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Full text of "Revue canadienne"

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REVUE  CANADIENNE 


flOUVEliLiE    SEf^IE 


VOLUME    VI 


1910 


VJ,.,i!/''iMlt. 


LA  CIE  DE  PUBLICATION  DE  LA  REVUE  CANADIENNE 

MONTREAL,   Canada 


/ 


Hymne  à  Jésus=Hostie 


(Pour  le  Congrès  Eucharistique  de  flontréal) 


Jésus  l'a  dit  :   "  dans  vos  ciboires  je  vivrai  ". 
Sa  présence,  depuis,  divinise  notre  âme  ; 
Elle  luit  au  regard  qui  la  voit  et  s'enflamme. 
Croire  à  ta  présence,  c'est  vrai. 

Au  sortir  de  ta  vue,  assisté  par  ta  gràc<e, 
On  s'en  va  dans  la  lutte  avec  ton  sigfne  au  front. 
Ton  cœur  pour  idéal,  ton  dogme  pour  cuirasse  ; 
Ton  plus  jeune  soldat  n'y  court  pas  le  moins  prompt. 
Croire  à  ta  présence,  c'est  bon. 

Mais  qu'en  un  seul  endroit  l'univers  se  rassemble, 
Qu'on  passe  l'océan  pour  te  voir  de  plus  près, 
Qu'on  se  tourne  vers  toi  pour  t'adorer  ensemble 
Et  pour  t'accompagner  hors  des  temples  sacrés, 
A  travers  la  nature  et  nos  seuils  décorés, 
Sous  ta  coupole  bleue  où  les  tiens  t'ont  vu  prendre 
Pour  premier  ostensoir  tout  le  ciel  d'orient, 
Dans  cette  ascension  d'où  tu  vas  redescendre  ! 
C'est  sublime  d'être  un  croyant. 


6  LA  REVUE  CANADIENNE 

Puissante  et  glorieuse  aux  yeux  de  la  patrie, 
Ta  présence  qui  passe  et  baig-ne  de  fierté 
L'île  de  Montréal  et  sa  Ville-Marie, 
Attire  sur  tes  pas  la  catholicité. 
Pour  te  mieux  enchâsser  dans  l'âme  canadienne 
Et  sacrer  les  joyaux  que  ta  main  nous  céda 
—  Notre  mont  et  son  ciel,  notre  fleuve  et  sa  plaine  — 
•    Pour  autel  nous  t'oflFrons  la  terre  américaine. 
Pour  ostensoir  le  Canada. 

Abbé  P.-Alex.  ARCHAMBAULT. 

Séminaire  de  Philosophie,  juin  1910. 


LES  CONGRES  EUCHARISTIQUES 


'3 


SUITE 


Lourdes  — 1899 

'EST  à  Lourdes  que  se  réunit,  du  7  au  11  août 
1899,  le  Douzième  Congrès  Eucharistique.  —  Et  cer- 
tes, s'il  est  un  lieu  qui  mérita  jamais  de  devenir 
le  théâtre  d'une  telle  démonstration,  c'est  bien 
certainement  cette  terre  aimée  de  Marie,  dont  la  renommée  remplit 
l'univers.  —  Personne  n'ignore  plus  en  effet,  aujourd'hui,  ce  nom 
béni  de  Lourdes,  ni  les  prodiges  que  la  droite  de  Dieu  y  opère  pac  la 
médiation  de  Marie  —  Mais  ce  que  l'on  sait  peut-être  moins,  c'est 
que  Lourdes  n'est  pas  seulement  le  fief  de  la  Vierge  Immaculée  ; 
c'est  aussi  la  terre  du  Saint-Sacrement,  le  lieu  de  la  manifestation 
eucharistique,  où  Jésus-Christ,  présent  dans  son  Hostie,  parle  aux 
âmes,  guérit  les  corps,  multiplie  les  prodiges,  et  révèle  sa  présence 
avec  un  éclat  irrésistible.  Les  plus  nombreux  et  les  plus  éclatants 
des  miracles  à  Lourdes,  c'est  Jésus-Eucharistie  qui  les  opère;  et  le 
plus  bel  hymne  à  la  gloire  du  Saint-Sacrement,  c'est  bien  certaine- 
ment le  livre  d'or  de  ces  miracles.  Aussi  la  terre  de  Lourdes  est- 
elle  devenue  le  lieu  du  monde  où  le  Très  Saint-Sacrement  est  le  plus 
honoré  et  le  plus  glorifié,  et  il  semble  vraiment  que  la  Très  Sainte 
Vierge  n'a  voulu  attirer  les  foules  à  sa  Grotte  et  à  son  sanctuaire 
que  pour  les  jeter,  priantes  et  adorantes,  aux  pieds  de  son  divin 
Fils. 

Le  Congrès  de  Lourdes  revêtit  un  caractère  spécial  de  ferveur 
et  se  pénétra  de  ce  parfum  céleste  qu'on  respire  si  délicieusement 
près  du  rocher  de  l'Apparition.  L'Immaculée  Conception  voulut 
protéger  et  comme  diriger  le  Congrès  Eucharistique  tenu  dans  son 


8  LA  REVUE  CANADIENNE 

sanctuaire  et  le  porter  à  un  éminent  degré  de  perfection.  Nombre 
extraordinaire  des  congressistes,  ferveur  des  communions  et  des 
adorations,  travaux  et  discussions,  entente  et  cordialité,  résultats 
pratiques,  manifestations  publiques,  hommages  solennels:  tout  eut 
un  succès  complet. 

On  s'occupa  plus  particulièrement,  dans  les  séances 
de  ce  Congrès,  du  culte  du  Co€ur  Eucharistique  de  Jésus, 
des  rapports  de  Marie  avec  l'Eucharistie  résumés  dans  le  beau  titre 
de  Notre-Dame  du  Saint-Sacrement  et  de  la  Communion.  —  Deux 
hommes  furent  comme  l'âme  de  ce  Congrès:  le  Révérend  Père  Tes- 
nière  des  Pères  du  Saint-Sacrement,  ce  fils  si  digne  du  Vénérable 
Père  Eymard,  qui  dirigea  et  inspira  avec  une  grande  compétence  les 
séances  de  travail,  et  le  Révérend  Père  Coubé,  jésuite,  le  mission- 
naire à  la  parole  ardente,  qui  prononça  chaque  jour,  à  la  basilique, 
ses  trois  célèbres  sermons  sur  la  Communion  hebdomadaire,  qui 
devaient  produire  tant  de  bien. 

C'est  aussi  durant  ce  Congrès  que  fut  définitivement 
réalisé  le  voeu  émis  au  Congrès  de  Bruxelles  par  Mgr  l'évêque 
de  Liège,  d'associer  les  femmes  aux  travaux  de  ces  assises  eucha- 
ristiques. En  se  souvenant  que  les  Saintes  Femmes,  au  temps 
de  la  vie  terrestre  du  Sauveur,  suivaient  Jésus,  sous  la  conduite  de 
îlarie,  et  employaient  leur  temps  et  leurs  ressources  au  service  du 
Collège  Apostolique,  on  avait  pensé  qu'il  serait  opportun  de  donner 
une  place  aux  femmes  chrétiennes  dans  les  Congrès  Eucharistiques, 
pour  leur  faire  connaître,  à  elles  aussi,  les  oeuvres  diverses  auxquel- 
les elles  peuvent  prendre  part  et  les  exciter  à  s'y  dévouer.  —  Ce 
qui  avait  été  heureusement  ébauché  à  Bruxelles  fut,  à  Lourdes, 
repris  et  développé  avec  grand  succès. — Marie,  la  Vierge  de  Lourdes, 
ménageait  ainsi  à  ses  filles  cet  honneur  nouveau  d'être  associées 
aux  triomphes  eucharistiques  de  son  divin  Fils.  —  Désormais,  les 
Dames  auront  toujours  leurs  réunions  dans  les  Congrès  et  elles  sau- 
ront y  tenir  leur  rôle.  Que  de  beaux  travaux  pieusement  pensés, 
finement  écrits,  délicieusement  dits  sont  dûs  à.  leur  intelligente 
initiative  ! 


LES  CONGRÈS  EUCHARISTIQUES  9 

Comment  dire  maintenant,  les  inoub'iables  démonstrations  de 
foi  qui  se  déroulèrent  durant  ces  fêtes  eucharistiques  de  Lourdes: 
les  adorations  diurnes  et  nocturnes  à  l'église  du  Rosaire,  les  commu- 
nions innombrables  distribuées  depuis  minuit  jusqu'à  une  heure 
avancée  de  la  matinée,  les  messes  solennelles  en  plein  air  dans  ce 
temple  auguste  de  la  nature  qui  a  comme  murailles  les  Pyrénées, 
comme  voûte,  le  ciel,,  comme  nef,  l'Esplanade,  comme  sanctuaire,  le 
parvis  de  la  Basilique  ! 

Angers  —  1901 

Le  Treizième  Congrès  Eucharistique  se  tint  à  Angers,  du  1  au 
8  septembre  1901.  —  Angers,  c'est  la  ville  rendue  célè1)r?  au  Xèmo 
siècle  par  le  séjour  et  l'abjuration  de  Béranger,  le  premier  hérétique 
osant  attaquer  directement  le  dogme  eucharistique.  Angers,  c'est 
la  fidèle  et  catholique  cité  angevine  illustrée  par  les  guerres  des 
Chouans.  Angers,  c'est  la  ville  épiscopale  de  feu  Mgr  Freppel, 
l'illustre  défenseur  des  libertés  chrétiennes  dont  le  nom  restera 
dans  l'histoire  un  synonyme  de  foi,  d'éloquence  et  de  vaillance. — Le 
Congrès  d'Angers  fut  très  bien  préparé.  On  y  remarqua  une  grande 
abondance  de  rapports  et  de  travaux.  La  section  des  oeuvres  sociales 
surtout  fut  très  suivie  et  bien  des  questions  intéressantes  y  furent 
traitées.— Une  nouvelle  section  attira  aussi  l'attention  et  les  vives 
sympathies  des  congressistes:  nous  voulons  parler  de  la  section  de 
la  Jeunesse  Catholique,  dont  les  séances  furent  très  belles  et  très 
vivantes.  Cette  section  inaugurée  à  Angers,  ville  universitaire  où 
se  groupe  une  nombreuse  jeunesse  étudiante,  tiendra  désormais  une 
place  brillante  dans  tous  les  futurs  Congrès  Eucharistiques. 

Namur  —  1902 

Avec  le  Quatorzième  Congrès  Eucharistique  nous  voici  reve- 
nus dans  une  des  villes  principales  de  la  catholique  Belgique.  — 
Namur,  si  délicieusement  assise  à  l'ombre  de  sa  vieille  citadelle  et 


10  LA  REVUE  CANADIENNE 

de  ses  collines  boisées,  sur  son  beau  fleuve  de  la  Meuse  au  cours  large 
et  paresseux:  Namur,  la  ville  épiscopale  de  Mgr  Heylen,  président 
des  Congrès  Eucharistiques,  aspirait,  après  tant  d'autres  villes,  aux 
gloires  d 'une  Congrès.  —  On  remarqua,  dans  ce  Congrès,  une  parti- 
cipation plus  large  et  plus  complète  de  toutes  les  classes  de  la 
société  au  triomphe  de  l'Eucharistie.  La  jeunesse  pourtant  y  joua 
un  rôle  prépondérant  et  ce  fut  une  manifestation  organisée  par 
4,000  jeunes  gens  et  étudiants  qui  ouvrit  les  solennités  du  Congrès. 
—  A  la  procession  de  clôture,  au  milieu  des  rues  magnifiquement 
décorées,  trente  mille  hommes  défilèrent  :  c  'était  un  des  plus  nom- 
breux cortèges  atteint  jusque-là  dans  les  Congrès.  —  Les  fruits  de 
ces  fêtes  eucharistiques  furent  abondants  et  sensibles,  tant  pour 
l'administration  civique  et  le  bien  public  de  la  ville,  que  pour  la 
rénovation  de  l'esprit  chrétien  dans  les  âmes  et  le  développement 
de  la  dévotion  au  Saint-Sacrement  dans  tout  le  pays. 

Angoulême  —  1904 

Le  Quinzième  Congrès  Eucharistique  se  tint  en  juillet  1904,  à 
Angoulême,  ville  du  sud-ouest  de  la  France.  —  Ce  fut  une  assem- 
blée eucharistique  de  trois  jours,  toute  de  foi,  de  piété  et  d'étude,  oii 
il  se  fit  un  sérieux  travail.  —  Néanmoins,  le  manque  de  liberté  exté- 
rieure, refusée  par  une  municipalité  sectaire,  et  le  peu  de  ressources 
qu'offrait  une  ville  de  seconde  importance,  nuisirent  beaucoup  aux 
manifestations,  à  ce  que  l'on  pourrait  appeler  l'apparat  et  le  cadre 
*  extérieur  du  Congrès. — ^Mais,  combien  tout  cela  fut  largement  com- 
pensé par  la  vie  intense,  le  travail  actif  des  réunions  intimes  et  par 
la  piété  des  cérémonies  qui  se  déroulèrent  dans  les  églises  ! 

Rome  —  1905 

Nous  voici  arrivés  à  l'un  des  points  culminants  de  la  courte 
mais  déjà  glorieuse  histoire  des  Congrès  Eucharistiques. 


LES  CONGRÈS  EUCHARISTIQUES  11 

Avec  leur  seizième  réunion,  tenue  du  1  au  6  juin  1905,  dans  la 
ville  de  Rome;  les  Congrès  Eucharistiques  vont  recevoir,  pour  ainsi 
dire,  leur  consécration  officielle  et  leur  caractère  de  catholicité  et 
d'universalité.  Jusqu'ici,  ils  ont  évolué  entre  la  France  et  la 
Belgique;  de  ce  jour,  ils  prennent  leur  essor,  passent  les  frontières 
et  deviennent  vraiment  internationaux. 

Il  y  avait,  cette  année-là,  vingt-cinq  ans  que  l'oeuvre  était 
fondée.  Elle  venait  donc  célébrer  à  Rome,  sous  les  yeux  du  Vicaire 
du  Christ,  son  premier  jubilé.  —  Ce  que  fut  le  Congrès  de  Rome. 
Nous  ne  pouvons  le  raconter  par  le  détail.  Nous  ferons  seulement 
remarquer  qu'il  emprunta  au  lieu  où  il  se  tenait  quelque  chose  de 
sa  majesté  et  de  sa  splendeur.  Quel  théâtre  incomparable,  en  effet, 
pour  des  fêtes  religieuses,  que  cette  Ville  famease  par  les  reliques 
et  les  souvenirs  d'an  passé  glorieux  autant  que  par  les  monuments 
et  les  grandeurs  du  présent,  cette  cité  aux  trois  cents  églises  qui  sert 
de  tête  au  monde  catholique  ! 

Le  Congrès  s'ouvrit  par  une  messe  du  Pape  à  Saint-Pierre -de- 
Rome.  Ce  sont  là  des  fonctions  sacrées,  uniques  au  monde,  d'une 
splendeur  inouïe,  et  dont  la  rareté  attire  toujours  dans  la  Ville 
Eternelle  une  foule  de  pèlerins  et  d'étrangers  venus  de 
partout.  Après  Saint-Pierre,  une  autre  basilique  illustre,  celle 
qui  est  considérée  comme  l'église  cathédrale  du  monde  catholique  et 
la  mère  de  toutes  les  églises,  l'insigne  basilique  de  Saint- Jean-de- 
Latran,  eut  les  honneurs  du  Congrès.  Et  cela  était  juste,  puisque 
dans  ce  sanctuaire  célèbre  se  conserve  la  plus  précieuse  relique  qui 
nous  soit  restée  du*  Cénacle,  la  table  sur  laquelle  Notre-Seigneur 
institua  la  Sainte  Eucharistie  à  la  Cène.  Un  triduum  solennel 
fut  célébré  à  Saint- Jean-de-Latran,  pendant  lequel  des  orateurs 
éminents  vinrent  chanter,  en  plusieurs  langues,  les  gloires  du  Christ 
Eucharistie. 

Les  réunions  d'étude  et  de  travail  se  firent,  durant  tout  le 
Congrès,  dans  la  vaste  église  des  Saints- Apôtres,  transformée  en 
salle  des  séances.     C  'est  au  cours  de  ces  séances  que  l 'on  eut  le  bon- 


12  LA  REVUE  CANADIENNE 

heur  d'entendre  des  orateurs,  comme  M.  René  Bazin  et  M.  Godefroid 
Kurth,  parler  des  influences  que  doit  exercer  lo  Christ-Eucharistie 
sur  la  civilisation  et  la  fraternité  des  peuples,  et  des  savants,  comme 
le  profeseur  Marucchi,  expliquer  la  foi  des  premiers  siècles  en  l'Eu- 
charistie à  la  lumière  des  documents  fournis  par  les  Catacombes  de 
Rome. 

Mais  ce  qui  dépassa  en  splendeur  toutes  les  autres  solennités 
du  Congrès,  ce  fut  la  procession  de  clôture.  —  Elle  se  fit  dans  la 
Basilique  de  Saint-Pierre,  oii  se  pressait  une  foule  de  50,000  per- 
sonnes, et  elle  ne  ressembla  à  celle  d'aucun  autre  Congrès.  Elle  rap- 
pelait plutôt  la  procession  de  la  Fête-Dieu  telle  qu'on  la  célébrait  à 
Rome  avant  1870,  quand  le  Pape,  encore  libre,  officiait  lui-même  et 
portait  le  Saint-Sacrement. — Le  cortège  s'organisa  dans  les  palais 
du  Vatican,  à  la  fameuse  Chapelle  Sixtine,  où  le  Saint-Sacrement 
avait  été  exposé.  Il  était  composé  de  tous  les  représentants  des  Ordres 
religieux,  d'un  grand  nombre  de  prêtres,  de  dignitaires  ecclésiasti- 
ques, d'évêques,  et  enfin  de  tous  les  cardinaux,  princes  de  la  cour 
romaine,  encadrés  par  les  gardes-suisses,  les  gendarmes  pontificaux, 
la  garde-palatine  en  grand  uniforme.  Le  pape  Pie  X,  monté  sur  le 
talamo  (^)  et  soutenant  l'ostensoir  d'or,  était  porté  sur  les  épaules 
de  quatorze  sediarii.  —  Comment  dire  le  saisissement  de  la  multitude 
qui  remplissait  Saint-Pierre  quand  elle  vit  pénétrer,  par  les  grandes 
portes  de  la  basilique,  cet  imposant  cortège,  surtout  lorsque  parut 
le  Pape,  porté  triomphalement  et  présentant  lui-même  aux  adora- 
tions de  tous  le  Sacrement  Auguste  où  vit  et  règne  le  Christ  dont  il 
est  le  Vicaire!  Comme  on  sentait  bien,  à  cette  heure,  l'union  intime 
de  la  Papauté  et  de  l'Eucharistie:  Jésus-Christ  présent  dans  l'Hos- 
tie, et  Jésus-Christ  parlant  et  gouvernant  dans  le  Pape  !  —  Après 
que  toute  la  procession  eut  contourné  le  baldaquin  qui  couvre  le 
tombeau  de  Saint-Pierre  et  se  fut  rangée  dans  l'abside,  quand  le 


('^)  C'est  une  sorte  de  trône  portatif  où  le  Pape  est  agenouillé  devant  l'os- 
tensoir qu'il  tient  sur  un  petit  autel. 


LES  CONGRÈS  EUCHARISTIQUES  13 

Saint-Sacrement  eut  été  déposé  sur  l'autel  papal,  Pie  X  entonna  le 
Te  Deum  qui,  chanté  par  la  foule  entière,  roula  et  se  répercuta  sous 
les  vastes  voûtes.  Le  spectacle,  à  ce  moment,  était  d'une  souveraine 
grandeur.  Ces  princes  de  l'Eglise,  ces  millieis  de  prêtres,  cette 
multitude  de  fidèle?;  tous  unis  au  Pasteur  suprême  dans  l'adoration 
et,  au-dessus  de  toutes  ces  grandeurs  prosternées,  la  blanche  Hos- 
tie rayonnant  seule  à  l'autel  éclatant  de  lumières,  sur  le  tombeau 
du  Prince  des  Apôtres,  sous  cette  coupole  immense,  jadis  lancée 
dans  les  airs  par  le  génie  de  Michel  Ange,  qui  semblait  comme  un 
fantastique  diadème  posé  sur  la  tête  du  Christ-Roi  !  Oui,  certes, 
c'était  bien  là  une  exaltation  grandiose,  inoubliable,  du  Christ- 
Sacrement;  c'était  bien  là  un  couronnement  magnifique  du  Congrès 
Eucharistique  de  Rome. 

Tournai  — 1906 

Après  Liège,  Anvers,  Bruxelles,  Namur,  c'est  la  Belgique  encore 
qui  prête  une  de  ses  villes  à  la  tenue  d'un  Congrès  Eucharis- 
tique, avec  celui  —  le  Dix-Septième  —  qui  se  réunit  à  Tournai 
en  1906.  —  Le  caractère  propre  que  revêtit  ce  Congrès, 
ce  fut  d'être  plus  particulièrement  le  Congrès  .de  la 
Communion.  Cet  objectif  fut  nettement  affiché,  dès  la 
première  heure,  par  le  Bref  laudatif  envoyé  par  le  Pape  au  Prési- 
dent du  Congrès,  ainsi  que  par  le  discours  d'ouverture  du  Cardinal 
Légat  qui  se  proclama  envoyé  tout  exprès  par  Pi^  X  pour  demander 
au  Congrès  de  promouvoir  la  fréquentation  plus  assidue  de  la 
Sainte  Table.  —  Tournai  était,  en  effet,  le  premier  Congrès  qui  se 
réunissait  après  le  mémorable  décret  publié  par  le  Pape,  en  décem- 
bre 1905,  afin  de  pousser  les  chrétiens  à  la  communion  fréquente  et 
quotidienne,  et  de  leur  faire  connaître  bien  nettement  les  condi- 
tions faciles  de  cette  fréquentation  de  l'Eucharistie.  —  Etudier  cet 
acte  pontifical,  en  faire  apprécier  l'importance  capitale,  en  fixer 
la  vraie  portée  doctrinale,  morale  et  disciplinaire,  arrêter  les  moyens 


14  LA  REVUE  CANADIENNE 

de  faire  entrer  une  fréquentation  plus  assidue  de  la  Sainte-Table 
dans  les  moeurs  des  -  chrétiens — activer,  en  un  mot,  l 'exode  géné- 
ral des  âmes  des  terres  glacées  du  jansénisme  vers  les  régions  enso- 
leillées et  chaudes  de  la  dévotion  eucharistique  :  telle  fut  l 'oeuvre 
propre  du  Congrès  de  Tournai.  Ce  travail  fut  poursuivi  encore 
par  le  Congrès  qui  se  tint  l'année  suivante,  à  Metz.  Une  origi- 
nalité du  Congrès  de  Tournai  fut  l 'Exposition  Eucharistique  qui  y 
fut  organisée.  Elle  consistait  non-seulement  en  une  réunion  d'ob- 
jets du  culte,  comme  autels,  ornements,  calices,  ostensoirs,  etc.,  mais 
aussi  en  une  série  de  documents  instructifs  faisant  connaître  les 
oeuvres  e*ucharistiques,  l'histoire  des  précédents  Congrès  et  les 
ingénieuses  industries  utilisées  dans  l'enseignement  scolaire  reli- 
gieux.    Cette  innovation  eut  un  heureux  succès 

Metz  —  1907 

Avec  le  Congrès  de  Metz — le  Dix-Huitième  Congrès  Eucharis- 
tique International — c'est  l'Allemagne  qui  ouvre  ses  portes,  pour  la 
première  fois,  aux  Congrès  Eucharistiques.  Ou  plutôt,  c'est  bien 
encore  un  peu  la  France,  mais  cette  portion  ensanglantée  et  déchirée 
de  la  patrie  qui,  un  crêpe  au  front,  s'appelle  1  ' Alsace-Lorraine.  — 
Les  tristes  souvenirs  d'un  passé  douloureux,  encore  récent,  avaient 
empêché  bon  nombre  de  Français  de  se  rendre  à  Metz.  —  Voilà 
pourquoi,  sans  doute,  pour  la  première  fois,  la  France  fut  représen- 
tée plus  faiblement  qu'elle  ne  l'avait  été  à  aucun  autre  Congrès. 

Et  pourtant,  il  fut  beau  ce  Congrès:  beau  par  le  nombre  des 
congressistes  (150,000),  beau  par  la  fraternité  parfaite  qui  régna 
dans  cette  foule  et  qui  faisait  dire  :  "  Il  n'y  a  ici  ni  Allemands  ni 
Français,  mais  seulement  des  catholiques  unis  dans  l'amour  de  l'Eu- 
charistie ",  beau  par  la  splendeur  des  cérémonies,  tout-à-fait 
remarquables,  beau  enfin,  par  le  sérieux  des  études,  la  valeur  et  l 'a- 
bondance  des  travaux. — ^Le  compte  rendu  officiel  de  ce  Congrès 
forme  un  magnifique  volume  de  la  pluS  riche  documentation,  oii  la 
théorie  et  la  pratique  de  la  Communion  sont  soigneusement  étudiées. 


LES  CONGRÈS  EUCHARISTIQUES  15 

Pour  la  première  fois,  dans  un  Congrès  Eucharistique,  on  eut 
l'heureuse  idée  de  composer  au  Cardinal  Légat,  S.E.Vincent  Vannu- 
télli,  un  cortège  d'honneur.  Toute  la  ville,  di;  reste  était  debout 
pour  fêter  le  représentant  du  Saint-Siège,  et  nartout  l 'on  enten- 
dait que  l'acclamation:  "  Vive  Pie  X  ". 

Une  des  solennités  les  plus  touchantes  de  ce  Congrès  fut  la 
réunion  des  enfants  à  la  Cathédrale,  innovation  heureuse  due  à 
l'inspiration  d'un  apôtre  des  enfants,  le  Père  Durand,  S.  S.  S.,^ 
membre  du  Comité  permanent  des  Congrès.  —  La  grande  nef  et  les. 
bas-côtés  du  vaste  édifice  étaient  remplis  de  la  foule  enfantine,, 
quand  le  Légat  vint  pour  les  bénir.  Rien  de  charmant  et  de  gra- 
cieux co>nme  ces  milliers  de  tout  petits,  couronnés  de  fleurs  et  por- 
tant des  oriflammes.  Plus  charmante  encore  la  prière  faite  en 
commun  par  ces  anges  que  Jésus  aime  tant  ! 

Mais  comment  raconter  les  splendeurs  de  la  procession  de  clô- 
ture? Je  ne  m'y  essaierai  pas,  crainte  de  me  répéter.  Je  remarquerai 
seulement  que  ce  triomphe  rappelait  celui  des  rois  et  des  princes  que 
la  cité  messine  a  reçus  si  souvent  dans  ses  murs  et  que,  pour  achever 
la  ressemblance,  on  entendait  dans  les  airs  le  vieux  bourdon  La 
?\fute,  dont  les  graves  accents  sont  réservés  aux  seules  réceptions 
impériales. 

L'empereur  Guillaume,  du  reste,  avait  assuré  le  Congrès  de 
tout  l'intérêt  qu'il  lui  portait  et  il  s'était  fait  tenir  au  courant  des 
travaux,  bien  différent,  en  cela,  des  gouvernants  sectaires  de  France 
dont  l'étroite  mentalité  ne  semble  pouvoir  s'élever  à  la  hauteur  de  la 
simple  tolérance  envers  ce  qui  a  le  malheur  d'être  religieux. 

Londres  —  1908 

C  'était,  à  n  'en  pas  douter,  une  pensée  hardie,  très  hardie  même,, 
presque  un.  défi,  que  d'aller,  pour  le  Dix-Neuvième  Congrès 
Eucharistique,  en  plein  coeur  de  la  protestante  Angleterre,  dans  la^ 
Rome  du  schisme  et  de  l'hérésie,  cette  immense  capitale  qu'est 


16  LA  REVUE  CANADIENNE 

Londres,  étaler  le  culte  catholique  dans  tout  son  éclat,  acclamer, 
dans  son  .légat,  le  pape  abhorré,  montrer  et  glorifier  le  mystère  le 
plus  intolérable  de  l'Eglise:  l'Eucharistie.  —  Mais  ne  savait-on  pas 
que  c  'est  précisément  ce  mystère  que  le  Protestantisme  avait  le  plus 
blasphémé  et  poursuivi  1  Ne  savait-on  pas  que,  depuis  trois  longs 
siècles,  ce  mystère  et  tout  le  culte  catholique  qui  s 'y  rapporte  étaient 
bannis  de  l'Angleterre  ?  Ignorait-on  qu'une  loi  existait  encore  en 
vertu  de  laquelle  on  pouvait  punir  de  mort  le  prêtre  catholique  trou- 
vé exerçant  ses  saintes  fonctions  quelque  part  sur  le  sol  britanni- 
que ?  Pouvait-on  lancer  un  défi  si  audacieux  à  l'opinion 
publique  de  tout  un  pays  ?  —  Oui,  on  le  savait.  Mais 
qu'importait  à  la  foi  des  membres  du  Comité  central, 
sollicités  par  les  catholiques  d'Angleterre  !  Le  meilleur 
moyen  de  faire  ouvrir  de  plus  en  plus  l'Angleterre  à  l'Eucha- 
ristie, à  son  influence,  et  de' la  ramener  à  sa  foi,  n'était-ce  pas  d'al- 
ler la  lui  montrer  dignement  et  sans  crainte?  —  Est-ce  que  l'Angle- 
terre qui,  avant  la  Réforme,  avait  tant  aimé  et  tant  honoré  l'Eucha- 
ristie, qui  lui  avait  élevé  de  si  belles  églises  et  qui,  au  moment  cri- 
tique de  la  persécution,  lui  avait  offert  l 'holocauste  sublime  de  tant 
de  ses  prêtres  et  de  ses  fils  immolés  pour  le  défense  des  autels. . . 
est-ce  que  l'Angleterre  n'allait  pas  sentir  à  la  vue  de  l'Hostie  une 
affinité  secrète,  une  sympathie  latente  se  réveiller  en  elle  pour  ce 
mystère  de  son  ancienne  foi  ? 

Quoi  qu'il  en  soit,  le  Congrès  de  Londres  fut  décidé  et  il  eut 
lieu  en  septembre  1908.  —  Ce  fut  un  triomphe  dépassant  toute 
espérance.  Je  n'entreprendrai  pas  d'en  redire  les  détails.  En  son 
temps,  les  journaux  en  ont  porté  suffisamment  parmi  nous  les  échos. 
Je  ne  ferai  que  signaler,  en  passant,  les  réunions  magnifiques  de 
l'Albert  Hall,  oii  15,000  hommes  venaient  chaque  soir  applaudir  les 
orateurs  qui  leur  parlaient  du  Christ-Eucharistie  —  Je  rappellerai 
encore  ce  cortège  des  20,000  enfants  qui  traversa  les  rues  de  Lon- 
dres en  chantant  des  cantiques  et  en  acclamant  le  Pape.  Je  dirai, 
enfin,  que  la  procession  de  clôture  de  "Westminster  fut  une  démons- 


LES  CONGRÈS  EUCHARISTIQUES  17 

tration  grandiose  où  200,000  catholiques,  mêlés  aux  protestants,  pro- 
testèrent contre  l'intolérance  de  quelques  fanatiques  en  acclamant 
l 'Hostie  et  le  Pape. 

L'effet  le  plus  direct  de  ce  Congrès,  ce  fut  cet  immense  et  large 
courant  de  sympathie  envers  l'Eglise  catholique  et  son  culte,  qui 
traversa  l 'Angleterre  et  se  manifesta,  soit  par  le  bon  accueil  fait  au 
clergé  catholique  accouru  de  partout  à  Londres^  soit  surtout  par  les 
articles  bienveillants  de  toute  la  presse  anglaise 

Cologne  —  1909 

Venant  après  tous  les  autres,  le  Congrès  Eucharistique  de 
Cologne,  qui  s'est  tenu  l'été  dernier,  ne  l'a  cédé  en  éclat  à  aucun 
de  ceux  qui  l'ont  précédé:  il  a  été  un  triomphe  splendide  pour  le 
Dieu  du  Sacrement. 

La  ville  était  admirablement  choisie  pour  servir  de  cadre  à  cette 
manifestation.  D'une  population  de  500,000  âmes,  Cologne  s'élève 
en  hémicycle  sur  la  rive  d 'un  des  fleuves  les  plus  illustres  de  la 
vieille  Europe  :  le  Rhin.  Ce  fleuve,  aux  légendes  moyenâgeuses  et 
aux  rives  enchanteresses,  où  l'industrie  des  grandes  villes  voisine 
avec  la  poésie  des  rochers  escarpés  et  des  vieux  manoirs  féodaux, 
l'ut  souvent  aussi,  l'histoire  nous  l'apprend,  la  voie  des  grandes 
armées,  le  théâtre  de  grandes  luttes  et  ses  flots  se  courbèrent 
tour  à  tour  sous  les  pieds  des  plus  grands  conquérants  :  Attila, 
Clovis,  Charlemagne,  Louis  XIV  et  Napoléon.  —  Cologne 
doit  à  sa  situation  unique  d'être  le  véritable  centre 
intellectuel,  artistique  et  commercial  de  l'Allemagne  occi- 
dentale. —  C'est  aussi  la  ville  aux  riches  et  nombreuses  églises 
c(ui  entourent,  comme  autant  de  joyaux,  ce  bijou  d'art  gothique 
qu'est  la  cathédrale.  Ce  temple  majestueux,  un  des  plus  grands' 
de  l'univers,  qui  dresse  vers  le  ciel,  au  milieu  d'une  dentelle  de 
pierre,  ses  colossales  tours  jumelles  et  ses  cinq  immenses  nefs  aux 


18  .  LA  REVUE  CANADIENNE 

profondeurs   de  mystère,   constituait,   semble-t-il,   un  palais  aussi 
somptueux  que  vaste  pour  servir  à  l 'apothéose  du  Roi  de  l 'Hostie. 

Impossible  de  redire  ici  toutes  les  splendeurs  de  ce  Congrès  : 
les  cérémonie»  des  églises,  les  travaux  des  séances  où,  plu- 
sieurs fois  par  jour,  prêtres  et  laïques  se  réunissaient  pour  chanter, 
en  six  langues  différentes,  les  louanges  du  Christ  Eucharistique  et 
parler  des  intérêts  de  son  règne;  mais  ce  que  je  ne  puis  taire  com- 
plètement ce  sont  les  deux  manifestations  qui  ouvrirent  et  clôturè- 
rent le  Congrès,  je  veux  parler  de  la  réception  du  Cardinal  Légat  et 
de  la  Procession  du  Très  Saint-Sacrement.  —  Venant  de  l'Italie 
pour  représenter  le  Pape  au  Congrès,  le  Cardinal  était  attendu  à 
Mayence,  d'où  il  devait  continuer  son  voyage  par  voie  fluviale  et 
entrer  à  Cologne  par  le  Rhin.  Cette  journée  fut  en  toute  vérité  une 
marche  triomphale.  Partout,  sur  les  rives  du  fleuve,  les  populations, 
accourues  des  villes  et  des  villages  pour  saluer  le  Légat  au  passage, 
faisaient  retentir  les  airs  de  leurs  hourras  formidables,  et  fies  salves 
de  leur  artillerie,  tandis  que  par  une  pensée  délicate,  de  longues 
théories  d'enfants,  en  costume  de  fête  et  rangés  sur  les  rives,  balan- 
çaient devant  le  Légat  qui  passait  au  large,  de  petits  drapeaux 
aux  couleurs  pontificales  et  nationales.  Cette  marche  triomphale 
ne  prit  fin  qu'à  Cologne  par  une  réception  non  moins  grandiose 
dans  les  rues  de  la  ville  et  sous  les,  voûtes  de  la  cathédrale.  —  Mais 
ce  qui  dépassa  tout  le  reste  en  splendeur,  ce  fut  l'apothéose  que  fit 
à  son  Dieu  la  ville  de  Cologne  au  dernier  jour  de  son  Congrès.  Si 
le  voyage  triomphal  du  Rhin  avait  été  la  glorification  du  Pape  dans 
la  personne  de  son  représentant,  la  procession  du  dimanche  sui- 
vant fut  la  glorific;'«tion  plus  magnifique  encore  du  Christ  lui-même 
présent  dans  l 'Hostie.  La  ville  toute  entière  est  pavoisée  :  les  faça- 
des gothiques  des  maisons,  les  églises  romanes,  l'hôtel-de-ville  au 
merveilleux  beffroi,  tout  disparaît  presque  sous  les  guirlandes,  les 
draperies,  les  bannières  dont  un  soleil  chatoyant  fait  ressortir  les 
ors  et  les  broderies.  —  Cependant  l'heure  du  triomphe  a  sonné  :  au 
milieu  des  foules  qui  vont  et  viennent  dans  les  rues,  les  groupes 


LES  CONGRÈS  EUCHARISTIQUES.  19 

s'organisent,  la  procession  commence.  Sur  un  parcours  de  10  kilo- 
mètres, elle  va  défiler  cinq  heures  durant.  Il  y  a  là  de  80  à  100,000 
hommes,  rien  que  des  hommes,  conseients  de  leur  dignité,  de  leur 
force  et  de  leur  foi.  Ils  défilent  avec  un  ordre  parfait  et  une  disci- 
pline admirable,  les  uns  chantant,  les  autres  priant  à  voix  haute, 
tous  escortant  les  milles  bannières  des  corporations  %ft'il8  sont  venus 
représenter.  Rien  n  'est  touchant  comme  la  calme  fierté  avec 
laquelle  ces  chrétiens  affirment  leur  piété,  comme  la  vigueur  avec 
laquelle  ils  font  retentir  leurs  chants  traditionnels.  C  'est  un  fleuve 
au  murmure  puissant,  une  vision  de  force  et  de  çrrandeur,  c  'est  l 'ar- 
mée de  la  prière  et  de  l'adoration  qui  passe  !  —  Sur  la  grande  place 
de  la  ville  se  dresse  un  monumental  reposoir.  Et  tandis  que  les 
tribunes  qui  encadrent  le  motif  central  se  remplissent  lentement  de 
2,000  prêtres  en  surplis,  escortant  60  évêques  en  habits  pontificaux, 
voici  qu'apparaît  la  blanche  Hostie  portée  entre  les  mains  du  Car- 
dinal Légat.  Elle  vient  prendre  place  sur  le  trône  qui  lui  a  été 
préparé.  Spectacle  imposant  !  moment  sublime,  que  celui  où,  au- 
dessus  de  cette  foule  recueillie,  apparaît  doucement  la  frêle  et  petite 
Hostie  vers  laquelle  convergent  les  hommages  de  la  multitude. 
Ah  !  à  ce  moment  ce  n  'est  plus  l 'obscur  morceau  de  pain  de  l 'osten- 
soir; c'est  le  Dieu  très  grand,  le  Christ  toujours  vivant,  le  Roi  des 
rois,  mais  vivant  caché,  que  cette  foule  acclame  dans  un  triom- 
phe sans  pareil,  au  milieu  de  cette  ville  de  500,000  âmes,  toute 
entière  occupée  de  lui  ! 

CONCLUSION 

Et  maintenant,  chers  lecteurs,  il  est  temps  de  clore  cet  article 
déjà  trop  long.  Mais  que  sont  les  limites  d'un  article  quand  il 
s'agit  d'esquisser  toute  une  histoire?  Forcément  il  faut  taire  bien 
des  choses  qui  devraient  être  dites  et  laisser  dans  l 'ombre  des  détails 
charmants  qui  aimeraient  être  au  mis  au  jour.  —  Tel  qu'il  est  pour- 
tant, ce  pâle  et  rapide  réeit  aura  suffi,  je  l'espère,  à  vous  donner 


20  LA  REVUE  CANADIENNE 

une  idée  de  l'histoire  des  Congrès  Eucharistiques  et  à  vous  faire 
apprécier  leur  immense  portée,  à  l'heure  actuelle  —  Dans  l'his- 
toire que  je  viens  d'esquisser  à  grands  traits,  vous  aurez  pu 
faire  une  constatation  qui  n'est  pas  sans  intérêt.  C'est  que 
l'éclat,  la  puissance,  l'action  et  l'importance  des  Congrès  Eucharis- 
tiques a  toujours  été  en  augmentant.  Quelle  énorme  différence 
quand,  o  travers  trente  années,  on  rapproche  Cologne  ou  Metz  de 
Lille  ou  d'Avignon  !  N'est-ce  pas  là  une  des  meilleures  preuves  que 
les  Congrès  répondaient  à  un  vrai  besoin  des  temps  modernes  et 
qu'ils  sont,  bien  opportunément,  venus  à  leur  heure?  —  Le  livre 
d 'or  des  Congrès  Eucharistiques  est  écrit  jusqu  'à  sa  vingtième  page. 
La  vingt-et-unième  est  encore  blanche  et  immaculée,  attendant  les 
fastes  qai  la  doivent  remplir.  Un  nom  seul  y  est  écrit  en  exergue  : 
Montréal.  A  nous.  Canadiens,  de  faire  glorieuse  cette  page,  et  de 
travailler  pour  que  le  Vingt-et-Unième  Congrès  Eucharistique  Inter- 
national soit  digne,  en  tout  point,  de  ses  devanciers. 

Le  Père  GALTIER, 

"  Des  Pères  du  Saint-Sacrement. 


Le  parler  français  au  Canada 


Il  faut  avoir    souci  de  notre  parlure, 
car  noblesse  oblige.        (Littré). 


aOUS  les  auspices  de  la  Fédération  Catholique  des  Sociétés 
Acadiennes  et  Canadiennes  françaises  du  Canada  et  des 
Etats  Unis,  dont  le  siège  est  à  Montréal,  le  27  avril  dernier, 
M.  l'avocat  Adjutor  Rivard,  secrétaire  de  la  Société  du  Parler  fran- 
çais de  Québec,  donnait  à  notre  Université  Laval  (Montréal)  une 
conférence  sur  le  parler  français  au  Canada.  Nous  aurions  voulu 
publier  in  extenso  cette  page  si  admirablement  canadienne  et  pour 
nous  tous  d'un  si  vif  intérêt.  Nous  avons  compris  qu'il  fallait  nous 
résigner  à  n'en  consigner  que  quelques  échos.  M.  Rivard  est  lui- 
même  revuiste.  Il  est  amené  par  la  force  des  choses  à  parler  souvent 
du  "  Parler  français  ".  Nous  n'avions  pas  à  insister  pour  qu'il  en 
parle  à  nos  lecteurs  qui,  pour  le  grand  nombre,  pont  déjà  les  siens. 
L\  R'ivtie  Cjinadienne  n'a  pas  le  droit,  ni  l'ambition  non  plus,  de 
jalouser  le  savant  Bulletin  du  Parler  français. 

Mais  nous  assistions  à  la  conférence  Rivard,  de  laquelle  est  né 
déjà  à  Montréal  un  comité  d'étude  de  la  vaillante  société  québécoise 
du  "Parler  français",  et  nous  connaissons  et  apprécions  depuis  long- 
temps l'œuvre  dont  M.  Rivard  est  à'Québec,  avec  surtout  M.  l'abbé 
Lor  ie,  l'âme  et  la  vie.  Pour  ce  double  motif,  nous  voulons  profiter 
di  l'occasion  qui  s'offre  à  nous  de  rendre  à  l'œuvre  du  "  Parler  fran- 
çais "  et  aux  ouvriers  intelligents  qui  la  conçurent  et  l'exécutent, 
l'hommage  de  notre  confraternelle  admiration. 

L'œuvre  du  "  Parler  français  "  est  une  preuve  excellente,  et  la 
plus  féconde  qui  soit,  de  cette  confiance  en  soi-même  et  de  cet  amour 
du  tiavaildontnos  amis  de  Québec,  nous  donnent  toujours  si  volon- 


22  LA  REVUE  CANADIENNE 

tiers  l'exemple.  C'est  bien  ce  que  proclamait,  à  l'Université  Laval  de 
Montréal,  notre  confrère,  M.  l'abbé  Philippe  Perrier,  professeur  à  la 
faculté  des  Arts,  en  présentant  M.  Rivard  à  l'auditoire  nombreux 
et  distingué  qui  était  accouru  l'entendre,  le  27  avril  dernier. 

Après  avoir  salué  en  Mgr  Roy,  auxiliaire  de  Québec,  président 
actuel  de  la  Société  du  Parler  français,  qui  assistait  à  la  conférence 
aux  côtés  de  Mgr  Racicot,  "  l'évêque  social  qui  porte  partout  sa 
chaude  et  énergique  parole,  pour  enseigner  au  peuple  que  les  actes 
des  individus  ne  restent  pas  isolés  mais  qu'ils  font  partie  d'un 
système  de  forces  avec  lequel  il  faut  compter  et  dont  on  doit 
attendre  beaucoup  pour  le  bien  comme  pour  le  mal  ",  M.  Perrier 
disait  de  M.  Rivard  :  "  Il  va  nous  parler  d'une  œuvre  qui  lui  est 
chère,  à  laquelle  il  consacre  de  laborieux  loisirs.  C'est  un  exemple 
que  j'aime  à  citer  à  nos  jeunes  amis  du  paradis. .  .  "Et  les  yeux 
comme  le  geste  de  l'orateur  allaient  chercher  dans  les  galerit  s 
l'attention  rieuse  de  nos  jeunes  étudiants  qui  applaudissaient  à  tout 
rompre.  "  Etudier  la  langue  que  nous  parlons  —  continuait  M. 
Perrier  —  et  la  langue  que  nous  écrivons  ;  en  rechercher  les  origines, 
l'a  transformation  et  la  valeur  ;  par  le  langage  des  foules  et  celui 
des  écrivains  révêler  toute  l'âme  canadienne  ;  analyser  pour  cela  le 
vocabulaire  des  auteurs  du  pays  ;  vérifier  les  titres  des  locutions 
populaires  ;  faire  la  chasse  à  l'anglicisme  ;  dresser  en  un  mot  le 
lexique  canadien- français, .  .  voilà  l'œuvre  de  M.  Rivard  et  de  ses 
amis.  "  —  "  C'est  une  œuvre  —  ajoutait-il  encore  —  qui  est  digne 
de  sympathie  et  d'admiration^  Car  nous  avons  des  devoirs  envers 
notre  langue.  L'intégrité  de  l'esprit  français  doit  nous  être  aussi 
chère  que  celle  du  territoire.  C'est  l'honneur  de  la  Société  du  Parler 
français  de  travailler  à  son  maintien.  On  a  pu  dire  d'elle  fort  juste- 
ment (M.  Lionnet)  "  qu'elle  est  une  petite  académie  française,  mais 
une  académie  essentiellement  militante,  un  concile  permanent  qui 
poursuit  sans  cesse  l'extermination  de  l'hérésie  ".  "  Une  langue  ne 
doit  mourir  —  terminait  M.  Perrier  —  que  lorsqu'elle  n'a  plus  rien 
à  dire.  Puisse  la  nôtre  avoir  toujours  quelque  chose  à  dire. . . 


LE  PARLER    FRANÇAIS  AU  CANADA  23 

La  communauté  du  langage,  estime  M.  Rivard,  est  un  des  liens 
les  plus  puissants  qui  font  qu'une  race,  unie  en  corps  de  nation, 
devient  et  demeure  libre,  forte  et  grande.  Sans  doute,  une  même 
foi,  des  mœurs  uniformes,  une  commune  origine  et  des  intérêts 
communs  contribuent  puissamment  à  la  formation  et  à  la  conser- 
vation d'un  peuple,  mais  sans  l'unité  de  langue  pas  de  cohésion 
profonde.  Et  le  conférencier,  sans  aller  bien  loin,  nous  rappelle  ces 
frères  celtes  que  la  foi  et  les  traditions  devraient  pousser  dans  nos 
bras  et  qui  vont  le  plus  souvent,  surtout  dans  les  moments  critiques, 
à  ceux  qui  n'ont  ni  leur  foi,  ni  leur  mentalité,  mais  qui  parlent 
comme  eux  l'anglo-saxon.  Il  cite  encore  les  Juifs,  qui  depuis  leur 
dispersion  au  lendemain  du  drame  du  Calvaire,  ayant  appris  à 
parler  diverses  langue",  n'arrivent  plus  à  être  un  peuple  uni,  "  la 
nation  juive  est  morte,  il  n'y  a  plus  que  des  Juifs  ". 

Gette  idée  a  inspiré  les  fondateurs  de  la  Société  du  Parler 
français.  Mais  pour  faire  œuvre  féconde,  ils  ont  besoin  du  concours 
de  tous  ceux  des  Canadiens  français  qui  croient  que  la  langue, 
gardienne  naturelle  de  la  foi  et  des  mœurs,  est  mieux  assortie  à 
son  rôle  quand  elle  est  saine  et  conforme  à  son  génie. 

L'uniformité  du  parler  franco-canadien,  dans  son  vocabulaire 
et  dans  sa  phonétique,  déclare  M.  Rivard  —  et  il  a  plus  que  per- 
sonne la  compétence  voulue  pour  le  savoir  —  est  remarquable. 
Quiconque  sait  le  français,  pour  l'avoir  appris  ailleurs  que  dans  les 
High  Schools,  se  fait  comprendre  partout  au  Canada,  de  Montréal 
à  Gaspé  et  de  Sherbrooke  au  Lac  Saint-Jean. 

Dans  le  mélange  de  Normands,  de  Picards,  de  Saihtongcois,  de 
Berrichons,  de  Poitevins  et  de  Français  qui  peuplèrent  le  Canada, 
comment  cette  uniformité  s'est-elle  réalisée,  comment  notre  langue 
populaire  est-elle  devenue  "  uniforme  saus  être  absolument  homo- 
gène, et  française  sans  être  toujours  classique  "  ? 

C'est  que  la  Providence  a  voulu  que  nos  ancêtres  apportassent 
avec  eux  sur  nos  rives  non  seulement  le  génie  de  l'idiome  de   l'Ile- 


2i  LA  REVUE  CANADIENNE 

de-France,  mais  aussi  les  éléments  dont  cet  idiome  a  besoin  pour  se 
rajeunir,  se  retremper,  se  faire  une  nouvelle  vie,  grandir  et  se  déve- 
lopper. Avec  le  langage  littéraire,  nous  avons  hérité  de  France  les 
formes  patoises  qui  sont  pour  le  français  des  sources  intarissables 
de  vie. 

"  N'en  voilà- t-il  pas  assez  —  s'écrie  l'orateur,  au  milieu  des 
applaudissements  de  son  auditoire  —  pour  justifier  le  dessein  que 
nous  avons  formé  d'étudier,  avec  autant  de  soin  que  possible,  ce 
langage  qui  est  le  nôtre  ?  Il  faut  avoir  souci  de  notre  parlure  —  a 
dit  Littré  —  car  noblesse  oblige  !" 

Ces  préliminaires  posées,  l'éloquent  conférencier  entreprend  de 
nous  dire  ce  qu'est  l'œuvre  du  "  Parler  français  ".  Nous  allons 
essayer  de  le  redire,  nous  aussi,  mais  en  abrégeant  nécessairement 
et,  nous  en  avons  grand  peur,  d'une  façon  trop  imparfaite.  Que  nos 
amis  de  Qaébec  veuillent  bien  voir  dans  notre  modeste  travail  le  dé- 
sit-  sincère  de  rendre  hommage  à  leur  œuvre  en  la  faisant  connaître 
de  ceux  qu'une  étude  plus  savante  rebuterait  peut-être. 

Et  d'abord  M.  Rivard  paye  un  tribut  d'éloges  à  ceux  qui  ont 
devancé  la  Société  dont  il  est  l'âme  :  l'abbé  Maguire,  Meilleur,  Gin- 
gias,  l'abbé  Càron,  Buies,  La  Rue,  Oscar  Dunn,  Benjamin  Suite, 
Maximilien  Bibaud,  J.- P.  Tardivel,  Napoléon  Legendre,  Mousseau, 
Paul  de  Gazes,  Faucher  de  Saint-Maurice,  Lusignan,  Fréchette, 
Glapin  et  Rinfret.  Il  mantionne  aussi  plusieurs  philologues  des 
Etats-Unis  :  Elliott,  Ghamberlain,  Sheldon,  Brandon,  Hills,  Gedde=, 
qui  ont  étudié  notre  parler  au  point  de  vue  scientifique. 

La  Société,  dit-il  ensuite,  se  propose  deux  buts,  la  correction 
du  langage  et  l'étude  de  la  dialectologie  franco-canadienne.  Avant 
tout,  elle  veut  que  notre  langue  s'épure,  se  corrige,  demeure  saine 
et  de  bon  aloi.  Elle  veut  que  notre  parler  se  nationalise,  c'est-à-dire 
qu'il  se  développe  suivant  les  besoins  particuliers  du  pays,  mais 
naturellement,  suivant  les  lois  qui  lui  sont  propres,  sans  jamais  rien 
admettre  qui  soit  étranger  à  son  génie  premier,  sans  jamais   cesser 


LE  PARLER    FRANÇAIS  AU  CANADA  25 

d'être  français  dans  les  mots,  dans  les  formes  et  dans  les  tours. 
Pour  ce  noble  labeur,  les  travaux  des  devanciers  et  les  méthodes 
modernes  plus  parfaites  de  la  philologie  française  —  explique  M* 
Rivard  —  sont  d'un  puissant  secours  à  ses  amis  et  à  luirmême. 

On  est  parti  de  ce  principe  qu'une  langue  exportée  est  comme 
un  rameau  détaché  du  tronc  de  l'arbre,  elle  garde  plutôt  sa  force 
de  conservation  qu'elle  ne  développe  sa  vigueur  d'expansion.  Il 
fallait  donc  d'abord  bien  connaître  le  génie  de  notre  langue,  et,  pour 
cela,  se  rendre  maître  des  méthodes  de  la  dialectologie  romane.  Et 
le  conférencier  fait  voir  par  un  exemple  jusqu'où  ces  sortes  d'études 
sont  intéressantes.  Nous  n'avons  pas  ici  à  y  insister. 

Connaissant  bien  notre  parler,  on  peut  —  et  c'est  alors  seule- 
ment qu'on  le  peut  —  travailler  à  l'épurer,  puis  à  le  perfectionner, 
à  le  faire  vivre,  en  montrant  les  dangers  qu'il  court,  en  indiquant 
les  remèdes  qu'il  lui  faut  apportet-. 

Nous  voulons  sans  doute  —  souligne  le  conférencier  —  que 
notre  langue  reste  française,  mais  nous  voulons  aussi,  et  ne  pouvons 
empêcher,  qu'elle  soit,  par  quelque  côté,  canadienne.  "  Notre  litté- 
rature nationale,  tenant  par  sa  racine  au  vieux  sol  gaulois  —  se 
demande  excellemment  M.  Rivard  —  ne  devrait-elle  pas,  par  ses 
fruits,  fleurer  bon  notre  jeune  terroir  laurentien  ?  "  Les  meilleurs 
écrivains  de  France,  en  effet,  enrichissent  la  langue  de  la  grande 
patrie  en  puisant  chacun  à  pleine  plume  dans  le  parler  de  la  petite 
patrie,  c'est-à-dire  de  leur  province.  Pourquoi  n'en  ferions-nous  pas 
autant  ? 

Et  ici  nous  tenons  à  citer  le  passage  de  la  conférence  de  notre 
érudit  et  savant  collègue  de  Québec,  qui  a  été  peut-être  le  plus 
applaudi  par  ses  auditeurs  de  Montréal,  et  qui  nous  paraît  être 
comme  le  cœur  même  des  fortes  et  hautes  considérations  qu'il  déve- 
loppait avec  une  chaleur  d'âme  si  communicative. 

"  Sans  doute  —  disait-il  —  la  langue  française  n'a  pas  besoin 
de  nos  mots  populaires  pour  dire  les  choses  de  France  ;  mais  a-t-elle 


26  LA  REVUE  CANADIENNE 

tout  ce  qu'il  faut  pour  exprimer  notre  âme,  notre  pays  ?  Il  y  a 
vraiment  des  choses  qui  ne  sont  pas  de  la  France,  mais  qui  sont  du 
Canada,  et,  pour  les  dire,  des  mots  canadiens  que  la  langue  française 
ne  connaît  pas.  Et  même  sur  les  sujets  où  la  langue  française  est  le 
plus  riche,  il  lui  aviendrait  de  posséder  du  superflu.  C'est  un  luxe 
légitime  pour  une  langue  que  d'avoir  deux  termes  pour  désigner 
unermême  chose,  des  mots  de  rechange  disait  Ronsard.  Si  l'anglais, 
par  exemple,  offre  tant  de  ressources  à  la  poésie,  c'est  grâce  au 
nombreux  doublets  de  son  vocabulaire.  Pour  marquer  ces  nuances 
délicates,  qui  font  le  charme  et  la  précision  du  discours,  combien 
de  mots  franco-canadiens,  pittoresques  et  pleins  de  sens,  nous  pour- 
rions employer  !  " 

Et  l'orateur  nous  en  citait  toute  une  <m/ee,  que  les  auditeurs  re- 
connaissaient au  passage  et  applaudissaient  avec  entrain,  comme  é- 
tant  de  digne  et  belle  venue.  La  vérité  —  argumentait  M.  Rivard,- 
c'est  que  l'habitant  canadien  en  capot  d'étoffe  du  pays  fait  encore 
figure  assez  avenante  à  côté  du  paysan  français  en  limousine.  Nous 
parlons  des  vieux  mots  qui  furent  très  français,  d'autres  qui  pour 
être  patois  n'en  ont  pas  moins  bon  air,  d'autres  encore  qui  nous 
sont  propres  mais  qui  méritent  le  droit  de  cité  :  batte-feu,  éplu- 
chette,  habitant,  casque,  char,  claque,  corvée,  calèche,  carriole... 
Notre  peuple  —  concluait-il  sur  ce  point  —  parle  sans  doute  de 
telle  sorte  qu'un  Parisien  (pour  qui  le  monde  finit  à  la  Villette 
et  qui  croit  avoir  découvert  les  Indes  Occidentales  quand  il  est 
allé  jusqu'à  Boulogne-sur- mer)  sourirait  à  l'entendre...  Notre 
habitant  ne  connaît  pas  toutes  les  ressources  du  français  raffiné, 
c'est  vrai.  Mais  nous  avons  des  expressions  fort  justes  et  des  tours 
pleins  de  sens  et  d'à-propos.  Et  l'orateur  nous  citait  encore  quan- 
tité de  mots  et  de  locutions  empruntés  aux  savoureux  et  pittoresques 
patois  français,  "  plus  réguliers  dans  leur  évolution  que  la  langue 
oflBcielle  de  Paris  ". 

Après   la   nationalisation   du   parler   français,  le  conférencier 


LE  PARLER    FRANÇAIS  AU  CANADA  27 

explique  qu'il  faut  travailler,  chez  nous,  à  son  épuration  par  la  lutte 
contre  l'anglicisme.  Et  c'est  à  cela,  dit-il,  que  la  Société  du  Parler 
français  s'est  principalement  occupée  depuis  huit  ans  qu'elle  existe. 
On  serait  étonné,  parait-il,  de  voir  à  combien  de  demandes  de  con- 
sultation et  de  traduction  elle  a  su  répondre. 

Un  comité  spécial  de  la  Société  est  chargé  de  tout  ce  qui  a 
rapport  aux  consultations.  Un  autre  publie  le  Bulletin  et  se  tient 
en  communication  avec  les  revues  du  même  genre.  Un  autre  encore 
s'occupe  de  la  compilation  et  de  la  rédaction  des  matériaux  d'un 
glossaire  du  parler  français  au  Canada.  On  a  recueilli  ainsi  les 
éléments  de  notre  parler,  les  anglicismes,  les  archaïsmes,  les  formes 
dialectales,  et  on  les  a  transcrits  sur  des  fiches.  La  Société  possède 
déjà  20,000  fiches  !  Ces  mots,  mis  par  ordre  alphabétique,  consti- 
tuent la  matière  première  des  études  des  membres  du  Parler  fran- 
çais. Chaque  forme  est  étudiée  au  point  de  vue  dialectal.  On 
parcourt  pour  cela  pas  moins  de  30  glossaires  patois,  7  dictionnaires 
du  vieux  français,  les  revues  régionalistes,  les  publications  des 
romanistes  français  et  allemands.  Tous  les  lundi?,  un  comité  plus 
étendu  se  réunit  et  étudie  les  mêmes  expressions  au  point  de  vue 
du  français  classique,  un  rapport  est  fait  qui  est  distribué  aux 
membres  correspondants.  Puis,  quand  les  observations  des  corres- 
pondants sont  rentrées,  on  refait  l'annotation,  on  amende,  on  cor- 
rige. Un  autre  bulletin  est  imprimé  et  expédié  aux  membres  sujtt 
à  de  nouvelles  observations.  Or  —  constate  M.  Rivard,  —  nous  n'en 
sommes  qu'à  la  lettre  N  et  nous  avons  plus  de  500,000  observations 
enregistrées  sur  nos  fiches.  Le  travail  fini,  nous  en  aurons  1,500,000  ! 
1,500,000  observations  bien  contrôlées,  sur  les  mots  populaires  du 
parler  français  au  Canada  !  C'est  un  chiffre  cela  ?  Un  chiffre  élo- 
quent, qui  en  dit  long  sur  le  travail,  l'esprit  d'ordre  et  l'intelligence 
des  créateurs  de  cette  œuvre  admirablement  nationale.  Quel  dic- 
tionnaire nous  aurons  là  ! 

Le  conférencier  qui  avait  été  jusque-là    religieusement   écoulé 


28  LA  R^VUE  CANADIENNE 

et  fervemment  applaudi,  nous  l'avons  noté,  ne  le  l'ut  pas  moins  dans 
l'éloquente  péroraison  par  laquelle  il  invita  ses  auditeurs  à  adhérer 
à  l'œuvre  du  Parler  français  de  Québec.  Il  réfuta  superbement 
l'objection  des  trembleurs  qui  ont  toujours  peur  des  Anglais.  C'est 
mal  les  connaître,  dit-il,  que  de  leur  céder  toujours.  Si  la  langue 
anglaise  empiète  sur  notre  domaine,  c'est  notre  faute.  Il  ne  s'agit 
pas  de  se  haïr,  mais  seulement  de  revendiquer  l'intégrité  de  nos 
droits.  La  bataille  des  Plaines  d'Abraham  n'est  pas  finie.  Elle 
durera,  en  un  sens,  toujours.  Et  il  est  bon  qu'il  en  soit  ainsi.  Voyez, 
—  souligne  finement  M.  Rivard  —  au  Ille  centenaire  de  Québec,  on  a 
inauguré  un  parc  à  l'endroit  historique,  où  se  sont  livrés  les  der- 
niers combats  entre  Anglais  et  Français?  On  avait  songé  à  y  élever 
un  monument  à  l'Ange  de  la  Paix.  .  .  et  le  parc  s'est  appelé  par  la 
force  des  choses  le  Parc  des  Batailles  !  Et  le  conférencier  nous  dit 
d'une  façon  charmante,  à  propos  de  cette  ironie  des  mots  et  des 
choses,  un  magnifique  poème  inédit  du  poète  Zidler. 

"  Et  vous  de  Ville-Marie  —  termine  M.  Rivard  —  quand,  dans 
les  soirs  d'automne,  le  brasier  de  Sainte-Hélène  semble  se  rallumer 
n'entendez-vous  pas  aussi  des  voix  familière^  pleurer  sur  les  dra- 
peaux du  Chevalier  de  Lévis  ?  Ce  sont  les  voix  de  la  race,  c'est  la 
parole  française  qui  vient  à  travers  l'histoire  toute  vibrante  dé 
patriotisme  et  d'amour  !  C'est  la  langue  ancestrale,  qui  protégea 
notre  enfance,  qui  retentit  sur  nos  champs  de  bataille,  qui  reven- 
diqua nos  droits  et  qui  garde  nos  croyances  !  Ceux  qui  sont  morts 
nous  l'ont  léguée  comme  un  patrimoine  inaliénable,  et  jamais  elle 
ne  fut  conquise,  ni  cédée  !  Elle  est  à  nous,  et  si  nous  ne  la  gardons 
pas,  tout  sera  perdu,  même  l'honneur  !  Messieurs,  ayons  souci  de 
notre  parlure,  car  noblesse  oblige.  " 

M.  Rivard  n'est  pas  seulement  un  excellent  conférencier,  par- 
faitement renseigné,  et  dont  la  phrase  est  harmonieuse  autant  que 
correcte,  c'est  un  diseur  incomparable.  Son  beau  talent  est  connu. 
A   certains   moments,   l'auditoire  montréalais  lui  a  prouvé  par  des 


LE  PARLER    FRANÇAIS  AU  CANADA  2^ 

applaudissements  prolongés  combien  il  le  goûtait.  A  la   fin   de   sa 
péroraison,  ce  fut  une  véritable  ovation  qui  le  salua. 

Notons,  pour  mémoire,  que  Mgr  Roy  et  M.  le  Dr  Dubé,  dans 
des  allocutions  très  heureuses,  soulignèrent  l'importance  et  l'intérêt 
des  belles  choses  que  nous  avions  entendues. 

Le  19  mai  suivant,  moins  d'un  mois  après  la  conférence  que 
nous  venons  d'analyser,  hélas  !  trop  imparfaitement,  l'Académie 
française  accordait  un  prix  d'honneur  de  mille  francs  au  Bulletin 
du  Parler  français  &u  Camsidsi.^ 

Le  18  juin,  encore  un  mois  après,  l'Université  Laval  de  Québec 
décernait  à  M.  'Rivard  - —  que  M.  le  recteur  Gosselin  appelait  juste- 
-ment  "  le  premier  des  philologues  canadiens  "  —  le  titre  de  Docteur 
es- Lettres. 

Jamais  récompense  et  titre  académiques  ne  sont  allés  à  meil- 
leure adresse.  A  Montréal,  comme  à  Québec,  nous  en  sommes  con- 
vaincus. Car  nous  avions,  en  un  soir  inoubliable,  connu  l'œuvre  et 
l'ouvrier. 

Elie-J.  AUCIiAIK, 

Secrëtaire  de  la  Rédaction. 


Le  Socialisme   '^ 


II 

Karl  Marx.  —  Sa  vie.  —  Exposé. 


âi^~^gARL  Marx,  'le  plus  éinineat  docteur  du  socialisme  contempo- 
rain "  (^),  naquit  à  Trêves  en  1818.  Son  père  était  juif.  En 
1824,  toute  sa  famille  embrassa  le  protestantisme.  On 
""^^  l'envoya  à  l'uni versité  de  Bonn,  où  il  subit  bientôt  l'influen- 
ce (le  l'idéalisme  hégélien  (^)  qu'il  ne  tarda  pas  du  reste  à  abandon- 
ner pour  se  livrer  tout  entier  et  jusqu'à  sa  mort  au  matérialisme  le 
plus  radical.  —  Au  sortir  de  l'université,  il  se  fit  journaliste  et  col- 
labora à  la  Gazette  Rhénane,  publiée  à  Cologne,  organe  des  jeunes 
hégéliens  ;  il  en  devint  rédacteur  en  chef  en  1842.  —  Dès  le  com- 
mencement de  sa  carrière  publique,  il  se  compromit  définitivement 
par  83S  viole ites  diatribes  aux  yeux  du  gouvernement  prussien.  En 
1843  la  Gazette  est  supprimée  et  Marx  prend  le  chemin  de  l'exil.  — 
Il  vient  à  Paris  où  il  fonde  avec  Henri  Heine  le  journal  révolution- 
aire  Vorwarts  (*).  Il  mène  dans  les  colonnes  de  ce  journal  une 
guerre  si  violente  contre  la  bureaucratie  prussienne  que  Guizot,  sur 
les  instances  du  cabinet  de  Berlin,  supprime  le  Vorwarts  et  signi- 


(')  Errita    .  Revue  Canadienne  :  mai  1910. 

Lire  "  ferment  "  et  non  "  fervent  "  p.  416. 

Lire  "  emporte  "  et  non  "  comporte  "  p.  421,  note. 

Lire  "  C'abet  "  et  non  "  Cadet  "  p.  418. 

(-)  Le  journal   :  Vorwarts  fondé  par  Marx. 

(^)   Hégélianisnie  et  matérialisme    :  note  plus  loin, 

(*)  Vorwarts  c.  a.  d.    En  avant. 


LE  SOCIALISME  31 

fie  à  Marx  l'ordre  de  quitter  le  sol  français. — C'est  à  Bruxelles  qu'il  va 
demander  la  liberté  de  continuer  ses  ardentes  polémiques  contre  les 
institutions  politiques  et  économiques  de  sa  patrie.  En  1847  il  ac- 
cepte de  faire  partie  de  la  Ligue  Communiste  fondée  à  Paris  en 
1836  dans  le  but  de  propager  les  idées  communistes  au  sein  des  po- 
pulations ouvrières  de  l'Allemagne.  C'est  l'organisation  de  cette  Li- 
gue qui  a  servi  plus  tard  de  modèle  à  l'Internationale  :  au-dessus  de 
tous  les  comités  nationaux,  qui  agissaient  en  France,  en  Suisse,  en 
Angleterre,  en  Belgique,  aux  Etats-Unis,  dominait  le  comité  cen- 
tral qui  avait  depuis  1840,  son  siège  à  Londres.  —  Dans  la  capitale 
anglaise,  Marx  fait  adopter  au  congrès  général  de  la  Ligue  Com- 
muniste  un  "  Manifeste  ",  resté  célèbre,  qu'il  avait  compo- 
sé avec  son  ami  Frederick  Engels  (^),  Ce  Manifeste  fut  la  première 
expression  publique,  assez  complète,  donnée  aux  revendications 
du  socialisme  international,  démocratique,  contemporain.  — 

"  Les  temps  actuels  —  y  lit-on  —  sont  favorables  à  la  révolu- 
tion que  nous  appelons  de  tous  nos  vœux.  Les  capitalistes  ont  la 
propriété  et  le  pouvoir;  le  prolétariat  ne  possède  ni  l'un  ni  l'autre, 
Les  capitalistes  volent  les  ouvriers  du  juste  fruit,  du  produit  inté- 
gral de  leur  travail.  Le  salaire  qu'on  leur  donne  ne  représente  pas 
ce  qui  leur  est  dû,  mais  seulement  ce  qui  leur  est  indispensable 
pour  vivre.  A  bas  le  salaire,  à  bas  la  société  capitaliste  ;  sur  ses  ruines 
il  faut  édifier  le  nouveau,  régime  démocratique  et  socialiste.  Ce 
n'est  pas  l'Etat  que  nous  voulons  détruire,  mais  c'est  l'État  bour- 
geois, c'est  la  propriété  privée  qui  en  est  le  fondement  et  dont  ne  jouit 


(')  F.  Engels,  né  à  Baiinen  en  Praisse,  mort  à  Londres  en  1895,  fut 
jusqu'à  la  dornière  heure  l'ami  intime  et  le  collaborateur  assidu  de  Marx. 
Autant  qu'au  maître,  le  socialisone  lui  doit  son  orgamisation.  De  Paris, 
il  accompagna  soai  ami  à  Bruxelles  et  à  Londres  ;  avec  lui,  il  rédigea  le 
Manifeste  et  il  l'aida  dans  la  composition  de  son  grand  ouvrage  Le  Ca- 
pital, dont  nous  parlerons  i>lus  loin.  Marx  en  publia  le  1er  volume  seule- 
ment ;  Engels,  après  la  moi-t  de  son  ami,  recueillit  ses  notes  ^t  donna 
au  public  le  2e  et  le  3e  vohimes.  Le  plan  original  réclamait  un  le  volume 
qui  n'a  jamais  paru. 


32  LA  REVUE  CANADIENNE 

qu'un  dixième  de  la  population. — De  même,  il  faut  organiser  le  mari- 
age et  la  famille  sur  d'autres  bases  ;  dans  le  système  actuel  le  maigre 
salaire  de  l'ouvrier  ne  lui  permet  pas  de  profiter  des  jouissances  et 
du  repos  du  foyer  domestique.  Quant  à  l'idée  de  patrie,  elle  a  déjà 
péri  dans  le  cœur  de  l'ouvrier;  quel  sentiment  de  reconnaissance 
ou  d'amour  pourrait-il  avoir  pour  le  pays  de  sa  naissance  qui  n'est 
pour  lui  qu'une  cruelle  marâtre  ?  Il  faut  désormais  émanciper  le 
prolétariat  de  toutes  ces  servitudes  et  il  ne  s'émancipera  qu'en  con- 
quérant le  droit  de  suffrage  aux  élections.  Les  ouvriers  sont  le 
nombre  et  la  force  ;  qu'ils  conquièrent  le  pouvoir  politique  et  lors- 
que la  machiné  à  faire  les  lois  sera  tombée  entre  leurs  mains,  il 
leur  sera  facile  de  confisquer  tous  les  instruments  de  la  richesse  so- 
ciale et  de  les  confier  à  un  pouvoir  vraiment  démocratique,  élu  par 
le  peuple,  et,  dans  ce  nouvel  ordre  de  choses,  tous  travailleront.  "  — 
Puis,  le  manifeste  se  termine  par  ces  vibrantes  paroles:  "  Prolétfii- 
res  de  tous  les  pays,  unissez-vous  !  ", 

Ce  petit  écrit,  si  plein  d'audace  et  d'enthousiasme,  fut  traduit 
de  l'allemand  en  anglais,  en  français,  en  danois,  en  italien  et  répan- 
du à  profusion  à  la  veille  de  la  révolution  de  1848.  Il  contient  en 
germe  tous  les  principes  fondamentaux  du  socialisme,  sur  lesquels 
écrivains  et  orateurs  de  la  secte  n'ont  fait,  depuis  Marx,  qu'exécuter 
des  variantes  plus  ou  moins  profondes  et  sensées. 

A  Bruxelles,  Marx  publia  plusieurs  ouvrages,  quelques-uns  en 
français,  entre  autres:  Discours  sur  le  libre-échange  (184^6)  ;  Mi- 
sère de  la  Philosophie  {184-7),  réponse  à  l'écrit  de  Proud'hon  :  Phi- 
losophie de  la  Misère. 

Quand  la  révolution  éclata  à  Paris  en  février  1848,  Marx  fut 
expulsé  de  Bruxelles,  et,  invité  par  le  gouvernement  provisoire,  il 
retourna  en  France.  Il  n'y  séjourna  que  peu  de  semaines  car  la  ré- 
volution éclatait  aussi  sur  les  bords  du  Rhin.  Avec  Engels  et  quel- 
ques amis,  il  se  hâta  d'accourir  sur  le  théâtre  des  opérations  et  le 
1er  juin  1848  ils  fondèrent  ensemble  La  Nouvelle  Gazette  Rhénane 


LE  SOCIALISME  33 

qui  devint  aussitôt  l'âme  du  mouvement  insurrectionnel.  Le  jour- 
nal fut  supprimé  l'année  suivante,  sur  un  ordre  venu  de  Berlin.  Le 
dernier  numéro  parut  tout  en  rouge  !  Les  rédacteurs  annonçaient  au 
monde  que  la  feuille  socialiste  descendait  dans  la  tombe,  la  rébelli- 
on sur  les  lèvres,  mais  qu'elle  ressusciterait  de  nouveau  lorsque  la 
dernière  couronne  allemande  aurait  roulé  dans  la  poussière.  Après 
la  suppression  de  la  Nouvelle  Gazette  Rhénane,  Marx  se  retira 
Londres,  où  il  vécut  jusqu'à  ses  derniers  jours. 

Bans  le  mouvement  de  révolte  del848,  il  avait  espéré  pouvoir 
saluer  l'aurore  tant  désirée  de  cette  révolution  générale  qu'il  avait 
prédite  et  qui,  dans  ses  vues,  devait  détruire  à  jamais  l'Etat  bourgeois 
et  spoliateur  pour  lui  substituer  la  république  ouvrière  et  socialiste. 
Mais,  quand  il  vit  tout  rentrer  dans  l'ordre,  il  dit  adieu  à  ses  espé- 
rances, il  abandonna  la  vie  périlleuse  et  mouvementée  de  l'agita- 
teur populaire  et,  jusqu'à  la  fin  de  sa  vie,  il  vécut  dans  le  calme  et 
le^travail. 

En  1852,  la  Ligue  GoTnmuniste  disparaissait,  tuée  par  les  dis- 
sensions intestines  et  le  schisme.  —  Dix  ans  plus  tard,  un  groupe 
d'ouvriers  français,  venus  à  Londres  à  l'occasion  de  l'exposition 
universelle  de  1862,  reçut  les  premières  ouvertures  d'un  certain  nom- 
bre de  compagnons  anglais  qui  avaient  projeté  la  fondation  d'une 
association  internationale  des  ouvriers  dans  le  but  de  défendre  par 
l'union  les  intérêts  de  la  classe  ouvrière  partout  identiques.  —  L'an- 
née suivante  (1863)  un  comité  fut  nommé  pour  donner  suite  à  cet- 
te idée  et,  en  1864",  V Internationale  était  fondée  :  la  défunte  Li- 
gue Communiste  renaissait  de  ses  cendres.  —  Marx  fut  chargé  de 
préparer  le  programme  et  de  rédiger  les  statuts  de  la  nouvelle  as- 
sociation. Dès  le  début,  il  lui  imprima  ce  caractère  révolutionnaire 
qui  la  distingua,  mais  qu'elle  était  loin  d'avoir  dans  les  intentions  des 
promoteurs  anglais.  C'est  à  tort  qu'on  attribue  à  Karl  Marx  la 
fondation  de  l'Internationale  ;  il  en  fut  sans  doute  le  plus  puis- 
sant organisateur,  mais  il  n'en  a  pas  conçu  le  dessein  et,  au  sein  de 


34  LA  REVUE  CANADIENNE 

cette  associatiou,  il  ne  fut  jamais  rien  autre  chose  que  secrétaire 
correspondant  pour  l'Allemagne. — Les  membres  de  Y  Internationale 
ne  furent  jamais  très  nombreux  ;  les  Trades-Unions  se  tinrent  à 
l'écart  et  ne  lui  reconnurent  aucune  autorité.  Elle  eut  du  reste  la 
vie  assez  courte  ;  en  1871,  les  fureurs  des  communards  parisiens 
dégoûtèrent  les  ouvriers  anglais  ;  ils  se  retirèrent  des  rangs  de 
V Internationale  pour  ne  plus  revenir.  —  Au  congrès  de  la  Haye, 
en  1872,  elle  fut  déchirée  en  deux  factions  opposées  et  irréconcilia- 
bles; les  socialistes  démocrates  centralistes,  inspirés  par  Marx, 
prétendaient  q^ie  le  régime  de  la  propriété  collective  ne  pouvait  se 
développer  et  s'affermir  sans  l'action  d'un  pouvoir  central  tout- 
puissant  ;  les  anarchistes,  avec  Michel  Bakounine,  leur  chef,  affir- 
maient, non  sans  raison,  que  ce  régime  serait  la  pire  des  servitudes. 
Centralistes  et  anarchistes  se  séparent  et  V Internationale, 
blessée  au  cœur,  s'affaissa  deux  ans  après.  —  Marx,  après  la  chute 
de  l'association,  se  consacra  tout  entier  à  la  composition  de  son 
ouvrage  principal  Le  Capital,  qu'il  ne  put  achever  avant  sa  mort 
(1883). 

Exposé  du  marxisme.  —  Les  socialistes  sont  unanimes  à  voir 
en  Karl  Marx  le  grand  pionnier  du  collectivisme,  le  penseur  qui 
lui  a  donné  sa  forme  scientifique  et  voilà  pourquoi  ils  lui  ont  voué 
une  vénération  quasi  religieuse.  Au  dire  de  Frederick  Engels,  deux 
o-randes  découvertes  immortaliseront  le  nom  du  maître  :  la  concep- 
tion matérialiste  de  l'histoire  et  l'origine  du  capital.  —  Grâce  à 
ces  deux  découvertes,  le  collectivisme  est  sorti  des  ombres  de 
la  théorie  pour  prendre  place  au  rang  des  grands  systèmes  scien- 
tifiques qui  honorent  le  génie  moderne.  —  Recueillons-nous  et  effor- 
çons-nous d'exposer,  avec  le  moins  d'obscurité  possible,  la  double 
pensée  du  maître  ;  la  première  d'ordre  philosophique,  l'autre  d'ordre 
économique. 

Lorsque  Karl  Marx  écrivit  son  ouvrage  sur  l'origine  du  capi- 


LE  SOCIALISME  35 

tal  dans  la  société  moderne,  il  y  avait  longtemps  qu'il  avait  jeté  par- 
dessus bord  le  mince  bagage  spiritualiste  que  le  protestantisme 
avait  déposé  dans  son  âme.  L'idéalisme  panthéistique  des  doctrines 
hégéliennes  {^)  lui-même  lui  donnait  des  nausées.  La  pente  de  son 
cœur  ainsi  que  toutes  les  conceptions  de  son  intelligence  le  firent 
glisser,  comme  tout  naturellement,  dans  le  matérialisme.  —  Pour 
lui,  pas  d'esprit  ;  il  n'y  a  qu'une  chose  ;  la  matière  et  ses  forces. 
"  L'intelligence  de  l'absurdité  totale  de  l'idéalisme  allemand  —  dit 
F.  Engels  —  conduit  nécessairement  au  matérialisme.  "  —  Tout 
ce  que  Marx  garde  de  Hegel,  son  premier  maître,  c'est  qu'il  n'y  a 
rien  de  stable  et  d'immuable,  tout  est  en  mouvement  et  suit 
nécessairement  les  lois  d'un  développement  graduel  et  constant. 
—  Lorsqu'il  voulut  donner  au  socialisme  une  base  scientifique, 
c'est  sur  le  matérialisme  qu'il  tenta  de  l'asseoir.  Fuerbach,  son  con- 
temporain, comme  lui  ancien  disciple  de  Hegel,  venait  de  donner 
une  expression  nouvelle  au  vieux  culte  de  la  matière  ;  on  appela 
son  système  l'Humanisme  et,  au  dire  de  M.  John  Rae,  cet  ensei- 
gnement devint  si  populaire  chez  les  socialistes  allemands  de  ce 
temps-là  que  ces  deux  mots  Socialiste  et  Humaniste  "s'appelaient 
l'un  l'autre  —  Voici  les  idées  principales  de  ce  système. 

Hegel  avait  nié    Dieu,  l'immortalité  de  l'âme,   Fuerbach  à  son 


(')  Hegel,  qui  régna  sur  toute  une  génération  de  philosophes  alle- 
mands, naquit  en  ,1770.  Il  professa  la  philosophie  à  lêna,  à  Heidelberg, 
X:)uis  à  Berlin;  il  mourut  en  1831.  Rosenkranz  a  publié  ses  oeuvres  en  19 
volumes.  Le  but  qu'il  se  proposa  fut  de  réduire  à  l'unité  l'idéalisme  de 
Kant.  Celui-ci  avait  enseigné  que  nos  idées  sont  les  seuls  objets  de  notre 
connaissatiee .  et  de  notve  science  !  Correspondent-elles  aux  choses  exté- 
aieures  ?  mystère  !  nous  n'en  savons  rien  :  l'esprit  humain  ne  peut  parve- 
nir à  la  connaissance  des  "  noumènes  "  c'est-à-dire  des  substances  exté- 
rieures. Hegel,  continuant  les  traditions  de  Fichte  et  de  Schelling,  pré- 
tend que  cette  question  de  Kent  n'a  pas  lieu  d'être  posée,  attendu  qu'entre 
l'esprit  et  les  choses  extérieures  il  n'y  a  pas  de  distinction  ;  ils  sont 
identiques  :  tout  est  esprit,  tout  est  ddéî,  les  choses  de  même  que  l'esprit 
humain  ne  î-ont  que  l'idée  éternelle  se  modifiant,  se  manifestant  de  diffé- 
rentes mantères.  Cette  idée  souveraine  se  pose,  s'oppose,  se  n  trouve  : 
thèSL,  antitlièse,  synthèse. 


36.  LA  REVUE  CANADIENNE 

tour  nia  l'esprit,  la  raison  ;  ce  sont  là  des  illasions  comme  Dieu  et 
le  ciel.  Il  n'y  a  de  réel  que  l'homme  concret,  c'est-à-dire,  le  corps,  la 
chair,  le  sang.  Les  sens  sont  la  seule  source  de  nos  connaissances  > 
la  vie  présente  est  la  seule  vie  ;  hi  jouissance  terrestre,  voilà  le  bon- 
heur unique,  le  seul  but  de  toute  politique  et  de  toute  religion. 
L'homme  est  tout  ;  l'homme  est  dieu  "  que  sa  volonté  soit  faite,  que 
son  nom  soit  béni  ".  —  Comme  il  n'y  a  rien  au-dessus  de  lui,  ainsi 
il  ne  doit  rien  y  avoir  au-dessous,  pas  d'esclaves,  pas  de  parias  ; 
chaque  être  humain  doit  jouir  de  tous  les  droits,  de  tous  les  privi- 
lèges de  l'humanité.  Les  rois,  les  puissances  politiques  actuelles 
planent  haut  et  loin  dans  une  sphère  qu'ils  se  sont  faite  ;  ils  regar- 
dent le  pouvoir  comme  une  propriété  privée  sans  se  soucier  du 
peuple  qui  cependant,  étant  la  source  de  toute  puissance,  doit  en 
être  le  seul  détenteur  ;  c'est  de  lui  qu'elle  vient,  c'est  pour  lui  seul 
qu'elle  doit  être  administrée.  — On  voit  que  cet  humanisme,  ou  ado- 


Par  exemple,  voici  un  grain  de  froment  :  c'est  la  chose  ^lai  existe, 
qui  se  pose;  c'est  la  thèse.  Jetez-le  en  terre,  il  semble  disparaître  et 
s'anéantir  :  c'est  le  gr^in  qui  se  détruit,  qui  s'oppose  à  lui-même;  c'est 
i'anlithèse  ;  niais  bientôt  il  lèvera,  il  produira  dix  autres  grains:  c'est 
?e  premier  grain  qui  se  retrouve,  multipldé  :  c'est  la  synthèse...  Ainsi, 
l'idée  primordiale  existe  éternellement,  elle  se  jjose  ;  thèse  de  l'idée;  puis 
elle  commence  la  série  de  ses  transformations,  qu'elle  ne  finira  jamais, 
premièrement  dans  le  monde  matériel  :  c'est  l'idée  qui  s'oppose  qui  s'ex- 
tériorise, qui  semble  se  perdre  :  antithèse  de  l'idée  ;  puis,  dans  le  monde 
des  intelligences,  c'est  toujours  l'idée  qui  se  retrouve,  perfectionnée  et 
consciente  :  synthèse  de  l'idée.  —  Comme  on  le  voit,  le  grand  mérite  de 
cette  philosophie,  c'est  l'obscurité  dont  elle  s'entoure,  c'est  le  mystère, 
fait  pour  attirer  les  âirtcs  maladives  de  notre  temps.  Qu'est-ce  donc  que 
cette  idée  éternelle,  qui,  dans  l'incessant  mouvement  de  ses  transforma- 
tions, se  perd,  se  retrouve,  est  destinée  à  parcourir  indéfiniment  les  stades 
de  son  évolution  ascensionnelle,  dont  la  réalité  n'est  pas  d'être,  mais  de 
devenir  ?  Est-ce  un  être  personnel,  distinct  du  monde,  distinct  de 
chacun  de  nous  ?  Oui,  disent  les  hégéliens  conservateurs  qui  veulent 
accoi"der  cet  enseignement  avec  la  personnalité  de  Dieu  et  l'immortalité 
de  l'âme  individuelle.  —  Non,  répond  la  gauche  hégélienne  :  cotte  idée 
c'est  la  substance  unique,  c'est  l'âme  du  monde  ;  et,  nous  voilà  au  pan- 
théisme, au  monisme  tiniversel,  si  souvent  rêvé  par  les  mystiques  de 
l'antique  philosophie  indienne. 


LE  SOCIALISME  37 

ration  de  l'homme,  nous  conduit  au  seuil  du  socialisme  ;  la  morale  de 
Fuerbach  nous  y  conduit  au  cœur  même.  Il  appela  son  système  de 
morale  le  Tuisme,  ou  l'amour  du  prochain,par  opposition  à  YÉgoisme, 
ou  amour  de  soi.  L'homme  complet  — dit-il  — n'est  pas  l'individu 
seul,  isolé,  mais  l'homme  social,  vivant  en  société.  Or,  si  l'on  considère 
la  société,  on  voit  que  la  propriété  des  biens  de  ce  monde,  sans 
laquelle  la  jouissance  devient  impossible,  est  entre  les  mains  d'un 
petit  nombre,  hors  de  la  portée  du  plus  grand  nombre.  —  Il  faut 
donc  Vhuvianiser  c'est-à-dire,  la  mettre  à  la  portée  de  tous,  la 
rendre  propriété  commune  ;  les  instruments  générateurs  de  la 
richesse  et  du  bien-être  doivent  être  possession  inaliénable  de  l'hu- 
manité entière,  par  conséquent,  de  chaque  individu  humain.  —  Si 
Fuerbach  ne  fut  pas  communiste,  son  système,  poussé  à  ses  conclu- 
sions légitimes  par  ses  disciples,  tend  au  socialisme  de  tout  son 
poids.  , 

Marx  accepta  ces  doctrines  :  la  matière  est  la  seule  r(' alité 
l'homme  n'a  pas  d'âme  spirituelle  et  immortelle  ;  l'être  humain 
exprime  le  degré  supérieur  de  perfection  à  laquelle  la  matière  est 
parvenue  dans  son  évolution  ;  l'humanité,  depuis  son  apparition 
sur  la  terre,  n'a  pas  cessé  de  se  développer,  de  se  perfectionner.  — 
Jusqu'ici,  il  n'y  a  rien  d'original  dans  sa  pensée  ;  il  ne  devient  per- 
sonnel que  lorsqu'il  cherche  à  déterminer  quelles  sont  les  lois  qui 
régissent  le  mouvement  ascensionnel  de  l'espèce  humaine  vers  le 
progrès  et  la  civilisation,  et  c'est  en  cela  que  consiste  la  première 
grande  découverte  du  docteur  socialiste. 

Les  grandes  révolutions  historiques  qui  eurent  lieu  chez  les 
nations  païennes  ;  l'établissement  du  christianisme  ;  la  victoire  des 
Barbares  sur  l'empire  de  Rome  ;  la  naissance  de  la  féodalité  ;  la 
destruction  du  régime  féodal  par  la  révolution  ;  tous  les  mouve- 
ments politiques  enfin  ont  eu  pour  cause  dernière,  non  pas  de  for- 
tes idées  religieuses,  philosophiques  ou  politiques,  comme  on  l'avait 
cru  jusqu'à  présent,  mais     des    exigences  purement  matérielles   et 


38  LA  REVUE  CANADIENNE 

économiques.  C'est  le  régime  de  la  production  qui  est  à  la  base  de 
tout  ordre  moral,  juridique,  philosophique  et  religieux.  Si  dans 
une  nation,  les  méthodes  par  lesquelles  les  richesses  et  le  bien-être 
de  la  société  sont  engendrés,  viennent  à  varier,  nos  idées  sur  le 
droit,  sur  le  vice  et  la  vertu,  sur  la  philosophie  et  sur  la  religion 
varient  pareillement  ;  tout  est  basé  sur  l'économie  politique,  tout 
se  ramène  au  bien-être  corporel  ;  l'histoire  humaine  est  par  excel- 
lence l'histoire  des  différentes  périodes  économiques  qui  se  sont  suc- 
cédées. C'est  en  vertu  de  cette  loi  que  le  servage  a  détruit  l'esclava- 
ge antique,  que  le  régime  du  salaire  a  supplanté  le  servage  et  que 
la  période  bourgeoise  actuelle,  caractérisée  par  le  régime  de  la  pro- 
priété privée  et  du  salaire,  tend  à  disparaître  sous  la  poussée  des 
exigences  nouvelles.  En  effet,  la  lutte  entre  salariés  et  capitalistes 
devient  de  plus  en  plus  aïgue,  bientôt  éclatera  la  révolution  qui 
absorbera  la  société  bourgeoise  en  donnant  naissance  à  l'état  socia- 
liste démocratique  (^). 

Au  dire  de  Frederick  Engels,  cette  théorie,  pompeusement 
intitulée  la  conception  matérialiste  de  l'histoire,  qui  seule  nous 
donne  le  dernier  mot  des  transformations  sociales,  avait  jusqu'ici 
échappé  aux  philosophes  et   aux   sociologues   et  il  a  fallu  le  regard 


(')  Cathrein-Gettelmann.  jjp.  39-45,  —  "  Les  faite  nouveaux  forcè- 
rent à  soumettre  toute  l'histoire  antérieure  à  un  nouvel  examen,  et  il 
apparut  alors  que  toute  l'histoire  antérieure,  à  l'exception  des  états  pri- 
mitifs, n'était  que  l'histoire  des  luttes  de  classes  ;  que  ^es  classes  sociales 
en  lutte  sont  les  produits'  des  condition'?  de  production  et  d'échange  en 
un  mot  des  conditions  économiques  de  leur  époque  ;  que  par  suite  à 
claque  moment  la  structure  économique  de  la  société  forme  la  base  réelle 
par  laquelle  s'explique  en  dernière  instance  toute  la  superstructure  des 
institutions  juridiques  et  politiques  ainsi  que  du  mode  de  représentation 
religieux,  philosophique,  etc...,  de  chaque  époque  historique  ".  —  Engels 
voir  Milhuud,  p.  169).  —  "  Le  mode  de  production  de  la  vie  matérielle 
détermine,  d'une  façon  générale,  le  progrès  social,  politique  et  intellectuel 
de  la  vie.  Ce  in'est  pas  la  conscience  de  l'homme  qui  détermine  son 
existence,  mais  son  existence  sociale  qui  détermine  sa  conscience  ".  — - 
(K.  Marx  —  Milhaud,  p.  170). 


LE  SOCIALISME  39 

d'aigle  de  Karl  Marx  pour  la  découvrir  dans  les  replis  si  tortueux 
et  si  mystérieux  de  l'histoire.  —  Voilà  pourquoi,  il  faut  bien  le  re- 
tenir, elle  constitue  sa  première  grande  découverte. 

La  seconde  et  la  plus  importante  fait  l'objet  presque  tout 
entier  de  son  ouvrage  Le  Capital  ;  ce  travail  est  le  fruit  d'une  longue 
gestation  et  d'une  parturition  douloureuse  et  tourmentée.  Il  est  diffi- 
cile à  lire  et  à  comprendre  (extremly  stiff  reading  :  Rae  p.  155).  — 
Eît-ce  parce  qu'il  est  le  livre  sacré  du  socialisme  qu'il  renferme  tant 
de  mystères  et  d'ombres  hératiques  ?  L'apparence  scientifique  que 
Marx  veut,  comme  tout  allemand  qui  se  respecte,  donner  à  son 
œuvre,  le  fréquent  usage  de  comparaisons  mathématiques  pour 
donner  à  ses  raisonnements  la  précision  rêvée,  rendent  sa  critique 
du  système  capitaliste  inabordable  aux  profanes. 

Le  but  que  Karl  Marx  se  propose  c'est  de  démontrer  que  le 
capital  moderne  est  le  résultat  de  la  spoliation  et  du  vol  et,  pour 
arriver  à  cette  fin,  il  va  déterminer  deux  choses  :  d'abord  la  source 
de  la  valeur,  c'est-à-dire,  nous  dire  d'où  vient  la  valeur  des  choses 
qui  dans  la  société  s'échangent  entre  elles  pour  subvenir  à  nos 
besoins,  en  second  lieu  la  source  de  la  plus-value,  c'est-à-dire,  nous 
montrer  quels  sont  les  procédés  dont  se  servent  les  capitalistes  pour 
amonceler  leurs  richesses.  —  Ces  deux  points  sont  essentiels  au 
marxisme  :  théorie  de  la  valeur,  théorie  de  la  plus-value.  —  Expo- 
sons l'une  et  l'autre  avec  toute  la  brièveté  possible. 

Au  commencement  de  son  exposé,  le  théoricien  allemand,  fait 
une  remarque  très  juste,  qu'Aristote  avait  faite,  trois  cents  ans 
avant  l'ère  chrétienne;  c'est  que  dans  la  société  tout  produit  a  une 
double  valeur  :  la  valeur  d'usage  et  la  valeur  d'échange.  La  valeur 
d'usage  d'un  objet  c'est  la  capacité  qu'il  possède  de  satisfaire  nos 
besoins  et  qu'il  tient  de  ses  propriétés  physiques  ou  chimiques,  par 
exemple,  les  vêtements,  les  chaussures,  les  aliments,  les  boissons  ont 
une  grande  valeur  d'usage  puisqu'ils  subviennent  à  nos  plus  impé- 
rieuses nécessités.    La  valeur   d'échange  d'un   objet  c'est   la  raison 


40  LA  REVUE  CANADIENNE 

pour  laquelle  on  peut  le  troquer  coutre  un  autre;  par  exemple,  un 
pain  peut  me  nourrir,  valeur  d'usage,  il  peut  se  donner  contre  de 
l'argent  ou  contre  un  autre  objet,  valeur  d'échange.  —  D'où  vient 
cette  capacité  d'échanger  ?  Pourquoi  puis-je  donner  tant  d'une  mar- 
chandise pour  en  recevoir  tant  d'une  autre  ?  Marx  répond,  ce  n'est 
pas  le  besoin,  le  désir,  l'utilité  qui  est  la  cause  de  l'échange  mais 
uniquement  le  travail  que  ces  marchandises  ont  coûté  ;  s'il  faut  dix 
chapeaux  pour  un  habit,  c'est  que  ce  dernier  objet  contient  dix 
t'ois  autant  de  travail  que  les  premiers  ;  les  objets  qui  s'échangent 
ne  sont  rien  autre  chose  que  du  travail  immobilisé,  crystallisé  (^). 

Alors,  plus  un  objet  aura  demandé  de  travail,  plus  il  aura  de 
valeur  ?  Un  meuble  fabriqué  en  trois  jours  par  un  ouvrier  inexpé- 
rimenté aura-t-il  plus  de  valeur  que  s'il  était  fait  en  un  jour  par 
un  ouvrier  habile  ?  Non,  répond  Marx,  et  ici  il  corrige  la  théorie 
des  économistes  libéraux  qui  l'ont  précédé  ;  le  temps  qui  mesure 
la  quantité  de  travail  n'est  pas  simplement  le  temps,  mais  le  temps 
social.  —  Par  temps  social  il  veut  dire  le  temps  requis  pour  faire 
un  objet  par  un  ouvrier  de  talents  moyens  et  avec  les  secours  que 
la  science  met  à  son  service.  Si,  avec  la  machine,  on  peut  faire  un 
objet  en  un  jour,  ce  sera  une  journée  qui  sera  la  mesure  de  la  va- 
leur de  cet  objet  et  non  les  deux  ou  trois  jours  qu'il  faudrait  pour 
le  fabriquer  sans  machine  ou  par  un  ouvrier  malhabile. 

Voilà  donc  l'idée  de  Karl  Marx  sur  la  valeur  ;  idée  qui  a  eu  et 
qui  a  encore  en  certains  quartiers,  ea  célébrité.  Le  capital  n'est 
rien  ;  il  est  stérile  par  lui-même.  L'unique  source  de  valeur  pour 
les  marchandises,  et   tout  est   marchandise  (^)  dans  nos  sociétés  ac- 


(')  "  lluman  labour  incorporated,  -îbsQrbed,  congealed  in  exchange- 
able  commodities.  In  an  exchange,  commodities  are  quantities  of  labour- 
,ielly  and  ihey  exchange  in  the  ratio  of  the  amount  of  labour  lîiey  hâve 
taken  in  ".  (John  Kae  :  Socialism,  p.  161). 

(*)  On  nomme  marcliandise  un  objet  fabriqué  en  vue  de  l'échange. 
Dans  les  conditions  présentes  de  l'industrie  et  du  commerce,  ou  ne  fabri- 
que guère  pour  sa  propre  consommation,  comme  on  le  faisait  avi  moj'^^n- 
2ge  et  jusqu'au  18e  siècle. 


LE  SOCIALISME  41 

tuelles,  c'est  le  travail  de  l'ouvrier  que  leur  transformation  a  pu  exi- 
ger ('•^)  ;  c'est  sur  cette  théorie  que  Marx  va  fonder  toutes  ses  con- 
clusions. —  Puisque  seul  le  travail  de  l'ouvrier  donne  aux  mar- 
chandises toute  leur  valeur  il  s'ensuit  que  c'est  lui  qui  est  le  véri- 
table générateur  des  richesses  et  du  bien-être.  Or,  dans  l'organisa- 
tion actuelle,  l'ouvrier  est-il  rétribué  comme  il  le  mérite  ?  Loin  de 
là  !  C'est  lui  qui  est  tout  et  lui  seul  n'a  rien,  tandis  que  l'industriel, 
le  capitaliste  s'enrichit,  augmente  ses  capitaux,  entasse  ses  profits 
aux  dépens  du  travailleur.  —  "  De  la  tête  aus  pieds  le  capital  se 
présente  à  nous  suintant  par  tous  les  pores  le  sang  et  la  boue  ". 

C'est  ici  le  point  vital  du  marxisme  :  la  théorie  de  la  plus  va- 
lue, ou  l'explication  scientifique  de  la  genèse  du  capital  dans  les 
sociétés  modernes. 

Voici,  selon  le  docteur  allemand,  comment  naissent  et  se  déve- 
loppent les  fortunes  bourgeoises.  —  Dans  l'organisation  actuelle  du 
capital  et  du  travail,  les  moyens  de  production  c'est-à-dire  les 
usines,  les  outils,  l'argent,  sont  la  propriété  exclusive  du  capitaliste  ; 
l'ouvrier,  privé  de  tout,  seul,  sans  défense,  est  livré  au  pouvoir  de 
l'industriel.  Pour  le  faire  vivre,  lui  et  sa  famille,  il  n'a  qu'une  chose  : 
la  force  de  ses  bras,  sa  puissance  de  travail  ;  c'est  une  marchandise 
qu'il  vend  à  celui  qui  veut  l'acheter.  Or,  le  capitaliste,  bien  loin  de 
lui  payer  le  prix  intégral  de  son  travail  ne  lui  en  paye  qu'une  partie. 
En  effet  le  salaire  qu'il  donne  à  l'ouvrier  n'est  égal  qu'à  ce  qui  lui 
est  indispensable  pour  vivre  et  se  reproduire  ;  l'ouvrier  mérite  beau- 
coup plus  ;  en  six  heures  de  travail  il  fournit  l'équivalant  de  sçn 
salaire  et  il  peine  durant  douze  heures.  En  d'autres  termes,  le  capi- 
taliste paye  à  l'ouvrier  six  heures  de  travail  et  il  le  force  à  travailler 
six  heures  pour  rien  ;  c'est  lui,  le  bourgeois,  qui  empoche  ce  produit 


(*")  "  i'ar  lui-même,  le  capital  est  inerte  ;  c'est  du  travail  mort,  qui 
ne  peut  se  révivifier  qu'en  suçant,  comme  le  vampire,  du  travail  vivant, 
qui  vit  et  ^'engraisse  d  autant  plus  vigoureusement  qu'il  en  absorbe  da- 
vantage ".  —  (K.  Marx,  —  cité  par  de  Laveleye,  p.  36). 


42  LA  REVUE  CANADIENNE 

auquel  il  n'a  pas  droit,  qu'il  vole  au  travailleur  et  avec  lequel  il 
exploitera  d'autres  ouvriers  de  la  même  façon.  —  Voilà  comment 
K.  Marx  a  dévoilé  ce  mystère  d'iniquité  que  sont  la  formation  et  l'ac- 
cumulation du  capital. 

Ce  qui  est  plus  déplorable,  c'est  que  le  progrès  des  sciences  et 
l'invention  des  machines,  au  lieu  d'améliorer  le  sort  de  l'ouvrier,  ne 
font  qu'accroître  ses  misères.  —  Les  machines  perfectionnées,  en 
usage  de  nos  jours  dans  les  usines,  rendent  l'emploi  des  bras  superflu. 
Avec  la  même  somme  d'efforts,  on  produit  aujourd'hui  40,  50  et  100 
fois  plus  qu'autrefois  ;  comme  conséquence,  nombre  d'ouvriers  sont 
jetés  sur  le  pavé  sans  emploi  et  vont  grossir  les  rangs  de  cette  mul- 
titude de  sans-travail  que  Marx  appelle  la  réserve  de  l'armée  indus- 
trielle. Aux  heures  de  grande  demande  les  capitalistes  occupent 
cette  foule  de  bras  qui  ne  désirent  que  le  travail  pour  les  rejeter 
et  les  abandonner  aux  heures  de  crise  industrielle.  Par  une  fatalité 
qui  tient  à  l'essence  même  des  conditions  sociales  présentes,  tandis 
que  l'armée  des  pauvres,  des  désœuvrés,  ira  toujours  grossissant,  le 
nombre  des  grands  et  tout-puissants  monopoles  s'accroîtra  de  jour 
en  jour,  car  l'observation  prouve  à  l'évidence  que  les  petites  et  les 
moyennes  industries  disparaissent  pour  faire  place  à  ces  quelques 
pieuvres  insatiables  :  les  trusts,  qui  mettent  entre  les  mains  des  ba- 
rons de  la  finance  la  prospérité  et  la  vie  même  des  sociétés  ("),  — 
Devant  cet  état  de  choses  intolérable,  l'indignation  du  peuple  mon- 
te de  plus  en  plus  ;  quand  il  aura  pris  pleinement  conscience  de  sa 
force,  sa  colère  éclatera  ;  alors,  les  expropriateurs  seront  expropriés  ; 
la  révolution,  "  cette  accoucheuse  des  sociétés  nouvelles  "  (Marx), 
balaiera  le  régime  bourgeois  avec  toutes  ses  injustices  en  donnant 
violemment  le  jour  à  l'état  socialiste. 


(")  L'accumulation  de  la  richesse  à  l'un  des  pôles  de  la  société  mar- 
che du  même  pas  que  l'accumulation,  à  l'autre  pôle,  de  la  misère,  de 
l'asservissement,  de  la  dégradation  morale  de  cette  classe  qui,  de  son  tra- 
vail, fait  naître  le  capital.   (De  Laveleye   :  Le  Socialisme  p.  36). 


LE  SOCIALISME  45 

Et  que  sera  cet  état  nouveau  ?  —  Ici  Marx  est  circonspect  et 
modeste  ;  son  oeil  de  prophète  ne  lit  pas  l'avenir  avec  assurance  ; 
cependant,  il  consent  à  nous  donner  un  petit  croquis  de  ce  fils  de 
ses  rêves,  dont  ses  disciples,  en  particulier  Albert  Schaeffle,  seront 
chargés  de  préciser  les  contours.  —  L'état  socialiste  sera  une  répu- 
blique démocratique  ;  plus  d'empereurs  ni  de  rois  ;  les  pouvoirs  pu- 
blics seront  administrés  par  des  délégués  du  peuple  que  le  suffrage 
universel  élira.  —  Les  capitalistes  seront  expropriés  ;  les  capitaux, 
c'est-à-dire  tout  ce  qui  sert  à  la  production  des  richesses,  seront  dé- 
clarés propriété  commune  et  inaliénable.  —  Dans  la  république  so- 
cialiste, tous  travailleront  sous  la  direction  des  élus  du  peuple  ;  le 
salaire  sera  aboli  ;  mais,  comme  dans  ses  commencements  la  répu- 
blique socialiste  conservera  nécessairement  l'empreinte  néfaste  et 
égoïste  de  la  société  bourgeoise,  chaque  travailleur  recevra  un  certi- 
ficat attestant  qu'il  a  fourni  une  certaine  quantité  de  travail  et  il 
recevra  en  provisions  une  valeur  exactement  équivalente  à  son  tra- 
vail. Plus  tard,  quand  les  républicains  socialistes  se  seront  entière- 
ment dégagés  des  préjugés  bourgeois,  chacun  se  livrera  au  travail 
avec  plaisir  ;  toute  distinction  entre  travaux  manuels  et  travaux 
intellectuels  disparaîtra  ;  tous  n'auront  qu'un  désir  :  coopérer  au 
bien-être  de  la  société;  les  idées  actuelles  de  droit  et  de  justice 
ayant  disparu,  on  ne  songera  pas  à  exiger  une  rétribution  adéquate 
de  son  travail,  mais  chacun  sera  satisfait  de  recevoir  seulement  ce 
qu'il  faut  pour  subvenir  à  ses  besoins. 

'  Cette  vision,  ou  plutôt  ce  rêve  de  Marx,  nous  en  ferons  la  cri- 
tique plus  tard  ;  seulement,  nous  demandons  au  lecteur  de  vouloir 
bien  remarquer  que  l'abolition  de  la  propriété  privée  est  l'article 
essentiel  au  programme  du  marxisme  ou  collectivisme.  La  proprié- 
té privée  est  le  fondement  de  l'état  bourgeois  actuel  ;  son  abolition 
fait  l'essence  de  l'état  socialiste  futur.  C'est  là,  si  l'on  veut,  le  dog- 
me fondamental   du   collectivisme,   qui  le   distingue  de  tout  autre 


44  LA  REVUE  CANADIENNE 

système  d'économie  politique  ('^).  —  La  conception  matérialiste  de 
l'histoire,  n'a  en  soi,  rien  de  bien  neuf  :  c'est  le  vieux  matérialisme 
renouvelé  et  rendu  encore  plus  brutal  par  les  idées  marxistes  qui 
tentent  de  ramener  toutes  les  aspirations  de  l'âme  humaine  à  une 
question  d'estomac  et  de  digestion. 

liéonidas  PERRIN,  p.  s.  s. 

Grand-Séminaire,  Montréal. 


(")  Eu  avril  dernier,  Milwaukee,  E.  U.,  élut  un  maire  et  une  majorité 
municipale  socialistes.  Quelques  personnes  furent  surprises  de  voir  les 
catholiques  en  grajid  nombre  donner  leurs  voix  à  ces  candidatures.  C'est 
que  ces  soc.'alistes  ne  mettaient  à  leur  programme  que  la  municipalisation 
ide  certains  services  j)ublics  et  non  l'abolition  de  la  prospérité  privée.  Il 
peut  être  en  effet  avantageux  de  retirer  des  mains. et  du  contrôle  privés 
ouelques-uns  du  moins  des  services  publics,  comme  nous  aurons  peut-être 
l'occasion  de  le  montrer  en  traitant  du  socialisme  municipal,  qui  ne  doit 
pas  être  confondu  avec  le  collectivisme  qui  nous  occupe  présentement. 


"  Chantecler  "   à   la  scène 


?3^ir^0MME  tout  provincial  qui  se  respecte,  j'ai  voulu,  en  arrivaût 
à  Paris,  m'offrir  un  fauteuil  à  Chantecler.  Il  convient 
I*  que  je  vous  en  dise  au  moins  deux  mots,  encore  que  la 
Porte-Saint-Martin  puisse  à  la  rigueur  se  passer  de  la  réclame  de  la 
Revue  Canadienne,  et  M.  Rostand  de  l'appréciation,  quelle  qu'elle 
soit,  que  je  pourrai  faire  de  son  œuvre. 


Je  ne  vais  pas  y  aller  par  trente-six  chemins  :  comme  pièce 
de  théâtre,  Chantecler  est,  à  proprement  parler,  au-dessous  de 
tout. 

Vous  entendez  assez  que  je  ne  songe  pas  à  appuyer  cette  opinion 
sur  une  particulière  compétence  en  ces  matières.  Je  ne  suis  pas  un 
écrivain  et  je  n'ai  aucune  prétention  à  la  littérature,  encore  moins 
au  théâtre.  Si  cela  peut  vous  intéresser,  je  vous  dirai  même  que  je 
n'ai  seulement  jamais  joué  sur  une  scène  d'amateurs,  ce  qui  chez 
nous,  vous  le  savez,  n'est  pas  une  petite  originalité .  . . 

Mais  il  ne  faut  pas  toujours  être  cuisinier  pour  juger  d'un 
plat.  ..  ni  même  gastronome.  Cette  comparaison  vénérable  s'appli- 
que parfaitement  ici.  Malgré  les  éloges  de  certains  critiques  distin- 
gués de  qui  M.  Rostand  est  l'ami  personnel,  comme  aussi  bien  mal- 
gré la  réclame  insensée  faite  autour  de  cette  pièce  depuis  cinq  ans, 
il  me  semble  qu'il  ne  peut  y  avoir  de  discussion  sérieuse  entre  ceux 
qui  ont  entendu  Chantecler  au  théâtre  :  jamais  on  n'a  pu 
plus  complètement  "rater"  une  œuvre.  Et  ce  n'est  pas  peu  dire.. . 


46  LA  REVUE  CANADIENNE 


N'allez  pas  croire  au  moins  que,  si  je  parle  de  la  sorte,  j'y 
éprouve  bien  du  plaisir.  Rostand  fut  la  plus  chère  idole  peut-être 
de  ma  jeunesse.  Je  lui  dois  quelques-unes  des  plus  douces  heures  que 
j'aie  passées.  Il  fut  un  temps  où  je  ne  jurais  que  par  la  Princesse 
Lointaine,  et  aujourd'hui  encore  Cyrano  m'apparaît  comme  un 
grand  chef-d'œuvre. 

Mais  enfin,  puisque  c'est  de  Ghanteder  qu'il  s'agit,  il  faut 
bien  avouer  la  vérité  sur  Chantecler. . . 

Je  dis  :  "  rater  ".  Il  n'y  a  pas  d'autre  mot.  On  ne  peut  pas  dire 
que  ce  soit  une  œuvre  médiocre.  C'est  une  œuvre  manquée.  On  ne 
peut  pas  dire  que  se  soit  un  enfant  faible  ou  non-viable.  Ce  n'est 
pas  un  enfant,  c'est  un  monstre. 

La  pièce  ne  donne  pas  d'autre  impression.  Ce  n'est  pas  plat,  et 
je  ne  sais  même  pas  si  j'oserais  dire  que  c'est  ridicule.  C'est  plutôt 
ahurissant. 

Pourquoi  ?  Parce  que,  de  voir  à  la  scène,  pendant  quatre  actes, 
tous  ces  oiseaux  portant  sous  le  bec  une  tête  d'homme  ou  de  femme, 
cela  déconcerte  violemment  le  monsieur  habitué  aux  spectacles 
ordinaires  ? 

Un  peu  à  cause  de  cela,  oui,  je  le  crois.  ..  mais  bien  davantage 
assurément  —  mais  cent  fois  plus  encore,  à  cause  de  la  pièce  elle- 
même. 

Vous  regardez  cela,  vous  entendez  cette  interminable  série  de 
calembredaines  et  de  calembours,  et  vous  croyez  rêver.  C'est  de  la 
pure  démence.  Vient  un  moment  où  vous  vous  demandez  sérieuse- 
ment si  vous  devenez  fou. ..  ou  si  c'est  l'auteur  qui  le  devient. 


"  CHANÏECLER "  À  LA  SCÈNE  47 

Voici  tont  d'abord,  par  exemple,  le  chien  Patou,  le  personnage 
après  tout  le  plus  supportable.  Vous  tous  qui  connaissez  le  chien, 
le  bon  chien  de  Lafontaine,  la  bête  par  excellence  simple  et,  si  j'ose 
dire,  toute  d'une  pièce,  essayez  d'imaginer  un  peu  ce  que  M.  Ros- 
tand est  venu  à  bout  de  faire  du  vieux  chien  Patou .  . .  Non,  c'est 
inutile  ;  à  moins  que  vous  n'ayez  lu  la  pièce,  vous  n'y  arriverez 
jamais.  M.  Rostand  fait  de  Patou,  tour  à  tour,  un  moraliste,  un 
pédagogue,  un  philosophe  nietschéen  et,  enfin  et  pour  tout  dire,  un 
neurasthénique.  Il  donne  à  ce  vieux  chien  rhumatisant  et  goutteux, 
une  âme  je  ne  dis  pas  sensible,  non  !  mais  une  âme  sentimentale  et 
romanesque.  Patou  jouit  d'une  niche  confortable,  on  lui  apporte  ses 
repas  régulièrement,  mais  il  s'ennuie ...  Il  trouve  l'existence  plate 
et  prosaïque,  et  le  voici  pris  soudain,  sur  ses  vieux  jours,  par  la 
nostalgie  de  la  liberté,  avec  les  risques  et  les  dangers  qu'elle 
comporte  :  •     ' 

Oh  !  fuir  !  suivre  un  berger  qui  n'a  rien  dans  son  sac  ! 
Mais,  du  moins,  quand  la  nuit  on  lape  l'eau  du  lac, 
^voir  —  ce  qui  vaut  mieux  que  tous  les  os  à  moelles  — 
La  fraîche  illusion  de  boire  les  étoiles  ! 

Détaché  de  l'ensemble,  ce  passage  vous  paraît  encore  une 
mince  affaire,  et  vous  avez  raison .. .  Mais  songez  que  c'est  comme 
cela  d'un  bout  à  l'autre,  et  que,  de  Patou  seulement,  on  pourrait 
vous  offrir  peut-être  quinze  citations  de  cette  force. 


Et  encore,  Patou,  n'est-ce  rien  à  côté  du  Merle,  de  la  Faisane 
et  de  Chantecler  lui-même. 
Exemples  : 


48  LA  REVUE  CANADIENNE 

La  poule  grise,  avec  enthousiasme. 
Il  sort  toujours  à  la  même  heure,  comme  Kant  ! 

Chantecler 
Comme  quoi  ? 

La  poule  grise 

Comme  Kant  ! 
Chantecler 

Ça,  c'est  estomaquant  ! 
(A  la  Poule  Grise) 
Allez-vous-en  ! 
Le  Merle 

Fichez  le  "  Kant  "  ! 

C'est   le    Merle   aussi    qui  dit,  voulant   railler   Patou   de  ses 
velléités  de  courir  les  bois  avec  les  chasseurs  : 

Ehumatisme, 
Tu  donnes  des  accès  d'  "  animalitarisme  "  ! 

Et  ailleurs  : 

Une    poule 
C'est  chic,  un  papillon  ! 

Le  Merle 

C'est  très  facile  à  faire  : 
On  prend  un  W  qu'on  met  sur  un  Y. 


Et  plus  loin  : 


Tout  ça,  c'est  des  vieilles  escarpolettes, 
Et  qui  ne  valent  pas  mon  trapèze  en  bois  neuf  ! 
O  ma  cage  !  signons  le  joyeux  trois-six-neuf. 
On  est  des  ducs  ;  on  a  de  l'eau  filtrée  à  boire... 


Et  encore 


"  CHANTECLER  "  À  LA  SCÈNE  49 

Mon  vieux,  c'est  pas  ma  faute, 
Moi  je  ne  marche  pas  ! 

(Sautant  vivement  de  côté.) 

Prends-moi  comme  je   "  fuis  "  ! 

Cela  n'est  rien,  si  vous  voulez.  Et  rien  non  plus,  les  "  rasta  ", 
les  "  chic  ",  les  "  mince  alors  ! . . .  "  qu'il  nous  débite . . .  Seulement 
il  ne  dit  pas  autre  chose.  Il  parle  comme  cela  du  commencement  à 
la  fin.  Et  c'est,  si  je  ne  me  trompe,  le  deuxième  rôle  de  la  pièce. 

En  vain  dira-ton  que  M.  Rostand  a  voulu  faire  du  Merle  le 
personnage  antipathique.  Les  autres  ne  parlent  pas  différemment, 
ou  c'est  tout  juste.  Patou,  sous  prétexte  de  "  flétrir  "  le  Merle, 
trouve  quand  même  moyen  de  nous  parler  de  la  vache  "  qui  la 
connaît  dans  les  foins  "  et  du  canard  à  qui  l'on  répond  :  "  Ça  t'en 
bouche  un  coin-coin  !  "  La  Faisane  défend  qu'on  lui  fasse  même 
"  un  doigt ...  de  basse-cour  ".  Enfin  il  n'est  pas  jusqu'à  Chantecler 
lui-même  qui,  toujours  sous  couleur  d'en  remontrer  au  Merle  —  et 
même  sans  ce  prétexte,  —  ne  verse  avec  joie  dans  le  calembour  et 
dans  l'argot.  Ne  dit-il  pas  à  la  Faisane,  dès  le  1er  acte,  pour  lui 
vanter  la  puissance  de  son  chant  : 

....  Le  mur,  lorsque  je  chante, 
**  En  bave  des  lézards, ...  ". 

N'est-ce  pas  lui  qui  s'écrie,  au  Illme  : 

Coq  du  Japon,  silence, 
Ou  bien  je  vous  rabats  votre  "  kakémono  "  1 

Ne  dit-il  pas  au  merle  : 

On  voit  luire  l'œil  rose 
Du  lapin  que  l'esprit,  quand  tu  l'attends,  te  pose  ! 


50  LA  REVUE  CANADIENNE 

Toujours  au  Illme,  ne  lance-t-il  pas  avec  une  visible  satisfac- 
tion ces  mots  distingués  que  sans  doute  l'Académie  française  — 
dont  M.  Rostand  fait  partie  —  se  fera  un  devoir  d'accueillir  dans 
son  dictionnaire  :  "  C'est  du  chiqué  !  ",  "  C'est  du  plaqué  !  ",  "  Il 
croit  nous  épater  !  ",  "  Vous  pouvez  vous  fouiller  !  " . . . 

Citerai-je  encore  ?  —  Si  vous  voulez .  . .  Prenons-le  cette  fois-ci 
dans  un  autre  genre  : 

Chanïecler  (aux  coqs  étrangers) 
•   Oui,  Coqs  affectant  des  formes  incongrues, 
Coquemars,   Cauchemars,   Coqs  et  Coquecigrues, 
Coiffés  de  cocotiers  supercoquentieux... 
—  La  fureur  comme  un  Paon  me  fait  parler. 

Messieurs, 

J'allitère!....  — 

Oui,  cocards,  cocardes  de  coquilles, 

Cocardeaux,  Coquelins,  Coquelets,  Cocodiilles, 

Au  lieu  d'être  coquets  de  vos  cocoricos, 

Vous  rêviez  d'être,  ô  Coqs,  de  drôles  de  cocos  ! 

Oui,  mode  !  pour  que  d'eux  tu  t'emberlucoquasses. 

Coquine,  ils  n'ont  voulu,  ces  Coqs,  qu'être  cocasses  ! 

Mais,  Coquins,  le  cocasse  exige  un  Nicolet  ! 

On  n'est  jamais  assez  cocasse  quand  on  l'est  I 

Mais  qu'un  Coq,  au  coccyx,  ait  plus  que  vous  de  ruches. 

Vous  passez,  Cocodès,  comme  des  coqueluches  ! 

Mais  songez  que  demain,  Coquefredouilles  !  mais 

Songez  qu'après-demain,  malgré,  Coqueplumets  ! 

Tous  ces  Coqueluchons  dont  on  s'emberlucoque, 

Un  plus  cocasse  Coq  peut  sortir  d'une  coque, 

—  Puisque  le  Cocassier,  pour  varier  ses  stocks. 

Peut  plus  cocassement  cocufier  des  Coqs  !  — 

Et  vous  ne  serez  plus,  vieux  Cocâtres  qu'on  casse. 

Que  des  coqs  rococos  pour  ce  Coq  plus  cocasse. 

Notez  bien  qu'ici  Cliantecler  assure  que,  s'il  emploie  ce  lan- 
gage extravagant,  c'est  pour  se  moquer  du  Paon.  Tout  à  l'heure,  ce 


"  CHANTECLER  "  A  LA  SCENE  51 

sera  pour  se  moquer  du  Merle  ou  de  la  Pintade.  Patou  ne  donne 
pas  d'autre  excuse,  ni  le  Pivert,  ni  la  Faisane .  . .  Drôle  de  pièce,  en 
vérité,  que  celle-là,  où  les  gens  d'esprit  n'ont  plus  d'autre  ressource, 
pour  se  venger  des  imbéciles,  que  de  descendre  à  leur  vocabulaire, 
et  qui,  faite  soi-disant  pour  protester  contre  le  mauvais  langage, 
demeure  presque  en  son  entier  un  tissu  de  calembours  et  d'à  peu 
près  mêlés  à  des  termes  d'argot  ! 


Jusqu'aux  Crapauds  qui  font  du  calembour. 

Supposez  que  vous  avez  entendu  déjà  trois  actes  interminables, 
en  vers  comme  ceux  que  vous  venez  de  lire  (il  y  en  a  de 
meilleurs  que  ceux-là,  il  y  en  a  de  pires  aussi). 

Vous  avez  savouré  l'Hymne  au  Soleil,  lequel  donne  une  bien 
meilleure  impression  à  la  lecture  qu'à  la  scène. 

Vous  avez  contemplé  Chantecler  expliquant  à  la  Faisane  le 
secret  de  son  chant,  dans  des  vers  qui  ne  valent  peut-être  pas  cher, 
mais  qui  au  moins,  pour  une  fois,  ne  contiennent  pas  de  jeux  de 
mots . . . 

Vous  avez  été  témoin  du  duel  de  Chantecler  avec  le  Coq  de 
Combat. 

Enfin  vous  avez  assisté  au  défilé  des  quarante-huit  coqs  étran- 
gers (Coq  Malais,  Coq  de  Bagdad,  Coq  Cochino-Yankee,  Coq 
Walikili,  dit  Choki-KukuUo,  Coq  Pseudo-Chinois  Cuculicolor,  et 
43  autres),  mesurant  chacun  de  six  à  huit  pieds  de  hauteur,  et  vous 
avez  pu  constater  que  cette  scène  de  cirque  avait  pris  un  gros  quart 
d'heure  de  votre  temps  pour  permettre  à  Chantecler  de  lancer 
ensuite  sa  fameuse  tirade  : 

Coquemars,  Cauchemars,  Coqs  et  Coquecigrues.... 

(Voir  plus  haut.) 


52  LA  REVUE  CANADIENNE 

Et  vous  voici  au  IVme  acte,  au  ceutre  d'une  forêt  oh 
Chantecler  s'est  enfui  avec  la  Faisane.  Tous  deux  sont  en  train 
d'échanger  des  apophtegmes,  au  pied  d'un  arbre  colossal. 
Clair  de  lune ... 

Soudain,  dans  l'herbe  haute,  on  voit  s'avancer,  à  petits  sauts, 
les  Crapauds.  Ils  sont  bien  une  dizaine  —  gros  et  petits.  Ceux-ci 
n'ont  pas  moins  de  trois  pieds  de  long  ;  les  vieux  sont  énormes. 
Que  viennent-ils  faire  là  ?.. . 

Un  gros  crapaud,  surgissant  Je  l'herbe. 
Nous  venons .... 
Chantecler 

Ventrebleu  !  qu'ils  sont  laids  ! 
Le  gros  crapaud,  obséquieusement. 
....Pour  saluer,  au  nom  de  la  Forêt  qui  pense, 
L'auteur  de  tant  de  chants  .... 

(Il  a  mis  la  main  sur  son  cœur.) 
Chantecler,  avec  dégoût. 

Oh  !  ses  mains  sur  sa  panse  ! 
Le  gros  crapaud,  faisant  un  petit  saut  vers  lui. 
Neufs  ! 

Un  autre  crapaud,  même  jeu. 

Clairs  ! 
Un  autre  crapaud,    même  jeu. 

Brefs  ! 
Un  autre  crapaud,    même  jeu. 

Vifs  ! 
Un  autre  crapaud,    même  jeu. 

Grands  ! 
Un  autre  crapaud,   même  jeu. 

Purs  ! 
Chantecler 

Asseyez-Tous,  Messieurs. 
(Ils  s'asseyent  autour  d'un  grand  champignon  comme  autour  d'une  table.) 


««  CHANTECLER  "  À  LA  SCÈNE  53 

Le  chef  de  la  délégation  explique  alors  à  Chantecler  comme 
quoi,  par  sou  chant  vainqueur,  lui,  le  Coq,  va  détrôner  le  Rossignol 
(ou  Bulbul),  jusque-là  chantre  pour  ainsi  dire  attitré  de  la  forêt. 

Tous,  dans  une  explosion. 
A  bas  Bulbul  ! 

Chantecler 

Messieurs  et  chers  Batraciens, . .. 
Ma  voix  lance,  il  est  vrai,  des  notes  naturelles. ... 

Ici,  arrêtons-nous  un  moment,  s'il  vous  plaît. 

Mais  Bulbul,  soudain,  s'est  fait  entendre,  Chantecler  ne  peut 
retenir  son  admiration,  et  les  Crapauds,  vexés,  "  se  traînent  en 
hâte  au  pied  de  l'arbre  où  le  Rossignol  chante  ". 

Un  Crapaud. 
Engluons  l'écorce  avec  nos  petits  bras. 
Et  bavons  sur  le  pied  de  l'arbre  ! 

(Ils  rampent  tous  vers  l'arbre.) 
Chantecler,  à  un  Crapaud. 

N'as-tu  pas 
Toi-même,  pour  chanter.  Crapaud,  une  voix  pure  ? 

Le  Crapaud. 
Oui. . . .  mais  quand  j'en  entends  une  autre,  je  suppure  1 

Le  Gros  Crapaud,  comme  mâchonnant  une  écume. 
Il  nous  vient  sous  la  langue  on  ne  sait  quels  savons, 
Et.... 

(A  son  voisin.) 
Tu  baves  ? 
L'autre. 

Je  bave  ! 
Un  autre. 

Il  bave.... 
Tous. 

Nous  bavons  1 


54  LA  REVUE  CANADIENNE 

Un  Crapaud,    passant  tendrement   son   bras  autour   du   cou  d'un 
'  retardataire. 

Viens  baver  ! 

Le  Gros  Crapaud,  caressant  la  tête  d'un  petit. 
Bave  ! 

Et,  là-dessus,  l'on  nous   sert   une    villanelle  où  reviennent  six 
fois  de  suite,  en  refrain,  les  deux  vers  suivants  : 

C'est  nous  qui  sommes  les  Crapauds  ! 

Nous  crevons  dans  nos  vieilles  peaux  1  (sic)  ....,, 


Je  ne  sais  pas  exactement  quel  effet  ces  vers  font  à  la  lecture. 
Au  théâtre,  cela  donne  tout  simplement  l'impression  d'une  immense 
bouffonnerie. 


Je  voudrais  pouvoir  ajouter,  après  cela,  que  Chantecler 
n'en  contient  pas  moins  beaucoup  de  beaux  vers.  Franchement, 
cela  me  serait  agréable...  Eh  bien  non  !  je  ne  le  dirai  pas.  Ce  ne 
serait  pas  vrai. 

Chantecler  ne  contient  qu'un  très  petit  nombre  de  beaux 
vers.  Il  y  en  a  beaucoup  d'autres,  dans  cette  pièce,  auxquels  on 
voudrait  pouvoir  appliquer  la  même  épithète.  On  le  pourrait  peut- 
être.  Mais  ce  ne  serait  qu'à  la  condition  d'effacer  d'abord  l'œuvre 
antérieur  de  M.  Rostand.  Pour  quiconque  a  lu  Cyrano,  les 
meilleurs  passages  de  Chantecler  ne  seront  jamais  que  des 
rabâchages  pénibles  et  sentant  l'huile. 

On  en  peut  dire  autant  du  caractère  même  de  Chantecler, 
comme  de  l'ensemble  de  l'œavre.  C'est  une  mauvaise  parodie  de 
Cyrano. 


CHANTECLER  "  A  LA  SCENE  55 


D'où  vient  donc  que  Chantecler,  déjà  tiré  à  cinquante 
mille  exemplaires  en  librairie,  continue  de  faire  salle  comble,  tous 
les  jours,  à  la  Porte-Saint- Martin  ?  D'où  vient  que  la  critique,  en 
général,  n'a  voulu  que  condamner  à  demi  cette  œuvre-là,  tout  en 
couvrant  l'auteur  d'éloges  ?  D'où  vient  enfin  que  le  public,  pour 
protester  contre  un  tel  spectacle,  s'est  contenté  jusqu'ici  de  ne  pas 
applaudir,  et  de  siffler,  à  quelques  reprises,  le  fameux  chœur  des 
Crapauds,  quand  tout  autre  écrivain,  avec  une  pièce  pareille,  se  fût 
attiré  pour  le  moins  des  pommes  cuites  ?.  ..  De  quel  privilège 
étrange  jouit  donc  M.  Rostand,  et  si,  avec  Chantecler,  il  obtient 
encore  un  succès  relatif,  comment  expliquer  cela  ? 

Lui-même  va  se  charger  de  nous  le  faire  entendre  : 

....  C'est  que  dans  l'air 
Il  avait  dû  rester  de  ma  chanson  d'hier  ! 
("  Chantecler  ",  acte  iv,  scène  6.) 

Tout  le  secret  est  là.  Cyrano  et,  dans  une  moindre  mesure, 
l'Aiglon,  ont  laissé  dans  toutes  les  mémoires  une  si  forte  trace, 
qu'à  l'auteur  de  ces  deux  œuvres  on  est  prêt  à  tout 
pardonner.  "  C'est  un  de  ces  hommes  —  disait  un  jour  de 
M.  Rostand  l'un  de  ses  compatriotes  —  qui  font  qu'en  chemin  dé 
fer  ou  en  paquebot,  à  l'étranger,  on  ne  se  sent  pas  humilié  à  côté 
d'un  Anglais".  Aux  yeux  d'un  grand  nombre,  ici,  l'auteur  de 
Cyrano  est  avant  tout  une  gloire  française,  il  fait  pour  ainsi 
dire  partie  de  l'uvoir  national,  et  il  ne  peut  diminuer  sans  que 
chaque  Français  ne  se  sente,  en  quelque  sorte,  un  peu  amoindri 
lui-même ... 

On  passe  donc  Chantecler  à  M.  Rostand  en  faveur  de 
Cyrano.  Combien  de  personnes,  dont  il  reste  cependant  l'idole,- 
ne  reviennent-elles  pas  de  Chantecler    la    tête    basse,    souffrant 


56  LA  REVUE  CANADIENNE 

de  cet  échec  comme  d'une  infortune   personnelle,   osant   à   peine 
s'avouer  à  elles-mêmes  leur  désillusion  ! .  . . 


Mais  il  ne  faudrait  pas  supposer  que,  si  Chantecler  a  désappointé 
le  public,  M.  Rostand  de  son  côté  soit  fort  content  de  cette  œuvre 
Jamais  un  artiste  n'a  plus  douté  de  son  génie,  jamais  aucun  n'a  eu 
plus  que  lui  l'effroi  du  lendemain  et  le  vertige  devant  son  œuvre. . . 
N'est-ce  pas  lui-même,  Edmond  Rostand,  qui  s'écrie  par  l'organe  de 
Chantecler  (et  c'est  justement  l'une  de  ses  meilleures  inspirations)  : 

Comprends-tu  maintenant  l'angoisse  qui  me  ronge  ? 
Ah  !  le  cygne  est  certain,  lorsque  son  cou  s'allonge, 
De  trouver,  sous  les  eaux,  des  herbes  ;  l'aigle  est  sûr 
De  tomber  sur  sa  proie  en  tombant  de  l'azur  ; 
Toi,  de  trouver  des  nids  de  fourmis  dans  la  terre  ; 
Mais  moi,  dont  le  métier  me  demeure  un  mystère, 
Et  qui  du  lendemain  connais  toujours  la  peur, 
Suis-je  sûr  de  trouver  ma  chanson  dans  mon  cœur  ? 

(Acte  II,  scène  3.)  • 

Je  n'ai  pas  besoin  de  dire  jusqu'à  quel  point  cela  est  touchant 
et  pathétique. ..  Remercions  le  ciel,  mes  amis,  qui  veut  bien  nous 
épargner,  à  nous,  ces  angoisses,  et,  quant  à  M.  Rostand,  il  peut  se 
consoler.  D'autres  avant  lui  —  et  de  plus  grands  encore  —  eurent 
de  ces  accidents.  Entre  deux  chefs-d'œuvre,  ils  écrivaient  des.. . 
Chantecler.  Corneille  lui-même,  le  vieux  Corneille,  n'avait-il 
pas  —  après  le  Cid,  je  pense  —  publier  et  fait  jouer  Suréna, 
roi  des  Parthes  ?  Cela  ne  l'a  pas  empêché  de  nous  donner,  par  la 
suite,  de  nouveaux  chefs-d'œuvre.  Qui  songe  aujourd'hui,  devant  le 
bronze  pensif  de  Corneille,  à  Suréna,  roi  des  Parthes  ?  C'est  à 
peine  s'il  en  reste,  au  fond  de  quelque  bibliothèque,  un  exemplaire 
oublié.  Un  seul  homme,  depuis  un  siècle,  a  prétendu  l'avoir  lu. 
C'est  Brunetière.  Et  encore,  l'avait-il  lu  jusqu'au  bout  ?. .. 


"  CHANTECLER  "  À  LA  SCÈNE  57 

Il  en  sera  de  même,  espérons-le,  de  Ghantecler.  Quelqu'un 
de  ces  jours,  M.  Rostand  nous  arrivera  avec  un  nouveau  drame 
héroïque  qui  effacera  jusqu'au  souvenir  de  ce  cauchemar. 

Croyons- le  fermement.  C'est  M.  Rostand  qui  nous  le  prêchait 
dès  la  Princesse  Lointaine  : 

En  croyant  à  des  fleurs  souvent  on  les  fait  naître. 

Et  puis,  nous  y  aurons  double  mérite  : 

.  ^  C'est  la  nuit  qu'il  est  beau  de  croire  à  la  lumière  ! 

C'est  Chantecler  qui  le  dit  (acte  ii),  et,  pour  une  fois,  il  n'est 
que  juste  de  l'applaudir, 

Paris,  avril  1910. 

Jules  FOURNIER. 


A  Travers  Les  Faits  et  les  Oeuvres 


La  session  anglaise.  —  Son  programme  —  Budget,  bill  de  rége;ice,  liste 
civile,  serment  dii  roi.  —  La  ta-ève  des  partis-.  —  Une  intervention 
du  roi  Georges  V.  —  La  conférence  ento-e  les  chefs  de  parti.  —  Un 
article  de  T.  P.  O'Connor.  —  En  France.  —  Après  les  élections.  — 
iStatistiques  intéressantes,  mais  peut-être  décevantes.  —  Un  dis- 
cours de  M.  Piou.  —  La  note  optimiste.  —  Commentaires  de  l'Uni- 
vers. ■ —  La  première  session  du  nouveau  i>arlement.  —  Les  décla- 
rations de  M.  Briand.  —  Un  document  considérable.  —  La  politique 
briandiste.  —  A  l'Académie  française.  —  L'élection  de  Mgr  Du- 
chesne.  —  Auguste  Roussel.  —  Au  Canada. 


A  session  anglaise  s'est  ouverte  le  8  .juin.  Elle  ne  sera, 
I  croyons-nous,  ni  longue  ni  mouvementée.  Il  sem- 
ble entendu  que,  par  respect  pour  la  mémoire  du 
feu  roi,  et  par  égard  pour  le  nouveau  monarque,  la  re- 
prise de  la  grande  bataille  parlementaire,  si  vraiment  il  doit  y  avoir 
reprise,  sera  ajournée  à  l'automne.  Pour  le  présent,  le  Parlement 
n'aura  donc  à  s'occuper  que  de  quatre  ou  cinq  sujets  bien  précis: 
le  budget  du  prochain  exercice,  la  loi  de  régence,  la  révision  de  la 
liste  civile,  le  recensement,  et  la  révision  du  trop  fameux  serment 
du  roi.  De  toutes  ces  questions,  il  n'y  a  que  la  dernière  qui  soit 
de  nature  à  provoquer  de  sérieux  dissentiments.  Le  budget  ne 
Bera  discuté  que  dans  certains  détails  ;  les  principes  de  taxation 
au  sujet  desquels  de  si  violents  débats  ont  eu  lieu,  ont  été  détermi- 
nés, jusqu'à  nouvel  ordre,  par  l'adoption  du  budget  fatidique  de 
1909  ;  et  le  combat  ne  recommencera  sur  ce  terrain  que  lorsque  les 
partisans  de  la  réforme  fiscale  seront  assez  forts  pour  entreprendre 
la  réalisation  de  leur  programme.  La  loi  de  régence  sera  adoptée 
unanimement.      C  'est  la  nouvelle   reine,  que  nous   avons   connue 


A  TRAVERS  LES  FAITS  ET  LES  ŒUVRES  59 

lorsqu'elle  était  simplement  duchesse  d'York,  qui  sera  régente, 
— advenant,  ce  qu'à  Dieu  ne  plaise,  la  vacance  du  trône — durant  la 
minorité  du  successeur.  La  révision  de  la  liste  civile  n'offrira 
non  plus  aucune  difficulté.  A  chaque  nouveau  règne,  le  Parle- 
ment est  ainsi  appelé  à  régler  quel  sera  le  revenu  annuel  mis  à  la 
disposition  du  souverain,  pour  le  maintien  de  sa  maison,  de  sa 
cour  et  les  frais  de  la  représentation  royale  La  loi  rela,tive  au 
recensement  rentre  dans  le  cadre  de  ce  que  l'on  appelle  généra- 
ralement  les  affaires  de  routine.  Reste  le  serment  du  roi.  Le 
gouvernement  va  introduire  un  bill  pour  suprimer  de  la  déclaration 
exigée  du  monarque  toutes  les  expressions  outrageantes  pour  les 
sujets  catholiques  du  roi  d'Angleterre.  Le  Times  dit  à  ce  propos: 
■'  On  avait  d'abord  suggéré  qu'une  modification  serait  possible 
sans  qu'on  eût  besoin  d'une  sanction  statuaire  ;  mais  cela  ne  se 
peut  pas.  D'après  ce  qu'on  croit  la  question  a  été  agitée  de  savoir 
si  la  déclaration  du  protestantisme  du  roi  serait,  rédigée  de  manière 
à  écarter  toute  mention  des  articles  "de  la  foi  catholique  niés  dans  la 
Déclaration  actuelle,  l'affirmation  du  protestantisme  du  roi  im- 
l.tliquant  le  désaveu  de  ces  articles,  ou  si  la  Déclaration  pourrait 
être  suffisamment  modifiée  pour  qu'on  puisse  la  garder  dans  sa 
teneur  générale.  Quelle  que  soit  la  forme  qu'on  adopte,  l'inten- 
tion des  ministres  est  que  les  mots  '*  superstitieux  et  idôlatriques  " 
ne  figurent  jamais  plus  dans  la  Déclaration  royale.  Il  est  pro- 
bable qu'on  s'efforcera  de  trouver  un  terrain  d'accord  entre  les 
chefs  protestants  et  catholiques  avant  de  présenter  un  Mil  sur  la 
question  ".  . 

Commentant  cet  article  du  Times,  le  Tàblet,  l'organe  catho- 
lique anglais,  représente  qu'un  simple  adoucissement  de  la  formule 
ne  serait  pas  suffisant:  ''  Ce  n'est  pas,  dit-il,  l'énormité  du  désa- 
veu infligé  par  le  roi  à  notre  foi  qui  constitue  l 'outrage,  mais  le  fait 
qu'au  moment  le  plus  solennel  de  son  règne  il  soit  appelé  à  choisir 
la  doctrine  (le  dogme)  la  plus  centrale  et  la  plus  sacrée  de  la  reli- 
gion de  la  grande  majorité  des  chrétiens  pour  en  faire  l'objet  d'une 
répudiation  publique  ". 


60  LA  REVUE  CANADIENNE 

On  ne  sait  pas  encore  au  juste  quels  seront  les  termes  du  MU. 
Mais  il  est  certain  que  le  ministère  va  en  présenter  un,  et  que  l'oppo- 
sition conservatrice  va  l'appuyer.  On  peu',  s'attendre  toutefois 
aux  protestations  bruyantes  du  groupe  fanatique  des  sectaires 
de  l'orangisme.  Mais  nous  espérons  qu'en  dépit  de  ces  clameurs  les 
catholiques  de  l'Empire  britannique  vont  obtenir  enfin  la  satisfac- 
tion qui  leur  est  due. 

Comme  on  le  voit,  d'après  toutes  K-s  apparences,  la  présente 
session  du  Parlement  anglais  sera  relativement  calme.  La  mort 
d'Edouard  VII  a  imposé  un-e  trêve  aux  partis.  Et  cette  trêve 
aurait  chance  d'aboutir  à  un  traité,  sur  le  point  particulier  des 
relations  entre  les  Lords  et  les  Communes,  si  l'initiative  sensation- 
nelle du  nouveau  roi  devait  être  couronnée  de  succès.  En  effet, 
tiiielques  jours  avant  la  réunion  des  Chambres,  on  a  annoncé  que 
Oeorge  V,  ardemment  désireux  de  faire  aboutir  pacifiquement  la 
redoutable  crise  politique  qui  a  peut-être  abrégé  les  jours  de  son 
illustre  pêro,  avait  pris  la  responsabilité  de  proposer  aux  chefs 
des  deux  partis  une  conférence  ayant  pour  objet,  de  .olutionner, 
sans  aller  aux  extrêmes,  le  problême  constitutionnel  dont  s'inquiè- 
tent tous  les  bons  esprits.  Une  telle  démarche  de  la  part  du  nou- 
veau roi  entraîne  forcément  l 'acceptation  des  hommes  publics  auprès 
de  qui  elle  est  faite.  Voici  comment  T.  P.  O'Connor  le  célèbre 
Journaliste  et  représentant  irlandais,  commentait  cet  événement 
dans  sa  correspondance  à  la  Tribune  de  Chicago.  "  Le  roi  George 
ost  intervenu  dans  le  combat  politique  qui  agite  l'Angleterre  depuis 
des  mois.  Il  a  convoqué  une  conférence  des  chefs  de  tous  les  par- 
tis politiques  pour  amener,  si  possible,  un  compromis  comme  issue 
du  conflit  relatif  au  veto  de  la  Chambre  des  Lords.  Etant  donné 
l'état  d'esprit  actuel  de  la  nation,  si  douloureusement  affectée  par 
la  mort  du  roi  Edouard  et  le  désir  de  donner  au  roi  Greorge  la 
meilleure  chance  de  montrer  ce  qu'il  peut  faire,  ni  les  libéraux  ni  les 
tories  n'oseront  refuser  de  participer  à  la  conférence. . .  La  confé- 
rence aboutira-t-elle  à  un  compromis  ?  Il  est  impossible  de  le  dire 


A  TRAVERS  LES  FAITS  ET  LES  ŒUVRES  61 

d'avance.  Les  difficultés  ijaraissent  actuellement  insurmontables; 
mais  le  profond  désir  de  la  paix,  parmi  les  masseis,  mais  la  crainte, 
éprouvée  par  les  conservateurs,  de  combattre  sous  un  drapeau  aussi 
impopulaire  que  celui  de  la  Chambre  des  Lords,  celle  que  ressen- 
tent les  libéraux  d'affronter  le  sentiment  du  peuple,  et  l'inclination 
nationale  de  l'Anglais  pour  le  compromis,  peuvent  accomplir  des 
miracles  ".  Dans  un  autre  article,  M.  O'Connor  écrivait  encore  : 
*  *  Les  chefs  de  la  politique  sont  comme  deux  champions  de  billard  au 
moment  décisif  d'une  partie  où  il  y  a  de  gros  enjeux.  Ils  jouent 
comme  s 'il  s 'agissait  de  leur  vie.  Chacun  vise  à  s 'assurer  le  crédit  de 
vouloir  la  paix  et  à  éviter  le  discrédit  de  plonger  la  nation  dans 
la  guerre.  Cette  concession  (de  la  conférence),  sans  être  parfaite- 
ment sincère,  a  pour  elle  deux  facteurs.  Le  premier  est  la  fatigue 
universelle  du  pays  et  le  dégoût  du  retour  aux  acrimonies  de  la 
grande  bataille  ;  le  second  est  le  désir  sincère  de  ne  pas  plonger  le 
nouveau  roi  dans  la  terrible  alternative  de  choisir  entre  les  deux 
T>artis  dans  une  question  si  périlleuse.  En  réalité  les  deux  partis 
redoutent  les  négociations  et  voudraient  les  éviter  si  c'était 
possible.  Les  chefs  libéraux  ont  cependant  hésité  devant  le  risque 
de  réveiller  le  doute  sur  leur  courage  et  leur  union  dans  la  lutte 
contre  les  Lords,  doute  qui  a  failli  faire  sombrer  leur  barque  au 
commencement  de  cette  année.  C'est  l'enthousiasme  de  M. 
Lloyd  George,  sa  ténacité,  sa  confiance  dans  sa  capacité  de  tout 
gagner  par  voie  de  négociation,  qui  l'a  emporté.  Mais  il  est 
seul  optimiste.  On  voit  difficilement  qael  compromis  chaque  côté 
peut  offrir  ou  accepter  sans  soulever  une  révolte  dans  ses  rangs. 
Le  parti  ouvrier  et  les  Irlandais  se  tiennent  derrière  M.  Asquith 
dans  une  attitude  de  vigilance  et  de  méfiance,  tandis  que  les  Lords 
les  plus  rétrogrades  et  les  protectionnist?3  extrêmes  dans  la  Cham- 
bre des  Communes  sont  une  menace  pour  M.  Balfour.  M.  Lloyd 
George  espère  évidemment  que  même  une  conférence  infructueuse 
vaut  mieux  que  pas  de  conférence  du  tout.  Elle  déchargera  les 
libéraux  de  la  responsabilité  de  faire  'a  guerre  sans  avoir  épuisé 


62  LA  REVUE  CANADIENNE 

te  us  l€s  moyens  de  faire  régner  la  paix  '  '.  Nos  lecteurs  ne  doivent 
pas  oublier,  en  lisant  ces  lignes,  que  leur  auteur  très  distingué  est 
membre  de  la  coalition  qui  a  juré  de  détruire  les  pouvoirs  de  la 
Chambre  dey  Lords. 

C'est  le  13  juin  que  le  premier  ministre  a  donné  la  nouvelle 
officielle  de  la  conférence  projetée.  Il  a  déclaré  à  la  Chambre  des 
Communes  que  des  communications  avaient  été  échangées  entre 
lui  et  le  chef  de  l'opposition  et  qu'une  réunion  des  chefs  des  deux 
partis  auraient  lieu  incessamment.  Une  dépêche  a  annoncé,  depuis 
cette  date,  qu'une  première  séance  de  la  conférence  avait  été  tenue 
le  17  juin.  Il  a  été  entendu  que  ses  délibérations  seraient  con- 
îidentiell'es. 


Depuis  que  les  élections  sont  terminées,  en  France,  on  s'est 
beaucoup  occupé,  dans  la  presse  et  le-:  cercles  pol-tiques,  du 
classement  des  nouveaux  représentants  du  peuple.  On  a  cherché 
n  découvrir  quelle  serait  la  mentalité  de  la  Chambre  récemment 
issue  du  suffrage  universel,  et,  comme  nous  l'avons  indiqué,  îes 
appréciations,  même  dans  les  rangs  catholiques,  ont  été  assez  di- 
■v'erses.  Il  était  fort  naturel  que  M.  Briand  fiit  un  de  ceux  qui  se 
X>réoccupasspnt  le  plus  de  ce  point  important.  Aussi  ^:, 'est-il  livré 
à  un  travail  de  classification  qui  a  fait  couler  beaucoup  d'encre, 
depuis  sa  publication  dans  les  journaux.  Ses  statistiques  portent 
plutôt  sur  les  idées  et  les  programmes  des  élus  que  sur  leurs  atta- 
ches avec  tel  ou  tel  groupe.  Pour  les  établir  il  s '-est  basé  sur  les 
réponses  des  préfets  relativement  aux  opmions  émises  par  les  can- 
didats dans  leurs  professions  de  foi  et  lours  circulaires  électorales. 
Et  voici  un  résumé  de  ces  statistiques.  Se  sont  déclarés  partisans 
de  la  représentation  proportionnelle  et  du  scrutin  de  liste  ,271  ; 
])artisans  du  scrutin  de  liste  pur  et  simple,  62  ;  partisans  du  prin- 
cipe de  la  reforme  électorale,  92  ;  parti:5ans  du  statu  quo\  35.  Se 
i-ont  déclarés  partisans  de  l'impôt  sur  le  revenu  tel  que  proposé  par 


A  TRAVERS  LES  FAITS  ET  LES  ŒUVRES  63 

le  projet  de  M.  Caillaux,  152  ;  partisans  de  ce  projet  avec  réserve, 
228  ;  contre  tout  impôt  sur  le  revenu,  87.  Se  sont  déclarés  parti- 
sans de  la  réforme  ad^ninistrative  416  j  de  la  réforme  judiciaire, 
oll.  Se  sont  déclarés  partisans  du  statut  dea  fonctionnaires,  375. 
Se  sont  déclarés  partisans  de  la  liberté  d'enseignement,  298  ;  par- 
tisans de  la  surveillance  des  écoles  libres,  213  ;  partisans  du  mono- 
pole de  l'enseignement,  66  ;  partisans  de  l'abrogation  de  la  loi 
Falloux,  148.  Se  sont  déclarés  pour  la  capacité  civile  des  syndi- 
cats, 211  ;  pour  le  contrat  collectif  du  travail,  195  ;  pour  la  participa- 
tion aux  bénéfices,  188  ;  pour  le  crédit  ouvrier,  163.  En  faisant  faire 
ce  travail  et  en  le  publiant,  à  quelle  préot  cupation  M.  Briand  a-t-il 
obéi  ?  On  a  dit,  avec  raison  croyons-nous,  qu'il  voulait  préparer 
l'opinion  au  programme  législatif  qu'il  entendait  aborder 
durant  les  prochaines  sessions,  et  qu'il  visait  au  groupement  d'une 
majorité  stable  autour  de  ce  programme.  Mais  quel  sens  ont 
vraiment  les  chiffres  livrés  ainsi  au  public  ?  C'est  ici  que  les 
divergences  s'accusent.  Ainsi,  au  sujet  de  la  liberté  d'enseigne- 
ment, beau<:0up  de  bons  esprits  ont  salué  avec  enthousiasme  la 
constatation  officielle  que  298  députés  s'étaient  prononcés  pour  ce 
principe.  Il  y  a  là  queilque  chose  de  consolant:  et  d'encourageant, 
disent-ils.  C'est  un  indice  que  quelque  cho^:e  est  changé  dans 
l'état  de  l'opinion,  et  que  le  sectarisme  a  vu  seà  plus  beaux  jours. 
L'éminent  député  catholique,  M.  Piou,  s'est  fait  l'écho  de  ce  sen- 
timent dans  un  discours  prononcé  à  Albert,  dans  la  Somme.  Après 
avoir  montré  que  les  élections  de  1910  ont  prouvé  combien  l 'orga- 
nisation est  nécessaire  aux  partis  qui  veulent  réussir,  il  a  continué 
comme  suit  : 

"  Les  élections  ont  une  autre  signification,  une  signification 
politique  plus  haute.  Mb; s  marquent  à  la  fois  la  fin  d'un  ancien 
t-ystème  et  l'avènemeait  d'une  ère  nouvelle.  Elles  sont  des  élec- 
tions d'affranchissement  ;  le  pays  a  commencé  sa  libération.  Le 
Bloc  n'a  pas  seulement  subi  un  échec,  il  a  subi  une  secousse  ;  et 
]a  secousse  a  produit  une  lézarde  qui  ira  s 'élargissant. 


,64  LA  REVUE  CANADIENNE 

"  Ce  qui  paraît  fini,  c'est  la  politique  outrancièr«,  et  sectaire 
de  ces  douze  dernières  années.  Quand  un  peuple  se  remet  à 
reprendre  le  goût  de  la  justice  et  de  la  liberté,  il  ne  s'arrête  d'ordi- 
naire pas  en  chemin. 

"  On  dit  que  les  élections  sont  obscures  :"  je  les  trouve  très 
claires.  Lisez  les  statistiques  officielles  :  la  représentation  pro- 
l)ortionnelle  a  recueilli  5  millions  de  suffrages.  îa  réforije  adminis- 
trative presque  autant,  la  liberté  d'enseignement  compte  298  parti- 
sans. Condamné  le  scrutin  d'arrondissement,  le  grand  instrument 
de  fraude  et  de  mensonge  ;  condamné  le  régime  administratif  avec 
ses  préfets  tyranniques,  ses  délégués  espions,  ses  faveurs  corrup- 
trices, ses  secrets  pour  abaisser  les  moeurs  publiques;  condamné  le 
monopole  de  l'enseignement,  couronnement  rêvé  de  l'édifice  sec- 
taire. 

"  Ai-je  besoin  de  vous  dire  que  cette  représentation  propor- 
tionnelle, cette  liberté  d 'enseignement,  cette  réforme  aiministrative 
étaient  dans  notre  programme  ?  c'en  étaient  même  les  traits  essen- 
liels.  Nous  devons  nous  réjouir  de  leur  succès  et  de  la  part  que 
nous  y  avons  prise  ". 

C'est  là  une  note  plutôt  optimiste!  Est-elle  juste  ?  Les  actes 
de  la  nouvelle  législature  seuls  pourront  le  démontrer  Mais  il 
faut  bien  constater  que  daris  les  rangs  catlioliques  tout  le  monde 
n'est  pas  satisfait.  Ainsi  l'Univers,  qui  a  toujours  été  et  qui 
demeure  un  admirateur  sympathique  da  chef  distingué  de  l'Action 
libérale  populaire,  maintient  son  appréciation  défavorable  du  der- 
nier scrutin. 

"  On  aura  remarqué  peut-être,  écrit  M.  Frtinçois  Vtuillot,  une 
<  trtaine  différence  entre  les  jugements  que  ncus  portons  sur  la 
statistique  électorale  et  les  appréciations  formulées,  sur  le  même 
sujet,  dans  le  discours  de  M.  Piou.  Nous  ne  cherchons  pas  à  la 
dissimuler.  Nous  avions  constaté  nous  même  ure  dissonance  entre 
le  ton  de  ce  discours  et  l'accent  de  nos  premi';.rs  artiîles.  Nous 
nous  contentons  de  maintemr  ici  notre  opinion  précédente,  avec  le 


A  TRAVERS  LES  FAITS  ET  LES  ŒUVRES  65 

regret  de  voir  le  gouvernement  justifier  si  tôt  notre  pessimisme  et 
LOS  inquiétudes.  Nous  regrettons  vivr^ment  de  ne  pas  nous  trou- 
ver d'accord  avec  M.  Piou.  Nous  serions  heureux  de  découvrir 
cans  les  tableaux  ministériels  une  raison  d'abandonner  notre  avis 
pour  nous  ranger  au  sentiment  d'un  parlem'.nfaire  aussi  expéri- 
menté. Mais  nous  ne  pouvons  y  parvenir.  t  crée  nous  est,  par 
«"•onséquent,  de  conclure  quo  l'éminent  orateur  se  fait  illusion. 

"Illusion  de  s'imaginer  que  les  298  défenseurs  de  la  liberté  d'en- 
!:tignement  sont  d'accord,  sur  ce  point,  .ivec  le  programme  de 
l'Action  libérale  populaire.  Ils  ne  sont  d'accord,  un  grand  nom- 
bre au  moins,  que  sur  les  mots. 

'  '  Illusion  de  saluer  dans  les  élections  de  1910  un  scrutin  libéra- 
teur !  Libérateur,  oui,  pour  certains  membres  et  pour  certains 
voisins  de  la  majorité,  que  le  combisme  inquiétait  par  ses  manières 
étroites  et  ses  aventures  démagogiques.  Mais  pour  nous,  jamais 
de  la  vie  !  Les  progressistes  et  quelques  lib^i-iax  ont  peut-être  le 
droit  de  se  réjouir  ;  les  catholiques  ont  le  devoir  de  retremper  leurs 
aimes.  Nous  restons  en  présence  d'un  gouver^i^ment  et  d'un  parti, 
qui  cherchent  à  faire  la  paix,  en  consolidant  le=;  lois  que  nous  vou- 
lons détruire.  " 

M.  Veuillot  déplore  les  illusions  dangereuses,  qui  ne  désarmeront 
pas  un  militant  tel  que  M.  Piou,  sans  doute,  mais  qui  peuvent  inciter 
de  moins  énergiques  à  déposer  le  harnais  de  guerre.  Et  il  termine 
par  ces  paroles  significatives  :  ''  Même  aux  victorieux,  Capoue 
est  funeste  ;  et  nous  sommes  encore  humainement  des  vt:Vicus  1  " 

Il  ne  nous  appartient  pas,  et  il  serait  téméraire  de  notre  part 
de  trancher  ce  débat.  Mais,  de  loin,  il  nous  semble  que  l'Univers 
est  dans  le  vrai.  Ces  298  députés  qui  se  sont  prononcés  pour  la 
liberté  d'enseignement,  par  exemple,  dans  quel  sens  l 'ont-ils  fait  ? 
JMettons  à  part  les  catholiques  et  les  libéraux  sincères,  qui  enten- 
dent par  les  mots  "  liberté  de  l'enseignement  "  le  respect  des  droits 
de  la  conscience  chrétienne  et  des  pères  de  famiUe,  dans  toute  leur 
plénitude.  Prenons  les  républicains  de  gauche  qui  ont  inscrit  ces 


66  LA  REVUE  CANADIENNE 

iriots  dans  leurs  circulaires.  Beaucoup  d'entre  eux  sont  des  blo- 
lards.  Et  ils  ont  voulu  dire  simpiemefnt  qu'ils  considèrent  le 
jnonopole  de  l'enseignement  impossible  à  réaliser  par  le  gouverne- 
ruent,  pour  le  quart  d'heur.^.  Un  grand  nombre  d'entre  eux,  tout 
en  se  proclamant  partisans  de  la  liberté  de  1  'enseignemx.int,  se  sont 
i  ussi  prononcés  pour  "  la  surveillance  de  l'école  libre  ".  Or,  on 
sait  ce  que  cela  veut  dire.  Cela  veut  dire  un  ensemble  de  projets 
restrictifs  de  la  liberté.  Cda  signifie,  par  exemple,  les  lois  Dou-' 
mergu^.  Cela  promet  un  régime  de  tracasseries,  d'arbitraire,  de 
tyrannie  administrative  et  ministérielle,  qui  de  la  liberté  d 'enseigne- 
ment ne  laisserait  plus  subsister  que  le  nom.  Comme  on  le  voit,  les 
statistiques  de  M.  Briand  peuvent  être  fort  décevantes. 

L'habile  homme  qui  I33  a  préparées  et  livrées  au  public  veut 
évidemment  gouverner  en  jonglant  avec  les  mots,  et  en  substituant 
la  manière  souple  et  ondoyante,  qui  lui  a  déjà  si  bien  réussi,  à  la 
manière  brutale  et  cynique  de  M.  Combes.  On  l'a  constaté  une 
fois  de  plus  lors  de  la  réunion  des  Chambres.  C'est  le  1er  juin 
que  la  session  s'est  ouverte.  Le  lugubre  et  maçonnique  M.  Brisson 
a  été  réélu  président  de  la  Chambre  des  députés  par  304  voix.  La 
vérification  des  pouvoirs  et  la  constitution  des  bureaux  ont  pris  une 
huitaine  de  jours.  Le  9  juin  M.  Briand  a  donné  lecture  de  la  dé- 
claration ministérielle,  qui  est  de  règle  au  début  d'un  nouveau 
Parlement.  Eu  égard  aux  circonstances,  elle  était  attendue  avec 
une  vive  curiosité  Le  premier  ministre  a  voulu  donner  bonne  mesu- 
re aux  Chambres  et  au  public.  Le  morceau  de  littérature  parlemen- 
taire qu'il  leur  a  présenté  avait  près  de  trois  fois  la  longueur  habi- 
tuelle. Malgré  son  imprécision  sur  plusieurs  points  importants,  nous 
l'avons  lu  d'un  bout  à  l'autre  av^ec  un  profond  intérêt.  Nous 
sommes  prêt  à  souscrire  à  la  plupart  des  critiques  qu'il  a  provo- 
quées. Et,  cependant  nous  devons  reconnaître  que  ce  n'est 
pas  là  une  pièce  banale  comme  tant  d'autres  de  celles  qui  l'ont 
précédée.  Une  déclaration  où  un  premier  ministre  et  un  cabinet 
annoncent  un  programme  complet  de  réformes  fondamentales,  telles 


A  TRAVERS  LES  FAITS  ET  LES  ŒUVRES  67 

que  la  réforme  du  système  d'élection,  la  réforme  administrative,  la 
léforme  judiciaire,  une  telle  déclaration  mérite  qu'on  s'y  arrête, 
ot  qu'on  essaie  de  scruter  la  pensée  qui  lui  a  donné  naisiance. 
Nous  n'entreprendrons  pas  d'analyser  complètement  ce  document 
volumineux.  Qu'il  nous  suffise  d'en  indiquer  les  grandes  lignes. 
Après  avoir  proclamé  pompeusement  la  loyauté  avec  laquelle,  d'a- 
l>rès  lui,  les  élections  se  sont  faites,  et  célébré  la  force  invincible  de 
la  République,  M.  Briand  a  entonné  le  couplet,  que  nous  lui  avons 
déjà  entendu  chanter^  sur  la  justice  et  la  tolérance  : 

"  Les  Républicains,  a-i-il  dit,  peuvent  donc  envisager  l'aA^enir 
iivec  toute  sécurité.  Mais  précisément  parce  qu'ils  sont  conseients 
de  leur  puissance,  ils  sauront  résister  à  toute  tentation  d 'en  abuser. 
En  aucun  cas,  sous  aucun  prétexte,  eflle  ne  doit  se  muer  entre  leurs 
mains  en  un  instrument  da  tyrannie  et  d'oppression  ni  engendrer, 
dans  le  maniement  des  affaires  publiques,  ces  abus  contre  les  per- 
>:onnes  que  réprouvent  toutes  les  consciences  droites. 

"  Le  suffrage  universel  a  marqué  nettement  sa  volonté  à  cet 
<gard.  Il  entend  que  la  justice  et  la  liberté  ne  soient  pas  l 'apa- 
nage de  quelques-uns  dans  la  République,  qu'en  toutes  circonstances 
eîles  soient  assurées  à  tous,  égales  pour  tous.  Il  ne  veut  pas 
qu'elles  suivent  le  sort  des  combinaisons  électorales,  ni  qu'elles 
deviennent,  au  gré  des  fluctuations  politiques,  la  prime  ou  la 
rançon  des  partis.  " 

Ayant  jeté  une  fois  de  plus  cet  appât  aux  libéraux,  aux  progres- 
sistes, à  certains  droitiers,  qui  ne  semblent  pas  éloignés  de  s 'y  lais- 
ier  prendre,  M.  Briand  parle  de  l'oeuvre  que  doit  accomplir  le 
Parlement.  Le  Gouvernement,  dit-il,  est  prêt  à  collaborer  avec  les 
i'hambres  dans  un  même  souci  du  bien  public.  Mais  il  n'oubliera 
pas  que  sa  fonction  est  de  gouverner,  et  il  exercera  l'autorité  du 
i  ou  voir  exécutif  dans  toutes  les  attributions  qu  'elle  comporte,  avec 
toutes  les  responsabilités  qu'elle  entraîne.  Du  moment  que  le 
Parlement  et  le  Gouvernement  comprendront  leurs  rôlts  respectifs, 
les  conditions  de  la  vie  publique  du  pays  se  trouveront  améliorées. 


68  LA  REVUE  CANADIENNE 

Cependant  pour  que  les  institutions  existantes  répondent  à  toutes 
les  nécessités  présentes,  il  ne  suffit  pas  d'en  modifier  la  pratique. 
Il  faut  rénover  ces  institutions  elles-mêmes.  Et  ceci  amène  le 
premier  ministre  à  parler  de  la  réforme  électorale,  préface  indis- 
pensable de  la  réforme  administrative. 

"  L'objet  de  la  réforme  électorale,  a  dédaré  M  .Briand  doit 
être  de  faire  prédominer,  par  un  scrutin  élargi,  l'intérêt  général 
sur  les  intérêts  locaux  dont  l'âpreté  et  l'exclusivisme  menacent 
parfois  de  la  primer.  Il  est  légitime  que  les  mandataires  du 
suffrage  universel  se  préoccupent  de  la  défense  des  intérêts  parti- 
culiers de  leurs  circonscriptions,  mais  elle  doit  toujours  pass^er  après 
celle  de.i  intérêts  généraux  de  la  France.  C'est  pour  donner  aux 
élus,  en  cas  de  conflit  entre  ces  intérêts,  toute  l'indépendance 
nécessaire  qu'il  importe  de  reconstituer  sur  des  bases  moins  étroites 
notre  système  électoral  ". 

C  'est-H-dire  que  le  scrutin  de  liste  doit  succéder  au  scrutin 
d'arrondissement,  malgré  les  services  que  celui-ci  a  rendu  à  l'idée 
républicaine,  qu'il  a  fait  pénétrer  dans  les  régions  les  plus  réfrac- 
«  aires.  Mais  à  part  l'élargissement  de  la  circonscription  it  le 
système  de  la  liste  substitué  au  système  uninominal,  de  quel  principe 
de  représentation  s'inspirera  la  réforme  ?  Ecoutez  M.  Briand  : 

"  C'est  le  principe  majorité  qui  fait  le  pouvoir  et  perm.t  de 
gouverner.  Il  doit  s'affirmer  par  les  résultats  qu'il  entraîne,^ 
non  seulement  au  sommet  de  l'organisation  pratique,  dans  l'assem- 
blée des  élus  du  suffrage  universel,  mais  à  la  base  même  et  jusque 
dans  les  moindres  collèges  électoraux.  Tout  mécanisme  électoral, 
si  séduisant  qu'il  puisse  être  par  son  ingéniosité,  qui  sous  prétexte 
d'arithmétique  et  sous  couleur  de  justice  mettrait  aux  mains  des 
îiiinorités  le  moyen  d'empiéter  sur  le  pouvoir,  de  fair^  obstacle  à 
ion  fonctionnement,  deviendrait  destructeur  du  régime  et,  par  les 
voies  de  l 'anarchie,  conduirait  la  République  à  sa  perte. 

"  Sous  ses  réserves,  il  est  utile  et  juste,  il  est  même  nécessaire 
pour  l'avenir  du  régime  parlementaire,  que,  tout  en  assurant  à  la. 


A  TRAVERS  LES  FAITS  ET  LES  ŒUVRES  69 

majorité  la  prépondérance  qui  doit  lui  appartenir,  les  opinions 
mises  en  minorité  par  le  suffrage  universel,  dès  qu'elles  ont  une 
importance  réelle,  soient  préservées  de  l'écrasement  et  admises  au 
bénéfice  de  la  délibération  dans  l'assemblée  des  représentants  de 
la  nation,  " 

Qu  ^est-ce  que  cela  veut  dire  ?  Est-ce  que  cela  signifie  la  repré- 
sentation proportionnelle  telle  qu'elle  fonctionne  en  Belgique  ? 
Ici  il  faut  attendre  la  mesure  que  présentera  le  ministère  pour 
•savoir  exactement  de  quoi  il  s'agit.  A  première  vue,  il  ne  nous, 
paraît  pas  que  M.  Briand  se  soit  rallié  complètement  à  la  repré- 
sentation proportionnelle,  qui  a  réuni  pourtant  une  forte  majorité 
des  suffrages  aux  récentes  élections.  Le  premier  ministre  n'a  pas 
révélé  encore  sur  ce  sujet  toute  sa  pensée.  Comme  le  fait  observer 
plaisamment  un  journal   : 

Son  coeur  a  son  secret,  son  âme  a  son  mystère. 
Un  mode  électoral  en  un  moment  conçu. 

Pour  conclure  cette  partie  de  sa  déclaration,  M.  Briand  a 
annoncé  un  projet  qui  "  en  vue  de  la  nomination  d'une  Chambre, 
renouvelable  par  tiers,  établit  le  scrutin  de  liste  avec  une  repré- 
sentation des  minorités  proportionnelle  au  nombre  des.  suffrages 
."éunis  par  leurs  candidats  ".  D'après  ce  passage,  ce  qui  est 
certain  c'est  que  le  ministère  entend  rendre  la  Chambre  renouve- 
lable par  tiers,  au  lieu  de  la  faire  élire  en  bloc  tous  les  quatre  ans, 
A  l'appui  du  renouvellement  partiel.  M,  Briand  a  fait  valoir  la 
nécessité  d'assurer  la  bonne  marche  et  la  continuité  des  travaux 
parlementaires.  Avant  de  quitter  ce  sujet,  il  a  déclaré 
que  le  vote  de  la  réforme  électorale  n'aurait  pas  pour  résultat  de 
inettre  un  terme  anticipé  au  mandat  de  la  Chambre  actuelle. 

Quant  à  la  réforme  administrative  M.  Briand  a  informé  le 
parlement  qu'il  n'entend  pas  abolir  l'organisation  départementale, 
mais  qu'il  se  propose  de  lui  superposer  une  organisation  régionale 
■en   groupant   les   départements   en   raison   de   l'affinité   de   leurs 


70  LA  REVUE  CANADIENNE 

intérêts,  notamment  dans  le  domaine  économique. 

Le  premier  ministre  a  parlé  plutôt  brièvement  d;  la  réforme 
judiciaire,  et  du  statut  des  fonctionnaires.  Il  a  consacvé  plus  d'es- 
pace à  son  programme  social.  "  Il  ne  suffit  pas,  a-t-il  dit,  d'avoir 
concédé  aux  travailleurs  la  faculté  de  former  des  groupements  cor- 
poratifs ;  il  faut  accorder  à  c^  groupements  tous  les  moyens  légaux 
de  réaliser  leurs  fins.  Il  faut  notamment  les  mettre  en  mesure  de 
traiter  au  nom  de  leurs  membres  avec  le  capital  pour  la  fourniture 
de  la  main-d'oeuvre,  les  habituer  à  se  procurer,  à  posséder,  et  à 
administrer  toutes  les  ressources  dont  ils  peuvent  avoir  besoin  pour 
remplir  intégralement  leur  rôle  ;  il  faut  leur  ouvrir  et  leur  facili- 
ter, dans  la  plus  large  mesure,  pour  eux  et  pour  leurs  membres,, 
l'accès  de  la  propriété.  A  cet  effet,  nous  vous  soumettrons  tout  un 
ensemble  de  dispositions  législatives  qui  formeront  comme  la  charte 
vi 'organisation  générale  du  travail  ;  elles  comporteront  le  droit  de 
conclure  des  contrats  collectifs,  l'extension  de  la  capacité  civile  des 
syndicats,  l'établissement  du  crédit  ouvrier,  la  faculté  de  former 
entre  le  capital  et  le  travail  des  sociétés  qui  assureront  à  celui-ci  une 
part  légitime  des  bénéfices  réalisés  en  commun.  "  Cette  partie  de 
J3  déclaration  a  semblé  rencontrer  peu  de  faveur  dans  les  rangs 
du  parti  radical.  C'est  plutôt  dans  le  groupe  des  catholiques  de 
l'école  du  comte  de  Mun  qu'elle  a  provoqué  des  adhésions. 

Dans  un  document  de  cette  nature  le  chef  du  gouvernement 
ne  pouvait  passer  sous  silence  la  situation  extérieure  du  pays,  et  sa 
puissance  navale  et  militaire.  M.  Briand  a  déclaré  que  la  France 
'*  doit  se  montrer  constamment  soucieuse  de  sa  puissance  maté- 
rielle, qui  est  la  garantie  la  plus  siire  de  son  indépendance  et  de  sa 
dignité.  Elle  a  contracté  une  alliance  et  des  amitiés  qu  '«^lle  s 'effor- 
cera de  fortifier  ;  mais  de  telles  ententes  supposent  qu'elle  est  à 
même  de  tenir  son  rang  dans  le  monde.  La  valeur  de  son  concours 
se  mesure  à  sa  force  et  c'est  de  sa  part  un  devoir  de  loyauté  vis-à- 
vis  de  son  allié  et  'de  ses  amis  que  de  garder  cette  force  intacte.  '  ' 

Pour  cela,  et  pour  subvenir  aux  dépenses  nouvelles  résultant 


A  TRAVERS  LES  FAITS  ET  LES  ŒUVRES  71 

des  lois  sociales,  des  travaux  publics  et  de  l'outillage  économique 
dont  le  besoin  se  fait  sentir,  il  faut  des  finances  solidement  assises  ; 
d'où  il  suit  que  la  réforme  fiscale  s'impose.  I^e  projet  d'impôt  sur 
le  revenu,  dont  le  Sénat  a  été  saisi  après  la  Chambre,  sera  étudié  en 
collaboration  avec  la  haute  assemblée.  L'oeuvre  qui  sortira  de  ce 
travail  commun  "  réalisera,  assure  M.  Briand,  la  justice  fiscale 
sans  exposer  les  citoyens  aux  procédés  inquisitoriaux  et  vexatoires 
qu'on  a  essayé  de  leur  faire  craindre.  " 

]\rais  pour  exécuter  ce  programme,  il  faut  au  gouvernement  la 
force,  la  stabilité  parlementaires,  il  faut  une  majorité  solide  et 
durable.  M.  Briand  a  fait  appel  à  la  Chambre  pour  la  constitution 
de  cette  majorité. 

Cependant  la  déclaration  ne  contenait  encore  rien  au  sujet  de  la 
question  scolaire  et  de  la  défense  de  l'école  laïque.  M.  Briand  a 
terminé  l'énoncé  de  sa  politique  par  un  paragraphe  où  il  a  parlé, 
naturellement,  de  maintenir,  de  consolider  les  conquête  •>  laïques  de 
la  République,  de  les  mettre  à  l'abri  de  tout  re^tour  de  réaction. 
*  '  Avec  le  souci  de  n  'inquiéter  aucune  croyance,  s 'est-il  écrié,  de  ne 
porter  aucune  atteinte  aux  scrupules  légitimes  des  consciences,  il 
vous  présentera  les  dispositions  législatives  reconnues  indispensa- 
bles pour  sauvegarder  l 'école  laïque,  qu  'il  considère  comme  la  pierre 
angulaire  de  la  République,  et  pour  résoudre  sans  sortir  du  domaine 
de  la  liberté  équitablement  et  raisonnablement  contrôlée,  le  pro- 
blême scolaire  dans  son  ensemble.  '  ' 

In  caudâ  venenum,  devrons-nous  dire  une  fois  de  plus.  Voilà 
à  quoi  aboutissent  toutes  les  paroles  cauteleuses  de  M.  Briand. 
Ce  pacificateur,  ce  modérateur,  que  beaucoup  de  braves  gens  sont 
bien  près  de  considérer  comme  un  libérateur,  annonce  tranquille- 
ment qu'il  se  propose  d'achever,  suaviter,  l'étranglement  de  l'école 
catholique. 

Nous  devons  ajourner  à  notre  prochaine  chronique  l'étude  du 
débat  important  qui  a  suivi  cette  déclaration,  et  dont  les  compte- 
rendus  complets  ne  nous  sont  pas  encore  parvenus. 


72  LA  REVUE  CANADIENNE 


Changeons  de  scène  et  transportons-nous  à  l'Académie.  Une 
intéressante  élection  y  a  eu  lieu  le  27  mai.  Il  s'agissait  de  choisir 
deux  nouveaux  immortels  comme  remplaçants  du  cardinal  Mathieu 
et  de  M.  Costa  de  Beauregard.  Pour  le  fauteuil  du  premier  les 
trois  concurrents  étaient  Mgr  Duchesne,  directeur  de  l'Ecole  fran- 
çaise à  Rome,  Mgr  Baudrillart,  recteur  de  l'Institut  catholique  de 
Paris,  et  M.  Stephen  Liégeard.  Mgr  de  Cabrières,  l'illustre  évê- 
que  de  ^Montpellier,  candidat  à  une  élection  précédent'^  —  élection 
qui  n'avait  pas  abouti  —  s'était  retiré.  Le  nombre  de  votants 
était  de  32  ;  la  majorité  absolue  était  donc  de  17.  Au  premier  tour 
Mgr  Baudrillart  eut  14  votes,  Mgr  Duchesne  12,  et  M.  Liégeard  6. 
Au  second  tour  Mgr  Baudrillart,  eut  14  votes  encore,  Mgr  Duchesne 
16,  et  M.  Liégeard,  2.  Au  troisième  tour  Mgr  Baudrillart  eut  12 
votes,  Mgr  Duchesne  17,  et  M.  Liégeard  3.  Mgr  Duchesne  était  élu. 
Etant  données  les  circonstances,  l'élection  de  Mgr  Baudrillart  eût 
été  préférable,  car  la  candidature  de  son  rival  heureux  avait  pris 
une  signification  étrange,  dont  lui-même,  sans  doute,  ne  se  rendait 
pas  compte.  "  On  avait  célébré,  lisons-nous  dans  les  Etudes,  le 
directeur  de  l'Ecole  française  de  Rome,  auprès  des  académiciens 
non  catholiques,  comme  le  représentant  d'un  clergé  libéral,  qui 
déplorerait  la  politique  religieuse  de  Pie  X  et  même  ses  directions 
tLéologlques.  ,  On  a  donc  fait  de  Mgr  Duchesne  le  candidat  de  ce 
que  le  public  nomme  communément  "  l'aile  gauche  de  l'Académie". 
Dans  ces  conditions,  le  résultat  du  scrutin  du  27  mai  nous  paraît 
regrettable  pour  l 'Académie  et  pour  le  vainqueur  du  jour  lui-même. 
Pour  le  siège  de  M.  Costa  de  Beauregard,  quatre  candidats  étaient 
tn  présence  :  le  général  Langlois,  M.  Maurice  Maindron,  le  vicomte 
de  Saint-Géniez,  et  M.  Pierre  de  Nolhac.  Au  premier  tour  le  géné- 
ral Langlois  eut  9  voix,  M.  Maindron  9,  M.  de  Saint-Géniez  0,  et 
M.  Pierre  de  Nolhac  14.  Puis  les  scrutins  se  succédèrent,  le  géné- 
ral Langlois  et  M.  de  Nolhac  laisant  en  arrière  les  deux  autres  et 


A  TRAVERS  LES  FAITS  ET  LES  ŒUVRES  73 

st  faisant  échec,  jusqu'au  septième  tour  où  ils  eurent  chacun  14 
voix,  tandis  que  M.  Maindron  en  avait  2  et  M.  de  Saint-Géniez  0. 
L'élection  a  été  ajournée. 


La  presse  catholique  a  eu  à  déplorer  la  perte  d'un  de  ses  vété- 
rans: M,  Auguste  Roussel,  directeur  de  VUnivers  conjointement 
avec  ]M.  François  Veuillot.  Il  avait  soixante-six  ans,  et  faisait  du 
journalisme  "  pour  la  cause  de  Dieu  "  depuis  quarante-trois  ans. 
31  était  entré  à  VUnivers  ressuscité  en  1867,  sous  Louis  Veuillot. 
Il  s'en  était  séparé  pendant  cinq  ou  six  ans  pour  fonder  avec 
Arthur  Loth  la  Vérité  française,  à  la  suite  de  certaines  divergences, 
qui  laissaient  intacte  la  communauté  de  principes  dans  les  matières 
essentielles.  M.  Roussd  était  un  solide  et  judicieux  écrivain,  et  un 
catholique  admirable.  Toute  la  presse  française  a  rendu  hommage 
à  sa  noble  mémoire. 


Au  Canada  la  politique  chôme  en  ce  moment.  Sir  Wilfrid 
Laurier  partira  pour  une  tournée  oratoire  de  deux  mois  à  travers 
l'Ouest,  et  quelques-uns  y  voient  un  présage  d 'élections  géné- 
rales à  l'automne.  A  Québec  la  session  provinciale  a 
pris  fin  le  4  juin;  son  oeuvre  législative  n'offre  rien  de  spécialement 
important.  Les  bons  patriotes  ont  salué  avec  joie  l'adoption  du  bill 
relatif  à  l'usage  simultané  du  français  et  de  l'anglais  par  les  com- 
pagnies d'utilité  publique. 

Thomas  CHAPAIS. 
Saint-Denis,  25  juin   1910. 


Chronique  des  Revues 


fcsOMMAiRE.  —  Le  Cinquantième  des  Zouaves  pontificaux  à  Momxmabtre. 
(Extraits  du  Gaulois,  1er  juin  et  3  juin — -Article  de  M.  de  Mun, 
9  juin).  —  L'Education  du  Corps.  (Article  de  l'Education  moderne, 
par  M.  Paul  Ganthier,  avril  1910).  —  Toilette  féminine.  (Article 
de  la  Semaine  de  Rome,  par  le  Père  Waszkléwicz).  —  La  Morale  et 
LA  Science.  (Article  de  M.  Henri  Poincaa*é,  de  La  Revue,,  1er  juin 
1910).  —  A  LA  Comète!  (Article  de  Pierre  l'Ermite,  de  La  Croix 
de  Paris).  —  Le  vrai  caractère  de  Pasteur.  (De  M.  Jules  Clai'etie, 
dans  les  Annales).  —  L'Acadie  (Article  de  M.  Emile  F]ouren.s, 
ancien  ministre,  du  Soleil  de  Paris,  12  mai  1910). 


jfi^jji|^E  Cinquantième  des  Zouaves  pontificaux  à  Mont:vi.\rtre. 
IIBP       (Extraits  du  Gaulois  du  1er  juin  et  du  3  juin — Article  de 
~  M.  le  Comte  de  Mun,  9  juin).  —  Le  lundi,  2  .';nin,  les 

anciens  zouaves  pontificaux  ont  célébré  à  Paris,  par  une 
messe  solennelle  à  Montmartre  et  par  un  banquet  à  la  salle  Hoche, 
eous  la  présidence  de  M.  de  Charette,  le  cinquantième  anniversaire 
de  leur  prise  d'armes  en  faveur  du  Saint-Siège.  Les  Canadiens 
étaient  représentés  à  ces  fêtes  C^),  et  un  cablegramme  (^)  a  été 
envoyé  au  "  général  "  le  jour  même.  C'était  justice.  Car  l'on 
sait  qu  'au  souffle  puissant  de  sa  parole  d 'apôtre,  Mgr  Bourget,  il  y 
a  cinquante  ans,  fit  se  lever  d 'ici  des  légions .  . .  dont  nous  salue- 
rons avec  émotion  les  survivants  lors  de  la  procession  du  Con- 
grès Eucharistique,   cet  automne,  puisqu'ils  marcheront   derrière 


O  M.  Léon  Dêcarrie,  ancien  zonave,  de  Notre-Dame  de  Grâce,  près 
Montréal,  se  trouvait  à  Paris  pour  ces  fêtes. 

(")    Le   Commanda'nt  Bussières,  de   Montréal,   a  signé   la   dépêche   à 
laquelle  nous  faisons  allusion. 


CHRONIQUE  DES  REVUES  75 

le  dais,  en  groupe,  à  la  place  d'honneur,  à  la  suite  des  Cheva- 
liers de  la  famille  pontificale.  Ces  fêtes  de  Paris  —  dont  les 
journaux  catholiques  ont  rendu  compte,  ont  été  plus  émouvantes 
que  bruyantes.  Nous  leur  devons  un  écho  dans  ces  pages  de  la 
Eevue  Canadienne,  où  l'on  parla  beaucoup,  de  1864  à  1870,  des 
zouaves  de  Pie  IX. 

'  '  Quand  il  s 'agit  de  dévouement  —  dit  le  Gaulois  —  les  Fran- 
çais sont  toujours  les  premiers.  .  .  Il  y  en  eut  une  légion  au  service 
du  Saint-Siège,  parce  que  royalistes  et  catholiques  trouvaient 
une  égale  satisfaction  à  défendre  leur  foi  religieuse  et  leur  foi 
patriotique.  Ceux  qui  survinrent  par  la  suite,  Belges^ 
Hollandais,  Canadiens,  et  qui  élevèrent  le  régiment  au 
chiffre  de  quatre  mille  hommes,  au  moment  de  Mentana, 
n'étaient  amenés  que  par  l'idée  religieuse,  mais  la  différence  d'ori- 
gine ne  se  fit  jamais  sentir,  pas  plus  que  celle  de  la  naissance,  car 
tous  avaient  la  même  foi.  " 

Voici  encore  d'autres  évocations  historiques,  que  nos  lecteurs 
canadiens  aimeront  à  revivre.  On  ne  les  relit  pas,  par  exemple, 
dans  la  chapelle  des  "  Zouaves  "  de  la  cathédrale  de  Montréal,  où 
sont  gravés  sur  des  plaques  de  marbre  les  noms  des  507  Canadiens 
qui  furent  soldats  du  Pape,  et  devant  le  vieux  drapeau  qui  fut  à 
]Mentana,  sans  sentir  peser  sur  son  âme  une  émotion  profonde. 

Les  premiei-s  qui,  en  1860,  répondirent  à  l'appel  du  général  de-  Lamo- 
licière  qui,  lui-même,  venait  à  l'appel  de  son  ancien  caimarade  d'Afrique, 
Mgr  de  Mérode,  alors  pro-ministre  des  armes,  ne  furent  guère  plus  de 
trois  cents,  et  ils  ne  furent  pas  tout  d'abor-d  las  zouaves  pontificaux.  Mgr 
de  Mérode,  qui  était  Tîelge  et  qui  avait  appelé  plusieurs  de  ses  compatrio- 
tes, les  nomma  Franco-Belges,  et  c'est  sous  ce  nom  qu'ils  se  battirent  à 
Costelfidardo,  à  peine  organisés,  à  peine  armés.  Ce  n'est  qu'à  leur  nou- 
velle formation,  en  1S61,  que  Pie  IX  déclara  qu'il  lui  fallait  un  régiment 
comme  celui  des  zouaves  français,  dont  la  réputation  avait  laissé  en  Italie, 
tipi-ès  la  campagne  de  1859,  des  souvenirs  itorpérissables  de  bravoure  et 
d'entrain. — Parmi  les  premiers  arrivés,  un  beau  et  grand  jeune  homme 
blond,  de  vingt-huit  ans,  se  faisait  remarquer  de  tous  par  sa  prestance,  son 


76  LA  REVUE  CANADIENNE 

air  martial  et  sa  connaissance  de  la  langue  italienne  :  c'était  le  baron  de 
Charette,  élève  de  l'Académie  de  Turin,  devenu  lieutenant  au  service  du 
duc  de  Modène,  démissionnaire  en  1859,  et  qui  venait  offrir  son  épée  au 
Pape.  —  Un  Charette  dans  l'armée  du  Pape  !  Un  Cathelineau  se  présen- 
tait aussi  !  C'était  toute  la  chouannerie  au  service  du  Saint-Siège.  Il  n'y 
manquait  que  les  émigrés  :  ils  arrivèrent  également.  On  trouvait  cet 
empressement  comproii'.ettant  en  face  de  l'armée  française  que  "Sapoléon 
m  maintenait  à  Roonc.  Pie  IX  sourit  de  ces  craintes,  et  il  nomma  M.  de 
Cliarette,  qui  lui  avait  plu  dès  le  premier  abord,  capitaine  de  la  preonière 
co^opagnie  des  Franco-Belges,  dont  le  comte  Louis  de  Becdelièvre,  ancien 
cffjcier  de  l'armée  française,  était  nommé  commandant.  M.  de  Becde- 
l'èvre  fut  nommé,  l'a.mée  suivante,  lieutenant-colonel  des  zouaves  ponti- 
ficaux ;  il  démissionna  peu  après  et  fut  remplacé  par  un  vieux  serviteur 
de  la  papauté,  le  colonel  Adlet,  dont  un  ancêtre  commandait  les  Suisses  à 
la  'bataille  d'Ivry,  et  se  fit  tuer  parce  que  ses  hommes  avaient  dit  :  "  Pas 
d'argent,  pas  de  Suisst-s  ".  —  Vous  verrez  comment  on  se  bat  sans  argent, 
lui  avait  dit  Henri  IV  (ui  allant  au  feu.  —  Et  vous.  Sire,  lui  avait  répondu 
le  colonel  indigné,  vous  allez  voir  comment  on  se  fait  tuer  sans  argent  ! 
Et  il  avait  entraîné  ses  hommes.  .' 

Mais  c'est  M.  de  Charette  qui  fut  l'âme  du  régi- 
ment des  zouaves.  Nul  ne  s'entendait  mieux  que  lui 
à  apprécier  les  hommes,  à  les  mener,  à  les  entraîner, 
fct  son  regard  bleu,  alternativement  doux,  fin,  railleur  ou 
violent,  fascinait  littéralement  ses  volontaires. 

Il  était  là,  au  jour  du  cinquantième,  à  Montmartre. 
Le  vénérable  évêque  de  Montpellier,  Mgr  de  Cabrières, 
qui  a  fait  l'allocution,  Ta  salué  magnifiquement  :  "  Auprès 
de  ces  trois  hommes  —  a-t-il  dit  —  (Lamoricière,  Pimodan 
et  Becdelièvre)  il  en  fallait  un  autre.  Vous  le  nommez 
avec  moi  ;  il  est  là  :  son  nom  est  un  drapeau.  Il  a  mar- 
qué dans  les  guerres  de  Vendée  d'une  manière  illustre  ;  il  a  marqué 
d'une  manière  non  moins  illustre  à  Rome  et  dans  l'armée  fran- 
çaise. " 

Après  la  messe  eut  lieu  le  banquet  à  la  salle  Hoche.  Le  chro- 
niqueur du  Gaulois  en  raconte  les  détails.  Il  cite  parmi  les  présents 
des  noms  qui  sonnent  haut,  les  premiers  noms  de  France.     "  On 


CHRONIQUE  DES  REVUES  7T 

dirait  une  liste  d'invités  à  la  cour  de  Louis  XIV  ",  s'exclamait  le 
général  Cialdini  en  lisant  la  liste  des  blessés  au  lendemain  de  Cas- 
telfidardo.  On  pourrait  le  répéter  encore.  Mais  voici  la  page  à 
retenir. 

Comment  dépeindre  en  ces  quelques  lignes  la  joie  que  tous  éprou- 
vaient à  se  revoir,  à  revivre  le  passé  ?  Et  la  belle  chose  que  la  camaraderie- 
raiiitaire  qui  réunit  daiio  un  même  élan,  dans  la  même  foi,  dans  les  mêmes 
espérances,  des  gentiiîiommes  appartenant  à  la  plus  vieille  noblesse  et 
dos  hommes  de  toutes  les  classes,  entre  lesquels  il  ne  restait,  comme 
jadis,  d'autre  différence  que  celle  des  grades  at'tribués  à  la  vaillance  et 
au  mérite.  Et  encore  toute  hiérarchie  s'efface-t-elle  volontiers  devant  cette 
belle  intimité  des  soldats  qui  combattent  héroïquement  pour  toutes  les 
grandes  causes.  —  Si  l'on  s'aime  bien  au  régiment,  si  une  prolonde  et 
siiK'ère  affection  unit  les  survivants  de  l'épopée  des  zouaves,  il  est  quel- 
<iu*un  qu'on  aime  par-dessus  tout,  c'est  le  général.  Avec  quelle  joie  fut-il 
r.cclamé  lorsqu'il  se  leva  pour  prononcer  l'une  de  ces  courtes  allocutions- 
où  vibre  son  coeur,  toujours  jeune,  de  vieux  soldat    ! 

Tout  à  l'heure,  comme  nous  lui  disions  combien  tout  le  monde  eta.it 
heureux  qu'il  lui  ait  été  possible  de  faire  un  long  voyage  et  fatiguant 
pour  venir  à  Paris,  il  répondait  :  "  On  se  porte  toujours  bien  quand  on. 
est  content  ".  Contrait,  il  le  fut  certainement  hier,  car  il  se  ijortait  à 
laei-veille,  et  jamais  sa  parole  ne  fut  plus  vive,  plus  animée,  plus  spiri- 
tuelle :  "  Mes  chers  amis,  mon  coeur  est  tout  à  vous  ;  il  reste  jeune  au. 
contact  des  vôtres.  Au  milieu  de  vous,  votre  général  est  heureux,  et  il 
rcjnercde  le  bon  Dieu  de  lui  avoir  permis  cette  grande  joie. . .  "  —  Puis^ 
de  cette  voix  qui  résonne  comme  un  appel  de  clairon,  dans  une  causerie 
entraînante  et  familière  à  la  fois,  il  évoqua  quelques  souvenirs  du  passé 
et  dit,  pour  l'avenir,  ses  indéfectibles  espérances'. 

En  une  page  superbe,  comme  il  sait  les  écrire,  le  comte  de  Mun^ 
dans  le  Gaulois  du  9  juin,  évoque  le  souvenir  des  zouaves  de  Pie  IX 
et  de  Charette.  Nous  en  voulons  citer  ici  la  partie  qui  explique 
;'»e  que  fut  le  "  mouvement  "  d'où  naquit  en  France  le  régiment 
des  zouaves.  C'est  à  ces  pensées  et  à  ces  sentiments  que  le  grand 
Mgr  Bourget  fit  écho,  quand  il  lança  l'appel  qui  nous  valut  l'une  des 
plus  belles  pages  de  notre  histoire  canadienne -française.    Nos  jeu-^ 


78  LA  REVUE  CANADIENNE 

Des  gens  d'aujourd'hui,  qui  se  forment  un  peu  ])artout  en  "  batail- 
lons de  zouaves  '  ',  aimeront  sans  doute  y  retremper  leur  vaillance  : 
ijxempla  trahunt  ! 

Pourrai-je  un  moment  revivre  l'heure  lointaine  ?  Je  sortais  du  collège, 
j'allais,  nn  mois  plus  tard,  entrer  à  Samt-Cyr.  Depuis  un  an,  chez  nos 
parents,  par  nos  maîtres,  nous  entendions  parler  de  la  question  romaine. 
JS^ous  savions  que,  par-delà  des  monts,  un  vent  de  tempête  roulait  son 
tunmlte  vers  Eome,  vers  le  siège  auguste  de  la  Pax)auté.  Allait-il  ren- 
verser la  muraille  sacrée,  et,  derrière  elle,  après  tant  de  rois  dépossédés, 
ittteindre  cehii  que  la  triple  couronne  rendait  trois  fois  inviolable  ?  La 
question  romaine,  c'était  cela.  —  Elle  passionnait  le  monde  religieux  et 
jjo^itique,  la  pr^se,  les  presbytères  et  les  salons.  Dans  les  milieux  catho- 
liques, elle  bouleversait  les  consciences.  J'ai  connu,  et  de  tout  près,  des 
âmes,  palpitantes  de  la  plus  ardente  piété,  qui,  dans  l'élan  d'un  culte 
j>resque  mystique  pour  la  liberté,  frémissaient  d'un  généreux  enthousiasme 
au  souffle  de  l'indépendance  italienne,  et  que  tortura/it,  d'un^^  véritable 
i«ngoisse,  la  pensée  d'ur,  irrémédiable  conflit  entre  «a  cause  et  celle  de  la 
Papanté.  —  Le  Pape  détrôné  I  Nul,  alors,  parmi  les  catholiques,  ii'acoep- 
tdit  la  perspective  d'un  si  énorme  écroulement.  Napoléon  III,  il  est  vrai, 
depuis  la  guerre  d'Italie,  laissait  complaisamment  l'ouragan  faire  son 
oeuvre.  Jusqu'oii  ira'jnt  sa  patience  ou  sa  complicité  ?  Permet  Irait-il  à 
la  révolution  d'abattre,  avec  le  trône  du  pontife  suprême,  la  clef  de  voûte 
dxi  monde  chrétien  ?  li  n'y  avait  plus,  en  France,  en  Europe,  d'aulre  ques- 
tion. —  Dans  les  familles  légitimistes,  le  respect  du  droit  monarchique 
•s'?joutait  à  l'éanotion  dés  consciences.  An-dessus  des  royaoïtés  de  la 
It'ninsule,  balayées  par  l'orage,  celle  de  Pie  IX  apparaissait  intangible, 
<lans-sa  majesté  surhumaine.  —  Depuis  un  an  livrée  à  la  tourmenlu,  allait- 
elle  som/brer,  à  son  tour  ?  L'indignation  grandissait  à  l'approche  mena- 
çante d'une  si  grande  catastrophe. 

Elevé  dans  l'air  qu'embrasaient  ces  colères,  j'en  recevais  l'empreinte 
naturelle.  Mais,  orier.lé  de  bonne  heure  vers  l'état  militaire,  j'étais  tout 
a  Vorgueuil  de  l'aborder,  libre  enfin  des  examens,  à  cette  he^urs  étince- 
ùante,  où  l'armée  d'Italie,  couverte  des  lauriers  cueillis  dans  les  chami>s 
Je  Lombardie  sur  les  traces  immortelles  de  son  aînée,  venait,  dans  Paris, 
de  défiler  en  un  triomphe  inoubliable.  —  Soudain,  pendant  les  vacances, 
au  soir  d'un  jour  de  sei)tembre,  une  dépêché  éclate  comme  an  couji  de 
tonnerre.      Le  18,  à  Castelfidardo,  la  petite  année  jwntificale  v'.erjt  d'être 


CHRONIQUE  DES  REVUES  79 

écrasée  par  les  divisions  piêmontaises.  Il  faut  avoir  entendu  le  bruit 
de  \h.  stupéfiante  nouvelle,  pour  en  comprendre  le  scandale  inouï.  Jusque- 
là,  on  parlait  des  garibaldiens,  des  aventuriers,  des  révolutionnaires, 
(^ette  fois,  c'était  l'armée  du  Piémont,  celle  qui,  l'année  d'avant,  combat- 
tait avec  la  nôtre,  l'armée  dii  roi  qui  portait  au  front  la  co.ironne  de 
Jérusalem  !  —  Et  la  France,  comble  de  stoipeur,  la  France  avait  permis 
l'ai  tentât  sacrilège.  Elle  avait  à  Rome  des  soldats,  à  deux  pas  du  champ 
de  bataille.  Ils  étaient  demeurés  là,  témoins  inertes  de  l'horrible  écrase- 
ment !  —  Les  dét/ails  arrivaient,  poignants  et  grandioses,  par  les  jonr- 
raux,  par  les  lettres  privées,  et  trois  noms  surgissaient,  dans  le  drame 
héi'oïque  :  Lamoricière,  Pimodan,  Charette.  Lamoriciêre,  le  général  en 
qui  s'incarnait  la  légende  africaine,  dont  le  rayonnement  tout  ijroche 
allait  m'appeler  d'un  invincible  attrait  !  Lamoricière  qui,  sans  hésiter, 
M'nait  de  donner  au  .Pape  désarmé  sa  gloire  et  son  épée  !  Il  avait  dit  : 
"  Ojnand  j'élèverai  mon  nom  au  bout  de  mon  sab^-e,  j'aurai  .les  soldats. 
Je  sais  comment  on  fait  les  zouaves  ".  Et  autour  de  ce  sabre  et  de  ce 
nom,  les  soldats  étaient  accourus,  de  France  et  de  Belgique  presque  tous, 
de  France  surtovit,  de  son  sang  le  plus  jjur  et  le  pkis  vieux,  fils  de  gentils- 
hommes et  de  paysars,  confondus  dans  le  même  élan  pour  sauver  le 
trône  de  Pierre  —  Pio  Pctri  scde  ! 

L'Education  du  corps  (Article  de  V Education  Moderne,  par 
M.  Paul  Gaultier — avril  1910).  —  Pour  faire  de  bons  soldats,  non 
seulement  dans  l'armée  du  pape  mais  partout,  il  faut  de  beaux 
hommes,  j 'entends  des  hommes  bien  faits  et  robustes.  Aux  zouaves  de 
Pie  IX,  les  Canadiens  ne  faisaient  pas  mauvaise  figure.  Ils 
;!  'étaient  pas  grands  en  général,  mais  ils  étaient  solides.  La  force 
musculaire  de  queilques-uns  —  celle  de  Taillef  er,  par  exemple  — 
fut  presque  légendaire.  Or,  nous  aurons  besoin  de  bons  soldats 
sans  doute,  au  Canada,  puisque  nous  devenons  une  nation  et  que 
notre  gouvernement  vient  de  régler  qu3  nous  iiurions  une  marine; 
nationale.  En  tout  cas,  il  est  utile  que  nous  nous  préoccupions 
davantage  de  l'hygiène,  et  ii  faut  approuver  ceux  de  nos  médecins 
qui  s'agitent  et  parlent,  dans  les  congrès  et  ailleurs,  pour  que  nous 
n'abandonnions  pas  l'éducation  physique  aux  caprices  du  hasard. 
A  ce  sujet,  voici  un  article  de  V Education  Moderne  qui  est  fort 


80  LA  REVUE  CANADIENNE 

intéressant.  Je  n'en  cite  que  la  dernière  partie.  Elle  touche,  au 
passage,  un  point  que  je  signale  aux  directeurs  et  maîtres  de  disci- 
pline dans  nos  collèges  :  la  lecture  à  table. 

Dans  certeins  étal.iissements  ne  va-t-on  pas  jusqu'à  prescrire,  le  silence 
jîendant  les  repas,  de  crainte  sans  domte  que  le  sel  de  la  conversation  ne 
prête  quelque  saveur  à  ces  mornes  ratatouilles  !  Avalées  sans  gaioté,  elles 
no  profitent  pas.  N'étant  pas  distraits  jiar  rien,  les  enfants  engloutissent, 
telies  des  bêtes,  bien  plus  qu'ils  ne  mangent  à  la  façon  d'êtres  civilisés. 
A  pareil  régime  leur  estomac,  que  surmène  une  aliimentation  ausri  lourde 
qn'msuffisamnaent  mastiquée,  se  fatigue,  cependant  que  l'organii.me  s'a- 
néantie,  privé  qu'il  est  d'aliments  substantiels  et  réconfortant?.  Où 
étes-vous,  confortables  biftecks  et  succulentes  côtelettes  ?  Il  ne  faut  pas 
trop  de  viandes,  sans  doute,  afin  de  ne  pas  charger  l'intestin  Je  toxines, 
inai;:.  il  en  faut.  En  tout  cas,  on  ne  saurait  faire  assez  attention  au 
régime,  à  la  valeur  nutritive  et  à  la  qualité  des  produits,  à  la  prépara- 
tion des  mets,  et,  je  n'hésite  pas  à  le  dire,  à  leur  agrément.  Coinme  la 
gaîté,  le  plaisir  excite  l'appétit,  stimule  la  digestion,  favorise  en  un  mot 
la  raitrition.  Spencer  soutient  que  les  nations  maîtresses  sont  les  mieux 
nourries.  Il  fait  honneur  au  bifteck,  et  il  y  a  du  vrai  dans  ce  paradoxe, 
de  la  grandeur  britannique.  Kien  de  plus  sot,  en  tout  cas,  sous  prétexte 
d'intelleotualité  supérietre,  mais  en  réalité  chancelante,  que  de  dédaigner 
les  détails  matériels  qi.'.i  sont  primordiaux  dans  la  vie  et  particulièrement 
en  éducation.  L'incurie,  hélas  !  des  parents  et  des  maîtres  eu  ces  matiè- 
res vient  de  leur  ignorance.  C'est  au  point  qu'on  se  demande  si,  en  face 
d'un  tel  danger,  il  n'y  a  pas  lieu  de  mettre  au  premier  rang,  dans  tous  les 
ordres  d'enseignement,  l'étude  de  la  physiologie  et  de  l'hygiène  et  de 
donner  à  tous  quelques  éléments  de  médecine  théorique  et  pratique. 

L'auteur  développe  encore  des  considérations  originales  sur  la 
nécessité  de  la  vigueur,  de  l'agilité  et  de  la  beauté,  qualités  qui  sont 
la  parure  du  corps  sain.  Nous  ne  le  suivrons  pas,  bien  qu  'à  regret, 
faute  de  place.  Mais  il  a  raison.  La  race,  l'esprit  et  la  vertu 
n'ont  qu'à  y  gagner,  si  toutefois  les  desiderata  et  l'exécution  des 
projets  se  contiennent  dans  les  limites  modérées  ou  permisœ.  D'au- 
tre part,  ne  voilà-t-il  pas  de  quoi  faire  souhaiter  à  de  vieu^  collé- 
giens de  redevenir  jeunes  ? 


CHRONIQUE  DES  REVUES  81 

Toilette  féminine  (Article  de  la  Semaine  de  Borne,  par  le 
Père  Waszkléwicz).  —  La  transition  est  facile  de  l'éducation  du 
corps  au  chapitre  de  la  toilette,  et  je  me  reprocherais  de  n'en  pas 
profiter.  Sans  autre  commentaire  je  livre  à  nos  aimables  lectrices — 
car  nous  en  avons  beaucoup — la  page  que  voici,  un  peu  chargée  peut- 
être,  d 'ailleurs  très  gracieusement  écrite,  et  qui  dit  au  fond  une  très 
grosse  vérité.  Sans  doute  il  faut  avoir  égard  aux  circonstances 
dans  la  vie  et  faire,  comme  on  dit,  la  part  du  feu.  Ne  se  débarrasse 
pas  des  exigences  de  la  mode  qui  veut  !  Mais  enfin,  si  elles  vou- 
laient, nos  dames,  que  ne  pourraient-elles  pas  faire  dans  le  sens 
d'une  réforme  qui  serait  si  utile  et  si  goûtée. .     des  maris. 

Un  des  griefs  des  féministes,  c'est  qu'on  ne  prend  pas  la  fejnme  au 
«érieux.  Mais  comment  voulez-vous,  mesdames,  qu'on  vous  prenne  a\i 
Bcrieux,  si  vous  ne  le  faites  pas  vous-mêmes  ?  •  Car  bien  certainement,  ce 
nVst  pas  être  sérieux  que  de  virer  comme  une . girouette  à  cliaquc  souffle 
des  grands  couturiers  de  Paris,  qui  d'un  même  coup  de  ciseaux  taillent 
les  satins  et  les  soies  et  aussi  le  bien-être  moral  et  matériel  des  familles. 

On  se  moque  des  peaux-rouges  et  des  nègres. qui  piquent  des  plumes 
r^nlticolores  dans  leur  chevelure  ointe  de  graisse  ;  mais  en  vérité  la 
femme  à  la  mode  agit-elle  bien  autrement  ?  Sa  vanité  insurpassable, 
son  désir  de  plaire  insatiable,  provoquent  la  destruction  des  plv.s  belles 
espèces  d'oiseaux  qui  font  l'ornement  des  forêts  et  même  de  leurs  campa- 
gnes ;  ces  espèces  vont  disparaître,  et  on  ne  peut  qu'applaudir  à  l'initiative 
de  ce  législateur  anglrJ-"  (*)  qui  veut  essayer  de  mettre  l'arsenal  des  lois 
EU  service  de  la  consexvation  d'oiseaux,  qui  sont  eux  aussi  des  créatures 
du  bon  Dieu. 

Si  tous  les  peuples  prennent  des  mesures  analogues,  x\n  pas  important 
sera  fait  dans  la  simplification  de  la  toilette  des  femmes.  Orner  leur  tête 
d'une  manière  plus  simple  et  plus  rationnelle,  c'est,  à  ce  qu'il  me  semble, 
la  cliosie  la  plus  urgente  à  faire.  Peut-on  imaginer  rien  de  plus  beau  et 
de  plus  harmonieux    que  la  forme  de  la  tête  humaine,   telle  que   Dieu 


(')  L'auteur  fait  allusion  à  un  projet  de  loi,  déposé  en  mars  dernier, 
au  Parlement  anglais,  pour  interdire  l'importation  des  plumes  d'oiseaux, 
afin  de  protéger  ces  jolis  hôtes  des  bois  et  forêts  d'Améirique  ou  d'Aus- 
tralie  aussi  bien  que  d'Europe. 


ë2  LA  REVUE  CANADIENNE 

Ta  tréée  ?  Voyez  ces  têtes  de  la  scnijrture  antique,  si  belles  avec  leur 
chevelure  arrangée  en  un  simple  noeud,  qui  en  laisse  apercevoir  librement 
tjiites  les  lignes   ! 

Et  que  fait  la  femme  moderne  ?  Pas  une  ligne  de  sa  tête  n'est  visible, 
et  comme  ses  cheveux  ne  suffisent  pas  à  sa  coiffure,  elle,  si  délicate  qu'elle 
n'ose  pas  toucher  du  bout  des  doigts  uîi  malheureux  mal  vêtu,  ne  craiAt 
pas  de  mettre  sur  son  fvont  les  dépouilles  de  pauvres  femmes  mortes  par- 
fois à  i'hôj)ital,  ou  recueillies  dans  des  pays  lointains  sans  aucune  garantie 
de  salubrité.  Et  ces  cheveux  ne  sont  pas  même  désinfectés,  coi-  ils  en 
jiordraient  leur  lustre  !  Un  simple  lavage,  et  ces  chevelures  sont  ensuite 
pOilées  par  les  personnes  élégantes,  ne  songeant  pas  qu'elles  eori)"ent  des 
J^éi^ls,  qui,  hélas,  ne  S'mt  pas  toujours  imaginaires. 

Et  que  dire  si  l'on  cotttpafe  les  statues  de  l'antiquité  aux  figurines 
(les  magasins  de  nouveautés  !  N'y  a-t-il  pas  un  danger  public  dans  les 
iap]jaï-eils  où  la  ràodé  erlsefï-e  le  corps  féiïiînih,  ^n  lui  enlevant  toute  possi- 
bilité d'un  développement  normal  ?  Si  jamais  on  a  pu  pardonner  aux 
femmes  des  notions  l'idifules  sur  la  manièi-ê  de  se  vêtir,  assurément  ce  ne 
peut  être  aujoui*d'hUi,  où  elles  se  croient  tellement  évolltoes,  qu'elles 
if.iclament  tous  les  droits  des  hommes. 

Que  l'on  revienne  «îonc  à  îa  simplicité,  même  élégante,  rien  n'est 
plus  commode.  Que  l'on  soit  vêtue  stiivaiût  son  rang  et  sa  condition, 
avec  des  étoffes  plus  ira  moins  riches  ;  niais  pourquoi  n'adopteraît-oii 
pus  un  costume  (modèle,  oui  serait  toujouï-fi  de  mode,  afin  qit'on  ne  se  croit 
pî.'s  déshonorée  en  portant  la  même  toilette  deux  saisons  de  suite  ?  Que 
les  chapeaux  ne  se  comptent  plus  par  douzaines,  et  que  les  femmes  ne 
portent  plus  une  fortune  sur  leur  coi'ps,  trop  souvent  la  fortilne  qui 
anï'ait  dû  noufrir  leurs  enfants,  en  faire  des  êtres  bien  portants,  capables 
de  soutenir  la  lutte  pour  la  vie    ! 

On  se  plaint  que  les  hommes  ne  se  marient  plus,  et  que  la  grande  patrie 
des  désorientés  augmente  tous  les  jours.  La  simplification  du  costume 
féminin  contribuera  pour  une  part,  plus  grande  qu'on  ne  l'imagine,  à 
aïnéliorer  cette  situation;  car  alors  les  hommes  n'auront  pus  pour 
exevise  les  dépenses  excessives,  qu'ils  redoutent  pour  l'entretien  de  la 
toilette  de  leur  épouse. 

Les  dames  du  monde  ne  devraient-elles  pas  songer  en  plus  qu'en 
adoptant  le^  modes  lancées  par  les  couturiers  pour  des  person- 
nes qui  ne  sont  jms  honnêtes,  elles  contribuent  pour  leur  part,  Ti  entre- 
tenir chez  les  hommes  le  goût  des  costumes  tapageurs,  des  moeur.5  désor- 
données, des  sociétés  malsaines,  dont  elles  sont  les  premières  a  souffrir. 


CHRONIQUE  DES  REVUES  83 

Si  elles  veillent  sauver  le  bonheur  de  leur  foyer,  qu'elles  en  soient  bien 
con-.aincues,  elles  doivent  absolument  revenir  à  la  simp'lici^é,  qui  est 
loin  d'être  l'antipode  de  l'élégance  et  de  la  distinction...  au  contraire   ! 

La  morale  et  la  gciENCE  (Article  de  M.  Henri  Poincaré,  de 
La  Revue,  1er  juin  1910).  —  Cette  fois,  on  ne  m'accusera  pas,  je 
l'espère,  d'houspiller  la  science  et  ses  fidèles,  .ce  dont  an  reste  je 
veux  d'un  mot  me  défendre.  Personne  plus  que  moi  n'admire  la 
science,  quand  elle  évolue  dans  son  domaine.  Mais  quand,  dans 
un  élan  d 'orgueil,  elle  sort  de  l 'ordre  des  faits  pour  rendre  des  oral- 
cles  en  philosophie  on  en  théologie,  c'^est  différent.  On  se  rappelle  le 
fameux  duel  Brunetière-Berthelot  à  propos  de  la  banqueroute  de 
la  science  ?  Je  tiens  pour  Brunetière,  c'est  à  savoir  que  la  science 
qui  prétend  mesurer  et  peser  le  problème  de  nos  origines  et  de 
nos  destinées,  n'a  encore  abouti  —  et  n'aboutira  toujours  — ■  qa^^ 
une  colossale  faillite.  Pour  ce  qui  est  des  magnifiques  ré- 
sultats auxquels  on  arrive  dans  le  domaine  de  l'expérience  et  des 
faits,  c'est  autre  chose.  Je  ne  demande  pas  mieux  qu'à  admirer  et 
qu'à  me  réjouir. — L'auteur  de  l'article  que  je  signale  à  mes  lecteurs, 
M.  Poincaré,  est  le  prince  incontesté  des  savants  en-  ma- 
thématiques de  l'heure  actuelle.  Il  ne  Croit  pas,  comme 
Berthelot,  que  la  science  peut  créer  la  morale  et  le 
sentiment  moral,  c'est-à-dire  qu'il  y  a  une  morale  scien- 
tifique ;  mais  il  estime  que  la  science,  par  les  habitudes  morales 
qu'elle  crée,  peut  être  bienfaisante  à  la  morale,  pourvu  qu'elle 
n'aille  pas  trop  vite  vers  des  généralisations  hâtives  et  des  déduc- 
tions théoriques  trop  absolues.  Je  détache  deux  citaticns  de  son 
article  de  La  Revue  qui  sont  à  lire  et  à  retenir. 

Et  puis  la  sïcience  nous  rend  un  autre  service;  elle  est  um»  oeuvre 
collective,  et  elle  ne  peut  être  autre  chose  ;  elle  est  comme  un  monument 
c^.ont  la  construction  demande  des  siècles  et  où  chacun  doit  apporter  sa 
pierre  ;  et  cette  pierre  lui  coûte  parfois  toute  sa  vie.  Elle  noi.o  donne 
f\onc  le  sentiment  de  la  coojsération  nécessaire,  de  la  solida:Ito  de  nos 


84  LA  REVUE  CANADIENNE 

efforts  et  de  ceux  de  nos  contemporains,  et  même  de  ceux  de  njs  devan- 
<-i(;rs  et  de  nos  succjsseurs.  On  comprend  qu'on  n'est  qu'un  soldat,, 
qu'un  petit  fragment  d'un  tout.  C'est  ce  même  sentiment  de  la  disci- 
pline qui  façonne  les  consciences  militaires,  et  qui  métamorpliove  à  tel 
point  l'âme  fruste  d'un  pa^ysan  ou  l'âme  sans  scrupule  d'un  aventurier, 
qu'elle  les  rend  capables  de  tous  les  héroïsmes  et  de  tous  les  dévouements. 
Dans  des  conditions  bien  différentes,  il  peut  exerce/  d'une  façon  analogue 
v;ne  action  bienfaisante.  Nous  sentons  que  nous  travaillons  pour  l'hu- 
manité, et  l'humanité  nous  en  devient  plus  chère. 

Voilà  le  pour  et  voici  le  contre.  Si  la  science  ne  nous  apparaît  plus  com- 
me impuissante  sur  les  coeurs,  comme  indifférente  en  morale,  ne  pourra-t- 
elle  pas  avoir  une  influence  nuisible  aussi  bien  qu'une  influence  utile?  Et 
d'abord,  parce  que  toute  passion  est  exclusive,  ne  va-t-elle  pas  nous  faire 
perdre  de  vue  tout  ce  qui  n'est  pas  d'elle?  L'amour  de  la  vérité  est  sans 
doute  une  grande  chose,  mais  la  belle  affaire  si,  pour  la  poursuivre,  nous 
sacrifions  des  objets  infiniment  plus  précieux,  comme  la  bonté,  la  pitié,  l'a- 
mour, du  prochain.  A  la  nouvelle  d'une  catastrophe  quelconque,  d'un  trem- 
blement de  terre,  nous  oublierons  les  souffrances  des  victimes  pour  ne  pen- 
ser qu'à  la  direction  et  à  l'amplitude  des  secousses,  nous  y  verrons  presque 
une  bonne  fortune,  s'il  a  mis  en  évidence  quelque  loi  inconnue  de  la  sismo- 
logie ... 

Mais  je  reviens  à  mon  sujet  :  il  y  a  des  gens  qui  disent  que  la 
science  est  desséchante,  qu'elle  nous  attache  à  la  matière,  qu'elle  tue 
la  poésie,  source  unique  de  tous  les  sentiments  généreux.  L'âme  qu'eMe  a 
touchée  se  flétrit  et  devient  réf  ractaire  à  tous  les  nobles  élans,  à  tous  les 
attendrissements,  à  tous  les  enthousiasmes.  Cela,  je  ne  le  crois  pas,  et  j'ai 
dit  tout  à  l'heure  le  contraire,  mais  il  y  a  là  une  opinion  très  répandue,  et 
qui  doit  avoir  quelque  fondement,  elle  prouve  que  la  même  nourriture  ne 
convient  pas  à  tous. 

Qiie  devons-nous  conclure  ?  La  science,  largement  entendue,  ensei- 
gnée ijiar  des  maîtres  qui  la  comprennent  et  qui  l'aiment,  pont  jouer  un 
rôle  très  utile  et  très  important  dans  l'éducation  morale.  My's  ce  serait 
une  faute  de  vouloir  lui  donner  un  rôle  exclusif.  Elle  peut  faire  naître 
des  sentiments  bienfaisants  qui  peuvent  servir  de  moteur  moral.  Mais 
d'arutres  disciplines  le  peuvent  également,  ce  serait  une  sotti=;e  de  se 
priver  d'aucun  auxiliaire,  nous  n'avons  pas  trop  de  toutes  leurs  forces 
réunies.  Il  y  a  des  gens  qui  n'ont  pas  l'intelligence  des  cho.^es-  scientifi- 
ques; c'est  un  fait  d'observation  vulgaire  qu'il  y  a,  dans  toutes  les  classes, 


CHRONIQUE  DES  REVUES  85 

•des  élèves  qui  sont  "  forts  "  en  lettres  et  qui  ne  sont  pas  "forts  "  en 
scienoes.  Quelle  illusion  de  croire  que  si  la  science  ne  parle  pas  à  leur 
intelligence,  elle  pourra  parler  à  leur  coeur. 

On  ne  doit  redouter  que  la  science  incomplète,  celle  qui  se  trompe, 
celle  qui  nous  leurre  de  vaines  apparenaes  et  nous  engage  ainsi  à  détruire 
ce  que  nous  voudrions  bien  reconstruire  ensuite,  quand  nous  sommes 
mieux  informés  et  qu'il  est  trop  tai-d.  Il  y  a  des  gens  qui  s'fiitichent 
d'une  idée,  non  parce  qu'elle  est  juste,,  mais  parce  qu'elle  eàt  nouvelle, 
parce  qu'elle  est  à  la  mode.  Ceux-là  sont  de  terribles  destructeurs,  mais 
ce  ne  sont. . .  j'allais  dire  que  ce  ne  sont  pas  des  savants,  mais  je  m'aper- 
çois que  beaucoup  d'entre  eux  ont  renidu  de  grands  services  à  la  science; 
ils  sont  donc  des  savants,  seulement  ils  ne  le  sont  pas  à  cause  de  cela,  mais 
malgré  cela.  • 

La  vraie  science  craint  les  généralisations  hâtives,  les  dédactions 
théoriques  ;  si  le  physicien  s'en  défie,  bien  que  celles  auxquelles  il  a 
affaire  soient  cohérentes  et  solides,  que  doit  faire  le  moraliste,  le  socio- 
logue quand  les  soi-disant  théories  qu'il  trouve  devant  lui  se  réduisent 
à  des  comparaisons  grossières  comme  celle  des  sociétés  avec  les  organisâ- 
mes ?  La  science,  au  contraire,  n'est  et  ne  peut  être  qu'expérimentale  et 
l'expérience  en  sociologie,  c'est  l'histoire  du  passé,  c'est  la  tradition  que 
l'on  doit  critiquer  sans  doute,  mais  dont  on  ne  doit  pas  faire  table  rase. 

D'une  science  aninTée  du  véritable  esprit  expérimental,  la  morale  n'a 
rien  à  craindre.  Une  pareille  science  est  respectueuse  du  passé,  elle  est 
ox>posée  à  ce  snobisme  scientifique,  si  facile  à  duper  par  les  nouveautés; 
elle  n'avance  que  pas  à  pas,  mais  toujours  dans  le  même  sens  et  toujours 
dans  le  bon  sens.  Le  meilleur  remède  contre  une  demi-science,  c'est  plus 
de  science. 

A  LA  COMÈTE  (Article  de  Pierre  l'Ermite  —  La  Croix  de 
Paris).  —  En  attendant  qu'elle  se  fasse  moins  rare,  cette  science 
■'  animée  du  véritable  esprit  expérimenta;l  "  et  "  respectueuse  du 
passé  ",  dont  "  la  morale  n'a  rien  à  craindre  ",  on  aimera  à  lire 
cette  jolie  charge  que  Pierre  l'Ermite  donnait  à  ses  lecteurs  de 
La  Croix,  quelques  jours  avant  le  18  mai — ce  jour  oii  nous  devions 
rencontrer  la  queue  au  cyanogène  de  la  fameuse  comète.  Pierre 
l'Ermite  prend  toujours  les  choses  par  le  bon  côté  et,  plus  souvent 


86  LA  REVUE  CANADIENNE 

qu'à  son  tour,  il  est  charmant  à  lire.  "  Ah!  monsieur  l'abbé,  me 
disait-il  un  jour,  si  vous  saviez  comme  c'est  embêtant  d'avoir  ds 
1  esprit  une  fois  par  semaine  à  propos  d'une  question  d'actualité  !  " 
Pour  cette  fois,  il  n'y  paraît  pas,  bien  sûr  !  Pierre  l'Ermite  s'a- 
dressant  à  la  comète  de  Halley  qui  arrive,  lui  tient  ce  langage  léger 
d'apparence,  mais  qu'un  philosophe  chrétien  ne  contredirait  pas. 

Tu  as  vu  tanit  de  clioses  1  —  Tu  étais  bien  avant  notre  ère,  puisqu'on 
te  eîgiQale  déjà  en  l'an  467  avant  Jésus-Christ.  —  Tu  es  venus  le  15  août 
87,  au  temps  de  Marins  et  de  Cinna. — Le  8  octobre  de  l'an  12,  tu  apparus 
en  pdein  siècle  d'Aug-uste,  et  ta  lueur  épouvantait  les  druides  au  fond  des 
forêts  gauloises.  —  Tu  revins  le  26  janvier  66...  c'était  Néron...  saint 
Pierre,  saint  Paud. . .  le  7  avril  295,  Dioclétien  !..  Cette  fois,  pat-HÎt-il,  tu 
as  passé  (pilus  vite...  la  terre  devait  ruisseler  dans  l'espace  du  sang  des 
chrétiens. . .  - —  Le  3  juillet  451,  tu  éclairais  la  marehe  sinistre  des  Huns  ; 
le  26-  novembre  684,  celle  des  Arabes.  Le  1er  avril  1066,  tu  assistais  à  la 
conquête  de  l'Angileterre,  et  le  29  avril  1145,  aux  préparatifs  immenses 
de  la  deuxième  croisade.  Le  15  seiptembre  1222,  tu  retrouvais  :in  Paris 
transformé  par  Philippe-Au^ste,  et  le  25  avril  1531  une  France  boule- 
versée par  le  protestantisme.  Tu  as  vu  Louis  XIV  en  1682,  Vo-taire  en 
1759,  la  monarcihie  en   1835... 

Cette  fois,  tu  assisteras  à  la  mise  en  terre  du  cadavre  d'Edouard 
VII,  hier  roi  d'un  quaj"t  du  inonde.  —  Et  puis,  pour  la  première  fois  de 
ta  vie,  tu  feras  connaissance  avec  notre  Képublique  ! . .  Toi  qui  .as  connu 
les  grands  ancêtres  :  Néron  et  Dioclétien,  Héliogabale  en  218  et  Cons- 
tantin Copronyme  en  700...  qvie  penseras-tu  de  nos  radicaux-socialis- 
tes ?..  —  Qui  «ait  !..  —  Tu  verras  peut-être  la  rentrée  des  Chambres  ?. . 
Les  survivants  des  Quinze-Mille  tourneront  peut-être  vers  toi  un  oeil 
intéressé...  Et — tout  arrive — tu  entendras  peut-être  le  premier  discours 
de  Briand    ! . . 

Je  me  figure  que,  du  fond  des  cieux,  tu  nous  regarderas  de  toute  ta 
hauteur  immense...  —  Tu  verras,  en  fixant  bien,  ces  fourmis  qu'on  ap- 
pelle hommes,  et  qui  ont  dressé  siir  ila  terre  un  clou  de  fer  de  trois  cents 
jnètres . . .  d'autipes  qui  s'essayent  à  voler  dans  de  petites  boîtes  en  bam- 
bou... d'autres  qui  étudient  des  gaz  qui  font  "pouf  "et  des  gaz  qui  font 
"ipaf  "...  • —  Hélas  !..  tu  verras  de  tout  petits  êtres  gonfler  leurs  i>etites 
poitrines  et  clamer    :  '*  C'est  nous  qni  sommes  Dieu    ! . .  "  —  Tu  apeixîe- 


CHRONIQUE  DES  REVUES  87 

vras  de  petits  cei-vaux,  incapables  de  faire  pousser  leurs  cheveux  sur 
leurs  crânes  dénudés,  ot  qui  disent,  avec  un  accent  auguste  :  '  La  science, 
Monsieur,  la  science  !  !..  "  —  Tu  en  verras  même  un  —  iil  est  tie  Bour- 
ganeuf,  celui-là  —  qui  vient  d'éteindre  touties  les  étoiles...  Ni  plus,  ni 
moins   !..  Je  t'avertis  d'avance,  ô  Comète,  pour  que  tu  prennes  gardes  ! . . 

—  Mais,  observe  bien...  tu  en  verras  aussi,  et  des  multitudes,  qui,  pros- 
ternés sur  le  î>a/vé  des  églises,  murmureront  en  un  coeur  sincère  et  acca- 
blé :  "  Dieu  seul  est  grand  !...  Dieu  est  le  Très-Haut...  Qu'il  ait  pitié 
de  sa  misérable  créature    !  " 

Alors,  il  nie  semble  ciue  tu  £>ai-tàras,  sous  une  impression  meilleure. — 
Tu  repi-endi-as,  en  communion  d'humilité,  ta  chevauchée  mystéi-leuse  au 
travers  des  espaces,  ^ar,  toi  aussi,  malgré  ta  splendeur,  tu  n'es  qu'un 
peu  de  poussière  sur  l'immensité  de  la  route  de  Dieu. 

Mais...  quaud  tu  i-eviemdras  ?..  —  Quand  tu  reviendras,  aucun  de 
nous  ne  sera  plus  là  pour  te  revoir.  —  Elle  sera  glacée  depuis  longtemps 
la  main  qui  écrit  ces  lignes...  —  Les  yeux  qui  les  lisent  aujourd'hui, 
yeux  Meus  des  jeunes  filles,  yeux  ternis  des  vieillards,  seront  fermés  à  la 
lumière  du  jour.  —  Nos  pauvres  corps  seront  opprimés  sous  la  terre  pe- 
sante des  cimetières.  —  Nous  serons  la  nuiit...  —  Tu  seras  toujours  la 
lumière   !  —  Nous  serons  le  passé. . .  —  Et  toi,  tu  seras  encore  l'avenir   ! 

—  Tout  notre  espoir  est  dans  nos  âmes  immortelles.  —  Que  Dieu  les 
défende  contre  les  étcigneurs  d'étoiles  !  —  Que  la  clarté  lointaine  dont 
tu  baigneras  un  jour  nos  tombes  soit  le  symbole  de  celle  que  Dieu  alors, 
aura  donnée  aux  pauvres  que  nous  sommes...  à  nous  qui  croyons,  quà 
aimons,  qui  es^jérons  toujours  et  qua;nd  même  !  —  In  te,  Domine,  speravi, 
non  confunclar  in  artcrnum  !... 

Le  vrai  cabactère  de  Pasteur  (De  M,  Jules  Claretie,  dans  les 
Annales).  —  Sans  aucun  commentaire  nous  livrons  à  nos  lecteurs 
ce  beau  jugement  d 'un  académicien  à  l'esprit  délicat  sur  l'homme 
qui  a  le  plus  fait  pour  la  science  et  ses  progrès  On  verra  que  cela 
concorde  avec  ce  que  tantôt  nous  disait  M.  Poincaï*é  et  ce  que  tout 
:Ie  suite  vient  de  nous  rappeler  la  charg'^  de  Pierre  l'Ermite.  En 
définitive,  l'homme  est  petit  en  face  de  l'immensité  des  choses. 
C'est  toujours  l'histoire  que  simplifie  de  façon  drôle  je  ne  sais  plus 
quel  caricaturiste  d'esprit,  en  nous  peignant  une  femme  énorme 
qui  contemple  de  son  balcon  la  vaste  nuit  étoilée  et  qui  s'écrie  : 
''  Que  suis-je  dans  cette  immensité?. . .  Un  atome  perdu!  " 


88  LA  REVUE  CANADIENNE 

"  Jamais  hamme  —  écTit  de  Pasteur  M.  Juiles  Olaretie  —  n'a  mieux 
réalisé  la  définitdou  du  génie  donnée  par  Goethe  :  Le  génie,  c'est  la 
patience.  —  C'est  la  patience,  miais  c'est  aussi  l'intention.  Joseph  Ber- 
trand me  rappelait  un  jour  le  jugement  porté  sur  Louis  Pasteur  par 
un  compagnon  de  sa  jeunesse,  son  camarade  à  l'Ecole  Normale  : 
"  Pasteur  ! . . .  Il  ne  fera  jamais  rien  parce  qu'il  s'attaque  à  l'im- 
possible !  "  Avec  Pasteur,  rimpossible  fut  vaincu,  l'inaccessible  oscaladé. 
La  mort  recula.  Et  jamais  âme  plus  candide  ni  plus  douce  ne  s'unit 
à  un  tempêramment  plus  ardemment  batailleur  lorsqu'il  s'agis.sait  de  la 
science.  Cet  homme  tendre  et  d'une  émotivité  si  vive,  qui  caressait,  les 
larmes  ai^ux  yeux,  l'enfant  à  qui  un  disciple  inoculait  la  lymphe,  ';e  pen- 
seur profond,  cet  écrivain  puissant,  ce  cerveau  génial,  ce  coeur  rare, 
naïf  comme  un  savant  et  grand  comme  un  apôtre,  n'admettait  pas  d'er- 
reur ou  d'à  peu  près  dans  les  études  auxquelles,  indomptable,  il  /oulait, 
il  sacrifiait  son  existence. 

—  Il  était  excelleut,  nous  disait  un  de  ses  élèves,  et  si  doux  !  lilxcepté 
"  dans  le  travail  ".      Alors,  il  était  tout  de  volonté  et  de  commandement. 

C'était  le  chef,  en  un  mot.  Tous  ces  jeunes  hommes  qui  l'ont  suivi, 
unis  par  le  même  dévr.uement  et  la  même  admiration,  uniformisés  par 
une  même  coupe  de  b'-irbe  en  pointe  et  qui  se  partagent  les  cliamps  à 
défricher,  les  sillons  nouveaux  à  creuser  —  les  Metchnikoff.  les  Koux, 
les  Calmette,  les  Chantemesse  (j'en  oublie)  —  tous  ces  chasseurs  de 
baciles,  ces  moines  de  la  bactéréologie,  ces  chevaliers  du  microscope  qui 
détruiront  le  choléra  comme  ils  ont  dompté  la  diphtérie  ou  la  l'age,  ces 
"  pastoriens  "  suivaient  anxieusement  du  regard  le  maître  lorsqu'il  exami- 
nait leurs  travaux,  les  "  fiches  "  où  ils  inscrivaient  leurs  observations. 
Tel  Napoléon  devant  son  état-major  :  un  froncement  de  sourcils  devenait 
un  jugement. 

L'AcADiE  (Article  de  M.  Emile  Flourens,  ancien  ministre,  du 
Soleil  de  Paris,  12  mai  1910).  —  Voilà  une  page  fort  intéressante 
pour  nous.  Nous  tenons  à  la  citer  intégralement,  bien  qu'elle  soit 
un  peu  longue.  Il  pourra  être  utile  à  la  clairvoyance  de  notre 
patriotisme  de  la  conserver  et  de  la  relire  de  temps  en  temps. 

"  Certes,  les  Irlandais  sont  de  nos  amis.  Tous  nos  voeux  sont 
pour  leur  indépendance.  Nous  souhaitons  qu'au  milieu  de  l'im; 
broglio  politique  qui  agite  en  ce  moment  la  Grande-Bretagne,  ils 
tirent  heureusement  leur  épingle  du  jeu  et,  pour  prix  de  leur  hé- 
roïque persévérance,  ils  obtiennent  leur  "  home  rule  ". 


CHRONIQUE  DES  REVUES  89 

Nous  les  considérons,  et  à  raison  des  liens  du  sang  et  à  raison 
de  la  communauté  de  la  foi  qui  nous  unissent,  comme  des  frères. 
Mais,  nous  sommes  plus  que  fondés  à  nous  .'tonner  quand  nous 
voyons  des  Irlandais  opprimer  des  Français  d'origine  et  coopérer, 
avec  les  peuples  de  race  anglo-saxonne,  à  leur  faire  oublier  la 
langue  de  la  mère-patrie,  à  leur  imposer  leur  idiome  du  conquérant. 
-  Dès  le  règne  de  Henri  IV,  avant  que  les  Anglais  eux-mêmes 
eussent  pris  pied  sur  un  point  quelconque  de  l'Amérique  du  Nord, 
des  colons  français  fondèrent  des  établissements  sur  les  territoires 
qui  forment  aujourd'hui  les  provinces  de  la  Nouvelle-Ecosse  et  du 
Nouveau-Brunswick,  l'île  du  Prince-Edouard  et  l'île  du  Cap-Breton 
et  qui  étaient  généralement  désignés  sous  le  nom  d'Acadie. 

Les  familles  qui  formèrent  le  noyau  de  cette  colonie  étaient 
choisies.  Elles  ont  donné  naissance  à  cette  race  française  des  pro- 
vinces maritimes  du  Dominion  canadien,  qui  est  restée  remar- 
quable par  son  honnêteté,  la  pureté  de  ses  moeurs,  son  attachement 
invincible  à  sa  langue  et  à  sa  religion. 

Quand  en  1713,  l'Acadie  fut  définitivement  soumise  à  l'Angle- 
terre, les  conquérants  respectèrent  d'abord  les  droits  de  propriété 
des  colons.  Mais  leur  champs,  soigneusement  mis  en  culture,  leurs 
fermes,  leurs  nombreux  troupeaux  et  surtout  les  riches  prés 
créés  par  eux  pour  élever  un  bétail  magnifique,  excitaient  les  con- 
voitises des  envahisseurs. 

A  la  veille  de  la  guerre  de  Sept  Ans,  en  1755,  le  pays  fut  encer- 
cle d'un  cordon  de  soldats  qui  chassèrent  tous  les  habitants  d'ori- 
gine française,  préalablement  désarmés  par  mesure  préventive,  et 
le?  poussèrent,  au  nombre  de  vingt  mille  environ,  vers  la  mer,  où 
ite  furent  embarqués  sur  des  vaisseaux  qui  les  attendaient  pour  les 
déporter  et  les  disperser  dans  les  diverses  colonies  britanniques, 
depuis  les  Carolines  jusqu'à  Boston. 

Longfellow,  par  son  touchant  poème  d'  "  Evangéline  ",  a 
immortalisé  cet  acte  de  sauvagerie,  dont  la  cynique  férocité  étonne 
même  dans  ^'histoire  des  colonies  britanniques. 

Les  maisons,  les  fermes,  les  domaines   furent  alors  attribués  à 


90     •  LA  REVUE  CANADIENNE 

des  colons  français.  Quatre  mille  soldats  et  marins,  déliés  du  ser- 
vice après  la  paix  d'Aix-la-Chapelle,  furent  appelés  à  se  fixer  avec 
leurs  familles  dans  ces  vastes  territoires  rendus  vacants.  On  les  y 
transporta  aux  frais  du  trésor  public.  On  donna  à  chacun  50 
acres,  exempts  d'impôts  pendant  dix  ans,  et  ensuite  seulement  sou- 
mis à  la  rétribution  d'un  shilling  par  an.  On  leur  donna,  en  outre 
10  acres  pour  chaque  membre  de  leur  famille  et  promesse  d'un 
aeeroissement  égal  à  chaque  naissance  d'un  nouvel  enfant. 

Malgré  ces  avantages,  les  colons  importés  ne  répondirent  pas 
aux  espérances  fondées  sur  eux.  Le  climat  de  ces  régions  est 
rigoureux,  parfois,  sous  l'influence  des  brouillards  maritimes,  insa- 
lubre. Beaucoup  se  dispersèrent  et  émigrèrent  vers  un  ciel  plus 
clément. 

Cependant,  les  Acadieus  n'avaient  qu'une  pensée  :  revenir  aux 
foyers  d'où  les  avaient  chassés  la  ruse  et  la  violence.  Des  Etats 
Je  la  Nouvelle- Angleterre  à  la  Nouvelle-Ecosse,  à  travers  les  forêts 
vierges,  le  chemin  est  rude.  Beaucoup  restèrent  en  route.  Il  en 
arriva  pourtant  assez  pour  créer  de  nouveaux  centres  de  population. 
Ils  forment  aujourd'hui  un  n^ayau  de  cent  cinquante  mille  habi- 
tants, tous  de  race  et  de  langue  françaises,  profondément  attachés 
à  leur  religion  comme  à  leur  idiome  national. 

A  leur  retour,  ils  furent  traités  en  parias  ;  il  ne  leur  fut  pas 
permis  de  reprendre  les  travaux  agricoles  ;  ils  durent  se  livrer 
aux  pénibles  oeuvres  de  la  mer  et  devinrent  d'excellents  marins.  Peu 
à  peu,  les  lois  persécutrices  de  la  foi  catholique  furent  rapportées 
ou  tombèrent  en  désuétude,  la  malveillance  des  autorités  s'atténua. 
Les  Acadiens  purent,  de  nouveau,  tourner  leur  activité  vers  l'agri- 
culture, source  de  la  prospérité  de  leurs  ancêtres.  Depuis  lors,  ils 
croissent  rapidement  en  nombre,  en  influence  et  en  richesse.  Ils  ont 
pour  les  représenter  des  hommes  tels  que  M.  Pascal  Poirier,  sénateur 
au  parlement  fédéral  d'Ottawa,  des  jurisconsultes  éminents  comme 
l'honorable  juge  Landry,  du  Nouveau-Brunswick,  des  ecclésias- 
tiques comme  Mgr  Richard,  protonotaire  apostoUque. 

Vous   croyez   peut-être   qu'après  un   aussi   long  martyre,   ces 


CHRONIQUE  DES  REVUES  91 

malheureuses  populations  vont  pouvoir  jouir  en  paix  de  la  situation 
qu'elles  ont  reconquises  ?  C'est  mal  connaître  la  persistance  des 
rivalités  de  raees  qui  ont  si  longtemps  agité  l'Amérique  du  Nord, 
('''est,  aujourd'hui,  sur  le  terrain  des  langues  que  se  concentre  la 
persécution.  L'impérialisme  anglo-saxon  voudrait  qu'au  bout 
d 'une,  au  plus  de  deux  générations,  les  descendants  de  tous  les  émi- 
grés fixés  dans  le  Nouveau-Brunswick  parlassent  anglais. 

La  question  a  pris  une  grande  acuité  au  cours  de  ces  vingt  der- 
nières années,  non  seulement  dans  les  provinces  du  Dominion,  mais 
jusqu'aux  Etats-Unis.  Comme  dans  toutes  les  affaires  qui  passion- 
nent les  Anglo-Saxons,  le  prosélytisme  religieux  coopère  avec  le 
prosélytisme  politique.  Ils  se  prêtent  un  mutuel  concours  pour 
étendre  sans  cesse  leur  empire.  Une  expérience  séculaire,  et  pres- 
que sans  exception,  a  démontré  que  dans  ^es  pays  de  domination  an- 
glaise, un  Français  qui  répudie  sa  langue  abandonne  en  même 
temps  le  catholicisme. 

Il  s'agit  donc  de  faire  perdre  aux  descendants  des  colons  fran- 
çais, soit  du  Dominion,  soit  des  Etats-Unis,  et  leur  langue  et  leur 
foi.  La  question  est  d'importance,  comme  on  le  voit,  et  si  l'on, 
ne  s'en  préoccupe  pas  en  France,  les  hommas  d'Etat  les  plus  impor- 
tants du  nouveau  continent,  même  le  président  Roosevelt,  l'esti- 
ment digne  d'exercer  leur  activité. 

Le  président  Roosevelt  a  trouvé  pour  cette  oeuvre  un  collabo- 
rateur précieux  en  Mgr  Ireland  et,  dans  les  évêques  catholiques 
irlandais,  des  auxiliaires  zélés,  trop  zélés  p. ut-être,  car  le  Saint- 
Siège  a  cru  nécessaire  de  venir  en  aide  à  certains  catholiques  de 
langue  non  anglaise,  tels  que  les  Allemands,  les  Polonais,  les  Ru- 
thènes.  Dans  plusieurs  évêchés  de  l'Union,  à  côté  du  titulaire 
irlandais,  il  a  placé  des  évêques  auxiliaires  destinés  à  satisfaire 
aux  besoins  religieux  des  catholiques  fidèles  à  la  langue  comme  à 
la  religion  de  leurs  pères. 

L'Europe  entière  s'est  soulevée  au  récit  des  violences  exercées 
contre  les  enfants  polonais,  auxquels  on  veut  apprendre  le  caté- 
chisme en  allemand  ;  des  faits  analogues  se  produisent  non  seule 


-92  .LA  REVUE  CANADIENNE 

ment  pour  nos  malheureux  frères  des  piovincts  maritimes  du  Do- 
minion, mais  même  aux  Etats-Unis,  dans  le  Maine  et  le  Vermont, 
par  exemple. 

Depuis  1880,  les  Aeadiens,  forts  de  leur  droit,  de  leur  nombre, 
de  leur  richesse,  qui  vont  sans  cesse  croissant,  réclament  contre  l'in- 
justice du  sort  auquel  ils  sont  condamnés.  Ils  veulent  des  collèges  et 
pensionnats  primaires  français,  des  prêtres  de  leur  sang.  Us  enten- 
dent que  leurs  enfants  reçoivent,  dans  l'idiome  de  la  mère-patrie, 
]eur  instruction  religieuse.  Us  tiennent,  à  intervalles  réguliers, 
des  réunions  nationales  et  conventions  où  ils  exposent  aux  pou- 
voirs publics  leurs  légitimes  griefs.  Us  ont  fondé  des  j.urnaux, 
actifs,  apôtres  de  leurs  revendications,  i 

C'est  en  Pie  X  qu'ils  ont  placé  leu;'  premicj*  espoir.  Ils  lui 
demandent  de  créer  à  Moncton,  principal  eenti'c  J.o  population 
presqu 'exclusivement  française,  un  nouveau  siège  épiscopal  avec  un 
évêque  aeadien. 

Espérons  que  le  Saint-Père  acquiescera  à  cette  touchante  re- 
quête. Ainsi  que  l'a  dit  très  judicieusement  le  sénateur  aeadien 
Poirier  :  "  A  Dieu  ne  plaise  que  les  Aeadiens  ne  perdent  jamais  la 
"  foi  de  leurs  pères  ;  mais  si  un  pareil  résultat  devenait  possible, 
^  •  il  serait  dû  au  clergé  irlandais  qui  veut  leur  imposer  la  langue 
^'  anglaise  ". 

Quant  à  nous  autres,  Français,  nou'5  avons  tort  de  nous  désin- 
téresser du  sort  de  ces  rejetons  sains  et  vigoureux  de  notre  race, 
dignes  vestiges  de  notre  puissance  colonisatrice  passée.  Qui  sait 
quel  rôle  ils  sont  appelés  à  jouer  un  jour  dans  l'avenir  de  la  civilisa- 
tion française  1  " 

Nous  aurions  voulu  donner  aussi  de  larges  extraits  d'un  article 
du  Month  de  Londres,  analysé  par  la  Croix  de  Paris  sur  la  question 
irlando-canadienne.  La  place  nous  manque.  Ce  sera  pour  la  pro- 
chaine fois. 

Elie.-J.    AUCIiAIR, 

Secrétaire  de  la  Rédaction. 


NOTES  BIBLIOGRAPHIQUES 


TRAITE  DES  SCEUPULES,  par  l'abbé  Grimes.  1  vol.  in-18  de  236  pp. 
Nouvelle  édition.  Prix:  1  fr.  —  Librairie  P.  Téqui,  82,  rue  Bona- 
parte, Paris  (6e). 

Ceci  n'est  pas  précisément  une  nouveauté  puisque  la  première  éditioû. 
date  d'environ  trente  ans.  Tout  ce  qui  concerné  cette  matière  si  difficile 
se  trouve  dans  l'abbé  Grimes,  qui  aussi  bien  s'est  borné  à  mettre  en  oeuvre- 
les  enseignements  des  saints  et  des  docteurs.  C'est  ce  usènie  abbé  Grimey 
qui  est  l'auteur  de  VEsprit  des  Sfiints;  et  ce  Traité  des  scrupules  pourrait 
passer  pour  un  chapitre,  supplémentaire  à  l'Esprit  des  Saints.  —  On  a  eu 
l'excellente  idée  d'y  ajouter  in  ewtenso,  en  45  pages,  le  chapitre  si  profond 
et  si  fouillé  du  P.  Faber  sur  les  scruptiles. 


LES  NEERLANDAIS  EN  BOURGOGNE,  par  Alphonse  Germain.  1  voU 
in- 16  de  la  "Collection  des  grands  Artistes  des  Pays-Bas".  Prix: 
broché  3.50  fr.,  relié  4.50  fr.  —  G.  Van  Dest  &  Cie,  Bruxelles^ 
16  place  du  Musée.- 

Les  Canadiens  qui  s'intéressent  à  l'art  connaissent  tous  les  travaux 
d'Alphonse  Germain  et  il  est  inutile  aujourd'hui  de  leur  en  dire  la  valeur.. 
Sa  nouvelle  oeuvre  leur  plaira  d'autant  plus  qu'elle  évoque  une  fort 
curieuse  province  de  la  Vieille  France  :  la  Bourgogne,  dont  on  sait  le  rôle 
important  dans  l'histoire. 

Peu  de  régions  ont  eu  pendant  tant  de  siècles  un  art  aussi  remar- 
quable par  sa  puissance,  sa  vie  et  son  originalité  ;  et  le  plaisir  est  extrême 
d'en  suivre  les  évolutions  avec  un  guide  comme  Alphonse  Germain.  Il  en 
explique  les  phases  et  les  caractères  en  artiste  autant  qu'en  historien; 
l'érudition,  sous  sa  plume,  n'a  rien  de  rébarbatif,  bien  au  contraire,  et  ses 
enthousiasmes  sont  communicatifs.  Toutefois  cet  enthousiaste  est  un 
esprit  pondéré  et  clairvoyant,  ses  pages  sur  le  grand  sculpteur  Claus  Sluter 
le  prouvent  surabondamment  ;  c'est  sans  idées  préconçues  qu'il  aborde  la 


94  LA  REVUE  CANADIENNE 

partie  critique  de  ses  sujets.  La  délicate  et  complexe  question  des 
influences  néerlandaises  en  Bourgogne  aux  XlVe  et  XVe  siècles,  il  l'a 
traitée  avec  une  prudence  et  une  équité  parfaites.  De  ses  explications, 
solidement  basées,  il  ressort  que  l'art  bourguignon  a  été  régénéré,  vers  la 
fin  du  règne  de  Ptiilippe  le  Hardi,  tout  particulièrement  par  le  hollandais 
Slutèr,  et  que  l'action  de  ce  maître  fut  d'autant  plus  forte  et  plus  féconde 
qu'entre  les  artistes  des  Pays-Bas  et  ceux  de  Bourgogne  nombreuses 
étaient  les  affinités.  En  suivant  Sluter,  l'école  bourguignonne  ne  chan- 
geait pas,  elle  entrait  dans  une  phase  nouvelle  de  son  évolution.  Ainsi  ce 
livre,  comme  le  dit  le  Correspondant,  "  solutionne  un  problème  d'histoire 
de  l'art  ". 

L'édition,  très  richement  illustrée  de  hors-texte  choisis  avec  soin,  fait 
le  plus  grand  honneur  à  la  maison  Van  Dest.  De  tels  livres  répondent 
à  un  besQixi  de  notre  époque  :  ils  s'adressent  aux  gens  du  monde  désireux 
^e  compléter  leur  culture  autant  qu'aux  amateurs  d'art  et  aux  étudiants. 


(JlTE  DEVIENT  L'AME  APRES  LA  MORT  ?  jiar  Mgr  W.  Schneider,  évêque 

de  Paiderborn.      1   vol.    in- 16  de   la   collection'  Science   et   Religion 

(No  559).    Prix:  0  fr.  60,  -—  Bloud  et  Cie,  éditeurs,  7,  place  Saint- 

SuJpice,  Paris  (6e). 

L'émînent  évêque  résume  ici  tout  ce  que  la  science  théologique  nous 

enseigne  sur  la  destinée  de  l'âme  humaine  dans  l'au-deilà.     Après  avoir 

établi  contre  les  matérialistes,  la  persistance  de  la  conscience  après  la 

mort,  il  réfute  un  certain  nombre  d'opinions  erronées    :  le  sommeil  des 

âmes,  lia  migration  des  âmes,  les  rêveries  millénaires. 


LES  IDEES  DE  SAINT  FRANÇOIS  SUR  LA  SCIENCE,  par  le  R.  P.  Ubald 
j  d'Alençon.    Brochure    in-13    de    70  pages.   Prix  :    0.30.    —   Ancienne 

V  Librairie  Poussieflgue,  J.  de  GigoM,  éditeur,  15»  rue  Cassette,  Paris. 
C'est  ^vec  une  véritable  satisfaction  que  nous  recommandons  cette 
conférence.  Elle  met  au  point  plus  d'une  idée  vague  et  rectifie  plus  d'une 
i^qtion  fausse.  En  même  temps  elle  nous  révèle  une  foule  de  faits  mal-» 
Ijenxeusement  très  peu  connus  du  public,  dans  le  domaine  de  toutes  les> 
sciences,  philosophie,  histoire,  art,  sciences  pures,  géographie. 


NOTES  BIBLIOGRAPHIQUES  95 

LE  PERIL  DE  LA  LAXOUE  FRANÇAISE,  par  M.  l'abbé  Cl.  Vincent.  In-18 
allongé,  broché.  Prix:  2  fr.  50.  —  Ancieime  Librairie  Pôussiclgiie, 
J.  de  Gigond,  éditeur,  rue  Cassette,  15,  Paris. 
C'est  un  JiA're  dont  pourront  profiter  non  Seulement  les  étraiigers  qui 
apprennent  la  langue  française,  mais  encore  et  surtout  les  Français  eux- 
mêmes.     Les  lecteurs  seront  surpris  de  Ja  quantité  de  locutions  vicieuses 
qui  circulent  et  que  même  des  écrivains  renommés  emploient.     Le  Péril 
de    1(1    Langue   Française   arrive   juste    au   moment    où   l'on   parle   de    la 
briee  du  français    ;  il  présente  plusieurs  caractères  de  nouveauté    :   les 
iocutionis  vicieuses  y  sont  accueillies  en  gi-and  nombre  et  avec  soin  ;  elles 
sont  classées  inéthodiquement   sotis   forme  de    dictionnaire  raisonné   où 
l'auteur  démontre  d'aiprès  les  travaux  de  philologie  la  plus  récente,  pour- 
quoi telle  locution  est  incorrecte. 


SAINT  LEGER,  évêque  d'Autun    (616-678),  par  le  R.  P.  Camerlinck,  des 
Frères  Prêcheurs.     Ouvrage  précédé  d'une  lettre  de  S.  G.  Mgr  Vil- 
lard,  évêque  d'Autun.     1  val.  in-12  de  la  Collection  "Les  Saints  ". 
Prix:  2  fr.  - —  Librairie  Victor  Lecoffre,  rue  Bonaparte,  90,  Paris. 
Lé  Cardinal  Pitra  avait  consacré  a  la  belle  vie  de  ce  saint  évêque  un 
travail  monumental.    Le  R.  P.  Camerlinck,  des  Frères  Prêcheurs,  nous  en 
donne  à  son  tour  un   récit   d'une   érudition  non  moins   sûre,   mais   plus 
rapide   et  plus   attrayant.     Ce   nouveau  volume   ne  peut  manquer  d'être 
accueilli  art^ec  faveur  par  tous  ceux  qui  aiment  à  suivre  dans  le  passé  les 
destinées  communes  de  la  France  et  de  l'Eglise. 


VIE  DE  SAINTE  RADEGONDE,  REINE  DE  FRANCE,  par  saint  Foftunat. 
Traduction  publiée  avec  une  introduction,  des  appendices  et  des 
notes,  par  René  Aigrain,  du  clergé  de  Poitiers.  1  vol.  in-16  de  la 
collection  Chefs-d'oeuvre  de  la  littérature  hagiographique,  (No  564). 
Prix:  0  fr.  60.  —  Bloud  et  Cie,  éditeurs,  7,  place  Saint-Sulpice, 
Paris  (6e). 
Les   textes   de   l'étude   de    Saint    Fortunat,    savamment   présentés    et 

groupés  par  M.  René  Aigrain,  font  revivre,  mieux  que  ne  sauraient  faire 

les    commentaires    d'un    biographe    moderne,    la    figure   de    cette    grande 

sainte  qui  fut  aussi  une  grande  reine. 


96  LA  REVUE  CANADIENNE 

LA   PURETE,   par   M.    J.   Guibert,    supérieur    du    Séminaire   de   l'Institut 
Catholique  de  Paris.     Joli  volume  in-32,  cadi-e  rouge,  de  270  pages. 
Prix  :  1  f  r.  —  Ancienne  Librairie  Poussielgue,  J.  de  Gigord,  éditeur, 
rue  Cassette,  15,  Paris. 
Ein  traits  rapides  et  clairs,  d'une  lecture  facile  et  attrayante,  l'auteur 
donne  en  ces  pages  un  vrai  ti-aité  de  la  Pureté.    Cinq  chapitres   :  Qu'est-ce 
que  la  Pureté  ;  la  Pureté  est-elle  utile  ;  la  Pureté  est-elile  possible   ;  com- 
ment préserver  la  Pureté  ;  comment  réparer  la  Pureté. 

Ce  livre  est  écrit  à  la  fois  pour  les  éducateurs  et  pour  les  jeunes  gens. 
Aux  éducateurs,  parents  ou  maîtres,  il  rappelle  d'une  façon  saisissante 
pourquoi  il  faut  tant  veiller  sur  la  vertu  des  enfants,  et  comment  il  faut 
la  préserver.  Aux  jeunes  gens  de  l'un  et  l'autre  sexe,  il  apprend  la  gra- 
vité insoupçonnée  de  fautes  trop  souvent  commises  à  la  légère  et  les. 
moyens  efficaces  de  lutter  contre  les  mauvaisas  tendances. 


COMMENT  IL  FAUT  PRIER,  par  A.  Martin.     1  vol.  in-16  de  la  collection 

Science   et   Religion,    (No    565-566).     Prix:    1    fr.    20.   —  Librairie 

Bloud  et  Cie  éditeurs,  7,  place  Saint-Sulpice,  Paris   (6e). 

Cet  ouvrage  comprend  deux  parties.     La  première  nous  enseigne  par 

des   extraits   du  Nouveau  Testament  et  de  la  littérature   ecclésiastique^ 

"  comment  il  faut  prier  ",    La  seconde  constitue  une  excellente  initiation 

liturgique,  sous  la  forme  d'une  étude  sur  la  messe,  ses  origines,  le  sens 

des  diverses  cérémonies  qu'elle  comporte. 


LA  NOTION  DE  CATHOLICITE,  par  A.  de  Poulpiquet.     1  vol.  in-16  de  la 
collection  Science  et  Religion  (No  560).  Prix:  0  fr.  60.  —  Librairie 
Bloud  et  Cie,  éditeurs,  7,  place  Saint-Sulpice,  Paris  (6e). 
Il  est  bien  certain  que  l'unité,  le  nombre  des  fidèiles,  l'extension  géo- 
graphique sont  des  iparties  intéressantes  du  concept  de  catholicité.  Mais 
épuisent-elles  tout  le  contenu  de  ce  concept  ?    L'auteur  du  présent  opus- 
cule ne  le  pense  pas.     Il  pense  que,  en  plus  leur  aspect  quantitatif  les 
éléments  qui  conaposent  la  notion  de  catholicité  ont  un  aspect  qualitatif 
qui  les  complète,  les  expJique  en  les  rattachant  à  Ha  cause  intime  d'où  ils 
procèdent  et  x>ermet  ainsi  à  la  catholicité  d'atteindre  sa  pleine  valeur 
de  note. 


LE  PEUPLE  HARTYR  ^'^ 


^  l'extrémité  orientale  du  Canada,  en  face  de  l'Atlantique  qui  - 
le  sépare  de  l'Europe,  s'avance  l'ancienne  et  âpre  Acadie, 
l 'avant-poste  jadis  de  la  Nouvelle-France,  et  aujourd'hui 
le  théâtre  d'une  admirable  lutte  de  races.  C'est  la  terre 
des  batailles  sans  fin.  Le  pays  est  rude,  la  nature,  sauvage. 
L'océan  a  déchiqueté  les  côtes  granitiques,  coupé  à  pic  de  hautes 
falaises,  creusé  des  golfes  profonds  et  des  baies  nombreuses.  Le 
vent  y  a  parfois  balayé  les  arbres,  accumulé  les  dunes  et  ensablé  les 
rivières.  Une  immense  forêt  de  sombres  conifères,  obéissant  aux 
capricieuses  ondulations  d'un  relief  plutôt  mou,  couvre  l'intérieur 
à  perte  de  vue,  percée  de  rivières  tumultueuses,  émissaires  des  lacs 
de  l'intérieur.  Çà  et  là,  la  mer  se  fait  caressante  et  attire  le 
riverain  auquel  elle  prodigue  les  richesses  de  ses  pêcheries.  La 
côte  se  fait  moins  abrupte  parfois,  s'abaisse  même  jusqu'au  niveau 
de  l'océan. 


(^)  Ce  nous  est  une  joie,  à  la  Eevue  Canadienne,  de  publier  en  pri- 
meur quelques  bonnes  feuillt  s — c'est  tout  un  chapitre  que  nous  donnons — 
de  La  Race  française  en  Amérique,  un  volume  de  300  pages,  qui  doit 
paraître  à  Montréal  vers  le  1er  septembre.  Les  auteurs,  M.  l'abbé  A. 
Desrosiers,  de  l'Ecole  Normale  Jacques-Cartier,  et  M.  l'abbé  Fournet,  p.s.s., 
du  Collège  de  Montréal,  voudront  bien  accepter  nos  meilleurs  remercie- 
ments pour  l'honneur  qu'ils  nous  ont  fait,  en  nous  communiquant  d'avance 
leur  si  intéressant  travail. 

Le  volume  La  Eace  française  en  Amérique  comprendra  dix  chapitres, 
dont  voici  les  titres  :  Aperça  géographique  du  Canada.  — •  Le  Canada' 
français  avant  1763.  —  Le  Canada  français  après  1763.  — ■  L'Etat  actuel 
du  Canada  français.  --  Le  peuple  martyr  (c'est-à-dire  l' Acadie).  —  Les 
Canadiens  français  d  '  VOntario.  —  Les  Canadiens  français  des  provinces 
de  rOuest.  —  Les  Canadiens  français  de  la  Nouvelle-Angleterre.  — -  Les'. 
Canadiens  français  d"'  Etats-Unis  des  grands  lacs.  —  Coup  d'oeil  général 


98  LA  REVUE  CANADIENNE 

C  'est  là,  dans  les  riches  vallées  verticales  ou  parallèles  à  la  mer, 
que  descendit,  il  y  a  trois  siècles,  le  premier  groupe  français  qui  ait 
cherché  en  Amérique  une  patrie  nouvelle.  Pour  une  pareille  région, 
il  fallait  une  population  énergique,  robuste  et  tenace  comme  les 
rochers  que  la  mer  tente  en  vain  de  démolir  sous  sa  formidable  pous- 
sée. La  Bretagne  la  lui  donna,  et  elle  renouvela  sur  ce  sol  âpre  et 
dur  les  exploits  et  les  héroïsmes  du  pays  armoricain.  En  effet, 
dans  ce  pays  lointain  et  sauvage,  rattaché  à  Québec  par  un  sentier, 
et  par  une  mer  ouvert  à  tous  les  ennemis,  Bostonnais  et  Anglais, 
obligé  de  se  suffire  à  soi-même,  dans  ce  champ  clos  où  les  princes  de 
l'Europe  viennent  vider  leurs  querelles,  on  doit  être  prêt  à  toute 
éventualité,  on  ne  doit  compter  que  sur  son  énergie  et  sur  sa  valeur. 
Aussi,  l'étonnement  devient  de  l'admiration  quand  on  suit  les 
développements  de  cette  héroïque  histoire.  Car,  après  trois  siècles 
de  lutte  acharnée,  s'il  n'y  a  plus  d'Acadie,  il  y  encore  et  plus  que 
jamais  des  Acadiens.      Leur  histoire  n'est  pas  close. 


sur  Vavenir  de  la  ra-c  française  en  Amérique.  La  préface  est  signée 
par  M.  l'abbé  P.  Perrier,  l'un  de  nos  plus  actifs  collaborateurs  et  l'un  de 
directeurs. 

C'est  le  chapitre  cinquième  de  ce  large  précis  de  notre  histoire  na- 
tionale que  nous  avons  la  bonne  fortune  de  publier  en  entier.  Nous  devons 
pour  cela  remettre  à  plus  tard*  plusieurs  articles  importants,  traitant 
aussi  d'histoire,  que  nous  avons  déjà  en  mains.  Nous  en  demandons 
pardon  aux  auteurs,  MM.  Ernest  Gagnon,  de  Québec,  l'abbé  Henri  Gau- 
thier, de  Montréal,  et  le  juge  Prud'homme  de  Saint-Boniface. 

Ce  chapitre  cinquième  du  futur  volume  est  de  la  plume  de  M.  l'abbé 
Desrosiers.  Il  évoque,  en  un  raccourci  plein  de  force,  la  triste  mais  si 
belle  histoire  de  nos  frères  d'Acadie.  C'est  en  dire  d'un  mot  tout  l'intérêt. 
Le  titre  seul  prépare  déjà  aux  émotions  :  le  peuple  martyr   ! 

Le  peuple  martyr,  eh  oui,  c'est  bien  cela  !  Longfellow  l'avait  chanté 
déjà;  dans  son  Evangéline.  Mais  les  martyrs,  nul  ne  l'ignore  depuis 
Tertulien,  savent  se  survivre  merveilleusement.  C'e^t  bien  ce  que  l'éru- 
dit  élève  de  M.  Marcel  Dubois  —  nous  voulons  dire  M.  l'abbé  Desro- 
siers —  raconte  en  vingt  cinq  pages,  avec  un  art  réel,  laissant  aux  faits, 
admirablement  groupés,  de  parler  par  eux-même^s.  Du  reste,  nos  lecteurs 
pourront   juger  que   nous  n'exagérons   rien. 

Le  Secrétaire  de  la  Rédaction. 


LE  PEUPLE  MARTYR  99 

Ses  débuts  sont  enveloppés  d'un  voile  impénétrable.  Il  est 
certain  que  des  pêcheurs  venus  de  toutes  les  côtes  de  France  ont 
longé  ses  rivages,  fouillé  ses  golfes  et  ses  baies,  exploité  ses  pêche- 
ries, bien  avant  que  Jacques-Cartier  ou  de  Monts  aient  découvert 
et  exploré  ces  parages  redoutés.  L'histoire  du  vieux  navigateur 
Savalette  que  Champlain  rencontra  visitant  les  Indiens  pour  la 
quarante-deuxième  fois,  la  vétusté  de  la  grande  croix  que  Prévert 
découvrit  à  l'est  de  la  baie  de  Fundy,  les  légendes  mystérieuses  des 
sauvages  Crucientaux  de  la  Gaspésie,  tout  témoigne  de  la  haute 
antiquité  historique  de  ce  coin  de  terre  tourmenté. 

L 'échec  Je  la  colonisation  laurentienne  entreprise  par  Jacques- 
Cartier  et  Roberval  fit  jeter  les  yeux  sur  ce  pays  que  l'on  croyait 
plus  favorable  aux  établissements  agricoles,  parce  que  situé  sous  une 
latitude  plus  méridionale.  De  Monts  se  jeta  dans  cette  entreprise 
avec  une  ardeur  plus  généreuse  qu'éclairée.  Secondé  par  trois 
hommes  d'une  haute  valeur,  Champlain,  Pontrincourt  et  Pont- 
Gravé,  il  déploya  une  énergie  sans  égale  pour  asseoir  sur  des  bases 
solides  sa  colonie  agricole.  Ce  fut  en  vain.  Champlain  l'entraîna 
vers  le  Saint-Laurent,  qu'il  croyait  à  bon  droit  être  le  lieu  le  pljis 
propre  à  la  fondation  d'une  colonie  parce  que,  outre  la  fertilité  de 
son  immense  vallée,  il  conduisait  du  premier  jet  au  coeur  même  du 
continent. 

On  sait  au  prix  de  quelles  angoisses  Port-Royal  acheta  l'exis- 
tence précaire  de  ses  premières  années.  Le  malheur  s'acharna  sur 
les  premiers  établissements  français.  Sainte-Croix,  Saint-Sauveur 
et  Port-Royal  ne  purent  résister  à  l'assaut  des  divisions  intestines, 
aux  flottes  de  l'Angleterre.  Port-Royal  tomba  au  pouvoir  de 
David  Kertk  en  1628  et  ne  fut  rendu  à  la  France  qu'en  1632.  De 
l'Acadie,  la  France  ne  conservait  que  le  fort  Saint-Louis  qui  n'avait 
pas  été  cédé  grâce  à  la  fidélité  courageuse  de  Charles  de  Latour. 

Mais  les  colons  de  Franco  pendant  leur  premier  séjour  en  Aca- 
die  avaient  déjà  semé,  dans  le  coeur  et  l'âme  de  ces  peuplades  braves 
autant  que  fidèles,  des  germes  de  sympathie  que  rien  ne  pourra 


100  LA  REVUE  CANADIENNE 

dératîiner  ni  affaiblir.  Elles  se  souviennent  toujours,  en  effet,  que 
leur  plus  grand  sagamo,  Mombertou,  avait  embrassé  les  croyances 
religieuses  de  ces  secourables  étrangers.  Français  et  Indiens 
s'étaient  rencontrés  au  pied  d'une  croix,  et  là,  dans  les  eaux  du 
baptême  de  leur  chef,  le  pacte  d'alliance  perpétuelle  avait  été  solen- 
nellement scellé.  Cette  petite  colonie  de  Port-Royal  est  remar- 
quable encore,  parce  qu'elle  donna  à  l'Amérique  française  l'un  de 
ses  plus  grands  historiens:  Mare  Lescarbot.  C'est  là  aussi  que 
s'ouvrirent  par  la  Relation  du  P.  Biart,  ces  admirables  Annales  des 
Jésuites,  où  sont  consignés  nos  plus  beaux  titres  de  noblesse,  et  qui 
projettent  des  flots  de  lumière  sur  le  caractère  social  et  apostolique 
de  la  race  française  et  sur  nos  origines  historiques.  Ces  Relations^ 
en  effet,  qui  restent  une  glorification  perpétuelle  de  l'oeuvre  évan- 
gélique  primitive  de  la  France  en  Amérique,  furent,  au  temps  où 
elles  parurent,  le  plus  éloquent  plaidoyer  en  faveur  de  la  colonisa- 
tion canadienne,  et  le  meilleur  stimulant  au  zèle  religieux  et  patrio- 
tique de  la  France  chrétienne. 

Quand  Samuel  de  Champlain  eut  montré  au  grand  Richelieu 
l'importance  et  le  rôle  futur  de  la  Nouvelle-France,  quand  celle-ci 
eut  été  restituée  au  génie  militaire  et  chrétien  du  XV  Ile  siècle, 
l'épopée  coloniale  française  s'ouvrit  majestueusement  sur  l'oeuvre 
des  missionnaires,  des  découvreurs,  des  fondateurs  de  villes  et  des 
héroïques  défenseurs  de  la  patrie  d'adoption. 

L'Acadie,  pour  sa  part,  eut  le  patriotisme  austère  des  Lateur, 
la  persévérance  éclairée  des  Denys,  la  prévoyance  des  d'Aulnay  et 
des  Razilly  qui,  en  favorisant  l'agriculture  et  l'industrie,  prépa- 
raient l'avenir  et  créaient  une  nationalité  acadienne  vigoureuse  et 
forte.  C'est  bien  en  effet  une  nationalité  spéciale  qui  se  fondait 
sur  tout  le  périmètre  de  la  grande  presqu'île  ef  sur  la  côte  orientale, 
jusqu  'à  la  baie  des  Chaleurs.  Son  caractère  particulier,  qui  s 'af- 
firmait déjà  par  les  différences  d'origine,  de  développements,  de 
moeurs,  de  langage,  de  tenure  seigneuriale,  de  fêtes  patriotiques  et 
d'aspirations,  se  maintiendrait  pendant  trois  siècles,  sans  que  les 


LE  PEUPLE  MARTYR  101 

événements  les  plus  graves  viennent  en  altérer  sensiblement  les 
traits.  Pendant  que,  dans  ses  réjouissances  nationales,  la  Nouvelle- 
France  célèbre  la  patrie  absente  par  les  feux  de  la  Saint-Jean,  les 
Acadiens,  plus  attachés  à  leur  prince,  protecteur  nécessaire  de  leurs 
droits  et  de  leur  autonomie,  célèbre  la  fête  du  peuple  le  15  août, 
jour  où  Louis  XIII  a  solennellement  consacré  son  royaume  à  la 
Vierge  Marie  (1638). 

Sous  la  vive  impulsion  de  Richelieu,  principal  restaurateur  du 
pouvoir  royal,  le  commerce  prospère  rapidement  parce  qu'en  Acadie 
la  noblesse  peut  s'y  livrer  sans  déroger,  l'industrie  se  développe,  les 
pêcheries  s'étendent,  la  colonisation  s'affermit.  Mais  tous  ces 
progrès  avaient  leur  point  d'appui  en  France,  non  sur  le  Saint- 
Laurent.  Par  malheur,  le  pays  fut  bientôt  livré  aux  horreurs  de  la 
guierre.  De  plus  en  plus,  il  devint  la  terre  classique  des  longs  com- 
bats, des  sièges  mémorables,  des  raids  téméraires,  des  plus  beaux 
faits  d'armes.  Les  deux  héroïques  populations  qui  se  coudoient 
sur  les  mêmes  champs  de  bataille  sont  bien  faites  pour 
s'entendre  partout  et  toujours.  Les  Abénaquis,  ce  peuple  de  héros, 
comme  on  l'a  appelé,  fidèle  jusqu'au  bout  à  la  vieille  terre  d 'Acadie 
et  à  ses  nouveaux  habitants,  fraternisent  aisément  avec  ces  hardis 
pionniers  que  l'on  voit  toujours  sur  la  brèche  et  qui  leur  donnent 
les  meilleurs  capitaines,  comme  ce  légendaire  baron  de  Saint- 
Castin  qui  devint  leur  chef  et  les  conduisit  longtemps  au  combat  et 
à  la  victoire. 

Malgré  l 'état  incertain  du  pays  et  les  incursions  fréquentes  qui 
venaient  de  la  ,mer,  les  groupes  acadiens  prospèrent,  essaiment 
même  en  s 'emparant  des  plaines  alluviales  les  plus  fertiles  ou  en 
bâtissant  des  postes  de  pêcheurs  aux  meilleurs  endroits.  Le  voya- 
geur poète  DiereviJle  constate  déjà  en  1699  le  bien-être  du  colon 
acadien  et  ne  craint  pas  de  dire  qu'il  dépasse  de  beaucoup  celui  du 
paysan  français. 

Mais  la  fin  du  règne  de  Louis  XIV  s'annonçait  par  des  défai- 
tes désastreuses  et  réitérées,  par  un  abandon  progressif  des  avant- 


102  LA  REVUE  CANADIENNE 

postes  des  colonies  américaines.  Bien  que  la  guerre  se  rapprochât 
davantage  des  parties  les  plus  exposées  de  la  Nouvelle-France,  les 
Acadiens  en  étaient  réduits,  avec  les  vaillantes  petites  garnisons  de 
quatre  ou  cinq  forts,  à  défendre  un  immense  territoire  que  la  mer 
pénètre  de  toutes  parts.  La  population  atteignait  à  peine  2,000 
habitants  d'origine  française.  C'est  contre  elle  que  se  portèrent  tout 
d'abord  les  efforts  de  la  Nouvelle- Angleterre.  Après  avoir  résisté 
deux  fois,  en  1704  et  1707,  Port-Royal  fut  pris  (1710),  et  trois  ans 
plus  tard  le  traité  d'Utrecht  (1713)  cédait  à  l'Angleterre  l'Acadie, 
Terreneuve  et  la  baie  d'Hudson. 

C'est  un  fait  acquis  à  l'histoire  d'Amérique  que,  dans  leurs 
luttes  séculaires,  l'Angleterre  et  la  France  ont  trop  souvent  fait  bon 
marché  de  leurs  colonies  pour  vider  des  querelles  continentales.  Au 
XVIIe  siècle,  dans  les  moments  de  crise,  la  France  abandonnait  à 
l'Angleterre  ces  pays  éloignés  dont  on  dédaignait  même  de  détermi- 
ner les  frontières.  Eb  1713,  l'Acadie  française,  la  plus  ancienne 
province  de  la  France  en  Amérique,  la  plus  héroïque,  la  plus  tenace, 
celle-là  même  qui  nous  avait  sauvés  plus  d'une  fois,  fut  sacrifiée 
avec  Terreneuve  et  la  Baie  d'Hudson  à  l'insatiable  Angleterre. 
C'était  le  commencement  du  recul  irrévocable.  Pour  l'Acadie, 
malgré  les  sympathies  de  la  reine  Anne  et  de  quelques  nobles  An- 
glais, s 'ouvre  une  période  jombre  que  va  terminer  une  des  plus  san- 
glantes catastrophes  de  l'histoire  d'Amérique. 

L'histoire  des  Acadiens  neutres  —  French  N entrais  —  n'est 
plus  jusqu'en  1755,  qu'une  suite  de  soupçons  injustifiés  et  de  ter- 
reurs puériles  de  la  part  des  nouveaux  maîtres  du  pays,  d'ater- 
moiements, de  fausses  manoeuvres,  de  promesses  irréalisables  de  la 
part  des  conseillers  des  Acadiens.  Le  résultat  inévitable  fut  de 
rendre  suspectes  les  moindres  démarches  des  Neutres  et  de  grossir 
le  nombre  'des  griefs  apparents  contre  ces  population^g  inoffensives. 
Puis,  à  la  pointe  du  Cap-Breton,  resté  à  la  France  avec  la  colonie  de 
peuplement  qu'était  l'île  Saint- Jean,  s'élève  lentement  une  impor- 
tante    forteresse     qui     commande     la     route     de     Boston,     et 


LE  PEUPLE  MARTYR  103 

qui  est  une  perpétuelle  menace  pour  l'indépendance  ou, 
à  tout  le  moins,  pour  le  commerce  des  colonies  anglai- 
ses du  Sud.  Que  l'on  juge  de  la  terreur  des  colons  bostonnais 
et  virginiens  quand  ils  aperçurent  pour  la  première  fois  de  la  haute 
mer  les  bastions  garnis  de  canons  du  puissant  fort  militaire  de 
Louisbourg.  Rien  d'étonnant  si  leurs  efforts  se  portent  d'instinct 
contre  ces  assises  puissantes.  Et  quand  une  première  fois,  en  1748, 
ils  ont  réussi  à  l'emporter  d'assaut,  on  ne  s'étonne  pas  non 
plus  que  l'Angleterre  raye  d'un  trait  de  plume  un  résultat  si  chère- 
ment acheté,  et  que,  comme  auparavant,  la  menaçante  forteresse  se 
dresse  au  rivage  de  l'océan  sur  la  route  des  conquêtes. 

La  terre. acadienne  avait  vu,  dès  1664,  des  missionnaires  fran- 
çais se  fixer  sur  ses  rives  parmi  les  Micmacs  et  les  Abénakis.  Plus 
tard  étaient  venus  les  Jésuites,  les  Récollets  et  les  Pères  Pénitents. 
De  1685  à  l'époque  de  la  dispersion  violente  des  Acadiens  par 
Lawrence  en  1755,  les  jnissionnaires  de  cette  contrée  appartinrent 
surtout  à  Saint-Sulpice  et  au  Séminaire  de  Québec.  Leur  succes- 
sion n'y  fut  jamais  interrompue.  Ils  furent  jusqu'à  six  à  la  fois. 
Parmi  les  plus  célèbres,  citons  MM.  Geoffroy,  Beaudoin,  Trouvé,  de 
Breslay,  Métivier,  de  la  Gondolie,  de  Miniac,  Chauvreux  et  Desen- 
claves, tous  prêtres  de  Saint-Sulpice  ;  Petit,  Chury,  Gaulin,  du 
séminaire  de  Québec.  Les  Jésuites  eurent  aussi  une  mission  chez 
les  Abénaquis  du  voisinage,  et  un  de  leurs  missionnaires,  le  P. 
Rasle,  y  fut  tué  par  les  Anglais.  La  population  catholique  fraii- 
çaise,  soutenue,  dirigée  et  consolée  par  son  clergé,  s'était  multipliée 
malgré  les  persécutions  des  Anglais.  Eu  un  demi-siècle,  elle 
s'était  portée  de  deux  mille  à  près  de  quinze  mille. 

Cependant  une  tempête  grosse  de  conséquences  amoncelle  peu 
à  peu  ses  colères  contre  la  paisible  population  qui  a  donné  son  allé- 
geance à  l'Angleterre,  mais  qui  a  demandé  comme  suprême  faveur 
de  ne  jamais  tourner  ses  armes  contre  sa  mère  toujours  aimée,  la 
France.  Au  calme  relatif  qui  a  suivi  la  conquête  de  Port-Royal  et 
de  toute  l'Acadie,  une  période  de  troubles,  d'invasions,  de  rapines, 


104  LA  REVUE  CANADIENNE 

de  proscriptions  va  succéder.  Il  serait  trop  long  de  rappeler  ici, 
par  quelle  suite  de  vexations  les  Acadiens,  à  qui  le  traité  d 'Utrecht 
avait  permis  de  se  retirer  ailleurs,  s 'ils  le  voulaient,  après  la  cession 
de  leur  pays  à  l'Angleterre,  et  à  qui  peu  après  la  reine  Anne  avait 
accordé  la  libre  possession  de  leurs  biens,  s 'ils  consentaient  à  rester, 
furent  graduellement  préparés,  par  des  gouverneurs  tels  que  Ni- 
cholson  (JL714),  Caulfield  (1716),  Philipps  (1720),  Armstrong 
(1739),  aux  violences  inouïes  et  froidement  calculées  qui  ont  voué 
la  mémoire  de  Lawrence,  de  Winslow  et  de  Boscawen  à  l'exécration 
de  l'humanité.  Rien  n'est  plus  connu  que  la  lamentable  déporta- 
tion des  Acadiens  de  Grand-Pré.  Ce  que  l'on  sait  moins,  c'est  que 
l'oeuvre  de  proscription  s'étendit  à  bien 'd 'autres  centres  et  que  les 
mêmes  scènes  d'atrocités  inouïes  se  renouvelèrent  avec  une  fureur 
que  rien  ne  pouvait  arrêter. 

D'après  les  statistiques  les  plus  autorisées,  plus  de  dix  mille 
Acadiens  furent  ainsi  brusquement  arrachés  de  leurs  foyers,  à 
Grand-Pré,  à  Annapolis,  à  Pombomcoup,  etc.,  entassés  sur  des 
navires  trop  étroits — ^^qui  nous  font  penser  à  ceux  plus  tard  des  exilés 
irlandais  de  1847 — et  dispersés  aux  quatre  vents  du  ciel.  Un  certain 
nombre  de  ceux  qui  restaient  en  Acadie  cherchèrent  leur  salut  dans 
les  bois  ou  se  mirent  sous  la  protection  du  gouvernement  de  Québec. 
Quelques  centaines  de  colons  seulement  restèrent  des  quinze  mill.^ 
ou  seize  mille  descendants  des  cent  cinquante  familles  frança'.«es 
émigrées  en  Acadie  au  cours  des  cent  cinquante  années  de  doi^iina- 
tion  française. 

Et  voilà  bien,  croit-on,  la  fin  de  ce  petit  peuple  acadien,  dt  cette 
poignée  de  paysans  sans  défense.  Il  n'en  reste  plus  que  des  épa- 
ves, destinées  les  unes  après  les  autres  à  sombrer  dans  les  flots 
anglo-saxons  de  l'Amérique.  Finie  la  longue  lutte,  sur  ce  pays  aux 
bornes  indécises,  sur  ce  border  où  deux  peuples  déjà  ont  troiavé  ].a 
mort  !  Les  vainqueurs  n'ont  plus  qu'à  se  partager  les  dépouilles 
des  victimes,  qu'ils  ont  supprimées  d'u;i  coup,  par  un  seul  crime. 
Ils  prennent  possession  des  terres,  s'installent  aux  foyers  déserts 


LE  PEUPLE  MARTYR  105 

des  Acadiens,  moissonnent  les  riches  plaines  d'Annapolis  et  de 
Grand-Pré,  de  Memranicook  et  du  Petiteodiac.  Ils  possèdent  enfin 
les  domaines    qu'ils  convoitaient. 

Oui,  mais  ils  avaient  compté  sans  Dieu,  le  Dieu  qui  ramène  des 
portes  du  tombeau  les  nations  comme  les  individus. 

Un  jour,  ils  entendent  des  accents  qui  les  font  tressaillir.  Ce 
sont  les  voix  des  Acadiens  que  les  flots  aimés  d 'autrefois  ramènent 
vers  des  rivages  connus.  Peu  à  peu,  le  chant  triste  comme  une  plainte 
se  rapproche,  monte,  éclate.  C 'est  le  retour  de  la  nationalité  spoliée, 
c'est  le  réveil  d'une  race  qui  ne  veut  pas  mourir.  Invinciblement 
attachés  à  leur  patiie  d'origine,  les  Acadiens  reviennent  après  plu- 
sieurs années  d'exil.  Des  Etats-Unis,  de  l'Est  et  du  Sud,  ils  sont 
remontés  lentement,  semant  sur  leur  route  ceux  que  tuaient  la 
douleur  ou  la  fatigue. 

Beaucoup  cependant  avaient  cherché  asile  et  protection  dans 
les  riches  paroisses  du  Saint-Laurent,  d'autres  en  avaient  fondé 
eux-mêmes.  Les  paroisses  de  Saint- Jacques-de-l'Achigan  et  de 
l'Acadie,  dans  la  province  de  Québec,  naquirent  de  cet  exil  forcé. 
Plusieurs  groupes  s'étaient  dispersés  un  peu  partout,  dans  la 
Nouvelle- Angleterre  et  aux  Etats-Unis,  aux  Antilles  et  dans  les  îles 
Saint-Pierre-Miquelon,  sur  les  côtes  du  Labrador,  aux  îles  de  la 
jNIadeleine,  à  Terreneuve  et  jusqu'en  France. 

Ceux  qui  revinrent  en  Acadie  dissimulèrent  longtemps  leur 
présence  :  les  forêts  et  les  rochers  déserts  de  la  côte  leur  servirent 
de  refuges.  Le  groupe  le  plus  important  se  fixa  sur  la  côte  orien- 
tale du  Nouveau-Brunswick,  depuis  Shédiac  jusqu'à  la  Baie-des- 
Chaleurs.  D 'autres  s 'arrêtèrent  dans  Clare,  sur  la  baie  de  Fundy  ; 
dans  l'île  Madame  et  à  Chéticamp,  au  cap  Breton  ;  au  Hâvre-à- 
Boucher,  à  l'entrée  du  détroit  de  Cauceau,  à  l'île  du  Prince- 
Edouard.  Enfin  un  petit  nombre  de  familles  allèrent  demander 
aux  forêts  de  Madawaska,  le  droit  de  vivre  et  de  mourir  Acadiens. 

La  vieille  province  de  Québec  brusquement  séparée  elle  aussi 
de  la  France,  a  tendu  la  main  à  sa  jeune  soeur  acadienne.     Ses 


106  LA  REVUE  CANADIENNE 

évêques  lui  ont  manifesté  une  particulière  sollicitude  en  lui  donnant 
des  prêtres  dévoués.  Puis,  la  tempête  révolutionnaire  ayant  souf- 
flé sur  l'Eglise  de  France,  d'héroïques  missionnaires  arrivèrent  des 
vieux  pays'  qui  à  la  trahison  de  leur  foi  avaient  préféré  les  souf- 
frances de  l'exil. 

Alors,  perdus  au  milieu  d'un  pays  anglais  et  protestant,  igno- 
rés des  pouvoirs  publics  auxquels  ils  ne  demandent  rien  à  cause 
de  leur  faiblesse,  les  Aeadiens  progressent  lentement,  ils  se  multi- 
plient dans  l'ombre  volontaire  où  ils  s'enferment,  ils  gardent  avec 
un  soin  jaloux  les  vertus  de  leurs  pères,  la  pureté  de  la  foi,  la  sim- 
plicité des  mœurs,  et  insensiblement  ils  s'emparent  du  sol,  ils  se  glis- 
sent dans  le  commerce,  ils  s'introduisent  dans  la  navigation  et  les 
pêcheries,  ils  s'infiltrent  dans  toutes  les  branches  de  l'activité 
humaine,  et  d'année  en  année  ils  agrandissent,  sans  bruit,  leurs 
parts  dans  les  affaires  et  ils  assurent  leur  influence. 

Toutefois,  il  faut  bien  en  convenir,  une  chose  manquait  encore 
aux  Acadiens  qui  leur  permît  d'exercer  un  rôle  proportionné  à  leur 
nombre,  c'était  le  bienfait  de  l'éducation  supérieure.  Sans  culture 
intelleictuelle,  l'homme,  quelles  que  soient  d'ailleurs  sa  probité,  son 
intelligence,  sa  souplesse  de  caractère,  reste  fatalement  borné  et 
incomplet.  Il  ne  saurait,  faute  de  moyens,  prendre  sur  ses  sem- 
blables l'empire  qui  lui  assure  le  maniement  de  leurs  esprits  et  de 
leurs  volontés.  Des  hommes  instruits  sont  nécessaires  à  une  race  qui 
aspire  à  sortir  de  la  servitude  oii  l'ont  réduite  les  événements.  Il 
en  fallait  aux  Acadiens,  sans  quoi  ils  devraient  rester  sous  le  joug  de 
leurs  concitoyens  anglo-saxons. 

Aussi,  est-ce  avec  une  joie  toute  patriotique  que  la  population 
acadienne  vit  se  dresser  sur  les  hauteurs  qui  commandent  le  Petit- 
codiac  le  premier  établissement  d'éducation  classique,  le  collège  de 
Memramcook.  Le  fondateur  en  était  le  Père  Lefebvre,  religieux  de 
Sainte^Croix,  à  qui  les  Acadiens,  dans  leur  reconnaissance  ont 
décerné  le  titre  de  père  de  leur  nationalité.  Il  serait  puéril  d'in- 
sister sur  l'importance  de  cette  fondation.      Les  Acadiens  l'ont  si 


LE  PEUPLE  MARTYR  107 

bien  compris,  qu'ils  font  dater  de  cet  événement  (1864)  la  recons- 
titution de  leur  nationalité. . . 

L'événement  était  vraiment  providentiel.  On  était  à 
la  veille  de  l'établissement  ,de  la  Confédération.  Les^ 
provinces  maritimes  en  y  adhérant  liaient  leur  desti- 
née au  reste  du  Canada.  Ceux  de  leurs  habitants 
qui  étaient  de  langue  française,  c'est-à-dire  les  Acadiens,  trouve- 
raient dans  la  poursuite  des  intérêts  communs  de  la  Confédération 
qui  naissait,  un  appui  de  sympathie,  de  communauté  d'origine,  de 
langue  et  de  foi,  chez  les  autres  groupements  français  et  catholi- 
ques disséminés  dans  le  vaste  territoire  de  l'Union  et  surtout  chez 
les  Canadiens  français  de  la  province  de  Québec.  Ils  cesseraient 
d'être  des  isolés  dans  un  milieu  qui  les  enserrait  et  les  étouffait^ 
mais  c'était  à  la  condition  qu'ils  prissent  conscience  de  leur  nombre 
et  de  leur  force,  pour  former  bloc,  qu  'ils  trouvassent  dans  leur  sein 
des  patriotes  capables  de  dégager  de  la  situation  présente  des  idées 
d'ensemble  et  des  plans  de  conduite  pour  échapper  à  l'étreinte  anglo- 
saxonne.  . .  des  patriotes  capables  Ûe  faire  prévaloir  les  projets  libé- 
rateurs, par  l 'autorité  de  la  parole  et  la  persistance  des  réclamations 
Ce  fut  l'oeuvre  inaugurée  en  1854  par  M.  Lafrance,  curé  de  Mem- 
ramcook,  reprise  en  1864  avec  un  succès  éclatant  par  le  Père  Le- 
f  ebvre,  et  continuée  depuis  par  le  clergé  acadien  qui  rivalisa  de  zèle 
pour  créer  dans  tous  les  centres  populeux,  au  prix  de  mille  difficul- 
tés, des  écoles,  des  couvents,  des  académies  où  s'enseignerait  la 
langue  française. 

Pour  entretenir  et  propager  ce  mouvement,  un  journal  de  lan- 
gue française  devenait  nécessaire.  Il  fut  fondé  et  publié  à  Shédiae 
par  M.  Robidoux.  Le  Moniteur  Acadien  (1866)  se  fit  le  porte- 
voix  de  tout  un  peuple. 

Les  résultats  que  l'on  attendait  du  collège  de  Memramcook  ne 
tardèrent  pas  à  se  produire,  La  première  promotion  régulière  — 
celle  de  1866  —  composée  de  neuf  élèves,  donna  cinq  prêtres,  un 
sénateur,  un  instituteur,  un  médecin  et  un  agent  de  commerce. 


108  LA  REVUE  CANADIENNE 

Le  recrutement  régulier  et  "méthodique  des  carrières  les  plus 
honorables  et  les  plus  influentes  était  trouvé.  La  question  aea- 
dienue  allait  se  résoudre  par  l'instruction.  Bientôt,  en  effet,  se 
lève  toute  une  génération  d'hommes  instruits  et  intègres,  capables 
de  représenter  leurs  concitoyens  dans  toutes  les  charges  de  l'Etat 
-et  de  l'EglisCj  dans  les  conseils  de  la  nation,  assemblés  législatives 
et  sénat,  dans  ia  magistrature,  dans  les  professions  libérales,  dans 
la  direction  spirituelle  des  âmes,  dans  la  littérature  et  l'éloquence. 

De  plus,  des  amis  précieux,  des  défenseurs  enthousiastes  élè- 
vent la  voix  pour  célébrer  les  victoires  de  la  vaillante  nation  ou 
pour  redire  ses  malheurs  et  son  passé  de  gloire.  Rameau  de  Saint- 
Père,  fidèle  ami  de  notre  race,  continue  la  noble  tradition  de  ce 
Raynal  qui  avait  déjà  apitoyé  le  monde  européen  sur  les  malheurs 
de  l 'Acadie  et  exprimé  ses  espérances  d 'avenir.  Le  chantre  harmo- 
nieux de  Cambridge,  Longfellow,  paie  la  dette  de  ses  compatriotes, 
■en  racontant  au  monde  les  larmes  et  les  douleurs  de  la  fidèle  Evan- 
géline,  l'une  des  plus  émouvantes  créations  poétiques  du  XIXe 
siècle.  Notre  poète  Lemay,  notre  doux  historien  "Casgrain,  Gué- 
nin  et  les  annalistes  français  modernes  apportent,  eux  aussi,  leur 
tribut  d'iiommage  et  d'admiration  à  cette  Acadie  que  d'aucuns 
avaient  cru  morte,  mais  qui  sommeillait  seulement  et  qui,  sous  nos 
yeux  attendris,  se  redresse  aujourd'hui,  comme  au  sortir  d'une  ré- 
surrection, pleine  de  foi  dans  l'avenir. 

Enfin,  .en  188C,  au  premier  grand  congrès  catholique  de  Qué- 
bec, se  renouvelait  l'alliance,  toute  de  sympathie,  des  Canadiens 
français  et  des  Aeadiens.  Avec  le  sentiment  d'admiration  qu'é- 
veille son  héroïque  histoire,  ce  peuple  martyr  nous  apportait  un 
précieux  stimulant  d'émulation  dans  la  lutte  de  races  que  nous 
avons  toujours  eu  à  soutenir  de-puis  la  conquête,  et  qui  dans  les 
temps  présents,  sans  cesser  d'être  pacifique,  est  moins  que  jamais 
assoupie — lutte  d'ailleurs  où  l'emportera  seule  la  force  des  vertus 
familiales  soutenues  par  les  convictions  religieuses.  Quels  frères 
pouvaient  mieux  se  comprendre,  s'il  est  vrai  que  notre  histoire 


LE  PEUPLE  MARTYR  10» 

n'est  pas  sans  analogie  avec  là  leur?  Exposés  aux  mêmes  dangers, 
moindres  sans  douie  bien  que  très  réels  encore,  sans  autre  soutien 
que  notre  confiance  commune  dans  la  valeur  morale  du  vieil  héri- 
tage français,  traités  en  vaincus  et  en  butte  à  toutes  les  attaques, 
nous  avons  opposé  la  même  résistance,  montré  les  mêmes  énergies  et 
la  même  endurance,  lancé  le  même  cri  d'espoir  quand  l'adversaire 
croyait  en  avoir  fici  avec  nous.  Si  l'Acadie  a  été  souvent  sacri- 
fiée à  la  vie  de  la  Nouveille-France,  si  elle  nous  a  gardé  quelque 
rancune — reconnaissable  à  la  différence  des  réjouissances  nationales 
—  ce  sont  là  les  restes  d'une  situation  mal  définie  et  que  ra,venir 
fera  disparaître  sans  peine. 

Ou  plutôt  le  jour  est  déjà  venu,  où  la  sympathie  et  l'accord 
fraternels  se  sont  manifestés.  La  fédération  des  sociétés  franco- 
canadiennes  fondée  à  Montréal  en  1909 — fédération  que  l'on  voulait 
d'abord  restreindre  aux  Canadiens  français  —  a  ouvert  son  sein 
aux  sociétés  acadiennes,  afin  de  mettre  en  faisceau  toutes  les  éner- 
gies religieuses  et  nationales  de  la  race  française,  et  de  faire  conver- 
ger vers  le  même  but  ses  moyens  d'action.  Les  Acadiens  ont  vite 
compris  que  leur  force  de  résistance  réside  dans  un  groupement  de 
plus  en  plus  compact  de  toutes  les  puissances  vitales  des  divers 
groupes  français  de  l 'Amérique  du  Nord. 

Est-il  besoin  d'ajouter  que  depuis  quarante  ans,  ils  ont  fait 
d'incessants  et  remarquables  progrès  dans  tous  les  domaines  où  se 
déploie  l'activité  humaine  en  notre  pays.  Elle  est  passé  ,  Dieu 
merci,  l'époque  où  leurs  compatriotes  anglais  les  tenaient  pour  une 
race  inférieure.  Quelques  statistiques  suffiront  pour  montrer  la 
rapidité  de  leur  marche  en  avant,  et  pour  justifier  la  confiance 
inébranlable  que  nous  avons  dans  l'avenir  que  la  Providence  l-^ur 
réserve. 

Le  fait  le  plus  frappant  dans  la  résurrection  de  ce  petit  peuple, 
c'est  la  piodigieuse  fécondité  de  ses  familles.  Chez  les  Acadiens, 
la  natalité  annuelle,  source  de  leur  augmentation  rapide,  dépasse 
même  ceiîe  de  leurs  frères  de  la  vallée  du  Saint-Laurent.  Long- 
temps ils  ont  doublé  leur  nombre  tous  les  vingt  ans  ! 


110  LA  REVUE  CANADIENNE 

Voici,  à  l'aide  de  documents  soigneusement  étudiés  par  divers 
historiens,  à  la  tête  desquels  il  faut  placer  Rameau  de  Saint-Père, 
la  progression  du  nombre  des  Ajcadiens  français  des  trois  provinces 
maritimes  (Nouvelle-Ecosse,  Nouveau-Brunswick  et  Ile  du  Prince- 
Edouard)  :  Année  1755,  18,000;—  1763,  2,800;—  1803,  8,759;  — 
1812,  11,630;  —  1840,  32,000;  —  1861,  69,000;  —  1871,  87,740;  — 
1881,  10S605;—  1901,  139,000;—  1910,  165,000  (?). 

Une  comparaison  entre  les  divers  groupes  catholiques  des  trois 
province.-;  est  encoie  plus  suggestive  et  montre  à  qui  appartient 
l'avenir  Ju  catholicisme,  s'il  ne  survient  aucune  immigration  qui 
déroute  la  prévision  des  calculs.  Une  remarque  s'impose  dès 
maintenant,  c  'est  que  l 'augmentation  des  Acadiens  et  la  diminution 
progressive  des  catholiques  de  langue  anglaise  sont  constantes. 
Pour  mettre  plus  en  lumière- ce  fait  historique  qui  de  prime  abord 
peut  surprendre,  nous  avons  reparti  nos  statistiques  sur  deux 
décades,  de  manière  à  montrer  que  le  mouvement  de  recul  des  catho- 
liques anglais  est  plus  profond  qu'on  ne  le  prétend.  Nous  citons 
les  statistiques  officielles  des  recensements  de  1881  à  1901. 

ï   Diocèse  de  Chathani   (Nouveau-Brunswick). 

1901  :   Catholiques  de  langue  anglaise 14,565 

Catholiques    de    langue    française 52,108 

Pertes  des  catholiques  de  langue  anglaise,  de   1881   à   1901....  439 

Gains  des  catholiques  de  langue  française,  de  1881  à  1901 18,217 

II  Diocèse  de  Saint -Jean   (N.  B.). 

19C1  :  Catholiques  de  langue  anglaise 29,629 

Catholiques  de   laîigue   française 27,871 

Pertes  des  catholiques  de  langue  anglaise,  de   1881  à   1901 .  3,363 

Gains  des  catholiques  de  langue  française,   de   1881  à   1901 5,127 

111  Archevêché  d'Halifax   (Nouvelle-Ecosse). 

1901  :   Catholiques  de  langue  anglaise 29,149 

Catholiques    de    langue    française 24,227 

Gains  des  catholiques  de  langue  anglaise,  de  1881  à  1901 3,811 

Gains  des  cavholiques  de  langue   française,  de   1881  à   1901....  2,643 


LE  PEUPLE  MARTYR  111 

IV  Diocèse  d'Antigonish    ^Nouvelle-Ecosse). 

1901  :   Catholiques  de  langue   anglaise 56,024 

Catholiques    de    langue    française 18,264 

Gains  des  catholiques  de  langue  anglaise,  de  1881   à  1901 3,689 

Gains  des  ca:holiques  de  langue  française,  de  1881  à  1901 1,312 

V  Diocèse  de  Charlottetown   (Ile  du  Prince-Edouard). 

1901  :   Catholiques  de  langue  anglaise 31,797 

Catholiqvies    de    langue    française 49,191 

Pertes  des  catholiques  de  langue  anglaise,  de  1881  à  1901 4,344 

Gains  des  catholiques  de  langue  française,  de  1881  à  1901 4,667 

Province  ecclésiastique  d'Halifax  (N.-E.,  N.-B.,  I.  P.  E.). 

Total     :    Catholiques    de    langue    anglaise 161,164 

Catholiques  de  langue  française 141,661 

Perles  des  catholiques  de  langue  anglaise,  de  1881  à  1901 3,646 

Gains  des  catholiques  de  langue  française,  de  1881  à  1901....  31,966 
Soit  un  écart  de  35,612  en  faveur  des  Acaidiens. 

Ainsi  donc,  sans  perdre  de  terrain  dans  les  diocèses  d'Halifax 
et  d'Antigonish,  les  Acadiens  ])rofitent  de  la  diminution  du  nombre 
des  catholiques  de  langue  anglaise  dans  les  diocèses  de  Saint-Jean, 
de  Chatham  et  de  Charlottetown.  Il  est  certain  que  le  recensement 
de  1911  ne  montrera  aucun  ralentissement  dans  cette  marche  pro- 
gressive. 

D'après  le  taux  de  l'augmentation  régulière  et  naturelle  de 
leur  nombre,  les  Acadiens  sont,  à  l'heure  présente,  plus  de  165,000 
dans  les  t)'ois  provinces  maritimes,  et  plus  de  250,000  si  l'on  compte 
les  75,000  Acadiens  émigrés  aux  Etats-Unis  ou  dispersées  dans  la 
partie  orientale  de  Québec.  Qui  le  croirait?  Ce  groupe  puissant, 
bien  organisé,  opiniâtrement  fidèle  à  ses  traditions  nationales  et 
catholiques,  et  qui  détient  la  majorité  des  catholiques  du  Nouveau- 
Brunswick,  ne  compte  pas  un  seul  évêque  de  sa  race  ?  Tout  porte 
à  croire,  comme  on  l'annonce  en  ce  moment,  que  leurs  instances 
au-ssi  filiales  que  légitimes  auprès  du  Saint-Siège  recevront  bientôt 
satisfaction  et  qu'un  fils  de  ce  peuple  fidèle  jusqu'au  martyre 
prendra  rang  parmi  les  princes  de  l'Eglise. 


112  LA  REVUE  CANADIENNE 

Depuis  1864,  i "influence  politique,  municipale  et  scolaire  des 
Acadiens  n'a  pas  cessé  de  s'étendre.  En  majorité  dans  les  trois 
comtés  de  Kent,  Gloucester  et  Madawaska,  en  nombre  considérable 
dans  ceux  de  Westmoreland,  Digby,  Richmond,  Prince  et  Queens 
(I.  P.  E),  Inverness,  Antigonish,  Guysboro  et  Halifax,  les  Aca- 
diens affermissent  d'année  en  année  leur  influence  politique  et 
civile  ;  car,  chez  eux,  l'immigration  européenne  est  presque  nulle. 
Ils  sont  même  représentés  dans  le  parlement  fédéral.  Là,  comme 
partout  ailleurs,  leur  progrès  ne  peut  que  s'accentuer. 

La  principale  occupation  de  l'Acadien,  on  le  sait,  a  été  pendant 
longtemps",  l'exploitation  des  riches  pêcheries  du  Saint-Laurent. 
L'océan  qu'il  aime,  à  l'exemple  de  ses  frères  de  Normandie  et  de 
Bretagne,  pour  ses  périls,  ses  hasards,  ses  profits  rapides  et  subits, 
lui  rappelle  l'histoire  de  ses  pères  obligés  d'y  chercher  un  refuge 
quand  les  forêts  ne  pouvaient  plus  les  soustraire  à  la  persécution. 
Néanmoins  cet  engouement  pour  la  mer  tend  à  diminuer  au  profit  de 
l'agriculture.  A  quelques  exceptions  près,  les  Acadiens  du  Nouveau- 
Brunswick  ne  cherchent  plus  dans  la  pêche  qu'un  surcroît  de  reve- 
nus, et  ils  la  font  quand  l'agriculture  ne  réclame  pas  leurs  bras. 
Cependant  ceux  qui  s'y  livrent  gardent  leur  réputation  d'excel- 
lents pêcheurs.  Arichat  possède  tout  une  classe  riche  de  marins, 
de  caboteurs  et  de  navigateurs  au  long  cours.  Ailleurs 
hélas,  trop  libres  et  trop  fiers  pour  obéir  à  un  mot 
d'ordre,  ils  se  laissent  exploiter  par  des  industriels  étran- 
gers qui,  à  l'aide  de  capitaux  puissants,  ont  monopolisé 
les  profits  des  pêcheries  acadiennes.  Et  pourtant,  par  le  nombre 
d'hommes  qu'ils  emploient,  par  l'étendue  des  rivages  dont  ils  dé- 
tiennent les  richesses,  par  la  hardiesse  de  leurs  courses  sur  les 
bancs  de  Te'rreneuve  où  sur  les  côtes  du  Labrador,  les  Acadiens 
occupent  îa  meilleure  place  dans  les  pêcheries  canadiennes  et  c'est 
d'eux  qu'elles  dépendent. 

Mais,  depuis  plusieurs  années  —  et  c'est  une  évolution  dont  il 
faut  se  réjouir  —  les  Acadiens  reprennent  les  traditions  des  ancê- 


LE  PEUPLE  MARTYR  113 

très  d'avant  la  proscription  et  se  livrent,  nous  l'avons  dit,  plus 
aetivemeiit  à  l 'agriculture.  Leurs  plantations  de  pommes  de  terre 
sont  justement  renommées.  Les  paroisses  acadiennes  de  l'Ile-du- 
P-rince-Edouard  et  des  comtés  acadiens  du  Nouveau-Brunswick 
tiennent  la  tête  du  mouvement,  encouragées  qu'elles  sont  par  leur 
clergé,  instruites  par  leurs  journaux,  au  premier  rang  desquels  reste 
le  premier  en  date  le  Moniteur  Acadien  (^),  et  enfin  dirigées  dans 
le  renouvellement  de  leurs  méthodes  trop  routinières  par  les  socié-^ 
tés  d'agriculture  déjà  nombreuses. 

Ce  mouvemeni  agricole  est  d'autant  plus  significatif  qu'il 
dirige  le=;  colons  vers  la  forêt- vierge,  qui  s'étend  à  perte  de  vue  en 
arrière  des  établissements  actuels.  Le  Français  est  un  solide 
bûcheron,  un  infaiigab'e  défricheur,  qu'aucun  travail  pénible  ne 
rebute.  Devant  la  hardiesse  de  sa  marche,  les  Anglais  ou  les  Ecos- 
sais s'effacent  bientôt.  L'histoire  de  nos  Cantons  de  l'Est  semble  vou- 
loir se  répéter  dans  les  comtés  de  Kent,  de  Glbucester,  de  Madawas- 
ka  et  de  Victoria,  où  les  Acadiens  font  de  rapides  progrès,  s'empa- 
rent rapidement  des  terres  et  pénètrent  de  plus  en  plus  les  établis- 
sements ^•nglais.  Le  mouvement  de  colonisation  proprement  dit 
date  d'un  demi-siècle.  Dû  en  grande  partie  au  clergé  acadien, 
aidé  en  cela  par  les  députés,  il  a  commencé  par  la  paroisse  de  Saint- 
Paul  de  Kent  pour  se  continuer  par  Acadieville  (1874),  Carleton, 
Adamsville,  Rogersville.  Gloucester  et  Madawaska,  qui  se  colonisent 
rapidement. 

Ces'  à  ce  développement  de  l'agriculture  qu'il  faut  attribuer 
la  diminc:tion  ou  plutôt  la  cessation  de  l'émigration  acadienne  aux 
Etats-Unis.  Le  Nouveau-Brunswick  avec  ses  vastes  terres  vacante»?, 
de  facile  accès,  reçut  même,  un  jour,  le  trop  plein  de  la  popula- 
tion acalenne  de  ''Ile  du  Prince-ïîdouard,  où  il  ne  reste  plus  de 


(')  Les  deux  autres  journaux  acadiens  hebdomadaires  L'EvanpéHiie, 
de  Moncton,  et  Ultnpartial,  de  Tignish  (I.  P.  E.),  s'occupent  aussi  de  la 
question  agricole. 


114  LA  REVUE  CANADIENNE 

terres  -ncultes.  ^  Par  malheur,  le  mouvement  s'arrêta,  trop  tôt, 
bien  qu'il  existe,  d?  la  baie  Verte  à  Campbelltown,  une  immense 
étendue  de  terrain  colonisable,  qui  présente  le  double  avantage 
d'être  traversé  par  l'Intereolonial  et  de  relier  les  établissements  des 
côtes  du  détroit  de  Northumberland  à  ceux  de  la  baie  des  Chaleurs. 
Il  y  a  là  une  belle  oeuvre  patriotique  et  nationale  à  accomplir. 

Pêcheurs  intrépides,  agriculteurs  entreprenants,  les  Acadiens 
«e  sont  faits  de  plus  industriels  et  commerçants^  à  mesure  que  l'ins- 
truction s>e  répandait  parmi  eux.  Peu  à  peu,  ils  se  sont  adonnés 
au  commerce  avec  une  énergie  et  une  entente  des  affaires  dont  on 
ne  les  aurait  pas  cru  capables.  Bien  que  les  capitaux  leur  fassent 
encore  pvesque  entièrement  défaut,  on  voit  venir  le  ;our  où  le 
monopole  du  comnxrce,  de  la  finance  et  de  l'industrie  échappera 
aux  Anglais  qui  le  détenaient  exclusivement,  il  y  a  cinquante  ans. 
Là  encor;:',  le  branle  est  donné.    Il  ne  s'arrêtera  pas. 

Tous  les  progrès  qui  ont  marqué  la  renaissance  acadienne  dé- 
coulent, comme  de  leur  source,  de  l'éducation.  Ressusciter  et 
maintenir,  au  prix  de  tous  les  sacrifices  la  cause  sacrée  de  l'ins- 
truction a  été  le  coup  de  génie  qui  a  sauvé  toute  une  race  d'un  nau- 
frage imminent.  Ce  qui  a  manqué  aux  Canadiens  des  Etats-Unis 
des  granùs  lacs  pour  rester  tous  français  de  langue,  l'instruction, 
a  été  largement  distribuée  à  la  race  acadienne.  Aussi  ne  saurait- 
on  trop  bénir  la  mémoire  de  ceux  qui  s'en  firent  les  promoteurs  et 
les  orgai  isateurs  :  les  Lafrance,  les  Lef ebvre,  les  Richard  et  les 
Allard. 

Lé  collège  de  Memramcook  a  été,  nous  l'avons  dit,  l'initiateur 
du  grand  mouvement  scolaire  acadien,  et  la  date  de  sa  fondation 
(1864)  est  le  commencement  de  l'ère  nouvelle  pour  nos  frères  du 
pays  d 'E vangéline.  Depuis  lors,  une  multitude  d'institutions  sco- 
laires pour  les  deux  sexes  se  sont  fondés.  Ce  collège  n'est  pas  un  petit 
séminaire,  au  sens  exact  du  mot.  Il  est  ouvert  à  toutes  les  classes 
de  la  société  acadi<-nne  et  prépare  à  toutes  les  carrières  :  profes- 
sions libérales,  commerce,  industrie,  finance,  agriculture,  etc.       11 


LE  PEUPLE  MARTYR  115 

y  a  trente  ans,  presque  tout  ceux  que  l'Acadie  comptait  d'hommes 
influents  lui  devaient  les  bienfaits  de  l'instruction  et  de  l'éducation. 
D'autres  collèges  se  sont  fondés  pour  répondre  aux  besoins 
des  divers  groupes  de  la  population  acadienne,  séparés  les 
uns  des  riUtres  par  de  grandes  distances.  En  premier  lieu,  nom- 
mons le  collège  de  Saint-Louis,  dû  à  la  munificence  d'un  Acadien 
et  confié  au  dévouement  d'un  fils  de  la  France  chrétienne.  Mais 
là  où  un  Canadien  du  Saint-Laurent  aurait  trouvé  grâce  et  réussi, 
un  Acadien,  sur  son  propre  sol,  rencontra  une  opposition  formida- 
ble —  qui  ne  venait  pa?  des  protestants  —  et  il  échoua.  Après  dix 
années  d 'existence,  Saint-Louis  dut  fermer  ses  portes.  Il  avait 
alors  six  professeurs  et  soixante-dix  élèves,  dont  soixante  acadiens. 

Deux  nouvelles  institutions  d'enseignement  secondaire,  tenues 
par  les  Pères  Eudistes,  s'ouvrent  à  peu  d'années  d'intervalle  aux 
deux  extrémités  du  pays  acadien:  l'un,  en  1890,  à  la  baie  Sainte- 
Marie,  dans  le  comté  de  Digby  (N.-E.)  ;  l'autre,  quelques  années 
après,  à  Caraquette,  sur  la  baie  des  Chaleurs. 

Quel  bien  la  patrie  n'a-t-elle  pas  le  droit  d'attendre,  pour  son 
progrès  matériel,  religieux  et  politique,  des  quatre  cent  quatre- 
vingt  élèves  qui  suivent  annuellement  le  cours  d'étude  des  trois 
collèges,  classiques  fondés  sur  son  sol?  Voilà,  nous  n'en  doutons 
pas,  où  réside  la  véritable  puissance  vitale  de  la  jeune  nation  aca- 
dienne. 

De  c^s  foyers  ie  patriotisme  et  d'action  religieuse  sont  nées  la 
grande  so::iété  natir-nale  de  l'Assomption  (1880)  et  les  conventions 
générales  qui,  cinq  fois  déjà,  et  sur  les  principaux  points  des  pro- 
vinces maritimes,  ont  réuni  les  fils  les  plus  fidèles  et  les  plus  fer- 
vents de  ^a  vieille  lerre  d'Acadie.  Plus  tard  (1903)  est  venue  la 
société  de  secours  nmtuel  de  l'Assomption,  qui,  avec  ses  cent  suc- 
cursales et  ses  six  mille  membres,  son  admirable  caisse  écolière  assez 
ri- he  pour  faire  donner  (1910)  à  ses  frais  l'éducation  classique  à 
trente  jeunes  gens,  sa  caisse  papale  et  sa  petite  i-evue  mensuelïe, 


116 


LA  REVUE  CANADIENNE 


constitua  une  organisation  v"goureuse,  dont  bénéficient  la  religion 
et  la  nat  unalité. 

Nous  ne  pouvoris  indiquer  toutes  les  étapes  parcourues  depuis 
trente  ans  par  l'Acadie  française  sur  le  chemin  du  progrès 
social  et  chrétien.  Elle  marche  d'un  pas  ferme  et  assuré  vers  des 
horizons  nouveaux.  Non,  l'Acadie  n'est  pas  morte.  Elle  peut  se 
promettre  encore  de  beaux  jours.  Son  héroïque  histoire  et  sas 
navrants  malheurs,  la  miraculeuse  conservation  de  sa  foi,  de  son 
vieil  idiome,  de  ses  coutumes,  sa  fidélité  inaltérable  aux  traditions 
séculaires,  tout  cjniribue  à  lui  laisser  entrevoir  un  avenir  plein  de 
promesses.  Décidément  entrée  dans  la  période  des  conquêtes, 
quelle  force  pourrait  lui  barrer  la  route?  Née  dans  le  sacrifice, 
grandie  dans  la  souffrance,  ne  porte-t-elle  pas  au  front  le  sceau  de 
Dieu,  du  Dieu  à  qui  il  appartient  de  donner  la  croissance  aux 
nations  comme  a  ix  individus  (■^). 

Adélard  DESROSIERS. 


f)  Nous  devons  à  la  bienveillance  de  M.  l'abbé  D.  F.  Léger,  le  vaillant 
curé  patriote  de  Saint-Paul,  de  Kent,  les  statistiques  du  tableau  que  voici, 
sur  l'état  actuel,  civil  et  religieux,  de  l'Acadie  française  : 


Nouveau-Bbuns^ick 


Chatham 
Français 


Saint- 
Jean 
Français 


Nouvelle-Ecosse 


Halifax. 

Français 


Antigonish 
Français 


Iles  du 
Prince-Ed. 

et  de  la 
Madeleine 


Paroisses ,. 

Prêtres  séculiers 

Collèges  classiques... 

Couvents 

Sénateurs 

Députés  fédéraux.... 
Députés  provinciaux 
Inspecteurs  d'écoles. 


36 

34  sur  58 

1—130  él. 

3  sur  7 

1 

2 


14  sur  56 

23  sur  45 

1—200  él. 

2 


14  sur  36 

12  sur  42 

1—150  él. 

14 

1 

9^ur66 
9  sur  87 

2 

— 

""— 

II  sur  45 

10  sur  42 


T  es  religieux  f.rêtres  des  quatre  diocèses  sont  au  nombre  de  quatre- 
vingt-neuf,  presque  tous  Français  de  France  ou  du  Canada.  L'hon.  D.  V. 
Landry  est  ministre  des  travaux  publics  au  Nouveau-Brunswick. 


L'Oeuvre  de  M.  Pamphile  Lemay 


|N  parle  si  peu  de  nos  écrivains  canadiens  qu'on  ne  saurait  se 
donner  trop  de  peine  pour  recueillir  tout  ce  que  les  criti- 
ques se  plaisent  à  en  dire.  Et  c'est  pourquoi,  à  l'heure 
même  où  nous  tombe  sous  la  main  le  texte  d'une  conférence  qui 
glorifie  l'œuvre  de  M.  Pamphile  Lemay,  nous  nous  reprocherions  de 
la  laisser  se  perdre  avec  les  feuilles  du  journal  où  elle  se  cache. 
L'entretien  a  pour  auteur  le  Père  Henri  Beaudé,  qui  affermit  de 
jour  en  jour  sa  réputation  d'écrivain  habile  et  de  conférencier  disert. 
Cet  entretien  roule  sur  un  de  nos  lettrés  les  plus  sympathiques,  un  de 
ceux  que  le  Père  appelle  avec  raison  les  poètes  du  terroir,  osons 
presque  dire  sur  le  chef  même  du  chœur.  Et  enfin  ce  sont  nos 
frères  des  Etats-Unis  qui,  pour  la  première  fois,  ont  entendu  exal- 
ter en  ces  termes  l'œuvre  du  maître  québécois. 

Pour  toutes  ces  raisons  il  convient  que  notre  Revue  nationale 
dérobe  au  Messager  de  Lewiston  l'entretien  qu'il  publiait  le  6  avril 
dernier  et  fasse  écho  à  la  parole  du  critique.  Et,  pour  qu'un  alliage 
grossier  ne  vienne  pas  gâter  l'appréciation  si  bien  sentie  du  Père 
Beaudé,  elle  entend  le  laisser  développer  lui-même  son  sujet  et  ^te 
contente  de  marquer,  par  une  transition  des  plus  brèves,  le  passage 
d'une  idée  à  l'autre. 


Dans  cette  causerie  toute  simple  le  Père  commence  par  indi- 
quer d'un  trait  le  caractère  éminemment  national  des  œuvres  de 
M,  Lemay  : 

"  Je  viens  parler  de  celui  de  nos  poètes  qui  a  le  plus  exclusive- 


118  LA  REVUE  CANADIENNE 

ment  et  le  plus  araoureusemeut  chanté  la  terre  canadienne  et  dont 
l'œuvre  tout  entière  fleure  le  sol  natal,  les  coutumes,  les  légendes, 
les  traditions,  les  mœurs  rustiques  de  notre  vieille  province  de 
Québec, 

"  La  caractéristique  de  Pamphile  Lemay  est  précisément  de 
n'avoir  puisé  son  inspiration  que  dans  lés  choses  et  les  gens  de 
"  chez  nous  "  et  d'avoir  comme  cristallisé  les  côtés  les  plus  pitto- 
resques de  notre  vie  campagnarde.  Tous  ses  poèmes  sont  faits 
"  d'étoffe  du  pays  ".  Et  il  me  semble  qu'on  peut  lui  apf)liquer  ce 
que  Rostand  fait  dire  à  son  Chantecler  : 

. .  .mis  en  contaxît  avec  la  bonne  terre, 

Je  chante...  et  c'est  déjà  la  moitié  du  mystère, 

Faisane,  la  moitié  du  secret  de  mon  chant ... 

Qui  n'est  pas  de  ces  chants  qu'on  chante  en  les  cherchant, 

Mais  qu'on  reçoit  du  sol  natal  comme  une  sève  ! 

...La  terre  parle  en  moi  comme  dans  une  conque. 

Et  je  deviens,  cessant  d'être  un  oiseau  quelconque. 

Le  porte-voix  en  quelque  sorte  officiel 

Par  quoi  le  cri  du  sol  s'échappe  vers  le  ciel. 

L'auteur  montre  ensuite  qu'à  l'exemple  d'Ovide  et  de  tous  les 
poètes,  le  nôtre,  même  quand  il  déserte  la  langue  et  le  rythme  vrais 
des  dieux,  sait  encore  imprimer  à  sa  prose  l'allure  poétique  : 

"  Le  vieil  Ovide  disait,  parlant  de  l'éclosion  de  son  talent  : 
"  Qmdquid  scribere  tentabam,  versus  erat.  La  vocation  poétique 
était  en  moi  si  marquée,  que  tout  ce  que  je  voulais  écrire  prenait 
aussitôt,  et  comme  naturellement,  la  forme  du  vers  ".  —  Sans 
doute,  tout  ce  qu'a  voulu  écrire  Lemay  a  pris  aussi,  le  plus  sou- 
vent, forme  de  vers  :  le  plus  souvent,  et  non  pas  toujours,  car  nous 
avons  de  lui  deux  romans  et  un  volume  de  contes  en  prose.  Mai» 
un  vrai  poète  peut  ne  pas  aimer,  à  l'occasion,  à  s'enfermer  dans  le 
cadre  prosodique  ou  même  ne  jamais  s'y  astreindre,  et  n'en  rester 
pas  moins  poète.  Et  je  ne  vous  apprendrai  rien  en  vous  disant  que 


L'ŒUVRE  DE  M.   PAMPHILE  LEMAY  119 

J.-J.  Rousseau,  qui  n'a  jamais  fait  un  traître  vers,  est  cependant 
l'un  des  plus  grands  poètes  de  la  langue  française.  Que  si  donc 
Lemay,  parfois,  au  gré  de  son  caprice,  a  écrit  en  prose,  cela  ne  veut 
nullement  signifier  que  la  poésie  soit  absente  de  ces  œuvres.  Au 
contraire,  sa  muse  l'a  suivi  partout.  On  reconnaît  son  accent,  même 
quand  elle  parle,  non  la  langue  des  dieux,  mais  celle  de  tout  le 
monde.  " 


Ou  ne  doit  pas  s'étonner  de  retrouver  cette  muse  surtout  dans, 
les  œuvres  du  début,  dans  celles  que  nous  appellerions  les  minores. 
Le  critique  consacre  à  ces  premiers  essais,  Evangélîne,  La  décou- 
verte du  Canada,  Hymne  national,  Fables,  Tonkourou  ou  les 
VengeaMces,  une  série  de  pastels  auxquels  il  vaut  mieux  conserver 
leur  forme  originale  : 

"  Sa  traduction,  en  vers,  de  YEvangéline  de  Longfellow,  ne  nous 
retiendra  pas  longtemps.  Non  qu'elle  soit  sans  mérite.  Longfellow 
lui-même  l'a  goûtée  et  l'a  louée  ;  or,  ce  poète  américain  savait  très 
bien  le  français,  si  bien  que  dans  ses  œuvres  complètes,  il  y  a  une 
petite  pièce  française  qu'il  avait  dédiée  à  son  ami,  le  célèbre  pro- 
fesseur Agassiz. 

"  Lemay  a  su  trouver,  pour  sa  traduction,  des  vers  généralement 
bien  frappés.  Et  c'était  un  tour  de  force  que  de  transposer  en 
bonne  poésie  française  l'idylle  touchante  que  les  malheurs  de  l'A- 
cadie  avaient  inspirée  à  un  barde  étranger.  Je  ne  doute  pas  que 
notre  poèten'ait,  par  cet  exercice  difficile,  augmenté  son  vocabulaire» 
ne  s'y  soit  rompu  aux  secrets  de  la  métrique,  n'en  ait  acquis  plus  de 
"  métier  ".  Toutefois,  sa  pensée  personnelle  n'a  guère  pu  s'y  refléter. 
Et  c'est  pourquoi  je  n'insisterai  pas  sur  cette  œuvre. 

"  De  la  même  époque  à  peu  près,  c'est-à-dire  de  1867  —  car 
Lemay  n'est  pas  d'hier,  vous  savez,  et  il  a  bien,  aujourd'hui,  ses 
72  ou  73  ans  —  nous  avons  deux  poèmes  qui  ont  reçu  la   médaille 


120  LA  REVUE  CANADIENNE 

d'or  à  un  concours  ouvert  par  l'Université  Laval  de  Québec.  Le 
premier,  intitulé  La  découverte  du  Canada,  est  long,  d'une  concep- 
tion très  noble  et  tout  plein  de  fort  beaux  vers.  L'auteur  donne  à 
ce  grand  fait  une  origine  céleste  et  nous  montre  l'ange  du  Canada 
intéressant  Dieu  aux  destinées  de  notre  patrie.  Ce  début  a  quelque 
chose  de  grand  ;  il  conviendrait  à  une  épopée  chrétienne  renfermant 
toute  notre  histoire.  Puis  le  sujet  se  développe,  mêlant  la  vérité  à 
la  fiction,  et  ce  sont  de  belles  descriptions  de  paysages,  de  tempêtes, 
des  évocations,  gracieuses  et  terribles,  d'Indiens  primitifs  —  le  rusé 
Domagaya  ou  Polanina  la  brune  —  et  par-dessus  tout  cela  l'on  voit 
se  dresser  la  chevaleresque  figure  de  Cartier.  Ce  poème  a  vraiment 
de  la  valeur  au  point  de  vue  du  plan  et  de  l'exécution  et  il  est  bien 
supérieur  à  Hymne  National,  dont  le  lyrisme  continu  a  cependant 
des  notes  senties  : 

Je  vous  aime,  rivages,  > 

Ciel   de    feu,    blancs    nuages. 
Fleuves    majestueux, 
Bois    remplis    de    mystèi'es. 
Montagnes    solitaires, 
Torrents    impétueux. 

Hivers,    vents    et    tempêtes,  ' 

Printemps    d'amour    qui    jettes 
Mille   arômes    nouveaux. 
Eté    d'azur,    automne 
Que    la    moisson    couronne. 
Brillants    choeurs    des    oiseaux    ! . . . 
Je  t'aime  ô  sol  natal  !     Je  t'aime  et  te  révère   ! 

"  Nous  devons  encore  à  Lemay  un  recueil  de  Fables,  tout 
pïès  de  quatre-vingt-dix,  je  crois. 

"  La  gloire  formidable  de  La  Fontaine  écrasera  à  jamais  tous 
ceux  qui  voudront  après  lui  prêter  aux  animaux  des  sentiments 
humains  et  les  faire  parler.  Il  semble  que   cet   immortel   fabuliste 


L'ŒUVRE  DE  M.   PAMPHILE  LEMAY  121 

ait  fait  dire  aux  bêtes  tout  ce  qu'elles  avaient  à  dire  et  dans  un 
langage  tel,  si  naturel  et  sisavoureux,  si  éternellement  jeune  comme 
si  profondément  philosophique,  qu'il  n'y  ait  plus  rien  à  glaner  après 
lui.  Se  lancer  dans  ce  genre,  que  son  génie  a  épuisé,  n'est-ce  pas 
s'exposer  à  un  échec  certain  ? 

"  Et  pourtant,  cette  considération  n'a  pas  découragé  notre  Lemay. 
Ce  serait  bien  mal  le  connaître  que  de  supposer  qu'il  a  voulu  se 
poser  en  rival  de  La  Fontaine.  Mais  il  s'est  pewt-être  dit  quelque 
chose  comme  ceci  :  Madame  de  Sévigné  a  écrit  des  lettres  inimi- 
tables et  cela  n'a  pas  empêché  bien  d'autres  de  s'essayer  aussi  dans 
la  correspondance.  Est-ce  donc  une  raison,  parce  que  les  fables  de 
La  Fontaine  sont  absolument  incomparables,  pour  que  personne 
n'en  fasse  plus  ?  Toujours  est-il  qu'il  s'est  mis  à  en  faire.  Et  voyez 
comme  ingénument  il  avoue,  dès  le  seuil  de  son  ouvrage,  qu'il  n'a 
pas  prétendu  faire  oublier  ses  devanciers  : 

J'offre  ces   fabliaux  au   vieil   âge,  à   l'enfance. 
On  dira,  si  l'on  veut,  qu'ils  sont  bien  imparfaits   ; 
Je  ne  discute  pas.       Je  cherche  ma  défense 
Dans  les  humbles  discours  que  mes  bêtes  ont   faits. 

"  On  n'est  pas  plus  modeste.  Il  était  bien  libre,  d'ailleurs,  de 
représenter,  sous  une  forme  symbolique,  les  travers  qu'il  avait 
observés  chez  les  hommes  vivant  autour  de  lui,  de  chercher,  sinon 
à  les  redresser,  du  moins  à  en  prémunir  les  autres,  par  de  petites 
leçons  de  morale  familière.  Son  expérience  de  la  vie  lui  en  avait 
sans  doute  appris  de  belles  touchant  les  défauts  auxquels  on  est 
plus  porté,  parmi  nous,  Canadiens.  Et  il  s'en  est  moqué  sans  amer- 
tume, il  a  voilé  son  ironie  d'honnête  homme  sous  la  peau  des  bêtes 
ou  sous  l'écorce  des  arbres,  pour  nous  faire  entendre  des  paroles  de 
sagesse  pratique.  La  psychologie  de  ses  fables  n'est  pas  très  fouMlée 
ni  la  morale  transcendante,  mais  l'enseignement  en  est  toujours 
sain.  Et  il  semble  bien  que  parfois  on  y  entende  une  note  person- 
nelle et  que  l'auteur  se  raille  des  hommes  par  qui  il  a  souffert. 


122  LA  REVUE  CANADIENNE 

"  Toutefois,  ce  n'est  pas  dans  ses  fables  que  Lemay  a  donné 
toute  sa  mesure  ni  peut-être  dans  son  poème,  tout  en  alexandrins, 
intitulé  d'abord  Les  Vengeances  et  réédité,  par  la  suite,  sous  le  titre 
de  Tonkourou,  du  nom  du  personnage,  un  Huron  authentique,  qui 
y  joue  le  premier  rôle.  Le  fond  de  l'ouvrage  serait  une  opposition 
entre  la  vengeance  indienne  et  la  vengeance  chrétienne,  d'où  le 
titre  primitif.  La  donnée  essentielle  est  une  histoire  d'enlèvement. 
Tonkourou,  pour  se  venger  d'une  jeune  blanche  qui  n'a  pas  voulu 
accueillir  son  amour,  lui  vole  l'enfant  qu'elle  a  eu  de  son  mariage 
avec  Jean  Lozet.  Et  puis  le  drame  se  déroule  à  travers  toute  sorte 
d'épisodes,  tantôt  sombres,  tantôt  idylliques,  pour  finir  par  le  retour 
de  l'enfant  volé,  maintenant  homme  fait,  et  par  le  repentir  de  l'in- 
fâme Tonkourou.  Je  vous  dirai  que  cette  histoire  me  passionne 
assez  peu.  Si  j'y  insiste,  c'est  à  cause  de  tout  ce  que  l'auteur  a  fait 
entrer  dans  la  trame  de  son  récit  :  paysages,  tableaux  de  mœurs, 
scènes  de  villages,  choses  rustiques,  langage  de  nos  gens.  Il  y  a  une 
fête  de  sainte  Catherine  où  l'on  "  mange  de  la  tire  ",  suivant  la 
tradition.  Et  l'on  assiste  au  "  battage  du  grain  "  : 

Aloï's  on  entendait   sur  les   épis  serrés, 

Avec    des   mouvements   rapides,   mesurés, 

Les  battes   de   bois   dur   retomber   en   cadence. 

"  Et  c'est  "  la  mère  Simpière  "  qu'on  va  consulter  comme 
"  tireuse  d'horoscope  ",  et  Ruzard  qui  se  rend  chez  Lozet  pour  faire 
la  "  grand'demande  ".  Et  c'était  le  temps  où  les  vieux  aimaient  à 
jouer  au  "  Quat'  Sept  "  : 

Pour   eux  le  quatre-sept  est  le  plus   beau  des   jeux. 

"  Et  c'est  la  "  visite  du  curé  "  et  le  "  brayage  du  lin  "  et  la  fête 
en  l'honneur  de  "  la  grosse  gerbe  "  : 


L'ŒUVRE  DE  M.   PAMPHILE  LEMAY  125 

Seule  au  milieu  du  champ,  sur  la  planche  uniforme, 
Se  dresse  avec  orgueil,  comme  \i\a  i^anache  énoi'me, 
Une    gerbo    de    blé. 

"  Et  c'est  la  scène  de  "  la  noce  ".  Plusieurs  chants  sont  aussi 
consacrés  aux  batailles  de  Saint-Eustache,  de  Saint-Denis  et  de 
Saint- Charles,  auxquelles  quelques-uns  des  personnages  prennent 
part.  Et  le  nom  de  Papineau  est  salué  avec  transport  : 

O    Papineau,    ton    nom,   comme    un   aigle    vainqueur, 
Plane  majestueux  sur  ta  jeune  patrie. 
Il  porte  l'espérance  à  son  âme  flétrie. 

"  Et  c'est  avec  ferveur  que  l'artiste  traite  le  paysage  : 

Que  j'aime  à  vous  revoir,  forêts  de  Lotbinière, 
Quand  vous  ouvrez,  ainsi  qu'une   immense  bannière. 
Aux  vents   légers   du    soir,    aux   rayons    des   matins, 
Votre   feuillage   épais  sur  les   coteaux  lointains    ! 
Que  j'aime  h  vous  revoir,  quand  le  printemps  se  lève 
Et  que  vos  troncs  puissants  se  tordent  dans  la  sève   ! . . . 

"  Tonkourou  est  aussi  une  œuvre  de  jeunesse,  je  crois.  Que  si 
l'auteur  avait  à  la  refaire,  je  pense  qu'il  en  serrerait  l'intrigue  d'an 
peu  plus  près,  qu'il  en  élaguerait  certains  détails  un  peu  touffus, 
qu'il  s'efforcerait  de  mieux  nous  faire  voir  oii  nous  conduit  le 
drame,  en  en  mettant  plus  en  relief  les  ressorts  essentiels.  Dans 
l'ensemble,  en  effet,  c'est  un  peu  "  noyé  ".  Mais  il  lui  serait  bien 
impossible  d'apporter  plus  d'enthousiasme  et  de  sincérité  dans  la 
description  de  notre  sol  et  surtout  de  nos  coutumes  archaïques,  et 
de  mieux  exprimer  tout  ce  qu'a  de  particulier,  de  "  local  ",  notre 
province,  ce  qui  fait  qu'elle  a  encore  une  physionomie,  une  senteur 
bien  à  elle. 


124  LA  REVUE  CANADIENNE 

Entre  ce3  écrits  de  la  jeunesse   et   Les   Gouttelettes   qui   sont 
i'œuvre   presque  de  la  vieillesse,  M.  Loraay  s'est  complu  à  ressusci- 
ter chez  nous  un  genre  charmant,  le  conte.  C'est  par   un   souvenir 
d'Alfred   de  Vigny  que  le  critique  en  arrive  à  apprécier  les  Contes 
Vrais  : 

— •  "  Connaissez-vous  ces  très   beaux   vers  d'AU'red  de  Vigny, 
•dans  son  petit  poème  La  Neige  ? 

Qu'il  est  'doux,  qu'il  est  doux  d'écouter  des  histoires, 

Des   histoires   du   temps   passé, 
Quand  les  branches  d'arbres  sont  noires, 
Que   la   neige  est   épaisse   et   charge  un   sol   g^acé    ! 

"Je  me  les  rappelais,  en  lisant  le  volume  de  Lemay  intitulé 
•Contes  vrais.  Je  suis  heureux,  pour  l'honneur  des  lettres  cana- 
■diennes,  que  notre  poète  ait  eu  l'idée  de  cultiver  ce  genre  qui  n'a 
pas  vieilli.  Car  n'allez  pas  croire  que,  pour  trouver  des  contes,  il 
faille  remonter  à  La  Fontaine  et  à  Perrault  ou  même  à  Charles 
Nodier.  François  Coppée  en  a  écrit  ;  et,  sans  parler  de  ceux 
de  M.  Anatole  France,  qui  sont  merveilleux  comme  forme,  mais 
détestables  par  la  mentalité,  le  conte  semble  être  le  cadre  flottant 
<lUe  M,  Jules  Lemaître  préfère  pour  y  verser  sa  pensée  aux  nuances 
infinies  et  si  étrangère  à  tout  dogmatisme.  On  lui  en  doit  de  déli- 
<;ieux  ;  il  a,  en  quoique  sorte,  renouvelé  cette  forme  d'art  et  l'a 
merveilleusement  adaptée  à  l'esprit  moderne. 

"  Ce  n'était  donc  pas,  de  la  part  de  Lemay,  ressusciter  une  mode 
a,rchaïque  que  de  s'exercer  dans  le  conte.  C'était,  au  contraire 
marcher  de  pair  avec  les  plus  raffinés  des  auteurs  français  contem- 
porains. 

"  Nous  quittons  ici  les  vers  pour  la  prose  ;  cela  ne  signifie  pas 
qu'on  dise  adieu  à  la  poésie.  La  poésie,  on  la  rencontre  presque  à 
chaque  page.  Elle  déborde  de  ces  récits,  tantôt  mystique  comme 
une  élévation  —  voyez  Aah^  Sang  et  or,  Le  Bœuf  de  Marguerite, 
Mariette  : 


L'ŒUVRE  DE  M.   PAMPHILE  LEMAY  125^ 

"  Noël  !  Noël  !  Partie  de  rorient  en  fleur,  au  milieu  de  la  nuit 
"  profonde,  une  vague  d'amour  et  de  lumière  s'est  avancée  jusqu'à 
"  nous. .  .  Et  nos  épaisses  neiges  et  nos  vents  glacials  ne  l'ont  point 
"  refroidie.  Elle  roule  maintenant,  pleine  de  mélodies  suaves,  vers 
"  le  couchant  qui  veille  dans  l'attente.  Sur  son  passage,  tour  à  tour 
"  tressaillent  les  mers  et  les  rivages  ;  les  peuples,  tour  à  tour,  se 
"  prosternent  et  adorent  !  Noël  !  Le  ciel  est  sans  nuages  et,  dans 
"  l'azur  sombre,  parmi  les  étoiles,  la  lune  promène  son  croissant 
"  orgueilleux.  Nul  souffle  ne  berce  les  rameaux  et  des  ombre& 
"  étranges  dorment  çà  et  là  sur  la  couche  immaculée  de  la  neige. 
"  Noël  !  " 

tantôt  purement  et  fraîchement  idyllique  —  voyez  Le  baiser  fatal 
ou  Fantôme  : 

"  Henriette  la  folle,  comme  on  l'appelait  ordinairement,  faisait 
"  souvent  de  longues  promenades  à  pied  sur  les  routes  solitaires  qui 
"  traversaient  les  prés  et  les  bois.  Au  temps  de  la  floraison,  elle- 
"  errait  dans  les  prairies  où  se  berçaient,  comme  des  ailes  de  papil- 
"  Ions,  la  renoncule  d'or,  le  bluet  d'azur  et  la  blanche  marguerite  ; 
"  dans  les  champs  ensemencés,  où  se  déroulaient  les  nappes  odo- 
"  rantes  du  sarrazin  et  les  vagues  blondes  de  l'avoine  et  du  blé.  Ici, 
"  elle  prenait  un  épi  qu'elle  mettait  dans  ses  cheveux  ;  là,  elle 
"  cueillait  une  marguerite  qu'elle  efleuillait.  .  .  " 

tantôt  satirique,  comme  un  peu  partout,  mais  particulièrement  dans 
Les  Marionnettes  qui  commencent  par  cette  histoire  de  chantres  au 
lutrin,  qui  se  rengorgent  et  prennent  des  airs  graves  depuis  qu'ils 
savent  qu'ils  parlent  grec  toutes  les  fois  qu'ils  chantent  le  "  Kyrie 
eleison  ",  et  encore  dans  Fontaine  vs  Boivert  ;  et  tantôt  traversée 
d'un  souffle  d'héroïsme,  comme  dans  Petite  scène  d'un  grand  drame 
et  Patriotisme.  Lemay  est  né  en  1837,  l'année   terrible.    Son   âme- 


126  LA  REVUE  CANADIENNE 

d'enfant  a  nécessairement  été  impressionnée  par  les  échos  de  la 
lutte  trop  inégale  que  nos  pères  livrèrent  alors  contre  l'Anglais.  Et 
ce  sont  des  souvenirs  de  ces  temps  malheureux  qui  vibrent  dans  ces 
pages,  souvenirs  agrémentés  d'une  pointe  de  drôlerie. 

"  Le  style  de  ces  contes  est  simple,  facile,  élégant,  imagé,  et  coule 
de  source.  Il  n'est  peut-être  pas  indispensable,  pour  arriver  à  bien 
manier  la  prose,  d'avoir  fait  des  vers  ;  et  vous  pourriez  même  me 
prouver,  par  l'exemple  de  tant  de  bons  auteurs,  que  cela  ne  l'est  pas 
du  tout.  Je  l'admets.  Mais  je  soutiens  quand  même  que  quiconque 
s'est  exercé  longuement  à  la  discipline  du  vers,  s'est  rompu  aux 
exigences  de  la  métrique,  est  mieux  préparé  qu'un  autre  à  bien 
écrire  en  prose.  Son  oreille  s'est  formée  à  l'harmonie  et  à  la  cadence 
de  la  phrase.  Son  vocabulaire  est  plus  nombreux.  Les  expressions 
se  présenteront  avec  des  délicatesses,  des  subtilités  et  des  nuances 
et  aussi  des  qualités  mélodiques,  qui  seront  la  récompense  de  ses 
efforts  pour  assouplir,  pour  mouler  sa  pensée  aux  règles  sévères  de 
la  prosodie.  Et  il  me  semble  que  je  n'avancerai  rien  de  risqué  ni 
de  paradoxal  en  affirmant  que,  chez  Lemay,  le  prosateur  est  grande- 
ment redevable  au  versificateur  et  au  poète. 

"  Quoi  qu'il  en  soit,  la  forme  de  ses  contes  est  charmante.  La 
narration,  rapide  et  entraînante,  vous  emporte  doucement  ;  le  dia- 
logue est  spirituel  et  animé.  Il  faut  féliciter  l'auteur  d'avoir  mis 
un  vêtement  élégant  et  aisé  à  ces  légendes  du  "  coin  du  feu  "  qui 
font  partie  de  notre  patrimoine  et  qui  sont  comme  une  émanation 
vague  de  l'âme  populaire.  Bienvenus  les  écrivains  qui  fixent  dans 
une  bonne  langue  ces  images  confuses  qui  semblent  flotter  autour 
de  nos  chaumières  et  qui  donnent  une  vie  impérissable  à  des  récits 
qui  ont  bercé  ou  apeuré  notre  enfance  —  récits  de  maisons  hantées, 
de  loups-garous  ou  de  croquemitaines  —  et  qui  portraiturent  ces 
types  saillants  et  primitifs  que  l'on  rencontre  encore  dans  nos 
campagnes  ! 

"  Cela  aide  singulièrement  à  l'intelligence  de  la  mentalité  d'une 


L'ŒUVRE  DE  M.   PAMPHILE  LEMAY  127 

province  ;  cela  est  de  la  psychologie  historique  qui  n'est  pas  à 
dédaigner.  Les  historiens  à  venir,  qui  voudront  pénétrer  dans  le 
cœur  de  notre  population  telle  qu'elle  était  encore  au  siècle  dernier 
avec  son  originalité,  sa  naïveté,  devront  lire  les  Contes  de  Lemay, 
auxquels  je  ne  vois  de  comparable,  dans  notre  littérature,  que  Les 
Anciens  Canadiens  et  les  Mémoires  de  Philippe-Aubert  de  Gaspé. 
"  Vraiment,  ces  Contes,  il  semble  qu'ils  aient  le  privilège  rare 
de  nous  refaire,  à  nous  jeunes,  une  âme  plus  canadienne,  et  de  nous 
imprégner  davantage  de  l'esprit  de  notre  race.  On  les  lirait,  d'ail- 
leurs, avec  plaisir  extrême,  quand  ce  ne  serait  que  pour  y  revoir,  y 
toucher,  y  sentir  certains  de  nos  paysages  dans  ces  campagnes  du 
"  bord-de-l'eau  ",  de  Lotbinière  à  l'île  d'Orléans.  Ah  !  que  notre 
terre  y  exhale  son  parfum  particulier  ! 


Ce  "  parfum  de  notre  terre  "  embaume  si  fort  Les  Gouttelettes 
de  M.  Lemay,  le  volume  qu'il  considère  lui-même  comme  la  pièce 
maîtresse  de  sa  tâche,  que  le  Père  Beaudé  est  conduit  tout  naturel- 
lement à  dire  alors  l'impression  que  lui  causent  les  sonnets  de 
l'artiste  : 

"  Voici  maintenant  que  Lemay  nous  donne  "  son  chef-d'œuvre  " 
— je  n'ose  pas  dire  chef-d'œuvre,  absolument  parlant,  car  c'est  un  si 
grand  mot,  cela,  et  qu'on  a  trop  prodigué,  de  nos  jours,  suivant  la 
réflexion  piquante  de  je  ne  sais  plus  quel  académicien  ;  mais  "  son 
chef-d'œuvre  ",  à  lui  —  œuvre  sérieuse,  longuement  et  lentement 
conçue  et  exécutée,  à  laquelle  ses  essais  antérieurs  l'avaient  comme 
inconsciemment  préparé  et  qui  nous  offre  la  fleur  de  sa  pensée,  la 
synthèse  de  son  talent,  le  couronnement  de  ses  rêves  et  de  son 
labeur  poétiques. 

"  Cet  ouvrage  s'appelle  Les  Gouttelettes  et  ne  renferme  que  des 
sonnets.  Il  y  en  a,  je  crois,  cent-quatre-vingt-quinze.  Tous  ces  petits 


128  LA  REVUE  CANADIENNE 

poèmes,  de  forme  égale,  s'alignent  sous  des  rubriques  diverses.  Efc 
d'abord,  le  poète  chante  quelques  souvenirs  bibliques  et  évangé- 
liques.  Et  l'on  éprouve,  à  ce  sujet,  quelque  surprise.  Sans  doute,  il 
avait  bien  le  droit  de  s'inspirer  de  ces  choses  augustes.  Et  il  en  a 
tiré  un  assez  bon  parti.  Et  l'on  sait  comme  il  est  difficile  d'être 
original  en  cette  matière,  que  tant  d'artistes  ont  exploitée.  Mais 
Lemay  ne  nous  avait  pas  habitués  à  ces  envols  en-dehors  de  l'at- 
mosphère canadienne.  Je  ferai  la  même  remarque  à  propos  de 
quatre  sonnets  dont  l'un  est  consacré  aux  Pyramides  et  les  autres 
à  l'antiquité  romaine.  L'on  est  un  peu  dérouté  en  voyant  notre 
poète  du  terroir  abandonner  nos  rivages  pour  s'en  aller  si  loin. 
Puisque  ces  derniers  sonnets  devaient  entrer  dans  son  ouvrage,  leur 
place  n'était-elle  pas  toute  marquée  après  les  "  sonnets  évangé- 
liques  "  ?  N'est-ce  pas  par  une  petite  erreur  de  composition  qu'ils 
se  présentent  après  "  Souffle  religieux  "  et  "  Hommage  "  —  séries 
qui  nous  transportent  dans  des  domaines  bien  différents  ? 

"  Consolons-nous  toutefois.  Cette  excursion  lointaine  ne  devait 
pas  durer  longtemps.  Notre  poète  nous  revient  tel  que  nous  l'avons 
toujours  connu,  et  pour  ne  plus  nous  quitter.  Il  rentre  dans  son 
ambiance  naturelle  et  va  retrouver,  pour  peindre  les  choses  et  les 
gens  de  "  chez  nous  ",  des  accents  dans  lesquels  passera  la  ferveur 
qui  anime  ses  premiers  poèmes,  mais  contenue,  concentrée  et  d'au- 
tant plus  intense,  d'autant  plus  nourrie.  C'est  une  œuvre  de  matu- 
rité que  Les  Gouttelettes.  Au  point  de  vue  de  l'essence,  comme  au 
point  de  vue  de  l'art,  elle  marque  une  ascension  considérable  sur 
les  précédentes.  C'est  toujours  la  même  âme  qui  y  vibre  et  qui  y 
chante  les  mêmes  amours  et  les  mêmes  rêves  ;  mais  cette  âme  a 
réfléchi,  a  vieilli.  Son  enthousiasme  premier  a  plus  de  profondeur  ; 
ses  analyses  plus  de  psychologie.  Son  expérience  de  la  vie  s'y  tra- 
duit en  une  forme  plus  voisine  de  la  beauté.  Et  je  ne  sais  quels 
rayons  mélancoliques  de  soleil  couchant  viennent  dorer  tels  de  ces 
petits  tableaux  de  nature  et  nous  les   rendre   plus   attrayants.    Le 


L'ŒUVRE  DE  M.   PAMPHILE  LEMAY  129 

charme  indéfinissable  des  choses  qui  vont  finir,  de  la  "  terre  qui 
meurt  ",  est  répandu  sur  tous  ces  poèmes.  C'est  comme  un  adieu 
que  dit  le  vieux  poète  à  tout  ce  qui  l'a  charmé,  et  ces  Gouttelettes 
sont  faites  de  larmes  discrètes.  C'est  à  travers  ces  perles  qui 
s'arisent,  qu'il  promène  une  dernière  vision  sur  notre  sol,  sur  nos 
mœurs  rustiques,  sur  ses  illusions  d'autrefois. 

"  A  partir  du  moment  où  Lemay  chante  son  foyer,  c'est-à-dire 
depuis  la  page  81  jusqu'à  la  page  227  qui  est  la  dernière,  Lemay 
ne  s'écartera  plus  du  genre  où  il  excelle.  Il  glanera  dans  notre 
histoire  et  puis  nous  servira  des  grains  de  philosophie.  Ce  seront 
les  "  sonnets  rustiques  ",  les  plus  beaux  peut-être,  où  quelques-unes 
des  scènes,  déjà  évoquées  dans  Tonkourou,  revivront,  mais  ramas- 
sées, ciselées  en  finesse.  Le  domaine  politique  ne  sera  qu'effleuré, 
car  le  poète  a  l'âme  trop  paisible  et  trop  tendre  pour  se  complaire 
dans  les  luttes  de  partis.  Un  souffle  d'amour,  léger  comme  la  brise 
vespérale  et  virginal  comme  la  brise  qui  agite  nos  bois,  viendra 
redire  l'éveil  de  sa  jeune  âme  à  ce  sentiment  qui  a  toujours  eu  pour 
lui  quelque  chose  de  religieux.  Et,  comme  elles  sont  exquises,  et 
fraîches,  et  pures,  ses  notations  sur  ce  point.  Et  après,  le  poète, 
comme  Dante,  sera  "  pur  et  prêt  à  monter  aux  étoiles  ".  Il  en 
redescendra  bientôt  pour  se  jouer  dans  quelques  fantaisies.  Car 
Lemay,  on  l'a  bien  vu  dans  ses  contes,  est  un  peu  humoriste.  Sa 
mélancolie  se  relève  d'une  pointe  de  gaieté.  Puis,  quelques  paysages, 
des  marines,  et  enfin  le  superbe  "  Ultima  Verba  "  qui  clôt  ses 
chants.  Mieux  que  toute  analyse,  une  citation  ou  deux  nous  don- 
neront la  note  de  cet  ouvrage  : 

VIEILLESSE 

Seul,  un  soir,  je  marchais  près  du  ruisseau  qui  court 
Sous  les  pins  odorants  de  mon  petit   domaine    ; 
Je   rêvais   au   passé    que   rien   ne    nous   ramené, 
Et  tout  le  temps  vécu  me  paraissait  bien  court. 


130  LA  REVUE  CANADIENNE 

L'ennui,  comme  un  boulet,  rendait  mon  pas  plus  lourd. 
J'éprouvais  les  rancoeurs  du  gueux  que  l'on  surmène  ; 
Je  cherchais  le  pourquoi  de  toute  vie  humaine    ; 
Je  n'avais  plus  d'espoir    ;  mon  coeur  devenait  sourd. 

Arbres  ,fleurs  et  gazon,  fleuve  aux  profondes  vagues, 
Chansons  des  nids,  soupirs  des  bois,  murmures  vagues, 
Tout   était   là.        Pourtant   je   n'ai  pas   tressailli. 

Elles  m'ont  laissé  froid,  ces  choses  si  troublantes, 
Et    j'ai    vu    des    oiseaux,    des    insectes,    des    plantes. 
Se   dire  avec   tristesse    :  Hélas    !  il   a   vieilli    ! 

LES  BLES 

Une  fraîche   rose   a   mouillé  vos   épis 
Et,   sous  leurs   cils   luisants,   rudes   comme   des   armes. 
Les  grains  drus  sont  pareils  à  ces  brûlantes  larmes. 
Que   gardent   bien   longtemps   nos   chagrins   assouiîis. 

/ 

Parfois,  le  vent  se  joue  en  vos  mouvants  tapis. 

Et  vous  semblez  la  mer  d'où  montent  tant  d'alarmes   ; 

Parfois,   enveloppés   d'un  calme  plein  de  charmes, 

Vous    semblez    le    sommeil    des    grands    fauves    tapis. 

Quand  la  brise  s'élève,   en  flexions  profondes, 
Inclinez    devant   moi,   blés    mûrs,   vos    têtes   blondes, 
Avec   le   bruit    troublant   des    longs    baisers    d'adieu. 

Et    moi,   la   moisson    faite,   en   habits   du    dimanche. 
J'irai,  vieux  paysan,  pencher  ma  tête  blanche 
Devant  l'ostensoir  d'or  où  vous  serez,  mon  Dieu. 

A   UX   VIEIL   ARBRE 

Tu  réfveilles  en  moi  des  souvenirs  confus. 

Je  t'ai  vu,  n'est-ce  pas?  moins  triste  et  moins  modeste. 

Ta  tête  sous  l'orage  avait  un  noble  geste, 

Et  l'amour  se  cachait  dans  tes  rameaux  touffus. 


L'ŒUVRE  DE  M.  PAMPHILE  LEMAY  131 

D'autres,  autour  de  toi,  comme  de   riches   fûts, 
Poussaient  leurs  troncs  noueux  vers  la  voûte  céleste   ; 
Ils   sont   tombés,    et   rien  de   leur   beauté   ne    reste    ; 
Et    toi-même,    aujourd'hui,    sait-on    ce    que    tu    fus    ? 

O  vieil  arbre  tremblant  dans  ton  écorce  grise. 

Sens-tu  couler   encore   une   sève   qui   grise    ? 

Les  oiseaux  chantent-ils  sur  tes  rameaux  gercés    ? 

Moi,  je  suis  un  vieil  arbre  oublié  dans   la  plaine, 

Et,  pour  tromper  l'ennui  dont  ma  pauvre  âme  est  pleine. 

J'aime  à  me  souvenir  des  nids  que  j'ai  bercés. 

"  A  propos  de  ces  Gouttelettes,  un  critique  européen  a  évoqué 
les  Trophées  de  Hérédia  et  a  laissé  entendre  que  Lemay  avait  été 
hanté  par  le  souvenir  des  augustes  sonnets  qu'Hérédia  avait  com- 
posés avec  un  art  infini,  et  que  peut-être  il  avait  voulu,  par  endroits^ 
les  imiter.  Or,  û'est  là  une  assertion  tout  à  fait  gratuite.  S'il  y  a,  dans 
notre  littérature,  un  poète  qui  soit  vraiment  original  et  personnel, 
c'est  bien  Lemay.  Il  ne  marche  sur  les  brisées  de  personne.  Et  l'on 
peut  justement  lui  appliquer  ce  vers  de  Musset  : 

Mon  verre  n'est  pas  grand,  mais  je  bois  dans  mon  verre. 

"  L'on  ne  saurait,  dans  toute  son  œuvre,  relever  des  traces 
d'influences  étrangères,  tandis  qu'il  est  assez  facile  d'en  rencontrer 
dans  les  poèmes  de  Crémazie  et  surtout  de  Fréchette.  Hérédia  a  fait 
tout  un  volume  de  sonnets,  et  Lemay  ausiai.  Voilà  tout.  Mais  cela 
ne  veut  pas  dire  que  l'un  soit  le  pastiche  de  l'autre.  Bien  au  con- 
traire. Il  y  a  roman  et  roman,  comme  il  y  a  sonnet  et  sonnet.  Il 
me  semble,  d'ailleurs,  que  rien  ne  ressemble  moins  à  1  "âme  de 
Hérédia  que  l'âme  de  Lemay.  Et,  s'il  fallait  à  tout  prix  chercher 
des  affinités  françaises  à  notre  poète  du  terroir,  c'est  à  Sully- 
Pradhomme  que  je  le  comparerais  plutôt.  Comme  ce  dernier,  il  esh 
tendre,  impressionnable,   il  aime  à  se  replier  sur  lui-même,  à  vivre 


,132  LA  REVUE  CANADIENNE 

de  la  vie  intérieure,  à  chanter  les  intimités,  à  analyser  ses  senti- 
ments les  plus  subtils,  et  son  œuvre  baigne  aussi  dans  une  mélan- 
colie très  douce.  Même  aux  endroits  où  elle  est  purement  objective, 
je  ne  sais  quel  accent  trahit  son  cœur  ;  quelque  chose  de  lui  se  mêle 
aux  visions  et  aux  descriptions  les  plus  impersonnelles,  tandis  que 
l'âme  de  Hérédia,  sonore  comme  l'airain,  en  a  aussi  peut-être  la 
fermeté  et  la  dureté. 

"  Mais  les  comparaisons  sont  toujours  odieuses.  Et  je  préfère 
dire  que  Lemay  est  resté  lui-même  et  n'a  eu  besoin,  pour  chanter, 
que  de  regarder  en  lui  et  autour  de  lui.  Ses  Gouttelettes,  en 
particulier,  par  leur  inspiration  locale,  leurs  finesses  psychologiques, 
aussi  bien  que  par  l'éclat  discret,  l'émotion  sincère  de  la  forme,  leur 
beauté  verbale,  constituent  peut-être  le  plus  magnifique  joyau  de 
la  poésie  canadienne. 


Le  Père  Beaudé  estime  avec  raison  que  l'étude  de  ces  œuvres 
maîtresses  l'exempte  d'apprécier  les  autres  écrits  par  lesquels  M. 
Lemay  a  accru  le  trésor  de  notre  littérature  nationale.  Le  critique 
conclut  donc  sa  causerie  en  assignant  au  poète  québécois  sa  place 
dans  la  galerie  de  nos  auteurs  canadiens  : 

"  Outre  les  ouvrages  que  nous  venons  d'analyser,  Lemay  en  a 
fait  bien  d'autres  ;  des  romans  :  Picounoc4e- Maudit,  L'Affaire 
Sougraine  ;  un  opéra  comique  :  Les  Moissons  ;  un  vaudeville  : 
Entendons-nous,  duquel  il  m'écrivait  que  c'était  "  un  de  ses  moments 
de  gaieté  "  ;  et  aussi  nombre  de  poésies  éparses  dont  il  opère  le 
triage  et  qui,  je  l'espère,  seront  bientôt  réunies  en  volume.  L'étude 
de  ces  productions  diverses  nous  entraînerait  trop  loin.  D'ail- 
leurs, il  me  semble  que  nous  en  avons  vu  assez  pour  nous  faire  une 
idée  adéquate  de  la  nature  de  son  talent.  Le  jugement  de  la  posté- 
rité n'a   pas  commencé  pour  Lemay,  encore  qu'il  considère  sa  car- 


L'ŒUVRE  DE  M.   PAMPHILE  LEMAY  133 

rière  comme  finie  et  que  le  sonnet  "  Ultima  Verba  ",  sur  lequel  se 
ferment  ses  Gouttelettes,  semble  nous  conférer  le  droit  de  parler  de 
son  œuvre  comme  s'il  n'était  plus  là  pour  nous  écouter  : 

!Mon   rêve   a   ployé   l'aile.      En   l'ombre   qui   s'otend, 
11  est  comme  un  oiseau  que  le  lacet  cajjtive. 
Malgré  des   jours   nombreux,   ma   fin   semble   hâtive    ; 
Je    dis   l'adieu    suprême   à    tout   ce  qui   m'entend. 

Je   suis   content  de  vivre  et  je  mourrai   content. 
La  mort  n'est-elle  pas  une  peine  fictive  ? 
J'ai  mieux  aimé  chanter  que  jeter  l'invective. 
J'ai   souffert,  je  pardonne,  et  le  pardon  m'attend. 

Que  le   souffle  d'hiver  emporte  avec  la  feuille 
Mes  chants  et  mes  sanglots  d'un  jour.  Je  me  recueille 
'I  JTiqf'S^^'3i4p.l*^^6'^j  ii^oii  coeur   aux   voix   qui   l'ont   ravi. 

";fi^^b     SH^    (Op     tfOTi 

Ai-ie    accompli    le    bien    que    toute    vie    impose    ? 

'Je   ne   sais.        Jlais   lespoir   en   mon   ame    repose, 

Car  je  sais  les  bontés  du  Dieu  que  j'ai  servi. 

"  Sans  vouloir  devancer  le  jugement  de  la  postérité  à  son  égard, 
je  crois  qu'il  n'y  a  aucune  témérité  à  prédire  qu'elle  lui  donnera 
une  bonne  place  à  côté  de  Crémazie  et  de  Fréchette,  sur  le  même 
pied  qu'eux,  et  qu'elle  enveloppera  ces  trois  noms  dans  la  même  lu- 
mière et  dans  le  même  amour.  Ils  auront  été,  à  peu  près,  de  la 
même  génération.  Lemay  seul  survit,  mais  il  a  été  leur  contempo- 
rain. 

"  Chacun  se  présente  avec  sa  note  personnelle,  son  caractère 
distinctif.  Crémazie  a  chanté  nos  malheurs,  nos  regrets  de  l'aban- 
don de  la  Frîince,  nos  soupirs  après  son  retour,  et  il  a  admirable- 
ment synthétisé  les  sentiments  de  toute  la  génération  qui  a  suivi 
nos  désastres.  Fréchette  a  été  appelé  "  le  chantre  de  l'épopée  fran- 
çaise en  Amérique  ".  Quant  à  Lemay,  c'est  son  mérite,   et   ce   sera 


134  LA  REVUE  CANADIENNE 

sa  gloire,  d'avoir  reflété  notre  sol,  nos  mœurs  rustiques,  nos  types 
primitifs,  nos  légendes  campagnardes,  l'âme  paysanne  de  chez 
nous,  "  le  terroir  ". 

"  J'aime  à  finir  par  ce  mot  qui  le  peint  tout  entier. 


On  aura  remarqué  le  ton  d'aimable  simplicité  que  le  conféren- 
cier a  su  garder  tout  au  long  de  son  étude.  C'est  qu'il  a  voulu  tenir 
le  rôle  plutôt  d'un  vulgarisateur  que  d'un  critique.  S'il  avait 
affronté  un  auditoire  de  lettrés,  il  n'eût  pas  manqué  sans  doute  de 
rechercher  la  doctrine  morale  et  les  principes  littéraires  dont,  s'ins- 
pire l'œuvre  entière  de  l'écrivain.  Le  Père  Beaudé,  causant  avec  un 
public  de  petite  ville,  a  eu  raison  de  croire  qu'il  suffisait  de  montrer 
en  l'auteur  le  chantre  de  la  nature  canadienne  et  de  faire  respirer, 
en  en  lisant  de  larges  extraits,  le  parfum  de  terroir  qui  se  dégage 
de  ses  écrits.  Le  conférencier  accomplissait  ainsi  une  tâche  qui  n'est 
ni  celle  d'un  savant  ni  celle  d'un  critique  de  profession,  mais  celle 
d'un  patriote  désireux  de  faire  goûter  à  des  gens  éloignés  du  pays 
natal  les  mets  succulents  de  chez  eux. 

Les  lecteurs  de  la  Revue    Canadienne   estimeront   avec  nous 

qu'il  y  a  réussi  et  que  nous  aurions  eu  tort  de  ne  pas   recueillir   sa 

parole  délicate  et  persuasive. 

LA  KEDACTIOX. 


Le  Congrès  des  Canadiennes=  Françaises 


SUITE  (1) 

Avant  d'entrer  dans  le  récit  proprement  dit  des  délibérations 
de  ce  deuxième  congrès  féminin,  il  nous  semble  utile,  puisque  notre 
volume  est  un  recueil-souvenir,  de  rappeler  ici  quelle  est  la  Cons- 
titution de  la  Fédération  Nationale,  quelles  sont  en  1909  les  sociétés 
affiliées  et  enfin  quels  sont  les  noms  des  principales  officières. 

CONSTITUTION     DE     LA     FEDERATION     NATIONALE 
SAINT- JE  AN-BAPTI STE 


Art.  1. — La  section  des  daines  de  l'Association  Saint-Jean-Baptiste  à 
Montréal  prend  le  nom  de  Fédération  Nationale  Saint-Jean-Baptiste. 

GROUPEMENT 

Art.  2. — La  Fédération  se  compose  de  sociétés  affiliées.  Une  société 
peut  être  affi4-iée  quand  elle  en  fait  la  demande  et  qu'elle  est  acceptée 
comme  telle  par  l'Exécutif. 

Art.  3.— Les  sociétés  affiliées  se  divisent  en  trois  groupes  :  Oeuvres  de 
charité  ;  Oeuvres  économiques  ;  Oeuvres  d'éducation. 

Art.  4. — Les  sociétés  affiliées  doivent  verser  à  la  Fédération  Nationale 
la  somme  de  10  piagjres  qu'elles  répartissent  entre  leurs  membres  comme 
elles  l'entendent.  Cette  somme  ne  doit  être  perçue  que  chez  les  Cana- 
diennes françaises  catholiques.  Les  sociétés  qui  ne  comptent  pas  cent 
membres  ne  doivent  pas  imposer  une  contribution  qui  excède  dix  centins 
par  tête.  Les  sociétés  qui  comptent  plus  de  mille  membres  et  dont  la 
contribution  se  réduirait  à  moins  d'un  sou,  peuvent  si  elles  le  jugent 
opportun,  se  subdiviser  en  sections  et  posséder  à  l'Exécutif  une  double 
représentation  pourvu  qu'elles  paient  double  souscription. 


(^)  Voir  la  livraison  de  juin  1910.  Cet  article  est  extrait  du  "  recueil- 
souvenir  "  des  fêtes  du  75e  anniversaire  de  l'Association  Saint-Jean- 
Baptiste  de  Montréal,  en  juin  1909.  / 


136  LA  REVUE  CANADIENNE 

xVrt.  5. — Les  privilèges  suivants  sont  conférés  aux  membres  des  socié- 
tés affiliées    : 

1.  Les  membres  qui  ont  payé  leur  souscription  à  la  Fédération 
deviennent  membres  ordinaires  de  la  section  des  Dames,  association 
Saint-Jean-Baptiste,  et  ont  le  droit  de  voter  à  l'élection  des  déléguées  de 
leur  société  à  l'Exécutif  de  la  Fédération,  ils  sont  eux-mêmes  éligibles. 

2.  Ces  membres  ont  le  droit  d'assister  avec  leur  famille  aux  trois 
fêtes  annvielles  organisées  par  la  Fédération  dans  l'intérêt  de  ses  membres. 

Il  est  à  remarquer  que  les  membres  d'une  société  affiliée  qui  ne  sont 
pas  cependant  des  Canadiennes  françaises  jouissent  de  cette  faveur  par 
privilège  et  sans  charge  aucune. 

Art.  6. — La  Fédération  organisera  chaque  année  trois  fêtes  en  faveur 
de  ses  membres.  Ces  fêtes  ont  pour  objet  de  faire  l'éducation  populaire 
sur  les  questions  nationales  intéressant  les  oeuvres  de  charité,  les  oeuvres 
économiques  et  les  oeuvres  d'éducation  à  tour  de  rôle  ;  et  de  préparer 
l'opinion  publique  à  accepter  les  mesures  entreprises  par  la  Fédération. 

Les  fêtes  consisteront  toujours  en  une  conférence,  et  on  pourra  y 
ajouter  de  la  musique,  déclamation,  sajnète  ou  autre  chose  agréable,  de 
inanière  à  rendre  la  fête  instructive  et  attrayante. 

ADMINISTRATION 

Exécutif 

Art.  7. — L'Exécutif  se  compose  des  membres  élus  par  les  sociétés 
affiliées.  Les  fonctions  de  l'Exécutif  consistent  à  voter  et  à  prendre  une 
décision  finale  sur  toute  résolution  présentée  par  le  Bureau  de  Direction. 
Les  oeuvres  de  la  Fédération  ne  peuvent  être  entreprises  qu'après  avoir 
été  votées  à  la  majorité  des  voix  par  l'Exécutif. 

Des  rapports  périodiques  doivent  être  communiqués  à  l'Exécutif  de 
toutes  les  affaires  de  la  Fédération. 

Art.  8. — Tout  membre  de  l'exécutif  peut  faire  des  suggestions  au  Bu- 
reau de  Direction  en  s'adressant  à  la  secrétaire  du  Bureau.  Si  le  Bureau 
les  approuve,  elles  sont  soumises  au  vote  de  l'Exécutif. 

Art.  9. — Les  membres  du  Bureau  de  Direction  siègent  dans  l'Exécutif, 
mais  n'y  votent  pas,  à  moins  qu'ils  n'y  aient  droit  à  titre  de  délégués 
d'une  société. 


LE  CONGRÈS  DES  CANADIENNES    FRANÇAISES     137 

Ai*t.  10. — L'Exécutif  doit  se  réunir  trois  fois  par  année,  une  fois  avant 
chaque  fête  annuelle. 

Bureau  de   Direction 

Art.  11. — Le  Bureau  de  direction  gère  les  affaires  de  la  Fédération, 
tient  ses  annales  et  maintient  partout  l'unité  d'action.  Il  surveille  l'exé- 
cution dvi  travail  des  comités,  reçoit  levirs  raj^ports,  j)réside  l'Exécutif, 
lui  présente  sous  forme  de  résolution  les  suggestions  de  ses  membres  ou 
du  Bureau  lui-même,  prépare  l'ordre  du  jour  pour  les  assemblées  de 
l'Exécutif  et  rend  compte  à  ce  dernier  de  son  administration. 

Art.  12. — Le  Bureau  de  Direction  se  compose  de  neuf  membres,  trois 
pour  chaque  groupe  des  oeuvres  de  charité,  des  oeuvres  économiques  et 
des  oeuvres  d'éducation. 

Les  membres  sont  choisis  par  le  Bureau  lui-même,  mais  ce  choix 
doit  être  ratifié  par  l'Exécutif.  Les  membres  du  Bureau  sont  élus  pour 
trois  ans,  et  trois  membres  doi\^nt  sprtir  de  charge  chaque  année,  un  jîar 
groupe,  cependant  ils  peuvent  être  réélus. 

Art.  13. — Le  Bureau  élit,  comme  tous  les  comités  d'ailleurs,  une  pré- 
sidente, une  secrétaire,  et  une  trésorière. 

.      MODE   DE   TRAVAIL 
Comités 

Art.  14. — Les  comités  sont  institués  pour  poursuivre  les  oeuvres  entre- 
prises par  la  Fédération,  ils  doivent  être  présidés  par  un  membre  de 
l'Exécutif  ou  du  Bureau  de  Direction. 

Les  membres  des  comités  sont  choisis  de  préférence  parmi  les  mem- 
bres de  la  Fédéi'ation  ;  on  pevit  cependant  y  admettre  toute  personne 
compétente,  spécialiste,  homme  ou  femme  en  état  de  rendre  service  à  la 
Fédération. 

Les  i>ersonnes  ainsi  adjointes  jouissent,  pendant  l'année,  des  privi- 
lèges conférés  aux  membres  de  la  Fédération,  sauf  celui  de  voter  et  de  se 
faire  élire. 

Art.  15. — ^Chaque  comité  élit  une  présidente,  une  secrétaire  et  une 
trésorière. 

/ 


138  LA  REVUE  CANADIENNE 


PEESONNEL  DU  BUREAU  DE  DIEECTION 

Oeuvres  de  Charité.  —  Lady  Lacoste,  Mmes  Rottot  et  Brunean. 
Oeuvres  d'Education.  —  Mmes  Béique,  Gérin-Lajoie  et  Bibaud. 
Oeuvres   Economiques.    —   Mmes    Huguenin    (Madeleine),    Bouthillier    et 
Auclair. 

y 

SOCIETES  AFFILIEES 

Dames  patronnesses  de  la  Providence.  —  Mmes  Rottot  et  MacKay. 
Dames  patronnesses  des  Sourdes  Muettes. — Mme  Marceau,  Melle  Daveluy. 
Dames   patronnesses    de   la   ^Miséricorde.   —  Mmes   J.-L.    Arcliambault    et 

Hénault. 
Dames  patronnesses  de  Nazareth. — Mmes  Vaillancourt  et  L.-D.  Mignault. 
Le  Foyer.  —  Melles  Bonneville  et  Frappier. 
Association  des  Institutrices.  —  Melles  Labelle  et  Bélanger. 
Patronage  d'Youville.  —  !Melles  Auclair  et  M.  Bernard. 
Section  française  Société  Aberdeen. — Mme  Terroux,  Melle  Desjardins. 
Association    des    Journalistes.   —    Melles    Barry    (Françoise)    et    Lesage 

(Collette). 
Association  des  Employées  de  Manufacture. — ^Melles  Vauthier  et  Robert. 
Association  des  Employées  de  Magasin.  —  Melles  F.  Marin  et  Moss. 
Association  des  Employées  de  Bureau. — Mme  Bouthiller  et  Melle  Godbout. 
Association  des  Employées  de  Téléphone.  —  Melles  Longtin  et  Meunier. 
Oeuvre  des  livres  gratuits.  —  Mmes  Dandurand  et  T.  Bruneau. 
Dames  de  charité  de  l'Hospice  Saint-Vincent-de-Paul.  —  Melle  Renauld, 

Mme  Giroux. 
Dames   Patronnesses   de   l'Hôpital   Notre-Dame.   —  Mmes   Fitzpatrick   et 

D.  Rolland. 
Dames    Patronnesses    de    l'Assistance   Publique.   —   Mmes    J.    Tessier    et 

Huguenin. 
Dames  Patronnesses  de  rHos])ice  Saint-Joseph. — ^Mmes  Faucher  et  Crevier. 
Cercle  des  demoiselles   de   la   Paroisse  Saint-Pierre.  —  Melles  Adam   et 

Laurence. 
Dames   de   charité  de  l'Immaculée   Conception   et   Enfants   de  Marie   de 

l'Immaculée  Conception.  —  Mmes  H.  Papineau  et  S.  Lacombe. 
Hôpital  Ste-Justine.  —  Mme  L.  de  G.  Beaubien,  Melle  Rolland. 
Association  des  Aides  Ménagères.  —  Melles  Lachapelle  et  Mentha. 


LE  CONGRÈS  DES  CANADIENNE-S    FRANÇAISES     139 

Section  des  Dames  de  charité,  Fédération  de  la  Paroisse  de  l'Enfant- 
Jésus.  —  Mnies  D.-N.  Germain  et  Allary.  x 

Section  du  travail,  Fédération  de  la  Paroisse  de  l'Enfant-Jésus.  —  Melles 
M.-L.  Clermont   et  V.  Lajeunesse. 

Association  Artistique  des  Dames  Canadiennes.  —  Mme  D.  Masson, 
:Melle  St-Jean. 

Les  Ecoles  ^Ménagères  Provinciales.  —  Mmes  Léman  et  DeSerres. 

Cour  de  l'Immaculée-Conception.  —  Mmes  H.  Papineau  et  Lacombe. 

Ces  préliminaires  étaient  nécessaires,  eroyons-nous,  pour  bien 
faire  connaître  les  circonstances  particulièrement  intéressantes 
dans  lesquelles  allait  avoir  lieu  le  congrès  féminin  des  fêtes  du  75e 
anniversaire  de  l 'Association  Saint- Jean-Baptiste. 

Au  moment  donc  où  les  patriotes  représentants  des  diverses 
sociétés  nationales  canadiennes,  acadiennes  et  franco-américaines, 
se  réunissaient  à  Montréal  pour  jeter  les  hases  de  la  grande  fédéra- 
tion, dont  r.ous  avons  parlé  au  chapitre  précédent  (^),  les  Canadien- 
nes i'rançaises,  elles  aussi,  faisaient  oeuvre  de  patriotisme,  d'un 
patriotisme  intelligent  et  pratique. 

Trois  grandes  séances  avaient  été  préparées  par  les  dames  de  la 
Fédération  Nationale.  Elles  eurent  lieu,  tel  que  projeté,  les  23,  25 
et  26  juin.  Dans  la  première  on  s'occupa  des  oeuvres  de  charité, 
et  elle  eut  lieu  chez  les  Soeurs  de  la  Providence,  à  l'institution  des 
Sourdes-Muettes,  rue  Saint-Denis.  Dans  la  deuxième,  on  étudia  les 
oeuvres  d'éducation,  et  elle  eut  lieu  chez  les  Soeurs  de  la  Congréga- 
tion, au  Couvent  de  la  rue  Sherbrooke.  Dans  la  troisième  enfin, 
on  traita  des  oeuvres  d'économie  sociale,  et  elle  eut  lieu  au  Monu- 
ment National. 

Voici  d'ailleurs  quelles  étaient  les  questions  inscrites  au  pro- 
gramme. —  I.    Pour  la  séance  des  oeuvres  de  charité  :  1*^  Assistance 


(^)  Cf.  Chapitre  III  du  recueil-souvenir  des  fêtes  du  75e  anniversaire. 


140  LA  REVUE  CANADIENNE 

maternelle;  2°  La  carrière  d'infirmière  pour  les  femmes;  3^  Im- 
portance des  conférences  dans  les  oeuvres  de  charité,  au  point  de 
vue  de  la  formation  intellectuelle  et  sociale  de  la  femme  du  monde  ; 
4*^  Mesures  préventives  pour  la  protection  de  la  femme  ;  5**  La  cha- 
rité est-elle  une  science;  6°  Répression  de  l'alcoolisme  par  les  fem- 
mes; 7°  La  femme  mariée  qui  souffre  de  l'alcoolisme  du  chef  de 
famille,  est-elle  en  état  de  se  protéger  ;  8'^  Tribunaux  spéciaux  pour 
enfants  ;  9"  La  carrière  domestique  dans  ses  rapports  avec  l 'organi- 
sation du  foyer.  —  IL  Pour  la  séance  des  oeuvres  d'éducation: 
1"  Enrayement  de  la  mortalité  infantile  par  l'éducation  de  la  mère 
^e  famille;  2"  Importance  de  la  pédagogie  maternelle  pour  la  for- 
mation morale  de  l'enfant;  3°  Adaptation  de  l'enseignement  ména- 
ger aux  divers  degrés  de  l'enseignement;  4"  De  l'enseignement  su- 
périeur pour  les  femmes  ;  5°  L 'enseignement  comme  carrière  pour 
les  femmes;  6'^  Le  rôle  des  associations» artistiques  dans  la  forma- 
tion du  goût;  7°  Le  journalisme  et  l'éducation  populaire;  8*^  Com- 
ment développer  le  goût  de  l'étude  chez  les  femmes.  —  III.  Pour 
la  séance  des  oeuvres  économiques  :  1"  Le  logement  de  l 'ouvrière  ; 
2^'  Etat  comparé  du  travail  à  domicile  et  du  travail  à  l'atelier  ; 
3"  Des  conditions  requises  pour  obtenir  de  l'avancement  dans  les 
carrières  professionnelles  ;  4"  L'instruction  de  l'enfant  est-elle 
compatible  avec  le  travail  à  l'atelier;  5"  Dans  quelle  proportion  la 
femme  contribue-t-elle  à  la  production  de  ce  pays;  6"  Quelle  est  la 
valeur  de  la  propriété  foncière  possédée  par  les  femmes  à  Montréal  ; 
7"  La  mutualité  ;  8"  La  condition  légale  de  la  femme  mariée. 

S'il  nous  fallait  analyser  ici,  pour  en  rendre  compte,  les  qua- 
rante discours  ou  rapports,  qui  ont  été  prononcés  ou  lus,  au  cours 
des  trois  séances  du  congrès,  sur  les  sujets  que  nous  venons  d'indi- 
quer, nous  serions  bien  quelque  peu  embarrassé.  ]\Iais  nous 
aimons  mieux  conseiller  à  nos  lecteurs  de  se  procurer  l'intéressante 
brochure  qui  les  relate. 

Il  convient  toutefois,  pour  donner  une  idée  de  l'importance  du 


LE  CONGRÈS  DES  CANADIENNES    FRANÇAISES     Ul 

travail  accompli,  d'indiquer,  au  moins  par  une  énumération  géné- 
rale, les  matières  traitées  et  le  nom  de  chaque  femme-orateur. 

1.  SEANCE  DES  OEUVRES  DE  CHARITE 

1"  Discours  de  bienvenue    :  Mme  Béique    ; 

2*  L'Assistance  maternelle    :  Mme  Huguenin    ; 

3"  La  carrière  d'infirmière    :  Melle  Williams    ; 

4"  L'oeuvre  des  conférences    :  Mme  Marceaii    ; 

5"  "  "  "  :  Mme  Wilson-Grant    ; 

6"  La  protection  de  la  femme   :  Les  Soeurs  de  Miséricorde   ; 

7"     "  "  "  "        :  Mme  Choquet    ; 

7»     "  "  "  "        :  Mme  Kottot    ; 

9"  L'organisation  de  la  charité    :  Mme  Germain    ; 
10°  L'alcoolisme   :  Mme  Léman   ; 
11»  "  :  Melle  Renaud    ; 

12"  "  :  Mme  Papineau    ; 

13*  Les  tribunaux  pour  enfants    :  Mme  Béique    ; 
14"  La  carrière  domestique    :  Mme  Simard. 

Allocution  du  président  d'honneur,  M.  le  chanoine  Gauthier. 

IL     SEANCE  DES  OEUVRES  D'EDUCATION 

1°  Allocution  de  la  présidente   :  Mme  Béique    ; 

2"  La  mortalité  infantile   :  Mme  Bruneau   ; 

3°  La  pédagogie  maternelle   :  Mme  Mathys   ; 

4"  L'enseignement  ménager    :  Mme  Béique    ; 

6"  L'enseignement  comme  carrière  pour  les  femmes  :  Melle  Labelle   ; 

5"  L'enseignement  supérieur  pour  les  femmes  :  Melle  Gérin-Lajoie  ; 

7"  Le  rôle  de  l'art  dans  la  formation  du  goût  :  Melle  St-Jean   ; 

8"  Le  journalisme  et  l'éducation  populaire:  Melle  Barry   (Françoise)  ;. 

9"  Le  journalisme  et  l'éducation  populaire   :  Mme  Hamilton  ; 


142  LA  REVUE  CANADIENNE 

10'  La  charité  est-êlle  une  science   :  Mme  Dandurand   ; 
11"  Le  goût  de  l'étude   :  Melle  Bibaud. 

Allocutions  de  Sa  Grandeur  Mgr  Bruchési  et  de  Son  Honneur 
M.  le  lieutenant-gouverneur,  Sir  Alphonse  Pelletier. 

III.     SEANCE  DES  OEUVRES  D'ECONOMIE  SOCIALE 

1"  Allocution  de  la  présidente    :  Mme  Béique    ; 

2*  Le  logpement  de  l'ouvrière   :  Melle  lîobert    ; 

3"     "  "  "  "  :  Melle  Besset    ; 

4»     "  "^         "  "  :  Melle  Clermont  j 

5*     "  "  "  "  :  Melle   Frappier    ; 

6'     "  "  "  "  :  Melle  ■  Bernard    ; 

7"     "  "  "  "  :  Melle  Lachapelle    ; 

8"  Le  travail  à  domicile  et  le  travail  à  l'atelier   :  Melle  Robert    ; 

9"  Des   conditions  d'avancement  dans   les   carrières  professionnelles    : 
Melle  Marin    ; 
10°  Des   conditions   d'avancement   dans  les  carrières   professionnelles    : 

Melle  Godbout    ; 
11°  L'instruction  et  le  travail  à  l'atelier    :  Melle  Lalonde    ; 
12°  Le  travail  de  la  femme  au  pays    :  Melle  Auclair    ; 
13°  La  propriété  des  femmes  à  Montréal    :  Melle  Sabourin   ; 
14°  La  mutualité  chez  les  femmes   :  Mme  Bouthillier   ; 
15°     "  "  "       "  "         :  Mme    Papineau     ; 

16"  La  condition  légale  de  la  femme  mariée    :  Mme  Gérin-Lajoie. 

Allocution  du  président  d'honneur,  ]\I.  le  clmnoine  LePailleur. 

Quels  flots  de  paroles!  nous  dira-t-on,  et  à  quoi  tout  cela 
nous  mènera-t-il  ?  Eh  !  bien,  il  faut  les  avoir  entendues,  ces  paro- 
les, pour  bien  comprendre  qu'il  n'y  avait  là,  d'une  façon  géné- 
rale,   rien   d'alarmant,   tout   au   contraire.       L'esprit   était   sûre- 


LE  CONGRÈS  DES  CANADIENNES    FRANÇAISES     U3 

méat  bon,  les  intentions  droites,  le  zèle  indiscutable,  le  travail 
sérieux,  que  veut-on  de  plus  ?  En  limitant  en  somme  leurs 
études  et  leurs  investigations  aux  oeuvres  qui  conviennent 
davantage  à  leur  activité  et  à  leurs  aptitudes  naturelles, 
nos  femmes  canadiennes-françaises  ont  fait  montre  d'un  goût 
très  sûr.  Elles  n'ont  qu'à  rester  fidèles  à  l'idéal  qu'elles  se  sont 
fixé,  et  personne  ne  sera  en  droit  de  leur  reprocher  je  ne  sais  quel 
féminisme  de  mauvais  aloi. 

Dans  son  discours  de  bienvenue,  à  la  séance  chez  les  Sourdes- 
]\Iuettes,  Mme  Béique  répondait  d'avance  à  bien  des  objections 
quand  elle  disait  à  ses  auditeurs  et  auditrices:  "  Il  y  a  quelques 
esprits  qui  doutent  de  l'opportunité  et  de  l'utilité  de  ces  réunions 
féminines.  Elles  ont  été  cependant  dans  plusieurs  pays  le  point  de 
départ  d'un  superbe  floraison  d'oeuvres  sociales  et  d'oeuvres  de  cha- 
rité de  toutes  sortes.  —  Pendant  de  longues  années,  la  religion  catho- 
lique représentait  à  peu  près  seule  et  prêchait  seule  par  son  exem- 
ple la  pitié  pour  les  pauvres  et  les  faibles  ;  maintenant,  un  grand 
vent  de  charité  semble  souffler  sur  le  monde  et  de  toutes  parts  on 
s 'ingénie  à  soulager  la  misère.  Aurons-nous  moins  de  zèle  que  les 
autres  et  moins  d'esprit  public?  Et  à  côté  des  grandes  oeuvres  qui 
sont  faites  par  nos  communautés  religieuses  ne  reste-t-il  rien  à 
faire  pour  nous  ?  Ne  devons-nous  pas  à  la  dignité  de  notre  religion, 
à  notre  dignité  de  race,  d'être  au  premier  rang  de  celles  qui  travail- 
lent et  se  dévouent.  Mais  alors  que  ferons-nous  seules,  sans  études 
spéciales,  sans  renseignements,  sans  expérience  ?  Il  est  donc  évi- 
dent que  ces  réunions  doivent  être  considérées  comme  un  avantage 
et  qu'elles  sont  le  moyen  de  voir  quelles  sont  les  oeuvres  les  plus 
urgentes,  ainsi  que  les  mesures  à  prendre  pour  les  mener  à  bien.  — 
Notre  premier  congrès  a  eu  pour  résultat  direct  la  fondation  de 
deux  comités.  Le  comité  de  la  tempérance  noms  a  valu  des  suffra- 
ges précieux  et  a  été  aidé  par  un  grand  nombre  de  dames.  La  cam- 
pagne entreprise  par  ce  comité  n'a  pour  véritables  adversaires  que 
les  personnes  intéressées  au  maintien  de  l'état  de  chose  actuel.  Ces 


144  LA  REVUE  CANADIENNE 

intéressés  sont  malheureusement  nombreux  et  puissants  ;  mais  beau- 
coup de  ceux  qui  sont  avec  nous  sont  puissants  aussi,  et  nous  avons 
le  droit  et  la  justice  de  notre  côté.  Quand -même  ce  comité  ne  réus- 
sirait qu'à  empêcher  le  mal  de  s'aggraver,  nous  aurions  lieu  de  nôtis 
louer  dé  ce  résultat  et  les  dames  qui  ont  travaillé  avec  tant  de  cou- 
rage pour  cette  grande  cause  méritent  toutes  les  félicitations.  —  Le 
but  et  le  mode  d'action  du  comité  des  questions  domestiques  sont 
aussi  au-dessus  de  to^t  éloge.  Il  faut  laisser  le  temps  faire  son 
oeuvre  et  démontrer  conimènt  les  dames  de  ce  comité  et  les  religieu- 
ses qui  leur  donnent  Fhospitalité  ont  su  comprendre  les  besoins  pré- 
sents et  s'arranger  pour  sauvegarder  l'avenir.  —  Je  me  permettrai 
de  dire  un  mot  du  programme  du  grand  congrès  qui  se  tient  en  c^ 
moment  a  Toronto.  La  plupart  des  femmes  qui  en  font  partie 
viennent  de  pays  qui  n'ont  pas  comme  nous  l'avantage  d'avoir  des 
ordres  religieux  qui  prennent  à  leur  compte  les  oeuvres  les  plus 
difficiles.  Elles  ont  donc  à  s'occuper  d'un  certain  nombre  de  ques- 
tions qui  pour  nous  sont  résolues.  —  A  part  ces  sujets  importants 
en  voici  quelques  autres  qu'elles  doivent  discuter:  le  logement  des 
indigents;  les  enfants  anormaux,  c'est-à-dire  moins  bien  doués  que 
les  autres;  les  garderies  d'enfants;  la  protection  de  la  jeune  fille; 
les  unions  de  mères  de  famille;  les  maisons  du  peuple;  la  tempé- 
rance et  la  législation  qui  s'y  rapporte;  le  travail  de  la  fenime  et 
des  enfants  en  dehors  de  chez  eux;  le  salaire  alloué  pour  le  travail 
des  prisonniers  et  aidant  au  soutien  de  la  famille;  la  modération 
dans  la  toilette,  la  table,  les  amusements;  la  femme  comme  éduea- 
trice,  garde-malade,  protectrice  de  la  santé  morale  et  physique  de 
l'enfant;  son  rôle  au  point  de  vue  social.  -^  Tous  ces  sujets  sont 
étudiés  d'après  des  rapports  venant  de  vingt-quatre  pays  diffé- 
rents, contenant  par  conséquent  les  observations  les  plus  variées  et 
les  données  les  plus  précieuses.  Ces  déléguées  s'en  retournent 
ensuite  dans  leur  pays  et  rendent  compte  à  leurs  sociétés  respecti- 
ves des  progrès  accomplis  partout,  des  oeuvres  nouvelles  qui  ont  été 
fondées  et  des  oeuvres  anciennes  qui  ont  été  perfectionnées.  Ainst 
chacune  profite  de  l'expérience  acquise  dans  les  autres  pays.  " 


LE  CONGRÈS  DES  CANADIENNES    FRANÇAISES     145 

Et  pourquoi  les  Canadiennes-françaises  ne  s'occuperaient-elles 
pas,  elles  aussi,  comme  leurs  soeurs  de  Toronto  et  d'ailleurs,  des 
oeuvres  qui  sollicitent  spécialement  leur  attention? 

Aussi,  Mgr  Bruchési,  à  la  clôture  de  la  deuxième  séance,  chez 
les  Soeurs  de  la  Congrégation,  rendait-il  un  juste  hommage  à  la 
bonne  volonté,  au  zèle  et  au  mérite  des  membres  de  la  Fédération 
Nationale.  Sa  Grandeur  y  mettait  sans  doute  quelque  réserve.  Mais 
qui  s'en  étonnerait?  On  sait  avec  quelle  précision  de  langage  Mgr 
l'archevêque  de  Montréal  dit  toujours  ce  qu'il  faut  dire.  Les  ré- 
serves mêmes  que  sa  position  lui  impose,  et  que  son  rare  talent  lui 
rend  faciles  et  pour  tous  acceptables,  ne  font  que  donner  plus  de 
valeur  à  ses  approbations.  '  '  En  répondant  à  l 'invitation  qui  m 'est 
faite  d'adresser  la  parole,  la  séance  étant  terminée  —  disait  Monsei- 
gneur —  je  trouve  que  j'ai  un  rôle  facile  et  agréable  à  remplir. 
D'abord  on  n'attend  pas  de  moi  un  discours,  mais  on  me  demande 
sans  doute  ce  qu'il  faut  dire  des  discours  que  nous  avons  entendus. 
C'est  toujours  délicat.  Nous  avons  eu  des  rapports  charmants, 
pleins  de  choses,  remarquables  de  fond  et  de  forme.  Noits  avons  eu 
aussi  ce  que  j 'appellerai  des  thèses.  Ici  je  serai  plus  discret.  Il  faut 
se  défier  de  ce  que  l'on  entend.  L'oreille  est  plus  bénigne,  plus 
facile  que  l'oeil;  pour  juger  une  pièce  quelconque,  il  ne  faut  pas 
simplement  prêter  l'oreille,  il  faut  la  lire  et  la  relire  le  crayon  à  la 
main.  —  Il  y  a  eu  des  thèses  sur  des  questions  sociales  et 
il  y  a  eu  d'autres  thèses  sur  les  questions  de  l'éducation.  Je  dirai 
que  ces  thèses  m'ont  paru  bien  travaillées,  remarquables  et  animées 
d'un  souffle  patriotique  et  catholique,  et  je  crois  qu'en  ôtant  quel- 
ques mots  par  ci  par  là,  en  ajoutant  une  phrase  ici  ou  là,  je  pour- 
rais sans  crainte  leur  donner  mon  imprimatur.  ^  Il  y  a  eu  un  mot 
qui  m'a  frappé  au  cours  de  ces  thèses.  C'est  dans  le  deuxième  dis-, 
cours  que  nous  avons  entendu.  Ce  mot  semble  résumer  toute  la 
séance.  Aujourd'hui  tout  ce  qu'on  se  propose,  c'est  de  rendre  la 
mère  .éducatriee.  On  peut  difficilement,  je  crois,  donner  un  plus 
beau  titre  et  un  titre  plus  vrai  à  la  mère,  n'est-ce  pas,  mesdames? 


146  LA  REVUE  CANADIENNE 

Et  vous  l'avez  dit  avec  éloquence,  c'est  sur  la  mère  que  repose  l'ave- 
nir du  pays,  c  'est  elle  qui  fait  le  pays.  L 'enfant  est  confié  à  la  mère 
pour  qu'elle  l'élève,  et  la  mère  prend  l'enfant  et  l'élève,  c'est  tout 
l'enfant  qui  lui  est  confié  et  non  seulement  une  partie.  —  De  là 
vient  que  l'on  peut  dire  que  la  première  éducatrice,  ce  n'est  pas  la 
maîtresse  d'école,  c'est  la  maman.  L'école  n'est  après  tout  que  le 
prolongement  du  travail  de  la  mère.  '  ' 

En  lisant  le  beau  rapport,  que  nous  ne  faisons  ici  que  signaler, 
nous  avons  bien  été  tenté,  plus  d'une  fois,  de  nous  approprier  d'au- 
tres extraits,  dont  nous  aurions  fait  profiter  nos  lecteurs.  Ré- 
flexion faite,  nous  avons  craint,  en  distinguant  tel  discours  ou  telle 
étude,  de  sembler  en  ignorer  ou  en  méconnaître  plusieurs.  Il  nous 
suffira,  pour  conclure,  de  saluer  dans  l'oeuvre  de  la  Fédération 
Nationale  une  féconde  et  salutaire  initiative.  La  femme  chrétienne, 
en  nos  temps  démocratiques,  est  appelée  plus  que  jamais,  à  jouer, 
dans  la  société  comme  dans  la  famille,  un  rôle  trop  important,  pour 
qu  'il  ne  faille  pas  '  '  applaudir  de  tout  coeur  aux  efforts  intelligents 
qui  Sont  tentés  pour  élargir  ses  droits  sans  cependant  la  dispenser 
d'aucun  de  ses  devoirs  ".  M.  le  comte  d'Haussonville,  l'un  des  pen- 
seurs et  l'un  des  écrivains  de  France  les  plus  favorablement  con- 
nus, ayant  été  amené,  l 'automne  dernier,  à  Paris,  lors  de  l 'ouverture 
des  cours  de  l'Institut  féminin  de  droit  pratique,  à  donner  son  sen- 
timent sur  ce  délicat  problème  de  la  vie  sociale  qu'est  l'émancipa- 
tion rationnelle  et  bien  comprise  de  la  femme,  le  faisait  en  des  ter- 
mes singulièrement  justes,  que  nous  nous  approprions  volontiers 
pour  clore  ce  chapitre. 

"  L'honneur  de  notre  civilisation  chrétienne  —  disait-il  —  est 
d'avoir  relevé  le  rang  de  la  femme,  de  lui  avoir  donné  la  place  qu'elle 
doit  occuper  dans  la  vie  sociale.  C  'est  là  la  supériorité  de  la  civili- 
sation chrétienne  sur  les  autres  civilisations  qui  avaient  ravalé  la 
femme  à  un  rang  indigne  d'elle.    J'applaudis  donc  de  tout  coeur  à 


LE  CONGRÈS  DES  CANADIENNES    FRANÇAISES     147 

tous  les  efforts  qui  sont  et  qui  seront  tentés  pour  élargir  les  droits 
de  la  femme  sans  cependant  la  dispenser  d'aucun  devoir;  j'ap- 
plaudis à  tout  ce  qui  sera  entrepris  pou»  faire  d'elle,  je  ne  dirai  pas 
—  pardonnez-moi  cette  dernière  impertinence  —  l 'égale  de  l 'homme 
(je  ne  crois  pas  que  la  femme  soit  jamais  l'égale  de  l'homme)  mais 
sa  digne  compagne,  non  pas  seulement  la  compagne  de  ses  joies  et 
de  ses  douleurs  domestiques,  mais  encore  la  compagne  de  ses  occu- 
pations sociales  et  politiques,  c'est-à-dire  une  compagne  qui  soit 
pour  lui  un  réconfort  perpétuel  et  un  solide  appui.  —  Voilà  com- 
ment je  comprends  le  rôle  de  la  femme  dans  notre  civilisation  chré- 
tienne, et  permettez-moi  —  ce  seront  mes  dernières  paroles  —  de 
traduire  cette  conception  du  rôle  social  et  conjugal  de  la  femme  par 
une  comparaison  sensible.  —  Il  y  a  bien  des  années,  à  Rome,  je  me 
rappelle  avoir  remarqué . . .  était-ce  dans  les  galeries  du  Vatican  ou 
sur  la  voie  Appienne,  je  ne  saurais  trop  le  dire...  un  bas-relief 
sculpté  sur  le  tombeau  de  deux  époux.  L'homme  tenait  sa  femme 
par  la  main;  mais  il  regardait  en  face  de  lui.  La  femme  avait,  au 
contraire,  son  regard  humblement  tourné  vers  son  époux.  Ce  n'est 
pas  ainsi  que  je  comprendrais  un  bas-relief  sculpté  sur  le  tombeau 
de  deux  époux  chrétiens.  L 'homme  devrait  bien,  suivant  moi,  dans 
ce  bas-relief  imaginaire,  tenir  la  femme  par  la  main  et  regarder 
devant  lui,  car  c'est  à  lui  de  conduire;  mais  je  voudrais  que  la  fem- 
me, tout  en  ayant  sa  tête  peut-être  légèrement  inclinée  du  côté  de 
son  époux,  regardât  aussi  devant  elle,  et  que,,  du  même  coup  d'oeil, 
ils  mesurassent  tous  les  deux  cette  longue  carrière  de  la  vie  qu'ils 
doivent  parcourir  ensemble,  la  main  dans  la  main,  l'épaule  contre 
l'épaule,  chacun  des  deux  étant  l'un  pour  l'autre  un  tendre  et 
fidèle  soutien.  " 

Elie.-J.   AUCLAIR, 

Secrétaire  de  la  Rédaction. 


Jean  Nicolet 


ET     LA 


DECOUVERTE   DU    WISCONSIN 

1634 


|A  carte  que  Champlain  a  publiée  en  1632  renferme  les  ren- 
seignements qu'il  avait  recueillis  jusqu'à  1629,  d'après 
ane  inscription  attachée  à  cette  pièce.  Le  tracé  des 
cours  d'eau  tels  que  l'Ottawa,  la  Mattawan,  le  lac  Nipis- 
eing,  la  rivière  des  Français  est  à  peu  près  exact.  La  ligne  du 
Saint-Laurent,  depuis  Niagara  au  lac  Huron,  est  un  vague  aperçu 
des  descriptions  données  par  les  Sauvages.  Le  lac  Erié  est  tout 
petit  et  prend  à  peine  la  forme  d'un  lac.  La  nation  Neutre  est 
placée  sur  la  rive  sud  de  cette  nappe  d'eau,  tandis  qu'elle  était  sur 
la  rive  nord.  La  mer  des  Hurons  s'étend  de  l'est  à  l'ouest,  au 
lieu  qu'elle  va  réellement  du  nord  au  sud.  La  découpure  des 
terres  entre  les  lacs  Erié  et  Huron  y  forme  une  langue  allongée 
vers  l'ouest. 

Champlain  localise  assez  exactement  les  Pétuneux,  tout  en 
déformant  la  figure  de  leur  terre.  Il  met  les  Cheveux-Relevés 
dans  le  comté  de  Bruce,  ce  qui  est  vrai  pour  une  partie  d'entre  euxj 
les  autres  étaient  sur  l'île  Manitoualine.  La  rivière  Trente  est 
bien  indiquée  j  il  en  fait  l'éloge  au  point  de  wie  de  la  chasse  et  de 
la  pêche. 

La  nation  du  Feu  ou  des  Mascoutins  est  à  sa  place  quelque  part 
à  l'ouest  du  Détroit  vers  la  baie  de  Saginaw. 

Le  lac  Michigan  est  omis.      A  sa  place,  il  y  a  une  grosse  rivière 


JEAN  NICOLET  U9 

qui  tombe  au  lac  Huron  et  sur  cette  rivière,  loin  au  sud  on  lit  : 
"  nation  où  il  y  a  une  quantité  de  buffles  ",  c'est  Tlllinois.  L'ab- 
sence du  lac  Michjgan  fait  supposer  qu'aucun  Européen  n'avait 
encore  vu  ces  contrées. 

Pour  la  nation  des  Puans  elle  est  reportée  sur  les  bords  d'un 
lac  imaginaire  au  nord  du  lac  Supérieur;  en  fait  elle  habitait  au 
fond  de  la  baie  Verte  et  sur  la  Rivière  aux  Renards. 

Nous  venons  de  dire  "  lac  Supérieur  ",  bien  que  la  carte  men- 
tionne seulement  "  grand  lac  ^'  et  lui  donne  la  direction  de  l'est  à 
l'ouest,  à  peu  près  comme  un  prolongement  du  lac  Huron.  Le 
«anal  qui  réunit  ces  deux  grands  bassins  est  marqué  '  '  Sault  '  '  avec 
un  chiffre  de  renvoi  qui  donne  l'explication  suivante  :  "  Sault  de 
Gaston,  contenant  près  de  deux  lieues  de  large,  qui  se  décharge 
dans  la  mer  Douce,  venant  d'un  autre  grandissime  lac,  lequel  et  la 
mer  Douce  contiennent  30  journées  de  canot  selon  les  rapports  des 
Sauvages  ".  .  - 

Tout  ceci  est  prodigieux  pour  le  temps.  Il  n'y  avait  pas  trois 
familles  à  Québec,  rien  aux  Trois-Rivières  ni  à  Montréal.  Les 
ressources  de  Champlain  se  bornaient  à  quelques  engagés  où  inter- 
prètes qui  Itli  étaient  fournis  pour  trafiquer  avec  les  naturels  du 
bas  Saint-Laurent.  Plus  d'une  fois  on  lui  avait  fait  sentir  que  sa 
passion  des  découvertes  ne  plaisait  pas  aux  "bàiileûrs  de  rôiids  des 
compagnies  de  traite.  Malgré  tout,  il  s'avançait  dans  les  contrées 
mystérieuses  et  les  décrivait:  il  faisait  explorer  et  dressait  des 
cartes  sur  les  renseignements  -qui  lui  parvenaient.  De  nos  jours, 
Livingston,  Stanley,  Brazza  et  d'autres,  puissamment  aidés,  n'ont 
pas  fait  plus  que  le  modeste  Saintongeois,  privé  de  secours,  mé- 
connu, blâmé,  mais  qui  parcourait  les  solitudes  immenses  de  l'Amé- 
rique pour  y  porter  la  lumière  de  la  civilisation. 

,  La  petite  France  qui  rayonne  autoiir  de  Québec  est  la  création 
de  Champlain.  Il  en  a  préparé  une  autre  à  la  jonction  des. lacs 
Michigan  et  Huron  et  c  'est  là  que,  durant  tout  un  siècle  après  lui, 
s'est  trouvé  le  point  central,  géographiquement  et  administrative- 


150     ^  LA  REVUE  CANADIENNE 

ment,  des  nouvelles  découvertes  qui  ont  étonné  le  monde,  ainsi  que 
la  chose  a  eu  lieu  en  Afrique  depuis  cinquante  ans.  Chaque  fois 
que  les  convois  de  chemin  de  fer  nous  arrivent  du  Détroit,  de  Chi- 
cago et  du  lac  Supérieur,  il  semble  que  le  souffle  bruyant  de  la 
vapeur  rend  hommage  au  génie  des  hommes  d'autrefois.  Car  ce 
sont  eux  qui  ont  commencé  l'histoire  de  ce  continent  et  mis  en 
branle  les  grandes  actions  qui  s'accomplissent  de  nos  jours. 


La  guerre  était  terminée  entre  la  France  et  l'Angleterre,  mais 
Charles  I  ne  voulait  restituer  Québec  qu  'après  paiement  de  la  dot 
de  sa  femme  qui  était  soeur  de  Louis  XIII  (^).  Enfin,  l'été  dé 
1632,  Emery  de  Caen  et  Duplessis-Bochart  reprirent  possession  de 
la  colonie  pour  le  compte  des  Cent- Associés.  Champlain  arriva 
l'année  suivante. 

Dès  l'automne  de  1632,  les  Nipissiriniens,  ayant  appris  le  retour 
des  Français,  se  préparèrent  à  amasser  des  fourrures  pour  repren- 
dre la  traite  de  Québec  au  cours  de  l'été  suivant.  Les  Algonquins 
de  l'île  des  Allumettes  firent  de  même.  Quant  aux  Hurons,  qui 
prétendaient  à  l'honneur  d'ouvrir  la  campagne  commerciale  avec 
éclat,  ils  mirent  «ur  pied  sept  cents  hommes  et  chargèrent  cent  cin- 
quante canots.  Sur  la  route,  entre  Montréal  et  Trois-Rivières,  les 
Iroquois  leur  tendirent  un  piège,  comme  on  va  le  voir. 

Au  printemps  de  1633,  les  Français  avaient  construit  un  poste 
de  traite  à  Sainte-Croix,  quinze  lieues  au-dessus  de  Québec,  pour 
empêcher  les  Sauvages  descendant  des  pays  d'en  haut  d'aller  plus 
loin;  car  une  fois  parvenus  aux  habitations  des  blancs,  la  boisson 
les  portait  à  toutes  sortes  d'excès.  Lorsqu'on  apprit  la  marche  de 


C)  Voir  nos  Pages  d'Histoire  du  Canada,  153-160. 


JEAN  NICOLET  151 

la  flotille  huronne,  une  clialoupe  année  et  bien  équipée  (une  dou- 
zaine d'hommes)  mit  à  la  voile  pour  aller  à  sa  rencontre  vers  la 
Rivière  des  Prairies,  ce  bras  de  la  rivière  des  Algonquins  (l'Ottawa) 
qui  encercle  au  nord  l'île  de  Montréal,  et  où  les  passages  des  Petits- 
Ecores  (Carillon),  du  Cheval  Blanc,  du  Gros-Saut,  des  Grands- 
Ecores,.conduisent  plus  aisément  au  fleuve  (à  Repentigny)  que  par 
le  saut  Saint-Loais.  Le  lendemain  du  départ,  un  Sauvage  nommé 
la  Nasse  \it  en  songe  un  massacre  de  Français,  ce  qui  naturellement 
n'empêcha  guère  la  chaloupe  de  continuer  sa  rout<\ 

Le  31  mai,  le^  voyageurs  mirent  pied  à  terre  en  amont  des 
Trois-Rivières  pour  se  délasser  et,  au  moment  où  ils  commençaient 
à  se  rembarquer,  une  bande  de  vingt-huit  à  trente  Iroquois  sortit 
du  bois  en  décochant  une  volée  de  flèches  avec  tant  de  vigueur  qu'ils 
les  jetèrent  dans  la  confusion  et  en  tuèrent  deux  auquels,  ils  levè- 
rent la  chevelure.  Quatre  autres  furent  t)lessés,  dont  l'un,  nommé 
Robert  Mellon,  atteint  de  six  coups  de  flèche,  mourut  bientôt  après. 
Ces  armes  primitives,  qui  se  tiraient  avec  une  rapidité  inouie, 
avaient  autant  de  pénétration  que  les  balles  des  arquebuses  et  por- 
taient à  la  même  distance,  de  sorte  que  trente  Sauvages  pouvaient 
écraser  plus  de  cinquante  Français,  surtout  lorsque,  suivant  leur 
tactique  ordinaire,  ils  apparaissaient  soudain  en  ordre  dispersé  et 
visant  sur  un  groupe  exposé  comme  une  cible. 

L'équipage  rebroussa  alors  chemin,  précédé  d'un  canot  qui  por- 
tait Robert  Mellon  et  arriva  à  Sainte-Croix  le  1er  juin  sur  le  soir. 
Le  lendemain,  la  chaloupe  était  rendue  au  même  endroit.  On  trans- 
porta les  blessés  à  Québec. 

Selon  leur  coutume,  las  Iroquois  se  contentèrent  de  ce  coup 
heureux  et  ne  firent  plus  ni  patrouilles  ni  embuscades  sur  le  fleuve 
durant  un  certain  temps.  Les  Hurons  descendirent,  quelques  jours 
après,  sans^être  inquiétés.  Le  23  juin,  douze  ou  treize  canots  de 
Sorciers  Ues  Nipissiriniens)  arrivaient  à  Sainte-Croix  sans  encom- 
bre ;  ils  se  rendirent  à  Québec.      Duplessis-Bochart  leur  parla  des 


152  LA  REVUE  CANADIENNE 

missionnaires  mais  sans  parvenir  à  arranger  une  mission  pour  cette 
année  (-). 

Nieolet  rentrait  à  Québec  en  compagnie  de  ces  Sauvages,  après 
un  séjour  de  quinze  ans  dans  les  bois;  il  rencontra  Champlain  qui 
arrivait  de  France  avec  de  vastes  projets.  Le  Père  Le  Jeune 
(Relation,  1636,  p.  58)  dit  positivement  que  Nieolet  s'était  retiré 
chez  les  Nipissiriniens  "  pour  mettre  son  salut  en  assurance  dans 
l 'usage  des  sacrements,  faute  desquels  il  y  a  grand  risque  pour  l 'âme 
parmi  les  Sauvages  ". 

La  pensée  du  fondateur  de  Québec  étant  toujours  de  pénétrer 
vers  l'ouest,  il  fit  choix  d'un  interprète  qui  connaissait  à  fond 
^'Ottawa  supérieur,  le  lac  Nipissing,  la  baie  Géorgienne,  où  il  avait 
répandu  l'influence  française,  ainsi  que  dans  certains  quartiers  du 
Haut-Canada,  tandis  que  Champlain  lui-même  s'était  vu  obligé  de 
concentrer  tous  ses  efforts  autour  de  Québec.  C'était  Jean  Nieo- 
let. Cet  homme,  aussi  bon  explorateur  et  plus  recommandable  que 
Brûlé,  arrivait  un  peu  tard  pour  exécuter  les  plans  de  Champlain, 
toujours  retardés  par  l'égoïsme  des  compagnies  de  traite,  toutefois 
il  devait  réussir  bientôt  à  porter  le  nom  français  au-delà  des  limites 
du  pays  visité  par  son  prédécesseur.  Les  renseignements  dont  il 
fit  part  à  son  chef  touchant  les  contrées  du  sud-ouest  ne  pouvaient 
manquer  de  fixer  l'attention  de  celui-ci,  vu  que  dans  ses  propres 
découvertes  il  n'avait  pas  été  capable  de  s'avancer  assez  loin  pour 
reconnaître  plus  du  tiers  du  lac  Huron.  Il  ne  savait  presque  rien 
du  lac  Michigan  qu'il  confondait  avec  le  lac  Supérieur  et,  sur  sa 
carte  de  1632,  il  avait  déplacé  la  baie  Verte,  comme  nous  l'avons  dit. 
Champlain,  le  premier  et  le  plus  entreprenant  de  ceux  qui  tentè- 
rent après  Cartier  la  découverte  de  l 'intérieur  de  la  Nouvelle- 
France,  crut  devoir  tirer  parti  des  notions  géographiques  acquises 


(')  Mercure  de  France,  :633,  p.  818-821   ;  Relations,  1633,  p.  29   ;  1641, 
p.  38  ;  le  Ptre  MaiHn  :  Brébeuf,  p.  160;  Ferland  :  Cours  d'Histoire,  I  261. 


JEAN  NICOLET  153 

par  Nieolet  et  profiter  de  l'affection  que  lui  témoignaient  les  Sau- 
vages. Les  circonstances  semblaient  se  prêter  à  de  tels  projets. 
Chacun  était  persaadé  à  Québec  que  la  petite  et  faible  colonie 
française  allait  se  fortifier  sous  le  nouveau  régime  annoncé.  Cham- 
plain  qui,  malgré  le  poids  de  ses  soixante  et  sept  ans,  tenait  à  pous- 
ser son  oeuvre  avec  vigueur,  préparait  les  moyens  de  s'assurer  la 
route  de  l'ouest. 

La  date  du  voyage  que  nous  allons  raconter  est  1634,  et  non 
pas  1639  que  les  anciens  auteurs  avaient  adoptée  avant  la  démons- 
tration que  nous  a^^ons  faite  à  ce  sujet  (^). 

Nous  avons  toutes  les  certitudes  possibles  pour  dire  que  Cham- 
plain  n'envoya  pas  Nieolet  au-delà  du  ïac  Huron  avant  qu'il  n'eut 
repris  possession  de  Québec,  l'été  de  1633,  et  c'est  alors  que,  d'après 
le  Père  Vimont,  Nieolet  "  fut  rappelé  (du  lac  Nipissing)  et  établi 
commis  et  interprète.  Pendant  qu'il  était  dans  cette  charge,  il  fut 
délégué  pour  faire  un  voyage  en  la  nation  appelée  les  Gens  de  Mer 
et  traiter  la  paix  avec  eux  et  les  Hurons  ".  (Relation,  1643,  p.  3). 
Les  années  qui  suivirent  1634  nous  montrent  Nieolet  dans  le  Bas- 
Canada. 

Les  Gens  de  Mer  ou  peuple  de  la  baie  des  Puants  faisaient  la 
guerre  à  toutes  les  nations.  Il  s'agissait  de  les  amener  à  se  tenir 
tranquilles.  Avec  la  paix,  on  prévoyait  l'extension  de  l'influence 
française,  c 'est-à-di^e  du  trafic  des  pelleteries,  et  la  liberté  des  mis- 
sionnaires. On  pensait  aussi  que  de  ce  côté  était  le  chemin  de  la 
Chine  "  en  vain  par  tant  de  gens  cherché  ". 

Nieolet  devait  sse  rendre  dans  l 'ouest,  au-delà  du  lac  Huron,  et 
persuader  aux  peuples  qu'il  rencontrerait  de  nouer  des  relations 
avec  la  colonie  française  des  bords  du  Saint-Laurent.       À  cette 


P)  UOpinion  Piihlique,  Montréal,  23  octobre,  6,  14  novembre  1873  ; 
24  juillet  1879;  Mélanges  d'Histoire  et  de  Littérature,  1876,  p.  411^451  ;v 
Jahn  Nieolet,  1881  par  C.  W.  Butterfield,  106  pages  basées  entièrement 
sur  notre  travail  ;  La  Revue  Canadienne,  Montréal,  1886,  p.  67. 


154  LA  REVUE  CANADIENNE 

époque,  Champlaiu  n'écrivait  plus,  ou  du  moins  il  ne  nous  reste 
presque  aucun  rapport  de  lui  concernant  les  opérations  qu'il  diri- 
geât alors  ;  nous  n'avons  donc  rien  de  lui  sur  ce  voyage.  D'autres 
sources,  heureusement,  ront  nous  tirer  d'embarras. 

Au  mois  de  juin  1634,  les  missionnaires  se  préparaient  à  re- 
tourner chez  les  Hurons,  et  Champlain  organisait  une  équipe 
d'hommes  pour  construire  un  fort  permanent  aux  Trois-Rivières,  où 
la  traite  devait  se  faire  par  la  suite;  Déjà  Thomas  et  Jean  Gode- 
froy,  Jacques  Hertel,  Guillaume  Isabel,  Guillaume  Pépin  et  Fran- 
çois Marguerie  s'étaient  fait  accorder  dès  terrains  dans  ce  lieu.  Dès 
les  premiers  jours  de  juillet,  la  flotille  des  Sauvages  de  l'ouest,  les 
missionnaires  et  les  ouvriers,  sous  les  ordres  du  nommé  Laviolette, 
étaient  au  rendez-vous.  Le  4  fut  commencé  le  fort  des  Trois- 
Rivières,  etNicolet,  qui  devait  y  demeurer  sept  ou  huit  ans,  jusqu'à 
sa  mort,  en  fut  témoin  oculaire.  Le  7  on  partait  pour  *'  les  pays 
d'en  haut  "  salué  par  les  décharges  des  armes  à  feu.  Avec  les 
Pères  Brébeuf,  Daniel  et  Davost  étaient  six  Français,  savoir  : 
Simon  Baron,  Robert  Lecoq,  François  Petitpré,  Dominique  Scot, 
Jean  Nicolet,  et  un  autre  qui  ne  nous  est  pas  connu.  Il  y  avait 
«ent  cinquante  canots  hurons,  divisés  en  grandes  et  petites  bandes. 

L'année  suivante,  après  avoir  raconté  les  fatigues  de  la  route, 
le  Père  de  Brébeuf  dit  :  ''  Jean  Nicolet,  en  son  voyage  qu  'il  fit  avec 
nous  jusqu'à  l'Ile  (des  Allumettes)  souffrit  aussi  tous  les  travaux 
d'un  des  plus  robustes  Sauvages  ".  {Relation,  1635,  p.  30).  Le 
Père  arriva  chez  les  Hurons,  à  Penetanguishine  le  5  août,  n'ayant 
eu  qu'une  journée  de  repos  au  lac  Nipissing. 

Resté  à  l'île  dés  Allumettes  (1634),  tandis  que  le' Père  de  Bré- 
beuf poursuivait  son  chemin,  Nicolet  fit  ses  préparatifs  pour  s'a- 
vancer plus  loin,  conformément  à  ses  instructions  et  à  son  expé- 
rience personnelle  ;  ensuite  il  se  rendit  chez  les  Hurons  de  Pénéten- 
guishine,  où  il  dut  revoir  le  Père  de  Brébeuf,  engagea  les  services 
de  sept  Sauvages  et  s'enfonça  dans  la  direction  des  pays  inconnus. 

"  Les  Hurons  sont  éloignés  des  Gens  de  IVIer  tirant  vers  l'ouest 


JEAN  NICOLET  155 

d'environ  trois  cents  lieues.  Nicolet  s'embarqua  au  pays  des 
Hurons  avec  sept  Sauvages.  Ils  passèrent  par  quantité  de  petites 
nations,  en  allant  et  en  revenant.  Lorsqu'ils  y  arrivaient,  ils 
fichaient  deux  bâtons  en  terre,  auxquels  ils  pendaient  des  présents, 
afin  d'ôter  à  ces  peuples  la  pensée  de  les  prendre  pour  ennemis  et 
de  les  massacrer  ".   (Le  Père  Vimont,  Relation,  1643,  p.  3). 

Quel  fut  son  itinéraire?  Où  y  avait-il  "  quantité  de  petites 
nations  "  entre  Pénétenguishine  et  la  baie  Verte  ?  Assurément 
pas  du  côté  de  l'ouest,  puisqu'on  ne  pouvait  y  rencontrer  que  la 
grande  tribu  huronne  des  Petuneux  dans  le  comté  de  Bruce  et  le 
peuple  nombreux  des  Outaquas  sur  l'île  Manitoualine  —  sans 
compter  une  navigation  au  grand  large  de  la  terre,  à  peu  près  im- 
possible en  canot  d'écorce.  Il  a  dû  se  diriger  au  nord,  parmi  les 
mille  îles  de  la  baie  Géorgienne,  se  tenant  toujours  près  de  la  terre 
ferme  où  l'on  voit  la  sortie  de  la  rivière  Muskoka  (Parry  Sound), 
et  la  rivière  Maganatawan. 


(À  suivbe) 

Benjamin  SULTE. 


Le  Congrès  de  l'Association  Catholique 


DE    LA 


JEUNESSE  CANADIENNE-FRANÇAISE  A   OTTAWA 


— r4è|ANS  la  salle  des  cours  de  sciences  de  l'Université  d'Ottawa 
mi  où  se  .sont  tenues  les  séances  de  travail  du  Congrès  de  l'As- 
sociation Catholique  de  la  Jeunesse  Canadienne-Française, 
les  25  et  26  juin  dernier,  on  pouvait  lire  en  lettres  d'or 
sur  fond  à  trois  couleurs  le  programme  de  l'A.  C.  J.  C.  :  piété, 
ÉTUDE,  ACTION  ;  mais,  dans  ces  yeux  étincelants  de  jeunesse,  sur 
•ces  fronts  penchés,  ridés  par  les  plus  hauts  problèmes  de  l'action 
sociale  catholique,  et  sur  ces  lèvres  palpitantes  d'émotion  et  char- 
gées de  vérité,  cette  devise,  on  pouvait  la  lire  en  lettres  de  vie  et  de 
réalité.  Piété,  étude,  action  :  nous  savions  que  ce  n'était  pas 
un  motto  de  parade  pour  ces  jeunes  —  blé  qui  lève  doré  et  aux  épis 
féconds.  Nous  avons  constaté  l'autre  jour  que  notre  estime  n'éLait 
pas  encore  assez  juste,  ni  au  niveau  de  leur  mérite.  Doux  bonheur 
que  d'avoir  senti  monter  le  thermomètre  de  notre  enthousiasme 
pour  le  mettre  d 'accord  avec  cette  atmosphère  de  foi  -et  de  patiio- 
lisme  qui  vivifie  l'Association  de  la  Jeunesse!  Nous  avons  volon- 
tiers corrigé  en  un  sens  plus  fav^jrable  encore  et  imprégné  de  plus 
audacieux  espoirs  nos  appréciations  déjà  si  sympathiques  et  même 
aï  attendries  envers  ces  édificateurs  de  la  société  de  demain. 


La  piété,  nous  l'avons  insinué,   elle  rayonne  par  toutes  les 
avenues   de   ces  jeunes   âmes,   ouvertes   largement   parce   qu'elles 


LE  CONGRÈS  DE  L'A.  C.  J.  C.  157 

n'ont  point  à  voiler  leur  intérieur.  Semblables  à  ces  édifices, 
moderne  où  la  lumière  du  soleil  se  déverse  à  flots  par  le  sommet 
pour  déborder  ensuite  dans  les  ogives  latérales,  chez  eux  la  lumière 
de  la  foi  descend  éblouissante  et  chaude  du  haut  de  leur  âme  et 
reflue  dans  leurs  pensées,  dans  leurs  paroles,  dans  leurs  actions. 

Tout  prêtre  a  éprouvé  et  souvent  hélas  !  ce  sentiment  dont  par- 
lait l'autre  jour  un  éminent  éducateur  —  ce  sentiment  de  tris- 
tesse poignante,  ce  serrement  glacé  du  coeur,  que  donne  le  spectacle- 
d'une  jeunesse  aimée,  qui  nous  échappe  et  qui  nous  fuit. . . 

O  jeunesse,  ô  jeunesse,  pui,  je  le  sais,  parfois 
Et  la  houe  et  le  sang  ont  souillé  ta  figure. . . 
Mais  comme  des  drapeaux  aux  combats  d'autrefois 
On  s'obstine  à  ohêrir  jusqu'à  ta  déchirure    : 
On  aime  ces  lambeaux  qu'embellit  notre  foi, 
On  reprend  de  ton  coeur  les  dépouilles  sanglantes, 
Et  du  fil  d'or  de  cet  amour  qu'on  a  pour  toi, 
On  veut  recoudre  encor  tes  pièces  pantelantes. 

Mais  quelle  émotion  d'un  indescriptible  transport,  procure,  e» 
revanche,  au  père  des  âme?,  une  jeunesse  souriante,  qui  accouït  à 
lui  dès  qu'elle  l'aperçoit,  avec  des  poignées  de  mains  filiales  et 
expansives,  et  des  yeux  qui  disent  :  "  Mon  Père,  je  vois  en  vous  un 
reflet  de  Dieu  ".  C'est  cette  jeunesse  que  nous  avons  rencontrée 
au  Congrès. 

Et  entre  eux,  cette  camaraderie  chrétienne,  cette  charité  des 
premiers  âges,  libre,  franche,  gaie  et  pourtant  surnaturelle,  qu'on 
a  si  souvent  rêvé  voir  parmi  les  hommes,  comme  on  est  heureux  de 
l'avoir  vu  vivre,  marcher  et  agir! 

L 'assistance  à  la  messe  du  premier  jour,  célébrée  à  la  Basilique 
par  Mgr  Routhier,  administrateur  du  diocèse,  l'attention  de  ces 
chrétiens  vrais  aux  enseignements  de  la  chaire,  occupée  ce  jour-là 
par  le  R.  P.  Côté,  0.  P.,  à  l'éloquence  fleurie  et  pathétique,  la  messe; 


158  LA  REVUE  CANADIENNE 

€t  la  communion  générale  au  Juniorat  des  Pères  Oblats,  le  diman- 
che :  ce  sont  là  des  actes  qui  valent  des  témoignages  écrits.  Nos  jeu- 
nes les  ont  accomplis  avec  une  vaillance  de  chevalier.  Qu'ils  gardent 
cet  esprit  de  leur  jeunesse!  "  Tene  quod  habes  ut  nemo  accipiat 
coroîiam  tuam  "  (Apoc.  III,  11),  leur  a  dit,  en  une  vibrante  et 
substantielle  allocution,  le  R.  P.  Joyal,  0.  M.  I,,  un  des  leurs  dès 
l'origine.  Qu'ils  gardent  cet  esprit  de  leur  jeunesse,  demain  ils 
seront  puissants  dans  le  bien. 

Cette  profession  de  piété  chrétienne  a  été  remarquable  quand 
on' a  touché  les  rapports  de  l'A,  C.  J.  C.  avec  l'autorité  religieuse: 
catholicisme  intégral,  déférence  sans  condition,  soumission 
sans  brèche  !  Pour  faire  mûrir  en  conclusions  pratiques  les 
études  qu'on  a  faites  sur  l'oeuvre  à  accomplir  dans  les  milieux 
collégiaux  et  universitaires,  ainsi  que  dans  les  centres  urbains  et 
ruraux,  on  a  compris  que  l'action  va  de  haut  en  bas  :  c'est  à  l'épis- 
copat  qu'on  est  fier  de  s'adresser  pour  recevoir  en  cette  matière 
direction  et  force.  On  a  eu  à  signaler  l'opposition  rencontrée  par- 
fois au  presbytère  des  paroisses  où  l'on  a  essayé  d'implanter  l'oeu- 
vre de  l'Association;  mais  avec  combien  de  délicatesse  et  de  bonne 
humeur  on  Ta  fait,  ni  l'esprit  de  censure  ni  les  écarts  d'un 
zèle  impétueux  n'ont  pu  y  trouver  leur  compté.  Et  c'est  par  le 
moyen  de  l'autorité  légitime  qu'on  a  émis  le  voeu  de  faire  une 
pression  sur  les  résistances,  d'où  qu'elles  viennent. 


On  se  l'explique,  une  conduite  aussi  impeccable  procède  d'une 
conviction  profonde.  Les  convictions  de  foi,  elles  ont  paru  dans 
les  discussions,  dans  les  délibérations,  autant  et  plus  spontanément 
que  dans  les  discours,  si  solides  par  ailleurs  et  de  si  religieuse  envo- 
lée. Je  ne  sais  pas  si  une  assemblée  de  prêtres,  s 'occupant  de 
hautes  questions,  l'eût  fait,  inspirée  par  des  motifs  plus  désinté- 


LE  CONGRÈS  DE  L'A.   C.  J.  C.  159 

ressés  et  plus  sublimes,  éclairée  de  vues  plus  larges  et  plus  géné- 
reuses, emportée  par  une  ardeur  plus  vibrante  pour  le  bien,  plus 
passionnée  pour  l'âme  de  tout  bien,  le  Christ  notre  Dieu  Sauveur. 

Aussi  quand  nous  avons  entendu,  entre  autres,  le  camarade 
Baril  nous  parler  de  la  manifestation  des  jeunes  au  prochain  Con- 
grès Eucharistique  de  Montréal,  en  s 'enflammant  d'un  si  b^au 
zèle,  il  nous  a  semblé  que  da-ns  le  collège  apostolique  ce  jeune  ardent 
eut  été  un  Paul  ou  un  Jean  le  bien-aimé.  Nous  nous  sommes  dit  que 
si  ces  prêtres  laïques  ne  faisaient  pas  la  conquête  religieuse  du  Ca- 
nada ce  serait  que  nos  crimes  ont  comblé  la  mesure^et  l'examen  de 
notre  conscience  nationale,  malgré  nos  faiblesses  et  nos  fautes,  ne 
nous  fait  pas  encore  sentir  cet  aiguillon, 

Pierre  G-erlier,  il  y  a  deux  ans,  à  Québec,  aux  fêtes  de  Laval  et 
au  Congrès  de  l'A.  C.  J.  C,  eut  des  accents  de  foi  publies,  si 
embrasés,  qu'ils  surprirent  presque  en  not^e  monde,  qui  est  bon 
mais  pas  assez  affirmatif.  Si  l'illustre  camarade,  président  de 
l'Association  Française,  eût  paru  l'autre  soir,  il  eut  été  ravi  de  voir 
lui  revenir  aux  oreilles  les  échos  de  sa  voix  si  pure,  si  française,  si 
douce  à'  entendre  quand  elle  chante  le  Sacrement  qui  immortalise 
la  jeunesse. 

Ah  !  nous  le  comprenons,  quand  des  âmes  vivent  ainsi  du 
Christ  Eucharistique,  il  faut  qu'elles  soient  pures,  il  faut  qu'elles 
soient  fortes,  il  faut  qu'elles  soient  agissantes.  Cette  parole, 
jaillie  spontanément  sur  les  lèvres  de  l'un  de  ces  jeunes,  ne  nous 
étonnait  donc  plus:  "  Père,  disait-il,  ne  remarquez- vous  pas  comme 
nos  coeurs  sont  purs:  nous  allons  tous  communier  demain  ".  -^  Un 
front  de  vierge,  deux  yeux  aloysiens,  un  sourire  à  la  Berchmans 
donnaient  du  reste  à  cette  exclamation  une  force  pénétrante  qui 
agita  notre  âme  de  prêtre  jusqu'en  ses  dernières  fibres.  Ne  nous 
a-t-on  pas  parlé  de  l'un  d'^ux  qui  chaque  matin  accompagne  sa 
jeune  épouse  au  banquet  des  Anges 

Heureuse  jeunesse,  c'est  donc  vrai  que  l'Adolescent  Adorable 


160  LA  REVUE  CANADIENNE 

de  Nazareth  s 'incarne  en  toi,  souvent  !  Oui,  consacre-toi  au 
Sacré-Coeur,  comme  tu  le  faisais  au  matin  du  26  juin.  Que  ton 
coeur,  ô  jeunesse,  s'approche  du  Sacré-Coeur,  et  animée  d'espéran- 
ces éternelles,  tu  pourras  travailler  à  conquérir  l'âme  nationale  ; 
tu  nous  seras  une  jeunesse  réparatrice;  tu  nous  seras  le  zouave  de 
de  Pie  X,  et  tu  rétabliras  la  force  de  son  empire  :  instaurare 
omnia  in  Chrislo. 


Mon  peuple,  écrasé  de  souffrance, 
Tu  portes  sur  ton  front  un  reflet  d'espérance, 

Un  rayon  d'immortalité    ; 
Et  le  jour  s'est  levé  sous  ton  soleil  de  gloire 
Où  ton  sol  et  ta  foi  vont  léguer  la  victoire 
A    ta    postérité. 


II 


Après  la  piété,  l'étude.  On  a  parlé  de  paresse  intellectuelle 
chez  les  jeunes.  Cette  plaie  est  béante  dans  toute  société,  dans  la 
nôtre  aussi.  Mais  nos  amis  de  l'A.  C.  J.  C.  font  ici  exception. 
Ils  étudient  nos  jeunes. 

Témoin  ces  rapports  nourris  de  principes,  documentés  de  faits^ 
bondissants  de  vie  et  tout  alertes  d'élégance,  qui  ont  été  lus  et 
discutés.  Témoin  ces  discussions  même,  qui  nous  ont  révélé  plus  à 
nu  la  richesse  foncière  des  esprits. 

Nous  étions  à  Québec,  plusieurs  d'entre  nous,  il  y  a  deux  ans, 
au  .Congrès  de  la  Jeunesse  qui  a  suivi  les  grandes  fêtes  de  Laval. 
Nous  avions  assisté  à  presque  toutes  les  séances.  Nous  nous  rappe- 
lions Gerlier,  l'illustre  jeune  venu  de  France  pour  faire  battre 
au  rythme  de  son  coeur  le  coeur  de  ses  cadets  canadiens  —  il  fut 
l'idole  et  le  délire  de  la  jeunesse  canadienne  trois  jours  durant. 
A  plusieurs  reprises  il  avait  fait  des  suggestions  pour  l'organisation 
et  la  mise   en  train   d'un   Congrès.     Et  nous  nous  demandions. 


LE  CONGRES  DE  L'A.  C.  J.  C.  161 

dans  quelle  mesure  ces  sages  conseils  de  l'expérience  et  de  l'amitié 
sincère  devaient  profiter  au  Congrès  d'Ottawa  ?  Le  progrès 
a  été  considérable,  soit  quant  à  la  distribution  des  séances 
et  à  la  répartition  des  travaux,  soit  quant  au  choix  du  sujet  des 
rapports,  soit  surtout  pour  la  canalisation  bien  déterminée  et  con- 
fluente  des  efforts. 

Voici  le  programme  des  séances  d'études  du  Congrès  : 

PREMIÈRE    SÉANCE   DU    CONGRÈS 

"  Quelle  doit  être  notre  actioyi  dans  les  milieux  collégiaux  et 
universitaires  F  "  —  Deux  rapports  suivis  de  discussion.  Le  pre- 
mier présenté  par  M.  Emile  Côté,  du  cercle  Saint-Augustin,  de 
Lévis  f  le  second,  par  M.  Henri  Lacerte,  président  du  cercle  Laval, 
de  Montréal, 

DEUXIÈME  SÉANCE  DU  CONGRES 

"  Quelle  doit  être  notre  action  dans  les  centres  ruraux  .^  "  — 
Deux  rapports  suivis  de  discussion.  Le  premier,  par  M.  J.-A. 
Dubois,  président  du  cercle  Saint-Alphonse,  de  Nicolet  ;  le  second, 
par  M.  Omer  Ladouceur,  dn  cercle  Saint-Michel,  de  Joliette. 

TROISIÈME  SÉANCE  DU  CONGRÈS 

'^  Quelle  doit  être  notre  action  dans  les  centres  urbains  et,  en 
particidier,  auprès  de  la  classe  ouvrière  .^  "  —  Trois  rapports  suivis  " 
de  discussion.  Le  premier,  par  M.  Arthur  Patry,  du  cercle  Duha- 
mel, d'Ottawa  ;  le  second,  par  M.  Eugène  Dussault,  du  cercle 
Loyola,  de  Québec  ;  le  troisième,  par  M.  Arthur  Saint-Pierre, 
président  du  groupe  Pie  X,  de  Montréal. 


162  LA  REVUE  CANADIENNE 

La  séance  d'ouverture,  d'apparat  celle-là  et  pour  le  grand  pu- 
blic, ravit  l'enthousiasme  général.  Malgré  son  importance,  nous  en 
parlerons  peu,  parce  qu'elle  nous  montre  moins  la  vie  en  exercice, 
intime  et  naturelle,  de  l'Association  que  nous  nous  sommes  donné 
la  tâche  d'étudier.  Mais  nous  manquerions  à  la  justice  et  nous 
serions  fautif  à  notre  dessein,  si  nous  allions  omettre  de  mentionner 
le  discours  du  président-général,  M.  V.-E.  Beaupré,  qui  fut  d'un 
penseur,  d'un  observateur  sagace  et  averti,  écrivant  à  l'académique. 
Ce  discours  donnait  comme  l'idée  de  la  pierre  angulaire  du  grandio- 
se édifice  de  vérité  et  d'action  que  nous  avons  pu  contempler  au  Con- 
grès. C'est  bien  là,  d'ailleurs,  le  rôle  de  M.  Beaupré  dans  l'Asso- 
ciation, comme  l'ont  prouvé  les  votes  unanimes  qui  l'ont  maintenu 
à  son  poste. 

Le  deuxième  jour,  trois  séances.  Dans  chaque  séance,  deux 
rapports,  trois  au  plus,  do  quelque  vingt  minutes,  sur  les  sujets 
ci-haut  indiqués.  A  la  suite,  discussion  vive,  courtoise,  lumineuse, 
conclu^ive,  pratique.    Insistons. 


Dirons-nous  toute  notre  pensée  ?  Quel  plaisir  —  nous 
le  souhaitions,  nous  n'osions  pas  l'espérer  —  de  voir  les 
étudiants  de  vingt  ans  se  dépouiller  de  prétentions  litté- 
raires :  à  coup  sûr,  il  y  a  là  de  la  sagesse  vertueuse. 
Loin  de  nous  de  laisser  croire  au  mépris  de  la  forme 
dans  les  travaux  présentés.  Bien  au  contraire,  d'aucuns  furent  très 
bien,  les  autres  presque.  En  tous  cas,  les  phrases  creuses  —  légumes 
défraîchis  —  ne  sont  point  entrées  dans  le  menu  du  Congrès.  La 
correction  du  langage,  la  distinction  littéraire,  le  verbe  harmonieux, 
pittoresque  et  délicat  y  ont  été  de  service  sans  interruption.  Nous 
sommes   sûr  '  aussi   que   des   puristes  auraient   fait   assez  maigre 


LE  CONGRÈS  DE  L'A.  C.  J.  C.  .163 

moisson  au  cours  des  discussions  les  plus  animées  et  des  impromp- 
tus les  plus  é^ddents.  Nos  jeunes  d'Ontario  eux-mêmes  réussiront 
demain  à  repolir  tout  à  la  française  la  surface  encore  quelque  peu 
accidentée  d'anglicismes  de  leur  conversation  familière. 

Et  l'aplomb,  l'aisance,  le  naturel,  le  pathétique,  le  chaleureux, 
l'irrésistible  du  débit,  qu'en  dire  ?  Nous  ne  voulons  point  le 
cacher:  nous  n'avions  jamais  soupçonné  pareille  richesse  de  talents 
oratoires,  à  physionomie  et  à  tempéraments  très  divers,  mais  tous 
des  mieux  nantis  et  des  mieux  figurants. 

Décidément,  mon  peuple,  tu  te  réveilles  à  des  jours  meilleurs! 
Certes,  il  n'y  a  pas  à  le  mettre  en  doute,  notre  race  est  productrice 
d'hommes  puissants  en  parole.  Mais  les  anciens  nous  disent  que  de 
nos  jours  elle  cultive  avec  plus  de  soins  et  plus  d'achèvement  ses 
plants  précieux. 

Nos  orateurs  novices  ont  une  grande  force  :  ils  ont  du  coeur. 
Ils  ]  'ont  vaste,  profond,  plein,  débordant.  Vaste,  comme  le  sol  qui 
a  été  trempé  du  sang  de  leur  race.  Profond,  comme  nos  traditions 
ancestrales  qui  s'enracinent  par  Champlain  et  Maisohneuve,  Dol- 
lard  et  Jeanne  Mance,  de  Laval  et  Montcalm,  dans  la  France  la  plus 
riche  en  foi  et  la  plus  fertile  en  gloires.  Plein,  leur  coeur  ?  Ils 
l'ont  rempli  à  l'étude  sacrée  des  fastes  de  la  croix  et  du  lys  en  terre 
d'Amérique.  Et  il  déborde,  il  a  débordé  autour  d'eux,  il  a  débordé 
dans  leur  province,  il  déborde  dans  le  Canada  tout  entier,  il 
déborde  dans  la  grande  république  voisine  ;  et  il  voudrait  si  possible 
déborder  encore  d'amour,  d'enthousiasme,  de  dévoûment  et  d,e  bien, 
sur  la  terre  d'Europe,  et  dans  tout  l'univers. 

Enthousiasme  juvénile,  es-tu  sorti  d'une  source  intarissable  ? 
Le  flot  qui  coule  dans  tes  artères,  jeunesse,  saura-t-il  se  renouveler 
et  se  survivre  ?  Le  doute  à  ce  sujet  serait  téméraire  aussi  bien 
qu'insolent.  S'il  est  un  fait  en  saillie  dans  la  luxuriance  des 
événements  du  Congrès,  c'est  l'attachement  de  cette  jeunesse  aux 


164  LA  REVUE  CANADIENNE 

vrais  principes.  L'Association  est  une  énergie,  mais  à  base  de 
vérité  et  de  principes.  Principes  de  religion,  sans  équivoque, 
sans  amoindrissement,  sans  rature.  Principes  de  sagesse  sociale 
aussi,  car  .toutes  les  questions  étudiées  pendant  le  Congrès,  prati- 
ques au  suprême,  ont  été  posées  sur  un  fondement  moral  et  philo- 
sophique. 


Il  est  de  rigoureuse  logique  de  le  conclure,  si  pareil  mouve- 
ment d'études  sociales,  sérieuses  et  généreuses,  au  double  point  de 
vue  religieux  et  national,  se  continue,  dans  vingt  ans,  la  question 
sociale  chez  nous  aura  rais  au  concret  la  solution  proposée  par  nos 
derniers  papes,  d'après  les  principes  constants  de  l'Eglise. 

Sous  le  côté  économique,  politique,  national,  religieux,  notre 
peuple  s'assurera  dans  nos  gouvernants  de  demain  des  détenteurs 
du  pouvoir  éclairés,  puissants,  dévoués  à  ses  vrais  intérêts;  ce  sera 
un  apport  opulent  et  facile  de  notre  contribution  canadienne-fran- 
çaise au  bien  du  pays  tout  entier. 

On  voit  déjà  se  réaliser  l'espérance  que  formulait  l'éminent 
archevêque  de  Montréal,  en  approuvant  les  statuts  de  l 'Association  : 
"  Vous  contribuerez  aussi,  je  n'en  doute  pas,  à  créer  et  à  développer 
l'esprit  public.  Il  faudrait  répéter  à  la  jeunesse  qui  grandit  ce 
qu'écrivait  Ozanam  en  1834  :  ''  Je  voudrais  l'anéantissement  de 
"  l'esprit  politique  au  profit  de  l'esprit  social,  parce  qu'au-dessus 
'  '  de  nos  rivalités  et  de  nos  sympathies  nous  devons  apprendre  à 
"  mettre  la  prospérité  de  notre  patrie  ".  J'aime  à  voir  en  vous  un 
bataillon  d'élite,  leur  disait-il  encore,  que  l'on  trouvera,  j'en  suis 
sûr,  sur  toutes  les  frontières  à  défendre,  et  toujours  fier  du  drapeau 
de  sa  foi.  " 

L'Eglise    aussi  va   y   gagner.     Plus   instruite  et  par  là  plus 


LE  CONGRÈS  DE  L'A.  C.  J.   C.  165 

convaincue,  la  communauté  des  fidèles  sera  une  masse  plus  docile 
et  plus  susceptible  qu'à  ,  l'heure  présente,  peut-être,  d'être 
façonnée  sur  le  moule  des  saints.  Et  le  clergé  qui  voit  déjà  ses 
rangs  se  grossir  d'apôtres  trempés  à  cette  fournaise  ne  bénéficiera- 
t-il  pas  de  cette  formation  plus  active  et  plus  expérimentée  ? 

Les  scolastiques  oblats  ont  suivi  assidûment  les  gestes  et  les 
travaux  de  l'A.  C.  J.  C,  au  dernier  Congrès.  Ce  commerce,  ils  le 
disent  volontiers,  leur  a  donné  une  plus  parfaite  conscience  d'eux- 
mêmes,  de  leur  puissance  d'apostolat,  eux  qui  ont  à  leur  service 
des  moyens  plus  divins.  Ils  ont  mieux-  appris  combien  nos  popula- 
tions, ensemencées  d'erreurs  et  desséchées  par  l'esprit  du  f^iècle, 
ont  besoin  d'être  labourées  en  tout  sens  par  le  zèle,  semées  de  bons 
germes,  arrosées  de  dévouement,  sarclées  avec  minutie  pour  que  soit 
extirpée  toute  tige  d'ivraie,  pour  qu'elles  soient  protégées  sans 
relâche  contre  les  incursions  de  l'homme  ennemi.  Ils  ont  surtout 
mieux  connu  les  auxiliaires  que  leur  action  sacerdotale  pourra 
utiliser  pour  pénétrer  dans  toutes  les  couches  de  la  société.  Car 
l'A.  C.  J.  C.  donnera  à  l'Eglise  des  bouches  pour  redire  ses  vérités 
sur  les  places  publiques,  des  bras  robustes  pour  le  Compelle  intrare 
de  l'Evangile,  des  yeux  vigilants  aux  portes  du  sanctuaire  qui  empê- 
cheront la  convoitise  et  le  maçonnisme  d 'y  apposer  des  scellés  et  d 'y 
faire  des  ventes  aux  enchères.  Ces  futures  prêtres  qui  ont  suivi 
les  délibérations  du  Congrès  en  ont  donc  tiré  un  profit  réel.  Il  est 
certain  que  l'oeuvre  s'impose  à  l'attention  du  clergé  éducateur. 
Peut-être  ne  l'a-t-on  pas  encore  assez  compris,  insinuait  en  passant 
un  homme  d'autorité  :  l'étude  des  oeuvres  sociales  modernes,  de  leur 
préparation,  de  leur  fondation  et  de  leur  direction,  fait  partie  inté- 
grante de  la  formation  pastorale  des  clercs. 

C'est  avec  des  applaudissements  qu'on  a  salué  les  déclara- 
tions du  Supérieur  du  Scholasticat  des  Oblats,  au  sujet  de  ce  qui 
s'est  fait  en  ce  sens  dans  sa  communauté.  Il  n'est  plus  indiscret, 
semble-t-il,  de  dire  qu'un  comité  de  directeurs  de  la  maison,  en  des 


166  LA  REVUE  CANADIENNE 

séances  spéciales,  s'occupe  de  l'orientation  et  de  la  mesure  de  ces 
études.  La  question,  en  effet,  est  délicate  et  complexe.  Une  pru- 
dence avisée  est  requise  pour  rester  dans  les  limites  du  bon  ordre  ; 
la  jeunesse,  même  cléricale,  a  besoin  d'une  digue  qui  puisse  ménager 
l'expansion  de  ses  énergies,  sur  une  pente  aussi  inclinée  et  entraî- 
nante que  celle  des  questions  actuelles.  Tout  excès  serait  une 
perte  des  forces  en  réserve  pour  la  carrière  apostolique.  Il 
en  résulterait  une  poussée  torrentueuse,  moins  utile  que  dangereuse, 
en  suite  de  quoi  surgirait  le  chômage  apostolique,  dans  l'attente  de 
nouvelles  décharges  d'agitation.  Pourtant,  dans  une  juste  mesure, 
l 'éducation  du  futur  prêtre,  au  point  de  vue  des  oeuvres  sociales,  de- 
vient de  plus  en  plus  d'une  impérieuse  nécessité.  Là  comme  ailleurs 
la  place  du  prêtre  est  au  premier  rang,  discrètement  mais  réelle- 
ment. "  Il  faut  donner  aux  futurs  prêtres  une  éducation  sociale, 
écrivait  naguère  Mgr  Langevin,  afin  qu'ils  ne  soient  pas  des  étran- 
gers, même  dans  le  monde  religieux,  dans  leur  propre  pays,  et  afin 
aussi  de  les  garantir  du  virus  libéral.  " 


m 


Cette  nouvelle  alimentation  intellectuelle  et  morale  de  notre 
jeunesse  catholique  contemporaine  la  transforme  en  un  fermant  de 
renouvellement  social.  Fondée  il  y  a  sept  ans,  l'Association  de  la 
Jeunesse  est  passée  déjà  de  l 'enfance  à  une  adolescence  vigoureuse^ 
intrépide  et  active.  Nous  n'avons  pas  l'intention  de  faire  ici 
l'histoire  de  ses  travaux.  Le  Semeur,  qui  en  est  l'organe  officiel, 
est  à  la  portée  de  tous.  Du  reste  un  volume-souvenir  du  Congrès 
d'Ottawa  en  donnera  le  long  exposé  ordonné  et  documenté.  Nous 
entendons  esqui,sser  rapidement  son  action  dans  le  passé  et  son 
action  dans  un  tout  prochain  avenir. 

Depuis  le  dernier  Congrès,  le  camarade  Mouette,  secrétaire- 


LE  CONGRÈS  DE  L'A.  C.  J.   C.  167 

général,  Ta  énoncé  l'autre  jour,  l'action  des  membres  de  l'Associa- 
tion peut  se  résumer  dans  une  triple  formule,  à  savoir  :  intensité 
de  ferveur  religieuse,  intensité  de  ferveur  nationale,  intensité  de 
ferveur  pour  l'Association  elle-même. 

La  ferveur  religieuse  s'est  trahie  avant  tout  par  le  succès  des 
retraites  fermées,  d'où  l'on  est  revenu  le  front  haut,  apportant  la 
forcç  qui  fait  les  saints,  et  qui  prépare  à  notre  race  le  régénération 
des  consciences  et  des  énergies.  Ce  sont  elles,  sans  doute,  qui  vont 
chasser  définitivement  vers  les  régions  de  mort  le  spectre  du  res- 
pect humain,  frayeur  la  plus  terrible  et  la  plus  paralysante  pour  les 
hommes,  surtout  pour  les  jeunes.  Nos  universitaires,  à  ce  traitement, 
se  remettront  de  leur  anémie  religieuse  et,  s 'il  y  eut  un  temps  où  les 
dévots  étudiants  étaient  hors  de  mode,  la  mode  assurément  tend  à 
changer.  Dans  tous  les  milieux,  du  reste,  où  ils  vont  pénétrer,  les 
cercles  devront  rendre  plus  fervente  la  piété  de  leurs  membres. 
A  notre  humble  avis,  le  clergé  paroissial  aura  à  en  tenir  compte, 
quand  il  balancera  d'une  part  les  difficultés  de  la  direction  de  ces 
oeuvres,  et  de  l'autre  la  fertilisation  qui  en  résultera  nécessairement 
dans  le  champ  de  son  ministère. 

Qu'est-ce  à  dire  si  l'habitude  des  retraites  fermées  venait  à 
gagner  certains  groupes  ruraux  et  ouvriers  ?  L'oeuvre  est  appelée 
à  s 'étendre  et  à  assainir  la  population  catholique.  Il  n  'est  pas  im- 
possible que  la  jeunesse  d'Ottawa,  accueillant  l'invitation  des 
Oblats,  au  Scolasticat  de  cette  ville,  pratique  avant  longtemps  cette 
réfection  morale  et  religieuse.  •  - 


La  ferveur  nationale  est  aussi  en  hausse,  de  même  façon,  chez 
les  membres  de  l'A  C.  J.  C,  c'est  évident.  En  voici  deux  symp- 
tômes manifestes.  D 'abord  la  loi  du  français,  à  l 'endroit  de  laquelle 
l'Association  a  fait  le  geste  du  semeur  et  qui  sera  désormais  une  des 


168  LA  REVUE  CANADIENNE 

plus  belles  gerbes  du  patrimoine  national.  Ensuite  le  ressouvenir 
qui  fermente  dans  les  coeurs  à  la  mémoire  de  l'héroïque  Dollard 
des  Ormeaux   : 

Ah  oui  !  que  parmi  nous  sa  grande  âme  revienne  1 
Nous  avons  tajit  besoin  qu'enfin  l'on  nous  rappi-enne 
Du   sacrifice   obscur   l'héroïque   leçon    ; 
En  face  des  d^.oirs  si  grands  qui  sont  les  nôtres 
Il  i'audrait  ia^\z  songer  que  mourir  pour  les  auti'es 
C'est  encore  finir  de  la  grande  façon. 

-  -  (Abbé  L.-A.  Groulx.) 

Le  programme  dessiné  au  dernier  Congrès  comme  objectif  des 
efforts  immédiats  des  cercles,  ne  manque  pas  non  plus  d'être  révé- 
lateur :  formation  d'un  ligue  anti-alcoolique,  impulsion  efficace  à 
l'oeuvre  des  caisses  populaires,  campagne  active  individuelle  et 
publique  en  faveur  de  la  tempérance,  création  d'un  mouvement  dans 
le  but  d'obtenir  une  loi  qui  réglemente  le  travail  des  chantiers 
(vrais  sentines  de  perdition  physique  et  morale  bien  souvent)  ce 
sont  là  tous  autant  d'actes  patriotiques  au  premier  chef. 

Mais  avant  tout,  et  c  'est  peut-être  la  caractéristique  la  plus  spé- 
ciale du  récent  Congrès,  on  a  reculé  les  horizons  de  la  sphère  d'ac- 
tivité. Avec  Tesprit  de  cantonnement,  inconscient  mais  réel,  que 
les  Canadiens  de  in  Province  de  Québec  portent  en  beaucoup  de 
leurs  agissements,  nos  jeunes  n'avaient  pas  encore  assez  regardé,  ce 
semble,  par-delà  leur  province.  Le  camarade  Perras,  président 
de  l'Association  de  la  Jeunesse  Franco- Américaine,  leur  a  parlé  des 
nôtres  aux  Etats-Unis.  La  formation  d'une  Association  de  la  Jeu- 
nesse d'Acadie  a  été  annoncée.  On  a  fait  connaître  aussi  ce  que 
pareils  mouvements  trouveraient  d'à  propos  et  d'utilité  dans  l'Ouest 
pour  y  protéger  le  sentiment  français.  Mais  le  plus  pathétique  à 
cet  égard,  c'est  l'alliance  qui  a  été  cimentée  entre  les 
jeunes     d'Ontario     et     ceux   de   Québec.     Plus  d'une  scène  ici 


LK  CONGRÈS  DE  L'A.   C.  J.  C.  169 

fut  touchante  et  réconfortante.  Ne  faudrait-il  pas  mentionner 
le  vibrant  appel  du  camarade  Legault,  de  Sturgeon's  Falls, 
valeureux  précurseur  de  l'A.  C.  J.  C,  dans  le  Nouvel- 
Ontario,  ou  bien  les  déclarations  attristées  du  camarade  Séguin, 
d'Ottawa,  sur  la  condition  des  Canadiens  français  d'Essex.  Les 
jeunes  de  Québec  n'ont  point  eu  l'oreille  lente  à  saisir  ces  choses  et 
leur  coeur  en  a  été  remué.  Ajoutons  que  si  leur  champ  de  bataille 
a  paru  s'agrandir,  ils  ont  pu  apprendre  à  mieux  combattre  en 
venant  visiter  un  terrain  où  les  escarmouches  sont  fréquentes. 

Nous  sera-t-il  permis,  à  l 'occasion  du  souvenir  que  nous  venons 
de  donner  aux  Canadiens  français  d'Essex,  de  signaler  un  moyen 
de  leur  venir  en  aide  au  plus  tôt  ?  Ce  serait  de  diriger  vers  eux  un 
flot  de  bonne  presse  catholique  et  française.  Ils  n'ont  point  de 
bons  journaux,  et  c'est  pourquoi  ils  dépérissent  dans  l'isolement  ou 
la  fusion  neutralisante  Si  nos  idées  les  envahissaient,  ne  seraient- 
ils  pas  revivifiés  sous  peu  ?  Gerlier,  il  y  a  deux  ans,  nous  a  conté  des 
traits  édifiants  de  propagande  de  presse.  Il  nous  semble  que  la 
fondation  de  journaux  de  ce  genre  dans  l'extrême-'Ontario  ferait 
rapidement  une  oeuvre  effective. 


Apparut  aussi  évidente  la  ferveur  des  membres  pour  leur 
Association.  Des  fondations  nombreuses  et  qui  vont  se 
multiplier,  une  camaraderie  plus  étroite,  plus  vivante,  un  zèle 
nouveau  pour  l 'enrégimentation  des  jeunes  dans  le  bataillon  des 
saintes  causes,  la  tenue  de  congrès  nationaux,  tout  nous  fait  voir 
l'Association  creusant  des  racines  plus  profondes  dans  notre  sol.  Le 
dévouement  de  ses  membres,  on  l'a  dit  "  en  récoltant  la  moisson 
d'aujourd'hui  ouvre  le  sol  pour  les  semailles  de  demain  ". 


170  LA  REVUE  CANADIENNE 

La  séance  de  clôture  fut  un  succès.  Les  orateurs,  invités  d'hon- 
neur, sur  des  tons  divers,  mais  avec  une  âme  toujours  égalemeni  ca- 
tholique et  française,  ont  levé  le  voile  du  passé  pour  nous  peindre 
l'avenir,  tel  qu'il  sera,  s'il  est  fait  d'autant  de  patriotisme  et  d'au- 
tant de  foi.  Comme  c'est  l'oeuvre  des  jeunes  avant  tout  que  nous 
avons  voulu  crayonner  dans  ces  pages,  ici  encore  on  nous  permettra 
d 'oublier  cette  assemblée  solennelle,  après  avoir  signalé,  outre  le  dis- 
cours ému  de  M.  Ferras,  président  de  l'Association  de  la  Jeunesse 
Franco-Américaine,  celui  de  M.  Therrien,  le  président  du  cercle  Du- 
hamel d'Ottawa.  Celui-ci  nous  a  parlé  de  l'âme  nationale,  qu'il  reflé- 
tait dans  la  pureté  de  sa  figure,  dans  la  noblesse  de  son  geste  et  dans 
le  tressaillement  attendri  de  sa  voix. 

Le  lendemain,  un  dîner  dans  le  bosquet  des  Oblats  du  Scolas- 
ticat,  à  Ottawa,  réunissait  les  congressistes  pour  la  dernière  fois. 
Il  y  avait  fête  champêtre  ad  fovendam  caritateni  et  alacritatem. 
Cependant,  tant  il  est  vrai  que  le  naturel  chassé  revient  au  grand 
galop,  on  entendit  encore  des  discours,  sérieux,  convaincus,  cor- 
diaux. On  chanta  la  religion  et  la  patrie,  on  s'exhorta  à  les  défen- 
dre toujours. 


Jeunes  gens  de  l'A.  C.  J.  C,  vous  voulez  donc  être  des 
bravHS  du  Long  Sault,  des  Dollard  des  Ormeaux  renaissant  partout 
sur  la  terre  que  son  sang  féconda  jadis 

Faites  gaiNÎe,  ô  s<>ldats,  défendez  la  justice 
Protégez  notre  sol,  protégez  nos  autels    ; 
Le  jour  est  à  l'honneur,  le  moment  est  propice 
'Couronnez  votre   iront  de  fleurons  immortels. 
La  force  'd'un  pays,   c'est   sa   forte  jeimesse, 
Mais  il  lui  faut  7nourir  lorsque  ses  jouvenceaiix 


LE  CONGRÈS  DE   L'A.  C.  J.   C.  171 


D'un  coeur  sans  idéal  et  noxii'ri  de  faiblesse 
Osent  lakser  soiiiller  le  lien  de  leurs  berceaux. 


Vous  qui  vers  nous  venez  nous  perdre  et  nous  corrompre. 
Arrière  et  dès  l'instant    :  nos  jeunes  sont  ardents, 
Et  vos  rangs  d'infamie  ils  sauront  bien  les  rompre. 
Que  vous  soyez  armés  des  pieds  jusques  aux  dents. 
iSoldats  de  Jésiis-Christ,  il  leur  faut  la  victoire, 
Sur  Satan,  ses  suppôts  et  toute  sa  légion. 
Nulle  page  honteuse   en   notre   jeune  histoire    ; 
Pur  est  rotre  passé  comme  sa  religion. 
Si  vous  mettez  la  main  sur  nos  droits,  prenez  garde 
On  ne  sait  point  Tremper  dans  un  sang  criminel, 
Mais  des  troupes  de  Dieu,  l'on  se  fait  l'avant-garde 
Quand  on  veut  pour  triomphe  un  triomphe  éternel. . . 


Rodrigue  VILLENEUVE, 

Ottawa,  le  17  juillet  1910.  Oblat  de  Marie-Immaculée. 


A  Travers  Les  Faits  et  les  Oeuvres 


La  session  anglaise.  —  Le  budget  de  1911.  —  L'augmentation  des  dépenses.  — 
La  liste  civile.  —  Le  suffrage  des  femmes.  —  Un  vote  favorable  au 
principe.  —  Le  serment  du  roi,  —  Changement  de  la  formule.  —  Au 
parlement  français.  —  Un  grand  débat.  —  MM.  Piou  et  Briand.  —  L'ef- 
fort oratoire  du  premier  ministre.  —  Son  appel  aux  radicaux.  —  Un 
vote  de  confiance.  —  En  Espagne.  —  La  politique  anticatbolique  de  M. 
Canalejas.  —  Au  Canada. 


WêÊ  k a  session  anglaise  se  poursuit  sans  incidents  bien  dramati- 
^■^'^  ques  ;  la  crise  parlementaire  semble  décidément  ajournée 
à  l'automne.  On  attend  le  résultat  des  conférences  qui  ont 
lieu  entre  les  chefs  de  parti,  conformément  au  désir  du  roi.  Ces 
conférences  sont  confidentielles,  et  personne  ne  peut  dire  encore  ce 
qui  en  sortira.  Dans  l'incertitude  où  l'on  est,  à  ce  propos,  l'adoption 
fiinale  du  budget  de  la  prochaine  année  fiscale  a  été  retardée,  et 
n'aura  lieu  qu'en  novembre.  Au  sujet  de  ce  budget,  on  a  beaucoup 
parlé  de  l'augmentation  des  dépenses.  Dans  la  Chambre  des  Lords, 
le  comte  de  Dunmore  a  déclaré  que  le  gouvernement  de  l'Angle- 
terre coûte  actuellement  aux  contribuables  un  million  de  livres 
sterling  par  jour,  près  de  $5,000,000.  Il  a  demandé  aux  Lords  quand 
«,llait  cesser  cette  augmentation  de  dépenses,  faisant  observer  sar- 
castiqueraent  que  si  le  présent  gouvernement  libéral  était  maintenu, 
l'administration  du  pays  coûterait  bientôt  quotidiennement  2,000,000 
de  livres,  presque  10,000,000  de  piastres.  Parlant  l'autre  jour  à  un 
■dîner  du  lord-maire  en  l'honneur   de  la   Banque  d'Angleterre,   le 


A  TRAVERS   LES  FAITS  ET  LES  ŒUVRES  173 

chancelier  de  l'Echiquier  a  expliqué  les  dépenses  croissantes  du 
gouvernement.  En  1890,  a-t-il  dit,  elles  étaient  de  91,000,000  de 
louis,  et  en  1910  elles  sont  de  171,000,000.  M.  LloydGeorge  a 
ajouté  :  "  Cette  augmentation,  qui  se  fait  remarquer  non  seulement 
en  Angleterre  mais  dans  tous  les  pays  sous  le  soleil,  est  due  à  ce 
que  lord  Charles  Beresford  appelait  dans  là  Chambre  des  Commu- 
nes la  "  rivalité  insensée  des  armements  "  entre  les  différentes 
nations  du  monde.  Elles  dépensent  maintenant  chaque  année 
450,000,000  de  louis  pour  des  engins  de  destruction.  Tous  les  pays 
semblent  atteints  d'une  épidémie  de  prodigalité  qui  étend  partout 
ses  ravages  destructeurs  ;  et  c'est  l'Angleterre  qui  bat  la  marche  ". 
L'ajournement  du  budget  à  la  session  de  novembre  est  due 
surtout  à  l'insistance  de  M.  Redmond  et  des  nationalistes  irlandais 
qui  ne  veulent  pas  voter  le  budget  avant  de  savoir  ce  qui  va  adve- 
nir du  veto  de  la  Chambre  des  Lords.  Ces  questions  brûlantes  étant 
écartées,  la  Chambre  s'est  occupée  de  sujets  moins  dangereux.  Elle 
a,  entre  autres  choses,  voté  la  liste  civile  du  nouveau  roi.  Le  comité 
des  Communes  chargé  d'en  6xer  le  montant,  ainsi  que  celle  des 
sommes  allouées  à  ses  enfants,  à  l'exception  du  prince  de  Galles  à 
qui  vont  les  revenus  du  duché  de  Cornouailles,  en  a  établi  le  total 
à  $2,350,000.  De  plus  il  est  entendu  que,  si  le  prince  de  Galles  se 
marie,  une  allocation  annuelle  sera  consentie  à  la  princesse,  et  que 
si  la  reine  Marie  devenait  veuve,  une  pension  annuelle  de  $350,000 
—  comme  celle  de  la  reine  Alexandra  —  lui  serait  servie.  La  liste 
civile  de  Georges  V  ne  diffère  pas  sensiblement  de  celle  d'Edouard 
VIL  Comme  on  s'y  attendait,  les  socialistes  anglais  l'ont  attaquée. 
Ils  ont  soulevé  à  cette  occasion  un  débat  extrêmement  désagréable. 
Mais  la  masse  de  la  députation  a  écarté  leurs  observations  malveil- 
lantes et  les  propositions  du  gouvernement  ont  été  adoptées  à  une 
majorité  écrasante.  Sur  une  des  résolutions  le  vote  a  été  de  197 
contre  19.  Le  chef  de  l'opposition,  M.  Balfour,  a  déclaré  que,  sans 
la  monarchie,  l'empire  s'abîmerait  dans  le  chaos. 


174  LA  REVUE  CANADIENNE 

La  Chambre  des  Communes  s'est  aussi  occupée  de  la  question 
du  satfrage  des  femmes.  Un  projet  de  loi  a  été  présenté  pour  leur 
accorder  le  droit  de  vote  dans  certaines  conditions,  et  ce  bill  a  été 
adopté  en  seconde  lecture  par  299  voix  contre  190.  Les  partis  se 
sont  complètement  divisés  sur  ce  sujet.  MM.  Balfour  et  Winston 
Churchill  se  sont  déclarés  en  faveur  du  principe,  mais  ont  demandé 
que  le  pays  tout  entier  se  prononçât  avant  que  le  Parlement  change 
la  constitution.  M.  Asquith,  dans  son  discours  contre  le  projet,  a 
dit  que,  si  l'on  accordait  aux  femmes  le  droit  de  suffrage,  on  de- 
vrait leur  reconnaître  le  droit  de  siéger  au  Parlement,  d'occuper  le 
fauteuil  de  l'Orateur,  et  d'entrer  dans  le  Cabinet.  M.  Balfour  a 
contesté  la  justesse  de  cette  expression  d'opinion.  On  ne  peut  sou- 
tenir, a-t-il  dit,  qu'il  soit  raisonnable  d'exclure  une  grande  partie 
de  la  nation  des  affaires  publiques.  Finalement  le  bill,  après  avoir 
subi  sa  deuxième  lecture,  a  été  renvoyé  au  comité  de  toute  la 
Chambre,  ce  qui  équivaut  à  un  ajournement  indéfini.  Cependant 
un  fait  considérable  est  acquis  ;  le  principe  du  droit  de  sutirage 
aux  femmes  a  été  sanctionné  par  une  majorité  de  la  Chambre  des 
Communes.  Le  parti  des  suffragettes,  quoique  très  mécontent  de  la 
mesure  dilatoire  adoptée,  est  cependant  encouragé  par  le  vote  du 
principe  à  continuer  sa  campagne. 

En  ce  moment  c'est  la  question  du  serment  du  roi  qui  est  au 
premier  plan  dans  les  préoccupations  parlementaires.  Comme  il 
l'avait  annoncé,  le  gouvernement  a  présenté  un  bill  ayant  pour 
objet  de  changer  la  formule  du  serment.  Nos  lecteurs  se  rappellent 
l'ancien  texte,  si  offensant  pour  les  catholiques,  que  nous  avons  pu- 
blié dans  notre  chronique  du  mois  de  juin.  Voici  celui  qui  lui  est 
substitué  par  le  projet  de  loi  de  M.  Asquith  :  "  Solennellement  et 
sincèrement,  en  présence  de  Dieu,  je  professe,  témoigne  et  déclaré 
être  un  membre  fidèle  de  l'église  protestante  réformée,  établie  par 
la  loi  en  Angleterre,  conformément  à  l'esprit  véritable  des  décrets 
qui  assurent  la  succession  protestante  au  trône   de   mon   royaume. 


A  TRAVERS  LES  FAITS  ET  LES  ŒUVRES  175 

Je  soutiendrai  et  maintiendrai  les  dits  décrets  de  tout  mon  pouvoir, 
conformément  à  la  loi  ". 

Cette  formule  fait  disparaître  tous  les  termes  qui  pouvaient 
blesser  les  sujets  catholiques  de  Sa  Majesté.  M.  Balfour,  chef  de 
l'opposition,  lui  a  donné  son  approbation  formelle,  ain&i  que  M. 
Redmond,  chef  des  nationalistes.  En  première  lecture  le  bill  a  passé 
par  383  voix  contre  48.  Mais  on  s'attend  à  une  opposition  beaucoup 
plus  forte  lors  de  la  seconde  lecture.  Cette  opposition  ne  viendra 
certainement  pas  des  catholiques,  à  qui  le  bill  donne  satisfaction. 
Ce  sont  les  non-conformistes,  les  membres  des  sectes  protestantes 
en- dehors  de  l'église  anglicane,  qui  s'opposent  au  texte  du  projet. 
Leur  objection  porte  contre  les  mots  "  église  protestante  réformée 
établie  par  la  loi  en  Angleterre  ".  Ils  ne  veulent  pas  entendre  par- 
ler de  cette  prééminence  donnée  à  l'église  anglicane  dans  la  formule 
nouvelle.  Le  premier  ministre  devra  livrer  une  grosse  bataille  pour 
faire  passer  le  bill  tel  que  rédigé  ('). 


Au  parlement  français,  le  débat  sur  le  programme  du  cabinet 
Briand  a  été  d'un  vif  intérêt  à  bien  des  points  de  vue.  On  interpel- 
lait de  divers  côtés  le  premier  ministre  pour  lui  faire  pre'ciser  son 
attitude.  Les  radicaux- socialistes,  à  qui  les  mots  modération,  jus- 
tice, liberté,  avaient  fait  dresser  les  oreilles,  lui  demandaient  s'il 
entendait  condamner  la  conduite  de  ses  prédécesseurs  et  pactiser 
avec  les  cléricaux.  Les  catholiques  non  disposés  à  se  payer  de 
phrases  voulaient  savoir  si  M.  Briand  se  proposait  de  respecter 
leurs  droits  en  matière  scolaire.  Les  socialistes  le  sommaient  de   se 


(')  Au  dernier  moment  M.  Asquith  a  été  forcé  de  céder  et  de  substituer  aux 
mots  discutés  par  les  non-conformistes  ceux-ci  "  Et,  je  déclare  que  je  suis  un 
fidèle  protestant  ".  Le  vote  sur  le  bill  ainsi  amendé  a  été  de  410  contre  84. 


176  LA  REVUE  CANADIENNE 

prononcer  sur  les  revendications  de  leur  groupe.  M.  Briand  a 
déployé  son  habileté  ordinaire.  Il  a  été  ondoyant  et  souple.  Aux 
sectaires  alarmés,  il  a  répondu,  dans  une  parole  qui  a  fait  sensa- 
tion, que  la  défense  laïque  —  lisez  l'oppression  des  catholiques  — 
était  le  critérium  d'après  lequel  devait  se  faire  la  majorité  sur  la- 
quelle le  gouvernement  entendait  s'appuyer.  Aux  libéraux,  il  a 
répété  que  le  pays  avait  besoin  de  paix,  que  le  gouvernement  de  la 
république  doit  être  le  gouvernement  de  tout  le  monde.  Et  il  a 
réussi  à  faire^un  nombre  considérable  de  dupes.  Dieu  merci.  M, 
Piou,  le  chef  éminent  de  l'Action  libérale  populaire,  n'a  pas  été  de 
ces  dernières.  Il  a  prononcé  un  très  beau  et  très  ferme  discours. 
Relevant  le  mot  de  M.  Briand,  il  a  déclaré  que  la  majorité  du  mi- 
nistère était  baptisée,  et  qu'elle  s'appellerait  désormais  la  "  majorité 
du  critérium".  Le  premier  ministre,  dans  sa  déclaration,  avait 
parlé  du  maintien  des  conquêtes  laïques. 

"Les  conquêtes  laïques  '  s'est  écrié  M.  Piou.  Lesquelles  ?  A 
quoi  s'applique  cette  appellation  guerrière  ?  Ce  n'est  pas,  j'imagine, 
aux  biens  confisqués  aux  congrégations  et  au  clergé  :  les  uns  ont 
été  dispersés  par  les  liquidateurs  investis  de  la  confiance  de  la  jus- 
tice ;  quant  aux  autres,  le  Journal  o^ciel  en  fait,  chaque  matin, 
ce  qu'on  appelle,  par  un  euphémisme  singulier,  l'attribution. 

"  Vous  avez  voulu  parler  sans  doute  de  l'autorisation  imposée 
aux  congrégations  religieuses  et  du  refus  global  qui  a  été  opposé  à 
leur  demande,  de  l'interdiction  d'enseigner  aux  congrégations  auto- 
risées, de  la  fermeture  de  20,000  écoles,  et  aussi  de  la  constitution 
civile  imposée  au  clergé  par  les  lois  de  séparation  et  de  dévolution. 
"  Ces  conquêtes-là,  nous  les  avons  combattues  pied  à  pied.  Nous 
n'avons  pas  cessé  de  les  dénoncer  comme  des  atteintes  portées  à  la 
justice  et  au  droit  commun.  " 

M.  Piou  a  rappelé  que  les  lois  d'exception  sont  éphémères, 
qu'il  n'y  a  d'intangibles  que  les  grandes  lois  de  liberté  :  liberté  d'as- 
sociation, liberté  d'enseignement,  liberté  de  conscience.  Et  il  a  jeté 
à  M.  Briand  cette  apostrophe  : 


A  TRAVERS  LES  FAITS  ET  LES  ŒUVRES  177 

"  Vous  dites  que  ces  conquêtes  doivent  servir  à  la  pacification 
du  pays.  La  pacification  du  pays  ne  peut  pas  se  faire  par  des  me- 
sures d'intolérance.  (Très  bien  !  très  bien  !  à  droite.)  Elle  se  fera  le 
jour  où  un  gouvernement,  s'inspirant  nettement  des  principes  de 
liberté,  en  étendra  le  bénéfice  à  tous  les  citoyens,  le  jour  où  la 
jeune  République  française,  à  l'exemple  des  Etats-Unis  et  du  Bré- 
sil, consentira  à  connaître  cette  Eglise,  vieille  de  quinze  siècles, 
dont  l'histoire  se  confond  avec  celle  de  la  patrie,  à  entretenir  avec 
elle  des  relations  indispensables,  même  sous  un  régime  de  sépara- 
tion, et  à  respecter  sa  constitution  hiérarchique. 

"  En  attendant  ce  jour,  vous  nous  trouverez  prêts  à  collaborer 
à  tout  ce  qui  peut  servir  le  bien  public  et  la  grandeur  de  la  France. 
Mais  consolider,  de  nos  mains,  un  patrimoine  conquis  sur  des  droits 
sacrés  et  inviolables,  non.  Ni  aujourd'hui  !  ni  demain  !  ni  jamais  ! 
(Applaudissements  à  droite.) 

"  J'entends  les  optimistes  dire  :  "  Ce  sont  là  des  formules 
obligatoires  ".  Non.  Ce  sont  des  programmes  de  gouvernement. 

"  D'autres  ajoutent  :  "  Cela  est  le  bagage  du  passé.  C'est  le 
fait  accompli.  Après  une  crise  violente,  on  ne  fait  pas  la  paix  du 
premier  coup  ;  c'est  déjà  quelque  chose  que  de  finir  la  guerre  ". 

"  Le  fait  accompli  ne  devient  pas  respectable,  quand  il  est  in- 
juste, parce  qu'il  a  duré.  (Très  bien  !  très  bien  !  à  droite.)  Et  il 
n'est  pas  exact  que  la  guerre  soit  finie.  La  guerre  continue.  " 

Il  était  bon  qu'une  voix  autorisée  fît  entendre  cette  noble  pro- 
testation dans  un  moment  où  tant  de  caractères  fléchissent. 

M.  Briand  a  répondu  à  M.  Piou  et  à  tous  les  orateurs  qui 
avaient  attaqué  son  programme.  Il  a  fait  un  grand  effort  d'élo- 
quence et  déployé  tous  ses  pouvoirs  de  séduction.  Il  s'est  appliqué 
surtout  à  rallier  autour  de  lui  les  radicaux  qui  avaient  paru  hésiter 
à  le  soutenir.  Mais  il  n'a  pas  épargné  les  invites  aux  autres  grou- 
pes, en  particulier  aux  progressistes,  dont  il  a  su  gagner  l'adhésion. 
Il  a  affirmé  qu'il  ne  proposait  pas  à  la  Chambre  de  désarmer  contre 


178  LA  revup:  canadienne 

les  ennemis  de  la  République.  "  Il  ne  s'agit  pas  de  désarmement, 
a-t-il  dit.  Tout-à-l'heure  M.  Piou  disait  que  de  son  côté  on  ne  désar- 
mait pas  et  qu'on  n'avait  pas  perdu  tout  espoir  de  reprise  sur 
l'école  laïque.  C'est  son  droit,  c'est  même,  dans  la  sincérité  de  leurs 
convictions,  le  devoir  de  ses  amis. 

"  Et  vous,  est-ce  qu'en  présence  de  ces  combattants,  vous  pou- 
vez supposer  que  le  gouvernement  ait  l'intention  de  vous  ligoter  ? 
Non.  (Applaudissements  au  centre  et  sur  divers  bancs  à  gauche.) 
.  Mais  c'est  ici  qu'il  convient  qu'entre  nous  l'accord  soit  complet. 

"  Vous  n'êtes  plus,  messieurs  les  républicains,  un  parti  d'oppo- 
sition, vous  êtes  le  parti  de  la  République,  le  parti  qui  a  le  pouvoir 
avec  ses  responsabilités  et  ses  charges.  Et  cela  vous  impose  dans  la 
bataille  une  attitude  à  laquelle  ne  sont  pas  tenus  les  partis  d'oppo- 
sition. (Applaudissements  au  centre  et  sur  un  grand  nombre  de 
bancs  à  gauche.  —  Mouvements  divers.) 

"  Vous  êtes  tenus  à  une  certaine  mesure  parce  que  vous  êtes 
les  plus  forts,  parce  qu'entre  vos  mains  sont  placés  tous  les  ressorts 
du  pouvoir.  Vous  ne  pouvez  demander  au  gouvernement  de  mettre 
cette  force  administrative  au  service  de  vos  luttes  ;  que  devien- 
draient alors  ces  mots  de  liberté  et  de  justice  ? 

"  Un  gouvernement,  investi  du  pouvoir  par  votre  confiance, 
dès  qu'il  prend  en  main  ce  pouvoir,  ne  gouverne  plus  pour  vous, 
mais  pour  le  pays  tout  entier.  (Applaudissements  au  centre  et  sur 
divers  bancs  à  gauche.)  " 

Voilà  ce  qui  a  surtout  séduit  les  progressistes,  et  fait  des 
recrues  ministérielles  même  parmi  les  membres  de  l'Action  libérale 
populaire.  Voilà  de  quelle  façon  M.  Briand  s'efforce  de  passer  pour 
un  ami  de  la  liberté  et  de  la  justice.  Mais  attendez  un  peu.  Il  en- 
tonne un  autre  couplet.  Il  parle  d'éducation  et  d'enseignement.  On 
a  décrété  l'instruction  obligatoire.  L'obligation  ne  doit  pas  être  un 
leurre.  "  Il  ne  suffit  pas  de  mettre  un  enfant  entre  quatre  murs  de- 
vant un  homme  ou  une  femme  ;  encore  faut-il  que   cet   homme  ou 


A  TRAVERS  LES  FAITS  ET  LES  ŒUVRES  179 

cette  femme  soit  capable  d'enseigner.  Sinon  vous  ne  pouvez  pas 
dire  que  le  principe  de  l'obligation  soit  respecté. 

"  Eh  bien  !  s'est  écrié  M.  Briand  avec  une  tranquille  audace, 
dans  ces  dernières  années,  vous  avez  ouvert  des  écoles  libres  par- 
tout, à  la  hâte,  mais  vous  n'avez  pas  pu  recruter  le  personnel 
suffisant. 

"  M.  LE  COMTE  Albert  de  Mun.  —  C'est  vous  qui  avez  dis- 
persé tout  notre  personnel  enseignant. 

"  M.  LE  PRÉSIDENT  DU  CoNSEiL.  —  Dans  vos  écoles,  on  garde 
les  enfants,  on  ne  leur  apprend  rien.  (Protestations  à  droite).  Or, 
l'obligation  va  plus  loin.  Il  faut  à  l'enfant  des  maîtres  ayant  des 
connaissances  suffisantes, 

"  Quand  le  Gouvernement,  dans  une  pensée  de  défense  du 
droit  dé  l'enfant,  annonce  que  le  contrôle  sera  établi  d'une  façon 
raisonnable  et  mesurée,  il  ne  fait  que  son  devoir  ". 

Donc,  le  gouvernement  va  pénétrer  dans  les  écoles  libres,  il  va 
y  exercer  son  contrôle,  et,  avec  la  mentalité  qui  règne  dans  les 
sphères  officielles,  on  combrend  de  quelle  manière. 

M.  Briand  a  terminé  son  discours  par  un  appel  et  une  mise  en 
demeure  très  habiles  aux  radicaux.  "  Je  ne  suis  pas  un  des  vôtres, 
leur  a-t-il  dit,  je  ne  suis  pas  sorti  de  vos  rangs  ;  c'est  peut-être  à 
vos  yeux  une  disqualification  ;  je  trouve  cela  naturel  et,  si  vous  le 
voulez,  légitime.  Mais  il  faut  le  dire,  la  loyauté  l'exige. ..  Voici 
mes  derniers  mots  :  tout  ou  rien.  Votre  confiance  entière  et  loyale, 
ou  pas  de  confiance  du  tout  ".  La  gauche  et  le  centre  ont  fait  une 
ovation  à  l'orateur.  Cependant,  malgré  l'incontestable  succès  rem- 
porté par  M.  Briand,  le  lendemain,  devant  une  nouvelle  sommation 
des  radicaux,  par  l'organe  de  M.  Berteaux,  il  a  dû  remonter  à  la 
tribune,  accentuer  ses  déclarations  quant  à  la  politique  jacobine, 
affirmer  qu'il  ne  voulait  gouverner  qu'avec  une  majorité  républi- 
caine, et  solliciter  avec  instance  la  confiance  radicale.  Il  a  réussi, 
mais  en  donnant  un  coup  de  barre  à   gauche,   après   avoir   paru 


180  LA  REVUE  CANADIENNE 

donner  un  coup  de  barre  à^droite.  L'ordre  du  jour  suivant  a  été 
adopté  à  [une  énorme  majorité  :  "  La  chambre  fidèle  à  la  politique 
traditionnelle  du  parti  républicain,  approuvant  les  déclarations  du 
gouvernement  et  confiante  en  lui  pour  continuer  l'œuvre  des  trois 
précédentes  législatures,  pour  pratiquer  une  politique  d'action 
laïque,  pour  faire  voter  rapidement  l'impôt  sur  le  revenu,  pour 
poursuivre,  avec  une  majorité  composée  uniquement  de  républicains 
décidés  à  faire  aboutir  ces  réformes,  l'œuvre  du  progrès  démocrati- 
que et  social,  et  repoussant  toute  addition  passe  à  l'ordre  du  jour  ". 
Cet  ordre  du  jour  a  été  divisé  en  deux  partie.  La  première  jus- 
qu'après les  mots  "  et  confiante  en  lui  ",  a  été  votée  par  404  voix 
contre  121  ;  la  seconde  partie  a  obtenu  375  voix  contre  92  ;  et 
l'ensemble  a  rallié  403  voix  contre  110.  Ce  qui  a  caractérisé  ce 
vote,  c'est  que  les  progressistes,  l'ancien  parti  de  M.  Méline  et  de 
M.  Ribot,  est  rentré  dans  la  majorité  ministérielle.  Et,  fait  encore 
plus  stupéfiant,  c'est  que  nombre  de  députés  catholiques,  élus  sous 
les  auspices  de  M.  Piou  et  de  l'Action  libérale  populaire,  ont  appuyé 
l'ordre  du  jour  de  confiance  en  un  gouvernement  qui  promet  de 
soumettre  les  écoles  libres  à  l'arbitraire  et  à  l'oppression.  C'est  un 
symptôme  attristant  que  cette  désertion  d'hommes  chargés  de  défen- 
dre la  cause  catholique,  et  qui  se  rallient  aux  sectaires. 


Dans  notre  chronique  du  mois  de  juin  nous  disions,  à  propos 
des  affaires  d'Espagne  et  au  lendemain  des  élections  générales  en  ce 
pays;  "Le  ministère  espagnol  actuel  est  dangereux.  A  brève 
échéance  nous  allons  lui  voir  faire  de  l'anti -cléricalisme  à  l'instar 
des  blocards  français.  Puissent  les  dissentions  intestines  du  parti 
libéral  l'empêcher  de  se  maintenir  au  pouvoir  ".  Ces  pronostics 
fâcheux  ont  été  promptement  justifiés.  Depuis  un  mois,  de  par 
M.  Canalejas,  l'Espagne  est  lancée  dans  la  guerre  au  cléricalisme, 


A  TRAVERS  LES  FAITS  ET  LES  ŒUVRES  181 

c'est-à-dire  au  catholicisme.  Le  ministère  présidé  par  cet  instru- 
ment des  loges  a  adopté  une  série  de  mesures  attentatoires  aux 
principes  catholiques  et  au  droit  public  de  l'Espagne.  Aussitôt 
qus  les  élections  lui  eurent  donné  une  majorité  favorable  à  son 
maintien,  il  a  commencé  à  exécuter  le  programme  qu'il  semble  avoir 
emprunté  aux  jacobins  français.  Les  organes  à  sa  dévotion  ont 
ouvert  le  feu  en  demandant  l'application  aux  congrégations  reli- 
gieuses de  la  loi  sur  les  associations.  L'épiscopat  espagnol  s'est  ému 
de  cette  levée  de  boucliers,  indice  significatif  d'un  mot  d'ordre 
occulte.  Et  il  a  adressé  au  premier  ministre  un  document  très  forte- 
ment raisonné.  Les  évêques  espagnols  y  faisaient  observer  que  les 
lois  concernant  la  fermeture  des  couvents,  accordant  l'existence 
aux  uns  et  la  refus(int  aux  autres,  ont  été  abolies  par  l'article  13 
de  la  constitution  actuelle.  Ils  rappelaient  que  les  couvents  ont  été 
placés  sous  l'article  17  de  la  constitution  de  1869,  lequel,  garantis- 
sant la  liberté  d'association,  donnait  une  parfaite  légalité  aux  ordres 
religieux,  comme  l'ont  du  reste  reconnu  les  chefs  de  tous  les  partis 
quand  cette  question  fût  soulevée  ou  discutée  au  Parlement.  La 
religion  catholique  étant  la  religion  de  l'Etat,  toutes  les  associa- 
tions religieuses  approuvées  par  elle  ont  déjà  pour  cette  seule  rai- 
son la  personnalité  juridique.  Divers  arrêts  renouvelés  de  la  Cour 
de  Cassation  confirment  ce  droit  sans  exception  aucune. 

"  On  ne  comprend  pas  pourquoi  après  tant  d'années  —  con- 
cluait l'exposé — on  cherche  à  assujettir  les  ordres  monastiques  aux 
prescriptions  d'une  loi  qui  ne  se  rapporte  en  aucune  façon  à  eux, 
loi  qui  ne  procure  aucun  avantage  à  l'Etat  ;  par  contre,  il  existe  le 
danger  qu'un  gouvernement  quelconque  veuille  un  jour  appliquer 
cette  loi  aux  ordres  religieux  de  façon  à  leur  rendre  la  vie  impos- 
sible. Pour  cette  raison,  l'épiscopat  espagnol  regarde  comme  auto- 
risés les  ordres  religieux  existant  en  Espagne  et  l'on  ne  saurait  les 
astreindre  aux  prescriptions  de  la  loi  sur  les  associations.  " 

En  réponse  à  ce  mémoire  épiscopal,  qui  s'appuyait  sur  le  droit 


182  LA  REVUE  CANADIENNE 

public  espagnol,  M.  Canalejas  s'est  retranché  derrière  les  négocia- 
tions diplomatiques  commencées  sous  le  ministère  précédent  et 
continuées  actuellement  avec  le  secrétaire  d'Etat  papal,  Son  Emi- 
nence  le  cardinal  Merry  del  Val,  ajoutant  qu'il  était  tenu  à  cette 
réserve  et  à  ce  silence  par  de  hautes  considérations  de  respect  filial 
dû  à  Sa  Sainteté. 

On  a  vu  quelques  jours  plus  tard  de  quelle  trempe  était  ce 
respect.  La  Gazette  ojfficielte  de  Madrid  a  publié  un  décret  royal 
prescrivant  la  stricte  application  d'un  décret  du  9  avril  1902,  arra- 
ché à  la  régente  Marie-Christine  par  M.  Sagasta,  la  veille  de  la  ma- 
jorité d'Alphonse  XIII.  Ce  décret  astreignait  les  congrégations  à 
demander  aux.  gouverneurs  des  provinces  leur  inscription  avec  la 
liste  complète  de  leurs  membres.  Il  ne  fut  jamais  exécuté.  L'appli- 
quer aux  congrégations  ce  serait  déclarer  illégaux  les  instituts 
d'hommes  et  de  femmes  et  rendre  leurs  membres  passibles  des 
peines  prévues  par  le  Code,  en  les  frappant  d'emprisonnement  et  en 
incorporant  à  l'Etat  leurs  biens  et  leurs  établissements.  L'opinion 
catholique  s'est  émue  du  fait  que  le  jeune  roi  a  signé  un  tel  décret. 
Comme  pour  établir  qu'on  n'en  exagérait  pas  la  portée,  le  ministère 
a  ordonné  de  fermer  sept  écoles  des  Frères  de  la  Doctrine  Chré- 
tienne, dans  le  diocèse  d'Oviedo.  Et  tout  cela  pendant  que  le  gou- 
vernement poursuit  ses  négociations  avec  le  Vatican.  Voilà  le  res- 
pect filial  de  M.  Canalejas  !  Il  prétend  négocier  avec  Rome,  et  en 
même  temps  il  préjuge  les  questions  débattues,  arbitrairement  et 
en  violant  l'esprit  de  la  constitution. 

En  agissant  ainsi,  le  premier  ministre  exécute  un  plan  de  cam- 
pagne. Les  négociations  sont  un  paravent  dont  il  se  sert  pour  mas- 
quer ses  desseins  hostiles  à  l'Eglise.  Il  veut  accomplir  en  Espagne 
l'œuvre  commencée  sournoisement  en  France  par  Waldeck-Rous- 
seau,  et  brutalement  poursuivie  par  Combes,  c'est-à-dire  la  destruc- 
tion des  ordres  religieux.  Divers  gouverneurs  de  province  ayant 
demandé  au  gouvernement  ce  qu'ils  devraient  faire   à   l'égard   des 


A  TRAVERS  LES  FAITS  ET  LES  ŒUVRES  183 

congrégations  qui  ne  se  mettraient  pas  en  règle  avec  le  décret,  le 
cabinet  a  répondu  d'appliquer  la  loi  dans  toute  sa  rigueur,  et  d'aller 
même  jusqu'à  ordonner  la  dissolution  de  ces  établissements  et  de 
fermer  leurs  maisons. 

Tout  ceci  n'était  qu'un  prélude,  dans  la  politique  anticatholi- 
que du  ministère.  Le  11  juin  le  Journal  offi,ciel  publiait  un  autre 
décret,  réformant  l'article  11  de  la  constitution  dans  les  termes  sui- 
vants :  "  Sont  autorisés  les  enseignes,  drapeaux,  emblèmes,  annon- 
ces, affiches  et  autres  signes  extérieurs  qui  font  connaître  les  édifi- 
ces, les  cérémonies,  les  rites,  usages  ou  coutume,  distincts  de  la 
religion  catholique  ".  Ce  décret  était  une  violation  de  la  constitution. 
En  effet  l'article  premier  du  Concordat  de  1851  entre  Pie  IX  et  la 
reine  Isabelle  se  lisait  comme  suit  :  "  La  religion  apostolique  ca- 
tholique romaine  continue  d'être  la  seule  religion  de  la  nation  espa- 
gnole, à  l'exclusion  de  toute  autre  ".  Et  la  constitution  du  30  juin 
1876  précisait  cette  exclusion,  en  déclarant,  au  dernier  paragraphe 
de  son  article  11  :  "  Sont  prohibées  les  manifestations  et  cérémo- 
nies publiques  de  toute  religion  autre  que  la  religion  d'Etat  ".  Un 
décret  royal  de  1870  avait  déterminé  que  ces  manifestations  com- 
prenaient les  drapeaux  et  bannières,  inscriptions,  emblèmes,  etc., 
exposés  publiquement.  M.  Canalejas  veut  interpréter  l'article  11  de 
la  constitution  comme  interdisant  simplement  les  cérémonies  pu- 
bliques, telles  que  prêches,  processions,  etc.  Cela'  ne  peut  tenir,  car 
l'article  prohibe  non  seulement  les  cérémonies,  mais  les  manifesta- 
tions, c'est  à-dire  tout  ce  qui  manifeste  extérieurement  une  religion 
non  catholique,  une  religion  différente  de  la  religion  de  l'Etat.  Le 
Saint-Siège  a  protesté  contre  cet  acte  du  gouvernement  espagnol 
parce  qu'il  est  en  contradiction  avec  les  clauses  d'un  Concordat  qui 
n'est  pas  rompu,  et  pour  la  révision  duquel  des  pourparlers  sont 
engagés. 

Si  quelques-uns  de  nos  lecteurs  étaient  surpris  des  dispositions 
de  ce  Concordat  et  des  interdictions   constitutionnelles   quant  aux 


184  LA  REVUE  CANADIENNE 

cultes  dissidents,  nous  les  prierions  de  considérer  ce  qu'est  l'esprit 
du  droit  public  espagnol,  consacré  par  quatorze  siècles  d'histoire. 
En  Espagne,  plus  que  dans  tout  autre  pays  peut-être,  le  catholicis- 
me a  été  l'âme  même  de  la  nation.  Les  luttes  séculaires  contre  l'is- 
lamisme et  contre  l'hérésie  ont  marqué  ce  peuple  d'une  empreinte 
spéciale.  En  défendant  l'intégrité  de  la  foi,  les  pouvoirs  publics 
défendaient  en  même  temps  l'intégrité  nationale.  Après  avoir 
vaincu  les  Maures  et  reconquis  sur  eux  son  territoire,  le  peuple 
d'Espagne  a  dû  combattre  le  protestantisme  qui  ne  menaçait  pas 
seulement  la  foi  traditionnelle,  mais  s'attaquait  aussi  à  la  puissance 
et  à  l'influence  espagnoles.  Voilà  pourquoi  le  droit  public  de  la  mo- 
narchie hispanique  a  toujours  été  d'un  exclusivisme  absolu  pour 
les  cultes  hérétiques.  L'Espagne  est  un  pays  catholique,  la  religion 
de  l'Etat  espagnol-  est  la  religion  catholique.  Les  cultes  non  catho- 
liques y  sont  tolérés  sans  doute,  comme  le  veut  notre  âge.  Les  pro- 
testants peuvent  y  pratiquer  leur  religion.  Mais  toute  manifesta- 
tion extérieure  de  cette  religion  est  contraire  à  la  loi.  Ce  bref 
aperçu  historique  doit  suffire  pour  faire  comprendre,  croyons-nous, 
comment  les  décrets  nouveaux  portent  atteinte  à  la  tradition  espa-, 
goole,  et  pourquoi  ils  émeuvent  si  profondément  les  catholiques  de 
ce  pays. 

On  conçoit  que,  dans  de  telles  circonstances,  l'ouverture  des 
Cortès,  qui  a  eu  lieu  le  15  juin,  devait  être  attendue  avec  une  spé- 
ciale anxiété.  Le  discours  du  trône  a  confirmé  les  craintes  inspirées 
aux  esprits  religieux  par  les  mesures  dont  nous  venons  d'indiquer 
la  portée.  Il  renfermait  cette  première  phrase  diplomatique  quant 
aux  relations  de  l'Espagne  avec  le  Vatican  :  "  La  haute  sollicitude 
du  pape  et  les  sentiments  de  considération  filiale  envers  lui  font 
espérer  que  l'heureuse  concorde  entre  les  deux  pouvoirs  ne  s'inter- 
rompra pas,  moyennant  un  respect  mutuel  des  prérogatives  de 
l'Espagne  et  du  Saint-Siège  ".  Eau  bénite  de  cour  !  ne  peut-on 
s'empêcher  de  s'écrier.  Et,  en  effet,  au  bout  de  quelques  lignes,  nous 


A  TRAVERS  LES  FAITS  ET  LES  ŒUVRES  185 

arrivons  au  paragraphe  suivant  :  "  Le  gouvernement,  pour  satis- 
faire les  aspirations  de  la  nation,  assujettira  les  congrégations  aux 
règles  civiles  du  droit  d'association,  sans  attenter  à  leur  indépen- 
dance spirituelle.  Outre  le  décret  récent,  le  gouvernement  négocie 
avec  Rome  la  réduction  des  couvents  et  présentera  une  loi  empê- 
chant l'établissement  de  nouveaux  ordres  sans  autorisation  civile. 
En  attendant  la  réforme  de  la  loi  de  1887,  le  gouvernement  a  am- 
plifié aussi  l'article  11  dans  le  sens  de  la  liberté  de  conscience  ". 

Le  jeune  roi  Alphonse  XIII  croit-il  vraiment  à  cette  affirma- 
tion, rédigée  par  M.  Canalejas,  que  la  nation  espagnole  aspire  à 
asservir  les  congrégations  religieuses,  en  attendant  de  les  proscrire  ? 

Le  discours  du  trône  disait  encore  que  le  gouvernement  entend 
établir  l'équilibre  budgétaire  "  moyennant  la  réforme  des  impôts 
qu'il  appliquera  aux  congrégations  ".  On  saisit  facilement  le  sens 
de  cette  parole.  Enfin,  après  diverses  promesses  de  lois  sociales  en 
faveur  des  ouvriers,  le  roi  dit  que  son  gouvernement  "  développera 
l'enseignement,  exclura  les  dogmatismes  des  écoles".  Voici  peut-être 
ce  qu'il  y  a  de  plus  alarmant  dans  le  programme  de  M.  Canalejas. 
C'est  la  guerre  scolaire,  c'est  la  proscription  de  l'enseignement  reli- 
gieux dans  l'école,  c'est  la  décatholicisation  des  jeunes  générations 
espagnoles  que  cette  phrase  annonce. 

En  lisant  cette  harangue  officielle,  on  se  demande  avec  angoisse 
si  Alphonse  XIII  s'est  cru  obligé  de  la  prononcer,  par  son  rôle  de 
monarque  constitutionnel,  ou  si  vraiment  il  partage  les  vues  du 
ministre  qu'il  a  appelé  au  pouvoir.  M.  Canalejas  affirme  que  le 
souverain  est  avec  lui  de  cœur.  Dans  une  interview  il  s'est  écrié  : 
"  J'ai  avec  moi  le  roi.  Quand  je  lui  ai  soumis  le  discours  du  trône, 
j'ai  appelé  son  attention  sur  la  gravité  des  déclarations  qu'il  for- 
mulerait publiquement.  Il  m'a  approuvé  pleinement  ".  Si  cela  est 
exact,  ce  pauvre  Alphonse  XIII  se  prépare  un  triste  avenir,  et  per- 
dra bientôt  les  sympathies  des  meilleurs  éléments  de  son  peuple. 

Le  premier  ministre  est  évidemment  décidé  à  brûler  les  étapes 


186  LA   REVUE  CANADIENNE 

dans  la  voie  des  innovations  antireligieuses.  Il  a  fait  signer  par  1& 
roi  un  décret  l'autorisant  à  présenter  un  projet  de  loi  en  vertu  du- 
quel les  ministres  ne  prêteraient  plus  serment  sur  les  Evangiles.;. 
ce  serment  serait  remplacé  par  une  simple  promesse  d'obéir  aux 
lois.  Alphonse  XIII  a-t-il  songé  qu'en  signant  ce  décret  il  abdi- 
quait virtuellement  le  beau  titre  de  "  Majesté  catholique  "  conféré 
par  le  Saint-Siège  aux  rois  d'Espagne  ? 

La  politique  anticatholique  de  M.  Canalejas  a  soulevé  l'opinion 
de  tous  ceux  qui  sont  attachés  aux  vieilles  traditions  chrétiennes 
de  l'Espagne.  De  toutes  parts  des  protestations  énergiques  se  sont 
élevées.  Non  seulement  l'épiscopat,  non  seulement  les  croyants  de 
toutes  les  classes  et  de  toutes  les  conditions,  mais  les  femmes  elles- 
mêmes  ont  énergiquement  manifesté  leur  indignation  contre  le» 
actes  et  les  projets  du  ministre  néfaste  que  les  lauriers  de  Combes 
et  de  Briand  empêchent  de  dormir.  Ces  quelques  lignes  d'un  jour- 
nal, El  Correo  espanol,  donnent  la  note  du  sentiment  catholique  i 
"  Les  loges  maçonniques  sont  en  fête  ;  le  protestantisme  donne  un 
grand  gala,  la  révolution  est  satisfaite  chez  nous,  seuls  les  catholi- 
ques sont  en  deuil.  M.  Canalejas  a,  par  la  bouche  de  son  souverain,, 
jeté  le  gant  aux  catholiques  espagnols  ;  nous  le  relevons  en  notre 
qualité  de  catholiques,  traditioanalistes  et  patriotes.  Le  discours  du 
trône  n'est  qu'un  coup  de  clairon  appelant  au  combat  toutes  les 
forces  révolutionnaires  ". 

Dans  les  débats  qui  se  sont  élevés  sur  le  discours  du  trône,  au 
Sénat  des  Cortès,  l'archevêque-évêque  d'Àlcala-Madrid,  Mgr  Salva- 
dor y  Barrera,  s'est  fait  le  porte-parole  de  l'épiscopat  et  des  catho- 
liques. Il  a  critiqué  sévèrement  la  modification  de  l'article  11  et  la 
suppression  du  serment  religieux.  11  a  passé  ensuite  à  la  question 
de  l'école  que  l'on  veut  déchristianiser,  et  il  a  conjuré  le  gouverne- 
ment de  ne  pas  provoquer  une  lutte  qui  entraînerait  l'Espagne 
dans  les  plus  grands  malheurs.  M.  Canalejas  a  répondu  sur  un  toD 
qui  indique  sa  détermination  de  déchaîner  dans  son  pays  la  guerre 


A  TRAVERS  LES  FAITS  ET  LES  ŒUVRES  1H7 

religieuse.  En  terminant  son  discours  il  s'est  écrié  :  "  Il  y  a  des 
moments  dans  la  vie  où  il  faut  faire  un  pas  décisif  :  ce  moment  est 
venu  pour  l'Espagne  ;  il  faut  donc  le  faire.  Il  y  a  des  gens  qui  es- 
pèrent ma  chute  du  pouvoir  et  l'avènement  des  conservateurs. 
Qu'importe  ?  Tôt  ou  tard,  l'Espagne  doit  faire  ce  pas  définitif.  Il 
faut  être  catholique  et  fervent,  mais  aussi  homme  moderne,  sans 
parti  pris,  ni  préjugés,  ni  intransigeances  ". 

Dans  toute  cette  crise,  nous  avons  vainement  cherché  à  nous 
rendre  compte  de  l'attitude  exacte  de  M.  Maura,  le  chef  éminent  du 
parti  conservateur.  Les  correspondances  publiées  par  divers  jour- 
naux ne  nous  ont  pas  satisfait  sur  ca  point.  Il  semblerait  que  la 
situation  politique  de  M.  Maura  l'embarrasse  et  lui  impose  une  ré- 
serve qui,  de  loin,  semble  étrange.  Quoiqu'il  en  soit,  les  sectes 
révolutionnaires  continuent  à  l'honorer  de  leur  haine  implacable. 
Un  énergumène  vient  de  tirer  sur  lui  des  coups  de  revolver,  lui  in- 
fligeant une  grave  blessure  à  une  jambe. 

En  présence  des  événements  qui  se  déroulent  en  Espagne,  le 
Saint-Siège  ne  se  départ  pas.  de  sa  dignité  et  de  sa  prudence  dou- 
blée de  fermeté.  Il  proteste  contre  la  politique  jacobine  inaugurée 
à  Madrid  par  M.  Canalejas  ;  mais  en  même  temps  il  étudie  avec 
calme  quel  modus  vivendi  pourrait  être  établi,  spécialement  en  ce 
qui  concerne  les  congrégations.  Une  dépêche  de  Rome  annonçait 
récemment  que  le  Saint-Siège  avait  déjà  adopté  une  série  de  règles 
relatives  aux  ordres  religieux  espagnols,  prescrivant  certaines  limi- 
tations et  certaines  formalités,  et  démontrant  l'esprit  de  conciliation 
qui  anime  le  Vatican.  Mais  M.  Canalejas  essaie  de  dissimuler  tout 
cela,  pour  donner  le  change  et  représenter  le  pape  comme  un  vieil- 
lard intransigeant.  Lorsque  les  pièces  officielles  seront  publiées  on 
verra  de  quel  côté  sont  la  loyauté  et  la  largeur  d'esprit. 


188  LA  REVUE  CANADIENNE 

Au  Canada,  dans  l'ordre  politique,  le  fait  du  mois  a  été  l'élec- 
tion d'une  nouvelle  Législature  au  Manitoba.  Le  scrutin  a  eu  lieu 
le  11  juillet,  et  a  eu  pour  résultat  le  maintien  au  pouvoir  du  gou- 
vernement dont  M.  Roblin  est  le  chef,  par  une  majorité  de  douze  à 
quatorze  voix.  Les  conservateurs  et  les  libéraux  ont  à  peu  près 
conservé  leurs  positions  antérieures  au  scrutin. 

Thomas  CHAPAIS. 

Saint-Denis,  26  juillet   191  o. 


NOTES  BIBLIOGRAPHIQUES 


FEUILLES  VOLANTES  ET  PAGES  D'HISTOIRE,  par  M.  Ernest  Gagnon, 
de  la  Société  Eoyale  du  Canada,  à  Québec,  chez  Laflamme  et  ProuLv 
1910. 

Nous  n'avons  pas  à  présenter  aux  lecteurs  de  la  Revue  Canddienne 
l'érudit  et  attachant  écrivain  qu'est  M.  Ernest  Gagnon.  Il  est  depuis 
longtemps  l'un  de  nos  plus  dévoués  et  de  nos  plus  sympathiques  collabo- 
rateurs. Et  même,  ces  Pages  (Vhistoire,  dont  il  est  question  dans  1© 
nouveau  volume  qu'il  livre  'au  jjublic,  c'est  dans  notre  revue  qu'elles  ont 
d'abord  vu  le  jour.  Nous  avons  presque  du  chagrin  que  l'aimable  auteui"- 
n'ait  pas  jugé  à  propos  de  le  dire  à  ses  lecteurs.  C'était  pour  nous  si 
grand  honneur.  Nos  amis  connaissent  donc  la  haute  valeur  des  récits 
d'histoire  de  M.  Gagnon.  Ils  en  savent  aussi  l'attrait,  je  veux  dire  cette 
clarté  et  cette  aisance  de  style  qui  font  qu'en  lisant  M.  Gagnon  on  croirait 
toujours  l'entendre  causer.  Mais  si  c'est  déjà  cela  dans  les  Pages  d'Jiis- 
toire,  ce  l'est  bien  plus  encore  dans  les  Feuilles  volantes.  Quel  charme 
d'abandon,  de  grâce  et  de  distinction  !  Qu'il  nous  parle  de  ce  prince  russe 
—  un  vrai  prince  charmant  —  à  qui  il  fit  naguère  les  honneurs  du  pays, 
ou  du  château  de  notre  lieutenant-gouverneur.  Spencer  Wood,  et  de  sa  si 
riche  histoire,  ou  encore  des  voleurs  de  pois  de  1638  et  de  la  vieille  chaii- 
son  Bonhomme,  Bonhomme...  c'est  toujours  de  la  même  façon  alerte  et 
gaie  que  M.  Ernest  Gagnon  cause.  Et  il  sait  causer,  comme  on  ne  le 
sait  plus  guère  !  Ce  qu'on  devait  s'amuser  honnêtement  de  son  temps. 
Hélas,  il  n'est  plus  jeune,  M.  Ernest  Gagnon,  et  il  le  dit. . .  "Si  ces  pages 
fugitives  —  les  dernières  peut-être  que  j'offrirai  au  public. . .  "  J'espère 
bien  plutôt  que  la  Revue  Canadienne,  cher  Monsieur  Gagnon,  sera  encore 
à  l'honneur;  mais,  à  supposer  que  ces  feuilles  et  ces  pages  seraient  les 
dernières  tombées  de  votre  plume,  elles  vous  vaudront'  de  vivre  toujours 
dans  l'esprit  et  dans  le  coeur  de  ceux  qui  aiment  la  patrie  canadienne. 
Car,  comme  M.  de  Gaspé,  l'abbé  Casgrain  et  Pamphile  Lemay,  vous  reste- 
rez de  ceux  qui  ont  su  le  mieux  en  parler,  de  notre  patrie,  sans  éclat, 
avec  un  charme  pénétrant.  —  E.-J.  A. 


190  LA  REVUE  CANADIENNE 

SOBKE  Eï  KICHE,  par  M.  le  juge  Lemieux,   à   Québec,  Imprimerie   de 
VAction  Sociale,  1910. 

Il  y  a  toujours  eu  sans  doute,  depuis  l'établissement  du  christianisme, 
chez  les  fidèles  comme  chez  les  évêques  et  les  prêtres,  des  apôtres  de 
l'idée  qui  se  font  volontiers  le^s  chevaliers  des  grandes  causes.  Et  pour- 
tant, dans  notre  catholique  province  de  Québec,  le  fait  de  voir  des  laïques 
aller  prêchant  la  cause  de  la  tempérance  de  ville  en  ville  et  de  village  en 
village,  n'est  pas  sans  nous  surprendre  un  peu.  Nous  n'étions  pas 
habitués  à  cela.  Qui  dira  pourtant  que  ces  "  apôtres  laïques  "  ne  font 
pas  là  une  magnifique  et  très  utile  campagne?  M.  le  juge  Lemieux  est 
de  ceux-là.  Avec  M.  le  juge  Langelier  et  M.  Thomas  Chapais  dans  la 
région  de  Québec  —  et  de  même  M.  le  juge  Laf  ont  aine  et  M.  le  Dr  Dubé 
dans  celle  de  Montréal  —  on  les  a  vus  naguère  aller  porter  un  peu 
partout  la  bonne  nouvelle:  il  convient  d'être  sohre  si  l'on  veut  être 
rk-he,  riche  des  biens  de  cette  vie  et  des  promesses  de  l'autre.  La  plaquette 
de  70  pages  que  M.  le  juge  Lemieux  vient  d'éditer  à  Québec  n'est  en  somme 
qu'un  aperçu,  mais  combien,  attachant,  des  solides  et  fructueuses  idées 
qu'il  a  jetées  aux  foules  patriotes,  dans  une  multitude  de  conférences,  à 
travers  la  province.  Il  voyageait  d'ordinaire,  pour  ce  faire,  en  compagnie 
de  Mgr  Iloy,  de  Québec,  de  l'honorable  Thomas  Chapais  et  du  juge  François 
Langelier.  Tous  parlaient  dans  les  salles  publiques,  en  plein  air,  dans  les 
collèges  et  jusque  dans  les  églises.  Et  oui,  eux  laïques,  les  curés  leur 
ouvraient  les  portes  du  sanctuaire,  même  quand  Mgr  Roy  n'était  i)as  là. 
Et  pourquoi?  C'est  que  la  cause  qu'ils  défendaient,  ces  paladins  modernes, 
est  sacrée  tout  autant  qu'elle  est  patriotique.  Avec  nos  évêques,  ces  mes- 
sieurs comprennent  que  l'intempérance  est  chez  nous  un  vrai  danger 
national,  pour  ne  pas  dire  un  fléau.  Ils  le  comprennent  et,  conscients  de 
l'influence  et  du  prestige  que  leur  donne  une  position  sociale  élevée,  ils 
veulent  le  dire  et  ils  le  disent.  On  n'a  qu'à  lire  la  brochure  que  M.  le 
juge  Lemieux  intitule  de  deux  mots  significatifs  Sohre  et  Riche,  pour 
être  assuré  qu'il  dit  bien  ce  qu'il  veut  dire.  C'est  écrit  dans  une  langue 
accessible  à  tous,  facile,  coulante,  où  les  anecdotes  et  les  traits  abondent. 
C'est  la  bonne  manière  pour  être  lu  et  goûté  par  les  masses.  Du  reste, 
c'est  bien  là  la  manière  de  l'éloquent  juge.  Pour  qui  l'a  entendu,  sur  le 
hanc  et  dans  les  assemblées  patriotiques,  pour  qui  l'a  écoirté  dans  les 
entretiens  familiers  si  vivants  qu'il  donne  à  ses  amis,  à  le  lire  on  croirait 
le  voir  encore  à  d'oeuvre.  Sohre  et  Riche  mérite  d'être  lu  par  tous,  par 
les  sobres  et  par  les  riches  d'abord,  pour  qu'ils  s'affermissent  dans  la 
tempéranee  ;  et  aussi,  et  surtout. .  •  par  les  autres.  —  E.-J.  A. 


NOTES  BIBLIOGRAPHIQUES  191 

FLEURS  SAUVAGES,  joli  petit  volume  de  poésies,  imr  Atala  (Melle  Va- 
lois), chez  Beauchem'in,  à  Montréal,  1910. 
Il  est  toujours  délicat  d'apprécier  des  vers.  Pour  les  profanes,  c'est 
nn  peu  comme  de  la  musique?  Ils  nous  Bercent  et  nous  enchantent,  pourvu 
qu'ils  s'harmonisent  bien  et  du  rythme  et  de  la  rime,  sans  qu'on  sache 
toujours  pourquoi.  Il  ne  faudrait  pas  chercher  dans  le  coquet  recueil 
que  nous  donne  Atala,  un  plan  suivi  et  savant.  Non  pas  !  C'est  un 
oiseau  qui  chante  au  hasard  des  circonstances  et  au  caprice  du  senti- 
ment.      Elle  le  dit  quelque  part    : 

Je  ne  suis  qu'une  oiselle  à  l'envoi  téméraire. . . 

Mais  non,  j>ar  exemple,  il  n'y  a  là  aucune  témérité.  Car  les  circons- 
tances ou  le  caprice  qui  la  guident  n'ont  jamais  rien  que  de  noble,  de 
doux  et  pur.     Elle  connaît  admirablement 

Cette  soif  de  divin  qvii  dévore  nos  coeurs... 

Et,  dans  la  peine  comme  dans  la  joie,  pour  l'amour 
comme  ]X)ur  l'amitié,  sa  lyre  ne  vibre  jamais  qu'avec  noblesse 
et  dignité.  C'est  ce  dont  il  nous  convient  de  la  féliciter 
hautement.  Son  petit  volume  sera  bien  à  sa  place,  sur  la  table  d'hon- 
neur, partout  où  l'on  aime  les  belles  et .  douces  choses  qui  restent  dignes 
et  pures.  Je  ne  sais  pas  si  les  vers  sont  parfaits  toujours,  si  l'envolée 
constamment  se  soutient.  Je  ne  l'ai  pas  cherché.  J'ai  vu  que  la  pensée 
toujours  était  haute,  même  quand  elle  s'occupe  des  faiblesses  humaines, 
et  cela  m'a  suffit.  Combien  de  poètes,  x)lus' grands  qu'Atala  sans  doute, 
trouveraient  profit  à  méditer  ce  tercet  du  sonnet  "  à  quelqu'un  "  : 

De  l'aigle,   vous   avez   l'étonnante   envergure, 
Mais  son  oeil  qui  saisit  dans  sa  i*apide  allure 
Ce  qui  rend  les  oiseaux  fiers  et  forts,  l'avez-vous? 

Eh!  cetA  "  oeil  "  —  qui  n'est  pas  le  mauvais  oeil,  bien  sûr  —  je  crois 
qu' Atala  le  possède  et  qu'elle  s'en  sert.  —  E.-J.  A. 

#      *      # 

ORPHEUS  ET  L'EVANGILE,    Conférences  données  à  Versailles,  par  Mgr 
Pierre  Batiffol.     1  vol.  in-12  de  xi-284  pages.  Prix  :  3  f r.  —  Librairie 
Victor  Lecoffre,  rue  Bonaparte,  90,  Paris. 
Mgr  Batiffol  publie  dans  ce  volume  une  série  de  leçons  données  par 
lui  cet  hiver  à  Versailles,  sur  la  croyance  due  à  l'Evangile.    Le  choix  de  ce 
sujet  permettait  à  l'éniinent  historien  de  récrire,  en  le  réfutant,  le  chapi- 
tre qui  dans  VOrpheus  de  M.  Salomon  Reinach  est  consacré  à  l'histoire 


192  LA  REVUE  CANADIENNE 

êvangélique.  Sans  être  un  livre  <le  ix^lémique  directe,  l'oeuvre  de  Mgr 
Batiffoil  est  un  exposé  de  faits,  "  magistrailement  conduit  ",  a-t-on  dit 
déjà,  avec  en  notes  l'indication  des  erreurs  d'information  et  de  jugement 
commises  par  M.  Eeinacli.  Le  volume  OrpJbcus  et  VEvanglle  est  précédé 
d'une  très  belle  ilettre  de  Mgr  Gibier,  évêque  de  Versailles,  sous  les  auspi- 
ces de  qui  ces  conférences  furent  données  à  un  auditoire  d'environ  trois 
cents  messieurs  de  sa  ville  épiscopale. 


LES  MEEVEILLES  DE  LOUEDES,  par  l'abbé  J.  Bricout.     In-12  écu  de 
128    pages,    0.60,    franco    0.70.    —    P.    Lethielleux,    éditeur,    10,    rue 
(Cassette,  Paris   (6e). 
Dans  le  premier  chapitre — Deux  vamps  en  présence — ^l'auteur  montre 
que  beaucoup  de  savants  ou  de  littéi'ateur.s,  quand  il  s'agit  de  Lourdes, 
font  preuve  de  légèreté  ou  de  lâcheté,  et  que  l'attitude  des  croyants  est 
bien  phis  raisonnable.    Dans  le  deuxième  chapitre   —  Les  visions  de  Ber- 
nadette   —  il  établit  que  la  voyante  n'a  pas  été  suggestionnée  par  l'abbé 
Peyramaie  et  qu'elle  n'a  pas  été  hallucinée,  mais  que  la  Vierge  lui  a  réel- 
lement apparu.       Dans  le  troisième  chapitre  — ■  Les  guérisons  miraculeu- 
ses —  après  avoir  brièvement  exposé  les  faits,  il  insiste  sur  les  diverses 
explications  naturelles  que  l'on  .propose,  particulièrement  sur  la  sugges- 
tion, et  en  prouve  l'insuffisance.     Un  Index  alphabétique  et  une   Table 
analytique  des  matières  terminent  le  volume. 


LA  SAINTE  COMMUNION,  par  M.  le  chanoine  de  Gibergues,  supérieur 
des  missionnaires  Diocésains  de  Paris.  1  vol.  in-12,  broché.  Prix  :  1.50 
—    Librairie    générale    catholique,    ancienne    maison    Poussielgue, 
rue  Cassette,  15,  Paris. 
Après  quelques  vues  très  élevées  et  très  pieuses  sur  la  communiom  en 
général,  l'auteur  nous  donne  une  analyse  profonde  et  suggestive  des  mer- 
veilleux effets  de  la  communion  sacramentelle.   Suivent,  les  conseils  les 
plus  pratiques  sur  la  préparation,  l'action  de  grâces  et  la  journée  de  la 
communion.    Enfin,  les  récents  décrets  du  Saint-Père  sont  expliqués  avec 
la  plus  parfaite  clarté,  et  toutes  les  objections  contre  la  communion  quo- 
tidienne des  grandes  personnes  et  des  enfants  sont  réfutées  de  main  de 
maître.    Un  magnifique  chapitre  sur  la  communion  spirituelle  termine  ce 
bel  ouvrage. 


Noces  de  diamant  à  Joliette 


Fondation  et  développement.  —  Jubilé  de  diamant.  —  Appel.  —  Arrivée.  — 
Tentes  et  salle  du  banquet.  —  Réception  officielle.  —  Campagne.  — 
Cérémonies  religieuses.  —  Discours  au  banquet.  —  Souscriptions.  — 
Concert-causerie.  —  Distribution  des  prix.  —  Conclusion  pratique. 


I^E  Séminaire  de  Joliette,  à  l'occasion  de  son  jubilé  de  dia- 
^Ifi^  mant,  vient  d'ajouter  une  série  de  feuillets  mémorables  à 
'^^Sl^  ses  annales  déjà  célèbres.  Ces  pages  brilleront  d'un  vif 
éclat  et  elles  projetteront  sur  ses  soixante-quatre  ans  d'existence 
(1846-1910)  des  clartés  bienfaisantes  et  révélatrices. 

Ces  clartés,  il  est  bon  de  les  répandre  au  dehors,  voilà  pour- 
quoi sans  doute  la  Revue  Canadienne,  missionnaire  de  l'idée  natio- 
nale et  religieuse  au  Canada,  a  bien  voulu  solliciter,  pour  la  publi- 
cité, un  article  sur  les  fêtes  de  Joliette. 


L'honorable  Barthélémy  Joliette  (1789-1850),  en  bon  chrétien 
et  en  patriote  ardent  et  éclairé,  alluma  jadis  à  Joliette  deux  foyers 
lumineux,  où  la  religion  s'alimente,  et  où  se  renouvelle  sans  cesse  la 
vie  patriotique  et  scientifique.  Fondateur  en  1823  du  village  de 
l'Industrie  qui  devint  bientôt  Joliette,  il  éleva  d'abord,  en  1843, 
l'éorlise  paroissiale  mise  par  Mgr  Ignace  Bourget,  évêque  de  Mont- 
réal, sous  le  vocable  de  saint  Charles-Borromée,  patron  de  Mme  B. 
Joliette,  née  Marie- Charlotte  Tarieu  de  Lanaudière. 


194  LA  REVUE  CANADIENNE 

Mais  le  plan  de  M.  Joliette  n'était  ainsi  qu'à  moitié  réalisé  ;  la 
religion  avait  son  sanctuaire,  et  non  pas  la  science  ?  Il  fit  donc 
bâtir,  en  1845,  un  collège  en  pierre,  de  80  par  40  pieds,  à  deux  éta- 
ges, et  aussitôt,il  demanda  à  l'évêque  de  Montréal,son  ami,  d'en  con- 
fier la  direction  à  une  communauté  religieuse  pour  assurer  la  dura- 
bilité  de  son  œuvre. 

La  bénédiction  du  nouvel  édifice  eut  lieu  en  1846.  Mgr 
Prince,  évêque  de  Martyropolis,  coadjuteur  de  Montréal,  qui  prési- 
dait la  cérémonie,  finit  son  discours  par  ces  paroles  vraiment  pro- 
phétiques :  "  En  quittant  ce  collège,  j'emporte  dans  mon  cœur  la 
douce  pensée  qu'il  ne  cessera  pas  de  prospérer  et  qu'il  deviendra 
plus  tard  une  des  plus  florissantes  maisons  de  cette  province  ". 

En  attendant  la  communauté  religieuse  qu'il  devait  aller 
chercher  en  France,  Mgr  Bourget  plaça  dans  le  collège  naissant  trois 
séminaristes  à  la  tête  desquels  se  trouvait  M.  l'abbé  Zéphirin  Res- 
ther,  diacre,  qui  fut  ordonné  à  l'Industrie,  le  19  décembre  1846,  par 
Mgr  Rémi  Gaulin,  évêque  de  Kingston  et  curé  de  l'Assomption.  Ce 
jeune  prêtre,  devenu  plus  tard  le  Père  Resther,  des  Jésuites,  est 
resté  célèbre  par  ses  prédications  sur  la  colonisation.  Les  deux  au- 
tres, sous-diacres  à  ce  moment-là,  sont  aussi  bien  connus  :  M.  Nor- 
bert Barrette,  ancien  préfet  des  études,  puis  supérieur  du  collège  de 
l'Assomption,  chanté  sur  tous  les  tons  par  le  Père  Laçasse,  des  Oblats, 
et  M.  Joseph  Dequoy  décédé  à  la  cure  de  Contrecœur,  excellent 
caractère,  mais  "  prompt  comme  la  poudre  ".  Avec  eux  se  trouvait 
un  M.  Smith,  américain  proteatant,  qui  fut  baptisé  à  la  fin  de  mars 
et  prit  la  soutane  dans  les  premiers  jours  de  mai. 

"  M.  Joliette  eut  la  gloire  —  écrivait  le  regretté  Père  Beaudry, 
des  Viateurs  —  de  fonder  une  maison  d'éducation  sur  un  système 
jusque-là  inconnu  au  Canada,  c'est-à-dire  un  cours  classique  et 
commercial  combiné.  " 

Quarante-quatre  écoliers  vinrent,  dès  la  première  année,  se 
mettre  sous  la  direction  de  l'abbé  Resther  et  de  ses  collègues. 


NOCES  DE  DIAMANT  À  JOLIETTE  195' 

Entre  temps,  l'apostolique  évêque  de  Montréal  parcourait  la 
France  pour  y  trouver  des  communautés  enseignantes  dont  le 
besoin  se  faisait  vivement  sentir  à  cette  époque.  L'année  sui- 
vante, au  mois  de  mai,  Sa  Grandeur  arrivait  d'Europe  avec  des 
religieux  et  religieuses  de  Sainte-Croix  et  trois  •  Clercs  de  Saint- 
Viateur  :  les  Frères  Champagneur,  Bayard  et  Chrétien.  L'évêque  de 
Montréal  était  allé  à  Vourles,  près  de  Lyon,  chez  les  Clercs  de 
Saint-Viateur  fondés  par  l'abbé  Querbes,  curé  de  cette  paroisse. 
Dans  une  conférence  aux  religieux  sur  le  Canada  et  ses  missions,  il 
s'écria  :  "  Qui  d'entre  vous  veut  venir  au  Canada  ?  "  Et  tous  de  se 
lever  moins  un.  L'évêque  s'approche  de  cet  humble  religieux,  lui 
parle  et  finalement  lui  dit  :  "  C'est  vous  qui  viendrez  et  vous  serez 
le  supérieur  ".  —  "  Dieu  le  veut,  je  partirai  ",  répondit  le  Frère 
Oharapagneur.  C'était,  en  effet,  le  futur  provincial  du  Canada. 

Les  trois  religieux  arrivés  en  Canada  se  rendirent  aussitôt  à 
l'Industrie  ;  et  dès  l'automne  de  1847,  ils  prirent  la  direction  du 
collège  qui  est  encore  confié  à  leur  sollicitude. 

La  comparaison  avec  le  grain  de  sénevé,  tant  de  fois  utilisée 
depuis  Jésus-Christ,  est  seule  capable  de  faire  comprendre  ce  qu'ont 
été  les  humbles  commencements,  puis  les  succès  jamais  ralentis  du 
Collège  Joliette.  Une  fois  de  plus  le  monde  a  vu  que,  dans  le  champ 
du  divin  Agriculteur,  toutes  les  moissons  commencent  par  des 
grains  de  sénevé,  dont  la  nature  est  de  languir  avant  de  se  déve- 
lopper, de  fleurir  ensuite  et  de  porter  des  fruits. 

Maintenant  le  collège  devenu  séminaire  compte  plus  de  qua- 
rante professeurs  et  près  de  quatre  cents  élèves  ;  le  personnel  pri- 
mitif s'est  donc  tout  simplement  multiplié  par  dix.  Si  on  ajoute 
que  l'établissement,  dans  son  ensemble,  a  500  pieds  de  longueur  par 
60  de  largeur  et  cinq  étages,  on  constate  que  la  maison  de  M.  Jo- 
liette s'est  aussi  décuplée.     "" 

Aux  deux  fondateurs  déjà  nommés,  il  convient  d'en  joindre  un 
troisième  qu'on  peut  appeler  vraiment  le   "  Père  "    du  Collège   Jo- 


-196  LA  REVUE  CANADIENNE 

liette.  Je  veux  parler  du  Père  Cyrille  Beaudry,  des  Clercs  de  Saint- 
Vîateur.  —  M.  Joliette,  Mgr  Bourget  et  le  Père  Beaudry,  voilà  bien 
les  trois  hommes  à  qui  le  collège  doit  sa  naissance,  son  développe- 
ment et  son  plein  épanouissement. 

C'est  donc  avec  raison  et  infiniment  d'à-propos  que  M.  l'avocat 
Guibault,  maire  de  Joliette,  a  pu  dire,  dans  son  adresse  de  bien- 
venue, aux  fêtes  du  jubilé  :  "  L'œuvre  créée  par  Barthélémy  Jo- 
liette, bénie  par  le  saint  évêque  Bourget,  poursuivie  avec  un  zèle  et 
un  dévouement  admirables  par  l'Institut  des  Clercs  de  Saint- Via- 
teur,  se  manifeste  en  ce  jour  dans  tout  son  épanouissement  et  toute 
sa  splendeur  ".  Joliette  et  son  collège  ont  eu  la  même  fortune,  comme 
la  même  origine  ;  ils  ont  grandi  ensemble.  L'Industrie  eut  un  col- 
lège plus  modeste  ;  Joliette  eut  une  institution  plus  spacieuse,  mais 
il  était  réservé  à  la  ville  épiscopale  de  posséder  un  séminaire  qui, 
vraiment,  lui  fait  grand  honneur  ainsi  qu'à  son  premier  évêque, 
aux  Clercs  de  Saint-Viateur  et  à  tous  les  membres  de  la  famille 
joliettaine. 

II 

Ces  progrès,  ces  changements  et  ces  bénédictions  appelaient 
une  grande  fête.  On  le  devait  aux  fondateurs,  à  la  ville  de  Joliette, 
à  son  évêque,  à  l'Institut  des  Clercs  de  Saint-Viateur,  à  son  véné- 
rable et  vaillant  supérieur-général,  à  toute  cette  armée  de  prêtres, 
d'hommes  de  profession,  de  commerçants,  de  cultivateurs,  d'indus- 
triels et  d'humbles  ouvriers  qui  sont  sortis  de  l'Aima  Mater  mieux 
armés  pour  la  vie.  Aussi  nos  directeurs,  jamais  pris  en  défaut  pour 
le  tact,  la  bienveillance  et  la  tendresse,  avaient-ils  résolu  depuis 
longtemps  de  convier  la  nombreuse  famille  joliettaine  (près  de 
4,000  membres  dont  420  prêtres)  au  jubilé  de  diamant  du  Sémi- 
naire. 

A  une  fête  aussi  importante,  il  fallait  une  organisation  puis- 
sante et  forte,  active  et  dévouée  ;  on  la  forma  de  onze  prêtres  et  de 


NOCES  DE  DIAMANT  À  JOLIETTE  197 

<luatorze  laïques  qui,  repartis  en  treize  sous-comités,  "  ont  mené  leur 
œuvre  à  une  perfection  digne  de  tout  éloge  "  (Le  Père  supérieur). 
Mais,  on  le  comprend,  la  plus  lourde  tâche  s'accomplit  au  Séminaire 
où  tout  le  personnel  fut  longtemps  sur  pied,  pour  donner  à  ces 
fêtes  l'éclat  dont  elles  ont  brillé.  Ce  travail  gigantesque  reposait 
sur  trois  têtes,  celle  du  Père  supérieur,  celle  du  Père  préfet  et  celle 
du  Père  procureur,  et  il  serait  difficile  de  savoir  lequel  des  trois 
l'emporta  en  activité  et  en  besogne?  Ce  qui  est  certain,  c'est  que  les 
trois  ne  se  sont  guère  épargnés,  eux  et  les  leurs,  pour  que  tout  fût 
à  point. 

III 

Quand  tout  fut  prêt,  on  nous  appela  par  ces  mots  bibliques  : 
Omnia  parata  sunt  —  venite  ad  nuptias.  Le  Père  supérieur,  en 
capitaine  habile,  fit  intervenir  le  défunt  Père  Beaudry,  qui  fut  si 
aimé  de  tous.  Il  prit  comme  le  son  de  sa  voix  et  se  servit  de  ses 
propres  paroles  :  "  Venez  revoir  et  votre  splendide  sanctuaire  du 
Sacré-Cœur,  confident  de  vos  saintes  aspirations,  et  vos  salles 
d'études  et  de  jeux,  témoins  de  vos  efforts  intellectuels  ou  de  vos 
bruyantes  récréations,  et  votre  cour  spacieuse,  ombragée,  ver- 
doyante, qui  semble  avoir  gardé  quelque  chose  de  vos  joyeux  entre- 
tiens et  de  vos  douces  confidences.  Venez  revivre  les  heures  déli- 
<;ieuses  d'un  passé  plein  d'enthousiasme,  et  reprendre  les  conversa- 
tions suspendues  à  votre  sortie  du  collège  " .  .  . . 

"  Venez,  continuait  le  Père  Koberge,  venez  jouir  des  nouvelles 
améliorations,  au  moins  en  ces  quelques  jours  d'agapes  fraternelles. 
Maintenant  que  tout  est  prêt,  venez  aux  noces.  Venez  aux  noces 
du  souvenir  où  les  soixante-quatre  générations  joliettaines  vont  se 
mêler,  s'unir,  afin  de  revivre,  au  moins  pendant  quelques  heures, 
les  joies  du  jeune  âge.  " 

Les  deux  puissantes  compagnies  du  Pacifique  et  du  Grand- 
Nord,   à  l'occasion   des  noces  du  Séminaire,  oftnrent  d'organiser 


198  LA  REVUE  CANADIENNE 

chacune  un  convpi  spécial  de  Montréal  à  Joliette  ;  de  plu» 
elles  en  firent  des  trains  de  gala,  ornant  les  locomotives  et  lès 
wagons  de  drapeaux,  de  tentures  et  de  banderôlles  aux  cou- 
leurs réjouissantes  et  qui  disaient,  dans  leur  langage,  à  tous  les 
braves  cultivateurs  sur  les  terres  desquels  nous  passions,  que  le» 
membres  d'une  même  famille  s'en  allaient,  le  cœur  joyeux,  à  l'appel 
de  leur  mère,  à  la  grande  fête  du  souvenir.  Le  Père  Morin  et  se» 
assistants  s'étaient  portés  à  la  rencontre  des  anciens  jusqu'à  Mont- 
réal. Durant  le  trajet,  ils  remirent  à  chacun  un  insigne  de  fête,^ 
les  armes  de  la  maison  et  un  billet  de  logement  pour  le  temp» 
des  noces.  De  cette  façon,  à  l'arrivée  au  Séminaire  chacun  eut 
"  bon  souper,  bon  gîte  et  le  reste  ". 

JNN.  SS.  Bruchési,  Racicot,  Latulippe  et  Dom  Antoine,  abbé 
mitre  des  Cisterciens  d'Oka,  arrivèrent  par  le  Pacifique,  tandis  que 
le  Grand-Nord  amenait  de  Québec  le  lieutenant-gouverneur  de  la 
province,  Sir  A.-P.  Pelletier,  et  son  aide-de-camp.  Le  joyeux  caril- 
lon de  la  cathédrale  salua  l'arrivée  de  ces  dignitaire  de  l'Église  et 
de  l'État  qui  furent  reçus  à  l'évêché  par  Mgr  l'évêque  et  les  mem- 
bres de  son  chapitre. 

IV 

La  fanfare  du  Séminaire,  les  élèves  actuels  escortés  d'une 
troupe  de  soldats  et  d'une  escouade  d'anciens  et  de  citadins  se  pres- 
saient à  la  gare  du  Pacifique  puis  à  celle  du  Grand-Nord,  pour  sou- 
haiter la  bienvenue  aux  nombreux  arrivants.  Après  les  saluts  don- 
nés, les  accolades  d'usage  et  les  joyeuses  poignées  de  mains,  les 
rangs  se  forment  et  l'on  s'engouffre  dans  le  pont  jeté  sur  la  rivière 
de  l'Assomption,  décoré  pour  la  circonstance  de  banderôlles  avec 
ces  mots  :  Soyez  les  bienvenus  !  On  passe  bientôt  devant  la  statue 
de  M.  Joliette. 

L'on  sait  que  le  fondateur  de  la  prospère  et  jolie  ville  a  sa 
statue  à  deux  pas  de  son  manoir,  transformé  en  couvent  de  la  Coji- 


NOCES  DE  DIAMANT  À  JULIETTE  199 

grëgation   Notre-Dame,    A   sa   mort,  en  1850,  un  de  ses  nombreux 
protégés,  M.  N.  Barrette,  avait  écrit  :  Il  faut  un  monument.  ... 

Qu'on  y  grave  ces  mots  :  "  Par  son  noble  courage 
Il  a  fondé,  fait  croître  et  fleurir  ce  village  ". 

Puis  en  1874,  M.  l'abbé  Joseph  Bonin,  par  sa  Biographie  de 
Vhon.  B.  Juliette,  élevait  à  l'illustre  défunt  un  monument  plus 
durable  que  l'airain  —  aère  perennius.  Enfin  le  monument  tant 
désiré  surgit,  à  côté  de  l'antique  manoir  seigneurial,  dans  un  joli 
jardin  public.  Il  fut  dévoilé  le  30  septembre  1902,  dans  une  fête 
mémorable.  Sur  le  piédestal  de  la  statue  on  lit  la  date  de  la  mort 
du  grand  citoyen  :  21  juin  1850.  Par  une  coïncidence  assez  curieuse, 
le  même  jour,  cette  année,  à  Joliette,  on  ouvrait  le  jubilé  de  diamant 
du  Collège  et  l'on  commémorait  le  soixantième  anniversaire  de  la 
mort  de  son  fondateur. 

Les  autorités  municipales  espéraient  qu'à  l'occasion  des  fêtes 
jubilaires  du  séminaire  de  Joliette,  "  les  citoyens  de  cette  ville 
se  feraient  un  devoir  de  décorer  et  d'illuminer  leurs  demeures  et 
places  d'affaires,  de  nettoyer  et  de  ratisser  les  rues  ".  Elles  ne 
furent  pas  déçues,  car  Joliette  avait  mis  sa  plus  belle  parure  et  ses 
plus  attrayants  atours.  C'était  partout  comme  dans  la  rue  Saint- 
Joseph,  à  Québec,  aux  fêtes  du  troisième  centenaire  et  de  Mgr  de 
Laval,  en  1908.  Pour  ajouter  encore  à  la  solennité  des  fêtes,  Son 
Honneur  le  maire  de  Joliette,  par  proclamation  du  16  juin,  décla- 
rait le  '22  juin  1910  jour  de  fête  civique. 

Ce  fut  un  délire  d'enthousiasme  quand  apparut  le  Séminaire, 
avec  sa  façade  imposante  que  la  plupart  des  anciens  n'avaient  pas 
encore  vue.  On  arrivait  aux  noces  du  souvenir,  les  uns  courbés 
déjà  sous  le  poids  de  la  vie,  mais  l'âme  joyeuse  comme  aux  jours 
d'antan  ;  les  autres  ayant  à  peine  eu  le  temps  d'enlever  la  ceinture 
verte    mais  dignes,  graves,  sévères  et  déjà  "  anciens  ".    Tout ,  fut 


200  LA  REVUE  CANADIENNE 

bientôt  envahi  :  corridorsj  coins,  salles  et  parterres  ;  c'était  chez 
tous  la  même  curiosité  avide  et  affectueuse  d'enfants  qui,  après  une 
longue  absence,  parcourent  les  diverses  pièces  de  la  demeure  pater- 
nelle. Mais  l'absence  "  qui  est  le  plus  grand  des  maux  "  cesse  et 
l'on  peut  dire  de  cette  famille  d'écoliers  ce  que  La  Fontaine  a  dit 
des  deux  pigeons  : 

Voilà  nos  gens  rejoints  ;  et  je  laisse  à  juger 
De  combien  de  plaisirs  ils  payèrent  leurs  peines. 

Comme  signe  de  ralliement,  le  vieux  Collège  donne  à  chacun 
de  ses  enfants  un  programme  des  fêtes,  et  l'insigne  de  soie  blanche 
sur  lequel  sont  imprimées  les  armes  nouvelles  du  Séminaire,  ainsi 
que  le  Blason  en  métal  émaillé,  portant  la  devise  adoptée  Lahore 
et  caritate.  Heureux  souvenir  que  plus  tard  peut-être  on  retrouvera 
dans  ses  cartons  toujours  imprégnés  d'un  doux  parfum  !  Le  Sémi- 
naire vient  donc  d'adopter  un  blason  et  c'est  bien  fait.  Jusqu'ici 
on  s'était  contenté  des  armes  de  la  communauté  des  Clercs  de  Saint- 
Viateur,  avec  le  Sinite  parvulos  venire  ad  me  ;  mais  à  l'occasion 
des  noces  de  diamant  la  maison  se  choisit  un  blason,  des  armes  et 
une  devise.  Ce  sera  la  devise  des  élèves  actuels  et  celle  aussi  des» 
anciens.  Elle  poussera  les  uns  et  les  autres  à  s'illustrer,  au  collège 
et  dans  le  monde,  par  "  le  travail  et  la  charité  "  Lahore  et  caritate. 

Le  Père  Roberge  dans  son  discours  au  banquet  nous  faisait 
toucher  du  doigt  l'utilité  et  admirer  la  signification  de  cet  écu  du 
Séminaire,  écartelé  en  sautoir,  avec  le  Sacré-Cœur  en  chef,  une 
ruche  d'abeilles  à  dextre,  l'évangile  ouvert  à  sénestre  et,  en  pointe, 
le  monogramme  des  Clercs  de  Saint- Viateur.  "  A  cette  nouvelle 
étape  de  notre  existence  —  disait-il  —  nous  sommes  résolus  à 
toutes  les  initiatives,  à  tous  les  labeurs  pour  nous  rendre  à  vos 
désirs,  messeigneurs  et  messieurs  les  anciens  élèves  ;  et,  répondant 
à  l'idée  de  notre  blason,  à  faire  du  Séminaire  de  Joliette  une  ruche 


NOCES  DE  DIAMANT  À  JOLIETTE  .        201 

ardente  et  intimement  unie  dans  la  charité  du  Sacré-Cœur,  una 
ruche  d'où  s'envoleront,  pour  les  luttes  de  demain  et  la  gloire  de 
l'Eglise  et  de  la  patrie,  de  nombreux  essaims  puissamment  préparés 
et  bien  décidés  à  faire,  avant  tout,  régner  le  Christ-Roi  dans  les 
âmes  et  sur  la  société.  " 


Deux  tentes  immenses  s'élevaient  gracieusement  au  fond  de  la 
cour,  à  la  lisière  du  bois  de  M.  Lajoie  ;  c'était  une  salle  de  banquet 
et  une  salle  de  séance,  deux  choses  qui  ne  manquent  jamais  à  ces 
sortes  de  fêtes,  où  le  corps  et  l'âme  ont  également  besoin  de  nourri- 
ture. La  salle  du  banquet,  avec  un  diamètre  de  175  par  125  pieds, 
pouvait  facilement  contenir  2,000  personnes  à  table.  C'était  une 
tente  flambante  neuve,  toute  fraîche  de  blancheur,  commandée 
pour  les  fêtes  du  Congrès  Eucharistique,  mais  étrennée  par  Joliette. 
Soixante  et  quinze  tables  avaient  pu  être  dressées  dans  la  vaste 
enceinte,  à  part  l'immense  table  d'honneur  mise  dans  le  pourtour 
de  la  tente  et  à  laquelle  devaient  s'asseoir  les  invités  spéciaux 
et    es  membres  du  Comité  général.  " 

Il  devait  donc  y  avoir  un  banquet.  Ainsi  le  veut,  pour  toute 
fête  complète,  une  coutume  très  respectable  et  très  ancienne.  Il  est 
difficile  en  effet  de  se  figurer  une  réunion  de  famille  sans  un  repas 
principal  pris  en  commun.  Et  je  crois  bien  que  la  mode  n'en  est  pas 
près  de  s'éteindre.  Le  Séminaire  de  Joliette  se  donna  bien  garde  de 
manquer  à  cet  usage  antique  et  solennel  et  de  priver  ses  fils  de  l'exer- 
cice le  plus  joyeux  d'une  fête  de  famille.  C'est,  en  effet,  une  pierre  à 
deux  coups,  car  en  même  temps  qu'on  flatte  le  palais  et  qu'on  res- 
taure l'estomac,  on  ranime  dans  les  cœurs  la  flamme  qui  paraissait 
éteinte,  elle  jaillit  des  chocs  de  l'amitié  que  l'occasion  fait  renaître  et 
se  trahit  au  loin  par  des  rires,  des  vivats  et  des  acclamations.  Le  ser- 
vice était  assuré  par  toute  une  cohorte  d'élèves  improvisés  garçons 


202  LA  REVUE  CANADIENNE 

de  table,  sous  la  direction  de  soixante  et  quinze  professeurs  ou  reli- 
gieuXjSOumis  eux-mêmes  à  l'ordre  d'un  généralissime,  M. l'abbé  Avilu 
Roeh,  professeur  de  philosophie  au  Séminaire.  Un  échevin  de 
Montréal  disait  :  "  Dans  ma  longue  carrière  municipale  et  civile,  je 
n'ai  jamais  vu  pareil  succès,  comme  préparation,  variété  des  ali- 
ments et  service  des  tables  ".  —  "  Ce  fut  —  écrivait  l'Etoile  du 
Nord  —  l'un  des  plus  beaux  banquets,  au  point  de  vue  du  nombre 
et  de  la  condition  sociale  des  convives,  qui  aient  été  donnés  dans  la 
province  de  Québec.  " 

"  De  l'aveu  général,  en  effet,  le  banquet  a  été  de  tout  point 
splendide,  non  seulement  par  son  appareil  extérieur,  si  irréprocha- 
ble jusque  dans  ses  détails  les  plus  infimes,  mais  surtout  par  la 
franche  cordialité  qui  réunissait  tous  les  convives  dans  un  même 
sentiment  de  fraternité.  C'est  là  proprement  le  succès  d'un  festin. 
Sans  cette  unanimité  de  vues  et  de  pensées,  les  décorations  les  plus 
magnifiques  n'offrent  que  le  vain  étalage  d'une  joie  factice  et  d'une 
gaieté  de  commande.  Oui,  il  y  avait  de  la  vie  dans  ces  agapes  de 
famille  :  les  lazzis  et  les  joyeux  propos,  ces  aimables  auxiliaires  de 
la  bonne  digestion,  éclataient  de  toutes  parts  avec  une  verve  et  une 
pétulance  sans  rivales,  les  francs  éclats  de  rire  dominaient  le  bruit 
des  assiettes  et  poétisaient  même  le  sourd  cliquetis  des  armes  paci- 
fiques mp,niées  avec  bravoure  par  des  centaines  de  convives  (1,500)". 
Ainsi  parlait  le  Père  Peemans  du  banquet  de  1878  ;  ainsi  pourrions- 
nous  répéter,  nous  aussi,  du  banquet  de  1910.  Force  nous  sera  de 
revenir,  sinon  au  banquet,  du  moins  aux  discours  qu'on  y  prononça. 


VI 


C'est  dans  la  tente  attenant  à  celle  du  banquet  qu'eut  lieu, 
après  le  souper  auquel  chacun  venait  de  faire  honneur,  l'assemblée 
de  la  famille  joliettaine  pour  la  réception  officielle  et  les  compli- 
ments d'usage.  Deux  adresses  et  un  discours   seulement   firent   les 


NOCES  DE  DIAMANT  À  JOLIETTE  203 

frais  de  cette  séance.  Le  Père  Roberge,  supérieur,  et  M.  le  maire 
Guibault  souhaitèrent  aux  anciens  élèves  la  bienvenue  au  Sémi- 
naire et  dans  la  ville  de  Joliette,  puis  Son  Honneur  le  Juge  Mer- 
cier, de  Beauharnois,  répondit  au  nom  des  anciens  à  ces  deux 
adresses. 

Comme  le  faisait  remarquer  quelqu'un  :  "  Rien  de  petit,  de 
faible,  ni  de  mesquin  n'a  été  remarqué  dans  les  préparatifs  de  ces 
fêtes  ;  mais  tout  fut  grand  et  tous  ceux  qui  ont  pris  la  parole  à  ces 
noces,  ont  fait  honneur  aux  organisateurs  et  aux  invités". 

Le  Père  supérieur  souhaite  d'abord  la  bienvenue  à  ses  hôte?. 
Avec  une  grande  élévation  de  pensée  et  de  forme,  il  adresse  des 
paroles  pleines  de  gratitude  émue  à  Mgr  ArchambeauU,  à  Mgr 
Bruchési,  aux  autres  évêques,  au  lieutenant-gouverneur,  au  Père 
Robert,  vicaire-général  de  l'Institut  des  Clercs  de  Saint- Viateur, 
enfin  à  tous  ceux  qui  honorent  aujourd'hui  Joliette  de  leur  pré- 
sence. Aux  anciens  élèves,  il  parle  le  langage  vibrant  de  l'amitié. 
"  A  la  vue  de  ces  murs  qui  ont  protégé  votre  enfance  —  dit-il  — 
redevenez  jeunes.  UAlma  Mater  vous  tend  amoureusement  les 
bras,  elle  presse  chacun  de  vous  sur  son  sein  avec  une  émotion  bien 
vive  et  offre  à  tous  le  chaud  baiser  de  l'affection  maternelle.  " 

M.  le  maire  Guibault  est  aussi  à  la  hauteur  de  sa  tâche  et  son 
adresse  est  remarquable  de  concision,  de  chaltur  et  de  vie.  "  Aux 
anciens  professeurs  et  élèves  —  dit- il  —  j'offre  de  nouveau  le  droit 
de  cité  dans  cette  ville,  où  nous  les  saluons  comme  des  frères.  Tout 
ancien  élève  de  ce  collège  n'a-t-il  pas  deux  patries  :  la  sienne  et 
puis  Joliette  ?  Dressez  vos  tentes  sur  ce  sol.  Le  repos  est  doux 
après  le  travail  et  la  lutte,  et  la  victoire  demande  des  hymnes  d'al- 
légresse. " 

Le  juge  Mercier  prend  la  parole.  Après  avoir  évoqué  des 
souvenirs  bien  doux  et  des  noms  bien  chers,  il  trace  un  magni- 
fique tableau  de  l'Etat  marchant  au  bras  de  la  Religion.  Il  soulève 
de  chaleureux  applaudissements   en    proclamant   que   "  la  grande 


204  LA  REVUE  CANADIENNE 

ombre   du   Père  Beaudry   plane   avec   complaisance   au-dessms  de 
nous  ". 

VII 

Il  était  neuf  heures  et  le  programme  portait  ces  mots  magi- 
ques pour  tout  écolier  :  campagne  générale,  c'est-à-dire  promenade 
de  tous  les  élèves  à  travers  les  rues  de  la  ville  illuminée.  Ce  fut  l'é- 
vocation des  campagnes  d'autrefois,  avec  pourtant  quelques  varian- 
tes ?  Jadis  elles  n'avaient  lieu  qu'en  plein  jour,  au  moment  où  le 
soleil  brille  ;  ce  soir,  c'est  encore  le  jour,  mais  un  jour  factice,  si  lumi- 
neux soit-il  : 

Voici  l'heureuse  nuit  qui  précède  la  fête. 
Par  des  feux  redoublés,  elle  imite  le  jour. 

Campagne  !  Gumpagne  !  répètent  quinze  cents  voix.  C'est  un 
brouhaha  indescriptible.  Chacun  cherche  son  homme.  Enfin  deux  _ 
rangs  se  forment,  mais  d'ordre,  point  du  tout  !  Les  grands  ont  pris 
les  devants,  les  m,oyens  sont  derrière,  les  petits  sont  semés  partout  ? 
Une  véritable  décadence  de  l'art  !  On  nous  assure  qu'un  habile 
maître  de  salle  d'autrefois  a  cru  en  contracter  une  maladie. 

L'illumination  est  incomparable,  éblouissante,  supérieure  à 
celle  de  1878,  de  1897  et  de  1904.  "  Rien  ne  fut  épargné  —  écrit 
Y  Étoile  du  Nord  —  dans  les  préparatifs  de  cette  grande  fête. 
Jamais  notre  ville  ne  vit  des  décorations  aussi  variées  et  aussi 
réussies.  "  Les  principaux  points  d'attraction  étaient  la  cour,  le 
séminaire,  le  noviciat,  la  cathédrale,  l'évêché,  l'académie  de  Saint- 
Viateur,  l'Hôtel-de- Ville,  les  marchés,  plusieurs  résidences  enfin 
parmi  lesquelles  je  ne  citerai  que  celle  de  Mgr  P.  Beaudry,  vicaire - 
général.  Ce  vénérable  prélat,  un  de  nos  doyens,  empêché  par  la  ma- 
ladie de  se  joindre  à  nous,  prit  part  pourtant  à  la  cawipa^ne  générale 
du  haut  de  son  balcon  où,  assis,  il  regardait  passer  bq^  jeunes  frères. 


NOCES  DE  DIAMANT  À  JULIETTE  205 

Au  retour,  le  spectacle  de  la  façade  en  feu  nous  apparut  imposant 
et  attendrissant.  Car  le  vénérable  disparu,  le  Père  Cyrille  Beaudry, 
dans  un  "cœur"  aux  vastes  proportions  (comme  le  sien)  et  aux  mille 
lumières,  souriait  à  la  foule.  Tel  autrefois  il  nous  accueillait  au 
seuil  de  sa  maison.  Au  sommet,  le  calice  et  l'hostie,  au  centre  le 
Père  Beaudry  avec  ce  mot  Bienvenue  et  plus  bas  Honneur  à 
l'Ange  de  l'Église  de  Juliette. 


VIII 


Chacun  des  jours  de  nos  fêtes  devait  s'ouvrir  par  un  chant  de 
reconnaissance  au  Très-Haut  et  par  une  prière  pour  nos  frères 
disparus. 

L'aurore  d'un  jour  mémorable,  le  premier  et  le  plus  solennel 
des  trois,  se  levait.  Il  faisait  beau,  frais,  clair,  un  vrai  jour  de  fête  ! 

A  9.30  heures,  la  messe  pontificale,  célébrée  par  l'évêque  de 
Joliette,  commence  à  la  cathédrale,  qui  est  bondée  d'anciens  élèves. 
Mgr  l'archevêque  de  Montréal  occupe  un  trône  spécial  vis-à-vis 
celui  du  célébrant,  tandis  que  sur  des  prie-Dieu  d'honneur  prennent 
place  NN.  SS.  Emard,  Racicot,  Latulippe  et  le  R.  P.  Dom  Antoine, 
abbé  d'Oka.  Cinq  places  réservées  ont  été  données  à  Sir  A.-P. 
Pelletier,  à  son  aide-de-camp,  à  M.  Tellier  comme  président  des 
fêtes,  à  M.  Charles  de  Lanaudière  et  à  Mme  N.  Neilson  (née  Alice 
de  Lanaudière),  représentants  de  la  famille  seigneuriale  de 
Mme  Joliette. 

Pour  obéir  au  désir  de  Pie  X,  les  organisateurs  avaient  décidé 
de  chanter  la  messe  de  second  ton,  à  deux  chœurs,  sous  la  direction 
de  M.  le  notaire  Hector  Beaudoin  :  d'un  côté,  les  élèves  à  l'orgue, 
de  l'autre,  tous  les  anciens  prêtres  et  laïques,  remplissaient  d'une 
voix  puissante  le  chœur  et  la  vaste  nef. 

M.  l'abbé  Arthur  Lesieur,  curé  de  Sainte- Geneviève  de  Cham- 
plain,  diocèse  des  Trois-Rivières,  fit  le  sermon  de  circonstance.    La 


206  LA  REVUE  CANADIENNE 

Patrie  avait  annoncé  :  "  On  peut  s'attendre  à  une  vibrante  et 
chaleureuse  allocution  ".  Elle  fut  l'une  et  l'autre.  "  Le  peuple  cana- 
dien,se  demande  l'orateur,  a-t-il  réalisé  le  rêve  religieux  et  patrioti- 
que que  nos  pères  ont  caressé  à  son  berceau  ?  "  Après  avoir  fait 
une  revue  sommaire  des  hautes  vertus  de  nos  ancêtres  et  du  noble 
dévouement  de  nos  missionnaires,  il  s'arrête  aux  maux  qui  mena- 
cent notre  avenir,  surtout  à  la  librepansée  et  à  l'école  neutre. 

Le  second  jour  s'ouvrit  par  la  grande  cérémonie  funèbre  qui, 
encore  une  fois,  nous  réunit  à  la  cathédrale  où  Mgr  J.-M.  E-nard, 
évêque  de  ValleyfielJ,  chanta  un  service  solennel  pour  nos  défunts. 
Ici  léchant  mérite  une  mention  spéciale,  sartout  le  cantique  final  à 
saint  Viateur,  exécuté  à  l'emporte-pièce  par  la  masse  de  toutes  les 
voix,  qui  remua  profondément  nos  âmes  d'écoliers. 

On  remarqua  aussi  et  on  admira  beaucoup  la  superbe  illumi- 
nation du  maître-autel  de  la  cathédrale.  Cependant  que  les  yeux 
reconnaissaient  avec  attendrissement  l'ancien  tableau  de  la  vieille 
église,  installé  par  Mgr  Beaudry  au  rétable  de  l'autel  :  Saint 
Charles  Borromée  donnant da  communion  aux  pestiférés  de  Milan. 
Oh  !    les   vieux   tableaux  !    Le   cœur   aussi  vite  que  les  yeux  les 

reconnaît  ! 

A.-C.   D. 

À   SUIVBE. 


Le  Nord=Ouest  canadien  après  la  conquête 

(1760  à  1784) 


jES  notes  qui  vont  suivre  se  rapportent  à  cette  période  de 
notre  histoire,  qui  s'est  écoulée  depuis  la  conquête  jusqu'à 
t^i3»  la  formation  de  la  Compagnie  du  Nord- Ouest.  La  création 
de  cette  dernière  compagnie,  et  ses  luttes  avec  la  Compagnie  de  la 
Baie  d'Hudson,  constituent  une  autre  étape  de  l'histoire  du  Nord- 
Ouest,  que  je  choisis  pour  point  d'arrêt  de  cette  étude. 

La  guerre  et  la  traite  n'ont  jamais  fait  bon  ménage  ensemble. 
La  chasse  à  l'homme  exige  trop  d'énergie  et  de  fatigue  et  est  une 
besogne  trop  absorbante  pour  laisser  des  loisirs  pour  la  chasse  au 
gibier.  Ce  qu'on  accorde  à  l'un  est  nécessairement  retranché  à 
l'autre.  D'ailleurs  le  transport  des  fourrures  de  l'Ouest,  à  travers  la 
moitié  d'un  continent,  devenait  une  entreprise  trop  périlleuse  et 
trop  risquée  en  semblable  circonstance. 

La  prise  d'une  flottille  de  canots  chargés  des  pelleteries  de 
toute  une  saison,  pouvait  ruiner  du  coup  traiteurs  et  équippeurs. 
La  condition  sine  qua  non  du  succès  pour  les  trappeurs  était  donc 
la  paix.  On  aurait  pu  leur  appliquer  ce  vers  du  poète  latin  si  bien 
connu,  en  y  apportant  une  légère  variante  :  Cédant  arma  pelli. 

Pendant  une  période  de  quinze  ans  (1755-1770)  le  pays  situé  à 
l'ouest  du  lac  Supérieur  fut  virtuellement  abandonné  par  les  blancs. 

Les  anciens  officiers  en  retraite,  porteurs  de  permis  exclusif  de 
faire  le  commerce  des  fourrures,  rentrèrent  dans  les  rangs  et  volè- 
rent au  secours  de  la  colonie  débordée  de  toutes  parts  par  les  ar- 
mées anglaises.  On  prétend  que  des  bandes  de  Sauteux  du  lac  La 
Pluie  suivirent  les  commandeurs  qui  les  visitaient  et  combattirent 


208  LA  REVUE  CANADIENNE 

pour  le  drapeau  français  sous  les  murs  du  fort  du  Détroit.  Le  sou- 
lèvement des  Sauvages,  sous  le  vaillant  Pontiac,  pour  répousser 
l'invasion  des  blancs  dans  leur  territoire,  répandit  la  terreur  sur  les 
rivages  de  nos  grands  lacs  et  ce  ne  fut  qu'en  1766  que  l'on  put  res- 
pirer librement  et  songer  de  nouveau  à  exploiter  les  trésors  du 
Nord-Ouest. 

Il  suit  donc  de  ce  qui  précède  que  le  commerce  des  fourrures 
sur  les  bords  de  la  Rivière- Rouge  et  de  la  Saskatchewan,  subit  un 
moment  d'arrêt,  lors  de  la  conquête. 

La  Compagnie  de  la  Baie  d'Hudson  en  profita  ;  car  les  Sau- 
vages ne  voyant  plus  venir  les  Français  au  milieu  d'eux,  reprirent 
naturellement  la  route  de  la  mer,  qu'ils  avaient  négligée  depuis  la 
découverte  de  l'Ouest  par  les  Français.  Les  forts  de  La  Vérendrye 
et  de  ses  successeurs  tombèrent  en  ruines  ou  furent  incendiés  par 
l'imprévoyance  des  Sauvages.  Après  le  départ  des  Français,  les 
Sauvages  aimaient  parfois  à  s'arrêter  aux  postes  de  la  rivière  Sou- 
ris et  du  lac  du  Cygne,  où  les  missionnaires  jésuites  leur  avaient 
ouvert  les  yeux  à  la  lumière  de  l'Evangile.  Un  certain  nombre 
avaient  été  baptisés  à  l'un  de  ces  endroits  ou  au  fort  La  Reine,  et 
ces  souvenirs  les  touchaient  jusqu'aux  larmes.  Souvent  ils  ve- 
naient s'agenouiller  auprès  de  l'humble  hutte  en  bois,  où  naguère 
le  prêtre  avait  célébré  les  saints  mystères  et  murmuraient  les  priè- 
res qu'ils  avaient  apprises  de  ces  apôtres  de  la  foi.  Ils  espéraient 
qu'un  jour,  ces  hommes  de  Dieu,  qui  leur  avaient  enseigné  à  aimer 
leur  Créateur  et  leur  prochain  et  à  observer  les  lois  de  la  morale, 
reviendraient  au  milieu  d'eux  pour  continuer  leur  œuvre  d'évangé- 
lisation.  Plusieurs  de  ces  Sauvages,  d'après  ce  que  rapporte  la  tra- 
dition, baptisèrent  leurs  enfants  avant  de  mourir,  par  crainte  qu'ils 
n'eussent  pas  d'autre  occasion  de  devenir  chrétiens. 

On  constate  ici  un  fait  remarquable  et  qu'il  est  bon  de  noter 
en  passant.  Les  Sioux  qui  habitaient  le  Minnesota  et  le  Dakota, 
toujours  en  guerre  avec  les  Cris,  leurs  voisins  du  Nord,  ne  pouvant 


LE  NORD-OUEST  CANADIEN  (1760  à  1784)  209 

traverser  le  pays  ennemi  pour  aller  traiter  à  la  Baie  d'Hadson, 
éprouvèrent  de  sérieuses  difficultés  à  se  procurer  de  la  poudre  et  des 
fusils.  Ils  se  virent  contraints  de  reprendre,  pour  le  moment,  les 
arcs  et  les  flèches  tout  comme  leurs  ancêtres.  Ce  recul  vers  les 
anciennes  habitudes  de  la  tribu,  fut  suivi  d'une  recrudescence  dans 
l'augmentation  de  la  population,  qui  continua  à  s'accentuer  pen- 
dant toute  la  période  que  couvrit  cette  famine  de  poudre,  pour  dis- 
paraître au  retour  des  traiteurs.  Malgré  le  développement  numéri- 
que de  la  population,  les  Sioux  se  voyant  incapables  de  combattre, 
sur  un  pied  d'égalité,  avec  leurs  ennemis  héréditaires,  qui  eux 
allaient  s'approvisionner  au  fort  York,  se  décidèrent  à  faire  la  paix 
avec  les  Cris,  sauf  à  les  scalper  de  nouveau,  quand  l'occasion  s'en 
présenterait. 

Les  commodités  de  la  vie  que  les  traiteurs  apportaient  aux 
Sauvages,  ne  contribuaient  pas  toujours  à  les  rendre  plus  heureux. 
Les  voyayeurs  ont  souvent  constaté  que  les  Sauvages  diminuent 
du  jour  qu'ils  mettent  de  côté  leurs  arcs,  pour  se  servir  d'armes 
à  feu.  \ 

Ce  changement  les  rend  plus  dépendants  des  blancs  et  la  diffi- 
culté de  se  procurer  ces  moyens  plus  faciles  de  faire  la  chasse  les 
fait  souffrir  de  la  faim. 

Autrefois  ils  pouvaient  chasser  en  tout  temps  et  de  plus  ils 
développaient  leurs  forces  physiques  par  des  exercices  continuels. 
La  substitution  du  fusil  à  l'arc  rendit  la  poursuite  du  gibier  plus 
facile  ;  la  conséquence  fut  qu'ils  devinrent  indolents  et  incapables 
de  supporter  de  longues  marches  à  travers  la  forêt  ou  la  prairie 
comme  dans  les  temps  primitifs. 

Avant  la  formation  de  la  Compagnie  du  Nord-Ouest,  les 
familles  sauvages  étaient  nombreuses.  Ce  chiffre  accuse  une  baisse 
à  compter  de  cette  date. 

Un  voyageur  rapporte  qu'il  était  rare  en  1832  de  rencontrer 
une  famille  de  neuf  enfants.  La  moyenne  était  de  deux  ou  trois. 


210  LA  REVUE  CANADIENNE 

Un  autre  point  à  noter,  c'est  le  fait,  observé  depuis  longtemps  par 
les  missionnaires  que  la  population  sauvage  n'augmente  en  général 
qu'eu  proportion  des  moyens  de  subsistance  qu'offre  le  pays.  Lors- 
que l'équilibre  se  perd  par  suite  d'une  augmentation  de  population, 
une  épidémie  vient  diminuer  ce  chiffre  et  rétablir  la  proportion. 
La  route  de  l'Ouest,  comime  j'ai  déjà  eu  occasion  de  le  dire,  demeura 
fermée  pendant  environ  15  ans.  Elle  ne  fut  reprise  que  par  étapes. 

On  commença  par  se  risquer  jusqu'à  Michilliraakinac,  l'ancienne 
capitale  commerciale  des  grands  lacs,  et  le  poste  le  plus  important 
de  l'ancien  régime.  On  remonta  de  là,  jusqu'au  Sault  Sainte-Marie, 
puis  on  se  rendit  jusqu'au  lac  Népigon,  et  enfin  en  1770,  on  attei- 
gnit le  lac  Bourbon. 

Depuis  lors,  la  route  de  l'Ouest  resta  ouverte  pour  ne  plus  se 
fermer  et  la  chaîne  ininterrompue  des  voyages  vers  cette  région  fut 
renouée  pour  toujours.  Les  trappeurs  se  livrèrent  à  la  traite  avec 
d'autant  plus  de  zèle,  qu'elle  n'était  plus  soumise  à  aucune  restric- 
tion, comme  sous  le  régime  français.  Le  pays  était  ouvert  à  tout 
venant.  Avec  l'abolition  des  permis,  mille  désordres  s'introduisirent 
partout.  La  cupidité  des  commerçants  leur  fit  oublier  les  lois  de  la 
morale.  Ils  spéculèrent  sur  les  appétits  grossiers  des  Sauvages  pour 
les  boissons  enivrantes  afin  de  s'enrichir  plus  tôt.  On  finit  par 
traiter  sur  des  barils  de  rhum.  Des  scènes  de  débauches  et  d'orgie 
sans  nom,  suivies  parfois  de  pertes  de  vie,  furent  les  conséquences 
de  l'abus  des  liqueurs.  Les  Sauvages  indignés  eux-mêmes  de  se  voir 
ainsi  exploités,  se  soulevèrent  contre  les  blancs. 

L'excès  de  ces  désordres  qui  allaient  rainer  le  commerce  des 
fourrures,  assagit  les  commerçants.  Ils  résolurent  de  s'unir  afin  de 
faire  cesser  les  rivalités  ruineuses  qui  existaient  entre  eux  et  d'être 
mieux  eh  état  de  tenir  tête  à  la  Compagnie  de  la  Baie  d'Hudson 
qui  venait  de  pénétrer  dans  l'intérieur  du  pays.  De  cette  union  na- 
quit la  Compagnie  du  Nord-Oaest  en  1784.  C'est  à  cette  date  que 
je  m'arrête.  Je  vais  indiquer  brièvement  le  nom   des    hardis   trai- 


LE  NORD-OUEST  CANADIEN  (1760  à  1784)  211 

teurs  qui  ont  été  les  premiers  à  visiter  le  Nord-Ouest  depuis  la 
conquête  jusqu'à  la  formation  de  cette  Compagnie.  C'est  une  page 
de  notre  histoire  que  je  vais  tâcher  d'esquis3er  à  grands  traits. 

Etienne  Campion  et  Alexandre  Henry 

Campion  était  un  vieux  traiteur  connu  de  toutes  les  tribus 
sauvages  des  lacs  Ontario,  Erié,  Huron  et  Michigan.  La  douceur 
de  son  caractère,  sa  probité  à  toute  épreuve  dans  ses  rapports  avec 
les  Sauvages  ou  ses  associés,  l'affabilité  de  ses  manières,  ainsi  que 
sa  grande  générosité  envers  tous  ceux  qui  s'adressaient  à  sa  charité, 
lui  avaient  acquis  un  grand  ascendant  sur  l'esprit  des  indigènes 
qui  le  considéraient  comme  un  des  leurs. 

En  1763,  Alexandre  Henry  résolut  de  renouer  les  relations 
commerciales  d'autrefois  avec  les  tribus  des  lacs  Huron  et  Michi- 
gan. Il  crut  n'avoir  rien  de  mieux  à  faire,  dans  ce  but,  que  de 
s'assurer  les  services  de  Campion,  qu'il  prit  pour  guide  et  inter- 
prète. Le  temps  n'était  guère  favorable  à  ses  desseins.  Pontiac 
avait  soufflé  dans  l'âme  des  Peaux-Rouges  la  haine  des  Anglais  et 
il  avait  juré  leur  perte. 

Henry  ne  se  dissimulait  pas  les  périls  de  son  entreprise,  mais 
stimulé  par  l'appât  du  gain  il  décida  de  s'y  risquer,  comptant  sur 
son  guide  pour  se  tirer  d'affaires  dans  les  situations  critiques.  Il 
commença  par  se  munir  d'un  sauf-conduit  du  général  Gage,  pour 
se  rendre  jusqu'à  Michillimakinac  et  descendit  ensuite  à  Montréal 
pouy  se  procurer  les  marchandises  de  traite  dont  il  avait  besoin. 
La  guerre  avait  tout  détruit  et  il  dut  se  risquer  à  les  faire  venir 
d'Albany.  Il  se  mit  tout  de  suite  en  route  pour  Michillimakinac. 

Au  cours  du  voyage,  il  rencontra  quelques  canots  de  Sauvages. 
Ces  derniers  l'arrêtèrent  et  le  rançonnèrent  sans  merci,  et  n'eût  été 
l'intervention  de  Campion,  ils  l'auraient  infailliblement  dépouillé  de 
tout  ce  qu'il  possédait  et  auraient  laissé  ses  canots  à  sec.    Henry  ne 


212  •  LA  REVUE  CANADIENNE 

tarda  pas  à  reconnaître  quesa  nationalité  était  la  cause  de  ses  déboi- 
res et  afin  de  se  mettre,  autant  que  possible,  à  l'abri  de  l'antipathie 
des  Sauvages.il  adopta  leur  costume.  Grâce  à  ce  déguisement,  il  put 
atteindre  Michillimakinac  sans  plus  d'avanie,  mais  à  peine  était-il 
arrivé,  que  le  fort  fut  capturé  par  les  Chippewags.  La  garnison  fut 
massacrée.  Une  Sauvagesse  touchée  de  ses  malheurs,  réussit  à  le 
cacher  et  à  lui  sauver  la  vie,  mais  elle  ne  sauva  pas  ses  marchandi- 
ses, sur  lesquelles  la  bande  victorieuse  fît  main  basse.  Lui-même 
parvint  donc  à  s'échapper  pendant  la  nuit  et  après  avoir  erré 
pendant  plusieurs  mois,  parmi  les  tribus  avoisinant  les  grands  lacs, 
il  arriva  à  Niagara,  se  mourant  de  faim  et  n'ayant  pour  tout  vête- 
ment que  de  misérables  loques  qui  tombaient  en  lambeaux.  Ce 
premier  voyage  n'offrait  rien  de  bien  alléchant  pour  l'avenir.  Hen- 
ry cependant  ne  se  laissa  pas  décourager  par  cet  échec. 

Henry  et  Jean- Baptiste   Cadotte 

Deux  ans  plus  tard  (1765),  il  résolut  de  nouveau  de  tenter  le 
sort.  Il  s'adressa  cette  fois  à  Jean- Baptiste  Cadotte,  traiteur  très 
connu  du  Sault-Sainte-Marie.  Henry  était  un  homme  intelligent 
qui  avait  compris  que  pour  mener  son  entreprise  à  bonne  fin  il  lui 
fallait  un  compagnon  qui  exerçât  de  l'empire  sur  l'esprit  des  Sau- 
vages et  pût  capter  leur  confiance. 

Henry  avait  été  bien  inspiré  dans  son  choix.  Il  prit  Cadotte 
en  société  et  tous  deux  se  firent  octroyer  par  le  commandant  du 
fort  Michillimakinac  le  monopole  de  la  traite  sur  le  lac  Supérieur. 

Cette  faveur  leur  fut  accordée  surtout  pour  indemniser  Henry 
des  pertes  qu'il  avait  subies  de  la  part  des  Sauvages  révoltés.  Cette 
fois,  tout  leur  réussit  à  souhait  et  ils  firent  une  traite  merveilleuse. 

Jean-Baptiste  Cadotte  était  accueilli  dans  tous  les  camps  avec 
de  grandes  démonstrations  de  joie  et  comme  un  frère.  Il  avait 
épousé  Anastasie,  fille   d'un  chef   sauteux,  et  avait  été  le  dernier 


LE  NORD-OUEST  CANADIEN  (1760  à  1784)  213 

commandant  français  au  Sault  Sainte-Marie.  On  comprend  facile- 
ment pourquoi  ce  traiteur  jouissait  d'une  haute  considération.  Dix 
ans  plus  tard,  Joseph  Frobisher,  Thomas  Frobisher  et  Peter  Pon  d 
entrèrent  dans  cette  société,  qui  commandait  à  cette  époque  la 
traite  sur  le  lac  Supérieur  et  devait  préluder  à  la  célèbre  organisa- 
tion de  la  Compagnie  du  Nord-Ouest. 

Henry  qui,  depuis  1761,  avait  commercé  avec  les  Sauvages,  re- 
tourna à  Montréal  en  1766.  Il  avait  amassé  une  fortune  considérable. 
Au  retour  d'un  voyage  en  Europe,  le  goût  des  courses  vers  l'Ouest 
le  prit  de  nouveau.  Il  se  sentit  encore  une  fois  entraîné  vers  les. 
grands  lacs.  Il  alla  faire  la  traite  une  couple  d'années  au  lac  Supé- 
rieur, et  se  fixa  ensuite  définitivement  à  Montréal.  En  1796,  il  se 
retira  complètement  des  affaires,  après  avoir  céJé  ses  actions  dans 
la  Compagnie  du  Nord-Ouest,  dont  il  était  un  des  directeurs,  à  son 
neveu  Alexandre  Henry  Jr.  Il  mourut  en  1824,  à  l'âge  de  87  ans. 

Jean-Baptiste  Cadotte  se  retira  de  la  traite  en  1796  et  mourut 
vers  1812.  C'était  un  homme  d'une  parfaite  honorabilité.  Henry 
en  fait  les  plus  grands  éloges  dans  ses  mémoires.  Entre  1760  et 
1763,  Cadotte  avait  établi  un  poste,  au  Sault-Sainte-Marie,  sur  la 
rive  américaine.  En  1764,  durant  la  guerre  soulevée  par  Pontiac, 
Mme  Cadotte  sauva  la  vie  à  Henry  en  le  prenant  sous  sa  protec- 
tion. Cette  femme  mourut  au  Sault-Sainte-Marie,  en  1767,  laissant 
trois  fils,  René,  Jean-Baptiste  et  Michel.  Cadotte,  après  le  décès  de 
son  épouse,  se  remaria  à  Marie  Mouet  de  Moras  de  Langlade,  à  la 
Baie  Verte.  En  1812,  il  se  distingua  par  son  courage,  pour  la  dé- 
fense du  drapeau  anglais.  * 

Son  fils,  Jean-Baptiste,  entra  au  service  de  la  Compagnie  du 
Nord-Ouest.  On  le  trouve  en  charge  d'un  poste  au  fond  du  lac  Su- 
périeur, dès  l'année  1799,  avec  un  traitement  de  dix-huit  cents 
francs. 

Michel,  le  plus  jeune  de  ses  fils,  commença  par  être  traiteur 
libre  comme  son  père,  pour  devenir  ensuite  officier  dans  la  Compa- 


214  LA  REVUE  CANADIENNE 

gnie  du  Nord-Ouest.  En  1798,  il  était  en  charge  d'un  port  à  la 
Tortue.  De  là,  on  l'envoya  à  la  Rivière-de-Montréal,  sur  la  rive  sud 
du  lac  Supérieur,  où  il  y  fonda  le  premier  établissement  de  cette 
compagnie  dans  la  région.  Grâce  à  ses  talents  d'administrateur 
et  à  la  distinction  de  son  caractère,  il  devint  en  1799  bourgeois  de 
la  Compagnie  du  Nord-Ouest.  C'était,  à  cette  époque,  la  plus 
grande  récompense  et  l'honneur  le  plus  insigne  qu'on  pût  accorder 
à  un  traiteur.  Il  s'enrôla  subséquerament  dans  la  Compagnie  X.-Y. 
qui  le  mit  à  la  tête  d'un  grand  département  en  1804.  La  même 
année  on  constate  sa  présence  à  la  Rivière-des-Sauteux. 

Deux  autres  Cadotte  ont  visité  le  Nord-Ouest.  Ils  étaient  au 
Manitoba  en  1804.  L'un  d'eux,  Augustin,  devint  commis  et  inter- 
prète au  bas  de  la  Rivière-Rouge  ;  l'autre,  surnommé  Cadotte-le- 
Petit,  était  employé  comme  commis  au  fort  Dauphin.  Ils  ont 
laissé  une  nombreuse  descendance  dans  le  pays. 

Clause  —  Thomas  Curry  —  James    Finlay  —  Joseph   Fro- 

BiSHER  —  Thomas  Frobisher  —  Samuel  Hearne    et 

Peter   Pond 

Jusqu'à  l'année  1767,  les  trappeurs  n'osèrent  pas  s'aventurer 
plus  loin  que  le  lac  Supérieur.  Les  Sauvages,  à  l'ouest  de  la  hau- 
teur des  terres,  n'avaient  plus  aucun  rapport  avec  les  traiteurs  de 
l'intérieur  et  se  rendaient  aux  forts  de  la  Baie  d'Hudson.  Aucun 
Blanc  ne  foulait  le  sol  de  cette  immense  région  qui  s'étend  depuis 
le  lac  La  Pluie  jusqu'aux  Montagnes-Rocheuses.  La  civilisation 
s'était  momentanément  retirée  de  ce  pays  abandonné  aux  Peaux- 
Rouges. 

Ce  fut  un  Canadien  français,  Clause,  qui  le  premier  poussa 
vers  l'Ouest. 

Malheureusement  pour  lui,  il  se  laissa  tenter  par  la  route  du 
lac  Népigon.  C'était  renouveler  l'erreur  dans  laquelle  étaient  tom- 


LE  NORD-OUEST  CANADIEN  (1760  à  1784)  215 

"bés  quelques  Français,  avant  La  Vérendrye.  Une  telle  expédition 
était  vouée  d'avance  à  l'insuccès.  Le  pays  à  l'ouest  du  lac  Népigon 
n'offre  que  des  marais  tremblants  et  des  fondrières  inextricables, 
presqu'im possibles  à  franchir  et  dans  lesquels  le  voyageur  s'enfonce 
parfois  jusqu'à  la  ceinture  et  risque  de  périr.  Doué  d'une  force 
d'endurance  et  d'une  audace  exceptionnelles,  une  fois  lancé  dans 
cette  voie,  Clause  ne  voulut  plus  reculer.  Il  s'avança  jusqu'à  un  en- 
droit qu'il  appelle  Nid-du-Corbeau.  Il  faillit  périr  de  faim  dans 
ce  pays  de  savanes  et  de  rochers  sauvages.  Ils  furent  contraints, ses 
compagnons  et  lui,  pour  soutenir  leur  existence,  de  dévorer  des 
ballots  de  fourrure  !  Dix-huit  ans  plus  tard  (1785),  Edouard  Um- 
f reville,  accompagné  de  son  assistant  Jean-Baptiste  Saint- Germain 
et  de  Roy  et  Dubé,  rechercheront  à  leur  tour  une  route  de  l'Ouest 
par  le  fond  du  lac  Népigon,  pour  aboutir  à  la  rivière  Winnipeg,  à 
un  endroit  nommé  le  Portage-de-l'Isle.  Ils  reconnaîtront  eux 
aussi  que  cette  route  n'est  pas  désirable  et  offre  des  difficultés  dé- 
courageantes même  pour  des  voyageurs  aguerris. 

Clause  fut  tué,  quelques  années  après,  par  les  Sauvages  du  lac 
Supérieur. 

Nous  arrivons  ensuite  à  Thomas  Curry  qui  reprit  en  sous  main 
la  véritable  voie,  celle  du  Grand-Portage,  le  chemin  des  canots  ou- 
vert par  les  Français  et  suivi  par  les  employés  de  la  Compagnie  du 
Nord-Ouest  jusqu'en  1799. 

Curry  s'était  arrêté  quelque  terap3  à  l'ancien  poste  de  Kaminis- 
tiquia,  fondé  par  les  Français  en  1717,  mais  il  n'y  avait  trouvé  que 
des  ruines.  Le  feu  avait  tout  détruit.  En  1770,  Curry  remonta  la 
rivière  Pigeon  et  se  rendit  du  coup  jusqu'au  fort  Bombon,  situé  sur 
le  lac  de  ce  nom. 

Les  Sauvages,  surpris  de  la  présence  de  ce  blanc  au  milieu 
d'eux,  lui  apportèrent  à  l'envi  leurs  plus  riches  fourrures,  espérant 
l'encourager  ainsi  à  revenir.  Il  y  fit  une  traite  merveilleuse.  Les 
canots  ne  purent  contenir  toutes  les  pelleteries  qu'on  lui  offrait. 


216  LA  REVUE  CANADIENNE 

Le  premier  venu  est  d'ordinaire  le  mieux  servi.  Il  en  fut  ainsi 
de  Curry,  qui  retira  de  tels  profits  de  ce  voyage,  que  cela  lui  per- 
mît de  se  retirer  des  affaires.  On  ouvrit  les  yeux  à  Montréal  en  aper- 
cevant les  peaux  soyeuses  de  l'Ouest  qu'on  avait  presque  oubliées. 
La  vue  de  ces  trésors  obtenus  à  vil  prix,  fît  rêver  les  traiteurs  et 
excita  bien  des  convoitises. 

Encouragé  par  ces  succès,  James  Finlay,  l'année  suivante 
(1771),  marcha  sur  les  traces  de  Curry.  Il  alla  faire  la  traite  sur  la 
Saskatchewan,  à  l'ancien  poste  des  Français,  le  fort  La  Corne 
(Nipawi),  Il  ne  fut  pas  aussi  heureux  que  son  prédécesseur,  maia 
néanmoins  il  put  donner  encore  un  bon  coup  de  seine.  Si  les  mail- 
les ne  se  rompirent  pas  comme  pour  Curry,  et  plus  tard  pour  Jo- 
seph Frobisher,  il  n'en  fit  pas  moins  une  petite  fortune  qui  le  mit 
en  état  de  prendre  des  actions  dans  la  Compagnie  du  NorJ-Ouest. 
Son  fils,  qui  portait  le  même  nom  que  lui,  était  beau-frère  de  Gre- 
gory.  Grâce  à  cette  parenté,  il  entra  en  1784  dans  la  Compagnie 
Grcgory-McLeod,  qui  devait  se  fondre  avec  la  Compagnie  du  Nord- 
Ouest  après  une  année  d'existence.  Finlay  fut  envoyé,  en  1791,  au 
fort  de  l'Ile  et  transféré,  en  1799,  au  lac  Athabasca,  le  poste  le  plus 
important  de  l'Ouest.  Enfin,  après  de  nombreuses  années  de  ser- 
vice, il  obtint  son  bâton  de  maréchal,  je  veux  dire  qu'il  fut  admis 
bourgeois. 

Nous  avons  à  parler  maintenant  d'un  homme  dont  l'action  a 
produit  une  profonde  commotion  dans  le  pays  et  qui  a  pesé  sur 
l'avenir  de  l'Ouest  :  Joseph  Frobisher.  Il  frappa  la  Compagnie  de 
la  Baie  d'Hudson  au  cœur,  en  allant  sur  la  rivière  Churchill  arrêter 
les  Sauvages  qui  se  rendaient  à  la  baie  avec  les  richesses  du  Nord. 
On  sait  que  les  fourrures  les  plus  précieuses  sont  celles  qui  pro- 
viennent des  lacs  de  l'Ours,  des  Esclaves  et  d'Athabasca,  en  un  mot 
de  tout  le  bassin  du  McKenzie  et  des  région~s  arrosées  par  la  rivière 
La  Paix,  l'Athabasca,  la  rivière  Churchill  et  les  lacs  qui  communi- 
quent avec  cette  dernière.  L3  castor,  la  loutre,  le  vison,   la   martre,. 


LE  NORD-OUEST  CANADIEN  (1760  à  1784)  217 

le  renard  noir- argenté  y  abondaient.  C'était  le  paradis  des  trap- 
peurs. Or  cette  source  de  commerce  et  ce  filon  d'une  mine  en  appa- 
rence inépuisable  furent  tout-à-coup  taris  et  desséchés  ou  plutôt 
interceptés  par  Frobisher.  Ce  coup  de  maître  était  pour  la  Compa- 
gnie un  avis  en  bonne  et  due  forme  d'avoir  à  sortir  de  sa  torpeur 
pour  pénétrer  dans  le  pays,  ou  bien  d'avoir  à  retourner  en  Angle- 
terre. 

Du  moment  que  les  Sauvages  abandonnaient  ses  postes  et  ces- 
saient d'aller  lui  porter  leurs  fourrures  à  la  baie,  il  fallait  qu'elle  se 
décidât  à  aller  demeurer  au  milieu  des  Aborigènes  et  à  s'y  établir 
sous  peine  de  devenir  une  organisation  de  second  ordre,  presqu'in- 
aignifiante.  Il  y  avait  cent  deux  ans  qu'elle  avait  fondé  des  comp- 
toirs sur  le  littoral  de  la  mer,  et  qu'elle  s'y  était  fixée,  comme  si 
elle  eût  été  une  étrangère  au  pays.  Elle  avait  bien  fait  des  efforts 
pour  pénétrer  dans  l'intérieur,  mais  elle  n'avait  pas  déployé  dans 
ces  tentatives  l'énergie  que  fait  naître  une  nécessité  impérieuse  et 
pressante. 

Frobisher  la  força,  en  1772,  à  résoudre  le  problème  à  brève 
échéance,  à  s'avancer  dans  le  pays  ou  à  s'en  aller.  En  1774,  elle 
vint  élever  son  premier  fort  au  lac  Cumberland,  pour  déborder  en- 
suite dans  tout  le  Nord-Ouest,  sur  lequel  elle  finit  par  établir  sa 
domination  souveraine.  La  conquête,  pour  avoir  été  longtemps 
retardée,  n'en  fut  que  plus  complète. 

Après  ces  quelques  remarques  générales  pour  mettre  en  relief 
la  partie  des  événements  qui  vont  suivre  et  en  mieux  faire  sentir 
la  gravité,  je  reprends  le  récit  chronologique   des   événements. 

Joseph  Frobisher,  en  1772,  succéda  à  Finlay.  Ce  hardi  voyageur 
se  rendit  d'abord  au  lac  Cumberland  où  il  construisit  un  poste  près 
des  ruines  de  l'ancien  fort  Poskagac,  fondé  par  les  Français  sur  la 
rivière  Saskatchewan.  On  en  voyait  encore  les  ruines  en  1793.  Puis 
de  ce  lac,  il  se  dirigea  vers  la  rivière  Churchill,  en  passant  par  les 
lacs  Deschambault,  Pélican  et  des  Bois  et  déboucha  sur  la  rivière 


218  LA  REVUE  CANADIENNE 

Churchill,  au  Portage  de  la  Grenouille.  C'est  là  qu'il  résolut  d'at- 
tendre les  canots  des  grands  lacs  du  Nord,  en  route  pour  le  fort 
Churchill.  Il  n'attendit  pas  longtemps.  Ils  arrivèrent  chargés  de 
fourrures  destinées  au  paiement  des  crédits  qu'ils  avaient  obtenus 
l'année  précédente,  sauf  à  escompter  de  nouveau  les  produits  de  la 
chasse  de  l'année  suivante.  Les  Sauvages  qui  ne  s'attendaient  pas 
de  rencontrer  un  traiteur  sur  leur  passage,  mirent  pied  à  terre  et 
entrèrent  en  pourparlers  avec  Frobisher.  Celui-ci  n'eut  guère  de 
difficulté  à  les  persuader  de  l'avantage  qu'ils  retireraient  à  traiter 
avec  lui.  Il  leur  représenta  que  c'était  pour  eux  sept  à  huit  cents 
milles  de  moins  à  parcourir  sur  une  rivière  rapide  et  pleine  de 
danger,  et  puis  il  leur  offrait  d'être  plus  généreux  que  la  Compa- 
gnie de  la  Baie  d'Hudson  dans  les  échanges.  Il  n'en  fallait  pas  da- 
vantage pour  arrêter  toute  la  flottille.  On  dit  que  Frobisher  fit 
$50,000  de  profit  au  cours  de  ce  voyage. 

Les  Sauvages  n'allèrent  pas  plus  loin.  Frobisher  acheta  toutes 
leurs  fourrures  et  ils  retournèrent  dans  leur  pays.  Ce  ne  fut 
que  tard  dans  l'été  que  les  officiers  de  la  Compagnie  de  la  Baie 
d'Hudson  apprirent  ce  qui  s'était  passé.  A  mesure  que  la  date  ordi- 
naire de  l'arrivée  des  canots  s'éloignait,  sans  qu'on  ne  vit  aucun 
signe  de  la  venue  des  Sauvages,  les  officiers  devenaient  inquiets. 
Enfin  las  d'attendre,  et  ne  comprenant  rien  à  ces  retards  inaccou- 
tumés, ils  dépêchèreat  un  courrier.  Il  rencontra  bientôt  un  groupe 
de  Sauvages  du  lac  Caribou  qui  lui  racontèrent  ce  qui  s'était  passé. 
Ce  fut  une  véritable  consternation  aux  postes  de  la  Baie  d'Hudson. 

Frobisher  ne  s'était  pas  préparé  pour  une  si  riche  moisson.  Il 
eut  beau  charger  ses  canots  à  pleins  bords,  il  ne  put  transporter 
qu'une  partie  de  ses  ballots  de  fourrures.  C'est  pourquoi,  afin  de 
mettre  le  reste  à  l'abri,  il  construisit  sur  la  rivière  Churchill,  près 
de  l'endroit  où  la  rivière  Pélican  se  décharge  dans  la  rivière 
Churchill,  un  fort  qui  fut  longtemps  connu  sous  le  nom  de  Fort-à- 
la-Traite  en  souve-nir  de  cet  événement.    Le  printemps   suivant, 


LE  NORD-OUEST  CANADIEN  (1760  à  1784)  219 

Thomas  Frobisher,  frère  de  Jeseph,  vint  chercher  les  fourrures 
laissées  sur  la  rivière  Churchill  et  traiter  de  nouveau  avec  les  Sau- 
vages du  Nord.  Il  trouva  le  petit  Fort-à-la-Traite  absolument 
intact.  Pas  une  fourrure  n'avait  été  touchée  pendant  l'absence  des 
blancs,  malgré  que  ce  fort  fut  abandonné  sans  autre  garde  que 
l'honnêteté  des  Sauvages. 

Les  temps  ont  bien  changé  depuis  et  les  Sauvages  aussi  !  Les 
races  civilisées  ont  une  large  part  de  responsabilité  dans  ce 
malheureux  changement.  Leur  manque  de  scrupules  et  de  bonne  foi 
à  plusieurs,  dans  les  transactions  avec  les  Sauvages,  furent  un  per- 
nicieux exemple. 

Thomas  Frobisher  se  rendit  ensuite  à  l'Ile-à-la-Crosse  et  y 
établit  un  poste.  Les  Frobisher  ont  donc  eu  l'honneur  d'élever  les 
deux  premiers  postes  de  commerce  qui  aient  existé  sur  le  parcours 
de  la  rivière  Churchill. 

La  Compagnie  de  la  Baie  d'Hudson  comprit  qu'il  ne  s'agissait 
plus  d'une  simple  expédition  de  la  part  des  Frobisher,  puisqu'ils 
établissaient  des  comptoirs  dans  le  pays,  destinés  à  accaparer  les 
fourrures  qui  jadis  prenaient  la  route  de  la  baie.  Elle  donna  alors 
instruction  à  Samuel  Hearne  d'entrer  en  lutte  avec  ces  nouveaux 
concurrents.  C'est  ainsi  que  commença  la  longue  bataille  entre  les 
traiteurs  canadiens  et  la  célèbre  compagnie  anglaise.  Elle  ne  devait 
se  terminer  qu'en  1821  par  le  triomphe  de  la  Compagnie  de  la 
Baie  d'Hudson. 

Samuel  Hearne  était  un  officier  supérieur  de  cette  compagnie. 
Instruit,  intelligent,  actif  et  persévérant,  la  Compagnie  possé- 
dait en  lui  un  homme  d'une  grande  valeur.  C'est  à  lui  qu'elle 
s'adressa  en  1774.  Samuel  Hearne  n'en  était  pas  à  sa  première  ex- 
pédition. Il  avait  préaédemment  exploré  le  pays  au  nord-ouest  de 
Churchill  jusqu'à  la  rivière  du  Cuivre.  La  Compagnie  lui  donna 
instruction,  en  1769,  de  s'assurer  s'il  y  avait  un  passage  qui  permît 
aux  navires  de  se  rendre  jusqu'à  la  mer  de  l'Ouest  (Pacifique)  et  de 


220  LA  REVUE  CANADIENNE 

prendre  des  renseignements  sur  les  ressources  du  pays.  Il  partit  du 
fort  Prince-de-Galles,  le  6  novembre  1769,  avec  Chawchinahaw 
pour  guide.  Les  Sauvages  qui  l'accompagnaient  l'abandonnèrent  à 
200  milles  du  fort.  La  37e  journée  après  son  départ,  il  était  de  re- 
tour tout  chagrin  de  sa  déconfiture. 

Hearne  ne  perdit  pas  confiance  néanmoins  et,  le  23  février 
1770,  il  se  mettait  de  nouveau  en  route.  Tout  alla  bien  d'abord.  Il 
rencontra  des  troupeaux  de  bœufs  musqués  qui  lui  servirent  de 
nourriture.  Les  Sauvages,  toutefois,  finirent  par  le  dépouiller  et, 
pour  comble  de  malheur,  il  brisa  son  cadran  solaire.  Sur  ces  entre- 
faites, il  rencontra  un  chef  célèbre  du  nom  de  Matonabbee,  qui 
avait  déjà  visité  la  rivière  du  Cuivre.  Ce  dernier  lui  conseilla  d'a- 
mener des  Sauvagesses  avec  lui,  afin  de  préparer  les  repas  et  les 
tentes,  et  de  réparer  les  habits.  Hearne  résolut  de  retourner  au  fort, 
pour  s'organiser  d'une  autre  façon.  Ce  deuxième  voyage  avait  duré 
8  mois  et  22  jours. 

Instruit  par  l'expérience,  Hearne  quittait  le  fort  Prince-de- 
Galles  le  7  décembre  1770,  bien  décidé  cette  fois  à  atteindre  le  but 
désiré.  Il  se  dirigea  vers  l'Ouest,  jusqu'à  ce  qu'il  fut  parvenu  à  en- 
viron 19  degrés  à  l'ouest  du  fort  Churchill  ;  de  cet  endroit,  il  se 
tourna  vers  le  nord  et  le  13  juillet  1771  il  se  trouvait  sur  les  bords 
de  la  rive  du  Cuivre,  qu'il  descendit  jusqu'à  la  mer.  Les  Sauvages 
qui  l'accompagnaient  massacrèrent  sans  pitié  les  Esquimaux  qu'ils 
rencontrèrent  sur  cette  rivière.  Hearne  fut  impuissant  à  les  conte- 
nir. Le  18  juillet,  il  se  mit  en  route  pour  retourner  à  la  baie,  mais 
il  suivit  une  autre  voie.  Il  se  rendit  d'abord  au  fond  du  lac  Atha- 
basca.  Cet  endroit  était  tellement  désert  qu'il  n'y  trouva  qu'une 
pauvre  femme  qui  se  mourait  de  faim.  Cette  Sauvagesse,  ayant  été 
fait  prisonnière  par  une  bande  ennemie,  avait  réussi  à  tromper  la 
vigilance  de  ses  gardiens  et  à  se  sauver.  Il  y  avait  sept  mois 
qu'elle  n'avait  pas  rencontré  un  être  humain  dans  cet  aflTreux  désert. 
Elle  vivait  de  lièvres,  perdrix  ou  écureuils,  qu'elle  prenait  au  lacet. 


LE  NORD-OUEST  CANADIEN  (1760  à  1784)  221 

C'est  le  24  décembre  1771  que  Hearne  la  rencontra.  L'ua  des  Sau- 
vages qui  accompagnaient  Hearne  l'épousa  et  l'amena  avec  lui. 

Le  30  juin  1772,  Hearne  était  de  retour  au  fort  Prince-de- 
Galles  après  une  absence  de  18  mois  et  23  jours.  Il  fit  rapport  que 
le  passage  tant  recherché  n'existait  pas.  Pour  le  récompenser  de 
ses  services,  on  le  nomma  gouverneur  du  fort  Prince-de- Galles.  On 
sait  qu'il  commandait  encore  ce  fort  en  1782,  lorsqu'il  fut  con- 
traint de  capituler.  , 

En  1795,  il  publia  son  journal  qui  contient  une  foule  de  notes 
curieuses  et  intéressantes. 

Hearne  fut  le  premier  officier  de  la  Compagnie  de  la  Baie 
d'Hudson  qui  bâtit  un  fort  dans  le  Nord-Ouest.  Pour  mieux  sur- 
veiller Frobisher,  il  éleva  son  fort  sur  le  lac  de  l'île  du  Pin,  à  quel- 
que distance  de  celui  de  Frobisher.  Le  lac  du  Pin  n'est  à  propre- 
ment parler  que  la  partie  nord  du  lac  Cumberland,  dont  il  n'est 
séparé  que  par  un  léger  rétrécissement.  Ceci  se  passait  en  1774. 

En  1775,  Peter  Pond  apparaît  sur  la  scène.  Ayant  atteint  la 
rivière  Churchill,  il  est  le  premier  à  franchir  la  hauteur  des  terres, 
au  Portage-la-Roche.  Ce  voyageur  intrépide  visitait  le  lac  Atha- 
basca,  suivi  de  quatre  canots,  en  1771,  et  l'année  suivante,  il  faisait 
construire  un  fort  sur  la  rivière  La-Biche,  à  40  milles  de  sa  dé- 
charge, dans  le  lac  Athabasca.  C'était  la  prise  de  possession  de  ces 
lointaines  contrées  du  Nord,  par  les  blancs. 

Laurent  Leroux  aura  l'honneur,  en  1784,  de  compléter  cette 
conquête  en  allant  fonder  le  fort  Résolution  sur  les  rives  du  grand 
lac  des  Esclaves.  Il  fut  le  premier  blanc  à  visiter  ce  lac. 

Enfin,  en  1789,  Sir  Alexandre  McKenzie  ira  explorer  la  rivière 
qui  porte  son  nom,  jusqu'à  la  mer  polaire. 

C'est  ainsi  que  cet  immense  pays  fut  en  moins  de  20  ans  (de- 
puis l'arrivée  dn  premier  blanc  au  Nord- Ouest  après  la  conquête) 
visité  et  reconnu  en  tous  sens. 

En  1775,  se  forma  une  association  qui  contenait  en  germe    les 


222  LA  REVUE  CANADIENNE 

éléments  de  la  grande  Compagnie  du  Nord-Ouest.  Cette  association 
se  composait  de  Joseph  et  de  Thomas  Frobisher,de  Jean-Baptiste  Ca- 
dotte,d'Alexandre  Henry  et  de  Peter  Pond. C'était  l'éh'te  des  traiteurs. 
Tous  ces  hommes  avaient  fait  leurs  preuves  et  ils  étaient  à  la  hau- 
teur de  la  tâche  qu'ils  entreprenaient.  D'autres  traiteurs  suivirent 
leurs  traces  et  ficalement,  après  neuf  ans  de  rivalités  souvent  san- 
glantes, cette  première  association  étendit  ses  bras  comme  pour  em- 
brasser les  tard- venus  dans  une  organisation  encore  plus  vaste  et 
plus  puissate.n 

1   SUIVRE. 

li.-A.  PRUD'HOMME. 


Réminiscences  et  Revendications 


^|||E  rencontrais,  il  y  a  quelques  semaines,  en  voyageant,  un  de 
#^P  mes  anciens  compagnons  d'université,  qui  s'occupe  beaucoup 
de  questions  d'économie  sociale.  Après  les  salutations 
d'usage,  il  me  dit  :  "  Je  suis  très  aise  de  vous  rencontrer,  car  j'ai 
lu  par  hasard,  l'autre  jour,  dans  une  revue  agricole  anglaise  une 
charge  à  fond  de  train  contre  un  de  nos  journaux  français,  auquel 
je  sais  que  vous  vous  intéressez  beaucoup  et,  je  me  suis  dit  que, 
lorsque  je  vous  rencontrerais,  je  vous  prierais  de  me  renseigner  sur 
le  bien  ou  mal  fondé  des  fort  blessantes  insinuations  faites  par  cette 
revue  contre  les  Canadiens  français,  surtout  au  point  de  vue  de 
leur  pratique  agricole  ".  "  Ces  insinuations,  me  dit-il  encore,  m'ont 
fait  de  la  peine,  mais,  en  même  temps,  je  suis  bien  forcé  d'admettre 
que,  sous  certains  rapports,  nous  sommes  réellement  en  arrière  des 
Canadiens,  de  nationalité  différente,  des  autres  provinces  de  la 
Confédération  et  même  de  la  nôtre.  Le  peu  de  progrès  agricole  que 
nous  avons  fait,  quoique  bien  lentement,  nous  ne  l'avons  réalisé, 
assez  généralement,  qu'en  suivant  ceux  qui  nous  ont  tracé  la  voie, 
et  cela  de  loin  seulement,  " 

Comme  mon  interlocuteur  est  un  homme  dont  l'opinion  a  pour 
moi  beaucoup  de  valeur,  vu  son  importante  position  sociale  et  le 
prestige  dont  il  jouit,  je  devins  tout  chagrin  de  l'entendre  faire,  au 
sujet  de  nos  concitoyens,  l'admission  de  leur  soi-disant  infériorité. 
Je  me  sentis  blessé  au  vif  par  une  aussi  injuste  appréciation  et,  je 
crus  qu'il  importait  de  lui  prouver  que  sa  manière  de  voir  est 
contredite  par  les  faits.  Cette  opinion  est  partagée,  malheureuse- 
ment, par  un  trop  grand  nombre  de  nos  concitoyens  des  classes 
supérieures.  Absorbés  par  leurs  travaux  intellectuels,   ils   ignorent 


224  LA  REVUE  CANADIENNE 

beaucoup  de  choses  de  la  vie  pratique  du  peuple  et  sont  portés  à 
accepter  toutes  les  sottises  que  débitent  contre  nous  certaines  gens 
qui  ont  intérêt  à  nous  ignorer,  ou  bien  à  nous  dénigrer,  justement 
parce  qu'ils  savent  que,  à  armes  égï^les,  au  moral  comme  au  physi- 
que, nous  sommes  d'assez  rudes  adversaires  et  prenons  le  premier 
rang  un  peu  plus  souvent  qu'à  notre  tour. 

J'entrepris  donc  de  rectifier  l'opinion  de  mon  ami  à  notre 
égard,  et  voici  la  conversation  que  nous  eûmes  ensemble,  sur  ce 
convoi,  où  nou-3  venions  de  nous  rencontrer. 

Votre  jugement  sur  no^  compatriotes,  lui  dis-je,  au  moins  pour 
ce  qui  concerne  nos  pratiques  agricoles,  n'est  pas  juste.  Vous  allez 
me  permettre  de  tenter  de  le  modifier.  Les  progrès  que  nous  faisons, 
pour  peu  que  nous  en  faisions  dites- vous,  consistent  simplement  à 
suivre  des  sentiers  battus  ?  Or,  au  point  de  vue  agricole  seulement, 
je  vais  vous  démontrer,  si  vous  voulez  avoir  la  patience  de  m'écou- 
ter  avec  attention,  que  quelques-uns  des  progrès  les  plus  impor- 
tants de  notre  agriculture,  quelques-unes  des  réformes  qui  ont 
opéré  une  vraie  révolution  dans  l'économie  rurale  de  la  Puissance 
du  Canada  et  même  des  États-Unis,  ont  été  inaugurés  par  des 
Canadiens  français  et  dans  la  province  de  Québec. 

Je  n'irai  guère  au-delà  de  cinquante  ans,  période  qui  se  trouve 
dans  le  champ  de  mes  souvenirs  personnels,  pour  choisir  les  événe- 
ments qui  vont  servir  à  prouver  ma  thèse.  J'espère  que,  lorsque  je 
vous  aurai  fuit  voir,  comme  je  vais  le  faire  indiscutablement,  com- 
bi-en  d'innovations,  d'améliorations,  de  réformes  dans  le  domaine 
de  l'économie  rurale;  qui  ont  eu  énormément  d'influence  sur  le 
développement  agricole,  sont  l'efiet  de  mouvements  partis  de 
la  province  de  Québec,  vous  allez  vous  convaincre  qu'au  lieu  de 
suivre  les  autres  tout  simplement  nous  ouvrons  souvent  la  voie  sur 
la  route  du  progrès. 

Je  vais  procéder  par  ordre  de  date,  en  commençant  par 
l'année  1859,  qui  a  vu  naître,  dans  la  province  de   Québec,  la  pre- 


RÉMINISCENCES  ET  REVENDICATIONS  225 

mière  école  d'agriculture  de  la  Puissance  du  Canada  —  école  qui 
fut  en  même  temps  la  seconde  inaugurée  dans  l'Amérique  du  Nord, 
y  compris  les  États-Unis.  Je  n'ai  qu'à  vous  citer  ce  que  j'ai  entendu 
dire  de  cette  première  école  d'agriculture  par  M.  l'abbé  Ludger 
Damais,  supérieur  actuel  du  collège  de  Sainte- Anne  de  la  Pocatière, 
lors  de  la  célébration,  le  20  décembre  dernier,  du  cinquantième 
anniversaire  de  cet  établissement,  pour  nous  renseigner  sur  sa 
fondation. 

"  Un  humble  prêtre  —  nous  disait  M.  Dumais  — dont  l'auteur 
"  de  La  France  aux  colonies  écrivait  que,  possédant  une  grande 
"  expérience  des  hommes  et  des  choses,  il  était  certainement  appelé 
^'  à  rendre  de  grands  services  à  sa  patrie,  avec  les  encouragements 
"  de  son  évêque  et  le  concours  d'amitiés  précieuses,  au  milieu  d'une 
"  atmosphère  d'indifférence  pour  le  progrès  cultural,  posait  la  pre- 
"  mière  pierre  de  notre  enseignement  agricole  au  Canada.  C'était 
"  M.  François  Pilote,  supérieur  et  procureur  du  collège  de  Sainte- 
"  Anne.  L'institution  naissante,  c'était  l'école  d'agriculture,  dont 
■"  Mgr  de  Tloa,  administrateur  du  diocèse  de  Québec,  voulut  lui- 
"  même  bénir  le  berceau,  le  10  octobre  1859. ..  Le  logis  était  pau- 
"  vre,  les  élèves  rares,  les  octrois  maigres,  les  professeurs  mal  ou 
"  point  payés,  et  l'on  peut  dire  que  l'école,  pendant  de  longues 
"  années  a  vécu  d'épreuves  et  de  dévouement. ..  ". 

"  Cette  école  s'est  implantée,  en  1859,  dans  un  district  où  tout 
"  était  à  faire  quant  au  progrès  agricole.  En  effet,  climat  très  rude, 
"  pauvre  bétail,  outillage  agricole  imparfait,  méthode  rationnelle  de 
"  culture  inconnue,  défiance  de  l'innovation  ou  apathie,  absence  de 
"  communications  faciles  avec  l'extérieur,  marchés  non  ouverts, 
"  telles  étaient  chez  nous  à  cette  époque  les  conditions  de  l'agricul- 
"  ture.  Si,  à  cela,  nous  ajoutons  l'influence  du  préijugé  contre  l'édu- 
"  cation  agricole,  l'on  verra  que  notre  école  a  beaucoup  fait.  Elle 
"  est  parvenue  à  attirer  à  elle  autant  d'élèves  que  les  largesses 
*'  officielles  lui  permettaient  d'en  avoir.  Elle  a  vulgarisé  la  connais- 


226  LA  REVUE  CANADIENNE 

"  sance  des  bonnes  races  de  bétail,  l'amélioration  de  ces  races  par 
"  des  meilleures  règles  d'élevage  et  une  meilleure  alimentation,  le 
"  développement  de  l'industrie  laitière,  de  la  culture  maraîchère  et 
"  fruitière.  Elle  a  introduit  de  meilleures  variétés  de  céréales,  des 
"  instruments  aratoires  perfectionnés  ;  surtout  elle  a  contribué  à 
«'  disséminer  de  bonnes  méthodes  de  culture.  De  tout  temps,  par 
"  son  voisinage  et,  depuis  quelques  années  par  des  conférences  spé- 
"  ciales  dont  son  professeur  n'hésite  pas  à  assumer  la  charge,  elle 
"  exerce  son  influence  même  sur  les  élèves  du  collège  commercial 
"  et  classique  qui  se  destinent  aux  affaires,  aux  professions  libérales 
"  et  au  sacerdoce,  ^es  directeurs  après  lui  avoir  consacré  leurs 
"  services  intelligents  et  dévoués,  sont  ensuite  allés  ici  et  là,  en 
"  notre  province,  donner  l'exemple  du  travail  raisonné  de  la  terre 
"  sur  des  données  scientifiques  et  pratiques. ,.  Soit  comme  cultiva- 
"  teurs  zélés,  soiL  comme  missionnaires  agricoles  dévoués,  ils  ont 
"  semé  hors  de  l'école  la  bonne  semence  de  l'école.  " 

Voilà  le  rôle  qu'a  joué  l'Ecole' d'Agriculture  de  Sainte- Anne 
de  la  Pocatière  fondée  par  un  de  ces  soi  disant  arriérés  Canadiens 
français  de  la  Province  de  Québec,  deux  ans  après  la  première 
école  d'agriculture  des  Etats-Unis  (celle  de  Sansing,  Michigan)  et 
bien  des  années  avant  celles  de  Guelph,  Ontario,  et  de  Sainte-Anne 
de  Bellevue,  province  de  Québec. 

Je  vous  prie,  maintenant,  de  vouloir  bien  sauter  à  pieds  joints 
par  dessus  vingt-deux  ans  de  notre  histoire,  pour  me  suivre  dans 
ma  démonstration,  jusqu'à  l'année  1881.  Je  vais  vous  montrer 
un  bel  acte  d'initiative  dû  à  des  Canadiens  français. 

Cette  année-là,  il  y  avait  dans  la  province  de  Québec  162  fa- 
briques de  beurre  et  de  fromage,  mais  toutes  sises  dans  l'ouest.  Il  ne 
s'en  trouvait  alors  aucune,  dans  la  région  à  l'est  de  la  cité  de 
Québec.  Une  •  fabrique-école  de  beurre  et  de  fromage  organisée 
par  M.  Ed.-A.  Bernard,  directeur  officiel  de  l'Agriculture  de  la 
Province   de   Québec,   à   la  demande  de  deux  associés  bailleurs  de 


RÉMINISCENCES  ET  REVENDICATIONS  227 

fonds,  fut  ouverte  à  Saint-Denis  de  Kamouraska.  Elle  avait  à  sa 
disposition  une  ferme.  Sur  cette  ferme  et  à  la  fabrique-école,  des 
élèves,  au  nombre  de  dix,  étaient  reçus  comme  étudiants  et  formés 
comme  fabricants,  moyennant  une  subvention  de  deux  cents  piastres 
accordée  à  la  fabrique-école  par  le  département  de  l'Agriculture  de 
Québec.  Ces  élèves  travaillaient  à  la  culture  se  rapportant  à  l'in- 
dustrie laitière  et  à  l'élevage  des  vaches  à  lait.  A  la  fabrique  ils 
prenaient  part  à  tout  le  travail  pratique  de  la  fabrication.  Le 
fabricant  professeur  était  M.  J.-M.  Jocelyn,  expert  dont  on  était 
aller  requérir  les  services  aux  Etats-Unis.  Cette  fabrique,  encore 
en  existence  aujourd'hui,  a  fonctionné  comme  école  et  a  été  la  pre- 
mière école  de  laiterie  en  Amérique,  jusqu'à  l'année  1884,  date  à 
laquelle  elle  a  cédé  le  pas  à  la  fabrique-école  alors  ouverte  à  Saint- 
Hyacinthe,  par  la  Société  d'Industrie  laitière  de  la  province  de 
Québec,  fondée  en  1882. 

Il  appert  donc  que  la  première  école  de  laiterie  d'Amérique  a 
été  fondée  en  1881,  par  quelques  uns  des  soi-disant  arriérés  Cana- 
diens français  de  la  province  de  Québec. 

Si  vous  voulez  bien,  maint^enant,  passer  à  l'année  1882,  nous 
allons  encore  trouver  un  bel  acte  d'initiative  qui  vaut  la  peine 
d'être  mentionné.  Avant  1882,  le  lait  était  gardé,  dans  les  laiteries 
des  cultivateurs  et  dans  les  fabriques  coopératives  de  beurre  d'Amé- 
rique, dans  des  vases  plats  ou  dans  des  crémeuses  profondes  pour 
le  faire  crêmer.  On  commençait,  à  cette  époque,  à  parler  en  Europe, 
de  certains  appareils  centrifuges  permettant  l'écrémage  du  lait,  en 
un  temps  très  court,  immédiatement  après  la  traite.  Ces  appareils 
étaient  appelés  à  révolutionner  la  pratique  de  l'industrie  laitière, 
comme  il  est  facile  de  le  constater  aujourd'hui  par  le  fait  que  les 
milliers  de  beurreries  qui  existent  en  Amérique  sont  toutes  munies 
de  ces  écrémeuses  centrifuges. 

Or,  en  1881,  sur  les  conseils  du  directeur  officiel  de  l'Agricul- 
ture dont  nous  avons  parlé  tantôt,  le  département  de  l'Agriculture 


228  LA  REVUE  CANADIENNE 

de  Québec  envoyait  au  Danemark,  pays  où  ces  appareils  venaient 
d'être  inventés,  un  expert,  M.  S.-M.  Barré,  étudier  leur  fonctionne- 
ment, et  le  résultat  de  cette  démarche  a  été  que,  le  20  juin  1882, 
cet  expert  faisait  fonctionner  dans  une  beurrerie  de  Sainte-Marie, 
comté  de  Beauce,  la  première  écrémeuse  centrifuge  qui  ait  jamais 
été  importée  de  ce  coté-ci  de  l'Atlantique.  Sa  machine  était  une 
Burmeinster  et  Main. 

Voici  encore  une  belle  plume  à  fixer  au  bonnet  du  soi-disant 
arriéré  Canadien  français  de  la  Province  de  Québec  ! 

Dans  cette  même  année  1882,  je  m'en  vais  encore  trouver 
un  fait  propre  à  vous  édifier  sur  l'esprit  d'initiative,  non  pas,  cette 
fois,  des  Canadiens  français,  mais  des  Canadiennes  françaises.  Ce 
fait  est  celui  de  la  fondation  de  ce  qu'on  appelle  aujourd'hui  une 
école  ménagère.  Il  est  venu  à  ma  connaissance,  en  l'année  1884,  au 
cours  d'un  voyage  que  je  faisais,  en  ma  qualité  d'officier  spécial  de 
département  de  l'Agriculture  de  Québec,  au  Lac  Saint- Jean.  Un  des 
meilleurs  souvenirs  que  j'aie  conservé  de  ce  voyage  est  celui  d'une 
visite  qu'il  m'a  été  donné  de  faire  au  monastère  des  religieuses  Ursu- 
lines  de  Roberval,  fondé  alors  depuis  deux  ans,  c'est-à-dire  en 
1882.  J'eus  le  privilège  de  visiter  cette  institution  naissante.  J'y 
vis  un  atelier  où  l'on  trouvait  en  opération  les  cardes,  le  rouet,  le 
dévidoir,  la  tournette,  le  cannelier,  les  cannelles,  l'ourdissoir  et  le 
métier  à  tisser  !  Dès  le  début  de  leur  œuvre  au  Lac  Saint- Jean,  les 
religieuses  Ursulines  ont  voulu  résoudre  le  problème  de  donner 
aux  jeunes  filles  de  cultivateurs,  non  seulement  une  éducation  de 
première  classe  au  point  de  vue  religieux,  littéraire  et  scientifique, 
mais  encore  des  leçons  d'économie  domestique  qui  les  mettent  en 
état  de  tenir  parfaitement  la  maison  d'un  cultivateur  et  de  s'y 
livrer  aux  travaux  qui  sont  l'apanage  des  femmes  de  la  campagne, 
tout  en  pouvant  être,  par  leur  instruction  et  leur  éducation,  l'objet 
de  la  recherche  des  jeunes  cultivateurs  instruits,  qui,  disons-ld  à 
l'honneur  de  notre  époque,  cessent  de  croire  que  c'est  un  déshon- 
neur pour  un  jeune  homme  instruit  de  cultiver  la  terre. 


RÉMINISCENCES  ET  REVENDICATIONS  229 

M.  le  Surintendant  de  l'Instruction  publique  qui  s'intéresse 
beaucoup  à  l'œuvre  des  écoles  ménagères,  mentionne,  dans  son  der- 
nier rapport  pour  l'année  1909,  celle  de  Roberval.  Il  dit  :  "  Il  im- 
"  porte  grandement  que  la  province  de  Québec  occupe  dans  la  fon- 
"  dation  des  écoles  ménagères  le  rang  auquel  elle  peut  prétendre. 
"  En  compulsant  les  statistiques  et  en  examinant  les  dates,  on  voit 
"  que  l'enseignement  ménager  fut  inauguré  en  1887  en  Belgique, 
"  deux  ans  plus  tard  en  Suisse,  en  1886  en  France  et  en  1900  en 
"  Allemagne.  Il  est  honorable  pour  la  province  de  Québec  de  cons- 
"  tater  qu'elle  est  le  premier  pays  qui  ait  inauguré  cet  enseigne- 
"  ment.  En  effet,  c'est  aux  religieuses  Ursulines  de  Québec  que 
"  nous  devons  cette  patriotique  initiative.  Elles  allaient,  en 
"  1882,  à  Roberval,  sur  les  rives  du  Lac  Saint-Jean,  fonder 
"  un  couvent  dans  le  but  de  donner  aux  jeunes  filles  de  la 
"  région  du  Sagaenay  l'instruction  morale  et  littéraire,  mais  en 
"  même  temps  et  aussi  des  leçons  d'économie  domestique  propres 
"  à  former  leurs  élèves  sur  la  bonne  tenue  d'une  maison,  sur  l'art 
"  de  filer,  de  tisser,  de  travailler  au  métier,  de  coudre  à  l'aiguille  et 
"  à  la  machine.  " 

Livrées  à  leurs  seules  ressources,  les  Ursulines  de  Roberval 
réussirent  pourtant.  Elles  continuaient  ainsi  leur  œuvre  depuis 
quelques  années  à  l'humble  atelier  qu'elles  avaient  établi,  lorsqu'en 
1885,  le  ministre  d'agriculture  d'alors,  l'honorable  M.  Beaubien, 
voulant  seconder  leurs  efforts,  les  mit  en  mesure  de  construire  une 
école  ménagère  capable  de  répondre  aux  besoins  de  l'époque.  Une 
ferme  est  attachée  à  l'école  qui  possède  une  laiterie,  une  boulan- 
gerie, des  métiers  pour  le  tissage  des  étoffes  et  un  poulailler.  (Cette 
ferme  a  obtenu,  il  y  a  quelques  années,  au  concours  du  mérite  agri- 
cole de  la  province  de  Québec,  une  médaille  d'argent.)  Aussi  cette 
maison,  par  les  moyens  d'instruction  dont  elle  dispose,  rend-elle  des 
services  signalés  à  la  classe  agricole  et  aux  familles  en  général. 
Une  soixantaine  d'élèves  suivent  régulièrement  les  cours  ménagers. 


230  LA  REVUE  CANADIENNE 

Cette  école  vient  d'obtenir  une  affiliation  à  l'Université  Laval  de 
Québec. 

Je  suis  bien  sûr  que  vous  ne  m'obligerez  pas  à  faire  de  longs 
commentaires  pour  vous  prouver  que  cette  œuvre  des  Ursu- 
lines  de  Roberval  n'est  pas  une  œuvre  d'arriérés.  Seulement, 
laissez-moi  ajouter  que,  si  l'on  compare  les  personnes  qui,  avec  des 
moyens  fort  restreints  savent  mener  à  bonne  fin,  de  leur  propre 
initiative,  l'application  d'idées  aussi  philanthropiques  et  patrioti- 
ques que  celles-là,  à  d'autres  personnes  qui,  au  bout  de  vingt  ans,  se 
servent  de  ces  idées  toutes  connues  et  appliquées  pour  en  faire  la 
base  d'écoles  magnifiques  bâties  avec  les  capitaux  des  millionnaires 
anglais,  où  l'on  enseigne  ce  que  l'on  appelle  la  Domestic  and  house- 
hold  science,  la  palme  revient  sans  conteste  aux  mères  de  ces  idées 
plutôt  qu'à  leurs  imitateurs. 

Je  viens  de  vous  démontrer  qu'en  agriculture,  en  industrie  laitiè- 
re, en  économie  domestique,  les  Canadiens  français,  sur  bien  des 
points,  au  lieu  d'être  des  imitateurs  ont  été  des  initiateurs  et  des 
précurseurs.  Ils  l'ont  encore  été  en  d'autres  branches  de  l'économie 
rurale  ;  par  exemple,  pour  n'en  citer  qu'une,  en  économie  forestière- 
Vous  ?avez  comme  l'on  s'émeut  de  nos  jours,  sur  le  gaspillage  in- 
sensé qui  se  fait  de  nos  richesses  forestières,  surtout  par  l'exploita- 
tion à  outrance  de  nos  forêts  pour  la  production  du  bois  de  pulpe. 
L'on  commence  déjà  à  entrevoir  le  temps  où  notre  pays  subira  une 
grande  disette  de  bois  de  chauffage,  et  de  construction,  où  l'agricul- 
teur aura  à  souffrir  des  modifications  profondes  apportées  au 
régime  des  eaux  qui  a  tant  d'influence  sur  le  climat  et  la  produc- 
tion des  récoltes,  conséquences  inévitables  de  la  disparition  des 
grandes  surfaces  boisées,  dénudées  par  la  hache  des  Vandales  qui 
dévastent  nos  forêts.  Nos  économistes  s'eff'rayent  à  l'idée  que,  déjà, 
dans  certains  endroits  de  notre  province,  des  inondations  désas- 
treuses se  produisent  parce  qu'on  a  détruit  la  forêt,  cette  régulatrice 
inconsciente   mais  sûre  de  la  distribution  des  eaux  de  la  fonte   des 


RÉMINISCENCES  ET  REVENDICATIONS  231 

neiges  et  des  grandes  pluies,  dans  les  fleuves,  les  rivières  et  les 
cours  d'eau. 

Eh  bien  !  Il  y  a  déjà  longtemps,  vingt-huit  ans,  qu'un  cri 
d'alarme  a  été  poussé  à  ce  sujet.  En  1889,  dans  la  province  de 
Québec,  se  formait  une  association  forestière  —  la  première  du 
Canada,  la  seconde  d'Amérique  —  qui  se  donna  pour  mission  la 
défense  ou  la  protection  de  la  forêt.  Cette  humble  société  obtint  de 
notre  gouvernement  la  passation  d'une .  loi  fixant,  pour  chaque 
année,  un  jour  destiné  à  faire  valoir  les  droits  de  la  forêt  :  le  Jour 
de  la  fête  des  arbres  —  Arhor  day.  Cette  association  a  depuis  cédé 
le  pas  à  la  grande  Association  forestière  du  Canada.  Mais  il  im- 
porte que  la  fille  ne  fasse  pas  oublier  la  mère.  Il  est  bon  de  se  rappe- 
ler que  si  ce  sont  les  Français  qui  ont  été  les  premiers  à  attaquer  la 
forêt,  au  Canada,  au  profit  de  la  religion  et  de  la  civilisation, 
il  y  a  trois  cents  ans,  ils  ont  aussi  été  les  premiers  à  la  protéger, 
lorsqu'elle  a  eu  besoin  de  protection. 

Il  faut  que  je  m'arrête.  Je  pourrais  bien  encore  mentionner  le 
fait  que  c'est  à  un  Canadien  français,  M.  G.-A.  Gigault,  actuellement 
sous-ministre  de  l'Agriculture  à  Québec,  que  nous  devons,  et  cela 
sans  discussion  possible,  l'idée  initiale  de  la  création  des  fermes 
expérimentales  du  gouvernement  de  la  Puissance  du  Canada  ;  que 
c'est  à  la  Société  d'Industrie  laitière  de  la  province  de  Québec  qu'est 
dû  l'établissement  du  système  d'inspection  des  fabriques  de  beurre 
et  de  fromage  syndiqués,  système  qui  est  reconnu  comme  le  plus 
parfait,  et  qui  a  été  adopté,  subséquemment,  par  la  province  d'On- 
tario ;  que  c'est  à  nos  évêques  canadiens-français  que  nous  devons 
la  si  patriotique  institution  des  dévoués  missionnaires  agricoles 
qui,  au  nom  de  la  religion,  vont  par  les  campagnes,  prêcher 
l'évangile  de  la  terre  après  celui  du  ciel 

Mais  je  vous  retiens  sans  doute  trop  longtemps  avec  ce  plaidoy- 
er pro  domo.  Veuillez  ne  pas  voir  rien  que  du  chauvinisme  dans  nia 
démonstration.  Elle  prouve  que  nous  ne  sommes  pas  des  arriérés  nous 


232  LA  REVUE  CANADIENNE 

de  la  province  de  Québec.  N'oubliez  pas  que  je  suis  citoyen  de  l'esté 
et  l'est  est  précisément  regarder  comme  la  partie  la  moins  avancée  de 
la  province  par  certains  francophobes,  probablement  parce  qu'elle 
est  la  plus  française.  Or,  comme  c'est  là  que  les  idées  dont  je  viens  de 
démontrer  la  mise  en  application  sont  presque  toutes  écloses,  vous 
comprendrez  facilement  que  je  ne  tiens  pas  à  ce  qu'on  en  donne  le 
mérite  à  d'autres,  surtout  à  ceux  qui  sont  toujours  prêts  à  se  pro- 
clamer de  la  race  supérieure.  Ceux-là  perdent  de  vue  le  fait  que 
s'ils  paraissent  plus  prospères,  c'est  qu'ils  'ont  été  plus  favorisé» 
sous  tous  les  rapports.  En  effet,  bien  que  nous  soyons  sur  un  sol 
conquis  à  la  civilisation  par  nos  ancêtres,  nous  n'y  sommes  plus, 
depuis  un  siècle  et  demi  que  des  vaincus.  La  conquête  nous  a  lais- 
sés pauvres  matériellement.  Tous  ceux  qui  en  avaient  le  moyen 
sont  retournés  dans  la  mère-patrie.  La  cession  nous  a  laissés  déci- 
més.   La  classe  dirigeante  est  partie,  au  lendemain  de  1763. 

Seul,  notre  dévoué  clergé  nous  est  resté.  Il  nous  a  sauvés  en 
relevant  notre  courage,  en  nous  fournissant  le  moyen  de  garder 
notre  langue  en  nous  incitant  à  la  lutte  pour  la  conservation  de  nos 
lois,  de  notre  religion.  Mais,  le  clergé,  il  était  pauvre,  lui  aussi  ! 

La  lutte  ne  fut  pas  moins  âpre  pour  obtenir  de  la  terre  les 
moyens  ds  vivre  qui  nons  manquaient  par  ailleurs.  Et,  cette  lutte 
était  pour  nous  d'autant  plus  difficile  que  notre  province  est  située 
dans  une  zone  au  climat  beaucoup  plus  rigoureux  que  celui  de 
l'Ontario.  Un  printemps  en  retard  d'un  mois  et  un  automne  en 
avance  d'un  autre  mois,  font  que,  pour  nous,  la  moyenne  de  la 
saison  propre  à  l'agriculture  n'est  que  de  cinq  mois,  tandis  qu'elle 
est  de  sept  mois  pour  la  province  voisine. 

Oui,  nous  avons  été  forcément,  non  volontairement,  tenus  en 
arrière  pour  les  raisons  que  je  viens  d'énoncer,  et,  malgré  tout,  noua 
avons  su  prendre  les  devants  sous  plusieurs  rapports,  et  si  ceux  qui 
nous  dénigrent  voulaient  se  donner  la  peine  d'apprendre  notre  lan- 
gue, comme  nous  apprenons  la  leur,  ils  pourraient  nous  fréquenter 


RÉMINISCENCES  ET  REVENDICATIONS  233 

davantage,  et  partant,  mieux  nous  connaître  et  plus  justement  noua 
apprécier. 

Mais,  me  voici  lancé  dans  une  bien  longue  digression  et  il  est 
heureux  pour  vous  que  nous  arrivions  à  destination.  Puissé-je  vous 
avoir  enlevé  au  moins  une  partie  du  préjugé  qui  vous  a  fait  dire 
au  commencement  de  notre  conversation,  que  "  le  peu  de  progrès 
agricole  que  nous  avons  fait,  quoique  bien  lentement,  nous  ne  l'a- 
vons réalisé  assez  généralement  qu'en  suivant  ceux  qui  nous  ont 
tracé  la  voie,  et  ce  de  loin  seulement  ". 

A  Cela,  je  fus  heureux  d'entendre  mon  distingué  interlocuteur 
me  répondre  ainsi  :  "  Soyez  certain  que  vous  venez  de  me  faire  un 
petit  cours  d'histoire  contemporaine  qui  m'a  révélé  des  choses  que  j'i- 
gnorais absolument.  Malheureusement,  même  parmi  nos  concitoyens 
canadiens-français,  je  ne  suis  pas  seul  à  ignorer  ces  faits.  Pour 
vous  prouver  que  votre  plaidoyer  a  produit  chez  moi  un  excellent 
effet  je  m'en  vais  vous  faire  une  proposition.  Vous  devriez 
publier  dans  une  de  nos  revues  littéraires  canadiennes-françaises 
un  résumé  de  notre  conversation,  pour  le  bénéfice  des  lecteurs 
qui,  comme  moi,  absorbés  dans  des  travaux  intellectuels,  n'ont  ni 
l'idée,  ni  le  temps,  de  se  mettre  en  contact  direct  avec  la  classe 
agricole.  L'agriculteur  a  reçu  de  la  Providence  la  mission  de  nour- 
rir l'humanité  et,  plus  spécialement,  les  classes  qui  travaillent  pour 
le  commerce,  l'industrie,  les  arts,  l'éducation  et  la  direction  de  la 
société,  et  sont,  par  ce  fait,  dans  l'impossibilité  de  rien  produire 
pour  entretenir  la  vie  matérielle.  Une  meilleure  connaissance  des 
faits  rectiMerait  chez  un  grand  nombre  des  erreurs  de  jugement 
comme  celle  que  je  viens  de  commettre.  Elle  vous  a  d'ailleurs  — 
cela  me  console  —  fourni  l'occasion  de  m'éclairer  et  de  me  faire 
mieux  apprécier  ces  travailleurs  de  la  terre  qui  appliquent  parmi 
nous  les  principes  de  l'économie  rurale  et  sont,  sans  contredit,  les 
plus  importants  facteurs  de  la  prospérité  nationale.  " 


234  LA  REVUE  CANADIENNE 

-    Ce  conseil,  je  l'ai  pris  en  bonne  part,  sachant  qu'il  venait  d'un 

esprit  droit.  C'est  ce  qui  m'a  décidé  à  communiquer,  après  les  avoir 

rédigées  avec  quelques  citations  à  l'appui,  aux  lecteurs  de  la  Revue 

Canadienne,  ces  réminiscences  qui,  comme  l'a  dit  mon  compagnon 

de  voyage,  constituent  une  page  de  notre  histoire  contemporaine, 

au    point  de   vue  de  l'économie  rurale,  et   ne  sont  que  de  justes 

revendications. 

J.-C.  CHAPAÏS. 


Pages  d'Histoire 


SUITE 


XI 


Conspiration.  —  Préparatifs  de  départ  des  Français  de  Gannentaha. 
Un  stratagème.  —  Fuite.  —  Débâcle.  —  A  Montréal  et  à  Québec. 
Le  lendemain  d'un  festin.  —  Enlevés  par  un  Manitou    ! 


^ENDANT  que  ces  événements  se  passaient  à  Québec,  d'im- 
portantes assemblées  secrètes  avaient  lieu  chez  les  Agniers 
et  chez  les  Onnontagués.  Il  y  fut  décidé  que  si  Onontliio 
mettait  en  liberté  les  Iroquois  arrêtés  par  son  ordre,  on 
exterminerait  aussitôt  les  cinquante-trois  Français  de  Gannentaha  ; 
que  s 'il  refusait  de  les  laisser  aller,  on  tuerait  seulement  un  certain 
nombre  de  ces  Français  et  l'on  mettrait  les  autres  dans  les  liens  afin 
de  pouvoir  les  échanger  contre  les  détenus  Iroquois  incarcérés  à 
Québec,  aux  Trois-Rivières  et  à  Villemarie.  Lorsque  tous  les  pri- 
sonniers seraient  délivrés,  on  commencerait  une  guerre  générale 
d'extermination  contre  les  Français,  les  Hurons  et  les  Algonquins. 
Plusieurs  bandes  de  guerriers  des  cinq  cantons  se  mirent  immé- 
diatement en  campagne,  mais  on  convint  de  différer  regorgement 
des  Français-  de  Gannentaha  pour  ne  pas  compromettre  le  sort  des 
prisonniers  iroquois  et  exposer  la  vie  des  cinquante  Onnontagués 
qui  attendaient  le  retour  du  printemps  pour  amener  avec  eux  ce  qui 
restait  des  Hurons  établis  dans  le  voisinage  de  Québec. 

Les  missionnaires  de  Gannentaha  furent  avertis  en  secret  de 
ce  qui  se  tramait  contre  eux,  et  firent  dire  à  leurs  confrères  disper- 


236  LA  REVUE  CANADIENNE 


ses  dans  les  cinq  cantons  pour  évangéliser  les  sauvages,  de  venir  les 
rejoindre  au  plus  tôt.  En  même  temps  le  commandant  Dupuy  don- 
nait les  instructions  nécessaires  pour  que  la  retraite  secrète  et  ra- 
pide des  Français  pût  être  opérée  d'un  moment  à  l'autre,  chaque 
jour  pouvant  amener  une  catastroplie. 

L'établissement  de  Gannentaha  comprenait  une  chapelle,  un 
vaste  bâtiment  (magasin  et  arsenal)  avec  grenier,  quelques  maisons 
et  autres  dépendances,  le  tout  entouré  d'une  palissade  pouvant', 
dans  une  certaine  mesure,  mettre  les  occupants  à  l'abri  des  indis- 
crétions ou  des  attaques  du  dehors.  Quelques  chiens  y  faisaient  la 
garde,  comme  à  ViUemarie. 

La  retraite  projetée  ne  pouvait  s'effectuer  que  par  eau.  Il  y 
avait  à  l'établissement  quatre  canots  iroquois  et  quatre  canots 
algonquins  :  on  les  fit  mettre  aussitôt  en  bon  état,  mais  ces  embar- 
cations étaient  bien  insuffisantes  pour  transporter  les  cinquante- 
trois  occupants  de  la  station,  leurs  provisions  et  leur  bagage.  Le 
commandant  Dupuy  fit  transporter  en  secret  dans  le  grenier  du 
bâtiment  principal  tout  le  bois  nécessaire  à  la  construction  de  deux 
bateaux  plats  dans  le  genre  de  ceux  dont  on  faisait  usage  sur  la 
Loire,  en  France.  L'ouvrage,  ;îommencé  sans  délai,  fut  bientôt 
terminé  et  l 'on  n  'attendait  plus  que  le  moment  favorable  pour  quit- 
ter les  lieux  à  l'insu  des  Iroquois,  ce  qui  n'était  pas  chose  facile. 

On  était  à  la  veille  de  la  débâcle  générale  du  printemps  ;  la 
décharge  du  petit  lac  de  Gannentaha  (aujourd'hui  Onon- 
daga  Lake),  de  même  que  le  milieu  de  la  rivière  Choua- 
guen,  étaient  libres  de  glace  ;  les  hordages  seuls  adhéraient 
aux  deux  rives  ;  on  pouvait  donc  risquer  le  départ  ;  mais  com- 
ment détourner  l'attention  des  sauvages  établis  près  du  fort  et  qui 
avaient  l'habitude  d'y  entrer  à  toute  heure  du  jour?  Un  Français 
qui  était  bien  au  fait  des  usages,  du  code  d'honneur  et  des  supersti- 
tions des  Iroquois,  suggéra  un  moyen  d'échapper  à  leur  attention 
qui  réussit  à  merveille.  Un  de  ses  jeunes  compagnons  avait  été 
aidopté  par  un  chef  onnontagué  du  voisinage,  qui  le  traitait  comme 


PAGES  D'HISTOIRE  237 

un  fils;  de  ragrément  du  commandant  Dupuy,  il  fut  convenu  que 
ce  jeune  Français  s'efforcerait  d'amener  son  père  adoptif  à  donner 
un  festin  à  tout  manger.  Pour  atteindre  ce  but,  le  jeune  homme 
déclara  avoir  eu  un  songe  qu'il  fallait  "  effacer  ",  sans  quoi  on 
le  verrait  mourir.  "  Dans  ce  songe,  dit-il  à  son  père,  j'étais  sur  le 
point  d'expirer  lorsque,  ayant  donné  un  festin  à  tout  manger,  vous 
avez,  par  ce  moyen,  réussi  à  me  ramener  à  la  vie  ";  et  il  ajouta 
qu  'il  se  sentait  déjà  défaillir.  Le  père  lui  dit  aussitôt  :  '  '  Eh  bien  ! 
je  vais  donner  le  festin;  tu  ne  mourras  pas;  fait  dresser  leg  chau- 
dières ". 

Tous  les  sauvages  des  environs  furent  immédiatement  convo- 
qués pour  le  "  festin  à  tout  manger  ",  qui  eut  lieu  le  soir  même 
(20  mars  1658),  les  Français  fournissant  plusieurs  porcs  et  quelques 
outardes  pour  contribuer,  eux  aussi,  à  effacer  le  songe,  et  les  sau- 
vages se  chargeant  du  reste  du  menu  (^) .  On  alluma  les  feux,  et  les 
chaudières,  remplies  de  graisse,  de  viandes  et  de  poissons  de  toutes 
sortes,  commencèrent  à  bouillir.  Quelques  Français  arrivèrent  sur 
les  lieux  avec  des  flûtes,  des  trompettes  et  des  tambours  pour 
prendre  part  à  la  fête  ;  on  se  mit  alors  à  danser,  les  blancs  imitant 
les  peaux-rouges,  et  les  peaux-rouges  imitant  les  blancs,  tous  lançant 
des  cris  perçants  "  tantôt  de  guerre,  tantôt  d'allégresse  ".  Les 
sauvages  commencèrent  bientôt  à  manger  avec  voracité,  tandis  que 
les  Français  continuaient  à  sonner  de  la  trompette  et  à  battre  du 
tambour;  pendant  ce  temps,  les  autres  Français  demeurés  dans  le 
fort  travaillaient  à  opérer,  le  plus  silencieusement  possible,  le  trans- 
port des  embarcations  légères,  puis  des  bateaux  plats,  du  lieu  où 
ceux-ci  avaient  été  construits,  jusque  sur  la  rive  du  lac. 

La  nuit  était  humide  et  sombre. 

Les  sauvages  avaient  avalé  morceaux  sur  morceaux  durant 
plus  d'une  heure  lorsqu'ils  déclarèrent  qu'il  leur  était  impossible 
de  manger  davantage. 


(*)  Le  chien  gras  était  un  des  aliments  ordinaires  des  festins  à  tout 
manger.  / 


238  LA  REVUE  CANADIENNE 

— "  Je  mourrai  donc  ",  dit  le  prétenidu  malade  à  son  père 
a'doptif . . . 

Esclaves  de  leurs  préjugés  superstitieux,  les  convives  se  remi- 
rent à  manger.  Peu  après,  sur  un  signe  qu  'on  lui  fit  de  l 'intérieur 
du  fort,  le  jeune  homme  dit:  —  "  Je  me  sens  guéri;  je  ne  mourrai 
pas;  vous  pouvez  cesser  de  manger.  Dormez  bien,  jusqu'à  ce  que 
la  cloche  de  la  prière  se  fasse  entendre  au  lever  du  soleil.  Je  vais 
faire  jouer  d'un  instrument  de  musique  qui  va  vous  donner  de 
beaux  rêves.  "  . 

Un  Français  prit  alors  une  guitare  ■ —  un  des  instruments 
emportés  de  Québec  par  le  Père  d'Ablon  —  et  fit  entendre  une 
douce  mélodie  qui  contribua  à  jeter  dans  un  profond  sommeil  les 
sauvages  déjà  alourdis  par  les  excès  du  festin  et  gavés  jusqu'à  la 
gorge. 

Quelques  minutes  plus  tard,  les  deux  bateaux  plats,  suivis  des 
huit  canots  d'écorce,  prenaient  le  fil  de  l'eau,  emportant  les  Fran- 
çais de  la  station,  leurs  armes,  leurs  provisions  et  tout  leur  bagage. 

Les  habitants  du  fort  n'y  avaient  laissé  que  les  chiens,  les  coqs 
et...    (ô  gaîté  française!)  quelques  mannequins. 

Il  tombait  en  ce  moment  une  neige  floconneuse  et  molle  qui  fit 
disparaître  immédiatement  de  la  rive  du  lac  toute  trace  du  départ 
des  fugitifs.  Ceux-ci  durent,  de  temps  à  autre,  briser,  en  avant  des 
bateaux,  une  glace  légère,  récemment  formée,  qui  en  arrêtait  la 
marche.  Ils  furent  obligés  de  faire  plusieurs  "  portages  "  longs 
et  difficiles  et  de  sauter  plusieurs  rapides  avant  d'atteindre  le  lac 
Ontario,  qu'ils  trouvèrent  en  pleine  débâcle,  charroyant  toutes  les 
glaces  des  grands  lacs.  Vingt  lieues  de  distance  les  séparaient  du 
point  du  départ;  néanmoins,  comme  ils  pouvaient  à  chaque  instant 
voir  arriver  sur  eux  une  bande  d'Iroquois  en  furie,  suivis  peut- 
être  de  centaines  d'autres,  ils  n'hésitèrent  pas  à  lancer  leurs  embar- 
cations au  milieu  des  glaces  flottantes,  qui,  parfois,  se  tassaient,  se 
pressaient  et  s'élevaient  en  énormes  monceaux,  puis  s'affaissaient 
soudain  en  creusant  des  abîmes.     Ce  fut  avec  des  peines  inouïes  et 


PAGES  D'HISTOIRE  239 

en  prenant  d'incessantes  précautions  que,  le  3  avril,  ils  purent 
enfin  atteindre  Montréal,  où  ils  arrivèrent  tous  à  la  nuit  tombante, 
à  l'exception  de  trois  dont  l'embarcation  heurta  un  rocher  faisant 
barrage  au  milieu  d'un  rapide,  et  qui  furent  engloutis  misérable- 
ment sous  les  flots  (^). 

M.  de  Maisonneuve  et  les  habitants  de  Montréal  furent  aussi 
heureux  que  surpris  de  l'arrivée  soudaine  des  missionnaires  et  de 
leurs  compagnons.  Le  chef  de  l'expédition,  M.  Dupuy,  reçut  en 
particulier,  les  félicitations  du  gouverneur  régional,  qui  lui  offrit 
le  commandement  de  la  garnison  de  Villemarie  comme  assistant  du 
major  Lambert  Closse  dont  la  présence  était  presque  constamment 
requise  sur  son  fief,  au  nord  de  la  petite  rivière  des  Fonds  (^). 


(^)  Eclations  des  Jésuites  ;  Lettres  de  Marie  de  l'Incarnation  ;  His- 
toire et  description  générale  de  la  Nouvelle-France,  du  P.  de  Charlevoix, 
et«c. 

(')  Ainsi  nommée  dans  un  acte  de  Bénigne  Basset,  notaire  royal, 
successeur  de  Jean  de  Saint-Père  comme  greffier  de  la  juridi<5tion  de 
Montréal.  La  petite  rivière  des  Fonds,  appelée  aussi  ruisseau  Saint- 
Martin,  coulait  du  nord-est  au  sud-ouest  et  allait  tomber  dans  la  rivière 
Saint-Pierre  (venant  du  sud-ouest)  à  l'endroit  où  celle-ci  inclinait  légère- 
ment vers  l'est  pour  aller  se  jeter  dans  le  fleuve  Saint-Laurent,  aux  portes 
du  fort  de  Villemarie. 

La  rivière  des  Fonds  avait  environ  vingt  pieds  de  largeur  en  face  du 
Champ  de  Mars  actuel.  On  sait  qu'elle  est  devenue  le  grand  égoût  col- 
lecteur de  la  ville  de  Montréal.  Avant  sa  transformation  et  son  enfouis- 
sement sous  la  rue  Craig,  en  1843,  il  avait  été  question  d'en  changer  le 
régime,  c'est-à-dire  de  la  faire  couler  en  sens  inverse  et  se  déverser  dans 
le  Saint-Laurent  au  "  pied  du  courant  ".  La  rivière  Saint-Pierre  serait 
a;lors  devenue  sa  tributaire.  Le  projet  fut  abandonné  ;  mais  on  lui  donna 
quelque  suite  en  1876,  alors  qu'on  établit  un  nouveau  tunnel  de  drainage 
sous  la  rue  Craig  et  que  l'eau  fut  dirigée  vers  l'est  jusqu'à  la  prison. 

Pas  moins  de  dix  ponts  reliaient  les  deux  rives  de  la  rivière  des  Fonds 
avant  1843.  Leurs  travées  avaient  une  certaine  ampleur,  à  cause  de  la 
crue  des  eaux  du  printemps. 

L'historique  rivière  Saint-Pierre,  qui  venait  de  Lachine  et  allait  se 
jeter  dans  le  Saint-Laurent  non  loin  de  la  douane  actuelle,  passait  dans 
la  cour  de  l'ancien  Collège  de  Montréal,  près  Griffintown,  il  y  a  soixante 
ans.  L'hiver,  les  élèves  de  l'institution  patinaient  sur  sa  surface  glacée. 
Toute  trace  de  cette  portion  de  la  pe'tite  rivière  Saint-Pierre  disparut 
après  le  transfert  des  classes  dans  le  nouveau  collège,  à  la  Montagne 
(janvier  1863). 


240  LA  REVUE  CANADIENNE 

Une  partie  des  fugitifs  fut  logée  au  fort;  les  autres  se  retirè- 
rent à  l'hôpital,  où  les  missionnaires  jésuites  firent  la  connaissance 
des  prêtres  sulpiciens  arrivés  dans  la  colonie  pendant  leur  absence. 

Les  arrivants  de  Gannentaha  se  remirent  en  route  pour  se 
rendre  à  Québec,  mais  seulement  quatorze  jours  plus  tard,  lorsque 
le  fleuve  Saint-Laurent  se  fut  complètement  débarrafssé  des  glaces 
qui  l'emprisonnaient  ou  flottaient  à  sa  surface. 

L'accueil  fait  aux  héros  de  Sainte-Marie  de  Gannentaha  fut 
aussj  cordial  à  Québec  qu'il  l'avait  été  à  Montréal.  M.  d'Ailleboust 
^éprouva  une  vive  satisfaction  de  savoir  que  les  Français  de  la  sta- 
tion d'Onnontagué  n'étaient  plus  là  comme  autant  d'otages,  dans 
une  situation  inquiétante  pour  leur  vie  et  de  nature  à  mettre  des 
entraves  à  sa  politique.  Leur  retraite  avait  été  couronnée  de  suc- 
cès, et  c'étaient  maintenant  les  Français  qui  gardaient  des  Iroquois 
en  otages  !    Les  rôles  étaient  diamétralement  changés. 

Le.  bien  accompli  par  la  mission  iroquoise  pendant  sa  courte 
existence  ne  se  termina  pas  avec  la  retraite  de  Gannentaha  :  les  néo- 
phytes des  cinq  cantons  qui  arrivèrent  par  la  suite  à  ^illery  et  à  la 
prairie  de  la  Mag'deleine  firent  voir  que  les  enseignements  des 
Eobes  Noires  n'étaient  pas  oubliés  (*). 


(*)  En  1661,  "  on  apprit  (à  Québec)  par  quelques  prisonniers  qui 
s'étaient  évadés  des  bourgades  iroquoises,  qu'il  y  avait  à  Onnontagué  une 
vingtaine  de  Français  à  qui  on  avait  donné  la  vie,  et  qui  y  jouissaient 
même  d'une  assez  gx-ande  liberté  ;  que  dans  ce  même  canton  on  avait  con- 
verti une  cabane  en  une  cha]^)elle  où  tm  grand  nombre  de  chrétiens.  Fran- 
çais, Hurons,  Iroquois  et  Algonquins,  s'assemblaient  régulièrement  pour 
faire  leurs  prières  ;  que  les  Matrones,  qui  sont  le  corps  principal  de  l'Etat, 
n'avaient  point  eu  part  à  'la  conspiration  qui  avait  obligé  M.  Dupuys 
à  se  retirer,  et  que  pendant  sept  jours  elles  avaient  pleuré  avec  leurs 
enfants  le  départ  des  missionnaires  ;  enfin  que  dans  les  cantons  de 
Goyogouin  et  d'Onnéyouth  il  y  avait  des  chrétiens  qui  conservaient  invio- 
lablement  leur  foi  ".  (Charlevoix — Histoire  et  description  générale  de 
la  IS' o uvelle-Fraiice.)  La  cabane  convertie  en  chapelle  dont  il  est  question 
dans  les  lignes  qui  précèdent,  était  la  cabane  même  de  Garakorthié, 
l'illustre  chef  Iroquois  qui  fut  baptisé  à  Québec,  par  ilonseigneur  Laval, 
en  1670. 


PAGES  D'HISTOIRE  241 

Au  cours  de  cette  mission  les  portes  du  ciel  avaient  été  ouver- 
tes à  un  grand  nombre  d'enfants,  iroquois  et  hurons,  et  à  plusieurs 
ajdultes,  La  Mère  Marie  de  l'Incarnation  écrivait  à  son  fils,  le  15 
octobre  1657  :  "  J 'ai  reçu  de  trop  bonnes  nouvelles  des  missions 
iroquoises  pour  ne  pas  vous  en  faire  part.  J'ai  appris  depuis  trois 
jours  que  le  progrès  de  l'Evangile  y  est  grand.  Le  R.  P.  Ménard 
seul  a  baptisé  à  Onneyout  et  à  Goyogouin  quatre  cents  personnes. 
Les  autres  missionnaires  en  ont  baptisé  à  proportion  dans  les  lieux 
de  leur  mission.  " 

Les  projets  d'extermination  tramés  contre  les  Français  de 
G-annentaha  ne  prirent  pas  ceux-ci  par  surprise.  Les  commence- 
ments de  la  mission  avaient  sans  doute  été  de  nature  à  faire  naître 
de  belles  espérances;  mais,  comme  le  fait  remarquer  le  Père  de 
Rochemonteix,  "  une  vague  défiance  restait  au  fond  du  coeur  des 
missionnaires...  si  l'ensemble  de  la  population  les  accueillait  ou 
paraissait  les  accueillir  favorablement,  ils  étaient  entourés  de  traî- 
tres et  de  fourbes,  de  Hurons  apostats  qui  semaient  sur  la  Robe 
Noire  les  calomnies  les  plus  (ydieuses,  de  capitaines  et  de  sorciers, 
ennemis  des  Européens  et  hostiles  aux  enseignements  de  la  foi. 
Beaucoup  n'admettaient  pas  le  précepte  qui  défend  la  pluralité  des' 
femmes  et  la  dissolution  du  mariage  (^). 

Avant  que  M.  Dupuy  eût  donné  T  ordre  de  préparer  la  retraite, 
neuf  hommes  de  la  garnison  avaient  fait  connaître  leur  intention  de 
s'en  retourner  à  Québec.  "  Nous  vivons,  écrivait  un  missionnaire, 
la  tête  levée  au  milieu  des  dangers,  au  travers  des  injures,  des 
huées,  des  calomnies,  des  ha-ches  et  des  couteaux,  avec  lesquels  on 
nous  poursuit  souvent  pour  nous  mettre  à  mort.  Nous  sommes 
presque  tous  les  jours  à  la  veille  d'être  massacrés:  quasi  morientes, 
et  ecce  vivimus ...  Si  Dieu  qui  nous  a  amenés  dans  cette  Barbarie 
nous  y  fait  égorger,  qu'il  soit  béni  à  jamais!  C'est  Jésus-Christ, 
c'est  son  évangile,  c'est  le  salut  de  ces  pauvres  âmes  qui  nous  tient 


(°)  Les  Jésuites  et  la  Nouvelle-France  au  XV Ile  siècle.    Vol.  II,  pages 
148-149, 


242  LA  REVUE  CANADIENNE 

et  nous  arrête  presque  au  milieu  des  flammes.  Nos  yeux  sont  accou- 
tumés à  voir  brûler  et  manger  les  hommes.  " 

La  mission  était  maintenant  dispersée;  le  fort  de  Gannentaha 
partiellement  détruit. 

Comme  tous  les  événements  de  la  vie,  le  stratagème  du  festin 
à  tout  manger  avait  eu  son  lendemain.  Qui  dira  la  stupéfaction 
des  sauvages  en  constatant  la  disparition  des  Français  ?  Un  Onnon- 
tagué  l'a  racontée  plus  tard.  La  matinée  était  déjà  avancée  lors- 
qu'ils se  réveillèrent  de  leur  lourd  sommeil,  surpris  de  n'avoir  pas 
entendu  la  cloche  de  la  prière.  Le  soleil  faisait  fondre  la  neige 
tombée  pendant  la  nuit.  Des  jeunes  gens  voulurent  pénétrer  dans 
le  fort,  oti  nul  bruit  ne  se  faisait  entendre;  ils  frappèrent  et  n'eu- 
rent d'autre  réponse  que  les  aboiements  des  chiens;  ils  escaladèrent 
alors  les  palis,  puis  entrèrent  dans  la  chapelle,  le  magasin,  les  mai- 
sons, les  hangars . . .  Ils  en  sortirent  bientôt,  riant,  criant,  dansant 
comme  s'ils  eussent  remporté  une  éclatante  victoire  sur  les  visages 
pâles.  Ils  mirent  ensuite  le  feu  à  l'établissement,  qui  cependant,, 
ne  fut  que  légèrement  consumé. 

Mais  comment  expliquer  la  disparition  des  blancs?  Les  jeunes 
gens  ne  s'en  inquiétaient  guère.  Les  hommes  mûrs  cherchaient  le 
mot  de  l'énigme.  Les  vieillards  dirent  sentencieusement:  "  Les 
Français  ont  des  amis  puissants  :  ils  ont  été  enlevés  par  un  grand 
manitou  !  " 

À   CONTINUER 

Ernest  GAGNON. 


A  Travers  Les  Faits  et  les  Oeuvres 


Le  serment  royal.  —  Un  acte  de  réparation.  —  Une  leçon  de  persévérance.  — 
La  conférence  sur  le  veto.  —  En  France.  —  Les  groupes  parlementaires. 
—  Nomenclature  et  classification.  —  La  majorité  et  l'opposition.  — 
L'évolution  des  partis.  —  L'action  libérale  et  les  progressistes.  —  Un 
incident.  —  A  propos  d'un  article  de  M.  de  Mun.  —  La  Correspondance 
de  Borne. — li^  Univers.  —  Deux  articles  de  M.  François  Veuillot. — 
Réponse  de  M.  de  Mun.  —  En  Espagne.  —  Au  Canada. 


jIEU  soit  loué  !  Le  Parlement  d'Angleterre  a  consommé 
l'acte  de  justice  et  de  réparation  que  réclamaient 
douze  millions  de  catholiques,  fidèles  sujets  de  Sa 
Majesté  Georges  V.  Le  bill  adopté  par  la  Chambre  des  Com- 
munes pour  amender  la  formule  du  serment  royal,  comme 
nous  l'avons  indiqué  dans  notre  dernière  revue,  a  été  voté 
par  la  Chambre  des  Lords,  sans  que  les  rares  opposants 
aient  osé  demander  que  la  Chambre  se  divisât.  Lorsque  la  seconde 
lecture  du  projet  de  loi  a  été  proposée,  Lord  Kirmaird  a  fajt  une 
motion  dilatoire  —  pour  ajourner  la  question  à  l'automne  —  qui  a 
été  répoussée  à  la  quasi  unanimité  de  la  Chambre.  Dans  la  discus- 
sion sur  le  mérite,  l'archevêque  de  Canterbury,  le  primat  protestant 
d'Angleterre,  a  prononcé  les  paroles  suivantes  :  "  Nous  touchons 
au  terme  d'une  vieille  inimitié  qui  a  été  pernicieuse  et  vexatoire  au 
plus  haut  degré.  Le  changement  proposé  en  libérant  le  souverain 
d'une  obligation  désagréable  fera  honneur  à  notre  sens  commun 
chrétien  ".  Et  lord  Landsdowne,  à  son  tour,  a  fait  cette  déclaration 
"  Saluant  les  très  heureux  auspices  d'un  nouveau  règne,  je  désire 
qu'il  ne  soit  pas  défiguré  à  son  début  par  des  animosités  religieu- 


244  LA  REVUE  CANADIENNE 

» 
ses  ".  Le  duc  de  Norfolk,  au  nom  des  catholiques,  a  exprimé  la  joie 
et  la  gratitude  que  leur  fait  éprouver  la  modification  de  la  formule. 
Lord  Halifax,  le  chef  laïque  le  plus  éminent  de  ce  que  l'on  appelle 
la  High  Ghurch,  a  aussi  chaleureusement  approuvé  l'amendement 
à  la  déclaration  royale.  Après  un  débat  de  deux  heures  et  demie,  le 
bill  a  passé  sans  division.  Nous  nous  réjouissons  de  cette  victoire 
catholique,  qui  est,  pour  mieux  dire,  une  victoire  de  la  justice  et  de 
la  raison.  Et  nous  nous  applaudissons  que  l'esprit  de  tolérance  et 
d'équité  ait  fait  depuis  dix  ans  d'aussi  grands  progrès  en  Angle- 
terre. A  l'avènement  d'Edouard  VII,  en  effet,  les  catholiques  de 
l'empire  tentèrent  de  faire  modifier  la  formule  outrageante  pour 
leurs  croyances  ;  ils  pétitionnèrent,  ils  écrivirent,  ils  parlèrent,  ils 
adoptèrent  des  résolutions,  agitèrent  énergiquement  la  question.  Et 
tout  cela  en  vain.  Je  me  trompe  :  rien  de  cela  ne  fut  stérile.  A  ce 
moment,  les  revendications  catholiques  ne  triomphèrent  pas  sans 
doute  ;  mais  la  semence  était  jetée  en  terre,  l'opinion  anglaise  était 
ébranlée,  les  derniers  préjugés  étaient  sapés  à  leur  base,  et  les  ap- 
proches étaient  déblayés  pour  un  dernier  et  décisif  assaut.  Les 
efforts,  les  protestations,  les  plaidoyers,  toute  la  campagne  d'il  y  a 
neuf  ans  portent  aujourd'hui  leurs  fruits.  Et  c'est  là  une  leçon  pré- 
cieuse de  constance  et  de  persévérante  énergie.  Quand  on  combat 
pour  une  cause,  il  ne  faut  pas  songer  seulement  au  succès  immé- 
diat, à  la  victoire  prochaine,  il  ne  faut  pas  se  laisser  décourager  par 
les  échecs  même  répétés,  ni  par  les  nuages  qui  barrent  devant  nous 
l'horizon.  Il  faut  lutter  quand  même  pour  la  vérité  et  la  justice,  et 
combattre,  d'abord  par  devoir,  et  ensuite  en  vue  de  l'avenir  qui 
fréquemment  répare  les  erreurs  et  les  iniquités  du  présent. 

Nous  écrivions  en  1901  :  "  Pour  compléter  l'œuvre  accomplie 
graduellement  pendant  le  cours  du  dix-neuvième  siècle,  il  ne  reste 
plus  au  Parlement  anglais  qu'à  délivrer  le  roi  de  cette  déclaration 
répudiée  par  tout  le  monde  ".  Aujourd'hui  elle  est  complétée  cette 
œuvre  de  réparation  nécessaire,  et  c'est  un  honneur  pour  la  Chambre 


A  TRAVERS  LES  FAITS  ET  LES  ŒUVRES  245 

des  Communes  et  la  Chambre  des  Lords  de  la  Grande-Bretagne 
d'avoir  rempli  ce  devoir.  Cet  acte  heureux  nous  semble  d'un  favo- 
rable augure  pour  le  règne  de  notre  nouveau  souverain. 

Le  parlement  britannique  est  maintenant  ajourné  au  15 
novembre.  Mais  avant  l'ajournement,  le  premier  ministre  a  t'ait  une 
déclaration  importante,  relativement  à  la  fameuse  conférence  des 
chefs  conservateurs  et  libéraux  sur  la  question  du  veto  des  Lords- 
Voici  les  paroles  de  M.  Asquith  : 

"  Les  représentants  du  gouvernement  et  de  l'opposition  ont 
tenu  douze  réunions,  au  cours  desquelles  ils  ont  examiné  soigneuse- 
ment une  grande  partie  des  points  en  litige.  A  la  suite  de  nos  dis- 
cussions, nous  avons  fait  de  tels  progrès,  bien  que  nous  ne  soyons 
pas  jusqu'ici  arrivés  à  un  accord,  que,  de  notre  avis  à  tous,  il  est 
non  seulement  désirable,,  mais  encore  nécessaire  que  ces  discussions 
continuent.  " 

Cette  déclaration  a  suscité  de  nombreux  commentaires.  Doit- 
on  l'interpréter  comm*  un.  avant-coureur  de  transaction  et  de 
compromis,  qui  apporteraient  une  solution  pacifique  au  problème 
politique  ardu  qui  se  pose  devant  les  hommes  d'Etat  anglais  ?  Ce 
serait  peut-être  se  montrer  trop  optimiste.  Mais,  en  tout  cas,  elle 
indique  que  les  leaders  de  part  et  d'autre  ne  désespèrent  pas  encore 
de  dénouer  d'une  façon  relativement  satisfaisante  l'imbroglio  dont 
à  droite  comme  à  gauche  les  hommes  avisés  redoutent  également 
l'issue. 


En  France  les  Chambres  sont  en  vacances  depuis  le  13  juillet- 
Profitons  de  ce  moment  de  répit  pour  jeter  un  coup  d'œil  sur  les 
groupes  parlementaires  tels  qu'ils  se  sont  constitués  au  cours  de  la 
session,  close  ce  jour-là.  Et  tout  d'abord  signalons  une  innovation 
caractéristique.  Le  Journal  ojfficiel  a  publié  un  document  sans 
précédent  dans  l'histoire  parlementaire  française,  la  liste  des  mem- 


246  LA  REVUE  CANADIENNE 

bres  de  chaque  groupe  remise  au  présjdent  de  la  Chambre,  pour 
servir  à  constituer  les  grandes  commissions  législatives.  Nous  lisons 
à  ce  propos  dans  une  feuille  parisienne  : 

"  Jusqu'ici  les  groupes  n'avaient  pas  d'existence  officielle,  et  on 
ignorait,  surtout  dans  le  public,  la  liste  exacte  des  députés  qui  en 
faisaient  partie.  Certains  membres,  d'ailleurs,  se  faisaient  inscrire 
à  deux  ou  trois  groupes.  Maintenant  il  n'en  va  plus  de  même.  Les 
électeurs,  par  le  Journal  oficid,  sont  à  même  de  savoir  très  exacte- 
ment à  quel  groupe  se  sont  fait  inscrire  leurs  mandataires.  Le 
public  est  en  outre  en  mesure  de  connaître  les  forces  numériques 
exactes  de  chacun  des  groupes  politiques  de  la  Chambre.  " 

En  étudiant  ces  listes  nous  constatons  d'abord  qu'il  y  a  dans 
la  chambre  actuelle  des  députés  en  France  neuf  groupes  parlemen- 
taires dont  voici  les  désignations  et  les  chiffres  :  groupe  de  l'Action 
libérale,  34  ;  groupe  des  droites,  19  ;  groupe  de  la  gauche  démocra- 
tique, 73  ;  groupe  de  la  gauche  radicale,  112  ;  députés  indépendants, 
20  ;  groupe  des  républicains  progressiste?,  75  ;  groupe  des  républi- 
cains radicaux-socialistes,  151  ;  groupe  républicain  socialiste,  30  ; 
groupe  du  parti  socialiste,  75.  Il  est  intéressant  de  parcourir  les 
listes  de  ces  différents  groupes,  et  de  constater  comment  se  répar- 
tissent entre  eux  les  personnalités  les  plus  en  vue  de  la  Chambre- 
Dans  le  groupe  de  l'Action  libérale  on  remarque  MM.  Piou,  de  Mun, 
l'abbé  Gayraud,  de  Mackau,  Lerolle,  Reille,  Groussau,  de  Chappe- 
delaine  ;  dans  celui  des  droites,  MM.  de  Baudry  d'Asson,  de  Blacas, 
Delahaye,  Denys  Cochin,  de  La  Ferronnays,  de  Languinais,  de 
Bohan,  de  Ramel  ;  dans  celui  de  la  gauche  démocratique,  MM.  Paul 
Deschanel,  Georges  Leygues,  Joseph  Reinach,  Siegfried,  de  Lanes- 
san,  Lhôpiteau  ;  dans  celui  de  la  gauche  radicale,  MM.  Barthou, 
Henri  Brisson,  Caillaux,  Chéron,  Cochery,  Cruppi,  Delcassé  ;  dans 
le  groupe  des  indépendants,  MM.  Andrieux,  Maurice  Barres,  Georges 
Berry,  l'abbé  Lemire,  Millevoye,  Pugliesi-Conti  ;  dans  celui  des 
républicains  progressistes,  MM.  Aynard,  l'amiral  Bienaimé,  Charles 


A  TRAVERS  LES  FAITS  ET  LES  ŒUVRES  247 

Benoist,  le  marquis  de  Chambrun,  le  vicomte  Cornudet,  J.  de 
Gontant-Biron,  Lannes  de  Moatebello,  Pierre  Leroy-Beaulieu,  Louis 
Passy,  Jules  Roche,  Thierry  ;  dans  celui  des  radicaux-socialistes' 
MM.  Berteaux,  Ferdinand  Buisson,  Hector  Dépasse,  Lafferre,  Le 
Hérissé,  Pelletan,  Pourquery  de  Boisserin,  Steeg,  Thalamas  ;  dans 
le  groupe  républicain  socialiste,  MM.  A.ugagneur,  Contant,  Gérault- 
Richard,  Laguerre,  Viviani  ;  dans  celui  du  parti  socialiste,  MM. 
Jaurès,  Basly,  Dejeante,  Jules  Guesde,  Rovanel,  Sembat,  Thivrier. 

Les  noms  de  ces  hommes  marquants  dans  les  différents  grou- 
pes suffisent  à  faire  connaître  la  nuance  politique  de  chacun  de 
ceux-ci. 

Cinq  de  ces  neuf  groupes  font  partie  de  la  majorité  ministé- 
rielle ;  ce  sont  ceux  de  la  gauche  démocratique,  de  la  gauche  radi- 
cale, des  républicains  progressistes,  des  radicaux  socialistes  et  des 
républicains  socialistes.  Trois  forment  l'opposition,  ceux  de  l'Action 
libérale,  des  droites  et  du  parti  socialiste.  Mais,  comme  on  le  voit, 
ce  n'est  pas  une  opposition  bien  homogène.  Entre  MM.  Piou  et 
Jaurès,  entre  MM.  de  Baudry  d'Asson  et  Jules  Guesde,  il  n'y  a 
guère  de  principes  communs.  Dans  les  questions  où  la  religion  est 
en  cause,  les  socialistes  votent  infailliblement  pour  les  mesures  per- 
sécutrices. Il  n'y  a  guère  que  dans  les  votes  de  confiance  que  ces 
groupes  d'opposition  se  rencontrent  en  bloc  dans  une  même  affirma- 
tion de  défiance  envers  le  gouvernement,  mais  pour  des  raisons 
différentes. 

Comme  on  le  voit,  l'opposition  est  numériquement  très  faible, 
L'Action  libérale  et  la  droite  réunies  ne  comptent  que  cinquante- 
trois  députés.  La  France  a  fait  du  chemin  depuis  les  élections  de 
1884  où  la  droite  sortait  du  scrutin  avec  près  de  200  voix.  Et  que 
de  transformations  dans  les  partis  depuis  cette  époque.  Les  roya- 
listes et  les  bonapartistes  formaient  alors  deux  groupes  importants, 
dont  la  réunion  plénière  constituait  la  droite.  Maintenant  on  n'en- 
tend plus  guère  parler  des  bonapartistes  ;  ce  parti  semble  mort   en 


248  LA   REVUE  CANADIENNE 

France.  Et  le  parti  royaliste  dont  se  compose  presque  uniquement 
le  groupe  "  des  droites  ",  comme  on  le  désigne  encore  par  une  anti- 
nomie singulière,  est  réduit  à  dix-neuf  députés.  En  1884,  le  parti 
dominant,  maître  du  pouvoir  et  de  la  puissance  publique,  était  le 
parti  opportuniste  fondé  par  Gambetta.  Maintenant  le  nom  même 
en  est  disparu.  Tout  ce  qui  en  reste,  ce  sont  les  soixante-quinze 
députés  du  groupe  progressiste  qui,  après  avoir  régné  avec  MM. 
Méline  et  Ribot,  voit  sa  force  diminuer  à  chaque  élection  générale^ 
Au  parti  opportuniste,  transformé  en  parti  progressiste,  a  succédé 
le  parti  social,  qui  a  régné  sans  conteste  avec  Combes,  Rouvier, 
Sarrien,  Clemenceau,  et  qui  règne  encore  avec  Briand,  quels  que 
soient  les  chanorements  de  méthode.  Toutefois,  aux  dernières  élec- 
tions,  le  parti  radical  a  perdu  du  terrain  au  profit  des  socialistes. 
Cela  n'empêche  pas  la  gauche  radicale,  et  la  gauche  radicale-socia- 
liste de  compter  encore,  la  première  cent  douze  voix  et  la  seconde 
cent  cinquante  et  une  voix,  soit  une  masse  de  deux  cent  cinquante- 
trois  députés.  D'ailleurs,  depuis  les  élections,  le  gouvernement  a  vu 
se  grossir  son  armée  par  l'adjonction  du  groupe  progressiste,  qui» 
après  dix  ans  d'opposition,  s'est  ralliée  au  pouvoir  et  a  fait  sa  ren- 
trée dans  la  majorité.  C'est  M.  Aynard,  député  de  Lyon,  qui  en  est 
maintenant  le  président.  M.  Ribot,  son  chef  incontesté  après  la 
retraite  de  M.  Méline,  est  entré  au  Sénat.  Lui-même  d'ailleurs  avait 
commencé  à  donner  des  signes  de  lassitude  et  montré,  par  des  indi- 
ces très  compréhensibles,  son  désir  de  faire  vsa  paix  avec  le  Bloc. 
Pendant  plusieurs  années,  on  peut  dire  qu'il  eut  la  figure  et  qu'il 
joua  le  rôle  de  chef  de  l'opposition,  ou  des  oppositions,  si  l'on  veut. 
Ce  fut  la  plus  belle  période  de  sa  vie  parlementaire.  Il  semblait 
qu'au  service  des  nobles  causes  qu'il  défendait,  son  talent  grandît, 
prît  plus  d'ampleur  et  de  puissance.  L'admiration  et  la  sympathie 
de  tous  les  honnêtes  gens,  de  tous  les  bons  Français  récompensaient 
l'éminent  orateur  de  ses  efforts  pour  sauver  la  justice  et  la  liberté. 
Mais  la  longue  victoire  du  parti  radical  a  été  l'écueil  de  M.    Ribot. 


A  TRAVERS  LES  FAITS  ET  LES  ŒUVRES  249 

Il  n'a  pas  su  résister  à  l'influence  déprimante  des  insuccès  réitérés. 
Lui  et  ses  amis  ont  paru  s'ennuyer  du  pouvoir  qu'ils  avaient  long- 
temps détenu  ;  et  voilà  comment  le  parti  progressiste  ne  figure 
plus  dans  les  rangs  de  l'opposition,  voilà  pourquoi  il  s'est  rangé 
parmi  les  troupes  briandistes. 

Un  autre  fait  parlementaire  qu'il  nous  faut  bien  signaler  c'est 
l'émiettement  du  groupe  de  l'Action  libérale  populaire,  dont  M. 
Piou  est  le  président.  Dans  la  nomenclature  plus  haut  donnée,  on 
voit  qu'il  se  compose  de  trente-quatre  députés  seulement.  Or,  au 
lendemain  des  élections,  en  mai  dernier,  toutes  les  classifications 
lui  accordaient  environ  cinquante-trois  membres.  Comment  expli- 
quer ce  déchet  ?  En  examinant  la  liste  du  groupe  progressiste  on  y 
voit  figurer  un  certain  nombre  de  personnalités  que  l'on  aurait  cru 
trouver  plutôt  sous  le  drapeau  de  M.  Piou.  Les  incidents  du  débat 
que  nous  avons  analysé  dans  notre  dernière  chronique  peuvent 
nous  donner  la  clef  de  cette  évolution.  M.  Piou  a  «déclaré  qu'il  ne 
voulait  pas  être  dupe  des  attitudes  ondoyantes  de  M.  Briand,  et 
qu'entre  les  catholiques  et  ce  dernier,  la  guerre  allait  continuer, 
tant  qu'il  n'y  aurait  pas  une  modification  réelle  à  la  politique  per- 
sécutrice suivie  depuis  tant  d'années.  M.  Aynard,  le  porte-parole 
des  progressistes,  s'est  au  contraire  déclaré  satisfait  des  déclarations 
du  premier-ministre  et  lui  a  donné  un  vote  de  confiance  avec  tous 
ses  amis.  Au  scrutin,  il  s'est  trouvé  que  plusieurs  députés  élus  par 
les  catholiques,  et  censés  partisans  de  M.  Piou,  ont  voté  avec  les 
progressistes.  Cela  indiquait  une  tendance  et  une  disposition  d'es- 
prit fâcheux,  qui  se  sont  accusées  davantage  lors  du  classement  des 
groupes.  Des  membres  de  l'Action  libérale  populaire  séduits  par  les 
paroles  mielleuses  de  M.  Briand  et  sensibles  aux  charmes  du  patro- 
nage ministériel,  ont  déserté  M.  Piou  pour  aller  se  joindre  à  des 
gens  plus  accommodants. 

Ainsi  donc  avec  sa  tactique  habile  et  perfide,  le  premier  minis- 
tre parvient  à  afll'aiblir  encore  l'opposition  catholique  déjà  si  faible. 


250  LA  REVUE  CANADIENNE 

Un  incident  pénible  vient  de  faire  ressortir  davantage  l'embarras 
et  le  malaise  que  fait  éprouver  à  nos  frères  de  France  la  situation 
présente.  M.  de  Mun,  qui  appartient  au  groupe  de  l'action  libérale 
et  qui  a  voté  avec  M.  Piou  non-confiance  en  M.  Briand,  a  écrit  dans 
le  Gaulois,  durant  le  mois  dernier,  un  article  où  après  avoir  critiqué 
vigoureusement  M.  Briand  il  poursuivait  : 

.  .."  Il  a,  je  le  crois  bien,  en  dépit  des  conquêtes  laïques  et  de 
l'éducation  nationale,  une  politique  à  lui,  qui  n'est  pas,  quoi 
qu'en  dise  l'ordre  du  jour,  celle  des  trois  dernières  législatures, 
et  qu'il  a  apprise  au  contact  du  pays,  lassé  de  la  tyrannie  com- 
biste.  Quand  il  parle  de  justice  pour  tous,  même  de  liberté,  je 
crois  qu'il  les  voudrait  sincèrement,  et  qu'il  en  a  vraiment  assez  de 
ces  républicains  qui  gouvernent,  comme  dit  M.  Millerand,  pour  leur 
parti,  sans  souci  du  pays  en  favorisant  la  moitié  pour  en  tyran- 
niser l'autre. 

"  C'est  une  question  de  méthode,  dit-on,  et  non  de  programme. 
J'entends  bien,  et  j'ai  assez  marqué,  je  pense,  par  mou  vote,  que  je 
ne  me  tiens  pas  pour  satisfait  avec  la  méthode. 

"  Tout  de  même,  c'est  quelque  chose,  et,  si  vraiment  la  méthode 
changeait,  si,  une  bonne  fois,  le  système  jacobin,  qui  fait  de  nous 
des  demi- citoyens,  disparaissait  du  pays,  peut-être  bien  qu'au 
souffle,  d'abord  léger,  bientôt  enflé  par  sa  propre  force,  de  la  justice 
et  de  la  liberté,  le  programme  finirait  par  tomber  en  poudre.  " 

Ce  passage  de  l'article  écrit  par  l'éminent  député  de  Morlaix 
n'a  pas  plu  à  tout  le  monde.  La  Correspondance  de  Rome  les  a 
relevées,  sans  nommer  M.  de  Mun,  dans  les  termes  suivants  : 

"  Malgré  la  bonne  intention,  indiscutable,  de  l'auteur  de  ces 
lignes,  son  hommage  a  le  double  eflfet  de  diminuer  la  portée  mili- 
tante de  son  vote  et  la  honte  de  ces  libéraux  qui  avaient  voté  pour 
la  confiance. 

"  Cet  effet,  objectif  fatal,  tous  les  catholiques  français  qui 
comprenneat  bien  le  mouvement  religieux  et  politique,  ne  peuvent 
que  le  regretter  vivement. 


A  TRAVERS  LES  FAITS  ET  LES  ŒUVRES  251 

"  Si  M.  Briand  est  si  sincère,  le  vote  de  confiance  donné  par  la 
majorité  des  libéraux  n'est  il  pas  de  nature  à  lui  inspirer  le  courage 
de  se  montrer  tel  ?  Voilà  l'équivoque  tout  indiquée  pour  se  couvrir 
aux  yeux  des  électeurs  catholiques  récalcitrants.  Et  alors,  c'est 
l'auteur  de  ces  lignes  qui  pourrait  être  justement  critiqué  d'avoir 
refoulé  de  son  vote  hostile  une  méthode,  qui  n'est  qu'une  méthode, 
mais  qui,  de  son  propre  aveu,  tout  de  même,  est  quelque  chose, 
s'il  vous  plaît,  quelque  chose  qui,  à  la  longue,  finirait  par  faire 
tomber  en  poudre  le  programme  lui-même  !  " 

La  Correspondance  de  Rome  faisait  ici  observer,  que  M.  Briand 
n'était  ni  sincère  ni  pas  sincère,  qu'il  voulait  gouverner  et  qu'il  lui 
fallait  découvrir  sa  majorité  pour  gouverner  avec  elle.  Il  a  compris 
au  moment  des  interpellations!,  qu'il  lui  fallait  accentuer  le  laicisme 
et  se  rapprocher  des  combistes  ;  il  l'a  fait.  La  note  de  la  Corres- 
pondance se  terminait  ainsi  : 

"  Nous  en  revenons  alors  à  la  même  conclusion  de  toujours  : 
au  lieu  de  songer  au  ministère  pour  constituer  de  ses  propres  mains 
une  majorité  supportable  aux  catholiques,  songer  à  constituer  soi- 
même  une  opposition  catholique,  à  l'organiser  et  à  la  discipliner,  à 
l'habituer  à  la  critique  et  à  la  lutte.  Quand  elle  représentera,  même 
à  l'état  de  minorité,  une  force  capable  de  se  faire  respecter,  on  la 
respectera. 

"  Mais  la  première  condition  pour  faire  une  opposition  de  cette 
trempe,  c'est  de  ne  pas  la  dépersonnaliser  dans  le  libéralisme  ;  c'est 
aussi,  pour  ses  chefs,  de  ne  pas  l'énerver  par  des  commentaires  qui 
affaiblissent  les  bons  votes  auxquels  on  s'était  tout  d'abord  résolu  ". 

Cette  critique  à  l'adresse  de  M.  de  Mun  a  causé  beaucoup 
d'émotion  dans  les  milieux  catholiques.  Sa  glorieuse  carrière,  toute 
de  dévouement  à  l'Eglise  et  à  la  patrie,  son  admirable  talent,  les 
sacrifices  qu'il  a  fait  et  les  services  qu'il  a  rendus,  ont  fait  de  son 
nom  un  drapeau,  et  l'on  a  paru  s'étonner  qu'il  pût  être  attaqué  par 
des  frères  d'armes.  L' Univers  faisant  allusion  à  ce  sentiment,  après 


252  LA  REVUE  CANADIENNE 

avoir  rendu  à  M.  de  Mun  un  juste  tribut  d'hommages,  a  rappelé 
cependant  que  l'illustre  académicien  lui-même  pourrait  ne  pas  être 
à  l'abri  de  toute  erreur  de  tactique  et  d'appréciation.  Et  donnant 
son  avis  personnel  sur  l'incident,  le  directeur  du  grand  journal 
catholique,  M.  François  Veuillot,  a  confessé  que  l'article  de  M.  de 
Mun  l'avait  lui-même  inquiété  et  surpris,  et  que  cette  complaisance 
mêlée  d'espoir  en  faveur  de  la  méthode  briandiste  lui  paraissait 
singulièrement  injustifiée  et  dangereuse.  Interprétant  la  pensée  de 
l'auteur  dans  son  sens  le  plus  favorable,  M,  Veuillot  a  déclaré  qu'il 
regrettait  l'article  en  question  pour  deux  motifs. 

"  Le  premier,  a-t  il  dit,  c'est  que  M.  de  Mun  fait  état,  sinon 
comme  d'une  réforme  accomplie,  du  nioins  comme  d'une  résolution 
arrêtée,  de  cet  heureux  changement  de  méthode.  Or,  l'homme  de  la 
Séparation  ne  mérite  à  aucun  degré  cette  confiance.  De  lui,  nous 
ne  connaissons  sûrement  que  deux  choses  :  la  perfidie  tenace  qu'il 
a  déployée  jusqu'ici  contre  l'Eglise  et  l'entêtement  sectaire  avec 
lequel  il  entend  grouper  son  parti  sur  le  critérium  de  la  défense 
laïque.  Il  n'a  donc  droit,  de  notre  part,  qu'à  une  hostilité  vigilante. 
Espérer  de  lui  une  amélioration,  même- relative  et  partielle,  à  notre 
avis,  c'est  une  faute. 

"  Le  second  motif  de  nos  regrets,  c'est  que,  M.  Briand  fût-il 
sincère  et,  sincère,  eût-il  les  moyens  d'appliquer  sa  méthode,  il  n'y 
aurait  pas  lieu  d'en  attendre  une  liberté  d'action  aussi  réelle  que 
paraît  l'escompter  l'éminent  académicien.  " 

Dans  un  second  article,  M.  Veuillot  discutait  un  autre  grief 
énoncé  contre  la  note  de  la  Correspondance  de  Rome.  Cette  publi- 
cation avait  qualifié  M.  de  Mun  de  "  libéral  ".  Libéral  !  l'orateur  et 
l'écrivain  qui,  depuis  quarante  ans,  n'a  cessé  de  faire  au  libéralisme 
une  guerre  sans  merci,  sur  tous  les  terrains.  Cette  désignation  ne 
constituait-elle  pas  à  elle  seule  une  véritable  injustice  ?  Sur  ce  point, 
V  Univers  a  fait  observer  que  la  Correspondance  n'a  fait  qu'emplo- 
yer l'appellation  qui  est  d'un  usage  courant  dans  la  langue  politique 


A  TRAVERS  LES  FAITS  ET  LES  ŒUVRES  253 

et  parlementaire,  pour  désigner  le  groupe  auquel  appartient  M.  de 
Mun,  celle  que  ce  groupe  emploie  lui-même  pour  se  différencier  des 
autres.  Dans  toutes  les  statistiques  publiées,  dans  tous  les  articles, 
dans  toutes  les  déclarations  recueillies  avant  et  après  les  élections, 
on  n'a  rencontré  guère  pour  distinguer  les  défenseurs  de  l'Eglise  que 
ce  seul  mot  :  les  libéraux.  Catholiques  et  conservateurs  étaient 
catalogués  pèle- mêle,  au  petit  bonheur,  sous  cette  expression. 
Nationalistes,  constitutionnels,  anti-républicains,  à  l'abri  de  cette 
souple  et  large  bannière,  fraternisaient,  semblaient  se  confondre. 

"  M.  de  Mun,  dit  l' Univers,  comme  bien  d'autres  catholiques 
antilibéraux  de  cœur  et  de  tradition,  fut  donc  inscrit,  affiché,  pro- 
clamé député  libéral.  Nous  entendons  bien  que  l'épithète  libérale, 
employée  dans  ces  conditions,  ne  prend,  ni  chez  ceux  qui  l'attri- 
buent, ni  chez  ceux  qui  l'acceptent,  une  portée  doctrinale  ;  elle  ne 
suppose  aucune  concession  au  libéralisme  religieux  condamné  par 
l'Eglise  ;  elle  implique  uniquement  la  revendication  de  la  liberté 
contre  la  tyrannie  jacobine.  Elle  est  donc  revêtue  d'un  sens  poli- 
tique étroitement  limité.  " 

Voilà  comment,  explique  M.  François  Veuillot,  la  Correspon- 
dance de  Rome  s'est  trouvée  à  donner  à  M.  de  Mun  le  titre  de 
libéral.  De  bons  esprits  en  ont  été  choqués  ;  on  n'y  prenait  pas 
garde  quand  il  était  employé  comme  un  terme  usuel,  mais  on  l'a 
trouvé  offensant  dès  qu'il  était  accolé  à  une  critique.  Pourquoi  ? 
Parce  que  le  mot  est  équivoque.  Ce  serait  peut-être  le  temps 
"  d'en  être  un  peu  moins  prodigue,  et  de  chercher,  pour  définir  les 
députés  catholiques,  un  terme  un  peu  plus  net  ".  Et  l'Univers 
continue  : 

"  Il  faudrait  être  aveugle  ou  singulièrement  obstiné  pour  ne 
pas  comprendre  qu'il  se  produit  actuellement,  dans  la  politique 
catholique,  une  évolution  profonde.  Nous  avons  subi  pendant  plu- 
sieurs années,  de  la  part  des  sectaires,  une  période  d'assauts  violents 
et  continus  :  il  s'agissait,  pour  la  franc-maçonnerie,  de  proscrire  les 


254  LA  REVUE  CANADIENNE 

congrégations  religieuses  et  de  rompre  le  Concordat.  Devant  ces 
entreprises,  ouvertement  dirigées  contre  la  liberté,  de  citoyens  fran- 
çais, les  catholiques  avaient  obtenu  l'appui  de  ces  groupes  intermé- 
diaires auxquels  le  titre  de  libéraux  convient  sans  équivoque.  A  ce 
moment,  c'était  un  Ribot  qui  semblait  gouverner  toute  l'opposition. 
De  cette  opposition,  les  catholiques  faisaient  partie  intégrante.  On 
l'appelait,  d'an  terme  commun,  l'Opposition  libérale.  Il  était  natu- 
rel que  les  nécessités  de  la  bataille  obligeassent  les  catholiques  à 
lutter  sous  cette  enseigne, 

"  Aujourd'hui  les  formations  de  combat  sont  complètement 
changées.  Le  plan  de  la  franc- maçonnerie  n'est  pas  de  nous  livrer, 
en  ce  moment,  de  furieuses  attaques  ;  pour  répéter  une  expression 
désormais  historique,  elle  s'attache  plutôt  à  consolider  les  avantages 
acquis  pendant  les  trois  dernières  législatures  ;  en  même  temps, 
■sans  bruit  ni  violence,  elle  prépare  une  nouvelle  étape  de  persécu- 
tion. Quant  aux  libéraux,  j'entends  les  libéraux  fonciers,  ils  se  sont 
nettement  séparés  de  nous.  Soit  qu'ils  nous  reprochent  notre  in- 
transigeance en  face  de  la  Séparation,  soit  qu'ils  se  laissent  entraî- 
ner par  la  nostalgie  ministérielle,  soit  enfin  qu'ils  demeurent  indif- 
férents aux  revendications  catholiques,  on  les  voit  s'empresser  sur 
les  parvis  du  pouvoir.  Ils  n'aspirent  plus  qu'à  se  fondre  au  sein  de 
la  majorité.  Les  catholiques  en  sont  donc  réduits  à  deux  alterna- 
tives :  ou  bien  concentrer  leurs  forces,  affirmer  leurs  principes  et 
devenir  par  eux-mêmes  assez  puissants  pour  qu'on  recherche  leur 
alliance  et  qu'on  accepte  leurs  conditions  ;  ou  bien  se  perdre  et 
s'amoindrir  à  la  queue  d'un  parti  qui,  au  fond,  les  dédaigne  et  met 
tout  son  espoir  en  M.  Briand.  " 

M.  Veuillot  ajoute  que  le  vote  récent  sur  les  interpellations  a 
montré  qu'un  bon  nombre  de  députés  catholiques  ont  pris  ce  der- 
nier parti.  Que  ceux-là  gardent  le  titre  qui  les  rapproche  des  pro- 
gressistes, c'est  naturel.  Mais  les  autres  ne  pourraient-ils  pas  saisir 
cette  occasion  pour  abandonner  l'étiquette  qui  ne  répond  plus  à  au- 
cune raison  de  tactique  ni  de  circonstances. 


A  TRAVERS  LES  FAITS  ET  LES  ŒUVRES  255 

Ces  articles  de  l' Univers  ont  fait  sensation.  M.  de  Mun  les  a 
pris  plutôt  en  mauvaise  part  et  a  répondu  dans  le  Gaulois,  en  même 
temps  à  la  Correspondance  de  Rome  et  à  l'Univers.  Il  a  traité  la 
première  avec  dédain,  l'appelant  une'"  certaine  Correspondance  ", 
qualifiant  ses  rédacteurs  "  d'anonymes  ",  et  leur  reprochant  de 
rechercher  "  le  dos  de  leurs  frères  catholiques  "  comme  "  leur  en- 
clume de  prédilection  ".  Et  il  a  repoussé  avec  énergie  l'accusation 
de  "  dépersonnaliser  dans  le  libéralisme  l'opposition  catholique  ". 

"  Le  catholicisme  libéral,  a-t-il  écrit,  est  une  erreur  de  doc- 
trine condamnée  par  les  papes.  Il  consiste,  si  je  ne  me  trompe,  à 
prétendre  ériger  en  principe  de  gouvernement  les  abandons  de  la 
loi  chrétienne,  que  la  diminution  de  la  foi  introduit  dans  la  vie  pu- 
blique, ou,  d'une  manière  plus  générale,  à  méconnaître,  dans  l'orga- 
nisation des  sociétés,  la  suprématie  divine  et  la  magistère  de 
l'Eglise,  pour  la  faire  reposer  sur  la  seule  volonté  des  hommes  et 
sur  l'absolutisme  civil.  Nous  en  voyons,  sous  nos  yeux,  le  plein 
épanouissement, 

"  Pendant  quarante  ans,  j'ai  combattu  cette  doctrine,  et  toutes 
les  conséquences  qu'elle  entraîne,  dans  les  rapports  de  l'Eglise  et  de 
l'Etat  comme  dans  les  relations  des  individus,  dans  l'ordre  intellec- 
tuel comme  dans  l'ordre  économique.  Je  crois  l'avoir  fait  avec  quel- 
que énergie,  eï,  de  ce  chef,  j'ai,  durant  ma  longue  carrière,  porté, 
sans  en  rougir,  l'étiquette  de  "  chevalier  du  Syllabus  "  attachée  sur 
ce  dos,  qui  reçoit  aujourd'hui  le  coup  de  marteau  destiné  aux  ca- 
tholiques libéraux.  C'est  pourquoi,  fort  de  ma  doctrine  et  de  mon 
passé,  sûr  de  la  doctrine  que  j'ai  servie  toute  ma  vie,  j'ai  quelque 
droit  de  dédaigner  les  accusations  offensantes  dirigées  contre  l'inté- 
grité de  ma  foi  catholique.  " 

Tous  ceux  qui  ont  suivi  la  glorieuse  carrière  de  M,  de  Mun 
comprendront  l'émotion  qu'il  manifeste,  La  Correspondance  de 
Rome,  nous  semble- t-il,  aurait  pu  indiquer  davantage  la  différence 
entre  les  principes  bien  connus  du  grand  orateur,  et  le  titre  plus  ou 
moins  juste  de  l'Action  libérale  populaire. 


256  LA  REVUE  CANADIENNE 

Pour  ce  qui  est  de  l' Univers,  M.  de  Mua  ne  lui  témoigne  pas 
du  dédain  mais  de  l'irritation.  Surpris  et  blessé  de  se  voir  discuté 
dans  ce  journal  qui  l'a  toujours  appuyé  et  applaudi,  il  le  prend 
avec  M.  François  Veuillot  sur  un  ton  très  amer.  Il  se  plaint  que 
l'Univers  l'ait  appelé  libéral.  Nous  croyons  que  le  grand  journal 
catholique  n'a  pas  commis  cette  injustice,  mais  s'est  borné  à  montrer 
comment  la  Correspondance  a  pu  confondre  une  appellation  avec 
une  réalité  et  qu'il  s'est  efforcé  de  dissiper  l'équivoque  résultant 
d'un  terme  improprement  employé. 

Laissant  de  côté  la  question  de  mots,  et  menant  au  point  précis 
de  la  divergence  certaine  qui  vient  de  se  manifester,  M.  de  Mun  a 
expliqué  pourquoi,  tout  en  refusant  sa  confiance  à  M.  Briand,  il 
estime  sa  méthode  moins  désastreuse  et  moins  détestable  que  celle, 
de  M.  Combes.  Et  après  avoir  donné  ses  raisons,  il  termine  par  ces 
mots  où  l'on  retrouve  la  note  dominante  de  tout  l'article  : 

"  C'est  ma  politique,  et  elle  ne  m'empêche  pas,  j'ose  l'assurer 
comme  veut  bien  m'y  encourager  mon  ami  François,  "  de  me  pro- 
clamer catholique  dans  mes  discours  ".  Si  c'est  cela  qu'il  attend  de 
moi,  il  n'avait  pas  besoin  de  deux  articles  pour  me  le  dire.  Il  lui 
suffisait  d'un  peu  de  mémoire.  " 

U  Univers  a  publié  in-extenso  l'article  de  M.  de  Mun  en  faisant 
cette  simple  observation  :  "  La  vivacité  du  ton  a  certainement 
entrainé  M.  de  Mun  à  des  expressions  regrettables  dès  le  début  et 
à  la  fin  à  une  interprétation  de  notre  pensée  que  nos  amis  auraient 
certainement  su  autrement  entendre.  "  M.  François  Veuillot  a 
déclaré  vouloir  pour  le  moment  couper  court  à  ce  débat.  Il  s'est 
borné  à  faire  reproduire  ses  deux  articles,  pour  que  ses  lecteurs 
puissent  bien  en  apprécier  la  juste  et  exacte  portée,  à  donner  les 
réflexions  d'un  ami  du  journal,  et  à  repousser  l'imputation,  portée 
par  certaines  feuilles,  d'avoir  attaqué  M.  de  Mun  et  de  l'avoir  traité 
de  libéral. 

Nous  avons  cru  devoir  résumer  pour  nos  fidèles  lecteurs  cet 


A  TRAVERS  LES  FAITS  ET  LES  ŒUVRES  257 

incident  pénible,  parce  qu'il  montre  d'une  manière  frappante  toute 
la  difficulté  et  toute  la  complexité  de  la  situation  où  se  trouvent 
nos  frères  de  France.  Elle  est  d'autant  plus  douloureuse  que,  mani- 
festement, les  meilleurs  esprits  diffèrent  quant  à  la  tactique  à  sui- 
vre dans  la  lutte  contre  la  politique  jacobine  et  sectaire. 


La  situation  politico-religieuse  en  Espagne  reste  dans  le  statu 
quo.  L'ambassadeur  espagnol  auprès  du  Saint-Siège  a  quitté  son 
poste,  en  congé  illimité.  Le  pape  n'a  pas  rappelé  son  nonce  de  Ma- 
drid. Le  Vatican  a  protesté  contre  la  manière  d'agir  du  gouverne- 
ment qui,  pendant  les  négociations  avec  Rome,  préjuge  les  ques- 
tions débattues  en  présentant  des  projets  de  loi  portant  précisé- 
ment sur  les  points  en  litige.  M.  Canalejas  a  répondu  par  une  note 
qu'il  a  rendue  publique  avant  que  le  Vatican  l'eût  reçue.  Cet  exé- 
cuteur des  hautes  œuvres  maçonniques  semble  déterminé  à  mettre 
tous  les  torts  de  son  côté. 

Il  a  peur  évidemment  de  l'opinion  et  du  soulèvement  des 
masses  catholiques.  On  l'a  vu  mobiliser  toute  une  armée  pour  em- 
pêcher la  manifestation  de  Saint-Sébastien,  qui  eût  été  grandiose, 
100,000  hommes  devant  y  prendre  part.  Reculant  devant  l'effusion 
du  sang,  les  organisateurs  l'ont  contremandée,  tout  en  dénonçant 
l'arbitraire  ministériel. 

On  parle  maintenant  d'une  détente  dans  la  crise  et  de  la 
reprise  des  négociations. 


Au  Canada  les  incidents  sont  rares.  Les  rumeurs  d'élections 

générales   pour   cet   automne   ont   complètement  cessé.  Il  semble 

maintenant  certain  qu'il  y  aura  une  session  du  parlement  fédéral 

au  commencement  de  novembre. 

Thomas  CHAPAIS. 

Saint-Denis,  25  aoilt  1910. 


Chronique  des  Revues 


Sommaire.  —  Les  étapes  de  l'aviation  (Article  des  Nouvelles  —  10  août. 
1910).  —  A  QUI  PROFITENT  LES  INVENTIONS  ?  (Article  de  Diego  — 
La  Croix  de  Paris,  29  juillet  1910).  —  Les  catholiques  et  la  sê- 
PABATiON  EN  FRANCE  (Articles  de  VEcho  de  Paris,  par  M.  Etienne 
Lainy,  de  l'Académie  française,  20  et  21  juin  1910).  —  Le  suicide 
DE  LA  France  (Article  des  Débats,  par  M.  Paul  Leroy-Beaulieu).  — 
Les  ADVERSAIRES  DE  LOURDES  (Article  de  M.  l'abbé  Georges  Bertrin^ 
12  juillet  1910).  • — •  Le  Monument  de  Montcalm  (Article  de  M. 
Louis  Gillet,  le  Gaulois,  16  juillet  1910).  —  Le  problême  des  races 
AU  Canada  (Article  du  Montli  de  Londres,  analysé  par  M.  J.-A. 
Lander,  dans  la  Croix  de  Paris   (20  et  30  avril  1910). 


â^jfji^ES  ÉTAPES  DE  l'aviation  (Artiole  des  Nouvelles-  de  Paris,  10 
gl^ll  août  1910).  —  En  un  sens  l'aviation  n'en  est  encore  qu'à 
>^S[^  ses  débuts,  et  ses  progrès  sont  déjà  merveilleux.  On  peut 
dire  que  ses  premiers  coups  d'aile  sont  des  coups  de  maître. 
Que  nous  sommes  déjà  loin  des  premières  expériences  de  l 'aérosta- 
tion! Nous  avons  vu  à  Montréal  M.  de  Lesseps,  sur  son  élégant 
Scarabée,  évoluer,  gracieux  et  agile,  au-dessus  de  notre  ville,  comme 
un  oiseau  ni  plus  ni  moins.  Qu'est-ce  que  l'avenir  nous  réserve  ?' 
A  ce  sujet,  la  curiosité  est  chez  nous  comme  ailleurs  largement 
éveillée.  Voici  un  article  des  Nouvelles,  qui  mesure  pour  ainsi  dire 
les  progrès  de  cette  science,  née  d'hier,  d'une  façon  fort  intéres- 
sante. 

Les  exploits  des  aviateurs  que  nous  applaudissons  actuellement,  ne 
doivent  pas  nous  faire  oublier,  bien  au  contraire,  les  pi-emiers  précur- 
seurs en  ce  sport  scientifique. 

Ces  premiers  précurseurs,  ce  ne  sont  pas  l'Icare  légendaire,  dont  par- 
lent les  innombrables  livres  de  vulgarisation,  ni  Léonard  de  Vinci,  esprit 


CHRONIQUE  DES  REVUES  259 

génial,  mais  dont  les  études  d'aviation  d'après  les  oiseaux,  si  originales 
qu'elles  soient,  n'ont  eu  aucune  influence,  et  sont  même,  à  notre  aviSj  à 
peu  près  incompréhensibles.  Pour  trouver  de  véritables  précui'seui's, 
qu'on  puisse  désigner  comme  tels  scientifiquement,  il  faut  arriver  à  la 
fin  du  XVIIIe  siècle,  à  l'époque  des  Montgolf ier  :  ce  furent  deux  de  leurs 
contemporains,  Lannoy  et  Bienvenu,  qui  tentèrent  les  premiers  essais 
d'aviation.  Encore  faut-il  ajouter  que  ce  fut  un  hélicoptère,  enlevé  et 
soutenu  par  des  hélices,  qu'ils  imaginèrent.  Ils  n'imaginèrent  pas  le 
"planeur  glissant  sur  les  couches  atmosphériques,  et,  à  ce  titre,  l'idée  pre- 
mière de  l'aéroplane  moderne  revient  plutôt  à  un  Anglais,  homme  génial 
d'ailleurs,  bien  qu'il  soit  à  peu  près  inconnu,  tout  au  moins  chez  nous  : 
sir  George  Cayley.  Il  publia  ses  idées  en  1809,  soit  il  y  a  un  siècle 
environ,  dans  le  Nicolson  Journal  et  le  Philosophical  Magazine. 

La  collection  de  ces  écrits  injustement  oubliés,  fut  découverte  et 
révélée  vers  1874,  par  l'aviateur  français  Alphonse  Penaud.  Cayley  n'avait 
pas  eu  seulement  la  prescience  de  l'aviation  ?  il  avait  aussi  conçu  la 
dirigeabilité  des  ballons,  la  machine  à  vapeur  tabulaire,  le  condensateur 
par  surface,  la  machine  à  explosion  d'un  mélange  gazeux.  Cette  der- 
nière invention  est  à  souligner  particulièrement  :  c'était,  en  effet,  pré- 
voir notre  moteur  à  pétrole  et  à  gaz,  c'est-à-dire  le  moteur  léger  qui 
joint  au  planeur  a  constitué  l'aéroplane. 

L'oeuvre  de  Cayley  passa  aussi  inaperçue  en  Angleterre  qu'en  France. 
Elle  fut  néanmoins  plagiée,  en  1842,  par  un  Anglais,  Henson,  qui  cons- 
truisit un  monoplan  copié  sur  celui  de  son  prédécesseur,  mais  ne  parvint 
pas  daivantage  à  s'élever. 

Alphonse  Penaud  copia  lui  aiissi  les  idées  de  Cayley  ;  il  construisit, 
en  1870,  un  petit  aéroplane  ayant  0  m.  .50  de  long,  une  envergure  de 
G  m.  .45  et  une  hélice  de  0  m.  .21.  Un  ressort  en  caoutchouc  mettait  cette 
hélice  en  mouvement.  Ce  modèle  d'essai  s'envola  :  c'est  le  premier  mono- 
plan qui  ait  volé. 

Vinrent  ensTiite,  en  1879,  les  premières  expériences  de  Victor  Tatin. 
Lui  aussi  s'inspira  de  Cayley  ;  il  affirme,  d'ailleurs,  dans  ses  Eléments 
d^ aviation,  qvi'il  serait  difficile  de  concevoir  actuellement  un  appareil  qui 
ne  comporterait  pas  la  plupart  des  dispositifs  *e  Cayley. 

Tatin  construisit  plusieurs  types  de  monoplans,  l'un  à  l'air  com- 
primé, qui  resta  un  ajDpareil  de  laboratoire,  l'autre  à  vapeur.  Ce  dernier 
fut  essayé  en  1896  à  La  Hève,  puis  sur  les  plages  de  la  Méditerranée.  La 
même  année,  Lilienthal  travaille  au  même  problême  en  Allema;gne  ;  con- 
curremment, un  astronome  américain,  Pierpont  Langley,  s'en  préoccupe 


260  LA  REVUE  CANADIENNE 

de  l'autre  côté  de  l'Atlantique.  On  doit  à  ce  dernier  tout  un  traité  d'aéro- 
dynamique, et  l'on  assure  que  certains  des  six  appareils  qu'il  construisit 
couvrirent  en  air  libre,  sur  le  fleuve  Potomac,  plus  d'un  kilomètre  de 
distance.       Il  mourut  en  1906. 

Vers  1896  encore,  l'Avion,  de  M.  Ader,  s'élevait  au  camp  de  Satory. 
A  la  même  époque,  l'Aiistralien  Hargrave  indiquait  le  principe  des  multi- 
plans  cellulaires.  Les  frères  Wrig-ht  et  Chanute,  en  Amérique,  entrèrent 
peu  après  en  lice  (1901-1908)  ;  mais  pour  que  l'idée  fît  dénitivement 
son  chemin,  il  fa/llut  que  leurs  premiers  succès  nous  fussent  connus  et 
suscitaJssent  notre  émulation. 

Le  premier  vol,  la  première  étape  définitive,  c'est  le  succès  de  Santos- 
Dumont,  franchissant  220  mètres  à  Bagatelle,  le  12  novembre  1906.  Ce 
vol  est  presque  d'hier  ;  il  fut  alors  merveilleux  et  suscita  l'enthousiasme. 
Pour  être  aviateur  breveté,  aujourd'hui,  quatre  ans  après  seulement,  il 
faut  avoir  couvert  quinze  kilomètres  avec  virages    ! 

A  QUI  PROFITENT  LES  INVENTIONS  f  (Article  de  Diego  —  La 
Croix  de  Paris,  29  juillet).  —  Mais  ces  admirables  inventions 
modernes,  ces  progrès  merveilleux  de  la  science  contemporaine,  est- 
il  vrai  qu'ils  ne  profitent  qu'aux  riches?  Diego  raconte  dans  La 
Croix,  avec  l'esprit  qu'il  y  sait  mettre  toujours,  qu'au  retour  d'une 
magnifique  expérience,  où,  pendant  la  "  semaine  d'aviation  "  de 
Provence  qui  a  eu  lie1i  récemment,  de  si  belles  randonnées  ont  été 
effectuées,  il  entendit  une  bonne  femme  s'écrier  comme  dans  un 
soupir:  "  Oh!  les  inventions,  ça  ne  sert  qu'aux  riches!  "  Et  il  note 
plaisamment  que  l'instant  d'après  la  même  bonne  femme  montait 
en  tramway  électrique  et  regagnait  pour  deux  sous  le  centre  de  la 
ville  d'où  elle  était  venue.  Son  acte  démentait  sa  parole,  et  elle 
— comme  tant  d'autres  —  ne  s'en  doutait  pas. 

En  fait  —  explique  Diego  —  nous  ne  pouvons  manger,  nous  habiller, 
nous  promener,  nous  amuser,  lire,  écrire,  exercer  un  métier  quelconque, 
sans  pa-ofiter  d'une  invention.  Et  il  en  est  beaucoup  qui  profitent  à  des 
gens  qui  ne  sont  pas  riches.  Le  socialiste  qui  lit  son  jouma/1  révolution- 
naire profite  de  l'invention  de  l'imprimerie,  comme  le  bibliophile  opulent 
qui  lit  une  publication  de  luxe.     La  tasse  de  café  qu'absorbe  l'ouvrier 


CHRONIQUE  DES  REVUES  261 

avant  d'aller  à  son  travail  suppose  des  inventions  multiples  et  des  tra- 
vaux <Jiv>ers,  organisés  en  bien  des  endroits,  et  l'usine  où  il  va  gagner  son 
salaire  n'existerait  pas  s'il  n'y  avait  pas  eu  quelque  jour  un  inventeur 
pour  imaginer  le  genre  de  fabrication  qu'on  y  pratique.  Le  sou  que 
reçoit  le  mendiant  suppose  l'invention  du  bronze,  qui,  en  son  temps,  dut 
être  une  véritable  merveille.  Et  tous  les  organismes  d'assistance,  les 
hôpitaux  par  exemple,  ne  sont-ils  pas  aussi  des  inventions?  La  preuve 
en  est  que  l'humanité  s'en  est  passée  pendant  bien  longtemps,  jusqu'au 
jour  où  naquit  V  "  idée  "  de  les  établir. 

Notre 'bonne  femme,  avec  son  aphorisme,  faisait  donc  fausse  route. 
Mais  il  est  toutefois  une  circonstance  atténuante  à  son  erreur.  Il  est 
exact,  assez  souvent,  que  les  inventions  commencent  par  être  des  choses 
de  luxe.  C'est  une  élite  qui  les  essaye,  qui  les  lance,  qui  attire  l'attention 
sur  ces  nouveautés,  qui  les  met  à  la  mode  et  qui,  souvent  aussi,  ii  faut 
le  dire,  paye  dêsastreusement  les  pots  cassés  de  ces  expériences.  Quand 
le  produit  nouveau  ou  l'objet  nouveau  sont  définitivement  à  la  mode,  le 
débit  s'en  augmente  ;  on  les  perfectionne,  on  les  fabrique  à  moins  de  frais, 
et  un  plus  grand  nombre  de  gens  en  connaissent  les  douceurs,  si  dou- 
ceurs il  y  a.  Les  "  épices  "  ont  commencé  par  être  des  denrées  extrême- 
ment chères,  accessibles  seulement  aux  grands  seigneurs.  Aujourd'hui, 
tous  les  épiciers  en  vendent  à  tout  le  monde.  Le  sucre  a  été  d'abord  une 
friandise  rare.  Maintenant,  les  personnes  charitables  qui  visitent  les 
pauvres  à  domicile  en  trouvent  chaque  jour  sur  la  table  des  indigents  et 
ne  songent  pas  à  s'en  étonner.  Les  vitres  aux  croisées,  lorsqu'eilles  ont 
apparu,  furent  le  monopole  des  palais  et  des  châteaux.  Aujourd'hui, 
quelle  humble  demeure  s'en  passe  ?  Porter  des  bas  fut  jadis  un  grand 
luxe,  et  l'on  était  heureux  d'avoir  simplement  "  du  foin  dans  ses  bottes  ", 
ou  dans  «es  sabots.  Mais  qui  donc  désormais,  en  nos  pays  civilisés,  est 
obligé  de  se  passer  de  chaussettes?  S'il  en  existe  encore,  on  peut  du- 
moins  les  compter. 

C'est  donc  la  destinée  des  inventions  d'être  d'abord  "  affaire  de 
riches  "  ;  mais  c'est  aussi  leur  destinée  d'augmenter  le  bien-être  du  peu- 
ple, après  que  les  riches  en  ont  fait  l'expérience  et  excité,  par  leur  exem- 
ple, le  désir  universel  de  les  imiter.  Lfes  aéroplanes  seront-ils  quelquç  jour 
dans  ce  cas?  Nous  l'ignorons.  Mais  ce  que  nous  croyons  fermement, 
c'est  que  l'humanité  tout  entière  profitera  un  jour,  directement  ou  indi- 
rectement, de  ce  nouvel  essor  du  génie  humain.  L'heure  viendra  où  la 
curiosité  relative  à  ces  appareils  sera  morte,  où  le  passage  d'un  aéroplane 


262  LA  REVUE  CANADIENNE 

dans  l'air  ne  fera  plus  seulement  lever  les  yeux,  mais  où,  en  revanche, 
on  lira  dans  ceux  du  penseur,  s'il  les  lève  par  hasard,  une  discrète  expres- 
sion de  reconnaissance. 

Les  Catholiques  et  la  séparation  en  France  (Article  de 
VEcko  de  Paris,  par  M.  Etienne  Lamy,  de  l'Académie  française  — 
20  et  21  juin  1910).  —  Des  conquêtes  de  l'air  peut-on,  sans  transi- 
tion trop  brusque,  passer  à  celles  de  la  politique  chrétienne  et  de  la 
foi  ?  L'écart  est  sans  doute  assez  grand,  mais  c'est  toujours  d'as- 
cension qu'il  s'agit.  M.  Etienne  Lamy,  hier  encore  directeur  du 
Correspondant,  républicain  de  vieille  date,  mais  républicain  vrai- 
ment chrétien,  se  demande  dans  deux  articles,  qu'a  publiés  VEcho 
de  Paris  (20  et  21  juin),  ce  qu'il  faut  penser  des  conséquenees  de 
la  séparation,  en  France,  entre  l'Eglise  et  l'Etat.  Et  vraiment  sa 
réponse  très  sérieuse  et  très  documentée  n'est  pas  faite  pour  décou- 
rager les  hommes  bien  pensants.  Malgré  les  apparences  et  en  dépit 
des  injustices  qu'ils  ont  si  noblement  subies,  les  catholiques  de 
France,  au  dire  de  M.  Lamy,  ont  gagné  bien  des  choses  par  la  rup- 
ture du  Concor*dat.  Ils  sont  en  "  ascension  "  :  "  Demain  —  dit-il 
—  vaut  mieux  qu'hier  ". 

Voici  la  eonclusion  des  deux  articles  de  l 'éminent  académicien  : 

Que  l'Etat  ne  puisse  plus  soumettre  à  des  lois  ■  arbitraires  les  mem- 
bres d'une  Egalise  ignorée  par  lui,  ni  conserver  des  privilèges  jadis  obtenus 
en  retour  d'une  protection  maintenant  finie,  non  seulement  cela  est 
d'évidence,  mais  cette  évidence  a  commencé  de  conamander  aux  faits.  A  la 
rupture  du  Concordat,  plusieurs  diocèses  étaient  sans  chef.  L'Etat  n'a 
même  pas  songé  à  perpétuer,  par  la  présentation  des  candidats,  sa  plus 
régalante  Ingérenoe  idans  les  affaires  ecclésiastiques.  L'Eglise  a  nommé 
seule  les  êvêques  et  recouvre,  pour  ne  plus  le  pendre,  le  droit  le  plus 
essentiel  à  son  indépendance.  Après  la  liberté  de  sa  hiérarchie,  rien  ne 
lui  est  plus  précieux  que  la  liberté  de  son  enseignement  :  depuis  que  les 
évêques  et  les  prêtres  ne  semblent  plus  à  personne  des  fonctionnaires  et 
des  Salariés,  les  peines  exceptionnelles  qui  bâillonnaient,  jusque  dans  sa 
chaire,  la  doctrine,  pour  étouffer  toute  critique  du  gouvernement  par  les 
ministres  d'un  culte  "  reconnii  ",  meurent  d'illogisme  et  de  désuétude. 


CHRONIQUE  DES  REVUES,  263 

Un  bâillon  est  tombé  des  lèvres,  et  la  vigueur  du  clergé  contre  l'athéisme 
■et  l'immoralité  scolaire  apporte  à  ses  ennemis  une  surprise  inquiète,  aux 
chrétiens  une  force  attendue,  à  lui-même  un  accroissement  d'autorité. 
Le  siège  naturel  de  cette  autorité  est  la  paroisse  ;  tandis  qu'au  nom  du 
Concordat  le  gouvernement  refusait  des  paroisses  aux  catholiques,  les 
-catholiques,  d6f)uis  la  séparation,  fondent  des  paroisses,  de  par  leurs 
droits  individuels  de  Français. 

Certes,  cela  est  peu.  Les  droits  individuels  ne  suffisent  pas  à  la  vie 
du  catholicisme.  Elle  n'est  complète  que  par  l'action  de  forces  collectives, 
le  zèle  de  corps  assez  nombreux  pour  assurer  à  toutes  les  oeuvres  utiles 
un  concours  permanent  et  réglé.  Elle  n'est  sûre  que  si  au  service  de  ces 
oeuvres  se  constitue  un  patrimoine  important  et  dutable  comme  elles. 
Or,  la  passion  la  plus  violente  de  la  sagesse  révolutionnaire  fut  d'en  finir 
avec  les  corps,  avec  leurs  biens,  et  de  ne  fonder  que  des  droits  individuels 
sur  la  ruine  de  toutes  les  collectivités.  Si  les  catholiques  souffraient  seuls 
de  cette  erreur,  il  serait  invraisemblable  qu'elle  fût  réparée.  Mais  la 
destruction  des  droits  corporatifs  a  été  cruelle  à  d'autres,  et  surtout  à 
la  dasse  ouvrière.  Si  les  catholiques  sont  les  suspects  du  régime  actuel, 
les  ouvriers  en  sont  les  favoris.  Pour  eux,  la  défiance  d«s  révolutionnaires 
contre  les  associations  commence  à  capituler.  Elle  retient  encore  plus 
qu'elle  ne  donne.  C'est  avec  des  timidités  infinies  qu'elle  organise  cea 
groupes  encore  suspects,  et  les  droits  de  propriété  qu'elle  leur  concède 
sont  dérisoires.  Il  faudra  des  libertés  autrement  vastes  et  fortes  pour 
recueillir  la  vie  catholique.  Mais  déjà,  par  la  poussée  populaire  et  sous 
des  noms  nouveaux,  renaît  et  grandit  le  vieux  droit  d'association.  L'esprit 
public  se  réhabitue  à  l'idée  que  l'association  a  besoin  de  la  propriété. 
Pour  exclure  les  catholiques  de  ce  droit  général,  le  Concordat  aurait 
fourni  peut-être  ce  sophisme  qu'ils  possédaient  le  bénéfice  d'une  législa- 
tion privilégiée  ;  mais  sous  quel  prétexte  seraient-ils  retranchés  des  lois 
communes  par  un  gouvernement  qui  met  son  scrupiile  à  ignorer  le  religion 
des  citoyens  et  les  connaît  seulement  comme  Français?  L'heure  approche 
où  ne  sera  plus  disputé  aux  hommes,  quel  que  soit  leur  costume,  le  droit 
naturel  d'unir  leurs  intérêts,  leurs  idées  ou  leurs  vertus.  Nul  n'a  plus 
besoin  de  ce  droit  que  les  catholiques,  et  s'il  est  assez  large  pour  laisser 
libre  passage  à  la  hiérarchie  religieuse,  nul  droit  ne  leur  donnera  plus 
de  force.  Dans  les  joui-s  où  nous  sommes,  le  plus  magnifique  des  privi- 
lèges, nous  fût-il  offert  avec  sincérité,  ne  vaudrait  pas  ce  partage  du 
droit  général.  Tout  avantage  établi  povir  nous  seuls  nous  rendrait  impo- 
pulaires  à  proportion  qu'il  paraîtrait   exceptionnel,  et   nous  parait   être 


264  .  LA  REVUE  CANADIENNE 

enlevé  sans  préjudice  pour  personne,  sinon  pour  nous.  Mais  si  nous  tirons 
parti  d'une  loi  offerte  aussi  à  d'autres,  faite  surtout  pour  d'autres,  elle 
nous  assurera  un  sort  plus  stable.  Ceux  qui  nous  estimeraient  trop  favo- 
risés par  elle  ne  voudront  pas,  en  la  changeant,  troubler  dans  leur  pos- 
session ces  autres  qui  s'y  seront  établis  pour  accomplir  des  oeuvres  diffé- 
rentes des  nôtres,  contraires  aux  nôtres,  et  tous  ceux  à  qui  elle  sert  se 
coaliseront  pour  la  garder.  C'est  dans  le  droit  établi  pour  tous  que  nous 
serons  surtout  chez  nous,  et  défendus  même  par  nos  ennemis. 

Demain,  malgré  ses  incertitudes,  vaut  mieux  qu'hier.  Hier  donnait  à 
l'Eglise  une  sécurité  apparente,  une  consécration  politique,  mais  paraly- 
sait son  essor  et,  la  subordonnant  aux  jalousies  et  aux  préjugés  de  l'Etat, 
ne  la  laissait  ni  )disparaître,  ni  grandir.  Demain  ne  nous  garantit  rien, 
et  si  notre  cathdlicisme  est  mort,  l'Eglise,  en  France,  ne  vivra  pas.  Mais  elle 
deviendra  tout  ce  que  nous  saurons  la  faire,  elle  montera  à  la  hauteur  où 
nous  saurons  l'élever.  Et  si  un  jour  le  peuple  de  France  recouvre  la 
certitude  qu'il  faut  verser  du  christianisme  dans  nos  plaies  pour  les  guérir, 
il  n'y  aura  plus  un  tiers  pour  s'interposer  entre  la  nation  et  l'Eglise,  et 
les  sophismes  politiques  de  l'Etat  concordataire  ne  glisseront  plus  la  dé- 
fiance dans  l'union. 

Du  courage  donc  et  pas  de  regrets.  Le  Concordat  n'était  plus  que 
l'aire  étroite  et  vide  où  un  oiseleur,  devenu  cruel,  jetait  chaque  jour  une 
poignée  de  grains  de  plus  en  plus  petite,  surveillait  les  mouvements  cap- 
tif» et  la  faiblesse  croissante  d'un  oiseau  à  l'aile  cooipée.  L'oiseleur  a 
cessé  de  servir  le  grain  sur  l'aire,  mais  il  a  laissé  repousser  l'aile.  Déjà, 
au-dessus  de  la  prison,  dans  l'espace  reconquis,  l'oiseau  délivré  monte  vers 
les  altitudes,  sa  vraie  demeure,  et,  s'il  lui  faut  en  redescendre  pour  se 
nourrir,  le  grain  ne  lui  manquera  pas  sur  la  vaste  terre  où  poussent  les 
moissons  des  chrétiens. 

Le  suicide  de  la  France  (Article  des  Débats,  par  M.  Paul 
Leroy-'Beaulieu).  —  Un  grand  danger  menace  toujours  la  France. 
Non  seulement,  les  sectaires  la  déchirent  par  leurs  luttes  contre  la 
liberté  religieuse  —  et  de  cela  nous  avons  vu  que  M.  Lamy  estime 
que  la  France  catholique  se  relèvera  —  mais  encore,  et  surtout,  l'é- 
ducation sans  foi  et  la  négation  de  la  morale  chrétienne  sont  en 
train  de  ruiner  la  "  grande  nation  "  d'une  autre  façon.  Par  la 
stérilité  volontaire,  la  France  se  suicide.    Il  n'y  a  plus  de  berceaux 


CHRONIQUE  DES  REVUES  265 

dans  les  foyers  de  France!  M.  Paul  Leroy-Beaulieu  l'établit  par 
des  chiffres  indiscutables,  et  c'est  navrant.  On  a  beau  dire,  c'est 
un  fait.  Si  l'on  n'arrête  pas  ce  courant  fatal,  la  nation  sera  bientôt 
perdue.  Lisez  la  conclusion  de  l'article  que  donne  aux  Débats  le 
patient  économiste,  dont  la  compétence  est  hors  de  tout  conteste. 

On  se  marie  encore  assez  fréquemment  en  France  ;  il  n'y  a  pas  trop  à 
se  plaindre  du  chiffre  des  mariages,  lequel,  dans  chacune  des  cinq  derniè- 
res années,  a  dépassé  300,000  et  qui  n'est  pas  sensiblement  au-idessous  de 
la  proportion  habituelle  chez  les  peuples  de  l'occident  de  l'Europe.  Mais 
ces  ménages  deviennent,  intentionnellement  pour  la  plupart,  de  moins  en 
moins  féconds  et  tendent  même  à  devenir  systématiquement  stériles.  Ce 
n'est  un  mystère  pour  personne  qu'un  certain  nombre  de  jeunes  ménages 
ne  tiennent  pas  du  tout  à  avoir  même  'un  enfant  et  que  le  plus  grand 
nombre  des  ménages  désirent  s'en  tenir  à  un  seul  enfant  ou,  tout  au  plus, 
à  deux. 

Cela  étant,  ce  n'est  pas,  ainsi  qu'on  le  croît  d'habitude,  la  simple 
puissance  politique  et  militaire  et  le  prestige  national  de  la  France  qui 
sont  en  jeu  —  ce  serait  là  une  caractéristique  quasi  secondaire  ;  mais  c'est 
le  maintien  même  de  la  nation.  On  peut  dire  que  celle-ci  aura  cessé 
d'exister,  en  tant  que  population  de  souche  française,  d'ici  à  une  demi- 
douzaine  de  générations.  Considérons,  en  effet,  dix  ménages,  pris  au 
hasard  :  cinq  désirent  n'avoir  qu'un  seul  enfant  et  cinq  ne  veulent  en 
avoir  que  deux  ;  quelques-uns  sans  doute  peuvent  se  tromper  et  par  erreur 
excéder  ce  nombre  ;  mais  cela  est  compensé  par  les  ménages  qui,  volon- 
tairement ou  non,  n'ont  aucun  enfant.  Voilà  donc  dix  ménages  qui,  si 
leurs  voeux  sont  exaucés,  et  ils  savent  comment  on  peut  y  aider,  vont 
n'avoir  ensemble  que  quinze  enfants  :  cela  fait  15  remplaçants  pour  20 
personnes  (les  parents)  à  remplacer. 

De  ce  train,  en  trois  générations,  la  population  française,  de  souche 
française,  pendra  la  moitié  de  son  effectif  et  sera  réduite,  par  consé- 
quent, de  près  de  39  millions  d'âmes  à  moins  de  20  millions  ;  dans  les  trois 
générations  suivantes,  elle  perdra  la  ^moitié  de  l'effectif  restant  et  sera 
réduite  à  10  millions. 

Ainsi,  en  six  générations,  la  population  française  de  souche  fran- 
çaise tombera  de  près  de  39  millions  d'âmes  à  moins  de  10  mDlions  d'âmes. 

Voilà  les  perspectives,  disons,  sans  hésitation,  voilà  la  certitude,  si 
l'on  ne  prend  pas  immédiatement  des  mesures  énergiques  et  efficaces. 


266  LA  REVUE  CANADIENNE 

Sans  doute,  il  restera  ou  plutôt  il  viendra  du  dehors  une  population 
big^arrée  povir  habiter  la  France,  le  pays  le  plus  tempéré  du  globe,  médio- 
crement doté  au  point  de  vue  minéral,  mais  ayant  peut-être  le  meilleur 
sol  d'Europe.  A'  la  place  de  la  population  de  souche  française,  il  se  for- 
mera un  iconglomérat  de  Belges  flamingeants  (car  les  Belges  wallons  sont 
à  peu  près  aussi  stériles  que  les  Français),  d'Allemands,  d'Espagnols, 
d'Italiens,  de  Polonais.  Depuis  quelqiies  années,  des  agences  d'immigra- 
tion recrutent  un  grand  nombre  de  Polonais  et  d'Italiens  pour  fournir 
de  la  XQain-id'oeuvre  à  nos  départements  de  l'Est  et  du  Nord.  Ce  conglo- 
mérat de  races  diverses  prendra  la  place  de  la  population  de  souche  fran- 
çaise qui,  nous  le  répétons,  en  trois  générations,  se  sera  réduite  de  moitié 
et,  en  six  générations,  à  partir  d'aujourd'hui,  se  sera  réduite  des  trois 
quarts. 

Voilà  le  suicide  de  la  nation  française.  Peut-on  l'arrêter  ?  Nous 
l'espérons   ;  en  tout  cas  il  convient  de  l'essaj^er. 

Les  Adversaire  de  Lourdes  (Article  de  M.  l'abbé  Georges 
Bertrin  —  12  juillet  1910).  —  C'est  la  foi  et  ce  sont  les  pratiques 
chrétiennes  qui  peuvent  seules  apporter  le  remède  au  mal  dont  se 
plaint  M.  Leroy-Beaulieu.  Mais  la  foi,  hélas  !  beaucoup  n'en  veulent 
plus.  Le  bon  Dieu  a  beau  multiplier  les  oeuvres  et  les  miracles,  on 
se  ferme  les  yeux  et  on  se  bouche  les  oreilles.  M.  l'abbé  Bertrin, 
dans  l'article  que  nous  signalons,  en  racontait,  à  propos  de  Lourdes 
un  exemple  typique.  Nous  le  citons  sous  commentaires.  Il  est  par 
lui-même  assez  éloquent. 

Il  y  a  donc  un  mois  environ,  je  me  trouvais,  chez  des  amis  communs, 
avec  plusieurs  médecins  ou  chirurgiens  des  hôpitaux  de  Paris.  Je  crois 
bien  qu'une  gracieuse  et  pieuse  bienveillance  avait  ménagé  à  dessein  cette 
rencontre.  Quoi  qu'il  en  soit,  je  ne  tardai  à  m'apercevoir  que,  sur  le  sujet 
qui  m'est  cher,  ces  messieurs  s'en  tenaient  simplement  à  une  ignorance 
dédaigneuse.  L'un  d'eux,  chirurgien  d'ailleurs  éminent,  me  dit  à  un 
moment,  d'une  manière  détachée  :  —  Vous  vous  occupez  beaucoup  de 
Lourdes,  Monsieur  l'abbé  ?  Vous  ne  m'en  voudrez  pas  si  je  vous  avoue 
que,  pour  ma  part,  je  m'en  occupe  beaucoup  moins. — ^Docteur,  lui  répondis- 
je,  chez  un  esprit  sérieux  comme  le  vôtre,  cette  indifférepce  doit  avoir 
ses  motifs.     Qu'avez-vous  li^i  sur  la  question    ?    —  Bien  du  tout.       Du 


CHRONIQUE  DES  REVUES  267 

moins,  je  n'avais  rien  lu  jusqu'ici.  Mais  l'autre  jour  l'aimable  maîtresse 
de  maison,  qui  nous  réunit  ce  soir,  me  présenta  un  volume  que  vous  con- 
naissez bien  et  qui  paraît  lui  inspirer  une  admiration  enthousiaste.  — 
"  Lisez  cela,  me  dit-elle.  C'est  l'Histoire  critique  des  événements  de  Lour- 
des de  l'abbé  Bertrin.  Ne  croyez  pas  que  je  vous  offre  là  un  petit  livre 
de  petite  piété.  L'évêque  de  Tarbes  l'a  appelé  "  l'histoire  définitive 
de  Eourdes  ",  le  Pape  l'a  loué  personnellement,  c'est  enfin  le  livre  classique 
sur  la  matière  :  il  faut  l'avoir  lu.  "  —  Docteur,  lui  dis-je  alors,  je  crois 
bien  que  vous  vous  jouez -un  peu  de  moi.  —  Pas  du  tout,  reprit-il  ;  je 
veux  seulement  vous  montrer  que  l'invitation  était  trop  chaleureuse  pour 
qu'il  me  fût  possible  d'y  résister.  J'emportai  donc  le  volume.  —  Ah  !  vous 
l'avez  lu?  Eh  bien,  que  pensez-vous  de  ce  qu'il  raconte?  —  Ce  que  j'en 
pense?  Je  suis  très  heureux,  Monsieur  l'abbé,  de  vous  trouver  ici  pour 
vous  le  dire  avec  franchise.  Sachez  donc  qu'il  y  a,  dans  vos  ouvrages, 
des  endi'oits  faibles,  qui  nous  frappent  tout  de  suite,  nous  autres  méde- 
cins, et  je  me  ferai  un  plaisir  de  vous  les  signaler  pour  vous  rendre  ser- 
vice. —  Je  vous  remercie  d'avance,  docteur.  Mais  le  service  aura  bien 
plus  de  prix  si  vous  voulez  bien  me  le  rendre  tout  de  suite.  ■ —  Alors  il 
chercha  à  se  dérober.  Il  objecta  que  le  temps  nous  manquait,  puis  qu'il 
fallait  avoir  l'ouvrage  sous  les  yeux.  Je  lui  répondis  que  nous  pren- 
drions le  temps  nécessaire  et  que,  pour  V Histoire  critique,  nos  amphy- 
trions,  qui  la  possèdent,  la  mettraient  volontiers  à  notre  disposition,  — 
Et  ils  allèrent,  en  effet,  chercher  le  vokime  avec  emj)ressement. 

Pendant  ce  temps,  un  {)eu  ému,  je  l'avoue,  par  les  reproches,  pleins 
d'assurance  d'un  interlocuteur  si  qualifié,  je  lui  citai,  pour  me  défendre, 
l'opinion  d'un  de  ses  confrères  Incroyant,  professeur  dans  une  Faculté 
de  médecine  française  et  médecin  en  chef  de  l'hôpital  dans  la  ville  qu'il 
habite. 

Je  lui  dis  :  "  Le  Dr  G m'a  déclaré,  il  y  a  quelques  mois  à  peine, 

que  "  tout  était  scientifiquement  exact  dans  mon  ouvrage,  tout  absolu- 
ment ".  Souffrez  donc  que  je  m'étonne  un  peu  d'avance  des  inexactitudes 
que  vous  allez  mettre  sous  mes  yeux,  —  Mais  déjà  il  avait  le  volume 
dans  les  mains  et  il  le  feuilletait  au  hasard,  au  commencement,  au 
milieu,  à  la  fin,  en  chercheur  éperdu  qui  ne  sait  pas  bien  ce  qu'il  cherche. 
—  Son  embarras  était  tout  à  fait  visible,  et,  comme  c'est  un  homme  char- 
mant et  un  esprit  ouvert  qui  peut  souffrir  cette  franchise,  je  me  permis 
de  lui  dire  en  souriant  :  —  Avouez-le,  docteur,  vous  venez  de  juger  ces 
pages  "  de  chic  ",  comme  disent  les  peintres,  sans  les  connaître.  En 
réalité,  vous  n'avez  pas  plus  lu  mon  livr«  que  les  autres.  —  Eh  bien,  c'est 


268  LA  REVUE  CANADIENNE 

un  peu  vrai,  fépondit-il  en  souriant  à  son  tour.  J'ai  tant  à  faire  !  J'écris 
moi-même  un  ouvrage  en  ce  moment.  Mais  je  vous  lirai,  je  vous  le  pro- 
mets. —  C'est  cela,  lisez-moi,  et  nous  discuterons  ensuite,  si  vous  le  dési- 
rez. Mais  jusque-là,  c'est  inutile.  Car  je  crois  bien  que  vous  ignorez 
tout  de  la  question,  je  dis  tout,  rien  excepté. 

Le  Monument  de  Montcalm  (Article  de  M.  Louis  Gillet.  — 
Le  Gaulois,  16  juillet  1910). — On  a  inauguré  en  France,  à  Vestric- 
Cândiac,  près  de  Vauvert,  dans  le  Gard,  son  pays  natal,  un  monu- 
ment à  celui  que  nos  anciens  de  1759  appelaient  M.  le  Marquis,  je 
veux  dire  à  Montcalm.  Des  Canadiens  éminents  se  trouvaient  là,  des 
Français  aussi.  De  beaux  discours  ont  été  prononcés.  C'était  le  17 
juillet.  La  veille,  le  Gaulois  de  Paris  donnait  un  bel  article  de  notre 
professeur  de  littérature  française  à  Montréal  d'il  y  a  deux  ans, 
M.  Louis  Gillet.  Nous  aurions  voulu  le  citer  ici  in-extenso.  En 
voici  au  moins  quelques  extraits. 

C'était  un  Méridional,  un  Latin  de  chez  nous,  un  Romain  de  Plutar- 
que  ou  de  Corneille.  Il  mêlait  dans  ses  veines  le  Midi  sérieux  du  Rouer- 
gue  et  le  Midi  ardent  du  Languedoc.  Il  semble  à  peine  un  homme  du  dix- 
huitième  siècle.  Il  reçut  l'éducation  d'un  Montluc  ou  d'un  Gassion. 
Elevé  pour  les  armes  —  la  guerre,  disait-on  dans  le  pays,  est  'le  tombeau 
des  Montcalm  —  il  entra  au  service  à  treize  ans  et  continua,  tout  en  se 
battant,  à  relire  ses  classiques.  C'était  un  de  ses  soldats  lettrés,  nour- 
ris de  la, moelle  des  lions,  et  qui  se  consolaient  de  tout  avec  un  vers  de 
l'Iliade  ou  un  hémistiche  de  Virgile. 

Il  avait  fait  ainsi,  entre  quinze  et  quarante  ans,  toutes  les  campa- 
gnes d'Europe,  en  Allemagne,  en  Bohême,  en  Flandre,  en  Italie.  Il  reçoit 
cinq  coups  de  sabre  à  la  bataille  de  Plaisance  et  trois  balles,  six  mois 
auprès,  à  l'affaire  du  col  d'Exilés.    Il  avait  connu  Chevert  à  la  retraite  de 

s 

Prague,  qui  fut  un  peu,  sous  Louis  XV,  comme  une  première  ébauche  de 
la  retraite  de  Russie.  A  cette  école,  son  caractère  acheva  de  se  tremper. 
Là  se  trouvait  en  même  temps  que  lui  un  de  ses  compatriotes,  et  presque 
du  même  âge.  On  aimerait  à  se  figurer,  dans  oe  terrible  hiver,  la  ren- 
contre de  Montcalm  et  de  Vauvenargues,  les  deux  âmes  les  plus  anti- 
ques et  les  plus  stoïciennes  du  siècle.  Elles  avaient,  pour  ainsi  dire,  la 
même   patrie  morale.     Mais  Vauvenargues,  coi-ps  débile  et   esprit  taci- 


CHRONIQUE  DES  REVUES  269 

turûe,  était  fait  pour  écrire  le  poème  de  sa  vie,  l'admirable  manuel  d'un 
Epictète  militaire;  Montcalm,  de  race  plus  forte  et  de  tempérament  plus 
mâle,  débordant  d'énergie,  d'entrain  et  de  gaieté,  marié,  père  de  dix 
enfants,  tous  conçus  entre  deux  batailles,  était  né  pour  l'action  et  la 
gloire    vivante 

Il  y  a  longtemps,  quand  Montcalm  arrive  (au  Canaxia),  que  la  situation 
est  désespérée  :  la  colonie  agonise.  Les  forts  ne  sont  que  des  bicoques  ;  les 
fusils  sont  d'un  vieux  modèle  hors  d'usage,  les  baguettes  cassent  comme 
du  verre.  Faute  de  baïonnettes,  on  fixe  des  couteaux  aux  canons  .  Pas 
de  vivres,  pas  de  souliers.  Pas  de  ressources  en  effectif.  Tout  le  temps 
de  la  guerre,  Montcalm  sera  réduit  à  se  battre  avec  cinq  mille  hommes 
de  troupes  régulières,  contre  soixante  mille.  Avec  cette  poignée  d'hom- 
mes, il  faudra  faire  face  à  cinq  attaques  à  la  fois.  Encore  ce  petit  nom- 
bre, à  peine  peut-on  le  nourrir.  Tout  de  suite,  c'est  la  disette.  Et  Mont- 
calm se  débat  dans  ce  dilemne  :  ou  périr  faute  de  secours,  ou  affamer  le 
pays  s'il  survient  des  renforts.  La  merveille,  c'est  de  le  voir,  dans  les 
conditions  de  ce  duel  furieusement  inégal,  trouver  encore  une  éclatante 
succession  de  victoires.  Son  chef-d'oeuvre  est  la  prise  de  Carillon  —  nom 
français,  affaire  bien  française  —  où  moins  de  trois  mille  hommes  chas- 
sent d'une  position  fortifiée  les  vingt  mille  d'Abercromby 

Tout  esipoir  s'éteignait.  Il  n'y  avait  plus  ^u'à  finir.  Montcalm, 
etoïque,  se  raidit. 

Enfermé  dans  Québec,  incapable  de  tenir  campagne,  tout  son  objet  se 
borne  à  lutter  pied  à  pied,  à  gagner  du  temps,  à  retarder  de  jour  en  jour 
l'inexorable  échéance.  L'escadre  anglaise  de  Wolfe  barre  le  Saint-Laurent 
et  épie  le  moment  favorable  pour  une  descente.  Ce  qui  était  inévitable 
arriva.  Profitant  de  l'occasion  d'un  navire  de  ravitaillement  attendu  par 
les  Français,  Wolfe  débarque  rapidement  dans  la  nuit  du  13  septembre. 
A  six  heures  du  matin,  toutes  ses  troupes  étaient  rangées,  sans  covip  férir 
comme  pour  la  i>arade,  à  une  demi-lieue  de  la  ville,  sur  le  plateau  appelé, 
du  nom  de  son  propriétaire,  les  plaines  d'Abraham.  Québec,  du  haut  de 
.ses  remparts,  vit  se  lever  son  dernier  jour. 

Il  n'y  eut  presque  pas  de  combat.  Les  nôtres,  énervés,  tirèrent  de  loin, 
sans  faire  grand  mal  à  l'ennemi,  et  s'élancèrent  à  l'arme  blanche.  Wolfe 
attendait  de  pied  ferme.  Il  avait  recommandé  à  ses  hommes  de  ne  tirer 
que  lorsqu'ils  pourraient  viser  dans  le  blanc  des  yeux.  Il  n'y  eut  qu'une 
seule  décharge,  à  bout  portant,  terrible.     Du  coup,  nous  fûmes  écrasés. — 


270  LA  REVUE  CANADIENNE 

Les  deux  généraux  étaient  tonabés  au  premier  choc.  On  dit  à  Montcalm 
qu'il  n'avait  que  quelques  heures  à  vivre.  "  Tant  mieux,  répondit-il, 
je  ne  verrai  pas  les  Anglais  à  Québec.  "  ■ —  Il  dicta  une  lettre  pour  recom- 
mander les  colons  à  la  clémence  dii  vainqueur  et  pria  qu'on  le  laissât  en 
paix  :  "  Je  n'ai  qne  peu  de  temps,  et  il  me  reste  encore  des  af faii-^s  im- 
portantes ".     Il  voulait  parler  de  celles  de  son  âme. 

Ainsi  finit  Montcalm,  à  quarante-sept  ans,  invincible  jusqu'alors  et 
trouvant  dans  sa  défaite  une  mort  plus  belle  que  la  victoire.  Avec  lui 
tombait  tout  notre  empire  d'outre-mer.  Il  s'ensevelissait  sous  les  ruines 
de  la  Nouvelle-Franee.  —  Il  était  juste  d'honorer  les  mânes  du  gratta 
soldat,  le  type  de  ces  héros  français  dont  l'élégance  est  de  faire  de  la 
gloire  avec  rien,  et  le  modèle  de  ces  dévouements  sans  espoir,  qui  arrachent 
au  vainqueur  le  cri  :  "  Ah  !  les  braves  gens  !  " 

Et  après  tout,  ces  sacrifices,  même  inutiles  en  apparence,  le  sont-ils 
tout^à-fait  ?  Au  Canada  français  Montcalm,  en  tombant  avec  honneur. 
a  donné  la  consolation  suprême  d'une  défaite  qui  n'était  pas  une  humilia- 
tion. Ces  souvenirs  héroïques  ont  été  l'amertume  qui  a  permis  aux  âmes 
de  ne  jaiaais  plier  ;  l'exemple  de  oe  stoïcisme  a  été  pour  toute  la  race 
une  leçon  de  résistance  et  d'opiniâtreté.  Aujourd'hui,  il  y  a  encore  une 
France  d'Amérique,  bien  décidée  à  défendre  ses  traditions  qui  sont  les 
nôtres.  C'est  elle  qui,  devant  la  statue  de  Montcalm,  apporte  au  glo- 
rieux soldat,  par  la  voix  de  ses  orateurs,  l'hommage  digne  de  lui  et  le 
seul  qu'il  eût  souhaité  :  celui  d'une  fidélité  qui,  après  cent  cinquante 
années,  n'a  rien  oublié. 

Le  problême  des  races  au  Canada  (Article  du  Month  de  Lon- 
dres, analysé  par  M.  J.-A.  Lander  dans  La  Croix  de  Paris).  — 
Avec  Montcalm,  nous  sommes  presque  revenus  au  Canada,  à  la  race 
qu'il  aimait  et  qui  a  vécu  de  son  souvenir  et  de  celui  de  la  France. 
Dans  notre  dernière  Chronique,  nous  parlions  du  problême  acadien. 
Voici  un  long  article  qu  'il  faut  citer  en  entier  qui  traite  d 'un  autre 
problême  fort  troublant  :  celui  des  relations  entre  Cana- 
diens et  Irlandais  au  Canada.  Tandis  que  la  question  acadienne 
nous  était  développée  par  M.  Flourens,  un  ancien  ministre  de 
France,  la  canado-irlandaise  est  étudiée,  dans  la  citation  que  nous 
allons  extraire  de  La  Croix  de  Paris  (20  et  30  avril  1910),  par  un 
docteur  es  lettres,  anglais  converti,  qui  est  né  et  qui  a  vécu  long- 


CHRONIQUE  DES  REVUES  271 

temps  en  Angleterre,  mais  qui  est  établi  depuis  plusieurs  années  au 
Canada  et,  ce  qui  plus  est,  se  trouve  être  le  cousin  de  notre  gouver- 
neur-général :  M.  Francis-W.  Grey.  Dans  l'article  qu'il  a  donné- au 
Month,  en  février,  et  qu'il  intitulait  Bace  et  religion  au  Canada, 
M.  Grey,  si  nous  en  croyons  l'analyse  que  fait  de  ses  dires  le  dis- 
tingué correspondant  canadien  de  La  Croix  de  Paris,  M.  J.-A. 
Lander,  est  amené  à  faire  des  constatations  pour  nous  particulière- 
ment intéressantes. 

"  La  question  de  race,  fait  observer  M.  Lander,  se  trouve  à  la  base  de 
tous  les  problèmes  de  la  politique,  de  la  constitution  et  de  l'éducation  au 
Canada.  Elle  n'affecte  pas  moins  vivement  les  intérêts  de  l'Eglise.  Il  n'est 
plus  possible,  en  effet,  de  le  dissimuler,  il  y  a  une  rivalité,  assez  vive  même 
entre  les  catholiques,  selon  qu'ils  sont  de  langue  française  ou  de  langue 
anglaise,  en  d'autres  termes,  selon  qu'ils  sont  Canadiens  ou  Irlandais.  Exa- 
minée par  un  Anglais  pacifique  et  loyal,  cette  question  de  race  n'en  est 
que  plus  intéressante  pour  tout  lecteur,  ne  fût-il  pas  Français. 

"  M.  Grey  reconnaît  clairement  deux  points  importants  à  noter  pour 
comprendre  la  profondeur  et  l'intime  connexion  du  sentiment  religieux 
et  du  sentiment  national  chez  les  Canadiens  français.  —  La  conquête  de 
la  Nouvelle  France  fut  inspirée  aux  Anglais,  surtout  à  ceux  de  la  Nou- 
velle Angleterre,  qui  y  eurent  la  principale  part,  en  somme  par  des  motifs 
religieux  autant  que  politiques.  En  résistant  à  ces  multiples  agressions,, 
les  Canadiens  défendaient,  avec  un  courage  que  leurs  ennemis  ne  purent 
s'empêcher  d'admirer,  leur  foi  autant  que  leur  patrie.  —  Après  la  cession 
du  Canada  à  l'Angleterre  par  le  Traité  de  Paris,  il  y  eut,  dit  M.  Grey,  un 
vigoureux  effort  de  la  part  des  Anglais,  pour  protestantiser  les  nouveaux 
sujets  de  langue  française,  et  cet  effort  eut  pour  principal  résultat  de 
maintenir  assez  vif  l'antagonisme  des  deux  religions  et  aussi  des  deux 
races.  —  C'est  ainsi  que  toute  notre  histoire  a  voulu  identifier,  pour  ainsi 
dire,  les  intérêts  de  notre  religion  avec  ceux  de  notre  race.  Ainsi,  dit 
encore  M.  Grey,  les  Canadiens  français  ont  été  jusqu'à  ce  jour  obligés, 
en  face  d'une  race  puissante  et  d'une  religion  étrangère,  à  une  attitude 
défensive  qu'il  leur  a  paru  impossible  d'abandonner,  sans  trahir  les  tra- 
ditions de  leurs  pères,  en  même  temps  que  leur  héritage  religieux  le 
plus  cher. 

"  Pendant  plus  d'un  demi-siècle  après  le  Traité  de  Paris,  les  catholi- 


272  LA  REVUE  CANADIENNE 

ques  du  Canada  furent  presque  exclusivement  de  langue  française.  Avant 
1819,  où  les  Irlandais  commencèrent  d'arriver  un  peu  nombreux,  on  avait 
vu  venir  au  Canada  quelques  groupes  d'Ecossais  catholiques,  peu  considé- 
rables par  le  nombre.  On  peut  dire  cependant,  qu'à  aucune  époque  les 
catholiques  de  langue  anglaise  ne  formèrent  plus  du  tiers  de  la  popula- 
tion catholique  au  Canada.  Pour  l'époque  actuelle,  M.  Grey  admet  les 
chiffres  suivants,  comme  les  plus  récemment  contrôlés.  Sur  une  popula- 
tion de  5,371,315,  les  catholiques  comptent  2,229,600  dont'  1,649,000  sont 
d'origine  française,  les  autres  580,000  comprenant  une  minorité  où  domine 
largement  la  langue  anglaise.  —  On  aurait  pu  espérer  que  l'union  de 
religion  parmi  ces  catholiques,  tant  français  qu'anglais,  eût  diminué  les 
rivalités  de  races,  du  naoins  entre  catholiques,  mais  çjlles  ont  malheureu- 
sement continué.  A  ce  sujet,  dit  M.  Grey,  "  il  est  essentiel  de  savoir  que 
les  catholiques  de  langue  anglaise  se  sont,  pour  la  plupart,  rangés  d'après 
les  croyances,  tant  au  point  de  vue  des  relations  de  société  que  miême  au 
point  de  vue  politique,  exception  faite  pour  les  points  concernant  plus 
distinctement  la  religion  et  l'éducation.  Pour  l'Irlandais  du  Canada, 
l'oppresseur  saxon  est  si  peu  l'ennemi,  qu'il  ne  répugne  pas  à  cet  Irlan- 
dais de  se  considérer  comme  un  Anglais  catholique  ;  il  aurait  beaucoup 
plus  de  répugnance  à  passer  pour  Canadien  français.  Celui-ci  lui  appa- 
raît en  quelque  sorte  comme  un  étranger,  à  cause  de  sa  langue  et  de  ses 
coutumes  ". 

"  Cette  constatation  est,  en  effet,  fondamentale,  et  M.  Grey  devine 
combien  cet  étrange  procédé  de  la  part  des  catholiques  irlandais,  nouveaux 
venus,  dut  être  sensible  pour  les  Canadiens,  fixés  au  pays  depuis  au  moins 
deux  cents  ans,  et  qui  y  accueillirent  avec  tant  de  cordialité  les  fidèles 
irlandais  catholiques,  qui  arrivaient  ici  "  martyrs  "  de  la  politique  an- 
glaise. —  M.  Grey  n'avait  pas  à  le  noter  peut-être,  mais  il  sait  sans  doute 
quels  efforts  a  fait  le  clergé  canadien-français  pour  donner  aux  groupes 
irlandais  des  missionnaires  et  même  des  évêques  de  langue  anglaise. 
Pourtant  notre  clergé  aurait  bien  pu  avoir  alors,  lui  aussi,  la  tentation 
d'amener  à  sa  langue,  reconnue  par  le  gouvernement  anglais,  ces  nouveaux 
arrivés,  ou  au  moins  leurs  enfants.  Rejetant  une  certaine  habileté  trop 
humaine  que  sa  loyauté  et  sa  générosité  ne  lui  permettaient  pes  d'envi- 
sager, trop  sérieusement  chrétien  pour  subordonner  les  intérêts  et  l'au- 
torité du  ministère  reiligieux  aux  ambitions  de  sa  race,  il  crut  qu'il  serait 
bon  et  honoraMe,  sans  prévoir  qu'il  en  dût  jamais  souffrir, 
de  laisser  à  chacun  sa  langue  de  son  berceau.  Voulant  conserver  sa  lan- 
gue, il  eut  cette  logique  élémentaire  de  supposer  que  les  autres  voudraient 


CHRONIQUE  DES  REVUES  273 

aussi  gai'der  la  leur.  —  On  peut  même  assurer  que  le  clergé  canadien 
français  ne  soupçonna  aucunement  que  l'élément  irlandais  dût  un  jour 
devenir  le  rival  déclaré  des  catholiques  d'origine  française  et  dût  s'em- 
ployer activement  à  convertir  nos  compatriotes  à  la  langue  anglaise, 
alors  que  cette  même  langue  anglaise  a  été  une  voie  si  large  ouverte  aux 
Irlandais  pour  passer  nombreux  au  protestantisme,  et  au  Canada  et  aux 
Etats-Unis.  ^ 

"  Pourtant,  dit  à  plusieurs  reprises  M.  Grey,  l'Eglise  aurait  besoin 
d'union  pour  accomplir  son  oeuvre  au  Canada  même  dans  la  province 
française  de  Québec,  la  seuie  peut-être  où,  d'après  M.  Grey  toujours,  l'E- 
glise soit  assurée  de  maintenir  ses  positions  pour  l'avenir.  Tout  le  monde 
désire  cette  union,  mais  comment  y  arriver  ?  —  Une  seule  solution  paraît 
pratique  et  possible  ;  celle  que  la  sagesse  de  l'Eglise  a  trouvée  dès  son 
son  origine.  Laisser  à  chaque  groupe  ethnique  le  libre  usage  de  sa  langue 
et  ne  rien  faire,  surtout  sous  l'égide  de  la  religion,  pour  le  presser  d'en 
changer.  —  Vouloir  faire  une  pression  quelconque  pour  imposer  une  lan- 
gue ou  l'autre,  et  froisser  ainsi  les  susceptibilités  toujours  si  vives  à  cet 
endroit,  surtout  quand  ces  rivalités  de  race  se  sont  déjà  manifestées,  c'est 
une  profanation  inutile  des  fonctions,  de  l'autorité  ou  de  la  mission  dont 
on  est  investi  de  par  Dieu.  —  Prétendre  et  affirmer,  comme  on  l'a  mal- 
heureusement fait,  qu'une  seule  langue  est  la  langue  officielle  ou  domi- 
nante, indépendamment  de  la  proportion  de  la  population,  vouloir  que  la 
prédominance  d'une  langue  soit  fixée  à  jamais  par  les  limites  invariables 
d'un  territoire  ou  d'une  juridiction,  c'est  accentuer  le  malaise,  desservir 
la  cause  de  la  religion,  faciliter  l'oeuvre  des  prédicants  d'apostasie,  sans 
atteindre  le  but,  toujours  visé  et  toujours  manqué,  de  la  conversion  des 
langues  par  voie  administrative  ". 

Là  se  terminait  le  premier  article  d'appréciation  de  M.  J.-A. 
Lander.  Mais  il  est  revenu  à  la  charge  dans  une  lettre  subséquente, 
que  nous  croyons  encore  devoir  enregistrer  ici  dans  presque  toute 
son  ampleur.  Le  problême  canado-irlandais  se  pose  partout  autour 
de  nous,  nous  n'avons  pas  le  droit  de  l'ignorer.  Et  du  reste  M.  Grey 
par  son  origine  et  par  sa  situation  de  converti  (par  conséquent  de 
catholique  de  langue  anglaise  non  irlandais)  a  une  particulière  com- 
pétence pour  nous  fournir  quelques  lumières  sur  ce  délicat  pro- 
blème. 


274  LA  REVUE  CANADIENNE 

"  M.  Grey  —  écrivait  donc  M.  J.-A.  Lancier  (30  avril)  —  connaît  assez 
notre  histoire  et  est  assez  impartial  pour  examiner  judicieusement  l'ori- 
gine historique  et  les  divers  épisodes  de  la  rivalité  qu'il  déplore.  —  Qu'il 
repasse  l'histoire  de  nos  missionnaires  français  et  canadiens,  qui  ont  porté 
la  lumière  de  l'Evangile  dans  tous  les  recoins  de  notre  immense  territoire 
et  qui  partout  se  sont  appliqués  à  parler  la  langue  de  leurs  pauvres 
ouailles,  il  n'en  trouvesra  pas  qui  aient  voulu  faire  servir  l'Evangile  à  une 
fin  aussi  mesquinement  humaine, que  celle  de  la  prédominance  d'une  lan- 
gue. Qu'il  cfierche  dans  notre  province,  ou  ailleurs,  un  groupe  de  langue 
non  française  à  qui  nous  ne  parlions  sa  langue  maternelle,  sans  songer  à 
l'en  faire  changer.  —  La  vérité  historique,  qu'il  doit  connaître,  c'est  que 
■cette  question  de  langue  n'a  guère  été  soulevée  parmi  les  catholiques  au 
Canada,  que  contre  la  langue  française,  la  langue  de  l'immense  majorité 
des  catholiques  canadiens,  langue  que  les  intérêts  de  notre  religion  et  de 
notre  foi  nous  obligent  à  conserver  et  à  défendre,  comme  M.  Grey  le 
reconnaît  lui-même  bien,  loyalement.  Et  nous  la  défendons  avec  d'autant 
plus  de  courage  et  de  légitime  fierté,  que  nous  avons  généreusement 
appliqué  aux  autres  les  procédés  que  nous  réclamons  pour  nous-mêmes. — 
Lorsqu'un  groupe  d'Irlandais,  d'Ecossais  ou  d'Italiens,  réclame  l'usage 
de  sa  langue  à  l'école  ou  à  l'église,  aucun  Canadien  français  ne  trouve 
à  redire  ;  mais  lorsque  210,000  des  nôtres,  établis  dans  l'Ontario,  récla- 
ment d'apprendre  le  français,  sans  négliger  l'anglais,  on  sait  d'où  par- 
tent les  oppositions  parmi  les  catholiques. 

"  A  part  la  province  de  Québec,  province  en  grande  majorité'  fran- 
çaise, comme  on  sait,  où  les  différents  groupes  religieux  ou  nationaux 
ont  leurs  écoles  distinctes  recevant  toute  leur  part  de  subventions  du 
gouvernement,  les  minorités  catholiques  et  surtout  françaises  des  autres 
provinces  ont  partout  à  souffrir  sur  le  terrain  de  l'éducation.  Les  nôtres 
ont  à  souffrir  comme  catholiques,  de  la  part  des  protestants,  et  comme 
Français  de  la  part  de  tous  ceux,  en  général,  qui  parlent  l'anglais.  Pour 
l'éducation  de  ses  enfants,  l'Eglise  a  des  revendications  à  soutenir,  reven- 
dications qu'elle  ne  peut  abandonner.  "  Or,  sur  ce  point,  dont  tout  le 
reste  dépend,  dit  M.  Grey,  l'Eglise  tire  sa  force,  humainement  parlant,  de 
cet  esprit  de  conservation  de  la  race,  de  cette  défiance  traditionnelle  à 
l'égard  du  protestantisme  anglais  —  des  influences  anglaises,  en  général 
—  qui  caractérise  les  Canadiens  français  et  qui  rend  leur  zèle  un  peu 
excessif,  en  apparence,  touchant  leur  race,  leur  langue  et  leurs  coutumes» 
aussi  excusable  qu'il  est  naturel.  "  —  Bien  peu  d'écrivains  de  langue  an- 
glaise ont  aussi  loyalement  reconnu  l'intime  union  de  notre  langue  et  de 


CHRONIQUE  DES  REVUES  275 

notre  foi,  se  prêtant  une  mutuelle  protection,  et  nous  ont  aussi  bien  jus- 
tifiés de  tenir  si  étroitement  à  l'une  et  à  l'autre,  et  même,  dans  un  sens 
très  juste,  à  l'une  pour  l'autre. 

"  Un  des  épisodes  les  plus  caractéristiques  de  cette  lutte  de  race  entre 
catholiques,  au  Canada,  est  celui  des  efforts  faits  par  nos  amis  irlandais 
pour  s'emparer  de  l'université  catholique  d'Ottawa,  université  fondée  par 
le  travail  et  .le  dévouement  des  Oblats  de  Marie-Immacalée,  congrég-ation 
française,  comme  on  sait,  et  canadienne.  —  Cette  université,  située  dans 
l'Ontario,  sur  les  confins  de  la  province  de  Québec,  au  milieu  d'une  popu- 
lation catholique  en  majorité  de  langue  française  —  les  catholiques  de 
langue  angolaise  habitent  plutôt  l'Ontario  Sud  —  fait  pourtant  à  l'an- 
glais une  place  d'honneur  prépondérante.  L'enseignement  y  est  donné 
en  français  et  en  anglais.  Il  n'est  aucune  partie  de  l'enseignement  qui 
ne  soit  donnée  en  anglais,  et  quelques-unes  (mathématiques  et  sciences 
physiques)  ne  sont  données  qu'en  cette  langue.  —  Les  Canadiens  français 
n'ignorent  pas  que  cette  université,  de  fondation  française,  n'obtint  sa 
charte  du  gouvernement  d'Ontario  que  parce  qu'elle  était  destinée  aux 
catholiques  français  (une  autre  université  catholique  aj'^ant  obtenu  sa 
charte  pour  les  catholiques  de  langue  anglaise,  qui  ne  réussirent  pas  à  la 
maintenir  par  la  suite)  et  cependant  ils  ne  se  plaignent  pes  de  voir  la 
Xxrêpondérance  qu'on  y  accorde  à  l'anglais.  Ce  sont  les  Irlandais  qui  se 
plaignent,  s'agitent,  réclament,  intriguent  en  haut  lieu,  menaçant  de 
refuser  et  refiisant,  en  effet,  leur  concours,  pour  foi-cer  l'université  à 
devenir  exclusivement  anglaise,  pour  eux  seuls. 

Mais  laissons  ici  la  parole  à  l'écrivain  anglais  lui-même. 
"  Les  faits,  dit-il  —  ceux  du  mélange  et  de  la  proportion  des  races  — 
doivent  cependant  être  pris  en  considération  ;  dire  aux  c'atTioliques  fran- 
çais qu'ils  doivent  aller  à  l'université  Laval  (de.  Québec)  et  laisser  Ottawa 
aux  catholiques  anglais  est  aussi  peu  raisonnable  que  le  serait  la  même 
réclamation,  faite  en  sens  contraire,  par  les  Canadiens  français.  Cepen- 
dant, malgré  l'effort  évidemment  loyal  fait  par  l'université  pour  donner 
à  sa  charte  l'interprétation  la  plus  large  et  la  plus  impartiale  possible, 
seJon  qu'il  lui  paraît,  une  portion  considérable,  influente  et  riche  des  ca- 
tholiques anglais,  tant  d'Ottawa  que  de  toute  la  province  d'Ontario,  con- 
sidèrent l'université  comme  "  française  ",  ce  qui  dans  leur  esprit  est  le 
terme  le  plus  sérieux  de  désapprobation  cju'ils  puissent  lui  appliquer. 
D'où  le  refus,  non  seulement  d'envoyer  leurs  fils  pour  être  instruits  par 
des  Français,  mais  aussi  "  abstention  totale  de  tout  secours  financier,  à 
moins  de  voir  accepter  leurs  conditions  impossibles  et  déraisonnables... 


276  LA  REVUE  CANADIENNE 

L'esprit  étroit  qui  inspire  pareille  attitude  en  face  des  faits  existants  et 
des  nécessités  criantes,  est  trop  évident  pour  qu'il  faille  le  démontrer.  — 
Cette  situation  (de  rivalité)  affecte  d'abord  et  très  sérieusement 
cette  portion  de  la  population  catholique,  qui  en  tant  que  la  plus  considé- 
rable et  la  plus  homogène,  a  été  et  doit  toujours  être  le  principal  support 
de  l'éducation  catholique  comme  elle  l'est  aussi  de  l'esprit  conservateur 
dans  son  sens  le  plus  large  et  le  meilleur,  je  veux  dire  les  Canadiens 
français,  dont  l'attachement  solide  à  leur  race  et  à  leur  langue,  intime- 
ment lié  en  réalité  avec  leur  attachement  à  leur  foi,  a  certainement  été 
une  cause  de  dommages  sérieux  pour  eux,  pour  leur  prospérité  et  leur 
avancement  temporel,  et  a  contribué  à  renforcer  l'antagonisme  qu'ils  ont 
enduré  et  endurent  encore  de  la  part  de  leurs  concitoyens  anglais,  même 
de  ceux  qui  ont  la  même  religion  qu'eux.  —  Mais  cette  riva- 
lité affecte  encore  plus  sérieusement  la  minorité  des  catho- 
liques anglais,  à  un  point,  il  est  vrai,  dont  ils  ne  semblent  pas 
avoir  conscience,  leur  position  étant  de  fait  bien  ressemblante  à  celle 
des  catholiques  d'Angleterre  vis-à-vis  des  Irlandais.  Leur  force,  puissent- 
ils  au  moins  le  voir,  réside  dans  leur  union  avec  l'élément  français,  non 

pas  dans  la  jalousie,  les  récriminations  et  les  attaques  agressives 

Même  en  admettant  certains  manquements  de  la  part  de  la  majorité 
française,  j'ose  penser  que  le  jDoint  de  vue  des  Canadiens  français,  en 
cette  matière,  n'a  pas  été  examiné  avec  équité  par  leurs  adversaires.  — 
Ce  sont  eux  qui,  pendant  un  siècle  et  demi,  sous  le  drapeau  de  la 
France,  ont  fait  du  Canada  un  pays  catholique,  eux  qui,  pendant  plusieurs 
années  après  la  cession  ont  supporté  le  choc  des  assauts  protestants  con- 
tre la  foi  de  l'Eglise,  contre  son  droit  d'élever  ses  enfants  dans  ses  pro- 
pres écoles.  Sj.,  se  trouvant  eux-mêmes  lentement,  mais  sûrement,  dépas- 
sés en  nombre  par  des  étrangers  à  leur  langue  et  à  leur  foi,  dans  tout 
ce  qui  n'est  pas  du  domaine  de  leur  religion,  ils  s'attachent  particulière- 
ment sur  ce  point  plus  étroitement  et  avec  plus  de  force  à  leurs  vieilles 
traditions  religieuses,  à  leurs  droits  et  aux  privilèges  naturels  d'une 
majorité  qui  a  en  plus  la  priorité  du  droit  de  possession,  il  ne  convient 
certainement  pas  à  leurs  concitoyens  catholiques  de  langue  anglaise,  qui 
ont  envers  eux  une  si  grande  dette,  de  les  juger  avec  dureté  et,  encore 
moins,  sans  charité.  " 

"  Ces  paroles  de  l'écrivain  anglais,  proche  parent  du  gouverneur  lord 
Grey,  continue  le  correspondant  de  La  Croix,  ont  causé  beaucoup  dé 
joie  aux  Canadiens  français.    Son  impartialité,  sa  hauteur  de  vue  et  même 

t 


CHRONIQUE  DES  REVUES  277' 

sa  réelle  bienveillance  pour  le  groupe  de  la  majorité  des  catholiques,  qui 
n'est  pas  celui  de  sa  race  et  de  sa  langue,  nous  rendent  son  témoignage 
doublement  précieux.  Nous  le  remercions  spécialement  d'avoir  compris 
la  délicatesse  du  sentiment  et  la  solidité  des  raisons  qui  nous  lient  insé- 
parablement à  notre  religion  et  à  notre  langue.  Sa  perspicacité  de  bon 
Ang'lais,  pratique  autant  qu'intelligent,  lui  a  vite  fait  voir  que  notre 
langue,  comme  notre  religion,  nous  est  un  motif  de  loyauté  à  l'Angleterre 
et  constitue  pour  celle-ci  un  garant  de  notre  fidélité.  Le  double  senti- 
ment qui  nous  attache  à  l'une  et  à  l'autre  s'est  trouvé  si  mêlé  à  toute 
la  trame  et  à  toutes  les  conséquences  de  notre  histoire  !  —  C'est  notre 
religion  catholique  et  notre  Eglise  canadienne  qvii  nous  ont  dit  d'obéir 
fidèlement  à  rAng"leterre,  et  c'est  notre  sentiment  religieux,  profondément 
blessé  par  la  Eévolution  française,  qui  a  brisé  à  tout  jamais  les  chères 
espérances,  que  n'avaient  pu  éteindre  les  clauses  du  Traité  de  Paris,  en 
1763.  C'est  la  conservation  de  notre  langue  et  de  notre  foi  qui  nous  a 
maintenus  séparés  de  la  République  des  Etats-Unis,  qui  nous  empêcha 
encore  de  leur  tendre  les  bras,  aux  heures  pénibles  de  notre  histoire. 
Aussi  notre  fidélité  à  l'Angleterre  se  confond,  à  nos  yeux,  avec  notre  fidé- 
lité à  nous-mêmes,  bien  plus,  avec  notre  fidélité  à  Dieu.  " 

Parce  que  nous  sommes  fidèles  à  nos  traditions  françaises,  nous 
n'en  restons  pas  moins  attachés  loyalement  aux  institutions  anglai- 
ses. D'autre  part,  comme  le  souligne  justement  M.  Lander,  au 
moment  de  clore  sa  puissante  analyse  de  l'article  du  Month,  l'E- 
glise catholique  n'a  pas  d'intérêt  à  aller  au-devant  de  l'inévitable 
(comme  ils  disent)  en  favorisant  la  prédominance  de  l'élément 
anglais-catholique  sur  le  français-catholique.  C'est  un  fait  incon- 
testable que  la  population  de  langue  française  augmente  partout 
plus  vite  au  Canada  que  celle  de  langue  anglaise.  '*-  Ce  serait  de 
plus,  termine  le  correspondant  canadien  du  journal  parisien,  four- 
nir un  argument  très  spécieux  aux  émissaires  du  Grand-Orient 
maçonnique,  qui  travaillent  parmi  nous,  et  qui  seraient  enchantés 
de  pouvoir  ainsi  montrer  aux  Canadiens  français  qu'ils  sollicitent 
d'entrer  dans  leurs  rangs,-  que  l'influence  de  l'Eglise  se  tourne 
contre  leur  nationalité  et  qu'ils  ont  tort  de  persister  à  croire  que 
cette  nationalité  chérie  et  cette  religion  vénérée  sont  indissoluble- 


278  LA  REVUE  CANADIENNE 

ment  unies.  Ils  trouveraient  là  une  aide  aussi  puissante  qu'ines- 
pérée dans  leurs  tentatives  déjà  commencées  de  séparer  d'abord  et 
d'opposer  ensuite  le  sentiment  national,  très  fort,  parce  que  toujours 
avivé  par  d'incessantes  rivalités,  au  sentiment  catholique,  très  fort, 
lui  aussi,  très  dévoué  à  l'Eglise  et  au  Saint-Siège.  Nos  évoques 
canadiens  ont  d'ailleurs  eu  soin,  non  pas  de  séparer  nos  intérêts 
religieux  de  nos  intérêts  nationaux  —  ils  sont  unis  —  mais  de  ne 
jamais  faire  entrer  les  influences  religieuses  dans  les  compétitions 
de  races.  Ils  ont  compris  que  ces  influences  vénérées  doivent  rester 
au-dessus  de  ces  luttes,  et  que  la  sagesse  de  l'Eglise  est  de  laisser 
chaque  groupe  ethnique  se  développer,  en  gardant  la  langue  à 
laquelle  il  tient.  C'est  ainsi  qu'elle  reste  également  chère  à  tous 
et  sait  éviter  sagement  un  grand  danger.  " 

Cette  question  irlando-canadienne  est  pour  nous  si  impor- 
tante, et  l'article  du  Monili,  écrit  par  un  Anglais,  si  intéressant, 
qu'on  nous  pardonnera  d'avoir  cité  longuement. 

Elie.-J.    AUCIiAIR, 

Secrétaire  de  la  Rédaction. 


NOTES  BIBLIOGRAPHIQUES 


LA  RELIGION  DE  LA  GRECE  ANTIQUE,  par  O.  Habert.  In-8  écu, 
(600  pp.),  4.00. — P.  Lethielleux,  éditeur,  10,  rue  Cassette,  Paris  (6e). 
Depuis  les  trois  volumes  d'Alfred  Maury  publiés  de  1856  à  1859,  nous 
n'avions  pas  d'ouvrage  d'ensemble  sur  la  Religion  qui  intéresse  le  plus  le 
grand  public  cultivé.  Or  cependant  depuis  50  ans  les  fouilles  de  Crète,  de 
Mycène,  d'Orchomène,  de  Delphes,  d'Eleusis,  d'Olympie,  d'Ilias,  etc.,  et  les 
travaux  des  mj-thographes,  des  anthropologistes  et  des  critiques  littérai- 
res ont  renouvelé  le  sujet.  Cet  ouvrage,  qui  tient  compte  des  plus  récentes 
découvertes,  puisé  aux  sources,  nourri  des  principaux  auteurs  qui  ont 
publié  sur  la  question,  ne  peut  manquer  d'arrêter  l'attention.  Il  prend  la 
Religion  grecque  depuis  les  temps  néolithiques  jusqu'à  la  diffusion  de 
l'hellénisme.  Les  notions  qui  nous  touchent  le  plus  :  formes  religieuses 
archaïques,  problème  de  la  destinée  humaine,  transformations  religieuses 
au  contact  des  progrès  de  la  civilisation,  mouvement  mystique  des  Orphi- 
ques, ont  là  une  histoire  captivante,  puisqu'elle  se  passe  chez  le  peuple  le 
plus  intelligent  de  l'antiquité. 


CE  QUE  REPONDENT  LES  ADVERSAIRES  DE  LOURDES.      Réplique  à, 
un  médecin  allemand,-  par  l'abbé  Georges  Bertrin,  auteur  de  VHis- 
toire  critique  des  événements  de  Lourdes.  Un  vol.  petit  in-8,  de  126 
pages.  Prix  :  franco,  1  fr.  25.—  Librairie  Victor  Lecof fre,  J.  Gabalda 
et  Cie,  rue  Bonaparte,  90,  Paris. 
Dans  les  attaques  contre  les  miracles  qui  se  produisent  actuellement 
•en  Allemagne,  ce  sont  les  précédents  ouvrages   (^)   de  M.  Bertrin  que  les 
ennemis  du  surnaturel  essaient  d'ébranler  pour  défendre  leur  scepticisme. 
M.  Bertrin  vient  de  répondre  à  ces  "  études  critiques",  avec  une  compé- 
tence de  premier  ordre  doublée  d'un  remarquable  talent   de  polémiste. 
Plein  de  savoir,  d'esprit  et  de  vie,  ce  petit  volume  est  à  la  fois  instructif 
et  très  intéressant.     On  y  voit  à  quels  arguments  sont  réduits  les  adver- 
saires de  Lourdes  les  plus  qualifiés,  et  leur  mauvaise  foi  reçoit  la  réponse 
qu'elle  mérite. 


(^)  Histoire  critique  des  événements  de  Lourdes.  —  Un  miracle  d'au- 
jourd'hui. , 


280  LA  REVUE  CANADIENNE 


LE  POSITIVISME  CHKETIEN,  par  André  Godard.  Edition  augmentée 
et  entièrement  revue.  Prix:  3  fr.  50.  —  Bloud  et  Cie,  éditeurs, 
7,  place  Saint-Sulpice,  Paris  (6e). 
Les  livres  de  M.  André  Godard  occupent  désormais  une  place  primor- 
diale dans  l'Apologétique  axîtueMe  ;  l'auteur  a  su  éviter  le  double  écueil 
du  modernisme  et  de  la  routine.  Sur  le  terrain  exégétique,  l'auteur  du 
Positivisme  chrétien  démontre  l'exact  parallélisme  des  découvertes  archéo- 
logiques et  philologiques  avec  l'authenticité  des  livres  saints.  Ailleurs  il 
réfute  au  nom  de  la  biologie  l'hypothèse  transformiste.  Quand  parut  le 
Positivisme  chrétien,  M.  Charles  Vincent  signala  ce  livre  comme  mar- 
quant le  plus  grand  progrès  aipologétique  depuis  cinquante  ans.  M  Bru- 
netière  le  mentionna  dans  un  discours,  et  François  Coppée  lui  consacra 
un  long  article  qui  se  terminait  ainsi  :  "  Tout  lecteur  avide  de  vérité  se 
sentira  entraîné  par  la  conviction  en  tournant  ces  pages  lumineuses  dans 
lesquelles  l'auteur,  sans  abandonner  jamais  un  raisonnement  d'une  inflexi- 
ble rigueur,  emprunte  çà  et  là  à  ses  adversaires  leur  arme  préférée,  l'étin- 
celante  et  froide  ironie  qu'il  manie  avec  une  incomparable,  maîtrise  ". 


LE  CHKIST.     Poème,  par  Fernand  Kichard.     Un  volume  in-16.     Prix    : 
3    fr.    50.    —    Librairie    Plon-Nourrit    et    Cie,    8,    rue    Garancière, 
Paris   (6e). 
Le  nouveau  recueil  de  vers  de  l'auteur  du  Secrat  de  la  vie  confirme  le 
jugement  porté  par  le  maître  Auguste  Dorchain  sur  la  personnalité  de  ce 
jeune  taJent.     C'est  bien  "  la  sincère  émanation  d'une  âme  faite  de  souf- 
france,  de  tendresse  et  d'harmonie  ".     La   voie   douce  et  captivante  du 
rêve  intime  a  mené,  cette  fois,  le  poète  aux  plus  hautes  méditations  sur 
le  drame  de  la  Rédemption,  fin  dernière  de  tout  être  qui  sent  vivement 
l'impuissance  de  la  raison  en  face  de  l'éternel  mj^stère. 


LE  COEUR  A  L'ECOLE  DE  LA  FOI  OU  DE  LA  LIBRE  PENSEE,  par  M. 
l'abbé  J.  Siguier,  vicaire  général  honoraire  d'Amiens,  ancien  supé- 
rieur de  grand  Séminatre.  1  vol.  in-12,  précédé  d'une  lettre  d'a/ppro- 
bation  de  S.  G.  Mgr  Dizien,  êvêque  d'Amiens.  Prix:  3  fr.  50.  — 
Libradrie  Victor  Lecoffre,  J.  Gabalda  et  Cie,  rue  Bonaparte,  90, 
Paris. 


NOTES  BIBLIOGRAPHIQUES  281 

Cet  ouvrage  paraît  précédé  d'une  lettre  d'approbation  dé  Mgr  l'Evêque 
d'Amiens  ;  nous  nous  contenterons  d'en  donner  quelques  extraits    : 

"  Le  coeur  a  sa  nature,  ses  lois,  ses  aspirations,  et  de  sa  culture  morale 
dépend  l'influence  qu'il  exerce  sur  la  vie.  Vous  n'avez  pas  manqué  de  le 
suivre  aux  différentes  écoles  oîi,  à  travers  les  âges,  il  s'est  essayé  au  bien 
et,  par  là,  au  bonheur. . . 

"  Si  imrpariaite  qu'elle  était,  la  loi  mosaïque  ne  fut  pas  sans  action 
sur  le  coeur  ;  le  paganisme  lui-même  ne  fut  pas  étranger  à  certaines  vertus 
morales,  et  les  philosophes,  en  des  pages  célèbres,  proscrivirent  l'athéisme, 
enseignèrent  l'immortalité  de  l'âme  et  défendirent  l'enfance  contre  1» 
tutelle  omnipotente  de  l'Etat.  Vous  deviez  céder  à  la  tentation  d'opposer 
leurs  doctrines  aux  désolantes  théories  de  l'heure  actuelle,  et  vous  l'avez 
fait  avec  un  singulier  bonheur. 

"  C'est  la  partie  apologétique  de  votre  livre  ;  la  seconde,  plutôt  direc- 
tive, peut  devenir  un  guide  pratique  de  la  vie.  Et,  dans  un  style  facile, 
clair,  précis,  vous  indiquez  comment,  à  l'école  du  christianisme,  le  coeur 
arrive  successivement  au  progrès  moral  de  nos  civilisations,  monte  à  des 
vertus  que  ne  connut  pas  l'antiquité  et  atteint  ces  cimes  sublimes  où  l'état 
religieux  lui  donne  sa  beauté  totale,  sa  grandeur  achevée.  " 


LA  VERITE  DU  CATHOLICISME.  Notes  pour  les  apologistes,  par  J. 
Bricout.  Un  vol.  grand  ni-16  de  la  Collection  Etudes  de  Philosophie 
et  de  Critique  religieuse.  Prix  :  3  fr.  50.  —  Paris,  Bloud  et  Cie, 
éditeurs,  7,  place  Saint-Sulpice. 

A  quelles  "  difficultés  de  croire  ",  selon  Brunetiêre,  se  heurtent  nos 
contemporains,  —  ce  qu'a  été  l'apoilogétique  du  regretté  Mgr  d'Hulst,  — 
quelle  est  la  vaileur  histoi'ique  des  Evangiles,  sur  lesquels  notre  apologéti- 
que repose  en  grande  partie  ;  —  comment  on  peut  répondre  victorieuse- 
ment au  défi,  qui  nous  a  été  porté  par  M.  Loisy,  de  défendre  le  catholi- 
cisme sur  le  terrain  de  l'histoire  ;  —  quelle  notion  du  développement  dog- 
matique se  concilie  tout  ensemble  avec  les  sciences  historiques  et  avec 
l'enseignement  de  l'Eglise  ;  •— ^  enfin,  comment  on  peut  aimer  son  siècle  ■ 
et  son  pays  sans  être  "  américaniste  "  ou  "  moderniste  "  et  tout  eh  res- 
tant scrupuleusement  orthodoxe  :  ces  diverses  questions  se  suivent  fort 
bien,  et  le  lecteur  n'éprouvera  pas,  en  les  étudiajit  dans  ce  volume,  l'im- 
pression pénible  que  produit  la  vue  d'un  édifice  mal  construit. 


282  LA  REVUE  CANADIENNE 

Nous  croyons  vraiment  cet  ouvrage  de  nature  à  fournir  et  à  suggérer 
aux  apologistes  quelques  bonnes  idées  ;  et  nous  ne  doutons  pas  qu'il  con- 
tribue à  raffermir  les   esprits  inquiets. 


HENEI   DOMINIQUE   LACORDAIRE.       Etude   biographique   et   critique, 
par  J.  Bézy,  Docteur  ês-lettres.     Préface  d'Emile  Fa-guet,  de  l'Aca- 
démie Française.       1  vol.  in-8  orné  d'une  gravure  et  d'une  photo- 
gi-aphie  d'autographe.     Prix  i  3  fr.  50.  —  Bloud  et  Cie,  éditeurs,  7, 
place  Saint-Sulpice,  Paris   (6e). 
M.  l'abbé  J.  Bézy  a  surtout  étudié  le  rôle  de  Lacordaire  par  rapport 
à  la  liberté  d'enseignement,  son  "  attitude  intellectuelle  "  dans  les  Aca- 
démies et  ses  dernières  conférences.       "  Dans  cet  ouvrage,  écrit  M.  Emile 
Faguet,  Lacordaire  revit  avec  sa  foi  ardente,  avec  son  intelligence  péda- 
gogique, déliée,  délicate  et  pénétrante,  avec  son  indomptable  attachement 
à  la  liberté  de  propagande  et  d'enseignement.  " 


UN  EPISODE  DE  LA  FIN  DU  PAGANISME.      La  Correspondance  d'Au- 
sone  et  de  Paulin  de  Noie,  avec  une  étude  critique,  des  Notes  et  un 
Appendice  sur  la  question  du  christianisme  d'Ausone,    par  Pierre 
de  Labriolle,  professeur  à  l'Université  de  Friboiirg.       1  vol.  in-16  de 
la  collection  Chef s-d' oeuvre  de  la  littérature  religieuse,   No  561.  — 
Bloud  et  Cie,  éditeurs,  7,  place  Saint-Sulpice,  Paris    (6e). 
On  peut  dire  que  nul  ne  fut  plus  douloureusement  étonné  qu'Ausone 
de  l'éclatante  conversion  de  Paulin.     Il  se  décida  à  lui  écrire  pour  le  sup- 
plier de  parler,  de  s'expliquer,  de  revenir.      Tel  fut  le  point  de  départ  de 
la   correspondance  qui  s'établit   entre   eux.     C'est  là  un   document   d'un 
intérêt  psychologie  et  historique  incontestable.     Il  se  lit  avec  infiniment 
d'agrément  dans  la  traduction  de  M.  de  Labriolle,  qui  le  comm.ente  avec 
beaucoup  de  finesse  et  d'érudition. 


LA  VIE  DE  SAINT  BENOIT  D'ANIANE,  par  saint  Ardon,  son  discfple. 
Traduite  sur  le  texte  même  du  Cartvilaire  d'Aniane  par,  Fernand 


NOTES  BIBLIOGRAPHIQUES  283 

Baumes.     1  vol.  m-16  de  la  collection  Chefs-d'oeuvre  de  littérature 

hagiographique,  No  562.       Prix:  0  fr.  60.  —  Bloud  et  Cie,  éditeurs, 

7,  place  Saint-Sulpice,  Paris  (6e). 

Piarmi  les  grandes  figures  ecclésiastiques  de  l'époque  carolingienne, 

celle  de  saint  Benoît  d'Aniane  se  détache  avec  un  éclat  tout  particulier. 

Nous  avons  l'immense  avantage  de  posséder  sa  Vie,  écrite  quelques  années 

seulement  après  sa  mort,  et  cela  non  jmr  l'imagination  populaii-e,  mais  par 

un  de  ses  disciples  et  par  un  saint,  saint  Ardon.       Il  faut  savoir  gré  à 

M.  F.  Baumes  d'aivoir  su  mettre  à  la  portée  de  toits,  avec  beaucoup  de 

science  et  de  délicatesse,  ce  précieux  document. 


LE  SCHISME  DE  PHOTIUS,  par  J.  Ruinant,  1  vol.  in-16  de  la  Collection 
Science  at  Religion,  No  558.  Prix:  0  fr.  .60.  —  Blond  et  Cie, 
éditeurs,  7,  place  Saint-Sulpioe,  Paris  (6e). 
Etudier  le  schisme  fomenté  au  IXe  siècde  par  Photius,  ce  n'est  faire 
oeuvre  de  théologien  que  dans  une  très  faible  mesure.  La  question  reli- 
gieuse n'y  fut  guère  qu'une  occasion  par  laquelle  éclatèrent  au  plein  jour 
des  dissentiments  beaucoup  plus  lointains  et  plus  profonds  entre  les 
Orientaux  et  les  Occidentaux.  Ces  dissentiments  tenaient  à  d'irréducti- 
bles différences  de  moeurs,  de  culture,  de  civilisatioii  et  à  des  rivalités 
d'influence  politique.  Au  point  de  vue  spirituel,  la  primauté  romaine 
qui  se  renforçait  de  jour  en  jour  contrariait  les  visées  des  patriarches  de 
Constantinople  et  consacrait  aux  yeux  des  Grecs  l'hégémonie  de  l'Occid!ent. 
A  ces  causes  générales  s'ajoutèrent  des  causes  particuilièree  que  M.  Rui- 
nant n'a  garde  de  passer  sous  silence  dans  le  docte  travail  où  il  expose 
d'une  façon  très  lucide  l'histoire  de  ce  grand  fait  de  l'histoire  religieuse 
et  politique. 


LA  FOI,  par  P.  Charles.     1  vol.  in-16  de  la  collection  Science  et  Religion, 
No  557.     Prix  :  0  fr.  .60.  —  Bloud  et  Cie,  éditeurs,  7,  place  Saint- 
Sulpice,  Paris   (6e). 
Ce  petit  volume  constitue  un  traité  complet  de  la  Foi.       Après  avoir 
étudié  sa  nature  et  son  objet,  l'auteur  passe  en  revue  les  théories  moder- 
nes sur  la  Psychologie  de  la  Foi.    Il  termine  par  l'examen  du  problème  de 
la  Foi  au  point  de  vue  apologétique  et  au  point  de  vue  spécia;lement  thêolo- 
gique. 


284  LA  REVUE  CANADIENNE 


LES  IDEES  MORALES  DE  Mme  DE  STAËL,  par  U.  Souriau,  professeur  à 
l'Université  de  Caen.       1  voL  in-16,  de  la  collection  Science  et  Reli- 
gion.   No  555-556.    Prix:  1  fr.  .20.  —  Bloud  et  Cie,  éditeurs,  7,  pilace 
Saint-Sulpioe,  Paris   (6e). 
Le  travail  de  M.  Souriau  sur  les  Idées  morales  de  Mme  de  Staël  est 
surtout  une  étude  de  psychologie.      Tout  en  rappelant,  à  l'aide  des  livres 
leS'  plus  récents  consacrés  à  Mme  de   Staël,  les  faits  principaTix  de  sa 
biographie  morale,  l'auteur  cherche  surtout  à  montrer  que  la  vie  de  ^Mme 
de  Staël,  depuis  son  point  de  départ  jusqu'à  son  point  d'arrivée,  a  été 
une  ascension  vers  le  bien,  lente,  mais  non  moins  continue,  traversée  par 
les  tragédies  de  la  vie  réelle  sous  la  Eévolution,  sous  l'Empire,  et  aussi  par 
les  drames  de  son  propre  coeur. 


L'ETAT  MODERNE  ET  LA  NEUTRALITE  SCOLAIRE,  par  George  Fon- 
segtrive.   1  vol.  in-16  de  la  collection  Science  et  Religion  No  554. 
Prix  :   0  fr.  .60.  —  Bloud  et   Cie,  éditeurs,   7,  place   Saint-Sulpice, 
Paris    (6e). 
L'Etat  moderne,   dont  l'instituteur  est  l'organe,  est-il  quailifié  pour 
donner  une  éducation  morale?     Le  doit-il  et  le  peut'-il?  Tel  est  le  grave 
problème  que  M.  Fonsegrive  s'efforce  d'élucider.     L'Etat  a  ]X)ur  tpehe  de 
protéger  et  de  promouvoir  tout  ce  qui  est  d'ordre  économique  et  matériel, 
mais,  en  dehors  de  ce  domaine,  il  n'a  aucune"  autorité,  il  doit  laisser  hors 
de  ses  prises  tout  le  spirituel.       Si  l'on  veut  maintenir  les  droits  moraux 
de  la  famille  et  de  l'Eglise  il  n'y  a  donc  qu'une  tactique  à  suivre  :  accepter 
le  fait  de  la  neutralité,  de  la  laïcisation  et  voir  jiettement  oe  qu'il  con- 
tient, à  savoir  :  1°  l'aveu  de  l'impuissance  de  l'Etat  ein  matière  éducative  ; 
2"  enfermer  l'Etat  dans  son  incompétence  reconnue    ;   3°  tirer  de  cette 
incompétence  tous  les  fruits  de  liberté  dont  elle  contient  le  germe. 


L'EVANGILE  ET  LA  SOCIOLOGIE,  par  le  Docteur  Grasset,  professeur 
à  la  Faculté  de  Médecine  de  l'Université  de  MontpeUier.  1  vol. 
dn-16  de  la  collection  Questions  de  sociologie  No  560.  Prix  :  o  fr.  .60. 
—  Bloud  et  Cie,  éditeurs,  7,  place  Saint-Sulpice,  Paris    (6e). 


NOTES  BIBLIOGRAPHIQUES  285 

La  sociologie  sera  exclusivement  scientifique  ou  elle  ne  sera  pas. 
Hors  de  la  médecine,  de  la  biologie  et  de  l'hygiène,  hors  de  la  science  en 
général,  il  n'y  a  pas  de  sociologie  :  des  propositions  de  ce  genre  deviennent 
chaque  jour  plus  courantes  et  commencent  à  impressionner  le  grand 
public.  Le  Docteur  Grasset,  avec  toute  l'autorité  que  lui  confère  sa 
haute  réputation  de  savant,  s'efforce  de  combattre  cette  thèse  en  oe  qu'elle 
a  de  visiblement  exagéré.  Il  montre  que,  dans  une  sociologie  purement 
scientifique,  il  n'y  aurait  ni  devoir,  ni  obligation,  mais  uniquement  des 
conflits  d'intérêt.  Pour  être  saine  et  féconde,  la  sociologie  doit  s'appuyer 
sur  le  sentiment  de  l'obligation,  sur  l'amour  et  sur  le  sacrifice,  et  ce 
n'est  que  dans  l'Evangile  qu'on  peut  espérer  trouver  le  fondement  inébran- 
lable de  ces  principes  nécessaires.    , 


VERS  LES  SO^BIETS.  Lettres  de  la  Comtesse  de  Saint-Martial  (Soeur 
Blanche,  Fille  de  la  charité).  Seconde  Série.  1  vol.  in-16.  Prix: 
3  fr.  .50.  —  Librairie  Plon-Nourrit  et  Cie,  8,  rue  Garançière, 
Paris,    (6e). 

Un  premier  choix  de  lettres  de  la  comtesse  de  Saint-Martial  a  paru 
il  y  a  quatre  ans  sous  ce  titre  :  En  Haut  !  Le  succès  en  fut  considérable. 
Le  baron  Léopold  de  Fischer  a  entrepris  de  nous  révêler,  dans  le  nouveau 
recueil  de  délicates  confidences  qu'il  vient  de  publier,  par  quels  sentiers 
la  grâce  divine  d'une  vocation  supérieure  conduisit  sa  soeur  aimée,  du 
protestantisme  au  catholicisme,  puis  à  la  .pratique  de  la  vie  parfaite, 
emlbëllie  par  le  renoncement  joyeux  même  aux  mondanités  permises,  et 
sanctifiée  par  le  dévouement  aux  membi-es  souffrants  de  l'Eglise.  Dans 
cette  correspondance,  les  sentiments  humains  n'apparaissent  pas  sacri- 
fiés; soeur  Blanche  les  a  seulement  épurés  pour  qu'ils  fussent  éternels. 


LA  SAINTE  VIERGE  D'APRES  L'EVANGILE,  par  M.  l'abbé  N.  Cinq-Mars. 
Prix  25  cts;  franco  28  cts  ;  en  gros  $15.00  le  cent.  On  peut  s'a- 
dresser à  l'auteur  au  Pensionnat  Saint-Louis  de  Gonzague,  2  Riche- 
lieu, Québec,  ou  à  la  Propagande  des  Bons  Livres,  Bureaux  de  la 
Vérité. 


286  LA  REVUE  CANADIENNE 

L'auteur  a  voulu  surtout  démontrer  clans  cet  ouvrage,  comme  le  titr«; 
l'indique,  que  la  source  d'où  a  surgi  et  s'est  répa/udue  dans  le  monde  catho- 
lique la  dévotion  à  la  Sainte  Vierge  est  l'Evangile,  et  que,  par  suite,  il 
n'y  a  pas  de  plus  grande  contradiction  que  de  se  dire  disciple  de  l'Evan- 
gile, et  de  refuser  à  Marie  le  culte  que  l'Eglise  a  établi  en  son  honneur. 

L'ouvrage  contient  environ  130  pages  divisées  en  cinq  livres  formant 
trente-un  chapitres  dont  chacun  est  le  commentaire  d'un  texte  de.  l'Evan- 
gile se  rapportant  à  la  Sainte  Vierge. 


EELIGION  ET  MEDECINE,  par  le  Dr  Ch.  Vidal.  1  vol.  iii-16.  Prix  :  3  f  rs. 
—  Bloud  et  Cie,  éditeurs,  7,  place  Saint-Sulpice,  Paris  (6e). 
Des  penseurs  autorisés  ont  étudié,  étudient  chaque  jour  la  Keliglon 
danfi  ses  rapports  avec  la  Science  en  général.  L'auteur  du  présent  livre  a 
jugé  intéressant  de  spécialiser  son  point  de  vue  et  de  considérer  la  Reli- 
gion au  seul  point  de  vue  médical.  Le  Dr  Vidal  constate  que  les  doctrines 
et  les  règles  religieuses  sont  un  étai  puissant  des  doctrines  et  des  règles 
médicales  en  ce  qui  est  de  leur  fin  logique  :  la  conservation  de  la  santé, 
la  prophylaxie  et  la  cure  des  maladies.  L'auteur  ne  se  contente  pas  de 
vagues  généralités.  Snocessivement  il  passe  en  revue  les  commandements 
de  Dieu,  les  commandements  de  TEglise,  les  trois  vertus  théologales,  les 
péchés  capitaux,  tout  le  code  moral  du  catholicisme.  Il  montre  que 
tous  oee  préceptes  sont  en  parfaite  conformité  avec  les  prineipes  les  plus 
incontestés  de  la  médecine.  Il  y  a  là  une  forme  nouvelle  d'apologétique 
concrète  très  originale  et  qui  ne  peut  manquer  d'être  efficace. 


LE  DISCERNEMENT  DES  ESPRITS  pour  le  Ion  règlement  de  ses 
propres  actions  et  de  celles  d'autrui,  par  le  R.  P.  J.-B.  Scaramelîi. 
Traduit  de  l'italien  pax  M.  A.  Brassevin,  chanoine  de  la  cathédrale 
de  Marseille.  1  vol.  in-12.  Prix:  3  fr.  .50.  —  Librairie  P.  Téqui, 
82,  rue  Bonaparte,  Paris  (6e). 
Le  nom  sevil  de  l'auteur  de  ce  livre  nous  dispense  de  toute  autre 
recommandation. 

Il  s'agit  dans  cet  ouvrage  d'un  discernement  commun  à  tous,  que  l'on 
peut  acquérir  par  le  travail  et  l'industrie,  et  qui  consiste  dans  un  jugement 


NOTES  BIBLIOGRAPHIQUES  287 

droit  formé  sur  l'esprit  des  autres  en  se  conformant  aux  règles  et  aux 
préceptes  que  nous  fournissent  les  saintes  Ecritures,  la  sainte  Egalise,  les 
saints  Pères,  les  Docteurs,  l'expérience  des  Saints  et  les  lumières  de  notre 
propre  sagesse. 

Ce  livre  convient  donc  à  tous  ceux  qui  veulent  sincèrement  vivre  selon 
l'esprit  de  Dieu.  Mais,  comme  tous  doivent  soumettre  leur  propre  discer- 
nement à  celui  des  directeurs  spirituels,  c'est  à  ceux-ci  qu'il  s'adresse  tout 
particulièrement. 


LE  PONTIFICAL,  par  Dom  Jules  Baudot.  1  vol.  in-16  de  la  collection 
Science  et  Religion,  No  567.  Prix  :  0  fr.  60.  —  Bloud  et  Cie,  éditeurs 
7,  place  Saint-Su'lpice,  Paris   (6e). 

Le  Pontifical  est  un  livre  liturgique  qui  renferme  les  rites,  cérémo- 
nies et  prières  des  fonctions  pontificales.  H  n'apparaît  pas,  comme 
recueil  séparé,  avant  le  Ville  siècle.  Il  semble  donc  qwe  pour  faire  son 
histoire,  on  pourrait  se  contenter  de  le  prendre  à  l'époque  où  il  apparaît 
comme  livre  liturgique  séparé  ;  mais  les  êlém^ents  dont  il  se  compo;be 
remontent  à  l'origine  même  du  christianisme.  Il  est  donc  intéressant 
de  remonter  jusqu'à  cette  plus  lointaine  période. 


QU'EST-CE  QUE  LE  QUIETISME  ?  par  J.  Paquier,  docteur  es  lettres  et 
en  théologie.  1  vol.  in-16  de  128  pages  de  la  collection  Science  et 
Religion,  No  659-570.  Prix:  1  fr.  20.  —  Blouid  et  Cie,  éditeurs,. 
7,  place  Saint-Sulpice,  Paris   (6e). 

Le  Quiétisme  a  été  déjà  fort  étudié.  Mais,  dans  ces  études,  on  s'est, 
attaché  presque  exclusivement  au  quiétisme  français,  à  la  lutte  de  Bo3- 
suet  contre  Mme  Guyon  et  Fénêlon.  M.  Paquier  remonte  à  Molinos,  et 
même  à  ses  prédécesseurs  ;  et,  chez  eux,  chez  Mme  Guyon  et  chez  Fénê- 
lon, c'est  surtout  le  côté  doctrinal  qu'il  cherche  à  mettre  en  lumière.  On 
trouvera  donc  ici  un  solide  exposé  de  ce  que  l'on  peut  considérer  comme 
le  fond  du  quiétisme.  L'auteur  met  en  face  de  cette  fausse  conception  la 
spiritualité   et  le  mysticisme  catholiques. 


288  LA  REVUE  CANADIENNE 


L'HISTOIKE  DES  RELIGIONS  ET  LA  FOI  CHRETIENNE.      A  propos  de 
VOrpheus  de  M,  Salomon  Reinach,  par  J.  Bricout,  directeur  de  'a 
Revue  du  Clergé  français.      1  vol.  in-16  de  la  collection  Science  et 
BcMgion,  Nos   571-572.     Prix:    1  fr.   20.  —  Bloud,  et  Cie,  éditeurs, 
7,  place  Saint-Sulpice,  Paris   (6e). 
Parmi  les  difficultés  de  croire  qui  arrêtent  nos  contemporains  sur  le 
chemin  de  la  foi,  Brunetière  signalait  avec  raison  celle  que  suscite  trop 
souvent  l'histoire  des  religions.     De  plus   en  plus,   en  effet,  c'est  sur  le 
terrain  de  la  science  comparée  des  croyances  et  des  cuites  que  les  ennemis 
du  catholicisme  portent  leurs   efforts.     Il   est  donc  plus  nécessaire  que 
jamais   de  montrer  que  l'Eglise   n'a  rien  à  craindre,  bien  plus  qu'elle  a 
beaucoup  à  espérer  de  ces  études  nouvelles.     Exposer  loyalement  les  pro- 
blèmes, en  indiquer  la  solution  avec  précision  et  clarté,  tel  a  été  le  bat 
poursuivi    et   véritablement   atteint    dans    cet    opuscule   par   le  distingué 
directeur  de  la  Revue  du  Clergé  français. 


QUI  VIVE  ?     FRANCE  "  QUAND  ^lEME   !  "     par  Paul  Déroulède.  1  vol. 

in-16,     Prix:   3   fr.   50.   —  Bloud  et   Cie,   éditeurs,   7,  place   Saint- 

Suipice,  Paris  (6e). 
De  quelque  façon  qu'on  apprécie  l'action  politique  de  Paul  Déroulède, 
personne  ne  constate  les  qualités  de  merveilleux  entraîneur  d'hommes  qu'il 
a  manifestées  au  cours  de  sa  carrière  oratoire.  Et,  cependant,  tandis  que 
son  oeuvre  en  vers  est  entre  toutes  les  mains,  on  n'avait  pas  encore  songé 
à  réunir  ces  discours.  On  les  trouvera  ici,  du  moins  ceux  d'entre  eux  qui 
ont  retenti  à  travers  la  France  et  qui  font,  pour  ainsi  dire,  partie  de  son 
histoire.  Le  lecteur  y  verra  exposé  l'ensemble  des  doctrines  et  des 
croyances  qui  font  l'âme  de  la  Ligue  des  Patriotes.  Le  distingué  secré- 
taire de  cette  Ligue,  M.  Florent  Matter,  a  rédigé  de  brèves  notices  qui 
remettent  en  leur  cadre  chacun  des  morceaux  dont  est  composé  ce  livre. 


Quelques  orateurs  du  Congrès 


LOGUE  —  TOUCHET  —  BOURASSA  —  BOURNE  -  LAURIER 


.HE  pageant  is  over.  Ainsi  s'exprimait  le  Witness  au  lende- 
^  main  de  la  grande  procession,  dans  un  article  d'ailleurs 
^B^i®  assez  sympathique.  Nous  acceptons  le  mot,  en  le  désar- 
mant de  la  toute  petite  pointe  d'ironie  qu'entendait  y  met- 
tre l'organe  protestant.  Le  congrès  a  été  une  grande  apothéose,  où 
tous  les  arts  ont  rivalisé  de  splendeur.  Aussi,  ceux-là  même  qui  ne 
pouvaient  s 'y  associer  par  la  foi,  y  ont-ils  trouvé  un  délicat  plaisir. 
Pour  les  intellectuels,  ce  qu'il  y  avait  de  plus  séduisant,  c'était  de 
penser  qu'on  allait  entendre  des  hommes  venus  de  très  loin,  dont 
quelques-uns  sont  renommés  par  leur  éloquence  et  dont  les  autres 
occupent  une  haute  position.  Aujourd'hui,  le  public,  les  oreilles 
encore  toutes  bourdonnantes  de  tant  de  beaux  discours,  est  un  peu 
désorienté.  Cela  doit  être.  L'éloquence  suit  la  loi  de  tous  les  arts: 
la  conception  qu'on  s'en  fait  varie  très  vite  selon  les  milieux  et  selon 
las  temps.  Je  voudrais,  maintenant  que  nous  commençons  déjà  à 
avoir  un  peu  de  recul,  chercher  à  préciser  mes  impressions  sur  qua- 
tre ou  cinq  des  orateurs  que  nous  avons  entendus.  Je  laisserai  repo- 
ser dans  leur  gloire  ceux  qui  ont  été  peu  discutés.  J'irai  plutôt  à 
ceux  dont  j'ai  peur  de  ne  voir  pas  apparaître,  sur  l'écran  de  l'opi- 
nion-publique,  l'image  très  fidèle,  lumière  et  ombres. 


Le  cardinal  Logue  était  le  premier  orateur  inscrit  pour  la 


290  LA  REVUE  CANADIENNE 

séance  du  vendredi  soir  à  Notre-Dame.  Les  catholiques  de  Mont- 
réal n'oublieront  jamais  ce  bon  vieillard,  à  la  figure  un  peu  penchée, 
qui  est  venu  de  si  loin  pour  honorer  leur  congrès,  et  qui  a  voulu 
payer  de  sa  personne  partout  et  jusqu'à  la  dernière  minute.  Il 
était  à  Notre-Dame,  chaque  soir,  à  côté  du  cardinal-légat,  aussi 
attentif  que  le  lui  permettait  sa  connaissance  du  français.  On  l'a 
vu  avec  émotion  suivre  l'immense  procession,  sans  consentir  à  se 
reposer.  Et  au  lendemain  de  ces  fatigues,  il  était  encore  au  repas 
d'adieu  sous  les  ombrages  d'Oka.  Certains  auraient  voulu  qu'on 
ne  fit  parler  au  congrès  que  les  orateurs  à  la  belle  voix  et  qui  peu- 
vent se  faire  facilement  entendre.  Mais  tel  n'était  pas  le  sentiment 
général.  Chez  un  homme  illustre  comme  le  cardinal  d'Armagh, 
tout  intéresse.  On  le  sait  très  intelligent.  En  un  pays  comme 
l'Irlande,  où  le  clergé  est  très  instruit,  une  lente  sélection  ne  peut 
porter  au  faîte  qu'un  homme  puissamment  doué.  Aussi  l'aimable 
vieillard  nous  offre-t-il  un  bel  exemple  de  ce  que  peut  donner  une 
forte  éducation  universitaire,  quand  elle  se  mêle  à  toute  la  verdeur 
de  l'esprit  gaélique.  Mgr  Logue  est  un  philosophe.  Après  avoir 
beaucoup  manié  les  idées,  il  a  beaucoup  connu  les  hommes,  et  main- 
tenant il  promène  sur  toute  chose  un  sourire  que  rien  ne  lasse.  Si 
on  veut  le  faire  parler  en  public  il  a  toujours  quelque  petite  fusée 
toute  prête  à  partir.  A  Notre-Dame,  il  dit  son  admiration  pour  la 
grande  oeuvre  accomplie,  et  il  adresse  un  compliment  délicat  aux 
membres  du  conseil  municipal.  Il  fait,  à  ce  propos,  entre  sa  patrie 
et  la  terre  canadienne  une  comparaison  où  l 'on  ne  sent  aucune  amer- 
tume. Exprime-t-on  le  désir  de  le  voir  en  chaire,  pour  ne  pas  perdre 
une  syllabe  de  ce  qu'il  dit,  il  se  met  à  plaisanter  lui-même,  tout  le 
premier,  la  faiblesse  de  ses  moyens  physiques,  et  il  continue  avec  la 
même  bonne  grâce.  Quand  on  a  le  bonheur  de  posséder  un  tel 
homme,  il  est  naturel  qu'on  veuille  le  voir  de  très  près,  chercher 
sur  sa  physionomie  le  reflet  de  ses  belles  qualités,  et  recueillir  reli- 
gieusement chacune  de  ses  paroles. 

L'évêque  d'Orléans  est  peut-être  l'orateur  qu'on  était  le  plus 


QUELQUES  ORATEURS  DU  CONGRÈS  291 

avide  d'entendre,  parce  que  c'est  celui  qui  nous  arrivait  de  là-bas 
avec  une  réputation  plus  grande.  On  nous  a  dit  :  "  Mgr  Touchet 
a  des  égaux  peut-être  dans  l 'Eglise  de  France,  au  point  de  vue  ora- 
toire, il  n'a  pas  de  supérieur  ".  Si  le  genre  d'éloquence  de  i'évê- 
que  d'Orléans  a  surpris  certains,  qui  avaient  mis  leur  diapason 
très  haut,  qu'ils  ne  soient  pas  trop  prompts  à  dire  que  cet  éloge 
n'est  pas  pleinement  mérité.  Dans  un  pays  comme  la  France,  où 
la;  culture  artistique  est  poussée  plus  loin  que  nulle  part  ailleurs^ 
on  peut  entendre  des  orateurs  de  premier  ordre  dans  tous  les  genres  : 
éloquence  académique  élégante  et  châtiée,  éloquence  parlementaire 
nette  et  tranchante,  éloquence  de  la  chaire  sonore  ai  colorée.  Si  donc 
quelques-uns,  après  avoir  été  à  toutes  ces  fêtes  de  l'esprit,  ont  arrêté 
leur  prédilection  sur  Mgr  Touchet,  ils  ne  sont  pas  en  peine  pour 
dire  les  raisons  (^  leur  choix.  Dans  son  discours  sur  Jeanne  d 'Arc, 
à  Notre-Dame,  trois  ou  quatre  fois  l'évêque  d'Orléans  semble  avoir 
réalisé  l'idéal  absolu  dfi  l'orateur:  il  quitte  la  rampe,  il  se  pose  dans 
une  attitude  d'une  harmonie  parfaite,  quelque  chose  d'électrique 
jaillit  autour  de  lui,  il  per'd  pied  littéralement  tant  l'inspiration 
le  domine,  et  quand  il  s'écrie  :  "  Messieurs,  qu'est-ce  que  je  vais 
dire  ?  "  nul  ne  songe  à  voir  là  un  dessous  oratoire.  Alors  il  est 
hors  de  pair.  Mais  au  soir  du  13  septembre,  ces  moments  étaient 
trop  rares  au  gré  de  l'auditoire.  L'orateur  posait,  doucement,  de 
petites  phrases,  et  ce  qu'on  croyait  d'abord  n'être  qu'une  manière 
■de  début  s'est  trouvé  maintenu  jusqu'au  bout,  sauf  les  poussées 
héroïques  dont  je  viens  de  parler.  Au  Canada  nous  avons  voué 
notre  admiration  aux  paroles  charmeresses  qui  coulent  de  source, 
plutôt  rapides,  avec  une  fermeté  soutenue  comme  si  la  pensée  n'im- 
posait aucun  effort,  avec  de  temps  en  temps  un  éclair  de  foudre . . . 
Là  est  allée  notre  admiration  et  elle  n'en  reviendra  pas.  En  enten- 
dant Mgr  Touchet,  deux  souvenirs  nous  revenaient  en  mémoire,  celui 
de  Mgr  Rozier  et  celui  de  M.  Georges  Gauthier.  Ils  emportent  tous 
deux  leur  parole  dans  un  rythme  plus  égal  et  plus  vigoureux.  Il  est 
vrai  que  quand  Mgr  Touchet  prend  son  vol  il  les  dépasse.  Je  deman- 


292  LA  REVUE  CANADIENNE 

de  la  permission  de  m 'arrêter  ici  une  seconde  parce  que  nous  tou- 
chons à  un  problême,  ou  plutôt  à  une  théorie  d 'art  du  plus  vif  inté- 
rêt et  qui  trouve  chaque  jour  son  application.  M,  Anatole  France 
-écrit,  dans  un  article  sur  Léon  Say  :  '  '  Un  orateur  dont  la  parole  est 
trop  fluide  n'inspire,  dans  une  assemblée,  qu'un  intérêt  superficiel. 
Il  faut  que  celui  qui  parle  paraisse  chercher  et  choisir  ses  idées  et 
ses  paroles.  Sa  recherche  doit  être  rapide  et  le  choix  sûr;  encore- 
faut-il  que  l'un  et  l'autre  se  sentent  dans  quelques  inflexions  de  la 
voix  et  dans  certains  ralentissements  du  débit.  Il  faut  enfin  que  le 
travail  reste  sensible  au  milieu  de  l'action  oratoire  ".  Ainsi  pen- 
sent surtout  les  conférenciers  littéraires  et  cela  les  amène  à  faire, 
par  l'hésitation  de  la  voix,  une  sorte  de  petite  gaine  à  cliacune  de 
leurs  idées.  Nous  le  leur  pardonnons  par  respect  pour  leurs  brillan- 
tes qualités,  mais  nous  demeurons  quand  même  ^ris  de  musique 
et  réfractaires  à  tout  ee  qui  paraît  laborieux.  Mgr  d'Orléans  n'ap- 
partient pas  à  la  classe  dont  je  viens  de  parler.  Il  a  une  voix 
d'un  beau  timbre  et  qu'il  ne  fatigue  pas,  il  évite  les  heurts,  il  va  bien 
droit  devant  lui.  Seulement  son  mouvement  ne  nous  a  pas  paru  tou- 
jours aussi  ailé  que  nous  l'avions  rêvé.  Je  me  hâte  d'ajouter  qu'on 
juge  bien  mal  en  une  seule  fois.  En  sortant  de  Notre-Dame,  l'autre 
soir,  j'entendais  opposer  au  discours  de  Mgr  Touchet,  un  panégy- 
rique de  Jeanne  d'Arc,  par  l'abbé  'Coubé,  qui  est  mené  d'une  plus 
vive  aUure  et  dont  l'effet  est  plus  grand.  Mais  le  rapprochement 
n'est  pas  équitable.  C'est  tout  un  poème  à  l'honneur  de  la  grande 
héroïne  que  compose  l'évêque  d'Orléans  depuis  des  années.  Cela 
l'amène  à  rechercher  et  à  fleurir  les  plus  petits  détails  dans  la  vie- 
de  la  bergère.  Aussi  un  discours  détaché  de  la  longue  série  n'a-t- 
il  pas  chance  de  produire  autant  d'effet  qu'un  discours  unique  où 
l 'orateur  ramasse  et  épuise  tout  ce  qu  'il  sait  de  plus  fort  et  de  plus 
éloquent.  Mais  justement  cela  conduit  à  nous  demander  si  Mgr 
Touchet  ne  s'est  pas  montré  artiste  trop  sévère  et  trop  conscien- 
cieux dans  le  choix,  non  pas  du  sujet,  mais  de  la  manière  de  le  trai- 
ter.   Il  a  voulu  éviter  la  majesté  trop  tendue  du  panégyrique  ;  il  a. 


QUELQUES  ORATEURS  DU  CONGRÈS  293 

mieux  aimé  faire  alterner  des  exposés  très  simples,  et  même  érudits, 
Avec  les  morceaux  à  panache.  Je  ne  sais  pourtant.  C  'est  une  minute 
si  extraordinaire  dans  notre  histoire  nationale  que  nous  vivions  ce 
soir-là  !  Et  l'enthousiasme  était  si  haut  monté  !  Peut-être  qu'à 
des  circonstances  comme  celle-là,  le  mot  de  Pascal  sur  l'éloquence 
continue  ne  s'applique  pas  bien.  En  somme,  si  nous  comparons  les 
impressions,  le  jugement  de  la  jeune  France  sur  l'évêque  d'Or- 
léans se  trouve  coincider  assez  bien  avec  celui  de  l'ancienne,  quoique 
peut-être  pas  pour  les  mêmes  raisons  :  nous  croyons  que,  par 
quelque  côté,  l 'évêque  de  Jeanne  d 'Arc  dépasse  ses  meilleurs  émules. 
Je  yeux  réunir  ici  le  nom  de  l'archevêque  de  Westminster  et 
celui  de  M.  Henri  Bourassa,  d'abord  parce  qu'ils  se  sont  trouvés 
associés  au  point  le  plus  vif  de  la  belle  joute  oratoire  qui  s'est  dérou- 
lée devant  nous  ;  ensuite  parce  qu'on  ne  peut  rêver  talents  plus 
«dissemblables  et  mieux  faits  pour  tenter  le  crayon  d'un  critique. 
M.  Bourassa  est  l 'orat^ur-né,  et,  s 'il  faut  le  classer  tout  de  suite,  le 
tribun.  Rien  qu'à  lire  son  discours  sur  la  page  d'un  journal,  vous 
sentez  je  ne  sais  quel  crépitement  entre  les  lignes  et  vous  éprouvez 
■dans  vos  mains  le  chatouillement  qui  pousse  aux  applaudissements. 
Aucun  talent  n'est  complet  et  il  ne  faut  pas  demander  dans  une 
même  tête  le  'parfait  équilibre  de  tous  les  dons.  Mais  à  prendre 
M.  Bourassa  tel  qu'il  est,  je  ne  suis  pas  sûr  que  le  Canada  français 
ait  jamais  eu  un  orateur  plus  puissamment  doué.  Deux  influences 
se  sont  combinées  chez  lui,  et  la  résultante  est  merveilleuse.  Il  y  a 
de  l'hérédité:  il  semble  avoir  reçu  la  faculté  oratoire  de  son  aïeul 
maternel.  Mais  cela  s'unit  chez  lui  à  une  formation  complexe  et 
variée  qui  est  bien  d'aujourd'hui.  Nos  grands  hommes  d'il  y  a 
soixante  ans,  les  Papineau,  les  Lafontaine  et  les  Morin,  étaient  des 
esprits  simples  par  comparaison:  leur  prose,  conservée  dans  nos 
bibliothèques,  est  là  pour  l'attester.  Depuis,  tout  s'est  accéléré  et 
nous  avons  beaucoup  compliqué  les  choses  d'éducation.  Aussi  chez 
le  petit-fils  du  grand  agitateur,  y  a-t-il  une  souplesse,  des  ressour- 
•ces  d'érudition,  une  facilité  à  trouver  des  exemples,  soit  dans  l'his- 


294  LA  REVUE  CANADIENNE 

toire,  soit  dans  la  politique  contemporaine,  que  ne  connaissaient 
pas  nos  anciens.  Et  tout  cela  manié  avec  une  prestesse  qui  ne  laisse 
pas  apercevoir  une  grande  différence  entre  l'improvisation  et  le 
discours  préparé.  Si  l'on  me  permet  de  résumer  ma  pensée  dans^ 
une  métaphore;  je  dirai  que  cette  parole  a  le  flamboiement  du 
glaive  et  qu'elle  en  a  le  fil  aigu.  Maintenant,  je  pourrai,  sans 
blesser  aucune  admiration,  dire  les  limites  du  talent  de  M.  Bourassa 
en  le  comparant  aux  maîtres.  Sa  voix  d'abord  est  un  peu  métalli- 
que. On  lui  demanderait  pour  être  parfaite,  d'être  plus  richement 
étoffée.  Tant  qu'elle  sonne  la  charge  on  ne  s'en  aperçoit  pas.  Pour 
les  thèmes  pacifiques,  elle  manquerait  peut-être  un  peu  de  moelleux. 
Quant  au  talent  lui-même,  il  est  de  ceux  qui  se  déploient  le  mieux 
dans  l 'opposition  :  toute  la  carrière  de  M.  Bourassa  jusqu  'ici  en  fait 
foi.  Je  sais  qu'on  peut  dire,  à  propos  de  chaque  discours  :  ''  Le 
sujet  s'imposait  et  l'occasion  était  belle,  etc.  ".  Et  de  répondre  à 
cela  entraînerait  dans  des  discussions  sans  fin.  Je  me  borne  à  une 
remarque.  Alors  que  nous  sommes  tous  placés  dans  le  même  état 
social,  je  vois  que  certains  hommes  de  grande  vertu  et  de  facultés 
éminentes  n'ont  jamais  à  la  bouche  que  des  paroles  de  concorde, 
tandis  que  d'autres  sont  sans  cesse  engagés  dans  de  véhémentes 
attaques.  J'en  conclus  que  nous  subissons  tous  en  caci  l'irrésistible 
poussée  de  notre  tempérament,  et  que  d'ailleurs  il  y  a  place  pour 
tous  ces  modes  d'action  oratoire.  Sur  le  discours  prononcé  dans  la 
mémorable  séance  du  10  septembre,  je  veux  ajouter  une  petite 
réserve:  au  point  de  vue  de  la  dignité  de  tenue  j'ai  peur  qu'une 
juste  mesure  n  'ait  été  un  peu  dépassée.  Dans  les  assemblées  politi- 
ques, M.  Bourassa  a  un  procédé  qui  est  d'un  grand  effet.  Il  se  cou- 
che à  demi  sur  la  rampe,  parlant  plus  bas,  comme  pour  faire  une 
confidence,  puis  il  se  redresse  dans  une  attitude  tragique,  et  c'est 
alors  qu'éclatent  ses  plus  brûlantes  philippiques.  A  Notre-Dame,  à 
deux  pas  du  cardinal-légat,  devant  tant  de  pontifes  à  cheveux 
blancs,  dans  un  discours  qui  semblait  bien  s'adresser  au  vénérable 
archevêque  de  Westminster,  j'ai  peur,  je  le  répète,  que  cela  ne  dé- 
tonnât un  peu. 


QUELQUES  ORATEURS  DU  CONGRÈS  295 

Je  viens  de  parler,  en  critique,  sur  les  choses  de  talent  et  de 
goût.  Je  veux  poser  sur  tout  cela  un  éloge  dont  un  orateur  peut 
être  fier.  M.  Bourassa  est  peut-être  rhomme  qui  a  le  plus  fait  au 
Canada  pour  assurer  à  ses  compatriotes  la  possession  de  leur  langue, 
sauvegarde  de  leur  religion.  Ainsi  dans  l'ordre  intellectuel  l'élo- 
quence, dans  l'ordre  moral  le  pur  patriotisme:  voilà  les  deux  moi- 
tiés de  la  gloire  qui  viennent  se  joindre  et  ne  laissent  rien  à  désirer. 

Nous  ne  connaissons  guère  Mgr  Bourne,  et  c'est  dommage, 
parce  que  c'est  une  figure  bien  attachante.  L'archevêque  de 
"Westminster  est  la  parfaite  antithèse  de  M.  Bourassa.  On  peut 
l'en  croire  quand  il  nous  dit,  à  propos  de  son  discours  de  Notre- 
Dame,  qu'il  en  avait  soigneusement  pesé  chaque  syllabe  afin  que 
d'une  part  rien  ne  fût  sacrifié  de  sa  pensée  et  que  d'autre  part  nul 
ne  pût  s'offenser  de  ce  qu'il  avait  à  dire.  Son  instinct  de  diplomate 
l'avertit  d'éviter  les  formules  oratoires  comme  risquant  toujours 
d'altérer  un  peu  la  vérité.  Aussi  tout  ce  qu'il  dit  semble-t-il  buriné 
dans  l'acier,  d'un  trait  net  et  profond.  Oui,  un  des  grands  attraits 
du  congrès  aura  été  de  grouper  des  hommes  tous  éminents  dans 
leur  ordre,  mais  offrant  de  tels  contrastes  au  point  de  vue  du  talent 
et  de  la  position  sociale.  A  côté  de  notre  jeune  orateur  national, 
éloquent  et  passionné,  nous  garderons  longtemps  dans  notre  mé- 
moire, l'image  de  ce  prélat  d'Angleterre,  doux,  méditatif,  plutôt 
grave,  et  dont  la  figure  fine  s'éclaire  rarement  d'un  demi-sourire. 
Mgr  Bourne  est  l'élève  des  grandes  universités  du  vieux  monde,  et 
il  y  paraît.  Il  n  'y  a  aucune  ressemblance  entre  sa  prose  forte,  mus- 
clée, toujours  précise  et  la  jovialité  aimable  et  légère  d'un  0 'Sulli- 
van ou  l'éloquence  très  en  relief  d'un  Ireland.  L'archevêque  de 
Westminster  sait  toujours  où  il  va.  Il  y  a  deux  ans,  à  Londres,  en 
face  d'une  opposition  puissante,  il  a  su  maintenir  tout  ce  qu'il  y 
avait  d 'essentiel  au  programme  du  congrès,  sans  faire  courir  aucun 
risque  à  la  paix.  Et  à  Montréal,  après  avoir  été  amené  à  frôler  un 
problême  épineux,  par  sa  plaidoirie  en  faveur  de  l'Archi confrérie 
de  la  compassion,  il  nous  a  quittés  en  emportant  le  respect  de  tous. 


296  LA  REVUE  CANADIENNE 

Il  faut  savoir  en  effet  que  Mgr  Bourne  a  fortement  à  coeur  l 'oeuvre 
de  prières  établie  par  Léon  XIII,  pour  obtenir  la  conversion  de 
l'Angleterre.  Chez  lui  les  dehors  phlegmatiques  couvrent  une  âme 
d'apôtre.  Du  moment  qu'il  voulait  montrer  la  grandeur  des  résul- 
tats qui  seraient  obtenus  si  la  race  anglaise  se  convertissait,  la  don- 
née exposée  dan%  son  petit  discours  était  assez  naturelle.  La  langue 
française  perd  du  terrain  dans  l'univers,  et  Mgr  Bourne  le  constate 
avec  regret:  il  est  trop  lettré  pour  n'aimer  pas  une  langue  dont  le 
rôle  de  civilisation  a  toujours  été  si  brillant.  Dans  un  grand  ouvrage 
aujourd'hui  classique  M.  Ferdinand  Brunot  dit  finement  :  "  Le 
français  garde  le  privilège  de  langue  diplomatique,  mais  un  peu 
comme  le  Sultan  garde  Constantinople,  parce  qu'on  a  peur  de 
livrer  la  succession  à  un  autre  ". 

En  voyant,  sur  la  carte  géographique,  la  teinte  rouge  qui  repré- 
sente la  race  anglaise  enlaçant  le  globe  d'un  réseau  de  plus  en  plus 
serré,  on  conçoit  que  Mgr  Bourn^e  se  soit  écrié:  "  Tant  que  tout 
cela  sera  en-dehors  de  l 'Eglise  catholique,  il  restera  un  grand  obsta- 
cle à  la  diffusion  de  notre  foi  ".  Voulant  présenter  son  argiîment 
de  la  manière  qui  fût  la  plus  pressante  pour  les  catholiques  du 
Canada,  l'orateur  a  prédit  que,  dans  les  provinces  de  l'Ouest,  toute 
la  génération  de  demain  parlera  l'anglais.  On  peut  discuter  sur  ee 
pronostic,  et  plus  on  nous  le  fera  d'une  manière  éclatante,  plus 
nous  nous  raidirons  pour  lui  donner  le  démenti.  Quoi  qu'il  en  soit, 
c  'était  mettre  le  doigt  sur  une  plaie  vive,  et  une  telle  parole  ne  pou- 
vait que  retentir  douloureusement  au  coeur  des  évêques  qui  luttent 
là-bas  si  courageusement  pour  sauver  la  langue  française.  Mais  le 
noble  étranger  ne  pouvait  pas  voir  cela  très  bien.  On  ne  demande 
pas  à  un  homme  qui  traverse  notre  pays  une  adaptation  au  milieu 
immédiate  et  parfaite.  Nous  sommes  d'autant  plus  éloignés  de 
tenir  rigueur  à  Mgr  Bourne,  qu'il  n'a  jamais  entendu  mettre  en 
cause  le  droit  des  minorités.  C'est  l'étau  formidable  des  intérêts  de 
commerce  et  de  politique  qui,  d'après  son  calcul,  broiera  nos  com- 
patriotes pour  les  préparer  à  l'assimilation  anglaise.  Quod  Deus 
avertat. 


QUELQUES  ORATEURS  DU  CONGRÈS  297 

En  somme  les  deux  hommes  entre  lesquels  a  semblé  passer  un 
éclair  de  contradiction,  à  Notre-Dame,  représentent  bien  deux  types 
•devenus  de  plus  en  plus  divergents  à  travers  les  âges:  le  Gaulois 
impétueux  et  maître  du  bien  dire,  et  le  Saxon  méthodique  et  d'un 
esprit  de  suite  très  rigoureux. 

Sir  Wilf  rid  Laurier  est  l 'un  des  deux  ou  trois  hommes  que  les 
étrangers  étaient  le  plus  désireux  d'entendre  au  congrès.  Mgr 
l'archevêque  a  eu  le  mot  juste  quand  il  a  dit:  "  C'est  un  spectacle 
unique  au  monde  de  voir  l'archevêque  d'une  métropole  inviter  le 
premier  ministre  de  son  pays  ^  prendre  la  parole  dans  une  assemblée 
religieuse  ".  Il  faut  laisser  à  ce  fier  accent  de  Mgr  l'ar- 
chevêque toute  «a  beauté.  La  politique  d'un  grand  pays  contient 
toujours  quelque  problème  religieux  ou  social,  qui  est  encore  pour 
ainsi  "dire  en  gestation.  Si  l'on  s'en  autorise  pour  ne  désarmer  pas, 
alors  nous  n'aurons  jamais  une  minute  de  trêve  pour  nous  réunir 
dans  une  parfaite  harmonie  des  esprits  et  des  coeurs.  En  outre, 
quand  on  entend  un  vieillard  accablé  d'affaires,  et  qui  dirige  depuis 
bien  longtemps  la  politique  de  son  pays,  il  faut,  si  l'on  veut  être 
juste,  bien  replacer  son  discours  dans  l'ensemble  oii  il  se  produit. 
Sir  Wilf  rid  est  arrivé  au  pouvoir  surtout  par  son  talent  d'orateur  ; 
il  ira  à  la  postérité  comme  le  "  silver  tongued  "  ;  il  a  prononcé 
à  la  Chambre,  dans  des  circonstances  mémorables,  cinq  ou  six  dis- 
cours, qui  garderont  longtemps  auréole  de  légende.  Seulement,  lors- 
qu  'on  entend  un  orateur  à  cheveux  blancs,  que  ce  soit  Gladstone  ou 
Laurier,  dans  l'admiration  qu'on  lui  voue  il  a  toujours,  je  suppose, 
un  peu  de  respect  pour  sa  gloire  passée.  Sir  Wilf  rid  n'a  plus  la  voix 
aussi  forte  que  dans  sa  jeunesse  et  l'autre  soir  on  avait  quelque 
peine  à  l'entendre.  Il  évite  d'ailleurs  avec  "soin  de  se  convulser, 
pour  obtenir  un  succès  passager,  ce  qui  serait  peu  sage  chex  un 
homme  voué  à  un  grand  labeur  où  les  discours  tiennent  beaucoup 
de  place.  Ce  qui  caractérise  la  parole  de  Sir  Wilf  rid,  c'est  une 
grande  harmonie,  traversée  de  temps  en  temps,  aux  jours  d'élo- 
quence, par  une  vibration  plus  passionnée.    Son  attitude  est  d'une 


298  LA  REVUE  CANADIENNE 

rare  beauté  et  les  plus  âpres  luttes  ne  lui  enlèvent  jamais  rien  de 
sa  grâce.  Il  est  vrai  qu'elle  €st  conforme  au  type  du  dehater 
anglais  qui  peut  n'être  pas  familier  à  tout  le  monde.  Je  me  rap- 
pelle avoir  entendu  M.  Peterson,  le  recteur  de  McGill,  parler  en 
public.  Il  se  tenait  les  mains  derrière  le  dos,  sous  les  pans  de  son 
habit,  qu'il  faisait  sauter  doucement  sur  ses  doigts.  Ce  n'était  pas 
très  décoratif,  et  j'ai  pensé  que  si  je  voulais  fixer  dans  le  bronze 
une  figure  d'orateur  sur  le  socle  d'un  monument,  je  ne  choisirais 
pas  eette  pose.  Mais  je  me  suis  dit:  "  c'est  peut-être  le  chic  uni- 
versitaire à  Oxford  et  à  Cambridge  ",  et  je  n'ai  pas  critiqué. 

Si  je  dis  à  Sir  Wilfrid  que  son  discours  de  Notre-Dame  ne 
comptera  pas  parmi  ses  plus  beaux  succès  oratoires,  il  en  tombera 
d'accord  en  souriant.  Les  étrangers  qui  voudront  savoir  si  le  vieux 
lion  peut  se  retrouver,  quand  on  le  provoque  en  face,  feront  bien 
d'aller  l'entendre  au  Parlement.  Le  congrès,  qui  a  été  d'ailleurs 
une  si  unanime  manifestation  de  foi  catholique,  a  pourtant  pro- 
duit sur  trois  points  divers  un  petit  incident  de  quelque  vivacité. 
En  le  regrettant  on  ne  risque  de  blesser  personne  parce  qu'en  ne 
touche  pas  à  la  question  de  responsabilité.  Le  premier  ministre, 
haut  placé  pour  juger  les  choses,  a  voulu  éviter  tout  ce  qui  pouvait 
contrister  une  section  quelconque  de  la  grande  famille  canadienne. 
A-t-il  poussé  la  réserve  trop  loin  ?  C'est  ce  qu'on  a  vivement  dis- 
cuté dans  la  presse  quotidienne  et  les  épigrammes  n'ont  pas  manqué. 
C'est  donc  sur  quoi  je  m'abstiendrai  de  dire  un  mot.  Je  me  bor'- 
nerai  seulement  à  remarquer,  pour  rester  dans  le  domaine  de  la  cri- 
tique oratoire,  qu'il  y  avait  là  pour  le  premier  ministre  une  cause 
d'infériorité.  Un  sort  malin  veat  que  ce  qui  prête  le  plus  à  l'élo- 
quence soit  justement  ce  qui  nous  divise.  Dès  que,  dans  un  discours 
religieux  on  académique,  on  y  fait  une  allusion  inattendue,  une 
petite  ivresse  commence  de  courir  par  l'auditoire,  qui  a  quelque 
chose  de  morbide  comme  toutes  les  ivresses. 


QUELQUES  ORATEURS  DU  CONGRÈS  299 

J'ai  dit,  en  commençant,  pourquoi  je  voulais  laisser  reposer 
dans  leur  gloire  pacifique  des  hommes  tels  que  Messieurs  Gouin, 
Chapais  et  T«llier:  c'est  que  le  jugement  du  public  en  ce  qui  les 
concerne  tombe  partout  bien  d'aplomb  et  ne  prête  pas  à  discus- 
sion. J'ai  voulu  leur  faire  dans  ma  petite  étude  le  sort  des  peuples 
heureux;  ils  n'y  ont  pas  d'histoire.  Ce  rapprochement  déjà  les 
venge.  D'autres  feront  voir  en  M.  Thomas  Chapais,  l'orateur  idéal 
pour  les  congrès  religieux  :  il  a  l 'enthousiasme,  il  a  la  splendeur  de 
la  forme,  il  a  l'action  impétueuse  et  pourtant  correcte,  et  sa  pensée- 
rend  toujours  un  son  loyal  et  pur  comme  l'épée  de  Charkmagne. 
On  louera  M.  Gouin  d'avoir  affirmé  sa  foi  catholique  avec  tant  de 
netteté.  Ce  qui  portait  si  haut  l'enthousiasme  de  l'auditoire  pen- 
dant son  discours  c'est  qu'on  pensait  tout  le  temps:  et  cet  homme 
est  le  premier  ministre  du  Canada  français.  Ce  qu'il  dit  aujour- 
d'hui passera  demain  dans  les  lois,  si  l'intérêt  religieux  le  demande. 
Sur  quoi  on  opposera  peut-être  M,  Gouin  à  Sir  Wilfrid.  Et  en  tout 
cela  M.  Gouin  gardera  des  pensées  modestes,  sachant  qu'il  est  beau- 
coup plus  facile...  Mais  je  ne  dois  pas  toucher  à  la  politique. 
On  dira  quel  respect  et  quelle  sympathie  inspire  M.  Tel- 
lier  :  il  est  mesuré,  il  est  courtois,  il  est  judicieux. 
Il  dit  sur  toute  chose  le  mot  qui  après  coup  semble  inévitable. 
En  l'entendant,  je  me  rappelais  ce  qu'un  étranger  a  dit  de  Monta- 
lembert  :  "  Celui-là  est  un  Monsieur  qui  parle  "  (Mettez  l'accent 
sur  le  mot  Monsieur).  —  Et  Mgr  Rumeau  si  franchement  épris 
de  tout  ce  qu'il  a  vu  au  Canada-Français?  Et  le  juge  0 'Sullivan,  si 
convaincu,  avec  ses  citations  françaises,  délicatement  amenées  t 
Et  Mgr  Ireland  si  incisif  et  si  original,  avec  sa  voix  de  clairon 
fatigué  ?  Mais  il  faut  finir.  Je  ne  saurais  mieux  le  faire  qu'en 
évoquant  une  seconde  la  figure  qui  a  plané  avec  tant  d'éclat 
sur  tout  le  congrès.  Dans  une  réunion  de  lettrés  et  d'ora- 
teurs comme  jamais  peut-être  l'Amérique  n'en  a  vu,  ce  qui  a  le 
plus  ravi  bien  des  auditeurs,  c'est  l'art  consommé  et  la  sûreté  de 
tact  avec  lesquels  Mgr  l'archevêque  a  su  faire  les  honneurs  des 


300  LA  REVUE  CANADIENNE 

séances.  Sa  propre  parole,  à  travers  tons  ces  petits  morceaux  d'élo- 
quence, faisait  l'effet  du  filet  d'or  qui  court  à  travers  les  joyaux 
d'un  ecrin  pour  les  sertir  d'une  manière  parfaite.  Il  est  impossi- 
We  de  mieux  amorcer  la  religieuse  curiosité  d'un  auditoire,  de 
mieux  présenter  un  talent  par  la  facette  qui  le  fera  valoir,  de  mieux 
dire  le  charme  d'harmonie  ou  de  contraste  qui  rend  piquant  le  voi- 
sinage de  deux  orateurs,  etc.  Il  est  vrai  que  le  bonheur  est  un  bon 
génie,  dont  les  inspirations  n'égarent  jamais.  Or  Mgr  l'archevêque 
'était  si  heureux  de  voir  la  grande  bénédiction  que  Dieu  répandait 
sur  le  congrès  eucharistique  ! 


li. -Hector  FILIATRAULT. 


Le   Collège  Canadien  et   le  Quirinal 


NOTES  DE  TOPOGRAPHIE  ROMAINE 


jABMI  les  nombreux  Canadiens  qui  subissent  chaque  année- 
l'attraction  de  Rome  et  qui  ne  manquent  pas  de  faire  une 
visite  au  No  117,  via  délie  Quattro  Fontane,  il  y  en  a  très 
peu,  sans  doute,  qui  savent  que,  dans  l'ancienne  Rome,  à 
l'époque  impériale,  ce  quartier,  qu'on  appelait  le  quartier  de  la 
Grenade,  ad  malum  punicum,  était  un  des  plus  aristocratiques  de 
la  cité.  Le  petit  tronçon  de  rue  oblique,  qui  porte  le  nom  de  Saint- 
Vital,  et  sur  lequel  donne  la  grande  et  majestueuse  façade  du  Col- 
lège Canadien,  a  été  pendant  des  siècles  la  grande  rue  de  Rome, 
Viens  Longus.  Pendit  que  les  plébéiens  et  les  petites  gens  étaient 
entassés  dans  les  maisons  de  rapport,  insulae,  de  la  Subure,  des 
Carines,  ou  du  Vélabre,  les  patriciens  et  les  riches  recherchaient  les 
larges  espaces  du  Quirinal,  où  ils  pouvaient  se  reposer  dans  leurs 
immenses  demeures  des  bruits  et  de  l'agitation  du  Forum. 

Le  Quirinal  est  une  des  sept  collines  de  la  Rome  républicaine.. 
Il  est  situé  entre  le  Pincio,  le  Collis  Hortorum  des  anciens,  et  le 
Viminal.  L'Aventin  et  le  Palatin  sont  isolés,  mais  le  Celius,  l'Es- 
quilin,  le  Viminal,  le  Quirinal  et  le  Pincio  appartiennent  au-  même 
plateau,  qui  se  sépare  comme  pour  former  une  main  immense  qui 
menace  le  Palatin. 

Recouverte  de  jardins,  de  palais,  de  constructions  de  toutes 
sortes,  la  colline  du  Quirinal  est  à  peine  reconnaissable,  surtout  du 
côté  du  Viminal  qui  ne  s'en  distingue  presque  plus.       On  peut 


302  LA  REVUE  CANADIENNE 

dafficilement  aujourd'hui  se  faire  une  idée  exacte  de  son  aspect 
primitif.  Avant  Trajan  le  Quirinal  était  relié  au  Capi- 
tole  par  un  plateau  assez  élevé.  Trajan  le  fit  percer  pour  y  bâtir 
son  Forum  et  faciliter  l'accès  du  Champ-de-Mars  où  se  multi- 
pliaient les  monuments  et  les  habitations.  La  hauteur  de  la  colonne 
Trajane,  100  pieds  romains,  indique  la  hauteur  du  plateau  (^). 
On  sait  aussi  que  le  Quirinal  avait  quatre  sommets  dont  les  noms 
nous  sont  connus  :  Collis  Latiaris,  Mucialis,  Quirinalis  et  Salu- 
taris  (-).  C'est  ainsi  par  exemple  que  le  percement  du  tunnel 
Umberto  I,  en  1903,  a  révélé  l'existence  à  cet  endroit  d'une  vallée 
profonde,  entre  le  Latiaris  et  le  Mucialis  (^).  Mais  les  débris  se 
sont  accumulés  au  cours  des  siècles  dans  les  vallées  qui  les  entou- 
raient au  point  de  les  combler  presque  entièrement,  et  les  travaux 
de  nivellement  qu'on  a  dû  faire  à  diverses  époques. pour  la  cons- 
truction des  édifices  ont  achevé  de  donner  à  la  colline  sa  forme 
actuelle.  C'est  Urbain  VIII  qui  fit  disparaître  le  dernier  monti- 
cule, le  plus  élevé  de  la  colline,  pour  régulariser  les  jardins  du 
palais  pontifical  (*).  Ces  sommets  étaient  sans  doute  recouverts 
d'arbres,  et  les  sentiers  qui  serpentaient  au  fond  des  vallées 
reliaient  les  quelques  cabanes  échelonnées  sur-  leurs  flancs. 

Lorsqu'on  gravit  dans  la  rue  des  Quatre-Fontaines  la  pente 


C)  CI  .L.,  VI,  960. 

C)   Varro,  Ling.  Lat.,  5.52. 

(')  Cf.  Huelson  dans  Jordan,  Topographie  der  Stadt  Eom  im  Alter- 
thum,  Berlin,  1871-1907,  III,  p.  395.  "  Die  Stelle  der  Vallicula  entspricht 
ziemlich  genau  der  des  neuen  Tunnels  unter  dem  Quirinal,  bei  dessen 
Anlage  sich  zeigte,  dass  er  grossentheils  dureh  aufgehuttes  Terrain  ging". 

O  "  Aucti  horti  adiacentes  obstabaj;  çbiectus  collis,  subiecta  vallis. 
Asportantes  multorum  manus,  ille  secutus  decrevit  in  planitiem  :  valli- 
culam  replevit  iniecta  et  aggesta  humus,  cui  sustinendae  directa  ingenti 
mole  substructio  est.  In  fine  hortorum  ad  remittendas  interdum  curas 
adiuncta  domus.  Horti  vero  aequata  planitie  iam  in  immensum  excur- 
runt  ".     Donati,  Roma  vet,  ac  rec,  Roma,  1638,  I.  4,  c.  12,  p.  399. 


LE  COLLÈGE  CANADIEN  ET  LE  QUIRINAL  303 

douce  du  Quirinal,  on  ne  peut  guère  s'empêcher  de  trouver  un  peu 
prétentieuse  l'expression  des  Anciens  : 

Septemque  una  sibi  muro  circumdabit  Arces  (^). 

A  l'époque  de  Virgile,  le  Quirinal,  comme  les  autres  collines, 
gardait  encore  quelque  chose  de  son  premier  aspect.  La  pioche,  des 
niveleurs  n'avait  pas  encore  abattu  ses  sommets,  les  décombres  ne 
remplissaient  pas  encore  les  vallées  qui  l'environnent.  Et  le  Quiri- 
nal sans  être  élevé,  méritait  pourtant  le  nom  de  colline.  On  le  voit 
très  bien  à  Saint- Vital,  par  exemple.  Cette  église  fut  construite 
sous  le  pontificat  d'Innocent  I  (401-417),  sur  le  Vicus  Longus,  au 
fond  de  la  vallée,  entre  le  Quirinal  et  le  Viminal.  Or,  il  faut  au- 
jourd'hui descendre  36  marches  pour  arriver  au  niveau  du  parquet 
de  l'église.  Et  le  sol  de  l'église  est  à  25  pieds  au  moins  au-dessus 
des  sentiers  que  suivaient  les  contemporains  de  Romulus  quand  ils 
descendaieiiit  au  marché  qui  devint  plus  tard  le  Forum  (^).  Au 
nord-est  de  la  colline,  pour  asseoir  les  fondations  du  ministère  des 
finances  sur  le  terrain  ferme  et  primitif,  il  fallut  déblayer  40 
pieds  de  décombres.  Le  Quirinal  avait  dans  sa  plus  grande  hauteur, 
vers  la  porte  Collina,  une  élévation  d'environ  200  pieds  C^). 

Le  nom  de  Quirinalis  Collis,  appliqué  à  toute  la  colline,  est 
relativement  assez  tardif.  Nous  venons  de  voir  que  ce  nom  était 
réservé  à  l'un  des  sommets.  Avant  Servius  Tullius,  c'est-à-dire 
avant  le  troisième  siècle  de  Rome,  le  Quirinal  et  le  Viminal  ne  fai- 
saient pas  partie  de  la  ville  aux  sept  collines,  du  Septimontium. 
On  les  désignaient  sous  le  nom  général  de  "  La  Colline  ",  Collis. 
Lorsque  fut  faite  l'enceinte  de  Servius  ïullius,  le  faubourg  de  "  La 
Colline  ",  qu'on  considérait  déjà  depuis  longtemps  comme  faisant 


C)  Virg.,  Aen.  VI,  781. 

(')  C'est  à  cette  profondeur  qu'on  a  trouvé  le  pavé  antique,  sous 
l'église  contemporaine  de  Sainte-Pudentienne,  sur  le  versant  opposé  du 
Viminail. 

(')  Homo  L.,  Lexique  de  topographie  romaine,  Paris  1900,  p.  457. 


304  LA  REVUE  CANADIENNE 

partie  de  la  ville,  y  fut  compris.  11  forma  la  IVe  région  dans  la 
nouvelle  division  administrative  de  la  ville,  mais  retint  son  ancien 
nom  populaire  de  Collina.  Le  Quirinal  et  le  Viminal  furent  dès 
lors  distingués  l'un  de  l'autre  (*),  et  désignés  par  les  noms  qu'ils 
portent  encore  aujourd'hui. 

Les  premiers  habitants  du  Quirinal  furent  des  Sabins.  Ils  y 
étaient  vraisemblablement  avant  que  Romulus  établît  sa  colonie 
de, Latins  sur  le  Palatin  {^).  C'est  ce  qui  explique  leur  hostilité  à 
l'endroit  de  la  ville  naissante.  Tite-Live  nous  a  laissé  un  récit, 
largement  dramatisé,  de  cette  hostilité  et  de  l'alliance  ou  de  l'en- 
tente cordiale  qui  s'étaJblit  à  la  fin  entre  les  deux  tribus.  Chacun 
devait  rester  sur  sa  colline  respective.  On  se  réunissait  dans  la  val- 
lée intermédiaire  pour  le  marché  et  pour  discuter  les  intérêts  com- 
muns. Le  récit  de  Titc-Live  dissimule  mal  une  défaite  des  habi- 
tants du  Palatin  et  l'influence  considérable  sinon  prépondérante 
qu'eurent  dans  la  suite  les  Sabins  et  le  Quirinal  (^°). 

Les  fouilles  ont  remis  au  jour  plusieurs  restes  des  premiers 
habitants  du  Palatin,  de  la  Borna  quadrata,  mais  jusqu'à  présent 
on  n'a  retrouvé  aucun  monument  des  premiers  habitants  du  Quiri- 
nal, les  Sabins.  Il  est  donc  difficile  de  déterminer  l'endroit  précis 
qu'ils  occupèrent  d'abord.  On  peut  conjecturer  que  ce  fut  dans 
la  partie  qui  avoisine  le  Forum  et  le  Capitole  dont  ils  s'étaient 
emparés  et  dont  ils  restèrent  les  maîtres.  C  'est  de  ce  côté  qu  'il  faut 
chercher  l'habitation  du  sabin  Numa  qui  fut  le  deuxième  roi  de 
Rome  et  qui,  d'après  la  tradition,  continua  d'habiter  au  Quirinal. 
Groupés  sans  doute  dans  une  bourgade  en  face  du  Palatin,  les 


(')  Le  Viminal  est  une  colline  très  modeste.  C'est  sans  doute  pour 
retrouver  les  sept  collines  dans  la  nouvelle  enceinte  qu'on  dut  le  distin- 
guer du  Quirinal.  Voici  le  nom  des  sept  collines  :  l'Aventin,  le  Palatin, 
le  Capitole,  le  Quirinal,  le  Viminal,  l'Esquilin  et  le  Célius. 

O  Ami)ère,  Histoire  Romaine  à  Eome,  Paris,  1866,  p.  238. 

(")  Duruy,  Histoire  des  Romains,  Paris,  1879,  p.  63. 


LE  COLLÈGE  CANADIEN  ET  LE  QUIRINAL  305 

Sabins  ne  tardèrent  pas  à  s'étendre  sur  tout  le  reste  de  la  colline, 
dans  la  direction  du  Collège  Canadien.  On  peut  donc  dire  en  toute 
vraisemblance  que  l'emplacement  même  du  Collège  Canadien  a  été 
d'abord  occupé  par  une  famille  sabine.  Ce  qui  paraît  le  démontrer, 
c'est  qu'il  y  avait  tout  près  un  temple  des  trois  divinités  sabines, 
Jupiter,  Junon  et  Minerve.  Ce  temple,  ou  Capitole,  existait  long- 
temps avant  l'aulre  temple  du  même  nom  construit  à  la  fin  de 
l'époque  royale  sur  le  mont  Capitolin.  Le  Capitolium  Vêtus  était 
"situé  dans  la  partie  nord  d^  jardins  du  palais  royal  actuel,  à  l'en- 
droit marqué  par  le  monticule  que  fit  disparaître  Urbain  VIII. 
Salus,  une  autre  déesse  sabine,  avait  aussi  son  temple  tout  à  côté. 
Enfin,  de  bonne  heure,  dès  le  troisième  siècle,  les  haibitations  s 'éten- 
daient jusque  vers  la  Porta 'Pia  actuelle,  puisqu'on  dût  reculer 
jusque-là  l'enceinte  construite  à  cette  époque. 

Le  Collège  Canadien  est  situé  sur  le  versant  sud  du  Quirinal, 
à  l'endroit  précis  où  le  plateau  se  sépare  pour  former  le  Quirinal 
et  le  Viminal.  Il  serait  intéressant  de  retracer  l 'histoire  de  ce  petit 
coin  de  la  célèbre  colline  depuis  la  première  hutte  sabine  jusqu'au 
moderne  édifice  du  Collège  Canadien.  Mais  il  est  bien  inutile  de  le 
tenter.  Tout  au  plus  peut-on  signaler  les  temples  et  les  monuments 
•qu'on  pouvait  apercevoir  à  diverses  époques  dans  le  voisinage 
immédiat. 

Les  plus  anciens  sont  les  sanctuaires  des  Argées.  Il  y  en  avait 
27  dans  toute  la  ville.  Varron  qui  seul  les  mentionne,  en  place  deux 
dans  la  région  du  Collège  Canadien,  sur  les  sommets  les  plus  voi- 
sins, l'un  où  est  actuellement  le  Collège  Belge,  l'autre  au-delà  de 
la  rue  des  Quatre-Fontaines.  Ces  sanctuaires  sont  certainement 
contemporains  des  premières  habitations  sabines,  s'ils  ne  leur  sont 
pas  antérieurs.  On  doit  en  dire  autant  des  autels  élevés  sur  le 
Quirinal  par  le  roi  sabin  Tatius,  le  contemporain  de  Romulus. 

Ces  autels  furent  dans  la  suite  remplacés  par  des  temples  dont 
quelques-uns  étaient  voisins  du  CoUège  Canadien.  Nous  allons 
en  indiquer  l'emplacement. 


306  LA  REVUE  CANADIENNE 

Le  Vieux  Capitole  était  situé  sur  le  sommet  de  la 
colline,  derrière  le  Collège  Canadien.  A  la  même  époque 
très  reculée,  on  vit  s'élever  à  la  place  des  autels  de  Tatius  les 
temples  de  Quirinus  et  de  Salus.  Le  temple  de  Quirinus  était 
situé  vers  l'endroit  où  est  maintenant  Saint-André  du  Quirinal. 
Lanciani,  dans  son  grand  plan  de  Rome  ancienne,  le  place  au  nord 
de  la  via  del  Quirinale,  vis-à-vis  Saint- André  (^^).  Ce  temple  était 
au  dire  de  Pline  un  des  plus  anciens  de  Rome  (^^).  Réédifié  en 
293  avant  Jésus-iChrist,  plusieurs  fois  restauré,  il  existait  encore 
au  IVe  siècle  après  Jésus-Christ.  Les  archéologues  ne  sont  pas 
d'accord  au  sujet  de  l'emplacement  du  temple  de  Salus.  D'après 
Huelsen  (^^),  il  se  serait  élevé  près  de  la  piazza  del  Quirinale. 
Lanciani  le  place  avec  non  moins  de  vraisemblance  au  nord  de  la 
via  XX  Settembre,  à  quelque  distance  de  la  rue  des  Quatre-Fontai- 
nes,  près  du  palais  Barberini.  Le  temple  de  Salus  remontait  lui 
aussi  à  l'époque  royale.  Reconstruit  en  304  avant  Jésus-Christ,  il 
fut  incendié  sous  le  règne  de  Claude  et  rebâti  immédiatement.  On 
sait  par  les  régionnaires  ou  catalogues  de  monuments  du  IVe  siècle 
qu'il  était  encore  debout  à  cette  époque. 

Au  même  siècle,  le  Quirinal  fut  compris  dans  la  nouvelle 
enceinte  de  la  ville  et  le  nouveau  quartier  prit  le  nom  de  Collina. 
Les  habitations  y  étaient  déjà  nombreuse  et  on  peut  en  conclure 
que  le  Vicus  Longus  qui  était  la  voie  naturelle  conduisant  au 
Forum  existait  déjà.  Le  Vicus  Longus  correspond  exactement  à  la 
rue  actuelle  de  Saint-Vital.  Il  partait  du  Forum  et  se  dirigeait  à 
peu  près  en  ligne  droite  vers  la  porte  Colline,  Porta  Pia.  On 
trouve  le  nom  de  Vicus  Longus  mentionné  jusqu'au  Moyen- Age, 
La  rue  prit  ensuite  le  nom  de  Saint-Vital  qu'elle  porte  encore 


(")  Lanciani,  Forma  Urbis  Eomae  Antîquae,  Eomae,  1893-1901. 

(")   Plin.,  XV,  120. 

(")  Jordan,  Topographie  der  Stadt  Kom,  Berlin,  1871-1907,  t.  3,  p.  403. 


LE  COLLÈGE  CANADIEN  ET  LE  QUIRINAL  307 

aujourd'hui.  Entre  les  éminences  signalées  plus  haut,  il  devait  y 
avoir  des  rues,  cUvi,  partant  du  Vicus  Longus  au  fond  de  la  vallée 
et  se  dirigeant  vers  le  haut  de  la  colline.  On  les  reconnaît  sans 
peine  dans  la  via  Milano,  la  via  G-eneva,  la  via  Quattro  Fontane, 
La  via  Geneva  était  sans  doute  autrefois  le  clivus  Mamurii,  ainsi 
nommé  à  cause  de  la  statue  de  Mamurius  à  laquelle  il  aboutissait. 
Si  l'on  place  le  temple  de  Salus,  avec  Lanciani,  près  du  palais  Bar- 
berini,  on  devra  reconnaître  dans  la  via  Quattro  Fontane,  le  clivus 
Salutis  mentionné  dans  le  Liber  Pontificalis  (^*).  Cette  rue  con- 
duisait à  la  porte  Salutaris,  et  au  temple  de  Flore  qui  était  tout 
près. 

Au  commencement  du  IVème  siècle,  vers  l'an  300,  Virginie, 
l'épouse  du  consulaire  Volumnius,  consacra  à  la  Pudicité  Plébéien- 
ne un  petit  temple  dans  S'a  maison  du  Vicus  Longus  (^^).  Ampère 
le  place  à  l'endroit  où  est  aujourd'hui  l'église  Saint- Vital,  sans 
donner  ses  raisons  (").  Tite-Live  ajoute  qu'il  était  complètement 
oublié  de  son  temps.  Au-delà  du  clivus  Salutis,  in  summa  parte 
Y  ici  Longi  (^^),  la  fièvre,  redoutable  alors  comme  encore  aujour- 
d'hui, avait  son  temple. 

Vers  la  fin  de  la  République,  le  Quirinal  était  devenu  un  des 
quartiers  les  plus  aristocratiques.  Le  Forum  et  ses  approches 
étaient  envahis  par  les  monuments.  Le  Palatin,  si  convoité,  allait 
être  réservé  aux  empereurs.  Le  Quirinal,  comme  aussi  le  Célius, 
se  couvrit  de  grands  et  somptueux  palais  dont  le  goût  était  venu 
avec  la  fortune.  D'ailleurs,  il  n'avait  jamais  cessé  d'être  le  quar- 
tier préféré  des  familles  sabines.  C'est  là  qu'habitaient  les  puis- 
sants Fabius,  les  Cornélius.     Grâce  aux  inscriptions  des  tuyaux  de 


(")   Inn.,  I,  c.  6. 

(")  Tit.  Liv.,  X,  23. 

(")  Hist.  Rom.,  Paris,  1866,  t.  3,  p.  47. 

(").  Val.  Max.,  2,  5,  6.      . 


308  ■        LA  REVUE  CANADIENNE 

plomb  qui  amenaient  l'eau  des  aqueducs,  on  a  pu  reconnaître  et 
identifier  un  grand  nombre  des  habitations  du  Quirinal  et  même 
reconstituer  parfois  des  rues  tout  entières. 

L'empereur  Auguste  agrandit  la  ville  et  la  divisa  en  quatorze 
régions.  Le  Quirinal  formait  la  Ve  région  et  portait  le  nom 
d'Alta  Semita.  Ce  nom  lui  venait  sans  doute  de  la  rue, qui  passait 
au  sommet  de  la  colline  et  s'appelait  elle-même  Alta  Semita.  Cette 
rue  qui  correspond  en  général  à  la  Via  XX  Settembre,  ne  changea 
de  nom  qu'en  1561,  pour  prendre  celui  de  strada  Pia,  en  mémoire 
du  pape  Pie  IV  qui  la  fit  régulariser  et  restaurer  à  cette  époque  (^^). 

C'est  dans  le  voisinage  du  Collège  Canadien  qu'habitait  Pom- 
ponius  Atticus,  le  célèbre  ami  de  Cicéron.  Une  piquante  allusion 
de  ce  dernier  à  César  dont  la  puissance  grandissait  au  détriment  de 
la  liberté,  nous  permet  de  conclure  que  sa  maison  était  à  égal& 
distance  du  temple  de  Quirinus  et  de  Salus. 

'. Eum  (Csesarem) 

Quirino  malo  quam  Saluti. 

écrivait  le  spirituel  correspondant  (^*').  D'ailleurs,  Lan- 
«iani,  se  basant  sur  les  fouilles  faites  au  XVIe  siècle 
dans  la  vigna  du  cardinal  Sadolet,  en  a  déterminé  l'em- 
placement avec  beaucoup  de  sagacité  entre  l'église  Saint- 
André  et  le  Collège  Belge  (^°).  Cornélius  Nepos  nous  apprend  que 
la  maison  de  Pomponius  était  renommée  surtout  à  cause  de  son 
jardin,  silva   (^^).     Cette  miniature  de  forêt  s'étendait  probable- 


(")    "(Pio  IV)   fece  abbassare  et  spianare  la  via  ch^e  anticamente  si 
chiamo  l'alta  semita  ".     Ferrnoci,  éd.  1588,  éd.  Franciani,  p.  11. 

(")   Ad  Att.,  12,  45. 

C)  Lanciani,  Stori  degli  scavi,  t.  III,  Roma,  1907,  p.  197. 

O   Corn.  Nep.,  Vit.  Att.  13. 


LE  COLLÈGE  CANADIEN  ET  LE  QUIRINAL  309 

ment  jusqu'au  Collège  Canadien.  La  maison  que  les.  Pomponius 
avait  achetée  des  Panfili,  était  encore  en  possession  de  la  famille 
sous  Trajan,  alors  qu'elle  était  occupé  par  Pomponius  Bassus,  cura- 
tor  alimentorum  sous  cet  empereur. 

Un  autre  voisin  non  moins  célèbre  était  l'empereur  Vespasien. 
Vespasien  était  sabin  d'origine,  et  c'est  au  Quirinal  qu'il  se  fixa, 
après  avoir  fait  fortune.  Il  acheta  une  maison  ad  malum  puni- 
cum  (^^).  Domitien  y  naquit  en  l'an  51.  Cette  maison  était  située 
dans  l'angle  sud  de  l'Alta  Semita  et  du  clivus  Salutis,  là  où  est 
aujourd'hui  le  couvent  des  Trinitaires.  Lorsque  Domitien  fut 
devenu  empereur  il  changea  la  maison  de  son  père  en  un  temple 
•dédié  à  la  Gens  Flavia  qui  devait  servir  de  tombeau  aux  membres 
de  la  famille.    Ce  temple  existait  encore  au  IVe  siècle. 

Le  frère  de  Vespasien,  l 'intriguant  Titus  Flavius  Sa'binus,  avait 
aussi  sa  maison  au  Quirinal.  Il  demeurait  sur  le  Vicus  Longus,  là 
où  est  maintenant  la  caserne  de  pompiers  de  la  via  Geneva. 

Mentionnons  l'Ara  incendii  Neronis  que  Domitien  fit  élever 
en  souvenir  du  grand  incendie  de  64.  On  en  a  retrouvé  les  restes 
aux  environs  de  Saint-André  du  Quirinal. 

On  ignore  l'endroit  précis  où  était  la  maison  où  logeait  le 
poète  Martial,  "  au  troisième  étage,' dans  une  rue  étroite  "  (^^). 
On  conjecture  qu'elle  était  dans  le  voisinage  du  palais  Barberini. 

Plus  tard,  au  IVe  siècle,  sur  le  Vicus  Longus  un  peu  au-'delà 
du  clivus  Salutis,  se  trouvait  la  maison  de  Vulcacius  Rufinus,  con- 
sul en  347  (2*). 

Entre  les  temples,  palais,  somptueux  jardins,  que  nous  avons 
mentionnés,  et  d'autres  qui  ne  nous  sont  pas  connus,  s'élevaient 


O   Suet.,  Dom.  1. 

O  Mart.,  10,  58. 

C*)  Cf.  Capannari,  Bull.  Corn.,  1885,  p.  17-22. 


310  LA  REVUE  CANADIENNE 

probablement  de  modestes  habitations  qui  servaient  aux  citoyens. 
moins  favorisés  de  la  fortune  (^^). 

Le  plus  ancien  monument  chrétien  du  Quirinal  est  l'église 
Saint- Vital.  Elle  fut  construite  en  416,  sous  Innocent  I,  sur  la 
propriété  d'une  noble  matrone  du  nom  de  Vestine,  et  dédiée  d'abord 
aux  saints  Gervais  et  Protais.  Restaurée  par  Sixte  IV,  Clément 
yil,  Pie  IX,  elle  sert  d'église  paroissiale.  Le  passage  suivant,  con- 
cernant la  donation  faite  à  cette  église,  jette  un  peu  de  lumière  sur 
la  topographie  des  environs  à  cette  époque  :  "  ...  domus  iuxta 
basilicam  in  vicum  longum  quae  cognominatur  ad  lacum,  domus  in 
cUvo  salutis  balneata,  pistrinum  in  vico  longo,  qui  cognominatur 
Castoriani,  balneum  in  vicum  longum  qui  cognominatur  tem- 
plus  "  (2«). 

Avec  le  Ve  siècle  commence  pour  Rome  une  longue  période  de 
décadence.  Non  seulement  la  ville  ne  continue  pas  â  s'enrichir  de 
monuments,  mais,  dévastée  par  les  Barbares,  ruinée  peut-être  da- 
vantage par  l'incurie  de  ses  propres  habitants,  elle  perd  rapidement 
son  incomparable  splendeur.  Les  palais  trop  vastes  deviennent 
déserts,  les  collines  sont  abandonnées,  et  la  population  se  groupe 
dans  les  monuments  du  Ohamp-de-Mars  sur  les  bords  du  Tibre. 
Sur  les  plus  anciens  plans  de  Rome  antérieure  au  XVIIe  siècle  i")^ 
le  Quirinal  ne  présente  que  quelques  ruines  et  des  vigne.  Au  XVIe- 
siècle  ces  vigne  étaient  en  possession  de  cardinaux  célèbres  de  la 
Renaissance:  Carraffa,  d'Esté,  d'Urbin,  de  Mantoue,  de  la  Rovère^ 
Grimani,  Carpi,  Sforza,  qui  s'y  faisaient  de  somptueuses  villas, 


(25)  "  Volendo  la  gente  fabricare  case,  si  sono  scoperte  moite  fabriche- 
povere  che  piuttosto  tenevano  di  stufe  plebee  che  altro  ".  Vacca,  Mem^ 
37,  Cf.  Lanciani,  Storia  degli  scavi,  Koma,  1907,  t.  3,  p.  199. 

(=")  Lib,  Pont.  Inn.,  c.  6.     Cf.  Huelsen,  Ehein.  Mus.  1894,  p.  382. 

(")  Kossi  C.  B.,  Fiante  icnog.  e  prospet.  di  Koma  ant-eric^ri  al  sec. 
XVI,  Eoma,  1879.    Eocchi  E.,  Le  piante  di  Eoma  nel  sec.  XVI,  Koma  1902^ 


LE  COLLÈGE  CANADIEN  ET  LE  QUIRINAL  311 

dans  lesquelles  ils  entassaient  les  trésors  de  l'art  antique  que  les 
fouilles  produisaient  chaque  jour  (^^).  La  vigna  du  cardinal  Oli- 
vier Caraffa,  au  nord  de  l'Alta  Semita,  resta  en  possession  de  sa 
famille  jusqu'en  1587,  où  Sixte-Quint  l'acheta  des  héritiers  pour  la 
somme  de  20,000  scudi.  C'est  sur  cette  vigne  que  fut  construit  le 
palais  pontifical,  commencé  par  Grégoire  XII.  Depuis  1871,  il 
sert  de  résidence  à  la  famille  royale. 

Au  sud  de  l'Alta  Semita,  se  trouvaient  les  vigne  Ridolfi- 
Bandini,  Sadolet-Ubaldini,  et  Mattei.  Le  18  novembre  1566,-  la 
vigna  Sadolet-Ubaldini,  qui  était  la  propriété  de  Jeanne  Colonna 
d'Aragon,  duchesse  de  Tagliacozzo,  fut  donnée  par  celle-ci  au  père 
François  de  Borgia,  général  de  la.  compagnie  de  Jésus.  L'acte  de 
donation  fait  mention  "  d'un  jai'din,  valant  3,000  scudi,  et  de 
3,000  autres  scudi  en  biens  et  argent,  d'une  partie  de  la  maison  ou 
palais  vers  l'église  de  Saint- André  et  d'une  partie  du  terrain  con- 
tigu  jusqu'à  la  rue  Saint-Vital  "  (^^).  C'est  là,  près  de  l'église, 
que  s'éleva  le  célèbre  noviciat  d'où  sortirent  tant  de  saints  et 
d'hommes  remarquables.  Le  jardin  qui  l'entourait,  tel  qu'on  peut 
le  voir  sur  le  grand  plan  de  Nolli  de  1748,  agrandi  d'une  partie  de 
la  vigna  Bandini,  était  considérable  et  touchait  à  la  propriété 
actuelle  du  Collège  Canadien.  Après  les  tristes  événements  qui  ont 
si  complètement  transformé  Rome,  une  partie  du  jardin  du  noviciat 
a  été  conservée.  Une  autre  partie  sert  de  casernes  ;  la  partie  voisine 
du  Collège  Canadien,  après  avoir'  été  louée  pendant  longtemps  à 
une  société  athlétique,  a  été  vendue  aux  Dominicains  qui  y  ont 
élevé  l'année  dernière  une  magnifique  université. 


(^*)  "  Questa  via  per  essere  in  un  sito  molto  a-meno  et  di  perfecta  et 
salubre  aria  tra  tutti  i  luoghi  délia  citta  di  Roma,  è  fréquente  et  piena  di 
bellissimi  giai'dini  et  luoghi  delitiosi  del  principali  délia  citta  ".  Fer- 
rucci,  1588,  éd.  Franciani.  Cf.  Lanciani,  Storia  degli  scavi,  Roma,  1907, 
t.  3,  p.  233. 

(^)   Cf.  Lanciani,  Storia  degti  scavi,  Roma  1907,  t.  3,  p.   195. 


^12  LA  REVUE  CANADIENNE 

Lorsqu'elle  fut  donnée  aux  Jésuites,  l'église  de  Saint- André 
était  une  église  paroissiale,  mais  "  déserta  et  desolata  et  sine  popu- 
lo "  (^°),  En  1678,  grâce  à  la  libéralité  du  prince  Camille  Pam- 
fiii,  neveu  d'Innocent  X,  l'ancienne  église  fut  remplacée  par 
l'église  actuelle,  extrêmement  riche,  mais,  quoiqu'en  disent  certains 
guides  enthousiastes  (^^),  singulière,  baroque^  maniérée  comme  tout 
ce  qu'a  produit  Bernini,  son  architecte. 

La  vigna  voisine  du  cardinal  Sadolet  appartenait  au  cardinal 
Muzio  Mattei.  Lorsque  le  grand  bâtisseur  Sixte-Quint  eût  percé  la 
rue  si  longtemps  et  si  justement  admirée,  qui  va  de  la  Trinité  du 
Mont  à  Sainte-Marie-Majeure,  la  vigna  du  cardinal  Mattei  fut 
coupée  en  deux  par  la  nouvelle  rue  (^-).  La  partie  occidentale  fut 
immédiatement  vendue  au  banquier  florentin,  Pierre  Antoine  Ban- 
dini.  Sur  la  partie  qu'il  s'était  réservée,  le  cardinal  Mattei  com- 
mença le  grand  palais  qu'on  voit  à  l'angle  sud-est  de  la  rue  des 
Quatre-Fontaines.  Achevé  par  le  cardinal  Nerli,  successivement 
occupé  par  la  famille  Albani,  la  reine  d'Espagne  Marie-Christine, 
il  est  maintenant  en  possession  du  prince  del  Drago. 

Le  cardinal  Octave  Bandini,  fils  de  Pierre  Antoine  Bandini, 
hérita  de  la  vigna  paternelle.  Le  cardinal  Bandini  était  le  pro- 
tecteur des  Trinitaires  Réformés  du  Rachat,  et  il  permit  à  la  con- 
grégation espagnole  de  s'établir  dans  sa  vigna,  dans  l'angle  de  la 
rue  des  Quatre-Fontaines.  .  La  fondation  remonte  à  1612.  Les 
commencements  furent  modestes.     Mais  en  1638,  on  construisit, 


(^")  Martinelli,  Eoma  ex  ethnica  sacra,  Koma,  1653,  p.  58. 

'(")  "...  this  little,  little  temple  has  a  more  pei^fect  and  gem-like 
beauty  than  any  other  ".  Hawthorne,  Notes  on  Italy,  in  Hare,  Walks  in 
Rome,  London  1909,  p.  311. 

(*^)  La  rue  devait  s'appeler  strada  Felice  en  souvenir  du  nom  du 
pape  avant  son  élection,  Felice  Peretti.  Un  bout  de  la  rue  seulement  rap- 
pelle le  nom  de  Sixte-Quint,  la  via  Sistina.  Le  nom  de  Quatre-Fontaines 
lui  vient  des  fontaines  érigées  par  le  même  Sixte-Quint  au  correfour  de  la 
via  Pia. 


LE  COLLÈGE  CANADIEN  ET  LE  QUIRINAL  313 

sous  la  direction  de  l 'architecte  Borromini,  une  église  et  un  couvent 
plus  vastes,  qui  sont  encore  aujourd'hui  en  possession  des  Trini- 
taires  espagnols.  L'église  fut  dédié  à  Saint-Charles  qu'on  venait 
■de  canoniser  en  1610.  Les  Romains  l'appellent  San  Carlino,  par 
comparaison  avec  les  autres  églises  de  Saint-Charles.  On  reste 
«ependant  étonné  de  sa  grandeur,  car  on  sait  qu'elle  a  exactement 
les  dimensions  d'un  des  pilliers  qui  supportent  la  coupole  de  Saint- 
Pierre. 

Pendant  que  le  Père  Jean-Baptiste  de  l 'Immaculée-Conception 
ramenait  à  l 'austérité  primitive  les  Trinitaires  espagnols,  un  homme 
de  Dieu,  le  Père  Jérôme-du-Saint-Sacrement,  opérait  la  même  ré- 
forme en  France.  Envoyé  à  Rome  comme  procureur-général  de 
son  ordre,  le  Père  Jérôme  fonda,  en  1619,  dans  la  vigna  du  cardi- 
nal Bandini,  un  couvent  dans  lequel  il  introduisit  sa  réforme. 
L'église  qu'il  fit  construire  touche  au  Collège  Canadien.  Elle  est 
dédiée  à  saint  Denis.  Dans  le  jardin  du  couvent,  sur  lequel  a  été 
bâti  le  Collège  Canadien,  Martinelli  raconte  qu'à  l'époque  de  Clé- 
ment VIII,  un  Grec  de  Chio  récolta  le  premier  céleri  qu'on  ait  vu  à 
Rome  (^^).  On  appelait  ce  jardin  le  "  jardin  du  Grec  ".  Les 
Trinitaires  français  occupèrent  le  monastère  de  Saint-Denis  jusqu'à 
la  Révolution  française.  L'ordre  étant  disparu  dans  la  tourmente 
révolutionnaire,  le  monastère  fut  vendu  et  devint  à  la  fin  de  1814 
la  propriété  d'un  certain  abbé  de  Sambacy,  qui  y  fonda  un  pension- 
nat, ou  comme  on  disait  alors  à  Rome  un  conservatoire  de  jeunes 
filles.  Le  18  juin  1880,  M.  Captier,  alors  procureur  de  Saint- 
Sulpice,  l'acheta  des  héritiers  de  Mgr  de  Mérode,  ancien  ministre 
de  Pie  IX. 

M.  Colin,  supérieur  du  Séminaire  de  Montréal,  songeait  alors  à 
couronner  les  oeuvres  de  Saint-Sulpice  pour  l'éducation  du  clergé 
canadien  par  la  fondation  d'une  maison  d'études  supérieures,  au 


C)  Martinelli,  Roma  ricercata,  3  éd.,  lîoma,  1658,  p.  281. 


314  LA  REVUE  CANADIENNE 

centre  de  la  catholicité,  près  de  la  chaire  de  Pierre.  C'était  une 
entreprise  hardie,  en  tout  cas  peu  suspecte  de  gallicanisme.  Après 
de  longues  et  délicates  négociations  à  Londres  et  à  Rome,  la  fonda- 
tion fut  décidée.  M.  Captier  céda  volontiers  son  terrain  et  la 
construction  commença  dès  1886.  Le  12  novembre  1888,  le  Collège 
Canadien  recevait  ses  premiers  étudiants. 

Aujourd'hui,  comme  au  temps  des  Flaviens  et  au  Moyen  Age, 
le  Quirinal  est  encore  un  des  ^quartiers  les  plus  agréables  et  les 
plus  salubres  de  Eome.  C'est  aussi  un  des  plus  paisibles  et  par 
conséquent  un  des  plus  favorables  au  recueillement  et  à  l'étude. 
C'est  ce  qu'ont  éprouvé  les  générations  de  prêtres  qui  se  sont  suc- 
cédé au  Collège  Canadien  depuis  bientôt  vingt-einq  ans.  Sur  les 
ruines  des  maisons  sabines,  des  palais  de  la  Rome  impériale  et  des 
villas  de  la  Renaissance,  s'élève  maintenant  un  sanctuaire  de  prière 
et  d'étude,  centre  d'activité  silencieuse  mais  féconde  pour  l'Eglise 
canadienne. 

L'abbé  JEANNOTTE,  p.  s.  s. 


Noces  de  diamant  à  Juliette 


Fondation  et  développement.  —  Jubilé  de  diamant.  —  Appel.  —  Arrivée. — 
Tentes  et  salle  de  banquet.  —  Réception  officielle.  —  Campagne.  — 
Cérémonies  religieuses.  —  Discours  au  banquet.  —  Souscriptions.  — 
Concert-causerie.  —  Distribution  des  prix.  —  Conclusion  pratique^ 


(Suite  et  fin) 
IX 


jANS  revenir  au  banquet  lui-même,  revenons  aux  santés  et 
aux  discours. 

M.  le  député  Tellier,  président  du  banquet,  se  lève  et  pro- 
pose la  santé  du  Pape.  Répondant  d'abord  à  la  parole  de 
bienvenue  du  Père  Roberge,  il  dit:  "  Les  anciens  sont  heureux  de 
l'accueil  qui  leur  est  fait  ;  ils  ont  senti  dans  l'étreinte  de  VAlma  Ma- 
ter que  son  coeur  bat  toujours  d'amour  pour  eux.  Il  leur  est  doux  do 
revoir  les  lieux  où  s'est  écoulée  une  partie  de  leur  jeunesse.  Le 
progrès  les  a  transformés  ;  mais  les  vieux  souvenirs  ont  survécu  aux 
vieux  murs,  ils  sont  toujours  restés  vivaces.  —  Ce  jque  nous  fêtons 
réellement,  ajoute-t-il,  en  ces  jours  de  jubilé,  ce  n'est  pas  seulement 
le  joyeux  anniversaire  d 'une  maison  pleine  de  mérites,  mais  c  'est 
aussi  l'enseignement  tel  qu'il  se  donne  dans  nos  collèges  classiques. 
Au  Séminaire  de  Joliette,  tout  comme  dans  nos  autres  institutions 
d 'éducation  secondaire,  on  a  mis  la  religion  à  la  base  de  l 'enseigne- 
ment. On  a  compris  que  le  moyen  le  plus  sût  de  former  de  bons  ci- 
toyens, c'est  de  commeneer  par  faire  de  bons  chrétiens.  Notre  pre- 


^16  LA  REVUE  CANADIENNE 

mier  acte  officiel,  dans  un  banquet  comme  celui-ci,  doit  être  un  acte 
de  foi.  Il  convient  que  nous  disions  à  notre  Aima  Mater  que  nous 
sommes  restés  fidèles  à  ses  enseignements  et  que  nous  demeurons  des 
fils  dévoués  de  l'Eglise.  Ce  sera  sa  meilleure  récompense.  Notre  pre- 
mière santé  sera  donc  pour  Notre  Saint-Père  le  Pape,  l'illustre 
Pi€  X.  " 

Mgr  Archambeault  prend  alors  la  parole.  Sa  Grandeur  rap- 
pelle ce  qu'est  Pie  X  pour  le  monde  catholique:  sa  lumière  et  sa 
force.  En  quelques  traits  expressifs,  l'évêque  de  Joliette  fait  de 
Sa  Sainteté  un  splendide  et  vivant  portrait.  Puis,  au  milieu  d'un 
religieux  silence,  auquel  succède  bientôt  un  enthousiasme  facile  à 
comprendre,  Monseigneur  donne  lecture  du  cablogramme  suivant  : 

"'Le  Saint-Père  envoie,  de  tout  coeur,  la  bénédiction  apostolique 
et  implore  les  plus  abondantes  faveurs  célestes  pour  les  directeurs, 
professeurs  et  élèves  du  Séminaire,  à  l'occasion  des  noces  de  dia- 
mant de  'VAlma  Mater.  —  Card.  Merry  del  Val. 

"  Il  me  reste,  continue  Monseigneur,  à  tourner  mes  regards  vers 
le  Séminaire,  objet  de  ces  fêtes,  vers  le  beau  Séminaire  de  Joliette, 
joie,  force  et  consolation  de  mon  épiscopat.  Depuis  Barthélemi  Jo- 
liette, tu  n'as  cessé,  ô  cher  Séminaire,  de  travailler  pour  la  religion 
et  la  patrie.  Lève  la  tête  et  regarde  ces  générations,  filles  de  ton  in- 
lassable dévouement,  accourues  joyeuses  à  ton  appel,  pour  te  faire 
une  couronne  de  gloire.  Elles  évoquent  et  font  revivre  le  passé  et  sur- 
tout la  figure  de  celui  qui,  depuis  hier  soir,  provoque  les  applaudis- 
sements de  tous,  le  Rév.  Père  Cyrille  Beaudry,  à  jamais  béni  de 
génération  en  génération.   " 

Puis,  comme  marque  de  sa  gratitude.  Monseigneur  nomme  le 
Très  Rév.  Père  Lajoie,  supérieur  des  Clercs  de  Saint- Viateur,  vi- 
-caire-général  honoraire  du  diocèse  et  le  Rév.  Père  Roberge,  supé- 
rieur du  Séminaire,  chanoine  honoraire  de  l 'église  cathédrale  de  Jo- 
liette. Un  tonnerre  d'applaudissements  salue  ces  deux  nominations. 

On  propose  ensuite  la  santé  du  Roi.  Tout  le  monde  se  lève  «t 
la  fanfare  du  Séminaire  joue  le  God  Save  the  King. 


NOCES  DE  DIAMANT  À  JULIETTE  317 

M.  Tellier  se  lève  de  nouveau  et  propose  la  santé  de  l'épiscopat 
"  notre  meilleur  ami,  le  plus  vigilant  de  nos  défenseurs  ". 

Mgr  Bruchési  répond  à  cette  santé  avec  son  éloquence  accou- 
tumée. "  Qu'il  est  bon  pour  des  frères  de  se  trouver  ensemble  1 
Qu'elles  sont  réconfortantes  les  paroles  que  nous  avons  entendues 
hier  soir  et  celles  que  nous  venons  d'entendre.  J'en  prends  l'enga- 
gement, au  nom  de  tout  l'épiscopat,  nous  serons  toujours  votre 
meilleur  ami.  Nous  sommes  prêts  à  donner  notre  âme  et  notre  vie 
pour  chacun  de  vous.  '  '  Sa  Grandeur  parle  ensuite  en  termes  admi- 
rables des  espérances  de  l'heure  présente  pour  l'Eglise  du  Canada: 
l'esprit  de  foi,  la  pratique  de  la  communion  fréquente,  l'association 
de  la  jeunosse  et  la  croisade  de  la  tempérance. 

M.  Adolphe  Renaud,  avec  l'esprit  et  le  tact  qu'il  sait  mettre 
en  ses  discours,  propose  la  santé  de  nos  invités.  Il  fait  un  magnifi- 
que éloge  de  l 'oeuvre  accomplie  durant  soixante  et  trois  ans  par  les 
Cl-ercs  de  Saint- Viateur  et  plus  particulièrement  par  le  Séminaire 
de  Joliette  ;  il  a  des  pai*oles  délicates  pour  tous  les  invités. 

Sir  A.-P.  Pelletier  répond  ;  "  Si  mon  coeur,  dit-il,  pouvait 
parler,  il  vous  dirait  tout  ce  que  je  ressens  depuis  l'ouverture  de 
ces  fêtes.  "  Il  félicite  les  anciens  d'être  venus  si  nombreux  et 
recommande  aux  jeunes  d'être  reconnaissants  et  fidèles  toujours 
aux  excellents  religieux  à  qui  ils  doivent  leur  formation  intellec- 
tuelle et  morale.  Il  offre  deux  médailles  d 'argent  au  Séminaire, 
pour  être  données  en  récompense  aux  plus  méritants. 

Jamais  dignitaire  civil  ne  parla  avec  plus  d'autorité.  Par  la 
dignité  de  son  maintien,  par  l'éclat  de  sa  distinction,  je  pourrais, 
ajouter  par  son  air  ascétique.  Sir  Alphonse  donne  à  sa  parole  et  à 
ses  conseils  une  efficacité  remarquable,  fondée  d 'ailleurs  sur  l 'exem- 
ple d'une  vie  toute  de  probité  et  d'honneur. 

Trois  autres  santés  sont  proposées  par  M.  l'abbé  Joseph  Bonin, 
ancien  curé  de  Saint-^Charles  de  Montréal:  à  l'Aima  Mater,  à  la 
Communauté  des  Clercs  de  Saint-Viateur  et  au  Très  Rév.  Père  La- 
joie,  supérieur-général.    "    Quand  j'aurais,  dit-il,  la  bouche  d'or- 


318  LA  REVUE  CANADIENNE 

d'un  Chrysostôme  ou  l'éloquence  d'un  Lacordaire,  je  ne  pourrais 
pas  exprimer,  comme  je  les  ressens,  les  sentiments  d'amour  et  de 
reconnaissance  que  je  nourris  dans  mon  coeur  à  l'égard  de  mon 
Aima  Mater.  Je  chante  ses  luttes,  ses  succès,  ses  triomphes.  Je 
viens  proclamer  sa  merveilleuse  fécondité,  depuis  les  humbles  jours 
de  1846,  époque  de  sa  fondation,  jusqu'à  aujourd'hui.  Alors, 
c'était  le  crépuscule,  l'aurore;  aujourd'hui,  c'est  la  pleine  lumière, 
c'est  le  soleil  à  son  zénith  !  Comme  la  grande  âme  du  fondateur 
tressaillerait  d 'allégresse,  s 'il  voyait  combien  sont  beaux  et  brillants 
les  fruits  dont  se  chargent  les  rameaux  de  l'arbre  qu'il  a  planté  et 
arrosé  de  ses  mains.  Mais  la  santé  que  je  viens  de  proposer  serait 
incomplète,  si  je  n'y  joignais  le  nom  de  la  Communauté  des  Clercs 
de  Saint-Viateur.  Séparer  le  Collège  Joliette  de  la  Communauté 
des  Clercs  de  iSaint-Viateur,  ce  serait  séparer  l'enfant  de  sa  mère  !  "^ 
M.  l'abbé  Bonin  rappelle  alors  la  mémoire  des  premiers  ouvriers  de 
■cette  vigne  du  Seigneur,  leur  dévouement  dans  la  pauvreté,  l'isole- 
ment, rindifférence  et  les  épreuves.  Puis  il  ajoute  :  ''  Dans  cette 
communauté,  il  est  un  nom  qui  brille  au  premier  rang.  Ce  nom 
béni  est  auréolé  de  la  majesté  des  ans,  de  l'éclat  des  mérites  et  de 
la  dignité  de  la  position  sociale.  J'ai  nommé  le  Très  Rév.  Père 
Pascal  Lajoie.  Le  Père  Lajoie  a  vu  naître  et  grandir  cette  maison. 
Il  était  du  nombre  des  novices  en  1847." — "  Oh  !  mes  chers  condisci- 
ples, termine  l 'orateur,  unissons-nous  dans  un  même  élan  du  coeur  ; 
formons  amoureusement  un  bouquet  de  nos  meilleurs  sentiments 
d'admiration,  d'amitié,  de  respect  et  de  reconnaissance;  joignons-y 
nos  souhaits  ardents  de  santé  et  de  bonheur  ;  tressons  une  cou- 
ronne que  notre  piété  filiale,  par  l'entremise  du  Rév.  Père  Robert, 
vicaire-général  des  Clercs  de  Saint-Viateur,  déposera  sut  les  genoux 
de  notre  bien-aimé  Père  Lajoie.  " 

Trois  religieux  se  lèvent  successivement  pour  répondre  à  cette 
triple  santé  :  les  RR.  PP.  Roberge,  Robert  et  Ducharme. 

Le  Rév.  Père  Roberge  répond  à  la  santé  de  l'Aima  Mater. 
*^  Nous  sommes  redevables,  après  Dieu,  de  ces  faveurs  insignes,  aux 


NOCES  DE  DIAMANT  À  JULIETTE  319 

héroïques  vertus  de  nos  pieux  fondateurs  et  de  nos  dévoués  bien- 
faiteurs. Au  grand  patriote,  fils  soumis  de  l'Eglise,  qui  avait  nom 
Barthélemi  Joliette,  redisons  notre  amour  et  notre  recon- 
naissance par  de  vibrantes  acclamations  !  Au  vaillant  évê- 
que,  dont  l'âme  ardente  et  l'activité  inlassable  voulurent  seconder 
les  nobles  vues  de  M.  Joliette,  à  Mgr  Bourget,  notre  fidèle  défen- 
seur, amour,  reconnaissance  et  acclamations  !  A  l'humble  reli- 
gieux de  Saint-Viateur,  qui  connut,  lui,  plus  que  tout  autre,  les 
difficultés  inhérentes  à  toute  fondation,  au  Rév.  Père  'Champa- 
gneur,  à  lui  aussi,  amour,  reconnaissance  et  acclamations  !  —  Au 
Rév.  Père  Lajoie,  qui  dirigea  si  habilement  ce  collège,  à  celui  que 
tout  Joliette  et  tous  ceux  qui  portent  le  nom  de  Joliette  écrit  dans- 
leur  coeur,  vénèrent  et  acclament  comme  un  père,  amour,  recon- 
naissance et  acclamations  !  A  ces  noms  vénérés,  j 'en  veux  ajouter  un 
autre,  celui  de  l'un  des  compagnons  du  Rév.  Père  Champagneur.  Il 
surgit  celui-là  des  éternelles  régions.  A  l'évoquer,  tout  mon  être 
s'émeut  jusque  dans  ses  fibres  les  plus  intimes,  et  mes  lèvres  restent 
sans  voix.  Vous  avez  compris  que  je  parle  de  ce  saint 
prêtre  qui  fut,  de  la  plupart  d'entre  vous,  le  confrère,  le  directeur, 
ou  le  supérieur,  et  de  tous  assurément  l'ami  sincère  et  dévoué  ;  de 
ce  prêtre  zélé  et  ardent  qu  'un  de  ses  fils  les  plus  aimants  et  des  plus 
aimés  a  si  justement  dénommé  l'apôtre  de  la  communion  fré- 
quente: le  Rév.  Père  Cyrille  Beaudry  !" 

Le  Rév.  Père  supérieur  présente  ensuite  à  Mgr  l 'archevêque  de 
Montréal  ses  sentiments  de  vénération  et  de  gratitude,  puis  il  con- 
tinue en  disant  que  Mgr  l'évêque  de  Joliette  a  bien  voulu  se  consti- 
tuer l'ange  tutélaire  du  Collège,  devenu  son  Séminaire  diocésain.  Il 
n'en  finirait  jamais  affirme-t-il,  s'il  fallait  seulement  énumérer, 
pour  les  six  dernières  années  écoulées,  les  bontés  toujours  débor- 
dantes de  Mgr  Archambeault. 

Amour  et  reconnaissance,  ajoute  le  Père  Roberge,  aux  anciens 
professeurs,  aux  généreux  bienfaiteurs.  Reconnaissance  en  parti- 
culier au  Rév.  Père  Léger  qui,  depuis  dix  ans  surtout,  s'est  dépensé 


320  LA  REVUE  CANADIENNE 

sans  trêve  et  sans  merci,  pour  mener  à  bonne  fin  le  vaste  dévelop- 
pement de  l'oeuvre  joliettaine  qu'avait  rêvée  le  Rév.  Père  Beaudry. 

Avant  de  reprendre  son  siège,  le  distingué  Supérieur  présente 
à  l'auditoire  le  Rév.  Père  Robert,  vicaire-général  de  l'Institut,  un 
fils  de  la  France,  '  '  terre  du  dévouement,  de  l 'honneur  et  de  la  foi  '  '. 

Aux  vifs  applaudissements  qui  l'accueillent,  le  Rév.  Père  Ro- 
bert répond  :  "  Parmi  les  personnages  invités  et  attendus  à  ces 
fêtes,  '  il  y  a  un  absent  ;  parmi  les  places  marquées  à  cette  table 
d'honneur,  il  en  est  une  qui  reste  vide;  parmi  les  voix  que  vous. 
auriez  le  plus  ardemment  désiré  entendre  en  ce  moment,  il  en  est 
une  qui  se  taira.  Vos  pensées  et  vos  regrets  qui  vont  à  lui  unanime- 
ment, vos  yeux  qui  le  cherchent  sans  le  trouver,  vos  coeurs  et  vos 
lèvres  ont  déjà  nommé  le  Très  Rév.  Père  Lajoie,  supérieur- 
général  des  Clercs  de  Saint- Viateur.  A  lui  seul,  il  résume  dans  sa 
personne  aimée  et  vénérée  les  soixante  et  quatre  années  que  nous 
fêtons  aujourd'hui:  la  période  des  débuts,  la  période  du  développe- 
ment et  de  la  croissance  —  période  pendant  laquelle,  tour  à  tour, 
et  parfois  en  même  temps,  professeur,  supérieur,  curé,  provincial, 
grâce  à  une  activité  qui  se  multipliait  sans  s'afaiblir,  qui  savait 
garder,  dans  le  tourbillon  des  affaires  une  maîtrise  de  soi  et  un 
calme  impertubables,  le  Père  Lajoie  put  voir,  sous  son  impulsion,, 
marcher  du  même  pas,  grandir  d'une  même  poussée,  son  collège, 
sa  province,  sa  paroisse  —  la  période  enfin  de  l'achèvement  dont 
je  me  garderai  de  ravir  l'honneur  à  la  grande  mémoire  du 
Père  Beaudry,  mais  dont  je  puis  bien  affirmer  que  le  Rév.  Père 
Lajoie  ne  fut  pas  seulement  le  témoin  sympathique.  Ne  l 'avait-il 
pas  préparée  pour  ses  élèves  et  ses  enfants  spirituels  ?  Ne  conti- 
nua-t-il  pas  d'exercer  une  salutaire  influence  par  le  souvenir  des 
services  rendus,  par  les  encouragements,  par  les  conseils  et  par  le 
prestige  d'une  autorité  toujours  si  sage  et  si  respectée  ?  Aussi, 
messieurs,  vous  sentez  et  je  sens  avec  vous,  que  l'absence  du  Très 
Rév.  Père  Lajoie  laisse  ici  aujourd'hui  un  vide  irréparable.  On 
peut  avoir  l'honneur  périlleux  de  le  représenter  à  Joliette  ; 
on  n'a  pas  la  sotte  prétention  de  l'y  remplacer.  " 


NOCES  DE  DIAMANT  À  JOLIETTE  321 

Puis  le  Rév.  Père  veut  bien  dire  que  l'arbre  de  Saint- Viateur, 
planté  en  terre  canadienne,  contribua  à  sauver  l'Institut,  lors  de  la 
persécution  en  France.  En  1897,  le  Rév.  Père  Beaudry  mettant 
les  mots  Semmarium  Joliettense  sur  les  murs  de  son  Collège,  eut 
une  étonnante  intuition  ou  une  singulière  audace.  Seul  il  pouvait 
lire  dans  le  coeur  du  premier  évêque  et  appeler  d'avance  son  col- 
lège un  seminarium,  "  avec  la  certitude  qu'une  de  vos  premières 
pensées.  Monseigneur,  serait  de  ratifier  et  de  confirmer  ce  titre  '  '.  Il 
n  'est  point  de  titre  dont  l 'Institut  de  Saint- Viateur  puisse  être  plus 
fier.  Ici,  le  Rév.  Père  Robert  nous  fait  connaître  l'origine  et  le 
but  de  l'Institut.  L'Institut  fondé  par  un  curé  de  campagne, 
(l'abbé  Querbes,  curé  de  Vourles,  près  de  Lyon),  pour  fournir  au 
clergé  séculier  des  auxiliaire  qui  le  seconderaient  sans  le  supplanter, 
et  cela  dans  les  humbles  fonctions  de  chantres,  sacristains,  maîtres 
des  cérémonies,  catéchistes,  et  jusque  dans  le  ministère  proprement 
sacerdotal  de  la  prédication,  des  missions,  de  renseignement  des 
sciences  sacrées.  Comment  ne  s 'applaudirait-on  pas  de  voir  si  bien 
réalisées  ici  les  vues  du  fondateur!  C'est  un  honneur  bien  grand 
d'occuper  la  dernière  place  dans  la  maison  de  Dieu  et  d'enseigner  la 
justice  aux  petits  et  aux  humbles.  Mais  collaborer  avec  l'épiscopat 
pour  préparer  la  gens  sancta  des  lévites  ou  le  regalesacerdotium  des 
grand 'prêtres,  quelle  plus  haute  mission  ! 

"  Merci  à  vous  maintenant,  continue  l'éminent  Père  Vicaire, 
chers  anciens  élèves,  à  vous  tous  qui  avez  apporté  les  plus  belles 
de  ses  pierres  à  la  nouvelle  construction Vis  donc.  Sémi- 
naire de  Joliette,  ton  brillant  passé  te  présage  un  plus  brillant 
avenir;  vis,  développe-toi;  élargis  encore,  s'il  le  faut,  ton  enceinte 
déjà  si  vaste,  pour  y  abriter  un  nombre  encore  plus  considérable 
d'élèves;  vis  et  continue  de  préparer  au  monde  de  solides  chrétiens, 
au  sanctuaire,  de  vertueux  ministres  ;  vis  et  produis  des  moissons 
toujours  plus  abondantes  de  fleurs  et  de  fruits.  Vivat,  crescat, 
floreat  Seminarium  Joliettense  !  " 

Le  Rév.  Père  Ducharme,     pro\dncial    des    Clercs  de   Saint- 


322  •        LA  REVUE  CANADIENNE 

'Vïa;teur  au  Canada,  fait  un  discours  très  pratique.  L'on  sait 
quelles  inquiétudes  causa  à  l 'ordre  en  1904,  à  la  suite  de  spécula- 
tions malheureuses,  l'Institution  des  Sourds-Muets.  Le  Père 
Ducharme  veut  entretenir  les  anciens  élèves  de  cette  question.  Il 
leur  affirme  qu'elle  est  bel  et  bien  réglée  à  la  satisfaction  géné- 
rale. Il  parle  du  dévouement  de  ses  religieux,  de  la  bienveillance 
dont  sa  communauté  a  été  l'objet  de  la  part  du  clergé  canadien  et 
de  l'admirable  esprit  de  solidarité  dont  les  communautés  religieuses 
du  Canada  ont  donné  l'exemple  au  monde. 

Le  Rév.  Père  Morin,  préfet  des  études  au  Séminaire,  prend  la 
parole  à  son  tour,  pour  proposer  la  santé  des  anciens  élèves.  Il  le 
fait  dans  une  courte  allocution,  vive,  nerveuse,  très  personnelle,  qui 
est  fort  goûtée  de  l'auditoire.  Son  Honneur  le  juge  Louis  Tellier, 
de  Saint-Hyacinthe,  y  répond  d'une  façon  très  sérieuse  et  très 
savante.  Nous  voudrions  citer  son  discours  en  entier,  mais  le  cadre 
de  cette  étude  ne  nous  le  permet  pas.  Ce  fut  un  chaleureux  éloge 
de  l'enseignement  donné  au  Séminaire  de  Joliette,  puis  de  l'excel- 
lence des  cours  classiques  dans  les  collèges  de  la  province.  L 'hono-, 
rable  juge  insista  sur  l'étude  des  langues  mortes,  seule  capable  de 
mener  à  la  connaissance  parfaite  des  origines  et  des  raci- 
nes de  la  nôtre,  étude  du  reste  qui  a  fait  ses  preuves 
comme  moyen  de  formation. 

M.  l'abbé  S.  Lavigne,  curé  du  Sacré-Coeur  à  Cohoes,  se  joignit 
à  M.  le  juge  Tellier,  pour  répondre  à  la  santé  proposée  par  le  Rév. 
Père  Morin.  "  Messieurs  du  Séminaire,  dit-il,  les  anciens  élèves  du 
Collège  Joliette  vous  saluent. . .  Nous  sommes  fiers  d'avoir  étudié 
sous  la  conduite  des  religieux  de  Saint- Viateur  et  nous  ne  désirons 
pas  de  meilleures  institutions  pour  nos  protégés  et  les  enfants  de 
nos  confrères.  "  Il  fait  ensuite  l'éloge  du  Rév.  Père  Beaudry,  puis 
il  continue:  "  C'est  le  propre  des  enfants  bien  nés  de  conserver  l'es- 
prit et  le  souvenir  des  ancêtres,  les  traditions  chères 
à  tous  les  membres  de  la  famille.  Et  c'est  ce  que  nous  trouvons 
dans  notre  maison  :  le  même  coeur  pour  aimer  les  jeunes  et  le  même 


NOCES  DE  DIAMANT  À  JULIETTE  323 

«sprit  pour  les  former.  Jeunes  gens,  par  le  coeur  soyez  unis  à  votre 
Aima  Mater  et  soyez  unis  entre  vous.  Autrefois,  le  mot  d'ordre 
des  ennemis  de  l'Eglise  était  :  *'  Ecrasons  l 'infâme  ".  Acceptons 
ce  mot  d'ordre;  mais  que  pour  nous  "  l'infâme  "  soit  Terreur,  à 
laquelle  nous  opposerons  la  vérité  ;  le  mal,  auquel  nous  opposerons 
le  bien  ;  le  péché,  auquel  nous  opposerons  la  vertu  ;  la  société  sans 
foi,  la  famille  sans  amour  et  l'individu  sans  espérance,  auxquelles 
nous  opposerons  la  foi,  l'amour  et  l'espérance.  Regardez  autour  de 
vous,  sous  cette  tente,  vous  trouverez  des  modèles  :  de  grands  chré- 
tiens fiers  du  signe  de  la  croix,  respectueux  de  l'enseignement  de 
l'Église,  amoureux  de  ses  sacrements,  qui  pratiquent  leur  religion 
non  seulement  dans  le  secret  du  foyer,  mais  dans  la  vie  publique, 
sociale  et  politique.  Ces  hommes  sont  au  faîte  des  honneurs,  dans 
la  magistrature,  dans  le  commerce,  dans  la  finance,  et  la  pratiqué 
de  leur  religion  n'est  pas,  que  je  sache,  un  boulet  qui  les  empêche 
de  monter.  Ne  craignez  pas  l'ennemi  de  votre  foi,  ni  le  rire  mo- 
queur de  l'esprit  fort;  il  n'a  en  main  qu'un  poignard  de  papier 
argenté.  Votre  Séminaire  est  sous  la  garde  du  Sacré-Coeur.  Ayez 
confiance  :  In  te  confido.  Votre  chef,  c'est  le  Christ,  vous  êtes 
invincibles:  Quis  ut  Dcus  f  Vos  moyens  d'action  sont  tout  indi- 
qués par  la  devise  de  votre  nouveau  blason:  Labore  et  Caritate.  " 

Après  la  santé  des  anciens,  il  fallait  proposer  celle  des  jeunes 
frères  et  on  ne  pouvait  trouver  un  meilleur  proposeur  que  le  Dr* 
Dubé,  dont  le  dévouement  et  le  grand  coeur  sont  incomparables. 
M.  le  Docteur  donna,  en  effet,  aux  Benjamins  de  la  famille  joliet-' 
taine  d'excellents  conseils  bien  propres  à  élever  les  caractères  et  à 
faire  des  hommes  d'honneur  et  de  principes.  M.  Omer  Ladouceur, 
élève  de  philosophie,  prit  la  parole  et  prouva,  une  fois  de  plus,  son 
savoir-faire  dans  un  charmant  petit  discours  débité  avec  aisance. 
Il  se  montra  '  '  fin  diseur  '  '  et  son  discours  fut  admirable  tant  pour 
le  fond  que  pour  la  forme. 


m  LA  REVUE  CANADIENNE 

X 

Comme  il  n'est  pas  de  jubilé  sans  monument  commémora tif^ 
les  fils  du  Séminaire  de  Joliette,  à  l 'occasion  des  noces  de  diamant 
de  sa  fondation,  désiraient  laisser  à  leur  mère  bien-aimée,  un  cadeau 
digne  d'elle.  Mais  comment  procéder?  Le  Comité  général  avait 
chargé  le  sous-comité  des  finances  d'étudier  cette  importante  ques- 
tion. C'était  la  remettre  à  des  mains  habiles.  M.  le  chanoine 
Ferland,  procureur  de  l'évêché  de  Joliette,  et  de  M.  le  Dr  I.-E.  Dubé, 
de  Montréal,  s'entendent  en  affaires  autant  qu'il  sont  dévoués. 
Déjà  le  montant  souscrit  la  veille  se  chiffrait  à  $26,000.00  dollars. 
**  Ce  n'est  pas  assez,  s'écria  l'éloquent  médecin.  En  ma  qualité  de 
spécialiste,  je  viens  d'ausculter  l'intére^ant  patient  qu'est  le  Sémi- 
naire de  Joliette.  Il  faut  au  malade  anémique  des  sels  d 'argent  et 
d'or.  Il  lui  faut  $50,000.00  dollars  !  "  De  nouvelles  listes  circulè- 
rent donc,  sous  la  vaste  tente.  Elles  se  couvrirent  de  centaines  de 
noms  et  la  somme  souscrite  s'éleva  bientôt  à  $37,000.00  dollars. 
L'évêque  de  Joliette,  dans  un  noble  geste,  la  porta  aussitôt  à 
$40,000.00. 

Mais  le  Docteur,  comme  le  renard  de  LaFontaine,  a  bien  des, 
tours  dans  son  sac.  Il  lui  restait  en  mains  un  excellent  atout  dans 
la  personne  du  bon  Père  Léger,  procureur.  Il  en  fit  son  patient, 
et  sa  manière  de  procéder  s'appela  inopinément  V encan  du  Père 
Léger.  Jusqu'à  présent,  un  programme  parfaitement  ordonné 
avait  été  suivi.  On  entrait  maintenant  daitô  l'imprévu  et  l'on 
•chercherait  en  vain  le  titre  précité  sur  le  programme  des  fêtes.  Le- 
Père  Supérieur  nous  avait  invités  à  redevenir  jeunes.  Il  fut  servi 
à  souhait.  On  peut  dire  en  vérité  que  cette  improvisation  d'amu- 
sements fut  le  clou  des  fêtes  et  l'une  des  choses  les  plus  utiles  à 
VAlma  Mater.  Deux  milles  dollars  ($2,000.00),  sur  lesquels  on  ne 
comptait  pas,  ont  envahi  sans  résistance  la  bourse  du  Père  Léger. 

Les  étrangers  en  furent  émerveillés  et  le  Rév.  Père  Robert,  à 
ce  spectacle^i  nouveau  pour  lui,  riait  aux  larmes.  "  Les  spectateurs. 


NOCES  DE   DIAMANT  À  JULIETTE  325 

n'oublieront  jamais,  dit  un  témoin,  ce  fameux  encan.  Le  Docteur 
Dubé,  à  force  d'énergie,  d'enthousiasme,  d'éloquence  émue  et  pitto- 
resque, réussit  à  majorer  la  souscription  de  deux  mille  piastres.  Une 
véritable  joute  de  générosité,  un  vrai  tournoi  des  coeurs  eut  lieu. 
Le  brave  Docteur  avait  conquis,  magnétisé,  subjugué  les  bourses,  ** 

Ce  fut  du  délire  quand  le  Père  Léger,  à  l'aide  de  ses  amis, 
escalada  un  fauteuil  pour  faire  un  discours.  On  l'y  retint  prison- 
nier, et  il  dut  assister  ainsi  à  la  mise  à  l 'enchère  et  à  l 'adjudication 
des  articles  suivants  :  son  complet  de  voyage,  y  compris  un  panama 
■et  des  hotfines  qui  craquent,  son  voyage  lui-même,  ses  cigares,  puis 
plus  tard  sa  maladie,  sa  mort,  son  autopsie,  sa  mise  en  bière,  son 
«ercueil,  son  service,  ses  messes,  son  monument,  son  coeur,  sa  niche, 
l 'annonce  de  son  décès,  la  demande  de  son  remplaçant,  son  portrait 
à  Vhuile  de  castor.  Pendant  que  les  louis  s'entassaient  ainsi  dans 
la  caisse,  un  médecin  tâtait  le  pouls  de  Vintéressé  patient  et  annon- 
^it  à  Vencanteur  et  au  public  qu'il  pouvait  encore  recevoir  une 
petite  somme.  Il  était  6  heures,  quand  le  Père  Léger  fut  remis  en 
liberté.    L 'encan  était  fini,  et  c 'était  un  fameux  encan. 

h'E toile  du  Nord  de  Joliette  (14  juillet)  publie  le  rapport  des 
trésoriers  du  sous-comité  des  Finances.  Le  montant  total  des  sous- 
criptions en  faveur  du  Séminaire  s'élève  à  $66,699.00  :  au  cours 
de  la  construction  de  la  nouvelle  façade,  Mgr  Archambeault  a 
versé  un  somme  de  $5,000.00;  MM.  les  abbés  Louis  Bonin,  A.-C. 
Dugas  et  Joseph  Piette  ont  collecté,  en  vue  des  Noces  de  dia- 
mant, $18,052.00  ;  pendant  les  fêtes  de  juin,  les  souscriptions  ont 
donné  $43,647.00. 


XI 


A  8  heures  du  soir,  le  même  auditoire  se  massait  dans  la  salle 
des  séances,  pour  un  concert-causerie,  auquel  prirent  part  nos  jeunes 
frères  les  écoliers  et  plusieurs  anciens  dont  voici  les  noms  :  MM. 
Charles  de  Lanaudière,  Georges  Leprohon,  I.-S.  Dubeau,  M.  P., 


326  LA  REVUE  CANADIENNE 

Ph.  de  Grandpré,  M.  D.,  A,  Rivest,  M.  P.,  A.-C.  Dugas,  ptre,  P. 
Sylvestre,  chanoine,  L.-I.  Doucet,  poète,  auteur  de  la  Jonchée 
Nouvelle.  Les  élèves  nous  ont  servi  des  intermèdes  charmants  de 
chant  et  de  musique,  outre  autres  la  Cantate  bien  connue  et  toujours 
aimée  à  i'hon.  Barthélemi  Joliette,  des  extraits  de  Christophe 
Colomb  et  du  Désert^  enfin  les  Chants  Canadiens  harmonisés  par 
M,  Gustave  Gagnon,  de  Québec,  ancien  élèVe.  M.  Gagnon  assistait  à 
cette  exécution  de  ses  Chants,  qui  fut  très  réussie. 

Après  le  concert,  ce  fut  le  feu  d'artifice.       Il  donna  la  note 
la  plus  brillante  du  second  jour  offidel. 


XII 


.  .  Encore  un  article  et  le  progremme  allait  être  épuisé  :  nous 
voulons  parler  de  la  distribution  des  prix.  Une  dernière  émotion 
pous  attendait,  quand  Mgr  de  Joliette,  voulant  offrir  un  prix 
d'apostolat  à  un  ancien  élève,  le  décerna  —  cinquante  dollars  —  au 
Docteur  Dubé,  qui  certes,' l'avait  gagné  deux  fois.  L'heureux  ga- 
gnant monta  alors  sur  la  scène  et  offrit  de  céder  son  prix  à  l'oeu- 
vre du  Monument  Dollard,  si  un  ancien  élève  voulait  en  donner 
autant  ?  M.  le  chanoine  P.  Sylvestre  accepta  le  défi  et  M.  R. 
Prud'homme  offrit,  lui  aussi,  vingt-cinq  dollars,  de  sorte  que 
l'A.  G.  J.  C.  encaissa  cent  vingt-cinq  piastres  pour  l'érection  du 
monument  dont  Mgr  l'archevêque  lui  a  confié  la  charge. 


XIII 


Les  fêtes  du  souvenir  sont  passées,  mais  elles  vivront  long- 
temps dans  notre  mémoire,  comme  un  parfum  d'agréable  odeur, 
pour  embaumer  notre  vie.  Leur  écho  résonnera  partout  et  tou- 
jours, car  de  grands  avantages  découlent  de  ces  fêtes.  J'en  appelle 
è  l'expérience  et  aux  paroles  autorisées  de  quatre  Joliçttains  qui 
ont  fait  leur  marque  dans  le  sacerdoce,  dans  l'enseignement  et  dans. 


NOCES  DE  DIAMANT  À  JOLIETTE  327; 

la  société  civile  :  les  RR.  PP.  Lajoie  et  Beaudry  et  les  honorables, 
juges  Bahj  et  de  Montigny. 

Le  Rév.  Père  Lajoie  énumérait  ainsi  les  bons  résultats  d'une 
réunion  précédente  :  '  '  Rattacher  le  présent  au  passé  ;  renouer  vos 
anciennes  connaissances;  rappeler  à  votre  souvenir  les  mille  péri- 
péties de  votre  vie  du  collège;  établir  parmi  tous  les  élèves  qui  se 
sont  succédé  dans  VAlma  Mater,  depuis  sa  fondation,  un  lien  étroit 
et  durable;  offrir  d'un  commun  accord  un  concert  de  louanges  à 
l'illustre  et  généreux  fondateur  de  cette  maison,  l'honorable  B. 
Joliette,  ainsi  qu'à  tous  ses  dignes  coopérateurs ;  présenter  à  vos 
anciens  directeurs  un  solennel  tribut  de  reconnaissance;  jeter  un 
plus  vif  éclat  sur  la  maison  où  vous  avez  reçu  votre  éducation  ;. 
soutenir  d'un  ferme  appui  son  avenir  qui  vous  intéresse  au  plus, 
haut  point,  tel  est,  si  je  ne  me  trompe  le  noble  but  dont  vous  vous 
êtes  inspirés  dans  l'organisation  de  cette  fête.  " 

Dans  une  de  ses  lettres  à  ses  élèves,  le  Rév.  Père  Beaudry 
disait  :  "  En  venant  en  si  grand  nombre,  ils  (les  anciens)  ont 
donné  au  pays  entier  un  éclatant  témoignage  de  l'intérêt  et  de 
l 'amour  qu  'ils  portent  à  leur  collège,  Ils  sont  venus  payer  un  tribut 
de  reconnaissance  à  qette  maison,  témoin  et  protectrice  de  leur 
enfance.  Ils  sont  venus  relier  connaissance  avec  d'anciens  amis, 
des  confrères  de  classe.  Ils  sont  venus  nous  consoler  des  difficultés 
qui  se  rencontrent  nombreuses  dans  l 'enseignement.  Ils  ont  affirmé 
qu'ils  ne  partagent  pas  les  idées  fausses,  malsaines  et  peu  exactes  de 
certains  personnages  sur  l'éducation  qui  se  donne  dans  nos  collèges 
classiques  ". 

De  son  côté,  l'honorable  juge  Baby,  dans  une  cir- 
constance solennelle  comme  celle-ci,  finissait  ainsi  son  discours  : 
'  '  Nous  sommes  venus  pour  honorer  celle  qui  nous  a  donné  le  pain  de 
la  science,  pour  serrer  la  main  à  nos  anciens  condisciples  et  saluer 
nos  jeunes  frères  qui  nous  font  un  si  chaleureux  accueil.  Bénie, 
mille  fois  bénie,  soit  la  main  qui  nous  a  ainsi  ramenés  dans  ces  murs 
si  souvent  témoin^,  tantôt  de  nos  joies  toujours  si  pures,  tantôt  de 
nos  chagrins  jamais  bien  cruels.     C'est  ici  que  l'amour  du  pays, 


328  LA  REVUE  CANADIENNE 

s'est  ancré  dans  nos  poitrines  et  que  nous  avons  été  préparés  pour 
être  dans  le  monde,  des  hommes  selon  les  désirs  de  Dieu.  '  ' 

"  Quand  sur  la  route  de  la  vie,  disait  l'honorable  juge  de 
Montigny,  nous  nous  rencontrerons,  que  la  qualité  d'élèves  du 
Collège  de  Joliette  soit  pour  nous  un  mot  de  ralliement,  qu  'elle  soit 
le  blason  qui  nous  oblige  à  la  vertu.  Espérons  qu'il  ne  nous  sera 
jamais  donné  d'entendre  dire  qu'un  élève  du  Collège  Joliette  a 
déshonoré  son  nom,  son  collège,  sa  famille  et  son  pays.  '  ' 

Au  pays  tout  entier,  les  fêtes  de  Joliette  apportent  donc  un 
éclatant  témoignage  de  l'intérêt  particulier,  de  l'amour  filial  et 
de  la  reconnaissance  des  anciens  élèves  pour  cette  maison,  témoin  et 
protectrice  de  leur  enfance.  Ils  sont  venus  nombreux,  rendre  hom- 
mage à  l'oeuvre  de  l'éducation,  au  dévouement  de  ceux  qui  s'y  con- 
sacrent au  prix  de  tant  de  sacrifices;  ils  sont  veni^  les  consoler, 
dans  leurs  peines,  les  remercier  des  services  rendus  à  la  cause  reli- 
gieuse et  nationale. 

Et  non  seulement  les  anciens  montrent  ainsi  leur  intérêt  à  la 
cause  de  l'éducation  en  général,  mais  ils  témoignent  de  leur  con- 
fiance en  l'éducation  telle  qu'elle  se  donne  dans  nos  collèges  classi- 
ques, avec  la  religion  comme  base  de  l'enseignement.  Ils  veulent 
prouver  qu'ils  ne  partagent  pas  les  idées  des  novateurs,  heureuse- 
ment peu  nombreux,  qui  voudraient  détruire  notre  système  actuel, 
sans  indiquer  de  remède  efficace  à  la  prétendue  faiblesse  de  son  or- 
ganisme. Qu'il  était  consolant  d'entendre  M.  le  député  Tellier  nous 
dire  ce  qu'il  faut  penser  de  notre  système  d'enseignement  :  "Le  Col- 
lège Joliette  a  compris  que  le  moyen  le  plus  sûr  de  former  de  bons 
citoyens,  c'est  de  commencer  par  faire  de  bons  chrétiens. — Notre 
premier  acte  officiel  dans  un  banquet  comme  celui-ci,  ce  doit  être  un 
acte  de  foi. — Il  convient  que  tous  les  fils  de  Joliette  disent  à  1  ^Ahna 
Mater  qu'ils  sont  restés  fidèles  à  ses  leçons  et  qu'ils  demeurent  des 
fils  dévoués  de  l'Eglise  du  Christ.  Ce  sera  sa  meilleure  récom- 
pense ". 

Puis,  comme  le  collège  est  le  prolongement  «de  la  famille,  que 


NOCES  DE    DIAMANT  À  JULIETTE  329 

nous  sommes  tous  frères,  ces  noces  de  diamant  établissent  entre 
tous  les  membres  de  la  famille,  un  lien  étroit  et  durable,  lien  d'ami- 
tié et  de  sympathie  entre  tous,  prêtres,  religieux  et  laïques,  selon 
l'exemple  donné  par  nos  fondateurs. 

En  effet,  ceux  qui  ont  assisté  aux  fêtes  de  Joliette,  n'ont  pas 
manqué  d'observer  que  tous  les  Joliettains  ne  forment  qu'une  seule 
et  même  famille,  unie  dans  un  même  amour.  La  gaieté  exubérante 
dont  l'atmosphère  était  comme  saturée,  permettait  aux  âmes  et  aux 
coeurs  de  respirer  à  l'aise,  d'oublier  pour  trois  jours  les  côtés  tristes 
de  la  vie  et  de  faire  ample  provision  de  souvenirs  heureux  pour 
l'avenir.  Les  témoins  de  notre  gaieté  nous  ont  recofinus  pour  des 
frères  et  on  a  dit  que  "  l'amour  de  la  vieille  maison  familiale  était 
la  caractéristique  de  toutes  ces  fêtes  ".  L'esprit  du  Rév.  Père 
Beaudry  planait  partout',  inondait  tous  les  coeurs,  servant,  pour 
ainsi  dire,  de  trait-d'union  entre  les  élèves  de  tous  les  cours,  au 
point  qu'il  n'y  avait  plus  là  "  qu'un  coeur  et  qu'une  âme  ", 
comme  dans  la  primitive  Eglise. 

Mais  il  faut  que  ces  bons  rapports  se  prolongent  et  que  le  titre 
d'élèves  du  même  collège  soit  comme  un  passeport  qui  donne  droit 
à  l'aide  des  anciens  en  faveur  des  cadets.  Que  ceux  qui  sont  jeu- 
nes, sans  appui,  aillent  donc  avec  confiance  frapper  à  la  porte  des 
aines,  leur  demander  conseil  et  protection.  Et  que  ceux-'ci,  à 
l'exemple  de  l'ancien  Joseph,  le  puissant  ministre  de  Pharaon, 
soient  attendris  à  la  vue  de  leurs  jeunes  frères,  leur  souhaitent  tou- 
tes sortes  de  prospérités,  s'informent  de  ceux  qui  sont  à  la  maison 
et  fassent  en  sorte  que  les  Benjamins  aient  une  part  plus  grande 
aux  faveurs  de  la  fortune. 

Il  faut  en  plus  soutenir  d'un  ferme  appui  l'avenir  de  la  maison 
qui  nous  intéresse  au  plus  haut  point.  Les  souscriptions  procla- 
ment bien  haut  que  cet  appel  a  été  compris  et  qu'  "  à  l'appui  moral 
accordé  de  si  grand  coeur  se  joint  un  secours  plus  positif  et  plus 
directement  efficace  ".  Ce  n'est  pas  encore  assez.  Il  faut  immor- 
taliser cette  oeuvre  en  fondant  VAssociatioïi  des  anciens  élèves  qui 


330  LA  REVUE  CANADIENNE 

apportera  à  l'Aima  Mater  l'appui  moral  et  financier  désirable  et 
formera  entre  les  élèves  et  le  Séminaire  un  réseau  de  liens  diffi- 
ciles à  rompre. 

Mgr  l'évêque  de  Juliette,  le  Père  Supérieur,  le  Père  Préfet  et 
le  Père  Procureur  feront  de  droit  partie  du  Comité  de  direction. 
Bientôt  une  lettre  circulaire  sera  adressée  à  tous  les  anciens,  les 
invitant  à  faire  partie  de  l'Association  qui  créera  "  autour  de 
l'Aima  Mater  une  atmosphère  d'ardente  et  d'efficace  sympathie  ". 

Cette  fête  des."  Noces  du  Souvenir  "  est  aussi  la  fête  de  la 
reconnaissance.  "  Cette  fête  que  nous  avons  voulu  faire  belle  et 
grande,  disait  en  1897  le  Rév.  Père  Beaudry,  est  surtout  en  l'hon- 
neur des  fondateurs  et  des  bienfaiteurs  de  cette  maison  ". 
Il  en  fut  de  même  en  1910.  Pas  un  discours  n'a  été 
prononcé  où  il  ne  fut  question  de  nos  fondateurs,  de  nos 
directeurs,  de  nos  professeurs,  de  la  Communauté  des  Clercs 
de  Saint- Viateur.  Leurs  noms  volaient  de  bouche  en  bouche,  ils 
passaient  dans  nos  chants,  ils  se  murmuraient  dans  nos  prières  et 
Us  sont  maintenant  gravés  en  lettres  d'or  dans  le  livre  de  nos 
souvenirs. 

Espérons  que  l'exemple  donné  par  Joliette  sera  suivi  par  tou- 
tes nos  familles  collégiales.  C'est  l'honneur  que  nous  osons  ambi- 
tionner pour  nous.  C  'est  le  bonheur  que  nous  souhaitons  à  notre 
chère  patrie  canadienne. 

A.-C.   D. 

10  août  1910. 


Jean  Nicolet 


ET     LA. 


DECOUVERTE   DU    WISCONSIN 

1634: 


SUITE 


E  Père  Le  Jeune  disait,  en  1636,  que  Nicolet  lui  avait  confié 
ses  mémoires  sur  les  Nipissiriniens  et  autres  tribus  sauva- 
ges, de  sorte  que  nous  pouvons  en  conclure  que  les  rensei- 
''  gnements  de  ce  genre  semés  dans  les  Relations,  à  partir  de 
cette  date,  provenaient  en  tout  ou  en  partie,  de  notre  interprète. 
Quatre  ans  plus  tafd,  le  même  religieux  énumère  les  peuples  qui  se 
rencontrèrent,-  à  partir  du  pays  des  Hurons,  sur  la  route  qui  mène 
jusqu'au  suid  de  la  baie  Verte,  à  l'ouest  'de  Milwaukee  —  c'est, 
croyons-nous,  l'itinéraire  de  Nicolet:  "  Suivant  la  côte  est  de  la 
baie  Géorgienne,  dit  la  Relation  de  1640,  on  trouve  les  Ouasouarini  ; 
plus  haut  (allant  au  nord)  sont  les  Outchougai;  plus  haut  encore, 
à  l'embouchure  du  fleuve  (rivière  des  Français)  qui  vient  du  lac 
Nipissin,  sont  les  Atchibigouan  ;  au-delà,  sur  les  mêmes  rives  de 
cette  mer  Douce,  sont  les  Amikouai  ou  la  nation  du  Castor,  au  sud 
desquels  est  une  île,  dans  cette  mer  Douce,  longue  d'environ  trente 
lieues  (Manitoualine)  habitée  des  Outaouan  (Outaouas) — ce  sont 
des  peuples  venus  de  la  nation  des  Cheveux-Relevés  ;  après  les  Ami- 
kouai, sur  les  mêmes  rives  du  grand  lac  (allant  est  et  ouest)  sont  les 
Oumisagai  (Mississagay,  leur  rivière  porte  encore  ce  nom)  qu'on 
passe  pour  venir  à  Baouichtigouin,  c'est-à--dire  la  nation  des  Gens 


332  LA  REVUE  CANADIENNE 

du  Saut  (le  saut  de  Gaston,  ainsi  nommé  par  Brûlé  et  Grenelle) 
qui  se  jette  en  cet  endroit  dans  la  mer  Douce;  au-'delà  de  ce  saut  ou 
trouve  le  petit  lac  sur  les  bords  duquel  sont  les  Roquai.  " 

Examinons  cette  importante  description.  Les  Ouasouarini,  les 
Outchougai,  les  Aichiligouan  se  retrouvent  bientôt  par  la  suite  dans 
les  'éehancrures  nombreuses  qui  se  succèdent  le  long  de  la  côte  est 
de  la  baie  Géorgienne;  on  ne  peut  donc  pas  s'y  tromper.  Aiprès 
avoir  passé  l'embouchure  de  la  rivière  des  Français,  cette  côte 
infléchit  quelque  peu  à  l'ouest  et  l'on  arrive  «hez  les  Amikoués  ou 
Castors.  Au  large  de  cette  longue  terre  il  y  a  deux  ou  trois  mille 
îles  de  toute  beauté. 

En  1633-34  les  Amikoués  étaient  en  guerre  contre  les  Puants. 
Nicolet  devait  leur  faire  promettre  la  paix,  mais  en  1636,  les  hosti- 
lités recommencèrent.  Il  est  bien  probable  que  notre  voyageur 
s'arrêta  chez  ce  peuple  pour  lui  demander  sa  promesse  de  faire  la 
paix  si  les  Puants  y  consentaient. 

"  Les  Missisakis  sont  dans  une  rivière  (côte  nord  du  lac  Huron) 
dont  ils  tirent  le  nom,  car  missi  veut  dire  en  leur  langue  (algon- 
quine)  "  toute  sorte  "  et  saîcis  "  sorties  de  rivières  ",  de  manière, 
que  missisakis  veut  dire  la  sortie  de  toutes  sortes  de  rivières.  Et 
■comme  cette  rivière  se  dégorge  dans  ce  lac  par  différents  endroits, 
cette  nation  en  prend  le  nom.  Il  y  a  une  grande  abondance  d'étur- 
geons  et  de  poissons  blancs  fort  délicats.  Ils  ont  la  chasse  ;  ils  ne 
manquent  pas  de  blé  d'Inde  et  de  citrouilles.  Ils  sont  fiers,  orgueil- 
leux et  fort  méprisants  ;  en  un  mot  c  'est  la  moins  sociable  de  toutes 
les  nations.  "  (La  Potlierie  II.  60). 

"  Les  Sauteurs,  qui  sont  au-delà  des  Missisakis,  tirent  leur 
nom  d'un  saut  qui  fait  le  dégorgement  du  lac  Supérieur. . .  Ces 
peuples  sont  fort  adroits  dans  une  pêche  qu'ils  font  de  poissons 
blancs  qui  sont  aussi  gros  que  des  saumons...  Il  n'y  a  qu'eux, 
les  Missisakis  et  les  Nepiciriniens  qui  puissent  faire  cette  pêche.  " 
<La  Potherie  II.  60). 

Rien  ne  nous  assure  que  Nicolet  a  vu  les  gens  du  saut  de  Gas- 


JEAN  NICOLET  333^ 

ton,  mais  il  a  compris  ce  qu'on  lui  en  a  rapporté.  Si  toutefois  il 
est  allé  jusque  là,  il  a  dû  ensuite  faire  un  trajet  dans  le  Michigan- 
ouest  puisqu'il  parle  du  "  petit  lac  sur  les  bords  desquels  sont  les. 
Roquai  "  ou  Noquets,  un  évasement  de  la  baie  Verte,  côté  du  nord. 
Si,  au  contraire,  il  a  passé  de  la  bouche  de  la  rivière  Thessalon  à. 
l 'île  Saint- Joseph  au  bas  de  la  décharge  du  saut,  puis  par  le  Détour^ 
entre  Waterville  et  l'île  Drummond,  qui  est  une  route  de  canot 
droite  et  facile,  il  a  enfilé  le  passage  de  Makinaw  pour  se  rendre  à 
la  sortie  de  la  rivière  Marquette  d'où  il  pouvait  atteindre  le  fond  de 
la  baie  des  Noquets  —  ou  encore  il  a  suivi  la  côte  et  doublé  la 
Pointe  de  la  Tour  et  Detton  pour  entrer  chez  ce  peuple.  Le  trajet 
par  le  saut,  ensuite  par  une  longue  route  dans  les  terres,  ne  nous, 
semble  pas  probable. 

"  Au  nord  des  Roquai  sont  les  Mantoue;  ces  peuples  ne  navi- 
guent guère,  vivant  des  fruits  de  la  terre.  Passant  ce  plus  petit  lac,, 
on  entre  dans  la  seconde  mer  douce  (baie  Verte)  sur  les  rives  de 
laquelle  sont  les  Maroumine.  Plus  avant  encore,  sur  les  mêmes 
rives,  habitent  les  Ouinipigon,  peuple  sédentaire  qui  sont  en  grand, 
nombre.  Quelques  Français  les  appellent  la  nation  des  Puants,  à 
cause  que  le  mot  algonquin  "  ouinipeg  "  signifie  "  eau  puante  "; 
or,  ils  nomment  ainsi  l'eau  de  la  mer  salée,  si  bien  que  ces  peuples, 
se  nomment  Ouinipigon  parce  qu'ils  viennent  des  bords  d'une 
mer  (*)  dont  nous  n'avons  point  de  connaissance  et,  par  consé- 
quent, il  ne  faut  pas  les  appeler  la  nation  des  Puans,  mais  la  Na- 
tion de  la  Mer.  Aux  environs  de  cette  nation  sont  les  Naduesiu  (^),. 
les  Assinipoun  (**),  des  Erionionaj   C),  les  Rasaouakoueton  (^)  et 


(*)  Ohamplain  étant  à  Montréal  en  1603,  les  Sauvages  lui  mentionnè- 
rent le  lac  Huron,  disant  que  ces  eaux  étaient  salées  ou  qu'il  était  voisin 
d'une  mer  saunâtre  —  allusion  aux  Ouinipigon. 

(°)  Nadue  les  ennemis,  Siu,  pour  Sioux  —  nos  ennemis  les  Sioux. 
Ceux-ci  occupaient  le  haut  Mississipi. 

(*)  Assiniboils,  occupaient  le  territoire  de  la  province  de  Manitoba. 

C)  Illinois,  du  pays  de  Chicago. 

(')  Les  mêmes  que  les  Puants.     Les  Outagamis  et  les  Maskoutins  ne- 


334  LA  REVUE  CANADIENNE 

les  Poutouatami ...  Je  dirai  en  passant  que  le  sieur  Nicolet,  inter- 
prète en  langue  algonquine  et  huronne  pour  messieurs  de  la  Nou- 
velle-France, m 'a  donné  les  noms  de  ces  nations  qu  'il  a  visitées  lui- 
même  pour  la  plupart  dans  leur  pays.  Tous  ces  peuples  entendent 
l'algonquin,  excepté  les  Hurons,  qui  ont  une  langue  à  part,  comme 
aussi  les  Ouinipigon  ou  Gens  de  Mer.  "  (^). 

Les  Noquets  ont  été  revus  plus  tard  et  parfaitement  localisés. 
Ils  avaient  peu  d'importance  par  leur  nombre  et  figurent  à  peine 
dans  les  récits  postérieurs  à  1634. 

Les  Mantoue,  leurs  voisins,  au  nord-ouest  de  la  baie  Verte, 
comptaient  pour  un  peuple  important  dans  le  pays.  "  Les  Man- 
touechs,  qui  composaient  autrefois  un  grand  village,  demeuraient 
à  environ  quarante  lieues  dans  les  terres  au  nord  de  la  Baie  ;  ils 
étaient  les  plus  grands  guerriers  de  toute  l'Amérique  septentrio- 
nale ;  les  autres  nations  tremblaient  quand  ils  se  mettaient  en  mar- 
che. Ils  n'ont  jamais  pu  être  vaincus.  Cependant,  tous  les  peuples 
jaloux  de  leur  valeur  se  liguèrent  contre  eux  et,  par  la  trahison  des 
Malhominis,  qui  se  disaient  leurs  amis,  ils  furent  massacrés  avec  la 
même  surprise  que  le  furent  les  Illinois  par  les  Puants  et  il  ne  resta 
que  les  enfants  et  les  femmes  que  l'on  fit  esclaves.  "  (La  Potherie 
IL  81.  —  Ceci  fut  écrit  en  1700.)  Ces  faits  ont  eu  lieu  longtemps 
après  1634. 

Les  Poutéouatamis,  Poux  par  contraction,  paraissent  avoir 
habité  près  du  saut  à  l'époque  du  voyage  de  Nicolet.  Ils  en  furent 
chassés  par  les  Sioux  et  allèrent  se  fixer  sur  la  grande  île  Washing- 
ton qui  est  à  l'entrée  de  la  baie  Verte  et  où  on  les  retrouve  vers 
1650.  '  '  C  'est  une  nation  fort  affable  et  tout-à-fait  caressante,  qui 
ne  cherche  que  l'estime  des  personnes  qui  vivent  chez  eux;  ils  ont 


sont  pas  mentionnés  ici.     En  effet,  ils  ne  demeuraient  pas  alors  dans  ces 
contrées.  ^ 

(»)  Relations,  1640,  p.  34.    Voir  aussi  Relation,  1643,  p.  61;  1646,  p.  81; 
1648,  p.  62  ;  1658,  p.  20. 


JEAN  NICOLET  335 

lîeaucoup  d 'esprit  ;  ils  entendent  la  raillerie  ;  ils  ont  la  taille  déga- 
gée; ils  sont  grands  parleurs.  "     (La  Potherie  II.  77.) 

La  folle-avoine  ou  riz  des  marais  croissait  à  l'embouchure  de 
tous  les  cours  d'eaux  qui  tombent  dans  la  baie  Verte.  Les  Malou- 
mines  ou  Folle- Avoines  résidaient  du  côté  ouest  de  la  baie  Verte  où 
est  la  rivière  qui  porte  leur  nom,  limite  du  Michigan  nord-ouest  et 
du  Wisconsin.  La  carte  de  Champlain,  1632,  montre  la  "  rivière 
«des  Puants  "  où  est  le  lac  Supérieur.  C'est  l'idée  vague  de  la  baie 
Verte  que  les  Français  nommaient  plus  tard  la  Baie,  baie  des 
Puants,  baie  des  Folle- Avoines.  L'extrême  abondance  du  riz  sau- 
vage dans  les  eaux  de  ce  vaste  bassin,  jointe  à  la  verdure  des  côtes 
qui  est  ravissante  tout  l'été  et  surtout  de  bonne  heure  au  prin- 
temps, deux  ou  trois  semaines  avant  les  régions  situées  plus  au  sud, 
justifie  l'appellation  de  baie  Verte. 

La  Relation  de  1671,  p.  41-42,  dit  :  "  Cette  baie,  communément 
appelée  des  Puants,  est  le  même  nom  que  les  Sauvages  donnent  à 
ceux  qui  habitent  proche  de  la  mer,  peut-être  parce  que  l'odeur  des 
marécages  dont  cette  baie  est  environnée  a  quelque  chose  de  celle 
de  la  mer;  et  d'ailleurs  il  est  difficile  qu'il  se  fasse  sur  l'océan  des 
coups  de  vent  plus  impétueux  que  ceux  qui  se  font  ressentir  en  ce 
lieu,  avec  des  tonnerres  extrêmement  violents  et  presque  continue.  " 
Puisque  le  nom  de  Gens  de  Mer  existait  avant  l'arrivée  des  Fran- 
çais, faut-il  en  conclure  que  les  Sauvages  de  ces  régions  connais- 
saient l'océan  et  pouvaient  en  tirer  quelque  analogie  avec  cette 
espèce  de  grand  lac?  C'est  douteux. 

'*  Cette  baie  tire  son  nom  des  Ouinipigons  qui  veut  dire  puant. 
Ce  nom  n'a  pas  une  si  mauvaise  explication  en  la  langue  des  Sau- 
vages, car  ils  l'appellent  plutôt  là  Baie  Salée  que  la  Baie  des 
Puants,  quoique  parmi  eux  ce  soit  presque  la  même  chose,  et  c'est 
aussi  le  nom  qu  'ils  donnent  à  la  mer  —  ce  qui  a  fait  faire  de  très 
exactes  recherches  pour  découvrir  s'il  n'y  avait  point  dans  ces 
quartiers  quelques  fontaines  d'eau  salée,  comme  il  y  en  a  parmi  les 
Iroquois,  mais  l'on  en  a  point  trouvé  jusqu'à  présent.    L'on  juge 


336  LA  REVUE  CANADIENNE 

qu  'on  lui  a  donné  ce  nom  à  cause  de  quantité  de  vase  et  de  boue  qui 
s'y  rencontrent. . .  Cette  baie  est  de  quarante  lieues  de  profondeur 
(du  nord  au  sud)  sur  huit  à  dix  de  large  à  son  entrée,  qui  diminue 
insensiblement  jusqu'à  sa  profondeur  qui  n'en  a  que  deux.  L'em- 
bouchure (nord-est)  est  fermée  de  sept  îles...  Le  pays  est  beau. 
Ces  peuples  ont  des  campagnes  fertiles  en  blé  d'Inde.  La  chasse 
abonde  en  toutes  saisons.  Ils  ont  celle  de  l'ours  et  du  castor  en 
hiver,  le  chevreuil  en  tout  temps.  "  (La  Potherie  II.  63,  70,  79). 

'  '  La  baie  des  Puants  a  trente  lieues  de  profondeur  et  huit  de 
large  à  son  entrée;  elle  va  en  rétrécissant  à  mesure  qu'on  avance 
vers  le  fond.  On  y  remarque  des  marées  irrégulières,  dont  le  Père 
Marquette  a  étudié  les  mouvements.  "  (Le  Père  Tailhan:  Mémoire 
de  Perrot,  p.  216.) 

A  l'extrémité  sud  de  cette  grande  nappe  d'eau  habitaient  les 
Puants,  ces  terribles  Gea-  de  Mer  qu'il  s'agissait  d'amadouer  par 
la  diplomatie  en  parlant  de  leurs  intérêts  avec  adresse.  Le  langage 
dont  ils  se  servaient  paraît  avoir  été  un  dérivé  du  sioux.  Les  Sau- 
teux,  Noquets,  Mantoues,  Maloumines,  Poutéouatamis,  Renards, 
tous  algonquins,  ne  les  comprenaient  pas,  non  plus  que  les  Outaouas 
les  Missisagués  et  les  Amikoués.  De  là  une  haîne  nationale  héré- 
ditaire de  toutes  ces  tribus  contre  eux. 

Les  Gens  de  Mer  n'étaient  connus  des  Français  que  par  ouï- 
dire  depuis  1629.  On  les  croyait  voisins  de  l'océan  Pacifique  ou 
tout  au  moins  à  proximité  d'une  rivière  qui  y  conduisait.  Ils 
étaient  cruels  et  parlaient  une  langue  distincte,  mais  on  les  suppo- 
sait doux  et  parlant  l 'algonquin.  Avec  les  deux  langues  mè'"^s  qu  'il 
possédait  parfaitement  —  le  huron  et  l 'algonquin — Nicolet  pouvait 
se  faire  comprendre  partout,  excepté  chez  les  Gens  de  Mer. 

Ils  demeuraient  à  la  baie  Verte  depuis  longtemps.  On  les 
disait  venus  de  l'ouest  (^°).     Les  Dacotas  ou  Sioux  étaient  leurs 


(")   Henry  E.  Legler:  Leading  Events  of  Wisconsin  History,  1898,- 
p.  23,  25,  44. 


JEAN  NICOLET  337 

amis,  quoique  d'un  dialecte  assez  différent.  "  Les  Puants  étaient 
autrefois  maîtres  de  cette  baie  et  d 'une  grande  étendue  de  pays  aux 
environs  ;  cette  nation  était  nombreuse  et  fort  redoutable ...  Il 
n'entrait  aucun  étranger  chez  eux  qu'ils  ne  le  fissent  bouillir  dans 
des  •chaudières.  Les  Malhominis  étaient  les  seuls  qui  eussent  rela- 
tion avec  eux,  n'osant  même  se  plaindre  de  leur  tyrannie.  Ces 
peuples  se  croyaient  les  plus  puissants  de  l'univers;  ils  déclaraient 
la  guerre  à  toutes  les  nations  qu'ils  pouvaient  découvrir,  quoiqu'ils 
n'eussent  que  des  haches  et  des  couteaux  de  pierre.  "  (La  Potherie 
II.  71,  76.) 

On  trouve  leur  nom  écrit:  Rasaouakoueton,  Aweâtiswaenr- 
rhonon,  Aouetsiouaenronons  en  huron,  et  Ouinipigon,  Winnebagoes 
en  algonquin.  Comment  se  nommaient-ils  eux-mêmes  ?  Nous  n'en 
savons  rien.  Le  cas  des  Outaouas  est  identique;  personne  ne  nous 
a  dit  quel  nom  ils  se  donnaient  entre  eux. 

La  Potherie,  'écrivant  en  1700,  dit  :  "  ils  pouvaient  être,  il  y  a 
quelques  années,  cent  cinquante  guerriers  '  ',  soit  quinze  cents  âmes 
vers  1676.  Ils  demeuraient  à  l'endroit  où  la  rivière  aux  Renards 
tombe  dans  la  baie  Verte,  à  deux  jours  de  voyage  des  Malhomines. 

"  A  d^ux  journées  des  Gens  de  Mer,  Nicolet  envoya  un  de  ses 
Sauvages  porter  la  nouvelle  de  la  paix,  laquelle  fut  bien  reçue, 
nommément  quand  on  entendit  que  c'était  un  Européen  qui  por- 
tait la  parole.  On  dépêcha  plusieurs  jeunes  gens  pour  aller  au- 
devant  du  manitouirinioux,  c'est-à-dire  de  l'homme  merveilleux  ; 
on  y  vient,  on  le  conduit,  on  porte  tout  son  bagage.  Il  était  revêtu 
d'une  gran,"".:  robe  de  damas  de  la  Chine,  toute  parsemée  de  fleurs 
et  d'oiseaux  de  diverses  couleurs.  Sitôt  qu'on  l'aperçut,  toutes  les 
femmes  et  les  enfants  s'enfuirent,  voyant  un  homme  porter  le  ton- 
nerre en  ses  deux  mains  (c'est  ainsi  qu'ils  nommaient  deux;  pistolets 
qu'il  tenait).  La  nouvelle  de  sa  venue  s'épandit  incontinent  aux 
lieux  circonvoisins.  Il  se  fit  une  assemblée  de  quatre  ou  cinq  mille 
hommes.  Chacun  des  principaux  fit  son  festin,  en  l'un  desquels 
on  servit  au  moins  vingt-six  castors.     La  paix  fut  conclue.     Il 


338  LA  REVUE  CANADIENNE 

retourna  aux  Hurons  et,  de  là  aux  Trois^Rivières.  "  (Le  Père  Vi- 
mont,  Relation,  1643,  p.  3.) 

Ces  lignes  nous  semblent  confirmer  un  texte  du  Père  de  Quen 
dans  la  Relation  de  1656  (p.  39)  ainsi  conçu:  *'  Un  Français  m'a 
dit,  autrefois,  qu'il  avait  vu  trois  mille  hommes  dans  une  assemblée 
qui  se  fit  pour  traiter  la  paix  au  pays  des  Gens  de  Mer.  '  ' 

La  paix  dont  parle  le  Père  Vimont  paraît  avoir  été  faite  entre 
les  Puants,  les  Hurons  de  Penetenguishine  et  les  Amikoués  ou  Nez- 
Percés  qui  demeuraient  au  nord  de  la  baie  Géorgienne  assez  proche 
de  l 'embouchure  de  la  rivière  des  Français.  Elle  ne  dura  que  deux 
années.  -Le  Père  de  Brébeuf  écrivait  du  pays  des  Hurons,  le  8  juin 
1636  :  "  Le  capitaine  des  Nez-Percés  ou  de  la  Nation  du  Castor,  qui 
est  à  trois  journées  de  nous,  vint  nous  demander  quelqu'un  de  nos 
Français  pour  aller  avec  eux  dans  un  fort  qu'ils  ont  fait,  par  la 
crainte  qu'ils  ont  de»  A8eatsi8aenorhonon,  c^est^à-dire  des  gens 
puants,  qui  ont  rompu  le  traité  de  paix  et  ont  tué  deux  des  leurs 
dont  ils  ont  fait  festin.  "  {Relation,  1636,  p.  92).  Cette  nouvelle 
guerre  au  nord  coïncidait  avec  le  réveil  des  Iroquois  au  sud-est. 
Les  Hurons  allaient  se  voir  attaqués  de  deux  côtés  à  la  fois. 

On  remarquera  que  le  Père  Vimont  ne  mène  pas  Nicolet  plus 
loin  que  la  baie  Verte,  pourtant  nous  avons  sujet  de  croire  qu'il 
est  allé  au-delà,  d'autant  plus  qu'on  était  au  mois  de  septembre, 
que  la  navigation  pouvait  durer  encore  huit  ou  dix  semaines  et  que 
les  canots  de  traite  ne  partiraient  pas  avant  la  fin  de  mai  de  chez 
les  Hurons  pour  se  rendre  aux  T  rois-Rivières.  Dès  lors,  il  pouvait 
disposer  de  son  temps  et  pousser  plus  loin  ses  explorations. 

Le  lac  Michigan  a  porté  plusieurs  noms  :  grand  lac  des  Algon- 
quins, des  Puants,  des  Illinois,  second  lac  des  Hurons,  Dauphin  et 
Saint- Joseph.  D'après  Hennepin,  les  Miamis  le  nommaient  Michi- 
gonong.  La  Potherie  met  Méchéygan.  Il  n'est  pas  dit  que  Nicolet 
vogua  sur  les  flots  de  cette  mer  intérieure,  mais  il  en  a  connu  l'exis- 
tence et  la  situation,  sans  nul  doute. 

Selon  les  apparences,  Nicolet  avait  épuisé  la  géographie  de  ses 


JEAN  NICOLET  339 

guides  hurons.  Il  était  en  plein  pays  inconnu.  Tous  les  rêves  lui 
étaient  permis,  car  il  avait  devant  les  yeux  une  immense  contrée  à 
parcourir,  il  entendait  parler  de  grands  cours  d'eau,  de  mers  pro- 
chaines, de  peuples  trafiquants  et  navigateurs  et,  dans  son  imagina- 
tion, il  marchait,  sans  doute,  à  la  découverte  du  reste  de  l 'Amérique 
du  Nord,  complétant  ainsi  l'oeuvre  de  Colomb,  Verrazano,  Cartier. 

Aucun  Européen  n'avait  deviné  le  Centre- Amérique  ;  c'est  à 
Nicolet  que  revient  l'honneur  d'avoir  foulé  le  premier  ce  sol  où 
devaient  naître  des  Etats  qui  sont  devenus  le  grenier  du  monde. 
Nous  le  voyons  apparaître  tout  à  coup  aux  regards  des  Sauvages, 
sur  le  seuil  du  Miehigan,  du  Wisconsin,  de  l'Illinois,  à  cinq  cents 
lieues  de  Québec,  alors  que  les  colons  anglais  des  bords  de  l'Atlan- 
tique n'avaient  pas  encore  perdu  de  vue  les  rivages  de  cette  mer. 

Un  coup  d 'oeil  sur  la  carte  nous  montre  la  possibilité  de  passer 
sans  embarras  de  la  baie  Verte  au  Mississipi.  Les  Sauvages  de  la 
Baie  en  connaissaient  le  chemin,  de  toute  nécessité.  Nicolet  n'a  donc 
pas  ignoré  ce  fait  puisqu'il  interrogeait  tous  ceux  qui  s'appro- 
chaient 'de  lui.  Il  sut  se  faire  indiquer  la  route  et  peut-être  fut-il 
guidé  par  les  Puants  ou  les  Malouines  dans  un  voyage  qui  promet- 
tait aux  indigènes  une  suite  de  rapports  avantageux  avec  les  com- 
patriotes du  hardi  coureur  des  bois. 

On  ignore  généralement  l'étendue  des  rapports  que  les  tribus 
sauvages  avaient  entre  elles  pour  l'échange  des  produits  particu- 
liers à  leurs  différentes  contrées.  Des  bords  de  l 'Atlantique  au  cen- 
tre du  continent  il  existait  des  communications  commerciales  sui- 
vies. Du  Mexique  à  la  Colombie  anglaise,  même  courant  d'affaires. 
Du  Grolfe  du  Mexique  au  lac  Miehigan  des  coquillages  étaient  ap- 
portés et  les  indigènes  de  l'Ottawa  les  achetaient  pour  s'en  faire 
des  parures.  Le  tabac  de  la  Virginie  se  vendait  dans  le  Haut- 
Canada  et  le  Wisconsin.  Cartier  fait  mention  de  peuples  lointains 
qui  trafiquaient  avec  ceux  du  Saint-Laurent. 

Nous  avons  parlé  de  ce  qae  Sagard  disait  des  Sauvages  com- 
merçants du  lac  Huron. 


340  LA  REVUE  CANADIENNE 

La  rivière  aux  Renards  a  sa  source  dans  le  nord-est  du  comté- 
de  Columbia  et  va  d'abord  au  sud-ouest,  puis  à  l'ouest,  approchant 
la  rivière  Wisconsin  à  une  demie  lieue  —  c'est  le  Portage  si  souvent 
mentionné  dans  l'histoire.  Le  terrain  en  est  bas,  sablonneux.  Ici, 
la  rivière  aux  Renards  tourne  brusquement  au  nord  et  se  traîne 
quatre  lieues  jusqu'au  lac  Buffalo,  qui  n'est  autre  chose  qu'un  élar- 
gissement de  cette  rivière  elle-même.  Continuant  sa  route,  celle-ci 
va  à  l'est,  par  une  marche  assez  rapide,  et  irrégulière,  puis  entre 
dans  le  lac  Puckaway,  après  quoi  elle  est  augmentée  des  eaux  de  la 
rivière  du  Loup  et  traverse  le  lac  Winnibago;  ensuite  elle  va  se 
jeter  dans  la  baie  Verte. 

Les  Outagamis  ou  Renards,  qui  ont  laissé  leur  nom  à  ce  cours, 
d'eau,  ne  s'établirent  sur  les  bords  que  vingt-cinq  ou  trente  années 
après  la  visite  de  Nicolet.  En  1634  ils  demeuraient  à  l'est  du  lac 
Miehigan. 

Les  Puants  s'étendaient  jusqu'au  lac  Winnebago,  qui  porte 
leur  nom,  par  conséquent  à  trois  journées  de  canots  sur  cette  rivière. 
Après  avoir  traversé  ce  lac,  Nicolet  se  trouvait  sur  le  site  de  la  ville 
d'Oshkosh  aujourd'hui,  oii  il  rencontrait  de  nouveau  la  rivière,  et, 
remontant  le  cours  sinueux  de  celle-ci,  accidenté  de  lacs  et  de  ma- 
rais, il  parvint  jusqu'au  voisinage  des  Kikapons  et  des  Illinois  et 
s'arrêta  au  milieu  du  pays  où  furent,  par  la  suite,  les  bourgades  des 
Renards,  Mascoutins  et  Miamis,  trois  peuples  que  les  Iroquois  chas- 
sèrent de  l'Etat  du  Michigan-est,  vers  1660,  et  qui  prireni  refuge 
au  Wisconsin.  Nicolet  était  à  six  journées  de  la  baie  Verte,  è  proxi- 
mité du  coude  de  la  rivière  Wisconsin  que  l'on  nomme  le  Portage. 
Cet  endroit  sépare  les  eaux  qui  vont  au  Mississipi  par  la  rivière 
Wisconsin  des  eaux  qui  se  rendent  au  Saint-Laurent  par  la  rivière 
aux  Renards  et  la  baie  Verte. 

Le  portage  passé,  prenant  la  rivière  Wisconsin,  on  va  cent 
dix-huit  milles  avant  que  de  joindre  le  Mississipi,  c'est  au  moins: 
trois  jours  de  canot. 

Le  Père  Le  Jeune  écrivait  en  1640:  "  Le  sieur  Nicolet,  qui  a 


JEAN    NICOLET  341 

le  plus  avant  pénétré  dedans  ces  pays  si  éloignés,  m'a  assuré  que, 
s 'il  eut  vogué  trois  jours  plus  avant  sur  un  grand  fleuve  qui  sort  au 
second  lac  des  Hurons  ("),  il  aurait  trouvé  la  mer.  Or,  j'ai  de 
fortes  conjectures  que  c'est  la  mer  qui  répond  au  nord  de  la  Nou- 
velle-Mexique, et  que  de  cette  mer  on  aurait  entrée  dans  le  Japon  et 
la  Chine.  " 

Pourtant,  il  s'en  fallait  de  beaucoup  que  ce  fut  là  le  chemin 
tant  cherché  !  Trompé  par  l'expression  metchi  sippi  —  les  grandes 
«aux  —  le  brave  Nieolet,  déjà  préparé  à  cette  croyance,  pensa  qu'il 
s'agissait  tout  à  la  fois  d'un  fleuve  considérable  et  de  l'océan  Paci- 
fique où  devait  aboutir  la  traversée  du  continent.  Le  problême 
dont  s'occupaient  les  Français,  les  Anglais,  les  Espagnols,  les 
Hollandais  dût  lui  paraître  à  peu  près  résolu.  Il  se  trompait  de  la 
moitié,  comme  avait  fait  Christophe  Colomb. 

Le  Père  Le  Jeune  continue:  "  Néanmoins,  comme  on  ne  s'ait 
pas  où  tire  ce  grand  lac,  ou  cette  mer  douce,  ce  serait  une  entreprise 
généreuse  d'aller  découvrir  ces  contrées.  Nos  Pères  qui  sont  aux 
Hurons,  invités  par  quelques  Algonquins,  sont  sur  le  point  de  don- 
ner jusqu'à  ces  gens  de  l'autre  mer  ".  {Relation,  1640,  p.  63).  Le 
premier  voyage  au  Mississipi  fut  celui  de  Pierre-Esprit  Radisson, 
par  la  route  de  Nicolet,  en  1659. 

Au  retour,  notre  explorateur  revit  les  nations  qu'il  avait  visi- 
tées en  allant  et  se  retrouva  chez  les  Hurons  où  il  attendit  (durant 
l'hiver?)  le  moment  propice  pour  descendre  au  Saint-Laurent.  La 
flottille  de  traite  des  Hurons  était  aux  Trois-Rivières  du  15  au  30 
juillet  1635.  Le  9  décembre  suivant  nous  constatons  la  présence 
de  Nicolet  en  ce  dernier  lieu. 

Il  est  facile  de  se  figurer  l'intérêt  qui  s'attacha  au  récit  des 


(")  C'est  vague.  Le  second  lac  des  Hurons  ou  lac  Michîgan  se  trouve 
ici  confondu  avec  la  baie  Verte  —  et,  de  plus,  le  "  grand  fleuve  "  n'est 
autre  que  la  rivière  Wisousin  qui  se  décharge  au  Mississipi,  non  pas  à  la 
baie  Verte  ni  au  lac  Michigan. 


342  LA  REVUE  CANADIENNE 

voyageurs  lorsque  Champlain  et  les  Pères  Jésuites  purent  causer 
avec  lui.  Mais  c'était  là  tout  ce  que  l'on  pouvait  en  espérer.  La 
colonie  française  ne  dépassait  pas  vingt  familles.  Les  Cent- Associés 
ne  voulaient  pas  entendre  parler  de  découvertes.  Richelieu  était 
engagé  dans  une  guerre  malheureuse  .  Enfin,  Nieolet  de  retour  à 
Québec  en  l'été  de  1635,  y  trouvait  Champlain  mourant.  Le  succes- 
seur de  celui-ci  ne  donna  aucune  suite  à  ses  projets  d'exploration. 

"  Il  retourna  aux  Hurons  (revenant  du  "Wisconsin)  et  de  là^ 
à  quelque  temps,  aux  Ti^is-Rivières  (il  avait  dû  hiverner  en  route) 
où  il  continua  sa  charge  de  commis  et  interprète  avec  une  satisfac- 
tion grande  des  Français  et  des  Sauvages,  desquels  il  était  égale- 
ment et  uniquement  aimé.  Il  conspirait  puissamment,  autant  que 
sa  charge  le  permettait,  avec  nos  Pères,  pour  la  conversion  de  ces 
peuples,  lesquels  il  savait  manier  et  tourner  où  il  voulait  d'une 
dextérité  qui  à  peine  trouvera  son  pareil.  "  (Le  Père  Vimont, 
Relation,  1643,  p.  4.) 

À  SUIVRE. 

Benjamin  SULTE. 


Pages  d'Histoire 


SUITE   ET   FIN 


XII 


Ambassade  iroquoise  au  château  Saint-iLouis.  —  Arrivée  à  Québec  du 
vicomte  d'Argenson,  cinquième  gouverneur  de  la  Nouvelle-France. — 
Départ  de  M.  d'Ailleboust  pour  Villemarie.  —  Il  commence  les  pre- 
miers travaux  de  la  citadelle  de  Montréal.  —  Il  revient  à  Québec  en 
1659.  —  Dollai-d  et  ses  compagnons.  —  Mort  de  Loiiis  d'Ailleboust 
à  Montréal,  le  31  mai  1660. 


l^lri^E  Père  Simon  LeÛMoyne  —  Ondessonk  —  (^),  accompagné  de 
41^11  trois  nouveaux  ambassadeurs  agniers  et  d'un  certain  nom- 
^^►C  bre  d'autres  indigènes,  arriva  à  Québec  le  21  mai  1658.  Le 
™^  lendemain  le  célèbre  missionnaire  "  rapporta  "  au  gouver- 
neur '  '  la  voix  des  Agniers  '  ',  qui  demandaient,  entre  autres  choses, 
la  mise  en  liberté  de  leurs  "  neveux  ",  prisonniers  chez  les  Fran- 
çais. M.  d'Ailleboust  fit  inviter  les  Pères  Jésuites  et  les  principaux 
parmi  les  blancs  et  les  sauvages  de  se  rendre  au  Château  le  surlen- 
demain, 24  mai,  pour  y  recevoir  avec  lui  les  représentants  des 
Agnieronons,  comme  on  disait  alors. 

Le  château  Saint-Louis  était  fièrement  campé  sur  le  sommet 


(')   Ce  nom  d'Ondessonk  avait  d'abord  été  porté  par  de  Père  Jogues, 
le  jésuite  martyr. 


344  LA  REVUE  CANADIENNE 

d 'une  colline  que  l 'on  gravit  de  nos  jours  au  moyen  d 'un  ascenseur. 
Sa  célèbre  galerie,  qui  donnait  sur  "  le  précipice  ",  avait  plus  de 
cent  pieds  de  longueur  et  offrait  un  coup  d'oeil  unique  du  côté  du 
fleuve.  f 

Au  jour  dit,  on  vit  arriver  au  fort  et  pénétrer  dans  la  résidence 
officielle  du  gouverneur  la  pittoresque  théorie  des  invités  d'Onon- 
thio.  C'étaient  des  missionnaires  à  longue  barbe,  dont  quelques- 
uns  parlaient  admirablement  l'algonquin  et  l'iroquois,  des  colons  et 
des  traiteurs  natifs  de  diverses  provinces  de  France,  des  Hurons, 
des  Algonquins,  et  enfin  les  délégués  iroquois. 

M.  d'Ailleboust  voulut  remercier  les  ambassadeurs  de  lui  avoir 
ramené  le  P.  LeMoyne.  Empruntant  les  manières  de  parler  et  de 
faire  des  indigènes,  il  leur  dit  :  '  '  Pour  graisser  les  pieds  des  con- 
ducteurs d'Ondessonk,  je  leur  donne  trois  capots  ".  Il  dit  ensuite 
qu'il  voulait  établir  une  paix  solide  et  durable  entre  Français  et 
Iroquois  et  que,  pour  cela,  il  lui  fallait  s'entendre  avec  les  anciens 
des  cantons  et  non  avec  des  jeunes  gens  dont  on  pourrait  désavouer 
les  agissements,  comme  on  l'avait  déjà  fait  à  plusieurs  reprises.  Il 
fit  alors  un  autre  présent  et  s'exprima  en  ces  termes  :  "  J'ôte  la 
peur  aux  anciens  qui  craignent  de  venir  à  nous  ;  je  fais  disparaître 
les  broussailles  du  chemin  qu'ils  suivront  ". 

M.  d'Ailleboust  renvoya  ensuite  les  ambassadeurs  avec, deux 
prisonniers  de  leur  nation,  déclarant  que  les  autres  seraient  gardés 
on  otages,  mais  traités  avec  douceur  :  "  Ceux  de  tes  neveux  qui 
demeureront  ici,  dit-il,  conserveront  le  feu  que  tu  as  allumé  autro- 
fotô  ".  Faisant  un  dernier  présent,  le  gouverneur  ajouta  :  "  Je  ne 
parle  plus  ;  lorsque  les  anciens  viendront  ici,  je  parlerai  ". 

Relatant  eette  entrevue  du  fort  Saint-Louis,  le  P.  Dequen  s 'ex- 
prime ainsi  dans  le  Journal  des  Jésuites  :  "  Pendant  qu'on  teoiait 
conseil  sur  la  galerie  du  fort,  où  se  trouvèrent  M.  ie  Gouverneur, 
les  PP.  Supérieur  (^),  Mercier,  Chaumonot,  Oabriel,  Algonquins^ 


(°)  Le  Père  Paul  Kagueneau.   - 


PAGES  D'HISTOIRE  345 

Hurons  et  Iroquois,  la  dite  galerie  se  rompit  par  le  milieu  ;  tout  le 
monde  tomba  sans  être  blessé,  à  la  réserve  de  deux  ou  trois  '  '. 

A  quelques  semaines  de  là,  M,  d'Ailleboust  remettait  les  clefs 
du  fort  Saint-Louis  au  successeur  régulier  de  M.  de  Lauzon.  "  Le 
11  de  juillet  (1658),  écrit  le  P.  Ragueneau,  arriva  à  Québec  M.  le 
vicomte  d'Argenson,  envoyé  par  Sa  Majesté  et  par  Messieurs  de  la 
Compagnie  de  la  Nouvelle-France  pour  gouverner  le  pays.  Aussi- 
tôt que  son  navire  eut  mouillé  l'ancre,  M.  d'Ailleboust,  qui  tenait  sa 
place  en  attendant  sa  venue,  l'alla  saluer  dans  son  abord,  pendant 
que  les  habitants  de  Québec  étaient  en  armes  sur  le  quai.  M.  d'Ail- 
leboust étant  sorti,  se  met  à  la  tête  des  habitants,  et  M.  le  Gouver- 
neur, après  avoir  envoyé  son  Secrétaire  pour  faire  ses  eompliments, 
mit  pied  à  terre  avec  ses  gens.  Ils  montent  tous  en  bel  ordre  au 
Château.  On  lui  présente  les  clefs  à  la  porte.  Le  canon  jouant  de 
tous  côtés,  et  dans  le  Fort  et  sur  les  navires,  faisait  rouler  son  ton- 
nerre sur  les  eaux  et  dans  les  grandes  forêts  du  pays.  Ayant  pris 
possession  du  Fort,  il  rend  visite  à  Notre-Seigneur  en  l'église  de  la 
paroisse,  puis  en  notre  chapelle,  et  ensuite  il  se  transporte  à  l'Hô- 
pital, et  de  là  aux  Ursulines.    Voilà  une  belle  journée  ". 

La  journée  qui  suivit  fut  moins  belle  :  des  femmes  algonquines 
furent  attaquées  par  des  Iroquois  et  mises  à  mort  près  des  habita- 
tions françaises,  presque  sous  les  yeux  du  gouverneur. 

La  colonie  venait  de  traverser  une  période  exceptionnellement 
difficile  :  cent  cultivateurs  robustes  arrivant  de  France  avec  le 
nouveau  gouverneur  auraient  peut-être  suffi  à  conjurer  les  deux 
fléaux  dont  on  était  menacé:  la  famine  et  les  Iroquois.  Ce  qu'il 
aurait  fallu,  c'eût  été  un  plus  grand  nombre  d'hommes  capables  de 
cultiver  la  terre,  capables  aussi  de  défendre  leurs  vies  et  leurs  mois- 
sons ;  mais  le  temps  n  'était  pas  encore  venu  où  notre  ancienne  mère- 
patrie  devait  enfin  porter  secours  à  ses  courageux  enfants  d'outre- 
mer. Il  y  avait  à  craindre  que  la  situation  du  pays,  si  critique 
qu  'elle  fût,  ne  vînt  à  s 'aggraver  encore  ;  néanmoins,  ni  M.  d 'Aille- 
boust,  ni  sa  vaillante  femme  ne  songèrent  à  s'en  retourner  en 


346  LA  REVUE  CANADIENNE 

France.  Tous  deux  quittèrent  leur  résidence  de  Coulonge  «t  parti- 
rent pour  Montréal  le  21  août  suivant,  en  compagnie  de  l'abbé  de 
Queylus  (^)  et  d'une  soixantaine  de  colons. 

Il  y  avait  juste  quinze  ans  que  M.  et  Mme  d'Ailleboust  avaient 
fait  pour,  la  première  fois  le  trajet  de  Québec  à  Villemarie. 

A  peine  arrivé  à  destination,  M.  d'Ailleboust,  sur  la  demande 
que  lui  en  fit  M.  de  Maisonneuve,  s 'occupa  de  fortifier  le  point  cul- 
minant du  coteau  Saint-Louis  et  de  jeter  les  premières  bases  de  la 
citadelle  de  Montréal,  ainsi  qu  'il  a  été  dit  aux  premières  pages  de 
cette  monographie  (*).  L'année  suivante  il  se  trouvait  à  Québec  et 
y  rendait  ses  hommages  à  Mgr  de  Montmorency-Laval,  récemment 
arrivé  dans  la  colonie  (^).  Il  fut  même  choisi  par  l'illustre  prélat 
et  par  M.  d'Argenson  pour  décider  entre  eux  comme  amia;ble  com- 
positeur sur  un  point  de  discipline  (®). 

L'année  1660  fut  une  année  de  panique  générale.  Le  pays  fut 
parcouru  en  tous  sens  par  de  nombreuses  bandes  d'Iroquois  et  les 
établissements  français  auraient  subi  un  assaut  inouï  sans  le  dévoue- 
ment de  Dollard  des  Ormeaux  et  de  ses  seize  compagnons,  —  une 
poignée  de  héros  chrétiens  qui  marchèrent  volontairement  à  la  mort 


(')  "  L'arrivée  de  M.  d'Argenson  à  Québec  fut  bientôt  suivie  du  déipart 
de  M.  de  Queylus  de  cette  ville,  occasionné  par  la  cessation  ide  sies  pouvoirs 
de  grand  vicaii-e  dans  ce  lieu.  Quoique  les  Pères  Jésuites  l'eussent  d'abord 
invité  et  pressé  eux-mêmes  d'y  exercer  ces  pouvoirs  contre  sa  propre  réso- 
lution, ils  comprirent  bientôt  qu'il  eût  été  plus  naturel  de  borner  sa 
juridiction  à  l'Ile  de  Montréal  et  de  laisser  ailleurs  les  choses  sur  le  même 
pied  'où  elles  avaient  été  jusqu'alors.  Ils  en  écrivirent  à  l'archevêque  de 
Rouen,  qui  se  rendit  à  leur  juste  demande.  Par  de  nouvelles  lettres  du 
30  mars  1658,  écrites  en  français,  il  déclara  que  désormais  M.  de  Queylus 
exercerait  dans  l'Ile  de  Montréal  seulement  tous  les  pouvoirs  de  grand 
vicaire,  et  que  le  supérieur  des  Jésuites  de  la  maison  de  Québec  continue- 
rait à  faire  usage  de  ceux  qu'il  lui  avait  accordés  auparavant.  Il  ajoutait 
qu'aucun  des  deux  ne  pourrait  rien  entreprendre  dans  le  territoire  de 
l'autre  sans  le  consentement  de  celui-ci,  à  la  charge  pourtant  d'adminis- 
trer, chacun  dans  le  lieu  de  sa  juridiction,  iles  sacrements  aux  fidèles  qui 
iraient  de  Québec  à  Montréal  ou  de  Montréal  à  Québec.  M.  de  Queylus  ne 
fut  informé  de  oe  nouvel  arrangement  que  lorsque  le  P.  Bequen  lui  fit 


PAGES  D'HISTOIRE  347 

et  périrent  tous  jusqu'au  dernier  dans  le  fait  d'armes  du  Long- 
Saut,  mais  après  avoir  exterminé  un  nombre  si  considérable  d'Iro- 
quois  que  les  farouches  enfants  des  bois  se  retirèrent  consternés, 
n'osant  poursuivre  une  lutte  qui  débutait  d'une  façon  aussi  désas- 
treuse. 

La  colonie  respira  ;  mais  personne  ne  douta  d'une  nouvelle  levée 
des  armes  à  brève  échéance.  Cette  reprise  des  hostilités  eut  lieu 
trois  mois  plus  tard,  et  le  signal  d'un  massacre  de  tous  les  blancs 
allait  être  donné  lorsqu'une  étrange  erreur  fit  tomber  le  chef  princi- 
pal de  l'expédition  sous  la  balle  de  l'un  de  ses  propres  "  guerriers". 
La  mort  tout  accidentelle  de  ce  chef  frappa  l'esprit  superstitieux 
des  Iroquois,  qui  y  virent  l'augure  d'une  défaite  certaine.  Les  bar- 
bares se  retirèrent  soudainement  dans  leurs  cantons. 

Mme  de  Sévigné  écrivait  que  le  canon  qui  foudroya  Turenne 
avait  été  chargé  de  toute  éternité  ;  ne  pourrait-on  pas  en  dire 
autant  de  l'arquebuse  qui  tua  le  chef  indien,  et  du  même  coup  déli- 
vra la  Nouvelle-France  de  l'assaut  formidable  qui  menaçait  de 
l'anéantir  ? 

L'effort  suprême  du  combat  du  Long-Saut  eut 'lieu  le  21  mai 


sâgnifier  juridiquement  ses  lettres  de  grand  vicaire,  le  8  du  mois  d'août  ; 
ce  qui  fut  cause  que,  dans  le  premier  moment,  il  eut  le  tort  d'y  objecter 
quelque  prétendu  défaut  de  forme  ;  mais  M.  d'Argenson  l'ayant  assuré 
que  la  Compagnie  de  Montréal  était  informée  de  cette  nouvelle  disposition 
et  qu'elle  l'avait  exîpressément  agréée,  M.  de  Queylus  l'agréa  aussitôt,  et 
tout  se  passa  avec  douceur  ".  —  L'abbé  Faillon.  Histoire  de  la  Colonie 
française  en  Canada,  vol.  II,  p.  299. 

(*)   Voir  ci-dessus,  chapitre  IV. 

(•)  L'évêque  de  Pétree  arriva  à  Québec  le  16  juin  1659. 

(')  "  Il  y  eut  en  ce  temps  grande  contestation  pour  la  situation  des 
bancs  de  M.  l'Evêque  et  ide  'M.  le  Gouverneur.  M.  d'Ailteboust  s'en  entre- 
m.it,  et  la  chose  fut  accordée  que  le  banc  de  M.  l'Evêque  serait  dans  les 
balustres,  et  celui  de  AI.  le  Gouverneur  hors  des  balustres,  au  milieu  ".. 

{Journal  des  Jésuites,  du  7  septembre  1659.) 


348  LA  REVUE  CANADIENNE 

1660  C).  Louis  d 'Ailleboust  eut-il  quelque  connaissance  de  ce 
drame  héroïque  ?  Il  expirait  le  31  du  même  mois,  dans  sa  maison 
du  fort  de  ViUemarie,  sur  ce  coin  du  sol  de  la  Nouvelle-France  qui 
avait  reçu  les  prémices  de  son  dévouenjent,  de  son  activité,  de  son 
zèle  éclairé  pour  le  bien  de  sa  patrie  d'adoption.  Il  avait  alors 
quarante-huit  ans.  L 'acte  de  sépulture  dont  voici  le  texte  laconique 
est  conservé  aux  archives  paroissiales  de  Notre-Dame  de  Montréal 
pour  l'année  1660  : 

"  Le  1er  de  juin  a  été  enterré  Messire  Louys  d 'Ailleboust,  cy- 
■devant  Lieutenant  Général  pour  le  R'oy  en  la  Nouvelle-France,  pris 
au  Fort.     Un  des  premiers  Seigneurs  de  l'Isle  ". 

(Signé)     RÉMY,  ptre. 

La  pièce  suivante,  écrite  quatre  ans  plus  tard,  par  M.  de  Mai- 
sonneuve,  fait  connaître  la  date  exact-e  de  la  mort  de  M.  d 'Aille- 
boust, qui  ne  se  trouve  pas  dans  l'acte  que  l'on  vient  de  lire  : 

"  Je,  soubsigné.  Gouverneur  de  l'Isle  de  Montréal  en  la  Nou- 
velle-France, certifie  à  tous  qu  'il  appartiendra  que  def funt  Messire 
Louis  d 'Ailleboust,  Chevallier,  Seigneur  de  Coulonge,  Lieutenant- 
Général  pour  Sa  Majesté  en  la  Nouvelle-France,  est  déeeddé  au  dict 
Montréal  le  dernier  jour  de  May  mil  six  cent  soixante,  sans  avoir 
laissé  aucuns  enfans  procréés  du  mariage  d'entre  luy  et  Dame 
Barbe  de  Boulongne  son  espouse.  En  foy  de  quoy  j'ay  signé  le 
présent  certificat  à  Québecq,  le  douziesme  jour  d'Aoust  mil  six 
cent  soixante  quatre  ". 

(Signé)     De  Maisonneufve. 


(")  "  Nous  trouvons  au  greffe  de  ViUemarie  —  dit  l'abbé  Faillon  — 
l'inventaire  des  biens  de  défunt  Jean  Valets,  l'un  des  dix-sept  (de  l'expé- 
dition du  Long-Saut),  fait  juridiquement  le  26  mai  1660,  et  même  celui 
de  défunt  Jacques  Boisseau,  autre  de  ces  dix-sept  braves,  daté  du  25  mai 
1660  ;  ces  dates  peuvent  donc  justifier  celle  que  M.  de  Belmont  assigne  an 
combat  définitif  du  Long-iSaut,  lorsqu'il  dit  qu'il  eut  lieu  le  21  ". 

{Histoire  de  la  colonie  française  en  Canada,  vol.  II,  p.  417.) 


PAGES  D'HISTOIRE  34& 

Dollier  de  Ca^on  s 'exprime  ainsi  dans  son  Histoire  du  Montréal^. 
au  sujet  de  la  mort  de  Louis  d'Ailleboust  :  "  Le  1er  juin  fut  celui: 
auquel  on  fit  les  obsèques  de  feu  M.  d'Ailleboust,  qui  étoit  venu  ici 
en  l'an  1643,  comme  un  des  associés  de  la  Compagnie  de  Montréal,, 
pour  y  assister  M.  de  Maisonneufve  par  toutes  les  belles  lumières 
dont  ii  étoit  avantagé  et  dont  il  usa  très  favorablement  pour  tout  le 
pays. . .  Sa  mort  fut  fort  chrétienne,  comme  avoit  été  sa  vie  ". 

Sept  de  nos  gouverneurs-généraux  moururent  dans  la  colonie- 
sous  l'ancien  régime  :  Champlairi,  d'Ailleboust,  Mésy,  Frontenac, 
Callière,  Philippe  de  Vaudreuil,  LaJonquière.  Tous  furent  inhu- 
més à  Québec,  à  l'exception  de  Louis  d 'Aillebousft,  dont  la  sépul- 
ture eut  lieu  dans  le  champ  des  morts  appelé  '  '  le  cimetière  de 
l'hôpital  ",  occupé  aujourd'hui  par  le  monument  de  Maisonneuve, 
la  Place-d 'Armes  et  quelques  cohstructions  avoisinantes,  à  Montréal. 

Où  sont  maintenais  t  les  cendres  du  troisième  gouverneur  de  la 
Nouvelle-France  ?  Où  sont  les  traces  de  son  passage  sur  la  terre- 
canadienne  ? . . .  Devant  cette  vie  éteinte,  cette  mémoire  oubliée 
de  la  foule,  ces  restes  dispersés,  on  se  demande  ce  qu'e';!:  la  gloire- 
humaine  et  à  quoi  il  sert  de  voir  son  nom  inscrit  aux  annales  d 'une^ 
nation. 

Ce  n'est  pas  pour  les  morts,  mais  pour  les  générations  du  pré- 
sent et  de  l'avenir,  que  l'on  élève  des  statues  aux  bienfaiteurs  des. 
peuples.  Ces  hommes  de  bronze  ou  de  marbre  sont,  eux  aussi,  des. 
bienfaiteurs,  et  savent  donner  avec  une  singulière  éloquence  d'uti- 
les leçons  de  patriotisme,  de  vertu  et  d'honneur.  Si  un  jour  on. 
jugeait  convenable  de  rappeler  par  une  oeuvre  d'art  —  statue  ou 
tablette  commémora tive  —  le  souvenir  de  l'homme  sage,  pieux, 
brillant  et  cependant  modeste,  dont  nous  venons  d'esquisser  la  vie, 
c'est  sur  la  "  réserve  "  de  la  tribu  huronne  qui  lui  doit  sa  survi- 
vance, à  Lorette,  ou  sur  la  terre  de  Spencer  Wood  dont  une  des 
avenues  porte  son  nom,  ou,  mieux  encore,  au  sein  de  la  ville  de 
Maisonneuve  et  des  fils  de  M.  Olier,  sur  ce  sol  de  Villemarie  qu'il 
aima  jusqu'à  la  fin,  que  ce  monument  devrait  être  érigé. 

Ernest  GAGNON. 


Le  Boeuf  polaire 


Le  bœuf  polaire.  —  Sa  description.  —  Improprement  appelé  bœuf  musqué.  — 
Son  nombre  dans  les  îles  arctiques.  —  Sa  valeur  économique.  —  Ses 
habitudes.  —  Peat-il  être  domestiqué  ? 


8^ 

'^U  cours  de  l'hivernage  du  steamer  Arctic  à  Winter  Harbour 


de  l'île  Melville  (du  28  août  1908  au  12  août  1909),  les 
prairies  de  mousse,  qui  bordent  la  mer  à  cet  endroit  de  la 
côte,  furent  fréquemment  visitées  par  des  troupeaux  de  bœufs  po- 
laires. Nous  eûmes  ainsi  l'avantage  de  voir  de  près  cet  intéressant 
animal  et  d'étudier  sur  place  sa  conformation  physique  et  ses 
habitudes  dans  la  vie  qu'il  mène  au  désert. 


Le  bœaf  polaire  appartient  à  l'espèce  des  grands  ruminants. 
Par  sa  taille,  sa  vigueur  et  sa  force,  il  peut  supporter  avantageuse- 
ment la  comparaison  la  plus  sévère  avec  les  beaux  spécimens 
des  meilleurs  troupeaux  de  nos  fermes  d'élevage.  Il  est  grand  et 
fortement  charpenté.  Son  encornure  est  beaucoup  plus  grande  que 
celle  de  nos  bêtes  à  cornes.  Très  larges  à  leur  base,  les  cornes  du 
bœaf  polaire  s'étendent  sur  tout  le  front  de  l'animal,  et  lui  font  un 
bouclier  absolument  impénétrable  et  réfractaire  aux  balles  les  plus 
puissantes.  Elles  sont  fortes,  longues,  bien  tournées,  et  très  effilées 
à  leur  extrémité.  C'est  l'arme  puissante  avec  laquelle  l'animal  atta- 
que et  se  défend. 

Il  y  a  environ  vingt  à  vingt-quatre   pouces  de  distance  entre 


LE  BŒUF   POLAIRE  351 

les  extrémités  supérieures  des  cornes  du  taureau,  et  un  peu  plus  de 
douze  pouces  entre  celles  de  la  vache. 

A  sa  forte  encolure  et  au  développement  énorme  de  sa  large 
poitrine,  on  devine  tout  de  suite  la  puissante  force  de  vie  dont  le 
bœuf  polaire  est  doué.  A  quatre  ou  cinq  ans  le  mâle  a  atteint  son 
entier  développement.  A  cet  âge  il  a,  en  général,  un  peu  plus  de 
sept  pieds  de  longueur  sur  environ  quatre  pieds  et  demi  à  cinq 
pieds  de  hauteur.  La  femelle  n'est  pas  aussi  grande  ;  sa  longueur 
ne  dépasse  guère  cinq  pieds  et  demi,  et  sa  hauteur  moyenne  varie 
entre  trois  et  trois  pieds  et  demi. 

A  sa  naissance  l'animal  peut  avoir  environ  deux  pieds  de  lon- 
gueur, sur  un  peu  plus  d'un  pied  de  hauteur.  Les  hommes  de 
VArctic  capturèrent  un  veau  d'environ  trois  semaines  ;  il  avait  à 
peu  près  cette  dimension. 

D'un  œil  à  l'autre  la  tête  mesure  près  d'un  pied  de  largeur. 
L'œil  de  l'animal  est  noir  comme  de  l'encre  et  brillant  comme  du 
cristal.  Son  regard,  d'ordinaire  très  calme,  exprime  une  grande 
douceur.  Mais  dans  la  surprise,  l'attaque  ou  la  bataille,  l'œil  s'anime,^ 
le  regard  s'enflamme  ;  on  dirait  qu'il  en  jaillit  du  feu. 

Ses  oreilles  sont  de  grandeur  moyenne.  La  queue  du  taureau 
n'a  guère  plus  de  deux  pouces  de  longueur  ;  celle  de  la  femelle  est 
encore  plus  courte.  C'est  fort  heureux  pour  l'animal  que  les  taons, 
les  maringouins,  les  moustiques  et  les  mouches  noires  soient  rares 
dans  les  pâturages  du  bœuf  polaire.  Il  n'a  jamais  l'occasion,  dans  le 
nord,  de  se  servir  de  cet  appendice,  si  utile  et  si  mouvementé  chez 
les  animaux  des  pays  du  soleil. 

Le  bœuf  polaire  n'a  aucune  allure  de  la  bête  sauvage.  Il  est  doux 
comme  la  plus  tendre  des  brebis,  et  il  est  de  beaucoup  moins  farou- 
che que  le  bœuf  et  les  moutons  de  nos  pacages. 


352  LA  REVUE  CANADIENNE 

La  Providence, a  favorisé  ce  noble  animal  d'une  fourrure 
tout-àfait  en  rapport  avec  l'extrême  rigueur  du  climat  qu'elle 
lui  a  donné  en  héritage.  Voici  en  quelques  mots  la  description  du 
costume  qu'endosse  le  bœuf  polaire  à  sa  naissance,  et  qu'il  porte 
jusqu'à  la  fin  de  sa  longue  et  rude  existence  à  travers  la  solitude  de 
ses  déserts  de  roches  et  de  glace.  Ce  costume  comprend,  à  vrai  dire, 
trois  sortes  de  vêtements.  D'abord,  et  immédiatement'  sur  la  peau, 
croît  un  duvet  abondant,  très  fin  et  très  moelleux,  de  couleur  roux- 
brun  et  d'environ  un  pouce  de  longueur.  On  pourrait  appeler  ce 
premier  sous-vêtement  le  juste- au-corps  de  l'animal.  Sur  cette 
chemisette  en  duvet,  s'étend  en  larges  rouleaux,  une  laine  longue 
et  ouateuse  de  couleur  gris- bleuâtre  ;  il  y  en  a  de  la  blanche.  Cette 
épaisse  robe  recouvre  le  premier  soUs- vêtement  sur  toutes  les  par- 
ties du  corps  de  l'animal.  Enfin,  comme  complément  à  sa  toilette,  le 
bœuf  polaire  revêt  un  simple  manteau  de  crins,  généralement  noir. 
On  en  a  vu  de  blancs,  mais  c'est  l'exception.  Cette  pelisse  recouvre 
toute  la  robe  de  laine  et  descend  jusqu'aux  pieds  de  l'animal.  Ainsi 
vêtu,  le  bœuf  polaire  supporte,  sans  aucun  malaise,  les  plus  grands 
froids  des  régions  boréales.  A  60"  65*^  70"  au-dessous  de  zéro,  le 
mercure  et  l'alcool  se  congèlent.  Mais,  même  à  cette  tempé- 
rature, le  bœuf  polaire  restera  des  jours  entiers  dans  la  plaine,  sur 
les  collines,  au  grand  vent  du  nord,  sans  éprouver  la  moindre  sen- 
sation de  froid.  Dans  ces  grands  abaissements  de  la  température 
l'animal  devient  tout  couvert  d'un  épais  frimas.  La  chaleur  natu- 
relle du  corps,  s'échappant  à  travers  le  tissus  des  sous-vêtements, 
se  congèle  dès  qu'elle  vient  en  contact  avec  l'air  froid,  et  fait  ainsi 
une  luxueuse  garniture  en  dentelle  blanche  au  manteau  de  crin  de 
l'animal. 

Au  cours  du  mois  de  juillet  et  d'août,  qui  sont  les  mois  les 
moins  froids,  dans  le  nord,  comme  ils  sont  les  plus  chauds,  dans  les 
régions  ensoleillées,  le  bœuf  souffre  beaucoup  de  la  chaleur.  Il  se 
dépouille  alors  d'une  grande  partie  de  sa  pesante  robe  de  laine, 


LE  BŒUF  POLAIRE  353 

qu'il  laisse  tomber  par  lambeaux,  un  peu  partout,  à  travers  les 
roches  et  les  bruyères  du  désert. 


Le  bœuf  polaire  n'est  pas  voyageur  :  de  pâturage  en  pâturage, 
mais  à  petite  journée  et  par  besoin,  il  parcourt  son  île  dans  toutes 
les  directions.  Si  par  un  beau  soleil  et  un  temps  calme,  le  touriste 
a  la  bonne  fortune  de  voir  un  troupeau  de  trente  ou  quarante  de 
ces  animaux  descendre  des  sommets  de  pierre  des  collines  vers  les 
prairies  de  mousse  de  la  plaine,  il  peut  s'asseoir  et  contempler,  car 
il  est  en  face  de  l'un  des  plus  beaux  tableaux  vivants  de  la  nature 
du  nord. 

Le  troupeau  s'avance  déployé  en  ligne  de  front,  à  la  manière 
d'un  bataillon  sur  un  champ  de  parade.  C'est  un  cordon  mouvant 
de  plusieurs  arpents,  quelquefois  de  plusieurs  milles  de  longueur. 
Le  chef  du  troupeau,  —  sans  doute  le  plus  âgé  ou  le  plus  expéri- 
menté de  la  bande  —  se  tient  seul  en  avant  de  la  ligne  comme  un 
tambour- major  de  régiment  !  C'est  lui  qui  bat  la  marche,  la  tête 
haute,  le  regard  fier,  à  pas  lents  et  qu'on  dirait  cadensés.  Tout  le 
troupeau  descend  à  la  suite  du  commandant.  Chaque  mouvement 
de  l'animal  fait  ouvrir  le  vaste  manteau  de  crin,  dont  les  plis  cha- 
toyants clapotent  mollement  dans  la  brise,  sous  le  ruissellement  de 
l'abondante  lumière  du  soleil. 

Un  tel  tableau  animé  ne  se  décrit  pas.  Il  faut  le  voir,  pour  en 
bien  saisir  toutes  les  beautés  et  les  grandeurs,  dans  le  décor  sauvage 
où  il  se  meut. 


Puisant  leurs  informations  sur  le  bœuf  polaire  dans  les  récits 
plus  ou  moins  contrôlés  des  explorateurs,  les  zoologistes  des  18e  et 
19e  siècles  ont  donné  à  cet  animal  le  nom  de  ovibos  maschatus 


354  LA  REVUE  CANADIENNE 

hœuf  musqué,  en  anglais,  musk  ox.  Ce  n'était  pas  la  peine,  assuré- 
ment, d'inventer  un  qualificatif  aussi  baroque,  pour  perpétuer  dans 
une  langue  savante,  au  détriment  du  pauvre  animal,  une  calomnie 
que  rien  ne  justifie. 

Samuel  Hearne  (1770)  et  Sir  William  Edward  Parry  (1819-20) 
sont  en  grande  partie  responsables  du  nom  injuste  de  bœuf  musqué 
sous  lequel  on  désigne  encore  aujourd'hui  le  bœuf  polaire.  Malgré 
notre  respect  et  notre  admiration  pour  ces  deux  illustres  explora- 
teurs des  régions  arctiques,  nous  ne  pouvons  nous  empêcher  de 
diflférer  d'opinion  avec  eux  à  ce  sujet. 

Dans  la  narration  du  voyage  de  Parry,  on  voit  que  les  chas- 
seurs de  VHecla  et  du  Griper  (ses  deux  navires)  ont  abattu  deux 
ou  trois  de  ces  animaux,  sur  la  côte  de  Melville,  au  cours  de  la 
navigation  de  1820.  Les  équipages  en  mangèrent  une  fois,  le  nar- 
rateur dit:  "la  viande  fut' trouvée  très  pa^atofo^e  malgré  un  fort 
goût  de  musc  ". 

Il  est  facile  d'expliquer  la  provenance  de  ce  goût  particulier 
dont  parle  l'explorateur.  Après  avoir  abattu  l'animal,  les  chasseurs 
ayant  négligé  de  lui  faire  la  toilette  voulue  dans  la  circonstance,  le 
sang  se  coagula  dans  les  veines  et  les  chairs,  la  fermentation  se  fit 
dans  les  intestins,  et  le  tout  ensemble  donna  à  la  viande  "  ce 
goût  particulier  "  qu'on  lui  trouva,  bien  qu'elle  fût  très  palatahle. 
La  même  chose  est  arrivée  à  la  viande  du  premier  lot  de  bœufs 
polaires  (16)  abattus  par  les  chasseurs  de  YArctic,  dans  l'automne 
de  1908,  à  l'île  Melville.  Et  il  en  serait  ainsi,  même  pour  les 
viandes  les  plus  saines  de  nos  animaux  de  boucherie,  si  leur  abattage 
n'était  pas  immédiatement  suivie  de  la  saignée,  de  l'ouverture  des 
entrailles  et  de  l'enlèvement  de  certaines  parties  <^e  l'animal. 
Durant  notre  hivernage  de  1909,  les  chasseurs  de  YArctic  ont 
abattu  soixante-quinze  de  ces  animaux  —  quantité  beaucoup  trop 
considérable  pour  les  besoins  de  notre  consommation.  Trois  fois 
par  jour,  presque  continuellement,  les  tables  du  bateau  furent  ser- 


LE  BŒUF  POLAIRE  366 

P- 

vies  de  cette  viande,  et  jamais  nous  n'avons  flairer  la  moindre  odeur 
ni  le  moindre  goût  de  musc.  Le  fait  est  qu'il  n'y  a  aucune  diflerence 
de  senteur  et  de  goût  entre  la  viande  du  bœuf  polaire  et  celle  de 
nos  animaux  du  même  âge.  La  chair  des  vieux  taureaux  est  un  peu 
dure.  C'est  la  même  chose  pour  la  viande  de  nos  animaux 
domestiques. 

Apprêtée  par  un  cordon-bleu  qui  connaît  son  art,  la  chair  du 
bœuf  polaire  est  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  tendre  et  de  plus  succu- 
lent. Les  gourmets  les  plus  raflinés  voudraient  en  avoir  toujours 
sur  leur  table. 


Le  bœuf  polaire  donne  une  moyenne  de  deux  cents  à  cinq  cents 
livres  de  bonne  viande  pour  le  pot-au-feu,  sans  compter  la  tête  et 
les  entrailles  :  la  tête  seule  pèse  une  centaine  de  livres. 


Le  bœuf  polaire  habitait  autrefois  toutes  les  régions  circum- 
polaires. Les  îles  arctiques  de  l'Amérique  paraissent  être  aujour- 
d'hui les  seules  terres  fréquentées  par  cet  animal.  Quelques  aven- 
turiers traversent  sur  la  glace  les  détroits  polaires  de  la  côte  au 
continent,  mais  ce  vagabondage  est  rare,  au  dire  des  chasseurs  de 
la  Compagnie  de  la  Baie  d'Hudson.  Samuel  Hearn,  en  1771,  et 
Sir  John  Richardson,  en  1822,  disent  en  avoir  rencontré  quelques- 
uns  le  long  de  la  Rivière  du  Cuivre,  et  dans  les  tranchers  qui 
bordent  le  MacKenzie.  Les  îles  arctiques  sont  leur  patrie.  Sir 
William  E.  Parry  en  vit  de  nombreux  troupeaux,  en  1819-20,  sur 
les  côtes  des  îles  Byam  Martin  et  Melville.  Au  cours  des  expédi- 
tions envoyées  dans  les  régions  arctiques,  à  la  recherche  de  Sir 
John  Franklin,  de  1850  à  1857,  les  explorateurs  en  ont  rencontré 


356  LA  REVUE  CANADIENNE 

de  nombreux  troupeaux  sur  les  îles  Devon  Nord,  Corwallis, 
Batburst,  Byam  Martin,  Melville,  Eglinton  et  Prince  Patrick.  Sir 
Robert  LeMesurier  McClure  et  Sir  George  CoUinson  en  ont  vu  sur 
les  îles  Bank  et  Victoria  (1850-53).  Sir  George  Nares  (1875)  les 
explorateurs  Peary,  Sverdrups  et  Cook  (1892-1909)  disent  dans  la 
narration  de  leurs  voyages  en  avoir  abattu  des  centaines  sur  les 
îles  Ellesmore,  Devon  Nord  et  Axel  Heiberg. 


Maintenant  quel  est  le  chiffre  de  la  population  de  ces  animaux  ? 
Nous  ne  parlerons  que  de  ceux  qui  habitent  l'île  Melville.  A  con- 
sidérer les  nombreux  troupeaux  qui  ont  fréquenté  les  alentours  des 
quartiers  d'hivernage  du  steamer  Arctic  (19(58-09),  ainsi  que  les 
traces  que  l'on  a  rencontrées  de  leur  passage,  plusieurs  milles  à 
l'intérieur,  on  peut  sans  exagération  porter  à  douze  ou  quinze  raille 
le  nombre  des  bœufs  polaires  qui  habitent  l'île  Melville.  Nous  serions 
probablement  plus  près  du  chiffre  véritable  en  le  fixant  à  dix-huit 
et  même  à  vingt  mille.  En  effet  la  superficie  de  cette  île  étant 
d'environ  vingt  mille  milles  carrés,  et  presque  toute  couverte  de 
riches  pâturages,  il  est  plausible  de  croire  que  cette  terre  peut 
nourrir  au  moins  un  bœuf  par  mille  carré.  Au  reste,  l'animal  n'a 
pas  été  soumis  aux  désastres  de  la  chasse,  depuis  1853.  Il  a  eu,  pen- 
dant cette  ère  de  tranquillité  et  de  paix,  toutes  les  chances  possi- 
bles pour  développer  la  puissante  fécondité  de  sa  race. 


Le  bœuf  polaire  a  toutes  les  habitudes  des  animaux  de  no» 
fermes  :  vie  en  famille,  attachement  à  son  champ,  dont  il  ne  fran- 
chit jamais  les  limites  pour  aller  vagabonder  d'un  île  à  l'autre, 
enfin  tous  les  détails  de  sa  vie  de  chaque  jour.  Un  exemple.  Aussi 


LE  BŒUF  POLAIRE  357 

avidement,  nous  allions  dire  aussi  consciencieusement  que  le  font 
nos  bœufs  et  nos  moutons,  il  tond  son  pâturage  dès  les  petites 
heures  du  matin,  et  quand  il  est  bien  saoul,  il  se  couche  et  se 
repose  des  heures  et  des  heures,  et  les  yeux  demi-clos,  il  rumine,  en 
toute  quiétude,  sur  sa  litière  de  mousse.  C'est  la  sieste  que  nos 
bœufs  et  nos  moutons  ne  manquent  jamais,  à  l'heure  de  midi,  sous 
l'ombrelle  du  feuillage  de  l'orme  solitaire,  au  milieu  de  l'enclos,  et 
le  long  des  clôtures  à  l'abri  du  soleil. 

L'animal  est  d'un  naturel  doux  ;  mais,  en  colère,  à  l'instar  de 
nos  bœufs,  il  renâcle  formidablement,  frappe  le  sol  qu'il  déchire  de 
ses  pieds  et  de  ses  cornes.  Dans  la  bataille  entre  taureaux,  les  lut- 
teurs se  portent  des  coups  de  tête  qui  résonnent  comme  des  massues 
de  fer.  Ce  genre  de  tournoi  ne  rappelle-t-il  pas  les  luttes  de  nos 
bœufs  ?  Et  ces  violents  coups  de  tête,  n'est-ce  pas  tout-à-fait  la 
manière  de  nos  béliers  en  frais  de  faire  du  sport  pour  les  beaux 
yeux  de  la  tendre  et  amoureuse  brebis  ! 


Comme  son  nom  scientifique  l'indique  (ovibos)  le  bœuf  polaire 
semble  tenir  le  milieu  entre  le  bœuf  et  le  mouton.  C'est  un  composé 
de  ces  deux  ruminants.  Aussi  quelquefois  est-il  désigné  sous  le 
nom  de  mouton  musqué  ;  mais  le  qualificatif  "  musqué  ",  n'a  pas 
plus  sa  raison  d'être  pour  le  mouton  que  pour  le  bœuf.  Mouton  ou 
bœuf,  l'animal  n'a  point  de  musc.  Comme  le  mouton  il  porte  de  la 
laine  ;  ses  incisives  et  ses  mollaires  sont  aussi  celles  des  moutons  ; 
il  en  est  de  même  des  déchets  de  sa  digestion.  Il  bêle,  mais  sa  note 
est  fausse  :  c'est  plutôt  un  cri  sauvage.  Evidemment  cet  animal  ne 
sait  rien  de  la  musique  de  nos  champs.  Ses  pieds,  sa  tête,  sa  char- 
pente, son  puissant  collier  sont  en  tout  semblables  à  ces  mêmes 
parties  du  corps  chez  nos  bœufs  domestiques.  S'il  y  a  quelque  diffé- 
rence, elle  est  plutôt  à  l'avantage  du  bœuf  polaire.    La  pesanteur 


358  LA  REVUE  CANADIENNE 

de  son  corps  et  l'épais  vêtement  qu'il  porte  donnent  à  l'animal  unfr 
démarche  un  peu  lourde  et  lente.  Mais  est-il  attaqué,  ou  veut-il  se 
mettre  à  l'abri  d'un  danger  qui  le  presse,  il  a  vite  l'ait  d'escalader 
les  rochers  à  pic  ou  la  falaise  abrupte  qui  domine  la  prairie. 


Le  bœuf  polaire  vit  en  famille  et  en  troupeau.  Il  est  rare,  en 
effet,  de  rencontrer  un  bœuf  solitaire  dans  le  désert.  Ils  vont  au 
moins  deux  ou  trois  ensemble.  Les  chasseurs  Esquimaux  de  la  Baie 
de  Pont  prétendent  à  ce  sujet,  qu'une  fois  accouplés,  le  mâle  et  la 
femelle  ne  se  séparent  plus.  En  cela,  du  moins,  les  Esquimaux  pour- 
raient prendre  à  l'école  des  bœufs  polaires  une  bonne  leçon  de 
morale  relativement  au  respect  des  liens  de  famille.  Le  taureau 
s'accouple  à  l'âge  de  deux  ou  trois  ans  avec  une  compagne  du  même 
âge.  La  vache  donne  un  veau  par  année,  généralement  en  mars  ou 
en  avril.  Elle  veille  sur  son  petit  avec  une  tendresse  et  une  sollici- 
tude vraiment  touchantes.  L'allaitement  dure  cinq  à  six  mois.  Il 
faut  que  les  sources  du  lait  de  la  mère  soient  bien  abondantes,  et 
que  le  lait  soit  très  riche,  car  les  veaux  grandissent  vite  et  sont 
tous  très  gras  et  très  vigoureux.  Le  veau  est  très  attaché  à  sa  mère  ; 
il  est  toujours  à  ses  côtés.  Si  la  vache  tombe  sous  la  balle  d'un 
chasseur,  on  peut  alors  capturer  le  petit  très  aisément.  Car  il  ne 
s'éloigne  pas  du  cadavre  de  sa  mère. 

A  l'époque  de  la  naissance  du  veau,  les  familles  de  bœufs  se 
réunissent  en  troupeaux  considérables.  Ces  animaux  sont  alors 
excessivement  nerveux,  très  farouches,  il  est  dangereux  de  les 
approcher.  Vers  juin  et  juillet,  les  "  petits  "  sont  devenus  plus 
forts,  et  exigent  moins  de  soins  et  moins  de  protection  contre  lea 
grands  loups  blancs  —  toujours  à  l'afFut.  Alors  les  vieUx  parents 
reprennent  leurs  habitudes  de  tranquillité,  et  recommencent  à 
voyager  de  pâturage  en  pâturage,  dans  toutes  les  directions  du 
domaine  central. 


LE  BŒUF  POLAIRE  ^         359 

Le  petit  veau  sauvage  a  les  habitudes  caressantes  des 
petits  veaux  domestiques  :  ainsi  il  aime  à  lécher  les  mains, 
sucer  les  doigts  ;  il  est  aussi  très  friand  des  morceaux  de  linge  qui 
viennent  à  sa  portée. 

Tant  qu'il  n'est  pas  accouplé  le  veau  suit  ses  parents,  et  même 
après  l'accouplement,  il  ne  s'éloigne  pas  du  troupeau  paternel. 
C'est  ainsi  que  se  forment  les  grands  troupeaux  de  trente,  quarante, 
cinquante  bêtes  et  plus,  que  l'on  rencontre  dans  les  prairies  de 
l'île  Melville. 


La  mousse  est  à  peu  près  la  seule  nourriture  du  bœuf  polaire. 
Cette  mousse  du  désert  doit  a^'oir  de  bion  puissantes  propriétés 
nutritives,  car  les  animaux  qui  s'en  nourrissent  (les  boeufs  et  les 
rennes)  sont  tous  et  toujours  gras  à  fendre  avec  l'ongle,  comme  on 
dit  en  termes  d'abattoir.  Le  long  et  rigoureux  hiver  de  dix  à  onze 
mois  ne  les  déprime  pas  ;  mais  ces  animaux  maigrissent  beaucoup 
à  l'époque  du  rut.  Dans  cette  saison  fiévreuse,  les  batailles  entre 
taureaux,  surtout  parmi  les  jeunes,  sont  fréquentes  et  terribles. 

Le  bœuf  polaire  s'accoutume  vite  à  la  nourriture  de  nos  bes- 
tiaux, et  il  s'en  montre  très  friand.  La  petite  génisse  que  nous 
avons  amenée  de  Melville  à  Québec,  lors  de  la  croisière  de  1909, 
a  été  nourrie  au  foin,  à  la  farine  d'avoine  et  au  son  de  blé  pendant 
tout  le  voyage.  Jjd^  fille  de  Melville  —  c'était  le  nom  qu'on  avait 
donné  à  la  jolie  petite  bête  —  mangeait  toujours  avec  grand  appétit, 
et  souvent  elle  bêlait  à  son  gardien,  pour  une  addition  à  la  ration 

ordinaire. 

*     *     * 

Il  nous  a  été  impossible  de  constater  jusqu'à  quel  âge  vivait 
le  bœuf  polaire.  Mais  sa  forte  constitution,  l'extrême  salubrité 
du    climat   qu'il  habite,    les   rares  débris    de   carcasse    dans    les 


360  LA  REVUE  CANADIENNE 

plaines  et  sur  les  côtes,  tout  nous  porte  à  croire  qu'il  a 
une  existence  très  longue.  Les  ossements  que  l'on  rencontre 
ici  et  là,  sont  tous  des  restes  de  très  vieux  animaux.  Supérieur  en 
force  et  en  moyens  de  défense  à  tous  les  carnassiers  du  désert,  le 
bœuf  polaire  est  rarement  la  victime  des  loups  et  des  ours.  Les  veaux 
seuls  sont  exposés  à  l'astuce  et  à  la  voracité  du  grand  loup  blanc  ; 
mais  la  vigilance  de  la  mère  et  de  tout  le  troupeau  leur  est  une 
bonne  et  efficace  protection.  Et  c'est  peu  souvent  que  l'on  rencontre 
des  ossements  de  jeunes  veaux.  Toutes  ces  circonstances  nous  font 
croire  que  le  bœuf  polaire,  en  général,  doit  vivre  très  longtemps,  et 
qu'il  doit  mourir  de  vieillesse. 

La  faune  arctique  se  compose  en  général  d'animaux  fortement 
constitués.  Les  robustes  seuls  peuvent  vivre  dans  le  nord.  On  n'y 
voit  pas  d'êtres  rachitiques,  comme  dans  les  zones  tempérées,  sur 
terre,  dans  la  mer  ou  dans  les  airs.  La  tuberculose  n'exerce  pas  là 
ses  ravages.  Mais  de  tous  les  animaux  des  régions  boréales,  le  bœuf 
polaire  est  certainement  le  mieux  constitué  et  le  plus  en  état 
de  résister  aux  rigueurs  du  climat.  Dieu  a  mis  à  la  dis- 
position de  ce  roi  du  désert  une  nourriture  saine  et  abondante. 
Aussi  la  chair  de  cet  animal  est-elle  des  plus  saines.  Un  bovril 
extrait  de  cette  viande  serait  certainement  le  plus  sain,  le  plus  puis- 
sant et  le  plus  agréable  de  tous  les  toniques.  Et  le  désert  polaire 
lui-même  serait  le  meilleur  endroit  au  monde  pour  un  sanatorium  : 
là,  les  faibles,  les  malades  trouveraient  l'air  pur  et  les  aliments 
sains  qui,  en  peu  de  temps,  rendraient  à  leur  sang  appauvri,  la 
vigueur  et  la  force. 

A   SUIVRE 

Fabien  TAXASSE, 

Historiographe  des  Croisières  du  steamer  Arctic  de  1904  à  1910, 


A  Travers  Les  Faits  et  les  Oeuvres 


En  Angleterre.  —  Le  bill  du  recensement.  —  La  question  relative  au  culte.  — 
Les  non-conformistes.  —  Un  discours  de  M.  Lloyd  George.  —  A  propos 
du  Home  Bulet  —  La  conférence  constitutionnelle.  —  En  France.  — 
Protestations  antibriandistes. — MM.  Léon  Bourgeois  et  Vallé. — L'apaise- 
ment, formule  vide,  —  Réplique  de  M.  Millerand.  —  Passes  d'armes  en 
perspective.  —  La  condamnation  des  erreurs  du  Sillon.  —  Lettre  magis- 
trale du  Souverain-Pontife.  —  Soumission  de  Marc  Sangnier.  —  Le 
décret  sur  la  première  communion.  —  Un  Motu  proprio.  —  En  Espagne. 
—  Le  Congrès  eucharistique. 


^_.  ^_-ANS  notre  dernière  chronique  nous  avons  parlé  de  l'amende- 
?»ifli  ™6^^  Q^6  le  Parlement  anglais  a  fait  subir  au  "  serment  du 
roi  ".  Nous  avons  montré  comment  les  non-conformistes 
^avaient  réussi  à  faire  modifier  la  formule  de  manière  à 
supprimer  ee  qui  avait  trait  à  l'Eglise  établie.  Ils  avaient  ainsi 
•donné  une  preuve  de  leur  pouvoir  et  de  l'influence  qu'ils  exercent 
dans  la  Chambre  des  Communes.  On  s'est  demandé  depuis  si  leur 
nombre  dans  le  pays  et  leurs  progrès  justifient  cette  influence.  A 
ce  propos  il  c(îïivient  peut-être  de  mentionner  un  incident  que  les 
correspondances  télégraphiques  ont  laissé  passer  inaperçu.  Nous 
avons  mentionné  antérieurement  le  bill  relatif  au  recensement,  pré- 
senté par  le  cabinet  Asquith.  Lorsque,  après  avoir  été  voté  par  la 
Chambre  des  Communes,  il  est  arrivé  à  la  Chambre  des  Lords,  celle- 
ci,  sur  une  motion  de  Lord  Newton,  a  adopté  un  amendement  aux 
termes  duquel  les  feuilles  du  recensement  devront  contenir  une 
colonne  dans  laquelle  le  déclarant  dira  le  culte  auquel  il  appartient. 


362  LA  REVUE  CANADIENNE 

Il  y  a  longtemps  que  nos  recensements  canadiens  contiennent  cette 
indication,  mais  il  n'en  était  pas  de  même  en  Angleterre,  ee  qui, 
dans  notre  pays,  paraîtra  assez  singulier.  Maintenant  on  se  pose 
cette  question  :  "Si  les  non-conformistes  ont,  comme  ils  le  disent, 
la  majorité,  non  seulement  dans  la  Principauté  de  Galles  où  ils  de- 
mandent le  "  désétablissement  ",  mais  encore  dans  d'autres  parties 
de  l'Angleterre,  pourquoi  ont-ils  négligé  de  demander  au  cabinet 
Asquith,  qui  est  bien  à  eux,  de  consacrer  une  colonne  des  feuilles  de 
recensement  à  cette  rubrique  des  cultes  ?  " 

On  a  bien  dit  à  ce  propos,  comme  le  fait  observer  un  correspon- 
dant londonnien,  que  la  majorité  avait  désiré  écarter  de  ce  question- 
naire décennal  tout  ce  qui  pourrait  avoir  un  caractère  trop  '  '  inqui- 
sitorial  ".  La  défaite  est  plaisante  si  on  songe  que  les  feuilles  de 
recensement  posent  aux  contribuables  des  questions  autrement  indis- 
crètes qu'une  question  relative  au  culte  des  déclarants.  En  fait, 
aucun  Anglais  n'éprouverait  la  moindre  hésitation  à  proclamer  qu'il 
appartient  à  tel  ou  tel  culte,  ou  bien  qu'il  n'appartient  à  aucun 
culte. 

Aussi  dit-on  un  peu  partout  qu'au  fond  les  non-conformistes 
ont  eu  peur  de  voir  leurs  prétentions  démenties  par  les  'feuilles  de 
recensement,  même  dans  la  principauté  de  Galles,  ce  qui  aurait 
fourni  un  argument  terrible  contre  le  ''   désétablissement  ". 

Lord  Newton  a  parlé  au  nom  de  la  '  '  religion  établie  par  la  loi  '  '. 
Nous  verrons  maintenant  ce  que  dira  la  Chambre  des  Communes 
quand  le  Mil  reviendra  devant  elle  avec  l'amendement  de  la  Cham- 
bre des  Lords. 

Ce  qui  est  certain,  c'est  que  les  catholiques  regretteraient  que 
le  Censiis  Bill  fût  promulgué  sans  prescrire  une  colonne  pour  la 
déclaration  de  culte.  Et  les  journaux  ont  publié  à  ce  sujet  une 
lettre  de  l'évêque  de  Salford  dans  laquelle  il  dit  "  combien  les 
catholiques  anglais  seraient  heureux  de  voir  les  feuilles  de  recense- 
ment contenir  une  colonne  destinée  à  la  déclaration  de  culte".  ''Nul 
d'entre  eux,  observe  Sa  Grandeur,  ne  rougirait  de  proclamer  qu'il 


A  TRAVERS  LES  FAITS  ET  LES  ŒUVRES  363 

appartient  au  culte  catholique.  Le  moyen  serait  excellent  pour 
savoir  à  quoi  s'en  tenir  sur  les  progrès  du  catholicisme  en  Angle- 
terre. Et  la  statistique  officielle  fournirait  aux  évêques  et  au 
clergé  des  renseignements  précieux  sur  le  fort  et  le  faible  de  leur 
situation.  "  Aussi  on  parle  beaucoup  du  coulage,  du  leakage,  qui 
S'Opérerait  constamment  dans  les  groupements  catholiques  au 
milieu  des  grandes  cités  industrielles,  par  suite  de  la  misère  et  de 
"  l'apostolat  "  de  certaines  ligues  protestantes  qui  travaillent 
au  profit  du  protestantisme  comme  l'assistance  publique  travaille 
en  France  au  profit  de  l'athéisme  d'Etat. 

De  dix  ans  en  dix  ans  un  recensement  officiel  qui  dirait  la 
religion  des  "  déclarants  "  fournirait  des  renseignements  précis 
sur  la  question. 

Le  Parlement  britannique  est  encore  en  vacances.  Mais  cela 
n'empêche  pas  les  hommes  politiques  de  faire  des  discours.  Le 
chancelier  de  l'Echiquier,  M.  Lloyd  George  vient  d'en  prononcer 
un  qui  a  eu  beaucoup  de  retentissement.  Parlant  à  Bala  il  a 
appelé  de  ses  voeux  le  moment  où  le  pays  de  Oalles  serait  "  indé- 
pendant et  libre  ".  Cette  parole  a  paru  plus  hardie  que  tous  les 
discours  de  John  Redmond  en  faveur  du  Home  Ride.  A  la 
même  assemblée,  M.  Alexandre  Murray,  le  premier  whip  du  parti 
radical,  a  salué  comme  prochain  le  moment  où,  ''  suivant  l'exemple 
de  nos  comm^inautés  anglaises  au-delà  des  mers,  les  Saxons  et  les 
Celtes  seraient  appelés,  dans  la  mère-patrie,  à  donner  sous  le 
régime  parlementaire  libre  action  au  génie  du  self-government  dont 
la  Providence  les  a  doués  si  généreusement  ".  Ces  discours  ont  rap- 
pelé celui  que  M.  Birrell  a  prononcé,  il  y  a  quelque  temps,  devant 
le  Club  des  Quatre-vingt,  où  il  avait  fait  allusion  à  la  réalisation 
du  Home  Rule  en  Angleterre,  en  Ecosse,  en  Irlande  et  dans  le  pays 
de  Galles,  et  à  l'établissement  d'un  parlement  impérial  fédéral,, 
dans  lequel  les  grandes  colonies  autonomes  seraient  représentées. 

La  rumeur  commence  à  circuler  que  la  conférence  des  huit 
chefs  du  gouvernement  et  de  l'opposition,  qui  essaye  d'arriver  à 


364  LA  REVUE  CANADIENNE 

une  entente  entre  les  deux  grands  partis  relativement  à  la  situa- 
tion constitutionnelle  du  pays,  étudie  un  projet  qui  diminuerait  la 
lourde  besogne  du  parlement  impérial,  au  moyen  d'une  mesure 
générale  de  Home  Biile.  On  saura  bientôt  s'il  y  a  quelque  chose 
de  vrai  dans  cette  grave  information. 


En  France  comme  de  l'autre  côté  du  détroit  ce  sont  les  vacan- 
ces parlementaires.  Mais  là  aussi,  les  hommes  publics  pérorent. 
On  a  beaucoup  remarqué,  en  ces  dernières  semaines,  le  ton  des  dis- 
cours prononcés  dans  un  banquet  donné  à  Châlons,  en  l'honneur 
des  élus  républicains,  par  MM.  Léon  Bourgeois  et  Vallé.  M.  Bour- 
geois, ancien  premier-ministre,  orateur  et  diplomate  de  marque,  est 
une  des  lumières  et  a  été  longtemps  l'oracle  du  radicalisme.  M. 
Vallé  est  un  ancien  garde  des  sceaux.  C'est  assez  dire  que  leurs 
déclarations  commandent  quelque  intérêt.  Or  les  journaux  rappor- 
tent que  M.  Vallé,  tout  en  se  défendant  de  vouloir  faire  de  la  poli- 
tique, a  tenu  à  dire  quelques  mots  sur  "  l'apaisement  qui  a  été 
demandé  tout  récemment  par  une  voix  venue  de  haut  ".  Il  s'est 
élevé  contre  "  cette  politique  d'apaisement  que,  a-t-il  dit,  le  parti 
radical  tout  entier  condamne  ". 

M.  Léon  Bourgeois  a  pris  ensuite  la  parole.  A  propos  de  la 
représentation  proportionnelle,  il  a  déclaré  que  devant  le  zèle 
déployé  par  les  partis  coalisés  qui  se  réclament  de  cette  réforme,  il 
ne  peut  s'empêcher  d'être  méfiant.  "  Observons,  dit-il,  et  atten- 
dons '  '.  M.  Léon  Bourgeois  a  fait  un  vif  éloge  de  la  loi  des  majori- 
tés et  tracé  le  tableau  des  bienfaits  dont  le  pays  lui  est  redevable. 

Le  sénateur  de  la  Marne  a  terminé  en  déclarant  que  le  mot 
d'apaisement  est  une  formule  vide  ;  il  a  défendu  les  républicains 
contre  le  reproche  qui  leur  a  été  adressé  par  le  président  du  Conseil 
d'avoir  persécuté  leurs  adversaires.  "  Nous  n'avons  jamais  été  les 
agresseurs  de  personne  ",  a-t-il  insisté. 


A  TRAVERS  LES  FAITS  ET  LES  ŒUVRES  365 

Parlant  de  l 'école  laïque,  M.  ^Bourgeois  a  demandé  si,  dans  la 
lutte  engagée  actuellement  autour  de  cette  école,  ce  sont  les  répu- 
blicains qui  sont  les  agre^eur-s. 

L'ancien  président  du  Conseil  a  clos  son  discours  par  un  "  vi- 
brant appel  à  l'union  de  tous  les  républicains  ". 

Il  est  clair  que  les  deux  orateurs  radicaux  visaient  M,  Briand 
et  dénonçaient  sa  fameuse  "  méthode  ",  qui  a  fait  couler  tant  d'en- 
cre depuis  le  débat  mouvementé  de  la  dernière  session.-  Le  minis- 
tère n'a  pas  tardé  à  répondre  à  cette  attaque.  Parlant  à  Grenoble 
deux  ou  trois  jours  après  la  réunion  de  Châlons,  M.  Millerand^ 
ministre  des  travaux  publics,  a  prononcé  les  paroles  suivantes  : 

"  Dans  le  calme  des  vacances,  des  voix  isolées  se  sont  fait 
entendre  pour  se  plaindre  que  l'on  ne  se  batte  pas  assez.  Plus  que 
jamais,  le  gouvernement  est  décidé  à  demeurer  fidèle  à  sa  devise,  à 
sa  méthode,  au  programme  qui  a  reçu  l'approbation  du  Parlement 
et  du  pays.  Nous  ne  pensons  pas  que  s'il  est  désirable  de  mainte- 
nir la  paix  entre  les  nations,  il  le  soit  moins  de  la  maintenir  entre  les. 
Français.  Sans  rien  éluder  du  programme  politique  social  qui  est 
le  nôtre,  j'estime,  d'accord  avec  mon  éminent  ami,  M.  le  président 
du  Conseil,  qu'il  faut  chercher  à  donner  au  pays  la  paix  et  l'union 
nécessaires  pour  lui  permettre,  dans  le  travail  et  dans  la  liberté, 
d'accroître  sans  cesse  sa  puissance  économique  et  sa  grandeur  dans 
le  monde.  " 

On  serait  tenté  d'applaudir  à  de  telles  déclarations  si  l'on  pou- 
vait les  prendre  au  pied  de  la  lettre.  Mais  que  signifient  vraiment 
ces  mots  de  paix  et  d'union  dans  la  bouche  d'hommes  qui  préparent 
en  ce  moment  aux  catholiques  de  nouvelles  chaînes  et  de  nouveaux 
baillons.  Les  journaux  ont  longuement  commenté  l'incident.  Nous 
avons  noté  particulièrement  cette  riposte  d'un  organe  de  M.  Briand, 
l'Action,  aux  discours  de  MM,  Bourgeois  et  Vallé  : 

"  Au  surplus,  pourquoi  le  parti  radical  s'aperçoit-il  si  tardi- 
vement de  la  nullité  ou  de  la  nocuité  d'une  formule  qu'il  a  approu- 
vée de  son  vote  presque  unanime,  après  les  explications  de  Mr 


366  LA  REVUE  CANADIENNE 

Briand,  en  réponse  aux  interpellations  sur  la  politique  générale  ? 
Il  avait  pourtant  eu  le  temps  d'approfondir  la  formule  de  l'apai- 
sement et  d'apprécier  la  politique  du  président  du  Conseil.  Ses 
candidats  l'avaient  même  si  bien  comprise,  cette  formule,  qu'ils 
s'en  étaient  emparés  et  l'avaient  fait  approuver  par  le  suffrage 
universel.  Et  maintenant,  le  même  parti  radical  en  dénoncerait  le 
péril?  Mais,  si  péril  il  y  a,  c'est  vous,  radicaux,  qui  l'avez  créé, 
vous  êtes  donc  peu  qualifiés  pour  le  combattre . . . 

"  Et  puis,  il  faut  toujours  en  revenir  à  la  même  question. 
Quels  griefs  précis  lés  radicaux  mécontents  ont-ils  contre  M. 
Briand  ?  Incriminer  des  formules,  le  jeu  est  trop  facile.  Quels 
sont  les  actes  anti-républicains  commis  par  le  président  du  Conseil  ? 
Tant  que  les  protestataires  n'auront  pas  répondu  à  cette  question, 
nous  nous  obstinerons  à  leur  rappeler  le  dicton  :  "  Lorsqu'on  veut 
tuer  son  chien,  on  dit  qu'il  est  enragé  ".  Mais  le  chien  a  la  vie 
dure.  " 

Tout  ceci  semble  présager  de  nouvelles  passes  d'armes  entre 
radicaux  et  briandistes  durant  la  prochaine  session. 


En-dehors  de  la  politique  pure,  l'événement  qui  a  le  plus  ému 
l'opinion  en  France,  depuis  notre  dernière  chronique,  est  la  con- 
damnation des  erreurs  du  Sillon,  par  le  Souverain-Pontife.  Cet 
acte  est  l'un  des  plus  considérables  qu'ait  jusqu'ici  accompli  le 
grand  pape  qui  gouverne  actuellement  l'Eglise.  Le  Sillon  était  une 
association  essentiellement  catholique,  à  son  origine,  et  ayant  pour 
objet  d'établir  sur  tous  les  points  de  la  France  des  foyers  d'étude 
et  d'initiative  hardie  dans  le  domaine  des  questions  sociales.  Son 
fondateur  et  son  chef  incontesté,  homme  doué  de  facultés 
brillantes,  orateur  puissant  et  merveilleux  entraîneur  d'hommes, 
était  M.  Marc  Sangnier.  Applaudi  et  encouragé  par  les  évêques, 
béni  par  le  pape,  le  Sillon  donna  beaucoup  d'espérances.    Mais  au 


A  TRAVERS  LES  FAITS  ET  LES  ŒUVRES  367 

bout  de  quelques  années  de  bons  esprits  commencèrent  à  s'alarmer 
de  ses  tendances.  On  signala  chez  son  chef  et  ses  principaux  mem- 
bres des  erreurs  de  doctrine  et  de  regrettables  écarts  de  langage. 
De  jour  en  jour  l'esprit  démocratique  le  plus  excessif  prit  chez  eux 
le  pas  sur  l'esprit  catholique.  Cependant  les  intentions  généreuses 
des  sillonnistes,  leur  dévouement  à  la  cause  populaire,  la  ferveur 
religieuse  d'un  grand  nombre  d'entre  eux,  leur  conservaient  des 
sympathies  dans  les  rangs  de  la  hiérarchie  ecclésiastique.  L'opi- 
nion catholique  était  divisée  à  leur  endroit.  En  ces  derniers  temps 
des  évêques  les  avaient  attaqués,  tandis  que  d'autres  évêques  défen- 
daient sinon  toutes  leurs  idées,  du  moins  la  sincérité  et  l'efficacité 
de  leur  action.  Pie  X  vient  de  dirimer  le  débat  dans  une  lettre 
aux  cardinaux  français.  Tout  en  rendant  paternellement  justice 
aux  intentions  de  Marc  Sangnier  et  de  ses  disciples,  il  réprouve 
les  doctrines  et  l'évolution  du  Sillon,  et  lui  ordonne  de  se  ranger 
sous  les  directions  des  Ordinaires  à  laquelle  il  s'était  soustrait  jus- 
qu'à présent.  Cette  lettre  de  Pie  X  est  admirable  d'exposition 
lumineuse,  de  dialectique  persuasive,  d'émouvante  éloquence.  Elle 
est  d'une  importance  capitale,  parce  qu'elle  traite  non  seulement 
de  l'affaire  particulière  du  Sillon,  mais  encore  et  surtout  de  la 
grave  et  troublante  question  de  la  démocratie,  si  discutée  et  souvent 
si  embrouillée  de  nos  jours  par  des  docteurs  sans  doctrine.  Nous 
croyons  absolument  opportun  d'en  donner  ici  de  larges  extraits. 

La  Saint-Père  exprime  d'abord  le  regret  que  lui  fait  éprouver 
une  décision  devenue  nécessaire.  "  Nous  avons  hésité  longtemps, 
Vénérables  Frères,  déclare-t-il,  à  dire  publiquement  et  solennelle- 
ment notre  pensée  sur  le  Sillon.  Il  a  fallu  que  vos  préoccupations 
virissent  s'ajouter  aux  nôtres  pour  nous  décider  à  le  faire.  Car 
nous  aimons  la  vaillante  jeunesse  enrôlée  sous  le  drapeau  du  Sillon, 
et  nous  la  croyons  digne,  à  bien  des  égar'ds,  d'éloge  et  d'admiration. 
Nous  aimons  ses  chefs,  en  qui  nous  nous  plaisons  à  reconnaître  des 
âmes  élevées,  supérieures  aux  passions  vulgaires  et  animées  du  plus 
noble  enthousiasme  pour  le  bien.     Vous  les  avez  vus,  Vénérables 


368  LA  REVUE  CANADIENNE 

Frères,  pénétrés  d'un  sentiment  très  vif  de  la  fraternité  humaine^ 
aller  au  devant  de  ceux  qui  travaillent  et  qui  souffrent  pour  les 
relever,  soutenus  dans  leur  dévouement  par  leur  amour  pour  Jésus- 
Christ  et  la  pratique  exemplaire  de  la  religion.  " 

Pie  X  rappelle  ensuite  les  heureux  débuts  de  l'association  dont 
les  fondateurs  semblaient  venir  mettre  au  service  de  l'Eglise  des 
troupes  jeunes  et  croyantes,  pour  la  restauration  de  l'ordre  et  de  la 
justice  dans  la  société  troublée. 

"  C'étaient  les  beaux  temps  du  Sillon,  s 'écrie-t-il,  c'est  son 
beau  côté,  qui  explique  les  encouragements  et  les  approbations  que 
ne  lui  ont  pas  ménagés  l'épiscopat  et  le  Saint-Siège,  tant  que  cette 
ferveur  religieuse  a  pu  voiler  le  vrai  caractère  du  mouvement  sil- 
lonniste. 

"  Car,  il  faut  le  dire,  Vénérables  Frères,  nos  espérances  ont 
été,  en  grande  partie,  trompées.  Un  jour  vint  où  le  Sillon  accusa, 
pour  les  yeux  clairvoyants,  des  tendances  inquiétantes.  Le  Sillon 
s'égarait.  Pouvait-il  en  être  autrement  1  Ses  fondateui*s,  jeunes,, 
enthousiastes  et  pleins  de  confiance  en  eux-mêmes,  n'étaient  pas 
suffisamment  armés  de  science  historique,  de  saine  philosophia  et  do 
forte  théologie  pour  affronter  sans  péril  les  difficiles  problèmes 
sociaux  vers  lesquels  ils  étaient  entraînés  par  leur  activité  et  leur 
coeur  et  pour  se  prémunir,  sur  le  terrain  de  la  doctrine  et  de  l 'obéis-  ' 
sance,  contre  les  infiltrations  libérales  et  protestantes.   " 

Les  choses  en  sont  venues  à  un  point  que  le  Saint-Père  croirait 
manquer  à  son  devoir  s 'il  gardait  plus  longtemps  le  silence.  Il  doit 
la  vérité  à  ses  chers  enfants  du  Sillon,  entraînés  dans  une  voie 
fausse.  Il  la  doit  à  nombre  de  prêtres  et  de  séminaristes  que  le  Sillon 
a  soustraits  sinon  à  l'autorité,  au  moins  à  l'influence  de  leurs  évê- 
ques,  il  la  doit  à  l'Eglise  où  le  Sillon  sème  la  discorde. 

Quelles  sont  les  erreurs  du  Sillon  ?  Voici  d'abord  une  erreur 
de  conduite.  Il  prétend  échapper  à  la  direction  de  l'autorité  ecclé- 
siastique. Or,  comme  dans  son  action  il  se  réclame  de  l'Evangile 
interprété  à  sa  manière,  il  n'a  pas  le  droit  d'éluder  cette  direc- 
tion.    De  plus,  le  Sillon  erre  dans  ses  principes. 


A  TRAVERS  LES  FAITS  ET  LES  ŒUVRES  369 

Il  rêve,  dit  le  Saint-Père,  de  transformer  la  société  en  chan- 
geant ses  bases  naturelles  et  traditionnelles,  et  promet  une  cité 
future  édifiée  sur  d'autres  principes,  qu'ils  osent  déclarer  plus 
féconds,  plus  bienfaisants  que  les  principes  sur  lesquels  repose  la 
cité  chrétienne  actuelle. 

'  '  Non,  Vénérables  Frères  —  il  faut  le  rappeler  énergiquement 
dans  ces  temps  d'anarchie  sociale  et  intellectuelle  où  chacun  se  pose 
en  docteur  et  en  législateur  —  on  ne  bâtira  pas  la  cité  autrement 
que  Dieu  ne  l'a  bâtie  ;  on  n'édifiera  pas  la  sojciété,  si  l'Eglise  n'en 
jette  les  bases  et  ne  dirige  les  travaux  ;  non,  la  civilisation  n'est 
plus  à  inventer,  ni  la  cité  nouvelle  à  bâtir  dans  les  nuées.  Elle  a  été, 
elle  est  ;  c'est  la  civilisation  chrétienne,  c'est  la  cité  catholique.  Il 
ne  s'agit  que  de  l'instaurer  et  de  la  restaurer  sans  cesse  sur  ses 
fondements  naturels  et  divins  contre  les  attaques  toujours  renais- 
santes de  l'utopie  malsaine,  de  la  révolte  et  de  l'impiété  :  Omnia 
instaiirare  m  Christo  ". 

Le  pape  relève  les  erreurs  du  Sillon  relativement  à  l'émancipa- 
tion politique,  économique  et  intellectuelle  du  peuple.  Cette  école 
aspire  à  établir  dans  le  monde  une  égalité  sociale  absolument  chimé- 
rique, et  une  autonomie  individuelle  impossible  à  réaliser.  Elle 
tend  à  détruire  l'autorité,  dont,  suivant  elle,  le  peuple  est  le  déten- 
teur, à  faire  disparaître  la  juste  subordination  des  êtres,  et  l'obéis- 
sance nécessaire. 

Le  Saint-Père  repousse  ces  rêves  pleins  d'erreurs  et  d'illusions 
dangereuses,  il  rétablit  la  vérité  sur  l'autorité  dans  la  société.  Il 
rappelle  que  la  dignité  humaine  n'est  pas  incompatible  avec  la  su- 
bordination, ni  la  liberté  avec  l'autorité  ;  qu'il  est  faux  et  dange- 
reux d'affirmer  que  toute  inégalité  est  une  injustice  ou  une  moindre 
justice;  que  la  fraternité  humaine  est  un  lien  bien  fragile  ;  que 
seule  la  charité  catholique,  fondée  sur  l'amour  de  Jésus-Christ  son 
Fils,dans  la  soumission  à  l'Eglise,  peut  unir  efficacement  les  esprits, 
les  volontés  et  les  coeurs  dans  la  poursuite  du  bonheur  commun. 
Dans  les  erreurs  du  Sillon  et  les  habitudes  pratiques  qu'elles  ont 


370  LA  REVUE  CANADIENNE 

inspirées,  le  Saint-Père  montre  la  source  des  fautes  d'indiscipline 
qui  lui  sont  justement  reprochées,  son  mépris  du  passé,  sa  secrète 
insubordination  à  l'autorité  ecclésiastique. 

Ici  l'accent  du  Souverain-Pontife  devient  plus  ému.  "  Dans 
ces  habitudes  démocratiques,  s'écrie  Pie  X,  et  les  théories  sur  la 
,eité  idéale  qui  les  inspirent,  vous  reconnaîtrez.  Vénérables  Frères, 
la  cause  secrète  des  manquements  disciplinaires  que  vous  avez  dû, 
si  souvent,  reprocher  au  Sillon.  Il  n'est  pas  étonnant  que  vous  ne 
trouviez  pas  dans  les  chefs  et  chez  leurs  camarades  ainsi  formés, 
fussent-ils  séminaristes  ou  prêtres,  le  respect,  la  docilité  et  l'obéis- 
sance qui  sont  dûs  à  vos  personnes  et  à  votre  autorité  ;  que  vous 
sentiez  de  leur  part  une  sourde  opposition,  et  que  vous  ayez  le  regret 
de  les  voir  se  soustraire  totalement,  ou,  quand  ils  y  sont  forcés  par 
l'obéissance,  se  livrer  avec  dégoût  à  des  oeuvres  non  sillonnistes. 
Vous  êtes  le  passé;  eux  sont  les  pionniers  de  la  civilisation  future. 
Vous  représentez  la  hiérarchie,  les  inégalités  sociales,  l'autorité  et 
l'obéissance  :  institutions  vieillies,  auxquelles  leurs  âmes,  éprises 
d'un  autre  idéal,  ne  peuvent  plus  se  plier.  Nous  avons  sur  cet  état 
d'esprit  le  témoignage  de  faits  douloureux,  capables  d'arracher  des 
larmes  ;  et  nous  ne  pouvons,  malgré  notre  longanimité,  nous  défen- 
dre d'un  juste  sentiment  d'indignation.  Eh  quoi  !  on  inspire  à 
votre  jeunesse  catholique  la  défiance  envers  l'Eglise,  sa  mère  ;  on 
lui  apprend  que  dépuis  dix-neuf  siècles  elle  n'a  pas  «ncore  réassi 
dans  le  monde  à  constituer  la  société  sur  ses  vraies  bases  ;  qu'elle 
n'a  pas  compris  les  notions  sociales  de  l'autorité,  de  la  liberté,  de 
l'égalité,  de  la  fraternité  et  de  la  dignité  humaine  ;  que  les  grands 
évêques  et  les  grands  monarques,  qui  ont  créé  et  si  glorieusement 
gouverné  la  France,  n'ont  pas  su  donner  à  leur  peuple,  ni  la  vraie 
justice,  ni  le  vrai  bonheur,  parce  qu'ils  n'avaient  pas  l'idéal  du 
Sillon  .'  " 

"  Le  souffle  de  la  Révolution  a  passé  par  là,  et  nous  pouvons 
conclure  que  si  les  doctrines  sociales  du  Sillon  sont  erronées,  son 
esprit  est  dangereux  et  son  éducation  funeste.  " 


A  TRAVERS  LES  FAITS  ET  LES  ŒUVRES  371 

Le  Saint-Père  se  demande  ce  qu'est  devenu  le  catholicisme  du 
Sillon  dans  son  évolution  récente,  où  il  fait  appel  à  tous  les  élé- 
ments, même  aux  hétérodoxes  et  aux  incroyants,  pour  travailler 
dans  une  promiscuité  périlleuse  à  l'amélioration  de  la  société. 
L'oeuvre  est  devenue  un  danger  pour  la  foi  et  la  discipline  catholi- 
ques. 

Pie  X  sollicite  les  évêques  de  choisir  des  prêtres,  munis  des 
grades  de  docteurs  en  philosophie  et  en  théologie,  et  versés  dans 
l'histoire  de  la  civilisation  antique  et  moderne,  pour  les  appliquer 
aux  études  moins  élevées  et  plus  pratiques  de  la  science  sociale,  pour 
les  mettre  en  temps  opportun  à  la  tête  des  oeuvres  d'action  catho- 
lique. Mais  il  ajoute  cet  avertissement  :  "  Toutefois  que  ces  prê- 
tres ne  se  laissent  pas  égarer,  dans  le  dédale  des  opinions  contempo- 
raines, par  le  mirage  d'une  fausse  démocratie;  qu'ils  n'empruntent- 
pas  à  la  rhétorique  des  pires  ennemis  de  l'Eglise  et  du  peuple  un 
langage  emphatique  plein  de  promesses  aussi  sonores  qu'irréalisa- 
bles. Qu'ils  soient  persuadés  que  la  question  sociale  et  la  science 
sociale  ne  sont  pas  nées  d'hier  ;  que,  de  tout  temps,  l'Eglise  et 
l'Etat,  heureusement  concertés,  ont  suscité  dans  ce  but  des  organi- 
sations fécondes;  que  l'Eglise,  qui  n'a  jamais  trahi  le  bonheur  du 
peuple  par  des  alliances  compromettantes,  n'a  pas  à  se  dégager  du 
passé  et  qu'il  lui  suffit  de  reprendre,  avec  le  concours  des  vrais 
ouvriers  de  la  restauration  sociale,  les  organismes  brisés  par  la  Ré- 
volution et  de  les  adapter,  dans  le  même  esprit  chrétien  qui  les  a 
inspirés,  au  nouveau  milieu  créé  par  l'évolution  matérielle  de  la 
société  contemporaine  ;  car  les  vrais  amis  du  peuple  ne  sont  ni  révo- 
lutionnaires, ni  novateurs,  mais  traditionnalistes.  " 

Le  respect  pour  la  parole  pontificale  ne  saurait  nous  empêcher 
d'exprimer  ici  notre  admiration  pour  cette  noblesse  de  pensée,  cette 
hauteur  et  cette  sûreté  de  vue,  et  cette  beauté  de  langage. 

Comme  conclusion,  se  tournant  vers  le  Sillon,  avec  la  confiance 
d 'un  Père  qui  parle  à  ses  enfants,  le  pape  demande  aux  chefs  de  se 
retirer,  pour  leur  bien,  pour  le  bien  de  l'Eglise  et  de  la  France. 


372  LA  REVUE  CANADIENNE 

Quand  aux  membres,  ils  devront  se  ranger  par  diocèses,  sous  la. 
direction  de  leurs  évêques  respectifs.  Ces  groupes  pour  le  moment 
indépendants  les  uns  des  autres,  prendront  le  nom  de  Sillons  catho- 
liques et  leurs  membres  celui  de  Sillonnistes  catJioliques,  afin  de 
bien  marquer  qu'ils  auront  brisé  avec  les  erreurs  du  passé. 

On  ne  saurait  se  figurer  le  retentissement  que  cette  pièce  magis- 
trale a  eu  en  France.  Toute  la  presse  l'a  commentée,  les  journaux 
catholiques  l'ont  accueillie,  les  uns  avec  allégresse,  les  autres  avec 
soumission,  tous  avec  respect.  Et  si  la  presse  sectaire  l'a  dénoncée 
comme  une  condamnation  de  la  démocratie,  une  feuille  neutre, 
comme  le  Journal  des  Débats  a  mis  les  choses  au  point  dans  les  ter- 
mes suivants:  "Ce  que  la  lettre  pontificale  reproche  au  Sillon,  ce 
n'est  pas  d'être  républicain,  c'est  de  prétendre  que  ses  idées  politi- 
ques et  sociales  sont  les  conséquences  nécessaires  et  uniques  d'un  ca- 
tholicisme qui  lui  est  particulier  ".  Le  même  journal  déclare  que  ce 
document  est  "  fort  éloquent,  très  solidement  composé,  et  d'une 
grande  vigueur  d 'analyse  '  '. 

Le  Sillon  et  son  chef  ont  fait  acte  de  soumission  immédiate,  à 
la  réception  de  la  lettre  du  pape.  M.  Sangnier  a  écrit  au  Saint- 
Père  une  lettre  publique  dans  laquelle  il  annonce  la  dissolution  de 
son  oeuvre.  On  a  relevé  dans  son  langage  certaines  amertumes 
d'expression.  Mais  enfin,  il  s'incline  devant  la  décision  pontificale 
et  fait  une  profession  absolue  d'obéissance  à  l'Eglise.  Dans  les 
différents  diocèses,  les  groupes  de  sillonnistes  se  rangent  sous  la 
direction  des  évêques.  Encore  une  fois  la  clairvoyance  et  l'énergie 
de  Pie  X  ont  écarté  un  grand  péril. 


Les  actes  mémorables  se  multiplient  dans  ce  grand  pontificat.. 
Presque  en  même  temps  que  la  lettre  relative  au  Sillon  était  publié 
le  décret  sur  la  communion  des  enfants.  Il  a  été  préparé  par  la. 
Sacrée  Congr%ation  des  Sacrements,  et  Pie  X  en  a  ordonné  la 


A  TRAVERS  LES  FAITS  ET  LES  ŒUVRES  373 

promulgation.  Par  cette  décision,  l'âge  de  discrétion  pour  la  com- 
munion aussi  bien  que  pour  la  confession  des  enfants,  est  fixé  à 
sept  ans,  plus  ou  moins.  Il  y  est  dit  que  pour  la  première  confes- 
sion et  la  première  communion,  point  n'est  nécessaire  une  pleine  et 
parfaite  connaissance  de  la  doctrine  chrétienne,  que  l'enfant  devra 
«nsuite  continuer  à  apprendre  graduellement  le  catéchisme  entier 
suivant  la  capacité  de  son  intelligence,  que  la  connaissance  de  la 
religion  requise  dans  l'enfant  pour  qu'il  soit  convenablement  pré- 
paré à  la  première  communion  est  qu  'il  comprenne  suivant  sa  capa- 
cité les  mystères  de  la  foi  nécessaires  de  nécessité  de  moyen,  et  qu'il 
sache  distinguer  le  pain  eucharistique  du  pain  ordinaire  et  corporel 
afin  de  s'approclier  de  la  sainte  Eucharistie  avec  la  dévotion  que 
comporte  son  âge. 

L 'espace  nous  manque  pour  parler  plus  longuement  de  ce 
décret  Quant  singulari  CJiristus  amore,  appelé  "  libérateur  " 
par  un  évêque,  et  de  la  manière  dont  il  a  été  accueilli,  spécialement 
en  France. 


Après  cette  pièce  et  la  lettre  relative  au  Sillon,  est  venu  un  Motu 
proprio  au  sujet  du  modernisme.  Les  champions  de  cette  erreur, 
condamnée  par  l'encyclique  Pascendi,  n'ont  pas  abandonné  leur 
dessein  de  troubler  l'Eglise,  dit  le  Saint-Père.  Ils  ne  cessent  de 
faire  des  recrues  secrètement  et  de  répandre  le  poison  de  leurs 
opinions  par  des  livres  anonymes  ou  pseudonymes.  Le  pape  s'ef- 
force encore  une  fois  de  déjouer  leurs  mouvements,  et  il  édicté  à 
cette  fin  un  certain  nombre  de  règles.  Le  texte  de  ce  Motu  proprio 
ne  nous  est  pas  encore  parvenu,  mais  d'après  l'analyse  envoyée  à 
l'Univers  par  son  correspondant  romain,  le  Souverain-Pontife 
renouvelle  les  prescriptions  de  l 'Encyclique  et  réédicte  les  sept 
règles  dont  l'énumération  et  le  texte  forment  les  dix  dernières 
pages  de  ce  document  doctrinal.  Puis  il  ajoute  des  règles  spéciales 
pour  les  élèves  des  séminaires  et  les  novices  des  ordres  religieux. 


374  LA  REVUE  CANADIENNE 

Les  séminaires  doivent  assurer  la  doctrine  et  la  vertu.  Les  supé- 
rieurs se  montreront  sévères  et  s'ils  reconnaissent  avec  prudence  le 
manque  des  vertus  sacerdotales,  ils  expulseront  les  indignes,  pre- 
nant des  maures  pour  fermer  aux  élèves  expulsés  l'entrée  des 
autres  séminaires.  Les  études  sont  très  chargées  déjà.  Par  consé- 
quent, le  pape,  prohibe  absolument  toute  lecture  de  journaux  oa 
périodiques,  même  les  meilleurs,  dans  les  séminaire.  Le  pape  donne 
ensuite  des  règles  très  précises  à  l'égard  des  professeurs,  que  les 
évêques  devront  suivre  pour  être  sûrs  de  leur  enseignement. 

Le  pape  oblige  au  serment  de  Pie  IV  sept  catégories  de  prêtres, 
que  le  Motu  proprio  énumère.  C'est  là  le  serment  ordinaire  avec 
les  adjonctions  du  Concile  du  Vatican,  auquel  Pie  X  ajoute  des  for- 
mules précises  contre  le  modernisme,  conformément  aux  proposi- 
tions de  l'encyclique  Pascendi  et  au  décret  Lamentahili. 

Comme  on  le  voit  la  vigilance  de  Pie  X  est  inlassable.  Une 
fois  de  plus,  l'Eglise  catholique  peut  se  glorifier  d'avoir  à  sa  tête 
un  grand  pape. 

*     *     m 

En  Espagne  la  crise  politico-religieuse  reste  dan^  le  statu  quo. 
Le  Senor  Canalejas  a  reçu  les  félicitations  de  la  maçonnerie.  La 
grande  loge  Catalana-Balear  lui  a  envoyé  l'adresse  suivante   : 

"  Les  Loges  maçonniques,  refuge  de  toutes  les  libertés  et  des 
idées  progressives,  qui  travaillent  à  resserrer  les  liens  fraternels  qui 
doivent  unir  tous  les  peuples,  sans  distinction  de  race  ni  de  couleur^ 
vous  admirent  et  vous  applaudissent.  La  Maçonnerie  ne  peut  répan- 
dre les  principes  humanitaires  qui  sont  à  sa  base  sans  la  liberté  de 
toutes  les  consciences,  et  sans  la  tolérance  civilisatrice  de  toutes  les 
opinions. 

'  '  C  'est  pourquoi,  Excellence,  nous  nous  engageons  à  continuer 
le  chemin  déjà  pris,  sans  redouter  les  conséquences  de  la  lutte,  et  la 
victoire  de  la  liberté  sera  certaine.  La  grande  Loge  "  Catalana- 
Balear  ",  au  nom  de  toutes  les  puissances  maçonniques  du  monde. 


A  TRAVERS  LES  FAITS  ET  LES  ŒUVRES  375 

vous  offre  l'influeiice  énorme  et  universelle  de  son  organisation 
indestructible.  " 

D'autre  part  le  congrès  de  la  libre-pensée  réuni  à  Bruxelles  a 
adressé  un  message  d'encouragement  au  premier  ministre  d'Al- 
phonse XIII,  comme  l'indique  cette  dépêche  : 

"  Le  congrès  de  la  libre-pensée  a  voté  l'envoi  à  M.  Canalejas 
d'un  télégramme  protestant  contre  les  procédés  traditionnels  du 
Vatican,  applaudissant  au  rappel  de  l'ambassadeur  d'Espagne  près 
le  Vatican,  et  souhaitant  une  dénonciation  du  Concordat  '  '. 

Le  cabinet  espagnol  n'a  pas  encore  envoyé  sa  réponse  à  la  der- 
nière note  de  Rome.  Mais  si  l'on  en  croit  une  entrevue  de  M. 
Canalejas  avec  un  correspondant  du  Corriere  del  Serra,  cette 
réponse  sera  d'une  banalité  peu  commune.  '^  Elle  ne  sortira  pas 
des  généralités  et  se  bornera  à  multiplier  les  assurances  de  notre 
confiance  dans  le  maintien  des  bonnes  relations  entre  l'Eglise  et 
l'Espagne,  —  à  prodiguer  les  protestations  de  dévouement  à  la  sou- 
veraineté spirituelle  du  pape,  etc.  Bref,  notre  réponse  ne  sera 
absolument  rien,  au  fond,  exactement  comme  la  dernière  note  du 
Vatican.  " 

Tout  ceci  n'avancera  guère  la  solution  du  conflit.  On  com- 
mence à  répéter  que  le  jeune  roi  d'Espagne  est  moins  favorable  à 
la  politique  de  son  premier  ministre,  que  celui-ci  ne  s'en  est  vanté 
avec  trop  d'ostentation.    Puisse  cette  rumeur  être  vraie   ! 

.  Faisant  trêve  à  leurs  appréhensions  et  à  leurs  préparatifs  de 
lutte,  les  catholiques  espagnols  ont  célébré  récemment  le  centenaire 
de  Balmès.  Jacques  Balmès,  né  le  28  août  1810,  à  Vich,  en  Catalo- 
gne, est  l'une  des  plus  pures  gloires  de  l'Espagne.  Ce  modeste  et 
saint  prêtre,  voué  au  professorat,  et  mort  le  21  juillet  1848,  avant 
d'avoir  atteint  trente-huit  ans,  a  laissé  des  oeuvres  où  se  révélait  le 
génie  d'un  grand  penseur.  Ses  principaux  ouvrages  sont  VAri 
d'arriver  au  vrai,  la  Philosophie  fondamentale  et  le  Protestantisme 
comparé  au  Catholicisme.  Balmès,  Donoso  Cortès  !  Ah!  si  ces 
grands  Espagnols  vivaient  en  ce  moment  ! 


376  LA  REVUE  CANADIENNE 


Au  Canada,  révénement  du  mois  a  été  le  magnifique  Congrès 
eucharistique  de  Montréal.  Il  a  duré  du  6  au  11  septembre.  Je 
n'entreprendrai  pas  d'en  redire  ici  les  splendeurs  ni  d'en  raconter 
les  phases.  Je  me  bornerai  à  dire  que  jamais  notre  pays  n'a  vu 
un  tel  spectacle.  Nos  hôtes  illustres  ont  déclaré  que  c'était  le 
plus  beau  congrès  eucharistique  tenu  jusqu'ici,  et,  sans  y  mettre  de 
chauvinisme,  nous  le  croyons.  Un  ensemble  de  circonstance,  dont 
nous  devons  remercier  Dieu,  a  permis  aux  catholiques  canadiens  de 
donner  à  ces  fêtes  un  caractère  d'apothéose  nationale,  qu'il  eût  été 
difficile  d'atteindre  en  d'autres  pays.  Toutes  les  classes  sociales 
et  toutes  les  opinions  se  sont  trouvées  unies  dans  le  triomphe  décerné 
à  Jésus-Hostie.  Quelle  scène  inoubliable  que  celle  de  la  procession 
eucharistique,  le  dimanche,  11  septembre  !  Sept  cent  mille  âmes  ont 
acclamé  Jésus-Christ  !  Béni  soit  Dieu  qui  nous  a  fait  vivre  de  tels 
iiistants,  qui  a  fait  jaillir  de  nos  coeurs  une  telle  confession  de  foi 
publique,  qui  a  couronné  notre  pays  d'une  telle  gloire   ! 

Le  Congrès  eucharistique  de  1910  restera  pour  le  Canada 
catholique  une  date  à  jamais  mémorable. 

Thomas  CHAPAIS. 

Saint-Denis,  26  septembre  1910. 


La  Presse  et  ses  Devoirs  ^^^ 


(ETUDE  POUR  LE  CONGRES) 


Messeigneurs  et  Messieurs, 

M'^  'UN  des  buts  immédiats  des  Congrès  Eucharistiques  —  nous 
If  ont  dit  et  nous  répètent  les  organisateurs  de  ces  grands 
1^  mouvements  de  piété  intelligente  et  éclairée  —  c'est  de 
promouvoir  chez  les  peuples  chrétiens  et  de  faire  se  renou- 
veler périodiquement  l'hommage  social  au  Christ,  roi  des  nations. 
Or,  de  nos  jours  surtout,  le  grand  moyen  d'émouvoir  les  masses 
populaires,  le  levier  puissant  avec  lequel  on  remue  les  nations,  c  'est 
la  presse.  Il  est  devenu  banal  de  le  répéter,  la  presse,  pour  beau- 
coup, c'est  aujourd'hui  l'unique  puissance,  la  seule  qui  ait  prise 
sur  l'opinion. 


O  Le  Secrétaire  de  la  Eédaction  de  la  Revue  Canadienne  ayant  été 
appelé  à  l'honneur  de  porter  la  parole  dans  l'une  des  séances  d'étude  du 
récent  Congrès  de  Montréal  sur  la  presse  et  ses  devoirs-  envers  la  Sainte 
Eucharistie,  le  culte  et  la  religion  en  général,  est  autorisé  à  mettre 
sous  les  yeux  de  ses  lecteurs  habitués  le  modeste  travail  qu'il  a  lu  à  la 
séance  du  samedi,  10  septembre,  au  Monximent  National,  à  Montréal. 
Mgr  Odelin,  vicaire-général  de  Paris,  présidait  cette  séance.  M.  François 
Veuillot  devait  y  parler  aussi  sur  le  même  sujet  —  c'est  ce  qui  expilique 
pourquoi  le  rapporteur  canadien  s'en  est  surtout  tenu  aux  devoirs  d'état 
de  la  presse  canadienne.  ^Malheureusement  le  distingué  directeur  de 
VVnivers  n'a  pu  venir  au  Canada;  il  a  été  empêché  à  la  dernière  heure  par 
un  surcroit  de  besogne.  Comme  compensation,  nous  avons  eu  la  joie  d'en- 
tendre de  M.  l'abbé  Eelleney,,  de  La  Croix  de  Paris.  En  donnant  dans  la 
Revue,  notre  modeste  étude,  nous  comptons  que  nos  confrères  de  la  presse 
montréalaise  et  de  toute  la  Presse  canadienne  y  voudront  voir  les  priu- 
oipes  fondamentaux  du  journalisme  catholique.  - —  E.-J.  A. 


378  LA  REVUE  CANADIEI^TNE- 

'  '  Personne  n  'ignore  —  écrivaient  les  Pères  du  Concile  Plénier 
de  Québec  —  la  place  prépondérante  que  prennent  aujourd'hui  le 
livre,  la  revue,  la  brochure  et  le  journal.  Ils  sont  devenus  les  prin- 
cipaux semeurs  d'idées,  et  bien  souvent,  les  maîtres  incontestés  de 
l'opinion  publique.  Sous  toutes  les  formes,  mais  surtout  sous  la 
forme  du  journal,  la  presse  est  la  grande  et  parfois  l'unique  éduca- 
triee  des  multitudes.  Elle  pénètre  partout,  s'adresse  à  toutœ  les 
classes  et  à  tous  les  âges,  traite  tous  les  sujets,  met  et  tient  en  éveil 
toutes  les  curiosités,  et  s'empare  peu  à  peu  des  esprits  qu'elle  forme 
et  déforme  à  son  gré.  Son  influence  est  très  décisive  et  ses  juge- 
ments sont  sans  appels  ".  (^) 

Il  n'est  que  trop  vrai.  La  presse  est  de  nos  jours  une  puissance 
formidable  et  irrésistible.  Je  dis  :  "  Un  'est  que  trop  vrai  '  '.  C  'est 
parce  que  d'ordinaire  la  puissance  de  la  presse  est  plutôt  au  ser- 
vice du  mal.  '  '  C  'est,  en  effet  —  disent  encore  les  Pères  de  Québec 
—  par  les  mille  voix  de  la  presse  que  les  erreurs  se  sont  propagées 
si  nombreuses,  si  vite,  et  si  loin,  depuis  un  siècle  ;  c'est  le  mauvais 
journal  qui  a  battu  en  brèche,  discrédité  dans  l'opinion  toutes  les 
institutions  religieuses  ;  c'est  par  les  journaux  et  par  les  romans, 
non  moins  que  par  les  pièces  de  théâtre,  que  s'est  préparée  la  loi 
du  divorce  en  France,  vrai  fléau  de  la  société  moderne  ;  c'est  dans 
les  journaux  enfin,  qu'a  été  menée  la  campagne  contre  l'éducation 
chrétienne  de  la  jeunesse,  un  peu  partout. . .   ".  (^) 

Or,  "  pour  guérir  les  maux  de  notre  temps  "  —  continuent 
toujours  nos  évêques,  citant  les  propres  paroles  de  Pie  X  à  Mgr 
Bégin  —  '  '  pour  guérir  les  maux  de  notre  temps,  il  faut  employer 
des  moyens  qui  soient  appropriés  à  ses  habitudes. . .  aux  écrits 
opposons  les  écrits,  aux  erreurs  propagées  ça  et  là  opposons  la 


(*)  Lettre  pastorale  des  Pères  du  Premier  Concile  Plénier  de  Québec, 
p.  28.  (Cette  lettre  porte  les  signatures  de  trente-quatre  archevêques  et 
évêques,  d'un  préfet  apostolique  et  de  trois  a«iministrateurs  sede  vacante. 

(')  Idem,  loco  cituto. 


LA  PRESSE  ET  SES  DEVOIRS  379 

vérité,  au  poison  des  mauvaises  lectures  opposons  le  remède  des 
lectures  salutaires,  aux  journaux  dont  l'influence  pernicieuse  se 
fait  sentir  tous  les  jours  opposons  le  bon  journal. . ,   ".  (*) 

D'ailleurs,  messeigneurs  et  messieurs,  nos  vénérés  prélats  cana- 
diens ne  faisaient  là  que  constater  ce  que  tout  le  monde  admet. 
N'a-t-on  pas  écrit  que  saint  Paul,  s'il  revenait  sur  la  terre,  se 
ferait  journaliste,  et  n'est-il  pas  connu  de  tout  l'univers  que  Pie  X,, 
quand  il  était  patriarche  de  Venise,  aurait  vendu  sa  croix  pectorale 
plutôt  que  de  voir  péricliter  son  cher  journal  vénitien  La  Difesa  f 
Aussi  bien,  n'avons-nous  voulu  rappeler,  au  début  de  ce  travail,, 
l'autorité  de  l'épiscopat  canadien  que  parce  qu'il  nous  a  semblé  de 
haute  convenance  de  le  faire  pour  appuyer  nos  modestes  aîffirma- 
tions  sur  une  doctrine  solide  et  sûre.  Au  Congrès  de  Montréal,  il 
nous  est  tout  naturel,  tous  l'admettront,  de  nous  incliner  devant 
les  enseignements  das  Pères  du  Concile  de  Québec. 

Les  Congrès  ne  sont  pas  Conciles.  Ils  ne  définissent  pas  les 
dogmes,  ils  n'arrêtent  pas  les  décrets  disciplinaires.  Ce  sont  plutôt 
messeigneurs  et  messieurs,  ainsi  qu'on  l'a  dit,  de  grandes  assem- 
blées du  clergé  et  du  laïcat  catholiques  qui  ont  pour  unique  fin  la 
gloire  de  Jésus  Eucharistie,  la  préparation  des  triomphes  eucharis- 
tiques, l'hommage  social  au  Christ  roi  des  nations.  Si  nous  osions^ 
nous  dirions  que  les  Congrès  sont  aux  Conciles  ce  que  le  couronne- 
ment d'un  magnifique  édifice  est  à  sa  base.  JVIais  pour  l'un  et  pour 
l'autre  de  quelle  puissance,  répétons-le,  n'est  pas  aujourd'hui  la 
presse,  ne  sont  pas  aujourd'hui  les  oeuvres  de  presse. 

Or,  que  fait  la  presse,  en  particulier  la  presse  canadienne,  pour 
la  Sainte  Eucharistie,  pour  la  foi  en  la  présence  réelle,  pour  la 
glorification  devant  le  peuple  des  rites  et  des  fêtes  qui  la  célèbrent  ? 
Et  puis  surtout  que  devrait-elle  faire,  notre  presse  canadienne, 
non-seulement  la  presse  des  semaines  religieuses  et  des  revues 
pieuses,  mais  ■  la  presse  qui  se  dit  catholique  et  qui  veut  l 'être  tout 


{*)  Idem,  loco  eitato. 


380  LA  REVUE  CANADIENNE 

€11  S 'occupant  des  intérêts  matériels  et  politiques  du  pays  —  ce 
qui,  du  reste,  est  parfaitement  légitime.  Voilà,  messeigneurs 
et  messieurs,  tout  l'objet  du  modeste  travail  qu'en  notre  qualité  de 
prêtre-journaliste,  au  nom  de  nos  confrères  de  la  presse  canadienne, 
nous  avons  l 'honneur  de  présenter  au  Congrès  de  Montréal  :  "  La 
presse  eucharistique,  son  état  actuel,  place  à  donner  à  l'Eucharistie 
dans  les  revues  pieuses  et  dans  les  journaux  catholiques  en  général  '  '. 

Nous  voulons  ici  nous  placer,  autant  que  possible,  au  seul 
point  de  vue  canadien.  Nous  supposons  connus  de  nos  auditeurs, 
les  magnifiques  rapports  que  le  Rév.  Père  Couet,  des  Pères  du 
Saint-Sacrement,  au  Congrès  de  Rome,  en  1905,  et  M.  François 
Veuillot,  directeur  de  VUnivers,  au  Congrès  de  Cologne,  en  1909, 
ont  donnés  sur  les  oeuvres  de  presse  et  l'Eucharistie.  Nous  aurions 
mauvaise  grâce  d'insister.  Retenons  seulement  du  rapport  si  docu- 
menté que  le  Rév.  Père  Couet  présentait  à  Rome,  que  sur  les 
soixante  à  soixante-dix  périodiques  eucharistiques,  qui  étaient  alors 
(1905)  publiés  dans  le  monde  entier,  la  France  —  le  pays  par  excel- 
lence des  idées  et  des  apôtres  de  l'idéal  —  la  France  en  comptait 
vingt  pour  sa  part,  et  l'Amérique  huit,  dont  quatre  à  Montréal  : 
Le  Bulletin  Eucharistique,  revue  mensuelle  spécialement  destinée 
à  la  jeunesse  (in-16  illustré,  chaque  livraison,  32  pages),  Le  Petit 
Messager  du  Très-Saint-Sacrement  (in-12  illustré,  chaque  livraison 
32  pages).  Les  Annales  des  Prêtres  Adorateurs  (in-12,  chaque 
livraison  32  pages),  et  enfin  The  Sentinal  of  the  Blessed  Sacrament 
(in-12  illustré,  chaque  livraison  32  pages)  qui  est  l'édition  cana- 
dienne du  périodique  du  même  nom  qui  se  publie  à  New  York. 
J'ajoute  que  toutes  ees  publications  sont,  à  Montréal,  sous  la  direc- 
tion des  Pères  du  Saint-Sacrement.  L'activité  et  le  zèle  des  Révé- 
rends Pères  ont  été  trop  précieux  aux  organisateurs  du  Congrès  de 
Montréal  et  sont  du  reste  trop  connus  de  nous  tous  pour  qu'il  soit 
besoin  de  dire  avec  quels  succès  leurs  oeuvres  de  presse  eucharisti- 
que se  développent  et  grandissent  chez  nous. 

Nos  revues  pieuses  en  général  et  nos  semaines  religieuses  n'ont 


LA  PRESSE  ET  SES  DEVOIRS  381 

pas  lieu  non  plus  de  retenir  longtemps  notre  attention.  Quelle  que 
soit  la  raison  d'être  spéciale  de  chacune  de  ces  publications,  il  est 
clair  qu'aucune  ne  saurait  ignorer  l'Eucharistie,  qui  est  le  centre 
du  culte  et  de  la  vie  de  l'Eglise,  comme  elle  est  le  centre  de  la 
croyance  et  du  dogme.  Par  les  mystères  qu'elle  rappelle,  en  effet,, 
par  les  vertus  qu'elle  prêche  et  par  les  effets  qu'elle  produit  dans 
les  âmes,  l'Eucharistie,  qui  contient  le  corps,  le  sang,  l'âme  et  la 
divinité  du  Dieu  fait  homme,  Jésus-Christ,  est  le  point  central 
autour  duquel  toutes  les  dévotions  bénies  par  la  sainte  Eglise  vien- 
nent aboutir  nécessairement.  Quand  donc  les  Annales  de  la  Bonne 
Sainte-Anne,  par  exemple,  racontent  les  hauts  faits  qui  s'accom- 
plissent sur  la  côte  de  Beaupré,  quand  le  Bosaire,  des  Dominicains^ 
prêche  la  dévotion  à  la  Vierge  Marie,  quand  la  Tempérance,  des 
Franciscains,  exhorte  à  la  générosité  d'âme  et  à  l'esprit  de  sacrifice 
ses  milliers  de  lecteurs,  le  but  final  qu'on  se  propose,  c'est  toujours 
l'amendement  de  l'homme  pour  la  glorification  du  Christ  Jésus, 
6fur  la  terre  dans  l'Eucharistie,  au  ciel  dans  la  suprême  béatitude.. 

Et  il  en  est  ainsi  de  toutes  les  revues  pieuses.  Les  dévotions 
sans  l'Eucharistie,  sans  le  Christ- Jésus,  comme  fin  plus  ou  moins 
directe  —  ou,  comme  on  l'a  dit  déjà,  les  dévotions  sans  la  religion 
seraient  trop  courtes  et  nécessairement  fausses.  De  même,  nos 
semaines  religieuses  et  nos  divers  périodiques  de  nouvelles  pieuses^ 
ne  peuvent,  sans  s'égarer,  méconnaître  ou  sembler  ignorer  le  culte 
eucharistique.  Leur  but  est  de  raconter  la  vie  des  diocèses,  la  vie 
d'une  oeuvre.  Or,  tout  cela  doit  tendre  au  Christ- Jésus,  comme  les. 
rayons  vera  leur  centre. 

Peut-être  seulement  pourrions-nous,  à  l'occasion  de  ce  magni- 
fique Congrès,  qui  restera  l'honneur  de  notre  Ville-Marie,  deman- 
der à  tous  nos  confrères  et  collègues  des  semaines  et  des  revues, 
pieuses  du  Canada,  de  redoubler  de  zèle,  par  tout  le  pays,  pour 
magnifier  encore  davantage,  pour  célébrer  et  pour  chanter  encore 
mieux  les  grandeurs  et  les  gloires  du  dogme  et  du  culte  eucharisti- 
ques.   Il  nous  semble  qu'un  devoir  de  spéciale  gratitude  va  s'impo- 


382  LA  REVUE  CANADIENNE 

ser  à  nous.  Il  importe,  en  particulier,  que  les  échos  du  Congrès 
de  Montréal  se  répercutent  longtemps  et  très  au  loin  aux  pieds  de 
nos  montagnes  et  sur  les  bords'  de  nos  fleuves  et  de  nos  lacs.  D 'ail- 
leurs la  dévotion  sipéciale  que  chacun  de  nous  a  mission  de  dévelop- 
per et-  d'entretenir  dans  l'âme  de  notre  peuple,  ne  pourra  que 
gagner  en  profondeur  et  en  extension  si  elle  s'illumine  ainsi  davan- 
tage aux  rayonnements  de  l'ostensoir  d'or  qui  porte  Jésus-Hostie. 

Mais  ce  que  nous  devons  désirer  surtout  et  ce  que  i^ous  deman- 
dons avec  instance  à  la  presse  canadienne  catholique,  non  plus  aux 
seules  semaine  religieuses  ni  aux  seules  revues  pieuses,  mais  à  tous 
les  journaux  quotidiens,  hebdomadaires  ou  mensuels,  qui  se  disent 
et  qui  veulent  être  catholiques,  c'est  un  effort,  c'est  un  mouvement, 
c'est  un  élan  vers  plus  de  vie  chrétienne  sociale,  par  l'étude  et  par 
la  glorification  de  la  croyance  et  des  pratiques  eucharistiques. 

A  Dieu  ne  plaise  que  nous  méconnaissions  les  mérites  réels  de 
quelques-uns  de'  nos  confrères  et  les  générales  bonnes  intentions 
d'un  plus  grand  nombre.  Nous  connaissons,  pour  y  avoir  été  quel- 
que peu  mêlé,  les  exigences  et  les  besoins  d'un  journal  qui  veut 
vivre.  Nous  ne  pouvons  songer  à  demander  aux  grands  quotidiens 
de  se  transformer  en  semaines  religieuses  et  en  revues  pieuses  — 
que  seule  une  élite  recevrait  et  dont  la  masse  à  tort  ou  à  raison  ne 
voudrait  pas.  Pourvu  qu'elles  soient  bien  dirigées,  il  y  a  place 
dans  un  pays  comme  le  nôtre  pour  toutes  les  initiatives  intelligentes, 
pour  toutes  les  bonnes  intentions  d'où  qu'elles  viennent.  Mais 
encore,  pour  être  catholiques  et  pour  se  dire  telles,  faut-il  qu'elles 
soient  selon  l'esprit  de  Dieu. 

Or,  disons-le  hautement,  il  y  a  une  erreur  pratique  dont  souf- 
fre notre  \'ie  catholique  en  ce  pays  béni  du  ciel.  J^qu'ici, 
depuis  cent  ans,  nous  avons  eu  peu  à  lutter  pour  la  défense  de  notre 
foi  et  de  nos  pratiques  religieuses  ;  et  c'œt  pourquoi,  quand  une 
heure  de  lutte  se  présente,  les  chevaliers  sont  plutôt  rares,  les  che- 
valiers de  la  plume  comme  les  chevaliers  de  la  parole.  On  n'aime 
jamais  tant  une  cause  que  lorsqu'on  combat  pour  elle.  Malgré  que 


LA  PRESSE  ET  SES  DEVOIRS  383 

noTis  soyons  sans  aucun  doute  un  peuple  de  foi,  l'occasion  semble 
nous  avoir  manqué  de  vivre  socialement  notre  foi. 

Nous  parlons  ici,  messeigneurs  et  messieurs,  d'une  façon  géné- 
rale. Nous  savons  bien  qu'il  y  a  chez  nous  de  très  beaux  mouve- 
ments chrétiens.  Ainsi,  pour  ne  citer  qu'un  cas,  nous  nous  réjouis- 
sons trop  des  manifestations  de  haut  esprit  catholique  que  nous  ont 
récemment  données  nos  chers  jeunes  gens  de  l'A.  C.  J.  C.  et  leurs 
amis  pour  ne  pas  les  signaler  avec  complaisance.  Mais  il  reste  vrai 
qu'on  craint  trop  d'une  façon  générale  dans  notre  grande  presse 
canadienne  de  passer  pour  crétins  et  pour  bigots.  Sous  prétexte  de 
largeur  d'esprit,  nous  sommes  trop  exposés  à  tourner  court,  quand 
il  s'agit  de  parler  de  nos  croyances  et  de  nos  dogmes,  quand  il  est 
question  de  louer  les  grandeurs  et  les  beautés  de  notre  culte. 

Donnons-nous  garde,  d'autre  part — écrivains  et  journalistes  de 
notre  pays,  laissez-nous  vous  le  dire  en  toute  sincérité  et  en  toute 
indépendance  —  donnons-nous  bien  garde  de  nous  leurrer  nous- 
mêmes.  Ne  prenons  pas,  je  vous  prie,  des  éloges  de  personnes 
absolument  exagérées  et  des  interjections  laudatives  vides  de  sens 
pour  un  homme  intelligent  et  pour  un  culte  vrai  et  digne  du  Dieu 
que  nous  adorons  dans  l'Eucharistie. 

D'abord,  ayons  la  foi,  éclairons  nos  convictions,  ensuite  nous 
la  vivrons  moins  mal,  et  nous  pourrons  les  exposer,  elle  et  ses  mani- 
festations les  plus  simples  comme  les  plus  éclatantes,  avec  des  mots 
qui  iront  au  coeur  et  qui  feront  du  bien  parce  qu'ils  seront  sentis 
et  parce  qu'ils  seront  vrais.  Car,  autant  les  dévotions  qui  sont 
l'épanouissement  naturel  d'une  vraie  religion  sont  heureuses  et 
f  éeondes,  autant  les  dévotions  sans  religion  sont  stupides  et  stériles. 

Nous  le  demandons  à  tous  nos  confrères  du  journalisme  catho- 
lique, il  faut  que  le  Congrès  de  Montréal  soit  pour  nous  tous  une 
occasion  de  renouveau.  Cessons  d'être  à  tout  moment  les  esclaves 
d'un  absurde  respect  humain.  Parlons  de  l'Eucharistie,  de  ses 
grandeurs,  de  ses  gloires,  des  mystères  qu'elle  rappelle,  des  vertus 
qu  'elle  prêche,  des  effets  merveilleux  qu  'elle  produit  dans  les  âmes 


384  LA  REVUE  CANADIENNE 

et  dans  la  société.  Prolongeons  vers  les  divers  centres  de  nos  popu- 
lations les  échos  du  Congrès  de  Montréal,  et,  plus  tard,  sachons  les 
réveiller,  ces  échos,  à  l'heure  propice.  Pour  être,  dans  la  mesure 
voulue,  sans  exagérations  comme  sans  faiblesse,  les  apôtres  —  oui 
les  apôtres  — de  l'Eucharistie,  imprégnons-nous  des  vérités  de  notre 
foi.  Grardons-nous  des  hérésies.  Que  si  nous  voulons  —  et  nous  le 
devons  souvent  —  traiter  dans  nos  journaux  tel  point  de  doctrine, 
tâchons  d'abord  de  le  bien  connaître,  et  pour  cela  n'ayons  pas  peur 
de  consulter  l'Eglise  enseignante  et  ses  pasteurs.  Evitons  les  ter- 
mes obscurs  et  les  phrases  équivoques.  Visons  aussi  à  la  dignité  de 
nos  propos.  Pensons  souvent  que  le  journal  et  son  feuilleton  sont 
lus  par  tous  les  yeux.  Que  la  chronique  des  crimes  dans  nos  colon- 
nes soit  sobre  et  non  suggestive.  En  un  mot,  soyons  chrétiens 
d'abord.  Ensuite  —  et  alors  seulement  —  nous  pourrons  être 
dévots  sans  crainte.  Nous  n'aurons  rien  du  Tartufe.  Parce  qu'on 
nous  saura  sincères,  on  s'inclinera  devant  nos  convictions.  Nous 
pourrons  rendre  à  la  sainte  Hostie,  sans  qu'on  nous  ridiculise,  le 
■culte  social  qui  lui  est  dû,  ce  culte  que  plus  que  personne  la  presse 
aux  mille  voix — nous  voulons  dire  évidemment  la  presse  catholique 
— cette  puissante  et  merveilleuse  informatrice  et  régulatrice  de  l 'opi- 
nion moderne,  est  chargée  de  rendre  et  doit  rendre  à  Jésus- 
Eucharistie. 

Elie-J.  AUCIiAIK. 


Notre  Vieil  Orme 


Il  a  prêté  jadis  son  ombre  à  mes  aïeux, 
Las  de  fouiller  le  sol  de  leurs  pesantes  bêches. 
Combien  je  l'aime  encor,  malgré  ses  branches  sèches 
Qui  paraissent  des  bras  élevés  vers  les  cieux  ! 

Jusques  au  pied  meurtri  de  cet  arbre  si  vieux 
Le  soleil  de  juillet  lance  d'ardentes  flèches  ; 
La  lumière  dans  l'ombre  ouvre  de  chaudes  brèches 
Et  l'on  voit  quelques  fleurs  luire  comme  des  yeux. 

Il  sera  bientôt  mort.  Mais  de  sa  branche  nue 
Monte  encor,  vers  la  nuit,  la  chanson  ingénue 
Des  oiseaux  dont  sa  feuille  a  protégé  l'espoir. 

Et  lui,  tout  rayonnant  en  sa  décrépitude, 
Sous  le  reflet  qui  rose  alors  la  solitude, 
Il  fait  de  la  chanson  sa  prière  du  soir. 

Pamphile  LEMAY. 


Vers  un  Mausolée 


Washington,  D.  C,  juin  1910. 

...  Il  est  quatre  heures. 

Le  soleil  sort  enfin  de  ses  brumes.  Et  je  puis  voir  du  bleu^ 
•du  beau  bleu  tendre,  lavé,  clarifié  par  les  pluies.  Or,  cet  azur  est 
de  bonne  qualité,  mais  il  n'a  rien  de  plus  rare  que  celui  qui  plane 
en  notre  ciel  du  nord.  Là-bas,  au  firmament  canadien,  les  tonalités 
sont  tout  aussi  délicates,  et  tout  aussi  finement  nuancées,  avec  je 
ne  sais  quoi,  peut-être,  de  plus  arrêté  et  de  plus  précis,  ou,  je  dirais^ 
de  plus  ferme. 

—  Allons,  dit  Henri,  au  BockCreek  Cemetery.  Je  vous  y  ferai 
voir  une  statue  de  Saint-Gaudens.  jC'est  mon  pèlerinage  favori. 
Quand  je  veux  me  reposer  un  peu,  me  rafraîchir  l'esprit,  je  vais 
contempler  ce  bronze.  Sa  vue  éveille  doucement  ma  pensée.  Quelle 
merveille  !  Il  n'y  a  rien  qui  l'approche  dans  tout  Washington. 
A  cette  heure,  vers  le  déclin  du  jour,  elle  vous  fera  impression  pro- 
fonde. Je  lui  dois  bien  des  inspirations.  Tenez,  voici  quelques  vers 
d'une  pièce  quie  je  lui  ai  consacrée,  tout  dernièrement  : 

Ton  ima^e  demeure  au  fond  de  ma  mémoire, 
Et  le  temps   ne  saurait  l'envelopper  d'oubli    : 
— ^Voiles  ide  crêpe  et  de  tristesse,  écharpes  noires, 
N'ensevelissez  pas  mes  rêves  sous  vos  plis... 

—  L'automobile  nous  prend  donc,  et  nous  roule  à  travers  les 
avenues  de  la  Capitale  —  ces  avenues  qui  ont  quelque  chose  de 
souple,  de  moelleux.  Et  des  arbres  les  bordent,  si  pressés,  si  feuil- 
lus, que  l'on  se  croirait  presque  dans  un  bois.  C'est  à  peine  si  les 
palais  se  laissent  deviner,  par  delà  leurs  frondaisons  épaisses . . . 

Tout  en  allant,  nous  causons  art,  littérature,  et . . .  diplomatie. 
Mes  compagnons,  Henri  et  Emile,  sont,  en  effet,  dans  "la  carrière". 


VERS  UN  MAUSOLÉE  387 

Depuis  ces  quelques  heures,  où  je  suis  leur  hôte,  j 'observe,  avec 
plaisir  extrême,  le  cachet,  si  particulier,  que  la  formation  diploma- 
tique imprime  au  caractère,  l'espèce  d'élasticité  qu'elle  donne  à 
l'esprit. 

Leur  conversation,  tout  en  nuances,  contourne  si  adroitement 
les  questions,  n'avance  rien  avec  trop  de  force,  évite  de  s'aventu- 
rer sur  les  terrains  brûlants.  Comme  ils  savent  bien  écouter, 
anissi  !  Et  leur  tempérament  semble  si  malléable.  Ils  ont  comme 
une  aptitude  à  se  plier,  à  se  mouler  à  tout.  Mais  l 'on  sent  parfaite- 
ment que,  sous  une  grande  souplesse  de  procédés  dans  leurs  rela- 
tions, la  liberté  de  leur  jugement,  sur  las  hommes  et  les  choses  au 
milieu  desquels  ils  évoluent,  demeure  intacte  et  active.  Derrière 
leur  sourire,  engageant,  conciliant,  se  cachent,  sans  doute,  une 
volonté  très  sûre  d'elle-même,  et  des  idées  très  arrêtées. 

Hier  soir,  précisément,  je  disais  à  Henri  :  *'  Je  vous  en  prie, 
ne  brisez  aucune  de  vos  habitudes  journalières,  à  cause  de  moi  '  '.  — 
Et  lui  de  me  répondre  :  "Oh!  moi,  je  ne  brise  jamais  rien  ".  — 
Or,  il  m'a  paru  que  ce  mot  si  simple  trahissait  vraiment  le  diplo- 
mate. Un  diplomate  est  tout  le  contraire  d'un  briseur  de  vitres.  Il 
attend,  patiente,  ne  heurte  jamais  de  front  les  homm.es,  laisse  se 
dénouer,  comme  d'elles-mêmes,  les  situations  compliquées,  et  pro- 
fite, pour  intervenir,  du  moment  psychologique . . . 

Et  toutefois,  les  esprits  cultivés  trouvent-ils  aujourd'hui,  dans 
la  carrière  diplomatique,  un  emploi  suffisant  à  leurs  facultés  les 
plus  nobles  ?  Car  il  me  semble,  d'après  tout  ce  que  j'entends,  que 
la  grande  diplomatie,  la  diplomatie  d'idées,  n'est  plus  guère  en 
honneur. 

Ce  dont  on  s'occupe  surtout,  dans  les  chancelleries,  c.'est  de 
choses  économiques.  Les  gouvernements  veulent  être  renseignés  sur 
ces  questions  d'ordre  matériel,  qui  prennent  de  plus  en  plus  d'im- 
portance dans  les  affaires  du  monde,  et  demandent  à  leurs  représen- 
tants à  l'étranger,  de  leur  préparer  des  rapports,  qui  ne  rappellent 
que  de  très  loin,  par  la  substance  du  moins,  ceux  que  rédigeait,  par 
exemple,  un  Talleyrand. 


388  LA  REVUE  CANADIENNE 

Les  choses  matérieilles  ! — Ceci  me  remet  en  mémoire  la  superbe 
étude  où  Paul  de  Saint- Victor  a  fixé,  en  traits  indélébiles,  la  ten- 
^dance  la  plus  accusée  de  la  civilisation  contemporaine.  Cela  est 
intitulé  "  L'Argent  ".  L'auteur  écrivait  voici  déjà  bien  des 
années.  Mais  il  a  vu  dans  l'avenir.  Et  ses  observations,  déjà 
justes  en  ce  qui  concernait  son  temps,  sont  frappantes  de  vérité 
pour  ce  qui  regarde  le  nôtre. 

Il  appartient  ainsi  aux  penseurs  de  prévoir  tous  les  effets 
contenus  dans  une  cause  encore  à  demi  cachée,  d 'annoncer  les  déve- 
loppements que  prendra  tel  germe  à  peine  éclos. 

Et  de  même  que  c'est  toute  l'Ancienne  Egypte  —  son  carac- 
tère, sa  mentalité,  sa  religion  —  qui  est  décrite,  et  comme  ramassée, 
dans  son  étude  sur  ''  La  Momie  ",  les  aspirations  les  plus  vio- 
lentes du  monde  aetud  sont  dépeintes  en  ces  fortes  pages,  auxquel- 
les il  a  donné  pour  rubrique  ce  mot  presque  brutal  :  l'argent. 
L'effort  des  peuiples  se  porte,  en  effet,  chaque  jour  davantage  de  ce 
côté.  Le  reste  passe  à  l 'arrière-plan,  dans  les  relations  mutuelles 
des  divers  cabinets^  Et  c'est  pourquoi  la  profession  diplomatique, 
telle  qu'on  l'entend  et  la  pratique  de  nos  jours,  a  perdu  de  sa  dis- 
tinction. L'on  s'y  traîne  dans  le  terre-à-terre  de  questions  agrico- 
les, commerciales,  industrielles.  "  L'esprit  de  finesse  ",  qui  régnait 
autrefois  en  maître  dans  les  ambassades  ou  les  légations,  a  été 
remplacée  par  le  prosaïque  esprit  des  affaires. 

...  A  un  tournant  de  la  route,  nous  apercevons,  dans  le  loin- 
tain, calme,  majestueux,  dominant  tout,  le  monument  Washington. 
'  '  C  'est  le  triomphe  de  la  ligne  droite  '  ',  nous  dit  Henri.  Assuré- 
ment. »  Et  moi,  pourtant,  ce  n  'est  pas  pour  cette  simple  raison  géo- 
métrique qu'il  m'impressionne  et  que  je  l'admire.  Cette  longue 
aiguille  de  pierre,  qui  se  profile,  solitaire,  sur  le  cid  où  pendent  des 
laines  grises,  où  va  mourir  la  lumière,  met  là,  au  dessus  de  tout  ce 
neuf,  de  toutes  ces  choses  fraîches,  qu'anime  une  vie  récente,  je  ne 
sais  quoi  de  très  reposant  et  de  très  antique.     Elle  évoque  l'E- 


VERS  UN  MAUSOLÉE  389 

gypte;  elle  nous  reporte  vers  des  âges  et  des  peuples  disparus.  J'ou- 
blie, un  moment,  tout  ce  qui  m'entoure;  je  me  laisse  prendre  à 
l'illusion  de  profond  passé  qu'elle  nous  donne. . . 

Hors  de  la  ville,  maintenant,  par  des  chemins  d'or,  à  travers 
des  collines  richement  boisées.  Je  remarque  des  essences,  particu- 
lières aux  climats  doux  :  arbres  aux  larges  feuilles,  imprégnées  de 
sève.  Et  le  soleil  d'été  n'a  pas  altéré  leurs  tons,  d'un  vert  cru,  ou 
d'un  rouge  sombre.  De  la  campagne  trempée,  émanent  les  sen- 
teurs des  moissons  jeunes.  Une  rivière,  aux  eaux  jaunes,  coule, 
rapide,  à  notre  gauche.  Et  cela  serait  beau,  n'était  la  couleur, 
affreusement  sale  et  t-erne.  Mais  la  musique  en  est  charmante,  — 
ce  bruit  de  flot,  qui  se  mêle  au  bruit  du  vent  dans  les  branches, 
aux  notes  perlées  des  oiseaux,  saluant  la  fin  du  jour. . . 

Et  nous  voici  aux  portes  du  Bock  Creek  Cemetery. 

Les  monuments  qui  s'étalent,  sur  les  pentes  ou  dans  les  vallons 
de  cette  nécropole,  n'ont  rien  qui  puisse  séduire  beaucoup  le  regard  : 
pierres  quelconques,  colonnes  plus  ou  moins  élégantes,  statues 
taillées  par  des  maîtres-maçons  —  tout  le  faste,  habituel  et  sans 
art,  des  cimetières  américains,  lequel  a  commencé  de  pénétrer 
■chez  nous,  malheureusement.  Car,  les  "  arpents  de  Dieu  ",  en 
notre  chère  vieille  province,  deviennent  le  théâtre  d'un  luxe,  qui 
témoigna  de  prétentions  bourgeoises  assez  inopportunes,  non  moins 
que  d'un  goût  assez  peu  délicat. 

Ah  !  qui  nous  rendra  nos  vieux  cimetières  d'autrefois,  si 
simples,  si  discrets,  cachés  à  l'ombre  des  églises,  avec  leurs  tailKs 
sauvages,  leurs  herbes  hautes,  leurs  naïves  fleurs  des  champs,  et 
tout  cet  air  d'abandon,  de  désolation,  qui  s'harmonisait  si  bien  avec 
la  pensée  de  la  mort  ?  Pourquoi  donc  vouloir  faire  fleurir  sur 
les  tombes  les  couleurs  les  plus  vives,  les  cultiver  comme  des  jardins, 
les  orner  à  l'envi  d'épitaphes  somptueuses  ?  Marquons  plutôt  ces 
lieux  de  repos  d'humbles  croix  de  bois,  et  laissons  ensuite  la  grande 


390  LA  REVUE  CANADIENNE 

nature  y  faire  son  oefuvre  éternelle  et  paisible,  laissons  la  terre 
pousser  la  seule  parure  qui  convienne  à  ceux  qu'elle  a  ensevelis 
dans  son  sein   ! 

Non,  rien  de  ce  qu'il  y  a  ici  n'est  propre  à  nous  émouvoir. 
Aussi  'bien,  ce  n'est  pas  pour  voir  un  spectacle  si  banal  que  nous 
sommes  venus.  "  Regardez,  dit  Henri,  c'est  là-haut  !"  Et  il 
nous  indique,  au  sommet  d'une  colline,  une  tache  sombre.  A  je  ne 
sais  quelle  vibration  dans  sa  voix,  quel  éclair  dans  ses  yeux,  quelle 
fièvre  de  toucher  enfin  le  but  de  notre  pèlerinage,  je  devine  l'em- 
prise que  la  statue,  dont  il  nous  a  parlé,  exerce  sur  lui.  Son  seul 
voisinage  le  rend  tout  frémissant.  Qu'est-ce  donc  que  ce  bronze 
peut  avoir  de  si  extraordinaire  ?  Il  me  tarde  de  le  contempler 
aussi.  Va-t-il  me  ravir  ou  me  désenchanter  ?  J'aimerais  qu'il 
me  fît  l 'impression  que  j 'en  attends,  et  que  sa  vue  me  secouât  d 'una 
véritable  sensation  d'art. 

D'un  pas  rapide,  nous  nous  acheminons  vers  le  rideau  de 
feuillage,  derrière  lequel  il  se  dérobe. 

. . .  Un  enclos  de  cyprès.  Les  arbres,  d 'un  vert  presque  noir, 
fusent  très  droits.  Ils  ont  l'air  de  gardes  funèbres,  de  sentinelles 
de  la  mort,  conscients  de  leur  rôle  austère,  jamais  las  de  veiller  sur 
un  tombeau.  Leurs  branches,  compactes,  sont  immobiles,  silen- 
cieuses. Le  vent  léger  du  crépuscule  les  frôle  sans  les  agiter,  y  éteint 
son  murmure  On  dirait  qu'il  craint  de  troubler  le  recueillement  en 
lequel  elles  s'absorbent. 

Le  sol,  à  l'intérieur,  est  pavé  de  larges  dalles  humides.  Il  a 
plu,  la  nuit  dernière  et  ce  matin.  Et  les  rayons  tardifs  n'ont  pu 
encore  sécher  ces  pierres.  D'ailleurs,  le  soleil  pénètre-t-il  jamais 
dans  ce  puits  d'ombre  ?  Par  où  la  lumière  dorée  pourrait-elle  y 
descendre,  en  égayer  un  peu  la  mélancolie?  Car,  par  dessus  les 
cyprès,  un  orme  déploie  sa  frondaison  plus  claire,  les  recouvre  de  son 
dôme  aux  mille  nervures. 

Un  banc  de  porphyre,  à  forme  antique,  s'adosse  aux  arbres,  en 
suit  la  ligne  irrégulière. 


VERS  UN  MAUSOLÉE  391 

Au  fond  de  ce  bois  sacré,  plus  ténébreuse  encore  que  son  feuil- 
lage, sous  lequel  elle  s'abrite  à  demi,  la  statue  est  assise.  Et,  ce  que 
l'on  ressent  tout  d'abord,  en  présence  de  cette  forme,  étrange, 
mystérieuse,  c'est  de  la  stupeur.  L'on  s'imagine  qu'il  y  a  là  quel- 
qu'un, vraiment,  une  femme,  en  deuil  et  en  pleurs.  Ou  mieux,  l'on 
croit  à  quelque  apparition  d'outre-tombe. 

Oh!  que  je  ne  voudrais  pas  me  trouver  seul,  ici,  fût-ce  en 
plein  jour.  Henri  y  vient  souvent,  lui.  Il  passe  des  heures,  face  à 
face  avec  cette  vision.  Il  se  propose  même  de  la  visiter,  la  nuit.  Ce 
que  cette  ombre  doit  être  effrayante,  fantastique,  par  un  clair  de 
lune  et  d'étoiles  !. . . 

Elle  est  assise  —  le  buste  presque  rigide,  le  bras  droit  relevé, 
'le  menton  appuyé  sur  deux  doigts,  tandis  que  les  autres  se  posent 
le  long  de  la  joue  —  attitude  ordinaire  dans  la  méditation.  De 
longs  voiles  l'enveloppent  de  la  tête  aux  pieds.  Et  il  y  a  là,  au 
point  de  vue  technique,  un  effet  de  draperie  qui  est  merveilleux. 

La  forme  humaine  disparaît,  elle  est  comme  prostrée,  anéantie, 
sous  cette  étoffe,  à  la  fois  lourde  et  souple,  et  cependant,  on  la  sent, 
qui  vit  et  qui  respire,  i  'on  devine  la  justesse  des  proportions,  l 'har- 
monie des  lignes,  le  modelé  des  membres.  Les  plis  retombent  avec 
une  simplicité  extrême,  mais  quelle  grandeur,  quelle  majesté  ils  lui 
donnent.  Ce  n'est  pas  cherché,  ce  n'est  pas  arrangé.  Rien  qui 
ressemble  aux  coquettes  parures  de  deuil,  où  se  complaît  notre 
vanité.  De  larges  ondulations,  quelque- chose  d'ample,  de  fort,  de 
massif,  et  avec  cela,  de  l'élégance,  de  la  grâce,  une  mollesse  fine  et 
flottante.  Oh!  que  cette  écharpe  noire  revêt  la  statue  d'une  dis- 
tinction souveraine  ! 

J'ai  parlé  de  deuil  et  de  pleurs.  Et  de  fait,  cette  forme  est 
ensevelie 

sous  des  voiles  de  crêpe  et  de  tristesse . . . 

C  'est,  apparemment,  l 'image  de  la  douleur  ou  de  la  mort. 
Pourtant,  à  la  bien  regarder,  sa  figure  n'est  pas  abattue.  Elle 
ne  verse  aucune  larme.     Ses  yeux,  demi-clos,  sont  secs.    Vers  quoi 


392  LA  REVUE  CANADIENNE 

•donc  regardent-ils?  Une  vision  plutôt  intérieure,  dirait-on,  une 
réalité  lointaine.  Et  pourquoi  oe  pli  un  peu  amer  aux  lèvres  ? 
Et,  par  toute  la  physionomie,  cet  air  d'avoir  souffert,  en  même 
temps  que  de  scepticisme  ?  Toujours  est-il  qu  'elle  reflète  un  sen- 
timent extraordinairôment  complexe,  et  qu'elle  a  une  expression 
singulièrement  énigmatique. 

L'artiste  n'a  mis  aucun  nom  au  bas  de  son  oeuvre.  Et  cela 
laisse  le  champ  libre  à  nos  interprétations.  Que  signifie-t-elle  donc  ? 
Que  veut-elle  nous  représenter.  1  L 'un  après  l 'autre,  nous  cher- 
chons à  nous  le  définir,  à  pénétrer  son  secret.  Bronze  pensif,  qui 
donc  évoques-tu  ? 

D'après  la  légende,  ce  mausolée  serait  un  acte  de  réparation 
tardive.  La  morte,  qui  repose  là,  sous  ces  dalles,  aurait  aimé,  avec 
passion,  le  compagnon  de  sa  vie,  et  aimé  sans  retour.  -Sa  vive 
affection  n'aurait  été  payée  que  de  froideur.  Et  ainsi,  elle  aurait 
langui,  aupr^  d'un  foyer  sans  flamme,  dans  un  palais  que  sa  ten- 
dresse, incomprise,  dédaignée,  transformait  en  lieu  d'exil,  gardant 
pour  elle  seule  sa  douleur,  subissant  sa  destinée  comme  une  chose 
fataie,  sans  se  plaindre,  sans  la  maudire,  mais  heureuse  de  quitter 
enfin  une  existence,  infiniment  cruelle  à  son  coeur  de  femme- 
Son  martyre  à  peine  consommé,  comme  un  remords  s'éveilla 
dans  l'âme  de  celui  qui  en  avait  été  la  cause,  peut-être  assez  incon- 
sciente. Il  voulut  cultiver  son  souvenir,  adoucir  sa  mémoire  obsé- 
dante, l'éterniser  dans  un  réel  monument  d'art.  Et  c'est  au 
grand  sculpteur  Saint-Gaudens,  qu'il  confia  le  soin  d'ériger  une 
statue  à  celle  dont  il  avait  brisé  la  vie  —  une  statue  qui  symbolisât 
le  drame  tragique,  l'intime  désespoir  où  elle  s'était  consumée. 

Quel  sujet!  Et  comme  l'artiste  en  a  bien  saisi  et  rendu  la 
portée  psychologique  !  Comme  il  l'a  élargi  encore,  pour  lui  don- 
ner une  signification  plus  universelle  !  Ah  !  je  crois  comprendre, 
maintenant,  le  mystère  concentré  dans  cette  physionomie. 

Ge  n'est  pas  là  un  portrait.  Cette  figure  est  humaine  ;  mais 
l'on  sent  qu'elle  n'appartient  plus  au  monde  des  contingences.  Elle 
a  gardé,  de  son  passage  parmi  nous,  les  traits  essentiels  à  notre  raoe. 


VERS  UN  MAUSOLÉE  393 

et  s'est  dépouillée  de  ces  caractères  qui  individualisent,  qui  cir- 
conscrivent l'espèce,  et  la  constituent  en  personnalité.  C'est  du 
dehors,  de  l'au  delà,  qu'elle  revit  le  songe  sans  rayons  de  son  exis- 
tence évanouie.  Et  sans  doute,  les  souvenirs  qui  se  pressent  dans 
sa  pensée  imprègnent  son  visage  d'une  intense  mélancolie  —  mé- 
lancolie corrigée,  pourtant,  tempérée  par  une  sérénité  qui  n'est 
pas  de  la  terre. 

'Ses  lèvres  entr 'ouvertes  semblent  dire  :  "  J'ai  souffert,  mais 
je  tâche  d'oublier.  L'immense  repos  est  venu.  Désormais  inaccessible 
au  chagrin,  pourquoi  en  voudrais- je  aux  homm'cs  de  mes  malheurs  ? 
Aussi  bien,  les  déceptions,  qui  m'ont  conduite  au  tombeau,  ne 
venaient-elles  pas  de  mon  enfantine  naïveté  ?  J'avais  demandé  à 
la  vie  ce  qu'elle  ne  peut  pas  donner.  Est-ce  que  tout  n'y  est  pas 
chimère  et  illusion  ?  Mes  folles  aspirations  m'avaient  portée  trop 
haut.  C 'est  un  peu  ma  faute  si  la  réalité  m'a  surprise,  déconcertée, 
et  si  j 'en  ai  été  navrée  jusqu  'à  en  mourir.  J 'aurais  dû  être  mieux 
préparée  à  ses  coups.  0  vous,  qui  me  visitez,  et  qui  vous  apitoyez 
peut-être  sur  l'histoire  lamentable,  et  pourtant  si  brève,  de  mes 
jours,  votre  sympathie  ne  peut  plus  me  toucher.  Tout  passe.  Et 
ma  triste  exist-ence,  comme  les  plus  riantes  et  les  plus  comblées, 
s'est  évaporée.  A  l'amertume  éphémère,  a  succédé  un  rêve  très 
doux  et  qui  sera  étemel.  D'ailleurs,  ai- je  été  plus  infortunée  que 
tant  d'autres  ?  Mon  cas  a-t-il  rien  eu  d'unique,  d'extraordinaire? 
Les  victimes  du  sort  ne  se  comptent-elles  pas  par  milliers  ?  Qui 
donc  peut  trouver  vraiment  que  la  vie  lui  est  bonne,  et  lui  rend 
tout  ce  qu'il  en  espérait?  Qui  peut  se  nourrir  de  ses  vanités  d'une 
heure?  'Qui  est  assez  peu  psychologue  pour  n'en  pas  percer  le 
néant?  Non,  ne  vous  fiez  pas  à  ses  mensonges.  En  me  donnant  en 
partage  la  douleur,  elle  n'a  fait  que  remplir  son  rôle.  Car  elle  est 
naturellement  cruelle.  Apprenez  du  moins  de  mon  ombre,  mainte- 
nant si  tranquille,  à  n'être  pas  étonné,  si  elle  vous  frappe.  Jugez- 
la  telle  qu'elle  est,  et  vous  ne  serez  pas  trahi.  " 

— ^Voilà,  pour  moi,  le  langage  que  tient  cette  statue,  voilà  ce 


394  LA  REVUE  CANADIENNE 

ce  qu'exhale  sa  boucha  demi-close,  tout  ce  qui  se  peint  sur  sa  phy- 
sionomie, creusée  par  la  méditation. 

Leçon  amère  !  Philosophie  désabusée  !  Certes,  elle  contient 
une  granide  part  de  vérité.  Mais  que  le  pessimisme  en  est  décevant 
et  froid  !  Et  où  est,  dans  tout  cela,  la  note  mystique  ?  Où  est 
l'hymne  de  surnaturelle  consolation  ?  Où  est  l'allusion  à  la  paix 
infinie  au  sein  de  Dieu  ?  Pas  un  mot  d'espérance  et  d'amour. 
Seulement  des  idées  qui  rappellent  le  stoïcisme  antique.  Aucun 
reflet  du  doux  évangile  du  Christ. 

Eh  !  quoi,  la  pauvre  morte  n  'a  donc  pas  eu  la  religion  divine, 
pour  la  réconforter  dans  son  abandon,  que  rien,  dans  cet  écho  d'ou- 
tre-tombe, n'en  porte  la  trace?    Ou  bien,  est-ce  l'artiste  qui  aurait    I 
oublié  d 'illuminer  un  peu  cette  sombre  vision,  de  la  baigner  de  clarté 
tendre  et  céleste  1 

Car  la  'pensée  chrétienne  en  est  absente.  C'est  un 
monument  superbe,  au  point  de  vue  de  l'art,  de  la  facture,  mais 
d'un  paganisme  absolu.  Je  l'admire.  Mais  combien  une  petite 
croix,  avec  ces  seuls  mots  dessus  "  Bienheureux  les  morts  qui 
meurent  dans  le  Seigneur  !  '  '  ferait  davantage  plaisir  à  mon  coeur, 
le  toucherait  jusqu'aux  larmes,  déploierait  devant  mon  regard  les 
perspectives  illimitées  de  la  foi.  Tandis  que  j'ai  seulement  res- 
senti une  émotion  esthétique  —  bien  forte,  il  est  vrai  —  et  que  ma 
curiosité,  piquée  par  l'énigme  que  pose  la  figure  mystérieuse,  est 
plus  ou  moins  satisfaite  de  l'avoir  peut-être  résolue. . . 

...  Le  soir  est  tombé.  Tout  est  plus  silencieux  et  plus  grave. 
L'ombre  s'épaissit  dans  l'enceinte  funèbre.  La  ligne  des  cyprès 
revêt  une  majesté  plus  lugubre.  Le  mausolée  se  fond  dans  de  la  nuit. 

C'est  le  temps  de  reprendre  notre  route  vers  la  grande  ville, 
là-bas,  qui  déjà  commence  à  se  parer  d'étoiles. . . 

Henri  D'ARLES. 


Pages  de  Littérature  contemporaine 


Taine  :  "  Le  panorama  du  haut  de  Sainte-Odile  "  (i) 


îANS  la  Nuit  en  Amérique  de  Cihateaubriand,  c'est  rimagi- 
nation  reproductrice  ou  passive  qui  évoque  aux  yeux  de 
l'artiste  les  couleurs  entrevues  et  les  sons  perçus.  Déjà 
pourtant  l'imagination  créatrice  ou  active  y  'compare  cœ. 
sons  et  ces  couleurs  avec  les  couleurs  et  les  sons  d'autres  objets 
analogues.  C'est  elle  qui  lui  suggère  les  métaphores  les  plus  gra- 
cieuses, comme  celle  qui  assimile  les  nues  à  des  ceintures  {zones)  de 
satin  blanc,  à  des  flocons  d 'écume,  à  des  bancs  d 'une  ouate  éblouis- 
sante. 

Bien  que  nous  parlions  ainsi  d'imagination  créatrice,  il  ne  faut 
pas  néanmoins  que  nous  nous  leurrions  sur  le  sens  de  ce  terme. 
Nous  n'entendons  pas  soutenir  que  cette  faculté  invente  de  toutes 
pièces  des  images  nouvelles.  Elle  se  contente  de  combiner  autre- 
ment des  images  anciennes  ;  sur  un  fond  vieux  et  usé  parfois  elle 
tresse  une  forme  neuve  et  chatoyante,  voilà  tout.  Son  rôle  est 
plutôt  un  rôJe  de  combinaison,  de  rapprochement;  des  relations 
diverses  qu'elle  découvre  entre  les  objets  elle  fait  saillir  de  nou- 
veaux aspects  des  chos^.  'C  'est  en  ce  sens-là  seul  qu  'il  'est  permis 
de  lui  attribuer  un  pouvoir  créateur. 

Ainsi  restreinte,  cette  sorte  d'imagination  n'en  constitue  pas 
moins  une  faculté  puissante.  Dans  la  vie  des  individus  et  des  peu- 
ples elle  est  l'inspiratrice  des  grandes  entreprises  comme  elle  sug- 
gère aux  savants  leurs  hypothèses  les  plus  hardies.     Chez  les  artis- 


(^)  Texte  emprunté  aux  Derniers  essais  de  critique  et  d'histoire, 
3e  édition,  1903,  pp.  73-75-77.  Cf.  Giraud  (Victor)  :  Pages  choisies  de 
Taine,  2e  édition,  1909,  pp.  363-366. 


396  LA  REVUE  CANADIENNE 

tes  elle  est  la  source  même  de  l'idéal  et  les  écrivains  lui  doivent 
leurs  représentations  les  plus  originales  du  monde  moral  comme  du 
monde  physique  :  songez  seulement  à  La  Bonne  Souffrance  de 
Coppée  ^t  à  l'allégorie  du  fleuve  (^).  Il  n'est  presque  pas  d'inven- 
tions heureuses,  dans  l 'oeuvre  des  poètes  en  particulier,  qui  ne  pro- 
cèdent d'elle  (')  ;  c'est  elle  qui  dessinait,  au  regard  de  Barbier 
composant  L'Idole,  l'image  d'ijn  Corse  aux  cheveux  plats  montant 
une  cavale  et  l 'épuisant  à  force  de  lui  faire  '  '  écraser  le  ventre  des 
nations  '*. 

Cette  puissance  d'évocation  semble  plus  étonnante  encore 
quand  on  connaît  les  trois  formes  que  cette  faculté  revêt  chez  les 
écrivains.  Dramatique,  elle  représente  les  êtres  avec  une  vie  si 
intense  qu'on  croit  les  avoir  quittés  il  y  a  un  instant  à  peine  : 
ainsi  chez  Platon,  Pascal,  St-Simon,  Michelet,  Ste-Beuve.  Parfois 
elle  se  fait  lyrique  et  projette  le  moi  de  l'auteur  sur  son  oeuvre  ; 
les  paysages  alors  n'expriment  que  des  états  d'âme  personnels,  des 
symboles,  des  vibrations  qui  prolongent  les  frémissements  de  l'âme 
de  l 'artiste  :  e  'est'  le  cas  de  Lamar'tine  et  de  Hugo  surtout.  S 'éle- 
vant à  des  régions  plus  hautes  et  devenant  philosophique,  elle  tra- 
duit l'émotion  du  penseur  aux  prises  avec  les  idées  abstraites,  fait 
"  de  toute  philosophie  une  poésie  "  (Taine),  ''  rend  émouvantes 
les  idées  et  dramatise  les  abstractions  "  (Barres),  enveloppe  de 
mouvement  et  de  chaleur,  chez  Parménide  et  chez  Lucrèce  par 
exemple,  les  pensées  les  plus  froides  et  les  objets  les  moins  animés. 


Monsieur  Giraud,  auquel  nous  empruntons  cette  classifica- 
tion (*),  n'a  pas  eu  de  peine  à  découvrir  que  ce  dernier  aspect  de 

C)  Pour  le  développement  cf.  Durand  :  Cours  de  philosophie;  Psy- 
chologie, Ile  Pajrtie,  c.  VII,  art.  2. 

(*)  L'abbé  Montag-non  en  a  réuni  quelques-unes  de  Verlaine,  Hérédia» 
Lamartine,  Hugo,  dans  ses  Préceptes  de  littérature,  pp.  61-62. 

(*)  Essai  sur  Taine,  c.  III,  art.  1. 


PAGES  DE  LITTÉRATURE  CONTEMPORAINE        397 

l'imagination  créatrice  fut  celui  qui  distingua  la  faculté  d'Hippo- 
lyte  Taine. 

Sans  doute  deux  qualités  dominèrent  chez  lui  :  une  raison 
supérieure,  une  imagination  profonde.  Cette  dualité  explique  les 
deux  allures  de  son  style,  tantôt  démonstratif  en  raison  de  la  passion 
qu'éprouvait  le  philosophe  pour  les  idées  générales,  tantôt  leste  à 
cause  du  goût  de  l'écrivain  pour  les  choses  conerètes.  Pour  cette 
raison,  il  est  à  la  fois  français  et  latin,  classique  et  romantique, 
poète-logieien  en  un  mot  :  eomme  il  l'a  dit  de  Gruizot,  "  il  peint 
l 'homme  à  la  façon  des  artistes  et  le  construit  à  la  façon  des  raison- 
neurs "  (^).  M.  Boutmy  a  insisté  avec  raison  sur  ce  double  carac- 
tère ;  il  a  signalé  en  même  temps  la  logique  du  style  de  Taine  et 
sa  poésie  (*). 

Ce  douhle  aspect  d'un  esprit,  il  ne  nous  appartient  pourtant 
pas  de  nous  y  arrêter.  A  quico-nque  désire  constater  la  valeur 
démonstrative  de  ce  style  il  suffit  de  lire  les  pages  où  Taine  scrute 
le  mystère  de  la  nature  C^)  ;  à  nous,  ce  qui  convient,  c'est  d'en 
étudier  la  puissance  poétique.  Elle  éclate  à  merveille  dans  l'ar- 
ticle sur  Sainte-Odile,  dont  M.  Boutmy  a  pu  dire  qu'il  ne  connais- 
sait "  aucun  poëme  plus  émouvant  que  ses  premières  pages  ".  On 
y  découvre  vite  quelle  vision  de  peintre  et  quelle  imagination  de 
poète  cachait  '  '  la  prison  dialectique  '  '  derrière  les  murs  de  laquelle 
Taine  cadenassait  volontiers  sa  pensée. 


Auparavant,  ne  chicanons  pas  Taine  sur  l'occasion  qui  lui  a 
inspiré  son  pèlerinage  à  la  montagne  sainte  de  l 'Alsace,  '  '  le  besoin 


(')  Journal  des  Débats,  12  janvier  1866. 

(*)  Article  coTisigné  par  Girard  dans  son  Essai  sur  Taine,  Appendice 
II,  p.  300. 

(")  Pages  choisies,  p.  195.  Le  Père  Longhaye  a  justement  corrigé  tes 
erreurs  contenues  idans  ce  texte  de  Taine  :  nous  n'en  parlons  qu'au  point 
de  vue  de  la  marche  idiailectique. 


398  LA  REVUE  CANADIENNE 

de  se  plonger  dans  le  peuple  des  êtres  qui  ne  pensent  pas!  ".  Ne 
nous  arrêtons  pas  non  plus  au  voeu  que  lui  suggère  la  consi- 
dération de  la  vie  pullulant  autour  de  la  colline,  le  voeu  que  l'on 
revienne  aux  dieux  antiques  !  Gardons-nous  enfin  de  souligner  la 
comparaison  malencontreuse  que  l'écrivain  développe  entre  la  vie 
de  sainte  Odile  et  Vlphigénie  en  Tauride  de  Goethe.  D'autres  lui 
ont  appris  qu  'en  cherchant  bien,  il  eût  trouvé  sur  la  colline  le  Dieu 
unique  et  même,  en  cherchant  un  peu  plus,  sainte  Odile  !  (*). 
Ce  fut  son  tort  de  voir  là-haut  seulement  l'extérieur  de  la  nature 
et  de  n'y  point  découvrir  la  marque  du  Créateur.  Cette  nature, 
du  moins,  il  l'a  perçue  avec  une  netteté  parfaite,  il  l'a  décrite  avec 
une  étonnante  prodigalité. 

Nous  n'aborderons  pas  non  plus  le  texte  sans  remarquer  que 
le  poste  d'observation  est  double  :  le  pied  de  la  colline  où  s'étend 
la  campagne  prochaine,  le  sommet  avec  son  couvent  d'où  l'oeil 
eînbrasse  un  espace  immense  jusqu'au  bout  des  Vosges,  jusqu'à  la 
plaine  du  Rhin.  De  même,  la  description  comporte  deux  moments  : 
l'heure  de  la  nuit  tombée,  alors  que  déjà  la  lune  et  les  étoiles  dessi- 
nent les  contours  dTes  objets,  la  première  aurore  quand  le  soleil  les 
met  en  relief,  '  '  les  pénètre  de  sa  chaleur  et  les  revêt  de  sa  clarté  '  '. 

On  devine  déjà  la  variété  qui  par  là  sera  celle  de  la  description. 


Premier  Tableau 

(1er  poste  —  1er  moment). 

Bepos  et  immobilité. 

Hier,  à  la  nuit  tombée,  au  pied  de  la  montagne,  la  campagnie  entdère 
nageait  dans  une  blancheur  laiteuse,  si  sereine  et  si  molle  qu'on  se  sen- 


(')  Barrés  :  Au  service  de  V Allemagne,  ou  encore  25  années  de  vie 
littéraire,  pp.  405-9.  Wedschinger  :  Sainte  Odile,  c.  XVII,  de  la  collection 
Les  Saints.  On  trouvera,  dans  d'introduction  de  ce  dernier  ouvrage,  les 
renseignements  eissentiels  de  géograpihie. 


PAGES  DE  LITTERATURE  CONTEMPORAINE        399 

tait  à  l'aise  comme  chez  \\n  ami.  Pas  un  souffle  de  vent  :  de  temps  en 
temps  le  pas  d'un  paysian  attardé  ;  de  toutes  parts  un  chudhotement  loin- 
taàn,  effacé,  d'eaux  courantes.  Les  peuipliers  sortaient  tout  noirs  de  la 
clarté  nocturne  ;  eux  aussi,  ils  reposaient  enveloppés  par  la  bienveillance 
universelle  de  l'air  moite,  ospii-ant  la  fraîcheur  qui  sortait  en  voiles 
blancs  de  toute  la  plaine.  La  pâleur  lumineuse  du  ciel  perçait  entre 
leurs  branches  et,  sur  îles  ruisseaux  rayés  'par  leurs  ombres,  la  lune 
secouait  uue  draperie  d'argent 

Dans  ce  premier  tableau,  qui  forme  aussi  la  première  partie 
d'un  contraste,  l'imagination  reproductrice  à  peta  iprès  seule  a. 
guidé  le  pinceau  du  peintre. 

Ce  qui  a  frappé  ce  dernier,  c'est  la  couleur  d'abord  ;  et  voilà 
de  quoi  satisfaire  les  yeux  du  spectateur.  L'artiste  a  vu  la  blan- 
cheur des  buées  qui  s'élèvent  du  sol,  produisent  la  clarté  nocturne 
et  donnent  aai  eiel  une  pâleur  lumineuse,  tantôt  sillons  de  lait  pur, 
tantôt  voiles  immaculées  de  navire.  Inversement,  et  grâce  à  cet 
éclat,  il  a  percé  V obscurité  que  projettent  dans  l'air  les  peupliers 
tout  noirs  et  qu'étendent  sur  les  ruisseaux .  les  ombres  de  leurs 
branches.  Il  a  observé  le  mélange  de  noir  et  de  blanc  qui  résulte  de 
la  confusion  des  objets  et  de  la  draperie  à^ argent  secouée  par  la 
lune  sur  les  ruisseaux  rayés  d'om&res. 

En  même  temps  que  ses  yeux,  l'oreille  de  l'artiste  tient  son 
rôle  pour  fournir  un  aliment  à  l'ouïe  du  lecteur.  L'observateur 
remarque  la  paix  et  le  repos  qui  à  cette  heure  planent  sur  la  plaine 
entière.  Absence  complète  de  vent:  le  bruit  à  peine  perceptible  des^ 
pas  et  le  chuchotement  continuel  mais  discret  ne  troublent  guère 
le  sommeil  des  peupliers  qui,  enveloppés  dans  le  lit  de  la  bienveil- 
lance universelle,  aspirent  et  respirent  comme  de  véritables  dor- 
meurs. 

Ainsi  done,  on  retrouve  dans  ce  seul  passage  presque  tous  les 
éléments  de  la  Nuit  en  Amérique.  Sensations  de  la  vue  et  de 
l'ouïe,  couleurs  et  sons,  contraste  des  ombres  et  de  la  lumière,  méta- 
phores ingénieuses  {voiles,  draperie,  lit)    :  la  source  de  l'inspira- 


400  LA  REVUE  CANADIENNE 

tion  est  la  même,  les  procédés  d'expression  les  mêmes  aussi.  La 
phrase  de  Taine  cherche  même  à  lutter  avec  celle  de  Chateaubriand  : 
la  "  blancheur  laiteuse  si  sereine  et  si  molle  qu'on  se  sentait  à 
l'aise  icomme  chez  un  ami  "  répond  aux  "  bancs  d'une  ouate 
éblouissante  si  doux  à  l'oeil  qu'on  croyait  ressentir  leur  mollesse 
et  leur  élasticité  ". 


Deuxième  Tableau 

(2e  poste  —  1er  moment). 
Vie  immense  et  libre. 

C'est  la  nuit  encore.  En  un  contraste  puissant,  de  cette  mort 
apparente  dont  l'obscurité  frappe  les  choses  l'imagination  créa- 
trice va  tirer  la  vie,  une  vie  immense  et  libre  comme  les  êtres  qui  la 
vivent.  Il  suffit,  à  qui  veut  le  constater,  de  changer  d'observatoire 
et  de  s 'installer  surila  place  du  couvent  qui  domine  la  montagne  : 

Il  faut  monter  jusqu'au  couvent  et  embraisser  d'un  regairtd  tout  le 
paysage  pour  sentir  l'imniensité  et  la  liberté  de  cette  vie  pullulante. 

Avec  l'artiste  installons-nous  au  monastère  de  Sainte-Odile. 

Un  caractère  général  a  d'abord  ébloui  l'écrivain  :  celui  de  la 
vie  qui  semble  pulluler  au-dessus  et  autour  du  tomibeau  qu'est  la 
plaine.  De  cette  vie  il  saisit  même  les  aspects  particuliers,  l'im- 
mensité et  la  liberté.  Sur  ces  deux  idées  abstraites,  qui  ont  ajossi- 
tôt  éveillé  l'esprit  du  philosophe,  l'imagination  du  poète  fait  tour- 
ner, comme  sur  deux  gonds,  tout  un  riche  et  puissant  développe- 
ment. L'immensité  se  concrète  dans  la  multiplicité  des  arbres  ; 
le  mouvement  du  rocher  représente  la  liberté.  De  là  un 
diptyque  sur  lequel  le  pinceau  du  peintre  n'a  plus  qu'à  cooMonner 
les  couleurs. 


PAGES  DE  LITTÉRATURE  CONTEMPORAINE        401 
1er  Panneau   :  Les  arhres  (immensité). 

A  pert-e  de  vue  des  arbres,  rien  que  des  arbres,  toujours  des  arbres, 
chênes  et  pins  hérissés  en  frange  sombre  contre  ie  ciel;  nul  intervalle, 
sauf  de  loin  en  loin  un  morceau  de  prairie  qui  étincelle.  On  n'imaiginait 
pas  une  pareille  foule.  C'est  un  peuple  infini  qui  occupe  l'espace  et  que 
l'homme  n'a  point  encore  attaqué  dans  son  domaine.  Ils  esoailaJdent  les 
pentes,  ils  s'entassent  dans  les  vallées,  iis  grimpent  jusque  sur  les  crêtes 
aiguës.  Toute  cette  multitude  avance,  ondulant  de  croupe  en  croupe, 
comme  une  invasion  barbare,  chaque  bataillon  poussant  l'autre,  ceux  des 
hauteurs  dorés  par  le  soleil,  ceux  des  fonds  couverts  par  ujie  brume  lumi- 
neuse, ceux  des  lointains  noyés  dans  l'air  bleuâtre  ;  derrière  ceux4à  on 
en  devine  d'autres  jusqu'au  bout  des  Vosges;  et  l'énorme  armée  végétale 
semble  en  marche  vers  la  campagne  ouverte,  vers  la  plaine  du  Rhin,  vere 
la  terre  des  hommes,  pour  l'envahir  et  l'occuper  comme  aux  anciens 
jours 

Par  une  simple  répétition  de  mots  {arhres)  que  résume  une 
expression  générale  {peuple  infini)  l'observateur  dessine  d'abord 
le  spectacle  de  l'immensité  physique.  De  ces  mille  esseaices  accu- 
mulées sur  un  point  il  détache  deux  seulement  {chênes,  pins)  et  il 
en  marque  l'apparence  à  l'aide  d'une  image  hardie  qui  prépare 
toute  la  suite  {hérissés  contre  le  ciel).  Une  antithèse  sobre  achève 
le  tableau  (frange  sornire  du  ciel  —  prairie  qui  étincelle).  Nous 
avons  vu  défiler  ainsi  sous  nos  yeux  comme  l'avant-gaMe  d'une 
armée. 

A  ce  moment  le  poète  intervient  pour  décrire  l'immensité 
morale.  Il  ne  voit  plus  les  arbres  comme  des  régiments  disséminés: 
ceux-ci  constituent  aussitôt  une  foule,  masse  imprécise  et  inintelli- 
gente. La  foule  devient  peuple,  composé  vague  encore,  mais  assem- 
blage de  formes  humaines  capables  de  tout  entreprendre  et  de  tout 
détruire  :  c'est  leur  action  que  peignent  des  métaphores  à  la  fois 
animales  et  militaires  {escaladent,  s'entassent,  grimpent).  Le 
composé  se  précise  :  on  y  devine  les  groupes  divers  qui  caractéri- 
sent toute  multitude. 


402  LA  REVUE  CANADIENNE 

Comme  cette  multitude  est  peuple,  elle  pense,  elle  vit,  elle  agit. 
Elle  s'avance,  vaste  champ  d'épis  dont  le  vent  courbe  et  relève  les 
têtes  (ondulant),  comme  le  chef  d'un  régiment  fait  ses  soldats  se 
dresser  ou  se  coucher  ventre  à  terre.  L 'image  dès  lors  se  poursuit 
sans  défaillance  :  la  multitude  apparaît  comme  une  invasion,  mais 
une  invasion  dont  les  bataillons  sfe  poussent  et  se  bousculent  (bar- 
bare). Tous  occupent  des  postes  différents  :  les  uns  les  hauteurs, 
d'autres  les  fonds,  d'autres  les  lointains.  Pas  un  non  plus  n'offre 
le  même  aspeict  :  le  soleil  dore  les  premiers,  la  brume  couvre  les 
a/utres,  l'air  noie  les  derniers  (style  métaphorique). 

Un  dernier  trait  précise  le  tableau  et  humanise  l'immense  inva- 
sion :  les  bataillons  des  arbres  forment  une  armée,  une  armée  en 
marche  et  qui  bat  la  canipagne.  Armée  intelligente,  bien  qu'elle 
soit  végétale  seulement,  elle  sait  que  la  loi  du  plus  fort  est  la  loi 
même  de  la  guerre,  que  le  sol  appartient  au  premier  ou  au  plus  fort 
occupant.  Elle  s 'en  va  donc,  masse  formidable,  avec  une  allure  de 
conquérant  que  soulignent  des  expressions  militaires,  envahir  et 
occuper  non  seulement  la  campagne  que  domine  l'Odilienberg, 
mais  la  plaine  aussi  du  Rhin,  mais  la  terre  elle-même  des  hommes 
(gradation).  Et  il  semble  que  de  chaque  côté  les  collines  s'élè- 
vent comm'e  les  flots  d'une  Mer  Rouge  pour  laisser  passer  ces 
Hébreux  nouveau  genre. 

Quelle  vie  et  quelle  immensité  !  Quand  on  est  capable  de  se 
représenter  les  arbres  qui  s'échelonnent  sur  le  flanc  d'une 
montagne  comme  des  régiments  qui  se  poussent  les  uns  les  autres  à 
l'assaut  d'une  redoute,  quand  on  peut  ainsi  "  préciser  et  incorpo* 
rer  dans  une  forme  humaine  la  force  et  la  fraîcheur  des  choses 
(Taine)  ",  on  est  poète.  On  est  même  un  grand  poète  lorsqu'on 
est  assez  riche  pour  prodiguer  un  pareil  luxe  de  métaphores,  assez 
conséquent  avec  soi-même  pour  les  suivre  aussi  longtemps  sans 
dévier  de  la  route. 


PAGES  DE  LITTÉRATURE  CONTEMPORAINE        403 

2b  Panneau   :  Le  rocher  {liberté). 

L'immensité  de  cette  vie  n'a  pas  tellemeni;  séduit  l'observateur 
qu'elle  l'ait  empêché  d'en  remarquer  aussi  la  liberté  :  le  rocher  la 
symbolise.  Seulement,  la  peinture  cette  fois  se  complique  d'un 
drame.  Au  lieu  de  dessiner  les  contours  du  colosse,  l'artiste  nous 
transporte  aux  anciens  jours.  Nous  assistons  ainsi  d'une  part  à 
l'oeuvre  sourde  et  continue  du  glacier  primitif,  le  monstre  qui  cher- 
chait alors  à  dévorer  le  rocher,  d'autre  part  à  l'assaut  des  arbres 
qui  s'évertuent  à  envelopper  le  bloc  gigantesque,  à  l'enfermer  dans 
leur  filet  de  verdure,  dans  le  tissu  de  leur  draperie,  derrière  un 
mur  de  revêtement  (style  métaphorique).  Ce  double  effort  des 
arbres  et  du  glaeier  à  la  conquête  du  rocher  fournit  à  l'écrivain  les 
éléments  d'une  description  on  ne  peut  plus  pathétique  et  drama- 
tique. 

.  I  .*        M.i 

Depuis  la  Suisse  jusqu'ici  le  monstrueux  glacier  emplissait  la  plaine 
et  son  oeuvre  jojiehe  encore  la  terre  :  il  a  noyé  les  croupes  sous  les  sables 
que  ses  torrents  lui  ajpportaient  ;  il  a  semé,  sur  les  esplanades,  djes  blocs 
gigianteisques  de  cailloux  roulés,  comprimés  et  collés  ipar  son  effort;  il  a 
êcorché  Je  squelette  de  la,  montagne  par  le  frottement  de  ses  glaçons  ; 
il  a  rongé,  d'étage  en  étage,  les  roches  surplombantes  par  son  abaisse- 
ment insensible  et  par  ses  morsures  mu/ltipliées.  A  mesure  qu'il  se  reti- 
rait, les  arbres  ont  pris  sa  place  et  aujourd'hui  ils  semblent  occuper  l'es- 
pace ;  mais  ils  ne  sont  qu'un  manteau  vert  jeté  sur  la  pierre  rouge  et,  au 
bout  d'un  instant,  les  fonnes  colossales  qu'ils  recouvrent  imposent  à  l'es- 
prit le  poids  de  leur  multitude  et  de  leur  énormité.  A  vrai  dire,  il  n'y  a 
qu'elles  ;  cette  idraperie  végétale  n'est  qu'un  aiocident  :  nues  ou  vêtues, 
elles  font  également  les  vents,  les  pluies,  les  nuages;  sous  leur  revête- 
ment de  forêts  l'oeil  suit  toujours  la  raideur  des  arêtes  dressées,  la  ron- 
deur des  cônes  émoussés,  tout  le  désordre  des  prodigieuses  bosselures  qui, 
s'enchevêtrant,  se  heurtant,  s'écrasant,  découpent  en  créneaux  fantasti- 
ques l'azur  uniforme  du  ciel. 

Ne  perdons  pas  de  vue  l'idée  générale  de  lutte  qui  préside  à 
tout  ce  développement  ;  nous  ne  saisirons  que  mieux  les  trois  pha- 
ses de  la  description,  les  trois  actes  du  drame. 


404  ,  LA  REVUE  CANADIENNE 

Dans  le  premier  le  glacier,  comme  le  Protée  de  la  fable  ou  le 
Méphistophélès  de  Faust,  prend  toutes  les  formes  pour  déjouer  1^ 
ruses  de  son  ennemi  le  rocher.  Torrent  furibond,  il  noie  les  crou- 
pi j  laboureur  herculéen,  il  sème  sur  les  esplanades  des  blocs  gigan- 
tesques de  cailloux  et  s 'amuse,  comme  un  homme  fort,  à  les  y  rouler,, 
les  y  comprimer  et  Ifô  y  coller  ;  bourreau  vengeur,  il  épuiserait  sa 
rage  à  écorcher  même  ce  squelette  si  une  dernière  transformation 
n'en  faisait  le  rat  patient  qui  ronge  les  roches  de  ses  morsures  mul- 
tipliées (style  métaphorique). 

Avec  tant  de  moyens  à  son  service  il  semble  que  le  caméléon 
doive  triomplier;  mais  l'autre  adversaire  se  présente  et  le  second, 
acte  expose  1^  rôle  des  arbrœ  dans  le  combat.  Bientôt  la  verdure 
couvre  le  monstre  de  pierre  rouge  (jeu  de  couleurs),  s'étale  sur  lui 
comme  une  draperie  et  l'emprisonne  dans  un  revêtement  de  forêts, 
(métaphores). 

Le  rocher  est  donc  vaincu  !  Non  pas,  ce  n'est  là  qu'un  acci- 
dent. Au  troisième  acte  il  se  redresse  contre  ses  deux  ennemis  à  la 
fois  ;  menaçant  il  pointe  la  raideur  de  ses  arêtes,  la  rondeur  de  ses 
cônes,  le  désordre  de  ses  bosselures.  A  force  de  s'enchevêtrer,  de 
se  heurter,  de  s 'écraser  contre  les  deux  adversaires,  les  têtes  de  cette 
nouvelle  hydre  de  Lerne  qu'est  le  rocher  finissent  par  le  dégager 
de  la  double  étreinte.  La  crête  rouge  du  monstre  perce  à  travers 
le  manteau  vert  (jeu  de  couleurs)  et  le  géant,  transformé  en  un 
immense  château-fort  que  l'assaillant  n'a  pu  enlever,  domine  ses 
deux  ennemis  terrassés  de  toute  la  hauteur  de  ses  créneaux  fantas- 
tiques (métaphore)  dont  les  lignes  se  découpent  sur  Vazur  (couleur 
nouvelle)  uniforme  du  ciel.  Et,  l'idée^du  combat  entraînant  avec 
elle  le  souvenir  du  sang  répandu,  il  semble  que  la  couleur  rouge 
surgisse  encore  une  fois  au  regard  pour  couronner  cette  description 
où  miroitent  les  nuances  les  plus  diverses. 

C  'est  donc  le  rocher  qui  reste  vainqueur  au  terme  de  ce  drame 
palpitant.  Drame  palpitant  en  effet  et  dont  l'on  se  demande  ce 
qu'il  convient  d'y  admirer  davantage   :  la  vivacité  de  l'action,  la 


PAGES  DE  LITTÉRATURE  CONTEMPORAINE        405 

puissance  de  l'effort,  le  contraste  des  combattants,  la  diversité  des 
■couleurs  sous  lesquelles  ils  se  rangent,  la  logique  de  la  métaphore 
qui  dresse  devant  les  yeux,  à  la  fin  de  ce  récit  épique  dont  tous  les 
termes  sont  empruntés  à  l'art  de  la  lutte,  le  spectacle  des  créneaux 
debout  encore  dans  leur  solidité,  ou  bien  la  variété  de  la  phrase  qui 
tantôt  range  ses  membres  comme  les  bataillons  d'une  armée  (noie, 
sème,  écorche,  ronge)  tantôt  les  entremêle  comme  des  régiments 
dans  un  corps  à  corps  où  l'on  ne  distingue  plus  les  adversaires 

(l'oeil  suit  toujours azur  uniforme  du  ciel). 

Du  moins  ne  peut-on  s'empêcher  de  remarquer,  dans  ce  dipty- 
que, la  diversité  du  procédé  de  composition.  Au  début  une  même 
€t  unique  scène,  celle  de  l'armée  envahissante,  se  déroule  et  se  déve- 
loppe par  accroissements  juxtaposés  (foule,  peuple,  multitude,  inva- 
sion, hataillons,  armée,  campagne)  ;  à  la  fin  un  vrai  drame  s'étale 
avec  ses  trois  actes  coordonnés,  l'attaque  du  glacier,  les  efforts  de 
la  forêt,  la  victoire  finale  du  rocher.  Et,  malgré  cette  variété,  tout 
le  paysage  tend  à  exposer  une  même  idée,  à  illustrer  un  même  ta- 
bleau, celui  de  la  vie  pullulante,  immense  et  libre  comme  la  plaine 
où  elle  se  déploie. 


Troisième  Tableau 
(2e  poste  —  2e  moment). 
Explication  de  cette  vie. 

Quand,  au  matin,  on  voit  le  glorieux  sodeil  se  lever  ide  l'autre  côté  du 
fleuve,  monter,  flamboyer  au  milieu  de  l'air,  s'étaler  sur  leurs  croupes, 
les  quitter,  les  rendre  à  l'ombre,  on  sent  que,  selon  les  alternatives  de  son 
attouchement  ou  de  son  absence,  les  vieux  monstres  de  pierre  se  réjouis- 
sent ou  s'attristent  comme  aux  premiers  jours.  Ce  sont  des  dieux,  les 
dieux  immobiles  de  la  terre.  Plongés  par  le  reste  de  leurs  corps  en  des 
profondeurs  inconnues,  leur  col  et  leur  tête  arrivent  seuls  à  la  lumière. 
Ainsi  accroupis  et  attroupés,  ils  attendent  chaque  jour  le  sourire  de  leur 
frère  céleste  qui  les  pénètre  de  sa  chaleur  et  les  revêt  de  sa  clarté,  à' 
m^^esure  qu'il  avance  dans  le  libre  chemin  de  l'air. 


406  LA  REVUE  CANADIENNE 

De  même  qu  'un  contraste  marquait  la  différence  entre  la  tran- 
quillité r*eposante  du  premier  tableau  et  la  vivante  mobilité  du 
deuxième,  c'est  un  contraste  encore  qui  distingue  le  troisième  dés 
deux  autres.  Sur  ceux-ci  la  lune  secouait  sa  draperie  d'argent  ; 
le  soleil  dissipe  maintenant  les  ténèbres  et  anime  le  rocher  aux  .mille 
formes.  Au  fond,  le  vainqueur-  final  de  la  lutte,  c  'est  lui  !  Le  bloe 
de  roches  ne  s'efforçait  de  percer  le  manteau  de  verdure  et  de 
résister  aux  assauts  du  glacier  que  pour  s'abreuver  à  cette  source 
de  vie. 

Source  merveilleuse  en  vérité,  puisqu'elle  infuse  à  cet  être 
inanimé  des  sentiments  humains  :  à  son  contact  les  rochers  "  se 
réjouissent  et  s'attristent  ".  Bien  plus,  ils  deviennent  des  dieux^ 
les  dieux  d'une  terre  qu'ils  dominent  du  haut  de  leurs  créneaux 
comme  d'un  Olympe  où  ils  trônent. 

Mais  ils  sont  immobiles  et  la  moitié  seulem^ent  de  leur  être 
apparaît.  Là-dessus  l'imagination  du  poète  fabrique  une  méta- 
phore puissante  qui  en  suggère  d'autres  non  moins  puissantes.  A 
voir  ces  dieux  accroupis  et  attroupés,  attendant  le  sourire  du  dieu 
céleste  leur  frère,  on  songe  aux  menhirs  et  aux  Ttromlechs  de  Camac 
en  Bretagne  ou  du  pays  de  Galles  qui  attendent  eux  aussi  le  sou- 
rire du  dieu  gaulois  sur  le  sacrifice  des  druides;  on  pense  aux 
griffons  enfoncés  aux  flancs  des  vieilles  cathédrales  et  tendant  vers, 
le  ciel  leur  tête  et  leur  grand  cou,  rocailleux  et  menaçants. 

La  terre  et  le  ciel  se  confondant  ainsi  dans  une  dernière 
étreinte,  la  chaleur  chassant  le  froid  et  la  clarté  la  nuit,  on  suit  de 
l'oeil,  dans  ce  paysage  transformé,  réjoui,  illuminé,  la  marche  du 
soleil  qui  se  promène  en  triomphateur  sur  le  "  libre  chemin  de 
l'air  "  (métaphore)  :  triomphe  glorieux  qui  manquait  seul  à  la 
perfection  du  drame  fantastique  auquel  le  poète  nous  a  fait  assister. 
Il  nous  y  a  conduits  à  l'aide  d'une  phraséologie  enchevêtrée  où  se 
peint  la  difficulté  de  la  victoire  et  dont  l'embarras  même  double  le 

plaisir  que  l'on  éprouve  à  constater  le  succès  final  {Quand 

jours). 


PAGES  DE  LITTÉRATURE  CONTEMPORAINE        407 

Et,  maintenant  que  le  soleil  exerce  son  empire  sur  les  vieux 
monstres  de  pierre  vainqueurs  de  leur  double  ennemi,  le  tableau  est 
achevé  en  ses  trois  parties  :  invasion  des  arbres,  combat  du  g'iacier 
et  de  la  forêt  contre  le  rocher,  victoire  du  dieu-soleil.  Le  dénoue- 
ment en  est  heureux  ;  le  peintre-poète  peut  poser  la  palette  et  la 
plume. 


Il  resterait  à  montrer,  si  nous  en  avions  le  loisir,  comment 
l'écrivain  n'a  pas  atteint  du  premier  coup  cette  perfection.  Pour 
nous  rendre  compte  que  son  succès  est  le  résultat  d'une  longue 
patience  et  de  retouches  successives,  il  nous  suffirait  de  comparer 
la  première  partie  de  notre  texte  avec  la  rédaction  originale  conte- 
nue dans  les  Carnets  de  voyage  (^). 

Les  corrections,  pour  être  apparemment  de  peu  d'importance, 
n'en  sont  pas  moins  fort  heureuses.  L'effort  de  l'écrivain  a  con- 
sisté à  soulager  le  texte  définitif  des  épithètes  et  expressions  super- 
flues qui  alourdissaient  le  premier,  à  préciser  les  termes  trop  géné- 
raux, à  condenser  surtout  toute  la  description  autour  de  l'idée  d'une 
armée  en  marche.  A  peine  s'est-il  permis  quelques  additions  qui 
achèvent  et  complètent  les  indications  sommaires  de  la  rédaction 
initiale  :  ainsi  en  est-il  de  bataillons,  de  noyés,  à^ occuper. 


Ces  corrections  une  fois  justifiées,  on  aurait  plaisir  à  compa- 
rer la  description  de  Taine  avec  celles  par  exemple  de  Pierre  l'Er- 
mite  ("),  de  Welschinger   (^^)   ou  de  Barrés   (^^).     Cette  étude 


(•)  Bp.  347-8.    Cf.  Giraud:  Pages  choisies  de  Taine,  p.  364  en  note. 
(")  La  Grande  Amie,  c.  17,  pp.  121  et  seq.  (édit.  de  La  Bonne  Presse). 
(")   Sainte-Odile,  Into-od.,  pp.  V-VIII    (Poussielgue). 
(")  Au  service  de  V Allemagne.    Cf.  25  années  de  vie  littéraire,  c.  VIII, 
pp.  400-405   (Blond). 


408  LA  REVUE  CANADIENNE 

nous  entraînerait  au-delà  des  bornes  qui  nous  sont  fixées. 

Tous  ces  écrivains  ont  rectifié  avec  bonheur  l'inspiration  de 
Taine  ;  aucun,  semble-t-il,  n  'a  insufflé  à  sa  description  une  pareille 
intensité  de  vie.  A  travers  la  forêt,  le  glacier  et  le  rocher,  le  philo- 
sophe n'a  entrevu  qu'une  nature  inintelligente  et  forcenée  ;  les 
autres,  sur  cette  nature,  ont  senti  le  souffle  de  Dieu,  passer  et  l'ont 
recueilli.  Aussi  leur  oeuvre  l'emporte-t-elle  en  définitive  par  l'idée 
surnaturelle  qui  s'en  dégage. 


Quoi  qu'il  en  soit,  le  chapitre  de  Taine  a  sa  beauté.  Que  nous 
enseigne-t-il  touchant  les  eonditions  de  l'art  d'écrire  ?  D'après 
notre  texte  on  peut  conclure  que,  pour  être  écrivain,  il  faut  savoir 
regarder,  associer  entre  eux  les  fantômes  de  l'imagination  qui  entre- 
tiennent quelque  rapport  les  uns  avec  les  autres,  traduire  ces  ima- 
ges à  l'aide  de  mots  précis  et  toujours  enchaînés  en  une  progression 
Jogilque  de  manière  à  créer  l'impression  d'une  masse  énorme,  tein- 
dre le  tout  des  couleurs  mêmes  de  la  nature,  tamiser  d'ombre  par 
l'antithèse  des  expressions,  les  nuances  trop  voyantes,  concentrer 
tous  les  détails  autour  d 'une  idée  unique,  enfin  ne  pas  s 'égarer  dans 
l'abstraction  et,  au  contraire,  concréter,  vivifier,  dramatiser  les 
abstractions  les  plus  profondes. 

Quand  on  possède  'ces  dons,  on  est  un  grand  artiste  ;  1,'on  écrit 
ou  plutôt  l'on  peint  et  l'on  chante  Sainte-Odile  ! 

Emile  CHARTIER. 


Jean  Nicolet 


ET     LA 


DECOUVERTE   DU    WISCONSIN 

1634= 

SUITE  ET  FIN  (^) 


î^PRES  la  vie  des  bois  qu'il  avait  menée  (depuis  1618)  Nico- 
let fut  employé  sept  autres  années  au  poste  des  Trois- 
Eivières,  le  plus  turbulent  et  le  moins  sûr  de  toute  la  colo- 
nie. Ayant  en  mains  les  intérêts  de  la  traite  des  Cent- 
Associés  on  le  vit  plusieurs  fois  donner  des  preuves  de  l 'empire  qu  'il 
exerçait  sur  les  indigènes.  Le  poids  de  son  influence  mettait  fin  aux 
difficultés  de  tous  genTes  qu'entraînent  les  moindres  rapports  avec 
ces  nations  inconstanteis  et  susceptibles  à  l'excès.  Son  dévouement 
était  au  service  des  Sauvages  comme  des  Français.  Le  19  octobre 
1642,  il  se  noya  devant  Sillery  comme  il  allait  sauver  un  Sakakis  que 
les  Algonquins  voulaient  mettre  à  mort. 

Le  souvenir  de  Nicolet  s 'est  conservé  dans  le  district  d^  Trois- 
Rivières  par  le  comté,  la  ville,  le  lac,  la  rivière  et  le  séminaire  qui 
portent  son  nom.  Le  bras  de  l'Ottawa  qui  passe  au  nord  de  l'île 
Jésus  s'est  appelé  Saint- Jean  en  l'honneur  de  notre  interprète.  On 
peut  'dire  qu'il  est  considéré  comme  le  Jacques-Cartier  du  Wiscon- 
sin.  Le  Portage^e-Nicolet  ou  Portage-E  carte,  sur  la  rivière  Kami- 
nistigoia,  non  loin  du  petit  lac  du  Chien,  a  dû.  être  ainsi  nommé  par 


(^)  Erratum.— A  la  page  337  de  la  dernière  livraison  (octobre),  dans 
l'article  de  Jean  Wicolet,  à  la  dernière  ligne,  il  faut  lire  six-vingt  castors 
et  non  pas  vingt-six.  Ma  foi,  le  prote  est  bien  excusable  de  ne  s'être  pas 
rappelé  que  six-vingt  s'écrivait  jadis  pour  cent  vingt  ! 


-  410  LA  REVUE  CANADIENNE 

les  ''  voyageurs  "  du  village  de  Nicolet,  près  Trois-Rivières,  car  à 
la  fin  du  XVIIe  siècle,  plusieurs  d 'entre  eux  étaient  au  sêrviice  des 
traiteurs  de  l'Ouest. 

"  Jean  Nicolet  était  né  en  1598  à  Cherbourg,  basse  Normandie  " 
—telle  est  la  phrase  que  l'on  est  convenu  d'écrire  lorsqu'il  s'agit  de 
ce  personnage.  Tja  date  de  la  naissance  est  seulement  approxima- 
tive. Son  contrat  (^)  de  mariage  dit  qu'il  était  "  fils  de  Thomas 
Nicolet,  messager  oMinaire  de  Cherbourg  à  Paris,  et  de  Marguerite 
Delamer  '  ',  deux  noms  de  famille  encore  très  répandus  à  Cherbourg 
et  aux  environs.  Les  registres  des  églises,  consultés  en  1885  par  le 
commandant  Henri  Jouan,  de  Cherbourg,  attestent  que  de  nom- 
breux ménages  de  Nicolet  et  de  Delamer  existaient  dans  ces  lieux 
entre  les  années  1580  et  1610.  Les  actes  des  notaires  vus  par  Jouan 
donnent  le  même  résultat  que  les  registres,  sans  nous  fournir  rien 
de  précis  sur  la  famille  de  notre  Jean  Nicolet.  Par  conséquent  nous 
ne  saurions  dire  où  il  est  né.  A  Hainneville,  à  quatre  milles  de 
Cherbourg,  sur  1,050  habitants,  on  compte  trente-sept  chefs  de 
famille  du  nom  de  Nicollet.  Le  plus  ordinairement,  le  nom  est 
écrit  Nicoll'et  ;  c'était  la  signature  de  notre  interprète  et  celle  de  sa 
femme.  En  Canada,  l'orthographe  de  Nicolet  (^)  a  prévalu  —  et 
l'on  prononce  Nicolette,  tandis  que  les  Français  ne  sonnent  pas  la 
lettre  t,  mais  disent  NicoUy. 

Le  Père  Barthélémy  Vimont,  qui  a  beaucoup  connu  Nicolet,  dit 
que  ce  dernier  "  arriva  en  la  NouveUe-France  l'an  mil  six  cent  dix- 
huit  ".  {Relation  1643,  p.  3).  Champlain  ne  parle  pas  de  cette 
circonstance.  Plus  d'un  navire  visita  le  Saint-Laurent  cette  année, 
entre  autres  ceux  commandés  par  Deschènes  et  Pontgravé.  Celui-ci 
appareilla  à  Honfleur  le  24  mai,  ayant  à  bord  Champlain,  un  gen- 
tilhomme du  nom  de  Nicolas  de  Lamothe-le-Vilin,  pris  par  les  An- 
glais (1613)  en  Acadie,  et  dont  le  désir  était  de  voir  le  Canada,  puis 


(^)  Revue  Canadienne,  1886,  p.  67. 

(')  Il  y  a  une  cinquantaine  d'années,  un  ingénieur  français  du  nom  de 
Nicollet  a  dressé  le  plan  de  la  ville  de  Minneapolis. 


JEAN    NICOLET  411 

Eustache  Boulé,  âgé  d'environ  dix-huit  ans,  beau-frère  de  Cham- 
plain.  On  peut  croire  que  Jean  Nieolet  était  du  voyage.  Le  bâti- 
ment arriva  le  3  juin  sur  le  grand  banc  de  Terreneuve,  le  15  à 
Percé,  le  24  à  Tadoussac.  (Champlain,  pp.  299-601). 

"  Son  humeur  (Nieolet)  et  sa  mémoire  excellente,  firent  espé- 
rer quelque  chose  de  bon  de  lui.  On  l'envoya  hiverner  avec  les 
Algonquins  de  l'Ile  (des  Allumettes)  afin  d'apprendre  leur  langue. 
Il  y  demeura  deux  ans,  seul  de  Français,  accompagnant  toujours 
les  barbares  dans  leurs  courses  et  voyages,  avec  ides  fatigues  qui  ne 
sont  imaginables  qu  'à  ceux  qui  les  ont  vues.  Il  passa  plusieurs  fois 
des  sept  ou  huit  jours  sans  rien  manger  ;  il  fut  sept  semaines  entiè- 
res sans  autre  nourriture  qu'un  peu  d'écorce  de  bois.  Il  accompa- 
gna quatre  cents  Algonquins  qui  allaient  en  ce  temps-1'à  (1621?) 
faire  (*)  la  paix  avec  les  Iroquois  et  en  vint  à  bout  heureusement. 
Plut  à  Dieu  qu'elle  n'eut  jamais  été  rompue,  nous  ne  souffririons 
pas  à  présent  les  calamités  qui  nous  font  gémir  et  donneront  un 
étrange  empêchement  à  la  conversion  de  ces  peuples.  Après  cette 
paix  faite,  il  alla  demeurer  huit  ou  neuf  ans  avec  la  nation  des  Ni- 
pissiriniens.  Algonquins  ;  là  il  passait  pour  un  de  cette  nation, 
entrant  dans  les  conseils  fort  fréquents  à  ces  peuples,  ayant  sa 
cabane  et  son  ménage  à  part,  faisant  sa  pèche  et  sa  traite.  Il  fut 
enfin  rappelé  (1633)  et  établi  commis  et  interprète.  "  (Le  Père 
Vimont  :  Relation,  1643,  p.  3). 

Laissé  seul,  pendant  de  longues  années,  au  milieu  des  Algon- 
quins et  des  Hurons,  Nieolet  représentait  l'idée  française  chez  ces 
peuples,  qu'il  fallait  d'abord  gagner  par  l'amitié  avant  que  de  pou- 
voir leur  faire  comprendre  la  civilisation.  Il  devint  comme  un  grand 
cheif  et  déjoua  avec  succès  les  cabales  qui  de  temps  à  autre  cher- 
chaient à  détruire  son  prestige.  Par  ses  paroles  et  son  industrie,  il 
persuada  à  de  nombreuses  tribus  que  les  Français  étaient  des  êtres 
presque  surnaturels,  bons,  secourables,  et  surtout  amis  des  Peaux- 
Rouges.    Il  leur  faisait  entendre  que  tout  le  pays  devait  s'empres- 


(*)  Quatre  cent  Sauvages  allant  "  imposer  "  la  paix  ! 


4rl2  LA  REVUE  CANADIENNE 

ser  de  les  recevoir  et  de  les  chérir.  Parvenu  au  milieu  des  peuples 
qui  n'avaient  jamais  vu  d'Européens,  il  les  entraînait  par  son  élo- 
quence, par  la  magie  de  ses  arguments  si  nouveaux  pour  eux,  et  par 
l'exhibition  de  marchandises  qui  produisaient  un  grand  effet  sur 
l'imagination  naïve  de  ces  pauvres  gens.  Ils  lui  donnèrent  le  nom 
d'Achirra  —  homme  deux  fois. 

Le  registre  de  la  paroisse  de  Québec  ayant  disparu  dans  l'in- 
cendie du  15  juin  1640,  on  l'a  reconstitué  peu  après  en  consultant 
la  mémoire  des  particuliers,  de  sorte  que  l 'acte  suivant,  mis  sous  la 
date  du  7  octobre  1637,  pourrait  bien  renfermer  une  erreur  dont 
nous  parlerons  plus  loin  :  "  Le  7  octobre  1637,  les  bans  ordinaires 
étant  publiés  et  ne  s 'étant  trouvé  aucun  légitime  empêchement,  le 
Père  Claude  Pi j art,  jésuite,  faisant  fonction  de  euré  de  Québec,  a 
solennellement  marié  et  conjoint  en  les  liens  du  saint  mariage  Jean 
Nicollet,  interprète  algonquin,  et  Marguerite  Couillard. . .  En  pré- 
sence de  M.  Fran.  Derré  dit  M.  Gand  et  M.  Noël  Juchereau.  " 

Marguerite,  née  à  Québeic  le  10  août  1626,  était  fille  de  Guil- 
laume Couillard  et  dé  Guillemette  Hébert,  et  filleule  de  Champlain. 
Couillard  était  arrivé  en  1613  ;  il  travaillait  comme  calf at  charpen- 
tier, etc.    Champlain  l'aimait  beaucoup. 

Dans  le  greffe  du  notaire  Jean  Guillet  on  trouve  le  contrat  de 
mariage,  portanit  la  date  du  22  octobre,  soit  quinze  jours  après  l'al- 
liance contractée  devant  l 'Eglise,  ce  qui  n  'était  pas  dans  la  pratique 
ordinaire,  pas  plus  qu'aujourd'hui!  Peut-être  faut-il  lire  dans  le 
registre  reconstitué  de  l'église  :  27  octobre,  au  lieu  de  7  octobre. 
Quant  à  l'acte  conservé  parmi  les  minutes  de  Guillet,  ce  n'est  encore 
qu'une  copie,  faite  par  collation,  à  Pierre  Nicolet  probablement. 

"  Furent  présents  en  leur  personnes  honorable  homme  Jean 
Nicollet,  commis  et  interprète  pour  messieurs  de  la  compagnie  de  la 
Nouvelle-France,  fils  du  défunt  Thomas  Nicollet,  messager  ordinaire 
de  Cherbourg  à  Paris,  et  Marguerite  Delamer,  ses  père  et  mère,  le 
dit  sieur  Nicollet  à  présent   (^)   demeurant  à  Québec,  pays  de  la 


(')    Fonnule  de  notaire  sans  importance    ;     Nicodet  demeurait  aux 
Trois-Elvières. 


JEAN  NICOLET  413 

Nouvelle-France,  assisté  de  noble  homme  François  Derré,  sieur  de 
Gand,  commis  général  pour  messieurs  de  la  Compagnie,  et  associé 
avec  icelle,  honorables  hommes  Olivier  Le  Tardif,  Nicolas  Marsolet, 
Noël  Juchereau  et  Pierre  de  la  Porte,  tous  demeurant  au  dit  Qubec, 
d'une  part;  e't  Marguerite  Couillard,  fille  de  honorable  Guillaume 
Couillard  et  de  Guillemette  Hébert,  ses  père  et  mère,  demeurant 
aussi  au  dit  Québec,  aussi  assistée  des  honorables  hommes  Guillaume 
Hubou,  Guillaume  Hébert,  et  Marie  Rallet,  grande-mère  de  la  dire 
Marguerite  Couillart,  ses  parents  et  amis,  d'autre  part  ;  lesquelles 
parti'œ  se  sont  promis  et  promettent,  d'un  mutuel  consentemenit  et 
sans  aucune  induction,  se  prendre  l'un  et  l'autre  par  foi  et  sacre- 
ment de  mariage  selon  les  formes  ecclésiastiques  et,  après  icelles 
faites,  toutes  fois  et  quand  il  plaira  aux  dites  parties,  et  à  leur  pre- 
mière commodité;  et,  pour  ce  faisant,  le  dit  sieur  futur  époux  a 
donné  et  idonne  à  la  susdite  future  épouse  pour  deniers  dotaux  la 
somme  de  deux  mille  livres  à  avoir  et  prendre  sur  ses  biens  tant 
meubles  qu 'immeubles  présents  et  à  venir  et  en  quelque  part  qu'ils 
puissent  être,  tant  en  la  Vieille  que  Nouvelle-France,  et  sur  le  plus 
apparent  de  ses  biens  en  cas  qu'il  n'y  eut  aucuns  enfants  issus  de 
leur  chair  et  après  son  décès,  comme  aussi  lui  a  donné  et  donne  en 
outre  pour  son  douaire  préfix,  au  cas  que  douaire  aie  lieu,  tous  et 
un  chacun  le  revenu  annuel  tant  de  ses  meubles  qu'immeubles,  et 
en  ce  qui  pourra  rester  après  la  dite  somme  de  deux  mille  livres 
prise  par  présiput  par  la  dite  future  épouse,  au  cas  qu'elle  survive, 
en  quelque  lieu  que  les  dits  biens  soient  situés,  comme  ci-dessus  a 
été  dit,  et  sans  que  le  droit  coutumier  puisse  préjudicier  au  préfix 
ci-^dessus  auquel  la  dite  future  épouse  s'arrête  dès  à  présent.  En 
considération  et  en  contemplation  duquel  mariage  les  dits  Couillard 
et  Hébert  père  et  mère  de  la  future  épouse  se  sont  obligés  solidaire- 
ment bailler  au  dit  futur  époux  toutefois  et  quand  il  lui  plaira  lia 
somme  de  neuf  cents  'livres,  par  manière  d'avancement  de  succes- 
sion, laquelle  somme  lui  sera  présentée  sur  le  droit  successif  qu'il 
pourra  avoir  de  ses  dits  père  et  mère  après  leur  décès  et,  au  cas  que 


414  LA  REVUE  CANADIENNE 

la  susdite  future  épouse  prédécédât  de  susdit  futur  époux  sans  hoirs 
issus  de  leur  chair,  icelui  sera  obligé  rendre  pareille  somme  de  neuf 
cents  livres  aux  héritiers  et  ayants  cause  de  la  dite  future  épouse 
laquelle  sera  enbrousser  par  les  dits  Couillard  et  Hébert  selon  que  à 
sa  condition  appartient  et  selon  le  pouvoir  et  commodités.  Et  l'en- 
tretien de  quoi  et  de  ce  que  dessus  les  dites  parties  se  sont  respecti- 
vement obligées  par  les  clauses  et  conditions  portées  par  le  présent 
contrat,  sous  hypothèque  de  tous  et  chacun  leurs  biens  meubles  et 
immeubles  présents  et  à  venir.  Fait  en  présence  de  Claude  Estienne 
et  Etienne  Racine,  témoins  demeurant  au  dit  Québec,  lesquels  ont 
signé  en  la  minute  des  présentes  avec  les  parties,  et  amis  ci-dessus, 
le  vingt-deuxième  d'octobre  mil  six  cent  trente-sept.  "  ("). 

Les  signatures  sont  :  Nico'Uet  avec  ^paraphe  (0,  la  marque  de 
Couillard,  Marguerite  Couillard,  Guillemette  Hébert,  la  marque  de 
Hubou,  'Guillaume  Hébert,  Marie  Rollet,  Derré  (parap'he),  Marso- 
let.  Le  Tardif  (paraphe),  Juchereau  (paraphe)  De  Laporte  (para- 
phe), Claude  Etetienne,  Racine  (paraphe).    Guillet  ne  signe  pas. 

La  population  française  du  Cianaida  était  d'à  peu  près  cent 
cinquante  âmes.  A  part  le  gouverneur,  les  Leneuf,  les  Godefroy, 
les  Marguerie  qui  demeuraient  aux  Trois-Rivières,  les  personnes  ci- 
dessus  nommées  composaient  l 'élite  de  tout  le  pays. 

La  guerre  des  Iroquois  fournissait  souvent  k  Nicolet  des  occa- 
sions de  montrer  son  zèle  pour  le  service  du  roi  et  de  la  religion. 
L'histoire  a  enregistré  le  trait  suiva^nt  qui  ne  manque  pas  de  gran- 
deur et  qui  termine  noblement  la  carrière  de  notre  interprète.  Une 
troupe  d'Algonquins  des  Trois-Rivières  ayant  capturé  un  Soko- 
kiois    (Sauvages   de  la  Nouvelle- Angleterre   dont  la  nation  était 


(*)  Nous  devons  cet  acte  à  l'obligeance  de  M.  Philéas  Gagnon,  archi- 
viste, de  Québec. 

C)  lie  paraphe  ou  parafe  se  compose  de  traits  de  plume  mêlés  ensem- 
ble d'une  façon  particulière  et  que  chacun  était  habitué  de  mettre  au  bout 
die  son  nom  écrit,  afin  d'empêoher  la  contrefaçon  de  sa  signature.  En 
certains  cas,  le  paraphe  remplaçait  cette  dernière.  La  coutume  en  est 
abandonnée  de  nos  jours.    En  ang-laie  on  dit  :  flourish. 


JEAN  NICOLET  415 

alliée  aux  Iroquois)  l'amena  en  cette  place  pour  le  tourmenter. 
C'était  le  19  octobre  1642.  Le  malheureux  fut  livré  à  la  barbarie 
des  hommes,  des  enfants  et  des  femmes  —  ces  dernières  n'étaient 
pas  les  moins  actives  dans  ces  sortes  de  supplices.  La  plupart  de 
ces  Sauvages  étant  païens,  consiéquemment  peu  susceptibles  de  sui- 
vre les  avis  des  missionnaires,  on  se  trouva  en  peine  de  savoir  com- 
ment délivrer  le  prisonnier.  Nicolct  eut  pu  être  d'un  grand  se- 
cours en  cette  circonstance,  mais  il  était  parti  depuis  quelques 
semaines  pour  aller  à  Québec  remplacer  momentanément  Olivier 
Le  Tardif  son  beau-frère,  commis  général  de  la  Compagnie  de  la 
Nouvelle-France,  qui  passait  en  France.  Les  historiens  qui  ont  fait 
de  Nicolet  un  commis-général  de  la  Compagnie  n'ont  pas  dit  qu'il 
agissait  par  intérim.  François  Derré  de  Gand,  qui  remplissait 
cette  'Charge,  mourut  en  activité  l'année  1641;  son  successeur  fut 
Le  Tardif;  Nicolet,  qui  était  l'interprète  et  apparemment  le  prin- 
cipal employé  du  poste  des  T rois-Rivières  n'exerça  la  fonction  de 
commis  général  qu'en  remplacement  de  Le  Tardif,  comme  on  vient 
de  le  voir.  L'inventaire  de  ses  biens  le  qualifie  de  ''  commis-géné- 
ral de  messieurs  de  la  Compagnie  au  fort  des  Trois-iRivières  ".  Le 
Père  Le  Jeiune,  montant  aux  Trois-Rivières  à  l 'époque  où  y  arrivait 
le  prisonnier  en  question,  intercéda  vainement  pour  lui  auprès  de 
ses  bourreaux  ;  ceux-ci  répondirent  aux  remontrances  par  de 
nouveaux  tourments  infligés  à  leur  victime.  M.  des  Rochers,  gou- 
verneur de  la  place,  voyant  qu'il  n'obtenait  rien  de  cœ  forcenés, 
envoya  un  canot  à  Quiébec  avertir  le  gouverneur-général  et  solliciter 
l'intervention  de  Nicolet.  Le  généreux  employé,  n'écoutant  que 
son  coeur,  se  jeta  dans  une  chaloupe,  avec  M.  de  Chavigny,  et  deux 
ou  trois  autres  Français  qui  allaient  à  SiMery,  où  'demeurait  M.  de 
Chatigny.  C'était  à  la  fin  d'octobre,  sUr  les  sept  heures  du  soir,  au 
milieu  d'une  tempête  épouvantable.  Ils  n'étaient  pas  arrivés  à 
Sillery  qu'un  coup  de  vent  du  nord-est  chavira  la  chaloupe.  Les 
naufragés  s'accrochèrent  à  l'embarcation  renversée  sans  pouvoir  la 
remettre  à  flot.     Alors  Nicolet  s 'adressant  à  M.  de  Chavigny,  dit  : 


41^  LA  REVUE  CANADIENNE 

"  Sauvez-vous,  vous  savez  nager,  je  ne  le  sais  pas.  Je  m'en  vais 
vers  Dieu.  Je  vous  recommande  ma  femme  et  ma  fille  ".  La  cha- 
loupe n'était  pas  loin  d'une  roche  située  assez  près  du  rivage  déjà 
bordé  de  quelques  glaices,  en  cette  saison,  mais  l'obscurité  ne  per- 
mettait pas  de  distinguer  les  objets.  M.  de  Chavigny  se  jeta  seul  à 
la  nage  et  atteignit  la  terre  avec  beaucoup  de  peine.  Les  malheu- 
reux qui  restaient  cramponnés  à  la  chaloupe  se  virent  emportés  par 
les  vagues  à  mesure  que  le  froid  les  gagna.  {Relation,  1643,  p.  4.  ) 

En  cette  circonstance,  le  Père  Vimont  dit  que  Nicolet  était  à 
Québec  depuis  un  mois  ou  deux  lorsqu'il  s'embarqua  pour  retour- 
ner hâtivement  aux  Trois-Rivières.  Voyons  ce  qui  en  est  exacte- 
ment. Le  29  septembre,  aux  Trois-Rivières,  le  Père  Jean  de  Bré- 
beuf  baptisa  deux  petites  filles  de  race  algonquine  dont  les  parrains 
et  marraines  furent  Jean  Nicolet  avec  Perrette  (Sauvagesse)  et 
Nicolas  Marsolet  avec  Marguerite  Couillard  femme  de  Nicolet.  Le 
7  octobre,  Le  Tardif  s'embarquait  à  Québec,  oii,  selon  toute  appa- 
rence, Nicolet  venait  d'arriver.  Le  19,  le  captif  Sokokis  était  amené 
aux  Trois-Rivières.  Il  s'en  suivit  des  pourparlers  entre  M.  des 
Rochers  et  les  Sauvages,  avant  que  de  faire  appeler  Nicolet.  Le 
Père  Vimont  dit  que  le  Père  Raymbault  décéda  le  22  octobre  et  que 
la  mort  de  Nicolet  survint  dix  jours  après,  mais  le  registre  de  Notre- 
Dame  de  Québec  porte  que  "  le  29  octobre  on  fit  les  funérailles  de 
Monsieur  Nicolet  et  de  trois  hommes  de  M.  de  Chavigny  noyés  dans 
une  chaloupe  qui  allait  de  Québec  à  Sillery,  les  corps  ne  furent 
point  trouvés  ".  Il  faut  mettre  au  lundi  27  octobre  la  date  de  ce 
triste  événement  et  reconnaître  que  Nicolet  avait  séjourné  tout  au 
plus  trois  semaines  à  Québec  lorsqu'il  périt. 

La  perte  de  Nicolet  fut  vivement  regrettée,  car  il  s 'était  concilié 
l'estime  et  l'affection  non-seulement  dœ  Français,  mais  encore  des 
Sauvages.  Souvent  déjà,  il  s'était  exposé  au  danger  de  la  mort  pour 
des  motifs  de  charité.  "  Il  nous  a  laissé,  observe  le  Père  Vimont^ 
des  exemples  qui  sont  au-dessus  de  l'état  d'un  homme  marié  et 
tiennent  de  la  vie  apostolique  et  laissent  une  envie  aux  plus  fer- 
vents religieux  de  d'imiter.  " 


JEAN  NICOLET  417 

Tel  fut  Jean  Nieolet,  un  Canaidien  de  coeur  qui  travailla,  5«ans 
songer  à  la  gloire,  pour  établir  le  nom  français  et  la  religion  dans 
ces  contrées  barbares.  Le  Canada  et  le  Wisconsin  lui  doivent  une 
statue. 


Inventaire  (^)  —  du  12  novembre  1642  —  des  biens  meubles 
appartenant  à  défunt  Jean  Nieolet,  vivant  commis-général  de  mels- 
sieurs  de  la  Compagnie  au  fort  des  Trois-Rivières  trouvés  dans  son 
logis  déclarés  par  François  Marguery  et  Joseph  de  Beaume  commis 
fait  suivant  le  commandement  de  monsieur  des  Rochers,  capitaine 
du  dit  fort  par  André  Crohine  (^)  caporal  et  chirurgien  et  de  Jean 
de  Lespinière  aussi  caporal  tous  lesquels  meu^bles  ci-dessous  ont 
été  munis  et  tenus  livrés  au  logk  du  dit  feu  Nicollet  à  la  charge  du 
dit  François  Marguery,  lequel  s 'en  est  chargé  et  a  promis  les  repré- 
senter toute  fois  et  quant  réquisition  en  sera  faite  le  douzième  de 
novembre  mil  six  cent  quarante-deux.  —  Premièrement,  2  chaises  de 
bois  de  merisier,  un  lit  de  plume,  un  oreiller  de  plume,  une  paillasse, 
une  table  pliante  de  bois  de  merisier,  deux  bancs  pour  s 'asseoir,  une 
petite  casse  de  bois  avec  deux  paires  de  bas  dont  il  y  en  a  un  de 
chanvre,  2  serpes,  une  scie  à  main,  une  grande  vrille,  un  fuzy  bas- 
que, une  petite  fontaine  de  cuivre  rouge  avec  un  plat  du  même  cui- 
vre, deux  creusets  et  une  pelle  à  feu  le  tout  en  fer,  une  paire  de  pin- 
cettes et  une  grande  tenaille,  une  crémaillère  et  un  gril,  un  •réchaud 
de  cuivre,  une  broche  à  routir  (rôtir),  un  petit  chandelier  de  cuivre, 
un  estocade  avec  la  poignée  d'argent,  un  pot  d'étain,  un  vinaigrier 
d'étain,  un. . .  pour  courir  à  la  mer  fait  de  bois  des  Indes,  deux 
caves  garnies  de  leurs  flacons,  12  bouteilles  vides  couvertes  d'osier, 
un  barillet  de  fayance  (faïence),  deux  compas  l'un  de  cuivre  et 
l'autre  de  fer,  une  pierre  à  razouaire  (razoir),  une  paire  de  lunet- 


(')  Joseph-Edmonid  Eoy  :  Histoire  du  'Notariat  au  Canada,  I  57. 
(°)  Au  registre  de  la  paroisse  des  Trois-Rivières,  années  1642-1644,  il  se 
nomme  Crosnier. 


418  LA  REVUE  CANADIENNE 

tes  de  multiplication,  une  mouchette  d^e  fer,  quatre  miroirs  'ardents, 
une  bouette  (boîte)  à  petun  de  fer  blanc,  une  petite  corne  à  mettre 
■de  la  poudre,  deux  livres  de  petit  plomb  faint  (fin),  une  champlure 
rompue,  un  petit  mortier  de  fonte  garni  de  son  pilon,  un  tapis  de 
table  façon  de  Rouan  (Rouen) ,  deux  barils  de  poudre  dont  il  a  été 
ôté  un  petit  barillet  où  il  y  a  un  peu  de  poudre  à  mousquet,  un  jeu 
de  jettons. 

Mémoire  des  livrés  trouvés  dans  son  cabinet. — Premièrement, 
un  livre  intitulé  L 'Inventaire  des  Sciences.  La  découverte  des  Por- 
tugais aux  Indes  orientales.  Le  recueil  des  Gazettes  de  l'année 
1634.  L'art  de  naviguer.  Le  recueil  des  Gazettes  de  l'année  1635. 
Un  livre  pour  tirer  de  l'épée.  Les  métamorphoses  d'Ovide  mises  en 
vers.  Une  relation  de  la  Nouvelle-France  de  l'année  1637.  Le 
ta'bleau  des  passions  vivantes.  L'histoire  de  sainte  Ursule.  La 
méditation  sur  la  vie  de  Jésus-Christ.  Le  secrétaire  de  la  cour. 
L'horloge  de  dévotion.  L'aidresse  pour  vivre  selon  Dieu.  Les  élé- 
ments de  logique.  Les  saints  devoirs  de  la  vie  dévote.  L 'histoire 
de  Portugal.  Un  petit  livre  icouvert  de  satin  intitulé  le  Rituel  de  la 
Messe.  La  Vie  du  Sauveur  du  ]Monde.  Deux  livres  de  musique. 
L'histoire  des  Indes  occidentales.  Un  petit  étui  où  il  y  manque  un 
poinçon.  Une  petite  paire  de  s'cizaux  (ciseaux).  Deux  oreillers 
dont  il  y  en  a  une  garni  de  tapisserie.  Quatre  images  représentant 
les  quatre  scènes  de  la  nature.  Un  tableau  de  la  Vierge.  Quatre 
cartes  de  géographie.  Deux  canifs.  Une  casse  de  swrétaire  d'ivoi- 
re. Un  pot,  une  chopine,  deux  demi  onces  et  un  demiard  d'étain. 
Deux  quarts  environ  de  seize  pots  dans  lesquels  il  y  a  de  l'eau-de- 
vie. 

Le  dit  inventaire  fait  en  présence  des  dites  parties  ci-dessus 
lesquelles  ont  signé  :  J.  de  Beaune,  A.  Crohine,  F.  Marguerie,  G.  de 
Lespinière. 

Pierre  Nicolet  "  matelot  au  service  de  la  compagnie  de  la 
Nouvelle-Franee  '  '  fut  nommé  tuteur  de  sa  nièce,  fille  de  JeaB  Ni- 
colet, le  27  novembre  1642. 


JEAN  NICOLET  419 

Le  père  et  la  mère  de  Marguerite  Couillard  veuve  de  Jean 
Nicolet,  vivaient  à  Québec  et  c'est  chez  eux  que  la  jeune  feranie  se 
retira  aveic  son  enfant,  après  la  catastrophe  du  27  octobre  1842.  Le 
registre  de  Notre-Dame  de  Québec  va  nous  faire  connaître  la  suite 
de  sa  carrière:  "  Le  12  novembre  1646,  le  Père  Barthélémy  Vimont 
maria  Nicolas  Maoard,  fils  de  Thomas  Macard  et  de  Marguerite 
Har'dy,  de  la  paroisse  de  Marreuille-sur-Aï,  et  Marguerite  Couillard 
fffle  de  Guillaume  Couillard  et  de  Guillemette  Hébert  ses  père  et 
mère,  et  veuve  de  feu  Jean  Nicolet.  '  ' 

Le  Père  Vimont  célébra  la  cérémonie  religieuse  à  5  heures  du 
matin  et  s'excusa  d'assister  au  déjeûner  de  noces,  mais  il  dit  qu'il 
recevrait  chez  lui  une  tranche  du  gâteau  de  noces.  Au  contrat  de 
mariage  étaient  présents  :  M.  de  Montmagny,  gouverneur  général, 
René  et  Louis  Maheu  cousins  de  la  mariée,  Louis  Couillard  son  frère, 
Marie  Renou-ard  fetome  de  Robert  Gifford  seigneur  de  Bea/uport, 
qui  datait  de  vingt  ans  dans  le  pays,  Pierre  'de  Launay  commis  de 
la  traite,  Jean  Gagnon  et  Gilles  Nicolet  prêtres  séculiers,  René 
Robineau  de  Bécancour,  l'un  des  chefs  de  la  compagnie  des  Habi- 
tants, Nicolas  Fromage  sieur  de  Trois-Monts  et  Jacques  de  la  Ville. 

Macard  était  donc  du  fameux  pays  de  Aï  en  Champagne.  Son 
arrivée  en  Cana'da  remontait  à  1639  au  moins.  Il  mourut  à  Québec 
en  1659,  laissant  cinq  enfants  qui  se  sont  mariés  avec  les  LeGardeur, 
Bazire,  d'Alogny,  Gourdeau.  L'un  des  fils  fut  membre  du  Con- 
seil Souverain  de  Québec.  La  veuve  décéda  à  Québec,  le  20  avril 
1705,  ayant  vu  le  Canada  naître  avec  elle  et  atteindre  à  une  popula- 
tion de  16,000  âmes,  parmi  lesquelles  la  fainille  Couillard  comptait 
plus  de  sept  cents  parents  à  divers  degrés. 

Marguerite  Nicolet  donna  à  son  mari  Jean-Baptiste  Le  Gar- 
deux  de  Repentigny,  dix-huit  garçons  et  trois  filles.  Ce  ménage 
vécut  à  Québec  jusque  vers  1670,  après  quoi  il  ala  commencer  la 
seigneurie  de  Repentigny  (comté  de  l'Assomption)  où  il  demeura 
constamment  par  la  suite.  Au  recensement  de  1681,  on  comptait  en 
cet  endroit  114  âmes  formant  22  ménages  établis  comme  cultiva- 


420  LA  REVUE  CANADIENNE 

teurs.    La  descendance  de  Le  Gardeur  a  fourni  plusieurs  hommea 
qui  ont  rendu  de  bons  services  au  Canada. 

Deux  frères  de  Nicolet  étaient  venus  le  rejoindre  au  Canada, 
l'un  Gilles,  prêtre  séculier,  arrivé  en  1635  repartit  en  1647;  l'autre, 
Pierre,  qui  était  marin,  ne  reparaît  plus  après  1643.  On  ne  connaît 
ni  le  lieu  de  leur  naissance  ni  leurs  carrières  subséquentes. 

Une  fille  du  nom  d'Euphrosine-Madeleine  Nicolet,  née  en  1626 
épousait  à  Québec,  le  21  novembre  1643  Jean  Leblanc  et,  en  secon- 
des noces,  même  lieu,  Elie  Dusceau,  le  22  février  1663.  Ce  ménage 
était  à  Québec  en  1681. 

Notre  homme  Jean  Nicolet  de  Bellebome,  comme  le  qualifie 
Mgr  Tanguay,  d'après  un  document  du  temps,  possédait,  de  concert 
avec  Olivier  Le  Tardif,  son  beau-frère,  une  terre  de  160  arpents 
(plus  tard  le  bois  Gomin)  sur  la  route  actuelle  de  Sainte-Foye 
près  Québec.  Le  ruisseau  Bellebome  traverse  une  partie  de  la  pro- 
priété de  l'historien  Sir  James  LeMoine  et  est  encore  connu  sous  ce 
nom.  Tout  à  côté  est  la  ravine  par  laquelle  le  général  Wolfe  fit 
passer  son  armée  pour  occuper  les  plaines  d'Abraham,  dans  la  nuit 
du  12  au  13  septembre  1759. 

Benjamin  SULTE. 


Le  Nord=Ouest  canadien  après  la  Conquête 

(DE  1760  A  1784) 


SUITE    ET   FIN 


Sommaire.  —  Souièvement  des  Sauvages  contre  ies  Mancs  (1780). 
La  petite  vérole  (1781).  —  Sioux,  A^siniboines  et  Ojibvpays. 
Wadin  et  Pond. 


SOUT-ÈVEMENT  DE   1780 

^f N  se  fait  une  idée  bien  fausse  du  Sauvage,  si  on  le  considère 
comme  un  être  à  part,  qui  a  à  peine  S'a  place  dans  la  créa- 
tion et  qu'on  peut  impunément  exploiter,  en  faisant  appel 
à  ses  appétits  grossiers.  Le  Sauvage  est  fils  d'Adam, 
<;omme  le  blanc.  Philosophe  à  sa  manière,  il  sait  apprécier  les  bons 
traitements,  se  montre  très  sensible  aux  mauvais.  Il  sait  aussi  cacher 
ses  ressentiments  pour  les  injusti'ceis  dont  il  est  victime.  Drapé 
'dans  le  mutisme  caractéristique  de  sa  race,  il  ne  se  répand  pas  en 
un  grand  nombre  de  paroles.  Les  plaintes  qu'il  échappe,  vont 
droit  au  but  et  sont  d'ordinaire  exprimées  dans  un  langage  d'un 
laconisme  qui  aurait  fait  envie  aux  Spartiates.  Défiant  de  sa  nature, 
il  ne  se  paie  pas  de  belles  paroles,  mais  recherche  le  fond  des  choses 
qu'elles  peuvent  <30uvrir.  Il  sent  vivement  dans  l'intime  de  son 
âme  les  opp robes  dont  on  l'acca)ble.  Un  jour  vient  où  sa  eolère 
longtemps  contenue  éclate  et  déborde.  Alors  il  se  porte  aux  plus 
grands  excès  et,  ses  passions  natives  prenant  le  dessus,  il  assouvit 
sa  haine  dans  le  sang,  le  pillage  et  les  crimes  les  plus  révoltants. 
C'est  le  barbare  qui  donne  libre  cours  à  sa  frénésie.  En  vain  les 
blancs  cherchent  à  déguiser  sous  des  apparences  trompeuses  d'ami- 


422  LA  REVUE  CANADIENNE 

tié  les  motifs  d'intérêt  et  de  lucre  qui  sont  le  plus  sauvent  le  mobile 
de  leurs  avances.  La  logique  des  faits  ne  tarde  pas  à  faire  démê- 
ler aux  Peau-Rouge  ce  qu'il  y  a  de  faux  dans  ces  affections  de 
commande.  Il  voit  très  vite  le  but  qu'on  poursuit.  Malheur  à  ceux 
qui  le  trompent.  On  peut  bien,  pour  un  instant,  le  séduire  par  des 
mirages  décevants  et  l'endormir  par  des  petits  présents,  afin  de 
mieux  s'enrichir  à  ses  dépens,  mais  lorsqu 'arrive  l'heure  du  réveil, 
il  se  redresse  avec  fierté  et  exige  une  reddition  de  compte  sévère. 
Exagérant  ses  griefs,  il  devient  intraitable.  Hier,  quelques  brochets 
miraient  pu  le  satisfaire,  aujourd'hui  il  lui  faut  une  pleine  mesure. 
Les  chefs  clairvoyants  des  tribus  de  l'Ouest  reprochèrent  souvent 
aux  traiteurs  de  les  piller  et  de  les  abrutir  au  moyen  des  liqueurs 
enivrantes.  Sans  doute,  lorsqu'on  leur  offrait  la  coupe  fatale,  ils 
ne  se  sentaient  pas  le  courage  de  la  repousser  de  leurs  lèvres.  Mais 
après  l'orgie,  lorsqu'ils  se  voyaient  dépouillés,  réduits  à  la  misère, 
malades,  parfois  même  couverts  de  sang,  ils  maudissaient  l'ivresse 
et  les  infâmes  trafiquants,  qui  étaient  la  cause  de  leurs  malheurs. 

Ces  quelques  lignes  expliquent  l'explosion  de  haine  des  Sauva- 
ges de  l'Ouest,  en  1780,  On  ne  saurait  en  effet  trop  flétrir  la  con- 
duite des  traiteurs  qui  pour  un  misérable  gain,  les  avaient  entraî- 
nés à  un  état  voisin  de  la  dégradation.  D'ailleurs  les  traiteurs  ne  se 
ménageaient  pas  entre  eux.  Chaque  parti  de  trappeurs  constituait 
un  camp  de  guerre,  qui  disputait  aux  autres  avec  acharnement  les 
ballots  de  fourrure.  Des  rixes  éclataient,  ça  et  là,  suivies  souvent 
de  perte  de  vie.  Mais  surtout,  on  cherchait  à  s'enrichir  aux  dépens 
des  Sauvages  per  fas  et  nef  as. 

Si  l 'on  met  en  regard  de  ce  tableau  navrant,  la  conduite  si  noble 
de  La  Vérendrye,  on  saisit  sur  le  vif  le  contraste  qui  existait  entre 
ses  procédés  et  ceux  des  trafiquants.  Aussi  les  Sauvages  l 'ai- 
maient-ils sincèrement.  Ils  l'accueillaient  partout  avec  des  trans- 
ports de  joie.  Ils  pleurèrent  sur  la  mort  tragique  de  son  fils  aîné 
et  ils  adoptèrent  un  autre  de  ses  fils  pour  leur  chef.  Ils  le  sollici- 
taient de  toutes  parts  de  venir  s'établir  dans  leur  pays. 


LE  NORD-OUEST  CANADIEN  (1760  à  1784)  423 

Les  missionnaires  également  étaient  reçus  par  les  Sauvages 
avec  vénération  comme  des  envoyés  du  grand  (manitou.  Ils  les  sup- 
pliaient de  ne  pas  les  abandonner  et  d'avoir  pitié  d'eux.  Le  dé- 
couvreur et  les  Pères  Jésuites  qui  l'accompagnèrent,  c'étaient  pour 
les  enfants  des  bois  comme  des  parents  et  des  bienfaiteurs.  C'est 
que  ces  hommes  de  bien  les  traitaient  avec  bienveillance  et  justice, 
cherchaient  à  ajnéliorer  leur  sort  et  à  les  relever  en  les  christiani- 
sant. Mais  tels  n'étaient  pas  les  traiteurs  qui  ne  songeaient  qu'à 
trafiquer.  Sans  doute,  il  y  eut  parmi  ces  derniers  de  nobles  excep- 
tions, mais  elles  n'étaient  pas  nombreuses.  Aussi  il  ne  faut  pas 
s'étonner  si  à  un  moment  donné  le  mécontement  devint  général, 
parmi  les  tribus  de  l'Ouest.  Elles  vouèrent  au  mépris  les  vils  tra- 
fiquants et  résolui^ent  de  s 'en  débarrasser.  Il  ne  manquait  plus  qu'e 
l'étincelle  pour  mettre  le  feu  à  la  prairie.  L'occasion  ne  tarda  pas 
à  se  présenter. 

En  1780,  la  plupart  des  traiteurs  hivernèrent  sur  la  rivière 
Saskatchewan,  près  de  la  Montagne-de-V Aigle.  Un  nombre  consi- 
dérable de  Sauvages  campèrent  près  d'eux.  Un  jour,  un  chef 
puissant,  qui  était  sous  l'influence  de  la  boisson,  se  présenta  à  l'un 
des  traiteurs  et  lui  demanda  avec  insistance  de  lui  en  donner  encore. 
Sur  le  refus  du  traiteur,  il  se  mit  à  l'injurier  et  à  le  menacer.  Il 
devint  insupportable.  Pour  se  débarrasser  de  ses  importunités,  le 
traiteur  lui  présenta  un  verre  dans  lequel  il  avait  versé  une  dose  de 
laudanum.  Il  croyait,  par  ce  procédé,  lui  procurer  un  sommeil 
profond,  qui  le  tranquilliserait  jusqu'à  ce  que  la  fumée  du  rhum 
eut  cessé  son  effet  tapageur.  Mal  lui  en  prit.  La  potion  avait  été 
mal  calculée  et  le  chef  expira  quelques  heures  après.  Les  Sauvages 
profitèrent  de  cet  incident,  pour  se  faire  justice.  Le  traiteur  et 
deux  de  ses  employés  furent  tués  sur  le  champ.  D^autres 
parvinrent  avec  peine  à  éviter  le  même  sort.  Ils  perdirent  la  plus 
grande  partie  de  leurs  marchandises. 

Une  fois  le  signal  donné,  les  autres  tribus  partirent  également 
en  guerre  contre  lœ  blancs.     A  l'automne  1780,  les  Sauvages  atta- 


424  LA  REVUE  CANADIENNE 

quèrent  le  Fort-des-Trenihles.  Bruce  et  Boyer  le  défendirent  vail- 
lamment avec  douze  Coureurs-des-Bois.  Ils  repoussèrent  l'assaut 
des  Assiniboines  qui  perdirent  trente  hommes.  Du  côté  des  assié- 
gés, il  n'y  eut  que  Belleau,  Fecteau  et  Lachance  de  tués.  Ce  fort  se 
trouvait  à  environ  neuf  milles  à  l'ouest  du  Portage-la-Prairie,  sur 
les  bor'ds  de  l'Assiniboine. 

Le  nombre  des  assiégeants  augmentait  tous  les  jours  et  Bruce 
comprit  bientôt  qu'il  était  impossible  de  défendre  le  fort  avec  ses 
pauvres  ressources.  Il  s'empressa  de  charger  les  marchandises  et  les 
fourrures  à  bord  des  canots  et  descendit  la  rivière  jusqu'à  son  em- 
bouchure (Winnipeg).  Ce  fut  partout  un  sauve-qui-peui  presque 
général.  Les  blancs  désertèrent  l'Ouest,  pour  éviter  de  tomber 
entre  les  mains  des  Sauvages. 

(  La  petite  vérole 

Les  Sauvages  avaient  décidé  de  détruire  tous  les  forts  des 
blancs  et  de  ne  plus  les  tolérer  «dans  l'Ouest,  lorsque  l'année  sui- 
vante (1781)  survint  une  épidémie  de  petite  vérole  qui  les  décima. 
Des  tribus  entières  disparurent.  Et  le  fléau,  grâce  à  leur  incurie, 
étendit  ses  ravages  jusque  sur  les  rives  de  la  Baie  d'Hudson. 
Dans  un  camp  de  cinq  cents  loges,  dix  personnes  seulement  survé- 
curent. Ceux  qui  ne  se  croyaient  pas  atteints,  en  fuyant  le  fléau, 
allaient , transporter  la  maladie  dans  d'autres  camps.  Ce  fut  un 
deuil  général.  Cox  rapporte  qu  'un  homme  bien  connu  dans  le  pays 
lui  a  assuré  avoir  vu  trois  cents  cadavres  suspendus  aux  ar'bres, 
près  d'un  village  cri,  dans  lequel  il  ne  restait  plus  que  quarante 
personnes  vivantes  !  On  prétend  que  cette  maladie  se  déclara  d'a- 
bor'd  chez  les  Mandons.  Les  Assiniboines  en  se  rendant  aux  bords 
du  Missouri,  trouvèrent  les  hommes  de  cette  nation  malades  et  pres- 
que tous  mourants.  Ils  en  profitèrent  pour  les  massacrer  et  empor- 
ter leur  (ïhevelure  !  Mais  ils  ne  tardèrent  pas  à  être  punis  de  leur 
forfait.    La  petite  vérole  se  déclara  au  milieu  d'eux  et  presque  tous 


LE  NORD-OUEST  CANADIEN  (1760  à  1784)  425 

en  moururent.  Ceux  qui  réussirent  à  s'échapper,  arrivèrent  à 
grande  peine  sur  les  rives  de  l'Assiniboine,  emportant  avec  eux  les 
germes  de  cette  terrible  maladie  qui  se  répandit  bientôt  jusqu'aux 
Montagnes  Rocheuses. 

Les  voyageurs  racontent  que  jusqu'en  1815,  ils  apercevaient 
parfois  dans  la  prairie  des  monceaux  d'ossements  humains,  à  l'en- 
droit où  des  camps  entiers  avaient  succombé  à  la  contagion.  On  dit 
même  que  les  chiens  contractaient  la  maladie  et  en  mouraient.  Ces 
pauvres  Sauvages  ne  savaient  trop  que  faire  pour  soulager  leur 
souffrance.  Quelques-uns  pour  apaiser  la  fièvre  qui  les  dévorait, 
se  jetaient  dans  la  rivière  et  expiraient  quelques  instants  après. 
D'autres  laissaient  le  wigwam  ouvert  à  tous  les  vents,  afin  de 
rafraîchir  leurs  poumons  enflammés.  On  comprend  que  dans  de 
telles  conditions,  la  guérison  était  presqu'un  miracle.  Effrayés,  ils 
crurent  que  le  grand  Esprit  les  punissait  ainsi  pour  avoir  versé  le 
sang  des  blancs  et  détruit  leurs  forts  ! 

La  tribu  qui  eut  le  plus  à  souffrir,  fut  celle  des  Assiniboines. 
Elle  fut  du  coup  presqu 'anéantie.  En  1782,  il  ne  restait  plus  que 
quelques  familles  de  cette  nation  naguère  puissante. 

Sioux  —  Assiniboines  —  Ojibways 

Les  Assiniboines  et  les  Sioux  ne  formaient  autrefois  qu'un  seul 
peuple.  La  langue  des  premiers  n'est  qu'une  variante  de  celle  des 
seconds.  Les  liens  de  parenté  qui  les  unissent  sont  trop  évidents 
pour  qu'on  s'y  méprenne.  Les  Assiniboines  n'étaient  pour 
ainsi  dire,  que  l 'avant-garde  nord  du  gros  de  la  nation  siouse. 
Leur  territoire  de  chasse  touchait  à  celui  des  Cris,  avec  lesquels  ils 
étaient  continuellement  en  guerre.  Ces  derniers  allaient  faire  la 
traite  aux  postes  de  la  Compagnie  de  la  Baie  d'Hudson,  sur  le 
littoral  de  la  mer,  oii  ils  se  procuraient  des  armes  à  feu.  Les  Assi- 
niboines se  voyant  dans  l'impossibilité  de  lutter  avec  avantage  con- 
tre leurs  ennemis  séculaires  avec  des  flèches,  résolurent  de  recher- 


426  LA  REVUE  CANADIENNE 

cher  leur  alliance.  Leur  conduite  scandalisa  le  reste  de  la  nation 
siouse  qui  ■cria  à  la  trahison.  L'union  d'un  chef  cri  avec  une 
beauté  assiniboine,  qui  avait  refusé  les  attentions  d'un  chef  sioux 
du  Lac-du-Diable,  mit  le  comble  à  la  mesure.  Les  Sioux  assassinè- 
rent le  chef  cri  et  sa  jeune  épouse,  sur  les  bords  de  l 'Assiniboine, 
entre  les  paroisses  Saint-Charles  et  Saint-François-Xavier.  Cet 
événement  tra^que  qui  sépara  pour  toujours  les  Assiniboines  de 
leurs  anciens  frères  les  Sioux,  eut  lieu  vers  1690.  Lesueur  écri- 
vait en  1700  que  ce  n'était  que  depuis  quelques  années  que  les  Assi- 
niboines faisaient  la  ^erre  contre  les  Sioux,  Après  la  presque  dis- 
parition des  Assiniboines  en  1781,  la  paix  sembla  régner  quelque 
temps  entre  les  diverses  races  sauvages  affolées  de  terreur.  Peu  à 
peu  néanmoins  les  anciennes  haines  mal  éteintes  s 'attisèrent  de  nou- 
veau. Les  Assiniboines  trop  affaiblis  pour  résister  à  leurs  cruels 
voisins  du  sud,  invitèrent  les  Ojibways  du  Lac-Bouge,  à  s'unirent 
à  eux.  Une  alliance  fut  conclue.  Un  groupe  considérable  d 'Ojib- 
ways se  fixèrent  sur  les  bords  de  la  Rivière-Rouge  et  des  lacs  Mani- 
toba  et  Winnipeg,  où  l'on  retrouve  encore  de  nos  jours  plusieurs 
de  leurs  descendants. 

Wadin  et  Pond 

En  1781,  Wadin  et  Pond  se  trouvaient  un  jour  au  Grand- 
Portage.  Us  prirent  le  diner  ensemble.  On  prétend  que  des  paro- 
les amères  furent  échangées  entre  eux.  Ces  deux  traiteurs  se  fai- 
saient une  concurrence  ruineuse.  Le  lendemain,  Wadin  fut  trouvé 
mort,  baignant  dans  son  sang.  Durant  la  nuit,  il  aA'^ait  reçu  une 
balle  dans  la  cuisse,  qui  lui  avait  brisé  l'artère  fémoral.  Les  soup- 
çons se  portèrent  sur  Peter  Pond  et  son  commis.  Us  subirent  leur 
procès  à  Montréal  et  furent  acquittés.  La  mort  tragique  de  Wadin 
eut  un  grand  retentissement.  Les  querelles  constantes  entre  les 
commerçants  de  Montréal  et  leurs  em'ployés,  le  soulèvement  des 
Sauvages,  suivi  du  meurtre  de  Wadin,  ouvrirent  les  yeux  aux  trai- 
teurs les  plus  influents.    Us  comprirent  que  ces  rivalités  et  ces  que- 


LE  NORD-OUEST  CANADIEN  (1760  à  1784)  427 

relies  allaient  les  ruiner  tous  et  les  rendre  odieux  aux  indigènes. 
Les  principaux  d'entre  eux  se  réunirent  durant  l'hiver  de  1783- 
1784  et  décidèrent  de  réunir  en  une  société  commune  les  intérêts 
divers  des  icommerçants  de  fourrure  de  l'Ouest. 

Peter  Pangman  se  trouvait  au  Grand-Portage,  lorsque  la  Com- 
pagnie du  Nord-Ouest  fut  fondée.  Mécontent  de  ce  qu'on  l'avait 
ignoré,  il  s 'adressa  à  MM.  Gregory  McLeod  &  Cie,  riches  marchands 
de  Montréal,  et  le  résultat  fut  l 'organisation  id  'une  société  rivale  qui 
se  fonda  la  même  année  que  celle  de  la  Compagnie  du  Nord-Ouest 
(1784).  'Cette  société  se  composait  de  John  Gregory,  Peter  Pahg- 
man,  John  Ross  et  Alexandre  McKenzie,  bourgeois,  et  de  Duncan 
Pollock,  Jam^  Finlay  jr,  et  Roderick  McKenzie,  commis,  Ross  fut 
préposé  au  département  d'Athahaska,  Alexandre  McKenzie  à  celui 
de  Churchill,  Pangman  au  Fort-des-Prairies  (Edmonton),  et  Pol- 
lock à  la  Rivière-Bouge.  Le  but  de  leur  opposition  était  de  foncer 
les  membres  de  la  Compagnie  du  Nord-Ouest  à  leur  donner  une 
part  importante  des  actions.  Ils  y  réussirent  plus  tôt  qu'ils  ne  s'y 
attendaient.  En  1785,  les  engagés  de  Pond  au  lac  Athahaska  tuè- 
rent Ross,  dans  une  des  nombreuses  querelles  qui  éclataient  à  cha- 
que instant  entre  ces  deux  compagnies.  La  Compagnie  du  Nord- 
Ouest  effrayée  des  ccrnséquences  de  ces  rivalités  fit  des  ouvertures  à 
sa  rivale  et  la  même  année  les  deux  compagnies  s 'unirent. 

Tels  furent  les  principaux  événements  qui  eurent  lieu  au  Nord- 
Ouest  depuis  la  date  de  la  conquête  jusqu'à  cdle  de  l'organisation 
de  la  Compagnie  du  NoM-Ouest,  en  1784. 

Ii.-A.  PRUD'HOMME. 


A  Travers  Les  Faits  et  les  Oeuvres 


La  conférence  constitutionnelle  en  Angleterre.  —  Un  projet  de  fédération  im- 
périale. —  L'indemnité  parlementaire  au  parlement  britannique.  — 
Historique  de  la  question.  —  En  France.  —  La  grève  des  employés  de 
chemins  de  fer.  —  Action  énergique  du  gou.vernement.  —  Les  grévistes 
sont  vaincus.  —  Le  congrès  radical  de  Kouen. — M.  Briand  y  est  attaqué. 

—  Une  motion  de  blâme  est  adoptée  contre  lui. — Combes  contre  Briand. 

—  Le  décret  relatif  à  la  communion  des  enfants.  —  Quelques  hésitations 
en  France.  —  Divulgation  d'une  lettre  épiscopale  confidentielle.  —  Le 
pape  et  la  littérature  moderniste.  —  Révolution  au  Portugal.  —  M. 
Nathan  l'insulteur.  —  Au  Canada, 


'a  conférence  entre  les  chefs  des  deux  partis  politiques 
anglais  a  fait  beaucoup  parler  d'elle  en  ces  derniers  temps. 
^  Il  semble  généralement  admis  qu'on  y  étudie  sérieusement 
le  projet  de  fédération  impériale  dont  nous  avons  dit  un  mot  dans 
notre  dernière  chronique.  Le  nom  de  notre  gouverneur  général  est 
mêlé  à  ces  rumeurs.  On  prétend  que  lors  de  son  dernier  voyage  en 
Angleterre  il  a  conféré  sur  ce  sujet  avec  les  ministres  et  fait  valoir 
les  arguments  favorables  à  l'idée  fédérative.  Quoiqu'il  en  soit,  voici 
quelles  seraient  les  grandes  lignes  du  projet  discuté.  On  modifierait 
la  constitution  du  Royaume-Uni  de  manière  à  instituer  pour  l'An- 
gleterre, l'Ecosse,  l'Irlande  et  le  Pays  de  Galles  des  législatures 
chargées  de  légiférer  sur  les  sujets  d'intérêt  plutôt  local,  et  de  sta- 
tuer, chacune,  sur  les  questions  concernant  uniquement  celui  de  ces 
états  pour  lequel  elle  serait  créée.  Quant  aux  intérêts  généraux  de 
l'empire  ils  resteraient  confiés  à  un  parlement  fédéral  composé  de 
deux  Chambres  :  une  Chambre  des  Communes  où  siégeraient 
vingt- cinq   députés   irlandais,    vingt-cinq    députés   écossais,  douze 


A  TRAVERS  LES  FAITS  ET  LES  ŒUVRES  429 

députés  gallois,  et  cent  trente-huit  députés  anglais  ;  et  un  Sénat  de 
deux  cents  membres,  dont  cent  membres  actuels  de  la  Chambre  des 
Lords.  Les  colonies  seraient  représentées  dans  le  Sénat  par  six 
membres.  Evidemment  tout  cela  n'est  que  conjectural,  et  il  faut 
attendre  les  communications  officielles  avant  de  se  former  une  opi- 
nion sur  ce  grave  sujet. 

Une  autre  question,  d'ordre  moins  élevé  sans  doute,  mais  qui 
prend  une  importance  considérable  et  qui  devient  très  actuelle,  c'est 
celle  du  paiement  ou  de  l'indemnité  des  parlementaires.  Ce  qui  la 
met  à  l'ordre  du  jour,  c'est  une  décision  récente  des  tribunaux 
anglais,  déclarant  illégale  l'emploi  des  fonds  des  trades  unions 
pour  le  maintien  des  députés  ouvriers  ou  le  paiement  de  leurs  dé- 
penses électorales.  Comme  on  le  sait,  celles-ci  sont  très  considérables 
en  Angleterre,  où  les  candidats  sont  obligés  de  solder  le  coût  des 
élections  :  impressions,  affichages,  tenue  des  poils,  enfin  tout  ce  qui 
est  payé  ici  par  le  gouvernement.  Il  faut  être  riche  personnelle- 
ment, ou  avoir  un  solide  appui  financier  pour  se  présenter  aux  suf- 
frages populaires  dçins  le  Royaume-Uni.  Or  la  plupart  des  candidats 
ouvriers  sont  dénués  de  moyens.  C'étaient  les  associations  ou  les 
"  unions  "  qui  se  chargeaient  de  leurs  dépenses.  Mais  après  les  der- 
nières élections  le  fait  suivant  se  produisit.  Un  membre  de  l'une  de 
ces  unions,  qui  avait  été  obligé  de  payer  une  cotisation  pour  sa 
quote-part  du  fonds  prélevé  à  cette  fin,  s'insurgea  contre  le  paie- 
ment de  cette  taxe.  Il  était  libéral,  disait-il,  et  ne  voulait  pas  con- 
tribuer à  l'élection  d'un  candidat  ouvrier.  Il  attaqua  donc  la  léga- 
lité du  prélèvement  électoral  fait  par  son  association  ;  et  il  obtint 
gain  de  cause.  Cet  arrêt  met  le  parti  ouvrier  dans  une  situation 
extrêmement  difficile.  Sans  l'argent  des  trades  unions  il  n'aurait 
pu  faire  élire  quinze  députés  aux  dernières  élections,  tandis  que, 
grâce  à  ce  secours,  il  en  compte  aujourd'hui  quarante  à  la  Chambre 
des  Communes.  L'argent  étant  le  nerf  de  la  guerre,  et  le  parti 
ouvrier  étant  un  parti  sans  trésor,  du  moment  qu'il  ne  peut  toucher 


430  LA  REVUE  CANADIENNE 

aux  fonds  des  "  unions  ",  il  lui  faut  agiter  la  question  de  l'indemnité 
législative,  seul  moyen  qui  lui  reste  de  suppléer  à  son  infériorité 
pécuniaire.  Quelle  attitude  prendra  le  gouvernement  ?  On  se  le  de- 
mande avec  un  vif  intérêt  dans  les  cercles  politiques.  Si  le  cabinet 
Asquith  se  déclare  hostile  au  paiement  des  députés,  ce  sera  la  rup- 
ture avec  le  parti  du  travail,  ce  qui  rendra  très  difficile  la  situation 
du  ministère. 

Naturellement,  les  avocats  de  l'indemnité  se  sont  mis  en  quête 
de  ^précédents,  opération  sacramentelle  quand  il  s'agit  de  faire 
adopter  une  mesure  quelconque  en  Angleterre.  On  a  donc  trouvé 
que  les  membres  de  la  Chambre  des  Communes  étaient  payés  jadis, 
et  que  cet  état  de  choses  dura  depuis  le  treizième  siècle  jusqu'à  la 
fin  du  dix- septième.  Mais  c'étaient  les  comtés  et  les  bourgs  qui  in- 
demnisaient leurs  députés.  Andrew  Marvell  qui  représenta  Hull 
aux  Communes,  de  1658  à  1678,  fut,  dit-on,  le  dernier  parlementaire 
qui  reçût  un  salaire  de  ses  constituants.  Dès  le  règne  d'Edouard  II, 
un  hnight  of  the  shire  (représentant  d'un  comté)  recevait  quatre 
chelins  par  jour,  et  un  burgess  (représentant  d'un  bourg)  deux  che- 
lins  par  jour.  En  1406  le  total  des  salaires  et  des  dépenses  de 
voyage  des  députés  était  de  5,500  louis,  lorsque  les  subsides  votés  à 
la  Couronne  cette  année  ne  s'élevaient  qu'à  6,000  louis.  Le  main- 
tien d'un  représentant  au  Parlement  paraissait  si  onéreux,,  que 
plusieurs  des  petits  bourgs  plaidèrent  indigence  pour  ne  pas  élire 
de  députés.  D'autres  faisaient  un  compromis  avec  leur  élu  en  con- 
venant de  ne  lui  payer  que  la  moitié  ou  le  quart  du  taux  fixé  par 
la  loi.  Finalement  la  pratique  fut  abandonnée  de  consentement 
mutuel. 

La  prochaine  session  du  Parlement  anglais  verra  sans  doute 
cette  question  discutée. 


En  France  le  gouvernement  a  lutté  victorieusement  contre  une 


A  TRAVERS  LES  FAITS  ET  LES  ŒUVRES  431 

grève  formidable  des  employés  de  chemins  de  fer.  Ils  demandaient 
les  concessions  suivantes  :  une  augmentation  de  gages  pour  faire 
face  à  la  cherté  de  la  vie  ;  une  application  rétroactive  de  la  loi  des 
pensions  ;  une  division  plus  équitable  du  travail  ;  un  jour  de  congé 
sur  sept  pour  tous  les  employés  ;  l'emploi  au  mois  et  non  à  la 
journée.  La  grève  a  pris  des  proportions  très  sérieuses.  Les  services 
de  transports  se  sont  trouvés  subitement  désorganisés.  L'approvi- 
sionnement des  grands  centres,  comme  Paris,  était  menacé.  Le 
commerce  était  paralysé.  Des  actes  de  violence  se  produisaient  sur 
plusieurs  points  de  la  France  ;  on  coupait  les  fils  télégraphiques  ; 
on  sabotait  des  trains  express.  La  situation  est  promptement  deve- 
nue très  grave.  Mais  le  premier  ministre,  M.  Briand,  a  fait  preuve 
d'une  grande  énergie.  Il  a  signalé  la  grève,  dans  les  conditions  où 
elle  se  produisait,  comme  une  insurrection  criminelle.  Il  en  a  fait 
arrêter  les  instigateurs.  Il  a  mis  sur  pied  les  troupes  pour  garder 
les  gares  et  les  convois.  Et  surtout  il  a  lancé  un  décret  appelant 
extraordinairement  les  grévistes  sous  les  drapeaux,  pour  la  période 
légale  de  vingt  jours.  Cette  dernière  mesure  a  fait  spécialement 
pousser  les  hauts  cris  aux  socialistes.  A  la  chambre  des  députés, 
Jaurès  l'a  dénoncée  comme  un  moyen  d'action  très  dangereux,  de 
nature  à  diminuer  la  discipline  et  à  augmenter  l'antirailitarisme. 
Ces  protestations  n'ont  pas  arrêté  le  gouvernement.  Et  trente  mille 
réservistes,  forcés  par  la  loi  militaire  de  se  rendre  au  décret  de 
mobilisation,  ont  été  employés  au  service  des  chemins  de  fer,  ce  qui 
a  permis  de  réorganiser  au  moins  partiellement  les  transports.  Ces 
actes  de  vigueur  ont  fait  avorter  la  grève  ;  et,  après  quelques  jours 
de  lutte,  le  comité  qui  la  dirigeait  a  proclamé  la  reprise  du  travail. 
Cette  victoire  de  l'ordre  a  fortifié  la  situation  personnelle  de  M. 
Briand. 

Il  en  a  be.soin  par  le  temps  qui  court.  Les  radicaux  sont  de 
plus  en  plus  mécontents  de  lui,  et  leur  hostilité  avouée  lui  promet 
des  moments  difficiles  durant  la  présente   session.    Le   congrès   du 


432  LA  REVUE  CANADIENNE 

parti  radical  et  radical-socialiste  qui  s'est  tenu  à  Rouen  au  commen- 
cement d'octobre  a  été  une  manifestation  anti-briandiste.  On  y  a 
signalé  comme  une  insupportable  anomalie  le  spectacle  d'un 
"  ministère  socialiste,  s'appuyantsur  une  majorité  radicale  et  faisant 
une  politique  modérée  ".  Le  président  du  congre:!,  M.  Vallé,  dans 
son  discours  d'ouverture,  a  parlé  de  la  fameuse  parole  "  d'apaise- 
ment "  dont  M,  Briand  s'est  rendu  coupable,  et  que  les  radicaux  ne 
semblent  pas  pouvoir  digérer.  "  Nous  nous  sommes  demandé,  a-t-il 
dit,  de  la  façon  dont  nous  comprenions  l'apaisement,  s'il  devait  se 
faire  dans  le  silence  des  vainqueurs  ou  dans  le  silence  des  vaincus, 
car,  quoi  qu'en  disent  les  réactionnaires,  nous  sommes  restés  les 
vainqueurs.  "  Au  cours  des  délibérations  du  congrès,  une  motion 
de  blâme  au  gouvernement  a  été  présentée.  Il  y  était  dit  que  le 
parti  radical  refusait  de  s'associer  à  la  politique  de  compromission, 
réactionnaire  qui  jette  le  désarroi  dans  l'armée  républicaine,  et  qu'il 
prescrivait  aux  parlementaires  du  parti  de  ne  soutenir  désormais 
qu'un  gouvernement  qui  saurait  doflner,  par  ses  paroles  et  surtout 
par  ses  actes,  la  preuve  qu'il  s'inspire  des  principes  directeurs  de 
l'esprit  républicain,  laïque  et  social.  M.  Estier,  qui  a  proposé  cette 
motion,  a  attaqué  M.  Briand  avec  une  extrême  violence.  "  Dès  la 
venue  du  ministère,  a-t-il  dit,  j'ai  eu  des  inquiétudes.  Le  discours 
de  Périgueux  et  des  "  mares  stagnantes  "  est  à  mes  yeux  vérita- 
blement odieux  pour  les  ministères  précédents.  Le  président  du 
Conseil  a  traité  les  protagonistes  de  la  défense  républicaine  comme 
des  sauvages  dansant  la  danse  du  scalp  autour  de  leurs  victimes.  " 
M.  Pelletan,  l'ancien  ministre  de  la  marine,  dans  le  ministère 
Combes,  a  aussi  fait  une  sortie  contre  l'attitude  de  M.  Briand. 
"  L'apaisement,  s'est-il  écrié,  n'est  pas  possible,  parce  que  les  enne- 
mis de  la  démocratie  ont  encore  une  force  invraisemblable  et  peut- 
être  prédominante  dans  toutes  les  grandes  administrations . .  .  Cette 
situation,  que  deviendrait-elle,  au  bout  de  plusieurs  années  de  la 
politique  actuelle  ?  Ceux  qui  dirigent  cette  politique  ne  sortent  pas 


A  TRAVERS  LES  FAITS  ET  LES  ŒUVRES  433 

de  nos  rangs,  notre  parti  en  porte  le  poids  et  risque  d'en  subir  tout 
le  discrédit.  " 

M.  Thalamas,  l'insulteur  de  Jeanne  d'Arc,  a  peut-être  été  le 
plus  violent  de  tous  contre  M,  Briand.  "  D'où  sort,  a-t-il  demandé, 
cet  ancien  anarchiste  repenti  depuis  peu,  et  qui  a  poursuivi  inlas- 
sablement son  évolution  à  droite  ?  C'est  un  roseau  peint  en  fer  ;  il 
l'a  montré  à  la  tribune,  tâtant,  avec  des  gestes  d'acteur,  tantôt  la 
gauche,  tantôt  la  droite.  " 

Un  seul  membre  du  congrès,  M.  Henry  Bérenger,  directeur  de 
l'Action,  a  défendu  le  premier-ministre.  "  Vous  demandez  ce  qu'a 
fait  M.  Briand,  a-t-il  dit  à  ses  collègues.  L'Europe  entière  le  sait 
Il  a  fait  la  loi  de  séparation,  grâce  à  laquelle  vous  avez  triomphé 
aux  élections  de  1906.  Et  il  l'a  ensuite  fait  pénétrer  jusque  dans 
les  profondeurs  communales  par  la  loi  de  dissolution,  "  Mais  cette 
intervention  n'a  pu  enrayer  le  courant  d'hostilité  déchaîné  contre 
le  premier  ministre.  Et  la  motion  de  blâme  a  été  adoptée  à  l'unani- 
mité, moins  la  voix  de  M.  Bérenger.  Enfin  pour  accentuer  cette 
attitude  anti-briandiste,  le  congrès  à  décerné  la  présidence  à  M. 
Combes,  l'adversaire  de  M.  Briand,  qui  aspire  à  remonter  au  pou- 
voir en  le  supplantant. 

On  serait  bien  naïf  si  l'on  concluait  de  ces  délibérations  du 
congrès  radical  que  le  premier  ministre  est  un  ami  de  la  liberté,  de 
la  tolérance,  de  l'équité,  et  qu'il  est  attaqué  par  les  combistes  parce 
qu'il  désire  sincèrement  rendre  justice  aux  catholiques.  Ce  serait 
une  singulière  erreur.  Nous  sommes  absolument  de  l'avis  exprimé 
par  r  Univers  :  M.  Briand  n'est  qu'un  très  habile  arriviste  ;  il  a 
voulu  exploiter  à  son  profit  les  lassitudes  et  les  dégoûts  de  l'opi- 
nion, mais  tout  en  protestant  qu'il  n'abandonnait  aucune  des  con- 
quêtes du  Bloc.  Les  radicaux  ne  goûtent  pas  sa  méthode  endor- 
mante et  sournoise  ;  ils  préfèrent  la  manière  brutale  de  M.  Combes 
C'est  une  querelle  de  boutique.  "  Nous  allons  donc  assister  à  ce 
duel,   dit   r  Univers.  Nous   y   assisterons   en   témoins  vigilants  et 


434  LA  REVUE  CANADIENNE 

armés.  Quelle  que  soit  l'issue  de  la  bataille,  nous  aurons  à  lutter 
contre  les  vainqueurs.'A  coup  sûr,  nous  n'avons  jamais  été  partisans 
de  la  politique  du  pire' et  nous  ne  commencerons  pas  aujourd'hui" 
Seulement,  entre  les  brutalités  du  combisme  et  les  hypocrisies  du 
briandisme,  il  nous  est  difficile  de  trancher  quel  est  le  pire.  .  .  " 


Nous  avons  parlé,  dans  notre  dernière  chronique,  du  décret 
Quam,  singulari  relatif  à  la  première  communion  des  enfants.  Il  a 
été  généralement  accueilli  avec  respect  et  avec  des  sentiments  de 
pieuse  satisfaction  parmi  les  catholiques.  Cependant,  ça  et  là,  en 
France  spécialement,  certaines  appréhensions  se  sont  fait  jour.  De- 
puis longtemps,  dans  ce  dernier  pays,  l'habitude  était  prise  de  ne 
faire  faire  la  première  communion  aux  enfants  qu'à  douze  ans.  On 
s'était  persuadé  que  cela  était  nécessaire  pour  assurer  une  suffisatite 
préparation  catéchistique,  et  comme  trop  souvent,  après  la  première 
communion,  l'assistance  au  catéchisme  et  même  la  fréquentation 
assidue  de  l'église  faisaient  défaut,  on  croyait  opportun  de  prolon- 
ger autant  que  possible  la  période  obligatoire  de  l'instruction  reli- 
gieuse. Le  récent  décret  va  donc  faire  subir  un  changement  radical 
à  la  pratique  de  l'Église  française.  Il  n'est  donc  pas  trop  surprenant 
que  quelque  émotion  s'y  soit  manifestée.  Mgr  Chapon,  évêque  de 
Nice,  à  la  réception  du  décret,  a  écrit  à  Son  Eminence  le  cardinal 
Coullié  une  longue  lettre  où  il  exposait  ses  craintes  et  les  motifs 
qui  lui  faisaient  trouver  périlleuse  l'application  de  cette  décision  à 
la  France.  Il  demandait  s'il  n'y  avait  pas  lieu  de  faire  des  repré- 
sentations au  Saint-Siège,  avec  un  respect  filial,  pour  obtenir  quel- 
ques modifications.  Il  écrivait  ces  paroles  très  graves  :  "  J'ai  con- 
fiance, Eminence,  que  cette  unanimité  (de  l'épiscopat)  se  retrouve- 
rait derrière  vous  si  vous  consentiez  à  faire  parvenir  aux  pieds 
de  Sa  Sainteté  nos  doléances,  nos  observations,  nos  renseignements, 


A  TRAVERS  LES  FAITS  ET  LES  ŒUVRES  435 

nos  représentations  très  respectueuses  et  très  filiales  mais  très  sin- 
cères, à  lui  exprimer  l'impossibilité  morale  où  nous  sommes  de  faire 
exécuter  chez  nous  ce  décret  sans  y  sacrifier,  avec  l'instruction  reli- 
gieuse de  nos  enfants,  l'avenir  et  l'espérance  de  la  France  chré- 
tienne ". 

Evidemment,  une  telle  lettre  était  absolument  confidentielle. 
Or,  par  une  criminelle  indiscrétion,  elle  tomba  entre  les  mains  du 
chroniqueur  religieux  du  Figaro,  M.  Julien  de  Narfon,  qui  s'em- 
pressa de  la  publier  dans  ce  journal,  au  mépris  de  toute  convenance 
et  de  toute  loyauté.  Mgr  l'évêque  de  Nice  en  ressentit  une  vive 
indignation  et  protesta  énergiquement' contre  cet  acte  inqualifiable. 
Il  fit  observer  en  même  temps  que  sa  lettre  avait  été  écrite  au  len- 
demain de  l'apparition  du  décret,  sous  une  impression  déjà  bien 
atténuée  par  les  explications  venues  de  Rome.  "  Notamment, 
ajoutait-il,  dans  un  entretien  récent  avec  l'abbé  Garnier,  que  celui- 
ci  se  dit  autorisé  à  nous  communiquer,  Sa  Sainteté  a  déclaré  que 
l'âge  de  discrétion  requis  pour  la  première  communion  pouvait,  à 
partir  de  sept  ans,  varier  quelque  peu  d'un  enfant  à  un  autre,  et 
qu'en  tout  ca«,  sans  préjudice  des  communions  privées  auxquelles 
peuvent  être  admis  ces  enfants,  les  éveques  restent  libres  de  fixer, 
comme  par  le  passé,  une  première  communion  solennelle  à  dix,  onze 
ou  douze  ans,  précédée  de  la  longue  préparation  catéchistique,  et 
accompagnée  des  exercices  et  des  cérémonies  traditionnelles  dont  je 
déplorais  la  disparition.  Sa  Sainteté  daigne  même  les  y  encourager 
et  il  permet  aux  évêques,  je  le  sais,  de  lui  soumettre  tilialement 
leurs  observations  et  leurs  -propositions  relativement  à  l'application 
du  décret  dans  notre  pays.  Il  s'ensuit  que  j'avais  donné  au  décret 
un  sens  trop  rigoureux,  je  suis  heureux  de  le  reconnaître.  " 

Cet  incident  a  produit  une  assez  vive  émotion  dans  le  monde 
religieux  en  France.  Les  journaux  anticléricaux  ont  essayé  de 
l'exploiter.  Mais  ils  en  ont  été  pour  leurs  frais.  Une  fois  de  plus 
l'Eglise  de  France  montre  son  esprit  de  soumission  au   Saint-Siège 


436  LA  REVUE  CANADIENNE 

De  tous  côtés  les  évêques  publient  des  instructions  conformes  au 
décret  Quam  singulari,  et  cette  grande  réforme  va  s'accomplir 
tranquillement  et  paisiblement,  avec  les  modalités  voulues  par  les 
conditions  et  les  circonstances  spéciales. 

Nous  tenons  à  signaler  ici  un  autre  acte  du  pape,  non  revêtu 
"Sans  doute  du  caractère  solennel  d'un  décret  ou  d'une  encyclique, 
mais  ayant  tout  de  même  une  grande  portée.  C'est  la  lettre  écrite 
par  Pie  X  à  M.  Gaspard  Descurtins,  professeur  à  l'Université  catho- 
lique de  Fribourg,  pour  le  féliciter  de  ses  études  sur  le  modernisme 
littéraire.  Frappés  sur  le  terrain  théologique  et  philosophique  par 
l'encyclique  Pascendi,  les  modernistes  ont  pris  d'autres  voies  pour 
répandre  leurs  opinions  pernicieuses. 

"  L'art  et  la  littérature,  écrit  le  Saint-Père,  leur  apparurent 
comme  deux  moyens  très  propres  à  cette  nouvelle  campagne  —  et 
surtout  la  nouvelle  et  le  roman.  On  a  donc  vu  une  série  de  ces 
compositions  et  de  leurs  traductions  en  toutes  langues  glorifier  le 
talent  des  ennemis  de  l'Eglise  catholique  —  déplorer  ou  railler, 
comme  inférieure,  la  culture  des  peuples  ou  des  écrivains  vraiment 
catholiques  —  célébrer  une  folle  religiosité  et  un  vague  idéalisme 
basé  sur  le  sentiment  individuel,  sans  règle  ou  frein  efficace  de 
l'autorité  compétente  —  propager,  au  moins  implicitement,  l'erreur 
fondamentale  de  la  philosophie  en  vogue  qui  nie  la  possibilité  de 
connaître  la  vérité  absolue  et  par  là  réduit  toute  religion  à  une  for- 
mule incomplète  et  changeante,  utile  à  l'homme  pour  satisfaire  son 
penchant  au  surnaturel  et  rien  de  plus.  " 

Le  pape  dénonce  cette  littérature  moderniste  —  dont  II  Santo 
de  M.  Fogazzaro  peut  être  considéré  comme  le  type  —  et  déclare 
qu'elle  est  un  des  moyens  les  plus  funestes  inventés  pour  propager 
le  faux  et  combattre  le  vrai.  Il  engage  ceux  qui  se  sont  consacrés  à 
l'éducation  de  la  jeunesse,  ou  qui  écrivent  dans  les  journaux,  à  ma- 
nifester leur  zèle  en  habituant  leurs  élèves  à  goûter  la  littérature 
sincèrement  catholique,   dans   laquelle   tant    d'illustres  auteurs  se 


A  TRAVERS  LES  FAITS  ET  LES  ŒUVRES  437 

sont  rendus  immortels,  en  défendant  les  lettres  chrétiennes,  ou  en 
augmentant  le  nombre  des  ouvrages  littéraires  inspirées  par  la  foi. 
Cette  lettre  à  M.  Descurtins  montre  combien  la  vigilance  du  Saint- 
Père  est  infatigable. 


Depuis  le  mois  dernier,  un  trône  s'est  effondré  dans  le  vieux 
monde,  une  révolution  a  changé  violemment  le  régime  politique 
d'un  Etat  européen.  La  monarchie  portugaise  n'existe  plus.  Le  4 
octobre,  une  partie  de  la  flotte  et  de  l'armée,  gagnée  aux  doctrines 
républicaines,  s'est  mise  en  insurrection.  Deux  vaisseaux  de  guerre 
ont  bombardé  le  palais  royal,  pendant  que  les  régiments  révoltés  se 
battaient  avec  les  troupes  restées  loyales,  dans  les  rues  de  Lisbonne. 
Les  insurgés  ont  fini  par  triompher.  Le  drapeau  républicain  a  été 
arboré  sur  les  édifices  publics.  Le  roi  Manoël  a  dû  quitter  la  capi- 
tale et  se  réfugier  à  Gibraltar  avec  sa  mère  et  son  aïeule,  les  reines 
Amélie  et  Maria  Pia,  et  son  oncle  le  duc  d'Oporto.  La  république  a 
^té  proclamée  au  Portugal.  Les  meneurs  de  la  révolution  se  sont 
constitués  en  gouvernement  provisoire.  En  voici  la  composition  : 
MM.  Théophile  Braga,  président  ;  Alphonse  Costa,  ministre  de  la 
Justice  ;  Bernardin  Machado,  ministre  des  affaires  étrangères  . 
Bazile  Telles,  ministre  des  finances  ;  Antonio  Luigi  Gomès,  ministre 
des  travaux  publics  ;  le  .  colonel  Barreto,  ministre  de  la  guerre  ; 
Antonio  José  d'Almeida,  ministre  de  la  marine.  Eusebio  Leao  a  été 
nommé  gouverneur  civil  de  Lisbonne. 

Cette  révolution  a  peut-être  été  une  surprise  quant  au  moment 
où  elle  s'est  produite  ;  mais,  en  ces  derniers  temps,  les  observateurs 
politiques  la  pressentaient  et  la  jugeaient  imminente.  Dès  le  7 
septembre  dernier,  un  mois  avant  la  chute  de  la  monarchie  portu- 
gaise, nous  lisions  dans  l'Univers  un  article  dont  l'auteur,  M.  Albert 
Bitterly,  témoignait  d'une  grande  clairvoyance,  "  Le  trône  du  jeune 


438  LA  REVUE  CANADIENNE 

roi  du  Portugal  tremble  sur  ses  bases,  disait-il.  Les  dernières  élec- 
tions viennent  de  lui  porter  un  coup  qui  le  fait  dangereusement 
chanceler.  Les  idées  républicaines  se  répandent  dans  le  peuple.  On 
ne  peut  le  dissimuler.  Leur  propagande  sournoise  récolte  les  fruits 
qu'elle  sema  abondamment."  L'écrivain  de  l' îJmvers  parlait  ensuite 
de  M.  Alphonse  Costa,  député  républicain,  qui  a  été  l'un  des  plus 
énergiques  instigateurs  de  la  révolution,  et  qui  détient  maintenant 
le  portefeuille  de  la  justice.  Il  le  signalait  comme  un  des  pires 
ennemis  du  trône.  Et  il  citait  de  lui  cette  déclaration  récente  : 

"  Si  l'on  nous  réduit  à  changer  par  la  force  l'organisation  poli- 
tique, nous  sommes  résolus  à  le  faire  à  l'instant  précis,  qui  sera 
logiquement,  scientifiquement  indiqué  par  les  circonstances.  Cet 
instant,  si  la  monarchie  veut  en  hâter  la  venue,  elle  n'a  qu'une 
chose  à  faire  :  c'est  de  rappeler  les  réactionnaires  au  pouvoir.  Cela,^ 
le  peuple  ne  le  tolérerait  pas  ;  ce  serait  la  révolution  immédiate. 

"  Nous  sommes  dès  à  présent  en  mesure  d'accomplir  les  substi- 
tutions de  règne  et  de  personne  qui  s'imposent.  Mais,  quel  que  soit 
l'esprit  de  modération  et  d'humanité  qui  anime  ce  peuple,  quelque 
admirable  que  soit  sa  discipline,  encore  constatée  à  l'assemblée  de 
nuit  de  la  semaine  dernière  à  laquelle  60,000  personnes  ont  pris 
part  dans  l'ordre  le  plus  absolu,  l'acte  révolutionnaire  sera  toujoura 
un  peu  brusque  ;  un  peu  de  sang,  innocent  peut-être,  coulera  :  c'est 
presque  inévitable.  " 

On  ne  pouvait  annoncer  avec  plus  de  sang  froid  et  de  désin- 
volture les  scènes  honteuses  qui  ont  accompagné  "  l'acte  révolution- 
naire un  peu  brusque  "  du  4  octobre,  et  qui  ont  fait  couler  non  pas 
un  peu,  mais  beaucoup  de  sang  innocent.  En  effet  la  révolution  du 
Portugal  a  été  une  révolution  sanglante,  et  le  régime  qui  en  est 
issu  s'est  engagé  dès  les  premiers  pas  dans  une  voie  de  violence  et 
d'iniquité.  Les  chefs  du  mouvement  sont  des  francs-maçons  et  des 
sectaires,  et  ils  n'ont  pats  perdu  un  instant  pour  arborer  l'étendard 
de   la  guerre   à   l'Eglise.  La  chasse  aux  prêtres  a  suivi  de  près  le 


A  TRAVERS  LES  FAITS  ET  LES  ŒUVRES  439 

triomphe  de  la  nouvelle  république.  Les  couvents  ont  été  envahis 
des  moines  ont  été  massacrés,  des  monastères  ont  été  saccagés,  des 
religieuses  ont  été  brutalement  arrachées  de  leurs  retraites  et  jetées 
dans  des  fourgons  pour  destination  inconnue.  En  un  mot  le  vrai 
caractère  de  la  révolution  s'est  manifesté  dans  une  sinistre  lumière 
C'est  une  république  maçonnique,  anticatholique  et  persécutrice  qui 
vient  d'être  intronisée  à  Lisbonne.  Ecoutez  un  correspondant  du 
Daily  Telegrajph  :  "  La  révolution  portugaise  a  été  dirigée  bien 
plus  contre  les  prêtres  que  contre  la  monarchie  ".  Savez-vous  quel 
était  l'un  des  griefs  des  chefs  républicains  contre  le  jeune  roi 
Manoël  ?  Voici  ce  que  raconte  Mme  Edmond  Adam,  qui  connaît  à 
fond  le  Portugal,  et  qui  y  séjourna  assez  longtemps  :  "  L'un  des 
griefs  répétés  à  satiété  à  Lisbonne  et  dans  les  provinces  contre  la 
reine  Amélie  était  son  "  fanatisme  clérical  ".  M.  Machado  qui  est 
peut-être  à  cette  heure  président  de  la  République  portugaise,  me 
disait  l'hiver  dernier,  à  Lisbonne,  qu'  "  en  conseil  des  ministres  le 
roi  Manuel  se  levait  et  saluait  chaque  fois  que  le  nom  de  Dieu  était 
prononcé,  et  qu'il  ne  jouait  que  de  la  musique  religieuse  "  !  Et  de 
tels  arguments,  qui  amènent  le  sourire,  avaient  de  l'influence  sur  la 
masse  du  peuple.  " 

De  semblables  traits  mettent  à  jour  la  mentalité  des  révolu- 
tionnaires portugais.  Leurs  déclarations  même  nous  la  révèlent.  Au 
lendemain  de  leur  victoire,  M.  Costa  disait  :  "  Lundi,  nous  publie- 
rons au  Journal  officiel  des  lois  déjà  anciennes  sur  la  non-recon- 
naissance des  congrégations  religieuses,  que  le  gouvernement 
monarchique  se  gardait  bien  d'appliquer.  Par  contre,  nous  abolis- 
sons les  lois  contre  les  anarchistes,  dirigées  en  réalité  contre  les 
libéraux  et  les  républicains .  .  .  Quant  à  la  séparation  des  Églises  et 
de  l'Etat,  je  prépare  un  projet  auquel  j'ai  longuement  travaillé, 
m'inspirant  de  la  loi  de  séparation  Briand.  La  Chambre  prochaine 
aura  à  voter  également  une  loi  fondamentale  sur  le  divorce.  " 

Mais   c'est   dans   le  programme  officiel  du  nouveau  gouverne- 


440  LA  REVUE  CANADIENNE 

ment,  publié  par  lui,  que  s'accuse  surtout  l'inspiration  directrice  du 
régime  installé  à  Lisbonne  par  un  pronunciamento  militaire.  Voi- 
ci ce  que  nous  y  lisons. 

"  La  politique  du  gouvernement  aura  les  bases  suivantes  : 
lo  Développer  aussi  loin  que  possible  le  programme  radical  dont  se 
réclame  le  parti  républicain  portugais.  2o  Ouvrir  toutes  grandes  à 
chaque  citoyen  les  portes  de  l'iustruction.  3o  Assurer  la  défense 
nationale  sur  terre  et  sur  mer.  4o  Administrer  les  colonies  d'après 
les  principes  de  la  décentralisation  et  du  selt'-government.  5o  Eta- 
blir un  régime  de  justice  qui  assure  à  tous  les  libertés  essentielles. 
60  Supprimer  le  mode  actuel  d'instruction  criminelle  et  les  abus  de 
la  police.  7o  Expulser  les  moines  et  les  religieuses,  80  Fermer  les 
écoles  congréganistes  catholiques  romaines.  9o  Rendre  obligatoire 
l'inscription  des  naissances,  des  mariages  et  des  morts  sur  les 
registres  de  l'état  civil.  lOo  Prononcer  la  séparation  de  l'Eglise  et 
de  l'Etat.  " 

Pour  justifier  les  excès  des  révolutionnaires  de  Lisbonne,  leurs 
déprédations,  leur  irruption  dans  les  monastères  et  les  couvents, 
leurs  meurtres  de  religieux  et  de  prêtres,  les  triomphateurs  ont 
essayé  de  faire  croire  que  les  maisons  envahies  et  saccagées  étaient 
des  espèces  de  forteresses  d'où  l'on  tirait  sur  le  peuple.  Il  y  a  eu 
une  histoire  de  bombes  lancées  par  les  Jésuites  du  haut  de  leurs 
murailles,  qui  a  fait  le  tour  des  agences  télégraphiques  et  de  la 
presse  internationale.  Mensonges  éhontés  que  tout  cela  !  Voici  le 
témoignage  d'un  Lazariste  français  échappé  au  carnage  : 

"  On  a  dit,  par  exemple,  que  les  scènes  de  fureur  et  de  haine 
auticléricales  et,  en  particulier,  l'assaut  donné  à  des  couvents 
avaient  été  provoqués  par  des  coups  de  feu  tirés  sur  la  foule  par 
des  religieux.  On  a  dit  qu'on  avait  trouvé,  en  envahissant  les  cou- 
vents, des  armes  plus  ou  moins  nombreuses.  Ce  sont  là  d'infâmes 
calomnies.  Pour  ne  parler  que  de  chez  nous,  il  n'y  avait,  dans  la 
maison  des  Lazaristes  d'Arroios,  qu'un  revolver  et  une    soixantaine 


A  TRAVERS  LES  FAITS  ET  LES  ŒUVRES  441 

de  cartouches.  Ce  revolver,  et  la  moitié  de  ces  cartouches,  je  les 
avais  emportés  avec  moi.  Les  émeutiers,  en  mettant  la  maison  à 
sac,  après  l'assassinat  de  deux  bons  prêtres,  nos  confrères,  ont  dû 
trouver  trente  cartouches,  mais  pas  une  arme.  Moi-même,  je  n'ai 
pas  gardé  le  revolver  :  je  l'ai  enterré  quelque  part  où  je  pourrais  le 
retrouver. .  .  " 

Quant  aux  Jésuites,  il  est  prouvé  qu'aucune  bombe  n'a  été 
lancée  de  leur  couvent  de  Quelhas.  Les  bandes  révolutionnaires  qui 
s'en  sont  emparé  après  un  simulacre  de  combat  l'ont  trouvé  vide  et 
n'ont  constaté  l'existence  d'aucun  souterrain,  de  ces  fameux  souter- 
rains dont  nous  out  parlé  les  dépêches. 

Une  fois  de  plus,  dans  ces  événements  du  Portugal,  nous  avons 
pu  nous  convaincre  de  l'esprit  tendancieux  qui  préside  à  la  rédac- 
tion et  à  l'envoi  des  dépêches  transatlantiques.  D'abord  tous  les 
héros  de  la  révolution  sont  glorifiés  et  magnifiés.  M.  Braga  est  un 
man  of  learning,  un  érudit  pacifique,  un  philosophe,  un  poète,  un 
homme  d'une  remarquable  intelligence  et  d'une  extrême  bonté.  M. 
Costa  est  le  plus  grand  avocat  du  Portugal,  un  orateur  sans  égal, 
un  parlementaire  de  première  valeur.  M.  Almeida,  orateur  roman- 
tique, médecin  habile,  est  l'idole  du  peuple.  Et  ainsi  de  suite.  Les 
dépêches  n'ajoutent  pas  que  ces  hommes  sont  des  francs-maçons 
haut  gradés,  mais  c'est  là  sans  doute  ce  qui  leur  confère  une  aussi 
éclatante  supériorité. 

On  se  demande  maintenant  quel  va  être  l'avenir  du  Portugal 
Il  nous  parait  certain  que  la  république  va  s'y  affermir  et  durer.  Le 
régime  déchu,  considéré  dans  son  fonctionnement  depuis  plusieurs 
années,  mériterait  peu  de  regrets.  Le  roi  découronné,  par  sa  jeu- 
nesse et  les  tragiques  circ(înstances  de  son  avènement,  la  reine 
Amélie,  par  ses  nobles  qualités  de  cœur  et  d'esprit,  étaient  dignes 
d'intérêt.  Mais  le  système  gouvernemental  était  pourri.  Le  parle- 
mentarisme, tel  que  le  pratiquaient  les  partis  monarchistes,  progres- 
sistes, régénérateurs,  dissidents,  etc.,  était  tombé  en  décomposition* 


442  LA  REVUE  CANADIENNE 

Le  rotativisme,  c'est-à-dire  l'alternance  des  groupes  au  pouvoir,  afin 
de  permettre  à  chacun  d'eux  de  gaver  ses  partisans  à  même  le  trésor 
public,  faisait  gémir  tous  ceux  qui  avaient  à  cœur  le  bien  de  l'Etat. 
Plusieurs  monarchistes  patriotes  regrettaient  la  rude  poigne  de 
Franco,  qui  n'était  pas  parfait  sans  doute,  mais  qui  était  honnête, 
intelligent,  énergique,  et  que  l'on  appelait  le  dictateur  parce  qu'il 
v.oulait  mettre  un  terme  à  l'exploitation  du  pays  par  les  partis.  Le 
gouvernement  portugais  avait  donc  besoin  de  réforme  et  d'assai- 
nissement. Le  dernier  ministère,  présidé  par  M.  Teixera  de  Souza, 
n'annonçait  rien  de  bon  à  ce  point  de  vue.  Il  n'avait  rien  trouvé  de 
mieux,  comme  politique  progressive,  que  d'annoncer  des  mesures 
restrictives  de  la  liberté  religieuse.  Ce  n'est  pas  en  leur  donnant  des 
gages  que  l'on  peut  faire  face  aux  passions  révolutionnaire^. 

Si  la  nouvelle  république  venait  instaurer  un  régime  de  liber- 
té, de  probité,  de  progrès  pacifique,  elle  pourrait  être  acclamée  par 
tous  les  vrais  patriotes.  Mais  elle  paraît  née  sous  l'égide  des  sectes 
maçonniques,  et  elle  ne  promet  que  la  tyrannie,  l'ostracisme  et  la 
spoliation.  De  sombres  jours  semblent  réservés  encore  à  la  malheu- 
reuse nation  portugaise. 


La  Revue  Canadienne  croirait  manquer  à  son  devoir  si  elle  ne 
se  joignait  au  concert  de  protestations  qui  s'élève  de  tous  les  points 
de  l'univers  catholique  contre  les  inqualifiables  outrages  adressés 
par  Ernest  Nathan,  le  maire  de  Rome,  au  Souverain-Pontife.  Ce 
misérable  sectaire,  ancien  grand-maître  de  la  maçonnerie  italienne, 
a  prononcé  le  20  septembre,  anniversaire  de  la  prise  de  Rome  par 
les  Piémontais,  un  discours  où  il  a  donné  carrière  à  sa  haine  contre 
le  papauté  et  l'Eglise.  Il  a  accusé  le  Saint- Père  d'obscurantisme  et 
d'absolutisme.  Il  a  évoqué  le  souvenir  du  Concile  du  Vatican,  où, 
suivant  lui,  un  homme  a  voulu  se  faire  Dieu,  par  la  proclamation 
du  dogme  de  l'infaillibilité.  En  un  nïot  il  s'est  laissé  aller  aux   der- 


A  TRAVERS  LES  FAITS  ET  LES  ŒUVRES  443 

niers  excès  de  parole.  Le  Saint- Père,  vivement  affecté,  a  écrit  au 
cardinal-vicaire  une  lettre  émouvante  dans  laquelle  il  a  exprimé  son 
indignation  et  sa  douleur  en  présence  "  des  offenses  continuelles  et 
toujours  plus  graves  faites  à  la  religion  catholique  par  les  autorités 
publiques  dans  le  siège  même  du  pontificat  romain  ".  Le  pape  fait 
allusion  à  la  loi  des  garanties  par  laquelle  le  pouvoir  usurpateur 
promettait  que  Rome  serait  la  demeure  pacifique  et  respectée  du 
Souverain-Pontife.  La  lettre  du  Saint-Père  a  eu  le  plus  puissant 
écho  dans  le  monde  entier.  Les  protestations  énergiques  ont  de 
toutes  parts  afflué  vers  le  Vatican.  Le  Canada  catholique  a  fait  en- 
tendre sa  voix.  A  Montréal  et  à  Québec  de  grandes  assemblées  ont 
eu  lieu  ;  on  y  a  flétri  l'insulteur  et  adressé  au  pape  des  messsages 
lui  exprimant  le  dévouement  indéfectible  et  l'affection  profonde  de 
ses  fils  canadiens. 


Une  grande  démonstration  politique  a  eu  lieu  à  Montréal  en 
l'honneur  de  Sir  Wilfrid  Laurier,  à  l'occasion  de  son  retour  du 
Nord-Ouest.  Le  premier  ministre  a  prononcé  un  important  discours 
en  défense  de  la  politique  navale  qu'il  a  fait  adopter  par  le  Parle- 
ment canadien  à  sa  dernière  session.  Quelques  jours  après,  les 
adversaires  de  cette  politique  ont  tenu,  eux  aussi,  une  grande 
assemblée,  où  MM.  Monk  et  Bourassa  ont  donné  la  réplique  au 
premier  ministre.  Sur  ces  entrefaites,  le  député  des  comtés  unis  de 
Drummond  et  Arthabaska  ayant  été  nommé  sénateur,  une  élection 
est  devenue  nécessaire  dans  cette  circonscription,  et  les  groupes 
oppositionnistes  ont  décidé  de  présenter  un  candidat,  contre  celui 
du  ministère.  La  lutte  oratoire'  dans  cette  élection  promet  d'être 
vive. 

La  session  du  parlement  d'Ottawa  s'ouvrira  le  17  novembre 
prochain. 

Thomas  CHAPAIS. 
Québec,  25  octobre  1910. 


Chronique  des  Revues 


SOMMAIRE.  —  La  pbesse  et  les  crimes  (Article  de  M.  Emile  Fagiiet,  de 
l'Académie  française  —  7  septembre  1910).  —  L'Assistance  Pu- 
blique (Article  ide  la  Revue  Philanthropique  —  septembre  1910).  — 
Un  ami  des  insectes  (Article  de  M.  de  Maizières  —  le  Oaulois).  — 
Eacine  enfant  (Un  discours  de  M,  Jules  Lemàître,  de  l'Académie 
française  -^  octobre  1910).  —  La  cbise  du  français  (Articles  de  la 
Revue  des  Deux-Mondes  (21  septembre)  et  du  Gaulois  (2  octobre). 
—  Le  Congrès  de  Montbéal  (Appréciations  de  VUnivers,  du  Tablet 
et  du  Correspondant).  —  La  beine  Marie  (Article  de  la  Review  of 
Reviews  —  août  1910).  —  Un  homme  de  bien  et  un  patriote  (Feu 
J.-A.  Cliicoyne,  ancien  député). 


[f  fi^  PRESSE  ET  LES  CRIMES  (Article  de  M.  Emile  Faguet,  de  l'A- 
[Sj^  cadémie  française,  7  septembre  1910). — La  question  certes 
^pi?  n'est  pas  nouvelle.  Mais  elle  est  de  celles  qu'il  est  urgent 
de  rappeler  souvent  à  l'attention  publique.  La  presse  a-t-elle  le 
droit  de  tout  dire  et  de  tout  montrer  ?  La  loi  peut-elle,  doit-elle  in- 
tervenir pour  ramener  certains  publicistes  aux  lois  morales  de  la 
décence  et  du  bon  exemple  à  donner  à  tous  ?  M.  Emile  Faguet  posait 
la  question  dans  le  Gaulois  du  7  septembre  dernier,  et  nous  pour- 
rions fort  utilement  la  poser  à  Montréal  et  ailleurs  au  Canada.  Car, 
chez  nous  aussi,  la  presse  que  l'éminent  académicien  appelle  crimi- 
nographique,  la  presse  qui  raconte,  détaille  et  grossit,  par  le  récit 
et  par  l'image,  les  assassinats,  les  meurtres,  les  vitriolages  et  les 
dépeçages  est  hélas  !  fort  en  vogue.  On  comprend  qoe  la  tentation 
soit  forte.  Les  tendances  à  la  cruauté  et  à  la  luxure  voisinent  entre 
elles,  au  fond  de  l'être  humain,  depuis  le  péché  d'Adam.  Ce  n'est 
pas   vrai,   comme  le   prétend   Jean- Jacques,  que  l'homme,  dans  sa 


CHRONIQUE  DES  REVUES  445 

nature  actuelle,  soit  naturellement  bon.  D'instinct — mais  l'instinct 
est  mauvais  —  il  est  avec  Gain  contre  Abel.  Or  lui  présenter  des 
récits  de  crimes,  d'assassinats  passionnels,  de  tueries  et  de  férocités, 
hélas  !  oui,  c'est  l'intéresser.  .  .  Mais  c'est  aussi,  le  plus  souvent,  le 
contaminer,  le  scandaliser  et  l'inciter  au  mal.  Franchement,  per- 
sonne, si  bon  soit-il,  et  si  invulnérable,  ne  saurait,  la  main  sur  la 
conscience,  y  contredire  sérieusement.  Et  alors,  les  journalistes  qui 
font  de  la  criminographie  à  haute  pression  font  de  la  mauvaise 
besogne.  Cela  peut  répondre  aux  désirs  inavoués  des  lecteurs,  cela 
peut  remplir  la  caisse  ;  mais  c'est  un  mal,  un  vrai  mal  social.  Et  la 
loi,  en  pays  civilisé,  devrait  intervenir  pour  calmer  au  moins  en 
partie  cette  frénésie  d'information  qui  constitue,  à  tout  prendre, 
d'une  façon  indirecte  mais  trop  réelle,  la  glorification  et  l'apothéose 
du  crime.  Qu'on  se  rappelle  ce  qui  s'est  imprimé  chez  nous  comme 
ailleurs  au  sujet  de  l'affaire  si  triste  du  Dr  Crippen  et  qu'on  lise 
dans  les  quotidiens  d'hier  les  détails  de  l'assassinat  encore  mysté- 
rieux de  la  pauvre  petite  Cécile  Michaud.  Mais,  dit-on,  comment 
ne  pas  en  parler  au  public  ?  Le  public  veut  des  détails  et  il  ne  veut 
pas  de  vos  sermons  !  Peut-être.  Mais  vous  faites  du  mal  quand 
même,  et  vous  en  répondrez  un  jour  au  tribunal  du  souverain  juge. 
Que  ne  vous  bornez-vous  au  moins  aux  choses  essentielles  ?  Il  y  a 
des  choses  que  le  coroner  ou  le  juge  ont  le  devoir  de  connaître  pour 
administrer  la  justice,  ïnais  le  peuple,  la  masse  n'en  ont  que  faire. 
Au  fond,  ceux  qui  ne  sont  pas  encore  trop  gâtés  vous  méprisent  en 
vous  lisant.  C'est  votre  premier  châtiment.  En  vérité,  en  vérité,  je 
vous  le  dis,  ce  ne  sera  pas  le  dernier. 

M.  Emile  Faguet  n'est  pas  un  prédicant,  il  est  d'ailleurs  d'une 
vertu  assez  large,  et  je  ne  crois  pas  qu'on  puisse  le  soupçonner  de 
pruderie,  encore  moins  de  tartuferie.  Or  il  se  montre  très  sévère  à 
l'endroit  de  la  presse  criminographique.  Il  fait  appel  à  la  loi  parce 
que  les  lois  sont  faites,  dit-il,  —  ou  tout  au  moins  devraient  être 
faites  —  pour  protéger  la  société.  Il  écrit  : 


446  LA  REVUE  CANADIENNE 

Il  existe  des  journaux  qui,  sur  quarante  colonnes,  en  consacrent 
trente-cinq  à  la  Jescription  des  crimes  du  jour,  avec  photographies  lugu- 
bres et  dessins  ma-cabres..  Je  me  demande  si  de  tels  journaux  sont  des 
journaux,  à  proprement  parler,  et  si  une  loi  qui  tes  atteindrait  dans  leur 
quasi  unique  occupation  serait  une  loi  sur  la  presse.  Ce  serait  une  loi,  ce 
me  semble,  sur  le  crime  et  sur  la  propagation  du  crime,  et  il  ne  me  paraît 
pas  que  ce  fût  autre  chose. 

Et  M.  l'académicien  résume  toute  la  question  en  cet  éloquent 
et  persuasif  raccourci  que  nous  voudrions  voir  médité  partons  ceux 
qui  font  métier  de  publicistes.  .  .  et  par  tous  ceux  qui  les  encoura- 
gent d'une  façon  ou  d'une  autre  à  "  illustrer  "  les  crimes  et  les 
criminels  : 

Remarquez  —  c'est  toujours  comme  cela  • —  qu'il  y  a  déjà  une  loi 
contre  eux  et  qu'une  loi  nouvelle  serait  inutile.  Il  y  a  une  loi  répressive 
de  l'apologie  des  faits  qualifiés  crimes.  Or,  la  description  effrénée  des 
crimes  et  les  images  les  représentant  dans  tous  leurs  détails  et  avec  por- 
traits des  apaches,  si  elles  ne  sont  pas  des  apologies,  sont  tout  au  moins 
des  manières  de  glorifications  et  d'apothéoses,  et,  entre  apothéoses,  glo- 
rifications et  apologies,  je  distingue,  si  l'on  y  tient,  une  différence,  mais 
je  ne  la  distingue  pas  très  nettem^ent.  —  Le  mot  décisif  sur  la  question  rue 
paraît  encore  celui  du  caricaturiste  :  "  Un  adolescent  à  figure  de  Ter- 
reur et  une  Psyché  de  boulevard  loxtérieur.  Le  Bsyché  à  la  Terreur  :  "  Eh 
bien!  Et  toi,  quand  c'est-il  que  ta  figure  sera  dans  le  journal?  "  —  Voilà 
précisément  le  fond  des  choses.  La  gloire  des  apaches,  c'est  d'avoir  leur 
figure  dans  le  journal.  L'idée  qu'ils  sont  ce  dont  la  société  s'occupe  le 
plus  a  bien  de  quoi,  on  en  conviendra,  réveiller  et  éperonner  jusqu'au 
sang  —  tiens  !  c'est  le  mot  —  toutes  leurs  énergies.  Soyez  sûrs  que  toute 
la  question  est  là.  —  Nous  autres,  bons  bourgeois,  nous  avons  certaine- 
ment quelque  chose  aussi  à  nous  reprocher  là-dedans.  Nous  détestons  les 
crimes  ;  mais  nous  n'en  détestons  pas  assez  la  description,  nous  n'en 
détestons  pas  assez  les  historiographes.  Le  roi  avait  deux  historiogra- 
phes, pas  plus,  je  crois.  Depuis  que  l'apache  est  roi  de  Paris,  il  en  a  cent, 
très  bien  pensionnés.  Notre  tort  c'est  de  faire  trop  d'attention  aux  mé- 
moires de  ces  messieurs.  —  "  C'est  beau,  un  beau  crixtie  ",  disait  J.  J. 
Weiss.     C'est  la  parole  la  plus  stupide  qu'ait  prononcée  cet  homme  d'es- 


CHRONIQUE  DES  REVUES  447 

prit,  et  sa  punition,  bien  méritée,  quoique  un  peu  rude,  est  que  c'est  la 
seule  qui  isoit  en  train  de  rester  de  lui.  Il  la  tenait  éTidemment  de 
Stendhal,  autre  homme  d'esprit  fécond  en  sottises  et  qui  n'admirait  rien 
tant  que  VétiO'gie,  qui  consiste  à  planter  une  lame  entre  les  deux  épaules 
d'un  homme  que  l'on  n'aime  point.  Cette  énergie  est  précisément  le  con- 
traire de  l'énergie,  puisqu'elle  est  de  l'impulsiTité  et  puisqu'elle  est  un 
mouvement  réflexe  ;  mais  Stendhal  était  peu  scientifique  et  Weisis  ne 
l'était  pas  davantage. 

L'assistance  publique  (Article  de  la  Revue  Philanthropique, 
septembre  1910).  —  S'il  est  désirable  que  l'on  fasse  des  lois  pour 
réfréner  les  licences  de  la  presse  et  protéger  l'esprit  public  contre 
la  contagion  du  crime,  il  est  utile  aussi  à  tous  de  ne  pas  méconnaître 
la  véritable  histoire  des  œuvres  d'assistance.  Protéger  ses  frères 
contre  le  mal,  c'est  déjà  une  œuvre  ;  le  porter  au  bien  ou  encore 
l'assister  dans  ses  malheurs,  c'est  aller  plus  loin  et  c'est  mieux  encore. 
Il  n'y  a  pas  si  longtemps,  dans  une  grande  séance  publique  sous  la 
présidence  d'un  archevêque,  nous  entendions  exposer,  du  reste  avec 
talent,  toute  une  théorie  sur  l'organisation  de  la  charité.  La  charité, 
nous  disait-on,  doit  être  une  science.  Jusqu'ici  elle  n'a  été  qu'un 
sentiment.  Ce  n'est  qu'au  siècle  dernier  qu'on  s'est  avisé  de  l'ordon- 
ner et  de  la  régler  selon  les  lois  d'une  science  intelligente  et  sûre 
d'elle-même.  C'était  faux  au  point  de  vue  philosophique  et  chrétien 
d'abord,  et  puis  c'était  faux  aussi  au  point  de  vue  historique.  M. 
Eugène  Fournier  citait  l'autre  jour,  dans  V  Univers  (1er  octobre 
1910),  un  article  de  \a  Revue  Philanthropique  qui  esta  ce  sujet  fort 
significatif.  Cet  article  est  de  M.  Cros-Mayrevieille,  un  membre  du 
conseil  supérieur  de  l'Assistance  publique  en  France,  peu  suspect, 
comme  du  reste  la  Revue  Philanthropique  elle-même,  de  partialité 
envers  l'Eglise  et  ses  institutions.  Or,  ce  monsieur  explique  fort 
bien  que  la  charité  est  depuis  longtemps,  grâce  à  l'Eglise,  organisée 
dans  le  vieux  monde.  Nous  regrettons  de  ne  pouvoir  tout  citer, 
l'article  est  trop   long.  En    voici   pourtant   quelques   extraits,  qup 


448  LA  REVUE  CANADIENNE 

plusieurs  de  nos  réformateurs  ou  même  de  nos  réformatrices  feraient 
bien  de  ne  pas  perdre  de  vue.  M.  Cros-Mayrovieille  fait  l'histoire 
de  l'Assistance  publique.  Il  écrit  : 

On  doit  considérer  comme  une  première  forme  de  l'assistance  en 
Gaule  l'importation,  par  les  conquérants  eux-mêmes,  de  la  coutaime  ro- 
maine des  distributions  d'argent  et  de  vivres.  La  munificence  de  l'homme 
libre  et  riche  soulageait,  il  est  vrai,  les  besoins  urgents  des  nécessiteux  de 
la  clientèle,  mais,  dans  la  plupairt  des  cas,  le  donateur,  parfois  plus  prodi- 
ge de  fêtes  que  de  pain,  sie  préoccupait  surtout  de  ses  intérêts  politiques, 
et  fort  peu  de  l'accomplissement  d'un  devoir  social.  Avec  le  christianisme 
apparaît  la  notion  de  la  charité  immédiatement  désintéressée.  L'obliga- 
tion d'assister  les  pauvres  et  les  malades  n'est  plus  rapportée  à  l'espoir 
d'une  compensation  dans  le  temporel  ;  elle  constitue  un  devoir  religieux. 
Aussi,  n'est-iil  pais  surprenant  que  la  surveillance  et  la  distribution  des 
secours  et  des  aumônes  aient  été  durant  des  siècles  assurées  par  les  soins 
des  représentants  de  l'Eglise.  Dès  le  règne  de  Constantin,  lorsque  l'Eglise 
reçut  le  droit  de  posséder  des  immeubles,  elle  fonda  pour  les  orphedins,  îes 
malades,  les  vieinards  et  les  voyageurs,  les  premiers  hôpitaxix  qu'elle 
plaça  sous  la  direction  des  évêques.  Depuis,  l'établissement  d'assistance 
fonctionna  de  pair  avec  la  primitive  distribution  d'aumônes.  Les  empe- 
reurs chrétiens  et  les  monarques  francs  contribuèrent  à  construire,  à 
doter  comme  à  réglementer  les  asiles,  les  hôpitaux  ou  les  refuges,  mais 
ils  abandonnaient  au  clergé  la  tutelle  de  ces  oeuvres;  c'est  ainsi  que  fut 
placé  sous  l'autorité  des  évêques  réunis  en  concile,  l'ancien  hôpital  fondé  à 
Lyon  en  542  par  le  roi  Childebert. 


Le  collaborateur  de  la  Revue  Philanthropique  étudie  ensuite 
l'organisation  des  œuvres  de  charité  ou  d'assistance  aux  siècles  qui 
suivent,  il  parle  des  Capitulaires  de  Charlemagne,  des  fondations 
d'Hôtels-Dieu,  de  l'époque  des  croisades,  du  XVIe  siècle,  de  Louis 
XII  et  de  François  I,  puis  il  arrive  au  X Vile  siècle.  Nous  voulons 
le  citer  encore,  en  remarquant  toujours  que  si  ce  n'est  pas  un  curé 
qui  prêche,  en  témoin  impartial  il  raconte  les  faits  tout  comme  un 
curé  le  ferait,  ou  presque. 


CHRONIQUE  DES  REVUES  449 

Dans  l'histoire  de  l'Assistance  publique  en  France  au  XVIIe  siècle, 
l'oeuvre  de  saint  Vincent  de  Paul  et  les  institutions  dues  à  Louis  XIV,  ou 
plutôt  au  ministre  Colbert,  offrent  un  relief  tout  particulier.  Vincent 
de  Paul  mena  de  front  toutes  les  formes  de  l'assistance  :  créateur  de  la 
Crèche  des  enfants  trouvés,  collecteur  et  distributeur  d'aunaônes,  organi- 
sateur de  visites  des  malades  à  domicile,  fonidateur  de  l'ordre  des  Soeurs 
de  la  Charité  qui  devaient  continuer  son  oeuvre,  il  s'efforça  de  remédier 
partout  à  l'insuffisance  de  la  bienfaisance  d'Etat.  Louis  XIV,  d'autre 
part,  fonda  en  1656,  à  Paris,  sous  le  nom  d'Hôpital  général,  un  vaste 
êtabKssiement  destitaé  à  6,000  indigents,  •  qu'il  dota  de  privilèges  et  de 
libéralités  inouïs.  Les  intentions  du  roi  étaient  d'éteindre  la  mendicité  ; 
le  résultat  obtenu  fut  l'hospitalisation  d'un  certain  nombre  de  vieillards 
et  d'infirmes.  Quelques  années  plus  tard,  il  existait  indépendamment  de 
l'Hôtel-Dieu,  réservé  aux  malades  proprement  dits,  un  hôpital  général 
dans  33  villes  françaises.  Louis  XIV,  qui  s'occupa  encore  de  l'hospitalisa- 
tion des  militaires  blessés  (Hôtel  des  Invalides)  et  organisa  (pour  quel- 
ques années  seulement)  l'ordre  de  Saint-Lazare  destiné  aux  officiers,  était 
peu  favorable  aux  distributions  de  secours  à  domicile  ;  l'hôpital  général 
devait  théoriquement  suffire  à  tous  les  besoins  et  assurer  l'assistance  par 
le  travail.  Cependant  la  taxe  des  pauvres  continua  à  être  (levée,  et  beau- 
coup conservèrent  leur  autonomie.  L'évêque  demeurait  le  président-né  du 
bureau  de  son  diocèse  ;  il  était  assisté  de  quelques  représentants  de  la 
noblesse  et  d'un  nombre  plus  élevé  de  bourgeois.  Malgré  la  supériorité 
numérique  des  représentants  du  Tiers-Etat  dans  ces  commissions  admi- 
nistratives, la  gestion  effective  du  clergé  restait  encore  bien  souvent  pré- 
pondérante ... 

Un  ami  des  insectes  (Article  de  M.  de  Maizières,  du  Gaulois) 
—  Il  s'agit  de  M.  J.-H.  Fabre,  de  Sérignan,  un  ami  des  insectes  qui 
les  examine  depuis  plus  de  soixante  ans — il  en  a  lui-même  quatre- 
vingt-sept  bien  sonnés  —  que  les  récompenses  académiques  et  la 
curiosité  mondiale  sont  allées  déranger  dans  sa  solitude  en  ces  der- 
niers mois.  La  gloire  que  tant  d'autres  courtisent  en  vain  est  venue 
le  trouver,  lui  qui  ne  la  cherchait  pas  du  tout.  Ce  savant  (qui  est 
un  bon  chrétien  soit  dit  entre  parenthèse)  raconte  sur  les  petites 
hibites,  que  tout  le  monde  voit  et  que  personne  ne  connaît,  des  cho- 
ses fort  intéressantes.  Cela  lui  a  pris  comme  ça  dix   gros   volumes 


450  LA  REVUE  CANADIENNE 

pour  raconter  aux  professionnels  ce  qu'il  a  découvert  dans  ses  soi- 
xante ans  de  commerce  avec  les  petites  bêtes.  Puis,  prenant  pitié  du 
vulgaire,  il  a  condensé  le  tout  dans  l'unique  Vie  des  insectes,  un 
livre  absolument  attachant,  écrit  dans  une  langue  d'une  admirable 
précision  et  avec  un  charme  capable  de  retenir  les  plus  ignorants. 
M.  de  Maizières,  rédacteur  au  Gaulois,  est  allé  l'autre  jour  relancer 
jusqu'en  son  village  le  vieux  savant  qui  est  en  plus,  ce  qui  ne  gâte 
rien,  un  causeur  très  aimable. 

J'ai  lu  vatre  livre,  monsieur,  comme  tout  le  monde  —  lui  a-t-il  dit — 
et  l'intérêt  que  j'y  ai  pris  m'a  donné  l'ambition  de  vous  connaître.  Se 
peut-il  qu'il  existe  vraiment  des  insectes  doués  d'un  instinct  de  génie,  qui, 
pour  livrer  à  leurs  larves  une  proie  vivante,  sachent  piquer  du  dard  leurs 
ennemis  au  seul  endroit,  centre  des  vaisseaux  nerveux,  dont  la  blessure 
amène,  non  pas  la  mort,  mais  la  paralj^sie?  Est-il  exact  que  chez  certains, 
cette  science  de  l'anatomie  soit  assez  développée  pour  leur  permettre  de 
trouver^  chez  leurs  victimes  de  système  nerveux  plus  développé,  les  huit 
points  qu'il  faudra  l'un  après  l'autre  piquer  du  dard  4)OUjr  provoquer  l'im- 
mobilité qui  en  fera  une  proie  sans  défense?  —  Ceci  n'est  rien,  a  répliqué 
M.  Fabre.  Il  en  est  qui  font  mieux.  Voici  l'ennemi  abiattu,  paralysé,  les 
nerfs  moteurs  sont  anéantis,  mais  non  pas  le  cerveau  —  ou  plutôt  ce  qui 
chez  l'insecte  peut  être  assimilé  au  cerveau.  Il  s'agit  d'emporter  'la  victi- 
me au  fond  du  terrier  où  elle  servira  de  nourriture  aux  larves  du  ravisseur. 
Les  pattes  inertes  ne  peuvent  rien,  seules  les  mandibules,  mues  par  d'autres 
nerfs  que  ceux  immobilisés  par  la  piqûre  ont  gardé  leur  vigueur,  et  la  bête 
s'en  siert  éperdument,  «'agrippant  à  chaqiie  brin  d'herbe  pour  essayer  de 
'retairder  l'effort  de  l'ennemi  qui  l'entraîne.  Que  fait  alors  celui-ci  ?  Il 
fait  ce  que  ferait  un  physiologiste  de  la  Sorbonne,  monsieur.  Il  tapote 
doucement  le  sommet  de  la  tête  de  la  proie  récalcitrante,  sans  la  tuer, 
certes,  car  il  importe  qu'elle  garde  la  vie  jKtur  être  goûtée  des  larves,  ama- 
teurs de  ©hair  fraîche,  mais  assez  fort  cependant  et  Oissez  longtemps  pour 
que  la  pai'alj'sie  gagne  les  mandibules  et  désarme  définitivement  toute 
rébellion.  — •  Ces  scorpions  languedociens  demandait  encore  M.  de  Mai- 
zières, dont  vous  novs  parlez,  vous  avez  de  vos  yeux  vu  leurs  étranges  rites 
nuptiaux  ?  —  Ah  !  monsieur,  lui  fut-il  répondu,  quelles  gens  que  ces  gens- 
là!  Que  d'agaceries,  que  de  tendresses  au  début.  Ah!  ces  promenades  à 
deux  oi\  le  scorpion,  pendant  des  heui-es  entières,  entraîne  doucement  la 


CHRONIQUE  DES  REVUES  451 

scorpionne  traîtresse  vers  l'abri  nuptial,  toute  cette  coquetterie  où  le 
mâle  met  sa  force  et  la  fem.elle  sa  ruse,  toute  cette  mise  en  scène,  cet  em- 
pressement imprudent  et  ces  réserves  décevantes,  toute  cette  mimique  d'af- 
fection pour  laboutir  à  tin  effroyable  dénouement  !  Lorsque  la  scorpionne 
est  lasse  d'hypocrisie,  'lorsqu'enfin  elle  a  consenti  au  maanage,  elle  mange 
le  scorpion,  monsieur  !  Tous  les  scorpions  que  vous  rencontrez  sont 
célibataires  ;  lès  autres,  ceux  qui  ont  eu  l'imprudence  de  se  marier,  le  jour 
de  leurs  noces  ont  trouvé  le  trépas,  rançon  de  leur  bonheur. 

Heureusement  que  cela  se  passe  chez  les  scorpions,  et  que  chez 
les  humains  l'on  est  en  droit  de  compter  sur  une  humeur  moins 
féroce  de  la  part  de  ces  dames.  C'est  plutôt  l'homme  qui  est  cruel 
parfois  et  abuse  de  sa  force,  quand  la  religion  ne  l'adoucit  pas. 
C'est  égal,  l'observation  sera  pour  plusieurs  fertile  en  rapproche- 
ments. 

Plus  tard,  toujours  au  cours  de  la  même  conversation,  le 
spirituel  savant  disait  au  journaliste  eu  parlant  de  la  fourmi  : 

—  Ah  !  monsieur,  je  vous  en  prie,  ne  parlons  pas  de  la  fourmi  ni  sur- 
tout de  la  cigale.  Vous  ne  vous  ima^ginez  pas  ce  que  la  littérature  a  ré- 
pandu de  niaiseries  sur  leur  compte.  Ainsi  la  fable,  la  faimeuse  fable, 
scientifiquement  est  une  ineptie.  "  La  cigale  aj'ant  chanté  tout  l'été ..." 
D'abord  une  cigale  ne  peut  pas  chanter  tout  l'été  pour  cette  excellente 
raison  qu'elle  ne  vit  que  quinze  jours.  S'il  est  vrai  que  la  larve  de  la  cigaHe 
vive  en  terre  trois  anmêes,  l'insecte,  lui,  ne  vit  au  soleil  que  quinze  jours, 
et  ne  saurait  par  conséquent  être  pris  au  dépourvu  par  la  venue  de  la  bise. 
D'autre  part,  ce  n'est  pas  la  cigale  qui  pourrait  demander  assistance  à  la 
fourmi  parce  que  la  fourmi  \'it  aux  dépens  de  la  cigale.  Celle-ci,  en  effet, 
pour  se  nourrir,  coupe  las  jeunes  pousses  en  un  trait  et  elle  en  exprime  le 
suc  au  moyen  d'un  appareil  qui  fait  vide  et  office  de  pompe  ;  la  fourmi 
intervient  alors,  elle  se  place  aux  environs  de  la  pompe  et  s'efforce  de 
s'approprier  le  suc  qui  déborde.  Quelquefois  la  cigale,  impatientée,  s'en 
va  et  c'est  la  fourmi  qui  alors  est  désappointée,  car,  n'étant  pas  pourvue 
d'appareil  aspiratoire,  elle  se  trouve,  la  cigale  partie,  devant  un  trou  d'où 
rien  ne  sort.  La  fourmi  est  la  pilleuse  de  la  cigale.  A  part  cela,  la  fable 
est  exacte. 

/ 


452  LA  REVUE  CANADIENNE 

Dire  que  le  bon  Lafontaine  ne  connaissait  pas  la  cigale,  non 
plus  que  la  fourmi,  et  qu'il  va  nous  falloir  maintenant  déchanter 
quand  les  "  petits  "  nous  déclameront  la  plus  connue  de  toutes  nos 
fables  !  Et  pourtant,  on  nous  répétait  sur  tous  les  tons  que  personne 
mieux  que  le  fabuliste  n'avait  vécu  dans  la  compagnie  des  bêtes  ? 
Mais  voilà,  les  connaissances  humaines  sont  toujours  courtes  par 
quelques  côtés.  Ls  monde  est  si  vaste  et  l'homme  si  petit  ! 

Racine  enfant  (Un  discours  de  M.  Jules  Lemaître,  octobre 
1910).  —  De  Lafontaine  à  Racine,  la  transition  est  facile.  On  vient 
d'inaugurer  à  la  Ferté-Milon,  dans  le  Valois,  une  statue  à  Racine 
enfant.  M.  Jules  Lemaître,  de  l'Académie  française,  est  al  lé  présider 
la  cérémonie  d'inauguration,  et  il  a  fait  là,  à  son  ordinaire,  un  dis- 
cours charmant.  Mais  disons  d'abord  comment  l'idée  d'élever  cette 
statue  à  Racine  enfant  a  pris  corps  et  a  pu  aboutir.  M.  Lemaître  l'a 
raconté  lui-même  à  un  collaborateur  du  Temps  de  Paris. 

Il  y  avait  une  fois  —  dit-il  —  à  la  FerténHiloii,  un  bon  curé  qui  avait 
des  lettres  et  qui  connaissait  le  Eacine  de  son  village.  Sachant  que  je 
m'occupais  volontiers  à  l'étude  de  son  héros,  il  vint  me  rendre  visite  à 
Paris  et  me  décida  à  pousser  jusqu'au  berceau  de  leur  poète.  —  C'était  un 
digne  prêtre  fort  libéral  et  érudit...  Vous  pouvez,  d'ailleurs,  aller  dire 
aux  mécréants  qu'il  en  existe  encore  beaucoup  de  cette  sorte —  Il  avait 
la  tête  de  Banville,  la  figure  ouverte  et  spirituelle,  et  son  presbytère  s'en- 
tourait d'un  vrai  jardin  de  curé,  où  courait  une  petite  rivière.  C'était 
exquis . . .  Nous  visitâmes  de  concert  la  ville,  qioi  est  pittoresque,  et  en 
passant  près  de  l'église,  ce  bon  curé  murmura  :  "  Voici  bien  l'endroit  où 
je  voudrais  qu'on  rappelât  l'enfance  de  Kacine,  qui  s'écoula  dans  ce  milieu 
tendre  et  joli  !  Ah  !  la  belle  et  bonne  évocation  !  "  J'approuvai  ;  le  bon 
curé  fit  aussitôt  appel  à  toiis  les  amis  de  Eacine  et  de  isa  cité,  sans  auicun 
parti  pris,  de  sa  seule  initiative,  et  voilà  comment  un  comité  local  put 
réunir  les  fonds  nécessaires,  sans  secours  officiel  et  sans  subvention  poli- 
tique ou  même  littéraire.  Il  est  très  rare  de  réussir  avec  si  peu  d'appui, 
et  pareil  exemple  vaut  d'être  loué.     Louons-le,  sans  réserves. 


CHRONIQUE  DES  REVUES  453 

Ce  bon  curé,  c'était  M.  l'abbé  Devigne,  un  homme  aussi  opini- 
âtre qu'ingénieux.  Son  projet  d'élever  une  statue  à  Racine  enfant 
n'avait  rien  de  banal  et  elle  était  plutôt  hardie.  M.  Lemaître,  dans 
le  discours  d'inauguration  l'a  remarqué  en  ces  termes  : 

Tl  ne  faudraH  pas  croire  qu'une  commémoration  de  cette  sorte  con- 
vienne à  tous  les  g^rands  écrivains  ou  même  soit  jKvssible  avec  tous.  Trop 
de  conditions  y  sont  requises.  Il  faut  naturellement  que  celui  dont  où 
veut  honorer  l'enfance  ait  eu  une  enfance  intéressante  en  effet,  et  sur 
laquelle  on  soit  renseigné,  et  aussi  une  enfance  telle  qu'on  y  puisse  dis- 
cerner quelque  correspondance  avec  son  oeuvre  future.  Il  faut,  en  outre, 
que  la  forme  et  les  traits  du  grand  homme  encore  enfant,  ou  nous  soient 
connus  par  quelque  portrait,  ou  puissent  être  facilement  supposés.  J'ajou- 
te :  il  faut  que  ces  traits  soient  agréables  ou  frappants  ;  autrement,  ce 
n'est  pas  le  peine.  Il  est  bon,  enfin,  que  l'enfance  du  grand  homme  ait 
appartenu  plutôt  à  une  très  petite  ville,  qui  puisse  s'enorgueillir  unique- 
ment de  lui  et  lui  rendre  un  culte  et  des  soins  plus  attentifs.  —Jugez  si  ces 
conditions,  doivent  être  rarement  réunies  !  C'est  ainsi  qu'on  ne  voit  pas 
bien  Paris,  eût-on  pour  cela  les  documents  nécessaires,  honorer  de  cette 
façon  maternelle  les  hommes  célèbres  nés  dans  ses  murs  et,  par  exemple,, 
élever  des  monuments  à  ^Molière  enfant  ou  à  Voltaire  enfant.  D'autre 
part,  on  n'imagine  guère,  à  Dijon,  la  statue  du  petit  Bossuet,  ou  à  Rouen, 
celle  du  petit  Corneille.  Pourquoi?  C'est  que  cela  ne  donnerait  ici  qu'un, 
gros  garçon  maussade  et  lourd,  là,  qu'un  insignifiant  enfant  de  choeur,  et 
qu'on  ne  sait  rien  d'ailleurs  de  leurs  années  d'enfance  et,  par  conséquent, 
rien  de  ce  qui  a  pu  préparer,  dès  le  jeune  âge,  l'auteur  du  Cid  ou  l'auteur 
des  Oraisons  funèbres.  Vraiment,  pai-mi  nos  grands  écrivains,  je  ne  vois 
(Racine  mis  à  part)  que  Jean- Jacques  Rousseau  dont  les  premières  années 
nous  soient  assez  connues  et  correspondent  assez  à  l'idée  que  ses  oeuvres 
nous  donnent  de  lui  pour  qu'U  fût  possible  d'élever  un  petit  monument  à 
son  enfance  —  si  par  malheur,  cette  enfance  n'était  un  peu  fâcheuse. 
Mais  celle  de  Racine  fut  pure  et  charmante.  Et  on  la  connaît  fort  bien, 
et  on  se  le  représente  aisément  à  cet  âge ,  et  on  conçoit  à  merveille  com- 
ment l'auteur,  non  seu'lement  d.Wthalie,  mais  laême  de  Phèdre,  a,  dû  avoir 
précisément  cette  enfance-là. 

La  crise  du  français  (Revue  des  Deux  Mondes,  21  septembre 
M.  Emile  Faguet,  Le  Gaulois,  2  octobre,  M.  René  Doumic).  — ■  Louer 


454  LA  REVUE  CANADIENNE 

Racine  enfant,  à  cause  surtout  du  Racine  qu'il  fut  dans  les  lettres, 
c'est  encore  rendre  hommage  au  génie  littéraire  de  la  France  du 
grand  siècle.  Et  peut-être  serait-ce  l'avis  de  MM.  Faguet  et  Doumic, 
comme  de  M.  Lemaître  lui-même,  que  ce  n'est  pas  du  luxe  par  le 
temps  qui  court.  Le  grand  siècle,  les  lettres  françaises  ?  Ce  sont  des 
mots,  dira  quelqu'un.  Oui,  mais  parce  qu'on  oublie  trop  ce  qu'il  y 
eut  de  gloire  derrière  ces  mots,  on  est  en  train  en  France  de  s'en 
aller  en  décadence  —  le  mot  est  de  M.  Faguet  —  en  littérature 
comme  en  morale.  Il  y  a  une  crise  du  français,  tout  le  monde  en 
parle.  "  Il  est  très  vrai,  écrit  M.  Emile  Faguet,  dans  cette  étude  de 
la  Revue  des  Deux  Mondes  que  je  signale,  il  est  très  vrai  qu'on  ne 
sait  plus  du  tout  le  français."  Et  il  se  demande  pourquoi  ?  Je  retiens 
deux  des  raisons  qu'il  allègue  :  c'est  d'abord  parce  qu'on  ne  sait  plus 
le  latin,  c'est  aussi  parce  qu'on  ne  lit  plus  que.  .  .  les  journaux.  O 
chers  détracteurs  de  notre  vieil  enseignement  classique  et  vous 
liseurs  effrénés  de  journaux,  lisez  et  puissiez  vous  comprendre  ! 

L'hàibitude  idu  latin  apprend  à  écrire  en  français  :  d'abond  parce 
qu'on  ne  sait  le  sens  même  des  mots  français  que  quand  on  sait  le  sens 
qu'ils  avaiient  en  latin,  et  elle  avait  bien  raison  cette  dame  à  qui  j'avais 
reproché  d'écrire  préférer  que,  et  qui  me  répondait  :  "  Que  voulez- 
vous  ?  je  ne  sais  pas  le  latin  "  ;  et  certainement  quiconque  sait  ce  que 
veut  dire  préférer  ne  peut  pas,  y  mit-il  toute  sa  mauvaise  volonté,  ne  peut 
pas  écrire  préférer  que  ;  —  ensuite  et  surtout  parce  que  l'habitude  de 
mettre  du  français  en  latin  et  du  latin  en  français  force  à  réfléchir  sur  le 
sens  des  mots,  à  en  voir  l'exacte  portée,  la  limite  exacte,  et  à  ne  pas 
prendre  le  mot  pour  quelque  chose  de  vague  et  de  flou  qui  veut  dire  ap- 
proximativement quelque  chose  ;  jamais  un  homme  qui  n'aura  pas  fait,  et 
avec  la  volonté  qu'ils  soient  bien  faits,  force  thèmes  latins  et  foix?e  versions 
la,tines,  n'aura,  sauf  certain  génie  inné  qui  est  très  rare,  la  moindre  pré- 
cision dans  l'expression  ;  —  enfin  parce  que  l'habitude  du  latin  donne  le 
goût  d'une  phrase  construite  et  non  pas  invertéhrée,  goût  que,  je  le 
reconnais,  le  commerce  de  Bossuet,  de  Rousseau,  de  Chateaubriand  ou  de 
Brunetière  peut  procurer,  mais  non  i)as  si  pleinement  que  celui  de  Tite- 
Live  ou  de  Cicéron.  Le  déclin  du  français  a  été  paraUète  à  celui  du  latin, 
et  ici  le  post  hoc,  ergo  propter  hoc  me  paraît  juste 


CHRONIQUE  DES  REVUES  455 

La  question  de  la  crise  du  français  est  toute  dans  ce  mot  de  Flaubert 
à  George  Sand:  "  Ah!  ces  bons-hommes  du  XVIIe  siècle!  Comme  ils 
savaient  le  latin  !  Comme  ils  Usaient  lentement  !  "  Savoir  le  latin  et  lire 
lentement,  voilà  les  deux  conditions  nécessaires  pour  apprendre  le  fran- 
çais. L'une  des  deux,  je  crois,  suffirait  à  la  rigueur.  Mais  il  faut,  au 
moins,  l'une  ;  et  l'une  et  .l'autre  n'est  point  tout  à  fait  surabondance. 
Nos  lycéens  ont  trop  à  faire,  soit  pour  appi*endre  le  latin,  soit  même  ix)ur 
lire  lentement  des  aiiteurs  français.  La  vérité,  c'est  que,  dix-neuf  fois  sur 
vingt,  non  seulement  ils  ne  lisent  pas  lentement,  mais  ils  ne  lisent  point 
du  tout.  On  ne  peut  pas  levir  reprocher  très  violemment  :  ils  ont  trop 
d'autres  choses  à  faire 

Notez  enfin  que  ces  jeunes  gens  sont  détournés  de  la  lecture»  des  au- 
teurs français  par  les  influences  extérieures  autant  que  par  les  influences 
intérieures.  A  l'intérieur,  les  créateurs  de  la  languie  française,  à  savoir  les 
auteurs  du  XVIIe  siècle,  leur  sont  interdits,  ou  tout  au  moins  peu  recom- 
mandés, ne  figurent  pas,  ou  figui-ent  très  peu,  sur  leurs  programmes  à 
cause  de  leurs  opinions  religieuses,  philosophiques  et  politiques  jugées 
dangerexises  dans  une  démocratie,  point  sur  lequel  il  y  aurait  beaucoup  à 
discuter,  mais  sur  lequel  je  n'ai  pas  le  loisir  de  m'étendre.  —  Extérieure- 
ment, l'attrait  des  journaux,  que  je  reconnais  qui  est  gi'and,  les  détourne 
encore  plus  des  livres.  Or,  les  journaux  sont  mal  écrits,  parce  qu'ils  sont 
écrits  très  vite,  et  pour  d'autres  causes  peut-être  encore.  La  première  page 
en  est  encore  rédigée  approximativement  en  français  :  dès  la  seconde,  on 
tombe  dans  une  collection  de  barbarismes  dans  laquelle,  ix)ur  se  divertir, 
on  n'a  qu'à  choisir.  Or,  c'est  là  qu'est  la  littérature  de  la  plupart  de  nos 
lycéens.  C'est  précisément  ce  style  que  les  professeurs  des  Facultés 
retrouvent  et  reconnaissent  dans  les  dissertations  de  bacealauiréat  et  de 
licence. 

M.  Emile  Fagaet,  je  l'ai  dit,  n'a  pas  craint  à  propos  de  cette 
crise  du  français  de  prononcer  le  mot  de  décadence,  il  faut  citer  ce 
passage  que  tous  les  journaux  ont  commenté  : 

Donc,  la  crise  du  français  n'est  pas  une  crise,  c'est  une  décadence  ; 
c'est  une  décadence  définitive  et  sans  retour,  comi^ensêe  par  des  progrès 
qui  ont  lieu  dans  un  autre  ordre  de  choses.  On  n'écrira  phis  le  français,, 
voilà  tout.  Il  ne  sera  plus  écrit  que  par  un  certain  nombre  d'hommes  très 
restreint,  qui  en  auront  le  goût  par  un  phénomène  d'atavisme  et  qui  seront 


456  LA  REVUE  CANADIENNE 

tympanisés  par  les  petits  journaux,  comme  grotesques.  Il  y  aura  deux 
langues  :  l'une,  le  français,  écrit  par  quelques  x>ersonnes  et  compris  par 
ces  personnes-ci  et  quelques  autres,  peu  nombreuses;  l'autre  une  langue 
pour  laquelle  on  trouvera  un  nom,  très  imprécise,  très  vagne,  amorphe, 
confuse,  que  personne  à  cause  de  cela,  ne  comprendra  très  bien,  mais  qui 
servira  pourtant  de  moyen  de  communication  un  peu  rudimentaire,  un 
peu  barbare,  entre  les  hommes  et  qui  aura  avec  le  français  quelques 
ra/pports  éloignés  à  peu  près  reconnaissables  encore. 

"  Mais  pouvons  nous  prendre  notre  partie  de  la  mort  du  fran- 
çais ",  se  demande  dans  le  Gaulois  du  2  octobre  M.  René  D.)umic  ? 
et  il  continue  :  '  Si,  par  hasard  et  par  impossible,  M.  Faguet  en 
était  d'avis,  je  lui  citerais  quelques  lignes  éloquentes  de  l'écrivain 
qui  envoie  au  Gaulois  des  Notes  sociales  si  remarquées.  "  La  lan- 
gue, disait-il  hier  même,  c'est  un  des  aspects  de  la  patrie.  .  .  Savoir 
sa  langue  et  l'aimer,  c'est  savoir  et  c'est  aimer  une  partie  de  son 
pays,  une  bonne  partie  de  l'âme  de  son  pays.  La  grammaire  est  une 
forme  du  patriotisme.  .  .  "  M.  Faguet  est  trop  résolument  patriote 
pour  qu'on  puisse  douter  qu'il  soit  prêt  à. adopter  ces  belles  paroles 
comme  correspondant  à  son  sentiment  intime.  En  signalant  cette 
décadence  du  français,  je  suis  persuadé  qu'il  a  volontairement  forcé 
la  note  pour  nous  présenter  dans  une  image  saisissante  ce  qui  serait 
à  son  avis  une  catastrophe,  pour  inquiéter  nos  consciences  et  solli- 
citer tous  les  hommes  de  bonne  foi  à  faire  effort  pour  la  conjurer.  " 

Plus  loin,  M.  Doumic  propose  le  remède  au  mal,  ce  qui  lui  per- 
met de  terminer  son  article  sur  une  note  plus  consolante. 

C'est  dans  son  origine  et  dans  sa  cause  qu'il  faut  combattre  le  mal. 
Le  mouvement,  dont  on  constate  les  effets  désastreux,  ne  date  pas  d'hier  ; 
il  date  déjà  de  quarante  années.  Il  est  lui-même  issu  d'un  désastre  —  de 
nos  désastres.  Au  lendemain  de  1870,  un  mot  a  circulé  :  "  C'est  le  maî- 
tre d'école  allemand  qui  nous  a  battus.  "  Dans  toutes  les  écoles,  depuis  la 
plus  humble  école  du  village  jusqu'aux  superbes  écoles  de  hautes  études, 
on  s'est  tourné  vers  le  maître  allemand,  on  s'est  incliné  devant  lui,  on 
s'est  modelé  sur  lui.     Mouvement  instinctif,  excusaiMe  après  tout,  et  qu'on 


CHRONIQUE  DES  REVUES  457 

pourrait  ■appeJea:  :  le  réflexe  de  la  défaite,  —  Mais  un  peuple  ne  triomphe, 
et  même  ne  dure,  qu'en  se  demeurant  fidèle  à  lui-même,  et  comme  disent 
les  philosophes,  en  persévérant  dans  son  être.  Nous  sommes  en  train  de 
perdre  nos  qualités  nationales,  sans  en  acquérir  d'autres.  C'est  ce  que 
tout  le  monde  aperçoit,  parce  que  c'est  l'évidence  même  et  que  ccila  orève 
les  yeux.  Que  les  maîtres  qui  président  aux  destinées  de  notre  enseigne- 
ment le  reconnaissent  donc,  avec  tout  le  monde.  Ils  se  sont  trompés.  Il 
n'y  a  pas  de  honte  à  s'êrtre  trompé  ;  ce  qui  serait  inexcusable  seulement 
ce  serait  de  s'entêter  dans  son  erreur.  Même  sur  l'Ouest-Etat,  le  méca- 
nicien, quand  il  constate  une  erreur  d'aiguillage,  fait  machine  en  arrière. 
Je  connais  assez  nos  grands  professeurs,  ceux  mêmes  dont  les  idées  sont 
diamétralement  opposées  aux  nôtres,  pour  savoir  qu'ils  sont  avant  tout 
des  hommes  ide  dévouement.  Le  dévouement  est  à  la  base  du  métier  de 
professeur,  comme  le  courage  est  à  la  base  du  métier  de  soldat,  et  comme 
l'esprit  de  sacrifice  est  l'essence  de  la  mission  du  prêtre.  Ils  n'ont  en  vue 
que  le  bien  de  la  jeunesse  qui  leur  est  confiée,  n'en  doutons  pas.  Qu'ils  y 
travaillent  donc  par  de  meilleures  méthodes  !  Ils  en  sont  très  capables. 
En  le  faisant  ils  s'honoreront.  Ils  rassureront  le  public.  Ils  auront  l'opi- 
nion ave^c  eux.  On  n'enseigne  pas  plus  qu'on  ne  gouverne  contre  l'opinion. 
En  ce  moment,  ils  ont  beau  se  complaire  dans  leur  oeuvre,  s'y  admirer,  et 
se  sourire  à  eux-mêmes  :  l'opinion  est  contre  eux.  Elle  est  contre  eux  avec 
ensemble,  avec  éclat  et  avec  angoisse.    C'est  un  toile. 

Le  Congrès  de  Montréal  (Appréciations  de  l' Univers,  du 
Tablet,  du  Correspondant .  .  .  ).  —  Cette  langue  française,  qu'on 
cherche  là-bas  au  cher  pays  de  nos  pères  à  protéger  contre  les  nou- 
veaux barbares  qui  la  voudraient  dévaster,  a  chanté  magnifique- 
ment sur  les  rives  de  notre  Saint-Laurent,  en  septembre  dernier, 
les  magnificences  et  les  gloires  de  l'Eucharistie.  Les  journaux  et  les 
revues  de  langue  anglaise  d'Amérique  l'ont  peut-être  un  peu  trop 
ignoré.  Et  pourtant,  tout  en  rendant  justice  aux  orateurs  et  aux 
rapporteurs  qui  ont  parlé  aux  séances  anglaises  du  Sacred  Heart 
Convent,  de  Windsor  Hall  et  de  Stanley  Hall,  nous  pouvons  affir- 
mer qu'il  s'est  fait  un  très  beau  travail  aussi  chez  les  Pères  du 
Saint- Sacrement,  au  Monument  National  et  à  l'Université  Laval, 
où  avaient  lieu  les  séances  françaises.  Et   à   Notre-Dame  ?    A    ces 


458  LA  REVUE  CANADIENNE 

séances  solennelles,  dont  nous  parlait  dans  notre  dernière  livraison 
M.  l'abbé  Filiatrault,  s'il  y  eut  des  orateurs  de  langue  anglaise  de 
mérite,  je  me  demande  ce  qu'il  restait  de  l'impression  produite  par 
leurs  discours  quand  les  Bourassa,  les  Ruraeau,  les  Chapais,  les 
Touchet,  les  Gouin,  les  Gerlier  et  les  Tellier  avaient  parlé  ? 

Le  correspondant  de  V Univers  qui  signe  Frank  des  Lauren- 
tides  donnait  —  26  septembre  —  de  notre  Congrès  ce  très  beau 
tableau  d'ensemble  : 

Puisque  les  membres  du  Comité  permanent  des  Congrès  internatio- 
iiaux  euchariistiques  l'ont  proclamé,  il  faut  le  croire:  le  21e  Congrès,  tenu 
à  Montréal  du  7  au  12  septembre,  a  été  le  plus  beau  de  tous  les  Congrès 
tenus  jusqu'à  ce  jour  ;  le  plus  beau  par  une  affiuence  exceptionneEe  de 
congressistes  venue  non  seulement  de  la  République  voisine,  les  Etats- 
Unis,  mais  de  l'Amérique  du  Sud,  des  différentes  parties  de  l'Europe,  de 
l'Afrique,  de  l'Asie  et  de  l'Australie  ;  le  plus  beau  par  le  nombre  et  la  qua- 
lité des  travaux  soit  dogmatiques,  soit  pratiques,  sur  la  divine  Eucharistie, 
lus  dans  les  deux  langues  française  et  anglaise  ;  le  plus  beavi  par  l'unani- 
mité d'une  population  immense  à  entourer  d'hommages  enthousiastes  le 
Dieu  de  l'Hostie  et  le  représentant  de  Notre  Saint-Père  le  Pape  ;  le  plus 
beau  par  la  richesse  des  décorations  ;  le  plus  beau  surtout  par  ce  qui 
semblerait  de  prime  abord  en  être  l'axîcessoire,  par  les  grandes  démons- 
trations populaires,  auxqueliles  ce  Congrès  a  donné  lieu.  Le  fait  est  que 
les  journées  du  Légat  papal  n'ont  pas  été  des  journées  de  chômage.  Il 
n'avait  pas  qu^'à  assister  aux  asseiïiblées  sacerdotales  et  aux  séances  pro- 
prement dites  du  Congrès  (divisées  d'ailleurs  en  devix  sections,  section 
française  et  section  anglaise).  Il  avait  à  prendre  contact  avec  la  popula- 
tion tout  entière.  Un  jour,  c'était  quinze  mille  ouvriers  qu'il  lui  fallait 
haranguer  et  bénir  dans  l'église  Not>fe-Dame.  Le  lendemain  c'était  vingt- 
cinq  mille  enfants  des  écoles  qu'il  devait  voir  défiler  devant  lui,  et  dont  il 
devait  recevoir  les  fleurs  en  échange  de  sa  bénédiction.  Une  autre  fois, 
c'était  trente  mille  jeunes  gens,  délirants  d'enthousia-sme,  dont  il  devait 
inaugurer  l'asisemblée,  ne  pouvant  la  clôturer  que  parce  qu'il  avait  à  faire 
acte  de  présence  dans  une  assemblée  analogrue  d'hommes.  La  nuit  venue, 
il  ne  pouvait  songer  au  repos  ;  c'était  le  moment  des  assemblées  générales 
à  l'église  Notre-Dame,  d'où  l'on  enlevait  le  Saint-Sacrement  et  où  l'on  dres- 
sait une  estrade  pour  permettre  aux  personnages  laïques  de  parler  alter- 


CHRONIQUE  DES  REVUES  459 

nativement  avec  les  membreiS  du  clergé.  Là,  jusqu'à  douze  heures  bien 
sonnées,  le  Cardinal  Légat  entendait  les  plus  beaux  accents  oi"utoii-es  dans 
les  ideux  langues,  anglaise  et  française,  et  traitant  des  problèmes  les  plus 
palpitants  d'actualité  pour  la  race  et  le  pays.  Je  ne  parle  pas  des  récep- 
tions et  des  dîners  officiels.  On  se  demandait  comment  un  homme  de  74 
ans  pouvait  résister  à  une  pareiUe  avalanche  d'honneurs  et  de  fatigues. 
Mais  de  quelle  consolation  son  coeur  devait  déborder  à  la  vuie  de  telles 
manifestations  de  foi  !  Quel  act-e  de  foi,  par  exemple,  que  cette  messe  en 
plein  air,  aux  pieds  du  Mont-Royal,  dite  devant  deux  cent  mille  spectateurs, 
avec  l'archevêque  de  Nevs"^  York  pour  célébrant,  celui  de  Boston  pour  pré- 
dicateur et  le  Légat  de  Pie  X  pour  assistant  !  Quel  autre  acte  de  foi  que 
cette  procession  finale,  ne  renfermant  que  des  hommes,  formée  de  trois 
cardinaux,  de  plus  de  cent  évêques,  de  cinq  mille  prêtres,  d'antant  de  reli- 
gieux peut-être,  des  délégués  de  milliers  d'associations,  des  représentants 
des  gouvernements,  de  la  magistrature,  de  toutes  les  professions  — •  70,000 
hommes  en  tout  —  s'avançant  sur  un  parcours  d'au  moins  cinq  kilomè- 
tres sous  des  arcs  de  triomphe  richement  parés  d'inscriptions,  de  tentures 
et  de  figures  symboliques,  entre  deux  haies  profondes  de  spectateurs, 
s'arrêtant  au  pied  de  la  Montagne,  orgueil  de  Ville-Marie,  où  l'autel  dressé 
pour  la  messe  servait  de  reposoir  et  d'où  la  petite  Hostie  par  la  main  du 
Légat  papal  bénit  cette  foule  qu'il  serait  téméraire  de  chercher  à  évaluer, 
tandis  que  les  cloches  sonnaient  à  toutes  volées,  que  les  fanfares  jouaient  à 
tout  rompre,  que  des  milliers  de  voix  clamaient  leur  foi  et  que  des  pièces 
pyrotechniques  allaient  joyeusement  éclater  là-'haut  sous  la  voûte  bleue, 
comme  pour  inviter  le  ciel  entier  à  ce  grand  spectacle  de  tout  un  peuple 
de  croyants  à  genoux  devant  lie  Dieu  humilié  de  nos  autels  ! 

Nous  disons  plus  haut  que  la  presse  anglaise  du  Canada  et  des 
Etats-Unis  en  général  a  semblé  trop  igoorer  les  séances  françaises 
et  la  note  française  du  Congrès.  Le  Tablet  de  Londres  n'a  pas  fait 
ainsi.  U Action  sociale  de  Québec,  analysant  l'article  du  grand 
journal  catholique  londonien  (24  septembre),  dans  son  éditorial  du 
5  octobre,  écrivait  ce  qui  suit  : 

Il  note  (le  Tahlet)  ensuite  la  satisif action  qu'ont  éprouvée  les  catho- 
liques anglais  en  voyant  ces  deux  extraordinaires  manifestations  de  foi 
eucharistique  qu'ont  été  les  Congrès  de  Londres  et  de  Montréal  se  pro- 


460  LA  REVUE  CANADIENNE 

duire  à  l'ombre  du  drapeau  britannique;  il  rend  un  hommage  inêrité  à 
Mgr  Bruchési  "  qui  semblait  être  partout,  dirigeant  tout  et  menant  à  une 
exécution  heureuse  chaque  article  du  programme  avec  un  à-propos  et  un 
tact  inépuisables  "  ;  et,  en  terminant,  il  écrit  ces  lignes,  que  nous  voudrions 
voir  gravées  au  fond  du  coeur  de  tout  catholique  de  langue  anglaise  : 
"  Il  y  a  certainement  dans  la  Province  catholique  de  Québec  une  concen- 
tration de  zèle  et  de  foi  suffisante  pour  établir  et  maintenir  fermement 
le  Koyaume  du  Christ  dans  toute  l'Amérique  Britannique  du  Nord.  Est-ce 
exagéré  d'espérer  que  tel  a  bien  pu  être  le  but  que  s'est  proposé  la  Divine 
Providence  en  voulant  ce  grand  ralliement  de  ses  soldats  ?  Lorsque  nous 
jetons  un  regard  sur  ce  qui  a  été  accompli  dans  le  pas.sé  au  Canada  par 
une  poignée  d'apôtres  français,  que  ne  pouvons^nous  pas  attendre  des 
millions  d'hommes  qui  ont  hérité  de  leuj*  foi  et  de  leur  zèle  pour  la  gloire 
de  Dieu   !  " 

Nous  remercions  île  Tahlet,  contiruiiait  VAction  Sociale,  de  ce  splen- 
dide  hommage  rendu  à  notre  bien-aimée  province  de  Québec  et  à  toute  la 
race  canadienne-française.  Nous  le  remercions  de  la  confiance  qu'il  veut 
bien  mettre  si  loyalement  dans  les  fils  de  Champlain  pour  la  continuar- 
tion  de  la  grande  oeuvre  d'évangélisation,  si  héroïquement  entreprise  par 
nos  pères  sur  le  continent  nord-américain.  Nous  le  remercions,  enfin  — 
si  étrange  que  cela  puisse  paraître  —  d'avoir  compris  notre  histoire. 
Nous  osons  lui  dire,  de  plus,  que  sa  confiance  n'est  pas  mal  placée.  Nos 
pères  dans  la  foi  nous  ont  donné  l'exemple.  Toujours  ils  ont  tenu,  même 
au  prix  des  sacrifices  les  plus  pénibles,  à  exposer  les  vérités  catholiques 
dans  la  langue  maternelle  de  ceux  qui  les  écoiitaient.  Et  le  zèle  remar- 
quable de  ces  jeunes  prêtres  canadiens-français,  abandonnant  courageuse- 
ment patrie,  famille,  amis  pour  aller  en  Galicie  apprendre  la  langue  des 
Euthènes  de  l'Ouest,  suffit  à  prouver  à  tous  que,  grâce  à  Dieu,  nous 
n'avons  pas  dégénéré.  —  Comme  nos  pères,  nous  ne  mettrons  jamais  la 
race  au-dessus  de  la  religion,  mais,  comme  eux  aussi,  nous  ne  souffrirons 
jamais  qu'on  mette  la  race  au-dessous  de  l'ambition. 

Dans  le  Correspondant  du  10  octobre,  Mgr  Touchet,  qui  n'a 
pas  la  plume  moins  alerte  qu'il  n'a  la  voix  éloquente,  a  donné,  en 
28  pages,  son  Journal  d'un  congressiste,  que  déjà  tous  nos  journaux 
quotidiens  ont  reproduit  en  tout  ou  en  partie.  Nous  nous  reproche- 
rions cependant  de  ne  pas  conserver  dans  nos  pages  au  moins  quel- 


CHRONIQUE  DES  REVUES  461 

ques-uns  des  tableaux- — ils  sont  si  vivants  !  — que  la  plume  de  Mgr 
l'évêque  d'Orléans  a  tracés  du  Congrès  de  Montréal.  Nous  aurions 
bien  quelques  traits  à  relever:  par  exemple,  ce  n'est  pas  le  Lord  gou- 
verneur (page  20)  mais  bien  Lord  Strathcona  qui  a  donné  25,00(> 
francs  au  Congrès ....  et  le  vénérable  curé  de  Cohoes  a  dû  trouver 
curieux  d'être  ainsi  transformé  en  curé  de  Cowhouse  (page  27)  ?  Et 
puis,  la  cathédrale  de  Montréal  n'était  pas  si  vide  que  cela,  surtout 
le  dimanche  quand  Mgr  Touchet  a  prêché  (page  22)  ;  seulement 
l'office  avait  été  long,  beaucoup  d'Américains  n'entendant  pas  le 
français  sont  sortis  au  moment,  à  la  fin  de  la  messe,  où  l'évêque 
d'Orléans  montait  en  chaire,  le  cardinal  Gibbons  ayant  prêché,  lui, 
pendant  la  messe. .  .  Quant  au  soir  de  la  réception  du  Légat,  c'est 
vrai,  il  y  avait  du  vide  dans  les  nefs,  mais  cela  s'explique  :  c'était 
parce  qu'un  très  grand  nombre  de  gens  ayant  des  cartes  n'ont  pu 
entrer,  la  foule  de  15  à  20  mille  individus  massés  autour  de  la  ca- 
thédrale les  empêchant  d'arriver.  .  .Mais  ne  récriminons  pas.  Citons 
plutôt  les  "  instantanés  "  que  Mgr  Touchet  donne  de  Québec,  de 
Montréal,  des  Sulpiciens,  de  la  messe  en  plein  air,  de  la  proces- 
sion . . .  C'est  à  lire  et  c'est  à  conserver  ! 

QuéTiec.  —  A  première  vue,  voici  comment  Québec  m'apparaît:  une 
ville  qui  s'éflanoe  en  un  quadruple  jaillissement  de  montagnes  et  de  mai- 
sons emmêlées.  Au  plan  inférieur,  les  quais.  Au.  second  plan,  les  remparts 
hérissés  de  vieux  canons  et  de  vieux  obusiers,  plus  rébarbatifs  que  mé- 
chants, placés  en  batterie  à  l'ombre  de  vieux  arbres,  surtout  de  vieux 
beaux  saules,  de  telle  taille,  que  je  n'ai  vu  leurs  semblables  en  aucun  lieu. 
Au  troisième  plan,  la  terrasse  Frontenac.  Au  quatrième,  la  citadelle. 
Toutes  ces  bordures  planes,  tous  ces  rubans  de  voies  qui  entourent  la 
ville  sont  noirs  de  monde.  Nous  verrons  tout  à  l'heure  que  l'on  va  d'un 
plan  à  un  autre  plan,  par  une  rue  tortueuse,  mais  assez  large,  où  les 
habitants  s'écrasent. 

Montréal.  —  La  ville  est  grande  et  belle,  ce  qui  est  utile  à  tout. 
Quand  on  la  considère  du  haut  de  ce  mont  que  Cartier  appela  royal,  pour 
la  magnificence  de  son  horizon,  elle  se  montre  comme  étalée  sous  une 


462  LA  REVUE  CANADIENNE 

forêt  qui  la  coxironne  d'un  incomparable  dôme  de  verdure.  Le  Saint- 
Laurent,  qui  se  divise  en  deux  bras  à  la  I*ointe-aux-Trembles  et  reprend 
son  cours  unique  à  Sainte-Anne,  l'assied  dans  une  île  trianguilaire,  à  rives 
plates,  entre  lesquelles  ont  été  dessinées  de  larg-es  et  longues  rues  droite.--, 
coupées  en  damier,  disposées  miraculeusement  pour  quelque  gigantesque 
pompe  religieuse. 

Les  Suïpiciens.  —  Des  sulpiciens  canadiens  on  répète  volontiers  en 
France  qu'ils  détiennent  de  vastes  possessions.  Il  faut  regarder  la  chose 
comme  certaine.  Est-il  nécessaire  d'ajouter  que  l'existence  de  ces  hom- 
mes vénérables  n'offre  cependant  rien  de  fastueux  ?  Nul  de  nos  chers 
maîtres  si  simples,  si  détachés,  ne  fut  plus  sim^ple  et  plus  détaché  que  ces 
"  hauts  et  puissants  seigneurs  canadiens  ".  Ils  habitent  encore,  dans 
l'ombre  de  Notre-Dame,  le  très  modeste  presbytère  bâti  par  '"  nos  mes- 
sieurs "  sous  Louis  XIV.  — ■  Lorsque  M.  Captier,  le  supérieur  d'alors,  passa 
la  mer,  il  y  a  quelque  douze  ans,  pour  les  visiter,  il  leur  imposa  d'aban- 
donner au  réfectoire  l'usage  des  écueUes  en  terre,  et  il  les  ohagcina.  M. 
Garriguet,  le  deuxième  successeur  de  M.  Captier,  vient  de  leur  faire  une 
prescri/ption  analogue  :  celle  de  se  servir  de  chaises,  au  'lieu  d'escabeaux 
de  bois,  très  incommodes  à  des  vieillards.  Ils  obéiront  assurément. 
Sera-ce  sans  regret  ?  Vivant  de  rien,  ils  font  aux  pauvres  et  à  tous  des 
largesses  qui  étonneraient  les  rois.  Les  organisateurs  du  Congrès  ne 
l'ont  pas  ignoré;  ils  ne  l'ont  pas  davantage  dissimulé. 

La  messe  en  plein  air.  ■ —  Dix  heures.  —  Vraiment  Mgr  l'archevêque 
de  Montréal  fut  bien  inspiré  de  remettre  à  aujourd'hui  la  messe  au 
Parc  Manioe.  Il  fait  un  soleil  d'or.  Les  arbres  étincellent,  déjà  touchés 
par  les  rouilles  d'automne.  La  brise,  vive,  très  saine  à  des  gens  qui  ont 
passé  une  partie  de  leur  nuit  (debout),  nous  ranime.  Le  violet  des  prélats 
se  détache  clair  sans  grande  vibration,  tandis  que  le  rouge  des  cardinaux 
êolate  autour  de'  l'autel.  Le  plain-chant  monte  très  pieux  au-<dessus  de  la 
multitude,  assise,  agenouillée,  debout,  très  au  loin.  On  a  prononcé  le  chiffre 
de  300,000  personnes  présentes.  C'est  exagéré ...  de  deux  tiers  probable- 
ment ;  mais  je  n'oserais  dire  de  plus.  Et  ce  n'est  pas  une  parade  de 
curiosité  qui  s'exécute,  c'est  une  fête  d'adoration  et  de  prière,  avec  je  ne 
sais  quoi  d'exultant  et  de  recueilli,  quelque  contradiction  que  ces  deux 
mots  représentent  à  l'esprit. 

La  procession  du  11  septembre.  —  Les  hommes  seuls  prendront  part  à 
la  procession,  divisés  par  bataillons  sous  un  étendard  spécial,  cihacun  à  une 


CHRONIQUE  DES  REVUES  463 

place  que  lui  a  assignée  le  maître  générail  des  cérémonies.  Le  cortège  part 
de  Notre-Dame.  A  mesure  qu'il  avance,  à  chaque  tournant  de  rue,  il  s'in- 
cor[)ore  un  contingent  nouveau.  Il  va  se  grossissant  ainsi  jusqu'à  plus  de 
cent  mille  hommes,  ont  écrit  les  chroniqiieurs.  —  Cette  immense  chaîne 
humaine  se  déroule  depuis  quatre  heures  déjà  lorsqu'on  met  les  pi-élats 
en  marche.  Ils  sont  cent  dix.  Ils  s'avancent  en  chape  et  en  mitre  devant 
le  Saint-Sacrement  que  porte  le  Légat.  Derrière  celui-ci,  sir  Wilfrid 
Laurier,  sir  Lomer  Gouin,  la  grand  juge  (M.  le  juge  Girouard)  remplaçant 
le  gouverneur-général,  tous  les  députés,  tous  les  sénatenrs  de  Québec,  des 
magistrats,  des  avocats,  des  municipalités,  le  gouverneur  du  llhode-Island, 
que  sais-je?...  D'un  côté  et  de  l'autre  des  rues,  des  centaines  de  mille 
hommes  ! — Tout  le  long  du  chemin,  ils  ont  applaudi  avec  un  entrain  parti- 
culier le  groupe  français.  Mais  à  mesure  que  le  dais  approche,  le  silence  se 
fait  interrompu  par  des  chants  d'hymnes  et  de  cantiques.  Tous  les  canti- 
ques que  j'ai  entendus  étaient  français. — Nous  passons  par  des  rues  qui 
doivent  être  dites  plutôt  habillées  que  pavoisées.  Le  drapeau  tricolore,  bien 
que  moins  dominant  qu'à  Québec,  est  partout.  Les  arcs  de  trionrphe  suc- 
cèdent aux  arcs  de  triomphe.  Quelques-uns  portent  des  inscriptions  tou- 
chantes :  A  Jésus-Hostie,  les  Canadiens  américains.  Notre  langue!  Notre 
foi!  Nos  libertés!  et  encore  :  A  Jésus-Hostde,  VAcadie  fidèle!  Notre 
langue!  Notre  foi!  Nos  écoles!  Notre  liberté!  Le  Manitoba  et  l'Aiberta 
ont  envoyé  des  épis.  Ce  sont  les  terres  à  blé  nouvelles  ;  on  y  récolterait,  • 
paraît-il,  assez  de  froment  poiir  nourrir  les  Etats-Unis,  le  Canaida  et  l'An- 
gleterre entiers. 

Cependant  nous  marchons  depuis  trois  heures  ;  nous  approchons  du 
reposoir  dernier.  Le  jour  baisse,  le  soleil  descend,  sans  un  nuage  qui  le 
voile,  dans  un  ciel  d'or.  Les  étoiles  s'allument  l'une  après  d'autre.  La 
lune  acïcourt  au  rendez-vous.  Des  phares  électriques  jettent  de  longs 
rayons.  Toutes  les  cloches  s'ébranlent.  Les  canons  tonnent  ;  à  .chaque 
coup,  un  léger  nuage  blanc  s'élève,  poussé  bientôt  au  large,  où  il  se  dissipe 
par  le  vent  d'est.  Des  clairons  se  renvoient  des  appels.  De5  maisons 
s'embrasent  de  mille  feux.  Les  Magnificat  et  les  Te  Deuni  s'envolent. 
Cent,  cent  cinquante  mille,  deux  cent  mille  hommes  se  pressent  autour  du 
trône  oii  le  Légat  vient  de  déposer  l'ostensoir.  Un  Tantuni  Ergo  formida- 
ble retentit.  Mgr  l'archevêque  fait  prier  pour  les  nationsi:  Vive  le  Canada! 
dit-il,  la  multitude  reprend:  Vive  le  Canada!^Vive  V Angleterre!  la  multi- 
tude reprend:  Vive  l'Angleterre! — Vive  la  France!  la  multitude  reijrend  : 
Vive  la  France! — Vive  V Amérique!  la  multitude  reprend:  Vive  V Amérique! 
— Vive  la  Belgique!  la  multitude  reprend:  Vive  la  Belgique!  et  le  reste. 


464  LA  REVUE  CANADIENNE 

Le  cardinal-légat  se  relève.  Le  voilà  seul  debout.  L'immense  multi- 
tude est  à  genoux  ;  à  genoux  à  perte  de  vue,  à  genoux  dans  le  parc  Mance, 
à  genoux  dans  les  rues,  à  genoux  aux  balcons,  à  genoux  aux  fenêtres.  Il 
lève  lentement  l'Hostie  et  bénit,  aux  quatre  points  de  l'espace,  les  mondes 
nouveaux  et  les  mondes  anciens.  Puis  il  s'agenouille  lui-même.  Et  cette 
fois,  de  cette  foule  immense,  plus  i>ersonne  n'est  debout. — Cependant  que 
nous  étions  abîmés  dans  ce  spectacle  d'indicible  grandeur,  nous  disions  au 
Christ  Jésus  :  "  Eegardez,  jSIaître  et  Sauveur,  du  côté  de  d'est.  Eegardez-y 
deux  points  surtout  :  Eome  et  la  France.  Bénissez-y  le  Pape.  Bénissez-y 
nos  frères.  Nos  frères,  vous  les  discernerez  derrière  un  nuage  de  poussière. 
Ce  n'est  pas  pour  choquer  vos  regards,  ô  roi  Jésus.  Les  rois  aiment,  de 
spéciale  dilection,  les  régiments  qui  se  battent.  Nous  sommes,  nos  frères 
et  nous,  le  régiment  qui  se  bat.  Bénissez-nous,  nous  et  notre  chef  visible.  " 

Or,  tandis  que  nous  pensions  ainsi,  nous  entendîmes  la  voix  de  ^Igr 
l'archevêque  de  Montréal  qui  s'élevait  une  dernière  fois  et  disait  avec  un 
accent  où  vibrait  beaucoup  de  gratitude  et  quellque  fierté  légitime  : 
"  Le  Congrès  est  fini.  Gloire  à  Dieu  !  "  Nous  regardâmes . . .  Sous  le  dais 
blanc,  le  oardinal-légat  avait  redressé  sa  haute  taille;  il  avait  repris  le 
doux  et  divin  fardeau  qu'il  portait  depuis  quatre  heures  sans  fléchir  ;  il 
s'acheminait  à  pas  cfermes  vers  l'Hôtel-Dieu  où  l'Hostie  allait  passer  la 
nnit,  adorée  par  des  malades  et  des  pauvres.  La  nuit  nous  parut  plus 
sombre  :  et  nous  sentîmes  un  sanglot  nous  monter  du  coeur  aux  lèvres. 
Ce  sanglot  était  l'adieu  à  l'ineffable  minute  que  nous  venions  de  vivre» 
Oui  !  Le  Congrès  de  Montréal  était  fini. 

La  reine  Marie  (Article  de  la  Review  of  Reviews,  août  1910.) 
—  Tout  le  monde  a  noté,  à  propos  du  Congrès  de  Montréal,  et  les 
journaux  et  les  revues  l'ont  tour  à  tour  signalé,  que  c'est  la  partici- 
pation de  nos  pouvoirs  publics  qui  lui  donnait  son  caractère  propre 
et  un  éclat  incomparable.  Les  autorités  municipales,  les  provinciales 
et  les  fédérales,  d'une  façon  ou  d'une  autre,  sur  notre  terre  de 
liberté,  ont  tenu  à  apporter  leur  hommage  à  la  grandiose  manifes- 
tation chrétienne,  dont  Montréal  était  le  théâtre.  Il  y  eut  plus  en- 
core. Au  cablogramme  que  lui  adressa,  au  nom  des  congressistes, 
le  cardinal-légat,  le  roi  Georges  V  a  répondu  par  une  dépêche  sym- 


CHRONIQUE  DES  REVUES  465 

pathique  des  plus  significatives.  Les  catholiques  canadiens  ne  l'ou- 
blieront pas.  Il  nous  est  du  reste  toujours  agréable  d'exprimer 
notre  loyauté  à  la  couronne  anglaise  et  à  la  famille  régnante. 

A  ce  sujet,  nous  tenons  à  reproduire  ici  un  article  que  la  Review 
of  Reviews  a  consacré  à  la  femme  distinguée  qu'est  l'épouse  de  Geor- 
ges V,  la  reine  Marie.  Par  son  intelligence  et  ses  hautes  capacités, 
comme  la  regrettée  reine  Victoria  et  aussi  comme  la  reine-mère 
Alexandra,  la  reine  Marie  mérite  de  jouer  un  rôle  dont  chacun  s'ac- 
corde à  reconnaître  l'importance.  h'Opinion  de  Paris  (27  août) 
analyse  l'article  de  la  Review,  dont  elle  cité  plusieurs  passages. 

"  La  reine,  dit  la  Review  of  Reviews,  a  bien  commencé  et,  en 
tant  que  reine  associée  au  trône,  en  tant  que  conseiller  écouté  du 
souverain  son  mari,  elle  devra  conquérir,  dans  l'histoire,  une 
place,  qui  ne  sera  pas  moins  éminente  que  celles  occupées  par  les 
deux  femmes  qui  l'ont  précédée.  "  La  reine  Marie  a,  d'ailleurs,  de 
qui  tenir.  Sa  mère,  Marie  de  Cambridge,  petite-fille  de  Georges  III, 
était  loin  d'être  une  personne  banale.  L'admiration  profonde  du 
shah  de  Perse,  Nasr-el-Dhin,  était  partagée  par  l'opinion  britanni- 
que, mais  pour  des  raisons  différentes. 

La  priaicesse  de  Teck  incarnait,  d'une  manière  extraordinaire,  le  vieil 
adage  :  "  Kiez  et  engraissez  ".  En  effet,  elle  avait  une  joyeuse  nature,  et 
ses  proportions  furent  assez  amples  pour  éveiller  l'admiration  chez  le 
premier  shah  de  Perse,  qui  avait  sur  la  femme  des  conceptions  nette- 
ment orientales.  Le  shah  ne  proposa  pas  exactement  de  l'enlever  pour 
orner  son  palais  de  Téhéran.  Le  sang  royal  s'y  opposait.  Mais  Nasr-el- 
Dhin  avait  un  regard  particulièrement  rapide  pour  discerner  les  beautés, 
et  une  manière  pas  très  délicate  d'exprimer  ses  admirations.  Quand  il 
vint  à  Saint-Pétersbourg,  une  dame,  que  je  connaissais,  piqua  sa  fantaisie. 
Il  alla,  sur  l'heure,  trouver  le  tsar  et  demanda  qu'elle  fût  remise  à  son 
harem.  "  En  échange,  je  vous  donnerai  un  et  peut-être  deux  étalons.  " 
La  tradition  ne  dit  pas  à  combien  d'étalons  le  shah  évaluait  la  princesse 
Marie  de  Cambridge ... 


466  LA  REVUE  CANADIENNE 

En  tout  cas,  l'opinion  anglaise  la  prisait  fort.  On  lui  pardonnait, 
en  raison  de  son  esprit  et  de  sa  bonté,  la  netteté  autoritaire,  avec 
laquelle,  digne  fille  de  Georges,  elle  formulait  ses  idées  et  exprimait 
ses  sentiments.  La  princesse  Marie  de  Cambridge  était  une  fervente 
adepte  de  la  secte  des  anglo-israélites.  Ceux-ci  croient  que  le  peuple 
anglo-saxon  descend  directement  d'une  des  tribus  d'Israël,  et  que 
leur  maison  royale  se  rattache  à  celle  de  David,  et  par  elle  à  Abraham 
Isaac  et  Jacob.  On  pourrait,  paraît-il,  traverser  la  généalogie  des 
rois  de  la  Grande-Bretagne,  par  l'intermédiaire  des  rois  d'Ecosse 
jusqu'au  premier  rçi  d'Irlande.  Or  Zedekiah,  à  qui  fut  confiée  la 
pieuse  mission  de  veiller  sur  les  jours  du  prophète  Jérémie,  aurait 
fui  la  Syrie  et  aurait  épousé  le  souverain  de  l'ile  d'Erin  ! 

La  générosité  de  Marie  de  Cambridge  était  proverbiale.  Cha- 
que année,  elle  distribuait  elle-même,  aidée  de  sa  fille,  depuis  reine 
d'Angleterre,  les  légumes  des  jardins  de  White  Lodge  aux  veuves 
de  soldats,  hospitalisées  dans  le  Royal  Cambridge  Asylum. 

"  Allons,  May,  donnez  à  cette  chère  âme  des  choux,  et  ensuite  revenez 
pour  le  chou-fleur.  Dépêchez-vous,  sinon  je  ne  idemanderai  pas,  pour  vous, 
une  place  à  Covent-Garden.  "  Et  la  princesse,  saisissant  il'oecasion  avec 
une  joie  enfantine,  de  voler  de-ci  de-ilà  avec  autant  d'activité,  que  si  la 
place  à  Covent-Garden  était  une  réalité.  Si  sa  vitesse  se  ralentissait,  la 
duchesse  de  crier  :  "  Soyez  à  votre  affaire,  May.  Apportez-moi  ces  oignons  ! 
Vous  n'aimez  pas  leurs  parfums  ;  vous  ne  serez  donc  jamais  la  femme  d'un 
marchand  de  légumes  verts  !  "  Et  ainsi  de  suite,  jusqu'à  ce  que  chaque 
pauvresse  ait  île  tablier  plein. 

Après  une  enfance  très  libre  et  un  peu  virile  dans  le  parc  de 
White  Lodge,  au  cours  de  laquelle  la  future  reine  d'Angleterre  donna 
à  l'escouade  de  frères,  dont  elle  était  le  caporal,  des  leçons  de  cricket 
et  de  cheval,  l'exemple  des  pique-niques  avantureux  et  des  folles 
galopades,  la  princesse  May  reçut  une  éducation  fort  soignée  et  des 
plus  complètes.  D'ailleurs,  dans  de  longs  mémorandums,  la  duchesse 
de  Teck  dressa  elle-même  le  plan  des   études,  indiqua  aux  gouver- 


CHRONIQUE  DES  REVUES  467 

nantes  l'esprit  dans  lequel  elles  devaient  remplir  leurs  devoirs.  La 
mère  insistait  surtout,  pour  que  sa  fille  prît  des  habitudes  "  d'or- 
dre et  de  méthode  ".  Mais  la  princesse  May  ne  fut  pas  seulement 
une  ménagère  accomplie.  On  la  surprit,  une  ou  deux  fois,  annotant 
des  Blue  Books,  des  enquêtes  officielles  sur  les  enfants  idiots,  sur  le 
marchandage  et  ses  abus.  ' 

Siir  ses  étagères,  vous  ne  trouverez  pas  de  livres  poussiéreux  ou  bien 
non  coupés  ;  mais  des  feuilles  nettement  tranchées  et  des  pages  souvent 
tournées.  Ses  auteurs  favoris,  avant  son  mariage,  étaient  Tennyson,  Car- 
lyle,  Emerson  et  G.  Elliot.  Princesse,  elle  aimait  beaucoup  les  belles 
reMures  et  appréciait  lies  envois  d'auteur.  Les  oeuvres  de  Macaulay, 
Fronde,  Lamb,  John  Morley,  Molière,  Goethe,  Dante,  occupent  une  place 
bien  en  vue  sur  les  rayons  de  la  bibliothèque  de  White  Lodge.  La  prin- 
cesse avait  pour  habitude  de  ne  pas  passer  une  journée  sans  lire,  ne  serait- 
ce  qu'une  page,  et  discuter  ensuite  sur  le  sujet  de  sa  lecture.  Avec  sa 
gouvernante,  elle  parlait  soit  allemand,  soit  français.  Et  la  discussion 
avait  lieu  dans  l'une  ou  l'autre  de  ces  deux  langues. 

Edouard  VII,  qui  n'aimait  guère  à  se  prononcer  sur  les  person- 
nes, ne  tarissait  pas  d'éloges  sur  la  valeur  de  sa  belle  tille,  sur  sa 
force  de  caractère  et  sur  son  intelligence  capable. 

Ses  sympathies  intellectuelles  montrent  un  caractère  plutôt  pratique 
qu'idéaliste.  Avant  d'être  mariée,  les  faits  plus  que  les  fantaisies,  le 
monde  réel,  avec  son  activité  et  ses  besoins,  plutôt  que  le  monde  du  rêve 
et  de  l'imagination,  parlaient  à  son  esprit.  Elle  lisait  beaucoiïp  d'histoire  de 
son  pays  et  aussi  celle  des  autres  nations.  Elle  prend  un  intérêt  particu- 
lier aux  mémoires  des  personnages  historiques. 

Cependant  la  reine  May  malgré  ses  dons  de  musicienne,  son  goût 
pour  les  vieux  monuments,  n'a  rien  d'un  bas-bleu.  Elle  est  une  mère 
passionnée,  une  maîtresse  de  maison  accomplie.  Pas  une  journée  ne 
se  passe,  sans  qu'au  moins  une  heure  ait  été  consacrée  aux  enfants. 
Un  peu  du  tempérament  de  la  reine  Victoria  revit  chez  cette  jeune 
nièce—  qu'elle  avait  du  reste  désignée  pour  occuper  le  trône  britan- 
nique. 


468  .  LA  REVUE  CANADIENNE 

Un  homme  de  bien  et  un  patriote  (Feu  J.-A.  Chicoyne^ 
ancien  député).  —  Au  risque  d'allonger  un  peu  ma  chronique  accou- 
tumée, je  voudrais,  avant  de  la  clore,  rendre  un  modeste  hommage 
à  la  mémoire  d'un  homme  de  bien  et  d'un  patriote  comme  notre  pays 
en  a  peu  connu.  L'ancien  député  de  Woli'e  à  la  Chambre  de  Québec, 
l'avocat  et  publiciste  de  renom,  qui  vient  de  mourir  à  Saint- Hya- 
cinthe, dans  les  derniers  jours  de  septembre,  M.  J.-A.  Chicoyne,  a 
joué  un  rôle  important  dans  notre  province,  surtout  dans  les  Canton» 
de  l'Est.  C'était  un  penseur  et  un  écrivain  solide.  Plus  souvent  qu'à 
son  tour,  il  a  dit  sur  les  questions  vitales  de  notre  pays  le  mot  juste. 
On  l'appelait  le  Nestor  de  la  Chambre  à  Québec.  C'était  en  effet  un 
sage  dans  toute  l'acception  du  terme.  Il  est  mort  relativement  jeune, 
à  66  ans.  Et  même,  il  était  déjà  mort  à  la  vie  active  depuis  six  ans. 
La  paralysie, tout  en  lui  laissant  en  parfait  équilibre  ses  facultés  in- 
tellectuelles, l'avait  physiquement  réduit  à  l'impuissance.  Il  écrivait 
encore,  par  la  main  de  sa  fille  dévouée.  Son  dernier  article  Le  Pèle- 
rin de  Verchères  est  du  17  septembre  (Za  Patrie  de  Montréal).  Mais 
enfin,  pour  beaucoup  il  n'existait  plus.  Aussi  nous  n'étions  pas 
nombreux  à  ses  funérailles  !  M.  Chicoyne  méritait  mieux. 

Cet  homme  de  bien  et  ce  patriote  convaincu  donna  souvent  à 
ses  concitoyens  les  plus  utiles  conseils,  que  tout  d'abord  d'ailleurs 
ses  boas  exemples  invitaient  à  suivre.  Mon  meilleur  hommage  à  sa 
mémoire  sera  d'en  recueillir  ici  quelques-uns.  Je  les  trouve  dans  un 
discours  de  Saint-Jean-Baptiste,  qu'il  prononçait  à  Sherbrooke  — 
dont  il  était  alors  le  maire  —  en  juin  1893.  Se  souvenant  que  nos 
père  sont  choisi  pour  armoiries  parlantes  et  blason  de  notre  race,  le 
castor,  l'hermine  et  l'érable,  il  disait  : 

Nos  pères  observèrent  que  le  castor,  abondant  à  cette  époque,  est  le 
véritable  modèle  du  travailleur.  Ils  le  voyaient  sans  cesse  rivé  à  sa  tâche 
apportant  la  pierre,  la  terre  et  les  brandies,  pour  construire  des  digues 
puissantes  et  arrêter  ainsi  l'invasion  de  ses  domaines  par  les  eaux.  Mais 
ils  remarquèrent  aussi  qu'au  labeur  du  castor  présidait  une  organisation 


CHRONIQUE  DES  REVUES  469 

ingénieuse.  Elle  assignait  à  chacun  sa  tâche,  distribuait  sagement  les  fai- 
bles et.  les  forts  et  garantissait  la  colonie  contre  les  pertes  de  temps.  Et 
voilà  le  premier  symbole  que  nos  pères  nous  donnèrent.  Pliais  hélas  !  si  le 
castor  domine  partout  sur  nos  étendards,  il  faut  bien  l'avouer,  nous  avons 
oublié  les   grandes  deçons   que   prêche   son  exemple 

C'était  afin  de  nous  mettre  en  garde  contre  les  mariages  antinaturèls 
que  nos  pères  nous  assignaient,  pour  deuxième  symbole,  l'hermine  !  Leur 
oeil  perspicaioe  avait  remarqué  sans  peine  que  l'hermine  possède,  dans 
l'ordre  animal,  le  même  caractère  que  la  sensitive  dans  le  règne  végétal. 
Sa  peau  soyeuse  ne  souffre  ni  la  moindre  tache  ni  la  moindre  approche. 
Au  lieu  d'attendre  l'enneani,  l'hermine  s'enfuit  dès  qu'elle  soupçonne  seule- 
ment le  danger.  Et  loin  de  contracter  des  alliances  compromettantes,  elle 
a  soin  d'éviter  tout  contact  qui  souillerait  sa  blancheur  immaculée.  Belle 
îmiage  de  la  race  canadienne  !  Chaque  fois  qu'au  lieu  de  se  liguer  entre 
«ux,  nos  compatriotes  se  sont  coalisés  avec  des  races  étrangères  à  leur 
langue  et  phis  encore  à  leur  foi,  ils  ont  vu  se  corrompre  la  pureté  de  ce 
double  trésor  qu'ils .  avaient  mission- de  g-arder,  selon  le  mot  du  poète, 
"  pur  de  tout  alliage  " 

Nos  pères  enfin  nous  ont  donné  un  troisième  et  vivant  symbole,  l'éra- 
ble canaidien  ?  Arbre  merveilleux  que  l'univers  nous  envie,  tu  répands  au 
loin  ton  feuillage  sans  doute,  mais  ta  racine  plonge  si  profondément  dans 
le  sol  que  l'on  ne  réussit  à  t'en  arracher,  qu'en  te  faisant  presque  périr  ! 
Et  tu  produis  une  isève  succulente  que  l'industrie  transformexa  un  jour  en 
un  de  nos  produits  les  plus  rémunérateurs  ;  mais  aussi  ta  sève  se  tarit, 
le  jour  où  l'on  a  poussé  l'audace  jusqu'à  te  transplanter  dans  une  glèbe 
étrangère  !  Seule,  la  terre  canadienne  est  digne  de  te  nourrir  ! —  Messieurs 
en  voulez-vous  un  frappant  exemple  ?  Dans  la  Touraine,  en  France,  un 
agriculteur  était  p'arvenu  à  faire  croître  cinq  cents  pieds  d'érable,  qu'il 
avait  empruntés  à  nos  meilleures  forêts.  Quand  je  passai  chez  lui,  plu- 
sieurs années  après,  je  m'informai  du  résultat.  "  Mes  plants  se  dévelop- 
pent "  me  dit-il,  "  mais  hélas  !  la  racine  plonge  sans  doute  trop  peu  dans 
'le  sol  ;  j'ai  beau  leur  ouvrir  les  flancs  chaque  printemps,  ils  refusent  de 
laisser  couler  leur  sève.  "  Image  encore  du  peuple  canadien-français  et 
symbole  que  vous  comprendrez  tous,  messieurs,  sans  autres  commentaires. 
Comme  l'érable  de  son  pays,  le  Canadien  transplanté  ailleurs  ne  donne 
point  de  sève  !  Je  veux  bien  qu'il  ne  meure  pas  du  coup,  mais  encore,  pour 
vivre  vraiment,  faut-il  qu'il  revienne  de  temps  à  autre  se  retremper  à  la 
source  qui  abreuva  son  enfance.    Et  c'est  pourquoi,  tout  en  souhaitant  un 


470  LA  REVUE  CANADIENNE 

heureux  sort  à  ceux  que  leurs  mallieurs  condajnnent  à  demeurer  pour  tou- 
jours loins  de  nous,  devons-nous  encourager  de  toutes  nos  forces  le  retour 
au  sol  natal  de  nos  compatriotes  qui  ne  rêvent  sagement  qu'un  exil 
temporaire. 

Je  m'aperçois  que,  malgré  les  coupures,  j'ai  cité  encore  bien 
longuement  ce  discours  original  et  pratique.  Mais  il  peint  l'homme 
de  bien  qu'était  M.  Chicoyne  en  trois  traits  si  nets  que  je  ne  le 
regrette  pas.  Le  travail,  l'union  avec  ses  frères  et  enfin  l'attache- 
ment au  sol  de  la  patrie,  voilà  bien  ce  qui  le  caractérisait.  Sur  sa 
tombe  comme  sur  celle  du  vrai  Canadien,  il  faudrait  mettre  un 
castor,  une  hermine  et  une  feuille  d'érable  !  Pour  les  générations 
qui  passent  ce  serait  une  leçon  qui  doit  demeurer, 

Elie-J.  AUCLAIK, 

Secrétaire  de  la  Rédaction» 


NOTES  BIBLIOGRAPHIQUES 


ELEMENTA  PHILOSOPHr^  CHRISTIAN^  AD  MENTEM  Sti  THOM^ 
EXPOSITA.  —  Vol.  III,  par  M.  l'abbé  Lortie,  du  Séminaire  de  Québec. 

C'est  une  tâche  agréable  de  présenter  aux  lecteurs  de  la  Revue  le  troisième 
volume  des  Eléments  de  Philosophie  de  M.  l'abbé  Lortie.  Déjà,  j'ai  fait  remar- 
quer avec  quel  souci  constant  de  la  plus  scrupuleuse  orthodoxie  le  docte  pro- 
fesseur de  l'Université  Laval  a  composé  ses  deux  premiers  volumes.  C'est  avec 
le  même  zèle,  puisé  aux  meilleures  sources  romaines  de  l'exactitude  doctrinale, 
qu'il  a  écrit  le  troisième.  —  Je  viens  de  le  parcourir  avec  un  vif  plaisir.  Il  me, 
semble  qu'en  compagnie  d'une  personne  sympathique  j'ai  fait  une  promenade 
en  un  très  beau  pays.  J'ai  revu  des  sites  variés.  Tout  à  mon  aise  j'ai  pu  admi- 
rer le  cours  silencieux  du  fleuve  de  la  vie  humaine.  Il  coulait  vers  l'océan  sans 
rivage  où  nous  trouverons  enfin  la  félicité  suprême  dont  nous  avons  soif.  — 
Mais  hélas  !  combien  de  voyageurs  n'atteignent  pas  le  terme  de  leur  course, 
parce  qu'ils  s'arrêtent  dans  la  voie  qui  y  conduit,  ou  encore  parce  qu'ils  sortent 
de  cette  voie  et  prennent  une  fausse  direction.  Ils  veulent  une  morale  indé- 
pendante !  Dieu,  l'âme,  la  vie  future,  la  sanction  éternelle  :  ce  sont  de  bons 
vieux  mots  un  peu  lourds.  Renan  voulait  les  exclure,  comme  tous  ceux,  du  reste, 
qui  marchent  sous  les  bannières  de  la  libre  pensée. 

II  importe  de  discipliner  fortement  les  âmes  avec  toutes  les  bonnes  notions 
fondamentales  de  la  morale.  M.  l'abbé  Lortie  me  permettra  bien  de  le  lui  dire 
en  toute  amitié,  j'aurais  aimé  voir  mis  plus  en  relief  les  arguments  qui  éta- 
blissent que  la  morale  ne  saurait  être  indépendante  de  la  métaphysique  et  de 
l'idée  de  Dieu.  L'enseignement  de  la  morale  dans  l'Université  de  France  est  en 
faillite,  parce  qu'on  a  trop  perdu  de  vue  qu'il  n'y  a  pas  de  devoir  obligatoire 
sans  Dieu,  qu'il  n'y  a  pas  de  loi  sérieuse  sans  législateur  et  sans  sanction  (1). 
Quoi  qu'il  en  soit  de  cette  réserve,  je  n'en  admets  pa?  moins,  et  très  volontiers, 
que  M.  l'abbé  Lortie  arrive  fort  bien  à  son  but  d'une  façon  générale  et  qu'il  pré- 
sente à  ses  élèves  un  ouvrage  clair  et  m  éthodique. 


(1)  Je  viens  de  lire  dans  le  Jottrria/iies  Débats  sous  la  signature  de  M.  J. 
Bourdeau,  cet  aveu  significatif  :  **  La  morale  la  plus  austère,  celle  de  Kant,  est 
actuellement  en  baisse  en  France  ;  elle  se  traduit  dans  nos  mœurs  publiques  par 
la  morale  de  Robert  Macaire  ", 


472  LA  REVUE  CANADIENNE 

Les  lecteurs  seront  heureux  de  trouver,  dans  le  livre  de  notre  savant  ami, 
une  bonne  thèse  sur  V Alcoolisme.  Ceux  qui  luttent  contre  ce  mal,  qui  mena- 
çait de  devenir  un  fléau  national,  trouveront  là  une  documentation  précieuse. 
Les  notes  au  bas  des  pages  et  les  indications  bibliographiques  démontrent  bien 
le  souci  qu'à  l'auteur  de  mettre  sa  science  au  point.  Tous  lui  en  sauront  gré. 

Je  félicite  aussi  M.  l'abbé  Lortie — et  il  comprendra  facilement  pour  quelles 
raisons  —  d'avoir  voulu  traiter  avec  une  grande  précision  le  chapitre  de 
societate  paterna.  Jamais  on  ne  fera  trop  ressortir  que  le  droit  d'élever  les 
enfants  appartient  au  père  de  famille.  Dans  notre  pays,  cette  thèse  est  toute 
d'actualité.  On  ne  la  connaît  pas  toujours  assez.  Pour  s'en  convaincre,  il  suffit 
de  relire  certains  articles  de  journaux  ou  certains  discours,  qui  se  mettent  à 
l'aise  avec  les  principes.  On  ne  craint  pas  même  parfois  de  soutenir  des  propo- 
sitions condamnées  par  le  Syllxbus  !  Que  voulez-vous  ?  Ce  Syllabus  !  il  est 
démodé.  Et  puis  on  s'appuie  sur  des  auteurs  qui  s'empresseraient  sans  doute  de 
protester,  s'ils  étaient  encore  de  ce  monde,  en  se  voyant  ainsi  citer  à  tort  et  à 
travers,  mais  qui  malheureusement  ne  sont  plus  là  pour  le  dire.  En  tout  cas,  la 
thèse  contre  le  monopole  de  l'Etat  (page  281)  mérite  d'être  relue  et  méditée 
parce  qu'elle  est  l'expression  d'une  vérité  qu'il  est  utile  de  proclamer  très  haut 
par  le  temps  qui  court. 

Le  distingué  professeur  a  aussi  voulu  traiter  de  l'association  professionnelle 
avec  un  soin  spécial  ;  et  il  a  bien  fait.  Nous  croyons  sincèrement  que  nous 
n'initierons  jamais  trop  vite  nos  jeunes  gens  à  ces  graves  questions  sociales,  qui 
doivent  les  préoccuper  dans  leurs  études  philosophiques.  C'est  un  moyen  de 
leur  faire  comprendre  leur  responsabilité  complète,  à  savoir  qu'ils  ne  sont  pas 
nés  pour  eux-mêmes  seulement,  mais  pour  la  société,  qu'ils  ne  sont  pas  unique- 
ment leurs  maîtres,  mais  les  serviteurs  de  la  patrie  et  de  l'humanité. 

Ce  troisième  volume  est  l'achèvement  d'une  belle  œuvre.  C'est  de  toute 
son  âme  que  M.  l'abbé  Lortie  fait  de  la  philosophie.  Comme  disait  Ollé- 
Laprune  en  parlant  d'un  philosophe  chrétien  :  "  Il  est  attentif  à  ne  rejeter 
aucune  des  "  ressources  humaines  ",  ni  aucune  des  "  ressources  divines  "  qui 
sont  à  la  disposition  de  l'homme.  Il  travaille  à  déployer  et  à  employer  toute  sa 
raison,  à  déployer  et  à  employer  toute  sa  foi.  "  Puissent  tous  nos  collégiens 
comprendre  cette  merveilleuse  harmonie  et  développer  ainsi  toutes  leurs 
facultés  pour  servir  un  jour  l'Eglise  et  la  patrie  !  —  Philippe  Perrier. 


NOTES  BIBLIOGRAPHIQUES  473 

L'IDEE  INDIVIDUALISTE  ET  L'IDEE  CHRETIENNE.  Essai  sur  t* 
Fondement  du  Droit  chrétien,  par  Henri  Lorin,  1  vol.  in-16  de  la» 
collection  Science  et  Religion,  No  568.  Prix:  0  fr.  60.  —  Bloud  ex, 
Cie,  éditeurs,  7,  place  Saint-Sulpice,  Paris   (6e). 

Les  Semaines  sociales  sont  partout  une  protestation  motivée  contre  la 
conception  individualiste,  qui  imiplique  la  méconnaissance  des  solidarités 
concrètes,  sape  la  notipn  de  la  fraternité  humaine  en  ruinant  celle  de  la 
paternité  divine,  son  origine  réelle  et  son  fondement  logique,  fausse 
l'idée  du  droit  en  la  détachant  de  l'idée  de  devoir,  son  point  de  départ 
et  sa,  raison  d'être.  Nul  n'était  donc  mieux  désigné  pour  rappeler  ces 
principes  fondamentaux  de  l'action  sociale  chrétienne  que  M.  Henri  Lorin, 
le  distingué  président  des  Semaines  sociales  de  France. 


VIRGILE  ET  VICTOR  HUGO,  par  Amédée  Guiard,  docteur  èe  lettre.^. 
1  vol.  in-8.  Prix  :  7  fr.  50.  —  Bloud  et  Cie,  éditeurs,  7,  place  Saint- 
Sulpice,  Paris   (6e). 

On  regarde  généralement  les  Romantiques  comme  de  parfaits  igno- 
rants de  l'antiquité.  M.  Amédée  Guiard  démontre  ici  combien  cette  ■ 
opinion  est  peu  fondée.  Sa  connaissance  approfondie  des  deux  auteurs 
qu'il  étudie  lui  a  permis  de  suivre  à  travers  l'oeuvre  du  poète  français 
l'influence  du  poète  latin.  Il  montre  de  quedle  utilité  furent,  pour  le  chef 
du  Romantisme,  les  très  sérieuses  études  latines  qu'il  fit  dans  sou 
enfance.  Les  partisans  des  "  vieilles  humanités  "  sauront  gré  à  M. 
Guiard  de  cette  découverte.  On  aplprécie  aussi  dans  ce  livre  les  curieuses 
recherches  auxquelles  s'est  livré  l'auteur  sur  les  nombreux  traducteurs  de 
Virgile  qui  se  sont  rencontrés  avec  Hugo,  ainsi  que  le  très  attrayant 
parallèle  que  M.  Guiard  institue  entre  ces  deux  auteurs  d'un  génie  ai 
différent. 


LA  FONCTION  DU  POETE.  Etude  sur  Victor  Hugo,  par  Amédée  Guiard, 
docteur  es  lettres.  1  vol.  in-16.  Prix:  3  fr.  50.  —  Bloud  et  Cie, 
éditeurs,  7,  place  Saint-Sulpice,  Paris   (6e). 

Dans  son  étude  sur  Victor  Hugo   qu'il  intitule  Fonction   du  Poète, 
M.  Amédée  Guiard  s'est  efforcé  de  découvrir  le  secret  de  ce  grand  génie. 


474  LA  REVUE  CANADIENNE 

Bien  loin  de  mépriser  la  chronologie,  il  l'a  utilisée  amplement,  ainsi  que 
la  correspondance  du  poète,  ses  manuscirits,  l'es  éditions  diverses  de  sess  oeu- 
vres, les  journaux  et  les  livres  qui  l'ont  soutenu  et  combattu,  pour  suivre, 
d'année  en  année,  cette  étrange  ambition  d'un  génie  qui,  dès  sa  jeunesse, 
vouilut  instaurer  à  son  profit  la  papauté  littéraire. 


HISTOIRE  DE  LA  CONTRE-EEVOLUTION.  L'agonie  de  la  Royauté 
(1789-1792),  par  le  baron  de  Batz,  1  vol.  in-8  de  la  Nouvelle  BiMio- 
thèque  historique.  Prix:  7  fr.  50.  —  Bloud  et  Cie,  éditeurs,  7,  place 
Saint-Sulpice,  Paris    (6e). 

Par  un  étrange  hasard,  personne  n'avait  encore  pensé,  en  ce  temprs 
d'études  sur  la  Révolution,  à  écrire'  l'histoire  des  efforts  faits  par  les 
contre-révolutionnaires  pour  tâcher  d'arrêter  la  tourmente.  Et,  cepen- 
dant, ces  efforts  ont  été  très  réels  et  très  nombreux.  C'est  cette  lacune 
que  vient  combler  l'Histoire  de  la  Contre-Révolution  de  M.  le  baron  de 
Batz.  Déjà  très  remarqué  et  très  estimé  dans  le  monde  des  historiens  et 
des  écrivains  par  ses  études  historiques  publiées  dans  les  Revues,  par  son 
^ouvrage,  La  vie  et  les  conspirations  de  Jean,  haroii  de  Batz,  l'auteur' 
du  présent  volume  a  peint  une  magnifique  fresque  où  les  contre-révolu- 
tionnaires monarchistes,  catholiques,  constitutionnels,  défendent  éperdu- 
ment  leurs  convictions,  leur  foi,  leurs  opinions,  contre  les  révolutionnaires. 

Ce  livre  est  rempli  de  notations  pittoresques  et  colorées,  de  faits  non- 
veaux  nous  initiant  à  des  secrets  jusqu'ici  inconnus,  et  doit  être  lu  par 
tous  ceux  qui  s'intéressent  à  l'histoire  de  la  Révolution,  dont  il  modifie 
beaucoup  de  traditions   acceptées. 


IDEES  MEDICALES,  par  le  Docteur  Grasset.       Un  volume  in-16.     Prix   : 
3  fr.  50. — Librairie  Plon-Nourrit  et  Cie,  8,  rue  Garancière,  Paris(6e) 

Les  articles  de  revues  et  les  conférences  du  professeur  Grasset  réunis 
dans  ce  volume  exposent,  sous  une  forme  synthétique  et  aisément  saisls- 
sable,  quelques  découvertes  essentielles  et  certaines  idées  maîtresses  qal, 
à  notre  époque,  résument  et  gouvernent  la  médecine.  L'étude  consacrée 
au  psychisme  inférieur  dépasse  le  domaine  ordinaire  de  la  physiologie  et 
apparaît  comme  un  grand  chapitre  de  la  biologie  humaine  qui  intéresse  à 


NOTES  BIBLIOGRAPHIQUES  475 

la  fois  les  philosophes,  les  sociologues,  tous  ceux  que  passionnent  les  pro- 
blèmes de  la  pensée  et  de  la  sensibilité  humaines.  Celle  qui  a  trait  à  la 
psychothérapie  définit  le  rôle  utile  de  la  suggestion,  ses  dangers  aussi,  et 
pose  les  principes  d'une  action  curative  par  l'éducation  de  la  volonté.  Les 
théories  du  Dr  Grasset  sur  les  demifous  et  les  demiresponsables  méri- 
taient d'être  ra/ppeiées,  car  elles  ont  renouvelé  les  bases  de  la  science 
aJliénîste. 


APOLOGETIQUE  CHEETIENNE,  par  les  abbés  A.  Moulard  et  Francis 
Vincent,  licenciés  es  lettres.  Nouvelle  édition  entièrement  refondue 
1910-1911.  1  vol.  in-16.  3  fr.  50,  —  Librairie  Bloud  et  Oie,  7,  place 
iSaint-Sulpice,  Paris    (ôe)*. 

'  Cet  excellent  manuel  peut  être  utile  non  seulement  aux  élèves  de 
l'enseignement  seconJdaire  et  supérieur  mais  encore  aux  prédicateurs,  à 
tous  les  ecclésiastiques  et  aux  catholiques  que  renseignement  religieux  ne 
peut  laisser  indifférents. 


L'EGLISE  DE  FKANCE  SOUS  LA  TROISIEME  REPUBLIQUE.  Pontifi- 
cat de  Léon  XIII,  1878-1894,  par  le  R.  P.  Lecanuet.  Un  beau  volume 
in-8,  de  640  pages.  Prix:  5  fr.  —  Ancienne  Librairie  Poussielgue, 
J.  de  Gigord,  éditeur,  rue  Cassette,  15,  Paris. 

"  C'est  le  plus  formidable  réquisitoire  qui  ait  été  élevé  contre  les 
sectaires,  écrit  dans  le  Correspondant  du  35  mai  1910,  Mgr  Chapon,  ©vêqiie 
de  Nice,  et  aucun  homme  loyal,  s'il  est  jaloux  de  l'honneur  de  la  Républi- 
que, ne  le  lira  sans  rougir.  "  —  L'histoire  si  délicate  du  ralliement,  1890- 
1894,  occupe  la  seconde  partie  du  livre.  "  ^ulle  part,  à  ma  connaissance 
écrit  encore  l'évêque  de  Nice,  la  politique  de  Léon  XIII  n'a  été  mieux 
défendue,  parce  que  nulle  part  elle  n'a  été  plus  exactement,  plus  sincère- 
ment exposée  à  la  lumière  des  événements. . .  Votre  livre  est  remarquable 
par  sa  riche  et  scrupuleuse  documentation  ;  la  vie  qui  déboande  de  ses  récits 
lui  donne  l'intérêt  d'un  drame.  Vous  ne  savez  pas  seulement  écrire,  vous 
savez  peindre.  Pas  un  instant,  l'attention  ne  cesse  d'être  captivée  par 
l'évocation  de  tant  de  scènes  présentes  encore  à  la  mémoire  de  notre 
génération.  " 


476  LA  REVUE  CANADIENNE 

LE  FLEAU  liOMANTIQUE,  par  l'abbé  C.  Lecigne,  docteur  ès-lettres,  pro- 
fesseur de  littérature  française  aux  Facultés  libres  de  Lille.  In.-12, 
3.50.  —  P.  Lethielleux,  éditeur,  10,  rue  Cassette,  Paris  (6e). 

C'est  /le  titre  d'un  nouvel  ouvrage  que  publie  l'éminent  écrivain  qui 
achève  de  se  faire  une  belle  place  dans  la  presse  et  la  librairie  contempo- 
raines. 

M.  Lecigne  y  étudie  le  mouvement  romantique,  non  "pas  en  dilettante 
uniquement  attentif  aux  formes  et  aux  sous,  mais  en  moraliste  que  préoc- 
cupent la  valeur  des  idées  et  leur  retentissement  dans  les  consciences. 

L'ouvrage  se  continuera.  Ce  premier  volume  est  une  introduction 
générale  écrite  d'une  plume  savante  et  élégante.  Il  a  sa  place  marquée 
dans  la  bibliotihèque  de  tous  ceux  qui  s'intéressent  au  mouvement  de^ 
idées  iQodernes  et  qui  veulent  les  juger,  non  pas  sur  leur  surface  brillante, 
anais  sur  leur  vertu  et  sur  leur  influenioe  dans  la  vie  morale  d'aujourd'hui. 


LES  COMMENCEMENTS  DE  L'INDEPENDANCE  BULGARE  et  le  prince 
Alexandre.  Souvenirs  d'un  Français  à  Sofia,  par  E.  Queillé,  ancien 
inspecteur  général  des  Finances,  préface  par  Etienne  Lamy,  de 
l'Académie  française.  1  vol.  in-8  carré,  XXVIII-440  pages.  Prix  : 
6  francs.  — ,  Bloud  et  Cie,  éditeurs,  7,  place  S&intrJSulpice,  Paris  (6e). 

M.  Queiilé,  insif>ecteur  général  des  finances,  prêté  en  1881,  par  le  gou- 
vernement français  au  gouvernement  bulgare  pour  réorganiser  les  finan- 
ces de  la  jeune  nation  ressuscitée,  nous  donne  un  livre  remarquable  sur  les 
commencements  de  l'Indépendanoe  bulgare.  La  récente  visite  du  tsar 
Ferdinand  à  Paris  a  tourné  l'attention  vers  l'origine  encore 
mystérieuse  de  l'émancipation  de  la  Bulgarie.  En  sorte  que  ces  souvenirs, 
recueiillis  il  y  a  trente  ans,  prendront  aujourd'hui  place  dans  les  dernières 
actuaJlités. 

Dans  la  remarquable  étude  qui  sert  de  préface  au  livre,  M.  Etienne 
Lamy  apj)récie  ainsi  les  rares  qualités  d'historien  de  M.  Queilié.  "  A  Sofia 
sa  compétence  technique  lui  ouvrit,  par  les  affaires  de  finances,  l'accès  de 
toutes  les  autres.  La  sûreté  de  son  caractère  obtint  bientôt  qu'on  les  lui 
livrât  sans  réticences.  Son  esprit  net,  pénétrant,  équitable,  lui  permit  de 
deviner  vite  ce  qu'on  ne  lui  confiait  pas  et  de  découvrir  la  vérité  que  seul 


NOTES  BIBLIOGRAPHIQUES  477 

il  cherchait.  Enfin  cet  investigateur  était  nn  raffiné  d'éducation  et  d'élé- 
g«,nce,  un  connaisseur  d'art,  un  familier  de  la  littérature,  la  légère  et  la 
pesante,  un  causeur  original  et  plein  de  verve  ". 


L'ATTITUDE  SOCIALE  DES  CATHOLIQUES  FKANÇAIS  AU  XIXe  SIE- 
CLE.   Les  premiers  essais  de  synthèse,  par  l'abbé  Ch.  Calippe.  Pré- 
face du  comte  Albert  de  Mun,  de  l'Académie  française.     1  vol.  in-- 
16  de  la  collection  Etudes  de  morale  et  de  sociologie.    Prix:  3.50  fr. 
—  Bloud  et  Cie,  éditeurs,  7,  place  Saint-Sulpice,  Paris  (6e). 

On  ne  saurait  trop  le  répéter  :  ni  en  France,  ni  ailleurs,  les  doctrines, 
les  tendances  et  l'actii'ité  sociales  des  catholiques  ne  datent  seulement  de 
vingt,  trente  ou  quarante  ans.  Malgré  d'heureuses  recherches  et  des 
monographies  fort  suggestives,  on  ignore,  en  général,  combien  ces  préoc- 
cupations ont  rempli  et,  dans  certains  cas,  obsédé,  durant  le  cours  du  XIXe 
siècde,  la  pensée  des  catholiques  de  France  les  plus  illustres.  C'est  ce 
mouvement  ininterrompu  dont  on  trouvera  le  récit  et  l'analyse  dans  l'ou- 
vrage ide  M.  l'abbé  Calippe.  Ce  premier  volume  nous  expose  les  doctrines 
des  intransigeants  :  Joseph  de  Maistre  et  Donald  ;  des  libéraux  :  Chateau- 
briand et  Tooqueville,  des  indépendants  qui  se  tiennent  "  sur  les  confins 
de  l'orthodoxie  "  :  BaHanche,  Bûchez  et  les  disciples  de  ce  dernier  :  Bordas- 
Demoulin  et  François  Huet.  Un  dernier  chapitre  est  consacré  à  Lamen- 
nais, en  qui  se  rencontrent  les  diverses  tendances  de  ses  prédéceseurs. 
Une  très  belle  préface  ide  M.  le  Comte  Albert  de  Mun  ouvre  le  volume  et  le 
recommande  chaleureusement  au  lecteur  . 


LA  PHILOSOPHIE  MINERALE,  par  Albert  de  Lapparent,  secrétaire  per- 
pétuel de  l'Académie  des  Sciences.  1  vol.  in-16  de  la  collection 
Etudes  de  pîdlosopMe  et  de  critique  religieuse.  Prix:  3.50  fr.  — 
Bloud  et  Cie,  éditeurs,  7,  place  Saint-Sulpioe  ,Paris   (6e). 

M.  de  Lapparent,  savant  d'une  modestie  parfaite,  s'est  toujours  défen- 
du d'être  autre  chose  qu'un  spécialiste.  Nombreuses  cependant  sont  les 
pages  de  son  oeuvre,  où,  débordant  les  cadres  d'une  science  particulière,  il 


478  LA  REVUE  CANADIENNE 

s'élève  à  des  conceptions  d'ordre  philosophique.  Mais  dispersées  dans  les 
recueils  les  pliis  divers,  ces  pages  étaient  devenues  pratiquement  introu- 
vables. Les  éditeurs  de  ce  livre  en  ont  groupé  ici  quelques-unes  des  plus 
originales.  M.  de  Lapparent  parlait  volontiers  de  ce  "  monde  minéral  à  la 
fois  reposant  et  instruotif,  qui  peut  servir  de  refiige  contre  le  spectacle 
souvent  décourageant  des  tristesses  contemporaines  ".  Le  présent  volu- 
me nous  convie  à  l'étude  de  ce  monde  modeste  où  l'éminent 
savant  trouvait  matière  à  de  hautes  réflexions.  Une  première 
partie  est  consacrée  à  l'étude  de  la  Cristallographie,  de  son  his- 
toire, de  s^  lois  ;  la  seconde  étuidie  les  vicissitudes  4e  la  préhistoire  et, 
particulièrement,  la  grave  question  de  l'ancienneté  de  l'homnae.  Quelques 
études  sur  la  constitution  moléculaire  des  corps,  sur  la  radioactivité,  sur 
les  théories  de  la  matière  complètent  le  volume. 


LES  JAKDINS  DE  L'HISTOIKE,  par  Emile  Gebhardt,  de  l'Académie  fran- 
çaise, 1  vol.  in-16.  Prix:  3.50  fr.  —  Librairie  Bloud  et  Cie,  éditeurs, 
7,  place  Saint-Sulpice,  Paris   (6e). 

Voilà  le  second  livre  d'une  série  qui  promet  d'être  des  plus  intéressan- 
tes. Ce  titre  pittoresque  et  fleuri  indique  bien  la  manière  de  l'auteur,  sa 
curiosité  vive,  gourmande  et  narquoise,  la  part  que  cet  historien  entendait 
bien  laisser  à  l'imagination  et  à  la  sensibilité  dans  les  études  historiques, 
et  certes  dans  ces  plates-'bandes  on  n'y  rencontre  pas  que  des  fleurs  déli- 
cates et  douces. 

M.  G-ebhardt  lui-même  semble  avoir  voulu  classeï*  ses  esquisses  sui- 
vant leur  tonalité  générale. 

"  Pour  le  moment,  dit-il,  la  plate-bande  est  assez  touffue  et  j'y  ai 
cueilli  un  assez  beau  bouquet  de  fleurs  de  crime.  " 

Ne  trouve-t-on  pas  là  comme  une  indication,  un  aveu  de  son  goût 
décidé  pour  toutes  les  formes  du  terrible  et  de  l'atroce. 

Les  éditeurs  ont  coUigé  et  rassemblé  cette  singulière  série  de  fleurs 
de  crime. 


NOTES  BIBLIOGRAPHIQUES  479 

LES  ROUTES,  par  le  Vicomte  E.-M.  de  Vogué,  de  l'Académie  française. 
Préface  par  le  comte  d'Haussonville,  de  l'Académie  française.  1  vol. 
in-16.  Prix  :  3.50  fr.  —  Bioud  et  Cie,  éditeurs,  7,  place  Saint -Sulpioe, 
Paris    (6e). 

Le  présent  volume  réunit  les  derniers  articles  publiés  par  Eugène- 
Melchior  de  Vogiié  :  il  est  comme  le  testaanent  littéraire  de  cet  illustre 
écrivain.  Suivant  une  indication  laissée  par  lui-même  et  qu'il  importait 
de  respecter,  on  l'a  intitulé  Les  Routes.  Ces  routes  ne  sont  pas  seulement 
celles  où  il  a  si  souvent  convié  ses  lecteurs  à  le  suivre  et  qui  le  condui- 
saient en  Orient  ou  en  Russie.  Ce  sont  encore  comme  il  le  disait  dans  la 
préface  d'un  précédent  volume  ;  "  les  routes  inconnues  qui  imènent  vers 
les  larges  échappées  de  ciel,  vers  les  grands  fonds  d'histoire,  partout  où  il 
y  a  chance  de  perdre  terre,  de  déployer  ses  ailes,  de  s'envoler  dans  l'au- 
delà  ". 

Dans  une  préface  qui  ne  compte  pas  moins  de  soixante  pages  M.  le 
Comte  d'Haussonville  trace  un  portrait  remarquable  de  son  éminent  con- 
frère de  l'Académie  française  et  donne  une  esquisse  de  son  oeuvre  impé- 
rissable. . 


LA  FRAN'C-î^rAÇONNERIE  ET  LA  CONSCIENCE  CATHOLIQUE,  par  le 
Rév.  Père  Couet,  des  Dominicains.  —  Nouvelle  édition.  Bureaux  de 
l^Action  Sociale,  à  Québec. 

Il  nous  fait  grand  plaisir,  disait  ^^ Action  Sociale  —  et  volontiers  nous 
farsons  nôtres  ces  paroles  —  d'annoncer  à  nos  lecteurs  que  le  Rév.  Père 
Couet,  des  Frères  Prêcheurs,  vient  de  publier  une  nouvelle  édition  de  cette 
intéressante  et  utile  brochure.  Ce  tract,  dont  la  publication  était  néces- 
saire pour  éclairer  la  conscience  des  Canadiens  français  sur  l'obligation 
que  d'Eglise  catholique  impose  à  tout  catholique  de  dénoncer  les  francs- 
maçons  et  leurs  chefs,  a  été  enlevé  en  peu  de  temps.  C'est  vraiment  un 
beau  succès  de  librairie,  et  nous  en  félicitons  sincèrement  le  R.  P.  Couet. — 
Revêtue  de  l'aipprobation  des  supérieurs  ecclésiastiques,  cette  brochure 
nous  offre  la  garantie  d'une  doctrine  pure,  en  même  temps  qu'elle  sert 
efficacement  à  répandre  des  enseignements  —  nous  le  répétons  —  deve- 
nus tout  particulièrement  nécessaires  chez  nous.  Nous  en  avons  assez  du 
système  de  la  peur  organisée.    L'ennemi  est  dans  la  place  ;  il  a  commencé 


480  NOTES  BIBLIOGRAPHIQUES 

déjà  son  oeuvre  de  démolition.  Se  taire  sur  les  agissements,  cacher  sciem- 
ment aux  autorités  religieuses  des  noms  de  francs-maçons,  dont 
nous  connaissons  certainement  l'affiliation  aux  loges,  ce  n'est  plus  de  la 
toléranjoe  ni  de  la  conciliation,  encore  moins  de  la  charité,  c'est  un  crime 
de  haute  trahison  envers  l'Eglise  et  la  société.  —  Nous  disons  donc,  avec 
le  E.  P.  Couet  :  "  Ne  nous  laissons  pas  tromper  par  la  comédie  du  men- 
songe qui  se  joue  actuellement  autour  de  nous.  Le  mensonge  et  l'hypo- 
crisie sont  les  deux  véhicules  de  la  franc-ma<jonnerie.  Léon  XIII  et  ses 
prédécesseurs  l'ont  fort  bien  démontré,  et  maintes  fois  dans  (notre  pays, 
nous  en  avons  en  des  preuves  évidentes.  Passons  le  balai  et  l'éponge, 
l'eau  et  le  phénol;  faisons  de  l'air  et  de  la  lumière,  et  nous  aurons  fait 
notre  devoir  de  bon  canadien  et  de  bon  chrétien  !  " — A  l'occasion  de  cette 
deuxième  édition  de  sa  brochure  anti-maçonnique,  le  R.  P.  Couet  a  reçu  de 
M.  Jean  Bidegain,  le  'fameux  révélateur  des  fiches,  en  France,  une  lettre 
de  félicitations,  où  il  est  dit  au  P.  Couet  que  sa  brochure  est  parfaite  et 
qu'elle  aura  certainement  la  plus  salutaire  influence.  M.  Bidegain  con- 
sacre aussi  plusieurs  pages  de  La  Franc-Maçonnerie  Démasquée  du  25  sep- 
teimbre  dernier  —  revue  dont  l'autorité  est  incontestable  en  cette  mar 
tiêre  —  à  l'étude  de  la  brochure  du  E.  P.  Couet.  —  De  Y  Action  Sociale 
de  Québec. 


Les  Irlandais  et  la  bataille  de  Carillon 


I^ÈJflL  y  a  quelque  temps  on  nous  signalait  une  curieuse  étude 
publiée  dans  l'Almanach  du  Peuple,  pour  l'amiiée  1910. 


4 


':^^  Elle  était  intitulée  Canadiens  français  et  Irlandais,  et  ornée 
d'un  portrait  de  l'honorable  Charles  Murphy,  secrétaire 
'd'Etat  du  Canada.  A  mesure  que  nous  la  parcourions,  un  étonne- 
ment  tràs  vif  s'emparait  de  nous. 

Nous  y  trouvions  d'abord  de^  réflexioms  étranges,  comme  celle- 
ci,  par  exemple  :  '  '  On  est  port§,  qu-elquef  ois,  dans  des  milieux  cana- 
diens-français trop  exclusifs,  à  considérer  le  groupement  irlandais 
implanté  dans  le  pays  comme  nouveau  venu,  à  lui  donner  de  mau- 
vais coeur  quelquefois  place  à  la  table  ancestrale,  enfin  à  lui  refu- 
ser un  rang  dans  la  famille  canadienne  fondamentale.  Cette  atti- 
tude provient  d'une  grave  erreur  historique,  ou  plutôt  s'explique 
par  une  regretta;ble  négligence  de  la  part  des  nôtres,  quand  il  s 'agit 
de  s'instruire  dans  l 'histoire  des  premiers  jours  du  Canada.  "  Que 
signifiaient  ces  lignes?  Evidemment  leur  auteur  inconnu  (accu- 
sait nos  compatriotes  d'être  injustes  envers  leurs  concitoyens  irlan- 
dais, par  ignorance  de  l'histoire  ancienne  du  Canada.  Mais,  ne 
s 'occupant  guère  d'étayer  son  accusation  d'injustice,  il  appuyait 
sur  son  reproche  d'ignorance.  D'après  lui,  si  les  Canadiens  fran- 
çais eussent  davantage  étudié  leur  histoire,  ils  auraient  vu  que  '  '  les 
Irlandais  ont,  dès  le  début  de  l'occupation  française,  joué  un  rôle 
militaire  excessivement  brillant  au  Canada  '  ',  et  qu  'il  n  'y  a  '  '  aucune 
raison'de  refuser  aux  descendants  des  légions  de  Montcalm  l 'amitié, 
la  sympathie,  le  respect  que  professaient,  à  l'égard  de  ces  vaillants 
défenseurs  du  drapeau  fleurdelysé,  les  grandis  capitaines  de  nos 
guerres  contre  l'Angleterre  ". 


482  LA   REVUE  CANADIENNE 

Les  descendants  des  légions  de  Mont^calm!  —  Notre  étonne- 
nient  s'accroissait.  Ces  légions  n'étaient-elles  donc  pas  retournées 
en  France  après  la  défaite  finale  ?  Et  d'ailleurs,  que  pouvaient- 
elles  avoir  de  commun  avec  les  fils  d'Erin  qui  forment  aujourd'hui 
partie  de  la  population  canadienne  ?  Nous  allions  l'appreoidre  : 
/'La  bataille  de  Foiitenoy  s'est  continuée  au  Canada,  poursuivait 
l'écrivain  de  VAlmanach.  A  Carillon,  la  brigade  irlandaise,  com- 
mandée par  Doreil  (sic),  de  son  ATai  nom  O'Reilly,  ajouta  ce 
jour-là  une  page  si  glorieuse  à  son  histoire  triomphale,  que  Mornt- 
calm  écrivait  le  lendemain  de  la  victoire:  "  Quelle  journée  pour 
l'honneur  de  la  France!  Ah!  quelles  troupes  que  les  nôtree,  mon 
cher  Doreil!  Je  n'en  ai  jamais  vu  de  pareilles!  "  —  Enfin,  nous 
aA'ions  le  mot  de  l 'énigme.  iC  'était  une  arniée  irlandaise  qui  avait 
gagné  la  bataille  de  Carillon;  et  les  Canadiens  français  d'aujour- 
d'hui ne  devraient  pas  l'ignorer  ou  l'oublier. 

Cette  affirmation,  avouons-le,  provoqua  chez  nous  quelque  sur- 
prise. Nous  avions  toujours  été  sous  l'impression  que  la  victoire 
de  Carillon  avait  été  rempoi-tée  par  une  armée  franeo-canadieïine, 
et  l'apparition  inopinée  de  la  brigade  irlandaise  sur  ce  champ  de 
bataille  fameux  dérangeait  des  notions  puisées,  nous  semblait-il,  aux 
meilleures  sources.  D'où  provenait  cette  version  nouvelle  du  glo- 
rieux fait  d'armes  ?  Sur, quelle  autorité,  inconnue  jusqu'ici  de  nos 
historiens,  pouvait-elle  s'appuyer?  De  quel  document  révélateur 
surgissait-elle  ?  Heureusement  VAhnanach  du  Peuple  prenait 
soin  de  satisfaire  notre  curiosité  légitime. 

Il  y  a  trente-huit  ans,  dans  un  baraquet  de  la  Société  Saint- 
Patrice  de  Montréal,  M.  John  O'Farrell,  avocat  de  Québec,  pronon- 
çait un  discours  sur  Les  familles  irlandaises  d'après  les  anciens 
registres  de  Québec.  Il  s'y  était  donné  pour  tâche  d'établir  que, 
dès  le  début  de  la  colonie  et  subséquemment,  des  colons  d'origine 
irlandaise  étaient  venus  se  fixer  au  Canada,  et  surtout  de  vanter 
les  exploits  accomplis  ici,  durant  la  guerre  de  Sept  Ans,  contr'e 
l'ennemi  héréditaire,  par  la  célèbre  brigade  irlandaise  enrôlée  au 


LES  IRLANDAIS  ET  LA  BATAILLE  DE  CARILLON     483 

service  de  la  France.  Ce  discours  avait  été  publié  en  1872,  chez 
John  Lovell,  imprimeur  de  Montréal,  sous  ce  titre  :  Irish  familles 
in  ancient  Québec  records,  with  some  account  of  soldiers  from  the 
Irish  Brigade  régiments  of  France  serving  with  the  army  of  Mont- 
calm..  Autant  que  nous  avons  pu  le  constater,  cette  brochure  avait 
.alors  fait  peu  de  bruit.  Comme  beaucoup  de  plaquettes  de  ce  genre, 
elle  était  bientôt  devenue  très  rare.  Ses  révélations  relatives  aux  vé- 
ritables vainqueurs  de  Carillon  n'avaient  pas  entamé  la  légende 
popularisée  par  Gameau,  Ferland  et  tous  nos  annalistes.  Et  nos 
manuels  scolaires  avaient  imperturbablement  continué  d'enseigner 
que  la  bataille  du  8  juillet  1758  avait  été  gagnée  par  des  soldats 
français  et  des  miliciens  canadiens. 

Il  y  avait  trente-six  ans  que  le  discours  de  M.  O'Farrell  dor- 
mait dans  la  poussière,  lorsqu'une  généreuse  initiative  vint  le  faire 
reparaître  au  jour.  Voici  en  quels  termes  l'écrivain  de  VAlmanach 
nous  la  révélait:  "  Cette  étude  du  plus  haut  intérêt  aurait  couru  le 
risque  de  tomb'er  dans  l'ou'bli  —  malheureusement  réservé  à  beau- 
coup de  discours  d'après-banquet  —  sans  la  touchante  sollicitude 
du  secrétaire  d'Etat  du  Canada,  l'hon.  Charles  Murphy,  qui  vient 
d'avoir  l'heureuse  et  patriotique  idée  de  la  rééditer  sous  forme 
d'élégante  plaquette  dont  il  a  fait  hommage  aux  fervents  de  la 
^cause  irlando-franeaise. . .  Nous  devons  à  la  gracieuseté  de  l'hono- 
rable ministre  un  exemplaire  de  cette  jolie  plaquette,  et  nous  l'avons 
parcourue  avec  délices.  Les  détails  qu'elle  contient  sont  absolu- 
ment originaux  et  appuyés  sur  des  documents  probants.  " 

Désireux  de  partager  les  "  délices  "  goûtées  par  notre  auteur, 
grâce  à  la  munificence  de  l'honorable  M.  Murphy,  nous  nous  som- 
mes mis  nous-mêmes  en  quête  d'un  exemplaire  de  la  brochure. 
Rara  avis  !  Or,  'pendant  que  nous  cherchions,  nous  nous  aperçû- 
mes que  la  "  touchante  sollicitude  "  de  M.  le  secrétaire 
d'Etat  n'avait  pas  été  sans  fruits.  Le  rôle,  trop  longtemps  ignoré, 
joué  par  la  brigade  irlandaise  à  Ohouaguen,  à  William  Henry,  à 
Carillon,  à  Sainte-Foye,  commençait  à  être  signalé  et  exalté.     On 


484  LA  REVUE  CANADIENNE 

nous  écrivait  d'un  grand,  d'un  très  grand  séminaire  de  cette  pro- 
vince, que  de  jeunes  lévites  hiiberniens  y  réclamaient,  avec  le  plus 
impétueux  enthousiasme,  cette  gloire  usurpée  par  une  autre  race. 
D'autre  part,  nous  recevions  des  Etats-Unis  une  lettre  pleine  d'é- 
motion patriotique,  dans  laquelle  un  Canadien  américain  nous 
informait  que  là-bas  aussi  se  produisait  la  même  affirmation,  et 
nous  conjurait  de  la  démentir,  si  elle  était  contraire  à  la  vérité 
historique.  Enfin  on  nous  communiquait,  presque  en  même  temps, 
un  numéro,  déjà  vieux  de  douze  mois,  du  Neic  York' s  Freeman 
Journal,  contenant  un  article  intitulé  The  Irish  Brigade  at  Ticon- 
deroga,  et  de  copieux  extraits  du  discours  de  M.  0  'Farrell,  réédité 
par  l'honorable  M.  Murphy.  Dans  cet  article,  daté  de  Montréal, 
et  signé  des  initiales  J.  R.  H.,  il  était  dit  qu'après  la  capitulation 
de  1760,  "  les  restes  de  l'illustre  brigade  irlandaise,  au  nombre 
d'environ  2,000,  demeurés  «dans  ce  pays,  y  étaient  entrés  dans 
la  vie  civile,  et  devenus  partie  intégrante  de  la  population  cana- 
dienne, dont  le  inombre  s'élevait  à  environ  50,000  ".  Et  cet  écrit 
se  terminait  par  le  paragraphe  suivant:  "Ce  fut  l'incorporation  de 
ces  2,000  Irlandais  dans  une  population  totale  d'environ  50,000^ 
qui  lui  infusa  ces  qualités  si  essentiellement  irlandaises,  grâce  aux- 
quelles le  Canadien  français  est  devenu  ce  qu'il  est  aujourd'hui,  le 
maître  indisputé  de  la  moitié  du  continent  nord-américain.  Et 
c'est  là  un  nouvel  exemple  de  ce  que  peut  l'Irlandais  hors  de  son 
pays.  '  '  Tant  de  modestie  charmera  sans  doute,  comme  elle  nous  a 
charmé  nous  même,  les  lecteurs  de  la  Bévue  Canadienne. 

D'autres  indices,  rapprochés  de  ceux  que  nous  venons  de  signa- 
ler, nous  démontraient  clairement  l'existence  d'une  campagne  en- 
treprise pour  établir  que  l'armée  de  Montcalm  était  principalement 
irlandaise,  et  que  la  victoire  de  'Carillon,  en  particulier,  avait  été 
remportée  grâce  à  l'intrépidité  et  à  l'héroïsme  des  soldats  de  cette 
nation.  Notre  désir  de  scruter  les  textes  qui  soutenaient  cette 
thèse  en  devenait  d'autant  plus  vif.  Une  bienveillante  communica- 
tion nous  mit  enfin  à  même  de  faire  ce  travail.     Et  c'est  le  résultat 


LES  IRLANDAIS  ET  LA  BATAILLE  DE  CARILLON     485 

•de  cette  étude  que  nous  croyons  opportun  de  soumettre  maintenant 
au  public.  Il  ne  saurait  être  ici  question  que  d'élucider  un  point 
d'histoire,  en  appliquant  au  sujet  les  procédés  de  critique  usités 
en  ces  matières. 

C'est  uniquement  sur  la  brochure  de  M.  O'Farrell,  que  s'ap- 
puie cette  revendication  irlandaise  de  la  victoire  si  mémorable  du  8 
juillet  1758.  Nous  allons  exposer  la  thèse  qui  y  est  émise  et  l'es 
autorités  dont  elle  se  réclame,  avec  la  plus  stricte  exactitude  et  la 
plus  scrupuleuse  loyauté. 

AL  O'Farrell  affirme  que  la  célèbre  brigade  irlandaise,  qui 
servit  sous  les  drapeaux  de- la  France  au  dix-huitième  siècle,  et  se 
couvrit  de  gloire  dans  plusieurs  batailles,  spécialement  à  Fontenoy, 
fut  envoyée  au  Canada  en  1755,  'combattit  au  lac  George,  à  Choua- 
guen,  à  William  Henry,  s'immortalisa  à  Carillon,  et  contribua  puis- 
samment à  la  bataille  de  Sainte-Foye;  puis  qu'un  grand  nombre  de 
ces  soldats  s'établiTent  au  Canada  après  1760  et  y  firent  souche. 
Et  voici  quelles  preuves  il  produit. 

'  '  On  lit  à  la  page  368  du  volume  dixième  de  la  collection  inti- 
tulée  :  Documents  relating  to  the  colonial  history  of  the  State  of 
New  York,     une  lettre  au  comte  d'Argenson,  le  ministre  de  la 
guerre  en  France,  écrite  par  le  commissaire  général  Doreil.  "  Ici, 
M.  O'Farrell,  inaugurant  le  singulier  système  dont  nous  verrons 
tout  à  l'heure  l'épanouissement,  ouvre  une  parenthèse  pour  dire   : 
''  D'après  son  nom,  je  fais  plus  que  le  suspecter  d'avoir  été  un 
0  'ReiUy  '  '.     Puis  il  continue  :  '  '  Cette  lettre  contient  ce  qui  suit  : 
'  Je  considère  donc  comme  certain.  Monseigneur,  que  le  roi  enverra 
'  des  renforts  l'année  prochaiU'C.    Dans  ce  cas,  permettez-moi  une 
'  observation,  dont  j'ai  conféré  avec  M.  de  VaudTeuil  qui  est  de 
'  mon  avis.     Parmi  les  bataillons  que  vous  allez  expédier,  je  crois 
'  qu'il  serait  bon  d'envoyer  un  bataillon  irlandais,  d'autant  plus 
'  qu'il  aurait  toutes  les  ressources  nécessaires  pour  se  recruter" (^). 


C)  Page  16,  de  la  brochure  Irish  famiUes. 


486  LA  REVUE  CANADIENNE 

Nous  avons  ici  le  premier  point  de  la  démonstration  entreprisie  par- 
M.  O'FarrelL 

Il  poursuit  :  "  A  la  page  925  du  même  volume,  nous  trouvons 
un  mémoire  sans  date,  mais  supposé  avoir  été  présenté  au  roi  par  le 
ministre  d'Argenson,  en  1754,  d'après  lequel  on  prend  action  con- 
formément à  cet  avis  (de  Doreil),  et  l'on  recommande  l'envoi  de 
troupes  irlandaises  au  Canada  "  (^).  Voilà  le  second  point  de  la 
démonstration. 

Arrivons  au  troisième;  nous  citons  encore  la  brochure:  "  Dans 
le  volume  septième,  page  270  du  même  ouvrage,  et  dans  le  volume 
premier,  page  494  d'un  autre  ouvrage:  Histoire  documentaire  de 
New  York,  nous  trouvons,  copiée  des  archives  de  Londres,  la  décla- 
ration assermentée  d'un  soldat  du  régiment  de  Shirley,  faite  devant 
Sir  Charles  Hardy,  et  transmise  par  lui  en  1756  aux  Lords  du  Com- 
merce en  Angleterre.  Cet  affidavit  contient  ceci:  "  Claude  Fre- 
"  deric  de  Hutenac,  du  régiment  du  major  général  Shirley,  déclare 
"  que  lundi,  le  neuvième  jour  d'août,  une  barque  sortit  du  port 
*'  d'Oswego  et  découvrit  le  camp  français  à  environ  un  mille  du 
"  fort  ".  Après  avoir  décrit  le  siège  d'Oswego,  un  conseil  de  guerre 
tenu  alors,  et  le  signal  de  la  capitulation  donné  par  les  Anglais  en 
arborant  un  drapeau  blanc,  ce  soldat,  qui  était  un  déserteur  des 
Français,  et  conséquemment  devait  connaître  la  brigade^ 
poursuit  en  ces  termes  :  '  '  Sur  quoi  le  déclarant  dit  au 
"  colonel  Littlehales  :  Si  vous  êtes  pour  livrer  le  fort,  vous  devez  me 
"laisser  m 'esquiver,  vu  que  je  suis  un  déserteur  français  et  que 
"  l'on  sera  impitoyable  pour  moi.  A  quoi  le  colonel  répliqua  qu'il 
"  espérait  sortir  avec  les  honneurs  de  la  guerre  et  qu'ainsi  le  décla- 
"  rant  serait  sauf.  Celui-ci  ne  se  fiant  pas  à  cette  assurance,  fut 
**  laissé  libre  de  s'enfuir  avec  sept  autres  déserteurs.  Mais  n'étant 
"  pas  encore  très  éloignés,  ils  virent,  de  l'autre  côté  du  port,  les. 

C)  Ibid. 


LES   IRLANDAIS  ET  LA  BATAILLE  DE  CARILLON     487 

"Français  s'embarquer  dans  des  bateaux,  et  parmi  eux  quelques- 
'  '  uns  vêtus  de  rouge,  avec  des  revers  de  couleur  verte,  lesquels 
''  appartenaient  à  la  brigade  irlandaise  "  {^). 

Voici  donc  renchaînement  de  faits  que  nous  présente  M. 
O'Farrell.  Premièrement,  M.  Doreil,  commissaire  des  guerres  à 
Québec,  demande  l'envoi  d'un  bataillon  irlandais  au  Canada. 
Deuxièmement,  M.  d'Argenson  recommande  au  roi  cet  envoi. 
Troisièmement,  un  déserteur  français  constate  la  présence  de  la 
brigade  irlanidaise  à  Cliouaguen.  Et  les  grandes  lignes  de  la 
preuve  requise  en  l'espèce  se  trouvent  éta/bliès. 

"  La  brigade  débarqua  à  Québec  le  26  juin  17'55  ",  nous 
apprend  M.  O'Farrell  (*). 

La  présence  de  ce  corps  au  Canada  étant  ainsi  démontrée,  il 
nous  le  fait  voir  s 'illustrant  d'abord  au  Lac  George,  sous  Dieskau, 
où  220  grenadiers  donnent  l'assaut  à  des  netranchementià  défendus 
par  3,000  soldats.  "  Cette  héroïque  petite  bande  de  220  com- 
battants de  la  brigade  irlandaise,  s'écrie  l'auteur,  bravant  3,000 
honynes  retranchés  dans  ce  que  l'on  peut  appeler  wae  forteresse, 
soutenant  pendant  deux  heures  un  véritaible  ouragan  de  feu,  met- 
tant hors  de  combat  trois  fois  plus  d'ennemis  que  leur  propre  nom- 
bre, égalent,  s'ils  ne  les  surpassent,  Léonidas  et  ses  300  Spartiates 
aux  Thermopyles.  "  M.  O'Farrell  nous  montre  ensuite  la  brigade 
à  Chouaguen,  faisant  prisonniers,  aiprès  trois  jours  de  siège,  trois 
régiments  anglais,  dont  deux  avaient  déjà  fui  devant  elle  à  Fonte- 
noy.  Il  nous  la  représente  encore  réduisant  le  fort  de  William 
Henry,  et  capturant  2,400  prisonniers  avec  un  immense  matériel  de 
guerre.  "  Mais,  s'écrie  l'auteur  dans  un  élan  d'enthousiasme,  la 
gloire  la  plus  rayonnante  de  la  brigade,  fut  celle  conquise  par  elle 
en  ce  jour  mémorable  de  Ticonderoga  ou  de  Carillon,  comme  l'ap- 
pellent les  Français.  Ce  jour-là  3,000  soldats  de  la  brigade,,  assistés 


(^)  Pages  17  ert  18  de  la  brochure. 
(*)   Page  23  de  ila  brochure. 


488  LA  REVUE  CANADIENNE 

de  450  Canadi'ems  français,  défirent  complètement  15,000  hommes 
des  m-eillenres  troupes  de  l'armée  régulière  anglaise.  En  cette 
occasion,  ils  soutinrent  pendant  six  heures  entières  la  fureur  aveu- 
gle de  troupes  cinq  fois  plus  nombreuses,  repoussèrent  sept  charges 
successives  de  toute  l'armée  ennemie,  tuèrent  ou  blessèrent  4,000 
hommes,  ne  per<dant  eux-mêmes  que  30  officiers  et  340  soldats.  C  'est 
à  cette  bataille  de  Ti<^onderoga  que  les  officiers  irlandais  que  je  vous 
ai  déjà  mentionnés,  reçurent  leurs  blessures .  .  .  Les  noms  de  ces 
braves  méritent  d'être  embaumés  dans  les  coeurs  irlandais;  et  je 
prends  la  liberté  de  vous  les  répéter,  ce  sont  ]\IaeCarthy,  Fitzpa- 
trick,  Douglass,  Carolan,  O'Moran,  Forsyth,  O'Hearn,  et  O'Do- 
nohue  !!..." 

Pourquoi  faut-il  que  le  souci  de  la  vérité  historique  nous  force 
à  interrompre  cette  effusion  de  ferveur  nationale,  afin  d'examiner 
si  elle  ne  procède  pas,  malheureusement,  d'une  série  d'erreurs  et 
d'interprétations  fautives. 

Il  importe  d'abord  de  rechercher  les  dates  exactes  des  pièces 
mentionnées  par  M.  0  'Farrell.  Nous  allons  voir  que  ces  dates  sont 
essentielles.  En  se  référant  au  volume  indiqué,  on  constate  que  la 
lettre  de  M.  Doreil  à  M.  d'Argenson,  dans  laquelle  il  demande  l'en- 
voi d'un  bataillon  irlandais,  est  du  28  octobre  1755.  Par  inadver- 
tance sans  doute,  M.  0 'Farrell  ne  donne  pas  cette  date.  Et  grâce 
à  cet  oubli  opportun,  on  ne  remarque  pas  l'étrangeté  de  son  affir- 
mation subséquente:  "La  brigade  débarqua  à  Québec  le  26  juin 
1755  ".  Qu'est-ce  à  dire?  La  brigade  est-elle  donc  arrivée  ici 
quatre  mois  avant  que  M.  Doreil  n'en  ait  demandé  l'envoi  ?  Le 
commissaire  des  guerres  à  Québec  aurait-il,  le  28  octobre,  sollicité 
le  ministre  d'expédier  au  Canarda  des  troupes  déjà  rendues  dans 
notre  pays  depuis  le  26  juin  précédent  ?  Si  tel  était  le  cas,  il  fau- 
drait en  conclure  que  ee  fonctionnaire  avait  été  soudainement 
frappé  d 'aliénation  mentale.  Mais  les  correspondances  et  les  docu- 
ments contemporains  nous  le  montrent,  au  contraire,  à  ce  moment, 
en  pleine  possession  de  ses  facultés  intellectuelles,  et  honoré  de  la 


LES  IRLANDAIS  ET  LA  BATAILLE  DE  CARILLON     489 

confiance  de  ses  chefs.  Puisqu'il  a  demandé  l'envoi  d'un  batail- 
lon irlandais  au  Canada  —  et  c'est  un  fait  incontesitable  qu'il  a  écrit 
dans  ce  sens  le  28  octobre  1755 — il  faut  donc  reconnaître  qu'un  tel 
bataillon  ne  figurait  pas  alors  dajis  la  petite  armée  chargée  de  dé- 
fendre la  Nouvelle-France.    Cela  est  absolument  indiscutable. 

Cependant  deis  troupes  ne  sont-elles  pas  débarquées  à  Québec 
au  mois  de  juin  1755,  comme  l 'affirme  M.  0  'Farrell  ?  Oui,  mais  ce 
n'étaient  pas  des  troupes  irlandaises.  C'étaient  des  troupes  fran- 
çaises, tirées  des  vieux  régiments  français  de  la  Reine,  de  Guyenne, 
de  Béarn  et  de  Languedoc.  L'extrait  suivant  d'une  pièce  signée 
par  Louis  XV  et  d'Argenson  le  prouve  d'une  façon  sans  réplique  : 
"  Sa  Majesté,  ayant  bien  voulu  entrer  en  considération  de  ce  que 
las  soldats  des  bataillons  qu'elle  fait  passer  en  Canada,  tirés  des 
régiments  de  la  Reine,  Languedoc,  Guyenne  et  Béarn,  ne  pourraient 
profiter  des  congés  absolus  qu  'elle  fait  distribuer  tous  les  ans . . . 
Elle  a  ordonné  et  ordonne,  etc.  "  (^). 

Le  bataillon  de  Béarn  arriva  à  Québec,  le  19  juin  1755,  celui 
de  la  Reine  le  22,  celui  de  Guyenne  le  23,  celui  de  Languedoc  le 
27  (®).  Aucun  d'eux  n'avait,  ni  de  près  ni  de  loin,  rien  de  com- 
mun avec  la  brigade  irlandaise.  Qu  'on  jette  un  coup  d 'oeil  sur  les 
noms  suivants.  Dans  Béarn:  lieutenant-colonel,  de  l'Hôpital;  aide- 
major,.  M.  de  Maures  de  Malartic;  capitaines,  MM.  Bouchot,  de 
Montgay,  Roux,  de  la  Parquière,  de  Barante,  de  Bernard,  de  Ros- 
morduc,  de  Trépézée,  de  Montredon,  de  la  Mothe,  etc.  ;  lieutenants, 
MM.  de  Pensens,  de  Totabelle,  de  Solvignac,  etc.  Dans  la  Reine  : 
lieutenant-colonel,  M.  de  Roquemaure;  aide^major,  M.  d'Hert  ; 
capitaines,  IMM.  d'Hébécourt,  Lecomte,  de  Montreuil,  de  Giermain, 
Desvaux,  etc.  ;  lieutenants,  MM.  de  Massias,  de  Cherville,  Desvaux, 


(')  Ordonnance  poui-  donner  la  pistole  aux  soldats  qui  auraient  dû 
être  congédiés.  • —  Lettres  de  la  Cour  de  Versailles,  page  8.  Cette  pièce 
-est  datée  du  1er  mars  1755. 

(')  Journal  de  M.  de  Malartic,  pages  5,  6  et  7. 


490  LA  REVUE  CANADIENNE 

etc.  Dans  Guyenne  :  lieutenant-colonel,  M.  de  Fontbonne  ;  aide- 
major,  M.  de  la  Pause  ;  capitaines,  MM.  deLorimier,  de  la  Bretèche, 
Bélot,  Cornier,  de  Chassignol,  etc.  ;  lieutenants,  MM.  de  Fouquet. 
DuPont,  de  Restauran,  de  Saint-Poney,  etc.  Dans  Languedoc  : 
lieutenant-colonel,  M.  de  Privas  ;  aide-major,  M.  de  Joannès  ;  capi- 
taines, MM.  de  Fréville,  Duchat,  de  Basserode,  de  Marillac,  d'Ai- 
guebélles,  de  Pa,r'foura  etc.;  lieutenants,  MM.  de  la  Miletière,  de 
Cléricy,  Blanchard,  de  Courcy,  Dupuy,  d'Hastrel,  etc. . .  Il  suffit 
de  parcourir  cette  liste  pour  voir  que  ce  sont  bien  là  des  officiers 
français.  M.  O'Farrell  a  essayé  de  soutenir  que  beaucoup  dea 
noms  mentionnés  dans  les  dépêches  officielles  des  commandants  de- 
l'armée  étaient  des  noms  irlandais  francisés,  parce  qu'il  y  avait 
des  raisons  pour  ne  pas  faire  connaître  la  présence  de  la  brigade 
au  Canada.  Mais  cette  supposition  est  puremeoat  gratuite.  Les 
noms  que  nîous  Venons  de  citer  n'étaient  pas  francisés;  ils  étaient 
français,  appartenant  à  des  officiers  dont  les  familles  avaient  pous- 
sé dans  la  bonne  terre  française  des  racines  vieilles  de  plusieurs  siè- 
cles. Nous  examinerons  tout-à-1 'heure  de  plus  près  le  système  ori- 
ginal de  M.  0  'Farrell. 

Il  nous  semble  donc  établi  au-delà  de  toute  contestaition,  par  la 
lettre  mêm'e  de  M.  Doreil,  et  par  les  autres  citations  faites  plus  haut, 
que  la  brigade  irlandaise  n'a  pas  débarqué  à  Québec  au  mois  de 
juin  1755.  Elle  n'a  pas  fait  non  plus  son  apparition  en  1756.  Les 
seuls  bataillons  venus  ici  cette  année  avec  Montcalm  étaient  ceux 
de  la  Sarre  et  de  Royal-R-oussil'lon,  tous  deux  très  français,  ayant 
pour  lieutenant-colonel,  le  premier  M.  de  Sénezergues,  le  second, 
M.  de  Bernetz,  et  pour  officiers,  les  DuMesnil,  les  Champredon,  les 
DeSelles,  les  Dupont,  les  Duparquet,  les  Bois-Chatel,  les  Villars,  les 
Lenoir,  les  DeBellecombe,  les  Ducros,  les  Poulhariès,  les  De  Saint- 
Lambert,  les  Dufresnoy,  les  DeBassignac,  les  De  Saint-Privat,  etc. 
Ces  bataillons  s'embarquèrent  à  Brest  pour  le  Canada,  le  23  et  le 
26  mars  1756  (^).     Leur  bonne  grâce  et  leur  ardeur  faisaient  pous- 


(')  Journal  de  Montcalm,  page  23. 


LES  IRLANDAIS  ET  LA  BATAILLE  DE  CARILLON     491 

ser  à  Bougainville,  aide-de-camp  de  Montcalm,  cette  exclamation 
admira tive :  "  Quelle  nation  que  la  nôtre!  Heureux  qui  la  com- 
mande et  qui  len  est  digne  "  (®).  On  n'a  pas  encore  prétendu  que 
Bougainville  était  irlandais  ;  et  lorsqu  'il  s 'écriait  :  '  '  Quelle  nation 
que  la  nôtre  '  ',  on  peut  supposer  raisonna;blem'ent  qu  'il  voulait  par- 
ler de  la  nation  française,  et  n  'adressait  pas  ce  patriotique  hommage- 
à  des  étrangers  nés  à  Cork  ou  à  Kilkenney. 

Donc,  la  fameuse  brigade  irlandaise  n'est  venue  au  Canada  ni 
en  1755  ni  en  1756.  Serait-elle  venue  en  1757  ?  Pas  davantage. 
Cette  année  ce  furent  les  deux  bataillons  du  régiment  de  Berry  qui 
furent  envoyés  ici,  avec  quelques  compagnies  pour  remplacer  celles 
de  la  Reine  et'  de  Languedoc,  qui  avaient  été  prises  par  les  Anglais. 
sur  l 'Alcide  et  le  Lys,  en  1755,  et  quelques  centaines  de  recrues  '  '  de 
chétive  esipèce  "  (^).  Les  bataillons  de  Berry  étaient  commandés  par 
le  lieutenant-colonel  de  Trivio,  et  avaient  pour  principaux  officiers- 
MM.  de  Trécesson,  Carlan,  de  Cadillac,  de  la  Bresme,  C'hâteauneuf ,. 
de  Béran,  de  Saint-Félix,  de  Surimeau,  Fouilhac,  Villemontès, 
Milhau,  de  Guernée,  de  Beaupré,  Chavimond,  de  Godonesche,  Pé- 
lissier,  etc.  Où  sont  les  Irlandais?  Non,  le  régiment  de  Berry,. 
comme  les  six  autres  qui  l'avaient  ici  précédé,  était  un  régiment 
absolument  français  par  la  composition  de  ses  compagnies  et  de 
son  état-inajor. 

Mais  alors  de  quelle  manière  expliquer  cet  autre  document 
mentionné  en  second  lieu  par  M.  0  'Farrell,  supposé  être  de  1754,  et 
contenir  une  recoonmandation  de  M.  d'Argenson  pour  l'envoi  de 
troupes  irlandaises  au  Canada  'i  L'explication  est  facile.  Cette 
pièce  n'est  pas  de  1754,  elle  n'est  pas  de  M.  d'Argenson  et  elle  n'a 
aucune  signification  au  sujet  de  la  question  qui  nous  occupe.  Com- 
ment peut-il  se  faire  que  M.  0 'Farrell  ait  osé  l'invoquer  à  l'appui 


(*)  Journal  de  Bougainville. 

(')  Journal  de  Montcalm,  page  302. 


492  LA  REVUE  CANADIENNE 

de  sa  thèse  aventureuse?  Il  veut  nous  faire  croire  qu'elle  est  de 
1754,  qu'elle  comporte  un  acquiescement  à  la  demande  de  troupes 
irlandaises  par  M.  Doreil,  et  cependant,  il  a  dû  voir,  dans  l'ouvrage 
qu'il  a  lui-même  cité,  la  date  du  28  octobre  1755  en  tête  de  la  lettre 
de  ce  fonctionnaire  contenant  cette  proposition.  C'est  toujours  la 
même  confusion,  la  même  contradiction  de  dates.  D'après  M.  O'Far- 
rell,  M.  d'Argenson  aurait  axiquiescé  en  1754  à  une  demande  que  M. 
Doreil  ne  devait  formuler  qu'un  an  plus  tard,  en  1755  ! 

La  virité  c'est  que  la  pièce  mentionnée  par  l'auteur  de  la  bro- 
chure, et  reproduite  à  la  page  925  du  volume  dixième  des  Docu- 
ments relating  to  the  colonial  history  of  tke  State  of  Neia  York,  est 
de  janvier  1759,  et  signalée  nettement  comme  telle  dans  le  livre 
que  M.  0  'Farrell  avait  sous  les  yeux  en  écrivant  sa  conférence.  Et 
de  plus  le  texte  et  le  context  démontrent  clairement  qu'elle  émane 
de  Montcalm  lui-même.  C  'est  un  mémoire  à  la  Cour  pour  exposer 
la  situation  relative  des  Anglais  et  des  Français  dans  l'Amérique 
septentrionale,  à  ce  moment  critique,  et  indiquer  les  choses  absolu- 
ment nécessaires,  si  l'on  veut  au  moins  tenter  de  défendre  le  Ca- 
nada. Il  faut:  lo  des  vivres;  2o  des  munitions  de  guerre,  un  train 
d'artillerie  et  des  artilleurs;  3o  des  marchandises  de  traite;  4o  des 
recrues.  Et  Montcalm  explique  comme  suit  ce  dernier  article  : 
'  '  Mille  hommes  au  moins  avec  leurs  armes  et  leurs  vivres  pour  dix- 
huit  mois;  des  miquelets,  troupes  inutiles  en  Europe  et  dans  la 
guerre  présente,  et  qui  rendront  en  Canada  les  plus  grands  services, 
cent  cinquante  Ecossais,  Irlandais  et  AUemands  pour  favoriser  et 
attirer  les  déserteurs  de  ces  nations  qui,  dams  ce  cas,  nous  viendront 
en  grand  nombre  "  (^°).  Cette  pièce,  rédigée  par  Montcalm, 
datée  du  12  janvier  1759  —  six  mois  après  Carillon  !  —  et  deman- 
dant quelques  soldats  Ecossais,  Irlandais  et  Allemands,  0 'Farrell 
l'a  transformée  en  un  mémoire  soumis  au  roi  par  M.  d'Argen- 


(")  Lettres  et  pièces  militaires.    Québec  1891,  page  83. 


LES  IRLANDAIS  ET  LA  BATAILLE  DE  CARILLON     493 

son,  en  1754,  pour  recommander  l'envoi  au  Canada  de  la  bri- 
gade irlanidaise  !  On  jugera  sans  doute  que  tout  commentaire 
serait  superflu. 

Nous  disions  plus  haut  que  ce  document  n'a  aucune  significa- 
tion dans  la  question  qui  nous  occupe.  Nous  nous  trompions. 
Il  a  une  signification  très  claire.  Il  prouve  péremptoirement,  in- 
discutablement, irréfutablement,  qu'il  n'y  avait  pas  plus  de  bri- 
gade irlandaise  au  Canada  que  de  janissaires  du  Grand  Turc,  en 
1759.  Montcalm  n'aurait  certainement  pas  demandé  quelques  dou- 
zaines de  soldats  irlandais  pour  attirer  des  déserteurs,  s'il  avait  eu 
sous  ses  ordres  tout  un  corps  d'armée  de  cette  nation.  C'est  de  k 
plus  lumineuse  évidence.  M.  0  'Farrell  avait  assurément  fait  preu- 
ve d'une  très  prudente  habileté,  en  ne  donnant  pas  au  lecteur  le 
texte  de  la  pièce  invoquée  par  lui. 

Passons  à  l 'af fidavit  de  Hutenac.  Il  ne  vaut  pas  la  peine  qu  'on 
s'y  arrête  plus  d'un  instant.  Ce  transfuge  dit  que,  regardant  à 
travers  le  petit  havre  de  Chouaguen,  il  vit  quelques  militaires  fran- 
çais "  vêtus  de  rouge  avec  des  parements  verts,  lesquels  apparte- 
naient à  la  brigade  irlandaise  ".  Signalons  tout  de  suite  un  pro- 
cédé de  M.  O'Farrell.  Le  texte  de  la  déclaration  faite  par  le  sieur 
de  Sutenac  contient  quatre  mots  que  l'auteur  de  la  brochure  sup- 
prime sans  barguigner.  Ce  texte  doit  se  lire  comme  suit  ;  "  les- 
quels, il  se  l'imagine,  appartenaient  à  la  brigade  irlandaise".  En 
retranchant  l'incidente  "  il  se  l'imagine",  M.  O'Farrell  transforme 
une  supposition  en  affirmation.  Et  il  en  fait  grand  état.  Dans  sa 
teneur  véritable  la  phrase  dont  il  s'agit  ne  veut  pas  dire  grand' 
chose.  Rien  n'indique  que  de  Hutenac  fut  un  transfuge  de  l'ar- 
mée de  Montcalm.  Il  avait  peut-être  déserté  en  Europe,  lorsque  le 
régiment  de  Shirley  servait  dans  l'armée  anglo-hanovrienne  battue 
à  Fontenoy.  Il  pouvait  avoir  eonstaté  alors  que  les  soldats  de  la 
brigade  irlandaise,  enrôlée  dans  les  armées  de  Louis  XV,  avaient 
sur  leurs  uniformes  des  revers  de  couleur  verte.  Et  croyant  aper- 
cevoir à  distance,  sur  la  rivière  de  Chouaguen,  des  uniformes  de  ce- 


494  LA  REVUE  CANADIENNE 

genre,  il  s'était  "  imaginé  "  que  des  compagnies  de  cette  briga)de 
étaient  rendues  en  Amérique.  Mais  il  avait  mal  vu,  car  les  batail- 
lons présents  au  siège  de  Chouaguen  ne  portaient  pas  de  revers 
couleur  émeraude.  La  Sarre  portait  l'habit  blanc,  avec  les  par'e- 
ments  et  le  collet  bleus.  Goiyenne  et  Béarn  portaient  aussi  l'habit 
blanc,  avec  les  parements  et  le  colM  rouges  (^^).  Comme  on  le 
voit,  le  propos  du  transfuge  est  de  nulle  valeur. 

Que  reste-t-il  de  la  thèse  soutenue  par  M.  O'Farrell,  et  des 
prétendues  preuves  dont  il  a  tenté  de  l'étayer  ?  Nous  posons  avec 
confiance  la  question  à  tout  lecteur  impartial.  L'écrivain  de  VAl- 
manach  du  Peuple  nous  a  dit  que  la  plaquette  rééditée  par  l'hono- 
rable M.  Murphy  "  contient  des  détails  absolument  originaux  et 
appuyés  sur  des  arguments  probants  ".  Détails  originaux!  oui, 
très  originaux  même,  on  a  pu  s 'en  convaincre  !  Mais  arguments 
probants!  Où  sont-ils  ?  A  moins  qu'on  ne  veuille  faire  entendre 
qu'ils  sont  probants  contre  la  théorie  même  à  l'appui  de  laquelle 
on  les  a  produits. 

Nous  avons  promis  d'accorder  une  mention  spéciale  au  curieux 
système,  grâce  auquel  M.  O'Farrell  transforme  les  noms  pro- 
pres. Véritablement  cela  mérite  qu'on  s'y  arrête,  d'autant  plus 
que,  devant  le  procédé,  l'écrivain  de  VAlmanacJi  semble  être  resté 
béat  d'admiration.  Disciple  aveugle  du  maître  subtil  qui  l'a  capté, 
il  écrit  :  '  '  Tous  ses  hauts  faits  (de  la  brigade)  sont  souvent  passés 
sous  silence  parce  que  les  documents  français  —  pour  des  rai- 
sons d'Etat,  sans  doute  —  ne  tenaient  pas  beaucoup  à  faire  connaî- 
tre la  présence  au  Canada,  dans  la  lutte  contre  l'Angleterre,  de  la 
brigade  irlandaise.  C'est  pourquoi,  dans  toutes  les  dépêches  offi- 
cielles, la  plupart  des  noms  irlandais  sont  francisés  au  point  de  de- 
venir quelquefois,  méconnaissables  à  l'oeil  nu.  " 


(")  Costumes  militaires  français  depuis  V organisation  des  premières 
troupcti  régulières,  en  1439  jusqu'en  1789,  (par  D.  de  Noirmont  et  A.  de 
Marbot. 


LES  IRLANDAIS  ET  LA  BATAILLE  DE  CARILLON     495 

Quels  sont  'donc  ces  noms  irlandais  au  sujet  desquels 
il  faudrait  s'armer  d'un  microscope,  si  l'on  désirait  les 
discerner  sous  le  déguisement  français  qui  les  rend  mé- 
connaissables "  à  l'oeil  nu  ".  Ecoutez  M.  O'Farrell  : 
'  '  Nous  avons,  dit-il,  aux  pages  750  et  759  du  volume  dixième  des 
Documents  relatifs  à  l'histoire  de  New  York,  deux  listes  des 
officiers  de  l'armée  françaisie  tués  et  blessés  à  la  bataille  de  Ticon- 
deroga  ou  de  Carillon,  comme  les  Français  l'appellent.  La  plus 
grande  partie  de  ces  noms  sont  assurément  irlandais.  Voyez,  par 
exemple:  l 'aide-major  de  Macarti  (MacCarthy  ,  évidemment)  ;  le 
capitaine  de  Patrice  (fils  de  Patrick,  évidemment  un  Fitzpatrick)  ; 
l 'aide-imajor  Carlan  (évidemment  Carolan)  ;  de  Moran  (évidemment 
O'Moran)  ;  Forcet  (un  Forsyth)  ;  de  Harennes  (évidemment 
O'Hearn);  et  Deniau  (évidemment  O'Donohue).   " 

Ce  n'est  pas  plus  difficile  que  cela:  "  Un  tel  (évidemment  un 
tel)   "  ;  et  la  démonstration  est  faite  sans  plus  de  tablature  ! 

M.  O'Farrell  la  poursuit  avec  une  sereine  complaisance  : 
'■  Outre  cette  liste  de  tués  et  de  blessés,  continue-t-il,  nous  rencon- 
trons fréquemment,  mentionnés  par  Montcalm  au  roi,  des  officiers 
comme  de  la  Pause  (Power),  d'Herte  (Hart),  de  Barotte  (Barrett) 
de  Lac  (Lake),  de  Coni  (Coney),  de  Hughes  (fils  de  Hugh,  évi- 
demment McHugh),  Belcombe  (Floid),  Dalet  (Daley),  tous  noms 
que  l'on  trouve  dans  la  liste  des  officiers  de  la  brigade,  donnée  par 
McGeoghegan  et  O'Connor.   " 

Vraiment,  on  reste  confx)ndu  devant  une  telle  audace.  Tous 
l&i  noms  signalés  par  M.  O'Farrell  sont  ceux  d'officiers  français 
bien  connus  dans  l'armée  de  Montcalm,  et  pas  un  seul  de  ces  noms 
n'a  appartenu  à  un  officier  irlandais.  Quelques-uns  sont  défigurés 
dans  le  recueil  documentaire  anglais  cité  par  l'auteur  de  la  bro- 
chure. Mais  il  pouvait  facilement  rectifier  ces  erreurs.  Et  même, 
si  l'on  en  tient  compte,  la  page  que  nous  venons  de  citer  constitue 
le  plus  odieux  des  travestissements. 

Rendons     à     ces     héros     de     notre    épopée     canadienne    les 


496  LA  REVUE  CANADIENNE 

noms  glorieux  dont  a  voulu  les  dépouiller  un  impudent 
bateleur,  et  saluons  de  notre  admiration  émue  les  aides- 
majors  Anne-Joseph-Hippolyte  de  Maures,  comte  de  Malar- 
tic  0")  ;  Carlan;  Charles  de  Plantavit,  comte  de  la  Pause;  d'Hert; 
de  Bellecombe;  les  capitaines  de  Patris,  Bachoie  de  Barante,  de 
Laas,  de  Moran,  d'Hugues;  les  lieutenants  Fourmet,  d'Arennes,  etc. 
Fils  généreux  de  la  vieille  France,  ils  se  sont  ins'Critis  en  lettres  de 
sang  au  livre  d'or  de  la  nouvelle   ! 

Voulez-vous  faire  plus  ample  connaissance  avec  l'ingénieux  sys- 
tème de  M.  0  'Farrell  ?  Lisez  encore  ceci  :  "  Il  y  a  plusieurs  incidents 
dans  l'histoire  de  cette  période  qui  sont  obscurs  en  eux-mêmes,  et 
qui  ne  peuvent  être  expliqués  que  par  la  présence  de  la  brigade  au 
Canada.  Par  exemple,  nous  trouvons  dans  le  journal  de  Montcalm, 
à  la  page  494  du  premier  volume  de  V Histoire  de  New  York,  que 
de  la  Pause  (Power)  est  l'officier  envoyé  par  Montcalm  pour 
reviser  les  articles  de  la  capitulation  d'Oswego.  Quel  autre  motif 
aurait  déterminé  ce  choix  de  Montcalm  si  ce  n'eut  été  la  connais- 
sance de  l'anglais  par  de  la  Pause,  et  le  désir  naturel  de  faire  plai- 
sir à  sies  soldats  irlandais  en  permettant  à  un  officier  irlandais  de 
recevoir  l'épée  defe  commandants  des  régiments  de  Shiriey  et  de 
Pepperell,  deux  fois  battus  par  la  brigade  °?  "  Il  est  difficile  de 
pousser  plus  loin  le  parti  pris.  Cet  officier  que  M.  0  'Farrell  veut 
absolument  affubler  du  nom  de  Power,  est  le  comte  de  la  Pause, 
comme  nous  l'avons  vu  plus  haut.  Il  appartenait  à  une  famille 
du  Midi,  d'origine  italienne,  établie  en  France  depuis  plus  de  trois 
siècles.  Montcalm  écrivait  de  lui  après  Chouaguen  :  "  La  Pause  est 
un  homme  divin  ".  Une  brochure  publiée  l'an  dernier  à  Lodève, 
en  France,  nous  a  apporté  sur  lui  et  sa  famille  d'intéressants  ren- 
seignements. 


(")   C'est  lui  que  le  volume  anglais  des  Documents  change  en  Macarti, 
et  dont  M.  O'Farrell  achève  la  métamorphose  en  en  faisant  un  MaoCarthy  î 


LES  IRLANDAIS  ET  LA  BATAILLE  DE  CARILLON     497 

Un  autre  officier  traité  par  l'auteur  de  la  brochure  avec  un 
sans-gêne  tout  spécial,  c'est  le  chevalier  de  Mon  treuil,  major-général 
de  l'armée.  M.  O'Farrell  veut  absolument  lui  enlever  sa  personna- 
lité réelle,  et  il  écrit  :  '  '  Johnson,  qui  avait  été  mis  hors  la  loi  pour 
son  rôle  dans  le  mouvement  en  faveur  du  Prétendant,  en  1745,  prit 
le  nom  de  chevalier  de  Montreuil  ".  Or  le  chevalier  de  Montreuil 
est  un  homme  très  en  vue,  dont  Montcalm,  Vaudreuil,  Doreil  par- 
lent souvent  dans  leurs  lettres  ;  et  Johnson,  ou  mieux  Johnstone,  en 
est  un  autre.  Le  chevalier  Johnstone,  écossais  et  non  irlandais, 
après  s'être  battu  pour  Oharles-Edouard  Stuart,  avait  réussi  à 
échapper  aux  limiers  qui  le  poursuivaient,  et  était  venu  prendre  du 
service  dans  l'armée  française.  Il  fut  aide-de-camp  de  Lévis,  en 
1759.  Montreuil  et  Johnstone  étaient  deux  personnages  différents, 
quoique  M.  O'Farrell  n'en  fasse  qu'un  seul.  On  voit  dans  les  mé- 
moires écrits  par  l'officier  écossais  que,  le  matin  de  la  bataille  des 
Plaines  d'Abraham,  le  capitaine  Poulhariès  exhiba  un  ordre  signé 
"  Montreuil  "  à  Johnstone,  qui  le  conjura  de  ne  pas  y  obtempé- 
rer (").  Preuve  évidente  que  celui-ci  n'avait  pas  pris  le  nom  de 
celui-là. 

En  voilà  assez,  n'est-ce  pas,  pour  établir  la  valeur  qu'il  faut 
attribuer  à  la  brochure  et  aux  théories  de  M.  0  'Farrell.  Ses  affir- 
mations relatives  à  la  présence  au  Canada  de  la  brigade  irlandaise 
sont  de  fantaisie  pure,  et  se  trouvent  même  démenties  par  les  docu- 
ments qu'il  invoque.  Il  n'y  a  pas  eu  ici  l'ombre  d'un  bataillon 
irlandais  durant  la  guerre  de  Sept  Ans.  C'est  là  un  cas  de  certi- 
tude historique  absolument  indiscutable. 

Cependant  nous  sommes  en  mesure  d'aller  plus  loin  encore,  et 
de  prouver  que,  non  seulement  on  n'a  pas  envoyé  de  France  de 
régiment  irlandais  pour  servir  sous  Montcalm,  mais  que,  du  Canada, 
on  a  fait  passer  en  France  des  soldats  irlandais,  désireux  de  s'en- 


(")  A  dialogue  in  hades,  par  le  chevalier  Johnstone,  page  40. 


498  LA  REVUE  CANADIENNE 

ga^rer  sous  nos  drapeaux.  Dans  la  garnison  faite  prisonnière  à 
Chouagiien  il  y  avait  une  cinquantaine  d'Irlandais  dont  le  loyalis- 
me 'britannique  n'était  pas  très  ardent.  Ik  proposèrent  à  M.  de 
Vaudreuil  de  former  une  compagnie,  promettant  d'être  fidèles  à 
Sa  Majesté  très  chrétienne  dont  ils  deviendraient  les  sujets  dévoués. 
Lf  gouverneur  accepta  leur  acte  d 'allégeance,  mais  crut  plus  sage  de 
ne  point  les  garder  ici.  Nous  citons  sa  lettre  au  ministre  :  '  '  Mon- 
seigneur, j 'ai  l 'lionneur  de  vous  rendre  compte  que,  dans  le  nombre 
des  prisonniers  anglais,  il  s'est  trouvé  des  Irlandais,  qui  ont  fait  leur 
possible  pour  me  persuader  qu  'ils  s 'étaient  entièrement  détachés  du 
•service  du  roi  d 'Angleterre.  Je  les  ai  fait  observer  de  'bien  près,  et 
je  n'ai  pu  qu'être  satisfait  de  la  conduite  qu'ils  ont  tenue.  .  .  In- 
sensiblém'ent  j 'ai  formé  une  compagnie  de  cinquante  hommes.  Cette 
compagnie  n'a  pas  été  nourrie  en  vain,  elle  a  travaillé  aux  fortifica- 
tions de  Québec.  J'aurais  bien  pu  la  joindre  aux  troupes  que  j'ai 
fait  marcher  au  fort  Saint-Georgas ;  mais  je  n'ai  pas  voulu  m'y  fier. 
Je  préfère  d'avoir  l'honneur  ide  vous  l'envoyer.  Je  la  fais  passer  sur 
le  vaisseau  du  roi  le  Célèbre  commandé  par  Monsieur  de  la  Jon- 
qnière.  "  (''*)  Ainsi  donc,  au  lieu  de  recevoir  de  France  des  Irlan- 
dais, on  envoie  du  Canada  des  Irlandais  en  France!  Et -ce  dernier 
trait  achève  de  démontrer  quelle  est  la  valeur  historique  de  la  thèse 
contenue  dans  le  discours  prononcé  par  M.  0  'Farréll,  le  15  janvier 
1872,  devant  la  Société  Saint-Patrice  de  Montréal. 

Après  avoir  entassé  en  quelques  pages  tant  d'erreurs  et  de 
fausses  représentations,  l'orateur  n'en  terminait  pas  moins  sa  ha- 
rangue par  un  air  de  bravoure.  Il  s'écriait,  au  milieu  d'applaudis- 
sements que  nous  croyons  entendre  :  "  En  conclusion,  nous  devons 
tous  nous  sentir  fiens  de  savoir  que  notre  race  a  occupé  une  si  large 
place  dans  les  pages  les  plus  brillantes  de  ITiistoire  canadienne.  Il 
est  temps  que  l'on  apprenne  à  d'autres  que  les  Irlandais  ne  peuvent 


(")   Monsieur  de  Vaudreuil  au  ministre,  12  septembre  1757   ;     CoUec- 
tion  de  Manuscrits,  vol.  IV,  pajjfe  130. 


LES  IRLANDAIS  ET  LA  BATAILLE  DE  CARILLON     499 

être  considérés  comme  étrangers,  ou  traités  comme  tels,  sur  un  sol 
rendu  fameux  par  leurs  exploits  et  sanctifié  par  leur  sang!  "  Cette 
péroraison  grandiloquente  paraît  presque  grotesque,  quand  on 
songe  à  quel  échafaudage  de  hâbleries  elle  sert  de  couronnement. 
Mais  elle  peint  à  merveille  une  certaine  mentalité,  un  certain  état 
d'âme,  qui  sont  comme  endémiques  chez  quelques-uns  de  nos  conci- 
toyens, et  qui  nous  font  assister  trop  souvent  aux  manifestations  les 
plus  intempestives. 

Et  maintenant,  nous  nous  posons  une  question.  A  quelle  ins- 
piration est  due  l'exhumation  de  cette  brochure  des  oubliettes  où 
elle  gisait  ?  C'est  l'honorable  Charles  Murphy,  nous  a  appris 
VAlmanach  du  Peuple,  qui  a  eu  "  l'heureuse  et  patriotique  idée  " 
■de  la  rééditer  pour  en  faire  '  '  hommage  aux  fervents  de  la  cause 
irlando-française  ". 

La  cause  irlando-française  !  Quelle  est-elle  ?  Ne  serait- 
elle  pas  beaucoup  plus  !'  irlando  "  que  "  française  "  ? 
Et  quels  sont  ses  adhérents  ?  En  quoi  consiste  leur  programme  ? 
Ont-ils  pour  objectif  d'envahir  sans  cesse  les  domaines  occupés  par 
de  légitimes  possesseurs?  Et  après  avoir,  dans  d'autres  sphères, 
récolté  sans  droit  des  moissons  qu'ils  n'ont  pas  semées,  poussent-ils 
leur  ambition  jusqu'à  vouloir  ravager  le  champ  de  l'histoire  pour 
y  voler  des  gloires  que  leurs  aïeux  n'ont  pas  conquises?  Serait- 
ee  donc  ce  sentiment  qui  aurait  dicté  à  l'honorable  secrétaire  d'Etat 
-cet  acte  de  "  touchante  sollicitude  "  dont  nous  a  parlé  VAlmanach 
du  Peuple  avec  tant  de  candeur  ? 

Nous  aimons  à  eroire  cependant  qu'il  ignorait  la  nature  réelle 
de  l'oeuvre  ressuscitée  par  lui.  Car  alors,  au  lieu  d'être  le  cou- 
pable complice,  il  ne  serait  plus  que  la  victime  imprudente  de  l'im- 
posture hardie  que  nous  avons  cru  devoir  démasquer,  parce  que 
nous  la  voyions  en  train  d'égarer  la  bonne  foi  des  uns,  et  d'alimen- 
ter la  passion  des  autres. 

Thomas  CHAPAIS. 


Etienne  =  Michel  Faillon 

HISTORIEN  DE  MONTRÉAL 


)ES  historiens  de  notre  ville  sont  peu  nombreux.  Le  fait 
s'explique  de  deux  manières  :  les  documents  d'importance 
sur  nos  origines  ne  sont  pas  encore  publiés,  ou  le  sont  à 
peine;  de  plus,  dans  une  société  tournée  comme  la  nôtre 
vers  les  intérêts  matériels,  le  goût  n'est  pas  aux  travaux  de  l'esprit 
en  général,  aux  études  historiques,  en  particulier.  Aussi  est-ce  du 
dehors  que  nous  sont  venus,  dans  le  dernier  demi-siècle  surtout,  la 
plupart  de  ceux  qui  se  sont  occupés  de  notre  histoire.  Je  nomme  le 
plus  célèbre  d'entre  eux:  Etienne-Michel  Faillon,  et  j'essaie  de 
retracer  ici  sa  physionomie  et  son  mérite. 


Ce  fut  un  vrai  bénédictin  que  ce  rude  et  infatigable  travailleur. 
Il  était  de  la  race  de  ces  nobles  intelligences  dont  l'ardeur  à  l'étude 
et  la  persévérance  sont  devenues  proverbiales.  On  peut  discuter 
ses  opinions,  trouver  à  redire  à  ses  jugements:  on  reste  étonné 
devant  la  somme  prodigieuse  de  labeur  qu'il  a  fournie. 

Pourtant  il  a  été  pris  par  d'autres  préoccupations.    Entré  en 


BIBLIOGRAPHIE  :  Revue  de  Montréal,  1ère  année.  —  Bibliographie 
catholique,  année  1866.  —  Monsieur  Faillon,  Prêtre  de  Saint-Sulpice, 
Montréal.  —  BiMiothèque  paroissiale,  1879.  —  Vie  de  M.  Faillon,  Prêtre  de 
Saint-Sulpice,  Jules  Vie,  Paris,  1877.  —  Bibliothèque  Sulpicienne,  L.  Ber- 
trand, Paris,  Picard  &  Fils,  1900.  —  Les  Jésuites  et  la  Nouvelle-France  au 
XVIIe  siècle,  par  C.  de  Roohemonteix,  Paris,  Letouzey  et  Ané,  1896,  etc. 


ETIENNE-MICHEL  PAILLON  501 

1825,  à  Saint-Sulpiee,  à  la  Solitude,  où  il  devait  faire  la  connais- 
sance de  trois  futurs  supérieurs  de  Montréal,  MM.  Quiblièr,  Billau- 
dèle  et  Baile,  il  allait  être  mêlé  toute  sa  vie  au  gouvernement  de  la 
Compagnie  dont  il  devenait  membre  à  l'âge  de  26  ans.  Déjà,  il 
s'était  fait  remarquer  comme  élève  au  lycée  d'Avignon,  puis  au 
eollège  de  Tarascon,  sa  ville  natale,  à  Arles,  comme  employé  à  la 
sous-préfecture,  à  Aix  où  il  fit  son  grand  séminaire,  à  Paris  où  il 
s'occupa  des  catéchismes  de  la  paroisse  de  Saint-Sulplce.  Le 
jeune  homme  se  révélait  dès  lors.  Pieux  et  régulier,  il  était  pour 
tous  un  sujet  d'édification.  Mais  il  était  en  même  temps  le  liseur 
obstiné  dont  l'attention  constamment  éveillée  cherchait,  analysait, 
annotait,  faisait  provision  d'idées  et  de  faits. 

Tel  avait  été  le  jeune  homme,  tel  fut  le  sulpicien.  Sa  vie  offre 
ce  caractère  original  et  rare  d'avoir  été  à  la  fois  studieuse  et  active 
■et  d'être  restée,  malgré  tout,  harmonieuse  et  une.  La  leçon  s'impose. 
Recueillons-la  en  passant. 

Professeur  d'abord  à  Lyori,  puis  à  Paris;  directeur  ensuite  de 
la  Solitude;  visiteur  des  établissements  sulpiciens  en  Amérique  ; 
procureur  enfin  de  sa  congrégation  à  Rome,  auprès  du  Saint-Siège, 
M.  Faillon  reste  quand  même  le  travailleur  que  rien  ne  lasse,  qui 
revient  avec  bonheur  à  ses  chers  livres  du  moment  que  le  devoir  le 
lui  permet.  De  1829  à  1870,  il  publia  quarante-sept  volumes  trai- 
tant de  sujets  d'histoire  et  de  piété,  de  choses  de  France  et  d'Ame-* 
rique. 

A  cette  dernière  date,  M.  Faillon  avait  "  soixante  et  onze  ans 
et  la  nuit  était  là  qui  venait  "  (^).  La  nuit  était  plutôt  au  dehors, 
dans  les  lamentables  désastres  de  la  patrie  blessée  et  sanglante. 
Dans  l'âme  pacifiée  il  n'y  avait  qu'abandon  et  confiance.  Devant 
la  dissolution  de  son  corps  il  ne  s'effraya  pas.  Doucement  au 
matin  du  25  octobre,  il  expirait.    '  '  Sa  mort  a  été  douce  comme  celle 


C)   Lettre  de  M.  Faillon,  28  août  1870. 


502  LA  REVUE  CANADIENNE 

des  saints  ",  écrivait  M.  Icard  au  supérieur  général,  M.  Caval.  Cette- 
grâce  suprême,  le  prêtre  pieux  qui  venait  de  s'en  aller  à  Dieu 's 'y 
attendait,  lui  qui  écrivait  quarante-cinq  ans  auparavant  :  "  Si  la 
vie  à  Saint-Sulpice  n  'a  rien  de  séduisant,  la  mort  y  est  fort  douce  et 
c'est  tout  gagner  que  de  bien  mourir  ". 


II 


Dans  l'appréciation  que  je  vais  faire  de  l'oeuvre  canadienne 
de  M.Faillon,  le  reste  de  ses  ouvrages  étant  délibérément  mis  de  côté,. 
je  voudrais  d'abord  faire  la  part  des  défauts  et  des  erreurs.  Pour 
finir,  ce  me  sera  très  doux  de  faire  celle  des  qualités  et  des  mérites. 
Ai- je  besoin  d'ajouter  que  ce  jugement  tout  personnel  n'engage 
que  moi-même  ? 

J'ai  toujours  pensé  d'abord  qu'il  n'y  avait  qu'une  manière 
d'écrire  l'histoire.  Cette  manière,  tous  les  grands  historiens  l'ont 
connue  et  pratiquée.  Si  elle  semble  varier  de  l'un  à  l'autre  ;  si  le 
style  de  Bossuet  est  différent  de  celui  de  Chateaubriand  ;  si  la  phra- 
se de  Taine  ne  rappelle  que  de  fort  loin  celle  de  Saint-Simon  ;  par- 
tout cependant,  il  y  a  intérêt,  couleur,  chaleur  et  vie.  '  '  Maîtresse 
d'erreur  "  comme  on  l'a  souvent  nommée,  l'imagination  aide  à 
refaire  le  passé;  elle  nous  y  transporte  et  nous  y  fait  vivre.  Le 
document,  par  elle,  est  transformé  ;  dans  les  yeux  des  morts  elle  ral- 
lume le  flamme  de  la  vie.  Autour  du  personnage  qui  ressuscite  elle 
sait  disposer  les  idées  et  les  faits  qui  nous  font  ses  contemporains. 
Et  pas  besoin  pour  cela  des  mots  princiers  ou  des  syllabes  marqui- 
ses; pas  besoin  davantage  des  métaphores  familières,  travesties  en 
folles  ou  en  paysannes.  A  côté  de  Buffon,  à  côté  de  Michelet,  il  y  a 
place  encore  pour  la  simplicité,  alors  même  que  sous  la  poussée  de 
l'émotion,  cette  simplicité  s'élève  jusqu'à  la  haute  éloquence. 

C  'est  cette  flamme  et  cette  ardeur,  c  'est  ce  relief  et  ce  trait  que 
je  voudrais  voir  parfois  chez  M.  Faillon.  Ils  n'y  sont  pas.  Le 
style  est  correct,  précis,  clair.  H  est  sans  élégance  et  sans  art.    Et 


ETIENNE-MICHEL  PAILLON  503 

c  'est  pourquoi  peut-être,  qu  'en  accumulant  les  détails,  il  ne  parvient 
pas  à  nous  faire  acteurs  nous-mêmes  dans  le  drame  dont  il  retrace 
les  péripéties.  Ces  colons,  pionniers  et  colonisateurs,  il  les  a  aimés 
pourtant  et  il  sait  si  bien  leurs  épreuves,  leurs  périls,  leurs  luttes, 
leurs  défaites  et  leurs  victoires.  Pour  s'en  rendre  mieux  compte, 
il  a  respiré  la  poussière  des  archives  et  fatigué  ses  yeux  à  déchiffrer 
leurs  écritures  jaunies  et  effacées.  Sans  abuser  d'aucun  système, 
ni  de  la  race  avec  Augustin  Thierry,  ni  des  grands  hommes  av«c 
Thiers,  Mignet,  Guizot  même,  ni  du  climat  et  du  milieu  avec  Taine, 
il  eut  pu  prendre  à  tous  ee  qu'ils  avaient  de  bon,  puis  dans  une 
vision  claire  des  personnes  et  des  choses,  ressusciter  le  passé  et  le 
faire  vivre  devant  nous.  Or,  dans  l'oeuvre  de  M.  î^aillon,  cela 
manque.  Combien  de  fois  n  'en  ai-je  pas  fait  la  remarque  ?  Il  me 
semblait  que  groupés  différemment,  autrement  présentés,  les  événe- 
ments eussent  été  plus  vivants  ;  et  plus  vivants  encore  si  à  cette  dis- 
tribution plus  habile  de  sa  matière,  l 'historien,  'devenu  peintre,  eut 
ajouté  la  magie  des  couleurs  de  sa  palette. 

J 'ai  signalé  le  premier  défaut.  Voici  le  second.  Je  crois  à  l 'in- 
tervention de  la  Providence  dans  le  monde.  J 'y  crois  comme  à  mon 
existence.  Non,  après  avoir  édifié  son  oeuvre,  Dieu  ne  reste  pas  le 
spectateur  indifférent  de  ses  destinées,  la  laissant  "  rouler  au  ha- 
sard dans  les  déserts  du  vide  "  (").  La  raison  et  la  foi  nous  font 
dire  au  Créateur:  Tua,  Pater,  providentia  gubernat  (^).  Cela  est 
bien  acquis.  Ce  qui  ne  l'est  pas  moins,  c'est  rintervention  de  Dieu 
dans  la  vie  de  chacun  de  nous.  Il  y  traverse  les  événements  signi- 
ficatifs de  notre  existence  comme  l-es  blancheurs  de  la  voie  lactée 
traversent  le  firmament;  c'est  par  lui  que  nos  volontés  refroidies 
et  lassées  s'enrichissent  de  mérite,  ainsi  qu'au  printemps,  dans  les 
vergers,  les  rameaux  desséchés  et  noircis  se  couvrent  de  corolles 
blanches;  c'est  par  lui  que  nos  tristesses  se  trempent  d'espoir,  qu'el- 


C")  Lamartine.     Médit.  VI.     Le  désespoir. 
C)  Sap.  XIV,  3. 


504  LA  REVUE  CANADIENNE 

les  ne  sont  plus  le  boulet  attaché  à  nos  pieds,  mais  la  grande  paire 
d'ailes  battant  au-dessus  de  nos  têtes.  Mais  il  y  intervient  respec- 
tueux des  causes  secondes  qu'il  a  une  première  fois  animées,  sou- 
cieux de  leur  laisser  libre  jeu.  iC'est  le  cas  ordinaire.  Extra- 
ordinairement,  par  un  miracle,  il  manifeste  son  action  en-dehors  et 
au-dessus  des  agents  inférieurs.  A  ces  principes,  pas  de  difficultés. 
Les  difficultés  naissent  dès  lors  que  nous  voulons  préciser  la  pré- 
sence extraordinaire  de  Dieu  dans  les  événements  importants  de  la 
vie.  Elles  sont  d'autant  plus  grandes  que  l'énergie  divine  s'enve- 
loppe de  mystère  et  se  voile.  Aussi  j 'hésiterais  parfois  beaucoup  à 
dire:  "  Elle  est  là,  c'est  certain  ".     Car  quelles  preuves  en  ai-je  % 

M.  Paillon  n'a  pas  pensé  ainsi.  Le  surnaturel  abonde  dans  les 
origines  de  Montréal,  non  pas  seulement  ce  surnaturel  qui  ast  la 
pureté  d'intention  et  la  vertu  héroïque,  mais  celui  qui  est  l'inter- 
vention miraculeuse  de  Dieu.  M.  Olier,  Melle  Mance,  M.  de  la 
Dauversière,  M.  de  Maisonneuve  se  meuvent  dans  une  atmosphère 
qui  n'est  plus  celle  de  la  terre,  et  les  événements  auxquels  ils  pren- 
nent part  n'ont  plus  aucune  allure  humaine.  Or,  sans  contester  l'au- 
thenticité des  récits  sur  lesquels  l'histonen  s'appuie,  sans  les  écar- 
ter non  plus,  je  crois  qu'il  eût  été  mieux  d'en  faire  jaillir  seule- 
ment l'idée,  cette  idée  qui  est  si  juste:  Dieu  a  voulu  la  fondation  de 
Montréal.  On  eut  gagné  ainsi  de  n'avoir  au  berceau  de  la  colonie 
que  des  figures  simples  et  douces,  généreuses  et  sereines,  comme 
notre  chère  Marguerite  Bourgeoys. 

J'arrive  au  troisième  grief.  Il  est  bizarre  sous  une  plume 
montréalaise  et  sulpicienne.  Il  me  paraît  juste  cependant  et  le 
voici:  M.  Faillon  a  trop  manifestement  aimé  Montréal  et  Saint- 
Sulpice.  Aimer,  c  'est  peu  dire.  D 'ailleurs,-  ce  ne  serait  pas  une 
faute.  Loin  de  là,  ce  serait,  tout  au  plus,  justice.  Disons  plutôt 
qu'il  les  a,  sans  assez  de  circonspection  et  de  prudence,  préférées. 
Sans  prendre  à  mon  compte  les  jugements  sévères  et  les  accusations 
violentes  des  adversaires  de  M.  Faillon,  au  fond  je  trouverais, 
comme  quelques-uns  d'entre  eux,  qu'il  y  a  eu  chez  lui  des  partialités 


ETIENNE-MICHEL  PAILLON  505 

€t  des  préjugés;  que  sa  critique  manque  parfois  de  ce  désintéresse- 
ment plein  de  sérénité  qui  en  est  la  force;  que  l'usage  qu'il  fait 
des  documents  pourrait  être  plus  selon  la  vérité  objective  et  abso- 
lue. Les  questions  dont  tout  historien  de  Montréal  doit  s'occuper 
restent  encore  ouvertes.  Elles  sont  loin  d'être  tranchées,  et  ce  ne 
sont  pas  les  plus  acerbes  et  les  plus  batailleurs  qui  auront  définiti- 
vement raison.  Je  crois  cependant,  je  crois  fermement  que  les  faits 
étudiés  en  eux-mêmœ  et  dans  les  sources,  groupés  dans  un  ordre 
logique  et  régulier,  amèneraient  fatalement  le  lecteur  impartial  aux 
conclusions  qui  doivent  être  celles  de  l'histoire.  Mon  espoir  est  que 
ce  travail  sera  fait  un  jour. 


III 


C'est  en  1849  que  M.  Faillon  vint  pour  la  première  fois  au 
Canada.  Il  y  revint  en  1854,  puis  en  1857.  Il  serait  facile  de  faire 
la  somme  des  années  qu'il  y  a  passées  en  tout:  du  30  octobre  1849, 
au  3  juin  1850,  du  27  mai  1854  au  21  septembre  1855,  du  3  novem- 
bre 1857  au  1er  juin  1862,  soit,  à  peu  près,  six  ans  et  demi.  Une 
épreuve  terrible,  le  typhus,  dont  Montréal  avait  souffert,  et  dont, 
►  par  contre-coup,  la  communauté  de  Saint-Sulpice  avait  été  frappée 
elle-même,  l'avait  amené.  Il  y  revint  ensuite  pour  continuer  ses 
études  historiques  commencées  et  aussi,  chose  qui  paraîtra  bizarre  à 
bon  nombre  de  détracteurs  de  notre  climat,  pour  refaire  une  santé 
affaiblie  et  à  laquelle  le  premier  séjour  dans  notre  ville  avait  ap- 
porté soulagement  inattendu  et  forces  précieuses. 

Avec  quel  bonheur  il  contempla  pour  la  première  fois  Ville- 
Marie  !  Il  en  savait  si  bien  l'histoire,  il  en  connaissait  si  bien  les 
origines  chrétiennes  et  le  merveilleux  développement  !  En  reve- 
nant par  la  pensée  vers  les  temps  disparus  et  jusqu'aux  premières 
heures  de  cette  fondation  étonnante,  il  retrouvait  ceux  qui  avaient 
été  ses  pères  dans  le  sacerdoce  et  lui  avaient  laissé,  avec  le  souvenir 
de  leurs  travaux  apostoliques,  l'héritage  béni  de  leurs  vertus  :  Olier, 


506  LA  REVUE  CANADIENNE 

Bretonvilliers,  Tronson,  Queylus,  Dollier  de  Casson,  Belmont  -.  ;  la 
France  des  deux  côtés  de  l'océan,  celle  d'Europe  et  celle  d'Améri- 
que; zèle  et  sainteté  avec  sagesse  et  prudence,  entrain  et  héroïsme 
avec  persévérance  et  détachement  ;  ce  qui  fait  la  grandeur  des  âmes 
avec  ce  qui  constitue  la  prospérité  des  peuples:  c'était  le  passé.  Il 
le  revoyait,  ému,  aux  lieux  mêmes  où  s'étaient  dépensée  quelques- 
unes  de  ces  vies,  et  non  les  moins  pures  et  non  les  moins  généreuses, 
vies  constamment  fidèles  à  l'idéal  qui  les  dépassait  et  les  élevait, 
vies  pieusement  consacrées  à  former  au  eoeur  d'un  peuple  naissant 
le  trésor  de  traditions  et  d 'esipérances  qui  serait  sa  force  et  son 
salut. 

A  peine  M.  Faillon  était-il  à  Montréal  qu'il  commençait  la. 
visite  de  ces  endroits  historiques,  lieux  des  origines,  des  fondations, 
des  événements  principaux.  Ils  ne  lui  étaient  pas  étrangers.  Les 
études  faites  déjà  sur  l'établissement  de  notre  ville  et  son  progrès 
lui  permettaient 'de  s'orienter  très  vite.  Tout  l'intéressait  :  les 
quais  et  les  rives  du  fleuve,  oii  les  premiers  Français  étaient  des- 
cendus ;  les  rues  ajdjacentes,  où  Ville-Marie  avait  vu  s 'élever  les 
unes  après  les  autres  les  communautés  qui  en  étaient  maintenant  la 
richesse  et  l'honneur;  la  montagne  où  M.  de  Belmont,  il  y  avait  cent 
cinquante  ans,  avait  élevé  le  fort  destiné  à  rassembler  les  sauvages  • 
qu'on  désirait  conquérir  à  la  foi  et  à  la  civilisation.  Il  y  replaçait 
d'abord  le  peuple  dont  l'histoire  l'avait  si  profondément  intéressé. 

''  J'ai  vu  —  disait-il,  au  retour  en  France  de  son  premier 
voyage  au  Canada  —  j 'ai  vu  un  peuple  qui  rappelle  qu  'il  descend 
de  chrétiens  des  premiers  temps;  un  peuple  qui  nous  donne  une 
idée  de  ce  que  pouvaient  être  nos  paroisses  de  France,  alors  qu'elles^ 
n'avaient  pas  encore  été  attaquées  par  les  idées  impies  et  révolu- 
tionnaires :  un  peuple  qui  a  la  foi  pure  et  sans  mélange  et  qui  vit 
de  la  foi,  qui  a  pour  la  religion,  pour  ses  institutions,  ses  oeuvres, 
sa  doctrine,  la  confiance  la  plus  complète  et  la  plus  entière;  uu 
peuple  où  les  oeuvres  de  piété  et  de  charité  sont  le  domaine  de  tous, 
où  il  n  'y  a  encore  rien  de  cet  esprit  de  défiance,  de  discussion,  de 


ETIENNE-MICHEL  PAILLON  507 

préjugé  et  de  dénigrement  qui,  partout  ailleurs,  accueille  la  parole, 
le  zèle  et  le  dévouement  du  prêtre  "  (*). 

De  la  part  de  celui  qui  les  donnait,  ces  éloges  étaient  sincères. 
M.  Faillon  voyait  dans  l'oeuvre  montréalaise  une  bénédiction  ma- 
nifœte  des  vues  pures  et  du  zèle  de  M.  Olier  et  comme  l'ef floraison 
de  l'apostolique  dévouement  des  fils  spirituels  du  fondateur  de 
Saint-Sulpice.  Il  n'en  doutait  nullement:  Dieu  avait  voulu  Mont- 
réal et  il  avait  préparé  l'endroit  béni  où  naturellement  et  surnatu- 
rellement,  par  le  fait  de  la  nature  et  de  la  grâce  travaillant  de  con- 
cert, elle  devait  être  établie.  En  trois  paragraphes,  M.  Faillon 
indique  les  avantages  de  la  situation  géographique  de  la  ville  nou- 
velle (^).  Elle  est  destinée  à  être  un  centre  de  communications, 
avec  toutes  les  parties  du  pays  ;  par  le  moyen  des  rivières  qui 
affluent  dans  son  vaste  fleuve,  elle  offrira  un  accès  facile  aux 
nations  sauvagas  ;  elle  sera  contre  les  ennemis  le  poste  le  plus  avancé 
du  pays.  Ce  n'est  pas  tout:  les  eaux  de  ses  rivières  abondent  en 
poissons  :  les  bois  de  l 'île  sont  pleins  d 'oiseaux  et  de  bêtes  sauvages  ,- 
son  sol  est  d'une  merveilleuse  fécondité  et  tout  y  vient  ''  comme  à 
plaisir  ".  —  Il  y  a  enfin  et  évidemment  l'heure  de  la  Providence 
qui  sonne  pour  une  telle  fondation  puisqu 'ailleurs  le  commerce, 
l'agriculture  sont  en  souffrance,  que  la  colonie  agonise,  qu'ici  les 
nations  sauvages,  jadis  à  craindre,  sont  parties  et  que  la  solitude 
solennelle  attend  dans  la  paix  de  son  mystérieux  silence  les  pion- 
niers de  la  croix  et  du  drapeau  fleurdelisé,  les  chrétiens  et  les  Fran- 
çais, les  membres,  en  un  mot,  de  la  société  de  Notre-Dame  de  Mont- 
réal. 

Les  voici  ou,  plutôt,  voici,  envoyés  par  eux,  les  colons  qui  arri- 
vent et  qui  débarquent,  l'autel  qui  se  dresse  à  l'ombre  de  la  forêt, 
le  fort  qui  s'élève,  et  la  vie  régulière  qui  s'organise.  Chez  ce  peuple 
naissant,  où  tous  sont  courageux  et  forts,  il  y  a  des  âmes  d'élite. 


C)   Cité  par  Desmasiires  :  M.  Faillon,  pa^ge  219. 

{')  Histoire  de  la  Colonie  française.  1.  page  397  et  le.s  suivantes. 


508  LA  REVUE  CANADIENNE 

C  'est  à  raconter  leur  histoire  et  l 'histoire  de  leurs  travaux  que  s 'at- 
tarde maintenant  M.  Faillon. 

Avant  de  dire  ce  que  fut  le  Canada  en  général,  ou  mieux  la 
Nouvelle-France,  ce  qu'il  ne  fera  qu'en  1865-66,  il  va  dans  quatre 
monographies  successives  mettre  en  lumière  les  artisans  du  progrès 
national.  Ce  sont  des  femmes.  Elles  sont  vraiment  sublimes  dans 
leur  virginale  vaillance  et  leur  infatigable  zèle,  attachées  sans  trêve 
à  une  tâche  ingrate  dont  elles  avaient  compris  la  grandeur  conso- 
lante et  mettant  à  la  conduire  au  terme  toutes  les  énergies  de  leur 
âme,  semeuses  de  foi  et  d'amour  aux  sillons  d'où  un  jour  fleuri- 
rait l'avenir  rédempteur. 

La  Congrégation  de  Notre-Dame  fut  la  première  en  date  dœ 
trois  communautés  que  M.  Olier  et  ses  associés  voulurent  établir  à 
Montréal,  "  pour  faire  célébrer  les  louanges  de  Dieu  dans  un  désert 
où  Jésus-Christ  n'a  point  été  nommé  et  qui  était  auparavant  le 
repaire  des  démons  "  Ç^).  Aussi  est-ce  de  Marguerite  Bourgeoys 
que  M.  Faillon  s'occupe  d'abord.  A  la  fondatrice  et  à  son  oeuvre, 
il  a  consacré  deux  volumes.  Il  a  fait  de  même  pour  Mlle  Manee  et 
^on  institut.  Madame  d'Youville  et  l 'Hôpital-Grénéral  qui  lui  doit 
son  existence  n'on  eu  qu'un  volume.  A  ces  cinq  volumes  où  l'au- 
teur disait  rassembler  seulement  des  "  mémoires  particuliers  pour 
servir  à  l 'histoire  de  l 'église  de  l 'Amérique  du  Nord  '  ',  il  en  a  été 
ajouté  un  autre:  e'est  la  vie  de  Mlle  Leber.  Nul  ne  s'en  étonnera. 
Parmi  ces  femmes  vaillantes  auxquelles  Ville-Marie  doit  tout,  Mlle 
Leber  a  sa  place  marquée.  Elle  aida  les  travaux  extérieurs  et 
publics  des  femmes  canadiennes  de  son  temps  par  sa  vie  de  prière 
et  de  réclusion. 

Ces  quatre  ouvrages  parurent  6n  1854  et  furent  accueillis  avec 
faveur.  De  tous  on  peut  dire  ce  que  disait  du  premier  M.  Chantrel 
dans  la  Bibliographie  catholique:  "  Rien  ne  manque  à  ce  savant  et 


(*)  Les  véritables  motifs  de  MM.  et  Dames  de  la  Société  de  Montréal, 
Î5. 


ETIENNE-MICHEL  PAILLON  509 

édifiant  ouvrage:  avertissement  qui  nous  fait  entrer  dans  les  vues 
de  l'auteur,  introduction  qui  expose  les  desseins  de  la  Providence 
sur  le  Canada,  table  selon  l'ordre  des  matières,  autre  table  d'après, 
l'ordre  alphabétique,  composées  toutes  deux  avec  un  soin  que  l'on 
ne  connaît  plus  guère  dans  les  oeuvres  hâtées  du  .lour,  parfaite 
ordonnance  dans  le  plan  et  les  détails  de  la  narration,  marges  rece- 
vant les  titres  des  chapitres  avec  des  notes  nombreuses  ". 

M.  Faillon  ne  devait  pas  s'arrêter  là.  Mis  en  goût  par  les 
découvertes  qu'il  avait  faites,  par  les  documents  trouvés  partout, 
toujours  secondé  d'ailleurs  par  d'admirables  aptitudes  au  travail, 
il  avait  l'intention  de  publier  un  ouvrage  sur  la  fondation  de 
Montréal,  ouvrage  qui  serait  suivi  de  l'histoire  des  autres  colonies 
françaises  sur  la  terre  américaine.  C'était  un  projet  gigantesque 
dont  l'exécution  amènerait  la  publication  d'une  vingtaine  de  nou- 
veaux volumes.  La  Providence  ne  lui  permit  pas  de  le  réaliser. 
Ce  qu  'il  put  faire,  ce  fut  de  composer  les  trois  premiers  volumes  de' 
son  ouvrage:  Histoire  de  la  Colonie  française  au  Canada.  Ce  n'est 
qu'un  début,  comme  le  portique  d'un  édifice  immense.  Le  récit  ne 
s'étend  pas  au-delà  de  1765,  Telle  quelle,  cette  publication  est  inté- 
ressante. La  critique  se  plut,  à  l'époque  de  son  apparition,  à  rele- 
ver ses  mérites:  *'  clarté,  netteté,  précision;  habile  distribution  et 
sage  appréciation  des  faits;  oeuvre  de  bénédictin,  toute  à  la  gloire 
de  la  science  et  de  la  religion  "  C^). 

Le  fait  ^t  qu'on  reste  étonné  devant  ce  labeur  dont  peu  d'hom- 
mes, il  faut  le  dire,  sont  capables.  Ici,  sans  conteste,  l'historien  est 
admirable  et  son  exemple,  pour  le  bien  de  notre  histoire,  devrait 
susciter  de  généreuses  imitations. 

Les  portraits  que  nous  avons  de  M,  Faillon  le  représentent  la 
tête  enveloppée  d'une  ample  calotte  et  penchée  sur  un  livre  où  son 
doigt  guide  ses  yeux  baissés,  ces  yeux  dont  son  historien  semble  se 


(')  Bibliographie  catholique. 


510  LA  REVUE  CANADIENNE 

plaire  à  relever  la  limpidité  et  la  pénétration  (^).  C'est  bien  lui.  Il 
fut  un  travailleur,  un  travailleur  jamais  lassé  et  toujours  en  train. 
Aucune  peine,  aucun  effort,  aucun  voyage  ne  le  rebutèrent  jamais, 
dans  ses  recherches  difficiles.  Il  parcourut  la  France  en  tous  sens, 
il  fit  de  même  au  Canada,  il  visita  aussi  plusieurs  villes  des  Etats- 
Unis.  Partout,  il  étudia,  lut,  analysa  la  plume  à  la  main,  copia  et 
fit  copier.  A  Montréal,  il  eut  jusqu'à  six  secrétaires.  Il  commen- 
çait alors  sa  journée  à  8  heures,  goûtait  à  midi,  d'un  biscuit  et  d'une 
pomme,  et  continuait  de  travailler  jusqu'à  5  heures.  Il  n'écrivait 
pas,  mais  il  se  contentait  de  lire  et  de  marquer  au  crayon  les  endroits 
de  ces  lectures  dont  il  avait  besoin.  D'autres  écrivaient  ensuite.  Il 
prit  connaissance  ainsi  des  archives,  des  documents,  des  manuscrits. 
Les  bibliothèques  à  Paris  et  à  Rome  lui  livrèrent  leurs  secrets  ;  les 
annales  des  communautés  et  les  correspondances  particulières  ajou- 
tèrent encore  à  ses  notes.  Avons-nous  besoin  de  dire  qu'en  même 
temps  il  prenait  connaissance  des  ouvrages  publiés  jusqu'alors  sur 
le  Canada  ? 

Il  reste  de  ce  travail  une  vingtaine  de  volumes  in-folio  manus- 
<îrits.    Les  choses  y  sont  pêle-mêle  : 

Pendent  opéra  interrupta,  minaeque 
Murorum    ingénies 

C'est,  en  effet,  eette  impression  de  monument  non  achevé  que 
j'ai  devant  l'oeuvre  de  M.  Faillon.  Et  cette  impression  me  vient 
non  pas  seulement  du  fait  que  l'auteur  est  resté  en  route,  Ipin  du 
bnt  qu'il  voulait  atteindre;  mais  encore  de  ce  que  sa  manière  me 
semble  défectueuse  et  que,  en  vérité,  il  est  au-dessous  de  la  tâche 
qu'il  s'est  imposée. 

Toutefois  si  Montréal  attend  toujours  l'historien  qui  soit  digne 
de  son  passé,  n'oublions  jamais  ce  que  M.  Faillon  a  fait  pour  notre 


(")   Desmasures,  p.  325. 


ETIENNE-MICHEL  PAILLON  511 

ville.  Ses  recherches  et  ses  écrits  l'ont  presque  fait  surgir  de  l'im- 
mense  nuit  de  l'oubli.  Sans  doute  ce  n'est  encore  que  l'aube,  la 
lumière  pâle  et  tiède;  mais  quand  se  fera  le  plein  jour,  sous  l'ar- 
dente et  resplendissante  clarté,  il  faudra  se  rappeler  qu'aupara- 
vant les  ténèbres  n'étaient  déjà  plus.  Et  pour  ne  pas  mériter  la 
gloire  du  génie  qui  crée,  il  revient  à  M.  Faillon  celle  du  pionnier 
qui  défriche,  ensemence  et  prépare  la  moisson  future.  C  'est  encore 
beaucoup. 

Henri  GAUTHIER. 


Le  Gouverneur  Pothier 


m 


(A  présence  de  l'honorable  Aram- Joseph  Pothier,  gouverneur 
de  l'Etat  du  Rhode  Island,  au  Congrès  Eucharistique  de 

»f^  'Montréal,  en  septembre  dernier,  n'a  pas  été  l'un  des  moin- 
dres incidents  de  cette  inoubliable  manifestation  de  la  foi 
catholique  en  Canada.  Canadien-français  par  le  coeur,  le  sang  et 
la  vieille  foi  des  ancêtres.  M,  Pothier  était  bien  l'un  des  nôtres  reve- 
nant au  sol  natal,  anobli  par  sa  patrie  d'adoption.  En  effet,  de  tous 
les  laïques  présents,  il  était  celui  qui  occupait  la  position  sociale  la 
plus  élevée.  Le  gouverneur  général  du  Canada  et  le  lieutenant  gou- 
verneur de  Québec  n'étaient  que  représentés.  Accompagné  de  son 
état  major  officiel,  M.  Pothier  ne  portait  aucune  décoration,  il  était 
en  habit  de  ville.  Détail  assez  curieux  en  effet — contrairement  à  ce 
qui  se  pratique  en  Angleterre  et  en  Canada  —  aux  Etats-Unis,  le 
Président  ou  le  gouverneur  d'un  Etat,  'dajis  les  circonstances  offi- 
cielles, ne  porte  aucun  insigne  particulier.  C  'est  la  règle  invariable. 

La  présence  au  Congrès  de  l'homme  d'Etat  américain,  qu'on  sait 
originaire  de  notre  province,  constituait  un  véritable  sujet  d'orgueil 
pour  ses  "pays".  Aussi,  son  passage,  dans  l'immense  procession  du 
11  septembre,  a-t-il  soulevé  les  plus  vifs  applaudissements  sur  tout 
le  parcours.  M.  le  Gouverneur  a  dû  éprouver  de  douces  émotions  de- 
vant ce  téûioignage  flatteur.  Et  pourtant,  combien  peu,  parmi  les 
spectateurs  qui  acclamaient  ainsi  le  gouverneur  américain,  connais- 
saient sa  véritable  vie  !  En-dehors  du  cercle  de  ses  parents  et 
de  ses  intimes  amis,  qui  savait  en  effet  ce  qu'il  a  fallu  dé  courage, 
de  force  et  d'énergie  à  ce  citoyen,  d'ailleurs  si  bien  doué,  pour 
s'élever,     là-bas,     jusqu'à    gravir     les  degrés     du     Capitule     de 


LE  GOUVERNEUR  POTHIER  513 

l'Etat  du  liihode  Island  ?  Les  rapports  des  gazettes  ont  enre- 
gistré sans  doute  ses  succès  constants,  au  milieu  d'une  population 
sinon  hostile,  du  moins  certainement  indifférente.  Mais  des  rapports 
de  journaux,  aujourd'hui  qu'il  s'en  fait  tant,  c'est  peu  pour  mettre 
en  relief  un  homme  de  marque.  Il  nous  a  semblé  qu  'un  article  de  la 
Bévue  —  si  modeste  fût-il  —  conviendrait  pour  mieux  faire  con- 
naître notre  distingué  compatriote  aux  générations  qui  poussent  ; 
et  sa  venue  au  Congrès  nous  a  paru  une  occasion  heureuse  -de  le 
faire. 


La  famille  Pothier  est  l'une  des  plus  anciennes  et  des  plus  hono- 
rables de  la  région  de  Trois-Rivières.  Alliée  aux  plus  vieilles 
familles  d'Yamachiche  —  cette  paroisse  qui  a  fourni  un  si  grand 
nombre  d'hommes  marquants  à  l'Eglise  et  à  l'Etat — la  famille  Po- 
thier a  joué  elle-même  un  rôle  important.  Lors  de  la  première 
candidature  de  M.  Pothier  au  poste  de  gouverneur  du  Rhode 
Island  le  Boston  Herald,  à  la  date  du  1er  novembre  1908,  pu- 
bliait l'entrefilet  suivant  :  "  Citoyen  éminent  de  Woonsocket, 
deux  fois  maire  de  cette  ville,  député  aussi  deux  fois  à  la  chambre 
des  représentants,  ancien  lieutenant  gouverneur,  une  autorité 
dans  les  affaires  de  banques  et  d'industrie,  l'honorable  M.  Pothier 
est  fier  de  ses  ancêtres,  et  encore  plus  de  son  titre  de  sujet  améri- 
cain. "  "Je  suis  sur  le  sol  d'Amérique  depuis  trois  cents  ans,  dit-il 
avec  une  pointe  d'esprit,  car  mes  ancêtres  de  la  province  de  Québec 
vinrent  d'Europe  en  même  temps  que  les  premiers  colons  de  la 
Nouvelle- Angleterre  !  " 

La  vérité  de  cette  affirmation  peut  être  facilement  établie.  En 
effet,  si  nous  consultons  les  vieilles  archives  de  la  cour  supérieure 
de  Trois-Rivières,  nous  constatons  la  présence,  en  cette  ville,  de 
Jean-Baptiste  Pothier,  l'ancêtre  de  la  famille,  dès  les  années  1670 
et  suivantes.  Voilà  donc  près  de  deux  cent  cinquante  ans  que  les 
Pothier  sont   arrivés  dans   la  Nouvelle-France.     Sous   le   régime 


514  LA  REVUE  CANADIENNE 

français,  plusieurs  ont  tenu  une  place  notable  dans  la  société.  L 'an- 
cêtre lui-même  n'était  pas  le  premier  venu,  puisqu'il  a  exercé  la 
profession  de  notaire,^  pendant  près  de  trente  ans,  tant  à  Trois- 
Rivières  qu'à  Montréal.  Son  greffe,  soigneusement  conservé  dans 
les  archives  de  la  cour  supérieure,  fait  voir  qu'il  était  un  parfait 
notaire.  Il  a  pratiqué  à  Montréal,  avec  résidence  principale  à  La- 
chine,  de  1684  à  1701,  et  à  Trois-Rivières,  depuis  cette  époque  jus- 
qu'à l'année  de  sa  mort,  en  1717. 

Originaire  de  la  ville  de  Chartres,  fils  de  Jean  Pothier  et  de 
Marguerite  de  Saintes,  le  notaire  Pothier  épousa  à  Trois-Rivières, 
le  14  juin  1688,  Marie-Etienne  Beauvais  de  Saint-Jème,  de  Saint- 
Germain  d'Izé.  La  mère  de  cette  dernièïe,  Jeanne  Soldé,  était  de 
la  ville  de  la  Flèche,  au  diocèse  d'Angers.  Au  contrat  de  ma- 
riage de  Jean-Baptiste  Pothier,  son  père,  Jean  Pothier,  est  dit 
"  marchand  vivant,  de  Chartres  ",  ce  qui  indiquerait- qu'il  demeu- 
rait encore  en  France,  à  cette  époque.  Au  reste,  il  n'est  probable- 
ment pas  venu  en  Canada. 

Un  des  fils  du  colon,  Joseph-Marie  Pothier  épousa,  à  Trois-Ri- 
vières, le  12  janvier  1712,  Marie- Josephte  Mouet  de  Moras,  fille  du 
seigneur  du  même  nom,  de  Nicolet.  François  Pothier,  un  autre 
fils,  le  12  janvier  1750,  épousa  Marie-Louise  Alavoine,  fille  du  célè- 
l're  médecin  Charles  Alavoine,  époux  de  Marie- Anne  Lefebvre  Las- 
siseraye.  Le  Dr  Alavoine  a  exercé  sa  profession  pendant  trente 
ans  à  Trois-Rivières,  et  il  était  considéré  comme  l'un  des  citoyens 
éminents  ide  cette  ville.  On  lui  donnait  le  titre  de  chirurgien  du  roi. 

Cette  Marie-Louise  Alavoine  était  la  bisaïeule  de  feu  Jules  Po- 
tliier,  père  de  l'honorable  M.  Aram-Pothier.  En  effet,  François 
Pothier,  son  époux,  était  le  père  de  Joseph  Pothier,  qui  épousa  Clo- 
tilde  Girardin,  et  fut  le  grand 'père  de  M.  Jules  Pothier  —  et  le 
grand 'père  maternel  de  l'auteur  du  présent  article. 

Citons  quelques  vieilles  familles  alliées  aux  Pothier.  D'abord, 
par  Elizabeth  Richer,  sa  grand 'mère,  l'honorable  M.  Pothier  se 
trouve  être  le  petit  neveu  du  seigneur  Modeste  Richer,  d'Yamachi- 


LE  GOUVERNEUR  POTHIER  515 

che,  et  le  petit  cousin  de  Mgr  Louis-François  Richer-Laflèche,  le 
célèbre  évêque  missionnaire  de  Trois-Rivières.  Puis,  la  famille 
Lesieur-Desaulniers,  qui  a  fourni  pendant  un  siècle  des  députés  aux 
divers  parlements  du  Canada,  tant  à  Québec  qu'à  Ottawa,  la  fa- 
mille Girardin,  la  famille  Gauthier,  à  laquelle  appartient  M.  l'ar- 
chitecte  L,-Z.  Gauthier,  la  famille  Gérin-Lajoie,  si  favorablement 
•connue  dans  les  lettres  canadiennes .  .  .  ont  toutes  des  liens  étroits 
de  parenté  avec  les  Pothier.  Comme  on  le  voit  cette  famille  figure 
avantageusement  parmi  les  plus  anciennes  et  les  plas  honorables  de 
•la  région  de  Trois-Rivières. 


Voici,  maintenant,  quelques  notes  biographiques  sur  le  gou- 
•verneur  Pothier,  Il  naquit  à  Saint-Jean-Chrysostome,  comté  de 
Chateauguay,  le  26  juillet  1854,  du  mariage  de  Jules  Pothier  et  de 
Domitilde  Dallaire.  La  famille  demeurait  à  Yamachiche  et  c'est 
pendant  un  séjour  de  quelques  mois  qu'elle  fît  à  Saint- Jean-Chry- 
sostome  que  le  jeune  Aram-Joseph  vit  le  jour.  Il  avait  à  peine 
quelques  mois  que  ses  parents  revenaient  à  Yamachiche,  et  c'est 
là  que  s'écoula  sa  jeunesse.  Entré  chez  les  Frères  des  Ecoles 
Chrétiennes,  il  ne  tarda  pas  à  se  faire  remarquer  par  sa  grande 
assiduité  et  son  application  à  l'étude,  autant  que  par  ses  m'anières 
toujours  distinguées  et  surtout  par  une  grande  piété.  Dans 
sa  classe,  il  fut  l'un  des  premiers,  et,  à  chaque  fin  d'année 
scolaire,  il  prenait  le  chemin  de  la  maison  paternelle  "  chargé  de 
prix  ".  Un  exemple  fera  voir  sa  régularité  dans  tout  ce  qu'il 
entreprenait.  A  peine  âgé  de  six  ans,  il  commença  à  servir  la  messe 
de  M.  l'abbé  Dorion,  curé  d' Yamachiche,  et,  pendant  cinq  années 
consécutives,  il  ne  manqua  pas  une  seule  fois  de  remplir  cette  hono- 
rable fonction  —  et  cela  bien  entendu  sans  aucun  espoir  de  la  plus 
petite  récompense,  ce  n'était  pas  encore  la  façon!  Pendant  les  heu- 
res de  récréation  et  les  jours  de  congé,  plutôt  que  de  s'amuser  avec 
ses  condisciples,  il  lisait  des  livres  d'histoire  ou  de  géographie.  Très 


516  LA  REVUE  CANADIENNE 

jeune,  il  prit  ainsi  le  goût  de  l'étude,  et  s'y  adonna  avec  une  vérita- 
ble passion. 

Constatant  ces  heureuses  dispositions,  son  père  forma,  de  bonne  • 
heure,  le  projet  de  lui  faire  faire  un  cours  d'études  classiques. 
Chargé  de  famille  et  peu  fortuné,  M.  Jules  Pothier  n'y  réussit  qu'a- 
près bien  des  pas  et  des  démarches.     Mais,  à  force  de  sacrifices, 
il  put  le  voir  enfin  prendre  le  chemin  de  Nicolet,  dans  l'automne  de- 
1868. 

Là,  comme  à  l'école  d'Yamachiche,  le  jeune  Pothier  ne  tarda 
pas  à  attirer  l'attention  de  ses  professeurs,  par  son  application  à 
l'étude,  sa  parfaite  régularité  et  les  succès  qui  ne  manquèrent  pas. 
de  couronner  ses  efforts.  Après  trois  ans  d'étude,  il  entrait  en 
Belles-Lettres,  et  cependant  il  se  maintint  constamment  au  premier- 
rang  dans  sa  classe.  Sa  conduite  était  tellement  exemplaire  qu'il 
ne  fut  pas  puni  une  seule  fois  et  n  'eut  à  essuyer  aucun  reproche. 

Aram  Pothier  était  d'une  nature  sensible  et  fort  tendre.  La. 
moindre  injustice  commise  à  son  sujet,  lui  causait  une  peine  réelle. 
Par  contre,  il  se  montrait  touché  de  la  plus  petite  marque  d 'intérêt. 
Un  jour,  M.  l'abbé  Dorion,  le  curé  d'Yamachiche,  étant  venu  faire 
une  visite  au  vieux  collège,  le  jeune  Pothier  en  éprouva  une  grande 
joie.  Lui  qui,  pendant  cinq  ans,  avait  servi  la  messe  de  son  curé,  il 
allait  sans  doute  être  mandé...  au  parloir  !  Bêlas,  il  n'en  fut 
rien.  Bien  plus,  le  curé  manda  les  deux  fils  du  Dr  L.-L.  L.-Desaul- 
niers  et  celui  du  Dr  H.  Beauchemin,  mais  il  oublia  le  jeune  Pothier. 
Cet  oubli  du  bon  curé,  qui  constituait  presque  une  injustice  à  ses 
yeux,  causa  à  notre  écolier  une  peine  dont  il  garda  longtemps  le- 
souvenir. 

Dans  l'automne  de  1871,  Aram  se  rendit  à  Niagara  pour  ap- 
prendre l'anglais  et  suivre  un  cours  de  philosophie.    C'est  à  cette 
époque  que  sa  famille  quitta  la  paroisse  d'Yamachiche  pour  aller- 
s'établir  k  Woonsocket  et  y  tenter  fortune. 


LE  GOUVERNEUR  POTHIER  517 

Telle  fut  la  jeunesse  d 'Aram- Joseph  Pothier.  Qu'allait-il  de- 
venir dans  sa  nouvelle  patrie?  Privé  d'appui,  n'ayant  pas  de  for- 
tune, il  voyait  l'avenir  plutôt  en  sombre.  D'abord,  il  fallait  vivre, 
gagner  le  pain  de  chaque  jour,  aider  les  siens,  surtout  son  excel- 
lent père,  chargé  d'une  nombreuse  famille,  et  à  qui  il  fut 
toujours  si  reconnaissant  de  lui  avoir  fourni  le  moyen  de  s'ins- 
truire. Le  jeune  Aram  se  mit  résolument  au  travail.  Ayant 
foi  en  sa  bonne  étoile,  il  lutta  avec  énergie  et  ne  se  découragea 
jamais.  Une  ambition  si  légitime  méritait  de  surmonter  tous  les 
'Obstacles,  ce  qui  ne  manqua  pas  d 'arriver. 

Et  maintenant,  sur  la  vie  de  M.  Pothier  aux  Etats-Unis,  lais- 
sons parler  une  voix  étrangère,  qu'on  ne  pourra  pas  suspecter  de 
partialité.  Il  s'agit  du  Providence  Sunday,  publication  protes- 
'tante,  qui  parlait  longuement  de  notre  compatriote  (18  octobre 
1908),  lors  de  sa  première  campagne  électorale  pour  le  poste  de  gou- 
verneur du  Rhode  Island.  Après  avoir  raconté  les  faits  de  sa  jeu- 
nesse à  Yaipachiehe  et  à  Nicolet,  le  journal,  suivant  M.  Pothier  aux 
Etats-Unis,  le  faisait  connaître  sous  un  jour  qui  nous  paraîtra 
nouveau.  En  effet,  ici,  il  n'est  connu  que  par  ses  discours,  pronon- 
cés en  diverses  occasions,  et  l 'on  ne  sait  guère  qu  'il  est  avant  tout 
un  homme  d'affaires,  très  mêlé  au  mouvement  industriel  qui  a 
fait  la  prospérité  de  Woonsocket,  depuis  dix  ans.  Voici  ce  qu'écri- 
vait le  Providence  Sunday  : 

"M.  Aram  Pothier  n'avait  que  seize  ans  lorsque  son  père,  Jules  Pothier, 
ramena  sa  famille  à  Woonsocket,  et  depuis  cette  époque — 38  ans — il  a  tou- 
jours demeuré  dans  cet  Etat."  Il  y  a  donc  passé  non  seulement  toute  sa 
vie  mais  encore  sa  prime  jeunesse,  époque  où  la  formation  du  caractère 
'est  si  importante.  Avant  de  venir  dans  le  Riiode  Island  il  ne  connaissait 
•que  le  français  ;  aujourd'hui  il  i>arle  l'angilais  le  plus  pur  sans  le  moindre 
accent  de  sa  langue  maternelle.  —  Cinq  ans  après  l'arrivée  de  sa  famille  à 
Woonsocket,  Aram  Pothier,  alors  âgé  de  vingt-et-un  ans,  obtint  un  emploi 
-dans  la  Woonsocket  Institution  of  Savitigs.  Il  y  est  toujours  resté  depuis — 
soit  33  ans  en  tout.  Durant  ce  temps  il  a  rempli  toutes  les  positions  qu'un 


518  LA  REVUE  CANADIENNE 

homme  peut  remplir  dans  la  banque  d'épargnes  d'une  ville  de  l'importance- 
de  Woonsocket.  Et,  aujou,rd'huj,  si  l'on  s'informe  de  l'emploi  qu'il  occupe,, 
on  vous  répond  qu'il  n'en  a  aucun  !  Si  on  lui  donnait  un  titre,  ce  devrait 
être  celui  de  gérant  ou  de  surintendant,  mads  les  gens  de  Woonsocket 
donnent  à  l'institution  un  nom  qui  définit  au  mieux  le  rôle  qu'il  y  joue  : 
La  Banque  de  M.  Pothier.  Ce  nom  donne  une  idée  exacte  de  l'emploi 
qu'il  y  tient.^ — ^La  Banque  de  M.  Pothier  occupe  une  moitié  de  magasin,  sur- 
la  rue  principale  de  la  ville,  l'autre  moitié  étant  occupée  par  la  succursale  à 
Woonsocket  de  la  Industrial  Trust  Company.  Un  grillage  ordinaire  sépare 
la  caisse,  les  comptables  et  les  payeurs  du  public,  et,  en  arrière,  se  trouve 
la  salle  des  directeurs,  fort  appropriée  aux  consuiltations  quotidiennes,, 
aux  réunions  régulières  et  au  travail  du  sténographe  de  la  banque.  — 
Dans  une  plus  grande  ville,  l'institution  de  Woonsocket  passerait  ina- 
perçue, mais  ici,  il  y  a  quelque  chose  qui  attire  l'attention.  C'est  une  porte 
dans  le  grillage,  et,  en  arrière,  la  pièce  où  le  candidat  républicain  reçoit 
ses  amis  et  ceux  avec  qm  il  est  en  relations  d'affaires.  Si  un  artiste- 
voulait  faire  le  portrait  de  M.  Pothier  dans  une  pose  absolument  caracté- 
ristique, il  faudrait  qu'il  le  montrât  tel  qu'on  le  voit  à  l'arrière  de  cette 
grille,  penché  en  avant,  les  coudes  sur  la  table,  en  conférence.  —  C'est  là 
que  les  gens  de  Woonsocket  vont  trouver  M.  Pothier  pour  lui  demander 
conseil  ou  assistance.  C'est  là  qu'il  parle  politique  et  qu'il  reçoit  tous  ceux 
qui  assiègent  uij  candidat  durant  une  campagne  électora,le. 

C'est  à  l'âge  de  31  ans,  que  M.  Pothier  remplit  pour  la  première  fois 
une  fonction  publique.  En  1885,  il  était  élu  membi-e  de  la  commission  des 
écoles  de  Woonsocket  pour  trois  ans.  T3epuis,  il  a  occupé  les  fonctions  sui- 
vantes :  en  1887-88,  représentant  à  l'assemblée  générale  ;  en  1889,  com- 
missaire du  llhode  Island  à  l'exposition  de  Paris,  nommé  par  le  gouver^ 
neur  Taft;  en  1889,  vérificateur  de  la  ville  et  membre  de  la  commission 
des  écoles  de  Woonsocket  pour  un  an  ;  en  1897,  maire  de  Woonsocket  ;  en 
1899,  lieutenant-gouverneur;  en  1900,  commissaire  du  Khode  Island  à  l'ex- 
position de  Paris,  nommé  par  le  gouverneur  Dyer. — Durant  ses  quinze  an- 
nées de  vie  publique,  M.  Pothier  a  été  défait  trois  fois  dans  la  lutte  pour  la 
mairie  par  Daniel-B.  Pond,  que  finalement  il  réussit  à  vaincre.  Sa  vie  pu- 
blique est  sans  tache.  Ceux  qui  la  connaissent  disent  qu'il  apporte  une- 
aussi  grande  application  aux  affaires  de  'la  ville  et  de  l'Etat  que  celle  qu'il 
donne  à  ses  propres  affaires. — Il  est  aussi  à  remarquer  qu'il  s'est  fait 
beaucoup  d'amis  et  peii  d'ennemis,  s'il  en  a. — Il  était  maire  de  Woonsocket 
lors  de  la  panique  de  1894,  qui  causa  tant  de  désastres  et  de  ruines^  Dans- 


LE  GOUVERNEUR  POTHIER  519 

un  centre  manufacturier  comme  Woonsocket,  die  fut  ressentie  encore  plus 
que  partout  aiilleurs.  M.  Pothier  idirig^ea  l'organisa,tion  de  la  charité  publi- 
que, et  pendant  quatre  mois  il  travailla  à  venir  en  aide  aux  infortunés. — 
Il  fut  élu  gouverneur  avec  la  plus  grosise  majorité  qu'ait  jamais  obte- 
nue un  candidat  à  ce  poste  :  9,049  voix.  Son  adversaire  était  Fayette-E. 
Bartlett,  de  Burillville. 

Ce  n'est  pas  seulement  la  carrière  politique  de  M.  Pothier  qui  lui  a 
valu  sa  popurité  dans  Woonsocket.  Cette  ville  lui  doit  l'établissement  de 
manufactures,  dont  le  capital  représente  plus  de  $6,000,000.  —  C'est  en  sa 
qualité  de  conseiller  de  ses  compatriotes  et  de  ses  amis  dans  sa  ville, 
que  M.  Pothier  a  été  consulté  la  première  fois  sur  la  possibilité 
d'intéresser  les  capitalistes  dans  une  nouvelle  filature.  Le  premier  à 
l'approoher  fut  Joseph  Guérin,  un  Belge  teinturier,  qui  avait  été  à 
l'emploi  d'une  fabrique  de  Woonsocket.  M.  Guérin  cruit  qu'il  y  avait 
place  dans  la  ville  pour  une  autre  fabrique  de  laine  d'après  les  procédés 
belge  et  français.  Il  isavait  comrment  fabriquer  et  teindre 
la  laine,  mais  la  formation  d'unie  compagnie  n'était  pas  de  son  ressort.  — 
M.  Pothier,  d'axjcord  avec  M.  Guérin  sur  la  possibilité  d'une  entreprise 
semblable,  enti'eprit  de  la  former.  Il  savait  comment  intéresser  les  capi- 
talistes de  la  ville,  et  il  y  arriva  avec  un  résultat  tel  que  la  Chierin  Spinn- 
ing  Company,  avec  M.  Pothier  comme  trésorier,  donne  aujourd'hui  de  l'em- 
ploi à  environ  200  .personnes,  et  elle  a  construit  iine  fabrique  qui  i"épond 
aux  besoins  de  cette  indiistrie.  —  Son  succès  dans  cette  première  affaire, 
fut  suivi  de  plusieurs  autres.  Lorsqu'il  était  commissaire  à  l'expo- 
sition de  Paris,  il  apprit  que  certains  grands  manufacturiers  de  laine  de 
France  étaient  à  la  recherche,  en  notre  pays,  d'endroits  qui  seraient  propi- 
ces à  la  fabrication  des  laines,  afin  d'économiser  les  droits  considérables 
qu'il  leur  fallait  payer.  M.  Pothier  convaincu  que  notre  ville  pouvait  leur 
offrir  des  avantages,  se  mit  en  communication  avec  eux  et  leair  expli- 
qua son  projet.  Il  leur  fit  comprendre  qvie  Woonsocket  était  avanta- 
geusement située,  entre  Boston,  le  centre  de  la  fabrication  des  laines  du 
X>ays,  et  New  York,  le  grand  marché.  Il  leur  montra  cette  entre- 
prise sous  un  si  engageant  aspect  que,  l'une  après  l'autre,  les  grandes  mai- 
sons françaises  se  rendirent  à  ses  suggestions,  et,  aujourd'hui,  grâce  à  M. 
Pothier,  sept  manufactures,  avec  un  capital  d'environ  $6,000,000,  donnent 
de  l'emploi  à  1,600  personnes    !     En  voici  la  liste   : 

1 — La  Guérin  Spinning  Company,  avec  M.  Potliier  comme  trésorier, 
fabricant  de  la  laine  et  des  fils  de  laine  peignée  (worsted  yarns).  Elle 
emploie  environ  200  ouvriers. 


520  LA  REVUE  CANADIENNE 

2 — La  Lafayette  Worsted  Company,  fabrique  américaine  de  MM. 
Jules  et  Auguste  la  Poutre,  de  Eoubaix,  une  des  plus  grandes  fabriques  de 
laine  de  France. 

3— La  French  Worsted  Company,  fondée  par  Charles  Tiberghien  & 
Fils,  de  Eoubaix,  les  grands  manufacturiers  de  laine  en  France.  Leur 
fabrique  de  Woonsocket  donne  de  l'emploi  à  200  personnes.  M.  Pothier 
en  est  le  trésorier. 

4 — La  Alsace  Worsted  Company,  aussi  fabricants  de  laine  d'après  lee 
pi-océdés  français  et  belge.  M  .Théophile  Guérin,  fils  de  Joseph  Guérin, 
en  est  le  gérant,  M.  Pothier  le  secrétaii'e.  Elle  emploie  environ  300  i^er- 
sonnes. 

5 — La  Montrose  Woolen  Company,  la  seule  filature  dans  laquelle  M. 
l'othier  a  des  intérêts.  Ses  iiropriétaires  sont  des  citoyens  de  la  ville. 
€ette  usine  emploie  environ  200  i>ersonnes. 

6— La  Roscmont  Dyeing  Company.  C'est  également  une  entreprise 
locale,  travaillant  de  concert  avec  les  filatures.  ;M.  Pothier  en  est  le 
trésorier. 

7 — La  De  Surmont  Company^  :M0M.  Jules  De  Surmont  et  Cie,  de  Eou- 
baix, fondèrent  cette  usine  pour  faire  concurrence  à  la  Alice  Rulxber  Com- 
pany; ils  donnent  de  l'emploie  a  200  ouvriers. 

M.  Pothier  réussit  à  obtenir  pour  les  compagiiies  françaises,  qui  sont 
venues  s'établir  à  Woonsocket  durant  la  dernière  décade,  une  exemption 
d'impôts,  ce  qui  ne  contribua  pas  peu  à  les  affermir  dans  leur  décision. 
Mais  ses  ainiis  font  remarquer  que,  tout  en  trava,illant  de  tout  coeur  à 
attirer  des  industries  à  Woonsocket,  il  n'a  jamais  demandé  d'exemption 
d'impôts  pour  les  industries  dans  lesquelles  il  est  intéressé    ! 


Les  lignes  qui  précèdent  indiquent  assez  elairement  l'énorme 
tâche  quotidienne  accomplie  par  l'honorable  M.  Pothier.  Il  est 
trésorier  de  cinq  grandes  manufactures,  vice-président  de  la  banque 
'd 'épargnes  de  Woonsocket,  et,  comme  gouverneur  du  Rhode  Island, 
obligé  de  se  rendre  à  Providence,  deux  fois  la  semaine  pendant  la 
vacance  des  Chambres,  tous  les  jours  lorsque  le  Parlement  est  en 


LE  GOUVERNEUR  POTHIER    .  521 

session.  C  'est  dire,  enfin,  que  chaque  jour,  de  8  heures  du  matin  a  10 
]ieures  du  soir,  tous  ses  moments  sont  comptés.  Si  l 'on  ajoute  à  cela 
le  temps  qu  'il  lui  faut  donner  à  ses  relations  sociales,  les  diners  offi- 
ciels auquels  il  doit  assister,  et  surtout  les  discours  qu'il  doit  pro- 
noncer en  )naintes  circonstanices,  on  peut  en  conclure  que  le  gou- 
verneur Pothier  est  l'un  des  citoyens  les  plus  actifs  de  tout  l'Etat. 
Il  se  tient  en  plus  très  au  courant  de  la  politique  des  Etats-Unis  et 
de  celle  du  Canada.  Il  lit  les  principaux  journaux  américains  et 
canadiens. 

Si  l'on  veut  maintenant  se  faire  une  idée  de  sa  manière  de 
parler  en  public,  et  aussi  connaître  son  sentiment  sur  sa  patrie  d 'a- 
doption,  on  n  'a  qu  'à  lire  la  conférence  qu  'il  fit,  en  1906,  devant  une 
réunion  de  sociologues  de  Providence.  Cette  conférence,  il  l'avait 
naturellement  faite  en  anglais;  mais  en  voici  une  traduction  que 
publiait  le  lendemain  La  Tribune  de  Woonsocket. 

Je  suis  le  fils  d'un  immigré.  Notre  famille  vint  ici  avec  le  faible 
avoir  de  l'homme  pauvre,  mais  résolu  et  honorable.  Le  but  ix)ursuivi  par 
mon  père  était  d'améiliorer  sa  conditioQ,  de  donner  à  ses  enfants  les  avan- 
tages qui,  croyait-il,  leur  seraient  refusés  dans  une  colonie  dont  le  pro- 
grès n'était  pas  très  marqué  à  cette  époque. 

L'acte  d'émancipation  eut  pour  mon  père  une  autre  signification  que 
l'a'bolition  de  l'esclavaige,  ce  fut  pour  lui  l'anoblissement  du  travail.  Peu 
après  la  G\ierre  Civile,  il  vint  en  ce  pays  pour  y  gagner  sa  vie  ;  il  y  trouva 
du  travail  et  enseigna  à  ses  enfants  à  travailler,  puis  à  aimer  Jeur  nouvelle 
patrie  avec  ses  institutions.  Ce  sont  ces  leçons  qui  amènent  devant  vous, 
ce  soir,  un  fils  d'immigré,  aussi  profondément  américain  que  qui  ce  soit, 
aussi  fier  de  son  titre  de  citoyen  que  l'était  le  citoyen  romain,  n'ayant  que 
du  mépris  pour  celui  qui  oserait  douter  de  son  patriotisme.  Le  sang  de 
mes  veines  se  réchauffe  à  la  vue  du  tricolore,  je  m'incline  devant  le  dra- 
peau de  l'Angleterre,  je  les  respecte  tous  les  deux,  l'un  parce  qu'il  est  le 
drajpeau  de  ma  raoe,  l'autre  parce  qu'il  a  flotté  sur  mon  berceau  ;  un  seul 
drapeau  m'est  cher  et  sacré,  et  ce  drapeau,  c'est  le  Stars  and  Stripes. 

Les  liens  qui  attachent  l'immigré  au  pays  de  sa  naissance  et  de  ses 
ancêtres  sont  naturellement  forts  ;  ils  devraient  être  et  sont  moins  forts 
que  les  liens  qui  l'attachent  au  pays  qui  le  protège  et  reconnaît  son  titre 


522  LA  REVUE  CANADIENNE 

d'homme,  au  pays  qui,  avec  la  libei-t-é,  lui  accorde  d'incomparables  moyens 
de  succès.  Les  immigrés  rencontrent  souvent  des  obstacles  sur  leur  route, 
des  obstacles  contraires  à  nos  lois  et  au  véritable  esprit  américain;  nïais 
ces  obstacles,  ils  les  surmontent  et  deviennent  le  plus  souvent  très  atta- 
chés à  leur  nouvelle  patrie,  acceptant  toutes  les  responsabilités  et  tous  les 
devoirs  du  civisme. 

Les  Irlandais  appartiennent  à  une  race  d'immigrants.  Ils  ont  fourni 
les  plus  sincères  défenseurs  du  drapeau.  Ils  étaient  (légion  dans  les  armées 
de  Lincoln  et  versèrent  leur  sang  à  flots  pour  la  cause  de  l'Union.  L'é- 
preuve par  excellence  du  patriotisme  c'est  le  sacrifice  de  sa  vie  pour  son 
pays.  Cette  épreuve,  l'immigrant  irlandais  ou  ses  descendants  l'ont  four- 
nie. Les  Allemands,  les  Français  se  comptaient  par  milliers  dans  les 
armées  de  l'Union  qu'ils  aidèrent  à  sauver.  Lorsqu'on  appela  les  soldats 
sous  les  armes  pour  la  guerre  hispano-américaine,  je  me  souviens  que  le 
premier  à  s'enrôler  dans  ma  ville  a  été  un  jeune  rédacteur  canadien- 
français  (^). 

L'immiigré  américain  de  l'avenir  ne  différera  pas  de  ses  devanciers  en 
vitilité  et  en  loyauté.  Ouvrons  bien  grandes  nos  portes  ;  que  les  déshérités 
et  les  opprimés  viennent  librement  sur  nos  rives  ;  n'opposons  les  restric- 
tions de  la  loi  qu'au  paupérisme,  au  crime  ou  à  l'insanité.  Nous  avons 
besoin  que  des  hommes  de  tête  et  d'énergie  nous  aident  à  développer  les 
ressources  immenses  de  notre  incomparable  pays.  Notre  gouvernement 
est  doux,  la  presse  est  libre,  la.  religion  est  libre,  l'instruction  pénètre  dans 
tous  les  foyei^s.  Cette  liberté  et  cette  instruction  convertiront  les  immi- 
grants en  de  loyaux  sujets  de  la  République.  A  mesure  qu'ils  prendront 
place  parmi  les  citoyens  disparaîtra  leur  esprit  de  clan,  un  esprit  qui,  le 
plus  souvent,  est  dû  moins  à  leurs  préjugés  qu'aux  préjug'és  des  autres. 

Je  le  répète,  chaque  élément  nouveau  est  exposé  à  souffrir  de  (;es 
préjugés  qui,  explicables  quelquefois,  mais  souvent  injustes,  sont,  pour  une 
certaine  période,  un  obstacle  à  son  avancement.  Avec  le  temps,  les  préjti- 
gés  disparaissent  et  le  progrès  accompli  par  les  éléments  nouveaux  de- 
vient un  sujet  d'étonnement.  Nous  les  voyons  bientôt,  sous  l'aiguillon  de 
la  nécessité,  se  pénétrer  de  l'esprit  d'entrepi-ise  qui  est  le  propre  du 
véritable  Américain.  Nous  lisons  annuellement  les  statistiques  de  l'im- 
migration, nous  lisonÈ  celles  de  notre  développement  commercial  et  indus- 
triel et  nous  restons  surpris  des  progrès  merveilleux  qui  ont  été  aocom- 


(')   M.  Olivar  Asselin. 


LE  GOUVERNEUR  POTHIER  523: 

plis.  Nous  retrouvons  l'influence  exercée  par  les  Allemands  et  les  Scandi- 
naves dans  l'imuiense  développemeut  de  l'Ouest;  l'influence  des  Irlandais 
dans  la  vie  commerciale  et  politique  des  Etats  et  des  grandes  villes  du 
Centre,  l'influence  des  Canadiens  français  dans  le  développement  industriel 
de  l'Es-t.  Les  Allemands  et  les  Scandinaves  cultivent  ces  plaines  fertiles 
de  l'Ouest,  qui  sont  le  grenier  de  l'univers  ;  les  Irlandais  exécutent 
des  travaux  municipaux  ovi  nationaux  du  Centre,  qui  sont  de 
la  plus  grande  importance  ;  les  Canadiens  français  dirigent 
le  mécanisme  industriel,  qui  a  fait  la  richesse  colossale  de 
l'Est.  L'influence  de  ces  trois  grandes  raices  se  fait  sentir  dans 
le  progrès  général  du  paj's,  et  l'oeuvre  accomplie  par  elles  pour  le 
bien  général  sera  poursuivie  par  les  éléments  nouveaux  qui  arrivent. 

Les  immigrés  qui  débarquent  sur  nos  rives  ne  sont  pas  des  aventu- 
riers. Ils  veulent  améliorer  leur  condition  et  ce  but  seul  est  une  garantie 
de  leur  utilité.  Ils  comprennent  vite  la  cause  de  'leur  progrès  et  devien- 
nent des  citoyens  loyaux,  aimant  mieux  leur  nouvelle  patrie  parce  qu'ils  y 
trouvent  bonheur  et  sécurité.  Le  contraste  entre  le  passé  et  le  présent 
apparaît  en  couleurs  vives  devant  les  yeux  de  leurs  enfants,  et  cette  leçon, 
venant  d'un  père  et  d'une  mère  qui  ont  connu  les  privations,  aJjlume  dans 
le  coeur  de  ces  enfants  un  amour  véritable  pour  la  patrie  nouvelle  et  poui- 
son  drapeau.  Les  enfants  d'immigrants,  nés  ou  élevés  ici,  instruits  dans 
nos  écoles,  ne  connaissent  pas  d'autre  pays  ni  d'autre  histoire  que  les 
nôtres,  deviennent  Américains  de  coeur,  tout  en  conservant,  peut-être,  les 
traits  caractéristiques  de  leur  race. 

Notre  population  est  hétérogène.  "  Nous  appartenons  —  dit  un  ora- 
teur de  renom — aux  diverses  nations  et  aux  diverses  races  de  l'univers.  " 
Nouis  avons  ouvert  nos  portes  et  nous  avons  invité  sur  notre  sol  l'émigra- 
tion de  tous  les  pays.  Notre  invitation  a  été  acceptée.  Des  milliers  ont  ré- 
pondu à  notre  appel  et  des  milliers  sont  en  route  à  leur  suite.  D'autres  mil- 
liers attendent,  avec  impatience,  sur  les  rives  du  Vieux  Monde,  l'occasion 
de  se  diriger  à  leur  tour  vers  la  terre  où  le  travail  donne  du  pain  et  où 
l'homme  voit  sa  dignité  respectée.  Dans  notre  famille  politique  toutes  les 
races  sont  représentées.  Cette  variété  de  races  est  soumise  chez  nous  à  un 
procédé  de  fusion  d'où  la  Providence  fera  sortir  Vhomme  nouveau.  Et  sur 
ce  point,  nous  donnons  au  monde  une  grande  leçon  —  nous  lui  apprenons 
que  des  hommes  de  langues,  d'habitudes,  de  manières  et  de  religions  dif fê- 
tes, peuvent  vivre  ensemble,  voter  ensemble,  prier  sinon  ensemble  du  moins 
près  les  uns  des  autres,  et  former,  enfin,  dans  ses  caractères  essentiels^ 
un  seul  peuple   ! 


524  LA  REVUE  CANADIENNE 

C'est  dans  cette  union  des  races  que  nous  trouvons  le  secret  de  nos 
succès  rapiides  et  de  notre  progrès  sans  égal.  L'Angleterre  compte  une 
population  hétérogène  composée  de  Saxons,  de  Danois,  de  Celt^es,  de 
Normands  ;  et  nous  'la  voyons  dominer  le  monde  par  ses  entreprises,  son 
commerce  et  sa  diplomatie. 

Une  autre  nationalité  de  même  nature,  la  nôtre,  apparaît  sur  la  scène, 
jeune,  vigoureu.se,  pacifique,  puissante,  tenant  dans  sa  main  le  sceptre  de 
l'autorité  qui  sera  l'arbitre  du  monde.  Voilà,  à  mon  sens,  quelle  est  notre 
destinée  —  une  destinée  à  nulle  autre  pareille  si,  comme  peuple,  nous 
sommes  fidèles  à  la  mission  que  la  Providence  nous  a  confiée,  si  notre  pa- 
trie est  vraiment  le  refuge  du  pauvre  et  de  l'opprimé,  si  la  justice  et  la  fol 
ne  cessent  pas  d'être  la  base  de  notre  République.  L'édifice  est  cimenté 
par  le  sang,  non  pas  d'une  seule  race,  mais  par  le  sang  de  plusieurs  races. 
Ce  ciment,  j'en  ai  la  ferme  confiance,  lui  donnera  la  force  de  résister  à 
toutes  les  tempêtes. 

A  une  époque  comme  la  nôtre  où  la  statistique  et  le  fait  brutal  jouis- 
sent de  tant  de  faveur,  les  opinions  que  je  viens  d'exprimer  vous  paraîtront 
peut-être  d'un  ordre  pJutôt  sentimental,  optimiste,  et  si  on  peut  les  ad- 
mettre en  se  plaçant  au  point  de  vue  de  l'immigrant,  elles  pourraient  d'au- 
tre part,  ne  pas  convaincre. 

Pourtant,  lorsque  je  constate  l'influence  pénétrante  de  nos  institu- 
tions, je  reste  très  profondément  convaincu  que  ces  opinions  ne  manquent 
ni  d'à-^>ropos  ni  de  force.  Les  désordres  sociaux  de  l'avenir,  s'ils  ajppa- 
raissent  jamais  en  ce  pays,  seront  dûs  à  des  causes  économiques,  ou  à  des 
lois  injustes  favorisant  l'égoïsme,  mais  ils  ne  seront  pas  dus  à  l'immigra- 
tion. 


Nous  avons  là  une  idée  assez  nette  de  la  thèse  fondamentale  qui 
■est  à  la  base  de  toute  la  politique  de  l 'homme  d 'affaires  et  de  l 'hom- 
me d'Etat  bien  américain  qu'est  l'honorable  M.  Pothier.  Et  du 
même  coup,  nous  avons  de  son  genre  d'éloquence  une  pièce  carac- 
téristique. Il  connaît  son  pays  d'adoption  et  il  l'aime.  Il  sait  où 
il  va  quand  il  parle,  et  il  va  droit  au  but. 

Il  ne  faudrait  pas  croire  pourtant  que  l'homme  d'Etat  améri- 
-cain  ait  oublié  le  Canada,  ni  que  l 'orateur  si  froidement  calculateur 
n'ait  plus  là,  sous  sa  poitrine,  le  coeur  qui  vibre  aux  souvenirs  de  la 


LE  GOUVERNEUR,  POTHIER  525- 

pa  trie  d 'origine.  Il  nous  a  donné  du  contraire,  aux  réunions, 
qui  ont  salué  son  passage  à  Montréal,  lors  du  Congrès,  des  témoi- 
gnages trop  manifestes. 

Le  10  septembre  1910,  les  membres  du  Club  Canadien,  puis, 
ceux  du  Club  Saint-Denis,  donnaient  en  son  honneur,  à  leurs  salles 
respectives  de  la  rue  Sherbrooke,  des  réceptions  qui  furent  pour 
notre  honorable  compatriote  des  occasions  toutes  naturelles  de  nous, 
exprimer  le  fond  de  sa  pensée  et  de  ses  sentiments. 

Je  suis  venu  —  disaif-il  au  Club  Canadien  —  non  ipas  pour  faire  des 
discours,  mais  pour  prendre  part  aux  fêtes  splendides  qui  se  déroulefnt 
devant  nous  —  fêtes  qui  réveillent  à  la  fois  nos  souvenirs  religieux  et 
patriotiques.  La  croix  que  Cartier  planta  sur  le  rocher  de  Québec  est 
restée  debout  malgré  les  tempêtes.  Après  deux  cent  soixante  quinze  ans,, 
nous  la  retrouvons  resplendissante  sur  le  Mont-Royal,  répandant  sur  la 
terre  canadienne  ses  rayons  vivifiants.  Croyez-moi,  c'est  avec  émotion  que 
je  revois  ces  scènes  consolantes  et  touchantes  qui  laissèrent  une  empreinte 
si  profonde  sur  mon  coeur  d'adolescent  et  que  je  n'ai  jamais  oubliées,  mal- 
gré les  luttes  et  les  vicissitudes  de  la  vie  d'émigré.  En  ce  jour  mémo- 
rable, enveloppé  du  drapeau  de  ma  nouvelle  patrie,  je  déclare  que  je  suis 
resté  fidèle  au  passé  et  fier  de  mon  origine  canadienne  et  française.  A  ce 
titre,  j'ai  le  droit,  iil  me  semble,  de  participer  à  cette  fête  grandiose  et  d'y 
représenter  l'élément  franco-américain  et  catholique  des  Etats-Unis.  — 
Vos  frères  de  là-bas,  mes  amis,  sont  inébranlables  dans  leur  attachement 
à  leur  foi  et  à  leurs  traditions.  C'est  avec  orgueil  que  je  proclame  aujour- 
d'hui, à  l'ombre  des  sanctuaires  de  la  patrie  canadienne,  que  l'amour  de 
leur  patrie  d'adoption  n'a  pas  diminué  la  ferveur  de  leur  catholicisme.  — 
Dans  l'azur  du  drapeau  américain,  nulle  étoile  ne  biàlle  d'un  éolat  plus 
pur  que  celle  de  notre  race.  De  toutes  les  aspirations  qui  caressent  ses 
plis,  il  n'en  est  pas  de  plus  hautes  ni  de  plus  légitimes  que  les  nôtres. 
Fils  de  travailleurs  et  de  pionniers,  le  Canadien  français  a  conservé  sur  la 
•terre  américaine  ses  habitudes  de  travail,  de  persévérance  et  d'économie, 
il  est  devenu  un  des  éléments  de  conservation  dans  la  Nouvélle-Angleterre.. 
C'est  cet  élément  que  j'ai  l'honneur  de  représenter  aujourd'hui  et  que  j'es- 
père voir  un  jour  compter  parmi  les  forces  vives  de  la  République  voisine. 


526  ,  LA  REVUE  CANADIENNE 

Au  'Club  Saint-Denis,  c'était  la  Cham'bre  de  Commerce  de 
Montréal,  qui,  par  la  bouche  de  son  président,  M.  Ovila-S.  Perrault, 
venait  de  haranguer  "  l'homme  d'action  ",  arrivé  par  ses  propres 
moyens,  c'est-à-dire  par  son  énergie  toute  seule  et  par  ses  talents, 
"  au  sommet  de  l'échelle  des  honneurs  ".  La  réponse  du  gouver- 
neur du  Rhode  Island  fut  particulièrement  vibrante. 

Parti  de  la  province  de  Québec  il  y  a  quarante  ans — dit-il  en  résumé — 
je  n'ai  eu  que  peu  d'occasions  de  revoir  le  pays  natal.  Je  crois  cepen- 
dant avoir  conservé  quelque  chose  de  l'âme  des  ancêtres.  Il  y  a  quarante 
ans,  les  Canadiens  ne  comptaient  guère  dans  la  politique  américaine.  Celui 
que  vous  recevez  aujourd'hui  avec  tant  de  bienveillance,  représente  le  pro- 
grès réalisé  depuis  par  notre  race  aux  Etats-Unis.  J'ai  tenu  à  assister  au 
Congrès  Eucharistique  de  Montréal  pour  affirmer  l'union  de  sentiments 
-qui  doit  exister  entre  les  deux  groupes  de  la  famille  canadienne-ifrançai&e. 
Nous,  des  Etats-Unis,  nous  avons  pu,  à  certaines  heures,  nous  croire  négli- 
gés par  nos  frères  de  la  province  de  Québec.  Aujourd'hui,  nous  fraterni- 
sons. Si  j'ai  pu  être  pour  quelque  chose  dans  ce  rapprochement,  j'en  suis 
bien  heureux.  C'est  l'honneur  de  l'esprit  américain,  qu'un  tel  rapproche- 
ment soit  possible  sans  que  nos  concitoyens  d'origine  anglaise  aux  Etats- 
Unis  songent  à  s'en  formaliser,  sans  qu'ils  mettent  en  doute  notre  fidélité 
à  la  patrie  d'adoption.  Pour  ma  part,  je  n'ai  jamais  rougi  de  mon  origine. 
Quand  j'ai  été  choisi  pour  être  le  porte- drapeau  d'un  grand  parti  à  l'élec- 
tion d'un  gouverneur,  on  savait  que  j'étais  né  au  Camada,  que  j'étais  de 
sang  gaulois,  de  langue  française  et  de  foi  catholique  ;  cependant,  j'ai  ob- 
tenu la  majorité  des  voix  dams  trente-cinq  des  trente-huit  circonscriptions 
l'Etat.  Aux  élections  de  1909,  j'obtenais,  dans  trente-six  circomscriptions 
une  majorité  qui,  en  certains  cas,  équivalait  piresque  à  l'unanimité.  Sou- 
venez-vous de  cela,  mes  amis,  lorsqu'on  viendra  vous  parler  du  fanatisme, 
de  la  bigoterie  yankee.  De  notre  côté  nous  cherchons  à  nous  rendre  dignes 
de  la  confiance  de  nos  concitoyens  ;  je  ne  crois  pas  me  tromper  en  disant 
que  l'élément  canadien-français  jouera  bientôt  un  rôle  important,  non 
seuilement  dans  le  Rhode  Island,  mais  dans  les  Etats-Unis  tout  entiers. 


LE  GOUVERNEUR  POTHIER  527 

Encore  une  fois,  on  ne  saurait  trop  le  répéter,  ce  sont  là  des 
discours  id'une  éloquence  plutôt  sobre  et  concise.  Mais  combien 
l'accent  de  droiture  et  de  conviction  avec  lequel  ils  étaient  pronon- 
cés à  Montréal  produisait  de  légitime  émotion  !  Chacune  de 
ces  phrases,  nettes  et  fortes,  était  saluée  'd'applaudissements  en- 
thousiastes. Et  puis,  la  voix  du  gouverneur  du  Rhode  Island 
sonnait  si  franche  et  si  sonore  dans  l'enceinte  de  nos  clubs  montréa- 
lais !  Personne  tie  s'y  trompait,  c'était  bien  l'un  des  nôtres. 

Je  relisais,  au  lendemain  de  ces  jolies  fêtes,  qui  furent  pour 
plusieurs  un  épisode  si  intéressant  de  nos  incomparables  manifes- 
tations eucharistiques,  le  très  bel  article  que  M.  l'abbé  J.-A.-M. 
Brosseau,  chapelain  du  Mont-Saint-Louis  à  Montréal  —  un  ami 
personnel  du  gouverneur  Pothier  —  publiait  dans  la  Nouvelle- 
France  de  Québec,  lors  de  l'avènement  de  M,  Pothier  au  poste  émi- 
nent  du  gouverneur  du  Rhode  Island,  en  janvier  1909.  On  me 
pardonnera  de  citer  encore  au  moins  quelques  extraits  de  cet  article. 
Ils  disent  mieux  que  je  ne  saurais  le  faire  l'impression  très  vive  que 
les  Canadiens  qui  le  connaissent  ont  ressentie  en  voyant  M.  Pothier 
monter  au  Capitole. 

Qviand,  il  y  a  parés  d'un  demi-siècle,  de  pauvres  familles  canadiennes- 
françaises  s'expatriaient  de  notre  province  et  arrivaient  timidement  dans 
les  Etats  de  l'Est  pour  y  gagner  dans  les  fi'latiires  leur  pain  quotidien,  elles 
auraient  eu  un  sourire  d'incrédulité  si  on  leur  eût  prophétisé  qu'un  de 
leurs  enfants  serait  un  joiu*  élu  chef  suprême  et  premier  mag-istrat  de  l'un 
de  ces  Etats.  Et  c'est  pourtant  ce  qui  vient  d'arriver.  —  Le  5  janvier  der- 
nier, sous  les  voûtes  de  ce  superbe  monument  de  marbre  qu'est  le  Capi- 
tole de  Providence,  en  présence  de  toute  la  magistrature,  de  toute  la 
Chambre  des  sénateurs  et  de  toute  la  Chambre  des  députés,  un  homme 
d'apparence  jeune  encore  et  de  mise  élégante,  à  la  figure  glabre  et  rayon- 
nante d'intelligence  et  de  bonté,  se  présentait  devant  le  greffier  du  parle- 
ment, prêtait  le  serment  d'office,  puis  montait  s'asseoir  sur  ce  fauteuil  de 
gouverneur  du  llhode  Island  où  sont  passés  avant  lui  tant  d'hommes  illus- 
tres par  le  rang  et  la  fortune.  En  ce  moment,  tous  les  Canadiens  français 
présents  sentirent  des  pleurs  de  joie  mouiller  leurs  paupières  et  un  frisson 


528  LA  REVUE  CANADIENNE 

d'orgueil  courir  dans  leurs  veines,  car  cet  homme  est  l'un  des  leurs  par  le- 
sang,  par  la  langue  et  par  la  foi  ;  et  quand,  un  instant  après,  ils  entendi- 
rent au  dehors  la  grande  voix  du  canon  proclamer  à  tous  les  échos  du 
Khode  Island,  l'avènement  du  gouverneur  Aram-J.  Pothier,  ils  auraieait 
souhaité  que  ces  échos  pussent  se  répercuter  jusque  par  delà  les  frontières 
et  réjouir  la  mère-patrie  honorée  elle-même  dans  l'un  de  ses  fils.  —  C'est, 
assurément  une  page  d'or  qui  vient  de  s'écrire  dans  les  annales  de  nos. 
frères  de  là-bas  :  c'est  toute  une  race  qui,  après  cinquante  ainnées  de  pau- 
vreté, de  labeurs,  et  souvent  de  luttes  et  d'humiliations,  se  voit  enfin  re- 
connue l'égale  de  toutes  les  autres  et  pour  la  première  fois  gravit  avec- 
fierté  les  degrés  du  Capiitole. 

Ce  triomphe,  à  qui  est-il  dû?  —  Quelques-uns  parmi  nous  s'imagine- 
ront peut-être  que,  le  Khode  Fsland  étant  relativement  petit  et  les  Cana- 
diens y  étant  (nombreux,  la  victoire  d'un  Canadien  français  était  chose- 
toute  facile.  Pourtant  il  n'en  est  rien  Sur  les  90,000  électeurs  que- 
comptent  cet  Etat,  il  y  a  moins  de  7,000  voteurs  canadiens-français,  et 
encore  parmi  ces  derniers  un  certain  nombre  étant  démocrates  ont  cru 
devoir,  même  en  cette  élection,  rester  fidèles  à  leur  parti  et  voter  contre- 
un  des  leurs:  on  voit  que  là-bas  comme  ici  l'esprit  de  parti  est  parfois 
assez  pviissant  pour  aveugler  des  gens  d'ailleurs  intelligents  !  Heureuse- 
ment, ces  aberrations  regrettables  furent  récompensées  par  le  vote  de- 
beaucoup  d'Irlandais  >démocra tes  —  gens  qu'on  regarde  souvent  comme  les 
ennemis  de  notre  race.  Et  à  ceux-ci  se  joignirent  avec  enthousiasme  toup- 
ies éléments  d'origine  non-américaine,  Suédois,  Polonais,  Portugais,  et 
surtout  le  groupe  des  "  British  Americans  ",  c'est-à-dire  des  citoyens  d'ori- 
gine britannique,  qui  considéraient  la  victoire  d'un  Canadien  comme  la 
victoire  d'un  des  leurs.  Mais  le  gros  du  vote,  ce  sont  les  Américains  indi- 
gènes qui  l'ont  donné.  Et  ils  l'ont  donné,  si  je  ne  me  trompe,  non  pas  tant 
à  cause  du  programme  républicain  ou  du  prestige  de  M.  Taft,  candidat  à 
la  présidence,  que  pour  rendre  hommage  à  la  valeur  personnelle  du  candi- 
dat au  poste  de  gouverneur  ;  ils  ont  cru  s'honorer  eux-mêmes  en  mettant 
un  tel  homme  à  leur  tête,  après  le  courage,  la  hauteur  de  vues  et  la  nobles- 
se de  langage  dont  M.  Pothier  a  fait  preuve  au  cours  de  sa  campagne 
électorale.  —  Et  c'est  là  ce  qui  ejqjlique  son  triomphe  et  y  dooine  tant 
d'éclat  :  c'est  bien  le  couronnement  d'une  carrière  admirable,  toute  de 
travail,  d'honnêteté,  de  loyauté  et  de  modération,  en  même  temps  que 
d'attachement  inébranlable  à  la  foi  catholique  et  aux  traditions  ancesT- 
traies. 


LE  GOUVERNEUR  POTHIER  529 


C'était,  cela,  en  janvier  1909.  L'an  dernier,  M,  Pothier  a  été 
réélu,  et  cette  année  encore  il  vient  de  l'être.  Et  pourtant,  le  parti 
républicain,  dont  notre  compatriote  se  réclame,  a  été  presque  balayé 
du  pouvoir  dans  l'ensemble  des  Etats.  Il  a  fait  à  tout  le  moins  de 
lourdes  pertes.  Le  Rhode  Island,  à  une  faible  majorité  c'est  vrai, 
mais  dans  lœ  circonstances  son  chiffre  est  quand  même  éloquent, 
est  resté  fidèle  à  son  gouverneur.  On  dit  ouvertement  que  c'est  sa 
popularité  personnelle  qui  l'a,  une  fois  encore,  gardé  au  premier 
rang  (^).  Pour  une  troisième  fois  donc,  en  janvier  1911,  Aram- 
Joseph  Pothier,  le  modeste  fils  de  la  race  canadienne,  ira  à  Provi- 
dence prêter  serment  comme  gouverneur.  Il  est  encore  jeune — il  n'a 
que  56  ans,  nous  croyons  bien  qu'il  n'a  pas  dit  son  dernier  mot  et 
que,  pour  l'honneur  de  sa  race  et  de  ses  amis,  il  fera  encore  beau- 
coup. 

Son  pays,  d'autre  part,  ne  pourrait-il  pas  faire  quelque  chose 
pour  lui  ?  Au  lendemain  des  fêtes  du  Congrès  Eucharistique,  plu- 
sieurs ont  exprimé  le  regret  de  constater  que  le  gouverneur 
Pothier  n'avait  encore  reçu  aucune  marque  officielle  d'estime  et 
d'admiration  de  la  part  de  ses  anciens  compatriotes  de  la  Province 
de  Québec.  Il  y  a  au  moins  dix  ans  que  cet  homme  émincnt  est 
considéré  comme  le  plus  distingué  des  Canadiens  français  de  la 
Nouvelle- Angleterre.  L'an  dernier  le  président  Taft,  en  lui  adres- 
sant sa  photographie,  y  ajoutait  ces  mots  significatifs, 
écrits  de  sa  propre  main:  "  A  Aram-J.  Pothier,  l'honorable 
gouverneur  du  Rhode  Island  que  je  suis  fier  d'appeler  mon  ami  ". 


(-)  Le  lendemain  du  scrutin,  qui  fut  si  désastreux  pour  le  i)arti 
républicain,  un  ami  m'écrivait,  au  sujet  du  vote  dajis  le  Khode  Island  : 
"  La  lutte  a  été  rude,  la  victoire  plus  grande.  L'honorable  M.  Pothier  est 
le  seul  gouverneur  républicain  élu,  du  Alaine  à  la  Floride,  des  états  du 
littoral,  à  l'exception  du  New  Hampshire.  " 


530  LA  REVUE  CANADIENNE 

Bien  plus,  à  la  réunion  des  gouverneurs  américains,  tenue  à  Wash- 
ington le  jour  de  l'installation  du  président  Taft,  M.  Pothier  était 
choisi  comme  président!  Et,  dans  la  province  de  Québec,  où  il  est 
né,  et  à  laquelle  il  a  toujours  gardé  un  attachement  inaltérable, 
rien  n'a  encore  été  fait  pour  offrir  un  témoignage  d'estime  et  d'ad- 
miration à  ce  compatriote  qui  nous  fait  tant  d'honneur  aux  Etats- 
Unis!  L'honorable  sénateur  L.-O.  David,  ou  bien  l'honorable  juge 
L.-O.Loranger,  tous  deux  "pays"  du  gouverneur  Pothier,  devraient 
se  mettre  à  la  tête  d'un  mouvement  en  vue  de  lui  offrir  soit  un  ban- 
quet soit  autre  chose.  On  l'a  dit,  et  c'est  profondément  vrai  :  ''c'est 
en  honorant  ses  hommes  remarquables  qu'un  pays  s'honore  le  plus 
aux  yeux  de  l'histoire  ". 

F.  l.-desauLniers. 

Montréal,  20  novembre  1910. 


Les  Ecoles  d'Embrun 


(1) 


Sommaire.  —  Les  écoles  à  lombrun.  —  Faiblesse  des  débuts.  —  Les  huit 
écoles  actuelles.  — ^  Dates  de  leurs  fondations.  —  Population  sco- 
laire actuelle.  —  On  tient  aux  écoles  séparées.  —  Sentiment  de  Mer 
Duhamel.  —  L'école  du  village.  - —  Les  Soeurs  Grises.  —  On  décide 
une  nouvelle  construction  (1906).  —  L'Entrance  et  la  Continuation 
Class.  —  Une  phalange. d'élite.  —  Contribution  de  la  paroisse.  — 
Bénédiction  de  l'Ecole  Saint-Jeîin  (1907).  —  Progrès  en  nombre.  — 
Gradués  de  1907-1908-1910  à  VEniranee.  —  Gradués  pour  l'Ecole 
Modèle  'de  1909.  —  On  apprend  le  français  !  —  Compositions  d'élè- 
ves (Louis  Carrière,  Dolorée  Dignard,  Berthe  Bourdeau,  Eva  Gou- 
let). —  Une  paroisse  d'ajwtres.  ■ —  Les  institutions  bilingues.  —  La 
voix  du  sang  chez  210,000  Canadiens  français.  —  Le  Congrès  d'Ot- 
tawa. —  Les  résolutions  à  propos  des  écoles  séparées. 


,OUS  n'avons  rien  dit  jusqu'ici  des  écoles  d'Embrun.  Nous 
I  avons  voulu,  en  effet,  consacrer  tout  un  chapitre  à  cette 
^^  manifestation  importante  de  la  vie  paroissiale  de  Saint- 
Jacques  d'Embrun,  et  à  son  développement  régulier.  Dans 
l'histoire  du  Canada  français,  surtout  depuis  la  cession  de  1763, 
l'école,  le  couvent  et  le  collège  ont  toujours  joué  un  rôle  des  plus 


(^)  Nous  publions  sous  ce  titre  un  chapitre  du  livre  U Histoire  de 
tiiiint -Jacques  (V Embrun ,  que  nous  veiwns  de  terminer  et  qui  est  mainte- 
nant &ou«  presse  à  Ottawa.  Il  paraîtra  dans  quelques  semaines,  avec  Yim- 
primatur  de  Mgr  lîouthier.  Ce  livre  n'est  rien  autre  chose  que  la  très  mo- 
deste histoire,  depuis  cinquante  ans  qu'elle  est  fondée,  de  la  jolie  paroisse 
de  Saint-Jacques  d'Embrun,  sise  sur  les  bords  de  la  Kivière-du-Castor,  au 
-comté  de  Eussell,  dans  l'Ontario.     11  y  a  quelque  quatre  ans  —  le  24  mai 


532  LA  REVUE  CANADIENNE 

considérables.  A  côté  de  l'église  canadienne-française,  l'école  * 
toujours  eu  sa  place  tmarquée.  Et  parce  que  c'est  ainsi  sous  l'in- 
fluence du  prêtre  que  nos  écoles  grandissent,  elles  ne  cessent  pas 
d'être  pour  nos  bonnes  familles  des  foyers  de  foi  et  de  zèle.  De  ces 
foyers,  la  chaleur  et  la  vie  rayonnent  par  tout  notre  pays,  pour  le 
plus  grand  bien  de  notre  nationalité. 

C'est  ce  que  les  curés  d'Embrun  et  leurs  paroissiens  ont  tou- 
jours compris.  Sans  doute,  vu  la  modicité  de  leurs  revenus  et,, 
disons  le  mot,  vu  leur  pauvreté  relative,  il  ne  leur  a  pas  été  possible, 
surtout  daUs  les  débuts  de  la  paroisse,  de  construire  et  d'alimenter 
de  vastes  et  riches  écoles.    Mais,  dans  la  mesure  du  possible,  ils  ne- 


1906  —  on  fêtait  à  Embrun  le  50e  anniversaire  de  la  fondation  de  cette 
paroisse.  Le  regretté  Mgr  Duliamel  venait  pour  la  circonstance  bénir  la 
nouvelle  église  et  présider  aux  rpieuses  réjouissances.  A  l'issue  de  la. 
messe  solennelle,  M.  le  curé  J.-U.  Forget  avait  la  joie  de  présenter  à  son 
arcbevêque^36  vieillards,  pionniers  de  la  paroisse,  entourés  de  'leurs  1,680- 
enfants,  petits-enfants  et  arrière-petits-enfants  !  Le  fait  est,  croyons- 
nous,  sans  précédent  dans  l'histoire  de  nos  paroisses.  Des  lors,  M.  le  curé 
Forget  se  mit  en  frais  de  recueillir  tous  les  matériaux  de  l'histoire  de  sa 
paroisse.  Il  a  également  dressé  l'arbre  généalogique  des  familles 
d'Fmbrun.  C'est  un  travail  colossa^l,  dont  il  garde  tout  le  mérite.  La 
monographie  UHistoire  de  Saint-Jacques  d'Embrun,  qui  précédera 
naturellement,  dans  le  volume  sous  presse,  la  série  des  généalogies,, 
aura  envirpn  150  pages.  M.  le  curé  d'Embrun  nous  a  fait  l'honneur 
de  nous  en  confier  la  rédaction  définitive.  Nous  donnons  à  nos  lecteurs 
de  la  Revue  le  chapitre  des  écoles — c'est,  dans  le  volume,  le  chapitre  IXe. 
Il  nous  a  semblé,  dans  la  crise  que  traverse  l'enseignement  bilingue  en 
Ontario,  qu'il  serait  intéressant  pour  tous  les  Canadiens  français  désireux 
de  se  renseigner,  de  savoir  ce  qui  s'est  fait — depuis  60  ans — à  propos 
d'écoles,  sur  un  point  donné  de  ce  territoire  ontarien,  où  les  nôtres,  quoi- 
qxi'on  tente,  ont  su  et  sauront  se  faire  une  place  au  soleil.  C'est,  en  quel- 
que manière,  un  document  de  fait  que  nous  versons  au  débat.  Avec  très 
peu  de  ressources,  les  Embrunois  sont  arrivés  à  des  résulta,t8  qui  comp- 
tent. Vous  verrez  que  nous  finirons  par  apprendre  à  certaines  gens  ce  que 
compter  veut  dire.  Les  enfants  de  nos  écoles,  c'est,  selon  le  mot  de  Bazin, 
le  blé  qui  lève  pour  les  moissons  de  demain.  Or,  il  n'y  a  pas  à  dire,  il  y  a 
du  blé  dans  nos  sillons  en  Ontario,  comme  en  Acadie,  comme  dans  l'Ouest,, 
comme  aux  Etats-Unis  et  comme  chez  nous,  dans  Québec. 

Novembre  1910.  Elie-J.  Auclaib. 


LES  ECOLES  D'EMBRUN  533 

«e  sont  jamais  désintéressés  de  la  question  de  l'instruction  et  -de 
l'éducation  de  leurs  enfants.  Privés  eux-mêmes  pour  la  plupart  des 
bienfaits  de  l'instruction,  les  grands-pères  de  la  génération  actuelle, 
dirigés  en  cela,  comme  en  tout  le  reste,  par  leurs  dévoués  pasteurs, 
•n'ont  pas  hésité  à  s'imposer  des  sacrifices  réels  pour  assurer  à  leurs 
descendants  les  avantages  dont  il  leur  fallait,  eux,  se  passer.  *  '  J 'ai 
trop  connu  ce  que  c  'était  que  de  n  'être  pas  instruit,  nous  disait  un 
vieux  citoyen  d'Embrun,  pour  ne  pas  me  sentir  tout  joyeux,  lorsque 
je  vois  quelles  belles  écoles  nous  avons  maintenant;  lorsque  je  vois 
surtout,  près  de  notre  église,  notre  belle  Ecole  Saint-Jean,  avec  ses 
cinq  religieuses  et  ses  deux  cent  cinquante  enfants.  " 

Il  y  a  huit  écoles,  aujourd'hui,  dans  la  paroisse  d'Embrun.  Ce 
sont  toutes  des  écoles  séparées,  où  se  donne  le  fameux  enseignement 
bilingue,  dont  on  parle  tant  dans  la  presse  ontarienne  et  québécoise 
depuis  quelque  temps,  au  moment  où  nous  écrivons  ce  chapitre. 
Avant  de  dire  à  leur  sujet  notre  sentiment,  nous  croyons  utile  de 
rappeler  succinctement  l'histoire  de  la  fondation  'de  Chacune  de  ces 
huit  écoles.  Et  d'abord  voici  les  numéros  d'ordre  et  de  concession 
sous  lesquels  ces  écoles  sont  désignées:  1ère  Ecole:  Ecole  séparée 
No  6,  dans  la  8e  concession  de  Russell;  2e  Ecole:  Ecole  séparée  No  8 
dans  la  8e  concession  de  Russell;  3e  Ecole:  Ecole  séparée  No  13, 
■dans  la  6e  concession  de  Russell;  4e  Ecole:  E^cole  publique  —  deve- 
nue Ecole  séparée  No  14,  dans  la  7e  concession  de  Russell  ;  5e  Ecole 
Ecole  séparée  No  9  (Russell)  et  No  5  (Cambridge),  dans  la  7e  con- 
cession de  Cambridge;  6e  Ecole:  Ecole  séparée  No  7,  dans  la  6e 
•concession  de  Russell  ;  7e  Ecole  :  Ecole  séparée  No  4,  dans  la  6e  con- 
cession de  Russell;  8e  Ecole:  Ecole  séparée  No  15,  dans  la  7e  con- 
cession de  Cambridge.  Comme  on  le  voit,  les  diverses  écoles  de  la 
paroisse  portent,  au  cadastre  officiel  du  Bureau  des  Ecoles  d'On- 
tario, des  numéros  d'ordre  qui  ne  concordent  pas  avec  ceux  de 
l'énumération  paroissiale  proprement  dite.  Il  y  a  aussi  une  diffé- 
rence à  noter  selon  qu'elles  sont  de  Russell  ou  de  Cambridge.  Et 
'Cela  déroute  un  peu  de  prime  abord.    Mais,  rhaibitude  étant  prise, 


534  LA   REVUE  CANADIENNE 

l'on  s'y  fait  très  vite,  et  l'on  parle  couramment  à  Embrun  de  l 'Ecole- 
No  13,  de  l'Ecole  No  14  ou  de  l'Ecole  No  15,  alors  que  l'on  sait  très 
bien  qu'il  n'y  a  que  huit  écoles  dans  la  paroisse.  Le  tout  est  de 
s 'entendre. 

La  1ère  Ecole  d'Embrun  (Ecole  No  6)  fut  construite  au  villa- 
ge dans  la  8e  concession  de  Russell  en  1858,  par  le  Père  Michel,  alors 
missionnaire,  "  à  l'endroit  du  moulin,  sur  les  lots  11  et  13  du  ter- 
rain appartenant  à  la  corporation  ^piscopale  d'Ottawa  ".  Les 
instituteurs  ou  institutrices  qui  s'y  sont  succédés  de  1858  à  1887  ont 
été:  MM.  J.  Blanchette,  J.  Larochelle,  J.  Déguire,  G.  Duford 
(qui  fut  plus  tard  inspecteur  des  Ecoles),  deux  Mlles  Mooney,  MM. 
P.-E.  Guérin,  Joaohim  Jouvent,  John  Boult.  .  .  Depuis  1887,  ce 
sont  les  religieuses  (Soeurs  Grises  d'Ottawa)  qui  enseignent  dans 
cette  école.  Elle  est  devenue,  sous  le  nom  d'Ecole  Saint- Jean,  l'une 
des  plus  importantes  de  la  région,  tant  par  le  nombre  de  ses  enfants, 
que  par  leurs  succès.  Nous  en  parlerons  plus  loin. 

La  2e  Ecole  d'Embrun  (Ecole  No  8)  fut  construite  en  1869,. 
sous  l'administration  de  M.  le  curé  J.-L.  Francoeur,  dans  le  rang^ 
Saint-Joseph,  sur  le  lot  No  2  de  la  8e  concession  de  Russell.  La"" 
première  institutrice  fut  une  demoiselle  Gariépy.  Un  instituteur,. 
M.  Hormisdas  Lemieux,  lui  succéda.  L'instituteur  actuel  est  M. 
Osias  Thibault.  Il  avait  l'an  dernier  74  élèves. 

La  3e  Ecole  d'Embrun  (Ecole  No  13)  fut  construite  vers  le 
même  temps  (1869),  sous  l'administration  de  M.  le  curé  J.-L.  Fran- 
coeur, dans  le  rang  Saint-Guil]aume,  sur  un  terrain  appartenant  à 
M.  Benjamin  Brisson  et  portant  le  No  10  de  la  6e  concession  de  Rus- 
sell. Le  premier -instituteur  fut  M.  Urgel  Marion.  L'institutrice 
actuelle  est  Mlle  Hermine  Latrémouille.  Elle  avait  l'an  dernier 
42  élèves. 

La  4e  Ecole  d'Embrun  (Ecole  No  14),  qui  fut  d'abord  école 
publique,  fut  construite  aussi  vers  le  même  t^mps  (1869),  dans  h: 
rang  Sainte-Marie,  sur  le  lot  No  1,  dans  la  7e  concession  de  RusselL 
Ses  premiers  instituteurs  ont  été  MM.  Ovide  Pitre,  J.-B.  Boyer  et 


LES  ÉCOLES  D'EMBRUN  535 

un  M.  Tassé.  En  1901,  grâce  au  zèle  et  à  l'action  constante  de  M. 
le  curé  Forget,  l'école  No  14  devenait  école  séparée.  L'institu- 
trice l'an  dernier  était  Mlle  Rose  Perras.    Elle  avait  48  élèves. 

La  5e  Ecole  d'Embrun  (Ecole  No  9  (Russell)  et  No  5  (Car.i- 
l)ridge)  fut  construite  en  1871,  près  du  magasin  de  M.  Homère 
^laheu,  sur  le  lot  No  30,  dans  la  6e  concession  de  Russell.  Le  pre- 
mière institutrice^  a  été  une  demoiselle  Longtin.  L'an  dernier,  il  y 
avait  deux  classes,  l'une  de  29  élèves  et  l'autre  de  61.  Les  institutri- 
ces étaient  Mlles  L.  Chartrand  et  L.  Pinsonneault. 

La  6e  Ecole  d'Embrun  (Ecole  No  7)  fut  construite  en  1892, 
dans  le  rang  Saint-André,  sur  le  lot  No  5  de  la  6e  concession  de 
Russell.  L'institutrice,  l'an  passé,  était  Mlle  Yvonne  Emard.  Elle 
avait  46  élèves. 

La  7e  Ecole  d'Embrun  (Ecole  No  4)  fut  construite  en  1^'9.3, 
sous  M,  le  curé  Philion,  dans  le  rang  Saint-Guillaume,  sur  le  lot 
No  15  dans  la  6e  concession  de  Russell.  L 'institutrice,  l 'an  passé, 
était  Mlle  Zéphirine  Emard.    Elle  avait  65  élèves. 

Enfin  la  8e  Ecole  d'Embrun  (Ecole  No  15)  fut  construite  en 
1905,  dans  le  rang  Saint-Théophile,  dans  la  7e  concession  de  Cam- 
bridge. D'abord  école  publique,  cette  école  devenait  école  séparée 
en  1906.  L'institutrice,  l'an  passé,  était  Mlle  Ednay  Carrigan.  Elle 
avait  44  élèves. 

Il  y  avait-donc,  l'an  passé  —  1909-1910  —  409  élèves,  gansons 
et  filles,  dans  les  sept  écoles  des  rangs.  Si  j'ajoute  qu'il  y  en  avait 
248  dans  l'Ecole  Saint-Jean,  du  village,  on  voit  que  le  chiffre  de  la 
population  scolaire  doit  être  porté  à  657  unités.  Pour  cette  année 
— 1910-1911  —  le  chiffre  est  encore  plus  élevé.  Sur  une  population 
totale  de  2,657  individus,  les  468  familles  envoient  cette  année  669 
enfants  aux  écoles.  C'est  dire  d'un  mot,  que  la  construction  de  tou- 
tes ces  écoles,  ou  encore,  au  point  de  vue  national  et  catholique,  le 
changement  de  quelques-unes,  lesquelles  d'écoles  publiques  sont 
devenues  écoles  séparées,  a  été  un  bien  fort  appréciable. 

Car,  on  a  tenu  avec  raison,  à  Embrun,  comme  dans  la  plupart 


536  LA  REVUE  CANADIENNE 

des  localités  d'Ontario  oii  la  chose  était  possible,  à  avoir  des  éco]es 
séparées.  Le  regretté  Mgr  Duhamel  encourageait  ce  mouvement 
de  tout  son  coeur.  Dans  une  lettre  à  M.  le  curé  Philion  (14  dé- 
cembre 1892)  à  propos  des  écoles  du  rang  Saint-Guillaume,  Sa 
Grandeur  écrivait:  "  Je  me  persuade  aisément  qu'il  n'y  aura  per- 
sonne (parmi  les  paroissiens)  qui  voudra  rester  à  l'école  publique. 
Pour  obvier  à  toute  éventualité,  je  rappelle  à  ceux  qui  refuseraient 
de  soutenir  l'école  séparée  qu'ils  sont  indignes  des  sacrements  et 
j'or'donne  à  tous  de  remplir  les  formalités  légales  pour  appartenir 
au  groupe  de  l'une  ou  l'autre  des  écoles  séparées. . .  ".  Puis,  l'an- 
née suivante  (21  décembre  1893),  revenant  à  la  charge  au  sujet  des 
mêmes  écoles.  Monseigneur  écrivait:  "  Je  dois  vous  dire  que  je 
suis  surpris  que  des  catholiques  ne  veuillent  pas  se  soumettre  aux 
décisions  de  l'autorité  ecclésiastique,  d'ailleurs  conformes  aux 
décrets  des  Conciles  approuvés  par  le  Saint-Siège.  Ils  n'ont  pas 
réfléchi  suffisamment  sans  doute.  Lorsqu'ils  auront  été  avertis 
de  nouveau,  je  suis  persuadé  qu'ils  se  montreront  plus  obéissants.  " 
Enfin,  en  1906,  quand  la  8e  Ecole  d'Embrun  (Ecole  No  15),  celle 
du  rang  Saint-Théophile,  devint  école  séparée,  le  même  Mgr  Du- 
hamel écrivait  (3  mars  1906)  à  M.  le  curé  Forget  pour  lui  expri- 
mer sa  joie  —  '  '  Vos  paroissiens  qui  soutiennent  cette  école  séparée, 
disait-il,  méritent  mes  meilleures  félicitations  et  vous  aussi.   " 

INIais  c'est  surtout  au  sujet  de  l'école  du  village,  aujourd'hui 
la  magnifique  Ecole  Saint- Jean,  dirigée  par  les  Soeurs  Grises  d'Ot- 
tawa, que  le  zèle  des  curés  et  des  paroissiens  de  Saint- Jacques  d'Em- 
brun s'est  exercé.  Nous  avons  dit  déjà  que  l'Ecole  du  village 
(Ecole  No  6,  dans  la  8e  concession  de  Russell)  fut  construite  d'a- 
bord par  le  Père  Michel,  missionnaire,  en  1858,  sur  un  terrain 
appartenant  à  la  corporation  épiscopale  d'Ottawa.  Sous  la  direc- 
tion des  divers  instituteurs,  MM.  J.  Blanchette,  J.  Larochelle, 
J.  Déguire,  G.  Duford,  Mlles  Mooney,  ]MM.  P.-E.  Guérin,  J.  Jou- 
vent  et  J.  Boult,  qui  s'y  succédèrent  jusqu'en  1887,  c'est-à-dire  pen- 
dant environ  trente  ans,  nom'bre  'd'enfants  avaient  puisé  là  une 


LES  ÉCOLES  D'EMBRUN  537 

instruction  et  une  formation  qu-i  leur  permettaient  de 
faire  bonne  figure  dans  le  monde,  ou  tout  au  moins 
de  gagner  honorablement  leur  vie.  Mais  on  sentait  qu'il  fallait  et 
qu'on  pouvait  faire  encore  davantage. 

M.  le  curé  Philion,  de  l'agrément  de  ses  paroissiens,  fit  appel 
au  dévouement  et  au  savoir-faire  des  excellentes  institutrices  que 
sont  les  Soeurs  Grises  d'Ottawa.  Ces  bonnes  religieuses  acceptè- 
rent l'offre  du  euré.  Elles  vinrent  donc  s'installer  dans  l'ancien 
presbytère,  et  la  première.  Soeur  Saint-Raphaël,  la  fondatrice  de 
l'oeuvre  d'Embrun,  enseigna  à  l'école  du  village  de  1887  à  1890.  De 
1890  à  1891  ce  fut  Soeur  Marie-du-Crucifix,  de  1891  à  1893,  Soeur 
Sainte-Justine,  de  1893  à  1894,  Soeur  Saint-Hilaire.  Mais  les  élèves 
augmentaient  d'année  en  année.  En  1895,  1896  et  1897,  la  supérieu- 
re. Soeur  Saint-Arsène,  dut  se  faire  aider,  et  son  assistante  fut  Sœur 
Sainte-Adélaide.  L'école  comptait  dès  lors  75  élèves.  Pour  l'an- 
née 1897-1898,  l'école  fut  sous  la  direction  de  Soeur  Sainte- Anas- , 
tasie.  De  1898  à  1904,  Soeur  Saint-Donatien,  la  supérieure,  dut  être 
assistée  par  pas  moins  de  trois  autres  soeurs:  les  Soeurs  Sainte- 
Claudia,  Sainte-Lydia  et  Saint-François  d'Assise.  L'oeuvre,  de 
toute  évidence,  progressait  toujours.  En  1900,  il  fallut  ajouter  une 
troisième  classe  aux  deux  qui  existaient  déjà.  L'école  comptait 
170  enfants. 

De  1904  à  1908,  la  direction  passe  dans  les  mains  de  Soeur 
■Saint-Norbert.  En  1906,  il  faut  songer  à  bâtir  une  école  plus  spa- 
cieuse. Les  enfants  poussent  toujours  en  terre  canadienne  !  C'est 
la  force  du  sang  et  la  pureté  des  moeurs  qui  veulent  cela.  On  a  beau 
dire,  c'est  là  qu'est  pour  l'avenir  la  solution  des  grands  problèmes. 
M.  le  curé  Forget  et  ses  dévoués  syndics,  MM.  Louis  Bourdeau, 
Charles  Tessier  et  Octave  Biais,  décident  de  construire  une  nouvelle 
école  plus  spacieuse  pour  le  village.  En  attendant  une  nouvelle 
classe,  qui  se  compose  des  plus  "avancés",  se  détache  du  gros  de 
l 'école  et  va  s 'installer  dans  une  vieille  maison  appartenant  au  curé, 
en  arrière  de  l'église.    Pour  cette  quatrième  institutrice  —  Soeur 


538  LA  REVUE  CANADIENNE 

Marie-de-Bon-Secours  avait  pris  la  direction  de  ce  nouveau  déta- 
chement —  M.  le  curé  Forget  s'était  engagé  à  donner  $200.00  par 
année.  Cette  classe  réussit  fort  bien.  C'est  là  que  se  sont  formés 
pour  1907,  1908  et  1910,  les  lauréats  aux  examens  d'Entrée  à  la 
Haute  Ecole,  et,  pour  1909,  ceux  qui  ont  passé  avec  succès  les  exa 
mens  d'Entrée  à  l'Ecole  Modèle  Bilingue  d'Ottawa. 

Régulièrement  après  les  examens  d'Entrée  à  la  Haute  Ecole  — 
Entrance  to  the  High  ScJwol — les  élèves  devraient  de  fait  passer  à 
une  High  School  quelconque  du  Canton;  mais  le  Bureau  d'Educa- 
tion de  Toronto  permet  sur  demande  motivée  à  certaines  écoles  sépa- 
rées, comme  du  reste  à  certaines  écoles  publiques,  d'ouvrir  une  clas- 
se dite — de  continuation — Continuation  Class — pour  se  préparer  à 
l'admission  à  l'Ecole  Modèle.  L'école  du  village  d'Embrun,  grâce  à 
ses  succès,  a  obtenu  cette  permission.  Elle  a  désormais  sa  Conti- 
nuation Class. 

Voici  les  noms  des  élèves  qui  passèrent  dans  cette  classe  nou- 
velle, sous  la  direction  de  Soeur  Marie  de  Bonsecours,  en  1906-1907, 
dans  la  maison  appartenant  à  M.  le  curé.  "  C'est  une  phalange 
d'élite,  dont  il  convient  de  garder  le  souvenir  ",  me  disait  M.  le 
curé  Forget,  et  il  a  raison.  C  'étaient  Louis  Carrière,  Adéla  Dérigé, 
May  Duipuis,  Rodolphat  Goulet,  Rose- Aima' Dignard,  Clara  Lapoin- 
te,  Arthur  Bourbonnais, — Alb.  Gosselin,  Philorum  Grignon,  Israël 
Labelle,  Philibert  Gosselin,  Léo  Leraieux,  Napoléon  Gervais,  Albert 
Ménard,  Albertine  Goulet,  Dolorée  Dignard,  Bernadette  Bourdeau» 
Diana  Goulet,  Ida  Dufort  et  Malvina  Juneau:  en  tout,  un  batail- 
lon de  vingt,  garçons  et  filles!  En  juin  1907,  les  sept  premiers  de 
la  liste  ci-haut  donnée  se  présentaient  à  VEntrance  pour  le  High 
School  et  tous  les  sept  étaient  admis . . .  C  'est  un  fait  qui  ne  paraît 
pas  plaider  contre  l'efficacité  des  méthodes  suivies  aux  écoles 
bilingues  ? 

Pendant  ce  temps,  l'école  nouvelle,  je  veux  dire  les  nouveaux 
locaux  de  l'école  sortaient  de  terre.  La  paroisse  tout  entière  avait 
voulu  coopérer  à  cette  bonne  oeuvre.    La  vieille  maison  d'école  fut 


LES  ÉCOLES  D'EMBRUN  '        539- 

"  raflée  "  comme  un  vulgaire  oiseau  de  basse-eour.  Cette  "  rafle  ", 
à  cause  dii  zèle  de  tous  et  de  chacun,  donna  la  jolie  somme  de 
$900.00.  Et  même,  le  gagnant,  M.  Aristide  Leduc,  vendit  sur  le 
champ  la  m9,ison  à  M.  le  curé  pour  $100.00  seulement.  Le  curé,  lui, 
la  redonna  à  la  paroisse.  Les  paroissiens  qui  n'appartenaient  pas  à 
la  circonscription  scolaire  du  village  avaient  mis  comme  condition 
de  leur  coopération  à  la  construction  de  la  nouvelle  école,  que  cha- 
que enfant  des  autres  écoles  de  la  paroisse  qui  serait  jugé  digne  par 
M.  le  curé  et  les  R-évérendes  Soeurs  de  la  Continuation  Class 
serait  admis  sans  payer.  Et  c'est  ainsi  que  les  choses  se  passent 
depuis  quatre  ans.  Ajoutons  que  si  par  ailleurs  la  famille  est  trop 
pauvre,  M.  le  curé  s'arrange  pour  payer  en  plus,  lui-même,  la  pen- 
sion de  l'enfant  au  village. 

Les  travaux  de  construction  de  l'école,  commencés  dans  l'au- 
tomne de  1906,  furent  terminés  dans  l'automne  de  1907.  Les  entre- 
preneurs furent  MM.  Gilbert  Emard,  Ernest  Emard  et  Charles 
Lussier.  Le  31  octol)re  1907  avait  lieu  la  cérémonie  d'inauguration. 

Ce  fut  une  belle  fête.  Elle  commença  à  l'église  par  une  grand '^ 
messe  que  chanta  Mgr  Routhier,  vicaire-général  d'Ottawa,  qui  pré- 
sida aussi  à  la  bénédiction  de  l'école  nouvelle,  qu'on  appela  l'Ecole 
Saint-Jean.  M.  le  chanoine  Jasmin,  supérieur  du  Séminaire  de 
Sainte-Thérèse,  donna  à  cette-  occasion  un  éloquent  sermon.  Un 
grand  banquet  fut  offert  aux  invités  après  la  bénédiction,  au  cours 
duquel,  le  maire  de  la  paroisse  M.  Cyprien  Saint-Onge,  présenta  une 
belle  adresse  à  Mgr  Routhier  et  à  l'honorable  M.  Rhéaume,  ministre 
des  Travaux  Publies  dans  le  cabinet  Whitney  (Toronto).  Mgr 
Routhier,  l'honorable  ministre,  puis,  M.  Aubin,  député  de  Nipis- 
sing,  et  M.  Rochon,  inspecteur  des  écoles,  firent  d'éloquents  dis- 
cours. Ils  félicitèrent  les  paroissiens  d'Embrun  d'avoir  compris 
l'importance  de  l'école  et  les  encouragèrent  hautement  à  faire  ins- 
truire leurs  enfants  dans  les  deux  langues,  anglaise  et  française. 
Un  choeur  d'enfants,  de  deux  cents  voix,  termina  la  fête  par  les 
chants  nationaux:  Vive  la  Canadienne...  0  Canada,  terre  de  nos 


540  ■  LA  REVUE  CANADIENNE 

aieux.  Assistaient  à  cette  inoubliable  cérémonie  du  31  octobre  1907, 
outre  Mgr  Routhier  et  Phonorable  M.  Rhéaume,  M.  le  supérieur 
Jasmin,  de  Sainte-Thérèse,  M.  Aubin,  député,  M.  Rochon,  inspec- 
teur d'écoles,  le  Père  Sébastien,  des  Capucins,  le  Père  Archam- 
bault,  des  Dominicains,  M.  J.-E.  Hébert,  agent  général  du  Pacifique 
Canadien,  et  plusieurs  autres  citoyens  marquants.  On  remarquait 
aussi  la  présence  de  la  Très  Révérende.  Mère  Kirby,  supérieure- 
générale  des  Soeurs  Grises  d'Ottawa  et  les  Soeurs  Sainte-Berthe, 
Loyola,  Sainte-Valentine,  Benoite  et  Marie-Réparatrice. 

Les  classes  s'ouvrirent  dans  la  nouvelle  école  le  4  novembre  de 
la  même  année  (1907).  Grandes,  bien  aérées  et  bien  éclairées,  elles 
recevaient  à  l'aise  les  210  enfants  qui  se  présentèrent  —  dont  plu- 
sieurs, nous  l'avons  dit,  pour  l'importante  Continuation  Class. 
Soeur  Saint-Norbert  était  toujours  supérieure.  Elle  était  assistée 
par  les  Soeurs  Marie  de  Bonsecours,  Saint- Vincent  Ferrier  et  Saint- 
Faustin.  En  1908,  Soeur  Sainte-Philomène  remplaçait  Soeur  Saint- 
Norbert  comme  supérieure.  Les  enfants  augmentaient  toujours. 
Il  fallut  subdiviser  encore  et  avoir  une  cinquième  classe.  Soeur 
Saint-François  d'Assise,  qui  avait  déjà  séjourné  à  Embrun,  y 
revint  pour  prendre  la  direction  de  oette  classe.  Et  cette  année 
(octobre  1910),  il  y  a  plus  de  250  enfants  à  l'Ecole  Saint-Jean  de 
Saint- Jacques  d'Embrun.  Soeur  Marie-Madeleine  a  succédé  à  Soeur 
Sainte-Philomène  depuis  1909,  comme  supérieure. 

Ajoutons  d'un  mot  que  cette  population  scolaire  n'entend  pas 
se  contenter  d'augmenter  en  nombre.  Les  progrès  de  l'instruction 
s'affirment  de  mieux  en  mieux.  Nous  allons  l'établir  par  un  petit 
tableau  très  simple,  mais  significatif. 

Les  examens  pour  VEntrance  au  High  School  se  passent  d'or- 
dinaire tous  les  deux  ans.  Par  exception,  et  parce  qu'on  commen- 
çait, un  groupe  de  l'école  d'Embrun  se  présenta  (à  South  Indian) 
en  1907, — ^un  autre  en  1908,^puis  un  troisième  en  1910.  En  1907, 
sur  7  candidats,  7  furent  admis.  En  1908,  sur  12  candidats,  11 
furent  admis.  En  1910,  sur  12  candidats,  10  furent  admis.  Voici 
les  listes  officielles  de  ceux  qui  réussirent. 


LES  ÉCOLES  D'EMBRUN  541 

Groupe  de  1907:  lo  Carrière  Louis,  2o  Dérigé  Adéla,  3o  Dupui» 
May,  4o  Goulet  Rtfdolphat,  5o  Dignard  Rose-Alma,  60  Lapointe 
Clara,  7o  Bourbonnais  Arthur. 

Groupe  de  1908:  lo  Bourdeau  Bernadette,  2o  Gyr  Délia,  3o 
Dignard  Dolorée,  4o  Goulet  Diane,  5o  Genault  Malvina,  60  Gosselin 
Prosper,  7o  Gosselin  Philibert,  80  Grignon  Philorum,  9o  Lemieux 
Léo,  lOo  Labelle  Israël,  llo  Thibault  Rosario. 

Groupe  de  1910  :  lo  Bruyère  Léon,  2o  Bourdeau  Berthe,  3o  Ber- 
geron  Dolorosa,  4o  Désormeaux  Ernest,  5o  Désormeaux  Eugénie,. 
60  Dignard  Anna,  7o  Goulet  Eva,  80  Lemieux  Anna,  9o  Lemieux 
Hector,  lOo  Maheu  Marion. 

Ainsi  que  nous  l'avons  dit  déjà,  même  après  avoir  obtenu  leur 
droit  à  VEntrance  au  High  School,  les  élèv^  peuvent  continuer  à 
leur  Ecole  Saint- Jean  la  préparation  à  l'Ecole  Modèle  Bilingue 
d'Ottawa.  Le  premier  examen  pour  l'Ecole  Modèle  a  eu  lieu  en 
1909.  Quatre  candidats  ont  été  reçus,  à  savoir  :  lo  Louis  Carrière, 
2o  Adéla  Dérigé,  3o  May  Dupuis,  4o  Clara  Lapointe.  Tous  les- 
quatre  sont  aujourd'hui  instituteur  et  institutrices. 

Il  serait  oiseux  d 'expliquer  ici  que  tous  ces  examens,  qui  se  pas- 
sent suivant  les  programmes  du  Bureau  d'Education  d'Ontario, 
demandent  surtout  aux  candidats  la  connaissance  de  l 'anglais.  Mais 
le  français  n'est  pas  négligé  pour  cela  à  l'Ecole  Saint-Jean,  Dans 
une  visite  que  nous  faisions,  en  octobre  1910,  à  la  Continuation 
Class,  nous  demandions  aux  élèves:  "  Every  one  of  you  is  able 
to  speak  English,  I  suppose  " — "  Yes,  father",  nous  fut-il  répondu 
sur  un  ton  modéré. — '  '  Mais,  ajoutions-nous,  pouvez-vous  également 
parler  le  français  ?  " . . .  Oh  !  j 'entends  encore  le  cri  du  coeur  qui 
sortit  en  même  temps  de  toutes  les  bouches:  "  Oui!!  Oui!!  nous 
parlons  français  !  " 

D 'ailleurs,  nous  avons  voulu  être  documenté  sur  ce  point.  M. 
le  curé  Forget  nous  a  remis  quelques  compositions  françaises  —  qui 


542  LA  REVUE  CANADIENNE 

ne  sont  pas  des  chefs-d'oenv^^re,  certes,  mais  qui  i)rouvent  mieux  que 
toute  argumentation  que  les  enfants  de  l'Ecole  Saint- Jean  d'Em- 
brun savent  écrire  en  français.  Nous  en  citons  volontiers  de  larges 
extraits. 

Les  Ecoles  d'Embrun 


La  première  école  qui  fut  bâtie,  fut  celle  du  villaofe,  à  il'endroit  de 
l'ancien  moulin  de  M.  Placide  Gosselin.  Le  premier  instituteur  fut  M.  Jos. 
Blauchette.  Ensuite  vinrent  M.  Lafi"oclielle,  M.  Deguire,  MUle  Mooney, 
et  M.  l^uford.  Ce  dernier  devint  plus  tard  inspecteur  des  écoles  séparées 
de  Prescott  et  Russell.  La  deuxième  école  qui  fut  construite  fut  celle  du 
rang-  Saint-Guillaume,  sur  la  terre  de  M.  Germain  Brisson.  Elle  eut  pour 
premier  instituteur,  M.  Urgel  Marion 

Aujourd'hui,  notre  paroisse  compte  de  nombreuses  écoles  que  l'on 
trouve  dans  toutes  les  parties  du  canton.  -^—  La  deuxième  école  au  villa'ge 
fut  celle  qui  s'élevait  jadis  à  l'endroit  même  où  se  trouve  aujoui'd'hui  notre 
nouvelle  école.  Elle  servit  autrefois  de  chapelle  et  plus  tard  de  salle  du 
Conseil  municipal,  jusqu'à  ce  qu'elle  fût  transportée  sur  le  terrain  de  la 
fabrique  pour  y  servir  d'école  pendant  plusieurs  années. 

M.  le  curé  Forget  étant  arrivé  en  1896,  se  mit  d'abord  à  l'oeuvre  iiour 

finir  notre  église Puis,  voyant  la  grande  nécessité   de  bâtir  iine 

nouvelle  école  au  village,  il  se  mit  de  nouveau  à  l'oeuvre.  En  effet,  notre 
école  était  beaucoup  trop  petite.  Même  M.  le  curé  fut  obligé  d'établir  une 
classe  dans  une  maison  qui  lui  appartenait,  et  il  alla  jusqu'à  payer  de  son 
argent  la  maîtresse  qui  enseignait  cette  classe.  Nous  allâmes  là  à  l'école 
pendant  près  d'un  an  et  ensuite  environ  2  mois  dans  la  salle  du  Conseil. 

Dans  l'automne  de  l'année  1906,  on  jeta  les  fondements  de  il 'école  qui 
fait  maintenant  l'orgueil  de  ses  élèves  et  de  toute  la  pai'oisse.  Elle  fut 
achevée  en  octobre  1907  et  fut  bénite  le  31  du  même  mois. 

Nous  avons  maintenant  une  classe,  qui,  avec  le  bon  vouloir  des  parois- 
siens, promet  beaucoup  pour  l'avenir.  Cette  classe  qui  a  été  élevée  en 
"  continuation  class  "  par  le  gouvernement  de  Toronto,  est  encore  due  au 
travail  et  au  zèle  que  notre  bon  curé  porte  à  l'éducation. 

Louis  Carrière  (en  1909). 


LES  ECOLES  D'EMBRUN  543 


L'Ecole  Saint- Jean 

Que  j'aimerais  pouvoir  vous  décrire  notre  école  daus  toute  sa  beauté! 
vous  faire  admirer  tout  son  ameublement  :  ses  cartes  géographique.s,  «es 
tilobes,  ses  beaux  grands  murs  blancs,  enfin  toutes  ses  clasises  bien  éclai- 
rées, bien  chauffées,  et  ayant  chacune  de  quoi  vous  intéresser  !  Mais  les 
])]irases  et  les  expressions  me  manquent  pour  faire  cette  description  telle 
rpi'elle  devrait  être, faite.  Ce  que  tout  le  monde  sait,  c'est  qu'elle  n'a  pas 
toujours  été  ce  qu'elle  est  aujoiird'hui.  Comme  toute  chose  elle  a  eu  son 
commencement. 

Quand  les  études  commencèrent  dans  la  nouvelle  bâtisse,  à  quelques 
j)a.s  se  trouvait  l'ancienne  école  qui  avait  accueilli  dans  ses  vieux  murs  tous 
les  élèves  qui  depuis  le  commencenient  de  la  paroisse  ont  désiré  l'ecevoir 
un  peu  d'instruction.  VAle  n'était  pas  à  comparer  avec  celle  d'aujour- 
d'hui. Ses  fenêtres,  depuis  nombre  d'ajiaées  ébranlées  par  les  vents  de 
toutes  les  saisons,  laissaient  voir  de  larges  ouvertures  par  où,  en  hiver, 
le  froid  devait  pénétrer  à  l'aise.  Ses  murs  étaient  assez  proipres,  mais  ils 
n'étaient  pas  solides,  et  c'était  dangereux  de  fermer  la  porte  un  peu  fort. 
En  été  ce  séjour  devait  être  assez  agréable.  L'herbe  abondante  formait 
comme  un  tapis  vert  aiitour  de  l'école  et  de  beaux  arbres  l'ombrageaient. 
La  rivière  roulait  ses  eaux  à  quelques  pas.  De  sorte  que  de  belles  grandes 
cours  étaient  vraiment  à  la  disposition  des  élèves.  Mais  en  hiver  c'était 
le  contraire.  Les  élèves  passaient  une  partie  de  l'avant-midi  assis  autour 
de  la  fournaise  pour  se  ch.auffer. 

A  l'automne  de  1905,  plusieurs  quittèrent  cette  école  à  cause  du  man- 
que de  places.  Ce  n'était  pas  dans  une  école  à  trois  étages  que  nous 
allions!  C'était  juste  une  petite  cuisine  qui  contenait  trois  fenêtres  et 
une  porte.  Mais  nous  étions  xilus  chaudement  que  dans  celle  que  nous 
avions  quittée.  Pour  les  jn-emières  semaines,  c'était  pas  mal  ti'iste:  à  la 
place  de  pupitres  nous  avions  une  grande  table  et  deux  bancs  de  chaque 

côté Quelques  temps  après,  M.  le  curé  fit  venir  de  beaux  pupitres, 

et  noire  petite  cuisine  prit  l'apparence  d'une  jolie  classe.  Nous  avions 
tout  près  une  belle  grande  cour.  Elle  ne  manquait  pas  d'être  employée 
pendant  les  récréations.  C'est  avec  plaisir  que  je  revois  tout  pi'ès  do 
l'église  cette  petite  maison  liîanche  qui   fut  témoin  de  nos  études. 


544  LA  REVUE  CANADIENNE 

C'était  par  un  beau  matin  d'octobi'e.  Le  soleil  apparaissait  à  l'ho- 
riaon  rouge  et  brillant  comme  au  milieu  de  l'été.  Seuls  les  a-br&s  dé- 
pouillés de  feuilles  et  la  gelée  blanche  déposée  partout  nous  faisaient  voir 
que  notis  étions  à  l'automne.  Ce  jour-là,  nous  étions  dans  l'école  nouvelle. 
Ce  fut  une  grande  joie  quand  pour  la  première  fois,  nos  livres  sous  le  bras, 
nous  pénétrâmes  dans  ces  classes  depuis  longftemps  préparées  pnur  nous. 
Quel  encouragement  pour  les  maîtresses  et  pour  les  élèves    ! 

Dolorée  Dignard  (janvier  1910). 
Les  Cloches  d'Embrun 

Que  sont  les  cloches?  Question  d'une  grande  importance  et  qui  cepen- 
dant demande  beaucoup  de  réflexion.  Les  cloches  sont  comme  des  voix 
du  ciel,  dont  on  pourrait  dire  que  les  esprits  célestes  se  servent  pour 
^;>arler  aux  hommes  sur  la  terre.  Lorsque,  trop  petite  encore  pour  com- 
prendre ce  qu'était  la  cloche,  je  demandais  à  ma  mère  qui  chantait  là- 
haut  dans  les  airs,  elle  me  répondait  que  c'était  des  voix  du  ciel,  et  j'étais 
persuadée  en  effet  que  c'était  les  anges.  Je  trouvais  bien  quelquefois  que 
ces  anges  avaient  de  grosses  voix,  mais  j'y  croyais  quand  même  :  mainte- 
nant je  comprends  que  les  esprits  empruntent  la  voix  de  l'airain,  mais  je 
crois   encore  aux  esprits. 

Quel  beau,  jour,  que  celui  où  les  cloches  sont  baptisées  ?  On  les 
revêt  d'une  robe  blanche  qui  parle  d'innocence  et  de  candeur.  On  leur 
fait  des  onctions.  On  leur  pose  des  questions  :  —  Pour  qui  sonne- 
rez-vous  ?  —  Et  elles  semblent  répondre  à  voix  basse  :  Je  sonnerai 
pour  Dieu  et  pour  le  peuple  fidèle.  —  Comment  sonnerez-vous  ?  —  Comme 
Dieu  le  voudra.  —  Quand  sonnerez-vous  ?  —  Je  sonnerai  lorsque  Dieu  le 
voudra.  —  Que  sonnerez-vous?  —  Je  sonnerai  ce  que  Dieu  voudra. 

Elles  sont  maintenant  là-haut,  dans  les  airs,  dans  le  clocher,  les  belles 
cloches    !     Ecoutez-les    ! 

Elles  égrennent  leurs  notes  harmonieuses,  sur  tout  le  village  et  loin 
dans  la  campagne  ?  Elles  annoncent  l'entrée  d'un  petit  enfant  dans  la 
sainte  Eglise  de  Dieu.  Elles  sonnent  encore,  et  leurs  notes  sont  plus 
gaies?  Elles  saluent  un  couple  de  nouveaux  époux.  Elles  sonnent  de  nou- 
veau, «t,  plus  lentement,  une  à  une,  leurs  frêles  notes  tombent,  inspirant 
la  tristesse.  C'est  qu'elles  pleui*ent  le  départ  d'une  âme  chrétienne,  qui 


LES  ÉCOLES  D'EMBRUN  545 

s'envol«  de  'la  région  des  peines  et  des  larmes  vers  la  patrie  du  bonheur. 
Pour  ici-ijas,  c'est  le  deuil,  pour  là-ha\it,  c'est  l'espérance. 

Elles  sonnent,  le  matin  dès  l'aurore,  annonçant  la  venue  du  jour.  Elles 
parlent  à  l'homme,  le  tirent  du  sommeil  et  lui  disent  :  Lève  toi,  ô  homme, 
prie,  souffre,  travaiJle,  loue  Dieii  et  patiente  encore  un  jour.  Le  midi, 
c'est  l'Angelus  de  l'adoi^ation,  que  chaque  chrétien  récite  à  genoux. 
Le  soir,  au  crépuscule,  c'est  l'heure  du  repos  qu'elles  sonnent  et  fixent 
pour  tous  les  hommes 

Entendez  le  son  des  cloches  !  Cherchez  à  les  comprendre  !  Alléluia  ! 
Ailleluia  !  Blle^  sont  en  fête.  C'est  Noël,  Pâques,  la  Toussaint.  Oh  !  les 
belles  solennités  de  l'Eglise,  comme  les  cloches  les  chantent  amoureuse- 
ment, faisant  vibrer  leurs  notes  au  loin,  couvrant  le  pays  tout  entier  de 
leui's  "harmonies  !  Les  cloches  !  Elles  portent  à  Dieu  les  prières  des  hom- 
mes !     Elles  rapportent  sur  terre  les  bénédictions  de  Dieu    ! 

Berthe  Bourdeau  (octobre  1910). 

BÉNÉDICTION   D^   CLOCHES 

Dimanche  dernier,  9  octobre,  notre  paroisse  fut  témoin  d'une  grande 
fête  à  d'occasion  de  la  bénédiction  de  son  nouveau  oarillon.  Il  y  eut  une 
excursion  d'Ottawa  et  de  Hull  qui  nous  amena  beaucoup  d'étrangers... 

Cette  grande  cérémonie  était  présidée  par  Mgr  Routhier,  administra- 
teur du  diocèse.  La  fanfare  Léon  XIII,  de  Hull,  assistait.  La  grand'messe 
commença  à  10  heures.  Elle  fut  célébrée  ;par  M.  l'abbé  Dvipras,  vicaire  de 
cette  paroisse. .  .  Les  cinq  cloches  étaient  magnifiquement  ornées  pour  la 
circonstance. 

La  plus  petite  de  nos  cloches  a  une  pesanteur  de  300  livres.  Elle  a  été 
donnée  par  M.  A.  lOhevrier.  On  y  lit  l'inscription:  J'appelle  mon  peuple. . . 

La  deuxième  cloche  a  une  pesanteur  de  400  livres.  Elle  a  été  donnée 
par  MM.  Gilbert  et  Tref  f  lé  Emard.  On  y  voit  l'inscription  :  Je  loue  Dieu . . . 

La  troisième  cloche  a  une  pesanteur  de  500  livres.  Elle  a  été  donnée 
par  M.  Jouvent,  ancien  instituteur.  On  y  voit  l'inscription:  J'annonce  les 
fêtes 

La  quatrième  cloche  a  une  pesanteur  de  1,000  livres.  Elle  a  été  don- 
née par  M.  le  curé  Forget.  On  -y  lit  l'inscription  :  Je  pleure  les  défunts. . . 


546  LA  REVUE  CANADIENNE 

La  cinquième  cloche  a  une  ijesanteur  de  2,000  livres.  Ellle  a  été  donnée 
par  la  paroisse.     On  y  lit  l'inscription:  Tout  restaurer  dans  le  Christ 

Quoi  de  plus  beau  dans  une  paroisse  que  les  cloches!  Oh!  Comme 
elles  parlent  bien  à  l'âme  qui  ,sait  îles  entendre,  dans  les  plus  grandes  joies 
et  clans  les  plus  grandes  peines 

Eva  Goulet    (octobre  1910). 

Ces  compositions,  dont  du  reste  nous  ne  donnons  que  des  ex- 
traits, nous  le  répétons,  ne  sont  pas  sans  défaut.  Le  souffle  litté- 
raire n'en  est  pas  très'  fort.  C'est  sûr.  Telles  quelles  pourtant, 
elles  sont  éloquentes  à  nos  yeux.  C  'est  la  voix  de  France  qu  'on  y 
entend,  ou  plutôt  qu  'on  y  lit,  et  il  suffit. 

On  raconte  qu'un  jour  —  et  le  fait  est  parfaitement  authenti- 
que —  Mgr  Bruch'ési,  se  trouvant  dans  l'église  de  iSaint-Jacques 
rA'ohigan  (la  paroisse-mère  d'Embrun,  parce  que  c'est  d€  là  que 
sont  venus  la  plupart  de  ses  premiers  colons)  eut  soudain  l'inspi- 
ration de  demander' au  peuple:  "  Que  ceux  parmi  vous  qui  ont  des 
fils  ou  des  filles,  des  frères -ou  des  soeurs,  prêtres,  religieux  ou  reli- 
gieuses veuillent  bien  se  lever  ?"  Et  tout  le  monde  se  leva  ! 
Saint- Jacques  l'Achigan  est  en  effet,  depuis  le  saint  curé  Paré,  une 
vraie  pépinière  d'apôtres  du  Christ.  C'est  l'un  des  plus  beaux  hon- 
neurs qu'une  paroisse  chrétienne  puisse  envier.  Saint-Jacquesd 'Em- 
brun marchera  sur  les  traces  de  sa  paroisse-mère  et  ce  sera  grâce  à 
ses  écoles.  En  attendant  qu'elle  donne  beaucoup  de  prêtres  et  de 
soeurs  —  elle  en  donne  déjà,  elle  va  bientôt  voir  sortir  de  son  Ecole 
Saint- Jean  toute  une  élite  d'instituteurs  et  d'institutrices  bilin- 
gues. Or  les  instituteurs  et  les  institutrices  bilingues,  voilà  ce 
qu'il  faut  aux  Canadiens  français  d'Ontario  ! 

D'après  les  derniers  recencements  officiels,  l'Ontario  compte 
210,000  citoyens  d'origine  française.  Sans  doute,  et  personne  ne  le 
conteste,  ces  Canadiens  doivent  savoir  l'anglais.  Mais  ils  doivent 
aussi  et  ils  veulent  apprendre  le  français.  Les  assimilateurs,  d'où 
qu'ils  viennent,  peuvent  en  prendre  leur  parti.     Ils  n'étoufferont 


LES  ÉCOLES  D'EMBRUN  547 

pas  chez  ces  fiers  enfants  de  la  race  française  la  puissante  voix  du 
sang.  Ni  là,  ni  ailleurs!  Que  le  système  d'enseignement  bilingue 
ait  à  s'améliorer  et  à  se  fortifier  encore,  rien  de  plus  naturel.  Mais 
personne  ne  réussira  à  le  tuer,  sous  quelque  prétexte  que  se  soit. 
L'histoire  en  mains,  nous  pouvons  affirmer  que  nous  en  avons  vu 
bien  d'autres. 

En  janvier  1910,  douze  cents  délégués  des  Canadiens  français 
d'Ontario  se  réunissaient  en  congrès  à  Ottawa.  Quatre-vingt  de 
ces  délégués  étaient  venus  de  la  seule  paroisse  d'Embrun.  A  ce 
congrès,  les  voix  les  plus  autorisées,  celles  par  exemple  de  Sir 
Wilfrid  Laurier,  de  l'honorable  M.  Bel  court,  de  l'honorable  M. 
Rhéaume,  et  des  centaines  d'autres,  ont  proclamé  en  français  — 
-comme  jadis  notre  La  Fontaine  —  leur  droit  de  vivre.  Avec  eux 
nous  y  comptons  ! 

Le  programme  à  suivre,  dans  son  ensemble,  est  admirablemeni 
-exprimé  dans  les  propositions  que  l'éloquent  principal  de  l'Ecole 
Normale  de  HuU,  M.  l'abbé  Sylvio  Corbeil,  faisait  applaudir  par 
■ces  douze  cents  délégués  du  Congrès  d'Ottawa,  et  que  nous  allons 
nous  permettre  de  reproduire  ici  pour  clore  ce  chapitre  des  Ecoles 
d'Embrun  : 

"  Considérant  que  l'école  séparée  est  un  héritage  que  nos  pères 
nous  onl  légué  après  l'avoir  conquis  au  prix  de  plus  de  vingt  ans 
de  luttes  et  mis  sous  garde  de  la  Constitution  de  1867  ; 

*'  Considérant  que  les  grands  hommes  de  1840  à  1867  —  et  ceux 
du  Bas-Canada  et  ceux  du  Haut-Canada  —  ont  attaché  leur  gloi-re 
à  cette  oeuvre  de  liberté  civilisatrice,  et  par  là  nous  ont  marqué  de 
quel  souci  nous  devons  entourer  l'école  séparée  et  avec  quel  zèle 
patriotique  nous  devons  travailler  à  la  mettre  en  un  état  toujours 
meilleur  ; 

"  Considérant  que  c'est  dans  l'école  séparée  que  nos  enfants 
Tecevront  dans  une  l^rge  liberté  une  culture  plus  intégrale  en  con- 
formité avec  notre  caractère  national  ; 


548  LA  REVUE  CANADIENNE 

"  Considérant  que  l'attachement  dévoué  que  les  Anglais  de- 
Québec  manifestent  pour  leurs  écoles  dissidentes  est  un  solennel 
exemple  de  l'amour  fervent  et  généreux  dont  nous  devons  nous 
animer  à  l 'égard  de  nos  écoles  séparées  dans  Ontario 

"  Les  délégués  au  congrès  d'Education  des  Canadiens  français, 
(à  Ottawa)  ont  résolu  de  faire  appel  à  leurs  compatriotes  pour  éta- 
blir, le  plus  possible,  des  écoles  séparées  et  pour  les  soutenir,  même 
au  prix  des  plus  grands  sacrifices,  comme  étant  une  oeuvre  d'inté- 
rêt national.   " 

On  pouvait  difficilement  en  quelques  lignes  résumer  mieux  la 
question.  Or,  c'est  l'honneur  des  paroissiens  d'Embrun  d'avoir  à 
l'avance  entendu  cet  appel,  et  d'être  résolus  d'y  rester  fidèles,  quoi 
qu'on  dise  et  quoi  qu'on  fasse   ! 

Elie-J.  AUCLAIR, 

Secrétaire  de  la  Rédaction.. 


A  Travers  Les  Faits  et  les  Oeuvres 


La  crise  anglaise.  —  Echec  de  la  c-onférence.  —  La  situation  avant  cet 
échec.  —  La  trêve  du  roi.  —  Eeprise  des  hostilités.  —  L'attitude  du 
gouvernement.  —  Le  bill  du  veto.  —  M.  Balfour  à  Nottingham.  — 
La  politique  nniondste.  —  Déclarations  de  M.  Asquith  aux  Com- 
munes. —  Bref  débat.  —  Les  résolutions  de  lord  Kosebcry  et  la 
Chambre  des  Lords.  — ■  Tactique  de  lord  Lansidowne.  —  Ses  résolu- 
tions constitutionnelles.  —  Dissolution  du  Parlement  et  élections 
en  décembre.  —  En  France.  —  Un  débarfi  tumultueux.  —  M.  Briand 
et  les  socialistes.  —  Une  crise  ministériielle  originale.  —  Nouveau 
ministère  Briand.  —  THompOie  maçonnique.  —  Majorité  réduite.  — 
Les  élections  américaines.  —  Au  Canada.  —  Druimmond  et  Artha- 
baska.  —  La  session  fédérale. 


^DRSQUE  nous  écrivions  notre  dernière  chronique,  nous 
étions  sous  l'impression  que  la  conférence  entre  les  chefs 
des  deux  grands  partis  anglais  allait  aboutir  à  quelque  ré- 
sultat tangible,  et  faire  dévier  en  compromis  la  crise  poli- 
tique si  menaçante  depuis  un  an.  Mais  les  pronostics  étaient  trom- 
peurs, et,  à  la  veille  de  la  rentrée  parlementaire,  on  a  soudainement 
annoncé  quo  la  conférence  s'était  terminée  abruptement,  sans  s'être 
arrêtée  à  aucune  solution  satisfaisante.  Nos  lecteurs  se  rappellent 
dans  quelles  circonstances  elle  s'était  réunie.  La  mort  du  roi 
Edouard  VII,  survenue  en  plein  imbroglio  parlementaire,  avait 
imposé  une  trêve  aux  partis.  Voici  quelle  était  la  situation  à  ce 
moment.  Le  cabinet  Asquith  avait  fait  adopter  par  les  Communes 
une  mesure  relative  au  veto  des  Lords.  Il  y  était  décrété  que  la 
Chambre  haute  n'aurait  à  l'avenir  aucun  droit  de  rejeter  ou  d'a- 
-mender  les  bills  concernant  les  finances  ;  que,  pour  les  autres  pro- 


550  LA  REVUE  CANADIENNE 

jets  de  loi,  elle  n'aurait  qu'un  veto  suspensif;  et  que,  en  cas  de« 
•conflit  entre  les  deux  Chambres,  lorsque  les  Communes  auraient 
adopté  trois  fois  un  bill  repoussé  par  la  Chambre  des  Lords,  ce  bill 
pourrait  devenir  loi,  simplement  par  la  sanction  royale.  Enfin  le- 
terme  du  Parlement  était  réduit  de  sept  à  cinq  ans.  Cette  mesure 
devait  être  soumise  à  la  Chambre  des  Lor'ds,  et  aussitôt  après  son, 
rejet,  qui  n'était  pa«  douteux,  il  devait  y  avoir  une  élection  générale 
afin  d'obtenir  du  peuple  un  verdict  définitif  et  décisif.  Ajoutons, 
afin  de  compléter  cet  exposé  rétrospectif,  que  le  parti  ministériel 
considérait  le  dhef  du  cabinet  o^bligé  par  les  circonstances  de  deman- 
der au  Souverain  la  promesse  d'une  création  de  pairs  en  nombre 
(Suffisant  pour  assurer  à  la  réforme  une  majorité  dans  la  Chambre' 
haute,  si  le  peupl-e  se  prononçait  en  faveur  du  ministère.  La  mort 
soudaine  d'Edouard  VII  suspendit  les  hostilités  politiques.  Et  peu 
après  ravènement  du  nouveau  roi,  on  apprit  tout-à-coup  que,  grâce 
à  son  intervention  discrète,  une  conférence  de  quatre  chefs  libéraux 
et  de  quatre  chefs  unionistes  allait  s'efforcer  de  trouver  un  terrain 
d'entente.  Les  membres  libéraux  de  la  conférence  étaient  MM. 
Asquith,  Lloyd-George,  Birrell  et  lord  Crewe;  et  les  membres, 
unionistes  MM.  Balfour,  Austen  Chamberlain,  lord  Lansdowne,  et 
lord  Cawidor. 

On  a  prétendu  que  l 'échec  de  la  conférence  avait  ou  pour  cause 
l'intransigeance  d'un  groupe  du  parti  conservateur,  qui  aurait 
signifié  â  M.  Balfour  son  opposition  irréductible  à  certaines  con- 
cessions jugées  possibles  par  le  leader  du  parti.  Ces  irréconcilia- 
bles auraient  eu  pour  meneurs  et  porte-parole  lord  Londonderry, 
Sir  Edward  Carson  et  M.  Walter  Long.  Les  membres  de  la  confé- 
rence ont  gardé  un  secret  absolu  sur  la  nature  réelle  de  leurs  déli- 
bérations. On  croit  pourtant  savoir  dans  les  cercles  parlementaires 
que  la  rupture  s'est  produite  à  propos  de  la  composition  d'un  co- 
mité conjoint  des  deux  Chambres,  qui  aurait  eu  pour  fonction  de^ 
régler  les  différends  entre  les  Lords  et  les  Communes.  Les  libé- 
raux insistaient  pour  que  la  proportion  des  pairs  membres  de  cfr 


A  TRAVERS  LES  FAITS  ET  LES  ŒUVRES  551 

comité  donnât  quelque  chance  de  prévaloir  à  la  volonté  de  la 
Chambre  populaire.  Les  conservateurs  se  déclaraient  incapables 
d'accepter  les  propositions  ministérielles  sur  ce  point.  Et  l'on 
finit  par  reconnaître  l'impossilbilité  de  s'entendre. 

Quoi  qu'il  en  soit  des  motifs  et  des  causes,  la  conférence  a 
échoué.  Et  son  échec  a  mis  fin  à  la  trêve  déterminée  par  la  mort 
d'Edouard  VII  et  l'avènement  de  Georges  V.  Aussitôt  que  la  rup- 
ture a  été  connue,  on  s '-est  dit  de  part  et  d'autre  que  les  élections 
générales  étaient  imminentes,  vu  qu'il  fallait  en  finir  avec  cette 
trop  longue  crise  politique.  Le  parlement  s'est  réuni  le  15  novem- 
bre. Mais  ce  jour-là,  à  la  Chambre  des  Communes,  la  séance  a  été 
sans  importance.  M.  Asquith  n'était  pas  présent,  vu  qu'il  devait 
avoir  une  entrevue  avec  le  roi.  M,  Lloyd-George  a  annoncé  que  le 
premier  ministre  ferait  une  déclaration  le  17.  Mais  le  clref  de  l'op- 
position ayant  informé  le  chancelier  de  l'échiquier  qu'il  serait 
forcément  absent  ce  jour-là,  pour  une  assemblée  politique,  on  fixa 
vendredi,  le  18,  pour  l'exposé  ministériel. 

Si  la  séance  aux  Communes  fut  sans  intérêt,  il  n'en  fut  pas  de 
même  chez  les  Lords.  Le  chef  du  parti  conservateur,  lord  Lans- 
downe,  prit  tout  le  monde  par  surprise,  en  demandant  au  gouverne- 
ment de  soumettre  à  la  Chambre  haute  son  bill  du  veto.  On  se 
demanda  ce  que  signifiait  cette  manoeuvre,  et  les  libéraux  y  virent 
un  piège.  A  la  même  séance  lord  Rosebery  réclama  la  mise  en  dis- 
cussion de  son  plan  pour  la  réforme  d€  la  Chambre  des  Lords.  Le 
gouvernement  ayant  délibéré  sur  cette  situation  nouvelle,  décida 
de  soumettre  le  bill  du  veto  aux  Lords,  mais  en  annonçant  qu'il 
n'accepterait  aucun  amendement.  A  la  séance  du  16,  lord  Crewe 
communiqua  cette  décision  en  présentant  le  bill.  Lord  Lans- 
downe  fit  alors  observer  que  ce  procédé  n'était  rien  moins  qu'une 
farce.  Parce  que  la  conférence  avait  échou'é,  dit-il,  ce  n'était  pas 
une  raison  d'empêcher  le  Parlement  de  délibérer  sur  ces  graves  pro-' 
blêmes.  Il  se  prononça  énergiquement  pour  la  réforme  de  la 
Chambre  haute,  une  réforme  qui  la  réduirait  en  nombre,  ne  per- 


552  LA  REVUE  CANADIENNE 

mettrait  plus  à  un  pair  de  siéger  simplement  par  droit  héréditaire, 
et  y  donnerait  accès  à  des  membres  élus  ou  nommés. 

L'assemblée  où  M.  Bal  four  devait  prendre  la  parole  a  eu  lieu 
le  17  novembre  à  Nottingham.  Il  a  prononcé  un  discours  énergi- 
que et  combatif.  La  réforme  du  tarif,  a-t-il  dit,  est  la  grande  poli- 
tique constru'ctive  à  laquelle  le  parti  unioniste  est  lié.  Quant  à  la 
question  constitutionnelle,  il  a  déclaré  que  la  Cbambre  des  Commu- 
nes doit  être  le  corps  dominant  dans  le  système  des  deux  Chambres, 
et  que  les  divergences  surgissant  entre  elles  devraient  être  soumi- 
vses  au  peuple  comme  à  l'arbitre  suprême.  Dans  son  opinion  la 
qualité  de  membre  de  la  Chambre  des  Lords  ne  devrait  s'aeconder 
qu'à  des  hommes  capables  de  rendre  des  services  parlementaires. 
Cette  Chambre  devrait  contenir  aussi  un  élément  représentant  les 
grands  eorps  publics.  L'orateur  s'est  déclaré  opposé  à  une  Cham- 
bre totalement  élective,  parce  qu'elle  usurperait  la  position  de  la 
première.  Les  nationalistes  et  les  socialistes,  s'est  écrié  M.  Balfour, 
entraînent  le  gouvernement  à  la  destruction  de  la  constitution  par 
l'abolition  du  droit  du  veto.  C'est  une  révolution  subventionnée 
par  l'or  américain.  Si  c'est  à  une  telle  dégradation  que  le  gouver- 
nement par  les  partis  a  conduit  l'Angleterre,  ce  système  gouverne- 
mental est  condamné  à  la  j'uine. 

Pendant  que  M.  Balfour  parlait  à  Nottingham,  la  Chambre  des 
Lords  adoptait  sans  division  les  résolutions  de  lord  Rosebery  dont 
nous  avons  déjà  donné  le  texte.  Elles  disent  en  résumé  que  la 
Chamlbre  haute  se  composera  de  lords  parlementaires  choisis  par 
tout  le  corps  des  pairs  héréditaires  et  parmi  eux,  de  lor'ds  nommés 
par  la  Couronne,  de  lords  désignés  par  leurs  fonctions,  et  de  lords 
choisis  là  l'extérieur.  Le  terme  d'office  des  lords  parlementaires 
sera  le  même  pour  tous,  excepté  pour  ceux  désignés  par  la  fonction 
qu  'ils  remplissent,  et  qui  ne  siégeront  qaie  pendant  la  durée  de  cette 
fonction.  Lord  Rosebery,  dans  son  discours,  a  dit  que  sur  ces  bases, 
il  serait  possible  de  réformer  la  Chambre  des  Lords,  de  résoudre  un 
grand  problème  constitutionnel,  tout  en  maintenant  l'ancienne  cons- 


A  TRAVERS  LES  FAITS  ET  LES  ŒUVRES  553 

titution  du  pays,  et  en  évitant  les  convulsions  qui  résulteraient 
d'une  réforme  opérée  à  coup  d'élections  générales.  En  cas  de  di- 
vergence entre  les  deux  Chambres,  a  déclaré  lord  Rosébery,  la  dif- 
ficulté pourrait  être  réglée  par  une  conférence,  et  finalement  par 
un  référendum.  On  ne  saurait  douter  du  choix  du  pays  entre  une 
Chambre  des  Lords  réformée  et  l'intolérable  tyrannie  d'une  seule 
Chambre.  Lord  Curzon  et  lord  Lansdowne  oot  parlé  à  l'appui  de 
ces  résolutions.  Lord  Crewe,  le  leader  du  gouvernement  à  la  Cham- 
bre haute,  a  déclaré  qu'il  ne  voterait  pas  contre  elles,  parce  qu'il 
y  avait  beaucoup  à  dire  en  leur  faveur.  Détail  piquant,  ce  noble 
lord  est  le  gendre  de  lord  Rosébery. 

Le  lendemain,  à  la  Chambre  des  Communes,  M.  Asquith  a  fait 
la  déclaration  attendue.  Il  a  annoncé  qu'on  'procéderait  à  la  prise  en 
considération  du  budget,  conformément  à  la  procédure  adoptée  l 'an 
dernier,  et  que  le  Parlement  aurait  l'occasion  de  discuter  toute  la 
politique  financière  du  gouvernemenit,  à  une  date  ultérieure. 
"  Quant  à  la  conférence,  lorsque  le  Parlement  s'est  ajourné  en 
juillet,  a-t-il  dit,  elle  avait  déjà  eu  douze  séances.  Je  puis  affirmer 
au  nom  de  mes  collègues  que  nous  estimions  alors  inopportun  d'y 
mettre  fin.  D'autres  séances  eurent  lieu  durant  la  vacance.  Je 
n'ai  pas  honte  d'avouer  que  moi-même,  jusqu'à  la  fin,  j'ai  cru  pos- 
sible une  entente.  Cet  espoir,  je  le  pense,  était  partagé  par  nos 
collègues  du  parti  adverse.  Nous  avons  tous  abandonné  notre 
tâche  avec  regret.  Nous  l'avons  abandonnée  parce  que  nous  étions 
devenus  convaincus  qu  'il  était  inutile  de  la  poursuivre  davantage.  '  ' 
Puis  le  premier  ministre  a  prononcé  les  paroles  que  tout  le  monde 
pressentait.  '  '  La  Chambre,  a-t-il  déclaré,  est  sans  doute  préparée  à 
m 'entendre  annoncer  que  le  gouvernement  a  avisé  Sa  Majesté  de 
mettre  fin  à  cette  session  et  à  ce  Parlement,  aussitôt  que  la  besogne 
urgente  sera  expédiée.  "  Cette  information  a  été  saluée  par  les 
applaudissements  enthousiastes  du  parti  ministériel.  "  Nous  re- 
tournons à  l'état  de  guerre,  a  ajouté  M.  Asquith.  Les  Lords  vont 
avoir  l'occasion  de  dire  ''oui"  ou  "non"  au  bill  du  veto,  durant  la 


554  LA  REVUE  CANADIENNE 

semaine  qui  va  commencer.  Il  ne  peut  être  question  d'amendement 
ou  de  changement.  Ils  auront  à  l'accepter  ou  à  le  rejeter.  Il  est 
temps  que  cette  controverse,  qui  se  dresse  comme  une  obstruction 
sur  la  voie  de  toute  législation  progressive,  soit  soumise,  pour  obte- 
nir une  décision  finale,  au  tribunal  de  la  nation.  '  '  Le  premier  mi- 
nistre a  indiqué  ensuite  la  législation  que  le  gouvernement  voulait 
faire  adopter  avant  la  dissolution.  Entre  autres  choses,  il  faudra  vo- 
ter $2,000,000  pour  mettre  en  force  les  dispositions  de  la  loi  abolis- 
sant la  disqualification  des  pauvres  dans  la  mesure  des  pensions  du 
vieil  âge.  M.  Asquith  a  aussi  déclaré  que,  si  le  ministère  obtenait  la 
majorité  nécessaire,  il  présenterait  à  la  prochaine  session,  un  Mil 
pourvoyant  au  paiement  des  membres  de  la  'Chambre  des  Commu- 
nes. 

M.  Balfour,  chef  de  l'opposition,  a  attaqué  le  programme  du 
gouvernement,  et  l'a  dénoncé  comme  inconstitutionnel  et  sans  pré- 
cédent. "  Le  ministère,  a-t-il  dit,  veut  à  tout  prix  empêcher  les 
Lords  de  faire  des  propositions  raisonnables  et  modérées  pour  le 
règlement  du  conflit  entre  les  deux  'Chambres,  et  il  se  précipite  vers 
une  dissolution  du  Parlement  avant  qu'il  soit  possible  pour  les 
modérés  des  deux  côtés  de  se  former  un  jugement.  " 

M.  Barnes,  au  nom  du  parti  ouvrier,  a  reproché  au  ministère, 
de  ne  pas  introduire  de  législation  pour  remédier  au  jugement  qui 
défend  aux  unions  d'employer  leurs  fonds  au  soutien  des  candida- 
tures ouvrières.  La  proposition  de  payer  les  membres  n'est  qu'un 
palliatif  peu  satisfaisant  pour  le  parti  du  travail,  et  l'orateur  a  dé- 
claré que  les  membres  de  ce  parti  s'abstiendraient  de  voter  pour  le 
ministère  s'il  y  avait  une  division. 

Au  cours  de  la  séance,  on  a  posé  à  M.  Asquith  des  questions 
pressantes  relativement  aux  garanties  à  obtenir  de  la  Couronne, 
quant  à  la  création  de  nouveaux  pairs.  Il  a  répondu  que  ses  paro- 
les du  mois  d'avril  continuait  à  représenter  les  intentions  du  gou- 
vernement. "  Je  refuse  maintenant,  a-t-il  dit,  et  je  continuerai  à 
refuser  de  faire  une  déclaration  au  sujet  de  l'avis  que  je  puis  avoir 


A  TRAVERS  LES  FAITS  ET  LES  ŒUVRES  W> 

donné  ou  que  je  puis  donner.  Le  roi  demeure  en-dehors  de' 
nos  controverses  politiiques  et  électorales,  et  le  devoir  de  ses  sujets, 
aussi  bien  que  de  ses  'ministres,  est  de  respecter  son  éloignement 
absolu  du  ehamp  de  bataille  où  se  mesurent  les  partis.  '  '  Les  libéraux 
de  la  Chambre  des  Comimunes  ont  interprété  ces  paroles  comme 
indiquant  que  M.  Asquith  a  obtenu  du  roi  les  garanties  constitution- 
nelles désirées.  Après  la  séance  on  disait  couramment  dans  les 
couloirs  que  la  dissolution  aurait  lieu  le  28  novembre,  et  que,  dans  ce- 
cas,  les  premières  nominations  pourraient  être  faites  le  2  décembre,, 
■et  les  premiers  poils  être  tenus  le  3. 

Cependant  les  Lords  n'avaient  pas  encore  dit  leur  dernier- 
mot.  A  la  séance  du  21,  lord  Lansdowne  a  créé  toute  une  sensation, 
en  donnant  avis  qu'il  allait  proposer  une  série  de  résolutions  cons- 
titutionnelles, dont  voici  la  substance.  Si  des  divergencas  s'élèvent 
entre  les  Chambres  au  sujet  d'un  Mil,  autre  qu'un  bill  de  finances,. 
à  deux  sessions  successives,  et  pendant  un  intervalle  de  pas  moins^ 
d'un  an,  et  si  telles  divergences  ne  peuvent  être  réglées  par  d'autres. 
moyeBS,elles  le  seront  dans  une  séance  conjointe  des  deux  Chambres. 
Toutefois,  si  la  mesure  se  rapporte  à  un  sujet  de  grande  importance, 
et  si  elle  n'a  pas  été  soumise  nettement  au  jugement  du  peuple,  elle- 
ne  sera  pas  soumise  à  la  décision  d'une  assemblée  conjointe,  mais 
renvoyée  à  la  décision  des  électeurs  par  voie  de  référendum.  Pour- 
les  bills  de  finances,  voici  ce  qui  pourrait  être  réglé.  Les  Lords  sont 
prêts  à  abandonner  leur  droit  constitutionnel  de  rejeter  et  d'amen- 
der ceux  qui  sont  d'un  caractère  purement  financier,  pourvu  que 
des  dispositions  efficaces  soient  adoptées  pour  prévenir  la  pratique; 
trop  souvent  suivie  d'y  joindre  d'autres  matières,  et  pourvu  aussi* 
que  s'il  se  produit  quelque  discussion  quant  à  la  véritable  nature- 
d'un  bill  ou  de  quelqu'une  de  ses  clauses,  la  questi-on  soit  soumise 
à  un  comité  conjoint  des  deux  Chambres,  dont  l'orateur  de  la  Cham- 
bre des  Communes  sera  le  président,  avec  voix  prépondérante  seule- 
ment. Si  le  comité  décide  que  le  bill  ou  quelques-unes  de  ses  clau- 
ses ne  sont  pas  d'un  caractère  financier,  alors  ils  seront  déférés  à 


^56  LA  REVUE  CANADIENNE 

l'assemMée  conjointe  des  deux  Chambres.  Ces  résolutions  de  lord 
Lansdowne  ont  produit  un  grand  effet  dans  le  public  et  dans  les 
milieux  parlementaires.  On  considère  que  le  leader  conservateur 
à  la  Chambre  des  Lords  vient  de  jouer  une  très  forte  carte  politique. 
Les  chefs  libéraux  vont  au  peuple  en  déclarant  qu'il  faut  faire  subir 
à  la  constitution  un  changement  radical,  et  enlever  pratiquement 
tout  pouvoir  à  la  Chamibre  haute,  qui,  durant  tant  de  siècles,  a  été 
l'une  des  grandes  puissances  sociales  de  l'Angleterre.  Les  lords  se 
placent  eux  aussi  devant  le  peuple  ;  ils  se  déclarent  prêts  aux  trans- 
formations nécessaires.  Avec  les  résolutions  de  lord  Rosebery  ils 
acceptent  la  restriction  du  principe  héréditaire,  pour  y  substituer 
eelui  de  l'élection  par  la  pairie,  d'une  sélection  judicieuse,  et  de 
l'adjonction  des  capacités.  Avec  celles  de  lord  Lansdowne,  que  le 
chef  conservateur  présente  comme  suite  et  corollaire  des  précéden- 
tes, ils  abandonnent  une  partie  de  leurs  droits  constitutionnels,  et 
offrent  une  méthode  régulière  pour  résoudre  pacifiquement  les 
difficultés  qui  peuvent  surgir  entre  les  deux  Chambres.  Ils  oppo- 
sent ainsi  à  un  bouleversement  radical  de  la  constitution  une  réfor- 
me considérable  et  rationnelle.  Et  ils  donnent  à  la  masse  des  élec- 
teurs anglais,  désireux  de  réforme  mais  réfractaires  aux  mesures 
radicales,  le  moyen  d'affirmer  par  leur  vote  à  la  fois  ces  deux  ten- 
dances, qui  forment  le  fond  du  tempérament  politique  de  la  nation. 
C'est  incontestablement  habile  et  bien  joué.  Les  résolutions 
Lansdowne  ont  été  adoptées  sans  division,  par  la  Chambre  des 
Lords,  le  24  novembre.  Un  grand  nombre  de  pairs  libéraux  se  sont 
déclarés  favorables  à  cette  politique  et  hostiles  au  bill  du  veto  pré- 
senté par  le  gouvernement.  Ce  fait  a  été  très  remarqué  et  très 
commenté.  La  Chambre  haute  s'est  ensuite  ajournée  au  lundi,  28, 
jour  fixé  pour  la  dissolution  du  Parlement,  sans  prendre  en  considé- 
ration le  bill  ministériel.  Maintenant  c'est  le  peuple  qui  va  juger. 
La  dissolution  n'est  plus  qu'une  affaire  de  forme.  On  peut  dire 
que  les  élections  sont  virtuellement  commencées.  Elles  seront  ter- 
minées le  18  décembre.     Les  boui^,  Londres  inclus,  voteront  du  3 


A  TRAVERS  LES  FAITS  ET  LES  ŒUVRES  ô57 

au  8,  les  bourgs  de  district,  entre  le  7  et  le  17,  et  les  comtés,  entre  le 
8  et  le  17.  Les  libéraux  semiblent  pleins  d'enthousiasme  et  de  con- 
fiance. Ils  prétendent  gagner  énormément  de  terrain  et  être  en 
état  d'infliger  aux  unionistes  une  défaite  décisive.  Quant  à  l'op- 
position il  nous  semble  qu'elle  est  en  moins  bonne  condition  pour  la 
lutte  que  l'année  dernière.  Mais  qui  peut  prédire  le  résultat?  Une 
élection  populaire,  c'est  l'inconnu,  et  bien  souvent  l'imprévu  comme 
dénouement. 


Comme  la  politique  anglaise,  la  politique  française  nous  a 
,offert,  en  ces  dernières  semaines,  des  aspects  très  intéressants.  Au 
lendeïnain  de  la  rentrée  des  Chambres,  le  25  octobre,  le  ministère 
Briand  a  été  assailli  par  les  socialistes,  pour  son  attitude  militante 
dans  la  grève  des  employés  de  c-hemins  de  fer.  Le  débat  a  été  d 'une 
extraordinaire  violence.  L 'extrême-gauche  s'est  ruée  sur  M- 
Briand.  Elle  a  évoqué  son  passé,  elle  a  exhumé  cctotre  lui  les  sou- 
venirs les  plus  injurieux,  elle  lui  a  jeté  à  la  figure  toutes  ses  décla- 
rations révolutionnaires,  ses  appels  à  la  grève  générale,  à  l'indisci- 
pline de  l'armée.  M.  Jaurès  a  provoqué  un  incident  de  séance  en 
sommant  M.  Briaaaid  de  dire  si  son  cabinet  n'était  pas  disloqué  en 
ce  moment,  et  si  M.  Viviani  n'avait  pas  donné  sa  démission.  M. 
Viviani,  qui  entrait  justement  dans  la  Chambre,  adressa  à  l'orateur 
socialiste  une  réponse  cinglante.  Bref,  il  y  avait  énormément  de 
poudre  dans  l'air  quand  le  premier  ministre  est  monté  à  la  tribune. 
Il  a  défendu  le  rôle  joué  par  le  gouvernement.  Il  a  affirmé  que  la 
grève  avait  eu  un  caractère  antinational,  qu'elle  menaçait  la  sécu- 
rité du  pays,  qu  'elle  aurait  pu  exposer  la  nation  à  voir  ses  frontières 
sans  défense  par  la  suspension  des  convois,  et  développant  cette 
pensée  il  s 'est  écrié  :  "  Je  vous  dirai  une  chose,  messieurs,  qui  va 
vous  faire  bondir  peut-être  d'indignation:  si  pour  défendre  l'exis- 
tence de  la  nation  le  gouvernement  n'avait  pas  trouvé  dans  la  loi 
de  quoi  rester  maître  de  ses  frontières,  s'il  n'avait  pu  disposer  à 


558  LA  REVUE  CANADIENNE 

cet  effet  de  ses  chemins  de  fer,  e 'est-à-dire  d'un  instrument  essen- 
tiel de  défense  nationale,  eh  bien,  aurait-il  dû  recourir  à  l'illégalité, 
il  y  serait  allé  ". 

A  ces  mots  une  effroyable  clameur  s'élève  dans  la  salle.  Ce 
ne  sont  plus  des  interruptions,  ce  ne  sont  plus  des  protestations,  ce 
ne  sont  plus  même  des  cris,  ce  sont  de  véritables  hurlements.  Socia- 
listes et  radicaux-socialistes  vociférèrent  à  l'envi.  Des  poings  me- 
naçants sont  tendus  vers  M.  Briand.  On  le  traite  de  lâche,  de 
vendu,  de  bandit.  On  l'appelle  "  dictateur  ".  On  le  somme  de 
démissionner.  Un  député  socialiste  se  précipite  vers  la  tribune 
pour  frapper  l'orateur.  Pendant  ce  temps,  celui-ci  essaie  de  se 
faire  entendre,  mais  en  vain.  On  se  croirait  dans  une  ménagerie 
de  bêtes  furieuses.  M.  Briand  tient  tête  à  l'ouragan.  Il  parle 
durant  quarante  minutes,  au  milieu  du  vacarme  qui  l'empêche 
d'être  entendu  à  dix  pas.  Puis  il  descend  de  la  tribune,  applaudi 
par  ses  amis.  Et  le  président  essaie  de  lire  les  ordres  du  jour.  Mais 
le  tumulte  rend  impossible  toute  délibération,  et  l'on  ajourne  au 
lendemain,  La  Chambre  n'a  pas  vu  de  scène  semblable  depuis  les 
jours  du  Panamisme. 

La  séance  suivante  a  été  relativement  plus  calme.  Les  fureurs 
de  la  veille  avaient  peut-être  épuisé  les  forces  des  enragés  de  l'ex- 
trême-gauche.  M.  Briand  ast  remonté  à  la  tribune  pour  continuer 
son  discours  interrompu  par  les  clameurs  le  jour  précédent.  Il  a 
parlé  avec  énergie  et  expliqué  la  phrase  qui  avait  soulevé  tant  de 
vociférations.  Ce  qu'il  avait  voulu  dire  c'est  que  dans  les  moments 
de  grand  péril  national  les  mesures  d'exception  sont  justifiées. 
Néanmoins  le  ministère  était  fier  d'avoir  pu  rester  dans  les  limites 
de  la  légalité.  Il  y  avait  longtemps  que  le  gouvernement  n'avait 
traversé  des  heures  aussi  troublées.  Mais  la  nation  en  sortait  plus 
grande  et  meilleure.  Et  cela  sans  qu'il  eût  été  nécessaire  de  recou- 
rir à  des  excès  de  répression.  "  Regardez  ces  mains,  s'est  écrié 
l'orateur  en  faisant  un  geste  dramatique,  vous  n'y  verrez  pas  une 
goutte  de  sang.  "    A  ces  mots  la  majorité  a  éclaté  en  applaudisse- 


A  TRAVERS  LES  FAITS  ET  LES  ŒUVRES  559 

ments.  Le  résultat  du  débat  a  été  un  triomphe  pour  M.  Briand. 
Un  ordre  du  jour  de  confiance  a  été  adopté  par  329  voix  contre  183. 

Cependant,  dans  cette  forte  majorité  de  143  voix  il  y  avait  un 
grand  nombre  de  bulletins  de  la  droite,  dont  le  vote  signifiait  sur- 
tout la  réprobation  des  actes  et  des  manoeuvres  révolutionnaires.  Et 
dans  la  minorité  figurait  une  centaine  de  voix  radicales  qui  durant 
les  sessions  précédentes  appuyaient  le  gouvernement.  M.  Briand 
allait-il  profiter  de  cette  occasion  pour  accentuer  sa  rupture  avec  les 
combistes  et  affirmer  sa  détermination  de  faire  sincèrement  de  la 
politique  modérée  ?  Beaucoup  se  posaient  cette  qu^tion.  On 
allait  avoir  bientôt  la  réponse.  Deux  jours  après  le  triomphe  du 
cabinet  sur  le  socialisme,  éclatait  dans  Paris  la  nouvelle  stupé- 
fiante de  la  démission  du  cabinet.  On  savait  que  quelques-uns  des 
ministres  n'étaient  pas  d'accord  avec  leur  chef,  au  sujet  des  mesures 
à  adopter  pour  prévenir  le  retour  des  grèves  parmi  les  employés  des 
grands  services  publics,  comme  les  chemins  de  fer,  les  postes,  etc. 
M.  Briand  entend  retirer  à  ces  derniers  le  droit  de  grève  et  adopter 
des  dispositions  très  sévères.  MiM.  Viviani  et  Millerand,  entre 
autres,  n'étaient  pas  disposés  à  s'engager  dans  cette  voie,  se  décla- 
rant plutôt  favorables  à  l'arbitrage.  Dans  ces  conditions  on  pou- 
vait prévoir  que  ces  deux  membres  du  cabinet  se  retireraient  et 
seraient  remplacés  par  d'autres.  Mais  M.  Briand  a  adopté  un 
mode  de  procédé  différent.  Il  est  allé  donner  sa  démission  au  Prési- 
dent de  la  République,  ce  qui  entraînait  celle  de  tout  le  cabinet.  Il  a 
ainsi,  suivant  l'expression  plaisante  des  journaux  de  Paris,  "  démis- 
sionné "  tous  ses  collègues,  même  ceux  qui  ne  songeaient  nullement 
à  lâcher  le  maroquin  ministériel.  Il  voulait,  par  ce  moyen,  avoir  ta- 
ble rase  pour  reconstituer  son  gouvernement.  Car,  en  donnant  sa  dé- 
mission, il  avait  informé  M.  Fallières  qu'il  était  prêt  à  former  une 
administration  nouvelle.  Celui-ci  l'a  naturellement  invité  'à  le  faire, 
et  en  vingt-quatre  heures  le  cabinet  était  rebâti,  et  l 'interrègne  ter- 
miné !     Tout  ceci  est  vraiment  une  jolie  comédie  politique. 

Le  nouveau  ministère  a  eu  un  succès  d'étonnement.     Beaucoup 


560  LA  REVUE  CANADIENNE 

de  g'ens  s'attendaient  à  voir  M.  Briand  éliminer  certains  éléments; 
radicaux,  pour  les  remplacer  par  des  ralliés  progressistes  et  par  des 
représentants  de  la  gauche  républicaine  démocratique.  Bien  au  con- 
traire, il  a  fait  un  cabinet  tout  à  fait  radical,  et  composé  d'hommes 
de  troisième  ou  quatrième  rang.  Et  comme  spécimen  de  sa  modé- 
ration, il  est  allé  prendre  par  la  main  un  des  membres  les  plus 
odieux  de  la  Chambre,  M.Laff  erre,  ancien  grand-maître  de  la  f ranc-- 
maçonnerie,  et  ancien  défenseur  de  l 'abominable  système  des  f icihes 
et  de  la  délation  dans  l'armée.  Ce  choix  a  soulevé  une  tempête  de 
protestations.  Voici  la  composition  du  ministère  :  Premier  minis- 
tre et  ministre  de  l'intérieur,  M.  Aristide  Briand;  justice,  T.Girard; 
affaires  étrangères,  'S.  Pichcn  ;  guerre,  général  Brun  ;  marine,  amiral 
Boue  de  La  Péyrière;  instruction  publique,  M.  Faure;  finance, 
M,  Klotz;  commerce,  J.  Dupuy;  agriculture,  M.  Bayard:  colonies, 
M.  Morel;  travail,  'M.  Laf ferre;  travaux  publics  M.  Puech.  Dans 
ce  personnel  beaucoup  de  comparses  !  On  a  remarqué  que  dix  des 
membre  du  nouveau  cabiîret  n'avaient  jamais  été  ministres.  On 
dirait  que  M.  Briand  a  voulu  s'entourer  d'hommes  inférieurs  pour 
être  le  gouvernement  à  lui  tout  seul.  Et  il  semble  qu'il  ait  voulu 
appuyer  sa  combinaison  sur  les  plus  mauvais  éléments.  Parmi  les 
douze  membres  du  ministère,  il  y  a  au  moins  six  francs-maçons  bien 
connus.  M.  Lafferre  a  été  deux  fois  président  du  Grand-Orient  de 
France. 

La  réception  faite  par  la  Chambre  au  nouveau  cabinet  Briand 
a  été  plutôt  fraîche.  Il  a  dû  repousser  à  la  fois  les  attaques  des 
socialistes,  des  républicains  du  centre,  et  de  la  droite.  Il  a  annoncé 
la  création,  d'une  commission  permanente  d'arbitrage  chargée  de 
s 'occuper  des  conflits  entre  le  capital  et  le  travail,  et  déclaré  que  le 
gouvernement  ne  tolérerait  pas  de  grève  parmi  les  employés  des 
services  publics.  Dans  le  débat,  M.  Lafferre  a  été  énergique- 
ment  attaqué  comme  l'apologiste  de  la  délation.  Et  M.  Briand  a 
trouvé  rude  la  tâche  de  couvrir  ce  collègue  compromettant.  L'ordre 
du  jour  n'a  été  adopté  que  par  295  voix  contre  209.    En  huit  jours 


A  TRAVERS  LES  FAITS  ET  LES  ŒUVRES  561 

M.  Briand  avait  perdu  56  voix.  Beaucoup  d'observateurs  politiques 
prédisent  que  ce  ministère  se  maintiendra  difficilement. 

*    *    » 

Aux  Etats-Unis  les  élections  générales  qui  ont  eu  lieu  pour  le 
Congrès  le  8  novembre,  ont  donné  aux  démocrates  une  éclatante  vic- 
toire. Ils  ont  remporté  un  grand  nombre  d'Etats  dont  les  républi- 
cains étaient  maîtres  depuis  quinze  ou  vingt  ans,  tels  que  New  York 
lowa,  Ohio,  etc.  Dans  l'ancienne  Chambre  des  représentants,  les 
républicains  avaient  217  membres  et  les  démocrates  174,  soit  une 
majorité  républicaine  de  43.  Dans  la  nouvelle,  les  rapports  électo- 
raux reçus  le  9  novembre  indiquaient  que  les  démocrates  avaient 
élus  226  dé'putés  et  les  républicains  164.  Ce  qui  aurait  fait  une 
majorité  démocrate  de  61  voix.  '  Et,  dans  tous  les  cas,  les  grands 
journaux  de  New  York  s'accordaient  à  dire  que  les  rapports  recti- 
fiés ne  pourraient  accuser  pour  les  démocrates  une  majorité  moindre 
que  30.  Au  Sénat  les  républicains  paraissent  conserver  en- 
core une  majorité.  On  sait  que  les  sénateurs  sont  élus  par  les  législa- 
tures d'Etat.  Comme  les  démocrates  ont  capturé  plusieurs  législa- 
tures, ils  gagnent  ainsi  plusieurs  sièges  dans  la  Chambre  haute.  Le 
Sénat  américain  se  compose  de  92  membres.  Voici  quelle  serait  la 
situation  actuelle  :  les  républicains  auraient  50  sièges,  les  démocrates 
en  auraient  40,  et  il  y  aurait  deux  sièges  douteux.  Mais  comme  il 
y  a  des  sénateurs  républicains  dissidents,  il  est  fort  possible  que  les 
démocrates  s'entendent  avec  eux  pour  l'adoption  de  certaines 
mesures. 

Les  élections  du  8  novembre  ont  porté  un  coup  mortel  à  la 
puissance  du  parti  républicain.  Elles  présagent  sa  défaite  dans  la 
lutte  présidentielle  de  l'année  prochaine.  Et  elles  ont  rudement 
entamé,  si  elles  n'ont  pas  détruit,  le  prestige  de  M.  Roosevelt.  L 'ex- 
président  s'était  jeté  à  corps  perdu  dans  la  bataille.  Il  a  été  défait 
dans  son  Etat,  dans  son  district  et  dans  sa  localité.  Ses  candidats 


562  LA  REVUE  CANADIENNE 

ont  été  'battus  sur  toute  la  ligne.  Et  ceux  qui  avaient  commencé  à 
faire  mousser  sa  candidature  pour  un  troisième  terme  présidentiel 
sont  maintenant  réduits  au  silence. 


Au  Canada,  la  situation  politique  est  devenue  tout  à  coup  très 
intéressante.  L'élection  partielle  rendue  nécessaire  dans  les  com- 
tés unis  de  Drummond  et  Arthabaska,  par  la  nomination  au  sénat 
de  M.  Louis  Lavergne,  s 'est  terminée,  contrairement  à  l 'attente  gé- 
nérale, par  la  victoire  du  candidat  de  l 'opposition,  M.  Gilbert,  qui  a 
eu  deux  cent  sept  voix  de  majorité.  La  défaite  inattendue  du  candi- 
dat de  Sir  Wilf rid  Laurier  a  causé  dans  tout  le  pays  la  plus  profon- 
de sensation.  C  'est  évidemment  la  politique  navale  du  gouvernement 
qui  a  déterminé  le  vote  hostile  de  cette  circonscription.  Ce  résultat, 
comme  on  pouvait  s'y  attendre,  a  été  l'objet  d'interminables  com- 
mentaires dans  la  presse  politique. 

On  polémiquait  encore  sur  la  signification  et  la  portée  réelle 
de  cette  lutte,  lorsque  le  Parlement  fédéral  s'est  réuni  le  17  novem- 
bre. Le  discours  du  trône  ost  long,  mais  ne  renferme  rien  de  bien 
saillant.  Après  la  mention  tout  indiquée  de  la  mort  d'Edouard 
VII  et  de  l'avènement  de  Georges  V,  il  signale  la  grande  prospérité 
dont  jouit  le  Canada  :  récolte  satisfaisante,  développement  du  com- 
merce et  de  l'industrie,  accroissement  continuel  des  importations  et 
des  exportations.  On  y  rencontre  ensuite  une  allusion  à  l'achat  de 
la  Niohé  et  du  Rainhow,  et  de  leur  arrivée  dans  les  eaux  canadien- 
nes, "  conformément  à  la  politique  adoptée  à  la  dernière  session, 
dans  le  but  de  créer  un  service  naval  ".  Il  y  est  aussi  question  de 
la  sentence  arbitrale  rendue  par  le  tribunal  de  la  Haye  au  sujet  du 
différend  entre  la  Gra-nde-Brctagne  et  les  Etats-Unis,  relativement 
aux  pêcheries  dans  les  eaux  de  Terre-Neuve  et  du  Canada.  Le  dis- 
cours du  trône  parle  ensuite  des  progrès  réalisés  dans  la  construc- 
tion du  Transcontinental;  du  chemin  de  fer  de  la  Baie  d'Hudsoii  : 


♦         A  TRAVERS  LES  FAITS  ET  LES  ŒUVRES  563 

du  pont  de  Québec;  des  accords  commerciaux  conclus  avec  l'Italie 
-et  la  Belgique  ;  des  négociations  entamées  avec  les  Etats-Unis  en 
vue  d'élaborer  un  traité  de  réciprocité;  des  droits  d'auteur,  etc.  Il 
annonce  des  projets  de  loi  relatifs  aux  eaux  limitrophes,  aux  ban- 
ques, aux  enquêtes  sur  la  condition  des  classes  industrielles  et  ou- 
vrières, etc. 

Le  débat  sur  l'aldresse  en  réponse  à  ce  discours  s'est  ouvert  le  21 
novembre,  et  n'est  pas  encore  terminé  au  moment  où  nous  écrivons 
ces  lignes.  L'adresse  a  été  proposé  par  M.  McGiverin,  député  d'Otta- 
wa, appuyé  par  M.  Lapointe,  député  ée  Kamouraska.  Ont  pris  part 
aux  débats  jusqu'ici  MM.  Borden,  Sir  Wilfrid  Laurier,  Foster, 
Gutbrie,  MacLean,  Monk,  Brodeur,  Blondin,  Béland,  Nantel  ,Tur- 
«otte,  Paquet,  Rivet,  Miller,  Chisholm,  Powke,  Sam  Hughes,  Clark, 
Burrell.  L'élection  de  Drummond-Arthabaska  a  occupé  une  place 
prééminente  dans  tous  les  discours  prononcés.  Jamais  élection 
partiellei  n'a  remporté  de  tels  honneurs.  Sir  Wilfrid  Laurier  a 
parlé  avec  une  chaleur,  une  animation,  nous  dirions  presque  une 
violence,  dont  il  n'avait  pas  depuis  longtemps  donné  d'exemple. 
]\I.  Monk  a  parlé  avec  beaucoup  de  force  et  d 'effet.  M.  Borden  a  été 
très  mordant  dans  son  second  discours,  en  réplique  à  M.  Brodeur  — 
car  il  a  parlé  deux  fois  —  j\I.  Béland  paraît  avoir  remporté  la  palme 
du  débat  parmi  les  députés  ministériels.  M.  Nantel,  de  Terrebonne, 
a  dit,  avec  une  énergique  fr.inehise,  à  Sir  "Wilfrid,  des  choses  beau- 
coup plus  dures  que  celui-ci  n'était  habitué  d'en  entendre. 

Un  amendement  et  un  sous-amendement  sont  actuellement  sou- 
mis à  la  Chambre.  M.  Monk  a  proposé  la  motion  suivante:  "  Cette 
Cham'bre  regrette  que  le  discours  du  trône  n'indique  pas  si  c'est 
l'intention  du  gouvernement  de  consulter  le  peuple  sur  la  politique 
navale  et  sur  la  question  générale  de  la  contribution  du  Canada 
aux  armements  impériaux  ".  M.  Borden  a  proposé  ce  sous-amen- 
dement: "  Nous  assui*ons  votre  Excellence  de  l'attachement  inalté- 
rable et  du  dévouement  du  peuple  du  Canada  à  la  Couronne  bri- 
tannique, de  son  désir  et  de  son  intention  de  remplir  toutes  les  jus- 


564  LA  REVUE  CANADIENNE 

tes  responsabilités  qui  incombent  à  ce  pays  comme  l'une  des  nations. 
<de  l'empire.  Nous  désirons  cependant  exprimer  notre  regret  que- 
le  discours  du  trône  n'indique  aucune  intention  de  la  part  de^vos 
aviseurs  de  consulter  le  peuple  sur  la  politique  navale  du  Canada  ". 
Nos  lecteurs  peuvent  saisir  facilement  la  nuance  qui  différencie 
légèrement  les  deux  motions.  Plusieurs  autres  discours  vont  être 
prononcés  avant  que  le  vote  ne  soit  pris. 

On  annonce  la  session  provinciale  de  Québec  pour  le  10  janvier- 
prochain. 

Thomas  CHAPAIS. 

Québec,  27  novembre  1910. 


NOTES  BIBLIOGRAPHIQUES 


L'EGLISE  ET  L'ENFANT,  par  Jules  Grivet,  S.  J.  ln-16  double  couronne. 
Prix:  0.50;  franco,  0.60.  —  Gabrielle  Beauchesne  &  Cie,  Ancienne 
Librairie  Delhomme  &  Brigoiet,  rue  de  Rennes,  117,  Paris  (6e). 

Le  problème  de  réducation  —  la  destinée  écartée  —  est  aussi  inso- 
luble que  le  serait  celui  de  ia  fabrication  d'une  montre  ou  d'un  aéro- 
plane, pour  l'oinTier  qui  s'obstinerait  à  oie  pas  savoir  que  la  montre  est 
destinée  à  mesurer  le  temps  et  l'aréoplane  à  monter. 

Il  est  démontré  que  lliomane  est  fait  par  Dieu  pour  s'élever  jusqu'à 
Dieu,  Il  n'y  a  donc  qu'une  éducation  humaine  :  Véducation  religieuse. 
C'est  ce  que  ces  pages  voudraient  expliquer. 


DIEU  EXISTE,  par  Henry  de  PulUy.  —  Argxmients  d'autordté.  —  L'Ori- 
g-ine  des  choses.  —  Qui  a  fait  l'homme?  —  Qui  a  fait  la  nature? 
In-16  couronne  (64  pp.).  Prix:  0.50;  franco,  0.60.  —  Gabriel  Beau- 
chesne &  Cie,  Ancienne  Librairie  Delhomme  &  Brigueit,  rue  de 
Rennes,  117,  Paris   (6e). 

La  brochure  de  M.  Lepin,  intitulée  :  Pourquoi  Von  doit  être  chrétien 
a  eu  un  succès  considérable. 

On  a  pensé  qu'une  brochure  analogue  sur  la  vérité  qu'iH  faut  rappren- 
dre avant  toute  autre  aux  Français  —  sur  Vexistence  de  Dieu  —  rendrait 
peut-être  aussi  des  services. 

En  quelques  pages  rapides,  vivantes,  concrètes,  à  la  portée  de  tous, 
,  que  le  jeune  hoanane  de  plus  léger  et  l'homme  du  monde  le  plus  pressé  peu- 
ventlire  en  qneiliques  minutes,  d'auteur  met  face  à  face  le  sens  commun 
avec  le  grand  Dieu  qui  transjjanaît  à  travers  toute  la  création. 


566  LA  REVUE  CANADIENNE 

LA  DOCTEINE  MORALE  DE  L'EVOLUTION,  par  Emile  Bruneteau,  pro- 
fesseiir  à  l'école  de  théalogie  de  Poitiers.  1  vol.  in-16  (VIII-95  pp.)> 
Prix:  1  fr.  25;  franco,  1  fi-.  35.  —  Gabriel  Beanchesne  &  Cie,  An- 
cienne Librairie  Delhonîme  &  Briguet,  rue  de  Rennes,  117,  Paris(6e) 

La  Bibliotlièque  apologétique  vient  de  s'enrichir  d'un  opuscule  qui 
comptera  parmi  les  meilleurs  de  cette  collection,  d'ailleurs  excellente.  Il 
a  pour  titre  la  Doctrine  morale  de  l'Evolution. 

M.  Bruneteau  donne  d'abord  un  large  exposé  du  système,  en  le  pré- 
sentant dans  ce  cadre  scientifique  où  se  complaisent,  non  sans  quelque 
puérilité,  les  grands  évoUutionnistes,  Spencer,  Guyau,  Hoeckel.  Puis,  il  le 
réfute  méthodiquement. 


JESUS-CHRIST,  sa  Vie,  son  Temps.  Leçons  d'Ecriture  Sainte  (1909),  par 
le  E.  P.  Hippolyte  Leroy.  1  vol.  in-16  double  couronne  (402  pages). 
Prix:  3  f r.  ;  franco,  3  f r.  25.  —  Gabriel  Beauchesne  &  Cie,  éditeurs, 
rue  de  Rennes,  117,  Paris   (&e). 

Le  maître  ouvrage  du  R.  P.  Hipj)olyte  Leroy  sur  Jésus-Christ,  sa  Vie, 
son  Temps  touche  à  sa  fin.  Encore  trois  années  de  Leçons  d'Ecriture 
Sainte  sur  la  Passion  et  la  Vie  glorieuse  et  le  monument  élevé  à  la  gloire 
de  Notre-Seigneur  sera  achevé.  Aujourd'hui  nous  sommes  heureux  d'an- 
nonôer  l'apparition  d'un  nouveau  volume,  le  quinzième  de  la  collection,  qui 
contient  les  Leçons  prêchées  en  1909. 

Comme  les  précédents  il  renferme  dix  Leçons:  La  Foi  de  Pierre.  — 
Le  Départ  de  Jésus.  —  La  Venue  de  l'Esprit-Sain't.  —  Ceci  est  mon  Corps, 
ceci  est  mon  Sang.  —  Pourquoi  l'Eucharistie.  —  La  Vigne  et  les  Sarments. 
—  La  Sève  divine.  —  Derniers  Avertissements.  - —  Les  Adieux  du  Christ.  — 
Le  Testament  du  Christ. 


VOYAGE  EN  AUTOMOBILE  DANS  LA  HONGRIE  PITTORESQUE.  — 
FATRA  -  TATBA  -  MATRA.  —  Par  Pierre  Marge.  —  Préface  de  M. 
Edouard  Herriot,  maire  de  Lyon.  Un  volume  in-16,  avec  huit  gra- 
vures hors  texte.  Prix  :  3  f  r.  50.  —  Librairie  Plon-Nourrit  et  Cie,. 
8,  rue  Garancière,  Paris  (6e). 


NOTES  BIBLIOGRAPHIQUES  567 

M.  Pierre  Alarge  a  raconté  d'aimable  façon,  dans  un  précédent  volume, 
sa  randonnée  d'automobiliste  en  Espagne  ;  et  les  notes,  d'une  exactitude 
colorée,  qu'il  a  publiées,  ont  obtenu  un  réel  succès.  Il  livre  aujourd'hui  à 
la  curiosité  sans  cesse  en  éveil  d'un  public  pressé  de  vivre,  de  nouvelles 
imprevssions  de  voyage.  Cette  fois,  c'est  la  Hongrie  qui  l'a  attiré  en 
conupagnie  de  M.  Herriot,  le  très  lettré  maire  de  Lyon,  l'auteur  d'une 
monographie  détfinitive  sur  Madame  Récamier. 


UN  CAS  DE  CONSCIENCE.  Pièce  en  deux  actes,  par  Paul  Bourget  et 
Serge  Basset.  Un  volume  in-16.  Prix:  1  fr.  50.  —  Librairie  Plon- 
Nourrit  et  Cie,  8,  rue  Garancière,  Paris  (6e). 

Le  succès  considérable  de  la  Barricade  a  engagé  M.  Paul  Bouxget  à 
porter  au  théâftre  quelques-uns  des  probdêmes  moraux  et  sociaux  qui  doh- 
nent  à  ses  plus  récents  romans  un  caractère  de  ^joignante  actualité. 

Cette  fois,  OA^ec  la  collaboration  très  habile  de  M.  Serge  Basset,  il  a 
défini  d'un  trait  sûr  et  ferme  le  devoir  d'un  médecin  placé  subitement  en 
face  d'un  redoutable  secret  de  famille.  Armé  du  vieux  précepte  extrait 
du  seronent  hipipocratique  :  Nec  vim,  nec  audit  a,  nec  intellecta,  le  docteur 
Odru  essaye  de  résister  à  la  fois  à  la  mère  coiipable  qui  ne  veut  pas  que  le 
passé  ressuscite  et  au  père  qui  meurt  de  ce  passé  obscurément  entrevu. 
S'il  fléchit  un  instant,  il  est  vite  ra/ppeilé  à  la  stricte  probité  profeesion- 
nelle  par  le  sentiment  de  sa  responsabilité.  Le  tragique  quiproquo  qui 
menace  l'avenir  d'une  famille  se  dénoue  par  un  geste  de  pardon  chevale- 
resque qui  supprime  l'impossible  explication. 


DEUX  CONCEPTIONS  DIVERGENTES  DE  LA  VOCATION  SACERDO- 
TALE. Exiposé,  controverses,  conséquences  pratiques,  par  l'abbé  J. 
Lahitton,  chanoine  honoraire,  docteur  en  théologie,  professeur  de 
dogme  et  d'histoire  ecclésiastique.  In-12  (310  pp.).  Prix:  3.00.  — 
P.  Lethielleux,  éditeur,  22,  rue  Cassette,  Paris  (6e). 

La  question  de  la  Vocation  sacerdotale  vient  d'être  mise  à  l'ordre  du 
jour,  d'une  manière  très  vive,  par  M.  le  Chanoine  Lahitton,  professeur  de 
dogme  et  d'histoire  au  Grand  Séminaire  de  Poyanne   (diocèse  d'Aire). 


568  LA  REVUE  CANADIENNE 

D'a/près  lui,  le  vrai  concept  de  la  vocation  se  serait  plus  ou  moins  cor- 
rom^ju  au  cours  das  trois  derniers  siècles,  et,  c'est  à  le  rétablir  dans  touite 
sa  pureté  que  le  zélé  théolo^en  emploie  tous  ses  efforts,  sans  nuiUement 
s'émouvoir  d'oipposdtions  qu'il  avait  prévues. 

Son  premier  ouvrage  :  La  Vocation  sacerdotale,  traité  théorique  et 
pratique  à  Vusage  des  séminaires  et  des  recruteurs  de  prêtres,  a  obtenu, 
ma.lg-ré  ses  apparences  novatrices,  le  suffrage  des  revues  les  plus  sérieuses 
et  les  plus  autorisées,  telles  que  l'Ami  du  clergé,  les  Etudes,  la  Civitta 
Cattolica,  la  Revue  Thomiste,  etc.,  auxquelles  est  venu  s'adjoindre  récem- 
ment la  revue  Le  Clergé  Français. 

I)e  Eome  même,  S.  E.  le  Cardinal  Merry  del  Val  écrivait  à  l'auteur, 
au  nom  'de  Pie  X,  pour  le  louer  de  ses  efforts  à  remettre  en  lumière,  dans 
une  synthèse  rapide,  mais  claire  et  précise,  la  pure  doctrine  de  VEglise 
concernant  la  vocation  sacerdotale. 

Dans  ce  nouvel  ouvrage,  qui  est  réoho  de  controverses  récentes,  l'au- 
teur précise  de  noaveau  la  questioai  qu'on  a  essayé  d'obscurcir  et  montre 
combien  sa  thèse  est  éminemment  pratique  par  ses  conséquences  :  fidèle- 
ment suivie,  elle  procurera  un  recrutement  plus  nombreux,  surtout  un 
recrutement  d'élite. 


TA  B  L.  E:  3 


lo    TABLE    DES    SOMMAIRES 


Sommaire  de  juillet.  —  I.  Hymne  à  Jésus-Hostie  (ipoésie).  {P. -A.  Ar- 
chamhault) ,  p.  5.  —  II.  Les  Congrès  Eucharistiques  (suite)  (Le  Père 
Galtier),  p.  7.  —  III.  Le  p3,rler  français  au  Canada  (EUe-J.  Auclair), 
p,    21.    —    IV.  Le    Socialisme     (II)     (Léonidas    Perrin),    p.'  30.    — 

V.  "  Chantecler  "  à  la  scène  (Jules  Fournier) ,  p.  45.  —  VI.  A  traA^ers 
les  fai'ts  et  les  oeuvres  (Thomas  Chapais),  p.  58.  —  VIL  Chronique 
des  Revues  (Elie-J.  Auclair),  p.  74.  —  VIII.  Notes  bibliographiques 
(***),  p.  93. 

•Sommaire  d'août.  —  I.  Le  peuple  martyr  (l'Acadie)  (Adélard  Desrosiers), 
p.  97.  —  IL  L'oeuvre  de  Paanphile  Lemay  (Le  Père  Beaudé),  p.  117.  — 
IIL  Le  Congrès  des  Canadiennes  Françaises  (suite)  (Elie-J.  Auclair), 
p.  135.  —  IV.  Jean  Nicolet  (I)  (Benjamin  Suite),  p.  148.  —  V.  Le 
Congrès  de  l'A.  C.  J.  C.  à  Ottawa  (Rodrigue  Villeneuve),  p.  156.  — 

VI.  A  travers  les  faits  et  les  oeuvres  (Thomas  Chapais),  p.  172.  — . 
VIT.  Notes  bibliographiques   (***),  p.  189. 

Sommaire  de  septembre.  —  L  Noces  de  diamant  à  Joliette  (I)  (A.-C.  D.), 
p.  193.  —  IL  Le  Nord-Ouest  Canadien  (1760  à  1784)  (I)  (L.-A.  Pru- 
d^homme),  p.  207.  —  IIL  Rémiscences  et  revenidioations  (J.-C.  Cha- 
pais), p.   222.  - —  IV.  Pages   d'histoire    (Ernest   Gagnon),  p.   235.  — 

V.  A  travers  les  faits  et  les  oeuvres    (Thomas  Chapais),  p.  243.  — 

VI.  Chronique  des  Revues  (Elie-J.  Auclair),  p.  258.  —  VIL  Notes 
biibliograplhiques    (***),  p.  278. 

Sommaire  d'octobre.  —  L  Quelques  orateurs  du  Congrès  (Hector  Filia- 
trault),  p.  289.  —  IL  Le  Collège  Canadien  et  le  Quii'inal  (L'abbé 
Jeannette),  p.  301.  —  IIL  Noces  de  diamant  à  Joliette  (II)  (A.-C.  D.) 
p.  315.  —  IV.  Jean  Nicolet  (II)  (Benjamin  Suite),  p.  331.  —  V.  Pages 
d'histoire  (suite  et  fin)  (Ernest  Gagnon),  p.  343-.  —  VI.  Le  boeuf 
rpolaire  (I)  (Fabien  Vanasse),  p.  350.  —  VIL  A  travers  les  faits  et 
les  oeuvres  (Thomas  Chapais),  p.  361.  —  VIII.  La  presse  et  ses 
devoirs   (Elic-J.  Auclair),  p.  377. 


570  LA  REVUE  CANADIENNE 


Sommaire  de  novembre. — I.  Notre  vieil  orme  (poésie)  (PampMle  Lemay), 
p.  385.  —  n.  Vers  un  Mausolée  (Henri  d'Arles),  p.  386.  —  III.  Pages 
de  lilïtérature  contemporaine  (Emile  Chàrtier),  p.  395.  —  IV.  Jean 
Nicolet  (III)  (Benjamin  Suite),  p.  409.  —  V.  Le  Nord-Ouest  Oana- 
dien  (1760-1784)  (II)  (L.-A.  Prud'homme) ,  p.  421.  —  VI.  A  travers  les 
faits  et  ies  oeuvres  (Thomas  Chapais),  p.  428.  —  VII.  Chronique  des 
Revues  (Elie-J.  Aiwlair),  p.  444.  —  VIII.  Notes  bibliograipliiques 
(***),  p.  471. 

Sommaire  de  décembre.  —  I.  Les  Iriandais  et  la  bataille  de  Carillon 
(Thomas  Chapais),  p.  481.  —  II.  Etienne-Micliel  Faillon  (Henri 
Gauthier),  p.  500.  —  III.  Le  Gouverneur  Pothier  (F.-L.  Desaulniers)^ 
p.  512.  —  IV.  Les  Ecoles  d'Embrun  (Elie-J.  Auclair),  p.  531.  —  VI  A 
travers  les  faits  et  les  oeuvres  (Thomas  Chapais),  p.  549.  —  VI.  Note» 
bibliographiques  (***),  p.  565.  —  VII.  Tables  (**  ),  p.  569. 


2o  TABLE  DES  SOMMAIRES  DE  LA  CHRONIQUE 

"  A  TRAVERS  LES  FAITS  ET  LES  OEU"SrRES  " 
DE  M.  THOMAS  CHAPAIS. 


(Livraison  de  juillet).  —  La  session  anglaise.  —  Son  programme.  — 
Buidget,  bill  de  régence,  liste  civile,  serment  du  roi.  —  La  trêve  des 
partis.  —  Une  intervention  du  roi  Georges  V.  —  La  conférence  entre 
les  chefs  de  parti.  —  Un  article  de  T.  P.  O'Connor.  —  En  France.  — 
Après  les  éilections.  —  Statistiques  intéressantes,  mais  peut-être  déce- 
vantes. —  Un  discours  de  M.  Piou.  ^  La  note  optimisite.  —  Commen- 
taires de  l'Univers.  —  La  première  session  du  nouveau  parlement.  • — 
Les  déclanatdons  de  M.  Briand.  —  Un  docuiment  considérable.  —  La 
politique  briandiste.  —  A  l'Académie  française.  —  L'élection  de  M^r 
Puchesne.  —  Auguste  Roussel.  —  Au  Canada p.  58 

(Livraison  d'août).  —  La  session  anglaise.  —  Le  budget  de  1911.  —  L'aug- 
■  naentation  des  dépenses.  —  La  liste  civile.  —  Le  suffrage  des  femmes. 
—  Un  vote  favorable  au  principe.  —  Le  serment  du  roi,  —  Change- 
jnent  de  la  fonnule.  —  Au  parlement  français.  —  Un  grand  débat.  — 
;MM.  Piou  et  Briand.  —  L'effort  oratoire  du  premier  ministre.  —  Son 
appel  aux  radicaux.  —  Un  vote  de  confiance.  —  En  Espagne.  —  La 
politique  anticatholique  de  M.  Canalejas.  —  Au  Canada p.  172" 


TABLES  571 


(Livraison  de  septembre).  —  Le  serment  royal.  —  Un  acte  de  réparation. 

—  Une  leçon  de  persévérance.  —  La  conférence  sur  le  veto.  —  En 
France.  —  Les  groupes  parlementaires.  —  Nomenclature  et  classifi- 
cation. —  La  majorité  et  l'opposition.  —  L'évolution  des  partis.  — 
L'action  IdbéraJle  et  les  progressistes.  - —  Un  incident.  —  A  propos  d'un 
article  de  M.  de  Mun.  —  La  Correspondance  de  Rome.  —  L'Univers.  — 
Deux  articles  de  M.  François  Veuillot.  —  Eéponse  de  M.  de  Mun.  — 
En  Espagne.  —  Au  Canada p.  243 

(Livraison  d'octobre).  —  En  Angleterre.  —  Le  bill  du  recenBiement.  — 
La  question  relative  au  culte.  —  Les  non-conformistes.  —  Un  dis- 
cours de  'M,  Lloyd-George.  —  A  propos  du  Home  Rule.  —  La  confé- 
rence constitutionnelle.  —  En  France.  —  Protestations  antibrianidis- 
tes.  —  MM.  Léon  Bourgeois  et  Vallé.  —  L'apaàsement,  formule  vMe. — 
Réplique  de  M.  Millerand.  —  Passes  d'armes  en  perspective.  —  La 
condamnation  des  erreurs  du  Sillon.  —  Lettre  magistrale  du  Souve- 
rain-Pontife. —  Soumission  de  Marc  Sangnier.  —  Le  décret  sur  la 
première  communion.  —  Un  Motu  proprio.  —  En  Espagne.  ■ —  Le 
Congrès   Eucharistique p.    361 

(Livraison  de  novembre).  —  La  conférence  constitutionnelle  en  Angle- 
terre. - —  Un  projet  de  fédération  impériale.  —  L'indemnité  par*lemen- 
taire  au  parlement  britannique.  —  Historique  de  la  question.  —  En 
France.  —  La  grève  des  employés  de  chemins  de  fer.  —  Action  éner- 
gique du  gouvernement.  —  Les  grévistes  sont  vaincus.  —  Le  congrès 
radical  de  Rouen.  —  M.  Brianid  y  est  attaqué.  —  Une  motion  de  blâme 
est  adoptée  contre  lui.  —  Combes  contre  Brland.  —  Le  décret  relatif 
à  la  communion  des  enfants.  —  Quelques  hésitations  en  France.  — 
Divulgation  d'une  lettre  épiscopale  conifidentielle.  —  Le  pape  et  la 
littérature  moderniste.  —  Révolution  au  Portugal.  —  M.  Nathan  i'in- 
snlteur.  —  An  Canada p.  428 

(Livraison  de  décembre).  —  La  crise  anglaise.  —  Echec  de  la  conférence. 

—  La  situation  avant  cet  éohec.  —  La  trêve  du  roi.  —  Reprise  des 
hostilités.  —  L'attitude  du  gouvernement.  —  Le  bill  du  veto.  —  M. 
Balfour  à  Nottingham.  —  La  politique  unioniste.  —  Dédlarations  de 
M.  Asquith  aux  Communes.  —  Bref  débat.  —  Les  résolutions  de  lord 
Rosebery  et  la  Chambre  des  Lords.  —  Tactique  de  lord  Lansdowne.  — 
Ses  résolutions  constitutionnelles.  —  Dissolution  du  Parlement  et 
élections  en  décembre.  —  En  France.  —  Un  débat  tumultueux.  —  M. 
Briand  et  les  socialistes.  —  Une  crise  ministérielle  originale.  —  Nou- 
veau ministère  Briand.  —  Triomphe  maçonnique.  —  Majorité  réduite. 

—  Les  élections  américaines.  —  Au  Canada.  —  Drummond  et  Artha- 
baska.  —  La  session  fédérale p.  54^ 


572  LA  REVUE  CANADIENNE 

3o  SOMMAIRE  DE  LA  "  CHRONIQUE  DES  REVUES 
DE  M.  ELIE-J.  AUCLAIE. 


(Sommaire  de  juillet).  —  Le  Cinquantièrae  des  Zouaves  pontificaux  à 
Montmartre  (Extraits  du  Gaulois,  1er  juin  et  3  juin  —  Article  de  M. 
de  Mun,  9  juin).  - —  L'ï^ducation  du  Corps  (Article  de  V Education 
moderne,  par  M»  Paul  Gauthier,  aA'ril  1910).  —  Toilette  féminine  (Ar- 
ticle de  la  Semaine  de  Rome,  par  le  Père  Waszkléwicz).  —  La  Morale 
et  la  'Science  (Article  de  M,  Henri  Poincaré,  de  La  Revue,  1er  juin 
1910).  —  A  la  Comète!  (Article  de  Pierre  l'Ermite,  de  La  Croix  de 
Paris).  —  Le  vrai  caractère  de  Pasteur  (De  M.  Jutles  Claretie,  dans 
les  Annales).  —  L'Acadie  (Article  de  M.  Emile  Flourens,  ancien  mi- 
nistre, du  Soleil  de  Paris,  12  mai  1910) p.  74 

(Sommaire  de  septembre).  —  Les  étapes  de  l'aviation  (Article  des  Nou- 
velles —  10  août  1910).  ■ —  A  qui  profitent  les  inventions?  (Artidle  de 
Diego  —  La  Croix  de  Paris,  29  juillet  1910).  —  Les  catholiques  et  la 
séparation  en  France  (Articles  de  VEcho  de  Paris,  par  M.  Etienne 
Lamy,  de  l'Académie  française,  20  et  21  juin  1910).  —  Le  suicide  de  la 
France  (Article  des  Débats,  par  M.  Paul  Leroy-l^aulieu).  —  Les  ad- 
versaires de  Lourdes  (Article  de  M.  l'âbbé  Georges  Bertrin,  12  jmllet 
1910).  —  Le  Monument  de  Montcalm  (Article  de  M.  Louis  Gillet,  le 
Gaulois,  16  juillet  1910).  —  Le  problême  des  races  au  Canada  (Article 
du  Month  ide  Londres,  aoialysé  par  M.  J.-A.  Lander,  dans  la  Croix  de 
Paris    (20  et  30  avril   1910) p.   258 

(Sommaire  de  novembre).  —  La  presse  et  les  crimes  (Article  de  M.  Emile 
Fag'uet,  de  l'Académie  française  —  7  septembre  1910).  —  L'Assistance 
Publique  (Article  de  la  Revue  Philanthropique  —  septembre  1910).  — 
Un  ami  des  insectes  (Article  de  M.  de  Maizières  —  le  Gaulois).  — 
Eacine  enfant  (Un  discours  de  M.  Jules  Lemaître,  de  l'Académie  fran- 
çaise —  octobre  1910).  —  La  crise  du  français  (Articles  de  la  Revue 
des  DCiUX-Mondes  (21  septembre)  et  du  Gaulois  (2  octobre).  —  Le 
Congrès  de  Montréal  (Appréciations  de  VUnivers,  du  Tablet  et  du 
Correspondant) .  —  La  reine  Marie  (Article  de  la  Review  of  Reviews — 
août  1910).  —  Un  homme  de  bien  et  un  patriote  (Feu  J.-A.  Chicoyne, 
ancien    député) p.    444 


TABLES  573 


4o  TABLE  DES  NOTES  BIBLIOGRAPHIQUES 


Pages 

Apologétique   chrétienne 475 

Attitude    (L')   sociale  des  catholiques  françaiis  au  XIXe  siècle,  par 

C.    Calippe 477 

Cas  (Un)   de  conscience,  par  Paul  Bourget  et  Serge  Basset 567 

Ce  que  répondent  les  adversaires  de  Lourdes,  par  l'abbé  G.  Eertrin.  279 

Christ  (Le) ,  par  F.  Richard 280 

Coeur    (Le)    à  l'école   ide   la    foi    ou   de   la   libre-i>ensée,   par   l'abbé 

J.    Siguier • 280 

Commencements   (Les)  de  rindépeandance  bulgare,  par  E.  Queillé...  476 

Comment  il  îsflxt  i^rier,  par  A.  Martin 96 

Conceptions    (Deux)    divergentes    de    la    vocation    sacerdotale,    par 

l'abbé   J.   Laihitton 567 

Dieu  existe,  par  Henry  de  Pully 565 

Digcernement  (Le)  des  esprits,  par  le  E.  P.  iScaramelli 286 

Doctrine    (La)    morale  de  l'évolution,  par  Emile  Bruneteau 566 

Eglise    (L')    de  France  sous   la  troisième  république,  par  le   E.   P. 

Lecanuet 475 

Eglise   (L')    et  l'enfant,  par  Jules  Grivet,  S.  J 565 

Elemenla  philoisaphiae  christianae,  par  l'abbé  Lortie 471 

Episode  (Un)  de  la  fin  du  pajganisme,  par  P.  de  Labriolle 282 

Etat  (L')  moderne  et  la  neutralité  scolaire,  par  G.  Fonsegrive 284 

Evangile   (L')  et  la  sociologie,  par  le  Dr  Grasset 284 

Feuilles  volantes,  par  E.  Gagnon 189 

Fléau    (Le)    romantique,  par  l'abbé  C.  Lecigne 476 

Fleurs  sauvages,  par  Atala 190 

Foi    (La),  par  P.  Charles 283 

Fonction  (La)   du  poète,  par  A.  Guiard 473 

Franc-fmaçonnerie  (La)  et  la  conscience  catholique,  par  le  E.P.Couet  479 

Histoire  de  la  contre-rêvolutdon,  par  le  baron  de  Batz 474 

Histoire  (L')  des  religions,  par  J.  Bricout 288 

Idées  (Les)  de  saint  François  sur  la  science,  par  le  E.  P.  U.  d'Alençon  94 

Idée  (L')  individualiste  et  l'idée  chrétienne,  par  H.  Lorin 473 

Idées  médicales,  par  le  Dr  Grasset 474 


574  LA  REVUE  CANADIENNE 

Pages 

Idées  (Les)  morales  de  Mme  de  Staël,  par  M.  Souriaii 284 

Jardins   (Les)   de  l'histoire,  par  E.  Gebiiart 478 

Jésus^hrist,  sa  Vie,  son  Temps,  par  le  E.  P.  Hippolyte  Leroy 566 

Lacordaire^  par   J.   Bêzy 282 

Léger   (Saint),  par  le  K.  P.  Camerlinck 95 

Merveilles  (Les)  de  Lourdes,  par  J.  Bricout 192 

Néerlandais  (Les)  en  Bourgogne,  par  A.  Germain 93 

Notion  (La)  de  catholicité,  par  A.  jje  Poulpiquet 96 

Orphéus  et  l'Evangile,  par  Mgr  P.  BatiffoCi 191 

Péril   (Le)  de  la  langue  française,  par  l'abbé  C.  Vincent 95 

Philosophie    (La)    minérale,  par  A.  de  Lapparent . . . .  477 

Pontifical    (Le) ,  par  J.   Baudot 287 

Positivisme    (Le)    chrétien,  par  A.  Godard 280 

Pureté    (La) ,  par  J.   Guibert 96 

■Qu'est-ce  que  le  qaiétisme?  par  J.  Paquier 287 

Qui  vive?  France  "  quajid  même  !  ",  par  P.  Déroulède 288 

Que  devient  l'âme  après  la  mort?  par  Mgr  Schneider 94 

lleligion  (La)  de  la  Grèce  antique,  par  O.  Habert 279 

Religion  et  médecine,  7>ar  le  Dr  C.  Vidal 286 

Routes    (Les) ,  par  E.-M.  de  Vogué 479 

Sainte   (La)   communion,  par  le  Ch.  de  .Gibergues 192 

Sainte   (La)  Vierge  d'après  l'Evangile,  par  l'abbé  N.  Cinq-Mars 285 

Schisme   (Le)  de  Photius,  par  J.  Ruinant 283 

Sobre  et  rdche,  par  le  juge  Lemieux 190 

Traité  des  scrupules,  par  l'abbé  Grimes 93 

Vérité   (La)  du  catholicisme,  par  J.  Bricout 281 

Vers  les  sommets,  par  la  Comtesse  de  Saint-Martial 285 

Vie  (La)  de  saint  Benoit  d'Aniane 282 

Vie  de  sainte  Eadegonde,  par  saint  Fortunat 95 

Virgile  et  Victor  Hugo,  par  A.  Guiard 473 

Voyage  en  automobile  dans  la  Hongrie  pittoresque,  par  Pierre  Marge.  566 


TABLES  575 


5o  TABLE  DES  MATIERES  PAR  ORDRE  ALPHABETIQUE 


Pages 

A.   C.  J.   C.    (Le  Congrès   de   1'.; à   Ottawa),   par   Eodrigue 

Villeneuve 156 

A  travers  les  faits  et  les  oeuvres,  par  Thomas  Chapais 58, 

172,  243,  361,  428,  549 

Bibliographiques    (Notes) ,   par   *** 93,  189,  278,  471,  565 

Boeuf    (Le)    polaire    (I) ,  par   Fabien    Vanasse 350 

Canaidiennes-Françaises    (Le  Congrès  des),  par  Elie-J.  Audair 135 

Carillon  (Les  Irllandais  et  la  bataille  de),  par  Thomas  Chapais 481 

Chanteclerc    (A  ,1a  scène),  par  Jules  Fournier 45 

Chroniques  de  M.   Thomas   Chapais 58,  172,  243,  361,  428,  549 

Chronique    des    Eevues 74,258,  444 

Collège  Canadien   (Le)   et  le  Quirinal,  par  l'abbé  Jeannotte 301 

Congrès  (Le)  de  l'A.  C.  J.  C,  à  Ottawa,  par  Eodrigue  Villeneuve...  156 

Congrès    (Le)    des  Canadiennes-Françaises,  par  Elie-J.  Audair 135 

Congrès  (Queilques  orateurs  du) ,  par  Hector  Filiatrault 289 

Congrès   (Les)   Eucharistiques,  par  le  Père  Galtier 7 

Diamant   (Noces  de)   à  Joliette,  par  A.-.C.  D 193,  315 

Ecoles    (Les)   d'Embrun,  (par  Elie-J.  Auclair 531 

Eucharistiques   (Les  Conigrès) ,  par  le  Père  Galtier 7 

Faillon  ( Etienne-Ali chel) ,  par  Henri  Gauthier 500 

Gouverneur    (Le)    Pothier,  par  F.  L.-Desaulniers 512 

Hymne  à  Jésus-Hostie,  poésie  par  P.^A.  Archambault 5 

Irlandais  (Les)  et  la  bataille  de  Carillon,  par  Thoonas  Chapais 481 

Lemay   (L'oeuvre  de  Pamtphile) ,  ipar  le  Père  Beaudé 117 

Littérature  conteanporaine    (Pages  de),  par  Emile  Chartier 395 

Martyr   (Le  peuple) ,  par  Adélard  Desrosieris /.  97 

Mausolée  (Vers  un) ,  (par  Henri  d'Arles 386 

Nicolet   (Jean) ,  (par  Benjamin  Suite 148,  331,  409 

Noces  de  dian.Ant  à  Joliette,  par  A.-C.  D 193,  315 

Nord-OueSit     (Le)     Canadien,    par    L.-A.    Prud'homme 207,-  421 

Notes    bibliographiques,    par    *** 93,  189,  278,  471,  565 

Oeuvre  (L')  de  Pamphile  Lemay,  par  le  Père  Beaudé 117 


576  LA  REVUE  CANADIENNE 

Pages 

Orateurs  (Quelques)  du  Congrès,  par  Hector  Filiatrault 289 

Orme  (Notre  vieil) ,  poésie  par  Pamphile  Lemay 385 

Pages  de  littérature  contemporaine,  par  Emile  Chartier 395 

Pages  d'Histoire,  par  Ernest  Gagnon 235,  343 

Par'ler  (Le)   français  avi  Canada,  par  Elie-J.  Auclair 21 

Peuple  (Le)  martyr,  par  Adélard  Desrosiers -. 97 

Polaire  (Le  Boeuf) ,  par  Fabien  Vanasse 350 

Pothier    (Le  Gouverneur) ,  par  F.  L.-Désaulniers 512 

Presse   (La)  et  ses  devoirs,  par  Elie-J.  Auclair 377 

Quelques  orateurs  du  Congrès,  ipar  Hector  Filiatrault 2S9 

Quirinal  (Le  CoiUège  Canadien  et  le),  par  l'abbé  Jeannotte 301 

Réminiscenjces  et  revendications,  par  J.-C.  Chapais 222 

Eevues   (Chronique  des) ,  par  Elie-J.  Auclair 74,  258,  444 

Socialisme  (Le) ,  par  Léonidas  Perrin 30 

Vers  un  Mansolêe,  par  Henri  d'Arles 386 


AP 
21 

V.59 


Revue  canadienne 


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