, dans
ma solitude, à quel chiffre en est aujourd'hui la Fin du
Marquisat d'Aurel, de Henry d^ la Madelène.
que je n'ignore pas, c'est que je donnerais en tas tous
Ventres de Paris, toutes les Thérèse Raquin. toute la
dynastie des Rougo?i-31acquard, toutes les Fautes de
Vabbé Mouret, tous les Assommoirs, voire même tous les
Boutons de rose, pour une pi s rolame qui fait du
bien, qui ne fait pas de bruit, qui ne s'imp une :
la Fin du Marquisat d'Aurel ! Charpentier.;
Oh! que c'est charmant, une pareille surpi
chez soi, prisonnier de neige; on tisonne mélancolique-
164 NOUVEAUX SAMEDIS
ment, en se demandant si c'est bien vrai, si le soleil de
Provence doit désormais compter parmi les invalidés de
la République, s'il a été, avec l'héroïque maréchal
Canrobert, victime des élections sénatoriales, si nous ne
le connaîtrons plus que par tradition et par ouï-dire ;
si nous ne rapporterons plus de nos promenades cet
agreste parfum de romarin, de lavande, de menthe sau-
vage, qui s'attachait à nos mains, à nos chaussures, à
nos vêlements, et que George Sand a comparé au sou-
venir ou à l'adieu de l'amitié, dont nous conservons
encore l'empreinte embaumée, lorsque l'ami est déjà loin.
Quoi! plus de ces sourires du ciel, qui consolaient des
folies et des méchancetés de la terre ! Plus de ces courses
dans la montagne, où un souftle attiédi courait avec
nous à la rencontre du printemps, où il était si doux
de rêver à travers les touffes de genévriers et de lentis-
ques, dans l'intimité des rouges-gorges et des merles,
devant des horizons teintés d'opale, de pourpre et d'or!
Plus de ces nuits étoilées dont nous pouvions dire ce
que Chateaubriand écrivait des nuits de l'Attique, —
qu'elles n'étaient que « l'absence du jour! » Est-ce donc
pour la punir de s'être faite radicale, que le ciel change
notre Provence en Sibérie ?
J'ouvre ce bienheureux volume — la Fin du Mar-
quisat d'Aurel — sans trop savoir ce que je vais y
trouver. — et, à l'instant, il me semble qu'une bouffée
d'air vivifiant et pur glisse sur mon front: que j'aspire
LE ROMAN CONTEMPORAIN 165
la senteur salubre des plantes aromatiques et des es-
sences résineuses: que les images regrettées se réveillent
en foule, et que je n'ai plus qu'à boucler mes guêtres de
cuir, k charger mon fusil et à siffler mon vieux chien
pour parcourir cette Suisse comtadine, ces beaux paysa-
ges si peu connus, et que Henry de la Madelène con-.
naît si bien. Il y a, dans ce livre charmant, mieux qu'une
fortuite coïncidence d'éditeur : j'y rencontre une occasion
toute naturelle de discuter naturellement ce fameux
naturalisme dont on parle tant, et qu'il faudrait éclair-
cir avant de le repousser ou de l'admettre. Je ne sup-
pose pas que le chef retentissant de cette école et ses
rares disciples prétendent condamner le roman à n'être
plus qu'une lecture de naturalistes: manuel du botaniste,
du géologue, duminéralogisle, du conchyliologiste, etc.:
dictionnaire de l'herboriste, ce serait trop simple. Non!
ce qu'ils veulent, c'est ramènera la nature les sentiments,
les passions, le dialogue, les situations, les caractères,
les personnages, les descriptions, le monde extérieur et
le monde intérieur; c'est interdire à l'art tout procédé
d'idéalisation, sous prétexte que l'idéal et le faux sont
trop proches voisins: c'est prendre le fait brutal, l'objet
matériel, la parole grossière, l'homme et la chose, et
nous les présenter tels quels, sans intermédiaire, sans
préparation, sans atténuation, sans ménagemenl d'aucune
sorte, comme si le hasard me tes faisait voir ou enten-
dr : dans la campagne ou dans la rue. En d'autres 1er:,
166 NOUVEAUX SAMEDIS
c'est le naturel, — le naturel, c'est-à-dire la plus
précieuse, mais aussi la plus irréfléchie, la plus spon-
tanée des qualités de l'esprit ! — passée au crible, systé-
matisée, voulue, cherchée, endoctrinée, classée, étiquetée
comme une collection de scarabées ou de médailles. —
Il suffirait d'un peu de malice pour ajouter: « et cessant
par cela même d'être naturel. » Mais restons sérieux; la
critique doit accepter tous les points de vue, sauf à con-
tester ceux qui lui déplaisent. Eh bien, quel que soit le
sens que l'on attribue au mot naturalisme, j'affirme
qu'il y en a plus, et de meilleur aloi, dans le livre de ce
pauvre malade dont la sérénité silencieuse a quelque
chose de pathétique, qui ne pose pas, qui ne chiffre pas
ses éditions, qui n'égorgille pas l'élite de ses confrères,
qui ne remplit pas la France et l'Europe des éclats de
son orgueil, que dans l'œuvre tout entière de M. Emile
Zola.
Qu'est-ce donc que la Fin du Marquisat d'Aurel?
C'est la Révolution française résumée dans un épisode:
vue, ressentie, saluée, subie, déchaînée, apaisée, légalisée,
au sommet de notre mont Ventoux. Quel contraste, une
si haute cime pour un tel nivellement ! Le marquis
Palamède d'Aurel, comte de Ventouret, seigneur de
Saint-Trinit et autres lieux, est le dernier descendant
d'une race appauvrie, mais illustre, qui pourrait marcher
de pair avec.les plus grands noms du royaume. Tout
d'abord, rien de plus vrai et de plus appétissa?it que la
LE ROMAN CONTEMPORAIN HiT
peinture de ce castel délabré, mais qui garde encore une
Gère mine sous son économique manteau de mousse, de
lichens et de lierre, et dont le propriétaire s'accorde
admirablement avec cet ensemble de robuste et pitto-
resque pauvreté. Médiocrement cultivé, d'aspect un peu
sauvage, beau d'une beauté qui veut pour cadre une
forêt plutôt qu'un salon, fort comme les hêtres et les
chênes de cette montagne que la cognée révolutionnaire
n'a pas encore déshabillée, chasseur infatigable en un
temps où les chasseurs du Midi tiraient le loup et le
sanglier comme nous tirons les alouettes, le marquis
Palamede d'Aurel nous est montré, dès le début, dans
toute la vérité, tout le naturel de sa physionomie : le
contraire d'un héros de roman dans le sens ordinaire,
et c'est ici que Henry de la Madelène a fait preuve d'un
tact, d'une justesse, d'un sentiment d'artiste bien remar-
quable. En un sujet où il était si facile de tourner au
romanesque, au chevaleresque, il est resté fidèle a la
nature, et c'est une des meilleures original i
récit. La vieille servante, Barbe Terrasson, Jean Claude
Lopis, le fermier, respectueux, sournois et madré, sa fille,
la petite Chrétienne, tout est parfait, vivant, pris sur le
fait, dessiné ou croqué de main de maître, et. si je me
répète en redisant à satiété les mots naturel et vra .
que le sujet l'exige. Mais ce que je ne saurais rendre en
quelques lignes, c'est {'impression ; (encore une de leurs
visées!) c'est cette atmosphère qui sent bon, ba;.
168 NOUVEAUX SAMEDIS
saturée, embaumée de toutes les saines odeurs de la mon-
tagne, de la prairie et de retable : elle vous enveloppe,
elle vous pénètre, elle vous donne la sensation complète
de ce que l'auteur excelle à décrire: et, pour ma part,
sans quitter le coin de mon feu, je me croyais, je me
voyais transporté en plein mont Ventoux, près de cette
route de Sault que viennent d*obstruer les neiges, sui-
vant de loin la trace de ce hardi chasseur que n'effraient
ni les fondrières ni les ravins, écoutant le rappel des
perdrix et des cailles, effeuillant dans mes doigts le thym
et le serpolet, contemplant les grandes ombres qui re-
montent peu à peu de la plaine vers les cimes, buvant
une gorgée d'eau fraîche aux sources vives qui côtoient
les sentiers en fleurs, regardant d'un œil d'envie les vols
de pluviers dorés et de palombes, et, par-dessus tout,
admirant, aimant, remerciant ce conteur sans prétention
qui fait pour son pays natal — vous le voulez absolu-
ment?— eh bien! qui fait pour le très pittoresque, très
poétique, très paysagiste et très charmant arrondissement
de Gar-pen-tras ce que l'auteur de Rob-Roy a fait pour
l'Ecosse, ce que l'auteur &eColo?nba a fait pour la Corse.
Voici la Révolution ; ouvrons-lui car elle forcerait la
porte. Henry de la Madelène a peint en quelques traits ce
mouvement irrésistible, ce grand courant d'air révolu-
tionnaire, cette électricité qui se communique de ville
en ville, court les champs et finit par atteindre ces som-
mets où l'on croirait qu'il ne peut y avoir d'autre révolte
LE ROMAN CONTEMPORAIN 169
que celle des éperviers contre les aigles. La situation
du marquis d'Anrel devient d'autant plus fâcheuse
qu'il n'y comprend presque rien. On tue ses pigeons,
assez de pigeons pour en faire des ailes à tous [es émi-
grés. On dévaste ses bois; Jean-Claude, son fermier,
dissimule à peine sous ses formes obséquieuses des ar-
rière-pensées inquiétantes. Tous ces détails sont d'une
telle intensité de vie réelle et de couleur locale, qu'on
les voit en les lisant. Benoni, un mauvais drôle, qu'il a
vertement fustigé, s'embusque avec sa bande, et Pala-
mèden'est sauvé que par la petite Chrétienne qui l'avertit
du péril et le fait rentrer au château par un sentier de
traverse. La nuit suivante, des gentilshommes du voisi-
nage, molestés, traqués et menacés comme lui, viennent
lui demander une hospitalité de quelques heures et fina-
lement l'emmènent avec eux. Un romancier v
aurait eu ici une belle occasion de transformer le mar-
quis d'Aurel en paladin, d'entourer son mâle
d'une auréole artificielle, de le poser en Vendéen, ''il
Jacobite, répandant avec enthousiasme son sang pour
la cause de ses rois. Cet héroïsme chevaleresque n'est
pas le fait de Palamède, qui reste vrai et naturel jusqu'à
la dernière page. Sa position, à Aurel, n'était plus te-
nable. Le seigneur n'était plus même propriétaire.
Il est parti, il est brave, il se bat bien, il est dan-
gereusement blessé à Huningue, et recueilli parmi
tier de la Forêt-Noire; rien de plus! un premier séjour à
170 NOUVEAUX SAMEDIS
Versailles, avant la Révolution, hérissé de désenchante-
ments et de mécomptes, l'avait dégoûté de la cour et
singulièrement refroidi sur le chapitre des dévouements
monarchiques et des rapports de la Royauté d'ancien
régime avec la noblesse de province. Ses illusions, —
car il en a eu comme tous ses compagnons d'exil, — se
rattachaient toutes à l'idée de son prochain retour,
de sa rentrée au logis, de la reprise de posses-
sion de ses prérogatives seigneuriales. Maintenant, dix
années se sont écoulées ; le voilà revenu, a pied, sac au
dos, mourant de soif et de faim, dans un état pitoyable.
Il ne songe pins qu'au repos, au bien-être matériel, à
ses belles chasses d'autrefois. Ses dernières velléités
d'idéal royaliste et nobiliaire, il les a laissées sur le
champ de bataille et dans la chaumière du pauvre
schlitteur allemand.
Cependant Chrétienne et son père Jean-Claude n'ont
pas perdu leur temps. L'une est devenue belle, l'autre
riche. Trop circonspect pour acheter du bien de noble,
il a acheté du bien de moine. Il possède le prieuré des
bénédictins de Saint-Pierre: il s'est arrondi avec cette
àpreté, cette sagacité, cette ténacité de paysan qu'il faut
avoir vu à l'œuvre pour comprendre la prodigieuse
vérité de ces épisodes. Aujourd'hui, le plus pauvre des
deux, malgré les miracles de la fidèle Barbe, c'est le
marquis. Celui-ci est jeune encore: -il n'a plus de pré-
jugés; les héritières sont rares sur le mont Venteux: la
LE ROMAN CONTEMPORAIN 171
printanière beauté de Chrétienne parle aux sens de
Palainède, lequel, enfant de la nature plus encore que
de ses parchemins, n'a jamais eu ni beaucoup d'imagi-
nation, ni peut-être beaucoup de cœur. Chrétienne
l'aime, il l'épouse. Ce mariage est un chef-d'œuvre ; pas
une fausse note dans le personnage de cette brave et rus-
tique jeune fille, qui pouvait si aisément tourner à
l'héroïne d'opéra-comique ou de romance. Elle aime son
noble époux en inférieure, avec une soumission de ser-
vante, une obéissance decaniche; mais elle reste toujours
paysanne: elle sait à peine lire et écrire; elle ne peut
pas s'habituer à son rôle d'oisive et de grande dame.
Quoique le marquis ne soit pas aussi raffiné que
les courtisans de l'OEil-de-Bœuf, il souffre de ces dis-
parates: son amour, qui n'était qu'un attrait sensuel, ne
tarde pas à s'éteindre, et un nouveau mécompte vient s'a-
jouter à ses déceptions conjugales. Chrétienne commence
par lui donner une fille, et puis rien, c'est fini : la Fin
du Marquisat iïA urel !
Et pourtant nous n'y sommes pas tout cà fait encore. La
chute de Napoléon ramène les Bourbons sur le trône;
que la fille unique du marquis d'Aurel, que la noble
Olympe Claudine se marie conformément à son rang; une
signature royale suffira à faire passer sur la tête du
gendre le nom et les titres, le blason et le marquisat.
Comment cette dernière espérance est-elle encore dé-
jouée? Comment Olympe, aussi agreste que sa ri;
172 NOUVEAUX SAMEDIS
donne-t-elle son cœur à un jeune paysan, son camarade
d'enfance? Comment son énergie, secondée par la légalité
moderne, brise- t-elle la volonté paternelle ? Je ne vous
en dirai pas davantage ; tout ce que je puis dire, c'est que
cet incomparable accent de vérité se soutient jusqu'à la
fin. Alors même que, par habitude, on voudrait plus
d'arrangement, plus de ménagements, plus de conces-
sions au romanesque, on est forcé d'avouer que ces der-
niers chapitres, qui parfois vous brusquent et vous ru-
doient, n'en sont que plus naturels et plus vrais. Si
le naturalisme n'est pas là, où est-il ? Dans le livre de
Henry de la Madelène, il me charme, et c'est peut-être
son tort aux yeux de gens qui exigent qu'il soit grossier,
violent, populacier, ignoble, écœurant, ordurier, immonde,
affreux, pour le déclarer authentique.
II
JULES CLARETIE 1
2 6 janvier 18 79.
C'est un vrai plaisir pour le critique sédentaire de faire
en quelques heures — plus de chemin que n'en ferait un
1. Le Troisième dessous.
LE ROMAN CONTEMPORAIN 173
train rapide ou. une paire de bottes de sept lieues. Entre
le roman de Henry de la Madelène dont je vous parlais
l'autre jour, et le Troisième dessous, de Jules Claretie,
quelle distance ! Quel voyage ! Ce sont les deux pôles.
Lcà, le mont Ventoax, ce gigantesque mur mitoyen qui
sépare le Dauphiné de la Provence ; l'air vivifiant de la
montagne, imprégné du vague parfum des plantes aroma-
tiques et des essences résineuses: les horizons immenses,
la vie à travers champs, la nature dominant de ses ma-
gnificences les petitesses et les méchancetés humaines:
les poumons renouvelés et retrempés dans cette salubre
atmosphère ; les personnages, en dépit de leurs passions,
de leurs chagrins et de leurs misères, participant aux
lumineuses beautés de ce cadre, aux mystérieux bien-
faits du contact direct avec les splendeurs de la création.
Ici, comme l'indique le titre, quelque chose qui n'est
plus même l'asphalte ou le pavé de Paris, la rampe ou le
décor du théâtre, la coulisse ou le foyer des acteurs, la
chaude température du boulevard, le salon de la grande
dame, le boudoir de la pécheresse, l'atelier de l'artiste,
le bal de l'Opéra, le cabinet particulier du restaurateur
à la mode: mais qui vit, grouille, s'agite, souffre, pleure,
aime, lutte, succombe, meurt au-dessous de ces bril-
lantes et bruyantes surfaces : tout un monde auquel il faut
être initié pour le bien comprendre, que ne connaissent
ni le bourgeois parisien, ni le provincial le plus attentif
aux curiosités de la grande ville. En intitulant son livre
174 NOUVEAUX SAMEDIS
le Troisième dessous, l'auteur nous avertit qu'il va nous
montrer l'envers de ces belles étoffes que nous admirons
au bois de Boulogne dans un huit-ressorts, ou au spectacle
dans une avant-scène; le revers de ces médailles écla-
tantes et enviées ; ovations du comédien célèbre, étoile
rayonnant en plein midi sur les colonnes Morris, prix
de Rome, succès dramatiques, couronnes du Conserva-
toire, joies fiévreuses de la vie d'artiste, faciles et fu-
gitives amours prodiguées à l'idole de la foule sans que
l'héroïne de ces romans apocryphes sache si elle se pas-
sionne pour l'homme ou pour le rôle ; bizarre et triste
mélange de réalités et de mensonges, d'illusions et de
mécomptes, d'enchantements et de leçons, de triomphes
et de déchéances, de séductions et de dégoûts; loterie
redoutable sans cesse ballottée entre le million et la
saisie, le Grand-Seize et la faim, l'hôtel et le garni, la
vente et le clou, la gloire et le néant, la vogue et l'oubli,
le prince russe et l'huissier, le lit de parade et le grabat
d'hôpital, l'apothéose et le suicide.
On a voulu recommencer pour le Troisième dessous
ce qui s'était fait pour le Nabab ; chercher une clef,
appliquer des noms réels à telle ou telle figure, ajouter
la curiosité personnelle à l'intérêt romanesque. Je ne
crois pas que Jules Claretie ait sérieusement songé à ce
contestable moyen de succès. Virant de plain-pied avec
tout un groupe de sculpteurs et de peintres, rapproché
du personnel des théâtres par son feuilleton du lundi,
LE ROMAN CONTEMPORAIN 175
lancé de bonne heure dans la vie littéraire qu'il aime
et qui le lui rend bien, il a pu voir, regarder, observer,
faire sa récolte, emprunter à ce visage un trait, à cette
physionomie un détail, à cette existence un épisode,
s*inspirer çà et là de ce qui se chuchotait à son oreille
ou s'étalait devant lui: rien de plus. C'est le procédé de
Balzac, etc'estle meilleur. Avec beaucoup d'imagination,
on est libre de se iigurer que Jacques Roquevert est
Bocage, — ou Frederick Lemaître : — que Saint-Yves
est Berton — ou Bressant, — que Glotilde Verrier est
Sarah Bernhardt, que Baloche est Manet : il est possible
que l'on découvre, dans les bas-fonds de l'art à table
d'hôte, des Monnerol, des Foubertaille, tout un
ou un guêpier de naufragés, de fruil
enfin l'école ou le club des impressionnistes, des trivia-
lisles, n'est pas de pure invention, et Jules Claretie ;i
trouvé là une occasion excellente de cribler de ses fines
ironies les doctrines nouvelles dont le dernier mol
remplacer Rodrigue et Chimène, Andromaqueet Phèdre,
Alcesteet Figaro, Hamlet et Ophélie, Roméo et Juliette,
Hernaniet Antony, Marion et Dona Sol, par les hoquets,
les convulsions et l'agonie d'un ivrogne, atteint de deli-
rium tremens ou de combuslion spontanée ; le tout copié
d'après nature, — pour plus de naturalisme, — à Sainte-
Anne, à la Salpètrière, afin que pas un trait ne manque
à cette hideuse photographie des effets de l'alcoolisme,
du poisson d'esprit de vin et du poivre ù.'assom?noir.
176 NOUVEAUX SAMEDIS
Mais, encore une fois, je ne vois et ne puis voir, dans le
Troisième dessous, que des allusions collectives sans une
seule personnalité. A propos de la plupart des acteurs
de ce poignant récit, on pourrait dire : « Nomen Mi
legio ; » étant donnés ce milieu, ces mœurs, ces cadres,
cette malaria, c'est bien ainsi que les caractères doivent
se dessiner, les événements s'accomplir, les dénouements
se préparer. Le tableau est-il vrai ? Oui. Eh bien, n'en
demandez pas davantage.
Jacques Roquevert, grand artiste retiré du théâtre,
sexagénaire et malade, ne veut pas que Henri, son fils
unique, se fasse acteur, et il a raison. Henri, en atten-
dant, étudie la peinture dans l'atelier de Philippe Marsy,
retour de Rome, médaillé, déjà célèbre, en passe de deve-
nir illustre. Philippe a pour Henri une amitié de frère
aîné, et il n'a pas affaire à un ingrat. Par malheur,
Philippe est marié, et tout d'abord vous devinez que,
malgré son cher petit André, un charmant enfant de
cinq ans, les points noirs sont de ce côté-là. C'est que
Sabine, sa femme, en croyant l'aimer et en lui donnant sa
main, s'était fait un tout autre idéal du type et de la vie
d'artiste. Elle s'attendait à de l'imprévu, à une série de
sensations, d'émotions, d'aventures et de surprises, et on
ne lui demande que d'être la gracieuse ménagère, la
bonne fée d'un foyer paisible, de personnifier le repos
après le travail, le sourire après le succès, la récom-
pense après la lutte. Elle s'ennuie, et l'on sait trop tout
LE ROMAN CONTEMPORAIN 177
ce que peut faire ou rêver en pareil cas, pour se désen-
nuyer, une femme décidée à ne consulter que son orgueil,
sa fantaisie, son imagination et son caprice. Elle possède
ce don de séduction, de fascination, qui fait de certaines
filles d'Eve les héritières du tentateur de leur mère, et
les rend également capables de déshonorer un homme
d'honneur et de ridiculiser un homme d'esprit. Natu-
rellement, comme son mari traite Henri Roquevert en
frère et le comble de témoignages d'affection et de con-
fiance, c'est Henri qui devient le point de mire de ses
coquetteries les plus dangereuses. Regardez de près.
Peut-être ce danger n'est-il pas le seul qui menace le
fils du grand acteur. Geneviève, la mère de Henri, la
femme du vieux Jacques, a des allures particulières qui
nous donnent à penser. Elle est dévote, et cette dévotion,
quelque peu dépaysée dans le ménage d'un comédien,
est trop austère, trop excessive, trop ascétique, trop
sombre, pour ne pas ressembler à une expiation. Ainsi,
tout en acceptant la poétique nouvelle qui date de Ma-
dame Bovary, et qui veut que le conteur fasse souvent
des haltes pour peindre au lieu de raconter, Jules Claretie
s'arrange habilement pour que le drame serve de cicé-
rone au tableau. Certes, nous connaissons, dans le réper-
toire actuel, peu de mises en scène aussi pittoresques,
aussi exactes, aussi gourmandes, aussi complètes, aussi
vigoureusement fouillées et rendues que les concours du
Conservatoire, la fruiterie du père Anto ne ou la table
178 NOUVEAUX SAMEDIS
d'hôte de madame Pulchérie. Mais ce régal d'artiste, de
réaliste ou de naturaliste (à votre choix), n'ôte rien à
l'intérêt du récit. L'auteur colore son roman sans le
ralentir. Il s'est proposé de nous promener avec lui dans
ces catacombes de l'art et du théâtre parisiens, dont quel-
ques vagues échos arrivaient à peine jusqu'à nous. Il
nous en fait tout voir et tout entendre, les visages et
les masques les silhouettes tragiques et les caricatures,
les joies éphémères et les désespoirs, les ambitions et les
haines, les heures de fièvre, les jours de lassitude, les
soirs d'étourdissement et de vertige, le luxe, les folies,
le fard, les privations, les débauches, la soie, la dentelle,
l'oripeau, les éclairs, les ombres, les étouffements, les
échappées, l'enfer avec sa collection de démons, le paradis
avec le groupe de ses anges : mais ces temps d'arrêt
ne nuisent pas à l'action. Dès les premières pages, le
lecteur se demande si Henri Roquevert aura la faiblesse
ou le malheur de céder aux séductions de Sabine, si la
faute ensevelie sous le triple voile de dévotion où se
cache et se mortifie la pâle figure de Geneviève, n'écla-
tera pas au grand jour pour frapper les innocents et
foudroyer le repentir.
Avant d'arriver à ces péripéties dramatiques, nous
avons à faire connaissance avec une honnête et char-
mante jeune fille, Hélène Gervais laquelle n'a, Dieu
merci ! rien de commun avec cette nauséabonde Gervaise,
de cet écœurant Assommoir. Hélène, que possède la
LE ROMAN CONTEMPORAIN 179
passion du théâtre, et (jui a le droit d'espérer un pre-
mier prix de tragédie au concours du Conservatoire, a
consenti à venir poser dans l'atelier de Philippe M
avec le petit André dans ses bras, pour une ligure de la
Charité, où Philippe s'est surpassé. L'impression qu'elle
produit sur Henri, plus voisine de l'amitié que de l'amour,
et de la tendresse que de l'amitié, est très finement
analysée, et contraste fort heureusement avec le trouble
dont il ne peut se défendre chaque fois qu'il se retrouve
en présence de Sabine. Qui de nous ne les a éprouvés,
pendant les années de jeunesse où l'avenir est encore
intact, ces deux sentiments parallèles, dont l'antago-
nisme peut expliquer toute une vie? Ils représentent
ce que nous avons de meilleur, — hélas ! et ce que nous
avons de pire. Ils ont l'air de se combattre, et souvent
ils s'entr'aident. Car, si l'un ne suffit pas toujours à
notre imagination, k nos sens, à notre vanité, à ce fond
de corruption originelle que contient, à son insu peut-
être, toute créature humaine, nous sentons bien que
l'autre laisse un vide immense dans notre âme et dans
notre cœur. Il existe entre ces deux amours la môme
différence qu'entre l'orage d'un jour d'été et la sereine
douceur d'une matinée de printemps. Celui-ci a le secret
de ces fascinations étranges, fatales, ardentes, qui mar-
quent les zones torrides de la p manesque, que
la Fable antique a figurées dans léchant des sirènes
ou les incantations de Circé et le moyen âge dans toutes
180 NOUVEAUX SAMEDIS
les variétés de la possession, du sortilège et de la magie:
celui-là a des blancheurs de voie lactée, un souffle tiède
et pur qui glisse sur notre front comme une caresse fra-
ternelle, de suaves parfums qui s'évaporent avant de
monter au cerveau, des sourires qui ne montrent pas
les dents, des attendrissements soudains qui nous dis-
posent à tout ce qu'il y a de bon, d'honnête et de brave,
un charme pénétrant,indéfinissable, si délicieux, si bal-
samique, si bienfaisant et si paisible, que, en parlant à
l'objet de ces innocentes tendresses, nous sommes tentés
de lui dire: « Ma sœur ! »
Cependant Henri résiste. Sabine a d*autres attentifs,
notamment le peintre impressionniste Cordier, riche, élé-
gant, joli garçon, spirituel, paradoxal, gouailleur, amu-
sant : tout juste ce qu'il lui faut pour distraire son ennui,
. flatter ses mauvais instincts, contenter sa coquetterie et
lui donner les semblants d'une émotion ou d"une in-
trigue.
Nous entrons ici en plein drame. Jacques Roquevert,
le vieux grand acteur, à la suite d'une dernière soirée au
théâtre Montmartre, où il a retrouvé son inspiration,
ses triomphes et ses ivresses d'autrefois (lisez peut-être :
c Bocage ; théâtre de Belle ville ; la Tour de Nesle, 22
juillet 1860), est brisé de fatigue, dangereusement ma-
lade. La moindre secousse le tuerait. En ce moment,
nous voyons reparaître, un mauvais drôle, le sieur Mon-
nerol, bien digne d'être un héros du Troisième dessous ,
LE ROMAN CONTEMPORAIN 181
nous l'avions aperçu au premier chapitre : bellâtre,
acteur sans talent, ayant traîné sa médiocrité sur bien
des planches françaises et exotiques, arrogant, beau
diseur, don Juan d'estaminet, de coalisées et de comptoir,
mais, pour l'instant, usé jusqu'à la corde, vieux, poussif,
fané, ridé, râpé, abîmé par l'inconduite et les liqueurs
fortes, mi-parti de Ghodruc-Duclos et de Robert-Macaire,
avec des gestes et des poses de Buridan de province.
La malheureuse Geneviève se trouve placée entre deux
augoisses, entre deux périls. D'une part, cet atfreux et
redoutable Monnerol sonne à sa porte, se fait ouvrir,
pénètre jusqu'à elle, parle en maître, l'effraie de ses me-
naces, lui fait subir une première crise de chantage et la
laisse glacée d'épouvante en disant : ■ Au revoir ! » — de
l'autre, elle a tout lieu de soupçonner que Henri, son
cher Henri, est embarqué dans quelque dangereuse et
coupable aventure. Ce soupçon amène des scènes ter-
ribles. Henri a, en effet, suivi Sabine, de gare en gare,
jusqu'à Melun et Fontainebleau: mais ce n'est pas pour
son propre compte, et l'on pourrait dire, en langage de
police, qu'il Yb. filée. — Il a voulu s'assurer, — et il n'y
réussit que trop bien, — que Sabine, décidée à tout,
excepté à rester honnête femme, avait donné un ren-
dez-vous à cet enjôleur de Cordier. Les incidents se
combinent de façon à laisser croire que Henri est bien
réellement le héros de l'épisode ; c'est Geneviève elle-
même, c'est la pauvre mère, qui, ne se doutant pas du
x*— ♦** 11
NOUVEAUX SAMEDIS
nom de l'héroïne et confiant à Philippe Marsy le soin de
surveiller et de morigéner son fils, met l'infortuné mari
sur la voie de ce mystère de honte, et l'induit à croire
qu'il est trahi tout à la fois par sa femme et par son
meilleur ami. Philippe, affolé de douleur et de colère,
est de première force à l'escrime. L'honneur défend à
Henri de se disculper en dénonçant le vrai coupable.
Un duel à mort est imminent : qu'on juge des angoisses
et du désespoir de Geneviève!
Heureusement, — bonheur bien relatif, — Sabine,
écrasée, outrée, poussée à bout, par un reste de loyauté
peut-être, par orgueil probablement, se refuse à ce sur-
croît de mensonge, se redresse sous les reproches de son
mari outragé, et lui nomme Cordier, qui y gagne
un bon coup d'épée. N'importe ! Voilà l'avenir de
Philippe à jamais perdu: d'autant plus que les im-
pressionnistes, Baloche en tôle, ont monté contre lui
une scie d'atelier et de petit journalisme, qui s'acharne
à dénigrer sa peinture, à se moquer de son tableau de
la Charité, et à le représenter comme un membre de la
famille académique qui commence à Cabanel et finit à
Galimard, avec le nez de Bouginier. Henri, quoique
réhabilité dans son amitié, est aussi bien triste. Son père
se meurt. Monnerol l'inquiète. Aura-t-il, du moins, pour
se consoler, les succès d'Hélène Gervais, victime d'une
injustice aux concours du Conservatoire, mais engagée à
un nouveau théâtre, où elle a débuté avec éclat *? Hélas!
LE ROMAN CONTEMPORAIN
non. Ce théâtre fait faillite, et jamais ce titre: « le Troi-
sième dessous, i ne fut mieux justifié. Encore deux
excellentes ligures, l'entrepreneur Brécheux et son fils
Alexis, que l'on pourrait surnommer: « omI Erreur d'un
bon père», comme dans je ne sais quel opéra-comique
de l'ancien temps: Brécheux, risquant son million pour
avoir un théâtre à lui et y faire jouer les pièces de son
fils: Alexis ruinant son père à l'aide de drames où
surabondent de3 phrases telles que celles-ci : « Une femme
n'a pas peur d'entrer dans la tombe lorsqu'elle ne
craint pas de sortir de la vie. » — « Si tous les hommes
étaient frères, l'humanité serait une grande famille.» —
« Le crime n'a rien de commun avec la vertu, pas même le
nom! » EtMonnerol ? Ah! le misérable ! Par son aplomb,
sa belle figure, ses poses théâtrales et ses airs de mata-
more, il avait séduit Geneviève, lorsqu'elle n'était encore
que la nièce d'un cafetier, demoiselle de comptoir. De
cette faute était née une fille, odieusement dérobée à la
jeune mère, et abandonnée par le séducteur: —et cette
fille est Hélène Gervais! La tendresse quasi-fraternelle
de Henri était un pressentiment. Mais quels rav;
n'exercera pas ce douloureux secret dans toutes ces exis-
tences, si Monnerol en profite pour rançonner ses vic-
times? Vingt-cinq ans de repentir, d'austérité, de piété,
de prières, perdus pour Geneviève: uni .Se venin
ou la marque d'un fer rouge exacerbant l'agonie de
Jacques Roquevert, qui ne sait rien : la terreur d'Henri,
184 NOUVEAUX SAMEDIS
qui sait tout, en face de cette éventualité effroyable; le
supplice et l'humiliation d'Hélène, voyant son avenirrivé
à cette ignominie, sa Hère innocence souillée au contact
de ce cynisme et de ce vice, forcée d'en subir le contre-
coup, de respecter ou de secourir ce sinistre gredin qui
est son père, et de partager avec lui le morceau de pain
qu'elle va demander aux théâtres de province ! Qui se
chargera de couper ce nœud de vipère, de les délivrer
de cet horrible cauchemar, de les arracher à cet engre-
nage, de les faire sortir de cette impasse pavée de boue?
Qui? Monnerol lui-même. Dans ce chapitre, l'auteur du
Troisième dessous touche de près au Zolisme, — un
mot que nous sommes condamnés à inventer pour nous
punir de notre badauderie et de notre faiblesse. Tombé
peu à peu dans un état d'ivresse chronique, Monnerol
est tellement alcoolisé, qu'il lui suffit d'allumer sa pipe
et de laisser tomber du feu sur sa manche pour flamber
et brûler tout vif. Décidément l'alcool devient le deus ex
machina du roman et du drame. Eh bien, je ne suis pas
suspect ; n'en déplaise à M. Edmond About, je me flatte
d'être aussi peu païen que possible ; mais, en vérité ou
en fable, j'aimais mieux Xeptune ou Apollon : c'était
plus propre, plus aéré, plus olympien, mieux assorti
à un rayon de soleil ou à un coup de tonnerre. Si du
moins Bacchus nous restait ! Mais Bacchus en personne
est ici forcé de se soumettre et de se démettre. Ce jeune
dieu, d'une beauté idéale, couronné de pampres, le thyrse
LE ROMAN CONTEMPORAIN 185
en main, le sourire aux lèvres, apparaissant dans un jet
de lumière orientale, parcourant les poétiques coteaux
de l'Attique et de la Thessalie, semant sur ses pas, avec
des grappes de raisin, l'allégresse, la santé et la vie,
suivi d'un joyeux cortège de nymphes et de dryades,
assis sur un char magnifique que traînent des lions ou
des tigres, amoureux, aimé, brillant, éclatant, étince-
lant, superbe, est un aristocrate qu'il sied de c
dier avec les autres vieilleries d'ancien régime, après
l'avoir mis au pain et à l'eau. Il grisait sans abrutir: il
égayait sans hébéter ; il portait au cerveau sans ravager
le corps: il réchauffait le sang, il ne le brûlait pas. Il
n'a plus rien à faire ni à voir dans cette ébriété morne,
lugubre, mortuaire, funèbre, qui sent le renfermé, qui
ronfle sur le comptoir d'étain, qui se roule dans le ruis-
seau ou se couche sur le trottoir, qui s'échelonne sur la
route de l'hôpital 'et du cimetière, qui se traîne en hail-
lons du seuil de l'atelier ;i la porto du mastroquet, qui
assomme, qui tue, qui tenaille le cerveau, qui déchire les
entrailles, qui incendie les veines, qui fait d'un homme,
d'une créature de Dieu, un paquet d'allumettes ou un
bidon de pétrole !
Du moins, dans le roman de Jules Claretie, ce chapitre
alcoolique n'est qu'épisodique ; il n'occupe que trois ou
quatre pages: il était peut-être nécessaire, et le lec-
teur a une telle envie d'être débarrassé de ce hideux
Monnerol, que le soulagement tempère l'horreur. Jacques
186 NOUVEAUX SAMEDIS
Roquevert meurt tranquille, dans sa loyale ignorance,
bénissant sa femme et son fils, qui lui promet de ne pas
se faire acteur et de rester fidèle à la peinture. Le con-
teur nous avait montré sous un aspect si sympathique
l'abbé Poparel, le bon curé de la paroisse, que nous au-
rions aimé à le revoir au chevet du vieux comédien. Le
récit, émouvant et pathétique jusqu'à la dernière page,
s'achève dans une gamme de tristesse que le sujet et le
titre rendaient inévitable. Songez donc ! Le Troisième
dessous, c'est-à-dire le contraire de ces dehors qui nous
invitent à prendre notre part de l'immense et incessante
fête parisienne, le contraire de ces soirées où chaque
loge se change en rivière de diamants, de ces falla-
cieux miroirs qui ont pour alouettes tous les débutants,
tous les aspirants, tous les néophytes, tous les surnu-
méraires de la poésie, du théâtre et de l'art ! Hélène
Gervais meurt à Lyon dans une auberge : Philippe
Marsy. ne peut survivre à la trahison de Sabine: il
meurt, et sa mort, ainsi qu'on devait s'y attendre, sert
de signal à une réaction en l'honneur de son talent.
Saint-Yves, le charmant jeune premier qu'Hélène a
chastement aimé et qui l'aurait épousée s'il n'avait été
tenu en laisse par une endiablée coquette de théâtre,
Saint-Yves devient fou. Le sculpteur François Gharrière,
l'ami intime, le camarade de Philippe Marsy, nature
énergique, franche, fruste, originale, en quête d'une
perfection de beauté plastique, se laisse éblouir, fasci-
LE ROMAN CONTEMPORAIN 187
ner, subjuguer, magnétiser et finalement crêtiniser par
la beauté toute sensuelle d'une certaine Luey Vaughan,
taillée tout exprès pour jouer les princesses Negroni.
Vous le voyez, le Troisième dessous n'est pas gai, et le
lecteur, en fermant ce livre saisissant, navrant et vrai,
reste en proie à une émotion pénible. Il le fallait ! peut
dire, comme le héros des Saltimbanques, le jeune et
vaillant écrivain, qui n'avait jamais montré plus de verve,
plus de vigueur, plus de puissance, plus de style, une
observation plus intense, une palette plus riche, et qui,
très certainement, va extraire de son volume un drame
assuré du succès. Oui, il le fallait ! Mais, maintenant que
le Troisième dessous nous a rappelé deux choses que nous
savions déjà; que Jules Claretie est plein de talent, et
que tout n'est pas rose dans ce monde à part, surmené,
surchauffé, monté de ton, parisien, boulevardier, théâ-
tral, outrancier, maquillé, artiste, artificiel, exubérant,
affamé, splendide, déguenillé, regorgeant de superflu
et dénué du nécessaire, je lui demanderai une histoire
plus douce, plus tendre, plus souriante, plus ensoleillée,
plus calmante, plus consolante, dût-elle finir par la
phrase traditionnelle : « Ils furent heureux, et ils eurent
beaucoup d'enfants. »
188 NOUVEAUX SAMEDIS
III
M. CHARLES XARRF.yi — M. SIMOX BOUBKE8
« — Ils furent heureux et ils eurent beaucoup d'en-
fants. » — En terminant, mon précédent article par cette
phrase originale, je ne m'attendais pas à en retrouver le
fidèle écho à la dernière page du joli volume de M. Charles
Narrey : « Ce que peut V amour ! » Quel titre ! Et qu'il
est à la fois inquiétant et séduisant dans son élasticité
charmante, dans ses horizons sans bornes, dans ses voya-
ges aux antipodes! Il n'en est pas de l'amour comme des
autres passions, dont le principe est à peu près le même,
dont les effets se ressemblent presque toujours: l'ava-
rice, par exemple, que je vous défie d'ennoblir et de
rendre aimable; ou l'ambition qui, en bien et en mal, ne
diffère que du plus au moins. Certes, je n'ai garde de
confondre la généreuse ambition d'un grand cœur, d'une
haute intelligence, qui a conscience de sa force et aspire
i. Ce que peut l'amour.
2. Le Pierrot de cire.
LE ROMAN CONTEMPORAIN 189
à s'élever pour mieux servir son pays, avec ces ambi-
tions misérables qui nous donnent en ce moment le
spectacle dune hideuse curée, et dont les héros se ren-
dent justice à eux-mêmes : car ils savent, avec M. de la
Palisse, que, s'ils ne se hâtaient pas d'être quelque chose,
ils seraient au-dessous de rien. Mais enfin ce nesont que
des nuances: avec l'amour, ce sont des contrastes.
Ce que peut l'amour ! Il peut tout, pour purifier ou
pour salir, pour convertir ou pour dépraver, pour assai-
nir ou pour corrompre, pour exalter ou pour avilir, pour
désespérer ou pour consoler, pour fortifier ou pour
amollir, pour faire à son gré des géants, des pygm
des saints, des martyrs, des paladins, élé-
rats, des sages, des fous, des grotesques. Si nous man-
quions du vieux proverbe: « Du sublime au ridicule, il
n'y a qu'un pas! » — il l'aurait inventé. Il imagine, à
lui seul, plus de tragédies, plus de drames, plus de comé-
dies, plus de romans, plus de vaudevilles que n'en ont
écrit les auteurs les plus féconds depuis le commence-
ment du monde; et il a sur eux cet avantage, que son
répertoire inconnu est souvent plus tragique, plus émou-
vant, plus terrible, plus romanesque, plus pathétique,
plus étrange, plus comique, plus invraisemblable et
plus vrai que leurs œuvres les mieux réussies. Il reclame
sa part dans bon nombre de causes célèbres et d'histoires
: ; ies. Usurpateur on conquérant, propriétaire ou lo-
cataire, légitime ou apocryphe, sédentaire ou aventurier,
x ** 11.
190 NOUVEAUX SAMEDIS
assiégeant ou assiégé, tour à tour prodigue de bienfaits et
de maléfices, appliqué aux naufrages et aux sauvetages,
parfois comme madame de Staël, noyant sa clientèle pour
le plaisir de la repêcher à la ligne, il possède le mot de
bien des énigmes, la clef de bien des tiroirs, le dessous
de bien des cartes, le revers de bien des mé-
dailles, la fêlure de bien des consciences, le mas-
que de bien des visages, le secret de bien des larmes,
la grimace de bien des sourires, le fil de labyrinthes plus
compliqués et plus obscurs que ceux de l'Egypte ou de
la Crète. II a des métamorphoses plus variées que celles
d'Ovide, des subterfuges qu'a ignorés le vieux Protée,
des supercheries qui en remontreraient au procureur le
plus retors, des ruses qui déjoueraient le détective le plus
habile, des subtilités qui effraieraient les imaginations
orientales, des sophismes tels que n'en rêva jamais la
philosophie allemande, des déguisements comme on n'en
trouve pas aux bals de l'Opéra, des allures de bon apôtre
à triompher de toutes les méfiances, des airs domina-
teurs à subjuguer les plus rebelles. Tous les instruments
lui sont familiers, depuis la pochette du maître de danse
jusqu'à la clarinette de l'aveugle. Il n'est jamais plus
menteur que lorsqu'il parle d'amitié, jamais plus malin
que quand il simule le bon enfant, jamais plus redouta-
ble que lorsqu'il rassure, jamais plus exigeant que quand
il ne demande rien. Suivant qu'il s'adresse à une belle
âme ou à une nature vicieuse, je le vois forçant une
LE ROMAN CONTEMPORAIN 101
porte ou tressant une couronne de fleurs d'oranger, s'age-
nouillant à l'autel ou soudoyant une camérisle, allumant
le réchaud du suicide ou montant à l'assaut sous l'uni-
forme de zouave; dans la cellule d'une prison ou dans
la cellule d'un cloître.
« C'est pourquoi, connaissant le talent souple, ingénieux,
élégant, lin, de M. Charles Narrey, sachant tout ce qu'il
sait mettiv d'agrément, d'observation, d'esprit, de délica-
tesse et de grâce dans de petits cadres, je m'étais d'abord
figuré, d'après le titre, que son volume était un recueil
de courts récits où j'allais trouver, sous les formes les
plus diverses, de nouvelles preuves de l'omnipotence de
l'amour. Je me représentais d'avance, racontées au lieu
d'être dramatisées, d'aimables comédies dans le genre de
l'ancien Gymnase, qui n'était pas le plus mauvais, et
où excelle M. Narrey. Je me trompais; c'est mieux, et
surtout plus que cela: un seul récit, tout d'une haleine,
que l'auteur aurait pu appeler, lui aussi, le Roman d'un
Peintre, si M. Ferdinand Fabre ne s'était approprié ce
titre. Quel peintre, et quel roman! Quentin Metsys, un
des fondateurs de l'École flamande: d'autant pins illustre
qu'il était parti de plus bas, et que, avant de signer des
toiles immortelles, il avait été le plus pauvre des ouvriers
forgerons d'Anvers: si pauvre, qu'on ne s'apercevait
pas qu'il était beau ! L'amour opéra ce miracle. Ce tou-
chant épisode,que les chroniques locales ont naturellement
entouré de détails légendaires, — feuilles d'acanthe et
192 NOUVEAUX SAMEDIS
de laurier, calices de tulipes et d'anémones, enroulés
autour d'un cadre d'or, — M. Charles Narrey s'en est
emparé avec un rare bonheur. Je crois bien que, dans
l'histoire vraie, les choses se passèrent plus simplement.
L'humble ouvrier osa élever ses regards jusqu'à la belle
et fière Emmeline, fille de maître Heyens, bourgmestre,
gros personnage, un peu ridicule, mais peintre remar-
quable. Heyens, en guise de défi et de raillerie, déclara
à Quentin qu'il n'accepterait pour gendre qu'un peintre
plus habile que lui. Il comptait sans les prodiges que
l'amour peut accomplir, surtout quand on y joint beau-
coup de génie. En cinq ou six ans, Quentin Metsys devint
le grand artiste que vous savez, et maître Heyens aurait
eu d'autant plus mauvaise grâce à se dédire, que le cœur
d'Emmeline s'était fait complice de ce merveilleux ap-
prentissage.
Il n'y avait pas là de quoi défrayer tout un roman.
M. Charles Narrey a très bien réussi à corser son intrigue,
sauf quelques légères réminiscences de Ruy-Blas, que
nous n'avons pas à lui signaler. A la superbe Emmeline,
laquelle, en finissant par s'attendrir et par aimer, prouve
aussi, à sa manière, « ce que peut l'amour, » —il a opposé
la douce et angélique figure d'Adelhilde, cousine pres-
que fiancée de Quentin. Celle-ci personnifie le dévoue-
ment dans tout son virginal abandon, l'abnégation pas-
sbnT^ri'un coeur qui se donne tout entier, qui s'immole
avor délices, qui, ne pouvant vivre de son amour, se
LE ROMAN CONTEMPORAIN -193
hâte d'en mourir pour que l'objet de son culte soit
libre d'aimer une autre femme. Elle est si charmante et
si touchante, cette naïve Adelhilde, qu'on est tente de la
préférer à Emmeline, et de s'étonner que Quentin Met-
sys n'ait pas partagé cette préférence. Et pourtant rien
de plus naturel et de mieux observé. Pour cette âme
ardente, où le génie couvait sous une cendre enflammée,
la jolie cousine représentait le bonheur trop facile, celui
que l'on a sous la main, qui ne coûte aucun effort, qui
laisse sans emploi cette soif d'idéal, d'inconnu, de souf-
france, cet esprit de lutte et de conquête, si cher aux
natures privilégiées. "Emmeline, c'était l'impossible, et,
par conséquent, l'unique vocation de l'homme sûr de
sa force, décidé à n'être heureux que le jour où il aurait
fait de cet impossible la récompense suprême de son
travail, de son talent et de son courage.
J'ai parlé de certaines réminiscences de Ruy-Blas;
elles nous apparaissent sous les traits de deux person-
nages fort peu aimables: Marc-Antoine de Bos, peintre
de fleurs, et le tabellion Reyger. Tous deux ont aspiré a
la main d'Emmeline. Refusés, éconduits, mortifiés,
bafoués, victimes d'une mystification humiliante, ils
jurent de se venger; c'est 1' inamoraio Quentin Metsys
qui incarnera leur vengeance. Lui aussi, il a été cruel-
lement humilié par Emmeline et par sa mère-, lai—
tière dame Gudule, beauté sur le retour, maîtres
logis, qui m ! fail l'effel d'à ; la philosophie
d94 NOUVEAUX SAMEDIS
conj ugale de l'artiste-bourgmestre. Quentin a la faiblesse
de se prêter à un travestissement, ou, comme on dirait
au Palais, à une supposition d'état, qui le métamorphose
en duc de Lancastre, et qui amène, avec quelques in-
vraisemblances, des scènes variées, imprévues, tour à
tour amusantes et émouvantes, comiques et pathétiques.
Je ne vous les raconterai pas; le livre vous les dira
mieux que moi. Le complot des deux fourbes tourne
contre eux, puisque, grâce à leurs combinaisons diabo-
liques, Quentin Metsys se trouve, en définitive, l'époux
légitime d'Emmeline et qu'il parvient à obtenir son par-
don. Voilà, je crois, la différence entre le roman et
l'histoire. Ce n'est plus pour mériter la main d'Emmeline
que Quentin s'exile, voyage et revient capable de faire
des chefs-d'œuvre: cette belle main s'est posée dans la
sienne, mais par méprise, et il faut que cette méprise se
change en un libre et joyeux consentement. Le résultat
est le même; du bonheur et beaucoup d'enfants ! Vous
me saurez gré de vous recommander cette intéressante
lecture, qui n'a pas la prétention de révolutionner le ro-
man, la langue, la société, le théâtre, la littérature et le
monde, mais qui rappelle avec charme une heureuse
alliance des deux enchanteurs, des deux consolateurs de
nos souvenirs et de nos rêves, et nous redit, en face d'un
tableau de Quentin Metsys, tout ce que l'amour a pu faire
pour l'art, tout ce que l'art a fait pour l'amour.
Quelle que soit la différence d'âge, il y a toujours une
LE ROMAN CONTEMPORAIN 195
sorte de pédantisme désobligeant à dire à un jeun" con-
frère : « Bravo ! De votre premier à votre second ou
le progrès est évident! » — D'ailleurs, si le Pierrot de
cire, de Simon Boubée, me semble supérieur à son Vio-
lon-fantôme, ce n'est pas, Dieu merci! qu'il manquât
une corde à ce violon; il en avait trop, et toutes vibraient
avec cette exubérance de sonorité qui sied bien a la
jeunesse, mais où l'oreille finit par trouver l'embarras et
l'inconvénient des richesses. Le genre fantastique, pour
lequel Simon Boubée me parait avoir un peu de penchant
et beaucoup d'aptitude, offre une contradiction singulière.
Il suppose une surexcitation, — j'allais dire une ébriélé
d'imagination, une vapeur transparente s'infiltrant dans
le cerveau et se communiquant au récit: et, en même
temps, il exige que le conteur soit sobre et ne dise qne le
nécessaire, pour qu'on le suive d'un trait jusqu'au bout,
et qu'on ne s'attarde pas à raisonner avant de le croire.
Sa perfection est de m'étonner, et toutf surprise s'é-
mousse en se prolongeant. Son mérite est de me trans-
porter dans le pays des songes, et de fondre ce songe
avec le réveil, de telle façon que celui-ci ne soit pas bien
sûr d'être plus réveillé que celui-là. Or, le meilleur
moyen, pour l'effet et pour le succès du récit, de profiter
de la confusion de ces deux états différent-..
L'abréger. Les chefs-d'œuvre du genre, le Don Juanei le
Majorât d'Hoffmann, la Vénus d'ille de Mérimée, n'ont
pas plus de soixante pages.
196 NOUVEAUX SAMEDIS
Quoi qu'il en soit, il est terrible et charmant, ce Pier-
rot de cire, et, si vous lui faites remarquer qu'il se dé-
robe à l'analyse, il est de force à vous répondre: « A qui
le dites-vous? C'est bien ainsi que je l'entends!... » —
Tout, dès la première page, me dispose au merveilleux,
à l'inattendu, au surprenant, à l'apparition des revenants
et des fantômes; Venise, où il semble que l'idée comme
le pied, ne puisse se poser suruu terrain solide; Venise,
le plus admirable décor d'un thécàtre fantastique; Venise,
dont les rues sont des lagunes, dont les voitures sont des
gondoles, dont le passé est un cauchemar, dont les fêtes
sont des visions, qui a vécu et régné par le mystère, que
l'on pourrait appeler la noctambule de l'histoire, que
Ton dirait endormie sur les bords de l'Adriatique, et,
pendant ce sommeil magique, allant chercher en Orient
un rêve des Mille et une Nuits. Rien ne paraît trop
extraordinaire pour un tel cadre; je trouve tout simple
que les soubrettes s'y nomment Colombine. C'est leur
spécialité, comme celle des patriciennes et des princesses
est de nous émouvoir, de nous effrayer de leurs tragiques
amours. Vous comprenez bien que la belle princesse
Térésina Cormioni n'est pas femme à s'entourer de
précautions bourgeoises et à ménager les apparences. Le
scandale môme ne lui fait pas plus de peur qu'un mélo-
drame bien joué. Elle vient à Paris, elle est libre, riche,
élégante, prompte à étaler un luxe insolent, et bientôt
ses aventures, réelles ou exagérées, la rangent parmi
LE ROMAN CONTEMPORAIN 107
ces grandes dames déclassées, qui, à force d'occuper
d'elles le monde entier, finissent par appartenir au demi-
monde. Le Pierrot de cire, c'est un bouffon shakspearien,
nommé Gavardy, doué du double talent de contrefaire,
à s'y méprendre, les acteurs célèbres et de donner le
frisson, comme Gil-Naza, clans des rôles de Gil-Pérez.
Quel beau sujet pour un conte fantastique ! Je ne veux
pas vous en gâter la surprise. La passion insensée de
Gavardy pour Térésina, l'amour de d'inconstante prin-
cesse pour le marquis Raoul de Chandreuil, Raoul tué
par Gavardy, dans une pantomime par trop expressive,
sous le costume du Pierrot dont le duel a été un des
grands succès de Gérome, la scène fantasmagorique, or-
ganisée par le fameux Macalusi, le plus étonnant des
prestidigitateurs-spirites, Gavardy profitant de son pro-
digieux génie d'imagination pour apparaître, en Pierrot
de cire, sous les traits de Raoul, aux yeux de Térésina,
celle-ci devinant la supercherie et poignardant le faux
Raoul, au moment où il lai dit : « Je t'aime! je t'aime! »
— tout cet ensemble est peut-être un peu fou, mais
d'une folie beaucoup plus émouvante que la raison, d'une
fantaisie pittoresque et hardie dont les audaces ne déplai-
sent pas, et que sauve d'ailleurs la parfaite harmonie de
tous les détails. La scène principale est si bien am.
si bien encadrée, que. si l'on y rencontrait des person-
nages et des épisodes vraisemblables, ils sembleraient im-
possibles.
i98 NOUVEAUX SAMEDIS
Pourtant, la vraie perle de ce volume c'est, selon moi,
Charmagaria. Ne vous alarmez pas de ce nom bizarre
Nous sommes en pays basque, au pied des Pyrénées,
dans le voisinage de cette énigmatique Vénus d'Ille, que
Charmagaria ne nous fait pas regretter; un pays que
Simon Boubée connaît à merveille, et qu'il décrit en ar-
tiste. Tout d'abord on devine qu'il est là dans son élé-
ment, chez lui, sûr de sa couleur locale, et prêt à répon-
dre dans leur langue aux colporteurs, aux aubergistes
et aux jolies filles de l'endroit. Pauvre Charmagaria! Une
simple servante de l'unique auberge de Saint-Pastours,
orpheline, belle comme les anges, sauf un détail que les
anges lui envieraient peut-être, quand ils nous regar-
dent. Elle est aveugle. — « Figurez-vous deux yeux en
amande, bien fendus, un peu relevés à la chinoise, mais
absolument dénués de prunelles. Ils étaient d'un blanc
vif, nacré, qui ressortait sur le fond bruni de son vi-
sage. »
Elle aime, cette pauvre enfant! Elle aime avec un
double aveuglement; car elle s'imagine, parce que le
beau colporteur Joseph Irigoyen l'a embrassée un soir,
qu'il est, non seulement son amoureux, mais son fiancé;
sa douce illusion a pour complices les propos des mau-
vais plaisants qui prennent un méchant plaisir à lui
répéter ce qu'elle est si heureuse de croire, et son infir-
mité même, qui l'entretient dans son erreur en égalisant
pour elle les réalités et les chimères. L'aveugle de nais-
LE ROMAN CONTEMPORAIN 199
sance et un conte fantastique en chair et en os, un
halluciné qui a le droit d'ignorer en quoi le mensonge
diffère de la vérité, puisqu'il ignore en quoi le jour
diffère de la nuit. La cécité est comparable à une berceuse
qui nous ferait vivre de fictions, et essaierait de nous
rendre dans le monde invisible ce qui nous serait refusé
dans le monde extérieur. Hélas! Joseph Irigoyen, enri-
chi dans son commerce nomade, est bien revenu à Saint-
Pastours pour se marier, mais avec Mathilde Casteretz,
la fille du plus riche marchand de la ville. C'est lui-
même qui en fait part à Gharmagaria. Je ne vous ai pas
dit qu'elle passait dans le pays pour être un peu pou-
souëro, à demi visionnaire, à demi sorcière; rameur
populaire dont le conteur tire un excellent parti, et qui
lui permet de faire marcher cote à cote le fantastique,
l'attendrissement et l'émotion. Ce n'est pas pour rieu
qu'on lui parle et qu'il nous parle de la Gourgue, des i [-
sites nocturnes de Gharmagaria à cette fosse mystérieuse,
ou plutôt à ce puits « tellement profond que, lorsque
vous y jetez une pierre, vous restez un temps infini
avant de l'entendre clapoter dans l'eau, » — sans compter
que la margelle de ce puits est hantée par la Vicarde,
une vieille et hideuse mendiante qui a le mauvais œil.
Ainsi, le drame est admirablement préparé, et, s*il
vous semble, à la rigueur, explicable, soyez sur que les
habitants de Saint-Pastours, même l'hôtelier, M. Delju-
glar, et M. Lamazou, le notaire, ne seront pas de votre
200 NOUVEAUX SAMEDIS
avis. Joseph Irigoyen épouse Mathilde; noce brillante,
plantureuse, appétissante, poétique, pittoresque, digne
de faire venir le vin de Collioure à la bouche, le madri-
gal aux lèvres et les chansons au dessert; relevée par
le contraste de la jolie mariée, blonde, mignonne, déli-
cate, aux grands yeux tour à tour mélancoliques et
malins, aux pieds de marquise andalouse, aux mains
d'enfant, avec le rôti pantagruélique, « composé d'un
izard entier, d'une douzaine de chapons, de quatre
dindes truffées et d'une incommensurable quantité de
grives, d'alouettes et d'ortolans à la brochette. » Mais
voici que Gargantua va perdre l'appétit envoyant tout
à coup surgir un personnage d'Hoffmann, une sorcière
de Macbeth; cette jettaiura vivante et mendiante, cette
effroyable Vicarde. L'apparition est d'un grand effet, et
les suites en sont poignantes. Frappée d'horreur, la ma-
riée s'écrie à la vue de ces larges yeux verts aux pau-
pières ulcérées: « 0 Dieu! les vilains yeux!... les vi-
lains yeux!... » — « Il y en a de plus vilains, répond la
vieille: souviens-t'en, Joseph!... souviens-t'en, Ma-
thilde!... Les vrais vilains yeux sont ceux qui n'ont pas
de prunelles... pas de prunelles... pas de prunelles!... »
Je ne saurais dire l'impression que produit cette excla-
nlation cabalistique et prophétique , lancée à tra-
vers ce joyeux festin. C'est comme l'écho d'un gémis-
sement de Charmagaria, ou d'une pierre noire roulant
le long des parois de la Gourgue; quel sera ce maléfice?
LE ROMAN CONTEMPORAIN -j.m
Vous l'avez déjà deviné. Le conteur j met un ton si
juste que le possible ne s'absorbe jamais dans le fantas-
tique; assez de l'un pour une dose suffisante l<
saillements, d'étonnements, de terreur: assez de l'autre,
pour que le lecteur, plus ou moins esprit fort, se llatte
d'expliquer cet inexplicable. Le soir même de la noce,
Charmagaria se dirige vers la Gourpue et se jette dans
cet horrible abîme « qui ne rend jamais ce qu'on lui
donne. » Le bonheur est égoïste, et les jeunes mariés
réussiraient à oublier le suicide de la malheureuse
aveugle; mais bientôt Mathilde, au début d'une gros-
sesse, est saisie d'étranges pressentiments. Joseph ne
néglige rien pour la distraire. Il la dépayse, il la con-
duit à Paris; il la promène au spectacle, au bois de
Boulogne, chez les restaurateurs cà la mode. Mathilde se
distrait, s'étourdit, s'amuse, oublie, ou croit oublier...
Mais non! La jettatura ne lâche pas prise. Une nuit,
en rentrant d'un théâtre de féerie, elle aperçoit dans son
miroir — aut videt, aut vidisse pulat, — au lieu de son
gracieux visage, la pâle figure de Charmagaria a\
grands yeux blancs sans prunelles!... Quelques mois
après, elle accouche d'une petite fille délicieusement jo-
lie, mais aveugle: le mauvais œil de la Vicarde, les \eux
de Charmagaria !
C'est Joseph Irigoyen qui, au bout do quelques an-
nées, raconte cette triste histoire à notre ami. Joseph a
eu sa part dans ce douloureux sortilège, dans ces mys-
202 NOUVEAUX SAMEDIS
térieuses représailles de la mort contre la vie, de l'a-
mour trahi contre l'amour heureux. Une nuit, reve-
nant à Saint-Pastours par un temps d'orage, il a voulu,
pour arriver plus vite, prendre un chemin de traverse
qui avoisine la Gourgue. Il approche du gouffre: son
cheval refuse d'avancer, et, à la lueur d'un éclair extra-
ordinaire, il voit distinctement, sur le rebord du puits,
Gharmagaria, droite, menaçante. — « Ses cheveux noirs
couronnés d'un mouchoir de soie jaune, son jupon
rouge et ses veux blancs!... ses yeux sans prunelles!...
Le cheval s'emporte, le tilbury se brise, Joseph s'éva-
nouit. Jusqu'à la fin, jusqu'à la dernière évocation de la
morte que le pauvre Irigoyen revoit encore une fois et
qu'il fléchit en lui promettant de faire dire des messes
pour le repos de son âme, le récit se soutient, effrayant,
empoignant, frissonnant, dans la note juste, avec ce ca-
ractère d'anxiété dubitative, qui, tout en laissant une
issue à des explications plausibles, maintient intacte la
vision du surnaturel. Je viens de relire Ckarmagaria
après un intervalle de quelques semaines; c'est la per-
fection dans un genre où il est bien difficile de ne pas
verser à droite ou à gauche. Il y a toujours quelque in-
convénient à écrire le mot de chef-d'œuvre à propos de
l'ouvrage d'un collaborateur; mais, franchement, j'en
ai bien envie. Que ne puis-je insister sur les courts ré-
cits qui complètent ce charmant volume: le Portrait de
Rosette, d'une physionomie si avenante, si honnête et
LE ROMAN CONTEMPORAIN
si délicate; les Joujoux de Peregrinus, d'une philoso-
phie si piquante: le Député malgré lui, si finement et si
spirituellement satirique? Je m'arrête, et je me ravise.
Qui sait? si je disais du Pierrot de cire tout le bien que
j'en pense, Simon Boubée serait tenté peut-être de ne
plus écrire que des livres, et les lecteurs de la Gazette
de France auraient trop de peine à me pardonner!
SAINT-RENÉ TAILLANDIER
Février 18 79.
Il faudrait l'ampleur d'une Revue pour rendre compte
d'un livre millionnaire où des matériaux épars, incom-
plets, incohérents, fournis par le docteur baron de
Stockmar, se sont transformés, sous la plume — j'allais
dire sous la baguette magique de M. Saint-René Taillan-
dier, en une galerie vivante animée, pittoresque, poétique,
historique, romanesque, politique, où figurent tour à
tour, comme pour faire cortège au roi Léopold et à la
reine Victoria, tous ou presque tous les personnages célè-
bres d'un demi-siècle pour lequel nous sommes la postérité
du lendemain. Stockmar, presque inconnu en France,
1. Le roi Léopold et la reine Victoria.
SAINT-RENÉ TAILLANDIER
médecin, conseiller, confident, ami, joua sans brait un
- rôles d'autant plus considérables qu'ils n'ont aucun
caractère officiel, que l'autorité morale, la sécurité el
] 'intimité des relations, un perpétuel échange de respec-
tueux dévouement et de confiance cordiale, y remplacent
les titres d'apparat et les distinctions honorifiques. Chez
les princes dignes de ce nom, plus effrayés que
du sentiment de leur grandeur, le cœur a, iui ans
ministres sans portefeuille, qu'il consulte tout bas, a qui
il donne les clefs de ses petits appartements, qui ajoutent
pour lui le plaisir d'être aimé à la certitude d'être
et qui mêlent la douceur d'une affection vraie à la magni-
fique sécheresse des hommages traditionnels et des
enthousiasmes de cour. Telle fut « la destinée souterraine,
l'influence anonyme » du baron de Stockmar, et la sin-
cérité de ses sentiments, la sagesse de ses conseils, ne
sont pas de trop pour que nous lui pardonnions son ini-
mitié contre la France.
— Ce que le fils de Stockmar appelle les Mémoires
de son père, n'est, en réalité, nous dit M. Saint-René
Taillandier, qu'une série de notes qui présentent
là un vif intérêt, à la condition de les féconder par des
recherches plus étendues. Parfois une ligne, un fragment
de correspondance viennent éveiller des souvenirs et pro-
voquer des rappiotii nnent
qui nous est communiqué, un épisode qui n
découvert, quoique : par d'énormes lacn:
206 NOUVEAUX SAMEDIS
vrai dire, le livre qu'on cherche n'existe pas. » — Par-
don, mon cher maître, dirons-nous à notre tour. Le livre
existe, on ne le cherche plus; il est fait, et c'est vous
qui nous le mettez entre les mains. On sait avec quel art
ou plutôt avec quel naturel réminent écrivain s'empare
de ces Mémento improvisés au jour le jour par les
acteurs ou les témoins, les auteurs ou les spectateurs
des comédies ou des drames de l'histoire : comment il
excelle à faire un édifice avec un moellon, un tableau
avec un croquis, un jardin avec un herbier. Mais nous
est-il possible de nous arrêter avec lui devant toutes les
fleurs de ce jardin, toutes les figures de ce tableau,
toutes les beautés de cet édifice ? Non, et vous en con-
viendrez si je vous dis qu'il nous faudrait parcourir
tout l'espace, — quatre fois le grande morlalis œvi
spatium, — qui va du premier mariage de Léopold à sa
mort, de 1816 à 1865 ; que nous aurions à passer en revue
tous les événements de quelque importance qui agitèrent,
pendant cette longue phase, l'Angleterre, la France, la
Belgique et l'Europe, a évoquer la princesse Charlotte
d'Angleterre, l'énigmatique Caroline de Brunswick,
ces rois Georges qui ont besoin d'être fous pour ne pas
être odieux, le parlement et ses hommes d'État, lord
Byron, la Grèce de 1825 et sa seconde édition de héros,
le procès de la reine Caroline, lord Brougham, le comte
Capodistrias, la révolution de Juillet, Louis-Philippe et
les premiers collaborateurs de sa fragile monarchie, la
SAINT-RENE TAILLANDIER 207
fondation du royaume de Belgique, ses origines et ses
vicissitudes, l'avènement du roi Léopold et son mariage
avec la jeune princesse Louise d'Orléans, les trois visites
royales à Windsor, la reine Victoria et le prince Albert,
les mariages espagnols, les révolutions de 18i8, le jubilé
du roi des Belges et une foule d'autres épisodes dont un
seul, sérieusement étudié, suffirait à remplir douze
colonnes. Forcé de me borner et de faire ma cueillette
dans cette riche moisson, je cède à mon penchant, et je
choisis ce qui, dans ces beaux récits, touche de près an
roman. J'ai, pour m'arrèter à ce choix, bon nombre de
vives raisons ; d'abord, mon goût particulier, ou, si vous
le voulez, ma manie, partagée sans doute par mes bien-
veillantes lectrices ; puis, ce fait, cette rareté, ce phéno-
mène, le roman royal, princier, disant en toute sincérité,
non plus une chaumière, mais un palais et son cœur. En
outre, si curieux et si neufs que soient les documents
ajoutés par le baron de Stockmar à l'histoire des grands
événements de cette époque, nous nous retrouverions
sans cesse en présence de renseignements antérieurs, et
nous risquerions parfois d'avoir l'air de découvrir ce qui
a été déjà dit. Enfin, — et ce motif vaut bien tous les
autres, —je suis admirablement soutenu, dans ces pré-
dilections romanesques, par M. Saint-René Taillandier
lui-même. Je me souviens d'un joli mot de madame
Emile de Girardin dans le Chapeau d'un horloger. La
soubrette expliquait la féroce jalousie de son maître en
208 NOUVEAUX SAMEDIS
disant : « Il a été Espagnol. » M. Saint-René Taillan-
dier n'a pas été Espagnol, et je connais peu de meil-
leurs Français que lui ; mais il a été poète, et vous pou-
vez être sûr qu'il l'est encore, alors même, — ce que
j'ignore, — que l'auteur de Béatrice n'écrirait plus de
vers. Il l'est encore ; je n'en voudrais pour preuve que
le charme sympathique, l'émotion communicative dont il
ne peut se défendre chaque fois qu'il sent vibrer les cordes
de chaste amour et de tendresse, chaque fois que, dans
ces maisons souveraines, il se dérobe à la salle du trône
et aux appartements de réception pour nous indiquer
d'une main discrète le seuil de la chambre nuptiale.
Oui, c'est bien un roman, le mariage de Léopold avec
la princesse Charlotte : il est original, piquant, engageant
et vrai, avec une légère teinte d'imprévu, et, s'il a peu
duré, il n'en est, hélas! que plus fidèle à la spécialité
désaffections humaines. Déplus, il a pour nous le mérite
d'être inédit, confidentiel, inconnu; tant de catastrophes
se sont accumulées depuis lors, et c'est si vite oublié, une
jeune femme de vingt ans, qui aime, qui est aimée,
qui devient épouse et mère, et qui meurt ! C'est ici que
les Souvenirs du baron de Stockmar sont vraiment pré-
cieux. Ils servent à recomposer la physionomie de cette
princesse qui n'a fait que paraître et disparaître, et pas
n'est besoin de vous dire quel merveilleux parti M. Saint-
René Taillandier a su tirer de ces confidences ! Née dans
l'orage, unique enfant du prince de Galles et de Caroline
SAINT-RENÉ TAILLANDIER 209
de Brunswick, elle eut, dans sa première adolescence,
cette poignante douleur de ne pouvoir respecter ni son
père, ni sa mère. Son berceau fut tout d'abord ballotté
entre les effroyables désordres de l'un et les bruyants
scandales de l'autre. Dans les abominables folies du futur
Georges IV, dans les fautes plus ou moins problématiques
de Caroline, il y eut surtout la haine fougueuse, inces-
samment envenimée, qu'ils trouvèrent, dans leur cor-
beille de mariage; ils se surexcitaient et s'exacerbaient
dans le mal, pour élargir chaque jour l'abîme qui les sépa-
rait : celui-ci pour salir celle-là des éclaboussures de ses
vices; celle-là pour braver et déshonorer celui-ci du con-
trecoup de ses aventures. Caroline, on le sait, eut des
défenseurs éloquents, et son déshonneur fit la gloire du
plus éloquent de tous, lord Brougham. M. Saint-René
Taillandier hésite à la condamner, et la traite même
avec une certaine indulgence. L'horreur et le dégoût
qu'inspire son mari plaident pour elle les circonstances
atténuantes. Pourtant, lorsqu'une femme défie et méprise
l'opinion, elle n'a que ce qu'elle mérite si l'opinion se
venge en la flétrissant. Du moment qu'elle s'arrange pour
qu'on puisse lui attribuer ce qu'elle n'a pas commis, elle
es! presque aussi coupable que si elle commettait ce
qu'on lui attribue. Celte hypocrisie et cet orgueil en sens
inverse sont pires que la pas-ion ou la faibles-
cherche le mystère et l'ombre. Cette révoltée a mauvaise
grâce à se plaindre delà calomnie et de l'injustic
X4*' '2.
210 NOUVEAUX SAMEDIS
ne la calomnie pas, on la prend au mot. Elle arme contre
elle les apparences ; ce sont les apparences qui la
jugent.
Quoi qu'il en soit, la fille d'un tel père et d'une telle
mère, élevée un peu à la diable, attentive aux échos de
ces rumeurs et de ces colères, obligée d'observer avant
de voir, et de réfléchir avant de vivre, aurait pu aisément
mal tourner. Elle ne fut que vive, primesautière, origi-
nale, et, comme nous disons en Provence, faite à sa
fantaisie. Sa fantaisie — la meilleure — fut d'aimer celui
qu'elle épouserait, et, sans compter d'autres raisons
moins personnelles et moins intimes, c'est ainsi que j'ex-
plique les bizarres alternatives de ses quasi-fiançailles
avec le prince d'Orange. Il ne lui avait pas déplu ; il
était gai, brave, bon enfant, et c'est à la longue qu'on
s'apercevait de sa légèreté, de sa pauvre cervelle, de son
manque de dignité, d'instruction et de tenue. La ques-
tion de résidence, longuement débattue, donna à la
jeune princesse le temps de s'apercevoir qu'elle n'aimait
pas. Les enfants issus d'un mauvais ménage ont plus de
sagacité que les autres. Ce qu'ils savent des querelles de
leurs parents supprime pour eux les années d'ignorance
et d'innocence. On dirait qu'ils essaient une première vie
en la personne de ce père et de cette mère dont les
discordes ou les désordres font partie de leur éducation.
Charlotte était volontaire et obstinée ; elle finit par avoir
gain de cause, et le prince d'Orange, deux ans plus tard,
SAINT-RENÉ TAILLANDIER 211
alla se consoler en Russie en épousant la grande-duchesse
Anna-Paulovna. Quant 'a la princesse Charlotte, si son
heure n'a pas sonné, elle n'est pas loin, et elle pourrait
la deviner déjà aux battements de son cœur. Voici, en
effet, le Prince Charmant. C'est le prince Léopold de
Saxe-Cobourg. Il a vingt-quatre ans ; les bonnes fées
l'ont bien doué, et la méchante n'est pas venue a son
baptême. Il unit à la noblesse du visage et de la taille
celle du caractère et de l'âme. Il est à la fois sensible
(style du temps ), et fin, en langage de tous les temps.
Il a le tact, la discrétion, la mesure, l'à-propos, le discer-
nement, toutes les qualités qui, après bien des années,
faisaient dire devant moi, par M. Thiers, — que, « si le
roi Louis-Philippe avait ressemblé à son gendre, sa
dynastie serait encore sur le trône. » — Il est beau: je ne
l'ai vu qu'une fois, en 1864, à Vichy, buvant son verre
d'eau comme un simple mortel, et bien près, en effet,
de sa mort. Je n'ai pas oublié l'impression que produisit
sur moi l'aspect de ce grand vieillard, de cette douce et
majestueuse figure, empreinte de mélancolie, comme si
toutes les ombres du passé se fussent réunies sur son
front pour lui rappeler ce qu'il y a de vide dans les
existences les pins pleines, — surtout quand elles vont
finir.
Charlotte le vit, avec curiosité d'abord, puis avec in-
térêt, puis avec sympathie. Ils s'aimèrent; il y *eut de
graves difficultés, de sérieux obstacles, des propos calom-
2 12 NOUVEAUX SAMEDIS
nieux, d'inévitables retards. A la fin, l'amour triompha;
ils furent unis. D'après les renseignements véridiques,
mais probablement un peu secs, du baron de Stockmar,
M. Saint-René Taillandier a décrit avec un charme ex-
quis ce bonheur sans lendemains, d'autant plus délicieux
peut-être qu'il fut trop court pour être troublé. La vie
est si incertaine, l'homme si misérable, le cœur humain
si fragile, que ses sentiments offrent des contradictions
singulières. Il leur déplairait de ne pas se croire immor-
tels, et cependant ils ne sont jamais plus sûrs d'eux-
mêmes que sous forme de regrets, lorsqu'ils ont été bri-
sés dans leur fleur par un coup .de foudre. En cherchant
bien, je rencontrerais une preuve de cette inconséquence
jusque dans la vie du roi Léopold, dans les Mémoires de
Stockmar et dans le livre de M. Saint-René Tail-
landier *. Certes, ni le baron, ni l'écrivain français ne
marchandent leurs hommages h la reine des Belges, à
cette angélique Louise d'Orléans, qu'il suffisait de nom-
mer, au temps de nos rancunes et de nos violences, pour
apaiser les passions les plus hostiles. Sa mort fut un
deuil universel. En ces moments de crise et de malen-
tendus où nos haines frappaient souvent à côté, où
1. Je signale à M. Saint-René Taillandier, pour la prochaine
édition, une Jégère erreur. Xée en 1812, ce n'est pas à trente-
deux ans que la reine Louise est morte, mais à trente huit l.
i. Hélas ! quand j'écrivais ces tr)is ligues, Saint-René Taillandier n'avait plus
que quelques jours à vivre !...
SAINT-RENÉ TAILLANDIER 213
les mauvaises langues prétendaient que le beau-
n'était pas toujours d'accord avec son cendre,
elle personnifiait le charme, la pitié sereine, la vertu
aimable, la tendresse, la réconciliation et la paix. Sœur
aînée de deux princesses dignes d'elle, Française, dans
une parfaite mesure, sur le trône de Belgique, on la
voyait de loin compléter cette admirable famille qui eût
mérité de corriger les irrégularités de l'origine et de
conjurer les perfidies de la fortune. Un légitimiste spiri-
tuel disait d'elle : « J'ai connu des pères qui légitimaient
leurs enfants; la reine Louise possède assez de vertus et
de grâces pour légitimer son père. » — De vraies larmes
coulèrent de tous les yeux, à ces éloquen tes paroles tom-
bant du haut de la chaire catholique : « Dieu a voulu la
voir mourir à l'extrémité du royaume, afin que, portée à
travers nos provinces comme sur les bras des popula-
tions jusqu'au tombeau qu'elle avait choisi, elle impri-
mât en passant dans le cœur de tous l'empreinte de sa
sainte vie et de sa sainte mort. » Stockmar, protestant.
peu enthousiaste, perdant peu d'occasions d'exprimer
son antipathie contre Louis-Philippe et contre la France,
ajoute son témoignage à tous ces signes de regrets, de
vénération, d'admiration et de deuil.
Tout cela est incontestable, authentique; et pourtant
on ne dit pas, on ne croit pas que Léopold ait aimé
conde femme comme la première. Sans doute, il faut faire
la part de l'âge, des soucis du gouvernement, de la diffé-
214 NOUVEAUX SAMEDIS
rence entre les rêves d'avenir que représentait pour lui la
princesse Charlotte — car il avait chance d'être un jour en
Angleterre, si elle avait vécu, ce que fat, vingt-quatre ans
plus tard, son neveu le prince Albert, — et la placidité
positive d'une situation acquise. A quarante-deux ans, on
peut encore aimer et être aimé ; mais ce n'est plus du ro-
man, c'est de l'histoire. J'ai hâte d'ailleurs de l'avouer, à
travers mes lointains souvenirs ; l'esprit public était dès
lors tellement falsifié par l'esprit de parti, les journaux et
les causeries de salon accréditaient de telles sornettes,
qu'il est possible que je me trompe , que je prenne
des commérages pour des réalités. En supposant que je ne
me trompe pas, que la pieuse reine ait quelquefois
pleuré, il faudrait en conclure que, pour la tendresse et
la foi conjugales, le meilleur moyen de ne pas se dé-
mentir, se refroidir ou faiblir, c'est de n'en avoir pas le
temps. Pauvre Charlotte! son bonheur dura dix-huit
mois. Stockmarest ici un témoin précieux, et les habiles
retouches de M. Saint-René Taillandier n'ont pas de
peine à rendre très intéressant le texte primitif.
Léopold ne * fut pas seulement le mari sérieusement
épris de sa femme. Il fut son instituteur et son guide.
Elle trouva auprès de lui, dans un irrésistible mélange
d'affection et de sagesse, d'autorité et d'enjouement, ce
supplément d'éducation morale qui avait manqué à sa
première jeunesse. Rien de plus doux que cet enseigne-
ment où le cœur se fait complice de l'intelligence et de
S A I N T- R E N E TA I L L A A" D 1 E R 2 1 5
la raison, où chaque leçon ressemble à une caresse, où
l'élève découvre dans la supériorité du maître un motif
pour l'aimer davantage. Dans cette riche nature qui ne
péchait que par défaut d'équilibre, toute de premier mou-
vement, à la fois inquiétante et attrayante, peu faite et
peu disposée aux conventions sociales, princières et
mondaines, désorientée plutôt qu'égarée par les tristes
impressions de son adolescence, Léopold fit un triage
qui ne laissait de place qu'aux agréments et aux qua-
lités. Il l'amenait à se méfier de ses accès d'originalité et
de fantaisie qui n'ôtaient rien à son charme, mais dont
se formalisaient l'esprit de cour et la gravité britannique.
Il lui apprenait à être sage ; elle lui apprenait à être
heureux, et ils étaient quittes. — « On voit régner dans
cette maison, écrit le docteur Stockmar, l'union, la paix,
l'amour, en un mot, tout ce que réclame la félicité domes-
tique. Mon maître est le meilleur mari qu'il y ait dans
les cinq parties du inonde, et sa femme a pour lui une
somme d'affection qui ne peut être comparée qu'à la dette
anglaise. » — La comparaison est un peu lourde, mais
expressive. Pour comprendre à quel point l'aimable cou-
ple devait peu à peu devenir populaire, et tout ce que la
vieille Angleterre dut ressentir de joie et d'espérance
lorsque fut déclarée la grossesse de la princesse Char-
lotte, on doit remarquer que c'était là, pour le peuple
anglais, l'unique étoile, le seul rayon dans un ciel plus
sombre que le brouillard de la Tamise et la fumée des
216 NOUVEAUX SAMEDIS
usines de Londres. Malgré la victoire de lord Wellington
et les bruyantes ivresses de l'orgueil national, la situation
n'était pas gaie. Ce n'était pas sans écraser de charges
effrayantes lapropriété, l'agriculture, l'industrie et le com-
merce, que Pitt et son groupe avaient pusoutenir jusqu'au
bout la plus gigantesque des luttes contre le plus gigan-
tesque des vaincus. Les affaires mouraient de langueur,
les pauvres mouraient de faim. La misère — cette terrible
misère anglaise, qui grelotte sous les lambeaux d'une
robe de soie et d'un habit noir, — promenait son spectre
sinistre dans les ruisseaux de la Cité. Le budget étalait
les symptômes d'une hydropisie formidable. Le passif
atteignait des proportions qui n'auraient jamais été dé-
passées, si M. Gambetta et ses dignes collègues n'avaient
réussi à réaliser ce prodige. Cet ensemble plein de périls,
de souffrances et de menaces irritait les esprits, exacer-
bait les partis: l'exaspération gagnait de proche en pro-
che et montait de la rue dans le Parlement. Ajoutez à ce
bilan la folie du Roi, la scandaleuse inconduite et l'im-
popularité du régent: vous reconnaîtrez que les bons ci-
toyens de l'autre côté du détroit pouvaient tout craindre.
Il est vrai qu'ils avaient une ressource : proclamer la
République. Les malheureux n'y songeaient pas ; on ne
peut pas songer à tout. \Nous seuls, dans ces circon-
stances difficiles, avons cet esprit et ce bon sens. Aussi
nousa-t-on surnommés le peuple le plus spirituel de la
terre, et nous n'avons rien négligé, surtout dans ces der-
SAINT-RENÉ TAILLANDIER 217
niers temps, pour justifier cette agréable réputation.
On le sait, la grossesse de la princesse Charlotte eut
un dénouement tragique. Le récit de ces couches meur-
trières est d'autant plus émouvant, que Stockmar, en sa
qualité d'habile médecin, se trouvait dans une position
spéciale. Sincèrement dévoué, mais se sentant étranger
auprès des célèbres docteurs Baillie et Richard Croft, sa
responsabilité l'effraya, et cet effroi domina tout pour lui,
même le désir d'épargner à son prince, à son maître, la
plus cruelle des douleurs. Il se récusa, il s'abstint, alors
peut-être que ses conseils auraient pu sauver la malade.
M. Saint-René Taillandier le blâme franchement, et il a
bien raison ! Cette fois, la conscience tudesque de Stockmar
le servit mal: il se crut prudent, et il n'était qu'égoïste.
Mieux valait être responsable du malheur en s'eflV>rrant
de le prévenir qu'en évitant de le combattre. L'une des
deux responsabilités était plus commode que l'au-
tre, et dès lors un dévouement énergique n'aurait pas
dû s'y tromper. La scène est déchirante, et notre écri-
vain la retrace avec une âme, un relief, un attendrisse-
ment qu'on ne rencontre probablement pas, à un égal
degré, dans les Notes du baron. Quant à la douleur de
Léopold, elle fut immense, et même durable. Il put
guérir de sa blessure, mais il garda la cicatrice. — « Ce
qu'il éprouvait pour la princesse Charlotte, dit excellem-
ment M. Saint-René Taillandier, c'était vraiment de
l'amour. Il l'aimait pour sa valeur propre, il l'aimait
X******** 13
218 NOUVEAUX SAMEDIS
aussi comme une œuvre qui lui était personnelle. » — Et
plus loin, s'inspirant des souvenirs de famille rédigés
par le roi Léopold pour sa nièce Victoria et ajoutés par
elle au touchant volume qu'elle a consacré au prince
Albert : « Dans ces pages, où brille la poétique image de
Charlotte, c'est lui qui a tracé ces mots : (1862) « Le mois
de novembre 1817 a vu la ruine de cette intimité si douce
et le subit anéantissement de toute espérance et de
toute félicité pour le prince ; jamais il n'a retrouvé depuis
lors le sentiment de bonheur que lui avait procuré cette
courte période de son mariage. »
Vous me pardonnez, n'est-ce pas ? de m'être attardé
avec cette jeune et romanesque Charlotte qu'a saluée
lord Byron,et qui s'attarda si peu dans monde. M. Saint-
René Taillandier a inscrit deux noms à la première page
de son livre : deux têtes couronnées, dignes de la cou-
ronne! Un chapitre pour chacune d'elles, est-ce trop? En
un temps de prospérité monarchique peut-être: dans
un moment où les triomphes démocratiques inaugurent
la royauté de messieurs les avocats et de mesdames leurs
épouses, il est permis de murmurer avec une sympathie
mélancolique : « Il y avait une fois un Roi et une
Reine! »
SAINT-REM- TAILLANDIER 249
1!
Si j'arrive droit à la reine Victoria, au château de
Windsor, au Roman de la Reine, ce n'est pas sans laisser
sur mon chemin bien des sujets de regret. Quel drame ,
ce procès de la reine Caroline ! Quel couple étrange, ce
mari acharné à changer en scandales les imprudences de
sa femme, et cette femme heureuse et lière de donner
contre elle des armes à l'homme qu'elle déteste le plus !
Quelle bonne occasion de risquer une légère esquisse de
lord Brougham en un moment où le vicomte Othenin
d'Haussonville vient de le raconter et de le peindre dans
une ingénieuse notice l, et où la ville de Cannes, à peu
près créée par lui, va célébrer son centenaire en inau-
gurant sa statue! Comment résister au mystérieux attrait
de cette Grèce réveillée de son sommeil, soulevée contre
ses oppresseurs, retrouvant des soldats pour la défendre,
des poètes pour la chanter, offrant à lord Byron un tom-
beau digne de son génie, agitant l'Europe occidentale du
1. Etudes biographiques et littéraires, par le vicomte
d'Haussonville (1879 — Calmann-Lev
220 NOUVEAUX SAMEDIS
contre-coup de ses révoltes, inspirant un nombre incalcu-
lable de mauvais vers et de discours latins, obtenant de
l'imagination ce que la raison lui refuse, frappant d'im-
popularité quiconque lui marchande son enthousias-
me ou son appui, nous donnant l'illusion d'une glo-
rieuse Renaissance et le texte d'une réclame libérale, et
conservant, jusque dans ses défaillances ou ses faillites,
un tel prestige, que nous ne voulons pas savoir si ses
bandits ressemblent à des héros ou si ses héros ressem-
blent à des bandits ! Nous avons tous été, plus ou moins,
en 1828, pendant nos années de rhétorique, les amou-
reux de la Grèce moderne, comme on s'éprend d'une de
ces actrices qui électrisent toute une salle, sauf à dire
tout bas, quand on est trop bien renseigné sur les secrets
de la comédie : « C'est dommage ! » Mais, cette fois, quel
amour bizarre ! Lorsqu'une maman n'a pas renoncé à
plaire, elle voudrait bie*n pouvoir se faire passer pour sa
fille. Ici, la fille nous passionnait en se faisant passer
pour sa mère.
Peu s'en est fallu que Léopold ne fût le premier roi de
la Grèce libérée et régénérée; cet intéressant chapitre
nous le montre sous un aspect que nous n'avions pas
soupçonné: atteint d'une sorte de nostalgie poétique, qu'il
eut volontiers associée à ses idées de gouvernement. A ce
point de vue, il ne pouvait avoir de plus sage conseiller
que Stockmar. On a accusé, vous le savez, notre cher et
illustre M. de Villèle d'avoir dit, à propos d'Athènes, qu'il
SAINT-RENÉ TAILLANDIER Ji'i
n'avait aucune prévention contre cette localité. Le baron
de Stockmar était, semble-t-il, delà même école. — « La
Belgique, lui disait confidentiellemenl le roi Léopold, D'est
que de la prose; c'est la Grèce qui eût satisfait les
besoins poétiques de mon àme. » — A quoi I
tif Stockmar répliquait : « La poésie que vous eut
procurée la Grèce, j'en fais un cas médiocre... Je 1
nais pourtant que la vie du premier roi des Hellènes,
lorsqu'il sera mort après bien des épreuves, pourra
offrir aux poètes une riche matière d'inspirations
ques. » — Hélas! l'événement n'a pas justifié cette
spirituelle boutade. Au lieu d'inspirations homériques, le
pauvre roi Othon n'ajari: _. :é qu'un calembour
excellent, à quadruple détente, et tel que je voudrais bien
l'avoir fait. Quoique vous le connaissiez, je ne pnis
résistera l'envie de le répéter; car il honore, il illustre
notre siècle et notre langue. — « Que faut-il, disait
Odry, pour que la Grèce soit heureuse? —Il faut co-
ton, soie, fil et laine. i — Voilà ce que nous au-
rions perdu, si Léopold avait a( - conditions
qu'on lui imposait avant de lui permettre de passer roi.
Franchement, je suis de l'avis de Stockmar. Dans l'in-
térêt de Léopold, mieux valut la Belgique que la Grèce.
Il y avait là-bas, comme dit M. Jourdain, trop de brouil-
lamini et de tintamarre.
Aujourd'hui, ce prologue de royauté > : près
oublié ; mais, dans le temps, le refus du princv
222 NOUVEAUX SAMEDIS
motifs furent méconnus, dénaturés, défigurés, calomniés.
Tandis que Léopold, si fin pourtant, était joué par plus
fin que lui, parle comte Gapodistrias, l'Angleterre et les
chancelleries le soupçonnaient de ne refuser ce petit trône
que pour rester disponible à Londres, au milieu du dé-
sarroi des Georges et des Guillaume. Je cueille ici un sou-
venir personnel. Au commencement de ce mois de juillet
1830, qui devait si mal finir, j'étais à la campagne, aux
environs de Paris, chez M. H..., secrétaire du Conseil
d'État, héritier des meilleures traditions du groupe de
madame de Staël et de madame Suard, et lié avec toutes
les célébrités libérales, littéraires ou politiques de celte
époque. Chétif étudiant, perdu au milieu de cette élite
de beaux-esprits prédestinés aux académies et aux minis-
tères, je ne disais rien, ne pensais guère et n'en écoutais
que mieux. Ce jour-là, en dehors de la politique fran-
çaise qui allait être, comme le Dieu d'Israël, fidèle à
toutes ses menaces, on se préoccupait surtout d'un article
qui avait paru le matin dans la Revue française, et
non pas de France, légère variante que je signale à
M. Saint-René Taillandier. Célèbre alors et marchant côte
à côte avec le Globe, la Revue française avait pour prin-
cipaux rédacteurs MM. Guizot, Vitet, de Barante, de
Guizard, le duc de Broglie (l'ancien), Alexis de Saint-
Priest, de Rémusat, Trognon, Duvergier de Hauranne,
.etc. Son épigraphe que j'ai souvent citée parce que
SAINT-RENE TAILLANDIER
nous en avons fait la plus cruelle des ironies, étail
empruntée à Ovide :
Et quod nunc ratio est, impetus ante fuit,
ce qui signifie que, après avoir été impétueux, nous
allions être raisonnables: prédiction qui nous serre le
cœur, quand nous songeons que, trois semaines plus
tard, la fureur populaire, renversant l'antique monarchie,
préludait à un demi-siècle de révolutions, de calamités,
de crimes et de ruines,pour aboutir aujourd'hui même,
non plus à l'atténuation, à l'excuse, au pardon, non plus
même à la réhabilitation, mais à la glorification triom-
phale des assassins et des incendiaires de la Commune !
L'article en question, que l'on attribuait à M. de Ré-
musat ou à M. Duvergier de Hauranne, traitait fort
sévèrement, quoi qu'en fort beau style, le prince
Léopold, et s'associait aux injustes récriminations du
cabinet britannique et de la diplomatie européenne. Qui
leur eût dit pourtant, à ces spirituels libéraux, à ces
philhellènes de 1830, que ce prince accusé d'ambition, de
calcul, d'astuce et d'arrière- pensées égoïstes, deviendrait
bientôt, à force de sagesse, de modération, de clair-
voyance et de loyauté, un des plus précieux auxiliaires de
leur politique? Nous connaissons à présent les vrais mo-
tifs du refus de Léopold, et Stockmar, qui fut son con-
seiller, ne nous laisse là-dessus aucun doute. Sa con-
224 NOUVEAUX SAMEDIS
science et son honneur lui défendaient d'accepter cette
fragile couronne. A ses yeux, le premier devoir d'un
étranger appelé à régner sur un peuple était de s'assi-
miler assez étroitement cette nationalité nouvelle pour
rivaliser de patriotisme avec ses sujets les plus patriotes.
Or, le comte Capodistrias avait su lui persuader qu'il au-
r ait à soufTrir, dès le début, dans tous ses sentiments
d'Hellène adoptif et de citoyen de sa troisième patrie.
La suite a prouvé que les habiletés du rusé Corfiote res-
semblaient à des prophéties.
Mais il est temps d'arriver à Windsor. Si nous ne devons
plus y rencontrer Shakspeare ni Pope, nous n'y perdrons
r ien. Glissons donc rapidement sur la révolution belge,
que les voltairiens de 1830 surnommèrent une ébullition
d'eau bénite. Ne nous arrêtons pas à la fondation du
royaume de Belgique. M. Saint-René Taillandier se fait
ici — et il a bien raison ! — le contradicteur de Stockmar,
toujours enclin à médire de la France et du roi des Fran-
çais. Tout est bien qui finit bien. Le duc de Nemours ne
fut pas roi des Belges ; mais la France n'en fut pas
moins, en définitive, l'arbitre d'une situation dont notre
influence aplanit les difficultés et conjura les périls. Les
susceptibilités des puissances voisines furent déjouées ou
apaisées sans qu'il en coûtât rien à notre orgueil national.
L'armée française répara la déroute de l'armée delà Meuse,
et sauva la Belgique de l'invasion hollandaise. Ainsi, un
an, presque jour pour jour, après une Révolution qui ne
SAINT-RENE TAILLANDIER 225
pouvait manquer de l'affaiblir, notre gouvernement créait
aulieudedétruire, protégeait aulieu d'usurper, inaugurait
la politique d'équilibre au lieu de la politique d'aventure.
Il cessait d'être révolutionnaire pour devenir fondateur,
preuve d'une maturité précoce en dépit de ses récentes
origines qui lui conseillaient d'être jeune, et sortait de
ce dangereux défilé avec ce surcroît d'autorité que l'on
gagne en se réservant quand on pourrait s'imposer.
Singulière destinée de cette monarchie de 1830 ! Résis-
ter, quand un rien suffirait a l'abattre! Périr, quand il
faudrait si peu pour la faire vivre!
Tout cela, c'est de l'histoire. Stockmar y ajoute des
renseignements ; M. Saint-René Taillandier y réfute
des injustices avec un rare mélange de sagacité et de
droiture. Mais n'oublions pas qu'il nous a promis un
roman, — le Romande la Rei?ie,— el qu'il tient parole.
Vous savez comment se préparaient et se concluaient
autrefois les mariages princiers. On ne daignait pas même
consulter les deux principaux intéressés. A peine au sor-
tir de l'enfance, on les mariait par procuration. Leurs
fiançailles n'étaient qu'un article de plus dans un traité de
paix ou d'alliance. Sous prétexte que les extrêmes se
touchent, la politique, c'est-à-dire ce qu'il y a de plus
haïssable, accaparait, absorbait, opprimait ou remplaçait
ce qui existe de plus aimable, les premières tendresses de
deux jeunes coeurs qui demanderaient à se connaître
pour savoir si, en mottant d'accord deux nations et deux
226 NOUVEAUX SAMEDIS
souverains , ils peuvent aussi s'accorder. Ce qui en
résultait, vous le savez aussi. Bien des scandales de
haut parage n'oni pas eu d'autre cause et d'autre excuse.
Lorsque la main droite est trop froide, toute la chaleur
se réfugie dans la main gauche.
Ici, rien de pareil. Dès la première page, et quand le
dénouement est encore bien loin, on aspire je ne sais quel
suave parfum, comme si vous ouvriez votre fenêtre un
matin de printemps, après une ondée, et si un souffle
balsamique vous apportait les vagues senteurs des lilas,
des violettes et des primevères. — a II y avait longtemps,
nous dit M. Saint-René Taillandier, que deux personnes
de la famille, la duchesse douairière de Saxe-Gobourg et
son fils, le roi des Belges, avaient songé pour cet enfant
(le prince Albert), à un royal avenir. La vieille duchesse,
grand'mère à la fois du jeune prince Albert de Saxe-
Gobourg et de la jeune princesse Victoria, future reine
d'Angleterre, s'était dit bien souvent que son petit-tils
et sa petite-filie étaient destinés l'un à l'autre. L'idée d'un
mariage entre son cher petit Albert et sa chère petite
fleur-de-mai, comme elle appelait la princesse Victoria,
était le plus ardent de ses désirs. »
Six ans après, le roi des Belges écrivait à Stockmar
(mars 1836) :« il y avait plusieurs années que j'avais
conçu la plus haute idée de mon jeune neveu, le prince
Albert, si beau, si aimable, si richement doué: me voici
convaincu désormais qu'aucun des -princes n'est plus en
SAINT-RENÉ TAILLANDIER 227
mesure que lui de rendre ma nièce heureuse et de rem-
plir dignement cette difficile place d'époux de la reine
d'Angleterre. »
Voilà le préambule : il est bien simple, mais que d'in-
cidents pouvaient le compliquer! On la dit souvent, il
suffit que les parents arrangent d'avance un mariage,
pour que leur projet soit contrarié par ceux-là mémo
qui leur semblaient faits l'un pour l'autre. Le vieux
proverbe « loin des yeux, loin du cœur, » pourrait trou-
ver sa contre-partie dans les inconvénients du trop près.
Pour les âmes quelque peu romanesques, — et nous ne
comptons que celles-là, — les mariages de famille ont le
tort d'offrir un bonheur trop facile, trop prévu, de ne pas
ouvrir un champ assez vaste aux émotions, aux efforts,
aux alternatives de crainte, d'espérance et de certitude,
à ce sentiment profondément humain qui estime les biens
de ce monde, non pas par ce qu'ils valent, mais parce
qu'ils coûtent. On dirait que, pour des fiancés unis d'a-
vance par des liens de parenté, la différence, la grada-
tion ne peut exister que du moins au plus, qu'ils auront
toujours beaucoup de peine à reconnaître le moment où
leur affection quasi-fraternelle doit changer de nom. Ce
qu'il y a de remarquable et de charmant dans le roman
de la reine Victoria, c'est qu'il se forme, s'épanouit, s'em-
bellit, s'échauffe de tout ce qui refroidit et décolore les
unions de ce genre, et que les sentiments domestiques
s'y fondent, dans une douce harmonie, avec de plus \ \
228 NOUVEAUX SAMEDIS
tendresses. Aussi, chaque fois que cette note exquise
revient dans le récit, M. Saint-René Tallandier prend-il
soin, à l'aide d'un mot, d'une allusion délicate, de nous
montrer sous son véritable aspect « cette fleur rare des
chastes amours » — « Une affaire de la plus haute gra-
vité, affaire d'État, s'il en fût, avait été conduite comme
un roman, — un roman anglais, bien entendu. » — Hé-
las! oui, trop bien entendu, car ces romans ressemblent
fort peu aux nôtres ! Et plus loin : « Si nous les avions
toutes, ces missives intimes ..., ce serait vraiment un
tableau achevé, une de ces gracieuses images de la
vie domestique comme les aiment les romanciers anglais.
Quel peintre de cottages n'envierait l'expression de ces
joies familières! Le cottage ici, c'est le palais de Windsor:
mais telle est la simplicité de cette correspondance, que la
grandeurducadrenefaitaucuntortàlapoésiedeschoses.»
La situation de Victoria, en juin 1837, au moment où
mourait Guillaume IV, et où elle se trouvait presque en
même temps majeure et reine, n'avait rien qui pût faire
redouter pour elle les fadeurs d'un bonheur trop facile.
La politique, le Parlement, les ministres, les tories et les
whigs, se chargeaient de lui fournir surabondamment ces
complications, ces perplexités, ces difficultés, ces incer-
titudes, ce trouble qu'elle ne rencontrait ni dans son cœur,
ni dans celui du jeune prince. Dans ce chapitre où notre
historien s'est vraiment surpassé et auquel ni Walter Scott,
ni M. Guizot n'auraient refusé leur signature, lord Mel-
SAINT-RENÉ TAILLANDIER 229
bourne, M. Abercromby, sir Robert Peel, lord Wellington,
lord Palmerston et leurs collègues, personnifiaient à leur
manière ces puissances jalouses ourevêches, ces trouble-
fêtes, qui, dans les romans ordinaires, dans les poèmes,
les ballades ou les contes de fées, s'ingénient à contrarier
le bonheur des deux amants. C'est ici que le rôle de
Stockmar devient plus considérable encore et plus hono-
rable, que ses notes ou mémoires sont d'un intérêt plus
vif, et que nous pouvons apprécier l'amitié presque pater-
nelle de Léopold pour ce jeune couple, qu'il s'était plu à
marier dans sa pensée avant de l'avoir pour complice. Plus
que jamais il mérite que son nom soit associé à celui de
cette nièce dont le bonheur trop court fut en partie son
ouvrage. Nous parlions de roman anglais tout à l'heure.
S'il s'agissait d'un roman hindou, on pourrait dire que, au
moyen d'un de ses avatars dont Vichnou avait le secret,
Léopold, prince -consort ou mari de la reine et sa bien-
aimée Charlotte, reparaissaient et se reconnaissaient sous
les traits d'Albert et de Victoria. Albert fut en 1840 ce
que son oncle aurait été en J830, à la mort de
Georges IV.
« Le roi des Belges, nous dit M. Saint-René Tail-
landier, connaissait trop bien le terrain des stratégies
parlementaires de Londres pour ne pas se préoccuper des
périls auxquels sa nièce allait être exposée. Ce fut ce mo-
ment-là qu'il choisit pour donner Stockmar à la prin-
cesse Victoria (24 mai 1837), comme le plus sûr dos
230 NOUVEAUX SAMEDIS
conseillers et le plus dévoué des amis. L'ancien médecin
du prince Léopold, le docteur qui avait soigné le duc de
Kent à son lit de mort et veillé sur le berceau de la
future reine, a pu invoquer bien des titres d'honneur: il
n'en a pas de plus précieux que celui-là. »
Oui, mais l'esprit national anglais, si pointilleux,
si ombrageux, si exclusif, si susceptible, si jaloux de ses
prérogatives, s'inquiétait du rôle peu défini du doc-
teur. Il s'inquiétait surtout de la question de savoir ce
que serait, dans l'État, le mari de la Reine, quelle
devait être la limite de ses attributions, quel pouvait être
le danger de son influence, si, au lieu de se contenter
d'être le plus heureux époux et le premier gentle-
man du royaume, il aspirerait à devenir un personnage
politique. Il y eut là, pour Victoria, des froissements, de
secrètes souffrances, de douloureux scrupules, presque
des remords de tendresse, qui, si elle eût été tout à fait
romanesque, eussent remplacé pour elle ces obsta-
cles, ces péripéties nécessaires au charme du dénouement.
N'est-ce pas là une situation unique, une sorte d'antithèse
d'autant plus poignante qu'elle crée un contresens?
Plus la reine aimait le prince Albert, plus elle était heu-
reuse de son amour, plus aussi elle devait souffrir en se
voyant forcée d'être officiellement supérieure à lui.
M. Saint-René Taillandier analyse excellemment, avec
un tact, une délicatesse, un mélange de gravité et de dou-
ceur au-dessus de tout éloge, cette situation en parties
SAINT-RENE TAILLANDIER •„• ! I
doubles, le malaise ou du moins L'anxiété de cette femme,
de cette souveraine, obligée de subir par le dehors de
quoi troubler ou altérer ses joies intérieures, et de re-
garder presque comme son sujet celui qu'elle eût voulu
saluer comme son maître. Nos journaux charivariques
ont pu s'égayer dans le temps sur ce détail caracté-
ristique. Sous la plume de M. Saint-René Taillandier,
il redevient ce qu'il a été, ce qu'il devait être; touchant,
attendrissant, — j'allais dire pathétique. Même dans les
rangs ordinaires, une femme vraiment aimante, en pré-
sence de l'homme qu'elle a choisi et qu'elle sait digne
d'elle, éprouve un irrésistible besoin de soumission,
d'obéissance, d'infériorité. C'est en lui qu'elle met son
orgueil, c'est en lui qu'elle veut se retrouver, riche
de ses propres dépouilles, fière de tout ce qu'elle
abdique en son honneur. Par un perpétuel déplace-
ment de tout son être, il lui semble qu'elle ne serait
jamais plus heureuse, plus grande, plus complète, que le
jour où il serait tout et elle rien. Et une reine ! Quel sup-
plice que cette royauté qu'il ne lui est pas permis de par-
tager avec son époux et de donner avec son cœur ! Quel
charme si, au lieu de voir en lui le mari de la reine, elle
pouvait n'être plus reine qu'en qualité de femme du roi !
Eh bien, grâce aux bons conseils de Stockmar, à la
sagesse du jeune prince, aux habiles concessions des
hommes d'État, aux patriotiques inspirations qui adou-
cirent les susceptibilités nationales, les passions s'apaise-
232 NOUVEAUX SAMEDIS
rent, les obstacles s'aplanirent, les nuages se dissipèrent.
M. Saint-René Taillandier résume la situation en quel-
ques lignes. — « La loi politique, nous dit-il, n'avait
reçu aucune atteinte, en même temps que la loi chré-
tienne était admirablement maintenue et respectée. Le
prince, sans être roi, était le chef de sa famille. Ne pou-
vant être le premier dans l'État, il était, selon le vœu de
la reine, le premier dans sa maison. » — Quel charmant
mariage! En dépit du climat de Londres, il éclaire d'un
rayon de soleil les pages qui nous le racontent: — « Il y
a quelque chose de bien plus expressif encore dans ce
frémissement silencieux de joie et de tendresse que toute
la nation ressentit d'un bout du royaume à l'autre. On
sait combien les Anglais ont le sentiment de la vie de
famille. Avec quelle grâce les romanciers et les poètes,
surtout depuis Cowper et Woodsworth, n'ont-ils pas fait
vibrer les cordes intimes ! L'Angleterre politique, dans
son rude bon sens, était impatiente de voir la reine se
donner un soutien ; l'Angleterre tout entière, dans son
poétique sentiment de l'amour, fut attendrie et charmée
du roman de la reine. A voir ce jeune prince, dans la
fleur de ses vingt et un ans, emmener ainsi sa jeune
épouse à l'abri des hautes tours gothiques de Windsor,
toute la vieille Angleterre en reçut comme un rayon de
soleil. La terre britannique semblait transfigurée; les
fraîches prairies étaient plus fraîches, les doux cottages
étaient plus doux».. »
SAINT-RENÉ TAILLANDIER 233
Je vous le disais bien, que M. Saint-René Taillandier
est poète ! Hélas! le mot est d'autant plus juste qu'il lui
a fallu un effort d'imagination pour se figurer ces joies
nationales, ces tressaillements populaires, celte faculté
d'assimilation qui donnait à tous les Anglais une part
dans cette fête royale. En France, ce sentiment n'existe pas
ou n'existe plus. Il s'éteignait déjà à cette époque, et les
quolibets ou les sarcasmes n'épargnaient pas plus le
château de Windsor ou le palais de Saint-James que
Neuilly ou les Tuileries. On sait combien fut fécond le
mariage salué avec tant de joie par ie patriotisme britan-
nique. A chaque nouvelle grossesse de la reine, nos
économistes républicains, ces fanatiques d'épargne qui
nous représentaient chaque matin comme ruinés par
notre gouvernement, s'inquiétaient bruyamment pour
le budget de nos voisins, calculaient ce qu'allait coûter
la naissance de ce prince ou de cette princesse, et en con-
cluaient que le régime monarchique est écrasant pour
les peuples. L'événement leur a donné raison; il nous
est prouvé aujourd'hui que la République prend bien
plus de souci de notre argent et coûte beaucoup moins
cher; mais en février 1340, les Anglaisétaient d'un autre
avis. Malgré leurs lois qui plaçaient en dehors de la po-
litique la personne royale et permettaient au gouver-
nement de fonctionner sous un régent odieux ou un roi
fou, il leur plaisait, après la folie de Georges III, les
scandales de Georges IV et le règne insignifiant de Guil-
234 NOUVEAUX SAMEDIS
laume IV, de pouvoir enfin élever et arrêter leurs re-
gards sur deux nobles et radieuses figures. Nous autres
Français, plus intelligents et plus progressifs, nous ne
pouvons pourtant ni les blâmer ni les plaindre. Malheur
aux peuples qui aiment mieux ne pas estimer ceux qui
les gouvernent qu'être gouvernés par ceux qu'ils
estiment !
Que ne puis-je suivre notre éminent écrivain dans tout
le cours de ce beau récit qui va jusqu'à la mort du prince
Albert, de Stockmar et du roi Léopoîd ? (1861-1865.) Mais
je l'ai dit, je ne pouvais que cueillir une gerbe dans cette
moisson, deux fleurs dans cette riche corbeille. Elles sont
rares, aujourd'hui, les fleurs royales, et, si l'on nous
disait en latin : « Manibus date lilia plenis- ! » nous
serions forcés de répondre que nous avons perdu notre
latin, que les lis nous manquent et que nous n'avons
plus les mains pleines. Consolons-nous du moins
avec des hommes tels que M. Saint-René Taillandier,
avec cette âme si française, cet esprit si libéral, ce style si
noble et si pur. Sa littérature me dédommage de notre
politique. Chaque fois que, les yeux fixés sur nos sei-
gneurs et maîtres, je serai tenté de douter qu'il y ait en-
core une France, je le relirai, et je ne douterai plus.
XI
SILVESTRE DE SACY
2 3 février 187 9
Je voudrais aujourd'hui essayer d'esquisser, d'après
mes souvenirs, une physionomie, un type, qui, dans
l'effacement général de figures contemporaines, avait su
garder jusqu'au bout son relief particulier el sod cachet
original. Tout ne mérite pas l'admiration, ni même
l'assentiment dans la vie 1 et dans les écrits de M. Sil-
vestre de Sacy ; il a eu, lui aussi, sa crise : si j'osais, je
dirais qu'il à jeté sa gourme a soixante ans: d'autant
moins explicable celle-là, qu'elle semblait plus contraire
à ses habitudes, à son éducation et à ' Sa littéra-
ture a été trop exclusive. Il était de ceux qui disaient
1. Il s'agit ici, bien entendu, de la vie publique. La vie pri-
vée était admirable.
236 NOUVEAUX SAMEDIS
comme Royer-Collard : « Je ne lis plus, je relis, » — ce
qui m'a toujours paru la marque d'une manie ou
d'une faiblesse d'esprit plutôt que d'une supériorité
quelconque. Enfermé dans son xvir3 siècle avec deux
petites fenêtres, ouvertes Uune sur le xvnr3, l'autre
sur le xvie, il ne critiquait pas le nôtre, il l'ignorait,
et cette ignorance volontaire le disposait à de sin-
gulières injustices. Après un intervalle de vingt-
cinq ans, je me souviens encore de l'effet de stupeur,
presque de scandale, qu'il produisit sur moi, dans une
de nos premières causeries. Eu 1854, à une époque où
le génie et la gloire de Victor Hugo étaient intacts, où le
nom de Chateaubriand n'avait rien perdu de son pres-
tige, où Lamennais venait à peine de s'éteindre, où
Lamartine, Cousin, Guizot, Augustin Thierry, Yillemain,
Sainte-Beuve, Michelet, Alfred de Vigny, Alfred de Mus-
set, Montalernbert, Lacordaire, Tocqueviile, Mérimée,
George Sand, Thiers, Alexandre Dumas, Théophile Gau-
tier, Ponsard, étaient encore debout, il me dit avec une
résignation comique : « Que voulez-vous ? un pays ne
peut pas avoir, de suite, quatre grands siècles littéraires:
nous avons eu le xvie, le xvne et le xvme: c'est fini ! •
En outre, à force de rechercher la perfection et de
prêcher d'exemple la sobriété, il nous faisait songer, tan-
tôt an mot de M. Hugo sur les mauvais estomacs forcés
d'être sobres, tantôt à un mot plus rabelaisien qu'Auguste
Préault appliquait à M. Ingres pour donner à un célèbre
SILVESTRE DE SACY 237
pharmacien une idée de la différence entre te peintre de
Stratonice et le peintre des Massacres de Scio.
Et pourtant, quand je me recueille pour retrouver en
moi-même l'image du prosateur exquis, du littérateur
éminent, de l'homme excellent, dont la mon est un deuil
pour quiconque préfère la qualité à la quantité, je me
dis, non seulement que ces bizarreries, ces lacunes, ces
partis pris, ces faiblesses ou ces manies notaient rien à
la saveur de son talent et à l'attrait de sa personne, mais
qu'on ne le voudrait pas différent. Il y a eu de l'har-
monie dans ses contrastes, de l'accord dans ses disparates,
et il semble qu'il serait moins complet s'il avait voulu
être toujours ressemblant. Je le revois en idée à l'Insti-
tut, dans son cabinet de travail ; son front chauve sous
sa calotte de velours noir, ses lèvres minces et tines, ses
petits yeux gris au regard vif, son honnête visage tour
à tour empreint de naïveté et de malice, de gravité et
d'enjouement, d'austérité janséniste relevée d'un grain
de sel gaulois; heureux, à l'aise dans ce milieu paisible
de lecture, d'étude, de savoir et de silence ; bénédictin
laïque, bibliothèque vivante à deux pasd'unebibliothèque
publique, s'assimilant peu à peu ses livres préft
ses auteurs de prédilection ; retardant de deux cents ans
sans paraître un anachronisme: ne trouvant pas de par-
fum préférable à celui des vieilles reliures; plus familier
avec le passé qu'avec le présent, tel enfin qu'on était
souvent tenté de lui demander des nouvelles de la mar
238 NOUVEAUX SAMEDIS
quise de Se vigne, delà mère Angélique on de Jaqneline
Pascal, plutôt que de s'enquérir de son opinion sur la
guerre de Crimée ou les séances du Corps législatif. Je
viens de nommer madame de Sévigné. Je lis dans une
jolie page : « Sacy nous dit qu'il eût regardé comme un
bonheur suprême d'être enfermé pendant trois mois en
tête-à-tête avec l'incomparable marquise. Vraiment, il
n'est pas dégoûté ! Lui, c'est fort bien, mais elle ?... » —
Puis le malicieux écrivain se .ravise, et il ajoute . « Ce
qui n'empêche pas que Sacy ne soit, malgré tout, unena-
ture. » — J'aurais dit plus simplement un caractère avant
lecurieuxepisodequifitdeM.de Sacy un sénateur. Main-
tenant, je dirais une âme, ce qui a bien aussi son mérite-
C'est en 1828 , sous le ministère Martignac , de
douce et mélancolique mémoire, que M. de Sacy débuta
dans la presse militante, sous le regard vigilant et le
patronage à la fois bienveillant ef redoutable de MM. Ber-
tin. Il entra au Journal des Débats, et ne le quitta
plus. Dans son discours de réception à l'Académie fran-
çaise, et, trois ans après, dans la préface de ses Variétés
littéraires, il a rendu hommage à ce ministère qui aurait
pu tout sauver si l'opposition acharnée de la gauche
n'avait justifié les méfiances de Charles X. — « La France,
disait-il, n'a pas vu de plus beaux jours que ces jours
d'illusion et d'espérance ! M. de Martignac était minis-
tre. La modération de son esprit et le charme de sa parole
aplanissaient les difficultés. C'est bien de lui qu'on peut
SILVESTRE DE SACV 239
dire que la persuasion coulait de ses lèvres. J'ai entendu
de plus grands orateurs; je n'en ai pas entendu de plus
séduisants. La grâce répandue sur toute sa personne
désarmait d'avance ses adversaires... » — Il faudrait
cit^r tout ce passage, qui se termine par un aveu bien
significatif sous une plume si honnête, guidée par une
conscience si timorée : « L'année 1830, cette sombre et
mémorable année, me laisse moins tranquille... » A ce
souvenir d'apaisement je puis en ajouter un autre, plus
respectable encore et plus sacré. En remontant jusqu'à
mes années de collège, je rencontre, sous la nef de Saint-
Sulpice, l'illustre orientaliste Silvestre de Sacy, père de
celui qui vient de mourir, agenouillé et priant devant
le maître-autel. Jamais la vertu, la foi, la piété, et —
disons le mot, — la dévotion, ne m'apparurent sous un
aspect plus vénérable. C'était l'image de la vraie science
se déclarant ignorante devant Dieu et s'absorbant dans la
lumière immortelle. Si ce fut là un type de janséniste, il
m'est difficile d'y voir le synonyme d'un hérétique. Soyons
justes! L'homme qui eut l'honneur de porter ce beau
nom, de grandir au milieu de pareilles leçons et de pa-
reils exemples, avait le droit de ne pas chercher la vérité
hors de ses traditions de famille.
Plus tard, quand j'ai connu M. de Sacy, je me suis de-
mandé souvent comment cet esprit correct, sobre, amou-
reux de la perfection, méticuleux dans le choix de ses
mots et de ses phrases, hostile à l'improvisation litté-
240 NOUVEAUX SAMEDIS
raire, avait pu s'accommoder des hâtives exigences du
journalisme. Il me grondait doucement de mon engage-
ment hebdomadaire: « Quand on écrit un article par
semaine, me disait-il, c'est beaucoup s'il y en a un de
bon sur quatre ! » —J'aurais pului répondre que c'était,
en effet, beaucoup pour moi, et que je n'en demandais
pas tant. Mais, lui ! à dater de 1824, et pendant tout
le règne de Louis-Philippe, ce fut presque jour par
jour qu'il jeta sa noble prose au minotaure politi-
que : un de ses collègues vient de nous apprendre que,
au moment de sa candidature à l'Académie, vers 1854,
n'ayant encore rien publié sous forme de livre, il
avait écrit un nombre de lignes égal à trente volumes
in-folio. Évidemment, il fit, dès cette époque, deux parts
dans sa littérature; l'une pour le public, l'autre pour lui-
même; l'une où il dispensait parfois la polémique de lui
suggérer le mot exact, l'expression nécessaire, et où il
se consolait en songeant que la curiosité et la passion,
ces deux aliments ou éléments du journalisme, ne sont
ni puristes, ni stylistes ; l'autre, où il se recueillait dans
son for intérieur, redevenait le lettré par excellence,
priait tout bas Montaigne, Pascal ou Bourdaloue d'am-
nistier ses Premier-Paris, et s'identifiait si bien avec ses
modèles que, le lendemain, il avait à faire un effort pour
taquiner le ministère Polignac ou soutenir le ministère
Mole. Cette seconde part finit par prévaloir et le reconqué-
rir tout entier. A l'époque où je lui fus présenté par mon
SILVESTRE DE SACY 241
cher d'Ortigue, si digne de l'apprécier et offrant avec
lui plusieurs traits de ressemblance, la grande généra-
tion des Berlin avait disparu ; Armand Bertin les avait
suivis de près. Il ne restait plus qu'Edouard, artiste plu-
tôt que politique, maladif, et je crois, passablement
voltairien: et le général Bertin de Vaux, homme spiri-
tuel et charmant, dont les anecdotes quelque peu
scandalisaient et amusaient le disciple de Port-Royal. Ces
scènes ne manquaient pas de comique : le général racon-
tait, par exemple, avec un grand luxe de pantomime,
l'impression qu'avait produite sur lui telle actrice des
Bouffes ou telle danseuse de l'Opéra. Soudain, il s'aper-
cevait qu'un tout jeune homme, son pupille ou son til-
leul, entré à pas de loup pendant son monologue, écoutait
d'une oreille trop attentive. Aiors il changeait de ton. —
Viens ici ! disait-il au jeune homme, de sa plus belle voix
de commandement. Tu sais que je t'ai toujours prêché la
morale la plus pure: mais il faut servir les gens selon leur
goût. Si je raconte cette histoire, c'est pour Sacy, qui est
un affreux libertin ! » A ces mots, les rires redoublaient :
honnête gaieté des belles âmes !
M. de Sacy, dans cette nouvelle phase, académicien
déjà ou sûr de sa prochaine élection, présidait et dirigeait
plutôt qu'il ne rédigeait. Le service du. Premier-Paris était
confié alternativement à M. Alloury et à Prévost-Paradol.
M. Alloury était sourd, lourd, maussade, ennuyeux, dés-
agréable; mais Prévost-Paradol ! — « Ses quinzaines
242 NOUVEAUX SAMEDIS
pour moi le paradis! » me disait M. de Sacy. — C'était, en
effet, le charmeur avec un mélange de grâce et de bonté
qui le rendait irrésistible. Il avait pour son chef, pour son
ancien, des attentions, des soins d'une délicatesse fé-
minine, d'une tendresse filiale. La souplesse de son
esprit, qui lui donnait tant d'avantages en un temps où
les malices vivaient de sous-entendus, où l'épigramme
se cachait, à doses homœopathiques, dans un point d'in-
terrogation, une parenthèse ou une réticence, se retrou-
vait dans tous les détails de la vie intime et réussissait à
déguiser ce que la besogne quotidienne a nécessaire-
ment de fastidieux et de monotone. Pauvre Prévost-
Paradol ! Si spirituel, et si aimable! Rencontrant
partout ce sourire de bienvenue qui accueille les natures
privilégiées ! Il avait ce secret rare, d'être heureux sans
être envié, d'être agressif sans être haï. On eût dit que
les bonnes fées, groupées autour deson berceau, raccom-
pagnaient sur sa route, écartaient les obstacles, conju-
raient les périls, et, d'un coup de baguette, changeaient
sous ses pas les épines en fleurs, les ronces en rosiers,
les feuilles en palmes. Hélas ! Elles se sont lassées en
chemin, ou plutôt elles ont reculé d'épouvante, en face
d'effroyables calamités qui défiaient leur puissance. Pour
nous, en nous remémorant la fin mystérieuse et tragique
de cette brillante destinée, souvenons-nous du moins
que deux anges prient pour Prévost-Paradol ; l'un dans
le cloître, l'autre dans le ciel.
SILVESTRE DE SACY 243
En 1858, M. de Sacy était déjà de l'Académie depuis
quatre ans, lorsqu'il publia le plus considérable, —
j'allais dire le seul, — de ses ouvrages : Variétés litté-
raires, historiques et morales (2 vol. in-8). Ici, ma res-
pectueuse sympathie m'autorise à une franchise absolue.
Dans leur ensemble, sauf quelques exceptions où se
reconnaissaient l'originalité et la passion de l'écrivain
bibliophile, ces deux volumes ne dépassent pas la bonne
moyenne d'une bonne littérature révélant un bon esprit
dans un bon style. C'est ce que Sainte-Beuve appelait
de l'excellent Sacy ordinaire ; c'est du Féletz, plus sé-
rieux et plus solide, avec un peu moins d'agrément mon-
dain. Comment s'en étonner? On; rencontre dans ces
pages les noms de Chateaubriand , de Saint-Marc
Girardin, de J.-J. Ampère, de M. Delécluze, de Philarèle
Chasles,de Villemain, de M. de Rémusat, de Jules Janin,
etc., etc. Or, M. de Sacy, — nous l'avons dit et il ne s'en
cachait guère, — ne croyait pas à la littérature moderne.
Il vivait en idée hors de son mouvement, de son bruit,
de ses ardeurs, de ses beautés, de ses innovations, de ses
-luttes, de ses crises, de ses aspirations, de ses défaillances.
C'était un survivant du grand siècle, un contemporain
de Nicole et de Saint-Cyran, se prêtant de bonne grâce
aux convenances de précieuses amitiés, aux devoirs de
rédacteur en chef du plus littéraire de nos journaux
français, et parlant correctement, sagement, ingénieu-
sement, mais sans conviction et sans feu, des contem-
244 NOUVEAUX SAMEDIS
porains de René et de Jocelyn. Une condition essentielle
pour juger les oeuvres de son temps, c'est d'être de son
temps, dût-on en partager les erreurs, les travers et les
folies, dût-on se jeter aveuglément dans la mêlée pour en
rapporter plus de horions que de chevrons. Dès que l'on
se sent en arrière, même d'une seule génération, il y
aurait lieu souvent de se récuser et de s'abstenir. S'il
nous arrive à nous, plus jeunes que M. de Sacy et infi-
niment plus ouverts aux séductions de la poésie et de la
prose modernes, de tenir entre nos mains un livre à
la mode, et de dire : « C'est possible, c'est peut-être très
beau, mais je n'en ai pas le sens, » qu'est-ce donc quand
il faut franchir un espace de deux cents ans pour se
mettre au courant de son sujet, et remplacer la paire de
socques par les bottes de sept lieues?
Non, ce n'est pas dans les Variétés littéraires qu'il sied
de chercher le vrai Sacy : c'est dans ses admirables pré-
faces de Y Introduction à la vie dévote, de saint François
de Sales, du Traité de la connaissance de Dieu et de soi-
même, deBossuet, et surtout de la nouvelle édition des
Lettres provinciales. (Jouaust, 1877.) Lcà, il est supérieur,
incomparable, inimitable; il est chez lui, dans toute l'ex-
quise originalité d'un talent d'autant plus personne!,
qu'il semble s'appliquer et s'ajuster à l'œuvre d'autrui.
C'est la perfection émouvante et persuasive, la plus rare
de toutes. Avec moins de souffle et d'envergure que Vic-
tor Cousin, avec moins d'éclat que les pages célèbres de
SILVESTRE DE SAC Y 245
Madame de Longueville et de Madame de Rautefort, il
pénètre plus sûrement dans notre cœur, parce qu'il est
plus sincère, parce qu'il a toujours l'air de se contenir
au lieu de se monter, de s'exalter, de joindre aune élo-
quence naturelle l'émotion factice et voulue du grand
artiste. Qne ne puis-je citer le délicieux passage où M. de
Sacy rivalise de fraîcheur et de grâce descriptive avec
son saint? — « On croit cheminer avec le saint évoque
le long des torrents ou sur le penchant des montagnes
de son pays, et respirer, en l'écoutant, l'odeur des buis-
sons. C'est le vieillard de Virgile, devenu chrétien, qui
ne connaît des choses de ce monde que le bourdonne-
ment de ses abeilles, la fraîcheur de ses roses, le chant
de ses oiseaux, et qui n'emprunte qu'à son ménage rus-
tique les comparaisons dont il égaie ses sentences, etc.,
etc.. »
Et, dans la préface du Traité de la connaissance de
Dieu et de soi-même, quelle fermeté ! quelle élévation !
quelle revanche du spiritualisme chrétien contre les
subtilités philosophiques qui aboutissent toutes ou pres-
que toutes à nier l'existence de Dieu et l'immortalité de
l'âme! Quels accents prophétiques, notamment à la pi
27 ! — « Si vous ne voulez pas que ce monde devienne
un enfer où des damnés se disputeraient avec fureur,
s'arracheraient avec rage de courtes et amères jouis-,
sances, n'éveillez pas, par de téméraires promis-
espérances que vous ne satisferez jamais: Ou tout espoir
246 NOUVEAUX SAMEDIS
d'un paradis vous trompe, et le vœu de nos cœurs ne
répond à rien, ouïe vrai, le seul paradis est celui dont
le christianismenous découvre la magnifique perspective
dans une vie future. Là seulement toutes les larmes seront
essuyées par la main d'un Dieu clément et bon, etc. , etc. . . »
— Ce qui attriste, c'est de songer que ces vérités éloquen-
tes s'enferment dans le plus pur rayon des bibliothèques
d'élite, et que, tous les matins, des milliers de journaux
à un sou disent au pauvre peuple le contraire.
Mais le chef-d'œuvre de M. de Sacy, c'est selon moi,
sa préface des Lettres provinciales. On est touché aux
larmes en voyant un janséniste avéré, un janséniste de
race, et, pour ainsi dire, d'obligation héréditaire, parler
de ces terribles Provinciales avec une impartialité se-
reine que n'imiteraient certainement pas les détracteurs
de Port-Royal. Quel aimable retour sur son enfance, sur
cette éducation à la fois si chrétienne et si compréhensive,
sur cette vie de famille où la mère et les filles interrom-
paient leur lecture pour dire chaque jour, aux heures
prescrites, les divers offices de l'Église: et tout cela sans
étalage, sans pédantisme de dévotion, avec la simplicité
du bon vieux temps! La prière alternait avec une tragé-
die de Racine, une comédie de Molière, ou même un cha-
pitre de Gil-Blas, un chant de la Jérusalem délivrée. Je ne
saurais vous donner une idée du charme de cette page
émue, attendrie, souvenir des années heureuses évoqué
par un vieillard. C'est comme un baume appliqué par
SILVESTRE DE SACTY JiT
unemain discrète sur les blessures que nous font sanscesse
les scandales de la politique, les vulgarités du trottoir et
de la rue : comme une fleur rare que l'on détacherait de
sa tige au moment où la tempête et la grêle viennent dévas-
ter le jardin; comme une odeur suave que l'on découvrirait
au fond d'une coupe de vieux Sèvres pendant qu'une foule
brutale saccagerait tout le magasin. L'auteur s'élève
encore plus haut, lorsqu'il nous dit : « Pascal, s'il reve-
nait au monde, referait-il les Lettres provinciales ? Se
rangerait-il avec les ennemis des jésuites? Non; car, je
vous en prie, quels auxiliaires aurait-il? En quelle com-
pagnie se trouverait-il ? N'est-il pas clair qu'à l'heure
actuelle, sous le nom des jésuites, c'est l'Église catholique
tout entière qu'on attaque, derrière L'Église catholique
le christianisme même, et, avec le christianisme, toute
foi en Dieu, toute croyance en l'immortalité de l'âme et
en une vie future, c'est-à-dire le principe de tout droit et
de toute justice?... « — Et plus loin: • Ah! cette plume
qui a écrit pour un autre temps les Lettres provinciales,
si Pascal la trempait encore dans une encre amère, ce
serait contre ces penseurs indépendants qui insultent et
outragent toute pensée qui n'est pas la leur!... • Non,
jamais l'éloquence au service de la vérité ne parla un
plus pur, un plus beau, un plus noble lui.
Je m'aperçois, — un peu tard, — que j'avais compté
glaner des souvenirs, et que je fais de la critique litté-
raire. Nous parlions tout à l'heure des contrastes qui ren-
248 NOUVEAUX SAMEDIS
daient si piquante cette austère physionomie, et des me-
nus détails qui la complètent. En voici un que je ne crois
pas inédit. M. de Sacy causait avec un collègue des fu-
nestes effets que l'alcoolisme produit sur les plus belles
intelligences: — « Après tout, disait-il, rien ne porte
plus à l'indulgence qu'un sincère retour sur soi-même...
Tenez, moi qui vous parle, pendant une saison où ma
femme et mes enfants étaient à la campagne, je déjeu-
nais seul, un livre dans une main et mon verre dans
l'autre... Je lisais, je buvais, et tout à coup jem'aperçus
que, si je n'y prenais pas garde, peu à peu j'arriverais à
boire, à moi tout seul, ma demi-bouteille ! »
Lorsque M. Ernest Renan, aujourd'hui académicien,
publia la Vie de Jésus, M. de Sacy l'annonça dans les
Débats avec bienveillance, quoique sous toutes réserves :
— « Voici, ajoutait-il, un cinquième Évangile, l'Évan-
gile selon Renan. Je m'en tiens aux Évangiles selon
saint Luc, saint Matthieu, saint Marc et saint Jean : je ne
crois pas au cinquième... » Bien récemment, au mois de
juillet, l'Académie française, dans une de ses séances
intimes, discutait les titres des divers candidats a la
succession de Claude Bernard. M. de Sacy se déclara
pour M. Renan, et, me disait un autre de ses collègues
qui s'y connaît, il expliqua si bien comme quoi il
prétendait rester catholique sincère tout en votant
pour l'auteur de la Vie de Jésus , il donna ses
raisons avec une si merveilleuse éloquence, que nous
SILVESTRE DE SACY 249
étions tous sous le charme, et que ceux d'entre nous qui
ont passé par le Parlement murmuraient : « C'est dom-
mage, il est encore plus orateur qu'écrivain !» — Eh
bien, voici ce qui m'est arrivé avec ce même homme
dont l'habit vert avait la manche si large. Nous dînions
ensemble chez If. Guvillier-Fleury. J'étais placé entre
M. de Sacy et Hippolyte R..., un écrivain très spirituel et
très sympathique, dant la mort prématurée fut un deuil
pour le Journal des Débats et pour les lettres. Hippo-
lyte R... connaissait mon goût très vif pour le spectacle,
me parlait des pièces nouvelles, et, comme on n'est pas
fâché, même en écrivant aux Débats, d'avoir une femme
pieuse, il me dit qu'une de ses joies, après une journée
de travail, était d'aller au théâtre avec sa femme, dont le
confesseur accordait là-dessus toute permission. — Alors,
voilà M. de Sacy, habituellement un peu pâle, qui de-
vient écarlate. Peu s'en fallut qu'il ne frappât à coups de
poing sur la table. —«Monsieur!... messieurs! nous
dit-il d'une voix courroucée, sachez que, s'il y a à Paris
un confesseur, un prêtre, qui permette à une femme le
spectacle, qui l'encourage à fréquenter les théâtres,...
même avec son mari,... c'est que ce confesseur, ce prêtre
a perdu le véritable esprit chrétien, le véritable esprit
de l'Église!... »
Ce sont là des disparates épisodiques ou anecdotiqui'S.
Parlerai-je du contraste que l'on pourrait appeler histori-
que ou politique? En se ralliant à l'Empire après qua-
250 NOUVEAUX SAMEDIS
rante ans d'honnête libéralisme, M. de Sacy fut moins
un grand coupable qu'un petit innocent. Pour un rien,
on aurait dit de ce sexagénaire ensorcelé, qui n'avait
pas eu de jeunesse : « Il faut bien que jeunesse se passe h
D'ordinaire, en pareil cas, les vaincus sont impitoyables,
les uns parce qu'ils se sentent assez forts pour être sûrs
d'eux-mêmes, les autres parce qu'ils se savent assez fai-
bles pour envier le délinquant.
Eh bien , nous fîmes presque une exception en l'hon-
neur de M. de Sacy. Il eut encore cette originalité et ce
privilège, que, au lieu de se fâcher, on se contenta de
sourire, et que les gros mots d'apostat, de renégat et de
transfuge lui furent poliment épargnés. Il y avait tant de
bonhomie dans son enthousiasme ! tant de naïveté dans
ses extases! On devinait si bien qu'il n'était pas perverti,
mais ébloui ! Nous pouvions dire, en rappelant deux
contes charmants de Voltaire, qu'il était ingénu parce
qu'il n'avait jamais été mondain. La cour, ies grandes
dames en grande toilette, les robes décolletées, les belles
épaules, lui révélaient tout un nouvel univers. Son air
de béatitude, devant ces apparitions souveraines, eût
désarmé les plus rigoristes. Tout au plus quelque sévère
janséniste aurait pu lui reprocher de trop sacrifier à
la Nature en se laissant subjuguer par la Grâce.
Somme toute, et après avoir établi la balance entre
les qualités et les défauts, entre les vertus et les faiblesses,
saluons M. Silvestre de Sacv avec un mélange de res-
SILVESTRE DE SACV -j.,1
pect, d'estime et de regret ! Reconnaissons en lui l'homme
de bien, le chrétien sincère, lecri vain exquis, le moraliste
et le lettré de la trempe la plus pure! Il a été un des
derniers confidents desplus beaux génies qui aient jamais
existé, un des derniers dépositaires de ces nobles tradi-
tions qui ne seront bientôt qu'un souvenir, un des der-
niers gardiens de cette pauvre langue française que nous
appellerions volontiers la Fille mal gardée. Oui, que
notre adieu soit un hommage! Nous n'avons plus le droit
d'être difficiles!
XII
HENRY HOUSSAYE 1
9 mars 187 9.
On admire les fils de leurs œuvres, et l'on a bien rai-
son; toute difficulté vaincue mérite de vives sympatries,
et il est peut-être moins difficile de faire beaucoup avec
quelque chose que quelque chose avec rien. Il existe pour-
tant un genre de mérite auquel on doit une estime plus
particulière. C'est celui du fils de famille littéraire, du
jeune homme né sous les auspices les plus favorables,
ayant d'avance, comme on dit vulgairement, le pied à
l'étrier, débutant dans le monde et dans les lettres avec
un nom tout fait, des séductions et des facilités de toutes
sortes, un entourage prêt à l'applaudir, et ne profitant
1. Histoire d'Alcibiade. —Athènes, Rome, Paris, l'histoire
et les mœurs.
HENRY HOUSSÀYE 253
de ces avantages que pour travailler et réussir dans <h'>
conditions plus austères, sur une voie plus âpre, à l'aide
d'études plus sérieuses, plus savantes et plus fortes.
M. Dumas fils a été souvent cité et loué pour avoir eu
le courage de réagir sur certains points contre les exem-
ples de son père, de faire de Tordre avec du désordre, et
de remplacer l'expansion fougueuse, l'improvisation exu-
bérante, par une production plus réfléchie et plus sobre,
une méthode plus régulière, une observation plus atten-
tive, plus approfondie et plus concentrée. Mais enfin,
quelles que soient les différences entre Antony et le Père
prodigue, on peut en attribuer une partie aux influences
extérieures, aux contrastes de deux générations qui se
sont suivies et ne se sont pas ressemblé. D'ailleurs, sous
des aspects bien divers, c'est toujours du théâtre, l'art de
passionner, d'émouvoir ou d'amuser le public, ici par des
prodiges de magicien, là par des procédés d'alchimiste.
Or, Talchimiste et le magicien, quoique l'un se serve d'une
baguette et l'autre d'un alambic, sont, au fond, de
même provenance et de môme race; ils opèrent le même
œuvre, celui-ci par le dehors, celui-là par le dedans.
M. Henry Houssaye est peut-être plus étonnant, toutes
proportions gardées. Supposez qu'il eût été ce qu'indi-
quait la vraisemblance: spirituel, léger, fantaisiste,
amoureux de loisir et de plaisir, comparable à ces gen-
tilshommes ou à ces millionnaires de naissance, dont on a
dit qu'ils n'avaient eu que la peine de naître. Le vniià, au
254 NOUVEAUX SAMEDIS
sortir de l'adolescence, forcé d'être excessivement jeune,
sous peine d'être plus vieux que son père. Le
voilà dans un milieu brillant et charmant, où il peut se
croire un prince de féerie, où tout se combine pour mon-
ter et griser une imagination do vingt ans. La prose
bourgeoise de notre époque, la loi du travail, l'idée de
lutte, d'effort et de combat, disparaissent dans cette at-
mosphère enchantée où Ton ne sait plus si l'on est le con-
temporain de M. Dufaure, de Maurice de Saxe, d'Alci-
biade ou de Marino Faiiero. L'hôtel parisien s'y trans-
forme en palais de Venise, et l'on est étonné, en ouvrant
la fenêtre, d'apercevoir un fiacre traversant l'avenue
Friedland au lieu d'une gondole glissant sur la lagune.
Fantasio y tend la main à Cymbeline, Silvia y d mne la
réplique à Léandre : Watteau y trouve des sujets pour ses
Fêtes galantes. L'habit noir, la cravate blanche et lé
chapeau tromblon y demandent pardon de leurs mo-
dernes laideurs aux patriciens en pourpoint de velours
qui nous regardent du fond de leurs cadres d'or. Les ro-
bes décolletées, chefs-d'œuvre du tailleur pour dames,
semblent attendre le domino de satin rose, pour intriguer,
sous le masque, les héros de salon ou de théâtre. Le
jeune et sémillant néophyte n'a pas besoin de lever les
yeux au ciel pour voir des étoiles; elles sont toutes là,
étoiles de la comédie et de l'opéra, du drame et de la
danse, prodiguant leurs gracieux sourires à cet heureux
Chérubin que se disputent gaiement la comtesse et la ca-
HliNKY HOUSSAYE
mériste, Rosine et Suzanne. Marivaux, renouvelé par
Alfred de Musset, y joue à perpétuité les Jeux de l'amour
et du hasard, à condition que le hasard gagnera toujours,
et que l'amour ne perdra jamais. Que deviennent, dans
cette éclatante mêlée, la littérature, le roman, la poésie,
l*art, la science? La science abdique, l'art s'amuse, la
poésie s'émiette, le roman abuse des familiarités et des
licences du chez soi; la littérature se fait bonne fille; elle
est tellement sûre de sa clientèle, tellement certaine de lui
plaire, que sans chercher midi à quatorze heures, elle ra-
conte nonchalamment de jolies histoires, échos fidèles ou
indiscrets, copies légèrement gazées, répétitions générales
des scènes qui l'ont prise pour témoin, des soupirs dont
elle a eu la confidence, des trahisons que l'on pardonne,
des serments que l'on oublie, deséternités de vingt-quatre
heures, des coquetteries qui simulent la passion, des pas-
sions qui se nouent et se dénouent entre deux valses de
Strauss: tempêtes dans un flacon d'oppoponax, v
autour du boudoir, tour du monde galant en moins de
quatre-vingts jours, épisodes des Mille et une Nuits,
contés par des Shéréazades de la rue de Bréda; fictions
essentiellement parisiennes et, par conséquent, cosmopo-
lites: singulières et féminines alliances où le huit ressorts
des belles pécheresses porte l'écusson des duchesses, où
Ninon arrête madame de Sévigné dans la rue pour lui
demander de ses nouvelles, où Manon et Mariun se font
présenter à la cour, où Aspasie réclame ses droits au ta-
256 NOUVEAUX SAMEDIS
bouret: où la princesse russe, la marchesa d'Jmaëgui,
l'actrice en vogue, la grande dame du faubourg Saint-
Germain, la paroissienne de Notre-Dame-de-Lbrette,
Marguerite Gautier, la vicomtesse de Beauséant et la
baronne de Lignoles fraternisent et se fondent dans un
type presque uniforme; littérature facile, comme nous
disions au beau temps des querelles courtoises de M. Ni-
sard avec Jules Janiu; littérature aimable, avenante,
pimpante, engageante, souriant à travers ses petites
larmes, trempant dans une coupe de vieux sèvres son
bouquet de camélias, de myosotis et de tubéreuses, un
soupçon de rouge sur les joues, une mouche assassine au
coin des lèvres, prompte à atteindre sa quinzième édi-
tion comme un roman de M. Zola, trop spirituelle pour
s'en vanter, et sûre que nous lui pardonnerons toutes ses
peccadiles, si elle nous promet une place dans le Qua-
rante-unième fauteuil.
Eh bien, non: M. Henry Houssaye a su réagir contre
les capiteux eftluves de cette chaude atmosphère: il a
triomphé des tentations de ce paradis mondain où de
gentils démons offraient des fleurs et des fruits à ses
mains juvéniles, et d'où il n'aurait pas eu a sortir, quand
même il aurait succombé. Il n'y voyait pas l'arbre de
science, et c'est celui-Là qu'il cherchait. Il a voulu être
lui, garder sa physionomie bien distincte, travailler pour
réussir, étudier pour connaître, feuilleter les gros livres,
s'assimiler les textes, interroger les ruines, cacher son
HENRY EOUSSAYE
jeune visage sous un capuchon do bénédictin, allier une
érudition profonde k un sentiment très lin de l'esthétique
et de l'art, associer en sa personne Winkelmann à Choi-
seul-Gouffier, Beulé à Fauriel, se faire arche-! -
léniste, antiquaire, numismate, historien, critique, mo-
raliste ; le voilà couronné par l'Académie fran.
signant des livres que ne désavoueraient ni un membre
de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, ni un
membre de l'Académie des Beaux- Arts: Histoire d' XI-
cibiade, Histoire d'Apelles, Athènes, Rome et Paris. Si
j'osais, je dirais qu'il s'est nourri de brouet noir pour
mieux goûter l'ambroisie, et qu'il s'est fait Spartiati
être plus complètement Athénien.
L'Histoire d'Alcibiade a plus de huit cents p
essayer de l'analyser, même ni à la surface
comme -Lire la va-
gue sans y laisser un pli, ce serait d le beaucoup
les limites de ce chapitre, se d'ailleurs
d'esquisser une figure plutôt que d'étudier l'eus
d'une œuvre. M. Henry Houssaye,en prenant le bel Athé-
nien pour son héros, l'a quelque peu traité comme il
s'est traité lui-même. Il a tjn l'un prît ; sérieux
celui qui ne paraissait que séduisant. La p
caprices, comme l'actualité; mais elle a des partis
nt elle refuse .
miHe vers; elle en ;. ur une o-niaine, et
bonsoir' Le reste n
2o8 NOUVEAUX SAMEDIS
que dis-je? pour oubli. Elle possède un casier historique,
dont chaque compartiment a son étiquette : quand une
fois elle a classé un personnage dans une de ces cases,
il est d'autant plus difficile de changer ce classement que
l'époque est plus lointaine, les masses plus ignorantes,
le public plus indifférent, les paresseux ou routiniers
plus enclins à répéter la leçon apprise et à se contenter
du moule proverbial. Nous, connaissons tous ou nous
croyons connaître l'Alcibiade légendaire. Pour bien des
gens, il existe tout entier dans les perfections de cette
beauté plastique, que les anciens estimaient à un si haut
prix et dont les modernes dispensent généralement
leurs hommes politiques. Les succès d'Alcibiade — tou-
jours d'après la légende — tiennent de plus près à ceux
de Létorières que de Turenne, et du maréchal que du
cardinal de Richelieu. C'est le don Juan attique ou an-
tique, c'est-k-dire avec les différences infinies qui sépa-
rent le monde païen de la société chrétienne, le monde
où le triomphe du séducteur, autorisé par l'exemple des
dieux et des déesses, passait pour un hommage au beau
plutôt que pour un outrage à la vertu, de la société où le
succès de l'homme à bonnes fortunes doit commencer par
se cacher et consiste à faire commettre une faute. L'er-
reur d'optique que la postérité a commise, et que réfute
excellemment le livre de M. Henry Houssaye, tient surtout
à ces différences sociales. Elle s'est obstinée à ne voir en
Alcibiade que le type de beauté idéale, le modèle incom-
HENRY HOUSSAYE
parable des statuaires et des peintres, le vainqueur des
jeux olympiques, l'idole des jolies femmes de son temps,
l'amant préféré d'Aspasie, l'artiste possédant tous les se-
crets de la lyre, du chant et de la ilùte, l'homme à la mode
par excellence : mode si bruyante, entremêlée de tant
de curiosité, de jalousie, de badauderie et de rumeurs,
qu'il en vint a couper la queue de son chien, non pas
pour faire parler de lui, — on n'en parlait que trop ! —
mais en guise de dérivatif, afin d'offrir une diversion a
de plus dangereux commérages. Hélas ! oui, ce chien et
celte queue coupée tiennent plus de place dans l'histoire
légendaire d'Alcibiade que les batailles gagnées, les trai-
tés d'alliance, les victoires navales, les plans de campa-
gne et tous les événements mémorables dont il fut sou-
vent l'arbitre. Pourquoi ? c'est que la postérité, dans ses
enquêtes, reste chez elle au lieu de faire le voyage des
siècles-, et de se déplacer pour se renseigner. C'est que,
en dépit de nos nivellements, de notre pêle-mêle, de no-
tre confusion et de nos débâcles, un homme, un moderne.
beau comme Alcibiade, aspirant à le recommencer, ha-
bile à conduire un char, à distancer les jockeys les plus
retors, doué, comme lui, de tous les talents d'agrément,
chantant comme Faure, touchant du piano comme Liszt,
coqueluche delà grande et de la petite bicherie, charmeur,
séducteur, enjôleur, adorable, adoré, irrésistible, se trou-
verait placé, s'il voulait jouer un rôle politique, dans la
rigoureuse alternative, ou de déposer et même de cacher
260 NOUVEAUX SAMEDIS
ce prestigieux bagage en entrant au vestiaire du Parle-
ment et des ministères, ou de s'entendre incessamment
rappeler que ces futilités brillantes lui ferment la car-
rière des hommes d'État, et qu'Elleviou est le con-
traire de Grévy. N'avons-nous pas vu le plus éloquent,
le plus sympathique, le plus mélodieux, et souvent
le mieux inspiré des maîtres de la lyre, malgré des in-
tuitions quasi-prophétiques, traité de rêveur, de vision-
naire, de poète chimérique et songe-creux, par les
esprits positifs et les avocats, (envoyé par eux à ses médi-
tations, à ses harmonies, à ses nuages, finalement forcé
de se faire prendre au tragique pour qu'on le prit au sé-
rieux, et de mettre au monde une Révolution pour qu'on
le crût capable de quelque chose?
Hàtons-nous d'ajouter qu'une tournée à Versailles, un
jour de grande séance, et un coup d'œii sur toutes ces
têtes parlementaires, suffisent à nous prouver que le péril
n'est pas de ce côté-là, et que, si nos hommes d'État et
leurs groupes compromettent la République, ce ne sera
pas pour avoir trop ressemblé à Alcibiade.
Quoiqu'il en soit, ce livre très intéressant, très curieux,
où l'érudition se colore et s'illumine d'un rayon du ciel
d'Athènes, nous attire et nous séduit par sa physionomie
originale. D'ordinaire, en racontant la vie d'un homme
célèbre, un historien n'a qu'à s'entourer de documents
authentiques, à éclaircir les faits contestés, à remonter
aux sources, à juger ou à moraliser ce qu'il retrace, et
II E Ml Y HOUSSÀYE 261
quelquefois à combattre des préventions ou des erreurs
de détail. C'est ainsi par exemple — pour nous en tenir
à l'antiquité — que je comprendrais une histoire de Ly-
curgue, de Périclès, de Thémistoc Démosthènes,
d'Alexandre, d'Annibal, de Nurna, de Paul-Émile, de
Caton, de Fabius, de Scipion ou de Pompée. Ici tout était
à faire ou à refaire. Il fallait, encore une fois, que l'Al-
cibiade légendaire devint l'Alcibiade historique. M. Henry
Houssaye n'a pas été effrayé des difficultés de sa tâche,
et il s'en est excellemment acquitté. Le dirai-je :' C/esl
nous qu'il effraye, non pas quand il s*àgil de le lire — car
il est de ceux qui font de l'érudition une charmeuse —
mais quand nous calculons le nombre prodigieux de re-
cherches et de lectures, d'heures de travail et de veille,
que suppose un pareil ouvrage. Presque toutes les pages
sont frangées de citations et de notes qui prouvent que,
s'il y a de l'abeille chez le jeune écrivain, cette abeille
esl d'une espèce rare qui réussit à faire du miel avec «les
buissons. J'insiste sur ce point parce que c'est, selon
moi, le trait caractéristique: un saint Antoine de vingt-
cinq ans, entouré des tentations les plus paris
plus amusantes, les plus souriantes, les plus provo-
cantes, assez spirituelles pour idéaliser le plaisir et
donner de l'esprit au désœuvrement, ayant le courage
de s'enfermer dans son cabinet, dans sa bibliothèque —
j'allais dire dans sa cellule — et compulsant Thucydide,
Diodore de Sicile, Aristophane, Démétrius de Phalère, At-
X**w*** 15.
262 NOUVEAUX SAMEDIS
hénée, Hesychius,Aristote, Xénophon, Plutarque, Auki-
Gelle, Pamphile d'Épidaure, Duris de Samos, Eschine,
Hérodote, Andoeide, Isocrate, etc. Je m'arrête: les et cae-
tera couvriraient toute la page. Remarquez qu'il les cite
très souvent en grec, dont il n'aurait pas besoin pour être
embrassé. Ce mérite suffirait au succès d'estime parmi les
savants en us, que l'on pourrait même appeler les savants
en os, vu les prédilections helléniques de M. Henry Hous-
saye lia le droit d'en réclamer un autre. Apostillée par
de graves auteurs que notre frivolité trouverait proba-
blement un peu ennuyeux, {Histoire d'Alcif^ade se lit
d'un bout à l'autre sans une velléité d'ennui. Elle a toute
la valeur de ces restitutions ou restaurations archéologi-
ques ou artistiques, qui plaisent tant à notre époque, et
où l'art et la science se font complices de la curiosité.
Imaginez une métamorphose. Représentez-vous le per-
sonnage historique sous l'aspect d'une de ces ruines
magnifiques, — Acropole ou Parthénon, Panthéon ou
Colisée, — auxquelles l'érudition rend ce que les siècles
et les hommes leur ont pris, et qui, une fois restaurées et
ranimées par elle, l'aident à leur tour à faire revivre les
événements et les figures du passé. Elle rétablit un cha-
piteau, elle sculpte un fronton, elle soulève une dalle, elle
répare une colonne, elle cisèle' un bas-relief, elle enroule
une feuille d'acanthe, elle rouvre un portique, et lors-
qu'elle a terminé ce travail d'induction, de patience et
de savoir, il se trouve que la ruine est redevenue un
HENRY HOUSSAYE
monument et le monument un chapitre d'histoire. Tel
est le livre de M. Henry Houssaye.
Son récent volume, — Athènes, Rome, Paris, l'histi
et les mœurs,— (1879)— ades allures plus familières, plus
accessibles à notre ignorance. — Sous Phidias, j'eus
Athènes pour mère! ■ a dit Béranger. M. Henry Hous-
saye pourrait le redire. C'est un Philhellène tard venu,
mais d'autant plus convaincu el plus fidèle; car son
amour pour la Grèce, réfléchi et personnel. des
entraînements de la mode, n'a plus à faire sa partie dans
cette symphonie d'enthousiasme qui eut le privilège, il
y a un demi-siècle, d'imposer un moment la poésie à la
politique. L'autre jour encore, il publiait dans la Ilevue
des ï)eux Mondes (15 février , sur la Grèce et les provin-
ces grecques de la Turquie, des pages bien remarqua-
bles, inspirées par son affectueuse sympathie pour cette
Grèce moderne, si intéressante à la fois et si embarras-
sante, dont il dit avec raison : « La Grèce est née blessée. »
Rien de plus juste. Sans compter tous les éléments de
désorganisation et de désordre que contiennent en germe
une insurrection et une guerre d'indépendance, même
les plus légitimes, nous pouvons expliquer les déceptions
que nous a fait subir notre illustre protégée, par cette fa-
tale circonstance qu'elle n'était pas un pays neuf, n'ayant
qu'à profiter de sa délivrance pour se constituer, ma
un pays ruiné, contraint de s'organiser sur des débris.
Dans le premier chapitre de son volume, M. Henrj
264 NOUVEAUX SAMEDIS
Houssaye indique à grands traits ce que pourrait être
l'histoire d'Athènes à Athènes. — « En montant la col-
line de l'Acropole, nous dit-il, en parcourant la plaine
d'Athènes du côté du temple de Jupiter Olympien, ou en
suivant les bords poudreux du Céphise, combien de fois
nous avons pensé qu'il y aurait à faire l'histoire d'Athènes
à Athènes, comme Ampère a fait l'histoire romaine à
Rome ! » — Il remarque finement que l'Athènes contem-
poraine est plus voisine de l'antiquité que Rome moderne.
En effet, elle n'est séparée de son immortelle aïeule que
par le vide: elle n'a, pour ainsi dire, qu'une génération
de ruines, et l'historien qui, pour la raconter, voudrait
la retrouver et la consulter chez elle, n'aurait à interro-
ger qu'une époque et à fouiller qu'une poussière. Aucun
objet intermédiaire ne viendrait masquer sa vue, dis-
traire son regard ou dépister ses recherches. Rome, au
contraire, s'est transformée par gradations successives:
au lieu de tomber d'un seul coup, comme Athènes, en
livrant ses merveilles au temps et aux barbares, elle
s'est continuée dans de nouvelles conditions, sous d'au-
tres formes, avec de nouveaux horizons de grandeur et
de gloire. Elle a greffé une civilisation sur les restes des
civilisations disparues. Elle a fait des reliques avec des
décombres. A mesure que ses monuments menaçaient
ruine, elle les sauvait ou les consacrait en les affectant à
un autre usage. Ce génie d'assimilation, cette faculté
d'infiltration de l'antiquité dans le moyen âge, du paga-
HENRY HOUSSÀYE 265
nisme dans le christianisme, de la Rome des consuls ou
des Césars dans la Ruine des martyrs et des Papes, offre
au savant, à l'artiste, au touriste, au chrétien, un ad-
mirable sujet d'étude, mais complique le travail de qui-
conque veut aller droit à l'antique Rome, s'y installer,
l'avoir sous les yeux et sous la main en écrivant son his-
toire. La Grèce, Athènes et ses glorieuï 5, n'ayant
jamais eu de quoi remplacer ce qu'elles perdaient, nous
présentent, pur de tonte surcharge et de toute retouche,
ce qu'elles ont conservé. M. Henry Boussaye a parfaite-
ment saisi cette nuance. En lisant ce premier chapitre,
étude d'après nature en vue d'un grand tableau, on se
dit que nul ne serait plus capable de faire pour Athènes
qu'Ampère a fait pour Rome ; avec cette différence qu'Am-
père, àRome comme partout, a toujours l'air d'un voyageur
ou d'un passant, tandis que M. Henry Boussaye, à Athè-
nes, n'aurait pas même à se faire naturaliser Athénien.
J'aime beaucoup son Hercule, sans doute en vertu de
la loi des contrastes. Quelle belle besogne aurait aujour-
d'hui ce dompteur de monstres, qu'Ottfried Muller nous
peint comme un héros tutéiaire, personnifiant les instii
de justice vengeresse! que d'hydres polycéphales à dé-
capiter ! que de serpents à étouffer ! que de taureaux à
prendre par les cornes! quelle horrible n aux
stymphalides à dissiper! que de brigands Cacns à égor-
ger! que de vautours à abattre, occupés à ronger le foie
d'un Prométhée de notre connaissance, puni pour avoir
266 NOUVEAUX SAMEDIS
dérobé les secrets de la foudre et bravé le courroux des
dieux! Lorsque je me représente Hercule en homme
excessivement fort, voici, de toutes ces prouesses, celle
que j'envie le plus. Riverain de la Durance et du Rhône,
que de fois j'ai songé à les débaptiser, à les appeler l'Al-
phée et le Pénée, et à les détourner de leur cours pour
les faire passer, comme un double torrent, à travers des
étables encore moins bien tenues que celles d'Augïas !
Mais j'ai presque honte de ce médiocre badinage à propos
de l'œuvre fort sérieuse d'un jeune écrivain dont je pour-
rais être le grand-père. Mieux vaut vous engager à lire
sa piquante étude sur la Femme à Athènes. Ici M. Henry
Houssaye m'apprend bien des détails que j'ignorais, et
quelques autres qui me laissent des doutes, même après
l'avoir lu. Selon moi, il attache trop d'importance aux
anathèmes des Conciles, des Pères de l'Église, des théo-
logiens-et des prédicateurs contre la femme, et il en con-
clut que ce n'est pas par le christianisme, mais par la
monogamie hellénique, que la femme fat réellement af-
franchie et réhabilitée. Je ne suis pas tout à fait de son
avis. Le christianisme humilie la femme comme la grande
tentatrice, comme la personnification la plus dangereuse
de tout ce qui peut renouveler et aggraver la chute ori-
ginelle : mais, en même temps, il la relève, il la glorifie
comme la messagère de pardon et de salut. Il la place
constamment entre la faute et la rédemption; il propose
pour modèle la Vierge qui donna au monde son Rédem-
HENRY HOUSSAYE 267
pteur divin et qui réunit en elle seule les deux dignités
suprêmes de la femme, la virginité et la maternité. Il
y a aussi loin de là aux conditions purement sociales de
la monogamie hellénique, que d'un article de loi, d'une
institution ou d'une tradition, aux plus délicates notions
du devoir, aux plus nobles privilèges de l'âme, aux mys-
tères lesplus sacrés du monde moral. L'étude de M. Henry
Houssaye n'en est pas moins charmante. Mettez en regard
de ces pages attiques la Parisienne aux\iv,e siècle, que
vous rencontrez dans le môme volume ; vous aurez à
la fois un pendant et un contraste.
L'espace me manque pour vous parler du Draine
d'Érostrate, cet affamé de célébrité, ce tragique in-
cendiaire que les États Ioniens appliquèrent à la torture,
et à qui nous voterions aujourd'hui une amnistie triom-
phale; des Délits et des Peines à Athènes; des Chants
populaires de la Grèce; du Procès des Césars; du Premier
Siège de Paris (an 52 avant l'ère chrétienne), récit di-
gnement salué par M. de Saulcy et accueilli par l'Aca-
démie des Inscriptions et Belles-Lettres. Puisque, à tous
les points de vue, nous sommes en Attique, je veux y
chercher un grain de sel, c'est-à-dire une critique, le sel
de la louange. Dans son Anniversaire (26 janvier 1872;,
M. Henry Houssaye ne paye-t-il pas, lui aussi, son tribut
à cet égoïsme, à cet orgueil, à cet exclusivisme parisien,
assez tenace pour résister aux leçons les plus accablantes
et pour croire que tout est sauvé, si Paris retarde une
268 NOUVEAUX SAMEDIS
capitulation inévitable? — < Paris, nous dit le vaillant
écrivain qui fut un des vaillants assiégés, Paris a capitulé
quand il n'a plus eu de pain; mais Paris se devait à lui-
même de résister jusqu'à la dernière extrémité. » — Non;
Paris, capitale de la France, devait songer à cette mal-
heureuse France dont chaque semaine de résistance ren-
dait les angoisses plus cruelles, la détresse plus horrible,
la ruine plus complète, le démembrement plus certain.
Paris, la ville intelligente, devait comprendre, à dater du
31 octobre 1870, que cette défense dont il était si fier,
serait tôt ou tard une arme à deux tranchants qui se re-
tournerait contre lui-même: il devait reconnaître que
trop d'impurs et menaçants alliages se mêlaient à cette
défense, pour qu'elle ne fut pas condamnée à s'envenimer
en se prolongeant, et à devenir révolutionnaire, meur-
trière, radicale, terroriste et communarde, après s*ètre
appelée nationale. Il devait enfin se dire qu'il avait charge
d'âmes, et que, parmi ces cames, il y en avait de trop
précieuses pour les exposer à perpétuité aux stupides ca-
prices des obus et des canons prussiens. Le coup qui a
frappé Henry Regnault pouvait atteindre Henry Houssaye,
et je répète après l'avoir lu : « Franchement, c'eût été
dommage! »
XIII
JULES ROLLAND
16 mars 187 9.
Ces Causeries, déjà bien incomplètes, le seraient plus
encore si la littérature provinciale n'y trouvait, de temps
à autre, une place. Mais, cette fois, je n'ai pas m
chercher ma phrase pour présenter dignement la pro-
vince à son haut et puissant seigneur; car ce chapitre
d'histoire locale se rattache de tous les côtés à la g
histoire. Il touche à la Renaissance, il effleure la poésie
des trouvères, rappelle les conflits sanglants des hommes
du Nord avec la civilisation méridionale, nous rens
sur l'état des esprits, la physionomi îles, la cul-
ture des lettres dans l'ancien régime, nous introduit
dans cette admirable cathédrale d'Albi, chef-d'œuvre de
1. Histoire intertitre de la ville d'.WA.
270 NOUVEAUX SAMEDIS
l'architecture gothique, dit son mot sur la réforme,
nous mène à l'Académie française, évoque le grand nom
de Molière, transporte à Albi une intéressante copie
de l'hôtel de Rambouillet, nous met en présence des
ennemis et des défenseurs de la compagnie de Jésus, et
ne nous congédie qu'après avoir ^passé en revue les écri-
vains albigeois du xvme siècle. Connaissez-vous beau-
coup de livres parisiens qui renferment, en quatre
cents pages, autant d'attrayants souvenirs, d'épisodes
mémorables, de curieuses figures, de sérieux ou agréa-
bles traits d'union avec notre histoire littéraire?
L'idée-maîtresse de l'ouvrage db fit. Jules Rolland, c'est
la recherche attentive et, pour ainsi dire, filiale de ce
que furent, avant 1789, les efforts des magistrats de sa
ville natale pour seconder le réveil des intelligences, éta-
blir des centres d'instruction publique, fonder des
écoles, ménager les transitions entre le moyen cage et le
génie de la Renaissance et s'associer à cet immense mou-
vement d'où sortit tout armé le xvie siècle, exubérant,
turbulent, inquiétant, inventif, subversif, original, plein
de sève, enfant terrible, hardi comme un page, savant
comme un docteur, pressé de jeter sa gourme en atten-
dant la férule et la discipline du xvne. Mais un écrivain
doit toujours compter avec la frivolité ou l'inattention de
ses lecteurs. Ce qu'on lira avec le plus de plaisir dans
son livre d'ailleurs excellent, — M. Rolland le devine,
— ce sera la partie épisodique, anecdotique, celle où
IULES ROLLAND 27 !
l'on rencontre des figures de connaissance, où Ion fait
connaissance avec des ligures nouvelles, où l'on retrouve
les devanciers de nos poètes provençaux, où Ton assiste
aux séances des cours d'amour: celle qui répond à un
goût particulier de notre époque, curieuse, éprise du dé-
tail, et tellement obstinée a chercher dans l'événement
ie personnage, qu'elle a détourné de son vrai sens le
mot personnalité, pour que sa passion pût s'exprimer
dans sa langue.
Jamais on ne parla plus qu'aujourd'hui d'enseigne-
ment, d'instruction primaire, populaire, publique, laïque,
progressive, rivale de la lumière électrique, douée de
toutes les qualités et de toutes les libertés nécessaires
pour faire des républicains complets, trop savants pour
se reposer dans ce qu'ils ignorent, trop ignorants pour
se méfier de ce qu'ils savent. On en parle tant, que l'on
paraît croire, — et n'est-ce pas, en effet, une des thèses
favorites de nos vainqueurs? — que rien n'a existé dans
ce genre, avant 89, que, sur tous les points de la France,
les classes dirigeantes avaient pour unique souci d'é-
paissir l'ombre et de perpétuer les ténèbres, afin que le
peuple fût plus facile à gouverner, à op.primeret à exploi-
ter. En fait d'exploitation, nous ne voyons pas ce que
le peuple a gagné à changer de maîtres et de guides. Il
nous semble que cette science spéciale, en passant des
mains du prince et de l'évêque à celles du tribun, du
journaliste et du charlatan, a atteint des proportions et
272 NOUVEAUX SAMEDIS
des perfections inconnues aux siècles de barbarie. Sé-
rieusement, le livre de M. Jules Rolland nous montre,
dans un petit cadre, la féconde institution des écoles com-
munales, la jeunesse studieuse, sans distinction de rang
et de fortune, n'ayant qu'à vouloir pour savoir et à sa-
voir pour pouvoir, l'influence civilisatrice de prélats
admirablement lettrés tels que Diogénien, Saint-Salvi,
Saint-Didier; doctes et lumineux préludes d'une civili-
sation précoce, brillante, ingénieuse, raffinée, galante,
chevaleresque, fleurie, qui devança de plusieurs siècles
la civilisation septentrionale, et trouva dans la poésie
des troudabours son expression la plus charmante; ex-
quise et délicate d'abord, puis compromise ou amollie
par un peu trop d'ardeur sensuelle et de licence.
Arrêtons-nous un moment à cette phase poétique où
la ville d'Albi ne le cède en rien à ses voisines, et qui
prête à bien des rapprochements. Si nous étions en-
core au temps où florissait le parallèle, nous aurions ici
une belle occasion de comparer les troubadours aux mo-
dernes félibrés, et peut-être de demander au passé quel-
ques leçons pour le présent. La muse des troubadours,
antérieure aux autres littératures de l'Europe, se res-
sent des mœurs de l'époque féodale; elle hante les châ-
teaux et s'adresse de préférence aux châtelaines: sa mis-
sion est de polir à la fois et de charmer une société ado-
lescente, épanouie aux premiers rayons de son printemps,
enivrée plutôt que pervertie, encore éprise d'idéal, mais
JULES ROLLAMi 273
heureuse d'échapper aux rudesses du moyen âge el aui
lostérités du christianisme monastique pour pratiquer la
religion du plaisir. De là le caractère tour à tour mysti-
que et voluptueux de cette poésie, suivant qu'elle
née, assainie, ennoblie, purifiée par la gracieuse casuis-
tique des cours d'amour, ou sollicitée à des rechutes de
paganisme par ses origines méridionales: suivant qu'elle
se laisse dominer par les femmes ou qu'elle s'amuse à
m séduire. Mais sa période de corruption et d'amollisse-
nient est aussi celle de sa décadence. Ces aimables |
Azémar, Albertaz Cailla, Guillaume de Lescure, Evesque,
Guillaume Hue. à l'affût d'un sourire, en quête d'une
fleur, d'un regard ou d'un baiser, en extase devant la
beauté, moins familiers avec l'acier qu'avec le velours
et la soie, furent dispersés et réduits au silence par la
formidable croisade de Simon de Montfort. La poésie ro-
mane ne se releva jamais complètement de ce coup de
foudre, revanche du Xord contre le Midi et de la
riîé catholique contre les amoureuses et joyeuses NI
de l'Église albigeoise.
Tout autre est le rôle de la poésie provençale, telle que
nous l'avons vue se greffer sur la littérature contempo-
raine, non pas comme une branche parasite, mais comme
un de ces sauvageons dont les fruits ont souvent plus
de saveur que ceux des vieille- oneur est
de s'adresser tout ensemble aux lettrés pour les faire
jouir du réveil d'une langue que l'on croyait moi
274 NOUVEAUX SAMEDIS
au peuple pour le moraliser, pour le consoler, pour mê-
ler un peu de superflu à son laborieux nécessaire, pour
le réconcilier avec ses travaux, sa charrue, ses outils et
les images de sa vie rustique, pour lui rendre, dans
la mesure du possible, le goût de l'idéal, remploi de son
intelligence, le prix de son âme, le sens de sa valeur, de
son origine, de sa destinée, pendant que de venimeuses
propagandes le matérialisent, le dépravent, régarent et
l'abrutissent. Son charme est d'être pour le paysan et
l'ouvrier le plus honnête et le plus économique de tous
les luxes, d'accompagner ou de suppléer pour eux la
touffe de clématites ou de glycinées qu'ils entrelacent
autour de leur porte, la giroflée ou l'œillet qu'ils culti-
vent sur leur fenêtre, le chardonneret ou le bouvreuil
qui gazouille dans leur chambre. Son devoir est d"être
toujours populaire sans être jamais démocratique, ou,
en d'autres termes, de s'associer intimement, cordiale-
ment, tendrement, aux joies, aux douleurs, aux habitu-
des, aux affections, aux aspirations des classes pauvres,
sans rien dire qui puisse les dégoûter de ces joies, les
révolter contre ces douleurs, les détourner de ces affec-
tions, les mécontenter de ces habitudes ou donner à ces
aspirations confuses une direction dangereuse. Mais que
dis-je? Et pourquoi tracer un programme, quand nous
avons sous nos yeux les modèles de ce que doit être la
poésie provençale? Mistral et Roumanille, chacun dans
sa sphère et dans son genre, nous offrent les types les
JULES ROLLA.M»
plus excellents de cette poésie depuis les cimes de l'épo-
pée et du lyrisme, en passant par les pentes verdoyantes
de l'idylle, jusqu'à la veillée d'hiver où on se raconte
des histoires, à V établi où on fredonne le refrain de la
chanson, au lavoir de village où la douce voix de Magali
alterne avec le murmure de la fontaine, à l'atelier, à la
ferme, au sillon où le véritable peuple a vite re-
connu son véritable ami. Frelattz cette liqueur saine et
généreuse; laissez tomber dans cette source limpide, née
en un creux de rocher de nos Alpines, une dose quel-
conque de sensualisme, de radicalisme, de socialisme,
d'égoïsme et de vanité jalouse, vous ne la falsifiez pas,
vous ne la dénaturez pas: vous l'anéantissez.
Si j'ai fait si vile le voyage d'Albi à Avignon et à Mail-
lane, c'est que M. Jules Rolland m'en donne l'exemple;
c'est que, au moment où le grand poète de Mireïo et des
Iles d'or est l'objet d'odieuses et basses calomnies, j'ai
été heureux de rencontrer, sous la plume d*un honnête
homme et d'un homme de talent, les lignes suivants :
« — Après six cents ans, l'immortel auteur de Mireïo
pourra s'écrier dans un sublime élan d'éloquence : « 0
laurier de Toulouse, ô laurier de Vaucluse, ô laurier tou-
jours vert qui symbolises gloire, lumière et poésie,
en terre du Midi, tu renaquis dans tous -: tu y
repousseras toujours!... »
Un des chapitres les plus intéressants de cette Histoire
d'Albi est celui que l'auteur intitule la Commune et la
276 NOUVEAUX SAMEDIS
Cathédrale. M. Jules Rolland aurait pu, à la rigueur,
prendre parti, sinon pour l'hérésie albigeoise contre Si-
mon de Montfort, du moins pour cette pauvre civilisa-
tion du xme siècle, pour cette tige de primevère et de
perce-neige, si cruellement broyée sous le talon du terri-
ble croisé et de ses hommes d'armes, qu'elle négligea,
plus tard, de réclamer sa date, perdit son tour de
priorité et ne fut plus qu'un épisode, un préambule à
demi perdu dans les origines de la civilisation et de la
littérature françaises. M. Rolland n'en a rien fait, et il a eu
bien raison. A cette époque, son pays natal offrit le rare
spectacle d'une religion raffermie, ravivée, régénérée par
une persécution qui s'exerça en son nom au lieu d'être di-
rigée contre elle. — « L'albigéïsme, nous dit-il, était un
fruit pourri de la décadence, qui tomba aux premières se-
cousses ; au commencement du xivc siècle, il n'en est déjà
plus question. » — Ce qui survit, c'est une foi plus pure, puis
austère et plus forte. Elle s'af firme avec un éclat et une
grandeur incomparables dans la cathédrale, la Sainte-
Cécile d'Albi, dont le cardinal de Castanet eut la glo-
rieuse initiative, dont il fut le premier architecte, et qui
a inspiré à l'historien de très belles pages. Étrange épo-
que où un gigantesque monument de l'art gothique sor-
tait d'une terre dévastée, ravagée, arrosée de sang en
l'honneur des croyances dont ce monument était le sym-
bole, et protestait contre une hérésie extirpée par le fer
et par le feu! Dans nos idées modernes ce devrait être le
JULES ROLLAND '277
contraire. L'art, l'esprit, la pensée, l'expression du sen-
timent national, ce qui reste libre chez l'homme, sous le
joug ou le glaive du plus fort, auraient dû se retourner
contre tout ce qui profitait des excès de cette force. C'est
qu'au fond des erreurs d'un siècle de foi il y a encore
de la foi. C'est que, sous cette couche factice, plus ou
moins épaissie par les mauvaises passions ou les débris
des religions disparues, il suffisait d'un regard péné-
trant et d'une main ferme pour découvrir de quoi re-
faire un chrétien. Aujourd'hui, ce n'est plus la vérité qui
persécute le mensonge; c'est le mensonge qui se déchaîne
contre la vérité, en attendant qu'il emploie des moyens
violents pour l'étouffer et la détruire. Le gros public est
naturellement du côté des menteurs, mais sans y mettre
ni une conviction bien robuste, ni une passion bien sin-
cère: les beaux esprits assistent au conflit comme à un
spectacle. Dans les siècles qui croient, les hérésiarques
s'appellent Arius, Eutychès, Jean Huss, Luther, Calvin;
dans les siècles qui doutent, ils se nomment l'abbé Chà-
tel ou jjapa Loyson. Ces noms peuvent servir à mesurer
la différence.
Je suis forcé, a mon grand regret, de passer rapide-
ment sur des chapitres qui mériteraient une mention
spéciale: les Lettres et le Clergé, où nous reconnaissons,
une fois de plus, que le cierge est le contraire de L'éteig
la Renaissance et la Réforme, deux sœnrsqni s'entr'aidè
rent sans s'aimer ; le Mouvement littéraire et les Jésuites, où
278 NOUVEAUX SAMEDIS
le nom du P. Vanière me rappelle ce Praedium rusticum,
que j'ai su autrefois par cœur: j'ai hâte d'arriver à l'Aca-
démie... non, pardon! à Claude Boyer et à Michel Le-
clerc, qui représentent la ville d'Albi a l'Académie fran-
çaise. M. Jules Rolland a eu le très bon esprit de ne pas
surfaire ces deux académiciens. Il est dans le vrai quand
il s'étonne que deux hommes de talent, honorables, in-
offensifs, placés sous d'illustres patronages, aient soulevé
de telles colères et se soient mis sur les bras l'inimitié de
Racine et de Boileau. Leur seul tort était d'écrire des tra-
gédies, et le courroux que le tendre Racine aiguisait en
épigrammes est d'autant moins explicable que ces tragé-
dies étaient plus inférieures aux siennes. Il y a là un
trait de mœurs et un trait de caractère que M. Rolland
relève avec autant de justesse que de finesse. Tout en
admirant la littérature du grand siècle, il faut bien avouer
que l'élévation des sentiments, la beauté du langage et
la noblesse des pensées y contrastaient, môme chez les
meilleurs, — tranchons le mot, — avec un reste de cuis-
trerie. On peut l'attribuer à la dépendance où ils vi-
vaient, à la nécessité de payer des pensions par des
flatteries, au rôle subalterne qu'ils acceptaient vis-à-
vis des grands de ce monde, et aussi, dès qu'ils se re-
trouvaient entre eux, à l'immense importance que pre-
naient à leurs yeux leurs personnes, leurs ouvrages,
leurs succès, leurs rivalités et leurs griefs. Ce bizarre
effet d'optique était favorisé par le gouvernement absolu
JULES ROLLAND 279
qui obligeait la politique à n être que nouvelliste, par le
goût de la société polie qui aimait passionnément les let-
tres et par la situation particulière des écrivains qui
voyaient la cour et la noblesse les rechercher tout à
la fois et les tenir à distance. Le mot du grand Condé
sur Voiture : i II serait insupportable s'il était de no-
tre condition! • résume cet état mixte où se touchaient
les extrêmes: le contact avec un monde d'élite dont les
leçons d'urbanité, d'élégance, de délicatesse intellectuelle
et morale n'étaient pas perdues pour ces esprits supé-
rieurs, et le sentiment de leur infériorité sociale. Rien
de pareil aujourd'hui, malgré nus âpretés démocratiques.
Vous figurez-vous Emile Augier, Alexandre Dumas ou
Victorien Sardou lançant une épigramme barbelée con-
tre un auteur médiocre, parce qu'il aurait traité à sa
façon un sujet analogue aux Fourchambault, au Demi-
Monde ou à la Famille Benoiton? Non ! nous avons d'au-
tres défauts, mais nous n'avons pas celui-là. Boyer et
Leclerc furent victimes d'une organisation littéraire, qui
tout en produisant des chefs-d'œuvre, poussait au iris-
sotinisme. Regardez au haut de l'échelle: vous avez
Racine et Boileau; au milieu, Chapelain, Voiture et
Ménage; au bas/Vadius et Trissotin.
Ces pages excellentes de M. Jules Rolland me suggè-
rent une autre remarque. Claude Boyer et Michel Leclerc,
débarqués à Paris avec l'envie de réussir et des tra-
gédies dans leur valise, cherchèrent des protecteurs, s'in-
280 NOUVEAUX SAMEDIS
clinèrent devant les puissances, subirent les influences
du Salon bleu, emboîtèrent le pas derrière les représen-
tants de la tradition et adoptèrent, en littérature, les mo-
des de la veille qui n'étaient déjà plus celles du lende-
main. Boyer, notamment, fut le Campistron de Corneille,
comme La Harpe, cent ans après, fut le Campistron de
Voltaire. Or, n'en déplaise à nos fureurs romantiques de
1830, aux énergumônes qui s'écriaient : « Enfoncés
Racine et Boileau ! » Boileau, Racine, Molière, La
Fontaine et leur groupe, furent, dans leur temps ou à
leur moment, des révolutionnaires, ou, si le mot vous sem-
ble plus rassurant, des réactionnaires. Ils réagirent con-
tre ce mélange de bel-esprit précieux, de subtilité ita-
lienne, d'afféterie galante et de fadeur sentimentale, qui
trônait à l'hôtel Rambouillet, se laissait compromettre
par des exagérations ou des contrefaçons grotesques, et
prétendait régenter la poésie, le théâtre, la langue, le
monde et l'Académie. On a beaucoup dit, pour sau-
ver les apparences, que Molière et Boileau n'avaient
visé que les mauvaises copies d'un illustre original. C'est
exactement comme si on disait que le National de
M. Thiers n'attaquait que M. de Polignac, celui d'Armand
Marrast le ministère Guizot, et que là Lanterne et la
Marseillaise ne s*en prennent qu'à M. Waddington.
Ayant pour eux le génie, puis le public, les grands
écrivains du xvne siècle réussirent à vaincre ceux qu'ils
combattirent: ils eurent raison de les combattre; mais
JULES ROLLAND :>x|
ils eurent tort de les écraser, de s'acharner contre eux
avec un fanatisme de colère que nous refusons de
partager, et qui n'ajoute rien à leur gloire. Y a-t-il
rien de plus pitoyable que la plupart des épigram-
mes de Racine et toutes celles de Boileau? Et, d'autre
part, quoi de plus injuste et même de moins littéraire
que (ïéreinter des auteurs estimables, sous prétexte qu'ils
n'avaient que du talent, et que le rayonnement implaca-
ble des hommes de génie devait tout rejeter dans l'om-'
bre? C'était méconnaître leur propre intérêt et répudier
également l'art des nuances et le procédé des repoussoirs.
S'il n'y avait pas beaucoup de gens communs, il n'y au-
rait pas d'hommes distingués. S'il n'existait pas de fem-
mes laides, la beauté perdrait presque tout son prix.
Risquer, sur un sujet choisi par Racine, une tragédie
qui, tout en renfermant des scènes et des vers remar-
quables, restait à cent coudées au-dessous de la sienne,
c'était un hommage, très involontaire, il est vrai, mais
d'autant plus flatteur. Lorsque Michel Leclerc, par
exemple, fit jouer une Iphiyénie en Aulide, Racine
n'aurait-il pas dû se dire que cette échelle de proportion,
ce point de comparaison tournant ire, méri-
tait, non pas ses rancunes et ses sarcasmes, mais sa re-
connaissance et sa sympathie?
Racine fut intraitable. M. Jules Rolland le dit fine-
ment, et on ne saurait assez le redire. L'exquise sensibi-
lité n'est nullement synonyme de la bonté. L'homme
282 NOUVEAUX SAMEDIS
doué du privilège de ressentir très vivement tout ce qui est
du domaine du cœur et d'exprimer ce qu'il ressent
avec une délicatesse incomparable, ajoute à cette faculté
celle de souffrir et d'exagérer ses souffrances avec un
singulier amalgame d'égoïsme inconscient, d'orgueil
naïf, de susceptibilité maladive, de douleur vraie. Pour
lui, chaque égratignure est une plaie: le sang de cette
plaie retombe goutte à goutte sur ce cœur également ha-
bile à nous charmer, à se torturer et à se venger: vase
précieux et fragile dont il ne faut pas regarder de trop près
les fêlures, et où s'amasse, jour par jour, le rancuneux
trésor. Quand il éclate, on est étonné que tant de malice ait
pu s'alliera tant de tendresse, et que laplumequi a suren-
dretout le raffinement de l'amour se soit si complaisam-
ment prêtée à toutes les ingéniosités de la haine. C'est ainsi
que le tendre Racine fut souvent malin, quelquefois mé-
chant, pour mieux prouver qu'il était sensible.
M. Jules Rolland cite d'assez beaux passages de la Par-
tie romaine, du Comte aVEssex, de Jephté, de Judith, les
principales tragédies de Rover; puis de la Virginie ro-
maine, d'Iphigénie en Aulide, de Michel Leclerc II a bien
fait de les disputer à l'oubli, sans se dissimuler que cette
réhabilitation n'est que relative, que ces beautés épar-
ses ne sont pas de nature à prévaloir contre l'indifférence
de deux siècles, et que ces œuvres d'un autre âge, que
cinq ou six traits de plume suffirent à tuer, ne sauraient
revivre dans un temps où les trois quarts du répertoire
JULES ROLLAND 283
de Corneille, tout Alexandre et bien des parties de Baja-
zef, de Mithridate et de Bérénice ne sont épargné sou mé-
nagés que par routine ou par respect. Au surplus,
M. Rolland, qui est resté sur ce point dans une si juste me-
sure, connaît sans doute l'anecdote que raconte La Harpe
(t. X, édition de 1813), dans son Cours de littérature,
d'après le Bolsœna de Monchesnay, et qui associe le nom
de .Claude Boyer à un nom plus célèbre. — Le Verrier
s'avisa de lui aller lire (à Boileau,) une nouvelle tra-
gédie (Rhadamiste, de Crébillon,) lorsqu'il était dans son
lit, n'attendant plus que l'heure de sa mort. Ce grand
homme eut la patience d'en écouter jusqu'àdeux scènes;
après quoi, il dit : « Quoi! monsieur? cherchez-vous à
me hâter l'heure fatale? Voilà un auteur devant qui
Boyer est un vrai soleil! » — Maintenant, si vous voulez
bien vous souvenir que Rhadamiste est le chef-d'oMivre
de Crébillon, et que Piron a pu dire, en plein foyer du
Théâtre-Français, en causant avec Crébillon fils : a On a
beau faire, votre père sera toujours le troisième de nos
tragiques! » vous reconnaîtrez que M. Jules Rolland au-
rait pu, sans trop de partialité albigeoise, réhabiliter
Claude Boyer. Hélas! il y a des réhabilitations moins in-
nocentes !
Je termine par un grand regret et deux petites criti-
ques: mon grand regret est de ne plus avoir assez d'es-
pace pour vous parler d'Antoinette de Salies qui fut la
Muse, l'Artémise, la Sapho, la S.'-vigné, la Deshoulières,
284 NOUVEAUX SAMEDIS
la Julie d'Antennes et l'Arthéniced'Albi. Mes deux chi-
canes se réduisent à bien peu de chose. M. Jules Rol-
land abuse d'un tour de phrase qui n'est pas agréable:
il dit par exemple : « Pour si intéressante que soit cette
question. » A quoi bon ce pour? Il est de trop, je vote
contre. Autre vétille. Je lis à la page 264 : « Madame de
Maintenon, avec sa beauté a as tore et su wjansénisme rigide,
remplacejnadame de Montespan, etc., etc. » Beauté aus-
tère, soit! mais jansénisme ? Quoique tante, paralliance,
d'un frère du cardinal de Xoailies, madame de Mainte-
non accepta et même personnifia, auprès de Louis XIV,
l'influence des jésuites. Ce fut le Père Lachaise qui décida
Louis XIV à l'épouser; ce dont l'altière \Vasthi-Montes-
pan se vengea par un mot quelque peu gaulois : « C'est
donc La chaise des commodités? 1
XIV
CHARLES DE MAZADE
23 mars 1879.
Xous sommes en saint temps de carême, et l'on peut
parler pénitence sans manquer d'à propos. Si donc vous
gardez encore quelques illusions sur le temps présent, si
votre optimisme s'obstine à chercher des degrés du mé-
diocre au pire, à imaginer une échelle de proportion
entre l'éloquence de M. de Marcère et celle de M. Le
Rover, entre la faconde de M. Lepère et celle de M Flo-
quet, entre les lauriers oratoires de M. Brissonet ceux de
M. Tirard, voici la pénitence que je vous impose : Lisez
in extenso — ce sera dur, — une des - séances de
1. Le comte de Serre, la politique modérée sous la Re tau-
ration.
286 NOUVEAUX SAMEDIS
la Chambre actuelle, celle du jeudi 13 mars, par exemple;
puis ouvrez le livre de M. Charles de Mazade sur le comte
de Serre, et complétez cette lecture à Taide des articles
publiés, dans le Correspondant, sur le même sujet, par
M. Ch. de Lacombe. Groupez autour de ce beau nom de
de Serre ceux de Camille Jordan, de Royer-Collard, du
duc de Richelieu, du duc Victor de Broglie, de Gourion
Saint-Cyr, de Laine, du général Foy, de M. de Villèle, de
Martignac, de M. Ravez, de M. Guizot, de M. de Ba-
rante... Voyons, en conscience, toute opinion à part, est-
ce le même pays? Est-ce le même siècle? Est-ce la même
langue? Un intervalle de soixante ans suffit-il à expli-
quer, non pas cette différence, mais cette débâcle, non
pas cette infériorité, mais ce contraste absolu, écra-
sant, implacable, des plus admirables accents de la parole
humaine au service des inspirations les plus pures, les
plus patriotiques, les plus libérales et les plus nobles,
avec ces misérables conflits de vanités, d'ambitions, de
haines, d'égoïsmes au fiel et au verjus, de basses et
grossières passions, bredouillant un horrible français
sans même être sûres de penser ce qu'elles disent
ou de dire ce qu'elles pensent? Et remarquez que ce chiffre
de soixante ans est encore trop considérable. Avancez
d'un quart de siècle, et vous avez Berryer, Montalem-
bert, Falloux, Larcy, Thiers, Mole, Dupanloup, Lamar-
tine, Guizot déjà nommé, toute une nouvelle génération
d'éminents orateurs, de hautes intelligences, qui peuvent
CHARLES DE MÀ.ZADE 28'
quelquefois s'abuser, mais que Ton peut constamment
écouter, combattre, approuver, apprécier, comprendre,
en se dressant sur la pointe des pieds au lieu de regarder
par terre. Aujourd'hui, néant ! une honte de plus pour
[la France, déjà si cruellement humiliée ! Une douleur
de plus pour cette nation, jadis si brillante, si spirituelle,
si généreuse, si vaillante, si lumineuse, et qui est forcée
de se dire : « J'ai souffert tout ce qu'un grand peuple
peut souffrir, tout ce qui lui rend plus nécessaire le
dévouement, la vertu, l'héroïsme, l'abnégation des ci-
toyens appelés à le diriger: et, de mes souffrances sans
nom, de cette nécessité poignante, mes élus ne savent
pas môme faire sortir un sentiment digne de mon
infortune, une grande idée, une phrase chaleureuse,
émue, sympathique, une étincelle de patriotisme, une
des larmes que j'ai versées, une goutte dé sang de
mes blessures! Ils ne savent en extraire que la muscade
de l'escamoteur et le boniment de l'acrobate; ils n'y
cherchent que la question de savoir qui sera ministre,
procureur général, trésorier-payeur ou préfet, qui émar-
gera le plus amplement an budget: par quel croc-en-
jambe le Clemenceau de demain se substituera au Gam-
betta d'hier; par quel tour de roue ou de cartes plus
ou moins bizautées la gauche supplantera les centres,
l'Union républicaine confisquera la République, l'intran-
sigeance remplacera l'opportunisme, et la Commune
renversera l'intransigeance. De l'éloquence? del'âme?dn
288 NOUVEAUX SAMEDIS
cœur? une pensée pour la patrie, pour l'honneur, pour
la liberté, pour la vérité, pour le bien, pour nos fron-
tières mutilées, pour les périls du dehors, pour nos
terribles voisins qui nous guettent, le sourire sur les
lèvres, la main sur la garde de leur épée, allons donc!
Pourquoi faire? c'était bon sous les anciens régimes
et les vieilles monarchies. Je vais voir si mon cuisinier
sait son métier, si mes chevaux neufs sont de bons trot-
teurs, si je suis content de mon carrossier, si je ne dois
pas renouveler les tentures qui suffisaient au duc de
Morny et au marquis de Lavalette: après quoi, si mon
peuple n'est pas satisfait, s'il ne m'acclame pas entre
deux couplets de .Marseillaise, il faut qu'il soit bien
difficile!
Pour nous, vaincus, hors de combat, spectateurs
écœurés de ces scènes navrantes, distributeurs, en sens
inverse, de ces dérisoires flétrissures, lecteurs h la fois
mélancoliques et charmés des écrits de M. de Mazade et
de M. de Lacombe, cette lecture est une première revan-
che: cette comparaison accablante nous consterne tout
ensemble et nous console; nous consterne, parce qu'elle
nous force de répéter encore les vers célèbres du Dante
nella miseria, et parce qu'il n'y a pas de plus affreux
supplice que d'assister à l'abaissement de son pays: nous
console, parce qu'elle nous rend plus chère et plus
sacrée cette cause qui est nôtre, qui eut de tels servi-
teurs et de tels interprètes, cette monarchie contemporaine
CHARLES DE MAZADE 289
de rage héroïque de l'éloquence. et de la tribune fran-
çaises. - « Cette période de notre histoire qui s'est appelée
la Restauration, dit excellemment M. de Mazade, est
certainement une des plus brillantes... L'Empire garde
sa physionomie d'airain. La Restauration est comme
l'épanouissement d'une sève renaissante après les com-
pressions et les catastrophes militaires. Elle a tout l'éclat
d'un essor nouveau des idées et des talents, la séduc-
tion des arts, de l'étude, de l'éloquence, des ardeurs
généreuses, des luttes noblement passionnées. Mais ce
qui fait surtout l'intérêt sérieux en même temps que
l'attrayante originalité de la Restauration, c'est que cette
période de quinze ans est le sincère et émouvant appren-
tissage des mœurs libres et parlementaires. La Restau-
ration est une des plus nobles tentatives pour réconci-
lier la société sortie de la Révolution et la vieille société
française Elle reste l'honneur de l'histoire... »
Avec l'homme qui tient un semblable langage, on ne
ipeut être en désaccord que sur de bien légères nuances.
Ctes nuances, je les trouverai peut-être dans le second titre
lu livre : La politique modérée sous la Restauration. En
Mendant, parlons du héros de M. de Mazade.
Oui, le héros: le mot n'est que juste: car, si les saints
eprésentent le typecompletde la perfection en ce monde,
l est permis de qualifier de héros les hommes qui en ont
3 plus approché. Je cherche en vain une qualité, une
ertu qui ait manqué au comte de Serre, on un défaut
290 NOUVEAUX SAMEDIS
grave qui ait déparé ce bel ensemble. Pour donner une
idée de son éloquence, il suffit de rappeler les paroles
de Royer-Collard: « Entre nous, il y a de l'ineffaçable: »
— et : « Lorsqu'on a entendu de Serre, on ne peut plus
écouter personne! » — Et cependant, il écoutait, dans ce
temps-là, les survivants de la grande époque, depuis
M. de Martignac jusqu'à Berryer. D'autres illustres ont
gâté ou compromis par leur orgueil les services qu'ils
avaient rendus à la monarchie et à la France, et nous
ne pouvons oublier que, au moment où le comte de Serre
s'éteignait à Gastellamarre, « loin de sa patrie, dans une
sorte d'obscurité, » — Chateaubriand répondait aux
brutales formules de sa disgrâce par un cri de colère
qui allait ébranler le trône et remuer les pavés révolu-
tionnaires. Nous ne voyons pas, dans la Correspondance
de de Serre et les récits de ses biographes, trace de ce
péché d'orgueil qu'auraient justifié tant de dons
heureux et de légitimes succès. D'autres grands orateurs
ont eu besoin, pour que rien ne ternît leur gloire et
n'entravât leur carrière, que le public, leurs amis, leurs
admirateurs et parfois les maris eux-mêmes fermassent
les yeux sur certaines faiblesses, toujours pardonnées
en France, brillamment partagées avec le plus popu-
laire de nos rois, mais condamnées par l'inflexible
morale. Le comte de Serre fut un modèle de vertus
domestiques. Sa mère, sa femme, ses enfants, son pays,
ne laissèrent pas s'égarer un seul des battements de ce
CHARLES DE MAZADE 2ÎH
noble cœur. Il n'eut ni les susceptibilités ombrageuses et
maladives de Laîné, ni le dogmatisme hautain de Royer-
Collard, ni la roideur un peu pédantesque de M. Guizot.
Si M. de Martignac fut surnommé la sirène de la tribune,
on peut dire que M. de Serre en fut le cygne, et je ne
saurais me dérober à cette image, quand je le vois,
blessé au cœur, plier ses ailes, languir et mourir sur
le doux rivage chanté par Lamartine. Lutteur intrépide,
il avait cet accent d "énergie virile qui, chez M. de Marti-
gnac, s'amollissait dans une grâce presque féminine. Il
fut, lui aussi, un charmeur ; mais il est rare que le
charme parmi ceux et celles qui le possèdent, ne s'achète
pas par des vices, par des fautes. On éprouve, auprès
d'eux ou auprès d'elles, je ne sais quel engourdissement
des facultés actives, fortes, militantes, arbitres des ques-
tions d'honneur, gardiennes de la conscience, nécessaires
à une bonne hygiène morale. Ce n'est généralement pas
dans l'intérêt de la vertu, pour cacher de bonnes œuvres
et pour nous rendre meilleurs, que ces torpilles, comme
dit Balzac, exercent sur nous leurs fascinations indéfinis-
sables: ce n'est pas un préliminaire bien rassurant que
de commencer par nous oter le discernement, la clair-
voyance, l'esprit de conduite, le sens commun, la dis-
tinction du bien et du mal, et même la crainte du ridi-
cule.
Chez le comte de Serre, rien de pareil. Il charme au
pro.it de ce qu'il regarde avec raison comme la vérité,
292 NOUVEAUX SAMEDIS
la justice et le salut. Il déploie pour le triomphe d'une
bonne cause autant de talent de persuasion et de séduc-
tion que s'il s'agissait de faire réussir un paradoxe ou un
mensonge. Il emploie, pour conjurer et apaiser les pas-
sions dangereuses, ces aimables sortilèges qui servent
trop souvent à les exciter. D'ordinaire, les idées de
modération, de mesure, d'équilibre entre les partis ex-
trêmes, et, — comme on l'a dit depuis lors, — de juste
milieu, — n'ont le don d'électriser, ni les assemblées, ni
les foules, de parler puissamment ni aux imaginations,
ni aux esprits. Eh bien, le comte de Serre opérait fré-
quemment ce prodige, et je n'en veux pour preuve que
les admirables fragments cités par M. de Mazade et par
M. Charles de Lacombe.
Enfin, il personnifia l'émigré, tel que je le comprends,
que je l'honore et que je l'aime, tel que nous ne pourrions
le laisser calomnier sans impiété filiale. L'histoire révo-
lutionnaire, la chanson bonapartiste et le drame po-
pulacieront peint l'émigré sous des aspects de fantaisie,
d'odieuses couleurs ou des traits de caricature. Le fait
est qu'il y a plusieurs sortes et comme plusieurs familles
d'émigrés. Il y en a eu de brillants, de frivoles et de
mondains, qui continuaient à Coblentz les traditions de
Versailles, et se consolaient de leur détresse en s'offrant
à eux-mêmes des semblants d'intrigues de cour et de
scènes de roman. Il en existait de chimériques, qui ne
cessèrent, pendant des années, de promettre à leur len-
CHARLES DE MAZADE :"i.;
demain la revanche de la veille, et de rêver la rentrée
en possession de leurs prérogatives féodales. Il s'en
rouva peut-être quelques-uns, qui, exagérant le dépla-
cement de la patrie en la personne du roi, s'affligèrent
des victoires de nos armées républicaines et consulaires.
Mais il y en eut aussi, qui, tout en apportant aux nobles
drapeaux de l'armée de Condé le tribut de la fidélité et
de l'honneur, ne consentaient pas à s'aveugler sur ces
événements gigantesques, prêts à transformer le vieux
monde et à faire de chacune de leurs douleurs un pré-
sage et une leçon. Ceux-là offrirent ce trait particulier,
que sous la tente, au bivac, jusque sur les champs de
bataille, — à Oberkamlach par exemple, héroïque duel
de républicains et de gentilshommes, qui arrachait au
duc d'Enghien ce cri du soldat : « Ce ne sont plus nos
hommes de 1793, ce sont des dieux ! Comme ils se battent !
Je ne sais plus à qui donner la pomme pour la valeur,
de nos troupes ou des leurs; » — leur héroïsme survivait
à leurs illusions, et leur pensée allait au delà de la portée
de leurs fusils ou de leurs bras. Interrogeant l'horizon,
où passaient tour à tour dans de sombres nuages la
figure sanglante de la Révolution et l'image sacrée de la
patrie, malheureux de se battre contre des Français, ils
se demandaient tout bas, sous ce ciel germanique, pen-
dant ces veillées guerrières que le poète des Martyrs
a si admirablement décrites, s'il n'arriverait pas un jour
où il serait possible de réconcilier cette force nouvelle.
294 NOUVEAUX SAMEDIS
redoutable, violente, énigmatique, qu'ils pressentaient
victorieuse, avec cette société d'autrefois dont ils
avaient goûté les charmes, qui venait de les armer
pour sa défense, et qui, foudroyée, brisée, mourante,
s'était souvenue de son grec pour faire de son agonie un
combat. Ils en méditaient les moyens, ils s'y préparaient
par des réflexions et des lectures. Le jeune de Serre lisait
Montesquieu; il apprenait et parlait l'allemand: il étu-
diait l'Allemagne dans sa langue et dans sa littérature.
S'il avait lu Vauvenargues, il aurait pu se reconnaître;
un Vauvenargues agrandi, fortifié, éprouvé, mûri par le
malheur et l'exil, jeté au milieu de catastrophes qui
créaient une philosophie en action, destiné à des luttes
d'un nouveau genre où la parole tiendrait lieu de l'épée
et du livre, et où il justifierait à chaque instant le mot
de son devancier, de son modèle : « Les grandes pensées
viennent du cœur. »
Quoique M. de Mazade ait très habilement réussi à
retracer, à raviver, a dramatiser les grandes scènes par-
lementaires où la parole du comte de Serre brilla d'un
si vif éclat, je lui sais gré d'avoir fait, dans ses premières
pages, une part aux souvenirs d'enfance et d'adolescence,
à Pagny-sur-Moselle, qui fut son berceau, à ses études,
à l'école d'artillerie de Pont-à-Mousson. Puis, brusque-
ment, la Révolution saisit de sa rude main cet adolescent
de quinze ans et le jette à l'émigration. Le voilà au milieu
de tous les hasards de l'exil, de la guerre, de la pauvreté,
CnARLES DE MAZADE 295
de l'aventure, mais escorté déjà de ces fées invisibles
qui ont salué sa naissance, et qui ne l'abandonneront que
le jour où elles seront trop effrayées par les rumeurs et
les passions politiques. Sa gravité précoce est tempérée
de bonne humeur: il plaît avant de subjuguer et de con-
vaincre: il est exquis avant d'être éloquent: il est sympa-
thique avant d'être illustre. Même dans les moments les
plus difficiles, il conserve ce fond d'honnête enjouement
où la sérénité d'une conscience droite se combine avec
une juste confiance dans un avenir inconnu. Il accepte
avec la simplicité des hommes vraiment supérieurs les
situations les plus humbles, et il écrit là-dessus de jolies
lettres à sa mère. Maître d'école à Reutlinger, petit village
de la Souabe, il enseigne, presque pour rien, le français
et l'arithmétique aux enfants du boulanger, de l'auber-
giste et du forgeron. Ses élèves l'adorent. Il loge chez un
confiseur, et son hôte, l'aimant comme son fils, n'a
pour lui que des douceurs. A mesure que les années
s'écoulent, il se sent pris d'une double nostalgie: pour
son pays natal, son berceau, sa mère, sa famille, et pour
la France, avec ses crimes qu'il oublie et ses gloires qu'il
réclame. — « Quand il parlait dans ses lettres, nous dit
M. de Mazade, des armées, des généraux républicains, il
disait naïvement : « Nos armées, nos généraux! » —
Ce n'est pas sans orgueil qu'il laissait échapper des mots
comme ceux-ci : « Les Français remplissent le monde
de leur nom. « — Il était resté sans amertume contre
29*5 NOUVEAUX SAMEDIS
la cause victorieuse, sans illusions sur la cause vaincue
qu'il avait servie. »
Aussi, avant que les lois sur l'émigration soient abro-
gées, lorsqu'il ne pouvait compter encore que sur un
relâchement des rigueurs révolutionnaires, il se risque,
il arrive subitement, secrètement, au village de Pagny
après avoir traversé à pied l'Alsace et la Lorraine.
— « Six mois de félicité, comme le ciel en accorde si
peu ! » écrivait-il vingt ans après, lorsqu'il était devenu un
grand personnage. Bonheur fugitif, chèrement acheté, et
bientôt interrompu par de nouvelles épreuves. Ces émo-
tions juvéniles et filiales, ces pures tendresses, ce rayon
de soleil entre deux orages, ces préludes d'une vie si
courte et si pleine, ont un attrait auquel je n'ai pas su
résister. Ce n'est pas là, j'en conviens, que l'on ira cher-
cher le vrai comte de Serre, le président de la Chambre
des députés, l'éloquent garde des sceaux, le leader in-
comparable d'un ministère excellent ; mais ces aimables
et touchants détails nous montrent l'homme intérieur;
ils nous mettent en contact immédiat avec une âme
d'élite, au moment où elle s'ouvre tout à la fois à l'ad-
versité et à l'espérance, où elle est encore dans toute la
fraîcheur de ses sentiments, où elle n'a pas à se préoc-
cuper d'un rôle, d'un plan d'attaque ou de défense, d'ad-
versaires à combattre, d'auxiliaires à modérer, de
questions à résoudre, de pièges à déjouer, d'esprit de
parti à fléchir; tâche pénible, ingrate, inégale, accidentée,
CHAHLES DE MAZADE 297
tourmentée, qui l'agitera sans la rendre moins pure.
Nous ne sommes encore qu'en 1800. Quinze années -
et quelles années! — nous séparent de l'avènement de
cette monarchie légitime, bienfaisante, tempérée, consti-
tutionnelle, libérale, qui réalisera pour de Serre l'idéal de
sa politique, le gouvernement de ses rêves, marquera la
véritable date de sa vie publique, et offrira à son élo-
quence une tribune digne d'elle. Il occupe cet intervalle à
l'aide de remarquables débuts, de vifs et sérieux succès
au barreau et dans la magistrature; il l'embellit par son
mariage (1809), avec mademoiselle d'Huart, cette femme
supérieure et charmante, que les amis intimes appelaient
la belle Excellence, qu'ils auraient pu appeler Y excellente
beauté, qui, pendant son long veuvage, fit de son cour
un reliquaire, et qui, lorsqu'elle perdit son mari, aurait
pu répéter un mot célèbre : « Voilà le premier chagrin
qu'il m'aura donné! » — A cette époque, l'Empereur
Napoléon, qui ne pouvait passer à coté d'an homme
éminent sans en avoir envie, le nomma président de la
cour impériale de Hambourg, département des Bouches-
de-1'Elbe. Il y réussit comme toujours, comme partout:
je trouve à cette page de sa vie, un nom bien illustre que
le hasard me permet d'associer an sien, et qui va le
suivre de près dans ces rapides Causeries: le maréchal
Davout, prince d'Eckmûhl! Au moment où j'écris, j'ai
sous les yeux un beau volume que vient de publier, avec
un légitime orgueil filial et une infatigable tendress. .
X"****** 17.
298 NOUVEAUX SAMEDIS
marquise de Blocqueville, née d'Eckmùhl, sous ce titre
plein de promesses: « Le maréchal • Davout , prince
d'Eckmùhl, raconté par les siens et par lui-même. »
Dès que nous nous serons séparés du comte de Serre
et de ses biographes, je vous parlerai de ce noble
livre où une fille justement fière de son père, acclimatée
à l'atmosphère où respirent à l'aise les âmes héroïques,
met son grand style et son talent d'écrivain au service de
cette glorieuse mémoire, et entremêle de pages éloquentes
les précieux autographes du maréchal, de sa famille
et de ses amis.
En attendant, nous voici en 1811, dans de département
des Bouches-de-1'Elbe : bouches étranges, lointaines,
qui semblent s'ouvrir avec un gros rire tudesque et des
dents allemandes, aux dépens de nos misérables frontières
républicaines. Le maréchal Davout est gouverneur de ces
pays de TElbe, 32e division. On dirait que des affinités
secrètes rapprochent ces deux hommes, dont les situa-
tions, en ce moment, semblent si différentes, si inégales.
Ils sont presque du même âge: ils disparaîtront presque
en même temps. Tous deux ajouteront à leurs titres de
gloire cette mystérieuse auréole, ce mélancolique pres-
tige, privilège de ceux qui meurent jeunes, qui n'ont
pas rempli toute leur destinée, dont la rayonnante image
survit intacte, et qui nous donnent la sensation d'un au
delà, à demi voilé par l'ombre de leur tombeau: privilège
qui nous rend Marceau, Mozart et Raphaël plus chers et,
CHARLES DE MAZADE 299
pour ainsi dire, plus complets que Soult, Rossini et
Titien. Le nouveau président avait commencé par être
un vaillant officier. Le maréchal avait le don d'éloquence
naturelle, et de bons juges ont déclaré que, s'il n'avait
pas été un grand homme de guerre, il eût été un grand
écrivain. Tous deux étaient de bonne noblesse, et il ne
s'agit pas ici de déterminer le plus ou le moins; car le
plus petit gentilhomme de France, s'il a des sentiments
nobles, peut marcher l'égal des La Rochefoucauld et des
Crillon. A tous deux est échu le bonheur de léguer à
leurs enfants le culte de leur mémoire, consacré de nos
jours par de pieuses mains dans des publications décisi-
ves. Enfin, la courtoisie du prince d'Eckmiilh était si
parfaite, que, malgré sa splendide spécialité militaire,
M. de Talleyrand n'aurait jamais pu dire de lui qu'il
n'était pas civil: et de Serre eut tant de succès à Ham-
bourg, il donna une si haute idée de ses lumières, de
son affabilité, de sa justice, il s'assimila si bien les
usages et la langue, il se fit si bien pardonner sa qualité
d'étranger, que ce Français, ce gentilhomme, ce militaire,
finit par paraître Hambourgeois.
Le magistrat ne tarda pas à obtenir toutes les sympa-
thies du maréchal. Ce fut presque de l'amitié, et, chez
Davout, du pressentiment. — •■ Je me suis fait un
devoir, écrivait-il à de Serre, d'assister à l'installation
de la cour que vous présidez... J'ai ('prouvé une satisfac-
tion pers i inelle à c site eérém mi •. en entendant le dis-
300 NOUVEAUX SAMEDIS
cours que vous avez prononcé, et où la véritable élo-
quence le disputait au bon esprit qui y règne. »
Et maintenant, franchissons un espace de treize années ;
le temps, pour un enfant né le jour môme où M. de
Serre était nommé premier président à Hambourg,
de devenir un bon écolier de quatrième dans un collège
de Paris. Le 28 juillet 1824 (date sinistre!), je venais
de composer en version latine au concours général.
Je craignais d'avoir fait un contresens. Parents, pro-
fesseur, répétiteur, étaient fort perplexes, et peu s'en
fallait que je n'ouvrisse ma fenêtre, donnant sur le
jardin du Luxembourg, pour déclarer aux passants que
ce contresens problématique était le grand événement
de la journée. Tout à coup, un ami entra dans le salon
et nous dit: « Vous ne savez pas? le comte de Serre vient
de mourir à Naples. » — Pour moi, cette nouvelle et ce
nom n'avaient pas une signification bien précise. Dans
ce petit groupe royaliste, l'émotion fat médiocre; — « un
orateur éloquent !» — un homme de bien ! » — encore
jeune! quarante-sept ou quarante-huit ans! » — Rien de
plus ; puis un silence, et l'on reprit la conversation. Les
acteurs de cette scène de famille ne se doutaient pas que
six ans après, jour pour jour, ils verraient passer sous
cette même fenêtre, dans cette même allée du Luxem-
bourg, le prologue d'une Révolution, et que cette Révo-
lution aurait pu être conjurée par la politique de l'homme
qui venait de mourir. Ce qu'il y eut de curieux et de
CHARLES DE MAZADE 3<H
triste, c'est que la sensation ne fat pas beaucoup plu-
vive à Paris et en province.— i II n'y a que nous qui
ayons été frappés de cette mort, écrivait Royer-Collard a
M. de Barante; ce monde ne l'a pas remarquée! » La
revanche de cette gloire s*est fait attendre un demi-
siècle.
Comment expliquer cette disproportion énorme entre
l'indifférence ou l'oubli de ce monde, et cette éloquence,
cette vertu, cette immense valeur intellectuelle et morale,
l'éclat de ces talents et de ces services?
III
La mort de Louis XVIII suivit de si près celle du
comte de Serre, que Ton peut aisément dégager de la po-
litique du grand orateur tout ce qui n'est pas celle du
plus sage, sinon du plus aimable des deux augustes
frères. Louis XVIII, ci-devant comte de Provence, mo-
narque constitutionnel, et par la grâce de Dïpu, auteur
de la Charte, et datant son régne de 1795, offrant en sa
personne le singulier contraste d'un roi d'ancien régime
comprenant et acceptant toutes les exigences de La
moderne, imperturbable dans son droit de sou-.
302 NOUVEAUX SAMEDIS
mais accessible à tout ce qui pouvait restreindre ce droit
pour mieux l'affermir, monté sur le trône, suivant sa
propre expression, pour renouer la chaîne des temps,
et capable de fournir l'anneau intermédiaire entre le
présent et le passé, voilà le seul chef de gouvernement
dont M. de Serre ait. eu à seconder les inspirations et à
subir les influences. En essayant de découvrir les causes
des variations finales de Louis XVIII et de ses conces-
sions à l'extrême droite, nous arriverons peut-être non
pas à justifier, mais à expliquer l'espèce d'abandon et de
demi-disgrâce qui paya si mal les vertus, les services et
les talents du comte de Serre.
D'après mes souvenirs d'enfance et mes longues cau-
series avec mes anciens, il m'a toujours paru que les
écrivains libéraux, révolutionnaires et républicains
n'attachaient pas assez d'importance h l'événement que
j'appellerais le plus énorme et le plus désastreux de notre
siècle, si le 4 septembre n'existait pas; je veux parler du
retour de l'ile d'Elbe. Fontanes a dit de cette fatale
aventure : « C'est abominable, mais c'est admirable ! »
— J'en dirais plus volontiers : « C'est prodigieux, mais
c'est effroyable ! » — Certes, loin de moi l'idée de rap-
procher, même pour un moment, le vaincu de Waterloo
et l'assassin du duc de Berry ! Tous deux pourtant, le
grand homme et le scélérat, eurent cela de commun, que
se proposant un but, ils le manquèrent, mais en attei-
gnirent un antre aussi funeste à la monarchie et à la
CHARLES DE MAZADE
France. Louvel voulait, d'an coup de poignard, en finir
avec la branche aînée des Bourbons ; la grossesse de la
duchesse de Berry trompa son odieux calcul: mais son
crime porta, pour ainsi dire, au cerveau du parti roya-
liste, rompit l'équilibre maintenu tant bien que mal par
les habiles et les sages, paralysa la politique d'apaisement,
prêta un semblant de raison aux énergumènes, força la
main au roi, et poussa le gouvernement aux extrêmes,
c'est-à-dire aux abîmes. Napoléon espérait follement une
victoire décisive qui lui permettrait de recommencer
son règne; il fut foudroyé: mais l'épisode des. Cent-Jours
eut des effets dont nous nous ressentons encore. Il enleva
à laseconde Restauration tous les caractères de délivrance,
de douceur, de réconciliation, de bienfait national, d'as-
sentiment, de sympathie, d'enthousiasme populaires,
qu'avait offerts la première. Il rendit à la seconde inva-
sion la physionomie sinistre, le Vx victis ! implacable,
les conditions écrasantes, l'insatiable appétit de repré-
sailles et de revanches, qu'avait adoucis et tempérés,
dans la première, une sensation d'allégement, une sorte
d'accord tacite entre un peuple libéré d'un oppresseur
et des puissances délivrées d'un ennemi. Il amena, en
guise d'épilogue, des exécutions, inévitables peut-être,
mais à jamais regrettables, qui ressemblaient à des ven-
geances personnelles, et dont les balles, frappant d'hé-
roïques victimes, blessanl an cœur nos gloires militaires,
rebondirent jusque Bur les marches du trône. Dana le
304 NOUVEAUX SAMEDIS
pur calice de notre beau lis symbolique il glissa un in-
secte rongeur qui devait finir par le faner et le tuer. En
réduisant tout un peuple à n'être que le complice invo-
lontaire et passif d'une armée, il nous légua le milita-
risme révolutionnaire et démocratique, lequel dans une
monstrueuse alliance, associa l'esprit de liberté aux
souvenirs du despotisme. Il rouvrit et envenima toutes
les blessures de la Révolution, dont 1814 avait fait
des cicatrices. Il fut, k contresens, le 18 Brumaire du bo-
napartisme aux abois contre le vrai principe d'autorité.
Il remit tout en question, l'harmonie des pouvoirs, la
stabilité monarchique, la réparation des désastres, l'ou-
bli des griefs, l'intégrité du territoire, les rapports de la
France avec l'Europe. Enfin, il apprenait au gouverne-
ment et au pays k se méfier l'un de l'autre: leçon aussi
dangereuse en politique qu'en ménage, et qui doit tôt
ou tard se traduire en rupture.
Cette énumération est bien longue : elle m'a paru né-
cessaire pour faire comprendre les difficultés et les écueils
qui attendaient Louis XVIII à son retour de Gand, alors
que la Restauration, par la faute d'un seul homme, ces-
sait d'être une délivrance pour devenir une réaction.
Comment s'affirma cette réaction vengeresse, comment
la sagesse royale fut entraînée d'abord et submer-
gée par d'irrésistibles courants, ce que fut la Chambre
de 1815, surnommée la Chambre introuvable, à quoi se
réduisirent les prétendus excès de la Terreur blanche , si
CHARLES DE MAZADE 30s
l*rfidementexagéréspar l'esprit de patrons le sarez,
et nous n'avons pas a le redire. Ce qu ,1 convient de rap'
peler, c'est que nos démocrates, toujours prêts à ériger
en dogme la souveraineté du peuple et à |„i accorder
même te privilège et la prérogative du crime, se montrent
b,en inconséquents, lorsqu'ils fulminent leurs ana.hèmes
contre cette crise rapide et transitoire. Cette Chambre
fougueuse, exaltée, violente, fanatique, mais indépen-
dante, loyale et sincère, personnifia exactement les uni-
D'0nS °U' Si V0US ,e ™**> 'es passions du moment ■
promus populaires bien p'utô. qu'aristocratique; • ex-
plosions provoquées bien moins par les rancune, fes
émigré, ou les souvenirs de 93, que par vingt années de
souffrances et demisères, par tes levées en masse, l'impôt
du sang, la terrible formule du boa à partir, la désola-
tion des campagnes, l'abandon des terres en friche le
demi des mères, te tressaillement de la chair à canon' le
despotismederépaulettcladuretedespréfetsrecru.eor;-
Plaies saignantes que venait d'exacerber lace-, de fi
des Cent-Jours: griefs de l'atelier, du sillon, du vill.
de la ferme, de la charrue et de la chaumière. q„i r, on,'
rien de commun avec les ressentiments des châteaux et
des hôtels, avec la vente des biens d'Église, les spoliati
révolutionnaires, la perte des droits seigneuriaux on
vides laissés dans les rangs de la nnblesse par la loi
suspects, la proscription et l'échafaud.
N'importe ! c'était un mal, un danger, un démenti in-
306 NOUVEAUX SAMEDIS
fligé aux paroles de paix, de réconciliation et de pardon
qu'avaient acceptées sans murmure les revenants de
1814, — revenants sans revenus, — et dont Louis XVIII
avait fait le programme de son règne. S'il était mo-
mentanément entravé par les véhémences de la majo-
rité, il comptait déjcà une élite de collaborateurs qui
s'associaient à sa pensée, et n'attendaient que l'heure fa-
vorable pour concourir à son œuvre. M. Charles de Mazade
les groupe et les esquisse à grands traits; le duc de Riche-
lieu, que son long exil n'avait rendu que plus Français,
homme unique par la situation comme par le caractère,
que son patriotisme préserva de la maVaria de l'émigra-
tion, et qui ne se souvint et n'usa de l'amitié d'Alexandre
que pour mieux servir son pays: Laîné que je me rap-
pelle encore, tel que j'eus l'honneur de le rencontrer dans
le salon de madame Guebhard: que M. de Mazade a très
justement qualifié d'orateur pathétique: type imposant
et mélancolique du royalisme élégiaque; pâle, mince,
grand, un peu voûté comme sous le poids des malheurs
passés et des calamités prévues ; profondément attristé
de n'avoir été le premier à dire, en 1813, la vérité à
Napoléon que pour être forcé de dire en 1831 : a Les
rois s'en vont! » — M. Pasquier, qui fat presque le
Fontenelle de la politique: chancelier à perpétuité,
que sa longévité fit le contemporain de plusieurs
générations et qui se vantait d'être la modération
incarnée : Royer-Collard, que M. Guizot a appelé
CHARLES DE MAZADE 307
un grand spectateur, que l'on pourrait aussi appeler
un grand critique: orateur puissant par l'élévation des
idées et l'autorité morale plus encore que par le jet de
l'éloquence; juge dont l'approbation était d'autant plus
précieuse qu'elle était plus rare; impitoyable pour la
médiocrité et pour la sottise; redouté pour ses coups de
boutoir aiguisés en épigrammes ; ayant parfois l'air de
sculpter ses bons mots à force de les préméditer; person-
nage considérable que je compare, dans ses attributions
politiques, à ce que sont dans l'Église les évoques in
partibus ; n'ayant pas, à proprement parler, de diocèse;
aimant mieux se prêter que se donner et soutenir qu'in-
tervenir; préférant les coulisses à la scène, et, au milieu
de toutes ses qualités d'homme supérieur, gardant le
tort de désintéresser cette supériorité pour la maintenir
intacte, et de refuser d'être responsable pour être plus
sûr d'être infaillible. Ajoutez à ce groupe MM. Portalis,
Siméon, le maréchal Gouvion Saint-Cyr, le baron Louis,
Camille Jordan, M. de Barante, et entin M. Decazes, sur
qui nous reviendrons tout à l'heure.
Entre ces hommes, secondés par la confiance royale,
et l'extrême droite, le conflit avait cela de fâcheux et de
dangereux, que les uns avaient toute raison et que l'autre
n'avait pas tout à fait tort. Ceux-là disaient : « Comment
voulez-vous que, sur un terrain brûlant au feu de vos
passions et de vos colères, à travers les dernières secous-
ses de la guerre civile fomentée par vous, nous puissions
308 NOUVEAUX SAMEDIS
nous occuper des grandes affaires du dehors et du dedans,
affermir la convalescence de la France, payer ses dettes,
rétablir ses finances, réorganiser son armée, abréger et
alléger l'occupation étrangère, faire fonctionner cette
machine dont les rouages sont trop neufs pour ne pas
faire du bruit? Avant tout, nous avons besoin de calme,
et vous nous donnez l'agitation et le trouble !... » — Celle-
ci répliquait : « Comment voulez-vous ne pas bâtir sur
le sable, si vous ne commencez pas par dompter la Ré-
volution, toujours prête à démolir à mesure que vous
bâtirez, si vous laissez impunis tant d'attentats et de dés-
ordres, si vous travaillez au milieu de conspirations
permanentes? Ménager vos ennemis, mécontenter vos
amis, est-ce un bon moyen de gouvernement ? Quelles
plaies espérez-vous guérir, quelle institutions durables
prétendez-vous fonder, si vous les inaugurez par la né-
gation du droit, du bien, du mal, de la juste distribution
des châtiments et des récompenses? Avons-nous enduré
vingt ans de pauvreté, avons-nous été décimés par Ro-
bespierre et Bonaparte, pour que victimes et bourreaux,
persécuteurs et proscrits, spoliateurs et spoliés se re-
trouvent, en fin décompte, dans des conditions d'égalité?
Summum jus, summa injuria; en pareil cas, l'impunité
est un scandale qui vous affaiblit d'un côté sans vous
fortifier de l'autre, qui décourage les fidèles serviteurs
de la monarchie sans vous ramener un seul de ses ad-
versaires. Le bonapartisme révolutionnaire vient d'être
CHARLES DE MAZADE
pris, la main dans la giberne, en flagrant délit de réci-
dive. Le républicain Lafayette conspire avec les brigands
de la Loire. Los acquéreurs de biens nationaux roulent
carrosse, pendant que les vrais propriétaires se logent
dans des mansardes. Renoncez a celle politique de mé-
nagement qui ne ménage rien et compromet tout ! Soyez
énergiques pour être justes !
Rompez, rompez tout pacte avec l'impiété ;
Du milieu de ce peuple exterminez les crimes,
Et vous viendrez alors pratiquer vos maximes !
Racine, pardon!)
Eh bien, si vous m'accordez que, entre ces deux opi-
nions, toutes deux plausibles, il y avait des abîmes, que
M. de La Bourdonnaye, pir exemple, était presque aussi
loin de M. Pasquier que de Benjamin Constant, j'ajou-
terai: L'honneur, l'insigne honneur du comte de Serre
est d'avoir parlé et agi de façon à donner, mieux que
tous ses émules, l'idée, l'espoir que cet abîme pouvait
être comblé; d'avoir maintenu hors de cause et hors de
doute, dans une sphère supérieure, ses sentiments roya-
listes, tout en demeurant l'interprète de la politique mo-
dérée, tout en prouvant — et avec quelle éloquence ! —
à tous les hommes de bonne foi et de bon sens qu'il
n'existait pas deux justices, que les grandes et immor-
telles lois de la conscience humaine devaient dominer
l'esprit de parti: que les passions, essentiellement des-
310 NOUVEAUX SAMEDIS
tructives et dissolvantes, ne pouvaient rien fonder, et
que tout est perdu quand le gouvernement se fait com-
plice de la violence des événements et de l'agitation des
esprits. Dès son début, quelle loyauté! quelle élévation
de vues et de langage ! « On proposait tout simplement,
nous dit M. de Mazade, la banqueroute de l'État envers
les créanciers de l'arriéré: de Serre condensait dans un
mouvement d'éloquence une idée profonde: « L'injustice
dupasse vous révolte, disait-il; ce sentiment est louable;
mais, si les siècles pouvaient se rapprocher devant nous;
si, dépouillée de la mousse des temps, la racine de tous
les droits pouvait se découvrir à nos yeux, pensez-vous
que les droits les plus respectés aujourd'hui nous
apparaîtraient purs de toute violence, de toute usur-
pation, de toute injustice? Eh bien, messieurs,
celui qui n'a pas compris que la Révolution ren-
ferme plusieurs siècles en elle, celui qui n'a pas senti
que la volonté du Roi, la Charte qu'il nous a donnée,
avait reculé dans le temps tous les actes antérieurs, cet
homme n'a point élevé ses pensées assez haut pour con-
courir à donner des lois à la France actuelle... »
Je ne puis suivre le grand orateur sur tous ses champs
de bataille parlementaires. Partout nous retrouverions
ce trait distinctif, caractéristique: Part d'élever les ques-
tions de manière à les rendre tout h la fois plus persua-
sives et moins irritantes: car c'est déjà un commencement
de persuasion que de grandir son auditeur à ses propres
CHARLES DE MAZADE 3i I
yeux en l'amenant à absorber son intérêt personnel, sa
passion égoïste, dans une vérité générale. Mais que dis-
je ? ce mot art, appliqué à de Serre, est inexact: il im-
plique une étude, une préméditation, un effort, presque
un artifice: un déplacement de la pensée pour monter
plus haut que son domaine habituel, une coquetterie de
la parole, soigneuse de s'endimancher. On devine, en li-
sant de Serre, — et sans doute on devinait bien mieux
en l'écoutant, — que son àme vivait constamment de
plain-pied avec les inspirations de son éloquence, que
pour produire ses grands effets d'émotion etde conviction,
il n'eut jamais à se départir de ses habitudes intellec-
tuelles, que la flamme n'avait qu'à s'échapper naturelle-
ment du foyer intérieur pour se communiquer à son au-
ditoire. Il en est de la tribune comme de la bonne com-
pagnie, à laquelle, par malheur, elle ne ressemble pas
toujours. L'homme qui, pour y figurer avec honneur el
sans dissonance, est obligé de se faire une tête, une atti-
tude, une tenue, un langage, des manières, pourra y ob-
tenir des succès de curiosité, de faconde ou d'esprit, mais
dans des conditions d'infériorité, et comme à l'aide d'une
leçon apprise. Il suffira, d'un peu d'attention ou d'expé-
rience pour apercevoir le défaut de la cuirasse, la solu-
tion de continuité ou le point de soudure entre l'homme
vrai et le personnage factice, entre le naturel qui se dé-
guise et l'artificiel qui s'ajuste. On dit de certaines beautés
irrégulières, douteuses, discutables ou fanées, qu'elles ont
312 NOUVEAUX SAMEDIS
besoin de toilette. La toilette était inutile à l'éloquence
du comte de Serre. C'était là sa supériorité, supériorité
oratoire, mais aussi supériorité morale.
L'ordonnance du 5 septembre, qui congédiait la
Chambre introuvable, eut l'avantage de rétablir l'harmo-
nie entre les pouvoirs, de préparer une majorité favo-
rable au ministère Richelieu et d'ouvrir le champ libre à
la politique de Louis XVIII. Elle eut l'inconvénient d'ai-
grir le parti ultra-royaliste, de l'amener à chercher ses
appuis sur les marches du trône, et de créer un schisme
là où il aurait fallu redoubler de sagesse et de bon
accord pour confondre les conspirateurs, effrayer
les factieux, décourager les bonapartistes et éclairer les
libéraux sincères sur leurs véritables intérêts. De Serre
était admirablement propre à cette tâche, et l'on est
heureux de le voir, dans cette phase critique, entouré des
sympathies d'hommes émiuents, tels que le duc de Broglie
et son groupe, trop franchement amis de l'a liberté, trop
tidèles à leurs souvenirs pour se laisser recruter ou en-
jôler par le bonapartisme, mais hélas ! soupçonneux,
ombrageux, récalcitrants, méticuleux sous prétexte d'in-
dépendance, enclins à lésiner avec la Royauté, à lui
faire des conditions, à l'alarmer de leurs méfiances, à la
juger au lieu de l'aimer, à ne lui accorder leur adhésion
que si elle s'accommodait à leurs doctrines. Saluons, dans
ces chapitres si intéressants du livre de M. de Mazade,
une pure et noble figure, cette belle duchesse de Broglie,
CHARLES DE MAZABE 313
qui eut le secret de plaire sans coquetterie et d'être pres-
que une femme politique sans y rien perdre de sa grâce.
Intimement unie à toutes les pensées de son mari, j'ima-
gine qu'elle dut souvent les assouplir, les tempérer, leur
prêter plus de liant, y mettre le rayon, la fleur et le sou-
rire, corriger ce que le sévère profil du duc avait parfois
de trop grave. C'est bien k elle que les pécheurs les plus
galants ou les. moins respectueux auraient pu dire :
0 ciel ! que de vertus vous me faites aimer !
Son estime, son amitié pour le comte de Serre s'expri-
maient dans de jolies lettres dont M. de Mazade cite
quelques passages, et nous prouvent le peu qu'il aurait
fallu pour effacer les dernières nuances, pour réconcilier
absolument tontes ces intelligences d'élite, associées dans
une œuvre commune, également dévouées à la patrie et
au bien.
J'ai nommé le duc Decazes. Fut-il k cette époque,
comme le prétendaient les ultras, comme le croyait la
province royaliste, comme je l'ai entendu bien souvent
dire dans mon enfance, le mauvais génie de la monar-
chie et de la France? Assurément non: mais son rôle
complexe, sinon équivoque, bientôt compliqué par de fa-
tales circonstances, servait de texte aux récriminations
royalistes sans désarmer les révolutionnaires. Homme
nouveau, de provenance et de physionomie bourgeoises,
314 NOUVEAUX SAMEDIS
il représentait pourtant, grâce aux prédilections de
LouisXVIII,cetype du favori que l'on croyait disparu avec
les débris de l'ancien régime. De là, la double antipathie
du faubourg Saint-Germain, qui lui en voulait d'être
plus avant que les héritiers des antiques races dans la
faveur royale, et de la jeunesse libérale, qui ne lui par-
donnait pas d'être courlisan. Louis XVIII, malgré son
esprit supérieur et son affection paternelle pour la Charte,
avait cette faiblesse des monarques du vieux jeu, de pré-
férer ses créatures à ses amis et de se donner à lui-même
la sensation de sa grandeur en la communiquant aux.
petits, au risque d'offenser les grands. Il ne lui déplaisait
pas que l'on fût duc ou premier ministre par le fait seul
de sa volonté et non pas par un privilège héréditaire, et
que ceux qui avaient l'honneur de le servir fussent mieux
dans ses papiers que dans leurs parchemins. En outre,
les anecdotes quelque peu salées — et même saupoudrées
du poivre de police, — amusaient en lui cet esprit gau-
lois que son âge et ses infirmités condamnaient à n'être
quesinécuriste.Or, je me souviens d'avoir rencontré aux
eaux, en 1854, le duc Decazes avec son ami M. d'Argout.
Us avaient bien, à eux deux, cent cinquante ans: ce qui
ne les empêchait pas de régaler, chaque matin, leur cor-
tège parisien et aquatique d'un répertoire rabelaisien,
sans avoir pour excuse d'autre boisson que trois verres
d'eau claire. lime fut facile d'en conclure que M. Decazes,
à trente-six ans, avait dû être un beau et fringant jeune
CHARLES DE MAZADE 31o
premier, spirituel, amusant, causeur et conteur agréable,
offrant au vieux roi, avec beaucoup de verve bordelaise
et de finesse gasconne, les séductions du fruit nouveau et
du fruit défendu, mais léger, suspect aux hommes sérieux,
aux consciences timorées, à cette partie de la cour qui
s'abritait sous le patronage de Madame, duchesse d'Àn-
goulême, comme on invoque une sainte ou un ange,
quand on redoute une tentation ou un scandale.
Avec ces divers éléments, soutenue par le roi et par
ce magnifique faisceau de talents, de vertus, de dévoue-
ments, d'aptitudes où la qualité suppléait à la quantité
et auquel M. de Serre prodiguait les trésors de sa
parole, la politique modérée aurait pu devenir défini-
tive et assurer à la monarchie de longues échéan-
ces. Mais il aurait fallu, pour cela, que la gauche
se bornât loyalement à un rôle d'opposition parle-
mentaire et constitutionnelle; qu'elle acceptât comme
faits accomplis la Restauration, les nouveaux rap-
ports de la France avec l'Europe, l'agonie lointaine
et la mort deXapoléon Bonaparte, l'impossibilité du din-
de Reischtadt confisqué par M. de Metternich, l'hor-
reur d'une nouvelle République, l'odieuse inutilité des
conspirations, la chance effroyable de rejeter le pays dans
l'inconnu, et, par-dessus tout, l'irresponsabilité de la per-
sonne royale, dogme inattaquable, garantie nécessaire,
sans laquelle il ne pouvait y avoir que péril, fragilité,
incertitude, incessante menace de catastrophes et de ruine.
316 NOUVEAUX SAMEDIS
11 aurait fallu qu'elle ne laissât pas constamment deviner
une arrière-pensée cent fois plus agressive et destructive,
une criminelle persistance à viser la couronne au delà
des portefeuilles, à frapper le roi sur le cœur des roya-
listes, à n'accueillir les concessions libérales de la politi-
que modérée que pour y chercher des moyens de saper
ce que l'on essayait d'affermir, pour y trouver des armes
dont elle avait soin de cacher la poignée et d'empoison-
ner la lame: obstination que l'on aurait pu appeler irré-
conciliable ou intransigeante, si ces mots eussent été in-
ventés, et qui eut pour symptômes les complots, les
émeutes perpétuelles, l'élection de l'abbé Grégoire, la
création et ia vogue immédiate du Constitutionnel, la
popularité des chansons de Béranger et de toutes les pu-
blications analogues, les propos légendaires de MM. Laf-
fitte et de la Fayette, et finalement, comme l'explosion
d'une mine, comme le dénouement ou le prologue sinistre
d'une sombre tragédie, l'assassinat du duc de Berry. Dès
lors, tout fut perdu: le roi, invitus invitum, sacrifia
M. Decazes: Royer-Collard bouda M. de Serre: le faisceau
se brisa. Il y eut scission dans le centre droit au profit du
centre gauche et de la droite. L'opinion ou le sentiment
royaliste, ravivé, enthousiasmé par la naissance du duc
de Bordeaux, emporta la situation et prit d'assaut le gou-
vernement. 11 devint évident que l'avènement de la droite
au pouvoir n'était plus qu'une question de mois ou de
semaines. Une influence féminine réconcilia Louis XVIII
CHARLES DE MAZADE 317
avec son frère: réconciliation in extremis, dont le béné-
fice ne pouvait être recueilli que par le survivant, et
qui, chez un vieillard infirme, découragé, un peu égoïste,
sans postérité directe, ressemblait à un commencement
d'abdication ou à un préambule de testament. C'est alors
que M. de Talleyrand commit ce calembour prophétique :
« Sa majesté vient de faire pairs M. Pasquier, M. Siméon,
— et MONSIEUR ROT. •
Le rôle du comte de Serre était fini. Malade, mortel-
lement atteint, brisé par ces luttes glorieuses et ces dis-
grâces imméritées, il allait achever de mourir sous ce
beau ciel où il est si doux de se sentir vivre. Il s'éteignait
dans des circonstances qui ne permettaient pas môme à
sa mort de faire du bruit. Sa politique avait fait nau-
frage; elle n'était pas de celles qui passionnent les mul-
titudes. Les électeurs de Metz venaient de lui refuser le
mandat de député. Ses funérailles ne pouvaient être ni
officielles, ni populaires. Mais voici que, de tontes parts,
les hommages reviennent à cette illustre mémoire. Le
temps distribue l'oubli en masse, et fait un triage pour
le souvenir. Un bon livre, tel que celui de M. de Mazade,
publié à cinquante ans de distance, contribue plus sû-
rement à cette rpuvre de réparation et de justice que les
panégyriques et les cortèges du lendemain : plus l'œuvre
est tardive, plus elle est définitive. Il semble qu'un simple
cahier de papier soit plus fragile qu'une statue. Seule-
ment, les statues tombent et les livres restent... Je m'ar-
■ +*.»*♦*.•*•
i$.
318 NOUVEAUX SAMEDIS
rôte: ma maison est voisine d'un plateau où la garnison
d'Avignon va faire l'exercice. Voilà un régiment qui
passe : pour la première fois j'entends nos soldats en uni-
forme chanter la Marseillaise... Ah! si la politique du
comte de Serre avait prévalu, ses électeurs de Metz se-
raient encore Français, et ce n'est pas la Marseillaise
que nos soldats chanteraient !...
XV
LE MARECHAL DAYOUT
PRINCE D'ECKMUÏIL
6 avril 187 9.
La seule critique que l'on pourrait adresser au livre
de la marquise de Blocqueville est un hommage de plus
à la glorieuse mémoire dont elle est si justement fière.
Je crois que sa piété filiale s'est un peu exagéré, non
pas, grand Dieu ! les mérites de son illustre père, mais
les calomnies et les mensonges qui ont essayé de ternir
l'éclat de ses services et de son nom. Ainsi que je le rap-
1. Madame la marquise de Blocqueville, née d'Eekmiihl. Le
maréchal Davcul, prince d'Eclmïihl, raconté par les siens
et par lui-même. — Années de jeunesse
320 NOUVEAUX SAMEDIS
pelais l'autre jour à propos du comte de Serre, le fatal
épisode du retour de l'île d'Elbe jeta dans tous les es-
prits un tel désordre, que, dans cet effroyable chaos de
catastrophes nouvelles ou renouvelées, de passions en-
venimées, de blessures rouvertes, de tisons ranimés
sous la cendre, d'ambitions et de haines apaisées, réveil-
lées, exaspérées, déçues, de trahisons inconscientes, de
faiblesses irrésistibles, dans ce jeu rapide de bascule
suivi d'une chute plus profonde, dans cet éblouissement
soudain où les âmes perdirent la vue du bien et du mal,
du devoir et de la faute, de l'égoïsme d'un homme et de
l'intérêt d'un pays, la vérité et la justice purent se voiler
un moment comme l'image sacrée de la patrie. Mais, à
une époque comme la nôtre, qui donc a pu se flatter
d'échapper à ces iniquités passagères? Au milieu de ces
incroyables vicissitudes où les événements sont les véri-
tables calomniateurs, où vingt-quatre heures suffisent
non seulement à déplacer les pouvoirs officiels, mais à
diffamer l'honneur, à réhabiliter le crime, à châtier la
vertu, à récompenser le vice, à créer la religion du néant,
à faire du proscrit d'hier l'idole d'aujourd'hui et du mi-
nistre de la veille lejiétri du lendemain, quelle renom-
mée, si pure qu'elle soit, peut être assurée contre les
tourbillons de poussière qui aveuglent les plus clair-
voyants, ou contre les éclaboussures lancées par des gens
prodigues de leur boue ? Patience ! Les années s'écoulent ;
la poussière tombe : la boue revient à ses légitimes pro-
LE MARÉCHAL DAVOUT 321
priétaires : les proportions se rétablissent : la postérité
et l'histoire se chargent de la distribution définitive, et
je ne pense pas que le maréchal Louis Davout, prince
d'Eckmùhl, ait eu à se plaindre de son partage. L'éloquent
témoignage de sa noble fille n'en est pas moins précieux
et bon à recueillir. Elle affirme ce dont nous ne doutions
plus; elle dément ce qui s'était depuis longtemps effacé
dans le lointain et dans l'ombre. Elle ajoute à nos res-
pectueuses sympathies le trésor de ses souvenirs et de ses
traditions de famille.
Le procès est jugé: mais, parce que le ministère public
ou la partie adverse se désiste, ce n'est pas une raison
pour que nous entendions l'avocat avec moins d'émotion
et de charme. Madame de Blocqueville nous prouve que
nous ne nous abusions pas en admirant d'instinct et en
aimant le vainqueur d'Auerstaëdt. Si elle avait le talent
de la duchesse Colonna ou de Félicie de Fauveau, elle
aurait élevé à l'héroïque maréchal cette statue qui man-
que aux niches d'honneur réservées, sur la façade du
ministère d'État, aux plus éclatantes célébrités delà pre-
mière République et du premier Empire. Eli < * en pos-
sède un autre; elle sait écrire, ainsi que nous l'ont
souvent démontré de bien remarquables ouvrages. Elle
s'est faite statuaire avec la plume. Personne n'avait plus
envie denier la beauté de la figure; qu'importe, si la main
est sûre, si l'artiste est inspirée, si le marbre a les pures
et lumineuses blancheurs de Paros et de Carrare? Si le
322 NOUVEAUX SAMEDIS
plaidoyer était superflu, le livre n'était pas inutile: on se
dit, après l'avoir lu, qu'il serait regrettable que l'auteur
ne l'eût pas jugé nécessaire. Plus que jamais, dans cet
état d'abaissement où les conquêtes de la Prusse et la
diminution du territoire finiront par n'être que secon-
daires, notre pays a besoin qu'on le remette en face de
ces glorieux portraits dont il n'a plus que les caricatures,
qu'on lui rappelle ces existences sans tache, vouées au
péril, à la patrie, à l'honneur, au devoir, à l'oubli de soi-
même, qu'il ne connaîtra bientôt que par ouï-dire. Je lis
dans la dédicace placée en tête du volume: — «La
France a besoin de héros dans l'ordre moral aussi bien
que dans l'ordre militaire. Je dédie donc ce livre : A la
mémoire de mon père et à la France! » — Hélas! Dieu
veuille que la seconde édition n'ait pas à changer un
mot et à nous dire : « A la mémoire de mon père et DE
la France ! »
Pour achever de calmer ses inquiétudes au sujet de
l'héritage paternel, madame de Blocqueville n'aurait eu
qu'à comparer la valeur morale, intellectuelle et sociale
des admirateurs de vieille date et des rares détracteurs.
Parmi ces derniers, je rencontre les noms de Vaulabelle
et de Bourrienne. L'Histoire des Deux Restaurations,
par Achille de Vaulabelle, n'est qu'un méchant pam-
phlet; l'auteur, qui vient de s'éteindre obscurément à
Nice, et dont le court passage au ministère de l'instruc-
tion publique, en 1848, a laissé des souvenirs de ridicule
LE MARECHAL DAVOUT 323
et de scandale, ne valait guère mieux que son livre. Les
Mémoires de Bourrienne obtinrent un vif succès de cu-
riosité, dans un temps où il suffisait de raconter les scènes
de ménage de Napoléon et de Joséphine, ou de nous dire
dans quelle poche de son gilet l'Empereur mettait son
tabac, pour faire la fortune des cabinets de lecture. Mais
ses Mémoires, intéressantspour les amateurs d'anecdotes
intimes et de détails apocryphes, n'ont rien de commun
avec l'histoire ; on ne sait pas même s'ils furent rédigés
par lui, et, dans tous les cas, ils participent à la réputa-
tion équivoque de ce secrétaire de Bonaparte, disgracié
pour avoir trempé dans des affaires louches, et directeur
des postes, en 1814, sous le gouvernement provisoire.
Voyez, au contraire, le camp des panégyristes, —je ne
me résignerai jamais à dire des défenseurs. Certes, je dé-
plore, — et madame de Blocqueville est de mon avis, —
les fureurs anticatholiquesd"EdgardQuinet. Pourtant dans
sa Campagne de 1845, quel souffle! quel grand style!
Et, dans sa lettre à la fille du héros, quel accent de vé-
rité et de franchise ! — « Cette histoire de la vie du maré-
chal, qui l'écrira? Vous, madame: c'est à quoi je pense
depuis la première lettre que vous m'avez fait l'honneur
dem'écrire: tout sera saisissant de la part d'une fille...
tout agira sur l'opinion. Écrite par vous, cette histoire
achèvera de donner au maréchal Davout une physiono-
mie particulière entre tous les maréchaux. Vous assou-
plirez le bronze, et personne, excepté vous, ne fera rien
324 NOUVEAUX SAMEDIS
de semblable. Je voudrais que le récit remontât à la
jeunesse et même aux premières années... »
Et M. Thiers! il ne nrest pas prouvé qu'on doive défini-
tivement le saluer comme un bienfaiteur de la France,
quoique les suites lamentables du 24 et du 16 mai nous
aient presque réconciliés avec sa problématique mémoire.
Il m'a d'ailleurs procuré tout récemment une exquise
jouissance littéraire: le plaisir de récolter cette perle —
après cent autres — dans le riche répertoire d'un ai-
mable confrère, — le plus beau des enfants des hommes,
— qui m'a jadis reproché l'incohérence de mes méta-
phores, et qui, à propos des polémiques pour et contre
Béranger, me comparait poliment au carré de choux sur
lequel passent et repassent les troupes belligérantes. At-
tention ! « Avant de nous engager dans les sables que
soulèvera le simoun révolutionnaire, reposons-nous
sous l'abri des trois volumes dont la pieuse amitié de
M. Calmon a fait une oasis, dressant de ses mains répu-
blicaines une tente royale à l'orateur de la monarchie de
1830 ! ! ! » Et dire que voilà des années que B. Jouvin écrit
de ce style, et que personne n'a l'air de s'en apercevoir!
Dire qu'il a été pris au sérieux par des hommes tels
que Guizot, Louis Veuillot et Sainte-Beuve!
Quoi qu'il en soit, bien des parties de la belle Histoire
du Consulat et de l Empire sont et resteront classiques.
Or, voici ce que M. Thiers écrivait à la maréchale d'Eck-
muhl : « Je crois avoir rendu avec une entière vérité le
LE MARÉCHAL DAVOUT 32o
rôle du maréchal Davout: et il en est arrivé ce qui ar-
rive toujours pour les honnêtes gens; c'est que la vérité
est leur meilleure défense, i — Nous pourrions citer
aussi les Souvenirs du général Berthezène, page 120, d'où
il ressort, que, sans l'énergique initiative du maréchal, la
bataille d'Eylau était perdue. Que serait-ce si nous rap-
pelions l'enthousiasme inspiré et légué par Davout a
tous les brillants officiers qui servirent sous ses or-
dres, et qu'attiraient vers lui de secrètes affinités de race,
d'éducation, d'origine, de courtoisie, de distinction,
d'élégance, le besoin de rester gentilshommes pour être
encore mieux soldats et d'émerveiller de leur bravoure
le présent et l'avenir .-ans rompre avec le passé. Quelle
liste, quelle page du nobiliaire français, celle qui réu-
nirait les noms des Montmorency, des Montesquiou, des
Trobriant, des de La Ville, des Beaumont, desXansouty,
des Gastries, des Houdetot, des Sainte-Maure, desFayet,
etc., etc.. se recommandant presque tous d'une pa-
renté ou d'une alliance pour être admis dans ce ma-
gnifique état-major! Avec ceux qui survécurent, il
n'aurait pas fallu chicaner la gloire de leur cher ma-
réchal: ils auraient traité l'offense comme une injure
personnelle, tant ils avaient été tiers de s'idenlilier
avec ce grand homme de guerre, d'entrer dans le cercle
lumineux dont il était le centre, de s'absorber dans
le rayonnement de cet héroïsme simple et sympa-
thique, où l'on ne sentait ni la n:<:!< îsse du soldat de
326 NOUVEAUX SAMEDIS
fortune, ni l'àcreté du parvenu ! tant chacun d'eux
s'était habitué à considérer cette gloire comme une par-
tie de la sienne î Si ces témoignages vous paraissent
suspects, laissez-moi du moins recueillir trois détails,
trois traits caractéristiques, propres à assurer au ma-
réchal Davout, parmi les lieutenants de Napoléon, cette
physionomie particulière dont parlait Edgard Quinet, —
cette première place que lui décerne la pitié filiale.
Dans cette merveilleuse génération de héros, impro-
visés par le péril, proclamés par la victoire, mûris en
quelques saisons sous le soleil d'Egypte et d'Italie,
quelles furent les trois conditions d'infériorité? L'incon-
vénient d'être partis de trop bas : ce qui, sans rendre
moins admirables leurs aptitudes et leurs services mili-
taires, amenait parfois un fâcheux contraste entre leurs
grades et leurs manières, entre les broderies de leur uni-
forme et celles de leur langage, et amusait aux dépens
de la jeune armée les courtisans d'ancien régime, ralliés
à l'Empereur. Secondement, défaut plus grave ! le pen-
chant à abuser de leurs triomphes pour s'approprier les
dépouilles des vaincus, l'esprit de conquête élevé jus-
qu'à la parfaite confusion du tien et du mien; enfin, un
je ne sais quoi de secondaire, d'incomplet dans les inspi-
rations du champ de bataille, dans les résultats obtenus,
dans l'art de saisir les occasions et d'en faire des dates
ineffaçables, qui les priva du précieux et dangereux
honneur de porter ombrage à Napoléon. De ces trois
LE MARECHAL DAVOUT
conditions d'infériorité, on pourrait composer les supé-
riorités du prince d'Eckmûhl.
Il était noble avant d'être illustre, et sa fille a eu le
droit dintituler un de ses chapitres préliminaires :
« Le maréchal Davout, gentilhomme de cceur autant que
de nom et d'armes. » — Madame de Blocqueville a écrit
là-dessus des pages charmantes, où elle paye, en belles
pièces d'or, son tribut à ses coquetteries filiales et fémi-
nines, et dont on aurait bien tort de sourire; car, dans
sa pensée, on ne doit commencer par faire ses preuves
de noblesse et y tenir, que pour confier ensuite à la no-
blesse de cœur, d'âme, de caractère, d'idées et de senti-
ments, le soin de les faire encore mieux. On se démontre
noble pour s'exhorter à ne pas déroger: après quoi, on
se suppose roturier, pour mieux s'assurer qu'on a tout
ce qu'il faut pour s'ennoblir. — ■ L'histoire de notre
famille, dit-elle, est originale et piquante: les femmes ont
été de douces et saintes religieuses ou de charmantes et
étranges femmes. L'une d'elles a épousé un des cou
de Noyers, enivré d'amour par sa rare beauté; une autre
d'Avout, ennuyée du manoir paternel, s'est fait enlever
par une troupe de ces bohémiens souvent appelés pour
distraire les châtelaines. » Elle eut là, en effet, une
forte distraction. Mais n'est-ce pas charmant, l'imagina-
tion peuplant de ses féeries une généalogie authentique?
Le roman dessinant ses fantasques arabesques sur les
marges de l'histoire? Un sylphe, profitant de la nuit des
328 NOUVEAUX SAMEDIS
anciens âges pour se glisser à travers les feuilles de
l'arbre héraldique? Et une femme d'un grand esprit et
d'an grand cœur, aimant mieux peut-être que son aïeule,
très blanche de peau, se soit fait enlever par les Zingari
que si elle avait ourlé ses serviettes ou compté avec sa
cuisinière !
Dès lors, il y aurait pléonasme à constater la politesse,
la grâce, l'amabilité du maréchal, ses attentions délicates
pour sa femme, ses proches, ses amis et son entourage ;
pléonasme aussi à parler de son honnêteté, de son désin-
téressement, de sa probité sans tache. — « L'envie, nous
dit madame de Blocqueville, l'esprit de parti, ont essayé
de tout contester au prince d'Eckmùhl, tout, sauf l'inté-
grité! » — Nul n'a réclamé, ne réclamera, contre cette
qualité maîtresse, qui le distingue si profondément de
bon nombre de ses plus célèbres rivaux de gloire. Ne
nommons personne. Il nous faudrait faire le tour de
l'Europe après une station au musée du Louvre, devant
certain tableau de Murillo. Il nous faudrait conclure que
le maréchal Davout était scrupuleux en réalité, et que
son illustre collègue ne l'était pas en peinture. Ce qui
nous donne encore mieux la vraie mesure du maréchal,
c'est la jalousie de Napoléon. N'oublions pas que non
seulement l'Empereur dominait de toute la tète les géné-
raux groupés autour de lui, mais qu'il prétendait les
avoir faits comme il avait fait rois Murât, Joseph, Louis,
Jérùme, Bernadotte; qu'ils étaient à ses yeux ses créa-
LE MARÉCHAL DAVOUT 329
tures, ses créations, ses œuvres, et qu'il ne devait pas en
être plus jaloux que Corneille n'était jaloux de Po-
lyeucte et Molière d'Aleeste. Eh bien, nous avons ici un
témoin d'une intégrité comparable à celle de Davout : le
général Philippe de Ségur. Il nous est présenté par cet
homme éminent et excellent, ce grave et ingénieux écri-
vain, dont la mort foudroyante a été un deuil pour les
lettres, pour l'Académie, pour l'amitié, pour quiconque
ne consent pas encore à désespérer de l'idéal, de la lan-
gue, de l'honnêteté littéraire et de ia France, Saint-René
Taillandier. — « La bataille d'Âuerstaé'dt fut, pour ainsi
dire, omise par Napoléon qui en fit d'abord un simple
épisode de la victoire d'iéna. Il ne lui plaisait pas que
Davout, un de ses généraux, lui disputât le premier rôle
dans ces journées décisives. — « C'était, nous dit Phi-
lippe de Ségur, le canon d'Auerstaé'dt. » — Bien que
mêlé si activement aux principaux fais d'armes de la
journée d'iéna, Ségur n'est pas disposé à confondre les deux
victoires en une seule, comme le fit d'abord l'Empereur,
par un sentiment politique bien peu digne de lui, au détri-
ment de son lieutenant. La moins importante, quoique
la plos illustre, est celle que Napoléon avaitgagnée surlps
40,000 hommes du prince de Hohenlohe: la pi
assurément, c'est celle où Davout écrasa l'armée princi-
pale, l'armée d'élite, commandée par le roi en personne,
assisté des princes de sa famille et
néraux. Napoléon avait commis une injustice grave en
330 NOUVEAUX SAMEDIS
ne signalant dans ses proclamations que la bataille
d'Iéna, dont le combat d'Auerstaè'dt semblait être un épi-
sode... Nous verrons plus tard quels furent ses remords
à ce sujet. Il suffit en ce moment de citer le mot du loyal
témoin notant les secrètes impressions du maître : « De-
puis le 15 octobre, son équité souffrait. »
Maintenant, rapprochez de ce récit l'anecdoete que ra-
conte la marquise de Blocqueville, et qui emprunte à nos
malheurs un douloureux à propos.— « L'Empereur ayant
désigné le maréchal G... pouraccompagner l'un des illus-
tres visiteurs de l'Exposition de 1867, le roi Guillaume,
arrivé à la salle des Maréchaux dans sa visite au palais des
Tuileries, se prit à demander le nom de chacun d'entre
eux. Tout allait bien à propos du maréchal Soult, du
duc d'Albuféra, et de quelques autres encore; mais, ar-
rivé au portrait du vainqueur ^du prince Charles, le roi
reprenant : « Et celui-ci? » le maréchal répondit : « Da-
vout! » — et il fit mine de continuer la promenade,
quand Guillaume, affectant de ne rien savoir, ajouta :
« Quel titre portait-il? » — « Il était prince d'Eckmuhl »
— et le vaillant cicérone se félicitait d'avoir aussi habi-
lement évité l'écueil, quand ces mots du roi vinrent
tomber sur lui comme la foudre : « Il s'appelait aussi
le duc d'Auerstaëdt. La Prusse le sait. » — Elle le savait
trop ! hélas ! elle s'en est trop souvenue !
Le personnage historique ne doit pas nous faire ou-
blier l'homme, l'époux, le père de famille, le penseur,
LE MARECHAL DAVOUT 334
l'écrivain, aussi sympathique dans l'intimité que vaillant
sur les champs de bataille, tel qu'il se dessine, page par
page, sous la plume délicate, éloquente, noblement et
passionnément émue, de madame de Blocqueville. Elle
était encore au berceau à l'époque delà mort de son père,
et cependant elle le raconte comme si elle l'avait connu:
elle le peint comme si elle l'avait regardé. D'après 1»
passage de sa courte préface, on peut croire que le prince
d'Eckmuhl regrettait que son dernier enfant, son tard-
venu, ne fût pas un fils. Il est permis d'ajouter qu'il se"
trompait, qu'il sacrifiait trop aisément aux idées reçues,
si l'on songe à ce regain de gloire que lui apporte l'héri-
tière de son nom. On a souvent remarqué cette espèce
de chassè-croisê dans les ressemblances filiales; les fils
ressemblant de préférence à leur mère et les filles à leur
père. Ce ne sont pas seulement les traits du visage et
l'expression du regard: c'est encore l'être intérieur, la
physionomie morale, je ne sais quelle mystérieuse attrac-
tion qui se révèle, ici dans des élans de tendresse, dans
des trésors de sensibilité où l'on découvre quelques-unes
des plus pures nuances de l'amour, là dans une exalta-
tion passionnée, toujours prête à regretter d'être esclave
de ses attributions féminines et de ne pouvoir imiter ce
qu'elle admire. Tous ceux qui ont l'honneur de con-
naître la marquise de Blocqueville savent qu'elle a la
vocation de l'héroïsme, et que, toutes les fois que cette
vocation peut se faire jour, la noble femme, en déployant
332 NOUVEAUX SAMEDIS
une énergie virile sans y rien perdre de son charme,
semble rentrer dans son élément, retrouver l'armure de
Clorinde et ne plus permettre au sang généreux qui
coule dans ses veines de se souvenir de la faiblesse de son
sexe. C'est ainsi qu'on l'a vue, aux heures les plus ef-
frayantes de l'épouvantable crise de la Commune, rester
calme, intrépide, presque souriante, regarder bien en
face le danger et le crime de manière à conjurer l'un et
à paralyser l'autre, et peut-être, par la fermeté de son
attitude, par ce magnétisme des grandes âmes que les
âmes dégradées, grossières ou égarées subissent sans
le comprendre, sauver du pétrole et du pillage ce beau
et savant quartier qui va du palais des Beaux-Arts au
palais de l'Institut.
A présent, il est facile de deviner que nul mieux que
madame de Blocqueville, n'était appelé — que dis-je?
prédestiné à écrire un pareil livre. Un lils n'aurait pas
eu cette légèreté de main, cette grâce de détails, cette
aptitude à mettre de l'exquis dans l'héroïque, cette pas-
sion enthousiaste, guerrière, d'autant plus ardente
qu'elle est forcée de rester contemplative. Yne femme or-
dinaire n'aurait fait ressortir, chez le prince d'Eckmûhl,
que les côtés d'amabilité familière, de tendresse domes-
tique, d'élégance et de courtoisie mondaines. Elle aurait
faibli en face des champs de bataille d'Eylau et d'Auers-
taè'dt. On aurait deviné qu'elle préférait une poétique
mélodie de Gounod au nicâle accord du clairon. Avec ma-
LE MARÉCHAL DAVOUT 333
dame de Blocque ville, l'œuvre, dont nous n'avons en-
core que le premier volume, sera complète et parfaite.
Quel charme, quel parfum, quelle fraîcheur, quelles
harmonies printanières dans ces Années de jeunesse!
C'est bien là l'aube enchanteresse que Vanvenargues as-
simile aux préludes de la gloire. Un poète, contemporain
de ces années radieuses, aurait pu dire que c'était la
branche de lilas, la touffe de jasmins ou la fleur d'aubé-
pine, avant la couronne de laurier. Dans la corres-
pondance du maréchal avec sa mère, avec sa femme,
avec sa belle-mère, avec d'autres personnes de sa fa-
mille, que d'càme et souvent que d'esprit ! quelle sim-
plicité et quel naturel ! que de gracieux enjouement
dans l'intervalle des fortes émotions et des vives ten-
dresses! S'il y a eu, dans les ménages des illustres guer-
riers de ce temps-là — h commencer par le plus grand
de tous — un peu de désordre, de désarroi, de ga-
lanterie facile, d'entorses conjugales, de comédies ou
de drames d'alcôve, de romans en trop de chapitres, de
penchant à jouer avec le sacrement, à croire 'vieux
style) que Vénus donnait toute licence aux favoris de
son amant, quelle différence! Quel contraste avec ces té-
moignages d'affection, d'estime, de confiance! Comme ce
cœur de lion sait aimer, et comme il est digne d'être
aimé! Comme on respire à l'aise, loin des zones torrides
et des mœurs frelatées du Directoire, dans cette atmo-
sphère pure, lumineuse, saine, attendrie, honnête, où se
334 NOUVEAUX SAMEDIS
réconcilient le naturel et le légitime, où l'amour ne se
trompe pas d'adresse, où les amitiés les plus honnêtes
parlent le plus beau langage!
Dans d'autres ouvrages de la marquise de Blocque-
ville, une critique chagrine signalait, à côté de qualités
bien remarquables dimagination et de style, quelques
velléités d'exagération, une intempérance d'idéal, une
tendance à rechercher cet au delà, dont on peut dire,
mieux encore que de l'horizon, qu'il est la patrie des
âmes Inquiètes. Cette fois, avec une telle fille écrivant
l'histoire d'un tel père, l'exagération est la mesure,
Xau delà est la limite: X au-dessus du ton est la note
juste. Je lis, dans la préface, un petit détail dont j'avais
entendu parler: ce surnom de Mademoiselle de trop,
donné dans la famille à mademoiselle Adélaïde-Louise
d'Eckmuhl, aujourd'hui marquise de Blocqueville. Elle
a soin d'ajouter que son père a été le seul à ne pas l'ap-
peler ainsi. Cette résistance à une boutade de mauvaise
humeur n'était pas seulement un témoignage de tendresse
et d'équité paternelle, mais un pressentiment. Si le ma-
réchal Davout, prince d'Eckmuhl, revenait au monde,
il reconnaîtrait que cette demoiselle de trop, cette petite
Cendrillon de la onzième heure, ne pouvant rien pour
continuer son nom, peut beaucoup pour perpétuer sa
do ire.
XVI
LA
SEMAINE SAINTE LITTÉRAIRE
13 avril 1879.
Mes rares et d'autant plus chers lecteurs savent que,
depuis longues années, j'ai l'habitude d'offrir mon sa-
medi saint, sinon à des livres de sainteté, au moins à des
ouvrages consolants et rassurants pour notre religion,
qui n'a besoin d'ailleurs ni d'être consolée ni d"être ras-
surée: car l'adversité lui sied mieux que la puissance; les
persécutions n'ont jamais réussi qu'à la démontrer im-
mortelle, et des ennemis plus illustres, des oppresseurs
plus grandioses, des détracteurs plus spirituel^ que
M. Jules Ferry, ne sont parvenus, en essayant de la com-
battre, qu'à la glorifier et à la fortifier de leur défaite.
Au surplus. M. Jules Ferry, en multipliant l'enseignement
336 NOUVEAUX SAMEDIS
laïque aux dépens de l'enseignement religieux, est dou-
blement fidèle à sa spécialité: il ne pouvait manquer, une
fois ministre de l'instruction publique, de faire beaucoup
d'écoles.
Je me trompe peut-être, mais c'est en conscience: il
me semble que, pour le moment, nous devons, non
pas, grand Dieu! renoncer à la lutte, mais la transpor-
ter sur un autre terrain. En politique, jusqu'à nouvel
ordre ou nouveau désordre, il n'y a provisoirement rien
à faire: toutes les places sont prises, tous les postes dou-
blés, toutes les issues gardées, toutes les avenues
fermées. Le blocus républicain est aussi rigoureux que
l'était, en 1870 et 1871, le blocus allemand, dont il est le
légitime héritier. Nous aurions aujourd'hui autant de
peine à faire avaler une vérité que nous en aurions eu
alors à faire manger un morceau de pain. Tout est prévu,
réglé, organisé, machiné, ficelé, discipliné, étiqueté,
parmi nos seigneurs et maîtres, de manière à exécuter
légalement, pour nous opprimer, tout ce que nous avons
négligé pour nous défendre. La fatalité, complice de nos
maladresses, nous condamne à ce déboire, de leur avoir
fourni un prétexte pour chacune de leurs énormités, et'
de prêter à leur orgie d'arbitraire un air de représaille ou
de revanche. En outre, l'expérience n'est pas finie, et il
faut qu'elle aille jusqu'au bout. Sans doute elle serait
déjà suffisante si le peuple souverain était moins abusé
par ses courtisans ou moins perverti par ses corrup-
LA SEMAINE SAINTE LITTERAIRE 337
leurs. Je sais bien que l'ère de prospérité se traduit tn
surcroît de faillites, de chômage, de misères et de souf-
frances populaires; que les violences, les colères, i
cordes, les haines, les menaces, les déchirements de
toutes sortes inaugurent et continuent l'ère d'apaisement.
C'est une épreuve, une crise, un préInde peut-être: ce
n'est pas encore une leçon. Le peuple, tel que l'ont en-
doctriné et surexcité les Révolutions, tel que l*a préparé
l'Empire, tel que l'ont gangrené les journaux à an sou
et les propagandes radicales, s'irrite, mais sans se ravi-
ser. Il regarde encore en avant, pas en arrière.
Il lui est impossible de se dissimuler son malaise et sa
détresse. Il sait qu'il souffre plus sous la République que
sous la monarchie. Un vague instinct lui dit que le re-
tour de cette monarchie rendrait la sécurité au pays, le
mouvement aux affaires, l'activité au commerce, la vie à
l'industrie, la sève à l'agriculture, au travail la certi-
tude et le salaire. Qu'importe! il savait aussi que nul
n'avait pris une plus large part que M. Gambetta à cette
guerre insensée où s'étaient inutilement décimés la
ferme, l'usine, la chaumière, le village et l'atelier; que nul
ne s'était montré tout à la fois plus présomptueux et plus
incapable; que nul ne l'a plus cruellement sacrifié à un
intérêt d'ambition, d'égoïsme et d'orgueil: il savait ce
que lui a coûté chaque jour de cette dictature incessam-
ment partagée entre une fanfaronnade et une défaite. Il
le savait, et. deux ans après, il faisait de M. Gambetta
338 NOUVEAUX SAMEDIS
son idole, et de cette dictature odieuse le piédestal de
sa statue.
A présent, dans un autre cadre, même logique popu-
laire ou plutôt révolutionnaire. — Il souffre, direz-vous,
et la République en est cause. — Oui, mais parce qu'elle
n'est pas encore ce qu'elle devrait être. Si ses souffrances
deviennent intolérables , si MM. Gré vy et Gambetta ne
peuvent rien pour le soulager, il ne reviendra pas au duc
de Broglie; il ira à Clemenceau. Si le docteur Clemenceau
y perd son latin et ses drogues, sa clientèle n'ira pas à
M. de Falloux, mais à Ranc et à Rochefort. Si* Rochefort
et Ranc lui donnent des blagues au lieu de pain et de
croûte de pâté, elle ne se tournera pas vers M. de Larcy,
mais vers Jules Vallès et Félix Pyat. Enfin, si le plus
farouche, le plus sinistre des signataires de la protes-
tation qui réclame pour la Commune une apothéose au
lieu d'une amnistie, est forcé de déclarer son impuis-
sance en matière de paupérisme, c'est à lui-même que ce
pauvre peuple, n'ayant plus de foi, ne voulant plus de
loi, exacerbé par le contraste de sa royauté et de sa mi-
sère, demandera la solution des problèmes qui ne flattent
ses convoitises que pour le rejeter sur son grabat. Cette
solution communiste et brutale, je n'ai pas besoin de la
préciser davantage. Les raisonnements les plus inatta-
quables, l'éloquence la plus persuasive, les preuves les
plus péremptoires, les expériences les plus authentiques,
les remontrances les plus affectueuses, les bienfaits les
LA SEMAINE SAINTE LITTÉRAIRE
plus inépuisables, se brisent contre ce parti pris d'aveu-
glement et de surdité.
Il en est, dans ces circonstances, de la discussion poli-
tique comme de notre polémique littéraire. Même abon-
dance de bonnes raisons, même résultat négatif, dérisoire
ou contradictoire. — Voyons, madame ! il est impossible
que vous preniez plaisir à cette littérature d'assommoir,
immonde, fétide, écœurante, nauséabonde, alcoolisée,
asphyxiante, hideuse, infecte, qui n'est pas même amu-
sante, et qu'on ne réussira jamais à naturalismer fran-
çaise. — Vous dites vrai, si vrai que, pour en être plus
sûre, je vais acheter un exemplaire de la centième édi-
tion. « Voyons, Jacques ! Ta n'es ni méchant ni stupide;
tu sais bien où sont tes vrais amis, ceux qui ne t'ont
jamais trompé... Ce journal, que ta lis et que ta crois,
n'est qu'un amas de mensonges: ce cabaret, où Ton dé-
blatère contre ton propriétaire et ton curé, t'empoisonne
et te prend tes derniers sous. Cette Marseillaise que tu
chantes ou que tu beugles, si elle était appliquée et pra-
tiquée, aurait pour conséquence immédiate de rallumer
cette guerre qui te fait horreur, d'emmener tes enfants à
la frontière, de te remettre sur les bras Bismarck, de
Moltke et Manteuffel, de renouveler sous tes yeux les
scènes épouvantables de 1870. Qu'as-tu gagné au 4 sep-
tembre? A ces neuf ans de République9 Rien. Tu allais
être presque riche: te voilà tout à fait pauvre... Eh bien,
nous avons une élection dimanche : tu connais les deux
340 NOUVEAUX SAMEDIS
candidats. M de B... n"a jamais manqué une occasion
de te rendre service. Il est le bienfaiteur du pays. Sa famille
est intimement liée à nos traditions locales. Ses intérêts
sont les nôtres. Grand propriétaire, actif, intelligent,
entouré de considération et d'estime, il ne veut de la
députation que pour nous être encore plus utile; c'est
le mandataire qu'il nous faut... Le citoyen X... est un
triste sire, un homme taré, un charlatan sans sou ni
maille, discrédité dans son propre parti, compromis par
d'assez vilaines histoires. Il n'aspire à être député que
pour se grandir et s'enrichir à tes dépens, pour avoir
de quoi acheter des bottes et y mettre du foin; ce foin,
mon brave Jacques, c'est le tien, c'est le mien, c'est le
nôtre!... » Jacques vous a écouté, la tête basse, d'un
air de componction méditative, qui vous fait croire que
vous l'avez convaincu... Après quoi, il va relire la Lan-
terne, s'asseoir au cabaret, fredonner le sang impur et
voter pour le citoyen X Vive la République !
Faut-il se débattre contre l'impossible ? Non ! le plus
sage est d'attendre, et de confier à ceux qui nous écra-
sent le soin de nous venger et de nous sauver en se dé-
vorant. Après nous avoir divisés pour régner, ils se
divisent pour tomber. Chacun de leurs succès leur crée
un nouvel embarras: ils n'ont pas de pires ennemis
qu'eux-mêmes. Ils peuvent tout, excepté s'arrêter sur
la pente savonnée qui les entraîne : ils peuvent tout, ex-
cepté obtenir de ceux qui les poussent une trêve et une
LA SEMAINE SAINTE LITTERAIRE 3*1
halte; ils peuvent tout, excepté donner à leurs dupes la
millième partie de ce qu'ils leur ont promis. Ils peuvent
tout, excepté faire que ■ -mptes ne se traduisent
pas tôt ou tard en cris de rage et en révoltes. Ils peuvent
tout, excepté offrir un point d'appui à ce qu'ils ont dé-
croché. Encore une fois, attendons! Pour l'instant nous
sommes vaincus, absolument vaincus, comme l'ont été
tour à tour tous les partis depuis le commencement de
ce siècle; jamais plus près de leur chute que lorsqu'ils
paraissaient inébranlables; jamais plus près de leur re-
vanche que lorsqu'ils semblaient désesp
Mais les vérités religieuses n'ont pas de ces éclipses et
de ces lacunes. A quelque moment qu'on les prenne, on
les trouve toujours prêtes à seconder, à éclairer, à gui-
der leurs défenseurs. Si j'osais leur appliquer un lan-
gage humain, je dirais que la disgrâce leur va bien,
qu'elles redoublent d'intérêt, d'à propos, d'urgence, d'in-
nocente magie, de mystérieuse puissance, à mesure que
Ton s'acharne à les pro.-crire, et qu'elles gardent leur
opportunité sous les coups de l'opportunisme. Si \ \ >sez
un sceptique respectueux, un indifférent ou, comme
disait Sainte-Beuve, un neutre de bonne compagnie, un
Parisien spirituel et sans préjugés; demandez-lui son
avis, s'il en a un; il vous dira que l'abus de la raison du
plus fort, la mauvaise foi d irs, la violence
la stupidité des attaques, la ■'• des insultes, le
scandale des calomnies lui donneraient presque envi.-
342 NOUVEAUX SAMEDIS
d'être vraiment catholique et d'aller à la messe. Il refu-
sera de comprendre et surtout d'estimer le chrétien assez
lâche, assez tiède ou assez léger pour déserter son poste
à l'heure où il suffit d'un peu de cœur, de droiture et de
générosité naturelle pour déclarer odieux les oppres-
seurs et sympathiques les opprimés. Môme, si nous nous
trouvons en présence de beaux esprits académiques, —
et nous en avons eu récemment un bel exemple, — ils
ajouteront ou ils laisseront deviner, avec toutes sortes de
circonlocutions et de précautions oratoires, que cela re-
vient au même, quoique ce soit tout le contraire ; que
l'idéal, l'exquis, le témoignage d'une conscience indivi-
duelle, soigneusement renfermés dans le for intérieur et
évitant scrupuleusement de faire des prosélytes, peuvent
tenir lieu des articles de foi, mais qu'il y aurait cruauté
à priver les âmes simples, les classes populaires, les dés-
hérités, les pauvres, de ces croyances, de ces certitudes,
de ces espérances divines, qui seules peuvent les empê-
cher de nous haïr, leur apprendre à se résigner, et leur
enseigner ce que Tocqueville appelle la charité du pau-
vre : « ne pas détester, le riche. »
Cruauté, dites- vous? — il y a aussi imprudence, et
cette imprudence est bien plus grave chez M. Jules
Ferry, ses collègues, ses journalistes, ses amis et ses
coreligionnaires, que parmi les conservateurs et les
catholiques. Assurément, ceux-ci n'ont pas tous la voca-
tion du dénuement et la nostalgie du martyre. Ils aiment
LA SEMAINE SAINTE LITTÉRAIRE 343
autant qu'on ne pille pas leur hôtel, qu'on ne brûle pas
leur château, qu'on ne se partage pas leurs terres, qu'on
leur épargne le sort des otages fusillés ou massacrés par
les grands citoyens de la Commune. Mais enfin, s'il fallait
en venir là, si tel devait être le dernier mot de la logique
radicale, le dénouement de la tragi-comédie, la même foi
qui défend le pauvre contre la rébellion et la haine,
protégerait le riche contre le désespoir. Son Évangile
qu'il croit et qu'il aime lui dit que son royaume n'est
pas de ce monde. Usait que tout ne finit pas ici-bas; que
les biens qu'il possède ne sont rien, comparés à ceux
qu'il espère, qu'une sécurité somnolente lui déroberait
peut-être, et que lui assurent la fermeté dans le péril, le
courage dans l'épreuve, la prière dans l'angoisse, la sou-
mission dans la souffrance. Ce qu'il perd d'un coté, il le
regagne de l'autre, centuplé par la miséricorde du bon
Dieu. Mais les parvenus du 4 septembre! les champi-
gnons du fumier démagogique! les fétiches du suffrage
universel ! leur bilan se divise en trois phases: celle où
ils n'étaient rien et n'avaient rien; celle où ils sont lout,
ont tout et peuvent tout, et celle où leur cher néant les
reprendra, non plus pour les ramener au café de Madrid,
mais pour les conduire au cimetière. Telle est l'exacte
distribution de leur passé, de leur présent, de leur ave-
nir. M. de La Palisse ne manquerait pas de remarquer
que, dans cette trilogie, une seule phase, le pr<
peut et doit leur sourire. Leur passé ne les flatte pas, et
34i NOUVEAUX SAMEDIS
il est impossible, quoi qu'ils en disent, que leur avenir
leur soit bien agréable.
Eh bien, ces favoris de l'heure présente n'ont qu'une
chance, une seule, pour que la coupe ne se brise pas
sous leurs lèvres ou entre leurs mains, pour qu'il leur
soit permis de jouir en paix de ce pouvoir, de ces riches-
ses, de ce luxe, de ce carnaval, de cette existence ouatée
et capitonnée, de ces perpétuelles allégresses de la va-
nité, des sens, de l'esprit et de la bête, qu'ils doivent à
l'aveuglement des multitudes, et qui, chaque matin,
leur rappelle sans doute le légendaire refrain d'opéra:
« Mon Dieu ! si c'est un songe, ne me réveillez pas! »
— C'est que ce peuple, dont ils sont les créatures, ne
s'avise pas de défaire son ouvrage, ou; en d'autres ter-
mes, que ce pauvre qui pâtit et souffre de plus en
plus tandis qu'ils nous éblouissent des feux de Bengale
de leur subite fortune, accepte jusqu'au bout la poi-
gnante inégalité, — iniquité — de ce partage. Or, pour
qu'il l'accepte, que faut-il? Que le pauvre se console
avec les immortels principes ? Il ne les comprend guère,
et il n'y a rien gagné; qu'il se complaise dans son œu-
vre en songeant aux trésors de patriotisme, de désin-
téressement et d'éloquence qui, sans lui et son bulletin
de vote, seraient restés dans l'ombre des estaminets ?
Je parierais qu'il n'y a pas pensé. Qu'il invite à sa table
sans pain et a son foyer sans feu l'idéal, l'exquis, l'in-
fini, l'invisible, l'immatériel, l'impondérable, le peut-
LA SEMAINE SAINTE LITTERAIRE
être, le catéchisme et l'Évangile tamisés, vaporises, volati-
lisés à l'usage des savants? Il répondra, comme M. Jour-
dain, qu'il y a là trop de brouillamini et de tintamarre,
ou, comme le coq de la fable, que le moindre grain de
mil ferait bien mieux son affaire: il ajoutera, d'ailleurs,
qu'il ne connaît aucun de ces messieurs. Que le plaisir
de faire pièce à son propriétaire et à son curé l'amuse
au point de changer son pain de seigle en brioche et sa
piquette de bière en chanibertm ? C'est bon pour quinze
jours, pour trois mois peut-être; mais après? Ou bien,
que les députés, les sénateurs, les ministres, les prési-
dents, les préfets exercent sur lui de mystérieux talents
de dompteurs, de charmeurs, de magnétiseurs ? Hélas !
nous en avons aperçu quelques-uns, de ces élus, de ces
enrichis, de ces triomphateurs, de ces souverains par
délégation populaire: médecins, notaires, avoués, épi-
ciers, apothicaires, avocats, huissiers, écrivassiers de
petite ville, agents d'affaires, courtiers ou maîtres d'é-
cole; partis de si bas qu'on doit leur pardonner le v r-
tige. Quels dompteurs, grand Dieu ! que glacerait d'ef-
froi le miaulement du chat de leur gouttière ! Quels
fascinateurs, quels charmeurs, quels magnétiseur- : Je
dirais volontiers au pauvre diable, assez sot pour se
laisser ensorceler: « Comment peux-tu cédera ce magné-
tisme, animal? »
Non ! non ! pour que Jacques Bonhomme supporte
indéfiniment ce contraste de l'insolente fortune d
346 .NOUVEAUX SAMEDIS
idoles avec ses propres misères, il faut qu'iL se résigne :
pour qu'il se résigne, il faut que cette vertu lui soit ré-
vélée par une puissance supérieure, adoucie par une
céleste espérance, qu'elle se confonde pour lui avec un
ensemble de vérités, avec une gerbe de lumière, qui
s'appelle la Religion chrétienne. Ou chrétien avec le
prêtre pour confident, le religieux pour instituteur, la
soeur de charité pour infirmière, l'église pour refuge et
le ciel pour horizon; ou révolté, furieux, ulcéré, endia-
blé, implacable, si on lui prouve, d'une part, que tout finit
ici-bas, de l'autre, qu'en l'appelant Sire et Votre Majesté,
ses courtisans l'ont exploité et se sont moqués de lui.
Vous connaissez le mot si souvent répété et peut-être
mal compris : « Hors de l'Église, point de salut ! » — Oui,
dirai- je volontiers à MM. Jules Ferry, Floquet, Lockroy
et consorts; oui, hors de l'Église point de salut... pour
vous qui persécutez l'Église, qui traquez l'enseignement
religieux: pour vous qui voudriez, d'un trait de plume,
proscrire les prêtres, interdire les évoques, supprimer
les Frères des écoles chrétiennes, séculariser la nais-
sance, le mariage, la vie et la mort, fermer les asiles de
la charité et de la prière, anéantir les catholiques, inva-
lider ou révoquer le bon Dieu: pour vous, qui encoura-
gez d'infectes caricaturistes à salir de leurs crayons trem-
pés dans la bave tous les objets de nos respects et de
notre culte, qui excitez la libre pensée à l'outrage, l'ou-
trage au blasphème, le blasphème au sacrilège ; qui,
LÀ SEMAINE SAINTE LITTERAIRE 347
lorsqu'une bande de mauvais drôles envahit une cathé-
drale, montre le poing au prédicateur, insulte la chaire
chrétienne, réplique à la parole divine en hurlant la Mar-
seillaise, en criant: Vive la Commune! en demandant,
entre deux bouffées de cigare, des canons et des mitrail-
leuses pour écraser l'infâme, ne trouvez rien de mieux
que ^inviter les fidèles à déguerpir et le prédicateur à
se taire: pour vous qui, gorgés d'argent et d'honneurs
(au pluriel), ne seriez tout à fait contents que le jour où
les enfants du peuple, livrés à des instituteurs laïques,
seraient tous athées comme vous et comme leurs maîtres,
et qui ne voyez pas, insensés ! que, ce jour-là, le jour
où ils ne croiront plus à rien, ils croiront à votre argent
pour vous le prendre, à vos places pour vous remplacer,
cà vos traitements pour s'en saisir, à vos palais pour les
piller, au menu de vos festins pour vous forcer de sortir
de votre assiette !
Donc, lorsque nos souverains, armés des projets de
loi Ferry, s'acharnent à l'extinction du cléricalisme dans
l'enseignement, c'est bien moins contre nous qu'ils tra-
vaillent, que contre eux-mêmes, et cela de deux façons;
d'abord, parce qu'ils achèvent de déshonorer aux yeux
mêmes des nations protestantes le malheureux pays, qu'ils
gouvernent: ensuite, parce que, s'ils pouvaient réussir, ils
condamneraient d'avance leur pouvoiréphémère, leur frêle
omnipotence, à succomber sous les coups de ceux qui,
partageant leur» doctrines, voudraient partager le reste.
348 .NOUVEAUX SAMEDIS
Mais ils ne réussiront pas. Ils ne tarderont pas à re-
connaître, que, s'ils ont pu, par lassitude, par ruse ou
par surprise, confisquer les opinions, ils auront moins
bon marché des croyances, et qu'on ne joue pas avec les
vases de l'autel comme avec les bulletins de vote. Partout
la résistance s'organise; les protestations surabondent;
canonniers, à vos pièces! Catholiques, à vos pétitions!
Déjà la religion, la vérité, la liberté, la justice, le bon
sens, ont trouvé d'éloquents interprètes, d'autant plus
précieux qu'ils ne sont ni évêques, ni chanoines, ni prê-
tres, ni sacristains, ni marguilliers, ni rédacteurs des
journaux signalés comme complices de l'éleignoir contre
la lumière. Ce n'est plus Basile, c'est Figaro en per-
sonne, qui s'indigne de ce parti pris d'iniquité brutale,
d'impiété grossière et de haine. Ce n'est pas la Revue du
Monde catholique, c'est la Revue des Deux Mondes, qui
s'élève avec autant de fermeté que de sagesse contre ces
entrepreneurs de servitude, de monopole et d'arbitraire
au nom de la liberté pour tous. Vous avez tous lu les
belles pages de M. Charles de Mazade et les admirables
articles de Saint-Genest, qui nous ont fait battre le
cœur, et qui vont être réunis en brochure populaire.
Pour moi, après avoir signé de mon nom, de mon pré-
nom et de ma qualité d'homme de lettres l'humble péti-
tion des catholiques de mon village, je vais céder à mon
innocente manie en vous contant une petite anecdote.
L'autre jour, — restons dans le vague, — je passais sur
LA SEMAINE SAINTE LITTERAIRE J i 9
la place de la Préfecture, dans le chef-lieu du départe.
ment de la Haute-Durance. Vous savez à quels excès de
magnificence on a élevé, depuis un quart de siècle, ces rési-
dences préfectorales. L'hôtel était splendide. Dans le jar-
din, que l'on entrevoyait à travers la porte cochère et la
cour d'honneur, un printemps précoce avait épanoui les
lilas, les pivoines, les faux ébéniers, les aubépines à Heurs
roses, les jasmins et les anémones. On attendait un nou-
veau préfet, mince journaliste, il y a quatre ou cinq ans,
et probablement logé dans une mansarde. Les domesti-
ques avaient ouvert toutes les fenêtres. Un gai rayon de
soleil jouait dans les tentures de soie, de lampas et de
brocatelle. J'apercevais confusément, dans les trois sa-
lons dont je connaissais par ouï-dire l'imposante enfilade,
des bronzes, des tableaux, des lustres, des pendules, des
vases de Sèvres, des bibelots de toutes sortes. On devi-
nait que le parfum des (leurs devait monter jusqu'aux
fenêtres ouvertes et se répandre dans les appartements.
Dans la cour, piaffait un alezan doré sur toutes les cou-
tures, attelé à un élégant coupé. Sur la place, a l'angle
de l'hôtel, un pauvre aveugle, parfaitement authentique,
avait placé devant lui un chien griffon, fort laid, qui
tenait entre ses dents une sébile. Quoique ce duo de
l'aveugle et du chien soit un peu usé, je ne lui ;
jamais. Je m'approchai; au moment où mon obole tomba
dans la sébile, le chien me regarda d'un air de recon-
naissance mélancolique, et l'aveugle, pour me remercier,
350 NOUVEAUX SAMEDIS
murmura d'une voix douce la divine prière : « Notre
Père qui êtes aux deux... D.jnnez-nous aujourd'hui no-
tre pain quotidien. » — En môme temps, un groupe
rassemblé de l'autre côté de la place afin de guetter
l'arrivée du préfet se mit, pour charmer les ennuis de
l'attente, à fredonner la Marseillaise. Peut-être allez-
vous me trouver bien allégorique : mais il m'a paru que
cet hôtel somptueux, ce préfet, ci-devant journaliste de
cinquième ordre, cet aveugle résigné à son sort, ce
brave chien crotté jusqu'à l'échiné, emblème de la fidé-
lité mal payée, cette Marseillaise répondant à notre
sublime Pater , tout , jusqu'à cette piécette offerte
par un réactionnaire à un pauvre pour lui faire pren-
dre patience, résumait assez bien la situation présente,
et pouvait, sans trop de dissonance, servir d'épilogue à
notre causerie du samedi saint.
XVII
DEUX SŒURS
20 avril 1879.
Pour échapper à la double asphyxie du naturalisme
politique et du radicalisme littéraire, laissez-moi vous
proposer aujourd'hui une petite débauche d'idéal: le
mot de débauche est ici d'autant pins juste, qu'il faudra
nous griser un peu, ne pas y regarder de trop près,
permettre à l'imagination, à la folle du logis, de se faire
une large part, d'apaiser les scrupules de la religion et
delà morale, de nous maintenir dans \ebleu, c'esl-à-dire
dans ces régions vagues, entremêlées de lumière et de
brume, où la pensée, si elle n'était pas bien sûre d'elle-
t. Lucile de Chateaubriand, ses œuvres, sa vie, par M. Ana-
tole France.
Henriette Renan, racontée par son frère.
352 NOUVEAUX SAMEDIS
même, pourrait se rassurer en s'absorbant dans le rêve.
Vous m'accuseriez de sublilitéet de paradoxe, si j'es-
sayais d'établir , entre Chateaubriand et M. Ernest
Renan, un de ces parallèles, qui sont d'ailleurs démodés.
Les contrastes seraient plus nombreux que les ressem-
blances. Le gentilhomme d*antique race, aux origines
féodales, aux allures chevaleresques, au regard d'aigle
prêt à fasciner bien des tourterelles, n'a rien de commun
avec le séminariste d'extraction bourgeoise, de physiono-
mie cléricale, ayant toujours l'air étonné que son habit
noir ne soit pas une soutane, et parfaitement désinté-
ressé dans sa passion pour la Vénus de Milo ou l'Apollon
du Belvédère. L'auteur de l'Essaimer les révolutions est
presque fils de Voltaire avant de redevenir fils des croi-
sés ; il subit du moins l'influence de Jean-Jacques Rous-
seau, et c'est à la suite de secousses extérieures, de catas-
trophes foudroyantes, aggravées par un deuil filial, qu'il
passe brusquement du déisme au christianisme. L'au-
teur de la Vie de Jésus, pauvre, obscur, studieux, mé-
ditatif, type du cloarer de Guérande ou de Tréguier,
abrité sous les tours de Saint-Sulpice, s'ouvrant à la vie
intellectuelle sous le règne pacifique de Louis-Philippe,
sent peu à peu la foi s'altérer et se dissoudre dans son
âme, comme si un insecte invisible s'était lentement glissé
dans le calice de la fleur mystique. Tout, chez M. de
Chateaubriand, s'était accompli en dehors, par sentiment
ou par émotion plutôt que par réflexion. Tout, chez
DEUX SŒURS 353
Ernest Renan, s'opère en dedans, à huis-clos, dans le
secret d'une conscience qui s'abuse à force de s'interroger,
par gradations insensibles, avec la uni vite taciturne de
la cellule ou du cloître. Il va doucement du seuil de l'é-
glise, des marches de l'autel et dos préIndes du sacer-
doce, au doute d'abord, puis à la critique, puis à une
religiosité confuse, personnelle, fluide, impalpable, sans
mystère et sans culte, réfractaire au surnaturel, respec-
tueuse tout ensemble et dédaigneuse, dont il serait moins
sûr s'il pouvait la définir, et moins satisfait s'il la par-
tageait avec quelqu'un. Mais il a été si bien ajusté à ce
culte qu'il abandonne, si bien façonné au moule sacer-
dotal, qu'il semble adorer encore quand il ne croit plus,
et qu'il en gardera toujours l'empreinte. Il me fait l'effet
d'un déserteur imprudent qui a quitté son régiment sans
quitter son uniforme: ou, si vous préférez une autre
comparaison, le catholicisme et ses dogmes ont res-
semblé pour lui aux lavandières des légendes de son
pays, qui conservent jusqu'à l'aube leur forme tangible,
et qui, au lever du soleil, se confondent avec la brume.
On rencontre des différences analogues dans les habi-
tudes littéraires. Chateaubriand procède à larges traits,
par éclats, par éclairs. Tout en relief, tout en saillie, non
seulement sa phrase exprime toute son idée, mais sou-
vent elle la dépasse. Son génie craint le renfermé: il vit
au grand air, fraternisant avec les ■ compro-
mettant plutôt que de se déguiser, et relevant d'une
X***"**** 21».
334 NOUVEAUX SAMEDIS
sorte d'àpreté celtique ce qu'il y avait d'artificiel, d'em-
phatique ou de maniéré dans le romantisme de son temps.
La prose, d'ailleurs très séduisante, de M. Ernest Renan,
offre ce singulier phénomène, qu'elle est à la fois insi-
nuante et évasive. Elle s'infiltre dans notre esprit avec
tant de finesse, elle a des coquetteries féminines si déli-
cates et si souples, qu'on croirait qu'elle veut nous
conquérir ou nous surprendre ; mais aussitôt, si nous
essayons de la retenir pour nous entendre avec elle, bon-
soir! Elle s'échappe, elle s'esquive, comme si elle crai-
gnait d'être prise au mot, ou comme si le contact d'une
autre intelligence lui donnait des frissons de sensitive.
On a dit de Thalberg qu'il avait trois mains. Je dirais
volontiers de M. Renan qu'il a deux plumes, dont Tune
est chargée de raturer ce que l'autre a écrit. C'est le
démolisseur le plus caressant queje connaisse. Son mar-
teau a de faux airs de goupillon. Ses négations sont si
mielleuses et si polies qu'on se demande parfois s'il ne
va pas affirmer ce qu'il nie, rétracter ce qu'il affirme,
reconstruire ce qu'il détruit, recomposer ce qu'il pul-
vérise, s'agenouiller sur les dalles de cette église dont il
vient de saper les fondements. Il tend la main à ses con-
tradicteurs, il sourit à ceux qu'il désole, il tranquillise
d'un geste ceux qu'il effraie d'une parole, il embrasse
ceux qu'il étouffe ; il prouve qu'un diable peut ne pas se
trouver trop mal dans un bénitier. Philinte d'une hérésie
approximative, il serait homme à matérialiser l'idéal, à
DEUX SŒURS 355
diviniser l'athéisme, à naturaliser le surnaturel, à
humaniser le divin, à compliquer le miracle pour
avoir plus de mérite à l'expliquer. Je me le fi-
gure traitant tout ensemble par l'homéopathie la foi
et le doute, et mêlant, à doses infinitésimales, dans
une coupe d'or artistement ciselée, l'incrédulité, le mysti-
cisme, l'encens, le poison, l'antidote, le spiritualisme, le
panthéisme, le paganisme, l'éclectisme ; une bribe de la
religion de Swedenborg, un atome de celle de Fénelon,
un lambeau de la philosophie de Platon, un éclat de la
raillerie de Voltaire, un morceau de la souquenille de
Tartuffe, un oui de saint Matthieu, un non de David.
Strauss et un peut-être d'Ramlet: tout cela avec des dou-
ceurs patelines, des ondulations félines, des càlineries de
berceuse, des recherches et des récidives d'exquis-, et fina-
lement un charme que je ne prétends pas contester. Si
le mot iïendormeur ne prêtait pas à un sens désobli-
geant, je l'appliquerais à ce style dont l'effet est d'assou-
pir en nous cette faculté maîtresse que Ton pourrait
appeler la veilleuse de nuit. Il faut une certaine énor
pour se réveiller de cette agréable somnolence, et recon-
naître que ce charmeur nous égare dans le vide.
— Maintenant, me dira-ton, puisque les deux hommes
se ressemblent si peu, pourquoi rapprocher les deux
noms ? Aviez-vous donc à écouler une page sur l'auteur
des Apôtres? — Pas que je sache. — Est-ce parce que
Chateaubriand et Ernest Renan sont tous deux enfant>
356 NOUVEAUX SAMEDIS
de la Bretagne? — Pas davantage. — Parce que tous
deux, avant d'écrire ou de publier leurs ouvrages, ont
fait le voyage en Terre-Sainte, d'où, par parenthèse, ils
ont rapporté des impressions et même des paysages abso-
lument contraires? — Encore moins. — Parce que l'on
peut dire, à la rigueur, que Chateaubriand a écrit le
poème du Christianisme, et qu'Ernest Renan en a imaginé
le roman? — Non. — Mais alors ? — Parce que le hasard
vient de réunir sous nos yeux les souvenirs — je dirais
presque les reliques de deux sœurs, la sœur de René,
que nous appellerons indifféremment Amélie ou Lucile
de Chateaubriand, et cette Henriette, dont la vie et la
mort ont inspiré à son frère, sous le sceau de l'intimité,
des pages éloquentes, émouvantes et attristantes.
On Ta déjà répété, et je ne prétends pas en avoir l'ini-
tiative. Il existe peu de figures plus touchantes que
celle de la soeur, — de la sœur aînée surtout, quand ses
pensées s'accordent exactement avec les nôtres, quand
sa vie intellectuelle fait partie essentielle de notre esprit,
de notre cœur et de notre âme, quand elle répond pour
nous à ces deux sentiments qui semblent s'exclure et
qui sont également naturels à l'homme; le besoin d'être
protégé tout en gardant conscience de notre supériorité.
La sœur occupe une place à part, un peu au-dessous
de la mère, pas bien loin de la femme, au-dessus de la
fille, qui nous est généralement enlevée par le mariage
au moment où elle s*épanouit au souffle de la vingtième
DEUX SŒURS 357
année. Si j'osais, si ces nuances n'étaient pas trop subtiles
et trop délicates pour être impunément effleurées, je
dirais qu'elle personnifie, avec plus de pureté virginale
et de douce quiétude, ces amours platoniques que rêvent,
au premier chapitre de leur roman, les imaginations chi-
mériques : et la preuve, c'est que les héros de ces dan-
gereuses aventures se promettent, au début, de s'aimer
comme frère et sœur, sauf à prerfdre, plus tard, un peu
trop de liberté pour maintenir la fraternité. Ce qui donne
à cette affection de sœur un charme infini, c'est qu'elle
ne se présente pas sous la forme d'un devoir, que ses
attributions sont indéterminées, et que nous n'avons
jamais à compter avec elle. Elle n'a pas, à proprement
parler, de droits ; mot antipathique à notre nature, et qui
pourrait expliquer bien des révoltes. Dans nos indé-
cisions, qui nous conseille ? Dans nos chagrins, qui nous
console? Après nos fautes, qui nous relève? Qui se charge
d'un aveu pénible ou d'un pieux mensonge? La sœur.
Confidente discrète, parfois innocente complice, mar-
chant à petits pas et sans bruit dans notre existence, don-
nant beaucoup, se contentant de peu, ne demandant
rien. La femme peut avoir plus de passion, la sœur a
plus de tendresse. Le profane et le sacré nous prêtent ici
la note juste. La comédie, le vaudeville et la chanson,
qui ont sisouvent taquiné, molesté, raillé, berné, persiflé,
égaré, compromis, déshonore l'épouse et le mariage, ont
toujours respecté la soeur. La charité chivtienne et la
358 NOUVEAUX SAMEDIS
langue évangélique, qui s'y connaissent, peuvent bien
décerner le titre de mère à la supérieure d'un couvent;
elles peuvent bien qualifier d'épouse de Jésus-Christ la
jeune fille qui prend le voile; mais, quand elles ont dit :
la sœur de charité, la petite sœur des pauvres, la sœur
hospitalière, etc., pas n'est besoin d'en entendre davan-
tage. C'est la sœur adoptive, le sourire de nos douleurs,
le baume de nos plaies, l'allégement de nos misères, le
recours de notre ignorance, la messagère de pardon,
d'espérance et de paix. Elle a voulu ne plus avoir de
famille pour être la sœur des humbles, des faibles, des
malades, des simples, des indigents et des petits: il n'y
a que nos radicaux, ces amis passionnés du peuple, qui
refusent de la comprendre.
Un poète charmant, étoile de cette nouvelle pléiade
dont François Coppée est le Victor Hugo, Sully-Prud-
homme l'Alfred de Vigny et Alphonse Lemerre le Renduel,
vient de nous raconter Lucile de Chateaubriand dans
une notice très intéressante, très pathétique, qu'il a heu-
reusement complétée en publiant à la suite de son récit
quelques opuscules de Lucile, ses lettres à son frère, à
madame de Beaumont, à Chênedollé, deux ou trois pas-
sages des Mémoires d" outre-tombe et une page de René.
Ce n'est pas, je L'avoue, sans une certaine appréhension
que j'ai ouvert le volume de M. Anatole France, dont la
perfection et l'élégance typographiques font le plus grand
honneur à son éditeur, M. Charavay, et à son impri-
DEUX SŒURS 359
meur, M. Motteroz. Je craignais devoir une indiscrétion
et comme un jet de lumière trop vivi t à travers
les fentes du monument funèbre, dans l'étroit espace qui
sépare des souvenirs du frère les songes du poète. Le
trait caractéristique de cet épisode, c'est qu'on risque de
le gâter en le précisant: — et peu s'en est fallu que Cha-
teaubriand lui-même, dans ses Mémoires, ne commît
cette profanation déplorable: — c'est que Lucile ou
Amélie, de quelque nom qu'on rappelle, doit rester un
être à part, une ombre plutôt qu'une femme, un rêve
plutôt qu'une sœur, une vision plutôt qu'une ligure.
Elle a passé dans la vie et dans la mort sans laisser de
trace. Il serait aussi difficile de retrouver sur les routes
battues l'empreinte de ses pas que de découvrir sur la
terre fraîchement remuée la place de son tombeau. C'est
l'Ophélie de l'amour fraternel. Elle est morte en effeuil-
lant sur son chemin la couronne poétique de René. Elle
s'est dit à elle-même ce qu'Hamlet dit à sa fiancée : « En-
trez dans un cloître, Ophélie ! » — Incapable de goûter
le bonheur et de le donner, demeurée à l'état de fantôme,
côtoyant ces régions crépusculaires où l'on peut perdre
la raison sans cesser d'avoir du génie, souffrant d'un
défaut absolu d'équilibre entre ses facultés érninentes
et le sentiment de la réalité, elle échappe aux lois ordi-
naires de la conscience. Faute de lest, elle s'élève et plane
si haut, qu'elle perd de vue la moralité des actions hu-
maines. Je la compare à ces blanches hirondelles de mer,
360 NOUVEAUX SAMEDIS
qui n'ont que des ailes et pas de corps. Dès lors, elle a des
licences que n'ont pas les créatures vulgaires. Dès lors,
elle a pu servir de texte ou de thème, non pas, grand
Dieu! à une confidence ou à un récit, mais à une imagi-
nation, à une fiction conjecturale où cette àme, toute
d'exception, inspire et partage une passion exception-
nelle. Elle est le dernier terme de ce vague des passions
que Chateaubriand avait donné pour titre à ce célèbre
chapitre de son grand ouvrage. Elle révèle à demi le
mot de l'énigme qui le tourmente, le dégoûte de tout et
de lui-môme et le précipite incessamment à la poursuite
de l'impossible. Le jour où cet impossible s'offre à lui
sous la forme d'un crime, tout est dit. Son rôle est fini
en ce monde; celle dont il a surpris le fatal secret n'a
plus qu'à préluder à une sainte mort par le suicide chré-
tien et à faire de sa cellule son premier cercueil.
C'est ainsi que Chateaubriand et René, Lucile et
Amélie, l'histoire réelle et l'invention ou l'induction hy-
pothétique, se fondent dans une harmonie si exquise, que
le lecteur s'émeut sans se révolter, que Ton ne sait pas
et qu'on ne se soucie pas de savoir ce que l'imagination a
fourni ou emprunté à la mémoire, où s'arrête le batte-
ment de cœur pour laisser travailler le cerveau. Ce que
l'on sait, ce que l'on devine, c'est que cette idéale, poéti-
que et impalpable Lucile, si on la regarde de trop près
ou si on essaie de toucher à son linceul, s'évanouit, s'éva-
pore et disparaît.
DEUX SŒURS 361
Eh, bien, ce qui me charme dans la notice de M. Ana-
tole France, ce qui dénonce le vrai poète, c'est qu'il a
trouvé moyen de nous renseigner sur Lucile de Chateau-
briand, d'invoquer les témoignages, de rassembler les
frôles vestiges de son passage en ce monde, sans lui rien
enlever de sa physionomie particulière, de ce caractère
d'apparition et de Génie funéraire, — comme on disait
dans le style du temps, — de ces alternatives de décou-
ragements, d'efforts pour se reprendre à la vie, d'aspira-
tions, de lassitudes, d'amours à peine ébauchées, de résis-
tance au bonheur, d'élans vers l'inaccessible, de ten-
dresses voilées, d'admirations pour le grand frère et peut-
être de comparaisons désespérantes et désespérées, qui
la rendent si intéressante et l'unissent si étroitement à
la littérature fraternelle. C'est bien celle de qui Chateau-
briand dira: « ... Son visage pâle était accompagné de
longs cheveux noirs : elle attachait souvent au ciel ou
promenait autour d'elle des regards pleins de tristesse
et de feu. Sa démarche, sa voix, son sourire, sa phy-
sionomie avaient quelque chose de rêveur et de souf-
frant... Il lui prenait des accès de pensées noires que
j'avais peine à dissiper. A dix-sept ans, elle déplorait
la perte de ses jeunes années: elle se voulait ensevelir
dans un cloître. Tout lui était souci, chagrin, bles-
sure ; une expression qu'elle cherchait, une chimère
qu'elle s'était faite, la tourmentaient des mois entiers...
De la concentration de l'âme naissaient chez :n,
x* ' 21
362 NOUVEAUX SAMEDIS
des effets d'esprit extraordinaires. Endormie, elle avait
des songes prophétiques: éveillée, elle semblait lire dans
l'avenir... »
C'est bien celle dont René dira: « Amélie avait reçu de
la nature quelque chose de divin; son âme avait les
mêmes grâces innocentes que son corps: la douceur de
ses sentiments était infinie; il n'y avait rien que de suave
et d'un peu rêveur dans son esprit; on eût dit que son
cœur, sa pensée et sa voix soupiraient comme de con-
cert; elle avait de la femme la timidité et l'amour, et de
l'ange la pureté et la mélodie. »
Nous sommes bien loin aujourd'hui de ce style qui lit
les délices de notre jeunesse. Pour en retrouver le par-
fum et le charme, pour apprécier les rares écrits de
Lucile, il faut se reporter un moment aux idées, aux sen-
timents, au goût d'une époque où rien ne se disait sim-
plement, où les grandes secousses de la Révolution, les
spectacles héroïques du Consulat, les réminiscences de
la Grèce et de Rome, créaient aux imaginations une
atmosphère tragique et les montait a un diapason tel que
la prose ressemblait à delà poésie et que l'emphase même
paraissait naturelle. Ce fut, on le sait, un temps de tran-
sition entre la littérature païenne de la fin du siècle
et des premiers tâtonnements d'un romantisme qui, avant
de se frayer sa voie, s'égarait dans les buissons et les
fleurs d'une rhétorique bizarre et préludait à son rôle de
novateur en évitant de parler comme tout le monde.
DEUX SŒURS 363
Voici un de ces petits poèmes en prose de Lucile de Cha-
teaubriand :
L'AURORE
• Quelle douce clarté vient éclairer l'Orient? Est-ce la
jeune Aurore qui entr'ouvre au monde ses beaux yeux
chargés des langueurs du sommeil ? Déesse charmante,
hàte-toi ! Quitte la couche nuptiale, prends la robe de
pourpre: qu'une ceinture moelleuse la retienne dans
nœuds: que nulle chaussure ne presse tes pieds délicats.
Qu'aucun ornement ne profane tes belles mains faites
pour entr'ouvrir les portes du Jour. Mais tu te lèves déjà
sur la colline ombreuse. Tes cheveux d'or tombent en
boucles humides sur ton col de rose. De ta bouche s'ex-
hale un souffle pur et parfumé. Tendre déité, toute la
nature sourit à ta présence ; toi seule verses des larmes,
et les fleurs naissent. »
Ce n'est rien, et c'est charmant. Il nous suffit de ces
douze lignes pour comprendre les affinités qui unirent,
pendant les années d'adolescence, le génie du frère à l'in-
quiète imagination de la sœur, et pour justifier ce pas-
sage des Mémoires : « Ce fut dans une de ces prome-
nades que Lucile, m'entendant parler avec ravissement
de la solitude, me dit : « Tu devrais peindre tout cela ! »
— Ce mot me révéla la muse: un souffle divin passa sur
moi. » — Arrêtons- nous la ; car Chateaubriand profite
364 NOUVEAUX SAMEDIS
de l'occasion pour nous parler de ses vers, qui ont tou-
jours été d'une médiocrité désastreuse. Il n'en est pas
moins vrai que, à cette heure de vocation décisive,
Lucile, de deux ou trois ans pins âgée que son frère,
exerça sur lui une mystérieuse influence, qu'elle le révéla
peut-être à lui-même, qu'elle fit de leurs causeries, de
leur intimité d'impressions en face de la nature, de leurs
vers bégayés en commun, le noviciat de son génie. Fut-
elle véritablement son égale, et eut-il raison de dire :
« L'élégance, la suavité, la rêverie, la sensibilité pas-
sionnée de ces pages offrent un mélange du génie grec
et du génie germanique?» — Doit-on lui attribuer une
initiative, ou ne voir en elle qu'un reflet? Peu importe !
C'est assez qu'elle ait été un moment de moitié dans ces
inspirations préventives qui devaient s'appeler plus tard
René, le Génie du Christianisme, les Martyrs, l'Itiné-
raire. Par là, mieux encore que par son étroite et visi-
ble parenté avec l'Amélie, du roman, du poème ou de la
légende, elle a mérité que son vrai nom fut associé à
celui de l'illustre écrivain; par là aussi elle nous pré-
sente, dans son lointain estompé de brume, quelques
traits de ressemblance avec cette Henriette Renan, à la-
quelle son frère a consacré une si touchante notice, chef-
d'œuvre d'exquise tendresse, modèle de ce style délicat,
soyeux, d'une finesse et d'une douceur vraiment irrésis-
tibles quand il veut bien ne pas l'appliquer à saint
Pierre ou à saint Paul. Ici, rien de romanesque : rien qui
DEUX SŒURS
prête à ces commentaires où se complaisaient beaucoup
trop les imaginations, même les plus honnêtes, enfiévrées
par la longue attente des Mémoires d'outre-tombe. Hen-
riette Renan est le type de la sœur aînée, dans d'aus-
tères conditions de pauvreté et de travail, renonçant aux
plaisirs du monde et aux agréments de son sexe pour
collaborer avec son frère, lui préparer et lui faciliter
sa besogne et lui rendre moins dures les saisons d'é-
preuve, d'apprentissage et de début. Elle n'a pas eu
de jeunesse. Un de mes compatriotes, qui la vit à son
passage dans le Midi, lors de son départ pour l'Orient,
médit que, constamment vêtue de noir, elle lui parut
n'avoir pas d'âge et tenir le milieu entre l'institutrice, la
diaconesse et la servante volontaire. En effet, elle avait
été institutrice en Allemagne et en Pologne. Pourtant,
si peu féminine qu'ait été cette mélancolique figure, il
est difficile de ne pas se souvenir de René et des Mé-
moires, d3 Lucile et d'Amélie, en lisant les lignes sui-
vantes :
« Alors commencèrent pour nous ces douces années
dont le souvenir m'arrache des larmes. Nous prîmes un
petit appartement au fond d'un jardin, près du Val-de-
Gràce. Notre solitude y fut absolue. Henriette n'avait pas
de relations et ne cherchait guère à en former. Nos fenê-
tres donnaient sur le jardin des Carmélites, de la rue
d'Enfer. La vie de ces recluses, pendant les longues
heures que je passais à la Bibliothèque, réglail en quel-
366 NOUVEAUX SAMEDIS
que sorte la sienne et faisait son unique distraction. Son
respect pour mon travail était extrême. Je l'ai vue, le
soir, à côté de moi durant des heures, respirant à peine
pour ne pas m'interrompre. Elle voulait cependant me
voir, et toujours la porte qui sépare nos deux chambres
restait ouverte. Son amour était arrivé à quelque chose
de si discret et de si mûr, que la communion secrète de
nos pensées lui suffisait. Elle, si exigeante de cœur, si
jalouse, se contentait de quelques minutes par jour,
pourvu qu'elle fût sûre d'être seule aimée... Nos pensées
étaient si parfaitement à l'unisson, que nous avions à
peine besoin de nous les communiquer... »
On le voit, l'union idéale est ici, dans un cadre bien
différent, aussi intime que celle de Chateaubriand et
de Lucile, et plus réfléchie, plus active, plus raisonnée,
plus pratique, plus profonde peut-être et plus vraie. S'il
nous fallait décider lequel des deux frères a le plus aimé
sa sœur, nous pencherions, à notre grand regret, pour
Ernest Renan. Rien de plus pathétique, de plus poignant,
de plus senti que le récit de la mort d'Henriette à
Amschidt, près de Beyrouth, pendant que son frère, ter-
rassé par le même mal, ne peut pas même lui fermer
les yeux et lui dire un adieu suprême. C'est à peine si le
lecteur ému est tenté de céder à un autre courant d'idées
en rencontrant cette phrase : • La perte de mes papiers,
et en particulier de ma Vie de Jésus, me parut certaine. »
— Hélas ! pourquoi Ernest Renan nous a-t-il gâté ce petit
DEUX SŒURS 367
chef-d'œuvre en commençant par nous dire : ■ Henriette
m'avait devancé dans la vie; ses croyances catholiques
avaient complètement disparu. » — C'en est fait, le charme
est rompu, et il ne m'en faut pas davantage pour me
donner le droit d'ajouter: « Je vais bien vous étonner et
vous paraître bien vulgaire : mais si le bon Dieu m'avait
accordé une srpur, j'aimerais autant qu'elle ne res-
semblât ni à la poétique Lucile, ni à l'austère Hen-
riette... »
F I N
TABLE DES MATIERES
I. — Le Duc Albert de Broglie i
II. — Le Cardiual de Bernis 17
III. — Louis de Loménie 34
IV. — La Littérature du jour de Tan *i0
V. — Joseph Autran 86
VI. — Hector Berlioz 100
VII. - Cuvillier-Fleury 118
VIII. — E. Caro 136
IX. — Le Roman contemporain Vo't
X. — Saint- René Taillandier 20 i
XI. — Silvestre de Sacy
XII. — Henry iluus=aye. 252
370 TABLE DES MATIÈRES
XIII. — Jules Rolland 269
XIV. — Charles de Mazade 28b
XV. — Le Maréchal Davout, prince d'Eckmuhl 319
XVI. — La Semaine sainte littéraire 334
XVII. — Deux Sœurs 351
FIN DE LA TABLE DES MATIERES
UPRIMERIE GE.NÉRALE DE CHA.T1LL0.\- = LR-SEI>E, JEAS.NE ROBERT.
V
La Bibliothèque
Université d'Ottawa
Échéance
Celui qui rapporte un volume
après la dernière date timbrée
ci-dessous devra payer une
amende de dix sous, plus cinq
sous pour chaque jour de retard.
The Library
University of Ottawa
Dote due
For failure to return a book
onorbefore the last date stamp-
ed below there will be a fine of
ton cents, and an extra charge
offive cents for each additional
day.
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CE PO 0282
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COC PONTMAHTIN,
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