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— Euripides
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DEC i j 1926
REVUE CANADIENNE
N.
REVUE
■i.
CANADIENNE
PHILOSOPHIE, HISTOIRE, DROIT, LITTÉRATURE, ÉCONOMIE SOCIALE, SCIENCES,
ESTHÉTIQUE, APOLOGÉTIQUE CHRÉTIENNE, RELIGION
TOME DIXIEME
In necessariis unitas, in dubiislibertas, in omnibus caritas
ST. AUGUSTIN.
MONTREAL
MPRIMÉE ET PUBLIÉE PAR E. SÉNÉGAL
N"' 6, 8 et 10 Rue Saint Vincent
1873
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REYUE CAMDIENÎir
PHILOSOPHIE, HISTOIRE, DROIT, LITTERATURE, ECONOMIE SOCTALE, SCIENCES,
ESTIIK TIQrE, APOLOGÉTIQUE CHRÉTIENNE, RELIGION
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TOME DIXIÈME
Première Uvralsoii— 25 Janyier 1873.
SOMMAIRE
I.— FLEUHANGE (suite) •• ... :Wiiie. CRAVEN.
II. -DISCOURS SUR LE TEMPS JLOUIS AUDET-I.APOIXTE.
[II-CONFÉRENCES AMÉRICAINES: ABRAHAM LINCOLX ' AUGUSTIN COCIIIX.
; V— ACTION DE MARIE DANS LA SOCIÉTÉ J . S. RA YMOXI>, Pire.
V— CHRONIQUE DU MOIS F. PRUD'HO^HWLE.
NÎDÎNG LISTOÉC IC 1025
MONTREAL
IMPRIMÉE ET PUBLIÉE PAR £• SÉNÉGAL
Nos. 6, 8 et 10, Rue Saint-Vincent.
1873.
[)roit«: de traduction et de reproduction réservés.
ON S'ABOiNNE A LA REVUE CANADIENNE
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<* II. II. Dufixî^ne T rois-Rivières.
'< Eium. Crépeau ;•••. ^orel.
*< L. J. Casault,— Bibliothèque du Parlement Provincial Ottawa.
'' h. A. Ddrome Joliette.
" Joseph L'Ecuyjer St. Jean d'Ibervill
" L. 0. Forgct Terrebonne.
'' J. A. Archambault Varennes.
*< M. G. Roussin Roxton Falls.
<* Alph.Raby Ste. Scholastique.
** C. H.Champagne, ....'. St. Eustache.
" J. B. Lefebvre-Villcmure St. Jérôme.
*' A. M. Gagnier • S te. Martine.
*' E. Lafontaine ^ St. Hucïues.
'* J. 0. Dion , Chambly.
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6
FLEURANGE.
XXXIX -
{Suite.)
Clément s'étendit en effet dans le fauteuil, alluma un cigare,
prit un journal et attendit sans impatience le jeune diplomate au
coin d'un bon feu (sans préjudice du grand poêle placé au fond de
la chambre) qui ne semblait pas de trop dans cette saison rigoureuse.
Cependant au bout d'une heure, il cpmmençait à trouver qu'il per-
dait son temps, lorsque le vicomte de Noisy reparut les mains
pleines de lettres qu'il jeta sur la table.
— Ouf! dit-il, ce n'est pas le tout de lire et de déchiffrer, il va
falloir chiffrer maintenant, et je ne sais plus quand je pourrai
quitter la chancellerie.
— Pouvez-vous du moins, sans indiscrétion, me dire un mot de
vos dépêches?
— Oui : elles sont fort bonnes. Tout est fini. La lutte a été éner-
gique, mais courte. Le nouvel empereur a été admirable. Les
régiments révoltés sont rentrés dans l'obéissance, tous les chefs du
complot sont pris. La seule chose grave, c'est que parmi eux, il se
trouve plusieurs personnages appartenant à la noblesse et qu'une
quantité d'hommes sont compromis. Ceci 'm'intéresse plus qu'un
autre, parce qu'avant de venir ici, j'étais à l'embassade de Péters*
bourg, et je les connais tous.
— Et nomme-t-on quelques-uns de ces chefs ? dit Clément.
— Sans doute : Troubetzkoï, Rilieff, Mouravieff, Wolkonsky et
6 REVUE CANADIENNE.
une foule d'autres. Mais parmi tous ces noms^ il s'en trouve un
que je suis confondu de rencontrer là. Qui jamais eût imaginé
que Walden irait se fourr r dans une bagarre pareille ?
Clément eut un soudain battement de cœur.
— Walden, dites-vous ? Quoi le comte Georges de Walden ?
— Lui-même. Le connaissez-vous, par hazard ?
— Oui, je le connais.
— Eh bien, concevez- vous qu'un homme intelligent et distingué
comme il l'est, ait pu tremper dans un pareil complot? Complot
atroce, car il ne s'agissait de rien moins que d'assassiner l'empe-
reur et de déclarer ensuite une république insensée à laquelle il
paraît que le nom de Constanthi servait uniquement de prétexte.
— Et le comte Georges est gravement compromis? demanda
Clément.
— On ne saurait l'être d'avantage : il est classé pai-mi ceux qui
n'ont d'autre alternative à attendre que la Sibérie ou la mort...
Mais pardon, Dornthal, il faut que je vous quitte. Je gage que nous
allons piocher toute la nuit. Tenez, dit-il en fouillant dans sa
poche, voici une lettre que ce même courrier vient de m'apporter
de Pétersbourg. Vous y trouverez peut-être sur tout cela des détails
qui vous intéresseront.
Le jeune attaché disparut par la porte de la chancellerie et Clé-
ment sortit de la chambre et de la maison, et se trouva dans la rue
avant d'être remis de la stupeur dans laquelle l'avait jeté la nou-
velle qu'il veuait d'apprendre. Il se dirigea machhialemeut vers le
bureau ou l'attendait Mùller, lui rendit compte de ce qu'il venait
d'apprendre, à l'exception du fait en comparaison duquel tous les
autres incidents de cet événement politique étaient devenus pour
lui insignifiants, puis il demeura quelque temps à son poste, faisant
un effort surhumain pour maîtriser ses pensées et les ramener à
la besogne qu'il avait à faire. Une fois terminée, il prit congé de
Millier et regagna avant lui leur logis commun où, sans s'arrêter
comme de coutume chez ses voisins, il monta dans sa chambre et
s'y enferma. Il avait besoin d'être seul et d'examiner à loisir ce
qu'il y avait à faire en présence d'un événement si imprévu et si
grave.
Gabrielle !... 11 ne pensait qu'à elle, à elle seule. Comment sup-
porterait-elle un tel coup ? et comment le lui apprendre ?
Il demeura longtemps plongé dans ses réflexions, sans songer à
la lettre qu'il avait dans sa poche. Il -s'en souvint enfin et, dans
l'espoir d'y puiser quelque lumière, il en commença la lecture
attentive.
FLEURANGE. 7
Après quelques préambules, qu'il parcourut rapidement des yeux,,
il en vint à ce qui suit :
'' ...Cette conspiration, qui a éclaté comme la poudre et qui sem-
blait être un effet spontané de l'indécision qui a plané sur les pre-
miers jours de ce règne (permettant de douter lequel des deux frères
était le véritable empereur), elle date, au contraire, de loin, à ce qull
parait. On m'assure qu'elle a des ramifications étendues et profon-
des, et que ceux qui l'ont véritablement ourdie et menée ne se
sont emparés que comme prétexte des circonstances qui ont suivi
ici la mort d'Alexandre. Leur plan, dit-on, était formé et devait
s'exécuter au printemps si la vie du défunt empereur se fût pro-
longée jusque-là. Mais ce qui semble également certain, c'est qu'un
grand nombre de ceux qui se trouvent aujourd'ui gravement com-
promis n'avaient qu'une idée fort imparfaite de ce dont il s'agissait.
De ce nombre, je n'en puis dou tor, est notre pauvre ami,,
Georges Walden. Vous savez que de font temps, il rêvait des réfor-
mes possibles ou impossibles. Le malh'mreux a voulu que, dans le
courant de cette année, il ait rencontra on Italie un certain Lasko,.
lequel est un homme fort intelligent et fort habile, mais un intri-
gant capable de tout, mêlé depuis dix ans à tous les complots qui
ont agité l'Italie et l'Allemagne. Incarcéré, puis relâché. Dieu sait
comment, portant mille noms ; en un mot, un de ces êtres malfai-
sants dont les chefs véritables des grandes trames qui nous entou-
rent font de dociles instruments. Georges s'était trouvé rapproché
de lui par hasard, et il se laissa un jour persuader par lui d'assister
une fois et par simple curiosité, à une réunion où, par un hasard
beaucoup plus malheureux, se trouvait ce jour-là un de ces chefs
dont je viens de parler. Celui ci comprit vite le parti qu'il y aurait
à tirer du nom, de la position, de l'enthousiasme de Georges et
même de son ignorance du fond des choses II le détermina à. se
rendre dans un temps donné à Pétersbourg, et à se tenir prêt à
seconder un mouvement combiné dans le but de faire une mani-
festation préparée avec le plus grand secret, mais assez nombreuse
pour qu'elle ne pût pas être étouffée. Elle devait, disait-il, avoir
pour effet la réalisation de quelques-unes des chimères de Georges.
Je tiens ces détails du marquis Adelardi, ce Milannais si aimable
qui passa l'hiver ici il y a trois ans, et qui, vous le savez, est intime
ami de Georges. Le marquis, inquiet de son départ subit de
Florence, inquiet surtout au bout de trois mois, de ne pas le voir
revenir, était venu le rejoindre. Il n'y est arrivé que trois jours
avant ce fatal 24. Il parait certain que ce jour-là Georges se trou-
vait sur la place au premier rang, parmi les insurgés. Adelardi
prélend qu'il s'y est rendu de bonne foi, convaincu par ceux qui
8 REVUE CANADIENNE.
voulait l'y entraîner que la renonciation de Constantin était une
fable et qu'il faillait maintenir ses droits, dans l'intérêt de leurs
projets, que ce prince était prêt, disait-on, à seconder. Quoiqu'il
en soit, ce qui n'est que trop vrai, c'est que sur cette place, et tout
près de lui, se trouvait ce même Lasko, qui a été tué au moment
où il tirait à bout portant un coup de pistolet sur le grand-duc
Michel.Un témoin (un seul, car il faut du courage pour témoigner
en faveur d'un homme en cette situation^ a déclaré que c'était
Georges qui avait détourné l'arme meurtrière, et sauvé ainsi la vie
du grand-duc, avant que l'aide de camp de celui-ci eût frappé l'as-
sassin. Mais les esprits sont trop échauffés contre lui à la cour et à
la ville pour qu'on ose faire valoir cette circonstance en sa faveur.
Lui-même refuse obtinément de s'en prévaloir, et son attitude hau-
taine, depuis qu'il est arrêté, n'arrange pas ses affaires. Ce qui les
complique encore, c'est la présence chez lui, en qualité de secré-
taire, d'un Italien que ses relations avec Lasko rendent on ne peut
plus suspect. Cet Italien, que l'on nomme Fabiano Dini, était aussi
sur la place le jour de l'émeute et y a môme été grièvement blessé."
Ici Clément s'arrêta. Ces dernières lignes avait porté son émotion
au comble. Toutes leurs vagues terreurs étaient donc confirmées,
et la destinée fatale de son cousin se poursuivait jusqu'au bout!
Malheureux, et portant malheur! Oui, c'était bien là Félix:
capable d'percevoir sa honte, incapable d'ea sortir ; cherchant l'ac-
tion et le danger, ayant pourtant besoin de ne pas quitter l'ombre
où il cachait sa vie, il devait être la proie facile de ces agitateurs
souterrains, qui alors, plus encore peut-être qu'aujourd'hui,
minaient sourdement l'Europe. Il devait devenir bieutôt leur agent,
utile par ses talents, commode par son mépris du danger et de la
mort, et arrivé vite par cette voie au terme inévitable où elle con-
duit.
Clément arpenta longtemps sa chambre sans parvenir à remettre
de l'ordre dans ses pensées ; enfin, après de longues réflexions, il en
vint à la conclusion que le procès de Georges D*aînerait sans doute
en longueur, que, peut-être, il aurait une solution moins tragique
que ne semblait le faire craindre cette lettre, qu'en tout cas, il fallait,
si on le pouvait, épargner à sa cousine toutes les angoises de cette
incertitude. A Rosenhaïn, la chose était facile, car la lecture des
journaux était interdite au professeur et il n'en paraissait aucun
dans le salon où se réunissait la famille. Hansfelt seul les recevait
et en prenait connaissance de son côté. Il se hâta d'écrire quelques
lignes à soeur Hilda, en lui confiant tout ce qu'il venait d'apprendre
et lui recommendant, ainsi qu'à Hansfelt, de veiller à ce que
Gabrielle ne fut informée de rien : " Dans huit jours, disait-il en ter-
FLEURANGE. 9
minant, je serai à Rosenhaïo et nous aviserons ensemble, chère
sœur, à ce qu'il conviendra à faire plus tard. En attendant, je
compte sur toi, tu est prudente et tu l'aimes."
Le frère et la sœur ne s'étaient jamais parlé jusqu'à ce jour du
sujet qu'il venait d'aborder, mais depuis longtemps ils s'étaient com-
pris. Il se trouvèrent alors complètement d'accord, et Fleurange
eût ignoré longtemps encore ce qu'ils voulaient lui cacher, sans
une circonstaice imprévue qui vint, quelques jours plus tard, ren-
verser le plan qui leur avait été dicté par leur prudence et leur
tendresse.
XL
" Vous avpz toujours des pauvres parmi vous ! " c'est là une pré-
diction divine, et l'expérience humaine y ajoute: " Et vous en
aurez partout à moins que, indifférents ou coupables, vous n'en
détourniez volontairement les yeux."
Mademoiselle Joséphine, nous le savons bien, n'était pas au
nombre de ces aveugles ou de ces endurcis, aussi se trouva-t-elle
bientôt avoir autant d'occupations sur les bras à Heidelberg qu'à
Paris, avec une différence toutefois, qui était pour elle une mortifi-
cation sensible, c'était qu'elle ne pouvait ici communiquer avec
ses pauvres protégés autrement que par des gestes, rarement, de
part et d'autre, assez expressifs pour être facilement compris : ceci
l'avait obligée à ce qui avait toujours été pour elle le côté préféré
de la charité, c'est-à-dire aux bonnes paroles et parfois aux longues
causeries dont elle aimait à accompagner chez les pauvres ses visi-
tes et ses aumônes.
'• Je ne leur demanderai que de comprendre un peu le français,
disait-elle ; il me semble que ce serait si facile pour eux, tandis
qu'il m'est tellement impossible de comprendre d'allemand ! " En
un mot, ne pas savoir le français et savoir l'allemand semblait à
mademoiselle Joséphine un mystère de la nature ! Toutefois,
comme les pauvres habitants s'obstinaient à ne parler que leur
langue, et qu'il ne fallait pas leur en vouloir au point de ne pas les
secourir, mademoiselle Joséphine avait été fort heureuse d'ac-
cepter Fleurange pour messagère de ses charités aussi bien que
pour interprète. Tous les jours, à la môme heure, la jeune fille
arrivait chez-elle tantôt pour l'accompagner, tantôt pour prendre
ses ordres et pouKaller faire, à sa place sa tournée quotidienne.
Elle trouvait d'ordinaire mademoiselle Joséphine dans son labo-
ratoire, c'est-à-dire dans une chambre située au rez-de-chaussée,
10 REVUE CANADIENNE.
dont le principal ameublement était une vaste armoire, réceptacle
de toutes sortes d'objets destinés à être distribués à ses protégés
présents ou futurs, car elle aimait les provisions, et il était rare
qu'une nécessité des pauvres la trouva dépourvue du moyen de la
soulager immédiatement.
— Tenez, Gabrieile, lui dit-elle un matin où Fleurange paraissait
comme de coutume, son panier sous le bras, pour chercher le cha-
ritable bagage de la journée, regardez, tout est préparé.
Et elle désignait les objets placés sur une table qui, avec la
grande armoire et deux chaises, composaient tout le mobilier de la
chambre. Là, en effet, se trouvaient rangés en bonne ordre : d'un
côté, deux paires de bas et un jupon de laine, de l'autre, une terrine
fermée contenant du bouillon, une petite quantité de sucre, enfin
une bouteille de vin, un sac de tabac et deux ou trois journaux. A
tout cela était ajoutée une petite fiole dont le contenu ne pouvait
être deviné sans explication.
— Les bas et le jupon, dit mademoiselle Josépnine, sont pour la
mère de la petite fille à qui vous avez porté des vêtements hier.
La terrine et le sucre sont pour la pauvre vieille que vous savez,
ainsi que cette fiole d*eau de mélisse, fabriquée par moi môme, et
qui n'en est pas plus mauvaise pour cela, enfin le vin et le tabac sont
pour l'invalide, le vieux soldat menuisier, chez qui vous avez été
la semaine dernière. Sa fille à trouvé moyen de me faire compren-
dre hier, que ce qui ferait le plus de plaisir à ce pauvre homme,
ce serait de lui prêter de temps à autre quelques gazettes ; vous lui
donnerez celles-là, que je me suis fait apporter ce matin à son
intention. Ah !... à propos, votre cousin Clément m'a laissé deux
excellents cigares pour lui,... je le sai oubliés ; je vais aller les cher-
cher, en attendant, mettez tout cela dans votre panier.
Et la bonne mademoiselle Joséphine quitta la chambre pour
aller chercher les cigares. 11 fallait pour cela pa=ser au premier
étage, mais elle n'avait pas l'habitude de compter ses pas lorsqu'il
s'agissait de faire un plaisir grand ou petit à autrui. Seulement
elle ne gravissait pas les escaliers tout à fait aussi vite qu'autrefois,
et, pour aller et revenir, il lui fallut bien près d'un quart dheure.
Pendant ce temps Fleurange, debout devant la table, rangeait
dans son panier les dilTérents objets préparés pour elle, et elle
allait en dernier lieu y placer les deux journaux lorsque ses yeux
tombèrent sur quelques lignes de l'un d'eux qui la firent tressaillir.
Elle le saisit, l'ouvrit et se mit à lire avec une curiosité ardente.
Tout d'un coup elle poussa un faible cri, le journal s'échappa de
ses mains tremblantes... un voile obscurcit sa vue... et lorsque sa.
FLEURANGE.
ît
vieille amie reparut, elle la trouva étendue à terrre, pâle, glacée et
privée de connaissance.
Mademoiselle Joséphine ne manquait heureusement ni de pré-
sence d'esprit, ni d'expérience ; elle se hâta de s'agenouiller près
de la jeune fille évanouie, releva sa tête et la soutint dans ses bras,
puis elle tira de sa poche un flacon qu'elle lui fit respirer, et tout
en lui prodiguant ses soins elle se creusait la tête pour deviner ce
qui avait pu causer un si étrange accident à une personne d'ordi-
naire si calme et si robuste. Au môme instant, le journal tombé aux
pieds de la jeune fille frappa ses regards.
— Ah ! se dit-elle, elle à lu ce grimoire : e!le y a peut-être trou-
vé quelque mauvaise nouvelle ; mais quelle nouvelle, grand Dieu !
a pu la mettre dans cet état? Chère enfant poursuivit-elle, en
regardant avec tendresse le pâle et beau visage qu'elle tenait
appuyé sur son épaule, elle disait encore hier qu'elle ne s'était
jamais évanouie qu'une seule fois dans sa vie, le jour, à Paris, il y
a deux ans, où elle tomba de faiblesse et de faim devant nous.
Pauvre mademoiselle Joséphine ! la compasion et le souvenir
qu'elle réveillait ainsi lui causèrent un double attendrissement, et
ses yeux étaient encore remplis de larmes lorsque ceux de Fleu-
range se rouvrirent et se fixèrent sur elle avec une expression de
surprise suivie bientpt d'un retour imparfait de la mémoire.
Elle se souleva lentement; mais avant que mademoiselle José-
phine eût pu l'aider à se lever, elle passa ses deux bras autour du
cou de sa vieille amie.
— 0 chère mademoiselle ! murmura-l-elle, le saviez-vous ?
La pauvre Joséphine ne s'était jamais trouvée aussi embarassée :
dire qu'elle ignorait totalement de quoi il s'agissait, c'était inviter
une confidence au plus haut point inopportune en ce moment ; dire
le contraire avait d'autres inconvénients. Elle opta cependant pour
cet innocent petit mensonge.
— Oui... oui... ma pauvre petite ; mais à quoi bon vous en
parler en ce moment ? Calmez- vous, ne dites rien maintenant ; nous
parlerons de cela plus tard. Soyez tranquille, ajouta-elle à tout
hasard, tout s'arrangera, pourvu que vous preniez ce que je vai&
vous donner.
Et, après avoir aidé Fleurange à se lever et l'avoir placée sur
une chaise, elle courut chercher un verre d'eau, dans lequel elle
versa quelques goûtes de l'eau de mélisse, véritable panacée entre
ses mains, et elle le porta aux lèvres de la jeune fille. Fleurange
but le verre tout entier, puis elle respira profondément :
— Que m'est-il donc arrivé ? dit-elle.
— Rien. Vous avez eu une défaillance, voilà tout.
12 REVUE CANADIENNE.
— C'est étrange, cela ne m'arrive jamais.
Elit' passa la main sur son front.
— 0 mon Dieu 1 je me souviens de tout maintenant, s'écria-t-elle
tout d'un coup ; mais est-ce vrai? Ne pourrait-ce point être un men-
songe, une fable faite à plaisir?
— Qui peut le dire ? répondit vaguement mademoiselle José-
phine. Peut-être bien ? on dit tant de choses.
— Mais dites-moi maintenant tout ce que vous savez.
— Non, non, pas maintenant, Gabrielle, pas maintenant ; vous
n'êtes pas en état de m'entendre. Faite ce que je vous dis, tranquil-
lisez-vous. Nous causerons plus tard.
Fleurange se tut. Au bout d'un moment elle se leva :
— Je vais bien, dit-elle, mes forces sont revenues.
Elle releva ses longs cheveux tombée en désordre sur ses épaules,
ramassa le journal et le mit dans sa poche, puis elle replaça sur sa
tête le petit bonnet de velours garni de fourrure qu'elle portait
habituellement pour sortir en hiver :
— Chère Joséphine, merci et pardonnez-moi. Me voilà remise.
Pour aujourd'hui, cependant, je ne puis aller faire les visites sur
lesquelles vous comptiez.
— Non, je le crois bien, en vérité.
— Il faut que je rentre tout de suite.
— Oui, assurément, je vais avec vous ; il faut vous mettre au lit.
Vous qui êtes pâle d'ordinaire, vous avez en ce moment les joues
de la couleur de ceci.
Et elle désignait un rideau de coton, du rouge le plus vif, sus-
pendu à la fenêtre.
— Non, non, je ne suis pas malade, dit Fleurange, les yeux ani-
més; l'air me fera du bien, au contraire, n'ayez pas peur, vous
voyez que cette faiblesse est tout à fait passée.
Comme mademoiselle Joséphine n'avait pas la moindre idée de
• la cause de cette indisposition soudaine, et qu'en apparence la
jeune fille semblait être en effet rendue à son état habituel, elle ne
s'opposa point à son désir de s'en aller seule et à pied ; la distance
n'était pas longue, Fleurange la franchissait tous les jours sans
escorte. Elle la laissa donc partir et la conduisit seulement jus-
qu'à la porte de sa petite cour, où elles se séparèrent en se
disant :
— A ce soir !
FLEURANGE. 13
XLI
Il faisait un froid de cinq ou six degrés : le petit bonnet que
portait Fleurange couvrait son front et laissait à découvert les
tresses de son épaisse chevelure, qu'elle recouvrait de son capu-
chon lorsqu'elle voulait se mieux garantir du froid. En ce moment
elle ne prit pas cette précaution : serrant seulement autour de sa
taille les plis épais de son manteau^ elle se mit à marcher rapide-
ment. L'air vif et glacé rafraîchissait son visage brûlant et l'aidait
à reprendre ses forces, et, sauf l'animation inusitée de son teint et
de ses yeux, il ne demeurait aucune trace de sa récente défaillance
lorsqu'elle parvint au terme de sa course. A peine rentrée, et
sans s'arrêter un instant, elle monta tout droit au premier étage,
et, après avoir frappé un léger coup à la porte, elle entra dans une
chambre située entre la sienne et celle d'Hilda. Cette chambre
servait de cabinet de travail à Karl Hansfelt depuis son arrivée à
Rosenhaïn. Lorsque Fleurange parut, la jeune femme et son mari
s'y trouvaient ensemble.
En la voyant, tous les deux firent un mouvement de surprise, et
interrompirent leur conversation avec un certain embarras.
Ce mouvement n'échappa pas à Fleurange.
— Je devine, dit-elle, avec émotion, mais sans hésiter, quel était
le sujet de votre conversation, et c'est celui-là même dont je veux
vous parler.
Sa cousine la regarda et fut fncertaine de ce qu'elle devait
répondre,
— Hilda, dit Fleurange, nous sommes convenues ensemble que
tu ne parlerais plus du comte Georges jusqu'au jour ou je le nom-
merais la première. Eh bien, je le nomme aujourd'hui, et je viens
vous demander à tous les deux de me dire ce que vous savez sur
lui. Tenez, continua-t-elle, en jetant sur la table le journal qu'elle
avait apporté, lisez cela, et dites moi maintenant tout ce que
j'ignore.
Que lui répondre ? Elle était là devant eux, si calme, si ferme,
si décidée, qu^aucune résistance ne semblait plus être désormais
possible.
Hansfelt parcourut le journal : il vit que l'article tombé sous les
yeux de Fleurange ne contenait point de détails, mais seulement
une liste des accusés, suivie de quelques commentaires fort clairs
sur le sort qui leur était réservé. Sur cette liste figurait, parmi leS'
premiers, le nom du comte Georges.
U REVUE CANADIENNE.
— De quoi l'accnsait-on ? quel est le crime dont il s'agit ? dit-elle,
d'une voix brève.
Hansfelt hésitait encore. Mais sa femme connaissait mieux que
lui celle qui l'interrogeait ainsi :
— Karl, lui dit-elle, lu peux parler, et tu le dois. Il ne faut plus
maintenant rien cacher à Gabrielle.
—Et pourquoi lavez-vous fait jusqu'à ce jour? dit Fleurange.
Ah ! oui, je comprends (et une faible rougeur colora son front)
mon secret, que je croyais si bien gardé, vous l'aviez tous
pénétré !
— Non, non, s'écria Hilda ;— moi seule — et tu sais que je ne puis
rien faire à Karl — moi et Clément.
— Glé:nent aussi? dit Fleurange, avec un mouvement de sur-
prise et de confusion pendant lequel sa rougeur devint plus vive.
Mais, au fait, qu'importe? poursuivit-elle. Je ne cache plus rien
à personne, et je ne veux plus rien ignorer non plus. Parlez,
Karl ! Sachez-le donc, et sachez-le bien, j'ai de la force, et il ne
faut jamais me ménager. La surprise seule a pu me saisir un ins-
tant. Maintenant, je suis préparée à tout. Je vous écoute.
Mais, malgré ces paroles, lorsqu'après une nouvelle hésitation,
Hansfelt se décida enfin à la satisfaire, lorsqu'il commença le récit
détaillé des circonstances qui avaient placé Georges dans le péril
suprême où il se trouvait, les couleurs que le froid, l'émotion, la
rapidité de la marrhe avaient données à la jeune fille, s'éva-
nouirent complètement, et tandis qu'elle l'écoutait, elle devint
d'une pâleur livide.
— La Sibérie ou la mort ! rép^ta-t-elle deux ou trois fois à voix
basse, comme si elle avait eu autant de peine à comprendre qu'à
proférer ces terribles paroles.
—Quant à la plus terrible de ces deux sentences, il y a lieu d'es-
pérer qu'il y échappera, dit Hansfelt.
Fleurange frissonna.
Lui ! lui 1 Était-ce bien de lui qu on parlait ainsi ?
— Mais, dites-moi, Karl, n'y a-t-il qu'une seule alternative ? ne
pourrait-il pas être condamné à la prison, à l'exil? Ce sont là aussi
de grandes et terribles punitions ! Pourquoi ne me parler que de
deux sentences, l'une presque aussi horrible que l'autre?
Hansfelt secoua la tête :
— Son nom, dit-il, son rang, les bienfaits dont la cour a comblé
sa famille, les faveurs qu'on lui a tant de fois offertes à lui-même, «
tout, aux yeux de ses juges, aggravera son crime. Sa vie, je l'espère,
sera épargnée, mais...
— Mais... les mines, les fers, la redoutable et cruelle Sibérie...
FLEURANGE. 15
vous croyez qu'il sera condamné à en subir toutes les rigueurs sans
adoucissement ?
Hansfelt se tut. Hilda serra dans les siennes les mains de Fleu-
range et posa tendrement ses lèvres sur son visage décoloré.
— C'est assez, et c'est trop, dit Hansfelt. Pourquoi, Gabrielle,
m'interroger ainsi ? Hilda pourquoi m'avoir dit de lui répondre.
— Parce que je veux tout savoir, dit Fleurange, en relevant son
front, qu'elle avait un instant appuyé siar l'épaule de sa cousine,
et en reprenant toute la fermeté de sa voix.
Puis, après un moment de silence, elle reprit :
— Ainsi donc, rien ne peut le sauver ?
— Vous avez voulu savoir la vérité sans déguisement, Gabrielle, et
je ne l'ai pas cachée. Selon toutes les probabilités humaines, rien ne
peut soustraire le comte Georges au sort qui l'attend, cela est hors
de doute. Mais il arrive parfois en Russie qu'une volonté soudaine
et capricieuse du souverain arrête la main de la justice. Toutefois,
ce serait vous tromper, si je n'ajoutais pas que rien ne permet d'es-
pérer qu'il puisse être l'objet d'un acte de clémence de cette sorte.
Tou>,au contraire, s'accordent à dire que l'irritaiion contre lui est
extrême et dépasse celle qu'inspire tous les autres conjurés.
Fleurange demeura longtemps pensive :
— Merci, Karl, dit-elle enfin. Vous médirez maintenant toujours
tout ce que vous apprendrez, n'est-ce pas?
Après avoir reçu de lui la promesse qu'elle demandait, elle allait
quit er la chambre.
— Ah ! encore une question, dit-elle. Il faut que ma tête soit
bien troublée, pour ne vous avoir demandé encore si on sait com-
ment sa malheureuse mère aappris cette nouvelle, et comment elle
la sup])Orte.
— Clément a entendu dire qu'au moment môme où elle l'avait
reçue à Florence, elle s'était mise en route pour se rendre à Péters-
bourg.
— A Pétersbourg ! dans cette saison ! elle mourra en route, la
pauvre femme.
— Je ne puis vous en dire rien de plus. Clément arrive ce soir ;
il aura peut-être recueilli quelque autre nouvelle.
Mais le soir, à l'.irrivée de Clément, Fleurange, vaincue par la
fatigue et les émotions de la journée, était hors d'état de quitter sa
chambre. Sa tante, établie près d'elle, avqit déclaré qu'elle ne ver-
rait plus personne de la journée, et l'entrevue qu'elle avait espéré
avoir avec Clément ce soir-là fut remise au lendemain.
Clément, pendant ce temps, se prépara à la phase nouvelle de
répreuve qui l'attendait, en se faisant raconter en détail tout ce
16 REVUE CANADIENNE.
qui s'était passé. Mademoiselle Joséphine apprit alors à tous Tac-
cident survenu à Fie u range chez elle, et elle apprit elle-même, en
retour, avec un intérêt mêlé du plus profond élonnement quelle
avait été la cause réelle de cet évanouissement. De toutes les
souffrances de ce monde, celles que peut causer la paseiou lui
étaient complètement inconnues. On lui eût soudainement annoncé
que sa chère Gabrielle était atteinte de démence ou de consomption,,
qu'elle n'eût pas été plus surprise et plus inquiète. Peut-être même
l'eût-elle été moins, car, en ce cas, il ne se fût point. mêlé à sa tris-
tesse la terreur qu'inspire l'inconnu et la complète ignorance du
remède qui accompagnait celle du mal, et joignait ici l'impuis-
sance à l'inquiétude. Elle, qui avait tant de remèdes, petits et
grands, à proposer en toute circonstance, elle ne pouvait absolu-
ment rien imaginer qui convint à celle-ci.
Comment ce personnage inconnu, dont elle n'avait jamais
entendu le nom jusqu'à ce jour pouvait-il être devenu tout d'un
coup si important pour le bonheur de celte chère enfant, entourée
de tantd'auties tendresses, et qui avait toujours semblési heureuse
au milieu d'eux ?
Ceci était à ses yeux un phénomène plus grand encore que celui
de savoir l'allemand ; mais celui-ci, elle résolut de l'étudier, " car
enfin, pensa-t-elle, un jour peut venir où il se trouvera quelque
chose à faire pour elle, qui tombera sous ma compréhension et qui
sera en mon pouvoir. Je veux tâcher de ne pas l'ignorer, afin de ne
pas perdre l'occasion d'en profiler."
Cette vague espérance pour l'avenir consola mademoiselle José-
phine de son incompétence présente et servit, pour le moment, de
satisfaction au dévouement désoi'ienté de sa bonne âme.
XLir
Le lendemain matin, Fleurange ne se ressentait plus de l'ébranle-
ment physique du jour précédent et était debout à son heure accou-
tumée, c'est-à-dire au point du jour. Elle s'enveloppa, comme de
coutume, dans son épais manteau, mit son petit bonnet fourré, et
s'achemina vers l'église où, chaque jour, dans celte saison, elle
entendait la première messe.
Là, elle rejeta son capuchon en arrière et s'agenouilla le plus
près possible de l'autel. L'église était si sombre que chacun y
apportait avec soi une lanterne, un bout de cierge ou tout autre
moyen portatif d'éclairage, afin de s'aider à lire, et ces lumières
diverses, augmentant avec le nombre des fidèles, finirent par répan-
FLEURANGE. 17
dre dans l'église une lueur qui permettait à peu près de distinguer
les objets et les personnes qui s'y trouvaient.
Fleurange n'avait point apporté de lumière. Elle n'en avait pas
besoin, car elle n'avait pas de livre, mais elle n'en était pas moins
profondément recueillie. Les mains jointes, la tête levée, les yeux
fixés sur i'autel, son profil pur et régulier vivement éclairé par le
cierge de^a voisine, elle ressemblait, dans sa pâleur et son immo-
bilité, à une blanche statue de marbre couverte d'une sombre dra-
perie. Elle priait avec ferveur, mais sans agitation, sans larmes,
sans même mouvoir ses lèvres; son âme était tout entière dans son
regard, et son regard exprimait tout ensemble la foi qui implore et
espère, la soumission qui accepte et le courage agit. C'était
une prière dont il fallait se relever, ou exaucée, ou soumise et
fortifiée.
La messe achevée, toutes les lumières s'éteignirent tour à tour^
et la lueur du jour, tremblante et incertaine, les remplaça et gran-
dit bientôt assez pour qu'en se levant après les autres, lorsque l'é-
glise était presque vide, Fleurange pût reconnaître Clément debout
à quelques pas d'elle. Il la suivit jusqu'à la porte de l'église, où
elle prit de sa main l'eau bénite, puis ils sortirent ensemble.
Il faisait maintenant grand jour ; mais le ciel était gris, une bise
Tiolente soulevait la neige tombée, et lorsqu'ils eurent quitté l'abri
du grand mur de l'église, ils se trouvèrent en face d'un véritable
tourbillon de vent et de neige qui fit chanceler Fleurange. Clément
la soutint ; puis il garda son bras, et ils marchèrent quelque temps
sans se parler.
Malgré lui. Clément redoutait cet entretien, et il rassemblait
toutes ses forces pour écouter tranquillement ce qu'elle allait lui
dire. Mais enfin, comme elle gardait le silence, ce fut lui qui parla
le premier :
— Vous étiez malade hier au soir, Gabrielle. J'étais loin de ni'at-
tendre à vous trouver ce matin de si bonne heure à l'église, et par
un temps si rude.
— Malade? répondit Fleurange. Non, je n'étais pas malade,
mais j'avais eu un grand saisissement. Vous le savez, Clément,
n'est-ce pas ?
— Oui, Gabrielle, je le sais.
Ces simples paroles échangées, la barrière était franchie. Le fan-
tôme des pensées de Clément était maintenant vivant et présent
entre eux : mais les natures énergiques préfèrent les plus dures
réalités aux appréhensions vagues, et même aux vagues espoirs ; et
Clément sentit son courage croître à mesure que s'enracinait dans
son âme une abnégation plus complète de lui-même.
25 janvier 1873 2
18 REVUE CANADIENNE.
— Pourquoi, lui dit-il, après un moment de silence, pourquoi,
Gabrielle, ne m'avez vous pas traité jusqu'à présent avec la con-
fiance que vous m'accordiez jadis ?
A cette question elle répondit sans hésiter:
Parce que je m'étais imposé de ne plus jamais parler de lui..,
je me l'étais imposé, poursuivit elle, sans remarquer le féger tres-
saillement que son cousin n'avait pu réprimer, parce que je voulais
l'oublier. 11 valait donc mieux me taire, môme avec Hilda, même
avec vous, Clément. Mais maintenant, continua-t-elle, avec une
sorte d'exaltation où la douleur et la joie se confondaient ensemble,
maintenant je ne pense plus à cela. Il me semble q 'une nouvelle
vie commence pour lui et pour moi. Nous sommes pourtant déjà
séparés comme par la mort; mais la mort brise les barrières et
réunit aussi. Que vous dirai-je. Clément ? il me semble être plus
près de lui aujourd'hui qu'hier, et, en dépit de moi-même (c'est une
illusion, je le sais bien), l'idée me vient que, d'une manière ou
d'une autre, je pourrai le servir. En tout cas, je n'ai plus aucun
motif pour cacher ce que je pense, et cette contrainte de moins est
déjà un grand soulagement.
Clément l'écouta sans l'interrompre. Une souffrance aiguë l'at-
teignait à chaque mot, mais il s'y aguerrissait, à peu près comme
on le fait au bruit du feu et au choc des armes, jusqu'à ne plus
trahir, même par un battement de paupière, la crainte de la mort
ou l'atteinte d'une blessure.
Quant à Pillusion dont elle venait de parler, c'était le dernier
rêve de la tendresse et de la douleur. Il ne chercha pas à la con-
tredire.
— Espérons, ma cousine, dit-il d'une voix calme. Tant de cir-
constances imprévues peuvent en effet surgir pendant la durée
d'un procès tel que €elui qui commence ! Rien n'est encore déses-
péré. Quoi qu'il en soit, ajouta-t-il, lorsqu'ils approchaient de la
maison, à dater de ce jour, promettez-moi, Gabrielle, de me rendre
votre confiance d'autrefois : confiance pour tout me dire, confiance
pour tout attendre de moi ! Cette promesse, vous me l'aviez déjà
faite : l'avez-vous oubliée ?
— Non, Clément, et je la renouvelle. Vous êtes le meilleur de
mes amis, il y a longtemps que je vous l'ai dit ; je le pense aujour-
d'hui r,on me alors.
Oui, elle le lui avait dit : il n'avait oublié ni quel jour ni en quel
lieu, et son cœur battit à ce souvenir! Quoiqu'il eût à peine dépassé
ses vingt ans et que la branche cueillie près d'elle ce jour-là fût
encore verte, il lui semblait qu'une longue vie s'était écoulée entre
FLEURANGE. 19
€6 niûment et celui où, aujourd'hui, ils échangeaient à peu près les
mêmes paroles.
Toutefois, lorsqu'à la fin de cet entretien, ils se séparèrent après
s'êlre serré la main, il demeura à Clément, de cette sombre mati-
née d'hiver, une moins douloureuse impression que celle qui
l'avait saisie ce beau soir d'été au bord du Necker, où, à la pâle
lumière de la lune, il avait reçu, d'un accent de cette voix et d'un
regard de ces yeux, une révélation soudaine et fatale.
Aujourd'hui, elle ne lui avait rien appris qu'il ne sût déjà. A
défaut de bonheur, un vague avenir de dévouement s'ouvrait devant
lui. Gela lui suffisait pour trouver qu'il valait pour lui la peine
de vivre.
Ce jour et les suivants se passèrent sans aucun incident nouveau.
La nécessité de dissimuler au professeur la préoccupation de tous
les obligeait à faire uu effort i|ni i-'étaiL inutile à personne, et
moii's qu'aux aulros à Fleurange, qui restait fii'èlc aux ohlii,^a-
tiûi^squoLi lionnes de sa vie, et passait sf>n tem;.)s accoutumé au.,rès
du fauteuil de sou oncle, ou lùeu ch(.'Z lua'.U^m jiselle Josépliirie
et cliez ses pauvres [irotégés. IJuo anxiélé fiévreuse se trahissait
toutefois dans tous les mouvements de la j mue fille et da'is l'ex-
pression troublée do ses yeux, l(»rsque ch'iquv} jour, à la même
heure, elle venait demniderà Hansfelt le cuit. nui Je ses journaux.
Mais pendant plus d'une semaine ^'1*-"^ deujuveau uo vint S(Ailaj.^er
ou afrgravcr son angoisse.
Clément était n}parti pour Francfort et les jours se traînaient lans
une lourde et muette angoisse, lorsqu'un malin (uu jour et à une
heure où ils ne raltenJaient pas), il a[iparut tout à coup, apportant
une 1 ouvelle imprévue : la princesse Catherine était à Francfort
et serait le lei. demain à ïïeidelberg !
Fleurange tressaillit.
Laprinc îsse CHbvirine !.. Tous les souv^^nirs attachés à ce nom
se réveillèrent avec une iiitensito ttlle, qu'elle dem.^uia, au pre-
mier m-jrnenl, CMiini:^ suif(»<|uéj; la voix et la parole lui manquè-
rent à la fois.
— '^Ule vient ici ! dit elle euil'i, ici, à Heidelberg ! j.ourquoi ? .{ui
peut l'ameMiU'? Comnieui le savez vous? qui vous l'a 'lit? Dites
moi tout, oh ! parL z vile, Clcm«nit !
CleiU'jui la couj'u.'i l'être calmj,et elle le devlirt nu cilet peu *i peu
à mcsuri' qu'il lui ('isaii ce iii'il :«vait appris la veille, Je la princesse
Callu;rine elb^ même. Oui, la priucjsse C'Jtherine qui, ihformée à
son airivée, par M. WaMIicim s<mi biu-juiru', de la présence à
Fi'ancforl du jeune J))rnihal, l'avait fait j rié de passer chez ell
Clémtnl s'était rendu, non sans éi;iotioa, à cet appel de la mère dî
20 REVUE CANADIENNE.
comte Georges, et il l'avait trouvée dans un effrayant état de souf-
france et de faiblesse. Il avait eu néanmoins avec elle un long
entretien dont le résumé était que, partie de Florence à l'arrivée
de la fatale nouvelle, elle avait voyagé nuit et jour jusqu'à Paris,,
où elle était tombée malade : que de là, néanmoins, au bout
de quatre jours, elle, s'était remise en route; mais qu'arrivée
à Francfort, le médecin lui avait déclaré qu'elle était absolu-
ment hors d'état de poursuivre son voyage, surtout pour affron-
ter la rigueur croissante du climat à mesure qu'elle approche-
rait de Pétersbourg. Ne pouvant aller plus loin, elle avait résolu
de venir au moins jusqu'à Heidelberg, où elle espérait que les
soins d'un jeune docteur de cette ville, depuis et déjà alors fort
célèbre, la mettraient en état de reprendre au plus vite son triste
voyage.
—Je ferai cet effort, avait dit la princesse, car je veux vivre, je
veux me rapprocher de lui, si cela est possible, je veux le revoir l
J'espère beaucoup des soins du docteur Gh... et de ceux de votre
cousine Gabrielle; je compte sur elle. Dites-le lui. Dites-lui,
avait-elle ajouté en pleurant, que je brûle de la revoir et que
je la supplie de venir me trouver dès que je serai arrivée à
Heidelberg.
—Et elle y sera demain ? répéta Fleurange avec émotion.
— Oui, à l'entrée de la nuit. Je vais prévenir le médecin et faire
préparer pour elle le meilleur appartejnent de la ville. Mais sans^
qu'elle me l'ait dit, je suis certain, Gabrielle, qu'elle compte vous-
y trouver à son arrivée.
Fleurange se contenta de dire qu'elle y serait, mais son cœur
battait d'une joie qu'elle avait cru ne plus pouvoir éprouver. Revoir
en ce moment la mère de Georges! N'était-ce pas se rapprocher de
lui? n'était-ce pas la certitude d'entendre prononcer son nom, d'a-
voir de ses nouvelles directement et promptement ? n'était-ce
pas, en un mot, la réalisation d'un vœu secret qu'elle n'avait pas
osé formuler?
Le lendemain, longtemps avant l'heure dite, elle était dans l'ap-
partement préparé pour la princesse, y disposant les meubles de la
manière qu'elle savait être le plus conforme à son goût, s'efforçant
de toutes les manières d'empêcher la tristesse extérieure des objets
d'aggraver celle de la pauvre voyageuse qui, vers la fin de cette
longue journée, arriva, en effet, épuisée de fatigue et tomba, en
sanglottant, dans les bras de la jeune ûUe.
Le temps où elle ne craignait d'autre danger pour son fils que
telui de la présence de Gabrielle était loin. L'impression présente
dominait toujours, chez elle,, tout le reste, et son malheur actue
FLEURANGE. 21
était bien fait, d'ailleurs, pour l'absorber tout entière. Aussi, en
revoyant sa jeune protégée, elle ne songea qu'au bien-être d'avoir
retrouvé ses soins et sa présence, à l'heure où le besoin s'en faisait
le plus sentir, et tout, hormis son premier engouement pour elle,
sembla s'être effacé de sa mémoire.
XLIIT
Une lumière adoucie voilait les objets. Un feu brillant pétillait
dans une petite cheminée placée comme ornement dans une cham-
bre, bien chauffée d'ailleurs par le poêle allumé extérieurement.
La princesse était, comme autrefois, étendue sur un canapé à l'abri
d'un grand paravent. Le coude appuyé sur une petite table char-
gée d'objets qui la suivaient en tous lieux, les pieds couverts d'un
grand châle, et près d'elle Fleurange assise sur un tabouret, dans;
une attitude qui lui avait été familière.
Tout était bien changé, néanmoins, et il ne s'agissait plus main-
tenant de lui faire la lecture comme autrefois, ou de suivre le
cours plus ou moins frivole de ses préoccupations habituelles. Un
seul sujet la possédait tout entière, et ce sujet, l'ardent intérêt de
celle qui l'écoutaits'en lassait moins encore qu'elle-même. Aussi, la
pauvre mère y revenait-elle sans cesse, tantôt avec agitation, tantôt
avec rabattement du désespoir, mais toujours avec une douleur
intime et déchirante, à laquelle répondait une douleur égale à la
«ienne.
C'était la première fois que la princesse Catherine était vaincue
par le malheur. Vaincue, mais non transformée, car, de même
qu'elle conservait instinctivement toutes ses habitudes élégantes,
l'emportement de son caractère demeurait le môme et éclatait dans
les récriminations auxquelles elle se livrait contre tous ceux
qu'elle accusait de l'infortune de son fils, afin de pouvoir lui-même
le plaindre sans avoir à le blâmer. Ce fut ainsi que Fleurange
l'entendit s'écrier que '* Fabiano Dini avait été son mauvais génie ! "
et elle frissonna en se rappelant son pressentiment trop vite et trop
fatalement justifié.
— Oui, dit la princesse, pendant l'un de leurs premiers entretiens,
— c'est lui, c'est Fabiano Dini qui l'a mis en rapport avec cet homme
maudit... avec ce Lasko !
Et alors elle raconta à la jeune fille l'arrivée à Florence de ce
personnage dont la mort tragique lui semblait avoir trop peu expié
le mal qu'il avait fait à son fils : quel empire il avait su prendre
sur lui, avec quelle adresse et quelle promptiiude il avait su démê-
2è REVUE canadienne:
1er toutes les faiblesses de Georges et en profiter ! Elle n'avait pas
voulu y croire d'abord ; malgré les avertissements d'Adelardi, elle
avait été trop longtemps, trop follement incrédule, mais, une fois
ses craintes réveillées, que n'avait elle pas souffert ! que n'avait-elle
pas tenté !... hélas 1 tenté en vain !
— Il était toujours ainsi, ce malheureux et cher enfant! Aucune
prudence, aucune crainte du danger ne l'arrêtait jamais sur une
pente où l'entraînait son attrait. 0 les misérables ! ils ont bien su
exploiter cette inprudonce, cette générosité et ce courage î Et main-
tenant ! s'écria-t-elle eu se soulevant sur son oreiller, tandis que sa
chevelure, épaisse encore mais grisonnante, tombait sur ses épaules
dans un désordre inaccoutumé, serai t-il possible qu'on le confondît
avec eux ? Oh ! que je guérisse ! que je retrouve seulement la
force de partir, d'arriver, de voir, ne fût-ce qu'une fois, la
jeune impératrice, et j'obtiendrai sa grâce, je le sens ! j'en suis
certaine !
Puis elle retomba é[)uisée et murmura les mots suivants, tandis
qu'elle se tordait les mains :
— Et Vera I... Vera !... absente de Tétershourg en ce moment î
Elle y était attendue, mais qui sait si elle n'arrivera pas Irop tard T
Qui sait surtout si elle ne sera pas sa pire ennoinie, et s'il n'a pas
empoisonné à plaisir la source d'où, en ce moment, pouvait lui
venir le salut?
Ces paroles qui lui eussent peut-être causé uu trouble ne furent
point entendues par celle à qui elles s'adressaient. Fleurange, en
ce moment, s'était doucement éloignée de l'oreiller sur lequel
venait de tomber la tête fatiguée de la princesse, et préparait, au
bout de la chambre, un calmant que la pauvre malaie prenait
machinalement d'heure eu heure, sans en avoir obtenu le soula-
gement d'un moment de repos. Cette agitation dévorante qui
échappait à l'action de tous les remèdes ne s'apaisait uu peu qu'à
l'arrivée des lettres fréquentes du marquis Adelardi, lequel,
demeuré à Pétersbourg, la tenait exactement au courant de ce qui
s'y passait et venait tantôt ranimer ses espérances, tantôt confir-
mer ses craintes. Mais, jusqu'à ce jour, il ii'avait encore réussi à
apprendre rien de certain sur le stu-t qui était réservé à so:i ami.
Aussi, après avoir lu ces lettres avec avidité, les jetait-elle souvent
au feu avec désespoir.
Tant d'agitations avaient fiin par amener une Tièvre ardente, et la
princesse était obligée de garler lo lit depuis plusieurs jours, lors-
qu'un matin, il arriva une nouvelle lettre de Pétersbourg. Fleu-
range s'approcha doucenient de la malade et s'aperçut qu'elle était
profondément endormie. Il était important de ne pas troubler ce
FLEURANGE. 2^
court instant de repos, et d'ailleurs, depuis quelques jours, le méde-
cin avait recommandé qu'aucune lettre ne lui fut remise sans avoir
été lue auparavant, afin que, dans le cas trop facile à prévoir où Tune
d'elles apporterait quelque sinistre nouvelle, elle ne tombât pas
entre ses mains avant qu'elle y enl été préparée. Fleurange s'était
engagée à lire ces lettres la première, avec d'autant moins de scru-
pule que, depuis plus d'une semaine, c'était elle qui en faisait la
lecture à la princesse trop abattue pour les lire elle-même.
En ce moment donc, après l'avoir laissée aux soins fidèles de
Barbe, elle rentra dans le salon, ferma soigneusement la porte, et
brisa le cachet de la lettre qu'elle tenait entre les mains et qui,
ainsi que les autres, était adressée à la princesse par le marquis
Adelardi.
*' Enfin, lui disait-il, je crois avoir acquis la certitude que
vous pouvez être rassurée sur la plus terrible des éventualités de
l'avenir. L'extrême rigueur de la loi n i sera exercée que contre les
chefs reconnus de la conspiration, au nombre de quatre ou cinq.
Tous les autres (et Georges sera de ceix-là) subiront une peine ter-
rible, hélas ! mais nous en sommes réduits à nous estimer heureux
de ne plus avoir à craindre une plus effroyable encore... Je dis
nous, ma chère et malheureuse amie ! car, quant à lui, je redoute,
au contraire, l'efiet que produira sur lui cette sentence, et je suis per-
suadé qu'il la regardera comme mille fois plus redoutable que
l'autre.
" Depuis ma dernière lettre, grâce à l'intervention de l'un des
ambassadeurs, j'ai obtenu la faveur d'entrer dans la forteresse où.
Georges est détenu, et d'avoir avec lui un entretien sans témoin.
Sa grâce lui a été offerte s'il consentait à nommer quelques-uns de
ses complices. Il s'y est refusé, ce qui ne vous surprendra pas.
Mais les preuves nonîbreuses de leurs criminels projets qu'on a
fait passer sous ses yeux, dans le but de lui arracher des aveux,
lui ont révélé à lui-môme la nature de l'entreprise dans laquelle
il a laissé follement compromettre son honneur et sa vie. L'effet
de cette découverte a été de le jeter dans un morne abattement, et
sa seule crainte maintenant, c'est que la mort lui soit épargnée.
" Je l'ai méritée par ma folie, Adelardi, m'a-t-il dit, et vous aviez
raison de me prédire que cette réflexion dans une extrémité telle
que celle où je me trouve n'aurait rien de consolant. Toutefois je
saurai subir mon sort sans faiblesse ; vous me faites, je pense, l'hon-
neur de n'en pas douter. Cependant, je ne veux pas me faire plus cou-
rageux que je ne le suis, et si, au lieu de mourir, il me fallait traî-
ner en Sibérie la vie d'un condamné, je ne sais à quels excès me
porterait e désespoir," Il faudra donc user d'autant de ménage-
24 REVUE CANADIENNE.
«lents pour lui apprendre l'adoucissement de sa peine, qu'à d'au-
tres la rigueur de la leur. D'ici là, j'espère encore réussir à pénétrer
jusqu'à lui.
" En attendant, j'ai appris avec autant d'admiration que de sur-
prise que plusieurs des condamnés à la môme peine que lui, auront
une consolation imprévue et inouïe. Leurs femmes, leurs admira-
bles et héroïques femmes, ont demandé à partager leur sort, et au
moment où je vous écris, plusieurs d'entre elles, que vous connais-
sez, belles, jeunes, élégantes se préparent à suivre leurs époux, par
une sorte de noviciat des rigueurs de la Sibérie. Ces malheureux
sont dégradés de leur noblesse, privés de leurs biens, dépouillés de
tout au monde, mais on n'a pu leur ravir une tendresse dont rien
n'épouvante la noble fidélité. Je vous l'avoue, je me sens honteux
et confus, car, en c^ moment, je le reconnais, jamais je n'avais
compris ou même soupçonné ce que peut receler d'héroïsme et de
générosité le cœur des femmes !..."
Celui de Fleurange palpitait au point de ne pouvoir poursuivre
sa lecture. Les yeux baignés de larmes, elle lisai t et relisait la page
qu'elle venait d'achever, lorsqu'on vint la prévenir que la prin-
cesse s'éveillait et demandait s'il était arrivé une lettre pour elle.
Depuis quelques jours la terreur de la plus fatale nouvelle s'était
emparée de son imagination et lui avait donné parfois des accès de
délire. Aussi, lorsque la lettre que l'on vient de lire lui eut été
communiquée, elle ressentit une consolation soudaine et inespérée.
La vie ! la vie de Georges serait épargnée ! le temps était
devant elle. Elle recommença à tout espérer de l'avenir, et elle
reprit une tranquillité comparative qu'elle n'avait pas éprouvée
depuis longtemps.
Dans la soirée elle put se lever : elle causa, elle parla avec viva-
cité de ses projets, de ses espérances, de tout ce qu'elle ferait pour
adoucir l'exil de son fils, de ce qu'elle tenterait môme pour l'abré-
ger ; mais, par extraordinaire, Fleurange l'écoutaità peine etne lui
répondait pas.
Vers neuf heures, on vint comme de coutume la cnercher. C'é-
tait tantôt Julian, et tantôt Clément, qui l'attendait ainsi, en bas,
pour lui faire faire le trajet d'une demi-heure qui séparait
Rosenhaïn de la maison de la princesse, située à l'extrémité de la
"ville.
Ce jour-là, elle était si pensive, qu'elle ne remarqua pas quel était
celui des deux qui l'accompagnait. Le ciel était étoile, mais il fai-
sait très-froid et, sous son petit bonnet de velours, ses cheveux flot-
taient à l'air de la nuit.
FLEURANGE. 25
— Relevez votre capuchon, Gabrielle, il n'a pas fait encore aussi
froid de l'hiver.
C'était la voix de Clément.
Elle sortit brusquement de sa rêverie.
—C'est vous, Clément ! pardon, je ne savais plus si je marchais
avec votre escorte ou sous celle de Julian.
Et comme il mettait doucement la main sur son capuchon pour
le relever :
— Non, non! dit-elle vivement, laissez-moi respirer l'air! Quoi-
qu'il y ait à peine deux ans que, pour la première fois de ma vie,
j'ai vu de la neige, je n'ai pas peur du froid, et je pourrais, s'il le
fallait, supporter nne température bien autrement rude que celle-ci.
Tenez ! et elle découvrit complètement sa tête et fit ainsi quelque
pas en exposant son visage et son front à l'air glacial de la nuit. —
Vous savez bien, poursuivit-elle, avec une animation qui contras-
tait singulièrement avec le silence qui l'avait précédé, vous" savez
que, pendant la campagne de Russie, ceux qui étaient le moins
sensibles au froid, c'étaient les soldats napolitains. Eh bien, je suis
comme eux, j'ai apporté d'Italie une provision de soleil que bien
d'autres frimas que ceux-ci n'épuiseraient pas.
Toutefois, sur les nouvelles instances de Clément, elle remit
son bonnet en riant, et ils continuèrent rapidement leur marche,
laissant à peine la trace de leur pas sur la neige épaisse et durcie.
Sa gaieté, ce soir-là, était étrange ! Clément la remarqua sans la
comprendre. Mais cette voix joyeuse et ce sourire charmant,
au lieu de le réjouir comme de coutume, lui causèrent en ce
moment un inexprimable malaise, et le rendirent plus triste que
amais ! i
XLIV
Ainsi que cela arrive fort souvent aux personnes d'un naturel
violent et impressionnable, il était rare que la princesse Catherine
vît longtemps les mêmes objets sous le même aspect, et bien
qu'une douloureuse fixité eût été imposée à ses pensées par les
circonstances tragiques qui, tout d'un coup l'environnaient et
jetaient un voile sombre et sanglant sur une vie jusque-là si
riante, elle trouvait moyen de donnera son malheur mille nuances
diverses, et il n'était pas toujours facile de la suivre dans les
détours capricieux de sa douleur. Ce qui l'avait consolée un jour
l'irritait le lendemain, ce qu'elle avait affirmé le matin, elle le
niait le soir, avec véhémence. Parfois elle exprimait ses craintes
y
26 REVUE CANADIENNE.
exprès pour qu'on les combattît ; dans d'autres instants, elle fondait
en larmes à la moindre contradiction, et il n'était plus permis de
chercher à la rassurer sans être accusé de cruauté et d'indifférence
à son malheur.
Par l'effet de l'une de ces fluctuations, le lendemain du jour où
la lettre du marquis Adelardi lui avait semblé si consolante, Fleu-
range à l'heure de sa visite accoutumée, la trouva livrée au plus
sombre abattement.
Tout avait changé d'aspect, ou peut-être serait-il plus juste de
dire que tout avait repris à ses yeux l'aspect de la vérité. En effet,
était-ce assez que la mort fût épargnée à ce fils adoré, et la vision
qui s'offrait maintenant à son esprit n'était-elle point pour elle une
torture presque aussi cruelle ? Lui ! Georges, son fils ! ce type
achevé, à ses yeux, de beauté, d'élégance et de noblesse, revêtu de
l'affreux vêtement des condamnés !... et dans cette foule misérable,
s'acheminant seul, vers ces régions désolées, où l'attendaient les plus
rudes et les plus humiliants travaux, sans môme la consolation d'une
amie pour l'encourager, d'une main pour serrer la sienne, d'un
cœur pour l'aimer et le lui dire !
— Oh I s'écriait-elle ! avec cet accent qui ne ressemble à aucun
autre, comme la douleur d'une mère ne ressemble à aucune autre
douleur, oh ! quelque faible, malade et épuisée que je sois, que
ne m'est-il permis de le suivre I Voyez-vous, Gabrielle, il me sem-
ble en ce moment que, si cela m'était accordé, je trouverais des
forces, je trouverais du courage, et je partirais, j'arriverais, je m'at-
tacherais à sa misérable vie, je partagerais toute la rigueur de
cette existence affreuse, et, à force de tendresse, je la lui ren-
drais supportable !
Plus cette énergie désintéressée était rare chez la princesse, plus
ce cri, d'une sincérité indubitable, était saisissant. Pâle, muette,
immobile devant elle, Fleurange l'écoutait avec une émotion qui
semblait arrêter les paroles que ses lèvres tremblantes auraient
voulu articuler.
La pauvre princesse sanglotait et semblait épuisée par sa propre
véhémence, lorsque Fleurange s'agenouillant soudainement, tout
près d'elle, lui dit à voix basse :
— Vous souvenez-vous, princesse, de la promesse que vous avez
un jour exigée de votre fils ?
La princessB releva la tête avec une surprise mêlée d'une nuance
de ressentiment.
— Qu'est-ce à dire ? Est-ce un reproche que vous voulez me
faire en ce moment? L'heure en est bien choisie, et ceci de votre
part me surprend, Gabrielle !
FLEURANGE. 27
— Un reproche ! s'écria Fleurange. Non, je ne pensais pas à cela,
c'était une demande, une prière, ou plutôt, non, c'est une question
que je voulais vous faire.
— Une question !
La princesse regarda Fleurange. L'expression de son visage la
frappa, et un intéi-ôt mêlé de surprise la tira de son abattement.
Qu'allait-elle donc lui demander de si extraordinaire ? et pourquoi
avait-elle à la fois le regard si résolu et la voix si suppliante ?
— Dites, parlez, demandez-moi tout ce que vous voudrez,
Gabrielle.
— Eh bien, auparavant laissez-moi vous dire ceci. La veille de
mon départ de Florence, tandis que je descendais de San Miniato
avec lui... a^^c le comte Georges, il me demanda si je voulais deve-
nir sa femme, en ajoutant qu'il était sûr d'obtenir votre consente-
ment.
— Pourquoi rappeler tous ces souvenirs, Gabrielle ? Je vous
croyais généreuse, et vous êtes cruelle !
Fleurange poursuivit commme si elle ne l'eût point entendue :
— Je lui répondis que jamais je n'écouterais ce langage à moins
que par impossible, un jour vint, où vous, princesse, vous sa mère,
vous me diriez : Sois nia fille, Gabrielle, j'y consens avec joie I
Elle s'arrêta un instant comme si son cœur battait trop fort pour
lui permettre de poursuivre.
— Où voulez-vous en venir? dit la princesse.
— Princesse ! écoutez-moi bien maintenant. Voici ma question :
Lorsque la terrible senteitce sera prononcée, lorsque le comte
Georges de Walden aura été dégradé de sa noblesse, dépouillé de
ses richesses, privé môme de son nom (vous frissonnez, hélas ! et
moi aussi, c'est en frissonnant que je vous parle ainsi), mais
enfin... lorsque ce jour sera venu, s'il vous le demandait ce consen-
tement qu'il vous a promis d'attendre, le lui donnerioz-vous ?
La princesse la regarda, étonnée, sans avoir l'air de la com-
prendre.
— Me donneriez vous à moi-même la permission de lui dire :
" Oui ? " me diriez-vous enfin ce jour-là : " Gabrielle, sois )na fille,
j'y consens ? "
La princesse commençait à entrevoir lo sens des paroles qu'elle
écoutait, mais elle ét.iit stupéfaite et ne pouvait répondre.
— Eh bieh, princesse, poursuivit Fleurange tandis que son visage
exprimait à la fois une tendresse angélique et un courage viril :
dites-les-moi, ces paroles, et je pars ! je serai à Pétersbourg à l'heure
où cette sentence sera proncncée, et lorsqu'il sortira de son cachut je
serai là I et avant son départ pour l'exil, un lien nous unira qui me
^8 REVUE CANADIENNE.
permettra de le suivre et d'en partager avec lui toutes les rigueurs î
Et si jamais, poursuivit-elle d'une voix plus émue, la tendresse d'une
mère, les soins d'une sœur, l'amour d'une femme ont pu adoucir
le malheur, mon cœur aura la puissance de toutes ces tendresses
ensemble I
Nous le savons, lorsque certaines cordes étaient touchées dans le
cœur de la princesse, elles y vibraient fortement et pour un instant,
l'enlevaient à elle-même. Mais jamais, dans aucune circonstance de
sa vie, elle n'avait ressentit une émotion semblable à celle que lui
causèrent en ce moment Jes paroles et l'accent de Fleurange.
Elle la regarda un instant en silence tandis que de grosses larmes
tombaient le long de ses joues, puis enfin, ouvrant ses bras à la
jeune fille et la serrant avec passion sur son cœur, elle couvrit de
baisers son front et ses yeux, en répétant à plusieurs reprises,
d'une voix entrecoupée de sanglots : '' Oui, oui, Gabrielle ! sois ma
fille, j'y consens avec joie, avec reconnaissance et je te donne en
ce moment le consentement et la bénédiction d'une mère ! "
Mme CràTBN.
{A continuer.)
DISCOURS SUR LE TEMPS.
Messieurs,
Elles sont belles et intéressantes ces époques de notre vie où
rame reçoit toutes les impressions les plus douces, où toutes nos
affections se réveillent, où toutes nos émotions se ravivent, où
notre esprit se plaît à prendre un nouvel essor dans les champs de
l'espérance. Vous l'avez attendu avec impatience ce jour qui cou-
ronne vos souhaits, vous l'avez longtemps prévenu par vos désirs,
vous l'avez prononcé avec enthousiasme : car c'était un mot magi-
que à vos oreilles, c'était le résumé de toute votre vie, c'était le
jour de Van par excellence. Lorsqu'aujourd'hui les cloches ébran-
lées dans les airs ont annoncé à tous les peuples une nouvelle
révolution de jours, tout ce qui pense a tressailli, la grande famille
humaine a senti se resserrer les liens qui l'unissaient, et il s'est
manifesté un mouvement inaccoutumé dans le monde. Ceux qui
avaient participé à la chaleur du même foyer se sont retrouvés
ensemble, et le vieillard glacé déjà par les ans a cru rajeunir un
moment, en voyant à ses genoux ses enfants et les enfants de ses
enfants, et ceux-ci ont emporté la bénédiction paternelle, les
embrassemenis d'une mère, les vœux et les présents de leur famille.
Le riche comme le pauvre, le puissant et celui-là même qu'écrase
1 Ce discours fut prononcé par l'auteur, dans une séance publique qui eut lieu
dans les fêtes du jour de l'an 1852 au Collège de Montréal. Il avait alors dix-
neuf ans et comptait au nombre des plus beaux talents du collège. La mort l'a
enlevé à la fleur de l'âge en 1854. Il était né philosophe comme d'autres naissent
poètes. La Revue aura occasion de publier différentes compositions littéraires
qu'il a laissées avant de mourir entre les mains d'un ami intime qui publiera pro-
chainement sa biographie.— (N. E)
-30 REVUE CANADIENNE.
une puissance orgueilleuse se sont réjouis sur le seuil du présent
et du passé, les mêmes sentiments ont été leur partage.
Cependant, Messieurs, vous me permettrez de vous le rappeler,
si la nouvelle année nous présente tant de charmes, elle nous
fournit aussi en grande abondance des considérations amères.
Vous avez cru renaître à la vue d'une èie toute nouvelle, un âge
d'or vous a souri, mais jetez un regard en arrière, repliez-vous
sur le passé. Ce passé est-il à vous maintenant, l'année qui vient
de finir vous appartient-elle ? Il n'est personne qui n'ait à regretter
des objets qui lui furent chers, et c'est en un tel jour qu'il en sent
plus douloureusement l'absence.* Semblables à Tarbre qui se pare
de nouvelles feuilles au printemps, notre joie est sans mélange si
nous ne pensons pas à l'aquilon qui nous enleva nos premiers
ornements printaniers. Une main mystérieuse, invisible nous
entraîne sans cesse ; emportés sur le flot du torrent, nous saisis-
sons en vain l'aj'brisseau qui se rencontre, c'est eu vain que nous
nous attachons à l'herbe de la vallée, nous allons, nous allons
toujours comme le naufragé poussé par une vague furieuse. C'est
là, Messieurs, le caractère du temps, il n'est pas difficile de le re-
connaître. Veuillez entrer avec moi dans quelques réflexions sur
ce sujet si important à étudier; mes réflexions seront tristes, mais
il s'agit du temps, et c'est l'occasion même qui me les fournit.
Le créateur interrompit un jour le silence et l'immobilité de
l'éternité, et il créa la terre et les globes des cieux, régulateurs du
temps, et il créa les hommes auxquels il dit : Le temps sera pour
vous, l'Eternité pour moi. L'homme fut dès lors sous l'empire du
temps, et le temps fut sa vie et sa destruction, la vie et la destruc-
tion de tout ce qui existe, et il n'y eut plus qu'une longue chaîne
d'êtres destinés à s'élever successivement sur les débris des êtres.
Qu'il est giand et terrible dans ses effets, mais qu'il est utile de le
parcourir dans sa durée, ce temps qui nous consume lentement et
qui brise notre aigile aussitôt que nous avons appris à connaître
la vie ; ce temps qui fut établi le témoin, le juge et le destructeur
de l'numanité ; ce temps qui nous fait connaître ce que nous
sommes et ce que nous devons être I
Pascal, considérant le temps par rapport à chaque individu a été
effrayé de notre petitesse, et s'est écrié: L'homme n'est qu'un point
entre deux éternités! Un abîme de réflexions se trouve dans cette
sublime pensée. D'où venons-nous donc? que sommes-nous? Le
temps ei&t si court si on le compare à l'éternité, et cependant une
petite partie du temps nous absorbe et ronge notre existence. De
1 11 venait de perdre sa mère.
DISCOURS SUR LE TEMPS. 31
quelque côté que nous jetions les yeux, tout nous répète la môme
chose, tout nous avertit de notre sort. Nous voyons partout ce
qui nous a précédés, partout nous marchons sur des ruines et des
tombeaux, la terre est elle-même un immense sépulcre où tous
les mortels rcntrout à leur tour; partout la vue de ce qui n'est
plus nous épouvante, ot ce qui existe à nos yeux ne disparait-il
pas chaque jour à nos côtés ? Le temps nous épnrgnera-t-il nous-
mêmes, lorsque toute la nature a gémi à son passage ? Il périt, dit
Châteaubi'iani, un homme par seconde, chaque battement de
l'horloge est le glas funobre du trépas, chaque minute de notre
existence est attaché-^ à soixante cercueils, aux larmes et aux
lamentations do soixaiUe familJes. Que deviendrons-nous? L'hé-
roïsme et la ^^loiro ne font pas respecter l'ho.umo par le temps.
Ita vialor, a dit un écvivnin, heroem calcas. Ou ne ^>eut taire un pas
sans fouler aux pieds un héros ! et que no foulot-on pas? Elle est
bien triste la grandeur do celui dont les vers sont devenus les
frères, dont la poussière est la mère et la sreur. Disons plutôt :
arrête tes pas, voyageur audacieux, n'avance pas davantage, ne
vois-tu pas que tu marches sur ceux qui t'ont engendré? v.jyag^mr,
bientôt ou passera sur ce qui porta ton nom, rien non plus n-; sera
reconnaissable de ta poussière. Chacun a smi tour. Il viendra un
jour où le soleil se lèvera encore, mais ses rayons ne seront plus
pour nous; les astres continueront leurs mouvements journaliers,
et d'autres mortels seront là pour les admirer. En vain se débat-
trait-on avec le temps, le temps nous fait pirouetter dans les espaces
avec lui. Le temps figuré par l'antique Saturne dévore ses propres
enfants, il dévore les siècles et les hommes, il dévore les dî-hiu-
ments mômes qu'ils ont laissés pour prolonger une ombre d'eux-
mêmes.
Messieurs, si j'en avais le droit, je vous dirais aujourd'liui où
l'avenir vous parait si riant et si vaste, où votre imagination ravie
se plaît à créer mille projets fantastique^, je vous dirais : que sera
devenu le brillant auditoire qui m'euvirnniie dans soixante ans?
que restera- t-il de cette jeunesse si riche d'espérances dont j'ai
l'honneur de faire partie? Un ancien roi qui se jouait avec la vie
humaine voyait un jour défiler devant lui plus de cinq millions
d'hommes, tous vigoureux et pleins do forces, qu'il conduisait à la
conquête du monde, il les contemplait avec satisfaction du haut
d'une montagne, puis, tout-à-coup, il ne put retenir ses larmes :
" Quoi! dit-il, un siècle ne sera pas écoulé, et cette armée floris-
sante, l'élite de mes états, cette armée innombrable sera prosternée
dans la poussière ; et moi qui suis leur chef, je ne serai plus 1 "
Qu'est-ce que c'est donc que l'humanité ? En effet, Messieurs, que
32 REVUE CANADIENNE.
troiivbns-nous de Xerxès, que trouvons-nous de tant d'autres hom-
mes, qui, cèdres d'un jour, élevaient leur tête altière et étonnaient
la terre de leur grandeur. Que reste-t-il d'Alexandre, cet homme
que le monde semblait ne pouvoir contenir, et dont maintenant
nous chercherions en vain la tombe? Le temps a passé sur lui, et
si l'histoire ne nous avait transmis son nom, nous ne saurions pas
s'il eût existé. Que reste-t-il de César, d'Auguste, de ces empereurs
Romains qui se faisaient offrir de l'encens sur les autels des
Dieux? Bonaparte, ce géant de notre siècle, qu'est-il devenu?
Charlemagne, Louis XIV, Henri IV, ont vu leurs propres cendres
outragées par le temps, et ils ont été jetés aux quatre vents. Leur
postérité qui semblait si bien affermie sera bientôt éteinte loin du
trône où ils commandèrent, et toute leur grandeur restera seule-
ment dans le souvenir des hommes. Il y a eu de grands empires
en Asie, on t vu des cités populeuses et orgueilleuses de l'orgueil
de leurs rois, et le passant n'en reconnaît plus la trace. Babylone^
Tyr, Pergame, Athènes ne peuvent plus être retrouvées, plus un
monument! des animaux immondes parcourent seuls leurs en-
ceintes silencieuses. En Amérique, il y a eu aussi de grands
peuples, des empires florissants, des villes superbes, où se trouve
maintenant cet amas de grandeurs? Non loin du sol canadien, on
aperçoit sur les bords d'un fleuve quelques colonnes renversées,
des ruines d'édifices ruinés par le temps qui attestent l'existence
ancienne d'une nation puissante et civilisée. Qu'est devenue cette
nation? Demandez-le aux quelques Indiens qui restent encore
dans les Florides: ils n'en ont conservé aucun souvenir. Parcou-
rons tous les pays, partout se montrent les mômes ravages du
temps.
Il est d'immenses monuments que la main des hommes a cons-
truits comme pour élever un trophée de leur néant, comme pour-
porter jusqu'au ciel, suivant l'expression de Bossuet, le pompeux
témoignage de leur vanité. Ces monuments, ces pyramides qui
dominent le monde ont résisté au temps jusqu'à ce jour, mais c'est
pour dire à l'avenir les effets terribles du temps. Destinés à ren-
fermer la pourriture des rois, iis ont vu passer à leurs pieds
quatre-vingts générations, ils ont assisté à toutes les révolu-
tions, ils ont vu tomber ce qui paraissait le plus solide et le plus
inébranlable, ils ont été témoins de toutes les folies des hommes^
qui, souvent prévenant la marche du temps, ont touL détruit pour
régner^ et ont ensuite accablé le monde de leur propre chute.
J'en ai assez dit, Messieurs, sur les ravages du temps, je n'ajou-
terai qu'une réflexion qui vous plaira davantage. Si le temps a
tant d'influence* sur nous, s'il préside à notre sort futur, nous
DISCOURS SUR LE 'J'EMPS. 33
é
pouvons de notre côté influer sur le temps, et modifier en quelque
sorte ses effets. Il est des destinées dont l'homme a été fait lui-
même dépositaire, il est des intérêts sacrés qui lui sont confiés e*
qui ne dépendent que de lui. Ainsi, Messieurs, vous avez un avenir
qui repose entre vos mains, et cet avenir est précieux, et vous devez
le préparer en profitant des soins et des leçons qui vous sont pro-
digués dans le cours de votre éducation. En répondant à l'attente
de ceux qui vous instruisent, n'en doutez pas, votre rôle sur le
grand théâtre du monde sera beau, il sera avantageux pour vous,
avantageux surtout pour les frères à qui vous devez un jour vous
dévouer. Puissent vos pas être toujours marqués par des vertus et
des bienfaits ! et les bénédictions de vos concitoyens seront votre
couronne, et votre vie aura été pleine devant Dieu et devant les
hommes. C'est le souhait que je forme pour vous, en finissant
ce discours.
Louis Audet-Lapointe,.
:jqqfi UV.
i^q ^Vc O'i
25 janvier 1873.
CONFERENCES AMERICAINES'.
ABRAHAM LINCOLN.
CONFÉRENCE PRONONCÉE LE 14 MARS 1869 A LA RÉUNION PUBLIQUE
DU THÉÂTRE IMPÉRIAL, PRÉSIDÉ PAR M. LABOULAYE.
Mesdames, Messieurs^
Je me demandais, en entrant dans cette vaste salle et en vous
entendant applaudir, avec une ardeur si méritée, quelques uns des
bons et grands citoyens qui me font l'honneur de m'entourer sur
cette estrade, je me demandais quelle eût été l'impression de cet
auditoire si, par hasard, dans un voyage à Paris, Abraham Lincoln
se fût présenté lui même ! Vous connaissez tous son nom, vous ne
connaissez pas en détail son histoire, et je viens vous la raconter ;
mais, à coup sûr, personne ici n'a la moindre idée de sa personne
physique.
1 L'auteur, M. Augustin Gochin, mort à Paris Tannée dernière, (il était né le
Il décembre 1823) descendait dune des plus anciennes et des plus notables famil-
les de la grande bourgeoisie parisienne. " Les fonctions municipales, dit un de
ses biographes, TEglise, le parlement, les beaux arts, le barreau, se sont partagé
[n& divers membres de celte maison oiî le travail, le dévouement au peuple et la
disiinclion d'esprit sont héréditaires." Il a été un des hommes les plus aimés de
son temps. L'estime de ses compatriotes sera certainement partagée par nos
lecteurs <(uand ils auront fait la connaissance de l'auteur des Conférences Améri-
caines. >N. E.
CONFÉRENCES AMÉRICAINES. 35
Figurez-vous donc que vous voyez monter sur ce théâtre un
grand homme de six pieds trois pouces, extrêmement gauche dans
sa tenue, avec un large front et des cheveux qui, comme il le
disait lui-même, *' avaient l'ambition de faire leur chemin dans le
monde," des yeux profonds et mélancoliques, une large bouche
qui aimait à éclater de rire, et cette barbe au menton que les Amé-
ricains portent avec un goût aussi inexplicable que caractéristique.
Ce grand homme avait de grands bras, de grands pieds et de
grandes mains, et, si vous Paviez vu monter sur celte estrade, peut-
être qu'un sourire involontaire eût parcouru vos lèvres, et que plus
d'un d'entre vous se serait dit : Voilà un homme qui a de très-
grands bras comme un batelier et de très-grandes mains comme un
charpentier.
En efTet, Messieurs, cet homme était à la fois un batelier et un
charpentier. 11 fut, dans cette condition obscure, simple ouvrier
jusqu'à vingt ans; il était, à vingtcmq ans, à force de travail et
d'étude, devenu avocat dans une petite ville. A trente ans, il était
orateur populaire et membre de la législature de son État; à qua-
rante ans, il était représentant du peuple au congrès des Etats-
Unis; à cinquante ans, il était président de cet illustre pays que
M. Laboulaye définissait tout à l'heure si bien, président d'un peu-
ple libre, chef d'une des branches les plus jeunes et les plus vigou-
reuses de la famille humaine. A cinquante-six ans, il mourait
assassiné, et il entrait dans l'histoire par la porte magnifique du
martyre, ayant eu l'honneur incomjîarable d'illuminer son n m
plébéien de trois rayons d'une gloire extraordinaire : car il avait
tiré sa personne de l'obscurité pour la porter à la gloire, il avait
arraché son pays à la discorde pour le faire rentrer dans la paix, et
il avait pris quatre millions de ses semblables dans les chaînes de
l'esclavage pour les introduire dans la terre promise de la liberté !
Vous pensez bien que, quand on a à parler d'un tel homme, on
est pressé de supprimer toutes les précautions oratoires et d'arriver
face à face jusqu'à lui. Et pourtant vous me permettrez d'ouvrir ici
une bien courte parenthèse.
Il y a toujours dans un auditoire parisien des gens pleins de ma-
lice,— ^je parle de l'auditoire,— il est convenu que, sur cette estrade,
nous sommes tous pleins de candeur, — il peut donc y avoir, dans
mon auditoire, des gens pleins de malice, qui s'imaginent que j'ai
choisi ce sujet pour faire de la politique.
Je veux protester contre cette supposition pour plusieurs raisons.
Il y a, dans cette salle, au moins trois personnes qui ne veulent
pas que je parle de politique.
Il y en a une qui représente la loi, et très-sincèrement je veux
36 REVUE CANADIENNE.
respecter la loi. — Tl y a une autre personne que je veux tirer de sa
modestie, c'est l'organisateur plein d'intelligence et d'abnégation
de ces réunions, c'est M. Yung qui a ainsi conquis, comme un bon
citoyen, pacifiquement, légalement, l'exercice d'un droit important.
M. Yung tient à ce qu'on ne fasse pas de politique, et j'obéis à
M. Yung, quoique je sois bien sûr de lui avoir désobéi en le nom-
mant.
11 y a une troisième personne, qui ne veut pas faire ici de poli-
tique, et cette personne, c'est moi. Je ne suis pas plus débonnaire
qu'un autre, j'aime assez les allusions, lorsque ces allusions tom-
bent sur la nation française comme l'aiguillon tombe sur les flancs
d'un coursier généreux pour l'exciter à marcher en avant; mais
je n'aime pas les allusions, quand elles prennent la forme d'une
comparaison entre ma patrie et des nations étrangères, au profit de
ces nations. Humble quand je la juge, orgueilleux quand je la com?-
pare, les allusions me semblent alors antipatriotiques.
Il y a d'ailleurs un défaut commun à toutes les allusions.
A force de dire que la France est malade, à force de lui supposer
tant de maladies, ne craignez-vous pas de lui attirer beaucoup trop-
de médecins ?
On nous prend volontiers au mot. La France ne mérite pas
qu'on l'humilie en lui disant toujours qu'elle est malade. Il y a,
vous le savez, deux écoles médecinales ; il y a les médecins qui veu-
lent toujours inventer des remèdes nouveaux et tirer du sang ; il
y en a d'autres qui vous mettent à la diète, vous couchent dans un
lit et veulent vous endormir.
Je n'aime pas plus cette école que la première, et pour moi, tout
petit que je suis, et bien que je n'aie pas un tempérament bien
vigoureux, j'aime à compter sur ce tempérament pour mes conva-
lescences, et je me défie également pour moi, je me défie pour mon
pays, de ceux qui veulent tirer le sang des veines et de ceux qui
veulent m'endormir et m'empêcher de rester debout.
Ainsi donc, trêve aux allusions, elles sont dangereuses ; s'appli-
quant à une nation étrangère, elles deviennent des comparaisons
antipatriotiques. Mon honorable ami M. Laboulaye m'a fourni tout
à l'heure un autre argument qui m'a touché le cœur.
Pourquoi donc irions-nous incliner la France devant l'Amérique
du Nord? S'il faut parler des défauts de la France et des dangers
qu'elle peut courir, l'Amérique, elle aussi, a ses défauts et ses dan-
gers. C'est une nation bien jeune, elle a encore à faire ses preuves,
et il est puéril de la regarder comme le type d'une société parfaite.
Mais si l'on veut parler des grandeurs des Etats-Unis (M. Labou-
laye le disait tout à l'heure avec l'autorité de l'historien et l'ardeur
COxNFERENGES AMERICAINES. 37
du patriote), les gloires des États-Unis sont à moitié françaises ; les
plus anciens noms de notre histoire se sont mêlés aux premières
illustrations de la sienne ; dans la couleur de son drapeau, il y a
du sang français.
Et c'est précisément, Messieurs, pourquoi je vous trouve si bien
disposés à entendre parler des Etats-Unis. Oui, que vous portiez
vos regards sur leurs souvenirs ou sur vos espérances, souvenirs
et espérances se trouvent entrelacés ; et comme, dans une salle de
théâtre, il y a une scène où se passent les événements et un audi-
toire où onlles comprend et où on les juge ; comme, entre vous et
moi, en ce moment, il y a une communication qui s'établit, car je
vois parfaitement quant le mouvement de mes lèvres provoque le
mouvement de vos mains; entre Américains et Français, il y a
aussi des fils, plus anciens, plus impossible à rompre, plus solides
et plus rapides que les fils de l'électricité, et il ne se fait rien de
grand en Amérique sans qu'on le sache et qu'on ne l'aime en
France. La scène se passe en Amérique, l'émotion se ressent en
France. C'est pourquoi je vous trouve si bien disposés à partir pour
ce lointain voyage, qui nous conduit à la porte d'une petite cabane
dans le fond des forêts de l'Amérique en 1809.
Quand je vous parle des forêts de 1 Amérique, je ne vous parle
pas de forêts de fantaisie comme le bois de Boulogne ou le bois de
Meudon, je vous parle de véritables forêts impénétrables et sécu-
laires. Il faudrait avoir à son service toutes les couleurs de la
poésie et de la peinture pour vous les décrire dignement; mais
vous avez tous lu les poètes et les romanciers, vous avez tous lu
les romans de Cooper, vous avez tous lu les récits de Chateau-
briand, je voudrais pouvoir ajouter que vous avez tous lu les belles
descriptions du premier poète de l'Amérique, Henri Longfellow ;
vous avez touâ entendu parler des merveilles des forêts vierges;
vous savez encore, je le suppose, ces belles comparaisons qui repré-
sentent les grands arbres dont le murmure uni à celui des catarac-
tes et des fleuves rappelle des harpes gigantesques maniées par des
bardes antiques .. ; vous vous rappelez encore une autre compa-
raison que je cherche dans ma mémoire à ne pas trop gâter comme
la précédente, ces bois de cyprès que Je poète a comparés à des
voûtes de cathédrales d'où pendent des drapeaux pris à la guerre !
Tout ceci est très-beau en poésie. Messieurs ; on peut faire beau-
coup de poésie assis sur un bon fauteuil ; mais, en réalité, habiter
au fond de ces forêts, ce n'est rien moins que poétique.
Il faut donc descendre de ces sommets pour arriver à la réalité
des choses et frapper à la porte de cette petite cabane, — cabane,
c'est le mot. Messieurs,— c'est une cabane ou est né Abraham Lin
38 REVUE CANADIENNE.
coin. Ce n'était pas du tout une de ces grandes maisons comme il
y en a maintenant dans Pari-s, et que l'on pourrait comparer à des
omnibus juxtaposés à la file les uns des autres. Ce n'était pas non
plus cette petite maison avec des volets verts, avec un puits, un
rocher, une cascade, un petit champ de fraises, à laquelle tous les
bourgeois pensent la nuit dans leurs rêves pour le repos de leurs
vieux jours. Ce n'était pas non plus, ce n'était pas même cette
respectable petite chaumière dont la fumée s'élève le soir comme
un encens, cachée à l'abri d'une colline dans lejjli d'un vallon, et
que j'appelle respectable parce qu'elle est le séjour du travail et l'ha-
bitation sur la terre de l'immense majorité des créatures humaines.
Ce n'était pas même la chaumière de nos villages, c'était une
cabane de bois que le grand-père de Lincoln avait taillée avec sa
hache, coupant dans la foret assez de bois pour la c instruire, défri-
chant assez de terrain pour y semer un peu de grain. C'était une
cabane tout juste assez grande pour contenir .sa famille, qui
se composait de sa femme et de cinq petits enf^niis, avec un lit
de feuilles sèches dans un coin, et un trou dans le toit pour
la fumée.
Ce Lincoln était un vigoureux colon qui était venu à la fin du
siècle dernier de la Virginie dans l'État du Kentncky, et qui y
avait élevé sa nombreuse famille à la sueur de son front. On ne
sait rien de sa vie, si ce n'est qu'un jour, comme il travaillait dans
un charap, les anciens possesseurs de la forêt, les Indiens, marau-
daient dans le voisinage. L'un d'eux vit l'ouvrier (]ui maniait sa
bêche, il tira dessus et le tua roide. On le trouva étendu dans le
sillon qu'il venait de creuser. Dans la cabane pleurait une femme
avec cinq petits enfants. L'un de ses fils s'appelait Thomas. Il était
vigoureux, intelligent, il ne savait ni lire ni écrire, mais il avait
bon cœur. Il éleva ses frères et ses sœurs. Dispersée plus tard ou
décimée par la mort, la famille se réduisit à deux ou trois membres.
Thomas transporta ses pénates dans l'Etat voisin d'Indiana, et là il
se maria avec une honnête femme qui lui donna trois enfants. Le
second de ces enfants s'appelait Abraham ; c'était le futur président
des Etats-Unis.
Toute l'enfance d'Abraham Lincoln peut se résumer dans trois,
événements.
Jusqu'à vingt ans, sa vie fut très-cachée, et quoiqu'on ait réuni^
depuis la mort dé cet homme illustre, comme autant de reliques,
tous les souvenirs de sa vie, je n'ai trouvé en fouillant moi-même
dans tous ces détails que trois événements qui caractérisent et pro-
phétisent son avenir.
Le premier de ces énénements eut une influence énorme sur ce
CONFERENCES AMERICAINES. 39
pauvre enfant, ce fut la mort de sa mère. '' Tout ce que je suis,
tout ce que je voudrais être, a dit Lincoln lui-même, je le dois à
ma mère ; que sa mémoire soit bénie !" Il est bien rare, Messieuis,
qu'en racontant,la vie de quelque grand homme, on n'ait pas à
signaler, si l'on regarde bien, l'influence dominante delà mère sur
ses premières années. Comme je vous l'ai dit, Thomas, le père
d'Abraham, était un homme vigoureux et honnête, mais qui ne
savait ni lire ni écrire, et qui avait bien assez de peine à donner à
manger, par son travail, à sa femme et à ses enfants, pour s'occu-
per beaucoup ensuite de leur éducation. Mais sa femme, ah ! sa
femme, Messieurs, portant sans murmures le fardeau de la vie,
pieuse, humble et dévouée, c'était une de ces créatures courageu-
ses qu'il faut saluer avec respect partout où on les rencontre, parce
que ces femmes4à, ces femmes obscures, ces femmes inconnues,
savez-vous. Messieurs, ce qu'elles sont? Elles sont tout simplement
le salut du genre humain.
Cette pauvre femme ! il me sem!)le la voir tenant sur ses genoux
son petit enfant, dont il lui était impossible sans doute de prévoir
les grandes destinées et dont il ne devait même pas lui être donné
de contempler l'adolescence et la maturité; il me semble la voir
tenant son enfant sur ses genoux, comme tant de femmes d'ou-
vriers, comme tant de pauvres mères qui sont en France et sur
toute la surface de la terre, il me semble l'entendre lui dire:
"" Mon pauvre enfant, je ne puis rien pour ton corps, mais au moins
tu boiras jusqu'à la dernière goutte du lait de mon sein et tu n'iras
jamais dans les bras d'une mercenaire. Je ne peux rien pour ton
esprit, mais du moins, malgré mon ignorance, je tâcherai de l'ou-
vrir, je tâcherai d'y faire descendre des rayons, je tâcherai de le
tourner toujours en haut. Je ne puis rien pour ton avenir; les
bruits de la terre, les tentations du monde, les flots de la vie vont
élever une voix foudroyante autour de toi, et ces bruits vont bien-
tôt effacer le souvenir des paroles de ta mère, mais j'approcherai
mes lèvres de ton oreille, et je te dirai avec une intensité si ardente
le nom de Dieu, qu'il ne sera jamais effacé de ta pensée, qu'il n'en
sera jamais écarté, et que jusqu'à la dernière heure de ta vie,
ce nom sacré restera scellé dans ton âme par un baiser de ta
mère 1 "
Cette pauvre femme mourut lorsqu'Abraham Lincoln avait dix
ans. Elle avait eu soin de le faire aller a l'école, et c'est le second
événement de sa vie. Il avait appris à lire (comme vous le disait
tout à l'heure M. Laboulaye) dans une de ces écoles gratuites qui,
même à cetie^ époque, n'étaient pas absentes dans les profondes
solitudes de l'Etat d'indiana, et, de plus, il avait assisté à la prédi-
40 REVUE CANADIENNE.
cation ambulante d'un pasteur qui s'appelait Elkin, — le nom mérite
d'être conservé, car vous allez voir quel brave homme était ce pas-
teur,— à l'âge où il perdit sa mëre.
Quand il eut, avec son père et sa petite sœur, creusé un trou au
pied d'un arbre et qu'il eut déposé là cette sainte dépouille, ce pau-
vre petit homme de dix ans, en s'en retournant à la cabane, eut
une idée ambitieuse. Il passa une partie de la nuit à pleurer, car
sa pauvre cabane, pour emprunter une expression touchante au
poëte américain dont je parlais tout à l'heure, était devenue comme
un nid d'où la mère s^est envolée et sur lequel il est tombé de la neige ;
il passa l'autre moitié de la nuit, savez-vous à quoi, Messieurs? on
lui avait appris à écrire, et il avait un morceau de papier... Il se
mit à écrire une lettre à ce vieil Elkin qui demeurait à peu près à
cinquante lieues de là, lui disant qu'il n'était pas possible qu'il
laissât ainsi sa mère sans sépulture chrétienne et qu'il fallait qu'il
vînt bénir son tombeau. Il confia cette lettre à un passant. Croyez-
vous que ce pasteur soit resté sourd à cette prière ? Non, elle fut
entendue ; le vieillard répondit que six semaines après, il viendrait
à cheval, et qu'on eût à prévenir les voisins ; et, en effet, au bout
de six semaines, il arriva, les voisins vinrent les uns à cheval, les
autres dans des chariots traînés par des bœufs, la plupart à pied ;
on retourna à l'arbre au pied duquel le père de Lincoln avait
déposé sa femme, et le petit Abraham eut la consolation de voir les
larmes de ses voisins et les prières de son premier instituteur tom-
ber sur la place où il avait déposé sa mère. Vous me pardonnerez
d'avoir insisté sur ce premier trait de l'enfance de Lincoln, parce
que ce premier événement est comme une prophétie de ce que
sera cet homme excellent. '' C'était, a dit énergiquement un de
ses historiens, un arbre poussé sur la tombe d'une mère chré-
tienne. "
Le deuxième événement n'est pas moiiis caractéristique. Un
jour qu'Abraham Lincoln s'entretenait avec son premier ministre,
M. Seward, et parlait de sa jeunesse, il lui dit : '' Savez-vous, mon
cher, quel a été le plus beau jour de ma vie? jusqu'à vingt ans,
non, je ne me doutais pas qu'on pût goûter un pareil bonheur !
J'avais aidé mon père à faire une cabane plus belle que ceLle où
je suis né, lorsqu'il lui plut de s'établir dans l'Etat d'IUinois, " un
Etat, si vous regardez la carte. Messieurs, dont vous verrez les
frontières méridionales formées par l'Ohio et le Mississipi ;—
'■' J'avais aidé mon père à hacher du bois pour bâtir notre cabane,
et j'avais gagné ma vie en devenant bûcheron ; l'idée me vint de
faire un bateau : j'espérais qu'en portant les produits de l'endroit
-que nous habitions au marché de la ville voisine je pourrais
CONFÉRENCES AMÉRICAINES. 41
gagner quelque argent ; je construisis mon bateau, et j'étais dans
ce bateau tout neuf lorsqu'un jour deux voyageurs arrivèrent,
très#pressés, faisant signe qu'on les conduisit bien vite à un paque-
bot à vapeur qui allait passer. Je fus le plus rapide à m'apercevoir
de ce désir, je les pris dans mon bateau, je les conduisis à bord et,
après l'embarquement, je leur ôtai poliment mon chapeau. Quel
ne fut pas mon enthousiasme lorsque je vis que l'un et l'autre me
jetèrent un demi-dollar — Ce fut le plus beau jour de ma jeunesse !
— Ainsi donc, moi, pauvre enfant, j'avais pu gagner un dollar en
quelques minutes, la terre me parut belle, je sentis mon cœur se
remplir d'une confiance qu'il n'avait pas encore connue."
Quelques années après, nous retrouvons Abraham Lincoln
chargé par un meunier de conduire un bateau de farine, jusqu'à
la Nouvelle-Orléans. En descendant 'le Mississipi, il fut attaqué la
nuit par six noirs qui ne se doutaient guère qu'ils venaient rosser
le futur libérateur de leur race, mais ils trouvèrent à qui parler,
ils eurent affaire à un gaillard assez vigoureux ..pour les mettre
tous en fuite et leur faire prendre un bain dans le fleuve. Ayant
vendu sa cargaison à la Nouvelle-Orléans, Lincoln revint au pays,
et le meunier le nomma son commis. Il fut donc, après avoir été
batelier et charpentier, commis meunier dans la petite ville de
New-Salem. Pendant qu'il était commis meunier, il se rendit au
marché à la petite ville de Springfield, gagna quelques sous, et il
eut la curiosité d'y acheter le journal et un livre, le Commentaire
des lois anglaises^ de Blackstone. Il revint très-fier de son acquisi-
tion et ajouta Blackstone à sa bibliothèque.
11 avait donc une bibliothèque ?
Oui, Messieurs, elle se composait de deux livres. L'un lui avait
été laissé par sa mère, c'était la Bible. L'autre lui avait été d'abord
prêté par son instituteur, c'était la Vie de Washington; et puis,
comme il avait emporté avec lui cette Vie de Washington et que, la
pluie tombant dans la cabane, le livre avait été mouillé, il l'avait
emporté tout penaud à son instituteur, et celui-ci lui avait dit :
" le volume est abîmé, et bien ! si tu veux travailler pendant trois
jours sans salaire, tu auras payé la Vie de Washington'' Lincoln
avait travaillé pendant trois jours, en sorte qu'il avait, en y com-
prenant Blackstone, trois volumes. Je vous le demande. Messieurs,
ne voyez-vous pas encore comme une prophétie dans la lecture
assidue que ce jeune homme jusqu'à vingt-cinq ans a fait de ces
trois livres ? Physiquement, il est le fils de Thomas Lincoln et de
Nancy Hanks ; mais j'ose dire que, moralement, il a eu pour père
Washington, et pour mère, la Bible.
Nous ne nous faisons pas, Messieurs, dans nos pays civilisés,
42 REVUE CANADIENNE.
dans notre existence un peu raffinée, une idée suffisante de Pin-
fluence que peut avoir la lecture de la Bible sur un enfant de
vingt ans au milieu des solitudes du nouveau monde. Mais figurez-
vous que vous êtes vous-mêmes en face de la nature avec ce livre.
Oh ! comme il reprend sa splendeur incomparable, ce seul livre ;
il est précisément celui de la vie primitive, il porte le reflet de la
vie nomade et de la vie civilisée, il est à la fois le livre des patri-
arches, des monarques, et aussi le livre des petits, des fugitifs, des
exilés; il parle toutes ces langues à la lois, tantôt avec une inimi-
table passion, tantôt avec la simplicité la plus rude, la plus incor-
recte, la plus familière, et tous ces transports de passion, toutes
ces inspirations primitives sont jetées dans le cadre d'une histoire
qui est l'histoire d'un peuple avec ses faiblesses, ses grandeurs, ses
vices, ses vertus; et je trouve assise et radieuse, au milieu de ce
peuple, l'idée magnifique de c^ Dieu d'Israël, si antique et toujours
si nouvelle, que tous les travaux de la philosophie, tous les progrès
de la civilisation, n'ont pu ni en effacer la trace, ni en égaler la
splendeur !
Supposez, Messieurs, qu'à côté de la flamme qu'allume dans un
jeune homme un pareil livre, une autre flamme patriotique se
trouve allumée au même instant par la vie de Washington, que
ce pauvre ouvrier obscur qui ne connaît rien de la vie, ouvre tout
d'un coup ce livre où il est question de cet homme véritablement
sans égal, de ce George Washington, dont lord Byron disait si
bien : " Cet homme me remplit d'admiration parce qu'il est grand,
et il me fait rougir parce qu'il est unique ; " de cet homme qiai a
été un triomphateur modeste, de cet homme qui a pris le pouvoir
dans les jours de discorde comme un fardeau sur ses épaules sans
jamais songer à en faire un cercle d'or pour couronner sa tête;
de cet homme, enfin, à qui la postérité reconnaissante confirme ce
bel éloge de ses concitoyens : *' Il fut le premier dans la paix, le
premier dans la guerre, le premier dans le cœur de sa patrie ! "
Je ne plains pas, Messieurs, je ne plains pas Abraham Lincoln
de n'avoir connu que ces trois livres. Je souhaiterais volontiers
que l'on pût composer toutes les bibliothèques populaires d'une
aussi heureuse façon et les réduire à trois volumes : un livre qui
apprenne, comme la Bible, à croire en Dieu, un livre qui apprenne,
comme la Vie de Washington^ à devenir un citoyen, un livre qui
apprenne, comme le Commentaire de Blackstone, à être ferme sur
son droit.
Ne vous étonnez pas. Messieurs, si, élevé à une telle école, notre
petit commis meunier devint bien vite un avocat. Il ne faut pas
parler beaucoup d'examens dans ce pays, surtout à cette époque.
CONFERENCES AMERICAINES. ^[\
11 fut d'abord secrétaire d'un avocat, puis, celui-ci, le trouvant
peut-être un peu plus fort que lui-même, le chargea de ses affaires
et eut la bonté de lui prêter quelques livres. Voilà notre homme
avocat, faisant le tour du circuit et allant chercher ses causes. On
sait peu de choses sur sa carrière d'avocat; il y a cependant deux
ou trois faits qui montrent jusqu'à quel point il était vraiment un
honnête homme. Savez-vous ce qui le préoccupait surtout? Chose
étonnante! c'est que ses causes fussent bonnes. Il ne voulait pas
se charger d'une cause à laquelle il ne croyait pas de droits, et on
le vit, chose de plus en plus surprenante ! il faut que ces choses-
là se passent dans l'illinois pour y croire, abandonner son client
au moment de le défendre, parce que l'avocat adverse venait de
lui prouver très-certainement qu'il avait tort. Ce n'est pas tout : il
déployait dans ses fonctions d'avocat une bonne hume-urqui ne
l'abandonna jamais, et qui fut certainement ce que les Américains
appellent le Life' s préserver^ le préservateur de sa vie dans les cir-
constances difficiles. 11 aimait à rire, il aurait accepté volontiers
ce vieux proverbe français que vous connaissez tous : ''* 11 faut
bien rire quelquefois, sans quoi on ne rirait jamais, " et dans ses
plaidoyers on trouvait de quoi penser et de quoi rire ; il les semait
d'une multitude d'anecdotes, à ce point que ses calomniateurs ré-
pandirent plus tard une foule d'histoires sous le nom de Farces du
Père Abraham, quand il devint président des Etats-Unis.
Un jour, étant avocat, il avait pour adversaire un de ces hommes
qui parlent sans cesse du respect qu'on doit aux principes^ aux
bases de la société, qui ne veulent pas en démordre et qui disent
toujours, avec leurs lunettes sur le nez, leurs cheveux hérissés, une
grosse voix tonnante, que leurs adversaires ne connaissent pas les
principes, violent les principes, et qu'eux seuls enfin sont les
organes et les conservateurs des principes. Lincoln, au lieu de se
laisser déferrer par cette vigoureuse argumentation de son adver-
saire en lunettes, lui dit : "Mon cher collègue, vous m'avez rap-
pelé tout à l'heure une histoire qui s'est passée dans mon enfance.
J'avais un voisin qui, en sortant de sa maison, prit son fusil et dit
à son fils : Vois-tu là-bas un écureuil, il y a un écureuil sur cet
arbre. — Non, je n'en vois pas. — Il tire un coup de fusil, il y a tou-
jours un écureuil sur l'arbre ; un second coup, il y a toujours un
écureuil'; un troisième coup, l'écureuil est toujours là. Enfin il dit
à son fils : Reprends ce fusil, il est évident qu'il ne vaut rien.—
Mais non, mon père, ce n'est pas la faute du fusil, c'est tout sim-
plement un poil de vos sourcils que vous voyez à travers de vos
lunettes, et que vous prenez pour un écureuil qui n'existe que
dans votre tête."
44 REVUE CANADIENNE.
Un autre jour, Lincoln vit arriver chez lui la femme d'un
homme qui lui était désagréablement connu. Cet homme s'appe-
lait Armstrong. Dans sa jeunesse, il était à la tête d'une troupe
de petits vauriens et il taquinait toujours ce bon Lincoln, si tran-
quille, si studieux, qu'on le voyait parfois, quand il avait fini sa
tâche, berçant d'une main le petit garçon de son patron et de
l'autre tenant devant ses yeux le journal de la localité. Armstrong,
qui était un vigoureux gaillard, avait? juré de faire sortir Lincoln
de son calme et de le provoquer. Lincoln était brave, il alla sur le
champ de foire où son adversaire lui avait donné rendez-vous, il
y trouva Armstrong et, avec une force prodigieuse, il le mit sous
ses genoux comme il aurait bottelé une botte de foin, sans lui
faire de mal; il lui tint les mains quelques instants et ne le laissa
partir que quand le vaincu eut demandé grâce. Eh bien ! c'est la
femme de ce camarade qu'il avait rossé, qui plus tard vint conter
à Lincoln, devenu avocat, qu'elle avait un fils digne de son père,
et que ce fils était accusé d'avoir tué quelqu'un dans une rixe.
Lincoln aussitôt accepta de plaider pour ce pauvre garçon, parce
qu'il était le fils de celui qui l'avait défié jadis quand il était jeune.
Il alla au tribunal, et malheureusement il eut le chagrin de voir
que les preuves surabondaient contre son malheureux client.
Cependant il était convaincu de son innocence. Il remarqua que
tous les témoins disaient que le meurtre s'était passé au clair de
la lune, une telle nuit, et alors, il les interrogea une fois, deux
fois, trois fois, leur faisant répéter: C'est telle nuit? — Oui, telle
nuit. — Au clair de la lune ?— Oui !— toujours au clair de la lune. —
Oui toujours ! — Ecrivez, greffier : c'est au clair de la lune. Et puis,
quand tous les témoins eurent déposé et se furent ainsi accordés
avec le plus grand soin sur cette circonstance, Abraham Lincoln
tira de sa poche un petit almanach, et montra que cette nuit-là il
n'y avait pas de lune !
Sortons, Messieurs, si vous voulez, de ce cabinet d'avocat oii
Lincoln se fit assez connaître pour que le nom lui soit resté de
V honnête Abraham {honest Abe). C'est un nom qu'il ne faut pas du
tout prendre en mépris, Vhonnêle Abraham; on ajoute à beaucoup
de nom une épithète qui ressemble à celle-là, mais qui n'est pas
du tout la même chose, on dit Vhonorable, j'aime mieux le surnom
d'honnête; ce surnom fut donné à Lincoln dans sa vie privée
quand il était un pauvre ouvrier obscur, et s'il a été honnête dans
sa vie privée, nous allons le retrouver, ce qui est plus rare, hon-
nête dans la vie publique.
A trente ans, cet honnête Abraham, ce modeste avocat, devint
CONFÉRENCES AMÉRICAINES. 45
tout à coup orateur populaire et candidat à la législature de son
pays. Il faut vous dire comment cela se fit.
L'IUinois fut troublé par une guerre contre les Indiens. Il y
avait alors un chef d'Indiens qu'on appelait le Faucon noir, qui
faisait la guerre aux blancs à la façon des Arabes en Algérie, et
qui inquiétait fort les habitants de cette partie de l'IUinois. On
leva des bandes de volontaires; Abraham s'engagea et il fut
nommé capitaine. Les Mémoires que j'ai lus sur sa vie nous mon-
trent comment se passaient ces nominations de capitaine dans
l'IUinois ; c'est assez bizarre. Les deux candidats se plaçaient en
face des soldats, et puis, à un signal, les soldats marchaient droit
à celui qu'ils avaient choisi pour capitaine, en sorte que celui qui
n'était pas élu restait tout seul et était obligé de rentrer dans les
rangs. Lincoln fut ainsi nommé capitaine ; sa campagne ne fut pas
du reste bien brillante : on tirait sur les Indiens, qui tiraient sur
les blancs, sans que personne fût atteint ou vainqueur. Il ne fut
jamais bien fier de ses succès militaires ; mais il se servit de cette
circonstance de sa vie quand il se trouva en face des généraux
fiers de leurs triomphes et qui voulaient faire les rodomonts
devant lui. Il lui arriva un jour de répondre au général Cass :
" Mais moi aussi j'ai été à la guerre, et le général qui prétend
qu'il était à l'armée à la veille de telle bataille n'est pas plus brave
que moi, car j'étais à tel endroit au lendemain de telle bataille ; il
prétend qu'il a souffert parce qu'il a eu à combattre des ennemis
terribles, mais moi j'ai fait pendant quinze jours une guerre ter-
rible aux moustiques. Il dit qu'il avait souvent faim, je vous assure
que j'ai eu toujours un appétit dévorant."
C'est de cette façon pleine de bonne humeur et de logique que
Lincoln parvint peu à peu à acquérir une grande renommée
d'orateur populaire dans les réunions publiques. En Amérique,
les réunions populaires jouent un très-grand rôle. Il y en a deux
sortes, il y a des réunions populaires, — notez que je parle de l'Amé-
rique,— tumultueuses, bruyantes, impatientes ; orateurs et audi-
teurs sont également bruyants, impatients et tumultueux ; l'audi-
toire écrase l'orateur, et les orateurs abusent de la patience de
l'assemblée pendant une heure, deux heures, trois heures quelque-
fois. Les orateurs ont la prétention de faire sortir de leurs rêves
la réforme de la société, de la famille, du capital, de la nation, du
genre humain. C'est très-intéressant le premier jour, c'est moins
intéressant le second, et il n'y a plus personne le troisième,— je
parle toujours de l'Amérique.
Il y a d'autres réunions très-sérieuses, où l'auditoire est bien-
veillant, comme en ce moment, même envers un orateur insuffi-
46 REVUE CANADIENNE.
sant, où il s'agit de savoir quel est le pas précis à faire dans la
voie de la liberté, non pas la grande enjambée, mais le pas pra-
tique, légitime, à faire aujourd'hui, demain, toujours. Dans ces
réunions-là. Messieurs, n'entrent pas ceux qu'on appelle en Amé-
rique les déclamateurs (declamers) ^ mais ceux qu'on appelle d'un
mot qui mériterait d'entrer clans la langue française, les débat-
teurs [debaters], el c'est là que Lincoln montrait une supériorité
irrésistible.
La première fois qu'il s'y présenta, il s'agissait de nommer un
candidat à la législature. 11 y avait un orateur qui désirait beau-
€Oup la fonction et qui avait parlé pendant trois heures durant
sans s'arrêter, sans se fatiguer, sans s'interrompre, sans sourciller,
sans se comprendre et sans se faire comprendre. Lincoln prit la
parole après lui et il s'exprima en ces termes : ^' Je pense que vous
me connaissez ;• je suis le pauvre Abraham Lincoln ; ma politique
se réduit à deux mots : je suis partisan de la fondation d'une
banque nationale, je suis partisan de l'instruction populaire la
plus étendue, je suis partisan d'un tarif protecteur très-élevé : c'est
là ma politique ; si vous me nommez, j'en serai reconnaissant ; si
vous ne me nommez pas, ce sera tout de même." Voilà quel fut
son premier discours et son entrée dans la vie politique. Il fut
nommé. 11 se rendit avec neuf autres, — ils étaient neuf, presque
tous ayant six pieds, on les appelait les longs neuf (the long nîne),
— il se rendit à pied dans la petite ville de Springfield pour prendre
part aux travaux de la législature ; mais cette législature avait peu
d'importance, et c'est surtout dans les réunions populaires que
Lincoln se forma à la mission de l'orateur politique.
La question de l'esclavage commençait à devenir la grande ques-
tion politique aux Etais-Unis.
Lincoln, depuis son enfance, était l'adversaire résolu de l'escla-
vage ; c'est lui qui a dit cette parole si concise et si complète qui
résume de longs discours sur ce point :
'' Si l'esclavage n'est pas un ma/, rien n'est un maW Attaché à cette
parole, il était l'adversaire décidé de l'esclavage à une époque où
ce n'était pas chose commode, où dans son Etat et dans les Etats
voisins l'immense majorité était contraire à cette opinion, que
contre ses intérêts, avec sa droiture ordinaire, il avait adopté dès
la première heure de sa vie et à laquelle il fut fidèle jusqu'à la
dernière.
Lincoln, dans ces réunions populaires, avait eu affaire déjà, et il
eut affaire pendant quinze ans de sa vie, à un orateur d'une forte
trempe, qu'on appelait Stephen Douglas. Douglas était tout le con-
traire de Lincoln ; plébéien comme lui, mais beaucoup plus
CONFÉRENCES AMÉRICAINES. , 47
remuant, c'était un petit homme trapu, avec des yeuxtriliants, des
joues roses, une activité incroyable et un grand talent.
" Voyez mon adversaire Douglas ", disait Lincoln lui-même,
" tout le monde est pour lui ; quand on voit des joues si colorées,
*' des yeux si vifs, on ne voit sortir des places, des ambassades, des
" faveurs; au contraire, qu'est-ce que vous voulez que l'on fasse
*' avec un grand homme osseux, triste, dégingandé comme moi ?
*' On ne voit sortir d'aucun de mes membres des dîners, des riches-
'* ses et des dignités." Oui ! il avait le désavantage de l'apparence,
mais il avait l'avantage de la logique. Le combat oratoire acharné
auquel les deux orateurs se livrèrent en 1858, pendant plusieurs
mois, de ville en ville, est demeuré célèbre.
Lincoln etDouglas, comme cela arrive souventdans les réunions
populaires, avaient cependant à la bou^'he les mômes mots, l'un et
l'autre parlaient de liberté, ils se combattaient- en arborant les
mômes devises.
Mais Lincoln n'eut pas de peine à faire sortir Douglas de cette
position dangereuse, et il le fit avec la massue de sa logique, aidée
de ses petites histoires. ' ,11 lui dit : '' Vous parlez de liberté, il est
évident quo nous n'entendons pas de même ce mot là. Quand un
loup veut attaquer un troupeau, il dit au troupeau, pour peu qu'il
soit un peu adroit : Je viens vous délivrer du berger, je suis un
libérateur ; et quand le berger revient et qu'il veut obtenir du trou-
peau une soumission plus complète, à son tour il dit : Je viens vous
délivrer du loup, c'est moi qui suis le libérateur. — Le libérateur,
disait Lincoln, ce ne peut être à la fois le loup et le berger,
il est probable que ce n'est ni l'un ni l'autre, que la liberté ap-
partient au troupf-au, et qu'il n'a pas besoin que personne la lui
rende. "
Or, savez-vous à quels caractères,— et ceci, Messieurs, mérite de
rester dans vos esprits, comme les deux articles du credo politique
de tout homme qui, sincèrement, veut être un libéral, — savez-vous
à quel caractère ce plébéien Lincoln, qui n'avait pas fait de grandes
études, mais qui tirait tout cela du fond d'une conscience droite,
savez-vous à quels caractères il reconnaissait le vrai libérateur ? à
deux caractères principaux.
En premier lieu, le vrai libéral regarde la liberté comme suffi-
sante. Quand on a la liberté, on ne doit pas demander autre chose,
on ne doit pas prétendre changer la société ni les hommes par voie
d'autorité, la liberté suffit, pourvu que l'on s'en serve bien, voilà
le premier caractère. Et le second caractère, auquel se reconnaît
un vrai partisan de la liberté, c'est qu'il aime la liberté pour tout le
ïAonde et surtout pour ceux qui lui sont désagréables.
48 REVUE CANADIENNE.
Lincoln ne sortait pas de là, il n'acceptait pas la discussion;
sur un autre terrain : la liberté suffisante et la liberté universelle.
Voilà les deux articles du credo politique de cet honnête homme»
Quoique j'aie déjà abusé, je le crains, de voire bienveillance (?îo^i/
non! parlez ! parlez !)^ j'ai besoin devons demander ici quelques
moments d'attention.
Lincoln entra au congrès des Etats- Qnis en 1856 ; sa célèbre dis-
cussion avec Douglas est de 1853. C'est dans cette période, sou&
les présidents Polk et Buchanan, que la question de l'esclavage
grandit au point de dominer toutes les autres. Comment ce
point, d'abord inaperçu, était-il devenu le centre, le nœud, le pivot^
de toute la politique des Etats-Unis, à l'intérieur et à l'extérieur?
J'ai besoin d'entrer dans quelques détails pour vous le rappeler,
Messieurs.
11 y a, pour bi^i juger ces événements, deux points de vue, deux
positions à prendre, selon que l'on regarde les événements de près,
ou qu'on les regarde, comme nous le faisons en France, d'un peu
loin.
De près, l'esclavage n'a l'air pour rien dans le débat. C'est une
question de prépondérance qui s'agite depuis vingt-cinq ans ou
pour mieux dire depuis le commencement même de l'Union, entre
les Etats du Nord et les Etats du Sud. Il semble, à regarder les
événements de près, que ce soit autour de cette question de pré-
pondérance que s'est concentrée la politique des Etats-Unis depuis
vingt ans. Il faut, pour arriver à la vérité, pénétrer dans le méca-
nisme même de la constitution des Etats-Unis.
Vous savez. Messieurs, que dans cette grande fédération, chaque
Etat est séparé, et vous savez aussi qu'il y a un pouvoir central,
composé du président, de quelques fonctionnaires et du pouvoir
législatif du congrès qui se partage entre la Chambre des représen-
tants et le Sénat. D'après la Constitution des Etats-Unis, les repré-
sentants sont nommés en raison de la population^ et dans la popula-
tion la Constitution a fait compter pour un cinquième les personnes
autres que les citoyens ; — le mot d'esclave n'est pas prononcé, — on
fait compter pour un cinquième les personnes^ c'est le terme, autres
que les citoyens ; cela veut dire que, comme en musique une blan-
che vaut deux noires, dans l'ancien régime des Etats-Unis, un blanc
plus cinq noirs valaient deux blancs. Et comme il yenavait^en
1850 de quatre à cinq millions d'esclaves, c'est comme si l'on avait
ajouté du côté du Sud, pour la nomination des représentants, un
million d'électeurs de plus. Vous voyez tout de suite quel avantage
cette situation donnait au Sud.
Pour l'élection du Sénat, c'était bien plus grave. Les séuateurs^
ail
CONFÉRENCES AMÉRICAINES. 4^
sont nommés par Etat^ quelle que soit la population de ces Etats. II
résultait de cette disposition de la Constitution le désir pour les
Etats du Sud d'annexer autant qu'ils le pouvaient des Etats nou-
veaux. Or vous savez quel est le mécanisme de la Constitution.
Dès qu'il y a un certain nombre d'habitants sur un territoire^ il
arrive à un noviciat politique, il est reconnu ; puis quand le nom-
bre des habitants augmente encore^ le territoire obtient le titre
d'Etat: on laisse le peuple qui l'habite libre de choisir sa constitu-
tion et il a droit à la nomination de deux sénateurs. Vous voyez
quel intérêt il y avait pour le Sad de s'étendre, à prendre aujour-
d'hui le Texas, demain le Mexique, après-demain Cuba, et à entrer
dans cette violente politique d'extension et d'annexion qui souvent
inquiéta les véritables amis de la liberté. Dans cette question de
la majorité, soit pour la représentation des électeurs, soit pour la
nomination des sénateurs, l'esclavage jouait donc un rôle considé-
rable, car en créant le plus possible d'Etats à esclaves, le Sud était^
assuré d'avoir la majorité dans la Chambre des représentants et
dans le Sénat.
Ajoutons qu'aux Etats-Unis, la justice est admirablement orga-
nisée. M. de Tocqueville l'a décrite dans des pages connues d'un
grand nombre d'entre vous. C'est la grande puissance stable au
milieu du mouvement perpétuel de tout le reste. Or, en 1850,
s'éleva devant les tribunaux la question de savoir si les esclaves
fugitifs étaient une propriété, et si, une fois passés dans le Nord où
l'esclavage n'existait plus, ils pouvaient être recherchés, pris par
les autorités fédérales et ramenés à leurs propriétaires.
Cette abominable chasse fut autorisée par la loi.
Trois questions partageaient ainsi le Nord et le Sud, celle de la
«ajorité dans la Chambre des représentants, celle du nombre des
jats pour l'élection des sénateurs, et celle des esalaves fugitifs, et
I questions revenaient à l'occupation de chaque nouveau terri-
toire, à l'admission de chaque nouvel Etat, à l'élection de chaque
nouveau président. \
Voilà trois questions qui étaient en apparence des questions de
prépondérance et de majorité, et au fond desquelles en réalité se
cachait toujours la servitude.
C'est ici que je vous demande, après avoir examiné la lutte d'un
peu près et être entré dans des détails difficiles à comprendre pour
qui n'est pas familier avec les institutions locales, objet de décla-
mations passionnées dans les assemblées populaires, au Nord aussi
bien qu'au Sud, c'est ici, dis-je, que je vous demande maintenant
de regarder un peu loin, en nous plaçant non plus en Amérique,
mais en France.
25 janvier 1873. 4
50 REVUE CANADIENNE.
A ce point de vue, de haut et de loin, je ne crains pas de dire
que les événements qui se sont déroulés en Amérique depuis vingt
ans, et auxquels le président Lincoln a pris une si grande part, méri-
-tent d'occuper une place exceptionnelle dans l'histoire morale du
genre humain tout entier.
Je ne crois pas que nous 'puissions jamais recevoir par les faits
une plus grande démonstration de la puissance dévastrice du mal
et de la puissance du bien sur la terre.
Je ne crois pas qu'il y ait eu dans l'histoire d'aucun peuple, en
aussi peu de temps, une démonstration plus éclatante, malheureu-
sement aussi, plus sanglante, de ce fait, que, quand les fondateurs
d'un Etat ont eu le malheur, ont commis la faiblesse délaisser l'in-
justice entrer dans la fondation de la société qu'ils édifient, cette injus-
tice si petite, si inaperçue d'abord, en peu d'années grandit avec une
puissance terrible. C'est comme un venin tombé dans une source,
et qui empoisonne toutes les ondes qu'elle épanche, c'est comme
une étincelle jetée dans un amas de combustible et qui tout d'un
coup suscite un grand incendie. Ce n'était rien sans doute devant
la liberté américaine que ce petit mal, que ce ver caché, quo cette
tache de l'esclavage si petite alors, à laquelle on n'osait pas toucher
de peur de rompre le lien si fragile de la confédération, et qu'on
espérait voir s'effacer, d'ailleurs, après peu d'années. On se disait :
l'esclavage, c'est une mauvaise plante qu'il est inutile d'arracher,
elle mourra à force d'être foulée sous les pieds.
Laissez s'écouler cinquante années et cette plante malsaine,
vous verrez qu'elle a tout envahi, au nord aussi bien qu'au sud !
Le voisinage, le progrès, la contagion de l'injustice, ont corrompu
la nation tout entière. Est-ce qu'il est possible, Messieurs, que
vous oubliiez ce qui est si facile à comprendre? De même que
territoires matériels sur lesquels vivent les sociétés humaines s|
arrosés par trois ouquatre grands fleuves, de môme leur terrUoi
moral est arrosé par trois ouquatre grands principe*. Quand vous
louchez à ces principes-là, Messieurs, tout est perdu. Et comment
voulez-vous que ces principes qui s'appellent dans tous les pays,
sous toutes les latitudes, à toutes les époques, la propriéié, la
famille, la justice, comment voulez-vous qu'il en reste un seul
debout en présence de l'esclavage ? La famille ! et de quel droit
prêchez-vous le respect de la famille, si vous séparez le mari de sa
femmo et la mère de ses enfants, et si vous donnez à un jeune
homme de dix-huit ans une jeune fille de dix-huit ans pour
esclave ? La propriété ! et de quel droit demandez-vous à la loi de
protéger ce fruit sacré du travail lorsque vous l'appliquez à un
bien que le travail n'a pas pî^oduit, lorsque vous consacrez cette
om
^
^
CONFÉRENCES AMÉRICAINES. 51
iniquité qui consiste à faire que quelques personnes mangent leur
pain à la sueur du front des autres? Et la justice! comment
voulez vous que je croie à la justice, que j'appelle la force à l'appui
de la justice, lorsque votre droit boiteux ne fait pas cette distinc-
tion qui est la base de tous les codes, cette distinction radicale
entre les choses et les personnes, les choses susceptibles de pro.
priété, et les personnes à jamais, a aucun prix, à aucune condition,
t sous aucune civilisation, échangeables et aliénables, comme des
denrées et des bestiaux !
C'est parce qu'ils recelaient dans leurs flancs cette corruption
originelle, c'est parce que ce ver était dans le fruit, parce qu'il y
avait, au début de leur constitution, cette petite tache, qu'ils ont
si vaillamment lavée dans leur sang, que les Etats-Unis, aussi bien
les Etats du Nord que ceux du Sud, — car le préjugé contre les
noirs y était également répandu, le Nord refusant à ces malheu
reux l'égalité et le Sud la liberté, — que les Etats-Unis, dis je, en
étaient venus à descendre dans l'estime de l'Europe et à inquiéter
tous les amis de la liberté, qui auraient volontiers considéré cette
terre comme la terre de Chanaan, comme la terre promise de
l'avenir, sans cette souillure abominable qui ne permettait pas d'en
parler sans rougir. ^
Augustin Cochin.
(i4 continuer.)
ACTION DE MARIE DANS LA SOCIETE. '
9
Invité à faire entendre ma parole en cette circonstance, j'ai été
keureux d'acquiescer au désir qui m'a été exprimé, parce que cela
me permettait de donner une nouvelle preuve de l'intérêt que je
porte à cette association. L'utilité de son but sous le rapport reli-
gieux et littéraire, le zèle de ceux qui la composent pour s'instruire
eux-mêmes, et instruire les autres, et la faveur qu'elle reçoit par
la présence à ces réunions de tant de personnes distinguées, tout
cela me faisait un devoir de lui donner un encouragement, que
toutefois, je dois le dire, je youdrais sentir d'une autorité plu^
élevée, d'une efïïcacité plus puissante.
L'invitation acceptée, il a fallu rae demander quel sujet je devais
traiter en ce jour devant cet auditoire.... J'ai hésité sur le choix....
Tout d'abord je me suis dit : La réunion dans laquelle j'aurai à
parler a été fixée à ce jour où l'Eglise honore Marie dans ce glo^
rieux privilège de son Immaculée Conception ; c'est la fête patro-
nale de cette association dont la ftn est de rendre ses membres plus
aptes à servir la religion et la patrie. L'influence du culte de
Marie sur la société ne serait-elle pas un sujet qui conviendrait à
cette circonstance ? Puis j'ai éloigné cette pensée de mon esprits
J'ai craint que l'on ne dit le mot du poëte non erat his locus. Ce
n'est pas le lieu où l'on traite des matières religieuses. Il ne faut
pas que tout siège d'où parle un prêtre soit une chaire. Je sentais
cela. Cependant ma première idée m'est revenue. J'ai fait la ré-
flexion que le sujet que j'ai exprimé, ne pouvait guères, tel que je
le concevais, être traité dans la chaire, parce qu'il ne pouvait con-
1 Conférence faite devant l'Union Catholique de St. Hyacinthe.
ACTION DE MARIE DANS LA SOCIÉTÉ. 5a
venir à une grande partie des fidèles, peu préparés à inie disserta,
tion de cette nature, et que d'un autre côté il demandait des con-
sidérations historiques et sociales par lesquelles il devrait appeler
l'attention des membres de cette société, parce qu'il rentrerait sous
ce rapport dans l'objet de leurs études.
Au reste, j'ai entendu bientôt des personnes compétentes m'ob-
server que l'auditoire auquel je m'adresserais ne pourrait entendre
qu'avec satisfaction parler de l'action de Marie dans la société.
Je dois dire qu'un événement récent qui a occupé toute la presse
catholique, protestante et incrédule, mais on le sent, avec des
appréciations bien différentes, a eu une grande influence sur le
choix du sujet de cet entretien. C'est ce fait même qui va être,
pour ainsi dire, mon point de départ pour l'excursion que nous
allons faire dans le domaine de l'histoire, et de ce que j'appellerai
la philosophie religieuse.
1 Au mois de février 185$, à la porte d'une petite ville du Midi
de la France, commençaic une série de prodiges dont les derniers
qui se sont accomplis, viennent de jeter un éclat qui illumine ou
éblouit tous les regards. Une petite fille de treize à quatorze ans,
portant le nom gracieux de Bernadette, d'une famille obscure et
pauvre, dénuée de toute instruction, était sortie avec quelqvies
compagnes, pour ramasser des fagots. Elle se trouvait en face
d'une grotte creusée dans la partie inférieure d'un rocher énorme
aux pieds duquel est assise la ville qu'elle habitait. Tout-àcoup
elle entend comme le bruit d'un vent impétueux; et cependant
aucune brise même légère n'agitait les branches des arbres. Elle
lève la tête, et comme éblouie, terrassée, elle s'affaisse sur elle-
même et tombe à deux genoux. Une ineffable lueur remplissait
la grotte, au milieu de laquelle apparaissait une jeune femme de
la plus ravissante beauté, qui jetait sur l'enfant un regard plein
d'affection. A cet aspect, celle-ci était entrée dans une sorte d'ex-
tase, et sa physionomie se revêtait elle-même d'une grâce pleine
de charmes, exprimant le respect, l'admiration et une joie céleste.
Bientôt la merveilleuse figure disparut. La jeune fille retourna
à la maison paternelle oij le récit de ce qu'elle avait vu ne trouva
pas de foi. Animée du désir de revoir le spectacle qui l'avait char-
l Ce récit de l'apparition de Marie est une analyse de l'Histoire de N.-D. de
Lourdes par M. Lasserre.
54 REVUE CANADIENNE.
mée, elle revint au bout de quelques jours à la grotte, et bientôt
le même phénomène s'offrit à ses regards et agit sur elle de la
même manière.
Le bruit de cette merveille se répand ; nombre de personnes ac-
compagnent Bernadette retournant au lieu du prodige, et le voyent
en quelque sorte se renouveler dans le changement qui s'opère
en la figure de la jeune fille sous Tinfluence de la vision qui la
charme. Bientôt elle entend celle qui lui apparaissait lui deman-
der de revenir auprès d'elle pendant quinze jours, lui promettant
en retour l'éternel bonheur.
Les populations accourent à la grotte avec des cierges et des
fleurs; elles ne voient et n'entendent rien ; mais à l'aspect de l'en-
fant favorisée du ciel, elles sont saisies d'un sentiment religieux
qui les exalte et les remplit de joie.
Le fait devient si éclatant que les journaux s'en occupent. C'est
une comédienne, qui joue pour de l'argent, dit d'abord la presse
irréligieuse ; la vue de Bernadette dans ses extases, la simplicité et
la sincérité de ses réponses font bientôt tomber cette assertion.
C'est une hallucinée, une visionnaire, reprend la parole ou la
plume anti-chrétienne; mais le calme de la jeune fille, la lucidité
de son intelligence, l'accord parfait de toutes st s paroles ne per
mettent pas de la qualifier ainsi à ceux qui la voie nt et qui l'en
tendent. Cette affaire est une intrigue du clergé, dit on alors...
mais le Curé de Lourdes, homme d'un mérite éminent, exerçant
sur sa paroisse une grande influence, ne croit pas à l'apparition,
tout en la reconnaissant possible, et ni lui, ni aucun prêtre de la
ville, ne se mêlent à la foule, faisant cortège à Bernadette lors
qu'elle se rend au lieu de la vision merveilleuse. **
' Quoi ! un prodige plus étonnant que ceux qui ont été crus au
moyen-âge, en plein dix-neuvième siècle ! Cela ne pouvait se tolé-
rer. La police reçoit l'ordre de réprimer cet outrage à la civilisa-
tion moderne. Un jour, au moment où la jeune fille sortait de
l'Eglise, un sergent de ville la saisit et l'emmène chez le commis-
saire de police. C'était un homme essentiellement ennemi de tout
ce qui est surnaturel, et d'une habileté consommée dans l'exercice
de ses fonctions. ^ 11 fait subir à Bernadette un long et perfide in-
terrogatoire ; il essaie par tous les moyens, même par d'odieuses
menaces, d'amener une contradiction dans ses réponses ; il ne peut
y réussir, et stupéfait d'être vaincu, il s'écrie : quelle obstination
invincible dans ce mensonge et quelle habileté à le soutenir ! 11
exige des parents de l'enfant qu'il» lui interdisent d'aller à la
grotte ; mais une force à laquelle elle ne peut résister l'y ramène^
et les parents témoins de ce prodige, révoquent leur défense.
ACTION DE MARIE DANS L\ SOCIÉTÉ. 55
Bernadette entend la voix de la Dame (comme elle l'appelait)
lui révéler un secret pour elle seule, et lui donner l'ordre de dire
aux prêtres d'élever une chapelle au lieu où elle apparaissait.
Le Curé de Lourdes dit à la jeune fille de demander un signe de
la vérité de la mission qui lui est donnée. Elle le demande et ne
l'obtient pas. Mais voici qu'elle reçoit àe l'Apparition l'injonction-
d'aller boire et se laver à un endroit qu'elle lui" indique du doigt.
Elle s'y rend : aucune eau ne coulait en ce lieu. Mais sous l'in-
fluence d'une inspiration, ou sur un nouveau signe de celle qui lui
parle, elle se met à gratter le sol de ses mains et à creuser la terre.
La foule voit ce mouvement avec étonnement. Un certain nombre
se mettent à rire, voyant là une preuve du dérangement du cer-
veau de la pauvre visionnaire. Tout à coup le fond de la petite
cavité qu'elle avait creusé de ses mains devient humide : ce n'était
encore que de la boue ; quoique avec répugnance Bernadette porte
à sa bouche cette eau bourbeuse o. elle en lave sa figure pour ac-
complir l'ordre qui lui avait été donné. Voici qu un filet d'eau
commence à couler: il devient de riiis en plus limpide, il s'échappe
bientôt en un jet considérable, et grossissant de jour en jour, il
devient une source puissante donnant chaque jour plus de cent
mille litres, environ vingt-cinq mille gallons.
On le sent, cela devenait sérieux pour la science incrédule. Elle
avait dit d'abord c'est un suintement du rocher qui aura eu lieu
par hasard : ensuite c'est une flaque d'eau, une simple mare qui va
être bientôt asséchée. Après elle ne dit plus rien. Elle allait
subir un bien autre échec.
Un homme du nom de Bouriette avait totalement perdu un œil,
il se frotte avec l'eau de la source, et il voit parfaitement de cet
oeil fermé 'auparavant à toutfe lumière. Il re-ncontre sur la place
publique son médecin ; il lui dit qu'il est guéri. Lb docteur écrit
une phrase sur son calepin, il met sa main sur l'oeil valide de
Bouriette pour le fermer et lui dit : je croirai à votre guérison si
vous lisez ce que je vous présente. Bouriette, de son œil naguères
malade, lit sans hésiter : '' Bouriette a une amaurose incurable ; il.
n'en sera jamais guéri." -Le Docteur se rendit. Les libres pen-
seurs se partagèrent en trois opinions sur le fait.. Les uns disent :
Bouriette n'a pas été guéri(| d'autres : il a toujours bien vu des
deux yeux, et quelques-uns, comme M. Renan expliquant les mira-
cles de l'Evangile : il s'imagine qu'il voit.
Mais qu'à du dire la tourbe mécréante à une suite de guérisons
de toute espèce ordinairement instantanées, qui depuis le fait de
Bouriette se sont succédées jusqu'à aujourd'hui ? C'est par cen-
taines que se comptent ces prodiges.
56 REVUE CANADIENNE.
II.
Il y avait un mois et^demi que l'apparition avait eu lieu pour la
première fois : on était au jour où l'Eglise rappelle l'Annonciation
de la Ste. Vierge, et l'Incarnation du Verbe divin. Ce jour là
même, entourée d'un certain nombre de*"' personnes qui avaient
déjà été guéries par l'eau de la source qu elle avait ouverte de ses
mains, et au milieu d'une foule immense. Bernadette dit à celle
qui lui apparaissait : Madame, veuillez avoir la bonté de me dire
qui vous êtes, et quel est votre nom. Trois fois elle fait cette de-
mande en vain; mais la quatrième fois sa confiance persévérante
fut récompensée. Elle entendit cette parole : '' Je suis l'Imma-
culée Conception." C'est comme si Marie eut dit non pas je suis
pure, mais je suis la pureté même, la virginité incarnée et vivante.
Le lieu où se passaient ces merveilles était devenu un sanc-
tuaire où les populations, môme de contrées jusqu'à un certain
point éloignées de Lourdes, venaient prier, apportant des dons pour
la chapelle que l'on devait construire, et ornant la grotte de fleurs,
€t de divers objets pieux.
Il ne fallait pas que le surnaturel triomphât aussi paisiblement.
Le préfet du département, après avoir amené à ses vues le ministre
des cultes, M. Rouland, ordonna d'enlever les ca;-ro/o et les effets
divers placés par la piété des fidèles sur le lieu de l'apparition.
Le commissaire de police, chargé de l'exécution de cet ordre était
celui qui avait interrogé Bernadette : il ne put trouver dans toute
la ville, malgré l'argent qu'il offrait, qu'une femme qui lui prêtât
un chariot pour transporter les objets qui seraient enlevés, et ce
n'est aussi qu'avec peine qu'il se procura une hache pour briser
la balustrade mise devant la grotte. Le lendemain la femme qui
avait fourni la voiture se brisa une côte dans une chute, et l'ou-
vrier qui avait prêté la hache eut les pieds écrasés. — La foule con-
templait avec terreur et indignation la profanation qui s'opérait
par le commissaire de police. Il y eut un moment d'explosion
menaçante, le commissaire tremblait, craignant le courroux de ce
peuple blessé en ce qu'il avait de plus cher, mais des voix s'éle-
vant dans la foule s'écrient: Du oalmél^point de violence, laissons
tout à la main de Dieu.— C'est une chose admirable que ni dans
cette occasion, ni dans aucun des rassemblements fréquents de
multitudes nombreuses à la grotte, il n'y ait eu aucune émeute,
aucune voie de fait, aucune accident matériel.
Cependant les processions, les pèlerinages continuaient sur le
théâtre du prodige. Les guérisons miraculeuses se multipliaient.
ACTION DE MARIE DANS LA SOCIÉTÉ. 57
La presse irréligieuse était en fureur. Le conseil municipal de
Lourdes ordonna de faire une analyse de l'eau de la source dans
l'intention devoir si elle avait quelque vertu médecinale qui enlè-
verait aux guérisons leur caractère surnaturel. Un des premiers
chimistes de la France, le professeur Filhol, est chargé de cette
opération, et la conclusion de son rapport est que cette eau ne ren-
ferme aucune substance capable de lui donner des propriétés thé-
rapeutiques marquées.
La superstition, comme on l'appelait, était victorieuse de tous les
moyens dont on s'était servi pour la combattre. Il ne restait plus
que la violence; on l'employa. Il faut en finir à tout prix, écri-
vait le ministre des cultes, et bientôt un arrêté du Préfet défendit,
sous de rigoureuses amendes, de prendre de Peau à la source et
de se rendre auprès de la grotte, dont une barrière empêcherait
l'accès Alors on vit un singulier et louchant spectacle. Des mal-
heureux venus de loin, en proie à la paralysie, à la cécité, à
d'autres tristes infirmités que la médecine abandonne, se rendaient
auprès de la barrière, et élevaient leurs mains et leurs voix sup-
pliantes vers la grotte où Marie s'était montrée. Bientôt les foules
se pressaient en ce lieu même et en attestant leur foi en la réalité
de l'apparition de la Reine du Ciel, elles protestaient contre la
mesure vexatoire du gouvernement. Souvent la clôture était
violée, et l'on trouvait moyen de monter à la grotte, et de puiser
à la source.
Incapable de maîtriser ce mouvement religieux, le ministre de-
mande à l'Evêque de Tarbes de réprouver ce qu'il appelait les
scènes scandaleuses de Lourdes* L'autorité ecclésiastique, qui
n'était intervenue en rien jusque là, refusa avec énergie de se
rendre au désir du ministre ; mais croyant qu'il était temps pour
elle d'agir, elle institua une commission canonique, chargée d'exa-
miner tout ce qui s'était passé depuis le premier jour de l'appa-
rition ; et sur le rapport que cette commission lui adressa, confirmé
par celui de médecins nombreux appelés à juger du caractère des
guérisons qui avaient eu lieu, l'Evoque dans un mandement pro-
clama la réalité de l'apparition de la Ste. Vierge, autorisa le culte
de Notre-Dame de Lourdes, et l'érection d'un sanctuaire sur le
terrain de la grotte merveilleuse.
Cependant l'Empereur avait été mis au fait de tout ce qui s'était
passé à Lourdes. Avec une sagesse dont il s'écarta trop depuis, il
vit qu'il n'avait rien à gagner à froisser le sentiment religieux des
populations. Il révoqua l'arrêté prohibitif du Préfet. Le commis-
saire de police qui avait placé la barrière fut forcé de l'enlever aux
regards d'une foule immense, accourue pour être témoin de cette
58 RKVUE CANADIENNE.
réparation. Bientôt on se mit en frais de construire l'Eglise deman-
dée par la vierge de l'apparition : la ville de Lourdes en concéda
le terrain à l'Eveché, et le ministre des cultes fut contraint d'auto-
riser cette transaction. Le temple s'est élevé, et il est dans ces jours
le sanctuaire le plus fréquenté du monde.
Bernadette a triomphé de tout : elle s'est éloignée du théâtre
où une gloire immortelle s'esl attachée à son nom ; elle s'est voué
à Dieu dans une maison religieuse pour y donner ses soins aux
pauvres et aux malades.
Les guérisons produites par la source qu'elle a ouverte se sont
multipliées. Un jour, un homme, auteur de quelques opuscules
religieux, mais dont la renommée était fort resti einte, atteiiit d'une
maladie d'yeux qui ne lui permettait ni de lire, ni d'écrire, est
prié par un de ses amis prolestants d'avoir recours à l'eau merveil-
leuse. Il est guérie instantanément. En reconnaissance, il composa
l'histoire de Notre-Dame de Lourdes. Il n'estaucune épopée, aucun
drame, aucun roman qui offre un si saisissant intérêt que la lec-
ture de ce livre où se révèle d'ailleurs le talent d'un écrivain supé-
rieur. Trente-cinq éditions enlevées en trois ans, en attachant une
grande gloire au nom de l'auteur, M. Henri Lasserre, ont fait con-
naître aux deux mondes les merveilles opérées à Lourdes.
De toutes parts on invoque la Vierge qui est apparue en ce lieu :
on demande de l'eau miraculeuse : fréquemment encore des gué-
risons s'accomplissent; une foule de pèlerins de la France et des
diverses contrées de l'Europe viennent jouir du bonheur de con-
templer le théâtre de l'une des plus grandes merveilles qui se soient
vues dans le monde. Mais Notre-Dame de Lourdes vient de rece-
voir l'hommage le plus glorieux et le plus solennel dans un événe-
ment qui a quelque chose de prodigieux, et dont la trace écla-
tante se retrouvera dans l'histoire.
II
On a voulu que la France entière, par un pèlerinage auquel, par
de nombreuses députations, prendraient part les villes diverses de
cette contrée, attestât sa foi à l'apparition de la Sainte Vierge et à
ses suites miraculeuses, et en même temps sa confiance en la Reine
du Ciel et de la terre qui avait donné un tel témoignage de sa bien-
veillance. Ce projet avait contre lui les frais et la longueur d'un
voyage à une ville située tout-à-fait à une extrémité du pays, les
railleries et les dérisions des journaux si multipliés de la presse
irréligieuse, et la crainte d'un renouvellement des insultes et des
ACTION DE MARIE DANS LA SOCIÉTÉ. 5&
violences qui avaient eu lieu récemment à Grenoble et à Nantes
contre ies pèlerins revenant de la Salette ou de Lourdes même. Ce
dessein est toutefois adopté partout avec enthousiasme : le pèle-
rinage est fixé au 6 Octobre, fête de Notre-Dame du Rosaire.
Lourdes n'est qu'une fort petite ville ; mais avec une organisa-
tion d'une admirable habileté, on y fit des préparatifs pour y rece-
voir des visiteurs dix fois plus nombreux que ses propres habitants.
Tout fut disposé au lieu de l'apparition pour satisfaire la piété de-
l'immense multitude que l'on attend. Trente-deux autels furent
dressés dans l'Eglise non encore entièrement achevée, élevée à la
demande de Marie, et sur le terrain adjacent, pour que tous les
fidèles pussent participer aux saints mystères. Dans les jours qui
précédèrent la grande solennité, la pluie tombait par torrents.
Voici cependant que dès la Veille, des chars venant de toutes les
directions amènent des milliers de pèlerins. Le lendemain cent
mille hommes se trouvent réunis devant la grotte visitée par l'au-
guste Mère de Dieu. Trois cent bannières aux plus éclatantes
couleurs, aux plus riches décorations brillent de toutes parts. C'est
un spectacle grandiose, magique, dont la beauté se joint à celle de
ce lieu d'une situation pittoresque admirable.
La cérémonie s'est accomplie avec l'ordre le plus parfait. Le
plus religieux silence s'est maintenu pendant les offices sacrés et
pendant les sermons qui ont été entendus. L'un des prédicateurs
en cette fête solennelle a été le R. P. Chocarne, Provincial de
l'Ordre des Dominicains qui a visité deux fois St. Hyacinthe dans
ces dernières années, et dont la parole s'est fait entendre dans quel-
ques chapelles de notre ville. Les fêtes de Lourdes ont duré trois
jours. On n'y a signalé aucun désordre, aucun accident.
On le sent, Marie devait donner un complément à cette fête dans
quelque merveille de sa puissante bienfaisance. Des guérisons
miraculeuses ont eu lieu ; entre autres celle d'une jeune fille qui
était sourde-muette de naissance. En se lavant à la fontaine, elle
jeta un grand cri en entendant les cloches et les voix de la multi-
tude, et elle commença à bégayer des paroles qui sont devenues
de plus en plus distinctes. Des milliers de personnes Font vue et
entendue ; et afin que rien ne manquât à la constatation du mira-
cle, la Providence avait permis qèe, quelque temps auparavant,
un médecin expérimenté, maire d'une ville importante, représen-
tant un département à l'Assemblée nationale, et animé d'un esprit
hostile à l'Eglise, ail donné à cette personne, dans le but de la faire
entrer dans une institution de sourdes-muettes, un certificat attes-
tant que sa surdité était tout-à-fait incurable.
Les pèlerins sont retournés dans leurs villes avec l'expressioa
60 REVUE CANADIENNE.
d'une entière satisfaction ; les journaux ont redit tous les détails
de cette fùte si grandiose, dans des récits qui ont excité le plus vif
intérêt chez les catholiques des deux mondes.
Quelle étonnante histoire que celle dont les faits se déroulent,
depuis le cri d'admiration de Bernadette tombant à genoux devant
la Vierge qui apparaissait pour la première fois, jusqu'à cet hom-
mage si extraordinaire de cent mille pèlerins, accourus de toutes
parts, répétant ce cri à la présence de la Reine du Ciel, rendue
sensible pour eux par toutes les merveilles qu'elle a opérées !
Maintenant dans quel but a été fait ce pèlerinage à Notre-Dame
de Lourdes ?
Il y a deux ans, à pareil jour, en ce lieu même, dans une sem-
blable réunion, j'exposais les malheurs et les humiliations de la
France subissant alors l'invasion prussienne ; et exprimant les
motifs de l'expérance que nous pouvions entretenir de revoir cette
nation qui nous est si chère, reprendre sa gloire et sa puissance,
je disais : " Que n'a-t-on pas à attendre de celle qui est bénie entre
toutes les femmes, et qui a montré à la France une prédiction spé-
ciale, en faisant de ce pays, dans ces derniers temps, le théâtre d'é-
tonnantes merveilles dans l'ordre physique et moral, à Notre-Dame
des Victoires, à la Salette, et plus prodigieusement encore près de
la ville de Lourdes." C'est ce sentiment qu'a exprimé la démons-
tration si solennelle qui vient d'avoir lieu. Les glorieux homma-
ges qui ont été rendus à Marie, les supplications ardentes qui se
sont élevées vers elle dans le sanctuaire dont elle a demandé l'é-
rection, ont eu pour but d'obtenir son intervention puissante en
faveur de la réhabilitation de la France dans sa foi religieuse, dans
sa tranquilité publique, dans sa gloire nationale.
Sur quoi une espérance de cette nature pourrait-elle s'appuyer ?
Sur des faits solennels où l'action de Marie a éclaté, et sur un en-
semble de considérations religieuses et sociales. La discussion qu'un
tel sujet appelle n'est-elle pas digne d'un vif intérêt ?
IV
L'histoire montre-t-elle un^ intervention de la Vierge Sainte
dans les destinées des nations, et quelle serait l'explication de ce
phénomène céleste et terrestre tout à la fois ? C'est la réponse à ces
questions que je vais maintenant soumettre à votre attention bien-
veillante.
Des événements publics nombreux attestent une protection
éclatante de Marie à l'égard de villes préservées de fléaux, d'ar-
ACTION DE MARIE DANS LA SOCIÉTÉ 6t
mées rendues victorieuses, de peuples dont la nationalité a été
sauvée.
Rappelons quelques-uns de ces faits.
La P'rance est riche en sanctuaires élevées en l'honneur de la
Sainte-Vierge. Nul jusqu'à ces jours n'avait égalé la gloire de
celui de Notre-Dame de Fourvières. Le site où il se trouve est
d'une magnificence admirable. Il est placé sur une colline, d'où
l'on voit la ville de Lyon se déroulant à ses pieds, deux superbes
rivières, la Saône et le Rhône, traversant la cité et venant joindre
leurs eaux à l'une de ses extrémités, une vaste plaine remplie de
richesses et de beautés de tout genre, et la chaîne si pittoresque
des Alpes au milieu desquelles s'élève le Mont-Blanc dans sa majesté
grandiose. A côté de la chapelle de Marie, sont les lieux si célè-
bres par le martyre de St. Polhin, de St. Irénée et de Ste. Blandine
et celui de 18 mille chrétiens, égorgés en un seul jour, dont le
sang, dans une trace que l'on montre encore a coulé le long des
flancs de la colline jusqu'à la Saône. Ces grands édifices qui cou-
vraient le Lugdunum antique, bâti sur ce lieu même, ouvrages
des mains triomphales des légions romaines, ont à peine dure-
quelques siècles. Et l'humble sanctuaire élevé sur leurs ruines
dans la première partie du moyen-âge devait braver le temps et les
révolutions.
Au XII siècle on rebâtissait la chapelle de Marie. Thomas de
Cantorbéry était sur la place regardant les travaux. Quel sera,
demanda-t-il, le patron de ce nouveau sanctuaire ? Vous-même
peut-être, lui fut-il répondu. T^eu de temps après Thomas donnait
son sang pour la défense de l'Eglise, et un des autels de Fourvières
était dédié à son nom devenu celui d'un martyr.
Des prodiges de toute espèce se sont succédés sans interruption
en ce temple de Marie : aussi Lyon aux jours du danger lève les
yeux vers lui avec une confiance qui n'est pas trompée.
En 1832, le choléra sévissait dans toute la France ; chaque ville
tour à tour le voyait décimer ses populations. Lyon avait tout à
craindre ; c'est une ville manufacturière qui comptait alors environ
200 mille habitants, dont une partie était concentrée dans des
quartiers aux rues étroites, bordées de hautes maisons. Mais à
l'approche du fléau, les âpres sentiers qui conduisent à la colline
sainte étaient sans cesse remplis de fidèles allant implorer de Marie
la préservation de ses terribles atteintes. Il s'arrêta aux portes de
la ville, multipliant ses ravages à l'entour, il rencontra une bar-
rière infranchissable qui ne lui permit pas d'entrer dans la cité
protégée par l'auguste Vierge. Dans ses envahissements subsé-
quents du territoire de la France, il trouva le môme obstacle à sa
62 REVUE CANADIENNE.
puissance ailleurs si déplorableraent meurtrière. Une inscription
monumentale qui se lit à Notre-Dame de F'ourvières atteste ce fait
éclatant de l'inrervention de Marie, et de la reconnaissance des
Lyonnais.
J'ai visité ce sanctuaire béni; c'était au jour de l'Ascension.
Dans tout le cours de la journée l'Eglise fut remplie de fidèles
montant de la ville pour faire entendre à Marie des accents d'ac-
tion de grâces ou de supplications. Le magnifique site de Four-
vières; ce concours d'une foule pleine de foi et de ferveur; ces
ex voto qui attestaient sur les murs de la chapelle la bienveillance
de la Reine du Ciel envers les hommes; les souvenirs des mer-
veilles opérées depuis si longtemps sur cette colline, arrosée du
sang des martyrs, et tout imprégnée des grâces célestes ; un magni-
fique sermon que j'entendis en cette fête montrant un signe infail-
lible de prédestination dans la dévotion envers la mère de Jésus ;
toute la suavité du culte de Marie si plein de charmes pour l'esprit,
l'imagination et le cœur vivement sentie, au milieu de l'illumina-
tion et des gracieuses décorations des autels, des cantiques pleins
d'allégresse et d'amour redisant la grandeur et la bonté de la
Vierge sainte ; les impressions produites par cette solennité si belle
rappelant le Sauveur des hommes quittant la terre pour s'élever
au ciel ; tout cela m'a fait sentir en ce jour, en ce lieu, un bonheur,
une pieuse exaltation qui me tenait moi-même plus rapproché du
Ciel que de la terre.
Nous venons de considérer Marie préservant une grande cité
d'un fléau épouvantable qui répandait la mort partout ailleurs;
regardons-là maintenant donnant la victoire aux armées chrétiennes
qui implorent son secours.
Sans remonter aux âges précédents, voyons quels triomphes écla-
tants lui a dus la chrétienté depuis le I3e Siècle.
L'an 1212, Alphonse IX, Roi de Gastille, avec les Rois de Na'
varre et d'Aragon était sur les plaines de Las Navas de Tolosa. 11
s'agissait de combattre une des plus formidables armées que les
Sarrasins eussent préparée contre les chrétiens, et qui menaçait
d'envahir encore une fois l'Espagne toute entière. Elle comptait
d'après les histoires du temps, plus de 200,000 soldats. L'armée,
chrétienne était moins nombreuse de moitié. Jia bataille s'engage.
Après un premier succès, les escadrons castillans sont enfoncés, ils
«e replient sur eux-môraes. I^ Roi dit à l'Archevêque de Tolède,
ACTION DE MARIE DANS LA SOCIÉTÉ. 63
Rodrigue Ximenès, qui l'accompagnait ; Mourons ici vous et moi.
L'Archevêque lui répond : Confions-nous au secours du Seigneur.
Voici qu'en ce moment, un chevalier déploie et lève une bannière
de la Sainte Vierge, apportée par un chanoine d'un sanctuaire de
Marie vénéré par les fidèles. Les Sarrasins voyant cet étendard,
font pleuvoir sur lui une grêle de flèches et de pierres ; le courage
des chrétiens se ranime pour le défendre. Ils s'élancent sur les
bataillons ennemis, et se fraient un»passage au milieu d'eux. Alors
l'émir qui les commandait Mahomet Ben Nasser prend la fuite ;
toute son armée est bientôt en pleine déroute, laissant le champ de
bataille couvert des cadavres de plus de cent mille infidèles ; après
que l'étendard de la Sainte Vierge eut été levé, les chrétiens ne per-
dirent que 25 hommes. Le butin pris sur les ennemis fut immense ;
il fallut plus de 2000 betes de somme pour emporter les carquois
remplis de flèches que les ennemis avaient jetés dans leur fuite.
Ces faits sont consignés dans le récit que l'Archevêque Ximenès
nous a laissé de la bataille.
L'empire du Croissant fut brisé en Espagne à dater de cette jour-
née. Depuis les Musulmans reculèrent de province en province
devant les chrétiens jusqu'à leur entière expulsion de cette
contrée.
L'année suivante, le 13 septembre 1213. une victoire moins im-
portante dans ses résultats, mais plus merveilleuse encore dans ses
circonstances, attestait que ce n'est pas en vain que l'Eglise appli-
que à Marie la parole du cantique : ^Terribilis es ut castrorum acies
erdinata : Vous êtes terrible comme une armée rangée en bataille.
— La secte abominable des Albigeois infectait la France méridio-
nale de ses funestes erreurs, et la désolait par des violences san-
glantes. Elle était soutenue par deux princes puissants, Raymond,
Comte de Toulouse, et Pierre, roi d'Aragon. 11 avait fallu opposer
la force à la force Une croisade avait été prôchée contre les Albi-
geois. Simon de Montfort en était le chef. Mais en même temps
que les armes à la main, il combattait les hérétiques, St. Domini-
que instituait la dévotion du Rosaire, devenue depuis si populaire
chez les fidèles, pour implorer les secours de celle qui, suivant
1 expression de l'Eglise, met fin à toutes les hérésies : cunctas here-
ses sola interemisti in universo mundo. L'armée des Albigeois forte
de plus de 40,000 hommes vient assiéger la petite ville de Muret.
Simon de Montfort qui était à quelque distance accourt à la défense
de cette place. Il y entre avec 800 cavaliers et un bien petit nom-
bre de fantassins. Lui et ses chevaliers se confessent et commu-
nient. Il part pour le combat. On veut l'effrayer par la vue de la
multitude de ses ennemis, quarante fois plus nombreux que ses sol-
64 RhiVUE CANADIENNE.
dats. Avec l'aide du Ciel, dit-il, nouR les vaincrons. 11 donne le
signal de la bataille. La mêlée devieat terrible ; mais bientôt le
roi d'Aragon est tué ; cette perte de l'un de ses chefs décourage
l'armée hérétique : elle prend la fuite laissant sur le champ de ba.
taille ou dans les eaux de la Garonne qu'un grand nombre de ses
soldats voulaient traverser, environ 20,000. hommes. Veut-on savoir
la cause de cette victoire humainement inexplicable ? St. Domini-
que, pendant que le combat seJivrait, priait avec les Evoques dans
une Eglise de Muret, faisant monter vers Marie l'hommage du Ro-
saire qu'il venait d'instituer.
VI
Deux siècles plus tard la France était l'objet d'une admirable in
tervention du ciel en sa faveur. Elle subissait une humiliation qui
n'a eu d'égale que la honte dont l'invasion prussienne couvre
aujourd'hui son front. A la suite de la désastreuse bataille d'A-
zincourt, les Anglais avaient envahi la France ; puis, un traité
fait avec un roi insensé et une reine infâme, mère dénaturée, avait
cédé le trône de France au Roi d'Angleterre. L'héritier légitime
de la couronne des lys n'avait pour lui qu'une petite province : la
domination anglaise s'étendait sur le reste de ses états Mais il y
avait alors dans la Lorraine une jeune bergère pleine d'innocence
et de piété. Quand elle n'était pas à la garde de ses troupeaux, on
la trouvait dans un ermitage dédié à Marie sous le nom de Notre-
Dame de Beaumont. Là, elle recevait des faveurs signalées de la
Vierge, Mère de Dieu. Elle la priait pour le salut de sa patrie.
Bientôt elle croit entendre un ordre qui lui est intimé par l'Ar-
change St. Michel par lequel elle est appelée à délivrer Orléans,
place alors assiégée par les Anglais, et à faire sacrer le Roi à
Rheims, ville qu'occupaient se'S ennemis. Elle va hardiment trouver
le prince pour lui annoncer sa mission ; elle est traitée d'abord de
folle et de visionnaire ; mais sa candeur, l'assurance de ses paroles^
quelque chose d'inspiré qui parait en elle, font accepter ses services.
A la tête de l'armée royale, elle trouve moyen d'entrer dans
Orléans, et elle force les Anglais d'en lever le siège. Elle les défait
en plusieurs combats; elle les contraint de laisser passer le Roi
jusqu'à Rheims, 011 il reçoit la consécration^royale. Sa mission était
terminée ; elle voulait retourner humblement à ses brebis ; on la
force de combattre encore : elle est faite prisonnière. Elle subit
un interrogatoire, où elle fait paraître une sagesse admirable ; et
livrée aux flammes, elle souifre ce supplice avec une force et une.
ACTION DK MARIE DANS LA SOCIÉTÉ. 65
résignation qui lui iont recevoir depuis quatre à cinq siècles
l'hommage de la vénération que l'on rend aux martyrs. Mais le
ciel continue son œuvre. Les Anglais sont repoussés partont, et
la Frauce soumise toute entière à son souverain légitime, sert
glorieuse et triomphante de l'état d'humiliation où elle avait été
réduite.
La pureté virginale de la jeune fille, les vertus admirables qu'elle
a fait paraître en toute circonstance, le succès qui a réalisé d'une
manière si précise la mission qu'elle s'était donnée, ce martyre qui
termine sa vie, et ajoute une auréole de plus à la gloire de son
nom, la délivrance de sa patrie du joug étranger opérée d'une ma-
nière si inattendue et si extraordinaire, tout cela démontre avec
évidence, que Jeanne d'Arc n'était que l'envoyé et l'instrument
de celle dont la France aux jours de sa foi s'honorait d'être le
royaume. Regrium Galliœ^ regnum Mariœ.
Vil
Voyez maintenant une intervention de Marie en faveur de la
chrétienté toute eiitièi'e. Dans la dernière partie du 16e siècle,
la puissance ottomane jetait la terreur chez les nations catholiques ;
ses flottes portaient le ravage eu divers lieux. Les plus affreux
tourments étaient réservés aux habitants des villes qui tombaient
entre les mains des Turcs. En 1570, ils s'emparent de Nicosie, capi-
tale de l'Ile de Chypre; ils massacrent -20 mille habitants; iU
emmènent 2-ifnille esclaves pour en faire l'objet des plus ignomi-
nieux outrages. Mille personnes du sexe étaient sur trois vaisseaux
faisant voile pour Gonstantinople. L'une d'elles, frémissant à la
pensée de la brutalité qui l'attend, trouve moyen de mettre le feu
au magasin de poudres ; le vaisseau principal où il était saute en
l'air, et met le feu aux deux autres.
Voilà quels étaient les ennemis dont la chrétienté avait à redou-
ter les attaques. Pie V occupait le trône pontifical ; il fait un
appel au nations catholiques contre la puissance envahissante du
Croissant. Nulle d'elles ne répond à sa voix, si ce n'est l'Espagne
et Venise, qui forment avec le Pape une croisade pour le salut
commun de l'Europe chrétienne. Une flotte est appareillée pour
combattre l'armée navale des Turcs. Don Juan d'Autriche est mis
à sa tête. Le Pontife lui prescrit d'invoquer la Sainte Vierge au
commencement du combat et lui promet la victoire. Le 7 Octobre
1571, les deux flottes se rencontrent. Depuis la bataille d'Actium
livrée à peu près dans les mêmes parages, la Méditerranée n'avait
25 janvier 1873. 5 >
66 REVUE CANADIENNE.
pas vu une telle réunion de vaisseaux. La flotte musulmane était
composée d'environ 300 voiles ; celle des chrétiens en comptait 209
Le combat s'engagea : il ne dura qu'une heure. L'amiral turc ayant
été tué, la défaite de sa flotte devint générale; il n'échappa au désas-
tre que 40 galères : 30 mille Ottomans périrent ; les chrétiens firent
3,400 prisonniers et délivrèrent des fers 15 mille de leurs frères ; ils
s'emparèrent de 340 canons et d'un immense et riche butin. La
puissance navale des Turcs fut ruinée ce jour-là ; elle ne s'est jamais
relevée de ce coup.
En rapprochant certaines circonstances on pourra connaître
quelle a été la cause de cette victoire si importante pour les intérêts
de la chrétienté. A l'heure môme où se livrait cette bataille mémo-
rable, se faisait dans Rome des processions oiî les fidèles invo-
quaient Marie en récitant le Rosaire. Le Souverain Pontife avait
pris sa part à ces supplications adressées à l'Auguste Vierge. Il était
au Vatican : on vient pour lui parler d'une affaire. Il se lève brus-
quement, se dirige vers sa fenêtre, l'ouvre... il semble pendant quel-
ques minutes en contemplation. Tout à coup, il s'écrie : allons ren-
dre grâce à Dieu : la victoire est à nous. C'était le moment où se
complétait le succès de la flotte chrétienne. En reconnaissance de ce
triomphe, Pie V a voulu que l'on célébrât la fête du Saint Rosaire
le premier dimanche d'Octobre, et il fit ajouter aux Litanies de la
Sainte Vierge : Auxilium christianorum, or a pro nobis.
Admirons un autre trait de la protection de Marie en faveur des
armées qui l'invoquent. En 1683, les Turcs vinrent ave*" une armée
de 200 mille hommes mettre le siège devant Vienne, la capitale de
l'Empire Germanique. L'^épouvan te fut générale ; les populations
abandonnaient tout et fuyaient dô toutes parts. Bientôt sons le
feu continuel des assiégeants la ville était sur le point d'être réduite
en cendres, lorsque se présenta un secours inattendu. C'était Jean
Sobieski, roi de Pologne, qui accourait à la défense de la place, à
la tête d'une armée peu nombreuse, il est vrai, mais pleine de con-
fiance dans l'assistance céleste. Le 21 Septembre, ce prince entend
la messe les bras en croix, il communie, et il met son armée sous
la protection du nom de Marie. Il avait pour aide le Duc de Lor-
raine, générale de l'armée impériale; mais ce fut lui qui eut le
commandement en chef et qui détermina la victoire. Elle peut
être regardée comme miraculeuse, à raison de la grande infériorité
du nombre des vainqueurs, et de la terreur qui, s'emparant des
troupes ottomanes leur fît prendre une fuite honteuse. Ils laissè-
rent 10 mille morts, près de 300 pièces d'artillerie et le grand éten-
dard de Mahomet que Sobieski envoya au chef de l'Eglise. C'est
pour perpétuer la mémoire de cette délivrance de la capitale de
ACTION DE MARIE DANS LA SOCIÉTÉ. 67
l'Allemagne, que le Pape Innocent XI a ordonné de célébrer la
la fête du Saint Nom de Marie, le Dimanche de l'Octave de la Nati-
vité de la Sainte Vierge, époque où a eu lieu ce triomphe éclatant
^es armées chrétiennes.
VIII
Il est une autre fête que nous célébrons en l'honneur de Marie
sous le titre de Notre-Dame de Bon-Secours. Elle rappelle Faction
de la Reine du ciel dans l'un des plus grands événements de ce
siècle.— En 1809, Napoléon, alors au faîte de sa puissance, avait
fait enlever violemment de Rome le Chef de l'Eglise, et s'était em-
paré des Etats Pontificaux. Pie VII fut détenu pendant trois ans
à Savone, petite ville de l'Etat de Gènes sur la Méditerranée. Au
mois de Juin 1812, il reçut Tordre de partir pour la France ; l'Em-
pereur voulait l'avoir auprès de lui, espérant le dominer plus faci-
lement. Mais le Pape avant de quitter Savone s'était prosterné
devant une image de Marie, honorée dans une église de cette ville;
il avait demandé avec instance sa délivrance du joug de l'oppres-
seur, et promis une couronne d'or pour la tête de la Madone, en
reconnaissance du succès de sa supplication. C'est au moment où
le Souverain Pontife rentrait en France, que commençait cette
guerre de Russie qui devait préparer la chute de Napoléon, et le
retour à Rome du successeur de St. Pierre. Le Pape avait excom-
munié l'Empereur; celui-ci avait dit \ croit-il que ses excommuni-
cations feront tomber les armes des mains de mes soldats? — Eh
bien, les frimats de la Russie firent à la lettre tomber les armes
des mains glacées des troupes françaises. L'hiver servit d'instru-
ment à l'exécution de la sentence portée par le Vicaire de celui
d nt le Psalmiste a dit: Nix, glacies^ et spiritus proce-llarum faciun-
verbum ejus. La neige, la glace, et l'esprit des tempêtes accomplie
ront sa parole. (Ps. 147.) Napoléon fut forcé de renvoyer Pie VII
dans ses Etats. Celui-ci eut à les quitter de nouveau l'année sui-
vante, au retour de l'Ile d'Elbe, qui fut suivi de l'invasion d'une
partie de l'Italie par Joachim Murât. Pie VII avait dit en renvoyant
Napoléon monter sur la scène : cela ne durepft que trois mois. On
le sait, le nouveau règne de l'Empereur ne fut que de 100 jours
Avant que ce temps fut écoulé. Murât défait avait été contraint de
quitter l'Italie, et le Pape était revenu à Rome, après être allé à
Savone, déposer sur la tête de l'image de Marie, la couronne qu'il
lui avait promise.
Sans doute dans le fait que je viens de raconter rintervention-
68 REVUE CANADIENNE.
de Marie n'est pas sensiblement évidente. Mais quand on rap-
proche les circonstances, qu'on réfléchit sur la chute si inattendue
et si rapide du dominateur de l'Europe, au peu de durée de sa
seconde usurpation du pouvoir, accomplie pourtant avec une si
grande facilité, on peut y voir une action toute spéciale de celui
qui donne et ôte les empires à sa volonté ; et l'esprit chrétien
adopte sans répugnance l'idée que le Seigneur avait renversé le
puissant Empereur, persécuteur de son Eglise, à une demande de
Marie, dont l'intervention avait été sollicitée par une prière du
Vicaire du Christ. Daniel, dans une de ses étonnantes visions,
vit une petite pierre, détachée d'une montagne, renverser la statue
colossale, figure du plus fort et du plus étendu des empires. C'était
peu de chose, ce semble, que cette couronne d'or promise à la
Vierge de Savone ; mais pour qu'elle fut posée, il fallait que la
couronne tombât de la tête de Napoléon. Le chef de l'Eglise n'a
pas hésité à voir daus ces deux événements la relation d'une cause
avec son effet; il a institué la fête de Notre-Dame de Bon-Secours,
pour perpétuer dans tous les siècles le souvenir de la délivrance
de l'Eglise, par l'intervention de Marie, du plus puissant ennemi
qu'ait eu l'autorité pontificale.
Encore un trait emprunté à l'histoire contemporaine. La flotte
française qui portait l'armée de l'expédition de Crimée fut mise
solennellement sous la protection de la Sainte Vierge. Un magni-
fique tableau de Marie, par l'ordre exprès de l'Empereur fut placé
sur le vaisseau amiral. Les journaux du temps ont raconté nombre
de traits de la protection sensible de la Reine du Ciel envers des
officiers et des soldats qui lui rendaient hommage. Le Maréchal
Canrobert fut frappé d'un éclat d'obus qui s'arrêta sur la plaque
d'une médaille bénie ; lui-même a raconté ce fait dans une lettre
adressée à l'Impératrice. Mais veut-on savoir quelle part a eue
Marie au succès de cette expédition si glorieuse pour Ja France ?
Entendons le général en chef de l'armée française, le vainqueur
des Russes, le maréchal Pélissier. Il a écrit : *' C'est le lendemain
de l'Assomption que j'ai battu les Turcs à Tratkir, et le jour de la
Nativité de Notre-Dame que j'ai pris MalakoCf. Ainsi ce sont les
bonnes prières de la Sainte Vierge et la foi que nous y avons qui,
plus que le vulgaire ne pense, nous ont été d'un si grand secours
dans ces deux glorieuses journées."
ACTION DE iMaRIE DANS LA SOCIÉTÉ. 69
IX
Les annales de notre propre pays ne nous fournissent-elles pas
un trait éclatant de la protection de Marie, attesté par un monu-
ment public ? Le 16 Octobre 1690, trente-quatre voiles anglaises
portant trois mille hommes de débarquement se montraient dans
le bassin de Québec. Bientôt un envoyé de Phibs, le commandant
de cette armée, vint so:nmer le gouverneur, M. de Frontenac, de
se rendre. Celui-ci répondit fièrement à cette insolence. Son habi-
leté et la valeur de ses troupes forcèrent les ennemis de se retirer
au bout de quelques jours. Mai^ la prière avait eu sa part dans la
défense de la colonie. Dans les communautés religieuses de fer-
ventes supplications étaient montées vers le ciel et celle qui en est
la Reine. Le drapeau de la Sainte Famille était hissé sur le clocher
de la cathédrale. Les soldats demandaient avec empressement ce
qu'ils appelaient les passe-ports de l'Immaculée Conception, c'est-
à-dire des formules de prières adressées à la Vierge sans tache. Un
vœu avait été fait d'élever à Marie un monument de reconnais-
sance pour la victoire qu'elle ferait remporter. Aussi après la
levée du siège, une procession solennelle dans laquelle on portait
l'image de la Vierge Sainte, eut li^u aux quatre églises de la ville ;
en action de grâces de ce triomphe, l'Evêque institua la fête de
Notre-Dame des Victoires, qui fut célébrée le quatrième dimanche
d'Octobre, et il s'éleva à la Basse-Ville une Eglise en l'honneur de
Marie, destinée à être un mémorial de sa protection envers la
ville délivrée d'un si éminent danger.
J'aurais pu présenter d'autres faits attestant l'intervention de la
Sainte Vierge dans des événements décidant du sort des villes, des
armées, des nations. Et vous le savez, il y a des milliers de prp-
diges de la puissante bienveillance de Marie à l'égard des indi-
vidus, des familles, des communautés, consignés dans des docu-
ments authentiques, attestés par des ex-voto^ et même par un
grand nombre de sanctuaires érigés partout en l'honneur de celle
que l'Eglise appelle le Salut des infirmes, le Secours des chrétiens.
Maintenant comment expliquer cette coïncidence entre les invo-
cations adressées à Marie, et les guérisons accomplies, les déli-
vrances de périls imminents qui ont lieu, les victoires extraordi-
naires qui ont été remportées ?
70 REVUE GANADTENxNE.
On dira : c'est l'exaltation du sentiment religieux qui a animé
le courage des combattants. Soit; mais puisque cette exaltation
produit des effets si prodigieux, il faut l'exciter, dans les occasions
où elle serait utile, par un hommage rendu à la Vierge Sainte.
On dira encore : Il y a dans tout cela un pur hasard. Je le veux
bien ; mais puisque le jeu du culte de Marie donne si souvent des
chances, agitons les dès de la prière dirigée vers elle. Et sans
doute aucun philantrope ne trouvera à redire que les malades
aient recours à des neuvaines pour avoir l'imagination, ou si vous
le voulez, l'hallucination de se croire guéris: c'est une consolation
qu'il serait cruel de leur refuser dans leurs souffrances.
Essaierai-je maintenant l'explication catholique ? Pour cela il
me faut entrer dans des considérations de l'ordre surnaturel le
plus élevé, le plus mystique ; la nature du sujet que je traite
l'exige. Le problème est posé ; il faut tenter de le résoudre. Sur
quoi s'appuie la foi des populations chrétiennes recourant dans les
calamités à l'intercession de Marie, et quelle est l'explication des
faits miraculeux qui sont souvent le résultat de ces supplications
à la Reine du ciel ? C'est à quoi j'ai à répondre.
XI
Dieu a décrété l'incarnation du Verbe pour le salut des hommes..
Afln que ce Verbe fait chair appartint à la race humaine dont il se
chargeait d'expier les fautes, et sur laquelle il devait renverser ses
mérites, il lui fallait une mère. Qui ne sent de suite à quelle
dignité se trouve élevée cette femme, bénie entre toutes les fem-
mes, de qui l'Homme-Dieu reçoit la vie ? Mère du Fils de Dieu,
elle est en même temps, comme parlent les Pères de l'Eglise,
l'épouse du Père Céleste, à qui elle donne un fils selon la nature
humaine. Ici il faut un appel au cœur de l'homme. Quel n'est pas
l'amour de l'époux pour son épouse, du fils pour sa mère ? A quet
degré d'honneur n'élèveraient-ils pas, de quelle jouissance ne
favoriseraient-ils pas, selon la mesure de leur puissance, l'époux,
celle qui est la compagne et le charme de ses jours, le fils, celle
de qui il a reçu la vie, et une si vive affection. Eh bien ! Dieu a
fait le cœur de l'homme à la ressemblance du sien : les nobles et
purs sentiments de la nature viennent de Dieu, et se trouvent
éminemment en lui avec une intensité infinie. Voyez ce que font
faire les personnes divines à l'égard de celle qui est avec elles enr
rapports si étroits.
Dans l'épitre de la messe de ce jour, l'Eglise applique à la sainte-
ACTION DE MARIE DANS LA SOCIÉTÉ. 7r
Vierge ces paroles des livres sacres. De toute éternité Dieu a tout
coordonné en vue de mes destinées Prov : VIII. On le sent, la
créature qui est la mère du créateur, et qui comme telle, selon l'ex-
pression du grand docteur de l'Eglise, St. Thomas d'Aquin, touche
aux confins de la divinité, doit être comblée de toutes les grâces,
et avoir une beauté propre à ravir le cœur de Dieu même, voyant
jusqu'à un certain point ses perfections reflétées en son œuvre la
plus parfaite. Aussi dans son amour pour elle, il dispose l'ordre
de la nature et celui de la grâce de manière à ce que tout porte
son empreinte, et montre la grandeur de la destinée que sa sagesse
et sa bonté lui ont fait*^.
Voyez comme tout, dans la nature matérielle, est une image
des beautés ou des prérogatives de Marie.
Elle est l'aurore annonçant ce soleil divin qui va éclairer la terre
de ses rayons et la féconder de sa chaleur. Elle est belle comme^
la lune, dont l'aspect a quelque ch ),c) de si doux et de si attrayant,
et dont la lueur éclaire les ombres le la nuit. Elle est l'étoile du
matin dont l'éclat présage un beau jour, ou l'étoile de la mer qui
guide dans sa traversée périlleuse le nautonnier vers le port. Elle
est l'arc-en-ciel signe de la sérénité du ciel et de la fin des orages..
Elle est la nue d'où tombe la pluie qui produit la fertilité. Elle'
est la terre où germe le fruit salutaire qui entretient la vie. Elle-
est le lis à blanche corolle, emblème de la pureté ; elle est la rose
mystique qui charme par la beauté de sa couleur, et exhale un si
délicieux parfum. Elle est l'olivier qui donne l'huile, laquelle est
à la fois une lumière, un aliment, et une onction qui guérit. Elle
est la vigne dont le fruit broyé sous le pressoir produit le vin qui
est la force et la joie de l'homme. Elle est la source d'où sort le
fleuve aux eaux larges et profondes qui embellissent et fécondent
les contrées qu'il traverse : elle est la fontaine qui arrose les jardins-
desséchés et leur fait porter des fleurs et des fruits.
Toutes ces figures empruntées aux livres sacrées, et dans les-
quelles on retrouve les rapports de Marie avec son fils divin, nous
font voir comment Dieu a voulu que la beauté et les sublimes fonc-
tions de la Vierge sainte eussent leur image dans ce que la nature
offre de plus beau et de plus gracieux. Au reste, tout le monde
matériel n'est qu'un symbole du monde spirituel ; et une des
études les plus intéressantes auxquelles l'intelligence pourrait se
livrer, serait celle qui rechercherait le type des lois physiques
dtns les lois surnaturelles, et tendrait à connaître de quel mystère
de l'ordre divin tel phénomène de la création sensible serais
l'emblème.
Et maintenant, si nous soulevons encore le voile du plan divlB.
72 REVUE CANADIENNE.
à l'égard de Marie, nous la voyons nous apparaître prophétique-
ment dans les temps anciens sons la figure de ces femmes aux-
quelles les récits bibliques ont donné une mémoire immortelle.
Marie, c'est Eve recevant de son Epoux le nom de Mère de tous
les vivants, nom qui ne pouvait convenir à celle qui a enfanté la
mort, mais qui désignait la Mère de la grâce divine, principe de la
vie éternelle. Marie, c'est Sara à qui une longue prospérité est pro-
mise malgré le sacrifice de son fils que Dieu semble demander ;
c'est Rebecca, si dévouée pour l'enfant de sa prédilection; c'est
Débora qui conduit les troupes d'Israël à la victoire et chante un
cantique qui est le prélude du Magnificat ; c'est Bethsabée à qui son
fils donne un trône à côté du sien, et à qui il dit qu'il ne saurait
refuser aucune de ses prières; c'est Judith, c'esl Esther qui déli-
vrent leurs peuples de puissants ennemis; c'est la Mère des Macha-
bées assistant avec tant de courage au martyre si cruel de ses fils.
XII.
Mais des prophéties plus explicites avaient annoncé Marie à la
terre dès les premiers jours du monde dans la femme qui de son
pied écraserait la tête du serpent. Isaie avait prédit le mystère de
la maternité virginale : et tout un livre des écritures sacrées a été
inspiré au plus sage des hommes pour redire ses charmes, et célé-
brer l'alliance si étroite que Dieu devait contracter avec elle.
Enfin la réalité succède à la figure. Umbram fugat veritas. La
créature dont Dieu avait ainsi préparé les magnifiques destinées
avait paru sur la terre : nulle tache ne flétrissait son âme : elle
était remplie le toutes les grâces : il est temps que le- desseins de^
Dieu s'accomplissent. L'ange salue Marie; il lui annonce qu'elle
est la femme choisie pour être la mère du fils du Très-Haut, dont
le règne doit être éternel. Le mystère de l'Incarnation s'opère :
Marie devient la Mère de Dieu ; le Verbe, Dieu lui doit la vie
humaine : il en reçoit tous les soins et toute la tendresse de la
maternité élevée au plus haut degré possible d'amour et de dé-
voûment. Il vit avec elle pendant trente ans; lui le maître du ciel
<et de la terre, il se soumet en tout à sa volonté. Il s'en fait accom-
pagner pendant sa prédication évangélique ; à sa parole il com-
mence à opérer ces miracles qui vont attester sa puissance divine.
Quand il consomme son œuvre de la rédemption des hommes
3ur la Croix, il veut qu'elle se tienne auprès de lui, qu'elle joigne
ses larmes à son sang, et à cause de cette part qu'elle prend à sa
passion, il la donne pour mère aux hommes qu'il rachète ; elle
ACTION DE MARIE DANS LA SOCIÉTÉ. 73
leur appliquera pour leur donner la vie de la grâce, les mérites
qu'il a acquis par sa mort.
Quelques années après qu'il est monté au ciel, il l'appelle à par-
ticiper à sa gloire. Il a eu son Ascension : elle a son Assomption ;
il la couronne Reine des anges et des hommes ; il remet son pou-
voir entre ses mains pour qu'elle en dispose en faveur de ceux qu'il
lui a donnés pour enfants. Il veut qu'elle partage ses honneurs
sur la terre. Elle a ses fêtes rappelant les merveilles de Dieu à
son égard, conime il a les siennes qui redisent aux hommes les
grands traits de son amour envers eux. Il ordonne à son église
d'unir partout à son culte celui de sa mère. Il veut qu'un autel
lui soit dressé dan s ses temples, que son image apparaisse à côté
de celle de sa croix, et que les lèvres de ceux qui l'aiment joignent
le nom de Marie à son nom de Jésus dans l'expression de la glori-
fication, de l'amour et de la confiance. Sans doute Marie n'a rien,
ne peut rien par elle-même; toute sa grandeur et sa puissance
viennent de Dieu: et la gloire de l'homme qui lui est rendu re-
monte vers le Tout-Puissant qui, selon l'expression de la Vierge
elle-même, a fait pour elle de grandes choses. Fecil mihi magna qui
poteris est. Mais ayant destiné sa mère à être la distributrice de
ses grâces, il veut que le culte dont elle sera l'objet obtienne son
intervention auprès de sa miséricorde.
XIII.
Par cet exposé, nous voyons jusqu'où Dieu a porté son amour
pour Marie. Quelle révélation de sa bonté infinie, dans ces faveurs
immenses accordées à une créature, et par elle à tous les hommes,
puisque celle qui est élevée à un tel degré de gloire et de puis-
sance est en même temps douée d'un amour maternel à notre
égard de la plus ardente intensité, qui doit la porter à user de tout
son pouvoir en notre faveur ?
Eh bien, quoique tout dans la doctrine que je viens d'exprimer,
soit coordonné parfaitement, et offre par cela même une preuve
intrinsèque de sa vérité, cependant cette élévation d'une créature
à une dignité presque divine, selon l'expression d'un saint docteur,
reste un mystère tel qu'il est repoussé avec une vive répugnance
par tous les hérétiques et les incrédules. Ne fallait-il pas que Dieu
donnât une démonstration sensible de sa réalité?
Quand le Christ parut sur la terre, il prouva sa divinité par des
miracles. " Mes œuvres, disait-il, rendent témoignage de moi." Le
miracle, c'est le seul moyen que Dieu ait à sa disposition pour se
74 REVUE CANADIENNE.
manifester aux hommes. Rejeter le miracle, c'est absolument
refuser à Dieu d'intervenir, pour faire connaître sa volonté, dans
le monde dont il est l'auteur.
On voit maintenant où je voulais en venir. Pour attester la
dignité et le pouvoir qu'il a donné à Marie, le Seigneur l'investit
de sa puissance miraculeuse. Elle affirme ce qu'elle est par ce
qu'elle fait. Cette multitude de prodiges de toute espèce, guéri-
sons soudaines, délivrance de périls éminents, secours reçus par
des voies merveilleuses, conversions quelques fois opérées instan-
tanément comme celle de M. Ratisbone, qui a été si célèbre ; tous
ces faits surnaturels, auxquels l'impiété n'a à opposer que la stupi-
dité d'une dénégation impuissante à donner la moindre preuve
propre à atténuer la certitude de leur réalité; tout cela c'est la
déclaration authentique que Dieu fait à la terre de la dignité à
laquelle il a élevé Marie, et de la volonté qu'il a de la voir honorée
du culte que lui décerne son église.
L'incrédulité domine en notre siècle dans une grande partie de
la société ; voilà pourquoi les prodiges attestant la puissance et la
bonté de la Vierge, Mère de Dieu et des hommes, se sont si mul-
tipliés de nos jours. Sans parler d'autres théâtres de l'action mer-
veilleuse de Marie, la France a trois sanctuaires dans lesquels
depuis trente ans se sont succédés une suite de merveilles qui
entretiennent la foi aux grandeurs de celle dont un Dieu a fait sa
mère, je veux dire Notre-Dame des Victoire, la Salette, et Lourdes.
J. S. Raymond, Ptre.
{A continuer.)
CHRONIQUE DU MOIS.
La nouvelle delà mort de Napoléon III a été accueillie au milieu
ée l'indifférence générale. Le silence se fait de plus en plus com-
plet autour de sa tombe, et le vide de plus en plus grand autour de
sa mémoire. S'il eût passé de vie à trépas trois ans plus tôt, les
trompettes de la renommée auraient retenti par tout le monde pour
annoncer l'événement funèbre, et le deuil aurait été presqu'uni-
Tersel. Oui, trois ans plus tôt ! Et les exécrations du plus beau
pays du monde ne viendraient plus résonner lugubrement sur son
nom ; et les souverains delà terre se seraient inclinés devant celui
qu'ils considéraient comme le plus grand et le plus puissant d'entre
€ui. Car alors, l'Empereur était à l'apogée de la gloire, de la force
et de la grandeur ; du moins on le croyait. Son règne était embelli
du prestige de la richesse ; richesse alors convoitée secrètement
jar le roi de Prusse. La France alors c'était l'Eden au point de
Tue matériel. Et jugeons si l'explosion des gémissements eût pu-
alors être facilement comprimée.
Or, un beau jour, aux lueurs de la plus épouvantable des catas-
trophes, on voit que la puissance de l'ei-arbitre de l'Europe était
jurement factice. La vérité sefaitentendreàgrandscoupsdecanon.
Les armées reculent devant l'invasion germaine, et subiseent même
l'affront de capitulations honteuses. L'Empire s'effondre brusque-
ment, et la France râle étranglée par l'imprévoyance et l'impéritie
ée ses gouvernants.
Nul dorute que la postérité jugera sévèrement les faits et gestes
lie l'ex-Empereur. Certes ce n'est pas une existence sur laquelle
•n ne pourrait faire pleuvoir des reproches immérités. Avant
76 REVUE CANADIENNE.
qu'il fut empereur, chacun sait qu'il avait participé au mouvement
révolutionnaire soulevé par les Garbonari contre les Etats Pontifi-
caux. Ci'.icun sait comment il s'en allait à la conquête de la
France, fort du prestige et du nom de son oncle Napoléon I, et
comment ses complots ont échoué successivement a Strasbourg et
à Boulogne, et puis comment l'enthousiasme populaire surexcité
seulement par l'épopée impériale l'a conduit à la Présidence et de
la Présidence à l'Empire. Le grand tort de Napoléon c'est d'avoir
cédé aux principes révolutionnaires pour s'en faire un levier, au
lieu de s'être appuyé sur les vraies et saines doctrines catholiques;
c'est aussi d'avoir matérialisé la France en lui donnant un amour
excessif du luxe, des plaisirs et des richesses, au lieu d'avoir cher-
ché à ancrer les âmes dans le bien et à lutter contre la corruption
des mœurs.
Voilà une figure qui va passer dans le domaine de l'histoire avec
bien des divergences d'appréciations. L'éloge et le blâme ont été
exagérés. Et il s'écoulera bien des années avant que l'opinion
publique soit fixée définitivement. Peut-être ne le sera-t-elle
jamais.
Toutefois cette vie offre des côtés réellement dramatiques. La
coïncidence des événements qui ont marqué sa carrière et celle du
premier Napoléon est frappante sous certains aspects. Tous deux
usurpateurs et tous deux tombant sous le coup de revers épouvan-
tables. '' Il avait près de quarante ans, dit une certaine feuille,
avant d'être regardé comme un prétendant sérieux au trône qu'il
escalada en une nuit et qui^st effondré sous lui en un jour. Pen-
dant vingt ans, il a connu toutes les amertumes de la vie. Pendant
vingt autres il a goûté tout ce que les hommes croient constituer la
félicité. Et après cette après midi longue et ensoleillée, l'obscurité
dont il avait si lentement émergé est retombée sur lui, et ses
derniers jours, comme les premiers, se sont écoulés dans l'exil
et dans le chagrin, dans la lassitude, la douleur et l'attente."
A présent que l'Empire est mort, à présent que l'Empereur est
mort, que va faire le parti impérialiste ? Pour la paix du pays, ce
serait un excellent prétexte pour lui de s'éteindre. La liste des
prétendants à la souveraineté serait encore trop longue; et la
vertu d'abnégation est si rare qu'elle serait un exemple magni-
fique donné à tous ceux qui passent leurs jours au milieu des déchi-
rements politiques.
GHRONigriE DU MOIS. 77
Les idées révolutionnaires en Italie après avoir éclaboussé l'E-
glise commencent à éclabousser Victor-Emmanuel qui leur a donne
une si bienveillante hospitalité. C'était prévu depuis longtemps; et
il ne faut pas dédaigner la logique des événements.
La suppression de certains ordres religieux ne suffit plus. La
révolution veut les avoir tous en pâture. Plus de menastères, plus
de communautés, plus de corporations religieuses. Expulsion des
membres de ces diverses institutions et confiscation de tous leurs
biens sans égard aucun à la protection que certains gouvernements
étrangers leur a accordée jusqu'alors ou devraient leur accorder
encore. Voilà ce que la révolution demande à présent à grands
cris. Des manifestes incendiaires sont mis en circulation de tous
côtés.
Le Cabinet Italien se trouve ainsi dans une fausse position, d'un
côté poussé en avant par le parti radical qui ne veut pas se conten-
ter de demi mesures, et de l'autre côté retenu par tout ce que peut
dicter la prudence en matière diplomatique. Les puissances étran-
gères ont de légitimes griefs qu'il ne faut pas aggraver. Les choses
en sont rendues à ce point que plusieuj's de ces puissances ne pour-
raient se dispenser sans lâcheté de faire des représentations. Mais
Victor-Emmanuel qui est essentiellement un "galant homme"
trouve que ce qu'il a de mieux à faire est de ne rien faire du tout.
A quoi bon faire assaut de politesse aux mauvaises passions hu-
maines puisqu'elles le jetteront lui-même par-dessus bord à la pre-
mière occasion? N'est-il pas souverainement impolitique de s'alié-
ner les gouvernements étrangers ? Dans une situation aussi
dangereuse, jamais homme ne peut se laisser emporter vers
l'abîme avec plus d'aveuglement et plus d'indifférence apparente.
Pie IX a flétri énergiquement la conduite du gouvernement Ita-
lien dans un consistoire qu'il a tenu dernièrement en présence
de vingt-deux cardinaux. Au sujet des décrets d'expulsion déjà
exécutés et aussi des projets dé loi qui sont soumis actuellement
aux Chambres Italiennes pour l'abolition des communautés reli-
gieuses, il a dit :
'*En conséquence, au nom de Jésus-Christ, dont nous sommes le
représentant sur la terre, nous chargeons de notre exécration ce
monstrueux attentat, en vertu de l'autorité des saints apôtres Pierre
et Paul, et par notre autorité, nous condamnons ce projet, ainsi
78 REVUE CANADIENNE.
que toute proposition de loi par laquelle on s'arrogerait le pouvoir
de tourmenter, de persécuter, d'amoindrir ou de supprimer les
congrégations religieuses à Rome et dans les provinces circonvoi-
sines, ou d'y priver l'Eglise de ses biens, en les attribuant au fisc
ou les affectant à tout autre usage. C'est pourquoi nous déclarons
nul dès à pj'ésent tout ce qui pourrait être fait contre les droits et
le patrimoine de l'Eglise ; nous déclarons de même nulle et sans
valeur toute acquisition, à quelque titre que ce soit, des biens ainsi
volés, et que le siège apostolique ne cessera jamais de revendiquer.
Quant aux auteurs et aux fauteurs de ces lois, qu'ils se souvien-
nent des censures et des peines spirituelles que les constitutions
apostoliques infligent ipso facto à tous les usurpateurs des droits de
l'Eglise, et que, prenant pitié de leur âme chargée de ses chaînes
spirituelles, ils cessent d'accumuler sur eux les trésors de la colère
divine pour le jour où Dieu manifestera les décrets de sa justice
irritée."
Dans l'allocution que le Saint Père a prononcée à ce consistoire
se trouvent signalées les puissances qui persécutent le plus
ouvertement l'Eglise, telles que l'Allemagne qui a expulsé les
Jésuites, la fédération helvétique qui soumet à l'autorité civile les
dogmes de notre foi, prête main-forte aux apostats et empêche les
évêques d'exercer leur autorité, et aussi comme l'Espagne qui vient
de voter une loi contre la dotation du clergé.
Au milieu de cette coalition des mauvaises passions contre l'E-
glise, il faut rendre cette justice aux prélats et aux prêtres catho-
liques qui ont combattu et combattent encore vaillamment les
combats du bien. Ils sont toujours serrés en phalanges compactes
autour de leur auguste chef. Comme des sentinelles vigilantes, ils
veillent sur le monde qui est leur champ de combat Tant qu'ils
seront à'^^leur poste et ils le seront toujours, la révolution ne pourra
triompher.
Les journaux américains sont actuellement à gruger deux nouvel-
les politiques considérables, l'une d'ordre extérieur au sujet de la
question cubaine, et l'autre d'ordre intérieur au sujet de l'imbro-
glio louisianais.
M, Hamilton Fish, secrétaire d'Etat, vient d'adresser au général
Sickles, ministre des Etats-Unis à Madrid, une lettre lui ordonnant
de faire au gouvernement espagnol des représentations sérieuses
et péremptoires relativement à l'état de choses actuel à Cuba. Ces
représentations portent sur deux points principaux, savoir : l'abo-
lition de l'esclavage que l'Espagne n'a pas encore effectuée malgré
CHRONIQUE DU MOIS. ^ 79
ses promesses réitérées, et l'indemnité réclamée par des citoyens
américains qui ont souffert dans leurs personnes ou leurs biens
des désordres causés par l'insurrection cubaine. Ces remontrances
ressemblent fort à un ultimatum ; mas il est probable qu'elles n'en-
traîneront aucune levée de boucliers et que si l'état de choses
désiré n'est pas obtenu, elles seront oubliées comme un grand nom-
bre d'autres qui ont été faites sur le même sujet.
Dans tous les cas l'Espagne montre sa bonne volonté. Les répon-
ses qu'elle a faites au gouvernement américain sont des plus cour-
toises. Elle déclare que la proposition qui a été faite aux Gortès
pour l'émancipation des esclaves a déjà été rejetée en dépit des
efforts du Cabinet, mais que le parti actuellement au pouvoir se
croit assez puissant pour la faire adopter. Sur toutes les questions
en litige l'Espagne témoigne de la plus grande sincérité. Elle
affirme les meilleurei intentions du monde, et déclare que les
griefs dont on se plaint seraient déjà éliminés, n'eussent été les
difficultés intérieures qu'elle a constamment à combattre.
Quant à l'imbroglio louisianais, il y a là tout un sujet de comédie.
Si la scène était transportée sur un théâtre, elle serait accueillie
avec un éclat de rire général. Mais les passions populaires, qu'il
est si aisé d'enflammer, ne veulent aucunement voir le côté plaisant
de la chose, et le peuple se trouve divisé en deux camps prêts à
faire riposte. Actuellement la Louisiane a deux législatures et
deux gouverneurs. Le parti de l'usurpation est soutenu par le gou-
vernement fédéral. 0 justice républicaine! Et le parti des repré-
sentants conslitutionnellement élus est soutenu par les amis de l'or-
dre et de la légalité. Il y a d'un côté un ramassis de nègres exaltés,
et de l'autre l'élite de la population. Puisse cette comédie, si gro-
tesque, vue de loin, ne pas se terminer par une sanglante tragédie.
Le quinze du courant la chambre de commerce de la Puissance
a ouvert sa troisième assemblée annuelle, à Ottawa. Les sujets de
discussion mentionnés dans le programme officiel consistaient
dans la question de nos relations commerciales avec les Etats-
Unis, la révision des droits de douanes et d'accise, les travaux
publics et le commerce intérieur, le commerce maritime, la loi de
Faillite, l'encouragement à donner à l'immigration, l'éducation
agricole, etc.
Une des matières importantes sur lesquelles la chambre de com-
merce a porté son attention, c'est celle du transport de l'Ouest et
de l'élargissement de nos canaux. Elle constate avec plaisir que
les travaux d'élargissement du canal Welland sont déjà commencés,
80 REVUE CANADIENNE.
et en sait gré à notre législature fédérale. Voilà un premier pas de
fait dans la bonne voie. En avant ! et que tous nos canaux soient
également élargis afin que nous puissions accaparer le commerce
de l'Ouest, en dépit des efforts de l'Etat de New- York sur lequel
nous avons les avantages de la nature. New-York a les capitaux,
il est vrai ; mais avec des sacrifices moindres que lui, nous pou-
vons l'emporter, attendu que nous pouvons offrir la voie plus
courte et la moins dispendieuse.
La création de cette chambre de commerce nationale est appelée
à rendre les plus grands services à notre pays. Elle exercera une
grande influence sur les décisions de noslégislatears, parce qu'elle
se compose des autorités les plus compétentes en matières com-
merciales.
EusTACHE Prud'homme.
Montréal, 23 Janvier 1873.
LA
:i /. /.
ÊEYUE CMADIENIE
PHIIOSOI'HIK, HISTOIRE, DROIT, LITTÉKATURE, ECONOMIE SOCIALE, SCIENCES^
ESTHKTIQL'E, APOLOGÉTIQUE CHRÉTIENNE, RELIGION
—oo>9^<
TOME DIXIÈME
Seconde Livraison— 25 Février 1873.
SOMMAIRE
l.-FLEUHxVNGE (suite) Mme. CRAVE]».
II.-CONFÊRENCES AMERICAINES : Abraham Llvcoln (suite et fin.) AUGrSTIÎf COCHI^f.
III.-DES NOMS ET DES FAMILLES CANADIENNES C. TANGUAY, Ptre.
jY -ACTION DE MARIE DANS LA SOCIÉTÉ (suite et fin) J. S. RAYMOi\I>, Ptre.
V.— LES CONFÉRENCES DE ST. VINCENT DE PAUL JOSEHP TASSÉ.
VI.-A LA TERRE DE FRANCE (poésie) VI.CTOR De Ï.APRADK
VII.— BIBLIOGRAPHIE : Philosophie de l'Internationale, par A. DeLa-
porte, in-12 de 108 pages, 25 cents. Paris, chez Victqr Pahné,
Montréal, chez J. B. Rolland & Fils, Libraires, Rue St.
Vincent
Pensées Chrétiennes sur les événements par Mur. Landriot,
Archevêque de Reims, nouvelle édition, in-12 de VlII-132
papes. 25 cents. Pans, chez Victor Paltné, Montréal, chez
J. B. Rolland & Fils, Libraires, dépositaires
1. ...i_ ..1
^^^3^
ij il
MONTREAL
IMPRIMÉE ET PUBLIÉE PAR E. SÉNÉGAL
Nos. 6, 8 et 10, Rue Saint-Vincent.
1873.
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'' L. 0. Forget ïerrebonne.
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'< M. G. Roussin Roxton Falls.
'' Alph. Raby Ste. Scholastique.
*' C. H. CMiampagne, St. Eustache.
^* J. B. Lefebvre-'Villemure St. Jérôme.
** A. M. Gagnier Ste. Martine.
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No. 10 Rue St. ViîK-iMit.
PRIX: ^2J.\ DOLZilNE.
<?\
FLEURANGE
XLV
(Suite.)
Fleurange, nous l'avons dit, retournait d'ordinaire le soir à
Rosenhain ; mais ce jour là, elle quitta la princesse plusieurs
heures plus tôt que de coutume, et la nuitu'était pas encore venue,
lorsque Clément, qui était seul dans la salle basse du rez de-chaus-
sée, plougé dans la lecture d'un grand livre, ouvert devant lui,
la vît tout à coup paraître, à l'heure où il s'y attendait le moins.
Peut être, au lieu de lire, rêvait-il précisément à cette gaieté de sa
cousine qui, la veille au soir, l'avait rendu si triste. Toujours est-il
que lorsqu'elle parut ainsi soudainement à ses yeux, à cette heure
inusitée, la môme sensation lui étreignit le cœur. C'était pourtant
un pressentiment que rien en apparence ne justifiait. 11 avait craint,
en revoyant Fleurange, d'apercevoir sur son visage la trace des
larmes qui avait probablement succédé à sa gaieté fébrile et sans
cause. Mais en ce moment, si elle n'était plus souriante et gaie
comme la veille, si, au contraire, elle semblait sérieuse et grave,
néanmoins son front était radieux et, dans ses yeux brillants, il était
facile de lire une expression de joie presque triomphante. Tout
cela ne ressemblait en rien à l'abattement qui suit habituellement
un accès de gaieté factice.
— Vous êtes seul î dit-elle aussitôt. Tant mieux, Clément, j'ai à
vous parler, à vous d'abord, et avant tous. Vous allez voir,poursui-
25 février 1873. 6
82 REVUE CANADIENNE.
vit-elle, en jetant son manteau, vous allez voir que je suis fidèle à
notre engagement et que je viens à vous en ce moment comme à
mon frère et à mon meilleur ami !
Tandisque Clément la regardait et écoutait ce préambule,
l'instinct de son cœur l'avertissait de plus en plus qu'une grande
épreuve allait venir, et qu'il fallait se préparer à souffrir. Mais
lorsque sans faire de bien longs détours, elle eu arriva au fait,
lorsqu'elle lui apprit clairement son dessein;lorsque,avec une simpli-
cité terrifiante,par la puissance de tendresse etdedévouementqu'elle
révélait, elle développa le plan de cette immolation voulue, désirée,
acceptée, et maintenant décidée. Clément sentit littéralement ses
cheveux se dresser sur sa tête, et il lui sembla que sa raison
chancelait.
Quoi ! cette créature si chère, si précieuse, si adorée, la perdre
la perdre à jamais, et comment ! la savoir condamnée volontaire-
ment à toutes les horreurs d'une destinée telle, que 1 imagination
se refusait à l'envisager ! Et pourquoi ?.. pourquoi?.. Ah ! que ce
cri d'Othello était bien en ce moment celui du cœur de Clément
La cause ! la cause ! oui, la cause de cette immolation d'elle-même,
c'était là ce qui ajoutait à sa douleur un aiguillon si aigu, si crueL
si intolérable, que, terrassé par cette révélation imprévue, vaincu
par une émotion impossible à maîtriser. Clément, pour un instant,
perdit tout empire sur lui-môme. Un cri sourd lui échappa, et
laissant tomber sa tête sur ses mains jointes, des larmes qu'il ne
parvint pas à réprimer baignèrent à ses pieds le plancher.
L'habitude de la fermeté était telle chez son cousin, que Fleu-
range ne s'était pas imaginé qu'il put en manquer jamais, et peut-
être, en ce moment, la cause profonde et cachée de cette accès de
désespoir lui apparut-elle, comme à la lueur fugitive d'un éclair!
Mais ce n'était pas l'heure où une telle pensée put demeurer dans
son esprit. Clément d'ailleurs ne lui en laissa pas le temps.
Il s'était levé, et avait fait quelques pas dans la chambre en si-
lence. Ce cœur mâle et courageux cherchait à redevenir maître de
lui-même et faisait intérieurement un ardent appel à Celui qui,
seul, pouvait s'empêcher de se briser eTen renouveler la force
défaillante.
Bientôt il se rapprocha d'elle : il avait triomphé de son émotion,
et ses premières paroles lui en donnèrent une explication presque
naturelle.
— Pardonnez-moi, Gabrielle dit-il, je vous en conjure, je viens
d'être d'une faiblesse inconcevable. Mais en vérité, il aurait fallu
n'avoir pour vous aucune... aucune amitié quelconque, pour re-
garder tranquillement, en face, l'effroyable perspective que vous
FLEURANGE. 83
avez placée ainsi brusquement devant moi ! Vous comprenez bien
cela, j'imagine.
— Oui, je m'étais bien attendue à les voir tous très-effrayés. Mais
vous, Clément, je vous croyais capable de tout entendre de
sang-froid.
— Eh bien, chère cousine, vous avez eu, vous le voyez, une trop
haute opinion de mon courage. Mais enfin je m'efforcerai de me
mieux conduire à l'avenir. Ne m'ôtez pas votre confiance, voilà
tout ce que je vous demande.
— Oh ! non, je me garderais bien, car c'est sur vous que je compte
pour apprendre ma résolution à toute notre famille, mais surtout
et avant tout à votre mère. Vous pensez bien, Clément, qu'il me
faut son consentement et sa bénédiction à elle aussi ! Et c'est vous
qui plaiderez ma cause près d'elle.
Clément se tut quelques instants. Il voulait raffermir sa voix,
mais elle tremblait encore lorsqu'il lui dit :
— Et quand songez-vous à partir?
— Si je le puis, dans une semaine.
— Dans une semaine !... c'est-à-dire avantla fin de janvier ! Et
avez-vous pensé au moyen de faire un te! voyage en cette saison ?
Fie u range hésita.
Je sais bien, dil-elle enfin, qu'il est difficile que je parte seule.
Clément l'interrompit avec un effroi mêlé d'inpatience.
— Seule ! s'écria-t-il. Je vous jure, Gabrielle, qu'il est tout à fait
impossible de vous écouter de sang-froid, môme lorsqu'on saie bien
que vos téméraires paroles ne sauraient être prises au sérieux.
— 11 faudrait pourtant bien les prendre ainsi, dit-elle avec la mê-
me expression d'énergie et de tendresse qui avait frappé la princesse
Catherine; il faudrait bien se résoudre à me voir partir seule, s'il
n'y avait pas d'autres moyens de le rejoindre !
Oh ! que Clément eût volontiers échangé en ce moineut son sort
pour celui du condamné ! Il regardait Fleurange avec une doulou-
reuse admiration, lorsqu'elle reprit :
— Mais j'avais pensé qu'il n'eût pas été difficile de trouver quel-
ques voyageurs se rendant en Russie avec lesquels j'aurais pu faire
la route.
— Des inconnus qui feraient avec vous ce long et difficile voyage î
c'est impossible, Gabrielle, plus impossible que tout.
— Ah ! s'écria alors Fleurange, avec quelle confiance je me serais
adressée à cet ami excellent que le ciel m'avait donné, et combien,
plus que jamais, je sens sa perte en ce mement.
— Vous voulez dire le docteur Leblanc ?... Oui, je rends justice
à sa mémoire et je suis persuadé que son dévouement pour vous
«4 REVUE CANADIENNE.
ne s^ fût point démenti en cette circonstance. Mais, en vérité,
Gabrielle, la patience m'échappe et vous êtes par trop cruelle !
— Clément !...
— Quoi ! il vous faut un ami qui ait le modeste mérite d'être
sûr, dévoué, capable de vous protéger pendant un trajet pénible,
et décidé à demeurer près de vous jusqu'à. ..à ce qu'il ne puisse
plus vous suivre ! Et dans un tel moment, vous ne daignez pas
même vous souvenir que vous avez un frère ? Et vous ne voyez
pas qu'en songeant à d'autres, vous oubliez ce qui est à la fois son
droit et son devoir !
— Clément ! mon cher Clément ! dit Fleurange avec une surprise
émue, que me dites-vous? et que puis-je vous dire ? Assurément, je
comptais et je compte sur vous comme sur un frère, et cependant,
je l'avoue, je n'eusse pas osé vous demander de faire pour moi un
pareil voyage.
Clément sourit amèrement. Il comparait en ce moment ce qu'elle
était prête à faire pour un autre avec ce qu'elle l'avait jugé lui-
même incapable de faire pour elle.
— Eh bien, ma cousine, vous avez tort, lui dit-il froidement;
il me semble que c'était bien l'heure de vous rappeler la promesse
que vous m'avez faite. Quant à moi, je suis tout simplement fidèle
à l'engagement que j'ai pris le môme jour,^voilà tout.
— Que Dieu vous bénisse. Clément! vous bénisse et vous récom-
pense ! lui dit-elle avec attendrissement. Oui, je reconnais mon ton.
Je devais savoir qu'il n'y a pas sur la terre de bonté ég;ile à
la vôtre.
Elle lui tendit la main. Il la serra dans les siennes sans rien dire
et sans la regarder, puis ils se quittèrent. Fleurange avait besoi»
de se retrouver seule. Clément avait à lui obéiret à aller accomplir
le mandat qu'elle lui avait donné près de sa mère.
XLVl
C'était l'heure du repos prescrit, chaque jour, au professeur
vers la fin de la matinée. Tout était silencieux autour de lui.
Dans la rhnmbre voisine, sa femme, prête à répondre au moindre
;. !,, :. 'Unt assise devant son rouet; car madame Dornthal savait
îii.tiih r le fuseau, et, selon un usage prolongé en Allemagne plus
longtemps qu'ailleurs, c'était de ses mains qu'avaient été filées
le s doux plus belles pièces de toile du trousseau de ses filles. Elle
leva la tête en voyant entrer son fils et s'aperçut à l'instant qu'une
vive émotion altérait ses traits. Elle l'interrogea du regard.
FLEURANGE. 85
— J'ai à vous parler, ma mère, dit-il à voix basse. Venez où
nous pourrons causer.
Madame Dornthal déposa son fuseau, se leva sur-le-champ, et
après avoir appelé une jeune servante qui prit sa place, avec ordre
de l'avertir si sa présence était nécessaire, elle suivit son fils en
fermant doucement la porte derrière ell«.
Une autre porte, située en face dans le môme corridor, était celle
de la chambre de Clément ; ils y entrèrent ensemble.
Clément commença le récit de l'entretien qu'il venait d'avoir.
Une exclamation de surprise accueillit ses premières paroles, puis
madame Dornthal l'écouta sans l'interrompre. Bientôt l'intérôt, la
pitié, l'admiration se joignirent tour à tour sur son visage tandis
que son fils parlait ; et elle avait les larmes aux yeux et la voix
émue lorsqu'^^lle lui répondit enfin :
— Mon consentement et ma bénédiction, dis-tu?... Tu me Us
demandes pour elle ? Pauvre enfant I comment refuser ma bénédic-
tion à un tel dévouement ! Mais mon consentement, poursuivit-elle
gravement, je ne puis le donner smis condition.
— Quoi', ma mère,ditClément vivement, vous pourriez songer à
lui refuser la permission de partir !
— Non, mon Clément, mais je puis te refuser à toi la permission
de partir avec elle. )
Clément tressaillit.
— Ma mère ? s'écria-t-il avec surprise.
Madame Dornthal releva les cheveux de Clément et le regarda
en face, comme nous savons qu'elle aimait à le faire lorsqu'elle se
sentait émue de tendresse pour lui plus encore que de coutume,
puis elle lui dit lentement :
— Seul avec Gabrielle d'ici à Pétersbourg ! y as- tu bien pensé,
mon fils ?
Le front de Clément se colora légèrement, mais son beau regard
loyal et pur rencontra celui de sa mère.
— Ma mère, dit-il, pour Gabrielle je suis un frère. Pour moi...
Il hésita un moment et pâlit, mais il acheva d'uae voix ferme :
— Pour moi, elle est maintenant... la femme d'un autre ; vous
ne me croyez pas capable, je pense, de l'oublier jamais I
Les yeux de madame Dornthal se remplirent de larmes, et pen-
dant un instant,elle regarda son fils en silence. Jamais elle ne l'avait
tant aimé ! jamais elle n'avait si bien compris combien il était di-
gne de tendresse ! mais l'heure était venue, la seule heure de la vie
peut être, où l'amour maternel le plus passionné devient impuissant
et ne peut rien, absolument rien, pour soulager l'enfant qui souffre^
Elle le comprit ; elle comprit qu'il fallait respecter la douleur
86 REVUE GANADIENiNE.
secrète de son fils et réprimer l'élan de sa propre tendresse. Ni com-
passion ni sympathie ne pouvait en ce moment lui faire de bien.
Elle s'en abstint donc avec ce sûr instinct du cœur auquel le
cœur répond, et le pénible battement de celui de Clément, s'apaisa.
Il reprit bientôt d'une voix calme :
— Si toutefois vous jugez que pour elle, et sur tout pour les
autres, il serait indispensable qu'une troisième personne se joignit à
nous pour ce voyage, eh bien, ma mère, nous chercherons à
la trouver.
— Ah ! dit madame Dornthal, sans le cher et impérieux devoir
qui me retient ici, tu n'aurais pas eu à aller la chercher bien loin !
Clément prit la main de sa mère et la baisa.
— J'y songeais, dit-il en souriant.
Puis il continua :
— Mais cette compagne se trouvera, soyez en sûre, s'il le faut;
pour aujourd'hui, n'y pensons pas, nous avons autre chose à faire.
En effet, tour à tour, par ses soins et ceux de sa mère, l'éton-
nante nouvelle fut annoncée au professeur d'abord, puisa tous les
autres membres de la famille. Nous n'entrerons pas ici dans le dé-
tail des sentiments de chacun, nous ne dirons pas quelles larmes
furent versées, quelles émotions successives la pauvre Fleurange
eut à subir pendant cette journée, nous dirons seulement qu'en
somme, l'attendrissement dépassa de beaucoup la surprise. Il ré-
gnait autour de ce simple intérieur une atmosphère si pure, que
toutes les choses belles et grandes s'y apercevaient à l'instant et se
concevaient sans peine. Perdre cette sœur charmante et de plus en
plus aimée, c'était une douleur que personne ne dissimula ; mais les
filles de madame Dornthal avaient, comme elle, au fond du cœur,
le germe d'où naissent tous les dévouements. Aussi la jeune fille
se sentit-elle comprise et regrettée sans être blâmée, et cette sym-
pathie, tout en ajoutant à sa tendresse pour ceux qu'elle allait quit-
ter, fut un grand appui donné à son courage.
La seule personne qui, dans ce premier moment, ne participa en
aucune façon à cet héroïsme général, ce fut mademoiselle Joséphine.
Depuis que la résolution de Fleurange lui avait été communi-
quée, elle était demeurée dans une stupéfaction telle, qu'elle eût
été comique en d'autres circonstances. Ses yeux erraient de l'un à
l'autre avec une expression de perplexité consternée, comme si elle
eût imploré une explication qui parvint à lui faire comprendre
un fait aussi extraordinaire. Lorsqu'elle apparut, le soir, à son
heure habituelle, à la réunion de la famille, elle était encore dans
un état de mutisme complet ; et elle prit sa place au milieu d'eux,
son tricot à la main, sans dire un mot, ni regarder personne.
FLEURANGE. 87
Le professeur, préparé avec ménagement à celte nouvelle sépara-
tion, l'avait acceptée avec une résignation qui grandissait en lui,
en môme temps que la conviction de souffrir longtemps et de
ne guérir jamais. Fieurange était en ce momewt placée près de lui ;
madame Dornthal et ses filles travaillaient près de la table où était
assise la silencieuse Joséphine.
Clément seul était à l'écart, causant à voix basse avec sa petite
sœur qu'il tenait sur ses genoux. L'enfant lui demandait à son tour
des explications que personne n'avait songé à lui donner. Tandis
qu'il lui parlait tout bas, les grands yeux de Frida s'ouvrirent
démesurément, sa petite bouche se contracta et un flot de larmes
inonda son visage ; puis elle jeta ses deux bras autour du cou de
son frère et lui dit d'une voix entrecoupée :
— O.Glément! comment ferai-je sans elle ?... Je l'aime tant!...
je Taime tant |...
Clément cacha son visage dans les longs cheveux bouclés de
l'enfant en la serrant dans ses bras et l'embrassant avec passion,
mais il ne put parvenir à la calmer que lorsqu'il lui eut promis que
^'Gabrielle reviendrait et que ce serait lui-même qui la ramènerait."
Sur cette assurance, les larmes de l'enfant cessèrent de couler.
Elle se tut et demeura sérieuse et pensive dans les bras de son frère.
Tout à coup mademoiselle Joséphine rompit son long silence :
— C'est fort loin, la Sibérie, n'est-ce pas? dit-elle.
Un sourire général accompagna la réponse à cette question, qui
était le premier fruit de la longue élaboration des pensée? de la
vielle fille.
— Et Clément va aussi en Sibérie ?
— Non, il va à Pétersbourg. ^
— Et d'ici à Pétersbourg, quel distance y a-t-il ?
On lui répondit par un itinéraire complet de la route à faire
pour conduire Fieurange à ce premier terme de son voyage. Après
cet éclaircissemenl, mademoiselle Joséphine retomba dans son
silence, mais ce ne fut pas pour longtemps. Une idée nouvelle et
subite venait de se faire jour. Elle arracha vivement ses lunettes.
— Mais ces deux enfants-là ne peuvent pas vovager tout seuls !
s'écria-t-elle.
Madame Dornthal et Fieurange levèrent la tête, Clément fit un
mouvement qui troubla le sommeil dans lequel venait de tomber
Frida ; tout le monde devint attentif.
— Non, assurément non, poursuivit la viaille fille avec vivacité.
Quelle mine cela aurait-il, je vous le demande ?... Pardon, Clément,
vous savez si je vous estime et si je vous aime ; mais enfin, mon
bon ami, quel âge avez-vous ? dites-le-moi. Et quant à Gabrielle,
88 REVUE CANADIENNE.
outre son âge (qui ne vaut pas mieux que L vôtre), elle a, je le lui
ai déjà dit niille fois, une figure terrible, une figure avec laquelle
elle peut se permettre moins de choses encore que d'autres qui
ne seraient pas plus âgées qu'elle... Voilà le fait; je défie cette
fois qu'on me dise que j'ai tort.
Personne n'en était tenté, car la pensée qu'elle venait d'émettre
à sa manière était celle de tous.
-Donc, poursuivit mademoiselle Joséphine, il faut que Gabrielle
soit accompagnée d'une personne respectable. Encore une fojs,
Clément, pardon, ceci ne veut pas dire qu'on puisse se passer de
vous (vous êtes un protecteur qu'on ne remplacerait pas facile-
ment) mais, mon cher ami, toutes les convenances exigent qu'elle
ait en même temps que vous une compagne vieille et sûre. Or je pro-
pose que cette sûre et vielle compagne... ce soit moi-môme !...
A ces paroles inattendues, il y eut une exclamation générale.
Tout le monde parlait à la fois, et pendant quelques instants on
ne put s'entendre. La bonne Joséphine comprit seulement bien
vite que sa proposition était généralement approuvée. Mais avant
que personne eût parlé, avant que Clément même eût eu le temps
de venir lui serrer la main, Fleurange s'était élancée, et se jetant
au cou de sa vieille amie, elle s'écria ;
— Oh ! merci, merci ! que Dieu vous rende tout ce qu'il veut
que je vous doive en ce monde !
Ceci signifiait que, sans plus de façon, elle acceptait l'offre géné-
reuse de mademoiselle Joséphine. Une heure auparavant, sa tante
avait mis à son consentement la condition que nous .savons, et cette
difficulté la préoccupait, loreque l'excellente vieille fille l'avait
subitement tranchée d'une façon imprévue.
Pour mademoiselle Joséphine, à dater de ce moment, tout sem-
bla s'éclaircir. L'occasion qu'elle avait tant désirée ne s'était pas
fait attendre. Dans cette phase extraordinaire de la vie de Gabrielle,
il se trouvait pour elle-même un a^te du plus utile dévouement à
accomplir, un acte qui retarderait d'autant l'heure où il faudrait
se séparer de sa chère protégée. Elle se sentit soulagée et rentra
en un instant dans la placidité habituelle de sa bonne humeur.
Il demeurait encore toute fois plus d'un nuage dans son esprit
quant à l'ensemble d'une situation qu'elle ne parvenait pas à con-
cevoir telle qu'elle était.
— Et pourquoi, dit-elle une heure plus tard, tandis qu'escortée
de sa servante portant une lanterne, elle donnait le bras à Clément
pour regagner sa demeure, pourquoi n'irions-nous pas aussi en
Sibérie avec elle, si cela ne contrariait pas ce M. le comte dont je
ne puis jamais prononcer le nom ?
FLEURANGE. 89
Clément ne put réprimer un sourire en entendant cette question,
mais il s'y mêlait une trop amère tristesse pour qu'il eût envie de
répondre. Elle ne s'en aperçut pas. En ce moment, elle pensait
tout haut sans trop s'inquiéter de son interlocuteur, et, suivant
ainsi le cours de ses réflexions, elle en fit bientôt une autre qui,
loin de donner à Clément la tentation de sourire, le fit frissonner
de la tête aux pieds.
— Pourvu, dit elle, après avoir gardé quelques instants de silence,
pourvu que ce monsieur Georges soit digne du sacrifice qu'elle va
faire pour lui... pourvu qu'après nous avoir quittés, nous qui
l'aimons tant, elle ne découvre pas un jour qu'il ne l'aimait pas
autant que nous !
XI.VII
Clément déposa mademoiselle Joséphine à sa porte et revint à
pas rapides, luttant contre le nouvel orage soulevé dans son cœur
par les paroles qu'il venait d'entendre.
Jusque-là, grâce au souvenir de sa rencontre avec le comte
Georges, grâce au prestige dont il était revêtu à ses yeux, par l'at-
trait môme qu'il inspirait à sa cousine. Clément l'avait toujours
regardé comme un être supérieur auquel, avec une naïveté
modeste et sincère, il trouvait simple et presque juste que son
humble amour fût sacrifié. Douter qu'il fût digne d'elle, craindre
qu'aimé d'elle il pût cesser de l'aimer, c'étaient là des idées qui ne
lui étaient jamais venues, et, sans le savoir, la bonne Joséphine
venait d'appliquer un fer chaud sur son cœur saignant. Admettre
cette crainte, c'était véritablement faire chanceler son dévouement
sur sa base, c'était ajouter le désespoir à l'abnégation. Aussi la
repoussa-t-il avec une sorte de terreur, et, pour se rassurer, il eut
recours à toutes les réflexions qui l'avaient torturé naguère, se
complaisant maintenant à songer au dévouement dont son rival
était l'objet, afin de mieux se persuader qu'il était absolument
contraire à la nature des choses qu'il pût jamais être ingrat.
Les réflexions de Fleurange, à cette même heure, étaient d'une
autre nature ; remise peu à peu des émotions violentes et succes-
sives de la journée, elle exhalait maintenant sans contrainte la joie
secrète dont son cœur débordait ; elle était donc libre enfin ! libre
de penser à Georges, libre de l'aimer et de le dire 1.^. Cette pensée
si longtemps réprimée, combattue et cachée, elle pouvait s'y livrer
sans contrainte ! Quelques semaines encore, et elle serait près de
lui !... Elle serait à lui !... L'horreur du sort qu'elle allait partager
90 REVUE GAN^DIENNE.
disparaissait pour elle à la pensée de lui apporter, dans cette heure
d'abandon et d'infortune, toutes les richesses de son dévouement
et de son amour, et il lai semblait que c'était là une plus belle
réalisation de ses rêves que si elle se fût accomplie au milieu de
tout l'éclat dont le rang et la fortune auraient pu l'environner !...
Ah ! la mère Madeleine avait eu raison de le penser, ce n'était
pas là un cœur appelé au suprême honneur d'aimer Dieu seul, de
ressentir pour lui cet amour inefiiible qui ne souffre le contact
d'aucun autre amour, de cet amour unique qui, s'il n'a pas toujours
régné, anéantit, dès qu'il apparaît, tous ceux qui l'ont précédé,
comme la lumière anéantit les ténèbres et, tant qu'elle est présente,
en rend le retour impossible !... ^' Ceux qui aiment entendent cette
voix ^"
C'était là celle qui parlait directement au cœur de la mère
Madeleine.
Mais Fleurange ne l'avait pas entendue aussi distinctement,
même lorsqu'elle l'écoutait dans le silence momentané de tous les
bruits de la terre. Et cependant, nous le savons, elle n'était pas
sourde à ce divin langage : elle était pure, elle était pieuse et forte,
elle avait un cœur fervent et courageux, un cœur fermé au mal et
qui n'eût rien préféré à Dieu, mais ardemment accessible à la ten-
dresse là où il osait s'y livrer sans remords. Sans doute, c'est la loi
de presque tous, parmi les meilleurs, et c'est là le chemin ordinaire
de la vertu. Nous voulons seulement remarquer ici que ce n'est
pas celui du bonheur exquis et inexprimable dont nous avons
parlé d'abord, et nous ajoutons que, lorsqu'une âme tend à se faire
une- idole de l'objet qu'elle aime, et à la placer sur une base trop
fi agile, il n'est pas rare que la souffrance, une souffrance d'autant
plus aiguë que l'âme sera pure et belle, ne vienne la ramener tôt
ou tard à ce point d'où l'on aperçoit le centre véritable auquel, à
notre insu, tous nous aspirons, et que toute passion humaine, fut-
elle la plus noble et la plus légitime êe ce monde, nous fait perdre
de vue.
Fleurange en avait peut-être l'intuition confuse, et c'était pour
cela même qu'elle regardait comme uHe sorte d'expiation de son
bonheur les conditions effi-ayantes dont il était accompagné, et
qu'elle croyait, en les acceptant avec joie, assurer la sécurité du
sentiment passionné qui dominait tout le reste.
Depuis la conversation de Gabrielle avec la princesse Catherine,
l'état de celle-ci avait subi une transformation salutaire : ses souf-
frances physiques et sa douleur elle même semblaient être suspen-
1 Imil:, 1. III, chai', v.
FLEURANGE. 91.
dues. Une aclivilé nouvelle s'était réveillée chez elle, depuis
qu'elle apercevait un moyen de s'occuper de son fils et de rentrer
en communication presque directe avec lui. Ajoutons à ces motifs
le goût naturel de'la princesse pour les choses extraordinaires, et
nous comprendrons que l'héroïque résolution de Fleurange fût
pour elle une distraction intéressante, en môme temps qu'an
mobile d'activité, utile et bienfaisante.
Tout fut arrangé par elle-même, et il fallut ^ui permettre do
régler et d'ordonner tons les détails du grand voyage que la jeune
fille allait entreprendre. Jusqu'à Pétersbourg, elle et sa vieille
compagne voyageraient dans une des meilleures voitures de la
princesse, et tout ce qui pouvait adoucir pour Gal)rielle la rigueur
du froid pendant cette route, fut préparé avec sollicitude. Arrivée
à Pétersbourg. il fut décidé que ce serait dans la maison de la
princesse qu'elle passerait le temps qui devait s'écouler entre le
jour de son arrivée et l'autre jour !... le jour du terrible départ qui
devait le suivre.
Tout ceci fut transmis par la princesse au marquis Adel^rdi,
qu'elle chargeait de recevoir et de protéger Gabrielle. Il devait,
en outre, trouver moyen d'annoncer à Georges l'adoucissement
imprévu que le ciel préparait à son infortune. Quant aux démar-
ches qu'il y aurait à faire afin d'obtenir les permissions néces-
saires pour que cette étrange et lugubre mariage pût s'accomplir
et pour qu'en suite la nouvelle épouse pût suivre le condamné,
la princesse jugeait que le meilleur moyen pour y réussir, ce serait
de chercher à obtenir pour Gabrielle une audience de l'impéra-
trice.
" Ou je me trompe fort, disait la princesse, ou son cœur se lais-
sera toucher par cet héroïque dévouement, par la vue de Gabrielle
et le charme qu'elle possède, et peut-être même par un reste
de pitié pour mon pauvre Georges.
" Cette pitié, poursuivit-elle, quelque chose me dit qu'elle survit
encore à la faveur dont il s'est montré indigne, et qu'un jour vien-
dra peut-être où je pourrai moi-même y faire appel avec succès.
Obtenir la grâce de mon fils ! le revoir !... Oui, en dépit de tout, je
cris, j'espère, je puis dire que je suis sûre, tôt ou tard, que ce bon-
heurme sera accordé, à moins que tous ces chagrins ne me fassent
trop vite mourir. Néanmoins, la trace de cette effroyable sentence,
ne la subit-il qu'un seul jour, ne s'effacera jamais ! je le sens. Mes
rêves pour lui sont déçus sans retour. Gomment donc aurais-je pu
maintenant hésiter à accepter le généreux sacrifice de Gabrielle, à
l'accepter d'abord avec un transport enthousiaste, qui, je l'avoue,
m'a saisie lorsque, d'une voix et d'un accent que je ne saurais
92 REVUE CANADIENNE.
vous peindre, elle est venue me demander à genoux ce consen-
tement inattendu ; mais ensuite avec réflexion, et, vu les circons-
tances douloureuses et étranges où nous nous trouvons, avec une
vraie reconnaissance !
" Sans doute, ajoutait-elle encore avec ce retour instinctif ou
naturel qui n'est jamais, on le sait, chassé bien loin ni pour bien
longtemps, sans doute lorsque cette heure que j'espère, cette heure
où il me sera rendu sonnera, d'autres regrets pourront bien se
réveiller î Mais enfin, je le répète, l'accomplissement de sa sentence,
cela n'est que trop certain, met fin à toute espérance de ce côté-là.
Le conspirateur acquitté, ou même gracié, eût pu fléchir un cœur
où la passion plaide encore peut-être sa cause ; mais jamais l'or-
gueilleuse Vera ne jettera un regard sur l'exilé qui reviendra de
Sibérie, après avoir subi sa peine. Je me résigne donc, en pen-
sant qu'après tout Gabrielle est charmante, et qu'à ma connais-
sance, il n'a aimé aucune femme autant qu'elle. Vous me direz
peut-être que les flammes les plus vives s'éteignent facilement dans
le cœur de Georges ; je le sais fort bien, mais, à coup sûr, le
dévouement de cette jeune fille est fait pour nourrir celle qu'elle
lui a inspirée, ou même pour la ranimer si la tempête révolution-
naire qu'il a traversée depuis l'avait éteinte. Quant à moi, je sais
que si quelque chose peut me faire supporter cette épouvantable
séparation, c'est la présence près de lui, dans son exil, de cette belle
et noble créature qui saura mieux que tout autre le préserver du
désespoir."
Aux yeux de la princesse, Gabrielle malgré la pure générosité de sa
tendresse, n'était donc qu'un pis-aller, ou plutôt elle n'était quel-
que chose que relativement à elle-même. Elle l'accablait aujour-
d'hui de soins et de caresses, comme naguère elle l'avait brusque-
ment éloignée d'elle, comme demain elle eût été toute prête à l'éloi-
gner encore, si un revirement subit de fortune eût ramené des
chances plus conformes à ses vœux : Mais toutes ces pensées, lors
même qu'elles eussent été entrevues par celle qui en était l'objet,
ne pouvaient plus changer sa résolution ou affaiblir son courage :
son sort était déjà mentalement uni à celui de Georges. Tout,
hors cette pensée et celles des joies et des sacrifices qui s'y ratta-
chaient, lui était devenu indifférent. Calme et sereine, elle faisait
sans trouble et sans précipitation ses préparatifs de départ, et
surveillait surtout ceux de sa compagne, pour laquelle elle réser-
vait les précieuses fourrures et tous les autres objets destinés à
lutter contre la rigueur du froid, que les soins de la princesse
Catherine préparaient pour elle-même.
Les jours cependant passaient rapidement, et à mesure qu'appro-
FLEURANGE. 93
ehait celui des adieux, il fallait plus de courage à ceux qu'elle allait
quitter qu'à elle même. Enfin, lorsque l'heure du départ fut
venue, et qu'à genoux dans l'église, Clément fit avec elle ^qe
dernière prière, l'œil seul de Dieu put voir auquel des deux en ce
moment appartenait la palme du dévouement et du sacrifice.
L'IMMOLATION
[L'amour vrai, c'est l'oubli de soi.
- XLVIIl
Nos voyageurs étaient déjà loin, car depuis plus de douze jours,
ils poursuivaient leur route sans s'arrêter, et, malgré l'intensité
croissante du froid, jusqu'à Berlin et même au delà, Fleurange el
sa compagne en avaient à peine remarqué la rigueur, grâce aux
nombreuses précautions prises par la princesse pour les en pré-
server.
Mais, arrivés à Kônigsberg, il fallut quitter l'excellente voiture
qui les avaient amenés jusque-là, car avant tout ils voulaient aller
vite, et ils avaient maintenant à traverser le Strand (route obligée
de Pétersbourg, à cette époque), le Strand, c'est-à-dire cette langue
étioite de terre sablonneuse, qui s'étend le long de la Baltique
jusqu'au bras de mer, lequel sépare comme par un large canal la
Prusse de la Courlande et forme ensuite le bassin ou le lac abrité
du Kurischehaf. Ce lac borne le Strand à sa droite, tandis qu'à
gauche sa triste plage est resserrée entre la mer et les hautes
dunes de sable qui protègent contre les ouragans, si fréquents en
ces parages, les rares habitations de ce lieu désolé, toutes situées
de façon à faire face au lac efà tourner le dos à la mer.
La voiture de la princesse demeura donc à Kônigsberg pour y
attendre le retour des compagnons de voyage de Fleurange. Celle-
ci eut soin de garder les riches fourrures, chaudes autant que
légères, dont elle était pourvue, pour en couvrir bon gré mal gré
mademoiselle Joséphine. Quant à elle-même, elle se réserva un
manteau d'une étoffe grossière qui suffisait pour la défendre du
froid, évitant, à dessein, de s'accoutumer à un bien-être qui devait
lui être interdit plus tard.
Le changement de voiture s'effectua promptement, et la petite
calènhe, où Fleurange et sa compagne étaient étroitement serrées
^'une près de l'autre, fut bientôt sur la route du Strand, par la-
94 REVUE CANADIENNE.
quelle ils devaient atteindre la ville de Memel dans la soirée du
même jour. Clément, assis sur le siège, les bras croisés, exami-
iMi avec une secrète horreur l'aspect désolé de la nature, et tout ce
qu'il voyait lui semblait digne de servir de prélude à cei enfer
glacé vers lequel s'acheminait, sous son escorte, celle qu'il eût
voulu préserver du souffle trop rude d'une brise d'été.
Le froid était moins vif que la veille. Les nuages, gris vÀ chargés
de pluie, semblaient môme faire présager un dégel prématuré, et
à travers ces nuages, le soleil, voilé comme à l'approche d'une
tempête, jetait une lueur blafarde sur les sombres flots et sur la
rive sablonneuse. Le postillon, pour alléger la besogne de ses
chevaux, les conduisait si près de la mer que les vagues se brisaient
au delà du sillon formé sur la plage Humide par les roues de la
petite voiture. A droite, s'élevaient les tristes dunes, et, de ce côté
aussi bien qu'en face, rien à porte de vue n'était visible que le
sable ; à gauche, rien que la mer agitée et menaçante. De près ou
de loin, pas un toit, pas un arbre, pas un brin d'herbe, pas un être
vivant, sauf quelques oiseaux de mer rasant les flots d'un vol eflaré
et ajoutant un trait lugubre de plus à ce paysage dont la terne
mélancolie mêlée d'orage était une image assez parfaite de l'état
moral de celui qui le contemplait.
Quant à Fleurange, au lieu de regarder ce qui l'environnait,
elle avait fermé les yeux afin de mieux laisser son imagination la
tran>porler dans les plus belles régions du passé et de l'avenir. Elle
revoyait aussi les flots bleus de la Méditerranée et le ciel radieux
dont ils reflètent l'aziii-, et dans une vapeur nacrée les ondulations
gracieuses des montagnes, puis Florence, étincelante et poétique,
aperçue à la lueur chaude et doré du crépuscule, et tout près d'elle
elle entendait une voix murmurant des paroles, dangereuses
naguère à écouler, m«is aujourd'hui douces et charmantes à se
rappeler et à t^e redire Que n'avait-elle passoufl'ert alors en luttant
contre elle même ! comment pouvait-elle, en comparaison de cette
soufî*rance du passé, redouter celles qu'elle allait braver? Souf-
frances rachetées par le bonheur immense d'aimer!,., d'aimer sans
crainte!... d'aimer sans lemords !... D'ailleurs ils étaient jeunes
tous deux... Les espéraiu*es de sa mère se réaliseraient peut-être...
Oui, peut-être un jour reverraient-ils ensemble ces lieux charmants,
et, la retrouvant alors près de lui dans l'éclat recouvré de sa meil-
leure fortune, il saurait cependant, il s'aurait, à n'en pas douter,
que ce n'était point là l'attrait qui l'avait touchée, et que c'était bien
lui, lui-même, lui seul qu'elle aimait!
Oui,' en ce moment, elle était heureuse : aucune épouvante ne la
troublait; elle espérait tout^et comme il est dit du grand, du seul,
FLEURANGE. 95
du véritable amour, qu'il se croit tout possible et tout permis'^, SLinsi
celui-ci, qui en l'ombre pâle, mais fidèle, faisait apparaître à
Fleurange tous les bonheurs de ce monde comme possibles et
certains, depuis que le plus grand de tous lui était permis et promis.
Clément était encore absorbé dans sa muette contemplation, et'
Fleurange dans ses doux rêves, lorsque mademoiselle Joséphine
sortit d'un état de somnolence favorisé par les amples fourrures
dans lesquelles elle était ensevelie et qui la préservaient non-seule-
ment de l'air, mais de la vue des objets du dehors. Elle se souleva
et, regardant autour d'elle pour la première fois de la matinée,
elle fit un brusque mouvement de surprise en s'écriant avec
épouvante :
— Ah ! mon Dieu ! mon Dieu... Gabrielle, qu'est-ce que c'est que
cela ?
Fleurange, subitement rappelée du pays des songes, revint à elle
et répondit :
: — C'est la mer. Ne l'aviez-vous pas regardée encore ?
— La mer!... la mer !... répéta mademoiselle Joséphine avec
stupeur; non, je ne l'avais jamais vue, et je ne m'étais jamais ima-
giné que nous irions sur la mer en voiture... Quel pays! quel
voyage ! murmura-t-elle tout bas en chercjianî; à dissimuler les
mortelles (erreurs qui se succédaient depuis que, s'éloignant de
plus en plus, tout prenait un aspect plus différent de celui de la
France, et partant, plus effrayant pour elle. Mais elle pratiquait à
sa façon un acte d'héroïque abnégation en maîtrisant la peur et la
surprise que lui causaient tant d'étranges nouveautés. Elle voulait
avant tout ne point être importune à ses compagnons de voyage.
" D'ailleurs, pensait elle, si ces deux-enfants n'ont pas peur, il faut
au moins que j'aie l'air aussi brave qu'eux."
Elle ne put s'empêcher toutefois de répéter avec étonuement :
— Aller sur la mer en voiture... c'est pourtant bien singulier !
Fleurange se mit à rire.
— Tenez, chère mademoiselle, regardez de mon côté, et vous
verrez que nous ne sommes pji^ en mer, seulement très-près de la
mer.
— Très-près, en vérité, alors ; car notre voiture chemine dans
l'eau.
— C'est une vague seulement qui se brise et recule. Tenez, nous
voici à sec maintenant.
Mademoiselle Joséphine se rassura un peu : elle regarda à droite,
elle regarda à gauche, elle regarda au loin devant elle ; puis elle
1 Imit., III. V.
96 REVUE CANADIENNE.
ramena ses yeux sur la mer sombre et immense qu'ils côtoyaient
de si près.
— Oh ! que c'est tristft et laid ! s'écria-t-elle enfin.
Fleurange, à son tour, examinait la route avec une attention qui
n'était plus distraite.
Ce paysage est, en effet, singulièrement lugubre, dit elle. Ce
ciel gris... ce faux soleil... cette mer triste et noire... ce sable
interminable... Oui, ce lieu est affreux 1
Elle frissonna légèrement.
— On m'avait toujours assuré, dit mademoiselle Joséphine, que
la mer était une si belle chose à voir ! C'est encore là, à ce qu'il
parait, un de ces contes de voyageurs à l'usage des bonnes gens
qui ne bougent jamais de chez eux.
— Non, non ! s'écria Fleurange, ne dites pas cela. La mer est
belle, bien belle, croyez-le, là où elle est bleue comme le ciel ; là
où ses rives sont couvertes d'arbres, de plantes et de fleurs! mais
pas ici, j'en conviens.
Et malgré elle, la douce impression de sa récente vision, un ins-
tant vivement réveillée par le contraste, s'évanouit complètement.
Son cœur se serra: elle se tut, et pendant longtemps le silence ne
fut rompu par aucun des trois voyageurs.
La longueur du Strand (environ douze ou quatorze lieues) était
partagée alors en plusieurs relais de poste situés au delà des dunes,
et d'où l'on amenait sur la plage les chevaux de rechange. Aucune
voiture ne pouvait s'approcher de ces relais à travers l'épaisseur du
sable, en sorte que, môme dans ces courts moments d'arrêt, les
voyageurs n'étaient avertis du voisinage d'un lieu habité, que par
le son du cor, qui, de loin, répondait à celui dont se servait Is
postillon pour annoncer l'approche d'une voiture de voyage.
Tandis que, arrivés au dernier de ces relais, ils changeaient
ainsi de chevaux sur le rivage, Fleurange remarqua le regard de
Clément dirigé vers la mer et le ciel menaçant.
Le vent s'életait de plus en plus, les vagbies grossissaient; il
était évident qu'ils allaient au-devant d'une violente tempête.
Elle lui fit signe d'apptocher et lui dit de manière à n'être point
entendue de sa compagne :
— Le temps va devenir très-mauvais, n'est-ce pas ?
— Oui, répliqua-t-il de même : Il nous reste à peine une heure
de jour, el je crains que nous ne trouvions tout à l'heure la traver-
sée rude et difficile. Ce n'est pas pour vous que je dis cela, ajou
ta-t-il avec un sourire un peu forcé. Il m'est interdit, je le sais
bien, de trembler pour vous, de quelque péril que ce puisse être ;
/
FLEURANGE. 97
mais je crains que plus lard vous n'ayez quelque peine à rassurer
votre pauvre amie.
Il remonta sur son siège en ordonnant au postillon de se hâter,
et la petite calèche repartit aussi vite que le permettait la nécessité
^de s'éloigner de la mer, les vagues grossissantes ayant déjà failli la
renverser- Mais, quelque hâte qu'ils pussent faire, la nuit était
noire et là tempête déchaînée, lorsqu'ils arrivèrent au lieu où il
fallait franchir le bras de mer qui formait le trait d'union entre
le Kurischehaf et la Baltique. Le trajet était court, mais pen
facile: il ne fallait point s'arrêter un instant, car bien qu'abritée
en cet endroit, la mer devenait de plus en plus houleuse, et l'em-
barcation sur laquelle devait se placer la voiture était un large
bateau difficile à diriger parle mauvais temps. Aussi descendi-
rent-ils rapidement la rampe qui conduisait de la rive à l'embarca-
tion, et mademoiselle Joséphine fut tirée de l'état de demi-sommeil
où la maintenait presque toujours le mouvement de la voiture,
par une soudaine et très-violente secousse accompagnée de cris,
de vociférations, mêlés au mugissement de la mer et au vacarme
effrayant et étourdissant de l'ouragan.
— 0 Jésus, mon Sauveur ! murmura la pauvre demoiselle, avec
épouvante en joignant les mains ; c'est donc ici que nous allons
mourir
La pluie tombait à torrents. Les vagues envahissaient le bateau,
les ténèbres ajoutaient leur horreur à toutes les apparences d'un
danger qui, à ses yeux inexpérimentés, semblait être extrême,
et la douce voix de sa jeun« corap.igne cherchait en vain à la ras
surer. Bientôt à la lueur des lanternes portées d'un côté, à
l'autre, pour éclairei les hommes de l'équipage, elle aperçut Clé-
ment debout près de la voiture, tenant d'une main ferme une
voile placée comme un abri du côté le plus exposé à l'invasion
des vagues.
— Mon pauvre Clément ! s'écria-t elle, tout est donc fini ?
— Non, pas tout à fait, malheureusement, répondit Clément;
il nous faut au moins une demi-heure encore avant d'être à
terre.
— A terre !... à terre î... Il croit donc que nous y arriverons
vivants ? dit mademoiselle Joséphine en cachant sa tête sur l'épaule
de Fleurange.
— Oui, oui, répondit-elle en la serrant dans ses bras ; chère José-
phine, il n'y a aucun danger, je vous assure; croyez-moi, je ne
suis chagrine que de vous voir si effrayée.
— ■ Pardonnez-moi, ma petite, j'avais juré que vous n'en sauriez
rien. ..mais. ..mais cette fois, Gabrielle, vous ne direz pas que nous
25 février 1873- 7
98 REVUE CANADIEN iNE.
ne traversons pas la mer en voiture, poursuivit-elle avec une
nouvelle épouvante, à mesure qu'elle sentait davantage le mouve«
ment des vagues.
Fleurange l'embrassa, lui répéta les même paroles rassurantes,
et la pauvre vieille fille se tut, et imposa même bientôt silence, à
sa terreur par un effort sur elle-m.ême qui était un grand et véri-
table acte de courage.
— Danger ou non, c'est toujours ainsi que je me suis figuré les
grandes tempêtes où l'on périt. Mais, au fait, murmura-t-elle
plus bas. Dieu leur commande comme à toutes choses, et il n'ar-
rive que ce qu'il veut.
Sa nature était faible, mais son âme était forte, et la piété, bonne
à tout, servit maintenant à la calmer. Elle se mit à prier menta-
lement et ne dit plus une parole jusqu'à ce qu'ils eussent touché
la rive.
XLIX
Mais un danger plus réel attendait nos voyageurs au delà de
Memel, d'où ils poursuivirent le lendemain leur route en traîneaux.
Le premier de ces traîneaux contenait leur bagage et les précédait
de plusieurs heures, annonçant d'avance leur arrivée aux relais de
poste. Le second avait à peu près la forme d'un lourd bateau posé
sur des patins, surmonté d'un capuchon et couvert d'un épais ta-
blier de fourrures. C'était dans celui-là que Fleurange et sa com-
pagne étaient blotties et presque couchées pour éviter défendre
l'air. Le ti'oisième traîneau, entièrement découvert, était fort
léger, et si petit que Clément seul pouvait y trouver place, et de-
vant lui un jeune garçon, fort et vigoureux, mais dont la taille
svelte, serrée dans son caftan, était tout à fait en proportion avec
le siège qu'il occupait et le véhicule qu'il était chargé de conduire.
Clément, dans ce léger équipage, allait comme le vent, tantôt pré-
cédant l'autre traîneau en éclaireur, tantôt revenant sur ses pas
pour l'accompagner et veiller à sa sûreté.
Le froid avait repris avec intensité, mais seulement depuis quel-
ques heures, et la pluie torrentielle de la veille, succédant à plu-
sieurs jours d'un dégel alarmant dans cette saison, avait causé de
grands dégâts sur la route et rendait surtout inquiétant le passage
des rivières, lesquelles toutes en cette saison devaient être fran-
chies sur la glace.
Quoiqu'il fût à peine quatre heures, la courte journée était pres-
que écoulée et le jour tombait, lorsque les voyageurs parvinrent à
FLEURANGE. . 99
la rivière qu'il fallait traverser pour atteindre la petite ville de
Y. ; rivière rapide et profonde qui, chaque année, au début de
l'hiver, charriait longtemps d'épais glaçons floUants et nonfibreux
avant que la surface de ses flots parvint à s'affermir, et qui, aux
approches du printemps, était aussi la première à reprendre son
cours et à briser l'enveloppe qui retenait ses eaux captives. Il en
résultait que cette rivière était presque toujours difficile et fort
souvent dangereuse à traverser, et c'était en vue de ce passage, qui
ne pouvait s'effectuer qu'en un seul endroit, que le dégel devait
inspirer aux voyageurs de justes inquiétudes.
Dès que Clément jeta les yeux sur le fleuve, il lui sembla, eu
effet, apercevoir quelqu es indices alarmants; il comprit surtout
qu'il n'y avait pas de temps à perdre, et son traîneau descendit à
l'instant sur la glace. Là, il s'arrêta et fit une rapide question au
jeune guide :
— 11 faut se hâter de faire passer le traîneau le plus lo'ird, n'est-
ce pas?. ..Nous après, si nous pouvons.
— Oui, si nous pouvons, dit l'autre.
En un clin d'œil l'ordre fut donné, et le traîneau où. se trouvait
Fleurange et sa compagne passa rapidement devant le sien. Mais
à peine se fut-il éloigné de dix ou douze pieds du rivage, qu'un
sinistre craquement se fit entendre. Le cocher effrayé s'arrêta.
Clément répéta l'ordre impérieux de poursuivre sans une seconde
d'arrêt. Mais au lieu d'obéir, le cocher, saisi de penr, jeta les
rênes, sauta sur la glace, et de là, prenant son élan, il franchit tout
l'intervalle qui les séparait du lieu qu'ils venait de quitter, et il se
retrouva à terre.
Cette secousse accéléra le brisement qui venait d'avoir lieu. La
glace se fendit en deux, et, du côté qui se trouvait le plus près du
rivage, elle se détacha et commença à être entraînée par le cou-
rant. L'eau rapide devint visible entre la terre et la partie encore
solide du fleuve où étaient demeurés les voyageurs.
Dans ce danger formidable et soudain, il fallait que la pensée
fût prompte comme l'éclair, et la parole aussi prompte que la
pensée.
— Descendez, Gabrielle ! dit Clément avec autorité.
La jeune fille sauta à l'instant hors du traîneau.
Clément enleva mademoiselle Joséphine dans ses bras et la
plaça près de lui.
— Montez dans mon traîneau, Gabrielle, dit il en parlant avec
calme, quoique très-vite. Partez ! Dès que vous serez en sûreté, ce
traîneau reviendra prendre votre compagne. Nous avons le temps,
mais il ne faut pas hésiter une minute.
100 • REVUE CANADIENNE.
—Je n'hésite pas, dit Fleiirange. Seulement, c'est moi qui reste:
c'est elle qu'il faut sauver d'abord !
Clément frémit.» Mais ce n'était pas le moment de contester. Il
comprit d'ailleurs au son de voix de Fleurange que sa décision
était irrévocable, et il céda sans dire un mot de plus. Il plaça la
pauvre Joséphine, hors d'élat de comprendre ce qui se passait, dans
le léger traîneau, donna un ordre, obéi à l'instant, et le traîneau
s'éloigna. Le son des clochettes suspendues à la tête des chevaux
s'entendit pendant quelques instants, puis s'évanouit. La jeune
fille et Clément demeurèrent seuls.
Il faisait nuit presque close. Non loin en arrière se continuait
le brisement graduel de la glace sous le poids du lourd traîneau
demeuré près du lieu oii s'était faite la première crevasse. Bientôt
le môme bruit sinistre se renouvela, et la glace se fendit une
seconde fois. L'immense glaçon détaché s'ébranla ; puis, comme le
premier, descendit lentement le fleuve, entraînant cette fois le traî-
neau avec lui. L'espace envahi par l'eau s'élargit et devint efl'rayant.
Clément regarda devant lui, pour voir s'il pourrait, en portant
Fleurange dans ses bras, tenter de traverser à pied le large inter-
valle qui les séparait du côté opposé. Mais l'obscurité rendait
impossible de reconnaître la trace du seul sentier à suivre ; hors
de là, la mort était inévitable, et ils perdraient d'ailleurs ainsi la
seule véritable chance de salut; celle d'attendre le retour du traî-
neau. Et cependant, demeurer où ils étaient deviendrait bieuiôt
impossible. Tout s'ébranlait déjà autour d'eux. A peine quelques
instants, en effet, s'étaient-ils écoulés, lorsqu'un craquement se fit
entendre. La glace, cette fois, se fendit devant eux, et le fragment
sur lequel ils se trouvaient devint une sorte d'île flottante.
Clément, d'un coup d'œil, vit le seul parti à prendre, et n'hésita
pas: il passa son bras autour de la taille de Fleurange et la souleva
de terre; puis, aidé par la vague lueur que répandait la neige, il
franchit d'un bond hardi et vigoureux la large crevasse qui venait
de s'ouvrir.
Ils se retrouvèrent ainsi sur la partie du fleuve dont la surface
était encore solide, mais qui pouvait leur dire pour combien de
tpmp^ ils y seraient en sûreté ? qui pouvait deviner si le traîneau
p;i; vir iiir.iii à revenir jusque-là, s'il n'était pas englouti dans cette
ftlisciii lie que leurs yeux ne pouvaient pénétrer, et où peut-être la
glace était ébi'anlée et brisée comme autour d'eux ! Autrement ne
serait-il pas déjà de retour?
Ces pensées, longues à écrire, se pressaient d;.ns l'esprit de
Clément, et Fleurange, silencieuse et intrépide, ne mesurait pas
FLEURANGE. 101
moins clairement que lui l'étendue du danger. Elle priait tout Us
en inclinant la tête.
Ainsi appuyée sur lui, ses cheveux effleurant le visage de
Clément, elle aurait pu entendre le battement 'agité de son cœur
et sentir trembler le bras qui la soutenait et la main qui pressait
la sienne. Mais il ne disait pas une parole, et ce qui se passait en
lui était étrange : une volonté de la sauver qui doublait ses facultés,
ses forces et son courage, et en môme temps un transport dont il
n'était pas le maître, en songeant qu'elle était là, seule avec lui,
qu'ils allaient mourir ensemble, et que le terme détesté de son
voyage, elle ne l'atteindrait jamais !
Mais ce moment d'égoïsme passionné et désespéré fut court. Sa
pensée revint à elle, à elle seule. La sauver ! la sauver à tout prix !
Mais comment? Il lui semblait que près d'une heure était écoulée.
11 était désormais inutile d'espérer le retour du traîneau... Il
croyait sentir sous leurs pieds un nouveau tressaillement de la
glace... Il regarda en arrière l'e/iu sombre. S'y jetterait-il avec
elle? tenterait-il de regagner ain^i la rive, maintenant invisible,
qu'ils avaient quittée ?... Il hésita un moment. Mais non ; ce serait
l'exposer à une mort certaine, et ilus prompte que celle qui les
menaçaient maintenant. Il valait mieux rester où ils étaient, et
supporter jusqu'au bout cette attente mortelle.
Ils demeurèrent donc immobiles, et cette agonie muette se pro-
longea de longues minutes encore
Malgré tout son courage, les forces de la jeune fille commen-
çaient à défaillir. Sa vue se troublait, elle entendait un étrange
bourdonnement dans ses oreilles. Enfin sa tôtj^ se renversa sur
l'épaule de son cousin.
— Oh! je meurs! murmura-telle... Clément, que Dieu vous
ramène à votre mère !
En ce moment d'angoisse suprême, Clément leva les yeux au
ciel, et la prière que la tendresse et le désespoir firent jaillir de
son cœur fut ardente et pure comme la foi de son enfance.. Il lui
sembla qu'elle était entendue. Oui, presque au môme instant... se
trompait-il ? De loin, de si loin, que c'était un son à peine saisis-
sable, il crut entendre le bruit des clochettes. Il écouta sans res-
pirer... 0 bonté divine, est-ce vrai ?... Oui, oui, il n'y a plus de
doute. Le son devient plus distinct. Il approche. C'est bien le
traîneau !... Il avance rapidement, il arrive, il s'arrôte, il est là !
— 0 mon Dieu, soyez béni ! elle est sauvée !
Mais lorsque ce cri de Clément retentit, Fleurange vaincue
par l'angoisse et la terreur, venait de perdre connaissance dans
ses bras.
iO-2' REVUE CANADIENNE.
Il l'enleva, sans qu'elle comprît ce qui se passait, et, avec la
promptitude de l'éclair, il la plaça dans le traîneau, et tandis
qu'elle reprenait à moitié ses sens, il la serra encore une fois sur
son cœur ave« une tendresse non réprimée, et il lui dit :
— Adieu, ma Gabrielle ! Ne me plains pas de mourir ici. Dieu
est bon, il m'épargne la douleur de vivre sans toi.
Et il ajouta plus bas :
— Gabrielle, je t'ai aimée plus que tout au monde ! Je te le
dis enfin, parce que je meurs.
Puis il fit un pas en arrière, et d'une voix ferme il donna au
jeune guide, l'ordre de partir.
Ses premières paroles n'avaient été entendues de Fleurange que
confusément, et comme en rêve ; mais cet ordre clair et précis, elle
l'entendit, le comprit, et il la ramena brusquement à elle-même.
— Partir ! s'écria-t-elle, partir sans vous ! Que voulez-vous
dire ?
— Il le faut ; dit Clément. Ce traîneau ne peut contenir qne
vous et celui qui le guide. Un poids plus lourd serait d'ailleurs un
danger. Partez sans un instant de retard.
— Jamais ! dit Fleurange résolument. Clément, nous périrons
tous les trois à cette place, plutôt que de vous y laisset !
— // le faut ! répéta Clément avec force. Partez, vous dis-je ! Ce
traîneau reviendra, et je vous suivrai.
— Un troisième trajet est impossible, dit le jeune conduc-
teur.
Clément le savait. Il ne répondit qu'en renouvelant impérieuse-
ment l'ordre de patiir.
Mais Fleurange, non moins décidée que lui, se leva et arrêta la
main qui tenait les rênes.
Tout d'un coup le jeune cocher sauta à bas du siège.
— Savez-vous conduire? dit-il à Clément.
— Oui.
— Eh bien, moi, je sais nager. Tenez, mettez-vous là vite. Gar-
dez-moi cela, continua-t-il en se dépouillant à la hâte de son caftan
et le jetant sur le traîneau. Soyez tranquille, je le retrouverai de-
main. Je sais mon chemin, et la rivière me connaît !
Et, sans hésiter, il s'élança dans l'onde obscure du fleuve, tan-
dis que Clément sautait à sa place sur le siège du traîneau.
Avec une hardiesse qui en pareil cas est le salut, il fouetta les
chevaux et; leur fit prendre le grand galop. Ils traversèrent ainsi
avec une rapidité vertigineuse l'espace, considérable encore, qui
les séparait de l'autre rive. La glace ébranlée par les deux trajets
précédents craquait et se brisait sous les pieds des chevaux. Ralen-
FLEURANGE. 103
lir un seul instant leur course, c'eût été la certitude de disparaître
engloutis dans le fleuve ; mais le traîneau volait plutôt qu'il ne
touchait la glace, et la main qui le guidait était sûre.
En moins d'une demi-heure le terme fut atteint et Fleurange,
pâle, épuisée, transie, tombait dans les bras de sa chère com-
pagne !
Mademoiselle Joséphine les attendait paisiblement dans une salle
chaude et bien éclairée de la maison de poste, où elle avait fait
préparer le souper ; mais Fleurange n'était en état ni de parler ni
de manger. Sa compagne dut se convaincre qu'il lui faillait du
repos, nécessairement et sans retard. Elle l'obligea néanmoins,
avant de s'endormir, à recevoir de sa main une préparation de vin
sucré et ^chauffé, et vint ensuite retrouver Clément dans la salle
où il était demeuré. Ce fut alors et seulement alors, qu'elle apprit
le danger auquel ils avaient échappé, et celui qu'elle avait couru
elle-même.
Depuis leur traversée de la veille, mademoiselle Joséphine avait
pris la résolution de ne plus jamais se montrer étonnée des inci-
dents de cet étrange voyage, quels qu'ils pussent être, et elle fût
désormais montée en ballon, tout comme en traîneau, sans sour-
ciller et sur la plus simple injonction de Clément, qui lui sem-
blait de plus en plus mériter une confiance sans bornes.
Peut-être, à la fin de cette terrible journée, Clément ne se ren-
dit-il pas tout à fait à lui-môme ce consolant témoignage. Il se rap-
pelait ce qu'il avait osé dire sous la pression du danger qu'ils ve-
naient de courir, et il se demandait avec anxiété si elles les avait
entendues et comprises, ces paroles sorties de son cœur au moment
où la mort lui semblait si voisine. Avait-elle recouvré ses sens
lorsqu'il lui adressait ce dernier adieu ? Il n'aurait pu le dire, et
dans ce doute il attendit le lendemain avec inquiétude.
Il fut rassuré en retrouvant sa cousine calme et simple comme
de coutume. Il était évident qu'elle n'avait point compris ni pro-
bablement entendu ses paroles, ou bien que la violente émotion
qu'il n'avait pu maîtriser avait trouvé dans l'extrémité de leur com-
mun danger une explication naturelle et suffisante.
Il fallut à la jeune fille un jour tout entier de repos pour recou-
vrer ses forces épuisées. Mais, après cette dernière étape, ils se
remirent en route, pour ne plus s'arrêter jusqu'au terme de leur
voyage.
Mme. Chaven.
[A continuer.)
>A
CONFERENCES AMERICAINES
ABRAHAM LINCOLN
CONFÉRENCE PRONONCÉE LE 14 MARS 1869 A LA RÉUNION PUBLIQUE
DU THÉÂTRE IMPÉRIALE, PRÉSIDÉ PAR M. LABOULAYE.
(Suite et fm.
Mesdames, Messieurs^
A côté, Messieurs, de cette puissance dévastatrice du mal, ah î
laissez-moi admirer avec vous la puissance réparatrice du bien. A
côté de l'injustice, si grand que soit son triomphe, si universelle
que soit sa puissance, il y a toujours une petite place, n'est-ce pas ?
pour la justice ! Elle se cache obscurément dans la poitrine de
quelques citoyens obstinés, ridicules d'abord, désagréables, trou-
ble-fètes, dont on ne veut pas, dont on médit, dont on calomnie les
intentions. Il y eut, aux Etats-Unis, des fous qui se faisaient pren-
dre, mettre en prison, pour cette idée fixe ; ils étaient petits, ridi
cules, impuissants, isolés. Et puis, il se trouva qu'un beau jour
l'idée de ces fous, l'idée du pauvre imprimeur, mon ami, M. Lloyd
Garison, fut épousée par quelques consciences généreuses, par un
homme évangélique comme Ghanning, qui la revêtit de toute la
CONFÉRENCES AMÉRICAINES. 105
magie de sa splendide et pure éloquence. Cette idée, elle passa
sur la harpe d'un poêle, d'un Longfellow, qui en tira des sons har-
monieux pour honorer, pour embellir et ennoblir ces créatures que
l'on méprisait. Puis, tout d'un coup, sous la maiu délicate d'une
femme, elle prend la forme pathétique du roman. Madame Bee-
cher-S'tOwe dit ce que son cœur a senti, ce que ses yeux ont vu, et
ce roman fait non-seulement le tour de son pays, il fait le tour du
monde, il vient remuer et susciter au loin cette opinion euro-
péenne qui sera le témoin du duel dont parlait tout à l'heure M.
Laboulaye, lequel a sa part aussi dans le grand ouvrage qui se
prépare. Puis, quelques jurisconsultes, touchés lentement, mais
touchés enfin parce que leur conscience est voisine de leur cœur,
un Summer, un Seward, un Chase, arrivent à se demander si ce
mal, que tant d'âmes généreuses ressentent, que tant de poètes
maudissent dans leurs vers mélodieux, si ce mal, on ne 'pourrait
pas petit à petit l'attaquer, le miner, le combattre, le chas^r de la
loi publique !
Messieurs, je disais tout à l'heure que c'était là une admirable
histoire, la page d'honneur (ce mot est de M Pelletan) de l'histoire
du dix-neuvième siècle. Que nous disent donc les poètes et les pein-
tres des orages de la nature, de la lutte des éléments, du choc des
armées ? Est-ce qu'il y a quelque chose qui mérite davantage les
efforts de l'éloquence, les séductions de la poésie, la magie de la
parole, sous toutes ses formes, que ce combat merveilleux entre ce
petitmal qui grandit et domine un instant comme le feu, et ce petit
bien qui résiste, s'élève et devient une rosée bienfaisante jusqu'à
ce qu'enfin, malgré mille indignités, malgré mille grossièretés,
parce que la lutte se passe sur la terre, mais aussi grâce à mille
efforts généreux, la bataille se décide, et l'on jouit d'un spectacle,
bien rare, bien consolant sur la terre, on goûte avec ivresse la satis-
faction de voir qu'une fois le droit a triomphé, et que la victoire a
été du côté de la bonne cause, défendue par d'honnêtes gens et ser-
vie par d'honnêtes moyens?
Il me reste à vous dire, en peu de mots, la part que prit Abraham
Lincoln dans cette grande lutte de l'histoire du dix-neuvième siècle.
Cette part, soit au congrès, soit dans les assemblées populaires, fut
si grande,' si puissante et en même temps si modérée (car, je vous
le rappelle, il avait toujours, d'un côté, le livre qui lui apprenait à
détester l'esclavage, mais, de l'autre, il avait le livre qui lui appre-
nait à respecter et à suivre pas à pas les lois) ; cette part, dis-je, fut
si grande, si puissante, si moderne à la fois, que, lorsqu'une grande
réunion, une grande convention, comme on dit aux Etats-Unis,
s'assembla en 1860, à Chicago, pour l'élection d'un président, il fut
106 REVUE CANADIENNE,
proposé comme candidat. Il y avait six candidats, tous plus connus
que lui, et surtout le célèbre Seward, dont le nom est attaché au
sien, et (jni mérite de partager sa gloire ; ils furent ballottés dans
la convention de Chicago, une de ces villes dont on connaît à peine
le nom lorsqu'elles sont déjà grandes comme une capitale ; et, dans
cette convention, on arriva, après une séance qui n'en finissait pas
(comme celle-ci, je le crains bien) à ballotter le nom de Lincoln six
ou sept fois.
A l'avant-dernier ballottage, un de ses amis lui éerivitpar le télé-
graphe, car il était alors tranquillement dans sa petite maison, à
Springfield : " Vous serez nommé, si vous promettez d'accorder les
places d'avocat général et de directeur générai des postes à tel ou
tel." Lincoln répondit aussitôt par cette dépêche : " Je n'accepte
aucun marché et je refuse absolument." Le soir, une autre dépêche
lui apprit qu'il était président de la République ; on vint lui dire
cela dans sa petite maison, et ce fut bientôt un tumulte extraor-
dinaire à sa porte ; la nouvelle s'était répandue, et personne n'y
voulait croire.
Il y avait surtout, dans les groupes, un gros Anglais établi à
Springfield, qui criait tant qu'il pouvait : " C'est impossible; com-
ment voulez-vous qu'on nomme Président de la République des
Etats-Unis un homme que j'ai vu ce matin aller chercher, dans
un papier, pour dix sous de beefsteak et l'emporter pour son déjeu-
ner ? "
C'était bien lui cependant, c'était Abraham Lincoln qu'on avait
choisi comme Président des Etats-Unis, et deux jours après, une
députation, ayant à sa tête le gouverneur de l'Etat, vint lui annon-
cer cette grande nouvelle. Il la reçut avec autant d'embarras que
de tristesse, car il savait bien à quoi il s'engageait, et il n'avait pas
grande confiance en lui-même ; mais il la reçut avec une simplicité
véritablement touchante. Il alla ouvrir lui-même sa porte ; et puis,
quand on lui eut annoncé qu'il était président des Etats-Unis,
jugeant qu'il ne pouvait pas recevoir une si grande nouvelle sans
prier ceux qui la lui apprenait de se rafraîchir un peu avec lui, il
appella sa servante, fit apporter des verres, et il dit aux membres
de la députation : " Je vous demande pardon, mais je n'ai pas d'au,
tre breuvage que de la bière, la pure bière du père Adam, c'est-à-
dire un verre d'eau." Puis il les fit boire et trinquer.
Après cette acceptation si simple, Lincoln passa deux ou trois
mois dans sa petite maison, parce que la convention, qui avait eu
lieu au mois de juin, devait être suivie de l'élection régulière au
mois de novembre et de l'installation au mois de mars. Pendant
ces quelques mois, il fut étonné de voir arriver, dans cette petite
CONFÉRENCES AMERICAINES. 107
maison, un nombre extraordinaire d'amis qu'il ne se connaissait
pas du tout, et il se prit un jour à dire à sa femme : "Je suis très-
surpris; je reçois maintenant le sixième de la nation, qui voudrait
vivre aux dépens des autres cinq-sixièmes ; mais je ne veux pas du
tout entendre ces solliciteurs ; on ne saura qui je veux choisir
pour mes fonctionnaires que quand je serai installé à la Maison
Blanche."
Laissez-moi, Messieurs, passer sous silence ces mois où il dit
adieu à son humble retraite, et permettez-moi de vous lire, ce n'est
pas long, le discours que fit Lincoln aux habitants de Springfield
lorsqu'il partit pour la ville de Washington, et prit congé de ses
concitoyens. C'était le 11 février 1861 ; il se séparait de ces bous
habitants de la petite ville où il avait passé sa vie presque entière,
et voici dans quels termes, à la fois touchants et solennels, cet hon-
nête grand homme disait adieu à ceux qui avaient été si longtemps
les témoins de ses obscurs et courageux efforts.
" Mes amis, personne ne peut sentir quel degré de tristesse j'é-
prouve en me séparant de vous. Je dois à ce peuple tout ce que je
suis, .l'ai vécu ici plus d'un quart de siècle. Ici sont nés mes
enfants, ici l'un d'eux est enterré. Je ne sais si je vous reverrai
jamais. Le devoir qui pèse sur moi est le plus lourd qui ait pesé sur
les épaules d'aucun homme depuis les jours de Washington. Il
n'aurait jamais réussi sans l'aide de la Providence à laquelle il eut
toujours confiance. Je sens que je ne puis réussir à mon tour sans
la force qui le soutenait, et dans le même Dieu je place mon espé-
rance. Vous, mes amis, priez-le de m'aider. Sans lui pas de succès ;
avec lui, pas de revers. Je vous envoie à tous les adieux d'un cœur
qui vous aime."
La série de discours qu'Abraham Lincoln prononça, entre Spring-
field et Washington, a été conservée ^ Je ne compte pas vous les
lire tous, il s'en faut; je ne puis cependant résister au désir de
vous citer quelques mots des discours qu'il prononça à Trenton, puis
à Philadelphie.
A Trenton, dans l'Etat de New-Jersey, on le vit tout d'un coup
tirer de sa poche un petit livre bien usé qui était cette môme Vie de
Washington qu'il avait lu avec tant d'assiduité dans sa jeunesse, et
il dit ces paroles : " Messieurs, je ne puis passer dans votre Etat
sans me rappeler les grands combats qui s'y sont livrés. J'ai appris
à aimer mon pays dans ce petit livre, et, quand je lisais les récits
des luttes que nos pères ont soutenues pour l'indépendance, je sen-
1 The marlyr's monument, précieuse collection due à l'initiative de M. Francis
Lieber.
108 REVUE CANADIENNE.
tais bien que ces gens-là se battaient pour quelque chose d'extraor-
dinaire "
Arrivé à Philadelphie, il fut introduit dans la salle même où
avait été proclamée l'indépendance. On lui demanda de lever, au
moyen d'une corde, le drapeau qui était au-dessus de l'édifice ; et
là, avec simplicité, mais avec un accent attendri, il prononça ces
simples paroles : " Mes amis, vous me priez de lever le drapeau sur
cet édifice où a été prononcée la déclaration de l'indépendance.
C'est bien une image de ce que je suis. Ce n'est pas moi qui ai fait
ce drapeau, ce n'est pas moi qui ai fait la machine pour le lever,
ce n'est pas môme moi qui ai fait la corde pour le tirer ; je n'ai été
qu'un instrument, je n'ai fait que prêter mon bras: c'est la nation
qui a fait tout le reste." Puis, prenant un ton plus ému, il dit :
" Je me suis souvent demandé, en relisant notre constitution,
qu'est-ce qui lui avait, valu cette faveur d'être à la fois la plus jeune
et la plus ancienne des constitutions qui soient au monde. .Et je
me suis répondu : C'est que, dans cette constitution^ ses immortels
auteurs ont écrit le prin.:ipe admirable de la liberté pour tous et,
qu'en le faisant, ils ont prophétisé non-seulement l'avenir de leur
pays, mais l'avenir du monde entier. Ils ont annoncé qu'un jour
viendra où le poids qui pèse sur les épaules de tout homme venant
en ce monde sera allégé, et c'est parce qu'ils ont mis ce principe
dans leur constitution que cette constitution a duré. Pour moi, je
ne sais pas ce qu'elle deviendra dans l'avenir ; mais, avant de me
faire renoncer à ces principes, on m'assassinera sur la placée
Ces paroles ne faisaient pas seulement allusion à un pressenti-
ment qui, depuis qu'il avait été nommé président, agitait l'âme de
Lincoln ; elles faisaient allusion à un complot qui, pendant son
voyage, avait été ourdi contre sa vie, complot tellement' menaçant,
qu'il lui fallut prendre un chemin détourné et aller par Baltimore
à Washington, où il arriva sans être attendu, pour éviter les misé-
rables qui l'attendaient sur la route.
' Messieurs, il était instillé le 4 mars 1861 à Washington ; il avait
été nommé régulièrement le 6 novembre 1860, et le 10 novembre,
à Charleston, la séparation de la Caroline du Sud avait été pro-
clamée. 11 prononça son premier message d'inauguration au mois
d'avril 1861, et quelques jours après, le fortSumter était bombardé
et la guerre civile éclatait; en sorte que cet honnête Président, en
quittant son habit d'avocat, se trouvait tout d'un coup en face d'une
guerre civile qui dura quatre années, prit des proportions gigan-
tesques, et coûta aux Etats-Unis plus de dix milliards avec un
million d'hommes!
Vous me permettrez, Messieurs, de ne pas vous raconter cette
CONFÉRENCES AMÉRICAINES. 109
guerre ; je ne le puis pas et je ne le veux pas ; je ne le puis pas,
parce qu'évidemment il faudrait entrer dans des détails que l'ima-
gination ne peut se représenter, qu'il faudrait avoir une carte du
pays, citer des noms que je ne pourrais prononcer ni vous faire
retenir, et puis, j'ai une autre raison !
Je ne suis pas plus insensible qu'un autre à la gloire militaire,
surtout quand elle est celle de mon pays. Quand j'entends raconter
nos grandes guerres avec la merveilleuse facilité de ce grand
esprit, notre bistorien national, dont j'aime à faire retenir ici le
nom illustre, quand je lis les pages de M. Thiers, je me sens pris,
moi aussi, de l'ardeur de la gloire des combats ; il me semble qu'il
n'y a pas de plus beau spectacle au monde que celui de tous ces
jeunes gens armés à la fois, enthousiastes et disciplinés, qui vont
jouer leur vie pour l'honneur du drapeau de la patrie. Mais, Mes-
sieurs, avez-vous quelquefois parcouru-un champ de bataille, ayant
à la main un de ces livres consacrés aux récils des grandes guerres ?
Vous ouvrez le livre, vous tournez la page, vous croyez que votre
imagination va reproduire sur le terrain ces luttes ardentes, en-
flammées, \ous croyez que vous allez conleui[)ler le choc des
vivants. Ah! que vous êtes bien vite détrompés! le livre vous
tombe des mains; ce que vous rencontrez, ce sont quelques osse-
ments blanchis, des cendres et des débris, et alors, Messieurs, de
tous les brins d'herbe qui poussent sur cette tombe immense qui
s'appelle un champ de victoire, il semble qu'il sorte des voix! Ce
sont les voix de ceux qui sont morts, et les voix de ceux qui sont
morts nous disent : Vous qui vivez, vous qui jouissez de la lumière
qui nous a été ravie, apprenez ce que coûte la discorde, et sachez
le prix de la paix! Ces voix, si vous savez leur prêter l'oreille de
votre cœur, elles vous tiennent encore un autre langage. Après la
victoire, et surtout en Amérique, surtout après une guerre civile,
les cendres des vainqueurs et des vaincus sont mêlées, on ne peut
plus les distinguer, il y a donc en des morts des deux côtés, et, par
conséquent, il y a eu des deux côtés de l'honneur, de la^ valeur, de
la sincérité, du patriotisme, de la bonne foi, du sang répandu. Ne
distinguez plus dans la vie ceux qui ne peuvent plus être distingués
dans la mort, et, sur les champs de bataille, en même temps que
vous apprenez à parler de la paix, apprenez à parler de la concorde
et de la réconciliation !
Passons donc sous silence le récit de cette guerre, et demandons-
nous simplement et brièvement ce que faisait, pendant la période
des batailles, l'honnête Lincoln à Washington, dans cette Maison
blanche qui est le palais du souverain, maison bien simple où tout
le monde est admis. '
110 . REVUE CANADIENNE.
Lincoln avait à y mener à la foi^^ une vie politique et nne vie
publique ; il avait à conduire son pays dans les hasards d'une
guerre qui devenait formidable, et il avait aussi à représenter le
peuple dans les devoirs quotidiens de la fonction de président.
Vous savez qu'il est d'usage aux Etats-Unis que tous ceux qui
veulent entrer chez le Président y entrent sans audience deux
jours par semaine. II y a une expression pour cela; on est admis,
passez-moi l'expression, mais elle est populaire aux Etats-Unis, à
pomper la main du Président, et tous ceux qui veulent viennent
pomper.
Lincoln, dès le commencement de sa présidence, se soumit avec
plus de cordialité qu'aucun de ses prédécesseurs à cet usage sin-
gulier. Un jour, il avait à sa table un major de l'armée qui lui
dit: " Vous êtes bien bon de recevoir tout ce monde; à l'armée,
le général en chef fait recevoir ses visiteurs par ses aides de camp,
et ce n'est que pour les affaires importantes qu'il donne audience."
— Lincoln répondit : '' Il est possible que les choses se passent de
la sorte dans vos camps, mais c'est aissi que dans la vie civile, au
lieu d'être le représentant du peuple, on devient un personnage
officiel qui ne sait plus rien que d'officiel. Pour moi, sans doute,
les réceptions me font perdre bien du temps, mais cependant, en
me mettant ainsi en contact avec tous, je respire le même air que
le peuple qui m'entoure, il m'est plus facile de me souvenir que
j'en suis sorti et que dans deux ou trois années je dois y rentrer ;
j'appelle cela mon bain d'opinion publique.''
Ceux qu'il recevait ainsi pouvaient se classer en plusieurs caté-
gories.
Il y avait d'abord les inutiles; ceux-là, je n'en parle pas, il est.
probable que c'était le plus grand nombre. Il y avait ensuite les
pauvres et les souffrants, auxquels il donnait les plus longues
audiences, surtout quand c'était des blessés militaires. Puis il y
avait les mécontents qui blâmaient ses actes et voulaient que
d'auti'es mesures fussent prises. Avec ct^ux là, il s'en tirait, grâce
à son imperturbable bonne humeur, en leur racontant des his-
toires, dont vous me permettrez de redire quelques-unes, afin
d'égayer ce que ceUe causerie a d'un peu sévère.
Un jour, on vient lui dire qu'il fallait destituer le général Grant,
qui est maintenant l'illustre et populaire Président des Etats-Unis.
C'était à la suite de nombreuses défaites des armées du Nord, car
vous savez que ces armées ont commencé parôtre souvent battues.
Grant, avec Sherman, avait été l'un des premiers généraux du
Nord victorieux ; on vint lui demander de le destituer. " Pour-
quoi ? demanda-t-il. — C'est parce que, lui dit-on, il boit trop de
CONFERENCES AMERICAINES. Ht
wiskey " ; à quoi Lincoln répondit sinfiplement : " Ah ! il boit trop
de wiskey ; pouvez-vous médire où il se le procure? parce que
j'aimerais assez à en envoyer un baril aux autres généraux."
Une autre lois, on lui dit : '' Voilà bien des défaites, rlle est
bien dure celte guerre, on entend encore le canon qui tonne de
tel côté. — Tant mieux ! s'écria-t-il. — Quoi ! il y a déjà tantde sang
versé et vous dites tant mieux! en apprenant que le canon se fait
entendre ! Oh ! dit-il, je me rappelle qu'il y avait dans mon voisi-
nage à Springfield une brave femme qui avait beaucoup d'enfants,
ils étaient toujours dans la rue et elle ne savait ce qu'ils faisaient^
et quand elle en entendait un qui criait, elle disait: "Ah! au
moins, je suis sûre qu'il y en a un encore en vie."
A côté des mécontents, il y avait les pressés qui lui disaient :
*' Allez donc plus vite, émancipez tout de suite les esclaves, pro-
voquez les étrangers. A ceux-là, il répondait: " Vous voulez que
j'émancipe les esclaves, mais je suis avant tout chargé de sauver
l'Union ; j'aime mieux sacrifier une jambe et sauver le corps, et
quant aux esclaves, j'y viendrai. Lorsque j'étais dans la forêt, je
savais bien qu'il y avait des torrents, mais je ne me suis jamais
demandé comment je les traverserais avant d'être arrivé au bord."
Une autre fois il disait : '' Quand Blondin passe sur la corde roide
la cataracte du Niagara, vous ne dites pas : Blondin se tient trop à
gauche ou trop à droite, il a mal fait l'essai de sa gravité, Blondin
n'est pas bien habile, Blondin n'est pas joli garçon ; vous retenez
votre haleine, vous faites des vœux pour qu'il arrive de l'autre
côté. Eh bien, je suis comme Blondin, je traverse sur un fil une
épouvantable cataracte ; je vous prie, retenez votre haleine et
faites des vœux pour que j'arrive de l'autre côté."
Mais il y en avait d'autres, Messieurs, qui n'étaient ni les pressés
ni les mécontents; c'étaient les lâches ou les faibles, qui auraient
voulu des compromis. On vint lui demander un jour de traiter
avec les séparatistes, et il répondit encore par une petite histoire :
'* J'ai connu, dil-il, un charpentier, dans ma jeunesse, qui se
vantait de faire des ponts sur tous les torrents. Un jour, pour se
moquer de lui, on lui dit: est-ce que vous feriez bien un pont
entre la terre et l'enfer? Il répondit : Oui, je bâtirais très-bien un
pont entre la lerre et l'enfer, seulement je crois que de l'autre côté
il n'y a pas de point d'appui ; vous me demandez de faire un pont
entre les Etals-Unis et les confédérés ; seulement, je crois que de
l'autre côté il n'y a pas de point d'appui."
Comme on insistait en racontantque Charles I^r avait traité avec
son parlement, il répondit à celui qui avait présenté cet exemple
historique : " Je n'entends rien à l'histoire, demandez à mon
112 REVUE CANADIENNE.
secrétaire d'Etat; cependant, je crois bien me rappeler que Charles
I«r y a perdu la tête."
Gai, familier en face du public, cet homme vraiment extraor-
dinaire se retrouvait soucieux et grave en face des devoirs de sa
haute fonction. Il travaillait le jour et la nuit. Son premier soin
avait été de choisir pour ministre ses concurrents eux-mêmes, et
les hommes les plus considérés de l'Union, Tillustre Seward, le
savant Chase, l'énergique Stauton. Sans être ni guerrier, ni finan-
cier, ni orateur, ni diplomate, il organisait l'armée et lui donnait
des chefs comme MacClellan, Meade, Sheridan, Sherman, Grant ;
il obtenait du pays des sacrifices immenses ; il inspirait et imposait
confiance au congrès; il tenait tête avec dignité au mauvais vou-
loir des puissances étrangères; enfin il communiquait avec le pays
et avec l'opinion universelle par des Messages lowiouvs pleins de
force, de franchise et souvent d'éloquence.
Ses biographes nous ont appris à quelle époque il était devenu
éloquent; il devait ce don surtout à Shakespeare, pour lequel il
avait, à la fin de sa vie, une admiration passionnée. C'était, avec
sa mère, la Bible, Washington et Blakstone, son cinquième insti-
tuteur. Il savait par cœur et il récitait souvent avec âme des scènes
entières de Macbeth ou (VHamlet. Nous savons aussi qu'il murmu-
rait, en pleurant, des vers mélancoliques, lorsque son cœur était
déchiré, comme il le fut au début de la guerre, par la mort du
colonel Ellsvvorth, son ami, par la nouvelle de tant de désastres
successifs, mais surtout par la perte d'un de ses trois fils, William.
Frappé de ces malheurs, cet homme sensible et chrétien les avait
regardés en silence comme des châtiments d'en haut, et il avait fait
vœu, si la fortune revenait à ses armes, et si les nécessités de la
guerre lui conféraient un pouvoir dictatorial, de prononcer l'éman-
cipation des esclaves. C'est en 1862 que le moment lui parut enfin
venu et qu'il rédigea lui-même la proclamation d'émancipation.
(3'est le 22 septembre qu'elle fut publiée, et ce fut seulement le le»-
janvier 1863 qu'elle fut suivie d'une proclamation définitive. Je ne
vous raconterai pas en détail l'histoire de cette proclamation im-
mortelle, qui place à janiais Lincoln au rang des plus grands bien-
faiteurs des hommes. J'aime seulement à penser avec vous à la
joie qui dut inonder ce cœur abreuvé de tant d'amertumes! Quel
souflle d'air pur et frais sur ce front penché et baigné de sueur?
Dites-moi, y a-l-il dans les longues années de l'histoire, dans les
jours sans nombre de la vie des hommes sur la terre, quelque
chose d'aussi beau que cette minute,. cette seconde sacrée, où ce
fils d'ouvrier, cet honnête homme, nourri de la vie de Washington
et de la Bible, ce chrétien, put mettre son simple nom au bas d'uae
CONFÉRENCES AMÉRICAINES. 113
pag(3 qui émancipait tout d'un coup quatre millions de créatures
humaines ! Non, je ne crois pas qu'aucun triomphateur, aucun con-
quérant, aucun fondateur d'empire ait eu dans sa vie un acte et un
«loment comparables à l'acte et au moment qui porteront jusqu'à
la postérité la plus reculée le nom d'Abraham Lincoln, le libérateur
des esclaves !
Voici, Messieurs, par quels termes véritablement éloquents se ter-
mine cette page d'honneur du dix-neuvième siècle.
"J'ordonne et je déclare que toutes les personnes tenues comme
" esclaves, dans les Etats, sont et seront désormais libres^ et que le
*^ gouvernemient, l'armée, la marine, feront reconnaître et mainte-
" nir leur liberté. ,
"Sur cet acte, regardé sincèrement comme nn acte de justice,
" autorisé, en cas de nécessité militaire, par la Constitution, j'invo-
" que la faveur de Dieu et l'opinion du monde !
" Donné à Washington, le premier jour de janvier, la 1863e année
" du Seigneur et la 87e année de l'indépendance.
'• Abraham Lincoln.
'' William Seward."
Ni la faveur de Dieu, ni l'opinion du monde ne lui manquèrent,
car l'année 1864 fut une année de triomphe, et l'année 1865 vit à
la fin la réélection sans conteste du président Lincoln, la prise de
Richmond par Crant, la capitulation si honorable du général Lee,
et celle non moins honorable et non moins courtoise du général
Johnson devant Sherman.
C'est le 4 mars 1865 que Lincoln fut réinstallé piésident des
Etats-Unis. C'est le 5 avril que Richmond fut pris. Il s'y rendit
le 7, et il y fit une entrée admirable, aux acclamations de son armée
victorieuse et des pauvres noirs affranchis, qui baisaient la trace de
ses pas. C'est le 14 avril qu'il devait mourir martyr sous les coups
d'un assassin !
Il ne me reste plus pour achever cette vie mémorable et déposer
dans votre souvenir quelque chose de l'enthousiasme qui m'anime
en présence de cette grande mémoire, il ne me reste plus, pour
vous la faire nettement apprécier et mesurer à sa véritable gran-
deur, qu'à vous faire entpndre les paroles que cet homme, qui n'é-
tait pas un lettrée, qui n'était pas un maître dans l'art d'écrire, ni un
grand génie, adressait à son pays dans son dernier message d'inau-
guration du mois de mars 1865 :
25 février 1873. 8
114 REVUE CANADIENNE.
'^ Concitoyens,
*< Au moment de prêter pour la seconde fois le serment pour la
présidence, j'ai moins à vous dire que la première fois. Alors un
exposé détaillé de la conduite à tenir était nécessaire. Maintenant^
après quatre années pendant lesquelles l'opinion publique a été
consultée à chaque point, à chaque phase du grand conflit qui ab-
sorbe encore l'attention et occupe l'énergie de la nation, peu de
choses nouvelles peuvent vous être dites.
" Les progrès de nos armes, dont tout dépend principalement,
sont aussi bien connus de la nation que de moi-même, et j'en ai la
confiance, il sont de nature à nous satisfaire et à nous encourager.
Avec une pleine espérance dans l'avenir, je ne puis cependant aven-
turer aucune prédiction.
" A la même date, il y a quatre ans, tous les esprits inquiets s'at-
tendaient à une guerre civile imminente. Tous la redoutaient;
tous cherchaient à l'éviter. Pendant que je vous adressais, à cette
place, mon discours d'inauguration, dévoués ensemble à sauver
i'Union sans guerre, des agents parcouraient la ville, cherchaiit à
détruire l'Union par la guerre, à la dissoudre et à la diviser. Les
deux partis maudissaient la guerre ; mais l'un aimait mieux faire la
guerre que de laisser vivre la nation, l'autre que la laisser périr, et
la guerre éclata.
'' Un huitième de la population se composait d'esclaves de cou-
leur cantonnés au sud de l'Union. Ces esclaves étaient un intérêt
particulier et puissant. Tout le monde savait qu'ils étaient^ oi réalité,
la cause de la guerre. Fortifier, étendre, perpétuer celte insîitution
était l'objet qui poussait les insurgés à rompre l'Union par les
armes, tandis que le gouvernement réclamait seulement le droit de
la limiter sur le territoire national.
'* Aucun des partis ne supposait qu^ la guerre dût atteindre de
telles proportions ou une si longue durée. Aucun ne supposait que
la cause du conflit cesserait avec ce conflit ou môme avant. Chacun
s'attendait à un triomphe plus aisé, à un résultat moins fondamen-
tal, moins surprenant.
" Des deux côtés, nous lisons la même Bible, nous prions le môme
Dicii, i ! rljacnn Tinvoijue contre son adversaire. Il peut sembler
éiraiKjc qui; des 'hommes osent' invoquer le Dieu juste, en mangeant du
paiii à la sueur du front d'autres hommes; mais ne les jugeons pas^
pour ne pas être jugés. Les prières des deux «partis ne pouvaient'
pas être exaucées à la fois. Aucune ne l'a été pleinement. Le Tout-
Puissant a ses voies. Malheur au monde à cause des scandales, il
CONFÉRENCES AMÉRICAINES. 115
faut qu'il y ait des scandales, mais malheur à ceux par qui vient le
scandale !
" Si nous pouvons supposer que l'esclavage américain est un de
ces scandales permis par Dieu, mais qu'il lui plaît enfin de détruire,
et s'il a déchaîné au Nord et au Sud à la fois cette terrible guerre
comme le châtiment dû à ceux par qui a été fait le scandale, pou-
vons-nous voir dans ceci aucune dérogation à ces attributs que tous
ceux qui croient à un Dieu vivant lui reconnaissent? Nous espéroris
profondément, nous devons demander avec ferveur, que cette ter-
rible malédiction de la guerre cesse enfin.
" Maintenant, si la volonté de Dieu est que la guerre continue jus-
qu'à ce que toute la richesse acquise pendant deux cent cinquante ans
par le travail des esclaves soit épuisée^ et jusqu'à ce que chaque goutte
de sang tirée par le fouet soit payée par une autre goutte de sang
tirée par le sabre^ il faut encore redire ce qui a été- dit il y a trois
mille ans : " Les jugements du Seigneur sont justes et entièrement
droits."
"Sans méchanceté pour personne, avec fermeté dans le droit
autant que Dieu nous permet de saisir le droit, travaillons à finir
la tâche dans laquelle nous somn^ps engagés, à panser les plaies de
la patrie, à récompenser ceuxqui se battent pour elle, leurs veuves,
leurs orphelins, à faire tout ce qui peut amener et consolider une
juste et longue paix entre nous et avec tous les peuples."
Celui qui, revêtu de la plus haute puissance du monde, com-
mandant à plus de huit cent mille soldats, premier magistrat d'une
nation de trente millions d'hommes, à la veille de la réconciliation
ou au moins de la pacification de son pays, écrivait ces belles
paroles, si solennelles, si touchantes que je ne crois pas qu'il en
soit jamais tombé de plus belles des lèvres d'aucun souverain de
ce monde, cet homme se rendit le 14 avril 1865 a une représenta-
tion dramatique, malgré lui, mais parce qu'on y avait annoncé sa
présence et qu'il ne voulait pas se soustraire à cet hommage, que,
dans sa modestie, il regardait comme rendu à la liberté recouvrée
des esclaves et à Tuiiion recouvrée de sa patr e et non à sa per-
sonne. C'est alors qu'un misérable, dont le crime, je veux le dire
et je le crois, était isolé, un misérable, un fou, d'une main assurée,
lui tira dans la tête un coup de pistolet qui l'étendit roide mort
entre sa femme et ses enfants.
Messieurs, ne croyez pas, je vous prie, un seul instant, que je
plaigne ici cette mort. Non ! cette mort soudaine a ajouté à la
gloire de Lincoln une majesté véritablement incomparable. Non !
cette mort est une leçon de plus, elle apprend que le sang versé-
rejaillit avant tout sur les mains qui le versent, et passe du flanc
116 REVUE CANADIENNE.
de la victime au front du meurtrier. Détestons, maudissons en-
semble, les crimes politiques, l'échafaud aussi bien que le poignard !
Si celui qui verse le sang n'est qu'un fanatique isolé, il tombe dans
ce charnier où l'oubli public ensevelit avec réprobation les grands
criminels. Mais s'il représente une cause, le sang de la victime re-
jaillit sur la cause, et au moment même où le fanatique a pu se
dire que sa cause était triomphante, elle est vaincue, parce qu'elle
est déshonorée !
La mort de Lincoln ajoute donc à sa mémoire plus de grandeur,
et aux leçons qui sortent, comme autant de rayons éclatants, de
cette belle vie, elle ajoute une leçon supérieure.
Et maintenant, que vous dire de la cérémonie de ses funérailles ?
Vous pensez bien ce que dut être l'émotion, la consternation de la
nation tout entière. Au sud comme au nord, quand on apprit cette
fin violente de la capitulation de Richmond, lorsque l'œuvre n'était
pas encore complétée, que la réconciliation était insuffisante, ce
fut un deuil universel. Le travail, et en quelque sorte la vie na-
tionale, s'interrompirent pendant quelques jours, lorsque les restes
du pauvre Lincoln, d'abord présentés à une foule immense el éper-
due, furent portés de ville en villet II avait suivi dans le triomphe
de son pouvoir naissant, cinq ans auparavant, la route de Spring-
field à Washington ; ce fut un autre triomphe funèbre, lorsque
ses restes partirent de Washington, s'arrêtantdans toutes les capi-
tales des Etats, et lorsqu'à la fin ils arrivèrent dans cette petite
ville de Springfield, dans cette patrie de sa jeunesse et de son
obscurité, où on l'avait vu venir tout enfant, pauvre, en haillons,
où il avait travaillé, où il avait grandi, qu'il avait quittée pour
devenir président de la République et où il revenait martyr, mais
après avoir assuré la victoire de cette grande cause de la patrie et
de la liberté pour laquelle il était prêt alors à donner et il avait en
effet donné sa vie.
Fermons maintenant l'histoire pathétique de cette belle exis-
tence.
Est-ce que je n'avais pas raison. Messieurs, de vous dire en com-
mençant que j'allais vous intéresser à un sujet étranger ou plutôt
supérieur à toutes les passions politiques? Est-ce que dans tous les
pays, à toutes les époques, à quelque parti, à quelque race que
l'on appartienne, on ne se sent pas ému d'admiration devant le
spectacle de la résurrection d'un grand peuple, du triomphe d'une
juste cause, des actes irréprochables d'un honnête homme a*u
pouvoir?
Deux fois en un siècle les Etats-Unis ont montré au monde un
peuple de marchands et de paysans qui engendre une armée sans
CONFÉRENCES AMÉRICAINES. 117
que cette armée engendre un despote, et sans que l'esprit militaire
lue l'esprit de liberté. Un signe évident de Providence s'est montré,
clarté bien rare ici-bas ! dans cette guerre commencée sans aucun
projet d'affranchissement des esclaves et qui se termine par ce
grand acte de justice et d'humanité, dont nul n'a depuis quatre
ans à regretter les conséquences, qui donnent chaque jour un dé-
menti aux sinistres prédictions.
Enfin nous avons vu, nous avons suivi, nous avons entendu le
plus honnête des hommes se tirant à sa gloire, sans fouler aux
pieds ni un droit ni une vertu, de circonstances effroyables.
L'espèce humaine a produit un héros!
Je n'exagère rien, Messieurs. On nous parle des grands travaux
d'Hercule, on nous raconte les légendes de ces chevaliers qui ont
donné leur vie pour la vérité. Est-ce qu'il y a quelque chose de
plus beau dans ces vieux souvenirs que la vie du bûcheron de
Springfield ?
Il me semble le voir d'abord au pied d'une montagne, puis s'éle-
vantpeu à peu jusqu'au sommet, en traversant toutes les difficultés,
toutes les épreuves semées par une main mystérieuse sur le chemin
si dramatique de sa vie. Il a rencontré d'abord, en sortant de son
berceau, la pauvreté ; à force de travail, il a surmonté ce monstre et
la pauvreté a reculé. Il a rencontré ensuite l'ignorance, et prenant
sur ses jours et sur ses nuits tous les instants qu'il pouvait arracher
au travail, il a surmonté l'ignorance. Il a monté encore plus haut,
et il a rencontré le préjugé, le préjugé, le plus redoutable des enne-
mis, celui qui s'appuie sur l'opinion et sur l'origine, il l'a combattu
corps à corps, et il*en est encore devenu le maître, aux applaudis-
sements d'un peuple qui l'a porté au pouvoir qu'il n'avait pas
cherché. Mais tout n'était pas dit ! Sur ce sommet, il a rencontré
l'ambition, l'ambition personnelle, l'ambition égoïste, monstre
séduisant et terrible avec lequel cet honnête homme n'a pas hésité
à se mesurer encore, et qu'il a fini par écarter de son chemin, dé-
daignant de fonder sa famille, pourvu qu'il lui fût donné de fonder
sa patrie.
Je le contemple enfin. Messieurs, comme au milieu d'un vaste
incendie, un incendie où il se jette la tête la première parce qu'il
faut sauver les lois de son pays, les lois d'un pays sur lequel le
monde entierja les yeux, il faut arracher les esclaves aux horreurs
de la servitude. Je le vois se jeter dans cet incendie, prendre la
patrie comme| une mère et la porter sur ses épaules, briser les
chaînes de ses frères, les émanciper et mettre son nom au bas de
l'acte qui assure à jamais leur titre d'hommes libres. Je le vois
«nfîn, quand l'incendie s'apaise, frappé lui-même, tombant mort,
118 REVUE CANADIENNE.
les yeux agonisants, mais pouvant encore jeter un dernier regard
satisfait sur sa patrie pacifiée et sur ses frères en liberté !
Vous permettrez bien que j'admire, dans cet homme, non-seule-
ment un type supérieur de la race américaine, mais un des types
les plus élevés et les plus respectables de la race humaine.
J'éprouve, en prononçant le nom d'Abraham Lincoln, ce frémisse-
ment d'admiration qu'on éprouve lorsqu'on dit ^n découvrant sa
tête : Voilà un grand homme ! Je sens aussi dans ma poitrine ce
frisson bien plus rare, ce sentiment de respect attendri"qui envahit
l'âme lorsque, passant à côté d'un de ces hommes choisis pour être
les dominateurs du monde, on peut dire, en toute sécurité de con-
science : J'ai vu un grand homme, mais j'ai|||vu avant tout un
brave homme !
Augustin'Cochin.
.■^ci 1
DES NOMS ET DES FAMILLES CANADIENNES.
NOMS DE FAMILLES.
Mesdames et Messieurs,
Lorsque tous ensemble, nous reportons notre pensée aux pc€-
inières années, si belles de notre enfance, ne nous souvient-il pas
qu'assis sur les bancs de Técole, nous tremblions parfois à l'appel
gue nous faisait d'une voix sonore le patient instituteur chargé
de recueillir les premiers fruits de notre intelligence ?
Que de fois notre oreille entendit répéter l'éternelle question :
'^ Qu'est-ce le nom ? — Et nous de répondre, souvent avec hésitation,
le nom est un mot... qui... désigne les personnes... ." Et un rayon
j^e joie illuminait alors notre figure lorsqu'un signe approbateur
de notre maître, venait nous prouver que nous étions des
savants.
J'ose aujourd'hui, Mesdames et Messieurs, poser ici la même
j^Aaestîon ; mais veuillez bien être assurés que ce n'est ni pour
provoquer une réponse ni pour assumer le rôle de l'Instituteur en
cette circonstance.
Ainsi à cette question : Qu'est-ce que le nom ? Je répondrai, avec
H. Salverte, notre nom, c'est nous-mômes: dans notre pensée,
dans la pensée de ceux qui nous connaissent, rien ne peut en
1 Conférence faite à l'Institut-Canadien Français d'Ottawa, le 14 février 1872,
par M. l'abbé Cyprien Tanguay.
120 REVUE CANADIENNE.
séparer notre idée : On le prononce, et soudain bldme ou éloge,
menace ou prière^ haine ou affection, c'est nous qu'atteignent les
idées et les sentiments que l'on y attache.
Une ou deux syllabes, formant un nom d'homme, suffisent pour
réveiller inévitablement le souvenir de cet homme, celui de son
aspect physique, de son caractère moral, des actions et des évène-
ments les plus remarquables de sa vie; ces quelques syllabes
suffisent pour rouvrir la source des larmes d'une mère, distraite un
moment de sa perte, par le temps ou la consolation ; ces quelques
syllabes suffisent pour rallumer, dans les yeux d'un ennemi, le feu
de la colère ; et quelques syllabes aussi, renouvellent, pour un ami
absent, et le regret de son éloignement et l'espérance de son
retour.
Quelle est l'origine des noms? Il n'est personne parmi vous qui
ne se soit très souvent posé cette question. La curiosité est une
chose si naturelle, que le désirde tout connaître nous porte à remon-
ter même au-delà des siècles pour ouvrir le grand livre des
noms commencé par notre père Adam. ..et ne soyez pas surpris, Mes-
dames et Messieurs, si je vous donne en commençant cette lecture,
l'étymologie même du nom de notre premier Père. Le mot Adam
signifie Terrerouge, mais, d'après un théologien, cité par Labruni,*
ce nom est composé desquatres initiales (A.D.A.M.,) des noms que
portent en Grec les quatre points cardinaux [Anatole, Dysis, Arctos^
Mesembria). Cela voudrait-il prouver que Dieu forma Adam d'une
terre ramassée au levant, au couchant, au nord et au midi? Je le
laisse à votre considération.
Dans les premiers siècles, il n'y avait pas de noms de familles,
chaque individu avait le sien. Les noms étaient donc indivi-
duels. Ainsi dans l'Ecriture Sainte, voyons-nous tous les hommes
appelés : Abraham, Isaac, Jacob, Joseph, etc.
Ce système, le se^ul qui existait dans ces époques reculées, est
encore en vigueur parmi les nations sauvages de notre Amérique
où chaque individu porte un nom qui le désigne. Les Relations des
Jésuites nous en fournissent plusieurs exemples.
Les noms étaient significatifs; c'est-à-dire que tous émanaient
d'une cause particulière : la piété, le souvenir d'un grand événe-
ment, l'aspect frappant d'une qualité personnelle, un heureux
présage, quelquefois le hazard, l'amitié, la reconnaissance
Nous lisons dans les Aîinales des Voyages, (t. 8, p. 6) que " le
Sultan de Mascate, prenant pour médecin un Italien, lui demande
comment il s'appelle, " Vincent " répond le médecin. Je ne te
1 Entretiens historiques et ctHtiques, 1ère partie, p. 34.
DES NOMS ET DES FAMILLES CANADIENNES. 121
comprends pas, dis-moi la signification de ce mot en arabe."
L'italien le traduit par Mansour qui signifie Victorieux; et le prince
charmé de l'heureux présage attaché à ce nom n'appelle plus son
médecin que Cheik Mansour.''
Qu'il me soit permis de faire ici un rapprochement sur la signi-
fication des noms, et de citer un de ces noms canadiens qui
signifie " force et valeur.''^ Le brave et valeureux compatriote qu'il
désigne, a montré aux Vincents Italiens et à l'Europe entière qn'il
ne le porte pas en vain. Ai-je besoin de prononcer le nom du
brave Taillefer, officier de Pie IX ?
Sans- quartier^ LaTerreur^ LaValew\ semblent avoir aussi cette
signification.
Le premier système des noms se trouve chez les Romains. L'on
distinguait l*' le nom héréditaire et propre à tous les membres de
la famille ; c'était le nomen; 2t> Ce nom était constamment précédé
d'un prénom qui distinguait chaque individu, c'était le Prénom; 3»
Les Prénoms ne suffisant pas pour marquer cette distinction, on eut
recours au surnom ; le Cognomen ; 4° A ces, noms se joignit quel-
quefois VAgnomen^ genre de surnom particulier.
Ainsi l'adoption qui faisait passer un citoyen d'une famille dans
une autre, lui conférait en même temps, le Prénom et le Surnom
de son père adoptif ; mais afin de conserver la trace de son origine
il y ajoutait ce genre particulier de surnom iyAgnomen), Nous
en trouvons un exemple dans Octave adopté par César. Il s'appelait
Cuïus-Julius César, Octavianus.
De ce système passons au système chrétien qui semble lui suc-
céder immédiatement. Nous trouvons le Prénom, au baptême ; le
Nom de la famille, le Surnom qui a différentes causes, et enfin le
nom d'Adoption qui répond à VAgnomen.
C'est au moyen du système chrétien que s'est formé le système
des noms de familles tels qu'ils existent encore aujourd'hui.
Les noms de familles ou les noms propres ne datent pas de
l'existence des premières races. En France, l'origine des noms de
farpilles ne semblerait dater que du XV siècle. Au nom qui, jusque-
là n'était qu'individuel, on ajouta un surnom. Ce surnom fut d'a-
bord le plus naturel. Il suffit de joindre au nom du fils celui du
père... Ainsi avait-on dit chez les Hébreux : Isaac fils d'Abraham.
Les langues d'origine teutonne ajoutèrent le mot son (fils) après
le nom du père.... Ainsi Fergusson, Owenspn, Paterso?!, Richard-
son, etc.
En Angleterre S ajoutée au nom suffit pour transformer le nom
paternel en surnom puis en nom propre : Peter's, William*^, Ri-
chard'5.
\n REVUE CANADIENNE.
En Espagne, c'est la syllabe Ez qui fait cette transformation.
Henriquez^ Lopez^ Fernandez.
C'est très probablement de la même manière, c'est-à-dire en met-
tant le nom paternel au génitif que d'André^ DePierre, DeJean sont
devenus en France des noms de familles.
Les grands propriétaires donnaient souvent leur nom à leurs
terres, et plus tard les. propriétés devenaient un titre de noblesse,
que le propriétaire ajoutait à son nom.
Prenons par exemple, le nom de Martin. Nous trouverons :
1« Ma-Tligny, Marti^nac, {gny^ gnac^ terminaison celtique qui
signifie habitation) ; 2» Martin ville {villa, ferme) ; 3» Marlinval^ Val
Martin ; 4° Z)amMartin, (Domus Martini) ; S^" ChateauUaTlin ; 6° Ker
Martin, [Ker en bas breton signifie ville) ; ?<> LaMartinîère, (ière,
ou rie, désinence celtique qui signifie demture.)
Dans plusieurs parties de la France, le nom subit des altérations
qui distinguent ou caractérisent chaque membre de la famille:
Ainsi, le père Roulant^ la mère Roulante, le fils Roulu, la fille Roii-
luehe^ et la plus jeune enfant Rouluchette.
Pour nous Canadiens, nous portons naturellement les noms que
nous ont transmis nos ancêtres, venus des différentes parties du
vieux continent et surtout de la Normandie, de la Picardie, de la
Bretagne, de Paris et de ses environs. •
Mais que de variations ces noms, apportés de la vieille France,
n'ont-ils pas éprouvé depuis leur implantation en Canada ? Il serait
impossible de les reconnaître tous, et plus encore de tous les retra-
cer. Essayons cependant de faire ici quelque peu l'analyse des
principales sources de noms de nos familles canadiennes, et des
causes de leurs variations.
Les sources des noms canadiens peuvent se diviser en plusieurs
catégories :
Les noms viennent, 1« Des Métiers : Barbier, Berger {Bergeron)^
Boucher, Boulanger, Charbonnier,Caron, Charron, C/iar?îcr ^Cartier)
Cloutier, Febvre^ Lefebvre, Fabre, Favre, Favreau, Fournier, Mar-
chand, Mercier, Meunier, Mignier, Pelissier, Tessier, (Tisserand);
2° Des Titres, Fonctions Publiques : Abbé, Baillif, Bourgeois,
Chamberlan, Chevalier, LeDuc, L'Evoque, L'Ecuyer, LeMaistre,
Maréchal, LeMire (médecin), LeMoine, LePage (Pageot), Pinard
(receveur des impôts). Prévost, Provost, Prieur, Prince, Prud-
homme, Richomnie, LeSieur, Viger (lieutenant d'un prévost).
3* Des Terres ou de l'Agriculture : Aune, L'Aunay, Desaul-
niers.
Bois, Bosq, Bosquet, Dubos, Boissy, Boisverd, Durbois, Bois-
brillant, Bourg, Bourget, Bourgeau.
DES NOMS ET DES FAMILLES CANADIENNES. 123
Breuil (verger entouré de murailles)^ DuBreuil, Breuillet, Brouil-
let, Bruyère, Brière.
Case (maison) Caseneuve, Gazeau.
Champ... Cham^eau^ (7ampeau, Beauchamp^ Longchamp, Cham-
plain.
Charme (arbre) Ducharme.
Chesne, Duchesne, Duquesne, Chenaux, Chesnel, Quesnel, Ches-
nay, Lachenay, Chenneville, Ghenevert.
DesPaiis (pâturage) Froget des Palis.
Frêne, Frenière, DuFresne, LaFrenaye.
Fontainey Lafontaine, Lafond, Bonnefond.
Hamel, hameau, (home) Duhamel, Hamelin.
Maison, Grandmaison, Destroismaisons, Maisonneuve.
Pré., Dupré, Préfoutaine, Prémont, Longpré, etc.
7îoc/ie, Rocher, Roque, Larocque, Rocheron, Rochon, Rochelle^
Roquebrune, Roquet.
Vallée., Lavai, Duval, Longval, Bonneval, Gourval.
Yast ou Gast (lieu inculte) Ga tin eau.
4^ Des Qualités Physiques, et Morales : Beau, Label, Bellet, Bel-
leàu.
Besson, (jumeau) Bisson, Bissonnet.
Blanc^ Blancbon, Blanchet, Blanchard.
Chauve^ Chauveau, Chauvin, Cauvin, Ghauvet.
Court., Courtois, Courtin, Courteau.
LedouXy Douce t, Doucinet.
Cousin, Cousineau, (Gendre, Gendros, Gendron, Legendre.
Généreux., Leguay, Legris, Lebran, Legrand, Petit, etc.
Roux.^ Rousseau, Roussel, etc.
Sauvage, Sauvageau.
5<^ Des Aventures : Heurtebise, Gassegrain, Gâtebois (Vandan-
daique, Labouteille, Labière, Latonne, Vintonneau.
6° Des Pays et Provinces : Lafrance, Lefrançois, Champagne,
L'Allemand, Langlais, Bourbonnais, breton, Damien, Clermont,
Dauphiné, Denevers, Poitiers, Languedoc, Limoges, Lyonnais^
JiOrain, Manseau, Malouin, Priand, Provinçal, St. Onge, Talbot,
Tourangeau.
1^ Des Noms tirés du Latin : /(?an, Johan, Jouanneau, Janiiot^
Jumeau.
Albui, Leblanc.
Brice, Bricet, Bricon, Brisonnet.
Laurent, Laurence, — cel, — ceau.
Marc, Marcel, —eau, — cellet, — solet.
Prime, Primot.
d24 REVUE CANADIENNE.
Maurice, — cet, — ceau.
Michel^ — chaud, — chon, — chelet.
NicolaS) Nicolet, Golet, Colin.
Pierre, — xin, Perrot, Perinot.
Simon^ — Simoneau, Simonet.
8^ Des Noms Saxons :
Adtiémar^ Alaric, Alfred, Amel, Amelin, Amelot.
Ans, (demi-dieu) Ance, Ai*sceau, Anscelin, Asselin.
Baudry, Baudriot, Boudreau.
Durand, Duranceau. ?
Gabory, Garnier.
Garnon^ Guernon.
Gasnion, Gagnon.
Landry, Laudriot.
Pépin, Papin, Papineau.
Thibaut, Thibaudeau.
9** Noms d'Oiseaux et Animaux : Bécasseau, Chabot (espèce de
poisson), Cheval, Colombe, Fauconnet, Goujon, G-oupil (vulpes)
Renard, Lacaille, L'allouette, Lebœuf, Rouvert, LeCoq, Legeay,
Leloup, Louvel, Lemerle, Merlot, Marlot, Letourneau, Lelièvre,
Lureau, Lolseau, Loisel, Moineau, Papillon, Pigeon, Pinson, Pin-
sonneau, Poisson, Poulet, Pivert, Poulin, Rossignol.
10° Des Sobriquets : Leûfre, Lamusique, Lafleur^ Vadeboacœur,
Frapped'abord, Froide-mouche, Sanschagrin Bellehumeur, Lalan-
cette. Il y en a surabondance.
Il® Des Altérations : Les noms de baptêmes, sont devenus
noms de familles... Ainsi TugalCoUln, est devenu Cottin ditDug^il,
Raymond de Fogas, a été remplacé par Phocas dit Raymond ; les
descendants d'Arnoul Lavergne ne sont plus appelés que Renault
dit Lavergne.
Les noms ont encore subi beaucoup d'altérations dans l'ortho-
graphe: Gwî/on, s'écrit aujourd'hui Dion, Garnie;, Grenier, Cham-
brelan, Chamberlan, Froget, Forge t, etc.
Wolf et Willis ont été traduits et sont devenus Loup, Loupe,
Polonaise, Houlet, Ouellet.
L'on trouve parfois des coïncidences de noms, bien remarqua-
bles dans les registres civiles des actes de baptêmes au Canada.
Ainsi dans une certaine paroisse de la province de Québec, je
lisais l'acte de baptême d'un enfant comme ceci : " a été baptisé
Marin Gouin, enfant de Charles Gouin.
Une autre fois, je trouvais : Charles Hot, fils de Pierre Hot ! ! Cécile
Sans sousy ! ! Marc Marcoulf.
DES NOMS ET DES FAMILLES CANADIENNES. 125
Dans les actes de mariages les noms présentent aussi quelquefois
des rapprochements tout-à-fait singuliers:
M. Dubois épouse Délie Labranche ; M. Durocher s'unit à Délie La-
pierre ; DeWe Larivière prend pour époux M. Desruisseaux : Délie
Labelle contracte avec M. Beauregard ; M. Prét-à boire dit le Grandoin
avec Délie Labouteille ; M. Vintonneau fait l'accord avec Dlle La-
bière ; et tandis que Simon Vilain voit fuir Mlle Trotain, M. Poisson
se fait prendre aux filets de Délie Hanneton, au moment où. M. Le
Fifre est épris des charmes de Délie La Musique.
En voilà assez sur les noms et lenr origine, permettez-moi, Mes-
dames et Messieurs, d'ajouter quelques mots sur les premières
familles canadiennes.
II
PREMIERES FAMILLES CANADIENNES.
I
Il y a quelques années, alors que notre histoire était encore
enveloppée de bien des ténèbres, nous avions à lutter à force iné-
gale contre un parti intéressé à notre humiliation. L'origine du
peuple canadien, disait on alors, est très obscure et de très basse
extraction ! Mais le jour s'est fait depuis, grâce à la persévérante
énergie des archéologues français et canadiens , et nous som
mes en mesure de montrer que la grande famille franco-canadienne
peut ajuste titre s'enorgueillir de son origine.
Parcourons, dans ce but, les unes après les autres, toutes les
tentatives d'établissement qui se firent avant l'arrivée de M. De
Ghamplain à Québec en 1608... et reportons-nous à l'année 1534,
où nous trouvons d'abord Jacques-Cartier dans son premier
voyage, à la tête de soixante et un compagnons.
Nous le voyons revenir l'année suivante avec 110 hommes, et
hiverner à Québec où il en perdit 25 de la maladie de terre, proba-
blement le scorbut. Dans un troisième voyage qu'il fit en 1541,
Jacques Cartier hivernait au Cap Rouge, où il construisit un Fort et
des magasins ; mais c'était pour retourner au printemps avec toute'
cette colonie et pour faire place à M. de Roberval, qui arrivait la
même année avec 150 personnes tant hommes que femmes.
C'est la première fois qu'il est fait mention de femmes euro-
péennes au Canada Comme cette petite colonie retourne aussi
en France, il ne faut pas encore commencer là nos origines des
familles. Disons ici que le personnel de cette colonie n'était pas
126 REVUE CANADIENNE.
du premier choix. Au Fort du Gap Rouge, M. de Roberval avait
fait bonae justice de plusieurs de ces colons. Le nommé Michel
Gaillon y avait été exécuté pour vol, d'autres mis aux fers, ou'
enfermés au cachot, d'autres enfin fouettés ; quelques femmes
mêmes avaient eu à subir des châtiments.
Nos historiens, en parlant de Robervai, semblent avoir commis
une grande erreur. En effet, Charlevoix ^ dit " qu'il ht un nouvel
embarquement en 1549 avec son frère, qui passait pour un des
plus braves hommes de France, et qu'ils périrent dans ce voyage,
avec tous ceux qui les accompagnaient."
Or, il existe un manuscrit encore inédit que j'ai eu la bonne for-
tune de consulter au milieu de mes recherches, dans les anciens
manuscrits déposés aux archives de la Bibliothèque Impériale, à
Paris, où se trouve toute l'histoire de la Demoiselle Marguerite,
nièce de Roberval, et aussi la fin tragique de ce dernier, racontée
d'une manière toute différente par les historiens du Canada.
Roberval, y est-il dit, retournait en France avec tout son monde,
il eut à exercer encore la justice sur le vaisseau môme, et un des
passagers, sa femme, nièce de Roberval nommée Demoiselle Margue-
rite, et Damienne de Normandie, âgé de 60 ans furent relégués sur
une île qui prit dès lors le nom d'//e de la Demoiselle, ou île des
Démons.
L'auteur du manuscrit que j'ai consulté avait recueilli de la
bouche de la Demoiselle Marguerite les faits qu'il cite, et que je
donne ici textuellement.
"Cette pauvre famille ainsi délaissée et abandonnée de toute
compagnie du monde s'occupa quelque temps à la chasse aux ours
et sauvagine ; mais il arriva que bientôt la mort du mari et celle
de la vieille Damienne, laissèrent la pauvre Marguerite absolument
isolée sur cette grande île. Que faire ?
'•^ La solitude donnait grande force à Téblouissemeiit d'appari-
tions diaboliques. De hideux fantosmes lui apparurent. Pendant
la vie de ses compagnons, elle avait pu chasser, mais dès qu'elle
eût perdu leur présence, ce ne fut plus question de vivre aux ani-
maux terrestres, la portée de l'Arquebuse ne pouvait atteindre
droit jusque à' ces estouppés fantosmes.
" Les bras, les mains, tout le corps demeuraient engourdis, la
poudre n'avait la force, étant charmée, de chasser hors du canon
enfûsté la balle, le boulet, là dragée ou la charge : Quoi plus î !
" Cette pauvre désolée était assaillie et par dehors et par dedans,
d'autant que journellement fallait qu'elle soutint les alarmes que
l Charlevoix T. T. p. 22
DES NOMS ET DES FAMILLES CANADIENNES. 127
lui donnaient les bêtes rampantes parmi cette isle, qui d'une fureur
enragée s'acharnaient sur elle, parce qu'elles la sentaient seule
suffisante de leur résister, et digne d'être leur proie.
"Toutefois, dès qu'elles montraient tant soit peu le nez à son avan-
tage, elle les fixait si à propos de prunes, que leur plus hatif était
de se retirer. Demi altérée et alangourie de travail, elle était
réveillée par bien plus durs, puissants, rusés et hardis ennemis, sur
lesquels le plomb ni les armes ne pourvaient rien. Seulement la
grâce du Tout-Puissant qui la maintint en un si. long et si en-
nuyeux être, lui servit de targue, bouclier et armes, tant défensives
qu'offensives, ainsi que m'a raconté cette fcmme^ étant arrivée en
France après avoir demeuré deux ans^ cinq mois en ce lieu là, et
venue en la ville de Neufron, pays de Périgord, lorsque j'y étais,
oii elle me fit, un simple discours de la mésaventure de toutes ses
fortunes passées.
'^ L'île est froide au possible, peuplée seulement de bois, pleine de
divers animaux sauvages qui viennent de terre continente d'île en
île, comme ils savent très bien faire : entre autre, elle était peuplée
d'ours. La Demoiselle me dit que c'étaient ces animaux qui la tour-
mentaient ie plus et qui tâchaient à la dévorer, t4le et son enfant,
que toutes les autres bêtes, et que pour un jour elle en tua quatre
puis se retirait peu à peu dans sa loge que son mari avait fait
devant mourir.
" Roberval leuravait laissé plusieurs vivres et autres commodités
pour leur aider et subvenir à leurs nécessités, comme lui même me
dit trois mois avant quHl fut tué de nuit près St. Innocent à Paris."
Cinquante-six ans après l'expédition de M. De Roberval, un second
projet d'établissement avait été tenté par M. le Marquis de LaRoche.
C'était en 1598, nomm^par Henri IV, lieutenant-général pour le Roy
aux pays du Canada Hochelaga, Terreneuve et Labrador, il avait
généreusement engagé une partie de sa fortune et sa personne elle-
même dans cette entreprise. 11 avait remis la conduite d'un vais-
seau qu'il arma, à l'excellent pilote normand, nommé Chédotel.
Mais telle était l'idée qu'on se faisait alors du Canada, que le Mar-
quis ne put trouver que peu de personnes qui le voulurent suivre, ce
qui ie réduisit à prendre dans les prisons de l'Etat des hommes
condamnés à la mort on aux galères, pour en faire les compagnons
et les soutiens de ses travaux. Ces misérables, au nombre de 50 à 60
sortirent avec plaisir de leurs cachots pour courir les aventures de
la mer, et chercher dans un nouveau monde un sort qu'ils ne pou-
vaient croire pire que celui auquel ils échappaient.
C'est avec d'aussi tristes éléments de colonisation, que le coura-
geux marquis De la Roche osa donner l'ordre à Chédotel de lever
128 REVUE CANADIENNE.
l'ancre. Le pilote ne démentit point sa grande réputation ; il vint
mouiller heureusement à Vile de Sable^ distance de 25 lieues au sud
de la terre du Cap Breton. Elle était inhabitable, sans port, com-
plètement improductive, et renfermait dans son étendue de dix
lieues, un lac qui en couvrait lui-même une moitié.
Le Marquis De la Roche fit descendre sur cette île la majeure
partie de ces hommes tirés des prisons de France, leur laissa des
vivres et des marchandises et leur promit de les venir reprendre
aussitôt qu'il aurait trouvé aux côtés de l'Acadie un lieu favorable
pour y commencer un établissement, Ghédotel ayant ensuite levé
l'ancre, alla reconnaître les côies du continent le plus proche, qui
sont celles de l'Acadie, et après y avoir recueilli tout(;s les connais-
sances qui semblaient nécessaires à une nouvelle et plus importante
expédition, il appareilla, sur l'ordre du marquis, pour retourner
en France. On avait l'intention de repasser par l'ile de Sable, afin
de reprendre les malheureux qu'on y avait déposés ; mais les vents
contraires et les tempêtes empêchèrent le navire d'aborder une
seconde fois à cette terre ingrate. Le marquis de LaRoche se
décida, quoiqu'à regret à continuer sa route pour la France, se pro-
posant de revenir très prochainement.
Il ne fut pas plutôt arrivé eu France que le Duc de Mercœur, qui
était en pleine révolte contre le roi le fit arrêter et emprisonner.
Rendu quelque temps après à la liberté, il trouva encore des obs-
tacles invincibles à son entreprise, qu'il fut contraint Je l'aban-
donner et il en mourut de chagrin.
CependanMes quelques quaranteou cinquante malheureux habi-
tans de l'île de Sable s'y fabriquèrent d'abord des barques avec
quelques débris de vaisseaux espagnols ou poi'tugais trouvés sur le
rivage. Ils vécurent pendant quelque temps des bestiaux, bœufs et
moutons qu'avait déposé sur cette même île bien des années aupa-
ravant le baron de i^ery, et qui s'y étaient multipliés. Quand ils
n'eurent plus cette ressource, le poisson devint leur unique nour-
riture ; lorsque leurs habits furent usés, ils s'en firent de peaux de
loups marins.
Enfin au bout de sept ans, le Roy ayant entendu parler de leur
aventure et la France s'en étant émue, la Cour du Parlement de
Rouen obligea, par un arrêt, le pilote Chédotel a les aller recueil-
lir. Chédolel se rendit en conséquence à l'Ile de Sable ^ où il ne
trouva plus que douze des inforlunésqu'il ramena en France. Henri
IV voulu les voir dans Péquipement qu'ils s'étaient fait à l'Ile de
1 Mais, dit l'Escarbot, ces malheureux s'étaient mutiné et coupé la gorge l'un
à l'autre, tant que le nombre se raccourcit de jour en jour. — (2e vol. p. 397).
DES NOMS ET DES FAMILLES GANADIENEES. 129
Sable : on les lui présenta avec leurs peaux d'animaux, leurs longs
cheveux, leurs longues barbes, et on leur trouva, dans ca bizarre
accoutrement, quelque ressemblance avec les dieux mythologi-
ques des fleuves.
I^e Roy leur fit compter à chacun cinquante érus, et les déchar-
gea de toute poursuite de la jjistice."
GuÉRiN. Les Navigateurs français, p. 208.
Voilà, Mesdames et Messieurs, le résultat de ces deux expédi-
tions, dont il ne faut rien prendre pour établir les origines de nos
familles canadiennes. Ge n'est qu'avec celle de M. de Ghamplain
que nous devons commencer la longue série généalogique du peuple
canadien.
Oui, c'est à l'inimorlel fondateur de la ville de Québec, que
revient l'honneur de l'établissement permanent des premières fa-
milles en Ganada. Quel héroïque dévouement de la part de ces pre-
mières familles î 11 faudrait reporter un instant toute votre imagina-
tion vers cette époque pour vous faire une idée bien exacte des diffi-
cultés sans nombre, qu'elles eurent à surmonter tant par leurs
voyages sur la mer que par les privations de toutes sortes, aux-
quelles ces premières iamilles étaient assujetties sur une terre
sauvage et inculte. .Puis l'isolement, l'éloignementde leurs partrie
de leurs biens . puis encore, les dangers sans cesse renaissants,
la cruauté inouïe des sauvages envers leurs captifs... Tel est le
spectacle que nous offre notre Ganada dans ses premières années.
C'est sous de telles circonstances, et avec la perspective d'une vie
de sacrifice, qu'une jeune femme Hélène Boni lé, arrivait en
1620, à Québec avec son mari M. de Ghainplain. Vrai type de la
femme forte, elle avait, dit l'abbé Eerland, dans la fleur de l'âge,
fait généreusement ses adieux à la France pour s'embarquer avec
son mari et traverser 1600 lieues de mer, ayant à endurer toutes les
incommodités d'une longue et fâcheuse navigation.
Les sauvages, à son arrivée la voulaient ador^ir, comme une
divinité, n'ayant jamais rien vu de si beau. Ils admiraient son
visage et ses habits, mais par-dessus tout, un miroir qu'elle portait
à son côté, ne pouvant comprendre comment toutes choses étaient»
ce leur semblait, renfermées dans cette glace, et qu'ils se trouvas-
sent tous pendus à la ceinture de cette Dame. Elle ne fut pas long-
temps sans entendre et parler passablement la langue barbare des
sauvages, et tout aussitôt elle apprit à prier Dieu à leurs femmes
et à leurs petits enfants. Elle coula quatre années dans cette
manière de vivr**, au plus beau de son âge, dans un lieu pire qu'une
prison, t^t dans la privation d'une quantité de choses nécessaires à
25 février 1873. 9
130 REVUE CANADIENNE.
la vie. En effet la disette des vivres et d'autres fortes raisons obli-
gèrent M. de Ghamplain de repasser en France et d'y ramener sa
femme qui, dix ans après la mort de M. de Ghamplain, devint reli-
gieuse Ursuline à Meaux sous le nom de Sœur Hélène de St. Au-
gustin, et y mourut en 1654.
Quelques années plus tard, l'on voyait, sur le promontoire de
Québec, les familles du vertueux Hébert, du laborieux Couiliard,
de l'intrépide marin Abraham Martin, et encore celles des
Juchereau, Joliet, Langlois, Côté, Giffard et Bourdon.
De ces premiers colons descendent entre autres les Archevêques
Taschereau, Taché, Blanchet. Les illustres Archevêques Plessis,
Signay et Baillargeon comptent ainsi que Sir Etienne Cartier, leurs
ancêtres parmi ces mêmes colons.
Aux Trois-Rivières s'établirent les Pépin, les Boucher, les God-
froy, les Trotier, qui comptent parmi leurs descendants, l'honora-
ble M. Langevin, Ministre des Travaux Publics, les honorables
DeBoucherville, et les familles Beaubien, Désaulniers et autres.
A Montréal, les familles Baudry, Dumay, Meunier, Desroches,
Fleury, Lemoine, LeBer et Viger, ancêtres de nos plus respectables
citoyens de Montréal sont comptés parmi les premières.
Je crois vous entendre me faire une objection très importante.
Pendant grand nombre d'années, il n'arrivait que des hommes au
Canada et très-peu de femmes... Le régiment de Carigiian à lui
seul avait augmenté la population du Canada de plus de 1560
hommes.. .Ces colons s'unirent-ils aux femmes indigènes, et devons-
nous compter ces dernières pour nos grandes mères ?
Rassurez vous, il n'en sera pas ainsi. Quelques colons, épou-
sèrent à la vérité de jeunes filles indigènes, dont plusieurs avaient
reçu une très bonne éducation aux Ursulines de Québec, et nous
pouvons citer plusieurs familles des plus respectables du Canada,
entr'autre M. le Commandant Vigei, dont une ancêtre était la fille
du brave Arontio^ un des premiers néophites Hurons de la bour-
gade de V Immaculée Co?icep lion, disciple du Père de Brebeufet
martyr de la Foi. Ces réunions entre Français et femmes Sauva-
ges ne furent que des cas isolés, et les jeunes colons du Canada
s'.uiiiiMit pi'esijue tous a de jeunes personnes envoyées de France
|.mr i);;rt;igi'r leur fortune dans cette nouvelle patrie.
Les officiers des régiments licenciés avaient obtenu en conces-
sion des Seigneuries, et un grand nombre de leurs jeunes soldats
avaient été licenciés et s'étaient établis sur les Seigneuries de leurs
officiers respectifs...
Ainsi s'ouvrirent les Seigneuries de Sorel, Contrecœur, Cham-
DES NOMS ET DES FAMILLES CANADIENNES. 131
bly, St. Ours, Berthier, Ghateauguay, Verchères, Repentigny et
autres.
Il fallait des compagnes à ces valeureux défenseurs de la patrie.
Quelques-uns trouvaient des épouses dans les familles mêmes du
pays; mais le nombre en étant très limité, ont eu recours à
l'immigration de jeunes filles de France.
Si l'on consulte les mémoires du temps, l'on pourra facilement
juger de la sollicitude que les communautés religieuses et les
ecclésiastiques qui s'intéressaient au Canada, apportèrent au choix
et à l'envoi de ces jeunes personnes, destinées à épauser les colons
canadiens.
Ainsi dès 1653, la Vénérable Marguerite Bourgeois fondatrice
des Sœurs de Notre-Dame de la Congrégation, conduisait au
Canada quelques filles qu'elle avait choisies avec soin pour la
colonie. En 1658, elle prenait encore sous sa garde cinquante
filles pieuses, envoyées en partie aux frais de la maison de Saint
Sulpice.
Dans chacune des années 1666-67 et 1669, le nombre des jeunes
filles venues de France s'élevait à cent cinquante. Dans l'année 1670,
on compte cent soixante-cinq filles, et l'Intendant Talon dans
sa lettre du 10 novembre 1670, disait : *' Il est arrivée cette année
cent soixante-cinq filles de Normandie, et trente seulement restent
à marier... Je les ai reparties dans des fifmilles respectables jus-
qu'à ce que ceux qui les demandent en mariage soient prêts à
s'établir.
'' Il faudrait encore que Sa Majesté en envoyât cent cinquante à
deux cents pour l'an prochain.
'' 11 faudrait aussi recommander fortement que Ton choisit des
filles fortes, afin de pouvoir travailler dans ce pays, et afin qu'elles
eussent de l'aptitude à quelqu'ouvrage manuel."
Ces jeunes filles qu'on appelait " Les filles du Roy " étaient de
jeunes personnes tombées orphelines en bas âge et qui étaient
élevées aux frais du Roi à l'hôpital général de Paris. C'était de
cet établissement que l'on dirigeait des envois au Canada ; mal-
heureusement elles étaient élevées trop délicatement pour le
climat et les travaux du Canada, ce qui fitqueColbert, cette année
1670, pria l'Archevêque de Rouen (Mgr. de Harley) de faire choisir
par les curés de trente ou quarante paroisses des environs de cette
ville, une ou deux filles, en chaque paroisse, pour les envoyer au
Canada.
Le convoi de cent cinquante filles en 1671 fut le dernier, car les
naissances s'étant élevées à près de quatre cents, Talon manda que
132 REVUE CANADIENNE.
près de cent jeunes filles natives du Canada pourroient se marier
l'année suivante.
A leur arrivée à Québec toutes ces jeunes personnes étaient de
suite placées dans les communautés des Ursulines et de l'Hôtel-
Dieu. Les jeunes colons, qui a^^aient terminé les travaux des
champs se rendaient alors dans cette, même ville, et il y avait
pendant plusieurs mois, force mariages.
Aussi les regis4.res de Québec qui ne comptaient que cinq à six
mariages de Janvier à Juin en renfermaient-ils plus de cent pour
le reste de l'année.
Le chiffre des naissances peu considérable dans la première
période de notre histoire augmente graduellement et devient
même très miportant. Le nombre des enfants dans la famille s'éle-
vait ordinairement de dix à quinze, et plusieurs fois, dépassait
de beaucoup ce nombre.
Du moment qu'une jeune fille avait atteint l'âge de treize ou
quatorze ans, elle devait contracter mariage, et le gouvernement
favorisait tout particulièrement ces alliances en dotant la jeune
mariée.
D'un autre côté, le jeune homme marié, était sans cesse exposé
aux dangers de la guerre. Il avait à défendre sa famille et ses
foyers contre l'invasion des barbares Iroquois et très souvent, il
payait de sa vie le courage qu'il avait déployé dans ses expéditions
guerrières.
Ces circonstances malheureuses jointes aux accidents dans les
forêts, aux fréquents naufrages, aux épidémies multipliées expli-
quent de suite le fait que nous rencontrons beaucoup de jeunes
veuves en troisièmes noces, se remarier pour une quatrième fois à
l'âge de vingt-six à trente ans.
Les mortalités, dans ces mômes époques, eurent aussi pour
cause, non-seulement les accidents ordinaires du feu, de l'eau, des
maladies contagieuses, mais surtout les invasions des sauvages.
Qu'il suffise de mentionner ici les massacres de Lachine, du Long
Sault, ceux de la Pointe-aux-Trembles, de la Rivière St. François
et de l'Ile d'Orléans.
Je ne puis terminer cet entretien sans vous citer, à propos de ces
combats, le courage de quelques uns de ces jeunes colons: C'est
la défense et la mort héroïque de DoUard des Ormeaux et de ses
seize compagnons en 1660.
Il avait conçu le généreux dessein d'aller rencontrer une armée
de barbares Iroquois, qui devaient bientôt fondre sur Montréal,Troi8-
Rivières et Québec, Seize compagnons d'armes se joignent à lui,
et avant d'aller affronter la mort, font chacun leur testament, s'ap-
I
DES NOMS ET DES FAMILLES CANADIENNES. 133
procheiit religieusement des sacrements, et en présence des Saints
Autels s'engagent par un serment solennel à ne demander et à
n'accepter aucun quartier, et à combattre jusqu'à leur dernier
souffle de vie.
Trois cents Iroquois descendirent la rivière des Outaouais pour
en rejoindre cinq cents autres aux Iles de Richelieu, et s'abattre
sur les Trois Rivières et sur Québec.
Dollard les rencontre au pied du Long Sault, à huit ou dix
lieues au-dessus de l'Ile de Montréal, c'est là qu'il y cantonne sa
petite troupe et qu'il lutte contre ces trois cents ennemis, fortifiés
par l'arrivée soudaine des cinq cents autres Iroquois du Richelieu.
Assiégés par ces 800 Iroquois, les 17 braves français se battent
comme des lions, se défendent à coups d'épée et de pistolet
avec une ardeur de courage et d'intrépidité qui étonne ces bar-
bares. Il était impossible qu'un si petit nombre de braves put résis-
ter longtemps à une telle multitude; c'était une nécessité pour
eux de tomber enfin au milieu d'un si affreux carnage, et le brave
Dollard fut tué après huit jours de résistance.
La mort de ce héros, loin d'ébranler le courage de ses compa-
gnons, semble les avoir rendus plus audacieux et plus intrépides,
chacun d'eux envie une mort si glorieuse, lorsque les Iroquois
renversant la porte du fort, y entrent en foule, et voient fondre
sur eux le peu de Français qui restaient encore. L'épée d'une
main, le couteau de l'autre ces braves jeunes gens frappent de
toutes parts avec une telle furie, que l'ennemi perdit la pensée de
faire des prisonniers, afin de tuer au plus vite ce petit nombre de
braves qui en mourant les menaçaient d'une destruction générale,
s'ils ne se hâtaient de les exterminer. Les ennemis furent effrayés
■de cette résistance et se retirèrent : ce qui sauva toute la colonie."
Nous avons vu nous-mêmes, dans les minutes du Greffe de Mont-
réal, le testament de la plupart de des braves, passé le 18 avril
1660. Nous y avons lu entre autre chose ce qui suit :
Désirant aller en parti de guerre avec le Sieur Dollard^ pour courir
Mur les Iroquois^ et ne sachant comment il plaira à Dieu de disposer de
ma personne dans ce voyage, j'institue^ en cas de mort^ N. héritier uni-
versel de tous mes biens^ à la charge de faire célébrer dans la paroisse
de Ville-Marie, quatre grand'messes et d'autres pour le repos de mon
amer
Voilà, Mesdames et Messieurs, un récit bien imparfait de la for-
mation des premières familles canadiennes, voilà un mot de leur
vie, de leur courage et de leur dévouement.
L'histoire de ce dévouement, de cette vie de sacrifice, de cette
foi vive et éclairée, de la pureté de leurs mœurs, a de tout temps,
134 REVUE CANADIENNE.
fait l'admiration de nos historiens Elle devra faire aussi la nôtre,
et plus encore, elle devra nous porter à chérir et à vénérer leur-
mémoire.
Nous leur sommes redevables tout à la fois, du nom qu'ils nous
ont' transmis, des vertus sociales et religieuses dont ils nous ont
laissé de si nombreux exemples, et du patriotisme, que, dans toutes
les circonstances difficiles ils ont porté au plus haut degré.
Voulons-nous leur montrer notre respect, notre gratitude, faisons
en sorte que notre nom obtienne l'estime de nos semblables et notre
propre estime, puis que notre nom propre " c'est nous mêmes," que
ce nom, comme notre personne, soit digne du respect de nos frères
et il sera immortalisé.
L'Abbé Tanguay..
ACTION DE MARIE DANS LA SOCIETE.
(Suite et fin.)
XII l
Mais il faut expliquer rinterveation de Marie, non-seulement
en faveur des fidèles pris iÉdividuellement, mais aussi à l'égard des
nations, des sociétés.
Dieu qui a créé l'homme a aussi formé les nations. Il a consti-
tué, dit le texte sacré, les termes de chaque peuple. (Deut. 32, 8)..
Il veut que son autorité à leur égard soit reconnue : il affirme que
c'est par lui que les rois régnent, et que c'est lui qui donne le pou-
voir de faire des lois. (Prov: 8.) 11 a montré par assez d'interven-
tions extraordinaires de sa Providence, et dans notre siècle plus
qu'en aucun âge peut-être, que c'est lui qui fait et défait le s empires
terrestres. Ce pouvoir, il l'a communiqué au Christ qui est le Roi
des hommes, même dans l'ordre temporel, selon ce texte sacré :
" Je te donnerai toutes les nations en héritage ; tu briseras les rois
de la terre comme le vase fragile du potier." Ps. 2.
Eh bien ! par l'analogie qui se tire des diverses prérogatives que
Dieu a accordées à Marie, nous devons la croire appelée à exercer
aussi son domaine sur les nations. Quel est le nom que l'on donne
à Dieu pour reconnaître sa souveraineté sur le monde ? C'est le
nom du Seigneur, Dominus. Cette domination, nous la reconnais-
sons en Marie par le titre que nous lui donnons — Notre-Dame ;
Domina.
Dieu veut attester ce pouvoir de Marie, cette autorité qu'elle a
136 REVUE CANADIENNE.
sur les nations, par les victoiies qu'elle fait remporter, par les mer-
veilles diverses qu'elle a opérées en faveur des peuples qui ont im-
ploré son assistance; et il déclare par là môme qu'il veut qu'elle
reçoive un culte national, expressiou de la foi à son titre de Reine
et de Souveraine, môme dans la société terrestre.
XIV
L'événement de Lourdes est la glorification de Marie dans la pré-
rogative que l'Eglise lui a solennellement reconnue, en la procla-
mant conçue sans péché. Elle s'est nommée elle-même l'Immaculée
Conception. Il y a ici quelques considérations à faire qui feront
comprendre la raison providentielle du culte rendue en ces jours à
Marie Immaculée. Au dogme de la Conception sans tache de la
Vierge Sainte se rapportent tous les mystères du christianisme. En
effet, ce dogme exprime la foi au péché originel dont Marie a été
préservée, la chute et la dégradation de l'homme à laquelle seul©
elle a été soustraite, la nécessité d'un rédempteur qui purifie les
âmes et les rende dignes de leur destinée primitive qui est l'union
éternelle avec Dieu ; et la divinité du Christ qui n'a voulu avoir
une mère si parfaitement pure qu'à raison de sa sainteté infinie.
Ainsi la croyance de l'Immaculée Conception, professée si solen-
nellement par l'immense société catholique, est la protestation la
plus énergique contre le naturalisme et le rationalisme. Quelle
gloire pour Marie de voir ainsi rattachée à elle l'affirmation de*
dogmes les plus sublimes de la révélation, et la condamnation des
erreurs dominantes en ce siècle? On sent combien l'invocation
qu'on lui adresse, comme à la Vierge Immaculée, est chère à son
cœur, et doit la porter à mettre au service de ceux qui lui rendent
cet hommage la puissance souveraine dont elle dispose !
Quelle sujet d'admiration à l'égard de la sagesse et de la bonté
divine, qui maintient la foi de l'esprit aux plus hauts mystères de
la religion en attachant le cœur au culte plein d'amour et de con-
fiance d'une mère commune à Dieu et aux hommes, plus belle que
la beauté, plus gracieuse que la grâce, selon l'expression de TEglise,
et dont la destinée merveilleuse a un charme qui ravit toutes les
facultés de l'âme !
Oh ! ce serait nne magnifique et attrayante étude, qui compléte-
rait celle que je fais maintenant avec vous, que celle qui recher-
cherait comment et pourquoi le culte de Marie a conservé et étendu
le domaine de la foi catholique dans le monde, et qui examinerait
l'influence de ce culte sur la moralité, l'élévation des idées et des
ACTION DE MARffî DANS LA SOCIÉTÉ. 137
sentiments, la civilisation tout entière de la société chrétienne 1
Qui pourrait dire tout ce que la croyance aux grandeurs et à la
bonté de Marie a donné de sainte exaltation aux âmes, a apporté de
consolation aux cœurs affligés, a fourni de hautes et gracieuses
inspirations à la poésie et à l'art, a produit d'actes de vertus, de
chrité surtout, a répandu de parfums de pureté sur les mœurs, a
causé de félicité aux hommes? Tout ce que le christianisme a pro-
duit de bien a passé par les mains de Marie: le monde moderne
Ini doit la délivrance des monstruosités payennes. Du culte de
Vénus à celui de Marie, quelle immense révolution sociale I
XV
C'est surtout à l'égard de la femme que, par celle qui est bénie
eutre toutes les femmes, le christianisme a opéré un changement
dont l'effet est à lui seul une preuve de son institution divine.
Quelle n'était pas la dégradation et la servitude de la femme an
temps du Paganisme? Quelle dignité elle possède, quelle influence
salutaire elle exerce dans la société chrétienne I Vierge, épouse,
mère, la femme voit dans Marie le modèle de toutes les vertus des
divers états où elle peut se trouver. Et elle en offre une image
vivante en elle-même, par sa modestie qui fait son bonheur et
maintient la pureté dans les mœurs sociales, par son dévouement
et sa soumission à son époux, par son affection si pleine de sollici-
tude pour ses enfants, par cette générosité et cette compassion de
son cœur, qui lui fait partout apporter elle-même, ou implorer des
autres l'indulgence, le secours, la consolation à tous ceux en qui
elle voit une infortune. On sent que les qualités qui lui attirent
l'estime et l'amour, et les fonctions qu'elle remplit dans la famille,
viennent de celui qui a fait la destinée de Marie à la ressemblance
de laquelle elle a été formée dans les desseins de la Providence. Il
y a encore dans cette analogie, pour l'inielligence qui sait reflé-
chir, une manifestation de la Sagesse divine, offrant une preuve
de plus en faveur de la foi catholique qui charme les esprits
et les cœurs par sa doctrine sur la Vierge, Mère de Dieu et de»
hommes.
Eh bien! quand les peuples croient à la grandeur, à la puissance,
à la bonté de Marie, il ne faut pas s'étonner de la confiance qu'il»
reposent en elle, des hommages dont ils l'honorent, des supplica-
tions par lesquelles ils implorent sou secours. " Au moyen-âge, a
dit Montalembert, pleine d'une intelligente confiance en celle qui
était de sa part l'objet d'un ardent amour, la chrétienté s'en
138 REVUE CANADIENNE.
remettait à elle de toutes ses peines et de tous ses dangers, et se
reposait dans l'espérance que Marie veillerait sans cesse pour
les besoins de la terre, dont elle est la Reine aussi bien que du
ciel. "
La confiance des âges de foi envers la Vierge sainte se reproduit
en ces jours. C'est le signe du salut de la société, a dit l'immortel
pontife qui gouverne aujourd'hui l'église.
C'est dans les considérations que je viens de présenter que se
trouve l'explication du phénomène religieux et social que l'histoire
nous a fait voir aux temps passés, et qui apparaît aujourd'hui à nos
propres yeux.
Que l'on trouve si on le veut, au problème posé par les faits
extraordinaires qui ont été l'objet de votre attention, une solution
plus satisfaisante dans un système qui donne une plus haute idée
de la sagesse et de la bonté de la Providence, montre une harmo-
nie plus marquée entre les lois du monde naturel et celles du
monde surnaturel, relève davantage la dignité de l'homme, et soit
plus propre à maintenir des idées favorables au bien de la société.
En attendant cette solution, je tiens à celle que conformément à la
doctrine catholique, je viens de présenter.
C'est la foi à l'empire de .|a mère de Dieu sur les sociétés qui a
amené les témoignages solennels de confiance en sa protection que
j'ai rappelés, et auxquels elle a répondu par une assistance si visi-
ble et si merveilleuse. Le pèlerinage qui vient d'être fait à Lourdes,
et les autres démonstrations que la France a vues se faire en l'hon-
neur de Marie obtiendront-ils le salut de ce pays sur lequel gronde
si fortement encore l'orage de la révolution ? Avec le chef de l'E-
glise nous pouvons l'espérer, du moins après quelque châtiment
expiatoire, mais passager. Qui en jetant les yeux sur cette terre
de nos ancêtres, que tant de partis déchirent, peut y voir dans la
sphère purement humaine, un pronostic d'ordre, d'union et de
paix ? — Pour moi, je n'en trouve point d'autre que la bienveillance
de Marie, exprimée surtout par son apparition à Lourdes. Les
prières qu'on lui a adressées me paraissent avoir plus d'importance
pour les destinées de cette nation que les débats de ses assemblées,
et le personnage le plus influent sur le sort futur de la France est
pBut être Bernadette, la favorite de la reine du ciel, la priant dans
son humble retraite de réaliser les espérances qu'elle a fait naître
pour le salut de sa patrie.
ACTION DE MARIE DANS LA SOCIÉTÉ: 139
XVI
Et notre pays à nons-même a-t-il à réclamer pour son avenir l'in-
tervention de Marie en sa faveur? Oui, je ne dis pas, pour qu'il
recouvre, mais pour qu'il conserve sa foi, principe de la paix dont
il a joui, de la gloire morale qu'il possède.
Je l'ai déjà constaté, en une autre occasion, dans une réunion sem-
blable. Notrepays est le plus religieux du monde, et c'est au catholi-
cisme dont il porte si fortement l'empreinte dans ses annales, sur son
territoire, dans ses institutions, dans ses mœurs, qu'il doit la conser-
vation de sa nationalité, l'honneur moral de son nom, et l'éclat que
jettent sur lui ses magnifiques établissements d'éducation et de
charité. Aussi quelle n'a pas été sa dévotion envers la Vierge
Sainte ? Elle a été implantée sur cette terre par les premiers mis-
sionnaires qui y ont apporté la foi, par les Jésuites qui honorent
d'un culte tout spécial la mère de celui dont ils ont l'honneur de
porter le nom. Elle a été développée, du moins dans la partie du
pays sonmise à l'action de leur zèle et de leur piété, par les fils de
M. Olier, si pénétrés de la tendre dévotion de leur Père pour Marie,
et de son empressement à propager son culte. Nos communautés
de femmes, fondées par des saintes, des vertus desquelles elles font
encore respirer le parfum, n'ont subsisté dans la sainteté de leur
état, et dans l'influence salutaire de leurs œuvres, que par leur
union avec la Vierge des Vierges, sans le culte de laquelle il ne
saurait exister de religieuse ; et de leurs sanctuaires où les fêtes
de Marie sont' si belles, de leurs personnes en qui quelque chose de
la modestie et des autres vertus de la Vierge Sainte apparaît et
attire les cœurs à elle, de leurs paroles portant aux autres les sen-
timents dont elles sont pénétrées, de l'éducation donnée dans les
institutions enseignantes aux jeunes personnes qui deviennent ces
mères chrétiennes dont l'influence est si puissante et si salutaire ;
de ces canaux divers d'une même source s'est répandue, en se déve-
loppant chaque jour plus largement, une vive piété envers la Mère
de Dieu. Les Pontifes de l'Eglise du Canada n'ont cessé d'entre-
tenir ce sentiment par un zèle pour la gloire de Marie dont l'ex-
pression se retrouve dans nombre de leurs lettres pastorales. Quel
Collège n'a sa Congrégation de la Sainte Vierge, des fêtes joyeuses
et solennelles en son .honneur, et un enseignement qui, redisant
sa grandeur et sa bonté, produit ou entretient à son égard une
dévotion dont la vie entière ressent la douce et sanctifiante efiica-
cité î
140 REVUE CANADIENNE.
Aussi (Je tout temps en notre pays la piété envers Marie a exhalé
ses suaves parfums et produit le salut. Elle s'est manifestée par
toutes ces Eglises consacrées à la Reiue du Ciel sous divers titres,
depuis la cathédrale de Québec, dédiée à sa conception Immaculée,
et Notre-Dame de Montréal à son Saint Nom, jusqu'aux chapelles
les plus humbles, mais honorées d'être placées sous l'invocation de
l'un de ses glorieux privilèges. Quelle foule se presse dans les
temples à ses solennités ! Quelle est la paroisse où elle ne voit pas
de nombreux fidèles venir chaque jour aux pieds de ses autels, ou
devant son image dans les familles, lui rendre un hommage de
glorification et de confiance pendant le mois qui lui est consacré I
Par quelles démonstrations d'une foi vive et d'une sainte allégresse
a été accueillie partout la proclamation du dogme de la Conception
immaculée ? Qui ne se rappelle ces Triduum célébrés avec tant de
pompe, ces illuminations des cités et des bourgades, ces processions
si solennelles, ces hymnes et ces cantiques qui attestaient en tout
lieu la piété canadienne envers Marie ?
XVII
Le culte de la Sainte Vierge est le signe de la vivacité de la foi
chez une nation. Aussi, notre pays si distingué par cette dévotion,
brille-t-il d'un vif éclat par la pureté de sa foi.
Il n'y a actuellement parmi nous aucun journal irréligieux; cer-
taines feuilles qui ont, je ne dis pas affiché pleinement l'impiété,
mais fait des tentatives pour affaiblir le respect et la soumission à
l'Eglise n'ont pu vivre longtemps au milieu de cette atmosphère de
foi catholique dans laquelle respire notre population. Si récem-
ment dans un procès célèbre, quelques voix ont fait entendre un
hideux accent de haine contre le sacerdoce et les institutions reli-
gieuses, elles ont été étouffées par le cri de l'indignation générale
qui s'est élevée contre elles. Quand l'Encyclique Quanta cura a
condamné les erreurs renfermées dans le fameux SyllabuSy elle a
trouvé chez tous les catholiques une soumission entière ; nulle
parole ne s'est élevée de leur part en opposition à celle du vicaire
du Christ; et dans notre parlement, au milieu d'une majorité pro-
testante, le chef du ministère qui représente au gouvernement les
intérêts de la population canadienne française, a fait une protesta-
tion solennelle de sa foi et de son adhésion à la doctrine pontifi-
cale. L'Eglise n'a reçu dans ces derniers temps aucun hommage
semblable d'un autre homme d'Etat.
Non, nulle des doctrines que l'Eglise a repoussées n'a aujourd'hui
ACTION DE MARIE DANS LA SOCIÉTÉ 141
de défenseur avoué en notre priys. Ici, il n'y a pas de libéralisme
dans le sens condamné par le vicaire du Christ ; car il ne s'agit pas
évidemment du libéralisme politique. Personne parmi ceux qui
font profession de catholicisme, ne proclame comme un principe
absolu la liberté des cultes, de la parole, de la presse ; personne ne
soutient que le meilleur ordre politique est celui^où l'Etat est
indifférent à toute religion. Si l'on admet que dans quelque société,
la tolérance doctrinale, restreinte en de certaines limites toutefois,
peut et même doikôtre accordée, ce n'est que comme un moindre
mal, une exception de circonstance à une loi dont l'autorité est
reconnue.
Ici point de gallicanisme. Sans doute par suite des doctrines qui
prévalaient en France depuis 1682, et qui avaient été importées en
ce pays, on a pu pendant un certain temps être plus ou moins atta-
ché à la déclaration des quatre articles. Mais à mesure que la dis-
cussion faisait briller la lumière sur cette question, que certains
actes du siège pontifical exprimaient une désapprobation plus ou
moins explicite des erreurs du gallicanisme, les idées se réfor-
maient, l'eubeignement se rapprochait de plus en plus des doctrines
humaines. Longtemps avant le Concile du Vatican, l'infaillibilité
du Pape était généralement admise parmi nous. Aussi la procla-
mation de ce dogme n'a trouvé ici, non seulement aucun contra-
dicteur, mais nul esprit hésitant à l'accepter, ou cherchant à y
donner une interprétation propre à en fausser le sens et à en affai-
blir la portée. Tous les Evoques de la province se sont prononcés
en faveur du Magistère Suprême en fait de doctrine du Vicaire du
Christ, et ils ont pu attester que c'était la croyance commune des
fidèles de leur diocèse.
Si l'on entend par gallicanisme l'assujétissement de l'Eglise à
l'état, voici ce que j'ai à dire sur ce sujet relativement à notre pays.
L'esprit dont était imprégnée l'ancienne jurisprudence française
s'est fait sentir jusqu'à un certain point dans celle qui a été suivie
en cette contrée. Le droit canonique, pas plus que dans aucun
autre pays du monde n'est mis ici en pratique dans toutes ses pres-
criptions. Mais notre Code a été reconnu, à Rome comme le plus
catholique de tous ceux qui régissent aujourd'hui les divers états
de la chrétienté. Dans aucune autre coritrée, l'Eglise ne jouit
d'une aussi entière liberté que dans la nôtre, et ne reçoit^une telle
protection de l'autorité civile. Sans doute, il se trouve dans nos
lois quelques rares dispositions qui ne sont pas entièrement con-
formes à la législature de l'ordre spirituel. Mais qui affirmerait
parmi nous qu'elles sont parfaitement normales? Qui au contraire
ne déclare qu'en principe l'Etat ne saurait imposer à l'Eglise des
142 REVUE CANADIENNE.
lois qui mettraient des entraves à l'autorité qu'elle a reçue du
Christ? Qui n'admet qu'une modification de ce qu'il y aurait de
défectueux dans notre code est à désirer et à effectuer en temps
opportun. Je suis porté à le croire ; chez tous nos législateurs
catholiques, il y a accord dans les idées que je viens d'exprimer.
Aucun membre de notre parlement ne voudrait concourir à une
loi contraire aux intérêts de l'Eglise. Mais de cette disposition
générale des esprits, il ne s'ensuit pas que toute réforme doive être
faite d'une manière précipitée. Attendre le calm^ pour garder la
prudence, agir avec précaution à cause de la complication qu'offre
certains points de notre ordre légal, le mélange de ce qui est ecclé-
siastique et de ce qui est civil, procéder avec mesure pour ne pas
blesser la susceptibilité ombrageuse de citoyens d'une autre
croyance, que dans notre étal politique, nous ne devons pas heur-
ter, dans l'intérêt même de nos droits religieux ; en un mot, tenir
fortement aux principes catholiques, les exposer et les défendre
sans cesse, mais n'en presser en certains cas Tapplication rigoureuse
que selon l'opportunité des circonstances ; non, cela ce n'est pas
vouloir que l'EgUse soit l'esclave de l'Etat; c'est au contraire se
montrer pénétré de l'esprit de l'Eglise elle même, qui affirme tou-
jours hardiment ses droits, mais qui pour les faire connaître dans
la pratique, procède avec une prudence, une temporisation, une
tolérance, qu'elle sait devoir servir à sa cause, se montrant en cela,
comme en tout le reste, animée de la Sagesse divine, dont il est
dit qu'elle atteint à sa fin avec force, en disposant tout avec
suavité. Altingil ad finem fortitei\ et disponit omnia suaviler. Sap.
VIII. I.
I
xvrii
Ces idées catholiques, que je crois dominer dans notre pays, ne
datent pas d'hier. Il y a plus de 40 ans que j'enseigne dans l'insti-
tution à laquelle j'ai consacré ma vie. Dès les premières années
de mon enseignement, j'ai eu pour collègue ce professeur si émi-
nent dont vous et moi déplorons si vivement la perte. ^ J'ai ici des
auditeurs de nos leçons à tous deux, qui ont depuis longtemps
quitté les bancs du collège. Nous avons eu l'occasion de traiter
devant eux les questions du gallicanisme, et des rapports de l'E-
glise avec l'Etat. Ils peuvent dire, ainsi que tous les anciens élèves
de notre institution, si nous avons apporté à ces questions une
solution différente de celle que tout catholique doit leur donner
1 Le Révd. Messire Désaulniers.
ACTION DE MARIE DANS LA SOCIÉTÉ. 143
aujourd'hui. Cet enseignement a franchi les portes de notre
maison. Depuis plus de 30 ans, et sur les journaux, et dans des
brochures, et dans les dissertations publiques de nos séances litté-
ruires, nous avons eu l'occasion de parler de ces mêmes matières,
ce qui a rendu notre enseignement public en quelque sorte ; et il
a toujours été tel qu'il est donné aujourd'hui. Eh bien! il n'a ren-
contré de contradiction d'aucune maison d'éducation, d'aucun mem-
bre du clergé, d'aucun journal reconnu comme catholique. Nous
n'avons donc pas à réclamer la triste gloire d'une orthodoxie exclu-
sive. Aussi je crois pouvoir l'affirmer : môme avant les récentes
décisions dogmatiques, les doctrines opposées au gallicanisme, et à
l'autorité de l'Etat sur l'Eglise étaient généralement adoptées dans
notre pays.
Et je le répète : il n'est aujourd'hui personne qui les combatte.
Il est possible que dans les discussions qui ont eu lieu dans les
journaux sur ces matières, il se soit glissé quelque proposition
erronée, faute d'études théologiques suffisantes, mais ceux qui
les auraient émises, s'il s'en trouve réellement, n'auraient
jamais voulu soutenir sciemment un enseignement repoussé par
l'Eglise.
Il est bien entendu que je ne prétends pas dire qu'il n'y ait pas
eu ce pays certains homme animés d'un esprit hostile à l'autorité
et aux doctrines de l'Eglise; mais ils sont peu nombreux: on ne
les compte pas parmi les catholiques, bien qu'ils en réclament quel-
quefois le nom. Logiquement, ils devraient se déclarer incrédules.
Toutefois, telle est la force de l'opinion catholique parmi nous
qu'ils n'osent la braver; et de fait il n'y a eu aucune protestation
de leur part contre les décrets du Concile du Vaticaji. Il sont loin
sans doute d'y adhérer ; mais ils savent qu'ils ne pourraient publi-
quement y refuser leur soumission, sans mettre sur leurs fronts le
titre honteux d'apostats ; et l'on conçoit qu'il leur en coûte de s'in-
fliger à eux-mêmes cette ignominie.
Ne tenant pas compte de ceux dont je viens de parler, je crois
pouvoir dire, à l'honneur de notre nom, que l'orthodoxie est géné-
rale parmi nous.
L'Eglise voit ici les intelligences soumises à ses doctrines; les
hommes placés au premier rang de notre ordre social s'inclinent
devant son autorité. Eh bien il y a là pour notre pays une gloire
que nous devons en toute circonstance revendiquer pour lui; il
n'en est pas de plus belle dont il puisse être honoré. C'est un acte de
patriotisme de le défendre contre toute attaque qui tendrait à affai-
blir la pureté de sa renommée sous ce rapport, et c'est un acte d'a-
mour pour l'Eglise de la montrer, elle qui est si affligée ailleurs,
144 REVUE CANADIENNE.
régnant ici avec un empire non contesté. Et nous pouvons dire à
HOtre bienaimé Pontife Pie IX : Notre pays, qui a offert le sang
d'un si grand nombre de ses enfants pouv la défense de votre pou-
Toir temporel, rend l'hommage d'une soumission générale des
esprits et des cœnrs à votre autorité spirituelle.
XIX
Cet honneur religieux qui s'attache à notre nom national, faisons
lous nos efforts pour le conserver. Avec l'intégrité de notre foi,
nous maintiendrons la moralité, la tranquilité. le bonheur que
notre société a possédés jusqu'à ces jours. Le culte de Marie, d'a-
près les considérations que j'ai exposées, a sa part, comme cause
dans cette félicité dont nous avons joui. Qu'il soit de plus en plus
florissant parmi nous, et une plus grande prospérité môme dans
l'ordre matériel, devra être l'objet de nos espérances. Qu'il se ma-
nifeste non seulement par les pratiques^de la dévotion individuelle,
mais par des hommages publics et solennels, rendus en certaines
circonstances , à la Reine du ciel et de la terre. Qu« le patronage
de Marie soit invoqué par les diverses sociétés, faites dans un but,
je ne dis pas exclusivement religieux, mais honnête et utile, suivant
l'exemple que wons donne cette association de l'Union Catholique
qui s'est placée sons la protection de Marie Immaculée. Ces diver-
ses démonstraîions de la foi en la puissance et en la bienveillance
de la Mère de Dieu nous obtiendront de sa part pour notre bonheur
comme nation, cette intervention si salutaire qu'elle a fait appa-
raître en faveur d'autres peuples. Une étude approfondie des des-
tinées de Marie et de son action sur les sociétés, chez les hommes
à qui leur éducation permettraieni de s'y livrer, donnerait une
impulsion plus forte à la glorification et à l'iiivocation dont elle est
déjà l'objet dans notre pays : c'est dans ce but que j'ai offert à votre
attention le sujet que je traite.
XX
Il faut savoir unir habituellement le surnaturel au naturel. Ces
deux ordres ne sont pas séparés l'un de l'autre dans les desseins de
AGTIOiN DE MARIE DANS LA SOCIÉTÉ. \a6
Dieu ; les lois auxquelles le monde d'ici-bas est sôùmvs vierillëht
d'en haut. L'homme a besoin de chercher ailleurs que dans la
sphère terrestre la solution des grands problèmes qui se présenlenl
à son intelligence ; son cœur a des désirs dont la salisfàctiefn ne
peut être complète dans les jouissances limitées que ce mondé sen-
sible peut lui offrir; ses misères demandent une consolatiou et
un soulagement que la compassion et la puissance humaine ne
peuvent toujours lui donner; et à chaiiue instant, dans tout ordre
de chose, il trouve à la réalisation de sa volonté un obstacle qui le
convainc de son impuissance, et lui montre la nécessité d'un
secours emprunté à une force plus grande que toute celle dont il
demanderait l'assistance sur la terre. Et la société, comme l'homme
pris isolément, a aussi ses angoisses, ses périls, ses perplexités, ses
désastres auxquels ne remédient efficacement ni les combinaisons
politiques, ni la force des armées.
C'est parce que a prévalu, dans ce dernier âge l'idée de la sépa-
ration de l'ordre surnaturel de Tordre naturel, de la complète indé-
pendance du mouvement social de l'influence religieuse, que de
si grandes catastrophes signalent l'histoire comtemporaine. Les
peuples qui ne regardent pas au Ciel l'étoile (|ui doit les conduire,
font fausse route, et se brisent sur de terribles écueils. Là où la
religion n'exerce pas son empire, la civilisation ne progresse
plus : elle cède la place à la révolution qui bouleverse tout. L'in
crédulité amène le règne de la terreur, c'est-à-dire le sang et les
ruines.
La France a vu à l'œuvre, dans le pillage, l'incendie elle meurtre^
ceux à qui les idées surnaturelles sont étrangères ; et voilà pour-
quoi aujourd'hui une grande partie de sa popultaion lî-ve les yeux
au ciel et vers Marie pour se soustraire à ses fléaux. C\'st la leçon
que nous donne cet exemple que j'ai voulu rappeler. Mais plus
heureux que ceux qui habitent le pays de nos pères, ce que nous
avons à demander, nous, c'est la conservation de la foi si vive en
notre société, qui nous préservera des malheurs de la France et
des autres pays qui, sous l'empire des doctrines anti-c;)tholiques,
ne connaissent plus que les injustices, les violences, et la crainte
continuelle d'épouvantables désastres. Nous devrons ce bonheur
dans l'avenir, comme nous l'avons dû dans le passé, à celle qui est
l'objet d'un culte si général dans notre peuple.
Cet entretien, vous dirai-je en terminant, a semblé à un sermon
par la nature de son sujet. Cependant, vous le voyez, ce qui en a
été le but n'est pas, immédiatement du moins, la vie éternelle,
souhait final de tout prédicateur, mais une plus grande félicité
25 février 1873. 10
146 REVUE CANADIENNE.
temporelle à acquérir toutefois, par un moyen de l'ordre religieux.
Et je vois, à l'attention bienveillante avec laquelle vous avez écouté
mes paroles, que je n'avais pas compté en vain, en traitant cette
matière, sur la foi et l'intelligence de ceux auxquels j'ai eu l'hon-
neur de m'adresser.
J. S. Raymond, Ptre.
I
rtl
LES CONFERENCES ST. VINCENT DE PAUL.
DISCOURS PRONONCÉ PAR M. JOSEPH TASSÉ A LA SÉANCE DONNÉE PAR
LA SOCIÉTÉ ST. VINCENT DE PAUL, A OTTAWA, LE 9 FÉVRIER 1873.
Mesdames et Messieurs.
Je regrette qu'une voix plus éloquente ne se fasse pas entendre
en cette circonstance pour répondre dignement à l'attente de cette
nombreuse assemblée, et parler d'une manière plus autorisée que
je ne puis le faire de Toeuvre importante de Saint Vincent de Paul.
Kn acceptant la flatteuse invitation de vous adresser la parole,
je n'ai peut-être pas assez songé au peu d'intérêt que pourrait
offrir ce court entretien. Mais si j'ai écouté trop facilement mes
vives sympathies pcrur cette grande œuvre de philantropie chré-
tienne, en donnant mon humble concours à cette soirée, vous
serez indulgents, j'ose le croire, si je ne sais pas être à la hauteur
de la lâche qui m'a été confiée.
La société St. Vincent de Paul, Mesdames et Messieurs, est
l'une des œuvres les plus admirables et les plus fécondes en résul-
tats, que jamais la charité chrétienne ait créées. Quel est son but
principal? Affermir ses membres dans la foi catholique, et* venir
en aide aux pauvres et aux malheureux de toutes les classes et de
toutes les conditions.
Cette œuvre sublime se poursuit obscurément dans le monde et
cependant elle accomplit des prodiges. Bien supérieure à toutes
les sociétés purement philantropiques, elle ne recherche^p.is comme
elles des intérêts exclusivement matériels. Gomme l'a dit l'élocjuent
P. Lacordaire : '' Dans ces sociétés, on y voit bien sani doute ré-
148 REVUE CANADIENNE.
pandre l'argent, mais on n'y sent point battre le cœur. Car, cette
charité qui mêle ses larmes aux larmes des malheureux, qu'elle
ne peut consoler autrement, qui recueille et caresse l'enfant nu et
abandonné, qui porte les conseils de l'amitié à la jeunesse timide,
qui s'assied avec bienveillance au chevet des malades, qui écoute
sans donner signe d'ennui les plus lamentables récits de l'infortune,
oui cette charité ne peut être inspirée que par Dieu."
L'œv>vre de St. Vincent de Paul compte à peine quarante ans
d'existence, et déjà sa bienfaisante influence rayonne dans le
monde entier. Elle a eu pour principal fondateur Frédéric Ozanam,
l'un des premiers écrivains de notre époque, un jurisconsulte dis-
tingué, un orateur remarquable, mais avant tout un grand chrétien.
Les écrits de cet homme célèbre lui survivront et seront sans
doute longtemps l'objet d'une vive admiration, mais son plus beau
titre, je n'hésite pas à l'affirmer, à la reconnaissance de l'humanité
et de la postérité, sera d'avoir attaché son nom à cette œuvre im-
périssable de St. Vincent de Paul.
C'était en 1833. Ozanam, âgé alors d'environ vingt ans, arrivai^
à Paris pour y commencer son droit. De grands dangers pour sa
foi l'y attendaient. Il se trouva entouré d'une multitude déjeunes
gens, adonnés aux doctrines sociales et religieuses les plus révol-
tantes. Nombreux étaient les fouriéristes, les saint simoniens, les
déistes — et que sais-je ? — plus nombreux encore étaient ceux qui
se targuaient follement de ne croire à rien du tout. Cette jeunesse
dévoyée désertait les églises et se moquait des étudiants assez cou-
rageux pour aller y prier.
Ozanam et sept de ses compagnons bravant le respect humain
et les sarcasmes de cette jeunesse, prosternée devant les seuls
autels de la libre-pensée, résolurent de se form'fer en société pour
se préserver de la contagion des mauvaises doctrin s et les com-
battre dans la mesure de leurs forces Ils voulurent atteindre ce
noble but par l'étude de la doctrine catholique et par la charité.
Ils avaient d'abord décidé de ne donner accès dans leur société
qu'à ce petit groupe d'éhte, mais cette obscure réunion devait
bientôt se grossir de nouveaux adhérents et devenir le noyau
d'une immense famille de frères, disséminés aujourd'hui sur une
grande partie de l'Europe, dans les régions les plus reculées et
jusque sur les bords du St. Laurent et de l'Outaouais.
Cette société provoqua d'abord les murmures de la libre-pensée,
mais dit Ozanam, *^ dès que les premiers membres de la société
eurent franchi l'escalier du pauvre, distribué le pain à des familles
en pleurs, envoyé aux écoles les enfants jusqu'alors négligés; à
peine eut-on reconnu à ces signes que le peuple avait en eux de
LES CONFERENCES ST. VINCENT DE PAUL. 149
vrais amis, qu'ils trouvèrent aussitôt autour d'eux, non seulement
tolérance, mais faveur et respect. Ce siècle, en effet, tout cor-
rompu qu'il soit sur tant de points, honore et respecte, il faut le
dire à sa louange, ceux qui se vouent à l'amélioration du sort du
peuple, et qui cherchent à rendre plus léger le joug qui pèse sur
la tête des fils désolés d'Adam. Lorsque, en France, dans les jours
funèbres de 1793, on dépouillait les églises et les autels, on n'hésita
pas à proposer d'élever une statue à St. Vincent de Paul, bienfai-
teur de l'humanité, et si je ne puis me servir de ces paroles témé-
raires et sacrilèges en un sens, les impies, en retour du bien qu'il
avait fait aux hommes, lui pardonnaient d'avoir aimé Dieu."
C'est le magnifique spectacle que nous offrent les huit fonda-
teurs de l'œuvre de St. Vincent de Paul, " encore dans la fleur de
l'âge, écoliers d'hier, fréquentant sans dégoût les plus abjects réduits
et apportant aux habitants inconnus de la douleur la vision de la
charité," qui faisait dire au P. Lacordaire dans ses accents inspirés :
" La charité est belle en quiconque l'accomplit ; elle est belle dans
l'honame mûr qui retranche une heure à ses affaires pour la
donner aux affaires de souffrance; elle est belle dans la femme
qui s'éloigne un moment du bonheur d'être aimée pour porter
l'amour à ceux qui n'en connaissent plus le nom; elle est belle
dans le pauvre qui trouve encore une parole et un denier pour le
pauvre ; mais c'est dans le jeune hornme qu'elle apparaît tout
entière, telle que Dieu la voit en lui-môme, au printemps de son
éternité."
Les conférences St. Vincent de Paul, Mesdames et Messieurs,
se propagèrent non seulement en France, mais encore à l'étranger
avec une merveilleuse i-apidité, et dix ans après la fondation de
son œuvre, Ozanam pouvait dire avec une légitime satisfaction:
'' Au lieu de huit à Paris seulement, nous sommes deux mille et
nous visitons cinq mille familles, c'est-à-dire environ vingt raille
individus, c'est-à-dire le quart des pauvres que renferment les murs
de cette immense cité. Les conférences en France seulement, sont
au nombre de cinq cents ; et nous en avons en Angleterre, en
Espagne, en Belgique, en Amérique et jusqu'à Jérusalem."
Cette œuvre n'ayant aucun caractère politique a été respectée
dans tous les pays, et elle a su résister par exemple aux proscrip-
tions, qui ont atteint tant d'autres sociétés et aux nombreuses ré-
volutions qui ont bouleversé l'Europe. N'ayant jamais tramé dans
l'ombre, ne s'étant jamais mêlée aux agitations populaires, elle à
su ne pas éveiller les soupçons des autorités, et plus d'un gouver-
nement, s'est même empressé d'en encourager l'établissement.
150 REVUE CANADIENNE.
comme Tniie des plus belles institutions qui soient encore nées
sous le souffle puissant de la charité.
Aussi, cette société a rendu des services inestimables en Europe,
où le paupérisme est le fléau, qui ravage tant de nations. Gomme
l'œuvre de la Propagation de la Foi, elle fait honneur à la France
qui lui a donné le jour et prouve que, malgré le dépérissement de
sa foi, cette nation est encore celle qui produit les choses les plus
belles et les plus grandes.
Le Canada n'a pas tardé à ajouter ce nouveau fleuron à sa cou-
ronne d'oeuvres de la charité chrétienne. En 1846, le zélé Dr.
Painchaud, qui avait appartenu aux Conférences de Paris, se mit
à la tête d'un mouvement pour organiser une société St. Vincent
de Paul à Québec, Treize membres répondirent d'abord à l'appel
de ce bienfaiteur des pauvres. Ce nombre n'était pas élevé. Mais
c'était un noyau plein de sève et qui devait porter les fruits les
plus abondants.
Les membres affluèrent en peu de temps et l'on commença un&
véritable croisade de l'aumône. Tous les rangs de la société étaient
confondus dans cette pieuse association de coiifraternité chré-
tienne, où l'on réalisait le seul communisme possible, la seule
véritable égalité, que des rêveurs et des idéologues voudraient im-
planter dans les sociétés modernes. Des juges, dos membres du
parlement en faisaient partie tout comme de braves et honnêtes
artisans, se faisant remarquer par leur zèle à visiter les pauvres et
à les consoler dans leurs infortunes. Et je remarque que l'un des
premiers présidents de la société St. Vincent de Paul, fut l'Hon.
il Chabot qui devait quelque temps après devenir ministre et jouer
un rôle assez important dans la politique canadienne.
Ces sociétés, Mesdames et Messieurs; sont encore en pleine
■floraison et elles sont vivifiées par un esprit tout fraternel. Elles
ont rendu des services inappréciables aux classes nécessiteuses de
Québec, et, dans un seul hiver, elles ont dépensé même près de
$7,000 pour leur venir en aide. Lorsque le travail faisait défaut,
lorsque le chômage jetait sur le pavé des centaines de familles,
qui n'avaient plus un seul morceau de pain pour assouvir leur
faim, et pas un seul morceau de bois pour réchauffer leur membres
glacés, qui plus que personne, dans ces circonstances critiques,
s'est montrée le véritable ami du peuple ? La St. Vincent de PauL
Qui a donné du pain à ces familles en souffrance, qui leur a donné
du bois, qui leur a donné des vêtements pour couvrir leurs mem-
bres nus et endoloris, qui est allée sécher les larmes, qui a rendu
l'espérance à ceux qui n'espéraient plus, qui a permis à ces familles
d'attendre des jours meilleurs pour pourvoir elles-mêmes .à leur
LES CONFÉRENCES ST. VINCENT DE PAUL. 151
subsistance ? La St. Vincent de Paul, toujours la St. Vincent de
Paul.
Et lorsque la torche de l'incendie promena, à diverses reprises,
ses lueurs sinistres sur l'ancienne capitale, et que le feu enve-
loppa et dévora d'immenses quartiers de la ville, jetant sur la rue
des milliers de familles, la charité publique fit sans doute beaucoup
pour atténuer leurs pertes et leurs souffrances. Mais qui dira
jamais les nobles prouesses accomplies par ces vaillants éclaireurs
de la charité chrétienne, se multipliant et se portant aux points les
plus éprouvés, pour secourir les malheureux incendiés?
Lorsque le choléra, lorsque le typhus moissonnaient des milliers
de victimes à Québec et à Montréal, quels sont ceux que l'on vit
encore s'exposer intrépidement au danger, à côté du prêtre catho-
lique et de la sœur de charité, pour combattre ce terrible fléau?
Des membres de la St. Vincent de Paul.
L'œuvre de la St. Vincent de Paul n'a pas été confinée seulement
à l'ancienne capitale; sa bonne s imence alla aussi fructifier à
Montréal, aux Trois-Rivières, à T )ronto, à Ottawa, et en maints
autres endroits.
C'est en 1860 que fut établie en cette ville la première Conférence
de St. Vincent de Paul, sous les auspices de Sa Grandeur Mgr.
Guignes, dont on trouve le nom à l'origine de toutes nos bonnes
œuvres, et qui a toujours été pour cette association philantropique
un protecteur et un guide sage et éclairé. Nos citoyens les plus
importants vinrent se ranger sous le drapeau de la charité chré-
tienne, et il fait plaisir de remarquer que la plupart des membres
fondateurs de la St. Vincent de Paul comptent encore au nombre
de ses plus ardents zélateurs. Vous me permettrez d'en signaler
un, au moins, le président actuel de la Conférence Notre-Dame de
St. Vincent de Paul, ce brave artisan aux cheveux blanchis, au
zèle inépuisable, dévoué comme aux premiers jours après douze
années d'états de service, entouré du respect de tous les pauvres,
j'ai nommé celui qu'ils appellent le Père Millotte !
Comme partout ailleurs, l'œuvre féconde de St. Vincent de Paul
a rendu des services considérables, tout obscurs qu'ils soient, et si
je ne craignais de blesser la modestie de plus d'un, je pourrais vous
citer bien des traits qui font honneur à ses membres. Mais ces
faits sont, du reste, connus de la plupart d'entre vous. Aussi, je
ne vous aurai donné qu'une faible idée de ses résultats, lorsque je
vous aurai dit que depuis 1863, la Conférence Notre-Dame a re-
cueilli et dépensé plus de $5,000, avec lesquelles elle a secouru
environ deux mille personnes. Et les autres conférences irlan-
162 REVUK CANADIENNE.
d^ises ayant probablement plus de besoins à satisfaire, ont produit
des résultats encore plus importants.
yaugmentation étonnante de l'élément français et catholique va
ouvrir un champ plus vaste encore en cette ville au zèle de la
St. Vincent de Paul, et les titres de cette association au généreux
encouragement de la population vont devenir encore plus nom-
breux et plus pressants.
En terminant, Mesdames et Messieurs, permettez-moi d'évoquer
une dernière fois le souvenir d'Ozanam, ce nom si cher aux
pauvres, et qu'on ne saurait séparer de cette œuvre. Dans un dis-
cours qu'il prononçait en 1853 devant la Conférence établie à
Florence, après avoir parlé des étonnants résultats produits par
cette société en Italie, il s'écriait: *' J'attesterai devant nos con-
frères de Paris que, sous le beau ciel d'Italie, l'arbre de St. Vincent
de Paul a produit des rameaux dignes de figurer à côté de ses plus
vigoureuses branches." Eh ! bien, s'il eut été donné à Ozanam de
voir la prodigieuse fécondité de son œuvre sur le sol de la Nouvelle
France, avec quelle vive satisfaction n'eut-il pas parlé des ramifica-
tions de ce grand arbre de la charité chrétienne, dont les fruits
surpassent probablement ceux qu'il admirait sous le beau ciel
d'Italie !
Joseph Tassé.
l^
."b
A LA TERRE DE FRANCE.
Exoriare alir[uis noi^lris ex ossibus ultor !
Enéide, liv. IV; v. 625.
Nourrice des grands cœurs, vieille terre des Gaules,
Où mûrit l'héroïsme, où fleurit la gaîté,
Grands chênes, ceps riants, prés verts bordés de saules,
Terre où l'on respirait avec tant de fierté
0 Terre hospitalière et douce autant que belle !
Cher pays que j'aimai de tant d'amours divers,
France de nos aïeux, nature maternelle,
D'où j'ai tiré ma sève et l'âme de mes vers ;
Toi qui parlais, si haut à mon humble pensée,
Quand j'allais t'écouter dans le secret des bois,
Tu gardes le silence, ô mère courroucée !
Sous tes chênes muets je n'entends plus des voix.
Je ne sens plus dans l'air ton haleine vivante,
Ton souffle inspirateur des pensers généreux ;
L'a?5ur même, en ton ciel, me trouble et m'épouvante,
Et tes plus beaux soleils assombrissent mes yeux.
164 REVUE CANADIENNE.
Tu semblés, comme nous, porter un deuil immense
Et souffrir une part de notre immense affront,
Noble terre ! en ces jours de honte et de démence,
L'opprobre de tes fils éclate sur ton front.
V
Ils n'ont pas défendu ton chaste sein, ô mère !
Nos cités ont subi les Germains triomphants !
Voici de tes douleurs, voici la plus amère :
Il te faut mépriser tes débiles enfants.
Ah ! tu n'as plus pour moi de regard, de langage !
Aux lieux les plus chéris je t'interroge en vain :
Un silence de mort glace le paysage :
La lyre et les pinceaux s'échappent de ma main.
Que peindre et que chanter le soir de la défaite,
A travers les débris de l'honneur écroulé ?
Comment cueillir des fleurs et conduire une fête
Sur un sol que les pieds du barbare ont foulé ?
Taisez-vous à jamais, lyres, chansons, beaux rêves,
Brises, joyeux oiseaux bercés au bord du nid,
Murmures des forêts, voix des flots sur les grèves,
Tout ce qui nous parlait d'amour et d'infini !
Un voile noir s'étend sur les sites que j'aime,
La nuit se fait sur eux comme au fond de mon cœur.
Je n'ai plus entendu la nature et Dieu même
Dans nos bois insultés par les cris du vainqueur.
C'en est fait du bonheur de rêver et de vivre ;
C'en est fait de l'orgueil, du renom des aïeux !
Tout ce qui m'inspirait, tout ce qui dicte un livre.
Tout se tait dans mon âme et s'éteint dans les cieux.
A LA TERRE DE FRANGE. 155
Terre de la pitié, douce terre de France,
L'honneur que je te rend.*, l'amour que je te dois,
Ne m'inspirent plus rien que haine et que vengeance :
C'est un rêve de sang que je fais dans tes bois.
Arrière le pardon, quand l'outrage subsiste,
France ! Et pour qui te hait, plus de compassion !
Sache à la fin t'aimer d'un amour égoïste,
Et n'ouvre plus ton cœur à toute nation.
Sois forte, et, s'il le faut, plus tard tu seras juste 1
Connais mieux, désormais, des peuples scélérats ;
Apprends d'eux la rancune et la haine robuste ;
Ecrase-],es ! après, tu leur pardonneras.
Écarte de ton sein les vils cosmopolites,
Traîtres à la patrie au nom du genre humain ;
Ferme à jamais l'oreille aux tribuns hypocrites,
Au démagogue impur, complice du Germain.
J'ai connu de beaux jours, ô France maternelle !
Où libres sous nos rois, idolâtres des arts,
Tes jeunes fils croyaient à la paix éternelle
Et riaient de mépris au seul nom des Césars.
Dupes de ces voisins que nous appelions frères.
De leur jargon obscur naïfs admirateurs.
Nous tendions, par-dessus nos tranquilles frontières,
Une loyale main à leurs maîtres-chanteurs.
Mais puisqu'ils sont venus dans la France outragée
Des hordes d'Attila promener la terreur ;
Puisqu'ils ont — leur injure étant trois fois vengée!
Des guerres du vieux temps ressuscité l'horreur ;
156 REVUE CANADIENNE.
Puisque de ces docteurs la sagesse vantée
Créa l'art du pillage et la vengeance à froid,
Qu'ils rouvrent pour l'Europe une ère ensanglantée,
Qu'ils ont dit que la force est au-dessus du droit...
Pour être forts comme eux redevenons barbares,
Egoïstes, jaloux abjurons la pitié ;
Fermons aux opprimés, fermons nos cœurs avares ;
De tous les malheureux méprisons l'amitié.
Restons seuls, cultivant la haine à toute outrance '
Et lee peuples ingrats qu'ont charmés nos revers
Sauront ce qu'il advient quand Tâme de la France
Se retire un moment du sordide univers.
Nous, poètes, penseurs, prêtres de la concorde,
Punis d'avoir prêché l'amour du genre humain,
Sur nos lyres en deuil faisons vibrer la corde
Qui met la rage au cœur et le fer à la main.
N'allons plus au désert, sous les sacrés ombrages,
Pour écouter notre ânae et nos paisibles dieux,
Mais pour nous enivrer de ces ardeurs sauvages
Qu y versait le druide aux Celtes, nos aïeut.
Chênes bretonn, sapins des montagnes arvernes,
Des rhythmes que j'aimais sombres inspirateurs,
Chantez aux morts, chantez aux hommes des caverne»,
Chantez le vieux bardit sur toutes les hauteurs.
N'ayez plus un soupir, un accord, un murmure
Pour les fêtes de l'âme et les blondes amours.
Secou«z dans la nuit votre âpre chevelure
Sur de noirs bataillons de loups et de vautours !
A LA TERRE DE FRANGE. 157
Répandez des rumeurs farouches, inhumaines,
Jusqu'au jour où nos fils offriront, tout jouyeux,
Sous vos rameaux, parés de dépouilles germaines,
Le festin de vengeance aux mânes des aïeux.
Moi, je n'entendrai plus dans votre cher feuillage,
0 mes saintes forêts ! les voix de l'avenir ;
Écho de ton esprit, ô vieux chêne, ô vieux sage,
Je ne parlerai plus pour aimer et bénir.
Je ne l'entendrai plus — la honte étant lavée —
Chanter pour moi dans l'ombre où je cache mes pleurs,
La muse que je sers, fière et tête levée,
Et tressant sous ses doigts des couronnes de fleurs.
Je ne te verrai pas, réveil de la patrie ;
Mais ma voix expirante a voulu te sonner ;
Mes vers entretiendront ta flamme et ta furie
Quand moi je serai mort et mort sans pardonner.
Haine aux Germains, soudards cruels et pédants rogues.
Accommodant l'histoire à leurs desseins pervers ;
Haine à ces hauts barons fauteurs des démagogues,
A l'inepte César cause de nos revers !
Pour la première fois souviens- toi d'une injure,,
France ! et sache nourrir un long ressentiment ;
Gruette pour la vengeauce une heure, une heure sûre,
Gardant ta haine au Corse ainsi qu'à l'Allemand.
Ceux-là savent haïr! ô France trop humaine,
Terre impropre à germer la fourbe et le poison..
Mais un nouveau devoir te contraint à la haine :
Si ce n'est dans ton cœur, mets-la dans ta raison.
158 REVUE GANADiENNE.
Des peuples chancelants tu restes l'espérance ; f
Le Teuton les promet à sa sordide loi:
Si tu t'endors une heure, oubliant la vengeance,
L'Europe se réville esclave ainsi que toi !
Donc, ô vieux sol français, terre où la sève abonde,
Presse dans leur travail, presse tes flancs divins
Il ne te suffit plus de verser sur le monde
Les fleurs de ton sourire et le feu de tes vins...
Sous la vigne et les blés, les figuiers et les hêtres,
De plus nobles ferments dorment dans nos guérets
Tu portes dans ton sein les os de nos ancêtres,
Leur mâle esprit encore habite tes forêts.
Rends-nous des fils pétris de cette lave antique.
Arrière l'art frivole et les pâles songeurs !
0 terre, entr'ouvre-toi, vieille terre celtique,
Et des os de nos morts qu'il sorte des vengeurs !
Quand ils se lèveront pour les saintes batailles
Apportant leus jeunesse et la victoire au droit,
Moi, je serai couché, mère, dans tes entrailles.
Sans plus voir ton soleil, et mon cœur aura froid.
Au moins, placez mes os près des os de mes pères.
Je veux à côté d'eux sommeiller dans les bois,
En quelqu'endroit témoin de leurs luttes prospères,
Sous le sombre dolmen où dort un chef gaulois.
Je suis son fils, malgré le temps qui nous sépare !
Je hais le Teuton fourbe et le fourbe Romain !
Revenons, revt nons à la vertu barbare :
Que notre Muse chante une hache à la main.
A LA TERRE DE FRANGE. 159
Vous donc, guerriers, nos fils, bardes, mes jeunes frères.
Quand sur la Gaule en deuil luiront des jours plus beaux,
Vainqueurs, vous songerez aux fêtes funéraires,
Et vous viendrez en foule honorer les tombeaux.
Alors de nos dolmens, verts sous leur vieille mousse.
De granit réchauffé deviendra rouge encor ;
Sur les vastes rameaux du chêne qui repousse,
Le gui sera tranché par la faucille d'or.
La terre à flots boira le sang noir des victimes,
Du barbare insolent qui nous vint outrager.
Honte à qui nous rendit la guerre et tous ses crimes !.
Mais que le sol français dévore Vétranger !
Et la harpe dira l'hymne de déUvrance,
De farouches clameurs courront de rang en rang.
Et sous la terre humide, à la chaleur du sang
Mes os tressailleront, abreuvés de vengeance.
Victor De Laprade.
r
BIBLIOGRAPHIE.
Philosophie de l'Internationale, par A. Delaporte, in- 12 de 108 pages, 25 cents,
Paris, chez Victor Palmé, Montréal, chez J. B. Rolland et fils. Libraires, Rue St.
Vincent.
Petit livre d'or, disons-nous sans hésiter, après avoir parcouru «es pages
si claires, si convaincantes, si plaines de raison et de cœur, et qui montrent
si bien à l'ouvrier où sont ses vrais amis, où est pour lui le vrai bonheur.
L'auteur qui a si profondément étudié les questions sociales, ne nie pas les
griefs de l'ouvrier, il les reconnaît, il ne nie pas davantage les fautes de
la société, elles sont graves et nombreuses ; mais il montre à l'ouvrier que
cesontni l'Internationale, ni les sociétés secrètes, ni des doctrines impies et
matérialistes, ni des bouleversements sociaux, qui relèveront sa condition ;
ce sera la religion, ce sera la foi en Dieu, le courage, l'amour du travail, et
cet esprit de patience dont tout le monde a besoin, et qui donnera ie temps
aux vrais amis du peuple, à ceux qui l'aiment parce qu'ils aiment Dieu et
adorent Jésus-Christ, qui leur donnera le temps de travailler à la réforme
des abus et à l'amélioration du sort des déshérités de ce monde. Livre
d'or, répétons-nous, et l'un de ceux qui méritent le plus d'être répandus
parmi les ouvriers raisonnables et de bonne foi, qui aiment la vérité et ne
se payent pas de mot.
Pentées chrétiennes sur les échieinenls, par Mgr. Landriot archevêque de Reins : nou-
velles éditions, in-l2 de VIII-132 pages 25 cents chez V. Palmé Montréal J. B. Rol-
land et fils Libraires Dépositaire.
Au milieu des grandes calamités, on sent le besoin d'entendre des pa-
roles consolantes et de pouvoir se livrer à l'espérance de la fin des maux
qu'on endure. C'est à ce b«soin des âmes que répondent les trois discours
prononcés par Mgr Landriot les 3èmo et 4ème dimanche de l'avant de 1870
et le 8 oct. 1871, et ça été une très heureuse pensée de les réunir en un
volume et d'emporter ainsi les leçons et les espérances au-delà des limites du
diocèse de Reims, au-delà de l'Océan partout, en un mot, où il y a des
courages à relever et des âmes a fortifier. Un livre dont les paroles sont
tombées des lèvres d'une des gloires do l'épiscopat français, n'a pas besoin
d'autre recommandation, surtout auprès de ceux, qui déjà, ont parcouru
quelques unes des pages si éloquentes des écrits du grand Archevêque.
RETUE CAÎ ADIEÎiKE
PHILOSOI'HIE, HISTOIRE, DROIT, LITTERATURE , ECONOMIE SOCIALE, SCIENCES,
ESTHÉTIQUE, APOLOGÉTIQUE CHRÉTIENNE, RELIGION
^ï^o«
TOME DIXIÈME
Troisième I^i vrai son— 25 jWTars 1873.
SOMMAIRE
1 .— FLEUHANGE (suite) ... Mme. CRAVEJï.
II -EXPLORATION GÉOLOGIQUE DU CANADA. (Rapport des ope-
rations de 1871 K. B. de St. AUBIN.
III.— LE CANADA EN EUROPE BENJAMIX SUL.TE.
IV.— DISCOURS prononcé par M. Jos. Tassé, Président de l'Institut
Ccanadien Français d'Ottawa, dans la séance du 4 Décembre 1872. Jos. TASSÉ.
V— .CONFÉRENCES AMERICAINES : Le Général Ulysse Grant. .. AUGUSTIN COCIIIX.
VI.-MÉLANGES BIBLIOGRAPHIQUES !.. W. TESSIER,
;*
MONTREAL
IMPRIMÉE ET PUBLIÉE PAR E. SENÉCAL
Nos. 6, 8 et 10, Rue Saint-Vincent.
1873.
Droits de traduclion et de reproduction réservés
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( (
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" 11. R. Dufresne Trois-Rivières.
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<' L. 0. Forget Terrebonne.
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'^ J. B. Lefebvre-Villemure St. Jérôme.
" A. M. Gagnier Ste. Martine.
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LA PHARMACIE FRANÇAISE
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,n
FLEUEAiNGE.
I
L
(Suite.)
Tandis que nos voyageurs achèvent les derniers pas de leur route,
nous les précéderons à Péteisbourg, et nous transporterons pour
quelques instants nos lecteurs dans des régions un peu différentes
de celles où les ont conduits jusqu'ici les incidents de noire his-
toire.
La sentence des accusés avait été prononcée : et depuis quelques
jours les noms des cinq condamnés à mort étaient connus et circu-
laient tout bas, tout bas, car le procès qui était l'objet des pHiisées
de tous, était rarement celui des conversations du grand monde. A
cette époque (différente en cela de la nôtre, où la liberté de tout
dire a pénétré en Russie avant aucune autre), que ce fût prudence,
servilité, ou peur léguée par le règne de l!empereur Paul, plulôt
que par celui qui venait de s'achever, on s'inlerdissait, d'un com-
mun accord, toute expression publique d'une opinion quelcoucfue
relative aux actes du gouvernement. La tl.itterie elle-même élait
prudente, afin de ne p is être accusée de soulever des discussi )iis
d'où pouvait naître le blâme. L'autorité régnante ne tenait ponit
à être approuvée. Elle tenait uniquement à être obéie et à nèire
pas jugée. Gela bien compris de lous.il en résultait nu silence
général sur tout ce qui appartenait au sujet défendu, tandis qu'en
revanche, sur tous les autres, res[)ritdes Hussesse donnait cai'iler »,
et ils eu avaient tant que le peuple qui se nomme volontiers lui.
25 murs 4873 1 1
162 REVUE CANADIENNE.
même le plus spirituel de la terre, ne pouvant le leur contester, se
contentait de dire que cet esprit, c'était le sien. II était incontesta-
ble, en effet, qu'à cette époque, où les derniers survivants du règne
de Catherine n'avaient pas tous encore disparu, le français était la
langue de la société de Pétersbourgà ce point, que les plus grands
seigneurs ainsi que les grandes dames le parlaient à l'exclusion de
la leur, et l'écrivaient dans une si rare perfection, que les lettres
françaises leur durent quelques richesses de plus, tandis qu'ils
eussent été fort embarrassés d'écrire correctement en russe le billet
le plus insignifiant, ou la lettre d'afiaires la plus simple.
Il ne s'agit point ici de dire quelles causes avaient amené chez
eux cette sorte d'inoculation d'un esprit étranger, ni d'examiner si
les Russes d'alors, en imitant les Français, s'étaient toujours sou-
venus que lorsqu'on copie les gens : c'est par leurs beaux côtés qu'il
faut leur ressembler.
Encore moins serait-il opportun de considérer si les peuples
doués de cette faculté et capables de ce degré d'assimilation sont
les plus nobles, les plus énergiques, les plus sincères de tous. Tout
cela pourrait nous entraîner fort au delà de nos modestes limites,
et nous en revenons à dire qu'en dépit d'une splendeur et d'une
magnificence dont, hors de là,^ il était difficile de se former une
idée, en dépit d'un parfum de bon goût et de courtoisie, presque
évanouie aujourd'hui en France, en dépit d'une hospitalité gran-
diose, étrangère à nos coutumes, et qui est l'un des traits caracté-
ristiques des pays slaves, une contrainte insaisissable, et pourtant
sentie de tous, pesait sur cet ensemble séduisant et brillant, et se
glissait partout comme un spectre invisible, modifiant et dirigeant
le cours des entretiens en apparence les plus irréfléchis, et trou-
blant, non seulement les conversations du grand monde, mais le
laisser-aller des intimes causeries et jusqu'aux épanchements les
plus secrets de l'amitié.
Le marquis Adelardi avait été plusieurs fois déjà l'habitué de
cette société qui lui convenait, et dans laquelle, plus qu'un autre,
il devait briller, car lui aussi, nous le savons, il avait passé sa vie
à l'école du silence forcé, et s'il avait compté jadis parmi ceux que
ce genre de chaîne révolte, maintenant qu'il avait renonce à tout
effort pour la briser, il avait appris à s'en distraire. Mieux que tout
autre étranger à Pétersbourg, il savait naviguer à travers les écueils
de la conversation, être amusant, aimable, intéressant, et même en
apparence hardi, sans jamais embarrasser son auditoire par une
remarque hasardée ; et si parfois la vivacité du discours l'entraî-
nait vers les limites qu'il était dangereux de franchir, la prompti-
tude avec laquelle il savait lire et comprendre l'expression muette
FLEURANGE. 163
d'une pensée suffisait pour lui faire changer, avec une nonchalante
l'acilité, la direction du discours par lequel il semblait être le plus
entraîné.
11 n'était toutefois d'humeur à parler à personne le jour, ou
plutôt le soir, où nous le retrouvons chez la comtesse G..., femme
d'un grand esprit, déjà âgée à cette époque, et dont le salon était
l'un des plus brillants et des plus justement recherchés à Péters-
bourg. Tout, en effet, y était déposé pour faciliter la causerie sous
toutes ses formes, et s'il était un lieu où les limites dont nous
venons de' parler, bien que toujours présentes, fussent invisibles,
c'était celui-là. Ce que, pas plus qu'ailleurs, on ne pouvait dire
tout haut, on avait mille faciUtés pour le dire tout bas. D'autre
part, à l'usage des gens prudents qui aimaient mieux ne rien dire
du tout, il ne manquait pas de tables où ils pouvaient faire leur
partie de whist ou leur partie d'échecs. Ajoutons de plus qu'un
piano, placé à l'une des extrémités de ce grand salon, était toujours
ouvert et à la disposition des amateurs, plus nombreux alors qu'au-
jourd'hui, où il est convenu que, même en famille, on ne peut
plus se hasarder à faire de la musique à moins de posséder un
talent consommé.
Mais dans cet aimable salon, notre marquis, d'ordinaire si socia-
ble, était, ce soir-là, préoccupé et silencieux. Assis dans un coin
sur un canapé où lui seul avait pris place, il ne s'était point mêlé
à la conversation générale, et cependant, à mesure que le salon se
remplissait et que différents groupes se formaient, çà et là, les
étrangers et les diplomates surtout qui le fréquentaient en grand
nombre, avaient abordé le grand sujet, et peu à peu on entendit
murmurer de plusieurs côtés les noms de Mouravieff, de Ryleïeff,
de Pestel, et des deux autres condamnés à mort avec eux, aussi
bien que celui des exilés qu'attendait une peine presque aussi ter-
rible que la leur.
Bientôt un jeune attaché à l'une des légations allemandes, aper-
cevant Adelardi, vint se placer auprès de lui sur le Canapé où il s'é.
tait établi :
— Et Walden, lui dit-il à demi-voix, n'avez-vous pas obtenu deux
fois la permission de le voir ?
—Oui.
— Et depuis qu'il connaît sa sentence, l'avez-vous revu ?
— Non, mais on m'a fait espérer que j'obtiendrai cette faveur !
— Il ne sera pas fâché, j'imagine, d'échapper à la potence !
— A la potence, je n'en doute pas, mais quant à la mort, je
suis persuadé qu'il la trouverait préférable au sort qui l'attend.
—Pauvre diable ! mais aussi qu'allait-il faire... ?
164 REVUE CANADIENNE.
— Dans cette galère? dit le marquis en l'interrompant avec
humeur. La question esta coup sûr fort à propos, et je la lui ferais
comme vous, si, à l'heure qu'il est, je pouvais obtenir une réponse
qui lui servît à quelque chose.
— A propos, dit son interlocuteur, vous savez, je pense, qui vient
d'arriver à Pétersbourg ?
Le marquis l'interrogea d'un regard incertain : il attendait plus
d'une arrivée ce jourjlà.
— Eh parbJeu ! la belle Vera, qui est enfin revenue à son poste»
— En vérité, s'écria Adelardi vivement, mais en ce cas* nous allons
peut-être la voir paraître : on m'assure que, lorsqu'elle ^t ici, elle
vient tous les soirs dans ce salon.
— Oui, mais seulement lorsque son service auprès de l'impéra-
trice est fini. Il est bientôt dix heures: elle ne tardera pas sans
doute. Notre aimable hôtesse est une de ses parentes.
—Je l'ignorais. Je connais peu la comtesse Vera. Lorsque j'étais
ici, il y a trois ans, elle n'était pas encore à la cour: je l'ai vue
seulement deux ou trois fois chez la princesse Catherine Lamianoff
qui était ici alors, mais je ne lui ai jamais été présenté.
—Chez la princesse Catherine ? je le crois bien ; on disait qu'elle
voulait la faire épouser à son fils qui, en effet, lui fit un ins-
tant une cour assidue. La jeune comtesse, alors, ne s'y montrait
point insensible. En tient-elle encore pour lui, croyez-vous ?
— Je l'ignore.
— La pauvre fille ! je la plaindrais en ce cas ; mais il n'est pas
fort probable qu'elle demeure longtemps engouée d'an galérien.
Elle trouvera, du reste, sans peine des consolateurs, si elle veut biea
en chercher.
En ce moment le piano se fit entendre. On vint chercher le jeune
diplomate pour chanter une partie dans un trio qui allait être
déchilï'ré. Cette musique improvisée mit un terme aux conversa-
tions qui commençaient à s'animer un peu trop de tous les côtés»
sons la pression de l'intérêt causé, non par le délit, mais par l'in.
fortune des coupables. Tous les connaissait^iit et plusieurs d'entre
eux avaient appartenu naguère à celte môme coterie où l'on osait
à peine aujourd'hui prononcer leurs noms tout haut !
Adelardi demeura à la même place, la lete appuyée sur sa main,
plus absorbé que jamais. Il prétendait écouter la musique, et môme '
il baliait la mesure machinalement. Mais il pensait à tonte aulie
chose, et ne sortait de sa rêverie que lorsque la cloche retentissait
pour annoncer l'arrivée d'une nouvelle visite; il lev..it alors vive,
ment la tôlt; et regardait avec inlérôi du côle de la porte. Mais
FLEUR ANGE. 165
après chaque nouvelle apparition, il reprenait la-même attitude, et
il était évident que la personne qui venait d'entrer n'était pas celle
qu'il désirait voir.
LI
Au début de cette même soirée, une autre scène se passait
non loin de là, dans un salon plus élégant et plus magnifique
encore que celui dont nous venons de parler. Ce salon, cependant,
n'était pas comme l'autre, disposé pour recevoir du monde mais
seulement pour le plaisir et le bien être de celle qui l'nabitait — une
femme, cela était visible, — bien qu'on n'y remarquât aucune profu-
sion d'inutiles bagatelles ou d'ornements superflus ; mais on aurait
dit que sa main ne pouvait toucher que ce qui était rare et pré-
cieux. L'or, l'argent, les pierres précieuses, é<Mataient en effet dans
tous les objets destinés à son usage habituel, depuis la cassette
ouverte qui contenait son ouvrage, jusqu'aux reliures somptueu-
ses des livres épars sur le tapis brodé de la table, ou placé près d'un
grand fauteuil sur une petite étagère en malachi4,e. Ce grand fau-
teuil, destiné à la lecture, était aussi disposé pour le repos au
moyen d'un coussin moelleux, couvert de la plus fine dentelle sur
lequel pouvait s'appuyer la tête de la lectrice, dans une attitude à
la fois gracieuse et commode. De toutes parts, en apercevait des
fleurs de toute saison, en aussi grande abondance que si elles eus-
sent grandi en plein air et en leur temps, et qui répandaient
ensemble une odeur exquise, h laquelle se joignait celle de par-
fums, plus factices mais non moins doux, dont l'appartement était
embaumé.
Si, comme on le prétend, et comme nous l'avons déjà remarqué,
les lieux ressemblent à ceux qui les habitent, on est peut-être pressé
de connaître la maîtresse de celui-ci. Nous allons donc la présenter
au lecteur et nous efforcer de la peindre, telle qu'elle apparat aux
yeux de ceux qui la virent à l'époque où nous transporte ce
récit : une femme à l'âge où la beauté est dans sa fleur, et dont on
disait avec vérité " qu'elle avait le port d'une déesse, et la taille
d'une nymphe ; " un visage doux et pâle, noble toutefois par la déli-
cate finesse des traits, attrayant par la pureté du teint, par le
charme du regard et du sourire, et encadré par une chevelure
flottante en longues boucles sur de gracieuses et blanches épaules.
Telle était celle qui, au son d'une voix mâle et sonore, parut dans
le salon que nous venons de décrire, et se jeta dans les bras de celui
qui venait de prononcer son nom.
166 REVUE CANADIENNE.
Ils commencèrent par échanger des paroles qui exprimaient la
joie de se revoir, après une longue séparation de quelques heures,
et pendant longtemps ils semblèrent ne penser que l'un à l'autre.
Leurs regards, leurs sourires se rencontraient, et l'on aurait pu
croire qu'ils n'avaient pas d'autre affaire en ce monde que celle de
s'aimer et de se le dire.
Mais peu à peu l'entretien changea de nature. Elle devint
sérieuse, lui soucieux, et en répondant avec effort aux questions
qu'elle lui adressait, et qu'elle répétait parfois avec insistance, il
semblait céder à contre-cœur à sa propre condescendance envers
elle et résister avec peine au désir de lui imposer silence. Une
fois il se lève et s'éloigna d'elle; mais elle le suivit, passa douce-
ment son bras sous le sien, et, se soulevant sur la pointe des pieds
(car bien qu'elle fût fort grande, il la dominait de toute la tête),
elle lui dit quelques mots à l'oreille.
Tandis qu'elle parlait, un changement eut lieu dans la physio-
nomie de celui qui s'était penché pour l'écouter, un changement
soudain et effrayant ! Elle s'en aperçut et le regarda avec surprise
et avec une inquiétude qu'elle n'avait jamais éprouvée auparavant,
tandis que, sans lui répondre, il revenait s'appuyer contre la che-
minée et y demeurait les bras croisés, grave et silencieux.
Il avait alors vingt-neuf ans. II était dans tout l'éclat de cette
beauté que les souffrances, les soucis, les passions violentes d'une
autre époque, les années elles-mêmes devaient à peine altérer :
mais alors, a sa haute et noble stature, à une régularité de traits
qu'aucun sculpteur n'eût pu idéaliser, se joignait un attrait dans
la physionomie et le son de voix qui inspirait une sympathie plus
vive encore que l'admiration. Jusque-là, il était rare qu'on eût
vu luire dans ce regard ou trembler dans cette voix le ressentiment
ou la colère, et c'était la première fois peut-être que, devant elle,
cet éclair sombre et menaçant traversait ses yeux bleus. Elle n'o-
sait plus l'interroger et elle attendit qu'il rompît le premier le
silence. Peu à peu cette expression inquiétante changea et fit
place à celle d'une tristesse profonde et amère.
— Ah !' dit-il enfin, c'est un triste début !
Après un silence, il ajouta en regardant autour de lui :
— Chère demeure ! nous regretterons peut-être bien souvent les
beaux jours que nous avons passés ici !...
— Nous ne la quitterons pas, répliqua-t-elle avec une vivacité où
se trahissait l'habitude de n'être pas contrariée ; nous la conserve-
rons telle qu'elle est et nous y reviendrons toujours. Nos grands
jours, nous les passerons, s'il le faut, dans le triste palais d'hiver ;
FLEURANGE. 167
mais nos bons jours, nous reviendrons les passer ici, et ces jours-là
seront dans l'avenir ce qu'ils ont été dans le passé.
Il secoua la tête :
— Le passé était à nous : l'avenir ne nous appartient plus. C'est
à notre grande patrie qu'il faut désormais nous donner tout entiers,
à elle qu'il faut tout sacrifier — tout. Dieu l'attend de nous.
— Tout, répéta-t-elle avec un certain effroi. Eh quoi ! même la
confiance ? Oh! non, cette part du passé, personne n'y touchera!
et il en est une autre encore à laquelle je ne renoncerai jamais,
c'est au droit d'implorer une faveur, d'obtenir un pardon.
Elle hésita, et acheva en joignant les mains et en fixant les yeux
sur les siens avec une expression suppliante :
— Ne serai-je plus jamais entendue ?
— Pour les malheureux, toujours : pour les ingrats, jamais !
Il fronça le sourcil en disant ces mots et se dirigea vers la porte,
mais elle l'arrêta.
Elle avait compris qu'il fallait se taire, et avec cette adresse qui
est la diplomatie permise de l'amour, elle changea subitement de
sujet et elle l'obligea à l'écouter tandis qu'elle faisait des projets
conformes aux volontés qu'elle lui connaissait. Elle lui parla
d'elle-même, de lui, de l'heureux passé, de l'avenir éclatant, de
mille choses et de tout enfin, hormis de ce qui avait fait l'objet des
paroles qu'elle avait dites à voix basse et qu'elle tenait en ce
moment à lui faire oublier.
On a depuis longtemps deviné que nous sommes en présence du
jeune couple impérial, dont le règne inattendu venait de débuter
au milieu d'une tempête. C'était en effet leur coutume de se
retrouver ainsi dans le palais qu'ils avaient habité aux premiers
jours de leur heureuse union, lorsque aucune vision du trône ne
se mêlait à celle de leur jeunesse et de leur amour ^ Tous deux
hésitèrent longtemps à quitter ce charmant palais, pour aller habi-
ter la demeure souveraine ; et lorsqu'ils y furent contraints par la
nécessité de leur position, ils gardèrent néanmoins tels qu'ils
étaient et sans vouloiry rien changer, les lieux témoins des jours
que, malgré l'éclat de la pourpre impériale, ils continuaient à
nommer les plus beaux de leur vie.
Dès que l'impératrice fut seule, elle demeura un instant pensive ;
puis, s'approchant de l'étagère en malachite, elle y prit une petite
clochette d'or et la sonna vivement.
Au même moment une porte cachée dans la tenture s'ouvrit, et
une jeune fille parut.
^ Le palais Anitchkoff, dans la perspective de Newsky.
168 REVUE CANADIENNE.
Elle s'arrêta sans parler, attendant un ordre ou une parole.
Rien cependant dans son attitude n'indiquait la craintive sou
mission qu'on aurait pu attendre d'une demoiselle d'honneur
répondant au coup de^sonnette de sa souveraine. Celle qui venait
de paraître joignait, ,au contraire à une beauté maiestueuse, un
regard qui eût semblé trop fier si cette expression ne se fût modi*
fiée dès qu'elle parlait Alors ses yeux devenaient tantôt caressants,
tantôt d'une vivacité qui semblait trahir toutefois plus de passion
que de tendresse ; mais sa belle taille, ses yeux noirs et ses épais
cheveux blonds, la blancheur mate de son teint la rendaient à la
fois frappante et imposante.
Elle attendit quelques instants en silence... puis voyant que sa
mai resse se taisait, elle s'avança et parla la première :
— Votre Majesté a-t-elle daigné et osé plaider sa cause ? dit-elle.
L'impératrice sortit, de sa rêverie et secoua tristement la tête.
— Ma pauvre Vera, dit-elle, il n'y faut plus songer.
La jeune fille pâlit.
— N'y plus songer ! s'écria-t-elle. 0 madame, se peut-il que ce
soit là votre conseil?... Se peut-il qu'il n'y ait plus rien à attendre ?
L'impératrice, sans lui répondre, alla s'asseoir dans son fauteuil,
prit un livre qui se trouvait sur l'étagère et se mit à le feuilleter
d'un air préoccupé, comme si elle eût voulu mettre fin à l'entre-
tien.
Les yeux de ^Vera flamboyèrent un instant et elle eut .peine à
réprimer une explosion de douleur ou d'irritation.
Elle se tut cependant et resta debout près de la table, effeuillant
d'une main distraite une des fleurs du bouquet placé près d'elle
dans une coupe de cristal.
L'impératrice, pendant ce temps, gardait ses yeux fixés sur son
livre.
Au bout d'un instant, elle leva la tête et regarda la pendule.
— Je n'ai plus besoin de vous, Vera. Il est dix heures ; vous
allez, je pense, ce soir chez la comtesse G... ?
— Oui, madame, si Votre Majesté n'a plus d'ordres à me donner.
— Non, je n'ai plus rien à vous dire... Ah ! j'oubliais ! Ouvrez ce
tiroir, en désignant un meuble placé au fond de la chambre ; vous
y trouverez une lettre.
Vera obéit et apporta la lettre à sa maîtresse.
Chargez-vous, dit l'impératrice, de la faire remettre à son
adresse. C'est la permission accordée à la princesse *** de suivre
son mari en Sibérie. J'ai été heureuse de pouvoir rendre à cette
héroïque femme ce triste service ; elle n'est pas la seule, du reste.
FLEURANGE. 169
— Quel sort toutes ces femmes se préparent! dit Vera avec un
frisson d'horreur.
— Oui, en vérité, cela fait frémir, dit l'impératrice ; toutefois je
les admire et je les servirai de tout mon pouvoir.
Vera se tut. Quelques instants après, voyant que sa souveraine
ne semblait plus avoir rien a lui dire, elle s'approcha gravement
pour prendre congé d'elle.
Au moment où elle s'inclinait pour lui baiser la main, l'impéra-
trice l'embrassa au front.
— Allons, Vera, lui dit-elle, déridez-vous un peu, je vous prie.
Je veux bien, pour vous contenter, vous promettre de faire encore
une dernière tentative ; mais savez-vous, ma chère amie, que vou&
êtes bien généreuse de tant vous occuper de lui, car enfin ce n'est
pas seulement à l'empereur qu'il appartient de l'appeler un ingrat !
Le visage de Vera devint pourpre, et elle se redressa vivement.
-^Votre Majesté a le droit de tout me dire, dit-elle d'une voix
tremblante ; mais, d'ordinaire, elle use de ce droit avec bonté.
— Tandis qu'en ce moment vous me trouvez cruelle ?... Eh bien,
soit, n'en parlons plus. Bonsoir et sans rancune, ma chère.
Elle fit à sa demoiselle d'honneur un nouveau signe de tête pour
la congédier ; Vera s'inclina, et, sans dire un mot de^plus, elle sortit.
LU
— "La comtesse Vera de Liningen ! "
A ce nom, Adelardi leva encore une fois la tête ; mais ce ne fut
plus, comme auparavant, pour reprendre ensuite son attitude, car
celle qu'il attendait avec tant d'impatience paraissait enfin : c'était
elle 1
Le motif de cette impatience, si on veut le connaître, était une
résolution prise par le marquis, ce soir-là, de tenter auprès de la
comtesse Vera une démarche en faveur de son ami ; mais d'abord,
il était indispensable de reconnaître avec assurance quelles étaient
ses dispositions à l'égard de celui-ci. Trouverait-il encore chez elle
quelque reste de cette passion qu'elle avait si peu dissimulée à sa
première rencontre avec Georges ? ou bien le dépit et le temps
avaient-ils fait leur œuvre— l'influence de la cour aidant — et l'in-
constant inspirait-il maintenant une indifférence que l'infortune du
coupable n'avait pas désarmée ? Tout cela, Adelardi se flattait de
le découvrir en une seule conversation, pourvu qu'elle consentît a
causer avec lui. Quand à craindre qu'elle pût éluder sa pénétra-
tion, il avait à cet égard trop bonne opinion de lui-même.
170 REVUE CANADIENNE.
Dès qu'elle parut, il la regarda donc avec le plus vif intérêt et
avec une attention qu'il se permit sans scrupule ; ne l'ayant vue
que deux lois, quelques années auparavant, sans lui avoir jamais
adressé la parole, il ne pensait point qu'elle pût le reconnaître
avant que la formalité d'une présentation nouvelle eût été ac-
complie.
Vera traversa le salon, sans embarras, avec la grâce et l'aisance
d'une personne accoutumée au grand monde et à l'effet qu'elle y
produit. Elle était toute vêtue de noir, la cour, et même la ville,
portant encore, avec une rigueur sans exemple, le deuil de l'em-
pereur Alexandre. Ce vêtement rendait plus frappante encore
l'éclatante blancheur de son teint, la couleur dorée de ses cheveux
et convenait à sa taille, d'une symétrie parfaite, mais plus noble
que svelte. Pour unique ornement elle portait, attaché à l'épaule
gauche, le nœud de ruban bleu auquel était suspendu le chiffre
en diamants (insigne de son rang de demoiselle d'honneur), où.
étaient entrelacées les initiales des trois impératrices: Alexan-
drine, alors régnante ; Marie, l'impératrice mère ; enfin Elisabeth,
la veuve inconsolable d'Alexandre, qui devait le suivre de si près
au tombeau.
Une émotion récente colorait encore les joues de la jeune fille,
et les larmes de l'orgueil blessé essuyées à la hâte avaient donné à
son regard une expression mélangée de mélancolie et de hauteur,
qui inspirait à la fois le désir de la plaindre et la crainte de
l'aborder.
Elle commença par s'approcher de la table de whist où la maî-
tresse de la maison faisait sa partie. Celle-ci leva les yeux et se
contenta de lui adresser en souriant un signe de tête amical. Vera,
sans lui prendre la main, s'inclina et fit un geste à la fois gracieux
et respectueux, en usage dans ces contrées entre deux femmes,
lorsque l'une est beaucoup plus âgée que l'autre : elle prit le bout
du châle de dentelle noire que portait la vieille dame et elle le
«porta à ses lèvres ; puis elle resta un moment debout, près de la
table de jeu, et promena ses yeux autour d'elle.
Il n'y avait dans ce regard ni empressement, ni curiosité, ni
coquetterie : c'était une simple reconnaissance des lieux et de ceux
qui s'y trouvaient et il était facile de voir qu'elle ne cherchait et
n'attendait personne; elle répondait seulement tantôt par un léger
mouvement de tête, tantôt par un sourire aux saints qui lui étaient
adressés.
Bientôt, apercevant un siège vacant, elle fit quelques pas pour
aller y prendre place et se rapprocha ainsi du canapé où se trou-
vait Adelardi.
FLEURANGE. 171
Elle était à peine assise, que le jeune diplomate qui, tout à
l'heure, avait parlé d'elle, s'approcha avec un vif empressement
auquel elle ne répondit que par un regard indifférent, en lui don-
nant deux doigts de sa main gantée. Ce fut là le moment choisi
par le marquis pour s'approcher du jeune Allemand et lui de-
mander de le présenter à la comtesse Vera.
A peine le nom d'Adelardi fut-il prononcé, qu'un souvenir,
vague d'abord, puis assez distinct bientôt pour la faire rougir, se
réveilla et pour un moment sembla lui causer un vif mouvement
d'embarras ; elle salua, sans parler, celui qui venait de lui être
présenté, et, détournant sur-le-champ son visage, elle continua
pendant quelques instants sa conversation avec l'autre; mais ce
ne fut que le temps nécessaire pour reprendre contenance. Elle
eut bien vite mis fin à cet entretien insignifiant, et se retournant
alors tout d'un coup vers Adelardi, elle lui dit sans aucun reste
d'embarras apparent :
— Je rAe souviens très-bien, monsieur le marquis, de votre séjour
à Pétersbourg, il y a trois ans ; mais j'étais si jeune alors que vous
m'avez probablement oubliée.
Adelardi répondit comme il l'eût fait en tout cas, mais dans
celui-ci, avec vérité, que ce doute ne lui était pas permis.
— Quanta moi, continua-t-il, n'ayant jamais eu l'honneur de
vous approcher, je devais nécessairement me croire parfaitement
inconnu de vous.
— Vous avez des amis qui prononçaient fort souvent votre nom,
c'est pourquoi il m'était familier ; tandis que, je l'avoue, vos traits
s'étaient un peu effacés de ma mémoire.
— Les vôtres naturellement étaient demeurés présents à la
mienne; d'ailleurs, moi aussi, j'entendais sans cesse parler de
vous.
11 y eut un moment de silence.
— Avez-vous vu la princesse Catherine dernièrement? dit-elle.
—Non ; j'ai quitté Florence au commencement de décembre.
— Pour venir à Pétersbourg ?
—Oui.
— Et depuis lors vous y êtes resté ?
— Oui ; vous étiez absente à mon arrivée, sans cela je n'aurais
pas attendu jusqu'à ce jour pour solliciter la faveur que j'obtiens
actuellement.
Encore un moment de silence, puis la jeune fille regarda autour
d'elle et poursuivit plus bas :
— Vous étiez donc ici le 24 décembre ?
—Oui.
172 ' REVUE CANADIENNE.
Elle hésita un instant, et, baissant la voix encore davantage, elle
dit :
— Et depuis ce jour fatal, avez-vous revu votre ami ?
— Oui, et j'espère le voir encore une fois... hélas ! une dernière
fois.
Vera mordit ses lèvres, qu'un tressaillement nerveux faisait trem-
bler; mais bientôt, avec un aplomb qui surprit et dérouta un ins-
tant son interlocuteur, elle reprit :
— Je connaissais autrefois le comte Georges de Walden, mais
depuis longtemps je l'ai perdu de vue. Néanmoins, cette sentence
me fait horreur, et je ferais tout au monde pour qu'il pût y échap-
per... lui et les autres.
— Lui comme les autres?... ni plus ni moins ?
— Ni plus ni moins ; ils me font tous pitié, et je voudrais que
l'empereur leur fît grâce à tous.
Le son de la voix était loin d'être d'accord avec l'indifférence des
paroles, mais son interlocuteur poursuivit comme s'il ne s'en fût
point aperçu.
— Faire grâce à tous ! ce serait une chimère ! Mais il en est
quelques-uns pour lesquels, peut-être, on pourrait implorer sa clé-
mence.
— L'empereur est plus indulgent pour les coupables obscurs que
pour ceux qui, après avoir été comblés de ses faveurs, ont méconnu
ses bontés.
— Et cependant, poursuivit le marquis avec insistance, même
pour quelques-uns de ceux-là, il y aurait des circonstances atté.
nuantes à faire valoir.
— En connaissez-vous quelques-unes de cette sorte qui pourraient
servir la cause du comte Georges ? dit-elle vivement.
—Ne parlez pas si haut !... on pourrait nous entendre.
— Oui, vous avez raison, dit-elle, reprenant le même son de voix
qu'auparavant, et tenez, changeons de place, nous avons l'air de
conspirer ici, cela attire l'attention. Allons regarder les albums qui
se trouvent là-bas sur cette table, nous y continuerons cette con-
versation plus à l'aise.
— Eh bien, repril-elle dès qu'ils eurent opéré le mouvement quelle
venait de conseiller et qu'elle se fut placée devant un album qu'elle
prétendait feuilleter avec la plus grande attention.
— Eh bien ! répondit Adelardi, ce que je veux dire, c'est que
beaucoup de choses inutiles à faire valoir devant la loi pourraient
peut-être cependant ne pas demeurer sans effet sur celui qui est le
maître de la loi.
FLEURANGE. 173
Et tandis qu'elle l'écoutait avec un intérêt que ses yeux animés
ou attendris, ses joues brûlantes, ses lèvres enlr'ouvertes, manifes-
taient fort au delà de son intention, Adelardi plaida la cause de
son ami, en racontant tout ce que nous savons sur la complicité
plus apparente que réelle, sur son ignorance des desseins véritables
des conjurés, sûr les circonstances qui, le 24 décembre, avaient
causé sa présence parmi les insurgés. Enfin il lui donna tous les
détails qu'elle avait ignorés jusque-là, ayant seulement appris de
loin le délit de Georges et la sentence qu'il allait subir.
— Et l'empereur, dit-elle vivement, sait-il que dans cette funeste
journée c'est lui qui a sauvé la vie de son frère ?
— J'en doute. Deux témoins seulement auraient pu l'attester.
L'un d'eux a eu peur de se compromettre, et n'a point comparu ;
l'autre a été récusé.
—Qui était cet autre témoin ?
— Un nommé Fabiano Dini, secrétaire de Georges, un grand
coupable, celui là, et qu'on a déclaré indigne de foi. Il disait vrai
cependant, et désirait ardemment que son témoignage pût sauver
son maître.
— Il est condamné avec lui, sans doute ?
— Oui, et plus sévèrement que lui ; car il est condamné à per-
pétuité, tandis que la peine de Georges n'est que de vingt-
cinq ans !
— Que vingt-cinq ans ! répéta-t-elle en frissonnant.
— Oh ! oui, c'est horrible plus horrible que la mort ! Et Georges
portera envie au misérable qui est la cause première de son infor-
tune; car ce Dini, blessé très-grièvement le 24 décembre, sera
mort probablement avant le jour âxé pour leur lugubre départ.
En ce moment, ils furent interrompus par un incident qui n'é-
tait point étranger au sujet de leur entretien.
Une femme vêtue modestement, qui jusque-là s'était tenue à l'é-
cart, s'approcha de la jeune demoiselle d'honneur, et, d'une voix
émue et respectueuse, elle lui demanda si la requête adressée à Sa
Majesté Impérialp avait été agréée.
— Oui, dit Vera avec empressement. La permission est accordée,
et à l'heure qu'il est, la princesse*** l'a reçue. Je l'ai déposée moi-
même à i-a porte en venant ici.
Elle tendii amicalement la main à celle qui venait de lui parler.
Celle-ci se pencha, comme si elle eût voulu la baiser, mais Vera l'en
empêcha en l'embrassant cordialement.
— Voilà une vraie et fidèle amie du malheur, dit-elle lorsque
l'autre se fut éloignée. Elle serait capable de suivre elle-même
maintenant en Sibérie celle dont elle axété la dame de compagnie
174 REVUE CANADIENNE.
pendant ses jours heureux. La princesse *** a du reste, dans sou
infortune, le bonheur de se sentir aimée et respectée de tous.
— Assurément, dit Adelardi. Quelle femme admirable, en effet !
— Si admirable, répondit Vera, que je ne la comprends pas du
tout.
— Gomment?
— Non, ce qu'elle veut faire, elle et d'autres, dépasse ma com-
préhension.
— Eh quoi ! dit Adelardi en la regardant avec un peu de surprise,
vous ne comprenez pas qu'une femme puisse se dévouer ainsi tout
entière pour un homme... pour un mari qu'elle aime ?
Vera secoua la tête.
— Non, dit-elle je ne veux pas me faire meilleure que je ne suis.
Si j'étais dans cette situation, si j'avais le malheur d'aimer l'un de
ces condamnés, il pourrait compter sur moi pour chercher à obte-
nir sa grâce et pour user, dans ce but, de tous les moyens en mon
pouvoir. Mais quant à partager son sort et à le suivre en Sibérie,
non, mon cher marquis, je vous le déclare franchement, voilà une
preuve de tendresse et de dévouement dont je me sens parfaitement
incapable.
Une vision s'offrit en ce moment à la pensée d'Adelardi, qui
fit un peu pâlir la beauté qu'il avait devant les yeux, et diminua
légèrement l'admiration fort vive avec laquelle il l'avait regardée
jusque-là.
— Eh bien, lui dit-il après un moment de réflexion, je connais un
de ces condamnés pour lequel une femme, une jeune fille à peu
près de votre âge, est prête à a€Compli*r un acte encore plus
dévoué que celui de la princesse ***, car elle n'est pas sa femme.
Elle n'est que... sa fiancée, et elle veut l'épouser tout exprès pour
partager son sort.
— Ceci est tout à fait original, dit Vera.
— Pour cela, poursuivit Adelardi, elle a une double faveur à
obtenir, et elle vient dans ce but à Pétersbourg, où elle sera peut-
être demain, au plus tard dans quelques jours. Je me suis chargé
de solliciter pour elle une audience de l'impératrice. Puis-je m'ac-
quitler en ce moment de ce mandat par votre entremise ?
— Sans doute. Toutes ces requêces ont passé par mes mains, et
aucunes n'ont été rejetées. Mais celle-ci est à coup sûr plus singu-
lière que les autres.
Elle tira un petit portefeuille et un crayon de sa poche.
— Le nom de votre protégée ?
Adelardi hésita un instant; puis il dit, en examinant avec un
peu d'inquiétude l'effet qu'il allait produire :
FLEURANGE. 175
— Elle se nomme... Fleurange d'Yves.
Il fut soulagé lorsque la demoiselle d'honneur inscrivit tranquil-
lement ce nom dans son calepin en disant :
— Fleurange ! voilà un nom fort bizarre, et que je n'ai jamais
entendu de ma vie... Demain, poursuivit-elle en se levant et en
remettant le portefeuille dans sa poche avant midi vous aurez une
réponse. A revoir, monsieur le marquis.
Au moment où elle lui donnait la main, elle ajouta à voix
basse :
— Je vous remercie de tout ce que vous m'avez appris, et je tâche-
rai de m'en servir. Si vous voyez le comte Georges, dites-lui... Mais
non, ne lui dites rien. Si, par impossible, je réussissais, il serait
temps de lui apprendre ce qu'il doit à mes efforts. Sinon... il vaut
mieux qu'il ignore toujours que j'ai échoué.
Le marquis Adelardi rentra chez lui fort préoccupé, et il prit
d'abord avec distraction deux lettres qui l'attendaient sur la table.
Mais après les avoir ouvertes, il les lut successivement avec un égal
intérêt.
Il regarda d'abord la signature de la première :
— Clément Dornthal. C'est le cousin qui accompagne notre belle
voyageuse. Les voilà donc arrivés!... Allons, le dénoûment du
drame approche ; tâchons de jouer chacun nos rôles avec prudence.
Le mien n'est pas le plus facile de tous !
Il ouvrit l'autre billet et le parcourut rapidement.
— Jeudi I... Je le verrai jeudi, à deux heures... Pauvre Georges l
ce sera une douloureuse rencontre, malgré la nouvelle dont je
serai porteur, et la consolante surprise qui l'attend.
Il acheva le billet, et vit avec satisfaction que, grâce à la puis-
sante intervention qui s'était mise en œuvre pour lui, il lui serait
permis d'approcher le prisonnier, chaque jour pendant une heure,
durant la semaine qui devait s'écouler jusqu'au départ du triste
convoi des exilés.
— Pauvre Georges ! répé-la-t-il encore. Se peut-il que nous en
soyons là?. ..Qui sait encore? Si, comme on le dit, ce que femmt
veut, dieu le veut, tout espoir ne serait peut-être pas perdu ; car, si
je ne me trompe, voici deux volontés féminines appliquées à le
servir, et assez énergiques pour vaincre en sa faveur le sort le plus
contraire. Deux, c'est une de trop, sans doute, et je viens de courir
un peu hardiment peut-être le risque d'une collision redoutable.
Mais enfin, au point où en sont les choses, elles ne peuvent guère
empirer. Si la belle Vera réussit, ce sera à Georges à se tirer de
la position compliquée où pourra le placer la reconnaissance entre
celle qui l'aura sauvée et celle qui était prête à le suivre. Si défini-
176 REVUE CANADIENNE.
tivement, au contraire (comme cela n'est que trop probable)
elle échoue, alors la chose devient fort simple, et il est évident
qu'en ce cas notre charmante héroïne n'aura point de rivale à re-
douter.
LUI
Après toutes les surprises désagréables qui s'étaient succédé pour
mademoiselle Joséphine pendant leur pénible voyage, elle en avait
éprouvé une d'une nature différente, mais plus grande que toutes
les autres, en arrivant à son terme. Son imagination, on le sait, ne
faisait jamais grand frais pour embrasser ce qui dépassait le strict
nécessaire. Ce n'était pas sans peine qu'elle avait réussi à com-
prendre que sa chère Gabrielle était décidée à venir épouser un
inconnu, lequel était condamné aux galères, et cette idée inconce-
vable semblait avoir pénétiédans son esprit,à l'exclusion de toutes
les autres. Elle était partie pour aller rejoindre un prisonnier, et
depuis son départ d'Heidelbergelle se regai'dait comme acheminée
vers un cachot. Aussi, lorsqu'elle entendit ces mots : ''Nous som-
mes arrivés 1 " et que leur traîneau passa sous la voûte d'une vaste
porte cochère, elle fui saisie d'un grand frisson.
Ce fut donc avec une sorte de stupéfaction qu'elle se trouva dans
un vestibule brillamment éclairé, conduisant par un large escalier
à une belle et longue galerie, puis à une enfilade de salons au bout
de laquelle oii introdui>it les voyageurs dans une salle à manger
où les attendait un souper d'une recherche iussi inconnue pour
mademoiselle Joséphine que la splendeur avec laquelle il était
servi. Elle regardait avec une mnetle surprise, osant à peine tou-
cher aux mets placés devant elle, et interrogeant du regard ses
deux compagnons avec une expression de grande perplexité. Mais
tnus deux semlilaienl émus et [)réoccupés au point de ne rien
observer de ce (|ui se passait autour d'eux. Fidèle à son habitude,
mademoiselle Joséphine s'abstint pour le moment de les ques-
tionner.
Lf' repas s'acheva en silence. Clément écrivit ensuite un billet
qu'un valet de chamhie se chargea, devant elle, de faire parvenir
à M. le marquis ; puis les deux voyageuses furent conduites dans
les appartements (l'ii leur avaient éle préparés. Fleurange embrassa
sa coni{)agne. lui souhaita une bonne nuit, et inademoisolle José-
phine demeura seule dans une chf'.mbre telle qu'elle n'en avait
jamais vu, en face de grandes glaces où, pour la première fois de
sa vie, elle s'apercevait de la tète aux pieds, et en présence d'un lit
FLEURANGE. 177
à baldaquin qu'elle osait à peine croire destiné à sa modeste per-
sonne, et où elle ne s'étendit enfin qu'avec un respect qui troubla
longtemps son repos. Jamais l'excellenle Joséphine ne s'était trou-
vée à ce point hors de son élément. Elle se demandait avec sur-
prise si c'était bien elle-même qui était là, sous ces rideaux de soiei
et lorsqu'elle s'endormit enfin, elle rêva que Gabrielle, splendide
ment velue, montait sur un trône, et qu'elle, mademoiselle José-
phine, vêtue de même, y montait avec elle- Ce sommeil agitée ne
fut pas de longue durée. Avant le jour elle était debout, et elle
attendit avec impatience que l'heure fût assez avancée pour pou-
voir quitter sa belle chambre et aller faire un voyage de décou-
verte dans cette demeure inconnue qui, la veille au soir, lui avait
paru être un palais de fées.
Cette impression ne fut point amoindrie par la lumière du jour.
L'appartement était, en réalité, splendide et meublé avec le goût
que la princesse Catherine faisait régner partout, et qui était aussi
recherché dans cette maison, où elle ne séjournait que trois
mois de l'année, que dans le palais de Florence où elle pas-
sait sa vie.
Mademoiselle Joséphine alla donc d'une chambra à l'autre dans
un état d'admiration toujours croissante ; et, tout en se promenant
ainsi, elle remarqua que partout elle trouvait la même tempéra-
ture douce et chaude, et ceci lui sembla tenir du prodige ; car
toutes les portes étaient ouvertes, et non-seulement elle ne voyait
de feu nulle part, mais elle n'apercevait pas aux fenêtres la moin-
dre vitre ou môme le moindre châssis. Rien, en apparence, ne
semblait la séparer de l'air glacé du dehors.: glacé, en vérité, car
à leur arrivée, ils avaient trouvé à Pétersbourg un froid de 15 à
18 degrés, et pourtant... Que signifiait cette merveille ? elle n'avait
pas le moindre froid, bien que la vue de ces grandes fenêtres là
fit frissonner et qu'elle n'osât regarder que de loin la vue que l'on
découvrait au-delà.
C'était une vaste plaine, couverte de neige, sillonnée de routes
tracées et bordées par des branches de sapins. Des véhicules de
toutes sortes circulaient en tous sens. De loin en loin, de vastes
constructions, et au delà, les sombres murs d'une forteresse
flanquée d'une égli>^e dont la flèche dorée brillait au soleil d'hiver,
soleil éclatant et sans chaleur, qui répandait sur la neige un éclat
presque trop éblouissant et dont la lumière trompeuse, loin d'an-
noncer quelque adoucissement au froid de la saison, était au con-
traire le signe le plus certain de son impitoyable rigueur.
Tout en admirant, en regardant et en s'étonnant ainsi, made-
moiselle Joséphine parvint jusqu'au dernier salon de l'enfilade, et
25 mars 1873. 12
178 REVUE CANADIENNE.
là, debout devant l'une de ces grandes fenêtres, elle aperçut Fleu-
range immobile et absorbée dans une si profonde rêverie, qu'elle
ne tourna point la tête à^on approche.
— Ah ! Gabrielle, vous voilà ! Dieu soit loué ! J'étais perdue, et
je me retrouve en vous voyant. Mais que faites-vous là,, bon Dieu!
près de cette fenêtre ouverte ?
Fleurange, à ce mot, se retourna en souriant.
— Ouverte ! Ma bonne Joséphine, nous n'y resterions pas long-
temps vivantes, vous et moi, vêtues comme nous voilà !
— En effet, je ne puis comprendre que je ne sois pas déjà glacée,
et pourtant...
Fleurange lui fit signe d'approcher (car la vieille fille se tenait
toujours à une distance respectueuse de ces menaçantes ouver-
tures), et elle lui fit toucher de la main la glace épaisse qui formait,
d'un seul morceau, la totalité de la fenêtre. Luxe inconnu a cette
époque, ailleurs qu'à Pétersbourg, et qui trompait souvent même
des yeux moins inexpérimentés que ceux- de la simple Joséphine.
Rassurée et de plus en plus émerveillée, celle-ci demeura à côté
de Fleurange, près de la fenêtre, et elle profita de l'occasion pour
lui faire toutes les questions qu'elle avait réprimées jusque-là.
Peu à peu tout lui fut expliqué, et elle comprit que cette maison
magnifique était celle de la mère du comte Georges.
— lui! se hasarda-t-elle à dire, lorsque Fleurange eut répondu à
toutes ses questions. Lui, Gabrielle, où est-il ?
— Lui ! répéta Fleurange, tandis que ses joues se coloraient et
ses yeux se remplissaient de larmes, il est la ; là, Joséphine, dans
les murs de cette forteresse qui est devant nos yeux!
La pauvre Joséphine fit un soubresaut de surprise.
— Pardon ! dit-elle. Si j'avais su cela, je n'aurais rien dit.
— Pourquoi, Joséphine?... Oh ! la vue de ces murs ne me fait
pas peur ! J'ai hâte de les franchir, au contraire ; j'ai hâte de
Quitter toute cette splendeur qui, maintenant comme autrefois, me
sépare de lui ! 0 ma bonne amie, il ne faudra pas me plaindre, le
jour où vous me saurez réunie à lui !
Ce langage passionné faisait toujours à la vieille fille l'effet le
plus étrange. Aussi se contenta-t-elle de répondre docilement :
— Eh bien, ma chère petite, nous ne vous plaindrons pas ! C'est
nous, moi et le pauvre Clément, qu'il faudra plaindre ce jour-là,
et il ne faudra pas nous en vouloir si...
Et en dépit d'elle-même, de grosses larmes, qu'elle essuya
promptement, lui vinrent aux yeux.
Elle se tut pendant quelques instants, puis elle passa à un autre
FLEURANGE. 179
sujet, car elle sentait que celui-là la conduirait promptement à une
explosion de douleur qu'elle était décidée à contenir pour ne pas
affliger sa jeune amie.
— Gomment nomme-ton cette grande plaine qui est là devant
nous, entre le quai et la forteresse ? dit-elle bientôt.
— Gette plaine, répondit Fleurange en souriant, c'est la Neva.
— La Neva ?...
— Oui, la rivière qui traverse la ville.
— La rivière ? répéta mademoiselle Joséphine. Allons donc,
Gabrielle, je sais bien que je suis fort sotte en ce qui concerne les
pays étrangers, mais pas au point, cependant, de croire ce que
vous me dites-là. Une rivière !... sur laquelle je vois de mes yeux
plus de cent voitures, traîneaux, chariots de toutes espèces, qui se
croisent en tous sens, et des maisons! et des hangars ! Et qu'est-ce
que ces deux grandes montagnes que j'aperçois là-bas ?
— Ge sont des montagnes de glace, de vraies montagnes russes,
Joséphine, qu'on a imitées en bois, il y a trois ans, à Paris : vous
en souvenez-vous ? Gelles-ci, m'a-t-on dit, ne sont élevées à cette
place que temporairement pendant le carnaval.
— Fort bien ; mais tout cela prouve que ce n'est pas la rivière
et que vous vous trompez.
— Gela paraît incroyable, en effet, mais tout ce que nous voyons
là disparaîtra au printemps, et il ne restera qu'une belle eau bleue,
qui coulera entre ce magnifique quai de granit et la forteresse !
Gependant, ,]'en conviens, ne l'ayant jamais vue, j'ai moi-môme
peine à me le persuader.
En ce moment Glément parut. Il était pâle et silencieux, et tout
indiquait que, pour d'autres raisons que mademoiselle Josépliine,
sa nuit n'avait pas été moins agitée que celle de la vieille fiUe.
Après quelques paroles échangées avec ses compagnes, son regard
traversa la large rivière et se fixa, comme celui de Fleurange, sur
les sombres murs de la forteresse. *
G'était un hasard étrange qui les avait amenés là, précisément
en face de ce lieu, qu'il regardait avec désespoir, avec jalousie,
avec horreur, et cependant dont il ne pouvait détourner ses yeux.
— Là, pensait-il, était donc le terme ! Pour elle, le but désiré,
pour lui, le tombeau de sa jeunesse ! Oui ! une fois qu'elle aurait
franchi ces murs, tout* serait fini à jamais, dût il vivre au delà du
terme ordinaire. Sa vie, à lui, allait finir, à vingt ans !...
Ges réflexions, et d'autres du même genre, n'étaient point faites
pour rendre Clément aimable ce matin-là. Aussi était-il, non;seu-
lement sérieux, ce qui lui arrivait souvent, mais, contre son habi-
tude, sombre et taciturne. Leur déjeuner s'acheva en silence, et
180 REVUE CANADIENNE.
ce fut ensuite avec un grand effort qu'il parvint à reprendre à peu
près son attitude ordinaire.
— Ma cousine, dit-il alors, j'ai l'air maussade ce matin, je le
sens, et je vous en demande pardon. Mais, croyez que je ne suis
que triste, triste de l'heure qui s'approche. Cela nous est bien
permis, n'est-ce pas? continua-t-il en prenant la main de made-
moiselle Joséphine et vous n'exigez pas, je pense Gabrielle, que
nous nous séparions de vous sans regret ?
— C'est ce que je lui disais à l'instant, dit la pauvre Joséphine,
en s'essuyant les yeux; elle dit qu'elle est heureuse, qu'il lui
tarde d'être là-bas — en jetant un regard à travers la rivière ; —
nous ne voulons que son bonheur, cela est certain ; mais enfin,
pour nous...
— Oui, dit Clément avec un sourire d'une tristesse amère, pour
nous, les jours qui vont venir ne seront pas des jours heureux, et
nous avons décidément le droit d'être tristes. Pour moi, je le suis
aussi, Gabrielle, de ceux qui finissent, car, dans cette sphère où
nous voici parvenus, mon rôle est achevé, et je perds aujourd'hui,
sans retour, la joie de pouvoir vous être utile à quelque chose.
Il parlait encore lorsqu'on annonça le marquis Adelardi.
Clément se leva à la hâte.
— Restez, Clément, dit vivement Fleurange, restez; je veux que
cet excellent ami vous connaisse.
— Je le veux aussi, mais pas en ce moment. Dites-lui que de-
main, oui, demain matin... ou même ce soir, s'il veut me recevoir,
je me présenterai chez lui ; ne me retenez pas maintenant.
Et, avant que le marquis eût paru, Clément était parti. Il se
sentait de trop dans cette rencontre qui, pour Fleurange, était en
effet, bien loin d'être indifférente. Revoir l'ami, le confident de
Georges, celui qui, dans ce moment solennel, allait être entre eux
un intermédiaire autorisé par sa mère I... Il y avait bien dans ses
pensées de quoi se sentir émue ! Adelardi au surplus lui avait tou-
jours inspiré sympathie et confiance, et, dans ce monde nouveau
où elle se trouvait, elle comprenait combien son expérience lui
serait utile et bienfaisante, car Clément avait eu raison de dire,
tout à l'heure, qu'ici il ne pouvait plus rien. Il était aussi igno-
rant qu'elle-même des habitudes et des usages de la cour. Et»
cependant, pour obéir aux instructions de la princesse Catherine,
son premier soin devait être de sefaire présenter à l'impératrice.
Perspective formidable, dout elle était mille fois plus effrayée que
de tout ce qui l'attendait au delà. Elle accueillit do'nc le marquis
avec une confiance enfantine, et celui-ci sentit redoubler à sa vue
l'attrait qu'elle lui avait toujours inspiré. C'était cette même beauté,
FLEURANGE. 181
cette même simplicité ; c'était surtout ce charme, unique à ses
yeux blasés, de ne ressembler à aucune autre I Le nouveau genre
de courage dont elle se montrait capable lui faisait aussi apprécier
davantage celui qu'elle avait manifesté en se séparant de Georges,
et lui révélait toute l'étendue du sacrifice accompli naguère avec
tant de fermeté.
La mission qui avait été confiée à Adelardi prit donc à ses yeux
un caractère plus grave qu'auparavant, et il fut un instant tenté
de se reprocher d'avoir appelé la veille au secours de Georges une
rivale, et peut-être une ennemie de la charmante fille qui était là
devant lui.
Toute réflexion faite pourtant, il ne put regretter cette dernière
tentative en faveur de son ami. Si elle échouait et si, par hasard,
Vera était entité tentée de voir avec déplaisir iine autre accom-
plir l'acte de dévouement dont elle s'était déclarée incapable, 11
avait pris quelques précautions pour la dérouter, et il se flattait
que la grâce serait obtenue avant qu'elle eût découvert par qui elle
était implorée.
En attendant, la demoiselle d'honneur avait été exacte. Le mar-
quis apportait déjà sa réponse, et il la mit en ce moment entre les
mains de sa jeune amie.
— Votre demande est accordée : " Mademoiselle Fleurange
d'Tves sera reçue par Sa Majesté, jeudi à deux heures.
" V. L."
— Après-demain ! dit Fleurange avec émotion. Puis elle pour-
suivit en rougissant : — Mais, comment se fait-il que ce nom, que
je ne porte plus depuis si longtemps, se trouve dans ce billet ?
— C'est bien te vôtre, n'est-ce pas? répondit éyasivement le
marquis.
— Oui, c'est le mien, mais...
Elle s'arrêta. Un souvenir particulier s'attachait maintenant
pour elle, au nom de Fleurange. Depuis plus de trois ans, Georges
seul l'avait prononcé. Et, un jour, à jamais gravé dans sa mémoire,
il lui avait dit " qu'il gardait ce nom pour lui, pour lui seul"
Elle regretta de le trouver là, écrit de cette main étrangère, et
en éprouva un serrement de cœur involontaire.
— J'aurais mieux aimé que cette demande eût été faite sous le
nom que je porte toujours.
— Pardonnez-moi ; en ce cas, je suis le coupable, dit Adelardi;
j'ai cru la chose indifTérente, et il m'a semblé que le nom de Fleu-
range fixerait mieux l'attention de celle dont vous devez implorer
la faveur, et resterait plus sûrement dans sa mémoire.
182 REVUE CANADIENNE.
Ce n'était là qu'un prétexte qui lui vint à l'esprit pour répondre
à une question qu'il n'avait pas prévue. Son véritable motif avait
été de dissimuler à la demoiselle d'honneur un autre nom qui lui
eût peut être été moins étranger, et auquel pouvait se rattacher
dans son esprit quelque prévention contraire au succès de la de-
mande doîit elle s'était faite l'intermédiaire.
LIV
Deux heures venaient de sonner. Vera, selon sa coutume, atten-
dait dans le salon qui précédait celui où l'impératrice donnait ses
audiences, La porte fut bientôt ouverte par un huissier, et la per-
sonne qui était attendue ce jour-là parut en présence de celle qui
devait l'introduire.
Il y eut de la part de l'une et de l'autre un premier et involon^
taire mouvement de surprise.
Fleurange s'arrêta incertaine ; l'aspect de Vera ne répondait en
rien à l'idée qui s'était présentée à son esprit lorsqu'on lui avait
annoncé *' qu'à la porte de Sa Majesté, elle trouverait la demoiselle
d'honneur de service," et elle se demanda un instant si elle était
en présence de l'impératrice elle-même.
Vera, de son côté, s'attendait encore moins à voir une suppliante
telle que celle qui venait de paraître.
La princesse Catherine, qui pensait à tout, avait eu soin, en
effet, de disposer pour ce grand jour la toilette de celle que, dans
ce moment, elle regardait comme la fiancée de son fils ; et, l'heure
venue, la jeune fille ouvrit un coffre, mis à part dans son bagage
et obéit docilement aux instructions qu'elle y trouva écrites de la
main de la princesse, avec le costume qu'elle devait revêtir.
C'était cependant une robe noire, comme le voulait alors l'éti-
quette, mais c'était une robe de cour, et la princesse s'était complu
à la rendre aussi magnifique ;que possible. Fleurange, ainsi vêtue,
était éclatante. Pour tous bijoux, néanmoins, elle ne portait
qu'une chaîne d'or, à laquelle était suspendue une croix cachée
dans son corsage (don précieux de son père, qu'elle ne quittait
jamais), et à son bras droit était attaché un bracelet que la prin-
cesse Catherine avait ôté du sien, pour le donner à la jeune fille,
la veille de son départ, en l'assurant qu'il lui porterait bonheur.
Sur sa tête aucun ornement ; mais ses beaux cheveux relevés et
tressés d'une manière inusitée à cette époque, gracieuse toutefois,
aussi bien que frappante, et qui ajoutait un charme original de
FLEURANGE. 183
plus à celui de toute sa personne, assez noble pour sembler être
née à la cour, assez simple pour indiquer avec évidence qu'elle y
paraissait pour la première fois.
Les deux jeunes filles se regardèrent," et, ainsi que nous Tavons
dit, leur surprise fut mutuelle. Mais ce ne fut qu'un instant.
Vera s'avança :
— Mademoiselle Fleurange doives, n'est-il pas vrai ? dit elle.
Fleurange s'inclina.
^-L'impératrice vous attend, suivez-moi.
Elle la précéda, et, arrivée à la porte qu'elle allait ouvrir, elle
lui dit :
— Otez le gant de votre main droite, c'est l'étiquette, et remettez
votre supplique de cette main là.
Fleurange obéit, et déganta machinalement sa belle main, dans
laquelle tremblait le papier qu'elle tenait. Elle s'arrêta un instant,
pâle et émue.
— N'ayez pas peur, mademoiselle, lui dit la demoiselle d'hon-
neur d'une voix encourageante. Sa Majesté est la bonté même, et
vous n'avez rien à craindre. Elle est, d'ailleurs, on ne peut mieux
disposée à vous bien recevoir.
Il n'y eut plus le temps d'ajouter une parole.
La porte venait de s'ouvrir. Vera entra la, première, elle s'in-
clina, et fît passer Fleurange devant elle. Puis, après une nouvelle
et profonde révérence, elle se retira, laissant la jeune fille seule
avec l'impératrice.
L'audience dura au delà d'une demi-heure, et Vera, bien qu'ac-
coutumée à attendre, commençait à trouver le temps long, lorsque
la porte se rouvrit, et Fleurange reparut. Elle avait le visage ému,
les yeux brillants et hunaides. En apercevant Vera, elle s'arrêta et
lui prit les mains.
— Oh! vous aviez raison, dit-elle. Sa Majesté a été pour moi
d'une adorable bonté I Mais je sais aussi ce que je vous dois ! Je
sais que c'est grâce à vous que j'ai été exaucée, même avant d'être
entendue. Que Dieu vous récompense, mademoiselle, et vous
rende ce que vous avez fait pour moi î
Vera répondit à cette expansion avec une cordialité qui ne lui
était pas toujours d'habitude. Puis elle accompagna Fleurange
jusqu'à la porte. Là, en se disant adieu, leurs yeux se rencontrè-
rent, et une même impulsion leur fit faire à toutes deux un léger
mouvement... Mais un peu de timidité d'une part, un peu de hau-
teur de l'autre les arrêta, et les deux Jeunes filles se quittèrent sans
s'être embrassées.
184 REVUE CANADIENNE.
Vera retourna lentement sur ses pas et rentra dans le salon de
l'impératrice. Dès que celle-ci l'aperçut :
— Eh bien, Vera, qu'en dites-vous? Avez-vous jamais vu une
plus charmante apparition?
— Cette jeune fille est en effet bien belle, dit Vera d'un air
pensif; elle a des yeux comme je n'en ai jamais vu.
— Oui, en vérité ! des yeux qui vous regardent si bien en face I
un regard si simple, si droit, presque si assuré, s'il n'était pas si
doux ! Je n'ai pas eu de peine, je vous en réponds, à lui promettre
d'envoyer et de recommander sa requête. Tenez, elle est là, je n'ai
pas même voulu la lire. Je suis décidée à faire accorder à cette
charmante fille tout ce qu'elle demande. Il me sufQt de savoir
qu'elle aime un de ces condamnés et qu'elle veut l'épouser pour le
suivre. On ne lui refusera pag cette terrible faveur, je m'en fais le
garant.
L'impératrice alla se rasseoir dans un grand fauteuil.
— Mais quels fous sont les hommes 1 — poursuivit-elle, après un
moment de silence. — Jeter ainsi dans de folles, aventures le bon-
heur des autres avec le leur I En vérité, j'admire ces femmes que
rien ne rebute, que rien n'épouvante et qui se sacrifient ainsi pour
ces égoïstes.
— Oui, dit Vera, leur dévouement est sans doute admirable ;
mais les femmes qui implorent, qui supplient, qui détournent enfin
le châtiment de la tête des coupables, ont aussi un bien beau rôle,
madame, un rôle que ces malheureux ont sujet de bénir.
— Je vous comprends, Vera. Vos grands yeux suppliants n'ont
rien à me rappeler ni à me reprocher : j'ai déjà dit à l'empereur
tout ce que j'ai appris de vous hier. Il faut laisser maintenant sa
magnanimité le guider et ne plus l'importuner.
Ces mots furent dits avec un léger accent d'autorité, et quelques
instants de silence les suivirent.
Vera avec un mélange de tristesse et d'humeur, demeura immo-
bile et les yeux baissés, attendant que sa souveraine lui donnât ses
ordres.
Dans cette attitude, elle aperçut à ses pieds, sur le tapis, un bra-
celet qu'elle ramassa, pour le rendre à sa maîtresse, lorsque celle-
ci le reconnut :
— Ah ! dit-elle, c'est le talisman que cette charmante créature
portait tout à l'heure à son bras. Cardez-le, Vera, vous le lui ren-
verrez demain avec la réponse qu'elle attend.
Vera regarda curieusement, le bracelet : c'était une épaisse
chaîne d'or, fermée par une cornaline d'un rouge foncé, sur la-
quelle était gravé un talisman. Ce bijou ne lui était pas absolu-
FLEURANGE. 185
ment inconnu. Elle avait vu à quelqu'un un bracelet pareil à celui-
là. Elle en était sû-re, mais à qui? Elle ne pouvait en ce moment
se le rappeler.
Tandis qu'elle faisait cet examen, l'impératrice poursuivit :
' — Maintenant, sans perdre de temps, mettez-vous là, à cette
table, et écrivez de ma part au prince W..., de ma part^ entendez-
vous? Joignez cette supplique à votre lettre, et dites que je désire
que la demande qu'elle contient soit accordée et que je le prie de
m'envoyer la réponse (la réponse favorable) demain matin au plus
tard. Dès qu'elle arrivera, vous l'enverrez sans retard, en mon
nom, à cette jolie fille. Elle demeure da ns la maison de la prin-
cesse Catherine Lamianoff. sur le grand quai.
Vera tressaillit légèrement.
— De la princesse Catherine ?
— Oui, mais hâtez-vous de faire ce qu'il y a de plus pressé.
Vera regarda de nouveau le bracelet: ce nom venait de fixer le
vague souvenir imparfaitement réveillé tout à l'heure ; c'était à
elle, à la princesse Catherine qu'elle avait vu ce bracelet.
— Voyons, Vera, à quoi pensez-vous?
— A rien, madame. Pardon.
— Ecrivez alors bien vite ce que je vous ai dit, et faites porter la
lettre et son contenu sans retard.
Vera obéit sans répliquer. Elle prit la supplique et s'approcha
d'une table placée dans la profonde embrasure de l'une des fenê-
tres, devant laquelle un treillage d'or couvert de plantes grim-
pantes formait un véritable paravent
Dès qu'elle fut à cette place, où elle ne pouvait plus être aperçue,
et avant de commencer à écrire la lettre qui lui avait été dictée,
elle ouvrit vivement la supplique et la parcourut des yeux. Ce
regard suffit pour justifier le soupçon qui. venait de naître. Une
pâleur mortelle couvrit son visage ; ses traits, si calmes d'ordinaire,
furent subitement transformés par la plus violente explosion de
courroux et de haine. Elle froissa le papier et demeura immobile
sur la chaise où elle était tombée, hors d'état d'agir, de penser, de
se rappeler ni où elle était, ni ce qu'elle avait à faire.
Enfin elle revint à elle et fît un effort pour rassembler ses idées.
Les instants s'écoulaient : l'impératrice allait s'étonner du tem'^s
qu'elle mettait à lui obéir. Elle prit donc une plume ; mais elle
avait à peine tracé quelques mots d'une main tremblante, lorsqu'un
bruit inusité à cette heure, se fit entendre dans la cour: le tam-
bour battait, le poste se' mettait sous les armes. Vera se leva avec
surprise et regarda par la fenêtre. L'empereur arrivait dans son
traîneau, seul, et sans Ciicorte, selon sa coutume, quoique cette
186 REVUE CANADIENNE.
heure ne fût pas celle où il venait d'ordinaire. Peu après, les portes
du salon s'ouvrirent. C'était pour Vera le signal de quitter la cham-
bre. Elle déchira le billet, mit la supplique dans sa poche et, au
moment où l'impératrice s'avançait au-devant de son époux, la
demoiselle d'honneur disparaissait par la petite porte et rentrait
précipitamment dans sa chambre située tout près de l'appartement
de sa souveraine.
Une heure tout entière se passa, elle n'aurait su dire comment.
Elle avait su prendre sur elle-même, dissimuler souvent, et même,
aux yeux de presque tous, déguiser tout à fait la véhémence d'un
sentiment que le dépiU avait faiblement combattu et qui s'était
regardé comme assuré de vaincre un jour tous les obstacles. Quels
étaient-ils d'ailleurs ces obstacles ? Georges, l'époux choisi par elle
dès son enfance, n'avait-il pas témoigné assez visiblement naguère
l'attrait qu'il éprouvait pour elle ? Et cet avenir préparé pour eux
dès le berceau, n'avait-il pas, tout autant qu'elle, semblé, en appe-
ler de ses vœux la réalisation? Depuis, il est vrai, un nuage avait
passé sur ce brillant horizon, et lorsqu'elle l'avait revu, Georges
n'était plus le même... Pourquoi ? elle avait cherché à le savoir ;
mais tout ce qu'elle avait pu recueillir, c'était qu'une jeune fille,
une obscure demoiselle de compagnie au service de sa mère l'avait
un instant fasciné, et elle avait alors entendu murmurer tout bas
le nom de Gabrielle ; mais la fière Vera ne s'inquiétait pas pour si
peu. L'avenir était à elle, et elle l'attendait sans crainte, lorsque
la nouvelle du crime et de l'infortune de Georges vint la frapper
comme un coup de foudre, et lui faire mesurer en même temps par
la vivacité de sa douleur la profondeur de sa tendresse pour lui.
Elle n'avait plus eu dès lors qu'une pensée : fléchir l'empereur,
obtenir la grâce de Georges, le ramener encore à elle ; et son pre-
mier échec ne lui avait pas ôté l'espoir de réussir. Mais tandis que
son influence, sa passion, ses efforts, étaient encore demeurés sans
résultat, une autre... et quelle autre ! (Vera malgré son orgueil,
n'était ni assez vaine, ni assez sotte pour n'avoir pas reconnu le
charme redoutable contre lequel elle allait avoir à lutter)... une
autre, jeune, belle autant qu'elle, plus qu'elle, éclipsait en un ins-
tant, par un acte héroïque, tout ce que son propre dévouement
avait jamais rêvé, et allait au-delà du terme qu'il eût osé franchir l
Comment douter des sentiments de Geoi'ges, lorsque celle qu elle
venait de voir apparaîtrait dans sa prison? Gomment lutter ? que
faire ? qui était-elle d'ailleurs, qui était cette femme qui se mon-
trait ainsi soudain entre eux ? cette femme qui avait l'air d'un
ange et qu'elle haïssait comme si elle eût été un démon? Tout à
coup une idée traversa son esprit comme un trait de lumière :
FLEURANGE. 187
'' Serait-ce là Gabrielle ? " s'écria-t-elle tout haut. Mais avant que
Vera eût le temps de s'arrêter à cette pensée et de calmer l'agita-
tion nouvelle qu'elle avait fait naître, le son de la petite clochette
interrompit cette rêverie agitée. Vera se leva, avec quelque sur-
prise toutefois, car le signal accoutumé du départ de l'empereur ne
s'était pas fait entendre, et il était bien rare qu'elle fût admise en
tiers lorsqu'il était présent; mais son hésitation ne dura qu'un
instant, car la clochette, vivement agitée, répéta son appel : Vera
se hâta alors d'y répondre, et, tandis qu'à la vue de son souverain
elle s'arrêtait à la porte avec embarras et s'inclinait profonde inént,
elle entendit l'impératrice, avec un mélange de bonté et d'impa-
tience, s'écrier :
— Arrivez donc, Vera ! L'empereur veut vous parler, et c'est lui
que vous faites attendre !
Mme. Chaven.
{A continuer.)
EXPLORATION GEOLOGIQUE DU CANADA.
(RAPPORT DES OPÉRATIONS DE 1871.)
Il est assez rare que les documents parlementaires aient un suc-
cès de vogue parmi les hommes qui s'occupent de l'étude des
sciences et des lettres. On lit ces choses parce qu'on y est forcé
ou que des intérêts directs, matériels^ je dirai même, nous y enga-
gent.
Deux Livres bleus formant partie des documents de la session de
1872 offrent néanmoins une heureuse exception à la monotonie
forcée de la prose administrative et parlementaire.
Je veux parler du " Rapport de L'Hon. L. H. Langevin, G. B.,
sur la Colombie Britannique " et des Rapports de la Commission Géo-
logique pour 1871."
L'ouvrage de L'Hon. Ministre des Travaux Publics a été longue-
ment commenté et cité, toujours avec éloges, par les journaux de
tous les partis. Les consuls étrangers ont tenu spécialement à le
faire connaître dans les pays qu'ils représentent chez nous, et cela
avec grande raison parcequ'il contient les renseignements les plus
exacts et des plus complets publiés jusqu'à ce jour sur ce pays loin-
tain où la nature s'est plue à réunir toutes ses grandeurs et ses
richesses, dans le règne végétal et minéral.
Là doit se borner ce que j'ai à dire sur ce volume et j'en arrive
tout de suite aux '* Rapports de la Commission Géologique."
Ces rapports forment un volume de 150 pages environ et voici
la table abrégée des matières qu'il contient :
" 1. Journal et rapport des explorations préliminaires à la
Golombi* Anglaise, par M. Alfred R. G. Selwyn.
EXPLORATION GÉOLOGIQUE DU CANADA. 189
2. Rapport sur la région houillère de la Côte Est de l'Ile Van-
couver, avec une carte de la distribution des gisements, par M.
James Richardson.
3. Rapport des explorations et études de la région entre le Lac
Supérieur et le Lac Albany, par M. Robert BelL
4. Rapport préliminaire des explorations et études dans la région
entre le Lac St. Jean et le Lac Mistassini, par M. Walter McOuat.
5. Rapport des explorations et études dans les comtés de Leeds,
Frontenac et Lanark, province d'Ontario, avec un plan du canton
de Marmora, indiquant la position des mines d'or exploitées, et la
direction de la zone aurifère, par M. H. G. Vennor.
6. Rapport des explorations géologiques au Nouveau-Brunswick,
par le professeur L. W. Bailey.
7. Relevé des statistiques des mines et des produits minéraux du
Canada, dressé d'après les rapports officiels et autres sources, par
M, Charles Robb."
Le volume en question porte le No. 31 des Documents de la
Session de 1872, et il vient d'être publié simultanément en anglais
et en français.
L'Hon. M. Langevin visitait la Colombie Britannique en admi-
nistrateur ; M. Alfred Selwyn s'y est rendu à titre de géologue, et
des instructions qui lui furent données par L'Hon. Joseph How^e, je
citerai le passage suivant qui indique bien l'objet principal de la
mission dont il était chargé : —
'■'• Quant à la région que vous devez d'abord étudier, vous
vous guiderez d'après votre propre jugement et les renseignements
que vous pourrez obtenir sur les lieux. Mais il est avant tout
désirable et important.de recueillir autant de renseignements que
possible sur la structure géologique et l'existence de minéraux
utiles dans le voisinage des lignes qui seront explorées par les par-
tis d'ingénieurs et sur l'une ou l'autre desquelles devra passer le
chemin de fer du Pacifique projeté,"
Parti de Montréal le 26 juin, M. Selv^^yn arrivait à San Francisco
le 3 juillet d'où il repartit le 6 et atteignit Victoria, capitale de la
Colombie, le 15 du même mois. On voit que, même par la route
détournée qu'il faut nécessairement suivre aujourd'hui pour se
rendre à la Colombie, le voyage ne demande que quinze jours •
quelquefois même on peut le faire en moins de temps.
Conformément à ses instructions, M. Selwyn se met immédiate-
ment en communication avec les ingénieurs chargés de l'explora-
tion de la ligne du Pacifique, et il se décide à accompagner le par-
ti de M. McLennan. Il remonte la rivière Fraser en vapeur et va
190 REVUE CANADIENNE.
établir son premier campement près de Yale à environ 200 milles
de Victoria.
On était alors au 28 juillet. C'est à cette date que commence
l'exploration proprement dite. Je n'entreprendrai pas d'en relater
ici les détails. Il faut lire le rapport, qui est à la fois instructif et
intéressant, et dont je me bornerai à citer quelques passages.
La région située à l'ouest des Montagnes Rocheuses semble être
vraiment féerique, au dire de tous les voyageurs : Les montagnes,
le9^ arbres y sont gigantesques ; la végétation y est d'une grande
richesse, et l'on peut dire la môme chose de ses ressources minéra-
les, bien qu'on n'ait pu encore les étudier que sommairement, car,
dans trois ou quatre mois, M. Selwyn, et son parti d'exploration,
ont franchi, à pied et en canot, la distance énorme dont voici le
détail :
De Kamloops à Glearwater 75 milles
" " la rivière au Radeau 82 "
" " la rivière Mad 105i "
'• " la rivière Bleue 156 "
" " la traverpe au bras du Lac Albreda 186J "
" " la rivière au Canot 216^ "
" la Cache de la Tête Jaune 232^ "
" au lac aux Orignaux ^251^ "
" à la fin du voyage... 267è '•
Total 1,573 milles
Suivent les évaluations, calculées approximativement d'après une
série d'observations barométriques. Les chiffres ci-dessous excè-
dent probablement un peu ceux que donneraient des mesurages
précis au théodolite.
Kamloops 1250 pieds.
Glearwater 1403
Rivière an Radeau 1410 "
Camp du ruisseau aux Oies sauvages, 3^ milles en aval de
la Rivière Bleue 2214 "
Traverse à la jonction du bras du lac Albreda 2370 '
LacAlbreda 3063 "
Rivière au Canot , 2484 "
Lac aux Atocas 2511 "
Cache de la Tête Jaune 2430 "
Grandes Fourches 2889 ''
Lac aux Orignaux 3600 "
Fin du voyage au lac Cowdung (Lac à la Bouse de Vache) 3654 "
A la page 50 de son rapport, M. Selwyn donne un excellent
aperçu de la configuration géographique de la Colombie :
'* Sur le continent, la Colombie Anglaise est bornée au sud par
le quarante-neuvième celxle de latitude ; à l'est, par la chaîne prin-
cipale des Montagnes Rocheuses ; au nord, par le cinquante-
EXPLORATION GÉOLOGIQUE DU CANADA. 191
septième cercle de latitude et par la ligne frontière du territoire
d'Alaska qui appartient aux Etats-Unis ; à l'ouest par l'Océan Paci-
fique et le détroit de Géorgie jusqu'au quarante-ne uvième cercle
de latitude. La province comprend actuellement l'île de Vancou-
ver, qui formait autrefois une colonie séparée, et les îles de la
Reine Charlotte, ainsi que plusieurs petites îles dans le détroit de
Géorgie. Une ligne traversant le centre de la province depuis le
coin sud-est, sur le quarante-neuvième cercle de latitude jusqu'à
la frontière de l'Alaska sur le havre de Nasse, a près de neuf cents
railles de long, et la largeur moyenne de la province, depuis la
côte du détroit de Géorgie jusqu'au sommet des Montagnes Rocheu-
ses, est d'environ trois cents milles ; par suite, la superficie de la
province est d'environ 270,000 milles carrés. Pemberton, dans son
ouvrage intitulé : Facts and Figures relating to Brilish Columbia and
Vancouver Island (publié en 1860), dit que la superficie de la Colom-
bie Anglaise est trois fois celle de l'Angleterre, et que l'Ile Vancou-
ver seule est aussi étendue que la moitié de l'Irlande, ce qui
représente, respectivement, 311,517 milles carrés et 15,937 milles
carrés." •
De l'étude géologique (p. 51-66) que M. Selwyn publie dans son
rapport, il résulte que trois minéraux précieux, Por, l'argent et
la houille, existent en grande abondance sur plusieurs points de la
Colombie et que des explorations subséquentes révéleront à cet
égard, des faits de la plus haute importance ; les observations de
M. Selwyn sur les fossiles et les échantillons de minerais qu'il a pu
recueillir ne laissent aucun doute à cet égard.
En observateur consciencieux, M. Selw^yn n'a pas borné ses étu-
des au règne minéral ; il donne aussi des renseignements bons à
connaître sur l'agriculture du pays.
Voici des faits consignés dans son rapport :
" Les faits suivants, relatifs aux récoltes et à la végétation, ont
été recueillis par M. Richardson. La ferme de la montagne du
Pavillon, appartenant à M. Robert Carson, sur le chemin de Lillooet,
contient trois-cents acres dont cent— cinquante sont en culture.
Blé, 50 acres, rendement 1,400-1,500 Ibs. par acre.
Orge, 30 " " 7,300-1,500 "
Avoine, 70 " " " 1,100-1,800 " "
Pois et fèves, 3 acres, produit non constaté.
Pommes de terre, 6 acres, rendement de 30,000 à 40,000 Ibs. par acre.
" L'avoine rend quelquefois 2,700 Ibs. par acre. Le mil rend
d'une tonne et demie à trois tonnes par acre. Le trèfle rouge pousse
bien. Cette terre a été défrichée il y a seulement quatre ans. NL
192 REVUE CANADIENNE.
Carson continue à défricher de vingt-cinq à trente acres chaque
année. Toute la terre est arrosée par de l'eau qu'on fait venir de
sept milles. On obtient généralement, sur place, trois cts. ($0.03,)
par livre pour blé, orge, avoine et pommes de terre ; le foin se vend
quarante piastres la tonne ; le lard de vingt à vingt-sept cts., et le
bœuf dix cta. la livre.
'^ On sème au 1er avril ; la récolte se fait entre la mi-août et la
mi-septembre ; on se sert de machines pour couper et battre le blé-
Les bestiaux restent dehors tout l'hiver. La neige atteint, en
moyenne, huit pouces d'épaisseur.
" Au Ranche Australien, environ vingt milles en aval de l'enr
bouchure Quesnel, sur 640 acres appartenant à MM. Henry Downs
et Gie., il y a cent acres en culture.
Blé, 14 acres, rendement 2,500 Ibs. par acre. ik
Orge, 32 " " 2,500' "
Avoine, 16 " " 2,500 "
Navets, 7 " " 25 tonnes de 2,000 Ibs. par acre.
Pommes de terre, 2^ " " 25 " " *'
Mil, 30 " " 3,500 Ibs. par acre.
•
^' Le propriétaire affirme qu'une culture et une irrigation soi-
gnées donneraient 3,700 Ibs. par acre pour le blé. Les légumes de
toutes sortes croissent bien. Voici les prix que l'on obtient à Gnri-
boo, distance de quatre-vingts milles : blé, orge et avoine, neuf cts.
la livre ; pommes de terre, dix cts. la livre; beurre, soixante-quinze
cts. la livre:. Les semailles et les plantations commencent dans la
première semaine d'avril; récoltes en août et septembre II faut
nourrir le bétail à Tétable depuis la première semaine de décembre
jusqu'à la dernière semaine de mars."
Voilà pour les céréales ; voyons maintenant ce que la Colombie
peut fournir en fait de bois Ceci intéresse une classe influente
et nombreuse de nos commerçants qui liront, sans doute, avec un
certain intérêt, le passage suivant du rapport :
*' Le bouleau est le seul bois dur q le nous ayons vu dans la
forêt sur les bords des rivières Thompson et Fraser ; mais le cèdre-
gigantesque, le pin, l'épinette et autres espèces de sapins, les forôti
de la Thompson Nord offrent un vaste champ à l'exploitation du bois.
Le cèdre est, je crois, la Thuja gigantea ; il n'est pas rare de voir
des arbres de dix à dix-huit pieds de circonférence et hauts de 100
à 150 pieds. Les photographies Nos. 69,974 et 69,975 donnent une
bonne idée de ces forêts de cèdre. Le peuplier (^Cotton wood) atteint
de très-grandes dimensions et c'est le meilleur bois pour faire des
canots. Celui que nous employâmes pour faire le plus grand de
nos canots à la traverse du Bras N. O. avait près de quatre pieds
EXPLORATION GEOLOGIQUE DU CANADA. 193
de diamètre. Sur les battiires qui bordent la rivière, oa trouve
diverses variétés de saule, a m^^, peuplier et tremble. Ua espèce
de Viburnum (Arbre aux atocas), et le frêne des montagnes, avec
leurs baies rouges, égaient l'aspect de la forêt ; nous avons auss
observé le coudrier, le sureau et le sapin nain, ainsi qu'un arbuste
d'érable."
Après avoir essayé d'intéresser les marchands de bois à l'avenir
de la Colombie Britannique, il me sera peut-être permis de dire un
mot à l'adresse des chasseurs. Deux gentilhommes anglais, \Mllton
et Cheadle)^ ont rendu leurs noms fameux dans toute l'Europe par
le récit de leurs hauts faits cynégétiques dans cette région. (' North-
West Passage hy Land'* ouvrage traduit dans toutes les langues et
orné de gravures magnifiques ; on peut voir cet ouvrage à la biblio-
thèque de notre parlement.)
Mais voici un homme calme, un homme de science, un géologue,
nullement chasseur de son métier, et voyez comme il s'eAprime à
l'endroit du gibier de la Colombie :
" En outre des écureuils, les seuls quadrupèdes aperçus pai- nos
hommes dans notre trajet, aller et retour, entre Kamloops eL le col
Leather, nous avons vu un ours, un porc -épie, deux lièvres, un
renard, une martre et un vison. Les pistes dours et de castor sont
souvent assez nombreuses et nous avons observé aussi quelques
pistes de cerf, d'orignal et de caribou. La marmote est un des
animaux à fourrure les plus communs ; le lynx n'est pas rare et
on rencontre parfois le carcajou. Deiix ou trois variétés de coqs
de bruyère pu tétras sont très-abondantes. Ils ont les mômes habi-
tudes que ceux du Canada. Le tétras des saules, {WUlow grouse^)
et le petit tétras [Black grouse^] sont les deux espèces les plus com-
munes. Le premier fréquente surtout les fourrés de saule et
d'aune le long des rivières, et le second les forêts épaisses de pin et
de cèdre sur les montagnes. Nous en tuions ordinairement de
deux à six par jour, ce qui formait un agréable supplément à notre
plat de lard et de fèves. Ces oiseaux sont très-faciles à appr(x:her,
et c'est pourquoi dans la localité, on les appelle, à juste raison, les
'' poules folles."
Après cela, je ne serais pas étonné de voir partir pour la Colom-
bie quelques-uns des chasseurs émérites de la Province de Québec,
tels-que MM. Rhodes, Vincent, Picard, Portuguais et autres.
Mais je terinme l'examen du rapport de M. Selw^yn ; voici les
conclusions pratiques auxquelles ce monsieur arrive :
'' Bien que la Colombie Britannique offre de grandes étendues
de terre arable qui suffiront toujours à produire les céréales néces-
saires pour alimenter sa population, cette province n'occupera
25 mars 18T3. 13
194 REVUE CANADIENNE.
jamais un rang marqué parmi les pays exportant des produits agri-
coles. Ses principales ressources sont ses forêts, ses pêcheries et ses
mines^ qui offrent des richesses inépuisables. L'exploitation des mines
d'or, d'argent et de houille y est encore à ses débuts ; on peut dire
la même chose de l'exploitation du bois et des pêcheries ; quant à
ces dernières qui pourront plus tard rivaliser avec celles des pro-
vinces de l'Atlantique, elles ne sont actuellement exploitées que
pour les besoins de la consommation locale.
'■'- Toutes les personnes qui ont visité cette province admettront
qu'un brillant avenir lui est réservé. Mais cet avenir ne se réali-
sera que quand une voie ferrée l'aura mise en communication
plus intime avec les autres provinces de la Confédération Cana
dienne."
Ayant entrepris de faire un article de Revue, je devrais passer en
revue, le mot le dit, les autres rapports qui forment la seconde
partie du volume que j'examine.
Le Rapport de M. James Richardson sur les gisements houillers de la
côte Est de Vlsle Vancouver démontre, à l'évidence, que quand il y
aura, dans cette région, un terminus de chemin de fer, on pourra,
sans difficulté et à peu de frais, s'y procurer .de la houille de la
meilleure qualité. Ce rapport contient, mi outre, une foule d'autres
détails qui devront hautement intéresser les géologues de tous
pays. Je n'ai point entrepris de les consigner ici; je me bornerai
à dire que les personnes intéressées feront bien de consulter ce
rapport.
Je signalerai néanmoins aux agriculteurs les deux passages
suivants que M. Richardson, fidèle aux instructions de son chef,
ne pouvait manquer d'ajouter à son rapport scientifique :
" MM. John Robb et George Macfarlane m'ont indiqué comme
suit le rendement moyen de leurs terres après le défrichement :
Blé, de 30 à 45 minots
par acre,
Orge, 40 à 45 "
u
Avoine, 50 à 60
» a
Pois, 40 â 45
<<
Pommes de terre, 150 à 200 ''
"
Navets, 20 à 25 tonnes
K
" Quelques-uns des navets exposés par M. Robb aux comices agri-^
coles étaient, dit on, d'un poids considérable, mais les navets de
Suède et les navets jaunes que j'ai vus étaient assez petits. Toute-
fois, la sécheresse avait été exceptionnelle cette année-là. Le foin
de mil rend environ deux tonnes par acre. Le trèfle vient bien, et
la seconde pousse du seigle est précieuse comme fourrage. Chaque
vache, après avoir nourri son veau, donne environ 150 Ibs. de
EXPLORATION GÉOLOGIQUE DU CANADA. 195
beurre par année ; le beurre se vend ordinairement 40 cts^ la livre.
Il faut généralement nourrir le bétail à l'étable depuis le commen-
cement de décembre jusqu'au milieu d'avril. La neige ne reste
pas longtemps. Parfois il en tombe de grandes quantités, mais elle
disparait généralement en quelques jours. Une ou deux fois, pour-
tant, la neige a recouvert la terre pendant deux mois.
'' Pommes, poires, cerises, prunes, framboises blanches et rouges
groseilles à grappes rouges et blanches et cassis, tous les fruits, en
un mol, viennent très-bien. J'ai vu des pommes mesurant treize
pouces de circonférence et pesant dix-neuf onces ; elles cuisent
bien et sont agréables à manger crues ; j'ai vu aussi des poires de
onze pouces de circonférence, d'un goût très agréable et très-
juteuses."
J'ajouterai à cet aperçu des ressources de la Colombie Britanni-
que un renseignement que les brasseurs» ne recevront pas avec
indifférence, je veux parler de l'excellente qualité du houblon que
produit la Colombie.
Je cite le rapport de M. Richardson :
" Voici ce qu'écrivent MM. William Dow et Cie.-, de Montréal
au sujet d'un échantillon de quelques livres de houblon recueilli
sur nie Vancouver, à un mille de Victoria : ce certificat devra
satisfaire les cultivateurs :
Montréal, le 13 mai, 1872.
" Cher Monsieur. — A votre demande, nous sommes heureux de
vous adresser le certificat suivant au sujet du houblon de la Colom-
bie Anglaise que vous nous avez fourni.
*' A notre avis, ce houblon est de qualité supérieure et son arôme
est exquis. Il ressemble au houblon de la Californie et commande-
rait le plus haut prix sur nos mardi ^^ ; il p^t bien sec et bien pré-
paré. Nous croyons qu'il vaut 10 cts. de plus par livre que le meil-
leur houblon du Canada, qui se vendait de 50 à 70 cts. la livre
durant la dernière saison, suivant la demande ; nous devons ajouter
néanmoins que ces prix sont exceptionnellement élevés."
" Bien à vous,
Wm. Dovv^ et Cie."
Les rapports Nos. 3, 4, 5, 6 et 7, mentionnés en tête de cette
revue sommaire, sont certainement bien dignes d'une analyse
sérieuse, car ils contiennent des renseignements précieux. Toute-
fois, ce que je pourrais en dire ici ne vaudrait pas, pour les
hommes de science ou pour ceux qui sont intéressés dans les ex-
ploitations minières, la lecture de ces rapports mêmes. D'ailleurs
ces rapports ne sont que la continuation de ceux que j'ai analysés,
l'année dernière, à cette même place.
196 RKVUE CANADIENNE.
Je ne puis donc mieux faire, en terminant, que de formuler ici
quelques observations analogues à celles que je hasardais l'an der-
nier et qui n'ont pas trouvé de contradicteurs.
Nous avons, parmi nous, je veux dire dans nos universités et
nos collèges, des professeurs de sciences naturelles, chimie, physi-
que, agriculture, etc., etc., des hommes hautement distingués qui
ont dû nécessairement former d'excellents élèves. Si, professeurs
et élèves veulent, un bon jour, se livrer plus qu'ils ne l'ont fait
encore, à la lecture approfondie des rapports de la Commission
Géologique, — rapports parfaitement rédigés et qui, le fait est
bien connu, ont attiré l'attention des sommités scientifiques de
l'Europe et des Etats-Unis, nous verrons, parmi nos compatriotes,
un mouvement qui étonnera peut-être bien des personnes, mais
dont les résultats seront les suivants :
Nos compatriotes auromt enfin leur juste part dans toutes les
grandes entreprises,
De chemins de fer.
D'exploitations minières,
De manufactures en grand,
D'exportation des produits de notre pays sur une grande échelle,
Et, comme conséquence inévitable, ils commanderont, dans
toutes nos législatures, une influence qu'ils ont acquise et main-
tenue par des luttes inouïes dans l'histoire, et qui leur échapperait,
— il faut le dire, car c'est vrai, — s'ils ne veulent poin4 emboîter le
pas dans la marche qui est commencée et qui amènera le dévelop-
pement, ad infinitesimum^ de nos inépuisables ressources depuis le
Golfe du St. Laurent jusqu'aux rives du Pacifique.
Tl me semble que pareilles préoccupations remplaceraient avan-
tageusement,—arf usum juventutis, — les graves débats qui s'agitent
aujourd'hui entre Placide Lépine^ Jean Piquefort^ Laurent ^ et autres
écrivains d'un talentinconlestable, mais qui prodiguent leurs efforts
dans des luttes stériles. En effet, à quoi bon écraser sous les fleurs
un ami, un écrivain de belles espérances que ces louanges exagérées
peuvent gâter? Ou pourquoi multiplier les invectives et les sarcas-
mes contre un adversaire de talent que semblables procédés
jjeuvent décourager?
Mais on sent un besoin impérieux de flatter ou de contredire,
" Vellem in amicitiâ sic erraremus ! "
Luttes stériles et malsaines, je le répète, dont les Anglais rient
sans doute autour de nous, et, sans songer le moins du monde à
1 pseudonymes des auteurs de critiquas littéraires publiées depuis environ un
an d;ins divers jouriianx — Ce genre d'écrits, très-ntilp dans certaines limites, —
gagne, chez nous des proportions et des allures inquiétant^.
EXPLORATION GÉOLOGIQUE DU CANADA. 197
faire des Silhouettes ou Pastels littéraires, continuent à étudier la géo-
graphie, la topographie et la géologie de notre pays, ses ressources
agricoles, les meilleurs moyens d'y établir un vaste réseau de che-
mins de fer qui reliera l'Atlantique au Pacifique, et d'y développer
un commerce qui étonnera bientôt môme les descendants de
L'Uncle Sam.
Et vous voudriez que nous, Français-Canadiens du XIX siècle,
qui avons eu le bonheur de ne pas connaître Gambetta, — vous vou-
driez que nous restions étrangers à ce mouvement?
Oh ! Non ! !
" Non ego perfidum "
" Dixi sacramentum."
E. B. DE St. Aubin.
Ottawa, Mars, 1873.
LE CANADA EN EUROPE.
Au moment où la province de Québec et tout le Canada s'ef-
forcent d'attirer à eux une partie du trop-plein des populations
honnêtes du vieux monde, j'ai cru qu'il ne serait pas sans intérêt de
présenter un aperçu de l'idée que l'on a généralement de nous,
en Angleterre et en France. Je procéderai par citations le plus sou-
vent. Cette mosaïque nous mettra à même de juger des erreurs
profondes qui se sont répandues à notre sujet et qui paraissent
l'emporter sur des informations plus exactes que l'on retrouve
semées, ça et là, dans quelques livres européens où il est question
du Canada.
La cause première de ces erreurs, de ces faux comptes-rendus,
est, ce me semble, toujours et partout la môme : les Européens
n'ont jamais pu se persuader qu'en dehors de leur continent les
rameaux des familles transplantées aient su retenir le caractère
propre à chacune d'elles : ils ne veillent voir dans le colon d'Amé-
rique, par exemple, qu'un être nécessairement amoindri, ou qui,
dans les meilleures conditions possibles, a perdu une certaine
somme de la valeur intellectuelle et physique de ses ancêtres.
Cette idée, absurde au suprême degré, devrait, me dira-t-on, dis-
paraître devant 'évidence des faits.
Oui, si nous étions connus e l'Europe, mais nous ne le sommes
pas, et le Canada moins que les autres contrées.
Plusieurs influences considérables et constantes ont contribué à
nous rejeter dans l'ombre, loin des yeux qui eussent dû voir plus
clairement ce qui se passe ici.
D'abord, le besoin qu'ont éprouvé de tous temps les écrivains* et
les voyageurs de composer des récits étranges sur les pays loin-
LE CANADA EN EUROPE. 199
tains. Pour ne parler que des derniers trois-quarts de siècles, les
publicistes français, Chateaubriand en tête, ont popularisé un
Canada imaginaire fermé par les glaces, éclairé par les aurores
boréales, peuplé d'ours blancs, d'Indiens et de renards bleus.
D'autre part, il est arrivé que notre longue séparation de la
France nous a privé de défenseurs pour réfuter ces contes et
remettre l'esprit public sur la bonne voie à notre égard. Qui ne dit
mot consent, selon le proverbe. Un si profond silence devait ser-
vir à nous confondre. C'est ce qui est arrivé.
En lisant quelques unes des citations répandues dans cet article,
on sera étonné de l'étrange opinion qui règne en certains cercles
soi-disant éclairés, sur tout ce qui touche au Canada et aux Cana-
diens,— surtout les Canadiens-français.
Je me ferai un devoir de citer aussi des écrivains qui nous ontren-
du justice. En bien comme en mal, nous saurons ce que l'on
pense de nous en Europe.
Sommaire. — Canots d'écorce insubmersible^. — Un pont de bonne taille. — Saint-
Abraham — Serpents-sonnettes. — Une lie contrefaite. — Trop froid pour
enterrer les morts. — Le Canada, pays de Sauvages, contrée aride, inabor-
dable.— Une jolie traduction. — La route qui mène au Canada. — Géographie
embrouillée. — U Alhani. — Naïvetés méchantes. — Une autorité en matières
américaines. — Deux femmes inconnues. — Quelle province.'' — L'histoire du
Canada.
Commençons l'attaque par les traits légers, ou les feux de tirail-
leurs si vous aimez mieux cette tactique :
On m'a signalé une série de gravures, faites en Angleterre, qui
représentent des scènes de chasse et de pêche canadiennes. L'une
d'elles nous montre deux sportsmen placés dans un canot d'écorce,
assez bien imité d'ailleurs; l'un de ces braves est carrément assis
sur le rebord du canot. Rien ne nous explique comment ils font
pour ne pas chavirer.
Peut-être sont-ce-là les touristes qui ont vu le pont Victoria,
^' construction colossale dont une extrémité repose sur le rivage
de Sarnia et l'autre aboutit à Portland dans l'Etat du Maine." Ou
bien encore, ce sont ceux qui ont signalé le grand commerce d'ex-
portation de laines qui se fait à Tadoussac.
Pour ce qui est de Chicago, capitale du Canada; de Saint-Abra-
ham où Montcalm fut défait par Wolfe ; des serpents-sonnettes qui
se rencontrent sur la montagne de Montréal ; des pluies de longues
200 REVUE CANADIENNE.
durée qui rendent le séjour du Canada maussade, et autres nou-
veautés de cette espèce, la nomenclature en est longue et ne vaut
pas la peine d'être lue.
L'île Sainte-Hélène, dit un voyageur qui visitait Montréal, rap-
pelle la mémoire de Napoléon par le nom qu'elle porte, par " le
pic aride qui s'élève au milieu et les ravins sauvages creusés dans
ses flancs."
Les édiles de Montréal qui pensent, comme tout le monde, que
le pic aride est un monticule verdoyant aussi coquet que pas un
des mamelons du défunt Bois de Boulogne et qui songent avec
délice au moment où il leur sera permis d'égarer leurs pas à tra-
vers les jolies paysages de ce petit domaine, vont être choqués de
la comparaison, — et ils seront en toîjs poi nts dans leurs droits.
Que dire de cet officier de l'armée britannique, transi de froid
et couvert de givre, qui ne cesse de se lamenter sur la rigueur de
nos hivers ? Il a inventé un fait bien propre à persuader ses admi-
rateurs des bords de la Tamise. " N'est-ce pas pitoyable s'écrie-t-il,
que la terre gèle si profondément qu'il devient impossible d'inhu-
mer les morts ! Chaque famille garde les siens chez elle, dans un
appartement afleclé à cet usage, d'où on les tire au printemps lors-
que le fossoyeur reconnaît que le sol est devenu praticable !"
Sur le lac Champlain, dit un autre, "nous rencontrâmes, à une
portée de flèche, un sauvage dans son canot. Son arc était près de
lui avec ses autres armes et un paquet de fourrures-" Ceci se pas-
sait vers 1840. Comme cette '' portée de flèche" et cet arc, peignent
bien le Canada sauvage. Et quelle description de nos us et coutu-
mes est plus frappante que celle-là aux yeux des lecteurs euro-
péens ?
Nous ne le savons que trop, l'imagination des peuples de l'Eu-
rope a été nourrie d'un seul et même enseignement à notre sujet :
Nous habitons une contrée barbare, aride, inabordable et nous
valons tout juste un peu mieux que les Sauvages au milieu des-
quels nous sommes disséminés. Hors de là, point d'explication à
tenter. Depuis l'époque où les Espagnols^ dit-on. ayant abordé dans
le golfe Saint-Laurent, à la recherche des mines d'or, s'en retour-
nèrent déisappointés en murmurant Aca nada^ — "rien ici," — les
curieux d'outre-mer se sont amusés à répéter ce refrain, qui honore
leur clairvoyance : rien ici. Rien, c'est-à-dire si peu que rien.
Notre bilan est fait et déposé.
A propos du nom de notre pays, il existe une autre version. Ce
serait Kannata^ m.ol iroquois qui signifie: "Amas de cabanes."
Un auteur anglais ayant rencontré cette traduction, s'est em-
pressé de la rendre en sa langue, et il ajoute : '* l'étymologie de
LE CANADA EN EUROPE. 201
ce nom est bien propre à inspirer le patriotisme des Canadiens, car
est-il rien de pins beau que ce nom de Canada qu'on ne peut pro-
noncer sans éveiller le sentiment du foyer domestique?..." Le
malheureux avait pris amas pour amour, et traduit en conséquence :
Amour de cabanes ! Love of cabins.
8i vous allez en France, ami lecteur, et que vous ayez à mettre
une lettre à la poste, adressée à volve cousine qui demeure à Qué-
bec, le maître-de-poste vous priera poliment de lui dire si elle doit
être^expédiée par la malle de Panama ou par la voie du cap Horn.
Vous rencontrerez partout des gens qui ont lu plus ou moins de
choses sur votre pays et qui penseront vous le prouver en s'é-
criant : " Tiens ! vous êtes Canadien ! vous voulez nous en impo-
ser, pourquoi n'êtes-vous pas venu avec votre costume?" Alors,
si le cœur vous en dit, vous avez carte blanche, faites comme quel-
qu'un *de ma connaissance, qui s'est mis incontinent à narrer ses
hauts faits dans les combats qu'il a soutenus sur les bords du Saint-
Laurent, contre des hordes féroces, mêlant Québec avec Pembina,
la Colombie Britannique avec la Pointe-Lévis, nos lois criminelles
avec le code iroquois, et milles autres extravagances, — sans éveiller
les soupçons de la société à laquelle il parlait. Tous cela est dans
l'ordre, dès qu'on parle du Canada. Le brayet de peau de bêtes,
mentionné à propos, produit toujours un bel effet.
Aussi, comme le Figaro^ de Paris, était bien dans son rôle, l'autre
jour, lorsqu'il annonçait à la France émerveillée que " Mademoi-
selle Emma Lajeunesse (l'Albani) est d'origine française, quoique
née à Montréal."
Ce quoique est à croquer. Est-ce que M. de Villemessant nous
prendrait, lui aussi pour des Sioux, lui le champion du fils des
rois de France que nous avons si bien servis !
— Tiens! dira le lecteur du Figaro, elle est née au Canada. En
effet, nous avons des compatriotes en ce pays-là.
— Pardon, peut-être autrefois, dira un second lecteurplus attentif.
Voyez la phrase, il y a : quoique née à Montréal .,
— C'est vrai ! J'eusse dû y songer. Il ne doit plus y avoir par là
que des Sauvages et des comptoirs anglais.
Ce n'est pas tout pour quelques écrivains que d'ignorer le pre-
mier mot des choses dont ils parlent, il faut encore qu'une fois mis
en face de la preuve contraire, ils inventent des contes à dormir
debout, janiquement pour satisfaire la curiosité des lecteurs qu'ils
ont formés à leur image, c'est-à-dire ignorants et brouillés avec le
sens-commun. Admirons M. Pavie qui, après avoir passé près du
" fort Berthier ou Sorel " se laisse demander par des Canadiens
202 REVUE CANADIENNE.
naïfs '' si France est une ville plus belle que Québec, et si la route
la plus courte pour aller à Rome n'est pas de passer aux Illinois et
à Mexico."
Le plus hardi de toute cette engeance est M. Oscar Commettant.
Il affirme avoir parlé ^en 1860) à des paysans canadiens qui lui ont
demandé avec intérêt des nouvelles du roi Louis XIV et de
madame de Maintenon et qui ont témoigné beaucoup d'attendris-,
sèment en apprenant qu'ils étaient morts l'un et l'autre.
Ah I M. Emile Chevalier, vous que le Siècle proclame " une-auto-
rité *en matières américaines," que vous avez dû être fier, si vous
avez lu ce passage, en tout point digne de vos impayables romans
canadiens !
Autre absurdité, signée, celle-ci, d'un beau nom littéraire. " Resté
fidèle à la France, le paysan canadien n'a point pardonné à la poli-
tique de ce temps (le régne de Louis XV,) et, personnifiant dans un
mot cette politique désastreuse, accuse encore aujourd'hui la Pom-
paclour."
Nos paysans n'accusent ni la Pampadour, ni ne regrettent ma-
dame de Maintenon, attendu qu'ils ne les connaissent ni d'Adam
ni d'Eve. Ils sont, en cela, aussi savants que ce journaliste pari-
sien qui se trouva incapable de comprendre la réponse à lui faite
par l'honorable J.-E. Turcotte.
— De quel département êtes- vous, Monsieur Turcotte ?
— Je suis d'une province que madame de Pompadour a biffée
de la carte de France...
Pauvre petite colonie, il ne reste pas même un souvenir de toi
dans l'esprit des hommes éclairés de ton ancienne mère -patrie !
Monseigneur Dupanloup, dans ses lettres aux jeunes gens sur la
haute éducation, leur conseille de lire l'histoire de la race fran-
çaise répandue dans tous les pays du monde. Il nomme les
ouvrages historiques qui sont propres à cette instruction. Les
moindres comptoirs des colonies françaises y sont mentionnés.
Pas un mot de l'histoire du Canada !
Et pourtant, nous sommes ici un million de Français, quin'avous
pas perdu le souvenir du vieux pays et que cette indifférence
attriste doublement, car nous possédons le respect des ancêtres et
notre histoire écrite ne serait déplacée dans la main de personne !
LE CANADA EN EUROPE. 203
II
Sommaire. — Patois. — Ce qu'est notre langage. — Les mots qu'on invente pour
nous. — Ces touristes, journalistes et savarïts ! — Notre portrait. — Les zouaves
canadiens. — Nos montreurs. — Influence qu'exercent les écrits parisiens. —
Le musée de Versailles. — Des princes instruits. — Peinture de mœurs sau-
vages.
M. Ampère visita, il y a dix-huit ans, les bords du Saint-Laurent.
Un jour qu'il avait entrepris de gravir les flancs de la montagne
de Montréal il perdit sa route et se trouvait assez embarrassé, lors-
que, dit-il, " une bonne femme, occupée à jardiner, m'a dit avec
un accent de cordialité et très-normand : Montais^ m'sieu, il y a un
biau chemin.'" Il ajoiite : '' Ainsi qu'on vient de le voir, l'accent
qui domine à Montréal est l'accent normand."
M. de Parieux, dans un article sur l'uniûcation des monnaies, qui
a été lu et admiré par toute l'Europe, cite certaines dispositions de
nos lois à cet égard, et il a le soin d'observer qu'il doime le texte
tel qu'il est, *' dans le langage français du Canada." Eb bien ! ce
texte écrit dans le langage français du Canada est tout simplement
le français le plus pur et le plus correct qui se puisse trouver. Il
a de quoi tenir, du reste : nous l'avons emprunté aux lois que nous
a données Colbert et tel qu'il est, avec sa droiture d'expression et
son sens net et clair, il a bonne mine à côté des textes du temps
présent! Le français de Corneille dont il est frère et qu'il rappelle
incessamment, se moque bien du jargon à la mode d'aujourd'hui !
Ecoutons un peu ce qu'écrivait, il y a dix ans, M. Maurice Sand :
" L'esprit canadien est resté français ; seulement on est frappé
de la forme du langage, qui semble arriéré d'une centaine
d'années. Ceci n'a certes rien de désagréable, car si les gens du
peuple ont l'accent de nos provinces, en revanche, les gens du
monde parlent un peu comme nos écrivains du XVII siècle, et
cela m'a fait une telle impression dès le premier jour, qu'en fer-
mant les yeux je m'imaginais être transporté dans le passé et
entendre causer les contemporains du marquis de Montcalm."
La rage de donner du nouveau aux lecteurs, pousse les écrivains
jusqu'aux dernières limites de l'invention. Voici, par exemple, un
journaliste (du Figaro) qui veut qualifier la conduite de ces dé-
putés dont les idées politiques sont et seront toujours un sujet de
mystère, à cause du soin qu'ils prennent de n'être ni avec l'oppo-
sition, ni avec le ministère, ni avec les indépendants, — ni chair ni
poisson, en un mot. " Ce sont des marieux^ selon le terme dont se
204 REVUE CANADIENNE.
servent les Canadiens dans leur patois, pour qualifier ces sortes de
personnages."
Dix francs de récompense à celui ou celle qui ont entendu ce
mot sortir de la bouche d'un Canadien! Une fois pour toutes, sur
ce chapitre du langage, disons qu'on ne parle aucun patois dans
notre pays. Chacun des mots dont nous nous servons se retrouve
dans le dictionnaire de l'Académie ; nous n'avons ni l'accent pari-
sien, ni l'accent incompréhensible de la plupart des provinces de
France ; nous parlons franc^ comme c'est la coutume en France
dans la bonne compagnie et sur la grande scène française. Inutile
de dire que tous les paysans canadiens ne sont pas des hommes
versés dans les finesses du beau langage, pas plus que ne le sont
les paysans de l'Europe, et sur ce point encore, nous ne rougirions
aucunement de la comparaison; au contraire !
Nous avons vu passer au milieu de nous, en gants beurre frais^
le lorgnon à l'œil, la badine au bout des doigts, la jambe mince et
leste, quelques jouvenceaux des coulisses du théâtre ou du jour-
nalisme parisien, occupés à nous étudier. Ces étonnants produits
du terroir où fleurit le cancan, voient ici des choses épattantes; ils
font des Canadiens-Français une race de nains, à la peau noirâtre,
en proie à des maladies fiévreuses, — une classe de crétins, — tandis
qu'à leurs yeux les Anglais, les Ecossais, les Irlandais qui nous
entourent sont des hommes d'une taille superbe, au teint clair et
animé, jouissant d'une santé de fer de Hull, et par-dessus tout in-
telligents en diable. Comme c'est agréable pour nous de lire des
drôleries de cette espèce, écrites par des célébrités de la plume et
de la tribune de France ! On se demande lequel des deux est dégé-
néré ou du colon canadien (qui n'est pas du tout semblable au
portrait qu'on fait de lui) ou de l'homme de lettres qui commet
des bourdes de cette force.
Comment ! le passage des zouaves canadiens à travers la France,
leur conduite admirable dans la dernière guerre de Rome et les
voix éloquentes qui se sont élevées de la chaire et de la tribune
pour exalter ce nouveau peuple chrétien, révélé tout-à-coup aux
yeux de l'Europe oublieuse, ne vous imposent ni le respect ni le
silence I Vous jugez qu'il est convenable " d'exploiter" cette veine
inattendue, et vous nous faites poser pour la décripitude, pour
l'énervement, pour la saleté devant vos pauvres sots de boulevar-
diers ! A votre aise I Une race qui se respecte et qui sent sa force
n'a pas grand' chose à vous dire, il lui suffit de plaindre votre
sottise.
Si je parle souvent des écrivains français, c'est à cause de l'in-
fluence extraordinaire qu'exerce en Europe la littérature dont
LE CANADA EN EUROPE. 205
Paris est le foyer. Déjà assez mal préparé lorsqu'il s'agit du Canada
français, le lecteur européen se voit sans cesse fortifié dans son
erreur par des écrits échappés de plumes françaises, dont la véra-
cité Ini. semble hors de doute. Gomment en effet, supposerait-on
que nos frères nous maltraitent?
Avant de regagner le terrain que nous avons perdu de cette
manière, il s'écoulera beaucoup de temps.
Le musée de Versailles possède depuis plus d'un siècle une col-
lection d'objets divers venant des Indiens du Canada. M. Dussieux
fait remarquer avec complaisance qu'elle a servi à l'instruction de
quelques princes français. La belle instruction, en vérité ! Ces bons
princes ignoreront peut-être toute leur vie que les arcs, les flèches,
les calumets et les colliers de porcelaine sont aussi rares en Canada
qu'à cent arpents du musée de Versailles. Si encore l'on avait com-
posé dans les autres musées de France un département canadien
moderne, — mais rien de tout cela n'existe. Quelqu'un qui s'avise-
rait d'étaler auprès de cette collection sauvage le code civil du
Bas-Canada, une liasse de nos journaux et un certain nombre
d'œuvres littéraires du crû canadien, passerait à coup sûr pour un
mauvais plaisant Ce n'est pas de sitôt que le vrai Canada sera
accepte en France.
Ija scène suivante se passe à Montréal vers 1832 :
'* Quand un Indien se présente chez un marchand, celui-ci lui
donne un modèle, lui trace un dessin ; le sauvage va s'asseoir au
coin de la borne, et travaille avec une activité incroyable, et
bientôt sa lâche est finie ; on le paye comptant, en ^échange ou en
argent, et il retourne à son village jusqu'à ce qu'il lui prenne fan-
taisie de gagner encore quelques shellings."
Il suffit de savoir: que les Sauvages ne travaillent point au coin
de la borne ; qu'ils u'aÊteudent point le modèle ou le dessin du
marchand pour se mettre à l'œuvre, car ils ont leurs dessins par
ticuliers auxquels ils^ tiennent avant tout; qu'ils laissent à leurs
femmes le soin de. confectionner les broderies en question ; qu'ils
se rendent à la ville pour vendre leur marchandise, et qu'ils y
reçoivent parfois des commandes, sans trop se hâter de les remplir.
Voilà la vérité, par conséquent, le contraire de chaque partie du
texte cité plus haut.
tm REVUE CANADIENNE.
III
Sommaire.— Description générale du Canada. — Triste» pays. — Cette affreuse neige.
Horreur de l'isolement. — Les Gaulois, les Canadiens et la question de l'in-
fluence des milieux. — Scène d'hiver. — L'Indien et l'orignal nous sont impo-
sés.— Demeures souterraines. — Nos routes <il'hiver. — Soleil de fer blanc. — Les
lièvres. — La venaison. — Nos fermes. — Qu'entendez-vous par le mot climat? —
Un inventeur de maladies endémiques. — 11 est bien vrai que la France ignore
notre existence.
Ecoutons cet autre chanteur d'idylles :
" Le Canada n'est pas un agréable séjour. Les grandes villes
doivent offrir une société recommandable, mais le climat sévère et
l'aspect monotone des pins rendent le paysage horriblement triste.
Le Saint Laurent et les lacs sont sublimes de grandeur; les mon-
tagnes sont là, comme partout, imposantes ; le pittoresque y abonde,
renouvelé sous mille formes par tant d'accidents de terrain, — mais
au fond de tout cela, il y a quelque chose de fatiguant, de pénible
pour l'âme : ce peuple est conquis. La vie doit être longue à passer
au sein de ces sombres retraites, et en effet, comment peut-on être
porté à s'épanouir au milieu d'une terre ingrate, qui, à peine
échauffée d'un rayon d'août, reprend en octobre son manteau de
glace, et élève entre chaque habitant une barrière de neige. Des
voyageurs espagnols qui faisaient route avec nous, rebroussèrent
chemin à Montréal, habitués qu'ils étaient à une végétation équa-
toriale ; ils reculèrent devant les roches gigantesques et les cimes
chauves des montagnes, et si je n'eusse été français, je ne sais pas
même si j'aurais guidé mes pas errants au-delà de l'Ontario..."
*' Devant chaque maison, il y a un porche assez semblable au
stoop des Américains, sous lequel se réfngiB le voyageur errant,
au milieu des neiges de l'hiver, en attendant qu'une main hospi-
talière lui ouvre la porte et l'invite à prendre place autour de son
feu : il est totijours le bien-venu ; et qu'importe au Canadien un
homme de plus, quand cet isolement dans lequel le plonge la
nature sévère de son pays, lui fait sentir le besoin de la société ! "
" L'Acadien, le Canadien, ou mieux le Français a puisé au fond
des forêts du Nouveau-Monde ce qui lui manquerait en France,
grâce à son heureux climat : le désir irrésistible de changer de
lieux, de tout entreprendre, d'être dans une année cultivateur,
marin, constructeur,, pêcheur et charpentier. Il a perdu l'air gai,
la physionomie expansive de nos paysans, mais ses membres
robustes, endurcis à la fatigue, aux privations, sont dignes des
anciens Francs ; son visage grave et parfois mélancolique, dénote
LE CANADA EN EUROPE. 207
l'homme consommé daus les choses de ce monde, qui n'a jamais
su lire ni spéculer, mais éprouver et sentir. Ainsi c'est au Canada
qu'il faut aller chercher les traces de ce que nous fûmes jadis,
quand la Gaule n'était que forêts à peine entamées par les bour^
gades et les villages, tant il est vrai que le climat influe d'une
manière toute puissante sur notre organisation, et que l'aspect de
la solitude emplit l'âme au point de faire perdre les primitives
idées de société."
Je me demandé ce que tout cela veut dire. Continuons.
*' En hiver, le Saint-Laurent, malgré les rapides et l'impétuosité
de son courant, ne présente plus qu'un vaste miroir sur lequel
voyagent les bandes de cariboux, d'orignals et de lièvres blancs
qui se répandent ensuite dans les Etats voisins de Vermont et de .
New-Hampshire ; toute communication est interrompue entre les
habitants. Toutes ces plaines de verdure, ces champs de moissons
dorées, que nous voyions autour de nous, ne sont alors qu'un
vaste désert couvert de neige, qu'éclaire faiblement le soleil, et où
étincelle la lune pendant les longues nuits d'hiver. Au milieu de
cette nature triste et désolée, l'Indien voyage sans bruit, tout
enveloppé dans des peaux de caribous, les jambes couvertes de
bottes de renard, le poil en dedans ; avec ses longues raquettes
aux pieds, et des gants de peau d'ours qui garantissent à peine ses
mains d'un froid violent. Cette époque est néanmoins celle du
plaisir pour les laboureurs; après avoir ouvert une bréchet tra-
vers les remperts de neige glacée qui ferment leurs maisons, ils
se fraient un chemin dans la campagne, une pioche à la main: .
puis les familles se réunissent, les musiciens du village donnent
le signal de la danse, une joie bruyante retentit dans ces maisons
presque souterraines, et un morceau de venaison arrosé d'une bou-
teille d'eau-de-vie termine la fête."
Ainsi parle M. Pavie. Ce tableau nous transporte dans les pro-
fondeurs de la baie d'Hudson ou du Groenland, chez les Esqui-
maux, mais il ne ressemble que de bien loin, bien loin à notre
pays.
Revoyons-le un instant :
Les caribous et les orignals (en Canada, nous aimons mieux dire
orignaux,) ne se montrent jamais dans le voisinage du Saint-Lau-
rent, parcequ'ils s'y trouveraient en pays tout autant civilisé que
sur le parcours de Fontainebleau à Paris. Voilà deux siècles que .
ces intéressants quadrupèdes ont fait retraite devant la charrue
des Canadiens. On les retrouve dans les forêts du nord, et si loin,
que rarement les étrangers se donnent la peine de les aller trou-^
208 REVUE CANADlExNNE.
bler; les Canadiens n'y vont jamais; il faut excepter les chasseurs
de profession, peu nombreux, qui les relancent jusque-là Pour
ce qui est des lièvres blancs, je les accorde à M. Pavie, en le priant
de noter que ces lièvres blancs deviennent gris en été. La chose,
du reste, ne se passerait pas antrement en France, si comme en
Canada, il y tombait de la neige abondamment.
Le Vermont et le Nevv^-Hamphire doivent se trouver bien éton-
nés des caravanes que l'écrivain-voyageur leur envoyé gratuite-
ment d'ici sans compter que ces deux états nous avoisinent de trop
loui pour qu'il soit permis d'oublier les terres situées entre eux et
la rive droite du Saint- Laurent.
Durant l'hiver, les communications ne sont point interrompues
.entre nos campagnes. Voilà cent cinquante ans que la route est
ouverte entre Québec et Montréal, hiver comme été. On peut por-
ter à deux siècles ronds l'établissement de la partie de cette route
qui va des Trois-Rivières à Québec, trente lieues. Charlevoix dit
que, de son temps (1720) on la parcourait en un jour, c'est encore
le plus que puisse faire un bon cheval, preuve qu'elle était dès
lors excellente. Nos paroisses, échelonnées sur le bord du fleuve
à peu près uniquement eu vue de faciliter les communications, soit
par eau, soit par terre, n'ont jam us été is)lées les unes des autres
par suite des neiges, tani haut-s qu'elles fussent. On y passe en
plein janvier et féviier, au gr.indissimi galop. Il pourra paraître
étranj^e à un Européen que la neige nous incommode si peu, mais
c'est ainsi.
Le soleil qui nous éclaire faiblement est un astre découpé pour
le paysage de fantaisie que je suis tm train de brosser. J'invite
l'auteur à venir contempler la splendeur de nos jours d'hiver. Il
baissera les yeux et la visiere de sa casquette devant ce soleil dont
o il veut faire un simple rayon de lumière polaire.
L'Indien qui va eu chasse, au milieu de cette solitude désolée^ est
un produit de l'imaginatioiï européenne. Les quelques Indiens
adonnés à la chasse qui demeurent ici en été, s'éloignent vers le
nord, en aniomne, pour ne revenir (ju'au printemps, sauf parfois
une apparition en hiver, pour v.^ilre dans les villes les pelleteries
de leur chasse et renouveler leurs munitions. Cet Indien, pla(;é
au pi-emier plan du tableau, jette dans l'ombre le triste laboureur
canadien qui va nous apparaître toute à l'heure, sortant avec
misère d sa retraite enfouie sous la neige. Avec quelle peine le
pauvre diab e déblaie sa route, une pioche à la main (une pelle,
serait plus dans le rôle) [)our se rendre au bal du village, manger
un morceau de venaison, lorsqu'il a dans le buffet de si bon bœuf,
de si bon lard, etc. Il est vrai que la venaison pourrait avoir pour
LE CANADA EN EUROPE. 209
lui, comme pour le touriste étranger, un certain attrait mais n'en
pas qui veut et quand il veut ; il faut la faire venir de si loin que
les gens riches peuvent à peine s'en régaler, — tout comme à Paris.
Comparez donc cette description avec nos joyeuses et jolies mai
sons de campagnes, lesquelles règle générale, sont infiniment supé-
rieures à celles des paysans d'Europe, et pour le moins aussi acces-
sibles— l'hospitalité aidant— l'hiver que l'été.
Un honnête homme, qui avait parcouru le Canada au commen-
cement de ce siècle, écrivit ces lignes empreintes de bon sens :
"On devrait juger du climat d'un pays par le degré de santé,
de fertilité et d'agréments qu'il admet. Sous ce rapport, le Canada
est favorisé. Les étés sont très chaudes, il est vrai, mais l'atmos-
phère est si pure et si clair, que l'a chaleur n'en est point aussi
oppressive que dans les climats dits chauds, où l'air est chargé d'é-
manations qui fatiguent la vie animale. Les hivers sont très froids,
mais c'est un froid continue, sans intervalles de giboulées ; l'air
est pur et clair comme en été ; c'est par excellence une saison où
l'homme et la bête puisent de la vigueur et de la santé rien qu'en
respirant sur le seuil de la porte ; le froid, au milieu de cet air
vif et vivifiant, pénètre beaucoup moins que dans les pays où l'at-
mosphère est aliourdie par l'humidité. Les brumes du golfe Saint-
Laurent viennent de la mer ; on les ressent à peine à Québec ; les
trois-quarts du Canada n'eu ont aucune connaissance. Le froid
n'exerce son action que sur la couche de neige qui couvre le sol ;
il n'atteint pas la terre assez profondément pour gêner l'agricul-
ture ; les semences ont lieu si tôt que la neige a disparu."
Du froid à la chaleur, la transition est brusque. Risquons-là
toutefois : ^
" C'était au milieu de l'été que nous parcourions le Canada ; la
chaleur était presqu'insupportable, et déjà les fièvres périodiques
de cette saison accablaient les laboureurs exténués de fatigues de la
récolte. Quelques mots français, prononcés au hazard, nous rap-
pelaient de temps en temps notre preiuière patrie ; mais le teint
jaune et livide des habitants, leur air mélancolique démentaient
cette gaieté indigène qu'ils conservent eiioore, et s'efforcent de faire
germer sous ce climat rigoureux." C'est encore M. Pavie qui vient
de parler
Cet écrivain visita le Canada eu 1S32, l'année du choléra, dont
il ne dit pas un mot, aimant mieux aultre sur le compte de notre
prétendue dégénérescence les maix .jui nous accablaient alors et
qui répandaient la terreur dans le monde entier. Je ne doute nulle-
ment du succès que ces sortes de descriptions obtiennent dans
25 mars 1873 14
210 REVUE CANADIENNE.
les cercles où le mot Canadien est synonitne d'homme blanc dégé-
néré.
Si parfois la note joyeuse se mêle aux commentaires qui nous
échappent en lisant ces inconcevables récits, ils ne laissent pas, en
somme, de nous causer une impression pénible par la révélation si
complète, si peu encourageante de ce que l'on débite sur notre
compte, particulièrement en France, où notre souvenir ne devrait
pas être perdu ou dénaturé à ce point, — quant ce ne serait que par
respect pour notre fidélité aux traditions de l'ancienne mère-patrie.
Les causes les plus évidentes de ces erreurs sont de trois sortes :
celle qui provient du besoin que de tous temps ont éprouvé les
voyageurs de raconter des sornettes sur les pays lointains; celle
<qui a pour principe la folle admiration dont l'Europe s'est éprise
pour les Etats-Unis, et celle qui repose sur la parfaite* ignorance
que notre longue séparation du vieux pays de France a fait naître
à notre sujet. A ces .trois causes s'er^ rattachent naturellement
plusieurs autres, de moindre importance, qui, cependant, n'ont
pas peu contribué à nous faire ce que nous sommes aux yeux des
Européens.
Benjamin Sulte.
(A Continuer.)
DISCOURS
Prononcé par M. Joseph Tassé, Président de l'Institut Canadien
Français d'Ottawa, dans la Séance du 4 Décembre 1872.
Monseigneur,
Mesdames et Messieurs,
L'Institut Canadien-Français inaugure, ce soir, son cours annuel
de conférences publiques. Il sait les inestimables avantages qui
dérivent de ces entretiens, pour la population française de cette
ville, et il ne négligera aucun effort pour les continuer, (îhaque
mercredi, durant nos longues veillées d'hiver.
Pour atteindre ce but important, il compte avec raison, Monsei-
gneur, sur le patronage de Votre Grandeur et de votre digne clergé,
dont la présence est toujours pour nous un haut encouragement;
sur le concours des amis des lettres, de tous ceux qui ont à cœur
le développement intellectuel en cette ville, et j'ajouterai, de tous
ceux qui veulent le progrès bien entendu de nos sept mille compa-
triotes de la capitale. Il compte encore sur le concours des dames
1 Ce discours a été prononcé à l'inauguration du Cours Littéraire que donne
chaque hiver, durant quatre mois, l'Institut Canadien Français d'Ottawa. Les
séances publiques de cette association si pleine de vitalité ont lieu chaque mer-
credi, et, en outre de la conférence hebdomadaire, il y a musique et chant par les
artistes et amateurs de la capitale. C'est la seule institution franco-canadienne
qui ait adopté ce genre de séances publiques, lequel a obtenu jusqu'à présent
beaucoup de succès, car il n'y a pas moins de cinq à six cents personnes qui
assistent à toutes les conférences. Sa Grandeur Mgr Guignes est le digne patron
de rinslitut, et Elle assistait à la séance où. le discours que nous publions a été
prononcé.
212 REVUE CANADIENNE.
et messieurs qui, par le passé, ont su donner tant d'éclat et une si
légitime popularité aux charmantes soirées de notre Cercle des
Familles.
Notre tâche n'est pas facile, mais avec cette précieuse coopéra-
tion, nous sommes sûrs de la couronner de succès. D'ailleurs, les
sympathies du public nous sont connues. Il nous en a donné une
éclatante manifestation par le passé, en venant toujours en foule
applaudir aux éloquentes paroles de nos conférenciers et au talent
de nos artistes et amateurs, et son afluence à cette séance d'ouver-
ture, est pour nous un nouveau gage de sa bienveillance, qui nous
est infiniment agréable.
On ne saurait donner trop d'importance à ces conférences
publiques, car assurer le succès de l'Institut, lui donner toute la
yitalité possible, étendre ses moyens d'action et le cercle de son
influence, est, selon moi, faire acte de véritable patriotisme. L'Ins-
titut n'est-il pas le foyer où viennent converger toutes nos aspira-
tions nationales, — le centre intellectuel, où nous échangeons et
développons les idées d'intérêt immédiat pour nous ; — en un mot,
le lieu de réunion où nous avons appris à nous connaître et à
compter les forces vives de la nationalité ?
L'Institut a avant tout pour mission la conservation de notre
langue dans toute sa pureté et dans toute sa beauté. Or, la langue
n'est-elle pas, après la religion, le trait le plus caractéristique d'un
peuple, et le plus beau diamant de sa couronne ?
Et lorsque cette langue s'appelle la langue française, l'une des
plus belles des langues modernes, la langue des têtes couronnées
et de la diplomatie, la langue des plus grands génies qui se soient
illustrés dans les sciences, la littérature et la philosophie, la langue
dont les accents ont les premiers réveillé les échos endormis de
nos majestueuses solitudes, la langue que nos pères nous ont trans-
mise comme un legs précieux ; — sa conservation est pour nous
plus qu'un devoir sacré, plus qu'un devoir national, elle doit être
un sujet de gloire.
Oui, la langue est le véritable cachet d'un peuple, et elle ne doit
s'éteindre qu'avec la vie même de la nation qui la parle, alors
qu'elle ne lui survit pas. Aussi, interrogez l'histoire, et vous ver_
rez que la langue se lie tellement à l'existence d'une nation, que
chaque fois qu'un peuple puissant a voulu en balayer un autre de
la surface de la terre, il a presque toujours tenté de renverser les
deux colonnes de l'édifice national : sa foi et sa langue.
Lorsque les russes frappèrent au cœur le vaillant peuple de la
Pologne, ils proscrivirent à la fois sa langue et sa religion. Et que
fit Bismark lorsqu'il voulut germaniser des provinces françaises
DISCOURS. 213
comme l'Alsace et la Lorraine, qu'il a arrachées à notre ancienne
Hière-patrie ? Il décréta que la langue du vainqueur devait être
celle du vaincu, et que celle-ci serait bannie des écoles. Mais l'on
sait que le peuple héroïque de ces provinces n'a pas voulu se cour-
ber sous ce joug oppressif. Gomme autrefois les Troyens, il a pré-
féré déserter le sol de ses aïeux, s'arracher à tout ce qui lui était
cher, à tout un monde de souvenirs, se disperser aux quatre coins
du moi^de, partout où il pourra rester français et catholique, plu-
tôt que de subir un odieux asservissement.
Mais il n'est pas nécessaire de demander des exemples à l'étran-
ger pour prouver, par l'histoire, la corrélation de la langue avec la
vie nationale d'un peuple. Lorsque par une politique maladroite
et condamnée depuis par ses hommes d'état les plus éminents,
l'Angleterre voulut dénationaliser les 70,000 canadiens- français,
resté fidèles au poste de l'honneur, aprôs la cession du pays, que fit
elle? Elle voulut proscrire notre lan^ae de nos parlements et de
nos écoles, et lui substituer sa propre langu e qui envahit aujour-
d'hui le monde.
Mais nos pères surent déjouer par leur noble attitude les trames
ourdies par ceux qui voulaient notre anéantissement comme
peuple. Le clergé canadien contribua puissamment à la conserva-
tion de notre langue en en faisant la base principale de l'enseigne-
ment dans nos écoles. Et dans nos parlements nous eûmes les
Bédard, les Panet, les Morin, les Papineau, les Lafontaine et bien
d'autres, dont les noms nous seront toujours chers, qui surent faire
respecter l'usage de la langue française, jusqu'à ce qu'il nous ait
été solennellement garanti par l'acte d'Union. Et aujourd'hui
près de 1,100,000 français, ayant la sève d'une nation forte et pleine
d'avenir, habitent le pays, et les échos lointains des Montagnes
Rocheuses, de la rivière Rouge et du Gap Breton, répètent à
l'envi des accents français comme les rives du St. Laurent et de
rOutaouais.
Oui, conservons notre langue. Mesdames et Messieurs, et pour
cela encourageons les institutions qui, comme la nôtre, sont fidèles
à l'emblème national : Nos institutions, notre langue et notre foi. En
ce qui regarde l'Institut, c'est pour moi un agréable devoir de
reconnaître que nos compatriotes de la capitale ne lui ont pas
ménagé leurs suffrages. Gar, l'Institut n'a janiais été plus pros-
père qu'il ne l'est maintenant. Le chiffre de ses m.embres est
aujourd'hui d'environ 375. Or, 375 membres, [c'est plus que ne
compte aucune institution littéraire de la province de Québec et
de cette ville.
214 REVUE CANADIENNE.
Ce l'ésviltat ôst très-encouragant, mais n'allons pas nous reposer
si tôt sur nos lauriers. Travaillons, au contraire, à affermir notre
œuvre et*à l'enraciner assez profondément pour que rien ne puisse
l'ébranler. Faisons en sorte qu'il n'y ait pas une seule famille
française, qui ne tienne à honneur de compter l'un des siens par-
mi les membres de l'Institut, et tâchons de hâter le jour où nos
réunions nationales n'auront plus lieu dans cette modeste enceinte,
mais dans un édifice plus spacieux, qui fera honneur au nom cana-
dien.
Ce devoir d'encourager nos institutions s'impose d'une manière
toute particulière à nos compatriotes de cette ville. Car, il ne faut
pas oublier que si nos nationaux forment la grande masse de la
population dans la Province de Québec, nous sommes au contraire,
presque noyées dans Ontario par les éléments étrangers ; nous
ne sommes que 75,383 canadiens-français pour lutter contre un
million et demi d'anglais, écossais et irlandais.
Si le danger de dénationalisation est à craindre quelque parj
dans notre pays pour les groupes français, c'est bien dans cette
province. Mais avec le patriotisme et l'union qui décuplera nos
forces, il nous sera possible de faire grandir et fortifier ce rameau
détaché de l'arbre principal'de la nationalité. Déjà de véritables
colonies françaises sont formées aux deux extrémités de la pro-
vince, ou s'échelonnent sur la rive sud de l'Outaouais. Déjà la
flèche du clocher catholique s'élève fièrement au milieu de l'es-
saim national, à côté de l'école française, où la jeunesse apprendra
à ne pas oublier la langue de ses pères. Et avant longtemps les
institutions sociales des canadiens-français d'Ontario laisseront peu
à désirer.
Position comme noblesse, oblige. Aussi il incombe à nos com-
patriotes de la capitale par leur nombre, leur intelligence et leur
force de cohésion, de se mettre à la tête du mouvement national
dans cette province.
L'Institut a encore pour mission principale, le culte du beau et
du vrai, dans les sciences, la littérature et la philosophie. Ce rôle
est parfaitement adapté à notre caractère national. Car, de l'avis
de maints observateurs judicieux, notre mission est toute intellec-
tuelle et religieuse et doit être, dans une sphère moindre, celle
qu'a remplie la France, qui fut pendant si longtemps le pivot
intellectuel du monde, le foyer de la pensée universelle.
Nous ne pourrons d'ici à longtemps, dominer par le nombre, l'é-
tendue de notre commerce et l'éclat de nos richesses, mais nous
aurons rempli une tâche glorieuse, si nous savons nous signaler
DISCOURS. 215
par le rayonnement de nos intellig ences, dont l'influence n'est pas
éphémère, mais sait se perpétuer à travers les siècles.
Les nations les plus fortes et les plus puissantes ne sont pas tou-
jours celles qui occupent la plus large place au temple de mémoire.
La Grèce, par exemple, avait un territoire insignifiant et une popu-
lation bien limitée, si on la compare aux nations asiatiques de
l'époque. Cependant l'histoire conserve à peine leurs noms,
tandis que la patrie d'Homère et de Démosthènes a su conquérir
une impérissable renommée. Et à qui doit-elle en grande partie
l'auréole de gloire dont son nom est encore entouré ? A ses ora-
teurs, à ses poètes et à ses historiens. Les chants de V Iliade ont plus
contribué à l'illustrer que toutes les richesses des. peuples voisins
n'ont fait pour les tirer de l'oubli.
Les siècles les plus célèbres sont encore ceux où l'intelligence a
régné en souveraine. Qu'il suffise de rappeler le siècle d'Auguste
— qui fut celui de Virgile, et de Tite Live — et le siècle de Louis
le Grand, où les Bossuet, les Fénélon, les Corneille et les Racine
se sont immortalisés.
La gloire littéraire est, après la gloire religieuse,— si je puis l'ap-
peler ainsi, — la plus pure et la moins périssable. Au lieu de s'af-
faiblir à travers les âges, elle ne fait que resplendir d'un nouvel
éclat. C'est un monument grandiose auquel le temps conserve
toute sa jeunesse et sa beauté au milieu des ruines qu'il sème sur
ses pas.
Tous les grands hommes ont été amis des lettres, et plusieurs
souverains ont cru s'honorer en admettant des écrivains célèbres
dans leur intimité. Les plus illustres personnages ont recherché
la gloire littéraire. J'aime â rappeler ici que Wolfe, le vainqueur
de Montcalm, déclarait quelques jours avant la bataille des Plaines
d'Abraham, après avoir^lu avec admiration une pièce de vers d'un
célèbre poète anglais, qu'il aurait préféré la gloire d'en être l'au-
teur à celle de planter le drapeau d'Albion sur le vieux roc de
Québec.
Les jouissances intellectuelles sont aussi d'une, suavité inexpri-
mable. Que de loisirs elles ont charmées! Que d'agréables satis-
factions elles ont causées ! Que de larges horizons elles ont ouvert
aux méditations de l'homme ! Augustin Thierry, historien français,
leur a rendu un beau témoignage dans son testament resté célè-
bre : " Aveugle et souffrant sans espoir et presque sans relâche, je
puis affirmer, qu'il y a au monde quelque chose qui vaut mieux
que les jouissances matérielles, mieux que la fortune, mieux que la
santé même, c'est le dévouement à la science."
216 REVUE CANADIENNE.
Nous devons d'autant plus nous adonner au développement des
choses de l'esprit que le règne de la matière semble obtenir plus
d'ascendant. Le matérialisme menace de dominer les deux mondes,
et nous devons réagir de toutes nos forces contre ce flot envahis-
seur. Notre pays n'en a pas encore trop subi l'atteinte, mais il est
menacé de son influence délétère.
Nous entrons, de fait, dans une ère de progrès inouï. On ne parle
aujourd'hui qu'agriculture améliorée, manufactures, chemins de
fer et canaux. Je suis bien loin de vouloir déprécier un pareil
mouvement, mais il est à craindre que l'esprit public se laisse trop
absorber à l'avenir par des aspirations purement matérielles.
Que l'on améliore l'agriculture, que l'on creuse des canaux, que
l'on attire en ce pays des milliers de bras robustes, que des usines
s'élèvent en grand nombre et enveloppent l'atmosphère de pana-
ches de fumée, que le sifflet de la locomotive se fasse entendre
dans les gorges les plus reculées de nos montagnes, que monts et
collines s'aplanissent devant le travail humain, que notre popula^
tion présente, enfin, le spectacle d'une vaste ruche d'abeilles. Très-
bien I J'applaudis à tous ces progrès. Mais de grâce, que la pers-
pective de la richesse ne nous fasse pas tous incliner devant le veau
d'or, et que la fumée de nos manufactures n'ait pas pour effet d'a-
lourdir nos intelligences.
Sursum corda. Sachons nous élever aussi au-dessus de la vulga-
rité des idées et des occupations matérielles, et ne nous laissons
pas emporter par le courant qui a déjà été fatal à tant d'autres.
Gomme l'a dit Montalembert : *■* Opposons à ce misérable déclin,
que l'on ose vanter comme un progrès, les hautes et libres médita-
tions de la pensée. Opposons à ces triomphes de Plutusles victoires
pures et magnanimes de l'intelligence. Ne laissons pas, l'esprit
français, j'allais dire l'esprit humain, s'affaisser et s'abattre dans
ce néant. Empêchons, s'il en est temps encore, l'art et le style, en
se matérialisant et se vulgarisant à l'infini, de signaler l'avènement
de leur dégénération prochaine."
Il n'est pas impossible, d'ailleurs, de concilier le culte des choses
de l'esprit avec le progrès matériel. Voyez Boston. Elle est l'une
des villes maritimes les plus populeuses et les plus importantes des
Etats-Unis. Dans son port plein d'activité, on voit comme une forêt de
mâts de navires sur lesquels flottent des pavillons de presque toutes
les nations. Ses rues sont extrêmement affairées, sa population est
fort industrieuse, bref, il se fait un immense mouvement d'affaires
dans cette cité.
Pourtant, la gloire de Boston n'est pas tant d'avoir un commerce
étendu et des industries florissantes, que d'être la ville littéraire
DISCOURS. 217
par excellence et d'avoir mérité d'être appelée TAthônes de l'Amé-
rique. On y admire une magnifique université, une académie de
science et d'arts, des sociétés historiques, de médecine, de vastes
bibliothèques et musées. On coudoie tout un monde de savants,
de professeurs, d'étudiants, là où on ne croirait devoir rencontrer
que des aligneurs de chiffres, comme dans la plupart des villes
américaines, et il n'est pas une cité qui dépense relativement autant
pour la belle cause de l'instruction. Aussi, la patrie de Franklin
est saluée avec respect par tous les é trangers comme la retraite
des muses, et le véritable foyer du mouvement intellectuel aux
Etals-Unis.
Ai-je besoin d'ajouter, Mesdames et Messieurs, que tout progrès
intellectuel dans un pays n'est désirable qu'en autant qu'il est vivifié
par la religion. La nécessité de cette alliance des lettres et de la
religion est méconnue dans un trop grand nombre de pays, mais
elle ne trouve ici heureusement que peu de contradicteurs.
La littérature sans la foi ne peut pas prod uire d'autres fruits que
ceux que l'on cueille sur les bords de la Mer Morte, c'est-à-dire des
fruits stériles. L'intelligence, si vous le voulez, est un grand arbre,
couvert d'un riche manteau de verdure, projetant au loin son
ombre bienfaisante, mais qui se desséchera et se découronnera
bientôt, s'il n'a plus la sève nécessaire qui fait sa force et sa gran-
deur. Or, la sève pour l'intelligence, c'est la foi !
L'histoire est là, d'ailleurs, pour prouver que la littérature a
exercé une influence extrêmement funeste sur les sociétés en
cessant de s'éclairer au flambeau de la foi.
Voyez la France. Gomme elle était grande au dix septième siècle,
alors que brillaient ces puissantes intelligences, ces incomparables
éducateurs du peuple, ces maîtres de la langue française, qui ont
nom Bossuet, Fénélon, Massillon, Bourdaloue, Corneille, Racine et
tant d'autres écrivains célèbres. La littérature était alors pure et
sévère, elle savait s'élever aux plus hautes conceptions, planer
dans les horizons de la pensée, et parler au peuple le langage de
la vérité, de la foi et de l'honneur. Aussi son heureuse influence
s'est alors reflétée sur la nation. Car, on dit avec raison que la
littérature est la véritable expression d'une société.
Mais arrive le dix-huitième siècle. Quelle déchéance ! C'est
l'avènement du matérialisme philosophique ! C'est le règne de
Voltaire, de Rousseau, d'Alembert et de Diderot. La France tombe
d'abîme en abîme, elle accumule désastres sur désastres, hontes
sur hontes, flétrissures sur flétrissures : c'est à coup sûr l'époque
la plus sombre de son histoire. La littérature, corrompue jusqu'à
la moelle des os, déchaîne les plus mauvaises passions populaires
218 REVUE CANADIENNE.
contre l'autorité et la religion, après les avoir sapées dans leur
base.
Quelle décadence encore dans le dix-neuvième siècle ! Quel
abaissement des intelligences ! Quelle dépravation du goût ! Pour
combattre l'influence dissolvante d'une myriade d'écrivains qui,
comme Sainte Beuve, se feraient gloire au besoin de manger des
saucissons le Vendredi Saint, on peut à peine signaler une petite
phalange d'esprits d'élite, de nobles soldats de la foi et de la vérité,
restés fidèles aux traditions de l'honneur. Ce sont les De Maistre,
les de Donald, les Lacordaire, les P. Félix, les Diipanloup, lesMon-
talembert, les Ozanam, les Louis Veuillot et quelques autres.
La littérature est plus malsaine qu à aucune autre période de
son histoire. La presse inonde la France de ses peintures grivoises
et démoralisatrices ; la corruption et les défaillances sont presqaes
générales, et le plus grand nombre de criminels se trouvent dans
les départements où on lit le plus.
Aussi, lorsqu'arrive l'heure terrible des combats, cette nation
amollie par le matérialisme et la libre pensée ne retrouve plus sa
valeur d'autrefois pour se mesurer contre l'ennemi. Les plus ter-
ribles malheurs fondent sur la France et l'on croirait qu'elle va
agoniser sous le talon du uhlan prussien. Elle tombe sans gloire
aux pieds de ce même peuple, dont elle mettait les légions en dé-
route, aux glorieuses journées d'Iéna et d'Austerlitz !
Il y a bien encore sans doute des cœurs vaillants, des dévoue-
ments chevaleresques, des français sans peur et sans reproche
comme ceux des temps passés, mais combien se montrent indignes
de défendre le sol sacré de la patrie ! Les soldats vraiment catho-
liques, ceux qui n'ont pas appris dans les livres ou dans les jour-
naux à mépriser Dieu, la foi et l'honneur, comptent presque seuls
parmi les héros de la dernière guerre : tels sont par exemple les
fiers enfants de la Bretagne et de la Vendée, dont les nobles ancê-
tres sont aussi les nôtres, et qui eussent sauvé la France, si elle
eut pu être sauvée.
11 peut en coûter à notre amour-propre national de faire de
pareils aveux. Mais ce tableau tracé à grands traits n'est-il pas
rigoureusement vrai ? Puisse ce terrible exemple nous, servir de
leçon et nous détourner à temps de la fausse voie, qui fut si fatale
à la France, si jamais quelques mauvais conseillers voulaient nous
conduire au même abime.
Aussi, les enseignements de la dernière guerre ont éclairé grand
nombre d'esprits en France. Et on comprend tellement la néces-
sité d'un retour à des idées plus saines, que des journaux comme
le Figaro et le Siècle^ qui ont une grande part de responsabilité
DISCOURS. 219
dans cet affaissement de l'esprit français, sont forcés aujourd'hui
de proclamer que cette malheureuse nation ne retrouvera son
ancienne splendeur et son ancien prestige qu'en épurant sa litté-
rature et en redevenant croyante comme autrefois.
Oui, puisse la France s'engager franchement dans la vraie voie
de l'honneur et travailler activement à l'œuvre de sa régénération,
et nous, canadiens-français, nous ne serons pas les derniers à ap-
plaudir au salut de ce grand peuple, dont le sang coule dans nos
veines, et que nous verrions avec tant de fierté marcher encore à
la tête de la civilisation ! Oui, puisse son drapeau, dont les cou-
leurs ornent cette salle, reprendre son ascendant, flotter plus haut
que jamais en renfermant dans ses nobles plis l'emblème de la
véritable civilisation, et nous ne serons pas les derniers à l'acclamer
de toutes nos forces !
Ce doit être pour nous. Mesdames et Messieurs, une agréable
satisfaction de pouvoir affirmer que presque tous nos littérateurs
ont puisé jusqu'à présent leurs inspirations aux eaux vives de la
foi, c'est-à-dire à la source véritable du beau et du grand. Aussi,
c'est en restant fidèles à cette tradition que leurs œuvres continue-
ront d'avoir une influence salutaire sur la société et les mœurs.
C'est en imprégnant leurs écrits de l'idée religieuse, qu'ils sauront
combattre les fausses tendances de tous ces systèmes matérialistes,
de toutes ces utopies et de ces idées anti-sociales qui minent au-
jourd'hui l'Europe ; qu'ils sauront faire aimer la vertu au peuple
au lieu de lui dorer le vice, et qu'ils lui inspireront le culte de
toutes ces grandes choses qui font la gloire et la force d'un peuple.
Nous n'avons pas jusqu'à présent dévié de la noble mission qui
nous a été dévolue. Nous avons veillé avec un soin jaloux à la
conservation de notre patrimoine national. Eh ! bien, si nous
voulons nous montrer dignes de notre passé et marcher fièrement
dans la voie, de l'honneur, ne souffrons pas que notre littérature
en se viciant prépare trop tôt l'œuvre de notre dégénération.
Efforçons-nous de la rendre pnre et sévère, — car la littérature ne
fut jamais plus puissante qu'à notre époque, — et nous pourrons
espérer alors de conserver à la nation cette vitalité qui s'est afiir-
mée si hautement au milieu même de nos plus grandes épreuves.
L'Institut Canadien-Français n'a cessé depuis sa fondation de
travailler à cette alliance féconde des lettres et de la religion, et il
est à espérer que toutes ses aspirations à l'avenir tendront à res-
serrer une union, qui ne pourra manquer d'ajouter de nouveaux
fleurons à notre couronne nationale.
CONFERENCES AMERICAINES '
LE GENERAL ULYSSE GRANT
PRÉSIDENT ACTUEL DES ÉTATS-UNIS d'aMÉRIQUE, 1870.
Messieurs
Après avoir raconté devant un autre auditoire la vie d'Abraham
Lincoln, je vais tâcher de retracer la carrière héroïque de son suc-
cesseur, le général Ulysse Grant, président actuel des Etats-Unis
d'Amérique, bien qu'en le faisant je sache très-bien que je n'obéis
ni aux lois de l'histoire, ni aux préceptes de l'art.
L'histoire consent difficilement à ce que l'on fasse la biographie
d'une personne vivante ; elle aime mieux que la mort ait reculé la
perspective, refroidi la louange, et que le nom célèbre d'un homme
ait mérité de fixer, après de longues années, les regards désintéres-
sés de la postérité. De même, l'art se refuse à prendre au sérieux
le portrait d'un homme fait par un peintre qui ne l'a jamais vu ;
on ne le croit pas volontiers* ressemblant.
Mais vous me pardonnerez, parce que je n'aspire pas bien haut.
J'aspire uniquement au succès de ce peintre modeste qui avait
écrit sur sa porte : '' Ressemblance garantie, cent francs ; demi-
ressemblance, cinquante francs ; air de famille, cinq francs."
1 Voir les livraisons de janvier et février 1873.
CONFÉRENCES AMÉRICAINES. 221
Voilà bien, en effet, ce que je cherche. Je voudrais précisément
fixer, à l'aide des événements principaux de la guerre des Etats-
Unis, quelques-un des traits seulement du héros que je leprésente,
lui donner un air de famille, de cette grande famille des Améri-
cains qui occupe une si' large place dans l'histoire des hommes au
temps où nous vivons.
Avant tout, je ne veux point, dans eet entretien familier, prendre
le parti des victorieux et triompher avec le Nord contre le Sud.
Je suis et j'ai été, dès le début, un partisan résolu du Nord ; mais,
au point de vue où nous devons nous placer aujourd'hui, à la dis-
tance où nous sommes, étant tous désireux que les traces d'une
longue guerre fraticide disparaissent et dans les cœurs et dans les
faits, nous devons considérer les vainqueurs du Nord et leurs
adversaires du Sud comme deux parties d'une grande famille un
instant divisée, mais enfin réconciliée. Le droit était du côté du
Nord, et le droit a triomphé. Dans la lutte qui a précédé ce
triomphe, la convenance autant que la justice nous oblige à flétrir
des deux côtés beaucoup de crimes, et des deux côtés à admirer
beaucoup de venus.
Il convient d'entrer dans les sentiments qui devaient animer les
vainqueurs et les vaincus au moment de la scène sublime qui se
passa autour de la ville de Richmond au commencement du prin-
temps de 1865, il y a cinq ans. Les deux armées étaient en pré-
sence, au lendemain d'une violente bataille, à laquelle est resté,
dans la mémoire de tout Américain, le nom de bataille des Cinq-
Fourches, près de Petersburg. Le président des Etats du Sud venait
de quitter Richmond pour se réfugier à ^Danville, sur l'avis du
commandant de l'armée vaincue, et une correspondance s'était
ouverte entre les deux valeureux chefs qui s'étaient livré bataille.
C'était le chef de l'armée victorieuse, qui, le premier, avait écrit am
chef de l'armée vaincue dans des termes d'un véritable respect, et
le chef de l'armée vaincue avait répondu avec la même courtoisie ;
en consentant à la capitulation, il avait demandé que les termes
en fussent parfaitement dignes de l'armée à laquelle il comman-
dait, et qu'on laissât à tous ses officiers leurs armes et leurs che-
vaux. Le vainqueur y avait consenti, et l'on vit alors ce spectacle
extrêmement émouvant: l'armée victorieuse fit le salut militaire,
et l'armée vaincue, précédée de ses officiers à cheval, se présenta
en bon ordre ; les soldats mirent leurs armes en faisceaux, puis,
adressant un adieu pénible à leurs drapeaux, ils les plantèrent dans
le sol en les embrassant, pendant que les vainqueurs s'inclinaient
avec respect. Après l'adieu au drapeau, les 25,000 soldats de l'armée
de la Virginie défilèrent lentement, retournant dans leurs foyers,
222 REVUE CANADIENNE.
pendant que les deux états-majors chevauchaient réunis derrière
les deux commandants en chef, si dignes l'un de l'autre qu'on pou-
vait se demander quel était le vainqueur et quel était le vaincu^
Le vaincu se nommait Robert Lee, descendant de Washington ; le
vainqueur était le plébéien Ulysse Grant,— Grant et Lee, deux
noms qu'il ne faut pas séparer, et qui sont environnés d'un égal
respect par tous ceux qui admirent Thonneur, le talent, le génie
militaire et le courage civil.
Le général Grant, cinq ans auparavant, était un obscur ouvrier
tanneur de la petite ville de Galena, dans l'Illinois, l'un des Etats
de rOuest, de l'autre côté du Mississipi, et il assistait au printemps
de 1861, à une réunion populaire convoquée à l'occasion de l'ou-
verture des premières hostilités, qui avaient eut lieu, vous vous le
rappelez, au commencement de 1860, après la première élection du
président iàncoln. Le Sud avait follement engagé la lutte par la
prise du fort Sumter et l'invasion du Maryland. On venait d'en
recevoir la nouvelle dans l'État habité par Grant, et aussitôt des
réunions populaires s'étaient assemblées. Il y avait dans cet État
une grande division d'opinions. Les réunions étaient ardentes et
passionnées, et l'obscur tanneur qu'on appelait Ulysse Grant y
assistait avec la froideur qui faisait le fond de son caractère. Un
jeune avocat très-maigre et très-grand, aux cheveux noirs, qui y
assistait comme lui, s'était écrié avec une éloquence passionnée :
"Je suis démocrate, mais il ne s'agit pas de politique, il s'agit d'a-
voir une patrie, ou de n'en pas avoir, et je suis d'avis qu'après ce
qui vient de se passer, nous n'avons plus qu'à faire appel au
Dieu des batailles ! " Ces paroles de l'avocat avaient remué l'âme
du tanneur.
Le tanneur, en 1865, devait mériter ce grade de lieutenant géné-
ral qui avait été accordé avant'lui au seul Washington, et devenir
président des Etats-Unis; — l'avocat, c'était Raw^lins, le futur chef
d'état-major du général sauveur de la patrie. C'est donc de 1861
à 1865, en quatre ans, que s'éleva tout d'un coup et comme une
fusée dans la nuit l'étoile de cet homme dont le nom devait jeter
tant d'éclat.
Ulysse Grant était né en 1822 d'un tanneur établi à Point-Plea-
sant, dans l'État d'Ohio ; toute la famille travaillait le cuir de ses
mains et vendait ensuite le produit de son travail. Il avait plusieurs
frères, et il avait reçu en naissant le nom singulier d'Ulysse par la
faute de Fénélon. La famille possédait un Télèmaque, et les lec-
tures se faisaient souvent dans ce livre à peu près unique. Or les
grands parents, réunis à la naissance de l'enfant avec le pè e et la
CONFÉRENCES AMÉRICAINES. 223
mère, avaient mis aux voix le nom à lui donner. Il y eut une tante
romantique qui demanda le nom de Théodore ; une autre, imbue
de l'esprit biblique, proposait qu'on l'appelât Hiram ; le grand père
et la grand'mère préférèrent qu'on l'appelât Ulysse. — En 1823, la
famille vint se fixer à Georgetow^n. Ulysse Grant fut envoyé à
l'école, puis, arrivé à l'âge de dix-sept ans, comme il était très-
vigoureux malgré sa petite taille, il demanda à être militaire, et
fut assez heureux pour obtenir un brevet de cadet à l'école mili-
taire de West-Point.
Tous ceux qui ont présente à l'esprit l'histoire de Washington
savent que West-Point était une position militaire importante où
l'illustre général, étant en tournée, eut la douleur d'apprendre la
défection d'Arnold, et où se passa aussi le triste incident de la cap-
ture du major André, cet officier brillant et chevaleresque, qui fut
pendu comme traître et mourut en héros. Washington avait de-
mandé la transformation de cette fortei-esse en une école mili-
taire ; elle a été depuis parfaitement organisée, et chaque district
ffingressionnel a le droit d'envoyer un cadet à l'école de West-
Point.
Grant ne se fit remarquer par aucune supériorité à cette école ;
il y passait pour un bon garçon silencieux et m^édiocre ; en un seul
point, il montra une capacité hors ligne, ^c'était comme cavalier.
Après trois années d'école, à vingt et un ans, il fut attaché comme
sous-lieutenant surnuméraire au 4e régiment d'infanterie fet envoyé
à la guerre du Mexique, où il se distingua, sous le général Taylor,
au siège de la Vera Cruz. Revenu dans ses foyers, marié en 1848
à la fille du colonel Dent, il fut de nouveau envoyé dans l'Oregon
par la Californie et Panama, en 1853, campagne pendant laquelle
il affronta le choléra aussi souvent que la mitraille. Après sept
ans de service, il donna sa démission, en 1854, et, pourvu du grade
de capitaine, il vint s'établir à quelques lieues de Saint-Louis, dans
le Missouri, comme fermier. Père de quatre enfants, très-pauvre,
très laborieux, il allait à la ville de Saint-Louis, à 14 milles de sa
ferme, vendre du bois. Il avait de beaux chevaux, et beaucoup
d'habitants de Saint-Louis se rappellent très-bien avoir vu cet
homme silencieux et agile qui amenait son bois et s'en retournait
dans sa voiture qu'il déchargeait lui-même avant de se faire payer,
si mal vêtu que d'anciens camarades, fort ardents à le solliciter
depuis, dédaignaient alors de le reconnaître. Réussissant mal
comme fermier, Grant se décida à aller tenter fortune à Saint-
Louis, où il se fît l'associé d'un collecteur de rentes. Il y a encore
au coin d'une rue de Saint-Louis de Missouri une enseigne avec ces
224 REVUE CANADIENNE.
mots : Boggs et Gratit^ collecteurs de rentes. Les collecteurs de rentes
sont des gens qui vont dans tout le pays recevoir des loyers, qui
prêtent sur hypothèques et qui font une foule de petits tripotages
financiers dans le ressort de la province. Il ne réussit pas mieux
dans ce nouvel État. Toujours le même, assez mal mis, assez mal
tourné, on le voyait se promener avec quelques anciens cama-
rades en compagnie desquels il ne lui était pas indifférent de pren-
dre un petit verre de w^iskey ; puis il revenait au logis prendre sa
pipe tristement, et attendre les affaires, qui venaient peu.
Fatigué de tenter en vain la fortune, Ulysse Grant se décida à
retourner en 1859 dans la petite ville de Galena, où étaient restés
son père, sa mère et ses frères, et il se mit à travailler avec eux de
ses mains et à faire le commerce des cuirs. C'est dans cette humble
situation que le trouva la guerre de la sécession de 1861. 11 avait
alors trente-neuf ans, n'ayant jamais connu la gloire ni la richesse,
mais familier avec la misère, le travail et le danger.
En sortant de la réunion publique où les paroles de Rawlins
l'avaient ému, le brave capitaine dit à son père : " Puisque l'Etat
m'a élevé à ses frais, il serait bien à moi de me mettre à son ser-
vice." Et Grant écrivit au gouverneur de l'Etat pour demander
un petit grade dans la milice des volontaires. Le gouverneur ne
lui répondit pas. Il alla alors modestement solliciter l'appui d'un
représentant de son pays, qui voulut bien s'intéresser à cet obscur
capitaine redevenu ouvrier, et le présenter au gouverneur. Ce re-
présentant, savez- vous qui il était? C'était l'ambassadeur actuel
des Etats-Unis à Paris, M. Washburn, qui eut ainsi l'honneur
d'apostiller la demande de Grant pour être lieutenant ou capitaine
dans la milice de l'Etat du Missouri en 1861.
Il commença par commander une compagnie de volontaires de
rUnion, qui se trouvait à cinq lieues de là, dans la petite ville de
Springûeld, qui avait donné naissance à Abraham Lincoln. Le
premier jour, ses soldats le tournèrent en ridicule, mais bientôt
ils étaient forcés au respect, et, apprécié promptement par ses chefs
autant que par ses subordonnés, Grant commença la campagne de
l'Ouest en qualité de colonel.
Ici, Messieurs, j'ai besoin de votre patience. C'est toujours une
tâche bien difficile que de faire des récits de bataille, môme la
plume à la main. Mais vous ne vous attendez pas à voir -sortir de
mes lèvres des régiments, des canons, des plans, des cartes, et je
suis obligé de vous demander beaucoup d'attention et surtout d'in-
dulgence.
On peut diviser la guerre de la sécession en deux parties bien
distinctes, la petite et la grande guerre. Au commencement, on
CONFÉRENCES AMÉRICAINES. 225
crut qu^on en finirait avec une petite guerre. Si vous voulez bien
supposer que vous regardez sur la carte la place où se trouve
Washington, la capitale des Etats du Nord, et Richmond, qui était
devenue la capitale des Etats du Sud, vous serez étonnés de voir
qu'il n'y a pas entre ces deux villes une distance de plus de trente
lieues, celle qui sépare Paris d'Orléans, et si vous faites attention
que Washington n'est séparé de la Virginie que par le Potomac,
vous comprendrez que les deux armées, à la porte môme de Was-
hington, pouvaient, d'une rive à l'autre du Potomac, suivre les
mouvements l'une de l'autre.
On croyait, au Nord, qu'on n'avait à résister qu'à une révolte
sans importance, et l'on croyait encore plus fermement, au Sud,
qu'on n'avait qu'à frapper un grand coup sur Washington et que
tout serait fini. Le Nord était sans défense, le Sud bien préparé.
Le président Buchanan avait disséminé la petite armée du Nord,
garni les arsenaux du Sud, et tout préparé pour un succès, rendu
plus probable encore par la valeur et l'habileté des généraux qui
entouraient Jefferson Davis.
En effet, le résultat des premières campagnes de 1861 et 1862 fut
tout en faveur du Sud. Je me rappelle enbore la joie des nombreux
partisans de la sécession américaine dans notre pays, et la stupeur
des rares amis de Lincoln et du Nord, lorsque l'on apprenait jour
par jour, après la prise du fort Sumter, la défection des grands
Etats, de la Virginie, de la Caroline du Nord, puis du Tennessee,
de l'Arkansas, et, peu de temps après, la nouvelle de la première
défaite du Nord à la bataille de Bull's-Run, suivie de quelques
heureuses expéditions maritimes, mais des tentatives infructueuses
de MacClellan contre Richniond, arrêtées par la sanglante dé/aite
de Gaines-Hill, insuffisamment réparée elle-même par la journée
d'Anthietham et la défense de Washington, que l'on crut urî
moment pris et occupé par les confédérés.
La campagne de 1S63, qui vit le Maryland envahi pour la seconde
fois, les confédérés vainqueurs à Chancellorsville et à Fredericks-
burg, mais affaiblis pourtant par la victoire de' Gettysburg et par
la perte de l'héroïque StonewallJackson, qui valait à lui seul une
armée, laissa les deux partis en présence, plus excités que jamais,
séparés pour ainsi dire par un fleuve de sang et par des montagnes
de morts, 'mais tous les deux trop certains que la guerre allait
prendre des proportions gigantesques et changer de terrain.
Le président Lincoln, avec le secours de ses ministres, Stanton,
Chase, Sev^ard, Welles, avait improvisé des armées. Au début, il
n avait que 15,000 hommes, et môme, après la prise du fort Sumter,
25 mars 1873 15
226 REVUE CANADIENNE.
il n'avait cru nécessaire d'appeler sous les armes que 75,000 mili-
ciens. Heureusement la marine était mieux préparée : repoussée
du Jame's River, où elle avait tenté de s'approcher de Richmond,
par les combats si connus du Merrimac et du Monitoi\ ces boîtes à
mitraille flottantes, la marine était parvenue à faire le tour des
Etats du Sud et à mettre la main sur la Nouvelle-Orléans et sur les
bouches du Mississipi. Mais le parcours du fleuve appartenait aux
confédérés, qui étaient sur le point de s'emparer môme, en remon-
tant très-haut vers le Nord, du poste important de Gairo, où le
Mississipi reçoit les eaux de l'Ohio, lorsqu'au commencement de
1862, ils trouvèrent devant eux, à la tête des milices de l'Ohio et
de rindiana, ce petit général dont le nom n'avait jamais été pro^
iioncé à Washington, n'était jamais parvenu en Europe, où l'on
n'eii entendit pas parler avant 1864, et qui s'appelait Ulysse Grant.
Avec son apparition, par ses efforts opiniâtres et précipités, com-
mence, pour les Etats Unis, le retour de la fortune, et la guerre
devient un drame gigantesque, dont les scènes, au lieu d'être res-
serrées entre les deux capitales du Nord et du Sud, se jouent à des
distances énormes, sur les fleuves, sur la mer, sur la terre, dans le
plus vaste cer-cle où se soit jamais déployé le génie sanglant des
batailles.
Pour suivre toute cette entreprise extraordinaire, représentez-
vous. Messieurs, pour un moment, le territoire des Etats-Unis
comme un immense carré dont FOcéan et le Mississipi forment les
deux côtés perpendiculaires; les villes de Washington et de Rich-
mond sont en face de l'une de l'autre dans l'intérieur de ce carré,
et l'opération poursuivie consiste à s'emparer des quatre côtés du
carré et à revenir au centre in vestir Richmond en s'en rapprochant
de toutes parts, en cernant, en détruisant, par des coups répétés,
les armées qui la défendent, en soumettant les Etats qui les recru-
tent. Un ancien batelier, Lincoln, fait voter les ressources, lève
les hommes, donne les ordres, soutient les courages, et un ancien
tanneur, Grant, petit capitaine d'une petite milice, va tout à coup
s'élever par des victoires à la tête de toute une nation en armes et
devenir le marteau qui brisera la résistance.
C'est en 1862 que Grant, parti de Cairo et appuyé par la flottille
fédérale de Foote et de Porter, s'empare des forts Henry et Donel-
son, assure la possession du Missouri, du Tennessee, et bientôt de
tout l'Ouest, par la victoire de Pittsburg et l'évacuation de Corinthe,
malgré les efforts de Beauregard, envoyé par le Sud avec 60,000
hommes. Pendant la même année, l'amiral Farragut avait bloqué
les côtes du Sud, pris la Nouvelle Orléans, remonté le Mississipir
CONFERENCES AMERICAINES. 227
et pour que le cours de ce grand fleuve, dont la possession importe
plus aux Etats-Unis que le Rhin à l'Allemagne, fût assuré aux
fédéraux et cessât de servir aux confédérés à se ravitailler du côté
du Texas, il ne restait plus, entre Farragut et G-rant, que l'espace
compris entre Port-Hudson et Vicksburg, dont le siège devait
coûter tant de sang et d'efforts, échouer deux fois, exiger sept
attaques et ne réussir, en juillet 1863, qu'après plusieurs victoires
qui permirent enûn de rassembler plusieurs armées contre ce
Sébastopol de la rébellion.
Pendant ces deux années, Grant avait donné la mesure de son
étonnant mérite, aussi hardi dans les coups de main que prudent
devant les embûches, aussi habile à remuer des masses énormes
sur un terrain bien choisi qu'à diriger les opérations d'un siège for-
midable, et toujours calme, décidé, maître de lui,-ne laissant échap-
per que des paroles caractéristiques. Au fort Belmont, un des
officiers lui dit : " Nous sommes pris et enfermés," et il se contente
de répondre : " Nous les avons balayés une fois, nous les balaye-
rons deux fois." Au fort Donelson, le commandant lui envoie
demander à quelles conditions il lui accorde de capituler, et il
répond: '' Ma condition, c'est pas de condition, et je vous préviens
que je suis en train de marcher sur vous ! " A Vicksburg enfin,
une femme le rencontre et lui demande combien de temps il va
attendre devant la ville. " Je resterai trente ans, dit-il, mais je la
prendrai." '
Il faut rapprocher de ces paroles les mots amusants et sublimes
du grand Lincoln, qui avait entendu enfin parler de Grant et avait
bientôt conçu pour lui, malgré d'indignes calomnies, une estime
qui ne se démentit jamais. " Il y avait dans mon village, dit il un
jour, une bonne femme qui avait beaucoup d'enfants, et quand, au
milieu de son travail, elle en entendait un cri»r, elle disait: Quel
bonheur! cela prouve que celui-là au moins est encore en vie !
Quand on m'apprend que le canon gronde du côté de Grant, je me
dis qu'au moins un de mes généraux agit et gagne des batailles.'*
On raconte aussi que des méthodistes étant venus accuser Grant
d'aimer un peu trop le whisky, Lincoln répondit : " Pouvez-vous
me dire où il se procure son v^hisky ? je serais bien aise de le
savoir pour en envoyer un petit baril à plusieurs autres généraux ! "
Mais Lincoln devient vraiment sublime, lorsqu'il écrit au général
Grant, après la prise de Vicksburg, une lettre qui se termine par
ces simples mots : " Je croyais votre plan mauvais, et je ne comptais
pas sur le succès. Je veux déclarer devant le pays que vous aviez
raison et que j'avais tort."
228 REVUE CANADIENNE.
Il fut plus sublime encore, lorsque la même année, il émancipa
les esclaves, pour offrir au ciel un don glorieux auquel le ciel répon-
dit par le don de la victoire.
La prise de Vicksburg, suivie de la reddition de Port-Hudson,
assura aux fédéraux tout le cours du Mississipi et la neutralité des
États placés sur ses rives, et la victoire de Ghattanooga, remportée
quatre mois après par Grant contre les confédérés enhardis par de
nouveaux succès, les obligea à se replier sur la Virginie, où ils ral-
lièrent les débris encore formidables de leurs armées, dont un vail-
lant détachement venait, dans la Louisiane, de se signaler par des
actions d'éclat, sous les ordres du général français Gamille de Poli-
gnac. Au commencement de 1864, le président Lincoln appela près
de lui le général Grant qu'il n'avait jamais vu, et lui confia le com-
mandement en chef de toutes les forces militaires, avec le titre de
lieutenant-général, qui n'avait pas été porté depuis Washington,
laissant à son ami, à son égal, le général Sherman, la direction
des troupes de l'Ouest. Toute l'année 1863, remplie des succès de
Grant dans l'Ouest, avait été signalée par des échecs à peu près
partout . ailleurs, et les deux bombardements épouvantables de
Charleston et des forts qui l'entourent, assiégés pendant quatorze
mois par le général Gilmore, n'avaient pu faire tomber aux mains
des fédéraux ce berceau de la rébellion, réduit à un monceau de
ruines sans avoir amené son drapeau.
L'année 1864 fut l'année décisive. C'est alors que Grant conçut
le plan extraordinaire d'abandonner Washington, sans se préoc-
cuper des tentatives d'invasion qui privèrent pendant deux jours
la capitale de toute communication avec les autres villes, de
s'avancer aussi loin que possible dans l'intérieur du pays, au delà
de Richmond, comme un coin dans un arbre, pendant que Mac-
pherson et Shçridan tourneraient autour de lui, que Sherman
aurait l'audace de traverser la Géorgie tout entière et de gagner la
mer, et que Farragut, avec ses navires cuirassés, prendrait Mobile,
Wilmington, et cernerait Richmond, ainsi environnée de toutes
parts. Ce plan fut réalisé en douze mois. On crut d'abord que Grant,
exposé aux redoutables attaques de l'armée confédérée groupée
sous les ordres de Robert Lee, allait succomber et perdre ses forces
dans le siège impuissant de Petersburg et dans des batailles indé-
cises. On crut que Sherman et ses soixante mille hommes, dont on
n>Mtt'iidil plus parler pendant six semaines, après l'importante
prise d'Atlanta, seraient exterminés dans la traversée de la Géorgie.
On crut encore et Ton répéta surtout en Europe que les Etats-Unis
ne pourraient pas, dans la même année, mener à fin une guerre
gigantesque et une élection générale. ,
CONFÉRENCES AMÉRICAINES. 229
Lorsqu'on apprit, au commencement de 1865, que Sherman avait
rejoint la flotte de Dahlgreen, et pris Savannah, puis Ctiarleston,
où le drapeau fédéral, abattu depuis 1861, avait été rétabli par un
régiment d'anciens esclaves, entré le premier dans la ville ; lors-
qu'on entendit raconter les prodiges accomplis par Sheridan et par
Farragut ; lorsqu'on sut enfin que Lincoln, réélu à une immense
majorité, venait de prononcer ce message célèbre, la plus belle page
peut-être qui ait été écrite par un homme appelé à gouverner les
hommes, il y eut dans toute l'Amérique et dans tout le monde
civilisé comme un frémissement d'enthousiasme, et nul ne douta
plus du triomphe du Nord. A la fin de mars, grâce aux opérations
hardies de Sheridan^ Grant remportait la bataille des Cinq-Four-
ches, qui décidait la reddition de Petersburg, et le 7 avril, Robert
Lee acceptait la capitulation de Richmond, après avoir assuré la
retraite du gouvernement confédéré, pendant que Johnston se
rendait à Sherman et que Mobile capi; niait. Lincoln entrait dans
Richmond incendiée au milieu de pauvres noirs devant lesquels
le président découvrait sa tête, homrpige que cette race n'avait
jamais reçu. L'autorité fédérale était rétablie sur tout le territoire
des Etats-Unis. Quelques jours après, le 14 avril, revenu à Was-
hington, Lincoln tombait frappé d'un coup de poignard, auquel le
général Grant n'échappa que grâce à son amour pour ses enfants
et à son horreur pour les manifestations extérieures. " Il y a si
longtemps que je n'ai embrassé mes enfants, et j'en ai assez du
show business^ de la besogne de se montrer," avait-il dit pour s'ex-
cuser de ne pas accompagner au spectacle le président.
Avec la mort de Lincoln, commence dans la vie du général
Grant une phase nouvelle, sur laquelle je serai plus bref parce
qu'il s'agit d'événements plus connus et plus rapprochés de nous ;
je voudrais cependant faire bien connaître l'homme, le citoyen^
après avoir montré seulement le grand homme de guerre.
Les autographes du général Grant sont encore plus rares que
ses paroles. Il pourrait prendre la vieille devise de Jacques Cœur :
" Faceie, tacere^ faire, taire." Cependant il existe une lettre qui le
peint et l'honore au plus haut degré. Le jour même où le général
apprit que le sénat et le président venaient de lui conférer le titre
de lieutenant général, il écrivit à Sherman : '^ Tout ce que je suis,
je le dois à mes soldats, à mes officiers, et surtout à vous et à Mac-
pherson." Un homme qui use ainsi de la gloire, et plus tard usera,
comme vous l'avez vu, de la victoire, est un grand homme, et nul
ne doit lui refuser l'estime avec l'admiration.
La mort de Lincoln, au commencement de 1865, plaça Grant
dans la situation la plus difficile, chef de l'armée, populaire, tout-
230 revup: canadienne.
puissant,en face du vice-président Andrew Johnson, homme du Sud,
tour à tour emporté jusqu'à pousser des cris de vengeance contre
les vaincus, puis opposé à toutes les tentatives des bons citoyens
pour reconstruire l'Union, comptant sur sa connivence avec le
Sud pour devenir président, menacé d'être interdit par le congrès»
et promenant sa verbeuse ambition dans des voyages où le général
en chef était obligé de l'accompagner. Ce furent trois années désa-
gréables pendant lesquelles l'homme de guerre se montra homme
politique, plein de tact, de déférence et pourtant de fermeté sans
prendre parti entre l.e président et le congrès, ne cessant de défen-
dre l'armée, de soutenir la cause de l'Union, et refusant nettement,
quand le président voulut l'envoyer au Mexique, et surtout au
moment de l'injuste et impopulaire destitution de Stanton, l'infa-
tigable ministre de la guerre, et de Sheridan, l'un des héros de
l'armée. De telles qualités dans la vie civile, avec un tel génie
militaire, signalaient Ulysse Grant au choix unanime de ses con-
citoyens, lorsque l'année 1868 amena les réunions préparatoires
de l'élection présidentielle. Elu à l'unanimité par les conventions
de Chicago, il répondit par une simple lettre qui contenait ces mots
si caractéristiques : " Je tâcherai d'appliquer les lois avec bonne
foi et d'être économe. Ayons enfin la paix : Let us hâve peace^
Au mois de mars 1869, l'ancien tanneur de Galena, le capitaine
de la guerre du Mexique, le vainqueur de Vicksburg et de Chat-
tanooga, le sauveur et le pacificateur de la patrie, entrait à la
Maison Blanche, et y prêtait serment sur la même Bible qui avait
reçu le serment de Washington.
Paix, bonne foi, économie, le président a été jusqu'ici fidèle à ces
trois promesses. Il a gardé la paix même avec l'Espagne, et il s'est
refusé à porter la main sur l'île de Cuba, depuis si longtemps con-
voitée par l'Amérique et exploitée par l'Espagne. Il a énergiquement
contribué à la reconstruction de l'Union, maintenant rétablie dans
tous les anciens Etats, et à la protection des anciens esclaves, com-
plètement assimilés désormais à tous les citoyens. Il a voulu que
les dettes fussent payées et qu'un grand Etat sût se libérer comme
un honnête homme.
Cinq années seulement sont écoulées depuis la fin de la plus for-
midable guerre civile que l'histoire ait racontée. L'armée est dis-
persée : plus de 800,000 hommes ont repris le chemin de leur de-
meure, comme des villageois qui sortent de la messe, sans trouble
et sans rumeur. La dette est diminuée de plus de moitié. La pro-
duction est remontée déjà, même pour le coton, à peu près au
chiffre des années qui ont précédé la guerre. La constitution est
CONFÉRENCES AMÉRICAINES. 231
«obéie, et elle n'est plus déshonorée par la servitude. Sans doute,
les cœurs ne sont pas désarmés aussi complètement que les bras.
Il reste des ruines, des morts, des haines. Mais pourtant, après
une guerre dont les proportions avaient dépassé toutes» les prévi-
sions, les Etats-Unis nous donnent le spectacle d'une reconstruc-
tion qui va au delà de toutes les espérances. Des milliers de noms
célèbres se sont écrits dans l'histoire de ces étonnants événements ;
il'en est deux qui brillent d'un éclat sans égal, les noms d'Abraham
Lincoln, le martyr, et d'Ulysse Grant, le vainqueur.
Grant n'a que quarante-huit ans. Petit de taille, d'une figure
énergique avec des yeux bleus, soldat peu rechej;ché dans sa tenue,
toujours silencieux et ne parlant que quand il a quelque chose à
dire, se plaisant mieux avec les chevaux, qui furent toujours sa
passion, que dans les cérémonies, il a montré en dix ans des trésors
d'audace et de résolution, une vigueur, un sang-froid, un art à
ébranler les masses armées, une puissance de combinaison, une
ténacité dans les revers, une générosité dans la victoire, qui lui
assurent parmi les hommes de guerre de tous les temps un des
premiers rangs. La modestie, la reconnaissance, la sincérité, la
simplicité, l'horreur de l'emphase et de la phrase, ajoutent des
traits aimables à ce beau caractère militaire ; on sent un cœur sous
l'armure. On a cherché à lui faire une généalogie. Il ne se flatte
poiftt de remonter au vieux clan écossais des Grant, mais la devise
de ce clan lui va bien, car elle se compose de ces termes : '' Sland
fast^ itaiid firm, stand sure^ prompt, ferme, sûr;" c'est tout son
portrait en trois mots.
Je ne voudrais pas terminer l'éloge d'un tel soldat sans faire
mes réserves contre les magnifiques horreurs de la guerre.
Certes, la guerre d'Amérique a été bien grande, grande par les
efforts de toute une nation, grande par les résultats, qui ont été
l'Union sauvée et l'esclavage aboli. Les crimes, les ruines, les
pillages, n'ont, hélas ! pas manqué, mais il faut mettre en regard
les admirables vertus déployées pour le service des hôpitaux et des
blessés. Il ne faut pas oublier les gigantesques travaux d'armées
improvisées qui ne surent pas uniquement combattre, mais établir
des chemins de fer, construire des ponts, creuser des canaux
Avant tout, par-dessus tout, il convient d'admirer, j'aime à le ré'
péter sans cesse, une nation dans laquelle l'esprit mercantile donna
naissance à l'esprit militaire, sans que l'esprit militaire ait engendré
l'esprit despotique.
Mais, après toutes ces réflexions, hâtons-nous de professer tous
qu'il n'y a pas de bonne guerre, n'admirons pas la guerre sans la
232 REVUE CANADIENNE.
mandire, et pour n'être pas accusé d'une sensibilité affectée, inter-
rogeons la statistique après la poésie.
11 y a en Amérique de grands poètes, et la guerre leur a toujours
inspiré des cris d'horreur ou des gémissements. Lisez la belle et
mélancolique poésie de Bryant, qui a pour titre le Champ de bataille
ou laissez-moi chercher dans mes souvenirs quelques strophes de
ce poëte que j'aime, Henry Longfellow, écrites après la mort d'un
jeune et brillant ofBcier :
TUÉ AU PASSAGE DU GUÉ.
*^ Il est mort, le beau jeune homme, cœur d'honneur, langue de
vérité, notre vie et notre lumière à tous, dont la voix résonnait
comme le cor du pâtre, que tous les yeux suivaient, le jeune
homme dont le sourire et les paroles charmantes chassaient les
murmures et les déplaisirs.
*' C'est seulement la nuit dernière. Nous suivions à cheval dans
les ténèbres le sentier de la gorge des montagnes pour aller visiter
la sentinelle du gué ; un peu méfiant de quelque aventure, il fre-
donnait la vieille chanson : " Il portait deux roses ronges à son
bonnet et une autre au bout de son sabre."
" Soudaine et vive, une balle siffla, partie du bois, et la voix s'ar-
rêta ; dans les ténèbres, j'entendis tomber ; mon sang se glaça ; je
ne pus que parler bas, comme dans la chambre d'un mort, à ma
parole, il ne répondit rien •
" Nous l'avons remis sur sa selle; nous l'avons rapporté, à tra-
vers le brouillard, la boue, la pluie, au camp silencieux ; nous l'a-
vons couché, comme s'il dormait, dans son lit, et à la lueur de la
lampe du chirurgien, je vis deux roses blanches sur ses joues, et
une autre, rouge de sang, juste à l'endroit du cœur.
'' Et je vis dans une vision combien loin et combien vite cette
balle funeste allait porter jusqu'à une ville éloignée du Nord, jus-
qu'à une maison éclairée par le soleil, jusqu'à un cœur qui cessa
de battre sans un murmure, sans un cri..., et puis une cloche tinta
dans cette ville lointaine pour une âme qui venait de passer
de la croix à la couronne, pendant que les voisins s'étonnaient de
sa mort."
Si vous craignez, Messieurs, de vous laisser attendrir par les lar-
mes des poètes, consultez les calculs froids et impassibles des sta-
tisticiens. Ils vous apprennent que, de 1856 à 1866, en dix ans,
depuis la guerre de Crimée jusqu'à la guerre d'Allemagne, les peu-
ples chrétiens ont dépensé quarante-cinq milliards de richesses
CONFÉRENCES AMÉRICAINES. 233
péniblement acquises et sacrifié dix-huit cent mille vies ^ ! La France
compte pour cent vingt mille et les Etals-Unis pour huit cent mille
dans cette immolation de jeunes hommes choisis parmi les plus
heaux, les plus braves, les plus Intelligents des enfants de la terre.
Voilà ce qui a été répandu de sang et d'argent, en plein dix-neu-
vième siècle, depuis Sébastopol jusqu'à Sadowa. Puissent ces morts
et ces ruines répandre et faire enfin dominer parmi nous l'horreur
de la guerre !
Plus qu'aucune nation, les États-Unis d'Amérique auront connu
toutes les grandeurs, mais aussi toutes les abominations de la
guerre, et cela est dû aux conditions mêmes qui font de ce grand
peuple un objet continuel d'admiration et d'inquiétude. Tous ses
mouvements ressemblent aux convulsions d'une pnissante anar-
chie plutôt qu'à la marche d'une société, régulière, et la nation
française, placée sur la pente inévitable des institutions démocra-
tiques, se dit souvent, en contemplant les Etats-Unis avec un
mélange de sympathies et d'alarmes : " Voilà ce que je ferai
demain ! "
Convenons hautement que le triomphe du Nord et la rapidité de
la reconstruction de l'Union tout entière méritent de donner l'avan.
tage aux sympathies sur les alarmes. Sans juger ici les Etats-Unis,
laissoiis nous aller sans regret à tous les souvenirs qui entrelacent
si intimement leur histoire à l'histoire de la France. Il y a bien
longtemps que le nom de l'illustre Marie de France, la reine d'An-
gleterre célébrée par Bossuet, devenait le nom du Maryland, et que
la Louisiane recevait le nom de Louis XIV. Mais surtout, à des
jours plus rapprochés, nous avons été les parrains des Etats-Unis
au premier baptême de leur glorieuse indépendance. Au-dessous
de chacune des étoiles dont le drapeau de l'Union est parsemé on
pourrait écrire un nom français: La Fayette, Rochambeau,Ségur,
Broglie, Noailles, Chastellux. La gloire de ce peuple fait ainsi à
jamais partie de notre gloire, et c'est pourquoi nous aimons à saluer
de loin, comme s'il était l'un des nôtres, le général Ulysse Grant^
ce héros des débats, ce président pacifique, cet ancien ouvrier, passé
de son atelier aux camps, et des camps à la maison du gouverne-
ment, qui probablement, à l'heure où je parle, fume silencieuse-
ment son cigare avec quelques ofîiciers, ne se doutant pas que
quelques Français célèbrent ensemble ses destinées étonnante» et
le félicitent de s'être élevé au plus grand honneur que puisse
1 Voy. les admirables travaux du docteur Chenu sur la moralité dans l'armée,
1870. Hachette.
234 REVUE CANADIENNE.
atteindre un homme ici-bas, à la plus grande joie qu'un homme
puisse goûter, l'honneur et la joie d'avoir sauvé l'indépendance
de son pays par la guerre, et de le gouverner librement dans
la paix.
Augustin Gochik.
MELANGES BIBLIOGRAPHIQUES.
ï. — Annales religieuses et historiques de la Paroisse de St. Jacques le Majeur, diocèse
de Montréal, depuis son origine jusqu'à nos jours de 1772 à 18T2. Montréal,
J. A. Plinguet, imprimeur-éditeur.
C'est une brochure de vi-104 pages, avec approbation, consacrée à la
mémoire des dijQférents curés qui se sont succédés tour à tour et qui nous
fait connaître leurs bonnes œuvres. L'auteur n'a peut-être pas toutes les
qualités de style qui peuvent rendre la lecture de sa brochure agréable,
mais il donne un bon exemple et sa brochure pourrait être utile aux futurs
historiens de l'Eglise, en Canada, que nous appelons de tous nos vœux.
II. — Dictionnaire et grammaire de la langue crise par un missionnaire de la Saskat-
chiwan. —Montréal, Beauchemin et Valois, Libraires-Imprimeurs, 1872.
Nous avons le prospectus entre les mains, et au seul nom de langues
sauvages, nous avons été tenté d'y jeter un coup d'œil rapide et de passer
outre. Mais nous avons été agréablement surpris, en parcourant à la hâte,
les premières pages de ce prospectus d'y rencontrer l'œuvre d'un mission-
naire de mérite et de talent qui sait intéresser son lecteur et l'instruire en
même temps. C'est en étudiant la langue d'une nation, comme dit l'auteur,
qu'on connaît ses mœurs et son caractère.
" De toutes les parties de l'enseignement, ajoute l'auteur, l'étude des
langues doit sans doute occuper une des premières places. Exprimer sa
pensée et communiquer ses idées, est toujours le premier besoin qui se fait
sentir ; c'est cette connaissance des langues qui étend et multiplie ces rela-
tions si utiles et si nécessaires au bonheur social, et qui, en fait d'histoire,
donne l'aperçu le plus vrai de tous les peuples. On y remarque la diversité
de génie, de mœurs et de caractère de chaque peuple. En comparant ainsi
l'homme avec l'homme, dans ses différents rapports, non-seulement on
^36 REVUE CANADIENNE.
apprend à le connaître, mais aussi à admirer son caractère. Chez les
peuples civilisés, l'étude des langues se développe sous un jour très sensible,
à raison de leurs monuments et de leurs historiens, mais chez les tribus
sauvages, on est dépourvu de ces ressources. Le principal ou plutôt l'unique
monument qui puisse aider, dans la recherche de leur histoire, c'est sans
contredit, la connaissance de leur langue. C'est pour rencontrer ce but, tout
en croyant faire plaisir à ceux qui s'appliquent à l'étude des langues sau-
vages, qu'avec l'aide de bons amis, nous publions aujourd'hui ce Diction-
naire et cette Grammaire de la langue des Cris. Avec l'encouragement et
l'appui des Evêques du Canada et d'autres personnes, qui ont daigné s'in-
téresser à mon œuvre, j'ai cru devoir entreprendre cet ouvrage."
L'espace nous manque pour en parler avec plus de détails, mais nous y
reviendrons plus tard, car on ne s'imagine pas tout l'intérêt et l'instruc-
tion que l'on peut retirer de l'ouvrage de cet humble et dévoué mission-
naire qui compte vingt années de services au milieu des principales peu-
plades du Nord-Ouest, celles des missions de la Saskatchiwan.
III. — Etudes historiques et statistiques sur les ins'iitutions charitables, de bienfaisance
et d'éducation du Canada, par Stanislas Drapeau, du Département de l'Agricul-
ture, Ottawa.
L'auteur est déjà favorablement connu du public, par son Histoire de
dix années de Colonisation, et dont la Revue a rendu compte.
Nous regrettons d'être un peu en retard avec l'auteur qui a toute notre
estime, et nous le louons bien sincèrement d'avoir le courage d'entreprendre
une œuvre aussi considérable, mais nous le connaissons pour être un homme
doué de patience et de persévérance et nous avons aucun doute qu'il
mènera son œuvre à bonne fin. L'ouvrage sera illustré d'un grand nombre
de gravures comprenant les portraits des .ondateurs et bienfaiteurs ; plans
et vues des lieux et des bâtisses ; cartes, dessins, sceaux et armoiries, etc.
Comme l'auteur nous l'apprend dans son prospectus, le titre ci-dessus
explique le but de l'ouvrage qui sera de dérouler chronologiquement l'his-
toire des institutions charitables des six provinces actuelles de la confédé-
ration canadienne, en racontant les généreux efforts, les souffrances héroï-
ques, et tant d'abnégation, qui révèle l'histoire de toutes ces institutions
catholiques et protestantes, si merveilleusement inspirées par les vertus de
la charité chrétienne.
L'ouvrage formera cinq volumes, ainsi divisé :
Tome I, Hôpitaux et Lazarets.
Tome II, Asiles et Hospices.
Tome III, Orphelinats.
Tome IV, Education gratuite.
Tome V, Sociétés de St. Vincent de Paul ; associations de secours
mutuels ; Banques d'Epargnes en rapport avec les institutions charitables;
assistance publique ou privée dans les calamités ou désastres survenus en
Canada.
Deux éditions, dont une illustrée, seront publiées simultanément dans
chacune des langues française et anglaise. Le prix de l'édition illustrée^
MÉLANGES BIBLIOGRAPHIQUES. 237
élégamment cartonnée sera de $2.50 par volume pour les sousoripteurs, et
de $1 par volume pour l'édition commune, brochée, avec couverture impri-
mée, payable à la livraison de chaque volume.
L'impression de cet ouvrage est confiée aux soins intelligents de M. G.
E. Desbarat?, et le premier volume paraîtra au mois d'août prochain, les
autres volumes de six mois en six mois.
Nous souhaitons à l'auteur tout le succès que lui méritent son esprit
laborieux et actif.
rv. — L'AgricuUure au point de vue de l'Emigration et de l'Immigration. Montréal,
d s Presses à vapeur de la Minerve.
C'est une lecture qui a été faite devant l'Union Catholique, en Octobre
dernier, par M. Ed. Barnard, agent d'immigration, et mise en brochure.
** Ici, dit M. Barnard, la tendance des jeunes gens instruits n'est malheu-
reusement pas vers l'agriculture, je le dis avec regret, et je repète que c'est
un malheur ; car on néglige, trop souvent, une carrière qui donne les plus
grandes jouissances à ceux qui s'y livrent avec courage et persévérance,
une carrière suivie avec succès par de belles et nobles intelligences, dans
bien d'autres pays, même dans les provinces environnantes, et, de plus, à
mon avis, la carrière qui offre les plus grandes chances de réussite pour tous
ceux qui s'y livrent avec cette énergie et cette volonté ferme, indispensable
au succès dans la vie."
On sent que c'est un homme d'expérience et de talent qui parle, car en
effet l'auteur a exercé, longtemps, lui-même, l'agriculture en ce pays et
avec succès, et les jeunes gens gagneront toujours à entemire et à écouter
les avis d'hommes qui parlent d'après leur expérience et qui comme M. Bar-
nard, travaillent sincèrement à la régénération de notre état social.
V. — Cinquième livraison du Supplément à l'Annuaire de Ville-Marie, sur l'origine,
l'utilité et les progrès des Institutions Catholiques de Montréal,
C'est le travail d'un patient et modeste auteur, inspiré par une pensée
vraiment patriotique et qui Voue son temps à la recherche de documents
très précieux pour Ihistoire de nos institutions catholiques.
Actuellement il est à faire l'histoire de ce bon vieux Collège de Mont-
réal, où nous avons passé nous-même, de longues et heureuses années, sous
la direction d'excellents professeurs qui font aujourd'hui encore, l'ornement
■de cette savante et pieuse maison du Séminaire de St. Sulpice.
On sait que l'Auteur, M. Huguet Latour travaille depuis plusieurs
années à la composition de son annuaire, et malgré toutes les difficultés de
toutes sortes qu'il rencontre, il ne se rebute pas, et la dernière fois que nous
l'avons vu, il était plein de courage, car il appartient à cette famille de cher-
cheurs infatigables qui travaillent et ne se plaignent jamais.
238 REVUE CANADIENiNE.
MM. Beauchemia et Valois sont ses imprimeurs et chez qui ses supplé-
ments sont en vent€.
VI. — Le Messager de la Foi et des Bonnes Œuvres, paraissant chaque semaine, soua le
patronage de Saint Joseph, avec l'approbation da Sa Grandeur, Mgr, de Montréal.
Eusèbe Senécal, imprimeur-Editeur, 1873.
La famille chrétienne trouvera dans ce Messager de la Foi, d'excellents
conseils, pour l'éclairer dans la tâche difficile de diriger l'éducation des
enfants. C'est une bonne œuvre de plus due au dévouement et à l'initia-
tive d'un excellent prêtre de St. Sulpice qui travaille depuis longtemps
parmi nous et dont l'unique occupation est de fonder des bonnes œuvres et
de trouver des consolations à ceux qui sont dans le malheur. C'est une
nouvelle œuvre de charité qu il vient de fonder, et qui portera, nous n'en
doutons pas, les plus heureux fruits dans la famille, si nous en jugeons
d'après le but que se propose le Messager de la Foi qui est d'instruire et
de récréer.
"Voilà, dit le charitable éditeur, ce que nous nous proposons dans la pu-
blication de cette feuille hebdomadaire. Elle est pour tout le monde, surtout
pour la classe ouvrière et plus particulièrement pour la jeunesse. A combien
de dangers en effet n'est pas exposée cette jeunesse ?
" Que de pièges sont semés sous ses pas ? Que d'occasions de se perdre et
de faire un triste naufrage au milieu des écueils sans nombre qu'elle ren-
contre sur la mer orageuse qu'elle doit parcourir ! Quels moyens donc de
se mettre à l'abri contre tant de périls? Nous n'en connaissons pas de plus
efficace que lajecture des bons livres, renfermant les principes de la saine
doctrine et de la morale chrétienne. Mais comme un grand nombre de per-
sonnes, vu leurs ressources, sont privées de cet avantage, nous avons voulu
y suppléer en publiant cette petite feuille que tout le monde pourra facile-
ment se procurer. Puisse Dieu bénir cette œuvre que nous plaçons sous le
puissant patronage de St. Joseph, protecteur de l'Église Universel et premier
patron du Canada."
Prix du Numéro, un centin. En vente chez les libraires.
VII. — Circulaire de xMM. J D. Brousseau et Cie., Québec.
Cette circulaire, annonce au public l'apparition d'un nouveau journal et
qui aura pour titre : Le Colon ; paraîtra chaque vendredi pendant les mois
d'hiver, chaque samedi pendant l'ouverture de la navigation ; la publica-
tio*n devra se faire sur une échelle assez vaste, pour permettre l'envoi d'un
grand nombre d'exemplaires à l'étranger.
Il sera exclusivement consacré à l'immigration, au repatriement, à la
colonisation, à l'agriculture, à l'industrie et au commerce international : ce
sera là toute sa politique.
MÉLANGES BIBLEOGRAPHrQUES. 239
Dans le but, dit la circulaire, de réaliser cette œuvre, avant tout patrio-
tique, qui nous a été inspirée par M. l'abbé Verbist, Curé de Ste. 'Pétro-
nille de Beaulieu, dont le concours actif nous est assuré, une société qui
aura pour raison sociale J. D. Brousseau et Cie., s'est formée à Québec-
Centre de ses opérations, d'où le journal sera expédié dans toutes les direc-
tions.
Enfin, cette circulaire s'adresse avec confiance à tous les hommes
influents et à tous les publicistes qui auront des communications à faire dans
l'intérêt des graves questions que ce nouveau journal se propose de faire
prévaloir.
L'administration se réserve la publication d'une édition anglaise, aussitôt
que ses ressources le permettront. Il nous semble qu'une lacune existe dans
la presse canadienne ; elle n'exerce pas assez d'influence à l'étranger. C'est
cette lacune, ajoute la circulaire, que nous voulons combler, en fondant un
journal International hebdomadaire, qui servira de ttait-d'union entre
le Canada et l'Europe d'une part, entre le Canada et les Etats-Unis de
l'autre.
Nos sympathies sont acquises d'avance, au nouveau journal, dont nous
approuvons pleinement le but patriotique.
Le Gérant : L. W. Tessier.
b
^^
LA
REVUE CASADI
/
PHILOSOPHIE, HISTOIRE, DROIT, LITTÉRATURE, ÉCONOMIE SOCIALE, SCIENCES,
ESTHÉTIQUE, APOLOGÉTIQUE CHRÉTIENNE, RELIGION
oo-i^o*
TOME DIXIÈME
<(n»trième Tàvraiitoii— 35 Avril 1873.'
SOMMAIRE ~
1.— FLEUKANGE (suite) ... Mme. CRAVEJî.
IL— DISCOURS prononcé par M. Joseph Tassé, Président de l'Ittètitut
Canadien Français d'Ottawa, dans la séance du 2 Avril 1873
lIII.-LE CANADA EN EUROPE (suite) BEXJAMIBT SUtTE.
IV.— LA RACE FRANÇAISE AU CANADA. Discours prononcé par M.
E. Rameau, devant la Société d'Economie Sociale, Paris, dans la
séance du 26 Janvier 1873
V— .CONFÉRENCES AMÉRICAINES : Hknry Longfellow AUGUSTIN COCUIN
-=»l^3§<=^
MONTREAL
IMPRIMÉE ET PUBLIÉE PAR E. SÉNÉGAL
Nos. 6, 8 et 10, Rue Saint-Vincent.
1873.
Droits de traduction et de reproduction réservés
ON S'ABONNE A LA RKVUE CANADIENNE
CHEZ
M. A. Langlais, Libraire, Faubourg St. Roch Québec.
H. R. Dufresne Trois-Rivières.
Emm. Crépeau Sorel.
L. J. Casault, — Bibliothèque du Parlement Provincial Ottawa.
L. A. Dérome Joliette.
Joseph L'Ecuyer St. Jean d'Iberville
L. 0. Forget: Terrebonne.
J. A. Archambault Varennes.
M. Gr. Roussin Roxton Falls.
Alph.Raby S te. Scholastique.
0. H. Champagne, St. Eustache.
J. B. Lefebvre-Villemure St. Jérôme.
A. M. Gagnier Ste. Martine.
E. Lafontaine St. Hup:ues.
J. 0. Dion , Chambly.
A. Sauton, 41 Rue du Bac. '. Paris.
LA REVUE CANADIENNE,
Recueil périodique de Beaux-Arts et de Sciences, a pour but de travailler à la création
d'une littérature nationale, à l'alliance des Lettres et de la Religion, et à la défense des prin-
cipes fondamentaux de l'ordre social et de toute vraie civilisation.
La rédaction se fait sous la direction d'un comité de Directeurs.
S'adresser, pour tout ce qui concerne la rédaction et l'envoi des manuscrits.au Directeur-
Grérant, L. W. Tessier, à Montréal.
Prix de Paboiineineut : un aii,$2.00; six mois, $1.00,
Comme les frais de port sur cette Revue sont, depuis le 1er d« janvier 1869, de deux centins par livra
son, payable d'avance, la souscription des abonnés en dehors de la ville sera dorénavant de $2.25.
NOUVEAU MOIS DE MARIE
DÉDIÉ AUX FIDÈLES DU CANADA PAR UN
PRÊTRE DU DIOCÈSE DE MONTREAIl
Avec Approbation de NN. SS. les Evéques de Tloa, de Montréal, Je Trois-Rivières et de
St. Hyacinthe.
1 vol. de 280 pages relié.
En vente chez tous les Libraires et chez l'Editeur,
EUSÈBE SENEGAL,
No. 10 "^'ue St. Vincen
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ŒUVRE DES BIBLIOTHÈQUES PAROISSIALES.
Les 120 Dernières Collections ie la BIBLIOTHEQUE CATHOLIQUE DE L'ILL
Qui se compose de 752 volumes, (560 in-18 et 192 in-12,) Cartonnés en 425 volume
à $80.00 la collection complète r endue à Montréal ou Québec. Cette collection est J
propriété d'un Missionnaire. S'adresser au Bureau du Journal, sous les initiales L. F.
.^*
FLB-UKANGE.
LV
(Suite.)
Tandis que ce que nous venons de dire se passait au palais, le
marquis Adelardi se dirigeait vers la forteresse, considérant, che-
min faisant, ce que, dans les circonstances actuelles, il serait oppor-
tun de dire à Georges. Après y avoir mûrement réfléchi, il résolut
de ne point lui annoncer l'arrivée de Fleurange avant de connaître
l'issue de l'entrevue de celle-ci avec l'impératrice. Il ne fallait
jDas, dans son malheur, torturer Georges par de vagues espérances ;
il fallait surtout lui éviter de nouveaux mécomptes. Ce n'était,
d'ailleurs, qu'ajourner de bien peu cette communication, puisque
l'audience de la jeune fille avait lieu ce jour-là, et qu'il lui
serait permis le lendemain d'agir en pleine connaissance de
cause.
A ces pensées se joignait une vive appréhension en songeant
aux conjonctures nouvelles dans lesquelles se trouvait son ami.
Maintenant que son sort était fixé, maintenant que l'émotion de la
lutte qui s'était prolongée pendant toute la durée du procès était
finie, maintenant que l'heure de la résignation était venue, dans
quelle disposition serait Georges ?
Georges, avec sa nature ardente et téméraire, mais en même
temps délicate, rébelle à toute entrave, sensible au bien-être avec
excès, comment supporterait-il l'horreur de cette situation nou-
velle? lui, qui dans tout ce (jui était l'objet de ses études, de ses
goûts ou de ses passions, n'avait jamais eu d'autre but que la jouis-
25 avril 1873. 16
242 REVUE CANADIENNE.
sance ! Par son intelligence, par son cœur, par son esprit, par ses
sens, jouir ! tel avait été le mobile unique de ses actions, même
les meilleures; et jusque dans les hasards dangereux qui l'avaient
conduit à sa perte, il avait cherché, plus encore la satisfaction
d'une soif d'émotions nouvelles et inconnues, que la réalisation
d'un rêve chimérique mais généreux. Lui, pour qui les mots devoir,
sacrifice, contrainte n'avaient aucun sens, quelle serait aujourd'hui
son attitude en présence, non pUis du danger, mais du malheur,
sous cette forme impitoyable ?
Le marquis se faisait ces questions avec une inquiétude fondée
peut-être sur quelque ressemblance entre sa nature, à lui, et celle
qu'il connaissait si bien. Tous les deux étaient des hommes du
monde: l'un plus raffiné, plus distingué, plus séduisant; l'autre
plus fin, plus pénétrant, plus judicieux. Tous deux généreux et
nobles, et, en dehors des égarements politiques qui les avaient
entraînés l'un et l'autre, incapables d'une action basse et indigne
de leur sang de gentilhomme. Mais il existe dans l'âme humaine
une corde, dont le son est un écho de la voix divine, et c'était pré-
cisément celle-là qui était muette chez ces deux hommes accomplis
d'ailleurs, ou sinon muette, chez le plus âgé des deux, du moins,
selon l'expression du grand poëte de sa patrie, inerte et faible " a
cause d'un trop long silence^ Cette corde mystérieuse et profonde
ne retentit jamais bien haut, il est vrai, et tous les bruits du monde
et de la vie, les passions, le& plaisirs, l'esprit, le talent, la gloire
l'étouffent bien souvent et empêchent de remarquer sa présence;
mais lorsque vient l'heure silencieuse de l'adversité, c'est alors
qu'on l'entend distinctement et que son harmonie puissante et
douce transforme parfois l'atrnosphère qu'elle reihpli^. C'est alors
aussi que son absence se fait sentir et produit une horreur dont la
cause échappe le plus souvent à ceux qui l'éprouvent !
Georges n'était point détenu dans un cachot, mais dans une
chambre étroite où le jour ne pénétrait que par une haute fenêtre
grillée. 11 ne s'y trouvait d'autre meuble que son lit, une table et
deux chaises de paille. Dans ses précédentes visites, le marquis
avait trouvé son ami triste, mais toujours calme et intrépide, et
pour ainsi dire dédaigneux du danger. Jusque-là, bien que pâle
et amaigri, ses traits gardaient toujours leur caractère noble et
altier, et le désordre de sa chevelure et même celui de ses vête-
ments n'ôtaient rien à cet aspect aristocratique qui, dans le sens le
meilleur du mot, caractérisait toute sa personne.
Mais aujourd'hui il n'en était plus ainsi, le travail des années
ou celui d'une longue maladie semblait s'être accompli depuis leur
dernière rencontre
FLEURANGE. 243
Assis près de sa table dans une attitude de morne abattement, il
leva à peine la tête à l'approche de son ami, qui, après lui avoir
serré la main, demeura quelques instants trop ému de son côté
pour rompre ce lugubre silence.
Georges attendit que les pas du gardien de la prison qui venait
d'introduire le visiteur se fussent éloignés.
—Vous voilà, Adelardi ! dit-il enfin d'une voix altérée. Je m'é-
tonnais de ne pas vous voir depuis que... depuis que tout est décidé.
— Je n'ai pu obtenir plus tôt la permission d'entrer ; en revanche,
on me l'a accordée pour tous les jours jusqu'à...
Il s'arrêta.
— Jusqu'à celui où je quitterai les délices de ce Heu pour celles
qui m'attendent en le quittant! dit Georges avec un rire amer.
Adelardi ! poursuivit-il en changeant de ton et en se levant tout
d'un coup, se peut-il qu'un ami tel que vous soit venu me trouver
aujourd'hui les mains vides ? se peut-il que vous n'ayez point
deviné ce qu'il me fallait et que vous soyez là sans m'avoir apporté
un moyen d'échapper à mon sort et me donner moi-même cette
mort'qu'on a la barbarie de me refuser?...
Il arpenta deux ou trois fois la chambre avec une sorte d'égare-
ment.
— Répondez moi donc, Adelardi, s'écria-t-il d'un ton violent.
Pourquoi ne m'avez-vous pas rendu ce service suprême ? Dans la
situation où je me trouve, vous l'auriez attendu de moi, et je vous
déclare que vous ne l'auriez point attendu en vain.
Le marquis n'ignorait point les principes au nom desquels il pou-
vait répliquer, mais il avait dès longtemps perdu l'habitude d'y
faire appel. 11 se borna donc à dire :
— Vous savez bien, Georges, que ce que vous me demandez est
impossible.
— Ah! oui! je l'oubliais!... c'est juste. On prend des précau-
tions pour empêcher les victimes de se frayer hors de ces murs
un autre chemin que celui qui leur est préparé par leurs bour-
reaux; mais l'on ne pense pas, continua-l-il avec agitation, à toutes
les ressources du désespoir, et loisqu'un homme veut mourir,
il faudrait être plus habile qu'ils ne le sont pour l'en empêcher
et pour l'obliger à accepter l'odieuse vie qu'ils prétendent lui im-
poser.
Adelardi le laissa exhaler pendant quelque temps encore, sans
l'interrompre, les lugubres paroles qui se pressaient dans son
esprit et sur ses lèvres. Enfin il lui dit avec une soudaine
fermeté :
244 REVUE CANADIENNE.
— Georges, jusqu'à ce jour je vous ai vu calme et énergique;
mais en ce moment vous me faites entendre des paroles indignes
de votre courage.
Une légère rougeur colora le front du prisonnier, et il vint se
rasseoir à la place qu'il avait quittée.
—Vous avez raison, mon ami, j'en conviens ; je ne suis plus ce
que j'étais... Je dois en effet vous surprendre, je ne me reconnais
plus moi-même.
Il resta pensif quelques instants, puis il reprit :
— C'est étrange ! car enfin, Adelardi, si je dis que jusqu'à ce jour
la crainte m'a été inconnue, que le danger et la mort ne m'ont
jamais fait reculer ; si je dis que j'avais du courage, ce n'est point
m'attribuer un mérite extraordinaire, puisque tout homme à peu
près le possède. Oui, si quelque vertu m'est tombée en partage,
c'est bien celle-là, à ce qu'il me semble. Pourquoi donc suis-je fai-
ble aujourd'hui?... Courage! répéta-t-il après un silence. Est-ce
vrai? est-ce bien cela ? Avais-je du courage ? ou bien étais-je seu-
lement brave ? Il me semble que c'est une autre chose. Où est la
différence.
— Je ne sais, dit le marquis d'un air rêveur, mais il y en a* une,
cela est certain.
Ni l'un ni l'autre ne possédaient la véritable clef de l'énigme,
ni l'un ni l'autre ne songeaient en ce moment à la chercher. Mais
Adelardi, charmé de voir se détendre un peu l'état violent dans
lequel il avait trouvé ^on ami, continua l'entretien sur le terrain où
Georges l'avait amené ; il y voyait d'ailleurs un moyen d'effleurer
de loin le sujet qu'il ne voulait pas encore aborder directement.
— Oui, reprit-il, bravoure et courage, ce n'est pas la même chose,
et ce qui le prouve, c'est que Ips femmes les plus timides savent,
dans l'occasion, être courageuses autant et souvent plus que nous.
— Oui, cela est vrai, j'en conviens.
— Et, tenez, continua Adelardi en le regardant avec attention,
ce courage, plus d'un de vos compagnons d'infortune en fait
aujourd'hui l'épreuve d'une manière signalée.
— Comment cela ?
*
— Ne savez-vous pas que leurs femmes, sans hésitation et sans
peur, ont demandé et obtenu la faveur de partager leur sort?
Quelques-unes les accompagnent pendant leur triste route, d'autres
les suivront.
— Et leurs maris acceptent ce sacrifice ?
— Ceux qui inspirent ces grands dévouements savent en général
les comprendre et les accepter. Oui, l'un d'eux, même, hier, parlant
à un ami admis près de lui comme je le .suis près de vous,, lui
FLEURANGE. 245
disait: " J'accepte tout maintenant, et je subirai ma peine sans
me plaindre : je ne serai pas séparé d'elle ! La seule douleur into-
lérable de la vie me sera épargnée, je ne murmure plus et je rends
grâce à l'empereur ! " Il faut ajouter qu'il vient d'épouser cette
femme et qu'il l'adore.
— La seule douleur, répéta lentement Georges, la seule !... Fran-
chement, voilà ce qu'il m'est impossible de comprendre ! Aimer
une femme au point de sentir que sa présence adoucit un sort tel
que le nôtre, et que ne plus la voir est un malheur qui surpasse
celui qui nous attend ! non, je ne comprends pas cela, je l'avoue.
— Et cependant, dit Adelardi avec quelque vivacité...
Mais il s'arrêta et n'acheva pas sa pensée : on peut éprouver ou
admirer la tendresse héroïque, on ne la suggère pas.
— Et cependant, poursuivit Georges en souriant, que de fois,
vous m'avez vu amoureux, n'est-ce pas?... voilà ce que vous alliez
dire. Oui, j'en conviens, quoique peut-être je ne l'aie été sincère-
ment qu'une fois, une seule fois, et encore ! Que voulez-vous que
je vous dise, Adelardi ? L'amour, même celui-là, était une fête
dans ma vie... c'était un éclat de plus, une jouissance de plus, un
charme de plus. Cette beauté ! cette naïve et rare intelligence !
cette vertu même qui ajoutait un attrait inconnu à la tendresse
passionnée que trahissaient parfois, en dépit d'elle-même, ses beaux
yeux purs et sincères ! oh ! oui, cette fois-là, j'étais amoureux, et
j'eusse facilement commis une folie que je suis heureux aujour-
d'hui d'avoir évitée ! Pauvre Fleurange ! si je l'eusse épousée^
quel sort je lui réservais... et à moi !
— A elle ! oui, je le conçois ; le sort que lui promettait votre
tendresse, à l'heure où vous la lui témoigniez sans scrupule était
fort différent; mais si elle, elle, charmante, dévouée, courageuse...
si elle était là près de vous, n'imaginez-vous pas qu'elle pût main-
tenant adoucir le vôtre ?
— Le mien ?... Mon sort ? mon affreux sort actuel ? .
Georges fit cette question avec son rire amer, et reprenant le
même ton qu'au début de leur entretien :
— Non, non, je ne suis pas de ces hommes auxquels l'amour
suffît à lui tout seul, et dépouillé de tout ce qui en fait au dehors
la parure et le prix. En un mot, pensez de moi ce que vous voudrez,
Adelardi, mais je ne ressemble en rien à ce compagnon d'infor-
tune que vous venez de me citer. Aucune tendresse humaine ne
me ferait supporter la vie que je mène ici ; jugez de ce que ce sera
ailleurs !
246 REVUE CANADIENNE.
Il se leva et se remit à marcher avec agitation, tandis qu'Ade-
lardi se taisait, en proie à un mélange de pensées troublées et
pénibles. Bientôt Georges reprit avec une sorte d'emportement :
— Tenez, Adelardi, ne me parlez que d'une seule chose, ne me
donnez qu'une seule espérance : la mort!... La mort ! je ne veux
qu'elle !
Et portant la main avec un geste désespéré à la cravate noire
attachée négligemment autour de soncou :
— En dernier ressort, ce sera ma ressource, dit-il d'une voix
rauque, si d'ici à huit jours je ne parviens pas à trouver, pour
échapper de leurs mains, un moyen plus digne d'un gentilhomme.
Son ami gardait un triste et morne silence. Que dira? que ré-
pondre en effet à l'heure où tout manque sur la terre, lorsque le
ciel est fermé ? Adelardi eut en ce moment la pleine conscience,
le vif ressouvenir de ce qui lui manquait. Il appartenait à un
pays où les premières impressions sont toujours chrétiennes, et il
est rare que la plus longue durée d'indifférence et d'oubli les
efface complètement de l'âme où dès l'enfance elles ont été pro-
fondément empreintes.
— Mon cher ami, dit-il avec une gravité mélancolique qui ne
lui était point habituelle, pour vous être bon à quelque chose en
ce moment, il faudrait, je le sens, être autre que je ne suis. Oui,
Georges, contre la sombre tentation qui vous domine, contre le
désespoir que soulève en vous la perspective du sort affreux qui
vous menace, il n'y a qu'un seul moyen, un seul, un unique re-
mède, et je me sens indigne de vous le suggérer.
Sa voix se troubla et il continua avec émotion :
— Georges ! il faudrait croire, et il faudrait prier !
Georges fut un instant surpris et ému, et après un assez long
silence, que ni l'un ni l'autre ne cherchait à rompre, il dit d'une
voix plus douce :
— Eh bien, Adelardi, qu'il me soit du moins permis, en priant,
d'impîBrer une grâce qui n'a pas été refusée à un homme plus
coupable encore que je ne le suis : Fabiano se meurt.
— Oui, je savais que sa blessure ne pouvait guérir.
gT; — Il n'en serait pas mort cependant si vite peut-être, sans le
typhus- qui l'a violemment attaqué avant-hier. J'espérais quelque
chose pour moi-même de cette contagion, lorsque, par crainte sans
doute de voir diminuer ainsi notre lugubre chaîne, on l'a enlevé d'ici
cette nuit et on l'a envoyé mourir à l'hôpital, je ne sais où.
En ce moment la clef se fit entendre, l'heure était écoulée, il
fallut se séparer : ce fut avec un effort à peine adouci par la pensée
FLEURANGE. 247
que ce n'était pas encore un adieu et que ces tristes rencontres se
répéteraient plus d'une fois avant la dernière.
Au moment où le marquis allait quitter la prison, le gardien qui
lui en ouvrait la dernière porte lui dit à voix basse :
— Je ne crois rien faire de contraire à mon devoir en vous char-
geant de cette lettre, monsieur. Le prisonnier mourant qu'on a
emporté cette nuit me l'a donnée un jour en me priant de la faire
parvenir à son adresse, après son départ pour là-bas. Le voilà parti
maintenant pour ailleurs, et je voudrais accomplir la volonté de
ce pauvre diable.
— Donnez, dit Adelardi en la prenant, je me charge de l'en-,
voyer. ^
Lorsqu'il fut dehors, il regarda la lettre qu'on venait de lui
confier, et sa surprise fut grande en découvrant qu'elle était adres-
sée à mademoiselle Gabrielle d' Yves, chez M, le professeur Dornthal^ à
Heidelberg.
LVI
En quittant la forteresse, le marquis remonta dans son traîneau,
mais il ne donna pas d'ordre à son cocher, étant encore incertain
sur le lieu où il voulait se faire conduire. Fleurange, à l'heure
qu'il était, devait être revenue du palais. Irait-il tout droit la trou-
ver, pour apprendre d'elle l'issue de son audience et en même
temps pour lui remettre cette lettre dont il était le dépositaire ?
C'était ce qu'il y avait de plus simple, et lorsqu'il se demanda pour-
quoi il hésitait, il lui sembla que c'était parce qu'il remportait de
son entrevue avec Georges une sorte de mécontentement ou du
moins d'inquiétude, dont il craignait de laisser apercevoir la trace.
Dans la singulière mission qu'il avait à remplir, il commençait à
sentir que la tendresse et le courage ne pesaient pas d'un poids
égal des deux côtés, et il se serait bientôt demandé avec inquiétude
s'il était bien certain que la reconnaissance fût plus tard à la hau-
teur du dévouement, s'il n'eût été rassuré à cet égard par plusieurs
réflexions.
11 n'était pas, en effet, très-surprenant peut-être, que Georges fît
bon marché d'un bonheur qu'il devait regarder comme impossible-
Mais si celle qu'il était si loin d'attendre apparaissait tout d'un
coup dans sa prison, se plaindrait-il alors que la mariée fût trop
belle ? Le marquis ne le pensait point. Mieux que personne, il
savait quel charme Fleurange avait exercé naguère ; aucune femme,
jamais, n'avait eu sur le cœur mobile de Georges un tel empire, et
24S REVUE CANADIENNE.
il était certain qu'il lui suffirait de la revoir un seul instant pour
en subir de nouveau l'attrait puissant. A cet égard, sa parfaite
connaissance du caractère de son ami l'empêchait d'avoir un doute ;
il en vint donc à cette conclusion que, bien qu'il se fût senti tout
à l'heure blessé de la froideur de son langage lorsqu'il lui parlait
de Fleurange, dès qu'elle paraîtrait, cette froideur s'évanouirait
comme de la neige au soleil, et qu'il ne pouvait craindre qu'elle
s'en aperçût et n'en souffrit jamais. C'était là, pour lui, le point le
plus important.
L'intérêt que lui inspirait Fleurange était un des sentiments l«s
plus purs et les meilleurs qu'il eût jamais éprouvés de sa vie. Sans
s'en douter, et sans le vouloir, elle exerçait sur lui une bienfai-
sante influence. Mille impressions lointaines, effacées et presque
étouffées par le monde, se réveillaient dans l'atmosphère pure qtii
environnait cette jeune fille, et il les accueillait avec un sentiment
dont il était lui-même surpris. Aussi, depuis qu'il l'avait revue,
prenait-il au sérieux, dans l'intérêt de son bonheur plus que de
celui de Georges, le rôle quasi paternel que la princesse Catherine
lui avait confié vis-à-vis de tous les deux.
Les considérations que nous avons énumérées l'ayant toutefois
complètement rassuré sur les dispositions, sinon présentes, au
moins prochaines, de Georges, il reprit son premier projet et se fit
conduire à la maison du grand quai. Jl avait déjà mis pied à terre,
et demandé à être introduit auprès de mademoiselle d'Yves, lors-
qu'il aperçut Clément qui traversait le vestibule. L'idée lui vint
alors qu'il ferait mieux de s'adresser d'abord à lui.
Clément était sombre et préoccupé. Il venait de voir sa cousine
revenir du palais dans tout l'éclat que sa parure et la joie du suc-
cès ajoutaient à sa beauté. Mais le marquis n'eut pas le temps de
remarquer en ce moment la physionomie du jeune homme, ni l'ef-
fort avec lequel il répondit aux premières questions qu'il lui adres-
sait dès qu'ils furent seuls dans un salon du rez-de-chaussée, où il
entra avec lui.
— J'ai à vous parler d'un incident imprévu, Dornthal. Mais d'a-
bord votre cousine est-elle revenue du palais ?
—Oui.
— Savez-vous si elle a été satisfaite de son audience ?
— Oui, l'impératrice a promis pour demain une réponse telle que
Gabrielle la désire. *
— Je n'en doutais pas, l'impératrice est toujours de bonne volonté
pour accorder une grâce, et lors même qu'il en serait autrement, il
était impossible que la vue de celle qui présentait cette requête
n'en assurât pas le succès.
FLEURANGE. 249
Clément ne répondit rien à cette remarque.
— Vous disiez, monsieur le marquis, qu'un incident imprévu...
— Oui, m*y voici. Je vous dirai d'abord ce que vous ignorez peut-
être : c'est que ce misérable Fabiano Dini,qui a si cruellement com-
promis Georges et qui était détenu avec lui...
Clément surpris, l'interrompit d'une voix émue :
—Ce malheureux est tout à fait expirant, monsieur le marquis.
On l'a enlevé cette nuit de la forteresse, et...
— Parbleu, je le sais, puisque c'est précisément pela que j'allais
vous dire. Mais, comment le savez-vous, vous-même ? ,
—Je m'en suis informé.
— Vous le connaissiez donc, ce Fabiano ?
— Oui, un peu, et je tenais à savoir ce qu'il était devenu.
— Et le savez-vous maintenant?
— Oui, je sais dans quel hôpital il se trouve, et je sais aussi que,
grâce à la contagion, qui est de nature à éloigner de lui tout le
monde et lui rend la fuite impossible, il n'est plus gardé que par
des infirmiers. J'espère parvenir à le voir aujourd'hui.
— Vous le connaissiez ? répéta le marquis après un moment de
réflexion : alors cela rend fort simple ce qui me semblait inexpli-
cable. Votre cousine Gabrielle, en ce cas, le connaît peut-être
aussi ?
— Oui, elle le connaît... comme moi.
— Alors tout s'explique, et puisqu'il en est ainsi, tenez, Dornthal,
dit le marquis en lui mettant entre les mains la lettre dont il était
porteur, chargez-vous de lui remettre ceci.
A la vue de l'écriture de son cousin. Clément ne put dissimuler
son émotion, et voyant en ce moment l'œil pénétrant et interroga-
teur du marquis fixé sur lui, il lui sembla inutile de chercher à
lui cacher la vérité. Sans hésiter alors, et en très-peu de mots, il
Iti raconta toutes les circonstances de la vie de celui qui expiait
en ce moment ses fautes par les dernières souffrances d'une mort
misérable.
— Je ne crains pas, monsieur le marquis, de vous confier ici le
secret de cette triste existence. Vous le garderez, j'en suis sûr, et
vous n'oublierez jamais, n'est-ce pas ?— ajouta-t-il d'une voix émue,
—que c'est Fabiano Dini et non point Félix Dornthal qui échappe
ainsi par la mort à une peine infamante.
Le marquis lui serra'la main.
— Comptez sur mon silence, Dornthal
Au bout d'un moment, il continua :
— Cet infoi-tuné a montré un grand courage pendant son procès,
un mépris complet du danger pour lui-môme ; il ne m'a semblé
250 REVUE CANADIENNE.
préoccupé que du désir de sauver celui dont il a causé la perte. Que
Dieu lui fasse grâce !
— Oui, en vérité, que Dieu lui fasse grâce ! répéta gravement le
jeune homme.
Adelardi lui tendit de nouveau la main, et allait quitter la cham-
bre, lorsque Clément l'arrêta :
— Monsieur le marquis, me permettez-vous maintenant de vous
faire une question ?..
— Assurément.
— Eh bien, puis-je vous demander si le comte Georges est infor-
mé de l'arrivée de Gabrielle ?
— Non pas encore.
— Mais il l'est sans dpute de sa résolution ?•
— Non, mon ami, il l'ignore aussi jusqu'à présent. Je ne doutais
pas, sans doute, du succès de la démarche tentée aujourd'hui par
Gabrielle près de l'impératrice ; mais, néanmoins, pour causer
une telle surprise à Georges, je voulais être absolument certain
qu'il n'y avait pas pour lui de mécomptes à craindre.
— Oh! oui, je vous comprends. Perdre une pareille espérance
après l'avoir conçue, c'eût été, en effet, plus affreux que la mort ?
dit Clément avec une vivacité qui frappa son interlocuteur. Mais
Clément continua bientôt d'un ton plus calme :
—Encore une question, monsieur le marquis, une question ab-
surde, j'en conviens, mais que je ne puis m'empêcher de vous
adresser en ce moment. Vous le savez, ma position auprès de
Gabrielle est celle d'un frère. Pouvez-vous m'assurer que celui
qu'elle aime, celui à qui elle va ainsi s'immoler tout entière, pou-
vez-vous, sur l'honneur, m'assurer qu'il est digne d'elle ? qu'il
l'aime ? qu'il l'aime autant qu'un homme a jamais aimé une femme ?
Je ne saurais en douter assurément, mais enfin, pour tant de souf-
frances il me faut son honneur... 11 me le faut ! répéta-t-il presqiffe
avec emportement, et à la question que je viens de vous faire, je
vous demande une réponse sincère.
Le marquis hésita un moment. La véhémence de Clément lui
donnait à penser» et sous l'impression de sa récente entrevue avec
Georges, il rie sut d'abord que répondre. Livrerait-il son ami ?
Tromperait-il celui dont le noble et loyal regard était en ce mo-
ment attaché sur lui ? Il demeura quelques instants incertain, puis,
enfin, il se décida à être sincère et à répon'dre aussi franchement
qu'il était interrogé.
— Vous me demandez la vérité, Dornthal. Eh bien, en ce
moment, il m'est impossible de vous affirmer que l'amour de
Georges soit ce que vous venez de dire. Selon mon sentiment,
FLEURANGE. 251
Gabrielle, à l'heure où nous parlons, n'est pour lui qu'un beau
rêve du passé. Mais soyez bien tranquille, mon cher ami, dès que
ce rêve deviendra une réalité, dès qu'elle sera là, devant lui, près
de lui, à lui, oh ! alors, n'en doutez pas, le feu presque éteint se
réveillera brûlant et vif comme naguère, et rien ne révélera à cette
charmante créature qu'un nuage d'oubli ait jartiais voilé son
image. Que voulez-vous. Clément ? en fait de tendresse et de con-
stance, les femmes nous dépassent de beaucoup, et elles n'en sont
pas plus malheureuses pour cela. Adieu, mon cher ami, à demain.
Clément ne répondit qu'en acceptant la main que le marquis lui
tendait encore une fois avant de sortir. Il l'avait écouté, pâle et
frémissant, mais, dès qu'il fut seul, il s'écria en cherchant avec
effort à étouffer un sanglot qui soulevait sa poitrine : Ah ! mon
Dieu... mon Dieu !... Est-ce là aimer!
LVII
Fleurange, au grand regret de mademoiselle Joséphine, s'était
débarrassée de la parure qui avait semblé réaliser pour la vieille
fille tout le rêve de la première nuit. Elle venait de reparaître,
vêtue de la simple robe montante de. drap foncé qui était son
costume ordinaire, lorsque Clément, qui lui avait dit qu'il ne re-
viendrait que tard dans la soirée, rentra tout à coup dans le salon
où il l'avait quittée une demi-heure auparavant.
Son dessein avait été de consacrer le reste du jour au triste
devoir qu'il s'était imposé vis-à-vis de son cousin, et il avait trouvé
inutile d'en parler à Gabrielle, lui ayant tenu caché jusque-là ce
qu'il avait découvert relativement à Félix ; mais la lettre qui
venait de lui être remise changeait la situation et il lui semblait
maintenant indispensable qu'elle en prit connaissance sur-le-champ.
Il lui expliqua donc, sans long préambule, la situation actuelle
de leur malheureux cousin. Il lui apprit la démarche qu'il allait
tenter pour le voir ; enfin, il lui raconta ce que venait de lui ap-
prendre le marquis Adelardi, et il lui remit la lettre dont il était
porteur.
Ce ne fut pas sans une vive émotion que Fleurange en brisa le
cachet et lut tout haut et rapidement ce qui suit :
" Ma cousine Gabrielle^
'-'Je suis condamné aux mines à perpétuité, mais comme, en
même temps, je suis dangereusement blessé, je suppose que depuis
bien longtemps je n'existerai plus lorsque cette lettre vous par-
252 REVUE CANADIENNE.
viendra, si «elle vous parvient jamais. Je regrette le mal que j'ai
fait à tous, et notamment à mon dernier bienfaiteur, et je le re-
grette surtout à cause de vous, car vous en souffrirez peut-être.
J'aurais dû y songer plus tôt, mais, un soir, à Florence, je vous vis
inopinément passer en calèche. J'attendis à la porte de l'hôtel où
vous étiez descendue, puis je cédais à l'irrésistible tentation de
vous faire peuser à moi, en vous jetant quelques lignes dans un
bouquet. Peu de jours après, mon patron, qui était à mille lieues
de supposer que le modèle fût de ma connaissance, me fit voir im-
prudemment sa belle Gordelia. Je le confesse, à dater de ce jour,
une vive envie me saisit de l'arracher à cette contemplation qui
m'irritait, et Lasko arriva à point nommé. Mais je ne croyais pas
que cela irait si loin. Au surplus, Gabrielle, croyez-moi, mon
amour que vous avez repoussé (et vous avez bien fait, j'en con-
viens) était peut-être encore plus digne de vous que le sien ; car,
je le sens, si je vous avais rencontrée plus tôt, et si vous aviez pu
m'aimer, il m'eût rendu meilleur, tandis que lui !... Mais il n'est
plus temps de vous parler ni de lui ni de moi!... tout est fini.
C'est à vous, à vous seule, ma cousine, que je veux encore adresser
ces dernières paroles ; vous les répéterez pour moi à tous ceux à
qui je les dois, et dites par vous, elles seront entendues : Pardon
et adieu.
" F. D."
Fleurange essuya ses yeux remplis de larmes. Cette lettre l'avait
émue de plus d'une manière, et, Clément, on le devine, ne l'avait
pas écoutée avec indifférence. Mais, en cet instant, une seule
pensée dominait toutes les autres. Aussi, après un court moment
de silence, il dit :
— Cette lettre a été écrite lorsqu'il croyait mourir de sa bles-
sure. Depuis, la maladie a hâté sa fin et peut-être, à l'heure où
nous parlons, il n'existe plus. Ce soir, en tout cas, vous saurez si
je l'ai trouvé mort ou vivant...
Fleurange l'arrêta :
— Clément, écoutez-moi auparavant. Si, comme cela n'est point
impossible, Félix est encore vivant, je voudrais le revoir et vous
suivre près de lui.
— Vou&!..^ non, cela ne se peut, cette contagion est redoutable.
Cet hôpital ! vous ne sauriez y venir. C'est un lieu destiné aux
malfaiteurs ou aux derniers misérables. Je ne puis vous exposer à
tous ces dangers, je ne le veux pas.
— Mais, dit Fleurange, si par hasard cette préférence, cette sorte
de sympathie qu'il m'a toujours témoignée à sa manière me don-
FLEURANGE. 253
nait aujourd'hui la puissance de consoler l'heure dernière de cette
misérable vie ? Qui sait? si ma voix faisait parvenir à son oreille
une parole qui pût calmer le désespoir de son agonie ? Clément !
Clément! oseriez-vous me dire que je ne devrais pas le tenter?
Oseriez-vous sincèrement m'en détourner, parce que, pour cela, il
y a un danger à courir ?
— Gahrielle ! dit Clément avec une sorte d'irritation, vous êtes
toujours la môme ! Ne comprenez-vous pas que vous êtes impi-
toyable pour ceux qui vous aiment ?
— Voyons ! songez-y un instant, poursuivit-elle avec insistance,
et répondez. Clément !
Un moment de silencieuse angoisse suivit ces mots. Puis, d'une
voix troublée, Clément dit :
— Venez vite, ne perdez pas de temps. Il se peut, en effet, que
vous ayez ime influence que n'aurait aucune autre ; hâtez- vous, je
tous attends.
Avant que ces paroles fussent achevées, Fleurange était hors de
la chambre. En moins de temps qu'il n'en avait fallu pour les dire,
elle était là, enveloppée de son manteau, la tête couverte de son
bonnet de velours, le visage caché par un voile, prête à partir. Ils
descendirent ensemble, sans se parler davantage. Le traîneau de
Clément attendait à la porte. Elle s'y plaça, lui près d'elle, et ils
partirent avec la rapidité presque effrayante qui appartient à ce
genre d'équipage.
Une faisait plus jour, car il était au-delà de quatre heures;
mais la clarté brillante de la nuit, augmentée par le blanc reflet de
la neige, éqjairait suffisamment leur route et permettait aux che-
vaux de franchir la distance aussi vite qu'en plein jour. Le lieu
vers lequel ils se dirigeaient était situé sur la rive opposée de la
Neva et beaucoup plus bas que la partie de celle qu'ils quittaient,
où se trouvait la maison de la princesse Catherine. Ils traver-
sèrent donc le fleuve en diagonale, suivant une route tracée par
les branches de sapin qui, de loin en lom, en marquaient le sillon.
Ils se trouvèrent ainsi transportés, en un clin d'oeil, des splendeurs
delà ville au milieu de ce qui semblait être un vaste et blanc
désert. A mesure qu'ils descendaient le fleuve, les palais, les cou-
poles nombreuses et dorées des églises, les constructions immenses
et régulières, dont l'ombre rendait l'effet encore plus imposant,
disparaissaient dans le lointain ; et lorsqu'ils s'arrêtèrent enfin à
l'extrémité la plus éloignée d'un faubourg situé sur la rive droite
du fleuve, ils ne se trouvèrent plus environnés que de masures de
bois, parmi lesquelles on apercevait çà et là quelques bâtiments un
254 REVUE CANADIENNE.
peu pins vastes, mais tous de la plus pauvre apparence, et dont
aucun n'avait plus d'un étage.
Clément fit descendre sa cousine, tandis qu'il cherchait des yeux
celui qui les attendait et qui devait leur servir de guide.
Un homme s'approcha.
— M. Clément Dornthal? dit-il à voix basse.
— C'est moi.
— Vous n'êtes pas seul ?
— Que vous importe ?
— Je n'ai pas d'ordre, et une femme... c'est défendu.
— Je suppose pourtant qu'il en entre plus d'une dans ce lieu ?
— Oh ! oui ; mais il faut une permission... ou bien...
— Tenez, lui dit Clément tout bas, la mienne suffit pour deux.
Le guide sembla trouver la réponse satisfaisante ; il empocha
l'or que Clément venait de mettre dans sa main et ne répliqua
plus.
Ils marchèrent rapidement, à sa suite, vers celui des bâtiments
mentionnés tout à l'heure qui était le plus éclairé. En approchant,
ils aperçurent que cette lueur procédait d'un grand feu allumé au
dehors et autour duquel un assez bon nombre d'individus-se chauf-
faient, les uns accroupis, les autres debout, quelques-uns endormis
dans un rayon assez rapproché du feu pour. que le sommeil n'y
fût pas mortel, — tous éclairés d'une façon bizarre par la flamme,
qui permettait d'apercevoir leurs visages barbus, la forme angu-
leuse de leurs bonnets fourrés, leurs caftans de peau de mouton,
et çà et là quelques vendeurs d'eau-de-vie qui leur procuraient,
pour lutter contre le froid, un moyen plus efficace encore que le
feu du brasier.
Clément et sa compagne passèrent rapidement devant ce groupe,
non toutefois sans être assaillis par quelques paroles inquiétantes,
et sans que Clément eût jeté à quelques pas d'eux, au moyen d'un
vigoureux coup de poing, un curieux aviné qui voulait essayer de
lever le voile de Fleurange ; mais cette leçon avait suffi,- et ils
arrivèrent sans être autrement inquiétés, jusqu'à la porte du bâti-
ment décoré du nom d'hôpital, qui n'était qu'une longue et vaste
galerie en bois.
Ils entrèrent. En passant ainsi subitement de la clarté du grand
feu et de la vivacité d'un froid extrême, dans l'obscure et chaude
enceinte de l'ambulance, kurs premières sensations furent qu'ils
se trouvaient à la fois dans les ténèbres et dans une température
étouffante. Fleurange se hâta de relever son voile ; elle ôta même
son bonnet et détacha son manteau, car elle ne pouvait respirer et
se sentait presque défaillir par l'effet de cette transition soudaine.
FLEURANGE. 255
Mais fille se remit presque à l'instant. Clément, effrayé d'abord, vit
bientôt qu'elle était en état de. poursuivre leur lugubre explora-
tion. En effet, une fois que leurs yeux furent accoutumés à la
lumière incertaine qui les environnait, il leur devint possible d'aper-
cevoir la longue rangée de grabats sur lesquels gisaient, dans
toutes les affreuses variétés de la souffrance, près de deux cents
créatures humaines, dont les gémissements confondus s'élevaient
de tous côtés, comme un seul cri douloureux et sinistre fait pour
glacer d'effroi et de pitié ,1e cœur le plus ferme et le plus aguerri.
Celui de Fleurange battait bien fort, tandis qu'ils avançaient
lentement à travers l'espace obstrué. Clément se demandait avec
remords comment il avait pu consentir à l'amener en un tel lieu,
lorsque, tout d'un coup, près d'eux, une plainte suivie de quelques
mots qui semblaient prononcés en délire arrêtèrent toute autre
pensée et les retinrent immobiles à la place où ils étaient. Ils écou-
tèrent encore..*. Lequel de ces infortunés venait de proférer ces
paroles? Ils regardèrent autour d'eux autant que l'imparfaite
lumière le leur permettait : mais, parmi tous ces malades si rap-
prochés les uns des autres, ils n'en apercevaient pas un dont les
traits eussent le moindre rapport avec ceux du malheureux dont
ils croyaient avoir reconnu la voix.
— De grâce ! murmura la jeune fille d'une voix suppliante, en
s'adressant à un infirmier, à qui elle venait d'entendre dire quel-
ques mots en allemand et qui passait rudement près d'elle une
petite lanterne à la main, — un seul instant prêtez-moi cette lumière.
L'infirmier s'arrêta en entendant parler sa langue et il regarda
la jeune fille avec surprise ; puis, comme si l'aspect de celle qui
lui faisait cette prière l'eût attendri, il lui livra la lanterne en
disant :
— Je vous la laisse le temps qb'il me faut pour aller au bout de
la salle. Je la reprendrai en revenant.
Clément la prit de ses mains, et la lumière éclaira un instant
vivement le visage et le front découvert de Fleurange. Au même
moment un cri, un mouvement presque copvulsif, et le nom de
Gabrielle prononcé par la voix qu'ils avaient entendue, leur révéla
sur lequel de ces misérables lits il fallait chercher celui qu'ils
avaient retrouvé.
Ils s'approchèrent tous deux le cœur ému : à l'aide de la lumière,
ils contemplèrent alors les traits du mourant. Etait-ce bien lui ?...
était-ce là Félix? Sa voix et ses paroles ne permettaient pas d'en
douter, et cependant rien, dans ce visage défiguré par l'agonie et
lacéré par une horrible blessure, ne rappelait celui qu'ils avaient
256 REVUE CANADIENNE.
vu pour la dernière fois dans toute la force de la santé et dans tout
l'orgueil de la jeunesse.
Après le cri qu'il avait poussé, il était retombé comme sans vie,
et Clément s'inclina en tremblant pour écouter s'il respirait encore.
Le battement de son cœur, faible et irrégulier, n'était point
arrêté.
— Félix, dit-il, m'entends-tu?... me reconnais-tu ?
. Félix ouvrit les yeux.
— Quel rêve étrange ! murmura-t il. On dirait qu'ils sont tous
là. Tout à l'heure cette vision !... et maintenant cette voix ! 0 mon
Dieu ! je voudrais ne plus me réveiller. •
Fleurange avait pris la main du mourant et s'était penché vers
lui pour écouter ses paroles. La lumière éclairait distinctement
ses traits. Cette fois les yeux du mourant s'attachèrent avec une
fixité effrayante sur ceux de là jeune fille.
— C'est impossible!... dit-il. Mais quelle est donc l'illusion qui
me fait voir et entendre ce qui ne peut-être ?
— Félix, dit Fleurange avec un accent d'une douceur péné-
trante, ce n'est point une illusion : nous sommes là. Dieu nous a
amenés jusqu'à vous pour que vous ne mouriez pas ici seul, sans
ami, sans prière, sans demander et sans obtenir le pardon et la
paix.
Un rayon de grande lucidité traversa en ce m.oment les yeux
jusque-là fixes ou égarés, du blessé ; il sembla avoir compris, mais
il ne répondit pas.
Clément et Fleurange craignaient de rompre ce silence solennel.
Bientôt le regard de Félix passa de l'un à l'autre, et, prenant la
main de la jeune fille et celle de son cousin, il les pressa ensemble
sur son cœur en disant :
—Oh ! mon Dieu ! quel miracle !
Puis il ajouta d'une voix faible :
— Quel bonheur que ce soit lui, et non pas l'autre !
Tous les deux comprirent sa méprise, mais tous les deux n'eu
• furent pas également troublés; car tandis que la jeune fille, rou-
gissant légèrement, retirait sa main avec un léger sourire, le front
de Clément se couvrait d'une pâleur presque égale à celle du mou-
rant. Toutefois une plus grave pensée les absorbait tous deux en
ce moment. Après un court intervalle de silence, Fleurange
' adressa de nouveau quelques mots à Félix ; mais il ne lui répondit
plus, et bientôt sa tête défaillante, qu'elle cherchait à soulever
tomba sur son épaule. Il demeura quelques instants évanoui ; lors-
qu'il rouvrit les yeux et qu'il la vit près de lui :
FLEURANGE. 257
— Oh ! Dieu soit loué ! dit-il. Cette visiou est encore pré-
sente !
— Oui, je suis là, Félix, dit Fleurange d'une voix fervente ; je
suis là pour prier pour vous. Ecoutez-moi bieiî^.continua-t-elle en
parlant doucement et très-distinctement; dites avec moi que vous
vous repentez de toutes les fautes de votre vie.
—De toutes les fautes de ma vie !... répéta le mourant.
— Et que, si la force vous était rendue, vous voudriez en faire
l'aveu efficace et complet, l'aveu accompagné d'un parfait repentir!
M'entendez-vous?
La main qu'elle tenait serra la sienne. Une larme glissa le long
de la joue de Félix; une voix qui n'était plus qu'un souftle pro-
nonça les mots :
— Oui, un parfait repentir...
Une nouvelle syncope sembla présager la fm.
— 0 mon Dieu ! dit Fleurange, en levant avec ferveur les yeux
au ciel, si les paroles de l'absolution sainte pouvaient maintenant
tomber sur sa tête !
En ce moment l'infirmier revint prendre brusquement la lan-
terne des mains de Clément :
— Pardon, dit-il, j'en ai besoin pour quelqu'un qui vient visiter
un de mes malades.
En effet, à travers l'étroit espace qui séparait les deux rangées de
lits, se faisait jour non sans peine un personnage imposant et ma-
jestueux, dont la longue barbe, les cheveux flottants, la large
simarre de soie, et la croix d'or, indiquaient assez manifestement
le caractère : c'était en effet un prêtre grec. 11 ne venait point ce-
pendant dans ce triste lieu pour exercer son ministère, rpais l'un
des malheureux atteints de la contagion était l'objet de sa charité
et il venait le visiter.
Il passait donc sans regarder autour de lui, et même en détour-
nant les yeux le plus possible du lugubre spectacle qui l'environ-
nait, lorsque la main de Clément se posa sur son bras et l'arrêta au
moment où il passait devant le lit de Félix.
— Que me voulez-vous, jeune homme ? dit-il avec surprise.
— Je vous en conjure, dit Clément, approchez-vous de ce mou-
rant ; il expire dans le véritable regret de ses fautes, dans la pleine
volonté de les confesser s'il en avait la force : daignez lui donner
l'absolution sacramentelle.
Malgré- le lieu, l'heure, la solennité suprême du moment, la jeune
catholique tressaillit en entendant ces mots ; ses grands yeux s'ou-
vrirent avec l'expression de 1^ plus vive surprise, et adressèrent à
Clément une silencieuse et inquiète interrogation. Il la comprit et
25 avril 1873. 17
258 REVUE CANADIENNE.
tandis que l'infirmier traduisait ses paroles à celui qui les avait
entendues sans les comprendre, il lui dit:
— Nous sommes ici, Gabrielle, devant un prêtre revêtu de toute
la puissance des ordres sacrés. En présence de la mort, nous pou-
vons nous en souvenir, et ne plus nous souvenir que de cela.
Il s'agenouilla. Fleurange en fit autant. Le mourant joignit les
mains et, tandis que le mot pardon effleurait une dernière fois ses
lèvres, le pr^fre grec, d'un geste majestueux, leva la main droite,
et; prpnopçja syr sa, t€te les paroles miséricordieuses eVdivines de
l^absdlution sainte ! ^iiov-.\eIj(i;iJi
..i ,^,, -,, .. . , .,.,,. , ;..ilo'i/p nii'Aii j: ■
i ! p ri f I [. ï LVlliP'' ^'^^^^ ' ' y.îiiyi eb oo-oj. r, !
Fleurange était rentrée depuis plusieurs heures; l'anxiété, l'hor-
reur, la tristesse et l'attendrissement qui s'étaient succédé pour
elle, pendant la scène émouvante que nous venons de décrire, fai-
saient place maintenant à un sentiment où dominait surtout une
intime et douce reconnaissante.
Ah ! nul ne saurait la comprendre saps |.'expérience que peut
seule donner la foi, cette joie mystérieuse qui pénètre dans une
âme lorsque le salut d'une autre âme lui semble assuré, lorsque
d'une manière tangible, ponr ainsi dire, l'abîme de miséricorde qui
nous environne toujours s'entr'ouvre et nous permet de sonder sa
profondeur ; Iprsqu'en retour d'une larme, nous croyons voir le
ciel s'ouvrir; }qrs(|u'en répf]|nsje au pardon demandé, il nous est
donné de comprendre la signification inefTable de ces deux autres
mots, doux comme la miséricorde, grands comme l'infini : le pardon
obtenu.
) v.<
U Jjjdo'l JfKJO II0iï>i^J(l0'J Jil ob cl:
Fleurange se sentait donc, sinon heureuse — les impressions de
ce jour avaient été trop solennelles pour n'avoir pas laissé un voile
de tristesse sur son âme — au moins calme et sereine ; la vue de ce
lit de mort avait mis en fuite quelques-unes des visions auxquelles,
si souvent maintenant, elle s'abandonnait sans scrupules, visions
où la passion mêlait à la joie de son dévouement prochain les pers-
pectives d'un avenir meilleur, où le honneur avec Georges lui
apparaissait consacré et agrandi par l,a souffçai^ce qu'ils auraient
d'abord partagée ensemble: thème chéri, mille fois caressé par son
imagination, par son cœur, par son âme elle-même, qui croyait à
la puissance (lu sacrifice et en faisait instinctiyepient la base de ses
espérances. Tout, même cela, en ce moment se taisait. On eût dit
qu'vmej^.^j;^9nie^plus grave, plus ^ure, plus religieuse, se faisait
eMçfl(3(^^ ^t gue,(^p^tteautrç harmonie mélangée,, ipylâoterre et le
ciel étaient presqtte (ioflfbridus, s'évâiiôtiissait rfatis le'Iblrttâiri/tFti's-
qiïe-Ià l'idiêê de sMmmdl6r''aVëc^ét'pdiirWaf^tfe luîWVah' sfimblé
gi-ànde ; mais dans cette h'élirë silehcîëtise' qui' '^ndcédàît! à'un jour
si agité, ridée de quelque chose de plus grand naissait en' eîlè,
camme malgré elle : c'était celle du sacrifice offert ' a l'ihéti'rfiê'trie
de ceux pour qui on s'immole ! i'M
Le sacrifice idéal, en effet, le sacrifice modelé,' n^àH-irpiiit^ été
de cette nature ? N'a-t-il point été accompli pour ceU}i qui Tignô-
raient ? Et cette ignorance même n'a-t-elle pas été transformée en
excuse par l'éternelle bonté, pour désarmer réternelle justice?"''^
Ces idées confuses, Fleurange ne cherchait point à les formuler
ainsi, mais elle les laissait flotter autour de son âme sans leur en
!(^\r ' àSX'Mf eii lertner f entrée! Elle était f uiie' dé' be^ ' sdi^b^i-
tibiis où, à Tiiisu de soi-même, parfois, il se foî^mé dans les pt-bfoh-
deurs de l'être une disposition latente d'où peuvent jaillir tout
d'un coup des efforts et des sacrifice&''è(tir isémblaiënt; éribbre
impossibles à l'heure qui précède celle '6iV l'on doit lés adcomplir.
Fleurange était seule au coin d'une grande cheminée de marbre
blanc où était allumé un bon feû. Cette cheminée iui'kVait; l^ait
préférer, à tous les autres salons chauffés invisiblement', c'éïà'i-ci, le
plus petit de la m;aîson, et où elle se tenait habituellement.-^ ^'^^^1^
Clément, après l'avoir ramenée, était retourné au triste lieu
qu'ils avaient visité ensemble, afin d'obtenir pour la dépouille de
îetit" infortuné cousin une sépulture, lion point honoi'é, mais du
moins séparée. .-•..:
Mademoiselle Joséphine, à son heure accoutumée',' aVâil^Vegâgné
la belle chambre qu'elle occupait m aintéhatitVk^ii^ffibfiVé^ de; sur-
prise que le premier jour, et était déjà, depuis 'uhèh'èïVrè, dans
le grand lit où elle avait appris à goûter le même repos' que
sous les rideaux d'indienne qui, d'ordinaire, âhlkiàMi^^'sSri iom-
jneil. [ --'■ '^ ^ - -.o.j /jj-fo.idii'K-'
Il était près de onze heures*,*' ef'Fléùrangé'iàïlâit'W sbiV^^tff fee
résoudre à quitter la place où.ellé était, lorsque lé bt'ùit'd'àine voi-
ture se fit entendre. La cloche retentit et quelques ihihùiyè^âprès
on lui mit entre les mains une carte de visite. Elle Int i '*'^^' ^•^^'''
^' La comtesse Vera de Liningeu." . • -|'^3{.''l'-
Et, plus bas, ces mots au crayon -. ■^•nR'iuord omiiion oni i.t-
" Mademoiselle Fleurange d'Yves veut-elle Uèn'Tihie' recevoir 'im
tant?'''- ■ ■' -.' l'i'il-Jf' •.••^ll^Ufl rj-iJlJl. • -
— Vei^àî:.;'l^comtessbVM'IJii^ ''^ '♦'' o^^^ntoJè ua ■,
Fleurange répéta deux fois ce nom. Depuis Florence, c'était la
première fois qu'il lui revenait à la mémoire : elle se souvint de
l'avoir entendu, une fois dans sa vie, pendant l'entretien de la prin-
260 REVUE CANADIENNE.
cesse Catherine avec le marquis, la première fois qu'elle avait vu
celui-ci; depuis lors, Vera n'avait plus jamais été nommée devant
elle. L'avant-veille* Adelardi avait instinctivement évité ce nom
en lui parlant, comme en parlant à Vera il avait évité celui
de Gabrielle ; et ce jour-là, au palais, personne ne l'avait pro-
noncé.
La surprise de Fleurangefut donc inexprimable ; elle demeu-
rait les yeux fixés sur la carte, lorsque le valet de chambre qui en
avait été le porteur se permit de lui rappeler que la comtesse Vera
était en bas dans sa voiture et attendait une réponse.
— Faités-la monter assurément, dit-elle alors avec précipitation.
Puis elle attendit, avec un mélange du curiosité et d'embarras,
celle qui allait venir. Sans trop savoir pourquoi, son cœur battait
à lui faire perdre haleine ; mais, lorsque la porte s'ouvrit et qu'elle
vit paraître la belle demoiselle d'honneur, elle éprouva un premier
moment de grand soulagement.
— Eh! quoi, c'est vous, mademoiselle, s'écria-t-elle avec joie.
Pardonnez-moi de ne l'avoir pas deviné tout de suite ; mais j'igno-
rais ce matin le nom de celle qui m'avait si bien accueillie.
L'idée qui maintenant traversait l'esprit de Fleurange, c'était
que, plus tôt encore qu'elle ne l'espérait, l'impératrice lui envoyait,
par sa demoiselle d'honneur, la réponse favorable qu'elle lui avait
promise ; mais la pâleur et le silence de celle qui venait d'entrer
la frappèrent, et les paro.les qu'elle allait ajouter expirèrent sur ses
lèvres.
— Vous ignoriez ce matin mon nom, dit enfin Vera ; mais ne l'a-
viez-vous jamais entendu prononcer avant ce jour ?
Fleurange rougit,
— Jamais serait inexact, répondit-elle...
Et elle s'arrêta.
*— N'importe, poursuivit Vera, je ne tiens à savoir ni quand, ni
comment vous l'avez entendu. Je devine assez qu'on vous a fort
peu parlé de moi ; mais permettez-moi, mademoiselle, de vous
demander à mon tour si, vous même, vous n'aviez pas un autre
nom que celui sous lequel j'ai eu l'honneur de vous présenter à Sa
Majesté ?
— Je me nomme Fleurange, répondit la jeune fille simplement •
mais ce n'est pas le nom que je porte habituellement.
— Et cet autre nom ?... demanda Vera d'une voix tremblante.
Fleurange fut étonnée de la manière dont cette question lui était
adressée ; mais elle le fut bien davantage encore de l'effet que pro-
duisit sa réponse. et du changement effrayant qui eut lieu dans la
physionomie de celle qui lui parlait.
FLEUR ANGE. 261
— Gabrielle ! répéta-t-elle ; je l'avais donc deviné !...
Un silence embarrassant suivit cette exclamation : Fleurange ne
savait que dire et attendait l'explication d'une scène qui devenait
de plus en plus étrange.
Toutefois, tandis que ce silence se prolongeait et qu'elle regar-
dait Vera avec une surprise croissante, une soudaine appréhension
la saisit et une lueur passagère et lointaine de la vérité traversa
son esprit.
Rien n'était plus vague pour elle que le souvenir de ce nom
murmuré devant elle une seule fois ; mais cette fois-là c'était dans
un entretien dont Georges était l'objet, et elle se souvint qu'elle
avait cru comprendre qu'il s'agissait d'une union désirée par la
princesse pour son fils.
Etait ce à regret que Vera apportait maintenant à une autre la
permission de le suivre ?
Telle fut la question que s'adressa Fleurange. Alors s'approchant
de Vera, elle lui dit avec douceur :
— Si vous êtes chargée pour moi d'un message, comment puis-je
assez vous remercier, mademoiselle, d'avoir pris la peine de me
l'apporter vous-même !
Mais Vera retira vivement sa main, s'éloigna de quelques pas.
Puis, comme si elle eût été en proie à une émotion qu'elle ne pour
vait parvenir à vaincre, elle tomba sur un fauteuil placé près delà
table ; et, pendant quelques instants, elle y demeura pâle, hale-
tante, l'air sombre et farouche, essuyant de temps à autre d'un geste
brusque des larmes qui, malgré tous ses efforts, s'échappent de ses
yeux.
Fleurange, immobile de surprise, la regardait avec un mélange
d'intérêt et d'effroi ; mais bientôt la décision franche de son carac-
tère l'emportant sur sa timidité, elle alla droit au fait :
—Comtesse Vera, lui dit-elle, si je n'ai pas deviné le motif qui
vous amène ici, dites-moi la vérité. Il se passe entre nous, en 'ce
moment, quelque chose que je ne comprends pas. Soyez sincère,
je le serai aussi. Ne demeurons pas ainsi l'une vis-à-vis de l'autre.
Surtout ne me regardez pas comme si j'étais, non-seulement une
étrangère, mais une ennemie.
A ce mot, Vera leva la tête.
— Ennemies, répéta-t-elle ! Eh bien oui, en ce moment nous le
sommes.
Que voulait-elle dire ? Fleurange croisa les bras, et la regarda
avec attention en cherchant à deviner l'énigme de ses paroles ; l'é-
nigme encore plus obscure de sa physionomie, qui exprimait tour
à tour les sentiments les plus contraires ; l'énigme de ses yeux qui>
2^^: REVlJ|E}j3ANADlENNE.
tantôt la regardaient aveo bain% tantQt.avec la 4o,uIeur et presque
. i:f^^rod;H^:,<i'une supplication..,,..) :;,;.;. rii:^Hm'ii',d(iV) oonoli^
^;È,nûp/,Vera sembla se décider à; po^^uivj'^.n., • , rVî'rinnn
— Oui, vous avez raison, dit-elle, il faut mettre fin à l'attente où
vous ête,5^,et vous expliquer mon étrange conduite ; mais ilme faut
pour celft 4\i cpiirage, et pour venir ici comme me voici, pour m'a-,
dresser à vous, comme je vais, fe^aire,. il. faut encore..., il faut que,
sans savoir pourquoi..
r.Trr^h. iDiieil !.4it Fleurange avec un demi-sourire, achevez? Que
^f^Ut-il encore?. ,;,•..,,,,,. ;nf-.i:r. :'n(ffrri/ii[
—Il faut, répondit Yera d'une voix basse et émue, il faut qu'un -
secret, instinct m'avertisse que vous êtes bonne et généreuse.
Cette fin, après ce début, n'éclaircissait point la situation et la
rendait au, contraire plus obscure.
— C'est assez de préambules, dit Fleurange avec un certain ac-
cent de fermeté, Parlez clairement maintenant, comtesse Vera ;
dites moi tout sans restriction : vous pouvez me croire, lorsque je
vq^S;C9^j^r^ de ne ri^n craindre. Yos paroles dussent-elles me faire
un mal que je ne puis en ce moment ni prévoirai comprendre,
parlez, je l'exige, n'hésitez plus.
—Eh bien, tenez ! dit Vera, en jetant tout d'un coup sur la table
un, papier qu'elle avait tenu caché jusque-là. '
r. Fleurange le prit, le regarda, et rougit d'abord ; puisfftlle pâlit.
—Ma supplique I dit-elle, voitsiïie :1a -rapportez ? Elle a; donc été
"-Ai^-Nbnîfî'ellie'é^a'pas été envoyée) t b-ivjnm ,[up porn-rnl soh snprîn'!'!
— Gela signifie que l'impératrice, après m'avoir témoigné tant de '
bonté, a changé d'avis et a refusé de s'en charger ? , '■'-- r: ; i '
—Non. Elle m'a ordonné, au contraire, d'envoyl^r-Vélrè' ^lippli-
que et d'y joindi^^ sà'Tëeommandatioé^^^-'^^J'^ ^'« -ma JfiBJioqm
— Ehbîen! -;;'^'''' - ; >';< • i-^ fOlh-JibJuI fB'ïoV o»39imt>
—J'ai désobéi 'ai èést}Mrêsiî .èU'iè'/ r{ iom-RoJib J')i oném;
—J'attends Texpillcatidn, que vous allez me dôi-mt-'éslfts ' tibùtè,
parlez maititehant sans vous interrompre, j'écoute. •'•■'•' ^'•■^^' '
— Eh bien, d'abord, répondez-moi. Sayiez-vous que.'(jéoî'ges''(ie
Walden était l'époux qui m'était promis'é,t a g& mon përp'm^
tinait dès l'enfance ? ' ' "' '' " ' '' ''' ;' ''' '' ' '
— Qui vous était promis?... des renfajice ? Nôn,^e ne sava^^g^
c^^^vN^impor^^, poursuivez. , .^^^..^^^j^j ^ ,,iVeHo-iidnoT ,uQ
—N'importe, en effet, ce n'est pas de cela dont il s'agit, quoique
j^ai(^,4û,yiOius le rappeler. Il ne s'agit pas non plus de son malheur,
ni^eiiSpn, effroyable sentence, ni de cette affreuse Sibérie où vous .
FLEURANGE. 26^
prétendez le suivre, et partager un sort dont vous ne'éâliHez ûi
adoucir, ni peut-être supporter la rigueur, de dont il s'agit, c'est
de le préserverde cette destinée, c'est de le sauver, c'est de lui"faïre
recouvrer là vie, l'honneiir, la liberté^ tout C6 qu*il a perdu, éid utî
mot. Ses biens, sa fortune, son nom, son rang, tout peut lui êtrt
rendu ! C'est là ce que je viens vous dire, et vous demander de se-
conder .0)idi)i:iiiii J_(JOUjt)jjf.liH(;i fîi<j'i!3j
—Tout peut lui être rendu ! répéta* rteuWffg^'^d^iiô^^bfc^Mirlêë.
Par quel moyens ? par quelle puissance ? ' -'''!''•
—CëHe de l'empereur invoquée et de sa Clémence obtenue piàr.','
mes prières; mais à deux condition^, dont l'une est imposée à
Georges et l'autre dépend de moi. A ces deux conditions, il s'en
joint une troisième, et cela dépend de vous, de vous seule ! ' ^ ^^'^'"'
Les grands yeux de Fieurange se fixèrent sur Verà avec'âife^i^i^ "^
pression d'étonnement profond, mêlé d'angoissiê!'*^^'^-' ■"• ^"^ ^ ~"
— ^Achevez, je vous en conjure ! dit-elle. Achevez, si vous nërêvez
pas, en me tenant ce langage, ou moi en récoùtaût,— si nous ne
sommes pas folles l'une ou l'autre, '^'^^^^ ^-'m ^" ;^l ''"P ^^ '^^^^'^ <^{^^^''
Vera joignit les mains, et s'écria vivèm'é'nVavec pâ'ésrôi/'f''^^-'^^'^ ^'^
— Oh ! je vous en conjure ! ayez pitié de lui ! ■ '-'"^ 9rnfno')
Elte s'arrêta suffoquée par l'émotiorij^^^'^^^'^^'*'^ joniriijoq gifJ^ ™
Fieurange la regarda encore, avec la même expréssîôii', éi^ sà'ùé' '
parler, fit signe de continuer. Elle semblait concentrer son atten-
tion pour t)arveilir%'cdM]^t'endi^èleis paroles (JÙÎ'liîT'e^^ 'adres-
sées.^ ' ^ S'.!- -: , ■ -/i'-;; , ■■-:: '■'! .1 ■■■ '!:y"; '-'■ :,
— J è 'vous écoutiBJ dit-êlTé enfin, j'è vous 'e'ôtiuté' ^tténtitëtiièilf 'ëî
tranquillement : parlez-moi de même. .f^o^
Vera reprit d'une voix plus calme. .''''^^^'^^^^^^^l'^.Z--
— Eh bien ! ce matin, au moment Où je! Arëtià'ià' âé lii^è Vôti^è J,fâ^- '
plique et de comprendre, pour la premiei'é fois, quel était réxile
que vous demandiez à suivre... dans ce momént-là, précîsémeatj
Tempei'eur est arrivé au palais et m'a fait appeler. 'J'^^' -^ '''^ yl '^ ,
—^L'empereur! dit Fieurange avec surprise. ^^ ■ '''-"^'''^'
—Oui. Et savez-vons ce qu'il voulait me dire !• V6u¥'nè'ïé'*aevi-'''
nez point, et je le conçois, car vous né savez pas avec ijuelle ardeur
j'avais sollicite là grâce de Georges, avec quel zèle j'avais recueilli,
dans ce but, toutes les circonstances les plus propres à désarmer
son souverain. Eh bien I ce que l'empereur voulait m'apprendre
c'est (iu'ëiûette grâce, il daignait me râcc6jrdW...a itfoi,'Fieuran^e !
comprenez-vous ? mais à deux conditions. ' ' '' '-' '' i; - : ;• - .' '^ •
-Sa grâce 1 s^éoTmMe^é.mëmi,y^
—La prernière, qu'il pàëséràit qùâtte années dans ses terres, ae, .
livonie, sans en bouger...
2G4 REVUE CANADIENNE.
Vera s'arrêta.
— J'entends, et ensuite ? dit Fleurange en levant les yeux.
— Ensuite, dit Vera lentement, mais non sans trouble, que la
volonté de mon père et du sien s'accomplirait avant son départv
Fleurange frissonna. Un froid glacial lui gagnait le cœur, et la
tête lui tournait comme si elle avait le vertige. Elle demeura tou-
tefois parfaitement immobile.
— Sa grâce est à ce prix ? dit-elle à voix basse.
— Oui. L'empereur prend intérêt à moi depuis mon enfance, il
aimait mon père, et il lui a plu de rattacher cet acte de clémence à
l'accomplissement de sa volonté.
Il y eut un long silence. Vera elle-même tremblait, en regar-
dant les lèvres pâles et les joues décolorées de Fleurange, dont les
yeux étaient fixés devant elle, dans l'espace.
— Et lui ?... dit-elle enfin, il acceptera sa grâce à ce prix... sans
hésiter, n'est-ce pas?
— Sans hésiter ? répéta Vera en rougissant d'une émotion nou-
velle, voilà ce que je ne puis dire; c'est ce doute qui m'humilie et
m'épouvante, car l'empereur regarderait la moindre hésitation
comme une ingratitude nouvelle, et peut-être annullerait sa grâce;
— Mais pourquoi hésiterait-il ? dit Fleurange, d'une voix qu'on
entendait à peine.
■ — Fleurange 1 dit Vera, avec l'accent passionné qu'die avait eu
deux ou trois fois pendant cet entrelien, déchirons nous mutuelle-
ment le cœur s'il le faut, mais allons maintenant jusqu'au bout.
Vous a-t-il été permis de voir Georges, depuis que vous ôteS'ici?
— Non.
— Mais il vous attend, il sait que vous êtes arrivée, et quel dé-
vouement vous a amenée près de lui ?
— Non, Il l'ignore encore, et ne doit l'apprendre que demain.
Un éclair de joie brilla dans les yeux noirs de Vera.
— Alors, il dépend de vous qu'il n'hésite pas, et qu'il soit sauvé I...
Oui, Fleurange ! qu'il ignore v#tre arrivée, qu'il ne vous revoie
pas... Qu'il ne vous revoie jamais! continua-t-elle en la regardant
avec un effroi jaloux qu'elle ne put dissimuler, et la vie redevient
pour lui, belle, brillante, heureuse— ce qu'elle était, ce qu'elle
devait être toujours — et le souvenir de ces derniers mois s'effacera
comme un songe !...
" Comme un songe !" Fleurange répéta machinalement ces deux
mots, en passant la main sur son front,
— Je vous ai tout dit maintenant, dit Vera, je vous ai fait un
mal que je comprends mieux qu'une autre. Mais, poursuivit-elle,
avec un accent qui retentit jusqu'au fond de l'âme de celle qui
FLEURANGE. 265
l'écoutait, je voulais sauver Georges! je voulais qu'il me fût
rendu ! et j'ai cru— je ne sais pourquoi, car cela semblait insensé,
et je suis défiante d'ordinaire,— oui, j'ai cru que j'obtiendrais de
vous de m'aider contre vous-même !
Fleurange, les mains jointes et posées sur ses genoux, les yeux
fixés devant elle, semblait depuis quelques instants ne plus rien
entendre. Elle écoutait cependant, elle écoutait cette voix claire
et distincte qui rendait dans son âme un son si juste, un son qu'elle
avait toujours si bien su reconnaître, et auquel jamais elle n'avait
désobéi.
Si Georges était libre, s'il recouvrait son nom, son rang, sa posi-
tion passée, ne se retrouverait-elle pas elle-même dans celle qu'elle
occupait naguère? n'usurperait-elle pas, en ce cas, par trahison, le
consentement obtenu de sa mère ? et cela, au détriment de celle
qui était là devant elle, la femme choisie pour lui, depuis son en-
fance ? Ne serait-ce pas une autre trahison envers lui, que de
s'offrir maintenant à ses yeux comme un danger, comme un
obstacle, qui pourrait peut-être, au moment où il recouvrerait la
liberté, la lui faire perdre de nouveau, avec cette faveur d'un
moment qui la lui avait rendue ?
Elle posa sa main sur la main de Vera, et elle leva vers elle son
doux et ferme regard.
— C'est assez, lui dit-elle d'une voix calme, vous avez bien fait.
Oui, j'ai compris, soyez tranquille.
Vera, étonnée de ce regard et de cet accent, la regardait avec
surprise.
— Agissez sans crainte, poursuivit Fleurange du môme accent.
Agissez comme si j'étais bien loin, comme si je n'étais jamais
venue.
Etj prenant la supplique, qui était restée sur la table, elle la
déchira, et la jeta au feu ! Le papier flamba quelques instants, puis
s'éteignit. Elle en regarda les cendres s'envoler.
Vera, par un mouvement Irrésistible porta à ses lèvres la main
qu'elle tenait encore dans les siennes, puis elle demeura muette et
interdite. Elle était venue décidée à l'emporter sur sa rivale, à la
convaincre, à lutter enfin contre elle par tous les moyens, si elle
échouait dans cette première tentative ; mais sa victoire prenait
tout d'un coup un caractère qu'elle n'avait pas prévu.
A coup sûr, elle avait été facile, et pourtant Vera comprenait
qu'elle avait été sanglante. Elle ressentait en ce moment plus de
malaise que de joie, et son attitude n'exprimait pas plus le triom-
phe, que celle de Fleurange n'exprimait la défaite. Tandis que
l'une demeurait la tête et les yeux baissés, l'autre s'était levée.
266 REVUE CANADIENNE.
Une rougeur passagère colorait son visage, l'effort du sacrifice
animait ses traits, et leur donnait un éclat inaccoutumé.
— Je pense, dit-elle, que vous n'avez plus rien à me dire.
— Non... car ce que je voudrais dire, je ne le puis, et ne l'ose.
Vera se leva, et fit quelques pas vers la porte, mais un souvenir
lui revint. Elle se rapprocha de Fleurange.
— Pardonnez mon oubli, dit-elle, voici votre bracelet que voUsi'
ave^ perdu ce matin, et que j'étais chargée de vous rendre.
lA la vue du talisman, Fleurange tressaillit, ses couleurs factices
s'évanouirent ; elle redevint mortellement pâle, et tandis qu'elle
le regardait en silence, quelques larmes, les seules qu'elle eût
versées pendant cet entretien, coulèrent le long de ses joués. Mais
ce ne fut qu'un instant. Avant que Vera pût deviner ce qu'elle
voulait faire, Fleurange avait attaché au bras de sa rivale le bra-
celet que celle-ci venait de lui rendr^^ns'i bI ,9lla JfiBv
— Ce talisman était un présent de la princesse Catherine à la
fiancée de son fils ; il devait, disait-elle, lui porter bonheur. Ce
n'est plus à moi qu'il appartient, je vous le rends : il est à vous.
Fleurange lui tendit la main.
— Nous ne nous reverrons plus, continua-t?eU.e, 06 .gardons pas-
l'une de l'autre un amer souvenir. a ifia (-'iiii-; ,;- i-^^r ■Aui
Vera prit sa main, sans la regarder. Jamais elle ne s'était senrtte
à ce point touchée et humiliée, et sa reconnaissance elle-même
était pour son orgueil une souffrance. La voix douce et grave de
Fleurange était pourtant, en ce moment, irrésistible et parlait à
son cœur en dépit d'elle-même. Elle hésitait entre ces deux senti*
ments, lorsque Fleurange reprit : i-;, q .ojiiiivi' ■ ■ '
— Vous avez raison, ce n'est pas; à. moîi,^Q5 ■ .ce :moment,. à, vous
attendre, car vous n'avez plus rien, je crois, à me pardonner,; <efc).
moi je vous pardonne tout. : ■'■'' ;. ;; : ; M
Et tandis que Vera demeurait encore immotoik^.lAit^të incliriée,v
Fleurange se pencha vers, elle et rembraàsatyir,§o'i ne ôU^
liii i;i ;;i >o*îYét aoë h i?J-ioq oldiJaiaôTii j nd ra ov ti oMmbu GB^yEWi /
1 ■ M ; ;'; .n'irir-rn^'h ollo >iuq .san/ieia 89l sanb s'ioorr) jîBnej ull3'r;p
Mo^ff^W^b 9nn9V JiBJèelia .9JibioJf;i
YGi'-i r '] 'jiis 9'iJifo:) afiiig v3\Ufï n ,.9aoniBvno:-
-oJmIv " ovi'njrf'^f- o-r^mg-iq alioa sn/îb Jffiiforio:^
lôJOb'ifî:) no qrjoo no*b Juo'
ob rifUrf .fnofTforn "o ne .KrBjnospe'r olK^l .9JnBlgni38 àjô .tiiivi'. 9il9'i!r
,f !':) f9io[ 9b 9Jjp 9éIiîiBli'
.■.r>T Mf, M-Tr,^, .H7p fSli':
: ïob onu ■
'l^fii Inog un ildi/i'l ^nq jir/n .1''n'V]nJ'] '.-rip 'inoq sôd' .
f.fulo /j o'idraon îjfir/i?^ no onhrjo'i oJI'i-Jss'g noi,)/?|nqoq iil ^r>^\]j
■ .usv ^,îl//rin .vi-i riii'M'.f!'. ',!) jn')ff>1 nr. 'libfir.IqqR 'inotl. hij'ùc)<
fnjlr. nri ^noinf;'Vi >/»r) cfir.h 'iGshiq
/ .ti'iq^^i'l J9 inari
ri!! ;.;7'^ liovrioq ?nvihn07 9I, '
>fn^ï»?rBnfioof:)'i jJ'JfO'iI)
DISCOURS rh.m -^nolMqrns'iIno
lirribj) ôîivijo.n
Prononcé par M. Joseph Tassé, Président de l'Institut Canadien-;.
Français d'Ottawa, DANS, LA SÉANCE du' 2 Avril. ,1873. , ';
•rïHif. 'i'îlROil'j'iO Jii'jIJ'jo/.') i,[ 9frynqfnr>iiv.)
/jf.'.''. •-■'^ /îios 00 ,970Dn9 G'ibnoUio'l:)
lAnnO s'inefran/ÎD 8^t eq'io''
7 oniàlq no H\pb ^snoibr.nr/j
Monseigneur, ' ' ''^ ^^^^^"^'^ ^'^«=^'^ ^^^^^^9'
En ouvrant le cours littéraire de l'Institut Ganadien-FrançaiSj il
y a bientôt quatre mois, j'invitais tous les amis des lettres, toutes
les personnes désireuses de contribuer au progrès intellectuel et
social de notre population, de nous donner leur concours pour -
permettre de remplir 1^ tâche difficile— et j'ajouterai— éminem-
ment patriotique que nous entreprenions. J'insistais eil même
temps sur les nombreux avantages intellectuels qu'offrait un cours
hebdomadaire de conférences françaises, et je priais nos compa-
triotes de s'y rendre en grand nombre, afin de ne pas perdre le
fruit de tant de bonnes paroles, de tant de précieux enseignements,
tombés des lèvres des éloquents conférenoilersiqii^ se IsùceéderaieDtJi
tour à tour à cette tribune. ; ;) . "H'iij'j.iOH^;; ' ^na
Eh bien ! en terminant, ce saîr^'notre cbiirs Mttérai'pe ànmielf-j© >
puis rendre ce témoignage à nos collaborateurs et à itoùtë la popu-
lation, que cet appel a su trouver partout un bienveillant écho.
Grâce à leur concours, nous avons pu donner chaque mercredi,
durant quatre mois, un entretien des plus instructifs, et la musique
et le chant se sont joints à la littérature pour donner un attrait
tout particulier à nos séances. Nous avons pu marier l'utile à
l'agréable, élever le goût non-seulemènt dans les lettres, mais
encore dans la musique et le :chant,;et couronner; cette œuvre
268 REVUE CANADIENNE.
d'assez de succès pour que l'intérêt n'ait pas faibli un seul instant.
Aussi, la population s'est-elle rendue en grand nombre à chaque
soirée pour applaudir au talent de chacun, sûre qu'elle venait
puiser dans ces réunions un aliment vivifiant à la fois pour le
coeui* et l'esprit. v
Je voudrais pouvoir exprimer dignement à tous ceux qui y ont
droit la reconnaissance de l'Institut. Mais ii est deux noms que je
ne saurais passer sous silence, ce sont M. Augustin iiaperrière,
chargé de la direction musicale, qui depuis trois ans prodigue ses
veillés et son zèle dans l'intérêt de notre institution, et M. F. R. E.
Gampeau, préposé à l'organisation dramatique. Ces deux messieurs
ont rempli leur tâche respective avec une persévérance et une
activité admirables. Je dois mentionner aussi le Corps de musique
des jeunes gens, qui a fait, depuis les quelques mois de sa forma-
tion, des progrès si rapides sous Thabile direction de M. l'abbé,
Champagne; l'excellent orchestre Marier dont nous avons le plaisir
d'entendre encore, ce soir, les agréables mélodies ; le magnifique
corps des Chasseurs Canadiens de HuU ; notre club des amateurs
canadiens, déjà en pleine voie de-succès, et auquel nous devons les
recettes assez rondes de plus d'une attrayante soirée ; enfin toutes
les dames et messieurs qui se sont multipliés pour nous être utiles
et rehausser l'éclat de nos soirées, chaque fois — et cela est arrivé
bien souvent — que nous avons dû faire appel à leur bonne volonté
et à leur patriotisme.
Oui, Mesdames et Messieurs, si l'on en juge par nos nombreuses
réunions du mercredi, si l'on en juge par les témoignages non
suspects de la satisfaction publique, nous pouvons affirmer, sans
crainte d'être taxé de présomption, que nous avons au moins assuré
aux canadiens-français de la capitale les avantages d'instruction, que
les autres associations littéraires de la capitale ont donnés à la
population parlant l'anglais en cette ville. Tout en offrant autant
de distractions et de charmes par le chant et la musique, nous
avons donné à la partie littéraire un cachet original qu'elle n'a
pas dans ces associations. Car en quoi consistent leurs entretiens ?
Ce sont tout simplement de beaux discours,— plus éloquents que
celui que j'ai l'hoimeur de prononcer — ou des scènes émouvantes
empruntés à des orateurs et écrivains distingués, que Ton redit
devant ces sociétés.
Loin de moi l'idée de vouloir saisir cette circonstance pour dé-
précier la nature et la portée de ces entretiens. Ils sont certaine-
ment intéressants, contribuent à épurer le goût, à inspirer le culte
du beau, à initier le public au secret des grands maîtres en
éloquence, en histoire, en philosophie et en poésie, mais on me
DISCOURS. 269
permettra de dire, du moins, qu'ils ne sont pas marqués du sceau
national. Ils n'ajoutent aucune production nouvelle à la litté-
rature canadienne, et favorisent, par conséquent, dans une mesure
moindre, le progrès des lettres en ce pays. Ils ne demandent pas
aussi la somme d'études, de réflexions et de recherches que re-
quièrent nos conférences. C'est là le trait principal qui distingue
nos entretiens des lectures données devant les autres associations
de cette ville — si j'en excepte la Société Littéraire et Scientifique —
et on ne trouvera pas mauvais que je rende justice à nos confé-
renciers en signalant une différence aussi importante.
Aussi, que l'on réunisse et publie les cinquante entretiens,
donnés depuis trois ans seulement devant cette institution, et l'on
admettra sans peine que, dans ce coin de la province d'Ontario,
les canadiens-français savent lutter avantageusement'contre leurs
concitoyens des autres origines dans le noble domaine de l'intel-
ligence. On reconnaîtra encore à leur louange, que depuis quel-
ques années surtout, ils ont fourni plus d'une pierre précieuse à
l'édification de cet édifice littéraire, aux proportions déjà impo-
santes, élevé dans le Canada-Français, par les soins des Garneau,
des Ferland, des Crémazie, des Chauveau, desCasgrain, des Lemay
et de bien d'autres littérateurs distingués.
Ces entretiens traitent les sujets les plus divers : histoire, philo-
sophie, économie politique, sciences, religion.
On a remarqué avec plaisir, cette année surtout, que les confé-
renciers se sont particulièrement appliqués à nous faire connaître
l'histoire du Canada. Il est à espérer qu'ils continueront à l'avenir
l'œuvre à peine ébauchée, car ..c'est bien là le thème qui puisse
offrir le plus d'attrait à un auditoire aussi patriotique que celui qui
encombre cette salle. Notre histoire, de fait, offre un champ iné-
puisable à ceux qui veulent l'exploiter — et toute hardie que puisse
paraître cette assertion — ^j'affirmerai qu'on ne fait que commencer
à dévoiler toutes ses richesses.
On a dit que c'était l'histoire de son pays qu'on ignorait le plus,
comme c'était aussi la géographie de son pays qu'on connaissait
le moins. Cette assertion n'est pas sans fondement. On connaît
bien, par exemple, l'histoire des Grecs et des Romains, on a appris
à admirer leur grandeur, l'état avancé de leur civilisation, leurs
faits mémorables; la vie de leurs guerriers, de leurs orateurs, de
leurs poètes, nous est familièrtj. Mais nous ignorons trop souvent
l'histoire de notre beau pays et celle de ses plus nobles enfants.
Quelle histoire fut pourtant plus héroïque, plus admirable et
plus fertile en enseignements que la nôtre ! C'est toute une bril-
lante époyée où se dcîssinent sous les traits les plus beaux, le cou-
•
f
^0 REVUE CANADIENNE.
rage, l'esprit de foi et de dévouement à ce pays. Quels fondateurs
de colonies peut on comparer, par exemple, aux Ghamplain et aux
de Maisonneuve ? Qui poussa plus loin l'héroïsme que les Mont-
calm, les Lévis, les d'Iberville, les de Beaujeu. qui promenèrent
pendant si longtemps le drapeau français victorieux 1 Quels décou-
vreurs furent plus courageux que les Joliet, les LaSalle, les P. Mar-
quette, les Varennes de la Verendrye et tant d'autres, dont le nom
est déjà entouré d'une auréole de gloire impérissable ? Quels mis-
sionnaires furent plus intrépides que les Lalemand, les Bressani,
les Brébœuf, et tant d'autres qui, après avoir conquis des légions
d'infidèles à la foi, ont arrosé notre sol de leur sang et jouissent
maintenant des splendeurs éternelles?
D'autres^ pays ont pu produire des orateurs plus éloquents, des
hommes politiques plus remarquables, mais ils ne comptent pas
de plus grands patriotes, de plus nobles caractères, que les Bédard,
les Pan^et, les Bourdages, les Viger, les Vallières de St. Real, les
Lafontaine, les Nelson, les deux Papineau, les Morin et bien
d'autres, dont les noms seront prononcés avec admiration, tant que
subsisteront nos glorieuses libertés politiques, obtenues au prix de
si généreux efforts. i.';iu'* r.')\ . ^x; .;
Oui, cultivons notre histoire, tâchons de la populariser, car en
apprenant ce qu'ont été ses pères, notre peuple tiendra à honneur
de marcher sur leurs traces. Leur noble conduite sera comme un
flambeau lumineux, qui le guidera au milieu des incertitudes et
des obscurités de l'avenir. Ce sera pour lui le phare qui éclairait
jadis les Hébreux dans leur marche à travers le désert. Car tous
les peuples marchent vers une Terre Promise. Cette Terre Pro-
mise, ce ne sont pas des avantages matériels, c'est l'immortelle
couronne qui sera posée sur lé' front de toutes les nations chré-
tiennes, qui n'auront pas dévié de leur noble et sainte mission !
Ces études, Mesdames et Messieurs, ont pour but non-seulement
de faire revivre notre passé sous ses traits les pîus Saisissants, de
servir d'enseignement au peuple, mais elles contribuent encore à
tirer de la poussière de l'oubli des héros et des faits inconnus, à
jeter un nouveau jour sur des points obscurcis et à nous faire re-
chercher en tout la vérité historique. Pour vous en convaincre, il
me suffira de vous citer un trait qui ne vous est pas étranger.
Il y a quelques semaines, un littérateur canadien distingué
affirmait devant ce même Instttut, «ur l'autorité de M. Rameau et
autres écrivains dignes de foi, que le peuple acadien— cet admi-
rable petit peuple auquel nous sommes liés par une commune
origine — avait du sang indien dans les veines, provenant des rela-
■tionsdes premiers acadiens avé(i les Abénaquis. Celte assertion
DISCOURS. 27Î
n'est contredite par aucun auteur et elle eut induit sans doute
bien d'autres littérateurs sous la même fausse impression — car
l'erreur en histoire fait boule de neige — n'eut été le démenti
donné subséquemment par un jeune conférencier dé talenl/qtii
se fait gloire d'appartenir au peuple acadien. '
Croyant à tort ou à raison que cette assertion était injurieuse
pour sa race, ce monsieur s'est mis à l'œuvre pour en démontrer
la fausseté. 11 a fait faire, dans ce but, de nombreuses recherches
dans son pays ; il a fait examiner les registres les plus anciens des
établissements acadiens, et, s'appuyant sur les données les plus
authentiques et le témoignage invariable dp la tradition, il est
aujourd'hui, m'assure-t on, en mesure de prouver d'une manière
péremptoire, que Rameau et les autres ont fait erreur, et que le
sang français coule dans toute sa pureté dans les veines du noble
peuple acadien. n pilou*]
Les conférences publiques, Mesdames et Messieurs, sont aussiun
des grands moyens d'instruction de notre temps.
Mais il faut connaître que leur origine est loin d'être récente.
On voit, par exemple, que les lectures publiques étaient fort en
faveur auprès du peuple romain. Un historien nous dépeint le
conférencier comme se présentant d'ordinaire en riche toilette, les
cheveux soignés, l'émeraude au doigt, sans oublier la modeste
coupe qui devait Thumecter durant le débit. Vous voyez qu'il y a
sous ce rapport une différence assez sensible entre les conférenciers
d'alors et ceux d'aujourd'hui.
Mais les lectures publiques n'ont jamais eu chez les anciensl'in-
fluence qu'elles ont de notre époque. Dans les grandes villes d'Eu-
rope et des Etats-Unis, ce moyen d'instruction est surtout très
populaire. Si le conférencier a du prestige et de la réputation, il
ne manque jamais dans une cité américaine, par exemple, d'attirer
un auditoire considérable.
A New-York, à Boston et à Chicago, pour ne signaler que ces
villes, on a vu des hommes comme l'illustre Dickens, Jîorace
Greely, l'historien Fronde, le célèbre Père Burke et bien d'autres,
attirer autour d'eux dans de vastes salles des multitudes immenses,
qui restaient suspendues pendant de longues heures aux lèvres de
ces princes de l'éloquence et de la pensée. Des conférenciers d'un
bien 'moindre renom manquent rarement de voir réunis autour
d'eux pour les entendre, un auditoire nombreux, tant le peuple est
avide de s'instruire. "■''^.^'" ^^'' .'i^^vml 6
Dans notre pays, nous ne sommes pas aussi avancés que nos
voisins sous ce rapport, mais il se fait incontestablement un mou-
vement assez accentué dans ce sens.
272 REVUE CANADIENNE.
Le regretté Dr. Painchaud, cet homme dont les glaces de l'âge
n'avaient pu refroidir la verve toujours pétillante, a le plus fait
probablement pour populariser les lectures publiques dans la capi-
tale provinciale — qui, je le reconnais volontiers, est la ville la plus
lettrée du pays, l'Athènes du Canada. Il a eu des émules pourtant
qui se sont élevés à une plus grande hauteur que lui à l'horizon
de la pensée, entre autres M. Etienne Parent, dont les études sont
encore lues avec fruit, et l'hon. M. Chauveau qui, m'assure-t-on, a
donné la première conférence française en ce pays. On remarque au-
jourd'hui plusieurs habiles conférenciers à l'Université Laval, parmi
lesquels je mentionnerai le Dr. LaRue, dont les causeries sont tou-
jours suivies par un auditoire nombreux et choisi.
Mais il est certain 'qu'il n'est peut-être pas une ville, où les cana-
diens-français doivent plus s'empresser de profiter des avantages
des lectures publiques, que dans la capitale fédérale. Et pourquoi?
Parce que nous ne possédons pas des institutions et des sociétés
qui répandent l'instruction sous des formes aussi variées, qu'à
Québec ou à Montréal, par exemple. De plus, dans les cités bas-
canadiennes, nous ne sommes pas autant exposés à nous laisser
entamer, par l'élément étranger qu'en cette ville, et ces conférences
publiques sont un puissant moyen de rontribuer à la conservation
de notre langue et de nous en faire apprécier toute la beauté et
l'importance.
Ces essais lus en public ont un autre avantage qui n'est pas le
moindre. Ils nécessitent bien des veilles, bien des recherches et
sont un stimulant au travail surtout pour la jeunesse laborieuse.
Ils nous forcent à comprendre que nous né devons pas consacrer
tout notre temps à de frivoles plaisirs ou à des occupations pure-
ment matérielles, et que les jouissances intellectuelles sont supé-
rieures à toutes les autres, après la satisfaction de sa conscience.
Il ne faut pa^ le dissimuler, la paresse intellectuelle est un des
grands fléaux de notre temps. Ses victimes sont légion et on ne
doit rien négliger pour en contrecarrer l'influence dissolvante. Que
de jeunes gens richement doués ont fait fausse route et ont fait
mentir toutes les espérances que leurs talents naissants faisaient
concevoir, parce qu'ils n'oiTt pas donné raliment du travail au
feu dévorant de leur esprit ! Ils promettaient d'être des météores
brillants à l'horizon de l'intelligence, ils n'ont été que des étoiles
filantes !
Le travail, on ne saurait trop le répéter, voilà ce qui fait les
grands hommes, voilà ce qui produit les grandes choses. C'était le
credo d'un de nos hommes d'état les plus remarquables, qui lui
aussi devait sa position éminente au travail, et dans ses conseils à
DISCOURS 273
la jeunesse, il ne manquait jamais de la mettre en garde contre
l'oisivité qui a consumé la flamme de tant de belles intelligences.
En traitant incidemment de l'importance du travail, ma voix ne
saurait être bien autorisée, mais vous me permettrez, du moins,
d'emprunter quelques paroles éloquentes au célèbre écrivain espa-
gnol, Jacques Balmès. S'adressant à la jeunesse, il lui disait :
" Eh quoi ! sentiriez-vous donc à tel point l'horreur du travail
et de la lutte pour ne pas entrer dans la carrière littéraire, qui est
semée de tant de lauriers et de couronnes ? N'oseriez-vous pénétrer
dans le sanctuaire de la science, parce que vous avez aperçu sur
le seuil du temple ce vain fantôme du travail qui semble y veiller
incessamment pour en éloigner la jeunesse des écoles? Comment
pensez- vous que se soient formés ces illustres savants dont les noms
seront prononcés avec amour et respect par la postérité la plus
reculée? Ensevelis dans le silence de leur cabinet ou dans l'ombre
d'une bibliothèque, ils passaient leur vie dans la privation des fri-
voles amusements et dans l'austère bonheur des travaux de l'intel
ligence ; c'est ainsi qu'ils triomphaient de toutes les difficultés et
de tous les obstacles. Ils travaillaient dans la retraite et dans l'obs-
curité ; mais la gloire burinait leurs noms sur ses tables immortel-
les, et les générations que le temps emporte dans sa course saluent
en passant le souvenir du génie laborieux.
''N'oubliez pas, jeune? gens," disait encore Balmès, ''que la
patrie a les yeux fixés sur vous, que vous êtes son espérance. La
faulx implacable du temps tranche successivement ses appuis, à
mesure qu'elle avance dans sa marche, c'est à vous de les rempla-
cer. Qu'en serait-il d'elle si vous n'échappiez aux tristes séductions
de l'oisiveté, si, refusant de vous consacrer au travail, vous n'aviez
aucun soin de votre éducation et de votre instruction, si vous
demeuriez par conséquent hors d'état de remplir un jour avec hon-
neur et succès vos carrières respectives ? La religion, la morale, la
politique, les sciences d'application et de théorie, tout ce qui fait la
gloire, la force et le bonheur des sociétés, tout sera bientôt remis
entre vos mains ; à vous par conséquent de fortifier votre cœur et
votre intelligence, pour porter le poids de cette noble mission."
Je ne saurais, terminer, Monseigneur, Mesdames et Messieurs, ces
quelques considérations, — quoique la transition soit un peu brus-
que— sans insister sur l'importance d'assurer à l'Institut un loca-
plus spacieux et plus convenable que celui que nous occupons
maintenant. Il ne saurait y avoir qu'une opinion sur l'urgence de
cette amélioration. Car cet édifice est trop exigu et ne répond plus
aux besoins et aux progrès de notre population. Il est arrivé plus
d'une fois que cette salle n'a pu contenir le flot du peuple qui s'y
25 avril 1873. • 18
274 REVUE CANADIENNE.
pressait, et ce grave inconvénient se fera encore plus sentir à
l'avenir, avec l'accroissement si rapide de l'élément français en cette
ville.
Nous voyons s'élever en face, Mesdames et Messieurs, notre ma-
gnifique cathédrale qui dresse vers le ciel ses clochetons gothiques
et ses flèches élancées, et plusieurs autres temples sacrés s'érigent
aux quatre coins de la capitale. Nous avons un magnifique collège,
dont les proportions ne sont déjà plus en rapport avec le chifTre de
ses étudiants, et qui avant longtemps, je l'espère, pourra mettre à
effet sa charte universitaire. Nous sommes fiers de nos superbes
couvents comparables aux grands établissements de ce genre dans
le pays, et où des essaims de jeunes filles vont puiser cette instruc-
tion chrétienne et ces charmes de l'esprit, qui leur permettront
plus tard de répandre une salutaire influence au foyer domestique
et de faire l'ornement de nos salons. Nous applaudissons au bien
inestimable que font nos grandes écoles populaires dirigées par
les Frères des Ecoles Chrétiennes. Nous signalons avec bonheur
à l'étranger ce bel orphelinat, dont les murs renferment tout un
petit bataillon d'enfants abandonnés qui, sans la charité chrétienne,
verraient se dessiner devant eux un bien sombre avenir. Nous
avons encore un magnifique hôpital, fréquenté par toutes les dou-
leurs, et où cet ange de la charité que nous appelons la Sœur
Grise, répand ses baumes consolateurs sur ceux qui vont y cher-
cher santé et paix intérieure. Bref, maints beaux édifices, maintes
institutions sont des monuments éclatants de la foi, du patriotisme
et de la charité des canadiens-français de celte ville.
Notre institut littéraire. Mesdames et Messieurs, est aussi floris-
sant et doit être bien populaire, si l'on en juge par l'imposante réu-
nion de ce soir. Mais il nous manque un bel édifice qui puisse
donner accès à une large partie de la grande famille franco-cana-
dienne de cette ville. Car, la salle de l'Institut ne sert pas seule-
menî, à des fins littéraires. C'est ici qu'ont lieu tous nos concerts,
toutes nos représentations dramatiques, toutes nos réunions publi-
ques et nationales. C'est ici encore que naissent tous les mouve-
ments qui nous intéressent le plus.
L'Institut est comme le boulevard de la nationalité à Ottawa ;
aussi, devons-nous nous efforcer de lui donner de la force et de la
grandeur. Nous avons cru qu'il était temps de faire un appel à nos
nationaux, leur demandant leur concours pour élever un véritable
monument national. Et je suis -persuadé, pour ma part, que cet
appel aura de l'écho et que chacun donnera dans la mesure
de ses ressources pour contribuer au succès de cette œuvre patrio*
tique.
DISCOURS. 275
A l'ouverture de ee cours, Sa Grandeur Mgr. Guigues, qui a bien
voulu nous honorer encore ce soir de sa présence, affirmait publi-
quement que le patriotisme n'est nuUe part plus vivace dans la
province de Québec que dans cette ville, et nos compatriotes saisi-
ront sans doute cette occasion pour prouver que cet éloge si flatteur
n'est pas immérité.
En travaillant au succès et à la prospérité de nos institutions,
nous travaillons par là-meme à la gloire de la nationalité, car elles
en sont l'une des pierres angulaires. Or, nulle part, plus que dans
la province d'Ontario, nous ne devons nous efforcer de fortifier
l'élément national. Nous sommes la minorité, c'est vrai. Mesdames
et Messieurs, nous le serons longtemps, nous le serons probable-
ment toujours dans cette province anglo-saxonne ; mais nous serons
bientôt assez nombreux pour nous faire respecter des éléments
étrangers et les obliger de compter avec nous.
C'est un fait encourageant et qui doit nous rendre confiants dans
l'avenir, de voir que pas une nationalité ne grandisse par elle-même
aussi rapidement que la nôtre dans la province d'Ontario. Nous
avons plus que doublé depuis dix ans le chiffre de notre popula-
tion. En 1861, nous étions environ 33,000, et en 1872, nous sommes
75,383.
C'est à-dire que les canadiens d'Ontario sont plus nombreux que
ne l'étaient, à la cession du pays, nos pères qui, après plus d'un
siècle, ont laissé une glorieuse lignée d'environ 1,700,000 descen-
dants. C'est-à-dire encore qu'il y a un peu moins de canadiens
dans Ontario que d'acadiens dans le Nouveau-Bru nswick et la
Nouvelle-Ecosse, et que nous sommes plus nombreux que les anglais
établis dans la province de Québec, dont la population se monte à
69,822 habitants seulement.
Les canadiens sont au nombre de 9,623 dans le comté de Pres-
cott, où ils forment la majorité; ils ne sont pas moins de 10,239
dans le seul comté d'Essex, situé aux confins de cette province, et
dans plusieurs autres divisions électorales, ils sont un tiers ou for-
ment un appoint important de la population. Il n'y a rien de plus
éloquent qu'un chiffre, a-t-on dit, c'est vrai. C'est pourquoi j'ai tenu
à vous donner ces quelques renseignements satistiques publiés tout
récemment, qui accusent notre force et notre importance nationale
dans celte province.
. Nous avons pu en cette ville, par exemple, Mesdames et Mes-
sieurs, faire élire depuis deux ans un maire canadien-français l Eh
bienl qui sait, si avant longtemps, la capitale ne comptera pas un
de nos compatriotes parmi ses représentants politiques; — qui sait
encore si dans un avenir assez rapproché, plusieurs comtés haut
276 REVUE GANADJENNE.
canadiens ne délégueront pas quelques uns de nos nationaux dans
nos chambres d'assemblée. Si les è9,822 anglais de la province de
Québec peuvent faire élire plus de douze représentants de leur ori-
gine, pourquoi les 75,000 canadiens-français de cette province n'au-
raient-ils pas la bonne fortune de voir quelques-uns des leurs siéger
dans nos parlements ? Tout est possible avec l'union, l'esprit d'en-
tente et d'association.
Comme j'ai cru devoir le dire dans une autre circonstance, Mon-
seigneur, Mesdames et Messieurs, les canadiens-français de la capi-
tale sont appelés par leur intelligence, par leur nombre et par leur
force de cohésion, à se tenir à la tête du mouvement national dans
cette province, et ils contribueront à cette fin patriotique en
assurant toute la force et la vitalité possible à une institution
qui, comme la nôtre, reconnaît pour devise : La î<iationalité avant
tout'!
A la même séance où fut prononcé ce discours, l'Hon. M. Chau-
veau. Président du Sénat, appelé à adresser la parole, s'exprima à
peu près dans les termes suivants :
*' En prenant la parole, en cette circonstance, je ne fais que
remplir un devoir fort agréable et dont vous vous êtes vous-mêmes
si bien acquittés : je viens applaudir aux succès de l'Institut Gana-
dien^Français de cette ville, applaudir au récit ému et éloquent
qui vient de nous être fait des moyens employés pour assurer ce
triomphe, et applaudir aux espérances formulées pour l'avenir
de la race française dans cette partie de notre beau pays.
*' M/ le Président vous a parlé des sympathies générales acquises
à cette^belle institution. Il n'y a rien là qui nous étonne. Gar on
n'aime jamais rien tant que la patrie absente. Je ne veux pas dire
que vous en êtes éloignés, mais vous sentez les besoins de l'union
dans le milieu où vous vivez. Goudoyant sans cesse les nationa-
lités étrangères, vous comprenez qu'il vous faut un point de rallie-
ment^et qu'ici enfin, vous êtes pour ainsi dire, l'avant-garde de
vos nationaux de la province-sœur.
'' Mais pour travailler à l'œuvre du développement de notre
race, il faut ne pas perdre de vue, non plus, le culte de notre reli-
gion,, et je vois avec plaisir que vous avez placé votre Institut sous
cet égide sacré.
'• Pour ceux qui n'ont jamais désespéré de l'avenir des Cana-
diens-Françaip, et je suis de ce nombre, la condition prospère de
DlSCOimS. 277
cette association ne saurait les surprendre. Cependant, il ne faut
pas se reposer sur les brillants résultats obtenus jusqu'ici. Non, il
s'agit, au contraire, de poursuivre votre œuvre nationale avec
énergie et vigueur, de ne pas ralentir un seul instant votre zèle,
et c'est à cette condition que vos nobles sacrifices porteront leurs
fruits.
" Je vois avec bonheur qu'il est question de construire un nou-
vel édifice plus convenable et plus digne, qui sera le temple de la
littérature et de la nationalité. C'est là, certes, une noble pensée
dont je vous félicite et dont je souhaite vivement la réalisation.
Ici, encore, c'est la persévérance qui vous fera surmonter tous les
obstacles, et je suis heureux de constater que votre digne Prési-
dent parle et prêche d'exemple en même temps. Il s'est déjà créé
une spécialité dans notre monde littéraire : celle de rechercher, de
tirer d'un injuste oubli et de faire briller nos gloires nationales,
entre autres ces Canadiens de TOuest, qui font tant honneur à
notre race, et auxquels,*je regrette de le dire, nous songions si
peu. Aussi, nous espérons voir bientôt publier, en un volume,
l'histoire de ces héros inconnus, il n'y a pas longtemps encore, et
qui est toute une révélation pour le lecteur canadien. Son exemple
mérite d'être imité, car il n'y a pas un seul jeune homme qui ne
puisse trouver, s'il est laborieux, quelque mine à exploiter dans
notre littérature ou d ans notre histoire pour le plus grand hon-
neur de la nationalité.
" C'est dans le travail constant et opiniâtre qu'il faut se reposer
pour le succès. Vous aurez à combattre ici, les combats de la
nationalité et après avoir jeté les bases de votre nouvel édifice, il
faudra songer par les travaux incessants de l'esprit, à maintenir
votre position au milieu des éléments qui vous entourent.
" Avant de terminer, je veux accomplir un autre devoir égale-
ment agréable, c'est celui de rendre hommage à Sa Grandeur
Mgr. Guignes qui honore cet Institut de sa bienveillante et pater-
nelle protection. Nous connaissons tout le bien opéré dans ce
district par Sa Grandeur, nous n'ignorons pas non plus, que c'est
depuis son arrivée en cette ville que nous avons vu surgir de
toutes parts ces institutions qui sont notre orgueil. Je vous re-
mercie de la flatteuse invitation que vous m'avez faite d'adresser
la parole ici ce soir, et je vous prie de croire que je forme les
vœux les plus sincères pour le succès de votre œuvre essentielle-
ment nationale."
Sa Grandeur Mgr. Guigues adressa ensuite quelques mots d'en-
couragement et de félicitations et s'exprima à peu près comme
suit :
278 REVUE CANADIENNE.
" Nous nous attendions à entendre des discours magnifiques et
nous n'avons pas été déçus. Après les éloquentes paroles que vous
avez écoutées avec tant de plaisir et à cette heure avancée de la
soirée, on conçoit que je ne saurais vous entretenir longtemps.
En assistant à la séance d'ouverture du cours littéraire de cette
institution, je remplissais un devoir national et aujourd'hui, à la
clôture de ce cours, je suis venu m'acquitter de la même obliga-
tion. Si je n'ai pu assister à toutes les séances qui ont eu lieu
durant l'hiver, je dois dire que j'ai toujours lu avec plaisir les
comptes-rendus publiés dans le journal français de cette ville, et
que je porte un vif intérêt à cet Institut. Ce qui lïi'a beaucoup
plu, c'est de voir l'empressement du public à se rendre en foule à
ces soirées. Je n'étais pas surpris de rafQ.uence des spectateurs à
la première séance, et je ne m'étonne pas non plus de voir ici ce soir
un auditoire aussi nombreux, mais ce qui est remarquable, c'est
de constater qu'il y a toujours eu salle comble. Ce fait rend hom-
mage aux talents du Président et de tous ceux qui ont contribué
au succès de l'œuvre. Je vois que l'on agite la question de cons-
truiriB un nouvel édifice. Tous les vrais canadiens-français applau-
diront à cette idée. L'Institut Canadien-Français est une œuvre des
plus importantes pour la nationalité, et je ne saurais trop vous
encourager dans ce projet. Aussi, je ne doute pas que tous les
compatriotes ne contribuent généreusement à l'érection d'an
édifice devant faire honneur à notre race. 11 importe de ne rien
négliger pour affermir, fortifier la nationalité, et si les progrès
ont été si satisfaisants dans le passé, ils le seront encore plus à
l'avenir."
Après le discours de Sa Grandeur Mgr. Guignes, le Président le
remercia, ainsi que l'hon. M. Chauveau, d'avoir bien voulu honorer
l'Institut en cette circonstance et de leur présence et de leur
concours.
" Je n'ai pas de doute, dit-il, que ces bonnes et éloquentes paroles,
inspirées à la fois par la reUgion et le patriotisme, germeront et
produiront les fruits les plus abondants pour la nationalité fran-
çaise dans la capitale. Le haut encouragement que notre éminent
évêque et patron et un homme aussi distingué que l'hon. M.
Chauveau, ont bien voulu donner à notre projet d'élever ici un
véritable édifice national, ne pourra manquer d'avoir une grande
influence et de stimuler nos compatriotes à contribuer généreuse-
ment pour le succès de cette œuvre patriotique."
LE CANADA EN EUROPE.
(Suite.)
IV.
Sommaire. — Les mots anglais. — Les pistes de raquettes. — Oubli générai. — La
tinette de beurre. — Découverte de Canaan. — On demande oii est situé le
Canada. — Le liseur d'affiches. — Les rues de Montréal. — Piqûres d'épingles. —
La quarantaine des menteurs, — Le pianiste Kowalski. — Jargon nouveau. —
La marseillaise et les Anglais.
Dans un récit de voyage publié par la Revue des Deux-Mondes^ où
il est parlé du Bas-Canada et des Canadiens-français uniquement,
je relève, dans un seul petit chapitre de six pages, les mots suivants
qui s'y trouvent sans commentaire ni traduction : Settlement,
french colonists, gentry, nobility, grey nuns, lumberer, comforter,
raft, Eastern Townships, Red-River, Ship's stores
Pourquoi l'écrivain ne se sert-il point des mots français corres-
pondant, et dont nous faisons usage? Evidemment pour produire
plus d'effet. Il semble appartenir à une certaine littérature à la
mode du jour qui s'exerce à saisir la '' couleur locale " sur le vif.
Et voilà comment ce baragouinage français-anglais cadre si agré-
ablement avec son texte. Nouvelle manière de nous défigurer.
Allez-y gaîment !
La langue anglaise ne s'est point emparé de nous. Je dirai
même que Paris est moins que toute autre ville en droit de nous
reprocher quelques anglicismes qui se sont faufilés au Palais et
dans les discours des élections. Ouvrons les journaux de la grande
capitale ; leurs articles sont lardés de mots anglais, et de mots
comme ceux-ci, par exemple, — je prends au hazard : Waiter,
Eating-house, Police News, Sweetheart, Car, Square, Mutton
280 REVUE CANADIENNE.
Chops, Hand-Book, Match, Boating, Post-Stamps, Winner, Blue-
Bpoks et Yellow-Books (documents officiels des Chambres), Fare,.
Velvet... etc. J'ai lu quelque part que les parisiens font usage de
six cents mots anglais dont les équivalents en langue française sont
connus de tout le monde, et ont plus de grâce que les mots anglais.
D'autres sont moins heureux dans leurs conceptions : Le mot
raquette, par exemple, n'est employé en France que pour désigner
le petit objet avec lequel on lance le volant. Un auteur ayant lu
que les Canadiens font, en hiver, de longues marches en raquettes,
et croyant voir là une faute d'impression, écrivit que, malgré la
rigueur de leur climat, les Canadiens se promènent en jaquette.
" Voilà ce que l'on dit de nous
" Dans le vieux pays de nos pères
I ''
L'un des rares amis que nous comptons en Earo[)e vient de nous
répéter que notre souvenir est perdu en France. Le mois dernier,
M. Rameau écrivant de Paris à M. Louis-P. Turcotte, auteur d'une
histoire politique du Canada sous V Union (1841-67) lui disait :
'* J'estime si bien l'intérêt et l'utilité de ce livre que je veux tâcher
autant qu'il me sera possible de le faire connaître et d'attirer des-
sus l'attention de notre public français, mais je n'oserais vous
répondre de beaucoup de succès, car non seulement il y a trop peu
de gens ici qui s'intéressent à notre vieille colonie, mais il faut
même avouer que le nombre des gens qui la connaissent est encore
plus restreint qu'il ne serait raisonnable de le supposer."
Les journaux ont raconté la surprise qu'éprouva im immigrant
Irlandais débarqué à Québec, porteur d'une trentaine de livres de
beurre, lorsqu'on lui fit voir qu'il pouvait se procurer ici la même
denrée dans les prix doux. Le pauvre homme n'en croyait pas sea
yeux, il avait entendu dire tout le contraire dans son pays.
On me répondra peut-être que le moindre personnage de son
comté ou de sa ville natale aurait pu le renseigner plus adroite-
ment que de l'induire à emporter une tinette de beurre dans un
voyage de quinze cents lieues.
Non pas ! En Angleterre, dans les Trois-Royaumes comme
partout ailleurs en Europe, c'est chose excessivement rare qu'un
homme tant soit peu renseigné sur le Canada, même parmi les
fonctionnaires du gouvernement, parmi les ministres du culte, —
même parmi les journalistes ! En maint endroit vous ne trouverez
pas un individu gui nous connaisse seulement de nom. N'a-t-on
pas vu paraître, il y a trois ans, un livre, un traité de philologie,
signé d'un nom célèbre dans les universités britanniques, un livre
où se lit le passage suivant : '' Le mot Canaan^ familier à tous ceux
LE CANADA EN EUROPE. 281
qui lisent la Bible, a été dénaturé par les savants du continent
(d'Europe) qui font précéder leurs études de la langue des peuples
de cette contrée par un récit abrégé de la prétendue découverte de
ces mêmes peuples. Il ajoutent que le découvreur en question fut
un Français, un nommé Cartier, et que ce pays n'est plus connu
que comme le Canada. Cette corruption d'un nom aussi souvent
cité dans l'histoire Sainte, est au moins étrange ! "
Hé ! brave homme de savant, vous avez du mérite, je le crois
bien, mais votre imagination et votre ignorance sont de nature à
vous mettre en brouille avec vos meilleurs amis. Le Daily WittiiesSj
de Montréal, n'a pu y tenir, il vous a renvoyé en la terre de
Canaan avec sa botte la plus solide.
Qu'attendre de la masse du peuple, lorsque les sommités de la
science et de la littérature en savent aussi long ! Il nous viendra
encore des tinettes de beurre à travers l'océan.
Voici un trait qui se rapproche assez du premier. Il servira à
montrer combien cette ignorance est générale :
"Rien de plus étrange, me raconte le Révérend Père Pallier)
0. M. T., curé de Saint-Joseph d'Ottawa, rien de plus étrange que
la manière dont je fis connaissance avec le nom du Canada. J'avais
été destiné aux missions et j'attendais qu'on me désignât le pays
vers lequel j'avais à me diriger. Lorsque la notification de départ
me parvint, je fus fort intrigué d'y lire le mot " Canada." C'était
pour moi un profond mystère. Je me rendis sans retard chez un
ancien de notre communauté à qui je confiai mon embarras. Celui-
ci me*dit après un moment de réflexion : ce doit être une erreur, —
on a voulu écrire "Cana", cependant, comme c'est vers la Terre-
Sainte et que je ne connais aucune de nos missions de ce côté, vous
feriez mieux de vous enquérir. Pour ce qui est de " Canada ",
cela ne signifie rien. J'étais assez perplexe, ajoute le Père Pallier,
car bientôt je trouvai quelqu'un pour me dire vaguement qu'il
existait un pays de ce nom, mais où était-il situé ? c'était plus que
l'on ne savait. Bref, je ne l'appris que de la bouche de notre
supérieur, et encore sans trop d'explications sur la nature de la
contrée. Du moment que c'était en Amérique, tout était bien, et
je me mis en route rêvant de cocotiers, de bananes^ de palmiers, de
singes, de perroquets, de crocodiles et d'orangers fleuris en plein
janvier. Jugez de ma déception, lorsque je touchai terre sur
dix pouces de neige î "
Au moins, mon révérend Père, chez vous l'on ne faisait point
profession d'enseigner ces choses-là, comme notre savant de tout à
l'heure, et vous n'êtes point sans avoir fait savoir à nombre de vos
compatriotes, depuis que vous êtes ici, ce que nous sommes et coni-
^82 REVUE CANADIENNE.
ment non s vivons, mais soyez certain que le monsieur en question
ne se donnera point la peine d'y venir voir ; il est trop content de son
livre et trop occupé des nouvelles éditions qu'il en pourrait faire,
sans les corriger. Et puis, d'ailleurs, s'il y venait, nous le verrions
commettre des exploits dans le genre de ce qui suit:
Un jeune Anglais était parvenu, je ne sais comment, à pouvoir
lire et comprendre quelques mots de français; il se croyait avancé
dans cette langue. Quant à prononcer ces mots, il n'en était pas
question : jamais le cher enfant n'avait entendu le son d'une parole
française. Un jour, il vint à passer en Canada. Dès sa première
étape, il fit rencontre d'un ouvrier qui entrait, la pipe allun^ée»
dans le ]j)ureau de la gare du chemin de fer. " On ne fume pas
ici," dit tranquillement un employé anglais, se servant de sa
langue. "Comprends pas" dit le Canadien. "Comprends pas"
étaient les premiers mois français que notre voyageur entendait
prononcer, il les comprit, et il en fut enchanté, — à-peu-près comme
si entendant parler un contemporain des Pharaons, nous avions la
bonne fortune de saisir quelques syllabes de son langage. Sur le
mur du bureau était collée une affiche écrite en langue française ;
notre jeune homme l'indiqua du doigt au Canadien. "Je ne sais
pas lire," fît celui-ci avec un mouvement d'épaule signiûcajtif.
" Aoh 1 " reprit l'autre, — et il se mit à lire l'affiche à haute voixj
pour l'instruction du fumeur. Quand-il eut fini, le Canadien le
regarda bien fixement, comme pour se persuader qu'il n'avait pas
affaire à un fou, puis il tourna le dos en disant " c'est drôle»
c't'affîche ! qui est-ce qui croirait qu'il faut turluter comme cela
pour lire l'anglais !..." Il n'avaitpu saisir un seul mot de la lecture»
Pendant ce temps, le voyageur disait d'un air de commisération :
" Quelle race de brutes ! on leur parle leur langue et ils ne la com-
prennent même pas ! "
Je pense que, retourné en Angleterre, il a dû fournir des notes
à quelque rédacteur en quête de faits-divers. Et voilà comment
on écrit l'histoire !
11 existe un écrivain dont le nom m'échappe, qui a visité
Montréal, et qui y a vu de ses yeux les Anglais habitant un côté de
la rue et les Canadiens-Français l'autre côté ! Il a remarqué aussi
que les Canadiens-Français épousent généralement des Sauvagesses,
mais il ne dit point d'où elles peuvent venir. De la Patagonie, pro-
bablement. *
Pour le lecteur européen, il résulte de ces étranges narrations
que tout notre pays est encore à l'état sauvage et que l'on n'y ren-
contre ça et là que des comptoirs de traite, où les pelleteries et la
morue se disputent la préséance. Longtemps, nous avons enduré
LE CANADA EN EUROPÏ:. 283
'Oes piqûres d'épingles, avec l'espoir que les communications se
multipliant entre l'Europe et l'Amérique, on mettrait un terme à
ces inconvenances, — mais rien n'y fait, — on croirait au contraire
que le mal va empirant, pour fournir de la pâture à la petite presse
des grandes villes d'Europe, aussi applaudissons-nous la Minerve
qui vient de relever le gant :
" Et dire que nous sommes condamnés à lire des bourdes aussi
colossales dans presque tous les ouvrages que les étrangers et
surtout les Français, publient sur le Canada ! Ils en parlent comme
les aveugles des couleurs, comme nous pourrions causer de la
Chine et du Japon, en ne consultant que notre imagination. Ces
voyageurs qui veulent se rendre intéressants à leur retour au pays,
s'ingénient à justifier à qui mieux mieux le proverbe : A beau men-
ti)' qui vient de loin. Nous ne leur reprochons pas leur ignorance.
Qu'ils parlent du Canada comme s'ils n'y avaient jamais mis les
pieds, peu nous importe. A ce point de vue, nous ne les regardons
que comme des présomptueux qui croient connaître un pays, parce
qu'ils l'ont traversé rapidement en chemin de fer et ont arraché
quelques informations à leurs compagnons de voyage. Mais au
moins, qu'on ne mente pas à plaisir, autrement, nous serons forcés
de donner aux voyageurs échoués sur nos rives, un cours d'ins-
truction gratuite et obligatoire sur le Canada et de ne les relâcher
que lorsqu'ils nous auront mré de dire la vérité.
" Parmi ces écrivains de fantaisie se trouve M. Kowalski, qui
est venu ici en tournée artistique, il y a quelques années. C'est un
excellent pianiste que nous avons eu le plaisir d'applaudir cordia-
lement et auquel sa qualité de Français a valu une réception
cordiale dans tout le Bas-Canada. Il a rapporté de son voyage
quelques impressions qu'il communique au public, dans un livre
intitulé : A travers V Amérique. C'est un ouvrage assez peu écrif,
où l'effort se fait sentir, et ruisselant d'insanités, d'histoires inven-
tées à plaisir et très-ridicules. M. Kowalski se montre d'une grande
bienveillance pour les Canadiens-Français, mais malgré ses excel-
lentes dispositions, il fait, sans y penser, un portrait peu flatté de
notre société. Devons-nous lui en vouloir ? L'avouerons-nous,
M. Kowalski est un artiste, et nous sommes portés à l'indulgence
à son égard. Pour lui, évidemment, écrire un livre, c'est lâcher
la bride à son imagination, comme lorsqu'il s'agit d'aligner les
croches et les triples d'une barcaroUe ou d'une masurka. Il a
évidemment pris son pupitre pour un piano, le Canada pour un
thème sur lequel il s'est oublié à faire les variations les plus invrai-
semblables. Nous allons donner une idée de sa manière de faire.
M. Kowalski est à Québec, et la scène se passe en été.
284 REVUE CANADIENNE.
"Je me souviens que quand, à la sorfte de la cathédrale, nous
fûmes présentés à la femme du ministre de , voici la conver-
sation qui s'ensuivit entre nous et cette dame :
" — Monsieur et Madame, nous ferez-vousThonnenr de passer la
journée à la maison? Nous aurons toujours un verre devin à
vous offrir, tout-h-V heure. J'irai vous quérir (prononcez qu'ri.)
^'— Nous accepterons, chère madame, avec le plus grand plaisir»
" — Et puis, reprit-elle, nous aurons des amusements ; le ministre
de l'instruction publique nous lira son dernier rapport aux cham-
bres, sur la question des écoles libres, tout-a-V heure nous chan-
terons des rondes canadiennes ; dans l'après-midi je ferai mettre
mes deux hidets à la cariole et nous nous embarquerons pour visiter
les environs.
" — Merci, madame, pour toutes vos amabilités.
'^ — C'est convenu, c'est convenu je vous espérerai (attendrai) à
une heure.
'* — Nous n'y manquerons pas.
*' — Mais je vous quitte, car voilà msL flotte qui dévale (ma famille
qui s'en va), bien le bonjour.
'^ — Au revoir, madame.
Et c'est ainsi que la femme du ministre de , nous quitta."
'■ Ma flotte qui^ dévale est superbe dans la bouche de Madame X.
Mais nous sommes obligés de reprocher à M. Kowalski de tomber
dans l'invention. C'est une locution parfaitement inconnue en
Canada, autant que la langue verte des faubourgs de Paris. Nous
le défions de trouver un Canadien capable de comprendre un pareil
langage. L'ouvrage de M. Kowalski fourmille d'histoires de ce
genre. Il faut l'entendre nous parler de la noblesse en Canada,
des de la Calisson nerie, des de Montmorency. Comme le singe
qui avait pris le Pire pour un homme, M. Kowalski a confondu la
chute de Montmorency avec une famille noble.
II n'est pas moins étonnant lorsqu'il parle de cette colère des
anglais de Québec, furieux d'entendre jouer la Marseillaise : tandis
que les anglais n'adorent rien tant, en musique, que le chant
patriotique de Rouget de Liste.
11 nous semble que tous ces nobles étrangers, oiseaux de passage
dans notre pays, devraient nous traiter de façon à ne pas s'exposer
au rire et à la pitié d'un peuple qu'ils jugent si simple et si primitif.'
LE CANADA EN EUROPE. 285
V.
Sommaire. — Maîgre-échines. — Gomment on veut que nous soyons faits. — Jeûne
perpétuel. — Les poêles de fonte. — Les ouvriers du Grand-Tronc. — Encore le
jeûne. — Où l'on voit que les Canadiens-Français dégénèrent (?). physique-
ment.—Les Canadiennes.— 11 y a créoles et créoles. — L'avis des médecins.—
Ce froid atroce ! —
Les dictionnaires, les encyclopédies, lesjromans apprennent aux
Européens que les créoles, surtout les femmes, sont faibles de corps,
maigres, grêles, nerveux,— ce qui peut être vrai sous les tropiques,
mais les créoles du Canada n'entrent pas du tout dans la même
mesure !
On comprendra peine la persistance que mettent certains voya-
geurs à fortifier cette fausse impression. Partis d'Europe avec un
plan de livre tout préparé, ils ne peuvent se décider à parler ou à
écrire selon la vérité qui leur est apparue dans le cours de leur
voyage. Ils prennent, par ci par là, quelques traits qui s'adaptent
assez bien au plan arrêté d'avance ; ils ferment résolument les
yeux sur toute -autre chose. Je pourrais nommer plusieurs écrivains
célèbres,— et M. de Toque ville tout le premier, — qui ont travaillé,
sans avoir l'air de s'en apercevoir, d'après cette synthèse à rebours.
Je me borne à deux citations. Il serait facile de les multiplier.
Anbury, officier anglais, écrivait en 1776 ;
'' Les Canadiens son t'très-propres dans leurs maisons et soigneux
pour tous les détails de leurs fermes. ..Leur nourriture, qui n'est
presque composée que de lait et de légumes, et le grand nombre de
jeûnes que leur religion leur prescrit, les rendent maigres et fluets.
Ils sont peti# de taille, et ont le teint basané." Ailleurs, il dit que
la pâleur des Canadiens est causée par l'usage des poêles de fonte
que l'on chauffe à outrance.
Mais voici un J observateur plusjiioderne :
" Les ouvriers Canadiens-français employés à la construction du
Orand-Tronc ne^rendaient aucun service, excepté dans les ouvrages
légers, faute de posséder la force physique nécessaire pour les
labeurs ardus. Us pouvaient bien décharger des voitures, mais
non pas les charger, et ils ne pouvaient résister aux travaux d'exca.
vations. Et môme au déchargement, ils ne pouvaient pas tenir
toute la journée, comme font par exemple les matelots anglais. On
ne parvenait à les employer qu'en les laissant monter sur les
charges qu'on allait décharger ailleurs ; ils revenaient ainsi sur
les wagons allèges et se trouvaient reposés. Ce mode de travail
leur permettait de tenir plus assidûment à la besogne. Ils ne
286 REVUE CANADIENNE.
pouvaient travailler un peu fort pendant plus de dix minutes san
être obligés d'abandonner la partie. Ce n'est point par paresse
qu'ils en agissent ainsi, mais pour cause de faiblesse corporelle. I1&
sont de petile taille et mal nourris. Ils ne vivent que de légumes
et goûtent très-rarement de la viande."
Cette dernière citation est empruntée à la Vie de M. Brassey^
publiée l'année dernière à Londres, par l'un des secrétaires du
Conseil-Privé de la reine, sir Arthur Helps.
Répondre à ces histoires de légumes et à ces accusations de
dégénérescence physique est peine perdue, car s'il est un peuple
en qui la force musculaire, la vitalité et la somme de résistauce à
la fatigue dépassent la mesure ordinaire, c'est le Canadien-français.
La statistique nous enseigne que de soixante et dix mille âmes que
nous étions il y a un siècle, nous comptons maintenant un million
et demi, sans aucun secours du dehors. Hier encore, je lisais dans
un journal, qu'une simple paroisse, l'Assomption, vient d'être
témoin du renouvellement ',1a cinquantième année) de mariage de
quatorze couples à la fois ; cela va parfaitement avec le fait de ce
cultivateur des environs de Québec qui, au dire du même journal
(et je le crois) a porté au baptême son trentième enfant accom-
pagné par vingt-six de ses aînés. Des familles de vingt enfants se
rencontrent dans toutes nos paroisses ; rendu au vingt-sixième, la
coutume est de donner celui-là au curé, qui l'adopte et le fait ins-
truire.
Charlevoix écrivait, il y a cent cinquante ans : ''Les femmes
canadiennes n'apportent ordinairement pour dot à leurs maris que
beaucoup d'esprit, d'amitié et d'agrément ; Dieu répand sur les
mariages, dans ce pays, la bénédiction qu'il rénandait sur ceux
des patriarches."
Il est vrai que Teuropéeu transporté sous l'équateur, dans les
régions intertropioales, languit et meurt souvent sans laisser de
postérité, ou que celle-ci s'éteint au bout d'un petit nombre de
générations, mais quand les savants se mêlent d'argumenter, il
devraient se mettre dans la tête que tous les pays ne sont pas situés
sous la ligne et que le climat du nord produit des effets assez peu
semblables à ceux des pays où fleurit l'oranger.
Le docteur Hingston, de Montréal, a écrit récemment: "La
santé des habitants canadiens est telle que je conseillerais aux
jeunes médecirts de France de ne point aller chercher de patients
dans la province de Qnébec. En examinant l'état actuel des
Canadiens-français, on a la preuve de ce que peuvent produire le
comfort, le contentement et un climat sain. Pendant qu'en Europe,
il est admis que les Français sont moins grands, plus délicats et
LE CANADA EN EUROPE. 287
moins forts que les habitants des Iles Britanniques, — en Canada,
leurs descendants sont pour le moins leurs égaux en force et en acti-
vité. Comparés à leurs ancêtres, les Canadiens sont plus forts,
plus agiles, et peuvent beaucoup mieux supporter la fatigue."
Un journaliste anglais de retour du Canada, écrivait l'automne
dernier dans un journal important d'Angleterre pour réfuter un
article de l'un de ses collègues où les Canadiens et le Canada
étaient décrits d'après la méthode de fantaisiste dont nous nous
plaignons : "Quant au climat, je puis vous dire que la plus mau-
vaise profession en Canada est la médecine, car les Canadiens ne
sont jamais malades avant l'heure de leur mort. Leur pays est
l'un des plus salubres qui existent. Le froid ne se fait pas sentir
autant en Canada qu'en Angleterre, et quand le thermomètre
descend à 30» au-dessous de zéro, on ne ressent pas là le froid dont
nous souffrons ici, grâce à l'humidité de notre atmosphère."
VL
Sommaire. — Les Anciens Canadiens. — Origine, mœurs, 'caractère, franche allure,
langage, caractère physique, longévité, bonnes manières des Canadiens.
'' Les premiers Canadiens, écrit M. Rameau, semblent en quelque
façon la population d'un canton français transplanté en Amérique;
le fond dominant fut toujours une importation de paysans français,
paisibles, laborieux, régulièrement organisés sous leurs seigneurs,
avec l'aide et l'encouragement du gouvernement"
Les campagnes canadiennes ont toute la rusticité de
nos paysanSj-moins la brutalité de leur matérialisme. La simpli-
cité des existences, la douce fraternité'des familles, l'heureuse har-
monie qui réunit toute la paroisse sous la direction paternelle et
aimée de son curé, y rappellent quelquefois ces rêves de l'âge d'or,
qui d'ici ne nous semblent appartenir qu'auxjjfantaisies de l'imagi-
nation...
11 y a'^deux cents ans que les Canadiens passent pour le peuple
le plus gai ^et le plus affable de toute l'Amérique, sans avoir eu
besoin de faste ni d'apprêt dans leurs plaisirs."
Ecoutons encore Charlevoix : " On ne voit point en ce pays de
personnes riches, et c'est bien dommage, car on y aime à se faire
honneur de son bien, et personne presque ne s'amuse à thésauriser-
On fait bonne chère, si avec cela on peut avoir de quoi se bien
mettre ; sinon, on se retranche sur la table, pour être bien vêtu.
Aussi faut-il avouer que les ajustements font bien à nos créoles.
Tout est ici de belle taille, et le plus beau sang du monde dans les-
288 LA REVUE CANADIENNE.
deux sexes ; l'esprit enjoué, les manières douces et polies sontcona-
muns à tous ; et la rusticité, soit dans le lajigage, soit dans les
façons, n'est pas môme connue dans les campagnes les plus écar-
tées. Les Canadiens, c'est-à-dire les créoles du Canada, respirent
en naissant un air de liberté qui les rend fort agréables dans If^
commerce de la vie, et nulle part ailleurs on ne parle plus pure
ment notre langue. On ne remarque même ici aucun accent."
A peu près vers le même temps, Le Beau écrivait : '' Les habi-
tants du Canada sont bons, affables et laborieux, et il n'y a presque
jamais ni querelles ni disputes parmi eux. Comme le climat du
pays est froid, il parviennent à une belle vieillesse. J'y ai vu
quantité de bons vieillards, forts, droits et point caducs. Ils ont
une façon d'agir si douce, si civile et si engageante, surtout envers
les étrangers Français qui viennent de l'Europe, que ce n'est
qu'avec regret qu'ils peuvent quitter leur conversation."
'' Dans les villages que l'on rencontre sur le Saint-Laurent, entre
Québec et Montréal, écrit à son tour M. Pavie, les mœurs des
anciens habitants se sont conservées dans leur pureté. Les Anglais
et les Américains, en un mot, tous les gens qui ne connaissent ni
la France, ni les manières si prévenantes de ses habitants, sont
frappés de l'accueil ouvert et vraiment cordial que l'étranger reçoit
dans les moindres hôtels "
M. Maurice Sand ne nous traite pas moins bien, sans s'écarter un
instant de la vérité : " Les premiers colons canadiens furent des
paysans, de petits^gentilshommes et des^ soldats ; rien du ramassis
de bandits et de banqueroutiers qui, dans le principe, s'était rué sur
les Elats-Unis de l'est. Aussi sent-on chez les Canadiens un parfumv
d'honnêteté native et une grande douceur de mœurs. Ils sont
hospitaliers, aiment la bonne chère, la^^danse et les femmes, qui
sont généralement bien faites et de belle carnation. Ils rient et
plaisantent parfois avec beaucoup de finesse. Leurs manières ont
une aménité remarquable, et^ tu ne saurais croire comme j'ai été
naïvement touché d'entendre le maire de Montréal, qui l'autre jour
conduisait le prince dans^ sa voiture, dire à son cocher : '^ Fais
attention, mon fils. Pas d'imprudence, mon ami." Ces façons
paternelles, peu rares dans notre vie de campagne, frappaient ici
mon oreille comme un chant^de la patrie lointaine, au sortir de
cette démocratie des Etats-Unis où personne, il est vrai, n'obéit ni
ne commande, mais où jamais un mot ni même^ un regard de
sympathie n'est échangé ent.re]|remployeur et l'employé."
Après avoir parlé des origines sihonorables][du peuple canadien,
M. Ampère dit : [''L'habitant est en général religieux, probe, et ses
manières n'ont rien de vulgaire et de grossier. Il ne parle point
LE CANADA EN EUROPE. 289
le patois que l'on parle aujourd'hui dans les villages de Normandie.
Sous son habit de bure grise ^, il y a une sorte de noblesse rus
' Bure grise, c'est-à-dire Véloffe du pays que nos habitants fabriquent eux-
mêmes et qui est supérieure par la durée et l'utilité à tous les produits des
Jabriques européennes. Elle n'a, du reste, rien de l'apparence misérable des
étofïes dont se couvrent les paysans et les ouvriers d'Eurone. Il est regrettable
que depuis quelques années un luxe mal entendu et souvent ridicule, ait répandu
dans nos campagnes les tissus à bon marché q\ie le progrès en ce siècle démo-
cratique confectionne pour affubler le peuple d'un faux air de rentier ruiné... et
enrichir les propriétaires de machines.
tique. Quelquefois, il est noble de nom et de race et descend de
quelque cadet de Normandie."
Le beau titre de " peuple gentilhomme " qui nous a été donné
par M. Andrew Stuart et que les compatriotes de cet" homme
distingué ont maintenu, à notre honneur, vient plutôt des manières,
du langage et de l'éducation sociale des Canadiens-français que de
l'origine noble de quelques familles de colons. 11 suffit de lire
Garneau ou Ferland pour se convaincre qu'avec des éléments
choisis, comme le furent nos pères, le peuple qui est sorti d'eux n'a
pu que s'attirer le respect et l'affection des étrangers. D'ailleurs,
à travers les excentricités et les fausses notes qui pullulent dans
leurs livres, les voyageurs sont tous d'accord sur ce point important-
Nos mœurs les ont frappés agréablement. M. Pavie l'avoue : " Ce
qui ne pourra jamais disparaître du Canada, ce sont les mœurs
douces et aimantes de ses anciens habitants, le caractère insouciant
et heureux des laboureurs luttant contre les glaces et les fièvres (!)
sur le bord du Saint-Laurent ; c'est surtout cette teinte française
-universellement répandue dans les cabanes et les villages, cette
hospitalité simple et amicale qui contraste si fortement avec l'aspect
dur et sévère des troupes anglaises "
VII.
Sommaire — La décivilisalion. — Ce que nous sommes devenus. — Débat sur Tori-
gine des espèces. — Blanc et noir s'accordant. — Ces hommes de science ! —
Formation des sous-rac(;s. — Sommes-nous dégénérés ? — Les peuples de l'Eu-
rope et les Canadiens-français comparés. — Notre portrait. — Voyage imagi-
naire en France. — Nous aurons beau protester et prouver !...
Abordons un autre genre d'erreur qui s'est propagée, et qui
n'est certes pas la plus flatteuse de toutes les sornettes débitées à
notre sujet.
L'abbé Brasseur de Bourbourg, raconte qu'un Américain d'un
rang élevé, résumant devant lui une conversation qui avait roulé
sur l'altération non-seulement des traitsphysiques, mais encore du
25 avril 1873. 19
290 LA REVUE CANADIENNE.
caractère qui distingue les Yankees des Anglais, aurait dit : " Par
les traits et par le caractère, nous sommes devenus des Hurons."
Il faut être de la force de l'abbé Brasseur pour écrire que les
Américains ont emprunté ou les traits ou le caractère des Hurons,
ou de n'importe quelle tribu sauvage de ce continent. L'abbé
Brasseur est ce même annaliste pnénoménal* qui s'est mêlé
d'écrire une histoire du Canada. Il faut voir les notes dont M.
Ferland l'a flagellé ! Ça n'empêche pas que des hommes conscien-
cieux et très-bien posés dans le monde scientifique de France le
citent comme une autorité en matières américaines. Il est fort
du goût de M. Pavie, qui lui aussi, dit-il, a visité le Canada et donne
dans les idées de l'école à laquelle semble appartenir l'abbé : '* Un
long séjour en Amérique a fait perdre au créole canadien les
vives cWleurs de sa carnation. Son teint a pris une nuance d'un
gris foncé ; ses cheveux noirs tombent à plat sur ses tempes comme
ceux de l'Indien. Nous ne reconnaissons plus en lui le type euro-
péen, encore moins la race gauloise."
Ce texte de M. Pavie a été repris par M. de Quatrefage, un très-
honnête homme qui ne nous veut pas de mal, mais qui a le tort
de colporter comme cela dans les réunions de l'Institut les opinions
d'un faiseur de descriptions fantaisistes.
A l'heure qu'il est, nous servons de sujet aux études de deux
écoles adverses : les monogénisles et les polygénistes. — ni plus ni
moins. Voyons cela *
Les monogénisles ou partisans de l'unité de l'espèce humaine.
Les polygénistes ou partisans de la pluralité d'origines des races
humaines.
Ces derniers ont été forcés de reconnaître qu'en certains pays,
les races transplantées ont subi des modifications : les Yankees com-
parés aux Anglais — les Canadiens-français comparés aux Français.
Les monogénistes donnent dans l't^xcès lorsqu'ils citent les Cana-
diens comme des exemples de modifications remarquables. Il y a
à la vérité des changements fort sensibles à noter si l'on compare
le Canadien avec le Français, mais ces messieurs de la science sont
trop bons de pousser si loin la comparaison.
Knox, polygéniste enragé, s'empare à son tour de ce que lui fait
voir à cet égard l'école rivale et, après avoir posé en principe que
chaque race d'hommes est un produit local, il soutient qu'elle ne
peut vivre en dehors de la terre et du climat qui l'ont vue naître.
Il en conclut que les Canadiens ont subi des modifications.
— Oui, lui répondent ses adversaires, mais c'est un signe de la
création ou de la formation d'une nouvelle race d'hommes, ce qui
prouve une fois de plus que nous avons raison et qu'il n'y a eu
LE CANADA EN EUROPE. 291
qu'un type original, lequel s'est modifié d'âge en âge, ici et là, de
manière à nous présenter les différences parfois surprenantes qui
existent entre les races dont le globe est peuplé aujourd'hui.
— Ta, ta, ta, répondent les j^olygénistes, ce qui s'observe chez les
Canadiens ne peut être qu'un signe de dégénérescence et de mort.
Cette race, transportée hors de chez elle, s'éteint, et la preuve en
est dans certains changements que du reste vous reconnaissez tout
comme nous."
Voilà bien des preuves contraires ! Le plus risible, c'est que
ces gens-là parlent et écrivent, — au nom de la Science s'il vous
plaît— comme s'ils savaient de quoi ils parlent. Je parierais gros
qu'ils n'ont pas même rencontré une fois dans leur vie un homme
ou une femme dont le cousin le plus éloigné a pu avoir des rapports
accidentels avec quelqu'un qui aurait entendu parler du Canada.
Ces savants sont bien vus dans leurs pays ; on leur donne des pro-
fessorats, des pensions ; ils sonidécorés ; on les respecte à peu près
autant que les diplomates et beaucoup plus que les prêtres. Le fin
mot de la chose je le dirai sans gêne : ce sont des blagueurs, et les
imbéciles qui les sustentent méritent la pâture intellectuelle qu'ils
leur servent. S'il y a en France, en Angleterre, en Allemagne ou
en Italie des hommes bètes à manger du foin, je les trouve bien à
leur place devant la chaire de ces savants à trompettes ; — quant
aux gens de bons sens, ces platitudes qu'ils endurent sans les réfuter,
ne leur font pas honneur.
Knox affirme, que les sous-races, c'est-à-dire les descendants de
race saxonne et de race gauloise, qui ont peuplé les Etats-Unis et
le Canada (les Yankees et les Canadiens-français) portent des
marques de modifications du type primitif qui attestent que ces
races ne peuvent se propager et subsister sur le nouveau continent.
Jusqu'ici les faits ne lui donnent guère raison pour ce qui
regarde les canadiens !
Je ne m'imposerai point la tâche oiseuse de prouver que les
Canadiens-français sont beaucoup plus robustes, tout aussi agiles,
et doués d'une intelligence qui n'en cède aucunement à leurs frères
de France, - cela est superflu.
Loin d'avoir dégénéré, le Canadien s'est refait une santé, une
vigueur corporelle dont le Français n'oflVe que de rares exemples,
qui font exception chez lui, tandis qu'ici c'e?t la règle gtnera.e.
Loin d'avoir laissé décroître son intelligence, le créole Ga indien,
abandonné il y a un siècle, dans une pénurie complète d'instiu^tion,
s'est mi3 à l'œuvre et il a atteint le niveau où se maintien. leiit les
peuples les plus intelligents du globe. Notre histoire abonde en
preuve de cette nature. N'avons nous pas eie les pionniers des
292 .LA REVUE CANADIENNE.
idées politiques, non-seulement en Ganadr, mais dans toutes les
colonies anglaises ? N'est-ce pas nous qui avons donné le branle
dans les colonies à ce mouvement de Fadministration des affaires
publiques basée sur la responsabilité entière des représentants du
peuple et des ministres ? Bien des pays d'Europe n'en sont pas
encore là, quoiqu'ils fassent pour y parvenir. Ne sommes-nous pas
encore aujourd'hui comme la clef de voûte des combinaisons poli-
tiques dont l'Angleterre s'occupe pour ses vastes colonies ?
Qu'on nous cite une population de soixante-cinq mille âmes qui
ait réussi à briser les chaînes dont l'avait chargé son vainqueur et
qui, traversant une lutte politique de trois quarts de siècle de durée,
ait pu consolider son autonomie et prendre place à côté de races
plus riches, plus nombreuses et mieux protégées qu'elle. Mettez
soixante-cinq mille Communeux dans la position critique où nous
nous sommes trouvés après le traité de 1763, et vous verrez ce
qu'ils feront ! Dieu merci, nous étions faits, et nous sommes encore
d'une autre étoffe, — cela explique nos succès durables
Il y aurait bien des couimentaires à écrire sur cet étrange accu-
sation de dégénérescence. Prenons le paysan d'Europe, l'ancêtre
de la famille canadienne. Eh bien ! il est resté ce qu'il était il y
a deux siècles, — ignorant, pauvre, jouissant de droits politiques
très-restreints, — en un mot, il n'est rien et il n'a jamais été quelque
chose dans son propre pays. Est-ce là une description qui nous
convient ? Evidemment non. La décadence n'est certes pas de
notre côté, car tandis que le niveau s'élevait autour de lui dans
l'ordre du bien-être matériel, le paysan d'Europe restait station-
naire, — et le reste de la population qui compose avec lui ce que
l'on appelle ordinairement '' le peuple" loin de progresser, s'est au
contraire imbu de passions mauvaises et de tendances qui font
présager la déchéance de la famille européenne. A coup sûr, on
peut affirmer que nous ne sommes pas aussi avancés que cela.
Mais comme notre manière de voir et de conduire la chose
publique ne convient pas à la plupart de ceux qui nous visitent,
ces messieurs font des gorges-chaudes sur notre compte et disent
bien haut que nous sommes arriérés. Nous acceptons volontiers le
mot — seulement, il s'agirait-de savoir quel sens on lui donne là-
bas et ici... toujours sans tomber dans le patois.
Nous avons vu dans le fin fond de leur cabinet d'étude, une
demie douzaine de savants de grande réputation, des savants qui
sont décorés, payés, honorés, révérés et qui, en somme, sont aussi
peu clairvoyants que les petits crevés de tout à l'heure.
Nous savons comment ils raisonnent sous le linon vert de leur
abat-jour, pour parvenir à prouver que nous sommes des Sauvages.
LE CANADA EN EUROPE. 293
Les uns disent blanc, les autres disent noir, au commencement, —
ce qui ne les empêche pas de ^'accorder en fin de compte. Ils s'ac-
cordent si bien que, après avoir lu leurs livres, on se dit avec un
certain embarras dans l'esprit : " Serait-il possible que nous fus-
sions dégénérés sans nous en apercevoir! Voilà des arguments
irrésistibles — c'est un enchaînement de raisons qui ne supportent
pas l'ombre d'u doute. C'est serré, profond, pensé, médité, travaillé,
savant, pour tout dire, — cela doit porter la conviction partout
il est bien malheureux que ce soit si bete et si fou ! "
Nous avons vu des voyageurs, passant à travers le Canada, par
occasion, écrire à leurs amis d'Europe des ineffabilités, comme de
prendre une piste de raquettes pour celle d'un animal aux propor-
tions gigantesques, ou de parler des orignaux que l'on tue en abon-
dance sur le Saint-Laurent entre Québec et Montréal.
Ce que nous avons de mieux à faire est de nous moquer des
penseurs de l'Europe, qui ergottent sur notre transformation et su)-
la perte de notre rang de peuple civilisé^ et qui vont jusqu'à nous
décrire de cette manière :
''Le Canadien-français a pris au contact des races sauvages et
par suite de sa longue séparation de l'Europe, les moeurs et les
habitudes d'un peuple en décadence. Insouciant, voyageur, et
satisfait de son état actuel, il vit dans ses déserts de glace et par-
tage son bonheur avec le trappeur indien, dont il a du reste une
part de sang dans les veines. Sa démarche pesante, son teint
basané, ses cheveux noirs tombant à plat sur les tempes, tout nous
indique le caractère de cette sous-race, dans laquelle on ne recon-
naîtrait point le type Européen, encore moins la race Gauloise
dont elle est descendue !"
Je me figure un Canadien de retour de France qui nous ferait
part de ses impressions de voyage : " Quel peuple stoïque et in-
différent que ces Français, dirait-il. Ils coulent des jours de repos,
une existence tissée d'or et de soie. Jamais la moindre révolution
ne vient multiplier les ruines, et dresser des échafauds. Tous ses
hommes d'état sont doués d'un sens pratique hors ligne, ce qui
fait que la France est le peuple le mieux gouverné du monde, et
de plus, à l'abri des changements de régime gouvernemental qui
viennent si souvent et comme à périodes fixes, désoler les Etats
voisins. Les Français sont un peuple grave, raffolant de bière et
de chou-croute, et n'entendant |rien en littérature, enfin c'est le
coin du monde où l'on se connaît le moins en beaux-arts."
Ou bien, si vous aimez mieux les observations d'un autre cana-
dien sur le même pays, lisez : " Deux causes de décadence prou-
vent que le peuple français est destiné à périr bientôt: 1o. Les
294 LA REVUE CANADIENNE.
nombreux vignobles dont ce pays est couvert, qui attirent néces-
sairement chaque homme vers l'-intempérance ; 2o. Le climat,
presque constamment égal et doux, prive cette nation des éléments
de vigueur et de santé que nous fournit la température des hivers
canadiens.
" On ne sera pas étonné si je dis que tous les Français sont
chauves et que tous ont perdu un œil. J'ai remarqué que plu-
sieurs d'entre eux couvrent le seul œil qui leur reste, d'un petit
morceau de verre taillé en rond, sans doute pour le préserver des
accidents qui aboutiraient à les rendre complètement aveugles.
Sur le chapitre de la calvitie, je suis encore mieux renseigné, car
j'ai eu pour voisin de chambre, un Français dépourvu de tous ses
cheveux. Voilà où en est rendue cette race, autrefois si belle.
" Je ferai, néanmoins, une distinction en faveur des paysans et
des ouvriers.
'' Les paysans naissent, vivent et meurent sans apprendre à lire,
sans s'inquiéter de ce qui se passe au-delà de la porte de leurs
maisons. Aussi sont-ils persuadés que rien au monde n'approche
en valeur et en mérite du peuple français : c'est la sauvegarde de
leur nationalité. En Canada, nous nous sommes habitués, au con-
traire, à instruire les gens de la campagne et à leur conférer le
privilège de savoir, lorsqu'ils le désirent, ce qui se passe dans le
monde ; vous voyez chez nous cette classe de la société vivre dans
des demeures spacieuses, commodes, bien*meublés, tandis que le
paysan français se contente du modeste réduit et de l'existence
passive que lui font ses compatriotes.
" L'ouvrier français est le plus avantageusement pourvu sous le
'"louble rapport de l'intelligence et de l'éducation. Il ht le Siècle.
Résultat clair et net : il est plus instruit que les classes gouver-
nantes, aussi réclame-t-il sans cesse sa place à la tête des affaires.
On sera peiné d'apprendre que les moyens les plus violents ont été
employés jusqu'ici pour le repousser de ce terrain où l'appellent
ses facultés extraordinaires. Il n'est pas jusqu'à la blouse, taillée
d'une certaine façon, qui ne soit restée le costume de ces deshé-
rités du sort : je'n'ai pas pu m'en assurer, mais je crois qu'il existe
une loi qui défend à l'ouvrier d'endosser aucune autre espèce
d'habit, — sans cela, il est raisonnable de conclure qu'il ne tarderait
pas à se vêtir comme le sont nos artisans du Canada.
" Les Français ont conservé l'habitude de raser leur barbe, à
l'exception de la moustache, qu'ils portent ainsi que faisaient les
Gaulois. Cette mode des temps où la barbarie régnait en Europe,
fait assez voir que les descendants des Francs et des Gaulois n'ont
pas encore dépouillé tout-à-fait le vieil homme et qu'au milieu de
LE CANADA EN EUROPE. 295
ia civilisation dont ils se vantent d'être les guides éclairés, l'obser-
vateur peut indiquer des restes de l'état primitif dans lequel vivaient
ces peuples.
'' J'ai parlé de .dégénérescence. Il est certain que nous ne
pourrions comparer un Français qui pèse cent-trente livres, qui ne
mesure en hauteur que cinq pieds six pouces, et dont l'estomac
s'accommode d'un seul repas solide par jour, avec les Canadiens-
français, musculeux et robustes, hauts de stature, et capables d'ab-
sorber quotidiennement leurs trois repas de viande."
Tout le monde, — même en Canada, — voit qu'il y a dans ce qui
précède autant de choses inexactes que de mots. Pourtant, c'est
là la manière dont nous sommes traités par presque tous les
voyageurs européens qui daignent s'occuper du Canada. Le parti
pris de ne voir en nous que des hommes blancs redevenus à moitié
sauvages, milite victorieusement contre les faits les plus avérés,
contre l'évidence la plus palpable, et contre le ôens-commun. On
va jusqu'à nier la clarté du soleil en notre pays, — tandis qu'il est
peu de contrées où il brille plus constamment et d'un plus vif éclat.
La bêtise humaine est grande !
Benjamin Sulte.
{A continuer.)
LA RACE FRANÇAISE AU CANADA.
DISCOURS PRONONCÉ PAR M. E. RAMEAU, DEVANT LA SOCIÉTÉ d'ÉCO-
NOMIE SOCIALE, PARIS, DANS LA SÉANCE DU 26 JANVIER 1873.
Messieurs, au nord des Etats-Unis, dans l'Amérique septentrio-
nale, s'étendait, au XVIIe siècle, sur les deux rives du Saint-Lau-
rent et de la baie de Fundy, un vaste territoire : le Canada et l'A-
cadie, comprenant aujourd'hui : la Nouvelle-Ecosse, le Nouveau-
Brunsw^ick, le Bas-Canada, le Haut-Canada, le Manitoba.
Ces pays, administrés aujourd'hui comme pays séparés, forment
la confédération Canadienne.
C'est une confédération à la tête de laquelle est un gouverneur
soutenu de deux parlements, sous la direction de l'Angleterre.
Nous étudierons aujourd'hui les populations du Bas-Canada. Elles
ont pour nous ce grand intérêt qu'elles descendent de nos anciennes
colonies et sont presque entièrement Françaises.
Elles ont retenu notre langue, notre rehgion, nos lois ; elles nous
demeurent attachées par leur esprit et leur cœur.
La France avait autrefois dans l'Amérique septentrionale quatre
centres coloniaux : l'Acadie, le Canada, l'Illinois, la Louisiane,
immense arc de cercle occupant à ses extrémités les bassins du
Mississipi et du Saint- Laurent. C'était une conception de Vauban,
qui à 200 ans de distance, prévoyant ce que les Etats-Unis avec
leurs richesses et leur puissance ont depuis réalisé, disait dans un
rapport :. Le cours du Saint-Laurent et celui du Mississipi se rap-
prochent extrêmement dans la région des* grands lacs, et comme il
paraît certain que les terrains s'abaissent fort entre le lac Michi-
gan et les affluents du Mississipi, on peut prévoir le temps où ils
LA RACE FRANÇAISE AU CANADA. 297
seront aisément unis par un canal, et il s'établirait alors une cir-
culation commerciale immense entre le golfe du Mexique et le
golfe Saint-Laurent. Vauban n'avait jamais été en Amérique, et
ces pays étaient alors à peine explorés. Mais telle est la puissance
du génie dans ses conceptions et ses prévisions !
Les Canadiens ont formé seuls un ensemble persistant et com-
pacte.
Comment cette population s'est établie dans le pays ; — comment
elle a persisté sous les Anglais, malgré les difficultés morales et
matérielles de la conquête ; — comment après s'être merveilleuse-
ment conservée, elle s'est plus merveilleusement encore développée
malgré l'étreinte redoutable des conquérants; — enfin l'étude
appliquée de la raison d'être de ces faits, dans les pratiques de la
vie collective et de la vie privée : tel sera l'objet de ce rapport.
Le premier fort français établi à Québec, capitale du pays, fut
fondé en 1620, par Champlain ; mais ce ne fut qu'en 1630 qu'on
vit s'y établir non pas les preniiers colons, mais les premières
familles européennes. Elles venaient principalement de la Sain-
tonge, du Perche, du Poitou, de l'Anjou, de la Normandie, de
Paris.
Avant de rappeler comment elles s'établirent, j'expose en deux
mots quel fut au Canada le mode de colonisation.
Le pays était divisé suivant la configuration du sol, et découpé
en circonscriptions.
Ces parties de territoire étaient attribuées à titre seigneurial,
charge pour le seigneur de peupler son domaine. Le seigneur
s'installait dans sa terre, et faisait des concessions moyennant une
rente perpétuelle de 1 sou et 2 sous par arpent superficiel.
Le profit était mince, mais il venait s'y joindre une part sur les
lods et ventes, ainsi que les droits de mouture, c'est à-dire sur qui-
conque avait un moulin et du blé moulu.
Telle était l'institution seigneuriale ; elle offrait plus d'avantages
que les nouveaux systèmes. Le concessionnaire n'avait pas à faire
de déboursés. Le seigneur ne pouvait se faire spéculateur de ter-
rains; la coutume de rentes fixes le forçait à concéder toutes les
terres au même prix. Ces conditions aidaient les familles établies
à placer leurs enfants sur les terres subséquentes. Le seigneur lui-
même se trouvait poussé, par son propre intérêt, à favoriser leur
extension ; en^ffet, le droit prélevé sur les lods et les ventes était
d'un bon rapport. Or, plus sa seigneurie était peuplée, plus étaient
nombreuses les mutations, et plus ses revenus grossissaient.
Parmi Jes émigrants qui vinrent au Canada, distinguons plu-
sieurs classes : ceux qu'emmenaient les seigneurs, puis lesengagés.
298 REVUE CANADIENNE.
les soldats licenciés, les orphelines et ceux qui, d'eux-mêmes ou
par aventure, s'établissaient dans la colonie.
Les seigneurs concessionnaires amenaient donc des familles
entières de laboureurs et de cultivateurs recrutées dans leurs sei-
gneuries de France, et passaient avec elles des contrats d'engagé
ment. Ce fut la première et meilleure origine de la population
française au Canada. Ces familles se transportèrent en Amérique
avec leurs enfants et leurs femmes, avec leurs mœurs et leurs
anciens usages, et comme un arbre qu'on transplante avec la terre
qui enveloppe ses racines, elles se trouvaient dans les meilleures
conditions pour fleurir sur un nouveau sol. Les deux groupes les
plus remarquables, sous ce rapport, furent les Percherons de Beau-
port et les Sulpiciens de Montréal. Ces émigrants venaient de
France aux frais du Seigneur. Il leur faisait des concessions de
terrain moyennant un certain nombre de journées de travail qu'il
appliquait à la construction de son manoir, c'est-à-dire quelque
chose comme un grand corps de ferme. Nous avons encore de ces
contrats d'engagement.
D'autres émigrants, les engagés, venaient, moyennant une prime,
travailler cinq ans dans la colonie. Ils avaient droit à un salaire,
à la nourriture, au logement. Ces engagements se faisaient surtout
dans les ports par l'intermédiaire des capitaines, qui, à son de
trompe, publiaient le prochain départ pour le Canada.
Ce système n'a pas produit de résultats fâcheux au Canada ; mais
en Angleterre, il a eu des suites déplorables. Il a été le prélude
de la traite des noirs. Les contrats d'engagement se vendaient
aux enchères : c'était la traite des blancs.
Ces hommes, en général, s'accommodaient à leur nouveau genre
de vie et prenaient le parti de rester dans la colonie. Ceux qui
avaient une bonne conduite se mariaient et fondaient un établisse-
ment. Quant aux mauvais sujets, il se mettaient à la solde de la
compagnie de l'Ouest et allaient dans l'intérieur chasser la four-
rure. C'est l'origine de ces fameux héros qui depuis Cooper ont
tant exercé l'imagination des romanciers. Les coureurs de bois,
les premiers, furent des Canadiens et non des Américains, comme
les romans l'ont dit. Les Américains n'apparaissent dans ce rôle
qu'après 1760.
La France avait des troupes au Canada, peu nombreuses mal-
heureusement. On accordait leur libération à tous res soldats qui
voulaient s'établir dans la colonie. La garnison se transformait
vite en habitants. C'étaient de nouveaux colons.
Comme dans ces immigrations successives, le nombre des
hommes était de beaucoup supérieur à celui des femmes; il fallut
LA RACE FRANÇAISE AU CANADA 299
pour favoriser la constitution des familles envoyer des jeunes filles
au Canada. Colbert rendit une ordonnance par laquelle des
sœurs étaient chargées 'de visiter les hôpitaux et les maisons d'or-
phelines, de faire un choix parmi celles qui consentiraient à passer
dans la colonie, et de les emmener avec elles. Une de ces sœurs
s'est illustrée dans cette, mission, et Mlle Mance, demoiselle de
honne condition, y fit preuve d'un admirable dévouement. Elle
prenait avec elle 20 ou 25 de ces filles, les emmenait au Canada et,
leur établissement fait, revenait en France pour recruter de nou-
velles filles à la colonie. C'étaient les orphelines du roi. Elle repassa
vingt fois l'Océan, et mourut après avoir fondé un des plus beaux
hôpitaux de Montréal.
Après les orphelines du roi, il importe de citer enfin les venues
accidentelles, les marchands, les voyageurs, les artisans de toute
sorte que peu à peu le courant des affaires attachait dans la
colonie.
J'ai parlé des Percherons de Beauport et des Sulpiciens de Mon-
tréal. Deux gentilshommes français recrutèrent quatre-vingts
familles dans le Perche, les emmenèrent d'un groupe au Canada et
fondèrent près de Québec la colonie de Beauport ; elle a pris rang
parmi les meilleures. Ses membres se sont multipliés avec une
telle puissance, qu'aujourd'hui, deux cent cinquante à trois cent
mille individus se rattachent à ces premières familles. Quant
aux Sulpiciens, ceux qui les premiers s'étaient établis au Ca-
nada écrivirent en Europe à leurs correspondants ecclésiastiques,
les priant de s'enquérir s'il ne se trouverait pas des familles
chrétiennes désireuses de fonder dans la colonie un établissement
durable, et d'une foi assez vive pour travailler à la conversion
des sauvages, il se fit à leur appel un concours admirable. Pour
trouver des exemples d'énergie, de foi, de pureté comparables
à ceux qu'apportaient en elles ces généreuses familles, il faut se
reporter à ces familles puritaines qui, fuyant la persécution de leur
pays, vinrent dans la Nouvelle-Angleterre fonder les colonies de
New-Plymouth et de Boston. Semblables par les mœurs, les lu-
mières, l'ardeur de conviction, je ne saurais trouver d'analogie plus
frappante. La même fortune les attendait. Sous l'impulsion delà vie
rehgieuse, les unes comme les autres ont répandu une semence
féconde que le temps a prodigieusement développée.
Je dirai un mot de la législation et du régime administratif qui
gouvernaient les mœurs. La colonie était placée dans la coutume
de Paris. La famille-Souche, sans avoir une organisation aussi so-
lide qu'en certains pays, se maintenait néanmoins. Voici comment.
Durant sa vie, le père pourvoyait à l'établissement de ses enfants,
300 REVUE CANADIENNE.
les plaçant autour de lui, s'il pouvait. Quant à la concession où il
avait établi sa ferme, il la cédait, moyennant redevance, à l'un de
ses enfants. — Quelquefois le développement de la colonie aidait de
lui-même à cet arrangement; c'est ainsi que quand le séminaire
de Québec voulut peupler l'île de Jésus, on alla particulièrement
dans sa seigneurie de la côte de Beaupré, recruter des hommes.
On entrait chez le père de famille/et Ton disait : " Eh bien ! père,
vous allez donc nous donner votre enfant ? N'ayez crainte, on aura
soin de lui ; on lui donnera des terres, il se mariera et vos relations
n'en seront pas rompues."
Et c'est ainsi que les maisons s'essaimaient, sans que la famiUc-
souche fût atteinte.
Les terres concédées étaient prises en général le long des rivières
et des chemins. Elles étaient découpées en parallélogrammes qui
allaient s'enfonçant dans la profondeur des terres.
C'est le lieu d'une remarque sur la forme môme de ces parcelles.
Les parallélogrammes que nous avons découpés sont beaucoup
plus longs que larges ; les maisons s'y trouvaient disposées sur la
limite extrême, près de la rivière ou de la route, et favorisaient par
leur situation les relations de voisinage. Les parallélogrammes
Anglais sont carrés; les maisons sont donc plus espacées. Le seul
aspect des plans cadastraux révèle sous l'influence de quel peuple
français ou anglais, la colonie s'est fondée. A chercher quelque
raison, celle-ci se présente naturellement: c'est que le besoin de
sociabilité est moins fort, moins exigeant chez les Anglais que
chez nous.
Sur le mode de défrichement au Canada, sur l'installation des
colons, j'aurais à donner plus d'un détail utile. Si le temps ne me
pressait, ce serait une curieuse étude que l'examen comparatif de
la colonisation telle qu'elle se fit au Canada, et telle que nous la
pratiquons en Algérie. Je ne puis m'arrêter, mais je signale en pas-
sant une différence fondamentale dans la richesse naturelle des
deux pays. La terre américaine a un capital que n'a pas l'Algérie :
c'est la forêt. La forêt américaine porte avec elle une richesse d'a-
bord, c'est la valeur utile des troncs d'arbres et celle des débris boisés
qui se transforment en potasse et fécondent le sol de leurs cendre ;
elle porte en outre une facilité, celle du défrichement, qui ne con-
siste que dans l'abatage des arbres, et l'incendie de tous les menus
bois ; on cultive ensuite sans arracher, et les souches demi-brûlées
meurent peu à peu.
En Algérie, il n'y a communément que broussailles et taillis
sans valeur, et cependant il faut les extirper à grands frais, sans
quoi la persistance supérieure de leur force végétative rendrait
LA RACE FRANÇAISE AU CANADA. 301
toute culture impossible. Mais la plupart de ceux qui ont comparé
les colonies d'Amérique et celle d'Algérie, n'ont fait preuve que
d'une grande ignorance de leurs conditions respectives.
Partout où une colonie se fonde en Amérique, des réserves ter-
ritoriales prélevées sur des parties de territoire vacantes sont mé-
nagées pour le service des hôpitaux, pour celui des écoles, pour
toutes les fins d'utilité commune. C'est ainsi quele clergé canadien
a acquis des propriétés considérables, et que des écoles amé-
ricaines ont des revenus de 500 millions de francs. Le système au-
quel se rattachent ces dispositions, nous l'avons critiqué et chassé
de France ; les Anglais l'ont maintenu. Et ici se révèle, dans leur
caractère bien tranché, la politique des deux peuples.
Toutes les fois que l'Angleterre fait un pas dans la voie de la
civilisation, elle ne se retourne pas contre les institutions du passé
pour les détruire, elle respecte ce qu'elles avaient de bon, et sur
les progrès acquis ente le progrès^ nouveau. Nous, au contraire, à
peine sommes-nous engagées dans un ordre d'idées nouvelles, nous
rompons en visière à toutes nos traditions ; d'un coup nous faisons
litière du passé, il faut construire sur table rase.
Le résultat de ce double système, c'est que l'Angleterre a fait
beaucoup de progrès avec peu de révolutions; tandis que la France
a fait beaucoup de révolutions pour des progrès médiocres. Que
disaient nos philosophes au siècle dernier? La superstition, le pré-*
jugé avaient asservi nos ancêtres. Mais la raison s'affranchissait
enfin, la raison pure ! Et la doctrine de la table rase prévalant dans
tous les écrits, les sciences morales et politiques sont demeurées
stériles durant tout le siècle. Aussi, messieurs, n'oublions pas que
l'honneur de cette société sera d'avoir contribué à ramener les
iîsprits de celte fausse voie, et que pour notre éminent secrétaire
perpétuel ce ne sera pas l'un des titres les moins glorieux, d'aVoir
fait pour les sciences économiques ce qu'a fait Bacon pour les
sciences physiques; substituer à l'hypothèse, aux méthodes à
priori^ aux spéculations de la raison pure, l'observation patiente et
impartiale des faits sociaux.
Je poursuis mon sujet. Je passe sur les causes déplorables qui
ont amené la perte de notie colonie ; je signale seulement l'aveugle
opiniâtreté avec laquelle on se plut à paralyser le cours de l'im-
migration. Les difficultés furent telles, qu'en 159 ans, il ne vint
pas au Canada plus de 10,000 colons. Pour que vous sentiez com-
bien ce nombre fut inférieur à ce qu'il ijouvait être, voici le
tableau comparatif du mouvement de l'émigration anglaise et de
l'émigration française dans l'Amérique du Nord.
302 REVUE CANADIENNE.
Colonie canadienne sous les Français. Le nombre des Français en
1760 était de 72000; et il n'était venu depuis l'installation de la
première famille que 10,000 immigrants — Colonies anglaises. De
1628 à 1634, la seule colonie de Boston reçu 2,500 immigrants,
— La totalité de Massachusetts reçu en 20 ans, 25.000 immigrants.
—La Virginie, de 1606 à-1671, reçut en 65 ans 25,000, immigrants.
En somme l'Angleterre paraît avoir fourni plus de cent mille
immigrants aux Etats Unis de 1606 à 1700. Durant la même période
le Canada et l'Acadie reçurent à peine 6,000 immigrants : il en vint
5,500 au Canada; 500 en Acadie.
Ce n'est donc point par la supériorité de l'intelligence, de l'ha-
bileté, de l'énergie, ou de l'esprit d'entreprise ; ce n'est point par
la puissance de leurs cultures ou de leurs productions que les
Anglais parvinrent à surmonter les difficultés de la colonisation.
C'est simplement par puissance du nombre. C'est, en un mot, par
quantité plutôt que par la qualité qu'ils ont obtenu la prééminence
coloniale.
Il convient d'ajouter que, proportion gardée entre le chiffre des
immigrations anglaises et des immigrations françaises en Améri-
que, la déperdition a été beaucoup plus forte chez les colons anglais
que chez les nôtres. L'Anglais nous est supérieur par ses mœurs
et le respect des traditions. Le Français lui est supérieur par la
résistance et l'énergie de son travail, et par l'esprit de ressources.
•Ces 10,000 colons français avaient produit 72,C00 habitants: ils
avaient recruté deux fois l'armée de Montcalm, et par des pertes
considérables étaient réduits à 65,000 hommes quand la conquête
fut consommée. Alors revinrent en Fi-ance les représentauts de
radministration et tous les hommes engagés dans les carrières libé-
rales; il resta des laboureurs et quelques légistes; mais pour
défendre cette grande famille démembrée, pour sauvegarder des
traités que le vainqueur ne respectait qu'à contrecœur, il restât
un clergé dévoué et persistant au milieu de ses ouailles. L'épreuve
fut terrible pour ce pauvre peuple. Il ne comptait guère aux yeux
du vainqueur et il lui semblait que ce fut bagatelle de le détruire.
Les Anglais y travaillèrent. Ils sentaient chez ce peuple un esprit
hostile à leur domination; ils se proposèrent de l'absorber. Pour
arrivera leurs fins, ils attirèrent de l'ancienne Angleterre une
for.le d'émi^grants, et les distribuèrent en arrière des deux rives du
Saint-Laurent. Ce fut un cordon de colonies tendu pour barrer la
route aux Canadiens et les confiner dans le bas&in du fleuve. Le
plan était ingénieux. La persévérance des vaincus, leur activité,
leur foi en eurent bientôt raison. Et cependant tout leur faisait
défaut pour la résistance. Désunis et emprisonnés, ils n'avaient
LA RAGE FRANÇAISE AU CANADA. 303
retenu aucun élément d'organisation qui leur fût propre ; ils
n'avaient nulle part un point où se rallier. On vit alors ce
que peut l'empire des traditions et des croyances. Ces hommes
avaient les mêmes mœurs, les mômes aspirations, la même foi.
Cette communion de sentiments et de pensées leur fut un lien
qu'aucun effort n'entama; il leur permit de se grouper spontané-
ment et de se faire assez forts pour survivre et repreftdre le cours
de leur développement.
Alors qu'ils étaient cernés de tous côtés, quand les terres des
anciennes seigneuries furent toutes peuplées, voyant qu'ils ne pou-
vaient plus placer leurs enfants auprès d'eux, il les faisaient passer
peu à peu à travers les colonies qui les enveloppaient et les envoy-
aient ainsi dans les terres neuves.
Ces isolés avaient d'abord bien des mépris à supporter, bien des
vexations à subir de la part de ces colons anglais qui avaient sur
eux l'avantage de la richesse et l'autorité du peuple vainqueur. Ils
surmontèrent, sans se décourager, toutes les difficultés de leur
entreprise. Ils allèrent se multipliant et peuplant les déserts qu'ils
étaient venus défricher. Bientôt les Anglais se voyaient débordés
par la population canadienne : et pendant qu'ils quittaient le pays
le prêtre venait s'établir parmi ses enfants et la paroisse était
fondée.
Les Anglais divisent le pays, mathématiquement, en carrés déter-
minés sur les données du méridien; ils forment ainsi, non des
centres, mais des unités matérielles, des corps sans vie. La paroisse
catholique, au contraire, sort de la famille ; elle est faite de petits
groupes reliés par les mêmes sentiments et réunissons autorité
d'un prêtre. C'est un milieu résistant et fécond. La politique à
laquelle se rattache sa formation a été si favorable au développe-
ment des Canadiens, que les Anglais ont été par eux délogés et
supplantés sur presque toutes leurs lignes de colonisation. Les
Canadiens ont su rester compactes dans leur territoire primitif et
se former en groupes serrés dans tous les comtés qui les entouraient.
C'est donc une victoire, victoire relative et pacifique qu'à rem-
portée par eux la race française. Néanmoins l'organisation de la
famille n'a pas été sans souffrir de cette terrible épreuve. La compres-
sion des familles dans les seigneuries a naturellement amené un
morcellement exagéré des terres, car les Canadiens ne passaient
dans les colonies anglaises que quand chez eux les terres n'admet-
taient plus de partage utile.
Ces circonstances ont eu de fâcheux effets ; elles ont créé un pro-
létariat relatif.
Voici un tableau statistique qu^fait ressortir en chiffres saisis-
304 REVUE CANADIENNE.
sants l'histoire du développement de la populalion française au
Canada.
En 1831, le recensement signale, sur 512,000 habitants, 380,000
Français; — en 1851, quand les Canadiens ont franchi l'enceinte
des seigneuries et se sont établis dans les Townships, il relève
669,500 Frajiçais sur 890,000 âmes; développement véritable-
ment prodigieux; en 90 ans, ils ont plus que décuplé. A partir
de 1851, le développement diminue. Ce ralentissement tient
à- deux causes. L'une, c'est l'amour des aventures, cette humeur
romanesque inhérente à la l'ace et qu'en eux les circonstances
ont enflammé. Le désert les attire ; c'est en abondance que les
familles canadiennes fournirent aux agents de la Compagnie de
l'ouest de ces coureurs de bois qui s'enfoncent dans l'intérieur des
teriitoires sauvages et servent à la centralisation des fourures.
L'influence de cet esprit s'était fait sentir dès le début de la con-
quête. Sans lui, on eût été cent mille pour tenir tête aux Anglais.
La seconde cause, c'est que l'appât des gros salaires gagnés dans
les manufactures a attiré aux Etats-Unis un grand nombre de
Canadiens. Néanmoins, le développement n'a cessé de se maintenir.
En 1871, elle comptait 1,190,000 âmes, dont 900,000 Français.
Etat général de leur progression: — sous les Français, leur
nombre augmente de 20 à 25''pour 100 tous les dix ans ; après la
conquête, de 35 pour 100 dans le même délai. Cet accroissement,
traversé de 1851 à 1871 par l'émigration aux Etats-Unis, n'a été
que de 18 pour 100 tous les dix ans.
Telle a été la progression d'une population conquise, suspectée,
incjuiétée, abandonnée à elle-même, et qu'aucune immigration
similaire n'a renforcée.
Quant aux Anglais, quelques sacrifices qu'ils aient faits pour
s'établir, leur nombre au Bas-Canada était de 132,000 eu 1831, et
de 270,000 en 1871. Leur accroissement moyen a été de 18 pour
100 tous les dix ans, et s'est même réduit à 11 pour 100 dans les
vingt dernières années. D'autre part les Anglais, malgré les ren-
forts d'une imnjigration constante, se sont multipliés moins active-
26
ment que les Français. Ils formaient, en 1831, de la popula-
100
21.50
lion ; aujourd'hui, ils ne représentent que
100.
'-' Ces chiffres sont importants ; car ils marquent la tendance de
*' la population franco-canadienne à s'emparer des terres. Non-
" seulement elle ne se laisse pas déposséder par les colons venus
^^ d'Angleterre, mais elle les fliasse des Townships, où ceux-ci
LA RACE FRANÇAISE AU CANADA. 305
**' s'étaient primitivement établis. Cette conquête graduelle du sol
*' par la race franco-canadienne est un signe évident de sa force
^' et de sa puissance expansive." [Mémoires de la Société de statis-
tique générale.)
Tout en se développant, la famille franco-canadienne est restée
attachée au sol qu'ont occupé ses pères. Ce n'est pas que les biens
y abondent. La contrée est froide, et les profits modestes. Cepen-
dant, voyez les Etats voisins du Maine, du Vermont, la partie nord
de l'Etat de New- York, qui rappellent les difficultés et l'austérité
de ce pays ; ils sont peu à peu abandonnés par les Américains
natifs, avides d'aller chercher fortune dans l'Ouest ; depuis cin-
quante ans, leur population cesse de s'accroître, elle diminuerait
sans les immigrations du dehors. Pourquoi le Canadien reste-t-il
sur le ^ol paternel? pourquoi cette population continue-telle à
s'augmenter sur place malgré la dureté du climat et un courant
considérable d'émigration au dehors? c'est qu'il est retenu par l'a-
mour du milieu moral et matériel dans lequel il a grandi, ce qui
est l'essence même du patriotisme.
Si nous cherchons maintenant à quelles causes se rattache l'ad-
mirable développement de cette race, nous trouverons dans cette
étude plus d'un enseignement. C'est d'abord la moralité de la famille
canadienne, et, dans la pratique des mœurs chastes, la fécondité
de leur sang. Ici, Messieurs, je ne puis n'être pas saisi du parallèle
qui s'offre à nous dans le spectacle de celte fertilité de la fille com -
parée à la stérilité de la mère. C'est pourtant notre sang, la chair
de notre chair! Pourquoi donc celte branche si vivace, d'un tronc
qui dépérit? Pourquoi cette fille si florissante, quand la mère s'a-
janguit à tel point? C'est que toutes deux ont suivi des routes bien
différentes. Et comme, loin de s'égarer toutes deux, l'une a chaque
jour progressé dans sa voie, il faut bien reconnaître que si l'autre
a reculé loin du but, c'est qu'elle a pris la voie fausse. Et, en effet>
Messieurs, elle a voulu être conquérante au lieu d'être fexpansive ;
elle a abandonné la vie et les traditions de ses ancêtres ; elle s'est
livrée avec une passion croissante à la jouissance du bien-être et
des plaisirs matériels. Et pendant qu'elle semait ses forces dans
des aventures sans issue, pendant qu'elle s'énervait dans des mœurs
sans règle, elle a perdu ce don de la fécondité sans lequel les
nations, échappant à leur première mission, celle de peupler la
terre, préparent leur défaite et tombent aux rangs inférieurs.
Une autre cause de sa décadence, c'est qu'elle a perdu ce que
j'appellerai la puissance de groupement. — Tandis que les Canadiens
ont témoigné d'un art politique si éclairé dans la formation de
leurs paroisses, et dans leur développement propre, sous les yeux
25 avril 1873. 20
306 REVUE CANADIE;NNE.
et malgré les efforts du vainqueur, il nous est devenu impossible-
de nous grouper. C'est ainsi que nous avons perdu la science poli-
tique, c'est-à-dire l'art de grouper les hommes pour un but déûni.
Du même coup, les hommes politiques nous ont fait défaut. Que la
Providence nous donne un Richelieu, un Golbert, que pourrait-il
au milieu de forces individuelles, isolées et désunies ? Quelle action
aurait-il sur elles? Il pourrait avoir une personnalité brillante et
les conceptions du génie, mais il lui serait impossible de grouper
les hommes d'une manière persistante dans un ordre d'idées déter-
miné, tout son génie dès lors deviendrait stérile ! et c'est pourquoi
toute politique raisonnable est impossible.
Ainsi donc, esprit de tradition et scienc'e politique, voilà les deux
causes qui, dédaignées par nous riches et arrogants, mais par là.
stériles et faibles, ont entretenu dans notre ancienne colonie la
fécondité et la vigueur. Si elle pouvait nous apparaitre'comme
un modèle et qu'elle nous amenât à réfléchir sur nous-mêmes ; si
cette fille, par nous abandonnée là-bas, nous donnait un enseigne-
ment dont nous fussions touchés, ce serait certes le plus grand ser-
vice qu'une fille eût jamais rendu à sa mère !
J'aurais encore beaucoup d'observations à faire, que le temps me
force à omettre. Vous avez la physionomie générale du sujet et
l'intérêt pratique qu'il comporte. Je m'arrête. Nous en savons
assez pour pouvoir parler de ce pays comme il le mérite, et nous
sentir portés de sympathie vers lui. Peut-être n'est ce pas en vain
que vous lui accorderez votre estime. L'époque où nous vivons est
pleine de trouble. Si jamais le désir de vivre ailleurs qu'en France
venait pour nous, n'oublions pas que nulle part nous ne recevrions
un meilleur accueil qu'au Canada, et que nulle part nous ne trou-
verions le sujet d'avoir de nous-mêmes une satisfaction plus haute.
[Applaudissements prolongés.)
M. le Président. — Je ne saurais rien dire à M. Rameau que les
bravos de cet auditoire ne disent éloquemmenl. Ils témoignent de
notre reconnaissance pour son remarquable travail et du haut prix
que nous y attachons.
M. L Cornudet. — Si M. Rameau croyait avoir un développement
.plus considérable à donner sur le sujet qu'il a si bien traité, serait-
il indiscret de lui demander une seconde conférence ? D'après ce
qu'il a laissé entrevoir des omissions qu'il a dû faire, je ne doute
pas qu'une seconde conférence n'eiit autant de succès que la pre-
mière.
M. le Play. — Peut-être la matière gagnerait-elle à n'être pas dissé-
minée. Si M. Rameau en jugeait ainsi, je crois qu'il serait préfé-
rable qu'on lui fît des questions sur les points dont l'omission sem-
LA RAGE FRANÇAISE AU CANADA. 307
lierait regrettable, et qu'il voulût bien donner dos explications par
lesquelles le sujet serait clos dans cette séance.
M. Rameau défère à cette proposition.
M. Biaise des Vosges demande quelques explications sur les pra-
tiques de la vie privée et de la vie collective.
Un autre membre rappelle le passage récent d'une troupe de
Canadiens à Paris. Il signale notamment un corps de 200 Cana-
diens qu'il a vws à Rome. Tous parlaient le français. M. Rameau
peut-il donner sur eux quelques détails?
M. Rameau. — C'étaient des jeunes gens qui s'étaient engagés pour
quelque temps comme zouaves pontificaux. Les journaux de leur
pays avaient annoncé qu'on formait des corps de zouaves pour la
défense du Saint-Père. Aussitôt s'était ouvert un bureau d'enrôle-
ment, et toutes les familles du pays fournirent des contingents suc-
cessifs pour composer un corps. Cette campagne ne leur fut pas
inutile. Sans parler de l'avantage moral qui s'attache toujours à
la défense d'une grande cause, ils en retirèrent un bénéfice maté-
riel, celui de se dresser à l'art militaire. Les Anglais ont senti que
leurs colonies de l'Amérique du Nord ne sont pas faciles à conser-
ver. Pour enlever aux Etats-Unis tout prétexte d'ombrage, ils ont
retiré leurs troupes de leurs possessions et ils ont dit aux habitants :
" Gardez-vous." La campagne de Rome, utile au point de vue
moral, n'aura donc pas été moins utile pour les Canadiens au point
de vue de la défense militaire.
Je passe aux pratiques de la vie collective, et j'ajoute quelques
détails à ce que j'ai dit de l'éducation. Quand les Canadiens furent
abandonnés à eux-mêmes, il ne leur restait d'autre protecteur que
le clergé. Il ne faillit pas à sa mission. Il se trouve encore des
gens pour nous dire que le clergé est jaloux d'entretenir l'igno-
rance. Nous avons, nous, l'histoire du monde pour nous montrer
avec évidence que le clergé ne marche qu'avec une école à ses
côtés, et pour peu qu'on s'affranchisse des préjugés vulgaires, on
reconnaîtra que le clergé, à quelque communion lu'il appartienne,
a été un des plus puissants initiateurs de rinstr.Kîtiou dans les
temps modernes. C'est ainsi qu'au Canada il prop;îgeait l'instruc-
tion secondaire avant que les Américains eussent sîulemnut s) igé
à fonder de simples écoles, ou entretenait des collèges dans des
localités qui ne comptaient pas 2,000 âmes. Il a môme institué
l'enseignement supérieur. Les Anglais avaient établi une Univer*
site à Montréal. Pour avoir \m diplôme de droit ou de méde'-ine,
c'est à Montréal qu'il fallait aller. C'est alors que le séminain? de
Qcébec a fondé à Québec une Université rivale, française et catho-
lique, pour laquelle il a dépensé 2 millions, (jui ne lui sont d'aucun
308 REVUE CANADIENNE.
rapport ; les recettes annuelles sont dépassées par les frais. Le
gouvernement de la colonie voulait lui fournir une subvention. II
a refusé, pour garder son indépendance. Du reste, cette fondation
est dirigée dans les voies les plus libérales. Chaque année, les
élèves les plus méritants sont envoyés dans les Université de l'Eu-
rope, pour assister aux cours des professeurs célèbres et se former
eux-mêmes à bien enseigner. Ainsi l'action du clergé canadien
est réellement admirable. Je ne ferai qu'une réserve aux éloges
qu'il mérite. Il a donné, suivant moi, une impulsion excessive à
l'enseignement secondaire. Un curé a-t-il quelques épargnes : c'est
pour fonder un collège. Jl arrive de là qu'une disproportion s'éta-
blit entre l'activité intellectuelle des habitants et les aliments que
lui offrent les ressources du pays Ainsi grandit le nombre des
déclassés, c'est-à-dire des malheureux et des mécontents.
L'instruction primaire n'est pas moins répandue. Elle n'était
pas organisée avant l'arrivée des premiers colons. Dès le début
de la colonie, elle s'étendit rapidement. C'est une sœur qui lui
donna l'essor. * La sœur Bourgeois, de la congrégation de la Croix,
se mit en tête d'aller au Canada avec mission d'y fonder de petites
écoles. Elle persuada les Sulpiciens du sudcès qui l'attendait, et
partit. Vous dire ce qu'elle a supporté de traverses, de misères, de
périls, pour réussir, étant seule, délaissée, perdue dans ce désert
sauvage, le récit en est invraisemblable. Mais aussi quel succès !
L'Ecriture a dit : " Ceux qui sèment dans les larmes récolteront
dans la joie," Si jamais cette vérité se révéla dans une application
frappante, c'est bien dans l'histoire de celte noble sœur, et de la
congrégation qu'elle fonda. Elle a laissé de son passage une
marque si profonde, qu'aujourd'hui les petites écoles sont tenues
de tous côtés par des religieuses de son ordre. Les instituteurs
pour les garçons sont principalement recrutés dans deux écoles
normales parfaitement organisées à Montréal et à Québec ; le déve-
loppement de l'instruction primaire n'a rien à envier aux Etats-
Unis ; le principal mérite en revient à un homme émineut qui y
préside depuis vingt ans, M. Chauveau, esprit plein d'élévation et
de finesse, orateur éloquent, que son pays a choisi en ces derniers
temps pour être le chef même du gouvernement local; c'est une
des illustrations du Canada, -et, je ne crains pas de le dire, une des
illustrations de la grande famille française.
Les lois de l'instruction, au Canada, ont ce caractère propre
d'être éminemment libérales; non-seulement chacun est libre d'é-
tablir l'école qui lui plaît, mais les subsides du gouvernement sont
répartis proportionnellement entre les écoles de toute croyance et
de tout caiaclère. Au-x Etats-Unis, au contraire, la loi n'est pas
' LA RAGE FRANÇAISE AU CANADA. 309
juste ; il est vrai que dans la pratique on la tourne, en vertu de ce
principe assez goûté là-bas, que les lois sont faites pour n'être pas
exécutées. Il est dit : les écoles ne seront pas confessionnelles.
Pour ne pas toucher aux questions de dogmes, on serait donc ame-
né à se taire sur la religion. Heureusement cette loi est corrigée
par une autre, qui donne aux municipalités le droit d'agir comme
elles veulent en matière d'enseignement. Alors, ou la municipa-
lité est catholique et l'école est catholique au détriment des sectes
protestantes ; ou la municipalité est protestante, et, par une for-
lune inverse, le catholicisme et les diverses sectes des Etats-Unis
sont sacrifiés au protestantisme. Il reste aux catholiques la res-
source de fonder une école spéciale, mais comme ils sont tenus de
payer leur quote-part à l'école de la municipalité, ils auront payé
double prix. Les Etats-Unis tiennent en grande estime les collèges
canadiens. Les protestants eux-mêmes y envoient leurs enfants»
Je connais un prêtre, directeur d'un grand collège, M.*** ; c'est lui
qui l'a fondé. Je vous ai dit la tradition : il faut avoir fondé son
collège. Si l'argent fait défaut, on s'arrange comme on peut, fal-
lût-il, comme il arrive souvent, faire trois classes à la fois. Quoi
qu'il en soit, ivn Américain vient donc un jour trouver M.*** Il
visite le collège : '^ Fort bien 1 dit il. Faut-il' longtemps pour le
cours d'étude ? — Six ou sept ans.— C'est beaucoup ; chez nous on
met quatre ans. — Chez nous, dit M.***, il faut sept ans pour une
éducation libérale et complète. — Eh bien ! répond l'Américain,
mettons moitié et je paye le double." M.*** eut quelque peine à lui
faire comprendre qu'il est des choses pour lesquelles l'argent ne
supplée pas le temps : le développement de l'esprit, par exemple.
Pour répondre aux questions qui me sont posées, j'ajouterai
quelques mots sur les coutumes de la famille. L'autorité paternelle
y est l'objet d'un grand respect; pourtant il ne s'y maintient pas
les traditions qui assurent, ailleurs, une suprématie souveraine au
chef de la famille-souche ^vo])remeni dite. Cet affaiblissement de
l'autorité du père vient de l'habitude qui, de tout temps, s'est im-
posé à lui de disséminer ses enfants.
Il n'est pas rare de voir au Canada des familles qui comptent 24
enfants. La dispersion devient la loi de ce petit monde, et dans la
séparation, les liens de respect et d'affection se relâchent. Les
sentiments de famille y sont moins vifs, il faut bien le dire, qu'ils
ne le sont chez nous. Je sais à Québec un homme fort distingué
qui est issu de famille nombreuse ; un de ses frères est établi à la
Nouvelle-Orléans, voilà vingt-cinq ans qu'il n'a de correspondance
avec lui, et le fait n'offre rien de singulier. Je parle d'une famille
d'élite ; que serait-ce d'une maison vulgaire?
310 REVUE CANADIENNE.
Le fait est tout naturel pour un Américain ; pour un Français il
est presque invraisemblable. C'est que, dans nos rapports de
parenté, nous portons, par un excès contraire, la sensibilité jusqu'à
la mièvrerie, surtout à Paris. C'est uu effroi pour une mère si
son ûls doit partir, un scandale si sa fille se marie loin de la mai-
son. Il samble qu'il y ait un crime de lèse famille. Sans vouloir
critiquer ce qu'il y a de sympathique dans cette délicatesse, j'en
trouve l'excès préjudiciable. Il faut plus de fermeté dans les sen-
timents de famille. A voir ce qui se passe au Canada, je me suis
demandé si nous n'étions pas dans Terreur sur ce sujet comme sur
tant d'autres, et si, parmi les petites causes qui, pour occultes
qu'elles soient, n'en modifient pas moins profondément les carac-
tères et les mœurs, nos raffinements de sensibilité n'avaient pas
peu à peu miné en nous cet esprit de spontanéité, cette ardeur
d'expansion qui, jadis, engagea nos pères dans des entreprises
si hardies et si fécondes. Nos idées sur ce point se sont à un tel
degré modifiées, que nous avons peine à comprendre aujourd'hui
ces gens de race qui partaient autrefois avec leurs enfants et leurs
femmes pour s'établir en Amérique, dans quelque fortin de bois
bien pauvre, bien périlleux, stimulés par le désir de laisser à leurs
enfants une vaste seigneurie et d'agrandir, dans les limites de leur
conquête, le domaine de la France. Je ne parle pas de personnages
imaginaires; lisez, par exemple, les mémoires de ce bel esprit qui,
par humeur de voir le monde, suivit un jour M. de Poutrincourt,
qui s'en allait fonder en Acadie un grand établissement. Lisez oe
livre de Marc Lescarbot ; il relate jour par jour les pensées et les
actes de cette brave famille. Vous y verrez avec quelle verve
entraînante ces gens-là faisaient pièce aux misères de chaque jour
et combien la patrie occupait de place dans leur âme. Ce ne sont
que souvenirs pour la vieille France, invocations en son honneur :
*' 0 bel œil de l'univers, ancienne nourrice des lettres et des armes,
'• recours des affligés, ferme appui de la religion chrétienne, très-
^' chère mère, ce serait vous faire tort de parler de nos travaux en
'"'■ ce nouveau inonde (récit qui vous époinçonnera), sans invoquer
'' votre nom et sans parler à vous, etc., etc." Telles sont les émo-
tions d'une foi naïve, mais jeune et chaleureuee. Cet esprit d'en-
treprise qui, sous Louis XIII et sous Colbert encore, animait la
noblesse et lui montrait toujours pour bui de ses efforts la gran-
deur du pays, cette verdeur s'alanguit vers le milieu du règne de
Louis XIV, alors qu'au lieu de laisser la noblesse au milieu de ses
domaines, il l'attire à Versailles pour l'abaisser et la corrompre.
Elle se donne alors aux plaisirs légers, à la vie insouciante, aux
idées superficielles. Elle perd cet esprit français qui, sous un air
LA RACE FRANÇAISE AU CANADA. 311
de gaieté matoise, cache la prudence et la finesse avisée, pour
prendre ce mélange de gonaillerie et d'irréflexion qui constitue
aujourd'hui l'esprit parisien, ce qui est bien différent de l'esprit
français. De la noblesse la contagion passe à la bourgeoisie, et de
cette dernière au peuple, où toute sa laideur éclate ; car dans la
noblesse cet esprit se relevait au moins par un ton d'élégance que
le peuple ne peut lui donner. Il y mêle un accent de vulgarité
grossière bien capable de justifier ce mot que : les pires aristo-
crates sont les imitateurs de l'aristocratie.
J'ai dit enfin que peut-être un jour la vieille colonie nous appa-
raîtrait comme un refuge. S'il devait en être ainsi, ne nous atten-
dons pas à retrouver chez elle tout l'ancien caractère français.
Elle a subi, dans la pratique des petits usages de la vie, l'influence
des peuples conquérants qui l'enveloppent. De là se sout glissées
en elle quantité d'habitudes amphibies qui nous étonnent dans le
premier moment et nous empêchent, dès l'abord, de la bien recon-
naître. C'est le malaise dont nous sommes saisis quand, après un
long temps, nous retournons dans un pays oiî nous avons vécu.
Un Français me disait à Montréal : " J'étais parti en Amérique,
pour faire fortune. Ma fortune faite, le mal du pays m'a pris et je
suis revenu en France. Mais, voilà qu'au village j'ai trouvé tout
changé. Ce n'étaient plus les mêmes visages, ni le même parler,
ni les mêmes préoccupations; tout le monde y faisait de la poli-
tique. J'ai dit alors : Retournons à Montréal, et j'y reste." Nous
aussi nous trouverions bien changés ces frères que nous avons
quittés depuis deux cents ans. Nous-mêmes nous nous sommes
beaucoup modifiés depuis lors ; mais du moins ont-ils gardé les
fonds essentiels, tout ce qui caractérise les races : la langire, les'lois
€t les traditions. «
M. Le Play, secrétaire général.— -Je suis d'autant plus touché de
cet excellent rapport que l'esprit de son auteur a su se dégager de
toute partialité : le bien et le mal y sont exactement définis. C'est
ainsi qu'il a discerné avec une vérité d'observation parfaite les
deux causes par lesquelles s'est altéré le caractère de la famille
canadienne : d'abord, le morcellement exagéré de la terre produit
par la condensation qu'a imposée aux vaincus l'espèce d'investisse-
ment établi par les colonies des vainqueurs; — ensuite, la vie d'aven-
ture, favorisée par le voisinage d'un territoire libre et non défriché.
Nous ne retrouverions donc pas dans la famille canadienne l'an-
cienne famille française, la famille des grandes époques, celle du
XVe «t du XVIe siècles, et de la première moitié du XVIIe. Sans
s'effacer entièrement, cette noble image s'est graduellement altérée,
nous n'avons plus qu'un souvenir connus de ce modèle qui devra
312 REVUE CANADIENNE.
attacher nos yeux, si, pour sortir de l'abîme où nous sommes
tombés, nous voulons letremper nos forces. Peut-être serait-il
possible de rendre à ce modèle son relief, sa physionomie, en
réunissant dans un même tableau les traits que M. Rameau a si
heureusement relevés dans la tradition des premiers colons du
Canada, et ceux qu'un de mes savants collègues et amis, M. Ch.
de Ribbe, a décrits dans un travail prêt à paraître : les Familles
modèles en France. Dans la pensée de tirer de ce rapprochement
une matière d'un grand intérêt pour nos études, je prierai mes
deux collègues de vouloir bien me permettre que je les mette en
rapport. Nous préparerons ainsi les éléments d'une conférence
où nous retrouverons, telle qu'elle était, l'ancienne famille fran-
çaise. {Vif assentiment.')
CONFERENCES AMERICAINES.'
III.
HENRY LONGFELLOW.— 1869.
Messieurs et Mesdames.
La Société générale d^ éducation et d^ enseignement^ très-récemment
et très-heureusement fondée, a établi une série régulière de cours
instructifs et variés, qui ^nt l'objet d'un remarquable empresse-
'ment ; elle a voulu, en outre, mêler à ces cours des conférences,
des entretiens, des lectures, comme on les appelle en Angleterre, sur
des sujets littéraires. La Société m'a fait l'honneur de me choisir
pour inaugurer ces conférences.
Je crois qu'elle a mal fait pour moi, très-bien fait pour vous.
Oui, elle a bien fait en s'efforçant de multiplier les occasions
d'élever, d'exciter, de tourner les esprits ver? les beautés radieuses
et délicates de la littérature, de les arracher ainsi aux préoccu-
pations monotones de la destinée quotidienne, aux bruits assour-
dissants de la vie des grandes villes. Les villes ont le défaut de
nous cacher les mondes, le monde charmant de la nature, le monde
invisible des idées, le monde céleste des croyances. Nous sommes
envahis par le tapage de la rue, environnés de murailles uniformes,
étourdis par les mille voix de l'industrie ou de la politique, noyés
dans une immense multitude indifférente et agitée. Nous vivons
comme dans un port où les navires se pressent les uns contre les
autres, où les mâts s'entre choquent et s'entrelacent, où les pavillons,
les costumes, les langages sont différents et inconnus. Quel plaisir
^ Voir les livraisons de janvier, février et mars 1873.
314 REVUE CANADIENNE.
d'échapper à ce bruit, de monter plus haut, de s'élancer vers les
régions lumineuses, et, comme dit le poëte :
V. Vers les régions pures.
Bien loin de nos douleurs, bien loin de nos murmures !
Ce plaisir, nous le trouvons dans l'étude de l'art ou de la litté-
rature. Je remercie la Société d'enseignement de nous convier à en
jouir plus souvent. Elle n'abat pas nos murailles, mais elle y ouvre
des fenêtres, et si elles ne sont pas bien larges, du moins, comme
celles des prisons, elles sont ouvertes du côté de l'azur et du côté
du ciel. Tournons, Messieurs, nos regards vers ces régions, prenons
notre essor un instant dans les champs élyséens de la poésie !
Mais quelle mauvaise idée ont eue les membres de votre Société
d'aller chercher, pour guider vos premiers pas dans ce voyage, un
homme plus plongé que tout autre dans la vie de la politique et
des affaires ? Cette attention trop inexplicable m'oblige à un efTort
dangereux. Je le tenterai pourtant. J'ai même voulu augmenter
les difficultés, c'est bien téméraire, j'ai voulu augmenter les diffi-
cultés en choisissant un sujet littéraire très-ingrat : je veux vouk
entretenir de la poésie chez les Américains.
. Parler de poésie au miheu des préoccupations extérieures, parler
de poésie sans être poëte, transporter les vers en prose, l'anglais en
français, l'Amérique en Europe, c'est éftver quatre ou cinq obsta-
cles à la fois et s'exposer à quatre ou cinq chutes au moment de
les franchir. Toutes les fois que l'on prononce ce nom charmant,
poésie^ poëme^ il semble que l'imagination se porte d'elle-même
au-devant d'une personne vivante, et, pour employer le vieux
langage, au-devant d'une muse. Oui, l'imagination enfante aussitôt
l'image charmante d'une créature douée de vie et de grâce, elle
entend une voix musicale, souple et cadencée, qui se plie à toutes
les délicatesses de la pensée ; elle cherche la flamme des yeux, de
cette partie si parfaite de la matière qu'on ne sait si vraiment elle
est de la matière ou si elle s'allume à l'esprit intérieur, si elle se
colore des clartés de l'âme elle-même. On s'attend à respirer cette
vapeur chaude et colorée que la vie répand autour d'elle... et, à la
place de cette vision que le nom seul de poésie évoque à l'instant,
je n'ai pas même à vous présenter, dans une froide analyse, une
peinture, un marbre, des couleurs, des lignes, mais un simple
crayon presque effacé, et la plate description en paroles banales de
l'image que votre esprit appelle et que je ne lui offre pas. Quelle
déception !
Messieurs, ces premières difficultés de mon sujet ne sont rien.
J'affronte une difficulté bien plus grave ; je viens vous présenter
CONFÉRENCES AMÉRICAINES. 315
comme très-bean le portrait d'une personne qui passe généralement
pour très-laide. Vous devez trouver cette hardiesse impardonnable ;
vous m'accorderez tout, ce que je voudrai sur la nation américaine,
excepté qu'elle soit poétique. Je me brise contre un préjugé
puissant fondé sur des motifs trop réels. J'ai l'air de soutenir une
gageure, de tenter un jeu d'esprit et de vous annoncer Apollon
pour ne vous présenter que Vulcain î
Ayez quelque indulgence, et j'espère vous démontrer que la
poésie, partout présente ici-bas pour qui veut la chercher, n'est pas
bannie de l'Amérique.
Quoi de plus poétique, reconnaissez-le d'abord, que l'histoire de
l'Amérique ?
Nous sommes très-fiers, nous autres Français, de notre histoire
nationale, et nous en avons le droit, surtout après avoir lu le grand
et beau livre sur les épopées nationales^ dont j'aperçois avec recon-
naissance dans mon auditoire l'éloquent auteur, M. Léon Gautier.
Est-ce que l'histoire et les origines de l'Amérique ne sont pas
poétiques, dignes d'un Dante ou d'un Milton ? Qu'y a-t-il de plus
poétique que les aventures du grand, du saint Christophe Colomb ?
On a dit que Vlmitation est le plus beau livre sorti de la main de
l'homme, pulsqne l'Évangile n'en vient pas. Est-ce que la décou-
verte de l'Amérique ne peut pas être^nommée de même le plus
bel événement de l'histoire des hommes, puisque la venue du
Messie n'est pas un événement humain ? Figurez-vous quel effet
immense produirait aujourd'hui la nouvelle qu'un navire monté
par un hardi navigateur a découvert un grand continent, peuplé
par des êtres qui sont nos frères, couvert par une magnifique végé-
tation, baigné par des fleuves majestueux ! Il n'y a rien de plus
beau que cette histoire, rien de plus merveilleux. La Genèse nous
montre le premier homme, à son réveil, ravi de trouver à ses côtés
une compagne pour partager sa destinée. Il y a quelque chose de
cette délicieuse surprise dans cette découverte, dans ce réveil du
vieux monde s'apercevant, un matin, qu'il lui a été donné une
sœur pour partager désormais sa destinée !
Je ne vous présente pas comme poétique l'histoire des premières
colonisations de l'Amérique. Sans doute, il s'y trouve de magni-
fiques tableaux et des scènes bien dramatiques, mais trop de
combats sanglants et de violences abominables déshonorent la
conquête de Pizarre, de Cortès et des autres aventuriers espagnols.
Si je cherchais la poésie au milieu de ces conquêtes, je la trou-
verais du côté des vaincus, dans les larmes des Indiens, de ces
^livres opprimés, si indignement traités. La poésie n'est jamais
316 REVUE CANADIENNE.
du côté de la force ; elle est où se trouvent la faiblesse, Vinnoceuce
et la pitié, elle est réservée aux vaincus.
Mais continuons.
N'y a-t-il pas une autre époque poétique ? Suivçz d'abord les coloQs
français qui arrivent pour s'emparer des bouches du Mississipi-
Puis voyez, en lfi20, ce navire au nom gracieux, la Fleur-de-Mai^
qui aborde au rocher de Plymouth ; suivez cette petite poignée de
puritains qui fuit la persécution et va chercher une patrie nouvelle
pour y porter la religion et la libarté. Quelle poésie dans ce pèle-
rinage, dans ce contre coup involontairLj de la persécution qui fonde
au loin la liberté, dans cette rencontre sur une terre lointaine de
ce3 frères séparés, catholiques et protestants, qui, après bien des
démêlés, finiront par s'accorder dans ce r(3spect mutuel qui termine
les querelles et commence la réconciliation !
Voici venir une autre date encore bien plus poétique, c'est cette
date dont le centième anniversaire sonnera bientôt, c'est le grand
anniversaire du jour célèbre où une poignée de jeunes gens françaisr
les la Fayette, les Broglie, les Ghastellux, les Ségur, les Noailles et
tant d'autres, sont partis, quittaiU la cour et la vie brillante pour
aller semer de noms français le territoire du nouveau monde
affranchi par leur secours enthousiaste. Messieurs, l'avenir ne
séparera pas ces deux dates, 1787 et 1789, l'une rendue si célèbre
en Amérique par le vote ^ la Constitution, et l'autre en France
par la proclamation de la liberté et de l'égalité. L'avenir trouvera
réunis autour de ces deux dates des noms français. Les grands
citoyens qui abandonnaient leurs privilèges à la nuit du 4 août,
les vaillants jeunes gens qui entouraient Washington dans la cam-
pagne de 1781, ont cessé de vivre depuis longtemps. Mais quand
sonneront les heures anniversaires de ces heures mémorables,
leurs cendres tressailleront, vous saliierez leurs mémoires, Mes-
sieurs, vous honorerez leurs descendants, et, puisque nous parlons
de poésie, vous trouverez le plus beau sujet d'épopée dans l'expé-
dition des Français allant planter au nouveau monde ce drapeau
de. la liberté que l'ancien monde ne tient pas encore bien fer-
mement dans ses mains. Le héros du poëme, l'un des héros de
l'histoire, depuis qu'il y a une histoire, ce sera ce Georges Wash-
ington, ardent sans emportement, opiniâtre dans l'infortune, mo-
deste d/ins la victoire, vainqueur des Anglais et vainqueur de lui-
même, plus rayonnant encore de vertu que de gloire, seul triom-
phateur qui n'ait pas abusé de son triomphe, fondateur de la
liberté, père de la patrie.
Nous n'avons pas vu Washington, mais nous avons été, Messieurs,
les contemporains d'un autre Américain, d'un autre héros vraiment
CONFÉRENCES AMÉRICAINES. 317
bien poétique à son tour. Que de poésie dans la vie de ce bûche-
Ton, de ce batelier, Abraham Lincoln, ouvrier, puis avocat, homme
de droit privé, puis homme de droit public, qui, après avoir repré-
senté sa petite ville, représente ensuite son pays, s'élève de degré
en degré, au milieu d'une tourmente épouvantable, jusqu'à la
première place et la plus périlleuse ! Cet honnête homme est
chargé de conduire les finances, l'administration, la diplomatie,
l'armée, la marine, sans touchera la loi, sans restreindre la liberté,
pendant les bouleversements d'une guerre civile gigantesque.
Après quatre années, le bon droit triomphe, l'union de la patrie est
sauvée, et l'ancien ouvrier, devenu président, peut, en trempant sa
plume dans un goutte d'encre, en écrivant les deux syllabes de
son nom, mettre en liJ)erté quatre millions d'esclaves. Une mort
violente termine par un dénoûment pathétique cette existence
extraordinaire. Par un de ces mystères de l'histoire qui rappelle
le nom d'Henri IV, le nom de Rossi, le nom de Mgr Affre, Lincoln
-succombe au moment même où sa vie est le plus nécessaire. Le
bras d'un assassin fait tomber sur sa tête à la fois la mort et l'im-
mortalité. Mais accablée, humiliée^^éshonorée par ce crime, la
cause qu'il a combattue succombe avec lui, l'union se refait, la
patrie se relève, et le libérateur des esclaves va prendre place auprès
de Washington, avec la couronne du martyre, dans les annales si
courtes et déjà si glorieuses de sa nation régénérée.
Ah ! ne dites plus que la poésie manque à l'histoire de cette
nation. Le pays qui porte les noms de Colomb, de Washington,
de Lincoln, mérite, je le répète, de rencontrer un Milton et un
Dante pour les chanter.
Si vous voulez juger ce pays, non plus par ses grands hommes,
mais par l'ensemble de ses habitants, dites, si vous le voulez, qu'il
a des goûts communs, des manières grossières, que le commerce y
tient trop de place, qu'il n'y est pas toujours honnête, que la poli-
tique est hautaine et brutale, que les arts sont négligés, mais
n'oubliez pas d'ajouter que deux fois dans son histoire ce peuple de
marchands est devenu un peuple de soldats, sans que l'esprit mili-
taire ait engendré l'esprit despotique, sans que la victoire ait tué la
liberté. Avez-vous rencontré dans l'histoire moderne un fait plus
remarquable et plus glorieux ?
Vous me direz, et je m'attends à cette objection : " C'est votre
poésie que vous faites briller, ce n'est pas la sienne. Vous laissez
parler votre imagination, vous ne nous présentez pas la réalité.
C'est de la poésie à propos de l'Amérique, ce n'est pas de la poésie
'en Amérique. Il ne faut pas nous montrer que cette nation peut
318 REVUE CANADIENNE.
être poétique de loin, en France, il faut nous montrer que cette
nation est poétique chez elle."
Messieurs, vous avez parfaitement raison. Je n'aurai pas dé-
montré ma thèse, je n'aurai pas établi que l'Amérique du Nord
est une nation digne d'être mise en parallèle avec les plus uobles
nations, si je ne rencontre pas chez elle des arlistes et des poêles.
Un peuple n'est pas complet sans les arts, comme une terre n'est
pas belle sans les fleurs. Les marchands, les guerriers, les avocats,
les fonctionnaires, les riches, les ouvriers, ne forment pas à eux
seuls une nation civilisée ; on reconnaît une nation civilisée au
nombre des hommes qui s'y consacrent au culte de Dieu, au culte
de la science, au culte des arts, de la poésie, de l'éloquence.
Dans Corinne^ madame de Staël dit admirablement : '' Ce n'est
pas seulement de pampres et d'épis que la nature a parsemé la terre.
Elle y prodigue, sous les pas de l'homme, comme à la fête d'un
souverain, des plantes et des fleurs qui, destinées à plaire, ne
s'abaissent pas à servir." Il faut aussi, dans l'histoire d'un peuple,
à côté de commerçants et de guerriers, il faut des artistes, des
poètes, des peintres, des esprwb qui, destinés à plaire, ne s'abaissent
pas à servir.
Messieurs, l'Amérique, sans être aussi riche en poètes que la
France, que l'Italie, que l'Angleterre, que l'Allemague, n'est pas,
même de ce côté, indigne de notre admiration. Elle a produit
plusieurs poètes, et je nomme de suite celui qui me paraît le
premier parmi ses concitoyens, j'ajoute sans hésiter l'un des
premiers parmi les poètes de toutes les nations à notre épotjue, c'est
Henry Whadworsth Longfeliov^r.
Henry Longfellow, dont vous connaissez tous au moins le nom,
est aussi populaire en Angleterre qu'en Améri(]ue. En Angleterre,
il n'y a pas de famille lettrée qui ne possède ses œuvres ; on les
voit sur la table du salon, à la ville, à la campagne, toujours'pré-
sentes pour être ouvertes au premier désir, comme un de ces ins-
truments que les musiciens ont sous la main pour en tirer, ne fût-
ce qu'en passant, un accord mélodieux. On peut comparer aussi
de tels livres aux fenêtres ménagées dans la muraille monotone de
nos chambres ; on n'a qu'à les entr'ouvrir pour respirer un air plus
vif et contempler des horizons riants et vastes. Une page de Long-
fellow^, lue au hasard, éveille ainsi une émotion <*harminte qui
rafraîchit l'âme et la remplit d'élan, de giâce et d'harmonie.
J'aime Longfellow [»irce qu'il est à la fois tendre et viril, délicat
et vaillant. Je vous avoue que je ne suis pas partisan de w ipTon
peut appeler Thumidite poétique. Je n'aime en ;iucuu génie iecole
fade des sanglots affectés, yi fuis la muse éplorée de la foiiuiine des
GONFÉftENGES AMÉRICAINES. 319
larmes autant que la nymphe in»lécente et vulgaire du cabaret.
Longfellow est toujours pur, toujours ému, toujours courageux.
C'est par cette ardeur et ce continuel entrain qu'il est surtout Amé-
ricain. Nul ne peint mieux la douleur, et je sais qu'il l'a éprouvée !
mais il se relève toujours, il sort de la mélancolie par un trait
vigoureux, inattendu ; il tient toujours la tête au dessus de l'eau
comme un nageur énergiijue. C'est là un caractère américain, c'est
surtout un caractère chrétien. Les pauvres femmes du peuple
n'ont pas le temps de s'asseoir pour pleurer. J'en ai vu, au milieu
de leurs plus grands chagrms, continuer à marcher, à travailler,
à agir, tout en laissant tomber leurs larmes. Nous devons tous
imiter les pauvres femmes, pleurer sans défaillir, porter la croix
en marchant. Longfellow me plait par cette sensibilité mêlée de
force qui est tout à fait chrétienne.
Écoulez le Psaume de la vie ^ poésie qu'il écrivaitàdix neuf ans,
et pardonnez une fois pour toutes l'infirmité de la traduction de
vers anglais en prose française :
LE PSAUME DE LA VIE.
*' Ne me dis pas dans des sentences mélancoliques : La vie n'est
qu'un rêve inutile, car l'âcne sommeille presque morte et les choses
sont un mensonge.
*' Non, la vie est réelle, la vie est ardente. Le tombeau n'est pas
une prison. Tu es poussière^ tu retourneras en poussière^ cette parole
n'a pas été dite de l'âme.
** Jouir, souffrir n'est pas notre destin. C'est agir qui chaque
matin nous trouve plus loiu que la veille.
•* L'art est long, le temps est mobile ; nos cœurs, quoique forts
et braves, sont comme des tambours couverts de crêpes qui battent
des marches funèbres vers le tombeau.
" Dans le grand champ de bataille du monde, dans ce bivouac
qui est la vie, ne sois pas comme un muet bétail qu'on pousse, sois
un héros qui combat ! Ne te confie pas à l'avenir, quoique
séduisant ; laisse le pas-é qui est mort enterrer ses morts ; agis,
agis dans le présent qui vit, ton cœur dans ta poitrine. Dieu au-
dessus de ta tête.
"Nous souvenant de la vie des grands hommes, nous pouvons
rendre la nôtre sublime et laisser derrière nous au départ la trace
de nos pieds sur la p ussière du temps. Et ces traces, peut être
qu'un autre, naviguant sur la haute mer de la vie, pauvre frère
perdu et naufragé, les . uvera et reprendra du cœur.
320 REVUE CANADIENNE.
" Laisse-nous donc nous lever et agir, appliquer tout notre cœur
à chaque effort, achever une œuvre, en prendre une autre, prêts au
travail et pleins d'espoir !"
Le poëte qui composait ces strophes viriles à dix-neuf ans, quand
la vîe paraît belle, pleine, lumineuse, comme au matin de la
bataille, a subi depuis les coups inévitables du malheur. Il a aimé,
il a souffert dans le véritable et solide amour qui est l'amour con-
jugal. Des enfants aux têtes blondes pleurent à ses côtés leur mère.
Quoique la vie ait été dure, quoique son âme soit déchirée, il plie
mais iî ne rompt pas, et, en face de la sévère réalité de nos chagrins
€t de nos fautes, vous allez voir ce qu'il écrit à quarante ans.
Augustin Cochin.
[A continuer.)
/"
^
Vl^
EETUE CASADIENIE
PHILOSOI'HIE, HISTOIRH, DROIT, LITTERATURE, ECONOMIE SOCIALE, SCIENCES,
ESTHÉTIQUE, APOLOGÉTIQUE CHRÉTIENNE, RELIGION
- -^>o><»4<
TOME DIXIÈME
Cinquième Livrai son— 35 ]»fai 1873.
SOMMAIRE
L— FLEURANGE (suite et fin) ... 3Ime. CR AVJEX.
II.— LE CANADA EX EUROPE (suite et fin) BEI»rJAMIN SVJLTE.
III.— CONFÉRENCES AMÉRICAINES :HexryLoxgfellow (suite et fin) AUGUSTIN COCHIX
IV.-LA FRANCE DANS SES COLONIES, Discours lu à la séance
Trimestrielle de l'Institut du 8 Janvier 1873 XATIER MARMIER.
V— DÉCISION DE ROME
VI.— LE BATTEUR DE SENTIERS, Scènes de la Vie Mexicaine GUSTAVE AIMARD
iVIÎ.— BIBLIOGRAPHIE: The Canadian Parliamentary Companion for
1873, 8th Edition By Henry J. Morgan B. S.
Essai d'Interprétation de l'Apocalypse, par J. B. Rosier Coze, doyen
honoraire de la Faculté de Médecine de Strasbourg
Politesse et savoir-vivre à l'usage des pensionnats des Demoiselles,
par Mme Bourdon '.
MONTREAL
IMPRIMÉE ET PUBLIÉE PAR E. SÉNÉGAL
Nos. 6, 8 et 10, Rue Saint-Vincent.
1873.
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-son, payable d'avance, la souscription des abonnés en dehors de la ville sera dorénavant de $2.25.
Î^UVEÏU MOTs DE MARIE
DÉDIÉ AUX FIDÈLES DU CANADA PAR UN
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St. Hyacinthe.
1 vol. de 280 pages relié.
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No. 10 ^'ue St. Vincc
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à $80.00 la collection complète r endue à Montréal ou Québec. Cette collection est,
propriété d'un Missionnaire. S'adresser au Bureau du Journal, sous les initiales L. F.
i
-^T-
FLEUEANGE.
LIX
(Suite et fvn.')
Le marquis Adelardi disait parfois qu'il avait vu survenir dans
sa vie tant de choses extraordinaires et imprévues, qu'il lui arri-
vait bien rarement d'être surpris de quelque événement que ce
pût être. Le jour qui commençait devait cependant lui causer
cette sensation d'une façon très-vive et deux fois répétée dans
l'espace de quelques heures.
Il s'était levé, selon sa coutume, assez tard et déjeunait au coin
ele son feu, lorsqu'un billet lui fut remis, dont le premier effet fut
è'amener la fin prématurée de ce repas à peine commencé. Après
ravoir lu, il tomba dans de profondes réflections ; bientôt il se leva
et arpenta la chambre avec agitation. Enfin il se rapprocha de la
fenêtre et relut pour la seconde fois les lignes suivantes :
'-^ Mon excellent ami,
" J'ai changé d'avis. Je vous prie instamment, lorsque vous
verrez le comte Georges, de ne pas prononcer mon nom devant*
lui, et surtout de prendre les plus grandes précautions pour qu'il
ignore toujours le projet que j'avais formé et le voyage que j'ai
accompli. Gela sera facile, car ici personne ne me connaît, et
demain, avant la fm du jour, j'aurai quitté Pétersbourg. Tout
vous sera expliqué ; mais, pour le moment, je vous écris ce qu'il
est le plus nécessaire et le plus pressé que vous sachiez sans
retard, "
25 mai 1873. 21
322 REVUE CANADIENNE.
Il avait beau lire et relire, telles étaient les paroles, signées
Fleurange, qu'il tenait entre les mains.
Pour cette fois, le marquis était complètement dérouté. Rien,
absolument rien ne lui venait à l'esprit qui pût motiver ce brusque
changement, lorsque le succès de la requête présentée à l'impé-
ratrice la veille était assuré, et lorsqu'il avait un souvenir aussi
vif que récent de sa conversation avec Fleurange, pendant laquelle,
n'ayant plus rien à dissimuler, elle lui avait laissé voir naïvement
toute la profondeur et la sincérité de ses sentiments pour Georges.
Sa fermeté et son courage, il les connaissait de longue date, et
l'idée de la voir reculer devant l'épreuve au dernier moment ne
s'ofTrit pas même à sa pensée. Il y avait donc là un impénétrable
mystère et il attendait avec impatience l'heure où il pourrait aller
en demander l'explication promise. Mais auparavant, il fallait être
fidèle à son rendez-vous avec Georges. Pauvre Georges ! il lui
faisait maintenant une compassion nouvelle ; après s'être demandé
la veille s'il était digne de la consolation qu'il allait lui apporter, il
lui semblait maintenant qu'il ne saurait plus vivre sans elle, et
qu'une nouvelle et plus effroyable sentence venait de frapper son
ami! Il allait donc s'acheminer vers la forteresse pour accomplir
plus tristement que jamais près de lui le pénible devoir de son
impuissante amitié, lorsqu'une autre lettre lui fut apportée.
Cette fois, la seule vue de cette seconde missive suffit pour le
faire tressaillir, et il examina avec un étonnement extrême
l'adresse et même l'enveloppe sur laquelle cette adresse était écrite,
le cachet dont elle était scellée, le léger parfum qui s'en exhalait,
tout était pour lui un sujet de surprise ; et, par exception, il n'était
pas ici déraisonnable, comme il l'est souvent, de s'appesantir sur
tous ces signes extérieurs avant d'en chercher l'explication en
ouvrant la letttre. Le lecteur en jugera, lorsqu'il saura que le
marquis Adelardi reconnaissait sur cette adresse^l'écriture de son
ami. Or, depuis que Georges était prisonnier, il n'avait eu ni la
permission ni le moyen d'écrire ; en second lieu ce papier, ces
armes empreintes sur le cachet, ce parfum, toutes ces choses
appartenaient à une autre époque, et aucune de ces élégances du
passé ne lui avait assurément été concédée en prison. Le seul
aspect extérieur de cette lettre avait donc quelque chose d'inexpli-
cable, et, lorsque enfin, il l'ouvrit pour y chercher le mot^ de
l'énigme, voici ce qu'il y trouva :
" Ami très-cher,
'^ Au seul aperçu de cette lettre, avez-vous deviné son contenu ?
Dans le cas contraire, apprenez que je suis libre, ou du moins que
FLEURANGE. 323
f
je le serai demain ! Mais en attendant, j'ai déjà quitté l'afifreuse
chambre où vous m'avez laissé hier, et' me voici, grâce aux soins
du gouverneur de la forteresse, établi dans son propre appartement
et entouré déjà de tous les charmants accessoires de la vie civilisée,
dont je me croyais séparé à jamais, — accessoires qui sont pour
moi l'aube du beau jour qui va se lever. Oui ! Adelardi, libre î
par la grâce de l'empereur, auquel je jure, avec empressement, de
ne plus jamais conspirer de ma vie ; libre I à deux conditions :
l'une, de m'en aller vivre chez moi, en Livonio, pendant quatre
ans : l'autre ; . . . devinez-la ; elle n'est pas plus rigoureuse que la
première : c'est d'en revenir à mes premières amours pour celle à
qui je dois ma grâce : en un mot, de finir par mon commencement
et de devenir l'époux de Vera de Liningen ! Qu'en dites-vous ?
N'est-ce pas là un dénouement qui pourrait figurer dans un roman?
Vous me l'aviez prédit un jour, vous en souvenez-vous ? Yous
renoncerez à la folie qui vous tente et vous tiendrez la parole qui vous
engage. J'étais loin de le croire alors, et, même maintenant, il
est peut-être bon que cette jolie sirène soit à sept cents lieues de
moi, car je ne sais ce que je ferais, si je me retrouvais sous la
fascination de ce regard qui me faisait perdre la tête, tandis qu'en
ce moment je suis tout au bonheur qui m'attend. Vera m'aime
toujours ; elle est belle aussi, à sa manière, et surtout elle possède
un charme qui efi'ace poui*moi tous les autres: elle a les beaux
yeux ^e la liberté que je lui dois. Aussi ne suis-je point tenté de lui
refuser cette main qu'elle veut bien accept'^r, ni môme ce cœur un
peu blasé, mais que remplit aujourd'hui une" dose de recon-
naissance assez forte pour ressembler beaucoup à Tamour qu'elle a
le droit d'attendre.
'* Au revoir, Adelardi 1 Venez quand vous voudrez, je ne suis
plus prisonnier, quoique je me sois engagé à ne sortir d'ici que
pour me rendre à la chapelle de l'impératrice, où m'attendra celle
qui doit ensuite partir avec moi pour l'exil mitigé auquel nous
sommes condamnés."
Il serait difficile de rendre l'état étrange dans lequel la lecture
de cette lettre — suivant l'autre de si près — jeta celui auquel elles
étaient toutes les deux adressées. H lui eût été impossible de dire
s'il était content ou triste, indigné ou attendri, soulagé ou accablé
par tout ce qu'il venait d'apprendre à la fois; et quoiqu'il fût
encore imparfajtement éclairé sur quelques-unes des circonslances
qu'il désirait connaître, il comprenait pourtant maintenant «lue,"
d'une façon ou d'une autre, Fleurange avait été informée av.mt
lui de la grâce accordée à Georges et des conditions dont elle était
accompagnée. Il résultait de là une explication fort simple de son
324 REVUE CANADIENNE.
billet, mais qui parut en même temps au marquis tellement géné-
reuse, touchante et même sublime, que son intérêt tout entier
se tourna avec une sorte de passion vers la charmante et noble
fille, dont la lettre placée devan-t lui, à côté de celle de Georges,
semblait faire ressortir par le plus grand contraste imaginable-, la
froide et égoïste légèreté de celui-ci. En tout cas, il n'avait plus
en ce moment à s'occuper de lui, à qui tout semblait sourire, mais
de celle qui, sans qu'il s'en doutât, s'immolait pour lui, aujour-
d'hui comme hier, avec un dévouement mille fois plus désinté-
ressé et plus généreux encore qu'auparavant.
En ce moment, sa porte s'ouvrit et il fit une exclamation de joie
et de bienvenue en entendant annoncer Clément. C'était préci-
sément à lui qu'il songeait et à qui il voulait parler sans retard.
Dès qu'il le vit, il s'aperçut toutefois qu'il ne savait rien. Clément
en effet, rentré la veille au soir fort tard et sorti avant le jour,
n'avait point revu Fleurange depuis qu'il l'avait quittée au retour
de l'hôpital. Il revenait maintenant des funérailles obscures et
lointaines de son infortuné cousin, pour demander au marquis
d'user de son influence afin de lui obtenir la permission de placer
sur cette triste tombe une simple croix de pierre.
Mais il ne put entamer le sujet qui l'amenait, car le marquis
était pressé d'aborder celui dont il était lui même rempli, et avec
une vivacité qui l'empêcha d'abord d'apercevoir l'effet qu'il produi-
sait sur celui qui Fécoutait, il lui apprit que la grâce de Georges
était accordée, et à quelles conditions. Clément demeura immobile,
<5t pendant quelques instants l'excès de sa surprise l'empêcha de ré-
pondre. Cette nouvelle changeait si brusquement pour lui l'as-
pect de toutes choses, que son esprit se refusait à la comprendre.
Il regardait donc le marquis avec une expression tellement singu-
lière, que celui-ci en fut frappé, et il entrevit clairement en ce
moment qu'il avait touché avec imprudence une fibre plus pro-
fonde et plus vitale qu'il ne le supposait.
— Pardonnez-moi, Dornthal ; je vous ai saisi beaucoup plus que
je ne le voulais et que je ne m'y attendais.
— Oui, dit Clément d'une voix altérée, j'en conviens. Mais sait-
elle déjà ce que vous venez de m'apprendre ?
Pour toute réponse, le marquis lui mit dans la main le billet de
Fleurange.
Il le lut, on le devine, avec une émotion plus vive encore que
celle qu'il venait d'éprouver, mais il sut mieux la maîtriser.
— Pauvre Gabrielle! c'est là évidemment un premier et géné-
reux mouvement digne d'elle. Mais, dit-il avec un accent tout
autre et où tremblait une indignation qu'il avait peine à réprimer
FLEURANGE. 325
— je ne puis comprendre encore que ce. . . que le comte Georges
consente sans hésiter à la condition proposée; car, en définitive,
jamais je ne croirai que cette condition puisse lui être rigoureuse-
ment imposée par l'empereur, encore moins qu'elle soit acceptée
par celle qui en est l'objet, s'il s^it faire valoir comme il le doit
les sentiments qui, de son côté, je le suppose au moins, l'empy-
cheront de souscrire.
Le marquis hésita un instant, puis il lui dit :
— Tenez, Clément, l'heure presse, il vaut mieux que vous
sachiez toute la vérité sans retard.
Et il lui donna la lettre de Georges.
En la lisant, le mépris et la colère éclatèrent si vivement sur le
visage de Clément, que le marquis demeura étourdi de l'éclat dont
flamboya un instant son regard indigné. Il froissa la lettre et la
jeta sur la table.
— C'était bien là, en effet, dit-il, ce que j'aurais dû attendre de
riiomme dont vous me parliez hier ! 0 pauvre- Gabrielle I conti-
Hua-t-il d'une voix tremblante d'émotio:) :^t de tendresse, c'est donc
ainsi qu'ont été prodigués et perdus les chers trésors de ton
cœur !
11 s'appuya sur la table et cacha sa tête dans ses deux mains.
Pendant quelques instants, il y eut un silence que ni l'un ni l'autre
ne cherchèrent à rompre.
Enfin Clément revint à lui : ■
— Monsieur le marquis, dit-il, encore une fois, pardonnez-moi ;
je ne sais en vérité ce que vous penserez de moi après m'avoir vu
tel que je viens de me montrer à vous. Au reste, peu importe, il ne
s'agit pas de moi, mais d'elle. 11 y a un point que je vous recom-
mande et sur lequel je n'ai pas besoin d'in^ster : il faut qu'elle
ignore le contenu de cette lettre : il faut que jamais elle ne le
sache — jamais^ entendez-vous ? — de quelle sorte était cet
amour qu'elle croyait digne du sien .
Le marquis le regarda avec étonnement.
— Et c'est vous, Dornthal, dit-il, qui vous occupez ainsi avec
tant de soin de ménager vis-à-vis de votre cousine le souvenir du
comte Georges ?
Cette absence totale de vulgaire triomphe et d'égoïste espérance
ajoutait une surprise notable de plus à celles de la matinée.
Clément ne remarqua ni l'accent d'Adelardi, ni l'expression
bienveillante et affectueuse du regard qui accompagnait les paroles
qu'il venait de dire.
— Je veux qu'elle soufîVe le moins possible, dit il brièvement ;
e'est là mon unique affaire et ma seule pensée.
326 REVUE CANADIENNE.
Il se leva pour sortir.
Le marquis lui serra la main avec une effusion qu'il témoignait
rarement, et lorsque Clément l'eut quitté, il demeura longtemps
pensif.
Peut-être songeait-il en ce moment que la rencontre et l'étude
d'un noble cœur valaient mieux que la plupart de celles qu'il avait
recherchées et cultivées jusqu'à ce jour avec tant d'empressement.
LX
A son retour, Clément apprit que sa cousine Pavait déjà
demandé plusieurs fois. 11 monta sur-le-champ dans la pièce où
elle se tenait. Son émotion, en la revoyant, quoique moins im-
prévues que toutes celles qu'il venait d'éprouver, fut plus profonde
qu'il lie s'y attendait, car il ne s'était pas préparé au changement
produit en elle par les heures qui venaient de s'écouler. Elle était
cependant aussi calme et aussi résolue que la veille au soir, mais
elle avait traversé pendant cet intervalle ce que l'on peut nommer
l'agonie du sacrifice, cette heure d'ineffable souffrance,
qui n'est pas celle où l'immolation de soi-même est acceptée,
ni même celle où elle est consommée, mais cette heure
intermédiaire où la répugnance lutte encore violemment contre la
volonté. Et c'est bien, en effet, à cette place, dans l'ordre de ses
souffrances, que celle-là a été endurée par notre Maître à tous,
lorsqu'il s'est fait notre semblable.
Fleurange avait pris quelques instants de repos, une heure à
peine, avant le jour. Le reste de la nuit elle l'avait passée tout
entière à lutter ainsi a^ec sa souffrance. Les sanglots qui gon-
flaient son coeur, réprimés avec effort pendant son entretien avec
Vera, elle les avait laissé éclater sans contrainte lorsqu,elle s'était
retrouvée seule dans la nuit, et elle s'était livrée au vain soulage-
ment de savourer à loisir l'amertume du sacrifice, en imposant
silence à toute consolation, et en laissant presque les vagues du
désespoir monter jusqu'à elle, et, sinon l'atteindre, au moins la
menacer.
La chambre qu'elle occupait, plus vaste encore et plus
somptueuse que celle de mademoiselle Joséphine (puisque c'était
celle de la princesse Catherine elle-même), n'était éclairée que par
une lampe qui brûlait devant les images saintes enchâssées dans
l'or et l'argent, et placées dans un angle selon l'usage russe.
Fleurange s'était jetée sur un canapé et là, pendant longtemps,
la tête cachée dans les coussins, ses longs cheveux épars, ses mains
FLEURANGE. 327
couvrant son visage inondé de larmes, elle avait exhalé sa douleur
sans faire aucun effort pour la modérer.
Une fois dans sa vie déjà, elle s'était livrée à ce genre de
douloureux transport. C'était — avec bien moins de raison sans
doute -^ deux ans auparavant, durant les premières heures qui
avaient suivi son départ de Paris, lorsqu'il lui avait semblé qu'elle
était seule au monde et que toutes les joies de la vie étaient à
jamais finies pour elle. Cette fois là, ceux qui n'ont pas oublié le
début de cette histoire se souviennent peut-être que la vue d'une
étoile, apparaissant soudainement à ses yeux, dans le ciel éclairci,
lui avait apporté un message de paix. Dieu sait ainsi, quand il
lui plaît, donner une voix à tout dans la nature, et parler à ses
créatures par les œuvres de ses mains, ou même des leurs.
Une impression du même genre amena en ce moment un pre-
mier apaisement de la tempête qui bouleversait son âme tout
entière.
En relevant tout d'un coup la tête, après être demeurée long-
temps dans l'attitude que nous venons de décrire, ses yeux se por-
tèrent naturellemeit vers l'angle éclairé de la chambre où la
lampe allumée devant les images faisait étiaceler la plus riche
d'entre elles. Dans ces images grecques, on le sait, les têtes
peintes sur la toile se détachent seules de l'or et des pierreries
qui les entourent. Celle qui attirait en ce moment le regard de
Fleurange, c'était l'image du Christ, c'était ce visage sacré, dont
le type est connu de tous ceux qui ont vu des représentations de
l'art bysantin. Ce visage long et grave, ces yeux doux, calmes et
profonds dont l'effet saisissant et mystérieux est mille fois supé-
rieur à tout ce que peut produire la simple reproduction de la
beauté humaine. Cette impression, qu'un pieux amour de l'art
suffit pour faire comprendre, était accompagnée pour Fleurange
d'un vif souvenir d'enfance. Elle avait souvent prié devant une
image de cet aspect dans l'église de Santa Maria al Prato. Elle
attacha maintenant ses yeux sur les yeux divins, fixés sur elle, et
peu à peu, il lui sembla que ce doux et puissant regard péné-
trait jusqu'au fond de son âme et y portait une consolation sou-
daine, merveilleuse et inexprimable. Elle demeura comme saisie
et quittant peu à peu l'attitude qu'elle avait gardée jusque-là, elle
resta quelque temps assise, les mains jointes. Bientôt, les yeux
toujours fixés sur l'image sainte, elle tomba à genoux, et inclinant
la tête, elle demeura longtemps plongé dans un recueillement
profond. Sa douleur immodérée semblait s'apaiser et changer de
caractère. Ses larmes^ sans cesser de couler, cessèrent d'être
amères, et leur obj«t se transforma, car, dans la douceur de ce
328 REVUE CANADIENNE.
regard majestueux, elle su lire un reproche, et elle avait su lo
comprendre ! . . .
— 0 mon Sauveur et mon Dieu ! pardon ! s'écria t-elle avec fer.
veur, en courbant son- front jusqu'à ce qu'il touchât la terre.
Pardon ! Oui, malgré la pureté, malgré la piété, malgré hi droi-
ture de son âme, cette parole, Fieurange aussi avait à la dire, et à
comprendre qu'elle renfermait pour elle l'apaisement et la paix.
Elle l'entrevit pour la première fois en ce moment. Une lueui-
jamais aperçue, commença à se lever dans son âme, comme la
faible blancheur de l'aurore qui précède le jour, et sa douleur lui
apparut comme la punition d'un oubli, ses larmes, comme use
expiation.
Ces pensées étaient encore confuses, mais leur influence était
déjà bienfaisante, et bientôt elle sentit naître véritablement en
elle-même cette force et ce courage dont, pendant son entretien
avec Vera, elle n'avait eu que l'apparence extérieure. Elle avait
toujours été capable d'agir en dépit de la souffrance. Maintenant,
elle commença â la comprendre et à la vouloir.
La nuit était fort avancée, mais elle ne sentait pas le besoin du
repos, et, avant de le chercher, elle voulut donnera son es^prit et à
son cœur, plus fatigués mille fois que son corps, celui dont ils
avaient besoin. Sous l'influence de tous les incidents et de toutes
les émotions diverses de cette journée, .elle écrivit a la mère Made-
leine une lettre qui en était le récit fidèle.
Sa joie du matin, son sacrifice du soir, son désespoir à peine
apaisé de la nuit, rien ne fut caché ou supprimé, pas même une
nouvelle et ardente aspiration vers ce cloître d'où elle croyait ne
plus pouvoir être repoussée désormais, et qui lui semblait en ce
moment l'unique refuge de son cœur brisé.
Il y a un certain art à lire dans le cœur des autres, mais il y en
a un non moins grand à savoir faire lire dans le sien, et celui-là
Fieurange le possédait au suprême degré, vis-à-vis de cette grande
âme, qui, de loin comme de près, veillait près de la sienne.
Cet épanchement la soulagea.. Elle dormit ensuite quelques
heures, et, à son réveil, la lettre que le marquis Adelardi venait
de lire et de communiquer à Clément fut écrite et envoyée sans
faiblir. t
Mais une telle nuit avait laissé sa trace* Les yeux rougis de
Fleurange,ses traits altérés, ses lèvres pâles et tremblantes, l'expres-
sion douleureuse de ses yeux, furent pour Clément les indices d'une
souffrance qui était pour lui-même un intolérable supplice. 11 eût
voulu la lui épargner aux dépens de sa vie, et il était permis de
dire qu'il l'avait prouvé. Mais maintenant que rien ne lui impo-
FLEURAlSiah. 3:>9
sait plus le difficile devoir d'appeler pour elle de tons ses vœux le
bonheur qu'elle attendait de la tendresse de l'autre, le cri impé-
tueux de son propre cœur se faisait entendre avec une puissance
presque irrésistible, et jamais Clément ne se montra plus maître
de lui que dans cette matinée, où il lui fallut arrêter l'impulsion
qui l'eût mille fois jeté aux pieds de sa cousine, et où il parvint à
dominer le désir passionné de lui dire qu'elle aimait et pleurait
un ingrat, et qu'elle était elle-même plus ingrate encore que
lui !
Au lieu de cela, ils se serrèrent la main en silence. Fleurange
vil qu'il était instruit de tout et fut soulagée de n'avoir rien à lui
apprendre. En peu de mots, ils eurent réglé ce qui concernait leur
départ, et Clément lui promit que, dans vingt-quatre heures, ils,
pourraient se mettre en route. ^ .
Sur ces entrefaites, mad.emoiselle Joséphine parut, et Clément,
trop préoccupé pour user de circonlocutions, lui annonça tout
simplement, sans autre explication, le changement survenu dans
les intentions de sa cousine. Mais, lorsqu'au comble de la joie,
Joséphine s'écriait : " Elle repart avec nous !.. 0 mon Dieu ! quel
bonheîr ! ..." Clément fronça le sourcil et lui serra la main d'une
façon si expressive, que la pauvre demoiselle s'arrêta tout court, et
selon sa coutume, renferma son exaltation dans un mutisme com-
plet, en se disant qu'un jour viendrait peut-être où elle compren-
drait toutes ces inexplicables choses, et entre autres pourquoi, lors-
qu'elle pleurait du départ de Gabrielle, il avait fallu lui dissimuler
son chagrin, et pourquoi, maintenant qu'elle restait, il ne lui était
pas permis de témoigner sa joie.
— Tout cela est fort bizarre...j'ai toujours l'air de frapper à faux.
Ek cependant. Clément, permettez-moi de vous le dire, je soup-
.çonne, que, quant à ce M. le comte Georges, c'était moi, et moi
seule qui avait raison.
Cette dernière réflexion ne lui échappa, comme de juste, que
plus lard, à l'heure des épanch'ements particuliers qu'elle se pro-
curait toujours de temps à autre avec Clément, et nous devons
ajouter que le sourire qui l'accueillit la dédommagea dti fronce-
ment de sourcil que nous venons de noter.
La soirée s'écoula presque en silence. Le marquis Adelardi la
passa avec eux, et le maintien calme et simple de Fleurange, tan-
dis que l'effroyante altération de ses traits ne permettait pas de se
méprendre sur l'étendue de sa souffrance, redoublèrent l'enthousi-
asme qu'elle lui inspirait et qui devenait peu à peu une amitié
solide et destinée à laisser dans sa vie une trace durable et bien-
faisante.
330 REVUE CANADIENNE.
Avant de se séparer, Clément et sa cousine échangèrent quel-
que? paroles sur les tristes funérailles de Félix. Aucun acte reli-
gieux n'avait pu les accompagner, mais le marquis Adelardi venait
de promettre qu'il obtiendrait la dernière faveur sollicitée par Clé-
ment et qu'une croix de pierre marquerait la place où il reposait ;
le lendemain matin une messe serait célébrée pour lui dans l'église
catholique.
— Nous assisterons à cette messe ensemble, dit Fleurange.
— Oui Gabrielle, j'y comptais.
Le lendemain, en effet, Fleurange et son cousin étaient proster-
nés de bonne heure au pied de l'autel de la grande église catholi-
que, située sur la Perspective de New^sky. Après tout ce qui avait
troublé et bouleversé l'âme de la jeune fille depuis la veille, ce fut
un moment de triste et consolant repos.
Ce long voyage, après tout, malgré l'amère déception, malgré la
douleur, malgré le sacrifice qui l'attendait à son terme, elle ne
l'avait pas accompli en vain ! Celui dont elle avait consolé l'heure
dernière, celui pour qui ils priaient en ce moment avait emporté
la trace bénie de sa présence dans les régions dont le repentir
ouvre l'entrée ! Le repentir ! salut de l'âme qui le ressent, bénédic-
tion de l'âme qui le seconde, joie mystérieuse des anges qui l'ins-
pirent et l'accueillent comme l'une des allégresses de leur béati-
tude éternelle !
Ils sortaient de l'église et ils descendaient lentement la longue
avenue bordée d'arbres, nommée la Perspective de Newsky, lors-
que leur inarche fut arrêtée par une foule assez nombreuse qui
stationnait en face de la grille du palais Anitschkoff, devant lequel
ils allaient passer.
Fleurange, livrée à ses pensées, marchait sans regarder autour
d'elle, et Clément, de son côté, était fort distrait, lorsqu'une émo-
tion semblable à celle d'une secousse électrique les fit tout d'un
coup tressaillir tous les deux :
— Les mariés vont passer, disait une voix.
— Les mariés ?... les condamnés, vous voulez dire, répondit une
autre en riant, car vous savez qu'ils partent ensemble pour l'exil.
Ils n'en entendirent pas davantage. L'effort subit de Clément
pour éloigner Fleurange fut impuissant ; elle lui résista, et quit-
tant son bras, sans qu'il pût l'en empêcher, elle fit quelque pas ra-
pides qui la placèrent en avant, près de l'un des arbres contre lequel
elle s'appuya, et elle regarda devant elle pâle et muette. Elle vit
la grille s'ouvrir...elle vit la voiture paraître et bientôt passer
devant elle...elle le vit enfin, lui ! Oui, elle vit les nobles traits du
comte Georges, sa bouche souriante, son regard radieux. Elle vit
FLEURANGE. 351
un instant briller les yeux noirs et la chevelure dorée de la mariée.
Puis elle eut la sensation qu'il faisait nuit et que tout disparaissait
de sa pensée, comme de sa vue !
I
EPILOGUE.
, . . . Non, ma Fior Angela, je vous dis encore une fois non
comme lorsque vous m'avez fait cette même demande à Santa
Maria, ce beau soir du mois de mai, tandis que du haut du cloître
nous regardions coucher le soleil. Qu'y a-t-il de changé ? et pour-
quoi Dieu vous appellerait-il maintenant dans cette solitude, s'il
ne vous y appelait pas alors?... Parce que vous souffrez davantage ?..
Mais, pauvre enfant, vous souffriez déjà alors. *' La vie, disiez-vous?
vous semblait vide et terne, insuffisante et imparfaite." Et, par le
fait, vous n'aviez pas tort : c'est bien là son véritable aspect lors-
qu'on la regarde en la comparant à la vraie patrie qui nous attend.
Comtemplée ainsi, rien ne peut, en effet, y répandre le moindre
attrait ; mais aucune tristesse ne se mêle à ce genre de dégoût : on
n'est pas triste lorsqu'un objet semble médiocre et misérable uni-
quement parce qu'on le compare à un autre objet merveilleux et
divin dont la possession est assurée. C'est là, je vous l'ai déjà dit,
le dégoût de la terre d'où naît l'appel joyeux et irrésistible au
cloître ; mais, je vous l'ai dit aussi, cette voix divine, lorsqu'elle
retentit dans l'âme, y retentit seule, à l'exclusion de toutes les voix
du monde. Une flamme s'allume qui absorbe et anéantit toutes
les autres, même celles dont l'éclat terrestre est doux et pur. Cet
appel divin ne vous a point été adressé : le bonheur rêvé sur terre
vous échappe, voilà tout, et, pour la seconde fois, ce mécompte
vous inspire la même pensée ; mais, comme alors, je crois que si
Dieu se fût réservé votre vie, il n'eût pas permis qu'un cœur tel
que celui de ma Fleurange fût un seul jour partagé !
" Cette fois, il est vrai, tout est fini sans retour, et vous êtes sé-
parée d'une manière irrévocable de celui auquel ce cœur s'était
donné, et, laissez-moi vous le dire maintenant, donné sans raison !..
Vous tressaillez, ma pauvre enfant! vous me trouvez cruelle, et
tout le faux éclat qui vous avait fascinée, éclaire de nouveau en ce
moment l'image encore présente et encore chère à votre pensée. Je
poursuis, néanmoins.
" 11 est un amour de la terre qui, s'il allonge la route pour aller
à Dieu, n'en détourne point cependant, et qui même par les vertus
qu'il exige, par les sacrifices qu'il impose, par les souffrances dont
332 , REVUE CANADIENNE.
il est accompagné, seconde souvent les plus nobles mouvements
de l'âme.
" Ne l'avez-vous pas aperçu aujourd'hui, Fleurange ? la base
d'un tel amour manquait au vôtre. Je l'eus bien vite reconnu,^
lorsqu'à Santa Maria, j'eus écouté votre récit jusqu'au bout et péné-
tré jusqu'au dernier repli de votre cœur. Je compris alors pourquoi
Dieu élevait devant vous un obstacle et vous imposait un sacrifice,
et votre souffrance me parut l'expiation d'une idolâtrie que vous
ne discerniez pas telle qu'elle était.
"Si je vous avais vue incertaine ou hésitante sur la route à
suivre, si je vous avais trouvée mollement désireuse de vous épar-
gner et d'échapper au sacrifice imposé, je vousaurais,à celte époque,
tenu peut-être un langage plus sévère ; mais vous agissiez avec
fermeté et droiture, je remis à une époque où, avec le temps, la
paix vous serait rendue, le soin de vous faire connaître le mal
secret et profond de votre cœur. En attendant, ce que vous souffriez
alors me semblait une punition suffisante.
" Mais il ne devait pas en être ainsi : la tentation devait renaître
et sous une forme à laquelle il était impossible que ma pauvre
enfant put résister ; elle céda à l'impulsion généreuse et passion-
née de son cœur et elle trouva, dans l'excès môme de son dévoue-
ment, une satisfaction pour sa conscience dont elle sentait con-
fusément le besoin ; mais 'il en fallait davantage, il fallait souffrir
encore, souffrir plus qu'auparant ; il fallait enfin que l'idole fût
brisée et q'ue ce brisement lui parût être celui de son cœur lui-
même !...
" Il n'en est rien, Fleurange : à travers la distance, je voudrais
que ma voix vous parvint, et je voudrais que cette voix fût douée
d'une puissance divine, lorsqu'elle vous dit : " Relevez-vous et mar-
chez." Oui ^ reprenez votre marche dans la vie que Dieu vous a
faite ; levez d'abord les yeux vers lui et bénissez-le coi»rageuse-
ment de vous avoir arrachée au piège d'un tendresse dont il n'était
pas le lien et dont le vide se fût révélé à vous tôt ou tard. Puis,
regardez autour de vous, voyez qui vous pouvez consoler et secou-
rir ; voyez aussi qui vous pouvez aimer ; voyez surtout qui vous
aime, et faites taire dans votre cœur la pensée, coupable à l'égal
d'un blasphème, que vous m'exprimez par ces mots : " Ma vie est
dépouillée de tout ce qui peut me donner le désir de vivre!... "
'' Vous la relirez un jour, ma Fleurange, cette amère et ingrate
parole, et, je vous l'atteste, vous la trouverez mensongère. Si Dieu
ne vous a pas créée pour l'aimer, à l'exclusion même de ses affec-
tions permises qu'un rayon de son amour illumine, vous l'étiez bien
moins encore pour trouver le repos dans un amour privé de cette
FLEURANGE. 333
lumière, amour dont un déchirement soudain et une souffrance
aiguë vous ont empêchée d'éprouver la nature périssable, et vous
ont épargné la douleur d'une irréparable déception !
" Encore une fois, Fleurange, à genoux ! et rendez grâce ; puis
debout et agissez. Point d'affaissement sur vous-même, point de
souvenir complaisant de vos désirs trompés de vos peines souf-
fertes. Courage I votre cœur a été faible et fasciné, mais jamais
encore votre volonté n'a cessé d'être forte, et quelque rude que fût
le chemin du devoir, il vous a suffi de le regarder, pour y marcher
sans défaillance. Courage ! vous dis-je, vous vivrez, — et vous ferez
mieux que vivre, — vous guérirez et vous vous souviendrez de cette
heure qui vous parait si sombre, comme de celle qui l'aura pré-
cédé le jour véritable qui doit éclairer votre vie.
^* Au premier moment, cette lettre ajoutera à votre tristesse et
vous vous trouverez privée de tout, même de la consolation que
vous attendiez de moi ; mais ne cédez pas à la tentation de brûler
ces pages, lorsque vous les aurez lues. Gardez-les pour les relire,
et, soyez-en certaine tôt ou tard, le jour viendra où une douce pro-
messe de bonheur répondra au fond de votre cœur à cette lecture.
Tous comprendrez alors quels sont pour vous les vœux de votre
mère Madeleine, car ce jour-là ma Fleurange, ils, seront ex-
aucés !... "
Celte réponse à la lettre écrite par Fleurange pendant la nuit
agitée qui avait suivi son entrevue avec la comtesse Vera, nous ne
la mettons pas sous les yeux du lecteur à l'époque où, au retour de
son triste voyage, elle lui parvint à Rosenhain ; mais deux ans
après ce jour, un soir d'été, où, assise près de la rivière, sur le
banc du jardin, la jeune fille relisait ces pages pour la seconde
fois.
L'aspecL de celle que nous retrouvons à cette place était quelque
fjeu altej.'é. Une cruelle maladie, suite des émotions et des fatigues
«ndurées deux ans auparavant, avait mis sa vie en danger, et à sa
longue convalescence avait succédé un mal plus lent, plus profond,
plus difficile à guérir, contre lequel tous les remèdes, même celui
d'une volonté énergiquement résolue à les seconder, étaient long-
temps demeurés impuissants.
Pendant cette phase de faiblesse, jusque-là inéprouvée, la vie
était devenue pour Fleurange nouvelle et difficile. En effet, pen-
dant longtemps, il avait fallu renoncer à combattre par l'activité
des devoirs remplis la double langueur de la maladie et de la tris
tesse, supporter l'inaction sans la rendre pour elle-même et les
autres un tourment de plus ; en un mot, faire sur elle-même un
constant et silencieux travail : elle l'accomplit toutefois en accep-
334 REVUE CANADIENNE.
tant avec une reconnaissante douceur les soins de tous ceux qui
l'entouraient, et, sans roidir contre eux son cœur froissé, mais, au
contraire, en s'efforçant de les convaincre que leur tendresse lui
suffisait et que, revenue près d'eux, il ne lui manquait plus rien.
Peu à peu, cette parole fut dite sans effort. Gomme le soleil qui,
au printemps fait fondre la neige, puis réchauffe la terre, puis la
couvre de fleurs, elle sentit de môme que, sous l'influence de cette
bienfaisante tendresse, tout recommencerait à vivre dans son cœur
et dans sa pensée. N'était-il pas doux, en effet, tandis qu'elle était
étendue pendant de longues heures sur la chaise longue, dans un
demi-sommeil, .d'entendre autour d'elle, comme un gazouillement
d'oiseaux, la voix caressante de Frida, mêlée à celle des petits en-
fants de ses deux cousines, qu'elle aimait tant à tenir dans ses bras
et à caresser lorsqu'ils l'avaient réveillée ? n'était-il pas consolant
d'appuyer sa tête sur un cœur presque maternel ? n'était-il pas
salutaire de causer avec son oncle Ludwig, lorsqu'après avoir fait
rouler sa chaise près de la jeune malade, il lui parlait de tant de
choses dignes de fixer son attention, sans la détourner jamais de la
plus haute de toutes ? Et Frida ? et Clara ? et Julian et HansfeU ?
tous n'appor-taient-ilspas leur part d'amitié sûre et fidèle, et chacun,
pour ainsi dire, une fleur qui ajoutait son parfum à l'air qu'elle
respirait ? n'était-ce rien, enfin en ouvrant les yeux, de rencontrer
le bon regard de sa vielle amie, qui après avoir cru la voir mourir,
ne pouvait se lasser de la regarder vivre ?
Et que dirons nous maintenant de celui que nous n'avons pas
encore nommé, de celui dont la sollicitude pour elle n'était point
en apparence plus grande que celle de ses parents et de ses sœurs,
et qui, toutefois, pendant cette longue convalescence, avait fini par
prendre près d'elle une place qu'aucun d'eux ne songeait plus à lui
disputer ? Le caraclère de Clément eût été mal dépeint si, après la
catastrophe^ imprévue qui lui avait rendu la liberté de ses espé»
rance, on le suppose prompt à les admettre et surtout à les expri-
mer. Néanmoins, depuis que l'empire violemment et constam-
ment exercé sur lui-même cessait de lui sembler un devoir absolu,
depuis que la peur de se trahir ne l'obligeait plus à une contrainte
qui, lorsqu'il était près de sa cousine, s'étendait à tous les sujets et
finissait souvent par dissimuler en partie à celle-ci la supériorité
de son esprit et la rare beauté de son intelligence ; un changement,
qu'il n'apercevait pas lui mq^e, s'était >péré en lui et donnait
maintenant à sa physionomie, à l'accent de sa voix, à toute sa per-
sonne, un caractère tout autre qu'auparavant, aux yeux de celle
à laquelle il apparaissait ainsi pour la première fois. Elle le re-
marquait avec surprise, et, lorsqu'il inierrompait leurs lectures par
FLEURANGE. 335
des pensées qui jaillissaient spontanément de son cœur ésnu ou de
son intelligence libre dans son essor, et abordait maintenant une
foule de sujets qu'il s'était interdits jusque-là elle devenait pensive
et comparait, malgré elle, cette éloquence de l'âme dont la source
était si profonde et l'élan parfois si élevé, avec cette autre
éloquence qui l'avait éblouie naguère et dont l'esprit, l'esprit seul
cultivé avec soin faisait tout le charme. Chaque jour, elle attendait
avec plus d'impatience l'heure de ces lectures ou de ces entretiens ;
elle avait bien apprécié déjà le dévouement, la bonté d'âme incom-
parable de son cousin, sa loyauté, son énergie, son courage ; toutes
ces qualités, elle leur avait rendu justice, et cependant il lui sem-
bla d'un coup qu'elle ne l'avait jamais connu ; elle se demanda
môme un jour si jusque là, elle l'avait jamais regardé, tant l'expres-
sion de ce visage où rayonnait ce qu'il y a de plus divin ici-bas, la
double noblesse de l'âme et de l'intelligence, tant ce regard et ce
sourire compensaient l'imperfection de traits remarqués jadis chez
Clément, mais que les années avaient d'ailleurs grandement modi-
fiée à son avantage.
Elle reconnut donc bientôt que, tout en ayant eu beaucoup
d'amitié pour son cousin, elle avait cependant été injuste envers
lui, et ne l'avait jamais apprécié à sa juste valeur.
Mais quel fut le jour, l'heuie, le moment qui lui fit découvrir
qu'elle avait été envers lui non seulement injuste, mais in.
grate, ingrate jusqu'à la cruauté ? C'est ce que nous ne saurions
dire, c'est ce qu'elle ignorait peut-être elle-même.
Fut-ce le jour où, après avoir lu d'une voix tremblante un pas-
sage qui exprimait ce qu'il n'osait dire, il leva soudainement les
yeux et la regarda comme il ne l'avait jamais encore fait ?
Fut-ce cet autre jour où, passant sur son violon d'une mélodie à
une autre, il joua cette romance sans paroles qu'Hansfelt avait
nommée* l'ir/îowr ignoré, et s'arrêta tout d'un coup, hors d'état de
poursuivre ?
Ou bien encore lorsque, vers la fin du second printemps écoulé
depuis leur retour, elle fut tout à fait rétablie, et qui la vit pour la
première fois dehors, debout près du grand buisson de roses, les
mains remplis de fleurs? fut-ce lorsqu'il s'agenouilla pour en
ramasser une tombée près d'elle, et qu'il demeura ainsi jusqu'à ce
qu'elle lui tendit la main et lui dit, en rougissant, de se rele-
ver ?
Il n'importe. Ce jour vint, et il avait précédé de peu celui où
nous l'avons trouvée assise sur le banc au bord de la rivière relisant
attentivement la lettre que la mère Madeleine lui avait adressée
di ux ans auparavant.
336 REVUE CANADIENNE.
La jeune fille, nous l'avons dit, n'était plus tout à fait telle que
nous l'avons souvent dépeinte. Sa longue maladie avait laissé
quelque traces, mais de ces traces qui dans la jeunesse sont pres-
que un charme de. plus, en attendant le retour de l'éclat complet
de la santé. La taille de Fleurange, plus souple et pins mince, son
teint, d'une blaricheur plus transparente, ses longs cheveux, coupés
pendant sa maladie, renaissant maintenant sur son front et enca-
drant son jeune visage de boucles épaisses et soyeuses : tout, en ce
moment, lui donnait quelque chose de la grâce de l'enfance, et en
la voyant aujourd'hui près de son cousin, dont la haute taille et
l'expression mâle et énergique avaient toujours ajouté, en appa-
rence, quelques années à son âge véritable, on n'eut jamais pu
deviner qu'elle n'était pas la plus jeune des deux.
" Elle lisait donc, immobile et attentive, et de temps en temps son
visage se colorait et exprimait ses émotions diverses. Mais lors-
que, après avoir lu les mots jadis écrits par elle-même : '' Mo, vie
■est dépouillée de tout ce qui peut dominer le désir de vivre^ " elle en
vint à ceux-ci : " Vous la relirez un jow\ Fleurange^ cette amère et
ingrate parole^ €t,je vous l'atteste^ vous la trouverez mensongère, " elle
s^arrêta tout court, et, levant au ciel des yeux pleins de larmes :
— Oui, ma mère, dit-elle, vous aviez raison !
Elle couvrit son visage de ses deux mains, et demeura longtemps
absorbée et comme envahie par un flot de pensées.
Dans les profondeurs de sa mémoire, de vagues souvenirs sillon-
naient le passé comme des éclairs, et lui faisaient revoir, dans un
rêve confus, quelques scènes oubliées.
Cette violente explosion de douleur, ces sanglots qu'il n'avait pu
réprimer, lorsqu'il avait appris qu'elle voulait suivre Georges ;
plus tard, ces paroles murmurées, sur la glace, dans ce moment
qu'il croyait le dernier de sa vie, à peine entendues et vite oubliéei
alors, elles surgissaient aujourd'hui, semblables à ces écritures
invisibles que l'approche du feu fait apparaître. Ce sentiment
qu'elle ne discernait que depuis quelques jours. Clément l'aurait-
il donc éprouvé plus tôt, l'aurait-il éprouvé toujours?... Et, s'il en
était ainsi, oh ! alors, quelle avait été sa tendresse, quelle avait été
sa constance, et quelles avaient été les souffrances endurées pour
elle ! Hélas ! qu'avait-elle infligé elle-même à ce noble et fidèle
ami !
Oh ! s'écria-t-elle tout haut, qui a jamais été plus aveugle, plus
ingrate, plus cruelle que moi !
Elle se tut en tresssaillant et leva la tête ; car elle croyait avoir
reconnu le bruit des pas de son cousin. C'était bien lui en effet ;
il venait la chercher sur son banc favori ; et maintenant il était,
FLEUR ANGE. , 337
ià debout devant elle, à la même place où, trois ans auparavant,
il l'avait regardée, le jour où à son insu^ elle l'avait tant fait souf-
frir. C'étaient le même lieu et la même saison ; c'était aussi la
môme heure : le jour tombait, et maintenant, comme alors, la lune,
déjà levée, jetait un rayon argenté sur le charmant visage qu'in-
terrogeait le même regard. Mais, cette fois, l'interrogation fut
comprise, et la réponse silencieuse de ses beaux yeux, aussi expres-
sifs que la parole, fit pénétrer dans le cœur qui l'entendit une de
ces joies humaines réservées ici-bas à ceux-là seuls qui sont capa-
bles d'un amour pur, constant, unique ; d'nn amour digne d'être
nommé après celui de Dieu.
Nous pourrions terminer maintenant ce récitet déposer la plumé,
sans chercher à décrire le joie de la famille lorsque, la nuit
tombée, on vit reparaître les deux seuls absents de la veillée, et
que chacun devina, en les regardant, quel était l'entretien qui, ce
soir-là, s'était prolongé si longtemgs au bords de la rivière.
Toutefois, vers la fin de cette heureuse soirée, mademoiselle
Joséphine amena, sans le vouloir, une communication qu'il nous
semble utile de ne point omettre.
— Voyez, voyez, s'écria-t-elle, dans l'exaltation d'un bonheur,
mêlé d'un secret orgueil de sa pénétration, comme j'avais raison de
penser que le comte Georges...!
Elle s'arrêta d'un air interdit, se souvenant tout d'un coup des
précautions du passé, et craignant encore d'être imprudente en
les négligeant.
Mais Fleurange, sans hésiter, s'écria :
— Achevez, ma chère Joséphine, achevez sans crainte, et pro-
noncez hardiment un nom que je n'ai plus ni peur ni désir d'en-
tendre.
Et tandis que, en l'entendant, le souvenir de ses tortures pas-
sées traversait la mémoire de Clément, pour lui faire sentir plus
ardemment son bonheur 'présent, elle lui demanda d'une voix
calme :
— Est-il toujours en exil, ou bien lui a-t-on fait grâce ?
Clément répondit avec un sourire :
— Non, on ne lui a point fait grâce ; il subit encore toute l'éten-
due de sa peine.
Après un moment de silence, *il ajouta :
—Ce matin même, j'ai reçu une lettre d'Adelardi qui me parlé
de lui... Voulez-vous la lire ?
Sur un signe afîlrmatif de celle à qui il adressa cette question,
il tira son portefeuille de sa poche pour y chercher la lettre. Lors-
qu'il l'ouvrit, il en tomba une petite branche de myrte.
25 mai 1873. 22
338 REVUE CANADIENNE.
Fleurange la reconnut aussitôt.
— Eh quoi, vous la. possédez encore ? dit-elle en rougissant.
Clément ne répondit pas. Il regarda la petite branche avec at-
tendrissement ; elle faisait partie de ce trésor si chèrement con-
servé, et pendant longtemps la seule joie de mon amour caché !
Jamais, oh ! non jamais ! murmura-t-il. Ce fut là ma réponse ce
soir-là, Gabrielle, lorsque vous me promettiez une belle fiancée.
Vous en souvenez vous ?
— Oui, car j'avais dit comme vous une heure avant, et cette
coïncidence me frappa.
— Qu'en faut-il conclure dans ce jour où. vous êtes là, devant
moi, vous la fiancée de mes rêves impossibles ?
—Que nos pressentiments nous trompent souvent...et nos senti-
ments au^ï^i, Clément, ajouta-t-elle, en attachant sur lui des yeux
voilés de larmes qui semblaient implorer un pardon.
Nous ne dirons point quelle fut la réponse de Clément. Nous
dirons seulement qu'elle fit complètement oublier à l'un et à
l'autre la lettre d'Adelardi. Cette lettre, cependant, nous la met-^
trons sous les yeux du lecteur, moins indifférent peut-être à son
contenu quelle l'était en ce moment celui à qni elle était adressée.
Elle était datée de Florence. Le marquis, dont les visites à
Rosenhaim étaient détenues annuelles, annonçait sa prochaine
arrivée, puis il continuait :
^' La pauvre princesse Catherine, dont vous me demandez des
nouvelles, a repris tous ses maux, tant de fois guéris, et ils sont
aggravés maintenant par le mécontentement et l'ennui plus encore
que par l'âge. Personne ne réussit à lui donner des soins tels
que ceux dont elle se souvient, et cha(Jue nouvelle épreuve renou-
velle des regrets qui ne sont nullement compensés d'autre part par
la réalisation de. se$ désirs. J'ai bien souvent remarqué, du reste,
qu'il n'y a rien de tel en ce monde que les désirs réalisés, pour
faire évanouir jusqu'au souvenir de l'ardeur avec laquelle on les
a poursuivis, et même du transport avec lequel on les a vu s'ac-
complir. 11 est vrai que les relations actuelles avec son fils n'ont
rien de satisfaisant, et qu'elles se ressentent de l'humeur mécon-
tente de tous les deux. L'éxil imposé à Georges semblerait cepen-
dant enviable à bien des gens, car le lieu qu'il habite possède tous
les agréments possibles, sauf celui de pouvoir le quitter. Mais ce
terrible 'correctif gâte le reste, et il ne sait jouir de rien, parce que
tout, dit-il lui est imposé. Aussi, je le crains, l'avenir qu'il se pré-
pare et qu'il réserve à sa femme est fort menaçant.
'• La Comtesse Vera est une belle et noble personne, susceptible
jusqu'à un certain point de dévouement, mais orgueilleuse, em-
FLEURANGE. 339
poi-tée et jalouse au plus haut degré. Eu épousant Georges dans la
situation où il se trouvait, elle croyait,- par ce grand sacrifice^
s'assurer ce cœur volage et se l'attacher fidèlement et à jamais par
la reconnaissance. Elle s'est trop vite aperçue qu'il n'en était rien,
et que la liberté comparative qu'il avait recouvrée se transformait
promptement à ses yeux en dur esclavage. Il en est résulté entre
eux des scènes qui ont déjà plus d'une fois ti:*oublé une existence
dont il ne leur est pas permis de rompre la monotonie. Dans l'une
d'elles, le croiriez-vous ? Vera, égarée par l'irritation et la jalousie,
a trahi elle-même le secret si bien gardé jusque-là, en s'écriant avec
emportement qu'elle regrettait de ne lui avoir pas laissé subir le sort
qu'une autre était si disposée à partager avec lui. Revenue à
elle-même, elle eut lieu de regretter son imprudence, car George
exigea une révélation complète ; et ramené ainsi subitement vers
un souvenir revêtu à ses yeux, aujourd'hui, du double charme du
passé et de l'impossible, il se livra à son tour, sans aucun ménage-
ment, aux plus amers reproches ; et je ne sais s'il n'eut pas la
cruauté de lui dire '• qu'il eût préféré mille fois le sort auquel elle
l'avait soustrait à celui qui était aujourd'hui le sien auprès d'elle!"
Nous savons ce qu'il faut penser de ce mirage de son imagination ;
mais, d'après tout ceci, vous ne serez pas 'surpris d'apprendre
qu'ils aspirent tous deux avec U!ie égale ardeur à la liberté, qui ne
leur sera pas rendue avant deux ans, et qui sera, selon toutes appa-
rences, aussi dangereuse pour l'un que pour l'autre. La princesse
le voit et le prévoit, depuis une visite en Livonie où je l'ai accom-
pagnée l'été dernier. Pendant ce séjour, Georges ne lui a pas non
plus épargné des reproches qui lui ont été d'autant plus sensibles
que sa mère en est depuis longtemps à se dire que, au bout du
compte, elle a sacrifié son bonheur et l'agrément de sa prostré vie
par une opposition dont le résultat a été d'éloigner d'elle, du même
coup, et son fils et la seule compagne qui ait jamais réussi à la
satisfaire. Et comme, lorsqu'elle est mécontente, il lui faut tou-
jours s'en prendre à quelqu'un qui ne soit pas elle-même, savez-
vous à qui elle reprochait l'autre jour devant moi t#u3 ses mé-
comptes actuels ? A Gabrielle I... qui, disait-elle, n'avait pas su, il y
a trois ;ins, user, comme elle l'aurait dû, de son empire et le con-
server ! !
" Depuis qu'elle s'est aperçue que je ne partageais nullement ce
regret— qui ne sera pas partagé non plus par vous, je le suppose,
ni, j'aime à le penser, par celle qui l'inspire — elle m'en veut à mon
tour, et déclare avec mélancolie que tous les amis sont insensibles
et tous les enfants ingrats !..."
340 REVUE CANADIENNE.
La réponse de Clément à cette lettre hâta l'arrivée du marquis.
Il avait vu renaître et grandir les espérances de son jeune ami, et
pour rien au monde il n'eût voulu être absent de Rosenhain le jour
de leur réalisation. Wilhelm et Berta, la discrète confidente qui
avait su consoler la souffrance de Clément, sans l'obliger à la révé-
ler, furent avec le marquis les seuls amis admis ce jour-là au mi-
lieu de l'heureuse famille. La noce fut riante autant que l'avait été
celle de Clara. Les mariés cependant semblaient plus graves et
plus recueillis, car une grande épreuve avait précédé ce jour, et
donnait à leur bonheur ce quelque chose cVachevé qui manque sou-
vent ici-bas aux fêtes les plus joyeuses.
Eux aussi, à leur tour, ils allaient partir pour l'Italie, et l'on de-
vine que, parmi les lieux qu'ils devaient visiter ensemble, le pre-
mier vers lequel se dirigeait leur pensée était celui où les attendait
la bienvenue et la bénédiction de la mère Madeleine.
Au retour, c'était la maison, transformée et embellie, de made-
moiselle Joséphine, qui devait devenir leur demeure, à la seule
condition, imposée par leur vieille amie, qu'elle habiterait sous
leur toit jusqu'à la fin de ses jours.
Leur destinée fut-elle heureuse ? Nous croyons ra£Q.rmer. Fut-
elle exempte de peines, de souffrances et de sacrifice ? Nous pou-
vons le nibr avec encore plus de certitude. Elle fut digne d'envie
néanmoins, car ils possédèrent ce qu'il y a de meilleur parmi les
bonheurs de la terre, sans oublier jamais " que la vie ne peut jamais
être tout à fait heureuse^ parce qu'elle ii^est pas le ciel^ ni tout à fait
malheureuse^ parce qu'elle en est le chemin *. "
Mine GraVEN.
(^Fin.)
I Eugénie de la Ferronnays.
IF
LE CANADA EN EUROPE.
(Suite et fw.)
VIII.
Sommaire. — De Qaébec à la Colombie-Anglaise. — La chute du Niagara. — L'eau
des grands lacs. — Le fleuve MacKenzie confondu avec le Saint-Laurent. —
Pour qui importons-nous des marchandises d'Europe ? — Un Canadien.... du
Mexique.— Tous scieurs de bois ! — Francophobie du Times. — Les travaux et
les luttes d'un passé tout récent,— Venez y voir, messieurs ! — Nos frères des
Etats-Unis.— Gomme ils nous connaissent ! — Guérissez-vous d'abord, s'il vous
plaît.
Il n'y a pas longtemps qu'une dépêche du bureau colonial de
Londres invitait le gouvernement canadien à faire passer directe-
ment de Québec à Victoria, dans la Colombie-Anglaise, une con-
signation d'armes et d'accoutrements militaires, au lieu de* les
expédier par mer. Les ministres anglais furent bien étonnés lors-
qu'on lès invita à consulter la carte. Ils croyaient que la Colombie
se trouve au bout de la banlieue de Québec. S'il en était ainsi, le
chemin de fer du Pacifique, que nous nous proposons de con-
struire bientôt, serait raccourci de neuf cents lieues.
En 1812, un homme d'Etat du parlement anglais proposait d'en-
voyer une forte escadre jusqu'au fond de l'Erié, pour balayer le
httoral américain de ce lac. Il oubliait tout sin^plement la chute
de Niagara. On le prit cependant au sérieux et des frégates par-
urent pour cette mission. Afin de ne manquer de rien à bord, on
avait muni ces vaisseaux d'appareils à purifier l'eau de mer pour
la rendre potable. Purifier l'eau des lacs canadiens, et franchir
d'un bond le Niagara, deux bourdes qui me paraissent dignes de
passer à la postérité la plus reculée.
342 REVUE CANADIENNE.
Un Canadien qui s'embarquait au Havre pour revenir au pays,
lia momentanément connaissance avec un employé chargé par
quatre ou cinq maisons de commerce, de surveiller l'expédition
d'une centaine de ballots destinés au Canada. Apprenant d'où
venait et où s'en retournait le voyageur, l'employé se montra tout
de suite disposé à parler de cette lointaine contrée.
— Le Canada î ah, monsieur ! c'est un rude pays que celui-là !
De la neige, hein ! quatre pieds, cinq pieds, six, et parfois davan-
tage. Avec ça un froid de trente-six mille loups, n'est-ce pas? On
connaît ça!
— Je vois que vous y êtes allé...
— Non pas ! Je vous demande pardon. Saperlotte, vous n'y pen-
sez pas ! Il faut avoir été pris jeune., j'ai cependant un ami qui
en revient.
—Alors, vous savez ce qui en est, c'est tout comme si vous y
aviez passé douze mois de calendrier.
— Je le crois bien !" Figurez-vous que mon ami a été cinq mois
sans voir de visages blancs autres que les personnes du poste de
traite où il séjournait.
— Bigre ! et où donc ça, s'il vous plait ! »
— Ah, voilà .-c'est un nom anglais, qui m'échappe par conséquent
mais le fleuve qui y passe s'appelle MaKinsie.
— Parfaitement, le fleuve MacKenzie c'est comme si vous me
parliez d'un faubourg de Paris qui se trouverait à sept cents lieues
du dôme des Invalides...
— Allons donc !
-rMais oui, s'il vous plait. Et du reste avez-vous réfléchi à quoi
ou à qui pouvait servir le contenu des ballots que vous embar-
quez en ce moment ? Voua nous expédiez des étoffes de haut prix,
des fleurs artificielles, des rubans, des soieries, des gravures de
modes, des livres, de la musique, des tapis, des draps fins , des bijou-
teries... pour les ours blancs ou les renards verts ? Convenez que
les deux bouts de votre raisonnement ne se joignent pas.
M. J. A. N» Provencher est à Paris depuis l'automne dernier.
Voici un trait emprunté à l'une de ses lettres : Le lendemain de son
arrivée, M. Bossanges le présente à un journaliste :
— Mon cher ami, vous voyez devanl vous un Sauvage du Canada,
qui nous est arrivé hier dans l'accoutrement de sa tribu, bruyet,
mitasses, bonnet à plumes, enfin tout l'attirail. Vous comprenez
que nous l'avons mené sans retard chez un tailleur. Tel que le
voilà, il n'est pas si mal après tout.
LE CANADA EN EUROPE. 343
— Certes, non ! Je dirai même sans compliment qu'il porte nos
habits à ravir. Mais attendez donc ! par quel prodige avez-vous
pu traverser la moitié de la France sous votre costume national ?•
— Je voudrais bien voir qu'on me molestât," réplique vivement
Provencher de son air le plus iroquois, je suis sujet britannique,
mes papiers sont en ordre, et mon gouvernement ne permettrait
pas...
— C'est très-juste, reprend le journaliste, très-juste, M. Thiers a
raiston : nous avons bien assez de la Prusse, n'allons pas nous mettre
l'Angleterre sur les bras !
Et le reste de la conversation à l'avenant.
Un dictionnaire de géographie publié en Angleterre, il n'y a pas
longtemps, nous informe que Québec est la ville principale du
Canada, et que le dit Canada renferme une population de sept
mille âmes.
L'Européen vend des marchandises, mais il ne connaît pas la
géographie.
L'Anglais a des flottes dans toutes les mers du globe, mais il ne
connait pas la géograf^hie.
Le Français porte des moustaches, mais il ne connaît pas la
géographie.
L'Italien se faradase, mais il ne connaît pas la géographie.
L'Espagnol a découvert la moitié de l'univers, mais il ne con-
naît pas la géographie.
L'Allemand réclame toute terre que foule un pied de Teuton,
mais il ne coHnaît pas la géographie.
Mr. Napoléon Bourassa étant à Rome, vit son hôte entrer un
matin dans sa chambre, la figure rayonnante de plaisir :
— Je viens, monsieur, vous annoncer une bonne nouvelle.
— Tant mieux, tant mieux ! di!; Mr. Bourassa, de quoi s'agit-il ?
— Nous avons, depuis hier soir, un de vos compatriotes. .
— Ici même ?
— Oui, monsieur ; je l'ai mis en face de vous, au numéro 30.
— Bien obligé de l'intention, je cours le voir.
Et Mr. Bourassa se hâte d'aller frapper au numéro 30. Une
voix répond de l'intérieur, il pousse la porte et se trouve en pré-
sence ... d'un Mexicain !
M. Anthony TroUoppe a écrit, il y a une vingtaine d'années :
"A Montréal et à Québec, les Canadiens-français sont tous porteurs
d'eau ou scieurs de bois."
Un autre écrivain anglais qui avait vu une servante rousse dans
une auberge du Havre, ne disait-il pas qu'en France toutes les ser-
vantes étaient rousses !
344 REVUE CANADIENNE.
Mais ce qui dépasse les bornes de la plaisanterie, ou plutôt ce
dont il est difficile de sa moquer, vu la gravité de 'l'assertion et
^'importance du journal qui la publie, c'est le passage suivant d'un
article du Times de Londres, daté du mois dernier:
" Voyez les Canadiens-Français, e^ songez de quelle énergie
étaient doués leurs ancêtres quand ils quittèrent la Normandie et
la Bretagne pour s'établir sur les bords du Saint-Laurent. Que
sont-ils aujourd'hui ? C'est le peuple le plus aimable de l'Amérique,
mais la tutelle a abaissé le niveau de leur intelligence presqu'à
celle de l'aborigène indien."
Voilà deux cent cinquante ans que nous habitons ce pays.
Durant tout ce temps on nous a trouvé en lutte avec la forêt et
avec les hommes, défrichant le sol, fondant des villes, ouvrant des
routes, établissant des villages, des écoles et des collèges. Les
guerres contre les Indiens nous ont coûté et du sang et des peines.
Les guerres contre les Anglais nous ont écrasés parce que la France
no.us abandonnait contre des forces dix fois supérieures. La con-
quête venue, les persécutions ont commencé contre nous. Nous
nous sommes réfugiés sur nos terres, sur ce^sol arrosé des sueurs
et du sang de nos pères, nous sommes devenus les paysans, le
corps et la force du pays. Malgré la tyrannie, malgré notre pau-
vreté, il nous restait assez de cœur et de t:apacités intellectuelles
pour entreprendre les luttes politiques. Nous les avons entre-
prises résolument; elles ont duré soixante-quinze ans, et pied
à pied durant cette longue période nous avons regagné le terrain
perdu par la faute de notre ancienne mère-patrie, nous nous
sommes refaits politiquement, commercialement, et comme nation.
Aujourd'hui, d'un océan à l'autre, sur les territoires découverts et
livrés à la civilisation par nos pères et par leurs fils, nous sommes
le principal groupe autour duquel viennent se ranger ou contre
lequel combattent les phalanges politiques. Le rang que nous
avons ainsi fait à notre race sur ce continent est digne d'envie et le
serait pour n'importe .quel peuple, et voilà que par un simple besoin
de dénigrement, pour obéir à un instinct de francophobie assez
évident, le principal organe de la presse d'Angleterre nous ravale
au niveau des Indiens et des Parias !
Il est juste de dire aussi que la presse anglaise du Canada s'est
soulevée d'indignation et qu'elle a enregistré plus d'une verte im-
plique à l'adresse du Times. Mais qui les lira en Angleterre !
'* Où donc, dit la i/merue, le grand journal a-t il puisé ses ren-
seignements sur lès Canadiens-français? Il aura probablement
ouvert un de ces livres écrits par quelques fanatiques qui viennent
ici sans rieii voir et retournent chez eux nous dénigrer. Qu'ils
LE CANADA EN EUROPE". 345
viennent ici ces fiers écrivains du Times^ et ils verront que pour
s'être conservés au milieu des populations étrangères, les Canadiens-
français abandonnés au moment de la conquête par 'les familles
nobles, par les riches, qui repassèrenten France, ont déployé autant
d'énergie que leurs ancêtres et qu'ils n'ont pas dégénéré. Ils seront
témoins d'un spectacle unique d^ns l'histoire, et si après avoir vu
nos institutions, notre force, nos hommes d'état, ils ne changent pas
d'avis,ils mériteront bien d'écrire toute leur vie des articles aussi
sots que celui que nous venons d'analyser."
Mais ce n'est pas tout, on peut venir jusqu'en Amérique cueillir
des perles de ce genre : Le Meschacébé de la Nouvelle-Orléans, publie
un article, reproduit par le Courrier des Etats-Unis du 18 novembre
1872, sur l'union des Français aux Etats-Unis. Dans cet article, il
se plaint de la perte de l'influence française en Louisiane : " Qu'ont-
ils fait, ces négociants français, de l'héritage de leurs pères ? Les
Français était tout jadis, et ne sont plus rien aujourd'hui dans la
ville et l'Etat La race française a visiblement le dessous, et sa
honteuse défaite éclate partout dans la ville de la Nouvelle-Orléans
où son quartier spécial n'est qu'une nécropole, — dans l'intérieur
de l'Etat, où elle est chaque jour rayée du livre de la propriété
conquise par ses sueurs. Elle s'est conservée au Canada parce
qu'elle n'a pas eu de concurrence, mais en quel état d'ignorance,
de sujétion, de routine et de superstitions! "
La parole et l'écriture ont été données à l'homme pour déguiser
la vérité, — c'est reconnu et pratiqué.
Messieurs, un bon conseil, en guise de réplique : Guérissez-vous
d'abord ; ensuite vous tâcherez de nous connaître, et nous en cause-
rons. Si vous lisiez l'histoire de la Louisiane et si vous la compa-
riez à celle du Canada, ce serait un bon commencement d'instruc-
tion pour vous, et, je le répète,il est convenable d'étudier un peu
les gens que vous calomniez par dépit.
IX.
Sommaire. — Les Habitants. — Education et instruction. — Une opinion non sus-
pecte.— Première application du régime britannique. — Autres opinions sur no-
tre compte.- Instruction. — Notre presse politique. — L'œuvre atteste l'ouvrier.
En Canada, nous donnons le nom à.'hahitants aux gens de la
campagne. Cette désignation remonte à l'origine même de la colo-
nie ; elle servit d'abord à distinguer les Français résidant à poste
fixe sur des terres, des employés des compagnies de traite, des
domestiques des maisons religieuses et de quelques particuliers
846 REVUE CANADIENNE.
qui n'étaient point du nombre des habitants sur lesquels l'on comp-
tait pour fonder le pays. En France, on appelle *' paysan " celui
qui cultive le sol, qui y est en quelque sorte attaché, Notre mot
^'habitant" est beaucoup plus relevé, et nos gens s'en sont tou-
jours montrés fiers avec raison. Jl y a un siècle, Bougainville
écrivait: " Les simples habitants du Canada seraient scandalisés
d'être appelés paysans. En effet, ils sont d'une meilleure étoffe
et ont plus d'esprit, plus d'éducation que ceux de France,"
J'ajouterai, pour ce qui a trait à l'éducation, que Bougainville
donne à ce mot le sens de savoir-vivre, bonnes manières, politesse,
urbanité, etc., que lui donne aussi le dictionnaire, mais pour ce
qui touche à l'instruction, elle était presque disparue de la colonie
à l'époque (1757) où il écrivait . Les premiers colons du Canada
furent des personnes instruites, c'est-à-dire pouvant au moins lire
et écrire. En consultant nos vieilles archives, on est tout étonné
de voir que les sept-huitième des habitants savaient signer, et la
plupart d'une main qui atteste l'habitude de se servir de la plume.
Un siècle après, l'incurie de l'administration française nous
avait fait changé de rôle : les gens qui font leur '' marque" sont en
grande majorité mais, comme l'atteste Bougainville, l'éducation
de la famille et des relations sociales restait dans ce groupe de
déshérités du sort.
Lord Durham, qui écrivait en 1839 et qui puisait à toutes les
sources de renseignement, a cru devoir dire ce que ses compa-
triotes lui avaient appris touchant les Canadiens-français de l'épo-
que qui suivit la conquête.
Il parle ainsi des habitants: '-Il ne leur manquait ni les vertus
d'une vie simple et industrieuse, ni celles que l'on reconnaît d'un
commun accord à la race dont ils descendent. Les tentations qui,
dans un autre état de société, poussent à exercer des violences con-
tre la propriété ou la personne, leur étaient peu connues. Ils sont
doux et obligeants, frugals, industrieux et honnêtes, très sociables,
avenants et hospitaliers, et distingués par une courtoisie et une
politesse réelle qui domine dans toutes les classes de leur société."
Parlant de nous en général, il s'exprime comme suit : ''Dès les
commencements de l'administration anglaise en ce pays, les Cana-
diens-français furent exclus du pouvoir, et toutes les charges de
confiance et les émoluments passèrent aux mains de personnes
d'origine anglaise. Les plus hautes fonctions de la loi furent con-
fiées à des étrangers. Les fonctionnaires du gouvernement civil,
avec les officiers de l'armée, composaient une sorte de classe privi-
légiée, occupant les premières places de la société, éloignant les
LE CANADA EN EUROPE. 347
hautes classes des Canadiens-français de leur cercle comine aussi
du goayernement de leur propre pays."
Lord Durham, haut commissaire de la couronne, envoyé en Ca-
nada pour étudier Tétat politique de cette colonie et trouver les
moyens de nous réduire, s'est acquitté de sa tâche avec conscience
et habileté. S'il ne nous a pas écrasés ce n'est pas sa faute, — tou-
tefois, tenons-lui compte des bonnes notes que la vérité historique a
fait jaillir comme naturellement de sa plume-
Un Anglais qui a publié un livre vers 1814 (Anderson's views
of Canada) n'hésite pas à nous faire une part agréable de s is sou-
venirs :
" Les Canadiens-Français sont honnêtes et droits dans leurs
transactions d'affaires, à un degré que l'on rencontrerait rare-
ment chez une population sans instruction, ou même peut-être
nulle part ailleurs. Ils sont sociables et polis dans leurs manières ;
et pour ce qui est de leur gouverne, ils agissent sensément, sont
ingénieux et industrieux."
Un négociant, M. Parker, faisait la déclaration suivante devant
un bureau d'enquête de la Chambre des Communes, en 1827 :
" Les Canadiens-français sont unis par une origine commune dont
ils sont justement fiers, parleur religion, leurs mœurs et leurs
vertus, et sont intéressés à soutenir une réputation qu'ils ont con-
servée jusqu'ici sans tache... Je les encouragerais. "
Consultons encore lord Durham :
" La négligence soutenue du gouvernement anglais laisse (en
1839) la masse des Canadiens-français sans aucune des institutions
qui les pourraient élever dans l'ordre de la liberté et de la civilisa-
tion. Ce gouvernement les a laissé sans moyens et sans leur con-
férer les institutions du self-government.... Quoiqu'il en soit, l'as-
sertion généralement répandue que toutes les classes de la société
canadienne-française sont également ignorantes est tout-à-fait
erronée, car je ne connais point de peuple chez qui il existe une
plus large somme d'éducation élémentaire élevée (higher kinds of
elementary éducation) ou chez qui une telle éducation soit réelle-
ment répartie sur une plus grande portion de la population. La
piété et la bienvaillance des premiers possesseurs du pays, ont
fondé, dans les séminaires qui existent sur différents points de la
province, des institutions dont les ressources pécuniaires et l'acti-
vité ont longtemps été dirigées vers l'éducation. L'instruction que
l'on donne dans ces séminaires et ces collèges ressemble beaucoup
à celle des écoles publiques d'Angleterre, pourtant elle est plus
variée. 11 en sort annuellement de deux à trois cents jeunes gens
instruits.... J'incline à croire que la plus grande somme de raffine-
348 REVUE CANADIENNE.
ment intellectuel, de travail de la pensée dans l'ordre spéculatif,
et de connaissances que puisse procurer la lecture, se trouve, sauf
quelques brillantes exceptions, du côté des Canadiens-français."
Voilà treme-quatre ans que ce qui précède est écrit. Nous étions
alors sous le talon du vainqueur depuis quatre-vingts ans déjà, lut-
tant chaque jour pour échapper à la mort nationale, pour prendre
notre place au soleil. Dix ans après, nous avions 108,000 enfants
aux écoles ; en 1870, il y en avait 217,000. Dans cet intervalle,
nous avons conduit à bonne fin nos projets do réformes politiques.
Il n'est point de nation chez qui la presse périodique ait fourni
une plus noble carrière, et l'histoire du inonde ne nous enseigne
rien de plus beau que les luttes de nos parlements où se décidèrent
le sort des descendants des soixante-dix mille malheureux de 1760,
abandonnés en proie aux haines, aux antipathies et aux caprices
d'un ennemi puiss:int et peu accessible à la pitié.,
X.
Sommaire. — Nos amis, nos défenseurs.- -Livres canadiens' en France. — Bons
témoignages.
Pour nous consoler des fâcheuses impressions que font naître
partout en Europe les récits de certains voyageurs et savants, nous
avons plus d'une page rédigées par des hommes réellement ins-
truits. Le nombre de nos défenseurs est. peu considérablq, mais
il en vaut la peine. Je nommerai surtout M. Rameau, qui plus,
que tous les autres nous a étudiés et compris; lord Durham, dont
*le coup d'oeil était si juste et qui n'a pas craint de dire ce qu'il
avait appris chez nous; M. Ampère, tout ravi et tout abasourdi de
retrouver la France au bout du monde, la france si bien conser-
vée ; Maurice Sand, qui couvre chaque phrase de ses lettres de
point d'exclamation, et qui pour un rien se fixerait à Québec. M.
Marmier, qui parle toujours de nous comme ferait nu frère exilé ;
M. de Quatrefages qui croit volontiers à la coloration de notre
peau, mais qui applaudit aux commencements de notre littérature.
Le Journal Officiel s'est fait l'organe des consuls de France en
Canada ; il a publié ça et la, depuis une dizaine d'années, des
articles propres à fixer les hommes sérieux sur notre compte.
VUniversne nous néglige pas non plus. Voici quelques lignes de
l'un de ses articles les plus récents :
'' Parmi tant de nobles et généreuses qualités, il est resté aux
Français-Canadiens le culte du foyer, le respect des ancêtres.
Leurs écrivains les plus célèbres se sont surtout donné la mission
LE CANADA EN EUROPE. 349
d'étudier le passé du pays qu'ils appellent encore la Nouvelle- France
et qui, par un étrange phénomène, garde sous la domination
anglaise Ips traits de la Vieille-France. Québec et Montréal, véri-
tables foyers intellectuels, nous tiennent au courant de ces tra-.
vaux inspirés par la piété du patriotisme. Si nous ne leur accor-
dons pas la place dont ils sont dignes, la faute en est, hélas ! aux
labeurs et aux angoisses du moment. Nous vivons depuis de
longues années comme des gens enfermés dans une digue mena-
cée de toutes parts par les. eaux envahissantes. Notre faible défense
cède toujours d'un côté ou de l'autre, et toujours il nous faut user
nos forces à la consolider ou à la réparer."
L'année dernière, la maison Jean-Baptiste Rolland et Fils, de
Montréal, a mis en dépôt chez M. Santon, libraire, à Paris, les
livres et les brochures publiés en Canada depuis un an ou deux.
Cet envoi est très-bien accueilli par quelques Revues et journaux
qui en ont eu connaissance. D'autres livres suivront les premiers.
Nous ne pouvons que féliciter les MM. Rolland de leur patriotisme
et de leur esprit d'entreprise, et nous leur prédissons encore plus
de succès s'ils veulent se borner à n'envoyer en France que nos
meilleurs ouvrages, ceux qui sont regardés ici depuis quelques
années comme de bons produits des plumes canadiennes.
Les Français d'Europe ne sauraient s'intéresser autant que
nous aux nouveautés qui sortent de nos presses ; ils rechercheront
toujours de préférence les ouvrages qui représentent le côté le plus
fidèle et le plus attrayant de notre littérature. Ne nous exposons
pas davantage à faire passer pour des écrits célèbres chez nous,
certaines brochures qui, à nos yeux mêmes, n'ont que le mérite
qu'elles empruntent à des circonstances locales entièrement incon-
nues là-bas. N'envoyons pas non plus de reproductions d'anciens
manuscrits mal imprimées, criblées de coquilles, et tellement
fagoltées en un mot que les parisiens ne savent plus comment s'y
prendre pour ne point éclater de rire, — témoin ce que M. Alfred
Blot dit du Journal du notaire Badéaux :
" M. Radeaux, notaire de la vi,lle des Trois-Rivières, écrit le
Journal des opéralions de Varmée Américaine^ lors de l'invasion du
Canada en 1775-76. Le style de tiL Radeaux est semé d'ar-
chaïsme et de provincialismes, qui ont un goût de terroir très-
prononcé. La plupart des actions des républicains, dit l'écrivain
royaliste des Trois-Rivières, me paraissent tenir plulôt du barba-
risme que de la noblesse de leurs sentiments."
Ce pauvre manuscrit a été rédigé en 1775-76, jour par jour, au
milieu des événements de l'invasion américaine. Badeaax, qui
jouait un rôle actif dans les affaires de sa ville natale, ne fut
350 REVUE GANADTENNE.
jamais un littérateur et ne se piquait pas de passer pour tel. De nos
jours, une copie très-mal faite de son manuscrit a été imprimée, les
typographes ont renchéri sur ce que le texte original et la copie
ont de défectueux, si bien qu'en comparant l'impi-imé avec l'ori-
ginal, j'y ai trouvé près de quatre cents fautes, dont plusieurs
sont graves et d'aulres assez amusantes, jugez-en : ''Ce matin,
St. 'Luc est parti." Badeaux avait écrit : '' Ce matin le lac (la glace
du lac Saint-Pierre) est parti." Voilà ce qui est offert aux étrangers
comme échantillon de notre littérature. Mettons-y donc plus de
discernement une autre fois.
Par occasion, cependant, des livres canadiens ont pu pénétrer en
France dans certains cercles élevés et être lus et commentés
avant aujourd'hui ; j'en fournis des preuves en plus d'un endroit
de cet article. Dans son étude sur Vunité de respèce humaine^
M. de Quatrefages refuse de croire que nous soyons dégénérés
comme on le dit ; après avoir fait l'éloge de notre vigueur physi-
que, il ajoute : *' Ce sont ces hommfes dégénérés petits de corps et
d'idées^ qui entretiennent à Québec, à Montréal, le goût de la litté-
rature et des arts, et luttent au nom de l'intelligence élevée,
contre les tendances à peu près exclusivement utilitaires des colons
anglais. Enfin, bien que ne se recrutant plus dans la mère-pntrie
depuis la cession du Canada à l'Angleterre, ces mômes hommes,
ces Celtes transplantés ont longteriips constitué la très-grande ma-
jorité de la population ... ils se multiplient avec une rapidité bien
remarquable."
M. Rameau écrivait, il y a quinze ans bientôt :
" C'est cà peine si ce petit peuple, abandonné en 1760 dans une
entière ignorance par toute l'aristocTatie sociale, commence à se
relever et à renaître à la vie intellectuelle cependant, lorsque
Ton passe de l'étude des Américains aux Canadiens, une différence
tranchée saisit l'esprit et lui signale l'iustinct plus artistique, la
forme plus polie et le goût plus pur dont on reconnaît déjà l'in-
fluence chez l'écrivain canadien ; il a naturellement mieux le sen-
timent du beau, comme chez nous l'Italien à mieux le sentiment
musical ! Mais ce qui frappe surtout, c'est que chez eux on sent
plus ou moins l'ampleur de ta conception tendre inclusivement
vers cette jouissance des idées générales qui forme la sphère supé-
rieure des opérationsde l'esprit humain, — caractère qui fait défaut
chez presque tous les écrivains américains.'-'
Après avoir cité quelques passages de livres canadiens (de Mi\
l'abbé Ferland et de Mr. Etienne Parent) M. Rameau dit: ''La
vivacité du trait qui distingue ces tableaux et l'alticisme de l'es-
prit français, font voir que sur les bords du Saint Laurent notre lan-
LE CANADA EN EUROPE. 351
gue n'a pas plus dégénéré que notre caraclère On peut présager
aux canadiens une longue jeunesse et une rare énergie dans leur
développement à venir."
Mr. Rameau a visité et étudié le Canada vers 1859. A cette
époque, notre littérature n'avait encore fait que son premier pas.
Voici comment il nousjuge, par nos livres, après avoir mis de côté
les pages sans valeur qui, de toute nécessité, sont nombreuses^dans
ces premiers recueils :
"Nous avons été frappé de cet instinct naturel de généralisa-
tion, que nous signalons ailleurs, faculté si puissante qîiand on
sait ne pas l'exagérer. Chez tous, en effet, avec plus ou moins de
jouissance et plus ou moins de succès, on sent poindre dans la pen-
sée cette ampleur généreuse du sentiment, cette recherche de la
relation générale des choses, qui dégagent Tintelligence humaine
de l'étude trop stricte de son sujet, l'élèvent au-dessus des faits,
accroissent sa puissance et lui permettent, quand le savoir et le
génie intérieur viennent la féconder, d'entraîner à sa suite la
science et l'humanité dans la carrière du progrès."
"■ Le premier fondement de leur force repose sur la simplicité
de leurs mœurs. La science et les arts, pas plus que la liberté ne
suffisent pour établir une société heureuse et durable Meilleurs
que nous sous ce rapport, les Canadiens ont conservé les heureux
côtés de notre caractère gai, affable, amateur du beau et des arts^
sans les avoir exagéré comme nous par cette possession libertine du
plaisir et du luxe."
Après avoir dit qu'il vaut mieux pour les Canadiens-français de
rester sous le drapeau anglais que sous celui de la France, M.
Rameau ajoute :
" Ayant été élevés dans la pratique de la liberté, dont ils ont
tiré d'excellents fruits, ils seraient promptement dégoûtés de nous,.
de notre administration et de notre gouvernement Leurs
mœurs, d'ailleurs, infiniment plus sévères que les nôtres, ne tarde-
raient pas à être froissées par nos habitudes et viciées peut-être
par nos entraînements.
'' Si le développement des Canadiens-français en Amérique ne
devait amener pour nous que la vaine satisfaction de voir les des-
cendants de notre race propager avec leurs établissements la
langue et lé nom français, quels que fussent les généreux efforts
qui auraient déterminé ce résultat, ce ne serait jamais qu'un
fait historique d'une assez médiocre importance. Mais sous cette
expansion matérielle doit pareillement se produire une consé-
quence intellectuelle et morale d'une incontestable gravité pour
l'avenir de l'Amérique : en même temps que notre nom et notre
352 REVUE CANADIENNE.
langue, nos compatriotes devront propager le caractère propre de
nos mœurs, de notre intelligence, et les aptitudes particulières qui
ont fait l'utilité et l'importance de notre rôle dans l'histoire du
monde européen. "
XI.
Sommaire. — Deux discours. — Conclusion.
Tout récemment, deux discours ont été prononcés, à Paris, par
des amis du Canada, M. Xavier Màrmier et M. Rameau. M.
Marmier a parlé devant l'Institut ; je me plais à citer un passage
qui fera voir combien nous gagnerions à cultiver de pareilles
amitiés :
*' Le Canada ! Jamais je n'oublierai l'impression que je ressentis
en le visitant pour la première fois. Je venais de traverser une
partie des Etats-Unis, qui, je dois le dire, ne m'avaient point con-
verti à leur république. Après un dur trajet dans les wagons éga-
litaires, après deux ou trois transbordements au millieu d'une foule
tumultueuse et batailleuse, soudain quel changement 1 Devant
moi, dans des plaines paisibles, s'élèvent des. maisons avec le jar-
din et l'enclos, comme on les voit en Normandie. A mes yeux
apparaissent des physionomies dont je me plais à observer l'hon-
nête et bonne expression ; à mes oreilles résonne l'idiome de la
terre natale. Mon cœur se dilate; ma main serre avec confiance
une autre main. Je ne suis plus en pays étranger. Je suis sur le
sol du Canada, dans l'ancien empire de nos pères. Quel empire !
de l'est à l'ouest, une espace de cinq cents lieues. A l'une de ses
extrémités les profondeurs du golfe Saint-Laurent ; à l'autre, le lac
Supérieur, le plus grand lac de l'univers. Entre ces deux immenses
nappes d'eau, des forets d'où l'on peut tirer des bois de construc-
tion pour le monde entier, des pâturages, des champs de blé et de
maïs, les rustiques loghouses des défricheurs le long des clairières,
les riants villages, les villes superbes au bord des fleuves et des
rivières, et toutes les œuvres de l'industrie et de la science
moderne: chemins de fer, bateaux à vapeur, télégraphes. Cette
belle contrée, trois fois plus étendue que l'Angleterre et l'L-lande,
était à nous, et se rejoignait par le bassin du Mississipi à la
Louisiane, conquise aussi par nous. Et, de tout cela, rien à la
France, pas le moindre hameau. Non. Mais la France est là
vivante en un plus grand nombre de familles qu'au temps où elle
avait là ses citadelles et ses gouverneurs. Sa conquête territoriale
LE CANADA EN EUROPE. 353
lui a été enlevée ; sa conquête d'affection s'est accrue par l'ac-
croissement continu de la population.
Qu'on se figure une de ces plantes dont un coup de ventemporte
le germe sur une plage lointaine où il prend racine, où il se déve-
loppe, où il produit des rejetons qui, peu à peu, s'élèvent au milieu
d'un amas de plantes étrangères. C'est l'image de cette populatioa
française si petite d'abord, mais si ferme, qui a grandi entre les
tribus indiennes, qui les a graduellement dominées, et qui main-
tenant conserve sous le régime britannique, dans les villes comme
dans les campagnes, les traits distinctifs de sa nationalité ; dans les
villes, tout ce qui représente l'idée intellectuelle : écoles et musées,
livres et journaux, des hommes instruits, des écrivains de talent,
et des salons où régnent encore ces habitudes de bonne grâce,
d'exquise politesse dont la France a donné le modèle au monde
entier; dans les campagnes, l'humble travail agricole de l'habi*
tant, c'est ainsi que l'on désigne les descendants de nos anciens
colons, comme si eux seuls résidaient à poste fixe dans le pays,
comme si les Anglais et les Américains qui y sont venus successi-
vement étaient seulement les passagers.
Et le fait est qu'il reste solidement établi dans sa ferme cet lion
note habitant. Si petite qu'elle soit, il ne pense point à la quitter,
il ne se laisse point séduire par tout ce' qu'il entend raconter des
fructueuses plantations en d'autres contrées, des spéculations du
commerce et de l'industrie. Si petite qu'elle soit, il se plaît à la
cultiver, content de vivre au lieu où il est né, et de faire ce que
son père a fait.
Si en cheminant par les sentiers du Bas-Canada, vous rencon-
trez un de ces habitants, soyez sûr que, jeune ou vieux, le premier
il vous saluera très-poliment, et po.ir peu que vous témoigniez le
désir de vous arrêter dans son village, il vous inviterd à visiter sa
maison, une très-humble maison, mais très-propre, les murs blan-
chis à la chaux, et des fleurs sur les fenêtres ; point de meubles
superflus, i:ïi de provisions luxueuses; quelques jambons peut-être
et quelques bouteilles dans le cellier, pour les jours solennels ;
nulle grosse somme dans l'armoire, mais certainement deux ou
trois actes qui constatent la filiation de cet honnête paysan et son
origine. Ce sont ses titres de noblesse. Il sait par-là que son aïeul
est venu de la Normandie ou de la -Bourgogne, de la Bretagne ou
de la Franche-Comté. Si vous pouvez lui parler de la province à
laquelle se rattachent ses traditions de famille, il en sera très-tou-
ché Heureux philosophe ! La modération de ses goûts écarte de
lui la griffe de l'avarice et de l'ambition. Ses habitudes d'ordre
25 mai 1873- 23
354 REVUE CANADIENNE.
et de travail lui donnent le bien-être, sa croyance héréditaire, sa
croyance religieuse lui assure la paix du cœur.
Nous devons rendre justice au x Anglais. En prenant possession
du Canada, ils s'engageaient à respecter son culte, ses institutions,
ses coutumes \ et ils ont loyalement tenu leur promesse. Les
seigneurs canadiens ont gardé leurs préroga tives, les fermiers leurs
contrats, le clergé catholique ses dotations et ses privilèges. J'ai
vu à Montréal, une procession sortant de la cathédrale en grande
pompe et défilant entre deux lignes de soldats anglais, revêtus de
leur uniforme de parade, debout et silencieux dans l'attitude la
plus respectueuse.
Jadis, notre empire canadien s'appelait la Nouvelle-France. En
le voyant aujourd'hui, avec ses lois, ses mœurs d'un autre temps
et sa langue qui a gardé la sévère élégance du dix-septième siècle,
nous pourrions bien l'appeler l'ancienne France, et j'ajouterais la
Adèle et charmante France "
Le numéro du Correspondant qui nous apporte ce discours renferme
l'entrefilet suivant : " Nos lecteurs apprendront sans doute avec
intérêt que, par suite d'un récent voyage, M. A. Sauton, libraire,
rue du Bac, 41, a noué avec le Canada des relations assez suivies
qui lui permettent de recevoir régulièrement les ouvrages publiés
en langue française dans ce pays. La notice des livres, journaux
et recueils périodiques qu'il vient de faire paraître, montre combien
le Canada est resté français, cette littérature était, jusqu'à ce jour,
bien peu connue chez nous. Par les comptes-rendus que nous es-
rons bientôt faire de quelques-unes de ces publications, on appré-
ciera à quel degré la foi et les sentiments élevés de la vieille patrie
sont restés vivants dans celte colonie perdue, mais restée digne de
son origine. M. Sauton se chargera de faire venir tous les livres
que nos lecteurs désireraient, et aussi d'envoyer les ouvrages que
les auteurs voudraient faire parvenir dans ce pays."
Conclusions de cet article : les Européens ne nous connaissent
pas.
Ceux qui ont entendu parler du Canada et des Canadiens n'ont
que de fausses notions sur notre compte. Des voyageurs et des
écrivains de la presse légère se plaisent à entretenir cette ignorance
et à l'aggraver. Nous n'avons point d'organe en Europe pour
défendre assidûment notre cause et faire taire les détracteurs.
1 Durant les premiers trois quarts de siècle l'Angleterre a fait tout ce qu'elle a
pu pour nous écraser.
LE CANADA EN EUROPE. 355
Cinq ou six hommes éclairés en France, et autant en Angleterre
sont tout ce que le Canada possède d'amis au monde en dehors de
son territoire. Ces amis n'appartiennent point anx cercles bruyants
des groupes populaires ni à cette littérature en vogue qui vise par
dessus tout à produire delà sensation. Ils écrivent des livres et
font des conférences qui. par leur nature môme, ne sont pas géné-
ralement recherchés de la foule. L'excellence de leurs œuvres qui
s'adressent plus haut, fera toujours qu'ils nous aideront peu à
transformer l'opinion des masses à notre sujet, — mais ils seront
écoutés et ils feront école dans un milieu où les nations comme
les simples individus, tiennent à honneur de se produire.
Montrons-nous sensibles aux sympathies que l'on nous témoigne ;
sachons reconnaître nos amis; — quant aux autres, il suffit de
nous en amuser de temps^en temps.
BENJAiMIN SULTE.
Ottawa, 25 Février, 1873.
CONFERENCES AMERICAINES.
III.
HENRY LONGFELLOW.
(^Suite et fin.)
Choisissons une pièce dont le titre est singulier : Échelle de saint
Augustin. Saint Augustin a dit — ce que je ne savais pas avant de
l'avoir lu dans ce poëte — que nps vices étaient comme les degrés
d'une échelle, et que nous devions monter sur eux pour les vaincre.
Longfellow a pris cette pensée, et voici comme il la développe :
l'échelle de saint AUGUSTIN.
" Saint Augustin ! tu l'as bien dit, que de nos vices nous pouvons
faire une échelle si nous voulons fouler sous nos pieds chaque
action honteuse.
" Toutes les choses vulgaires, tous les petits événements de
chaque jour, que l'heure amène et que l'heure emporte, petits
plaisirs, petits murmuTes, sont les degrés par lesquels nous pou-
vons monter.
'^ Les désirs bas, les dessein^ ignobles qui diminuent la vertu, les
orgies du vin, tous les excès, l'envie des choses honteuses, les
combats pour ce qui n'est pas vrai, le dureté de cœur qui fait mé-
• 1 Voir la livraison d'Avril 1873.
CONFERENCES AMERICAINES. 357
priser les rêves de la jeunesse, toutes les pensées mauvaises et les
mauvaises actions qui sortent des mauvaises pensées, tout ce qui
arrête ou entrave les mouvements nobles de la volonté ; tout cela
doit être foulé sous nos pieds si, dans les champs lumineux du bon
renom, nous voulons gagner une large place.
" Nous n'avons pas d'ailes, nous ne pouvons pas prendre notre^
vol ; mais nous avons des pieds pour escalader et gravir par petits
degrés, peu à peu, de plus haut en plus haut, les sommets nuageux
de notre vie. •
'' Les puissantes pyramides de pierre qui, comme un coin,
fendent l'espace au-dessus du désert, quand on les regarde de près
ne sont qu'une rampe de degrés gigantesques.
'' Les montagnes lointaines qui dressent leurs solides remparts
jusqu'aux nuages sont sillonnées par de petits sentiers que nous
découvrqns à mesure que nous nous élevons sur les plus hauts
sommets.
"Les hauteurs que les grands hommes ont su conquérir et
garder, ils ne les ont^as atteintes par in vol subit ; pendant que
le-urs compagnons dormaient, eux, ils u-availlaient toute la nuit
pour s'élever.
" Nous tenant debout sur ce que nous avons trop longtemps porté
avec nos épaules courbées et nos yeux à terre, nous pouvons dis-
cerner ce que nous ne voyions pas d'abord : une route ouverte à de
plus hautes destinées.
" Même le passé irrévocable ne nous paraît plus perdu, ne nous
yjaraît plus tout à fait vain si, nous élevant sur ces ruines, nous
touchons enfin à quelque chose de plus noble que lui."
Je ne puis pas oublier une pièce *plus connue, celle qui a répandu
dans le monde entier la renommée de ce grand poëte. Je veux
parler d'Excelsior. En Angleterre, en Amérique, on a donné ce
titre à des entreprises commerciales, à des morceaux de musique^
à des navires qui portent ce beau nom au milieu des vagues et des
tempêtes : Excelsior !
Plus haut ! toujours plus haut ! C'est le cri de cette âme poétique
et vaillante à mesure que la vie s'avance et que le temps précipite
ses pas. Je ne connais dans aucune langue une inspiration plus
pure et plus vraiment sublime, dans le sens de ce beau mot sublime
qui veut dire au-dessus de nos fanges et de nos misères d'ici-bas.
EXCELSIOR.
" Les ombres de la nuit tombaient rapidement. Un jeune homm&
traversait un village des Alpes. 11 portait, au milieu de la neige-
358 REVUE CANADIENNE.
et de la glace, une bannière avec cette' étrange devise : Excelsior !
Plus haut î
" Triste était son front ; son œil avait la flamme du poignard tiré
de son fourreau ; sa voix, comme un clairon de cuivre, répétait ces
sons d'une langue inconnue : Excelsior !
" Dans d'heureuses demeures il voit la lumière, la flamme du
foyer qui pétille claire et chaude, et devant lui, là-haut, les
spectres du glacier : de ses lèvres tombe, comme un sourd mur-
mure : Excelsior !
" Ne tentez pas la passe, dit le vieillard, la noire tempête gronde
sur nos têtes, le torrent mugit vaste et profond." Plus fort, la
voix de. clairon répond : Excelsior !
'-'• Oh ! reste, murmure la jeune fille, et sur mon sein repose ta
tête fatiguée." Une larme s'arrêta dans son œil bleu ; il soupira,
mais il reprit : Excelsior /
" Gare aux branches des pins arrachés par la foudre ! gare à
l'avalanche en fureur ! " Ce fut le dernier adieu du villageois.
Une voix répéta déjà sur la hauteur : ExceBior !
" A l'aube du matin, au moment où, vers le ciel, les pieux
moines du Saint-Bernard répètent l'office accoutumé, une voix fend
l'air vibrant : Excelsior !
'' Le chien fidèle découvre un voyageur à moitié enseveli dans la
neige ; sa main glacée serre encore une bannière à la devise mys-
térieuse : Excelsior !
"Là, dans le crépuscule terne et froid, sans vie, toujours beau,
il est étendu ; et de l'azur des cieux, de la sérénité lointaine, tombe,
comme une étoile, une voix divine : Excelsior ! "
Henry Longfellow joint à l'énergie et à l'élévation un autre don.
Il a l'imagination ingénieuse. Chaque pièce de ses poésies s'achève
par un tour, un jet, une finale, inattendues, originales et souvent
d'une rare beauté. Je ne puis me porter garant de la perfection de
la fo'rme. En traduisant, on efface, on affaiblit la langue^iiàtive ;
puis on s'expose à prendre pour beau ce qui vous a coûté de la
peine ; l'attention intense vous semble de l'admiration, comme
l'enfant appelle diamants les pierres brillantes qu'il abat à coups de
marteau. Mais la beauté de l'invention reste au moins toute
entière, et ce don fait le vrai poète. On peut dire de Longfellow
qu'il a au plus haut degré foriginalité de l'invention et la facilité
de la splendeur.
Jugez-en par le Sablier. Le poète suppose qu'il est seul, dans sa
petite chambre, la nuit. 11 travaille, et devant lui se trouve,
marquant sans bruit le pas des heures, un sablier rempli par une
poignée de sable qu'un ami a rapporté du désert :
CONFÉRENCES AMÉRICAINES. 359
LE SABLE DU DÉSERT DANS LE SABLIER.
" Une poignée de sable rouge, apportée des chaudes régions du
désert de l'Arabie, est devenue dans ce cristal l'espion du temps et
le ministre de ma pensée.
" Depuis combien de siècles pesants ce sable a t-il été roulé dans
le désert ! Que de vicissitudes étranges il a vues et combien d'his-
toires l'ont eu pour témoin !
'^ Peut-être les chameaux de l'Ismaélite l'ont foulé en passant,
quand, loin de la vue du patriarche, ils portaient en Egypte son
fils préféré ;
" Peut-être les pieds de Moïse, nus et brûlants, y ont-ils imprimé
leur trace, ou les roues bruyantes du char de Pharaon Font-elles
fait jaillir dans les airs ;
" Ou bien Marie, avec le Christ de Nazareth, embrassé dans ses
caresses, lorsque son pèlerinage d'espérance, d'amour et de foi,
illuminait le désert sauvage ;
" Ou les anachorètes, quittant les palmiers d'Engaddi pour
gagner les bords de la mer Morte, en chantant lentement les vieux
psaumes de l'Arménie en strophes inarticulées ;
" Ou les caravanes, qui de Bassora dirigent leurs pas vers
l'Orient, ou les pèlerins de la Mecqae, soumis au destin, résolus
dans leur cœur ;
" Ils ont passé sur ce sable, ils peuvent l'avoir foulé ! Et main-
tenant, dans cette tour de cristal, emprisonné ài? jamais par une
main curieuse, il compte les heures qui s'envolent.
" Pendant que je le Tixe, les étroites murailles s'élargissent.
Devant mes yeux rêveurs apparaît le désert aveC son sable houleux
et ses ombres infinies ;
" Soulevé par le souffle du vent, ce petit filet brillant se dilate
en une colonne haute et immense, portant avec elle la terreur et
la menace.
^' Devant, au delà du soleil qui se lève, à travers Isi plaine sans
limite, la colonne et son ombre s'avancent et s'élargissent jusqu'à
ce que ma pensée les poursuive en vain.
" La vision s'évanouit !... .Sur le soleil rougi, sur la plaine
brûlante et incommensurable, les portes de cristal se referment de
nouveau. Le sable d'une demi-heure s'est écoulé î "
A côté de la richesse de l'imagination, voulez-vous. Messieurs,
admirer la délicatesse du sentiment et la tendresse du cœur ? Vous
"seriez surpris qu'Henry Longfellow ne les possédât pas 11 aime,
les enfant?. On raconte que Louis XIV, lorsque l'architecte
Mansart lui soumit les plans de Versailles, avait écrit en marge :
360 REVUE CANADIENNE.
'■' Avoir soin de répandre de Venfance partout.'". Dans les poésies de
Longfellow comme dans les poésies de Victor Hugo, l'enfance est
répandue partout, comme l'ornement gracieux du monument.
Écoutez, entre tant d'autres, cette jolie pièce, intitulée les Enfants :
LES ENFANTS.
" Venez, venez, enfants, j'entends vos jeux, et les problèmes qui
troublaient mon âme s'évanouissent aussitôt. Vous ouvrez mes
fenêtres vers l'Orient, du côté où les pensées ressemblent à des
oiseaux qui chantent ou aux levers du matin.
''C'est dans vos cœurs que se lève le soleil et les oiseaux chan-
tent dans vos pensées, dans votre âme coulent les clairs ruisseaux,
dans la mienne est le vent d'automne et la première chute de la
neige.-
''Ah! que serait pour nous le monde, si nous n'avions pas les
enfants? Nous verrions en tremblant derrière nous les ténèbres,
devant nous le désert.
"Ce que les feuilles sont à la forêt, ce que l'air et la lumière
sont/à la plante, ce que la sève est au bois, les enfants le sont au
monde. A travers les enfants, il sent les rayons d'un climat plus
brillant et d'un soleil plus chaud.
"Venez à moi, venez, venez, enfants. Chantez à mes oreilles
ce que les oiseaux et les zéphirs chantent dans votre rayonnante
atmosphère.
"Que sont toutes nos querelles et la sagesse de nos. livres com-
parées à vos caresses et à la gaieté de vos regards !
"Vous valez mieux que toutes les ballades qu'on a chantées.
Vous êtes de vivants poèmes, et tout le reste est déjà mort."
J'aimerais à citer encore les nobles strophes consacrées à flétrir
l'esclavage et à chanter les douleurs et les espérances des pauvres
Africains, maintenant affranchis, qui nomment Longfellow avec
Channing parmi leurs bienfaiteurs ; mais je dois abréger, afin de
vous entretenir, Messieurs, d'une œuvre plus considérable. Je
veux cependant vous montrer ce que j'ai déjà indiqué, le don de
l'inattendu; l'originalité, le tour soudain delà pensée, qualités si
remarquables dans les pièces très célèbres la Vieille horlogerie Pont
de pierre^ et unies à la suavité dans les Oiseaux de passage.
LES OISEAUX DE PASSAGE.
" Les ombres épaisses tombent du haut des tilleuls qui s'élèvent
comme une muraille énorme devant le ciel du midi.
GONFÉREINGES AMÉRICAINES. 361
'' Et du sommet des sombres hôtres, comme une marée mon-
tante, l'obscurité envahit les champs qui nous entourent.
*' Mais la nuit est belle ; partout une douce vapeur remplit l'air,
et les sons lointains semblent rapprochés.
" Au-dessus, dans la clarté de la nuit étoilée, de rapides oiseaux
de passage volent à travers l'atmosphère humide. J'entends les
battements de leurs ailes rapides, lorsque des régions froides et
glacées ils vont chercher les prairies du Sud. J'entends dans les
hauteurs des airs leurs cris tombant comme un rêve des cieux,
mais leur forme, je ne puisla voir.
"Ne dites pas cela. Ces voix qui murmurent la joie et la passion
ne viennent pas de la troupe des oiseaux ; ce sont les échos du
chant des poètes, murmures de plaisir, de douleur ou de faiblesse
C'est le son des mots ailés. C'est le cri des âmes qui, bien haut,
dans de rudes labeurs, volent en battant des ailes, cherchant un
climat plus chaud, et, dans leur vol élevé à travers des royaumes
de lumière, elles laissent sur notre monde de ténèbres leurs chants
et leur harmonie."
Jusqu'ici, Messieurs, je vous ai fait entendre des pièces courtes
et détachées, touchantes, ingénieuses, splendides; mais Longfellow
ne serait pas un grand poète s'il n'avait pas un souffle plus puissant
s'il n'était pas capable de concevoir et d'enfanter une œuvre plus
considérable. J'ai pour ainsi dire traversé le jardin re^upli de fleurs
charmantes qui mène au pied d'un monument. L'auteur d'Excelsior
des Oiseaux de passage est aussi l'auteur d'Yawatha de VEtudiant
espagnol, de la Légende dorée. Il vient de publier des Scènes drama-
tiques ; il h écnl des romains, matis il esi avant tout le chantre et
l'inventeur incomparable d^Évangéline, poème immortel qui vivra
avec Paul etVirginie^ avec Hermann et Dorothée^ avec Mireille, avec le
Vicaire de Wakcfield et Pernette, aussi longtemps que les hommes con-
serveront le culte de la beauté littéraire et de la pureté morale.
Le poème d'Evangéline est connu en France grâce à M. Marmier,
à madame de Bury, à M. Montégut, à M. Brunet ; mais il ne l'est
pas assez cependant, je vous demande la permission de vous le
raconter brièvement \
La scène se passe au nouveau monde, dans l'Acadie, cette belle
presqu'île cédée en 1713 aux Anglais par Louis XIV, bien avant
la cession du Canada, et qui forme aujourd'hui la Nouvelle-Ecosse.
1 On sait que notre ami et collaborateur, Pamphile Lemay a traduit Evangé-
line en beaux vers français ; œuvre admirable qui lui a valu il n'y a pas encore
longtemps dans une conférence publique, les chaleureux éloges de la part de
notre poète national, M. L. H. PVéchette. Peut-être publierons-nous un jour ou
l'autre, ce poëme dans son eatier, si Dieu nous prêle vie. N. R.
362 REVUE CANADIENNE.
Les Français établis sur cette terre lointaine, que ses prairies et
son climat rendent comparable à notre belle Normandie, résistèrent
à celtecession d'êtres humains, comme nous résisterions assurément
si, demain matin, un décret cédait à l'étranger un lambeau du sol
natal ; et, lorsque la guerre éclata entre la France et l'Angleterre au
Canada, ils furent accusés d'avoir aidé les Français secrètement.
Les Anglais sont durs. Il y a d'autres races qui oppriment les races
inférieures ; la race saxonne les supprime. Un ordre abominable
de lord Chatham décida, en 1755, que tous les hommes colons de
l'Acadie seraient rassemblés dans les églises à un jour indiqué, que
le gouverneur ferait annoncer à ces hommes, en les retenant pri-
sonniers, que leurs biens allaient être confisqués, leurs maisons
détruites, leurs familles dispersées. Cet ordre partit d'Angleterre"^
en plein dix-huitième siècle, sur les conseils de Franklin, sans
aucune objection de Voltaire, et il fut exécuté par un gouverneur
impitoyable nommé le major Lawrence. Un épisode de cette atroce
histoire a servi de thème au poëme d'Evangélbie^ qui est, on va le
voir, comme un drame touchant joué par un petit nombre de per-
sonnages, avec des changements de scène continuels, au milieu
de décorations d'une merveilleuse magniâcence.
C'est d'abord la peinture de l'allégresse, du travail et de la paix
dans le village de Grand-Pré, avec ses petites maisons modestes,
ouvertes jour et nuit, d'où s'élève la fumée bleue comme un encens
et avec ses habitants laborieux et aisés, honnêtes et chrétiens, sans
misère et sans faste, troupeau exempt; de loups, peuple sans popu-
lace. Là demeure le fermier Benoit, père d'Évangéline, et le forge-
ron Basile, père de Gabriel. Les deux jeunes gens sont fiancés, et
leurs fiançailles joyeuses, les plaisirs et les travaux des champs,
composent autant de scènes charmantes, toute une série de géorgi-
ques villageoises, interrompues par la brusque arrivée de l'ordre
d'arrestation, d'exil, de confiscation, qui éclatent au milieu des
fêtes comme le tonnerre à la fin d'un beau jour, comme le rappel
et le tocsin au milieu d'une cité paisible. Côlte tragédie, qui coupe
court à cette idylle, compose la première partie du poëme. Elle se
termine par le départ des proscrits, portés, poussés, distribués pêle-
mêle sur des navires qui obéissent au gouverneur. La scène est
des plus pathétiques. Les adieux de l'exil ont inspiré tous les poètes
Vous connaissez la page sublime de Lamennais : VExilé partout est
seul ! Vous avez lu les vers de Victor Hugo :
Il disait aux oiseaux de France : '' Je vous quitte,
Doux oiseaux, je m'en vais aux lieux où l'on meurt vite,
Au noir pays d'exil où le ciel est étroit ! "
CONFÉRENCES AMÉRICAINES. 363
Vous vous rappelez le tableau de Muller, qui a représenté avec
tant de vigueur les jeunes Irlandaises enlevées de force par ordre
de Cromw^ell pour être tranportées en Amérique. Vous vous êtes
arrêtés devant une gravure allemande, die Ausioanderung ; on voit
les pauvres émigrés quitter leur village, ils suivent à pied le
chariot chargé de leurs bagages et passant devant le cimetière.
Les petits enfants, enchantés, insouciants, courent en avant, les
grandes sœurs, plus graves, marchent en arrière avec hésitation,
le père se roidit et se domine, la mère arrache une fleur, en pliant
le genou, à la tombe de la famille et tourne la tête en pleurant
du côté de la maison abandonnée. Vous avez lu le beau discours
de Richard Cobden, racontant qu'il avait vu des Irlandais, avant
de s'embarquer dans les docks de Liverpool, baiser la terre et em-
porter dans une petite caisse un peu de garon encore vert sur une
motte de terre de la patrie. Que de cris, de larmes, de chants d'exil,
depuis le Super flumina Babylunis^ jusqu'aux adieux des Acadiens
précipités de force sur les navires, pendant que la nuit est illuminée
par l'incendie du village, et que la terre natale s'ouvre pour rece-
voir le cadavre du vieux Benoit, du père d'Evangéline, frappé de
mort au momeni du départ, et ne pouvant s'arracher à sa patrie ni
survivre à son désespoir.
La seconde partie du poëme nous montre la pauvre Evangéline
conduite par quelques voisins à bord du navire qui doit l'emmener,
et confiée au pasteur du village. Gabriel est dirigé vers un autre
navire qui fait voile pour la i<ouisiane. L'histoire nous apprexid
qu'une partie des exilés de l'Acadie s'établit dans la Floride,
d'autres passèrent en Europe, et on assure que quelques-uns ont
encore des descendants en France, dans les environs de Chatelle-
rault.
Nous retrouvons Evangéline traversant à pied plusieurs dê^
États du nord de l'Amérique, décrits l'un après l'autre par le poëte
avec une admirable variété, et s'embarquant' enfin sur le cours
majestueux du Mississipi, qu'elle redescend avec ses compagnons
d'exil, attachés les uns aux autres parles liens du malheur, du sou-
venir et de l'espoir. La peinture du Mississipi, véritable océan
qui marche entre des rives tantô triantes, tantôt funèbres, est,
même après Chateaubriant^ l'une des plus étonnantes descriptions
qu'on puisse lire. Pendant qu'Évangéline descend le grand fleuve,
Gabriel le remonte sur un autre bateau parti de la Louisiane.
Tous deux se cherchent et tous deux se rencontrent, mais, hélas !
sans s'apercevoir. Au moment où les deux bateaux se croisent en
silence, la chaleur du soleil contraint les passagers au repos. Evan-
géline et Gabriel dorment sans se douter que la destinée lesrappro-
364 REVUE CANADIENNE.
che, et déjà ils sont séparés par une longue distance, lorsque Évan-
geline, se réveillant, dit au prêtre qui l'accompagne : '' 0 mon père !
quelque chose à dit à mon cœur que Gabriel n'était pas loin. Était-
ce un rêve, ou un ange a-t-il passé qui m'a révélé la présence de
mon fiancé? Pardonnez ces paroles qui n'ont pas de sens pour
vous," Et le prêtre répond : " Ma fille, tes paroles ne sont pjoint in-
sensées et je les comprends bien. Ton sentiment est profond et tes
paroles ressemblentà ces bouées qui flotient sur la surface des eaux
montrant la place où l'ancre s'est enfoncée." Et le silence se fait,
interrompu par la note stridente que jette au vent l'oiseau moqueur
avant de se cacher dans les bois.
Le bateau ■ qui porte Eyangéline arrive après plusieurs jours à
une station où s'est établi le vieux Bazile. Grande joie des com-
pagnons qui retrouvent leurs compagnons. Grande émotion
d'Evangéline qui croit retrouver Gabriel. Mais à tes premiers
mots, Bazile lui apprend que depuis plusieurs jours, il est parti à
sa recherche. '•' Vous avez dû, dit-il le croiser en route et le rencon-
trer. " Ici se place une scène de gaieté champêtre. Les colons de
l'Açadie sont tout au bonheur de se revoir, pendant que la pauvre
Evangéline se tient seule à l'écart, ayant peine à contenir son cœur
que le poëte compare à un nid d'où les oiseaux sont partis et sur
lequel il est tombé de la neige.
Avec une indomptable énergie, la jeune fille se décide à partir,
escortée du vieux pasteur et quelques amis, pour suivre et chercher
Gabriel. Nous ne l'accompagnerons pas^ Messieurs, dans cette
longue poursuite qui sert au poëte à déployer sa puissance vérita-
blement magique de description de la nature et à faire passer sous
les yeux éblouis du lecteur les différentes contrées du nouveau
monde . Après plusieurs années d'inutile fatigue, après avoir
séjourné tantôt tant le camp des Lidiens qui lui racontent l'his-
toire du Fiancé de Neige, tantôt dans la maison du missionnaire,
elle finit par s'arrêter dans la Pensylvanie ; elle se flxe dans la
capitale de cet Etat hospitalier et elle y devint Sœur de la charité,
conservant son cœur à Gabriel, mais laissant sortir de ce cœur
brisé et répandant sur les malheureux toute sa puissance d'aimer,
comme ces parfums qui, sans rien perdre de leur arôme, l'exhalent
autour d'eux dans les airs.
La peste se déclare dans la ville. Evangéline se multiplie, allant
partout veiller les mourants, peut-être en désirant la mort. Un jour,
dans une salle d'hôpital, elle s'approche d'un lit.; elle en écarte les
rideaux. Le malade est à l'agonie. Elle le regarde, elle le recon-
naît, et, avec un accent pieux et tendre, elle s'écria^: " Gabriel! ô
mon bien-aimé ! '' A ce cri, le mourant, dans un rêve de délire^
CONFÉRENCES AMERICAINES. 365
revoit la maison de son enfance, les rivières bordées d'arbres, les
vertes collines de l'Acadie, le village, la montagne, et dans l'ombre
des forêts, comme au jour de sa jeunesse, Évangéline passe dans
une vision. Il essaye de prononcer nn nom, mais les sons inarti-
culés meurent siir ses lèvres. Il essaye de se lever : sa tête retombe
sur l'épaule d'Évangéline agenouillée prés du lit. Son dernier
regard est doux, mais il s'éteint soudainement comme une lampe
que le vent soufle tout-à-coup. Tout est fini, l'espérance, la crainte,
la peine, le désir du cœur, la longue attente inutile, le profond
désespoir, la pesante patience ! Pressant une fois de plus la tête
inamée sur son sein, elle s'affaisse doucement elle-même en murmu-
rant : " Père, je vous remercie^! "
Cette scène pathétique et tout le poëme se terminent par ces
beaux vers, écrits dans un rythme grave et lent comme nn psaume
funèbre :
"La forêt primitive est toujours debout; non loin de son ombre,
l'un à côté de l'autre, dans leur tombeau sans nom, les deux amants
sommeillent. Dans l'étroite enceinte d'un petit cimilière catholi-
que, à côté de la ville, ils reposent ignorés, inaperçus; chaque
jour le flux et le reflux de la vie passe à côté d'eux, à côté de milliers
de cœurs ardents qui ont cessé de battre, à côté de têtes fatiguées
qui ne travaillent plus, à côté de mains laborieuses qui ont cessé
leur lâche, à côté de pieds agiles qui ont achevé leur voyage
" La forêt primitive est toujours debout, mais à l'abri de ses
rameaux habite une autre race, avec d'autres coutumes et un
autre langage. Seulement, le long du rivage du triste et nuageux
Atlantique, languissent encore quelques paysans acadiens dont les
pères sont revenus de l'exil pour mourir sur la terre natale ; dans la
cabane du pécheur, le rouet et la navette sont encore à l'ouvrage;
les filles portent eucore de grands bonnets' normands et leur cos-
tume de toile de ménage. Au coin du feu, le soir, elles redisent
l'histoire d'Evangéline, pendant que, dans les rochers, la voix pro
fonde de l'Océan retentit et approche, et que les lamentations de
la forêt lui répondent par leurs échos désespérés-."
Messieurs, j'ai à vous demander g: âce à la fois pour la longueur
de cette étude et pour sa mélancolie. Je n'ai plus à louer Long-
fellow^, mais je ne puis pas résister au plaisir de rapprocher de
son nom celui d'un de nos premiers poètes français- Je voudrais
avoir le temps de comparer Evangéline à Pernette. Il y a dans les
deux œuvres, da^is les deux talents, une grande ressemblance.
Les personnages de Lapradesont plus vivants,les paysages de Long-
fellow sont plus grandioses. Il y a plus de feu dans Laprade, plus
d'émotion dans Longfellow. Mais tous les deux s'élèvent laux
366 RKVUE GANADIExNNE.
mômes sommets lumineux et se plaisent d;ius les mêmes régions
sereines. Tous les deux parlent purement de l'amour et pieuse-
ment de la nature. Je ne connais ri^n de plus exquis, dans aucune
langue, que les fiançailles de Pernette et de Pierre sur les mon-
tagnes du Forez et que la rencontre de Gabriel et d'Evangéline sur
les ondes du Mississipi ; rien de plus sublime que la mort de Pierre
et que la mort de Gabriel. Combien je remercie les deux poètes de
m'élever à ces sentiments exquis, de m'initier à ces situations
pathétiques dans ces simples récits d'existences modeste»! Combien
j'admire cet art merveilleux, qui sans évoquer les Gesar et les Aga-
memnon, m'intéresse à l'amour et m'associe au malheur de
créatures à moi semblables, et, sans»fôrcer le naturel, me fait ren-
contrer le sublime dans les luttes de la vie obscnre de pauvres
paysans. Fatigué de traduire de nobles vers en mauvaise prose,
je laisse à Victor de Laprade le soin de céléb»'er ces beautés de
l'inspiration honnête qui est aussi rinspiration de Longfellow, et je
vous rappelle, en terminant, ces beaux vers du poëme de Pernette:
Muse de mon pays, mais fille aussi du ciel;
Vierge au front ceint d'airelle et de bruyère rose,
Muse invisible à tous et qui vois toute chose!
Ouvre à mes yeux obscurs, écartant le brouillard,
Les larges horizons qu'embrassent ton regard,
Et, pour voler plus près des antiques modèles.
Donne à ton faible enfant le souffle et le coup d'ailes.
Le premier je t'invoque en ces chastes déserts ;
Que ta virginité s'atteste dans mes vers !
Fais circuler toujours à travers ma pensée
L'air pur de la montagne et sa vertu sensée,
Et la salubre odeur des pins de nos sommets,
Qui suscite la vie et n'envivre jamais.
D'autres iront cueillir sous les soleils torrides
Les savoureux trésors des jardins hespérides,
En des lieux oij l'aspic rampe sur les gazons^
Où des fruits eclatarus cachent de vils poisons;
Moi, sur le maigre sol de tes âpres domaines,
Je ferai des moissons plus pauvres, mais plus saines.
Rien de bas et d'impur ne me suivra chez toi,
Et j'y marcherai seul et libre comme un roi.
Viens ! et donne à mes vers, à mes sobres images.
Un solide support fait de maximes sages,
Que le parfum en fasse oublier les couleurs,
Qu'on devine le roc sous le velours des fleurs;
Que dans l'érable ou l'or, selon lu fintaisie,
De l'antique sagesse ils cachent l'ambroisie:
Qu'enfin, duns tout ce livre honnêLe et bienfaisant,
L'âme éclate immortelle et que Dieu soit présent.
Ils est bien possible. Messieurs, que le dénoiliment de Pernette et
celui d' Evangéline semblent un peu lugubres à ceux qui aiment que
les pièces et les romans finissent bien. Mais les poëmes qui finissent
CONFÉRENCES AMÉRICAINES. 367
bien ne sont pas des peintures exactes de la vie, caria plupart des
romans de la terre finissent mal ou restent sans dénoûment.
Cherchez, imaginez un autre dénoûment au poëme d'Evangéline.
Vous pouvez, avec un léger anachronisme, supposer qu'au lieu ;
d'arriver dans la ville de Guillaume Penn , au milieu de ces amis qui
se tutoient et s'appellent des frères, la fille du fermier Benoit se
dirige vers le lac Salé et se fixe au milieu des Mormons, près de ces
saiîits des derniers jours^ qu'on ferait mieux d'appeler les saints du
dernier étage. Elle y trouve Gabriel déjà remarié à plusieurs
femmes et père de nombreux enfants. Elle veut parler de son
amour fidèle, de sa patrie, de Dieu, des souffrances de son cœur.
Aimer ! que signifie ce mot? Un Dieu ! Où donc est-il ? Une patrie,
à quoi bon ? Souffrir, et pourquoi donc ? Rêves, fictions tourments
inutiles ! Les Anglais ont bien fait de chasser les Acadiens, puis-
qu'ils étaient les plus forts. Gabriel a bien fait de prendre une
autre femme, et les mots dont se sert Evangéline sont rayés du
vocabulaire, elTacés dans Fhistoire....
Messieurs, si vous supposez ce dénoûment, il n'y a plus de
poëme. Le mal ne serait pas grand si c'était là un progrès de la
science qui chasse le merveilleux et nous ramène à la réalité.
Mais ne vous y trompez pas. Ce n'est pas la poésie, c'est la réalité
même qui succombe sous les négations des docteurs que je relègue
ici par politesse chez les Mormons. La poésie ne nous charme,
Messieurs, que parce qu'elle rend plus aimable ce qui doit être
aimé, plus admirable ce qui doit être admiré, plus sensible ce qui
doit être senti. C'est la prose vulgaire qui a tort. L'enthousiasme
a raison. Dieu, amour, gaieté, courage, lutte, ardeur, larmes,
fidélité merveilles, de l'âme, splendeur de la nature, tous ces mots
qui composent le poëme d'Evangile sont les mots vrais, les mots
sacrés de la vie. Les effacer, c'est remplir la réalité par un rêve,
et la chimère est du côté de ceux qui nient. Aussi, quand j'entends
nier Dieu, je ne tremble pas pour Dieu, je tremble pour l'homme,
déjà si petit, si bas, si pauvre, et que l'on veut encore amoindrir,
avilir et dépouiller. Si la vie est une vallée de larmes, ah ! n'en-
levons pas à cette vallée les ombrages qui la rafraîchissent, les
montagnes qui la couronnent et le ciel qui la couvre. Pour être
justes envers la vie, laissons à toutes ces réalités leur manteau
poétique, et remercions les poëtes qui ne nous permettent pas de
nous déshabituer de l'admiration.
Je ne sais pas ai Henry Longfellow, le poëte pur et puissant que
je vous demande d'aimer avec moi, a bien respecté la chronologie
en faisant d'Évangéline une Sœur de la charité. C'est en 1755 que
lord Gbatham condamna les Acadiens au bannissement, et c'est, je
368 REVUE GANADlExNNE.
crois, en 1805 seulement que l'admirable Élizabeth Se ton, une
créature respectable et extraordinaire, une sainte énergique et
gaie (dont je vous raconterai peut-être l'histoire dans une autre
conférence pour vous prouver une fois de plus que la poésie a sa
place en Amérique) fonda à Emmetsburg, près de Baltimore, les
premières Sœurs de Charité des États-Unis \ Mais j'aime cet
anachronisme poétique. Il.me plaît de placer Évangéline parmi
les premières compagnes de cette vaillante chrétienne qui traver-
sait la vie en répétant ces mots, vraie traduction de VExcelsior
d'Henry Longfellow, ces mots que nous devons tous répéter à
chaque nouvelle phase, bonne ou mauvaise, de notre existence et
surtout aux heures ténébreuses et désagréables : " Jamais en avant^
jamais en arrière^ toujours en haut ! "
l La tâche sera rendue bien facile par le livre précieux que ,nous devons à
madame de Barberey : Élizabeth Selon et les commencements de V Église catholique
aux États-Unis. Pari?, Poussielgup, 1868.
Augustin Cochin.
^^
LA FRANCE DANS SES COLONIES
DISCOURS
LU A LA SEANCE TRIMESTRIELLE DE L'INSTITUT
DU 8 JANVIER 1873
On dit souvent : la France ne sait pas coloniser.
Est-ce vrai ?
Devons-nous, sans le contester, admettre ce reproche ?
Les autres peuples se plaisent à proclamer leur mérite. Nous
laissons indolemment déprécier le nôtre, et parfois nous le dépré-
cions nous-mêmes.
On nous accuse de nous abandonner à de futiles vanités. Mieux
vaudrait nous maintenir dans une juste fierté.
L'histoire de nos colonies est Tune des pages les plus nobles et
souvent les plus attachantes de nos longues annales.
Elle a été éloquemment et savamment racontée à diverses reprises
en différents lieux.
Je n'ai pas la prétention d'en retracer un nouveau tableau. En
recueillant mes souvenirs de voyage, en y adjoignant de récentes
études, je voudrais seulement faire voir, par quelques traits carac-
téristiques, les qualités particulières de colonisation dont la France
a de tout'temps été douée :
25 mai 1873. 24
370 REVUE CANADIENNE.
La hardiesse dans les entreprises, la générosité dans la victoire,
la dignité dans les revers.
D'autres nations ont eu des succès plus éclatants ou plus durables.
Pas une n'a montré de telles vertus.
La première dans les croisades, cette héroïque tentative de colo-
nisation religieuse, la France a été la première aussi dans d'autres
expéditions nautiques du moyen âge.
En 1364, des marins de Dieppe s'en .vont par delà les antiques
colonnes d'Hercule, par delà les Canaries et le cap Vert, le long de
la côte occidentale d'Afrique. Ils rassurent, par leurs bons procé-
dés, les noirs habitants de cette contrée, font avec eux d'agréables
échanges et organisent des établissements de commerce sur des
plages que nul navire européen n'avait abordées i.
En 1365, des marins de Rouen, s'associant à ceux de Dieppe, s'a-
vancent dans le golfe de Guinée et donnent des noms de Normandie
aux rades où ils pénètrent.
Ainsi, comme l'a très justement dit un publiciste distingué '^ Par
ces entreprises heureuses et réitérées, en des parages jusqu'alors
inconnus de toute autre nation, les Français ont le droit de se dire
les pères de la colonisation moderne ^"
Un siècle s'écoule. Pendant ce long espace de temps, nos explora-
tions maritimes sont interrompues par les calamités du règne de
Charles VI, par les agitations et les guerres des règnes suivants.
Puis voici venir les grands Descubradores : Christophe Colorb,
Vasco de Gama. Une nouvelle ère commence. Le nouveau con-
tinent est découvert, et le nouveau chemin des Indes par le cap de
Bonne-Espérance. Les Espagnols et les Portugais prétendent gar-
der l'entière possession de cet autre univers. Une bulle du pape
la leur accorde : Au Portugal tout l'Orient, à l'Espagne tout
l'Occident.
Cependant l'Angleterre et la Hollande veulent avoir leur part
de ces archipels embaumés, de ces terres Dhénoménales dont on
extrait des monceaux d'or, de ces royaumes dont on raconte tant
de merveilles. En dépit du décret pontifical, elles iront résolument
1 Si boun nariores qui tos estaient de grand ceur lor donnèrent à fuzon petits juiaus
et présouns, et les firent boire bon vin vermail com que moult les esjouiront et leg
affièrent. La navigation française, par M. Pierre Margry, p. 57.
* J\x\eB BvLYsd, Dictionnaire général de la politique, 2e édition, p. 373. 0. Lorentz,
1872. Nous ne pouvons citer ce passage d'une des œuvres de M J. Duval sans
rendre hommage à la mémoire de ce gi ave el éloquent écri vain.enlevé malheureusement
à la science par unemoct prématurée. On lui doit de très-intéressanls articles, publiés
•n différents recueils, et deux livres excellents: Histoire de V émigration européenne.!
Tol. in- 8, couronné par l'Académie des sciences morales ; Les colonies et la France
êoloniaU. 1. vol. in-8
TA FRANCE DANS SES COLONIES. 371
vers ces fabuleuses contrées ; elles s'y établiront les armes à la
main.
Et la France ?
En ce temps d'investigations et de conquêtes transatlantiques,
la France était comme le poëte dont Schiller raconte l'oubli dans
un de ses apologues.
Jupiter annonce du haut de son trône qu'il va distribuer aux
hommes les richesses de la terre. Tous aussitôt d'accourir et de
prendre avec avidité : celui-ci la forêt, celui-là les champs, cet
autre les chariots et les marchandises. Chacun ayant sou lot,
arrive le poëte indolent, rêveur. Les distributions étant finies,
Jupiter n'avait plus à lui donner que l'auréole de la gloire.
Ainsi attardée au pelage du nouveau monde, la France ne pou-
vait en avoir une portion qu'en la disputant à plusieurs peuples,
ou en faisant aussi elle même quelques découvertes.
C'est ce qu'elle fit.
Pour réparer le temps perdu, elle recommença sur différents
points à la fois son œuvre de colonisation, et graduellement l'ac-
complit d'une façon prodigieuse.
Elle avait de nombreux obstacles à surmonter, de violentes hos-
tilités à vaincre, des luttes perpétuelles à soutenir. Malgré ces
difficultés et ces périls, malgré ses essais infructueux et ses fat;iles
défaites, un jour vint où son pavillon flottait librement sui- toutes
les mers, où, sur tous les continents et dans tous les archipels, elle
avait ses domaines
Oui, au commencement du dix-huitième siècle, la France était
la première des puissances coloniales. Admirable succès ! Plus
admirable encore si l'on songe par quels moyens elle y est parvenue.
lies projets de colonisation avaient séduit l'esprit aventureux de
Fi aiiçois 1er et occupé gravement la pensée de Henri IV. Pour
affermir et élargir ces projets, Richelieu ré ligea diverses ordon-
nances, institua des compagnies de commerce, créa de nouveaux
emplois civils et militaires.
Dans les orages de la Fronde, dans les constantes difficultés de
son ministère, Mazarin ne pouvait accorder la môme attention à
cette œuvre lointaine.
Colbert la reprit avec son lumineux jugement et lui donna une
nouvelle extension.
Cependant, pour entreprendre de périlleux voyages, pour porter
le drapeau de la France sur des plages iiiexploré(^s, pour lutter
contre l'ambition de plusieurs peuples puissants, l'Etat n'arme pas
beaucoup de vaisseaux de ligne et ne déta<-he point de grosses
sommes de son budget. Plus d'une fois uièiueil paralyse, par son
372 REVUE CANADIENNE.
inertie ou ses fausses mesures, les courageux efforts de nos colons
et les compagnies de commerce souvent les entravent par leurs
erreurs et leur impéritie.
Mais la France s'élançait dans cette exploration et cette conquête
d'un nouveau monde comme dans nne nouvelle croisade.
Cavaliers et marins, gentilshommes et marchands, prêtres et
ouvriers, toutes les classes de la société, selon leur vocation, leurs
rêves et leurs penchants particuliers, se sentaient attirés vers
cette Fata Morgana des vaporeux horizons. Ce que l'Etat ne pou-
vait faire dans ses embarras financiers, ou ses tourmentes politiques
la France le fit par le mouvement et la puissance de diverses facul-
tés individuelles.
Des marins de Dieppe et de Rouen avaiei^ comme nous l'avons
dit, fondé, au quatorzième siècle, nos premiers établissements sur
la côte d'Afrique. Bien avant Sébastien Cabot, des matelots basques
s'avancent jusqu'à Terre-Neuve où nous avons conservé une autre
petite colonie. Des négociants de Marseille vont en pleine Algérie
organiser un comptoir, construire un édifice qu'ils appellent le
Bastion du roi.
Dans cette guirlande de perles et d'émeraudes, qu'on appelle les
Antilles, un de nos meilleurs domaines, la Guadeloupe, a été con-
quis par des matelots dieppois ; un autre, la Martinique, par une
centaine de soldats, sous les ordres d'Esnambuc, gouverneur de
Saint-Christophe.
Vers les régions inconnues de l'Amérique du Nord, voici venir
Jacques Cartier avec deux petits bâtiments de soixante tonneaux.
Il contourne le banc de Terre-Neuve et remonte jus(|irà l'île sau-
vage de Hochelaga le cours du Saint-Laurent.
L'habile et hardi Champlain, avec un bâtiment de môme dimen-
sion, s'arrête au bord de cet immense fleuve et y forme un établis-
sement qui deviendra la puissante ville de Québec.
Au pied de cette cité naissante, un vénérable prêtre, le père
Marquette, animé d'un ardent désir d'études géographiques et de
prosélytisme religieux, s'embarque sur un canot d'écorce avec une
chétive provision de blé d'Inde et de. viandes boucanées; il tra-
verse résolument le lac Huron, le lac Michigan, arrive au Missis-
sipi et le descend jusqu'à sa jonction avec TArk'ansas. Là, ses
provisions étant épuisées, il fut obligé de revenir en arrière ; mais
il avait été assez loin pour reconnaître la grandeur du fleuve que
les Indiens appellent le Meschacébé, et son cours vers la mer. A
son retour à Québec, les cloches sonnaient et les habitants, l'évê-
que en tête, allaient à l'église chanter le Te Deum pour remercier
Dieu de cette découverte.
LA FRANCE DANS SES COLONIES. 375
Dix ans après, un simple enfant du peuple, Robert Lasalle, dont
Louis XIV récompensa le courage par un brevet de noblesse ache-
vait, l'épée à la main, l'œuvre commencée avec la croix parle père
Marquette. 11 descendait le Mississipi jusqu'à son embouchure,
arborait la bannière de France près du golfe du Mexique, et nous
donnait la Louisiane.
En même temps, les colons employés à l'achat des pelleterles,.
ces intrépides aventuriers qu'on appelle les voyageurs ou les cou-
reurs des bois, remontaient avec de légers canots le courant des
rivières. Arrivés aux passages ou des rocs et des rapides arrêtaient
l'effort de leurs rames, ils déchargeaient les cargaisons, et prenant
leurs canots sur leurs épaules doublaient par terre les impratica-
bles défilés, puis, s'embarquant de nouveau, gagnaient les lacs du
Nord, et pénétraient au milieu des tribus indiennes. C'étaient nos
pionniers non moins audacieux que ceux des régions de l'Ouest
illustrés par Gooper. C'étaient nos géogr;îphes. Ils mesuraient le
terrain par leurs journées de marche, s'ouvraient des routes igno-
rées, et parcouraient des espaces inconnues.
Dans l'histoire de nos colonies, comble. i il y en a de ces faits
mémorables accomplis humblement par quelque généreuse aspi-
ration, ou quelque robuste volonté ! Là aussi, entre deux ou trois
pelotons d'infanterie, au pied d'une palissade en bois, au bord des
fleuves silencieux, au sein de l'immense espace du nouveau-monde
combien de batailles plus étonnantes que celles des célèbres^plaines
d'Allemagne ou d'Italie, combien de héros qui n'ont point eu leur
Homère, mais dont le nom doit rester à jamais inscrit dans le
livre d'or de nos gloires nationales ; Montcalm, le pieux chevalier
si ferme en ses périls, si modeste en ses victoires, si noble en son
dernier combats Le Canada lui garde un religieux souvenir. La
France pour laquelle il mourut ne peut l'oublier. Bienville ! Le
fondateur de la Nouvelle-Orléans. Son père était mort, les armes à
la main, sur la terre canadienne. Il avait onze fils, tous engagés
comme lui au service du roi, et cinq d'entre eux étaient tombés
comme lui éur le champ de bataille. Les autres, désireux de se
distinguer en quelque entreprise difficile, résolurent de continuer
l'œuvre de colonisation commencée par Lasalle à la Louisiane*
Les deux premiers furent emportés par la fièvre sur les rives du
Mississipi. En mourant, ils léguaient pour tout héritage à leur
jeune frère la tâche à laquelle l'un et l'autre venaient de succom-
ber. Il l'accepta et s'y dévoua. Il la poursuivit pendant quarante
années, luttant avec une fermeté inébranlable contre tous les
1. Le père Sommervogel a publié récemment une intéressante biographie :
Comment on mourait autrefois. 1 vol. in-12. Paris, Arbanel, 1872.
374 REVUE CANADIENNE.
obstacles qui s'opposaient à ses efforts, sans cesse aux prises avec,
l'inquiète jalousie des Anglais, et les haines féroces des Indiens.
" Dans sa vieillesse, il retourna en France. Bien faible encore était
cette colonie pour laquelle il avait éprouvé tant d'angoises et sup-
porté tant de fatigues Mais il pouvait la croire au moins affran-
chie des principaux périls qui menaçaient de l'anécintir dans son
germe. 11 y était entré avec deux cent cinquante hommes ; il y
laissait une papnlation de six mille âmes.
Si de l'Amérique, nous tournons nos regards vers nos anciennes
possessions de l'Orient, ai-je besoin de citer Bussy, ce valeureux
général que les ennemis désiraient tant ne pas rencontrer, et La
Bourdonnais! Un si grand courage! Une si belle intelligence, et
Dupleix qui malheureusement haït et persécuta cet homme éminent !
Ah! si tous deux avait pu rester unis dans leur ambition et leurs
plans de- compagne, quelle triomphe pour la France, quelle chute
pour les Anglais !
''Dupleix, a dit Macaulay, entrevit le premier la possibilité de
fonder un empire européen sur les ruines de la monarchie mon-
gole. Son esprit inquiet, étendu, inventif, conçut cette idée à une
époque où les plus habiles agents de la compagnie anglaise ne pen-
saient qu'à leurs chargements de marchandises et à leurs factures.
Cet ingénieux, cet ambitieux Français, le premier comprit et mit
en pratique l'art militaire et la diplomatie que les Anglais employè-
rent quelques années après avec tant de succès."
Partout où nos colons voulaient s'établir, ils devaient combattre
tantôt contre les milices européennes, tantôt contre les tribus indi-
gènes ; caraïbes, peaux rouges, nègres et malais ; tantôt par une
raison locale, tantôt par l'effet d'un des orages de la mère patrie.
Quand la guerre éclatait sur l'ancien continent, elle éclatait par
contre-coup en Amérique et dans les Indes. Capulets et Mantaigus,
Guelfes et Gibelins se battaient sur les rives de l'Escaut ou du Da-
nube, et les fils de ces guerriers européens luttaient avec la même
ardeur sur les plages de l'Asie, ou dans les forêts du nouveau
monde.
Nous ne pouvons trop honorer ceux qui ont porté si loin et dé-
fendu si vaillamment notre drapeau. Ce n'est pourtant point par
ses ardentes batailles et ses nombreuses victoires que la France
s'est acquis une place si distincte dans l'histoire des colonisations,
c'est par son esprit de justice et de mansuétude, par ses facultés
d'attraction et d'assimilation.
Elle n'a point fait de cruelles ordonnances pour obtenir la plus
abondante récolte de la terre conquise. Elle n'a point pour apaiser
sa soif d'or, torturé d'innocentes peuplades vaincues. Elle n'a
LA FRANGE DANS SES COLONIES. 375
point écrasé, ou refoulé dans de sombres régions, des milliers d'hon-
nêtes familles pour n'avoir plus à leur disputer une parcelle de
leurs domaines héréditaires.
Ah 1 si en pensant à tout ce que nous avons possédé et à tout ce
que nous avons perdu, il ne nous est pas possible de lire sans
regrets la chronique de nos colonies, nous pouvons du moins la
lire sans remords. Nulle de nos souverainetés n'a fait gémir l'âme
d'un Las Casas ; nulle de nos coutumes n'a suscité un désir insa-
tiable de vengeance dans le cœur d'un Montbars, et nul de nos
gouverneurs n'a par ses rapacités enflammé la foudroyante élo-
quence d'un Burke et d'un Sheridan.
Dans nos entreprises de coloni?ation, il y avait un juste senti-
ment d'ambition nationale ; pour la plupart de ceux qui s'y
associaient, la perspective d'un honnête négoce ou d'un fructueux
labeur; pour d'autres, un rêve de jeunesse, l'attrait de l'inconnu,
l'espoir d'une action d'éclat; sur chaque navire, à chaque migra-
tion, le prêtre et le gentilhomme, la croix et l'épée, le senti-
ment du devoir religieux *et du devoir militaire.
Jacques Cartier le brave marin, dit en commençant sa relation
de voyage : *' Le dimanche, jour et feste de la Pentecoste, du com-
mandement du capitaine, et bon vouloir de tous, chacun se con-
fessa, et reçurent tons ensemble notre Créateur en l'église cathé-
drale de Saint-Malo, après lequel avoir reçu furent nous présenter
au chœur de lajdite église devant révérend père en Dieu, Monsieur
de Saint-Malo, lequel en son estât épiscopal nous donna sa béné.
diction."
Le père Marquette, en revenant des sombres forêts où il avait
découvert le Mississipi, écrivait dans sa relation ces lignes tou-
chantes : Quanil tout le voyage n'aurait valu que le salut d'une
âme, j'estimerais tons mes peines bien réconipensées, et c'est ce
que j'ay sujet de présumer, car lorsque je retournai nous passâmes
par les Illinois, je fus trois jours à leur publier les mystères de
notre foy dans toutes leurs cabanes, après quoy, comme nous nous
embarquions, on m'apporta au bord de l'eau un enfant moribond
que je baptisay un peut avant qu'il mourût par une providence
admirable pour le salut de cette âme innocente."
En 1641, ëeux petits bâtiments partaient de la Rochelle pour le
Canada. Sur l'un de ces navires était une sainte fille, mademoiselle
Manse de Langres, qui renonçait à une brillante situation en son
pays pour se dévouer à une œuvre de charité dans les régions sau-
vages ; sur Tautre navire était un gentilhomme champenois, M.
de Maisonneuve, un prêtre, des soldats et des ouvriers, en tout,
trente personnes.
376 REVUE CANADIENNE.
Au mois d'août, les bons voyageurs arrivèrent à Québec. La co-
lonie de cette ville essaya de les retenir. Elle se composait de deux
cents âmes. Trente braves gens de plus, quel précieux renfort !
Mais M. de Maisonneuve s'était engagé à aller à Hochelaga,
et il voulait accomplir sa promesse. En vain, on lui représenta les
dangers auxquels il s'exposait en abordant, avec un si petit nombre
de soldats, sur cette île occupée par une tribu considérable d'In-
diens. Il répondait, en vaillant gentilhomme : "-Je ne suis pas
venu pour délibérer, mais pour agir. Y eût-il, à Hochelaga, autant
d'Iroquois que d'arbres sur ce plateau, il est.de mon devoir et de
mon honneur d'y établir une colonie."
Au mois d'octobre, il atteignit les rives de Hochelaga, y construisit
des cabanes et une chapelle en bois. Mademoiselle Manse organisa,
au même endroit, un hôpital, et une religieuse de Troyes fonda
l'institution où les jeunes filles devaient être élevés gratuitement.
Quelques tentes, au milieu des bois, une chapelle, revêtue d'un
toit de feuillage, une cloche suspendue.à un rameau de sapin, un
asile pour les malades, une école pour les pauvres, tels furent les
premiers éléments de la ville de Montréal, où l'on compte au-
jourd'hui quatre-vingt mille âmes ^
En 1721. M. le chevalier de Fougères, commandant le Triton, de
Saint-Malo, allait prendre possession de cette île si belle, si riante
et si charmante, que nous avons appelée l'île de France, et qu'il
faut, hélas ! maintenant appeler l'île Maurice. Sur la plage, il ar-
borait le drapeau blanc et érigeait une croix décorée de fleurs de
lis avec cette inscription :
Jubet hic Gallia stare crucem.
Ainsi, partout la ferme résolution du gentilhomme et les doux
enseignements de l'Evangile. Partout aussi une pensée de conci-
liation et d'humanité.
Quand M. de Flacourt fut envoyé à Madagascar, avec le titre de
gouverneur, il adressa aux habitants une harangue où il parlait de
la grandeur du roi de France, mais surtout de sa douceur et de sa
bonté.
Quelques années après, le gouverneur de Pondichéry, M, Martin^
un homme d'un rare mérite, disait à ses amis et à ses subordonnés :
" N'oublions pas que les Français étant ici les derniers venus,
doivent, pour réussir, donner la meilleure idée de leur caractère."
C'est ainsi que nos colons ont inspiré, en pays lointains, ces sen-
timents d'estime et d'affection qui, souvent, leur ont été d'un si
1 Cent sept mill3 âmes, d'après le dernier recensement, 1871. N. R.
LA FRANGE DANS SES COLONIES. 377
grand secours dans les heures difficiles, dans la faiblesse de leurs
armements, dans l'exiguïté de leurs ressources matérielles.
Par la durée de ces sentiments, on peut juger de leur profon-
deur.
L'Amérique du Nord a rompu violement les liens qui l'unissaient
à l'Angleterre.
L'Amérique du Sud a, de même, longuement combattu pour se
soustraire à la domination de l'Espagne.
Aucune de nos colonies n'a suivi cet exemple. Aucune ne s'est
détachée de nous volontairement. Je ne parle pas de Saint-Domin-
gue, cette île si fructueuse et si belle, bouleversée tout à coup par
la trombe révolutionnaire, par l'éruption volcanique des plus
effroyables passions. Nos planteurs étaient là justement aimés.
Riches et généreux, ils faisaient, de leur fortune, un noble usage.
Nul d'entre eux n'abusait de ses privilèges, et quelques-uns méri-
taient d'être cités comme des modèles débouté. On disait prover-
bialement ; Heureux comme un nègre de Gallifet. Ces heureux
nègres prirent, comme les autres, la torche et la hache, incen-
dièrent, pillèrent et se plongèrent dans des flots de sang.
Des guerres désastreuses, des traités lamantables nous ont enlevé
la plupart de nos anciennes possessions. Mais nous y avons laissé
une profonde emprainte.
Un écrivai4i distingué de l'Angleterre, M. Anthony Trollope, a
visité récemment'les Antilles, et là, il a vu la persistance de l'atta-
chement à la France dans des îles gouvernées autrefois par la
France, non point sans interruption pendant des siècles, mais
pendant un petit nombre d'années : la Dominique, Tabago, Sainte-
Lucie, la Trinité ; la Trinité occupée primitivement par les Espa-
gnols, puis par les Anglais, conquise et rendue à l'Espagne par les
Français, puis de nouveau reprise par les Anglais ! Quelle langue,
dit M. Trollope, croyez-vous que l'on parle dans cette île où nous
avons un gouverneur, un conseil administratif, une garnison, et
d'importants comptoirs ? L'Anglais ? Non. L'espagnol ? Non.
Mais le français. Toute la population est française par l'idiome,
par les habitudes, par le catholicisme.
A cet honnête aveu, M. Trollope ajoute : Il y a là un évêque ca-
tholique qui reçoit de l'Angleterre un traitement annuel et l'em-
ploie entièrement en aumônes.
Là, comme partout où l'ancienne Franôe a passé, son souvenir
s'allie aux vertus du catholicisme, à l'esprit de charité.
A Saint- Vincent, on peut noter un autre exemple de l'attraction
de nos émigrants. Les Anglais s'étant emparés de cette île, les
Caraïbes, qui en occupaient une partie, se soulevèrent à. trois
378 REVUE CANADIENNE.
reprises différentes pour les expulser et faire revenir les Français
dont ils regrettaient la domination.
L'Angleterre a eu plus de peine encore à conquérir et à garder
notre île de France. Des colons de Bourbon s'y étaient établis au
commencement du dix-huitième siècle, de braves gens, dit un
historien anglais i, modestes et polis, très-simples dans leurs habi-
tudes, très-hospitaliers et fort peu soucieux ,de la fortune. M. de
Labourdonnais fut un de leurs premiers gouverneurs, et Poivre le
Lyonnais, le savant si sage, le fonctionnaire si zélé pour le bien
public, propagea sur le sol les plus fructueuses cultures. Douce-
ment et dignement, l'honnête colonie grandit. Ses vertus la sau-
vèrent du cyclone où s'abîma Saint-Domingue. Elle avait cependant
aussi ses foyers dangereux. Dès le commencement de notre révo-
lution, une certaine quantité d'individus se mirent à répéter les
harangues des Grégoire, des Robespierre, et à proclamer les motions
furibondes des jacobins. Dans la stupeur produite autour d'eux
par les terribles nouvelles de Paris, ils organisèrent un club, cons-
tituèrent, à l'imitation des sans-culottes de France, un comité de
salut public, et sur la place de Saint-Louis érigèrent la guillotino.
Bientôt on vit arriver deux commissaires de la république, appor-
tant la nouvelle loi.
Mais la masse de la population n'avait point le moindre goût
pour ces belles réformes, et voulait y mettre fin. Citadins et cam-
pagnards se réunirent en si grand nombre, et d'un air si résolu,
que la bande démagogique n'osa essayer de leur résister. Les
commissaires furent reconduits poliment à leur navire, et, malgré
leurs protestations, obligés de s'embarquer. Les clubs furent fermés,
les jacobins dispersés, la guillotine démolie. L'île entière se confia
de nouveau à la direction de M. de Malartic. Elle aimait ce gou-
verneur, qui lui avait été donné par Louis XVI. Elle aimait l'au-
torité royale.
Cependant les commissaires, furieux de leur échec, pouvaient la
déclarer en plein état de rébellion et demander qu'elle fut sé\^ère-
ment châtiée Un amiral anglais qui stationnait avec une escadre
dans le voisinage, lui offrit la protection du pavillon britannique.
L'assemblée coloniale lui répondit: "En repoussant les commis-
saires de la république, nous n'avons fait que conserver cette colonie
à la France, nous la trahirions en y laissant entrer ses ennemis."
Elle voulait rester française, cette loyale petite île, épanouie
comme une corbeille de fleurs dans l'Océan indien, à trois mille
lieues de la France. On a vu la force de sa bravoure et la persis-
^ Gh. Pridham, Mauriiius and Us dependencies.
LA FRANGE DANS SES COLONIES. 379
tance de sa fidélité pendant les guerres du consulat et de l'empire.
Ni les armements des Anglais, ni les rigueurs d'un long blocus, ne
pouvaient la décourager. Elle résistait à toutes les attaques, et sup-
portait patiemment toutes les privations. Et quelle joie quand une
de nos frégates, passant hardiment à travers les croiseurs ennemis,
entrait dans le Grand port, ou dans le porl Louis, quand un Linois,
un Ron^sin, un Duperré, criblait de boulets un superbe man of
war, et l'obligeait à se rendre. Puis l'un après l'autre arrivèrent
ces audacieux marins qui ont tant de fois répandu la désolation
dans la cité de Londres : Tréhouard, Perrot, Thomasin, Surcouf,
le fabuleux Surcouf qui, avec un bateau pilote, enlevait à l'abor-
dage les plus beaux bâtiments de la Compagnie des Indes.
Alors les jeunes gens de l'île de France ne pouvaient rester en
repos. Ils sollicitaient l'honneur de servir sous les ordres de cet
honrmes intrépides, et couraient gaiement à tous les périls.
Mais un jour vint où l'île fidèle devait succomber. L'Angle-
terre, qui depuis longtemps désirait la conquérir, réunit tous les sol-
dats qu'elle pouvait prendre à Madras, à Bombay, au Gap, à Geylan ;
20,000 hommes d'infanterie et une formidable artillerie, 20 vais-
seaux et 50 bâtiments de transport. Jamais, dit un écrivain anglais,
on n'avait vu à la fois tant de canons et de navires dans la mer
des Indes.
La pauvre colonie n'avait qu'un régiment et quelques batteries.
Elle voulut pourtant se défendre, et ne se rendit qu'en dictant
elle-même, pour ainsi dire, les conditions de sa capitulation.
Elle est devenue par la force des armes l'île anglaise. Elle est
restée par ses affections l'île de France.
H y a là des librairies où l'on ne trouve que des livres français,
un théâtre où l'on ne représente que des pièces françaises,
et dont l'orchestre a longtemps refusé de jouer le chant britan-
nique : God save the king^ Le nom de La Bourdonnais, le vrai
fondateur de la colonie, est dans tous les cœurs, son portrait dans
toutes les maisons, ses Mémoires dans toutes les bibliothèques.
Quand les créoles de cette terre poétique arrivent à nous ; par
leur grâce native, par la beauté particulière de leur physionomie,
ils nous représentent les vivantes images d'une fiction aimée. Ils
sont du pays de Paul et Virginie. Ils ont grandi dans l'avenue des
Pamplemousses, près du ruisseau des Lataniers. Par leur lan-
gage, leurs prédilections et leur esprit, ils sont Français. Nous
devons croire qu'ils sont nés sur les bords de la Seine, et qu'ils y
reviennent ayant fait un voyage sous le ciel d'or des tropiques.
Nous avons perdu vers le milieu du siècle dernier une autre
colonie, dont nous ne pouvons sans émotion nous rappeler le
380 REVUE CANADIENNE.
dévouement et les souffrances : c'est l'Acadie, aujourd'hui la
Nouvelle-Ecosse. Celle-là aussi nous aimait et désirait garder
notre drapeau. Quand elle fut abandonnée aux Anglais, elle se
résignait à reconnaître leur pouvoir, mais, à aucun prix, elle ne
voulait prendre les armes contre la France. Ni les promesses ni
les menaces n'ayant nu vaincre sa résistance, le gouvernement an-
glais, redoutant de laisser cette inflexible population dans un pays
où il n'avait alors que de faibles moyens de défense, prirent une
effroyable résolution.
» ,
En 1754, les villages acadiens furent livrés aux flammes, et, à la
lueur de leurs toits embrasés, 7,000 Français furent entassés sur
des navires, et jetés comme de vils troupeaux sur les côtes de la
Pensylvanie, de la Virginie et de la Caroline, sans autres ressources
que le peu de hardes et de provisions qu'ils avaient pu déroJ^er
aux ravages de l'incendie. On vit alors ces malheureux errant à
l'aventure, repoussant les services de ceux qui parlaient la langue de
leurs bourreaux, et ne se reposant que dans le wigvvam des Indiens,
qui, touchés d'une telle infortune, leur apportaient des aliments,
et les guidaient dans les forets. L^s Asadiens voulaient rejoindre
la colonie française de la Louisiane. Ils voulaient se rallier à la
bannière qui les avait abandonnés. Sans s'inquiéter de la longueur
de la route, ni des dangers du voyage, ils allaient, dans leur su-
blime amour pour la France, à la recherche de cette terre habituée
par des Français.
La moitié d'entre eux périt en route, sur les fleuves ou dans les
marais. Les autres, après des fatigues inouïes, arrivèrent à la
Louisiane, où ils furent accueillis avec une tendre commisération.
Le gouverneur leur donna des instruments d'agriculture, leur
assigna un terrain au bord du Mississipi. Là s'établit, à l'endroit
qui a gardé le nom de côte des Acadiens, une colonie de laboureurs,
dont les habitants se distinguent encore par la simplicité de leurs
mœurs, par leur culte pour les anciennes traditions françaises.
Dans une de ses plus émouvantes compositions, Longfellow, le
célèbre- poëte américain, a décrit la beauté champêtre de notre
ancienne Acadie, les coutumes patriarcales' de ses habitants, les
joies innocentes de leurs foyers,, puis le déchirement de cœur de
ces braves familles, chassées de leurs villages par le fer et le feu,
séparées l'une de l'autre dans leur exil, errant au hasard dans des
régions inconnues, sans amis, sans asile, sans espoir (friendless,
homelesSj hopeless)^ et le religieux dévouement du prêtre, et l'angé-
lique figure d'Évangéline, la fille du fermier.
LA FRANCE DANS SES COLONIES. 381
Trois de nos colonies ont été ainsi illustrées par trois grands
écrivains : i'Acadie, par Longfellow; l'île de France, par Bernardin
de Saint-Pierre ; la Louisiane, par Chateaubriand.
Elle voulait aussi rester attachée à la France, cette vaste terre
des Natchez, des Chactas, baptisée du doux nom de Louisiane par
la France, conquise par nos Lasalle, nos Iberville, nos Bienville,
consacrée par l'enseignement de nos missionnaires et le sang de
nos soldats.
Notre fatal traité de 1763 la cédait à l'Espagne. A cette nou-
velle, un cri de douleur retentit dans toute la colonie. Une pro-
testation contre cette incroyable cession fut aussitôt envoyée à
Paris. Une vive résistance aux désirs de l'Espagne s'organisa sous
la direction d'un groupe d'hommes énergiques. Le premier gouver-
neur espagnol, Antonio de UUoa, courba la tête devant ce soulève-
ment et se retira. Son successeur arriva à la Nouvelle-Orléans
avec 4,500 hpm.mes. Que pouvait faire notre faible milice contre
cette armée ? Elle se soumit.- Mais cette soumission ne suffisait
point au nouveau maître. Il fit arrêter quatorze des principaux
habitants de la Nouvelle-Orléans, accusés, les malheureux ! d'une
trop grande fidélité à la France. L'un d'eux fut tué au moment où
il disait adieu à sa femme ; six autres, conduits dans la citadelle de
la Havane, et les sept derniers, condamnés à mort, exécutés.
En ' 1800, l'Espagne nous rendit cette colonie ; et en 1803,
Napoléon, par une combinaison politique, la vendait aux Etats-
Unis.
On sait par quels combats elle a essayé de rompre ses liens fédé-
ratifs. J'ai eu le bonheur de la voir avant cette lutte, où elle a
versé tant de sang. Elle était alors riche et riante. En un clair
et tiède automne, je m'en allais de village en village, partout
admirant la magnificence de la végétation dans ces vastes plaines
traversées par le Mississipi, et l'activité du mouvement industriel
associé au labeur agricole. Partout aussi dans des mœurs hérédi-
taires, dans des coutumes et des sympathies traditionnelles, je
retrouvais les traces de la France ; et, à la Nouvelle-Orléans, toute
une pogulation française occupant une place considérable dans les
diverses classes de la société : ouvriers et rentiers, négociants et
magistrats, de hauts fonctionnaires qui, dans leur élévation sur la
terre américaine, se plaisaient à parler de la terre de France, et de
grandes maisons où, au nom de ce pays aimé, on était accueilli
avec une affectueuse courtoisie.
Autour de ces descendants de nos anciens colons, l'élément
anglo-saxon est cependant plus actif et plus fort que dans le
Canada.
382 REVUE CANADIENNE.
Le Canada ! Jamais je n'oublierai l'impression que je ressentis
en le visitant pour la première fois. Je venais de traverser une
partie des Etats-Unis, qui, je dois le dire, ne m'avaient point con-
verti à leur républbiue. Après un dur trajet dans des wagons égili-
taires, et sur des bateaux non moins égalitaires. après deux ou trois
transbordements au milieu d'une foule tumultueuse et batailleuse,
soudain quel changement ! Devant moi, dans des plaines paisibles,
s'élèvent des maisons avec le jardin et l'enclos, comme on les voit
en Normandie. A mes yeux apparaissent des physionomies dont
je me pîais à observer l'honnête et- bonne expression ; à mes
oreilles résonne l'idiome de la terre natale. Mon cœur se dilate ;
ma main serre avec confiance une antre main. Je ne suis plus en
pays étranger. Je suis sur le sol du Canada, dans l'ancien empire
de nos pères. Quel empire ! De l'est à l'ouest, un espace de cinq
cents lieues. A l'une de ses extrémités les profondeurs du golfe
Saint-Laurent; à l'autre, le lac Supérieur, le plus grand lac de Pu-
nivers. Entre ces deux immenses nappes d'eau, des forets d'oii l'on
peut tirer des bois de construction pou:- le monde entier, d^'s pâtu-
rages, des champs de blé et de maïs, les rustiques logfiouses des défri-
cheurs le long des clairières, les riants villages, les villes superbes
'au bord des fleuves et des rivières, et toutes les œuvres de l'indus-
trie et de la science moderne : chemins de fer, bateaux à vapeur, télé-
graphes. Cette belle contrée, trois fois plus étendue que l'Angleterre
el l'Irlande, était à nous, et se rejoignait par le bassin du Mississipi à
la Louisiane, conquise aussi par nous Et de tout cela, plus rien
à la France, pas le moindre hameau. Non. Mais la France esl^ là
vivante en un plus grand nombre de familles qu'au temps où elle
avait là ses citadelles et ses gouverneurs. Sa conquête territoriale
lui a été enlevée ; sa conquête d'atfection s'est accrue par l'ac-
croissement continu de la population. Entre Québec et Toronto^
il y a maintenant 700,000 Canadiens d'origine française ^
Qu'on se figure une de ces plantes dont un coup de vent emporte
le germe sur une plage lointaine où il pnm 1 racine, où il se déve-
loppe, où il produit des rejetons (jui, peu à peu, s'élèvent au milieu
d'un amas de plantes étrangères. C'est l'image de cette population
française si petite d'abord, mais si ferme, ((ui a grandi entre les
tribus indiennes, (jui les a graduellement doniiaées, et qui mainte-
nint conserve sous le régime briiannique, dans les villes comme
dans les campagnes, les traits dislinctifs de sa nationalité ; dans les
livres et journaux, des hommes instruits, des écrivains de talent et
des salons où régnent encore ces habitudes de bonne grâce, d'ex-
1 Drtiis le haut Canada environ 30.000 ; dans le bas Canada, 670,000.
LA FRANCE. DANS SES COLONIES. 885
quise politesse dont la France a donné le modèle au monde
entier.
Dans les campagnes, l'humble travail agricole de l'habitant, c'est
ainsi que Ton désigne les descendants de nos anciens colons, comme
si eux seuls résidaient à poste fixe dans le pays, comme si les
Anglais et les Américains qui y sont venus successivement étaient
seulement des passagers.
Et le fait est qu'il reste solidement établi dans sa ferme, cet hon-
nête habitant. Si petite qu'elle soit, il ne pense point à la quitter;
il ne se laisse point séduire par tout ce qu'il entend raconter des
fructueuses plantations en d'autres contrées, des spéculations du.
commerce et de l'industrie. Si p'Hite qu'elle soit, il se plaît à la cul-
tiver, content de vivre au lieu où il est né et de faire ce que son
père a fait.
Si en cheminant par les sentiers du Bas-Canada, vous rencontrez
un de ces habitants, soyez sur que, jeune ou vieux, le premier il
vous saluera très-poliment, et pour peu que vous témoigniez le
désir de vous arrêter dans son village, il vous invitera à visiter sa
maison, une très-humble maison, mais très-propre, les murs blan-
chis à la chaux et des fleurs sur les fenêtres ; point de meubles
superflus ni de provisions luxueuses ; quelques jambons peut-être
et quelques bouteilles de vin dans le cellier, pour les jours solen-
nels ; nulle grosse somme dans l'ai-moire, mais certainement
deux ou trois actes qui constatrni la flliation de cet honnête paysan
et son origine. Ce sont ses titres de noblesse 11 sait par là que son
aïeul est venu de la Normandie ou de la Bourgogne, de la Bretagne
ou de la Franche-Cojuié. Si vous pouvez lui parler de la province
à laquelle se rattachent ses traditions de famille, il en sera très-
touché Heureux philosophe ! La modération de ses goûts écarte
de lui la griff'e de l'avarice et de l'ambition. Ses habitudes d'ordre
et de travail lui donnent le Dien-être, sa croyance héréditaire, sa
croyance religieuse lui assure la paix du coeur.
Nous devons rendre justice aux Anglais. En prenant possession
du Canada, ils s'engageaient à rr^specter son culte, ses institutions,,
ses coutumes, et ils ont loyalement tenu leur promesse. Les sei-
gneurs canadiens ont ii^ardé leurs })rérogatives, les fermiers leurs
contrats, le clei'gé catholique ses dotations et ses privilèges. J'ai vu
à Montréal une procession sortant de la cathédrale en grande
pompe, et défilant entre deux lignes de soldais anglais, revêtus de
leur uniforme de parade, debout et silencieux dans l'altitude la plus
respectueuse.
Jadis, notre empire canadien s'appehiit la Nouvelle-France. En
le voyant aujourd'hui avec ses lois, ses mœurs d'un autre teni'pîï et
384 REVUE CANADIENNE.
sa langue qui a gardé la sévère élégance du dix-septième siècle,
nous pourrions bien l'appeler l'ancienne France, et j'ajouterais, la
fidèle, la charnnante France.
Hélas ! notre pays a bien souffert quand ces diverses colonies
d'Asie, d'Afrique, d'Amérique lui ont été enlevées, et ces colonies
qu'il avait gagnées par sa sympathique nature plus que par ses
armes, souffraient aussi d'être séparées de lui. Maintenant, qu'elle
domleur plus cruelle que toutes les autres ! maintenant ce ne sont
plus des régions étrangères, des peuplades lointaines qui doivent, par
une guerre implacable, nous être arrachées, mais les deux belles
branches de notre grand chêne, les deux nobles filles de notre
monarchie, les deux chères sœurs de nos provinces ! 0 Dieu
quel déchirement et quel deuil 1
Alsaciens et Lorrains condamnés à subir la loi de l'étranger, ils
ne peuvent se soumettre à ce fatal arrêt; ils abandonnent leurrs
champs, leurs foyers pour fuir le nouvel étendard qui flotte sur
leur sol, pour garder leur liberté de souvenirs et d'affection. Gomme
des enfants effarés et éplorés, ils invoquent le secours de la
France, leur mère, ils désirent se réfugier dans son sein, et la
France, éplorée comme eux, leur ouvre ses bras et s'efforce, par
son amour, d'apaiser leurs angoises.
Ah ! si elle devait jamais succomber, cette France qui a été de
tout temps si brave et si humaine, qui a tant répandu de toutes
parts ses sentiments inépuisables de bon vouloir, de justice et de
commisération, si elle devait jamais succomber à la pression d'une
force brutale, elle pourrait dire, comme la Thecla de Wallenstein,
avec un noble et triste orgueil : "J'ai vécu ! j'ai aimé ! "
Mais la puissance d'attraction dont la Providence l'a douée lui
donne une vitalité impérissable. En dépit de ses orages et de ses
désordres, il faut qu'on l'aime, cette France généreuse ; il faut que
jusque dans les régions les plus éloignées, elle conquière sans
cesse de nouvelles sympathies. Ceux que ses égarements révoltent,
et ceux qui voudraient l'opprimer se sentent à tout instant séduits
par son intelligence, subjugués par ses actes de courage et de
dévouement.
OEuvres d'art et de science, vertus chevaleresques et religieuses,
là est la gloire de son passé ; là doit être son soulagement dans ses
dernières catastrophes, et son espoir dans l'avenir.
Xavier Marmier.
^^
s^
DECISION DE ROME.
Mgr. LaRocque, évêqiie de Saint-Hyacinthe, a adressé la cir«
culaire suivante au clergé de son diocèse :
Québec, pendant le Concile, 19 Mai 1873.
Messieurs et Chers Collaborateurs,
Personne de vous n'ignore qu'à l'occasion de son beau discours
sur VAction de Marie dans la Société^ le Très Révd. M. Raymond
avait été décrété de gallicanisme et de libéralisme : ce qui depuis la
publication de l'Encyclique Quanta cura et du Syllabus qui l'ac-
compagnait, ainsi que des Constitutions et Décrets du Saint Concile
du Vatican, équivaut assurément à être entaché d'hérésie. Vu
son titre de Grand-Vicaire et sa charge de Supérieur du Séminaire
Diocésin, le Révd. M. Raymond ne serait certainement pas le seul
coupable, s'il était en effet imbu de pareilles doctrines, aujourd'hui
formellement condamnées dans l'Église, s'il allait surtout jusqu'à
les enseigner, d'après ce qui lui aurait été bien amèrement repro-
ché. Gardien i^é de la Foi en ma qualité d'Evêque, j'eusse été
encore plus coupable que lui, si j'avais souffert qu'il infiltrât par
ses opinions et ses enseignements l'erreur et l'hérésie dans le
Clergé q .l'il a charge et mission de former, et par là môme dans
toute l'Eglise de St. Hyacinthe, et cela en présence et comme
représenlant à double titre du Premier Pasteur du Diocèse, qui
aurait de plus commis la faute de l'approuver publiquement, en le
félicitant sur les doctrines et l'a propos de son discours, au moment
où il descendait de la tribune d'où il venait d'adresser la parole à
un assez nombreux auditoire.
L'accusation répétée par des voix ou des organes dont il eut été
bien permis de ne tenir aucun compte, était malheureusement tom-
bée de trop haut pour qu'il fût possible de n'y pas faire attention.
Aussi je me hâtai d'invoquer, et je pressai le vénérable accusé de
réclamer en môme temps que moi la justice et le jugement du
Saint-Siège. Par le canal de Mgr. l'Archevêque de Québec, à Rome
'i5 mai 1873. 25
386 REVUE CANADIENNE.
dans le moment, qui consentit volontiers à se charger de 'affaire,
l'accusation était déférée sans aucun délai à la S. Ô. de La Pro-
pagande, qui la renvoyait immédiatement au Tribunal dont elle
ressortait naturellement, La Congrégation du St. Office. Et ces
jours derniers, Mgr. l'Archevêque de Québec recevait de S. E. le
Cardinal Préfet de la Propagande le document ci-dessous, dont il
est de mon devoir de vous faire part, pour ma satisfaction et celle
du digne Ecclésiastique, notre ami à tous, attaqué par des gens
qui eussent dû y regarder à deux fois, avant de se décider à agir
ainsi à son égard. L'exJDlicité de ce document ne saurait manquer
de vous frapper, et il est plus que permis de penser que ce n'est
pas sans dessein que la Sacrée Congrégation a voulu s'exprimer si
formellement.
Je n'ai pas besoin dé vous dire la consolation que m'a apportée
cet important document. ]1 serait encore plus superflu de
vous parler de la joie et du bonheur qui ont inondé le cœur et
l'âme de Monsieur le Grand-Vicaire et Supérieur du Séminaire, si
jaloux de son orthodoxie, et si zélé défenseur de toutes les doc-
trines et de tous les enseignements de l'Eglise, en recevant de la
main de Mgr. l'Archevêque copie de la sentence juridique par
laquelle le Saint-Siège le déclare exempt de tout blâme et de
toute censure. Je n'ai aucun doute que vous n'éprouviez tous une
satisfaction bien vive et bien profonde, en apprenant que le diocèse
tout entier, en la personne de l'Evoque et de son digne G-rand-
Vicaire, se trouve ainsi honorablement vengé des odieuses impu-
tations dont ou avait si témérairement osé le charger.
Voici maintenant le texte et la traduction de l'heureux instru-
ment de notre joie et d3 notre triomphe :
lUustrissimo ac Reverendissimo Archiepiscopo Quebecenci.
Illustrissime et Revendissime Domine^
In coraitiis habitis, feriâ IV, die 12 nuper elapsi mensis martii,
Emï. Iiiquisitôres générales ad exnmen revocaverunt orationem
cui litulus, U Action de Marie dans la Société^ à J. S, Raymond,
Vicario Generali diœcesis Sti Hyacinlhi prolatam, ac deinde lypis
editam. Porro laudati p]mi. Patres eâdem oratione ac prsesertim
postremis tribus paragraphis accurate perpensis; in quibus R. P. D.
Episcopus Marianopolitanus ali quid adinveneri putavit doctrinae
Catholicae minus conforme, et prœoculis etiam habitis declarationi-
bus a prsefato Vicario Generali exhibilis, judicarunt nihil censura
dignurii eâdem in oratione reperiri.
Quod Amplitudini Tuée significans precor Deum ut Te diù inco-
lumem servet.
Romse, ex Edi. S. C. de P. Fide, die 3 April 1873.
Ampl. Tuae uti Frater addictissimus.
(Sig) Al. Card. Barnabo, Prœ.
JoANNEs SiMEONi, Secrius.
(Pro vero aprographo.)
C. A. Marois, Ac. Sub-Secrius-
DÉCISION DE ROME. 387
Tllrae et Revme Seigneur. Dans leur assemblée de mercredi le
12 mars dernier, les Eminentissiraes inquisiteurs Généraux ont
soumis à l'examen un discours ayant pour titre, " Vaction de Marie
dans la Société^' prononcé par le Rév. M. Raymond, Vicaire-Général
du Diocèse de St. Hyacinthe, et depuis rendu public par le moyen
de la presse.
Or les dits Emes Inquisiteurs, après avoir soigneusement exa-
miné ce discours, et particulièrement les trois derniers paragraphes
dans lesquels le R. Père et Seigneur Evoque de Montréal avait
cru qu'il se trouvait quelque chose de peu conforme à la doctrine
catholique, et après avoir aussi eu sous les yeux les déclarations
présentées par le susdit Vicaire-Général, ont jugé qu'il ne se trouve
rien dans ce discours qui mérite censure !
¥a en faisant connaître ce jugement à Votre Grandeur, je prie
Dieu de vous conserver longtemps en parfaite santé.
Rome— Collège de la Propagande, — 3 Avril, 1873. De Votre
Grandeur le très dévoué Frère (signé) Al. Card. Barnabo, Préfet,
Jean Simeoni, Secrétaire (vraie copie,) A. S, MaroisAc Sous- Secré-
taire.
Heureux du plaisir que vous causera indubitablement la pré-
sente communication, je me souscris, avec bien de l'affeclion,.
Messieurs et Chers Collaborateurs.
Votre bien dévoué serviteur,
4 C. Ev. DE St. Hyacinthe.
LE BATTEUR DE SENTIERS.
SCÈNES DE LA VIE MEXICAINE.
i. — LE MALENTENDU.
Le voyageur européen qui, après une délicieuse relâche à l'île
de Cuba, pénètre dans la rade de Vera-Cruz à travers le triangle
formé par le fort de Saint-Jean d'^Am\ l'île Sacrificios et l'île
Verte, et, pour la première fois, salue la grande terre américaine,
éprouve un sentiment de tristesse inexprimable à la vue de cette
ville bâtie au milieu des sables, cerclée de lagunes marécageuses,
de dunes arides, et dont les alentours sont entièrement piivées de
verdure.
Puis, lorsque le regard se porte sur ces maisons, basses, noires,
mal construites, groupées sans ordre, sur ces rues étroites et
tortueuses, encombrées d'immondices et de détritus de toutes
sortes, que de hideux zopilotes^ espèces de petits vautours noirs
seuls chargés de l'assainissement de la ville, se disputent avec des
cris discordants, jusque sous les pieds des passants, on comprend
aussitôt les ravages terribles que cause dans cette malheureuse
cité l'effroyable vomito negro.
Aussi n'est-ce qu'en proie à une instinctive terreur que l'étranger
se décide enfin à poser le pied dans cette Josaphat lugubre.
Après être sorti de la ville et avoir traversé, sous le poids acca-
l Et non Ulloa, comme les Français le nomment fautivement.
LE BATTEUR DE SENTIERS. 389
blant [d'un soleil torride, cinq lieues environ de broussailles
rabougries et marécageuses, la végétation tropicale prend enfin le
dessus, des bois magnifiques surgissent de toutes parts, et on
trouve blotti comme un oiseau frileux, sous le feuillage, le char-
mant village de Medellin, fondé par don Gonzalo de Sandoval; un
des héroïques compagnons de Gortea, et qui, dans la saison où le
vomito sévit avec fureur à la vera- Gruz, sert de refuge aux négo-
ciants riches de cette ville aux grands propriétaires de la Tierra-
Galiente.
Medellin est une délicieuse oasis jetée au milieu de l'affreux
désert qui enserre la Vera-Gruz ; tous les plaisirs s'y donnent
rendez-vous, et ses ombrages hospitaliers rendent la vie aux
malades dont un séjour trop prolongé al puer to a détruit la santé.
Un vendredi de la seconde quinzaine du mois de juin 1860,
entre deux ou trois heures ù.q la tarde ^ diQwx individus d'assez
mauvaise mine étaient assis, face à fice, dans une pulqueria
de Medellin, buvant diU lepache depina, ou bière d'ananas, bois-
son rafraîchissante, qui, malgré la fermentation, conserve toute
la saveur du fruit, fumant de minets cigarettes de maïs, et
causant presque à l'oreille l'un de l'autre, tout en jetant, de temps
en temps, malgré l'isolement complet où ils se trouvaient, des
regards inquiets autour d'eux. *
G'était l'heure de la siesta. Medellin dormait sous l'action dévo-
rante d'un soleil de plomb. Du ciel pâle tombait sur le sol, qu'elle
brillantait de réverbérations, une lumière blanche, il n'y avait pas
un souffle dans l'air ; moins celle de la pulqueria, toutes les portes
étaient closes. Ça et là, des leperos dormaient étendus le long
des murs, la tôle à l'ombre et les pieds au soleil.
Des chevaux complètement harnachés, attachés à un anneau
scellé dans le mur de la pulqueria, troublaient seuls le silence qui
régnait dans le village en frappant du pied le sol pour se débaras-
ser des taons et des moustiques qui les obsédaient.
Le pulquero, assis derrière son comptoir, d'où il surveillait ses
malencontreuses pratiques, luttait vainement contre le sommeil, et
laissait vacciller sa tête d'une épaule à l'autre avec le mouvement
régulier d'une pendule.
Les deux hommes dont nous avons parlé étaient jeunes, ils
avaient vingt-huit à trente ans à peine; leur teint bronzé, leurs
visages, aux traits anguleux, et leur physionomie cauteleuse,
basse et ironiquement sournoise, les faisaient au premier^ coup
d'œil, reconnaître pour Indiens de pur race.
Ils portaient le costume de Jarochos^ ainsi qu'on nomme les
habitants de la campagne et du littoral de la Vera-Gruz, costume
390 ^ RF:VUE GAxMADÏENNE.
primitif, mais qui ne manque pas d'un certain cachet d'élrangelé
pittoresque.
Ils avaient le chapeau de paille aux larges ailes retroussées par
derrière, le mouchoir sortant du chapeau comme une résille et
dont les plis flottants protègent les épaules contre les rayons du
soleil, la chemise de toile à jabot serrée au cou par une agrafe
d'or, le caleçon de velours de coton vert garni d'une profusion de
boutons curieusement guilloché?, ouvert au genou et tombant en
pointe jusqu'à la moitié de la jambp, les hanches serrées par une
large faja de crêpe de Chine rouge. A un anneau de fer attaché a
cette faja était suspendu, sans fourreau, un machete, sabre droit, à
la lame étincelante et à la poignée encorne sans garde ; leurs
pieds étaient nus. Sur la table, près d'eux, étaient jetés leurs zara-
pés, aux couleurs tranchantes ; deux carabines reposaient, la crosse
à terre, entre leurs jambes.
A l'époque où commence notre histoire, Juarez n'était pas encore
maître de Mexico ; le centre de son gouvernement était placé à la
Vera-Gruz, oij il résidait, et les environs de cette ville, occupés par
ses troupes, étaient désolés par des bandes de pillards et de marau-
deurs, appartenant aux guérillas de Garvajal, de Guellar et autres
chefs de corps justement exécrés par les populations paisibles de
ces contrées à cause de leur férocité et de leurs habitudes de pilla-
ge, qui les faisaient redouter même de leurs partisans, qu'ils
n'épargnaient pas plus que leurs ennemis politiques lorsque l'occa-
sion s'en présentait.
Les guérilleros de Juarez étaient d'abord et avant tout voleurs
de grands chemins, leurs convictions politiques ne marchaient
qu'en seconde ligne ; leur grande affaire était le meurtre et le vol.
Juarez, du reste, était si parfaitement édifié sur la moralité de
ces dignes soldats, qu'il se gardait bien de les laisser entrer dans la
Vera-Gruz, qu'ils auraient, sans hésiter, mis à sac ; il préférait leur
abandonner les campagnes, arrangement contre lesquels les gué
rillos ne réclamaient pas, car ils y trouvaient 'leur profit en arrê-
tant les caravanes, les conductas de plata^ et, au besqin, en prenant
d'assaut les haciendas qui se trouvaient à dix et même vingt lieues
de leurs campements.
La force faisait loi ; la terreur régnait dans cette partie des
Terr s Chaudes, où les guérillos étaient les seuls et véritables
maîtres.
Les deux personnages que nous avons mis en scène avaient,
malgré leurs costumes excentriques, toute la mine d'appartenir
à l'une où l'autre des guérillas dont nous avons parlé.
I
LE BATTEUR DE SENTIERS. 391
Cependant le temps, s'éeoulait, trois heures étaient sonnées
depuis déjà près de vingt minutes, les portes commençaient à se
rouvrir; quelque rares passants se hasardaient dans les rues;
Medellin renaissait à la vie.
— Le diable soit de l'homme et du rendez-vous qu'il nous a
donné ! s'écria un des inconnus en frappant si rudement la crosse
de sa carabine contre le sol, que le pulquero releva brusquement
la tête avec un geste d'effroi, en lançant autour de lui des regards
effarés.
— Encore un peu de patience, cher compadre, répondit son com-
pagnon d'un ton conciliateur, ce caballero aura sans doute été em-
pêché.
— Vous prenez facilement votre parti de ce retard, No Garnero,
fit le premier en haussant les épaules ; Voto a brios ! pour un rien
je partirais.
— Ce serait une folie, senor Pedroso, et, permettez-moi de vous
dire, je ne reconnaîtrais pas Là votre prudence habituelle.
— Je m'ennuie à la mort de demeurer ainsi les bras croisés ; si
encore nous faisions quelque chose.
— Que faire ? nous n'avons pas même la ressource de tailler un
monte, reprit Garnero en souriant, nos forces sont trop égales.
— G'est vrai, reprit Pfedroso sur le même ton ; ce tepache m'affa-
dit le cœur ; je n'ose boire de mezcal ni de refino, car il nous faut
conserver notre sang-froid au cas où...
— Ghut ! dit vivement Garnero en posant son doigt sur sa bouche,
les murs ont des oreilles ici.
— G'est juste, compadre; mais alors trouvez, inventez quelque
chose.
— J'avoue humblement mon incompétence en pareille matière ; je
n'ai jamais brillé par l'invention. Ah ! tenez, cependant, il y a une
chose qne nous pourrions faire.
— Laquelle, cher compadre ? parlez vite.
— S'il nous est interdit de jouer entre nous, qui nous empêche
de proposer une partie à notre hôte ; il semble s'ennuyer à peu près
autant que nous. Il est là qui dort à moitié, une taille de monte I«
réveillera.
Eh ! eh ! fit Pedroso avec un sourire narquois c'est une idée,
cela. Mais que jouerons-nous ? il faut intéresser la partie.
— Dame ! jouons-lui d'abord le montant de la consommation ;
après, eh bien ! nous verrons.
Pedroso fit un mouvement pour se lever.
— Attendez, dit son compagnon en lui posant sa main sur ra
Toici peut-être un partenaire qui nous arrive.
392 REVU?: CANADIENNE.
Un cavalier s'élait arrêté devant la porte ; après une seconde ou
deux d'hésitation, il mit pied à terre attacha son cheval et entra dans
la pulqueria.
Après avoir négligemment porté la main à son cheval, le nou-
veau venu s'assit en face des deux Indiens, et appela l'hôte en frap-
pant du poing sur la table placée devant lui.
Le pulquero, brusquement réveillé, mais contrarié d'être con-
traint de quitter son siège, se leva d'un air maussade et alla non-
chalamment demandera l'étranger ce qu'il désirait boire.
— Du tepache de pina, répondit celui-ci d'une voix brève, et
faites vite, s'il vous plait ; je suis pressé.
- Il faut du temps, reprit l'hôte en grommelant; mais cependant
il se décida, bien que de mauvaise grâce, à apporter ce qu'on lui
demandait ; puis il se hâta de retourner à son siège, afin de rat-
traper, si faire se pouvait, son sommeil si brusquem;^nt inter-
rompu.
L'étranger, sans paraître remarquer les façons peu engageantes
du pulquero, remplit son verre, et le vida deux fois coup sur coup
avec l'empressement d'un homme en proie à une soif ai-*l(3!ite ; puisi
après avoir poussé un hum ! de satisfaction, il tordit une cigarette,
retira un mechero d'or guilloché de son dolman, battit le briquet
alluma sa cigarette, et s'enveloppa d'uu nuage de fumée bleuâtre
et odorante, au milieu duquel il disparut entièrement.
Pendant que l'étranger se livrait à ces diverses occupations avec
l'aisance d'un homme qui sait qu'il se trouve dans un lieu public
où il est libre d'agir à sa guise, les Indiens l'examinaient à la
dérobée avec la plus sérieuse attention
Voici quel fut à peu près le résultat de leurs observations.
L'étranger avait trente ans au plus ; sa taille, élevée, était bien
prise, ses gestes prompts et plus élégants. Il avait le front pur et
bien développé, le nez droit, les yeux noirs et pleins d'éclairs, la
bouche railleuse, surmontée d'une fine moustache cirée et relevée
avec soin ; bref, sa physionomie, belle sans être efféminée, avait
une expression de bravoure et de loyauté remarquable.
Il portait le gracieux costume des campesinos des provinces du
nord : dolman et culotte en drap bleu ; le dolman galonné en or,
était ouvert et laissait voir une fine cheniise de batiste brodée et une
cravate de soie jaune, dont les bouts était passés dans une bague,
ornée d'un diamant d'un prix considérable ; la culotte, retenue
aux hanches par une faja en crêpe de Chine à franges d'or, était
galonnée et garnie d'une double rangée de boutons d'or curieuse-
ment ciselés ; ses jambes était enveloppées dans des botas vaqueras^
morceau de cuir brun brodé avec soin, attachées au dessous du
LE BATTEUR DE SENTIERS. 393
genou par une jarretière tissue d'argent. De grands et forts éperons
d'argents était attachés a ses talons ; sa manga ^, soutachée d'or était
négligemment relevée sur son épaule, et il était coiffé d'un riche
chapeau de paille de zipijapa. Une longue rapière, dont la garde
et la coquille étaient ciselées, pendait à son flanc gauche; deux
revolvers à six coups étaient passés dans sa ceinture, et le manche
d'un couteau sortait de sa bota vaquera droite.
Ainsi armé, l'étranger était en mesure de faire face à plusieurs
adversaires à la fois, et, en cas d'attaque imprévue, de vendre
chèrement sa vie.
Son cheval, qu'on apercevait attaché à la porte, portait des har-
nais couverts d'ornements en argent ; d'un côté- de sa selle, était
attachée une reata lovée avec soin, et, de l'autre, une courte cara-
bine richement damasquinée.
— Hum, dit à voix basse Pedroso à son compagnon, c'est un "
forastero (étrangerl
Je le crois tlerras a cVentro (provinces du centre) et non costeno
(des côtes) comme nous, répondit celui-ci sûr le même ton.
— C'est quelque riche haciendero de l'intérieur qui vient assister
aux fêtes de Medellin.
— Si nous nous en assurions.
— Gomment cela ?
— Dame, en le lui demandant tout uniment.
Pedroso jeta un regard de côté sur l'étranger ; celui-ci ne sem-
blait aucunement s'inquiéter de ses voisins.
— Je sais bien que ce moyen serait infaillible, reprit l'Indien,,
mais je ne sais pourquoi ce diable d'homme ne m'inspire qu'une
médiocre confiance.
— En quel sens ?
— Je crains qu'il méconnaisse la pureté de nos Intentions et qu'il
se fâche. .
— Cette remarque ne manque pas de justesse, mon cher com-
padre ; ce cas est épineux; nous ne sommes pas en nombre, il faut
attendre.
— Oui, attendons, dit vivement Pedroso ; d'ailleurs, il faudra
bien qu'il se décide à sortir, et alors nous verrons. C'est étonnant
comme son dolman m'a donné dans l'œil.
— Et à moi donc. Voyez-vous cher compadre, il est évident
pour moi que cçt homme est un partisan du traître Miramon, et,
par conséquent, un ennemi de la patrie ; notre devoir est de
l'arrêter.
1 Manteau ressemblant au poncho chilien.
39i REVUE CANADIENNE.
— Oui, mais pas tout de suite ; bien que vous et moi nous soyons
braves et même téméraires, la partie serait trop inégale en ce
moment.
Pendant cet aparté, auquel il avait paru ne pas arrêter la plus
légère attention, et que du reste il lui aurait été impossible d'en-
tendre, l'étranger avait laissé le haut de son corps penché en
arrière et s'apuyer contre le mur; sa tête était tombée sur sa
poitrine ; il avait fermé les yeux, et, maintenant, il semblait être
complètement endormi. /
Les deux Indiens avaient fait silence et l'examinaient attentive,
ment.
Au bout de quelques minutes, Pedroso se leva avec précaution,
traversant la salle à pas de loup, et, après avoir fait un geste de
menace au pulquero, il s'approcha tout doucement du dormeur.
€arnero s'était levé en même temps ; mais, au lieu de suivre son
compagnon, il s'était glissé du côté de la porte.
Les deux drôles s'étaient entendus d'un regard, leurs dispositions
avaient été prises en un instant, ils s'étaient partagé la besogne ;
le sommeil de l'étranger leur donnait beau jeu.
L'un se chargeait de dévaliser l'homme, l'autre d'enlever le
cheval. Cette double tentative était hardie. Le pulquero, complice
tacite de cette mauvaise action, suivait, avec tout l'intérêt d'un
véritable amateur, les manœuvres savantes des bandits.
Carnero avait atteint la porte ; déjà il tenait la longe du che.val,
qu'il se disposait à couper. Pedroso, penché sur le dormeur, glis-
sait doucement sa main gauche dans la poche de son dolman,
tandis qu'il levait au-dessus de sa tête sa main droite, armé d'un
long couteau, prêt sans nul doute à en faire usage .au plus léger
mouvement de l'homme qu'il essayait de voler. Déjà les doigts
aguerris du bandit avaient senti les mailles soyeuses d'une bourse
bien garnie ; avec une dextérité extrême il l'attirait peu à peu à
lui.
Soudain, il y eut un coup de théâtre. Pedroso roula sur le sol à
demi étranglé et une balle siffla aux oreilles de Carnero, qui se
laissa tomber de frayeur.
L'étranger était debout et terrible au milieu de la salle, un
revolver à chaque main.
A cette péripétie imprévue, et qui changeait si subitement la
face des choses, le pulquero, enthousiasmé, poussa un cri d'admi-
ration :
— Bien joué ! dit-il en battant des mains.
Cependant Pedroso s'était relevé tout meurtri de sa chute.
LE BATTEUR DE SENTIERS. 395
— Voto a brios ! Caballer6, dit-il sans autrement s'émouvoir, êtes-
vous^donc épileptique ? A-t-on jamais vu traiter d'honorables
caballeros de la sorte.
— Le fait est, appuya Garnero, qui s'était hâté de rejoindre son
compagnon, que vous n'avez pas le réveil caressant, cher senor.
On avertit, au moins, quand on veut faire de ces choses-là ; un peu
plus, j'étais mort.
— Et moi, dit piteusement Pedroso, qui prenais tant de précau-
tions pour vous réveiller doucement et sans secousse. «
— Rendez-donc service aux gens, firent en chœur les deux drôles
en levant les mains et les yeux au ciel.
L'étranger sourit d'un air narquois.
—Il y aurait-il donc eu malentendu entre nous, senores, dit-il.
—Le plus complet, senor ; vous allez en juger, s'écria vivement
Pedroso.
— Vous allez reconnaître, cabailero, combien vous vous êtes
trompé sur nos intentions.
— Votre parole me suffit, senores, répondit l'étranger avec une
exquise politesse.
^— Non, non, laissez-moi vous expliquer, insista Pedroso.
— C'est inutile, je reconnais que j'ai eu tort, senores; veuillez
donc m'excuser, d'autant plus que, grâce à Dieu ! il ne vous est
rien arrivé de fâcheux. '
— Hum ! fit l'un, vous m'avez si fort serré la gorge, que c'est à
peine si je puis retrouvé ma respiration.
— Quelques lignes plus bas et*j'étais mort, ajouta l'autre.
— Je suis au désespoir, senores, de m'etre aussi grossièrement
trompé sur votre compte, reprit l'étranger toujours railleur; mais
vous m'excuserez lorsque vous saurez que j'habite ordinairement
la frontière indi.enne ce gut fait que continuellement menacé, je
suis devenu fort soupçonneux.
— Nous nous en sommes aperçus à nos dépens, senor, répondit
Pedroso ; mais, puisque vous le désirez, assez sur ce sujet.
— Merci, caballeros, et, maintenant que nous sommes d'accord
permettez-moi de vous offrir de prendre votre part de la bouteille,
de»reûno de Gataluna que notre hôte va nous servir,
— Nous acceptons votre invitation avec joie, cabalero,
répondit Pedroso, non à cause du refino que vous nous offrez si
généreusement, mais afin de vous prouver que toute rancune est
éteinte dans nos cœurs.
Cela dit, les deux bandits s'installèrent en face de l'étranger, qui
se contenta, pour toute réponse, de sourire avec ironie à ce com-
pliment effronté, et qui donna au pulquero l'ordre d'apporter la
396 REVUE CANADIENNE.
bouteille d'eau-de-vie, ce que celui-ci, complètement re veillé main-
tenant, s'empressa de faire.
IL — LE MARCHÉ.
Lorsque les verres eurent été remplis et vidés trois ou quatre
fois, sous l'influence alcoolique de la liqueur, les langues se
délièrent, et on causa. Mais, ainsi que cela arrive presque toujours
eh semblable circonstance, au lieu d'interroger l'étranger, ainsi
qu'ils en avaient l'intention, les deux Lidiens se virent, au con-
traire, obligés de répondre aux questions que, sans paraître y atta-
cher d'importance, il ne cessait de .leur faire,' et si grâce à cette
manœuvre habile, ils n'apprirent rien sur le compte de l'homme
qu'ils avaient essayé vainement de dévaliser, ils n'eurent bientôt
plus de secrets pour lui, et au bout de quelques minutes, il sut par-
faitement à quoi s'en tenir à leur égard.
Constatons en passant que la biographie de ces deux honorables
citoyens n'était aucunement édifiante.
Jarochos, nés à Manantial, ils avaient été contraints, à la suite
de coups de couteau distribués avec une déplorable libéralité, de
quitterleur village, et de vivre, ainsi qu'ils le disaient, d'expédients,
c'esl-à-dire en écumant les grandes routes de la république ; cette
existence tant soit peu précaire menaçait de se terminer un jour ou
l'autre par une catastrophe, lorsque, heureusement pour eux la
guerre avait éclaté entre Miramon et Juarez.
Les deux drôles avaient à plusieurs reprises eu des relations
d'intérêt avec Carvajal, c'est-à-dire qu'ils l'avaient aidé à alTÔter
des caravanes, et parfois môme la diligence de Mexico à la Véra-
Cruz ; ces antécédents militaient. en leur faveur, Carvajal les reçut
avec distinction dans sa cuadrilla, et, depuis cette époque, ils avaient
fructueusement continué le cours de leurs déprédations sous l'égide
lutélaire de leurs opinions politiques.
Voilà, en résumé, quelle 'était l'histoire des sonores Pedroso et
Carnero, histoire que l'étranger écouta sans sourciller d'un bout à
l'autre, et à laquelle, ce qui flatta considérablement les bandits, il
sembla vivement s'intéresser. •
Un assez long silence suivit cette confidence faite, par le senor
Pedroso, avec cette verve et cette facilité d'élocution particulière
aux Mexicains.
Il est un fait singulier à noter dans ce pays, c'est que à quelque
classe de la société que les individus appartiennent, ils
s'expriment avec une élégance remarquable et un choix d'ex-
pressions tel que, à part le costume qui même souvent est à p3u
LE BATTEUR DE SENTIERS. 397
près le môme pour tous les individus, il est impossible en général
à un voyageur européen de reconnaître quel rang tiennent dans le
monde les gens avec lesquels le hasard le met en rapport, leperos,
marchands, bandits, généraux ou lettrés, leur parler est aussi
fleuri, leur politesse aussi exquise, et leur façon aussi distinguées ;
aussi dans ces brusques revirements de fortune si ordinaires au
Mexique qui, du cargador d'hier font le colonel d'aujourd'hui, ou
métamorphosent un pauvre diable de péon en un mineur million-
naire le nouveau favori de la fortune n'est nullement étonné de son
changement, il se trouve à sa place toute suite et ne commet jamais
. une de ces monstrueuses bévues qui désespèrent nos parvenus
; européens en les faisant immédiatement reconnaître pour ce qu'ils
sont, c'est-à-dire des malotrus décrassés.
Après avoir de nouveau rempli les verres, l'étranger rompit
enfin le silence.
— Voto abriosl senores, dit-il avec bonhomie, si votre vie a été
accidentée, avouez qu'elle a été aussi pleine d'émouvantes péri-
péties, et si maintenant vous êtes à peu près retirés des affaires
au moins vous avez conquis une honorable position.
—Oui, oui répondit Garnero en faisant claquer sa langue contre
son palais, la position n'est pas mauvaise.
— L'avenir est à nous, ajouta Pedroso avec emphase en englou-
tissant d'un trait le contenu de son verre.
—Gomme souvent, continua l'étranger, le hasard se plaît à nous
donner des regrets. (
— Des regrets !
— Mon Dieu oui, je me dis que maintenant que vous avez l'hon-
neur de servir S. Exe. don Benito Juarez, la sérieuse responsabilité
dont vous êtes chargés doit absorber tous vos instants, de telle
sorte que vous n'avez plus la faculté de vous occuper d'affaires
comme vous le faisiez antérieurement.
— Gette observation est de la plus grande justesse, caballero,
répondit Pedroso en se rengorgeant, d'autant plus que nous
pouvons nous flatter de posséder la confiance entière de notre
illustre chef, le colonel Garvajal.
—C'est un grand homme, fit l'étranger.
—Oui, il entend à merveille le métier de guérillero, reprit
Pedroso, cependant nous ne sommes pas tellement tenus par notre
service, qu'il ne nous reste encore bien du temps pour nos affaires
particulières.
—Bien que dévoués de cœur à la patrie, ajouta Garnero,
majestueusement, nous ne voulons point cependant négliger nos
intérêts.
398 REVUE CANADIENNE.
— Dites-vous vrai, senores, s'écria rétrnnger avec un mouvement
de joie.
—Nous vous en donnons notre parole de caballeros, senor,
reprit Pedroso, et la preuve, c'est que en ce moment môme nous
attendons...
— Silence, cher compadre, interrompit Garnero, ceci n'intéresse
nullement ce caballero ; d'ailleurs n )tre parole lui doit suffire
— Et elle me suffit, senor, soyez en convaincu.
Les trois hommes se saluèrent cérériionieusement.
— Une autre houleille de refmo, commanda l'étranger.
Le pulquero obéit avec empressement. Lorsque les verres furent
remplis de nouveau, l'étranger s'accouda sur la table, pencha le
haut du corps en avant, et après avor jeté un regard soupçonneux
autour de lui :
— Eh bien ! causons dit il.
— Causons, soit, répondirent-ils.
— C'est de la discussion que jaillit la lumière, observa senten-
lieusemenl Pedroso.
L'étranger sourit.
— Aimez-vous l'argent ? fit-il.
— Nous préférons l'or, répondirent-ils aussitôt.
— Bon, nous pourrons nous entendre alors.
— C'est propable, firent-ils en échangeant un regard entre eux.
— Si vous trouviez l'occasion de gagner beaucoup d'or, facilement
et en peu de temps, la saisiriez-vous î
— Sans hésiter, dit Carnero.
(i Continuer.')
BIBLIOGRAPHIE.
Canadiau Parliamentary Contpanion, for 1873, 8th édition. By Henry J. Morgan,
advocate, author of the " Bibliotheca Canadensis, " &c, Printed by John Lovell
I2me. 563 pages.
D'année en année, depuis dix ans, M. Morgan ajoute à son livre sous le
double rapport du volume et de l'exactitude. Le Parliamentary Companion
est indispensable à ceux qui se mêlent un tant soit peu de politique et
d'affaires publiques, et le nombre en est grand, on le sait. Dans la province
de Québec, l'éditeur ne rencontre que peu d'encouragement, ce qui est
étrange. Est-ce. à cause 4e la langue ? Non, évidemment, car les canadiens-
français qui prennent intérêt à la chose publique lisent au besoin les jour-
naux anglais comme ceux de leur langue, il devrait en être de même du
Companion. Dans ce siècle de mouvement et d'emploi du temps, les livres
dits de référence sont précieux, il en faut, on ne saurait s'en passer, Nos
compatriotes d'origine anf2:laise comprennent cela bien mieux que nous,
aussi ont-ils le soin de publier et d'encourager la publication de nombreux
recueils qui nous arriï^ent tous les ans et qui deviennent douze mois de
l'année, des Compagnons de bureau utiles, commodes et faciles à consulter
8ur une variété de matières.
B. S.
Essai d'Interprétation de V Apocalypse^ par J. B. Rosier Coze, doyen honoraire de la
Faculté de Médecine de Strasbourg, in-12 de XXXIV-256 pages, 50 et s. Paris,,
chez Victor Palmé, Montréal, J. B. Rolland «fe Fils, Libraires.
Encore un livre provoqué par le besoin qui nous tourmente de connaître
l'avenir, livre sérieux, du reste, et qui mérite bien cette appréciation de
Mgr. L'Evêquede Strasbourg. "Non seulement l'auteur n'avance rien qui
soit contraire à la foi et bonnes mœurs ; mais il cherche partout à réveiller
la piété dans les âmes, et, dans plus d'un passage, il fait voir à la société
contemporaine qu'elle ne peut trouver son salut, qu'en entrant dans la cité
de Dieu." Une telle appréciation, faite par un juge si compétent, en dit
400 REVUE CANADIENNE.
plus que nous ne saurions le faire. 11 nous sufiSra de dire que l'idée domi-
nante du travail de Mr. Coze est, que l'Apocalypse est le tableau des pro-
cédés par Dieu, pour amener toutes les générations au salut éternel, qu'il
contient l'histoire générale de l'humanité, et qu'il peut se garder d'en appli-
quer les passages à tels ou tels faits particuliers, parceque cette divine pro-
phétie embrasse tous les temps, tous les pays, toutes les tentatives des enne-
mis de l'Eglise, sous toutes les formes. L'auteur procède en donnant d'abord
le texte latin, et la traduction française du livre sacré puis l'interprétation,
c'est en un mot, un commentaire suivi, savant et remarquable de l'Apo-
calypse.
Politesse et savoir-vivre, h l'usage des pensionnats des demoiselles ; par Mme Bourdon,
sixième édition, in-18, 189 p., 18 cents. Tournai, Mme Vve. Caslerman, éditeur.
Montréal, J, B. Rolland k Fils, Libraires.
Non moins excellent que les lettres d'une jeune fille, est le charmant petit
volume Politesse et savoir vivre qui, sous une autre forme, semblerait
d'abord être la reproduction du précédent. Il en diffère cependant, ou
plutôt il le complète par de nouveaux détails et des conseils plus pratiques
encore, donnés aux jeunes personnes sur la politesse et le savoir-vivre. C'est
ici, avant tout, la politesse au point de vue chrétien qu'on explique, et qu'on
s'efforce d'inspirer aux jeunes filles, par d'aimables et gracieuses leçons ou
par des exemples parfaitement choisis. Il a déjà été publié plusieurs
ouvrages portant un titre analogue et ayant le même objet. Celui-ci s'a-
dresse spécialement aux jeunes personnes. Quoique court, il est plus complet,
plus attrayant. Il nous a paru sans défaut. On peut le résumer par ces
paroles du grand Apôtre qui en sont les premières lignes, et dont le livre
lui-même, avec ses mêmes détails, n'est, après tout que le corollaire prati-
que, et l'application de la vie chrétienne. " Que toiil ce qui est véritable
et sincère, tout ce qui est honnête, tout ce qui est juste, tout c.e qui est
saint, teut ce qui est aimable, tout ce qui est d'édification et de bonne
^odeur, tout ce qui. est vertueux, et tout ce qui est louable dans le règlement
des mœurs, soit l'entretien de vos pensées."
LA
REVUE GANADIENSE
PHILOSOPHIE, HISTOIRE, DROIT, LITTERATURE, ECONOMIE SOCIALE, SCIENCES,
ESTHÉTIQUE, APOLOGÉTIQUE CHRÉTIENNE, RELIGION
ï
TOME DIXIÈME
SiKième I.ivrai«on— 35 Juin 1873.
SOMMAIRE
i
1.— LA VEILLEUSE JULES TARDIEU.
II.-SIR GEORGE-ETIENNE CARTIER BEBTJAMIX sri.TE.
III.-LES CANADIENS DE L'OUEST, Louis RiEL,père JOSEPH TASSÉ.
IV.-LE BATTEUR DE SEN TIERS, Scènes de la Vie Mexicaine, (suite). GUSTAVE AIMARD
V.— BIBLIOGRAPHIE : Maple Leaves, 4e gérie, par J. M. LeMoyne...
Québec, Côté et Cie., (sous presse) E. EEF. BeBEEEEFEriLLE.
&^
MONTREAL
IMPRIMÉE ET PUBLIÉE PAR E. SÉNÉGAL
Nos. 6, 8 et 10, Rue Saint-Vincent.
187"3.
Droil s de traduction et de reproduction réservés-
ON S'ABONNE A LA REVUE CANADIENNE
CHEZ
M. A. Langlais, Libraire, Faubourg St. Roch Québec.
'* H. R. Dufresne T rois-Rivières.
^* Emm. Crépeau Sorel.
^* L. J. Casault, — Bibliothèque du Parlement Provincial Ottawa.
'' L. A. Dérome Joliette.
'' Joseph L'Ecuyer St. Jean d'Iberville
** L. 0. Forget Terrebonne.
^' J. A. Archambault Varennes.
** M. G. Roussin Roxton Falls.
'* Alph.Raby Ste. Scholastique.
*' C. H.Champagne, St. Eustache.
'* J. B. Lefebvre-Villemure St. Jérôme.
*< A. M. Gagnier Ste. Martine.
*< E. Lafontaine St. Huojues.
'' J. 0. Dion , Chambly.
'^ A. Sauton, 41 Rue du Bac Paris.
LA REVUE CANADIENNE,
Recueil périodique de Beaux-Arts et de Sciences, a pour but de travailler à la création
d'une littérature nationale, à l'alliance des Lettres et de la Religion, et à la défense des prin-
cipes fondamentaux de l'ordre social et de toute vraie civilisation.
La rédaction se fait sous la direction d'un comité de Directeurs.
S'adresser, pour tout ce qui concerne la rédaction et l'envoi des manuscrits, au Directeur-
Gérant, L. AV. Tessier, à Montréal.
Prix de Paboniieitienl : un aii,$2.00; six mois, $1.00,
Comme les frais de port sur cette Revue sont, depuis le 1er de janvier 1869, de deux centinsparlivrai-
son, payable d'avance, la souscription des abonnés en dehors de la ville sera dorénavant de $2.25.
~ NOUVEAU MOIS DE MARIE
DÉDIÉ AUX FIDÈLES DL" CANADA PAR UN
PRÊTRE DU DIOCÈSE DE MONTREAL
Avec Approbation de NN. SS, les Evoques de Tlo.i, de Montréal, de Trois-Rivières et de
St. Hyacinthe.
1 vol. de280 pag^ relié.
'•En vente chez tous les Libraires et chez l'Editeur,
EUSÈBE SENEGAL,
No. 10 Rue St. Vincer
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ŒUVRE DES BIBLIOTHÈQUES PAROISSIALES. J
Les 120 Dernières Collections fle la BIBLIOTHEQUE CATHOLIQUE DE L'ILL]
Qui se compose de 752 volumes, (560 in-18 et 192 in-12,) Cartonnés en 425 volumej
à $80.00 la collection complète r endue à Montréal ou Québec. Cette collection est
propriété d'un Missionnaire. S'adresser au Bureau du Journal, sous les initiales L. F.
1^0
LÀ
VEILLEUSE
LA MAISON DU FAUBOURG.
Amis inconnu?, qui êtes venus à moi sur la foi de quelques idées
jetées au vent, pourquoi demandez-vous encore un écho de mes
pensées ? Ne vous ai-je pas tout dit sur le devoir qui est la loi, sur
le malheur qui est la destinée, sur l'amour qui est le sauveur ?
Les histoires que je sais raconter ne vous apprendront rien de
plus.
Il est si doux pourtant de répondre à votre attente, que je ne puis
me séparer de vous. Je cherche donc dans le livre de mes
souvenirs, et j'y retrouve encore ces pages des annales du
foyer.
Le foyer, c'est le drame éternel, c'est la flamme qui brûlera
toujours. Si la famille se disperse, c'est pour se reconstituer au
loin ; si le foyer s'éteint, c'est pour renaître de ses cendres; si le
flambeau de la civilisation vacille dans une atmosphère impure,
c'est au foyer de la famille qu'il retrouve sa lumière. Là est la.
source vive de tous sentiments, de toute vertu, de toute émotion,
de toute vérité.
Si vous ne cherchez que des images riantes et des tableaux
séduisants, loin, bien lo n de la vie réelle, les maîtres de l'art et
25 juin 1873. 26
AO-l REVUE CANADIENNE.
de la poéfie sauront vous charmer par le prestige de leur imagina-
tion inépuisable : mais si vous ne craignez pas de contempler les
combats de la vie, venez, venez encore prendre place au foyer de
la famille. ..
Paris, la grande Babylone, brille dans la nuit comme un vaste
foyer d'incendie dont la lumière se reflète sur la campagne. — La
lumière d'un flambeau appelle les éphémères qui viennent en
tournoyant se brûler à sa flamme ; l'éclat de la grande ville appelle
aussi les générations qui viennent se consumer dans ce gouffre
ouvert ; et le grand bruit de la fête éternelle étoufTe les gémisse-
ments des victimes imprudentes.
Le volcan rejette de son sein et lance autour de lui à une
grande distance sa lave et ses scories ; la grande ville aussi rejette
de son sein le malheur ; et pendant que son centre bouillonne
d'une activité fébrile, ses extré mités sont froides et inertes comme
des cendres éteintes.
Obéissant à une destinée étrange, ces misères (la cita dolente)
comme un avertissement pour ceux qui vont y entrer, se groupent
pour ainsi dire par catégories, comme les cercles de VEnfer de Dante.
Une région appartient aux petits rentiers qui, au moyen de la plus
stricte économie, affectent encore de vivre et de prolonger une
existence languissante; un quartier et aux invalides et aux incura-
bles, un autre aux populations innombrables des ouvriers, un autre
à des classes plus déshérités encore.
Mais toutes ces misères du moins, marchent le front levé, elles
trouvent partout sympathie et assistance. Jamais la charité guidée
par 'la religion n'a fait plus d'efTorts pour panser les plaies du
malheur. Jamais le pouvoir n'a montré plus de sollicitude pour
toutes les souffrances apparentes. Les oreilles sont ouvertes à
toute plainte, et, depuis le berceau jusqu'à la tombe, le pauvre
trouve secours et protection ; une ardente piété cherche l'infortune
et ne vit que pour la soulager.
Mais il est, vous le savez, une plus affreuse et plus implacable
misère ; c'est celle que vous ne voyez pas, celle qui se cache et qui
doit vaincre ou mourir. Celle ci ne trouve de ressources que dans
son «ourage et sa résignation, elle n'attend rien des hommes. Vous
l'avez peut-être coudoyée bien souvent sans la reconnaître, car elle
voile son désespoir sous un sourire et semble dire au monde :
Ceux qui vont mourir te saluent.
Cette misère dissimulée a aussi son refuge qu'elle affectionne,
où elle semble se grouper, où elle s'entend à demi-mot. C'est dans
le faubourg Saint Jacques que l'observateur attentif pourrait peut-
être découvrir bon nombre de ces artistes consommés qui, ne
LA VEILLEUSE. 403
pouvant plus vivre, jouent encore à s'y méprendre la comédie de
la vie.
Ce faubourg inexpugnable est séparé de la ville brillante par les
steppes du Luxembourg. Les heureux du monde n'y vont jamais
jeter un regard curieux ou indifférent. On peut y souffriren paix,
y gémir sans scrupule, y mourir sans témoins; les maisons sont
dans le secret, et leur honnête apparence masque d'un rempart do
pierre "toutes les douleurs qui y cherchent un refuge. Mais la
Providence est si généreuse qu'elle verse quelquefois sur ses dés-
hérités des trésors de charité et d'amour.
Dans une des modestes maisons de la rue du Faubourg-Saint-
Jacques, dont les grands murs se prolongent bien au delà de l'Ob-
servatoire, une nombreuse famille, la famille de Glaudius Martel,
avait trouvé pour un prix modique un asile, de l'espace, de Pair,
de la lumière, toutes choses auxquelles elle ne pouvait prétendre
dans le centre de la ville.
Au fond d'une première cour humide, un perron aux marches
disjointes et dont les côtés sont couverts de mousse, conduit à une-
maison assez spacieuse d'uue construction irrégulière et de la
plus simple apparence.
Derrière la maison s'étend le jardin, c'est-à-dire une avenue de
tilleuls chétifs, et deux contre-allées bordées de haies vives. A
l'extrémité s'élève un bouquet de lilas et de faux-ébéniers qui se
penchent vers le centre et forment une voûte impénétrable aux
rayons du soleil.
Sur un des côtés de l'avenue, on voit un bâtiment à grands mnî>>
et à hautes fenêtres destiné à un atelier, et au fond, de l'autre côté
de l'avenue, un pavillon surmonté d'une terrasse qui peut servir
d'habitation séparée. Mais ce qui donne du charme à cette modest^î
résidence, c'est que, le terrain étant un peu élevé, on jouit d'un
horizon qu'on ne s'attendrait pas à trouver intrà-muros.
Derrière le berceau de lilas, un mur à hauteur d'appui domine
des marais, des potagers, et même quelques champs de blé qui
subsistent encore jusqu'à la barrière de la Santé, dans cette partie
déserte et abandonnée de la grande ville.
Aucun bruit ne vient troubler le calme absolu de ce quartier
solitaire, et le soir la maison . paraîtrait inhabitée si, du côté du
jardin, on ne découvrait à une fenêtre surbaissée du second étage,
la flamme vacillante d'une veilleuse.
404 REVUE CANADIENNE.
II
LES PERSONNAGES.
Pourquoi attachons-nous si souvent une pensée aux objets ina-
nimés ? Pourquoi une rose qui se penclie dans nn verre sur
le bord d'une fenêtre nous fait-elle ralentir le pas ? Pourquoi
un saule sur un tertre nous fait-il quelquefois pleurer? Pourquoi
une étoile au ciel nous fait-elle rêver? Je ne le saurais dire;
mais je ne puis voir la douce lumière d'une veilleuse sans prêter
à cette petite flamme la pensée et la vie. Ne semble-t-elle
pas protéger ceux qui dorment? Et au premier matin, elle pâlit
comme fatiguée de sa tâche, alors que son secours devient
inutile. Et si elle vient à mourir, un dernier efïbrt, un vif pétille-
ment succèdent à son silence, et veulent encore avertir ceux
qu'elle est chargée de protéger.
Mais dans la maison du faubourg, la petite flamme ne veille pas
seule. Dans l'étroite chambre du second étage qui, par sa sim-
plicité et sa blanche propreté ressemble à une cellule de couvent,
veille encore une jeune fille.
C'est la blonde Pholoë au front serein, au regard candide; fati"
guée de la tâche du jour, elle s'est étendue dans un fauteuil. Elle
consulte la montre d'argent suspendue à son cou, et, quand elle
entend sonner minuit à la chapelle de l'Enfant-Jésus, de l'autre
côté de l'Observatoire, elle se lève avec précaution, elle écou!(* >i
rien ne vient troubler le silence de la nuit.
D'un pied lent et furtif, elle parcourt les chambres voisines, où
reposent dans un profond sommeil son jeune frère et sa sœur. Puis
elle atteint une vaste corbeille à ouvragt?, et, assise sur une chaise
basse, elle croise les bras en souriant et mtsure des yeux le
nombre d'heures qu'il lui faudrait pour accomplir cette grande
lâche. Une petite moue et un léger mouvement d'épaule semblent
indiquer qu'elle ne sait par où commencer ; mais reprenantbientôl
courage, elle se met avec bonheur à réparer des bas d'enfant, des
ciieraises et des robes. Elle plie avec soin chaque objet, et va le
placer sans bruit dnns l'arnioire où sont classés les habillements
<ios esifanls.
Puis louie contente de son œuvre, elle commence une plus
grande enli-epiise : elle réunit le linge fin de la famille, et dans
une pièce voisine elle installe tout un attirail de savonnage ; elle
replie sa robe, s'enveloppe d'un large tablier, et, relevant sa
LA VEILLEUSE. 405
manche jusqu'à l'épaule, elle est heureuse quand les flots de
mousse blanche viennent embrasser ses beaux bras. À. la lueur
de celte lampe, on croirait voir un de ces spirituels tableaux
(comme, par exemple, la Savonneuse de Chardin) dans lesquels
ringénieux artiste a si bien représenté la belle simplicité et
presque Torgueil de ces bonnes et fortes ménagères qui ne
croyaient pas déroger en se livrant à ces soins domestiques.
C'est comme un reflet des scènes du foyer si poétiques dans
Homère, si nobles dans la Bible. Quoi de plus touchant, en vérité,
que cet'le sollicitude pour le bien-être de la famille? Ne semble-t-il
pas que ce bonnet de nuit que tient la bonne Pholoë sera cent fois
plus pur, plus blanc, plus béni, et plus salutaire pour la petite têle
qu'il doit protéger que s'il était confié à des mercenaires ?
Notre fausse civilisation, notre vanité nous font cependant
presque rougir de ces détails d'intérieur qui occupaient autrefois
la vie heureuse de la famille, nais qui sont remplacés dans le plus
humble ménage par l'apparcu'e d'un luxe empj-unté.
A mesure que la fortune se 'ibdivise, que l'espace se restreint
pour faire place au grand noijijre, il est curieux de voir comme
les prétentions augmentent. Nous craignons bien de répéter ce
qui a été dit ; mais n'est ce pas vraiment depuis que les Parisiennes
n'ont plus de place pour se retourner dans leurs cellules dorées
qu'elles ont inventé ou du moins ramené cette ampleur de cos-
tume, qui pouvait être admissible dans le château de Versailles ou
dan? les vastes hôtels des seigneurs d'autrefois et qui convient
encore à nos grandes dames, mais qui est presque un non sens
dans beaucoup de positions ? N'est-ce pas depuis qu'il n'y a plus
d'anciens serviteurs que les femmes du monde louent pour leurs
soirées d'apparat des livrées prétentieuses ? N'est-ce pas depuis que
les exigences de la vie se font sentir dans toutes les classes que
chacun veut avant tout ne paraître vivre que pour le loisir ? C'est
aussi depuis qu'on n'a plus de dot à donner aux jeunes filles qu'on
les accoutume à toutes les inutilités, à toutes les vanités de la vie,
sauf à leur préparer pour l'avenir les plus tristes déceptions.
Si vous me conduisez dans ce que, par extension ou plutôt par
dérision, vous appelez le monde, si je vois dans un salon exigu
décoré d'un luxe apparent une mère qui présente sa jeune fille
toute rayonnante, enveloppée de nuages de dentelles et couronnée
de fleurs, si j'observe la curiosité avec laquelle les spectateurs con-
trôlent l'exhibition qui est placée sous leurs yeux, et se demandent
quelle est la réalité cachée sous celte apparence, je découvre sans
peine le secret de cette comédie qui ne trompe plus personne.
Que j'aime bien mieux voir dans le silence de la nuit la pauvre
406 REVUE CANADIENNE.
Pholoë réparer les habitb de sa sœur, ou blauchir eu cachette le
linge de la famille, je sens que je suis daua le vrai : j'ai derant
moi l'humanité avec ses peines et ses épreuves ; je vois la charité
et la joie qui rayonnent dans ces y.eux d'ange aji milieu des plus
rude» travaux.
Quand le savonnage est fini, Pholoë, semblable à une silen-
cieuse somnambule, plonge le linge dans une eau pure et le tort
avec la force de ses beaux bras. Dans cette lutte, sa longue che-
lure cendrée se dénoue et tombe dans l'eau comme le blond
feuillage du saule; elle relève en souriant ses tresses soyeuses ;
elle monte d'un pas léger jusqu'à l'étage le plus élevé pour étendre
le linge et cacher sDn travail de la nuit ; puis, contente d'elle-même
elle donne un dernier coup d'oeil aux enfants, et rentre dans sa
chambrette. Elle regarde quelques instants l'étoile scintillante qui
brille au dessus de sa fenêtre, puis le bon ange de la maison suc-
combe au sommeil.
Les premières lueurs du jour font pâlir la lampe. Quelques
heures de repos ont rendu à la courageuse lille la fraîcheur de
son teint. Ses lèvres sont aussi rouges que le fruit de l'églantier
son regard aussi limpide qu'une goutte de rosée, et lorsqu'elle a
réparé le désordre de la nuit, elle descend ; — mais puis-je le dire,
et que deviendra mon héroïne ? — elle descend à la cuisine, elle
allume le feu, reçoit le lait des mains de la petite laitière qui
frappe à la porte, et prépare les déjeuners de toute la famille.
Quand tout est prêt, quand la pile de tartines grillées est posée
sur une assiette près des fourneaux, c'est le moment où la vieille
servante Reine arrive moitié riant, moitié pleurant, se plaignant
qu'on lui fait toujours son ouvrage. C'est bien une créature aussi
disgracieuse qu'elle est excellente : jamais plus épaisse enveloppe
n'a caché un cœur plus dévoué et plus aimant.
Elle avait élevé la mère et les enfants. Quand les ressources de
la maison vinrent à manquer, on fut obligé de lui avouer un jour
en pleurant qu'on ne pouvait plus la garder. Alors elle se mit à
rire bien fort, ce qui était chez elle le signe de la plus grande
douleur.
— Eh bien, poussez-moi donc à la porte, dit-elle, nous verrons
bien si vous êtes assez forts à vous tous pour me mettre dehors.
On se jeta dans ses bras en lui promettant qu'on la garderait
toujours; et alors elle fut si contente qu'elle se mit à pleurer.
Depuis elle avait employé ses dernières forces pour servir ses
anciens maîtres, et peut-être ses dernières économies pour les
dépenses de la maison.
— Eh bien ! c'est bon, à présent, dit Reine en faisant son entrée
LA VEILLEUSE. 407
dans la cuisine, je m'en vas donc aller m'asseoir dans le salon ? Y
a-t-il du bon sens, mademoiselle Pholoë, de vous lever si matin
que ça ? Et puis qu'est-ce que je vas donc faire, moi, si vous me
prenez ma cuisine ? Voyez un peu comme vous vous arrangez!
Allez donc voir votre maman qui a besoin de vous et donnez-moi
tout ça.
Pholoë, accoutumée à ses gronderies, ne lui répond que par un
sourire et sort en lui donnant quelques ordres. Elle ouvre la porte
du jardin; le temps est beau et pur. La bonne fille veut ménager
une surprise à la famille; elle met les tasses blanches dans un
panier et prépare le modeste couvert sur la grande table de pierre
ombragée par k berceau de lilas et d'ébéniers. Elle apporte sur
un plateau les accessoires ; quelques fleurs sont disposées dans un
vase devant la place de sa mère; tout prend sous ga main un air
ie fête.
Pendant ce temps on commence à entendre du bruit dans la
maison, jusque-là si tranquille. Un piano résonne sous des doigts
exercés ; des voix s'appellent et se répondent; les enfants aperçoivent
de la fenêtre les apprêts du déjeuner au fond du jardin, et c'est
une joie bruyante qui se manifeste par de grands cris.
Un garçon de h«it ans et une fille de dix ans entrent en tu
multe dans le jardin, se jettent dans les bras de Pholoë et s'em
pressent de prendre place par avance à la table de famille.
Puis Ida la musicienne abandonna son piano en redisant à mi-
voix la fin de son grand air et vient à son tour rejoindre les enfants-
dont elle accueille les caresses avec une indifférence un peu dédai-
gneuse. Elle se tient à l'écart en effeuillant quelques fleurs et
rêvant à un brillant avenir dont elle ne parait pas douter.
Bien que nous trouvions au début de cetl« histoire la belU Ida
ainsi installée au foyer de la famille, et comxe chez elle, il est
facile de voir qu'elle s'en éloigne par la nature de sa beauté. Si
nous avons deviné chez Pholoë l'effusion de la bonté et de la ten-
dresse, si ses yeux bleus rayonne d'une douceur angélique sous
ses bandeaux cendrés, Ida plus splendide porte comme un diadème
ses lourdes tresses d'ébène qui décrivent autour de sa tête les
sinuosités d'un serpent et laissent échapper jusqu'à ses épaules
quelques boucles vigoureuses. Ses traits sont plus réguliers et plus
beaux, son regard plus vif, sa taille est plus élancée et peut-être
plus avantageuse, sa démarche plus fière ; elle est sûre d'elle-même
et en même temps on peut deviner qu'elle ne pense qu'à elle-même
en voyant le soin qu'elle prend d'éviter les enfants qui pourraient
ternir la fraîcheur de son peignoir rose. Il est rare qu'une jeune
fille qui n'aime pas les enfants ait une âme expansive ; mais il
408 REVUE CANADIENNE.
faut qu'on soil difficile à contenter, car nous n'aimons guère mieux,
il faut le dire, les jeunes personnes qui composent un tableau tou^
chant en pressant dans leurs bras un jeune enfant et qui semblent
dire an spectateurj Voilà comme j'aimerai. Les plus simples
sentiments n'ont-ils pas aussi leur pudeur? 11 n'y a que le naturel
qui rende tout aimable et charmant.
Quant à la radieuse Ida qui trônait dans ce modeste intérieur,
sans prendre sa part des soins du ménage et des soucis de la famille,
nous avons oublié de dire qu'elle n'est que la cousine de la douce
Pholoë.
Ida Hermel, que nous devons présenter ici plus complètement au
lecteur, est la fille d'un négociant de Vernon qui, ayant fait de
larges bénéfices dans le commerce productif d'exportation des
fruits, avait acheté près de la jolie ville de Vernon sur les limites
de la Normandie une maison de campagne qui .ivait appartenu à
Glaudius et que celui ci avait abandonnée, lorsqu'il avait eu
l'imprudence de venir avec sa famille chercliei- fortune à Paris.
On comprend que M. Hermel, enrichi par des moyens qui
demandent plus d'intelligence et d'activité (]no d'éducation et de
talent n'eût pas un grand faible pour les bir'aux-irts, mais madame
Hermel insista tellement sur les avantag<^s di? l'éducation pari-
sienne, dont elle croyait présenter elle-niAïui^ ;in heureux spéci-
men, qu'il avait consenti à envoyer sa fille uni({;ie dans la famille
de sa femme. Il n'était pas fâché d'ailleurs de faire concurrence
aux personnages les plus éminents de son voisinage qui, n'avaient
pas manq^ué d'envoyer leurs filles dans les brillants pensionnats de
Paris, pour qu'elles rapportassent un jour dans la province ce
vernis de distinction qui fait reconnaître entre toutes — une pen-
sionnaire; car la province envoie à Paris la génération nouvelle,
comme les négociants de Bordeaux expédient leurs vins au delà du
Gap, et la jeunesse, en rentrant au pays natal, semble aux parents
charmés avoir obtenu toutes les qualités d'un retour de VInde.
Le contraste était sensible entre les inquiétudes et les dé-
faillances qui attendent une malhureuse famille d'artistes, et
l'insouciante gaieté de la belle pensionnaire, si fière de ses attraits
qu'elle jugeait irrésistibles, et si confiante dans sa fortune.
Elle se levait à son heure, prenait ses leçons de chant, de piano,
de danse, de littérature ; les professeurs se - succédaient dans la
maison du faubourg. Le reste du jour, elle le passait étendue sur
un divan ou sur un banc du jardin, un roman à la main, une chan-
son sur les lèvres, une fleur dans les cheveux. — Il nous reste à
parler de la famille à laquelle elle avait été confiée.
Glaudius Martel, son oncle, se livrait à l'art ingrat et peu pro-
LÀ VEILLEUSE. 409
diictif de la peinture sur porcelaine. Il ne manquait pas de talent,
et quant à lui, il avait le bonheur d'estimer en toute sincérité ses
œuvres supérieures à ce que l'art avait produit avant lui ; et prenant
en pitié l'aveuglement du public, il attendait avec confiance le
jour de la justice et, comme il disait, le jument de la postérité. Il
ne faut pas trop plaindre l'artiste qui est assez absorbé dans son
œuvre pour vivre presque étranger aux préoccupations de Texis-
tence dont il laisse tout le poids à son entourage.
Glaudius, levé au petit jour, passait sa vie dans son atelier atte-
nant au jardin, le long de l'avenue de tilleuls. Tout occupé de ses
compositions, de l'effet de ses couleurs, de la cuisson de ses pein-
tures, il ne savait rien des embarras de sa maison ; son excellente
et courageuse femme les lui avait longtemps dissimulés ; et on
l'eût bien étonné si on lui eût appris que le boulanger hésitait à
faire un plus long crédit; car il croyait toujours que tout allait
pour le mieux, il avait la simplicité d'un enfant ; il adorait sa fa-
mille, ne prenait aucun plaisir, et comme il n'allait pas au cabaret^
et s'en vantait, il croyait n'avoir rien à se reprocher.
Madame Glaudius Martel, propre sœur de la mère d'Jda, n'avait pu
refuser de se charger de sa nièce, bien que ce fût une complication
dans ce malheureux ménage. La pension, qui lui était payée régu-
lièrement, faisait d'ailleurs entrer un peu d'argent dans la maison,
qui était presque sans ressources depuis le dernier malheur arrivé
à madame Martel.
Cette pauvre femme, qui portait sous une frêle enveloppe un
cœur vaillant, ne s'était pas laissé abattre par l'infortune ; elle
avait des connaissances variées, une écriture magnifique. Par une
singularité assez rare chez les femmes, elle avait eu occasion d'étu-
dier les mathématiques ; et comme il vient un jour où ce que l'on
a appris sert à quelque chose, le hasard lui fournit le moyen d'uti-
liser cette aptitude.
Un célèbre astronome de l'Observatoire, auquel elle fut présen-
tée, fut touché de sa position et lui proposa des séries de calcul,
dont elle se tira avec tant de succès qu'elle fut assurée pendant
longtemps de travaux assez lucratifs.
Mais ce bon hasard même tourna à sa ruine. Après bien des
nuits passées à la clarté de la lampe, sa vue s'affaiblit par degrés,,
et quand elle consentit à interrompre ce dangereux travail, il n'é-
tait plus temps ; le nuage s'épaisissait d e plus en {^lussur ses yeux ;
puis vint le jour dé la dernière clarté, de la suprême lueur, et elle
était — aveugle.
Nous allions oublier dans cette énumération une vieille demoi-
selle noble, ruinée par les révolutions, qui s'appelait mademoiselle
410 REVUE CANADIENNE.
de Rebecque, excellente et très-prude personne qui en était réduite
à venir travailler comme ouvrière chez madame Martel. Elle
s'installait à l'une des fenêtres de la salle d'études du rez-de chaussée.
Elle était souvent requise pour accompagner Ida dans ses courses.
Elle était comme la duègne de Cf^tte miroitante beauté qui, avec
ses allures un peu évaporées, avait presque besoin d'un chaperon,
tandis qu'une personne toute simple sait passer inaperçue.
Ainsi dans cette maison que le malheur semblait .étreindre cha-
que jour dans un cercle plus étroit, les enfants jouaient avec l'in-
souciance qui est l'heureux privilège de leur âge; Ida prenait ses
leçons, chantait et folâtrait ; la vieille Reine ne savait que pleurer
d'attendrissement, à moins qu'elle ne se mit à rire de chagrin, ce
qui était bien pis ; le peintre vivait dans un monde à part, le monde
des illusions et des rêves ; la mère tricotait et songeait dans les
ténèbres ; mademoiselle de Rebecque cousait d'un œil et inspectait
de l'autre, et Pholoë veillait sur tous.— N'oublions pas la lampe
fidèle qui veillait avt^c elle dans les longues nuits, et peut être
aussi la Providence.
TIÏ
l'amour vainqueur.
Quand Pholoë eut fini les apprêts du déjeuner, elle monta chee
sa mère pour l'engager à prendre part au repas de famille. Madame
Martel était déjà levée, et, malgré son infirmité, elle était habillée
avec soin et son ménage ne laissait voir aucun désordre, mais sa
fille la trouva pâle et changée. Ses cheveux gris bouclés accom-
pagnaient son visage amaigri où se lisaient les traces d'une beauté
que le temps et les chagrins n'avaient pu flétrir. Ses doux yeux
éteints reflétaient un grand charme sur son teint pâli, et le con-
traste de ses sourcils et de ces longs cils d'ébène donnait à cette
physionomie l'expression que nous retrouvons dans nos anciens
pastels aux yeux de velours, aux cheveux de neige.
— Mère, dit Pholoë d'une voix caressante, après avoir embrassé
madame Martel, voulez-vous venir déjeuner avec nous au jardin ?
cela vous fera du bien.
— Pauvre enfanf, dit la mère, je ne le puis plus. Chaque jour
mes forces m'abandonnent ; ne compte plus sur moi.
— Ce n'est pas vous, j'espère, qui manquerez de courage ?
reprit Pholoë en lui prenant la main et en grondant doucement,
LA VEILLEUSE. 411
TOUS qui avez eu du courage pour uous tous ; essayez encore, je
vous aiderai à descendre.
Madame Martel essaya de se lever ; mais elle sentit son impuis-
sance, et, abandonnant le bras de sa fille, elle retomba sur son fau
teuil eu mettant la main ser ses yeux.
•—Je ne puis plus ! dit-elle ; va, mon enfant, va au jardin surveiller
le déjeuner, et, quand ta auras vu ton père, tu viendras me rejoin-
dre ; j'aunii à te parler de choses sérieuses.
. FMioloë, après lui avoir donné encore quelques soins, redescendit
ristement, mais courageusement, s'occuper de la famille. A ce
moment, son père sortait de son atelier avec une figure joyeuse,
car il était comme toujours, enchanté de son œuvre.
— Viens, ma Pholoë, dit-il à sa fille quand elle s'avança pour l'em-
brasser, viens un peu voir mon Amour vainqueur^ et tu me diras
franchement ce que tu en penses,
Claudiuô était un petit homme à l'œil vif et perçant, aux traits
fortement accentués. Son visage était accompagné d'une barbe
abondante et assez inculte, marque distinctive que portent quelque-
fois les artistes qui ne doutent pas d'eux mômes, mais qui n'ont
pas encore pu faire passer leur persuasion dans l'esprit du public.
— Gomment trouves-tu cela? lui dit-il en lui faisant voir avec
complaisance, au milieu de tous ses travaux commencés, une
belle coupe de porcelaine sur laquelle on voyait, d'un côté, l'Amour
tirant une flè?he de son carquois et menaçant sa victime ; et, de
l'autre, l'Amour victorieux appuyant le pied sur le sein de la
nymphe qu'il a blessée.
C'était la tradition classique dans toute son exactitude; la ligne
ne laissait rien à désirer ; les détails analomiques n'étaient que
trop accentués ; mais la couleur n'était pas des plus harmonieuses,
et le charme manquait quelque peu à cette œuvre de conven-
tion.
— Eh bien ! qu'en penses-tu ? dit Glaudius après un silence.
— La composition est heureuse, reprit Pholoë ; ne trouvez-vous
pas les muscles de ce bras un peu accusés ?
— Précisément! et là est la science. Ceux qui n'entendent rien à
l'analomie s'en dispensent volontiers; et, lui serrant le bras avec
vivacité, — ne sens-tu pas là, ajouta-t il, tous les muscles que j'indique
et sans lesquels ton bras ne saurait se mouvoir? Je travaille pour
ceux qui s'y connaissent.
— Je ne suis pas assez savante pour vous contredire, bon père ;
mais ces ombres ne vous paraissent-elles pas un peu rouges ?
— Un peu i;ouges t Ne faudrait-il pas faire des ombres fade»
comme les roses que tu peignais hier ? Redescendons tout de suite
412 REVUE CANADIENNE.
aux bergeries de Boucher et de Watteau. Voilà nos peintres de
fleurs ! Je sais bien que tu vendras dans le commerce, comme on
dit, une douzaine d'assiettes avec tes fleurs et tes fruits plus facile-
ment que je ne placerais cette coupe, digue d'un banquet royal;
mais l!art n'a rien à voir avec le commerce. Si ce que voiis appelez
le public n'est pas capable d'apprécier les œuvres de l'art, est-ce
une raison pour en laisser perdre les saines traditions? Non, ja-
mais je ne céderai aux exigences du bourgeoisisme. — Va vendre
tes assiettes de dessert ; va, ma fille, prouve-moi une fois.de plus,
que le talent, l'étude des maîtres, la conscience, le respect de l'art
ne sont bons à rien !
Il s'animait par degrés, et cet homme qui ti'availlait pour le pu-
blic, et ne voulait pas ou ne savait pas lui plaire, se plaig/iait dans
la sincérité de son cœur de l'aveuglement de son siècle et en appe-
lait de ses conteniporains à la joos^mY^.
Quand Glaudius avait prononcé ce nom, il n'y avait plus à rai-
sonner avec lui; il se souvenait de tous les grands artistes mécon-
nus de leur temps; il racontait l'histoire ou plutôt la légende du
Gorrége expirant sous une charge de gros sous qu'il avait reçue
pour prix d'un chef-d'œuvre ; il n'oubliait pas Bernard Palissy
brûlant sa dernière chaise pourchaufTer sou four. — Il n'y avait rien
à répondra à cela. *"
— Pardon, père ! dit doucement Pholoë en l'embrassant, car elle
respectait jusqu'à ses faiblesses, ai-je jamais pensé à comparer mes
essais à vos ouvrages ? C'est vous qui m'avez appris à me servir des
couleurs. Vous savez bien que si je tâche d'imiter quelques fleurs,
je n'y mets pas de prétention et je n'ose môme me dire votre élève.
Mais puisque nous pouvons vendre facilement ces fleurs et ces
fruits, ne vaut-il pas mieux que je continue en attendant qu'on
rende justice à vos œuvres? C'est toujours un peu d'argent qui
entre dans la maison, et maman, qui est de plus en plus malade,
aura besoin de beaucoup de soins et surtout de repos d'esprit.
Un nuage passa sur le front de Claudius, car son cœur était aussi
tendre que son caractère était imprévoyant.
— Cher ange, dit-il en la prenant dans ses bras, je sais que tu n'as
pas voulu me faire de peine et que tu es bonne ; sans toi, que de-
viendrons-nous tous ? mais patience, mon tour viendra. Et quand je
serai riche, comme je vous gâterai ! Figure-toi quand nous sorti-
rons ensemble dans une belle voiture, une voiture découverte ! tu
auras une robe de velours, et on dira: C'est Claudius, le peintre
Claudius, avec sa fille le peintre de fleurs ! et notre pauvre maman !
comme nous la soignerons ; elle aura sa petite maison de campa-
gne...
LA VEILLEUSE. 413
— Nous n'en sommes pas là, pauvre père ; votre imagination et
votre désir de nous voir heureux vous font faire de beaux rêves ;
mais nos ressources s'épuisent.
— Il ne faut qu'une occasion pour me faire connaître des vrais
amateurs : je ne compte pas sur les marchands. — Mais vois-tu, mon
enfant, ajouta Glaudius en se reportant à son œuvre, ces ombres-là
ne sont pas aussi rouges que tu le crois ; et puis il faut songer à
l'effet de la cuisson ; tu ne peux pas encore juger ; tu verras que ce
sera une belle chose.
Et après lui avoir montré encore l'Amour blessé, l'Amour captif,
et tout le cortège de la mythologie, il consentit à venir déjeuner
au jardin. Il prit les deux petits enfants dans ses bras, et, quand
il les embrassait, leurs fraîches figures se perdaient presque dans
les plies de sa longue barbe.
Reine apporta le café et le lait, qui auraient eu le temps de re-
froidir, et elle ne manqua pas de rire jusqu'aux oreilles en annon-
çant que cette pauvre madame était si malade qu'elle ne pouvait
plus descendre.
— Patience, nri bonne Reine, dit Claudine, j'espère que ce ne
sera rien. Malheureusement la pauvre femme, à moins qu'un
miracle ne lui lende la lumière, ne pourra voir V Amour vainqueur.
Mais, tenez, veiitjz un peu par ici. Reine, vous devez vous y con-
naître. Je veux vous faire voir ça. Et, quittant brusquement son
déjeuner, il entraîna R.eine dans l'atelier pour lui expliquer
V Amour vainqueur, car c'est un faible des artistes incompris de solli-
citer les plus humbles suffrages.
—C'est gentil tout de môme, dit Reine en mettant ses poings sur
îes anches; as-tu vu ce petit chérubin, comme il piéiine sur
sa maman ?— Mais pourquoi que vous l'avez fait comme ça tout
rouge d'un côté ?
— Ce n'est pas fini, dit Claudius un peu interdit, après avoir pris
le temps do répon<lre, ça ne restera pas comme ça.
— Ah ! vous lui mettrez des habits rouges, et il y en a déjà un
peu de fait. Ah ! je vois ça à présent. Ça sera bien joli. En
voilà un qui se vendra mieux que les autres !
Et elle commençait à s'attendrir.
—C'est bien, dit l'artiste impatienté, retournez à votre cuisine,
vous n'y connaissez rien.
Reine se retira bien élonnée de voir ses compliments si mal
reçus ; et Tartiste, un peu confus du .double jugement rendu sur
son œuvre, se remit au travail. Pholoë, qui l'attendait depuis long-
414 REVUE CANADIENNE.
temps, vint le chercher, et le surprit tout occupé à enlever la cou-
leur ronge et à adoucir les ton?.
— Eh bien mon maître, dit Glaudius avec ironie, êtes vous satis-
fait ! Ne fait-on pas tout ce que vous voulez ?
— Pardon, mon père, vous êtes trop bon d'écouter les conseils de
votre écolière.
— Si tu savais tout, reprit humblement Glaudius, c'est peut-être
toi qui aurais à me pardonner; écoute : l'artiste est jaloux de toi,
mais le père est fier de sa fille. Va ! tu es aussi belle que tu eg
bonne.
Et, avec la mobilité de son caractère, il se mit à dénouer les
longues tresses blondes de Pholoë, et y ajusta quelques branches
de vigne. Quelle magnifique étude de bacchante on ferait avec ça î
dit-il ; — ne bouge pas, je veux faire un croquis.
— Je n'ai plus le temps, dit Pholoë en jetant les pampres à ses
pieds, ma mère m'attend. Allez d'abord déjeuner, et puis vous
demanderez à Reine si elle peut encore me remplacer.
Après cette vengeance innocente, elle se hâta de remonter près
de madame Martel.
IV
LE BILLET DE BANQUl
— Me voilà, mère, dit Pholoë en entrant chez madame Martel ;
nos enfants travaillent, Ida est avec sa maîtresse de piano, père à
son atelier. Je suis tout à vous ? mais comment êtes-vous ? pour-
quoi ne parlez-vous pas à votre enfant ? Voulez-vous que j'en-
voie chercher le docteur..
— Non, chère enfant, dit la mère en cherchant la maiu de Pho-
loë, et à toi seule je puis le dire, courageuse fille, mon mal n'est
pas de ceux qu'un médecin peut guérir, car c'est mon esprit qui est
malade. Ce n'est pas ton père qui peut nous venir en aide. Ce
pauvre ami se tue de travail et ne peut faire plus. 11 ne comprend
pas les difficultés de la vie et ne semble pas se douter qu'après
avoir lutté bien longtemps, nous voilà sans ressources Irons-aous
lui reprocher aujourd'hui d'avoir voulu quitter notre petite ville,
où nous vivions si heureux, pour venir nous perdre après tant
d'autres dans le gouffre parisien, en cherchant la fortune et la
gloire ? Ce serait bien cruel, car il ne rêvait que notre bonheur.
— L'aveu de notre détresse le n;ettrait au désespoir, et que pour-
rait-il faire pour nous, secourir ?
LA VEILLEUSE. 415
— Mais, ma mère, pourquoi désespérer? le principal n'est-il pas
votre santé et votre vie? tout le reste peut s'arranger.
— Tu le crois, mon enfant; mais tout nous manque à la fois. Tu
oublies que nous en sommes réduits à faire des dettes, et que s'il
ne nous vient un secours inespéré nous ne pourrons les payer et
nous aurons à subir les plus cruels affronts.
— Portez-vous bien seulement, mère, et je me charge de tout. Je
trouverai du travail, ou de l'argent, ou du temps pour payer; je
vous dit que j'ai confiance. — Touchez mes bras, mère, voyez comme
ils sont forts ; eh bien, mon cœur est encore plus fort ; et puis nous
avons un peu d'argent.
— Pauvre petite, dit la mère attendrie, je sais bien ce que ta veux
dire. Je sais bien que tu n'hésiterais pas à tout sacrifier pour
nous, et c'est là pour moi une grand peine. Ce billet de cinq cents
francs, que tu avais si péniblement amassé en donnant des leçons,
il est bien à toi ; et tu as abandonné tes élèves pour ne plus me
quitter depuis que je suis dans ce triste état; mais quand nous
aurons épuisé cette dernère ressource, que nous restera-t-il? Ce-
pendant, chère fille, je ne veux pas refuser ce dernier sacrifice, car
il peut nous sauver en attendant l'argent qui nous est promis
depuis longtemps.
Pholoë ne trouva rien à répondre, tant elle était consternée de
cette confiance dans une ressource qui n'existait plus. Hélas! se
dit-elle, dois-je avouer à ma pauvre malade que ce dernier secours
nous manque encore? que cet argent est déjà dévoré ? — Je ne le
pourrai jamais.
— Mais vous savez bien, mère, reprit-elle en essayant de parler
d'une voix assurée, vous savei bien que nous avons encore là quel-
ques pièces d'or sans compter le billet ; et, ouvrant le secrétaire,
elle faisait sonner quelques louis avec ostentation ; vous voyez que
nous avons bien le temps d'atten'dre l'argent que ma tante vous a
promis. Et puis si l'argent n'arrive pas, je me charge bien d'aller
le chercher ; rassurez-vous donc, pauvre mère, et espérez. — Quand
nous aurons notre argent, ajouta-t-elle en prenant les deux mains
de sa mère, nous pourrons consulter cet habile docteur qu'on nous
a recommandé ; et qui sait, petite mère, si vous ne reverrez pas
un jour la lumière ? Vous êtes si jeune, il y a de la ressource ; ce
n'est qu'une fatigue. Vos yeux sont si beaux et si doux, ils rever-
ront encore votre chère fille, ou plutôt votre sœur Pholoë, car on
nous prendrait pour les deux sœurs; vos yeux la reverront votre
petite sœur, aussi bien qu'ils sentent aujourd'hui ses baisers. —
Mais il ne faut plus pleurer, — et elle-même elle pleurait.
— Oui, mon enfant repris la mère un peu consolée, tu nous sau«
416 UEVUE CANADIENNE.
Yeras, car il faut le dire que ton père, bien imprévoyant et étran-
ger aux affaires, a fait un billet pour prix de diverses acquisitions
de couleurs et que ce billet a déjà été présenté. Nous sommes
maintenant poursuivis pour le payement de sa dette : il ne faut pas
lui en vouloir, son seul tort est de l'avoir oublié ; ilnous croyait
plus riches.
— Mais nous avons au moins quelques jours ? dit Pholoë avec
moins d'assurance et en pâlissant; si seulement on voulait nous
donner un peu de teriips, je me chargerais bien...
— On peut se présenter d'un moment à l'autre, et il nous serait
difficile d'obtenir un délai, car le billet est entre les mains de tiers
porteurs qui ne veulent rien entendre; mais, grâce à toi, notre
chère providence, nous sommes à l'abri de ce malheur î
Gomment détromper la malheureuse aveugle ! comment lui ôter
cette dernière espérance ? Pholoë n'en eut pas la force : elle resta
silencieuse près de sa mère, et passa le reste du jour dans une
mortelle inquiétude, et dans la prévision du triste dénoùment qui
ne pouvait manquer de survenir.
V.
LA VEILLEUSE.
L'arbre se balance avec grâce sous ses guirlandes de fleurs ; il ne
se courbe que sous le poids de ses fruits. Il semble aussi que la
jeunesse qui porte les fleurs de la vie ne devrait connaître que les
joies et les extases du bonheur. Les fleurs tomberont au premier
souffle du vent; assez tôt l'âge mur portera le poids des jours,
comme l'arbre porte ses fruits.
Elles étaient donc bien amères les larmes qui coulaient des yeux
de Pholoë, quand elle fqt seule dans sa petite chambre ! Elle qui
avait voulu montrer tant de fermeté devant ceux qu'elle voulait
consoler, elle succombait à son tour devant son impuissance.
— Pourtant, se disait-elle en regardant le ciel étoile. Dieu est juste
et bon. Il ne peut vouloir que les pauvres êtres qu'il a créés péris-
sent sans soutien et sans asile. La plus grande force est de croire
en sa providence, et j'y crois. J'y crois de tout mon cœur.
Les étoiles suivaient leur marche silencieuse, et le calme de
cette belle nature fit rentrer par degrés le calme dans son esprit.
— Si je savais seulement, se dit-elle, en quelles mains est ce
malheureux billet? Je suis sûre à présent que j'obtiendrais un dé-
lai, car il y a encore de bons cœurs.
LA VEILLEUSE. 417
La campagiiB, la vraie campagne qui s'étend encore au delà de
la maison du faubourg, était déserte et plongée dans les ombres
de la nuit. Une seule fenêtre, ouverte au dernier étage d'une
haute maison qui s'élève comme une tour au milieu des champs à
une grande distance, était encore éclairée. Pholoë avait souvent
remarqué cette pâle et unique lumière, et elle la connaissait
bien.
— Peut-être, se dit-elle, c'est une mère qui veille près de son
enfant, ou une pauvre fille qui, comme m^oi, cherche dans son
esprit et dans son cœur le moyen de laire vivre ceux qui lui sont
chei's. Que Dieu nous protège toutes deux î
Et sa dernière pensée, s'élevant vers le ciel, réunit dans une
commune prière les deux veilleuses qui, à cette heure et dans ce
vaste espace, donnaient seules signe de vie dans une cité de plus
d'un million d'âmes.
Puis, comme elle se sentait épuisée des agitations et des souffran-
ces de la journée, elle éteignit sa lampe en donnant un dernier re-
gard et comme un dernier adieu à la lampe fidèle qui veillait
encore dans la campagne.
— Adieu, ma sœur, dit-elle avec, un triste sourire.
Et à l'instant cette lumière lointaine expira comme si elle l'eût
soufUé de ses lèvres.
Pholoë fut émue de cette singularité, plus pf^ut-être qu'il ne le
fallait ; car, en y réfléchissant, rien de plus naturel que de voir à
l'hoLiredu couvre-feu les lumières disparaître comme des étoiles
qui filent.
Cependant notre esprit, dans sa faiblesse, aime tant à se rattacher
à l'imprévu, au surnaturel, qu'il sembla à la jeune fille voir dans
cette circonstance, qui n'était peut-être que l'effet du hasard, comme
une fraternité et une sympathie mystérieuse.
— Pourtant, se dit-elle, cette lampe solitaire brûle toutes les nuits :
l'être qui veille avec moi dans le silence est-il aussi vaincu par le
malheur?
Et ses yeux attendris restaient fixés dans l'obscurité du côté où
la tourelle dessinait à l'horizon sa noire silhouette, et ses br'as
se tendaient presque vers sa sœur inconnue.
A mesure que l'esprit s'affaiblit par des émotions pénibles, il
semble que l'imagination devienne plus entreprenante et presque
superstitieuse. Ces deux lampes éteintes à la fois semblaient à
Pholoë la révélation d'une double infortune, et, sans trop se rendre
compte du mouvement qui la guidait, elle ralluma sa lampe, et,
trop agitée pour s'endormir, elle resta appuyée sur sa fenêtre, con-
25 juin 1873. 27
418 REVUE CANADIENNE.
templant la campagne dont les lignes sombres s'estampaient vague-
ment au reflet des étoiles.
Qne surprise bien inattendue la saisit quand elle vit aussitôt
en haut de la tour une pâle lumière surgir des ténèbres.
Une émotion irrésistible la troubla ; il lui sembla qu'à travers
ces ombres, ce silence, cette solitude, deux âmes se cherchaient,
deux souffrances voulaient se confondre et se consoler.
— Chère âme, dit-elle, chère sœur en infortune, que Dieu te
donne force et courage !
Et, s'avançant au bord de la fenêtre, semblable à une cariatide
de marbre, elle éleva sa lampe audessus de sa longue chevelure dont
les tresses se déroulaient jusqu'à ses genoux.
Tout aussitôt la faible lampe de la tour brilla d'une lumière si
vive et si perçante, que toute la chambre de Pholoë en fut illuminée
comme d'un soleil splendide, puis tout rentra dans la nuit.
Mais Pholoë reçut une impression si profonde de toutes ces
circonstances, de ce silence, de cette solitude, de l'éclat de cette
lumière blanche qui l'avait frappée jusqu'au fond du cœur, qu'elle
eut à peine le temps de poser sa lampe en retenant un cri d'effroi.
— Qu'ai-je fait ? se dit-elle, et elle tomba sur son fauteuil, où elle
resta plongée le reste de la nuit dans un demi-sommeil qui faisait
passer sous ses yeux les rêves les plus étranges. Quelquefois elle
croyait voir, la lampe de la tour traverser l'espace et se poser au
bord de sa fenêtre ; ou bien les deux lampes montaient lentement
vers le ciel et devenaient deux étoiles.
Quand le jour parut, elle était bien plus fatiguée et plus troublée
de cette nuit pénible que de la journé qui avait précédé.
VI
UN CREANCIER.
La matinée se passa dans des inquiétudes croissantes ; on savait
par Reine, à l'éternel sourire, qu'un papier timbré (ce mot seul
inspire la terreur) avait été déposé chez la portière de la maison,
et que le porteur de l'exploit était venu le reprendre peu après en
disant qu'il y manquait une formalité et qu'il serait présenté de
nouveau dans la journée.
Pholoë cherchait encore en réunissant tous ses bijoux de jeune
fille à évaluer ce qu'elle pourrait en tirer, mais tout cela était sans
Yaleur. Échappant aux enfants qui l'arrêtaient dans le jardin, et
LA VEILLEUSE. 419
voulaient la mêler à lears jeux bruyants, elle était allée demander
à son père quelques renseignements . sur le nom et l'adresse
de la personne qui pouvait avoir le billet entre les mains,
mais l'artiste lui dit qu'il n'en savait pas le premier mot, qu'il ne
fallait pas se tourmenter.pour une bagatelle, et enfin que les mar-
chands de couleurs étaient des voleurs qui gagnaient assez avec lei
peintres pour attendre au moins leur convenance.
Pholoë attrait eu bien de la peine à lui expliquer. que les tiers
porteurs n'entrent pas en arrangement ; c'eût été d'ailleurs bien
inutile, et elle y renonçait, quand Reine vint l'informer en toute
hâte que madame Martel la demandait. Un pressentiment lui dit
que le moment fatal était arrivé ; elle devina tout et ne fit à Reine
aucune question.
— Mon enfant, dit madame Martel, veux-tu répondre à monsieur
qui demande le payement d'un billet.
Pholoë ne regarda pas même sa mère ; mais elle porta aussitôt
ses yeux sur le nouvel arrivant comme pour deviner son sort.
C'était un homme encore jeune, au front découvert, aux traits
fins, à' la démarche élégante. Son regard, bien qu'un peu froid et
triste, était .plein de franchise et aussi doux que respectueux, et ses
lèvres minces, qui semblaient faites pour la raillerie, savaient
cependant exprimer dans un sourire la sympathie et la bienveil-
lance.
— Veuillez bien m'excuser, madame, dit-il avec un léger accent
anglais, car je suis étrctnger ; on m'a fait monter jusqu'ici, et je
crains de manquer au devoir de la politesse en me présentant mui
même pour recevoir le montant d'un billet de trois cents francs
que j'ai reçu en payement au momont de partir en voyage. — Il
présentait le billet à recevoir. — J'aurais dû plutôt rester en bas et
attendre vos ordres, et si vous le préférez, je reviendrai à une
autre heure.
— Ce n'est pas un dérangement, monsieur, reprit madame Martel,
car nous attendions le porteur de ce billet, et c'est par un malen-
tendu que je regrette, que ce payement a été ajourné. — Mon
enfant, ajouta-t-elle, veux-tu donner un billet? Monsieur pourra
peut-être te rendre.
Pholoë était plus morte que vive. Elle sortit en regardant
l'étranger; elle aurait voulu plonger jusqu'au fond de son cœur
pour savoir ce qu'elle en pouvait attendre, et elle monta à pas
lents dans sa chambre pour chercher le billet qu'elle n'avait pas.
— Madame, dit l'étranger quand il se trouva seul avec madame
Martel, et après l'avoir quelque temps considérée en silence, permet-
tez-vous à un inconnu de vous adresser une question ? Je n'avais pas
420 REVUE CANADIENNE.
remarqué votre infirmité en entrant, car votre regard semble
encore animé, et je me 'reproche bien d'être venu troubler
votre repos ; mais puisque j'ai tant fait, veuillez me dire si vous
êtes privée depuis longtemps de l'usage de vos yeux. Sans attendre
votre réponse, je n'hésite pas à affirmer, après les avoir examinés
avec attention, qu'il n'y a pas longtemps que vous êtes aveugle. H
est évident aussi que ce n'est pas à une maladie, ni à une affection
de nerfs, mais seulement à un travail immodéré qu'il faut attri-
buer votre état.
— C'est trop vrai monsieur, reprit madame Martel; mais je ne
garde aucune espérance, et d'ailleurs mille difficultés s'opposent à
ma guérison.
— Eh bien! madame, j'ose dire que pour vous, comme pour
votre famille, on serait coupable de ne pas essayer. Car il y a
presque certitude, sinon de guérison complète, au moins de la con-
servation de vos yeux affaiblis ; et comme je demeure dans votre
voisinage, veillez me permettre de revenir pour vous donner
quelques indications précieuses que j'ai recueillies dans mes
voyages. Ne daignerez-vous pas m'y autoriser ? Je serais heureux
si mon expérience pouvait vous servir.
Madame Martel, encouragée par le ton poli et respectueux de son
interlocuteur, fit un signe d'adhésion.
— Très-bien, madame ; je m'absente pour quelques jours, mais à
mon retour je n'aurai rien de si pressé que de demander la per-
mission de vous voir.
A ce moment Pholoe rentrait à pas lents.
' ^' — Ma fille ! dit madame Martel l'entendant rentrer, tu as été bien
longtemps ! tu fais attendre monsieur 1 et elle tendit la main pour
recevoir^^le billet que Pholoë dépliait avec embarras en regar-
dant l'étranger.
,t^ — Donne à monsieur, dit-elle en entendant le bruit du papier,
car sur le moindre indice les aveugles se rendent compte de tout,
ce qui se^passe autour d'eux ; ils ont pour ainsi dire la double vue
de l'intelligence et des autres sens qui viennent à son secours.
Dans ce moment fatal Pholoë perdit toute sa force, et baissant
les yeux en rougissant, elle tendit avec crainte au créancier un
papier sur lequel elle avait écrit d'une main tremblante :
" Par piiiéj siler.ce ! Ma mère est malade, donnez-moi quelques
jours, je vous promets de payer.
" Pholoe."
LA VEILLEUSE. • 421
Le visiteur, stupéfait, jeta un regard de ijrofonde pitié sur la
mère et la jeune fille, et comprit tout ce que celle-ci devait souffrir.
Mais il cacha bientôt son émotion sous une froide apparence.
— Parfaitement, dit-il sans oser lever de nouveau les yeux sur
Pholoë. Je vous remercie.
— Mais monsieur a-t il a te rendre sur cinq cents ? dit madame
Martel intervenant.
— Ah ! mille pardons, s'écria l'étranger en riant ; je suis d'une
étourderie en affaires 1 et, ouvrant son porte-monnaie ; Madame,
dit-il, voulez-vous permettre ?
Et il compta successivement dix pièces d'or dans la main de
madame Martel, tandis que Pholoë, incapable de prendre part à
cette scène, se tenait à l'écart.
— Mademoiselle, ajouta-t-il, auriez-vous la bonté de me donner une
plume, car l'effet est acquitté par un tiers porteur. Je ne connais
pas bien les usages, mais je suppose que je dois y mettre aussi ma
signature, puisque j'en reçois le montant.
— Je crois que c'est inutile, dit Pholoë en tremblant.
— Donne donc une plume, mon enfant, reprit madame Martel,
puisque monsieur veut bien signer : c'est peut-être plus régulier.
Pholoë lui indiqua du doigt un bureau où se trouvait une plume
et de l'encre, et l'inconnu écrivit rapidement, à la suite de la signa,
lure de Pholoë, sur le papier qu'elle avait osé lui remettre :
" Heureux qui peut vous servir et être le confident de^,votre
secret ; mais je vous rends votre signature. Votre 'parole suffit.
Votre regard dit plus encore.
''• Charles Stanley. "
—Mademoiselle, voilà, je crois, qui est parfaitement en règle,
dit-il en saluant respectu.eusement et en présentant le papier à la
jeune fille.
Pholoë parcourut ces lignes en tremblant ; [elle hésita un peu,
puis elle tendit une main au généreux créancier^en mettant l'autre
sur les yeux ; mais à travers cette petite main on pouvait lire sur
ses traits la honte, la reconnaissance,, la crainte, l'espoir, le repentir,
et toutes "sortes d'émotions que nous' laissons au lecteur le soin
d'imaginer.
Quand elle reprit ses sens, elle était seule près de sa mère qu'elle
embrassait avec une plus tendre effusion. Elle semblait chercher
dans ses bras excuse de sa conduite, l'absolution de son imprudence,
le pardon de son cœur. Elle trouva sa mère moins ^souffrante ;
422 REVUE CANADIENNE.
elle passa le reste du jour à s'occuper des enfants, elle jouait avec
eux et avec Ida ; elle se multipliait, elle voulait tout faire ; elle
parlait plus qu'à l'ordinaire ; elle ne pouvait rester un moment
inactive ; elle avait peur de penser.
VII
PLEINS POUVOIRS.
Quand la nuit ramena Pholoë dans sa chambrette, elle ne put
se soustraire aussi facilement au tumulte de ses pensées. Elle
rapprochait involontairement les circonstances étranges qui
s'étaient présentées la nuit précédente, lorsque les deux lampes
s'eïitendaient si bien pour mourir et renaître à la fois ; et, plus
tard, elle se souvenait comme les yeux de l'étranger semblaient
comprendre son regard suppliant pendant la visite du lendemain.
Tout cela lui eût paru un rêve, si elle n'eût tenu dans sa main le
petit papier sur lequel elle lisait : '^ Votre parole me suffit, votre
regard dit plus encore."
Elle suivait des yeux avec curiosité la flamme de sa lampe,
comme si cette flamme vacillante au vent du soir pouvait répondre
à sa pensée et lui dire ce qu'était devenue la lumière lointaine ;
car cette fois la tour était dans une obscurité complète.
Enfin il y eut un moment où elle fut sur le point de prendre sa
veilleuse pour l'élever devant la fenêtre comme la nuit précédente;
mais elle recula devant cette nouvelle épreuve, en se souvenant de
l'émotion profonde qu'elle^javait ressentie la veille ; elle redouta
cette blanche lumière qui avait pénétré comme un éclair au plus
profond de sa chambre et avait tout embrasé d'un éclat irrésistible ;
elle se hâta d'éteindre sa lampe, et peut-être aussi elle aurait voulu
éteindre toutes les idées qui troublaient son esprit agité, et qui la
tinrent éveillée jusqu'à ce qu'elle succombât à la fatigue de ces
impressions.
Sa première pensée, à son réveil fut de se procurer à tout prix
l'argent qu'elle avait^promis ; c'était pour elle une dette d'honneur,
et peut-être plusjencore, une dette de cœur. C'est dans cette dis-
position qu'elle se'rendit 'chez sa mère aussitôt que les soins de la
maison le lui permirent.
Madame Martel était [déjà mieux ; une lueur d'espérance et de
contentement^^se lisait sur ses traits. La conversat'on ne pouvait
manquer de s'engager sur la visite de' la vei'le.
LA VEILLEUSE. 423
— A propos, ma fille, dit la ni(3re en travaillant à son tricot, com-
ment nommes-tu la personn ; qui est venue hier recevoir ce
billet.
— Je ne sais pas, "mère, dit P.ioloë en rougissant, cai elle croy it
voir dans cette simple interrogation la révélation d'un >3cretqu'e.le
voulait garder au fond de son cœur.
— Tu peux voir le nom sur le billet qu'il a signé ; il est là dans le
petit meuble.
Pholoë prit le billet avec crainte ; mais elle remarqua que, dans
sa précipitation, l'étranger, tout occupé d'autre chose, ne l'avait pas
signé ; l'effet portait seulement l'acquit du premier endosseur. •
— Je ne puis pas lire, dit-elle, c'est si mal écrit !
—Ce n'est pas moi qui t'aiderai, mon enfant, dit la mère d'an
ton calme qui contrastait avec le trouble de la jeune fille.
—Ah ! j'y suis, reprit Pholoë en atteignant sans bruit le papier
qu'elle gardait précieusement dans son sein. — C'est signé, je crois
Charles Stanley.
— Mais n'as-tu pas son adresse à la suite de la signature ? il m'a
dit qu'il demeurait dans notre voisinage.
Cette nouvelle, bien simple pour tout autre, troubla plus encore
l'innocente fille.
Il n'y a pas d'adresse, dit-elle à voix basse.
C'est sans importance, se hâta de répondre la mère, qui ne pou-
vait se rendre compte de l'émotion de sa fille ; nous n'avons plus
affaire à lui, puisqu'il a son argent et nous notre billet.— Je suis
fâchée de ne l'avoir pas vu, avec cette prétention de tout deviner si
habituelle chez les aveugles ; c'est un homme distingué et extrême-
ment poli.
— Je ne l'ai pas bien regardé, dit Pholoë après un silence ; mais
ne dit-il pas qu'il doit partir bientôt ?
— Oui, pour quelques jours. Tu sais que j'évite les nouvelles con-
naissances ; tout dans notre position, lîousen fait un devoir ; cepen-
dant je n'ai pu refuser de le recevoir à son retour ; il a mis tant de
bonté à me parler de mes yeux, rien ne l'obligeait à prendre garde
à mes maux. Croiras-tu mon enfant, ajouta-t-elle en souriant, qu'il
prétend me guérir, ou du moins me rendre une faible clarté ? Ce
n'est peut-être qu'un rêve ; mais je ne sais pourquoi il me donne
quelque confiance.' On a tant besoin de se rattacher à un peu
d'espoir.
— Il ne faut pas croire un inconnu qui veut «seulement être
aimable, chère mère, la déception ne serait que plus triste.
— C'est vrai, mon enfant, reprit la mère avec un sourire ; tu es
aujourd'hui plus raisonnable que moi.
424 RKVUE CANADIENNE.
—En attendant, dit Phol,oë, nous avons à nous occuper d'affaires
bien urgentes ; je ne puis vous laisser plus longtemps dans cet
état de gêne et dans cette anxiété. Si seulement nous avions l'ar-
gent que vous doit ma tante sur la vente de notre maison, et qu'elle
doit nous rembourser par parties, nous serions presque riches.
— Oui, nous serions riches en anéantissant ce dernier capital,
tout ce qui nous reste de notre faible patrimoine, au lieu d'en
toucher le revenu. Paris aura tout dévoré. Mais encore tu sais,
mon enfant, que ces remboursements sur la vente de notre maison
sont à la volonté de ma sœur, ou plutôt de son mari, et que nous
ne pouvons les exiger; nous n'avons droit qu'aux intérêts.
— J'en aurai toujours bien une partie, mère, si je vais le deman-
der. Voulez-vous que je sois votre homme d'affaires? vous verrez
que je saurai m'en tirer. Vous savez que mon oncle est, je ne veux
pas dire intéressé, mais très-positif ; si je lui offre un avantage, il
se laissera peut-être tenter. M'autorisez-vous à faire un sacrifice
pour vous rapporter trois mille francs, dont il a déjà été question
entre vous, à valoir sur les douze mille dont il doit vous servir la
rente ? , -
— Puisque tu as tant de confiance dans ta négociation, je te donne
pleins pouvoirs, chère enfant, mais que je vais être inquiète et
malheureuse pendant ton absence ; je ne penserai qu'à toi.
— Etimoi je penserai à vous, chère mère, et c'est ce qui me
donnera la force de réussir. Vous ne savez peut-être pas, non
vous ne savez pas, mère, combien cet argent est indispensable : il
ne faut pas perdre un jour.
— Pauvre petite ! ne me disais-tu pas hier, pour me rassurer, que
rien ne pressait et que nous pouvions attendre ?
C'est vrai, dit Pholoë un peu confuse, car elle ne pouvait avouer
pourquoi, du jour au lendemain, elle avait changé de manière de
voir. — Mais de nouvelles exigences peuvent se présenter, et que
deviendroiîs-nous ? Vous n'avez rien de ce qu'il faut ; nous avons
bien des choses de première nécessité à acheter pour la maison et
pour les enfants, et tout crédit nous est fermé.
Le voyage fut donc résolu après bien des .hésitations, et Pholoë,
après avoir pris toutes ses dispositions pour que rien ne manquât à
la maison en son absence, partit quelques jours après pour Vernon
pourvue d'un reçu de trois mille francs en bonne forme signé de
M. et madame Claudius Martel.
• Jules Tardieu.
(-4 continuer.')
SIR GEORGE-ETIENNE CARTIER
Ce croquis n'est point parfait sous le rapport littéraire mais il a
l'avantage de présenter l'homme, dégagé de la personnification du
chef politique.
Sir George était de taille moyenne, un peu petite même, ce
qui n'empêchait pas qu'a première vue il nous donnait l'idée
d'une vigueur peu commune. Sans être gras, il était rondelet,
potelé, si bien que nerfs et muscles étaient comme enfouis sous cette
enveloppe. La main et le pied petits, d'un modèle superbe. La
tête, plantée aplomb sur le cou, é^ait d'une mobilité extrême ; en
parlant, il la remuait de mille manières, qui toutes signifiaient quel-
que chose, aussi le mouvement qu'il lui imprimait sans relâche
pendant ses discours causait-il la surprise des étrangers. La
pétulance toute française que l'on a toujours remarquée en lui
n'avait rien cependant de ce cachet importun, ou encore frivole,
que les Anglais veulent absolument reconnaître dans le caractère
français. Ses agissements avaient des allures de lion ; on les a
confondus avec la brusquerie, mais bien à tort. Quand il voulait
être brusq-.ie, il ne se ressemblait plus. Nous ajoutons qu'il se
dominait assez pour s'emporter rarement, très-rarement, au delà
d'une certaine mesure calculée d'avance.
Sa physionomie était remarquable pour la vivacité que lui com-
muniquaient les yeux, et lorsqu'il parlait par la succession rapide
des sentiments qui s'y reflétaient. 11 se faisait souvent mieux com-
prendre par un jeu des muscles de la face que par une expression
parlée, surtout en conversation intime. Dans son bureau, il était
rare qu'il achevât une phrase lorsqu'il s'adressait aux employés : sa
figure devançait les mots de la fin, et il savait qu'on le comprenait*
426 REVQE CANADIENNE.
Nul des portraits que nous possédons ne donnent une idée exacte
de sa figure, sur laquelle les impressions passaient et repassaient
comme un souffle sur l'eau, sans laisser de trace. La photographie
saisit bien les traits qu'on lui présente, mais elle ne rend pas comme
le pinceau l'expression habituelle d'une physionomie. Or, donner
le portrait de sir George sans ce reflet qui illuminait toute sa
figure, c'est donner le portrait d'un masque, ou plutôt d'un mort,
car la vie n'est plus dans ces lignes rigides et dans ces traits com-
passés que rien n'anime et ne fait vivre*.
Mangeant peu, dormant bien, mais pas longtemps, sir George
menait une vie réglée, selon l'expression populaire, comme un
papier de musique. Entre deux nuits, il ne perdait pas un instant.
Sa journée éta\t d'avance distribuée de telle manière qu'il avait
plutôt l'air d'obéir à sa montre qu*à la succession de ses idées. Ce
qu'il a eu d'affaires en main et ce qu'il en a expédiées est presque
incroyable. Il savait travailler vite et bien, grand art que pos-
sèdent peu d'hommes publics. Néanmoins, au milieu de ce mouve-
ment dont il était le centre, le point d'attraction et d'inspiration,
rien ne se faisait hâtivement. On courait, on se pressait, on allait
à toute vitesse, mais chaque chose ayant passé par une période
préparatoire, il s'ensuivait que rien ne se complétait hors de sa sur-
veillance. La multiplicité des genres d'affaires semblait plutôt
l'aiguillonner que le dérouter. Chef attitré d'un département, il
avait presque toujours deux ou trois autres ministères à diriger, soit
à cause de l'absence d'un collègue ou afin d'initier un nouveau
ministre à ses fonctions. Sa part de travail au Conseil Privé dépas-
sait souvent la moitié de toute la besogne qui s'y faisait. Et avec
cela, il se réservait certaines heures pour la lecture. Les livres lui
passaient sous la main par douzaines. Sa méthode consistait à
débarrasser le sujet de ses formes d'exposition, de son enveloppe
littéraire et à " frapper " la pensée fondamentale de l'auteur. Un
volume était lu en une heure, quelques fois en moins de temps, ce
qui n'empêchait pas qu'avec sa prodigieuse mémoire il retenait et
la substance et les principaux arguments de l'ouvrage. Quant aux
lois il les savait par cœur, il pouvait les réciter, — il les avait faites
pour la plupart.
11 avait la science des détails dans les écrits de tous genres mais
il ne perdait pas son temps à les compléter. Gela regardait ses secré-
taires. Aussi écrivait-il rarement. Quand il dictait, les points de
suspension qui indiquent le " remplissage " se posaient plus
nombreux sur le papier que les mots essentiels, qu'il s'occupait
avant tout à fai/e ressortir et à mettre en place. Une fois la pièce
SIR GEORGE-ETIENNE CARTIER. 427
dressée dans toutes ses parties, il la scrutait minutieusement avant
de signer.
Jamais esprit plus actif n'habita un corps mieux fait pour sup-
porter la fatigue. C'est une observation qui peut-être n'a point été
faite en public mais qui n'en est pas moins juste : sir George était
doué jj'une charpente physique extraordinairement solide. Grâce
'aux ressources qu'il tirait de là, et aussi grâce aux habitudes tem-
pérantes qu'il a toujours suivies, il pouvait accomplir régulière-
ment ses quinze ou seize heures de travail par jour sans paraître
atteint par la fatigue. Nous ne disons pas qu'il fut aussi dispos
à la fin de sa journée qu'au commencement, mais il n'y parais-
sait pas à sa figure, à sa parole, et à l'activité -de tout son
corps. Cependant, ce régime le ruinait, chacun le comprend. Ce
qui lui fut le plus dommageable, ce qui lui donna le coup fatal,
c'est la privation presque absolue de tout exercice de marche.
Rester assis pendant quatre, cinq, ou six heures, au pupitre, à tra-
vailler de la tête et de la plume, ensuite se lever pour prononcer de
longs et fatiguants discours, et reprendre son siège et son travail
pour tout repos, voilà à quoi se bornait la vie physique de cet
homme plein de vie, de sang, de sève et dévoré du besoin d'agir.
Sans la forte constitution dont il était doué, il serait mort encore
plus tôt,
On cite les deux ou trois occasions uniques où il s'est absenté
une heure ou deux de son siège durant les séances du parlement.
Quel que fiât le sujet du débat, Cartier veillait à la manœvre. Ses
collègues disparaissaient et reparaissaient tour à tour pour aller
respirer l'air frais, manger un morceau sur le pouce et même dor-
mir lorsque la séance se prolon"geait outre mesure, mais Cartier
restait à son poste, l'œil au guet, l'oreille tendue, la réplique sur la
langue et toute sa personne prête à bondir dans l'arène à la pre-
mière incartade de ses amis comme de ses adversaires. Le vide
que sa mort laisse dans les Co;iimunes est tout à fait hors de pro-
portion avec celui que causerait le départ d'un autre ministre, sir
John A Macdonald excepté. Que de fois, accablé en apparence
•par la lassitude il s'est posé la tête entre ses deux bras appuyés sur
son pupitre, et la Cliambre l'a cru endormi. Mais à peine un ora-
teur de l'opposition avait-il terminé son discours ou lancé un mot
qui appelait son attention, que le lutteur se redressait et relevait
un à un les points de l'attaque, preuve qu'il avait tout entendu.
M. Howe y fut pris un jour. La Chambre avait siégé jusqu'à
l'aurore et le ministre de la milice avait la tête posée depuis deux
heures sur son pupitre. Au moment où M. Howe exposait le rôle
que sir George avait joué dans l'affaire en litige, il s'aperçut de
428 LÀ REVUE CANADIENNE.
l'attitude de son adversaire et se déclara courtoisement prêt à
remettre cette partie de son discours à la séance suivante, mais sir
George découvrant un côté de sa figure, lança de sa voix perçante
un " je ne dors que d'un œil !" qui eut l'effet d'un coup de ton-
nerre.
Son amour du travail était illimité. Nous l'avons vu, vers la fin
de mai 1802, débarquer des chars du Grand-Tronc, à Montréal,
expédier son bagage à sa résidence et se diriger tout droit vers son
bureau. Il entre, donne une poignée de main à ses associés et à ses
clercs, dépose son pardessus, et demande le dossier en telle cause»
On le lui présente, il se met à l'ouvrage, fait sa journée comme les
autres. Eh bien ! peu de jours auparavant, il était encore ministre.
L'administration à hiquelle il appartenait depuis quatre ans venait
de reii«dre ses portefeuilles. Son premier soin avait été de retourner
à Montréal reprendre les affaires de son bureau comme nous
venons de le dire. On peut elre sûr qu'un homme de cette trempe,
un travailleur aussi déterminé, fait son chemin. C'est ce qui est
arrivé. Noble et bel enseignement pour la jeunesse qui oublie trop
combien le travail est nécessaire et comme il est impossible de le
méconnaître sans porter la peine araèro. de l'incapacité.
Lorsqu'il n'était pas trop pressé, il faisait la leçon aux jeunes
secrétaires qu'il employait. Nous devons noter ici que tout en
menant les affaires tambour battant pour ainsi dire, il était très-
aimable compagnon de travail, mais il fallait le laisser faire à sa
guise, et il était très-rare qu'il se trompât pour le moindre détail.
Par exemple, il cédait de suite aux observations qu'on lui faisait
en vue d'accélérer la marche d'une affaire. Bien souvent, il
écoutait en souriant, puis il attaquait l'un de ses sujets favoris, à
savoir :
" Les jeunes gens ne connaissent rien ; ils sont pleins de bonne
volonté mais il n'ont point d'expérience." Il ajoutait :" Quant à
moi, on ne m'a rien enseigné, j'ai dû apprendre à mes dépends,
mais c'est la bonne manière." Et pourtant, il entreprenait sur le
champ d'édifier ceux à qui il s'adressait, car il aimait à rendre
service et il se faisait volontiers maître d'école pour enseigner une,
chose utile aux jeunes gens.
Il y avait nombre de côtés agréables dans cet homme voué pour-
tant à des travaux qui laissent si peu de place aux jouissances de la
gaieté, de l'esprit jovial et du sentiment. Sa cordialité et son
urbanité son devenues proverbiales.
Quel est celui qui, s§ trouvant à Ottawa au temps de la session
du parlement, n'a pas désiré être invité aux "samedis" désir
George Cartier ? Et quel est celui qui étant allé à l'une de ces fêtes
SIR GEORGE-ETIENNE CARTIER. 429
n'a pas cherché à y retourner ? Cette heureuse innovation d*un
chef de parti politique qui réunit sous son toit le ministère et Top-
position pour leur procurer deux ou trois heures d'agrément
dégagé du froid contact des affaires, a produit des merveilles.
Quand on a chanté ensemble
C'est l'aviron qui nous mèn', qui nous mène,
C'est l'aviron qui nous mène au vent.
OU bien encore :
0 Canada ! mon pays, mes amours !
il reste peu de distance entre les hommes, et pour ce qui est de
l'acrimonie, elle n'existe plus. Le secret d'être à la fois un adver-
saire tenace et redoutable et de se faire aimer par ceux-là môme
qu'il combattait, il l'a cent fois 'livré à qui a voulu l'entendre
de sa bouche... mais le caractère, mais le tempérament que requiert
l'application de cette théorie n'est pas donné à tous, il s'en faut !
Ne sait pas rire qui veut. Pour lui, ce n'était pas tout que de com-
poser un groupe d'invités et de dresser un programme attrayant ;
il se' ménageait encore le principal rôle de la soirée, au grand
plaisir de chacun. Personne que lui ne savait mettre en branle et
tenir en haleine ce cercle hétéroclite, où les graves sénateurs cou-
doyaient les jeunes dandys du jour, où les lecteurs fidèles des
•livres bleus se mêlaient aux poètes, où le journaliste s'amusait avec
l'homme qu'il avait fouetté en pleine gazette huit jours auparavant,
tOù le modeste employé cassait une croûte avec un ministre, où
jnfln cinquante extrêmes se confondaient comme par miracle.
On a beaucoup répété qu'il était brusque, presque brutal. Erreur
|<;omplète, que sa parole pressée, hachée, saccadée et chaleureuse
contribua à répandre et qu'il paraissait bien aise de voir s'accré-
iiter. .^
Cet homme ouvert à tous ceux qui avaient besoin de ses
Iservices, ne rebutait personne, mais il savait par expérience- quelle
)erte de temps entraînent les pourparlers et la correspondance avec
jtant d'individus peu versés dans les affaires ou trop attachés à
■la cause qu'ils ont embrassée pour mesurer équitablement les
îmlnutes nécessaires à chaque opération. Favorisé comme il l'était
par son extérieur animé et par le " naturel " qui éclatait dans ses
moindres gestes, il eut vite compris qu'il pouvait avec avantage pro-
fiter du semblant de brusquerie et de dureté qui frappait la masse
des gens qui l'approchaient, et se faire une réputation d'être inabor-
able. Pourtant, il serait difficile de trouver un homme public
430 LA REVUE CANADIENNE.
plus accessible en toute occasion. Le résultat de son calcul prouva
qu'il ne s'était pas trompé. Les conversations que l'on avait avec lui
commençaient invariablement par ces mots ; " Je ne vous retien-
drai pas longtemps, Monsieur Cartier je serai bref, sir George....
je me bornerai à vous donner la clef de l'affaire voici tout ce
dont il s'agit, en quatre mots." Ce qui ne l'empêchait pas de
retenir le visiteur et de le questionner aussi longtemps qu'il
croyait devoir le faire dans l'intérêt de la cause en jeu. Et les
lettres qu'on lui adressait se ressentait de cette impression générale.
Quand il s'agissait de lui exposer une affaire, on trouvait comme
par enchantement des expressions exactes, un plan de lettre clair
et net et un style concis,— parceque l'on savait qu'il n'aimait pas à
lire des épitres de quatre pages. Il en résultait que, de ^ part et
d'autre, tout marchait beaucoup mieux et plus vite. C'était en partie
le secret de sa célérité en affaire.
Il avait deux sortes de décisions: l'une prompte, l'autre lente.
L'imprévue ne l'effrayait aucunement. Il se prononçait d'emblée
'éï la question soumise relevait de principes fondamentaux. Au
contraire, s'il ne s'agissait quQ de matières secondaires, il ajournait
sa détermination et prenait dans l'intervalle le soin de se ren-
seigner amplement.
Franc, pas roide ; emporté, pas colère ; ayant le mot propre à la
bouche, c'était bien lui. N'est-ce pas un grand mérite chez un
homme public ? Nous nous rappelons avoir entendu M. Mackenzie
lui répondre en Chambre : " Je n'ignore pas que vous pourriez
vous faire réélire dans vingt comtés du Ba^-Canada, si vos manda-
taires actuels se tournaient contre vous, et l'aplomb avec laquelle
vous exprimez parfois des idées qui effraient vos amis fait assez
voir que vous ne tenez point compte de l'opinion de celui-ci ou de
celui-là." " Dites plutôt, riposta sir George, que sans ma fran-
chise et le gans-gône avec lequel je m'exprime, je n'aurais pas vingt
comtés à ma disposition." Et c'eHait vrai. Mieux vaut savoir de
suite ce qu'un ministre a déci/é que de le voir tourner cent fois
autour de sa pensée pour l'envelopper et faire en sorte qu'elle
échappe à tout le monde.
Dans ces derniers temps, il avait fait relier en un volume tous
les actes de la Législature qui sont ses œuvres, ses plus importantes,
bien entendu. Le dernier était le projet de loi qui a donné nais-
sance au chemin de fer du Pacifique. Ceci nous rappelle que le
jour oiî il présenta ce bill, au moment de partir pour la Chambre,
sir George entretenait de ce sujet quelques amis et il leur disait
avec la rondeur de phrase et de geste qui lui était particulière :
*' Eh bien I voilà une mesure qui a de l'attrait pour un homme !
SIR GEORGE-ETIENNE CARTIER. 4SI
Il y a des idées là dedans. Cent victoires remportées sur l'opposition
me plaisent moins que la simple présentation d'un bill semblable !
C'est là dedans qu'est ma jouissance." Ces mots étaient à peine
prononcés que sir John A. Macdonald entra dans le cabinet du
ministre de la milice, et de ce ton décidé qui a tonjouis chez lui
une certaine allure de camaraderie, il s'écria " Well, Cartier, are
you ready ? Let us hâve another field day !" ce qui peut se traduire
familièrement, en tenant compte de l'expression de la figure de
celui qui parlait : " Allons mon vieux ! Voici une autre afèaine
de gloire, allons-y gaiement." Ils y allèrent si bien que la Chambre
retentit encore du cri de sir George : '' Embarquons pour l'ouest 1'^
Il ne se laissait pas guider par l'opinion publique, c'est lui qui
la dirigeait plutôt. Comme il le disait dans son magnifique discours
sur nos institutions locales : L'opinion publique bien entendue n'est
pas le produit de la tempête populaire qui cherche à tout renver-
ser ; il faut un gouvernail à ce vaisseau agité par les vents."
C'est lui qui bien souvent servait de gouvernail, sachant s'élever
au-dessus des tempêtes populaires, et bravant avec calme et sang-
froid ses fureurs.
Pas un homme public n'a plus que lui risqué ce que l'on appelle
sa popularité. " Fais ce que dois, advienne que pourra." Une fois
une mesure d'intérêt public arrêtée, il savait surmonter tous les
obstacles pour en assurer le succès. Il ne s'avisa jamais de flatter
les préjugés populaires ; il ne manqua, au eontraire, jamais l'occa-
sion de les attaquer en face.
Mais n'allons pas plus loin sur ce sujet qui nous conduirait
hors de notre cadre. Disons comment Mr. Cartier supportait lea
revers et les échecs que lui infligeait parfois l'opinion publique.
Veut-on savoir ce'qui s'est passé à Montréal, au numéro 30 delà
rue Notre-Dame, le jour de la dernière élection fédérale ? Le voici :
sir George y arriva de sa maison de campagne, vers huit heures
et demie du matin. Il avait son bureau dans une chambre du rez-
de-chaussée. Il y reçut coup sur coup une dizaine de visiteurs :
c'étaient ses principaux agents d'élection qui venaient lui rendre
compte de l'état des affaires, ou plutôt confirmer par avance la
nouvelle de la défaite. Depuis des mois ^ et des semaines, sa maladie
empirait; ses jambes gonflées d'eau, refusaient de le porter. Ce
matin là, il fit observer que fort heureusement il avait bien dormi
et pourrait se tenir au bureau toute la journée, couché sur un
canapé. Il était dans cette pose, et dictait un mémoire étranger
l Dans l'automne de 1871 le mal s'est manifesté par des enflures aux pieds et
au bas des jambes, et dès lors il n'a fait que gagner du terrain. Il a fait la session
de 1872 dans cet état.
432 REVUE CANADIENNE.
aux élections lorsque vers dix heures, on lui apporta l'assurance
que la déroute était presque générale. La rue était pleine de
inonde. Il se leva et se tint dix minutes dans la fenêtre, puis il
retourna vers le canapé, et regardant son secrétaire qui avait sus-
pendu son travail pour le suivre des yeux, il haussa les épaules
en disant, moitié rêveur, moitié souriant : " Que voulez-vous !..que
voulez-vous ! " Et il reprit la suite des explications qu'il dictait
Tingt minutes auparavant pour organiser l'envoi d'un nouveau
corps (S volontaires au nori-ouest. L3 reste de la journée jusqu'à
deux heures se passa ainsi, entre le travail et de rares visites de con-
doléance. L'un de ses amis lui exprima sonétonnement de le voir
s'occuper en un pareil jour des dossiers de la milice. " Voilà bien
comme vous êtes tous, lui répondit-il de ce ton sarcastique et véhé-
ment qu'on lui connaissait, vous voudriez sans doute me voir pleu-
rer ou tout au moins rêver de ch igrin et me tracasser la tête d'une
chose que l'on peut refaire ! La meilleure distraction, c'est le
travail." Il quitta le bureau un peu après deux heures, sur les
instances de son associé, Mr. Pominville qui l'amena chez lui.
Un côté du caractère de sir George n'est pas connu du public.
C'est sa délicatesse, son tact exquis, la sensibilité extrême — cela sur-
prendra—dont il était doué. Nous savons de lui des traits qui ne
dépareraient le portrait d'aucun philantrope, des actes de charité
sublime, sans compter la générosité et la complaisance qu'il a
témoignées à ses amis intimes et à ses employés. 11 télégraphia
un jour de Québec à l'un de ses principaux employés à Ottawa, de
se rendre à Montréal par le convoi du jour et d'y attendre des
ordres. Arrivé à Montréal, l'employé reçut une seconde dépêche
qui lui demandait de descendre à Québec. Il avait imaginé cette
station à Montréal pour faire reposer en route l'employé qu'il
savait être dans un état de santé affaiblie. On a dit de
lui que c'était un diamant brut. Un diamant, oui, mais brut, non !
Il fallait ne le connaître que par ouï dire pour s'exprimer ainsi.
Malheureusement, cette matière n'est pas facile à traiter sans
toucher à des détails restés dans le domaine de la vie privée, et
nous l'abandonnons volontiers parce que sir George tout le pre-
mier n'aurait voulu s'en faires un mérite qu'aux yeux de Celui qui
récompense les cœurs droits, bons et compatissants.
Ceci nous amène naturellement à parler d'un autre point délicat :
ses sentiments religieux. Nous n'hésitons pas à affirmer qu'il fut
toujours un ferme croyant, et que l'église du Canada doit à ses
bons offices comme tel, des avantages considérables. Entraîné sans
relâche dans le tourbillon de la politique, il n'a peut-être pas
toujours suivi à la lettre la pratique de tous ses devoirs religieux,
SIR GEORGE-ETIENNE CARTIER. 4Î8
nais nous sommes certain qu'il a toujours été lié de cœur avec
l'Eglise. Il n'a pas attendu comme tant d'autres, la dernière heure,
pour mettre en ordre les affaires de sa conscience, il a voulu y voir
longtemps avant de se sentir atteint par le coup fatal. Nous aimons
à constater cela parce que des rumeurs mal fondées, sinon mal-
veillantes, se sont répandues à ce sujet. Le chef des Canadiens-
Français ne pouvait pas être un indifférent, encore moins un incré-
dule. La foi de sir George-Etienne Cartier était pleine, vivace et
entière. Celui qui écrit ces lignes le sait d'autorité.
Il avait donné à sa maison de campagne, située à Hochelaga, le
nom de Limoilou qui fut celui de la maison de Jacques Cartier près
Saint-Malo. C'est là qu'il a passé les derniers jours de sa vie en
Canada, débarrassé des affaires publiques jusqu'à un certain point,
et sérieusement engagé dans les plantations d'embellissement qui se
faisaient là sous ses yeux. Sa réponse aux électeurs de la division
Provencher, le dernier document public que Ton connaisse de lui,
fut dictée sur une table où il arrangeait une collection de feuilles
d'arbres fruitiers prises dans son jardin.
Il envisageait la possibilité de sa mort prochaine mais en même
.emps il agissait, comme sans tenir compte de cette éventualité.
Dans les derniers jours, à Limoilou, ses forces s'en allaient et il
était sujet à des abattements dont il ne paraissait se tirer que par
le sommeil.
Nous l'avons vu à Lévis, au m.oment d'embarquer pour l'Europe,
pleurer et ne pouvoir répondre que difficilement quelques mots
aux Adresses qu'on lui présentait. L'émo-tion devait être pour
beaucoup dans cette faiblesse, mais la maladie l'avait réduit à ce
point qu'il ressentait les moindr^es chocs comme une sensitive.
Il a passé la fin de l'automne et l'hiver dans l'expectative d'un
mieux qui tardait toujours à se faire sentir. Les personnes qui
l'ont vu h Londres l'on cru en voie de se rétablir, à cause de la
vivacité de l'œil et de l'ensemble rassurant de la figure, et les
journaux ont dit qu'il se rétablissait rapidement.
Sur la foi de certaines informations, son retour était annoncé
pour le commencement de juin. Il parait qu'il se préparait en effet
à revoir le Canada, ....pour y mourir. Sa faiblesse, sa maigreur, et
la .persistance du mal dont il était atteint ne lui laissaient pas
d'espoir. Il avait dit en partant : ''Si les médecins me condamnent,
je reviendrai mourir ici, parmi les miens." C'était cette résolution
qu'il tenait à exécuter, mais la mort l'a enlevé au moment où il se
préparait à partir.
A Ottawa, la nouvelle s'est répandue dans les bureaux publics le
jour même, 20 mai, vers deux heures de l'après-midi. Les députés
25 juin 1873. 28
434 REVUE CANADIENNE.
l'apprirent en arrivant à la séance qui s'ouvrit à trois heures. De?
groupes silencieux se formèrent aussitôt dans les corridors, le vesti-
bule et syr la place du parlement. Ou se montrait les pavillons
hissés à mi-mât et on échangeait quelques brèves paroles, qui en
disaient plus que des commentaires. " C'est bien vrai !... Cartier est
mort !" Et les groupes se dispersaient pour aller se reformer ailleurs.
Le saisissement était général. Ceux qui ont assisté auj^^spectacle
qu'offrait la rue Sparks le matin de l'assassinat de M. McGee peuvent
seuls se l'imaginer.
Les Communes, à l'ouverture de la séance, offraient un coup
d'oeil peu ordinaire. Les députés ne paraissaient nullement s'occu-
per des papiers placés sur leurs pupitres. Un silence parfait.^NuUe
conversation particulière. Des figures empreintes de tristesse.
Toutes les têtes décoiivertes.
Sir John A. Macdonald se lève et lit un télégramme de sir John
Rose, conçu à peu près dans ces termes : " Cartier a eu une attaque
il y a huit jours, depuis lors il n'a fait qu'empirer, et ce matin à 6
heures il est mort tranquillement ; son corps sera envoyé en Canada
par le steamer du 29."
Le premier ministre ajoute : " Monsieur le président, je me sens
incapable d'en dire plus long " et il fond en larmes. Il se laisse
tomber sur son fauteuil et pleure abondamment, la tête penchée
suri'épaule, la main droite placée sur le siège vide de sir George...
Quelqu«8 minutes s'écoulent au milieu du plus profond silence.
Vinrent ensuite quelques paroles prononcées par les honorables
messieurs Langevin, Mackenzie, Cauchon et Dorion. La brièveté
de ces discours «t le ton des orateurs disaient éloquemmentque les
cœurs étaient pleins et que tous débordaient. Depuis dix ans que
nous suivons les séances du parlement, nous n'avons pas vu une
douleur exprimée aussi fraternellement. Ce n'était pas la Chambre,
c'était un cercle d'amis qui pleuraient la mort du plus aimé d'entre
eux.
L'histoire dira ce qu'a fait sir George. Son œuvre politique,
semblable à ces grands monuments dont la hauteur et l'importance
se font sentir à mesure que l'on s'éloigne de leur base, restera pour
attester sa valeur intellectuelle, son patriotisme et l'habileté de ses
conceptions.
Nous croyons que l'on ne lira pas sans intérêt notre humble
croquis, lequel pour être d'un caractère intime n'en est pas moins
enseignant vu qu'il retrace une partie des traits de l'un de nos
hommes les plus remarquables.
Il fut un temps dont le souvenir reste dans la mémoire des
Canadiens-français comme une époque de persécution et de douleur
SIR GEORGE-ETIENNE CARTIER. 435
nationales. C'est le temps où l'Angleterre, qui gouvernait le
Canada sans consulter ses besoins, se montrait surtout insensible à
l'égard de notre race. Disons la vérité : on ne cherchait qu'à nous
amoindrir, nous étouffer politiquement, nous faire disparaître
comme nation. Pendant trois quarts de siècle que dura ce
régime, quelle figure pensez-vous que faisaient en Angleterre
•^es Canadiens assez courageux que de porter " aux pieds du
trône " les plaintes et les griefs de leurs compatriotes ? Hélas I
la plus humble comme la moins bien reçue des figures. Un
homme parti des bords du Saint-Laurent pour aller demander à
l'administration impériale de respecter la foi de traités solennels,
de rendre justice à des sujets soumis et respectueux, de ne point
permettre qu'on les foule au pied ; un homme qui proposait la
reconnaissance des libertés coloniales en tant que leur mise en
pratique n'affecterait point les rouages du gouvernement de la mère-
patrie, un canadien-français, en un mot, qui osait se présenter
aux portes des bureaux de Downîng street^ n'attirait pas même l'at-
tention des employés de troisième et quatrième ordres. Pour
arriver, non pas à un ministre, mais à un simple secrétaire, les
pauvres Canadiens écrivaient des lettres, sollicitaient par toutes les
entremises auxquelles ils pouvaient s'accroch.er, et c'est à peine si
on leur accordait quelques minutes d'audience, après les avoir fait
suer dans les antichambres au milieu des plus vulgaires pétition
naires, lesquels fréquemment, passaient avant eux.
Mais un jour tout cela fut changé. Mr. Cartier arriva à Londres,
précédé de la réputation qu'il s'était acquise dans son pays. Il
représentait une idée destinée à devenir victorieuse, et au lieu d'être
repoussé des ministres, au lieu de se retirer dans la grande métro-
pole chez un hôtelier ordinaire, il vit les dépositaires de Tautorité
accourir au devant de lui, et, chose inouïe, la reine voulut lui
donner un appartement dans son propre château de Windsor, où il
vécut, en rapport intime avec la famille royale. Cette marque de
distinction s'est répétée depuis.
. L'historien Garneau, autre grand patriote, ne partagea pas la
politique de sir George. Cependant, à la nouvelle que notre envoyé
avait été reçu de cette manière, il manifesta une joie immense.
11 ne cessait d'en parler et de se féliciter comme Canadien-fran-
çais du changement de fortune qui nous survenait. Son enthou-
siasme à ce sujet allait jusqu'à l'attendrissement. Il disait en
pleurant à son fils Alfred : " Ceux qui n'ont pas vu comme moi le
mépris que l'Angleterre professait il y a trente ans pour tout ce
qui était Canadien-Français, ne comprendront pas mon émotion^
436 REVUE CANADIENNE.
Je me rappelle comment fut traité en 1831 Mr. Viger dont j'étais
alors le secrétaire. Je me rappelle aussi bien d'autres faits qui
remplissent mon cœur et ma pensée. Le changement qui s'opère
aujourd'hui est de ceux que les infortunés et les lutteurs malheu-
reux n'espèrent plus voir, et pourtant j^ai ce bonheur."
Reportons-nous avec notre historien national aux jours sombres
des oppressions et des dénis de justice, et en face du temps présent
nous trouverons comme lui des larmes pour manifester notre
joie.
Benjamin Sulte.
LES CANADIENS DE L'OUEST.
i
LOUIS lilEL, PERE.
Le nom de Louis Riel, le chef de rinsurrection de 1870 à la
Rivière-Rouge, est désormais acquis à l'histoire. La jeunesse de
l'agitateur, son éloquence, son influence sur les masses, l'audace de
son entreprise, ses fautes même, lui ont valu une part plus grande
de l'attention publique depuis deux ans qu'il n'en a été donné au
personnage le plus éminent du pays.
Loué par les uns, dénoncé par les autres qui demandent sa tête
à grands cris — ils offrent même $5,000 dans ce but ! — son nom n'a
cessé d'être dans toutes les bouches. Il échappera encore long-
temps à l'oubli, car une certaine partie de la presse anglaise
continue de vouer Riel aux gémonies et d'appeler sur lui les
foudres de la justice vengeresse. Les historiens ont même
commencé à raconter le mouvement insurrectionnel, qui a valu
à la nouvelle province de Manitoba l'établissement du gouverne-
ment responsable, en se plaçant à des points de vue très-différents.
. Le moment n'est pas encore venu d'apprécier la croisade politi-
que entreprise par Louis Riel, Les esprits sont encore trop en
fermentation et les passions qu'elle a soulevées, trop ardentes, pour
qu'on ne soit pas accusé d'obéir à des sympathies ou antipathies
nationales, en jugeant son œuvre.
Aussi ce n'est pas cette tâche que nous venons remplir. Nous
voulons seulement tirer de l'oubli la vie de son digne père, qui,
'438 REVUE CANADIENNE.
pour avoir été moins retentissante, est loin d'être dépourvue d'in-
térêt. Elle est, de fait, inséparablement liée à un autre événement
fort important dans l'histoire de la Rivière-Rouge, qui a amené
l'émancipation commerciale de cette colonie.
Ces notes biographiques sont entièrement inédites, nous les avons
obtenues de témoins oculaires des épisodes émouvants que nous
allons raconter. La vie de Louis Riel, père, ne se trouve écrite dans
aucun livre ni dans aucun journal ; mais en revanche, elle est
gravée d'une manière ineffaçable dans la mémoire reconnais-
sante du petit peuple français de la Rivière-Rouge.
Louis Riel est né à l'Ile à la Crosse, dans le territoire du Nord-
Ouest, le 7 juin 1817. Son père, Jean-Baptiste Riel, était un
canadien-français, natif de Berthier (en haut). Sa mère, Margue-
rite Boucher, était une métisse montagnaise issue d'un père cana-
dien-français et d'une indienne de la tribu des montagnais.
Dans l'été de 1822, le jeune Riel, âgé alors de cinq ans, fut
conduit en Canada par son père et sa mère, et il fut baptisé au mois
de septembre à Berthier. Il n'y avait alors que quatre mission-
naires canadiens dans le territoire du Nord-Ouest, les Révds. MM.
Joseph Norbert Provencher, Sévère Dumoulin, Th. Destroismaisons
et Jean Harper.
Il demeura en ce pays jusqu'à l'âge de vingt-et-un ans et séjour-
na presque tout le temps à St. Hilaire. Il reçut une éducation élé-
mentaire assez soignée et fit preuve de beaucoup d'aptitudes
intellectuelles; il apprit ensuite le métier de cardeur.
En 1838, il s'engagea pour trois ans à la Compagnie de la Baie
d'Hudson et partit pour le Nord-Ouest. Il fut envoyé à un poste du
lac LaPluie, puis, son engagement terminé, il revint au pays et
-entra comme novice dans la communauté des Pères Oblals, où il
demeura environ deux ans.
Désireux de revoir les vastes prairies du Nord-Ouest, qui avaient
pour lui beaucoup d'attraits, il prit de nouveau sa feuille de route
pour la Rivière-Rouge. Comme la plupart des métis français sont
chasseurs, il alla faire une campagne avec eux contre les buffles des
plaines. Les métis organisaient jusqu'à ces dernières années deux
expéditions par an contre le bison ; ils partaient en bandes nom-
breuses, bien armés, accompagnés de 1500 à 1600 wagons, sous la
direction de chefs reconnus d'avance, et à leur retour à Fort Garry ,
si la chasse était abondante, ils rapportaient les dépouilles de
LES CANADIENS DE L'OUEST 439
plusieurs milliers de ces animaux dont la chair alimentait la
colonie.
Riel se rendit plus tard à la Baie d'Hudson. C'est ce qu'on appe-
lait alors dans le pays : " aller à la mer."
Dans l'automne de 1843, il épousa Julie de Lagimodière, fille de
J^an-Baptiste de Lagimodière et de Marie-Anne Gaboury, tous
deux d'origine canadienne. La femme de Riel, bien que née à la
Rivière-Rouge, est donc canadienne-française, et elle a été élevée
dans ce pays. Elle n'a jamais visité le Canada et elle porte le
costume particulier aux métisses,
Quelques années après son mariage, Louis Riel fit un petit
modèle de moulin à carder et sollicita l'encouragement de la Com-
pagnie de la Baie d'Hudson. Mais celle-ci ayant pour politique
traditionnelle de s'opposer à tout mouvement de progrès, lui fit
un accueil tellement froid qu'il renonça, à son projet. En outre,
Riel s'apercevant qu'un autre voulait lui enlever le mérite de son
œuvre, brisa, de dépit, son modèle, le, fruit de six mois d'un labo-
rieux travail.
Il se livra alors à la culture d'une terre dont il avait fait alors
l'acquisition sur les bords de la rivière La Seine, en arrière de St.
Boniface. Les travaux des champs ne suffisant pas à son activité,
il conçut le projet de construire un moulin à farine. Cette entre-
prise lui souriait beaucoup, mais il y avait de grandes difficultés à
surmonter pour obtenir un pouvoir d'eau.
La rivière La Seine, qui aflue dans la rivière Rouge, près de
St. Boniface, ne contenait pas assez d'eau pour alimenter ce
moulin, et il était impossible d'en tirer parti. Mais à une douzaine
de milles plus à l'est, coulait une petite rivière qui aboutit à un
marais, portant le nom peu pittoresque de rivière de la Compagnie
de Graisse. Et il lui fallait de toute nécessité la relier à la rivière La
Seine pour obtenir le pouvoir moteur désiré.
L'éloignement de ce cours d'eau aurait découragé tout autre que
Riel. Livré à ses seules ressources, en butte à mille difficultés,
cet homme d'initiative se mit courageusement à l'œuvre, triompha
de tous les obstacles, et parvint en construisant un canal d'une
longueur de neuf milles, à faire décharger l'eau de ce grand ruis-
seau dans la rivière La Seine. Il obtint ainsi un pouvoir d'eau
assez fort pour mettre son établissement industriel en opération
durant la plus grande partie de l'été.
Ce moulin a été fort utile aux colons de la Rivière-Rouge,
et il existe encore. Il est situé à trois ou quatre milles de
St. Boniface et appartient maintenant à M. de Lagimodière, beau-
frère de Riel.
440 REVUE CANADIENNE.
II.
Pendant que notre entreprenant compatriote se livrait tout
entier à ces pacifiques conceptions, un événement de la plus grande
importance pour la colonie de la Rivière-Rouge allait surgir et
obtenir un heureux dénouement, grâce à ses efforts et à -son con-
cours actif. 'Pour mieux en faire saisir la nature et la portée,
nous allons expliquer les circonstances au milieu desquelles il
s'est produit.
Jusqu'en 1849, la Compagnie de la Baie d'Hudson monopolisait
l'énorme commerce de fourrures qui se faisait dans les vastes
territoires du Nord-Ouest II n'était permis à personne d'acheter
ou vendre des pelleteries à d'autres trafiquants qu'aux employés
de la Compagnie, qui seuls en déterminaient le prix. Les indiens
qui vendaient des pelleteries aux métis, étaienî de suite arrêtés et
emprisonnés, et leurs effets confisqués.
La Compagnie avait raison des récalcitrants en leur refusant
les approvisionnements de vivres qu'elle leur vendait ordinairement
à crédit, et sans lesquels ils devaient périr, faute d'autres moyens
de subsistance. C'est ce qu'elle fit en 1844 et 18 iô, au temps où la
traite se faisait avec le plus d'activité entre les colons et les peaux
rouges.
Dans ce pays qui alimentait presque toute l'Angleterre des
produits de sa chasse, le luxe des fourrures était à peine connu.
Si un chasseur tuait un animal des plaines, fut ce un loup, une
biche et même un rat musqué, il était obligé d'aller en porter la
peau aux postes de la Compagnie. A quelques exceptions près,
personne ne portait de fourrures dans un pays où le climat est telle-
ment rigoureux que le thermomètre tombe quelquefois à 45 degrés
au-dessous de zéro.
Les sauvages non-seulement ne pouvaient se faire de présents ni
trafiquer entre eux, mais la Compagnie a été jusqu'à solUciter les
missionnaires protestants de les épouvanter, en les menaçant de la
colère de Dieu, s'il leur arrivait même de se couvrir d'une peau
de renard.
Les métis avaient pour tout couvre chef des casquettes en drap
que leur vendait la Compagnie. Si quelqu'un osait porter un
morceau de fourrures quelconque, il attentait aux droits de cette
puissante association. Le réfractaire était de suite désigné aux
autorités, et un agent le rencontrait-il par hasard, il le décoiffait
en plein chemin, sans autre formalité, le laissant tête nue, malgré
LES CANADIENS DE L'OUEST. 441
la froidure. Ces faits sont tellement invraisemblables qu'on pourrait
les mettre en doute, si des témoins oculaires n'étaient encore là
pour les attester.
Toutes les fourrures achetées par la compagnie étaient expé
diées en Angleterre, où elles étaient manufacturées selon les
besoins du commerce. On en fabriquait une certaine quantité de
valeur inférieure, qui était renvoyée d'Angleterre à la Rivière-
Rouge, et les rares métis qui voulaient se munir, à gros prix, d'un-
casque en fourrure de qualité secondaire, devaient s'adresser aux
agents de la Compagnie.
Outre les fourrures, les chasseurs apportaient encore au retour
de leurs chasses, d'énormes quantités de provisions, qui consis-
taient en pémican et en viande sèche. Il leur était loisible de con-
server ce qui leur était nécessaire, mais le reste devait être vendu
à la Compagnie, toujours d'après son tarif.
Les métis étaient de fait, obligés d'acheter tous leurs effets de la
Compagnie. Et ceux que l'on soupçonnait de faire le commerce
des fourrures payaient plus cher que les autres. Ils ne pouvaient
trafique^ ou importer des marchandises des Etats-Unis qu'une fois
l'an, et pour une somme n'excédant pas cinqante louis sterling. Des
droits prohibitifs étaient imposés sur les articles américains, tandis
qu'un tarif différentiel favorisait les importations d'Angleterre.
Les métis n'en faisaient pas moins la contrebande sur une grande
échelle avec les états voisins. Ils y trouvaient de grands avantages,
car les compagnies américaine^ de fourrures achetaient leurs
peaux à un prix beaucoup plus élevé que la Compagnie de la Baie
d'Hudson. '
De plus, les concessions de terres se faisaient d'une manière
extrêmeriient arbitraire. Les acquéreurs de terrains ne pouvaient
s'en dessaisir qu'avec l'assentiment de la Compagnie, et il leur était
strictement défendu de faire le commerce des fourrures dans les
territoires du Nord-Ouest. Lorsqu'on reprochait aux bois brûlés de
s'adonner plutôt à la chasse qu'à la culture, ils répondaient qu'il
était inutile de semer du blé, vu quJils ne pouvaient l'exporter et
que la Compagnie leur offrait un marché trop limité.
En 1844, la Compagnie lança plusieurs proclamations relatives^
à la traite des pelleteries, qui créèrent une vive agitation dans la
colonie. Voici la première :
" Attendu que, d'après les lois fondamentales de la Terre de
Rupert il est notoirement illégal de trafiquer avec d'autres pays, à
moins que ce ne soit sous la protection d'une hcence par écrit
de la Compagnie de la Baie d'Hudson ; et attendu que, d'après la
loi générale de la Grande-Bretagne, une transaction illégale ne
ut REVUE CANADIENNE.
peut être maintenue par une cour de justice, soit pour obliger le
débiteur à payer sa créance, ou pour faire rendre compte à un
agent de ce qu'il a reçu : — ^,je donne par les présentes, avis que,
dans le but de protéger l'honnête trafiquant contre des embarras
et des pertes autrement inévitables, j'accorderai à chaque importa-
teur maritime ayant fait une déclaration qu'il ne fait pas le com-
merce des fourrures, une licence pour les fins suivantes : " Au nom
de la Compagnie de la Baie d'Hudson, je donne une licence par la
présente à pour trafiquer, et je ratifie également le
commerce de marchandises anglaises qu'il a fait dans les limites
de l'établissement de la Rivière-Rouge ; cette ratification et cette
licence devant être nulles dans le cas où il ferait ultérieurement
le commerce des fourrures, et où il empiéterait sur quelques uns
des privilèges de la Compagnie de la Baie d'Hudson."
" Fait à Fort Garry, ce 7 Décembre 1844."
Le nom du gouverneur de la colonie n'était pas apposé à ce do-
cument, mais on savait qu'il en était l'auteur.
Une autre proclamation émise, le môme jour, était encore plus
vexatoire. Elle élait ainsi conçue :
"Attendu que certaines personnes sont réputées faire le com-
merce des fourrures, je donne par les présentes avis, que dans le
Lut de nous soustraire, s'il est p )ssible, à la nécessité d'adopter des
mesures rigoureuses pour la suppression de ce trafic illicite, la
Compagnie de la Baie d'Hudson n'expédiera dans ses bateaux et ne
recevra dans aucun port des marchandises adressées a quelque
personne que ce soit, à moins que celle-ci n'ait, une semaine avant
le jour fixé pour le départ de l'exprès de l'hiver, produit au bureau
du Fort Garry en haut, une déclaration à l'effet suivant : •' Je
déclare, par les présentes que depuis le 8 décembre courant, je n'ai
fait ni directement ni indirectement le commerce des fourrures
pour mon propre compte ; que je n'ai pas donné de marchandises
à crédit, que je n'ai pas avancé d'argent aux personnes généralement
soupçonnes de faire le commerce des pelleteries ; de plus que, si
d'ici au milieu du mois d'aotit prochain, il appert que j'aie agi
contrairement à quelque partie de cette déclaration, la Compagnie
de la Baie d'Hudson aura le droit de détenir mes importations,
l'année prochaine, à York Factory, durant un an, ou. de les acheter
à leur coût originaire.
" Pait à Fort Garry, le 7 décembre 1844.
"Alexander Christie,
"Gouverneur.
La compagnie n'en resta pas là dans la voie des mesures tyran-
LES CANADIENS DE L'OUEST. 443
niques. Elle alla jusqu'à décréter que les lettres des colons, des
tinées à l'étranger, devaient être déposées non cachetées à ses
bureaux. Voici la proclamation qu'elle lança à cette occasion.
^' No. 4. — Exprès de r hiver. Toutes les lettres que Ton a l'inten-
lion d'envoyer par cette voie de transport, doivent être déposées à
ce bureau, le ou avant le premier janvier ; l'auteur de chaque
lettre devra écrire son nom au coin gauche en bas, et s'il n'est pas
l'un de cenx ayant' fait ini« déclaration qu'il ne fait pas le com-
merce des fourrures, sa lettre devra être remise ouverte, ainsi que
ses incluses, et le tout sera fermé à ce bureau.
" Alexandre Christie,
" Gouverneur d'Assiniboia
'' Fort Garry, 20 décembre 1844."
Cette proclamation contribua considérablement à agiter la
population, et les colons refusèrent d'y obéir d'un commun accord.
L'agent de la Compagnie refusa d'expédier une lettre d'un M. Sin-
clair, qui était rachetée, mais c'est l'un des rares cas que Ton peut
citer. Les protestations furent si unanimes et si accentuées, que la
Compagnie n'osa pas mettre en force un aus^i odieux décret, qui
avait pour but de l'informer des affaires les plus secrètes des
colons.
IIL
Il nous suffira maintenant de citer quelques exemples des
vexations de la Compagnie de la Baie d'Hudson, pour compléter
notre dossier contre cette puissante association.
Un nommé de Lagimodière ayant vendu quelques vivres sur la
frontière américaine, pour lesquelles il reçut un chelin la livre,
alors que la Compagnie ne donnait que trois ou quatre sous pour
la même quantité, la nouvelle parvint aux oreilles des agents de la
Compagnie, qui confisquèrent sommairement les effets de M. de La-
gimodière. Celui-ci protesta vivement contre ce procédé arbitraire,
et les métis épousèrent sa cause avec chaleur. Ils allèrent même
jusqu'à menacer de se soulever si on ne rendait justice à leur com-
patriote, et la Compagnie fut forcée de baisser pavillon et de
rendre les articles confisqués.
Le Révd. M. Belcourt, l'un des premiers apôtres du Nord-Ouest,
partait un jour pour le Canada. Le bourgeois de la Compagnie
qui demeurait à Fort Garry, ayant eu vent de son départ, dépê-
cha immédiatement un agent à ses trousses pour l'arrêter et
444 REVUE CANADIENNE.
constater si ses malles ne recelaient pas quelque article de pelle,
terie.
Le Révd. M. Belcourt, averti à temps, déposa, dan s le but de lui
faire pièce, au fond de sa valise, une vieille peau de rat-musqué ;
veuve de tout son poil, et que l'on avait abandonnée sur la route.
L'émissaire de la Gompaguie ayant rejoint l'intrépide missionnaire,
celui ci lui livra ses clefs et lui offrit volontiers de visiter ses malles.
Puis, prenant la peau de rat-musqué^, il la lui présenta en disant
d'un ton narquois : "Allez porter ceci à voire bourgeois." On
imagine la confusion de l'agent
Le gouverneur Simpson devint furieux contre le bourgeois en
apprenant ce fait. Il lui reprocha d'avoir ainsi agi maladroitement
à l'égard du Révd. M. Belcourt, un homme puissant, aimé et res-
pecté de tous les métis, en mesure, selon lui, de faire beaucoup de
tort à la Compagnie. Celait, du reste, la seule cause de son indi-
gnation. La question de délicatesse ou de convenance n'était pour
rien dans sa co-lère. Le bourgeois, plus zélé que rempli de tact
expia sa maladresse en étant transféré à l'un des postes les plus
reculés du Nord-Ouest.
Un missionnaire catholique ém^inenlj ceint aujourd'hui de la
mitre épis opale , arrivait il y a bien des années, à un posle de la
Compagnie dans l'un des dislricls du Nord. Le lemps était extrême-
ment rigoureux et une froide bise soufflait violemment et glaçait
les membres du malheureux voyageur.
L'intrépide apôtre, perclus de froid, n'avait pour se protéger
contre cette température sybérienne, qu'un pantalon très mince
et d'une étoffe bien peu chaude. Le magasin de la Compa-
gnie étant rempli de pièces de drap d'une grande variété, il
demanda à l'agent de lui en vendre une ou deux verges afin de se
confectionner des guôlres ou mitasses. On pourrait croire que ce
dernier s'empressa d'accéder à cette demande. Ce fut pourtant tout
le contraire. Il répondit que ce drap était destiné exclusivement,
à servir de contre échange pour les pelleteries, et qu'il ne pouvait
en vendre pour aucune considération, tant les ordres de la Com-
pagnie étaient formels.
Ainsi le missionnaire, aussi inhumainement rebuté, dut entre-
prendre une course de plusieurs semaines dans les plaines glacées
du Nord-Ouest, n'ayant souvent pour lit que la froide couche de
la neige, sans avoir pu obtenir deux verges de drap pour se proté-
ger contre les rigueurs du climat.
LES CANADIENS DE L'OUEST. 445
IV.
11 serait facile de multiplier de semblables traits. Mais en voilà
plus qu'il ne faut pour incriminer la Compagnie de la Baie d'Hud-
son. Ces faits suffisent amplement à prouver qu'elle ne reconnais-
sait d'antre divinité que le dieu Fourrure et qu'elle savait inculquer
à ses agents ses sentiments de cupidité au point de leur faire
perdre toute idée d'humanité.
Les exactions de la Compagnie vinrent à peser si lourdement
sur les métis que ceux-ci menacèrent plus d'une fois de se soulever
Ils faisaient entendre de temps à autre de sourdes protestations,
peu rassurantes, et le jour où ils eurent un chef pour se mettre à
la tête d'un mouvement d'émancipation commerciale, ils se rangè-
rent avec empressement sous son drapeau, déterminés à obtenir
justice coûte que coûte.
En 1833, les métis faillirent même demander nn compte sévère à
la Compagnie, de sa conduite arbitraire. Telleétait leur détermina-
tion d'obtenir justice que les principaux personnages du pays et Mgr.
Provencher essayèrent vainement de les apaiser. Le gouverneur
Simpson justement inquiet de la tournure que les événe-
ments menaçaient • de prendre et sachant l'ascendant que
possédait le Rév. M. Belcourt sur eux, se rendit en toute hâte
auprès de ce missionnaire qui demeurait alors à St. Paul, à environ
30 milles de Fort Garry, et le supplia de se servir de son influence
pour venir rétablir Tordre.
Le Rév. M Belcourt accéda volontiers à cette pressante demande-
Arrivé dans la colonie, il convoqua les métis dans une grande
assemblée où ils exposèrent tous leurs griefs. Il les fît consentir à
une espèce de compromis, puis il demanda une entrevue pubhque
avec le Gouverneur, qui eut lieu le jour suivant. La réunion fut
des plus nombreuses ; les griefs des métis furent discutés de part et
d'autre dans les meilleurs termes, et les conditions qui furent
agréées caus3rent une satisfaction générale. En reconnaissance de
ce service signalé, le gouverneur Simpson ajouta 50 louis sterling
à une somme égale que la Compagnie donnait tous les ans au
clergé catholique.
En 1837, les métis adressèrent une pétition à la reine pour se
plaindre des exactions de la Compagnie. M. James Sinclair s'en
fit le porteur et les griefs des métis trouvèrent plusieurs chauds
défenseurs dans la Chambre des Communes et en particulier M.
ilusiter. Cette pétition souleva une vive discussion, mais Tin-
446 REVUE GANADIExNNE.
fluence delà Compagnie étouffa les révélations qui eussent pu se
faire sur le compte de son administration.
La Compagnie ne tarda pas à s'apercevoir que son joug devenait
intolérable, et elle fit venir des troupes d'Angleterre pour réprimer
tout soulèvement. En 1846, un détachement de l'artillerie royale
et du génie, formant 385 hommes, partit de Cork pour se
refidre à la Rivière-Rouge, où il arriva au mois de septembre. Il
était commandé par le colonel Crofton, muni d'instructions secrètes.
Ce corps repartit pour l' Angleterre en 1848, et fut remplacé par
une force moins considérable, sous le commandement du lieu-
tenant-colonel Cald>vell.
La situation devint de plus en plus tendue, et l'agitation inter-
mittente dés bois brûlés faisait pressentir qu'à la moindre
occasion, ils demanderaient raison à la Compagnie de leurs
nombreux griefs contre son administration. Elle ne tarda pas à se
présenter.
Un nommé Guillaume Sayer, métis français, fils d'un ancien
bourgeois de la Compagnie, avait acheté des marchandises dans le
but d'aller les revendre au lac Manitoba. La compagnie ayant été
informée du fait, dépêcha des hommes armés à sa poursuite pour
s'emparer de ses marchandises. Sayer qui n'était pas un homme à
•se laisser dépouiller impunément de ce qui lui appartenait, s^opposa
énergiquement à la confiscation de ses effets. On en vint à des
voies de fait, et Sayer, écrasé par le nombre, fut roué de coups,
puis jeté en prison, [l fut élargi quelque temps après sur caution
en attendant son procès.
Cette scène se passait au mois de mars 1849. Trois autres métis,
McGillis, Laronde et Goulte, furent aussi arrêtés, mais ils furent
admis à caution. Ils étaient accusés d'avoir trafiqué ''illégalement"
avec les sauvages et d'avoir accepté d'eux des fourrures en échange
de marchandises, en violation de la charte de la Compagnie, où il
est dit que "la Compagnie de la Baie d'Hudson aura seule et
exclusivement le droit de commerce et de trafic dans tous les terri-
toires de. la terre de Rupert." Leur procès devait avoir lieu à la
même date que celui de Sayer.
Un italien nommé Ferdinand fut traité non moins arbitraire-
ment que Sayer. Il exerçait le métier de ferblantier, et la rareté
du numéraire dans le pays l'obligeait quelquefois d'échanger le
produit de son travail contre des vivres et fourrures. Il n'en
fallait pas plus pour attirer sur lui les' foudres de la Compagnie.
Aussi fut-il écroué avec les fers aux mains et aux pieds, comme
s'il eut été quelque grand criminel.
Ces actes de tyrannie mirent le comble au mécontentement
LES CANADIENS DE L'OUEST. 447
populaire. L'agitation se répandit d'un bout à l'autre du pays
omme une étincelle électrique, et la colère des métis longtemps
comprimée n'en éclata qu'avec plus d'intensité.
Mais il fallait un chef à un soulèvement contre la Compagnie. Il
était heureusement tout trouvé dans la personne de Louis RieL
Celui-ci s'était fait remarquer depuis longtemps par son esprit
d'initiative, son énergie et sa facilité d'élocution. Malgré les
lacunes de son instruction, il parlait avec un rare bon sens et il
avait le don de s'emparer de son auditoire, de l'imprégner tout
entier de ses propres sentiments, de lui communiquer la chaleur
de ses convictions et la confiance qui l'animait. Sa parole persua-
sive et entraînante coulait avec l'abondance et la clarté d'une
Source toujours limpide. Bref, Louis Riel avait tous les dons du.
véritable oiateur populaire, et les bois brûlés que sa parole faisait
frémir d'enthousiasme et tenait suspendus à ses lèvres, éclataient
en de longues acclamations sous l'influence de ses éloquents
accents.
Louis Riel jeta le premier le cri d'alarme. Il envoya des cour-
riers d'habitation en habitation, el ' les métis se réunirent sous sa
direction pour trancher les difficul tés de la situation et mettre fin
à un état de choses devenu insupportable.
Un comité de vigilance se forma sur ses représentations. Riel
en fut l'âme et les pri ncipaux membres se composaient de MM.
Benjamin de Lagimodière, Urbain Delorme, Paschal Breland^
François Bruneau. Le comité reconnut Riel pour chef et
décida de suivre en tout la direction qu'il imprimerait au mouve-
ment des métis.
Riel et ses principaux partisans continuèrent d'agiter le pays
dans le but d'assurer l'acquittement de Sayer el d'obtenir en même
temps l'émancipation commerciale de la Rivière-Rouge. Leur
appel trouva un écho général et l'on se prépara de toutes parts à
une grande manifestation populaire.
La Compagnie de la Baie d'Hudson fut informée de ce mouvement
et résolut de s'y opposer de toutes ses forces. Le procès de Sayer
et des autres métis incriminés fut fixé au 17 mai 1849, jour de
l'Ascension. Plusieurs virent dans le choix de ce jour une insulte
préméditée et une ruse à la fois de la part de la Compagnie. Elle
savait que les métis observeraient la fête de l'Ascension et ne
manqueraient pas d'assister à la messe. Comme le procès aurait
lieu durant l'oflice divin, les accusateurs de Sayer croyaient
pouvoir juger comme ils l'entendraient. Quelques métis se
se rendirent auprès des autorités pour les prier de différer le procès
mais elles firent la sourde oreille. L'indignation populaire ne
448 REVUE CANADIENNE.
connut bientôt plus de bornes, et elle déborda comme un torrent
longtemps comprimé. L'excitation des esprits commença à inquié-
ter tellement la Compagnie, qu'elle envoya des agents auprès de
Mgr. Provencher, le premier évêque de St. Boniface, pour le
solliciter de détourner les métis de la lutte qu'ils allaient entre-
prendre.
L'éminent prélat leur répondit qu'il n'avait nullement participé
à ce mouvement et qu'il n'était pas en son pouvoir de le réprimer.
Il reprocha à la Compagnie d'être l'auteur des troubles qui
menaçaient d'éclater, et de ne pas respecter le^ croyances d'un
catholique en lui faisant son procès un jour de fêle d'obligation.
Evidemment, les événements ne tournaient pas au gré de la
puissante Compagnie, habituée à commander en despote et à voir
les colons de la Rivière Rouge' s'incliner devant ses ordres comme
des roseaux.
V.
A cette époque, le major Caldwell, venu dans le pays avec un
détachement de pensioners^ ou vieux soldats en retraite, agissait
comme gouverneur de la colonie. Il avait été nommé à ce poste
par le gouvernement impérial au mois de juillet 1848, dans le but
principal de faire une enquête sur l'administration de la Com-
pagnie de la Baie d'Hudson, et d'examiner si les griefs des métis,
concernant la traite des fourrures, étaient fondés ou non.
Mais il n'était rien moins qu'à la hauteur de cette tâche. I] ne
fut qu'un instrument docile entre les mains de la Compagnie. Au
lieu de faire une enquête impartiale et complète sur sa conduite
il ne commença son examen de la situation, qui fut un véritable
déni de justice, que six mois après son arrivée à la Rivière-Rouge,
et il eut bien le soin de n'interroger sérieusement que les person-
nes favorables à la Compagnie.
Il était si peu au niveau de sa position, qu'après quelques séances
seulement le Conseil d'Assiniboia et les magistrats refusèrent d'agir
de concert avec lui. Les 70 vieux soldats qui l'avaient accompagné
et que l'on maintenait au coût annuel de 3000 louis sterling, au
lieu de servir à la protection des citoyens, devinrent les principaux
fauteurs de désordres. Il y en avait toujours quelques uns au violon
et le gouverneur Colville disait un jour dans son discours au jury,
qu'ils créaient plus de troubles que tous les autres colons ensem-
ble."
La justice était administrée par M. Adam Thom, qui remplissait
LES CANADIENS DE L'OUEST. 449
les fonctions de recorder depuis 1839. Originaire d'Ecosse, il avait
pratiqué quelque temps comme avocat à Montréal, et en sus de ses
fonctions judiciaires, il agissait comme aviseur légal du Conseil
d'Assiniboia. C'est en cette qualité qu'il avait conseillé l'adoption
des mesures oppressives dont se plaignaient les métis, et comme
ses avis faisaient loi, il était souverainement détesté de la popula-
tion qui lui attribuait une large part de ses maux.
Ce recorder avait une confiance illimitée dans la justesse de ses
propres opinions et ne prenait l'avisde personne. Il ne connaissait
pas un mot de français et il affectait une arrogance particulière à
l'égard des métis de notre origine. Il nous rappelait quelques-uns
de ces juges arbitraires, ignorant la langue française, que l'Angle-
terre nous envoya après la cession du pays. N'était-il pas pour le
moins anormal d'avoir pour juge un homme qui ne comprenait
pas la langue de la majorité de ses justiciables ? De plus, il ne vou-
lut jamais condescendre à nommer un interprète français lorsqu'un
jury mixte était formé, et la moitié de ses membres ne compre"
naient pas plus le sens des lois qu'il leur expliquait, que s'il se fut
énoncé en grec ou en hébreux.
La Compagnie a compris plus tard quel'administation de la jus-
tice était une juste source de griefs pour les métis français, et elle
a toujours eu le soin par la suite de nommer des recorders, fami-
liers avec les deux langues, entre autres l'hon. M. Johnson, aujour-
d'hui juge de la Cour Supérieure de cette province. Ce même
principe d'équité a été adopté par le gouvernement canadien dans
les nominations judiciaires qu'il a faites depuis quelques mois pour
la province de Manitoba.
Ajoutons que les métis français étaient représentés d'une manière
tout à fait disproportionnée à leur nombre dans le Conseil d'Assi-
niboia, qui administrait la colonie. Des douze conseillers législatifs
. neuf étaient protestants et trois catholiques. Cependant les métis
français composaient la grande majorité de la population et ils res-
sentaient vivement l'injustice qui leur était faite. •
On aurait tort de croire que la séquestration des métis français
du monde civilisé avait eu pour effet d'affaiblir la vivacité de leur
patriotisme.
Ainsi, lorsque l'insurrection de 1837 éclata, ils épousèrent avec
ardeur la cause des patriotes du Bas-Canada. Ils vouèrent un
culte tout particulier à l'hon. M. Papineau, en l'honneur duquel
ils ne celaient de faire entendre des chansons nationales. Ils
plantèrent même dans les plaines un grand mât au haut duquel
se déployait le "drapeau Papineau," qui flotta triomphalement
durant bien des années.
25 juin 1873. . 29
450 REVUE CANADIENNE.
VI.
Le 17 mai 1849, jour fixé pour le procès de Sayer, une vive agi-
tation régnait dans la colonie. Dès l'aurore, on pouvait voir les
métis venant en bandes de la Prairie du Cheval Blanc, de la Baie
St. Paul, du lac Manitoba et des bords de la Rivière-Rouge, pour se
réunir à St. Boniface, selon le mot d'ordre de leur chef. Ils étaient
tous armés, et après avoir déposé leurs fusils à la porte de l'église,
ils assistèrent ensemble à une basse messe.
A l'issue de l'ofTice divin, les métis allèrent reprendre leurs
armes, puis avant de se mettre en marche, Riel leur adressa une
chaleureuse allocution. Il leur montra en termes indignés l'outrage
qu'on faisait à leurs sentiments religieux en traduisant un des leurs
devant la justice en un jour consacré au Seigneur, et dénonça les
actes tyranniques de la Compagnie de la Baie d'Hudson, que l'on
subissait passivement depuis tant d'années. Il engagea les métis à
se montrer unis, fermes et déterminés à obtenir justice, leur
assurant que le vœu unanime des habitants de la Rivière-Rouge
réussirait à faire cesser le monopole odieux de la Compagnie et
à leur rendre la liberté commerciale qu'ils réclamaient à tant de
titres.
Louis Riel obtint un véritable triomphe oratoire en celte cir-
constance, et de longs et vigoureux hourrahs poussés par les métis
furent répétés bien des fois par les échos solitaires de la Rivière-
Rouge. Encore sous l'impression de la parole ardente de leur
chef, les bois-brûlés commencèrent à défiler pour se rendre
au Fort Garry comme s'ils allaient à une victoire certaine. Ils
suivirent le bord de la Rivière-Rouge jusqu'à la pointe Douglas
et ils traversèrent au Fort Garry dans des embarcations qu'un
nommé Sinclair mit à leur disposition.
Ils arrivèrent à ce village vers dix heures et demie. Leur nombre
leurs armes, leur contenance énergique et leurs paroles menaçantes
inquiétèrent sérieusement les autorités et jetèrent l'émoi dans la
localité, qui n'était pas habituée à un pareil spectacle. Les métis
étaient d'autant plus excités qu'on avait répandu la nouvelle, dans
le but de les effrayer, que le major Caldwell ferait mettre tous ses
penstoners sous les armes, lors du procès de Sayer, afin de les
repousser par la force. Ces soldats anglais s'étaient même vantés
de balayer les métis du Fort Garry s'ils osaient s'y montrer en
cette occasion.
Les anglais les plus influents du Fort Garry s'abouchèrent avec
LES CANADIENS DE L'OUEST. 451
les métis et leur firent mille représentations pour les engager à ne
tenter aucun mouvement hostile aux autorités. M. Alexander Ross *
auteur d'un histoire de la Rivière-Rouge, ayant été informé par
les métis qu'ils étaient déterminés à s'opposer par la violence, s'il
était nécessaire, à la condamnation éventuelle de Sayer, leur dit:
" Mes amis, vous agissez sous de fausses impressions. N'allez pas
troubler l'ordre. Le 6éme est parti (il faisait allusion au corps dur
Colonel Crofton, parti pour l'Angleterre,) mais le 7ème peut venir,
et ceux qui maintenant sèment le vent récolteront la tempête."
Aucune menace ne put ébranler les métis. Louis Riel répondit
fièrement que les métis étaient fermement décidés à ne plus se
laisser traiter comme par le passé, qu'ils commençaient à former
un peuple et qu'ils ne cesseraient de réclamer les droits d'hommes
libres dont on les frustrait.
Plusieurs centaines de métis étaient groupés près de la cour de
justice, lorsque vers onze heures, le major Caldwell, le juge Thom
et les autres majistrats arrivèrent pour siéger ; on remarqua que le
gouverneur n'avait pas en cette circonstance la garde d'honneur
qui l'accompagnait d'ordinaire.
A l'ouverture de la Cour, la cause de Sayer fut appelée la
première, et le prévenu fut sommé vainement de comparaître
devant le tribunal. Il était alors sous la protection d'un certain
nombre de métis armés, et le recorder n'osa pas ordonner aux
constables de l'amener de force en cour.
Le juge et les magistrats s'occupèrent alors pour passer le temps
d'autres affaires peu importantes jusqu'à une heure dal'après-midi.
Sayer fut alors sommé de nouveau de comparaître, mais toujours
en vain. Un nommé McLaughlin, irlandais, qui prétendait avoir
de l'influence sur les métis, essaya d'intervenir, mais il fut promp-
tement éconduit.
Le gouverneur et le juge étaient dans un embarras visible. Ils
se consultèrent et firent dire aux métis de nommer un chef et
d'envoyer une députation pour assister Sayer durant son procès et
établir ce qu'on avait à dire pour sa justifieation. Les métis
accédèrent à cette proposition, et onze d'entre eux, ayant Riel à
leur tête, firent leur entrée en cour, avec Sayer sous leur protection.
1. Il n'est pas inutile de remarquer ici que cet historien est très-partial. On
dirait qu'il a écrit seulement l'histoire des colons écossais de la Rivière-Rouge.
Il passe intentionnellement sous silence des faits où les métis français jouent un
rôle assez important, et effleure ceux qu'il ne peut taire. Il a fait son possible par
exemple pour ignorer la mission catholique de St. Boniface. Il ne prononce même
pas le nom de Mgr. xProvencher, qui arriva dans le pays dés 1848 et devint le
premier évêque de la colonie quelques années plus tard. De plus, il considère les
métis comme des intrus ; tandis que c'est le clergé catholique et les métis, qui ont
surtout fait le pays ce qu'il est. Note de Vauieur.
452 REVUE CANADIENNE.
Eli môme temps, vingt métis vinrent se poser en sentinelles près
de la porte, ayant en soin les armes des délégués, et cinquante
autres se placèrent près de l'entrée en dehors de la cour. Les
sentinelles de l'intérieur communiquaient aux autres les détails
du procès à fur et à mesure qu'il s'instruisait, de sorte qu'au
moindre signal, tous les métis étaient prêts à prêter main-forte à
leur chef.
Après son entrée en Cour, Riel déclara que la population de--
mandait l'acquittement de Sayer. Il protesta énergiquement contre
sa mise en accusation et récusa neuf des douze jurés. Mais les
réclamations n'eurent aucun effet.
On procéda alors à l'audition du procès.
Riel avertit le tribunal que les métis laisseraient écouler une
heure pour lui donner le temps de prononcer l'acquittement de
Sayer, et qu'ils se feraient eux-mêmes justice, si un jugement
favorable n'était pas rendu dans l'intervalle.
Une heure passa. Un grand nombre de métis firent irruption dans
la salle d'audience. Les autres se pressèrent près de la porte et
atttendirent impatiemment le dénouement du procès.
Riel réclama alors d'une voix ferme et solennelle l'acquittement
de Sayer.
— Le procès n'est pas fini, répondit le juge Thom-
— Le temps accordé est écoulé, répliqua Riel. Le procès n'a
pas sa raison d'être. L'arrestation de Sayer a été faite en violation
de tout principe de justice. Et je déclare que dès ce moment Sayer
est libre
Les métis applaudirent frénétiquement et annoncèrent à leur
tour, avec des hourras et des cris de joie, que Sayer était libre.
Le gouverneur, le juge Thom et les magistrats parurent étonnés
de l'audace de Riel et des métis, et ils protestèrent contre leur con-
duite. Mais Sayer n'en prit pas moins le chemin de la liberté ainsi
que GouUé, McGillis, Laronde, contre lesquels on n'osa pas pro-
céder.
Tout en prenant une attitude énergique, Riel et les métis ne pro-
férèrent aucune parole de vengeance contre les autorités; aussi
Hargrave, auteur d'une histoire de la Rivière-Rouge, prétend à
tort qu'ils s'étaient rendus au procès non-seulement dans le but de
libérer Sayer, mais encore d'assassiner le juge Thom. Rieu dans
leurs procédés ne peut justifier cet écrivain de leur prêter gratuite-
oient un aussi coupable projet.
Non content de l'élargissement de Sayer, Riel somma la Gom-
pagnie, séance tenante, au nom des métis, de rendre à Sayer
LES CANADIENS DE L'OUEST. 453
effets qu'on lui avait confisqués, Celle-ci n'osa pas refuser
d'obéir à cette injonction.
De plus, Riel avertit la Compagnie qu'à, l'avenir les- métis comp-
taient avoir le commerce libre, et qu'elle ne devait plus intervenir
dans les transactions mercantiles Tous les métis crièrent bien
des fois avec un indescriptiJ3le enthousiasme : " Le commerce est
libre ! Le commerce est libre ! Vive la liberté ! !" en pré-
sence du gouverneur, du juge et des magistrats atterrés. Ils rem-
plirent longtemps l'air de leurs acclamations, et lorsqu'ils eurent
traversé la Rivière-Rouge, ils poussèrent d'enthousiastes hourras?
suivis d'une triple salve de fusils pour célébrer leur triomphe.
L'heureux dénouement de cette affaire se répandit avec la rapidité
de l'éclair dans la colonie, où éclatèrent des transports universels
de joie. Bien que les métis écossais n'eussent pris aucune part à
ce mouvement, ils en acceptèrent le résultat avec non moins
d'allégresse, car ils avaient également de nombreux griefs contre la
Compagnie.
L'issue de ce procès amena la démission du juge Thom, qui avait
mis le sceau à son impopularité en cette circonstance. Le gouver-
neur Caldwell siégea durant un an à sa place. En 1850, M. Thom
revint sur le banc pour décider une cause importante, mais son juge-
ment souleva un mécontentement tel que le gouverneur Caldwell
le força de résigner une seconde fois et d'accepter la place plus
modeste de greffier de la cour, qu'il occupa jusqu'à l'époque de son
retour en Ecosse, en 1854.
VIL
Ce soulèvement des métis contre la Compagnie de la Baie d'Hud-
son fit beaucoup de bruit et eut même de l'écho en Angleterre.
Depuis deux années, M. Isbister, membre de la Chambre des Com-
munes, ayait pris en main la défense des métis contre les vexations
de la Compagnie, et il n'en continua que plus ardemment à faire le
procès de cette puissante association devant le parlement anglais.
M. John McLaughlin, qui avait habité la Rivière Rouge, où il
avait fait le commerce d'importation des marchandises anglaises,
étant de retour en Angleterre en 1850, vit avec plaisir que
l'opinion publique était favorable à l'attitude des métis.
Dans le but de les encourager à maintenir fermement leurs
droits, il leur adressa la proclamation suivante, écrit en mauvais
français, comme il le dit, nous la reproduisons textuellement :
45^ REVUE CANADIENNE.
'^ AUX MÉTIFS ET COLONS DE LA RIViÈRE-ROUGE."
'^ Je VOUS écrit pour vous imformer que votre cause dans ce
pays-ci fait des progrès et triomphe rapidement. J'étais vraiment
surpris de trouver en arrivant ici combien elle avait universelle-
nient excité l'intérest générale du peuple de la Grande-Bretagne.
Continuez hardiment et sans crainte dans votre présente altitude.
Sourtout n'ayez point recours à des moyens violens, mais soyez
fermes et résolus de soutenir vos droits Vous avez plein pouvoir
comme répètent les Journaux Anglais et surtout le Parlement
Britannique, de faire, avec qui il vous plait le commerce dans
toutes les productions de votre pays.
" N'écoutez pas ces histoires ridicules que l'on vous racontera
pour vous intimider. Vous avez Le Droit pour vous. Votre com-
patriote, M. Isbister, a intéressé des amis très puissans de ce côté ci
des mers, qui vous supporteront si vous vous montrez dignes de
l'intérest qu'ils vous portent.
" Courage ! mes amis. En avant ! î
" Votre très sincère ami
" John McLaughlin."
Les métis ne furent pas obligés heureusement de continuera
lutter contre la Compagnie pour obtenir la liberté commerciale
qu'ils réclamaient depuis tant d'années. Il est vrai que la Com-
pagnie n'a pas cessé de prétendre qu'elle constituait une violation
de ses droits, mais il lui fallut bon gré mal gré accepter ce nouvel
état de choses. Elle n'a pas intervenu depuis dans le commerce
des fourrures, et en obéissant forcément à une politique plus
libérale, elle n'a pas réalisé des bénéfices moins considérables de son
immense trafic.
En justice pour Ja Compagnie, nous devons dire que si les pre-
miers missionnaires du Nord-Ouest ne furent guère bien traités
par se» agents, leurs successeurs obtinrent en revanche, toute espèce
d'égards, dés qu'on vit qu'on ne pourrait empêcher ces courageux
apôtres d'aller annoncer en tous lieux la bonne nouvelle de l'Evan-
gile. Et depuis bien des années, les prêtres et les sœurs reçoivent
toute la protection possible et souvent même des secours précieux
de la Compagnie.
Les employés actuels de cette opulente association sont aussi
beaucoup plus libéraux qu'autrefois à l'égard des métis, dont ils
ont toute la confiance. Ceux-ci achètent et vendent les produits
de leur chasse à la Compagnie, transportent ses marchandises à «es
LES CANADIENS DE L'OUEST. 455
postes les plus éloignés, souvent sans tenir de comptes, tant ils
sont certains d'obtenir satisfaction.
viir.
Après cette lutte courageuse contre le monopole de la Compagnie
^de la Baie d'Hudson, Riel continua .à donner des preuves de
l'esprit d'entreprise qui le caractérisait. En 1857, il conçut le
projet d'établir une manufacture de tissus de laine et il se rendit
en Canada pour acheter le matériel nécessaire. Mais l'entreprise
échoua au moment où le succès semblait assuré.
En revenant à St. Boniface en 1858, il rencontra dans la prairie
aux Deux-Rivières, un peu plus bas que Pembina, l'aîné de ses
enfants, Louis, qui se rendait au collège de Montréal pour y faire ses
études. Ses ressources ne lui avaient pas permis de faire face aux
dépenses d'une éducation classique, mais Sa Grâce, Mgr. Taché,
ayant été frappé de la précocité intellectuelle du jeune Louis, avait
su lui trouver une protectrice généreuse, dont la munificence est
proverbiale, dans la personne de madame Joseph Masson de Terre-
bonne.
Le jeune Riel était loin alors de pressentir qu'il voyait son excel-
lent père pour la dernière fois. Car celui-ci s'éteignit à St. Boniface'
le 21 janvier 1864, alors que son fils commençait au collège de
Montréal ses études de philosophie. Cette perte fut extrêmement
sensible au jeune étudiant et le plongea dans une douleur difficile
à peindre. Ses condisciples se rappellent que plus d'une année
après ce douloureux événement, il ne pouvait prononcer le nom de
son père san§ verser d'abondantes larmes.
La mort de Riel causa des regrets non moins profonds dans la
colonie de la Rivière-Rouge. Les métis français à la tête desquels
il avait obtenu l'émancipation commerciale du pays, la déplorèrent
vivement. Elle leur enlevait un ami éprouvé, un conseiller prudent
et un chef intrépide dans l'occasion.
Aussi, son nom est-il encore fort populaire à la Rivière-Rouge et
prononcé avec respect. Et lorsque son fils se mit audacieusement
à la tête du mouvement insurrectionnel de 1870, les métis qui
croyaient voir revivre en lui les talents, l'intrépidité et l'éloquence
du père, se rangèrent avec ardeur sous le drapeau qu'il avait
arboré.
L'épouse de Louis Riel habite encore la Rivière-Rouge avec
l'ex-président du Gouvernement Provisoire et huit autres enfants.
L'aînée de ses filles, Sara, est entrée depuis 186S en religion chez
456 REVUE CANADIENNE.
les Sœurs Grises, et aujourd'dui elle poursuit à l'Ile à la Crosse
l'œuvre de dévouement à laquelle elle a consacré sa vie dans les
missions glacées du Nord.
La femme de notre héros a fait preuve, en maintes circonstances
difficiles, d'une grande force de caractère. Elle vit dans une noble
pauvreté à quelques milles de St. Boniface, à l'instar de son fils,
qui eut pu être riche, s'il eut voulu trahir la cause canadienne et
se prêter aux offres dorées des Américains alors qu'il gouvernait le
pays.
Joseph Tassé.
LE BATTEUR DE SENTIERS.
SCÈNES DE LA VIE MÇIXIGAINE.
II. LE MARCHÉ.
[Suite.]
—Pardon ; avant que d'aller plus loin, ajouta Pedroso, expli-
quons-nous bien afin d'éviter un nouveau malentendu. Qu'enten-
dez-vous par beaucoup d'or ?
— Une somme ronde.
— Bien, mais encore, dix piastres, cent piastres, cinq cents
piastres sont des sommes rondes, peut-être ne serait-il pas mauvais
de préciser.
— Vous êtes sérieux en affaire, cabailero, cela me plaît.
— Nous avons l'habitude de tenir les engagements que nous
prenons, cabailero, voilà pourquoi nous sommes si pointilleux.
— C'est plaisir de traiter avec des gens honorables, senores, je
préciserai donc afin de satisfaire à vos justes susceptibilités ; j'en-
tends par une somme ronde, mille onces d'or ^ ou, si vous] le pré-
férez dix-sept mille piastres.
— Hein ! s'écrièrent-ils subitement intéressés, mille onces à nous
partage r.
1. Environ 85,000 francs de noire monnaie.
458 RKVUE CANADIENNE.
— Pardon, mille pour chacun.
Les bandits eurent un éblouissement à l'énoncé de cette somme
énorme, ils lancèrent un regard de défiance à l'étranger, celui-ci
était froid, calme et souriant.
— Voyons, voyons, dit Pedroso erj passant la main sur son front
moite de sueur, entendons-nous. Vous parlez sérieusement n'est-
ce pas ?
— Je parle sérieusement.
— C'est bien mille onces d'or que vous avez dit ?
— C'est en effet mille onces d'or.
— BoiJ, il s'agit de jouer cartes sur table, caballero.
— Je ne demande pas mieux pour ma part.
—Je vais vous donner l'exemple de la franchise.
— Faites.
— Vous n'avez pas été dupe de notre prétendu malentendu,
caballero, vous savez fort bien que notre intention était de vous
voler ?
— Je le sais, en effet, senor, j'ajouterai, si cela peut vous être
agréable, que l'habileté avec laquelle vous avez procédé dans cette
circonstance m'a charmé.
— Vous me comblez, caballero, répondit modestement Pedroso
mais revenons, je vous prie.
Soit, veuillez continuer.
Or, d'après ce précédent, et l'histoire que nous avons contée, il
ne doit plus vous rester le moindre doute sur nous.
— En effet, je n'en conserve aucun.
— Donc, vous savez que nous sommes hommes à couper ^ le
premier venu pour cent piastres et môme, au besoin, pour une
somme moindre encore.
— J'en suis convaincu, sonores.
— Alors comment se fait-il que, nous connaissant si bien, voua
nous offriez une somme aussi fabuleuse ?
— Ceci est mon secret, senor : supposez si cela vous plaît, que
par le prix élevé que je mets à vos services, je veux disposer de
vous à ma guise, sans avoir à redouter de votre part ni observa-
tions, ni hésitations dans l'accomplissement de mes ordres. Il
s'agit donc seulement de savoir maintenant si mes conditions vous
conviennent.
— Elles nous conviennent beaucoup, quelles qu'elles soient, une
seule chose nous embarasse.
— Voyons cette chose.
1. Expression locale fort caractéristique pour dire tuer.
LE BATTEUR DE SENTIERS. 459
— C'est le mode de payement, caballero, pour parler net, ne
prenez pas, je vous prie, en mauvaise part cette observation, mais
nous n'avons pas l'honneur de vous connaître, nous ne savons qui
vous êtes. Les affaires sont les affaires ; pour jeter ainsi deux
mille onces à un caprice ou une vengeance, il faut être prodigieu-
sement riche ; par le temps qui court, l'argent est fort rare, notre
rencontre ici est toute fortuite, et puisque nous entamons des
relations sérieuses et qui, peut-être ne tarderont pas à devenir
assez intimes, je vous avoue, caballero, que nous ne serions pas
fâchés de savoir tout de suite à quoi nous en tenir, c'est-à dire
d'avoir la certitude d'être payés intégralement.
— Senor Pedroso, vous raisonnez admirablement, je ne trouve
pas un mot à reprendre à tout ce que vous avez dit, cette certitude
que vous souhaitez avoir, dans quelques instants vous l'aurez, mais
avant tout laissez-moi vous faire connaître les conditions que je
prétends vous imposer, conditions que, bien entendu, vous êtes
libres de refuser si elles ne vous plaisent pas.
— Parlez, caballero, nous vous écoutons.
— Voici ces conditions : vous me servirez quels que soient les
ordres que je vous donne, ces ordres vous seront transmis de vive
voix par un homme de confiance que vous reconnaîtrez à une
bague qu'il portera à sa cravate. Si le hasard nous fait rencontrer
en public, vous ne me parlerez ni me saluerez, à moins que je ne
vous y autorise. Chaque fois que je vous emploierai, vous touche-
rez vingt-cinq onces, sans préjudice des mille promises, qui vous
seront payées aussitôt que je n'aurai plus besoin de vous ; mainte-
nant répondez acceptez-vous ?
— Nous acceptons, caballero, répondirent-ils, veuillez nous mon
trer la bague.
— La voici dit-il en désignant celle qui attachait sa cravate.
— Bon, reprit Pedroso, nous la reconnaîtrons, soyez tranquille
senor.
L'étranger fouilla dans la poche de son dolman et en retira la
bourse que Pedroso avait, une heure auparavant, essayé de lui
enlever, l'ouvrit et fit glisser une certaine quantité d'onces sur la
table. ^
Les deux bandits suivaient ses mouvements avec des yeux dila-
tés par la convoitise.
Après avoir fait deux piles d'onces :
— Tenez, dit l'étranger, voici vingt-cinq onces chacun, ce senties
arrhes de notre marché.
Les Indiens bondirent sur l'or, s'en emparèrent et le firent dis-
4G0 • REVUE CANADIENNE.
paraître avec une promptitude et une dextérité qui amenèrent un
sourire sur les lèvres de l'étranger.
— Maintenant, ajouta-t il en retirant d'un sachet pendu à son cou
par une chaîne d'acier la moitié d'une pièce française bizarre-
ment découpée, prenez cette pièce, portez-la à Vera-Cruz, chez le
riche banquier anglais Lizardi.
—Oh ! nous le connaissons fort bien, s'écria Pedroso.
— Tant mieux vous demanderez à lui parler et vous lui remettrez
cette pièce, il la recevra, et en la prenant il vous dira que, lorsque,
vous lui apporterez l'autre moitié, il vous comptera la somme con-
venue ; cette preuve vous suffît-elle ?
— Certes, caballero, firent-ils en s'inclinant poliment.
— Vous voyez que je conserve la seconde moitié de la pièce, seu-
lement jouez franc jeu avec moi, senores, car si vous essayez de
me trahir, je ne vous manquerai pas.
—Oh ! quelle pensée, senor !
— Ceci n'est pas une menace, mais un simple avertissement, je
vous ai déjà donné une preuve de ma force et de mon adresse^
gardez-en le souvenir.
Caraï! nous ne l'oublierons pas.
— Pardon, senor, dit Carnero, encore un mot, s'il vous plaît.
— J'écoute.
— Il est un point que vous avez oublié, je crois.
—Lequel ?
— Dame, Seigneurie, vous ne nous avez pas demandé des garan-
ties.
L'étranger se mit à rire, et après avoir haussé dédaigneusemen t
les épaules :
— Je me fie à votre parole, dit-il d'une voix railleuse, n'êtes-vous
pas des caballeros ? Du reste, franchise pour franchise, ce n'est
pas le hasard qui m'a conduit ici, je suis venu exprès sachant vous
y rencontrer ; bien que vous ignoriez qui je suis, moi je vous con-
nais de longue date, et si je vous ai fait me raconter votre histoire,
c'était simplement pour voir si vous essayeriez de me tromper, je
me plais à constater que vous n'en avez pas eu la pensée ; mainte-
nant retenez bien ceci, le jour où il me plaira de me défaire de
vous, si cachée que soit la retraite que vous choisissiez pour échap-
per à ma vengeance, je vous découvrirai, et fussiez-vous au milieu
de vingt mille individus, vous ne pourrez vous soustraire au châti-
ment que vous aurez mérité.
L'étranger appela alors le pulquero et lui donna quelques-
piastres.
— Senores, ajouta-t-il, le moment est venu de nous quitter, n'oi
LE BATTEUR DE SENTIERS. 461
bliez pas nos conventions, et comptez sur moi comme je compte
sur vous ; adieu. Et portant la main à son chapeau, il sortit de la
pulqueria.
Les Indiens le regardèrent s'éloigner d'un air ébahi.
L'étranger détacha son cheval, se mit en selle et s'éloigna au
galop.
Au moment où il tournait l'angle de la cuadra, il se croisa avec
un cavalier qui arrivait à toute bride.
L'étranger rebattit vivement les ailes de son chapeau sur ses
yeux, et enfonçant les éperons aux flancs de son cheval :
— Diablos ! murmura-t-il, il était temps!
Les deux guerrilleros avaient repris leur place à la table où d'abord
ils s'étaient assis.
— Eh bien, compadre, demanda Garnero à son compagnon, que
pensez-vous de tout ceci ?
— Je n'y comprends rien du tout, compadre, répondit piteusement
Pedroso si cet hom^^^e n'est pas le diable, il doit être au moins son
très proche parent, je crains qu'il ne nous connaisse trop.
On n'est jamais trop connu, cher campadre, et la preuve, c'est
que nous devons cette bonne aubaine à notre réputation.
— C'est vrai ; cependant je vous avoue que, si brillante que soit
cette affaire, elle m'inquiète beaucoup, il y a quelque ténébreuse
machination là-dessous.
— Il ne faut pas être sorcier pour deviner cela, mais que nous
importe ? nous ne sommes que des instruments nous autres, notre
honneur est sauf et notre conscience tranquille.
— C'est une grande consolation pour nous dans cette circonstance
cher compadre ; mais, dites moi, parlerons-nous de cette affaire à
don Remigo ?
Gardons-nous-en bien, au contraire ! oubliez-vous donc si vite
les recommandations qui vous ont été faites ? Vive Dios, cette in-
discrétion pourrait nous coûter la viç.
Pedroso hocha tristement la tête et vida son verre d'un air mé-
lancolique.
— Bah ! j'ai vingt-cinq onces après tout ! dit-il en repoussant son
verre sur la table- qui vivra, verra !
En ce moment un cavalier s'arrêta devant la pulqueria.
Voilà don Remigo, s'écria Carnero.
— Enfin ! dit Pedroso en se levant.
Le cavalier, sans mettre pied à terre, se pencha sur le cou de «on
€heval.
Hé, Pedroso ! hé, Carnero î cria-t-il.
— Seigneurie ! répondirent les deux hommes.
462 REVUE CANADIENNE.
— Allons, en selle vivement, le temps presse !
Les guérilleros quittèrent aussitôt la pulqueria en oubliant de
payer leur dépense.
Le pulquero se garda bien de la leur réclamer, il savait à quelle
sorte de pratique il avait affaire.
— Bon voyage et que le diable vous torde le cou, dit-il lorsqu'il
les vit hors de la voix, heureusement que le premier a payé pour
tous, ajoula-t-il en manière de consolation; c'est égal, je me passe-
rais bien d'avoir affaire à de ^sireils bribones.
Et il alla tout grommelant se rasseoir derrière son comptoir.
IIL — l'oncle et le neveu.
L'étranger s'était éloigné tout pensif de la pulqueria, sa rencontre
fortuite avec le cavalier auquel les guérilleros avaient donné le
nom de don Remigo, avaient répandu sur ses traits un voile de
sombre mélancolie.
Cependant don Remigo, puisque tel est le nom de ce personnage,
n'avait, au physique du moins, rien qui pût justifier l'espèce de
répulsion que l'étranger avait éprouvée à sa vue : c'était un jeune
homme de vingt-cinq à vingt-six ans, bien fait de sa personne, dont
les traits caractérisés, les yeux noirs et la moustache fièrement
retroussée donnaient à son visage une expression d'insouciante
bravoure et de joyeuse humeur ; son costume, mi-parti civil et
militaire, n'avait rien non plus qui justifiât une répugnance quel-
conque, surtout à l'époque de guerre intestine dans laquelle le
Mexique était plongé.
Au regard étincelant que l'étranger avait au passage jeté sur ce
cavalier, il était évident qu'il existait entre ces deux hommes une
violente irritation, ou peut-être une de ces haines profondes si
communes en ce pays, où le soleil brûle le sang et le fait couler en
lave dans les veines, et que souvent la vengeance elle-même est im-
puissante à assouvir.
Quant à présent, nous nous bornerons à constater l'expression
de tristesse qui avait remplacé sur le visage de l'étranger la joie
railleuse qui Péclairait un instant auparavant, et nous continuerons
à le suivre.
Sans remarquer la curiosité qu'excitait son costume parmi les
leperos qu'il croisait sur sa route, l'étranger s'était engagé dans
un sentier touffu tracé au milieu d'un bois épais de styrax et de
palma-christi.
Ce sentier suivait le cours capricieux de la rivière, dont il n'était
LE BATTEUR DE SENTIERS. 463
éloigné que d'une centaine de pas au plus ; après avoir quitté le
village, l'étranger avait continué à s'avancer en ralentissant de plus
en plus l'allure de son cheval, qui bientôt ne marcha plus qn'au
pas. A un quart de lieue environ de Medellin, le chevalier aperçut
à travers les arbres une charmante maisonnette enfouie au milieu
des bosquets odorants, et entourée d'une haie vive de cactus cierge.
Arrivé presque à toucher cette haie, le cavalier s'arrêta et se
pencha curieusement pour regarder par-dessus, mais presque aussi-
tôt il se rejeta vivement en arrière, et au lieu de continuer sa route
il demeura immobile, écoutant, avec les marques de la plus vive
anxiété, deux fraîches voix de jeunes filles qui chantaient une
ancienne romance espagnole, en s'accompagnant du jarabè :
Que es esto colorin mio ^
Revolando a mis ventanas,
Cuando yo te suponia
Unido ya con tu amanda ?
Les chanteuses firent une pause, et l'une d'elles partit d'un éclat
de rire cristallin.
Pourquoi ristu ainsi, Jesusita ? demanda sa compagne en cessant
de racler le jarabè.
Parce que, ma chère Sacramenta, répondit la rieuse Jesusita en
lui désignant d'un air moqueur l'endroit où se tenait le cavalier,
qui se figurait sans doute être bien caché, voici le chardonneret de
ta romance qui vient, non pas à tes fenêtres, mais soupirer der-
rière la haie de ta maison.
Sacramenta tourna la tête en rougissant.
La mine que faisait le cavalier était si piteuse en se voyant
découvert ainsi àl'improviste, que les deux malicieuses jeunes filles
recommencèrent à rire comme deux petites folles.
— Holà, ninas ! dit une voix d'homme qui partit de la maison,
apprenez-moi donc de quoi vous riez si fort, afin que je partage
votre joie.
La gaieté fut aussitôt glacée sur les lèvres des jeunes filles à cette
brusque interpellation.
Dona Sacramenta mit un doigt sur ses lèvres, sans doute pour
recommander la prudence à l'étranger, tandis que dona Jesusita
lui disait d'une voix contenue:
— Ne demeurez pas là plus longtemps, don Miguel, voici notre
père.
Le jeune chevalier disparut derrière la haie, presque au môme
^ Que signifie cela, mon chardonneret, — de nouveau tu voles à ma fenêtre — lors-
ne déjà je te supposais— uni avec ton amante ?
464 REVUE CANADIENNE.
instant on entendit le galop d'un cheval, la porte fut ouverte par
un peon, et don Miguel entra dans la cour qui précédait le jardin.
— Oh ! fit le peon, don Miguel de Cetina ! Quel bonheur, mon
maître parlait encore de vous, il y a deux jours : '' Mon neveu
n'arrivera donc pas," disait-il d'un air de mauvaise humeur aux
senoritas, ses filles.
— Eh bien, me voilà, José, annonce-moi, pendant que je mettrai
mon cheval au corral ; don Gutierre est en bonne santé, j'espère.
—Parfaite, Seigneurie, oh ! il sera bien content.
— Alors il ne faut pas le faire attendre, va m'annoncer.
—J'y cours, Seigneurie, j'y cours.
Et en efTet, le peon s'éloigna à toutes jambes.
Don Miguel de Cetina, puisque nous savons maintenant le nom
de ce cavalier, s'occupa à desselle r son cheval et à le mettre au corral
mais il procédait avec une lenteur telle, qu'il était évident que,
pour des motifs secrets, il retardait le plus possible le moment de
paraître devant les railleuses jeunes filles qui s'étaient si gaiement
moqué de lui un instant auparavant.
Depuis près d'un quart d'heure le jeune homme était ainsi
occupé plutôt à réfléchir qu'à desseller son cheval, lorsque le peon
reparut, précédant son maître.
Don Gutierre était un homme de cinquante ans à peu près, fort
bien conservé, bien que ses cheveux commençassent à grisonner
aux tempes, ses traits étaient beaux, l'expression de son visage assez
sévère ; il avait le regard fin et la bouche railleuse, ses manières
assez franches, sa parole brève et môme parfois empreinle de
rudesse ; au demeurant, c'était un ho mme bon et assez aimable,
d'un commerce sûr pour ses amis, et d'une loyauté prover-
biale.
Don Gutierre de Léon y Planillas (il se nommait ainsi) apparte-
nait à une famille originaire de la Galice ; il avait, fort jeune,
quitté l'Espagne pour se fixer au Mexique, où pendant de longues
années il s'était livré à l'exploitation des mines ; don Miguel de
Cetina était la fils de sa sœur, qui, de dix ans plus âgée que lui,
était venue en Amérique à la suite de son mari, presque à la même
époque que don Gutierre.
Le vieillard, du plus loin qu'il aperçut son neveu, commença à
l'interpeller d'une voix bourrue.
— Que diable faites-vous dans cette cour, don Miguel, lui dit-il,
au lieu d'entrer toute de suite dans la maison ? supposez-vous, pa^
hasard, que je n'ai pas assez de domestiques pour soigner votre
cheval, ou bien étes-vous devenu palefrenier depuis la derrière fois
que j'ai eu le plaisir de vous voir ?
LE BATTEUR DE SENTIERS. 465
Don Miguel, ainsi que le lecteur a déjà été à même de le recon-
:iaîlre, était fort brave à l'occasion et nullement facile à intimider ;
cependant, par une singularité étrange, depuis qu'il avait franchi la
porte de don Gutierre, son caractère semblait avoir complètement
changé, il pâlissait, il rougissait, il bulbutiait, bref, il paraissait
être fort embarrassé de sa personne et ne pas savoir quelle conte-
nance garder.
— Excusez-moi, mon oncle, répondit-il, mais je viens de faire
une longue traite sur Négro, c'est un cheval de prix auquel je tiens
beaucoup, je n'ai pas voulu laisser à d'autres le soin de le bouchon-
ner, mais voilà qui est fait. José, vous pouvez mettre Négro au
corral.
— Ce n'est pas malheureux, reprit .don Gutierre en haussant les
épaules, et s'adressant au peon, surtout, drôle, lui dit-il, aie soin de
ne pas donner d'alfalfa mouillée à Négro, c'est, en effet, un noble
animal.
— Après avoir fait celte recommandation au peon, don Gutierre
se tourna de nouveau vers don Miguel.
— Depuis quand êtes vous arrivé ? lui demanda-t-il.
—J'arrive seulement aujourd'hui, mon oncle.
— Et vous-êtes venu tout droit ici ? c'est bien cela, mon neveu.
— Pardonnez-moi, mon oncle, j'ignorais que vous fussiez à Medel-
lin, je vous croyais à la Vera Cruz, c'est donc à la Vera-Cruz que je
me suis rendu.
— C'est juste; allons, tout est pour le mieux, vous demeurerez
ici quelques jours, c'est convenu. '
— Mais, mon oncle.
— Je n'admets pas d'observations, don Miguel, je suis votre oncle,
TOUS devez m'obéir, d'ailleurs, nous avons certanies affaires à
traiter, et puis il va y avoir des fêtes ici que sais-je ? vous resterez.
— Je resterai, mon oncle, puisque vous le désirez.
— Bon. voilà comme j'aime que vous soyez. Ah ! à propos ne parlez
pas d'affaires devant les enfants, cela ne les regarde pas ;
allons, venez dire bonjour à vos cousines, il y a près d'un an que
vous ne les avez vues.
Don Gutierre passa son bras sous celui de son neveu et entra
avec lui dans le jardin. Nul pinceau ne pourrait rendre l'aspect.
d'une huerta ou jardin de la terre chaude mexicaine ; là poussent
en pleine terre, avec une vigueur de végétation inouïe, tous ces
arbres qui chez nous, malgré les soins les plus constants, ne
viennent qu'à l'état de plantes maladives, et rabougries ; c'est un
fouillis, un pêle-mêle inextricable de palma-christi, liquidambars,
de styrax, de bananiers, citronniers, limonniers, orangers, cactus
25 juin 1873. 30
466 REVUE GANADJENNE.
de toutes sortes, couverts de fruits et de fleurs, formant à vingt et
trente pieds de hauteur des arceaux de verdure impénétrables aux
rayons ardents du soleil, servant de retraite à des milliers d'oiseaux
de toutes sortes, brillantes de couleurs infinies, babillant à qui
mieux mieux et se jouant sous la feuillée.
Au fond d'un épais bosq^uet d'oranger, de goyaviers et de laurier
roses, deux ravissantes, jeunes filles de quinze à seize ans brodaient
auj)lumetis avec une intention trop soutenue pour ne pas être
feinte.
Ces jeunes personnes étaient, l'aînée, dona Sacramenta, et la
cadette, dona Jésus, toutes deux filles de don Gutierre.
Tout en paraissant très-actionnées à leur travail, elles voyaient
fort bien venir vers elles don Miguel et leur père, et elles chucho-
taient à voix basse en échangeant de fins sourires.
Dona Sacramenta était brune, grande, svelte, sa beauté avait
quelque chose d'imposant et de sévère ; dona Jésus au contraire
était blonde, petite, mignonne et toute gracieuse. Par une singula-
rité pleine de charme, les yeux de la brune Sacramenta étaient
d'un bleu d'azur, tandis que ceux de la blonde Jésus ou Jesusita,
ainsi qu'on la nommait familièrement, étaient d'un noir mat, ce
qui imprimait à leur physionomie un cachet d'étrangeté indéfinis-
sable.
Lorsque don Gutierre et son neveu ne furent plus qu'à quelques
pas du bosquet, alors seulement elles feignirent de les apercevoir.
Tout à coup elles se levèrent en poussant un petit cri de surprise et
s'avancèrent au-devant des visiteurs.
— Ninas, dit don Gutierre, je vous amène votre cousin don
Miguel, il vient passer quelques jours avec nous, je vous le livre
pour que vous le grondiez bien fort d'être demeuré si longtemps
éloigné de nous.
—Nous n'y manquerons pas, mon père, répondit vivement
Sacramenta ; fi, monsieur, que c'est laid d'oublier ainsi des parents
qui vous aiment.'
— Pauvre jeune homme, dit languissamment Jesusita, peut-être
aurait t-il été retenu malgré sa volonlé !
— Senoritas, répondit don Miguel en s'enclinant respectueuse-
ment, je me mets à votre merci'; j'ose espérer cependant que vous
ne me condamnerez pas sans m'entendre.
— Non, gardez-vous-en bien, dit en riant don Gutierre, si vous le
laissez s'expliquel* il se défendra si bien, que vous serez contraintes
de l'absoudre.
— Vous êtes cruel, mon onde, répondit en souriant le jeune
LE BATTEUR DE SEiNTIERS. 4G7
homme, mais je compte sur lajustice impartiale de mes charmantes
cousines, et je suis rassuré.
— Ne vous y fiez pas trop, mon cousin, vos compliments et vos
cajoleries n'aboutiront à rien ; tenez-vous pour bien averti que
nous serons sévère, dit Sacramenta en le menaçant d'un doigt
mignon.
— Je vous défendrai, moi, mon cousin, reprit Jesusita.
— Ah ! ma sœur '.Comment, vous m'abandonnez ; alors, que ferai-
je seule ?
— Vous me pardonnerez si je suis coupable, ma cousine, parce
que, si grande que soit ma faute, mon respect et mon admiration
pour vous sont encore plus grands.
— Là, fit-elle en souriant, ' me voilà désarmée du premier coup;
taisez-vous, monsieur, je ne veux pas vous en tendre, je suis furieuse
contre vous.
— Ne viendrez-vous pas à mon secours, mon oncle? N'aurez vous
pas pitié de ma détresse ?
— Non, non, arrangez-vous ensemble, cela ne me regarde pas, je
ne m'en mêlerais pas pour un empire.
— Venez, mon cousin, le ne vous abandonne pas, moi, dit Jesu-
sita ; je plaiderai votre cause auprès de ma sœur, elle brûle de vous
pardonner.
— Il serait vrai ! s'écria-t-il avec une joie contenue.
La jeune fille lui lança un regard voilé, et, baissant la lôte en
rougissant :
Tout cela n'est qu'un jeu, répondit-elle avec un léger tremble-
ment de sa voix ; vous savez mon cousin, que nous sommes heu-
reuses de vous voir.
Oh ! merci, ma cousine, dit-il avec émotion ; vous ne sauriez vous
imaginer combien ces paroles me sont douces, prononcées par
vous.
— Allons, allons, fit don Gutierre, puisque la paix est faite,
restons en là quant à présent, laissons ces demoiselles continuer
leurs broderies, et nous, causons un peu de nos affaires^t vous aurez
du temps de reste pour marivauder.
Il est propable que ces jeunes gens auraient, pour mille raisons,
préféré continuer à causer ensemble, mais force leur fut d'obéir ;
les jeunes filles reprirent leur ouvrage d'un air maussade, et don
Miguel, après s'être respectueusement incliné devant elles, suivit
don Gutierre.
Celui-ci conduisit son neveu dans un cabinet donnant sur le jardin
dont le sol et les murs étaient recouverts de pétales ; api es avoir
soigneusement fermé la porte, il s'installa dans une butacca, en
'468 REVUE CAxNADlENNE.
indiqua une seconde a don Miguel, el après l'avoir engagé à se
j-afrcîchir en buvant soit de la limonade, soit du tepache disposés
sur une table au milieu de la pièce, il entama la conversation sur
im ton complètement diffèrent de celui qu'il avait pris jusque-là.
— Eh bien ? lui demanda-t-il, quelles nouvelles ? qu'avez-vous
fait ? Vous savez, mon neveu, combien il est urgent de prendre un
parti ; dites moi donc tout sans plus tarder.
— Ainsi que je vous l'ai dit, mon cher oncle, répondit le jeune
homme en prenant un puro et l'allumant, je *ne suis arrivé que ce
matin, il m'a donc été de toute impossibité de me renseignre sur
l'état du pays.
— Tout va de mal en pis, mon neveu, interrompit don Gutierre,
il n'existe plus de sécurité pour personne, nous sommes la proie
de bandits qui nous rançonnent sans vergogne sous le premier
prétexte venu, et le ijIus souvent sans prétexte, parce que cela leur
plait ainsi ; l'honneur de nos familles, notre vie même, tout est
menacé ; nous autres, Espagnols d'Europe, sommes surtout
exposés. Gomme, pour la plupart, nous sommes industrieux et tra-
vailleurs, et par conséquent riches, les scélérats qui sont à la tête
du gouvernement de la Vera-Gruz ont excité la population contre
nous ; c'est un toile général ; l'épithète de gachupines est la plus
'douce qu'on nous donne. Nou content de nous ruiner, on nous
assassine, et cela en plein jour, devant tous, aux applaudissements
de la populace ; mes magasins et mes entrepôts de la Vera-Gruz ont
été pillés et démolis ; mon hacienda de Gerro-Prieto est en
cendres ; je suis dans des transes continuelles, m'attendant d'un
moment à l'autre à être arrêté et fusillé sans autre forme de procès.
Voilà l'état du pays, mon neveu ; qu'en pensez-vous ?
— Hélas î mon oncle, le tableau que vous me faites est affreux.
— Il est encore au-dessous de la réalité, mon neveu, croyez-le
Men,
— Malheureusement, mon oncle, la sécurité n'existe pas davan-
tage dans les provinces du centre ; seuls, les Etats du Pacifique,
trop éloignés du théâtre delà guerre, jouissent d'une tranquillité
relative : Orizaba, Puebla, Mexico lui-même, malgré la présence
du président Miramon et les louables efforts de ce général pour
refréner l'anarchie, sont plongés dans un chaos horrible ; toute
l'écume de la société est montée à la surface, c'est une guerre de
sauvages, la hitfe de la barbarie contre la civilisation, lutte dans
iHijUHlIe, si elie se prolonge, sombrera fatalement la dernière lueur
.tjui éclaire encore ce malheureux pays. Partout le vol et l'assas-
sinat soiii organisés eu grand et mis à l'ordre du jour. Le corps
diplomatique étranger est impuissant à protéger ses nationaux, et
LE BATTEUR DE SENTIERS. 46^
l'ambassadeur d'Espagne, arrivé depuis quelques jours à peine k
Mexico, désespère déjà de la situation.
— Ainsi, partout, sur tout le territoire de la Confédération règne
a même anarchie.
— Partout, oui, mon oncle.
— Maintenant dites-moi quelles mesures vous avez arrêtées.
— Vous savez, mon oncle, que la plus grande" partie des biens de
mon père se trouve sur le territoire de Golima et dans l'Etat de
Sonora ; après mûre réflexion, voici ce que mon père vous propose .'
ne pas essayer de vous embarquer sur le littoral de l'Atlantique,,
vous n'y réussirez pas, trop de regards vous surveillent.
— Je le sais ; mais comment se risquer à traverser tout le terri-
toire de la république, s'aventurer sur des routes infestées dé
brigands, avec des jeunes filles faibles et sans défense ?
— C'est pourtant, mon oncle, la seule chance de salu't qui vouS-
reste ; d'ailleurs^ voiis n'avez de dangers à courir que dans-.
le parcours de Medellin à Mex"'"o, dangers sérieux, j'entends ; c'est
un trajet de quatre-vingts et quelques lieues qui peut-être efTectué
en dix jours au plus. A Mexico, mon oncle, vous trouverez une
vingtaine de peones dévoués à mon père qui vous escorteront jusqu'à
Hermosillo, et de là à Guaymas, oiî un bâtiment français, nolisé à
cet effet, est prêt à vous recevoir ; la fortune toute entière de
mon père et les sommes que vous lui avez fait passer sont déjà en
sûreté à bord de ce navire.
— Mais songez-y donc, mon neveu, ce trajet ie plus de quatre-
vingts lieues, que nous, hommes, nous n'accomplirions qu'avec des
difficulté- extrêmes, devient impossible avec deux jeunes filles.
— Mon cher oncle, songez qu'il s'agit ici non pas de votre salut,,
mais de celui de vos enfants; que chaque heure que vous perdez vous
rapproche probablement d'une catastrophe terrible ! Mon père et.
moi nous n'avons adopté ce parti, le seul convenable dans les cir-
constances actuelles, qu'après mûres réflexions ; sans doute de
votre côté,. dans le cas probable d'une fuite, vous avez fait quelques
préparatifs ?
— Certes, j'ai des mules, des chevaux, des armes ; de plus, j'ai
réuni une dizaine d'hommes sur lesquels je crois pouvoir compter,,
et qui n'attendent qu'un mot de moi.
— Bien; moi, de mon côté, j'ai pris certaines précautions ; de
plus, j'ai un guide sûr, un Français qui depuis vingt ans parcourt
l'Amérique dans tous les sens, et qui se fail fort de nous conduire-
par des chemins connus de lui seul.
—Quatre-vingt lieues ! murmura don Gutierre.
—Voyez, réfléchissez, mon oncle, j'attendrai vos ordres pour
470 REVUE CANADIENNE.
agir ; seulement, croyez-moi, ne tardez pas trop dans l'intérêt de
vos charmantes filles. Sait-on votre présence ici ?
DégoUado, auquel j'ai été à même plusieurs fois de rendre de
grands services, m'a conseillé de me retirer à Médellin, me promet-
tant de m'avertir aussitôt si quelque danger me menaçait.
— Dégollado fit, le jeune homme en hochant la tête, l'âme damnée
de Juarès.
—C'est vrai, mais je crois pouvoir me fier à sa parole.
— Dieu veuille que vous ne vous trompiez pas*, mon oncle.
En ce moment on frappe à la porte.
— Qui est là ? demanda don Gutierre.
— Une visite. Seigneurie, répondit un peon.
— Une visite, fît don Gutierre avec Inquiétude ; mon neveu,
silence sur tout cela, je veux que jusqu'au dernier moment mes
filles ignorent tout bientôt vous aurez ma réponse ; allez au jardin
pendant que je vais recevoir ce visiteur et m'en débarrasser s'il est
ipossible.
IV. — DON REiMIGO DIAZ
Aussitôt que don Miguel eut quitté le cabinet, don Gutierre
-donna a^i peon l'ordre d'introduire le visiteur annoncé.
Presque aussitôt celui-ci se présenta.
Don Gutierre fit quelques pas à sa rencontre, et après avoir
échangé un salut cérémonieux avec lui : '
—A qui ai-je l'honneur de parler lui demanda-t-il.
— Je suis répondit l'étranger, capitaine de cavalerie au service
de S. Exe. don Benito Juarès, président de la république, et mon
nom est don Remigo Diaz.
— Je suis charmé, senor don Remigo Diaz, répondit don Gutierre
avec une certaine émotion, de vous recevoir dans ma pauvre
demeure ; voici des cigares, des cigarettes, des rafraichissemeats ;
veuillez vous asseoir sur cette. bu tacca, et permettez-moi d'en user
avec vous comme un vieil ami.
— Vous me comblez, senor don Gutierre, dit avec courtoisie le
jeune homme.
Il alluma un cigar et s'assit.
11 y eut un assez long silence ; l'Espagnol attendait qu'il plut à
i'étranger de lui expliquer le but de sa visite ; celui-ci, de son côté,
attendait probablement d'être interrogé ; enfin, voyant que son
îiôte ne se pressait pas de le faire, il S3 décida à prendre la parole.
LE BATTEUR DE SENTIERS. 471
— Laissez-moi tout d'abord, caballero, dit-il, vous assurer que ma
Tisite ne doit en aucune façon vous Inquiéter.
— Elle ne m'inquiète pas, caballero, répondit don Gutierre ;
grâce à Dieu, je n'ai rien à redouter, je suis homme paisible, un
étranger, je ne m'occupe point de politique ; S. Exe. le Président
n'a donc aucun motif de me soupçonner.
— Ce que vous dites est vrai, senor ; malheureusement chacun a
ses ennemis en ce monde, et les gens les plus innocents sont
souvent exposés à des dénonciations d'autant plus redoutables
qu'elles sont anonymes.
— Serais-je donc sous le coup d'une dénonciation de ce genre ?
demanda don Gutierre avec un frisson intérieur.
— Je ne dis pas cela, repri4i paisiblement le capitaine ; mais les
hommes placés à la tête d'un gouvernement ne peuvent pas tou
voir ni tout faire par eux-mômes, et souvent il arrive qu'on sur-
prend leur religion et que de très honnêtes gens, forts innocents
d'ailleurs, se trouvent impliqués dans des affaires fâcheuses.
— Me trouvé-je donc, à mon insu, impliqué dans une de ces
affaires ?
L'ai-je dit ? fit imperturbablement le capitaine. Mon Dieu, cabal-
lero, nous vivons dans des temps difficiles ; le grand homme qui
s'est mis à la tête dyi mouvement s'est imposé pour mission de
régénérer notre beau pays, que des traîtres conduisent à sa perte ;
il est par conséquent forcé souvent, à son corps défendant, de
sévir contre des personnes qui par leurs tendances et leur position,
bien que Ipur caractère soit des plus honorables, essayent de rainer
sourdement son œuvre.
— Suis-je donc, moi, un de ces hommes ? s'écria don Gutierre de
plus en plus inquiet.
—Je ne crois pas vous avoir laissé entrevoir cela, caballero,
répondit le capitaine toujours impassible ; mais les ennemis de la
république sont nombreux ; parmi eux les étrangers, les Européens
surtout, sont les plus redoutables. Le gouvernement espagnol
regrette aujourd'hui ses magnifiques colonies américaines, que son
incurie lui a fait perdre ; il ne peut se résoudre à y renoncer défi-
nitivement. Aussi il entretient de nombreux agents, d'adroits
espions, chargés de le tenir au courant des faits qui se passent,
prêt à saisir la première occasion qui lui sera offerte de tenter de
ressaisir cette proie qu'il convoite. Ces agents, ces espions, il est du
devoir du gouvernement national de les surveiller avec soin.
—Prétendez-vous, senor, s'écria don Gutierre rouge d'indigna-
tion, insinuer que je sois un de ces misérables dont vous parlez?
472 REVUE CANADIENNE.
— Je ne prétends rien, senor, fit-il avec un redoublement de
froideur, mais....
— Pardon, interrompit vivement don Gulierre, permettez-moi,
senor capitaine, de vous faire observer que voici près d'une demi-
heure qu3 nous parlons beaucoup sans rien dire qui me laisse
entrevoir le but réel de votre visite.
— Ne vous l'ai-je pas dit, caballero ? fit le capitaine avec un étonne-
ment parfaitement joué.
— C'est la seule chose, senor, que vous ayez oublié de faire,
reprit nettement l'Espagnol.
— Voilà qui est singulier, répondit le capitaine : je me serai
laissé emporter par certaines considérations qui...
— C'est probable, interrompit don Outierre, mais pardon, plus je
vous regarde, senor, plus il me semble vous reconnaître.
— Je ne trouve rien d'impossible à cela, caballero.
— Vous vous nommez don Remigo Diaz, m'a vez-vous dit ?
— Je me nomme en effet ainsi.
— Eh ! je vous remets complètement maintenant. Vous êtes le
fils de don Esteban Diaz le tailleur, ce charmant enfant que j'ai vu
si souvent dans sa boutique de la calle del Mnelle et auquel j'ai
donné tant de pezelas.
— C'est moi en effet, caballero, répondit le jeune homme en
s'inclinant avec aisance.
— Charmé de vous voir, senor; mais permettez-moi, s'il vous
plaît, de vous adresser une question.
— Faites, senor, et si cela dépend de moi, croyez que je serai
heureux d'y répondre.
— Vous vous étiei, si je ne me trompe, associé au commerce de
votre père, ce digne don Esteban ; sa santé est toujours bonne ?
—Parfaite, je vous remercie, caballero; je m'étais en effet associé
avec mon père.
— Alors, par quel hasard vous trouvé-je aujourd'hui militaire et
capitaine même, ce qui est un fort beau grade ?
— Oui, assez beau, mais je n'en resterai pas là.
— Je l'espère pour vous.
— Vous êtes mille fois bon; la façon dont je suis entré dans
l'armée est toute simple, senor, vous allez en juger ; vous savez
que notre maison travaille surtout pour les militaires.
— Je me rappelle, en effet.
— Or, à force de confectionner des uniformes, la pensée me vint
un jour d'en essayer un. Je me souvins que le général Comonfort,
qui fut depuis président de la république, avait lui aussi commencé
) i r être tailleur ; seulement au lieu d'endosser du premier coup,
LE BATTEUR DE SENTIERS. 473
ainsi que l'avait fait Gomonfort, un uniforme de colonel, je fus
plus modeste ; celui de capitaine se trouvait sous ma main, je m'en
revêtis, et comme je reconnus qu'il me seyait fort bien, j'allai tout
droit me présenter an colonel Garvajal, qui, entre nous soit dit,
devait une assez forte sonime à mon père ; j'offris au colonel
d'entrer avec mon grade dans sa cuadrilla et de lui acquitter sa
facture ; il accepta aussitôt, et voilà comment je me trouvai, de
par mon autorité privée, nommé, d'emblée Capitaine.
— Je vous félicite sincèrement, senor, du parti que vous avez
pris ; maintenant vous pouvez prétendre à tout.
Le capitaine s'inclina avec une orgueilleuse modestie.
— Eh ! fit don Gutierre, ce que vous me venez de raconter me
rappelle une chose qui était totalement sortie de ma mémoire.
— Laquelle donc, senor ?
— Mon Dieu, c'est que moi aussi je vous dois de l'argent.
—Vous croyez, caballero ? dit-il en souriant.
— J'en suis sûr, et la preuve c'est que voici le montant exact,
cent onces.
— Tant que cela ! s'écria le capitaine avec joie.
— Mon Dieu, oui ; vous m'excuserez de ne pas vous avoir soldé,
ce compte, caballero, mais j'ai eu depuis quelque temps une foule
d'affaires qui me l'on fait oublier.
— Oh ! senor don Gutierre, grâce à Dieu, votre réputation est
faite ; je sais que vous êtes honnête homme et qu'il n'y a rien à
perdre avec vous.
— Je vous remercie de la bonne opinion que vous avez de moi
senor, et puisque le hasard vous a conduit ici, je profiterai de l'occa-
sion pour vous régler ce compte.
— Ma foi, caballero, répondit le capitaine avec une effronterie
sans égale, je vous avoue que cela me cause une grande joie ; je
suis fort pressé d'argent en ce moment, ma visite n'avait pas d'autre
but, je ne savais trop comment entamer cette question avec vous.
— Je n'ignore pas combien vous êtes délicat sur les questions
d'intérêt, senor, voilà pourquoi j'ai voulu vous éviter d'entrer dans
des explications qui vous répugnaient; veuillez m'attendre un
instant.
— Faites, faites, senor, ne vous gênez pas pour moi, je vous prie»
Don Gutierre sortit.
Dès qu'il fut seul dans le cabinet, le capitaine se leva, regarda
autour de lui, et certain de ne pas être surveillé, il retira un mor-
ceau de cire d'une poche de son uniforme, et prit les empreintes
des serrures des portes avec une adresse et une dextérité qui
témoignaient d'une grand habitude.
474 REVUE CANADIENNE.
— Là, voilà qui est fait, dit-il en serrant soigneusement la cire
et en se rasseyant ; j'ai maintenant les empreintes de toutes les
serrures de la maison ; il est toujours bon de se prémunir, cela
peut servir au besoin ; c'est très agréable d'avoir affaire à des gens
qui entendent à demi-mot ; décidément, don Gutierre est un char-
mant homme, et les cent onces qu'il me donne arrivent bien ; je
suis à sec. Quel malheur que cet homme soit un ennemi de mon
pays f ajouta-t-il avec un sourire ironique.
— Tenez, caballero, dit l'Espagnol en entrant dans le cabinet
voilà les cent onces dues; veuillez m'excuser de vous avoir si long-
temps fait attendre.
— Oh ! caballero, répondit le capitaine en empochant les pièces
d'or avec un frisson de plaisir, vous vouleif plaisanter ; c'est moi
qui suis votre obligé.
Le capitaine s'était levé. Gomme il avait atteint le but qu'il se
proposait et qu'il ne lui restait rien à faire dans cette maison dont
il venait de rançonner si audacieusement le propriétaire, il prit
congé avec une exquise politesse et se retira.
Don Gutierre voulut l'accompagner jusqu'à la porte, peut-être
pour s'assurer qu'il partait bien réellement.
— Où est mon neveu ? demanda l'Espagnol à un peon, dans la
huerta sans doute ? priez-le de venir me trouver dans mon cabinet
— Don Miguel est sorti, Seigneurie, répondit le peon.
— Gomment sorti, à cette heure ?
— Oui, Seigneurie en regardant pas hazard par-dessus la haie, il
a vu deux hommes qui semblaient examiner la maison ; il est allé
aussitôt causer avec eux ; puis, au lieu de rentrer, il s'est éloigné
en me disant qu'il serait bientôt de retour.
— Voilà qui est singulier, murmura don Gutierre en se dirigeant
vers son cabinet.
Ainsi que le peon l'avait dit, don Miguel avait effectivement vu
deux hommes dont les allures lui avaient paru suspectes ; en les
regardant attentivement, il avait reconnu ses nouvelles connais-
sances, Pedroso et Garnero ; alors, sans plus hésiter, il était allé
les trouver et avait causé quelques instants avec eux, puis il les
avait quittés non sans leur donner de l'argent, ce que peon n'avait
pu dire à son maître, parce qu'il ne l'avait pas vu.
Cependant don Remigo, allègre de cœur et léger d'esprit, était
sorti de la maison.
— Bon ! grommela-t-il en regardant autour de lui, mon cheval
n'est pas là, ni mes soldats non plus, où diable sont-ils passés ?
Tout en parlant ainsi il fit quelques pas en avant pour essayer
sans doute à découvrir ceux qu'il cherchait. Tout à coup un zarapé
LR BATTEUR DE SENTIERS.
475
fut jelé sur sa tête, et avant qu'il eût le temps d'essayer la plus
légère résistance, il se trouva complètement garroté, renversé sur
le sol et mis dans l'impossibité de faire le moindre mouvement.
Il ne l'essaya pas ; se sentant pris il se tint coi et ne souffla pas
mot.
Celui ou ceux qui l'avaient si audacieusement attaqué retour-
nèrent toutes ses poches, enlèveront ce qui s'y trouvait sans oublier
les cent onces, puis ils le laissèrent là et s'éloignèrent.
Leur retraite s'exécuta avec tant de précaution, que, bien qu'il
prêtât attentivement l'oreille, il fut impossible au capitaine de
deviner la direction qu'ils avaient prise.
Quelques minutes s'écoulèrent pendant lesquelles le capitaine
demeura plongé dans des réflexions qui n'étaient nullement couleur
de rose ; n'entendant plus aucun bruit, il essaya vainement de se
débarrasser du zarapé, qui non- seulement l'iiveuglait, mais encore
l'étouffait, et de rompre les liens qui l'attachaient, mais les nœuds
avaient été serrés par des gens qui s'y entendaient ; de sorte que
tous ses efforts furent en pure perte.
Enfin le galop rapide de plusieurs chevaux frappa son oreille
;e rapprochant de plus en plus du lieu où il gisait étendu, ces
Jchevaux s'arrêtèrent, et la voix bien connue de Pedroso cria presque
son oreille avec l'expression du plus profond étonnement :
— Caraï ! voilà le capitaine, on l'a tué !
— Eh non, misérable ! hurla don Remigo, je ne suis pas mort, je-
|îie le crois pas du moins, bien que je sois fort malade ; délivrez!
Lmoi donc, au nom du diable !
Pedroso et son ami Garnero se hâtèrent de défaire les liens qu
garrottaient l'officier et de lui enlever le zarapé.
-Ah ! fît le capitaine en respirant à plusieurs reprises avec une
latisfaction visible, il était temps que vous arrivassiez, drôles ;
[mais à propos, où étiez-vous donc fourrés, que je ne vous ai pas
|vus en sortant de la maison ?
— Nous courions après votre cheval, capitaine, répondit effronté-
lent Garnero.
Gustave Aimard.
{A continuer.)
BIBLIOGRAPHIE,
Maple Leaves^ 4e série, par J. M. Le Moyne. Québec, C jté & Cie., (soua presse).
Le Journal de Québec nous donne les titres de quelques uns des cha-
pîtres que doit contenir le nouvel ouvrage'de notre estimé collaborateur
M. Le Moyne, actuellement sous presse. Ils indiquent un livre qui sera
fort attrayant, et ils nous font espérer que cette quatrième livraison ne
déparera nullement les trois précédentes. Le lecteur peut en juger lui-
même par l'extrait suivant :
D'Iberville — The cid of New France.
DOLLARD DES OrMEAUX — ThE CaNADIAN LeONIDAS.
De Brebœuf & Lallemant — The Early Martyrs-
The Deerfield raid— The-bell of st. régis.
The Barony of Longueuil.
The Héroïne of Vercheres.
The Grave of Cadieux.
Major Stobe : The fort necessity Hostage.
a select tea party in 1759.
The ship wreck of the auguste " trench refuqees.'^
La Corriveau — The Iron Cage.
History of an Old House — Le Chien d'or.
On some peculiar feudal institutions.
Crûmes of comfort for Lawyers.
The United States Loyalists.
Luc de la Corne St. Luc— a représentative man.
Fraser's Highlânders.
Lecture on the Birds of Canada.
Canadian names and surnames.
BlBLIOGRAi^HIE. 477
DuBerger vs Bt.
Canadian Homes.
The Volunteers, 1837-38.
The Component Parts of our Nationality.
SoME Dates in Canadian History.
Cette quatrième livraison sera écrite en anglais comme les précédentes.
En adoptant cette langue, l'auteur à été guidé par un motif bien loUable,
celui de faire connaître à nos concitoyens d'origine étrangère les' beautés de
l'histoire française du Canada, et en cela il a parfaitement réussi.
M. Le JMoyne, malgré ses travaux en anglais, à été l'un des collaborateurs
les plus actifs et les plus précieux de ce recueil dès le commencement de
son existence. Nos lacteurs ont souvent vu son nom dans nos pages, et
plusieurs ont peut-être désiré connaître- plus complètement l'écrivain qui
les instruisait tant en les charmant et les égayant. C'est le vœu que
nous voulons satisfaire aujourd'hui en faisant un em{)runt à la Bibliotheca
Canadensis, tout en nous permettant d'y faire quelques corrections et d'y
Téparer quelques omissions.
Voici ce qu'écrit M. Hy. Morgan de notre distingué collaborateur :
James MacPherson Le Moyne, d'un père Français et d'une mère Ecos-
saise, naquit à Québec, en 1825. Par ses opinions, ses aspirations, ses
écrits, on peut dire qu'il a toujours été loyal à sa double origine. Si la
vivacité du sang français, le portait en littérature, vers l'idéalisme et
l'élégance de l'esprit gaulois,, la pensée juste, le flaire sûr en affaires, de
l'Ecossais, lui donnait l'assurance du succès, dans ce qu'il entreprenait. Il
serait difficile de dire s'il tient plus à ses lauriers littéraires ou au senti-
ment de cette modeste indépendance, qu'il a su se conquérir bien jeune.
En soldant pour un des plus beaux domaines autour de Québec, il aimait à
dire, qu'en ce faisant, il n'était redevable, ni à ses ancêtres, ni à son épouse,
d'un liard, directement ou indirectement. Avis à l'école utilitaire, qui aime
tant à répéter que les pgëtes et les littérateurs ne sont tous que des rien-
qui-vaille,^en affaires. Notre collaborateur fit de solides études au sémi-
naire de Québec, comptant entre autres, pour camarades de classe, l'hono-
rable H. L. Langevin, l'abbé Ed. Méthot, etc. Son professeur de littérature
fut le célèbre abbé Bouchy, bon juge de l'atticisme du langage. Il fut
un des élèves de Sa Grandeur l'Archevêque, en logique ; et ce fut
TEvêque de Rimouski, qui lui enseigna les mathématiques. En
1 847, il reçut l'offre d'une charge fort responsable dans les douanes de
l'intérieur, qu'il accepta. Ayant à sa disposition certains loisirs, M. Le
Moyne, fit son droit sous un praticien alors en grand renom, nommé juge
depuis, Thonorable Jos. N. Bossé. Admis à la pratique en 1850, on le voit
plongé dans la routine professionnelle ; puis, l'associé d'un jurisconsulte,
qui en ce moment, occupe un rang élevé, dans le barreau de Montréal,
W. H. Kerr, écuyer. La société Kerr & Lemoyne, pendant nombre
478 \-^,::-'j REVUE CANADIENNE.
d'annéiJSJ f\ joui d'une des clientèles commerciales les plus rénumératives de
la rue Saint Pierre, à Québec. M. LeMoyne continua de pratiquer jusque
vers 1860, croyons-nous. C'est alors, qu'avec le fruit de ses épargnes, il
acquérait Spencer G-RANGE, champêtre résidence, pour lui lieu chéri,
qui se trouve identifié avec ses ûombreuses expériences en histoire naturelle,
ses travaux archéologiques et historiques et où plus d'un littérateur a été
s'asseoir, à la saison des fleurs ou des vendanges, Parkman, Garneau, Fer-
land, Laverdière, parmi les historiens ; George Augusta Sala, Chauveau,
Taché, Larue, Marmette, DeBellefeuille, Barthe, Howell, Anderson, parmi
les hommes de lettres; Fréchette, Lemay, Suite, Marsais, parmi les poètes ;
le savant Frère Ogerien, Bryant, Mcllraith, parmi les naturalistes, etc.
Depuis 1847 à 1860, il sembla absorbé par \e cura peculi. Ce point gagné,
et forcé de choisir entre les devoirs de sa charge et ceux de sa profession, il
laissa filer cette dernière, pour laquelle, il ne montra jamais d'enthousiasme,
bien qu'elle ne lui eut pas été ingrate. D'ailleurs, nous savons de bonne
source qu'il eût toujours une répugnance invincible à parler en public. Sa
carrière littéraire date de 1860. Une série d'esquisses ornithologiques se
succédaient sans interruption cet hiver-là, dans les colonnes du Canadien^
alors rédigé par M. J. G. Barthe. Ce laborieux journaliste fut un des
premiers à encourager l'ornithologiste naissant. Bientôt, on demanda à ce
dernier, de donner une forme moins éphémère à ces tableaux, pleins de
vigueur et de jeunesse où les pages les plus séduisantes de Buflbn et
d'Audubon trouvaient par fois une encadrure qui ne les déparait pas.
En 1860, une indifférence, une ignorance profonde régnaient en Canada
en histoire naturelle. Les beaux musées de l'Université-Laval, de l'Ecole-
Normale, des Ursulines, de la Société Historique ; ceux de Montréal,
d'Ottawa, pour la plupart n'existaient pas encore. Le Manuel d'Orni-
thologie de M. Le Moyne les a-t-il fait naître ? C'est ce que nous n'entre-
prendrons pas de discuter. Nous nous bornerons à référer le lecteur à la
préface de cet agréable volume. Le Manuel d'Ornithologie n'est donc
pas un traité ex-professo, avec lourde classification, baroque nomenclature —
des mots de dix syllabes, capables de vous disloquer la mâchoire ; c'est une
œuvre littéraire élégante, tout juste assez scientifique pour allécher le lec-
teur le plus indifférent, de nature à créer le goût des sciences naturelles.
Le Smithsonian lustitute, par la plume d'un de ses professeurs les plus
érudits, le Professeur Baird, en fit une honorable et flatteuse mention.
L'édition s'écoula rapidement ; nous avons appris avec plaisir que, depuis
dix ans, M. Le Moyne en élabore une seconde, qui lui permettra de combler
des lacunes et de faire identifier, au moyen de planches, les espèces : le seul
moyen, croyons-nous, de connaître au premier coup d'œil, la variété des
individus ailés.
En 1863, il publia un opuscule sur nos rivières à saumon, la pisciculture,
les primes, la pêche à la truite et les pêcheries des eaux profondes. Cett&
BIBLIOGRAPHIE. 479
utile compilation réveilla l'attention au moment où la Législature travaillait
à réorganiser notre système de primes et autres objets qui s'y rattachaient.
Ce livre, comme son devancier, eut un débit rapide.
Les longues soirées d'hiver ont plus d'une fois tourné à bien, pour notre
collaborateur, et, en 1863, le Journal de Québec publiait une étude pleine
d'actualité, sur les explorations arctiques des capitaines McClure, McClin-
tock et Kane ; dix ans plus tard, en 1873, des moments de loisirs, pendant
un rigoureux hiver, fourniront à notre ami, des pages bien senties^
dans une étude sur Sir Walter Scott, au triple point de vue de la poésie^
de l'histoire et du roman. En 1864, le Courrier du Canada ouvrait ses
colonnes à M. LeMoyne, pour admettre un travail sur l'ornithologie,
intitulé : '^ Tableau Synoptique des Oiseaux du Canada." Ce petit
travail fait sans prétentions, a eu son utilité.
Vers 1864, parut l'opuscule en 91 pages, intitulé : " La Mémoire de
MoNTCALM VENGÉE " patriotique réponse à une attaque peu
généreuse que le général McLellan s'était permise, sur la mémoire de
l'héroïque Montcalm, dans une harangue qu'il débita sur les rives du laa
Georges.
Le thème quia surtout fait connaître M. LeMoyne parmi l'élément
anglais, ce sont les Esquisses Historiques qu'il sema dans les Revues, aux
fins de vulgariser, pour ainsi dire, les beautés de l'histoire du Canada.
Esquisser comme types, Ghamplain, Noël Brulart de Sillery, d'Iberville^
de Longueil, de Frontenac, Cadieux, Lallement et Brebœuf, Dollard des
jOrmeaux, Mademoiselle de Verchères, La Corne de Saint-Luc, Montcalm,
fWolfe ; grouper d'une manière pittoresque nombre 'de traits, d'anecdotes
[inconnues sur nos champs d'honneur,— la bataille des Plaines d'Abraham,
Icelle de Sainte-Foye, celle de Châteauguav, etc.; — discuter des questions
Idhistoire, d'archéologie, etc., ainsi se résume le travail que cet écrivain a
[entrepris, pour établir que par l'origine, la naissance, les faits d'armes, les
Isouvenirs, le Canadien-Français, tant faible qu'il soit dans la Confédération,
ioù il pose comme 1 est à 3, peut marcher de pair avec cette race saxonne
fdont la rude énergie étreint et le langage relie non-seulement la Puissance
jdu Canada, mais encore la vaste Confédération Américaine. Tel est le
;but de ces esquisses canadiennes, publiées par séries en 1863,-1864,-1865,
jpous le nom emblématiques de 3£aple Leaves, dont nous annonçons ce jour
iTine quatrième série.
M. LeMoyne, après avoir occupé le fauteuil présidentiel de la Société
Historique de Québec, a accepté la charge de conservateur du musée. Une
série complète de M S. fut publiée, sous ses auspices par la Société His-
[torique, en 1866-7-8.
Ses écrits anglais, sur une grande variété de sujets, sont disséminés dans
Steioart's Magazine, publié au Nouveau-Brunswicw, le New Dominion
Monthly, rédigé à Montréal, et dans la presse quotidienne de Québec. Ses
480 REVUE CANADIENNE. v
écrits français ont paru dans la Revue Canadienne, le Foi/er Canadien, les
Soirées Canadiennes et la presse française de la vieille capitale. Il y a
déjà quelques années que M. LeMoyne a cessé d'envoyer des écrits sur
l'histoire naturelle au Naturaliste Canadien : mais, en revanche, il en a
publié plusieurs, sur cette matière daus les colonnes du Morning ChronicU^
du Journal de Québec, et parmi les comptes-rendus de la Société Littéraire
et Historique.
Ses intimes aiment à se rappeler qu'il a su se créer non-seulement une
bibliothèque choisie, mais encore un musée, lequel, sans être bien éten du
contient plusieurs oiseaux rares et a mérité les honneur» d'être visité pa,
-Son Altesse, le Prince Arthur, Leurs Excellences Milords Monk, Lisgar et
leurs familles. Le prince de l'ornithologie américaine, Audubon, semble avoir
laissé en ces endroits, où ses pas erraient en 1843, un arôme de science et
■de saines traditions.
Le dernier travail de M. LeMoyne est celui dont la presse a donné un
«ompte-rendu l'été dernier : '^L'Album du Touriste."
E. LeF, de BlLLEFEUILLE.
LA
REVUE CAMDIENNE
'rtlLOSOPHlE, HISTOIRE, DROIT, LITTERATURE, ECONOMIE SOCIALE, SCIENCES,
ESTHÉTIQUE, APOLOGÉTIQUE CHRÉTIENNE, RELIGION
TOME DIXIÈME
fPeptième lilvraison— 35 Juillet, 1873.
SOMMAIRE
l.-LA VEILLEUSE. (Suite.) J^LKS TARDIEU,
II.-LA PROVIDENCE ET LES CHATIMENTS DE LA FRANCE.. .T. F. DUBREITII..
IIL-LA FETE St. JEAN-BAPTISTE. Discours piononcé par M.
Joseph Tassé au Banquet National à Ottawa, le 2-i Juin. 1873.
IV.-DOCUMENTS POUR L'HISTOIRE DU CANADA. 16M-163.Ô.
Lettre du P. Paul le Jeune, Supérieur de la Mission de la Com-
pagnie de Jésus dans la Nouvelle-France.
V.-LE BATTEUR DE SENTIERS, Scènes de la Vie Mexicaine, (suite)... GUSTAVE A ]MAK1>
VI.-CHRONIQUE DU MOIS E. PRUD'HOMME.
^11.— BIBLIOGRAPHIE : Revue Catholique des Institutions et du Droit. Charles t\ de LORIMIIK.
MONTREAL
IMPRIMÉE ET PUBLIÉE PAR E. SENÉCAL
Nos. 6, 8 et 10, Rue Saint-Vincent.
1873.
Droit de traduction ^t de reproduction réservas
m S'ABONNE A LA REVUE CANADIENNE
CHEZ
M. Â, Lang'lais, Libraire, Faubourg St. Roch Québec.
H. R. Dufresne Trois-Riyièn
Emni. Crépeau Sorel.
L, J. Casault,— Bibliothèque du Parlement Provincial Ottawa.
L. A. Dérome Joliette.
Joseph L'Ecuyer..... St. Jean d'IberTil
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J. A. Archambault Varennes.
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ispes fondamentaux de l'ordre social et de toute vraie civilisation. H
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^ilérant, L. W. Tessier, à Montréal.
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propriété d'un Missionnaire. S'adresser au Bureau du Journal, sous les initiales L. F.
I
^
%
\
LA
VEILLEUSE
VIII
LE PRIX DE l'argent.
Si un tableau porte sa date par le^ costume des personnages, les
'moyens de transport indiqués dans un récit laissent aussi deviner
l'époque des événements racontés. Ainsi, dire que Pholoë prit le
chemin de fer de l'Ouest, c'est faire connaître involontairement
que cette histoire véritable s'est passée il n'y a pas longtemps.
Ce chemin de fer traverse, comme on sait, l'immense forêt de
Saint-Germain sous un dôme de verdure, et ne quitte pas ensuite
les bords de la Seine, qui déroulent sous les yeux des spectateurs
leurs magiques panoramas. Les anneaux du grand fleuve y forment
souvent par leurs détours comme des lacs encadrés de montagnes
bleues qui font place à de riches prairies animées par des trou-
peaux ruminants ; puis vient le cortège des pommiers, des vergers
chargés de fleurs ou de fruits, des villages encadrés de verdure qui
glissent au bord de la route.
Pholoë jouissait avec admiration de toutes ces beautés que
d'autres voyageurs, par indifférence ou par habitude, laissent
passer sans un regard, en allant chercher bien loin de semblables
points de vue. Elle devinait partout la main de Dieu dans ces
grands spectacles; et cette main, se disait-elle, doit protéger toutes
ses créatures.
25 juillet 1873. * 31
482 REVUE CANADIENNE.
Elle regardait avec confiance ce ciel ouvert se mirant dans le»
eaux azurées du fleuve, lorsque le convoi de voyageurs plongea
tout à coup dans les entrailles de la terre, à travers le ténébreux et
éternel souterrain qui précède la station de Vernon.
Les objets qui nous entourent produisent une impression plus
vive sur les cœurs troublés ; et quand elle se trouva dans cet enfer,
l'obscurité, les cris perçants des sifflets, le grincement des machines,
la fumée, les flammes errantes lui semblaient comme une menace
de là destinée, comme un pressentiment du malheur ; elle comprit
davantage la difficulté de son entreprise, elle entrevit tout l'embar-
ras de sa position personnelle vis-à-vis de l'étranger, si ce dernier
moyen lui manquait pour faire honneur à sa signature, ou plutôt
à sa parole. Ne pourrait-il se figurer un jour que c'était une scène
combinée entre la mère et la fille pour tromper sa sensibilité ?
l'idée de ce soupçon la révoltait et lui semblait cependant plus
menaçante à mesure qu'elle avançait dans le gouffre du
souterrain.
Enfin une lumière éclatante succéda aux ténèbres, et la petite
ville de Vernon développa bientôt sous ses yeux ravis ses riantes
perspectives. Jamais cité plus indolente ne se coucha pour dormir
sur le bord d'un fleuve ; ses vieux ducs ont pris part à la conquête
et transmis jusqu'à nos jours en Angleterre la noble bannière. et le
nom de Vernon. Elle eut ses sièges et ses combats, elle eut ses
murailles et ses tours ; — mais depuis, pour être plus à l'aise, elle
a dénoué sa ceinture de pierre, elle repose étendue avec noncha-
lance dans les fleurs de la prairie.
D'un côté, la Seine, couverte d'îles verdoyantes, l'entoure d'une
ceinture bleue bordée de montagnes escarpées, de l'autre côté, une
pente douce conduit sans fatigue les promeneurs invalides jusqu'à
l'antique forêt de Bizy qui couronne l'horizon circulaire. De cette
forêt descendent en bouillonnant des sources vives qui déversent
aux habitants de la ville des eaux aussi pures qu'un cristal liquide.
De là s'échappent ces émanations des chênes et des pins séculaires
qui répandent dans l'atmosphère leur parfum et presque leur saveur
subtile. De là tombe cette fraîcheur qui s'étend comme un bain
vivifiant sur la plaine épuisée par les ardeurs du jour.
Les armes de la ville, tandis que d'autres blasons portent des
épées et des tours, les armes de la placide cité portent l'image
symbolique de trois bouquets de cresson, avec cette devise : Semper
viret (elle verdit toujours), et jamais armoiries ne furent plus par.
lantes. Des souvenirs poétiques se rattachent à cette heureuse
résidence ; on montre à l'horizon, à travers les arbres, l'habitation
de Casimir Delavigne, qui venait y puiser des inspirations.
I
LA VEILLEUSE. 483
Séjour enchanteur pour qui sait le voir et le comprendre ! le
voyageur qui vient de quitter la fournaise dans laquelle s'agitent
sans relâche les innombrables habitants d'une cité populeuse et
industrielle jouit doublement de ce spectacle.
En respirant ces parfums, en contemplant ces beautés, en
revoyant de loin à mi-côte la maison de brique qui avait abrité son
heureuse enfance ; ce n'est pas à elle-même que Pholoë pensait, ni
à tout le bonheur que lui aurait réservé une existence si tranquille.
— Pauvre père! se disait-elle en soupirant, c'est pour nous
sauver et nous enrichir qu'il a quitté tous ces biens, et maintenant
il succombe à la tâche ! Et tous les siens seront-ils victimes de son-
erreur généreuse ?
Le silence de la rue, la physionomie reposée des habitants qui
cultivent des fleurs ou recueillent des fruits sans se souvenir des
agitations et des combats de la vie, tout lui semblait un autre
monde.
Si elle voyait en passant une petite maison avec son jardin fleuri
sur le premier plan et son verger sur la campagne, une mère y
berçant son nouveau-né, et d'autres enfants jouant et se roulant à
ses pieds :
— Oh ! ne quittez pas, disait-elle à voix basse, heureux enfants,
puissiez-vous ne quitter jamais le berceau de la famille, et passer
doucement vos jours dans cette terre bénie, car Dieu vous a donné
de vrais trésors. C'est peut-être en cherchant d'autres biens que
vous trouverez comme nous le malheur.
Traversant le vieux pont en ruine, elle approcha avec crainte de
la maison paternelle située sur un coteau boisé de l'autre côté dn
fleuve, d'où l'on découvrait la ville entière entourée de ses vertes
collines comme un nid dans les blés. Cette maison appartenait alors
à son oncle Hermel, qui s'était trouvé là à point pour en faire l'ac-
quisition quand Glaudius avait eu la mauvaise pensée de quitter le
pays. Le cœur de la jeune fille battait bien fort quand elle se décida
à sonner à la grille de la maison.
Une vieille servante traversa la cour pour lui ouvrir.
— Madame Hermel, ma tante y est-elle ? demanda-t-elle aussitôt
en tâchant de se faire entendre, tandis qu'un jeune chien aboyait
bruyamment en sautant autour d'elle.
— Madame n'y est pas, dit la bonne, mais monsieur est au jardin.
Le chien prenait une telle part à la conversation, que Pholoë ne
put faire une autre question, et ne savait pas même si sa tante
allait rentrer, quand M. Hermel, descendant à la hâte les marches
du perron, se trouva au devant d'elle.
484 REVUE CANADIENNE.
— Eh ! c'est mon aimable nièce, dit Hermel en lui prenant la
main ; quel heureux hazard t'amène par ici ? tu viens passer
quelques jours avec nous ? J'espère que tout va bien chez vous, du
moins aussi bien que possible. — Et mon Ida? donne-moi donc de
ses nouvelles î
— Voici une lettre qu'elle vous écrivait ce matin, mon oncle, elle
va parfaitement; mais ne verrai-je pas ma tante?
— Ta tante est à la campagne, chez une amie ; mais elle reviendra
bientôt. — Elle va revenir aujourd'hui même, ajoutât il en voyant
l'inquiétnde de la jeune fille.
— Peut-être je ne pourrai l'attendre, dit Pholoë assez irrésolue
sur ce qu'elle devait faire, car il fauL que je parte dans quelques
heures.
— C'est impossible, s'écria Hermel en la faisant entrer ; ta tante
serait trop contrariée et elle me gronderait , tu vas prendre posses-
sion de ta chambre ; je t'attends dans la salle à manger pour dé-
jeuner, et nous causerons de tout cela.
Une proposition aussi simple ne pouvait être refusée, et Pholoë
ne voulut laisser voir aucun embarras. Elle se trouvait donc assise
dans la salle à manger vis-à-vis de son oncle, et, quand la bonne
eut fini son service et les eut laissés seuls, Hermel, qui avait fait
fête au déjeuner, parla plus librement.
— Ne me ferez-vous pas raison, belle nièce? lui dit-il en voulant
emplir son verre.
—Merci, mon oncle, dit-elle en tâchant de reprendre assurance ;
je trouve votre eau de Vernon si belle, que j'en bois par plaisii*.
— Eh bien ! il faut rester avec nous" pour en boire ; — moi,
j'aime mieux le vin, mais nous avons de l'eau merveilleuse, eu
vérité, que nous devons au fameux duc de Penthièvre qui a conduit
jusqu'ici les plus belles sources de la montagne; tu dois savoir
cela, toi qui es aussi savante que tu es belle.
— Vous aimez- à plaisanter, mon cher oncle dit Pholoë eu
essayant de ne pas laisser voir combien elle était blessée du ton de
cette conversation. Et croyez-vous que ma tante revienne bientôt?
— Elle ne peut tarder beaucoup, dit Hermel qui savait bien
qu'elle était absente encore pour quelques jours, mais en attendant
nous pouvons causer en amis de l'affaire qui t'amène ; et il la con-
duisit sons un berceau du jardin en terrasse qui dominait un
(les splendides panoramas de la Normandie.
Pholoë, reprenant son courage et se hâtant de terminer cette
entrevue, lui exposa le motif de sa visite, et Hermel redevenait
sérieux à mesure qu'elle parlait.
LA VEILLEUSE. 485
— J'y suis, dit-il, c'est encore une affaire d'argent, et on m'a
dépêché ce charmant messager pour m'attendrir ; mais les affaires
sont les affaires. Ce n'est pas ma faute, mon enfant, si vous avez
voulu goûter de la vie parisienne, tandis que nous vivons ici
comme des loups, après avoir travaillé comme des nègres. Si je
m'y était laissé prendre, j'en serais là aussi. Enfin, c'est un em-
prunt que vous voulez faire à ma bourse, car qui a terme ne doit
rien.
C'est un remboursement, mon oncle, reprit timidement Pholoë,
vous n'aurez plus d'intérêts à payer.
^Et si je ne veux pas rembourser, m'y forcerez- vous? il faudra
bien chercher ailleurs. Vous voyez bien que c'est un emprunt, —
je ne puis payer pour tout le monde.
— Mais nous ne voulons pas que cette avance vous soit à charge,
mon oncle, fixez vous-même l'indemnité.
— Mon Dieu ! je ne suis p^s si intéressé que tu le crois, mon
enfant, dit Hermel en se rapprochant; je ne voudrais pas te faire
de la peine. Ecoute; c'est avec toi que je veux faire un marché.
Sais-tu que ce n'est pas amusant pour nous de rester ici tout seuls,
ta tante et moi. Vous nous avez pris notre fille Ida ; sa mère a
voulu en faire une parisienne ; mais il nous faut aussi une fille à
nous; eh bien ! si" tu veux, c'est l'aimable Pholoë qui remplira,
notre maison de joie et qui sera cette fille chérie. — Si tu veux res-
ter avec ta tante, qui le désire autant que moi, je te compte là tout
de suite les trois mille francs pour les envoyer à ta petite mère qui
en a tant besoin ; je ne demande pas de bénéfice, et tu y trouveras
toi-même ton avantage, car la pension chez nous ne te coiitera
rien ; et qui sait ? un jour je te trouverai peut-être un bon mari, j'y
mettrai ce qu'il faudra.."..
Il en aurait peut-être dit davantage ; mais il y a des natures
choisies qui, par leur pureté et leur conduite, inspirent le respect
et sont à l'abri de toute offense.
— Mon oncle ! c'est vous qui osez me parler ainsi, dit tristement
Pholoë; votre proposition est désintéressée, mais vous savez bien
que je ne puis quitter ma.famille.
— Ainsi tu ne veux rien faire pour nous, méchante ?
— Non, mon oncle, je ne le veux pas, dit Pholoë avec fermeté en
se tenant sur le seuil du jardin. Je croyais trouver ma tante, qui
aurait parlé pour moi; mais puisque vous me refusez, je n'ai plus
rien à faire ici ; quand je serai partie, quand vous réfléchirez à ce
que vous m'avez dit, je vous connais, vous serez bien fâché d'avoir
été si peu obligeant. Car je vous priais de nous rendre un service :
je ne demandais pas la charité.
486 REVUE CANADIENNE.
Et, cachant ses larmes, elle, donna un dernier regard à la maison
de son enfance et s'éloigna à la hâte, sans même songer à son léger
bagage.
— Pholoë ! mon enfant ! écoute encore, lui cria M. Hermel ; car
avec une légèreté, dont les exemples sont fréquents dans un certain
monde, cet homme, qui mettait peu de mesure dans ses discours,
se repentait déjà de la conduite qu'il avait tenue. Ce n'était pas une
méchante nature, mais il manquait, sinon de cœur, du moins du
sens moral qui est la règle de la vie.
Pholoë était déjà loin. Elle traversa sans rien regarder cette
campagne, qui lui avait paru si belle lorsqu'elle croyait y voir
fleurir une espérance. Elle se souvenait de cette maxime d'un mo-
raliste glacial ; " Voulez-vous savoir le prix de l'argent? allez en
emprunter ! " et elle en reconnaissait la justesse. En proie à de
pénibles agitations, elle arriva bien tard et bien fatiguée à la
maison du faubourg.
IX
LA TOURELLE.
Il faut nous excuser d'interrompre notre récit pour rechercher
quel était ce personnage mystérieux dont la flamme, comme on
aurait dit autrefois, paraissait répondre si bien à celle de Pholoë.
La sympathie de ces deux lumières s'expliquera, comme on va le
voir, sans avoir recours à aucun agent surnaturel.
Un jeune homme, appartenant à une riche famille anglaise,
avait fait à l'université d'Oxford de brillantes études. Une fortune
considérable lui était assurée, l'avenir le plus heureux l'attendait ;
mais il perdit ses parents avant d'avoir acquis de l'expérience, et,
livré à lui-même, privé des conseils paternels, des tendresses d'une
mère, de l'atmosphère vivifiante et pure du foyer, il fut comme
tant d'autres, entraîné dans une vie de dissipation, et, vu qu'il avait
beaucoup d'argent, il eut bientôt beaucoup d'amis.
Ses goûts élevés, la distinction de son esprit, le préservèrent des
désordres qui conduisent souvent à l'abaissement et au déshon-
neur ; mais son imagination et sa simplicité le rendirent victime
d'une intrigue trop habilement ourdie pour ne pas tromper un
cœur sincère.
II n'est pas intéressant pour l'intelligence de cette histoire de
raconter ici les déceptions par lesquelles passa ce jeune homme
inexpérimenté, les souffrances qui. l'accablèrent, et enfin la honte,
LA VEILLEUSE. 4a7
le découragement, les remords, qui suivirent de près des heures
d'extases et d'adoration, des rêves de bonheur sans fin. Nous
aimons mieux détourner les yeux de ces tableaux, qui ont été si
souvent mis en lumière. II nous suÔira de dire qu'il était devenu
la proie d'une de ces créatures dangereuses qui portent au front le
prestige de la grâce et la beauté de l'ange ; mais qui cachent à la
place de leur cœur les trahisons de la femme et les malices du
démon.
Un jour ne tarda pas à venir où il ne put douter de la vérité, et
de ce jour sa vie était brisée. Abandonnant à un homme d'affaires
l'administration de sa fortune, il quitta, sans prendre congé, les
amis de ses plaisirs, il partit pour toujours.
Il visita les contrées les plus lointaines, croyant trouver dans
ces tableaux changeants l'oubli de l'image qui le poursuivait : rien
ne pouvait l'intéresser, les merveilles de l'art le laissaient sans
émotion.
Rome lui parut aussi morte que ses catacombes, Athènes aussi
froide que la cendre de ses héros. Il vit dans l'Inde des vainqueurs
aussi malheureux que les vaincus, et en Egypte une civilisation
qui veut surgir par la science, mais qui sera impuissante tant
qu'elle ne sera pas fécondée par la religion du Christ. Nulle part
il ne pouvait se fixer.
Après quelques années perdues dans ces pérégrinations, la con-
templation des phénomènes de la nature et le goût des recherches
scientifiques semblèrent apporter^un adoucissement à ses maux.
Bien qu'il fût jeune encore, il portait déjà sur son front découvert
et sur ses traits fatigués la gravité de l'âge mûr ; il espéra que son
coeur était mort.
0
Il avait fait une étude approfondie des sciences et s'était fait
remarquer dès sa jeunesse par une rare aptitude. Il reprit ses
anciens travaux. L'astronomie surtout était pour lui l'objet d'une
prédilection passionnée. Il se mettait par la pensée en communi-
cation avec l'immensité, avec l'infini du temps et de l'espace, et il
en oubliait plus facilement les infiniment petits d'un monde qu'il
voulait fuir pour toujours, et le calme merveilleux de tous ces
astres qui gravitent en silence, en suivant la route qui leur est
tracée, faisaient revenir le calme dans son esprit troublé et lui
rappelait la loi du devoir et de la soumission.
Plus curieux de notre Uttérature que ceux qui devraient la con-
naître, il avait lu nos poètes et redisait avec foi, en regardant le
ciel, ces beaux vers de Louis Bouilhet :
488 REVUE*CANADIENNE.
Toute forme s'en va, rien ne périt, les choses
Sont comme un gable mou sous le reflet des causeg.
La matière mobile, en proie au changement,
Dans l'espace infini flotte éternellement.
La mort est un sommeil où, par des lois profondes, •
L'être jaillit plus beau des fumiers des deux mondes.
Tout monte ninsi, tout marche au but mystérieux ;
Et ce néant d'un jour, qui s'étale à nos yeux,
N'est que la crysalide aux invisibles trames,
D'où sortiront demain les ailes et leg âmes.
C'est dans ces dispositions qu'à son retour en France il fut pré-
senté par l'ambassadeur de la nation à un célèbre astronome qui,
frappé de l'étendue de ses connaissances et du charme de ses
manières, le prit en affection. Bientôt les portes de l'Observatoire
lui furent ouvertes, et il suivit en toute liberté les travaux du
Bureau des longitudes.
Il y admirait un jour la régularité d'interminables calculs
algébriques dont les dossiers étaient empilés sur le bureau de
l'astronome. C'était quelque chose comme les Tables de la lune
qui, dans les divagations de sa démarche errante, ne suit jamais
deux jours de suite le même chemin dans l'espace. Voilà de quoi
charmer ceux qui aiment la difficulté vaincue. — Il suivait de l'œil
ces chiffres presque cabalistiques, ces équations redoutables^ de
même qu'un compositeur expérimenté lit une partition, et dis-
tingue pour ainsi dire par la pensée le son de chaque instrument.
— C'est magnifique ! dit-il avec un sentiment de jouissance que
ne comprendront pas les profanes, mais qui est la récompense de la
science.
— Savez-vous bien qui a fait cela ? dit fastronome.
— C'est vous-même sans doute, reprit le jeune hommej car je ne
vois rien d'aussi parfait dans les travaux qui vous sont remis par
le Bureau.
— Croyez-vous donc que j'aurais cette vertu ? reprit l'astrome.
Il n'y a pas de grandes difficultés, mais comme patience et appli-
cation c'est effrayant ; non, je ne saurais rien faire de pareil. C'est
une pauvre femme qui demeure près d'ici qui a fait ces belles
pages, et j'en fais honte à mes calculateurs ; et, tenez, vous verrez
d'ici sa maison dans la rue du faubourg. Elle est trop malheureuse ;
car elle a perdu la vue à ce métier, et je me reproche d'en être
cause. Je n'ai pu disposer pour elle que d'un faible secours que
j'ai eu de la peine à lui faire accepter. C'est un triste avenir pour
elle et pour sa jeune famille. Le jeune homme écoutait avec
attention ces détails, car la seule consolation des cœurs souffrants
est dans la recherche et l'adoucissement des douleurs. La fortune
est un don du ciel quand elle permet à la main de s'ouvrir comme
LA VEILLEUSE. 489
celle da semeur qui jette le froment dans les sillons. Les seules
joies que ressentait notre jeune savant, après les désenchantements
de sa vie, étaient dans les surprises que la puissance magique de
l'or lui permettait quelquefois d'accomplir, en cachant avec soin
sous une fausse indifférence la source de ses dons.
La position da madame Martel et l'origine de son infirmité
devaient l'intéresser doublement, et il cherchait une occasion de
lui rendre service sans se laisser découvrir, quand une circonstance
particulière appela de nouveau son intention sur la maison du
faubourg.
Afm d'être dans le voisinage de l'Observatoire, où ses études
l'appelaient tous les jours, il avait loué près du boulevard une
maison isolée surmontée d'une tourelle et située au milieu de ces
champs déserts. Cette position élevée était favorable à ses travaux
astronomiques, et cette tour, on l'a déjà deviné, était bien celle
que Pholoë regardait si souvent de sa fenêtre sans pouvoir distin-
guer à une si grande distance quels étaient les habitants de la
maison.
La veilleuse de Pholoë n'avait pas manqué d'attirer l'attention
du jeune savant, et il éprouva de son côté un sentiment croissant
de curiosité en interrogeant cette lumière qui semblait vivre seule
en regard de la sienne dans le silence des nuits. Quelquefois
même, s'il faut le dire, au moyen des puissants instruments d'op-
tique dont dispose un astronome, il avait distingué le profil de
Pholoë inclinée sur sa tache, et cette image du travail obstiné d'un
être si faible et si jeune était bien faite pour l'intéresser.
Sans calculer les distances avec la précision de triangulation
d'un savant, il n'avait pas tarclé à s'assurer que la maison dans
laquelle il voyait la veilleuse, du cô!é du jardin, était bien celle
où demeurait la femme aveugle qui savait faire de si belles pages
de calculs, et qui lui avait été recommandée par l'astronome de
l'Observatoire.
Il n'en fallait pas davantage pour éveiller une plus vive sympa-
thie qu'il laissa voir le soir où la lampe de Pholoë s'éteignit avant
l'heure, car on se souvient que lui-même avait éteint sa lampe au
moment même.
11 regardait encore enjrêvant la place où cette lumière lointaine
venait de mourir, quand il. la vit renaître et se diriger vers lui au
bord de la fenêtre. C'est alors qu'il lui vint tout à coup l'idée
d'employer pour répondre à ce signal un puissant appareil dont il
se servait alors pour des expériences de lumière électrique. Il
ne se doutait pas qu'il avait jeté dans le cœur de Pholoë presque
490 REVUE CANADIENNE.
autant de trouble qu'en éprouva Semelé en pareille circonstance,
s'il faut s'en rapporter à la mythologie.
Après ces communications télégraphies, l'habitant de la tourelle
ne pouvait rester en si beau chemin. Il aimait ces entreprises
aventureuses qui avait la charité pour objet et pour excuse. Il
n'eût rien de plus pressé que de cherchera pénétrer dans la maison
du faubourg, pour faire ample connaissance avec des personnages
qui excitaient tellement sa curiosité et qu'il croyait bien dignes
d'intérêt.
Il employa un moyen qui réussit quelquefois à triompher de la
discrétion bien connue des portières : c'est la libéralité. Il était le
lendemain de grand matin dans la loge de madame Quatremain,
demandant s'il n'y avait pas quelque appartement à louer dans la
maison, et tâchant de profiter de l'occasion pour savoir quelque
chose de plus.
—Nous n'avons rien, dit madame Quatremain, très-bien disposée
par les bons procédés de l'étranger, hors que M. Claudius voudrait
céder le pavillon qui est au fond du jardin et qui ne leur sert pas à
grand chose : ce serait bien votre affaire, sans compter que les
pauvres gens ont bien besoin de s'alléger. Voyez-y toujours ; c'est
des bonnes gens : en tout cas, vous ne serez pas mal reçu. Tenez
qu'est-ce que je vous disais, en voilà encore ! c'est fait pour les
artistes.
Et elle montrait un papier timbré que lui apportait un clerc
d'huissier.
Le visiteur jeta un coup d'oeil sur l'exploit.
— Attendez-moi à la porte, dit-il à voix basse à l'huissier pendant
que la Quatremain donnait un coup d'œil à son café. Je suis à
vous.
Il se hâta de sortir en remerciant madame Quatremain de son
obligeance ; et, ayant retrouvé son clerc, qu'il sut également se
rendre favorable, il l'envoya reprendre l'exploit chez la portière et
dire qu'il y manquait une formalité.
Ils prirent la première voiture qu'ils rencontrèrent pour se
rendre à l'étude du patron ; et cet homme, aussi pressé de payer
les dettes des autres que quelques-uns sont empressés d'oublier les
leurs, ce personnage qui dans nos mœurs, il faut en convenir, est
aussi invraisemblable qu'un héros de roman, tenait dans sa main
le billet acquitté.
— Enfin, se dit-il, j'ai mes entrées dans la maison.
Et nous avons vu plus haut comment sir Charles Stanley en
avait usé.
LA VEILLEUSE. 491
UN LOCATAIRE.
Après quelques jours d'absence employés peut-être à prendre des
renseigliements sur le peintre Glaudius et à dresser ses batteries,
Charles Stanley, fort de l'appui de madame Quatremain dont la
loge représentait pour lui les travaux avancés, crut pouvoir com-
mencer le siège de la place.
Par un singulier hazard, il se présenta dans la maison du fau-
bourg le jour même où Pholoë était partie pour Vernon. Madame
Martel était trop souffrante pour recevoir, et le visiteur matinal,
traversant la maison, fut introduit par Reine, la souriante camér
riste, dans l'atelier de Glaudius, situé dans le jardin, comme le
lecteur peut s'en souvenir.
L'artiste, tout entier au culte de la peinture et des amours
mythologiques, vivait bien étranger aux usages du monde ; ce
qu'on appelle les convenances lui semblait une servitude digne
-des bourgeois, et, d'après ce que nous connaissons de son carac-
tère, il devait, selon toute apparence, se nuire en voulant se faire
valoir et commettre quelque maladresse. En tous cas, il n'était pas
•de force à se mesurer avec un adversaire qui avait pour lui le sang-
froid, la finesse, et peut-être d'autres sentiments qui aident au
[succès d'une entreprises.
Glaudius reçut d'abord sir Gharles Stanley- avec la politesse
cérémonieuse et exagérée de ceux qui ont habituellement dans
leurs manières trop de laisser-aller et de familiarité. Ils tombent
«ouvent dans une affectation qui dépasse le but ; mais, malgré eux,
le naturel ne tarde pas à revenir.
— Monsieur, dit le peintre avec une gravité comique en rangeant
à la hâte mille objets qui traînaient de tous côtés et en avançant
^un fauteuil, j'ai l'honneur d'être votre bien respectueux serviteur.
Veuillez m'excuser, nous vivons dans un siècle où l'art n'est pas
(en honneur. Je vous reçois sous le toit du pauvre !
— Monsieur, dit le visiteur avec moins de cérénomie ; je me
lomme Stanley, je suis étranger, et, sur la recommandation de
Ipies amis, je vous prie de ne pas me trouver trop indiscret si je
idemande à voir vos œuvres dont j'ai souvent entendu parler.
— Vous en avez entendu parler ! Assisez-vous donc^ dit en sou-
riant Glaudius, car il défigurait volontiers les mots quand il vou-
lait être tout à fait aimable et familier. Je suis heureux de vous
:A
492 REVUE CANADIENNE.
recevoir ; c'est une consolation pour l'artiste méconnu de voir
qu'il existe encore des amis de l'art. Et la céramique, monsieur,
ajouta-il avec exaltation, n'est-elle pas le plus noble des arls ? La
musique passe sur l'aile du vent, les fresques tombent en pous
sière, la peinture sur toile est mangée aux vers, elle ne sera trans-
mise à la postérité que par l'interprétation incomplète de la gravure.
Que connaissons-nous aujourd'hui de Zeuxis et d'Apelles ?....mais
les couleurs que je fais passer pour ainsi dire dans la substance de
ce vase seront éternellement aussi vives, aussi transparentes que
si elles sortaient de mes mains.
— Il est vrai, dit Stanley en prenant avec précaution une assiette
peinte qui se trouvait avec quelques autres sur une console, il est
vrai que ces fleurs sont vivantes et que la rosée les baigne encore.
— Ceci est faible, dit Claudius avec embarras en prenant l'assiette
des mains de Stanley.
— Vous êtes bien modeste, reprit Stanley, nous avons à Londres
de fort belles peintures sur porcelaine ; le fini du travail ne laisse
rien à désirer ; mais je retrouve ici le sentiment et l'observation
de la nature, les belles traditions de l'école de Sèvres trop souvent
négligées par les imitateurs. Ma plus grande ambition serait de
recevoir de vous quelques leçons ; mais votre temps est sans doute
trop précieux pour que voUs daigniez vous occuper d'un ignorant
comme moi.
—C'est un genre qui ne mène à rien, dit Claudius avec humeur,
je vous conseille de faire autre chose ; c'est ma fille, mon élève,
qui s'amuse à faire ces fleurs et ces fruits ; c'est un article de com-
merce, mais ce n'est pas là de la peinture. Tenez, je vais vous
faire voir mieux que cela.
Stanley comprit qu'il avait fait fausse route ; et il aurait bien
voulu savoir si ces charmantes fleurs avaient pour auteur la jeune
fille qu'il avait rencontrée chez madame Martel et qu'il avait si
souvent observée à sa fenêtre ; cependant il n'osa faire aucune
autre question, et il s'apprêta à admirer les œuvres de Claudius.^
Il ne lui épargna pas les compliments, et, comme il avait de pro
fondes connaissance en chimie, il entreprit avec l'artiste dont il
aimait l'intelligente curiosité une discussion scientifique sur la
composition d'un certain bleu céleste qui avait un*^ transparence
merveilleuse et qui ne changeait pas au feu. Il n'en fallait pas
davantage à Claudius pour qu'il ressentit autant d'amitié que de
considération pour le visiteur.
— J'espère que vous viendrez revoir et encourager le pauvrj
artiste, dit-il en lui tendant la main.
LA VEILLEUSE. 493
— Monsieur Glaudius, dit Stanley, vous déplorez votre pauvreté,
permetlez-moi de me plaindre aussi de la mienne, puisqu'elle
m'empêche de m'emparer immédiatement de cet Amour vainqueur
qui vous sera évidemment enlevé bientôt par quelque heureux
collectionneur ; mais je ne crois pas qu'un tel bijou vaille moins
de cent louis, et je n'ai pas le moyen de me mettre une telle bague
au doigt.
— Monsieur, dit Glaudius en se renversant en arrière et en
croisant les bras, je ne donnerais pas V Amour vainqueur pour trois
mille francs. Avez-vous examiné le travail ?
Le pauvre homme aurait peut-être donné son œuvre pour bien
moins ; mais il était de bonne foi en élevant ses prétentions à la
hauteur des compliments qu'il recevait ; et puis il avait ainsi une
occasion de faire tourner le vase en pleine lumière, et de montrer
d'un côté l'amour aiguisant sa flèche et de l'autre, le même triom-
phant de la beauté.
— C'est véritablement charmant, dit Stanley : mais il faut savoir
se passer de belles choses qu'on ne peut posséder. Je voudrais
pourtant bien emporter un souvenir des heureux moments que j'ai
passés chez vous, Monsieur, et, puisque ces assiettes sont, dites-vous,
un article de commerce, il n'est pas indiscret de vous en demander
le prix.
— Oh ! c'est pour rien, dit Glaudius, vous voyez ce que c'est ?
ce n'est pas du métier, c'est un art ; eh bien, les marchands ne
nous les payent que cent francs !
L'artiste, oubliant toute rivalité, devenait lui même négociant !
—Je m'empare donc des six que voici, dit Stanley en comptant
six cents francs sur la porcelaine, et je demande le complément de
la douzaine quand le peintre en aura le loisir.
— Mais vous ne pouvez vous en charger, dit Glaudius en ramas-
sant les pièces d'or avec l'avidité d'un homme qui n'en a pas touché
depuis longtemps.
• — Ne me les faites pas porter, dit Stanley, j'aurais peur de quel-
que maladresse ; je les emporterai, ou plutôt attendons, car, si je
ne vous fais pas trop perdre de temps, j'ai encore un renseigne-
ment à solliciter de votre obligeance.
— Disposez de moi, vous me faites grand plaisir, dit Glaudius en
le retenant.
—Il faut vous dire, reprit Stanley en s'asseyant de nouveau, que
mes occupations m'appellent tous les jours à l'Observatoire, et la
maison que j'habite me parait maintenant trop éloignée ; ne con-
naîtriez-vous de ce côté, car la vue de ces jardins et de ces champs
est agréable, ne pourriez- vous m'indiquer dans le voisinage une
494 REVUE CANADIENNE.
petite maison à ma convenance ? C'est assez difficile à trouver
parce qu'il me faut une terrasse.
— Mais vous rencontrerez peut-être cela de nos côtés, dit Clau-
dius ; nous aurons le plaisir de voisiner. — Et, j'y pense, c'est dora-
mage que vous ne puissiez- vous accommoder du pavillon ?
— C'est bien petit, dit Stanley avec indifférence, en regardant au
fond du jardin du côté que Claudius lui indiquait par la porte
entr'ouverte.
— Pas tant que vous croyez ; la maison esj, double, et, voyez,
une terrasse à l'italienne ; c'est comme fait exprès, et vous avez
une sortie particulière par les jardins ; vous ne serez pas obligé
de passer par chez nous.
— Mais je vous gênerai ? dit Stanley.
— Nous ? pas le moins du monde. Voyez I nous mettons ici une
barrière, vous avez encore les lilas de votre côté : dans ce temps ci^
c'est un vrai bouquet.
Stanley visita le pavillon objet de sa convoitise, affecta de le
trouver bien incomplet, se laisse convaincre par Claudius, débattit
le prix en locataire expérimenté, et finit par convenir du prix de
douze cents francs par an, dont six mois à payer d'avance.
— Je vous proposerais bien de conclure immédiatement, dit
Stanley, car j'aime les affaires terminées ; mais vous voudrez peut-
être consulter votre famille et prendre les renseignements d'usage.
— Vous plaisantez, dit Claudius, je prends tout sur moi, je n'ai à
consulter personne.
— Veuillez donc me faire un reçu de six cents francs pour le
premier semestre, et garder ces porcelaines à ma disposition, Ce
sera l'article le plus précieux de mon ménage.
Stanley trouva encore une somme suffisante dans sa bourse bien
garnie ; et c'est avec cette clef d'or qu'il échangea son droit d'entrée
contre un droit bien en règle de résidence dans la maison du fau-
bourg.
Reconduit par le peintre, il traversait le jardin, lorsqu'ils enten-
dirent un cri perçant du côté du berceau de lilas ; ils aperçurent
alors la belle Ida qui s'élançait de leur côté avec tous les signes de
la terreur en secouant les longues tresses dénouées de sa cheve-
lure d'ébène.
— Eh bien, que t'arrive-t-il donc, Ida, lui demanda Claudius.
— Au secours I criait elle. ..Ah ! pardon Messieurs, je ne vous
voyais pas. C'est une abeille qui me poursuit, et j'en ai une peur
affreuse.
—Elle cherche le miel, et elle vous prend peut-être pour une
fleur, dit Stanley en s'mclinant, avec une politesse que les étran-
LA VEILLEUSE. 495
gers nous ont empruntée et qu'ils emploient encore maintenant
qu'elle n'a plus cours chez nous, quand ils veulent paraître tout à
fait Français.
Ida, charmée d'attirer l'attention, sut rougir et baisser les yeux à
propos, et exécuter plusieurs jeux de physionomie avec le naturel
et la perfection d'une artiste consommée.
— Voilà Ida qui boit du lait ! ditClaudius en employant familière-
ment un terme d'atelier qui exprime assez bien la jouissance de
l'artiste recevant des compliments. Voilà une abeille, ajouta-t-il,
qui est arrivée à propos pour te faire crier et pour t'attirer des
galanteries, car nous passions sans te voir, et c'eût été dommage 1
Après cela il n*est pas surprenant de voir une abeille voler sur le
mont Ida.
Quel mauvais jeu de mots 1 dit Ida en minaudant.
— C'est peut-être mademoiselle qui peint ces beaux groupes de
fruits et ces jolies fleurs ? demanda Stanley, et alors elle doit être
l'amie des abeilles.
— Ida, ma nièce Ida ? dit Glaudius, vous ne la connaissez pas !
Elle est bien trop paresseuse ; elle ne sait que chanter et lire des
romans ; du reste, une charmante enfant.
Et il tourna le dos à la jeune fille.
Stanley la salua profondément en se félicitant de la voir plus
rassurée, et suivit Glaudius. Il avait appris par cet incident que
les peintures de fleurs étaient, selon toute apparence, l'œuvre delà
jeune fille à la veilleuse.
Il trouva encore sur son chemin, avant de sortir du jardin, les
deux petits enfants qu'il appela deux fleurs vivantes. Il prit dans
ses bras la petite Noémidont le regard l'attirait. Elle lui rappelait
les grands yeux de Pholoë qui s'étaient fixés sur lui avec une
expression suppliante, dans une entrevue qu'il ne pouvait oublier
à cause de la singularité et du pacte secret qui en était résulté
entre lui et la jeune fille.
De son côté, Glaudius, très-fier de sa négociation, se frottait les
mains et ne pouvait plus se remettre au travail ; il croyait avoir
exploité l'expérience d'un Anglais et, selon les anciennes traditions
cela lui semblait de bonne guerre. Il lui avait fait payer les fleurs
et l'appartement le double de la valeur. Ges douze cents francs lui
brûlaient les poches ! Il n'était chargé ni des recettes ni des dé-
penses de la maison, et, avec l'imprévoyance d'un enfant il croyait^
tenir une fortune. Il tâcha de garder son secret jusqu'à la fin du
jour, mais il se donnait involontairement des airs d'importance
qu'il n'avait pas quand sa bourse était vide.
Il se réservait de faire voir à sa femme, à la première occasions
496 REVUE CANADIENNE.
qu'il savait aussi faire des affaires, et qu'on lui faisait tort quand
on mettait en doute son intelligence commerciale. Il avait d'ail-
leurs à réparer la légèreté dont il s'était rendu coupable en signant
un billet à ordre sans même en prendre note, ce qui avait mis la
famille dans un cruel embarras.
Quand les enfants furent couchés, Glaudius était prés de sa
femme qu'il tâchait de consoler et d'encourager, car elle souffrait
de l'absence prolongée de Pholoë, et elle s'inquiétait de la savoir
seule sur les chemins à une heure si tardive.
— Au fait, pourquoi avoir envoyé cette pauvre enfant ? j'aurais
arrangé cette affaire avec Hermel, dit Glaudius ave.c assurance.
— Mon ami, tu sais que nous n'aimons pas à te détourner de tes
travaux, et tu nous as dit bien des fois que tu n'entendais rien aux
affaires d'argent.
— Je m'y entends peut-être plus que tu ne crois, dit Glaudius
avec la conscience de sa force.
Enfin un coup de sonnette se fit entendre ; c'était Pholoë qui
rentrait.
— Pauvre mère ! dit-elle en se jetant dans les bras de madame
Martel, je n'ai rien pu faire pour vous ! Elle leur raconta alors son
entrevue avec son oncle, mais elle passa sous silence les incidents
qui l'avait offensée.
— Gonsolez-vous, chère mère, ajouta-t-elle, nous trouverons autre
chose.
— G'est tout trouvé ! dit Glaudius, qui aimait les coups de
théâtre ; voilà toujours douze cents francs.
Et il faisait trébucher la pluie d'or sur le tapis de la table.
: — Et d'où vient tout cet argent ? demandèrent à la fois la mère
et la fille avec une grande surprise.
— Oui, voilà pour le moment, dit négligemment Glaudius, et il
reste encore V Amour vainqueur qui vaut de l'or ! Je ne le donnerais
pas pour quatre' mille francs.
— Mais ces douze cents francs ! dit Pholoë ; d'où viennent-ils ?
—Oh ! je n'y suis pour rien. J'ai d'abord vendu tes assiettes à
cent francs pièce: ce n'est pas mal s'en tirer.
— Mais vous savez qu'elles sont commandées, père, et que je
dois les livrer dans quelques jours.
— Oui, commandées à cinquante francs par ces voleurs de mar-
chands qui nous exploitent; plains-toi donc ! Eh bien, tu en feras
d'autres ; et, d'ailleurs, je t'en commande encore une demi-douzaine
qui sont placées.
— Et le reste de la somme ? demanda madame Martel en maniant
les pièces d'or comme pour s'assurer de leur réalité.
LA VEILLEUSE. » 497
— Ah ! ça, c'est autre chose, dit Glaudius d'un ton décidé. Oui,
l'ai loué le pavillon du jardin et je me suis fait payer six mois
d'avance ; voilà comme j'entends les affaires.
— Et tu ne nous as pas consultées, dit madame Martel avec
crainte.
— Oui, pour manquer l'occasion ! Voilà un pavillon qui va payer
notre loyer, et on vous en a refusé six cents francs ; et puis quels
renseignements ai-je à demander sur la solvabilité puisque je suis
payé d'avance ?
—C'est vrai, dit madame Martel,- c'est un grand avantage pour
nous ; mais, quant au voisinage, est-ce une famille ?
— Mon locataire ne vous dérangera pas, soyez bien tranquilles :
c'est un savant qui passe la journée à l'Observatoire et la nuit à
lorgner les étoiles. *
— Les étoiles! dit Pholoë avec une émotion qu'elle s'efforça de
contenir.
— Et comment se nomme-t-il ? demanda madame Martel.
— Il ne m'a pas laissé son nom écrit; je n'en sais pas si long.
Ah! attendez, je crois cependant qu'il se nomme quelque chose
.'omme Stanley. C'est un Anglais, un charmant garçon.
— Stanley? reprit madame Martel ; mais, dis-moi un peu, ma
fille, n'est-ce pas le nom de cet étranger qui est venu ici il y a
quelques jours recevoir un billet ?
— Ouj, je crois bien que c'est son nom, dit Pholoë en hésitant ;
elle était fort troublée, car elle se voyait involontairement la con-
fidente des entreprises de l'étranger, et il y avait un secret entre
elle et sir Stanley.
— Mais, dit-elle, pourquoi le recevoir sans le connaître ?
— Mon enfant, dit madame Martel qui ne pouvait deviner les
agitations de sa fille, après tout, je n'y vois pas grand inconvénient.
Je ne crois pas qu'un tel voisinage puisse nous gêner, et c'est un
secours inespéré qui nous arrive.
Glaudius embrassa sa femme et sa fille en déclamant avec
emphase :
*.
Aux petits des oiseaux il donne la pâture !
et il se retira triomphant. Madame Martel s'endormit plus rassurée ;
mais Pholoë, interrogeant la tour qui se dessinait dans l'ombre et
où elle ne voyait plus aucune lumière, commençait à regretter de
n'avoir pas agi avec plus de franchise et de s'être av-ancée dans une
voie où il lui était maintenant difficile de reculer. L'inquiétude
l'empêcha longtemps de dormir ; et elle céda enfin aux fatigues de
cette journée féconde en émotions.
25 Juillet 1873. 32
498 REVUE CANADIENNE.
sous LES LILAS.
Nous retrouvons notre jeune astronome installé dans son pavil-
lon qu'il avait transformé en quelques jours et disposé à sa conve-
nance, avec le secours d'un fidèle et silencieux serviteur. Ses livres
ses instruments précieux, y avaient été transportés. Un treillage
garni de verdure s'élevait entre le bosquet de lilas et l'avenue de
tilleuls, qui formait le jardin des enfants ; une petite porte de com-
munication, fermant des deux côtés, ne pouvait s'ouvrir que du
^consentement mutuel des voisins, que séparait cette frêle clôture.
Le nouveau locataire se montrait plein de discrétion ; on n'en-
tendait jamais parler de lui. Il était rarement au logis, et le soir
il semblait suivre le cours des astres sans s'inquiéter autrement de
ce qui se passait à ses pieds.
Il avait bien fait quelques visites à son voisin Glaudius, qui
l'avait pris en affection et qui lui montrait avec reconnaissance ses
essais de bleu céleste, qui rivalisaient avec ce que nous connaissons
de plus admirable dans les porcelaines de la Chine, car notre
artiste était un habile praticien, et ce n'est pas de ce côté qu'il
lui manquait quelque chose pour atteindre la perfection.
bi nous l'emportons de beaucoup sur les Chinois quant à l'élé-
gance de nos vases, à la grâce de la composition, à la correction
du dessin, il faut convenir que ce berceau de l'art a gardé le secret
de la parfaite délicatesse de la matière et de la transparence des
couleurs. Il y avait peut-être une fortune dans l'application de ce
nouveau procédé, dont Stanley, avec ses habitudes d'observation,
avait surpris le secret pendant ses voyages, et qu'il avait révélé'si
généreusement à son nouvel ami.
Stanley avait bien rencontré une fois Pholoë dans l'atelier du
peintre ; il l'avait saluée avec une froideur qui n'avait rien d'affec-
té, et il lui avait fait quelques compliments sur son talent d^
peintre de fleurs, comme la politesse l'exigeait.
Pholoë, qui se croyait un peu à la discrétion de son créancier, et
qui craignait vaguement d'être le but caché qui l'avait attiré dans
la maison, sans que rien cependant pût motiver ce soupçon invo-
lontaire, dut se trouver plus rassurée quand elle eut remarqué la
parfaite indifférence de Stanley ; elle tâchait de prendre sa part du
calme qui commençait à régner au foyer de la famille.
LA VEILLEUSE. 499
Madame Hermel, qui était'venue passer quelques jours à Paris,
avaii apporté avec exactitude l'argent de la pension d'Ida, avec une
promesse de rembourser bientôt la somme restant due sur la
maison de Vernon, qui, selon toute apparence, allait être vendue,
des propositions avantageuses ayant été faites à M, Hermel. Quel-
ques encaissements inattendus étaient venus grossir le capital dis-
ponible ; toutes les dettes étaient payées, et Pholoë avait des ^-om-
maiides dont l'une surtout était pour elle l'objet de soins
particuliers.
Elle devait donc être heureuse près de sa mère, dont la santé
s'était améliorée à mesure que ses inquiétudes s'évanouissaient, et
dont les yeux, sïls n'étaient pas ouverts à la lumière, entrevoyaient
du moins une faible lueur et n'étaient plus douloureux, ce qui, au
dire du docteur qu'on avait appelé, pouvait donner quelque espé-^.
rence, bien qu'il n'y eût rien à faire pour le moment. Que lui
manquait-il donc à notre jeune amie, qui, d'après ce que nous
avons vu de sou caractère, ne semblait vivre que pour les autres ?
Il lui manquait de deviner une énigme, dans laquelle un senti-
ment, dont elle ne pouvait encore se rendre compte, se trouvait
^peut-être intéressé.
' Les barrières qui tomberont, dit-on, entre les nalions qu'elles
séparent, s'abaissent bien plus facilement entre des voisins qui
s'entendent! Quand Stanley était de retour de ses travaux dans les
longs jours d'été, il avait regardé souvent les deux enfants qui sau-
tillaient près de son grillage comme de jeunes faons qui sont gar-
dés dans un parc. Il avait toujours quelque friandise à leur passer
à travers les barreaux.
Une familiarité plus intime s'établit, grâce à leur gentillesse, et
bientôt il fnllut leur ouvrir la porte de communication. Samuel,,
qu'on appelait plus souvent Sam, et sa gracieuse sœur Noémi y
pénétraient comme chez eux, et savaient si bien amuser par leurs
saillies et leur naturel le grave astronome, qu'il ne pouvait se déci-
der à les congédier.
C'était bien le cas pour l'attentive Ida d'aller les chercher et de
les gronder doucement d'être si indiscrets. Ce qui lui donnait une
occasion de plus de faire valoir ses grâces, de faire rayonner ses
yeux noirs qui flamboyaient sous la pénombre des lilas.
Stanley s'amusait de cette mise en scène en paraissant tout
occupé de ses livres qu'il feuilletait sur la table de pierre. Il n'était
pas fâché de voir les caractères se développer sans contrainte, car
l'expérience qu'il avait acquise aux dépens de ses plus belles
années et de ses plus riantes illusions avait fait de lui un prudent
500 REVUE CANADIENNE.
observateur et un habile diplomate. La débutante avait donc affaire
à forte partie.
* — Ma petite Ida, disait Noémi avec l'insistance traînante des
enfants, chante-nous donc celte belle chanson que tu disais hier à
ton piano. Tu sais, Ida, chante-la sous les arbres, ça sera encore
plus beau.
— Mimi, voulez-vous vous taire, disait Ida à demi-voix, vous
voyez bien que M. Charles travaille, et, si nous le dérangions, il ne
nous laisserait plus venir.
— Comment pourriez-vous me déranger, mademoiselle, disait
Stanley sans perdre de vue ses livres et avec une politesse affectée,
je serais véritablement charmé d'avoir l'honneur de vous en-
tendre.
Et Ida, après s'être longtemps" fait prier, commençait d'une voix
tendre et émue une romance sentimentale ; mais elle se retirait
confuse sans vouloir dire le dernier couplet qui est souvent plus
expressif que les autres, et qui est défendu dans la plupart des pen-
sionnats bien dirigés.
Pholoë, en sortant de l'atelier et en traversant le jardin, avait
quelquefois remarqué ces entrevues, et, bien qu'elle n'eût aucuns
droits aux préférences de Stanley qui ne lui avait pas adressé une
parole et un regard depuis qu'il vivait près d'elle, elle éprouvait en
passant un malaise dont elle ne pouvait se défendre.
Comme elle avait vu madame Hermel pendant son court séjour
à Paris entrer familièrement avec sa fille dans le jardin ^do
Stanley, elle supposait que quelques projets de mariage avaient
peut-être été encouragés par la mère d'Ida, qui parlait volontiers
de la dot et des espérances de sa fille ; mais alors elle se demandait
si la générosité apparente de Stanley, dont tout le poids retombait
sur elle, n'était pas un moyen de se rapprocher de celle qui parais
sait lui plaire ; puis aussitôt elle Chassait celte mauvaise pensée,
qui ôtait à son créancier confidentiel tout le mérite d'une bonne
action, et elle gardait son secret dans son cœur.
Claudius, avec toute la liberté de son caractère et de son langage
était moins discret, et d'un ton railleur il n'avait pas manqué de
faire compliment à la mère d'Ida des succès de sa fille près de
mylord. Madame Martel surtout insistait, autant qu'elle le pouvait
faire, pour que sa sœur recommandât à Ida une tenue plus réservée
et plus prudente ; et elle ne manquait pas de bonnes raisons pour
motiver ceXte demande.
Madame Hermel avait assez mal interprété cet avertissement tout
amical. Elle n'avait voulu y voir que le calcul d'une mère qui veut
ménager un parti à sa fille et qui redoute une concurrence.
LA VEILLEUSE. 501
— Je conviens bien que ma fille n'entend rien aux soins du mé-
nage, avait-elle dit à sa sœur avec intention, mais je ne l'élève pas
pour être une femme de chambre. Quant à sa conduite dans le
monde, sois tranquille ; grâce à Dieu, ma fille a reçu près de moi
des principes assez chrétiens pour savoir se diriger; et après tout,
si ses talents et sa beauté, sans compter sa fortune, séduisent un
galant homine, je n'y peux rien, et je crois qu'il ne fera pas une
mauvaise affaire. Si mon Ida a du goût pour lui, ce n'est pas moi
qui m'opposerai au bonheur de mon enfant. Ce n'est pas en province
que je puis songer à l'établir convenablement : ce n'est plus qu'à
Paris qu'on trouve à se marier. Ainsi c'est à elle de profiter de ses
avantages; je n'empêche pas les autres de faire de mêmâ.
La seule réponse à une telle insinuation eut été de déclarer que
le séjour d'Ida n'était plus possible dans la maison du faubourg,
depuis la présence de l'étranger; mais madame Martel aimait à
garder tous les ménagements : avec la réserve de son caractère,
elle comprit combien cette dé: ii arche pourrait être mal interprétée
par un esprit prévenu; elle laissa donc subsister des entrevues
qu'elles ne pouvait empêcher.
Elle eût pu demander rétablissement d'une clôture définitive,
mais c'était suspecter et blesser le jeune savant ; et d'ailleurs les
barrières n'y font rien Elle avait rempli son devoir en avertissant
la mère ; ce qu'elle savait du reste de la froideur et des goûts stu-
dieux de Stanley était de nature à la rassurer, et les renseigne-
ments que lui avait donnés, dans une récente visite, son ancien et
excellent protecteur de l'Observatoire lui inspiraient plus de con-
fiance encore.
Le locataire continua donc à être favorisé des visites d'Ida, qui
gravitait comme un astre errant dans le voisinage du berceau de
lilas. Jamais elle ne fut si assidue près des enfants, elle qui ne
pouvait souffrir leur voisinage et craignait tant pour la fraîcheur
de ses ajustements; elle entrait chez Stanley à leur suite, elle se
mêlait à leurs jeux avec une grâce enfantine, ce qui lui permettait
de jouer les ingénues, de se couronner de feuillage et de donner
un attrait plus piquant à sa physionomie mobile.
Stanley, comme nous l'avons dit, savait que c'était à son bénéfice
qu'on donnait ces représentations, et, en spectateur bien appris, il
était trop poli pour ne pas les payer quelquefois d'un jsourire ;
mais, si la sémillante Ida avait pu lire au fond de son cœur, elle
aurait peut-être été bien surprise d'apprendre que le silence de
Pholoë le touchait plus que la voix émue qui lui chantait des
romances.
Sans se laisser prendre dans le cercle magique dont la coquetterie
502 REVUE CAxNADIENNE.
déroulait lés anneaux autour de lui, il cherchait le soir la fenêtre
où avait brillé la veilleuse, avec plus d'intérêt qu'il ne suivait Ida
dans ses jeux. Cette fenêtre n'était plus éclairée, et Stanley trou-
vait que c'était bien. ♦
Pholoë, qui se repentait d'une imprudence bien innocente du
reste, tenait sa lampe dans un angle d'où elle ne projetait plus de
lumière au dehors ; elle-même ne paraissait plus à sa fenêtre ; mais
en voulant se faire oublier, elle ne parvenait peut-être qu'à attirer
rintérêt sur sa sagesse, et à faire deviner ce qu'elle devait souffrir.
XII
LA CONSULTATION.
Un jour que Stanley était revenu de ses travaux plus tôt qu'à
l'ordinaire, il fut tenté, malgré sa réserve habituelle, de faire à son
voisin Glaudius une visite qu'il avait longtemps projetée et qui lui
semblait urgente.
— Eh bien, cher savant, dit familièrement l'artiste sans se
détourner de son travail, donnez nous des nouvelles des étoiles.
Stanley lui tendit la main, et salua Pholoë qui travaillait assidû-
ment près de lui.
— Des étoiles? répondit il en souriant, je n'en sais rien de nou-
veau. Je croyais en avoir trouvé une, mais je l'ai perdue dans
le ciel.
—Ce sont de ces choses qui se retrouvent, dit l'artiste ; et, en
cherchant bien, vous en découvrirez peut-être deux au lieu d'une
sous le berceau de lilas : les poètes n'ont-ils pas comparé deux
beaux yeux à deux étoiles?
Dans cette circonstance, Stanley se trouvait un peu embarrassé
de la maladresse et de la légèreté de l'artiste.
— Je suppose, dit-il que vous voulez parler de mademoiselle Ida
qui daigne quelquefois venir avec les enfants troubler ma solitude ?
Elle a en effet de jolis yeux; mais, nous autres savants, nous
devons regarder plus haut.
Ce fut le tour de Pholoë d'être sur des charbons ; que devait-elle
croire ? que devait-elle penser de cette conversation inattendue ?
Elle ne voyait plus ce qu'elle faisait, et, s'excusant sur ce que sa
mère devait l'attendre depuis longtemps, elle disparut.
— Mon cher voisin, dit Stanley quand ils furent seuls, voici ce
qui m'amène. Vous savez qu'un voyageur a la prétention d'avoii
tout vu et de tout savoir...
LA VEILLEUSE. 503
Oui, de tout savoir ; je suis de votre avis, interrompit l'artiste, et
sans vos voyages aurais-je le secret de cet incomparable bleu
céleste que je me garderai bien de transmettre à mes confrères?
chacun pour soi ! Voyez quels tons excellents ! ajouta-t-il en tenant
son œuvre à distance.
—Je crois, dit Stanley, que vous pourrez tirer parti de ce bon
hazard, et j'en serai charmé; mais je veux vous parler d'un sujet
plus intéressant.
— Cher monsieur Stanley, ou plutôt, mon cher ami, dit Glaudius
avec ses démonstrations -habituelles, votre psésence nous porte
bonheur, tout nous réussit depuis que nous avons fait votre con-
naissance. M'a-t-on assez reproché d'avoir signé un malheureux
billet de trois cents francs I Eh bien, si je ne l'avais pas fait, vous
ne seriez pas venu en recevoir le prix ; vous n'auriez pas eu l'idée
de revoir cette maison qui vous avait plu, et, selon toute appa-
rence^ nous ne vous aurions jamais connu. A quoi tiennent les
choses ! — Les voies de Dieu sont inconnues, ajouta-t-il avec
emphase.
— Les voies de Dieu sont inconnues, reprit froidement l'astro-
nome.
— Croiriez vous, reprit Glaudius, et je vous le dis en secret;
savez-vous que pas plus tard qu'hier j'ai refusé deux mille frans de
V Amour vainquenr f
— Vous avez peut-être eu tort, dit Stanley ; deux mille francs
sont bons à prendre.
—Gomment ! c'est vous qui me dites cela ? vous avez évalué
vous-même le dernier prix à deux mille quatre cents francs.
^ — Et si l'acheteur ne revient pas, retrouverons-nous une telle
occasion ?
— Soyez sans inquiétude, dit Glaudius avec assurance, il revien-
dra ! Si c'eût été un amateur, j'aurais peut être cédé ; à un con-
naisseur comme vous je le donnM*ais pour rien ; mais un mar-
chand ne m'intéresse pas. Ges gens-là vivent de notre substance ;
nous n'avons pas à les ménager ; mon homme a été assez naïf pour
me dire que c'était une commande. Il faudra bien qu'il revienne ;
quant à moi je ne céderai pas. — Mais parlez moi du sujet intéres-
sant qui vous amène, et pardon de la parenthèse.
T— Mon cher monsieur Glaudius, dit Stanley en prenant un siège,
vous savez quel heureux hazard m'a conduit dans votre maison.
En voyant le malheur de madame Martel, qui m'a paru une femme
fort instruite et distinguée, j'ai été touché de sa position, et, dans
mon désir d'y porter remède, j'ai fait une imprudence dès ma pre-
mière visite, en lui laissant entrevoir que j'aurais peut-être un
50 i REVUE CANADIENNE.
moyen de la guérir. Je le regrette maintenant, car une espérance
qui ne se réalise pas est un malheur de plus.
— Mais vous savez donc tout faire ? dit Claudius interrompant
son travail ; ne seriez-vous pas un peu sorcier ?
— Pas précisément, mais j'ai vécu dans le pays de la magie, et il
a pu m'en rester quelque chose. Tel que vous me voyez, avec mes^
yeux bien ouverts, j'ai été pendant trois mois complètement
aveugle, et par la même cause qui a privé madame Martel de la
lumière ; rien n'est plus fréquent dans l'Inde. Je me trouvais sans
SBCOurs et sans amis a Bénarès, lorsqu'un pauvre médecin indien
vint heureusement pie tirer de cette position désespérante.
L'homme singulier qui m'avait guéri ne voulait recevoir aucune
récompense.
" Toutes les plantes, me disait-il, ont une vertu cachée, et cha-
cune d'elles est un dictame pour une partie de notre corps. C'est
dans ITnde que se conservent les traditions les plus savantes de ces
trésors mystérieux ; les ophtalmies, qui soni si nombreuses sous
notre ciel de feu, devaient aussi trouver leur contraire, leur contre-
poison dans les plantes aromatiques que nous foulons sous nos
pieds.
" Mais chez nous, ces secrets ne se rév.^^leiU pas ; ils se trans-
mettent à quelques adeptes de la science, et quelquefois ils sont
ensevelis dans le tombeau du dernier possesseur. Et cependant la
science est un flambeau qui vient de Dieu et que l'humanité doit
se transmettre de main en main.
" Je vais donc faire un acte contraire à nos mœurs et à nos
usages, non pas en vous dévoilant un secret dont je ne suis que
dépositaire ; mais en laissant en vos mains le reste du flacon qui a
servi à vous guérir, pour le cas où ce malheur vous arriverait
encore à vous ou à un ami dont vous voudriez soulager l'infor-
tune.
'' Je ne vous dis pas, ajouta-t-il, que vous rendrez un organe. si
délicat à ceux qui l'ont perdu ; Dieu seul peut le faire ; mais bien
des gens se croient aveugles qui seraient guéris, s'il pouvaient
ranimer à temps par cet^e plante divine un organe affaibli. Un
homme qui est engourdi par le froid ne semble-t-il pas paraly-
tique ^? et celui qui est en léthargie n'est-il pas pris quelquefois
pour un mort ? Il ne faut pas désespérer de la nature tant qu'il
reste un germe de vie.
" Seulement, et c'est ma dernière recommandation, gardez-vous
d'employer le suc de cette plante tant qu'il reste trace d'inflamma-
tion ou d'inquiétude chez la malade, car son énergie pourrait
donner la fièvre. Il faut un calme parfaitde l'esprit et du corps"
LA VEILLEUSE. 505
— Voilà, si je me souviens bien, ce que me dit cet excellent infi-
dèle avec toute la charité d'un chrétien.
— Maître, dit Claudius, je vous dis que vous êtes notre bon génie î
mais comment allons-nous faire pour nous servir de ce précieux
flacon ?
— Je n'en sais plus rien, dit Stanley ; je ne suis plus assez sûr
de la vertu de mon remède pour en vanter les eEfets. J'ignore s'il
s'appliquera avec succès aux yeux de notre malade. Je ne veux
rien lui promettre, et cependant je désire essayer; il faut que ce
secret reste entre nous.
— Mais, reprit Claudius en réfléchissant, si nous chargions Pholoë
d'appliquer le remède sans rien dire ? il n'y a pas une enfant plus
discrète et plus attentive.
— En effet, dit Stanley, elle me paraît la raison en personne.
Votre idée nous tire d'embarras. Veuillez donc lui transmettre vos
instructions, sans rien oublier. Il faut seulement que les yeux
soient voilés par un bandeau et baignés d'une eau pure, à laquelle
vous ajouterez trois ou quatre gouttes de cette liqueur pour un
verre d'eau ; gardez-vous d'en mettre d'avantage, pour éviter toute
inflammation.
— Mais, cher docteur, dit Claudius, ne voulez-vous pas faire visite
à madame Martel et l'engager seulement à se laisser mettre un
bandeau sur les yeux ? vous réussirez peut-être mieux que nous, et
elle ne se doutfra de rien. Je vous laisse monter seul pour ne pas
me trahir, car je ne sais guère me contenir, et j'attends de vos
nouvelles.
Stanley monta donc seul chez madame Martel, qui le fit beau-
coup causer ; car à la manière des aveugles, elle espérait suppléer,
en l'entendant parler, au jugement si assuré que nous pouvons
souvent porter sur un simple regard ; mais il ne disait que ce qu'il
voulait bien dire, et il était maître de sa pensée.
Stanley s'informa beaucoup de l'état des yeux de madame
Martel, et dit qu'il espérait un jour pouvoir lui communiquer une
recette dont il s'était parfaitement trouvé dans un cas semblable,
mais qu'une légère irritation paraissant subsister, il n'était pas
temps encore.
— Mais ne pouvez-vous, mademoiselle, dit-il en se tournant du
côté de Pholoë, qui travaillait près de sa mère, ne pourriez-vous
engager madame à porter un bandeau sur les yeux ? car évidem-
ment cette grapde lumière fatigue l'organe.
— Le docteur l'avait aussi conseillé, répondit Pholoë, mais ma
mère dit qu'elle aine mieux recevoir la faible lueur qui arrive
506 HEVUE CANADIENNE.
maintenant jusqu'à ses yeux et deviner l'ombre de ceux qui
passent.
— Je vous assure que c'est un danger, reprit Stanley ; et, si
madame daigne avoir confiance en moi qui a souffert du même
mal, elle portera un bandeau imbibé d'eau fraîche, qu'il faut
renouveler de temps en temps.
— Mon enfant, dit madame Martel, faisons voir à monsieur mon
empressement à me soumettre à une ordonnance si simple.
En présence de Stanley, Pholoë prépara le bandeau d'eau fraîche ;
et, quand elle en eut couvert les yeux de sa mère, elle se trouva
plus embarrassée, car il lui sembla que ce regard éteint la proté-
geait encore ; et, depuis qu'il était couvert d'un voile, elle était
plus seule avec l'étranger.
Stanley remercia madame Martel de sa soumission ; il lui
promit qu'elle en épouverait un soulagement après quelques jours
de palience ; il se félicita de ce bon voisinage et demanda la per-
mission de revenir.
Pholoë le reconduisit, —et c'est alors qu'il fallut prendre le cou-
rage de lui dire quelques mots ! Elle n'avait que cette occasion, et
elle ne pouvait rester dans une position aussi fausse que celle
qu'elle s'était faite en le prenant pour confident de la détresse de
sa famille.
— Monsieur, dit-elle, en tâchant de se rassurer, moi seule je con-
nais votre générosité. Des circonstances plus heurelises nous per-
mettent aujourd'hui de nous acquitter ; mais pour rendre.. ..(elle
trouvait difficilement les mots) — pour pouvoir vous rendre cet
argent, monsieur, il faut que j'informe ma mère de ce qui s'est
passé. Me ^permettez-vous de le lui dire, de lui raconter votre
bonne action ? elle apprendra à vous mieux connaître. C'était pour
lui épargner un chagrin au moment où elle était si malade que j'ai
fait un mensonge dont je suis bien embarrassée. — Je vous assure
que c'était bien nécessaire. Je n'ai pas eu le temps de réfléchir. —
Je ne sais comment, j'ai deviné que vous ne refuseriez pas en
voyant l'état de ma mère. Pardonnez-moi, j'avais — ^j'avais bien
besoin de vous dire cela...
— Mademoiselle, dit Stanley avec bonté, en évitant de la regar-
der, pour ne pas la troubler d'avantage, car il comprenait combien
elle avait fait d'efforts pour en dire si long, mademoiselle, il ne
faut pas vous inquiéter d'une bagatelle. Vous ne manquerez
certes pas d'occasions de me rendre service et de vous acquitter
avec moi. Jusque-là, laissez-moi jouir du petit mystère qui existe
entre nous, puisque nous étions réunis dans une même intention,
celle de soulager une douleur.
LA VEILLEUSE. 507
Il y aurait danger du reste à agiter madame votre mère, en l'en-
tretenant de ces détails au momenc où elle a le plus besoin de
calme. L'état des yeux tient souvent à celui de la tête. Je suis un
peu docteur aujourdui, et, en cette qualité, je vous demande, ou
plutôt, ajouta-t-il en riant, je vous ordonne la discrétion. J'ai donné
à M. votre père quelques instructions sur le traitement à suivre ; il
vous les transmettra, mais c'est un autre secret entre nous : voulez-
vous être encore notre confidente ?
— Je n'en dirai rien, répondit Pholoë en remerciant d'un sourire
plein de soumission ; mais involontairement elle songeait au ber-
ceau de lilas, et elle supposait que c'était peut-être aussi sur ce
point que son créancier avait acquis le droit de demander ou d'or-
donner la discrétion.
Jules Tardiiu.
{A continuer.)
LA PROVIDENCE ET
LES CHATIMENTS DE LA FRANCE.'
. Cet ouvrage du R. P. Toulemont. un des RR. PP, de la Com-
pagnie de Jésus, est destiné à éclairer un grand nombre d'esprits en
France, et à préparer leur retour à la vérité. La doctrine de la
Providence générale de Dieu et de son action spéciale dans les
sociétés ; le tableau des châtiments de la France, en face de ses
fautes; les raisons d'espérer, fondées sur l'étroite solidarité des
intérêts actuels de l'Eglise et de ceux de notre mère-patrie ; les
conditions auxquelles cette dernière peut, chacun pour sa part,
coopérer efficacement, au relèvement des choses, sont exposées
d'une manière claire et parfaitement raisonnée. L'auteur ne se
borne pas seulement, à montrer la main de Dieu dans les événe-
ments de la dernière guerre entre la France et la Prusse ; mais
remontant des faits aux causes, il démontre jusqu'à l'évidence
l'économie providentielle, en môme temps qu'il réfute avec
vigueur, les objections des sophistes contre la Providence. Il con-
fond les méchants qui blasphèment, et relève le courage des bons
qui espèrent dans des jours meilleurs pour leur infortuné pays.
* C'est le sujet d'une Conférence qui a été faite devant les membres de l'Union
Catholique de Montréal, par son président M. J. F. Dubreuil, le 18 mai dernier.
M. Dubreuil est un ancien élève distingué du Collège Ste. Marie et qui en est à
ses débuts dans la carrière littéraire. Nous sommes bien aise de le faire connaître
à nos lecteurs, et de le compter au nombre de nos collaborateurs, parceque M.
Dubreuil est du petit nombre de nos jeunes gens instruits qui consacrent leurs
loisirs aux bonnes et solides études.
N. D.
LES CHATIMENTS DE LA FRANGE. 500
Tl y a d'ailleurs, suivant l'expreesion d'un évêque français, dans
ces pages émues, un accent français qui touche et qui prouve une
fois de plus, que le vrai patriotisme prend sa source dans la foi
religieuse. L'auteur ne désespère pas de son pays et il compte sur
son avenfr.
Tel est le résumé de l'ouvrage du P. Toulemont. Le développe-
ment de ces idées se divise en trois parties.
1ère partie.
L'auteur cemmence par résumer les notions g'énérales que les
Saintes Ecritures nous fournissent sur la Providence. Tout émane
de la divine Toute-Puissance, l'existence des créatures, les forces
qui les animent, les lois qui les régissent, les lois morales, aussi
bien que les lois physiques. Ce n'est pas tout encore : le Créateur
n'a point laissé son œuvre à elle-même, comme si elle pouvait se
suffire, se soutenir par sa propre énergie. R faut qu'il étende
toujours sur elle, le prolongement de son action créatrice. Tous
les êtres et toutes les forces naturelles demeurent donc assujetties
à sa puissance, comme des serviteurs dociles, parcequ'il les sou-
tient par Teflicaci té de sa vertu. Son opération vivifiante se con-
tinue sans cesse dans le monde et rien n'échappe à son universelle
sollicitude. Toujours s'accomplit sa volonté souveraine ; elle dé-
joue les trames de la politique astucieuse, et les calculs d'une
sagesse humaine qui prétend se suffire à elle-même et se passer du
secours d'en haut. Tantôt Dieu répand sur les hommes et sur les
peuples, ses faveurs et ses bénédictions privilégiées; tantôt il les
frappe des coups de sa justice et les brise commodes vases d'ar-
gile : biens et maux, châtiments et récompenses, indigence et
richesse, tout vient de lui et en toutes choses, il est juste et sage
et ses jugements sont à eux-mêmes, leur propre justification. La
lumière éclaire tout homme venant en ce monde. R veut que tous
le cherchent et parviennent à la connaissance de la vérité. Mais
en même temps il les laisse dans la main de leur conseil et il
iraite notre liberté avec un grand respect.
[^'auteur procède ensuite à démontrer rationnellement le dogme
de la Providence, d'abord, dans la natuie matérielle et ensuite dans
l'ordre moral. On ne peut s'empêcher de reconnaître dans la na-
ture, de l'ordre, de l'harmonie, des lois, et, pour tout dire en un
mot, un pouvoir intelligent. Or, du moment qu'on reconnaît cette
vérité, l'action de Dieu et de sa Providence est plus évidente que
la lumière du soleil, et nier cette vérité ne peut être que le fait
510 REVUE CANADIENNE.
d'un aveuglement moral prodigieux. Soutenir en présence de cette
union si merveilleusement ordonnée, que tout cela existe indépen-
damment de rintelligence et de la sagesse souveraine, c'est exacte-
ment dire qu'un chef-d'œuvre d'architecture, Saint Pierre de Rome,
par exemple, s'est fabriqué en vertu des seules forces immanentes
de la matière, et que l'industrie humaine n'y a eu aucune part. —
Voici, ce que disait à ce sujet Newton, le plus grand nom dans la
science, Newton qui ne pouvait entendre prononcer le nom de
Dieu, sans se découvrir respectueusement, en quelque lieu qu'il
" fût : "N'en doutez pas, dit Newton, il est absurde de supposer
" que la nécessité préside à l'univers; car une nécessité aveugle
" étant partout la .même en tout temps et en tout lieu, la variété
" des choses ne saurait provenir d'une telle cause ; et par consé-
" quent, l'univers, avec l'ordre de ses parties approprié à la variété
" des temps et des lieux, n'a pu tirer son origine que d'un être pri-
" mitif ayant des idées et une volonté. L'astronomie trouve à cha-
" que pas la limite des causes physiques, par conséquent la trace
•' de l'action de Dieu. Si Ton suppose une infinité d'éléments
'• matériels distribués dans toutes les parties d'un espace sans
" bornes, j'accorde qu'à moins d'une égalité de répartition mathé-
" matiquement rigoureuse, et partant tout à fait improbable, les
'* attractions mutuelles de toutes ces molécules les porteront à se
" rapprocher de divers centres, et finiront par les condenser en
" masse d'inégale grosseur, telles que les étoiles, les planètes et les
" satellites. Mais il est certain que les mouvements actuels des
'• planètes ne peuvent provenir de la seule action de la gravité ;
" car cette force poussant les planètes vers le soleil, il faut pour
"qu'elles prennent un mouvement de révolution autour de cet
" astre, qiCun bras divin les lance sur la tangente de leurs orbites
" En un mot, tous ces mouvements réguliers des cieux supposent
'•' une cause première qui n'est plus une cause mécanique :
" L'ordonnance admirablement belle du soleil, des planètes et des
"comètes, ne peut être expliquée que parle dessein et l'empire
" d'un être intelligent et puissant."
Dans l'ordre moral, La Providence se révèle avec encore plus
d'éclat. Oui c'est Dieu en personne qui conserve et maintient
dans l'humanité, ces choses immortelles qui s'appellent premiers
principes, idées universelles du bien et du devoir. La conscience,
la loi morale ne sont que de vains fantômes, si elles ne sont pas le
vivant témoignage et la signature même du suprême législateur
qui a gravé dans tous les cœurs, les sentiments de l'éternelle jus-
tice et de l'inviolable devoir. — Une fois que l'on a reconnu l'exis-
tence de Dieu, on est nécessairement conduit à reconnaître
LES CHATIMENTS DE LA FRANCE. 511
Providence. Car enfin, s'il n'y avait point de Providence, si Dieu
restait étranger ou indifférent aux choses de ce monde et à celles
de l'humanité en particulier, ce serait lui supposer défaut de con-
naissance, impuissance, insouciance, ou 'mauvais vouloir ; or,
aucune de ces hypothèses ne saurait être admise, parcequ'elle
serait la négation d'une des perfections appartenant essentielle-
ment à Dieu. Une doctrine soutenant le contraire serait plus
déraisonnable que l'athéisme même* Car enfin, il est plus logique
de se déclarer francnement athée que d'admettre un semblant de
divinité ridiculement impuissante, ou niaisement indifféiente ?
Aussi toutes les protestations de la raison s'élèvent-elles pour
flétrir ce monstrueux déisme, et ceux-là mêmes qui se vantent le
plus haut d'y croire, ne sont pas toujours les derniers à se donner
le démenti
L'auteur ici, réfute d'une manière victorieuse, les sophismes de
quelques savants français, et entre autres, de Jules Simon, contre
le dogme de la Providence.
Enfin, il termine cette première partie de son ouvrage, en
démontrant par l'histoire, qu'il existe une Providence spéciale.
Quelle est la cause la plus élevée des événements, celle
qui domine et gouverne toutes lôs autres, celle qui dirige
les lois de l'histoire, les maintient, les sanctionne et leur
fraye la voie à travers tous les obstacles ? Celte cause n'a qu'un
nom pour les hommes sensés ; elle s'appelle la Providence ; laPro
vidence, toujours présente au gouvernement de l'humanité, lais-
sant d'ordinaire les causes secondes suivre leur cours régulier,
mais parfois intervenant par des actes plus directs, par ses coups
d'état à elle, qui renversent en un clin d'oeil et mettent en pièces,
toutes les combinaisons les mieux assurées de la sagesse humaine.
2me partie.
L'auteur, ayant bien posé le principe de l'existence de la Provi-
dence, procède ensuite à faire voir la main de Dieu dans les événe-
ments de la dernière guerre entre la France et la Prusse. Il com-
mence d'abord par émettre cette supposition : Une Puissance inex-
orable, le Destin, si l'on veut, avait décrété qu'un immense châti-
ment serait envoyé à la nation française; et, le moment venu,
cette même Puissance a tout disposé, tout combiné, pour que son
arrêt fût exécuté avec la plus inflexible rigueur. Cette supposition
dit-il, ne rendrait elle pas parfaitement compte de l'histoire de la
dernière guerre avec la Prusse? ou plutôt, ne dirait-on pas que
512 REVUE CANADIENNE.
tous les événements de cette guerre, sans exception, se sont arran-
gés, comme tout exprès, pour forcer de reconnaître que cette sup-
position était une réalité évidente?... Ici, l'auteur passe en revue
les diverses phases de cette lutte terrible. 11 voit dans toutes un
fait étrange, mystérieux, totalement-en dehors des régies ordinaires.
L'esprit de vertige poursuit jusqu'au bout, les hommes à la tête des
affaires en France, et la main de fer de la fatalité s'appesantit de
plus en plus, sur ce malheureux pays.
D'un autre côté, la Prusse avait des hommes à la hauteur des
circonstances : généraux consommés, organisateurs et tacticiens de
premier ordre : rien ne lui manquait : et par-dessus tout, elle avait
à sa tête, Bismark, cette étrange personnalité dont on ne retrouve
pas d'exemple dans l'histoife.
Par un renversement inouï et qui trahit encore le caractère
essentiellement fatal de toute cette guerre, les qualités tradition-
nelles des Français, les plus saillantes, telles que la hardiesse des
initiatives, la sûreté du coup-d'œil et la rapidité des mouvements
avaient passé tout entières du côté de la Prusse, pour ne plus lais-
ser en partage, aux premiers, que les défauts de la race allemande,
ses hésitations et ses lenteurs proverbiales. Plus de trois cent mille
hommes de la grande et glorieuse armée française, prisonniers de
guerre en Prusse ! ! Quelle imagination aurait jamais pu concevoir
que cela fût possible ? Et combien d'autres choses non moins
.incompréhensibles ?...
Or, quel est le sens de ces mots Fatalité, Destin ? Le sens com-
mun nous dit qu'il n'existe réellement ni fatalité, ni destin indépen-
dant de Dieu. Tous ces noms ne sont que des pseudonymes de la
divine Providence. Ce qui est hazard à l'égard de nos conseils
incertains, est un dessein concerté dans un conseil plus haut. De
cette sorte tout concourt à là même fin ; et c'est faute d'entendre le
tout que nous trouvons du hasard, ou de l'irrégularité dans les ren-
contres particulières.
L'auteur résume toute cette démonstration, en disant que la
Providence irritée contre la France^ a permis et voulu qu'elle fût sévère-
me7it punie: tel est le dernier mot et la suprême raison de tous les
événements de cette guerre. Ici l'auteur se demande :
Quelles sont les causes qui ont armé la justice divine contre la
France? Il indique spécialement les crimes suivants: lo les
grandes injustices et les grandes rapines: 2o l'oppression des
faibles et la spoliation des pauvres ; 3o l'orgueil, le faste et le luxe
effrénés ; 4o la corruption, l'immoralité et l'appétit des jouissances
matérielles ; 5o par-dessus tout, la i^volte contre Dieu et le mépris
de sa loi.
LES CHATIMENTS DE LA FRANGE. 513
Parmi les grandes injustices et les grandes rapines, l'auteur
range l'agiotage, l'usure et la spéculation éhontée. On eût dit
que toute une classe d'hommes s'était fait un métier de ruiner
leurs semblables, pour élever ces monstrueux édifices de fortune
qui faisaient presque rougir le vice lui-même. Brigan'dage en grand
cent fois plus coupable que la vulgaire escroquerie justiciable de
la police correctionnelle. Brigandage d'autant plus scandaleux et
plus révoltant qu'il s'était assuré les privilèges de l'impunité.
L'OPPRESSION DES FAIBLES ET LA SPOLIATION DES
PAUVRES.
Nous ne pouvons renoncer au désir de citer ici, une page du P.
Toulemont, relativement aux désordres causés par les grandes
manufactures: nous n'en voyons que trop les tristes effets, môme,
ici, à Montréal. '' L'industrialisme" a donné naissance a des ini-
quités sociales non moins criantes (que l'agiotage) et cela, juste-
ment à l'égard des classes de la population qui, par leur faiblesse
même méritaient au plus haut degré, le respect et la protection.
Nul ne peut ignorer ce que l'usine et l'atelier ont fait de l'enfance
et de la jeunesse. Des enfants à la première fleur de l'âge ont été
condamnés à un travail précoce et à une cohabitation corruptrice
qui les ont étiolés et flétris à jamais au physique comme au moral.
Plus souvent encore les jeunes hommes et les jeunes filles, inno-
cents et purs jusque-là, mais une fois livrés comme des victimes
au minotaure industriel, ont été plongés par lui dans le gouffre de
la débauche et de la dégradation. Enfin, autre conséquence des
mêmes causes, les grandes agglomérations manufacturières ont
créé, ou développé, en des proportions effrayantes, cette lèpre de
misère et de paupérisme, à laquelle la mendicité ordinaire n'a
jamais rien eu à comparer en fait d'abjection et d'ignominie. Un
observateur aussi consciencieux que compétent est allé jusqu'à dire
que ce hideux paupérisme a produit ça et là un état social bien
inférieur à celui de la barbarie et touchant à la bestialité. "
Les princes de l'industrie et de la finance devaient â Dieu des
comptes terribles.
L'Orgueil, le faste, le luxe effrénéet l'immoralité, se traduisaient
en œuvres pleines de provocations et de convoitises insatiables et
qui suffisaient à elles seules pour marquer le niveau des mœurs
publiques.
La grande Exposition universelle de 1867 fournit à l'auteur, une
preuve frappante de cet état de choses. A part quelques justes
25 Juillet 1873. 33
514 REVUE CANADIENNE.
exceptions-, on ne trouvait là que l'art infidèle à sa mission sublimej
l'art dégradé jusqu'à se faire le prédicateur du mensonge et de la
volupté. Et ce qui frappait douloureusement les regards, c'est que
la France s'était fait sous ce rapport, une place tout à part ; car si
les autres nations ne lui avaient guère fourni le modèle des grandes
aspirations idéales, elles lui avaient du moins donné l'exemple à
peu près universel, du respect des convenances et de la pudeur.
Toute la presse répétait assez haut, les scandales babyloniens
dont Paris donnait alors le spectacle. On disait que le théâtre et
les bals publics avaient réservé pour les pèlerins de l'Exposition
des scènes dignes des sanctuaires de Vénus.
Nul ne pouvait le savoir alors, mais les instruments de la ven-
geance, les Maux de Dleu^ étaient là ayssi, et déjà, de son regard
fauve, le vautour prussien épiait sa proie.
LA RÉVOLTE CONTRE DIEU ET LE MÉPRIS DE SA LOL
La France depuis 1789, s'est organisée sur le pied de l'indiffé-
rence de l'Etat en matière religieuse. On est forcé de convenir,
que la Révolution française a été en droit, la prétention d'abolir
le règne de Dieu, et en fait, l'abolition de ce règne dans la société
française, en tant que société Une société, en tant que telle,
se personnifie avant tout, dans son gouvernement ; car là est la
tête, l'autorité qui maintient son unité. Et qu'est ce qui caractérise
les gouvernements, tels qu'ils ont existé en France depuis 80 ans ?
Tous ont travaillé plus ou moins directement, plus ou moins effica-
cement, à ruiner le régne social de Jésus-Christ. De laces efforts
incessants pour enchaîner la liberté de l'Eglise ; de là, ce parti pris
de fouler aux pieds, les droits les plus sacrés qu'elle tient de son
divin auteur; L'ensemble des lois, des constitutions reposait sur
une base purement rationaliste et par cela même, sur la négation
de la religion surnaturelle ; en d'autres termes, c'était l'antichris-
tianisme officiellement professé.
Le christianisme a une loi capitale entre toutes : la sanctification
du jour consacré au Seigneur.Or,contraste humiliant et douloureux
au delà de ce qui peut se dire, quand après avoir vu chez l'Angle-
terre schismatique, le respect le plus scrupuleux du précepte domi-
nical, on trouvait dans les villes et les campagnes delà. France
le mépris presque universel du dimanche, en vérité, on pouvait se
demander si la France méritait encore, le nom de pays chrétien.
Et l'enseignement public était-il celui d'une nation chrétienne ?
L'instruction historique, philosophique, littéraire que l'Etat distj
LES CHATIMENTS DE LA FRANGE. 515
Luait aux jeunes générations était faite, la plupart du temps, pour
ébranler en elles, sinon pour renverser, la foi de leur baptônia, et
pour fausser à jamais leurs idées, leurs notions sur les vérités les
plus essentielles.
Il est aisé de conjecturer^ les résultats que produisait cet ensei-
gnement, auquel venait s'ajouter celui de la presse, livres, j-jj^, naux»
brochures. Ce dernier enseignement n'était pas, il est vrai, donné
au nom de l'Etat mais l'Etat en tolérait les désordres et quelque
fois môme, le favorisait ouvertement. Blasphèmes horribles contre
Dieu et les choses divines, calomnies atroces contre l'Eglise et ses
institutions, mensonges à outrance et infamies de tous genres,
contre tout ce qu'il y a de plus sacré, le journalisme français n'a rien
épargné pour étouffer le christianisme. Certes, quaad bien môme
la France n'aurait eu à sa charge que les crimes d'une telle presse^
elle en aurait eu bien assez pour mériter le surnom de nation
impie que lui infligeaient les étrangers.
La France n'ôtait-elle pas assez coupable et n'avait-elle pas assez
démérité, pour attirer sur elle-même, les châtiments de Dieu ? ^
Mais ce n'est pas tout, la France a été encore coupable, parce
qu'elle a trahi sa mission providentielle qui est de protéger et de
défendre le'calhoUcisme : " Gesta Doi per Franco». " A l'égard de
sa grande colonie, l'Algérie, elle avait violé'les obligations de la
tutrice, vis à-v^s de sa pupille ; à l'égard de l'Eglise, elle avait tr.ihi
les devoirs de la fille ainée vis-à-vis de sa mère, en laissant dé-
)ouiller petit à petit, et en abandonnant hont3usemynt le chef de
catholicité. Mais la justice de Dieu fut terrible, f^e 6 août, le
|our même où les troupes françaises s'embarquaient à Civiita
^ecchia, ce jour-là même, les premiers désastres de la France écla-
taient comme des coups de foudre: quelques seuiaines après se^
n-ovinces étaient envahies, l'Empire s'écroulait dans la boue de
Jédan, et la France subissait l'incomparable atfroiit de se voii-
Recourue et défendue par les hordes de Garibaldi. _^
Ici l'auteur se demande : Pourquoi la Providence a t-elle permis
[ue la France catholique fût châtiée par la Prusse protestante ?
Pourquoi les innocents frappés avec les coupables? Pourquoi
l'impunité et la prospérité des méchants ?
|\ La solution de la première de ces difificultés est des plus simples
!t des plus faciles, dit le P. Toulemont. Un préjugé et une erreur
►mmune, c'est de se figurer que les nations catholiques ne
devraient jamais être éprouvées par des adversités et des châti-
ments. Ce serait au contraire un grand malheur pour ces peuples
et une espèce de réprobation, si Dieu ne les punissait point quand
elles le méritent. Lorsque la Providence châtie une nation catho-
516 RKVUE GANADIENx\E.
lique, elle le fait par miséricorde, et parfois, sans aucun doule, par
un sentiment de prédilection spéciale : " Dieu châtie ceux qu'il
aime."
L'expérience de tous les siècles démontre qu'il n'y a rien de
plus dangereux pour un peuple que les prospérités prolongées. De
plus, il y a des intérêts incomoarablement plus précieux que ceux
de la prospérité temporelle : ce sont les intérêts des âmes et leur
éternel avenir. Or, à ce point de vue, les châtiments et les adver
sites produisent souvent les effets les plus salutaires. Les adversités
qui frappent les peuples sont faites pour leur donner les mêmes
avertissements.
Quelquefois" aussi la Providence permet qu'une nation catho-
lique soit livrée à l'oppression et au martyi'e, et cela, à cause d*un
dessein tout particulier sur cette nation. L'auteur cite comme
exemple, le noble et catholique pays d'Irlande. Grâce à Dieu, ce
généreux peuple a vu tomber depuis quelques années, les plus
lourds anneaux de sa chaîne séculaire ; mais au plus fort môme
de l'odieuse persécution que l'Angleterre faisait peser sur lui,
quelle grande et sublime mission ne remplissait-il pas dans le
monde ? C'était la mission môme qu'avait jadis remplie le peuple
d'Israël quand il était dispersé parmi les Gentils, mission d'apostolat
parmi les autres nations.
Si l'on veut être juste, il faut avouer que, dans sa lutte avec la
Prusse, la France a reçu l'application providentielle de la loi qui
veut que l'homme soit puni par oîi il a péché. Il est certain que
c'est la politique française qui a contribué le plus efficacement,
aux agrandissements de la Prusse protestante. Qui est-ce-qui a fait
Sadowa, avec tous ses immenses résultats, sinon le second
Empire ?
D'ailleurs, la France méritait d'être châtiée, et, dès lors, nul ne
pouvait faire un reproche à la Providence, d'avoir fait
choix de tel instrument plutôt que de tel autre. Quand
Dieu voulait punir le peuple d'Israël, il se servait des peuples
idolâtres, des égyptiens, des Philistins, des Assyriens, ou autres,
non pas que ces peuples fussent meilleurs, mais tout simplement
parceciue Israël avait besoin d'être rudement châtiée. Jamais Dieu
ne permet le mal qu'en vue et à cause du bien qu'il en doit faire
sortir.
Le Protestantisme, ajoute l'auteur n'a rien à revendiquer dans
les succès de la Prusse, pas plus que l'Anglicanisme dans la pros-
périté de l'Angleterre. Encore moins faudrait-il rendre le Catho-
licisme responsable des défaites et des humiliations de la France.
On a constaté que les populations qui ont trop faiblement acquitté
LES CHATIMENTS DE LA FRANGE. 517
leur dette envers la patrie, et dont l'attitude en face de l'ennemi,
n'était pas celle qu'elle devait être, n'appartenaient pas aux pro-
vinces les plus renommées pour leur ferveur religieuse. En re-
vanche, les pays, comme l'Alsace et la Bretagne, où la foi religieuse
est plus forte, ont fait preuve d'un patriotisme qui aurait pu sauver
la Fiance, si les autres provinces avaient concouru dans la même
proportion à la défense commune. Leurs fils ont montré qu'ils
savaient souffrir et mourir noblement.
Que ne faudrait-il pas dire de ces soldats catholiques par excel-
lence,de ces zouaves de Pie IX, qui ont forcé leurs plus grands
ennemis à proclamer leur bravoure sans pareille et leur dévoue-
ment incomparable. Ce seul exemple en dit assez à tout homme
de bonne foi.
Le P. Toulemont résume toute cette proposition, on disant que
la France a été vaincue, non point, parce qu'elle était catholique,
mais pai'ceque Dieu a voulu 1 i punir de n'être pas assez catholique.
Il se pose ensuite cette question.
Mais pourquoi frapper les innocents avec les coupables? S'il y
avait des coupables en Franco, il y avait beaucoup d'hommes de
bien : ce sont presque tous ceux-là qui ont le plus souffert?
Voici comment il résout cette difficulté. Il y a, dit-il, une soli-
darité réelle entre les membres de la famille humaine. Il y a plus :
ça été une croyance universelle parmi les hommes, qu'il existe
vine loi générale qui condamne les innocents à souffrir, à expier»
pour les coupables. Il faut bien se garder d'attaquer à ce sujet, la
Providence ? Dieu n'est-il pas en droit de dire que cette loi de
l'expiation il l'a subie tout le premier, puisqu'il a sacrifié son pro-
pre Fils pour la rédemption du monde?. . . Cette loi de l'expiation
ne s'est pas seulement accomplie sur le Calvaire, elle a reçu aussi
sa perpétuelle exécution à travers tous les âges chrétiens, depuis
les martyrs sans nombre, des trois premiers siècles de l'Eglise jus-
qu'aux nobles victimes de la dernière guerre et jusqu'aux otages
sacrifiés de la Commune.
Ainsi, il ne faut pas s'étonner de voir les innocents frappés en
même temps que les coupables. Si regrettables et si douloureux
que puissent nous paraître parfois ces sortes de malheurs, ils sont
la conséquence nécessaire du plan tracé par la divine Sag^ssî.
3me Partie.
Dans la troisième et dernière partie de son ouvrage, le P. Toule-
mont, s'attache à faire voir que malgré tout, il ne faut pas désespé-
518 REVUE CANADIENNE.
rer du salut de la France. Gomme c'est surtout, pour avoir déserté
son poste d'honneur près de Pie IX, que la France s'est attirée tant
de malheurs et de catastrophes, il faut pour ramener sur elle, la
divine protection qui s'en est retirée, que, suivant l'expression de
l'auteur, " à force de dévouement pour Rome, nous nous fassions
pardonner le crime de l'avoir trahie." Les devoirs de la France
envers l'Eglise sont définis, par l'auteur, l'espérance, la prière.
Faction. 11 faut espérer dans les destinées surhumaines de l'Eglise
et puisque la France est l'instrument réservé de la régénération
religieuse de la terre, il ne faut pas perdre confiance dans une
résurrection glorieuse pour la France. Rome et la France seront
associées dans le triomphe, après l'avoir été dans l'épreuve. Dieu
ne voudra pas disperser aux vents, tous ces trésors de noble désin-
téressement, ces germes de dévouement généreux, ces flammes de
zèle et d'expansion apostolique qu'il a déposés dans l'âme de la
vraie France. Il faut donc dire, avec Pie IX? Non, non la France
lie périra pas; si la France périssait, la fin des temps serait arrivée,
car n'est-elle pas la fille aînée de l'Eglise; le centre des bonnes
ceuvres, le pays qui donne malgré tout, le plus de défenseurs au
Saint Siège, le plus de missionnaires, le plus de Sœurs de Charité ?
En second lieu, il faut prier: il faut que la France se remette à
prier et qu'elle revienne à Dieu par là. Il faut qu'elle désarme sa
colère par une conversion sincère. Elle ne peut être catholique
à demi ; il faut qu'elle le soit tout entière et tout d'une pièce.
Enfin, il faut agir, agir avec conviction, avec zèle, avec un ardent
désir d'être sérieusement et pratiquement utiles. Cette action doit
se manifester à l'extérieur par des œuvres véritablement humani-
taires. L'esprit public est largement faussé par les mauvais livres,
par les mauvaises doctrines; il faut le ramener à la vérité, par de
bonnes bibliothèques, par la propagation et la diffusion des bons
principes et des saines doctrines.
L'auteur termine par ce magnifique paragraphe qui peint bien
le fond de son cœur de prêtre français et d'ami dévoué de son pays :
'' Ah !, dit-il, quand j'ai parlé des crimes et des hontes de la France
contemporaine, mes paroles ont pu paraître empreintes d'amer-
tume et décolère. Oui, sans doute, j'ai dû fiétrir la fausse France
et ses faux fils. Mais à Dieu ne plaise qu'une seule de mes paroles
ait seulement effleuré la France loyale, noble, chrétienne, la véri:
table France, enfin ! Celle-là au contraire, nous l'aimons avec u^
redoublement de tendresse filiale, à cause même de ses malheui
comme un fils redouble d'amour pour sa mère et l'embrasse ave
plus de larmes dans les yeux, quand il la trouve meurtrie par dflj
étrangers barbares et des enfants indignes. "
LES CHATIMENTS DE LA FRANGE. 519
Ici se termine notre analyse de l'ouvrage du P. Toulemont.
Cette analyse n'est guère qu'un résumé de l'ouvrage, résumé bien
imparfait, mais qui en fait comprendre et apprécier la portée géné-
rale. L'auteur développe ses magnifiques idées avec une richesse
de style et une puissance de i%isonnement admirables. Comme on
a pu s'en convaincre, il est allé en bon médecin, à la source même
du mal : Il n'a pas craint de sonder, jusque dans ses replis les plus
cachés, la plaie hideuse qui dévore depuis trop longtemps la
France. Mais s'il a porté dans cette plaie un fer douloureux, ça
été afin de montrer que quelque terrible qu'elle fût, il y avait
encore un remède souverain qui pouvait la cicatriser, et la guérir
entièrement.
Cet ouvrage a déjà été apprécié comme il devait l'être par les
hommes bien pensants, et approuvé par plusieurs évêques Français
Nul doute qu'une lecture attentive du livre, produira dans ce
malheureux, mais bien aimé pays, un bien immense et que le vœu
si patriotique de son auteur, la régénération de la France, sera
bientôt réalisé. Nous joindrons nos vœux aux siens, et nous lui
souhaiterons cordialement et sincèrement, succès dans sa géné-
reuse et patriotique croisade.
J. F. DUBREUIL.
^^
LA FETE ST. JEAN-BAPTISTE.
DISCOURS PRONONCÉ PAR M. JOSEPH TASSE AU BANQUET NATIONAL
A OTTAWA, LB 24 JUIN 1873.
M. le Président, Messieurs,
Je crois me faire l'écho de cette nombreuse réunion en exprimant
le vœu que le ''jour que nous célébrons," le sujet même de ce
toast, puisse être longtemps chômé avec l'éclat, l'enthousiasme et
l'union qui ont présidé aujourd'hui à notre fête nationale.
Oui, puisse la St Jean-Baptiste être célébrée longtemps non
feulement par nous, mais par nos descendants les plus éloignés, et
nous pourrons être sûrs que la grande famille française du Canada
se conservera pleine de sève et de vitalité et qu'elle n'est pas des-
tinée à périr. Oui, puisse-t-elle être célébrée longtemps, et notre
nationalité pourra poursuivre sa glorieuse mission pour mieux
faire mentir les sinistres prédictions de ceux qui proclament, à
son de trompe, qu'elle doit s'engloutir tôt ou tard dans l'océan des
peuples, dont les flots envahissants couvriront avant longtemps
tout le nord de ce continent.
La St. Jean-Baptiste es|^ aujourd'hui étroitement identifiée avec
la cause de notre nationalité, et puisqu'elle en est le symbole,
nous devons en être fiers et nous efforcer chaque année de la cé-
lébrer avec pompe. Car, en popularisant notre grande fête
LA FETE 8T. JEAN-BAPTISTE. . 521
patronale, en la rendant cher au peuple, nous travaillons par là
même d'une manière efficace au maintien de notre aulononnie.
Je sais, Messieurs, que des voix plus autorisées que la mienne se
sont déjà prononcées en faveur d'une fusion de toutes les associa-
lions nationales pour ne former qu'une grande société canadienne,
destinée à donner un caractère plus homogène à notre popula-
tion. Cette idée ne manque pas de grandeur et elle a été préconisée;,
je crois, par l'homme illustre qui vient de descendre dans la tombe
au milieu des pleurs de la nation.
Toute respectable que soit cette opinion, on me permettra peut-
être de dire que je regarde ce projet comme le rêve brillant d'un»
grande intelligence. Non seulement je le crois irréalisable, mais
je ne pense pas qu'il donnerait tous les résultats abondants que
l'on en attend, s'il étnit possible de le mettre à effet.
Je suis persuadé qu'un mouvement entrepris dans ce sens n'au-
rait de l'écho ni parmi nous ni parmi nos concitoyens des autres
origines. Les enfants de la Verte Erin ne voudront pour rien au
monde cesser de fêter la St. Patrice, qui leur rappelle sur la terre
de l'exil, les souvenirs de leur belle et malheureuse patrie, de
cette noble Irlande, à laquelle ils portent un invincible attache-
ment dont l'histoire des peuples offre peu d'exemple. Les Anglais
voudront continuer à chômer la fête de St. George, où ils aiment
à se ressouvenir avec un juste sentiment d'orgueil qu'ils appar-
tiennent à la fière Albion, la reine des mers, la grande nation sur
les domaines de laquelle le soleil ne se couche jamais. Et les des-
cendants des Highlanders resteront fidèles à la fête de St. André,
jour où ils se font gloire d'appartenir à la patrie de Walter Scott,
où ils se plaisent à vanter leurs anciennes gloires, leurs montagne»
légendaires, leurs lacs pittoresques, leurs plaines fertiles, embelli»
par Timagination de leur incomparable romancier. Et nous, cana-
diens, tant qu'un souffle national nous animera, tant que le sang
français coulera dans nos veines, nous ne consentirons pas à
sacrifier notre glorieuse fête patronale. Et nous continueront
encore longtemps de porter avec orgueil la feuille d'érable, notre
emblème national, de môme que l'anglais porte la rose, l'écossais
le chardon et l'irlandais le trèfle.
Oui, tous les ans, le 24 juin, nous aimerons à venir en foule au
pied des autels nous incliner devant Celui qui pardessus tout a fait
notre nationalité ce qu'elle est "aujourd'hui, et nous l'implorerons
de continuer sa protection à ce même petit peuple, qui n'a cessé dt
tenir haut le drapeau de la civilisation chrétienne depuis les bou-
ches du St. Laurent jusque sur les bords lointains de la Rivière-
Rouge et de l'Ile Vancouver. Tous les ans, le 24 juin, nous aime-
Ô22 ' REVUE CANADIENNE.
rons à marcher en rangs serrés à l'ombre du drapeau qui renfer-
me dans ses plis nos institutions, notre langue et nos lois^ afin d'attes-
ter que si nous comptons parmi les plus loyaux sujets de Sa Majesté
nous n'en sommes pas moins restés français — français comme on
l'était au dix-septième siècle et dans les plus beaux jours de notre
ancienne mère-patrie — français par le cœur, par la langue, par la
religion. Tous les ans, le 24 juin, nous voudrons nous réunir
pour compter nos forces, interroger notre passé, feuilleter
quelques unes des plus belles pages de notre histoire, en faire
revivre les gloires, et citer les vertus et le patriotisme de nos pères
comme le plus bel héritage qu'ils aient transrais à leurs descen-
dants. Et tous les ans, laissez-moi l'espérer, nous pourrons orga-
niser quelque réunion amicale de ce genre, pour bien couronner
une fête qui nous est chère à tant de titres.
Le maintien des sociétés représentant nos différents groupes natio-
naux ne saurait, Messieurs, au reste, entraver la marche des esprits
vers cette union politique à laquelle aspirent nos hommes d'état,
et qui a pour but de jeter les fondements d'une grande nation au
nord de ce continent.
Voyons les Etats-Unis. 11 y a presque autant de sociétés natio-
nales que de noyaux de peuples différents dans ce pays. Les com-
patriotes de M. de Bismark y ont leurs fêtes nationales tout comme
les Anglais, les Ecossais, les Français. Cependant l'existence de
ces sociétés a-t-elle été un obstacle à l'unitication de la vaste rôpu-
hlique ? Non, puisqu'il n'est pas un pays où l'assimilation des
différentes nationalités s'effectue aussi rapidement. Et si chaque
groupe national reste fidèle à la fête de son pays, tous savent s'unir
pour chômer le 4 juillet avec l'éclat que nous pourrons donner, j«
l'espère, avant longtemps à la célébration du 1er juillet.
Nous, canadiens-français, nous ne saurions av )ir en tout le»
mêmes aspirations nationales que nos concitoyens des autres
origines. Nous voulons bien autant qu'eux le progrès et le déve-
loppement de notre pays, et nous sommes prêts à faire les plus
grands sacrifices pour contribuer à sa prospérité et à sa grandeur.
Nous voulons le Canada pour les Canadiens dans le sens le plus
large du mot.
Mais nous avons aussi des institutions qui nous sont propres à
<;onserver, une langue à maintenir et des lois à défendre. EUei
forment notœ héritage national et nous désirons le perpétuer
intact à nos descendants. Et l'on comprend que nous ne soyons
pas prêts à voir disparaître une société qui a justement pour bi
d'assurer la conservation des choses qui nous sont les plus chèrei
»
LA FETE ST. JEAN-BAI^TISTE. 523
Qu'on respecte notre langue, nos lois et nos institution», et nos
gonvernnnts trouveront en nous le*s meilleurs sujets, comme nous
serons l'un des éléments constitutifs leJî.plus importants et les plus
sûrs de la nouvelle nation que l'on veut fonder. Et à l'heure du
danger, on nous verra les premiers au poste de l'honneur, défen-
dant le drapeau qui abrite nos libertés religieuses et politiques.
Notre passé est là, d'ailleurs, pour prouver ce que nous saurons
faire à l'avenir- L'histoire n'a-t elle pas dit depuis longtemps que
sans la fidélité et l'héroïsme des canadiens en 1775 et 1812, les cou-
leurs anglaises auraient depuis longtemps traversé les mers pour
faire place au pavillon étoile ? Aussi, est-ce avec raison que le gou-
verneur Haldimand a pu affirmer que nous étions le bras droit de
l'empire britannique, dans ses possessions américaines, et Sir
Etienne Paschal Taché a dit avec non moins de vérité, que le der-
nier coup de canon en faveur de l'Angleterre serait tiré par un
canadien-français.
La fête St. Jean-Baptisté à laquelle, Messieurs, nous sommes si
attachés, est de création assez récente. Elle a eu pour fondateur
M. Ludger Duvernay, ce vrai patriote dont le nom est justement
cher aux canadiens. Si l'on veut savoir pourquoi M. Duvernay
donna le nom de St. Jean-Baptiste à la célébration nationale, la
petite anecdote suivante pourra peut-être nous l'apprendre. A l'é-
poque de la guerre de 1812, un officier anglais, ayant à appeler^les
'olisde^ miliciens et voyant qu'un très grand nombre répondaient
,u nom de Jean-Baptiste, s'écria en faisant entendre un vrai juron
•ritannique. D . . . nd they art ail Jean-Baptiste ! A partir de là, ce
'ut la façon parmi les militaires d'appeler tous les canadiens fran-
çais Jean Baptiste. ^
La fêle n'avait pas d'abord de caractère religieux. On la chômait
par un grand banquet, comme nous le faisons ce soir. On l'ac-
compagna d'une grande messe vers 1836 dans quelques villages
bas-canadiens, mais ce ne fut que vers 1843 ou 1844 que l'usage
iré valut de rendre la fête à la fois religieuse et nationale. Gela est
!û au fait que jusqu'alors St. Joseph était regardé comme le pre-
lier patron du pays et, comme on n'avait pas à se plaindre de lui,
répugnait au clergé de le voir détrôné par St Jean-Baptiste. *
Durant les premières années, la fête eut un caractère politique
'es prononcé. Nos compatriotes ne jouissaient pas alors des liber-
!S qu'ils ont su conquérir par leur courage et leur fière attitude,
ous n'avions pas de gouvernement responsable, les élections
^ Les fêtes patronales des (Canadiens français par le Dr. LaRue.
^ Idem.
524 REVUE CANADIENNE.
parlementaires n'étaient qu'un leurre, elles étaient souvent em
portées par l'intimidation ou la fraude, nous étions gouvernés par
une infime minorité qui accaparait les honneurs et les faveurs du
pouvoir et qui, pour me servir d'une expression dont on a bien
abusé (le notre temps, s'engraissait des sueurs du peuple. Nous,
ce peuple de gentilshommes, comme nous appelait un homme poii-
que anglais, nous étions traités comme des parias dans le pays
même où nous étions l'immense majorité. Aussi n'esl-il pas éton-
nant que l'on se soit servi de la société St. Jean -Baptiste comme
d'un levier puissant pour soulever la population canadienne contre
ses oppresseurs. Dans les premiers banquets qui eurent lieu à
Montréal en 1834, 1835 et 1836, les orateurs ne cessaient de parler
dans leurs discours de la grande cause de la liberté politique. Il
semble que des santés furent proposées aux réformateurs de tous
les pays, à commencer par le célèbre O'Cannell. On but avec non
moins d'enthousiasme à la santé des canadiens qui combattaient
dans notre chambre d'assemblée en faveur de nos droits politiques..
Et on se garda bien d'oublier la santé de Josephte, la femme de
Jean-Baptiste, qui, comme le disait l'orateur du temps " a pour
empire celui de la tendresse et de la vertu et mérite la confiance
de l'époux qui ne fait jamais Û'affiires importantes sans prendre
son avis. "
Ives malheureux événements de 1837-38 interrompirent la célé-
bration de la fête nationale, mais à son retour de l'exil, M. Duver-
nay prit immédiatement des mesures pour la chômer avec plus
d'éclat que par le passé. La première célébration de la bt. Jean-
Baptiste n'eût lieu qu'en 1842, à Québec. On la termina par un
grand banquet qui fut servi en maigre, vu que c'était un vendredi.
Il y eut abondance de discours éloquents et chaleureux, mais
que l'on arrosa seulement d'eau froide, de limonade, de bière de
gingembre et de sapinette. Ce fut un vrai repis de tempérance.
Gela n'est pas surprenant lorsqu'on sait que le sermon de circons-
tance fut prêché par l'abbé Ghiniquy, qui était alors l'apôtre de la
tempérance et l'idole des Canadiens.
Depuis cette époque, la St. Jean Baptiste n'a cessé d'être fêtée
dans nos grandes cités comme dans nos plus modestes villages,
partout où ii y a des Canadiens. Il y a bien longtemps qu'on l'a
chôme ici avec entrain, et je vois même autour de cette table de
respectables compatriotes qui comptent au nombre des premiers
présidents et officiers de la société. M. Rameau, dans son ouvrage
sur La France aux Colonies, n'a pas cru pouvoir donner une raeiQ
leure preuve du patriotisme des Canadiens d'Ottawa, qu'en reprç
LA FETE ST. JEAN-BAPTISTE. 525
duisant un compte-rendu de la célébration nationale, qui eut lieu
en 1859.
Si, Messieurs, nous avions pu jouir un instant aujourd'hui du
don d'ubiquité, nous aurions vu l'admirable spectacle de centainei
de milliers de descendants de la France, dont les cœurs ont battu
à l'unisson des nôtres, célébrant à qui mieux mieux la fête natio-
nale. Nous les aurions vu, affirmant comme nous au grand jour
leur patriotisme, emcombrant les temples sacrés, se déployant en
d'énormes processions, au bruit des fanfares nationales et à 1 ombre
de la bannière de St. Jean Baptiste. Et nous aurions vu ce môme
imposant spectacle se reproduire depuis l'Acadie jusqu'au Pacifi-
que et sur les bords du majestueux lac Gliamplain comme sur les
rives enchanteresses du Mississipi.
J*ai eu la bonne fortune, Messieurs, d'assister deux fois à la célé-
bration nationale dans l'état de New-York, et si le drapeau étoile
ne fut pas là poitr nous rappeler notre présence dans les domaines
de l'Oncle Sam, nous aurions pu nous croire dans quelques unes
de nos petites villes de la province de Québec, à Hull, par exemple,
où la fête a été ^\ belle, tant l'enthousiasme, tant l'entrain était
général.
Ce que je dis de nos compatriotes de l'Est des Etats-Unis peut
également s'appliquer à ceux de l'Ouest, où ils sont groupés en
grand nombre et où ils sont pour ainsi dire chez eux. Car, nos
compatriotes ont été les pionniers da cette vaste région et on voit
leurs noms au berceau de leurs plus grandes cités comme Chicago,
St. Louis, Milwaukee, St. Paul et bien d'autres. 11 y a quelques
années les canadiens de St. Paul, Minnesota, chômèrent leur fête
avec tellement d'éclat que le gouverneur de l'état même s'y associa
et prononça un discours remarquable de circonstance.
Il semble que nos compatriotes émigrés soient plus attachés
encore que nous en maints endroits à la St. Jean Baptiste et en
attendent l'avènement avec plus d'anxiété. Car, c'est peut-être
loin de la patrie qu'on l'apprécie le mieux. '' Demandez," dit un
écrivain, ^' au pauvre exilé qui n'a pas dans sa patrie où reposer sa
tête, qui mendiait jadis aux portes des riches, demandez-lui s'il ne
la regrette pas. Rendez-lui l'humble chaumière qu'il habitait, son
pain noir et sa place au soleil, et vous verrez à son bonheur, à ses
larmes de joie, si sa terre natale n'a d'attraits que pour les heureux
d'ici bas Non, le bonheur n'existe point pour ceux qui sont
éloignés de la patrie ; toujours un vague regret les consume.
L'oiseau de passage qui traverse les airs, la voile qui blanchit à
l'horizon, la brise qui glisse sur leur tôte, tout leur parle d'elle.
526 REVUE CANADIENNE.
Ils répètent, dans leurs cœurs attristés le cantique des enfants
d'Israël sur les rives de l'Euphrate."
p]n terminant. Messieurs, laissez-moi rendre un faible hommage
au patriotisme dont les canadiens d'Ottawa ont fait preuve aujour-
d'hui. Jamais de l'aveu de tous, la fête n'a été si belle, si im-
posante. Jamais nous n'avons affirmé notre vitalité d'une manière
plus éclatante, jamais nous n'avons marché en rangs plus
compacts pour célébrer la fôte de la patrie. Pour la première fois
nous avons vu par exemple avec un indicible bonheur cent
cinquante canadiens représentant la nouvelle paroisse des Ghriu-
dières, qui a surgi comme par enchantement, et partant de l'autre
extrémité de la capitale pour venir grossir le bataillon national et
nous donner la chaleureuse étreinte de la fraternité. Aussi, après
une pareille manifestation nationale, commencée sous les auspices
de la religion et si agréablement couronnée, avons-nous raison âo
nous enorgueillir d'être Canadiens-Français.
n
DOCUMENTS POUR L'HISTOIRE DU CANADA,
1634--1636
Lettre du P. Paul Le Jeune, Supérieur de la Mission de la
GoMP. de Jésus dans la Nouvelle France ^
Mon Révérend Père^
Pax Christi.
Les larmes qui me tombent des yeiiï à la vue des lettres de
V. R. arrestent ma plume. Je suis dur comme bronze et cependant
son affection m'a tellement ammolly que la foye me fait pleurer
et me fait donner mille bénédictions à Dieu. 0 quel cœur ! quel
amour ! quelle volonté elle a pour nous ! Je ne scay comme y
cornvsponlre, sinon de lui dire comme me voilà tout entier entre
ses mfiii's et pour Canada et pour la France et pour tout le monde.
Ad Majorem Dei Glormm. Je me voy si faible à tout et Dieu si
puissant pour tous qu'il me semble qu'il n'y a plus rien à désirer,
à refuir. On m'écrit que V. R. a donné pour les pauvres Cana-
dien? jusques à l'image de son oratoire. M. De Lauzon dit que son
affection n'a point de limites et qu'elle mettra la mission en tel estât
qu'on sera contraint de procurer la continuation d'un si grand bien.
Tout le monde confesse que Dieu est pour nous puisque le cœur
des Supérieurs qui est entre ses mains est tout à nous. Le moyen
d'êlrn insensible à tant de biens et d'avoir le cœur et ses yeux secs
dans une pluie de tant de bénédictions ! Mais entrons en affaire ; je
1 Archives du Gesu à Romo.
528 REVUE CANADIENNE.
n'épargneray ni l'encre ni le papier, puisque V. R. supporte avec
tant d'amour mes longueurs et mes simplicités. Après l'avoir remer-
ciée de tout mon cœur des secours qu'il lui a pieu de nous envoyer
comme aussi des vivres et des rafraîchissements, je lui descriray
tout l'estat de cette mission.
Commençons par ce qui s'est passé cette année. Nous avons
Tescu dans une grande paix, Dieu mercy entre nous,avec nos gens et
avec tous nos françois. Je suis grandement édifié de tous nos pères.
Le P. Brebeuf est un homme choisy de Dieu pour ce pays. Je l'ai
laissé en ma place six mois durant, neuf jours moins, que j'ay
hiverné avec les Sauvages. Tout a procédé toujours en paix. Le P.
Daniel et le P. Davost sont paisibles, ils ont bien étudié la langue
huronne, j'ay tenu la main qu'ils ne fussent point divertis de cette
exercise que je crois être de très grande importance. Le P. Masse
que je nomme quelques fois en riant, le P. Utile est bien cognu de
V. R. il a eu soin des choses domestiques et des bestials que nous
avons, en quoy il a très bien réussy. Le P. Denouë qui est d'un
bon cœur a eu soin de nos ouvriers, les conduisant dans leur tra-
vail tout à fait difïicile en ces commencemens. Notre frère Gilbert
s'est mieux porté cet hiver que l'autre, aussy, n'at-il pas été si
rigoureux. Je l'ai mis à la liberté de retonrner à cette année, il a
mieux aimé rester, nous verrons comme il réussira avec notre frère
Liégeois, lequel, à mon avis, fera très bien. Je suis le plus imparfait
de tous, et le plus impatient. J'ai passé l'hiver avec les sauvages,
comme je viens de dire. 'La faim nous a pensé tuer, mais Dieu est
si présent dans ces difficultés que ce temps de famine m'a semblé
nn temps d'abondance, n'esloit que je crains d'excéder, je raconte-
rais à V. R. les sentimens qiie Dieu donne en ce temps-là ; j'avout
que je sentois parfois la faim et que souvent ces paroles me venoient
en la bouche : Panem nostrum quotidianum da nobis hodie : mais
jamais je ne songe les avoir prononcées sans ajouter cette condi-
tion Si ita plasitum est ante te. Je disois paifois ces autres de St.
Xavier, d'un assez bon cœur: Domine^ ne me his eripias malis nisi
ad majora proetua nomine reserves. J'étois consolé jusques dans
mon sommeil, mais laissons ceci car Dieu agissoit pour lors, voici
ce que je suis. Sitôt que nous fûmes secourus des créatures je devins
malade de corps et d'âme.Dieume faisoit voir ce qu'il est et ce que
je suis. J'étois impatient, dégoûté, cherchant la retraite en ma
petite maison. Je tachois bien d'arrêter cet estât lie misère, mais
comme tontes mes passions sont toutes viciées j'échappois à touts
coups, ne raportant rien de ce voyage que mes deffaults ; j'ai couché
dans la relation les causes pour les quelles je suis revenu peu savant
dans leur langue ; c'est assez de ce point.
DOCUMENTS POUR L'HISTOIRE DU CANADA. 529
Pour ce qui touche nos hommes, ils entendent, tous les matiiii
la Ste. Messe devant leur travail, ils viennent tous à la chapelle
où on fait les prières que j'envoye à V. R. Nous chantons vespres
les festes et les dimanches et on leur fait quasi tous les dimanches
une exhortation. Entre cecy on presche à Kébec, on y chante
aussi les vespres, parfois la grande messe Voilà sommairement
nos occupations de cette année passée, la relation en parle plus am-
plement.
Pour Tannée que nous allons commencer au départ des vaisseaux,
voicy comme nous serons distribué? de ce que nous ferons.
Le P. Brebeuf, le P. Daniel et le P. Davost avec trois braves
jeunes hommes et deux petits garçons seront hurons.
Enfin notre Seigneur leur a ouvert la porte ; M. Du Plessy y a
grandement contribué, disons M. De Lauzon qui luy avoit sans doute
recommandé à ce point dont il s'est très bien acquitté comm3 V. R.
verra par la lettre que le P. Brebeuf m'a envoyée du chemin
des Hurons. Je croy qu'ils sont maintenant bien près du lieu où
ils prétendent aller, ce coup est un coup du ciel, nous espérons une
grande moisson de ces pays. Le P. Brebeuf et le P. Daniel se
jettèrent dans les dangers de bien souffrir, car ils s'en allèrent sans
bagage, n'y sans lamonnoie nécessaire pour vivre. Dieu y a pour-
vu, car M. Du Plessy a tenu la main que tout passast, voila pour
les hurons.
Nous demeurerons aux trois rivières le P. Buteux et moy, ce
lieu est sur le grand fleuve 30 lieues plus hault que Kébec sur le
chemin des hurons ; on le nomme les trois rivières pour ce qu'une
certaine rivière qui vient des terres se dégorge dans le grand fleuve
par trois embouchures; nos françois commencent là cette année
une habitation, il y faut deux de nos pères. J'ai esté fort long-
temps en balance qui y pourront aller. Le P. Brebeuf et le P
Denouë estoient d'advis que je demeurasse à Kébec, mais j'ay
reconnu que le P. Lallemant appréhendoit cette nouvelle demeure
y croyant qu'il n'<^n reviendroit pas si on l'y envoyoit, s'oflrant
néanmoins de bon cœur à faire ce qu'on voudroit ; il est vray qu'il
y meure ordinairement quelques personnes en ces commence-
mens mais la mort n'est .pas toujours un grand mal, après avoir
recommandé l'affaire à Notre Seigneur je nie suis résolu d'y aller
moi iresme pour les raisons suivantes ; j'ai creu que je ne faisois
rien contre le dessein de V. R., quittant la maison pour sept ou huit
mois, car je peux retourner au printemps; je ne scay néanmoins
sy je reviendray devant la venue des vaisseaux ; de plus que je
laisse entre les mains d'une personne qui fera mieux que moy cent
fois, quis ego sum ! un atome à comparaison de luy. Je doutois de
25 Juillet 1873. 34
530 REVUE GANADIENxNE.
son estomac pour les prédications à Kébec, mais l'auditoire est
petit et il ne se trouve aucun inconvénient en cela. J'ai creu que
Notre Seigneur auroit pour agréable que je donnasse ce contente-
ment au l'ère de ne point quitter Kébec, oii nous sommes déjà au
petit incommodés et que s'il y a du danger que je le dois prendre
pour moi. Le Fils de Dieu mourant en croix nous a déterminés à la
■Croix,il ne faut donc point fuire quand elle se présente, c'est une
plus forte raison, on souffre, il est vray, dans une nouvelle habi-
tation, notamment précipitée comme celle-là ; je ne scay comme
sera faite la maison, estre pesle-mesle avec des artisans, boire,
manger, dormir avec eux; ils ne scauroient faire là aucune pro-
vision de quoy que ce soit ; tout cela ne m'étonne point, les caba-
nes des Sauvages que j'ai habitées cet hiver sont bien pires. Le
P. Buteux me réjouit de bon cœur, je le voy fort résolu à la Croix.
V.R. à raison de dire que c'est l'esprit qu'il faut avoir. Nous
estudierons là la langue quoiqu'avec moins de commodité qu'à
Kébec à cause du logement où il y aura un plus grand tinta
marre que dans les cabanes des Sauvages, car nos françois avec
lesquels nous serons tous ensemble ne sont pas si paisibles et si
patiens que ces barbares. De plus je voulois prendre cet hiver un
sauvage avec iroy à Kebec pour m'instruire, puisque je commence
à pouvoir les interroger, cela ne • se poui'ra pas faire aux trois
rivières, mais il m'importe, je feray ce que je pourray. Resteront à
Kébec, le P. Lallemant, le P. Masse, le P. Denouë et nos deux
frères avec tous nos hommes. La douceur et la vertu du P. Lallemant
tiendra tout en paix et fera réussir le travail de nos gens. Envoyer
le P. Denouë et le P. Buteux aux trois rivières, je ne voyois pas
d'apparence, lo. poiir ce que le Père Denouë gouverne ici nos
hommes 2o. Le P. Buteux eut perdu une année, il n'auroit rien
fait en la langue ; 3o. Salis calidus est licet alioquin optimus P. Denouë ;
il falloit donc que le P. Lallemant ou moy y allassions. J'ai pris le
sort pour moy, croyant laisser la maison en plus grande paix que
si je fusse denieuré. Je croy qae V. tl. approuvera mon procédé,
du moins j'ai pensé suivre en cecy, lemouvement de Dieu qu'il sort
bien pour eux jamais. Voilà ce que nous ferons cette année, c'est
une grande occupation que de bien souJ3'rir, Dieu nous en fasse la
grâce.
Parlons maintenant de nos serviteurs domestiques, j'ay dit que
nous avions estes en paix de tous costés. Les murmures qui arrivent
parfois et les escapades ne doit bien pas estre mis dans les grands
désordres, quand on se relève aussy lest qu'on est tombé et quandj
la rente n'est pas grande, quelques-uns de nos hommes ont queL
quesfois témoigné quelque impatience, mais nous avons subject'
DOCUMENTS POUR L'HISTOIRE DU CANADA. 531
de bénir Dieu, car rien ne s'est passé de notable; voicy les causes
de leurs mécontentements: 1o c'est le natureldes artisans de se
plaindre et de gronder. 2o la diversité des gages les fait murmu-
rer, un charpentier, un briqueitier, et autres gagneront beaucoup
plus que les manœuvres, et cependant ils ne travaillent pas tant,
je veux dire qu'ils n'ont pokit tant de peine que les autres à raison
qu'ils font leur mestier et les autres font des choses fort difficiles.
Inde querimoniœ. Ils ne considèrent pas qu'un maître-maçon a
moins de peine qu'un manœuvre quoiqu'il gagne davantage. 3o
La plnspart ne font point leur mestier sinon pour un peu de temps,
un couslurier, un cordonnier, un jardinier et les autres se tronvent
estonnés quand il faut traisner du bois sur la neige, en outre, ils
se plaignent qu'ils oublieront leur art. 4o II faut confesser que les
travaux sont grands en ces commencemens, les hommes sont les
chevaux et les bœufs, ils apportent ou traisnent les bois, les arbre s
la pierre, ils labourent la terre ; ils la hersent. Les mouches de
l'esté, les neiges de l'hyver et mille autres incommodités sont
importunes ; des jeunes gens qui travailleroient à l'ombre dans la
France trouvent icy un grand changement, je m'estonne que la
peine qu'ils ont des choses qu'ils n'ont jamais faites ne les fait crier
plus haut qu'il ne crient. 5o Ils sont tous logés dans une mesme
chambre, et comme ils n'ont pas tous leurs passions bien domptées,
et qu'ils sont d'humeurs bien différentes, ils ont des subjets de dis
corde sans subject. 60 Comme il faut que nous passions par leurs
mains n»^ les pouvant renvoyer quand ils manquent, et, comme ils
voyent qu'un baston n'est pas bien servi d'une main pour les
chastier, ils font plus aisément des renchères qu'ils ne feroient avec
des séculiers qui les presseroient fort et ferme.
Que y. R. pèse toutes ces raisons, s'il luy plait, et elle nous^
aidera à bénir Dieu, car avec tout cela nous n'avons pas laissé de
passer l'année paisiblement ; lançant quelques uns, en punissant
quelques autres quoyque très rarement, dissimulant fort souvent,
Deus siî in eternum henedictus^ et comme ce n'est pas assez que la
paix soit chez nous, mais il la faut très profonde, s'il y a inoyen,
j'estime qu'il serait bon de faire ce que je vay dire.
Il ne faudroit ici que des hommes de bon travail, voilà pourquoy
il seroit bon que nous eussions trois braves frères pour les mesmes
offices de la maison, pour la cuisine, la boulangerie, la cordonnerie,
la cousturie, le jardin, la sacristie, les lessives et la serrurerie, le
soin du bestial, du laitage, du beurre, et on diviseroit tous ces
offices entre les trois bons frères et ainsy on seroit délivré de ,
donner des gages à des ouvriers qu'on occupe en ces choses, tous,
nos hommes seroient dans les grosses besognes et par conséquent
^32 REVUE CANADIENNE.
je supplie V. R. de nous envoyer deux bons frères, notre frère
Ligeois qui commence fort bien sera le troisième, pour noire frère
Gilbert, peut-être le renvoira-t on, sinon il travaillera à la menui-
serie tout doucement, car il est déjà bien cassé et gêné d'une
rupture. Voicy les frères sur lesquels je reslerois ma penser si
V. R. le trouvoit bon : Notre frère Claude Frémont et nostre
frère le Serrurier qu'elle nous promet par ses lettres d'envoyer l'an
prochain, je ne cognoy ni l'un ni l'autre, on me dit qu'ils sont
tous deux paisibles et de bon travail, si cela est, V. R. nous les
donnera s'il luy plait, on en pourroit bien envoyer un autre aux
tiurons ou aux trois rivières suivant le cours des affaires.
Avec ces bons frères, il nous faut avoir icy pour le moins dix
iiommes de bon travail pour les bastimenis et pour la terre et
pour faucher, pour tout en un mol qui en pourroit encore davan-
tage seroit le meilleur, en y travaillant tous dans les grosses
besognes, ne se plaindront pas de ceux qui font les mesmes offices.
Nous avons desjà quatre de ces hommes, reste pour six à envoyer
'et nous ren voirons l'an qui vient tons ceux que nous avons, excepté
ces quatre, voilà quel doit estre Testât de la maison pour l'an quis
vient. Quant an travail, si V. R. le trouve bon, dix bons ouvrier
€t trois ou quatre de nos frères scavoir est, nostre frère Sigeois, n.
frère Claude Fremont n. frère lé serrurier dont je ne scay pas le
nom et nostre frère Gilbert s'il demeure. Pour les six ouvriers que
nous demandons, voicy leurs mesiiers, deux charpentiers forts
dont l'un pour le moins entende à dresser un bastiment, en un mot
qull sache bien son métier, un menuisier et trois hommes de tra-
vail qui puissent estre appliqués à déserter la terie, à tirei- la scie
«de long, il n'est pas nécessaire qu'ils scachent ce métier, mais
qu'ils ayent la volonté et les forces pour le faire ; à faucher, à aider
les charpentier, masson, briquetier, auprès du bestial, à tout ce
qu'on voudra, il faut des hommes forts pour cela et de bonne
volonté. Si on ne peut avoir deux charpentiers qu'il en passe un
i)on pour le moins, et en la place de l'autre un homme de travail,
comme je le viens de descrire. Je parleray encore de ceci ailleurs
afin que si un vaisseau manquoit, l'autre porte de nos nouvelles, il
est bien aisé de dépeindre un bon ouvrier, mais bien difficile de le
trouver, je feray voir ailleurs à V. R. la nécessité que nous avons
de ces dix hommes.
P»!)!- les quatre qui désirent ou désireroient entrer en nost<
compaj^nie, jo ieux diray qu'Ambroise qui a si bien contenté
<)r!é;ins et ailleurs et mesme qui a rendu ici de bons services, s'e<
vouloil aller cette année, il est d'un bon naturel et bon ouvriei
s'il contente nous prierons V. R.de le recevoir l'an qui vient, sini
DOCUMENTS POUR L'HISTOIRE DU CANADA. 5^3
il n'obtiendra aucune lettre de recommandation. Pour Louys, il
fait merveille dans son mestier, quand on l'applique à autre chose r
il est mescontent. Les grosses besognes qui sont ici le découragent
aussi bien que Robert Hache. Ils sont tous deux bons enfans mais
ils n'ont pas assez de courage et peut-être de force pour les travaux
du Canada, ils demandoient quasi de s'en retourner cette année^
mais la crainte de n'être pas resçus, les a arreslés, nous verrons
comme ils feront doresnavant, ils ont bonne volonté. Quant à
Jacques Jurrier, il est constant dans le bien, j'aimerais mieux en<
vérité six hommes comme lui que dix autre?. Il y a longtemps-,
qu'il demeure sur le pays. Je lui ai dit de la part de V. R. qu'il
seroit reçu, repassant en France. Deux choses empêcheront qu'il
n'y retourne cette année, la première, il a grande difficulté de se^
mettre sur mer, s'y trouvant fort mal, la seconde, à peine la maison'
se peut-elle passer de luy tint il nous est nécessaire en toutes-
façons est un jeune homme .,ui ne dit mot, mais qui fait bea%coup
Comme je représentois au pè.e Lalleraant que V. R. nous le ren--
voiroit au plus tost, il m'a di' la difficulté qu'a nostre R. P. Provin-
cial de luy laisser faire icy ^on noviciat, provient d'une croyance^
qu'il a que cela ne soit pas bien trouvé à Rome ou bien de
quelques uns de nos pères, car sans cela, il aime tant la mission
qu'il le laisseroit ici, estant notamment informé de la douceur de-
ce bon garçon auquel il ne manque que l'habit^pour être religieux
et s'il fait dans la religion comme il fait au monde, on sera content
de luy. J'escriray, m'a-t il dit, à Rome, afin qu'on nous accorde
cette faveur qui nous est importante pour le bien de la maison^
informés-en N. R. P. Provincial, c'ea ce que je fay par la présente
S'il faut enfin qu'il passe il passera, Dieu est le maître de tout. Je
supplie V. R. de me pardonner s'il lui semble que je parle avec moins
de respect dans mes lettres, je ne veux rien absolument mon R. P>
que ce que vous jugiez devant Dieu, je parle selon que je crois la
nécessité, ce me semble.
Parlons des pères dont cette mission auroit besoin.
Il pn faudroit deux aux Ilurons, s'il font la paix avec leslroquois
comme elle se traite, à ce qu'on dit, il en faudrait bien d'avantage ;
car il faudroit entrer dans tous les peuples stables. Si les nations
viennent à recevoir la foy, elles crieront«à la faim et on ne leurs
pourra donner à manger faute des personnes qui scachent les
langues. De plus les frères qui seront parmi les Iroiiuois, travaille-
roient à entretenir la paix entr'eux et les Hurons, néanmoins sur
l'incertitude de cette paix, nous ne demandons que deux pères pour
les Hurons, il faut un Supérieur aux Trois-Rivières et deux Pères
pour demeurer à Kébec proche de nos françois. Voilà cinq prêtres
534 REVUE CANADIENNE.
et decx frères. Voyons la nécessité qu'il y a d'avoir lant de monde.
Pour les deux pères qu'on envoira aux Hurons, ils pourroient
être envoyés de là à la nation neutre où parmi les Iroquois, ou en
quelqu'autre nation, ou bien être retenus dans les Hurons mêmes
qui sont au nombre de trente mille âmes en fort peu de pais. Pour
Kébec je demande deux Pères, si le Père Lallemant est Supérieur,
il demeurera avec les PP. Masse et Denouë, et avec nos gens pour
faire réussir la maison. Les deux pères seront au fort où on parle
de bâtir une maisonnette ou une chambre. Ils prescheront, enten-
dront les confessions, administreront les sacrements, diront la
sainte messe à nos français, bref, ils feront l'office de pasteur et
apprendront la langue des sauvages, les allant voir quand ils caba-
neront près d'eux, ils auront un garçon qui leur apportera toutes
les semaines leurs vivres de notre maison, esloignée du fort d'une
bonn^demi-lieue. Je demande un Supérieur aux Trois-Rivières
parce que ce n'est pas trop de tenir là trois Pères afin qu'il y en
ait toujours deux libres pour les sauvages. Que si V. R. n'en veut
envoyerquedeux, le P. Buteux à qui j'apprendray cette année ce
que je pourray de la langue, demeurera avec luy à Kébec ou aux
Trois-Rivières et moi avec l'autre ; mais à mon advis ce n'est pas
trop de trois pour les Trois Rivières, l'un sera pour nos français
les deux autres, pour les sauvages. Voir même il se pourra faire
qu'on en envoira l'un d'eux aux Hurons avec les deux qu'il y faut
faire passer. Je me doute bien que le P. Brebeuf en pourra deman-
der plus de deux, si bien que si V. R. nous peut donner cinq Pères
et deux frères, ce ne sera pas trop. Je me souviens de ce que je
lui ay autrefois entendu à dire : ad pauca attendent facite enunciat.
J'ay bien le monde qu'il fault; mais je ne dy pas où on trouvera
dequoy le nourir ; à cela je n'ay pas de re,partie, je me restreint le
plus qu'il m'est possible car pour le bien de cette mission, il fau-
drait bien plus de monde que nous n'en demandons.
J'ay icy deux humbles supplications à faire à V. R. je les fay au
nom de Jesus-Ghrist de toute l'étendue de mon cœnr, mon R. P.
je conjure V. R., de me décharger, je dis quelquefois, aux petites
croix qui me viennent et encore celle-là et tant que vous voudrez
ô mon Dieu, mais à celles que le P. Lallemantm'a apporté dans les
lettres de V. R.qui me continuoient en charge. Je l'ai dy plus de
trois fais, mais avec une rétraction de cœur qui ne pouvoit boire
ce calice. En vérité mon R. Père je n'ai pas les talents, nyle^
qualités, ny la douceur requise pour être supérieur; de plus je I^
dy et il est vray, c'est un grand délourbier pour l'étude de la langiK
je dy un très grand détourbier, diray mesme que cecy cette anné<
nuit au salut peut estre de quelf|ues sauvages. J'apprend que les!
DOCUMENTS POUR L'HIST ]RE DU CANADA. 535
sauvages qui sont aux Trois Rivières sont tous malades el meurent
en grand nombre ; le Père Brebeuf mesme qui a passé par là
m'écrit qu'il seroit à propos que.j'y allasse. Je suis dans les écritures
je n'ay l'ien ou peu de choses preste, les vaisseaux seront bientôt
prests à faire voile. Je seray surpris de mes lettres et informations
i^ue j'envoie à V. R., touchant nos besoins, je me dépêche tant
jue je peux. Si je n'étais pas supérieur je serais délivré de tout
cela, il y a longtemps que je serais là Hault. Je me dispose pour y
aller tout-à-fait jusqu'au printems, ou jusqu'à la venue des vois-
seaux. Je n'ay pas l'esprit capable de tant de choses. Le soin de
nos gens, tant de sortes de petits travaux qu'il y a, bref, tout s'a-
dressent au Supérieur el cela le divertie infiniment, notamment à
Kébec où nous sommes bon nombre de personnes. Adjoutés les
sermons, les confessions, visites. Je veux croire que tout cela
empescberait peu le P. Lallemant de l'élude de la langue, pour
aoy, je le dy devant Dieu, cela m'en détourne grandement, depuis
le mois d'Avril auquel je retournay d'avec les sauvages, je n'ay
pas regardé un seul mot de leur langue. Le Père Lallemant qui
n'est pas si assidu à l'étude a voulu au commencement de sa venue
prendre un petit garde au travai.1 de nos hommes. Enfin il s'en
est défait, me confessant ingénument, ce qu'il n'avait pas voulu
I roire, qu'il était impossible d'étudier avec soin. On donne un
lems tout libre à ceux qui étudient dans nos classes, ils ont de
braves maîtres, ils ont de bons livres, ils sont logés commodément,
el moi qui suis sans livres, sans maîtres, mal logé, pourray-je bien
♦^tudier avec un soin qui m'occupe quasi tout entier bien souvent.
V. R. considérera cecy devant Dieu. S'il luy plaist. Je ne veux
que sa plus grande gloire. Il est vray que je me bat contre mon
ombre ; le temps parle pour moi il y a plus de trois ans où il y aura
à la Tenue des vaisseaux, que je suis en charge. Le Père Lalle-
mant étant ce qu'il est et demeurant à Kébec contentera infini-
ment. Je remercie déjà par avance V. R. de ce qu'elle m'accordera
cette requeste, Voicy la seconde.
Le P. Dernier m'escrit qu'il ne saurait se consoler de ce qu'il nest
point en Canada. Sinon dans la veue de ses péchés qui l'en empêche
1 me prie d'écrire à Rome pour luy, je dy tout mon cœur à V. R.
.1 espère que delà on lui ouvrira la porte, les Provinciaux luy fer-
mans en France. J'en ay escrit comme il m'en supplie, mais ce
n'est pas delà que j'attends ma plus grande consolation, mon R. P.
Permettes moy, que je le demande pour Dieu, au nom de DieL\ et
en Dieu pour Le salut de plusieurs âmes. Je renonce entièrement
à tout ce qu'il y aurait de déréglé dans mon alFection ; non Mon
R. P. ce n'est point l'affection de la créature qui parle Si V. R., à
536 REVUE CANADIENNE.
qui Dieu se commaoique plus abondamment qu'à un pauvre pêcheur
juge dans le deHument de tout, en présence de Jésus Christ, qu'il
soit plus nécessaire en France et auprès d'une femme qu'au milieu
de ces peuples barbares ad majorem Dci gloriam (vQto, spreto). S'il
rend tant soit peu de services à Notre Seigneur où il est, qu'il ne
ferait en la Nouvelle-France, qu'il y demeure au nom de Dieu,
c'est là où je le souhaite ; mais si V. R., juge que Dieu le veuille icy,
je le demande de tout mon coîur. La crainte que j'ay qu'il n'ar-
rive quelque changement, me fait conjurer V. R. de nous donner
selon le cœur qu'elle a pour nous. S'il sçavoit que celui qui lui
pourra succéder, dût hériter de son amour, je ne serois pas si im-
portun, car il est vray que je suis honteux de tant presser. Encore le
coup, mon R. P., qui sera conforme à son affection, donnés nous,
s'il vous plaist, le P. Bernier et le P. VinTont. Si le P. Bernier ne
passe pendant qu'elle est en charge, je l'attend plus. Je le deman-
deray tant à Dieu et j*ai la confiance en lui qu'il nous le donnerac
V. R. trouvera-t-elle bon que je parle encore une fois librement
pour un moment de tems. Le P. Lallemant Supérieur à Kébec, le
P. Vimont et le P. Buteux demeureront au Fort, le P. Bernier et 1.;;
P. Pinette ou le P. Garnier et le P. Mercier qui est au collège de
Paris pour les Hurons. Je ne cognoy pas ce dernier, mais on m'eri
dy du bien ; pardonnez-moi mon R. P. pardonnez-moi mes soltiseSc
J'entends que toutes mes demandes soient des refus si elles ne sont
conformes aux volontés de Dieu qui me seront déclarées parcelles
de V. R. que j'embrasseray de tout mon cœur jusqu'à la mort, si je
puis et ullrà. Je ne peux ny ne veux déterminer de moi en aucune
façon ny des autres, je propose avec amour et confiance et avec
indifférence ; mais je demande les meilleurs ouvriers que je peux
pour ce qu'il faut icy. En vérité des esprits qui viennent à la croix
etnon aux conversions, qui soient intérieurement souples et dociles
autrement il n'a plus de pain icy et par conséquent point de fruits,
il faut la chasteté de nos institutions tout-à-fait angélique, il je
faut qu'étendre la main pour cueillir la pomme du péché, c'est à ce
coup que mes langueurs seront ennuyeuses, car ce n'est pas encore
fait. Parlons de l'estat auquel est notre maison pour le présent. Nous
avons une maison qui a quatre chambres basses, la première sert
de chapelle, la seconde de réfectoire et dans le réfectoire sont nos
chambres, il y a deux petites chambres passables car elles sont de
la grandeur d'un homme en carié, il y en a deux jutre^quion^
chacune huit pieds; mais il y a deux lits en chaque chambre voilà
pour SIX personnes fort étroitement, les antres quand nous étions
tous ensemble, conchoientau grenier. La lioisième grande chambre
sert de cuisine. La quatrième c'est la chambre de nos gens ; voilà
DOCUMENTS POUR L'HISTOIRE DU CANADA. 537
tout nostre logement. Dessus nous est un grenier si bas qu'on jv
sauroit loger, nous y montons avec une échelle. Il y avoit un
autre bâtiment de raesme grandeur vis-à-vis de celuy-cy ; les
anglais en ont bruslé la moitié, l'autre moitié est couverte seule-
ment de bousillée, elle sert de grange, d'estable et de menuiserie,
nos gens cette année ont fait des aix, ont été cueillir les arbres
dans les bois, ils ont mis des portes et des fenêtres partout. Il ont
fait des petites chambres au réfectoire, quelques meubles, table?,
escabeanx, crédance pour la chapelle et autres choses semblable^s ;
ils ont enfermé notre maison de grand pieux de sapin, nous faisant
une belle cour d'environ cent pieds quarré, le P. Denouë con-
duisoit cet ouvrage. Les pans (spieux) ont quatorze pied de hault..
Il y en est entre près de douze cent, cela est beau à voir et bien
utile, nous y avons mis de bonnes portes que Louys à bien ferés
avec tout cela on a cultivé, labouré, ensemencé nos terres défri-
chées. Voilà les plus gros ouvrages de nos gens de l'état de la
maison.
Voici ce qu'il faut faire doresnavant :
Il faut donc une petite maison en une pointe de terre qui est
vis-à-vis de nous. Il n'y a que la rivière à passer, l'eau tourne
qucisi tout à l'entour de cette pointe faysant une péninsule, nous
avons commencé à la fermer depuis du côté de la terre et nous
logerons là-dedans nostre bestial scavoir'est, les vasches et les
cochons, il faut à cet effet dresser la même petite maison pour ceux
qui en auront soin, comme aussy de bonnes estables bien abritées
contre le froid. ' L'an passé on nous envoya un homme pour char-
pentier qui ne l'estoit pas, ce qui est cause qu'on n'a pas basti cette
année, ce qui nous a fait un grand tort. Il faut en outre aschever
dedresserce bastiment bruslé par les Anglais. On est après depuis la
venue des navires qui ont apporté un charpentier, il faut des
planches pour le couvrir, faire les portes, fenêtres, etc II nous faut
faire une grange pour mettre ce qu'on recueillira de la terre. 11
faut faire un puis, nous allons quérir l'eau à deux cents pas de la
maison, c'est une grande peine l'hiver, notamment qu'il faut casser
la glace de la rivière pour avoir de l'eau. Il faut raccommoder et
agrandir notre cave que nous avons entretenue jusqu'icy. ilfaut re-
dresser plus de la moitié des bastiments où nous logeons et recouvrir
tout car il pleut et neige partout aux commencements nos pères ne
firent qu'un raeschant todis pour se loger, les anglais le négligeans
il seroit desjâ par terre si nous ne fussions retournés pour l'entre-
tenir, ce ne sont que des planches et des petites lattes sur lesquelles
on a bousillé. Il faut du monde pour le bestial, il faut labourer
et ensemencer le plus que nous avons de terre, il faut faucher et
Ô38 REVUE CANADIENNE.
faire la moisson, il faut faire le bois de chaufage qu'on va desjà
quérir ass*^z loin sans charette, il faut faire la chaux. Il y a mille
choses que je ne scaurois rapporter, que V. R. voie sy c'est trop de
dix personnes pour tout cela, nous en demanderions vingt ou trente
s'il y avoit dequoy les nourrir et paier, mais nous nous restrei-
gnons à dix avec trois de nos frères et encor ne scay-je si on pourra
fournir en France ce qu'il faut pour cecy et pour nous, tant il y a
de dépenses. Ce qu'on peut prétendre de cette maison pour soulager
lager la mission et frais qu'elle doit faire pour nostre entretien.
Il y a quatre gros articles qui font la plus grande dépense de
cette mission, les lards qu'on envoie, le beurre, les boissons et les
farines. Avec le temps, le pais peut fournir cecy. Pour les lards,
si dès cette année nous eussions été bastis, il n'en eut point fallu
envoyer ou pas tant que l'année prochaine, nous avons deux
grosses truies qui nourrissent chacune quatre petits cochons. Il a
fallu nourrir cela tout l'esté dans nostre cour à découvert. Le P.
Masse nous a eslevé ce bestial. Si cette pointe dont j'ay parlé estoit
fermée on les mettroit là et on ne leur donneroit rien de l'esté.
Je veux dire que dans quelque temps nous aurons du lard pour
notre provision, c'est un article de 400 livres défalqué. Pour le
l)eurre, nous avons deux vasches, deux petites génisses et un petit
taureau. M. de Gaen laissant icy son bestial voyant qu'il se fust
perdu, nousretirasmes trois vaches ; de la famille qui est icy, trois
autres ; eux et nous avons données à Mr. Giffard chacun une vasche ;
il nous en reste ce que je viens de dire, faute de logement elles
nous coustent plus qu'elles ne valent, car il faut détourner nos
gens de choses plus nécessaires, elles gâtent ce que nous avons
semé et on ne les peut garder dans ces bois, les mouches les tour-
mentent, elles sont venues tous aux trop tôt ; mais elles fussent
mortes si nous ne les eussions recueillies, nous les avons prises
comme abandonnées. Avec le temps, elles donneront du beurre
la provision et des bœufs pour labourer et parfois de la chair
Pour la boisson, il faudra faire de la bierre ; mais nous attende-
rons encore que nous soyons bastis et qu'il y ait une brasserie
dressée. Ces trois articles sont assurés avec le temps.
Pour les bleds, on a doute si la terre on nous sommes n'étoit
point froide. Allons par ordre et voyons la nature du sol ; voici
deux années que tout ce qui est du jardinage qui ne lève que trop
a été mangé par la vermine qui provient ou du voisinage des boû
ou de ce que la terre n'est pas bien encore exercée et purifiée n^
aérée. Au milieu de l'esté, celte vermine meure et nous avons d^
fort beau jardinage.
DOCUMENTS POUR L'HISTOIRE DU CANADA. 530
Pour les arbres fruitiers jf ne sCtiy ce qui en sera. Nous avons
deux allées l'une de cent pieds et plus, l'autre plus grande plantée
de sauvngeons de part et d'autre fort bien repries, nous avons huit
ou dix antres de pommiers et poiriers qui sont aussi fort bien
reprises, nous verrons comme cela réussira. J'ai quelque créance
que le froid nuit grandement aux fruits, dans quelques années nous
en aurons l'expérience, on y a vu des fois de belles pommes.
Pour le bled d'Inde, il meurit bien l'an passé, cette année il n'est
pas beau.
Pour les pois, je n'en ai point vu chez nous de beaux, la terre
poussent trop ils réussissent for bien chez telle famille qui est lieu
nault et bien aéré.
Le seigle a réussi deux ans; nous en avons semé pour en faire
l'expérience, il est fort beau.
L'orge peut aussy réussir. Reste pour le froment, nous en avons
semé à l'automne en divers temps, il s'en est perdu en quelque
endroit soûls les neiges, en un autre endroit il s'est si bien conser-
vé qu'on ne voit point en France de plus beau bled. Nous ne
savons pas bien encore le temps qu'il faut prendre devant l'hyver
La famille qui est ici a toujours semé du bled Marsais qui meurit
fort bien en sa terre, nous en avons semé un peu cette année nous
verrons s'il meurira. Voilà les qualités du sol où nous sommes.
Je rapporte tout ceci pour ce que M. de Lauzon nous mandoit que
nous transportassions nos gens aux Trois Rivières où l'on va faire
une nouvelle habitation, disoit que tout meurissoit mieux en ce
quartier là. On a été bien en branle s'il le falloit faire, du moins
on y voulait envoyer trois ou quatre hommes. J'ay toujours créa
qu'il ne fallait pas diviser nos forces et qu'il fallait faire réussir une
maison qui fut par après le soutien des autres, qu'il falloit voir le
bien devant que d'y rien entreprendre. Enfin ceux qui sont passés
les premiers, mandent que la terre y est fort sablonneuse que tout
y meurira mieux pour un temps mais que bientôt le sol sera las.
Je m'en vay demeurer là comme j'ai dit avec le P. Buteux, nous
verrons ce qui en est. Quand la terre seroit très-bonne, je ne
serois pas d'avis qu'on quittast le soin de cette maison où nous
sommes. C'est l'abord des vaisseaux, ce doit être le magasin, le
lieu de refuge. La commodité pour le bestial, à cause des prairies,
y est grande. Pour les farines au pis aller on peut avoir des seigles;
mais j'espère qu'on aura aussi de bon froment et que le temps
•enseignera quand il le faut semer. Si le bled Marsais meurit, le
froment, le seigle et l'orge viendront icyfort bien ; tirons quelques
conclusions de ce qu'il faut faire.
540 REVUE GAxNADIENNE.
Primo.— Il se faut bastir pour nous loger, et les animaux et les
bleds.
Secondo. — Il faut semer maintenant ce qui est nécessaire seule-
ment pour le bestial et tascher au plus tôt dans peu d'années d'avoir
des lards et du beurre. Tertio. — Estant logés, tous nos gens s'appli-
queront à la terre à défricher et cultiver pour avoir des bleds ;
voilà ce me semble l'ordre qu'il faut garder pour le temporel.
Quand on sera basly, on ne tiendra pins ny charpentiers, ny arti-
sans mais seulement des défricheurs et laboureurs pour Tentre-
tiennement de la maison. On empruntera parfois du fort un arti-
san donnant un homme en sa place pour le temps qu'on le tiendra.
Ou bien ce qui me semble le meilleur, ou tiendra^ serviteurs
domestiques et on nourrira des hommes. qui défricheront et culti-
veront à moitié et ainsy, estans intéressés dans leur travail, on
n'aura que faire de se mettre en peine d'eux. Il va encore du temps
pour penser à cela.
voie Y UNE ALTIiP: AFFAIRE :
On parle de commencer de nouvelles habitalions en divers , en
droits et d'avoir de nos pères. J'ay une pensée que nous ne sçanrions
pas entreprendre de nous loger et bastir partout. Ce sera bien tout
si nous faisons réussir le lieu où nous sommes et pourtant pour
les autres habitations deux ou trois de nos pères ou deux pères et
un garçon y pourront aller, et ces messieurs les logeront et entre-
tiendront et fourniront tout ce qu'il faudra pour l'Eglise ou cha-
,pelle s'il leur plaist. Nous allons le P. Buteux et moy, comme j'ay
déjà dit demeurer aux Trois-Rivières expressément pour assister
nos Français car nous n'irions pas sans cela; cependant nous por-
tons des meubles pour la sacristie et habits pour nous, et ce que je
trouve plus étrange nos propres vivres que nous leur donneioiis ;
car nous mangerons avec eux faute de logis où nous puissions nous
retirer, nous ferons cela volontiers, car j'apprendque ces messieurs
font et nous assistent tant qu'il peuvent selon l'état de leurs affaires
aussy fesons nous et ferons nous tout ce que nous pourrons aux
Trois-Rivières jusques à de la cire et de la chandelle. Nous avons
envoyé aux Murons trois ou quatre personnes plus que nous n'eus-
sions fait, n'esioit les affaires que j'ay recommandé à nos hommes. Il
est vray qu'ils ont donné quelque chose pour ce subject à ce que
m'a dit le P. Lallemant, je ne désire pas les importuner ; mais je
scay leur aise ; qu'ils sachent que nous les recevrons de bon cœur
et que nous espérons qu'il donneront ce qu'ils faut pour l'entretiei^
des Pères aux nouvelles habitations et qu'il monteront leur chapell
DOCUMENTS POUR L'HISTOIRE DU CANADA. 541
comme ils ont fait cette année celle de Kébec; et qu'ils donneront
aussi des gages et des vivres aux hommes qui nous tiendront en
leur considération ; et pour leurs affaires, soit dans les Hurons, soit
ailleurs, nous tenons ces hommes avec nous afin qu'ils ne se
débauchent avec les sauvages et ne donnent mauvais exemples
comme on fait autrefois ceux qui y étoient. Voilà pour le tempore-
de cette mission. Si je me souviens d'autres choses, je l'escriray en
un autre endroit.
VENONS AU SPIRITUEL.
lo. Nous espérons une grande mission avec le temps dans les
Hurons, plus grande et plus prochaine, si on y peut envoyer beau-
coup d'ouvriers pour passer dans les nations voisines, le tout sous
la conduite et l'ordonnance du Supérieur qui sera aux Hiirons.
Ces peuples sont sédentaires et en grand nombre, j'espère que le
Père Buteux saura dans un an autant du langage Montagnais que
j'en sçay pour l'enseigner aux autres et ainsy j'yray où on voudra.
Ce n'est pas que j'attond rien de moy, je tascherai de servir pour
le moins de compagnon, ces peuples où nous sommes sont errans
et en fort petit nombre, il sera difficile de les convertir si on ne les
arreste, j'en ay apporté les moyens dans la relation.
Pour le Séminaire, hélas ! pourroit-on bien avoir un fonds pour
cela ! dans les bastimens dont j'ay parlé nous désignons un petit
lieu pour le commerce attendant qu'on fasse exprès un corps de
logis pour le subject. Si nous étions bastis, j'espèrerois que dans
deux ans le P. Brébeuf nous enverroit des enfans hurons, on les
pourroit instruire icy avec tout. liberté, étant éloignés de leurs
parens. 0 le grand coup pour la gloire de Dieu si cela se faisoit:
Quant aux enfans des sauvages de ce païscy, il y aura plus de
peine à les retenir. Je n'y vois point d'autre moyen que celuy que
touche' V. R. d'envoyer un enfant tous les ans en France, ayant
été là deux ans, il y reviendra sachant la langue, étant déjà accou-
tumé à nos façons de faire, il ne nous quittera point et retiendra
ses petits compatriotes. Notre petit Fortuné, qu'on a renvoyé pour
être malade et que nous ne pouvons rendre à ses parens, car il n'en
a point, est tout autre qu'il n'étoit encore qu'il n'ait demeuré que
fort peu en France : tant s'en faut qu'il courre après les sauvages
il les fuit et se rend fort obéissant. En vérité, il m'éstonne, car il
s'encourroit incontinent aux cabanes de ces barbares, sitost qu'on
lui disoit un mot, il ne pouvoit souffrir qu'on luy commandast
quoique ce fût, maintenant il est prompt à ce qu'il peut faire. Je
voudrois envoyer cette année une petite fille que la famille qui est
icy m'eût donnée, peut-être encore un petit garçon selon le désir
542 REVUE CANADIENNE.
de V. R. Mais M. de Ghamplain m'a dit que M. de Lauzon lui avoit:
recommandé de ne laisser passer aucun sauvage, petit ou grand. Je
l'ayois prié l'an passé du contraire ; j'ai quelque pensée que le
P. Lallemant a quelque part en ce conseil et en cette conclusion.
Voicy les raisons pourquoy ils jugent qu'il n'est pas expédient qu'il
en passe, lo. L'exemple des deux qui sont passés et qui se sont
perdus. Je responds que Louys le huron fut pris el corrompus par
les Anglais et encore a-t il fait icy le devoir de chrestien, se con-
fessant et communiant l'an passé à la venue et, à son départ de
Kébec. 11 est maintenant prisonnier des Iroquois. Pour Pierre le
Mantagnais mené en France par les Pères Récollets estant icy de
retour, il fuyoit les sauvages ; on les contreiguit d'aller avec eux
pour apprendre la langue qu'il avait oubliée, il n'y vouloit pas
aller, jusques là qu'il dit, on me force, mais si j'y retourne une fois
on ne m'aura pas comme on voudra. Les anglais sont survenus là-
dessus qui l'ont gasté, adjousté que je n'ay point veu sauvage si sau-
vage et si barbare que luy L'autre raison du P. Lallement est que
ces enfans cousteront à nourrir en entretenir en France et la mission
est pauvre. S'ils sont en un collège, on demandera pension, s'ils sont
ailleurs, cela tardera les aumônes que feroient les personnes qui
les nourriront. Je répond que les collèges ne prendront point de
pension et quand il en faudroit. je trouve la chose si importante
pour la gloire de Dieu qu'il la faudroit donner. Le Père Lallemant
commence à gouster mes raisons, far je l'assure qu'on ne peut
retenir les petits sauvages , s'ils ne sont dépaïsés ou s'il n'ont
quelques camarades qui leur aident à demeurer volontiers, nous eu
avons eu deux en absences des sauvages, ils obéissoient tellement
quellement, les sauvages estoient-ils cabanes, nos enfans n'estoient
plus à nous, nous n'osions leur rien dire. Si nous pouvons avoir
quelques enfans cette année je ferai mon possible pour les faire pas-
ser du moins deux garçons et cette petite fille qui trouvera trois
maisons pour une. On m'en demande en plusieurs endroits. Si M.
Duplessis les conduit au nom de Dieu, soit; quand le P. Lallemant
aura expérimenté la difficulté qu'il y a de reteuir ces enfant liber
tins, il parlera plus haut que moy
Voti'e R. voit par tout ce qui a été dit le bien que l'on peut
espérer pour la gloire de Dieu de toutes ces contrées, et combien il
est important, non seulement de ne rien divertir ailleurs de ce
qui est donné par li mission de Kébec, moins encore de trouver
quelque chose pour faire subsister du moins une maison qui serve
de retraite aux nostres, de séminaire pour des enfans, et pour les
nostres qui apprendront un jour les langues, car il y a quantité de
peuples differens tous en langage.
LE BATTEUR DE SENTIERS.
SCÈNES DE LA VIE MEXICAINE.
IV. — DON REMIGO DIAZ.
{Suite.)
— Gomment, vou- couriez après nvoii cheval ?
— Oui. A peine étiez-vous entré dans c^te. maison, qu'un homme^
est sorti d'un fourré, s'est emparé du cheval, dont il a coupé la
longe, et s'est sauvé avec ; comme nous étions trop loin pour l'en
empêcher, nous nous sommes mis à ses trousses ; mais il paraît
qu'il ne voulait pas le voler, car, après une course d'une demi-
heure au plus, pendant laft:îuelle nous n'avions rien gagné sur lui,
il s'est arrêté, a abandonné le cheval au milieu de la route et s'est
enfoncé dans des taillis où il nous a été impossible de le suivre
nous avons dû nous borner à reprendre le cheval et à revenir.
— Quel conte me faites-vous là, drôles ? s'écria-t-il avec colère.
— Ce conte est une histoire parfaitement vraie, capitaine, répon-
dit imperturbablement Pedroso, et maintenant je comprends la
conduite de cet homme, qui m'avait d'abord semblé inexplicable.
— Voyons, que comprenez-vous ?
— Caraï ! c'est bien facile : cet individu voulait seulement nous
contraindre à nous éloigner, afin de donner à ses complices, pro-
bablement cachés dans le même fourré, la facilité de vous assaillir
à voire sortie de la maison où vous vous trouviez.
544 REVUE CANADIENNE.
Le capitaine fat frappé de ce raisonnement qui ne manquait pas
d'une certaine logique ; la chose était possible ; plusieurs attaques
du même genre avaient eu lieu depuis quelques jours à peine ; il
ajouta donc foi au récit de Pedroso, récit appuyé de tous points par
Carnero, et le soupçon qui avait germé dans son esprit contre don
Gutierre s'évanouit complètement., D'ailleurs il reconnut l'impos-
sibilité dans laquelle se trouvait l'haciendero, qui n'attendait pas
sa visite, de lui avoir préparé cette embûche.
— Et cet homme, si vous le rencontriez quelque jour, seriez vous
€n mesure de le reconnaître ? demanda-t-il à Pedroso.
— Parfaitement, capitaine. Nous l'avons examiné assez attive-
ment pour cela.
— Alors, tout n'est peut-être pas perdu.
— Seulement, nous n'avons pas vu sa figure, dit Carnero avec
bonhomie.
— Qu'est-ce que cela signifie, drôles ?
— Dame ! capitaine, cela signifie que cet individu s'est obstiné à
ne nous montrer que son dos.
— Allez au diable ! vous êtes des imbéciles.
Les deux guérilleros échangèrent un regard railleur et aidèrent
leur capitaine, à demi moulu par sa chute, à se remetre en selle.
— Au diable la sotte expédition que j'ai faite là ! grommela don
Remigo d'un ton de mauvaise humeur, j'avais si joliment réussi à
empocher ces cent onces ; maudits soient les voleurs qui m'en ont
si promptement dépouillé.
Et après apoirjelé un l(^ig regard de regret sur la maison de
don Gutierre, le capitaine reprit piteusement la route de Medel-
lin.
Si don Remigo Diaz était triste, et certes il avait de puissantes
raisons pour qu'il en frit ainsi, ses soldats, au contraires étaient
d'une gaieté folle ; ils riaient et causaient entre eux avec des éclats
de voix qui avaient la faculté d'agacer considérablement les nerfs
du malencontreux officier, quoiqu'il n'osât pas leur imposer
silence.
Enfin, lorsque les trois chevaliers se trouvèrent en vue du vil-
lage, don Remigo se tourna vers Pedroso.
— Vous êtes bien joyeux, lui dit-il.
— Dame ! répondit carrément le drôle, nous n'avons pas de sujets
d'être tristes, nous autres.
— C'est vrai, dit-il en soupirant, on ne vous a pas volé cent
onces.
— Comment, capitaine, vous aviez une si grosse somme sur vous !
c'est bien imprudent par le temps qui court.
LR BATTEUR DE SENTIERS. 545
Je venais de la recevoir, fit-il tristement.
— Ceci change la question, capitaine ; ainsi moi, tel que vous me
voyez, capitaine, je ne porte jamais plus de quatre onces sur mol,
de crainte d'accident.
Don Remigo Diaz dressa Toreille.
—Hein 1 dit-il, quatrejonces ; c'est fort joli, et les avez-vous en
ce moment sur vous ?
— Certes, je les ai, capitaine.-
— Et vous, Garnero, portez-vous autant d'argent ?
Oh ! moi, je suis plus riGhe,Jcapitaine, j'ai six onces.
— Ah ! dt-il avec un nouveau soupir plus profond que le premier,
je comprends maintftnantj pourquoi vous êtes si joyeui. Ecoutez,
mes amis, ajouta-t-il au] bout d'un instant, il fatft que vous m«
rendiez un service.
Eh ! dit Garnero.
Hum ! murmura Pedroso.
—Vous hésitez, mes amis, dit-il d'un ton de reproche.
— Oh ! non fît vivement Garnero.
— A la bonne heure, reprit-il.
— Nous refusons, ajouta brutalement le positif "Pedroso.
Gomment, .vous refusez ?
— Mon Dieu, oui, capitaine ; mais, si cela vous convient, nous
vous proposerons un marché.
— Va pour le marché, cela me dispensera de la reconnaissance.
— La reconnaissance, c'est bien usé;- capitaine, dit Pedroso en
avançant la lèvre inférieure d'un air de dédain.
—Voyons le marché.
— Vous nous donnerez une permission d'un mois pour aller nous
divertir où cela nous plaira.
— Vous avez quelque^affaire en vue, drôles.
— Je ne dis pas non.
—Est-elle bonne ?
Pas mauvaise, capitaine.
— Ne puis-je donc pas en être ?
— G'est impossible ; deux hommes suffisent, un troisième mange-
rait les bénéfices.
— Alors n'en parlons plus ; donc tous voulez un congé d'un moi».
— Oui, capitaine.
— Et que me donnerez-vous pour cela ?
— Cent piastres, dit triomphalement Pedroso.
— Ge n'est pas assez ; vous êtes de bons soldats, je taxe vos ser-
vices à quatre piastres par jour.
Oh ! nous ne valons pas autant, capitaine.
25 Juillet 1873. 35
546 REVUE CANADIENNE.
— Vous êtes trop modestes ; cent vingt piastres, on tout est
rompu ; cela ne fait que soixante piastres chacun, c'est pour rien ;
qui sait ce que vous rapportera votre affaire ? Eh bien, qu'en dites-
vous ?
— Va pour cent vingt piastres, capitaine.
—Hum ! j'aurais dû vous demander davantage ! Enfin je suis
trop bon, donnez.
— Pardon, capitaine, et notre permission?
— Je la signerai dans un instant.
— Eh bien, donnant donnant, capitaine, comme cela il n'y aura
pas d'erreur.
Don Remigo sourit en homme q.ui comprenait la portée de cette
parole, et dix minutes plus tard il signait la permission et empo-
chait gaiement les sept onces de ses soldats.
Le soir, don Miguel et son oncle eurent un entretien qui se pro-
longea fort avant dans la nuit.
Lorsque chacun se fut livré au repos et qiie toutes les lumières
furent éteintes, le jeune homme se rendit au corral en compagnie
de don Gu lierre, sella son cheval et sortit de la maison, dont son
oncle referma la porte derrière lui.
Au lieu de se retirer, don Gutierre s'enveloppa dans son zarapé
afin de se garantir de la fraîcheur glaciale de la rosée, s'étendit à
terre dans l'ombre projetée par la haie et l'attendit.
Un peu avant le lever du soleil, c'est-à-dire vers trois heures du
matin, le pas d'un cheval se fit entendre, se rapprocha peu à peu
et s'arêta devant la porte, contre laquelle on heurta avec précau-
tion.
Don Gutierre se leva et alla ouvrir, c'était don Miguel qui ren-
trait.
La porte refermée, le jeune homme mit pied à terre et recon-
duisit au corral son cheval blanc d'écume et ruisselant de sueur.
Après que l'animal eut été dessellé et bouchonné avec soin, les
deux hommes se dirigèrent vers la maison.
Jusqu'à ce moment pas un mot n'avait été prononcé, ce fut
seulement lorsqu'ils se trouvèrent dans le cabinet de don Gutierre
que celui-ci adressa enfin la 'parole à son neveu :
— Eh bien ? lui demanda-t-il d'une voix contenue.
— C'est fini, répondit le jeune homme.
— Vous avez vu la personne en questioi>?
— Je l'ai vue, tout est convenu entre nous, son avis, que je par-
tage entièrement, est que, puisque votre présence à Medellin est
connue, il faut vous montrer hardiment, agir différemment serait
paraître vous cacher ; en vous voyant aujourd'hui assister aux bals^
LE BATTEUR DE SENTIERS. 547
et aux réjouissances, nul ne songera à vous soupçonner ; d'un
autre côté, don Luis Morin pense qu'il pourra plus à l'aise causer
avec vous au milieu de la foule, sans attirer l'attention, que s'il se
rendait ici.
— Et est-ce toujours pour aujourd'hui ?
— Toujours ; il se réserve de vous donner les dernières explica-
tions.
— Fort bien, mon neveu, et après ?
Don Miguel ouvrit son portefeuille et en tira plusieurs papiers
qu'il donna à don Gutierre.
— J'ai vu le senor Lizardi lui-même ; malgré l'heure avancée de
la nuit, il travaillait encore dans son cabinet, il m'a remis, ainsi
que cela avait été convenu entre vous, des lettres de change pour
un million cinq cent mille piastres, tirées sur les meilleures mai-
sons d'Espagne, d'Angleterre et de France, ainsi voilà, queli:iue
chose qui arrive, la plus grande partie de votre fortune sauvée ;
le senor Lizardi reste, m'a t-il dit, votre débiteur de sept cent
mille piastres qui seront soldées à vous ou à votre manda-
taire, à votre première réquisition, où et comme cela vous plaira;
voilà, je crois, mon cher oncle, toutes les commissions dont vous
m'aviez chargé.
— Oui, mon neveu, et je vous remercie de l'intelligence et de la
rapidité que vous avez mise à les exécuter ; maintenant retirez-
vous dans votre appartement, le jour ne va pas tarder à paraître,
il faut que personne ne se doute de voire sortie de cette nuit, d'ail-
leurs, vous devez avoir besoin de repos ; bon sommeil, mon neveu.
— Et vous, mon oncle, qu'allez-vous faire ?
— Je vais, de même que vous, essayer de dormir quelques heures,
je veux être frais et dispos pour la fête, ajouta-t-il en riant.
— C'est vrai, répondit le jeune homme sur le môme ton.
lisse séparèrent après s'être serré la main. Quelques minutes
plus tard, l'oncle et le neveu dormaient, selon l'expression espag-
nole, a pierna suelta.
DÉPART POUR LA FÊTE.
Les fêtes de Medellin sont, à juste titre, célèbres dans toute Ja
'erre chaude, et attirent une affluence considérable de gens de
"toutes les parties de l'Etat de Vera-Cruz.
Ces fêles ont conservé, dans certains de leurs détails, un carac-
tè»re chevaleresque fort intéressant à étudier.
Dès le matin les cloches commencèrent à sonner à toute volée,
et les boîtes et les cohetes à éclater de toutes parts.
548 REVUE CANADIENNE.
Dans les anciennes colonies espagnoles, ïl n'y a pas de bonnes
fêtes sans pétards, la quantité de poudre qui se brûle dans ces cir-
constances est incalculable.
Nous nous rappelons a ce sujet une anecdote assez singulière, à
cause du personnage qui y joue le rôle principal.
Lors de l'Insurrection du Mexique contre la métropole, quand
les Espagnols eurent été définitivement chassés du Mexique, le roi
Ferdinand VII demanda un matin à un noble niexicain réfugié à
la cour d'Espagne :
— Senor don Gristoval de Gaserès, que pensez vous que fassent
en ce moment vos compatriotes ?
— Sire, répondit gravement don Gristoval en s'inclinant devant
le prince, ils tirent des pétards.
— Ah ! fit le roi, et il passa.
Vers deux heures de l'après-midi du même jour le roi accosta
de nouveau le même gentilhomme :
— Et à présent, lui demanda-t-il gaiement, à quoi s'occupent-
ils ?
Sire, répondit le Mexicain, non moins gravement que la première
fois, ils continuent à tirer des pétards.
Le roi sourit, mais ne répliqua pas.
Le soir, cependant apercevant par hazard don Gristoval de
Gaserès parmi les courtisans qui faisaient cercle autour de lui, le
roi lui adressa pour la troisième fois la même question.
Plaise à Votre Majesté, sire, répondit le gentilhomme avec son
imperturbable sang-froid, ils tirent toujours et de plus en plus des
pétards.
Gette fois le roi n'y put tenir, il éclata d'un fou rire : chose
d'autant plus extraordinaire que ce jnonarque n'a jamais passé
pour être très-gai de caractère.
Tirer des pétards, voilà le plaisir suprême des Hispano-Améri-
cains.
Toutes les fêtes mexicaines se résument ainsi : tirer des pétards,
jouer au monte, parier aux combats de coqs et danser sui'tout ;
danser partout, dans les maisons, dans les cours, dans les rues et
sur les places, aux sons criards de la vihuela et du jarabè raclés
frénétiquement par des Indiens ivres de mezcal, qui hurlent en
même temps des chansons qu'ils improvisent séance tenante, et
qui généralement, ont le privilège de plaire beaucoup aux assis- ,
tant?, qui applaudissent à tout rompre, avec des cris, des rires et]
des contorsions de possédés.
Dès le lever du soleil, Medellin avait pris un aspect inusité ; sur'
le seuil de toutes les portes laissées ouvertes, apparaissaient les
LE B'ATTEUR DE SENTIERS. 549
habitants revêtus de leurs costun:ies de cérémonie ; sur les places
des estrades réservées, aux danseuses, car seules les femmes dansent
dans les fêtes, étaient dressées ; de nombreux ventorillos ou débits
de liqueurs fortes s'élevaient à chaque coin de rue, des boutiques
d'eau fraîche, de limonade, etc., s'improvisaient çà et là, alternées
par des tables de monte qui déjà se couvraient d'or ; plus loin, dans
des cabanes en toiles s'organisaient les combats de coqs.
Une foule bariolée de mille couleurs tranchantes circulait dans
toutes les directions en riant, criant et gesticulant, les cavaliers
accouraient à toute Kride, attachaient leurs chevaux fumants au
premier endroit venu, et, sans plus se soucier d'eux, allaient gaie-
ment se mêler à la fête, dont ils avaient hâte de prendre leur
part.
C'était un pêle-mêle, un tohu-bohu inouï, dominé par le bruit
des pétards et des boîtes, qui éclataient sans interruption de tous
les côtés à la fois.
Cependant, à cause de la chaleur torride du milieu du jour, la
la fête ou fandango n'est réel'^ment dans tout son éclat que lorsque
le soleil est sur le point de disparaître, que l'ombre commence à
couvrir la terre, et que la brise de mer, qui se lève alors,. vient
rafraîchir l'atmosphère embrasée.
Le matin, pendant le déjeuner,* don Gutierre avait annoncé à
ses filles s*on intention de les conduire le soir au fandango.
Nouvelle qui avait rempli de joie le cœur des deux sœurs; Sacra-
menta et Jesusita jouissaient, dans tout l'Etat de Vera-Cruz, d'une
réputation justifiée d'excellentes danseuses.
A peine se furent-elles levées de table, que les jeunes filles se
renfermèrent dans leur chambre afin de procéder à leur toilette du
soir, grave affaire pour elles, et qui absorba leur attention pendant
la journée tout entière.
Don Miguel, bien qu'il fût prévenu d'avance, éprouva cependant
un tressaillement de joie en entendant don Gutierre manifester
l'intention de conduire ses filles à la fête ; le jeune homme avait
ses projets, il voulait profiter de l'occasion qui se présentait pour
tenter une expérience du succès de laquelle devait dépendre le
bonheur ou le malheur de sa vie.
Ce ne fut que quelques instants avant de se mettre à table pour
le repas du soir que les filles sortirent de leur chambre et appa
rurent dans tous leurs atours.
Don Miguel ne put retenir un cri d'admiration en les apercevant :
elles étaient réellement ravissantes.
Leur toilette était cependant des plus simples, toutes deux por-
taient des robes de fine mousseline, serrées étroitement aux hanches
'550 REVUE CANADIENNE.
par unp ceinture de soie bleue ; sur leur chemise de batiste, dont
les larges manches étaient brodées et garnies de dentelles, était
placée une gorgerette qui voilait sans les cacher leurs blanches
épaules.
Les longues tresses de leurs cheveux, relevées sur la tête, étaient
maintenues par un peigne d'écaillé rehaussé d'or massif, une pro-
fusion de fleurs de suchil s'épanouissait dans le chevelure deSacra-
menta et lui formait une fraîche couronne. Jesusita en portait
une pareille, mais de fleurs de floripondio. Leurs pieds étaient
chaussés de bas de soie à jour à coins d'or, et de souliers de satin
bleu brodés de filigrane.
Mais ce qui donnait un charme inexprimable à la toilette des
jeunes filles, c'était la quantité de cucuyos ^ semés dans leur cou-
ronne, et dont la lueur bleuâtre ceignait leur front d'une ravissante
auréole. Une bordure de cucuyos était attachée aussi au bas de
leurs robes, et les enveloppait pour ainsi dire d'un cercle magique,
qui donnait à lepr démarche quelque chose de mystérieux et de
fantastique qui portait l'âme à la rêverie.
Elles s'avancèrent ainsi souriantes et majestueuses, au-devant de
don Miguel, qui, en les apercevant, avait joint les maina avec fer-
veur en murmurant d'une voix brisée par l'émotion :
— Mon Dieu qu'elles sont belles ! ,
Mais si l'admiration du jeune homme s'adressait également aux
deux sœurs, son regard se reportait avec plus de complaisance sur
dona Sacramenta. Les femmes n'ont même pas besoin de regarder
poi\r être certaines de l'effet qu'elles produisent sur leurs admira-
teurs.
L'adoration de don Miguel gonfla leur cœur de joie.
—Gomment me trouvez-vous, mon cousin ? lui demanda Sacra-
menta, en se penchant çoquetttement vers lui.
— Trop belle, murmura- t-il d'une voix sourde.
—Une femme n'est jamais trop belle pour celui qui l'aime, répon-
dit malicieusement la jeune fille ; vous n'êtes pas aimable ce soir,
mon cousin.
— C'est que j'ai peur, reprit-il douloureusement.
— Peur, fit-elle en souriant, et de quoi, s'il vous plaît?
— De votre beauté, qui brûlera tous les cœurs, ma cousine.
Elle haussa légèrement les épaules :
— Mon Dieu, que vous autres Tierras a dentro vous êtes peu
galants ! dit elle avec dédain.
— Les Costenos le sont davantage, n'est-ce pas, Sacramenta ?
— Que voulez-vous dire, don Miguel ? reprit-elle avec hauteur.
1 Vers luisants, coiffure et garniture fort en usage au Mexique.
LE BATTEUR DE SENTIERS. . 551
Rien autre que ce que je dis, ma cousine, fit-il tristement.
— Pourquoi le tourmenter ainsi? dit Jesusita en s'interposant, tu
ie rendras fou avec tes taquineries.
—Je ne sais ce qu'il a ce soir, il est insupportable fit-elle avec
impatience.
Le jeune homme pâlit et porta vivement la main à son cœur,
comme s'il y eût éprouvé une douleur subite.
- Vous êtes cruelle, Sacramenta, s'écria-t-il ; soit, je ne vous
fatiguerai pas davantage de ma présence, allez à la fête sans moi,
vous ne sauriez manquer de cavaliers qui seront heureux de se dé-
clarer vos esclaves ; quant à moi, je reaonce à rechercher à être
lislingué par vous.
— A votre aise, mon cousin, répondit-elle en riant ; ainsi que
vous-même l'avez dit, nous ne manquerons pas de cortejos, qui
seront, sinon aussi aimables que vous, du moins plus galants.
— Oui, oui, reprit-il avec colère, le nombre en est grand, je n'en
doute pas, et parmi eux don Remigo Diaz est un des plus favorisés
probableme,nt.
— Et quand cela serait, dit-elle en minaudant, de quel droit
essayeriez-vous de vous y opposer ?
Je ne m'y opposerai pas, Sacramenta, dit-il d'une voix brève et
ferme, je le tuerai.
— Vous le tuerez ! s'écria-t-elle avec une expression indéfinis-
sable.
— Oui, je le tuerai, parce que vous l'aimez, et que votre féroce
coquetterie m'a brisé le cœur.
La jeune fille avait pâli à ces paroles.
— Oh ! murmura-t-elle, ingrat et fou, sur quelles preuves appu-
yez-vous cette accusation ?
— Que sais-je ? vous vous jouez de moi en me laissant croire par-
fois que vous n'êtes pas insensible à mon amour, et lorsque je sens
l'espoir entrer dans moii cœur...
— Eh bien? dit-elle vivement.
— Tout à coup vous prenez un malin plaisir à me rendre d'un mol
le plus malheureux des hommes ; non, non,ajouta-t-il en hochant
tristement la tête, j'ai vainement essayé de me faire illusion, le
voile étendu sur mes yeux est enfin déchiré, je reconnais mon
erreur.
La jeune fille l'écoutait toute pensive en jouant machinalement
avec une fleur de suchil qu'elle tenait à la main.
— C'est vrai, murmura-t-elle, je vous ai trompé, Miguel ; jamais
jusqu'à ce jour je ne vous ai, en aucune façon, encouragé à me
faire la cour, vos hommages ont passé inaperçus devant mes yeux.
552
REVUE CANADIEMNE.
— Vous le reconnaissez donc enfin ! vous l'avouez, Sacramenta^.
je vous suis odieux ! cette^fleur que vous tourmentez en ce moment
entre vos doigts crispé?, cette|fleur même, si j« vous la demandais,,
voui me la refuseriez, n'est-ce pasf ^'*'®
Elle se détourna à demi, lui lança un long regard, et, avec un
sourire d'une angélique douceur :
— Oui, dit-elle, je vous la refuserais, Miguel.
Et au même instant la^fleur de suchil, s'échappant de sa main^
vint tomber juste aux pieds du jeune homme.
Don Miguel se précipita pourjla ramasser, tandis que les jeunes
filles s'envolaient comme des colombes effarouchées, en riant
comme des folles.
— Ah ! s'écria-t-il, avec^^une expression de joie radieuse, en cou-
vrant la fleur de baisers, elle m'aime, mon Dieu ! elle m'aime ! La
fleur de suchil est un talisman, ajouta-t-il, la donner ou la laisser
prendre, c'est avouer'"i;qu'on aime ! oh ! sois bénie, pauvre petite
fleur sauvage, car tu me rends à la vie en me disant d'espérer.
Après avoir encore baisé la fleur à plusieurs reprises, il la cacha
vivement dans sa poitrine en entendant un bruit léger auprès de
lui.
C'était un des peons de son oncle, qui venait l'avertir que le
diner était servi.
Il se rendit en toute hâte à la salle à manger, où tout le monde
déjà était réuni.
Le repas était fort gai, don Miguel causait avec une verve inta-
rissable, la joie immense qui inondait son cœur débordait de toutes
parts.
Sacramenta et sa sœur le regardaient parfois à la dérobée en sou-
riant malicieusement entre elles ; quant à don Gutierre, sa sur-
prise fut extrême, il ne savait à quoi attribuer l'humeur joyeuse de
son neveu, si calme et si sérieux d'ordinaire.
Quand on se leva de table la nuit était complètement tombée.
— Nous partons pour le fandango, ninas. dit avec bonté don
Gutierre, amusez-vous, dansez, enfin prenez autant de plaisir que
vous pourrez : il faut profiter des occasions de se divertir lorsqu'-
elles se présentent, aujourd'hui est à nous, demain n'est à per-
sonne.
(A Continuer.)
CHRONIQUE DU MOIS.
Depuis que Thiers a perdu l'équilibre q.u'il maintenait avec tant
d'efforts et qu'il s'est donné le luxe de culbuter de la Présidence,
le Maréchal MacMahon a accepté et exercé le périlleux honneur
de gouverner le peuple français d'ordinaire si ingouvernable. Au
reste McMahon est monté au poste présidentiel avec les meilleures
intentions du monde et qu'il annonce dans son message à l'assem
blée : — " libérer notre territoire envahi après d'affreux malheurs, et
rétablir l'ordre dans une société travaillée par l'esprit révolution-
naire....Je considère le poste où vous m'avez placé comme celui
d'une sentinelle qui veille au maintien de l'intégrité de votre pou-
voir souverain."
Assurément nul autre que lui eût pu combler le vide creusé par
la chute de Thiers. Pendant que monarchistes, impérialistes et
républicains se déchiraient mutuellement, pendant que conserva-
teurs et radicaux se faisaient une guerre acharnée et incessante, il
fallait un homme d'un caractère irréprochable, ne trempant jamais
dans les coalitions, ne se jetant point dans les luttes' politiques, et
indifférent à tout ce qui n'avait point pour but le bien et la gloire
de la France. Il fallait un homme d'un prestige reconnu afin d'en
imposer aux gouvernements européens et leur inspirer la confiance.
McMahon est arrivé à propos à ce moment de crise politique qui a
failli tourner à la révolution, comme il est arrivé à propos à la
bataille de Magenta à la rescousse de l'Empereur à demi vaincu.
McMahon est populaire dans l'armée et avec l'armée, toujours prête
à obéir aux ordres d'un tel chef, il n'y a aucune révolution à
redouter. Pour qui connaît le caractère pacifique et peu ambitieux
de McMahon il n'y a pas lieu de croire au retour du césarisme.
354 REVUE GANADJENNh.
Thiers n'a été vaincu que par la coalition des monarchistes sou-
tenue par vingt-cinq impérialistes et quelques républicains du
Centre-Gauche. Quelqu'habileté qu'il Mit montré à gouverner l'Etat
il a dû s'effacer pour ne pas être débordé par le radicalisme qu'il
avait flatté quelquefois par tactique mais (jii'il aurait dû combattre
constamment de front. Quoiqu'il en soit Thii-rs a rendu à la France
d'incontestables services à une des époques les plus critiques de son
histoire. Il a grandement contribué à relever les ruines de la der-
nière guerre à l'intérieur et à établir des rapports pour la plupart
bienveillants avec les Etats de l'Europe.
En dehors des luttes politiques il se produit en France un réveil
religieux qui rappelle le moyen âge. En dépit des athéïstes et des
progressifs modernes qui n'ont que trop longtemps prêché contre
toutes manifestations religieuses et ridiculisé notre foi, les âmes
reprennent leur élan vers Dieu et l'on voit des milliers de pèlerins
accourir à Notre-Dame de Lourdes et à Paray-le-Manial. Le chris-
tianisme se trouve dans une époque de recrudescence, et en face
des sceptiques et des impies on ne rougit plus d'aller aux temples
et de pratiquer les exercices de dévotion Voilà un signe certain et
réel de régénération qui annonce que la France a encore de hautes
destinées à remplir.
L'ère des persécutions religieuses en Italie n'est pas encore finie.
Les ennemis de l'Eglise travaillent constamment et avec une rare
énergie à l'accomplissement de leur œuvre sinistre. Nous avons
encore à enregistrer un de leurs triomphes infernaux. Le Sénat
Italien vient d'approuver la loi abolissant les corporations reli-
gieuses. Et pour que ce crime soit bien et dûment consommé il
il ne reste plus que la sanction royale, laquelle ne se fera probable-
ment pas attendre. Car tout le monde connaît avec quelle com-
plaisance Victor-Emmanuel marche à la remorque de la révolution.
Il n'y aura que les représentations des puissances catholiques
d'Europe qui l'empêcheront de sanctionner cette odieuse injustice.
C'est avec calme et résignation que Pie IX assiste au spectacle
de ces lâches attentats contre la liberté rehgieuse. Au piilieu de
toutes les épreuves il garde une âme sereine ; car il sait que le jour
du triomphe arrivera bientôt. Il porte prestement le fardeau des
âges et le voilà entré plein de santé au vingt-huitième anniversaire
de son élévation au Pontificat. Il a reçu à cette occasion d'innom-
brables marques de sympathie. Les députations ont inondé les abords
du Vatican et les témoignages de respect ont éclaté de toutes parts.
CHRONIQUE DU MOIS. 555
***
L'ï]spagne est toujours empêtrée dans le bourbier révolution-
laire. L'anarchie la plus complète continue à régner dans ce mal-
leureux pays. Le désordre existe parmi les citoyens, et la démo-
ralisation a envahi l'armée du gouvernement. En fait, ce gouver-
nement ne sait trop que faire, et son malaise se manifeste de plus
en plus clairement dans une foule d'évolutions politiques qu'il exé-
cute à tout hasard et qui n'amènent aucun résultat. Comme un
malade dévoré de la fièvre il prend mille poses différentes dans l'es-
pérance du repos ; et il confirme l'idée qu'on a de sa faiblesse en
accumulant ministères sur ministères. Ainsi dernièrement encore
trois ministères se sont formés et succédé en vingt-quatre heures;
Figueras, Margall et Salmeron sont venus tour-à-tour prendre les
rênes de l'Etat, et conduire les destinées du pays. Chacun vient
à son tour escalader les hauteurs gouvernementales et puis culbu-
ter le moins prosaïquement possible. Et voilà comment l'histoire
d'un pays se forme, et voilà comment l'on marche à rebours et à
grandes enjambées vers le progrès.
Et pendant que le désordre intérieur tient ainsi continuellement
les ministères en haleine, le canon gronde dans le nord de l'Es-
pagne, les soldats de Don Carlos marchent de provinces en pro-
vinces. Les troupes du gouvernement reculent constamment
devant l'invasion carliste, et la cause monarchique échancre lente-
inent mais sûrement la cause des radicaux et des républicains.
**^
En face des désordres soulevés dans le sud des Etats-Unis par le
ïnauvais rapport qui existe entre les races blanche et noire, le
public se remet à discuter la question d'un rapprochement qui
pourrait s'opérer entr'elles. On leur prêche ra conciliation et on
semble désirer que toutes deux vivent sur un pied d'égalité. Un
comité d'hommes éminents en Louisiane a adopté des résolutions
à cet effet. " Cette prétention, dit un journal américain est naturelle
de leur part, nous le reconnaissons. Il est désirable, dans l'inté-
rêt de l'alliance politique des deux races, alliance que nous n'avons
cessé de recommander, que cette prétention soit accordée dans des
limites raisonnables, mais cette concession ne peut résulter que de
l'abandon volontaire par les blancs de leurs préjugés. C'est une
bonne politique, de la part des citoyens éminents de la commu-
nauté, de faire toutes les recommandations possibles à ce sujet ; ce
serait sage, de la part des masses de la population, de se conformer,
556 REVUE CANADIENNE.
aussi rapidement et aussi généralement que possible, à ces recom-
mandations. Mais il ne faut pas songer à imposer comme un droit
ce qui n'en est pas un et ce qui ne peut être que le résultat d'une
concession volontaire, et il faut s'attendre à des objections et à de
nombreuses exceptions et compter sur la raison, l'exemple et sur-
tout sur le temps, pour universaliser l'œuvre d'unification dont
quelques citoyens ont eu la louable initiative."
En attendant que le temps et les événements aient fait dispa-
raître cette fausse condition sociale, la meilleure politique est d'u-
ser de modération dans l'exercice du pouvoir, de réprimer éner-
giquement tous les abus et toutes les injustices et de préparer
insensiblement les esprits à ce nivellement des races.
Le Canada et Montréal en particulier ont eu quelques jours d'é-
motion politique à propos de la session des commissaires chargés
de s'enquérir de la vérité des accusations de M. Huntingdoii contre
le Gouvernement au sujet du contrat du Pacifique qui a été octroyé
à Sir Hugh AUan. On prétendait que la Compagnie AUaii s'était
mise de connivence avec les capitalistes américains pour exercer
une pression considérable sur le Gouvernement et accaparer ses
faveurs.
La Commission qui a siégé ces jours-ci n'a pu examiner .et juger
la portée de ces accusations parce qu'elle n'avait pas le pouvoir de
recevoir sous serment le témoignage des témoins, pouvoir qu'elle
ne pouvait exercer qu'en vertu d'une commission royale- Deux
des commissaires bien connus pour leurs idées oppositionnistes^
MM. Blake et Dorion, ont demandé que les témoins fussent enten-
dus sans serment vu leur réputation d'hommes d'honneur, et ainsi
l'enquête n'aurait pas été retardée. De leur côté, les trois autres
commissaires voulant que l'enquête eût la plus grande force pos-
sible en assermentant les témoins en vertu d'une commission
royale, il a été résolu que la commission ajournerait ses séances.
Mais si l'enquête n'a pas encore mis au jour ces fameuses accu-
sations, la presse libérale prise d'un beau zèle pour la vérité s'est
hâté de publier des lettres privées de Sir Hugh AUan par lesquelles
M. Huntingdon dans sa motion, avait crû pouvoir établir la compli-
cité du Gouvernement. Ces lettres n'incriminent le Gouvermement
en aucune manière. Il est étonnant même qu'on ait fait autant de
bruit avantleur publication et qu'on se soit si prématurément flatté
de renverser avec cette pierre d'achoppement les ministres au pou-
voir.
CHRONIQUE DU MOIS. 557
Dans tous les cas, il est d'importance majeure que le pays con-
naisse la vérité pleine et entière. S'il y a des spéculateurs égoïstes
qui travaillent et conspirent contre nos intérêts, il faut les éliminer
sans pitié. Mais si d'un autre côté il tn est qui nous aident géné-
reusement et noblement à marcher vers le progrès et la prospérité
ce serait être aveugles pour nous-mêmes et ingrats pour eux que
de ne pas leur accorder un peu de confiance et ne pas seconder
leurs efforts.
Montréal, 18 juillet 1873.
EusTACHE Prud'homme.
BIBLIOGRAPHIE.
Revue Catholique des Institutions et du Droit — Bnralier frères et Dardelet, libraires-
éditeurs, à Grenoble, France. — Prix de l'abonnement annuel : 10 frs.
Nous avons reçu par le dernier Courrier d'Europe les premières livrai-
sons de cette nouvelle et intéressante publication. C'est une œuvre essen-
tielleniment catholique et qui mérite tous nos encouragements, ce sont de
nouveaux alliés et nous souhaitons à leur œuvre la bienvenue la plus cor-
diale et la plus sincère. Le but de la Revue est de défendre les principes
catholiques en matières de droit et de législation, elle cherche à rétablir la
société ébranlée sur ces anciennes bases de l'autorité Religieuse et politique
qui avaient jusqu'ici fait sa grandeur et sa puissance. Pour nous la
ïlevue est tout un événement, elle est l'indice certain du travail, lent sans
doute, mais ferme et progressif de la réaction qui s'opère dans les eap ita
en France. Combien de fois au milieu de ces convulsions terribles arui-
quelles la malheureuse France a été en proie dans ces derniers temps nous
nous sommes demandé : quand donc sonnera l'heure de la paix, du repos,
de la réaction ? Le mal nous paraissait quelquefois si profondément enra-
ciné, le génie révolutionnaire nous semblait étreindre a«^ec tant de force ce
peuple infortuné que, bien souvent, notre âme. presque découragée, sem-
blait croire à cet abandon dont parle l'Ecriture, juste châtiment que Dieu
réserve aux grands coupables Tour à-tour les révolutions et les désastres^
le fer et le feu o.it fait leur œuvre terrible et sanulante et la Providence
restait sourde aux prières des bons et des innocents, aux gémissements de»
bles8és et des orphelins. La colère de Dieu fut implacable et le 19e siècle
vit u • jour, jour de deuil et (le tristesse, cette fière nation gauloise, se
réveiller de sa léthargie sans sceptre, sans hommes d'état, pans généraux,
captive, courbée sous le lourd genou de l'envahisseur ! Le monde entier fut
ému de ces revers sanglants et terribles et la société en deuil partageait ses
larmes sur la captivité du Vieillard du Vatican et sur les malheurs de la fille
ainée de lEglise. Les jours d'épreuves et de tristesse ont été longs, il a
fallu boire la coupe des amertumes jusqu'à la lie, mais aujourd hui tout
nous permet d'espérer que nous touchons enfin à une ère nouvelle de fo i et
BIBLIOGRAPHIE. 569
de prospërité. Le catholicisme voit ses défenseurs se rallier plus nombreux
et plus courageux que jamais et ce n'est plus qu'une question de temps
pour que les esprits se calment et que le soleil de Rome inonde de nouveau
de ses rayons bienfaisants cette terre de France autrefois si belle et si fer-
tile en actions héroïques.
La Revue Catholique sera un noble drapeau et qui dans sa sphère, servi-
ra de point de ralliement aux Catholiques populations de Grenoble ; nous
n'avons aucun doute que Tencouragement qu'elle rencontrera en France et
à l'étranger lui assurera longue vie et prospérité.
Afin de mieux faire conj prendre la mission que se propose de remplir, la
Revue, nous allons maintenant donner quelques passages de la belle lettre
que M. Claudio Jannet, un des collaborateurs distingués de cette publica-
tion, a adressée au Directeur Gérant de la Revue Canadienne, ensuite noui
donnerons un extrait du pro ramrae de la Revue et enfin le sommaire de la
livraison du mois de mai dt-rnier.
" J'ai l'honneur, dit M Jannet, de vous adresser par le même courrier,
deux numéros d'une nouvelle Revue que vient de fonder dans un de nos
centres provinciaux les plus importants, Grenoble, un groupe de juriscon-
sultes catholiques désireux de réagir contre les doctrines de l'absolutisme
de l'Etat, que la révolution a infiltrées dans nos lois et de profiter pour
cela de cet immense besoin de réforme sociale que tout le monde ressent en
France après nos désastres.
" La première pensée de notre Revue Catholique des Institutions et du
Droit, remonte à l'époque du Concile du Vatican. Après six mois d'exis-
tence elle vient de recevoir la plus haute consécration par un bref du Saint
Père.
" Cette recommandation et le but que nous poursuivons nous vaudront^
je l'espère, les sympathies de l'excellentG Revue Canadienne, je viens vous
demind'ir de vouioir bien échiager ivee lotre Revue.
"... Nous désirons donner à notre œuvre, surtout après le haut encou-
ragement qu'elle vient de recevoir, un caractère international ou pour mieux
dire catholique, et naturellement notre première pensée est pour cette
seconde France, restée notre sœur par la langue, la religion, les afiections et
chez laquelle nous aimons à retrouver l'image d'un passé tout plein d'hon-
neur dont la révolution nous a fait perdre jusqu'à la tradition. Nous pensons
aussi que peut être notre Revue, placée au centre de ce conflit de doctrines
qui 80 fait sentir, au moins par contre-coup, de l'autre côté de l'Atlantique,
pourrait avoir son utilité pour les catholiques du Canada.... José espérer
que ce sentiment de solidarité chrétienne nous fera juger favorablement les
démarches que j'ai l'honneur de faire auprès de vous etc., signé : Claudio
Jannet, avocat à la Cour d'Appel d'Aix en Provense, Docteur en droit."
S il est vrai de dire que le style c'est l'homme, certainement que la lettre
de M. Jannet ne peut nous donner qu'une haute idée de son noble caractère
et de son dévouement sans bornes à la cause sainte du catholicisme. C'est
la voix d'un ami sincère du Canada et la lettre de M. Jannet serait une
perle de plus que M. Benj. Suite pourrait fort bien ajouter à son joli,
travail intitulé le Canada en Europe.
Terminons maintenant par un extrait du programme de la revue et
en donnant le sommaire de h livraison du mois de mai :
" Les institutions et les lois qui sont toute la vie des nations, on les a
déshéritées, chez nous, du principe de la vie sociale en les sécularisant^ en
les faisant de plus en plus obligatoirement laïques, c'est-à dire, dans la
560 REVUE CANADIENNE.
pensée des meneurs, obligatoirement athées, et on a fini par les rendre
incompatibles, non-seulement avec la dignité d'un peuple catholique, mais
«ncore avec l'existence d'un peuple quelconque. L'état fait profession
d'athéisme depuis 89 ; il est facile de prouver que c'est la véritable cause
de notre agonie, et que ce système, qu'on appelle progrès, n'est qu'une
impiété au point de vue de la foi, une nouveauté dans l'histoire, une folie
Jiu point de vue de la raison ; au point de vue national et patriotique, un
suicide que l'on voudrait persuader à la France.
Toutes les questions qui comcernent l'Etat athée et l'Etat chrétien, et
la transition de l'un à l'autre, entrent donc dans le plan de cette Revue.
Ce sont, en d'autres termes, toutes les questions et de droit
public et de droit privé, de jurisprudence et de législation ; car il est peu
de rouages de notre organisme social où l'irréligion n'ait pénétré. Partout
«'est le même travail de dissolution. A la base, au centre et au sommet,
tout a été faussé et dénaturé. Suivant le langage échappé à un écrivain
de la libre-pensée, " la France est à refaire de haut en bas " (M. P. Sarcey),
(le Gaulois du 10 mars 1871).
Une Revue n'est pas une œuvre personnelle, elle est un rendez-vous de
lumières et d'efforts, un centre d'union et de travail. Aussi, faisons-nou»
appel à la collaboration de tous ceux qui pensant que le salut de la France
€st dans son retour à la Religion, veulent concourir à ce sauvetege de la
pairie, sur le terrain immuable des principes catholiques, sous la do«ble
bannière de la Patrie et de l'Eglise. Convaincus que, pour ne point errer,
l'homme a besoin des guides auxquels Dieu a confié la conservation de la
lumière en ce monde, nous seront toujours soumis à tous les enseignements
tombés de la chaire du Souverain Pontife, et toujours prêts à recevoir
avec reconnaissance les observations des Evêques...... C'est en affirmant la
vérité sans la diminuer ni la compromettre, que nous pensons être vraiment
de notre temps, et comme les conce8«iions et les transactions ont fait leuri
preuves de ruineuse impuissance, nous croyons n'avoir plus rien à attendre
<iuc la seule chose qui reste à expérimenter pleinement : la sincérité du
vrai et le courage du bien.
La Revue^ outre les encouragementi sympathiques de jurisconsultes
éminents, à reçu les adhésions des Cardinaux-Archevêques de Besançon et
de Bordeaux, des Archevêques d'Auch, de Toulouse, de Bourges, des
Evêques de Belley, du Puy, d'Evreux, de Poitiers, de Marseille, de Mende,
de Rodez, de Saint-Brieux, de Grenoble, de Séeï, de Digne, d'Arras, de
Moulins, de Coutances et Avranche, de Quimper, de Langres, de Bayeux,
etc. "
Sommaire de la livraison du moi de mai dernier : I Bref de Sa Sainteté
Pie IX à la rédaction. II La Révolution par M. Gustave de Bernardi.
III De l'Etat enseignant, par M. V. Nicolet. IV La Sépulture Catholique
et la loi civile, par M. André Gairal. V Le mouvement pour la réforme
«ociale. YI Revue Judiciaire, par M. E. Perrier."
Nous souhaitons à la Revue tout l'encouragement quelle mérite, et noua
n'avons aucun doute qm'elle aur» sa place marquée dans toutes les
bibliothèques catLoliques.
CHAftLBf C. DE LORIMIER.
LA
REYUE CMADIEIilE
PHILOSOPHIE, HISTOIRE, DROIT, LITTERATURE, ECONOMIE SOCIALE, SCIENCES,
ESTHÉTIQUE, APOLOGÉTIQUE CHRÉTIENNE, RELIGION
- -^:aîo*
TOME DIXIÈME
Huitième TJvraison— 135 Août, 1873.
SOMMAIRE
1— LA VEILLEUSE. (Suite etfin.) JIILFS TARDIEU.
ÏI.— IROQUOIS ET ALGONQUINS BEXJAMIN SULTE.
III -DOCUMENTS INÉDITS SUR L'HISTOIRE DU CANADA
1,V. -CHRONIQUE DU MOIS E. PRUD'HOMME.
V.-BULLETIN BIBLIOGRAPHIQUE
•S"^^^*
MONTE K AL
MPRIMÉE ET PUBLIÉE PAR E. SENÉICAL
Nos. 6, 8 et 10, Rue Saint-Vincent.
1873.
Droit de traduction et do rcsoroduction réservés
ON S'ABONNE A LA HKVUE CANADIENNE
CHEZ
M. A. Langlais, Libraire, Faubourg St. Roch Québec.
H. R. Dufresne Trois-Rivières.
Emm. Crépeau Sorel.
L. J. Casault, — Bibliothèque du Parlement Provincial Ottawa.
L. A. Dérome Joliette.
Joseph L'Ecuyer St. Jean d'Ibervilk
L. 0. Forget Terrebonne.
J. A. Archambault Varennes.
M. G. Roussin Roxton Falls.
Alph.Raby Ste. Scholastique.
C. H. Champagne, St. Eustache.
J. B. Lefebvre-Villemure St. Jérôme.
A. M. Gagnier Ste. Martine.
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J. 0. Dion Chambly.
A. Sauton, 41 Rue du Bac Paris.
LA REVUE CANADIENNE,
Recueil périodique de Beaux-Arts et de Sciences, a pour but de travailler à la création
d'une littérature nationale, à l'alliance des Lettres et de la Religion, et à la défense des prin-
cipes fondamentaux de l'ordre social et de toute vraie civilisation.
La rédaction se fait sous la direction d'un comité de Directeurs.
S'adresser, pour tout ce qui concerne la rédaction et l'envoi des manuscrits, au Directeur-
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Prix de l^aboiiiieinent : un aii,$(*2.00; !>«ix iiioiis, $l.O0,
Comme lesfrais de port sur cette Revue sont, depuis le 1er de janvier 1869, de deux centins par livr.
son, payable d'avance, la souscription des abonnés en dehors de la ville sera dorénavant de $2.25.
NOUVEAU MOIS DE MARIE
DÉDIÉ AUX FIDÈLES DU CANADA V\l\ UN
PRÊTRE DU DIOCÈSE DE MONTREAL
Avec Approbation de NN. SS. les Evoques de Tloa, do Montréal, tJe Trois-Rivicrcs ol <!'"
St. Hyacinthe.
1 vol. de280 pages relié.
En vente chez tous les Libraires et chez l'Editeur,
EUSÈBE SENEGAL,
No. 10 Rue St. Vinrent
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LA PHARMACIE FRANÇAISE
No. 190, vis-à-vis le Marché de la Grande Rue St. Laurent
sous LA DIRECTION DU
DOCTEUR s. GAUTHIE
On trouve dans cet établissement tous les articles qui concernent celte branche du commerce
Dépôt principal des pilules de Vallet. On peut consulter le Docteur Gauthier à sa pharmacie, No. 1
rue St. Laurent, pendant le jour ; la nuit à sa résidence No. 235 rue St. Laurent.— 3/<^(frrm accouche'
^^
LA
VEILLEUSE
(Suite et fin.)
XIII .
LA FÊTE DES LANTERNES.
IJ n'y a qu'heur et malheur ! Les inquiétudes de la famille
avaient disparu ; le nuage qui la menaçî^it se levait en même temps
que le voile qui obscurcissait le regard de madame Martel, et les
objets commençaient à se dessiner devant ses yeux comme à tra-
vers un brouillard qui se dissipe aux rayons du matin.
Notre artiste, qui n'avait pu placer depuis longtemps ses œuvres
capitales, auxquelles il attachait une grande valeur, et qui était
obligé de faire pour le commerce, comme il disait avec mépris, des
travaux insignifiants et mal-payés, Claudius vit revenir enfin le
négociant qui était entré en pourparlers avec lui pour l'acqui-
sition de VA^nour vainqueur.
Gomme le peintre ne voulait rien rabattre de ses prétentions, le
marchand dit qu'il se contenterait d'un plat de forme antique dont
le fond représentait une assez bonne reproduction du Triomphe de
Galatée, sujet affectionné par les peintres mythologiques. Le prix
en fut fixé à deux mille francs. Et enfin l'artiste, qui ne comptait
25 Août 1873. 36
562 REVUE CANADIENNE.
pas sur cette rentrée, se rappelant du reste les bons conseils de
Stanley, finit par abandonner les deux objets pour quatre mille
francs.
— Vous ne faites pas une mauvaise affaire ; dit-il au marchand ;
si je n'avais besoin d'argent, je ne serais pas si accommodant; mais
vous me prenez au moment favorable.
— Monsieur, dit le négociant avec bonhomie, en enveloppant les
objets qu'il avait achetés, nous ne gagnons pas autant que vous le
croyez, je vous assure, car nous payons d'avance, et nos magasins
sont encombrés de ces riches fantaisies qui, avec tout Ipur mérite,
restent souvent pour notre compte jnsqn'à ce qu'un nom soit connu.
Un bourgeois ne m'achètera pas vos peintures ; je ne puis compter
que sur les connaisseurs, et, comme on dit, il y a plus d'acheteurs
que de connaisseurs. Ceci, voyez-vous bien, va être expédié en
Russie...
— Ah ! en Russie ! fit Glaudius.
— Oui. Je n'en suis pas embarrassé, parcequ'un de mes clients
désire quelques-uns de vos ouvrages et s'en rapporte à moi. Je
vous avoue bien que, pour mon compte, je n'oserais faire une telle
avance de fonds, dit-il en comptant les billets de banque.
Enfin, ajouta-t il, pendant que Glaudius lui donnait quittance,
j'espère vous faire faire encore quelques affaires; mais, si vous
voulez vous faire connaître, je vous engage à être raisonnable
pour les prix.
— Voilà un négociant qui entend les affaires, se dit Glaudius. en
le reconduisant et après avoir mis son argent dans sa poche; mais
je ne me laisserai pas plumer, et s'ils veulent des Glaudius Martel^
ils les payeront ce que cela vaut.
De ce moment, Glaudius n'était plus le même homme : il ne lui
était jamais venu à l'idée de dépenser un franc pour son agrément :
mais la vue, la possession de l'argent lui donnait la fièvre, tant il
en avait peu l'habitude.
Des idées de mise en scène grandiose surgirent dans son esprit
inventif. Il s'enferma d'abord dans son atelier, comme pour se
livrer à un travail indispensable. Ge travail pressé, c'était un
grand transparent fixé sur un châssis sur lequel il traçait des em-
blèmes, et puis d'autres écussons sur lesquels il inscrivait à la hâte
des devises.
Il sortit, sans rien dire à personne ; et enfin on le vit descendre
d'une voiture avec un énorme paquet qui contenait des fils de fer,
des lanternes, des bougies et d'autres objets.
Il se mit à l'oeuvre, et manqua de se rompre le cou en attachant
au moyen d'une grande échelle les fils de fer au sommet des arbres*
LA VEILLEUSE. 563
et, comme il ne pouvait dissimuler plus longtemps, il annonça
aux enfants charmés une grande représentation pour le soir.
En attendant le récit pompeux de ce qui sp préparait, la bonne
madame Martel, connaissant le faible de son mari pour la décora-
tion et pour le spectacle, souriait de cette innocente manie.
— Le pauvre bomme, disait-elle à Pholoë avec son indulgence
habituelle, il n'a guère de plaisir ; lais^ous-le amuser les enfants à
sa manière; mais, je t'en prie, mon enfant, recommande lui de ne
pas se fatiguer.
— J'y pense à présent, mère, dit Pholoë, c'est demain votre fête.
Je suis sûre que c'est pour cela que mon bon père se donne tant
de mal., C'est pour se réjouir avec nous du mieux que vous
ressentez depuis que vous voulez bien garder ce bandeau. C'était
pourtant bien simple, eh bien, sans...
Elle n'acheva pas, car elle parlait bien rarement de Stanley. -
— Voulez vous, dit-elle en interrompant la phrase commencée
voulez-vous petite mère, que je renouvelle l'eau fraîche? P]t,.eiï
parlant d'autre chose, elle y ajouta quel(|ues gouttes de la pré-
cieuse liqueur. — Personne du moins ne me préviendra, dit-elle
encore en allant chercher un bouqnet de violettes qu'elle donna
à sa mère en l'embrassant.
Vers la fin du dîner, Glaudius disparut pour prendre ses der-
nières dispositions, et, peu de temps après, à la grande joie des
enfanls, une détonation annonça que le spectacle allait com-
mencer.
— Aussitôt Glaudius entra dans la chambre de madame Martel
qu'il embrassa avec effnsion, et, se mettant à ses genonx :
— Chère femme, dit-il, permets-moi de t'offrir ce bouquet d'im-
mortelles qui est l'image de mes sentiments pour toi. Pholoë va te
dire que les feuilles même qui l'entourent ne sont pas sans
valeur.
— Oh! mère, s'écria Pholoë, figurez-vous I Quel dommage que
vous ne puissiez voir combien vous voilà riche! un, deux, trois^
quatre mille francs...
- Quatre milles francs! dit madame Martel.
— C'est le fruit de mes travaux, dit Claudius avec modestie.
Quelle douce récompense pour les efforts de l'artiste quand il peut,
par sou seul travail, assurer le pain de la famille, sans surcharger
sa pauvre femme qui a déjà tant à souffrir !Gar c'est pour m'aider
dans ma tâche, ma tendre amie, que tu as compromis ta santé, et
presque perdu la vue ; mais je me sens un nouveau courage, et je
vous dis que je vous sauverai.
Et toi, ajouta-t-il en prenant sa fille dans ses bras, chère Pholoë,
564 REVUE CANADIENNE.
ange de la maison, aussi sage que belle, aussi modeste qu'habile
dans ton art, sois bénie, mon enfant Mais attention, reprit-il
après un silence, en détournant la tête, il ne faut pas s'attendrir
comme la trop sensible Reine, ça nous troublerait la vue et nous
empêcherait de voir les décorations.
La nuit était presque venue ; Glaudius prenant le bras de sa
femme, la conduisit avec précaution jusqu'au jardin en lui racon-
tant tous les détails du marché qu'il avait conclu : les enfants se
bousculaient pour arriver plus vite. Pholoë ne pouvait les retenir ;
la belle Ida daigna se mêler à la famille ; et Reine parut sur le pas
de la porte du jardin, faisant force gestes et exclamations.
— Sommes-nous au complet? dit Glaudius, quand tout le monde
fut assis devant la maison. Eh ! il nous manque notre cher voisin !
c'est bien le cas de lui faire les honneurs du spectacle. Enfants,
allez donc lui demander s'il peut venir un instant ; je vois de la
lumière chez lui.
Sam et Mimi ne tardèrent pas à forcer la barrière et à ramener
en triomphe Stanley qu'ils tenaient par la main. Il salua les dames,
et remercia de la faveur qu'on lui accordait d'assister à une fête
de famille dans laquelle il avait l'heureux ou plutôt, ajouta-t-il en
se reprenant, le malheureux prigilége d'être seul étranger. Et il
fut placé par Glaudius, le maître de cérémonie, entre madame
Martel et Pholoë.
— Que personne ne bouge ! dit l'heureux artiste en frappant
trois coups dans ses mains. Puis, comme il n'avait pas d'autre
aide-machiniste que Reine, il prit l'humble rôle d'allumeur de
quinquets ; mais Stanley appela son domestique pour lui donner
un coup de main, et bientôt on vit se dessiner au milieu du jardin
un grand transparent entouré de feuillages sur lequel il avait
écrit dans un médaillon porté par deux amours : A ma chère épouse
Julie ; à gauche, sur un écusson, on lisait ï Amour vainqueur^ et à
droite, sur un autre écusson semblable, Triomphe de Galatée. Puis
des lanternes de couleur s'allumèrent successivement dans les
tilleuls, comme si des fleurs lumineuses éclairaient le dessous du
feuillage.
Enfin, pour couronner ces effets gradués, des flammes de Ben-
gale cachées derrière chaque tronc d'arbre embrasèrent le jardin
de leurs clartés blanches, vertes, bleues, rouges, qui se succé-
daient, aux acclamations des enfants.
Une illumination pour fêter sa femme presque aveugle! c'était
bien un à-propos digne de notre artiste ; mais il ne doutait de rien,
il était si riche et si heureux! il se disait qu'elle verrait toujours
LA VEILLEUSE. 565
quelque chose et que les lanternes étaient l'emblôme obligé de
l'allégresse.
Madame Martel racontait à Stanley, qui semblait l'écouter avec
autant d'intérêt que de surprise, la bonne affaire que son mari
avait conclu le matin même, et tâchait de faire excuser ses enfan-
tillages.
— Il ne vit que pour nous, disait-elle, et si vous le voyez si con-
tent c'est qu'il nous a vus longtemps dans un état de gêne, et que
nos affaires, grâce à Dieu, prennent aujourd'hui une meilleure
tournure.
Les deux enfants sautaient autour de madame Martel.
— Petite mère, disait Noémi, si tu savais comme c'est beau ! Ote
seulement ton bandeau, je suis sûre que tu vas voir quelque
chose.
Pholoë se tourna par hasard du côté de Stanley que les flammes
mettaient en pleine lumière, et elle vit une grosse larme qui tom-
bait sur sa joue.
— Pourquoi pleurez-vou%osii-t-elle lui dire, si bas que lui seul
pouvait l'entendre.
— Parce que je suis heureux, répondit-il en se détournant pour
essuyer ses yeux.
Madame Martel avait ôlé son bandeau avec la permission de
Stanley, qu'elle appelait en riant son docteur; et, en effet, elle put
distinguer la splendeur du transparent, compter les flammes au
pied des arbres, et les lanternes qui lui semblaient comme des
étoiles à travers un nuage.
—Je regrette vraiment, dit Stanley à Glaudius qui venait
recevoir des applaudissements, je regrette de n'avoir pas été pré-
venu ; j'aurais aussi allumé ma lanterne.
— Oui, oui, disaient Sam et Miiiii, il faut aussi sa lanterne. On
demande la lanterne de M. Charles.
Et, après s'être fait prier, cédant aux instances de la belle Ida,
qui jusque là avait été un peu oubliée, il disparut.
Gomment vous trouvez-vous, bonne mère, dit Pholoë en se rap-
prochant et en prenant la place que Stanley venait de quitter près
de madame Martel.
— Bien mieux, chère enfant, dit la mère en se tournant de son
côté et lui donnant sa main que Pholoë baisait plus tendrement
qu'à l'ordinaire.
—Eh bien, on demande la lanterne, cxiait Glaudius ; il manque
peut-être une mèche ? Et les enfants riaient et se moquaient de la
lanterne de Stanley qui ne pouvait s'allumer.
B66 REVUE CANADIENNE.
Les flammes de Bengale expiraient en fumant, et tout restait
dans le demi-jour.
Tout-à coup la ravissante figure de Pholoë s'illumina de la tête
aux pieds et se détacha en traits de feu et de flammes d'argent et
sur le fond qui restait sombre, comme si un éclair venait se poser
sur son front; et le jardin retentit d'une exclamation universelle
à cette apparition presque magique.
— Ma fille ! mon enfant ! s'écria madame Martel je te vois.
Mais Pholoë tomba évanouie sur les genoux de sa mère, et tout
rentra dans les ténèbres. On s'empressa de la secourir. Reine lui
jeta, en riant bien fort, de l'eau fraîche sur le front; madame
Martel était fort effrayée ; mais sa fille reprit bientôt ses sens, et
elle s'excusa en souriant d'avoir cédé à l'effet de la surprise. Le
calme se rétablit et la joie reparut sur toutes les figures.
— Madame, de grâce, dit Stanley en accourant, remettez bien
vite votre bandeau. Puisque vous avez vu votre enfant, vous serez
guérie. Vous êtes guérie, j'en suis sûr ; mais pas d'imprudence !
Et se rapprochant de Pholoë, qui se tenait dans l'ombre, il lui
demanda pardon du mal qu'il lui avait fait.
— Pourquoi pleurez-vous ? lui dit-il.
— Peut-être parceque je suis heureuse, répondit-elle.
XIV
LES FORGES DE VULCAIN.
En nous souvenant de l'incident inattendu qui a couronné
l'illumination improvisé de Glaudius, et qui a fait pâlir ses lan-
ternes, nous demandons pourquoi Stanley, qui a la prétention de
se contenir et d'être maître de lui, a laissé voir à Pholoë une
émotion que rien ne paraissait motiver dans cette tranquille et
naïve scène d'mtérieur; nous en sommes réduits à supposer, avec
le lecteur, qu'il n'était pas étranger aux succès de Glaudius, et
qu'il jouissait peut-être plus que tout autre des joies de la famille.
Nous laisserons du reste les événements se dérouler, sans vouloir
dès à présent interpréter les intentions du silencieux astronome.
Quant à Pholoë, si le rayon lumineux qui venait se briser sur
son sein lui a produit une impression si inexplicable pour l'assis-
tance, c'est évidemment que cette apparition lui révélait à elle
seule un secret dont elle avait le pressentiment, et lui annonçait
à n'en pouvoir douter que Thabitant de la tour n'était autre que
LA VEILLEUSE. 567
son généreux créancier. Il y avait là de quoi ouvrir un vaste
champ à son imagination.
Glaiidius n'allait pas chercher si loin la cause de son change-
ment de fortune ; il l'attribuait simplement à son mérite. Ce qui
lui arrivait ne faisait d'ailleurs que confirmer ses prévisions ; il
avait toujours dit que la lumière ne pouvait rester sous le boisseau
et que son jour viendrait.
Tout devait le confirmer dans cette naïve croyance ; les hésita-
tions, les marchandages, les critiques même de ceux qui se présen-
taient pour acheter ses œuvres, étaient la meilleure preuve qu'on
ne pouvait plus s'en passer. Les gens qui les lui achetaient lui
paraissaient si rusés et si retors en affaires, qu'il était loin de leur
avoir obligation quand il leur laissait emporter un de ses Amours.
— Ce que c'est que la vogue ! se disait-il. Personne n'en voulait
et il n'y en aura pas pour tous. Après les Àpours, il vit défiler la
troupe légère des Vénus, des Grâces et des Nymphes, qu'il réalisa
à beaux deniers.
Puis ce fut le tour du bruyant cortège des Bacchanales et d'un
vieux Silène à moitié ivre et soutenu sur son âne par deux satyres,
qui eux-mêmes ne pouvaient plus se tenir ; et tout cela produisit
-encore de belles sommes.
Enfin vint un jour où il ne lui restât plus qu'un affreux Vulcain
.forgeant les armes d'Achille : mais pour celui-là, il n'y eut jamais
moyen de le placer.
Claudius, se voyant à la tête d'une vingtaine de mille francs,
et n'ayant plus rien dans son atelier, se remit à l'œuvre. Mais,
soit qu'il se pressât trop, soit que sa main eût moins de légèreté,
par une sorte d'ébranlement nerveux, suite de tant d'émotions,
comme il le croyait lui-même, le fait est qu'il ne fit jamais si bien
que V Amour vainqueur, dont le succès avait été complet. C'était du
moins ce que lui disait un des acheteurs dans lequel il avait le
plus de confiance, et il était obligé d'en convenir.
— Mais que ne prenez-vous mon Vulcain ? lui disait-il en appor-
tant pour la deuxième fois le vase de forme antique. C'est de ma
première manière ; voyez comme c'est étudié ! et il comptait et
numérotait presque les muscles sur la jambe nerveuse de Vulcain
et sur le bras qui brandissait le marteau au dessus de l'enClume.
— C'est très fort, disait le marchand ; mais ce n'est pas assez
gracieux pour ma clientèle.
Le Vulcain lui resta toujours.
Stanley, qui avait fait quelques courtes abscences, dont le motif
était inconnu, était informé successivement des belles affaires que
dlaudius avait réalisées, et il se récriait avec le peintre sur les
568 REVUE CANADIENNE.
caprices de l'aveugle déesse. — Il avait mis à profit ses conver-
sations avec madame Hermel et avec sa fille Ida, qui le favorisait
souvent de sa présence au jardin ; il connaissait tous les antécé-
dents de la famille. Glaudius de son côté, avec sa nature expan-
sive, était une source inépuisable de renseignements, à laquelle ne
manquait pas de puiser le curieux Stanley. Il n'avait qu'à écouter.
Le peintre lui racontait et lui décrivait son ancienne résidence de
Vernon et lui montrait encore dans des médaillons exécutés avec
soin, les plus pittoresques points de vue.
— Ah ! vivre là ! disait-il en interrompant son travail ; vivre dans
cette maison de brique, au pied des coteaux de Vernonet, là au
bout de ce vieux pont détraqué où j'ai tant de fois passé en regar-
dant couler l'eau, quels souvenirs ! quelles délices ! — C'est à vous
que je dis cela. Je n'ai jamais parlé de mes regrets à ma pauvre
femme, puisque c'est moi qui l'ai voulu. — Quand je pense, mon
ami, que j'ai donné cette maison-là avec le jardin qui est derrière
pour un morceau de pain !
— Elle paraît charmante, dit Stanley en examinant la peinture.
— Vous ne voyez rien ! et quelle vue délicieuse de la terrasse !
vous ne connaissez pas ce pays-là ? Il faudra pourtant que nous
fassions cette partie-là un jour. Mais que voulez-vous? me voilà
fixé, rivé à Paris ; ce n'est pas au moment où je me fais un nom
que je vais quitter le théâtre de mes succès ; et puis il faut vivre,
et depuis quelques jours je n'ai pas de bonheur, rien ne me réussit
on dirait que la veine est épuisée.
— Il y a de bons et de mauvais jours, reprit Stanley philo-
sophiquement.
Cependant Claudius avait fait avec madame Martel, dont les
yeux revenaient à plaisir depuis le soir de l'illumination, Claudius
avait fait l'inventaire de la caisse autrefois vide ; toutes les dépen-
ses payées, et une réserve safîisante restant pour les besoins de la
maison, il y avait dix huit mille francs disponibles. On tint
conseil, car on ne s'était jamais vu depuis longtemps dans une
position pareille.
Pour comble, Mr. Hermel, dont nous avons fait la connaissance
à Vernon, apporta de lui même quelque temps après les douze
mille francs qui restaient dus sur la vente de la maison, car il ne
pouvait la revendre lui-même qu'après avoir donné main-levée de
l'hypothèque, selon le terme légal. Cette petite maison bourgeoise
lui paraissait maintenant insuffisante ; il avait profité d'une propo-
sition très-avantageuse pour s'en débarrasser,et il faisait construire
une élégante villa de l'autre côté de l'eau, dans le nouveau quar-
tier qui estcomme la Chaussée-d'Antin c'e Vernon. Il s'excusa en
LA VEILLEUSE. 56^
même temps de n'avoir pu céder plutôt aux instances de sa char-
mante nièce, qui avait mis, disait-il, dans cette négociation toute
l'habileté d'un homme d'affaires.
Claudius, ayant grande confiance dans son voisin Stanley et
aimant d'ailleurs à raconter ses prospérités, lui dit un jour :
— Vous me voyez fort embarrassé, mon cher ami ! J'ai de l'argent
à placer ; oui, quelques économies, et puis des fonds qui me sont
rentrés sur la vente de ma maison; tout cela peut faire quelque
chose comme trente mille francs. Je ne puis garder cela en porte-
feuille.—Et, à propos, mon ami, si vous étiez gêné, vous savez ;
je ne vous fait pas de phrases, mais je suis à vous corps et biens.
— Mille grâces, mon che^ Claudius, dit Stanley en lui prenant la
main ; je sais qu'au besoin je puis compter sur vous ; quant aux
placements, je ne m'y entends pas beaucoup : le mieux serait peut-
être d'acheter de la rente ? Mais, attendez, je chercherai ; je
demanderai conseil à quelques amis expérimentés.
Claudius ajourna ses placements; mais d'autres joies l'attendaient
Il vit entrer un jour chez lui un fabricant de porcelaines de
Limoges qui ne s'intéressa pas autrement aux Forges de Vulcain ni
aux autres peintures qu'on faisait passer sous ses yeux; mais il
demanda avec une grande curiosité à voir des échantillons du bleu
céleste.
— Ah ! ceci, dit Claudius, c'est une autre affaire; c'est un pro-
cédé que je garde pour mon usage : je ne montre que mes pein-
tures.
— Je vous en fais bien mon compliment, dit le fabricant, qui
paraissait fort expérimenté ; mais, permettez-moi de vous dire que
vous tireriez un bien meilleur parti de votre procédé en l'exploitant
qu'en le gardant pour vous-même.
— Vous avez peut-être raison, dit le peintre, mais ie ne suis pas
marchand, malheureusement, et je ne sais comment vous avez eu
connaissance d'une chose si nouvelle.
—Mais dans un journal ; je crois même que je l'ai sur moi, et il
lui montra un journal qui contenait un fait Paris ainsi conçu.
'' On lit dans le journal de St. Pétersbourg :
^'Le comte C. a fait récemment à Paris des acquisitions impor-
tantes pour sa magnifique galerie de tableaux et d'objets d'art. On
y remarque plusieurs peintures sur porcelaine de Claudius Martel
peintre français, dont le nom est encore peu connu, mais qui nous
paraît approcher par le fini de l'exécution des œuvres célèbres de
madame Jacotot.
''Une particularité nous est signalée dans l'exécution d'un vase
qui est, dit-on, son dernier ouvrage : c'est l'application d'un
570 REVUE CANADIENNE.
nouveau bleu céleste qui dépasse en pureté et en transparence
toutes les nuances employées jusqu'ici. C'est une découverte pré-
cieuse qui, si elle était exploitée avec intelligence, pourrait faire la
fortune de l'inventeur."
■—Monsieur, dit Claudius avec l'impatience d'un enfant, pourriez-
vous, seriez-vous assez bon pour me laisser ce journal? Figurez-
vous que j'en ai pas même eu connaissance !
L'éiranger s'empressa de se rendre à son désir.
—Mais veuillez, lui dil-il, songera ma proposition : voici mon
adresse à Limoges ; si vous êtes dis<posé à traiter, nous ferons des
affaires ensemble.
Claudius était bien plus flatlé de l'hommage rendu à son talent
que des perspectives de bénéfice que lui ouvrait le bleu céleste.
L'article fut lu bien des fois en famille. Claudius le communiqua
à Stanley, et lui demanda ce qu'il en pensait.
^Certes, mon ami, dit le prudent voisin, on ne fait que rendre
justice a votre talent.* l'éloge appelle la critique, et, puisque vous
voilà en lumière, vous st^rpz contesté comme les autres. Le Post-
Scriptum me plaît davantage ; il contient un avis qui n'est pas à
dédaigner, et vous qui entendez si parfaitement la fabrication des
couleurs, avec les capitaux que vous avez disponibles, vous
pourriez peut-être...
— Moi ! dit Claudius, y pensez-vous ? moi, tenir un magasin de
couleur; ma femme assise dans le comptoir et ma fille servant les
pratiques! non, mon cher voisin, Claudius Mirtel n'en est pas là.
Mais excusez-moi, mon ami, ajouta-t-il en se modérant, je sais tout
l'intérêt que vous nous portez, je sais toute la reconnaissance que
je vous dois ; car sans vous ma chère femme serait encore dans les
ténèbres; et, puisqu'il faut vous le dire, vous trouverez chez vous,
mon cher Stanley, la preuve que Claudius Martel n'est pas un
ingrat.
Claudius, comme nous l'avons dit, avait inutilement tenté de
vendre le Dieu vulcam et il déplorait l'aveuglement de ceux qui
n'en voulaient pas ; il finit donc par y renoncer ; mais il se dit un
jour :
— Il y a au moins un connaisseur qui saura rendre justice au
mérite de cette œuvre capitale. Il n'a pas le moyen de l'acheter,
ce n'est pas sa faute, au pauvre garçon ; eh bien I je lui en ferai
cadeau, car je veux absolument qu'il possède un de mes ouvrages.
Il s'en sépara avec une véritable peine; et, guettant, pendant
l'absence de Stanley, son domestique au passage, il lui avait fait
signe et l'avait chargé de porter avec précaution le paquet bien
LA VEILLEUSE. 571
en vploppé sur la cheminée de son voisin. Il avait écrit sur le socle :
A Sir Charles Stanley, tlaudius Martel reconnaissant !
C'est ainsi que Stanley se trouva, sans bourse délier^ en possession
du disgracieux Vulcain, qu'il subit comme une nécessité de sa
position, et dont il ne manqua pas de remercier Claudius à la pre-
mière occasion, en présence de Pholoë.
— Eh bien ! dit le peintre en se tournant du côté de sa fille, toi
qui me disais que ça ne lui ferait pas plaisir !
xy
LE VER LUISANT.
On a reproché aux romanciers leurs exagérations et leurs invrai-
semblances; quelquefois ils semblent en effet mériter ce reproche,
et nous ne sommes pas là pour les défendre ; cependant chacun de^
nos lecteurs, en cherchant dans ses souvenirs, en faisant passer
sous ses yeux les personnages réels qu'il a connus, trouverait peut-
être des scènes plus invraisemblables. L'écrivain pst souvent obligé
de voiler ses tableaux, la vérité paraîtrait trop impossible.
Ainsi, sans approfondir ce triste sujet, mais en regardant seule-
ment à la surface, ne voit-on pas des dames du monde, du vrai
ionde, avoir recours, pour captiver les regards, à toutes les ma-
lœuvres, à toutes les provocations d'une autre classe?
A voir le mal qu'elles se donnent pour avoir mauvais ton, on
irait qu'elles tiennent à paraître ce qu'elles ne sont pas. La mode
[elle-même, cette reine souveraine du monde parisien, et qui, de
là, étend son empire sur le monde entier, n'est plus choisie par les
[classes élevées.
Il suffît qu'une beauté à laquelle on ne demande ni ses lettres de
^noblesse, ni ses quartiers de vertu, paraisse au bois ou au théâtre
ivec une robe dont la coupe rappelle les libertés mythologiques
m avec un chapeau dont l'originalité fait valoir son effronterie,
lur que les dames comme il faut se croient obligées de courir chez
les couturières de ces reines d'un jour et d'implorer à tout prix
me semblable excentricité.
Il suffît qu'une de ces indolentes odalisques se couche dans sa
îalèche en traversant les Champs-Elysées et laisse flotter au-dessus
[d'elles des nuages de mousseline, pour que les femmes du grand
londe transforment leur équipage en chambre â coucher.
L'une de ces beautés qui font autorité se couvrit un jour d'une
572 REVUE CANADIENNE.
peau de panthère ; ce fut une hausse imprévue dans les fourrures,
et une femme qui se respectait ne pouvait plus sortir en voiture
sans être déguisée en panthère.
Enfin, la mode ne vient plus de la cour, elle ne vient plus de* la
ville, elle vient d'en bas. Un des moindres inconvénients est dans
la difficulté de comprendre à première vne quelle est la société
dans laquelle on se trouve.
Il existe encore beaucoup de familles qui ont conservé les
bonnes et saines traditions; nous rencontrons souvent dans les
promenades des sœurs bien simples, ce qui ne les empêche pas
d'être élégantes, accompagnées de leur mère au costume plus
sombrp. Elles cherchent plutôt à s'effacer par leur modestie qu'à
attirer le regard par l'ampleur de leur ajustement et l'originalité
de leur coiffure ; leur ensemble est reposant, on Ips suit des yeux
avec respect; on ne peut s'y tromper ; mais bientôt ce qui devrait
être la règle ne sera peut-être plus que l'exception.
Si on cherche les causes de ce travers presque général qui, de
degré en degré, gagne plus ou moins toutes les classes, et dont les
conséquences, sans traiter la question d'argent, sont plus graves
que ne le pensent les très-honnêtes et charmantes personnes qui
ont la faiblesse de s'y soumettre, il faut peut-être en rendre res-
pons^ables 'es hommes, qui ont cependant un intérêt tout contraire.
Les habitudes de club, de divan, de cigare, les mettent nécessai.
rement en communication avec un monde dont ils rapportent dans
la famille le laisser-aller et presque V argot. De là, des mots étran-
ges qu'on est bien étonné de trouver sur les lèvres d'une char-
mante femme du vrai monde, quand elle veut paniître aimable,
familière et bonne enfant pour plaire à un frère, à un mari qu'elle
veut retenir.
Il y a évidemment une autre cause de décadence ; c'est que la
société n'est plus dans les familles qui sont solitaires, ni dans les
salons qui sont encombrés; elle est presque en plein vent; elle
tient ses assises à Bade ou àSpa, à bureau ouvert. On ne demande
pas aux hobitués ce qu'ils sont, mais seulement ce qu'ils ont à
dépenser. La beauté et l'iégance sont les seuls titres à l'attention
et à l'admiration. On n'est pas difficile sur ces liaisons de passage;
cela ne tire pas à conséquence.
On peut s'asseoir à une table de jeu à Vichy ou à Dieppe avec
les gens du meilleur monde, et avoir pour vis-à-vis un grec que la
police ne perd pas de vue et prend quelquefois sur le fait.
Les théâtres de société, si à la mode aujourd'hui, sont aussi, il
faut en convenir, un excellent moyen de développer toutes les pré-
tentions, de répandre les habitudes de liberté illimitée en favori-
LÀ VEILLEUSE. 573
sant une familiarité inévitable entre les amateurs, qui sont souvent
secondés par de vrais acteurs. Rien n'est mieux fait pour surex-
citer tous les amours propres et tous les désirs de briller, sans
compter d'autres sentiments. Les jeunes femmes qui ont osé xprimer
avec le plus d'énergie et de violence les agitations du cœur sont
entourées d'hommages et d'applaudissements qui les enivrent et
leur font paraître, au retour, bien tiède et bien étouffée l'atmos-
phère de la famille.
Si nous ne craignions d'abuser de notre droit de moraliste et de
retarder plus longtemps le récit des événements qu'il nous reste à
raconter, nous chercherions encore ; nous dirions, par exemple,
que la musique n'est plus comme autrefois un délassement de
famille, mais bien un moyen d'exhibition ; et qu'une romance,
pour obtenir le droit d'audition dans le monde^ doit avoir été
chantée et mise à la mode par une prima dont la jeune tille est
tenue d'imiter, à s'y méprendre, les soupirs et les élans passionnés.
Tout cela gagne de proche en proche, et les femmes qui ne vont
ni aux eaux, ni aux théâtres de société, ni dans les salons du jour,
subissent quelquefois l'influence de celles qui en reviennent, et
prennent pour modèle celles qu'il faudrait le moins imiter.
C'est oij nous voulions en venir pour expliquer comment la sé-
duisante Ida, disposée par ses instincts de coquetterie à prendre
l'exagération pour la distinction, avait deviné tout un monde, et
s'étudiait à le copier dans la maison du faubourg, comme pour
préluder dans cette retraite au rôle qu'elle s'apprêtait à jouer à la
première occasion sur une plus vaste scène.
Ainsi personne ne lui avait donné de leçons, mais pas une ne
savait porter avec plus d'habileté ces robes traînantes qui, selon
l'épigramme attribuée à un de nos vénérables prélats, ont tant
d'ampleur à la jupe, qu'il ne reste pas d'étoffe pour le corsage;
une de ces longues robes qui semblent attendre le petit page chargé
d'en relever les plis sur les bras ; mais elles ne faisaient alors que
balayer les feuilles mortes dans l'allée de tilleuls.
Pas une aussi ne campait sur !e haut de sa tête avec plus d'au-
dace le nouveau chapeau Piémontais, en forme de bateau, avec ses
panaches retombant sur la résille qui retenait ses lourdes tresses
derrière son cou bien dégagé.
C'était un besoin de se parer pour elle-même, comme l'hermine
qui vit solitaire et n'en tient pas moins à sa parure, et qui s'aime
tant qu'elle veut mourir quand la blancheur de sa robe n'est pas
irréprochable. Ida, selon l'expression d'une femme d'esprit, était à
elle-même sa madone, ce qui nous parait rendre assez bien le
culte exclusif qu'elle professait pour sa personne.
574 REVUE CANADIENNE.
On pense bien que ses chaussures et ses gants étaient de la
bonne faiseuse, que ses mains effilées étaient blanchies et polies
par toutes les pâtes et Gold-Greams. Nous ne continuons pas cette
analyse, dont la copie est dans tous les livres et le modèle un peu
partout.
Mais à qui montrer toutes ces élégances! Pholoë n'y comprenait
rien, ou peut-être les jugeait à sa manière, et Ida déplorait le
mauvais goût de sa cousine et ses robes de pensionnaire. Glaudius
se moquait tout simplement des grands airs de sa nièce, qu'il ap-
pelait madame Panache. Les enfants la contemplaient avec une
silencieuse admiration ; mais ce n'était pas assez. L'instiïict ensei-
gne aux plus innocentes, quand elles ont de telles dispositions à
la coquetterie, que les hommes seuls savent rendre justice à tant
de perfection ; et quelles ressources trouver de ce côté dans la
maison du faubourg?
Une maîtresse de chant, une maîtresse de piano, un vieux pro-
fesseur de littérature et d'histoire, se succédaient. La leçon de
danse seulement lui donnait l'occasion de paraître devant des
yeux dignes d'elle; mademoiselle de Rebeque était de garde ces
jours-là.
M. Desportes, bien connu de toutes les familles du faubourg,
avait enseigné la gavotte à deux générations ; car il prétendait
que là seulement pouvaient se développer les grâces de la danse,
et s'il daignait aussi enseigner le quadrille, il le tenait en grand
mépris. Il n'avait certes rien d'attrayant; il avait été le dernier
représentant des pantalons qui ne vont qu'au genou, des bas chinés
et des souliers à boucles d'argent; mais il avait un fils d'une figure
distinguée, dont un gentilhomme se serait accommodé, et qui était
doué d'un talent véritable de violoniste.
Bien qu'il se servît de la pochette avec facilité, M. Desportes
amenait souvent son fils pour simuler l'orchestre.
Que dire encore ! les yeux des deux jeunes gens se rencontrèrent
et se baissèrent aussitôt comme si Vamour vainqueur de Glaudius
avait porté jusque-là ses ravages La romanesque Ida interrompait
ses pas pour entendre Pinstrument sur lequel le jeune Desportes,
provoqué par tant d'encouragements, savait chanter son martyre
en jouant la pastourelle. Et, de sou côté, le virtuose interrompait
son air et perdait son regard dans les cercles magiques que décri-
vait Ida en valsant avec le vieux Desportes. Si bien que le maître
de danse criait souvent, sans rien comprendre à ces interruptions:
— Tra, la la,.. Joue, Desportes! dansez, mademoiselle, vous
manquez la mesure ! Tra, la 1ère... Joue donc, Desportes î dansez,
donc, mademoiselle !
LA VEILLEUSE. 575
Mademoiselle de Rebeque elle-même, avec toute sa clair-
voyance, ne pouvait rien voir de ce fluide qui semblait traverser
l'espace et frapper d'immobilité les deux jeunes gens. Jamais ils
ne s'étaient approchés et jamais ils ne s'étaient dit une parole ; et,
après tout, les plus habiles duègnes ne peuvent garder que celle
qui se gai'de.
Un jour après la leçon, M. Desportes, pour faire briller son fils
dont il était fier, l'avait engagé à .accompagner sur son violon
mademoiselle Ida, qui se mettait au piano; et dès lors leurs senti-
ments furent en secret aussi bien d'accord que leurs instruments.
Ils ne parlaient que le langage des yeux, qui est, comme ou sait,
le langage du cœur; mais Ida y mettait plus de savoir-faire et le
jeune homme plus de sincéiité.
Cependant, dès que Stanley parut dans la maison, son grand air,
son ensemble distingué, sa position qui paraissait assurée, tout
concourut à attirer Ida de ce côté. Elle y mettait d'autant plus du
sien que Stanley restait impassible et qu'elle ne faisait aucun
progrès.
Mademoiselle de Rebeque, qui y voyait clair, avait bien vite
dénoncé à madame Martel ces visites répétées sous le berceau de
lilas, qu'elle trouvait fort inconvenantes pour une personne bien
née] mais que faire quand la mère d'Ida elle même semblait encou-
rager ce voisinage, dans des intentions faciles à comprendre î
En même temps, la belle danseuse laissa voir plus d'indifférence
pour le jeune Desportes, qui cherchait en vain à attirer son regard
en faisant passer dans son instrument toutes les agitations de son
cœur. Un jour enfin le jeune homme, pendant que son père ôtait
ses escarpins, osa glissera Ida un bil et dans lequel il exprimait
son désespoir.
Elle le déchira devant lui sans le lire, et avec la dignité d'une
personne offensée.
Elle avait vraiment bien d'autres sujets de préoccupations, sur-
tout depuis la fête des lanternes. Ce rayon de lumière qui' avait
choisi Pholoë pour but et l'avait laissée ans l'ombre, lui semblait
avoir un sens caché. Elle n'était pas disposée à prendre son parti
d'une défaite, encore moins à laisser la victoire à son insignifiante
cousine, qu'elle comparait à une Gendrillon.
La curiosité cependant lui fit jeter les yeux sur cette lettre dont,
en personne prudente, elle avait conservé les deux morceaux. Le
billet portait :
" Gomment ai-je mérité cette froideur et ce dédain ? Vos yeux
ne m'ont pas traité toujours avec cette cruauté ! Je ne demandais
rien ; c'est votre regard, c'est vous-même qui m'avez donné espé-
576 REVUE CANADIENNE.
rance, vous qui avez éveillé dans mon cœur des sentiments qui
dureront autant que ma vie. Kjqz pitié !... D... "
Ida allait anéantir cette épitre, lorsque, la lisant de nouveau,
elle remarqua que son nom n'était pas prononcé.
— Gela peut servir, dit-elle avec un mauvais sourire ; c'est au
besoin une arme défensive.
Et elle jeta seulement le côté de la lettre qui portait l'adresse.
Le soir étant venu, c'était une belle journée d'août, les enfants
jouaient encore au jardin comme de coutume. Sam appelait Mimi
à grands cris pour lui faire voir une étincelle qui brillait sous
l'herbe et ne s'éteignait pas.
— N'y touche pas, dit Noémi qui était plus savante ; c'est un ver
luisant.
— Il faut le porter à M. Charles, dit Sam.
— Mais tu vas lui faire du mal ! s'écria sa sœur, laisse-moi faire.
Et, enlevant la touffe d'herbe, elle la plaça sur un papier qui se
trouvait là, et la porta avec précaution jusqu'au berceau de lilas.
— Venez voir! venez voir un ver luisant, criaient les enfants à
madame Martel qui, débarrassé de son bandeau et commençant à
mieux voir, entrait dans le jardin appuyée sur le bras de Pholoë.
Cet atome de feu vivant a quelque chose de si mystérieux, que
tout le monde est porté à le regarder avec curiosité, surtout dans
les villes, où on a rarement occasion de l'apercevoir.
La famille franchissant les barrières fut bientôt réunie autour
de la table de pierre, sous le berceau de lilas, dont Stanley leur
faisait les honneurs avec sa politesse habituelle.
— Il n'y a que monsieur l'astronome qui puisse nous apprendre
pourquoi cette petite créature porte sa lumière avec elle, dit Ida
qui ne manquait pas une occasion d'attirer l'attention sur elle.
Elle y avait d'ailleurs un intérêt de plus, en voyant Pholoë
passer pour la première fois avec sa mère, cette barrière dont elle
se tenaient éloignées par discrétion.
— Mademoiselle, répondit Stanley en souriant et en regardant
Claudius, ce n'est pas si facile à expliquer que vous le pensez ;
cependant je vais essayer de vous satisfaire.
— Pas de préface, dit Claudius.
— Eh bien, mademoiselle, reprit Stanley, il y a des êtres char-
mants qui voltigent dans l'espace, qui font briller au soleil leurs
riches couleurs, qui se posent sur les fleurs et ressemblent à des
fleurs animées; on ne les cherche pas, on les rencontre, on les
admire un moment, et on passe...
Et puis il y a un petit être qui rampe tout seul sous l'herbe,
tandis que celui qui sera... son ami, son frère si vous voulez, vol-
LA veilleuse; 577
tige dans les buissons et le cherche. — C'est pour cela que la Pro-
vidence, dans sa sollicitude merveilleuse, a donné au ver luisant
une étoile qui appelle et avertit cet ami inconnu.
Tout le monde trouva la définition amusante, parce qu'elle
n'était pas longue ; mais il y avait dans l'auditoire une personne
qui devait y trouver encore plus d'intérêt.
Le lendemain matin, Stanley passant au jardin retrouva sur la
table la touffe d'herbe dans un papier. Il lut par grand hasard sur
l'adresse : A mademoiselle Ida. Et, considérant "ce feuillet de papier
blanc, il se dit avec la sagacité d'un savant qui procède du connu
à l'inconnu :
— Je suis sûr que l'autre feuillet n'est pas perdu.
XVI
LA CRITIQUE.
La prospérité de Glaudius se maintenait, mais elle semblait se
transformer. Les nouveaux amours qui naissaient sons le pinceau
de l'artiste ne valaient pas leurs aines aux yeux des acheteurs qui
se présentaient de temps en temps. Ils marchandaient, et offraient
des prix si ridicules, que Glaudius leur tournait le dos sans daigner
leur répondre.
Cependant le bleu céleste faisait son chemin. Sa renommée
s'était rapidement répandue, car les fabricants de tous pays, pour
soutenir la concurrence, sont obligés de se tenir au courant du
progrès, et n'hésitent pas à faire des sacrifices pour obtenir la pré-
férence.
Le peintre fut bien étonné de recevoir un jour de Birmingham
une lettre anglaise accompagnée d'une banknote de cent livres
sterling, car on ne lui devait rien ni de ce côté là ni d'un autre.
Il fit traduire cette lettre par Pholoë.
C'était une demande de concession de brevet pour l'Angleterre,
du fameux bleu céleste dont il avait été question dans les jour-
naux, et dont on avait vu l'effet excellent sur plusieurs peintures.
Le fabricant envoyait avec cette lettre deux mille cinq cents
francs pour recevoir immédiatement et avant tout autre en Angle-
terre la quantité de bleu céleste que Glaudius pourrait fournir
pour la dite somme. La loyauté dans les affaires est si générale en
Angleterre, qu'un négociant n'hésite pas à envoyer des fonds
d'avance, se fiant à la conscience et à la probité de son coirespon-
25 Août 1873. 37
578 REVUE CANADIENNE.
dant, surtout quand celui-ci est recommandé, comme c'était peut-
être le cas pour Claudius.
Ceci mit l'artiste dans une grande perplexité. Il ne s'agissait plus
de garder pour lui un secret dont il pouvait tirer de tels revenus^
et qui, selon toute apparence, à voir les difficultés qu'il éprouvait
maintenant pour vendre ses œuvres, lui produisait peu de chose
s'il le réservait pour ses peintures
Les personnes étrangères au commerce ne peuvent s'imaginer
le profit qu'on tire souvent d'une spécialité. On fait fortune avec
un nouveau modèle de boutons, une pipe brevetée, une carafe à
eau de seltz bien plus vite qu'avec un poëme, malgré l'empresse-
ment bien ^onnu avec lequel chacun recherche aujourd'hui un
poëme épique. L'ingénieux inventeur des allumettes nouvelles
sera millionnaire ; le bleu admirable dont Claudius avait le mono-
pole pouvait avoir aussi dans l'industrie mille applications utiles-
Il consulta le judicieux Stanley.
— Je me doutais presque, dit celui-ci, que vous seriez obligé d'y
venir. Il n'y a plus à hésiter maintenant, il faut prendre un brevet.
Je ne connais pas la législation de votre pays, mais vous avez cer-
tainement un moyen de garantir vos droits.
— Dites vos droits, à vous, interrompit Claudius.
— Oh! moi! reprit Stanley, je n'entendrais rien atout cela.
Vous savez, mon ami, je vis dans les espaces, et, si je n'avais pas
eu le bon hasard de vous rencontrer, ce procédé serait sans doute
resté dans mon portefeuille à l'état de théorie. C'est votre habileté
qui l'a mis en lumière ; car, ne vous y trompez pas, Claudius, si
vous êtes un peintre habile, vous êtes chimiste et praticien expé-
rimenté; vous avez de plus une activité, une ardeur au travail
qui vous assurent le succès. Vous ne dérogerez pas, je pense ? Si
vous vendez vos tableaux, pourquoi ne vendriez-vous pas ce qui
sert à les faire ?
— Eh bien, s'écria Claudius, une idée !... si nous formions une
associaiion? la maison Claudius Martel et Cie., qu'en dites-vous?
moi je serais pour la fabrication, et vous seriez à la tête de l'ex-
ploitation.
— Vous me faites honneur, dit Stanley, je le voudrais ; mais je
ne vous serais d'aucun secours ni comme savoir-faire, ni comme
argent; nous trouverons mieux.
Il fut décidé enfin que Claudius se bornerait pour le moment à
prendre un brevet, et à fabriquer sans retard autant de bleu céleste
qu'il en pourrait fournir au négociant anglais pour deux mille
cinq cents francs, en se r^^servant un large bénéfice.
L'atelier de peinture fut transformé pendant quinze jours en
LA VEILLEUSE. 57^
usine. On osait à peine introduire un ouvrier étranger auquel oo
cachait le procédé de fabrication. Toute la famille y mettait la
main. Pholoë, avec une patience infatigable, employait sa journée
à faire passer sur la balance la poudre impalpable. Elle en formait
des petits p;»quets d'un poids égal avec une précision anglaise, et
elle regardait du coin de l'œil ses peiniures commencées qui res-
taient au même point.
— Oh I inconstance de la renommée, disait Glaudius, en regar-
dant aussi ses amours délaissés, avoir été un grand peintre et en
être réduit à broyer... du bleu !
Mais il en prenait son parti, en songeant au bien-ôlre de la
famille, et il n'oubliait pas son correspondant de Limoges qui ne
demandait qu'à traiter avec lui.
Au milieu de ses nouvelles occupations il reçut un journal,
— Ah ! ah! dit-il, est-ce encore un petit rayon, un reflet de ma
gloire ?
Mais, à mesure qu'il lisait, sa figure s-allongeait et ses trait-;
s'altéraient.
— Je les tuerai ! dit-il à Stanley qui entrait et en jetant le joîii'-
nal sous ses pieds.
— Qu'est-ce donc, mon ami, dit Stanley avec le plus grand tlegni»'
en ramassant le papier; c'est quelque bavardage de journal qui
vous met dans cet état ?
— Lisez ! lisez! interrompit Glaudius avec une exaltation crois-
sante.
Un chroniqueur s'était amusé à écrire dans son coui'rier .Ip
Paris :
" Nous ne savons où s'arrêtera la réclame; un peintn- dont l^
nom et les œuvres sont encore peu connus à Paris se fait compan^r
dans un journal de Saint-Pétersbourg à l'illustre madame Jacotot,
dont tout le monde connaît les chefs-d'œuvre. Et puis cet article
louangeur est répété maintenant par les journaux de f^aris. Le
moy^'U est nouveau ; nous le recommandons aux renommées en
soufFi'nnce ; il prouve que la ligne droite n'est pas toujours le plus
court chemin d'un point à un autre. "
— Et c'est cela qui vous met en fureur ? dit Stanley, en riant.
— Il n'y a peut-elre pas de quoi ! mais ils ne le porteront pas eus
paradis. Je me charge'de leur répondre.
— Mais d'où sortez-vous, mon ami ? comment, vous vous adressez
au public et vous ne voulez pas que le public vous juge? vous
voulez bien des applaudissements, mais rien de plus ; d'abord, vous
n'êtes pas nommé. Vous en verrez bien d'autres si vous devenez
jamais célèbre.
580 REVUE CANADIENNE.
Vous ne savez donc pas qu'on ne tire sur les perdrix que lors-
qu'elles s'élèvent au-dessus des sillons ? Vous ne savez pas à votre
âge que le signe de la médiocrité, c'est le silence ou l'indulgence
de la presse 1 On n'est sévère que pour ceux qui sont forts. Citez-
moi un grand nom qui n'ait pas été accablé de sarcasmes et d'in-
jures ? c'est du moins ainsi chez nous, et je crois que vous ne
valez guère mieux.
J'ai lu les revues de votre dernière exposition de peinture.
J'ai trouvé quelquefois des juges équitables, mais j'ai vu élever
bien haut des réputations d'un jour qu'on fera tomber plus tard
comme des châteaux de cartes.
Et quant aux artistes depuis longtemps estimés, ceux que je
m'attendais à voir entourés de respect, de reconnaissance pour les
chefs-d'œuvre dont ils ont illustré votre école, on leur déclarait
qu'ils étaient morts, et qu'il fallait céder la place à la nouvelle
génération, espérance de l'avenir.
Parlerai-je de vos écrivains les plus illustres ? vous les appelez
aujourd'hui perruques, fossiles...
Et votre Académie ? l'élite de votre littérature et de vos arts ;
vous n'avez pas assez d'ironies pour lui prouver qu'elle est attelée
par-derrière au char du progrès, qu'elle est le plus grand obstacle
au libre développement des lettres et des arts.
Et après tout, si la médiocrité reçoit parfois une correction
méritée, ne doit-elle pas prendre son mal en patience, en se trou-
vant en si belle et bonne compagnie !
Voulez-vous être indépendant, mon cher Claudius, vous mettre
à l'abri des vérités ou des malices de la critique ? vendez du drap
ou de la poudre pour les dents.
Ah ! si jamais un journal venait à dire que votre drap n'est pas
de première qualité, et que votre dentifrice n'est pas parfait, un
bon procès en diffamation vous vengerait, et vous accorderait de
larges dommages et intérêts pour vous indemniser du tort causé à
votre considération commerciale. Mais, si vous êtes un écrivain,
un musicien, un artiste, la justice ne peut rien pour vous.
— C'est affreux, dit Claudius un peu consolé en comptant ses
compagnons d'infortune.
— C'est comme cela, dit Stanley ; mais, puisque vous ne pouvezi
pas vendre du drap, vendez du bleu céleste. Après tout, vous avez]
eu votre jour. Si la critique vous porte aux nerfs, vivez caché.
Vous ferez de l'art pour votre agrément*.
— Oh ! mon ami, dit Claudius résigné, en lui tendant les mainsJ
vous avez autant de raison que de bonté. Je ferai tout ce que vous]
voudrez.
LA VEILLEUSE. 58t
Il fut convenu que Stanley, au moyen de ses nombreuses rela-
tions, chercherait un bailleur de fonds qui aurait une part dans
les bénéfices, tandis que GlauSius garderait la gérance.
XYI
LA LÉGENDE
Pendant que Claudius et son voisin étaient si occupés de leur
spéculation, Ida ren^arqiiait avec un grand désappointement que
Stanley, qui avait sans doute suffisamment observé et savait tout
ce qu'il voulait savoir, ne i'écoutait plus avec la môme complai-
sance. Elle se permettait de trouver qu'il allait bien souvent dans
l'atelier de Claudius, elle prétexte de se rendre utile pour le bleu
céleste lui donna aussi ses entrées dans l'atelier, où elle tenait à
voir ce qui se passait.
Il faut dire que Stanley, qui s'était donné tout le temps de la
réflexion, était de plus en plus attiré dans cet intérieur. Il appré-
ciait aussi chaque jour davantage le caractère égal, réservé, modeste
de Pholoë dont la simplicité ne s'était pas démentie, et qui, tout
occupée de sa tâche, ne faisait aucun frais pour lui plaire, ce qui
lui plaisait beaucoup.
Après les déceptions qu'il avait éprouvées, il trouvait enfin le
dévouement qui s'ignore, la grâce naturelle. Je ne parle pas delà
beauté, que lui-même n'aurait pas voulu placer dans la balance ;
cependant, si la beauté est comme le zéro qui n'a pas de valeur
par lui-même, il semble qu'elle multiplie le charme des dons qu'elle
accompagne. De plus, les circonstances qui s'étaient présentées
lui faisaient deviner que, sous cette sérénité qui est le privilège
des cœurs courageux, se cachaient des émotions qu'elle était trop
fière pour laisser paraître, car il l'avait mise à une rude épreuve
en ne s'occupant jamais d'elle, tandis qu'il écoutait avec familiarité
sous le berceau de lilas les chants de la sirène Ida.
Il était donc heureux de comprendre, que si sa fortune lui ser-
vait un jour à sauver cette famille de la ruine, elle servait aussi
les intérêts de son cœur.
Quand on en est là, la dissimulation est difficile au plus habile,
et les intéressées surtout sont clairvoyantes. Le regard de Stanley,
autrefois si froid et si voilé, brillait quelquefois d'une lumière
qu'il ne pouvait retenir, sa voix toujours si assurée était quelque-
fois émue.
582 REVUE CANADIENNE.
Pholoë, qui ne voulait ou ne pouvait pas y croire, était bien
obligée d'en deviner quelque chose. ■
Quant à la malicieuse Ida, elle avait trop d'instinct pour ne pas
voir clairement qu'elle était délaissée et sacrifiée, et elle cherchait
un petit moyen de vengeance féminine dont l'occasion ne tarda
pas à se présenter.
Le bleu céleste était expédié à Birmingham, les deux mille cinq
cents francs étaient encaissés et les travaux de peinture avaient
recommencé dans l'atelier. Ida s'y trouvait un jour avec Stanley
qui admirait les peintures de Pholoë ; ce fut un supplice pour Ida,
car on ne pouvait admirer d'elle que ses robes et ses grâces.
Stanley prit machinalement un petit livre bleu qui se trouvait sur
la table de Pholoë : c'était une légende qu'on commençait à voir
entre les mains des jeunes filles.
—J'ai entendu parler de ce petit livre, dit Stanley, on dit que
ce n'est pas mal.
— Ça se laisse lire, dit Glaudius avec indulgence, sans inter-
rompre son travail.
— Le titre est attachant, dit Stanley avec un sourire.
— Si c'est un mot, dit Glaudius, il est joli, surtout pour un étran-
ger, seulement , seulement, il n'est pas neuf!
— Je n'y mets pas de prétention, dit humblement Stanley.
— Père, dit Pholoë, si monsieur voulait prendre le livre, je viens
de lire la fin.
— Mademoiselle, dit Stanley, je vous remercie ; mais je vous
avertis que je suis difficile sur les dénouements ; cela fmit-il bien,
au moins?
Ah ! je ne dois pas vous le dire, répondit-elle ; ce serait vous ôter
la moitié du plaisir.
—Et vous, mademoiselle, qui devez vous y connaître, dit Stanley
en se tournant vers Ida, qu'en pensez- vous?
— Moi ? je n'ai jamais pu le lire, dit Ida en prenant le livre ; et
"Ce que j'en ai entendu ne m'en a pas donné envie. H paraît qu'ils
sont tous des anges là dedans, ajouta-t-elle en se tournant vers la
fenêtre et en feuilletant rapidement le volume. Il y a deux sœurs
qui sont la vertu même, et quant au héros, il me fait l'effet d'un
Prince Charmant.
— Ce n'est pas votre genre, mademoiselle, dit Stanley en repre-
nant le livre ; vous aimez mieux les romans à aventures. Eh bien,
puisque vous' le permettez, je vous en dirai mon avis.
Le livre resta quelques jours sur le bureau de Stanley qui était
tout occupé à d'autres soins. Un jour cependant il voulut faire con-
naissance avec la légende, et, quand il fut au milieu du volume,
LA VEILLEUSE. 583
il trouva un billet doux attaché avec une épingle. Il se demanda
si Tépître lui était adressée ; il ne connaissait pas l'écriture. Il
comprit bientôt que c'était la plainte d'un amoureux à une infidèle.
— Voilà, dit-il, une singulière manière de ranger sa correspon-
dance secrète.
Le billet ne portait pas d'adresse. Mais, il faut rendre cette jus-
tice à Stanley, l'idée ne lui vint pas un instant que Pholoë eût pu
mériter ou recevoir une semblable missive, et, se rappelant diverses
circonstances:
— Ce serait plutôt.... j'y suis,je crois que j'y suis.
Et il chercha dans ses papiers une adresse qu'en homme prudent
il avait conservée.
— J'avais bien dit, ajouta-t-il, en ajustant les morceaux comme un
coupon qu'on met en regard du registre à souche ; j'avais bien dit
que l'autre feuillet n'était pas perdu !
Mais il y a là évidemment une perfidie assez bien calculée pour
une ingénue: mademoiselle Ida aura glissé le billet dans le petit
livre qui a passé par ses mains, comme le poison dans une coupe.
Il ne tiendrait qu'à moi d'être flatté de cette rivalité. Toutefois
ceci dépasse les bornes de la libre concurrence. Il faudra bien, je
le vois, que j'intervienne comme la justice qui, au dernier acte,
rend hommage à la vertu et châtie le coupable.
Et il plaça avec soin dans son portefeuille, comme pièces justi-
ficatives, les deux fragments qu'il avait réunis.
XVJII
LINVITATION
C'est ici qu'il faut parler des projets que Slanley avait jusqu'à
présent si bien dissimulés, mais qu'il sera obligé de nous laisser
voir à nous, ses plus intimes confidents.
Il jouissait en silence du bonheur le plus complet, le plus pur
réservé à un homme de cœur. Une puissance mystérieuse, la
puissance de l'or, fécondée encore par la charrité, lui avait ouvert
tontes les portes. 11 avait pu pénétrer au sein d'une famille, et par
sa discrétion, sauver une jeune fille des angoisses qu'elle paraissait
souffrir en songeant à l'état de sa mère. Il avait inventé pour l'ar-
tiste délaissé des ressources factices, et lui avait préparé des occu-
pations utiles et lucratives, en le faisant renoncer par degrés à ses
illusions, après lui avoir fait toutefois la plus innccen'e des chari-
584 REVUE CANADIENNE.
tés, celle d'un peu de gloire, romme la mère berce l'enfant qu'elle
veut endormir. Il avait pu faire tout cela, et bien autre chose, et
il lui restait à jouir de son œuvre.
Sa fortune s'était accumulée en des mains fidèles, et sans qu'il y
songeât, en regardant les étoiles. Il en avait senti le prix lorsque
baissant les yeux vers la terre, il avait deviné combien ces trésors
inutiles en ses mains pouvaient faire d'heureux s'il en semait seule- .
ment une partie autour de lui. Et il remerciait Dieu de l'avoir
choisi pour instrument et pour dispensateur, comme si la Provi-
dence voulait le dédommager, par des plaisirs si purs, des souf-
frances qu'il avait endurées en cherchant le bonheur dans d'autres
voies.
La saison s'avançait on était en automne, et avait fait bien du che-
min depuis que ses lilas n'étaient plus en fleur. Il devenait plus
assidu chez ses voisins dont la reconnaissance le touchait. La vue
de madame Martel s'améliorait tous les jours ; le dimanche on l'a-
vait revue, accompagnée de sa fidèle Pholoë, à Saint-Jacques-du-
Haut-Pas. Elle avait repris la direction de sa maison, et afin d'al-
léger la tâche de Pholoë, qui avait encore trouvé le temps de s'oc-
cuper des enfants, elle avait rappelé près d'elle Sam et Noémi,
qu'elle faisait travailler et qui répondaient docilement à ses soins
maternels.
Les enfants tenaient leur livre et apprenaient leur leçon quand
Stanley fut introduit.
Madame Martel, le recevant avec empressement, lui exprimait
combien elle lui avait d'obligations.
— Sans vpus, lui disait-elle, que le hasard nous a amené comme
im envoyé de Dieu, je ne verrais pas mes enfants, et Glaudius,
encore livré à toutes ses illusions de peinture, n'aurait pas trouvé
un moyen plus assuré de pourvoir aux besoins de sa famille; car
j'avais peu de confiance dans cette vogue passagère que je ne puis
m'expliquer.
— Il faut prendre le bien quand il vient, dit Stanley, j'ai été char-
mé de lui voir quelque satisfaction de ce côté, car il aime son art
à la passion.
— Et puis-je oublier, reprit madame Martel, la délicatesse avec
laquelle vous m'avez fait essayer un remède si efficace, sans vouloii
m'en avertir, pour m'épargner une déception en cas de non succès ?
Le secret a été bien gardé par vos confidents ; je ne l'ai pas su que
le jour oij votre lumière magique m'a fait voir près de moi ma
chère fille éclairée au milieu des ténèbres ; vous en souvenez vous ?
— Je m'en souviens, répondit Stanley; et qu'est-ce que cela
prouve, madame? sinon que, même sans fortune, on a quelquefois
LA VEILLEUSE. 58S
le bonheur de se rendre utile ; le cœur supplée à ce qui nnanque,
quand il rencontre des êtres dignes d'intérêt ; et, sans vouloir bles-
ser votre modestie, quoi de plus touchant que la cause qui vous a
privée de la vue, que le travail persévérant de votre Hiari, que le
dévouement si tendre de votre fille aînée, que l'aimable nature de
vos jeunes enfants qui lui ressembleront, j'en suis siir, ajouta-t-il
en regardant Noémi.
Les enfants n'attendaient qu'un signe pour laisser leurs livres, et
se jeter dans les bras de Stanley dont la bonté les attirait.
— Madame, continua-t-il en tenant le gentil Sam sur ses genoux
et en prenant la main de Noémi, qui se tenait près de lui,
j'ai encore une consultation à vous donner, puisque vous avez tant
de confiance dans votre docteur.
— Je me suis si bien trouvée de vos avis que j'aurais bien mau-
vaise grâce à ne pas les écouter.
— Mais ce n'est pas tout : il faut me promettre de vous y confor-
mer, dit Stanley en suppliant.
— Monsieur Stanley ne. peut exiger que des choses praticables, et
ce n'est pas beaucoup s'engager...
— Je vous prends au mot, dit Stanley, et voici ma proposition :
vous vivez ici trop retirée et trop sédentaire, madame; et après
cette longue maladie, je le sais par expérience, il vous faut absolu-
ment un changement d'air.
— Je ne doute pas que le conseil soit bon, mais les docteurs pres-
crivent souvent des moyens de guérison inexécutables et envoient
aux eaux ceux qui ne peuvent payer le voyage.
— Aussi, dit Stanley, je ne propose ce moyen que parce que j'ai
tout prévu. Un de mes amis, qui vient d'acheter, près de Paris,
une belle propriété dans une position délicieuse, mH à ma dispo-
sition, dans un enclos tout à fait séparé (remarquez bien ceci), un
vaste chalet meublé dont je ne puis faire aucun usage ; n'est-ce
pas le cas d'en profiter pour vous voir jouir tous, une fois en pas-
sant de ce bien-être que les Parisiens occupés peuvent si rarement
se donner ?
— Mais voyez donc, dit madame Martel en se récriant, si cela est
acceptable, avec la meilleure volonté du monde !
— Croyez-vous, madame, que je vous le proposerais si ce n'était
disposé pour l'entière convenance de votre famille ?
— La question n'est pas là. Je suis sûre que c'est trop beau ;
mais est-ce une raison pour commettre une telle indiscrétion ? car,
enfin, vous n'êtes pas chez vous.
— Ah ! c'est bien à peu près. Je ferais grand plaisir à mon ami,
et les clefs sont dans mes mains.
586 REVUE GANADJEJNNE.
— Laissez-moi le temps de réflécliir, dit madame Martel, que
cette insistance embarrassait. Si cette otfre était faite par tout
autre, je vous assure que je ne voudrais pas en entendre parler mais
nous vous avons tant d'obligations...
— Eh bien, vous me forcez à m'en prévaloir, interrompit Stanley
en riant ; service pour service 1 Je demande que vous profiliez des
derniers beaux jours d'automne ; j'exige, s'il le faut, que vous
veniez voir, sous la plus fraîche verdure, un des plus beaux sites
des environs.
— Gomment oser se refuser à tant d'instances? dit madame Mar-
tel à moitié vaincue. Mais Claudius...
— Oh ! ne vous embarrassez pas de lui. Je serai obligé, dans
tous les cas, de le conduire à celte campagne, car c'est là que je
trouve un commanditaire des plus accommodants pour l'organisa-
tion de sa fabrique.
Pholoë entrait à ce moment, et les enfants courant à sa ren-
contre lui apprenaient en sautant autour d'elle qu'on partait pour
la campagne, ce à quoi elle ne pouvait rien comprendre.
—Figure toi, mon enfant, dit madame Martel, que M. Stanley
veut nous enlever tous. Est-ce raisonnable?
— Mademoiselle n'a pas la parole, s'écria Stanley, ce n'est pas la
raison qui doit parler aujourd'hui ; c'est votre cœur, madame, et
vous ne voudrez pas me faire de la peine.
Cette partie improvisée fut donc convenue ; il fut décidé qu'elle
aurait lieu très prochainement et qu'on allait s'occuper des prépa-
ratifs de départ,
— Quel malheur, mademoiselle, dit Stanley, que nous ne puis-
sions finir notre excursion comme finit la légende que vous avez
bien voulu me prêter et que je vous rapporte ; la famille resterait
au chalet au lieu d'y passer la Fin de la saison. Mais les romanciers
ont leurs coudées franches, et j'admire toujours comme tout leur
semble facile à arranger ; tandis que nous qui vivons de la vie
réelle, nous retournerons, vous à votre bleu céleste, et moi à mon
observatoire ; mais il faut prendre les bons moments quand ils
passent ; il y a assez de mauvais jours. Merci donc mille fois, et à
bientôt.
— Ce n'était pas si facile ! se dit-il encore en rentrant chez lui
tout heureux de son succès.
LA VEILLEUSE. 587
XIX
MONSIEUR LECOMTE
— A l'œiivre, se dit Stanley tout joyeux en écrivant quelques
lettres.
Et, en vérité, la conjonction astronomique la plus intéressante
se serait accomplie ce jour-là dans le ciel, nous croyons qu'il n'y
aurait pas regardé, car il commençait à entrevoir le ciel plus près
le lui. Un étranger fut introduit.
— Enfin, vous voilà, mon cher Lecomte, lui dit-il; nos affaires
marchent-elles comme vous voulez ?
— Parfaitement, dit Lecomte en posant sur la table une liasse de
papiers.
Lecomte était un homme d'une belle prestance, encore jeune,
au teint coloré, au regard vif et assuré, un homme à tout faire.
Après avoir perdu beaucoup d'argent dans la déroute d'un ban-
quier, il avait été sauvé par la générosité de Stanley dont il avait
connu la famille en Angleterre, et il lui était dévoué sans réserve.
C'est en ses mains intelligentes qu'avait prospéré la fortune consi-
dérable de Stanley dont il était l'intendant,- le factotum habile et
quelquefois l'ageni secret.
— Vous êtes un homme admirable, dit Stanley en parcourant
quelques papiers; comment jamais reconnaître...
— Mon cher maître, dit Lecomte, ce que vous avez fait pour moi
est si rare, et ce que j'ai fait pour vous est si simple !
— Simple ! dit Stanley en regardant à la porte s'ils étaient bien
seuls, vous appelez pela simple ! Vous trouvez des acheteurs pour
dévaliser l'ateli^^rd'un peintre inconnu, et après cela des marchan-
deurs qui déclarent que le peintre a baissé et qu'ils n'en veulent
plus. Vous faites parler les journaux du nord et du midi à votre
fantaisie. Et puis vous vous mettez à exploiter le bleu céleste
comme si vous aviez toujours'vendu des couleurs, et cette fois,
vous nous trouvez des acheteurs sérieux pour la fabrique que nous
voulons fonder ; et c'est encore vous qui organisez l'établissement
en obtenant la maison d'habitation à laquelle je tenais et dont on
ne voulait pas se dessaisir! Et, à propos, dites-moi ; comment avez-
vous fait pour avoir la maison ?
— C'est mon secret ; à la guerre comme à la guerre, vous en
aviez besoin, et pour vous servir...
^ — Mais enfin, vous n'avez pu vous en emparer malgré eux ?
588 REVUE CANADIENNE.
— Moi ? je n'ai pas paru dans le pays ; seulement j'ai fait acheter
un terrain à côté, et j'ai improvisé une chaudronnerie, de sorte
que dès le matin...
— Les malheureux !
— Ils n'ont demandé qu'à sortir en se bouchant les oreilles.
— Eh bien, ce n'est pas loyal, dit Stanley d'un air mécontent ; il
y a une mesure....
— Oh ! ne les plaignez pas ; ils nous ont fait assez de mauvais
tours; et, après tout; ils se sont fait largement payer une maison
qu'ils avaient eue pour rien.
— A la bonne heure ; mais, diles-moi, puisque vous êtes un
homme si précieux, vous êtes Lecomle.... de quelque chose, vous
êtes né quelque part.
— A la pointe Saint-Eustache, dit Lecomte, voilà bientôt trente
six ans ; comme le trmps passe !
— Le comte... de Paris ! dit Stanley en réfléchissant, ce serait
trop dire; et Lecomte tout court, ce n'est pas assez.
— Mais je ne suis pas Lecomte tout court, dit l'autre en se ren-
gorgeant; je n'y tiens pas, mais nous signons dans les actes Lecomte-
Daval, pour nous distinguer des Lecomle-Baudrimontj Lecomte-Cousté
et de tous les Lecomte de Paris.
— Vous parlez d'or, mon ami, c'est ce qu'il me fallait, je ne vous
voudrais pas autrement. Eh bien, puisque vous voulez satisfaire
mes fantaisies, du reste bien innocentes, c'est M. Lecomte-Daval
qui nous recevra dans sa villa de Luciennes et qui fera les hon-
neurs du chalet réservé à nos amis.
— Je ne fais que rentrer dans mes droits, dit Lecomte en se
regardant avec complaisance dans la glace, et il me semble que
c'est un nom que je porte avec aisance.
— Parfaitement, monsieur lecomte^ dit Stanley en slnclinant :
maintenant je vais vous présenter; souvenez-vous que vous êtes
tout et que je ne suis rien, que je n'entends rien à votre affaire.
En traversant le jardin, ils rencontrèrent sur leur passage les
enfants et la beauté errante qui les accompagnait souvent.
— Mademoiselle Ida Hermel, dit Stanley à Lecomte ; monsieur
Lecomte-Daval, ajouta-t-il en le présentant à la jeune fille.
On échangea un salut cérémonieux.
— La belle personne ! dit Lecomte en se dirigeant vers l'atelier.
— N'est-ce pas qu'elle est charmante ? répondit Stanley à voix
basse ; je voulais essayer l'effet de vo'.re titre ; — ça va supérieure-
ment !
Nous passons sous silence les visites de présentation chez Glau-
dius où l'on décidi que les affaires seraient traitées plus librement
I
LA VEILLEUSE. 589
à la campagne, et chez madame Martel où il fut convenu que le
lendemain matin une voilure viendrait prendre la famille. Là
cependant se présenta un incidentqui semblait inattendu. Madame
Hermel venait d'arriver de Vernon, pour passer quelques jours
près de sa sœur et de sa fille, pendant que les ouvriers embellis-
saient, sous la direction de M. Hermel, la nouvelle maison de cam-
pagne qu'il avait achetée à Vernon.
— Gomme c'est commode î dit madame Hermel avec humeur.
Encore si vous m'aviez prévenue ! Si vous emmenez Ida, je me
demande ce que je vais faire à Paris; et si vous la laissez, la pauvre
enfant va bien s'ennuyer en pensant que vous vous amusez ; ne
pouvez-vous remettre de quelques jours ?
— Faison's mieux, dit Lecomte, qui avait été très-aimable et qui
tenait à faire voir qu'il était un parfait gentilhomme : — je ne puis
me permettre, dit-il à madame Martel, d'inviter madame votre
sœur; mais si vous pouviez l'engager à partager cette modeste et
cordiale hospitalité, je vous préviens qu'il y a largement place pour
tous dans votre chalet.
—xCe serait vraiment pour le mieux, fit observer Stanley.
— Quel bonheur! dit Ida en embrassant sa mère, sans attendre
sa décision.
— Mai^ voyez donc comme nous allons vous importuner, dit
madame Hermel en faisant des façons; non, je retourne à Vernon.
— Nous le souffrirons pas, madame, dit Lecomte ; demain deux
voitures seront à votre porte ; tout le monde aura ses aises.
— Puisque M. le comte l'exige, dit madame Hermel en s'incli-
nant...
Chacun se sépara; le reste du jour fut employé en préparatifs
qui faisaient jouir par avance de tout le plaisir qu'on se promettait.
Ida et sa mère se mirent à fréter des caisses monumentales; et
Claudius leur fit observer en passant qu'une berline ne pourrait
porter une maison.
XX
LA PARTIE DE CAMPAGNE
Le lendemain, tout le monde était sous les armes de bonne
heure. Les toilettes étaient ce qu'on peut les attendre du carac-
tère de chacun. Pholoë était toute charmante avec sa robe grise
et son frais chapeau de paille. Sa cousine avait une tenue d'ama-
20ne, avec l'irrésistible chapeau à plume traînante qui lui donnait
590 REVUE CANADIENNE.
l'air d'un beau page. Madame Hermel, avec son cachemire, n'a-
vait pas de peine à éclipser le manlelet de madame Martel. Clau-
dius, dont la tenue était souvent négligée, s'était cru obligé de
s'habiller comme un notaire. Quand à Stanley, il avait un habit
de campagne d'une grande simplicité.
Deux voitures arrivèrent de bonne heure avec des cochers et
domestiques en belle tenue, et M. Lecomte-Daval descendit de la
première. Jamais madame Quatremain n'avait vu rien de pareil
depuis le mariage du propriétaire.
— Ça ne peut être que le futur de la princesse, dit-ellè ; car c'est
ainsi que dans la loge on appelait Ida, qui ne saluait jamais. Un
petit signe de tête seulement en passant, comme Pholoë, et elle se
serait fait aimer ; mais une portière, est-ce qu'on voit ça?
— Ce n'est pas ce petit ange de Pholoë, dit-elle en bougonnant,
qui aurait des bonheurs comme ça; non, celle-là, elle restera à la
pioche toute sa vie, et vous appelez ça de la justice ? Oui, vas-jr
voir ! et elle se campa sur sa porte pour ne rien perdre du cortège
qui défilait.
— Madame, veuillez d'abord monter, dit Lecomte à madame
Martel avec empressement; c'est à vous que nous faisons les hon-
neurs et vous appellerez près de vous ceux que vous voudrez
favoriser. ^
Après diverses cérémonies qui n'empêchèrent pas les choses de
s'organiser selon un programme prémédité, la première voiture
contenait madame Martel accompagnée de ses trois enfants et de
Stanley. '
Dans l'autre voiture, Claudius avait pi'is place près des deux élé-
gantes, mademoiselle Ida et sa mère, et M. ijecomte leur tenait
compagnie.
On chargea sur les voitures tout ce qu'on put prendre des
bagages, sans danger pour les voyageurs ; mais il resta une gi-ande
caisse.
— Ce sont mes robes! s'écriait Ida avec désespoir.
— Je vous avais prévenues, dit Glauaius, que c'est un train
express, nous ne prenons pas de mirchaudises T Mais la robe est
superbe, elle emplit la voilure, que veux tu de plus ?
Reine, qui était toute fière de la pi'ospérité inattendue de la
famille, se tenait à la poi'lière de la voiture en pleurnichant et en
disant à sa petite Pholoë de bien s'amuser.
— Nous n'avons pas de monnaie, ma bonne femme, cria un
laquais en fermant la portière.
— Pauvre Reine ! dit tout bas Pholoë, qui souffrait de cette mé-
prise ; tu viendras nous voir, nous t'enverrons chercher; et elle lui
LA VEILLEUSE. 591
tondit la main. Cette petite scène n'avait pas échappé à Stanley
qui n'eut l'air d'en rien voir.
Reine ayant fait ses adieux, rentrait à la maison en traînant la
grande caisse qui était restée sur la porte, et elle disait en riant à
madame Quatremain qui poussait le colis : Gomme la maison va
être triste !
Les équipages se dirigèrent avec rapidité par Neiiilly et l'an-
cienne route de Saint-Germain, bien abandonnée aujourd'hui.
Stanley jouissait de tout le plaisir que paraissait goûter son ai-
mable et simple entourage et expliquait aux enfants tout ce qu'ils
voulaient.
Dans l'autre voiture les deux dames, bien qu'elles fussent un
peu gênées par le satirique Glaudius, se mettaient en frais de beau
langfige avec M. Lecomte,'et mademoiselle Ida envoyait quelque
peu ses beaux yeux en commission.
Après avoir bi-ûlé Nanterre, Rueil et Bougival, on s'arrêta en
haut de la côte, non loin des aqueducs qui embellissent le paysage^
à la grille d'im beau jardin, sur la route qui conduit de Saint-Ger-
main à Versailles et qui a vu passer tant de fois les splendides cor-
tèges du grand roi.
A travers la grille on voyait au fond du jardin, sur une pelouse
couronnée de vieux châlaigniers, l'élégante villa qui se détachait
sur le fond bleu du ciel.
M. Lecomle-Daval, après avoir fait entrer la compagnie dans une
vaste salle à manger où une collation était servie, conduisit avec
Stanley la famille jusqu'au chalet qui lui était réservé à mi-côte
dans le parc. Leâ balcons avancés, enguirlandés de clématite et
de glycines qui fleurissent jusqu'en automne, étaient abrités par
des toits en parasol qui encadraient les tableaux. Le regard em-
bra'îsail d'un côté la terrasse et la forêt de Saint-Germain et de
l'autre Marly, Bougival et toutes ces belles collines baignées par
la rivière indolente. Au loin la vue s'étendait sur un horizon sans
limites qui, par ce soleil d'automne, se perdait dans une légère
vapeur rose.
— Quel splendide spectacle ! s'écriait Glaudius en se croisant les
bras.
— Vous êtes chez vous, dit Leoomte, et ces timbres répondront à
tous vos désirs. Il sonna un timbre, une femme de chamj)re parut
pour attendre, les ordres, et il se retira avec Stanley en saluant
profondément.
Cependant personne ne voulait rester enfermé ; on se rencontra
dans le parc dont il fallait voir toutes l 's beautés, et les eaux jail-
lissantes, et les gr tles ta[is éi s de v rduie, et ks surprises.
592 REVUE CANADIENNE.
M. Lecomte avait déjà offert son bras à madame Hermel ; et
mademoiselle Ida, en fille bien élevée qui ne quitte pas sa mère,
était partie de ce côté.
Ce fut Stanley qui resta pour accompagner la famille Martel.
Claudius avait déjà pris le bras de sa femme ; il parcourait avec
elle les allées tournantes en pente douce, la quittait quelquefois
pour se jeter dans un ravin qu'il remontait en courant, car il était
fier de son agilité, et il jouissait comme un grand enfant de ces
heures de récréation, lui qui ne prenait jamais aucun plaisir.
— Mademoiselle Pholoë, dit Stanley, qui tenait Noémi par la
main, tandis que Sam courait après son père, la liberté de la cam-
pagne me permet de vous offrir mon bras, et vous n'avez pas le
choix.
Pholoë prit son bras sans rien dire. Jamais conversation plus
insignifiante que celle qui s'engagea entre ce groupe de prome-
neurs, et jamais entretien ne fut plus doux. Les réponses qu'ils
faisaient à Noémi étaient le plus souvent le moyen qu'ils avaient
d'entendre leur voix ; mais eux-mêmes ils n'entendaient pas ce
qu'ils disaient. Une voix plus puissante, celle qui tombe des buis-
sons, qui germe des gazons, qui émane des fleurs, qui glisse des
sources, cette voix leur disait :
— N'avez-vous pas souffert? N'etes-vous pas dignes l'un de l'autre
—Aimez-vous? Et si vous vous aimez, pourquoi ne pas le dire ?
Mais il y a tant de bonheur dans ce qui est caché et dans ce qui
€st deviné, qu'ils ne le disaient pas.
L'autre conversation avait été plus animée et en même temps plus
littéraire. Madame Hermel avait fait valoir les avantages de sa
fille. Elle avait amené l'entretien sur la musique et sur l'histoire.
Et, s'arrôtant pensive près d'un ruisseau d'eau vive :
— Ida, lui dit elle, mon Ida, te souviens-tu de la romance du
Saule^ la Feuille de saule ! M. le comte, ma fille est si sensible qu'elle
ne pouvait chanter cette ramance sans pleurer. Tu sais, mon
enfant ; tâche donc de te souvenir.
— Non, dit Ida, je sens que je serais tropémue.
Les divers groupes de la société se réunirent, et on rentra dans
la maison qu'on aurait pu appeler château, où un grand dîner
avait été préparé, les invités ayant d'ailleurs toute liberté et facilité
de se fa'ire servir chez eux les jours suivants.
Le ^îner fut animé et amusant. Stanley avait plus de laisser
aller qu'à l'ordinaire, et Claudius, qui avait commencé par être le
plus cérémonieux, fut bientôt le plus à son aise, malgré son habit
noir et sa cravate blanche dont il n'avait pas Thabitude.
k, Après le dîner on essaya encore une petite promenade, mais les
LA VEILLEUSE. 593
soirées étaient déjà fraîches ; on rentra au salon, on causa, on fit
nn peu de musique. La Feuille de saule fut généralement de nan-
dée ; îda la chanta avec ses larmes, et sa mère l'accompagna avec
sa tête et son pied.
— Si nous faisions une tournée de grands hommes pour tuer le
temps ? dit madame Hermel dans un intermède.
— On va servir le thé, dit avec embarras Lecomte, qui n'avait
jamais entendu parler de cette tournée de grands hommes ; et il
demanda à Glaudius ce que ce pouvait être.
— Connais pas ! dit Glaudius en s'inclinant vers madame Hermel.
— Comment vous ne connaissez pas ce jeu ? dit madame Hermel,
c'est charmant 1 Tenez, on pense un grand homme, on vous dit
les particularités qui se rattachent à ce personnage, le temps où il
vivait, quelques traits de sa vie, et si vous ne devinez pas, vous
donnez un gage.
— Je ne vous donnerai rien du tout, s'écria Claudius, prêtez-moi
un dictionnaire de Douillet et j'en saurai plus qne vous.
— Mais précisément ; c'est un exercice de mémoire, reprit ma-
dame Hermel, c'est là le mérite. Tiens, ma fille ! pense donc un
grand homme ?
Ida se mit au milieu du salon, en face de Claudius, et semblable
à la statue de la Méditation, elle appuyait son front sur sa main
effilée et elle dit :
— Il est né à Rome.
— C'était un fier républicain.
— Il fit condamner à mort ses deux fils pour avoir voulu rétablir
la royauté.
— Il vivait dans le sixième siècle avant Jésus-Christ, et par con-
séquent, ajouta-t-elle en regardant l'assemblée comme un profes-
seur regarde ses élèves, dans le deuxième siècle de la fondation de
Rome.
— Un peintre célèbre a reproduit une des scènes les plus tra-
giques de sa vie...
— C est Jeanne d'Arcl interrompit Claudius en étendant les bras
d'une façon ridicule, ce qui fit éclater de rire toute la compagnie.
— Vraiment, dit madame Hermel très-fâchée, avec vous, Clau-
dius, il n'y a pas moyen de s'amuser !
— Oh ! oui, c'est amusant! demandez à ces messieurs ; moi j'aime
mieux prendre une tasse de thé. Et on se réunit autour des pla-
teaux qu'on venait d'apporter.
Quand on se retira, madame Hermel salua M. Lecomte d'un air
d'intelligence, et Stanley d'un ton un peu protecteur ; elle avait
25 Août 1873. 38
594 REVUE CANADIENNE.
fait briller sa fille, et en bonne mère, elle était contente de sa jour-
née. La famille fut reconduite aux flambeaux jusqu'à la barrière
du chalet, où des domestiques'empressés les attendaient.
XXI
PARTIE CARRÉE
La vie de campagne sert merveilleusement à développer les
caractères, à mettre en lumière les qualités ou les travers, à faire
fleurir les sentiments comme les plantes dans une serre chaude.
Gomment passer une journée sans se démentir si on n'est pas
dans le vrai? le naturel revient malgré tout. Dans les relations du
monde, on soutient bien pendant le cours d'une visite le caractère
qu'on s'est attribué, sauf à abandonner son rôle avec son costume ;
mais dans la vie de château, on est toujours en présence, on vit
dans les coulisses.
Ainsi la famille était réunie depuis quelques jours dans ces
lieux charmants. Madame Martel vivait du calme de la vie de
famille, et cette belle verdure la reposait. Glaudius, qui ne savait
rester inactif, saisissait. avec ardeur les divers points de vue et en
formait un album. Pholoë s'occupait des deux enfants qui étaient
trop heureux dans ce paradis, mais elle trouvait encore le temps
de s'occuper de peinture. Stanley, fidèle à ses habitudes de discré-
tion, ne voulait pas s'imposer, ni se faire payer son hospitalité en
étant plus assidu.
Mademoiselle Ida avait déjà oublié son rôle littéraire et musical,
et elle ne traitait plus les questions historiques. Il lui suffisait
d'avoir doni.é des échantillons de son savoir-faire. Elle songeait
bien plus à la grande caisse qui n'avait pu trouver place sur les
voitures et qu'elle regrettait amèrement en songeant aux trésors
de séJuctions qu'elle contenait. Mais Stanley, qui pensait à tout,
avait envoyé chercher en voiture Reine la délaissée ; et elle appor-
tait en triomphe avec elle cette caisse monumentale que Glaudius
appelait le cheval de Troyes^ tant elle renfermait de mystères.
M.idame Heimel était rêveuse et discrète; M. Lecomte-Daval
lui-même semblait q.uelquefois ne plus se souvenir qu'il était le
m.iî.r.', et se montrait très-humble près de la mère d'Ida, comme
s'il (Hit eu quelque chose à se faire pardonner. Madame Hermel,
qui ne com[jrenait rien à cette modestie, l'encourageait d'une
f.içon toute maternelle. Les grands airs dlda, sa beauté incontes-
LA VEILLE aSE. 595
table, ses grâces, ses talents, tout cela le troublait et lui portait à
la tête ; car il nous semble que le cœur ne pouvait être encore de
la partie.
Quoi qu'il en soit, il était sous le charme et il lui sembla que ce
serait une félicité sans pareille de possf'der une beauté dont les
yeux brillaient comme deux flammes sous le voile qui cachait la
moitié de son visage, d'avoir pour épouse une amazone qui portait
si fièrement le chapeau mousquetaire, et enfin une jeune femme
qui ne paraissait pas indifférente à ses avantages personnels à lui
Lecomte ; car il avait toujours pensé, en se regardant dans une
^lace, que sa belle prestance et son air de parfait gentilhomme
['aideraient à se pousser dans le monde.
Jl dit bien timidement quelques mots de ses projets et fut aussi
étonné de la réponse que le for^^eron qui trouverait sous son mar-
teau une motte de beurre à la place de l'enclume.
'i II fit du premier coup plus de chemin qu'il ne voulait, et, se
[Souvenant de la réalité, il comprit qu'il avait au moins une dé-
larche à faire avant d'aller p!us loin.
— Qu'avez-vous, mon cher Lecomte? lui dit Stanley un matin
^que les deux amis déjeunaient à la maison, pendant que la famille
tait réunie au chalet. Que se passe t-il de nouveau ? je vous
rouve préoccupé.
Lecomte se crut obligé alors de lui exposer la fascination à
[laquelle il était en proie, l'efT. t irrésistible qu'avait produit sur lui
mademoiselle Ida dès la première vue, les ravages que cette passion
î avait faits dans son cœur, qui n'était plus qu'une place battue en
tréchp, démantelée et qui ne d'^mandait qu'à se rendre.
— Mon cher dit Stanley je ne suis pas surpris de ce que vous m'ap-
prenez, je ne nie pas les presti^^es de mademoiselle Ida ; mais
['aurais peut-être aimé pour vous une femme plus simple, quand
elle serait moins belle.
— Sans doute; mais que voulez-vous? il est bien tard pour en
raisonner.
— Et puis croyez-vous avoir déjà fait sa conquête ?... vous en
êtes capattle ! •
— Mon Dieu, reprit Lecomte d'un air modeste, je ne voudrais
f pas vous paraître avantageux, mais je crois qu'elle m'a distingué ;
et quant à la mère nous sommes au mieux ensemble.
— Eh bien, si vous avez réfléchi à toutes les conséquences, qui
peut vous embarrasser? le norii que vous portez est le vôtre. Ce
serait donc la possession de cette... chaumière qui ferait question
et pèseraic dans la balance? Il faut convenir, mon cher ami, que
si les préférences qui vous sont accordées tenaient à si pende
596 RRVUE CANADIENNE.
chose, ce ne serait pas la peine de vous en prévaloir. Ce serait à
mon tour de me mettre sur les rangs. Enfin, croyez- vous être aimé
pour votre maison ou pour vous-même ?
— Je ferais injure à la délicatesse de mademoiselle Ida, dit Le-
comte avec conviction, si je ne me croyais aimé pour moi-même ;
hier encore elle m'a récité une très-jolie pièce sur la simplicité des
champs.
— Va pour la simplicité des champs, dit Stanley j vous vous sou-
viendrez que j'aurais préféré pour vous la simplicité tout court.
Après tout, vous vous en tirerez ; et quand la mère ne sera plus là
pour encourager ses penchants à la coquetterie, ce sera à vous de
les combattis. La raison peut venir ; tout dépend de vous.
— Mais que faut-il faire ? dit Lecomte.
— Vous voulez peut-être que je vous conseille ce dont je vou-
drais vous détourner ? voilà bien les demandeurs d'avis ! tout ce
que je peux faire, c'est de vous laisser votre liberté.
Peu de temps après cet entretien, Lecomte était dans une grotte
solitaire avec madame Hermel et Ida, qui faisait la lecture. A
propos du roman, la conversation devint très-tendre. — Lecomte
s'agenouilla aux pieds d'Ida, qui, dans son trouble, laissa tomber
son livre, comme autrefois Françoise de Rimini. Il avait pris la
main de madame Hermel, qui versait de douces larmes...
Elle se remit promptement de ses émotions, car elle avait autre
chose à faire. Elle n'eut rien de plus pressé que de rentrer avec
sa ûlle au chalet, où Stanley se trouvait en visite ; elle était pré-
occupée, son secret lui brûlait les lèvres, et comme on lui deman-
dait de ses nouvelles :
— Vous me voyez encore toute troublée, dit-elle, M. le comte
' d'Aval vient de me demander la main de ma fille. C'est une cruelle
séparation pour une mère ; mais j'avais toujours dit à Ida que je
ne m'opposais pas à son bonheur, et le sacrifice est accompli I
Elle s'attendait à produire sur l'auditoire un effet extraordinaire
par la simplicité même avec laquelle elle avait annoncé cette
grande nouvelle ; elle fut surprise de voir la sérénité sur toutes les
figures.
— Nous avons l'honneur d'en faire bien nos compliments à
monsieur le comte, dit seulement Claudius avec cérémonie.
Quand madame Hermel et sa fille se retirèrent, ce qui ne tardî
pas, car elles avaient mille choses en tête, il se fit un grai
silence, et chacun avait peut-être quelque chose à penser.
— Et bien, qu'avez-vous tous à vous regarder, dit Claudiuî
vous ne dites rien ce matin, monsieur Stanley.
— Ah ! j'y suis : un odieux rival...
LA VEILLEUSE. 597
— Si je ne dis rien, répondit Stanley, mes chers amis, c'est que
j'ai bien des choses à vous dire, et je cherche par où commencer...
— Un peu de courage, dit Claudius, commencez par le commen-
cement.
— Je voulais vous dire, reprit Stanley, que l'homme . est essen-
tiellement imitateur, et je voudrais faire comme Lecomte, ce
serait partie carrée. Vous me connaissez, vous avez pu juger la
simplicité de mes goûts, mon amour du travail, vous m'avez honoré
de votre amitié.... Je cherche encore et malheureusement je ne
trouve pas d'autres titres pour vous demander... et, s'interrompant,
il prit la main de madame Martel.
— Je savais tout cela, dit madame Martel en le regardant avec
calme et avec bonté.
— Vous, dit Stanley, vous qui étiez aveugle,' tandis que personne
autour de vous... mais vous y voyiez donc ?
— Je voyais avec le cœui', dit Madame Martel, et ce que vous
ne disiez pas, et votre àbsem-p, et vos rares visites, et le son de
votre voix, et votre respect filial ; si vous aviez osé, vous m'auriez
quelquefois appelée votre mère. Croyez-, vous mon ami, que vous
ne vous êtes pas cent fois trahi ?
Elle ne pouvait lui dire qu^ la voix et le silence de Pholoë lui
parlaient plus encore.
— Oculos habent et nonvîdebunt! s'écria Claudius ; nous avions
des yeux et nous n'avons rien vu !
— Mais tout cela n'est pas une réponse, dit Stanley en regardant
Pholoë et^e rapprochant d'elle.
— N'avez-vous pas ma parole ? répondit Pholoë à voix basse,
non en baissant les yeux, comme doit le faire en pareil cas toute
pensionnaire bien élevée, mais en le regardant jusqu'au fond du
cœur, comme le jour où elle l'avait supplié d'un regard craintif;
ne vous ai-je pas promis de m'acquitter un jour ? Et elle lui tendit
la main. — Mais, ma pauvre mère! reprit-elle en voulant aussitôt
le quitter...
— Prenez-la, dit Claudius en la retenant et la poussant dans ses
bras, c'est la loi de Dieu ! Tu quitteras ton père et ta mère... c'est
écrit, ajouta-t-il en s'essuyant les yeux.
— Mais souvenez-vous que c'est un ange que je vous donne, et
vous m'en répondez devant Dieu
— Sois tranquille ! va, maman, dit-il à sa femme, nous la met-
tons en bonnes mains. Ce n'est pas un château qu'il lui donne,
c'est un c<Eur d'or ; je ne changerais pas.
Que de tendres effusions remplirent le reste de cette journée !
598 KEVUE CANADIENNE.
que de retours sur le passé ! que d'explications sur ce qu'on avait
pensé et qu'on ne s'était pas dit î que de rêves d'avenir !
Se mettre à parler d'affaires après ces émotions, c'était tomber
du troisième ciel ; aussi on écouta à peine M. Lecomte-Daval
quand il vint annoncer qu'il ferait le lendemain une petite absence
et déposa le dossier de ^association projetée pour la maison Glau-
dius Martel et compagnie.
XXII
PIEGES JUSTIFICATIVES.
Quel chapelet à débrouiller ! Lecomte n'eut pas le courage de
paraître sur la sellette devant sa future belle-mère : il partit pour
Paris en laissant une lettre qu'on remit à madame Hermel pendant
qu'elle était encore dans sa chambre avec sa fille.
— C'est de mon gendre! se dit-elle en lisant avec curiosité;
mais elle s'interrompait avec force exclamations. La lettre conte-
nait ce qui suit: •
"Madame,
*' Heureux de l'honneur que vous me faites de m'admettre dans
votre famille, je suis trop loyal pour vous laisser ignorer plus
longtemps que je ne suis plus en possession de la maison de cam-
pagne pour laquelle vous avez daigné accepter mon invitation, et
que ma fortune, bien suffisante toutefois pour garantir la sécurité
qu'une mère prudente doit exiger, ma fortune personnelle n'est
pas en rapport avec celle que peut faire supposer la réception que
j'ai eu l'honneur de vous faire.
"• Mais je me souviens, madame, de toute la raisoti avec laquelle
vous m'exposiez hier encore que la fortune ne fait pas le bonheur ;
et les sentiments qu'a daigné m'exprimer votre charmante fille
me font espérer qu'elle accueillera le modeste et honorable tra-
vailleur qui veut lui consacrer sa vie avec autant d'indulgence
qu'elle en a montré pour le propriétaire du château.
" Daignez m'adresser un mot d'encouragement, madame, et votre
fils reconnaissant sera à vos pieds. En attendant, agréez l'expres-
sion de mes tendres et respectueux sentiments.
" Lecomte-Daval. "
Et la lettre tomba à ses pieds.
— Quoi donc ? dit Ida fort inquiète.
— Ma fille, nous sommes... Il faut partir, reprit-elle avec agita-
LA VEILLEUSE. 599
lion. Je ne reste pas une heure ici ; — mais non ! avant de partir,
il faut que je dise son fait à ton M. Stanley, qui évidemment...
Elle sortit sans s'expliquer davantage ; Ida la suivit.
Stanley attendait cette visite ; il était dans son cabinet ; il s'était
soustrait pour un instant à de plus douces pensées, et, comme un
Juge qui va prononcer une sentence, il faisait son examen de con-
science.
Une légèreté, une inconséquence, une imprudence, il aurait tout
excusé d'une jeune fille qui avait sans doute été mal dirigée et
mal élevée avant d'être admise dans la bonne et honnête famille
du faubourg.
Il n'aurait fait que sourire de ses manèges pour le captiver, il
lui aurait encore pardoniié de s'attirer par ses regards encoura-
geants une lettre comme celle qu'il avait en portefeuille et qu'on
n'écrit qu'à celles qui le veulent bien ; il lui aurait tout pardonné,
tout, excepté une trahison, excepté une lâcheté. Il avait souffert
pour être implacable sur ce point, et il regardait comme un devoir
d'appliquer le châtiment.
— La peine sera douce, après tout, se disait-il. Il s'agit de re-
noncer à des illusions d'un jour et de reconnaître que ce n'est
qu'en rêve qu'on a vu le titre de comtesse et l'apanage d'une châ-
telaine.
Quant àLecomte,sijeneme trompe, lesavantagesdontil sevante
.ne seront pas suffisants pour compenser aux yeux de ces dames ce
[ui va lui manquer d'un autre côté; si ses projets sont renversés,
je prendrai mon parti de son infortune ; et enfin, ajouta-t-il en sou-
iant,si cette déconvenue ne refroidit pas des. sentiments si tendres,
î'est que ces deux cœurs sont évidemment faits l'un pour l'autre.
iccomte a de l'aisance ; il ne serait pas un véritable intendant s'il
n'avait fait quelques économies à mon service ; ainsi je n'ai pas à
m'attendrir sur leur sort.
Mais c'est moi, se dit-il encore en réfléchissant, c'est moi qui suis
véritablement à plaindre, car l'affaire sera chaude ! heureusement
j'ai mes pièces justificatives.
Un grand bruit ne tarda pas à se faire entendre, et un domesti-
que annonça madame et mademoiselle Hermel.
Stanley leur offrit des sièges avec la plus grande cérémonie.
— D'abord, dit madame Hermel en prenant place, je vous avertis
que votre air compassé m'exaspère. Il ne s'agit pas de politesse;
j'y VOIS clair ; vous nous avez indignement trompées !
— Moi, madame ! qui peut vous faire croire ?...
— Lisez seulement cette lettre, que vous connaissez peut-être
aussi bien que moi.
600 REVUE CANADIENNE.
Stanley lut lentement la lettre, la relut encore, et, la rendant à
madame Hermel :
— Eh bien, madame, dit-il, je vois là l'expression d'un profond
respect, une circonstance insignifiante quant à la fortune, et, après
tout, une soumission entière.
— Une circonstance insignifiante ! et ses titres? il n'est pas plus
comte que moi. Et puis vous nous l'avez présenté comme pro-
priétaire de ce château.
— Pardon! je crois, madame, que c'est t;ow5 qui vous êtes pré-
sentée ? mademoiselle se rappellera peut-être les circonstances...
— C'est possible ; mais bien m'en a pris d'accompagner ma fille
et de la sauver d'une machination dont je tiens tous les fils.
— Madame, permettez-moi de dire avec un de vos grands poètes :
Le jour n'est pas plus pur...
— Eh ! laissez là, monsieur, votre poésie el votre sang-froid im-
patientant, et dites-moi tout de suite pourquoi je v6us ai vu si
assidu près de ma fille, dont vous paraissez si pressé de vous
débarrasser aujourd'hui, pour lui faire faire un sot mariage. J'ai
tout deviné.
— Ma mère, dit Ida, qui se souvenait de ses fautes, comment
pouvez-vous parler ainsi? Jamais M. Stanley n'a été assidu près
de moi ; jamais il ne m'a adressé la parole que pour me répondre.
Il a souffert seulement notre voisinage quand je jouais dans le
jardin avec les enfants.
— C'est toi qui le défends maintenant? dit madame Hermel;
c'est parfait !
— Je suis heureux, en effet, de voir mademoiselle prendre ma
défense, dit Stanley, et, comme un service en vaut un autre. ..^
voici deux petits papiers dont je veux lui faire hommage ; l'un est
une adresse que j'ai trouvée sur ma table et qui ne signifie rien
par elle-même. L'autre côté de la lettre, vous savez, mademoiselle,
où je ]'ai trouvé ? personne ne l'a vu que vous et moi. Eh bien,
ces deux morceaux réunis ont leur valeur, je veux m'en dessaisir
à votre intention.
Ida, dans une grande confusion, avait tout reconnu.
— Ou plutôt, reprit Stanley en allumant une bougie, je crois
que vous ne tenez pas à ce souvenir?
— Je ne comprends rien à tout ce mystère, dit madame Hermel
pendant qu'Ida brûlait la lettre en pleurant. Il paraît que ma fille
a des secrets pour moi et que vous êtes son confident ! mais ce qui
est certain, c'est que ce mariage ne se fera pas, et que nous ne
LA VEILLEUSE. 601
reverrons jamais votre âme damnée de David. Du reste, la police
a prévu ces... choses là. Il y a usurpation de titres.
— Madame, il s'appelle Lecomte-Daval, \sl police n'y peut rien;
seulement sa femme ne sera pas comtesse. Ce nom occasionne une
méprise qui fait rire quelquefois, mais je ne m'attendais pas à la
voir prendre au tragique.
— Eh bien, moi, ma mère, dit Ida avec fermeté, je dis que vous
avez assez parlé à M. Lecomte de votre désintéressement, pour ne
pas tenir avant tout à la possession d'un château ; je dis qu'un
homme qui vit près de M. Stanley est un honnête homme, tout
aussi sûrement que M. Stanley est un homme généreux. Je veux
déclarer aussi que j'ai commis une faute, une vraie faute, et que
j'en suis justement punie. Il n'y a que M. Stanley qui connaisse
cette mauvaisse action et lui seul pourra non m'excuser, mais me
pardonner un jour.
Je dis encore, ma mère, que vous m'avez bien des fois répété,
surtout à Paris, dans une circonstance que vous vous rappelez,
que vous ne gêneriez jamais mes inclinations, pas plus que mon
père. C'est vous qui avez mis ma main dans celle de M. Lecomte
Daval. Je vous déclare qu'il me plaît, que je le tiens pour un
homme loyal. Enfin, je serai madame Lecomte ; et, si mon mari
croit avoir à s'excuser de nous avoir caché la vérité (qu'il nous fait
connaître du reste aujourd'hui avec franchise), eh bien, de son
côté, il excusera peut-être une étourdie qui tâchera de le rendre
heureux.
— Il ne manquait plus que cela! dit madame Hermel, bien
étonnée de la résolution de sa fille.
— Mais je trouve que ce n'est pas si mal parlé, dit Stanley; Le
comte est intelligent, actif, très-bien de sa personne ; mademoiselle
cède à un bon mouvement en voyant dans un mariage autre chose
qu'une affaire d'argent, et en se souvenant du passé.
— Ah ! ma fille ne court pas après une dot, comme tant d'autres,
dit madame Hermel avec intention.
— Alors l'afi'aire peut s'arranger, dit gaiement Stanley; ce n'est
donc qu'un malentendu ?
— Il est bel homme ! dit madame Hermel, il a ça pour lui...
— Monsieur Stanley, dit Ida en lui tendant timidement la main,
me promettez-vous que le passé est, je ne dis pas pardonné, mais...
oublié 7
— Je ne m'en souviens pas plus que la flamme de cette bougie,
dit Stanley en réduisant en poussière le papier qui était resté sur
la table.
Ainsi se dénoua cette entrevue, dans laquelle Ida se montra
602 REVUE CANADIENNE.
peut-être plus sage que sa mère, et Stanley céda à un sentiment
de clémence qui ramène quelquefois plus que ne le ferait l'extrême
rigueur.
Ces dames trouvèrent en rentrant un billet de part qui leur
annonçait le mariage de M. Célestin Desportes, fils du maître de
danse, avec mademoiselle Olympe Mâchefer, fille d'un maître
d'escrime.
XXIII
l'amour sauveur. •
Que dire encore? Tenons-nous beaucoup à savoir l'entrée atten-
drie de Lecomte dans une maison où il revenait dépouillé de son
prestige, et l'entente parfaite qui s'établit, après quelques oscilla-
tions, entre la mère d'Ida et son futur gendre, qu'on aimait enfin
pour lui-même ?
Nous sommes plutôt attirés vers le chalet, ou tant de vraies, de
pures émotions régnaient sans partage; où l'amour du travail, le
dévouement, la simplicité, étaient seuls en honneur ; où l'intérêt,
l'envie, le besoin de paraître, n'avaient pas Ipurs entrées.
Glaudius parcourait négligemment avec Stanley le dossier qui
contenait le projet d'association.
— Oh ! oh ! dit-il, des desseins et des plans ? voilà qui me paraît
parfaitement en règle.
Et, regardant une aquarelle qui était sous ses yeux, il resta
court...
—Qu'y a-t-il donc ? demanda madame Martel en s'approchant.
— Il y a, dit Claudius, les yeux fixés sur l'image qu'il avait long-
temps contemplée sans rien dire, il y a que je vois la maison où
nous nous somme mariés sous les yeux de nos vieux parents :
— Que je vois la fenêtre de la chambre ouest né ton premier
enfant, la blonde l*holoë, dont je tiens encore la main ;
— Que je vois devant la maison le jardin où nos petits enfants
jouaient avec le gros chien Tom ;
— Que je vois le chemin par lequel je revenais du bois en por-
tant dans mes bras le petit enfant que nous avons perdu et qui
repose encore près de là...
—Il y a... il y a... que je ne vois plus rien du tout? s'écria Clau-
dius en se jetant dans les bras de sa femme, qui le consolait.
— Et ne voudriez-vous pas, mon ami, dit doucement Stanley en
lui prenant la main, ne voudriez-vous pas remonter le cours des
\
LA VEILLEUSE. 603
jours, voir encore ces lieux qui vou? représentent votre heureux
\ passé ? Ne voulez-vous pas regarder encore la campagne par cette
fenêtre que vous aimez, et rentrer le soir par le sentier où vous
vous égareriez encore ?
— Si je le veux ! dit Claudius ; mais là est la vie I
— Vivez donc î dit Stanley en tournant le feuillet.
Dans cet autre dessein on voyait à côté de la maison, sur le ter-
rain acheté par le rusé Lecomte, qui en avait fait provisoirement
une chaudronnerie, on voyait s'élever une jolie fabrique, et on
lisait sur la façade :
FABRIQUE DE COULEURS FINES.— G. MARTEL ET CIE.
BLEU FO-LOE
(Ici l'auteur est obligé d'ouvrir une parenthèse pour déclarer
que cette dénomination est imaginaire et qu'il ne fait pas de
réclames pour le commerce.)
— Seulement, dit Stanley, gardez-nous une chambre, car nous
irons souvent vous voir.
— C'est donc à nous? dit Claudius, comme un enfant.
— Et à qui donc? lisez seulement l'acte qui est préparé.
— Est ce que je peux lire ça? est-ce que j'y vois ? dit Claudius en
s^essuyant les yeux.
— Il faut pourtant bien, dit Stanley, que le commainditaire
apporte quelque chose. Il fournit la maison d'habitation, les
magasins d'exploitation et les machines, et il a une part dans les
bénéfices.
Il tourna un autre feuillet sur lequel on voyait, au bord de l'eau-
un grand bateau-usine avec les roues des moulins broyeurs, et
dans le fond la maison et la fabrique s'élevaient à mi-côte.
—Mais c'est... c'est vous qui avez fait cela, s'écria Claudius ; vous
n'êtes qu'un hvpocrite ! c'est vous qui êtes le comte Daval.
— Je vous prie en grâce de croire que je ne suis que sir Stanley ;
seulement Lecomte a rédigé l'acte comme chargé de ma procura-
tion ; vous pouvez voir.
— Et alors, ici ? demanda timidement madame Martel, où
sommes nous ?... nous ne savons plus!
— Eh bien, madame, quand j'aurais repris cette habitation des
mains de Lecomte, qui l'avait achetée pour moi, parce qu'il ne me
convenait pas de paraître, où serait le mal ? c'est un mystère bien
innocent que vous me pardonnerez.
— Mais pourquoi ne nous avez-vous pas dit que vous étiez riche?
dit Claudius en se récriant.
604 REVUE CANADIENNE.
— Parce que, parce que vous m'auriez peut-être fermé la porte^
J'ai copié cela d'une de vos comédies : '' Mes vœux sont ceux d'un
simple bachelier,'^ dit-il en riant.
— Il nous a joués ! s'écria Claudius en se croisant les bras et en
regardant sa fille Pholoë.
— Mademoiselle, dit le pauvre Stanley, car il avait à se défendre
contre tout le monde, vous avez chez vous un proverbe que j'aime
beaucoup, et que nous ne connaissons pas en Angleterre :
Gomme on connaît les saints on les honore.
Eh bien, j'ai voulu honorer Claudius le travailleur par le travail
qui donne la force et la vie, pendant que Toisiveté fait mourir.
Voilà pourquoi le bleu Fo-loë figure à côté de la maison de cam-
pagne, et le doux nom de Pholoë lui portera bonheur.
— C'est votre cœur, dit Pholoë, qui vous a rendu si ingénieux à
servir mon bon père selon ses goûts de travail et d'activité; et
c'est moi qui aurai à payer tout cela, ajouta-t-elle à voix basse.
Il n'est si bons amis qu'il ne faille quitter; voyons-les cependant
passer encore dans le temple du Seigneur qui bénit et sanctifie.
C'est dans l'église de Saint-Jacques-du-Haut-Pas qu'eut lieu cette
cérémonie toujours touchante pour ceux qui veulent en comprendre
le sens et y voir autre chose qu'une exhibition de parures.
Nous ne parlerons pas de l'assemblée, qui était moins brillante
qu'elles ne le sont souvent dans des positions ijIus humbles, tant
chacun veut paraître ce qu'il n'est pas. Mais nous remarquons
presque au premier rang, près de la famille, madame Quatremain,
parée d'un bonnet blanc et d'un fichu écarlate, qui dit à ses voi-
sines:
— Ce n'est toujours pas malheureux que ce n'est pas la princesse 1
d'abord je n'y serais pas venue...
Quant à Reine, jamais de sa vie elle n'avait tant pleuré.
On se rendit bien vite à Luclennes, ou les nouveaux mariés se
trouvèrent une dernière fois entourés de la famille qui devait,
quelques jours après, quitter le faubourg Saint-Jacques pour la
belle campagne de Vernon, comme des âmes du purgatoire qui
ont fait leur temps et qui remontent au paradis.
Le dîner et la réunion du soir se passèrent dans les joies de là
famille. On admira au dessert la coupe qui représentait les forges
de Vulcain et les assiettes peintes par Pholoë. Madame Lecomte
Daval était de la fête avec son mari et ses parents, mais elle avait
LA VEILLEUSE. 605
déjà un peu renoncé à ses fastueuses toilettes; elle n'était qu'élé-
gante et elle n'en était que mieux.
— Et maintenant, dit Pholçë quand elle fut seule avec Stanley,
il faut tout me dire...
— Que me demandez-vous ? dit Stanley d'un air étonné.
— Charles, j'ai bien réfléchi, et, si m.on cœur ne me trompe,
vous avez encore beaucoup à me raconter !
— Je ne sais ce que vous voulez dire, dit Stanley en riant...
— Oh I vous Vous trahissez. Eh bien, dit-elle en croisant les bras
et en le regardant dans les yeux, où est VAmour vainqueur ?...
— Chut, dit Stanley, craignant d'être surpris, c'est mon secret.
Et, voyant qu'il ne pouvait dissimuler, il ouvrit avec mystère la
fameuse armoire de fer qui contenait les secrets d'Etat.
JJAmour vainqueur y figurait, entouré du riant cortège des
grâces, des nymphes, des bacchantes, ete.
— Oh ! Charles ? vous avez osé tromper mon bon père, que nous
aimons et respectons ; pourquoi avez-vous fait cela ?
— C'était une spéculation, dit Stanley bien embarrassé; par-
donnez-moi, soyez généreuse !
— Comme vous savez mentir ! dit-elle avec un doux reproche.
— Pas assez pour vous cacher le fond de mon cœur, comme
vous voyez.
— Il faut donc encore vous pardonner, perfide, dit-elle en lui
abandonnant sa main. Mais cachez cela pour toujours.
Et l'armoire de fer fut fermée à triple serrure.
Enfin il vint un moment où tout s'éteignit dans le château, où
il ne restait plus que la veilleuse de Pholoë, meuble précieux que
Stanley avait réclamé en avance d'hoirie.
— Chère lampe, dit Stanley, je te promets que mon amitié sera
aussi clairvoyante que ta lumière, aussi vive et aussi pure que ta
flamme ! et aussi brûlante, dit-il encore.
Mais maintenant, petite lumière, je n'ai plus besoin de ton
secours, car c'est moi, c'est son ami qui veillera sur elle...
Et il éteignit la lampe.
Si bien que celui qui tient Jes fils des personnages, se trouvant
dans les ténèbres, baisse la toile, et finit ainsi la comédie qu'il
aurait pu appeler :
LES FÉERIES DE LA CHARITÉ ET DE l'amOUR.
FIN.
IROQUOIS ET ALGONQUINS,
Notre dessein, dans les lignes qui vont suivie, est de dresser
d'une manière succinte le tableau des changements qui se sont
opérés dans la possession du Canada par les différentes races de
Sauvages connus, avant la fondation de la colonie.
La plupart de nos arguments sont empruntés aux historiens.
Nous nous bornons à les répéter ici en les dégageant des récils au
milieu desquels ils se rencontrent le plus souvent. Cet aperçu
sera facile à consulter pour quiconque n'a pas eu occasion de faire
là-dessus des recherches un peu suivies.
I
Sommaire : — Premières tecres habitées en Canada par Ips Iroquois et les Algon-
quins.— Le nom des Iroquois, — DifTérencp» de mœurs, caractère et nabitudes
entre les deux races.— D'où venaient ces Sauvages ? — La race iroquoise. — La
race algonquine. — Sépultures iroquoises anciennes découvertes aux Trois-
Rivières. — Les Iroquois habitaient certainement les bords du Saint-Laurent.
Aussi loin que l'on peut remonter, les vallées du Saint-Laurent
et de rOttaw^a étaient occupées par deiix grandes races, parlant
chacune sa langue propre : la race Iroquoise et la race Algonquine,
Elles se subdivisaient en de nombreuses tribus portant des noms
particuliers ^
Les Algonquins habitaient le long de la rivière Ottawa, que les
Français désignèrent longtemps sous le nom de rivière des Algon-
quins.
1 Ferland, Cours cV Histoire du Canada, vol. i. p. 95.
IROQUOIS ET ALGONQUINS. 607
Ils avaient non seulement la rivière Ottawa et les terres qui la
bordent, mais leurs courses pouvaient s'élendre facilement d'un
côté vers le Huron et la baie Géorgienne et de l'autre à la hauteur
des terres où l'Ottawa, le Saint-Maurice et le Saguenay ont leurs
sources communes. Ces peuples chasseurs devaient en effet se
répandre sur une grande étendue de pays.
La tradition des Agniers, tribu iroquoise, porte que le pays des
Algonquins était situé à cent lieues à l'ouest des Trois-Rivières^
Nous savons que du temps des Français, l'île des Allumettes, sur
le haut de l'Ottawa, était regardée comme le quartier-général des
Algonquins, et que d'ordinaire l'on désignait un certain nombre
de ceux ci sous le nom des gens ou Sauvages de Vlle^ pour signifier
que leur demeure était en cet endroit.
Les Iroquois possédaient les Trois-Rivières et Montréal V Le lieu
de leur rendez-vous le plus ordinaire paraît avoir été le lac Saint-
Pierre. Ce territoire assez restreint leur suffisait, parcequ'ils
menaient une vie sédentaire.
Avant d'occuper les rives du Saint-Laurent, les Iroquois avaient
vécu dans l'Ouest selon ce que rapportaient leurs vieillards*. Cela
donnerait à supposer que les Algonquins, suivant la même marche,^
de l'ouest à l'est, vinrent après eux et s'arrêtèrent juste aux confins
ouest des territoires iroquois, sur l'Ottawa.
Les Iroquois étaient les premiers orateurs Sauvages; ils dé-
ployaient parfois assez d'esprit et de science d'argumentation pour
déconcerter les Européens instruits. On les nomma Iroquois parce-
qu'ils terminaient leurs harangues par le mot hiro : j'ai dit. Parmi
le^ nations sauvages, on les nommait Toudamans.
Entre les deux ra(;es existaient des différences marquées, quant
au caractère, au tempérament, aux mœurs et coutumes, ce qui peut
fortifier l'opinion déjà émise de l'arrivée des Algonquins dans cette
partie du monde à une autre époque que celle où les Iroquois y
sont venus.
Nous avons déjà dit que le langage de ces deux grandes races
était différent l'un de l'autre, autant par exemple, que le grec et le
latin.
Connaissant l'humeur et les mœurs pacifiques des Iroquois d;ins
l'origine, et la jactance et les dispositions querelleuses des Algon-
quins, nous pourrions conjecturer que ces derniers on dû se rendre
en Canada, après avoir traversé le continent de l'ouest à l'est les
1 Faillon, Hisl. de la c. f. vol. i. p. 526-7.
2 OEuvres de Chainplain, 1870, p. 391, 2iè ne noie.
3 Mémoire de Nicolas Perrot, i»ublié en 1864, p. 9.
608 REVUE CANADIENNE.
armes à la main, tandis que les Iroquois y avaient été attirés,
avant eux, par le besoin de se soustraire au voisinage de quelque
peuple de l'ouest incommode ou conquérant.
Si toutes les nations sauvages du Canada sont venues du côté du
soleil couchant nous croyons que notre hypothèse est assez juste ;
si au contraire les races algiqiies proviennent directement de l'Eu-
rope, par la voie de l'Atlantique, elle tombe d'elle-même. Ces deux
opinions sont aujourd'hui en présence ; il paraît bien difficile de
dire de quel côté penchera l'histoire.
Les tribus iroquoises, peu belliqueuses d^abord, mais qui devaient
finir par porter la terreur et la dévastation sur presque tous les
points de l'Amérique du nord, cultivaient la terre et dédaignaient
la chasse. Elles vivaient réunies en villages ou bourgades. On
comprend qu'il résultait de ces dispositions naturelles des indivi-
dus, une forme de gouvernement plus stable, mieux ordonné, exer-
çant plus d'empire que chez les races moins sédentaires; aussi
l'autorité des chefs et des Conseils était-elle grande parmi les Iro-
quois. Ce germe se développa à la faveur des événements dont
nous allons dire un mot, et devint le nerf de la. redoutable confé-
dération connue sous le nom des cinq nations iroquoises. Quant au
caractère de la plupart de ces tribus, il est célèbre par ses fourbe-
ries. Ces Iroquois en général étaient doués d'une imagination
vive et d'un tempéramment passionné.
Les Algonquins offraient à peu près tous les traits opposés. Ils
s'adonnaient à la guerre et à la chasse, conséquemment menaient
une vie nomade. Leur mode de gouvernement s'en ressentait, on
peut même diie qu'en dehors du pouvoir déféré au chef de chaque
famille, il n'existait point d'autorité dans la nation, et par suite
très-peu d'ensemble dans la conduite des affaires publiques. Fiers
de leur indépendance exagérée, possédant une intelligence sinon
faible du moins ordinaire, habitués à porter les armes et à mépri-
ser le travail, ces Sauvages se croyaient les maîtres de la contrée,
et ils ne perdaient aucune occasion de témoigner leur mépris aux
Iroquois et de les molestera
On ne saurait douter que les Iroquois aient habité les bords du
fleuve. Le témoignage suivant ne manque pas d'intérêt à cet égard.
En construisant le boulevard Turcotte, aux Trois-Rivières, il y a
une quinzaine d'années, l'on mit à découvert des sépultures que^,
malheureusement, personne ne sut fouiller avec la science néces-
saire. Ces sépultures étaient celles de Sauvages de différentes
races. Pour plus d'une raison, nous les regardons comme appar-
1 Mémoire de Nicolas Perrot p. 9, Ferland, Cours d'Histoire, vol. i. p. 95.
IROQCOIS ET ALGONQUINS. 609
tenant à une époque antérieure à la fondation du fort (1634). Elles
étaient placées entre le fort et la maison ou Résidence des Jésuites.
Ce ne sont point les restes du premier cimetière catholique de l'en-
droit parceque-ses dimensions ne pouvaient être aussi étendues et
parceque rien n'indique dans ces tombeaux, des sépultures chré-
tiennes. Les Français, établis précisément sur le môme site, n'y
auraient pas non plus toléré des enterrements. Il faut donc remon-
ter plus loin.
Les rares sépultures d'où l'on a exhumé des couteaux de fer ou
des débris d'ustensiles provenant des arts européens, ont dû avoir
été faites dans l'espace des quarante années qui précédèrent la fon-
dation du fort, c'est-à-dire après l'arrivée des premiers trafiquants
français drfins le pays.
Mais les plus intéressantes pour nous sont celles qui appartien-
nent à la période que les archéologues nomment Vâge de pierre.
Elles sont aussi les plus nombreuses. La plupart des objets trouvés
dans ces tombeaux sont déposés à l'Université Laval. Ces restes,
comme les informations obtenues des ouvriers terrassiers qui les
ont mis au jour, indiquent à n'en pouvoir douter qu'ils apparte-
naient à la race huronne-iroquoise. Ils doivent donc avoir été
enfermés là avant la guerre entre les deux grandes races, algon-
quine et iroquoise, ce qui est conforme au Mémoire de Nicolas
Perrot, puisqu'il dit positivement : •' Le pays des Iroquois était
autrefois le Montréal et les Trois-Rivières." Pour nous, ces sépul-
tures iroquoises représentent une antiquité d'au moins trois cent
cinquante ans, date où nous avons lieu de croire que les Iroquois
habitaient encore les Trois-Rivières.
II
Sommaire: — Origine de la guerre. — Les Algonquins chassent les Iroquois des
rives du lleuve. — Un parti d'Iroquois reprend bientôt Montréal sur les
ennemis. — Le gros de la race iroquoise passe à l'est du lac Ontario. — Les
Hurons (iroquois) paraissent avoir demeuré à Montréal reconquis par eux. —
Les Iroquois s'exercent à la guerre. — Ils commencent à marauder sur le
fleuve. — Le lac Saint-Pierre. — Les ïoudamans.
Voici comment est rapportée l'origine des guerres entre les
deux races :
De jeunes Iroquois, invités par un parti de jeunes Algonquins
fanfarons à les suivre à la chasse, furent assez heureux pour les
surpasser et abattre plus de gibier que ces chasseurs. L'amour-
propre des Algonquins s'en trouva froissé. Ce fut la cause d'une
série de différends qui aboutirent à la guerre ouverte.
25 Août 1873. 39
610 REVUE CANADIENNE.
La supériorité des Algonquins dans les armes se manifesta dès
les premières rencontres; il ne paraît pas non plus qu'il aient
éprouvé d'échecs considérables dans le cours de cette guerre.
Aycint vaincu aisément les Iroquois, ils s'emparèrent de leur pays.
Le témoignage de Bacqueville de la Potherie n'eât pas sans im-
portance en cette matière comme en nombre d'autres. 11 dit
qu'après leur défaite *' les Iroquois rongèrent leur frein. Au prin-
temps suivant, ils retournèrent dans leurs premières terres qui
étaient aux environs de Montréal et le long du fleuve, en montant
au lac Frontenac (lac OiitHrio)." ^
Peut-être s'agit-il ici non de toute la race iroqnoise, mais de
quelques tribus (les Hurons?) qui aurait réussi à reprendre posses-
sion de ses terres, comme nous le verrons par la suite.
Toutefois, s'il s'agit de la rare entière, ils ne restèrent*pas long-
temps dans les environs de Montréal, car il est certain qu'ils se
retirèrent vers le lac Erié, doù une nation du voisinage les chassa
presque aussitôt. Ils se réfugièrent ?ur la rive est du lac Ontario,
de manière à s'étendre sur le lac Champlain, aux sources de la
rivière Sorel, dont l'embouchure leur ouvrait une porte en plein
lac Saint-Pierre, entre les Ti'ois-Rivières et Montréal. '
Il n'est guère possible de préciser l'époque où commença cette
division entre les ^re\^x races, mais tout nous porte à croire qu'elle
eut lieu vers le temps (1492i où Christophe Colomb découvrit
l'Amérique, on même un peu plus tard.
Les Houendats (plus tard les ITurom) forte tribu iroquoise, parais-
sent avoir cherches les premiers à reprendre possession du pays
perdu. Ils battirent la tribu algonquine des Onontchatarounons
(plus tard la tribu de Vlroquet) qui s'était installée sur l'île de
Montréal. Cela dut avoir lieu entre 1500 et 1530 à peu près.
La tribu de l'iroquet prétend, disent les Relations des Jésuites,
avoir occupé l'île de Montréal et les terres qui sont du côté de
Chambly et de la ville de Saint-Jean.
^' Voilà, disait en 1644 l'un de ces Sauvages, voilà où il y avait
des bourgades très peuplées. Les Hurons, qui pour lors étaient
nos ennemis, ont chassé nos ancêtres de cette contrée. Les uns se
retirèrent vers le pays des Abenaquis (le Nouveau-Brunswickj
d'autres allèi-ent trouver les Iroquois et une partie se rendit aux
Hurons mômes et s'unit à eux." '
'^ Les Hurons qui ^alors étaient nos ennemis,'' cela ne donne-t-il
1 Histoire de l'Amérique S'^ptentrionale, vol. IV, p. 268.
2 Mémoire de N. Perrol, p. 10-12. Ferland, Cours d'histoire, vol. 1, p. 46.
3 Rehilions, 1642, p. 38 ; 1646, p. 34.
IROQUOIS ET ALGONQUINS. 611
pas à penser qu'il s'agit d'une époque antérieure à la découverte
du Canada? Nous ne connaissons aucune circonstance qui nous
permette de supposer que les Hurons furent en armes et luttèrent
avec avantage contre des tribus de la nation Algonquine, entre les
années 1535 et 1600. Il est vrai que l'oratpur dont les paroles
viennent d'être citées ajouta que son grand-père avait cultivé du
blé d'inde dans l'île de Montréal, mais comme les Sauvages ne
remontent point au delà d'une trentaine d'années sans embrouiller
toute la chronologie, et que le mot grand-père s'applique aussi
bien dans leur bouche à un ancêtre éloigné qu'à un simple aïeul,
ce témoignage ne saurait suffire pour fixer la date de la conquête
de Montréal par les Hurons.
La haine du nom algonquin et l'espoir de reconquérir leur
ancienne patrie, réveilla le génie des IrO(jUois. Ils a[)prirent à faire
la chasse et la guerre, à conduire habilement des expéditions, à
harceler sans cesse l'ennemi dans ses marches, dans ses retraites
et dans ses campements. Ils se révélèrent enfin sous une face
nouvelle.
Ils se donnaient le nom de Hotthionchiendi qui signifie '' cabane
achevée." Leurs forts étaient en effet les mieux construits au
point de vue de la solidité et. des besoins de la guerre.
L'ordre qui régnait orilinairement dans leurs affaires pub'iques
se consolida, prit les formes de véritables lois et contribua pour
beaucoup au succès de leurs armes.
Lorsqu'au bout de quelques années, ils reparurent sur le grand
fleuve, les Algonquins virent qu'ils allaient avoir sur les bras un
ennemi qui ne serait plus à mépriser.
La plupart du temps, les maraudeurs iroquois se contentaient
de " faire coup " sur un campement, puis ils se retiraient avec
adresse dès que les Algon(iuins se montraient en nombre. Le lac
Saint-ÎMerre, avec ses îles et son étendue, offrait un refuge aux
flottilles de guerre, comme aussi 'des points de repère, et des
embuscades toutes préparées.
Avant l'arrivée de Jacques Cartier, les Iroquois descendaient
ainsi la rivière Soiel, qui lorta longtemps leur nom, et étendaient
leurs ravages jusque dans le bas du tleuve, an delà de Québec.
Les premiers navigateurs (]ui visitèrent le Canada les connurent
seulement sous le nom de Toudamans que leur avait imposé les
autres nations sauvages.
612 REVUE GAxNADIENNE.
m.
tïOiiMAiRE : — Jacques Cartier remonte le fleuve. — Pays des Toudamans (Iroquois).
— La rivière Sorel leur sert de route pour atteindre le fleuve, — Les Sauvages
que Cartier trouve à Montréal sont de race iroquoise, peut-être des Harons.
— Quelles tribus iroquoises firent les premières la guerre de représailles
contre les Algonquins.
Par la terreur que répandaient les Toudamans, on s'explique
l'absence de villages que le découvreur du Saint-Laurent remar-
qua entre Montréal et Achelaï, près des rapides du Richelieu, à
mi-chemin entre Québec et les Trois-Rivières.
Le mot Toudamans semble être une corruption deTouandouans,
Tsoundouans, Tsonnontouans. ^ " Les Toudamans furent plus tard'
connus sous le nom û'iroquois" '
Jacques Cartier parle des Toudamas, gens du sud, qui menaient
la guerre aux Sauvages de Québec et qui poussaient leurs courses
jusqu'au golfe.
La carte de Lescarbot (1609) place les Toudamans sur la rive
sud du fleuve entre Québec et les Trois Rivières. Cependant, cet
auteur n'ayant jamais visité le fleuve, il ne faut pas attacher trop
d'importance à sa carte. Les mots ^' gens du sud " dont se sert
Cartier et ce que nous savons du site où étaient les cantons iroquois,
nous donnent l'assurance que ce ne pouvait être entre Québec et
les Trois-Rivières, mais bien en haut de la rivière Sorel comme
nous l'avons dit. Du reste, cette môme carte de Lescarbot indique
la rivière Sorel sous le nom de rivière des Iroquois^ et quelque part
vers Saint-Hyacinthe sont indiqués des campements avec le mot
Iroquois, Sans être Irès-correct, Lescarbot est encore un bon
guide ici.
Les Sauvages visités par Jacques Cartier à Hochelaga, avaient
des habitations à la mode iroquoise. Les mots recueillis chez eux
en cette occasion, sont des mots iroquois. Or, comme ils parais-
sent avoir été eritièrement détachés des Toudamans qui faisaient
la guerre aux Algonquins de Québec, l'on peut voir en cela une
preuve que toutes les tribus iroquoises n'avaient point été chassées
d'abord par les Algonquins ou que l'une de ces tribus avait réussi
à reprendre possession de haut du fleuve— c'est la tradition des
Onontchataronnons rapportée plus haut.
Dq la relation de Jacques Cartier et des récits des Sauvages, l'on
peut inférer qu'un parti de Hurons, après avoir chassé les Onoa-
1 Note de M. l'abbé Laverdière.
2 Ferland, Cours (ThisLoire, vol. p. 36.
IROQUOIS ET ALGONQUINS. 613
Ichataronnons ou Iroquets était resté avec quelques uns de ces der-
niers dans l'île de Montréal et y avait établi la bourgade que les
Français trouvèrent, au pied de la montagne, en 1535. Plus tard,
les Hurons, harcelés par les Algonquins, ou peut-être par les
Tsonnontouans et les Agniers, alliés à une forte escouade d'Iro-
quets, se seraient vus forcés de se replier sur les territoires du
Haut Canada." ^
C'est de cette manière que le peuple de langue huronne-iroquoise
que Cartier avait visité disparut de l'ile entre 1535 et 16.08.
Pendant la seconde moitié du même siècle, 1550-1600 la lutte se
fait entre les Algonquins et les Agniers principalement. ^
Au temps de Jacques Cartier, les Toudamans ou Tsonnontouans
figurent seuls du côté des Iroquois.
Il faudrait donc croire que les Tsonnontouans d'abord et les
Agniers ensuite soutinrent les premiers la guerre de représailles
contre les Algonquins, sans parler de la reprise de Montréal par
les Hurons avant la découverte de Jacques Cartier.
La rivière Sorel s'ap^j^lait rivière des Agniers, nation iroquoise,
du temps de Sagard (vers 1625). *
IV
Sommaire : — Les Hurons se sont tenus à fécart du reste des tribus iroquoises. —
En quittant Montréal, ils vont demeurer près du lac Simcoe. — Fort de&
Algonquins aux Truis-Rivières. — Massacre de la rivière Puante. — La triba
(algonquine) de l'Iroquet.— Les Algonquins emportent plusieurs succès à la
guerre. — Faiblesse où sont tombés les Iroquois a la fin du XYle siècle. —
Les Hurons s'allient aux Algonquins.
Les Houendats ou Hurons^ dont les instincts pacifiques s'accom-
modaient mal du régime guerrier adopté par presque toutes les
tributs de la race iroquoise, semblent s'être tenus à l'écart du
principal groupe iroquois, à partir du temps où ils furent forcés de
quitter l'île de Montréal, ce qui eut lieu, selon les apparences, quel-
ques années après le départ de Jacques Cartier et de Roberval du
Canada. Ils allèrent habiter les terres qui sont entre le lac Simcoe
et la baie Géorgienne, la partie la plus fertile de la province d'On-
tario. Ils conservaient la tradition iroquoise en ce qu'ils se
livraient à l'agiiculture et négligaient non seulement la guerre-
mais aussi la chasse t.
1 Ferland, Cours d'hisloire, vol. 1, p. 47.
2 Relation des Jésuites, 1660, p. 6.
3 Sagard, Histoire du Canada, p. 174.
. 4 Ferland, Cours d'fHsloire, vol. i, p. 93.
614 REVUE CANADIENNE.
Un passage de la relation de Champlain ^ fait supposer que la
grande guerre commença vers 1550. On voit aussi par les auteurs
cités an présent article, qu'il dût y avoir à l'époque en question
un redoublement d'entreprises de guerre de la part des Iroquois
Agniers et de la tribu algonquine de l'iroquet alliée aux Iroquois.
Les Algonquins se regardaient comme les propriétaires du site
actuel de la baute-ville des Trois-Rivières, et, pour y résister aux
attaques des Iroquois, ils avaient bâti un fort en palissades sur le
tertre que nous appelons le Platon. Les Iroquois, offusqués de
cette manifestation de résistance l'emportèrent d'assaut et le
rasèrent à fleur de sol. En 1635, le Père Le Jeune dit en avoir vu
les bouts de pieux restés dans la terre et encore noircis par le feu
dont on s'était servi pour les détruire. Nous ne saurions dire
quand eu lieu cet événement.
Les Trois-Rivières étaient occupées par des partis de chasse et
de pêche appartenant à la race algonquine, qui s'y succédaient au
caprice des événements. Ce lieu se trouvait le plus exposé aux
attaques des bandes iroquoises, à cause de sa proximité du lac
Saint-Pierre et de la rivière Saint- Maurice. Toutes les traditions
des Sauvages s'accordent à dire que nul endroit du cours du fleuve
n'était plus aime ni autant fréquenté. Il n'y en avait probable-
ment pas qui fussent plus souvent témoin des drames barbares qui
se jouaient entre les Toudamanset les Algonquins, puisque sa posi-
tion semble le désigner comme le champde bataille des deux races.
La chasse et la pêche y abondaient prodigieusement et en faisaient
un rendez-vous général. Longtemps après la fondation de Québec,
et en dépit des instances que les gouverneurs et les missionnaires
firent pour les détovirner de leur coutume de séjourner aux Trois-
Rivières, les Algonquins et plusieurs familles de Montagnais y res-
tèrent attachés.
L'épisode suivantestun tableau fidèle des combats des Sauvages.
On peut en reporter la date à l'année 1560', autant qu'il est pos-
sible de s'en assurer.
La tribu de VIroquet, déjà mentionnée, était de race algonquine^
cependant elle s'était en partie séparée de sa nation comme on l'a
vu et lui faisait la guerre, de même que certaines tribus, (les
Hurons par exemples) de la race iroquoise s'allièrent plus tard
aux ennemis des Iroquois.
Un jour qu'un grand nombre de guerriers de l'iroquet se pré-
sentaient devant les Trois-Rivières les Algonquins s'avisèrent pour
1 OEuvi es de Chainplain, p. 1032.
2 Maiirdult, Eiit. des Abénaquis, p. 'Î84.
IROQUOIS ET ALGONQUINS. 615
les détruire d'employer un stratagème qui leur réussit. Le gros des
Algonquins se cacha dans les bois qui bordaient la rivière Bécan-
cour, à quelques centaines de pas de son embouchure, laissant
quelques canots en vedette sur le fleuve dans la position de gens
occupés à la pêche. Ce qui avait été prévu arriva. Les Iroquets
se lancèrent sur les pécheurs isolés lesquels prirent la fuite vers
la rivière, en poussant des cris de désespoir. Derrière eux arriva
toute la flottille ennemie, sans se douter du danger où elle courait
et croyant tenir une proie facile. L'embuscade avait été si bien
préparée que presque tous les coups eurent del'efifet. Une première
et une seconde décharge de flèches abattit beaucoup de monde du
côté des Troquets, et avant que ceux-ci eussent eu le loisir de se
remettre de la surprise de cette attaque imprévue, leurs ennemis
sortirent du bois et la hache assomma ceux qui avaient échappé
aux traits. Gharlevoix dit qu'il n'en survécut pas un seul, parceque
les Algonquins ne voulurent faire aucun prisonnier. Le grand
nombre de cadavres qui restèrent dans le lit de la rivière et sur ses
bords, infesta l'eau à tel point qu'elle en prit le nom de rivière
Puante, qu'elle portait encore ufi siècle après. La tribu de l'Iro-
quet ne se releva jamais complètement de cet échec \ Les gens qui
restaient de cette tribu furent adoptés par la nation algonquine,
sans toutefois perdre leur principal chef duquel ils tenaient le nom
de VIroquet.
Ce petit peuple offre ainsi doublement l'une des singularités que
Ton observe chez les Sauvages du Canada : battu par les Iroquois.
il devint iroquois, puis battu par les Algonquins il redevint algon-
quin. Ajoutons que les Hurons, avec lesquels il avait eu tant de
rapports, se rapprochèrent des Algonquins vers la même époque
que lui probablement entre 1560 et 1580.
Après le massacre de la rivière Puante, les Algonquins, rem-
portèrent une série de victoires qui leur donna de l'assurance et
une grande vanité. A la fin du seizième siècle les Iroquois étaient
détruits ou à peu près, '' il n'en paraissait presque plus sur la
terre," mais " ce peu qui en restait, comme un germe généreux,
poussa tellement en peu d'années qu'il réduisit réciproquement les
Algonquins aux mêmes termes que luil"
Isolés comme ils l'étaient par toute la largeur de l'Ontario, les
Houendats étaient plus rapprochés des territoires des Algonquins
que de ceux où vivait leur propre race. D'ailleurs, le seul fait de
s'être autant éloignés dans cette direction montre une tendance à
1 Gharlevoix, Journal,\o\. i. p. 162-4.
2 Relation de 1660, p. 6.
616
REVUE CANADIENNE.
se séparer du corps de la nation, si toutefois ils n'avaient pas été
chassés de Montréal par les Iroqnois eux-mêmes pour s'être mon-
trés trop conciliants avec les Algonquins, ce qui n'est pas impro-
bable.
On croit que les Houendats s'unirent de bonne heure aux Algon-
quins pour des fins de traite et de bon voisinage, mais ils ne per-
dirent ni les mœurs domestiques ni la langue des Iroqnois. L'al-
liance fut inaltérable, on le sait, malgré les malheurs qui fondirent
à cause de cela sur les pauvres Houendats (Hurons) mais jusqu'à
leur extermination ils conservèrent les traits particuliers à ceux
de leur origine.
Sommaire ; — Premiers traitants français — L'îr Hurons descendent le fleuve pour
les rencontrer. — La confédi-Tiition iroqiiinse. — Peuples du hiut S lint-Mau-
ric»^. — Ghamplain remonle le fleuve. — Le pays est désert. — Les Iroquois
courent le fleuve. — Les Algonquins sont retiras sur TOtlawa. — Ghamplain
s'allitmt aux ennemis des Iroquois. — Ce qu'étaient les deux partis en lutte. —
Les A-lgonquins se rapprochent des Trois-Rivières. — Ghamnlain visite le pays
des Hurons et fait la guerre aux Iroquois — Le nom des Hurons.
En 1599, Pontgravé voulut établir un poste de traite aux Trois-
Rivières parcequ'il connaissait le lieu pour l'avoir déjà visité, mais
son associé, Chauvin, qui avait d'autres vues, se contenta de faire
le trafic à Tadoussac. La guerre régnait toujours.
Les Français commençaient à attirer les nations sauvages, qui
échangeaient avec eux leurs pelleteries pour des articles de
fabrique européenne. Les Hurons qui faisaient cause commune
avec les Algonquins, descendirent, en 1600, jusqu'à Tadoussac. À
partir de ce moment, il qst probable que les Iroquois les vouèrent
à l'extermination, comme ils faisaient pour les Algonquins.
Cette défection ne fit qu'activer le sentiment de vengeance contre
les Algonquins. Les cinq tribus iroquoises les plus vaillantes, les
Agniers, les Tsonnontouans, les Onnontagués, les Oaneyouts et
les Goyogouins, apparaissent alors comme les principaux membres
de la plus puissante ligne indienne dont l'histoire ait parlé. Ce
sont ces tribus que les Français eurent à combattre et qui, grâce à
l'incurie des gouvernements de Louis XIII et Louis XIV, retar
dèrent pendant de longues années les progrès du Canada en pro-
menant le fer et le feu au milieu des colons dispersés sur lesbords-
du Saint-Laurent.
Les Attikamègues, nation de langue et de coutumes monta-
gnaises, habitaient les plateaux où le Saint-Maurice et le Saguanaj
IROQUOIS ET ALGONQUINS. 617
ont leurs sources. Ces peuples, excessivement timides, n'appro-
chaient point du fleuve par crainte de la guerre. Ce n'est qu'en
1637, alors que le fort des Trois-Rivières pouvait les proléger dans
\me certaine mesure, qu'ils se hasardèrent à descendre le Saint-
Maurice et à venir trafiquer de leurs pelleteries aux magasins de la
compagnie de la Nouvelle-France en ce lieu.
" Lorsque les Français revinrent pour fonder Québec, il ne trou-
vèrent plus le peuple de langue huronne ou iroquoise, qui avait si
bien accueilli Cartier à Hochelaga. Pressé par les nations algon-
quines, qui habitaient la rivière des Outaouais et la partie infé-
rieure du Saint-Laurent, il s'était peut-être retiré vers le midi ou
l'ouest ^" Cette citation est expliquée, croyons-nous, comme il a
été dit plus haut, par le fait que les Hurons, ou une autre peu-
plade iroquoise, avait réussi à reprendre Montréal avant l'arrivée
de Jacques Cartier, et qu'elle le perdit ensuite vers la fin du siècle
alors que les Algonquins avaient l'ascendant et qu'il "ne paraissait
presque plus d'iroquois sur la terre."
Nous savons déjà que ce qui restait d'iroquois " poussa tellement
en peu d'années qu'il réduisit les Algonquins aux mêmes termes."
Aussi lorsque Samuel de Ghamplain remonta le fleuve, en 1603,
rencontra-t-il très-peu de Sauvages entre Montréal et Québec, et
même ces deux endroits semblent avoir été déserts. Les Algon-
quins avaient le dessous à leur tour ; ils se tenaient plutôt dans
leur ancien territoire de l'Ottaw^a. Les Iroquois couraient le fleuve
et le rendaient presque inabordable.
Les traitants rencontraient les Sauvages amis à Montréal et aux
aux Trois-Rivières, à des époques fixes de l'été. Une fois la traite
terminée il restait à peine quelques familles dans ces endroits.
Les Sauvages de Québec et des Trois-Rivières étaient toujours
errants, et ne cabanaient que par groupes de deux ou trois familles
là où ils trouvaient du gibier et du poisson, dit le Père LeGlercq ^
En 1608, Ghamplain fonda la ville de Québec. L'année sui-
vante, sollicité par les Algonquins et les Montagnais, peuples du
Saguenay, il entreprit contre les Iroquois l'expédition du lac Cham-
plain qui devait attirer sur les Français la colère des cinq nations.
En cette circonstance, un chef célèbre du nom de VIroquet com-
mandait la tribu algonquine qui est connue sous ce môme nom
d'iroquet, et Ochatéguin était le capitaine d'une tribu de Hurons
► qui portaient, au dire de Ghamplain, ce même nom de Ochatéguin.
On voit ici que les Algonquins, les Hurons et les gens de ITro^
1 Ferland, Cours d'Histoire, vol. i, p. 45.
2 Premier établis semenl de la Foi, vol, i. p. 63.
618 REVUE CANADIENNE.
quet étaient dès lors intimement liés. Avec eux se tenaient les
Montagiiais du Saguenay, et, par parenté avec ces derniers, les
Attikamègues du Saint-Maurice, plus farouches que guerriers.
Tel était l'assemblage de peuples qui devaient tenir tête aux puis-
sants Iroquois, avec l'aide des Français.
Cinq ou six nations dispersées depuis le Saguenay jusqu'au lac
Huron, sans chef suprême, sans plan d'unité, sans cohésion en un
mot, allaient lutter contre une association habilement formée, se
maintenant par une véritable discipline, et dont le foyer, peu éten-
du, occupait un site écarté, commode, et protégé par le voisinage
des colonies anglaises et hollandaises.
En 1608, la tribu de l'iroquet habitait l'intérieur d'un territoire
triangulaire dont Vaudreuil, Kingston et Ultav^a formaient les
angles \ Dans les années 1610, t615-16, elle fit de nouveau partie
des expéditions contre les Iroquois. Les Relations de 1633, 1637,
1640, 1646 et autres, la mentionnent encore comme étant d'une
certaine importance. En 1658 'des Sauvages de ce nom com-
battent près des Trois-Rivières contre les Iroquois.
Lorsqu'en 1609 Ghamplain eût fait alliance avec les Algonquins,
-ceux-ci se rapprochèrent des Trois-Rivières. La guerre, qui s'éten-
dit quelques années après jusque vers le haut de l'Ottavs^a, les con-
traignit à se rapprocher davantage des Français. A partir de 1635,
il est aisé de suivre dans les registres des Trois-Rivières et dans
les Relations des Jésuites le rôle qu'ils jouaient en ce lieu. Nicolas
Perrot nous dit que vers 1640-50, les villages de cette nation
étaient tous aux environs des Trois-Rivières.
En 1615 Ghamplain visita le pays des Hurons et fit partie d'une
troupe qui alla attaquer au delà du lac Ontario un fort iroquois,
situé en arrière d'Oswégo, à peu près oii est la ville de Syracuse
aujourd'hui. Malgré des actes d'hostilité de ce genre, la destruc-
tion de la tribu huronue ne commença que fort tard, vers 1648.
Nous savons que en 1615 Ghamplain reconnut qu'ils avaient dix-
huit bourgades, renfermant quarante mille âmes. Les Français
les nommèrent Hurons parcequ'ils se rasaient les cheveux ou les
redressaient de manière à former sur la tête, du front à l'arrière,
une crête assez semblable à la hure d'un sanglier.
1 Ferland, Cours d'Histoire, vol. i, p. 91.
2 Lettre de M. d'Argenson, manuscrits de Paris, 2me série, vol. i, p. 311.
IROQUOIS ET ALGONQUINS. 619
VI.
Sommaire: — Les Algonquins combattent avec avantage jusque vers 1630. — Lnur
conduite à la guerre — Extermination de cette race. — Secours tardif (|ue la
France envoyé contre les Iroquois. — Ceux-ci, vainqueurs par toute la contrée,
résistent avec succès aux colons et aux troupes. — Arrivée des Abf^natjuis en
Canada. — Politesse échangée de nos jours entre les Algonquins et les Iroquois.
— Résumé de cet article.
Jusque vers 1630, la supériorité des Iroquois n'était pas bien
marquée. Les Algonquins rachetaient par leur courage ce qui
leur manquait en prudence et en discipline, mais les armes à feu
que les Hollandais d'Albany fournirent alors aux Iroquois donna
l'avantage à ceux-ci, car les Français évitèrent pendant longtemps
de fournir des fusils à leurs alliés ^
Leur amour de la guerre jeta constamment les Algonquins dans
des entreprises hasardeuses, d'où leur indicipline était peu propre à
les tirer. Il faut dire aussi qu'étant plus honnêtes, plus francs que
les Iroquois, ils furent à plusieurs reprises victimes de la foi jurée,
sur laquelle ils s'appuyaient naïvement. Notons encore que par
un empressement inconsidéré à •' fi^apper coup," les Algonquins
oçrassionnèrent à leurs alliés les Français nombre de mauvaises
affaires avec les Iroquois, à des époques où la colonie avait sur-
tout besoin de repos et de'tranquillité.
Ce qui est étrange, c'est l'espèce de fausse bravoure dont les
Algonquins firent parade, par un reste d'habitude de leur ancienne
renommée. Ils savaient que leurs ennemis agissaient plus par
ruses et par pièges que tout autrement, mais ils ne laissaient point
de commettre chaque jour les imprudences les plus grossières.
Quant à l'habileté et au courage, ni l'une ni l'autre des deux
races n'en cédaient, mais les Algonquins manquaient de ténacité
dans les expéditions et de persistance dans la poursuite de ces
guerres cruelles l
La mort de Piescaret, en 1647, fut comme le signal de la riiine
de la nation algonquine, qui eut lieu en même temps que
celle des Hurons.
De secours du côté des Français, les Algonquins et leurs adhé-
rents n'en reçurent que très-peu. Ce n'est qu'en 1665 qu'arri-
vèrent dans le pays des forces vraiment imposantes, mais il y avait
quinze ans que les Hurons, et les A ttikamègues' étaient détruits et
1 Ferland, Cours d^ Histoire, vol. i, p. 148,
2 Lafileau, Mœurs des Sauvages, 1724, vol. i, p. 91, iOl-2, 173, 196.
Ferland, Cours d'HisL, vol. i, p. 148. Faillon, Hist., de la c. f., vol. i, p. 524-33.
620 REVUE CANADIENNE.
que la poignée d'Algonquins qui restaient se tenaient cachés sous
les canons des villages français.
La colonie de la Nouvelle-France, commencée en 1608, n'eut
d'établissements stables qu'à partir de 1633, mais elle ne prit véri-
tablement d'importance qu'en 1665.
Les Iroquois, qui avaient, à cette dernière date, porté leurs armes
victorieuses dans le golfe, sur les bords du fleuve, aux sources du
Saint-Maurice et de l'Ottaw^a, sur les terresduHaut-Gmada, autour
des grands lacs et jusqu'au pays des Sioux, n'avaient plus d'enne-
mis sérieux que les Français. Ils surent leur tenir tête pendant un
autre demi siècle, c'est-à dire jusque vers 1700. Les Français leur
suscitèrent alors des ennemis redoutables dans les Abénaquis,
venus d'Acadie et placés aux environs des Trois-Rivières.
De notre article, nous pourrons composer un résumé, sous la
forme que voici, qui montre les mouvements successifs de ces
peuples :
Les Algonquins habitaient l'Ottawa; les Iroquois le Saint-Lau-
rent. Ces derniers disaient être venus de l'ouest.
Vers 1500 les Algonquins chassent les Iroquois des bords du
fleuve et s'y installent. Les Iroquois vont se fixer entre le lac
Çhamplain et le lac d'Ontario.
Entre 1500, et 1530, les Hurons ou (une autre tribut iroquoise),
reprennent Montréal sur les Iroquets, tribu aigonquine. La plu-
part des Iroquets passant dans les rangs des Iroquois par la con-
quête.
A la même époque lesTsonnontouans, autre tribu iroquoise,
commencent à exercer des ravages sur le fleuve en descendant par
la rivière Sorel.
En 1535, Jacques Cartier visite à Montréal les Hurons-Iroquois.
De là jusqu'à Québec il n'y a qu'un seul village. Les Tsonnofl-
touans ou Toudamans répandent la terreur partout dans ces
endroits.
Enlre 1650 et 1600, la tribu iroquoise des Agniers est celle qui
conduit principalement la guerre contre les Algonquins.
Vers 1560, les Algonquins massacrent presque tous les guerriers
de riroquet, à la rivière Puante, et le reste de cette tribu retourne
aux Algonquins.
De 1560 à 1600 les Algonquins prennent le dessus dans toutes
les directions. La tribu iroquoise qui tenait Montréal se retire
IROQUOIS ET ALGONQUINS. 621
vers l'ouest; on croit la reconnaître dans les Hurons que Gham-
plain trouva, en 1615, près du lac Simcoe.
Vers 1600 paraît s'être formée la ligne des cinq nations iroquoi-
ses. A la même date les Hurons descendent traiter avec les
Français.
En 1603, Champlain trouve les rives du fleuve inhabitées. Les
Algonquins battus par les Iroquois, se sont repliés sur l'Ottavv^a.
En 1609, avec Champlain qui part pour la première guerre des
Français contre les Iroquois, il y avait des bandes de Hurons,
d'Algonquins, d'Iroquets et de Montagnais avec leurs chefs parti-
culiers. L'alliance des Français attire de nouveau les Algonquins
au fleuve et ils se fixent principalement aux Trois-Rivières. La
guerre continue avec des chances égales de part et d'autres.
En 1624, grande assemblée de toutes les tribus, auxTrois-Rivières,
pour enterrer la hache et proclamer la paix dans tout le Canada.
Cette démonstration remarquable n'eut aucun résultat avantageux.
Le désaccord exista aussitôt après comme auparavant.
Vers 1630, les Iroquois prennent l'ascendant sur les Algonquins
à la faveur des armes à feu que leur procurent les Hollandais.
En 1647, Piescaret, chef algonquin, est assassiné. Sa nation est
détruite après cela, ainsi que les Hurons.
Jusqu'en 1665, les Iroquois régnent en maîtres dans une grande
partie du Canada. Les troupes que l'on envoyé alors contre eux
ne les réduisent pas entièrement.
11 y a vingt-cinq ou trente ans, la ville des Trois-Rivières était
encore fréquentée par les restes de quatre grandes races sauvages.
C'étaient 1° les Têtes-de-Boule, nation composée de débris des
familles montagnaises, algonquines et des races de la baie d'Hud-
son, qui venaient en traite chez les marchands de la ville ; 2° les.
Abénaquis de Saint François, et surtout ceux de Bécancour, qui
y passaient à toutes les époques de l'année ; 3° les Algonquins dont
les cabanages et les territoires de, chasse n'étaient jamais éloignés
de ce lieu ; 4^ les Iroquois de Saint-Régis, que la compagnie de la
Baie d'Hudson employait pour la traite du haut Saint- Maurice -^le
dépôt des articles de traite, les pelleteries, et la construction des
canots d'écorce étant concentrés aux Trois-Rivières.
Soit à cause de la nature temporaire de leurs occupations dans
cette place, soit par suite de la répugnance qu'éprouvaient les
autres Sauvages à se rapprocher d'eux, toujours est-il que les
622 REVUE CANADIENNE.
Iroquois faisaient bande à part et n'étaient même pas salués par
les autres Sauvages, sauf les Algonquins, lesquels s'y prenaient de
la manière suivante :
Lorsqu'un Algonquin rencontrait un Iroquois, il lui jetait un
coiîp d'oBil froid, et prononçait, d'un ton un peu plus sec que dans
son langage ordinaire, ce simple mot : " Iroquois ! "
L'Iroquois, à son tour, répétant le même manège, disait sourde-
ment : ' Algonquin ! "
Et tous deux continuaient leur chemin. Nous n'avons jamais en-
tendu dire qu'il en fut résulté de querelle.
Au fond, c'était peut-être un acte de politesse, une mode de se
saluer.
Les familles iroquoises et algonquines qui habitent aujourd'hui
le villfige de la mission du lac des Deux-Montagnes, conservent à
peine un souvenir vague des luttes qui, autrefois, divisèrent leurs
races. Leur missionnaire M Guoq nous écrit à ce sujet que ces deux
peuples vivent depuis longtemps ensemble en parfaite intelligence
et sans se reprocher leurs anciens actes de barbarie. De ressenti-
ment, de vendetta^ il n'en existe pas l'ombre parmi eux. Dans les
chicanes particulières qui surgissent ça et là, ni homme, ni femme
ne songent à faire allusion au temps passé, même en se disant des
injures,— chose que les Sauvages pratiquent aussi savamment que
pas un de nous.
Ces deux belles races qui s'éteignent, survivent pourtant aux
passions et à la haine engendrées entre elles il y a près de quaf,re
cents ans. L'esprit de TEvangile a passé sur leurs bourgades.
Après avoir vécu si longtemps en armes l'une contre l'autre, elles
se préparent à mourir dans les bras l'une de l'autre.
Benjamin Sulte.
DOCUMENTS
INEDITS SUR L'HISTOIRE DU CANADA.
LETTRE DE M. DE FRONTENAC A MR. DE COLBERT.
lonseigneur,
Après les ordres de Sa Majesté qu'il vous plaîl de me réitérer
)ar la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire du 29 mai
[ernier, touchant l'assistance qu'elle me commande de donner
lux fermiers de ses domaines en Canada, j'ose espérer, Monseigneur
[ue vous n'aurez pas désapprouvé celle que j'ai rendue à leur
igent général dans les différentes' affaires qu'on lui a suscitées et
[ue vous m'avez fait l'hounear de croira que je n'ai été posté à
l'assistance que par la seule vue de faire mon devoir et d'obéir â
ce qui m'était prescrit, si d'autres raisons particulières y avaient eu
part comme on a voulu, et comme on voudra peut-être encore
vous le persuader et que l'animosité qu'on m'impute d'avoir contre
Mr. Duchesnau en eut été la principale cause, je n'aurais pas
laissé échapper comme j'ai fait des occasions beaucoup f)lus favo-
rables de lui donner des marques de ressentiment que je dois avoir
des outrages que j'en reçois tous les jours; la modération, Monsei-
gneur que j'ai gardée dans les barricades qu'il fit contre moi le
printemps dernier, et la patience avec laquelle je supportai l'injure
atroce que je reçus de lui dans mon cabinet, il y a environ trois
semaines, vous pourront faire connaître que je suis bien éloigné
de ces violences et de ces emportements dont il y a si longtemps
624 REVUE CANADIENNE.
qu'on m'accuse, puisque s'ils pouvaient être permis ou excusés, ça
aurait du être en ces deux rencontres, il est vrai que l'espérance
que j'ai eue que Sa Majesté ne laisserait pas le premier impuni
et voudrait bien écouter les justes plaintes que je ferais de l'autre,
ont été de puissants motifs pour me retenir et attendre la justice
qu'il lui plairait d'en faire si après toutes les obligations que je
vous ai, Monseigneur, et dont je conserverai toute ma vie une très
grande reconnaissance, je pouvais avec la forte passion, avec la-
quelle je me suis attaché à vous, espérer quelque nouvelle marque
de votre protection, et de votre bienveillance, je vous supplierais
de me procurer auprès S. M. la satisfaction que je lui demande
après de telles offenses et qu'elle n'approuverait, je ne crois pas
que Messieurs les Maréchaux de France eussent refusé au moin-
dre gentilhomme du Royaume.
Les preuves que j'envoie à Monsieur le Marquis de Seignelay
justifieront la vérité de ce que j'avance et quelque effort qu'on
fasse pour la déguiser, elle paraîtra si claire, qu'il vous sera aisé
de connaître en cela comme entout le reste, l'artifice malicieux des
personnes à qui j'ai àfaire^ [sic) et que Mr. Duchesnau commence
toujours pour l'ordinaire par accuser les autres de ce qu'il fait ou de
ce qu'il a dessein de faire.
Je ne doute point. Monseigneur, qu'il n'en emploie encore beau-
coup cette année pour couvrir sa mauvaise conduite, et rejeter sur
moi toutes les fautes qu'on lui doit imputer, mais quoique je ne
puisse pas prévoir les suppositions et les calomnies qu'il pourra
inventer, je puis néanmoins vous assurer hardiment qu'il ne sau-
rait rien m'objecter, dont ma femme ne fasse voir la fausseté par
des preuves convaincantes, et qu'elle n'en produise en même
temps d'aussi fortes pour justifier les plaintes que je fais, tout con-
tre lui que contre quelques uns de ceux qui composent le conseil.
Gomme toutes ces plaintes réciproques ne font que vous fatiguer,
et vous être désagréables, vous n'auriez, Monseigneur, pour les
faire finir, qu'à ordonner que les choses fussent bien approfondies
afin de châtier ceux qui le mériteraient, sans avoir indulgence
pour personne. C'est la grâce que je vous demande avec celle de
me croire avec autant de respect, de dévouement et de soumission
que je suis. Monseigneur,
Votre très humble, très obéissant et très dévoué serviteur.
(Signé) De Frontenac.
DOCUMENTS SUR L'HISTOIRE DU CANADA. 625
LETTRE DE MR. DE FRONTENAC A MR. LE MARQUIS DE SEIGNEL\T
2, 9bre. 1681.
Monsieur,
C'est avec beaucoup de joie que les meilleurs serviteurs que le
le Roi ait eu en ce pays et moi en particulier, avons appris que Sa
Majesté vous avait chargé du soin desafTairesde Canada, parceque
nous avons tous espéré que vous voudriez bien vous donner le temps
de vous en faire informer à fond, afin de connaître la véritable
cause de tous les désordres qui y régnent depuis si longtemps et
sous tous de différents gouverneurs.
L'examen, Monsieur, que vous en ferez sera aussi avantageux
pour ceux dont la conduite a toujours été droite et désintéressée
qu'il apportera de confusion à d'autres qui n'auraient jamais pu ex-
cuser la leur s'ils n'avaient eu l'adresse de la couvrir avec beaucoup
de déguisement et d'artifices. C'est cette vérité quej'ai un notable
intérêt de vous conjurer avec tout le respect possible de vouloir
éclaircir, sur ce qui me regarde, parce que je me promets qu'aussi-
tôt que les rideaux dont on la cache, seront tirés, vous connaî-
trez combien je suis malheureux de ce que Sa Majesté n'est pas satis-
faite de ma conduite, et que les calomnies de mes ennemis aient
prévalu auprès d'elle sur tous les services que j'ai essayé de lui
rendre depuis que je suis en ce pays.
J'espère néanmoins quelque prévention qu'elle puisse avoir là-
dessus, que la force de la vérité jointe à la protection. Monsieur,
que vous me faites l'honneur de me permettre, la désabusera en-
tièrement, et que je tirerai de l'avantage de mon propre malheur,
lorsque vous voudrez bien lui faire connaître les choses auxquelles
sont exposés ceux qui veulent faire ici leur devoir, et servir fidè-
lement. Je n'ai jamais eu d'autres pensées, ni d'autres intentions,
et quelques vues intéressées soit de haine ou d'affection particu-
lière que l'on veuille m'imputer, il se trouvera que j'en ai toujours
été incapable.
Rien ne saurait mieux le prouver d'un côté, que la manière
dont j'en ai usé au sujet de M. Duchesnau, duquel après avoir
essuyé toutes sortes d'outrages, et en avoir étoufTé le ressentiment
par la soumission entière que j'aurai toujours pour les volontés de
Monsieur Votre Père, et les ordres du Roy, je m'abstins l'année
dernière de faire aucune plainte contre lui, quoiqu'il m'en eût
donnée de très grands sujets, tant à l'égard de mon caractère que
de ma personne, et que je ne doutasse point qu'il m'accablât à son
ordinaire de suppositions et d'impostures.
25 Août 1873. 40
626 REVUE CANADIENNE.
Gomme il ne manquera pas de le faire encore cette année pour
couvrir toutes ses extravagances et sa mauvaise conduite, et que
vous voulûtes, bien Monsieur^ la dernière (sic) que ma femme et mes amis
vous justifiâtes la mienne, par des preuves, je leur en envoie de si
fortes et de si convaincantes que je ne vois pas que l'on puisse
mettre en doute les choses qu'ils exposeront, ni ajouter foi à celles
dont on voudrait m'accuser. Elles justifient tout ce que je me suis
donné l'honneur de demander à Sa Majesté, et vous donneront, Mon-
sieur, moyen de l'en instruire pleinement, quand vous jugerez à
propos de le faire. Mais comme elles sont en trop grand nombre
pour ne pas craindre de vous ennuyer d'nne aussi grande dépêche
qu'il me conviendrait de faire pour les particulariser toutes et y
joindre les pièces qui y servent de preuves, j'ai estimé qu'il valait
mieux que je les envoyasse à ma femme avec un journal exact et
ample de tout ce qui s'est pissé ici jour par jour, afin qu'elle fit faire
l'extrait des principales pour vous les présenter et de celles sur
lesquelles j'ai à vous supplier de me procurer des règlements et
la satisfaction que je crois être en droit d'en espérer.
Ainsi, Monsieur je vous adresse seulement les preuves de barri-
cades qu'a faites Mr Duchesnau dans sa maison avec le soulève-
ment en armes de tous ses domestiiju^s, et de l'outrage qu'il me
vint faire, il y a environ trois semaines dans mon cabinet, parce
qu'elles doivent faire connaître le comble de ses égarements et de
sa témérité, et qu'il ne s'est porté à de telles extrémités que pour
m'obliger à en venir aussi à la violence contre lui, et à user des
voies de fait sur sa personne dans la pensée de justifier ce qu'il a
avau'-é de mes prétendus emportements.
Sa majesté a trop d'intérêt dans le premier pour avoir besoin que
je la sollicite de punir une action d'un si pernicieux exemple pour
ne pas m'accorder celle que j'^ lui demande et qu'elle ne voudrait
pas je crois refuser au mcndre gentilhomme de son royaume qui
aurait reçu une pareille offense.
Je serais. Monsieur, bien malheureux, si pour être revêtu du
caractère dont Sa Majesté a. bien voulu m'honorer, je devais être
expo>H â de tels outra-^es, et si après m'avoir donné le pouvoir ea
ce pays de faire exécuter ses ordon-iances en faveur de ceux (|ni
seraKMit offensés de la même manière, elle voudrait en surpendre
ou diminuer la sévérité à mon égard.
J'attends encore de Sa Majesté les effets de sa môme justice sur
ce que le conseil a fait d'injurieux contre moi, par les arrêts qui
ont décidé les faux procès verbaux qu'on y a portés et mis au
greffe en ordonnant qu'il en serait envoyé des copies à Sa Majesté^
car >'ils sont véritables, je mérite d'être puni sans aucune considé-
DOCUMENTS SUR L'HISTOIRE DU CANADA. 627
ration, mais si ceux qui les ont faits sont des c.ilomniateu'-s, et que
je n'en aie reçu que des insolences, tant dans le conseil qu'hors
.du conseil, comme je le justifie, il semble aussi raisonnable qu'ils
soient châtiés, et qu'il soit ôté des registres, tout ce qui pourrait
faire connaître à la postérité leur entreprise téméraire et l'impu-
nité qui l'aurait suivie.
Si les Sieurs de la Martinière et de Monceau s'étaient contentés
d'envoyer à la Cour leurs plaintes en particulier sur les prétendus
mauvais traitements qu'ils disaient avoir reçus de moi, il y aurait
moins à redire puisqu'il doit être libre à chaque particulier de se
plaindre des violences qu'il croit qu'on lui fait, et d'avertir Sa
Majesté de ce qu'il se persuadeiail être contre son service, mais de
l'avoir voulu faire juridiquement, comme ils l'ont fait, c'est infor-
mer publiquement contre un gouverneur, et de vouloir le sou-
mettre à leur juridiclion. Ce que je n'estime pas, Monsieur, que
vous approuverez.
C'est pourquoi je vous supplie très humblement d'avoir la bonté-
de m'en faire avoir raison, tant au regard des deux premiers, que^
du Sieur de Villeray, qui a toujours été regardé par ceux qui
m'ont précédé dans ce gouvernement, comme le premier mobile,
et le principal instrument de toutes les divisions qu'on y a fait
naître, je ne le dis par aucun ressentiment contre lui, mais pour
vous informer seulement de la vérité, qu'il est aisé de justifier,
tant par des a.rrôts du Conseil souverain de Québec où plusieurs
gouverneurs ont été obligés à différentes reprises de lui ôter la
charge de conseiller, que par un arrêt du Conseil d'Etat de Sa
Majesté, au rapport de M. de Brienne par lequel il était déclaré-
incapable de posséder aucune charge en Canada. Mais l'appui qu'il
a jusqu'à présent trouvé par le moyen de certaines gens qui ont
grand intérêt de le protéger, l'a non-seulement garanti de toutes
punitions, mais en lui procurant des avantages et des qualifica-
tions à l'exclusion des personnes qui étaient ici le plus zélées pour
le service du Roi, lui ont encore augmenté son insolence, avec
l'envie de continuer ses mêmes inir jiues et menées et donné un
méchant exemple à ceux (|ui auraient pu appréhender le péril
qu'il devait y avoir à Timiter.
Les procès verbaux faits par les Sieurs de la Martinière, con-
seiller, et de Monceau, procurenr-pfénéral, font assez connaître
leur génie, mais il y a moins à s'étonner du dernier, puisqu'il
serait difficile à l'âge qu'il a, qu'il ne- fit pas des fautes dans le
poste qu'il occupe.
Je ne saurais, Monsieur, me persuader que Sa Majest-^ n'ait été
surprise sur son sujet, aussi bien que M. "Votre Père, et qu'on ne
628 REVUE CANADIENNE.
leur ait déguisé son âge, d'autant plus que la clause ordinaire qui
se met sur cet article dans toutes les lettres de provisions, a été
omise dans les siennes, et que si Sa Majesté eut su qu'il n'avait
alors que 22 ans et demi, et qu'il n'en a pas présentement encore
24, elle ne lui eut accordé sa dispense dans les fermes ordinaires,
quand il lui plaît de faire cette grâce.
C'est ce qui m'oblige de faire sur son installation les difficultés
que vous avez pu voir, et qui ne produisirent autre effetque celui
de faire ordonner que M. Duchesnau se chargerait d'en avertir
Sa Majesté, et de la supplier de faire là-dessus savoir ses intentions;
je ne sais s'il s'en est acquitté, mais il nous a seulement dit qu'elle
ne lui faisait dans ses dépêches aucune réponse sur cet article.
Nous l'attendons, Monsieur, avec le respect et la ^soumission que
nous devons, mais s'il lui plaisait de considérer le peu de talent
du personnage, qui ne peut agir que par Içs mouvements d'autrui»
et la nécessité qu'il y aurait d'avoir en cette place une personne
habile qui ne fut pas dans un dévouement entier pour des gens
dont le pouvoir n'est déjà que trop grand, et qui pût par sa pru-
dence empêcher toutes les cabales que M. Duchesnau a formées
dans le conseil, et qui mettant la vie, l'honneur et les biens des
particuliers en proie aux passions, soit de haine ou de prédilec-
tion dont ils se trouvent remplis, il y aurait lieu d'espérer que Sa
Majesté ne voudrait pas le continuer dans une charge dont il ne
pourrait se rendre digne qu'après une plus longue suite d'années,
de service et d'application à en apprendre le métier.
Ce ne sera pas peut-être par moi seul que vous pourrez être in-
formé des désordres qu'il y a dans le conseil, et des manières d'y
rendre la justice depuis que M. Duchesnau a trouvé le moyen d'y
èife le maître des suffrages, le peu d'ordre où il veut que soient
les registres, le changement qu'il fait souvent dans les arrêts, après
qu'ils sont donnés, et cinq ou six procès que j'envoie et que j'ai
fait choisir entre beaucoup d'autres de pareille nature, vous feront
évidemment connaître, si vous voulez bien, Monsieur, vous donner
le temps de vous en faire compte, que les formes et ordonnances
ne sont ici gardées que quand elles peuvent servir aux intentions
qu'ils ont de favoriser ou de nuire.
C'est ce qui paraîtra manifestement dans les jugements qu'ils
ont rendus contre les nommés Faure et David, coureurs de bois,
que j'avais fait prendre pour avoir été porter du Castor à la Nou-
velle Hollande, et par le délai qu ils ont apporté à prononcer sur
la défense de ce commerce qui est le plus préjudiciable de tous
avec intérêts de la ferme du Roi. Mais quelque condescendance
qu'il y ait eu là-dessus de leur part, Sa Majesté peut s'assurer que
DOCUMENTS SUR L'HISTOIRE DU CANADA. 629
ses ordres seront ponctuellement exécutés à l'égard des coureurs
de bois, et que sans m'arrêter à ce que M. Duchesnau et le conseil
pourraient faire, j'apporterai tant de soins et de vigilance que le
libertinage sera réprimé et les choses remises dans l'ordre qu'elle
me le prescrit.
Je me donne l'honneur. Monsieur, de mander à Sa Majesté les
raisons qui m'ont fait différer jusqu'au printemps prochain à dis-
tribuer les vingt-cinq congés qu'elle m'a permis d'accorder, et dans
la distribution desquels j'observerai si bien ses volontés que je
n'appréhende point d'en recevoir de reproches.
On verra par le succès de ces permissions, et les secours que les
habitants de cette colonie en recevront, combien les avis qu'on
avait donnés, étaient nuisibles à l'augmentation de ce pays, et l'in-
justice que l'on m'a faite, en m'accu.sant que j'en avais abusé, et
délivré un très grand nombre, puisqu'il n'a jamais passé celui de
15 ou 16 qui est bien au dessous de ce que Sa Majesté a trouvé à
propos d'en faire donné.
Il me sera aussi facile de fjiire connaître la fausseté de ce que
M. Duchesnau a voulu m'impuler, en m'accusant d'avoir eu com-
merce avec les coureurs de bois, et principalement avec le Sieur
DuChut qu'il disait être leur chef et mon correspondant. Si vous
avez la bonté de le faire interroger, de savoir de lui . comme
toutes chasses se sont passées, et c'est pour cela que je le fais aller
en France, nonobstant l'amnistie, ne me contentant pas de me-
savoir innocent, mais désirant encore ôter jusqu'aux moindres
soupçons qu'on aurait pu prendre de ma conduite.
Je rends compte à sa Majesté de la disposition où sont les nations
Iroquoises, dont les esprits s'alliènent dessous par les diverses in-
trigues qui se font pour les porter à quelque rupture, et qui pour-
raient s'aigrir encore davantage par un nouvel accident arrivé au
mois de Septembre dernier à Massilimakina, à la mission des RR.
P. Jésuites au bout du lac Huron, dont j'eus avis vers la fin du
mois passé et que j'ai ajouté à la dépêche du Roi.
Vous verrez, Monsieur, par la lettre que m'écrit le P. ex-supé-
rieur de cette mission, l'alarme qu'en prennent les quatre nations
des environs, et les secours qu'elles demandent, et que vous savez
bien que je ne suis pas en état de leur donner, et moins encore de
suivre le conseil qu'il semble que ce père voudrait m'insinuer de
commencer la guerre aux Sonontouans, ce qui n'est qu'une suite
de ceux qu'ils m'ont donné depuis quelques années, auxqels je n'ai
pas estimé devoir référer.
Le mauvais état où j'ai mandé plusieurs fois qu'était l'enceinte
des murailles du château de Québec, m'oblige, Monsieur, à vous
630 REVUE GANADlENxNE.
«upplier de considérer, si vous ne jugeriez pas à propos de faire
quelque dépense pour le rétablir, elles sont toutes à bas, il n'y a
plus de portes, ni de corps de gaide, et c'est un lieu tout ouvert où
l'on peut entrer de tous côtés.
Si vous aviez agréable de destiner quelque petit fond pour cela
toutes les années, la dépense en serait imperceptible, et ne lais-
serait pas dans la suite d'être fort utile, parcequ'on le mettrait en
état de servir de retraite et d'asile en cas de besoin.
Vous savez beaucoup mieux que moi, que quand on ne songe
pas à ces choses pendant qu'elles se peuvent faire en repos on n'y
trouve plus de difficultés dans un temps de trouble, de guerre.
Vous aurez aussi, Monsieur, s'il vous plaît, égard que le retran-
chement que l'on a fait depuis deux ans du fonds de mille écus,
qui avaient été destiné pour les parties inopinées, ôte tous les
moyens de prendre les moindres précautions, et que n'en ayant
aucun pour les plus petites dépenses qui surviennent, on est dans
l'impuissance de prévenir ou de remédier à aucun accident.
Monsieur votre Père, sur les remontrances que lui en fit mon
secrétaire par mon ordre en 1677, avait jugé qu'il se pouvait que
dans un pays d'une aussi vaste étendue, qui est celui-ci, il n'arrivât
toujours des rencontres imprévues, comme des voyages, des
présents à faire à des sauvages et autres choses de cette nature, et
avait réglé cette somme de mille écus dans l'état des charges du
Canada pour être employée à la dépense qu'il y conviendrait faire.
Je souhaite, Monsieur, qu'il vous plaise d'entrer dans les mômes
considérations, et que vous ayez la bonté de remettre ce fonds,
afin qu'on puisse avoir de quoi subvenir à ce qui arriverait ici
d'inopiné. J'avais l'année passée envoyé à M. de Meun par le
canonnier d'ici qui m'avait demandé permission d'aller en France,
un mémoire des choses les plus pressantes et nécessaires pour
notre artillerie, il en remit l'exécution jusqu'à ce qu'il eut l'hon.
neur de vous voir et de vous en parler à Rochefort, où il vous
attendait alors ; mais comme les derniers vaisseaux partirent en
ce temps-là de la Rochelle pour ce pays, je ne sais s'il s'en sera sou-
venu et s'il vous aura parlé des gages du même canonnier, de l'ar-
mée et du garde-iragasin, qui ne leur ont point été payés depuis
deux ans. C'est ce qui me fait prendre la liberté, Monsieur, de
vous en écrire, et de vous envoyer le même mémoire qui fut don-
né à M. de Meun et auquel j'ai fait ajouter quelque poudre, y
ayant quatre ans qu'on n'en a envoyé, et la nôtre commençant à
diminuer, quoiqu'on la ménage autant qu'il est possible.
Le Sieur Radisson qui est marié en Angleterre était repassé ici,
des lies, où il a servi sous Monsieur le Maréchal d'Estrées, et m'a:
DOCUMENTS SUR L'HISTOIRE DU CANADA. 631
vait proposé de lui permettre d'aller sur un bâtiment du Sieur de
la Chenaye, faire des établissements le long de nos côtes, en tirant
vers la bnye d'hudson, mais je n'ai pas cru le devoir perm<^ttre,
sans vous en avoir donné avis, et regu, Monsieur, vos oi'dres, à
cause que si ces établissements étaient proches de rembonc^hure
du fleuve St. Laurent, ils pourraient y attirer les sauvages qui ont
accoutumé d'aller par le Saguenay traiter à Tadoussac avec les
commis de la ferme du Roi, et qui dans la profondeur des teiTes
se trouveraient voisins de ces nouvelles, ou que, si on les passait
plus vers la baye d'hudson, on y pourrait trouver les anglais, ce
qui causerait peut être des démêlés et contestations.
Le dit Sieur Radisson m'a demandé congé de repasser par Bos-
ton en Angleterre pour y voir sa femme qu'il y a laissée, d'où il
prétend vous aller trouver et vous proposer la chose.
J'envoie à sa Majesté un placet que les officiers subalternes qui
sont habitués en ce pays, m'ont prié délai présenter, et qu'ils
vous supplient, Monsieur, de vouloir appuyer de vos offices.
Il y a trois ans que Sa Majesté me fit l'honneur de me mander
qu'à ma supplication, elle avait accordé aux officiers de ses troupes
qui étaient restées en Canada des gratifications; cependant il n'y
eut que les six capitaines qui en touchèrent cette année-là, ne s'en
étant point trouvé sur l'état pour les subalternes dont ayant pris
la liberté de l'informer l'année d'après deux enseignes nommés
Dupuis et Granville, se trouvèrent s-ir l'état, et ont depuis touché
les trois cents livres de gratification accordées par sa Majesté à
chaque oflicier, de sorte qu'il n'y a que ces six qui lui présentent
ce placet oubliés et lesquels par leurs services, et le besoin de leur
familles ne méritent pas moins que les autres d'avoir part aux
libéralités du Roi, et surtout le Sieur de la Valterie, Lieutenant
que vous trouverez bon que je vous recommande particulièrement
parcequ'il est homme de mérite et de service.
Je dois rendre le même témoignage du Sieur de St. Ours, parent
de M. G Maréchal d'Estrade qui a passé icf capitaine dans les
mêmes troupes, et je vous supplie si Sa Majesté juge à propos d'é-
tablir un gouverneur avec quelque garnison à Ghambly, de lui en
faire avoir le gouvernement, ou la charge de Prévôt des Maré-
chaux si celui qui en est revêtu ne doit plus l'être, tant par les rai-
sons que j'ai eu l'honneur de mander à Sa Majesté, que par l'im-
puissance de l'exercer où le met l'état infirme de sa santé.
Le compte des affaires de l'Acadie que je rends à Sa Majesté, lui
fera peut-être juger de la nécessité qu'il y a aussi d'y mettre un
:gouverneur avec des appointements qui lui donneront moyen de
subsister et d'empêcher que la colonie qui y reste ne se détruise
632 REVUE CANADIENNE.
tout à fait, auquel cas je vous conjure. Monsieur, d'agréer que je
vous demande votre protection pour le Sieur de la Vallière qui y
commande depuis trois ans sur la commission que je lui en ai don-
née ; c'est un gentilhomme qui a toutes les qualités d'esprit et de
courrige qu'il faut pour bien s'aquitter d'un tel emploi ; il a servi
pendant tout ce temps à ses dépens et ruiné à visiter les côtes de
cette province, un bâtiment qui était à lui, dont faute de fonds on
n'a pas même voulu lui faire payer le radoub, qu'il a été obligé
de venir faire faire à Québec.
Il est fils du Sieur de la Poterie, âgé de soixante dix huit ans^
qui est un des fondateurs de cette colonie, où il a apporté tout son
bien, et amené sa famille il y a près de cinquante ans y ayant eu
le gouvernement de plusieurs postes et a été choisi par défunt M.
de Mézy, gouverneur général, pour y commander en sa place. Après
sa mort, où M. de Tracy le trouva quand il vint en Canada; le
dit Sieur de la Vallière, son fils ne dégénère pas du père et ne
rendra pas moins de service dans l'Acadie, qu'a fait le père' en ce
pays.
Je vous aurai, Monseigneur, une très grande obligation' de vou-
loir représenter et appuyer en raisons auprès de Sa Majesté quand
vous jugerez à propos de lui parler de l'état de cette province sur
laquelle je suis obligé de vous avertir que les anglais, entreprennent
beaucoup avant pêcher et traiter le long de ces côtes. Ceux de
Boston ont même envoyé jusque dans le Cap Breton près du havre
à la baleine à l'entrée de notre golfe, prendre et enlever les mar-
chandises échouées du navire le St. Joseph, appartenant aux ser-
vices de la Compagnie, qui vers la fin d'Août de l'année passée fit
naufrage en cet endroit, dont ils chargèrent un bâtiment de soix-
ante tonneaux, et deux autres venant du côté de l'Ile de Terre-
neuve, et en enlevèrent aussi qu'ils portèrent à Boston, sans même
s'être mis en peine de savoir si elles étaient abandonnées, et si le
temps qu'il y a pour les réclamer était expiré, dont il s'en fallait
beaucoup.
En attendant qu'il vous plaise de me mander de quelle manière
je me dois conduire en cette rencontre, j'ai cru toujours devoir
charger le Sieur de la Vallière d'aller demander à ceux de Boston
raison de ces sortes d'entreprises, et la justice qu'ils en veulent
faire puis que leurs limites sont marquées à la rivière St. Georges,
lesquelles ils entrepassent de plus de cent cinquante lieues venant
au cap Breton.
Si je n'appréhendais de me rendre importun, j'aurais encore à
vous supplier de recommander à Sa Majesté, les familles des Sieurs
Denis, de Repentigny et d'Aillebout qui sont les meilleurs des
DOCUMENTS SUR L'HISTOIRE DU CANADA. 633
gentilshommes, qui soient venus s'établir ici, l'ancienne compagnie
avait donné la charge de maître des eaux et forêts de ce pays au
premier qui devint aveugle il y trois ans à Paris, en sollicitant les
provisions du Roi auprès de M. votre Père, qui les lui avait fait
espérer. Il a un fils âgé de vingt quatre ans fort sage qui ferait
bien cette charge s'il vous plaisait, Monsieur, de la lui feire donner
et avoir égard à la très humble prière que je vous en fais.
Nous aurions aussi grand besoin d'avoir ici deux interprètes
gagés, et dont on pût se servir avec sûreté, quand on a à négocier
avec les sauvages, l'un pour la langue huronne, et l'autre pour
l'algonkine, qui comprennent presque toutes les autres ; cent écus
de pension à chacun feraient cette dépense et me mettraient hors
de la peine où je me trouve souvent à trouver des personnes à qui
se confie)' o^ffs choses que j'ai à traiter avec les nations différentes
des sauvages.
■ . Je ne doute pas, Monsieur, que vous me trouverez trop hardi,
et même imprudent de vous proposer tant de sujets de dépenses à
faire, mais j'ai cru qu'il était de mon devoir de vous tenir informé
des nécessités du pays, et de ce que j'estime qui peut contribuer à
son maintien et augmentation, ou en empêcher la destruction me
soumettant au surplus à tout ce que vos grandes lumières vous
en feront connaître, et aux décisions qu'il vous plaira d'en faire.
Je dois encore vous donner avis des difficultés que M. notre
Evêque continue de faire naître pour l'établissement des curés
fixes que Sa Majesté entend qui soient mis dans tous les lieux qui
peuvent le comporter et qu'il en soit donné des titres. Cependant
depuis six semaines, il a fait avec M Duchesnau un nouveau dis-
trict de paroisses, dans lequel il est donné à quelques uns de ces
missionnaires qu'on ne peut plus appeler curés, trente et quarante
lieues d'étendue et une si grande quantité de différentes habita-
lions qu'il leur sera impossible de pouvoir secourir ceux- qui y sont
les habitants desquels se trouvent par ce grand éloignement privés
de toutes sortes d'assistances spirituelles, et on prétend encore que
les dîmes d'un si grand nombre de lieux, ne pouvant suffire à leur
gubsistance, ils eut réglé la chose entre eux d'eux, sans m'en faire
aucune part, quoiqu'il eut plu à Sa Majesté, de m'ordonner il y a
trois ans de le faire conjointement avec eux. Ce qui les a sans
doute obhgés d'en user de la sorte, est qu'ils savent que je n'ignore
pas sur cela leurs intentions, et que je les aurais pressés, l'un et
l'autre de me dire si Sa Majesté n'avait pas approuvé la somme de
cinq cents livres que nous avions tous trois réglée sous son bon
plaisir et par provision pour la substance de chaque curé, sans par-
ler de canots et dégages, deux personnes pour les conduire, comme
634 REVUE CANADIENNE.
ils insistent présentement à demander, ce qui monterait plus haut
que les huit cent livres que M. l'Evêque veut qu'on donne pour
avoir un curé fixe, et si Sa Majesté n'entend pas, quand les dîmes
d'un lieu se trouverait monter à cinq cents livres, ou que les habi-
tants s'obligeant de les faire valoir cette somme, que M. l'Evêque y
mette un curé auquel il donne ses provisions, afin de commencer
par quelque établissement, et de faire en de certains lieux, ce qui
ne se peut pas faire partout.
A moins qu'il ne plaise à Sa Majesté de déterminer ces deux
choses, elles sont pour demeurer toujours en confusion, et la plus
grande partie des habitants se trouveront, et sans curé, ce qui
demande assurément un prompt remède.
J'en attends, Monsieur, un très puissant sur tout ce qui me
regarde de la protection que vous m'avez fait l'honneur de me pro-
mettre, et de laquelle je tâcherai de ne pas me rendre indigne, par
l'attachement sincère et véritable que j'aurai toujours pour votre
personne, à l'application que j'apporterai à vous faire connaître la
respectueuse passion avec laquelle je suis et serai toute ma vie,
Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur,
(Signé) Frontenac.
{A continuer.]
CHRONIQUE DU MOIS.
La réaction religieuse se développe en France d'une manière
Jlus manifeste que jamais, et l'Ecole des Libres-penseurs aura bien
des deuils à enregistrer dans les annales de cette année. Les nom-
breux pèlerinages qui ont eu lieu et les prières qui se sont faites
de partout attestent éloquemment que la France traverse une
phase de régénération religieuse qui entraine avec elle la régéné-
ration morale et sociale. La Chambre de Versailles, qui doit tou-
jours être l'expression la plus haute des sentiments du peuple, a
affirmé publiquement ce réveil de la foi en votant, à titre d'utilité
publique, la loi qui permet d'acheter sur la colline de Montmartre
les terrains nécessaires à la construction d'une Eglise vouée au
Sacré-Coeur.
Les railleurs de tous les types et les impies de toutes les sectes
n'ont pas manqué de désapprouver une pareille loi. Ce ne sont
pas eux qui auraient pu se trouver à portée de comprendre la
grandeur de sentiments qui l'a iMspirée. Cette église qui sera bâtie
avec les dons et contributions volontaires recueillis par tout le
pays sera l'église du vœu national. Elle sera un témoignage per-
manent que la France repentante de ses erreurs reconnaît la
royauté du Christ qu'elle a si longtemps méconnue. Elle sera un
gage d'avenir pour les armes françaises; car c'est toujours le
retour vers Dieu qui a précédé les grandes victoires nationales.
Aujourd'hui le pays se trouve dans un calme relatif. La Cham-
bre de Versailles a été prorogée sans trop de bruit. L'assemblée
Nationale, a dit le Président McMahon dans-son message, ^' peut
s'éloigner sans inquiétude ; j'ose lui donner l'assurance que rien
en son absence ne viendra compromettre l'ordre public et que son
autorité légitime sera partout respectée. J'y veillerai de concert
avec le ministère que j'ai choiï»i dans vos rangs." Ce langage
franc est approuvé de tous les honnêtes gens. L illustre maréchal
répond de la paix intérieure, il a pour lui l'armée qui serait prête
à écraser toute rébellion ; et il se pose en sentinelle toujours prête
à défendre les droits de la nation. A l'exemple de M. Thiers il n'a
pas versé de l'encens aux pieds de la république, ce qui était
presque devenu d'usage. Mais qu'importe la République et qu'im-
porte le provisoire. L'essentiel pour le moment c'est de laisser à
la France le repos qu'il lui faut pour panser ses blessures.
636 REVUE CANADIENNE.
^"^^
Il s'écoulera bien des années encore avant que le gouvernement
de Victor-Emmanuel puisse espérer de prendre racine danss les
Provinces usurpées. Toujours il va se heurter contre l'opiniâtre
fidélité de la majorité de la population envers le Pape. Tous les
jours il a des preuves que sa politique violente ne peut battre en
brèche les sentiments religieux des catholiques. Son impuissance
se manifeste dans les grandes choses comme dans les affaires de
détail. Dans les élections administratives qui ont eu lieu récem-
ment à Rome 4,800 électeurs seulement sur 15,000. ont enregistré
leur vote; et ceux qui n'ont pas voté, ceux qui représentaient le
parti catholique ont affirmé par leur abstention leur permanente
protestation contre le maintien du pouvoir actuel qui s'est imposé
et s'impose encore pai' le seul drdit de la force.
Ainsi Victor-Emmanuel règne en faisant le vide autour de lui.
Il sent que son règne est un règne d'oppression et de révolte
contre la volonté des populations qui se trouvaient sous la domi-
nation pontificale. Le sol de sa nouvelle capitale semble lui brûler
les pieds. 11 ne peut se résigner à y séjourner. 11 y passe soucieux
et troublé comme le voyageur homicide qui ne peut éviter de
parcourir les lieux de son crime. C'est là sou supplice.
A présent plus que jamais il est renié et rejeté de toutes les
âmes droites; car il a sanctionné la loi qui décrète l'abolition des
ordres religieux et la destruction des monastères, il a permis et
confirmé l'accomplissement de l'injustice et de l'iniquité.
Pie IX, qui est le représentant par excellence de Tordre moral et
du droit religieux, a flétri en termes énergiques, dans son allocu-
tion du 25 Juillet, les auteurs de cette loi qui est une insulte et
un empiétement contre l'autorité spirituelle. L'excommunication
majeure est prononcée contre eux et leur œuvre est vouée à l'exé-
cration du monde entier.
Ah ! oui, le spoliateur a raison de se sentir mal à l'aise à Rome.
Le spectacle de la plus grande et de la plus auguste victime qui soit
au monde ne peut qu'effrayer cet égoïste et ce lâche. La vue des
ruines sociales que ses partisans amoncellent autour de lui fait
craindre qu'elles retombent un jour sur lui. En vain les libres-
penseurs et les révolutionnaires de tous les clans viennent dépo-
ser à ses pieds leur servîtes hommages, en vain l'Allemagne lui
expédie ses encouragements intéressés, rien ne semble l'arracher
à la réalité, rien ne semble lui procurer le repos. Il promène aveG
lui ses remords et ses défaillances morales de Naples à Florence,
de Florence à Turin, et partout où il croit pouvoir oublier les cris
vengeurs de la chrétienté. Ceci n'est pas encore le châtiment,*
mais pour sur il viendra avant peu et it éclatera comme la foudre.
*
Don Carlos a fait son entrée en Espagne. Il vient combattre
lui-même en invoquant le Dieu desarmées et en arborant le drapeau
monarchique qui est, comme il le dit lui-mèrme, '' depuis quinze
siècles le drapeau des gloires et de l'honneur des armes espagnoles...
CHRONIQUE DU MOIS. 637
ie drapeau de la légitimité et du droit." Qu'il se hâte de conquérir
1/Espagne, s'il ne veut régner sur des ruines.
Voici que la république commence à se ronger les poings. Au
centre et au sud de l'Espagne c'est l'anarchie en grand qui fait
place au gouvernement républicain. Pi y Margall qui tient les
rênes du gouvernement à Madrid se trouve obligé de combattre les
Carlistes d'un côté et les radicaux de l'autre. Les uns sont les
représentants de la justice, de l'ordre et de la légitimité, et les
autres font renaître les excès de la Commune à Paris. Les inter-
nationaux, les socialistes et les radicaux de tout acabit se sont
insurgé contre la répnblique sans aucune raison qui vaille, quel-
quefois par l'initiative des ouvriers en grève et souvent par amour
du pillage. Ils ont causé des troubles sérieux à Alcoy, Malaga,
Séville, Alméria, Valence, Grenade, etc., et là comme à Paris l'in-
surrection s'est annoncée par des massacres et des incendies.
Mais tout suit en ce monde nne marche progressive ; à Paris on
a fusillé les, otages, à Alcoy plusieurs prêtres ont été pendus à des
réverbères.
Pendant que ces horreurs se commettent sur une grande partie
du territoire, que fait l'autorité qui a son siège à Madrid? Elle
lance des proclamations, elle pérore sur un ton indigné. Mais par
un hasard providentiel il arrive souvent qu'il n'y a point de troupes
sur le lieu du désordre. Les ministres en conseil décident de
prendre des mesures énergiques, ils promettent de châtier sans pitié
les coupables, ils annoncent à grand son de trompe l'arrivée des
troupes afin que tout le monde en ait connaissance. Et voilà que
les assassins et les chefs insurgés, qui suivent les nouvelles du
jour et lisent les dépêches télégraphiques comme le commun des
mortels, détalent à leur aise et sans crainte d'être arrêtés dans leur
fuite.
***
La session du 13 Août, à Ottawa, a été nne session pro forma qui
a été prorogée dès le début par le Gouverneur-Général sur l'avis
de ses ministres responsables. Il y avait là au grand complet la
phalange des oppositionnistes qui voulaient avoir la session à tout
prix, qui ont protesté contre le représentant de notre souveraine,
qui ont fait éclater dans maints discours leur colère et leur indi-
gnation. Ce qu'ils voulaient était vraiment peu de chose. Lord
Dufferin n'avait qu'à se conformer aux vœux de la minorité des
membres de la Chambre, afin de laisser aux méconteuts le loisir
d'escalader les marches du pouvoir pendant l'absence de la majo-
rité des députés; et de suite l'âge d'or devait revivre. A les en
croire il eut fallu que les accusations au sujet du Pacifique fussent
considérées comme prouvées sans attendre l'enquête, et que les
ministres au pouvoir fussent prima facie déclarés traîtres à la patrie
et reconnus indignes de confiance. Dans de pareilles conditions
in coup d'Etat eut été fort facile.
Voici ce qu'a répondu Lord DufTerin au mémoire de la députa-
ion opposilionniste :
^' Vous m'engagez par des allégués loyaux et francs à décliner
de me soumettre à l'avis unanime de mes ministres responsables
638 REVUE CANADIENNE.
et à refuser de proroger le parlement. En d'autres termes, vous
me demandez d'éloigner ces ministres de mon conseil, car Mes-
sieurs vous n'ignorez pas que tel serait le résultat de ma soumis
sion à votre requête.
*' Mais dans ce dernier cas comment pourrais je justifier ma con-
duite ? Quelle garantie pouvez-vous me donner que le parlement
de la Puissance approuvera cette immixtion personnelle de ma
part? Actuellement, Messieurs, vous ne formez pas la moitié de la
Chambre des Communes.
"Je puis donc penser que la majorité peut rejeter votre opinion.
*' Je vous le demande encore une fois, à qui pourrais je en appeler
pour me justifier de m'êire rendu à vos désirs ? J'admets que de
graves accusations pèsent sur la tête des ministres, que ces accusa-
tions doivent donner lieu à une enquête sévère, mais Messienrs,
n'avez-vous pas dit vous-mêmes clans votre requête que ces accusa-
tions ne sont pas encore prouvées ?"
Mais ce langage noble, réservé et si plein de raison n'a pas eu
de prise. On a rétorqué par des articles révolutionnaires comme
celui-ci :
'' Le coup d'état dont Ottawa a été hier le théâtre nous reporte
aux plus mauvais jours de noire histoire, et Lord DiitTerin, jus-
qu'ici si populaire, vient d'inscrire sou nom à la suite de ceux de
nos anciens gouverneurs les plus exécrés...
^' h h bien ! puisqu'il le veut; puisqu'il préfère au respect d'un
peuple libre l'accolade d'hommes qui renoncent à revendiiiuer leur
honneur oulragé ; puisqu'il abdique le rôle d'un arbitre impaitial
n'écoutant que la voix du Parlement, pour se faire le serviteur
do( ile de ministres prévaricateurs, et qu'il n'çst qu'un laqais portant
la livrée impériale : qu'il reçoive donc sa part du mépris public et
qu il tombe au rang de ceux qu'il protège contre la justice popu-
laire...."
De pareilles élucuDrations n'ont pas besoin de commentaires. Le
Père Duchesne pendant la Commune n'aurait pas mieux parlé.
Une commission royale a été nommée pour s'enquérir sur les
accusations du Paciflque. Elle se compose de MM. les juges Day
et Polette, de la Province de Québec, et Cow^an, d'Ontario. Eu
dehors de tout esprit de parti les menées d'un chacun seront
examinées sous sernient, et la justice aura son cours, franche,
complète et en dehors de toutes les agitations politiques. Mais il
ne faut pas jeter la pierre au gouvernement à tout hasard et sans
intermittence, ainsi qu'on le fait aujourd'hui, avant d'avoir acquis
la certitude de sa trahison. D'ailleurs la (Chambre aura à se pro-
noncer elle même sur la valeur de ces accusations après le rapport-
des commissaires royaux.
EusiACHE Prud'homme.
Montréal, 20 Août 1873.
BULLETIN BIBLIOGRAPHIQUE.
Sommaire. — Du Correspondant de Paris, Librairie de Charles Douniol et Cie., Edi-
teurs, 29 Rue de Tournon.
Nouvelle Série. — 2e Livraison. — 2 j Juillet 1873.
I. — Machiavel Diplomate — Fin. Alphonse Dantier.
II. — Promenade autour du Monde, par M. de Hubner. Xavier Mar-
mier, de l'Académie Françjiise.
III. — Au Feu ! Extrait du Journal d'une désœuvrée. G. de Parceval.
IV". — Les Romanciers Anglais. — Sir Edward Bulwer Lytton. André
Joubert.
V. — La Science et la Foi, Ollé Laprune.
VI. — Les Pêcheries Françaises dans l'Amérique du Nord. 0. De
Ceinmar.
VIT. — Le Pèlerinage de Paray-le-Monial. Mme Craven.
VIII. — Revue Scientifique. Dr. E. Decaisne.
IX. — Quinzaine Politique. Auguste Boucher.
Prix du Correspondant, 35 fr. Etranger prix de la Poste en sus, parais-
sant 2 fois par mois.
REVUE BRITANNIQUE.
7 Juillet 1873.
Paris au Bureau de la Revue, 50 Boulevard, Haussman.
Sommaire des matières contenues dans la livraison de Juillet.
I. — Histoire anecdotique du Parlement Anglais.
II. — Scène de la Vie aux Indes.
III. — Un Diplomate Américain à la Cour de Londres, 1817, 1825.
IV. — Une terrible tentation > Histoire de la Vie Modernei 6e extrait.
V. — Les Hôtes de mon Jardin d Amérique.
VI. — La Reine de Mai, par Tennyson poësie.
VII. — Souvenirs historiques de Napoléon III.
VIII. — Parfaitement, Littérature Américaine.
IX. — L'Expédition de l'Oued-Guir au Sud de la Province d'Oran,
dans le Désert, (1870) (1er Extrait.)
X. — Poésie.
XI. — Pensées diverses.
XII. — Correspondance d'Italie.
XIII. — Correspondance d'Allemagne.
XIX. — Correspondance d'Amérique.
XV. — Correspondance de Londres
XVI. — Chronique Scientifique.
Prix de la Revue Britannique, un an 50 fr. paraissant une fois par mois.
640 REVUE CANADIENNE.
SoMMAiR». — De la Revue Catholique des Institutions et du Droit par une Société de
Jurisconsultes. — Grenoble, Baratier frères et Dardelet, Editeurs.
1ère Année, No. S.— -Juillet, 1873.
I. — La Diminution de la Population et la Décadence Nationale
(2e Article — Claudio Jannet, Avocat et la Cour d'Aix, docteur
en droit.
ir.— Le Testament, (lettre de M. Le Play)— F. Le Play,
m. — La Sépulture Catholique et la Loi Civile. André Gaival.
IV. — La Eévolution, (suite) VIII. Les principes de 89 et le Radica-
lisme. Gustave de Bernardi.
V. — Le Mouvement de la Réforme Sociale. L'Abbé de Fourney.
VL — De la Juridiction Française dans les Echelles du Levant par M.
Genton. Charles Jacquier.
Prix pour un an 10 fr. paraissant une fois par mois.
U Eœnomiste Français, journal hebdomadaire, paraissant le Samedi. —
Rédacteur en chef, M. Paul Leroy-Reaulieu.
Bureaux: Rue du Faubourg Montmartre, 17, à Paris.
Abonnement pour un an au Canada, 60 fr.
1er volume, Samedi, 2 Août 1873. Numéro 16.
SOMMAIRE.
PARTIE ÉCONOMIQUE.
Les Nouveaux Traités de Commerce.
L'amortissement et les nouveaux impôts.
Les transformations de la marine marchande en France et en Angleterre.
De l'impôt sur les tissus.
La Nouvelle Calédonie.
Lettres sur l'Exposition Universelle.
Nouvelles des Etats-Unis.
La question monétaire dans les pays Scandinaves.
Du recrutement et de l'organisation du personnel des Ecoles du Com-
merce.
Un nouveau moteur destiné à un atelier de famille.
L'industrie cotonnière en France.
PARTIE COMMERCIALE.
Revue générale.
Rapport sur les cafés. ,
Les fers et les fontes.
Le marché de Mulhouse.
Correspondances particulières de VEconomiste Français^ Manchester,
Lyon, Bordeaux, le Havre, Marseille.
Revue Agricole.
LA
REYUE CÂI^ADIEKIVE
PHILOSOPHIE, HISTOIRE, DROIT, LITTERATURE, ECONOMIE SOCIALE, SCIENXES,
ESTHÉTIQUE, APOLOGÉTIQUE CHRÉTIENNE, RELIGION
TOME DIXIÈME
:9îeii¥ième 1.1 vrai son— ;35 Septembre, 1873.
SOMMAIRE
l.-LE BATTEUR DE SENTIERS, (Suite) GUSTAVE AIMARD.
II.-ETUDES SUR LES TERRITOIRES DU NORD-OUEST DU CANADA. J. C. LA?ÎGEI.I£R. *
III.-DOCUMENTS INÉDITS SUR L'HISTOIRE DU CANADA^ (Suite).. I^'ABBE TERREAU.
IV.-DE PARIS A L'EXPOSITION DE VIENNE..... TICTOR FOURNEI..
V.— BIBLIOGRAPHIE.— Commentaire sur le Code Civil du Bas-Canada CHS. €. DEf.ORIMIER.
Excerpta e Cantibus Liturgicis. Le Cantus OCTAVE PEIiLETlER.
VI.-BULLETIN BIBLIOGRAPHIQUE I/. W. TESSIER.
*H8K<=— ^-
MONTREAL
IMPRIMÉE ET PUBLIÉE PAR E. SENEGAL
Nos. 6, 8 et 10, Rue Saint-Vincent.
1873.
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CHEZ
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'* H. R. Dufresne Trois-Rivièrea.
" Emm. Crépeau Sorel.
'* L. J. Casault, — Bibliothèque du Parlement Provincial Ottawa.
^' L. A. Dérome Joliette.
'* Joseph L'Ecuyer St. Jean d'Iberville
*' L. 0. Forget Terrebonne.
^' J. A. Archambault Varennes.
*' M. G. Roussin Roxton Falls.
*' Alph.Raby Ste. Scholastique.
*' C. H. Champagne, St. Eustache.
'* J. B.Lefebvre-Villemure St. Jérôme.
*^ A. M. Gagnier Ste. Martine.
'' E. Lafontaine St. Huc^ues.
" J. 0. Dion , Chambly.
" A. Sauton, 41 Rue du Bac Paris.
LA REVUE CANADIENNE,
Recueil périodique de Beaux-Arts et de Sciences, a pour but de travailler à la création
d'une littérature nationale, à l'alliance des Lettres et de la Religion, et à la défense des prin-
cipes fondamentaux de l'ordre social et de toute vraie civilisation.
La rédaction se fait sous la directixjn d'un comité de Directeurs.
S'adresser, pour tout ce qui concerne la rédaction et l'envoi des manuscrits, au Directeur'
Gérant, L. W. Tcssier, à Montréal.
Prix de Paboiiiiemeiil : un aii,$*2.00; six mois, $l.O0,
Comme les frais de port sur cette Revue sont, depuis le 1er de janvier 1869, de deux centins par livrai-
son, payable d'avance, la souscription des abonnés en dehors de la ville sera dorénavant de $2.25.
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Avec Approbation de NN. 8S. les Evoques de Tloa, de Montréal, de Trois-Rivières cl de
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Dépôt principal des pilules de Vallet. On peut consulter le Docteur Gauthier à sa pharmacie, No. 1 J«
rue St. Laurent, pendant le.four ; la nuit à sa résidence No. 235 rue St. Lauveni.— Médecin nncoucheur
l^
LE BATTEUR DE SENTIERS.
SCÈNES DE LA VIE MEXICAINE.
(Suite.)
VI. — LA PETENERA.
Plusieurs chevaux attendaient tout sellés dans la cour.
Pendant que les dames montaient à cheval, don Gutierre prit à
part le peon José, vieux serviteur dévoué dans lequel il avait toute
confiance, et échangea quelques mots à voix basse a\^ec lui, puis il
rejoignit ses enfants et se mit en selle à son tour.
La petite troupe se composait de dix personnes, quatre maîtres
et six criados, tous domestiques depuis longtemps au service de
don Gutierre et à la fidélité desquels il pouvait se fier.
On partit enfin et on prit au galop le chemin de Medellin.
A l'entrée du village on s'arrêta, on mit pied à terre et on confia
les chevaux aux peones. Ceux-ci, au lieu d'attacher les animaux
se contentèrent de les emmener un peu à l'écart et de les tenir en
hride.
La fête était dans tout son éclat.
Une foule immense circulait dans les rues, riant, chantant et se
chamaillant, les vihuelas et les jarabès étaient raclés avec fureur
les danses commençaient.
Don Gutierre et les personnes de sa suite atteignirent enfin la
25 Septembre 1873. 41
642 KEVUE CANADlENiNE.
principale place du village, où s'élevait l'estrade destinée aux jeunes
filles reconnues pour les meilleures danseuses.
Au moment où ils arrivaient devant l'eslrade, plusieurs femmes
dansaient avec une grâce et une légèreté extrêmes, portant sur
leurs têtes des verres pleins d'eau dont pas une goutte ne tombait à
terre.
Après les applaudissements de rigueur, d'autres femmes, excitées
par le triomphe des premières, s'élancèrent sur l'estrade et com-
mencèrent la bamba^ danse singulière et caractéristique, dont le
principal attrait est dans l'adresse avec laquelle les danseuses dé-
nouent, sans faire usage de leurs mains, les ceintures de soie atta-
chées par des nœuds compliqués autour de leurs pieds.
La joie augmentait déplus en plus, les cris et les rires redou-
blaient, les pétards et les boîtes éclataient avec une force nouvelle ;
on faisait circuler à la ronde des boissons et des liqueurs de diffé-
rentes espèces.
Cependant il était facile de voir que ces danses, si ..gréables
qu'elles fussent, n'étaient destinées qu'à servir de prologue à
d'autres plus intéressantes sans douîe, aux yeux des assistants.
La musique, c'est-à-dire les guitares raclées par les chanteurs
indiens, firent silence un instant, puis, à un signal donné ; elles
éclatèrent de nouveau et entamèrent un nouveau son ou air.
Ce son fut accueilli par les trépignements de joie de l'assemblée
et les cris :
— La petenera ! la petenera ! se firent entendre de toutes parts.
La petenera est la danse de prédilection dans la Terre chaude cl
le triomphe des Coquettes costenas.
Sacramenta et sa jeune sœur Jesuita passaient pour les meilleures
danseuses de petenera. Sur toute la côte de l'Etat deVera Gruz, à
Manantial comme à Medellin, leur réputation était bien établie ; les
fandagos étaient tristes lorsque les deux séduisantes jeunes filles
n'y prenaient point part.
Leur arrivée sur le lieu de la danse avait été saluée par les vivats
et les bravos de leurs nombreux admirateurs.
Au Mexique, où la ligne de démarcation entre les rangs de la
société n'existe point, pour la raison toutesimpleque le pauvre au-
jourd'hui est souvent le riche de demain, les femmes seules sont
reines lorsqu'elles sont belles et sages; avec cette facilité de mœurs
paiticulière aux régions tropicales, chaque homme est admis à les
courliser et à leur faire agréer ses hommages devant tous, sans
«lue personne songe à y trouver à redire, parce que ces hommages
seul toujours chevaleresques et respectueux, et que le cortejo
agréé par la jeune fille, quel que soit son rang, l'est toujours par
I
LE BATTEUR DE SENTIERS. 643
sa famille'. Les moeurs faciles, qui sont la honte de notre vieille
Europe, ne sont pas de mise dans l'Amérique espagnole, là, malgré
la liberté dont elles jouissent, les jeunes filles, si coquettes et
avides d'hommages qu'elles soient, conservent toujours leur répu-
tation intacte. Lorsque retentit le 5ori qui invitait à la petenera,
tous les yeux se tournèrent à la fois vers les jeunes filles ; mais
elles demeuraient calmes et froides en apparence, et semblaient
peu disposées à danser.
Quelques minutes s'écoulèrent ; don Gutierre parlait bas à ses
filles; ils les engageait à se livrer sans contrainte au plaisir qui
s'offrait à elles.
Sacraraenta demeurait indécise, les feux fixés sur don Miguel.
En ce moment un jeune et élégant cavalier sortit de la foule et
s'avança vers don Gutierre qu'il salua gracieusement.
Ce jeune homme avait vingt-cinq à vingt huit ans au plus, ses
raits étaient beaux et nobles, l'expression de son visage hautaine
•et légèremet méprisante, ses yeux noirs brillaient d'un feu sombre
et lançaient des regards dédaigneux sur la foule attentive dont il
était pour ainsi dire cerclé.
— Senor don Gutierre de Léon, dit-il d'une voix mélodieuse avec
un accent d'exquise politesse, serons-nous donc privés du bonheur
d'assister à la danse des senoritas vos filles?
'--Senor don Ramon Arnero, répondit non moins poliment don
Guùerre, mes instances ont été inutiles, peut-être les vôtres auront
elles plus de succès.
— Vous l'entendez, senoritas, reprit le jeune homme en se- tour-
nant vers les jeunes filles et s'inclinant de nouveau, les fandangos
de Malibran et de Manantial ^ l'emporteront-ils donc sur ceux de
Medellin ? C'est à vous seules que nous devrons notre triomphe.
Don Miguel avait tressailli en apercevant don Ramon, ses sour-
cils s'étaient froncés; les regards des deux hommes s'étaient croi-
sés d'un air de défi.
Don Ramon avait détourné le sien avec un sourire de mépris, don
Miguel avait baissé les yeux pour ne pas laisser deviner sa colère.
—Pourquoi résister à une aussi juste requête ? dit-il avec amer-
tume ; soyez bonnes, senoritas ; dansez, puisqu'on vous en prie
aussi humblement.,
Sacramenta pâlit légèrement; elle le regarda d'un air de doulou-
reux reproche, puis, après avoir échangé quelques mots bouche à
oreille avec sa sœur :
— Soit, dit-elle, je danserai; votre main, don Miguel,
^ feux villages des environs de la Vera-Gruz.
644 RKVUE CANADIENNE.
— Et vous, senorita ? demanda don Ramon à Jesusita en lui of-
frant sa main.
La jeune fille recula d'un pas.
— Je regarderai, dit elle sèchement.
Le jeune homme se mordit les lèvres avec dépit, et, après avoir
respectueusement salué la jeune fille, il s'éloigna.
Don Miguel avait pris la main de Sacramenta, qu'il sentait légè-
rement trembler dans la sienne, et il l'avait conduite jusqu'à l'es-
trade, où elle était montée aux applaudissements enthousiastes de
la foule, qui se pressait de plus en plus compacte autour de l'en-
ceinte réservée.
Les vihuelas et les jarabès, raclés avec une énergie croissante, in-
diquèrent le commencement de la danse.
Gomme par un accord tacite, aux premiers pas dessinés par la
jeune fille, un espace vide s'était fait de chaque côté de l'estrade,
et deux grqupes avaient été formés par les spectateurs ; à la tête du
premfbr se tenait don Ramon, don Miguel tenait la tête du second.
Les danses espagnoles diffèrent essentiellement des nôtres en ce
sens que, comme celles de l'antiquité, elles ont un caractère sym-
bolique dont la race ibère semble seule avoir conservé la tradition ;
ce caractère échappe à l'observation superficiel, ces dances doivent
être soigneusement étudiées afin d'être bien comprises.
Sacramenta densait depuis quelques minutes lorsque don Ramon
se découvrit, et, saluant respectueusement la jeune fille, il lui pré-
senta son chapeau.
Celle-ci le prit en souriant et, le conservant à la main, elle con-
tinua sa danse.
Presque aussitôt don Remigo sortit des rangs de la foule, où jus-
qu'à ce moment il était demeuré confondu, et à son tour il présenta
son chapeau à la jeune fille, qui le prit de même et continua ainsi
à danser, un chapeau de chaque main.
Les applaudissements redoublèrent.
Don Miguel fit alors un pas en avant, et, ôtant son chapeau, il le
plaça délicatement sur la tête de sa cousine.
Don Ramon lança à son rival un regard de défi, et défaisant sa
chamara, ou ceinture de soie, il la suspendit à l'épaule de la jeune
fille, qui continuait sa danse de plus en plus vive et imagée.
Au regard de défi de don Ramon, don Miguel avait répondu par
un sourire de dédain, et, dégrafant le ceinturon de sa rapière, il
croisa sur l'épaule de Sacramenta l'arme avec la chamara.
C'était un spectacle étrange que cette jeune fille dansant ainsi
sans se dessaisir des différenls objets qui lui avait été offerts. Tout
à coup don Ramon cria d'une voix retentissante :
LE BATTEUR DE SENTIERS. 645
— Bomba !
Les musiciens firent immédiatement silence.
Le jeune homme chanta alors d'une voix vibrante des stances que
sans doute il improvisait à mesure, et qui s'adressaient à la dan-
seuse.
Lorsqu'il se tut, don Miguel s'avança à^son tour au pied de l'es-
trade.
— Lettra! cria-t-il d'une voix non moins imposante.
Et à son tour il chanta.
Les deuï jeunes gens firent ainsi assaut de couplets pendant quel-
ques minutes.
Enfin Sacramenta, accablée par l'émotion intérieure qu'elle
éprouvait, et de plus fatiguée d'avoir dansé pendant si longtemps,
s'arrêta et vint se placer auprès de son père, qui avait suivi avec le
plus vif intérêt les diverses péripéties de cette scène.
Le calme se létablit immédiatement. On allait procéder au ra-
chat des gages dont la jeune fille avait été parée.
Le prix est fixé par la coutume à un medio pour chaque gage.
Les jeunes gens s'empressèrent d'accomplir cette dernière partie
du cérémonial en venant galamment redemander à Sacrementa ce
qu'ils lui avaient confié.
— Vive Dios ! senor don Miguel, dit avec ironie don Ramon,
quelle magnifique rapière vous possédez ! je serais charmé de la
changer contre mon cor tante (1).
— Senor Caballero, répondit don Miguel avec un charmant sou-
rire, rien n'est plus facile que de l'obtenir ; il s'agit seulement de
la gagner.
—Pardon, senor, dit en s'interposant un troisième personnage,
qui depuis quelques instants s'était mêlé à la foule, laissez-moi régler
cette affaire, s'il vous plaît; vous êtes étranger, tandis que moi de-
puis deux ans j'habite Medellin, et, cuerpo de Cnsto! je veux que le
fandango finisse bien.
En parlant ainsi, l'inconnu saisit son machete et le planta en terre
entre les deux jeunes gens.
— Vive don Luis Morin ! Vive el Francès ! s'écrièrent les specta-
teurs apec des trépignements de joie.
Don Luis Morin, ou, si l'on veut, Louis Morin, le fameux batteur
de sentiers^ qui venait de faire son apparition si à Timproviste, était
an homme de plus de quarante ans, grand, sec, maigre, aux traits
anguleux, à la physionomie énergique et narquoise.
Tl paraissait jouir d'une grande réputation parmi les assistants, et
leur être surtout très-sympathique.
1 Expression locale, coupant, synonyme de sabre ou macheie.
646 REVUE CANADIENNE.
— Vous me pardonnerez, senores, reprit-il, de me mêler ainsi de
vos affaires ; je m'en rapporte à ceux qui nous entourent, et je suis
convaincu qu'ils reconnaissent que, seul, j'ai le droit de terminer
le débat.
La foule, appelée en témoignage, répondit par des cris assourdis-
sans et des applaudissements frénétiques.
Don Ramon salua courtoisement le Français.
— Puisque, bien qu'étranger vous-même, senor, dit-il poliment,
votre qualité d'habitant de Medellin vous donne le droit de jouter
avec moi, j'accepte de grand coeur votre défi ; et, sans plus attendre
il planta son machete en terre, en face de celui de don Luis.
Don Miguel voulut s'opposer à cet arrangement, mais quel que
fut son désir de se mesurer avec don Ramon, les spectateurs n'y
voulurent point consentir, et force lui fut de s'abstenir.
— Senor don Miguel, lui dit le Français avec intention, vous savez
que la coutume est de terminer ainsi les fandangos, pour rendre
aux danseuses les hommages qu'elles méritent; je représente les
habitants de Medellin, que l'attaque bjutale de ce caballero ajus-
tement froissés, laissez-moi lui donner la leçon qu'il mérite; vous
le retrouverez plus tard, soyez tranquille ; je vous promets, moi,
de vous remettre en face l'un de l'autre.
Pendant que le Français parlait ainsi, don Ramon rougissait, se
mordait les lèvres avec dépit, et faisait des efforts extrêmes pour
maîtriser sa colère.
— Finissons-en, senor, s'écria-t-il, et prenez garde que cette leçon
que vous me promettez si ridiculement, vous ne la receviez vous-
même.
— J'en doute, senor, répondit paisiblement le Français ; \a. pas-
sion vous emporte, vous mettez de la colère dans ce qui ne devrait
être qu'une lutte de courtoisie ; j'en suis fâché pour vous, mais vous
serez battu. A propos, quelles sont les conditions du combat ?
— Le premier sang! répondit unanimement la foule.
— Le premier sang, soit ! Faites bien attention, don Ramon, reprit
le Français d'un air narquois, car si vous êtes blessé votre Machete
m'appartiendra.
— Vous ne le tenez pas encore ! fit il avec dépit.
— C'est l'affaire de deux ou trois minutes, senor, répondit en sou-
riant le Français.
Ainsi que l'exige la coutume, don Gutierre et ses filles, bien qu'ils
se fussent placés un peu à l'écart, ne s'étaient cependant pas éloi-
gnés.
Don Luis et don Ramon s'étaient mis en garde, non sans s'être
de nouveau cérèmonieusemenî; salués.
LE BATTEUR DE SENTIERS. 647
Ce n'est pas une plaisanterie qu'un duel au machete ; cette arme
n'ayant ni garde ni coquille pour garantir la main, les doigts, si
l'on ne fait pas attention, peuvent être tranchés net d'un coup adroi-
tement appliqué.
Heureusement que les Maxicains, bien qu'ils soient fort braves,
ne connaissent que les premiers éléments de l'escrime, et que leurs
duels, fort rares du reste, ils comptent beaucoup plus sur leur agi-
lité que sur leur science pour parer.
Nous noterons que dans les provinces de l'intérieur du Mexique
le duel est sévèrement puni, et que si parfois une rixe s'engage
entre deux individus le couteau seul joue un rôle rarement dange-
reux, à cause de l'habileté des adversaires à s'en servir et des pré-
cautions qu'ils prennent.
Ainsi que don Luis l'avait prédit, le combat ne fut pas long ;
à la première passe, don Ramo i reçut une assez longue estafilade
sur le bras. Les manchettes s'il baissèrent aussitôt aux applaudisse-
ments des spectateurs, charmés pour la plupart de voir que l'hon-
neur du fandago demeurait déiinitivemont à Medellin,
— Voici mon cortante, senor, dit don Ramon, que la colère plus
encore que la douleur de sa légère blessure faisait pâlir, faites-en
trophée : mais, vive Dios ! je vous jure par No^re-Dame de Guada-
lupe que vous ne le conserverez pas longtemps et que je vous l'en
lèverai.
— A votre aise, senor, dit en riant le Français: je serai toujours
prêt à vous l'offrir, par la pointe bien entendu.
— C'est de cette façon que je compte le prendre dit le jeune hom-
me avec un ton qui chez tout autre -que chez un Mexicain serait
de la jactance : et se tournant vers les jeunes filles, devant lesquel-
les il s'inclina cérémonieusement, je suis vaincu, senoritas, dit-il;
mais la fortune est capricieuse, et si aujourd'hui elle m'a été con-
traire, une autre fois j'espère qu'elle me sera plus favorable.
Don Gutierre s'inclina sans répondre, ses filies l'imi.tèrent.
— Cette revanche que vous cherchez, je vous l'offrirai quand il
YOus plaira, caballero, dit alors don Miguel.
— Je retiens votre promesse, senor; soyez convaincu que je vous
la rappellerai quelque jour, répondit-il avec un sourire.
Et tournant sur ses talons pour s'éloigner:
-^Un mot, s'il vous plaît, cher seigneur, dit-il à don Luis.
' — Deux si cela vous est agréable, caballero ; je suis tout à votre
service.
Il le suivit.
La dance avait recommensé avec un nouvel entrain.
648 REVUE CANADIENNE.
Lorsque les deux hommes se furent débarrassés des groupes qui
-les entouraient, don Ramon s'arrêta.
— Don Luis, dit-il, je veux jouer caries sur table avec vous.
— Soit, bien que je n'entrevoie pas où vous en voulez venir; je
vous écoute, sénor.
Le jeune homme sourit.
— Sans connaître complètement vos projets, reprit-il, j'en sais
assez pour savoir où et comment vous rejoindre. J'aime doua Sa-
cramanta ; je sais qu'elle me hait, cela m'importe peu; j'ai juré de
l'épouser, et cela sera, quels que soient les obstacles qu'il me fau-
dra surmonter pour obtenir sa main. Vous voyez que j'agis fran-
chement avec vous. Je suis riche, et avec de l'or on fait tout.
Ecoutez-bien ceci, don Luis : il est dix heures du soir, je vous donne
jusqu'à demain soir à pareille heure, profitez de ces vingt-quatre
heures de répit que je vous accorde. Dans tous les cas, n'oubliez
pas ma recommandation, car lorsque nous nous rencontrerons ce
ne sera plus qu'en ennemis.
— Je le regrette vivement, senor ; du reste, quoi qu'il arrive, je
serai toujours fort honoré de continuer avec vous des relations si
bien entamées, répondit-il avec un sourire sardonique.
— Au revoir, dit don Ramon en se détournant brusquement, car
il sentait se réveiller sa colère.
— Au revoir donc, reprit don Luis en le saluant.
Le Français demeura un instant pensif, puis il rejoignit don Gu-
tierre et don Miguel, qui se promenaient en causant avec les jeunes
filles.
— Suivez-moi, leur dit-il à demi-voix en passant auprès d'eux,
mais suivez-moi de façon à ce que nul ne s'en aperçoive, nous som-
mes surveillés.
Il continua à marcher en regardant à droite et à gauche, comme
s'il prenait beaucoup d'intérêt à tout ce qn'il voyait, mais peu à peu,
par des détours savamment exécutés, il se trouva hors de la foule,
à l'endroit où les peones de don Gutierre attendaient aves les che-
vaux.
Don Luis avait attaché le sien à peu de distance ; il se mit en selle
et s'éloigna au petit trot.
Cependant don Gutierre et don Miguel avaient suivi l'avis qui
leur avait été donné ; ils avaient rejoint leurs chevaux, les avaient
montés et avaient repris le chemin de leur demeure.
Lorsque les dernières lumières de Medellin se furent éteintes dans
l'éloignement, les cavaliers changèrent l'allure de leurs chevaux et
prirent le galop.
Ce fut alors seulement que don Gutierre jugea qu'il était temps
LE BATTEUR DE SENTIERS. 649
de faire connaître à ses filles la partie de ses projets dont il était
important qu'elles fussent instruites.
Ainsi qu'il s'y attendait cette confidence fut reçut comme elle
devait l'être. Bien que fort jeunes, Sacramenta et Jésusita étaient
de véritables Mexicaii.es élevées au milieu des dangers incessants
de continuelles guerres civiles; elles acceptèrent sans trembler la
nouvelle position qui leur était faite si à Timproviste, et, le premier
mouvement de surprise passé, elles se résignèrent courageusement
à endurer les périls inséparables d'un long voyage, fait dans des
conditions si exceptionnelles. D'ailleurs elles avaient auprès d'elles
leur père et leur cousin, sans compter des serviteurs dévoués; la
position était donc loin d'être désespérée.
A l'angle d'un sentier un cavalier attendait immobile ; en aper-
cevant la petite troupe, il la héla pour s'en faire reconnaître.
C'était don Luis.
— Des relais sont placés jusqu'à vingt lieues d'ici, dit-il rapide-
ment; dussiez-vous crever tous vos chevaux, il faut que ces vingt
lieues soient franchies d'ici au lever du soleil. Vous m'avez en-
tendu, en route !
Ces paroles furent prononcées d'un ton qui n'admettait pas de ré-
plique. Don Gutierre et son neveu comprirent qu'un danger sé-
rieux les menaçait; ils placèrent sans répondre les jeunes filles entre
eux afin de veiller sur elles, et s'élançant à fond de train, ils s'en-
foncèrent à la suite du Français dans les méandres d'un sentier à
peine tracé.
VIL— CHEMIN FAISANT.
Deux routes existent pour se rendre à Mexico, celle de Jalapa et
celle d'Orizaba.
Ces deux routes sont naturellement les seules que les voyageurs
fréquentent.
Les contrebandiers et autres gens de même espèce qui, pour des
raisous connues d'eux seuls, redoutent ou se soucient peu de la so-
ciété de leurs semblables, en ont inventé une troisième, mais celle-
là est tellement escarpée, tellement difîicile, qu'elle est considérée
presque comme impraticable.
Et pourtant c'est sur cette route que passe la plus grande partie
des richesses du Mexique.
Deux jours après les événements que nous avons rapportés dans
notre piécédent chapitre, vers quatre heures du matin, une troupe,
composée d'une quinzaine d'individus, était campée sur une émi-
650 REVUE CANADIENNE.
nence formant un de^ points culminants de la route dont nous
parlons.
Cette éminence, en partie boisée, de deux cents mètres de tour
au plus, faisait saillie sur le sentier qui le contournait et qu'elle do-
minait de toutes parts.
L'endroit était des mieux choisis pour une halte; grâce à la con-
figuration des lieux, toute surpris^ était impossible, et du sommet
de cette esplanade la vue errait sans obstacles à une grande distance
de tous les côtés.
Un peu en arrière se trouvait un rancho, espèce d'enramada à
demi ruinée, qui semblait devoir être renversée au premier souffle
du vent.
C'était devant ce rancho que le campement avait été établi.
Des ballots disposés en cercle et posés les uns sur les autres, for-
maient une enceinte au centre dft laquelle les chevaux et les mules
étaient attachés au piquet, broutant insouciamment leur provende
d'alfalfas ; à quelques pas des animaux, autour de trois feux de
veille à demi éteints, dormaient, les pieds au feu et enveloppés dan s
leurs zarapés, les voyageurs; un seul, appuyé sur sa carabine, veil-
lait à la sûreté commune.
Le jour commençait à poindre, une épaisse vapeur, semblable
à une fumée blanchâtre, montait peu à peu du fond des vallées ;
bien que le soleil fût encore au dessous de l'horizon, cependant le
ciel moins sombre commençait à se nuancer de larges bandes irri-
sées de couleurs changeantes et de plus en plus claires.
A ce moment un léger bruit se fit entendre dans les broussailles
qui entouraient le campement, et une tôte d'homme surgit au des-
sus de la pile de bidlots, lançant à droite et à gauche des regards
inquiets.
Au lieu de doan;ir l'alarmj, laserîlinoUe se pencha en dehors et
tendit la main à l'arrivant afin de l'aider à franchir la b irricade, ce
que fit celui-ci avec una grande prestesse.
— Caraï ! lui dit à voix basse le factionnaire dès qu'il fut dans
l'intérieur du camp, d'où diable venez-vous, compadre? je déses-
pérais de vous voir revenir.
— Hum ! réponlit l'autre, j'ai fait une longue course, cher senor
Carnero, et par de bien mauvais chemins.
J'en suis convaincu, ami Pedroso, mais hâtez-vous de vous
étendre à terre comme si vous dormiez, si ce démon de Français
s'éveillait, il serait capable de se douter de votre promenade au
clair de la lune.
— Vous avez raison compadre, répondit Pedroso en se couchant
LE BATTEUR DE SENTIERS. 651
sur le sol, et en s'en veloppairt dans son zarapé, on ne saurait avoir
trop de prudence.
—Tout va-t-il bien?
— Le mieux du monde.
— Allons, allons, reprit (larnero en se frottant les mains, je crois
que nous aurons fait une bonne affaire ; mais assez causé, compa-
dre vous le savez, trop parler nuit.
Et sur cette parole pleine de sagesse, le digne senor Garnera
reprit sa faction.
Presque au même instant un homme se leva et, après s'être
secoué, il marcha droit à la sentinelle.
Cet homme était donc Luis Morin, ou Louis Morin ainsi qu'il
plaira au lecteur (^e le nommer.
Ce ne fut pas sans une certaine appréhension que Garnero le vit
venir à lui.
Gependant le visage du Français était calme, rien dans sa phy-
sionomie ne décelait qu'il eût conçu un soupçon quelconque sur
la fidélité du guérillero.
Eh bien, don Garnero, lui dit-il, avez-vous fait bonne garde?
— Je n'ai pas fermé les yeux une seconde. Seigneurie.
— Kt tout a été tranquille ?
— Oui Seigneurie, tout.
Don Luis examina attentivement les environs du camp, et peu
à peu il parut s'abîmer dans de sérieuses réflexions.
Le Français avait conduit ceux qu'il s'était chargé de guider
avec une adresse extrême à travers un pays silloané dans tous les
sens par les troupes de Juarès, qui tenaient la campagne et se rap-
prochaient de plus en plus de Mexico, que leur but était d'in-
vestir.
Le^ fngitfs, car on peut leur donner ce nom, avaient atteint les
premiers défilés de las Gumbres, suite non interrompue de mame-
melons étages les uns au-dessus des autres, et sur les flancs des-
quels courait une route assez large, taillée dans le roc vif par les
Espagnols, mais que, grâce à leur incurie, les Mexicains avaient
laist^ée peu à peu se dégrader, de sorte que ce passage était devenu
d'une difficulté extrême à franchir, bien que les diligences de Mexico
le traversassent journellement.
Le Français aurait bien voulu éviter de s'engager dans las Gum-
bres, le site le plus favorable à une embuscade; malheureusement,
il lui était impossible de faire autrement, le sentier que jusqu'alors
i) avait suivi se confondait là avec la route nationale, et ue s'en
séparait qu'à demi-chemin de Puebla à peu près.
Voici quel était le danger qu'il redoutait pour ses compagnons. .
652 REVUE CANADIENNE.
Au Mexique, de même que dans tous les pays où la révolution est
à l'état latent, à côté des deux partis qui essayent mutuellement de
se détruire, il en existe un troisième qui, lui, vit aux dépens des
dewx autres et guerroie pour son propre compte.
Ce parti, composé de gens sans aveu, écume de la population que
l'anarchie constante à fait monter à la surface, et d'hommes ruinés
par la guerre, est celui des salteadores ou voleurs de grands che-
mins.
Ces voleurs de grands chemins, puisque tel est leur nom, ne doi-
vent en aucune façon être comparés à ceux qui exploitent les routes
du vieux monde.
Ce sont des gens pris dans toutes les classes de la société, de fort
bonnes manières, d'une exquise politesse, parfaitement organisés,
qui se traitent entre eux de caballeros, et qui, une expédition ter-
minée, rentrent dans la vie privée, dont ils se flattent de faire le
plus bel ornement, jusqu'à ce qu'une nouvelle occasion se présente
pour eux de tenter ce qu'ils appellent une affaire.
Il y a parmi eux des oficiers de tous grades, des magistrats, des
négociants, et jusqu'à des littérateurs; du reste parfaitement sûrs
de l'impunité, ils agissent presque à découvert, et s'ils se mettent
un masque sur le visage, c^est simplement pour ménager la sensi-
bilité de ceux qu'ils dévalisent. *
De leur côté les voyageurs rendent procédés pour procédés ;
comprenant fort bien qu'il faut que tout le monde vive, ils ne se
mettent jamais en route sans préparer la part des voleurs.
Tout se passe ainsi en famille, sans discussion ni conflit ; mais il
arrive parfois que les salteadores oat affaire à des étrangers, gens
d'humeur généralement peu endurante,e. qui ne se soucient pas de
se laisser dépouiller; dans ces circonstauces, fort rares à la vérité,
les salteadores, blessés dans leur amour-propre, sont sans pitié et
massacrent les récalcitrants.
Certains voyageurs avaient cru échapper à la rapacité des ban-
dits en n'emportant que fort ppu d'argeut avec eux; les voleurs,
qui voyaient de cette façon leurs profits anéantis^ mirent boa
ordre à cet état de chose. Le môme jour fut affichée à Mexico, à
Puebla et à la Vera-Cruz, la pancarte suivante, que nous copions
textuellement.
" Le général des bandes, ayant été informé que les voyageurs se
dispensaient d'emporter une somme raisonnable avec eux, les pré-
vient que ceux qui ne seraient pas trouvés porteurs de douze piastres
seront bâtonnés."
Et ce qu'il y a de plus joli, c'est que cet avis était parfaitement
LE BATTEUR DE SENTIERS. 653
signé, d'un nom de guerre sans doute, mais connu de tout le
inonde.
Du resté, au lieu de soulever l'indignation général, ce factum
audacieux parut fort convenable.
Voilà où en est la sûreté publique au Mexique, aussi les appré-
hensions de don Luis étaient-elles fondées, car il lui fallait traverser
inévitablement l'endroit où les salteadores ont établi une embus-
cade permanente.
Le Français était plongé dans ces tristes réflexions, lorsque don
Gutierre sortit du rancho où il avait passé la nuit et vint amicale-
ment lui frapper sur l'épaule.
— Déjà levé lui dit-il en souriant, vous êtes le premier éveillé et
le dernier endormi, comment pourrai-je jamais m'acquitter envers
vous ?
— Que cela ne vous inquiète pas, senor, répondit gaiement le Fran-
çais, je vous l'ai dit déjà, j'ai de grandes obligations à don Miguel.*
— Mais don Miguel n'est pas moi, senor.
Qu'importe, caballero, n'est-il pas votre proche parent, d'ailleurs
qui ne serait heureux de servir vos charmantes ûUes, si aimables
et si courageuses ?
— Malheureusement elles sor^ accablées de fatigue et je crains
qu'elles ne puissent continuer.
—Aujourd'hui et peut-être demain nous ne marcherons que len-
tement, interrompit le- guide; du reste, nos mules de charge nous
empêcheraient, quand nous le voudrions, de prendre une allure pré-
cipitée.
C'est vrai, je n'y songeais pas; tant mieux, les pauvres enfants se
reposeront un peu.
Pendant cette conversation les peones s'étaient éveillés, les uns
pansaient les animaux auxquels ils donnaient leur ration de maïs
sur des couvertures étendues à terre, les autres rallumaient les feux
et préparaient le repas du matin.
Les jeunes filles sortirent du rancho, elles avaient à demi quitté
leurs vêtements féminins pour prendre un costume d'amazone plus
convenable et surtout plus commode en voyage.
Pendant que les peones sellaient les chevaux et chargeaient les
mules, don Gutierre fit servir le déjeuner.
— Sommes-nous bien loin encore de Mexico, senor? demanda Sa-
cramenta à don Luis.
— Nous approchons senorila.
— Quand arriverons-nous ? dit curieusement Jesusita.
—A moins- d'accident, nous y serons dans trois jours, senorita.
654 REVUE CANADIENNE.
—Si tard ! mais que dites-vous donc, senor, avons-nous quelque
danger à redouter?
— Pas le moindre, senorita, d'ailleurs nous sommes en force, re-
prii-il eu souriant.
— Mais les salteadores ! fit Sacramenla avec une vague inquié-
tude.
— Les salteadores sont de fort dignes gens, senorita, qui se gar-
deront bien de nous causer aucun mal.
— En êtes- vous, sûr, senor ? firent elles.
— Je vous en donne ma parole, d'ailleurs, ces salteadores, dont
on parle tant, sont beaucoup moins redoutables qu'on se plaît à les
réprésenter.
— C'est égal, senor, dit Sacramenta, je tremble rien que de songer
à eux.
— Eh bien, rapportez-vous-en à moi, senorita, s'ils osent nous at-
taquer, je me charge de leur faire entendre raison.
Ainsi rassurées, les jeunes filles reprirent toute leur gaieté, la
conversation s'engagea sur un autre sujet et le déjeuner continua.
Un repas de voyageurs n'est jamais bien long, celui-ci dura dix
minutes à peine.
La matinée était magnifique, le soleil éclairait un majestueux
paysage de montagnes couvertes de forêts verdoyantes au-dessus
desquelles apparaissait la cime neigeuse du picd'Orizaba, noyé déjà
dans les lointains bleuâtres de l'horizon.
La caravane s'était engagée dans un étroit sentier qui bordait de
profonds précipices d'où s'élevait une vapeur grisâtre ; on s'enga-
geait dans les défilés des Cumbres.
Don Luis prit la tête de la caravane, en compagnie de don Gu-
tierre et de son neveu.
Les jeunes filles venaient hors de portée de voix, à une trentaine
de pas en arrière.
Don Luis jeta un regard de côté afin de s'assurer qu'il était bien
seul avec les deux hommes, et il entama la conversation d'une façon
qui leur fit tout de suite comprendre qu'il allait être question de
choses sérieuses.
— Voici las Cumbres, sonores, dit-il; dans deux heures, trois au
plus, nous serons enveloppés par les salteadores,
—Eh ! fit don Gutierre avec inquiétude, que dites- vous donc là,
don Luis ?
—La vérité, senor; tenez, regardez de ce côté, fit-il en étendant
le bras dans une certaine directionjapercevez-vous cette pointe qui
avance et dont les alentours sont couverts de bois?
—Certes, je la vois, nous n'en sommes au plus qu'à trois lieues.
LE BATTEUR DE SENTIERS. 655
— Pas tout à fait autant, mais ce n'est point de cela qu'il s'agit ;
eh bien, dans ce bois que vous voyez, se trouvent une trentaine de.
bandits qui nous guettent.
— Diablos! vous croyez..
— Jen suis parfaitement certain,
— Oui, oui, fit don Miguel ^n hochant tristement la tête, je recon.
nais l'endroit, c'est leur embuscade favorite,
— Celte pointe continua impassiblement le Français, confondue
en ce moment avec les autres accidents du paysage, forme une es-
planade assez étendue et entièrement couverte d'arbres, c'est au
milieu des fourrés que se tiennent en ce moment les salteadores.
— Mais, dit don Gutierre, nous sommes quinze hommes résolus,
il me semble qu'il nous sera, si nous le voulons, facile de nous ou-
vrir un passage.
— Suivez bien mon raisonnement, senor : nous sommes quinze
hommes, oui, résolus, non ; d'abord il nous faut déduire les traîtres.
' -^Les traîtres ! s'écria don Miguel.
— Je les connais, répondit-il paisiblement.
— Et vous ne leur cassez pas la tête d'un coup de pistolet ?
— Non, plus lard, reprit-il, j'ai mon idée à leur sujet ; je continue,
les traîtres déduits, il nous faut aussi mettre do côté les poltrons.
—Oh ! fit don Gutierre.
— Pardieu î senor, dit en riant le Français, permettez-moi de vous
dire que vous êtes en ce moment d'une naïveté charmante, vous
réunissez à la hâte quinze individus, de vos serviteurs, si vous vou-
lez, cela m'est égal, et vous avez la prétention que tous vous soient
dévoués et aillent de gaieté de cœur se faire tuer pour vous ; allons
donc, ce serait trop niais de leur part, je les en crois parfaitement
incapables ; le dévouement n'est en ce pays comme partout ailleurs,
du reste, qu'un capital placé à gros intérêt ; or, quel bénéfice au-
ront vos peones à se faire écharper pour vous ? aucun, n'est-ce pas ?
Ne comptez donc pas sur eux ; j'admets, et je me crois fort généreux
dans mon évaluation, que parmi eux il s'en rencontre six bien dé-
cidés à faire leur devoir, bien ! six, nous disons, et nous trois, neuf;
est-ce avec neuf hommes que vous prétendez passer sur le ventre
d'une trentaine de bandits ? surtout lorsque vous avez deux femmes
qu'il faut sauver à tout 'prix; allons donc, ce serait une insigne
folie, et je vous crois trop raisonnable pour en avoir soulement la
pensée.
— Mais que faire alors, au nom du Ciel !
Ah î voilà ! le cas est difficile, la situation fort épineuse ; pardieu
voilà près de trois heures que je me creuse la tête pour trouver un
656 REVGE CANADIENNE.
moyen sans y réusssir ; avant une demi-heure nous serons dans
la gueule du loup, il nous faut prendre un parti.
—Mais lequel? s'écrièrent les deux hommes avec une doulou>
reuse impatience. ♦
—Je le cherche ; avant tout convenons bien de nos faits ; me
donnez-vous carte bhmche ?
— Certes, dit vivement don Gutierre,
— C'est-à-dire, reprit-il, que vous me laissez libre d'agir à ma
guise dans l'intérêt commun, quoique je fasse,
— Liberté entière.
— C'est déjà quelque chose; ainsi vous ratifierez les engagements
que je prendrai en votre nom ?
— Je vous le jure !
— Mais songez-y-bien, don Luis, dit don Miguel d'une voix sourde,
vous sauverez mes cousines de toute insulte.
—J'essayerai : un homme ne doit pas promettre plus qu'il ne
peut tenir, seulement, retenez bien ceci, cher don Miguel, je serai
mort avant qu'un des bandits touche du bout du doigt le rebozo,,
de vos cousines.
— Merci, cher don Luis, répondit avec émotion don Miguel en lui
tendant la main, je sais depuis longtemps que vous êtes un noble
cœur , j'ai confiance en vous.
— Voici ce que vous allez faire, senores, vous ralentirez insensi-
blement la marche de la caravane, de façon à établir entre elle et
moi une distance d'une centaine de pas, tenez vos armes prêtes, au
cas où il faudrait combattre, mais ne faites pas un mouvement
hostile sans mon ordre, nous serions perdus, parce que, le combat
une fois engagé, il n'y aurait plus de remède ; ceci est bien convenu
n'est-ce-pas ?
— Nous vous obéirons en tout !
Bien, maintenant, à la grâce de Dieu ! Souvenez-vous de mes
recommandations et laissez-moi aller me jeter tout droit dans la
souricière.
Il leur fit un dernier geste de la main, alluma un puro, et ap-
puyant légèrement les éperons aux flancs de son cheval, il lui fit
prendre un trot relevé et se trouva bientôt assez éloigné des deux
Espagnols qui, eux, au contraire, retenaient la bride afin de donner
à la caravane le temps de les rejoindre.
VIIL — LES SALTEADORES.
Cependant don Luis continuait rapidement sa route et se rappro-
chait de plus en plus de la pointe où les bandits étaient embusqués.
LE BATTEUR DE SKNTIERS. 657
A voir son visage placide et insouciant, la béatitude avec laquelle
il fumait son cigare, nul n'aurait supposé que cet homme, si tran-
quille en apparence, connaissait le danger terrible suspendu sur sa
tête, et l'endroit précis où il allait être attaqué.
Le Français, nous avons oublié de mentionner ce fait, était armé
i'une façon formidable ; doux revolvers à six coups se trouvaient
âans ses fontes, deux autres étaient passés à sa ceinture. Il avait
une longue rapière au côté, un couteau à la botte droite, une réata
roulée et attachée à sa selle, et, de plus, une carabine double, gar-
nie d'une baïonette en forme de s^ibre, était placée en travers
devant lui, ce qui lui complétait vingt-six coups de feu à tirer, sans
préjudice des armes blanches.
Les Espagnols suivaient avec nnxiété'es mouvements du Français
qu'une distance fort courte séparait de l'embuscade.
Au moment où don Luis arriva à la pointe, un cavalier élégam-
ment vêtu, et monté sur un beau cHeval noir, surgit tout à coup à
quelques pas en face de lui.
Ce cavalier portait un demi-masque de velours noir sur le visage.
— Pardon, caballero, dit il avec politesse, seriez-vous assez ai-
mable pour me prêter votre feu ?
— Avec le plus grand plaisir, caballero, répondit le Français sans
se déconcerter. - «
Et, arrôtani son cheval, il présenta son cigare à l'inconnu.
Celui-ci le prit tt a luma le sien..
Pendant ce temps-là, don Luis examinait en amateur le superbe
cheval de l'inconnu.
— Vonsavez-là, caballero, dit il un bien bel animal; permettez-
moi de vous en faire mon sincère compliment.
— Oui, il est assez bon, répondit l'inconnu en lui rendant son ci-
gare et le saluant.
— Voilà un cheval, reprit don Luis, comme j'ai toute ma vie
désiré en avoir un.
— Je le crois, caballero; mais, pardon, je désirerais vous adresser
une question.
— Je suis à vos ordres, caballero, dit le Français en s'inclinant.
— Vous faites sans doute partie de la troupe de voyageurs qui
arrivé là-bas ?
— Effectivement, senor, je voyage en leur compagnie.
— C'est ce que je supposais ; mais alors poutquoi donc marchez-
vous à une aussi grande distance de vos amis ?
— Cela tient à plusieurs considérations, c< ballero, reprit en oa-
riant don Luis. • •
25 Septembre 1873. 42
M
658 REVUE CANADIENNE.
— Verriez-vous quelque inconvénient à me les faire connaître,
senor ?
— Pourquoi donc ? fit-il en riant. La première, c'est que je dési-
rais causer avec vous, senor.
— Causer avec moi ? s'écria l'inconnu avec surprise ; vous plai-
santez, sans doute.
— Pas le moins du monde, je vous assure.
— Vous saviez donc me rencontrer ici ?
— Oui, senor, répondit-il nettement ; non-seulement vous, mais
les cavaliers qui vous accompagnent, et qui, je ne sais pourquoi,
s'obstinent à demeurer sous bois au lieu de se montrer franchement.
L'inconnu le regarda un instant avec attention,
— Vous me paraissez un homme résolu, senor, reprit-il enfin.
— C'est ce qu'on m'a toujours dit, senor.
. — Eh bien ! puisque vous saviez me rencontrer ici, que vous^ dé-
siriez causer avec moi, parlez, caballero, je vous écoute.
Don Luis leva le bras droit.
Les voyageurs s'arrêtèrent.
— Que faites-vous donc, senor? demanda l'inconnu.
—J'invite mes amis à s'arrêter, répondit-il, afin que nous soyoïîs
libres de causer à notre aise.
L'inconnu se mit à rire. ,
Et si moi je donnais l'ordre à mes compagnons de paraître ? dit-il.
— Sans doute ils paraîtraient ; mais à quoi cela servirait-il ? fit in-
soucieusement don Luis.
— J'attends que vous vous expliquiez, reprit l'inconnu.
— M'y voici, senor; un mot avant tout : êtes-vous le chef des ca-
balleros aventuriers qui se tiennent embusqués sous la feuillée.
— Supposez que je le sois, répondit il.
— Pardon, je désirerais avoir une certitude.
— Eh bien, soit, je suis le chef de ces caballeros.
— Vous êtes une quarantaine, n'est-ce pas ?
—Nous sommes vingt-cinq ; ne trouvez-vous pas ce chiffre suf-
fisant ?
— Peut-être, nous ne sommes, nous, que quinze seulement, il es*
vrai ; mais tous armés comme vous voyez.
— C'est assez joli.
— N'est-ce pas? pourtant je désirerais, si cela est possible, éviter^
un conflil.
— Les affaires sont les affaires, senor ; les temps sont mauvais.
— Oui, le commerce va très-mal ; eh bien, c'est justement à c(
sujet que je désire vous faire une proposition.
— Une proposition ?
LE BATTEUR DE SENTIERS. 659
— Ma foi, oui. Vous ne tenez pas essentiellement à nous livre
bataille ?
— Si nous pouvons l'éviter.
— Eh bien ! voici la chose en deux mots ; nous sommes quinze.
— Vous Pavez déjà dit.
— C'est vrai ; je vous donnerai une once et demie pour chacun^
des peones, soient dix-huit onces.
— Et pour les maîtres ?
— Cinq onces pour chacun.
— Vingt-trois onces en tout.
— Oui, c'est un beau chiffre.
— Ce n'est pas assez.
— Hein ? fît-il avec un geste de surprise.
— J'ai dit que ce n'était pas assez.
— J'ai parfaitement entendu ; mais pourquoi n'est-ce pas assez
— Parce que vous ne comptez pas la rançon des dames.
— C'est juste, je l'avais oublié ; eh bien, je vous donnerai ving
onces de plus pour les deux dames.
— Il y a encore autre chose,
— Quoi donc?
— Les mules chargées.
— Hum ! vous êtes bien renseigné,à ce qu'il paraît.
— Parfaitement^ senor.
—Je le vois bien. J'ajouterai sept onces pour les mules, ce qui
fera un total de cinquante onces; ce qui est un fort beau chiffre.
— Ce n'est pas encore assez.
—Comment, cinquante onces! fit-il avec surprise.
—Il m'en faut cent, reprit paisiblement l'inconnu.
—Ah î par exemple ! vous êtes trop exigeant.
— Vous trouvez ?
— Certes.
— Parce que vous ne songez pas à ceci : c'est que je puis, si je It
veux, m'emparer de tous vos bagages.
— Cette supposition me paraît tant soit peu erronée, senor, répon-
dit froidement le Français ; cependant, comme je tiens à vous prous
veB mon désir de terminer à l'amiable, j'y consens, vous aurez le
cent onces.
—Quand ?
— Dans dix minutes est ce trop ?
—Non, c'est bien: seulement, avant que d'accepter définitivement
votre proposition, je dois consulter mes compagnons.
—Consultez-les, senor.
—Vous ne serez pas effrayé de les voir ?
660 REVUE CANADIENNE.
— Moi ! fit-il en haussant les épaules avec dédain ; vous ne réflé-
chissez pas que je dispose de vingt-six coups de feu et vous n'êtes
que vingt-cinq.
Cette bravade, parfaitement dans le goût mexicain, plut à l'in-
connu.
— Allons, dit-il, vous êtes un homme.
Don Luis s'inclina sans répondre.
Le salteador frappa deux fois dans ses mains; aussitôt plusieurs
hommes masqués, bien armés et bien montés, sortirent du bois et
vinrent se ranger autour de leur chef.
Le Fraïiçais se plaça un peu à l'écart afin de leur laisser toute
liberté.
Leur chef leur soumit la proposition de don Luis.
Une assez vive discussion s'engagea à voix basse entre les sal-
teadores.
Autant que le Français put en juger, il lui parut que les saltea-
dores refusaient de ratifier les conditions acceptées par leur chef.
Le Français se prépara à donner l'ordre de l'attaque, et s'assura
que ses armes étaient en état.
Cependant, peu à peu, la discussion devint moins vive; la majorité
des salteadores sembla se ranger à f'avis du chef, deux seulement
persistèrent dans leur opposition.
Le chef leur imposa silence, puis il rejoint don Luis.
— Nous acceptons, dit-il ; où est l'argent?
— Je vais le chercher.
— Allez ; mais ne tardez pas, ou je ne réponds plus de rien.
— Moi, je réponds de tout, reprit il d'un air narquois.
Et, tournant la bride aussitôt, il retourna auprès des voyageurs,
qui attendaient avec anxiété le résultat de tous ces pourparlers.
— Eh bien ! qu^avez-vous fait? lui demandèrent don Gulierre et
don Miguel, lorsqu'il arriva près d'eux.
Tout est arrangé, rèpondit-il, mais cela vous coûte cher.
— Qu'importe ! s'écria don Gutierre, pourvu que nous passions.
— C'est aussi mon avis.
— Ainsi, ils acceptent une rançon, dit don Miguel.
— Oui ; mais elle est forte, cent onces.
— J'en aurais donné le quadruple s'il avait fallu, dit joyeusement
don Miguel.
— Maintenant, hâtez-vous, ils attendent l'argent.
Don Miguel et don Gutierre se fouilièrent,^et bientôt ils eurent
réuni la somme.
La caravane reprit sa marche.
Don Luis tenait la tête.
LE BATTEUR DE SENTIERS 661
Les salleadores s'étaient rangés en demi-cercle, leur chef aa
milieu.
— Voici la somme convenue, dit le Erançais en présentant la
la bourse pleine d'or au chef des bandits ; veuillez compter s'il vous
plaît.
L'inconnu reçut la bourse et commença à compter les onces.
Pendant qu'il était absorbé par cette occupation, plusieurs de ses
compagnons après avoir échangé quelques mots à voix basse entre
eux, s'élancèrent en avant, et chargèrent, le sabre et le pistolet au
poing, les voyageurs.
— Trahison ! s'écrie don Luis en déchargeant ses revolvers sur
les assaillants.
Les voyageurs firent bonne contenance et se préparèrent à la
défonce.
Un conflit était imminent. Le chef empêcha heureusement que
les choses allassent plus loin ; il s'élança résolument entre les deux
troupes, et, s'adressant à ses compagnons :
— Que signifie cela, caballeros? s'écria-t-il d'une voix retentis-
sante ; voulez-vous donc vous déshonorer en manquant ainsi à
votre parole ? Arrière tous, je le veux ; je brûle celui qui refuse de
m'obéir.
Les bandits reculèrent.
Un des assaillants était tombé, non pas blessé. Don Luis avait
à dessein tiré sur le cheval et l'avait tué; le noble animal avait
entraîné son cavalier dans sa chute, et celui-ci était allé rouler sur
le sol aux pieds mômes de don Luis.
Par un hasard fort naturel en pareille circonstance, les cordons
qui retenaient son masque s'étaient rompus, et le visage du salte-
ador avait été ainsi mis à découvert.
— Eh! eh! senor don Ramon Armero, dit le Français d'un air
narquois; je suis charmé de vous rencontrer, vive Dios î Je me
doutais presque que c'était vous; vous n'avez pas été heureux dans
cette seconde tentative, cher seigneur, elle ne vous a pas mieux
réussi que la première. Que vous en semble ?
Don Ramon, car c'était effectivement lui, poussa un cri de rage,
et, se relevant par un bond de tigre, il s'élança, le couteau au
poing, sur don Luis.
MaiiS celui-ci savait à quel homme il avait afl'aire et se tenait sur
ses gardes ; dégageant vivement son pied de l'étrier, il lui donna
en pleine poitrine un coup de boite, qui, cette fois, le renversa éva-
3ioui sur la terre, où il demeura immobile.
Le chef des salleadores s'approcha alors du Français :
— Le compte est exact, senor, dit-il ; vous pouvez continuer votre
662 REVUE CANADIENNE.
route ainsi que vos compagnons ; mais, croyez moi, ne commettez
pas une nouvelle agression, elle vous coûterait trop cher.
— Senor, je n'ai pas attaqué, je n'ai fait que me défendre. Mais
vous aussi, croyez-moi, n'essayez pas de m'intimider, vous n'y
réussiriez pas.
Des murmures s'élevèrent dans les rangs des salteadores.
— Après ! dit-il d'une voix vibrante, pensez-vous que si j'avais été
seul j'aurais consenti à vous payer lâchement rançon ? Non, Vive
Dieu ! je ne l'eusse pas fait ; je vous aurais passé sur le ventre à tous!
^Assez de bravades, caballero : partez ! reprit sèchement le
salteador.
Don Luis haussa dédaigneusement les épaules sans répondre.
— En route ! dit-il aux péones.
Ceux-ci reprirent leur marche.
Le Françaisles vit défiler devant lui ; puis, lorsque toute la troupe
des voyageurs eut disparu à l'angle du chemin et qu'il se trouva
Lien seul au milieu des salteadores, groupés à quelques pas de lui:
— Allons dit-il en saisissant un revolver de chaque main, passage,
bandits ! Qui de vous osera m'arreter ?
Nul ne répondit.
Surun signe de leur chef,les salteadores tournèrent bride et s'élan-
cèrent au galop dans le bois, où ils ne tardèrent pas à disparaître.
Don Luis éclata de rire,
— Quel malheur, dit-il, que nous ayons deux femmes avec nous !
j'aurais été si content de donner une leçen à ces drôles !
Il replaça alors ses pistolets dans ses fontes, et s'éloigna au petit
pas, tournant de temps en temps la tête, comme pour s'assurer que les
salteadores avaient bien définitivement renoncé à lui chercher noise.
Lorsqu'à son tour il eut disparu, un homme sortit doucement du
bois, et, après avoir sondé les environs du regard et reconnu qu'il
était bien seul, il s'approcha de don Ramon, que, dans leur fuite
précipitée, les salteadores n'avaient pas songé à enlever et qui gi-
sait étendu sur le sol. Il le releva, le chargea sur ses épaules l'assit
au pied d'un arbre, et lui donna les soins que son état réclamait.
Cet homme était le capitaine don Remigo Diaz.
Don Ramon ne tarda pas'à ouvrir les yeux.
— Ah ! c'est vous, don Remigo, dit-il d'une voix encore peu assu-
rée, je vous remercie de vos soins.
— Gela n'en vaut pas la peine, senor; mon amitié m'ordonnait
de ne pas vous abandonner.
— Où sont donp. nos compagnons?
— Qui lésait? après avoir partagé entre eux l'argent qu'ils ont
reçu, ils se sont dispersés dans toutes les directions.
LE BATTEUR DE SENTIERS. 663^^
— Et ils m'avaient oublié ici.
— Complètement ; mais je me suis souvenu, moi et, au lieu d'imi-
ter leur exemple, je suis revenu.
— Merci encore une fois, don Remigo ; je n'oublirai pas le ser-
vice que vous me rendez en ce moment. Et le Français maudit,
où est-il ?
— Parti, à petits pas, en nous narguant tous.
— Oh ! le démon ! quand je devrais le suivre jusqu'en enfer, je
me vengerai de lui.
— Prenez garde, c'est un rude homme ; (nous aurons fort à faire
avec lui.
^Oui, oui, il est brave, répondit don Ramon avec un sourire
sinistre; mais, vous le savez, le serpent corail, qui est si petit, tue
le jaguar, ce roi des animaux.. Je tuerai don Luis Morin.
— Ainsi nous ne retournons pas à la Vera-Gruz ?
— Non, mille fois n;)ti; pas avant de nous être vengés.
— Je vous ferai observer que don Luis va à Mexico, et de là je ne
sais où.
— Je le sais, moi ; mais j'espère qu'il ne sortira pas de Mexico.
— Le Ciel vous entende ! cher senor; je donnerais, je crois, là
part que j'espère en paradis pour obtenir un si beau résultat. Mais,
j'y songe, nous allons nous trouver à Mexicoau milieu des troupes
et des partisans de ce traître de Miramon ; il nous faudra user de
la plus grande réserve afin de ne pas être découverts.
— Soyez tranquille là-dessus, je suis riche et j'ai des amis.
— Hélas ! fit don Remigo, avec un soupir, je n'ai ni l'un ni l'autre,
imoi !
Don Ramon sourit méchamment.
Le capitaine reprit :
— Gomment allons-nous faire ? nous sommes loin de Puebla encore .
— Qu'importe ! nous y arriverons.
— C'est vrai ; mais votre cheval est mort et le mien est fatigué ;
BOUS ne pourrons marcher que lentement. Bah ! j'y songe, vous
qui êtes blessé, vous monterez sur le cheval.
— J'accepte, car je me sens brisé ; ce misérable m'a défoncé la
poitrine.
Don Remigo se leva, rentra dans le bois, et bientôt il en sortit de
nouveau, conduisant son cheval par la bride.
Il aida son ami, ou plutôt son complice, à se mettre en selle, et
les deux hommes s'éloignèrent lentement dans la direction de Puebla.
Gustave Aimard.
(i Continuer.^
ESQUISSE GEOGRAPHIQUE.
LIMITES ET ÉTENDUE.
Les territoires cédés par la Compagnie de la Baie d'Hudson au
gouvernement canadien comprennent tout le pays connu autrefois
sous le nom de Nouvelle-Bretagne, qui formait l'extrémité septen-
trionale de la vaste plaine s'étendant entre Je golfe du Mexique et
la mer Glaciale, les Montagnes Rocheuses et les Laurentides,
espace immense que sillonne une multitude de lacs et de rivières
et qui est peut-être la plus vaste plaine du globe. La partie de cette
grande plaine soumise à la domination du Canada s'étend du 49e
degré de latitude nord au pôle arctique, et du 55° 30' latitude au
141e degré de longitude et comprend : lo. le Territoire de la Baie
d'Hudson, cédé en 1662 à la compagnie qui en porte le nom ; 2o. le
Territoire du Nord-Ouest, entre celui de la Baie d'Hudson et le
territoire russe ou Alaska; 3o. les Terres arctiques, plus récemment
découvertes, situées à l'est du territore du Nord-Ouest et au nord
de celui de la Baie d'Hudson.
Cette vaste contrée a été annexée au Canada en 1869. Elle a
pour limites : au nord, la mer Polaire ; au nord-est, la baie de
BafTin et le détroit de Davis; à l'est, l'Atlantique, la péninsule du
Labrador et une partie de la Province de Québec ; au sud, l'autre
partie de cette Province et la Province d'Ontario, ainsi que la fron-
tière des Etats-Unis, qui suit le 49e degré de latitude nord depuisie
lac des Bois jusqu'aux Montagnes Rocheuses ; à l'ouest, la ligne
l
ESQUISSE GÉOGRAPHIQUE. 605
mitoyenne des Montagnes Rocheuses, dont la moitié occidentale
appartient à la Colombie Anglaise
Le territoire compris dans ces limites a une étendue de 2,764,340
milles en superficie, ou à peu près retendue de la Russie d'Europe,
de la Suède et de la Norvège, 4e l'empire d'Autriche, de la France,
de la Turquie d'Europe, de l'empire d'Allemagne et de la Grande
Bretagne, pays qui renferment 2,815,840 milles en superficie, avec
une population de 231,439,967 personnes.
A raison de sa position géographique, le Nord-Ouest canadien
n'est ni cultivable ni habitable dans toutes ses parties. Le climat
de la zone qui avoisine le pôle et que les explorateurs désignent
sous le nom de désert ou Barren Grounds^est d'une rigueur extrême,
qui rend le sol stérile et la culture impossible.
Plus au sud, la température et le sol sont meilleurs, et même très
favorables à l'agriculture.
La ligne de démarcation entre le désert et les régions cultivables,
telle que tracée dans un rapport officiel adressé par M. Taylor au
gouvernement américain, partirait du Lac Supérieur, toucherait
l'extrémité nord du Lac Winipeg, se rendrait au Lac Atliabaska
et de là à la mer Polaire en passant à l'ouest du lac du Grand-Ours-
Le pays situé à l'est et au nord de cette ligne ne saurait être
qu'une région de chasse, de pêche et d'exploitation minière, bien
qu'il re::ferme certains endroits oii l'on récolte des céréales et des
légumes. Au sud et à l'ouest, le sol est des plus fertiles, le climat
tempéré, et l'agriculture avantageuse sous tous les rapports.
Cette région, de l'avis de M. Taylor, renferme une étendue de
territoire de 500,000 milles en superficie qui, par son sol et son
climat, est favorable à l'agriculture. Cette étendue égale douze
fois la grandeur de l'Etat de l'Ohio, qui avait en 1860 une population
de 2,665,002 personnes, en sorte que notre Nord-Ouest, dont le sol
est plus fertile que celui de l'Ohio, pourrait nourrir une population
de 31,980,024 âmes : actuellement, il n'est habité que par environ
20,000 blancs. C'est donc par excellence le pays de l'immigrant.
HYDROGRAPHIE.
Le Nord-Ouest canadien a sur celui dos Etats-Unis l'immense
avantage d'être sillonné par une multitude de rivières des plus con-
sidérables par le volume de leurs eaux, leur largeur et leur parcours.
La plus importante est le Mackenzie,qui traverse le bassin arctique,
ou le territoire du Nord-Ouest, proprement dit, dans toute sa lon-
gueur, depuis le mont Hooker jusqu'à la mer Polaire, distance qui
666 REVUE CANADIENNE.
excède 2,000 milles. En descendant des montagnes, le Mackenzie
fait un grand circuit dans le sud, puis remonte au nord, après s'être
grossi des eaux de plusieurs petits tributaires, ainsi que de celles du
lac la Biche, du lac Athabaska, de la rivière à la Pair, pour se jeter
dans le grand lac des Esclaves,qu'il traverse dans sa partie sud-ouest,
et reçoit enfin les eaux de la rivière auxLiards, du grand lac
de rOurs, qu'il transporte avec celles de la rivière Peel et de la .
rivière Rai dans la mer Polaire, où son embouchure forme la baie
de Mackenzie, vers le point où le 68e degré de latitude rencontre le
135e de longitude. A partir du lac des Esclaves, la largeur du
Mackenzie varie de deux à trois milles.
Ce fleuve, dit Mgr. Taché, porte plusieurs noms dans ses diffé-
rentes sections. Il se nomme rivière Athabaska depuis sa source
jusqu'à la petite rivière qui vient du lac la Biche. 11 emprunte
ensuite le nom de cette dernière jusqu'au confluent de la rivière
l'Eau Claire. Il devient ensuite rivière Athabaska jusqu'au lacdu
même nom ou des Collines ; puis c'est la rivière de Roche, dont le
prolongement s'appelle rivière aux Esclaves, jusqu'à ce qu'elle se
soit perdue dans ce grand lac à la sortie duquel son nom de rivière
Mackenzie lui est donné jusqu'à son embouchure. Ce fleuve est
déjà navigable, sinon depuis son embouchure, du moins depuis le
fort Jasper, distance d'environ 2,000 milles.
Un peu plus bas que le lac Athabaska, la riyière à la Paix joint
ses eaux à celles du grand fleuve. Elle est, sans contredit, une des
plus belles du pays, peut-être même du monde. La navigation ne
rencontre de difficulté que dans une chute assez petite et quelques
rapides. Ces obstacles, comme le dit Mgr. Taché, ne résisteraient
pas à des travaux d'un ordre secondaire, et alors la rivière serait
navigable dans tout son cours, long de 1,075 milles. Cette rivière
qui arrose une vallée aussi belle que riche, a ses sources dans les
Montagnes Rocheuses, qu'elle traverse, tout près de celles de la
célèbre rivière Fraser, vers les 56*^ 36' latitude et 126® longitude,
à environ deux cents milles de la côte du Pacifique. La largeur
de la rivière à la Paix n'excède pas un quart de mille au dessous
des chûtes, à 270 milles de son embouchure, elle est de quatre à
huit cents verges au dessus de ces chûtes, qui ont une hauteur de
vingt pieds. A part ces chûtes, le cours de la rivière suit une in-
clinaison uniforme, qui est d'environ trois cent dix pieds dans toute
sa longueur. A Dunvegau, éloigné de deux cent quarante milles
de l'endroit où elle se bifurque, le lit de la rivière à la Paix n'est
élevé que de 1,600 pieds au-dessus du niveau de la mer.
La rivière Hay, qui a son embouchure dans le lac des Esclaves,
a deux sources : l'une, à l'ouest, dans le lac du môme nom, et
ESQUISSE GÉOGRAPHIQUE. 667
l'autre près de la rivière à la Paix. Soa cours a près de 400 milles
de longueur.
La rivière aux Liards, ou des Montagnes, qui se jette dans leMacJ
kenzie au fort Simpson après avoir parcouru une distance d'environ
750 milles, prend ses eaux dans les Montagnes Rocheuses. Son
courant est très rapide et elle a un demi mille de large à son em-
bouchure.
La rivière Back, ou du Poisson, a sa source près de l'extrémité
nord du grand lac des Esclaves, vers le 107e degré de longitude, et
suit un cours sinueux, formant plusieurs lacs, de l'ouest au nord-
est. Cette rivière n'a pas moins de 700 milles de longueur et se
jette dans la mer glaciale au 95e degré de longitude, au-dessus du
cercle arctique.
La rivière de Cuivre, découverte par Samuel Hearne en 1771,
coule entre les 113e et 1 1 6e degrés de longitude, du sud au nord,
et va jeter à l'extrémité sud-ouest du golfe du Couronnement les
eaux qu'elle prend dans le voisinage du grand lac des Esclaves.
La longueur de son cours est d'environ 500 milles.
Telles sont les principales rivières qui arrosent le bassin arctique,
compris entre GO'^ latitude nord et le pôle, dans sa longueur, et dont
la largeur s'étend du 95e au 125e degré de longitude au sud, et du
85e au 135e degré de longitude au nord.
Les eaux du bassin intermédiaire, compris entre la hauteur des
terres dont les eaux coulent vers la mer Arctique et celles dont les
rivières se dirigent vers le lac Winipeg, sotit en grande partie trans-
portées dans la baie d'Hudson par la rivière Churchill, ou aux
Anglais, et ses nombreux tributaires. D'après Mgr. Taché, cette
pivière a deux de ses sources communes avec celles des tributaires
Jdu Mackenzie. Ces sources sont le lac des Isleset le lac WoUaston.
Cette rivière porte, dans ses différentes sections, les noms de
rivière au Castor et de rivière Churchill, ou Missinipi. Elle a sa
isource à environ quarante milles au nord du fort Edmontonet elle
(se jette dans la baie d'Hudson au fort Churchill, après avoir par-
xouru une distance d'environ onze cents milles. Sir John Richardson
^estime à six cents verges la largeur de la rivière Churchill au Por
[tage de l'Ile. Son cours forme beaucoup de lacs d'une grande
étendue, notamment celui de l'Ile à la Crosse.
Le bassin du Winipeg a pour centre le lac du même nom, qui
reçoit les eaux d'une foule de grandes rivières pour les écouler
dans la baie d'Hudson par la rivière Nelson.
Le principal tributaire du lac Winipeg est le Saskatchewan, qui
se sépare en deux branches pour aller sous divers noms puiser ses
668 REVUE CANADIENNE.
eaux dans les Montagnes Rocheuses, près de la frontière améri-
caine et des sources du Golumbia.
La principale branche de la Saskatchewan est celle du nord, qui
origine dans un petit lac près du mont Forbas, vers le 51'^ 50' lati-
tude. En sortant des montagnes, elle coule au nord-est jusqu'au
fort Edmonton, et de là descend au sud est au fort Pitt, d'où elle
remonte au nord-est jusqu'à Garlton, et prend ensuite une directioa
est pour se rendre à son confluent avec le bras sud.
Le principal tributaire du bras nord est la rivière Bataille, qui
coule de l'ouesi à l'est et se jette dans la Saskatchewan environ à
170 milles au-dessous des Fourches. La rivière Bataille a un cours
de 450 milles, entre son embouchure et sa source, à dix milles de
la Saskatchewan, trente milles au-dessous d'Edmonton.
A quelques lieues plus bas qu'Edmon'ton, la rivière à l'Esturgeon
jette dans' la Saskatchewan les eaux qu'elle prend dans le lac St.
Anne et les lacs de St. Albert.
Le bras Sud de la Saskatchewan, comme l'obse'rve Mgr. Taché, est
à la branche nord ce que le Missouri est au Mississipi, c'est-à-dire
un vassal plus puissant et moins célèbre que son seigneur. La
branche sud, que les voyageurs appellent ordinairement la Fourche
des Gros-Ventres, a trois sources principales qui coulent toutes des
Montagnes Rocheuses. La plus méridionale conserve son nom de
rivière des Gros- Ventres. La seconde branche est la rivière aux
Arcs, qui se joint à la précédente vers le ll2e degré de longitude,
et enfin la magnifique rivière à la Biche, qui emporte à travers des
pays d'une rare beauté les eaux du beau lac du Bœuf et se ^oint à
la branche sud de la Saskatchewan à peu près au poiut d'inter-
section du 51e parallèle parle 109° 30' de longitude. Ces trois grands
cours d'eau ainsi réunis forment une puissante rivière large de
treize à quatorze cents pieds, profonde, et partout très rapide, et
propre à la navigation à la vapeur.
La rivière à la Biche, la principale branche du bras sud, a un
cours d'environ 500 milles de longueur et une largeur de deux cent
cinquante verges à cinquante milles de son embouchure.
Les deux branches de la Saskatchewan ont leur confluent,
d'après le relevé de l'astronome Thompson, à 282 milles du lac
Winipeg. Au bas de sou confluent, la Saskatchewan mesure une
largeur de 980 et une profondeur moyenne de 20 pieds, et trans-
porte 59,667 pieds cubes d'eau en une seconde, c'est-à-dire autant
que le Rhône et le Rhin réunis. Cette rivière arrose 65^00 milles
en superficie du sol le plus fertile et qui n'a besoin que d'être la-
bouré pour produire d'abondantes moissons.
La Saskatchewan se jette dans le lac Bourbon et en sort pour
i
ESQUISSE GEOGRAPHIQUE. 669
former la petite Saskatchewan ou la rivière Dauphin, qui écoule
les eaux du lac Bourbon et de la grande Saskatchewan dans l'ex-
trémité occidentale du lac Winipeg.
Au nord, la Saskatchewan reçoit par le lac Gumborland les eaux
de la rivière la Pente, qui n'est qu'une série de lacs dont quelques-
uns alimentent le cours de la rivière Churchill.
La rivière à la Carotte et la petite rivière du Pas sont aussi des
affluents de la Saskatchewan, qu'elles longent sur la rive sud.
L'Assiniboine coule au sud de la Saskatchewan, presque dans
la même direction, et se joint à la rivière Ronge au fort Garry,
après avoir décrit un cours de six cents milles de longueur. A 140
milles de son embouchure, l'Assiniboine mesure 230 pieds de lar-
geur et huit en profondeur moyenne.
Cette rivière a plusieurs afiluents, entre autres la Qu'Appelle et la
Souris. La Qu'appelle prend sa source près du coude de la Saskat-
chewan sud et se jette dans l'Assiniboine au fort Queue d'Oiseau,
après avoir suivi de l'ouest à l'est un cours de près de 300 milles.
Cette rivière forme par son expansion une série de lacs qui portent
son nom.
La rivière Souris coule plus au sud et prend aussi ses eaux dans
les environs du coude de la Saskatchewan sud et se jette dans
l'Assiniboine vers le 98e degré de longitnde. La longueur de son
cours excède 300 milles et sa largeur varie de 60 a 70 pieds.
La rivière du Cygne se jette, après avoir traversé le lac du même
nom, dans l'extrémité nord du lac Winipeg. La longueur de son
cours est d'environ 200 milles et sa vallée est une des plus fertiles
régions du Nord-Ouest.
Au sud, le lac Winipeg reçoit les eaux de la rivière du même
nom, qui n'est que la continuation d'une série de lacset de rivières
traversant toute la région montagneuse comprise entre le fort Alex-
ander et le lac Supérieur. En partant du fort William, on remonte
la rivière Kaministiquoiah pour arriver au lac de la Pluie. La
rivière du môme nom fait communiquer ce lac avec celui des Bois,
d'où sort la belle rivière Winipeg, qui entre dans le grand lac Wi-
nipeg au sud-est. La distance entre le lac Winipeg et le lac des
Bois est de 160 milles. Le cours de la rivière la Pluie est à peu
près de la même longueur.
La rivière Nelson reçoit toutes les eaux du lac Winipeg pour les
transporter dans la baie d'Hudson. Ce lac se décharge d'abord
dans une rivière large, profonde, qui conduit ses eaux dans le petit
lac Pelé (Play G reen) qui communique avec le lac Travers, d'où
les eaux grossies venant du lac Winipeg se jettentdans le lac Fendu,
où commence la rivière Nelson proprement dite, dont le cours
<»
670
REVUE CANADIENNE.
a trois cents milles de longueur. Cette rivière est une des plus
grandes et des plus pittoresques du Nord-Ouest.
Les rivières York et Severn coulent dans la même direction et
ont aussi leurs embouchures dans la baie d'Hudson, plus au sud.
Les lacs sont plus nombreux et relativement plus grands que les
rivières, dans le Nord-Ouest. Les principaux sont les lacs des
Esclaves, de l'Ours, Athabaska, Winipeg, Manitoba, Winipegoos,
Bourbon, St. Martin, la Pluie, des Bois, WoUaston, l'Ile à la Crosse,
Nipigon, la Biche et St. Anne. Le tableau qui suit donne une
idée de la grandeur de quelques-uns de ces lacs :
Lacs.
Longueur.
Largeur.
Superficie
Esclaves,
350
60
Grand Ours,
200
165
Athabaska,
200
50
Winipeg,
280
60
8,500
Manitoba,
123
24
1,900
Winipegoos,
120
27
1,930
La Pluie,
50
20
Des Bois,
70
65
WoUaston,
70
50
Au Caribou,
100
38
Bourbon,
30
25
312
Dauphin,
20
12
170
Isle à la Crosse,
60
25
Du Bœuf,
40
18
Qu'Appelle,
53
H
79
St. Martin,
30
16
316
Des Esclaves,(petit) 80
13
Des Esprits,
52
30
Providence,
80
16
Pelly,
115
38
Linder,
70
32
Aylmer,
185
45
Yat-Yeo,
50
32
Aswayo Waoby,
75
21
Le Nord-Ouest canadien est parsemé d'une multitude d'autres
lacs qui fertilisent le sol, adoucissent la température et présentent
de magnifiques paysages.
NAVIGATION.
; Les lacs et les rivières décrites plus haut forment un immense
réseau de lignes de navigation qui fourniront aux colons du Nord-
Ouest le moyen d'amener à très peu de frais leurs produits sur les
marchés. Le lac Winipeg est le cenfre où convergent toutes ces
ESQUISSE GÉOGRAPHIQUE. 671
grandes artères de navigation, qui se divisent en trois branches
pwncipales.
1o. Voie du Lac Winipeg au Lac Supérieur. — Pour établir une
ligne de navigation entre ces deux grandes mers intérieures, il
faudrait construire des canaux pour éviter les rapides; mais la
plus grande partie de ces cours d'eau est déjà navigable à des na-
vires d'un fort tirant d'eau.
2o. Voie de la Rivière R^uge. — Cette rivière est navigable sur tout
son parcours dans le Territoire Britannique. L'Assiniboine est
aussi navigable aux navires d'un faible tirant d'eau, et les navires
voyageant sur ces deux rivières pourraient facilement entrer dans
le lac Winipeg, si on faisait disparaître les amas de sable qui se
trouvent à l'embouchure de la rivière Rouge, ce qui empêcherait
les inondations causées par la crue des eaux.
3o. La Saskatchewan forme une ligne de navigation excédant
800 milles en longueur, seulement obstruée par les rapides qui se
trouvent à son embouchure. Le capitaine Palliser prétend qu'il
serait très facile de surmonter cet obstacle, et alors on pourrait se
rendre de Fort Garry aux Montagnes Rocheuses par la navigation.
11 se construit actuell nient un bateau à-vapeur qui fera l'été pro-
chain le trajet entre le lac Winipeg et le fort Edmonton.
4o. Le creusage de la rivière Qu'appelle formerait une autre
ligne de navigation par la Saskatchewan sud et l'Assiniboine, ce
qui abrégerait d'environ 400 milles la distance entre les Montagnes
Rocheuses et le Fort Garry.
5o. 11 est aussi une série de rivières et de lacs qui relient par
la navigation le lac Winipeg au Fraser, dans la Colombie Anglaise.
En sortant de ce lac, les navires pourraient remonter la Saskat-
chewan jusqu'au lac de l'Ile aux Pins; remonter jusqu'à la rivière
Churchill et le cours de cette rivière jusqu'au lac de l'Ile à la Crosse,
traverser le lac du Bœuf, suivre le cours de la rivière l'Eau Claire
jusqu'au lac Athabaska et remonter le cours de la rivière à la Paix,
qui traverse les Montagnes Rocheuses et communique presque avec
le Fraser. C'est actuellement la voie que suivent les barges de la
Compagnie de la Baie d'Hudson, mesurant trente pieds de longueur
et tirant trente ou trente-six pouces d'eau, pour se rendre de la
rivière Rouge, en passant par le lac Winipeg, jusque dans la région
du Mackenzie et des Montagnes Rocheuses.
Outre ce grand réseau, une foule de petites rivières qui sillonnent
le pays en tous sens pourraient aussi être naviguées et offrir un
moyen de transport aussi commode que peu dispendieux. Cette
facilité de navigation est un immense avantage que n'ont pas les
habitants du Nord-Ouest américain, où les rivières sont excessive-
ment rares et très petites.
672 REVUE CANADIENNE
MONTAGNES.
Presque toute la partie habitable du Nord-Ouest est entourée
de Montagnes. Les Laurentides forment la limite nord. Du lac
Supérieur, elles vont dans la direction de la mer Glaciale, contour-
nant à l'est les grands lacs Winipeg, Athabaska, des Esclaves et de
rOurs, qu'elles séparent de la baie d'Hudson et de l'Océan Arctique.
A l'ouest du lac Winipeg, ces montagnes s'abaissent et ne forment
plus qu'une série de collines traversées par les rivières qui se jettent
dans les mers glaciales.
Les Montagnes Rocheuses, à l'ouest, séparent les territoires dont
nous nous occupons de la Colombie Anglaise. Depuis la frontière
américaine, elles vont toujours s'affaissant, jusqu'à ce quelles dis-
paraissent presque complètement vers le cercle arctique. Ces
montagnes sont donc bien moins élevées dans les Possessions Bri-
tanniques que dans les Etats Unis.
Les grandes plaines du Nord -Ouest canadien, à proprement
parler, ne renferment pas de montagnes, puisqu'on ne sa irait don-
ner ce nom aux collines des Canards, du Pas, du Porc-Epic, de
Tondre, &c., qui ne s'élèvent jamais à cinq cents pieds de hauteur
et ne sont que des élévations du sol au-dessus du niveau ordinaire
des prairies.
ESQUISSE GÉOLOGIQUE.
En étudiant la géologie du Nord-Ouest, on est frappé de la symé-
trie remarquable caractérisant la conformation de cet immense
pays, lequel n'a pas i^ubi les perturbations qui ont compliqué la
géologie de certains aulres pays bien moins grands.
Tout porte à croire que le grand plateau situé entre les Mon-
tagnes Rocheuses et les Laurentides était jadis une immense
méditéranée communiquant avec l'Atlantique par la baie d'Hudson,
Le courant de cette mer allait de l'ouest à l'est, ainsi que l'atteste
le cours des rivières. A mesure que les eaux qui recouvraient ces
plaines ont diminué, elles ont creusé dans les roches cristallines
qui séparent les bassins siluriens du Winipeg et de la baie d'Hud-
son le lit des rivières qui portent les eaux des prairies dans cette
baie. Les formations palaiozoiques qui environnent la baie d'Hudsôn
ont été agglomérées par les courants venant de l'ouest et devenant
plus forîs en approchant de l'Atlantique, ont entraîné avec eux les
dépôts fossilifères ne se trouvant plus à l'ouest et au sud des
ESQUISSE GÉOGRAPHIQUE. 673
grands lacs du Canada et du Nord Ouest, et ne laissanc que des
cailloux et des masses erratiques attestant l'action de l'eau.
Une autre preuve à l'appui de cette hypothèse se trouve dans
les dépôts allu viens et les collines de sable que l'on rencontre par-
tout dans les prairies du Nord-Onest, et méine dans les exhalaisons
salines de certains endroits bas, ou maskegs corme on les appelle
dans le pays.
Il est donc à peu près certain que nos grandes plaines de l'Ouest
formaient autrefois le fond d'une mer intérieure qui s'est dessé-
chée graduellement.
DIVISIONS GÉOLOGIQUES.
Le Nord-Ouest canadien forme une grande plaine, divisée par
une bande plutonique peu élevée s'étendant au nord de l'extrémité
Ouest du lac Supérieur au grand lac de l'Ours et dans la direction
est à la côte du Labrador, en suivant la chaîne des Laurentides
dont elle est la prolongation. Cette bande plutonique contourne en-
tièrement la baie dH'udson et forme l'uxe du mouvement élévatoire
qui a soulevé le fond de l'Océan qui recouvrait ces régions, pour
en former les Laurentides.
Cette bande de roches cristallines, composée principalement de
gneissjde granit et de trapp,est très peu élevée, surtout à l'Ouest de
la baie d'Iiudson, au dessus des plaines. Elle se prolonge jusqu'à
l'Océan Arctique et mesure jusqu'à 220 milles de largeur. Elle
court dans la direction suivante : — en se séparant des Laurentides
proprement dites, elle suit la direction Nord-Ouest depuis le lac des
Bois jusqu'au lac Winipeget se continue à l'Est de ce lac, dans une
direction Nord-Ouest sur une distance d'environ 280 milles, et de
la Pointe-Norway au lac de l'Ile à la Crosse, distance de 420 mille?,
elle va en ligne droite, Ouest Nord-Ouest, et. de cet endroit au lac
Athabastka, elle dérive un peu au Nord, pour prendre ensuite la
ligne droite qui traverse le milieu du lac des Esclaves et suit le
cours de la rivière du même nom jusqu'au grand lac de l'Ours,
d'où elle longe la rive Est de la rivière du Caribou jusqu'à son em-
bouchure dans, la mer Arctique, à l'intersection du 71^ 55' latitude
par le 120'^ 30' latitude. En approchant de l'Océan, cette bande s'é-
lève en certains endroits et forme entrejautres collines les monta-
gnes du Caribou, dont la hauteur est de 800 pieds audessus du ni-
veau de la mer. La longueur de cette bande granitique, du lac
Supérieur à la mer Arctique, est d'environ 1500 milles, et son peu
d'élévation ainsi que sa régularité indiquent qu'elle n'a pas été
formée par une grande commotion terrestre.
25 Septembre 1873. 43
ÎM
%n REVUE CANADIENNE.
Ce lit de granit est parsemé de formations différentes, tendant
à établir l'hypothèse qu'il a été formé par agglomération plutôt que
par éruption. Sur les bords du lac Winipeg, on trouve des roches
éruptives à base feldspathique, telles que la diorite, la siénite, le
granit ro6eetgris,le porphyre groisier. Ces terrains disparaissent à
l'embouchure de la Saskatchewan pour faire place au calcaire et à
des dépôts d'alluvion, et se retrouvent encore le long des rivières
Pente,MaligneetauxAaglais.Sar les bords de cette dernière rivière,
on trouve des schistes et des micaschistes appartenant au groupe
silurien ; mais depuis le lac de l'Ile à la Grosse, jusque et y compris
le grand portage la Loche, le pied ne foule qu'un sol marneux et
sablonneux. Les collines élevées da portage, qui forment la
gracieuse et riante vallée de l'Athabaska, ne sont que de gigantes-
ques dunes de sable recouvertes d'épaisses forêts.
Le calcaire reparait sur les bords de la rivière à l'Eau Glaire,
mais découpé, scarifié par les eaux fougueuses et les fortes gelées.
Sur la rive gauche se montrent plusieurs vallons formés par denu-
dations. G'est une série de gorges rocailleuses, plantées de pins
sveltes et clair-semés, où le calcaire affecte les formes les plus sin-
gulières. Tantôt c'est une muraille droite et polie; ici, il offre
l'aspect d'une forteresse ; là, d'une masure et d'une grotte dont les
ruines sont décorées d'une profusion de buissons et de massifs de
sapins qui leur donnent un riant aspect'.
Sur les bords de la rivière la Biche, de celle des Esclaves et du
Mackenzie, apparaissent encore des terrains quartenaires composés
de dépôts allu viens, tuffacés,stratifiés et renfermant parfois des cou-
ches carbonifères ou strates de poudingue. Le bassin du grand lac
des Esclaves est formé de deux terrains entièrement différents : la
partie Sud et Sud-Ouest est plate, marécageuse et boisée. Les dé-
pressions sont remplies de sable fin à peine caché sous quelques fouf-
fes d'arénaire et de joubarbe, tandis que les gibbosités n'offrent
que des cailloux roulés. Dans la partie nord-ouest, y compris les
innombrables ilôts qui couvrent les abords du lac, les terrains pri-
mitifs et non stratifiés apparaissent seuls; les îles ne sont que des
blocs d'orthose pure ou mélangée avec le quartz, le mica ou l'am-
phibole, et recelant quelques filons de terre où de rares sapins ont
pu prendre racine. Le sol conserve le même caractère jusqu'au
65^ 15' de latitude nord, jusqu'à la rive droite du Mackenzie.
Sur la rive gauche, le prolongement des Montagnes Rocheuses^
so compose de roches schisteuses à stratifications obliques ou oi
diilées, dont la diagonale court du nord-est au sud est.
La vallée du Mackenzie est formée de quatre ou cinq couch(
qui appartiennent toutes au groupe moderne. Elles sont disposa
ESQUISSE GÉOGRAPHIQUE. 675
très régulièrement et toujours concordantes, quoique l'ordre en
foit quelquefois renversé : argile, molasse, poudingue, tourbe ; mais
ces couches, dont l'épaisseur totale n'excède pas ceut pieds, reposent
sur des roches pi'imitives qui les percent dans quelques eudioits.
Entre le lac Winipeg et le lac Supérieur, cette bande est for-
mée par un terrain primitif,corhposédegneiss,de mica, de schiste,de
calcaire, et d'autres roches métamorphiques, percées par des érup-
tions granitiques,d'âges probablement très ditférents,quiconsfituent
la formation laurentine de Sir William Logan. 11 y a dans les
stratifications des roches qui forment cet axe deux directions distinc-
tes : Tune allant du lac Supérieur au lac La Pluie, et l'autre du
lac des Bois au lac Winipeg, directions qui sont indiquées par le
cours des rivières et la conformation des lacs. Ces deux directions
forment deux axes convergeant vers le Sud et formant un angle de
de25^,celuide l'est allant du nord-est au sud-ouest,et Tautre courant
entre le nord et le sud. Sur ces deux axes, se trouvent des grands pla-
leanx où l'on ne voit que des masses de granit rondes et
apparaissant comme des îles, qui s'élèvent peu au-dessus du niveau
général du sol. ,De chaque côté de ces axes se trouvent des roches
métamorphiques disposées très irrégulièrement, mais suivant la
direction générale des axes.
Les terrains neptuniens forment les limites méridionale et
septentrionale de la bande plutonique que nous venons d'examiner.
Au nord, on rencontre d'abord une étroite lisière de calcaire, qui
perce en beaucoup d'endroits les couches granitiques, séparées des
eaux de la baie d'Hudsonparune zone plate, marécageuse eten partie
alki vienne. La côte occidentale de cette baie est si basse, que dans
sept brasses d'eau on peut à peine apercevoir la cime des arbres
en se tenant sur le pont d'un navire. Cette côte est parsemée de
gros cailloux qui forment des récifs jusqu'à cinq milles du rivage.
La surface du sol se compose de mousses ta moitié pourries, dans
lesquelles se trouve une couche de glaise terreuse, d'une couleur
bleuâtre, renfermant de gros cailloux. Entre cette zone de glaise
et la bande plutonique, il existe des lits de calcaire considérables,
qui longent la limite occidentale des roches cristallines jusqu'à
rOcéan Arctique.
Il est constaté que les terrains bordant les détroits de Welling-
ton et de Barrow, du groupe silurien supérieur, reparaissent en
beaucoup d'endroits sur les côtes de la baie d'Hudson. Ces terrains
se retrouvent aussi au lac Témiscaming; au lac Abbitibi et au lac
St. Jean, ainsi que sur les rivières au Caribou (Moose), et Albany,
qui se jettent dans la baie de James, aux chûtes St. Martin, au fort
York, sur la rivière Back, à Igloolik, et sur les deux rives de la
676 REVUE GAxNADIENNE.
baie du Prince Régent. La formation neptunienne indiquée par ces
terrains, s'étend donc sans interruption du 47° 19' au 77^^ latitude^
distance de 2250 milles, avec les mêmes stratifications. Les fossi-
les de cette formation sont de l'âge silurien supérieur et appartien-
nent aux groupes des crustacés, des mollusques, des encrinites et
des coraux. Ils ont une couleur gris-cendre ou jaune, sont quel-
quefois cristallisés ou compactes, ressemblant beaucoup aux calcai-
res de transition du Shethland.
Les terrains neptuniens reparaissent aussi à l'ouest de la bande
plutonique ou de rocbes cristallines que nous avons déjà éludiée
et le sol supérieur du territoire qui s'étend du lac Winipeg aux
Montagnes Rocheuses repose partout sur une couche de calcaire
horizontal ou plat. Toutes ces immenses plaines sont de formation
neptunienne.
Au fort Carlton, cette zone neptunienne a 280 milles de largeur.
Plus loin,[on rencontre des bancs de glaise calcaireuse ressemblant
à celle du Missouri, avec des masses salifères et des couches de
gypse. Le calcaire sur lequel repo&ent les prairies est compacte,
esquilleux, d'une couleur jaune-blanc, parfois jaune-chamois ou
gris-cendre, marbré, rayé de filets brun tendre. Entre le lac Wln-
nipeg et la Saskatchewan, on trouve presque partout d'immenses
strates de calcaire ne renfermant aucunes roches intrusives, ainsi
que des îossiles—receptaculites nepùumî — de l'âge dévonien; mais
qui, en Canada et dans l'Etat de New York, indiquent la formation
silurienne inférieure.
Sur la rive méridionale du lac Winipeg et dans la vallée de la
Rivière Rouge, le calcaire perce les prairies environnantes et s'élève
en bancs solides formant des carrières qui sont utilisées pour la
construction. Le Dr.Dale,directeur de la commission géologique du
Wisconsin et du Minnesota, a constaté que ce calcaire appartient au
silure inférieur et renferme les mêmes fossiles que le calcaire bleu
de rindiana, de l'Ohio, du Kentucky, du Wisconsin et de l'Iowa.
D'après les explorations géologiques faites jusqu'au jourd'hui,
il est certain que les formations neptuniennes occupent dans le
Nord-Ouest canadien une plus grande étendue que dans n'importe
quel autre pays du monde. La division géologique renfermant les
terrains neptuniens à l'ouestde la bande de roches cristallines a pour
bornes : à l'est, cette même bande, limitée par le 85° de longitude
jusqu'au nord du lac des Bois ; au nord-est, la rive orientale du lac
Winipeg et la ligne reliant la Pointe Norw^ay et le Portage la
Mousse, en passant au nord du lac au Castor ; au sud le 49^^ de la-
titude; à l'ouest le pied des Montagnes Rocheuses; au nord, le
cours de la riVière Athaboska. Le triangle renfermé dans ces
»
ESQUISSE GÉOGRAPHIQUE. 677
limites forme une étendue d'environ 179,869 milles en superficie.
Cette immense plaine peut être divisée en trois groupes de for-
mation et d'âges différents, qui forment trois niveaux aussi diffé-
rents. Le plus récent de ces groupes comprend les basses prairies
qui entourent le lac Winipeg et le lac Manitoba, ainsi que les
autres lacs avoisinant ces deux grandes mers intérieures, groupes
qui forment le premier niveau.
Dans les environs du fort Garry, le sol supérieur de cette prairie
se compose d'une marne argilacée, disposée en couches stratifiées.
Cette couche de marne repose sur un lit d'argile dur, qui perce à
plusieurs endroits sur les bords de la rivière Rouge. Les couches
supérieures de cette argile contiennent des feuilles, des morceaux
de bois et des roseaux et d'autres matières végétales indiquant
d'une manière indubitable que les eaux du lac Winipeg recou-
vraient jadis toute cette partie des prairies. Cet ancien fond de lac
s'étend jusque dans le Minnesota et offre partout à la vue un sol
riche, accidenté par de petits bancs de gravier, formant autrefois
des hauts-fonds dans le lac, ou par des buttes de calcaire magnésien,
telles que les collines de Pierre, à l'est du fort Garry.
[>s Les mêmes formations et les mêmes terrains d'àlluvion, de couleur
gris tendre, se retrouvent dans la vallée de la rivière la Pluie.
La montage de Pembina, haute d'environ 250 pieds, forme la
limite orientale du second niveau. Après avoir traversé le 49°
latitude, cette montagne ou élévation court au nord-ouest et s'af-
faisse pour laisser passer l'Assiniboine près du confluent de la
rivière Souris, puis se continue au nord par l'élévation située à
l'ouest du lac Manitoba, de la montagne Dauphin aux collines Bas-
quia. Le fort à la Corne se trouve sur la limite est, et l'extrémité
de ce second niveau, qui est à 1,600 pieds au-dessus de la mer dans
les collines Dauphin. Les prairies du haut de l'Assiniboine, de la
rivière Qu'appelle, et de la Saskatchewan, depuis le fort à la Corne
jusqu'au Coude, sur le bras sud, et jusqu'au fort Pitt, sur le bras
nord, appartiennent à ce second plateau, qui se continue jusqu'au
Grand Coteau du Missouri. ^
La composition des terrains de cette division est bien différente
de celle des terrains du premier niveau, dans les environs du lac
Winipeg et du fort Gajry. Le sable est l'élément qui prédomine.
En allant à l'ouest de la rivière Pembina, ces dépôts prennent une
couleur grise et renferment une grande quantité de matières cal-
caires imparfaitement stratifiées. Au fort Ellice et en beaucoup
d'endroits de la région située à l'ouest et au sud, la couche supéri-
eure du sol se compose de fragments du schiste crétacé qui forme
la couche inférieure. Dans la vallée de la rivière Qu'appelle, le
678 REVUE CANADIENNE.
sol se compose d'une argile dure, sablonneuse et rouge, souvent
remplacée par l'argile bleue et des couches de gravier.
En général, la composition des terrains de ce second niveau est
variable et locale ; on y trouve des cailloux, principalement sur
les versants des collines, indiquant que cette plaine a été formée
par dénudation.
Les collines forment deux lignes parallèles qui suivent en géné-
ral le contour de la voie sud du lac Winipeg. Les principales sont
celles du Pas, du Porc-Epic, continuées à l'ouest par les montagnes
du Tondre, de la Souris et de la Tortue. La conformation de ces
montagnes est uniforme : elles s'élèvent graduellement à l'ouest
pour s'affaisser soudainement à l'est, où elles sont escarpées et
forment des amas de gros sable rempli de cailloux. Le côté est
de ces monts est généralement boisé et renferme beaucoup de petits
lacs.
Les montagnes de l'Aigle, du Tondre et du Cyprès — cette dernière
n'est que l'extrémité septentrionale du Grand Coteau du Missouri,
décrivent l'arc qui forme la limite orientale du troisième niveau
ou plateau, borné à l'ouest par les Montagnes Rocheuses. Les rivi-
ères Souris, Qu'appelle et Assiniboine ont leurs sources à l'est de
ce plateau, qui n'est traversé à son extrémité est que par les deux
branches de la Saskatchewan, qui coulent à cet endroit à 1,600
pieds au-dessus du niveau de la mer. La ligne que suit le cours
de la rivière Athabaska depuis les montagnes jusqu'au confluent
de la rivière l'Eau Claire forme à peu près la limite nord de ce
troisième plateau.
L'extrémité de ce plateau est très accidentée par des buttes et
des bas-fonds formées par l'action de l'eau sur les strates d'argile
molle du groupe crétacé et rempli de cailloux. Il y a dans ces en-
droits beaucoup de lacs imprégnés de matières salines dans lesquelles
le sulfate de soude est l'élément qui prédomine. On rencontre
dans cette partie du troisième plateau des amas de sable qui formen t
des plaines marécageuses couvertes de bois, surtout à l'ouest.
Les couches de sar-le recouvrent des strates crétacées, composées
de fragments de roches métamorphiques parmi lesquels on trouve
rarement du calcaire. A une cinquantaine de milles des Montagnes
Rocheuses, on rencontre des formations de roches erratiques, de
masses de granit reposant sur des strates de sable, un mélange de
quartz et de feldspath rouge portant de légères traces de mica.
Les vallées plates des rivières qui sillonnent cette région forment
deux ou trois terraces alluviennes superposées. Ces terraces, à
une centaine de milles des Montagnes Rocheuses, sont souv(
formées par des amas de fragments quartzeux et calcaires.
ESQUISSE GÉOGRAPHIQUE. 679
L'existence de strates tertiaires n'a été constatée qu'en un seul
endroit à l'ouest des collines du Cyprès, par Mr. Sullivan, qui a
trouvé des ostrea velaniana associés aux modista et quelques autres
fossiles. Mais les formations tertiaires se rencontrent en beaucoup
d'endroits à l'est de ces collines. On les rencontre sur les bords de la
rivière Souris, sous forme de lignite, au bras sud, et bord et au
confluent de la rivière la Biche (Red Deer) au 109» 30' longitude
et 51^ latitude, et sur les bords de la rivière Qu'appelle, où M.
Hind a retrouvé les fossiles qui caractérisent le groupe crétacé supé-
rieur. Il y a aussi le long du Bras nord de la Saskatchewan, prè^
des collines de l'Aigle, des bancs de grès qui paraissent appartenir
au groupe tertiaire ou crétacé, ce qui prouverait que la distribution
des terrains de cet âge est très irrégulière.
Presque toute la région de prairie située à l'est des Montagnes
Rocheuses renferme des strat(3S crétacées, qui se trouvent en
si grande quantité dans toute la partie centrale de l'Aniérique du
Nord.
Les terrains dévoniens forment d'une manière presqu'exclusive
les vallées des rivières la Biche, à la Paix et d'une partie de celle
du Mackenzie. Us comprennent toute la région entourée par les
Montagnes Rocheuses à l'ouest, la mer Arctique au nord, la zone
granitique à l'est et les terrains siluriens au sud.
A partir du lac des Sables, on rencontre le long des rivières des
bancs de terre-glaise iloam), des masses roulées de grès quartzene
fin et de sable, et en laissant la bande granitique à l'Ile à la Crosse^
on trouve une formation différente dans la vallée de la rivière à
la Biche et son affluent, la riviè re à l'Eau Glaire. Les bords de
cette dernière rivière se composent de profondes couches de sable^
renfermant des masses de grès, reposant sur l'immense couche de
calcaire qui longe la rivière jusqu'à son confluent avec la rivière la
Biche. Les dépôts de sable et de grès alternent avec des couches
de schiste bitumineux qui ont jusqu'à 150 pieds d'épaisseur. Ces
dépôts bitumineux forment le trait distinctif de la formation dévo-
vonienne que nous considérons et se retrouvent dans une immense
étendue, puisqu'on les a retrouvés en plusieurs endroits le long du
Mackenzie jusqu'à la mer Arctique. Les sources et les puits de
bitume liquide sont de commune occurrence dans toute cette région,
et sur les bords de la rivière la Biche les couches de schistes sont
tellement imprégnées de ce minéral qu'elles sont plastiques. Ces
strates bitumineuses sont évidemment de l'âge des schistes de
Marcellus.
Le calcaire qui abonde le long de la rivière des Esclaves est,
comme celui qu'on trouve sur les bords de la rivière la Biche, très
680 REVUE CANADIENNE.
bitumineux; mais il est surtout remarquable à cause de son asso-
ciation à une des couches considérables de gypse grisâtre com-
pacte et des salines très riches. Lorsque ces salines sont rapprochées
des roches cristallines, elles renferment, comme celles du lac
Winipeg, beaucoup de magnésie.
Le long du Mackenzie, on trouve aussi beaucoup de matières
organiques décomposées et des gisements carbonifères qui semblent
correspondre avec certaines formations des terres arctiques. On
rencontre aussi dans la vallée de cette rivière et de quelques-uns
de ses principaux affluents des couches de lignite recouvertes par
des bancs de sable d'où projettent des cailloux et du gravier.
Les formations bitumineuses du Mackenzie sont presque partout
associées à des composés d'alun, qui apparaissent dans les schistes
friables des bords de cette rivière à son embouchure, dans le cir-
cuit qu'elle décrit en descendant des montagnes et sur les bords de
la rivière Peel et du lac du Grand Ours.
Les terrains qui renferment du lignite apparaissent à cent cin-
quante milles, environ, des Montagnes Rocheuses, ont une largeur
de cinquante milles avec longueur de 1,300 milles, ce qui donne
une étendne de 65,000 milles en superficie.
Ces formations de lignite apparaissent sur la Saskatchewan
nord, à 50 ou 60 milles plus bas que le fort Edmonton, sur les rivi-
ères McLeod, Athabaska, Pembina, à la Fumée, à la Paix et Mac-
kenzie, et les recherches de Sir John Rjchardson et du Dr. Hector
établissent que ces divers endroits ne sont que les parties saillantes
de la formation, qui présente partout les mômes caractères.
Aux environs du fort Edmonton, la vallée de la Saskatchewan
est plate et la rivière coule sur un lit creusé à une profondeur de
de 40 à 60 pieds. Lorsque les bords du lit sont coupés à pic, leur
section expose des strates horizontales d'argile arénacée, qui se
transforme parfois en grès, avec des concrétions sphériques, ou en
schiste argilleux. En beaucoup d'endroits les strates sont remplies
de nodules de minerai de fer mêlés à des fragments de matière
végétale. C'est dans les strates d'argile que se trouve le lignite,
dont la pureté varie souvent.
Ce lignite s'enflamme difficilement, mais sa comburation dure
longtemps une fois qu'elle a'commencé, et s'opère d'une manière
si complète qu'elle ne laisse rien autre chose qu'une cendre couleur
d'orange. Bien qu'il soit généralement compact, comme le char-
bon bitumineux fin, ce lignite renferme beaucoup d'eau et se fen-
dille lorsqu'il reste longtemps exposé à l'action de l'air.
Sur les bords de la Saskatchewan, du côté du fort Edmonton^
il y en a deux couches de dix-huit pouces d'épaisseur ;sur l'auti
ESQUISSE GÉOGRAPHIQUE. 681
côté de la rivière, un peu plus cas, le Dr. Hector en a vu des lits
de qaatre et six pieds d'épaisseur. Au milieu de la couche de six
pieds se trouve une couche d'argile mêlée de magnésie et de stéa-
tite ayant de cinq à huit pouces d'épaisseur. On trouve aussi daos
le sous-sol des fragments de bois silioifiés semblables à ceux que
referment les couches supérieures de lignite de la rivière au Ca-
ribou (Red Deer). Le lignite des environs d'Edmonton est em-
ployé par le forgeron du fort, qui ne lui trouve pas d'autres défauts
que celui de brûler un peu le fer, ce qui est causé par la combi-
naison du souffre que renferme le charbon, avec le fer.
A seize milles plus bas que l'embouchure de la rivière Brazeau,
qui se jette dans la Saskatchewan, on retrouve aussi des composés
arénacés contenant du lignite et l'on observe les même formations
jusqu'au pied des Montagnes Rocheuses. Mais ces formations sont
différentes de celles d'Edmonton et ressemblent plutôt à des dépôts
de grève. Sa composition minérale varie, et il y a de considérables
gisements de grès, au grain fin et gros, qui ne s'approchent jamais
des conglomérats. Cette formation, telle qu'elle apparaît au fort
des Montagnes Rocheuses, se divise, par sa composition minérale,
en trois groupes, qui passent sans superposition de l'un à l'autre :
lo. Grès à gros grains composé de grains de quartz argileux,
liés par des matières calcifères, en petite quantité.
2o. Lits de grès vert argileux qui, devenant friable à l'air, forme
des talus en pente douce, d'où sortent des blocs de concrétion. Ces
lits sont généralement horizontaux et recouverts de strates de
grès dur.
3o. Couches irrégulières et alternées d'argile schiteuse et de grès
argileux, renfermant du lignite, ressemblant beaucoup aux deux
couches d'Edmonton.
Au fort des Montagnes Rocheuses, il y a des couches irrégulières
de sable et d'argile avec de grands bancs de grès pur, dans lesquels
se trouvent de grands bassins remplis d'argiles et de grès argileux
renfermant beaucoup de lignite et de minerai de fer.
Du fort Assiniboine,sur l'Athabaska (lat 54° 50') au pied des mon-
tagnes, au rapide de l'Homme Mort, la vallée de la rivière est creu-
sée dans des formations de grès argileux renfermant des couôhes
d'argile et de lignite semblables à celles du fort des Montagnes Ro-
cheuses.
Les mêmes formations se retrouvent aussi sur la rivière au Caribou
(Red Deer) où l'on rencontre le lignite en beaucoup d'endroits
jusqu'aux collines la Main (Hand Hills).
1 a vallée de la Crique aux Coquilles (Shell Creek) renferme aussi
de fortes couches, épaisses de quatre à cinq pieds, de lignite com-
682 REVUE CANADIEMNE.
pact et pur, distribué dans l'argile graveleuse et sablonneuse qui
forme partout la matrice des couches de lignite.
De semblables couches de lignite apparaissent le long de la ri-
vière Bataille, où le charbon perce les strates d'argile rubanée et
de bois silicifié. L'embouchure de la Crique du Boeuf,(Bull Greek)
présente les mêmes formations de lignite, qu'on a observées à plu
sieurs endroits sur la rivière Pembina.
Le Mackenzie traverse obliquement le bassin renfermant les for-
mations de lignite et à sa jonction avec la rivière du lac de l'Ours,
il y a plusieurs lits de lignite superposés, d'une épaiseur de neuf
à dix pieds, séparés par des couches de sable et de gravier, alternant
avec un grès riable et fin, et quelquefois avec d'épaisses couches
d'argile noircie par des matières bitumineuses. Lorsqu'on l'extrait
du sol, dit Sir John Richardson, le charbon est massif et laisse gé-
néralement apercevoir ses tissus ligneux. Différentes couches, et
même différentes parties de la même couche, contiennent du char
bon brun fibreux, du lignite terreux (earth coal), du charbon brun
conchoïdal et du charbon brun trapézoïdal. Quelques couches
offrent les caractères extérieurs d'un bitume compact et ressem-
blent, par leurs tissus, leur couleur et leur éclat, au charbon de
bois; on pourrait très souvent l'appeler schiste bituminifère.
Les formations de lignite s'étendent jusquesdans la mer Arcli-
que, dans l'île Melville, au 75^ latitude, où elles ont été retracées
par le capitaine MacLure.
La division des terrains plutoniques et des terrains neptuniens
indique assez la nature de l'exploitatipn dont le nord-ouest cana-
dien est suceptible. Les terrains neptuniens de formation schis-
teuse et d'alluvion qui couvrent toutes les prairies du Nord-Ouest
sont on ne peu plus propres à l'agriculture ; tandisque les terrains
plutoniques des montagnes qui séparent les prairies du lac Supé-
rieur et des rives de la baie d'Hudson renferment des formations
granitoïdes et porphyroïdes où se trouvent des minéraux et des mé-
taux de toutes sortes. Enfin les terrains carbonifères qui avoisi-
nent les Montagnes Rocheuses renferment des formations dévo-
niennes suscepiibles d'exploitation agricole et minière.
Quant aux métaux, ils abondent dans les terrains plutoniques du
Nord-Ouest. On trouve dans les formations porphyroïdes de l'ar-
gent, des sulphures de fer et même de l'or. Quelques-uns de ces
métaux sont déjà l'objet d'une importante exploitation sur les bords
du lac Supérieur et ils existent aussi en assez grande quantité plus
à l'ouest.
(A continuer.)
DOCUMENTS INEDITS
SUR
L'HISTOIRE DU CANADA.
[Suite et fin.)
Quoique ^ par le journal de Mr De Frontenac et par les pièces qui
justifient tout ce qui y est contenu, dont on a remis le duplicata
à Monsieur le Marquis, il soit facile de découvrir les artifices des
quels on s'est servi pour mettre à couvert la conduite extraordi-
naire de M. Duchesnau et de ses émissaires, et le dessein qu'il a eu
de donnerde mauvaises impressions de M. De Froutenac,néanmoins
j*ai cru devoir supplier très humblement Mr. le Marquis de vou-
loir bien se donner la peine d'examiner particulèrement ce qui
s'est passé sur les trois chefs dont il m'a témoigné qu'on se plaignait
de M. De Frontenac.
Sur ce qui regarde le fils de Mr. Duchesnau, la détention du Sr.
D'Amours, conseiller au conseil souverain, et l'ordre donné au
Sr. d'Auteuil de Monceau, Procureur Général du dit conseil, de
venir rendre compte de ses actions ; il y a trois ans que MrjDuches-
nau écrivit ici que Mr. de Frontenac avait levé la canne sur lui,
1 Sic, sans titre, mais en marge au crayon, il y a : défense de M. De Frontenac
jwr un de ses amis peut-être même de Mdme De Frontenac, l'une " Des Divines '
comme on la surnommait.
^84 REVUE CANADIENNE.
cette accusation, vérifiée fausse par Mr. Golbert même, servira au
moins à faire connaître que quand il se plaint qu'il a battu son
fils, ce n'est pas la première fois qu'il est tombé dans des égare-
ments de cette nature. Gomme Mr de Frontenac ne s'était pas pu ima-
giner avoir besoin de se justifier des choses dans lesquelles il n'est
pas capable de tomber, et dont il ne poijvait pas soupçonner qu'on
le dût accuser, il était demeuré dans la sécurité de son innocence,
sans croire être obligé de l'appuyer par des actes et des pièces
justificatives.
Mais la témérité des premières accusations m'ayant obligé par
le conseil de ses amis, de lui mander d'envoyer les preuves de ce
qui se passerait en Canada, il doit espérer que celles qu'il ajoute
à son journal touchant le fils du Sr. Duchesnau, ne laisseront
aucun doute sur la fausseté avec laquelle il a osé avancer que son
fils a été battu par Mr. de Frontenac, que ce jeune homme méritait
un châtiment exemplaire et que le soulèvement en armes des do-
mestiques du père et les bariacades de sa maison, sont encore moins
excusables ; la plainte de Mr. Duchesnau, du prétendu mauvais
traitement fait à son fils, n'a de fondement que la liberté qu'il se
donne d'écrire qu'il a été battu, et quoiqu'il dût suffire à Mr. de
Frontenac d'assurer que cette plainte est inventée, pour espérer
qu'il en serait cru, il a jugé à propos d'envoyer les preuves du con-
traire outre les preuves qui étaient dans le cabinet et dans la
chambre de Mr de Frontenac, lesquels rapportent ce qui s'est
passé lorsque le Sieur Duchesnau fils y est venu, celles qui
étaient chez le dit Sieur Duchesnau Père, au retour du fils,
rendent témoignage qu'il ne s'est point plaint d'avoir été bittu,
il ne s'est avisé de le dire que depuis pour éluder la satisfaction
pour laquelle Mr. de Frontenac l'avait renvoyé à son père même,
sur les insolences dont il avait usé, jusqu'à lui dire, à lui-même,
qu'il donnerait des coups de bâton à ses gardes.
Le désintéressement de Mr. de Frontenac, et la religion avec la-
quelle il s'est attaché à l'exécution des ordres du Roi, et l'avantage
de la colonie, ne pouvant pas s'accorder aux intérêts du dit Sr.
Duchesnau, ni des autres personnes qui voient leur autorité dimi-
nuée,ils ont, à défaut d'autres prétextes, essayé de persuader que Mr.
de Frontenac était sujet à de grands emportements, et ils ne se sont
portés à des extrémités avec lui, que pour l'obliger à en venir aussi
à la violence avec eux, et que dans la pensée de justifier tout ce
qu'ils ont avancé contre lui. Quand Mr. de Frontenac ne serait
pas connu pour un homme assez modéré, ce qui s'est passé cette
année en Canada, doit suffire pour persuader sa modération, si
Monsieur le Marquis voulait jeter les yeux sur les pièces qui justi-
DOCUMENTS SUR L'HISTOIRE DU CANADA. 685
fient la lecture faite par le dit Sr. Duchesnau d'un libel inju-
rieux contre Mr. de Frontenac en plein conseil, * et sur la décla-
ration du Sr. de la Vallière, contenant ce qui s'est passé entre
Mr. Duchesnau et Mr. de Frontenac le 15 Octobre dernier, il
▼errait un échantillon des égarements du premier et de la patience
de l'autre. Il n'y a que Mr. de Frontenac qui se fût contenté de
tenir en arrêt pendant quelques jours le Sr. D'amours conseiller
en conseil souverain, après les insolences avec lesquelles il avait
répondu à une simple réprimande qu'il lui avait faite, à cause
d'une contravention aux ordres du Roi, pour avoir envoyé une
barque en traite sans permission, Mr. de Frontenac aurait appré-
hendé qu'on n'eût trouvé à redire à sa modération, s'il ne s'était
cru endroit de mépriser le procès du dit Sr. D'amours en ce qui le
regardait personnellement et de ne le pas traiter à la rigueur par
nne première faute, à' cause de son caractère de conseiller.
Le Sr. de Monceaux, Procureur général, ainsi que le dit Sr.
D'amours, et la pluspart des autres officiers du conseil, n'a fait que
suivre les mouvements et l'exemple de Mr. Duchesnau, et il paraît
que Mr. de Frontenac aurait été beaucoup répréhensible s'il n'a-
vait pas envoyé le dit Sr. de Monceaux à la cour pour répondre sur
vingt-un procès verbaux faits contre Mr. de Frontenac, la consé-
quence n'en serait pas moins dangereuse quand ils ne seraient pas
pleins de faussetés et de choses de néant comme ils paraissent. Mr.
de Frontenac ne s'est pas imaginer de moyen plus doux pour
arrêter le cours d'une entreprise si scandaleuse.
Monsieur le Marquis jugera s'il lui plaît de la peine qu'elle
mérite et de ce qu'on peut attendre d'un homme de l'âge du dit
Sr. de Monceaux qui a été établi Procureur général avant vingt
deux yns.
MÉMOIRE ET PREUVES DE LA CAUSE DU DÉSORDRE DES COUREURS
DE BOIS, AVEC LE MOYEN DE LES DÉTRUIRE.
'L'on ne répétera pas ce qui a été dit les années passées^ pour n'en pas
fatiguer Monsieur le Marquis de Seignelay.
M. de Frontenac n'oublie et n'ép:*rgne rien contre les coureurs de
bois, et il n'y en aurait plus, s'ils n'étaient pas protégés par M. Du-
chesnau, Intendant, par Comporié, prévost des maréchaux, et par
Aubert de la Chesnaye, l'un des intéressés de la ferme du Roi.
^ En marge, au crayon : je ne trouve pas.
686 REVUE CANADIENNE.
M. riiitendant, le Prévôt et la Chesnay, font îin commerce public,
et tiennent des magasins ouverts de toutes sortes de marchandises,
la traite pour les sauvages dans leurs maisons à Québec, ils en ont
aussi un dans la maison du seigneur de Hautménil au Montréal ;
Riverin, que M. l'inlendantdit être un de ses secrétaires, et les nom-
més Boucher, Dubuisson, Thibaut et Fauvel, sont leurs commis
qui font leur débit, et reçoivent les pelleteries des coureurs de bois,
le Prévôtet la Chesnaye équipent et euvoyent eux-mêmes des canots
et des hommes en traite de tous côtés.
M. de FriDntenac est obligé de mettre des gens à ses frais pour
découvrir l'arrivée des coureurs de bois et comme ses ordres au
prévôt des maréchaux pour aller les prendre ne serviraient de rien,
il emploie ses gardes et donne ses ordres aux gouverneurs particu-
liers pour aller avec les soldats de leurs places les arrêter secrète-
ment.
Mais ses dépenses et ses soins sont inutiles parceque M. l'Inten-
dant, seul maître des poursuites, et intéressé pour le débit de ses
marchandises, à maintenir les coureurs de bois, emploie toute l'au-
torité de son caractère à les absoudre, et à éluder les plaintes et
les recherches contre ceux qui les reçoivent avec leurs pelleteries,
et qui les équipent comme lui, pour retourner en trait.
M. l'Intendant a été? contraint de condamner les nommés Lemieux
frères et Hertel, que M. de Frontenac fit arrêter, et qui furent plei.
nement convaincus par les dépositions des gardes et par les inter-
rogatoires que M. de Frontenac leur fit lui-môme prêter lors de leur
capture au Montréal, mais il n'y a eu que de simples condamna-
tions d'amendes, éludées et rendues inutiles par M. l'Intendant
même, qui les fit sortir de prison, sans payer aucune chose contre
les déclarations du Roi ! La maison seigneuriale de la Chesnaye,
à six lieues de Montréal, sur la rivière, est une retraite continuelle
et publique de coureurs de bois ; depuis trois ans, les ordres de M.
de Frontenac au prévôt pour y aller et les prendre avec leurs pel-
leteries, n'ont point eu d'effet et M. l'Intendant n'a pas voulu infor-
mer, ni faire aucune procédure, parceque Aubert, maître de la mai-
son, le prévôt et d'autre, leurs associés, y seraient impliqués.
M. de Frontenac, étant au Montréal, fut averti qu'il y avait plu-
sieurs coureurs de bois avec leurs pelleteries dans cette maison de
la Chesnaye, et qu'ils y amassaient leurs marchandises pour retour-
ner en traite, il donna un ordre par écrit, à l'officier de ses gardes^
pour y faire aller le Prévôt et l'accompagner avec des soldats, mail
le Prévôt éluda pendant plusieurs jours, et son procès verbal qu*l
ne put refuser, prouve sa connivence et ça prévarication.
Le fermier de la Chesnaye, nommé Perrotin, y est très chargé
DOCUMENTS SUR L'HISTOIRE DU CANADA. 68 7
convaincu par les pelleteries trouvées en plusieurs endroits de la
maison, et par les déclarations de deux personnes avec sa propre con.
fession ; néanmoins le Prévôt ne l'arrêta point, il laissa les pelle-
teries sans les saisir, il ne fit pas même une description exacte de
leur qualité, parce qu'elle était trop grande, et qu'il voulait la dis-
simuler. Le même procès-verbal contient une indication de la
route de ces coureurs de bois, avec offres de découvrir toutes choses
en justice, et le prévôt ne voulut point les suivre, ni informer.
Enfin M. de Frontenac ayant fait commencer deux jours après
une information par le juge de Montréal, ce juge qui trouva la dé-
position du premier témoin très-considérable, n'osa continuer, parce
que M. l'Intendant veut connaître seul de ce qui regarde les cou-
reurs de bois. Les nommés Lemoyne et Lebert associés, devenus
fameux négociants de traites depuis qu'ils sont liés d'intérêt avec
M. l'Intendant, le Prévôt et la Ghesnaye, tiennent un très grand
magasin à Montréal, où ils reçoivent les coureurs de bois avec leurs
pelleteries publiquement, ils les fournissent de toutes choses pour
retourner en traite, et ils ont d'autres magasins dans plusieurs ha-
bitations les plus proches des outaouas, spécialement au bout de
nie de Montrée)!, à l'Ile de St. Paul, et à la rivière du loup, le frère
et les enfants de ce Lemoyne y sont avec plusieurs domestiques,
ils y attirent les sauvages, et traitent aussi avec des coureurs de
bois.
Ces deux particuliers Lemoyne et Lebert, avaient pour plus de
35,000 francs de castor, sans les autres pelleteries, l'année dernière:
et bien loin d'informer contre eux, ce Lebert était à Québec aupara-
vant le départ des derniers vaisseaux, M. l'Intendant et la Chesnaye
voulaient que le commis du bureau prit ses pelleteries à plus haut
prix que celui fixé par la déclaration du Roi, et parceque le com-
mis refusa, M. l'Intendant s'emporta et s'oublia jusqu'à dire publi-
quement qu'il fallait rétablir la liberté et jeter les commis et le
bureau dans la rivière, le peuple s'émeut, et il s'en fallut peu qu'il
n'arrivât sédition.
La barque la Sle. Anne que la Chesnaye avait envoyée en traite
'Our son compte particuher sous prétexte de la pêche, et qui était
commandée par son neveu Maheu, en l'année 1679, fut menée en
traite dans les lieux défendus, et les pelleteries portées aux anglais,
la chose a été avisée au retour de la barque, et justifiée par plusieurs
actes en bonne forme, mais M. l'Intendant n'a pas voulu en rece-
voir de plainte, ni faire la moindre procédure, quoique le transport
des pelleteries hors h Royaume, méritât une exemplaire punition.
688 REVUE CANADIENNE
Les nommés Lalandp,t)eaiifrère,etJolliet,(l) neveu delà Ghesnaye»
étant allé avec un vaisseau du côté de Tadoussac,sous prétexte d'une
concession pour la pêche de l'Ile d'Anticosti, furent accusés et con-
vaincus après leur retour au mois de mars de l'année dernière 1680,
d'avoir attiré les sauvages et non seulement porté les pelleteries aux
anglais, mais d'être entrés en traite avec le gouverneur de la baie du
nord d'Hudson,etd'en avoir reçu des présents. Il fallait prononcer l'a-
mende de 2,000 frs. avec la confiscation du vaisseau et de tout ce qui
était dedans,à cause de la traite,et ajouter quelque peine exemplaire
pour le surplus. Cependant Monsieur Duchesnau rendit son ordon-
nance dans sa maison, signée de lui et de l'un dé ses secrétaires, le
28 du même mois de mars, portant permission à ces accusés, de
retourner et faire partir leur vaisseau pour la pêche sous de simples
défenses de traiter ni attirer les sauvages, à peine de 2,000 frs. d'a-
mende et de confiscation du vaisseau et marchandises.
Boisseau, agent général des fermiers, lui donna une requête avec
augmentation de prémice, le môme jour, croyant faire changer le
jugement, mais M. l'Intendant rendit dès le lendemain matin une
seconde ordonnance conforme à celle-là, pour sauver les mômes
accusés qu'il n'eût pu faire absoudre au Conseil. Boisseau se plai-
gnit hautement, et publia qu'il enverrait exprès en France pour
avertir ses maîtres de l'injustice ouverte de ces deux ordonnances;
M. l'Intendant, pour l'apaiser, donna une 3e ordonnance le 4 avril
ensuivant, qui porte condamnation de 500 frs. d'amende, contre ces
Lalande et Jolliet, et confiscation de leur vaisseau, avec défenses
de récidiver.
Et comme c'était le temps de retourner en traite, et que Boisseau
se saisit du vaisseau confisqué; la Chesnaye associé de ces Lalande
et Jolliet, ses beaufrère et neveu, prit tous les ouvriers qui tra-
vaillaient aux vaisseaux de la ferme; et les mit à radouer promp-
tement sa barque la Ste. Anne^ sur laquelle Jolliet et Lalande par-
tirent les premiers jours du mois de mai, auparavant qu'il yen eut
aucun de la ferme en état.
Ils retournèrent à Québec au mois de Septembre dernier avec
leur barque chargée de pelleteries et autres marchandises. Boisseau
se plaignant qu'ils avaient attiré les sauvages^ et traité avec eux
dans les limites de Tadoussac, qu'ils y avaient mis de leurs gens à
terre pour hiverner et continuer la traite que la Chesnaye était
associé, qu'ils ruineraient sa ferme, et que la traite de Tadoussac
avait moins produit de dix mille livres au bureau que l'année pré-
cédente. Tous ces faits furent bien prouvés et l'on ne pouvait pas
(1) En maf-ge .- Est-ce Zacharie ou Loiiis ?
DOCUMENTS SUR L'HISTOIRE DU CANADA. 689
douter de l'importance de cette traite, puisque la Chenaye avait
fourni et fait partir sa barque préférablement à celles de la ferme
où il est intéressé.
Mais M. Duchesnau a encore jugé l'affaire seul et dans sa maison ;
par une ordonnance signée de lui et de son secrétaire, le 27 sep-
tembre dernier, il a permis à Laiande, Joliet et ses associés, de
décharger les marchandises, pelleteries et autres choses venues
dans cette barque, il leur a fait très expresses défenses de traiter
ou faire traiter dans l'étendue des limites de Tadoussac, directe-
ment ni indirectement, il a renvoyé la Chesnaye de l'accusation
faite contre lui: et parceqiie Bequet, ancien notaire Royal, qui a
été greffier du conseil souverain, jusqu'à la création du greffe en
titre d'office, il n'y a que deux ans, et qui est actuellement bailly
des deux plus grands bailliages du Canada, le comté de St. Laurent
et de Beaupré, (sic) et greffîerde l'officialilé, directeur et procureur
général de l'Hôtel-Dieu, avait donné quelques certificats, comme
les amendes quoique rares contre les coureurs de bois, ne se
payent point ; et qu'il avait témoigné et déposé du fait de société
entre la Chesnaye, Laiande et Jolliet, il a été condamné parla
même ordonnance du 27 septembre, sur les simples dénégations
de la Chesnaye et Lalaade,sans autre formalité en 30 frs. d'amendt^
et d'aller demander pardon à la Chesnaye en présence de deux per-
sonnes à quoi faire et au payement de l'amende il serait contrai nt
comme pour les propres affaires du Roi.
Ce jugement qui viole toutes les lois et règles, assure l'impuni lé
des coureurs de bois, parce qu'il ne se trouve plus de témoin qui
ose parler. M. l'Intendant a encore fait passer dans les vaisseaux
arrivés à Québec au mois d'octobre dernier, 50 barriques d'eau-dti-
vie, et une très grande quantité d'autres marchandises de traite en
son nom, et sous son cachet, il a eu les derniers emportements, et
usé des dernières violences pour en ôter la connaissance au bureau.
Il a rendu des ordonnances foudroyantes contre les capitaines des
vaisseaux, contre l'agent général, et contre les gardes pour faire
décharger et mener ses marchandises dans sa maison, sans visite,
ce qui fut exécuté. Tl voulut ensuite forcer un commis, et deux
gardes de lui donner un faux inventaire ou procès-verbal de visite ;
et sur leur refus il les fit enfermer, et rendit une ordonnance sur
le champ en vertu de laquelle il envoya le commis en prison, où il
fut écroué et demeura jusqu'au lendemain dix heures qu'il le fit
sortir.
Toutes ces violences et l'abus presqu'in croyable de l'autorité de
son emploi, ne l'ont pas dispensé d'avouer son commerce de toutes
25 Septembre 1873. 44
690 REVUE CANADIENNE.
sortes de marchandises, de traite, en les réclamant, et les faisant
mener dans sa maison.
Les gardes qu'il y avait mandés pour avoir un inventaire de
visite contre la vérité y virent six gros ballots d'étoffes de toutes
couleurs à l'usage des sauvages, plus cinquante barriques d'eau-de-
vie ; une cassette remplie de petits clous; quatre ballots de fil à
coudre de toutes couleurs, chaque ballot pessant au moins deux
cents livres; sept barils de riz, pesant 20C livres chacun, que
Riverin disait être des fruits cuits de Tourraine, quatre caisses de
marchandises d'épiceries, un baril de rassade, que Riverin dit être
pour Lebert avec deux barils de riz ; mais cette déclaration ne sert
qu'à prouver la société de M. l'Intendant avec le Sieur Lebert, une
tonne de souliers ; les plus petites tiennent jusqu'à 350 paires ; une
balle de cinq cents pièces d'étoffes à l'Iroquoise, et quatre barils de
plomb. Il y avait des barils de poudre et plusieurs caisses, coffres
et ballots que M. l'Intendant ne voulut pas faire visiter, et comme
il ne put obtenir un procès-verbal de visite contraire à la vérité, il
fit faire une fausse déclaration, par son secrétaire Riverin, devant
le Lieutenant général de Québec, qui confirme le caractère de son
esprit.
Il est aisé et naturel de juger que les profits de son commerce et
du débit de ses marchandises aux coureurs de bois, leur attirent
sa protection, et font ses liaisons avec Lachenaye, le Prévôt,
Lebert, Lemoyne et tous les autres qui y sont intéressés comme
lui. Le prévôt des maréchaux, les Sieurs Varennes, Gouverneur
des Trois-Rivières, Boucher, son beau-père, Bertier, Gautier, Sorel
et La Ghesnaye, avaient actuellement, lors du départ des derniers
vaisseaux, chacun cinq canots et dix hommes en traite dans les
bois.
La Ghesnaye fit embarquer et partir les siens publiquement à
Québec, pendant que M. de Frontenac était à Montréal. Le nommé
Tibierge, meunier de La Ghesnaye, intelligent parmi les sauvages
et dans les bois, parcequ'il y a été mené en découverte, était le
conducteur des cinq canots de La Ghesnaye, les nommés Trapé,
compagnon boulanger engagé de La Ghenaye, Jean Gai, apprenti
serrurier, Pierre Moret, un portugais habitant de la terre du beau-
père de la Ghenaye et cinq autres coureurs partirent avec Tibierge,
leur chef; M. Duchesnau n'a pas voulu en informer, ni faire aucun
acte de justice.
Les preuves en bonne forme de tous ces faits, et de plusieurs
autres encore plus odieux sont entre les mains de M. Dollié ami
très particulier de MM. Duchesnau et de la Ghenaye. Celui qui les
DOCUMENTS SUR L'HISTOIRE DU CANADA. 691
a apportées, et à la connaissance duquel on n'en pourrait pas sous-
traire, est à Paris.
Voici des duplicata de quelques pièces dont l'extrait prouve les
principaux articles de ce mémoire. Il y avait lors du départ des
derniers vaisseaux huit coureurs de bois arrêtés à Montréal et aux
environs, par le gouverneur particulier et les soldats de la garni-
son, sur l'ordre exprès de M. de Frontenac qui fut averti à Québec
de leur descente, le 19 octobre dernier.
M. de Frontenac pourra détruire une seconde fois tous les cou-
reurs de bois en lui donnant l'autorité et un Prévôt des Maréchaux
pour exécuter ses ordres, lequel ne soit point marchand, ni fils de
marchand, négociant, ni autrement intéressé dans le négoce, qui
oblige de protéger les coureurs de bois, et la chose s'exécutera en
moins de deux ans, s'il y a un intendant, aussi sans intérêt dans le
commerce pour les condamner et les punir suivant les ordonnances
du Roi.
L'on apprend que le fils de Lemoine, ci-dessus marqué, demande
la charge de prévôt, ce serait un nouveau protecteur des coureurs
de bois.
Lettre de Mr. de Frontenac du 13 Novembre 1681
Monsieur,
La déclaration faite au conseil ë^ouverain par Mr. Duchesnau le
21 de l'autre mois, qu'il n'avait point eu de réponse sur les lettres
de dispense d'âge, qu'il était chargé de savoir si Sa Majesté voudrait
accorder au Sieur de Monceaux, pour la charge de Procureur-
Général, m'oblige à le faire passer en France pour voir s'il les ob-
tiendra ; et ce qui m'y a déterminé, est l'engagement, où, par ses
réquisitoires, il a mis le conseil à me continuer ses algarades,
dans toutes ses séances depuis les vacations. Afin, Monsieur, que
vous puissiez connaître s'il est digne d'occuper cette place, et si les su-
jets de plaintes qu'il fait de moi sont légitimes. Dans l'espérance
que j'avais qu'il changerait, je m'étais contenté de vous faire savoir
ceux- qu'il m'avait donnés par sa mauvaise conduite, et par la
quantité de faux procès verbaux qu'il avait fabriqués à Montréal
avec le Sr. de la Martinière, et je pensais qu'après avoir osé les
faire décréter dans la compagnie, et en ordonner l'envoi à Sa
Majesté, d'une manière à m'en vouloir ôter la connaissance, ils
borneraient là toutes leurs entreprises, et qu'en m'absentant du
692 REVUE CANADIENNE.
Conseil comme j'ai fait, on me laisserait au moins attendre cr.
repos ce qu'il vous plaira d'en décider. Mais voyant, Monsieur
qu'ils recommencent toujours et que non contents de m'avoir fait
dans toutes leurs séances fréquentes députations, de nouvelles in-
jures par des demandes et des éclaircissements plus captieux les
uns que les autres, le Procureur-Général nécessaire d'y joindre la
supposition, en me faisant parler autrement que je n'ai fait, et se
plaignant de mes mauvais traitements lorsqu'il m'avait été député,
quoique le conseiller qui portait la parole l'en eut désavoué en
faisant son rapport, j'ai cru, Monsieur, que l'unique moyen d'é-
clairer toutes ces Impostures, était qu'il se prétend devant vous,
afm que s'il peut prouver ce qu'il avance, je reçoive les réprimandes
et les corrections que je mérite. Mais que s'il est en faute et que
si sa malice et ses artifices aussi bien que ceux des autres vous sont
connus, vous les repreniez avec la sévérité due à des personnes qui
se sont oubliées de leur devoir, et qui, au mépris de l'autorité qu'il
plaît au Roi de donner ici à un Procureur-Général, le voudraient
soumettre à la juridiction du Conseil.
Vous avez, Monsieur, trop de pénétration pour ne pas prévoir
les inconvéniens qui suivraient d'un pareil abus auquel je vous
conjure d'apporter les remèdes nécessaires, et ayant égard aux
insultes continuelles auxquelles je suis exposé, de me croire en
toute sorte de respect.
Monsieur,
Votre très humble et très obéissant serviteur,
(Signé) Frontinac.
A Québec, le 13 Novembre, 1681.
Je n'avais point voulu. Monsieur, vous marquer dans la cré-
mière lettre que je me suis donné l'honneur de vous écrire, qu'il
y a onze mois que le Procureur-Général s'est avisé d'intenter un
procès criminel contre le Procureur du Roi de la Prévôté de cette
ville, parce qu'il n'est pas agréable à Mr. Duchesnau, lequel l'a
fait par le moyen de ceux de sa cabale, interdire de sa charge, sur
la simple dénonciation d'un homme de Rayonne qui négocie i<
DOCUMENTS SUR L'HISTOIRE DU CANADA. 693
et qu'on a fait évader et passer en France depuis deux mois, contre
la défense que je lui en avais faite, parce qu'il eut ou qu'il ne pou-
vait prouver les choses qu'il avait avancées contre lui. Cependant
le Procureur-Général n'ayant pas eu les preuves qu'il en espérait,
a demandé qu'il fut informé de sa vie et de ses mœurs depuis
17 ans qu'il est en ce pays, quoiqu'il yen ait six qu'il a été reçu en
la dite charge de Procureur du Roi, sous aucune plainte, ni oppo-
sition, et il a fait entendre soixante et dix témoins, sans avoir
trouvé, à ce qu'on dit, aucune matière d'asseoir une condamnation
contre lui, ce qui est cause qu'après toutes les chicanes possibles
qui ont été faites, pour allonger l'instruction de cette affaire, et nous
restant un grand nombre de requêtes présentées par le Procureur
du Roi pour la faire juger, leur dernière refuite a été de me faire
demander par le Rapporteur qui est le Sr. de Villeray, congé de
passer en France d'où il n'y a qu'une an qu'il est revenu, ce qui
m'a obligé à ne lui point accorder, afin que cet officier put
avoir plustôt justice, laquelle il était, monsieur, résolu de vous
aller demander, sur l'expression qu'il prétend qu'on lui a faites, si
son procès avait été jugé avant le départ des vaisseaux et qu'il eut
pu en avoir toutes les pièces pour vous les porter-
(Signé), Frontenac.
J'apprends que l'on envoie en France des expéditions signées des
informations qui ont été faites contre ce procureur du Roi, mais
qu'on n'y envoie point ses interrogatoires ni ses confrontations
qui peuvent le justifier de ce qu'on lui impute. Si c'est, monsieur,
pour vous les faire voir, vous connaîtrez par là la bonne foi et l'ar-
tifice de ceux à qui il a affaire.
(Signé), Frontenac.
2 Août 1680.
Procès verbal de M. Dachesnau, par lequel il paroist que plu-
meurs habitans de Québeck et autres endroits, s'estant venus
plaindre à luy, qu'à l'occasion de la foire des outaouacs qui se fait
par chacun an, quelques habitans du dit lieu, et particulièrement
les domestiques de Monsieur de Frontenac, et les gens de la garni-
son de Quebeck, avaient des boutiques dans l'enclos destiné pour
les sauvages, pleines de marchandises, et y traitoient. Il en auroit
694 REVUE CANADIENNE.
porté ses plaintes an Gouverneur, lequel luy auroit dit qu'il faisoit
beaucoup de bruit pour peu de chose; que sa volonté estoit que
ses gardes, les sergents et soldats de la garnison, traitassent dans
l'enceinte des flils sauvages, la pluspart estant fils d'habitans, et
que pour ses domestiques cela estait faux, à quoy luy répliquant
qu'il se donnast la peine de s'y transporter, qu'il verroit ses livrées
et que cela estait deffendu, il s'emporta et le menaça disant qu'il
vouloit estre obey, qu'il luy feroit bien avoir du respect pour sa
personne, et qu'il n'avoit eu pour luy par le passé que peu de con-
sidération et qu'à l'avenir il n'en aurait point du tout.
Mémoire de l'Evesque de Québec
De ce qui s'est passé au sujet de la querelle arrivée entre le Chancelier
Duchesnau, le nommé Vautier^ domestique du Sr. Duchesnau^
Intendant et le Sr. Boisseau et un garde de M. de Frontenac.
Le dit Evesque ayant appris le 27e mars 16S1 que Mr de Fron-
tenac avait ordonné au Major de la ville avec les soldats de la gar-
nison, et au Prévost des Mareschaux avec ses Archers de se rendre
au fort le lendemain à dix heures du matin, pour obliger le dit
Intendant d'exécuter les ordres qu'il luy avait envoyés par le dit
Major et Prévost, il seroit allé le mesme jour trouver le dit Sieur
de Frontenac accompagné de son grand vicaire, et d'un autre
ecclésiastique, pour luy offrir ses soins dans des extrémités si
fâcheuses.
Il luy dit que l'Intendant en estoit la cause, ne voulant pas obéir
à ses ordres, à quoy il l'obligeoit de gré ou de force. Il luy promit
de succeoir cette exécution jusques au lendemain neuf heures du •
matin.
lie dit Evesque alla trouver l'Intendant, qui luy marqua beau-
coup de déplaisir de ne pouvoir satisfaire au dit Sr de Frontenac
sur les ordres qu'il avait reçues de sa part, qui estoient de luy
envoyer son fils le Ghlier, et de remettre entre les mains du dit
Prévost le d. Vautier.
Il luy fit le récit de l'affaire, qui est que le 20e du d. mois après
midy, les Sieurs Barrois et le Chasseur, Secrétaires dit Sieur de
Frontenac, Festoient venu trouver de sa part pour luy dire que le
Sieur Boisseau s'éstoit venu plaindre à luy que son fils le Chance-
lier et le dit Vautier l'avaient insulté, et le garde qu'il luy avoit
donné, et qu'il advisast à ce qu'il aurait à faire. A quoy le dit
Intendant auroit respondu qu'il allait sçavoir de son fils et du dit
DOCUMENTS SUR L'HISTOIRE DU CANADA. 605
Vautier tout ce qui s'estoit passé en ce rencontre, et qu'il ordonne-
roit ensuite au dit Chancelier d'en aller rendre compte au dit Sieur
de Frontenac.
Que le dit Chancelier et Vautier luy avaient dit en présence de
plusieurs personnes, qu'estant sur la palissade qui regarde le che-
min de la basse à la haute ville, le dit Chancelier chantant pour
se divertir un air sans paroles, le dit Vantier le suivani, les dits
Boisseau et garde lui dirent l'un après l'autre beaucoup d'injures
infâmes, le dit Boisseau le menaçant de luy donner des coups de
baston et à son père en l'injuriant, ce qu'il Qt paroistre méprisez,.
leur disant seulement qn'ils passassent leur chemin et qu'il ne vou-
loit pas s'arrester à des gens de leur sorte, et que s'ils ne se toi^
soient, il leur feroit faire le mesme traittement dont ils le mena-
coient.
Que le Vautier entendant ces injures et menaces faites à son
maître dit plusieurs paroles de mespris au dit Boisseau, luy repro-
chant la bassesse de sa naissance, et d'avoir esté employé à des ser-
vices bas et ravalez.
Le dit Intendant poiir témoigner au dit Sieur de Frontenac qu'il
voulait la paix, avoit ordonné à son fils et au dit Vautier de l'aller
trouver pour luy rendre compte de l'action, et luy tesmoigner le
sujet qu'il avoit de se plaindre de l'insolence du dit Boisseau et du
garde. Ce que le dit ChanceUer auriot fait en mesme temps, estant
accompagné de son précepteur, du secrétaire du dit Intendant et
du dit Vautier.
Que le dit Chancelier estant chez le dit Sieur de Frontenac, il
l'auroitfait entrer dans son cabinet avec ceux quil'accompagnoient
dans lequel se trouvèrent les dit Barrois et Chasseur, et sans l'en-
tendre se serait jeté sur luy, l'auroit pris par le bras, et le secouant
l'auroit frappé et maltraité en luy disant beaucoup d'injures, et
luy auroit deschiré la manche de son justaucorps. Que ses deux
secrétaires se mirent entre eux et prièrent le dit Sieur de Fron-
tenac de se modérer. Ce qui auroit été inutile, si on n'avoit pas
ouvert la porte du cabinet d'où il sortit avec ceux qui l'avoient
accompagné, et le dit Sieur de Frontenac le suivit et continua de
le maltraiter.
Que Boisseau aurait outragé Vautier dans la salle où étoient les
gardes, et l'auroit frappé de sa canne, si le secréia'/e de l'Intendant
ne luy avait retenu le bras.
Que le dit Vautier auroit aussy esté maltraitté dans le mesme
par le nommée Rémy, domestique du dit Sieur de Frontenac, et
parles autres gardes qui luy dirent beaucoup de paroles inju-
rieuses, et dont un chercha une hallebarde pour l'en percer. Ce
696 REVUE CANADIENNE.
qui obligea le dit secrétaire de retourner dans la chambre du dit
Sieur de Frontenac et de luy demander justice de tous ces mau-
vais traittemens, sans qu'il voulut luy en faire aucune.
Le 27e du dit mois le dit Intendant aurait appris que le dit Sieur
de Frontenac se préparoit à luy faire quelque violence qu'il avait
mandé à ce dessein trois fils du Sieur de Bécancourt, et le Sieur
de Repentigny fils leur cousin qui estoit à Portneuf à douze lieues
de Québec maison du dit de Bécancourt, qu'ils estoient arrivés le
jour précédent, et qu'en effet le dit jour 27e le major de Québec
le seroit venu trouver tenant un papier à la main, et luy auroit dit
de la part du dit Sieur de Frontenac que sou fils le Chancelier luy
ayant manqué de respect dans son cabinet, et ayant menacé de
donner des coups de baston à ses gardes, et que luy Intendant
n'ayant voulu escouterses secrétaires, il désiroit qu'il luy envoyast
le dit Chancelier du Ghesnau, et que s'il en faisait difficulté, il luy
fit donner par le garde qu'il avait amené l'ordre qu'il avait apporcé.
A quoy il auroit respondu que son fils ayant esté maltraité et
frappé par le dit Sieur de Frontenac dans son cabinet, il ne pou-
voit pas l'exposer au même traittement. Ensuite le dit major luy
fit donner...
Une demy heure après le Prévost des Mareschaux serait entré
dans sa chambre tenant aussy un papier en sa main, et luy
demanda qu'il luy fit mettre entre les mains le dit Vautier pour
le luy mener. Il luy fit response que l'ayant envoyé au dit Sieur
de Frontenac avec son fils le Chancelier il avait esté si maltraité
dans la salle où estoient les gardes tant par le dit Boisseau que ses
gardes et domestiques, sans qu'il voulut en faire aucune justice à
son secrétaire, il ne croyoit pas luy pouvoir envoyer de nouveau
avec sûreté.
Le dit Intendant mit entre les mains du dit Evesque un papier
contenant tout ce que dessus, et le pria de le montrer au dit Sieur
de Frontenac.
Le dit Evesque serait retourné le 28e sur les 9 à 10 heures du
matin, chez le dit gouverneur accompagné comme auparavant, il
l'auroit trouvé avec plusieurs personnes qu'il auroit fait retiré à la
réserve du major et de ses deux secrétaires, et après luy avoir dit
le récit que luy avoit fait le dit Intendant de l'affaire et luy avoir
fait lecture de l'escrit, il demanda d'en faire tirer copie, ce qu'il
fit à l'heure mesme par un de ses secrétaires après quoy il le r^mit
au dit Evesque, et luy dit que l'affaire estoit tout autrement que
l'escrit ne portoit, et ayant envoyé quérir le procès verbal que luy
avait rendu le garde qui accompagnoit Boisseau, et les ordres qu'il
avait donné au Major et au Prévost avec leurs certificats de res-
DOCUMENTS SUR L'HISTOIRE DU G\NAD A. 697
ponse du dit Intendant aux dits ordres et une déposition du lieu-
tenanl-général de Québec de ce que le dit Vautier a dit au dit
Frémy, domestique du dit Sieur de Frontenac, il luy fit lecture de
tout.
Le dit Evesque dit au dit Sr. de Frontenac que comme ils plai-
gnoient de part et d'autre et le dit garde estant parti aussy bien
que les autres, il sembloit qu'à moins qu'il n'y eust d'autres tes-
moignages qui confirmassent ce qui estoit contenue au procès ver-
bal, l'on ne devoit pas y adjouter foy, à quoy le dit Sieur de Fron-
tenac luy respondit que lorsque des mareschaux de France ou des
gouverneurs avaient mis de leurs gardes auprès de quelqu'uns,
leur procès-verbal estait cru. Et sur ce que le dit Evesque luy
représenta les inconvéniens qui s'en sui voient, si ce grade estoit
cru dans sa propre cause, il luy dit qu'il ne s'estonnoit pas de ce
qu'il n'avoit pas sur cette motion autant de connaissance que sur
la théologie et les cas de conscience, sur lesquels il le consulteroit
volontiers, mais il savoit bien la créance qu'il devoit avoir au
procès-verbal du dit garde.
Le mesme jour après midy le dit Evesque seroit retourné chez
le dit Intendant auquel il auroit fait rapport de l'entretien qu'il
avait eu avec le dit Sieur de Frontenac, et luy auroit proposé de
luy envoyer le dit Chevalier son fils, pourvu qu'il luy parlast en sa
présence, et, de quelques-uns de ses amis qui l'accompagneroient.
Il fit response qu'il y consentoit, et qu'il n'y avoit rien qu'il ne fist,
pourvu qu'il pust envoyer son fils en sûreté, afin d'empescher que-
le dit Sieur de Frontenac n'exécutast le dessein qu'il avoit de l'en
voyer prendre de force dans sa maison.
A l'esgard du dit Vautier qu'ayant esté extrement maltraité chez
luy sans qu'il eust voulu en faire aucune justice, il ne pouvoit pas
l'exposer de nouveau à moins que le dit Sr. de Frontenac ne don-
nast sa parole, qu'il ne seroit point maltraitté de coups ni de prison,
ou bien qu'il s'offroit de luy en faire luy -mesme toute la justice
qu'il pouvoit désirer.
Le dit Evesque seroit ensuite retourné chez le dit Sieur de Fron-
jtenac, et luy auroit fait connoistre les dispositions du dit Intendant
de luy envoyer son fils, s'il vouloit bien luy parler en sa personne
et de quelques-uns de ses amis, qu'il luy tesmoigneroit en présence
de ceux qu'il désireroit à l'exception du dit Boissau auteur de
cette querelle qu'il ne croyoit pas luy avoir rien dit qui manquast
au respect qui luy est due, que s'il l'avoit fait, il seroit prest de luy
en faire toute sorte de satisfaction n'ayant point eu d'autres senti-
mens que de conserver pour luy tout le respect possible. Que le
dit Chevalier Duchesnau ayant dit ce que dessus il attendoit tout
698 REVUE CANADIENNE.
ce que le dit Sieur^de Frontenac luy voudroit dire, à quoy il ne
répliqueroit rien.
Et pour ce qui regirdoit le dit Vautier, que le dit Intendant estoit
disposé ne faire luy-mesme la justice telle que le dit Sieur de Fron-
tenac en seroit satisfoit, ou de luy envoyer, pour obéir à tout ce
qu'il luy ordonneroit, pourvue qu'il promist qu'il ne seroit point
maltraitté de coups ny de prison.
Le dit Sieur de Frontenac auroit respondu au dit Evesque qu'il
acceptoit la proposition qu'il luy faisoit pour le dit Chevalier Du-
Chesnau, et que l'on luy en donnoit plus qu'il ne luy en auroit
demandé, mais qu'à l'esgard du dit Vautier, il vouloit l'avoir à sa
discrétion, et sans aucune condition.
Et sur ce que le dit Evesque luy dit que dans les sentimens où
il voyoit le dit Intendant, il ne pouvoit pas croire qu'il fist autre
chose, le dit Sieur de Frontenac luy fit response que ce qui ne s'ac-
cordoit pas une première fois, se faisoit quelquefois une seconde,
et que s'il vouloit bien continuer ses soins, il seroit possible réus-
sir au regard du domestique comme il avait fait à celuy du dit
Chevalier.
Le dit Evesque estant retourné chez le dit Intendant il luy tes.
moigna qu'il ne pouvoit pas se résoudre d'envoyer de rechef le dit
Vauthier son domestique au dit Sieur de P^'rontenac qu'aux condi-
tions qu'il avoit déjà proposées. Ce qu'ayant rapporté au dit Sieur
de Frontenac, il le pria de luy marquer l'heure qu'il luy amèneroit
le dit Chevalier duChesnau, il luy fit response qu'il vouloit le venir
remercier chez luy des peines qu'il avoit voulu prendre, et qu'il
luy diroit l'heure.
Le dit Sieur de Frontenac rendit visite le mesme jour au dit
Evesque. Il luy dit qu'il avoit appris que le dit Intendant avoit
fait mettre son vallet prisonnier, et qu'il verroit ce qu'il avoit à
faire. Il le pria de nouveau de luy marquer le temps qu'il désiroit
qu'il luy menast le dit Chevalier. Sur quoy il luy fit quelques dif-
ficultés parceque le dit-I^itendant ne vouloit pas luy envoyer son do.
mestique pour en disposer à sa discrétion, Il luy fit connoistre que
ces deux choses n'avoient pas de dépendance l'une de l'autre, qu'il
pouvoit toujours recevoir la satisfaction du dit Chevalier, et usa de
telle autorité qu'il voudroit à l'esgard du domestique et qu'à l'es-
gard du fils il y avoit bien plus de suite et de conséquence. Après
quoy il donna de rechef sa parole, et que c'estoit une atfaire réglée
à l'esgard du fils, mais qu'il falloit différer encore quelques jours,
pour voir ce qui arriveroit du domestique, et luy demanda ensuite
un escrit de tout ce qui s'estoit dit et fait tant de sa part que de celle
DOCUMENTS SUR L'HISTOIRE DU CANADA. 699
du dit Intendant dans les pourparlers qu'il avoit eu avec eux, ce
qu'il luy promit.
Trois jours après le dit Sieur de Frontenac estant revenu voir le
dit Evesque accompagné du majorât de ses deux secrestaires, il luy
demanda l'escrit qu'il luy avoit promis, il luy dit qu'il l'avoit desjà
commencé, et luy demanda le temps qu'il souhaittoit qu'il luy me-
nast le dit Chancelier, il luy respondit qu'il vouloit avant cela que
le dit Intendant lui envoyast son domestique que, pour en faire à sa
discrétion, le dit Evesque luy dit que luy ayant donné sa parole
plusieurs fois à l'esgard du Chancelier il ne croyoit pas d'eux faire
difficulté de l'exécuter. Le dit Sieur de Frontenac luy demanda
de nouveau l'escrit qu'il luy avoit demandé. Il lui fit response
qu'il ne pouvoit avec bienséance luy donner un escrit dans lequel
il estoit obligé de dire qu'il luy avoit donné plusieurs fois sa parole
d'une chose qu'il ne vouloit point exécuter, quoiquelle regardast le
bien de la paix, il s'en alla luy répétant plusieurs fois qu'il retirait
sa parole.
Quelques heures après le dit Sieur de Frontenac envoya le major
chez l'Intendant lui demander le Chancelier, lequel ayant fait res-
ponse qu'il l'avoit envoyé chez le dit Evesque pour le luy mener
quand il le désireroit, le dit major vint chez le dit Evesque et luy
dit qu'il avoit ordre du dit Sieur de Frontenac de luy mener le dit
Chancelier, il luy dit qu'il alloit l'envoyer quérir, ce qu'ayant fait
il le remit entre les mains du dit major qui le mena au dit Sieur de
Frontenac, lequel le fit arrester, et mettre dans une chambre du
fort.
DE PARIS
A L'EXPOSITION DE VIENNE'"
JOURNAL D'UN CHRONIQUEUR EN VOYAGE,
La chronique est très humble servante de l'actualité, qu'elle doit
suivre et traquer partout. Semblable au chasseur diligent de la
ballade, il faut que le choniqueur, l'oeil à l'affût et l'oreille aux
aguets, soit toujours par monts et par vaux, prêt à s'élancer sur sa
proie partout où elle se montre. Le mot de Mahomet semble fait
tout exprès pour lui servir de devise, ei quaud la montagne ne vient
pas à lui, c'est à lui d'aller à la montagne.
Voilà pourquoi, profitant des loisirs de l'été, où les événements
font relâche comme les théâtres et prennent leurs vacances comme
les écoliers, je suis allé chercher jusqu'à Vienne l'actualité qui me
fuyait à Paris. Malgré bien des mécomptes et des avortements, le
grand fait de la saison présente est l'Exposition internationale uni-
verselle, ouverte le 1er Mai dernier dans la capitale de l'Autriche,
et qui se fermera le 31 Octobre prochain. Permettez-moi, lecteur,
de vous y conduire, ou du moins de vous mener jusqu'à la porte.
Nous en examinerons ensemble les approches et les dehors, et je
laisserai volontiers à un autre le soin de vous faire franchir le seuil
(1) Extrait du Correspondant, de Paris, du 10 Septembre, 1873
DE PARIS A VIENNE. 701
et de vous guider à travers les innombrables et fatigantes richesses
de la Welt-Austellung. Grâce aux chemins de fer, Vienne est, pour
ainsi dire, dans la banlieue de Paris. C'est l'affaire de trente-six
heures, comme jadis pour aller àEpernay. Mais j'ai suivi le chemin
des écoliers. En voyage, j'aime beaucoup à prendre le plus long
pour arriver au but, et à exécuter des variations et des fugues en
zigzags sur la ligne droite, qui est pour les géomètres le plus court,
mais pour les touristes le plus ennuyeux chemin d'un point à un
autre.
Que le lecteur se rassure : je ne l'arrêterai pas à chaque étape. Il
y a longtemps, je le sais, que l'Allemagne est découverte, et je n'ai
nulle intention de refaire Joanne ou Bœdeker. Je lui parlerai peu
de tout ce qu'il trouvera dans les Guides; il me permettra de négli-
ger les pierres pour les hommes, l'histoire pour la chronique, et
même, après avoir passé, sans détourner la tête, devant des monu-
ments recommandés solennellement à l'admiration des badauds par
tous les cicérones, de m'amuser, au prochain sentier, à courir aprè*
les papillons et à cueillir la noisette.
Strasbourg, 5 et 6 juillet.
Je suis parti de Paris par le train de huit heures trente-cinq du
soir, et n'ai fait qu'une traite et qu'un somme jusqu'à Avricourt.
11 y a trois ans, Avricourt était une station insignifiante, qui passait
inaperçue pour la plupart des voyageurs. Il n'en est plus ainsi
maintenant : le démembrement de la France l'a élevé au rang de
station frontière, et ce village est devenu aussi célèbre parmi les
voyageurs de la ligne de l'Est qu'il était autrefois inconnu.
Brusquement, et sans préparation, on se trouve en terre prussi-
enne. Même en y mettant la plus mauvaise volonté du monde, il
est impossible de ne pas s'en apercevoir tout de suite. D'abord, on
vous fait descendre pour la visite des bagages, et pendant ce temps
les employés français ont cédé la place aux Allemands. Le rauque
coassement des grenouilles du Rhin offusque nos oreilles de toutes
parts. Les quais sont envahis par l'uniforme des employés prus-
siens ; une sentinelle allemande se promène l'arme au bras devant
la gare en planches, et le drapeau tricolore— mais où le noir, hélas !.
a remplacé le bleu, comme un signe de deuil — flotte au-dessus de
la porte. Il n'est pas jusqu'à l'heure qui ne change aussitôt : il
faut régler sa montre sur les horloges de Berhn et l'avancer de
vingt-cinq minutes.
J'aborde un employé aux moustaches formidables, à la parole
impérieuse, qui marche avec toutes les allures d'un officier supé-
rieur :
702 REVUE CANADIENNE.
— Monsieur, à quelle heure serons-nous à Strasbourg ?
Il me répond d'une voix bourrue :
— Hier man spricht Deutsch.
Je m'approche du guichet et je présente un billet de vingt francs
à l'employé, qui secoue la tête de droite à gauche et de gauche à
droite, en me disant : " Nein, nein." Mais il accepte un napoléon,
et me passe en retour, avec mon billet, une foule de ces affreuses
petites pièces blanchâtres, à l'effigie efTacée, qui représentent des
kreutzers ou des groschens. On remonte en voiture. Quelques
minutes après, le train s'arrête devant une station encombrée de
longues files de v^agons sur lesquelles se lit en grosses lettres :
E/sass-Lothringen. " Réchicourt-le-Ghâteau." me dit mon Livret-
Chaix. — " Rixingen," me crient en même temps l'employé et l'ins-
cription de la gare. Non, il n'y a vraiment pas moyen d'oublier
que l'on efet en Prusse.
D'Avricourt à Strasbourg, le trajet dure près de trois heures. Le
train, devenu omnibus^ ne nous épargne pas une seule des douze
stations. Il marche avec la lenteur allemande, comme pour prolon-
ger le supplice du voyageur français et lui faire goûter l'amertume
du calice jusqu'à la lie. Je n'ai jamais plus cruellement senti tout
ce que nous avons perdu à cette guerre maudite, et j'ai pu mesurer
pour ainsi dire, pouce à pouce, l'espace dont le sol de la patrie s'est
raccourci sous nos pas.
En approchant de Strasbourg, on voit se dessiner à droite et à
gauche les silhouettes des forts bâtis par les prussiens pour retenir
IdIus sûrement les habitants de l'Alsace dans les bras de leurs frères
allemands. La Prusse sait comme nous que Vauban était un grand
homme ; mais elle sait aussi — et elle le savait avant de nous l'avoir
appris à nos dépens — qu'on ne résiste pas à des canons fabriqués
en l'an 1870, avec des remparts élevés en l'année 1684.
A peine descendu à l'hôtel, je me suis mis à parcourir la ville.
La première impression est navrante. Ce n'est pas seulement parce
que tous les noms des rues, toutes les affiches placardées sur les
murs, toutes les inscriptions sur les monuments, sont en langue
allemande, sans même faire aux vaincus la concession d'une tra-
duction française ; ni parce que, si avidement qu'on tende l'oreille,
on entend partout résonner les syllabes gutturales de cette langue,
faite, suivant le proverbe, pour être parlée aux chevaux. G'estaussi
à cause du mouvement de la rue et de la physionomie des passants.
On s'attendait à entrer dans une ville en deuil : on voit des cafés
remplis et les brasseries débordantes. De toutes parts, quand la
nuit tombe, s'élèvent des chansons et des rires. Les ruelles qui
avoisinent mon hôtel s'animent d'un fourmillement tapageur et
DE PARIS A VIENNE. 703
joyeux. Je m'endors au son de je ne sais quelles mélodies alle-
mandes braillées à pleins poumons par les habitués d'un estaminet
voisin, et je m'éveille au bruit d'un cantique allemand piaulé pen-
dant une heure par les bambins d'une école primaire située sous
mes fenêtres. Mais bientôt tout s'explique, et cette première impres-
sion s'efface. Il ne faut pas oublier d'abord que Strasbourg, même
au temps où il appartenait de corps et d'âme au vaincu, parlait la
langue du vainqueur, et que c'était en allemand qu'il criait: *' Vive
la France ! " Mais surtout il ne faut pas perdre de vue que la ville
a été dépeuplée par l'émigration et repeuplée par une véritable -
invasion prussienne. Seize mille Strasbourgeois, au minimum,
ont quitté leur petite patrie, après son annexion à la Prusse, pour
rester fidèles à la grande, et parmi ces exilés volontaires, on compte
beaucoup d'hommes du peuple, célibataires qu'aucun lien n'en-
chaînait au sol, ouvriers qui remplissaient les rues au sortir de
leurs ateliers, et donnaient à la ville une physionomie toute fran-
çaise, sous son enveloppe alsacienne. Ce vide a été plus que com-
blé par l'immigration allemande, car le chiffre total de la population
s'est augmenté de quelques milliers. On peut dire que Strasbourg
est submergé parle flot teutonique, qui coule maintenant à pleins
bords dans le lit déserté par le flot français.
Les calculs les plus modestes évaluent à vingt mille le nombre
des Prussiens qui sont venus s'établir à Strasbourg'. C'est le quart
de la population totale ; c'est plus du tiers, en y joignant la garnison]
La pauvre et prolifique Marche de Brandebourg n'avait garde de
négliger une proie aussi riche. Elle a toujours des nuées d'enfants
à placer. Tous ces besogneux se sont rués à l'assaut du butin, une
fois la place conquise, depuis l'humble marchand en quête d'une
clientèle jusqu'au hobereau en quête d'une place de fonctionnaire.
L'immigration prussienne se compose de trois ou quatre éléments
que voici : d'abord, les gens qui suivent l'armée et en vivent; puis
l'administration, avec son personnel d'employés ; enfin les com-
merçants, si l'on peut appeler ainsi les marchands de tabac (ils ont
triplé à Strasbourg depuis l'annexion) et de salaisons, de saucisses,
de choucvouie—delicatessen^ disent les Allemands par un mot bien
caractéristique, et qui donne envie de s'écrier, comme Molière :
" Où diable la délicatesse va-t-eiie se nicher? " Gomme on le croira.
sans peine, la Prusse n'est pas représentée là par ses échantillons
les plus purs. Les chevaliers d'industrie, les négociants en décon-
fiture, les personnages ayant une situation à cacher et à refaire,
abondent dans cette population nomade et interlope, qui s'est déjà
renouvelée deux ou trois fois depuis l'annexion.
Les deux courants coulent à côté l'un de l'autre'sans se mêler. Il
704 REVUE CANADIENNE.
a fallu renoncer aux aianifestations des premiers temps. Cependant
quelques dames substituent encore à la cocarde qu'elles ae peuvent
plus porter, de petits bouquets de fleurs disposées dans l'ordre du
drapeau tricolore, ou habillent leurs fillettes de blanc, avec une
ceinture bleue et un ruban rouge au cou. J'ai vu un équipage
élégant attelé de deux chevaux qui portaient un capuchon rouge à
houppes bleues, et frangé de blanc. Puérilités, soit! Mais qui
aurait le courage d'en sourire ? Le patriotisme les ennoblit et les
rend touchantes. Regardez aussi aux vitrines des libraires : les
ouvrages, les journaux, les gravures, môme les images d'Epinal
que vous y verrez, tout vous parlera de la France et vous dira
qu'on ne l'oublie point. Mais, encore une fois, la protestation de
Strasbourg est surtout dans la dignité silencieuse de son attitude
et le soin qu'elle met à maintenir la distance entre son ennemi et
elle dans la promiscuité forcée de la conquête.
Les traces du siège sont toujours visibles, malgré l'activité avec
laquelle on s'attache à les faire disparaître. Il reste bien des vides
à l'entour de la place de Broglie et le long du faubourg de Pierres
où les obus n'avaient laissé qu'une seule maison debout. La cathé-
drale n'est pas absolument guérie de toutes ses blessures, mais il
s'en faut de peu. On achève de rebâtir le palais de justice. La
préfecture et le théâtre étalent encore leurs mutilations. La Bibli-
othèque et le Temple neuf n'ont pas cessé d'être un monceau de
ruines. Sur la place Kléber, l'Aubette, où étaient installés l'état-
major de la garnison et le musée de peinture, dresse sa façade
béante et noircie, derrière laquelle l'incendie a fait le vide. La
statue de bronze qui occupe le centre de la place est restée debout.
On lit toujours sur le piédestal : A Kléber^ ses frères d'armes^ ses con-
citoyens^ la patrie ! Et le général en chef de l'armée du Rhin con-
temple sa ville nata-ie ravagée et conquise par ceux qu'il avait tant
de fois battus.
Baden-Baden, 7 et 8 juillet.
De Strasbourg j'ai fait une pointe sur Bade, — premier accroc à
la ligne droite. Je voulais comparer le Bade d'aujourd'hui, après
la guerre et après la roulette, au Bade d'autrefois, et voir de mes
propres yeux quantum mutatus ab illo.
En passant sur le grand pont du Rhin, jadis gardé à un bout
par une sentinelle française et à l'autre par une sentinelle badoise,
je remarque que la Prusse, si soigneuse de faire disparaître les
moindres traces de la nationalité vaincue, a poussé le dédain ou
l'ironie jusqu'à laisser intact l'aigle impérial qui en décore l'entrée.
Je ne saurais dire l'effet navrant que produit en pareil lieu la vue
DE PARTS A VIENNE. 705
de ce triste oiseau, cloué là'débormais eu signe d'infamie, couiiue
un hibou sur la porte d'une grauge. A tous les français qui passent,
sa vue crie: Souviens-toi! Et je me suis souvenu. Tandis que le
convoi traversait lentement le fleuve majestueux, le souvenir des
derniers jours de l'empire me remontait à la mémoire. Je revoyais-
en imagination la séance du 6 juillet, M. de Gramont à la tribune,
mettant la main sur la garde de son épée ; j'entendais les longues^
acclamations de la Chambre auxquelles répondaient les clamours
de la rue, les chants guerriers, la Marseillaise, le Rhin allemand de
Musset, avec la musique de Gounod, et les couplets de G. Nadaiid :
Malheur à qui brave la France ! chantés sur le théâtre du Vaudeville,
avec accompagnement de drapeaux tricolores, et repris en chœur
par la salle entière. — Vous ne l'avez pas oublié sans douLe, joyeux.
auleuv de Pa7id or e !
Naturellement, les Prussiens ont rétabli l'arche du pont qa'o:i
avait fait sauter, puisque le chemin de fer y passe. Voici Kehl, où
les «ofdats en garnison à Strasbourg et les commis voyageurs de
passage allaient jadis acheter des cig ires en contrebande. Le con-
voi fait bravement ses cinq lieues à l'h^iure, comme la diligence de-
Joigny ou le coche d'Auxerre. Parfois il s'arrête au milieu des
champs, sans qu'on sache pourquoi. A chaque station, il flâne et
reprend haleine. On le laisse soufller tranquillement, tandis que
les employés vont boire un bock et que le mécanicien, appuyé sur
sa noire locomotive, engage une conversation sentim;3ntale avec
quelque jeune fille dont on voit passer la tête blonde par la fenêtre
du chalet qui sert de gare, encadrée de clématite et de lierre. Idylle-
charmante et digne d'être chantée par Gessner ! Comment se-
plaindre d'une patriarcale lenteur qui permet au regard de savourer
à l'aise cette nature verdoyante, ces frais villages dont chacun
semble avoir été fabriqué tout exprès pour le plaisir des yeux et
cette ceinture de collines chargées de ruines féodales qui ferment
le décor ? Tout cela est si joli, qu'au bout d'un quart d'heure j'avais
oublié que j'étais en Allemagne et dans la patrie du général de
Werder.
Voici Achern, où l'on garde les entrailles de Turenne, à un quart
d'heure tout au plus de Sasbach, où le héros fut tué ; Bûhl, dont
la vallée produit l'Afî'enthaler, ce bourgogne en miniature du
grand-duché ; Steinbach, la patrie d'Erw^in, dont la statue colossale
regarde du haut d'une colline le Munster de Strasbourg. Enfin
nous arrivons à Bade. Une vingtaine de voyageurs descendent du
train. Dès qu'ils apparaissent, les cochers rangés sur leurs sièges
les saluent humblement au passage. L un deux, mis comme ua
cocher de grande maison, s'approche de moi et, le chapeau à la
25 Septembre 1873. *5
706 REVUE CANADIENNE.
main, me poursuit de propositions obséquieuses, en m'offraut sa
voiture au rabais. A ce premier symptôme, bientôt confirmé par
l'empressement des garçons lorsqu'on arrive à l'hôtel, il est facile
de pressentir la décadence dont on va être témoin.
Qui n'a vu le Bade d'avant la guerre et ne se rappelle le spectacle
unique, éblouissant, étourdissant, que présentaient, à certaines
heures du jour, les abords du Kursaal ? Bade, en ce temps-là, était
le rendez-vous de tous les heureux de ce monde. Princes, ban-
quiers, artistes, viveurs et courtisanes se pressaient, se coudoyaient
en une cohue joyeuse, tout imprégnée de parfums et de rires, dans
ce paradis terrestre— un paradis après la pomme— de l'Allemagne
de l'Europe. Pendant trois mois, Bade devenait la capitale d'un
royaume enchanté. On y était occupé qu'à, jouir par tous les sens
à la fois. Dans les salons étincelants de marbres, de fresques et de
dorures'; dans le café et la Restauration en plein vent; le long des
allées ou les grands châtaigniers versaient une ombre épaisse,
fraîche comme l'eau d'une source ; autour du kiosque chinois où
deux fois par jour, un orchestre trié sur le volet passait en revue
les chefs-d'œuvre de la musique, c'était comme un fourmillement
radieux, une mêlée d'élégance et de raffinements. On ne rencon-
trait que visages souriants, épanouis par la bonne chère et allu-
més par la fièvre du plaisir. Les bals, les spectacles, les concerts,
les promenades, les dîners et le jeu se disputaient chaque heure
du jour et de la soirée. Le tintement de l'or se mêlait au bruit
des violons et au choc des verres ; à la chanson des sylphes la
chanson de Marco. Lorsqu'un pauvre diable était décavé, il se
gardait de faire tache au tableau. Se sentant déplacé en si char-
mante compagnie, et honteux de montrer sa figure maussade dans
ce pays de la joie, il prenait aussitôt le chemin de fer, à moins
qu'il ne préférât se faire sauter la cervelle dans un coin. L'amph^
tryon de ces lieux enchanteurs, pour ne point attrister ses hôtes,
poussait la munificence jusqu'à lui payer le voyage ou les frais
d'enterrement; et le trouble-fête disparaissait sans que personne
s'en aperçut.
Le cadre est resté le même, mais le tableau est bien changé.
Bade a gardé ce merveilleux décor où l'art vient en aide à la
natui-e sans pouvoir l'égaler; mais l'herbe pousse dans l'Allée des
Soupirs et l'avenue de Lichtenthal, sur le chemin de la Chaire-du-
Diable, de la Gorge-aux-Loups et du Vieux-Château. Le concierge
de la Favorite se promène comme une ombre dans son ermitage
désert, tonte de revêtir le cilice et de s'appliquer la discipline dont'
i'. xhibilion lui a valu tant de pourboires. Les marchandes de la
grande allée ne font plus leur frais et l'une d'elles, en me propo-
DE PARIS A VIENNE. 707
sant des cigarettes turques, m'a confié son intention de venir à
Paris pour y vendre des gâteaux de Nanterre dans une baraque
des Champs-Elysées. La Maison de Conversation a imaginé de
suppléer aux recettes d'anlan en demandant 18 kreutzers par jour
pour octroyer la jouissance, qu'on ne se dispute pas, de ses lambris
dorés, de son cabinet de lecture et de ses concerts. Quelques
maniaques y jouent, du matin au soir^ l'écarté à 25 centimes la
fiche, comme dans la partie classique chez le percepteur, et deux
ou trois malades y causent tout bas à l'écart. Jamais, au temps
du trente-et-quarante, on n'avait t^nti .conversé dans la Maison de
Conversation. I :,'■■• ,.
Vers deux heures, au moment où l'orchestre attaquait l'ouver-
ture,du Domino noir^ je suis allé m'asseoir sur la terrasse du café.
Une douzaine de promeneurs erraient mélancoliquement aux
alentours du kiosque, et la Restauration^ théâtre jadis de tant de
joyeuses folies, et où Ton faisait si galamment sauter les bouchons
de madame veuve Clicquot, offrait la morne physionomie d'un
restaurant de sous-préfecture. J'interrogeai l'un des garçons, un
Badois pur sang, mais qui a servi à l'Exposition de 1867 à Paris,
et pris dans ce séjour une légère teinte deJa langue et de l'esprit
du boulevard :
— Ah ! monsieur, me dit-il, depuis que le moulin ne tourne plus
(le moulin, c'est la roulette), nos beaux jours sont passés. Plus
d'Anglais, plus de Russes ! ,^,,^.j ;;i
— Et des Français ? , - r; , , , ,
— Presque plus... Il Ty en a bien encore quelques-uns, ajouta-t-il
en clignant de l'œil d'un air très-malin ; seulement ils se font pas-
ser pour Belges.
— Alors de quoi se compose actuellement votre clientèle ?
— De malades qui vivent de régime, et d'Allemands, de Prus-
siens surtout. Mauvaise^ pratique, monsieur. Encore si c'étaient
des Viennois I Le Prussien se gorge de bière, s'empiffre de bœuf
aux confitures, fume une demi-douzaine de cigares d'un sou, et se
croit magnifique en donnant deux kreutzers de trinkgeli au garçon.
En ce moment, une joix rogue cria à l'autre bout de la salle :
— Keïlner !
—Vous allez voir, me dit tout bas le garçon : c'est une famille
de Prussiens.
11 s'approcha de la table, où le père, la mère et trois enfants ve-
naient d'achever leur déjeuner, fit l'addition et reçut l'argent. En
passant à coté de moi pour le porter au comptoir, il ouvrit à demi
la main gauche^où^était^tapiô une petite pièce de billon :
— Un^?-os,"soufîla-t-irsansrs'arrôter.
708 REVUE CANADIENNE.
Nous aurions voulu pouvoir attribuer exclusivement à l'absence
des Français la décadence de Bade ; mais la vérité est plus forte
que le patriotisme, et il faut reconnaître que la principale cause
est dans l'abolition des jeux. On sait que certains moralistes pra-
tiques désireraient ardemment attirer sur la France la pluie d'or
qui s'est détournée de l'Allemagne, sans doute pour rendre au
vainqueur le respect du vaincu. Dans ses grandes années, Bade
réunissait plus de 45,000 clients; c'est tout au plus si, en 1873, il
atteindra la moitié de ce chiffre, et la partie qui lui manque est
celle qui restait le plus longtemps et qui dépensait le plus. Le
Badehlat du 8 juillet donne un total de 11,464 étrangers; à la
même date, en 1870, année de la déclaration de guerre, il en indi-
quait 17,929; et en 1872, dernière saison du jeu, 17,561. La légère
différence de ces deux derniers totaux ne sufîitpas à faire apprécier
ce que Bade a perdu en perdant l'élément français, car la saison
de 1872 avait convoqué aux funérailles de la roulette et du trente-
et-quarante le ban et l'arrière-ban des joueurs de l'ancien et du
nouveau-monde. L'affluence des Français à Bade avant la guerre
et leur abstention aujourd'hui sont deux faits aussi incontestables
l'un que l'autre. Sur les 194 noms de la liste du jour, je trouve
seulement trois Français, dont deux ne le sont assurément qu'à
demi, car ils s'appellent Bissinger et Henricksen. Or Bade était
surtout une ville française, une succursale du boulevard des Ita
liens. C'était également la maison d'été^des Strasbourgeois riches,
comme Strasbourg était la maison d'hiver de beaucoup de Badois.
Aussi n'est-ce pas précisément sur les bords de l'Oos qu'il faut aller
j)Our trouver de grands partisans de la Prusse.
Mais qui sait? A mesure que les souvenirs de rouge et noir iront
s'effaçant, peut-être s'apercevra-t-on que les eaux de Bade ne sont
pas des eaux de fantaisie, faites pour servir de prétexte et d'excuse
aux viveurs, excellentes seulement pour les gens qui se portent
bien et contre les maladies qu'on n'a pas, mais qu'elle sont souve-
raines contre la névralgie, la névrose, les maux d'estomac et les
rhumatismes.
Carlsruhe, 10 juillet.
Je ne saurais trop engager mes lecteurs, s'ils voyagent jamais
en Alletnagne sans savoir la langue du pays, à se défier des lignes
à embranchement, et à étudier d'avance leur itinéraire dans le
HencVscheVs Telegraph. C'est pour ne pas m'être suffisamment con-
formé moi-même à ce sage conseil que je^me trouve conduit à le
répéter aux autres. Les employés allemands ont le tort de ne
point crier à hau'e voix le nom de chaque sation, et quand ils s'y
DE PARIS A VIENNE. 709
décident, leur prononciation germanique déroute une oreille étran-
gère. Il suffit d'un moment de distraction pour déranger toute
l'économie d'un voyage.
C'est ainsi qu'en allant de Bade à Garlsruhe j'oubliai de des-
cendre à Oos pour y changer de train, et me réveillai tout à coup
trois ou quatre stations plus loin, à Otterswyer, sur la route de
Fribourg. Que le lecteur m'en. croie sur parole : il est peu d'aven-
tures plus déplaisantes dans la vie que d'être débarqué à 1 heure
50 sur la voie, en pleins champs, par une chaleur de 40 à 45 degrés
au soleil, bientôt suivie d'un ofage violent, et d'apprendre qu'on
est condamné à attendre jusqu'à 5 heures du soir le passage d'un
autre train pour revenir sur ses pas. Encore, pour arriver à com-
prendre cette chose si claire et simple, fallut-il dix minutes d'ex-
plications laborieuses, compliquées par l'intervention bienveillante
d'un interprète, Italien de naissance, qui ne parlait ni l'allemand,
ni le français.
/ Victor Fournel.
[A continuer.]
BIBLIOGRAPHIE.
Commentaire sur le Code Civil du Bas-Canada — par J. J. Loranger, juge de première
instance, Commandeur de l'ordre de Pie IX, ex-ministre. — A. E. Brassard, Editeur.
-*-Des presses de la Minerve.
C'est un heureux présage pour un Livre, lorsqu'un magistrat, renommé
autant par son équité que par ses lumières, daigne s'en déclarer l'auteur,
et c'est déjà une grande garantie que l'incertitude sur l'autorité de l'écri-
vain ne rende point douteuse la valeur du travail. Ces deux avantages se
réunissent aujourd'hui en faveur du commentaire de l'hon. Juge Loranger ;
l'auteur joint à un talent incontestable un âge et une position au-dessus de
la critique pour une telle entreprise. Le magistrat ne nuit point ici au
commentateur ; au contraire il relève le mérite de l'œuvre et il préjuge en
faveur de ces éludes des lois méditées et approfondies par l'homme public
dans le silence et le secret du cabinet.
Au milieu des incertitudes et des doutes jetés dans la science légale
par le grand nombre de commentaires qui,sur un nombre infini de questions,
s'entrechoquent et se contredisent ; en présence de l'indéeision de la juris-
prudence et n'ayant souvent, en définitive, pour seul guide que le texte
quelquefois aride du code, des besoins impérieux se font sentir, d'unanimes
souhaits sont sans cesse formulés.
Tous, l'étudiant comme le praticien, réclament un traité substantiel, un
manuel sérieux qui présente, d'une manière certaine, Tétat actuel de notre
science légale et précise les principes qu'ils pourront accepter avec la con-
fiance d'avoir en résumé l'opinion des meilleurs auteurs et l'espoir de ne
pas perdre en vaines recherches un temps précieux et utile. ••' L'utilité
d'un commentaire sur le Code Civil du Bas-Canada, ne saurait être mise en
question, dit M. Loranger, l'incertitude sur le mérite de l'œuvre peut
seule en rendre la valeur douteuse."
Nous devons donc, dans les circonstance^ où nous sommes placés, accepter
le travail de M. le Juge Loranger comme un précieux témoignage de l'in-
térêt que l'auteur porte à l'avancement et au perfectionnement de notre
science légale. Il est pour nous une nouvelle preuve des heureux fruits
BIBLIOGRAPHIE. 711
qu'est destinée à nous donner la codification de nos lois. Avec le code se
sont ouverts, pour nos jurisconsultes, de nouveaux horizons, des voies plus
larges et plus dignes de leurs études, une carrière plus favorable au déve-
loppement des préceptes de la métaphysique et de la logique judiciaire.
Les commissaires canadiens avaient reçu instruction de suivre, autant que
possible, la forme et les grandes divisions du Code Français ; il faut
admettre qu'ils se sont acquittés de cette tâche avec un minutieux scru-
pule, car souvent les textes mêmes des deux codifications sont identiques.
Sans juger notre code au point de vue des discussions religieuses qu'il a
soulevées, mais en le considérant seulement comme moyen d'unification
de nos lois, ce fut certainement un grand perfectionnement apporté à l'état
de notre jurisprudence, car il devint dès lors facile de voir que la plupart
des décisions des tribunaux de France et des pays qui ont adopté les pré-
ceptes de la codification française auraient ici leur application journalière,
et que les travaux de législation comparée ne tarderaient pas à se produire
en ce pays. Aussi à peine quelques années se sont-elles écoulées depuis
la promulgation de notre code et déjà plusieurs ouvrages importants en ce
genre ont été publiés avec succès. L'Hon. Juge Loranger a bien voalu
lui aussi apporter sa pierre à l'édifice, et du premier pas il se place au pre-
mier rang des travailleurs. Commenro pour lui-même il s'est convaincu, avec
bon droit, que l'ouvrage qu'il livre aujourd'hui au public pouvait être con-
^ tinué pour les autres, et il a eu raison de croire qu'il eût paru égoïste s'il
eut laissé éclairer pour lui seul une lampe qu'il devait faire briller d'une
si vive lumière. ., ' / / î ' '
La tâche que s'est imposée l'auteur n'est^p'a^ un tràVâîl 'toujours facile
et agréable. Il lui faut un surcroit de courage et d'amour de l'étude pour
remonter sans cesse aux sources si multiples et diverses de nos lois et de
nos coutumes ; pour so reconnaître dans ce dédale de décisions souvent
contradictoires et de dispositions coutumières et statuaires empruntées
tantôt aux Romains, tantôt aux Français, tantôt aux Anglais; pour enfin
établir et bien faire connaître l'étendue de nos droits et privilèges sans
jamais perdre de vue les modifications que fait nécessairement subir à notre
droit public et privé notre position de colonie dépendante de la législation
d'une mère-patrie et intimement liée à ses destinées. Les difficultés du
droit cunon ne sont pas non plus les moindres que le commentateur
canadien ait à surmonter, car il lui faut tout à la fois lutter avec courage
pour le triomphe de ses principes religieux et la revendication de
nos droits comme catholiques, sans blesser les susceptibilités des
croyances diverses au sein desquelles nous vivons. Mais si d'une part
ces obstacles sont grands et sérieux, nous avons d'une autre part pour nous
rassurer une confiance absolue dans les talents reconnus de l'infatigable
travailleur qui a entrepris de les surmonter. " Poussé, dit-il, par l'amour
d'une science qui a été la principale, sinon Tunique préoccupation de ma
vie ; vers laquelle, en dehors du devoir, m'entraîne un penchant naturel ;
d'une science qui a été l'objet du culte des plus belles années de mon exis-
tence ; animé du désir d'en prolonger la connaissance, j'ai voulu f\iire de
mon livre un monument de mes efforts. Il peut crouler ce monument !
d'un œil stoïque je verrai sa chute, pourvu que sur ses. assises épargnées
des ouvriers plus habiles un jour le reconstruisent."
Yoici maintenant comment l'auteur s'exprime dans son introduction, à
l'endroit où il truite aussi du plan de son ouvrage :
" Le Code Napoléon, ayant été adopté comme modèle du nôtr?, j'aime-
712 REVUE CANADIENNE.
rais à pouvoir dire son prototype, doit naturellement lui servir de terme
de comparaison. Ce qui fait du rapprochement des deux codes, la méthode
la plus sûre pour faire ressortir les principes du Code Canadien. De ce
rapprochement, qui est dans la lettre comme dans l'esprit de la loi de codi-
fication, nait une affinité naturelle, entre les commentaires sur le Code du
Bas-Canada et les commentaires sur le Code Napoléon. Ceux-ci sont au
commentateur canadien, ce que le code Napoléon a été lui-même à nos
codifioateurs. Ils doivent lui servir de modèles. De là la place que tient,
dans ce livre, la doctrine des auteurs modernes et l'autorité dont elle y jouit.
" Cette autorité n'est pas cependant la même partout, subordonnée
qu'elle est à la concordmce ou à la discordance des deux codes.
'^ A l'instar du Code Napoléon, le Code Canadien a respecté l'ancien
droit en certains cas, et, dans d'autres, lui » substitué une disposition nou-
velle, empruntée au Code Français. L'accord des deux codes, en ce cas,
constitue leur concordance proprement dite. Leur discordance résulte des
cas où l'un des Codes a abrogé l'ancienne législation, perpétuée par l'autre,
ou bien encore où l'abrogation commune n'a pas entraîné le même amende-
ment.
** La législation particulière du Bas-Canada «t l'usage ont introduit
dans notre droit, des dispositions exceptionnelles, qui, n'ayant jamais fait
partie de l'ancien droit français, n'ont rien de commun avec le Code Napo-
léon. Ce droit local, quand il * été consacré par le Code, oflfre une série
distincte de cas de non-conoordano« entre les deux codes.
" Un des objets du présent ouvrage est donc, la comparaison du Code
du Bas-Canada «vec le Code Napoléon. Dans cet ouvrage, qui n'a d'autres
divisions que celles du Code, distribué en autant de livres, titres, chapitres,
sections et articles, que le Code en contient, on notera soigneusement la
concordance et k discordance des deux codes.
" Ce parallélisme »ur» pour effet, de faire servir le Code Napoléon d'in-
terprète au nôtre ; de l'y incorporer, pour ainsi parler, dans les dispositions
qui leur sont communee.
" Cette appropriation du texte, entraînera naturellement celle des com-
mentaires sur le Code Français, que le Code Canadien pourra revendiquer,
comme s'ils eussent été faits pour lui. Un simple coup d' œil embrasse
l'utilité de ce procédé.
" Quoique d'un service moins direct, le texte et les commentaires ue\
resteront cependant pas inutiles, dans les cas de discordance. La diffé-
rence des deux législations, en indiquant les motifs qui l'ont déterminée,
fera ressortir leurs caractères différents, révélera l'esprit du Code Canadien,
et par là en élucidera l'interprétation.
" La contrariété du droit nouveau, substitué à l'ancien, nécessite dans
les commentateurs français, des références continuelles à la loi abrogée,
lesquelles, dans les cas où nous n'avons pas imité cette abrogation, offrent
sur la jurisprudence ancienne, des aperçus que l'on chercherait en vain dans
les anciens auteurs.
'' Placés sur les limites des deux époques légales, les commentateurs ont
du constater la condition de la première, pour signaler leg progrès de la
seconde. C'est cette comparaison obligée des deux Droits, qui rendra tou-
jours les commentaires du Droit nouveau, précieux pour la connaissance de
l'ancien.
'' D'ailleurs, grâce aux tendances philosophiques des études contempo-
raines, la science du droit a obtenu en France, un degré d'application si
BIBLIOGRAPHIE. 74 a
universelle, elle y a été l'objet d'une si vaste généralisation, qua les ouvrages
légaux qui y sont publiés, sont devenus de puissants auxiliaires au dévelop-
pement du droit de plusieurs pays, où leur valeur leur a fait acquérir droit
de cité.
'' Que sera-ce si, à cette condition générale d'influence, l'on ajoute les
accidents particuliers résultant de l'analogie des principes et de leur com-
munauté d'origine ?
'^ Ces considérations sont sans doute plus que suffisantes pour justifier
la place considérable que le Code Napoléon et ses commentaires, occupent
•dans cet ouvrage, qui serait resté incomplet sans eux, et dont ils sont, pour
ainsi dire, la clef de voûte. On aurait voulu les en exclure qu'ils seraient
venus d'eux-mêmes s'y placer; du moins le lecteur les y aurait cherchés.
" Cette dépendance apparente n'a cependant pas fait du Code Canadien,
une œuvre de servile imitation. Les similitudes que nous avons signalées,
ne lui ont pas enlevé son caractère d'originalité, manifesté par les diffé-
rences essentielles qu'offre l'économie des deux codes. La codification
Napoléonnienne a substitué aux anciennes lois de la France, qu'elle a
révoquées, une Législation nouvelle ; la loi du 1 germinal an 12 portant,
qu'à compter du jour où le Code Civil a été exécutoire, les '' lois Romaines,
les Ordonnances, les Coutumes générales et locales, les statuts, les règle-
ments, ont cessé d'avoir force de loi générale ou particulière, dans les
matières qui sont l'objet du Code." Notre législature a procédé autrement,
puisque, comme nous l'avons vu précédemment, le corps de nos lois
anciennes a été conservé, et le Code lui même n'a d'autorité, comme texte,
que dans les matières où il contient une disposition positive, confirmant ou
modifiant l'ancien droit.
" Ainsi, en dehors des cas prévus, les lois Romaines, aussi bien que les
lois françaises en force en 1663, et tout notre droit local, écrit ou coutu-
mier, sont encore en pleine vigueur parmi nous. C'est encore à cette triple
législation qu'il faut remonter, pour découvrir si le Code en a reproduit
toutes les dispositions ; les lui adjoindre quand elles n'y sont pas, et les
interpréter quand elles s'y trouvent. A côté du Code, se trouve donc encore
cette ancienne législation, existant comme texte et ayant une autorité
égale à la sienne, quand il n'en reproduit pas ou n'en contredit pas les
dispositions; comme complément de ces dispositions, quand il les renferme,
et comme développement, dans tous les cas. Sous ce triple rapport, l'an-
cienne législation est restée la source de notre droit.
*' Il n'en a pas été ainsi en France où, élevant un monument nouveau
sur les ruines de l'ancien, le Code a été le dernier mot de la législation
ancienne, comme il a été le premier de la nouvelle.
" Là, l'ancien droit détruit comme texte, n'existe plus que comme rai-
son écrite, et le commentateur ne remonte pas plus haut que le Code, qui
en est la source unique et première.
*' Il n'en saurait être ainsi pour le Commentateur Canadien. Pour
explorer les sources du code, il lui faut remonter à la plus haute antiquité
légale.
" Pour ce qui est de la législation nouvelle, que nous avons appelée,
avec raison, la partie la plus difficile à traiter, nous avons vu, dans le cas
de conformité avec le Code Napoléon, l'utilité des commentaires sur ce
Code.
" En dehors de cette similitude, nous aurons pour données de cette
714 REVUE CANADIENNE.
partie toute d'initiative de l'ouvrage, les caractères généraux de cette
législation, dont nous venons de résumer les principaux amendements.
" La législation ancienne aura, dans sa ressemblance avec le Code
Napoléon, ce Code même avec ses commentaires pour développement, sans
exclure les auteurs anciens, qui, avec le texte des lois anciennes, la juris-
prudence française et la nôtre, seront nos seuls guides, dans les cas de con- .
trariété. Rien, dans ce livre, pas plus que dans le Code, ne la séparera
de la législation nouvelle. L'isolement serait d'ailleurs impossible.
" Ainsi, l'ouvrage embrassera, la concordance du code Napoléon et du
Gode du B is-Ganada, l'investigation des sources de notre droit, notre légis-
lation statutaire, nos usages, la jurisprudence française et la nôtre, le
résumé de la doctrine des auteurs français sur l'ancien et le nouveau droit,
et l'appréciation de la Législation nouvelle. C'est de ces matériaux, dis-
tincts par le fond, quoique réunis et confondus par les nécessités de la
forme, qu'a été formé le présent Commentaire."
A vec des données et des bases aussi larges et aussi intéressantes, l'ou-
vra ge de M. le Juge Loranger ne pourra manquer d'être de la plus grande
utilité pour tout le monde, et nous osons espérer que l'accueil qui lui sera
fait établira une fois de plus que no^ populations ne sont pas indifférent es
aux efforts des personnes qui se sacrifient pour l'avancement des sciences et
le perfectionnement moral et intellectuel de toutes les classes de la société.
&Un fcO0 si) gpOO &' ClIS. G. DE LORIMIER.
^
S Èxcerpta é canltbusiUurgicis.--'ide'Èdii[on.'.--^ presses de John
C'était une bonne pensée que celle de réunir en un seul volume des ex-
traits choisis du Graduel et de l'Antiphonaire.
Cette utile compilation destinée à rendre le plain-chant populaire, contient
quelques défauts, qu''il serait bon de faire disparaître dans une édition subsé-
quente, si Fauteur tient à rendre au chant ecclésiastique cette antique pureté
et ce prestige que tendent à lui faire perdre tous les jours les envahissements
de la tonalité moderne et du drame lyrique.
G'est une erreur de croire qu'une mélodie, par cela seul qu'elle ne dépasse
pas l'étendue d'un des huit modes du _->lain -chant, puisse être attribuée par
exemple au 1er, 5ème ou Genre mode, sans égard au caractère de cette mélo
die et au système harmonique avec lequel elle est, pour ainsi dire, iden-
tifiée.
C'est ainsi que l'auteur du Cantus a cru pouvoir attribuer au 5ème mode,
qui est majeur, une mélodie du P. Mertiam dans laquelle la présence du
la bémol, altération étrangère au 5ème mode, détermine misiculcment le ton
de fa mineur, (l)
Le Tantum ergo, No. 3 page 345, adapté à une mélodie quelque peu vul-
gaire, présente une semblable anomdie. jLa présence et le retour de la note
sensiOlCjSi naturel, y fait naître le sentiment de la modulation en do majeur,
(!) Voyez Tantum ergo, I. p. 344.
BIBLIOGRAPHIE. 715
au moyen, dans l'accomp ignement, de l'accord dissonnant, naturel : Sol^ si,
re. fa et de sa résolution : Do^ mi, sol, do. (1)
Quant à l'harmonie des psaumes, il eut été plus sûr d'emprunter les faux-
bourdonSjdéjà publiés, d'auteurs compétents à traiter l'harmonie consonnante
appliquée au chant grégorien.
Je citerai entr'autres les faux bourdons si simples et si naturels de M.
Morelot reproduits dans le Dictionnaire du plain-chant de Dortigues.
Du reste les défauts plus haut mentionnés n'affectent en rien le plan général
de l'ouvrage et consistent plutôt dans un superflu qu'il est facile d'exclure ;
aussi l'ordre et la distribution des différentes pièces, le fini typographique,
et surtout, l'excellente méthode de plain-chant, qui termine cette publication,
suffiraient à justifier l'accueil qu'elle a reçu.
0. Pelletier.
Au moment de mettre sous presse, nous apprenons qu'une Sème édition
du cantus doit paraître prochainement, et qu'on a dû y corriger la pluspart
des défauts signalés dans les éditions précédentes.
0. P.
(1.) "Avant l'inveation de l'harminie dissonnanfe, la modulation n'était autre
chose, qu'un mouvement fait d'un son à un autre {dialoniqW'meni) avec mesure^
douceur et accord ; le mot moclulalion vient de moduler, qui signilie chanter avec
suavité." (Gérone, p. 238.)
" Cette espèce de modulation n'a rien, comme on voit, de commun avec ce que
nous entendons aujourd'hui par ce mot, c'est-à-dire, avec la transition d'un ton à
un autre par le seul fait do l'attaque sans préparation de l'accor'l dissonnant, car
cette harmonie fait sentir immédiatement le ton nouveau par l'appellation double
du quatrième degré et de la note sensible." (Fétis, Esquisse de l'hist. de l'har-
monie, p. 38.) ^ . ,
Les raffinements de l'harmonie moderlie exigerit, ïl'est'vrâi,dàns faccompagne-
ment du plain-chant par la seule harmonie consonnante, l'emploi d'altérations étran-
gères aux cordes de la mélodie, mais n'autorisent dans la mélodie elle-mènia d'au-
tres altérations que celle du si naturel par un bémol, afin d'éviter le triton, çti cer-
taines euphonies, qui se chantaient mais ne s'écrivaient pas.
Le plain-chant musical, dont l'auteur de la fameuse messe royale fut en France
l'un des propogateurs, se distingue du plain-chant proprement dit par cet abus du
genre chromatique entraînant de fréquentes modulations.
Voyez sur Dumont, les jugements de Fabbé Poisson et de Stephen, Morelot cités
au Dict. de Dortigues aux i[^()X^/0Ja;i^'pliant '|}^t^^^^^ jC^^îtf^i^'q.,'^ ^ ;[._.,[ /
ohn<j\ 110 Jnoifuaoo Jiu ^irhsi^ ob ^:'U^iO■J ciu\- .ITY
>(irA pA 9l' il--.fea'gtiBlM
' .ffoiroQ oJBJjgjjA— .^iipiJiloS ôoiissuiiî'
jil J9 onidoiuv
.\.I- -.ooari'ï ôb on.^RqjxuiO fil infihivjq olIivnioT* ob ooniiSL Oi
BULLETIN BIBLIOGRAPHIQUE.
Sommaire.— Du CORRESPONDANT DE PARIS, Librairie de Charles Douniol
et Cie., Editeurs, 29 Rue de Tournon.
Nouvelle Série.— 3e. Livraison.— 10 Août 1873.
I. — Les Mémoires du Général de Ségur
Cte. De Champagny, de l'Académie française.
II. — La vie en Religion au XVIIe siècle. — Auguste Nisard.
III. — Safar-Hadgie. — Les Russes à Samarkand. — Prince Joseph...
Lubomirski.
IV. — Les Pêcheries Françaises dans l'Amérique du Nord. — Fin,
0. De Ceinmar.
V. — L'Antéchrist de M. Renan. — Leroux.
VI. — La Sophonisbe de Mairet. — Ernest Serret.
VII. — Les Comtes de Paris, ou comment on fonde une dynastie...
Albert Du Boys.
VIII.— Le Sifflet d'argent.— Poésie.— Emile Grimaud.
IX. — Mélanges. — Récents travaux sur l'Histoire de la langue Française.
Paul VioUet.
X. — Quinzaine Politique. —Auguste Boucher.
4e. Livraison, — 25 Août 1873.
I. — Madame Swetchine et la Société de son temps. — Cte. de Carné,
de l'Académie française.
II. — Safar-Hadgie. — Les Russes à Samarkand. — Suite...
Prince Joseph Lubomirski.
III. — Le Prince de Joinville pendant la Campagne de France. — I...
Auguste Boucher.
BULLETIN BIBLIOGRAPHIQUE. 717
IV. — L'Enseignement Spiritualiste — H. De Cossoles.
V. — Un Vêda Chaldéen. — François Lenormant.
VI. — Les Mirabeau. — XI. Le Marquis, le Bailli et Turgot...
Louis De Loménie, de l'Académie française.
VIL — Revue Critique. — 1. Gœthe, ses œuvres expliquées par sa vie^ par
M. Mézières, professeur à la Faculté des lettres de Paris. — II.
Les maîtresses de Gœthe, par M. Blaize De Bury. — III.
Gœthe^ ses prédécesseurs et ses contemporains par M. Bossert. — IV.
Histoire (V Allemagne par M. Zeller. — V. L'esprit révolutionnaire y
conférences de V Oratoire^ par le P. Lescoeur.— VI. La Révolu-
tion et Tordre chrétien^ par M. Auguste Nicolas. VIL Ignace
Spencer et la renaissance du Catholicisme en Angleterre^ par
M. l'abbé De M ad aune. P. Douhaire.
VIIL— Mélanges. — Les Pénalités de PEnfer de Dante, par J. Ortolan. —
Bené Lavolée. — Livres divers. — Augustin Largent.
IX.— Quinzaine Politique. — Auguste Boucher.
5e Livraison, — 10 Septembre 1873.
I. — Le Prince de S omVûh pendant la Campagne de France. Fin...
Auguste Boucher.
II. — Safar-Hadgie. — Les Russes à Samarkand. Suite...
Prince Joseph Lubomirski.
III. — Le Livre de Job. — L'abbé Lesmayoux.
IV. — M. .De Laprade et ses Poèmes Civiques. — Antoine De Latour.
V. — L'Assistance publique en France. — A Legoyt.
VI. — De Paris à l'Exposition de Vienne. — Victor Fournel.
VIL— Septembre 1872 et 1873— Poéisie.— Octave Ducros.
VIIL — Mélanges. — Séance annuelle de l'Académie. — P. Douhaire.
— La Richesse agricole de la France. — Le Beau dans la nature et
dans les arts, par l'abbé Gaborit.
IX. — Quinzaine Politique. — Auguste Boucher.
Prix du Correspondant, 35 frs. Etranger prix de la Poste en sus, parais-
sant deux fois par mois.
Le Correspondant de Paris à trente-et-un an d'existence et traite de
Religion, de Philosophie, d'Histoire, de Politique, de Littérature, de
Sciences et de Beaux-Arts.
Sa rédaction se compose des plus célèbres écrivains Catholiques de France
et compte trois de ses rédacteurs au nombre des membres de l'Académie
française, les Comtes de Champagny et de Carné et M. Louis De Loménie.
C'est dans ce recueil qu'éorivait feu l'illustre DeMontalembert qui a laissé
derrière lui de dignes héritiers de sa plume courageuse et qui ne cessent
de com.battre et de lutter en faviur des grandes traditions catholiques.
71.8 ■ ^'RËVUEtÀNADlENiSlfe." '
, ^ #tUB BRITANNIQUE^
it ■ilUOb.;oAi Ob ^'Hd'i 'îivL ;j' i. >; :; \ I.
Paris au Bureau de la Revue, 50 Boulevard. — Haussman.
Sommaire des matières contenues dans la livrai^pu 4'^i^M.t.
I. — Le Monothéisme dans le Paganisme. , v , \
II. — Trouville et Côtes (J^'i^v.paH,^^^^'^ ï^^'^ ^'^'^^^^^ Anglais.
III. — Le Cachemyr. ' ■ , r ;
IV» — L'Expédition de l'Oued-Gruir au Sud de la Province d'Oran dans
■ le Désert (1870) (2e extrait.) /■ • .' . ; ;
y. — Le Capitaine M arryat. r -* r a*W,; i ;,:ij ;ii^,
VI. — Une terrible tentation, (Histoire de là vie moderne.) (te. extrait.)
VII. — Mosaïques de Rome Moderne.
VIII. — En route pour le Nouveau Monde ; Du Havre à New -York.
IX, — Correspondance d'Allemagne.
X — Correspondance d'Amérique.
XI.— Correspondance de Londres. , ^f^ q^j^;
XII. — Chronique et Bulletin bibliographique.
Prix de la Revue Britannique, un an 50 francs, paraissant une fois par
^^^^- «fna rfqaaot 9oni'H.
.Xfjof nineovl bdd"»' J — .cfoL oi
(I oniottfA — .Miïç'v^i's"^ V:'M«So*\ 30^ ;t9 obtiiqRwl ot,i»
f r^.^r. T A ...^,,.■,'^■ na . . r m î f J rnt û.-> ,..•+>?../ '
La Revue Britannique est une revue internationale reproduisant les
Articles des meilleurs écrits périodiques de la Grande-Bretagne et de
l'Amérique, complétés par des articles originaux sous la Direction de M.
Amédé Pichot.
Cette Revue en est à sa treizième année d'existence, et mérite à tous
égard l'encouragement de ceux qui aiment à s'instruire et à suivre le dé-
veloppement de la littérature et des sciences en Angleterre et en Amérique.
C'est une revue qui peut pénétrer sans aucun danger dans toutes les
familles, car sa rédaction est faite avec choix, avec distinction et avec le
plus grand sens moral.
) Biiiiiihv
tu ^'<h !/i
]/! lo otrti 'J ith ];) '^rp^f;f;iarj)0 bb >")1ni'
Sommaire.— De la Revue Gàfhôlique deâ InstHutioiis- «t' dà'' Droit par une Société
de Juiis-Gonsultes. — Grenoble, Baraliur frères et Dardelet, Editeurs.
1ère Année. — Numéro 10. (Le Numéro 9 nous manque) Septembre 1873.
I. — La Révolution (suite) — IX. Le suffrage universel, (suite)...
Gustave De Bernardi.
II.— La Sépulture Catholique et la loi civile. — André Gairal, docteur en
droit. Avocat à la Cour de Lyon.
III. — Une conversation sur la liberté testamentaire. — De Moreau D, An-
doy (Belgique.)
BULLKTIN BIBLIOGRAPHIQUE. 719
IV. — La Dimunition de la populatioû et la Décadence Nationale,
(suite et fin). — Claudio Jannet, avocat là l^.jÇpug ^'^j/^ix, docteur
en Droit. ;-hv;]/, ,■ j >L;ji;iiji :
V.— Revue des travaux de l'assemblè^e i^jfîîap^^^.— !Çgi^^ ^ ^^eçier,
avoué à la Cour d'Appel. ; j, , ,, " ,.,/) .^r ,:?,,;, r)
Prix pour un an 10 francs, paraissant une fois par mois.
Nous constatons avec plaisir le succès toujours croissant de cette ex,ccl-
lente Revue que nous recommandons fortememt au patronage canadien.
Qu'on juge de son esprit et de son objet par l'extçait siiivant de son
programme : ; . '
" Un des premiers fonctionnaires àe notijé ma^isirati^re, dîsait, iï.y a
quelques jours.
" On entend sortir de toutes les bouches honnêtes cette parole fortifiante ;
il faut régénérer notre société par la morale et la justice. "
" Mais en même temps que se prépare une lutte terrible entre la Révo-
lution et la Société, un espoir de rénovation et de salut brille pour la
France. Et d'où lui vient-il, sinon du principe chrétien qui, malgré l'os-
tracisme légal qu'il a subi, renaît parmi nous plus grand et plus fort ? ]
La France Catholique recrute et groupe ses phalanges; elle s'orgaiiise,
elle prie, elle combat: En voilà assez po)ir qïl'onn, puisse prédire son
triomphe. , , , : ,,
" Telle est l'action, telle est la préparation de l'avenir de notre pays
auxquelles nous venons nous associer pour une publication dont le titre dit
tout l'esprit et l'objet. " ';^,;f :,, j;,! ,.i . .. .;
On peut s'abonner chez M. M. Rolland & Fils, liib^rairesfe- iioii j I V; . ;
1 Z ifudU>^l M M /.!';
Sommaire. — De rEconomiste Français. — Journal hebdomadaire paraissant le
Samedi. —
Rédacteur en chef, M. Paul Leroy-Beaulieu.
Bureau : Rue du Faubourg Montmartre, 17, à Paris.
1er. Volume Samedi, 6 Septembre 1873, Numéro 21.
Partie Économique :
L'Administration des Contr'. butions indirectes en France.
Les Céréales en France.
Les travaux du Parlement britannique dans sa session de 1872.
Les Chemins de fer d'intérêt local dans le Nord de la France.
Les relations postales avec les Etats-Unis.
La démonétisation de l'argent.
La Russie Agricole.
Nouvelle du Japon et de la Chine.
720 REVUE CANADIENNE.
L'impôt sur les tissus et ses moyens de perception.
Les chemins de fer en France, en Angleterre, et en Allemagne.
Nos milliards en Allemagne.
Vœux des conseils généraux.
Chambre de Commerce de Bordeaux.
Partie Commerciale.
Revue Générale.
Rapport sur les cafés.
Cours des fontes.
Marchés de Mulhouse;
Correspondances particulières de V Economiste Français,
Manchester, Lille, Lyon, Bordeaux, le Havre, Marseille.
Partie Financière.
Revue des Banques et du mouvement des capitaux.
Bourse.
Bulletin bibliographique.
L'Economiste Français est un organe très accrédité en France et comme
la science économique est fort peu développée parmi nous, et que ceux qui
s'y livrent ont absolument besoin d'un guide sûr et d'expérience, nous leur
conseillons fortement d"adopter l'Economiste français où ils pourront suivre
d'une manière périodique le mouvement économique, commercial et financier.
Sa rédaction se compose des noms les plus autorisés dans la science écono-
mique. M. M. Rolland & Fils libraires en sont les agents. — L'abonnement
est de 60 francs par an pour le Canada.
L. W. Tessier.
LA
REYUE CANADIENNE
PHILOSOPHIE, HISTOIRE, DROIT, LITTERATURE, ECONOMIE SOCIALE, SCIENCES,
ESTHÉTIQUE, APOLOGÉTIQUE CHRÉTIENNE, RELIGION
Â/yyc/^à
TOME DIXIÈME ^ ^_^
]>ixième Livraison— 35 Octobres 1873. /^^/7^ ^
SOMMATRE "
1.-LE BATTEUR DE SENTIERS, (Suite) CiUSTAVK AIMARD.
! 1.-ETUDES sur les TERRITOIRES DU NORD-OUEST DU Cx\XADA. (Suite). J. <\ LANGEI.IFR.
Ll.-ADiVIINISTRATION DE LA JUSTICE tt. I>OUTRE.
IV.— PÈLERINAGE DE PARAY-LE-MONIAL P. I.A F. CRAVKX.
V.-LES GAULTIER DE VARENNES B. S1J1.TE,
VI.-DE PARIS A IVEXPOSITION DE VIENNE, (Suite) VICTOR FOlîRNKI..
V I ! -BIBLIOGE APHIE.— Maple Leaves AI.FREI> «ARNE A V .
MONTREAL
JMPRIMÉE ET PUBLIÉE PAR E. SENEGAL
Nos. 6, 8 et 10, RueSaint-Vincent.
1873.
Droit fin iratiuction et de reproduction réservés
ON S'ABONNE A LA REVUE CANADIENNE
CHEZ
M. A. Langlais, Libraire, Faubourg St. Kocli Québec.
** H. R. Dufresne Trois-Rivirrea.
** Einm. Crépeau '. Sorel.
** L. J. Casault, — Bibliotlièfiue du Parlement Provincial Ottawa.
^* L. A. Dérome Joliette.
** Joseph L'Ecuyer ' St. Jean d'Iberville
** L. 0. Forget Terrebonne.
^* J. A. Arcliambault Varennes.
** M. (^. Roussin Roxton Falls.
** Alph.Raby Ste. Scholastique.
** 0. H. Champagne, St. Eustache.
'* J. B. Lefebvre-Villemure St. Jérôme.
•* A. M. Gagnier Ste. Martine.
<* E, Lafontaine St. Hup:ues.
"■ J.O.Dion , Chambly.
'' A. Sauton, 41 Rue du Bac Paris.
LA REVUE CANADIENNE,
Recueil périodique de Beaux-Arts et de Sciences, a pour but de travailler à la création
d'une littérature nationale, à l'alliance des Lettres et de la Religion, et à la défense des prin-
cipes fondamentaux de l'ordre social et de toute vraie civilisation.
La rédaction se fait sous la direction d'un comité de Directeurs.
S'adresser, pour tout ce qui concerne la rédaction et l'envoi des manuscrits, au Directeur'
Gérant, L. W. Tessier, à ^Montréal.
Prix de Pabotiiiemeiif : un an, )^!2.00 ; six mois, i^l.OO,
Comme les frais de port sur cette Revue sont, depuis le 1er de janvier 1869, de deux centins par livrai-
son, payable d'avance, la souscription des abonnés en dehors de la ville sera dorénavant de $2.25.
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DÉDIÉ AL'X FIDÈLES DU CANADA PAR UN
PRÊTRE DU DIOCÈSE DE MONTREAL
Avec Approbation do NN. SS. les Evoques de Tloa, do Montréal, de Trois-Rivières '4 -i"
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l vol. de280 pages relié.
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Dépôt principal des pilules de Vallet. On peut consulter le Docteur Gauthier à sa pharmacie, No.
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n
3.1
LE BATTEUR DE SENTIERS.
SCÈNES DE LA VIE MEXICAINE.
(Suite.) '
IX. — A MEXICO.
Depuis le commencement de la guerre du Mexique, et surtout
depuis la prise de Puebla, les organes du grand format se com-
plaisent à fournir à qui mieux mieux à leurs lecteurs des descriptions
de Mexico.
Malheureusement, soit que ces journaux manquent de rensei-
gnements positifs, soit, ce qui est plus probable, qu'ils dédaignent
d'en chercher, toutes ces descriptions sont fausses et surtout
incomplètes.
Voici comment la fondation de celte ville est racontée dans les
vieux auteurs :
L'année même de la mort de Heutzin, roi de Tezcuco, c'est-à-dire
le lieu où on s'arrête, parce ce fut en cet endroit môme que finit la
migration des Chichimèques, les Mexicains firent irruption dans le
pays et atteignirent l'endroit où est aujourd'hui Mexico au com-
mencement de l'année 1140 de notre ère ; cet endroit faisait alors
partie des domaines d'Aculhua, seigneur d'Alzcaputzalco.
Bien que les Mexicains fussent arrivés en 1140, ce ne fut que deux
ans après, en 1142 que la Venise Américaine commença réellement à
nirgir du sein des eaux.
25 Octobre 1873. 46
722 REVUE CANADIENNE.
C'est avec intention que nous avons souligné les derniers mots
qui précèdent; dans la plupart des descriptions que nous avons
lues depuis quelques jours, il est positivement dit que Mexico est
bâtie auprès du lac de Tezcuco ; c'est au milieu qu'il aurait fallu
dire, ce qui n'est point du tout la même chose.
Comme Venise, sa sœur européenne, Mexico n'était dans le prin-
cipe qu'un amas de chaumières servant d'abri précaire à de misé-
rables pêcheurs ; mais sans cesse tenus en alerte par les attaques
continuelles de leurs voisins, les Mexicains, d'abord dispersés sur
un nombre infini de petites îles, sentirent le besoin de se réunir,
afin de se mettre en état de résister : à force de courage et de pa-
tience, ils réussirent à construire des maisons élevées sur des pilotis
remplis de terre, et se servant de la vase des lagunes, rendue captive
au moyen de branches d'arbres, ils créèrent ces chinampas^es])eces de
jardins flottants, les plus curieux du monde, sur lesquels ils semè-
rent des plantes potagères, du piment, du maïs, et parvinrent ainsi,
grâce à leur chasse aux oiseaux aquatiques sur le lac, à se passer
complètement de leurs voisins.
Nous relèverons une erreur commise par un auteur moderne qui
attribue la fondation de ceWe ville aux Aztèques et lui donne le
nom de Tenochtillan^diXi lieu de celui de Temixlitlan^ qui est le véri-
table.
Presque détruit à la suite des combats acharnés que se livrèrent
les Mexicains et les Espagnols, Mexico, quatre ans après la con-
quête, était reconstruit tout entier par Fernand Corlez ; mais, bien
que bâtie sur le plan primitif, la nouvelle ville ne ressemblait plus
à l'ancienne ; la plupart des canauï avaient été comblés et rempl;;-
cés par des rues pavées ; de magnifiques palais, de somptueux cou-
vents s'élevèrent comme par miracle, et la ville devint complète-
ment espagnole.
Depuis lors, les eaux du lac ont de plus en plus abaissé leur ni-
veau ; elles se sont retirées, et ce n'est plus que dans les bas quai-
tiers que se trouvent encore quelques mares fangeuses, dernière-
traces des anciens canaux.
Bâtie juste à égale distance de deux océans, à environ 2,280 mètre-
au-dessus de leur niveau, c'est-à-dire à la hauteur du mont St. Ber-
nard, Mexico jouit cependant d'un climat délicieusement tempéré,
entre deux magnifiques montagnes, le Popocatepclt, — montagne
fumante, et le Iztaczcihualt^ — ou la femme blanche, dont les cimes
chenues, couvertes de glaces éternelles, se perdent dans les nues.
L'architecture mauresque des édifices, les maisons peintes de
couleuresclaires,les coupoles sans nombre des églises et des cou vent?,
qui dépassent les azoteas et couvrent pour ainsi dire la capitale
LE BATTEUR DE SENTIKRS 723
tout entièfci de leurs vastes parasols jaunes, bleus ou rouges, dorés
par les derniers rayons du soleil couchant, la brise tiède et parfumée
qui arrive, comme eu se jouant, à travers les branches touffues des
arbres, tout concourt à donner à Mexico un air oriental qui étonne
et séduit à la fois.
Nous avons dit que Mexico fut rebâti sur le plan primitif; la ville
est, comme au temps de Moctecuzoma, divisée en quatre quartiers
principaux ; toutes les rues se coupent à angle droit et vont aboutir
à la plaza Mayor par cinq artères principales, qui sont les calles d-e
Tacuba, de la Monterilla, de Santo-Domingo, de la Moneda et de
San-Francisco.
Toutes les villes espagnoles du nouveau-monde sont taillées pour
ainsi dire sur le même patron et ont cela de commun entre elles^
que dans toutes la plaza Mayor est construite de la même façon.
Ainsi, à Mexico, elle a sur une de ses faces la cathédrale et le
sagrario, sur la seconde, le palais du président de la république,
renfermant les ministères au nombre de quatre, dos casernes, une
prison, etc. ; sur la troisième se trouve l'ayuntamiento ; enfin,, la
quatrième est rempHe par uu bazar, le Portai de las flores, qui est
demeuré seul depuis la démolition du Parian.
Cette façade de la place est garnie de portales ou cloîtres, contre-
les piliers desquels s'adossent les échoppes des tvangeliskis ou écri-
vains publics, des marchandes de tamales et des débitants de boisson:>
rafraîchissantes.
D'après le conseil de Louis Morin, don Gutierre avait tourné
Puebla sans y entrer et avait continué directement sa route sur
Mexico.
Le français qui restait toujours chai^géde guider la petite troupe^
la conduisit, à travers des sentiers perdus, jusqu'en vue de la ville,
qu'elle atteignit trois jours après sa rencontre avec les salteadores^
sans avoir été de nouveau inquiétée, môme en traversant le fameux
hoïs del Pinal^ qui jouit cependant d'une réputation sinistre juste-
ment méritée.
Ce fut juste à Theure jie l'oraison du soir que les voyageurs s'en-
gagèrent sur la gigantesque chaussée aboutissant à la guarita ou
barrière de TaCuba.
Dans la capitale Mexicaine, il est défendu de parcourir les rues
à cheval pendant la nuit. Cette prohibition dure d'un soleil à
l'autre.
Arrivés à la barrière, les voyageurs firent halte dans une mesoii
ou hôtellerie, où ils résolurent de laisser provisoirement leurs bêles
de somme et leurs chevaux, ainsi que les serviteurs qui les accon^-
pagnaient.
724 REVUE CANADIENNE.
Les hôtelleries mexicdines ne ressemblent en rien aux nôtres, en
ce sens que les hôteliers ne fournissent aux voyageurs que l'eau et
le couvert; pour le reste, ceux-ci s'arrangent comme ils peuvent ;
tant mieux pour eux s'ils ont des provisions de bouche, sinon ils se
coucheront sans souper ; et encore de quelle façon se coucheront-
ils ? ceci les regarde ; l'hôtelier n'est tenu qu'à leur fournir en fait
de lit qu un châssis placé dans un angle de la chambre et sur lequel
est tendu un cuir de bœuf.
En revanche, les hôteliers mexicains sont voleurs et insolents ;
ils font payer le prix qu'ils veulent et no reçoivent chez eux que
les voyageurs qui leur plaisent.
Par un heureux nasard, don Luis connaissait depuis longtemps
l'hôtelier à la, porte duquel l'heure avancée contraignait don Guti-
erre de frapper ; il avait toujours entretenu de bonnes relations
avec lui, et même, dans plusieurs circonstances, il lui avait rend»
de légers services.
Le mesonero, par considération pour son ami français, se mon-
tra assez accommodant et presque poli, il alla même, moyennant
finance, bien entendu, jusqu'à fournir aux voyageurs tout ce dont
ils avaient de besoin.
Les deux jeunes filles étaient rendues de fatigue ; il ne fallait pas
songer à leur faire traverser à pied toute la ville pour se sendre à
la calle primera Monterilla, oii don Gutierre possédait une maison.
Lorsque don Gutierre se fut installé pour la nuit, on soupa ; puis,
le souper terminé, les jeunes filles se retirèrent pour se livrer au
repos, et les trois hommes de.Tieurèrent assis face à face, et fumant
afin d activer la digestion.
— Nous voici enfin à Mexico, dit don Gutierre avec un soupir de
satisfaction. Dieu soit loué !
— Vous n'avez sans doute pas l'intention d'y faire nn long séjour ?
demanda don Luis.
— J'y demeurerai le moins de temps possible, senor. Vous savez,
comme moi, combien il est important que je parte avant que n'é-
clate la catastrophe dont le pays est menacé. Les troupes de Juarès
convergent autour de la ville qu'elles ne tardoront pas à investir ;
peut-être y aura-l-il un siège, et je vous avoue que je ne me soucie
nullement d'y assister ; ce n'aurait pas été la peine de m'enfuir à
travers mille dangers de la Vera-Cruz pour venir me faire prendre
— Siipi!:;so;is ijiii' voi]> iiemeurerez ici une huitaine de jours.
— To'î! tu |)!;î.s ; nous partirons avant, si cela est possible.
—Très-bif.Mi ; dans ce cas là je crois qu'il est plus qu'inutile de
faire entrer vos bagages dans la ville ; le mieux serait de les diri-
LE BATTEUR DE SENTIERS. 725
ger dès demain sur Guadalajara ; la route de ce côlé est, quant à
présent, parfaitement libre; vos peones voya:^eront en toute sûreté
et lorsqu'il vous plaira de partir, vous pourrez vous éloigner de la
ville avec plus de rapidité, au cas où vous auriez à redouter une
poursuite.
— Je n'y songeais pas ; votre idée est excellente, don Luis. De-
mainj'expédierai mes peones à Guadalajara; ils voyageront à petites
iournées ; les animaux et les hommes nous attendront là, ils seront
frais et dispos lorsque nous les rejoindrons quelques jours plus
tard.
— Ainsi, voilà qui est convenu ; ah I parmi vos peones, il y en a
deux que je vous engage à garder auprès de vous ; ce sont les deux
homn.es que don Miguel a loués pour le voyage.
— Carnero et Pedroso, fit don Miguel.
— Oui, ceux-là-memes.
— Je vous avoue qie je les connais à peine, et que le peu que je
sais sur leur compte est loin d'être édifiant.
— Je les connais davantage, moi; ces deux coquins fort utiles
dans l'ocasion, j'en conviens, sont des drôles de sac et de corde qu'il
est bon de toujours avoir près de soi afin de les surveiller ; gardez-
les près de vous, don Gutiene, croyez-moi.
—Il sera fait ainsi que vous le désirez, senor.
— Maintenant que tout est bien entendu, nous vous souhaitons
une bonne nuit, don Gutie»Te, et nous vous laissons, reprit le Fran-
çais en se levant, mouvement aussitôt imité par don Miguel.
— A demain, senores, répondit don Gulierre en les accompagnant
jusqu'à la porte de la chambre. Surtout apportez-nous de bonnes
nouvelles.
— Nous lâcherons, senor.
Don Luis et don Miguel prirent congé de don Gutierre et quit-
tèrent le tambo.
Il était neuf heures du soir à peu près, il faisait une de ces nuits
claires et transparentes, inconnues dans nos climats, douces, fraî-
ches et embaumées; le ciel, pailleté d'un nombre infini d'étoiles,
était d'un bleu profond, une légère brise agitait les roseaux du lac
et les faisait s'entrechoquer avec de mystérieux murmures.
Les deux hommes marchaient silencieusement côte à côte.
— Qu'avez-vous, don Miguel, demanda enfin le Français à son
compagnon, vous me paraissez triste ce soir?
— Je suis triste en effet, cher don Luis, répondit le jeune homme.
— Je ne comprends pas ce qui a pu motiver cet accès subit de
sombre humeur.
—C'est vrai, vous ne savez pas vous, dit-il avec un soupir étouffé.
726 REVUE CANADIENNE.
— Je saurai, si vous parlez, repril-il.
— Pourquoi vous ferai-je un secret d'une chose que dans quel-
ques minutes vous apprendriez par un autre?
— De quoi s'agit-ii donc, mon ami ? vous m'effrayez.
Ils se trouvaient en ce moment presqu'à l'angle de la plaza Mayor,
étincellante de lumières etemcombrée par la foule des promeneurs
qui, après être restés, à cause de la chaleur, enfermés tout le jour
dans leurs maisons, venaient respirer avec béatitude Tair frais de
la nuit.
— Tenez, reprit don Miguel, entrons dans cette neveria^ nous y se-
rons plus à l'aise pour causer qu'au milieu de la foule.
— Gomme vous voudrez.
Ils entrèrent alors dans une boutique où se débitaient plusieurs
liqueurs rafraîchissantes, s'assirent à une table près de la porte, et
après s'être fait servir ainsi qu'à son compagnon une décoction de
tamarin, don Miguel reprit la parole :
— Mon ami, dit-il, il est temps que vous sachiez ce qui me tour-
mente, j'ai menti à mon oncle.
— Vous avez menti, vous, s'écria don Luis, ce n'est pas vrai !
— Je vous remercie, répondit-il en souriant, malheureusement
le fait est vrai ; j'ai menti, mais se hâca-t il d'ajouter, la faute n'en
est pas à moi.
— Vous savez que je ne vous comprends pas du tout, dit don Luis
et que j'attends impatiemment qu'il vous plaise de jeter un peu de
lumière dans ce chaos.
— Mon père n'est point à Mexico, il n'y viendra pas, il ne peut
pas y venir.
— Que me dites-vous là ? s'écria-t-il avec stupeur.
— La vérité ; mon père est presque gardé à vue dans son hacienda
de Aguas Frescas, par ordre du gouverneur de la Sonora ; loin d'ai-
der mon oncle à fuir, il compte au contraire sur lui pour s'échapper.
Maintenant que faire.
— Hum ! le cas est difTicile, savez vous, don Miguel.
— Per Dios, si je le sais! s'écria-t-il avec une douloureuse colère.
— Mais, continua le Français, il est loin d'être désespéré, et avec
l'aide de Dieu je vous sauverai de l'impasse dans laquelle vous êtes
si malencontreusement fourvoyé.
— Oh ! je vous bénirai, mon ami.
— Ce n'est. pas nécessaire, répondit-il en souriant. Vous m'êtes
venu en aide dans la détresse, don Miguel, maintenant c'est à mon
tour, et vive Dieu, je ne vous faillirai pas! Convenons de nos faits
d'abord, cette hacienda d' Aguas Frescas n'est-alle pas située aux
environs du rio Gila ?
LE BATTEUR DE SENTIERS. 727
— Hélas 1 oui, mon ami, en plein territoire comanche. Vous savez
que c'est là que se trouvent les plus importants gisements aurifères
que mon père possède.
—Quelle singulière idée a eue le seigneur de Getina, votre père,
d'aller justement choisir ce refuge î
— Il n'avait pas le choix, le gouverneur de Sonora l'a contraint,
à force de vexations à quitter précipitamment sa maison, au milieu
de la nuit, et de s'enfuir du Pitic; on ne parlait de rien moins que
de le fusiller.
— Oui, oui, dit le Français avec un éclair dans le regard, je con-
nais ce loup-cervier de général Alvarez ; mais quel prétexte donnait-
il à ses vexations ?
— Aucun ; mon père est Espagnol, voilà tout.
— Oui, cela suffît en effet, qu'ils soient Français ou Castillans, peu
importe, il n'aime pas les étrangers ; je suis convaincu qu'il aurait
fusillé votre père avec tout aussi peu de remords qu'il a juridique-
ment assassiné mon pauvre compatriote Gaston de Raonsset.
— Gela est probable; mon père a eu peur, il s'est sauvé. Un seul
endroit lui offrait un refuge comparativement assuré, Aguas Fres-
cas, à cause de sa position sur le territoire indien, il s'y est caché.
— Oui, oui, Alvarez ne se risquera pas à l'aller chercher là ! Mais
il faut que nous y allions, nous; voilà le difficile, et de plus, que
nous traversions tout le désert indien pour atteindre Guaymas,
sans avoir à nos trousses tous les espions d'Alvarez Demonios!
C'est une rude besogne, sur mon âme, et avec des femmes encore.
— Ne pourrions-nous pas laisser mes cousines dans une ville quel-
conque sur la frontière ?
— Voilà une triomphante idée, don Miguel, Alvarez s'emparera
des senoritas et en fera des otages.
Le jeune homme courba la tête avec découragement.
— Que faire ? murmura-l-il.
Ne pas désespérer d'abord, puis aviser ; ne vous rappelez-vous
plus de ce vieux proverbe castillan : Il y a remède à tout, excepté
à la mort? Nous sommes bien vivants, il me semble, donc rien
n'est perdu. Votre oncle connait-il le littoral du Pacifique ?
— Il n'a jamais dépassé Mexico.
— Bon la question se simplifie, alors nous le conduirons où et
comme nous voudrons. Mais avant tout il nous faut embaucher
des hommes aguerris aux embuscades indiennes et que la crainte
du scalp ne fasse pas reculer.
— Où trouver des gens semblables ici ?
— A Mexico, avec de l'argent, on trouve tout.
— Oh ! de l'argent nous en avons !
728 REVUE CANADIENNE.
— Alors nous aurons les hommes ; il est près de minuit, c'est le
bon moment ; si vous n'avez rien autre de pressé à faire, suivez moi,
je vais vous conduire dans un endroit où je me charge de vous^
montrer la collection la plus complète de coquins de toutes sortes
que vous aurez vue jamais, vos deux guérilleros ne sont que des
agneaux en comparaison.
'—Diable, vous vous avancez beaucoup, répondit eu souriant le
jeune homme.
— Suivez-moi, je ne vous dis que cela.
Ils se levèrent alors et quittèrent la neveria.
X. — LE VELORIO.
Toutes les capitales de l'ancien comme du nouveau monde pos-
sèdent des maisons qui, an rebours de ce qui se fait autour d'elles,
sont ouvertes la nuit et fermées le jour. Ces maisons où on joue,
on boit et on danse, servant de lieux de refuge à ces révoltés de la
civilisation, écume hideuse de la population des grandes villes,
gens abrutis par la débauche, qui viennent là gaspiller l'or, l'argent
et les bijoux que le plus souvent ils se sont procurés par le vol ex
l'assassinat.
En Europe ces maisons, activement surveillées par la police, lui
permettent à certaines heures de jeter le filet et de pêcher dans
cette boue immonde des criminels cherchés pendant longtemps et
qui, sans ces refuges hideux, échapperaient peut-être à l'action des
lois.
Au Mexique il en est autrement: ces coupe-gorge, nommés velo-
rios, inspirent un si légitime efTroi aux celadores^ veladores et autres
agents subalternes du service municipal, que non-seulement ils se
gardent d'y entrer, mais ils poussent la précaution jusqu'à ne jamais
s'aventurer dans les rues où ils sont situés, de sorte que ces espèces
de Cours des miracles jouissent d'une impunité dont rien ne vient
jamais troubler la quiétude.
Seulement les velorios de Mexico ont cela de particulier, qu'on y
trouve confondus tous les rangs et toutes les classes de la société,
et qàe là se coudoient avec la plus sloïque indifférence les vaincus
de tous les partis qui tour à tour se sont emparés du pouvoir.
C'est dans un de ces velorios que don Luis conduisait don Miguel.
Les rues de la ville devenaient de plus en plus désertes, bientôt
les deux hommes ne croisèrent plus sur leur route que quelques
bourgeois attardés qui se hâtaient de regagner leur domicile et
qui avaient bien soin, en les apercevant, de prendre le côté opposé
à celui où ils se trouvaient.
LE BATIEUR DE SENTIERS. 729
Ils marchèrent ainsi pendant près d'une demi-heure, à travers
des carrefours déserts et des ruelles sombres, dont l'apparence mi-
sérable devenait de plus en plus menaçante.
Ils se trouvaient dans les bas quartiers de la ville.
Enfin don Luis s'engagea dans un carrefour sombre qui s'ouvrait
en face d'un canal et s'arrêta devant une maison d'apparence plus
que suspecte, audessus de la porte vermoulue de laquelle, derrière
un transparent ou retablo représentant les âmes du purgatoire,
brûlait un candil fumeux.
Les fenêtres de cette maison étaient éclairées, et, sur razotea,des
chiens de garde hurlaient lugubrement à la lune.
— C'est ici, dit don Luis à son compagnon, ne vous étonnez de
rien, mais, sans en avoir l'air, ayez toujours une main sur votre
bourse et l'autre sur vos armes, afin d'être prêt à vous en servir au
besoin.
— Où m'avez-vous donc conduit ?
— Dans le principal velorio de la capitale, un endroit charmant
à étudier ; vous verrez, ajouta-t-il en souriant.
Don Luis frappa alors trois coups distancés d'une certaine façon,
avec le pommeau de son couteau, contre la porte de cette maison.
On fut assez longtemps à lui répondre.
Les cris et les chants qu'on entendait retentir dans l'intérieur
cessèrent subitement, et un silence complet se fit comme par en-
chantement.
Cependant don Luis entendit un pas lourd qui se rapprochait
lentement, et la porte s'entr'ouvrit avec un bruit de ferraille et un
cliquetis de verrous à faire honte à une prison.
Nous avons dit que la porte s'entr'ouvrit seulement, voici pour-
quoi : à Mexico les attaques de nuit sont si fréquentes, que les ha-
bitants, pour ne pas être surpris à l'improviste, soutiennent les ven-
teaux des portes par une chaîne de fer longue d'un demi-pied envi-
ron, qui empêche les voleurs de s'introduire dans les maisons mal-
gré la volonté de ceux qui les habitent.
Uuô tête chafouine, coiffée d'un mouchoir à carreaux graisseux
et en lambeaux, s'avança en hésitant dans l'entre-baillement, et
une voix bourrue dit d'un ton aviné :
— Qui diable êtes-vous ?
— Des amis, répondit aussitôt don Luis.
Quelle rage ont-ils donc de courir la tuna à pareille heure et de
déranger d'honnêtes gens qui se divertissent paisiblement? reprit
rhomme à la mine de furet, allez au diable !
Et il fit un mouvement pour refermer la porte.
730 REVUE CANADIENNE.
— Un moment donc, animal, s'écria don Luis; ah çà ! brute que
tu es, tu nd reconnais donc pas la Panthère ?
— Hein ! fit l'homme en remontrant soudain son visage effaré,
qui parle de la Panthère ici ?
— Moi, imbécile, est-ce que le vin que tu as bu t'a fait perdre la
mémoire ?
Sans répondre, cet homme avança une lanterne dont il dirigea
la lumière sur le visage du Français.
— Regarde-moi bien, double brute, reprit celui-ci; là, maintenant
me reconnais-tu ?
— Caraï ! je le crois bien que je vous reconnais maintenant, Sei-
gneurie, répondit il en changeant subitement de manière et pre-
nant un accent respectueux; ah! ils vont être bien étonnés là-
haut.
— Allons, ouvre et ne bavarde pas tant, crois-tu que c'est diver-
tissant de converser ainsi à distance ?
— A l'instani, Seigneude, à l'instant, un peu de patience, s'il
vous plaît ; là, voilà qui est fait, ajouta-t-il en ouvrant la porte toute
grande, vous pouvez entrer.
— Ce caballero est avec moi, dit don Luis en désignant don Mi-
guel, auquel il fit signe de le suivre.
— Il est le bienvenu, Seigneurie, de même que tous vos amis,
répondit l'autre en s'inclinant; allons, allons, entrez, caballeros.
Les deux hommes pénétrèrent alors dans la maison, dont la porte
fut immédiatement de nouveau verrouillée derrière eux.
Ils se trouvèrent alors dans un zaguan faiblement éclairé par un
caudil agonisant qui ne lançait plus que quelques jets de lumière
à de longs intervalles ; mais probablement que don Luis connais-
sait de longue date cette maison, car il ne parut nullement étonné
de cette lueur crépusculaire,qui au lieu d'éclairer ne faisait que ren-
dre les ténèbres plus visibles, et, passant son bras sous celui de don
Miguel, il l'entraîna en avant.
C'est-à-dire qu'il traversa le zaguan et entra dans une cour qui
se trouvait à la suite.
Dans un coin de la cour se trouvait une espèce d'échelle de meu-
nier, servant d'escalier pour arriver à l'étage supérieur, une corde
graisseuse, fixée au mur par des crampons de fer, était tendue en
guise de rampe.
Un candil fumeux, placé au-dessous d'une statuette en plâtre de
Notre Dame de Guadalupe, la patronne du Mexique, était censé
éclairer la cour et l'escalier.
Heureusement que les rayons de la lune, alors dans son plein,
LE BATTEUR DR SENTIERS. 731
déversaient im^ lumière suffisante pour se diriger avec la presque
certitude do ne point se rompie le cou.
Don Luis, pour indiquer sans doute le chemin à son ami, monta
le premier l'escalier, en ayant soin toutefois de se tenir à la rampe,
car les marches étaient couvertes d'une mousse verdâtre qui les
rendait si glissantes, que, sans cette précaution, il eut été impos-
sible d'y poser sûrement le pied.
Ils s'arrêtèrent devant une porte soigueusement fermée, au-des-
sus de laquelle il y avait un transparent portant cette ironique ins-
cription en lettres de deux pouces :
SOCIEDAD PHILANTROPICA DE LOS AMIGOS DE LA PAZ.
Ce qui, traduit en français, signifiait : Société philan tropique des
amis de la paix.
Don Luis s'arrêta, et. se tournant vers son ami :
— Attention ! et ne vous étonnez de rien, lui dit-il à voix basse.
— Soyez tranquille, répondit simplement celui-ci.
Les amis de la paix menaient grand bruit derrière la porte ; on
entendait distinctement leurs chants et leurs jurons, mêlés au son
d'une musique criarde, q\\\ malgré tous ces efforts ne parvenait
pas toujours à dominer le tumulte.
Le Français fit jouer le pêne de la serrure et entra, suivi pardon
Miguel.
Le spectacle qui s'offrit alors à leur regard fut des plus étranges.
Dans une vaste salle dont le fond était occupé par une estrade
sur laquelle une dizaine de musiciens armés de diverses instru-
ments s'escrimaient de toutps leurs forces, soixante ou quatre-vingts
personnes étaient réunies, les unes jouant, les autres buvant.
Le centre de cette salle était occupé par une immense table ovale
recouverte d'un tapis vert, sur laquelle six grands chandeliers de
fer-blanc contenant des cierges étaient soigneusement vissés; là
on jouait le monte. A droite et à gauche, et scellées au mur, il y
avait d'autres tables pour les buveurs assis sur. des bancs et dégus-
tant toutes espèces de boissons, depuis le tépache et le pulque, jus-
qu'à un soi-disant vin de Champagne fabriqué à New-York, et qui
naturellement était accepté comme authentique par les coîisom-
matenrs.
De distance en distance, des candils fixés aux murs complétaient
rillumination.
Le plafond disparaissait sous les nuages opaques de la fumée
grisâtre produite par les pipes, les cigares et les cigarettes des assis-
tants.
A droite et à gauche de cette salle s'en trouvaient deux autres
732 REVUE CANADIENNE.
plus petites, réservées aux privilégiés de rétablissement, et dont
rinstallation élait à peu près la môme ; seulement dans la première
on jouait le loto, et dans la seconde on lisait les journaux en eau
sant d'es affaires publiques ou autres.
L'aspect des habitués de la maison n'avait rien de fort rassurant
au premier abord ; la plupart, doués de physionomies rébarbatives,
se drapaient orgueilleusement dans des haillons sordides, et mon-
traient sur leurs visages hâves et amaigris les stigmates des vices
honteux qui les rongeaient.
L'apparition imprévue des deux visiteurs produisit un véritable
coup de théâtre. Tout s'arrêta -à la fois, et un silence profond rem-
plaça instantanément le vacarme assourdissant qui régnait un ins-
tant auparavant.
— Que je ne vous dérange pas, senores, dit polimint don Luis en
retirant son chapeau et en saluant à la ronde.
— Soyez le bienvenu pa<-mi nous, senor Francès, dit un gruid
drôle à la mine sinistre, revêtu d'un uniforme en lambeau, qui
portait uneformidrible rapière au côté, et dont le visage était orné
d'épaisses moustaches dont les pointes relevées poignardaient le
ciel, faites-vous un monte?
— Vous m'excuserez, mon cher capitaine, répondit don Luis, je
n'ai pas l'inlention déjouer.
Tant pis, vive Dieu ! répondit le spadassin en frisant sa mousta-
che ; je suis à sec, et je complais sur votre amitié pour me remettre
à flot.
— Qu'à cela ne tienne, cher don Blas, dit gracieusement le Fran-
çais ; bien que je ne sois pas riche, je serai heureux de vous prêter
une piastre.
Vous êtes un charmant compagnon, don Luis, répondit le capi-
taine d'un air ravi, j'accepte avec plaisir
Le Français lui donna la piastre, distribua queljues autres pièces
de menue monnaie à droite et à gauche, et tout en parlant amica-
lement soit à l'un, soit à l'autre, il se glissa doucement à travers les
groupes, et atteignit la salle de lecture dans lai|uelle il entra.
Le vacarme un instant interrompu, avait recommencé de plus
belle.
Six personnes seulement se trouvaient dans la salle de lecture ;
en les apercevant, don Luis fit un geste de satisfaction, et se pen-
chant à l'oreille de son ami :
— Voilà notre affaire, lui dit-il à voix basse ; je connais ces hom-
mes depuis longtemps, ce sont des chasseurs du désert fourvoyés
en terre civilisée, braves, comme des démons, stricts observaieur*
de leur parole quand ils l'ont donnée, fidèles comme l'acier dans le
LE BATTEUR DE SENTIERS. 733
péril, relativement^honnêtes,et au fait de toutes les ruses indiennes ;
Tîous allons tâcher de traiter avec eux.
— Faites, mon ami, répondit don Miguel.
En les apercevant, les six hommes les avaient silencieusement
salués, puis ils s'étaient remis non à lire, ils ne savaient probable-
ment lire ni les uns ni les autres, mais à causer.
— Ah 1 don Luis, dit un Canadien, grand gaillard bien découplé,
à la physionimie intelligente et aux traits caractérisés empreints
d'une certaine bonhomie, quel bon vent vous amène? il y a un
un siècle que je ne vous ai vu.
—J'ai fait un voyage sur ;ia côte, cher monsieur Sans-raison,
répondit-il en lui tendant la main.
— Vous êtes heureux, vous, fit le Canadien avec un soupir.
— Est-ce que vous vous ennuyez ?
— Moi ! s'écria-t-il ; c'est-à dire que si cela dure encore quinze
jours, je ferai un malheur pour si!ir ; c'est cette brute de Saint-
Araand qui est cause de tout cela.
— Allons, la pai#, dit Saint-Amand en faisant un pas vers don
]juis qu'il salua, nous partirons bientôt.
Cette conversation avait lieu en français, langue que parlaient
fort bien les Canadiens, nés tous deux à Québec.
— Oh oui ! fit un troisième interlocuteur, taillé à peu près sur le
même patron que les deux autres, j'ai assez des Mexicains, ils sont
«tupides.
— Ah çd 1 messieurs, reprit don Luis, vous ne me paraissez pas
être d'une gaieté folle ; vous voilà trois hommes résolus, Saint-
4mand, l'Ourson et Sans-raison ; au lieu d'agir, vous vous plaignez
f omme des femmes. Qui vous retient donc ici ?
— Pardieu ! l'argent. Ces démons de Mexicains nous ont littéra-
umont dévalisés; nous n'avons ni chevaux ni armes.
— Crci ost grave, dit don Luis en hochant la tète d'un air sérieux;
' -î permettez-vous de vous offrir un verre de vin de France ? tout
buvant uous causeron-, ol qui siit ? peut-être pourrai-je vous
•îonner un bon conseil.
— Non > ne vous ferons pas l'injure de vous refuser, monsieur
Morin, répondirent en s'inclinant le? trois compagnons.
— Avant tout, messieurs, reprit don Luis, laissez-moi vous pré-
nier mon meilleur ami, le senor don Miguel de Cetina.
Ives Canadiens échangèrent un salut poli avec don Miguel.
Dès ce moment la conversation continua en castillan.
Don Luis fit à un mozo un signe que celui-ci comprit, car il arriva
: esque aussitôt chargé de quatre bouteilles de vin et des verres.
734 REVUb] CANADIENNE.
Les trois autres individus qui se trouvaient dans la même pièce
s'étaient, par discrétion, retires un peu à l'écart.
Lorsque les verres eurent été vidés et remplis plusieurs fois:, don
Luis reprit l'entretien au point juste où il l'avait interrompu.
Ainsi, dit-il, senores, autant que je puis m'en apercevoir, vous
ne seriez pas fâchés de quitter Mexico.
— G'est-à dire que nous en serions i-avis, senor, répondit l'Our-
son.
— Pour regagner votre pays, sans doute.
— Notre pays est partout, quand nous sommes au désert, répondit
Saint-Amand.
— J'avais proposé à l'Ourson, dit alors Sans-raison, de le vendre
à un marchand texien qui vient ici chercher et acheter des métis ;
avec l'argent de sa vente Baint-Amand et moi nous aurions fait nos
provisions et nous serions partis au désert fouiller une de nos ca-
ches,dans laquelle nous avons de l'argent, puis nous l'aurions
racheté, il n'a pas voulu.
C'est mal, dit en souriant don Luis. •
— N'est-ce pas ? 11 a prétendu tju'une fois esclave, son maître
n'aurait plus consenti à s'en défaire, ce qui n'est qu'une pure fa-
tuité de sa part, car il est paresseux comme un alligator, et celui
entre les mains duquel il serait tombé aurait été trop heurenx de
s'en débarrasser n'importe à quel prix.
Cette boutade fît rire lout le monde, y compris l'Ourson lui-même,
qui paiaissait entendre fort bien la plaisanterie.
— Voyons, dit Samt-Amand, parlons peu et parlons bien ; nous
nous connaissons depuis longtemps, don Luis, il est donc inutile
que nous rusions entre nous ; vous n'êtes pas homme à vous four-
voyer dans un bouge comme celui dans lequel nous sommes, si
vous n'avez des motifs pour le faire, hein? Ai-je deviné ?
— Il y a du vrai dans votre supposition, cher Saint-Amand ; j'at-
tends votre conclusion pour vous répondre.
— Ma conclusion, la voici, elle sera courte, mais claire et nette :
vous avez besoin de nous et nous avons besoin de vous, entendons-
nous donc sans phrases et sans circonlocutions indiennes, mais
comme de francs et loyaux chasseurs ; vous savez qui nous sommes,
nous savons qui vous êtes, traitons carrément.
— Ma foi, vous avez raison, Saint-Amand, au diable les préam-
bules, dit gaiement don Luis ; je prépare une expédition périlleuse,
j'ai besoin d'hommes résolus avec moi.
— Nous voilà, dirent-ils d'une seule voix.
Bien ; les conditions. sont simples : vingt-cinq onces pour payer
ce que vous devez acheter, chevaux, armes, poudre, etc^ ; cinquante
LE BATTEUR DE SENTIERS. 735
onces en sus, vingt-cinq comptant, vingt-cinq l'expédition terminée,
total, cinquante tout de suite à chacun, cela vous convient-il? Vous
voyez que je vous réponds carrément, ainsi «[ue vous l'avez désiré.
— La somme est belle, reprit Saint-Amandqui s'était fait l'orateur
de la troupe, l'afFaire doit être dure.
— Elle l'est beaucoup.
— Tant mieux, il y aura de l'agrément, nous avons besoin de
nous retremper un peu.
— Soyez sans crainte à ce sujet, je vous promets plus d'agrément
que vous ne le pensez ; acceptez-vous?
— Nous acceptons.
Voilà qui est réglé alors, quant à la somme promise....
— Pardon, monsieur, interrompit en ce moment un des trois in-
dividus dont nous avons parlé précédemment, j'ai sans le vouloir
entendu votre conversation, est-ce qu'il ne pourrait pas y avoir
place pour moi dans celte affaire ?
"Don Luis se tourna vivement vers ce nouvel interlocuteur et l'ex-
amina avec curiosité.
C'était un homme d'une trentaine d'années, aux traits fins et dis-
tingués, aux manières élégantes.
— Qui êtes-vous, senor, lui demanda-t-il.
— C'est un brave garçon de notre connaissance, dit Saint-Amand
en s'interposant, nous avons chassé plusieurs années ensemble, il
appartient à une riche famille de Québec, qu'il a quitté pour mener
la vie d'aventure, il se nomme Marceau, nous répondons de lui.
— S'il en est ainsi, monsieur, fit gracieusement don Luis, et
puisque nos conventions vous conviennent, soy-ez donc des nôtres.
— Merci, monsieur, répondit poliment le jeune homme en s'as-
sayant à table.
— Je disais donc, messieurs, reprit don Luis, que, quant à l'ar
gent...
— Si vous me le permettez, mon ami, interrompit don Miguel,
ceci me regarde et je le réglerai.
— A votre aise, c'est votre affaire, en effet.
Le lieu où nous sommes n'est pas convenable pour causer d'af-
faires intimes; si ces messieurs consentent à nous faire l'honneur
de nous accompagner jusqu'à la première monterilla, où nous de-
meurons, nous terminerons séance tenante, et je leur remettrai la
somme convenue.
Cette proposition fut acceptée par les Canadiens, et on se leva
pour sortir.
Au même instant, un tapage infernal se fft entendre dans la pièce
à côté, et un homme effaré, les vêtements en lambeaux et le visage
736 REVUE CANADIENNE.
tout meurtri et ensanglanté, se précipita comme un ouragan dans la
salle de lecture, poursuivi par la foule qui le huait.
Don Luis reconnut le capitaine don Blas, auquel il avait si gra-
cieusement offert une piastre.
Il se leva dans le but de s'interposer ; le capitaine profita de cette
généreuse intervention, il ouvrit une fenêtre et sauta dans la rue
avec une légèreté qui eut fait honneur à un singe, laissant tout
penauds ceux qui le poursuivaient, et auxquels il avait eu le talent
d'enlever, en taillant les cartes, l'argent qu'ils possédaient.
Lorsque la première surprise fut calmée :
— Senores, dit majestueusement un des habitués du velorio, le
capitaine don Blas est un drôle indigne de fréquenter les caballeros,
je demande qu'il soit désormais exclu de notre honorable société.
Cette motion fut votée d'enthousiasme.
A la faveur de cette diversion, don Luis était sorti du velorio
ainsi que don Miguel et les Gan&diens.
Gustave Aimard.
(A continuer.)
ETUDE SUR LE NORD-OUEST DU CANADA.
ESQUISSE GÉOLOGIQUE.
(Suite.')
Les mêmes formations renferment aussi plusieurs minéraux
dont l'existence est constatée par beaucoup de voyageurs qui ont
découvert à l'ouest de la baie d'Hudson des talcs de Moscovie, de
l'amphibole, en même temps que de beaux Marbres de tontes sortes.
Parmi ces voyageurs, il faut surtout mentionner Ellis et Robson.
Dans les formations granitoïdes des mêmes terrains, on trouve
du cuivre en grande quantité sur les bords du lac Supérieur, le
long des rivières qui se jettent dans la baie d'Hudson, notamment
le Eastmain, la rivière de Cuivre et en plusieurs autres endroits,
qui renferment aussi du mercure, à l'état natif et de cinabre.
L'asbeste abonde en quelques parties des formations granitoï-
des, dont il est, avec le marbre, l'un des minéraux les plus im-
portants.
Il y a aussi dans les terrains plutoniques qui contournent la
baie d'Hudson et se continuent jusqu'à la mer Arctique, des mines
de plomb, du madrépore, du minerai de fer magnétique, de Tépi-
dote,du graphite, des pierre ollaires, de la stéatite, de l'octinolite, de
la serpentine, des pierres meulières, des sources salifères, sulfureu-
ses et bitumineuses et la plus belle plombagine, sur les bords du
lac Athabaska.
Les terrains carbonifères renferment beaucoup de lignite et de»
I sources de bitume liquide et de pétrole d'une richesse presque sans
I égale. Enfin les rivières qui coulent des Montagnes Rocheuses
charroient du sable aurifère qui forme sur la Saskatchewan et la
rivière à la Paix des gisements très précieux. En certains endroits
des régions polaires, un missionnaire a ramassé de la poudre d'or
avec une cuillère sur les bords d'une petite rivière. Sir John Ri-
25 Octobre 1873. 47
738 REVUE CANADIENNE.
chardson parle en ces termes de la richesse minérale de la partie
septentrionale du Nord-Ouest canadien :
'^ Les régions parcourues par les expéditions de Sir Joha
Franklin et du capitaine Back sont riches en minéraux; des ter-
rains houillers inépuisables suivent, sur une distance de douze
degrés de latitude, le pied des Montagnes Rocheuses ; des couches
de charbon percent en beaucoup d'endroits les côtes de la mer
Arctique ; des filons de plomb serpentent dans les roches du Golfe
du Couronnement, et le MacKenzie coule dans une région bien
boisée, bornée par des rangées de montagnes métallifères."
D'après les explorations et les recherches faites jusqu'aujour-
d'hui, il est constaté que les différentes localités dont les noms sui-
vent renferment les minéraux et les métaux que nous allons énu-
mérer :
Baie d'Hudson : Rive est, plomb; ouest, cuivre ; asbeste, cinabrt.
Entre les 60*^ et 66° de latitude, marbres de diverses couleurs à fleur
de terre et en carrières. — Rives du MacKenzie : Pétrole en gran-
de quantité, fer, cuivre, charbon, asbeste. — Rivière du lac de l'Ours :
Fer, sources minérales, lignite.—Rivière à la Paix: Sources salifè.
res, lignite.— Ile Melvielle : Silex pyromaque (Fiint), charbon, mi-
nerai de fer massif, madrépore, sable vert. — Ile Southampton : mi-
nerai de fer magnétique. — Anse Lyon : Epidote. — Red Point : Pierre
ollaires, asbeste. — Ile Rendez-vous : Quartz rose, fer massif, Gra-
phite.— Ile d'Hiver: Madrépore, stéatite, asbeste, actinolite. — Ri-
vière Agnew : Minerai de cuivre, agathe. — Havre-Elizabeth : Gyp-
pose, marne rouge, quartz rouge, quartz jaune, quartz rose. —
Rivière aux Collines (Athabaska) : Almandiue, grenat rouge, mi-
cachiste. — Lac du Genou : Diorite (greenstone) primitive, pyrites
de fer. — Rivière à laTruite : Minerai de fer magné tique, grenat rouge
(precious garnets) bien cristallisé. — Lac Winipeg : Rochei^. a,rgen-
tifères, pierre meulière ressemblant à la porcelaine, Gisements arié-
nacés. -Fort Gumberland : Sources salifères,Sources sulphureuses,
charbon. — Rivière la Biche : Bitume fluide, naphle. — Rives du lac
Athabaska : Chlorite schisteuse, ardoise (Plumageslate).— Embou-
chure de la rivière de Cuivre : Trapp, plomb, cuivre, malachite,
chromate de fer (très précieux).— Montagnes Rocheuses : Simi-
opale, ressemblant à l'obsidienne, plombagine, fer oligisle, or. —
Rivière des Esclaves : Gyppse, sources salifères, pétrole, dolomite.
— Golfe du Couronnement : Minerai de plomb.
De tous ces minéraux et métaux, le cuivre, le plomb, l'asbeste,
les compositions salifères, le pétrole, le bitume et le charbon sont
ceux qui se trouvent en plus grande quantité et, à la vérité, ils sont
en très grande quantité.
ESQUISSE GÉOLOGIQUE. 739
D'après tout ce que nous avons vu plus haut, il est évident que
la formation plutonique est d'une grande richesse minérale et métal-
lique. Elle renferme tous les métaux les plus précieux, en grande
quantité, à l'exploitation de l'or et du platine. Quant aux gisements
cuprifères, voici ce qu'en dit Ricliardson :
'' Les Montagnes de Cuivre semblent former une chaîne courant
du nord-est au nord-ouest. Les grandes masses de roches dans ces
montagnes paraissent composées de feldspath à divers états, se pré-
sentant quelquefois sous forme de roche feldspthiqlie ou d'argilolike,
quelquefois avec la couleur de l'hornblende et ressemblant à la dio-
rite, mais la plupartdu temps sous forme d'amygdaloïde d'un rouge
brun foncé. Les masses amygdaloïdes sont entièrement de pisolite
ou de la pisolite renfermant du spath calcaire. Des lames de cuivre
natif sont très généralement disséminées dans les roches, dans des
brèches trappéennes qui leur ressemblent presque, ainsi que dans
un grès rougeâtre sur lequel elles paraissent assises. Lorsque le
feldspath prend l'apparence d'une argilolite ardoisée, ce qlii arrive
à l'approche des montagnes près de la rivière, on n'y voit pas de
cuivre. Les parties rabotteuses, et en général plus rondes et plus
élevées des montagnes, sont formées par l'armygdaloïde ; mais il y a
entre ces éminences beaucoup de vallées étroites et profondes, en-
caissées dans des murailles d'argilotite. C'est dans le sable mou-
vant de ces vallées que les sauvages trouvent le cuivre. Parmi les
échantillons que nous avons ramassés dans les vallées se trouvent
des lames de cuivre natif, des blocsde pisolite contenant du cuivre
natif, des couches trappéennes pleines de cuivre natif, des malachi-
tes couvertes d'oxide de cuivre, dit cuivre sec (copperglance) divers
minerais de cuivre, des nodules de cuivre vert. Nous avons aussi
trouvé des gros fragments de cuivre lamellaire, des parties évi-
demment d'une veine de pichuite mêlé de spath calcaire et de cui-
vre natif. Nous n'avons pas vu cette veine daus son. lit naturel,
mais à en juger par les fragments que nous venons d'énumérer,
il est très probable qu'elle traverse le trapp spathique. Les sau-
vages disent qu'ils ont trouvé du cuivre dans toutes les parties de
cette chaîne de montagne, qu'ils ont examiné sur un parcours de
trente ou quaran^te milles en allant au nord-ouest, et que les Esqui-,
maux y viennent chercher ce métal Dans la suite, nous avons,
trouvé chez ces derniers des ciseaux à glace de quatorze pouces dç,,
tongeur et d'un demi pouce de diamètre, faits de cuivre natif." ,<,
Ces données prouvent à l'évidence que le cuivre existe en im-
mense quantité dans ces régions, qui sont appelées à devenir une
4es parties les plus intéressantes du Nard^Ouest.
Il y a aussi des gisements de galène sur les bords de la mer
740 REVUE CANADIENNE.
Arctique dont on ne saurait méconnaître l'importance. Au bassin
de la Détention, Richardson en a découvert une veine qui s'étend à
plus de deux cents verges et se continue dans une couche de gneiss-
jusqu'à la Pointe à la Galène.
Dans le bassin du MacKenzie, le pétrole sort de terre en beau-
coup d'endroits. Voici ce qu'en dit l'auteur que nous avons cité
plus haut :
'' Au Fort Neuf, à une distance considérable au-dessus du fort
de la Pierre à Calumet, il y a du calcaire dont les strates ondulées
courrent de l'est à l'ouest. Plus basque le calcaire se trouve
une tourbière dont les crevaces sont remplies de pétrole. Ce miné-
ral se trouve en grande abondance dans ce district. Nous n'avons
jamais observé qu'il coulât des couches de calcaire, mais toujours
au-dessus, transformant les lits de sable en grès poissé."
Si on ajoute au cuivre et au pétrole tous les autres minéraux
et métaux qui se trouvent en si grande quantité dans le Nord-Ouest,
surtout le charbon, l'asbeste et la plombagine, on se convaincra
facilement que la partie impropre à l'agriculture de ce territoire
renferme des richesses presqu'aussi précieuses que la fertilité du
sol des prairies.
Richardson, qui les a étudiées sur les lieux, analyse ainsi les for-
mations des terrains plutoniques dont nous avons étudié les riches-
ses minérales et leur distribution :
'* La forme, l'association, et la distribution générales des mon-
tagnes, des collines et des plaines, dans les régions que nous avons
traversées, et des falaises des côtes de la mer Arctique, sont les
mêmes que celles indiquées par les géologistes comme caractéris-
tiques des roches semblables et placées dans les mômes conditions
dans les autres parties du globe.
*' Le granité avec la siénite, le micaschiste et le schiste argileux^
•que certains géologues regardent comme les roches primitive
prédominantes, se rencontrent dans leurs conditions ordinaires ; d
ces roches, le gneiss paraît être le plus répandu et il est toujours'
accompagné d'une pauvre végétation. Le granité vient ensuite ;
après lui le micaschiste et en moins grande quantité le schiste
argileux et le pratogine. Le granité est ordinairement rouge et à
grain gros et fin. Les blocs erratiques qui recouvrent les sommets
de presque toutes les collines dans les Barren Growids^ appartiennent
généralement à cette dernière espèce (granité à grain fin). Il y a deux
espèces de gneiss : du rouge et du gris. Le micaschiste, le schiste
argileux et la siénite appartiennent aux espèces ordinaires. La prato-
gine, qui existe en abondance sur la rivière des Esclaves et en d'au
très endroits, semble appartenir aux formations micaschisteuses.
i
ESQUISSE GÉOLOGIQUE. 741
Ces roches primitives sont traversées par des veines de feldspath,
de quartz et de granité, et le granité du Gap Barrow est intersecté
par des veines de diorite, angite de la mAme espèce que celle qui
existe dans les régions granitoïdes de la Grande-Bretagne. L'exis-
tence d'une veine de galène, à la Pointe à la Galène, est un fait
qui a son importance relativement à la distribution géographique
de ce minerai.
*' Nous n'avons trouvé des roches de transition m situ qu'au lac
à la Pointe, sur la rivière de Cuivre, et peut-être aux chûtes Wil-
berforce, sur la rivière Wood, et ces roches, autant que nos obser-
vations le constatent, ne renferoient ni le calcaire ni la roche
lydienne (lydian stone). Aucun des schistes de transition que nous
avons examinées ne renferme de chiastolite, et si ces schistes ren-
ferment quelques lits ou gisements de houille sèche, nous ne les
avons pas vus. Les roches de transition, qui sont principalement le
schiste argileux et la grauwacke, ressemblent à celles du comté
de Dumfries."
Quant aux formations secondaires, voici ce qu'en dit le même
auteur :
lo. Le vieux grès rouge j ou celui que recouvre le charbon et qui
alterne parfois avec les roches de transition. Nous l'avons revu
sur la rivière de Cuivre.
2o. La formatioîi carbonifère^ gisant apparemment sur le vieux
grès rouge et sous d'immenses gisements de calcaire secondaire.
3o. Le grès rouge nouveau ou varié. Cette importante formation
occupe des étendues considérables dans plusieurs des régions que
nous avons traversées et recouvre probablement une immense
couche de la formation carbonifère. En certains endroits où il
n'y avait pas de vieux grès rouge, le nouveau nous a paru super-
posé sur le gneiss et d'autres roches primitives. Ici, comme dans
les autres parties du monde, le grès rouge récent contient du
gypse et des sources salifères qui paraissent en sortir, d'où il faut
conclure qu'il renferme des lits de sel ou d'argile chloridrique qui
fournit la matière imprégnante a ix sources. Les sources salifères
de la rivière des Esclaves fournissent par leur propre évaporation
durant l'été une très grande quantité de beau sel.
4o. Le calcaire secondaire paraît généralement appartenir au
vaste gisement qui recouvre le grès rouge récent et est couvert par
la craie et forme de grandes aires, non-seulement dans l'Amérique
du Nord, mais aussi en Angleterre et sur le continent européen.
En examinant de plus près, on constaterait peut être que certaines
espèces appartiennent au calcaire de montagnes des géologistes.
5o. Les roches trappéennes et porphyroïdes secondaires qui
742 REVUE CANADIENNE.
abondent sur les bords de la mer Arctique et dans les montagnes
de Cuivre, se rattachent en toute apparence au grès rouge récent.
La présence du cuivre natif dans ces roches, dans les montagnes
de Cuivre et sur les bords de la mer Arctique, constitue un trait
caractéristique très important de leur composition et mérite l'at-
tention de ceux qui prennent pour spécialité de grouper et d'associer
les minéraux. Beaucoup de ces roches de trapp et de porphyre
offrent l'apparence de colonnes, ce qui semble indiquer qu'elles
sont d'origine volcanique ; mais leurs autres caractères et les strates
horizontales sur lesquelles elles reposent indiquent encore qu'elles
sont de formation neptunienne.
Dépôts alluviens. — La grande étendue qu'occupent ces dépôts dans
toute la région que nous avons parcourue nous fournit l'occasion
d'observer plusieurs de leurs différentes espèces. Dans les notes qui
précèdent, nous avons fait allusion aux immenses gisements allu-
viens, formés par des lacs qui se sont graduellement desséchés on
soulevés soudainement et ont laissé leurs cavités plus ou moivH
recouvertes de sable, de gravier et d'autres matières alluviales
D'autres ont été évidemment formés par des rivières. Quelque^
dépôts sur les bords de la mer proviennent de l'action cellective dr
la mer et de l'influence délétère de l'air. La péninsule, entre la
Pointe Tourne-Encore et le Détroit de Melville, se compose près
qu'exclusivement d'un terrain plat, percé à de longues distances par
des falaises de trapp.
" En terminant, nous observerons que les détails précédents
montrent que dans ces régions les roches primitives, de transition,
secondaire et les dépôts alluviens ont en général la même compo-
sition, la même structure, la même position et la même distribution
que dans les autres parties de l'Amérique qui ont été explorées; et
comme ces formations correspondent à celles de l'Europe et de
l'Asie, on peut avec raison les regarder comme des formations
universelles.
PRODUITS DU SOL.
■■■■ Le Nord-Ouest Canadien supporte toutes les productions végétales
des' climats tempérés. On récolte le blé, l'orge, l'avoine, les
melons, les citrouilles, les pois, les fèves et les autres légumes
dans les prairies de la Rivière Rouge et de la Saskachewan. On
récolte même le blé au fort Simpson, au 60e degré de latitude
nord, et dans la riche vallée de la Rivière à la Paix, jusqu'à
Dunvegan, au 58o 56 latitude et ll7o longitude. Plus au Nord^
on ne peut cultiver que l'orge, les légumes et les patates, jusqu'au!
environs du fort Bonne-Espérance, situé au-delà du cercle arctiqui
Outre les légumes et les céréales, le Nord-Ouest produit, moral
ESQUISSE GÉOLOGIQUE. 743
dans les régions les plus au nord et les plus froides, des baies
de toutes sortes, entre autres la fraise, la framboise, les poires
et cerises sauvages, différentes espèces de groseilles, l'airelle,
Pattocat ou raisin d'ours (arbutus alpina) et beaucoup d'autres
baies dont se nourrissent les sauvages.
Les immenses plaines du Nord-Ouest sont aussi couvertes d'her-
bes succulentes, de vesces, de foin de prairie, etc., qui forment de
riches pâturages naturels où les bêtes fauves, telles que le bison
et le mouton des montagnes, se nourrissent durant toute l'année,
ainsi que les animaux domestiques des rares habitants de ces
régions. Le foin de prairie (punch grass — /«ssiiica ?) possède d'ex-
cellentes qualités nutritives et redonne en peu de temps aux che-
vaux fatigués et amaigris la vigueur et l'embonpoint qui les met-
tent en état de faire un bon service. Il en est de même des vesces
dont les principales espèces sont les Hedysayrus, Lattrum, Vicia,
et Astragalus, qui sont pour le moins aussi nuîiitives que le trèfle
rouge artificiel de nos prés.
Quant aux forêts du Nord-Ouest, voici cequ'e:; ditlePère Petitot,
missionnaire Oblat du MacKenzie :
"On observe jusqu'à un certain point dans nos forêts vierges,
parmi les arbres et les plantes, la gradation qui se fait remarquer
dans la végétation des montagnes. Le chêne et l'orme, que l'on
rencontre très communément à la Rivière Rouge, disparaissent
vers le 51e degré de latitude nord. Le cèdre rouge s'arrête aux
latitudes du lac Bourbon, où il abonde, ce qui lui a mérité des
anglais le nom de Cedar Lake. Les thuaya rampants, le sapin de
Virginie, le chèvre-feuille du Canada et d'autres arbres et arbustes
ont disparu à celles du lac de l'Ile à la Grosse ; tandis que le pin
[pinus hanksiana) aux branches en candélabre, au feuillage sans
ombrage, le peuplier balsamique, le tremble, les saules, les bour-
daines, le sapin blanc ou épinette, le sapin rouge et surtout le bou-
leau se rencontrent jusqu'aux terres stériles qui forment le littoral
de la mer et où l'œil attristé n'aperçoit que des lichens et des
mousses, pâture du caribou, et quelques touffes de l'arbuste qui
produit le thé au Labrador (ledum palustre). L' épinette blanche
[alhies alba) est le plus septentrional des conifères : il monte jus-
qu'au 68e degré nord ; mais à des latitudes plus élevées, on n'en
TOit plus de traces. "
Dans son Esquisse sur le Nord-Ouest^ Mgr. Taché parle ainsi des
forêts :
" Nous désignons ainsi toute la portion du département du Nord
qui offre une superficie d'environ 480,000 milles carrés. Située
entre la partie septentrionale et la région des prairies, la forêt
KEVUE CANADIENNE.
revêt un peu du caractère de l'une ou de l'autre. Les prairies
l'envahissent; aidées par l'élément destructeur, elles se sont
rendues tout près des bords des lacs la Biche et Froid, au nord de
la rivière au Castor. Plus à l'ouest, il leur a plu d'aller saluer
le haut du fleuve Athabaska. La rivière à la Paix, voire celle des
Liards, à ses prairies.
" Nos forêts peuvent renfermer quelques autres bois, mais nous
ne connaissons que ceux dont nous parlons ici :
CONIFER^.
Pin rouge Red Fine Pinus resinota.
Pin blanc While pine Pinus strobus.
Cyprès Grey pine Pinus banksiana.
Sapin Dalsam fir Abies balsamea.
Epinette blanche While spruce., Abies vei picea albt,
Epinette noire Blackspruce Ahies vel pinus nigra.
EpineUe grise Grey spruce Abiss vel pinus grisea.
Epinette rouge Tamarack Larix Americana vel micro-
carpa.
Cèdre blanc White Cedar Thuja occidentalis.
Cèdre rouge Red Cedar Juniperus Virginiana.
Genévrier commun Common Juniper Juniperus communis.
CUPILIFER^.
Chêne rouge Red oak Quercus rubra.
Chêne de brin Post oak Quercus oblusiloba.
Noisetier While hazel nul Corylus Americana.
Noisetier coudrier Beaked hazel nul Corylus rostrata.
Bois dur Iron îvood Ostrya Virginica.
SALICACE^.
Parmi les nombreuses espèces de saules on remarque surtout :
la salix rostrata et la salix longifolia.
Tremble Aspm Populus tremuloides.
Liard Balsam Pcplar Populus balsaraifera.
Liard CoUonwood Populus grandidentata.
BETULACE^.
Bouleau blanc Canoë birch Betula papyracea.
Bouleau nain Alpine birch Betula nana.
Bouleau de savane Low birch Betula pemiia vel glandulosa.
Aune vert Green aider Alnus viridis.
Aune commun Common aider Alnus incana.
ULMACE^.
Orme blanc While elm Ulraus Americana.
Orme gras Slippery elm Uimus fulva.
OLEACE^.
Frêne blanc While ash Fraxinus Americana.
Frêne gras Black ash Fraxinus sambucifolia.
ACERINE^.
Erable Sugar maple Acer saccharinum.
Plaine ♦ Red maple Acer rubrum.
Plaine bâtarde Dwarf maple Acer spicatum vel montanui
Bois noir Slriped maple Acer Pensylvanicum.
Erable à gignière Ash leaved maple Negundo Fraxinifolium.
ESQUISSE GÉOLOGIQUE. 746
TILIACEvE.
Tilleul Bas ivood Tilea americana.
CORNEE.
Osier Red osier Cornus stolonifera vel alba.
VITACE/E
Vigne sauvage Winler grape Vitis cordifolia.
Vigne vierge Wood bi?ie Ampélopsis quinquefolia.
ROSACEE.
Rosier. Il y a plusieurs rosiers sauvages: rosa Woodsii^ rosa CarQ-
lina^ rosa hlanda^ rosa majalis.
Prunier sauvage Wild plum Prunus Aniiricana,
Petit merisier Wild redcherry Prunus Pcnsylvanica.
Cerisier à grappes Choke cherry Prunus Virginiana.
Cerises des sables Dwarf cherry Prunus pumila.
Cerisier noir Black cherry Prunus serotina.
Bois à sept écorces.... Nine bark Spireea opulifolia.
Thé canadien Common meadow sweei Spiraîa salicifolia.
Framboisier Wild red raspberry Rubus strigosus.
Framboisier noir Black raspberry Rubus occidentalis.
Catherinettes Dwarf raspberry Rubus triflorus.
Framboisier à fleurs Whileflowering raspberry. 'Rnhvi^imi'ka.nMs.
blanches ,
Ghicouté Bake apple Rubus chamaemorus.
Ronce du Nord Bramble Rubus arcticus et rubus acau-
lis.
Pommetier rouge Scarlel fruiled Ihorn Crataegus coccinea Bourgeau.
Pommetier jaune Pear thoni Cratsegus tomentosa (Bour.)
Seneillier Cockspur Crataegus crus galli.
Gueule noire Choke berry Pyrus arbulifolia.
Cormier, masquabina.. Canadianmounlain ash.... Pyrus Americana.
Petites poires Shad-bush Amelanchier Canadensis.
Cette famille nous fournit de plus la délicieuse fraise des champs.
GROSSULACE/E.
Groseillier sauvage Wild Gooseebery Ribeg) cynosbata.
— — Sharp thorned gooseberry.. 'RiyjesoLXYSicaiho'ides.
— — Smoolh gooseberry Ribes hirtellum.
— — Swamp gooseberry Ribes lacustre.
Gadellier sauvage Red curranl Ribes rubrum.
— — Felid curranl Ribes prostralum.
Gadellier noir Wild black curranl Ribes floridum.
Gadellier sauvage Common gooseberry Ribes Hudsonianum.
CAPRIFOLIAGE^.
Graine d'hiver Snow berry Symphoricarpus racemosus.
Graine de loup Wolfe berry Symphoricarpus occidentalis.
Chèvre-feuille Small honey-sackle Lonicera pariflora.
— Fly honey-suckle Lonicera ciliata.
— Mountain honey-suckle Lonicera cerulea,
— Bush honey-suckle Diervilla trifida.
Sureau hlanc Black fruiled elder Sambucus Canadensis.
Sureau rouge Red fruiled elder Sambucus racemosa vel pu-
bens.
Bourdaine Ship berry Vibernum lentaga.
Maple leaved arroio wood.. Vibernum acerifolium.
Bois d'original High crambeiry Vibernum opulus.
Pembina Cramberry Vibernum edulo.
746 REVUE CANADIENNE.
ERICACE^.
Thé de Gauthier Tea berry Gaulteria procumbens.
Sac à commis Bear berry Arctostaphylos uva ursi
Herbe à caribou Alpine bear berry Arctostaphylos Alpina.
Thé du Labrador Labrador tea Ledum palustre.
Thé velouté — — Ledum latifolium. -
Petit thé sauvage Snoiv berry.... Ghiogenes hispidula.
Blue.t nain Dwarf blueberry Vaccinium Pensylvanicuni.
Bluet du Canada Canada blueberry Vaccinium Ganadense.
Mûre Bog bilberry Vaccinium uliginosum.
• — — — Vaccinium myrtilloides.
— Bu a? f bilberry Vaccinium caespitosum.
Pommede terre Cow berry Vaccinium vitisidea.
Atoca de Maskeg Small cramberry Vacciuium oxycocus.
Atoca Common American cram-
berry Vaccinium macrocarpon.
" Plusieurs espèces de bois n'ont dans ce pays qu'une aire très
limitée. L'érable proprement dit et le bois dur touchent à peine
l'extrémité sud-est du département du Nord. Trois espèces de
plaines y pénètrent un peu ; mais surprises de l'isolement où les
laisse l'érable, elles ne vont pas plus loin que le lac des Bois. Le
pin rouge et le pin blanc s'arrêtent au Lac Winipeg.' Les deux
espèces de cèdres, de chênes, d'ormes, de frênes, de vignes, le
tilleul, le prunier, tout en étant partout dans le pays d'une
qualité bien inférieure aux mêmes espèces qui se trouvent en
Canada, sont de plus limités à un espace très peu étendu puis-
qu'ils n'existent pas.au de-là du lie méridien et que les quel-
ques individus qu'on y rencontre encore isolés n'ont absolument
aucune valeur. L'érable du pays [negundo fraxinifolium] a sa
limite Occidentale au 107e ' méridien et sa limite septentrionale
au 55e parallèle.
'' Ces restrictions faites, il ne reste plus parmi les arbres de
haute futaie, du moins à l'ouest du 100e degré de longitude, que
des peupliers, différentes espèces d'épinettes, le cyprès, le sapin
et le bouleau. La rivière la Pluie, le lac des Bois, la rivière
Winipeg, les îles du lac de ce nom, les terres entre le lac des
Bois et la Rivière Rouge, sont les seules parties bien boisées,
quant aux espèces ; la belle lisière qui bordait autrefois la Rivière
Rouge et l'Assiniboine a déjà subi une atteinte désastreuse."
Outre ces forêts, il y a dans co qu'on appelle les prairies— parce-
qu'elles dominent dans ces régions— beaucoup de bois mou, sinon
du bois dur, qui ne va pas au-delà du lOle degré de longitude dans
la vallée de la Rivière Rouge et de l'Assiniboine. Au delà de cette
limite, on troi^ve beaucoup de peupliers, surtout du tremble, du bou-
l
1 Voir ce qu'en dit le Père Pelitot, page
l II y en a aux environs d'Edmonton, au 50» latitude et 1 13 longitude.
ESQUISSE GÉOLOGIQUE. 747
leaii, de l'épinette en grande quantité et de bonnes dimensions pour
servir à la construction, principalement sur les collines, et du
mélèze dans le haut de la Saskatchewan. Inutile de dire que le bois
est abondant à Edmonton, où la Compagnie de la Baie d'Hudson se
procure le bois nécessaire à ses constructions, et dans les prairies
situées le long du pied des Montagnes Rocheuses, qui produisent la
pruche, si recherchée à cause de son écorce qui sert à la tannerie.
A la vérité, presque toutes les parties cultivables de nos grandes
prairies sont situées à peu de distance des forêts où le colon peut
trouver les espèces dont il a besoin pour bâtir, clôturer et se chauffer,
ainsi que nous le verrons ailleurs.
Le Père Petitot, qui a parcouru toute la région septentrionale^
parle ainsi de sa flore et faune :
'' Sur la couche de terrain dont les arbres séculaires ont recou-
vert le granit du sol se pressent quantité de fleurs alpestres ou
particulières aux climats arctiques. Ce sont des orchis élégants, de
formes singulières, dont une espèce, d'un beau jaune d'or, a une
labelle semblable à un nid d'hirondelle ; ce sont des polygalesdes
Alpes, une dizaine de variétés de saxifrages, la pante aux bractées
colorées en blanc et qui produit un fruit rouge dont les lièvres
sont friands, la busserolle aux grappes blanches lavées de pourpre-
Dans les petites prairies et les clairières, il y a profusion d'achillées,
d'armoises, et de campanules. L'incendi'e a-t-il porté ses ravages
dans les forêts, bien vite la nature étend sur ces cendres et ces
charbons un manteau de fleurs ; c'est l'épilobe aux thyrses roses
qui se charge de pallier les traces de l'élément destructeur ; souvent
les maskegs ou marécages se déguisent sous un vêtement de nym-
phsea jaunes, de sagittaires et de cassis, parmi lesquelles brillent,
comme des étoiles, les fleurs blanches du parnassia de Kotzebuë ; mais
aussi parmi elles se cachent traîtreusement la cigûe aquatique, la
renoncule vitreuse et l'aconit. Le long des cascades écumantes se
balancent de gracieux lis-martagnon, des asphodites, des fumeteres
jaunes et roses,véritables arbustes pour la taille ; tandisque tout au
bord de l'eau, s'abreuvent le caltha palustris, l'adonis, diverses
variétés de benoîtes et de menthes. Mais toutes ces fleurs, et un
grand nombre d'autres, n'étalent pas les couleurs voyantes des
fleurs tropicales et ne répandent aucun parfum, à l'exception des
églantiers."
Les prairies de la partie méridionale sont émaillées de presque
toutes les fleurs des pays jouissant d'un climat tempéré. Plusieurs
voyageurs parlent des roses, des violettes, des narcisses, des tulipes,
des marguerites, des œillets, des boutons d'or et d'une multitude
748
REVUE CANADIENNE.
d'autres fleurs qui jonchent partout le sol des prairies après l'époque
de la floraison.
M. Bourgeau, le botaniste attaché à l'expédition du capitaine
Palliser, qui a consacré trois années à l'exploration de la partie
sud du Nord-OnesL, donne le tableau analytique suivant de la col-
lection des plantes du Nord-Ouest :
ANALYSE DE LA COLLECTION DES PLANTES, FAITE PAB M. BOUBGEAU,
(EXPÉDITION DE PALLISEK).
Cette analyse est l'énumération des Gênera et Species et l'étendue des familles.
é
FAMILLES.
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2-
14 -
17 ]
- 18
- 1
- 3
1
3
- 3
4
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2
- 3
1
- 1
- 2
- 1
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- 2
3
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1
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1
7 26
7 24
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1
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- 2
- 1
- 10
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2
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1
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1
4
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2
5
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9
3
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2
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2
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2
6
6
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28
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a.
d.
b.
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d.
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b.
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d.
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a.
b.
b.
d.
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a.
c.
b.
b.
b.
d.
c.
6.
d.
c.
b.
b.
b.
b.
c.
b.
b.
a.
a.
d.
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1
1
1
2
2
2
1
2
4
1
33
1
1
1
1
4
10
1
6
40
1
2
2
1
3
1
l
2
1
1
1
3
1
8
1
28
1
4
3
4
1
2
4
1
62
4
1
4
1
15
14
1
13
112
2
0
6
1
2
5
1
17
1
2
2
1
2
1
4
3
1
4
1
8
2
1
2
2
1
2
2
]
2
5
0
49
2
1
1
2
8
28
1
7
70
1
1
5
1
1
3
3
5
2
2
2
1
1
1
5
1
4
7
6
2
16
16
2
8
3
d.
c.
Euphorbiacse
Salicacese
8
44
h.
Cannabinaceae
2
d
11
Papaveraceae
Typhacese
4
h
Naiades
14
a.
Cruciferse
Hydrocharideas
2
d
8
d.
Cistinese
M elanthacese
Commelynaceœ .....
Graminese
5
h.
0
h
153
h,
Zycopodiace»
Loaseae
12
h
3
Caryophylleœ
Paronychieae
MalyacesB .
2
d.
c.
Cucurbitaceee
Saxifrageae
2
56
d
Filiaceae
Umbellifereœ
Lorauthacea;
CaprifoliaceaB
Compositese
30
d.
c.
Hypericinese
Acerineae
1
24
c.
Oxalidese
Geraniaceœ
321
c.
Campanulacese
Vaccine»
8
b
16
d
Pyronacese
Oleacese
16
d
Anacardiaceœ
LeguminossB
3
a.
Apocyneœ
Polemoniaceœ
ConvolvuUcese
Boraginacese
Verbenaceœ
Lentibulariese
Nyctagineœ
Amarrinthacese
Santalacese
Aristolachise
Cupulifere»
Salicineœ
4
13
h
6
a
OnaffrarisB. . . .
27
b.
h
GrosBulariese
CrassulacesB
7
8
b.
b.
Araliaceœ
Corneae
KubiacesB
3
6
2
b.
Valeriaaaceae
Lobeliacese
1
15
o
Ericaceœ
4
b.
Primulacese
3 S
8
j)
Gentianaceae
Asclepiadeae
Hydrophylleae
Solanese
Coaifereae . .
6
3
3
8
11
2
6
13
1V47I
20
3
5
13
20
13
68
17
3
4
9
5
Alismacese . . .
3
c.
Orchideœ
54
b
Labiatce
45
a
Scrophulainese
Plantagineae
Polygonacese
Chenopodeœ
Juncacese
n
h
218
Oi
Filices
17 47
b.
NOTA. — ^Les plantes marqués (a) s'étendent jrsque dans la provicce arctique, (b) dans la «>»e
circnm-arctique, (c) dans le district central ou zone boisée, {d) les familles qui appartiennent an.
district du Canada ou de la côte Pacifique, ou au district aride du Centre.
Les colonnes marquées d'un astérique sont empruntées aux tables données dans " Arctic
«earching expédition/' by Sir John Richardson, 1851, vol. II, p, 822.
ESQUISSE GÉOLOGIQUE. 74î>
Nous avons indiqué aux notes les erreurs qui se sont glissées
sous la plume de Mgr. Taché en indiquant la distribution des
arbres, erreurs qui sont indirectement refutées par le Père Petitot
et Richardson. L'auteurde VEsquisse sur le Nord- Ouest dit que le pin
rouge et le pin blanc s'arrêtent au lac Winipeg. Or, le Père Petitot^
qui parle de ce qu'il a vu de ses yeux, affirme que le pin croit
jusqu'aux environs des Barren Grounds^ et Richardson, qui a par-
couru toutes ces localités, affirme le même fait. " Le pin de Banks,
dit-il, l'individu de ce genre qu'on rencontre le plus au nord en
Amérique, ne va pas bien loin dans le cercle arctique, et le pin
résineux {pinus r^esinosa) ne dépasse pas le 57o. "
Mgr. Taché assigne aussi des limites beaucoup trop étroites à
l'érable du pays, negundo fraxini/oUum, en disant qu'elle ne croît
pas au delà du 107e degré de longitude, puisque cet arbre existe
aux environs du fort Edmonton, sur le 1 I3e degré de longitude.
La limite septentrionale des forêts traverse le 106e degré de lon-
gitude au lac Peshew ou de l'Artillerie, entre les 63e et 64e paral-
lèles de latitude, touche la rivière de Cuivre au lac La Pointe, re-
monte le cours de cette rivière pour franchir le cercle arctique et
passe un peu en arrière du 67o latitude sur la rive nord du grand
lac de l'Ours et atteint le 69e parallèle dans le delta du MacKenzie.
La limite méridionale de la forêt est indiquée parla ligne suivante
sur la carte du capitaine Palliser : Elle suit le 96e degré de longi-
tude depuis la frontière jusqu'aux Sept Portages, gagne l'ouest en
passant au sud des lacs Winipeg et Manitoba, de la montagne du
Dauphin, jusqu'aux environs du fort Ellice, court ensuite au nord
et au nord ouest, fléchissant au nord avant de prendre cette direc-
tion, jusqu'à l'intersection de la rivière aux Coquilles par le lOi^e de
longitude, court à l'ouest jusqu'au 108e, reprend la direction du
sud-est au nord-ouest pour atteindre le voisinage du lac au Castor,,
et redescend de l'est à l'ouest jusqu'au lac St. Anne.
Ces indications démontrent que les forêts occupent de beaucoup
la plus grande partie du Nord-Ouest canadien, qui n'en renferme
pas moins assez de terres de prairies pour former plusieurs pro-
vinces et nourrir une population de trente millions.
Pour compléter ces renseignements sur les productions du sol,
ajoutons quelques mots sur la distribution des céréales et des plantes
potagères.
Le blé croit et mûrit bien jusqu'au fort des Liards, latitude 60^5' j
longitude 122^31, à une hauteur de 400 à 500 pieds au-dessus de la
mer. Le voisinage des Montagnes Rocheuses l'expose parfois à la
gelée. " Cependant, dit Richardson, ce grain croit sans obstacles
y
750 REVUE CANADIENNE.
(freely) sur les bords de la Saskatchewan." On le cultive aussi
dans la vallée de la rivière à là Paix, jusqu'à Dunvegan, et sur les
bords de l'Athabaska, où cette récolte est toujours sure. Enfin le
froment se cultive partout dans les prairies du Nord-Ouest, et
produit des récoltes d'une rickesse inouïe.
Le mais, qui ne mûrit pas en Angleterre, est avantageusement
cultivé dans le Nord-Ouest, qu'on dit si froid, jusqu'à Garlton, au
52'^51' de latitude, etCumberland, au 50*^57'. Inutile d'ajouter que
cette récolte réassit à merveille dans la vallée de la rivière Rouge
et de l'Assiniboine.
Vorge peut être cultivée jusqu'au fort Norman, latitude 65^; mais
on n'a jamais pu la récolter au fort Bonne-Espérance à deux degrés
plus au nord.
V avoine n'a pas été cultivée plus loin que sur les bords de la
rivière aux Liards et au fort Simpson, latitude 51^61 nord.
Les pommes de terre ne croissent pas au-delà de la même latitude.
Les navets, dans les saisons favorables, atteignent une pesanteur de
deux à trois livres, et leur culture s'étend jusqu'au 67e degré de
latitude. Les légumes, d'ailleurs, ne croissent pas au-delà de cette
limite. On a essayé de cultiver des plantes potagères sur les bords
de la rivière Peel, mais on n'a pu récolter que des cressons. C'est
à peine si les choux se sont élevés à un pouce au dessus du sol, pour
blanchir au soleil et se faner.
Enfin, le melon et la citrouille mûrissent en plein âir 'jusqu'aux
latitudes du fort Cumberland.
ESQUISSE ^OOLOGIQUE.
La Zoologie du Nord-Ouest comprend des espèces aussi noui-
breuses que variées. Les prairies et les forets, les rivières et les
grands lacs, les montagnes et les mers glaciales sont habités par
des multitudes de quadrupèdes, d'oiseaux et de poissons. Toutes
ces espèces animales sont encore aujourd'hui l'objet de l'exploita-
tion commerciale de la Compagnie de la Baie d'Hudson. Mgr.
Taché prétend qu'en 1865 cette compagnie a acheté les quantité*
ée fourrures qu'il énumère ainsi :
ESQUISSE ZOO LOGIQUE.
751
*' Ce tableau, observe
Mgr. Taché, ne pré-
sente sans doute pas le
grand total de toutes
les fourrures du dé-
partement ; en dou-
blant les chiffres pour
le district de la rivière
Rouge, on n'en serait
peut-être pas très éloi-
gné, car ce n'est guère
que dans ce district que
des fourrures passent
définitivement dans
d'autres mainsque celle
de la compagnie ; et
sans pourtant être cer-
tain du fait, nous cro-
yons que même dans ce
district elle acquiert à
peu près la moitié de
celles qui y sont impor-
tées."
Sans entrer en des
détails fastidieux, nous
nous contenterons de
-donner l'analyse de
tous les renseignements
fournis à la science par
les explorateurs qui ont
parcouru les grandes so-
litudes du Nord-Ouest.
Commençons par le
troisième ordre des
mammifères, les car-
nassiers, dont le tableau
suivant indique les su-
jets :
tJ* f 3' S' w c3 K' ^ r!'
i^, o ;3. a. w B ^^^^'
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Noirs.
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Gris.
Blancs,
Castorsl.
Eobes de Buffles.
Hermines.
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I Bleus.
Argentés, i;
Croisés.
t.9to4i.OiOrf».osoosi;^
Rouges.
Blancs.
O !-l rP>. (-l
;^ îO to o» t>5 to
00 0> fcC w 00
Chiens de
Prairies.
»-* tO vO bO r-i
o«ofcai-i)*i.i-iooaih^
Pékans.
0»<©0>00!000t*^Oi— 'i-i
tfi.^Cnls300tnCOOii— 'I— i |
Loups -cerviers.
-^ o> Isa ta to >{i. ce o»
KllCOOO-^^CCOO»»».
I— 'cuocJl-q^fii.o3s■<^^^^
tn tû os 0> H- 1 M W
tfi.-^0»C000i0OO*k.-i
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^*>.rfi.l4i.000*^0»
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tOOOrf^-OSOOOOS
tn4i..tO>-'COOSI-»l-*
fcOt*kCO00OS.-'Q0l— '
COtO~qoO>Cnt(»-0
Martres.
Visons.
Rats musqués.
Boeufs musqués.
Loutres.
I =•
Chats sauvages.
I-» eo w
os os i^ H*
t^ tO CO tO Oi O 1*».
Putois.
= -1
Marmottes.
tf>. I-* '->
o »^ o» &» ^, ^
Oi ^ CD OS O^-q en
Loups.
Caroajous.
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Ecureuils.
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^
752
REVUE CANADIENNE.
Chats.
Chat domestique
Linx.
Panthère.
\ère Tribu. — Pillantigrades.
Ours :—
Blanc.
Noir et canelle.
Gris.
Brun.
Blaireau.
Raccoon.
Carcajou.
^me Tribu. — Digitigrades.
Vermiformes, Chiens.
Belette. Chien: — Domestiques.
Hermine. Esquimaux.
Vison. Montagnais.
Martre. Loup ou sauvage.
• Pékan. Loup : — A moule.
Loutre. Blanc.
Putois. Gris.
Bigarré.
Brun.
Noir.
Renard: — Blanc.
Bleu.
Rouge.
Croisé.
Argenté et noir.
Chien de prairie.
3??ic Tribu. — Amphibies.
Phoque ou chien de mer.
Morse, vache ou cheval marin.
bme Ordre. — Les Rongeurs.
Cet ordre, si commun partout, abonde ;dans le Nord-Ouest,
jusque dans les régions glaciales. En voici la nomenclature :
Castor.
Rat musqué.
Mulots, cinq espèces.
Souris d'Amérique.
Gerboise du Labrador.
Marmottes : — ^Marmotte de Québec.
Sifîleur des montagnes.
Ecureuil de terre.
Marmotte d'Amérique.
• Marmotte de Franklin.
Spermophile rayé.
}
ESQUISSE ZOOLOGIQUE. 753
Ecureuils : — Le Suisse
Le Suisse à quatre barres.
Ecureuil de la Baie d'Hudson.
Ecureuil volant — pteronys sabrinus et
pteronys sabrinus alpinus.
Rat de sable — Geonys talpoïdes.
Lièvres : — Lièvres ou lapins d'Amérique.
Lièvres des terres arctiques.
Lièvre des prairies.
Petit lièvre chef.
Sme Ordre ;— Les R tJMiNANTs.
Le tableau qui suit indique les diverses espèces de ruminants à
cornes, — les ruminants sans cornes ne s'y trouvent pas — qui existent
dans le Nord-Ouest Canadien :
ière Tribu : — Ruminants a Gornbii Pleines.
Orignal.
Caribou :
Ordinaire.
Des bois
A relique
Cerf: — Wapite.
Chevreuil ;— Cerf-mulet.
Long tnil deer. (Renne à longue queue. ^
3me Tribu : — Ruminants a Cornes Creuses.
Gazelle.
Chien des montagnes.
Mouton des montagnes.
Mouton domestique.
Bœuf musqué.
Bison.
Bœuf domestique.
La seconde tribu des ruminants, à cornés velues, n'existe pas
dans le Nord-Ouest, où il n'y a pas de girafes.
Quant aux cétacés, appartenant à la famille des mammifères, ils
existent dans la mer glaciale, où Ton trouve en assez grand nombre
la baleine mixte, sinon la baleine franche, qui n'existe plus dam
les mers de l'Amérique du Nord.
Oiseaux.
Bien que l'Ornithologie du Nord ne soit pas aussi considérable
que celle des pays méridionaux, la nomenclature que nous don-
25 Octobre 1873. 48
754 REVUE CANADIENNE.
nons montre que la gente volatile ne fait pas défaut au Nord-
Ouest
\er Ordre: — Les Rapaoes.
La tribu des Rapaces diurnes comprend :
Le Vautour. Le Gerfaut.
L'Aigle royal. L'Epervier.
L'Aigle à tête blanche. Le Milan.
L'Aigle pêcheur. L'Emérillon.
Le Faucon. L'Autour.
Le Busard. L'Autour à bâtiment.
Le Busard d'Amérique. La biise gantée.
J
La Soubuse.
La famille des rapaces nocturnes présente neuf espèces du genre
Hibou ou Chouette :
Hibou à grandes Oreilles. Hibou du Nord.
Hibou à courtes Oreilles. Hibou Blanc.
Hibou cendré. Hibou du Canada.
Hulotte. Chouette.
Chat Huant.
2me Ordre: — Oiseaux qui se perchent.
Cet ordre comprend deux familles, les dentirostres et les coniros-
tres. Les dentirostres sont :
Pie griéche. Figuier du Canada.
Pie griéche du Canada. Figuier à croupe jaune.
Gobe-mouches. Figuier à tête rouge.
Gobe-mouches tyran du Nord. Roitelet huppé.
Gobe-mouches de Say. Traquet.
Gobe-mouches Noir. Roitelet à tête rouge.
Gobe-mouches de Richardson. Roitelet Voyageur.
Plongeur d'Amérique. Mangeur de Moucherons.
Grive du Canada. Mangeur de Moucherons du
Petite Grive Brune. Canada.
Grive de Wilson. Mésange à tête noire.
Grive Solitaire. Fauvette couronnée.
Moqueur grive. Fauvette tachetée de la Loui-
Moqueur roux. siane.
Moqueur miauleur, Allouette des Prés.
Oiseau bleu Arctique. Verdier.
Oiseau bleu Commun. Grand Jaseur.
Récollet.
La famille des conirostres renferme les trente-quatre espèces que
voici :
Cachevis. Chardonneret.
Bruant. Gros Bec.
Bruant de la Prairie. Rouge-gorge
ESQUISSE ZOOLOGIQUE. 7«r
Bruant colorié. Ortalan coucou.
Bruant gris. Mangeur de riz.
Bruant du Canada. Elourneau à ailes rouges.
Moineau à ailes baies. Etourneau à tête jaune.
Moineau à couronne blanche. Etourneau à croissant.
Moineau de la Pensylvanie. Loriot.
Moineau roux. Etourneau comnnun.
Moineau noir. Etourneau rouge.
Moineau à tête violette. Corbeau.
Moineau arctique. Corneille.
Bouvreuil. Pic.
Bec-croisé. Geai.
Linotte à tête grise. Geai du Canada.
Pinson. G-eai à bec court.
Zme Ordre : — Curtipèdes.
Cet ordre, toujours d'après la classification de Mgr. Taché,
empruntée en grande partie àRichardson, compte les trois familles
des grimpans,des tenuirostres et des fissirostres. Les grimpans sont
des dix espèces suivantes :
Pic noir. Pic arctique.
Pic velu. Pic doré.
Pic duveté Pic à tête rouge.
Pic varié de la Caroline. Roitelet.
Pic du Canada à trois doigts. Roitelet d'hiver.
La famille des tenuirostres ne renferme qu'une espèce : le colibri.
Il y a huit espèces dans la famille des fissirostres :
Hirondelle à ventre blanc. Hirondelle à ventre pourpré.
Hirondelle de grange. Bois-pourri.
Hirondelle de rochers. Mangeur de maringouins.
Martin de rivage. Martin pêcheur.
4mc Ordre : — Gallinacés.
Cet ordre renferme-les onze sujets dont voici les noms :
Perdrix. Perdrix des rochers.
Perdrix de savanne. Faisan.
Perdrix des montagnes. Tourtre ou pigeon ramier.
Lagopides. Pigeon domestique.
Perdrix blanche. Poule.
Dindon.
5wie Ordre : — Eghassiers.
La première famille des échassiers, les brévipennes, n'existent
pas dans le Nord-Ouest, mais les quatre autres y sont assez bien
représentées. Il y a six espèces de fissirostres :
Pluvier rouge. Pluvier doré.
Pluvier d'Amérique. Pluvier bourreau.
Pluvier criard. Tourne-pierre à collier.
756 REVUE CANADIENNE
Les curtirostres forment deux genres et quatre espèces:
Grue américaine.
Grue du Canada.
Héron.
Butor.
Les longirostres se divisent en six genres et vingt deux espèces :
Avocette d'Amérique.
Conrlieu.
Courlieu Hudsonien.
Courlieu des Esquimaux.
Bécasseau de Douglas.
Bécasseau à pattes fines.
Bécasseau semipalmé.
Bécasseau violet.
Bécasseau variable.
Bécasseau de Schinz.
Bécasseau à échasses.
Bécassine ponctuée.
Les macrodactyles forment trois genres et les six espèces sui-
Tantes :
Bécasseau noir.
Bécasseau canelle ou manbriche.
Chevalier semipalmé.
Chevalier rapporteur.
Chevalier à pattes jaunes.
Chevalier à longue queue.
Chevalier à croupe verte.
Bécassine marbrée.
Bécassine Hudsonnienne.
Bécassine de Drummond.
Râle à gorge jaune.
Râle de la Caroline.
Foulque d'Amérique.
Phalarope.
Phalarope hyperboré.
Phalarope rouge.
6mc Orc?r« .'—Natatoires, palmipèdes.
Cet ordre fournit en été la nourriture à une grande partie de la
population sauvage du Nord-Ouest. Les palmipèdes abondent dans
les rivières, les lacs efc les mers de ce pays.
Les plongeurs, qui forment la première famille, représentent
trois genres et vingt espèces :
Grive huppée (poule d'eau). Plongeon à gorge noire.
Grive jougris (poule d'eau). Plongeon à gorge rouge.
Grive cornue un esclavon (poule Guillemot à capuchon.
d'eau). Guillemot à pas bec.
Grive, petite poule d'eau, caille. Guillemot à miroir blanc.
Umard. Guillemot noir.
II y a trois genres et dix-neuf espèces dans la seconde famille,
celle des longipennes :
1
Hirondelle de mer.
Hirondelle de mer arctique.
Hirondelle de mer épouvantai!.
Goéland.
Goéland argenté.
Goéland argenté à ailes blanches.
Mouette blanche ou sénateur.
Mouette à pieds bleus.
Mouette tridactyle.
Mouette de Franklin.
Mouette de Bonaparte.
Mouette pygmée.
Mouette rosacée.
Mouette à queue fourchue.
ESQUISSE ZOOLOGIQUE. 757
Mauve. (.^ iîi/f r Stercoraire pomarine.
Mauve à bec court. Stercoraire parasite. , ^.^^ ^^^ |
Stercoraire de Richardson.' \ ;
Le pélican et le carmoran sont les deux seules espèces de la troi-
sième famille, celle des totipalmes. * '> on.iTJii i. im,-, . j
La quatrième famille, les lamellirostres, a onzë'gènres et trente-
deux espèces :
Canard suchet. Canard huppé.
Canard chipeau ou ride t. Canard rouge.
Canard à longue queue ou pilet. Canard garot
Canard de France (domestique). Canard blanchâtre, caille. •■
Sarcelle. Canard à Collier ou histrion, m '
Sarcelle à ailes bleues. Canard de Miclon. ,;Qfj
Canard d'Amérique. ,, Grande harle. . .'
Canard d'été. ^. I-in-jv ; Harle à palat rouge. 'V
Canard à tête grise. ' ' ''''•■ ' Harle huppée.
Canard eider. Cygne.
Canard marchand. Cygne de Bewick.
Canard noir. Oie rieuse ou à front blanc.
Macreuse. Oie blanche.
Canard à queue rouge. Oie outarde.
Canard milouin. Oie cravant.
Canard d'automne. Oie berniche.
Quant au nombre de ces difTérentes espèces d'oiseaux, voici ce
qu'en dit l'illustre auteur de V Esquisse sur le Nord-Ouest de V Amé-
rique :
•' Il n'y a que dans nos déserts et dans nos solitudes que les oiseaux
sauvages puissent se trouver en. si grande abondance. Ce n'est
pas à dire toutefois qu'on les trouve toujours et partout, mais il y
a des temps, des lieux qu'ils sont en quantités innombrables. Un
bon chasseur, avec des armes de précision et des munitions à dis-
crétion, en abattrait assez pour provoquer l'incrédulité des meil-
leurs chasseurs des pays civilisés. Un de mes amis, M. James
Mackay, a tué sept cents canards dans un seul tour de chasse.
Des établissements considérables de l'intérieur subsistent pendant
des mois entiers exclusivement aux dépens de la gent ailée. Les
nations sauvages, à certaines époques de l'année, n'ont pas d'autres
ressources, et il en faut du gibier pour nourrir tous ces vigoureux
enfants de la forêt. Pour en donner une idée, voici ce qui est fourni
dans les établissements de la Compagnie où l'on vit de gibier.
Pour la ration journalière d'un homme, un cygne ou deux outardes,
ou trois oies, ou encore quatre des plus gros canards. Il est facile
par là, de juger du nombre qu'il faut pour un établissement
important. Mais ce qu'il est plus difficile de concevoir, c'est qu'aux
756 REVUE CANADIENNE.
années d'abondance, cette battue se fait sans affaiblir sensiblement
les phalanges serrées qu'elle attaque. Là où les oies se reposent
dans leurs migrations du printemps et surtout de l'automne, leur»
volées sont tellement considérables, que j'ai vu plusieurs fois l'ap-
plication littérale d'une singulière expression de nos anciens voya-
geurs : '' Au Rabaska, (Athabaska) les oies, c'est comme les
bancs de neige."
Reptiles.
Ces animaux sont très rares dans le Nord-Ouest, où cette classe
des vertébrés n'est représentée que par la tortue, le lézard, qui n'est
ni venimeux, ni offensif, les couleuvres, les crapauds et les gre-
nouilles. Il y a absence complète d'animaux venimeux dans toutes
les parties des immenses territoires de la Baie d'Hudson. Au point
de vue de la colonisation, c'est un grand avantage sur le Nord-
Ouest américain, dont une grande partie est infestée par les sert
pents à sonnettes.
Poissons.
Sous le rapport éichtyologique, le Nord-Ouest est véritable-
ment riche. Les lacs, les rivières et quelques parties des mers
glaciales sont de véritables viviers naturels. Si les espèces sont
comparativement peu variées, elles sont d'une étonnante fécon-
dité. Dans ces immenses plaines, le poisson se pêche partout par
milliers.
\er Ordre: — Acanthoptérygiens.
Cet ordre n'est connu dans les territoires de l'Ouest que par la
famille des percoïdes, qui compte six genres et huit espèces :
Perche, ou perchaude. Joue cuirassée du pôle.
Doré. Joue cuirassée Ccrapaud de
Crapet. mer).
Joue cuirassée. Epinoche.
Malachigan.
Le doré fréquente presque tous les lacs et toutes les rivières et
ajoute puissamment aux ressources alimentaires du pays. Les eaux
de la Rivière Rouge nourrissent un grand nombre de malachigans,
dont la chair est brune et ressemble à celle du turbot.
2me Ordre : — Malacoptértgienb Abdominaux.
Cet ordre, le plus nombreux, compte cinq familles. La première,
celle des Cyprins, a cinq espèces :
Brème. Piconou.
Gai'pe blanche. Cyprin.
Carpe rouge.
ESQUISSE ZOOLOGIQUE. 759
Les ésoces, qui composent la seconde famille, n'offrent que lie
brochet et le masquinongé, tandis que la troisième famille, cellt
des siluroïdes, n'est représentée que par la barbue, dont la chair est
riche, grasse et agréable au goût. La barbue pèse de cinq à douze
livres et le brochet jusqu'à trente livres.
Les saumons constituent la quatrième famille, qui est très impor-
tante et se compose des espèces suivantes :
Saumon. Truite ordinaire. ^
Saumon de Ross. Grosse truite.
Saumon de Hearne. Inconnu
Truite à longues nageoires. Poisson bleu.
Augmalook des Esquimaux. Petit poisson bleu.
Truite saumonée. Poisson blanc.
Saumon hareng Toulibi.
Poisson rond.
Il est presqu'impossible de se faire une idée de l'abondance du
saumon de Ross dans les rivières arctiques, où l'on en a pris d'un
seul coup de seine jusqu'à 3,378, chiiire d'autant plus extraordi-
naire que ce poisson mesure jusqu'à trente trois pouces de longueur
et pèse au delà de dix livres. La grosse truite est un magnifique
poisson. Au grand lac des Esclaves, son poids ordinaire varie de
10 à 40 livres. Je n'en ai jamais vu, dit Mgr. Taché, de taille à
garantir ce poids, mais je ne vois pas pourquoi on refuserait le
témoignage de personnes respectables qui font cette assertion.
De toutes les espèces du genre saumonoïde, le poisson blanc est
le plus agréable au goût. Il fréquente tous les lacs et toutes les
rivières ; son poids varie de trois à quatre, atteignant parfois jus-
qu'à quatorze livres.
La cinquième famille ne possède que le hareng proprement dit,
qui se pêche dans les mers glaciales, et la perche du Canada, qui
fréquente les eaux de la région méridionale du Nord-Ouest. Elle
mesure environ un pied de longueur.
3wi€ Ordre : — Malacoptirtgiens.
Une des trois familles de cet ordre fréquentent les eaux du pay»
que nous étudions. La famille des gades fournit deux espèces :
la loche et la barbotte. La deuxième famille se compose du pois-
son plat, qui abonde à l'embouchure de la rivière de Cuivre, et du
turbot du Nord. C'est tout ce? que fournit cet ordre. Il n'y a ni
anguilles ni poissons anguilliformes.
Le cinquième ordre fait aussi défaut, ainsi que le sixième. Il
n'y a dans les eaux douces et de mer du Nord-Ouest ni poissons
760 REVUE CANADIENNE.
cuirassés, ni plectognathes, ni requins, ni marteaux, ni scies ; les
raies et les lamprois sont inconnus.
^•-- • Ime Ordre: — Sturoniens.
Ce dernier ordre ne présente que deux espèces de poissons à
branchies libres : l'esturgeon et l'escargot.
L'esturgeon se trouve dans presque tous les lacs et les grandes
rivières. Il y en a dans le lac Winipeg qui mesurent sept pieds
de longueur et pèsent cent cinquante livres. Ce poisson, dont la
chair est excellente, donne beaucoup d'huile, et de sa vessie nata-
toire desséchée on tire la colle de poisson qui se vend (Jans le com-
merce.
On ne saurait guère se former une idée exacte des pêcheries du
Nord-Ouest. Elles alimentent une grande partie des populations
sauvages, et l'on peut se figurer la quantité de poisson requise pour
nourrirces peuplades, quand on sait que dans les postes de laConi-
pagnie de la Baie d'Hudson on estime à quinze livres par jour la
ration de chaque homme.
Malgré les battues continuelles qu'il faut faire pour nourrir ces
braves enfants de la forêt, le poisson abonde partout, et à force de
•ne pas être péché il vieillit et atteint une grosseur extraordinaire.
On prend des éturgeons de sept à huit pieds de longueur dans le
lac Winipeg, des truites de soixante cinq et même de quatre vingt-
dix livres dans le MacKenzie ; la pesanteur du poisson blanc, qui
est délicieux, varie de trois à dix et même quinze livres. Dans le
récit de son voyage, Richardson parle de la pêche dans le grand
lac de l'Ours en termes qui font voir la grosseur du poisson. " On
prend, dit-il, la truite de 15 livres dans les seines au poisson blanc,
ainsi que Vinconnu (Salmo MacKenzii) pesant 25 livres ; mais les
mailles ne laissent pas entrer les truites plus grosses, qui pèsent
de 30 à 50 livres. On pêche ces truites avec des hameçons pour la
morue."
La chasse est aussi abondante que la pêche. Mgr. Taché nous
dit qu'un de ses amis, M. MacKay, a tué sept cents canards en un
seul tour de chasse. Nous trouvons dans les récits du P. de Smet
des faits qui confirment l'idée de cette abondance. Voici ce qu'il
écrit à son évêque :
" Une petite note de toutes les pièces que les chasseurs appor-
tèrent au camp, pendant les vingt six jours que nous séjournâmes
ensemble, ne sera pas sans quelqu'intérêt pour Votre Grandeur ;
elle vous fera connaître les animaux de ces parages.
Animaux tués : — 12 orignaux, 2 caribous, 30 moutons à grosses
ESQUISSE ZOOLOGIQUE. 761
cornes, 2 porcs-épics, 210 lièvres, un castor, 2 rats-musqués, 26
outardes, 115 canards, 21 faisans, une bécassine, un aigle et un
hibou. Ajoutez 30 ou 50 beaux poissons blancs par jour et une
vingtaine de belles truites, et jugez si nos gens ont lieu de se
plaindre."
Cette chasse a été faite dans les environs du fort Jasper, sur le
versant est des Montagnes Rocheuses. M. Belcourt, missionnaire,
parle ainsi d'une partie de chasse au bison :
" Le 16 octobre nous repartîmes, emportant sur nos voiture»
1,776 vaches tuées par 55 chasseurs. Cette viande fournit 228
taureaux^ 1,213 ballots de viande riche, 166 sacs de graisse, pesant
chacun 200 livres, et 556 vessies de graisse de moelle, de 12 livres
chaque, le tout, calculé au prix le plus modéré, valant un peu
plus de dix sept livres sterling ($8,262). Les frais de voyage, gages
d'employés, ne s'élevant guère qu'à £200, il reste £1,500 ($7,290 ou
$132.60 pour chaque chasseur) gagnés par 55 chasseurs dans l'es-
pace de moins de deux mois."
Ces chasses et ces pêches abondantes sont une source de grande
richesse et d'alimentation pour les habitants du pays.
(A Continuer.)
ADMINISTRATION DE LA JUSTICE.
Les juges français ont l'occasion de communiquer au barreau
leurs observations sur le fonctionnement des tribunaux et l'admi-
nistration de la justice en général. Les éloquentes mercuriales
de d'Aguesseau sont connues de tout avocat : elles ont élevé les
études légales et ont servi de guide aux hommes d'état de son
temps. Rarement il nous était donné de voir nos juges canadiens
suivre ces nobles exemples. M. le juge Loranger vient de doter le pays
d'un commentaire du Code Civil/ dont il a été rendu compte dans
la dernière livraison de la Revue. M. le Juge Torrance adresse une
lettre • au Procureur-général de cette Province sur l'administra-
tion de la justice. Cette lettre a tous les caractères d'une mercu-
riale de d'Aguesseau ; et celui qui l'a écrite mérite la reconnaissance
du barreau. Dans la position délicate qu'il occupe, il lui était
difficile de suggérer des réformes radicales : il s'est contenté d'in-
diquer les lacunes, les anomalies, les contre-sens de certaines lois
et de certaines décisions.
Le système des enquêtes attire d'abord son attention. Trois
modes sont actuellement offerts aux parties pour faire la preuve de
leurs plaidoiries ; le premier, le plus ancien de tous, est appelé,
l'enquête écrite au long ; le second, moins ancien que l'autre, est
l'enquête devant le juge ; et le troisième, tout récent, est l'enquête
obtenue au moyen de la sténographie.
\o,— Enquête écrite au long. La Cour des Enquêtes siège à Mont-
1 Commentaire sur le Gode Civil du Bas-Canada, par T. J. J. Loranger, Tome 1
—in 80, 532 pages.
2 A letter to the Attorney-General of the Province of Québec on the administra-
tration of Justice, by Mr Justice Torrance— in 80, 38 pages.
ADMINISTRATION DE LA JUSTICE. 763
réal dans une grande salle où sont placées plusieurs petites tables.
Chaque table est à la disposition des avocats des deux parties dans
une cause. L'écrivain se place au milieu, il a en face le témoin et
de chaque côté sont les avocats des deux parties. L'Avocat pose
verbalement ses questions au témoin, elles sont prises par écrit si
son adversaire insiste, et dans le cas où elles paraîtraient illégales
à ce dernier, il fait par écrit au bas de la question' l'objection qui
lui parait être propre à la faire rejeter. Si les deux avocats ne
vident pas ensemble le débat, ils se rendent devant le juge qui siège
dans la même salle et ce juge décide instante?' la légalité de la ques-
tion et de l'objection ou réserve sa décision. Les réponses du témoin
sont dictées par l'avocat qui l'interroge à moins qu'il ne veuille
lui-même se charger de ce soin. Cette Cour contient un grand
nombre de personnes, qui s'efforcent de parler à voix basse
mais qui finissent par s'exprimer à voix haute. Un bruit assour-
dissant empêche le juge soit de travailler, lorsque personne ne se
présente devant lui, ou d'écouter lorsque des avocats plaident. Ce
système est sans exemple dans l'administration de la justice des
autres pays. Il a le tort de ne pas reproduire exactement le témoi-
gnage du témoin : l'écrivain, qui est presque toujours un étudiant,
se sert d'une phraséologie à sa façon, lorsqu'elle ne lui est pas
fournie par l'avocat. Souvent le témoin est représenté comme s'étant
exprimé dans un langage fleuri et élégant, qui lui est entièrement
inconnu, mais qui est celui d'un avocat rétheur ou d'un étudiant
encore tout chaud du pathos du Collège. Ce système a le tort
plus grave d'encombrer la procédure d'une quantité prodigieuse
d'écritures que le juge est obligé de lire attentivement lorsque la
cause est en état d'être jugée. L'écrivain n'est pas toujours un
calligraphe de première ordre, son style, ou plutôt celui de l'avocat,
ji'est pas souvent d'une grande clarté. Le juge éprouve parfois
une grande fatigue à déchiffrer ce volumineux dossier. En outre
le papier souffre tout, le bon comme le mauvais témoignage : le
témoin semble toujours un honnête homme. A moins de constater
des erreurs graves, des contradictions grossières ou des démentis
formels, tous les témoins se valent : la couleur du papier est la
même, l'écriture n'a pas changé, le style est aussi fleuri au com-
mencement qu'à la fin. Il n'y a que les avocats présents à l'audi-
tion du témoin, qui ont l'avantage de s'apercevoir de la véracité
du témoin, par sa contenance, l'exactitude de ses réponses et surtout
par sa physionomie ; mais le juge n'a rien vu et ne verra rien autre
chose que la déposition écrite de ce témoin et cette déposition ne
paraîtra ni plus honnête, ni plus malhonnête que les autres qui
l'accompagnent. Ce système est donc absurde et est depuis long-
764 REVUE CANADIENNE.
temps condamné. Il faudrait le rayer entièrement du Gode de
Procédure. En cela Mr. le Juge Torrance a raison et le bar-
reau en entier l'approuve. Le procureur-général devrait s'empresser
de proposer l'abolition du système à la prochaine session du
parlement.
2o, — Enquête, devant le juge. Ce système est une amélioration de
l'autre, mais ne rencontre pas l'approbation de tous les avocats.
Mr. le Juge Torrance semble le favoriser dans sa lettre. Ici, une
seule cause est entendue à la fois : le juge est sur le banc et prend
lui-même ou fait prendre des notes du témoignage donné. Il est
impossible aux avocats de savoir ce que le juge écrit ou fait écrire
à moins d'en faire la demande à haute voix ou exiger que les notes
leur soient montrées. Le témoignage dans le premier cas est
laissé aux caprices des avocats ; dans celui-ci. il est laissé aux ca-
prices du juge, sans la moindre surveillance : ce qui rend ce
système plus dangereux que l'autre, parce que le premier est sou-
mis à la surveillance constante de l'écrivain et des deux avocats, tan-
dis que l'autre est sans contrôle. Le témoin parle peut-être un
langage diflerent de celui du juge, et ce dernier est obligé d'écrire
en français, lorsqu'il est anglais ou vice versa, et se servir d'expres-
sions dont il ne possède pas le sens exact. Mais ce qui est plus
grave, c'est que ce sont des notes qu'il prend et non le témoignage
lui-même : il choisit dans les paroles du témoin ce qu'il croit être
utile de noter. Les parties ont bien le droit de l'obliger à prendre
certaines notes, mais voyant le juge occupé à écrire, il est difficile
de supposer qu'il ne prend jjas les notes désirées. I^es juges ne
sont pas aussi des calligraphes et leurs notes sont parfois impossibles
à lire, et plus impossibles encore à faire imprimer, lorsque la cause
est en appel, en raison des nombreuses abréviations dont elles sont
chargées et du style à bâtons rompus qui les distingue. Ce
système doit être condamné comme le premier.
3o. — enquête Sténographiée. Ce système ne date que depuis 1871 ;
mais il n'est pas encore généralement employé. Il consiste à
prendre, au moyen de la sténographie, les questions, réponses et ob-
jections, enfin tout ce qui se dit pendant le témoignage du témoin.
Le témoignage est pour ainsi dire photographié en présence du
juge, des avocats et des parties. Ce système est préférable à tous
les autres en usage jusqu'à ce jour. Il rencontre non seulement
l'approbation de Mr. le Juge Torrance, mais encore du Barreau de
Montréal, qui en est, il faut l'avouer, l'instigateur.
ADMINISTRATION DE LA JUSTICE. 765
Le système des Enquêtes est généralement vicieux non seule-
ment parce qu'il ne donne pas des résultats satisfaisants sur la trans-
mission exacte de la preuve, mais encore parce qu'il laisse au
juge à s'enquérir des questions de faits. M. le Juge Torrance ne
veut adopter aucun nouveau système, il ne fait qu'indiquer en quoi
les modes d'enquête sont vicieux et il s'en tient là. Les savantes
recherches qu'il a faites, jointes à sa grande expérience, et aux ob-
servations qu'il nous communique, sont de nature à mettre en
doute l'efficacité des systèmes actuels. Nous nous permettrons de
soulever une importante question : le juge doit-il juger le fait et le
droit en même temps ?
Notre prétention est que le juge est compétent à juger les deux,
mais qu'il n'est pas désirable qu'il le fasse. La décision du droit
est soumise à un contrôle, qui sont la loi et la jurisprudence ; mais
la décision du fait est laissée an juge seul et il n'est pas prudent
qu'il soit l'irrévocable arbitre de l'existence ou de la non existenee
du fait. L'équilibre n'existe plus : quant à la décision du droit, le
juge est soumis à une loi qui peut être invoquée, et à une juris-
prudence qui est constante et à la portée de tout le monde. Mais il
n'en est plus de môme lorsqu'il s'agit de décider de l'existence d'un
fait : A et B l'ont prouvé, G et D l'ont nié et le juge doit décider si
A et B ont menti ou ont dit la vérité. Or il est seul pour faire
cette importante déclaration qui touche à la question. Pourquoi
sera-t-il plus croyable que A et B ? Il n'a jamais rien connu des
affaires dont il s'agit, il n'a que les rapports de A. B. G. D ! Pour-
quoi croira-t-il plutôt les deux premiers que les deux derniers ? Tout
est donc dans une décision qui peut satisfaire la conscience humaine.
Or il est admis que la majorité d'un certain nombre d'hommes
désintéressés et guidés par la prestation solennelle du serment, est
le seul mode connu pour régler les difficultés judiciaires. En
matières criminelles, si l'on enlève le jury, il ne reste plus que le
juge, livré à ses propres caprices. G'est lui seul, qui décidera de la
culpabilité ou de l'innocence de l'accusé. Quel danger, s'écriera-t-
on ! Si telle chose arrivait, tout serait bouleversé ! qui risquerait
son honneur, sa vie, aux caprices d'un seul homme ? L'abondance
de preuve, l'éloquence de l'avocat, la contenance des témoins el
de l'accusé, tout cela, serait lettre morte pour le juge. Il ne faut
pas oublier que l'homme laissé à lui-môme est l'esclave des influ-
ences physiques autant, s'non plus que des influences morales qui
l'entourent. En médecine légale, ou peut juger par le diagnostic
de la maladie physique ou morale de l'accusé. Il doit en être de
même en matière civile, mais dans ce cas aujourd'hui l'opinion
du juge est conclusive, tandis que dans l'autre elle n'est que déli-
766 REVUE CANADIENNE.
bérative. Il s'agit donc de placer ]a décision du fait entre les mains
d'un certain nombre de personnes, dont la majorité sera pour ainsi
dire le critérium du fait, c'est-à-dire la marque de la vérité du fait.
Lai Société de Législation comparée de Paris, par son rapporteur,
M. Barboux, Avocat à la Cour d'Appel, en rendant compte de l'ou-
vrage que l'auteur de cette étude avait publié sur la Procédure
Civile de Québec et qu'il avait soumis à son examen, comme cor-
respondant de la Société, s'exprime ainsi sur le procès par Jnry en
matières civiles : (Bulletin No. 7, juin 1872, page '282.)
'' Il s'agit ici d'un Gode rédigé en français et en anglais, pour
une population mi-partie française et anglaise, par des magistrats'
également versés dans la connaissance et dans la pratique des deux
législations, Code dont plus Tes trois quarts sont calqués sur notre
loi de procédure. Il est donc certain que si les codificateurs ont
reproduit dans la procédure du procès par jury les règles de la pro-
cédure anglaise, c'est qu'ils les ont crues nécessaires, et qu'ils ont
pensé qu'il était impossible de faire mieux.
'' Se sont-ils trompés ? Les réformateurs ont le droit de le sou-
tenir. Mais s'ils veulent être crus, il faut qu'à leur projet de réor-
ganisation judiciaire ils joignent un projet de Code de procédure,
parce que la procédure est de toutes les parties du droit celle qui
se prête le moins à l'utopie. Jusque là, il sera permis de garder
des doutes en voyant l'exemple de l'Angleterre, en étudiant le
Code de la Louisiane et celui du Bas-Canada, et en réfléchissant à
cette distinction entre le fait et le droit, qui est la condition essen-
tielle de l'emploi du jury pour le jugement du procès civils."
Le procès par jury en matière civile est limité à certains cas. Il
a lieu (Art 348) dans toute action fondée sur dette, promesse ou
convention d'une nature mercantile, soit entre commerçants ou
entre une partie qui est commerçante et une autre qui ne l'est
pas, et aussi dans toute poursuite ou recouvrement de dommage,
résultant de torts personnels ou de délits et quasi délits contre la
propriété mobilière. Il a lieu (Art. 349) sur la demande de l'une
des parties lorsque la somme réclamée par l'action excède deux
cents piastres, et seulement sur les matières qui forment le fond
du procès.
Il n'est pas toujours facile de diecerner ce que nos tribunaux
entendent par torts personnels et par affaires commerciales. Ainsi
un procès par jury a été accordé dans une action pour rupture de
promesse de mariage, et il a été refusé dans une action en déclara-
tion de paternité ; il a été accordé dans une action d'injure pour
avoir tué malicieusement le chien du demandeur, et il a été refusé
dans une action en dommages pour mutilation de cheval. Il serait
ADMINISTRATION DE LA JUSTICE. 767
trop long de continuer à indiquer la jurisprudence contradictoire
sur les divers cas où le procès par jury a été accordé ou refusé.
En face de cette jurisprudence si contradictoire, il est raisonna-
ble de se demander pourquoi les codiflcateurs n'ont pas accordé 1©
procès par jury dans tous les cas, plutôt que de le restreindre aux
torts personnels et aux affaires commerciales.
Le procès par jury en matières civiles, dans toutes les causes où
il s'agit de faits, est-il désirable ?
L'objet de ce genre de procès est de confier exclusivement au
juge le droit et au jury le fait : et c'est cette distinction qui fait la
base essentielle de ce procès.
Le motif de la loi est de considérer douze hommes plus aptes à
constater l'existence d'un fait qu'un seul homme. Pourquoi pas
plus ou moins de douze hommes ? C'est plutôt un nombre de
convention qu'un nombre indispensable.
Dans l'ancien droit français, les parties étaient appelées à tran-
siger avant de plaider et si elles ne pouvaient s'entendre amicale-
ment, il leur était offert un arbitrage, composé d'un arbitre choisi
par chaque partie et d'un tiers arbitre choisi par les deux déjà
nommes et, en cas de refus, par le juge. Il serait préférable de
revenir à la vieille procédure, en la modifiant.
Dans toutes les causes civiles, sans aucune exception, il serait
peut-être désirable de soumettre le fait à l'arbitrage de trois per-
sonnes ainsi nommées, qui seraient dirigées et contrôlées par le
juge, en présence des parties. Les frais d'arbitrage seraient moins
considérables que celui d'un jury composé de douze personnes.
Les arbitres pourraient être payés un peu plus largement qu'un
témoin. Cette réforme n'est pas si radicale pourqu'elle bouleverse
toute la procédure. Il suffit d'appliquer la procédure de la nomi-
nation des arbitres au procès par jury en matières civiles et modi-
fier la procédure de ce procès en substituant au jury de douze, un
arbitrage de trois.
De cette manière le juge n'aura qu'à juger le droit et le jury le
fait.
M. le JugeTorrance semble embarrassé pour délimiter la juridic-
tion des Cours de Révision et d'Appel. Il serait peut-être plus désira-
ble de revenir au vieux système, qui consistait à composer la Cour
Supérieure de trois juges. Il s'agirait d'abolir le système qui per-
met à un seul juge de siéger dans les causes contestées au mérite.
Une cause, dont le fait aura été établi par un arbitrage et le droit
par trois juges, pourra se présenter devant la Cour d'Appel, sans
qu'il y ait à craindre un mal jugé. Suivant nous, la réforme con-
sisterait à faire siéger trois juges da la Cour Supérieure dans toutes
768 REVUE CANADIENNE.
les causes contestées, lesquels n'auraient àjuger que le riroi^ après
avoir contrôlé tous trois l'arbitrage du fait. Il y a injustice à lais-
ser le sort des parties entre les mains d'un seul homme, le Juge.
Malgré son honnêteté, sa haute réputation, il ne peut échapper à
la critique de ses décisions; mais associé à deux autres juges, il
est plus indépendant et plus fort contre la calomnie. Il y aurait
beaucoup à dire sur les dangers qu'offre le système actuel.
Mr. le Juge Torrance ne veut pas admettre que la cause princi-
pale des relations suspectes qui existent entre le barreau et la
magistrature, est due aux mauvais choix du personnel des juges.
Ce n'est pas la cause principale, admettons le ; mais elle en est
ime des causes principales. Quelques nominations ont rencontré
l'entière approbation du barreau, d'autres ont soulevé son mécon-
tentement. Il faudrait créer un nouveau mode, afin de rendre
la magistrature inattaquable ; le barreau devrait être consulté, et
il ne l'a jamais été. Il est le meilleur juge des aptitudes et des
talents de ses membres. Le Gouvernement est guidé par la poli-
tique dans son choix, et la politique est une mauvaise conseillère.
Si le barreau choisissait chaque année un certain nombre de ses
membres, pour être juges : le gouvernement chercherait parmi ce
choix ceux qu'il aimerait le plus à favoriser. Peu importe qu'il
choisisse de préférence ses amis, si ces amis ont été reconnus par
le barreau comme les plus compétents pour cette haute fonction.
Telle est la reforme qui se présente de suite à l'esprit, en lisant
Mr. le Juge Torrance sur les relations entre le barreau et la magis.
trature.
La Cour d'Appel ne rencontre pas l'approbation de l'auteur de la
lettre ; c'est le système qu'il condamne. En premier lieu, cette Cour
devrait être, suivant nous, permanente, au lieu d'être ambulatoire.
En second lieu, elle devrait être composée de sept ou neuf juges
au lieu de cinq. La Coui* siège tous les trois mois et reste dix jours
à Québec et dix à Montréal. Deux des juges demeurent dans la
capitale, trois à Montréal. A part les réunions pendant le terme,
ces juges ne se voient pas. Ils étudient les causes séparément et
se rencontrent lors des termes pour délibérer, après l'ajournement.
On semble ignorer ce que c'est (jue le véritable délibéré. Un juge
rapporteur devrait être nommé parmi les sept, à tour de rôle,
pour chaque cause. A lui, serait dévolu la charge de faire un
rapport des faits, des questions de droit, et des plaidoiries, sans
aucune appréciation, sans aucune conclusion.
Ce rapport serait soumis dans la huitaine, et non pas trois mois
après et le délibéré se ferait en présence de tous les juges et la
décision de la majorité, serait la décision de la Cour. Il est absurde
ADMINISTRATION DJ^LA JUSTICE. 769
de dévoiler les disseiitimtînts : C'est laisser croire que la minorité a
pu avoir raison contre la majorité. Les décisions auraient plus
de poids, plus de solennité en étant rendues par la Cour, par l'en-
tremise du juge rapporteur. En établissant la Cour d'Appel per-
manente et multipliant ces ternies, il serait plus facile de réaliser
cette réforme. Québec comme capitale a droit à avoir le siège de
cette Cour :1a procédure pourrait se faire dans deux greffes,:>I
Montréal et Québec et être transmise au siège de la Cour. ')
La raison pour laquelle nous suggérons sept ou neuf juges au lietï^
de cinq, c'est que ce dernier chiffre n'est pas assez élevé en compâ-^
raison de celui de la Cour Supérieure, qui est de trois : il doit être
doublé, si l'on veut éviter les anomalies signalées par Mr. le Juge'
Torrance. Il cite deux ou trois jugements renversés par la Goiii/-
d' Appel, par trois contre deux, lorsqu'on Cour Supérieure et en'
Cour de Révision, il y en avait eu quatre contre. En sorte que le
vaincu avait six juges pour lui, lorsque le vainqueur n'en avait
que trois ! En formant la Cour Supérieure de trois juges et ïk'
Cour d'Appel de sept ou neuf, et en mettant fin aux dissentiments
publics : il y aurait un contre-poids qui satisferait les intéressés.
On se plaint aussi d'une jurisp^rudence un peu versatile. C'est
un peu dû au sytème qui vient d'être signalé. Il n'existe pas en
Canada de rapports de décisions comme aux Etats-Unis. Nous
n'avons pas de rapporteur officiel. Dans la province de Québec,
il n'y a que le Lower Canada Jurist qui est l'œuvre volontaire de
certains avocats. Ce n'est pas cela qui se fait chez nos voisins.
Un rapporteur est élu ou choisi et il a un salaire suffisant pour
s'occuper de cette charge. Il est à la disposition des juges et des
avocats et le volume de ses rapports porte un cachet officiel. Le
rapporteur de la Cour d'Appel et de la Cour Supérieure pourrait
être payé par le barreau, qui se fe rai t_ rembourser par la vente
des rppports.
Un autre sujet qui fait la matière de la lettre de Mr. le Juge
Torrrnce, c'est l'absurdité d'obliger un juge de la Cour Supérieure
de juger des causes où il s'agit d'une centaine de piastres. Il n'y
a plus de Juge de Circuit. Il faudrait revenir à cet ancien usage ;
mais en le modifiant beaucoup. Le juge de Circuit jugerait jus-
qu'à cent piastres, mais il y aurait appel devant la Cour Supérieure
pour toutes les causes. Il y a autant d'injustice à faire payer une
piastre que cent piastres à un homme qui ne la doit pas. Et cet
homme a droit de se plaindre devant un autre tribunal, s'il est
injustement condamné. Le jury ou l'arbitrage de trois devrait
exister pour la Cour de Circuit comme pour la Cour Supérieure.
25 Octobre 1873. . 49
770 REVUE CANADIENNE.
Quant à l'appel, un cautionnement semblable à celui pour la Cour
d'Appel devrait être donné ou un dépôt équivalent.
Un juge de procédure est aussi désirable. La Cour de Circuit,
comme la Cour Supérieure, ne devrait s'enquérir que de causes
prêtes à être jugées. Toutes les questions préléminaires seraient
soumises à un juge de procédure. Il serait aussi chargé de toutes
les procédures non contentieuses.
Comme on le voit, il y a beaucoup de reformes à opérer dans
l'administration de la justice. Ces réformes portent atteinte au
Code de Procédure de 1867, qui est à peine reconnaissable par les
amendements que le Parlement y a apportés chaque année. Il y
a à peine six ans que les lois de la procédure ont été codifiées et
près de 100 articles ont été amendés ou abrogés. Une nouvelle
refonte serait nécessaire ; mais il faudrait y mettre moins de pré-
cipitation et plus de soin. Si telle reforme avait lieu, il faudrait
aussi s'occuper de refondre encore une fois les lois fédérales et
locales.
GONZALVE DOUTRE, D. C. L.
Professeur de Procédure à V Université McGill
np 'jCnnioii
PELERINAGE
DE
PARAY-LE-MONIAL
A MA COMPAGNE DE PÈLERINAGE
La journée que nous avons passée à Paray-le-Monial n'est point
le seul jour mémorable dont le souvenir nous soit commun, car
Dieu semble, en vérité, avoir voulu marquer d'une manière ineffa-
çable la plupart de nos rencontres en ce monde. Vous m'avez
demandé le récit de celle-ci, et je l'aurais fait pour vous obéir,
mais j'aime mieux vous adresser ce» lignes rapides, écrites au
moment même et sous une irnpression qui a été la vôtre comme la
mienne. Elles sont insuffisantes et imparfaites, je le sais; mais il
me semble que si je crierchais à les rendre meilleures, elles seraient
moins vraies, et que vous retrouverez mieux ainsi la trace du pré-
cieux et cher souvenir que nous conserverons toujours l'une et
l'autre parmi les meilleurs de notre vie.
Paray-l9-Monial, 3 JuiUet 1873.
Après avoir quitté Paris le mardi 1er juillet, à huit heures du
soir, je rencontrai, en arrivant à Moulins, vers quatre heures du
matin, l'une des personnes avec lesquelles il pouvait ni'ôtre le plus
1 Extrait du correspondant de Paris, 25 juillet 1873
772 REVUE CANADIENNE.
agréable et le plus doux de faire mon pèlerinage. Madame de
La M. et sa nièce, mademoiselle de J., se rendaient à Paray
comme moi, et nous poursuivions notre route ensemble. J'avais
été prévenue que je trouverais un bienveillant accueil chez ma-
dame de G., qui habite Paray-le-Monial, mais que je ne connaissais
point. Moitié timidité, moitié désir de ne point me séparer de ma
compagne de voyage, au lieu d'aller tout droit frapper à cette
porte hospitalière, je me décidai à suivre madame de Lamoricière
au couvent des dames du Saint-Sacrement, où elle s'était assuré
un logement. Ce fut une mauvaise idée, car non-seulement nous
étions attendues l'une et l'autre chez madame de G., mais celle-ci
avait eu la bonté d'envoyer sa voiture pour nous chercher à la
station, et son fils lui-même y était venu nous attendre. Mais
nous ne nous devinâmes point mutuellement, et je m'acheminai
à pied vers le couvent du Saint-Sacrement, en payant ainsi un très-
court tribut de fatigue, et d'incertitude sur le vivre et le couvert,
à ce fait, que je fesais un pèlerinage, et non point un voyage de
pur et simple plaisir.
En marchant ainsi lentement, j'eus le loisir de bien considérer
l'aspect de la route et celui des rues de Paray, où nous parvînmes
au bout de vingt minutes de marche. On se sentait déjà dans une
atmosphère tout à fait différente de celle que nous avions quittée.
Sur toutes les poitrines le Gœur et la Groix ; à toutes les ceintures
ou bien, passés en bandoulière, de longs chapelets ; à toutes les
fenêtres des bannières et des inscriptions pieuses. Gela rappelait
ces anciens jours de fête à Rome, dans la grande Rome catholique,
ces jours où il s'agissait de fêter quelque chose de plus grand, de
plus élevé et de plus profond que tout ce qui fait l'objet des fêtes
de la terre.
En arrivant au couvent, on nous dit qu'il était trop tard pour
aller selon notre intention, entendre la messe dans la chapelle de
la Visitation, lieu et but premier de notre pèlerinage. Il était
sept heures du matin ; les pèlerins de Belley la remplissaient tout
entière. Nous nous décidâmes donc à aller entendre la messe
dans la chapelle du couvent où nous nous trouvions, nous réser-
vant d'en aller entendre plus tard une autre dans le sanctuaire,
où il nous était, en ce moment, impossible de pénétrer... La messe
entendue, nous allâmes à l'aventure chercher une tasse de café,
et nous revînmes ensuite au couvent, où bientôt on nous annonça
la fille de madame de G., dont l'arrivée transforma notre situation
en un clin d'œil. Elle nous emmena avec elle chez sa mère, ma-
dame de G., à qui elle nous présenta. Puis, après quelques instants
de repos, elle nous conduisit, par un chemin qui n'est pas celui de
PELERINAGE DE PARAY-LE-MONIAL. 773
la foule, et malgré toutes les difficultés et toutes les consignes,
elle sut faire valoir les droits de ma compagne aux plus exception-
nelles faveurs, et si bien faire usage de son nom cher à la France
et à l'Eglise, qu'elle réussit à nous faire enfin parvenir, par la sa-
cristie, au pied môme de l'autel sur lequel notre Sauveur apparut
et révéla son Cœur à la bienheureuse Marguerite-Marie !
Une fois là et à genoux à cette place où tant de prières ferventes
ont été offertes depuis un mois, j'éprouvai un grand repos et, en
même temps, une'^émotion profonde. J'avais cru me rendre
compte auparavant de la signification de ce pèlerinage ; mais tout
prenait une bien autre couleur près de ce lieu saint qu'ont touché
les pieds glorifiés de Notre Seigneur-Jésus- Christ, entourée de ces
bannières qui sont autant d'actes de foi, et en présence de la
châsse qui renferme les reliques de celle dont l'âme bienheureuse
planait assurément au-dessus de la foule rassemblée par ^??e en ce
lieu, et venant pour ainsi dire sommer ce Cœur divin de tenir les
promesses qu'il a faites au monde, par l'entremise de sa fidèle
servante !
A toutes ces impressions se joignait celle que devait me causer
la vue de la bannière votive des volontaires de l'Ouest (les zouaves
pontificaux), représentation fidèle de celle qui, sortie de ce monas-
tère et parvenue aux mains de M. de Charette, fut si glorieusement
portée par ceux qui rachetèrent l'honneur de la France dans la
journée de Patay, et qui, toute couverte du sang de ses défenseurs,
a seule échappé aux mains de l'ennemi.
C'était pour nous un privilège inappréciable que celui d'être
laissées là, en paix, au pied de cet autel, pendant une heure
entière, tandis que la foule, dans la chapelle, permettait à peine
aux derniers venus d'apercevoir la châsse et le sanctuaire : on disait
des messes à trois ou quatre autels provisoires aussi bien qu'à
l'autel principal, et le nombre des prêtres venus de toutes parts
était tel, qu'entre minuit et une heure de l'après-midi, il se célé-
brait au delà de cent messes dans ce lieu. Pendant ces messes les
chants se succédaient, et je regrettais que tous ne fussent pas
dignes de l'occasion, lorsqu'on entonna un cantique qui avait pour
début : Pèlerins de la France^ nous sommes accourus^ et pour refrain :
Cœur de Jésus, pardonnez-nous ! Je ne puis dépeindre l'effet qu'à pro-
duit sur moi ce chant. La musique en était belle ou m'a semblé
telle, les voix justes et ferventes ; c'était une prière, un appel, un
cri tel que je n'en ai jamais entendu, c'était la voix de la France
elle-même demandant grâce !...
Comment alors n'aurais-je pas compris, comme je ne l'avais
jamais fait auparavant, cette manifestation nationale ! Que de
774 REVUE CANADIENNE.
fois, en effet, n'ai-je pas pensé et dit autrefois que ce qui attirait le
courroux de Dieu sur nous, ce n'était point l'absence de vertus
privées, de ferveur chez les laïques et chez les prêtres, de piété
sincère ou d'activité individuelle, pour le bien. Tout cela a toujours
existé en France, et plus qu'ailleurs peut-être ; mais c'était l'absence
de toute expression nationalt de piété, de toute profession de foi
publique. En voici une enfin, et grâce au ciel, aussi solen-
nelle, aussi publique que possible, et à laquelle prennent part toutes
les classes sans exception : nobles et paysans, ouvriers et soldats,
représentants de l'Assemblée nationale, hauts dignitaires ecclésias-
tiques ou fonctionnaires laïques, pauvres gens venus du voisinage
affligés en grand nombre, venus de loin prier et pleurer, survi-
vants de ces héros chrétiens, qui, dans la guerre horrible et récente
ont relevé l'honneur de la France et versé un sang qui plaide au-
jourd'hui sa cause. Oh ! oui, toute la France est venue là vivante
et fervente, et elle était représentée de la manière la plus frappante
par tout ce qui était devant mes yeux et autour de moi !... Cette
seule bannière des volontaires de l'Ouest, que de choses elle ex-
primait : foi simple et ardente, courage héroïque, sacrifice sans
limites, ce qu'il y a de plus touchant dans la tendresse d'un enfant,
ce qu'il y a de plus mâle dans la bravoure d'un soldat. Tels furent
ces nobles cœurs, qui avaient pris pour emblème le cœur divin,
centre et foyer de tout amour ! Les plus grandes causes humaines
et divines se sont trouvées là confondues. Aimer Dieu plus que
tout, sa patrie plus que soi-même, s'arracher volontairement pour
elle à tous les liens et à tous les biens de ce monde, mourir sans
murmure dans la paix d'une immortelle espérance, ce fut là
l'histoire d'un grand nombre d'entre eux, ce fut en particulier le
sort digne d'admiration et d'envie de ce héros et de ce saint à qui
fut confiée cette bannière sacrée, de ce jeune et noble Henri de
Verthomond, qui la teignit le premier de son sang, mais la laissa,
en tombant, en des mains non moins vaillantes que les siennes,
qui la sauvèrent enfin, et la sauvèrent sew/e, de l'humiliation géné-
rale de nos drapeaux. Parmi ces défenseurs intrépides, trois suc-
combèrent comme le premier, et c'est autour de cette même ban-
nière que furent tués ou grièvement blessés, avec le comte de
Verthomond, M. de Bouille, M. Jacques de Bouille, M. de Trous-
sure, M. de Charette et le général de Sonis lui-même. Rappelons
encore que ce fut dans cette même journée, et non loin de ceux-ci,
que le jeune chef d'une illustre famille donna à son pays, avec sa
vie, tout ce que la terre peut réserver ici de bonheurs et de pro-
messes à un homme î...
Quelques journalistes ont ricané, je crois, sur le pèlerinage des
PELERINAGE DE PARAY-LE-MONIAL. 775
zouaves pontificaux, sur cette bannière rapportée par eux le 20 juin,
glorieuse et sanglante au pied du sanctuaire où de pieuses mains
l'avaient brodée pour ceux qui, en 1870, défendaient le sol de la
France. Je suis convaincue qu'ils n'ont ricané que parce qu'ils
ont ignoré ou bien oublié ces faits,- et qu'en réfléchissant au jour
et à l'heure où ces volontaires la portèrent sur le champ de ba-
taille et au prix dont ils payèrent l'honneur de la rapporter en ce
lieu, il n'est pas un seul Français, fut-il le plus acharné des libres
penseurs, qui eût le courage de railler l'acte de piété de ces chré-
tiens et de ces soldats!
Nous étions encore à genoux près de l'autel, lorsque l'on vint
nous dire qu'il fallait quitter la chapelle pour faire place aux
pèlerins d'Autun, qui arrivaient au nombre de 500, et qui allaient
la remplir en totalité. Nous quittâmes nos places à regret, mais
seulement pour demeurer debout près de la porte de la sacristie,
dont nous vîmes arriver en effet ce flot de pèlerins, précédés d'une
riche bannière. Nous entendîmes de nouveau le chant qui m'a-
vait saisie. Nous assistâmes à l'amende honirable suivie de la
consécration faite en leur no n au Sacré-Cœur, et tout cela aussi
fut émouvant et saisissant au delà de toute description.
Enfin, à midi, après une courte visite à la supérieure de la Visi-
tation, qui nous apparaît à travers la grille comme une véritable
vision de douceur et de sainteté, nous revenons dans la demeure
hospitalière, où nous attendait un repas, digne de cette hospitalité
elle-même, et dont je dois avouer que nous commencions à avoir
grand besoin.
Je ne pourrai plus oublier jamais madame de C,. son fils et sa
gracieuse belle-fille, M. et madame de M. . . . Tous ont été d'une
bonté, d'une cordialité, d'une simplicité complètement d'accord,
au surplus, avec ce qu'il est naturel d'attendre du voisinage d'un
sanctuaire qui est, avant tout, le lieu où se révèle et se commande
à tous la charité chrétienne sous toutes ses formes. Le grand
amour de Dieu d'abord, qui est le commencement et la fin de tout,
et l'amour mutuel, sans lequel l'autre ne peut vivre et régner !
A ce propos, je dirai qu'il m'a semblé heureux et peut être mira-
culeux que, dans cette foule, où chaque homme apportait à coup
sûr son opinion, et souvent même sans doute sa passion politique,
pas un mot n'ait été proféré sur ces questions qui, plus que toutes
les autres, soulèvent la discussion et la haine, pas un mot! On eût
dit que ce divin emblème, visible partout, imposait silence à l'es-
prit de discorde, pendant ce grand acte de réparation, et que cha-
cun devait en ce lieu observer scrupuleusement une sorte de Irève
de Dieu.
776 REVUE CANADIENNE.
Dans l'après-midi, la bonté de nos hôles, secondée par l'effet du
nom de ma compagne (qui semblait à bon droit associée à l'honneur
de la bannière des zouaves), nous valut l'inappréciable avantage
de parcourir le jardin du monastère (dans l'enceinte de la clôture)
sans suivre la longue file des pèlerins, et de pénétrer dans l'inté-
rieur de la petite chapelle, consacrée par le souvenir d'une des ré-
vélations faites à la bienheureuse Marguerite-Marie. C'est un
des lieux où notre Sauveur lui apparut et conversa avec elle. Là
aussi, il nous fut permis de demeurer presque une heure entière pri-
vilège refusé à tous, vu les proportions de cette petitechapelle, où il
serait impossible d'admettre les trop nombreux pèlerins. Ce jour-là
ils étaient au nombre de 15,000, et nous les entendions tous passer
à pas pressés devant la porte ouverte de la chapelle, où ils ne faisaient
que jeter un regard en défilant. L'espace trop étroit obligeait ab-
solument à leur interdire d'y pénétrer; mais ce n'était pas sans
chagrin que nous écoutions ainsi le bruit de leur pas et le chant
de leurs cantiques, tandis que plus heureuses qu'eux, nous avions
la permission de prier tranquillement dans ce lieu béni. Puissions-
nous avoir été dignes de cette faveur! et avoir mis à profit, comme
nous le devions, le pieux loisir qui nous a été accordé !...
Nous reprîmes ensuite le chemin du monastère à travers le jar-
din, nous arrêtant d'abord dans le bosquet du monastère puis devant
la petite cour intérieure, qui sont les autres lieux marqués par des
apparitions divines et les deux dernières stations du pèlerinage.
Après cela, repos de deux heures, puis dîner, dans la même ex-
cellente compagnie que le matin.. Enfin, lorsque approcha la fin
du jour, nous sortîmes de nouveau pour parcourir les rues, et
assister au départ des pèlerins, car j'étais trop fatiguée pour pou-
voir les escorter ; mais notre jeune compagne, infatigable comme on
l'est à son âge, les suivit jusqu'à la gare. Les flambeaux s'allumèrent
en route, et elle eut le spectacle intéressant et pittoresque de leur
départ. Quant à moi, j'eus pour le moins une jouissance égale en
parcourant lentement, par cette belle soirée, les rues pavoisées et
fleuries de Paray, d'où la foule s'écoulait, et qui devenaient peu à
peu silencieuses et paisibles, autant qu'elles avaient été animées
pendant quelques heures par le mouvement et les chants de la
foule. Je lus ainsi à loisir, aux dernières lueurs du jour, les ins-
criptions nombreuses qui rappelaient de toutes parts les consolan-
tes promesses faites par notre Sauveur à sa servante, pour être par
elle répétées au monde.
On lit ainsi, dans les fêles publiques, des inscriptions qui loi'S-
qu'elles se rapportent à quelque intérêt patriotique, ou à quelque
sentiment personnel, causent toujours une certaine émotion. Que
PELERINAGE DE PARAY-LE-MONIAL. 777
dire donc de celles-ci ?... de celles-ci qu'une foi facile à ressentir,
en Ce lieu où tout venait visiblement la confirmer, nous permettait
de regarder comme les paroles du Verbe divin lui-même, et
adressées directement à chacun de nous ! ... Je sentais mon cœur
se gonfler d'émotion, tandis que des paroles telles que les suivantes
frappaient de toutes parts mes yeux.
Je mettrai la paix dans leurs familles.
Je les consolerai de toutes leurs peines.
Je serai leur refuge assuré pendant la vie, et surtout à la mort.
Les pécheurs trouveront dans mon cœur la source et f océan infini de
miséricorde^ etc., etc.
Le jour tout à fait tombé, nous sommes retournées dans la cha-
pelle pour la revoir, l'admirer, et y prier encore à notre aise. Ce
petit sanctuaire est digne du souvenir qu'il retrace. Rien n'a été
épargné pour l'orner, et le goût a heureusement été ici à la hau-
teur de la piété. Eclairée à cette heure par la seule lumière des
cierges qui brûlaient en grand nombre devant la châsse, tout avait
un aspect plus frappant encore peut être que le matin. L'or et
l'argent des riches et innombrables bannières apportées de toutes
parts, étincelaient le long des murs de la chapelle. Elles sont là
encore pêle-mêle, et un grand nombre d'entre elles ont dû être
provisoirement déposées dans la grande église. Ce sont de magni-
fiques témoignages d'un sentiment universel, et comme de perma-
nents actes de foi de toutes les grandes villes de France et mêmje
de Belgique, car, en celte circonstance, celle-ci ne l'a cédé à aucun
pays en magnificence, et la bannière d'Anvers est remarquable
entre toutes.
Au bout d'une demi-heure à peu près, un prêtre s'approcha de
la balustrade pour dire à haute voix à tous ceux qui étaient encore
là en prières : " qu'il était temps de quitter la chapelle." 11 ajouta
^' que cette nuit-là on ne permettrait à personne d'y demeurer/'
rendant par là un témoignage frappant et édifiant à la piété de ceux
qui, si souvent, pendant ce mois de prières, ont prolongé les leurs
au pied de cet autel pendant toute la durée de la nuit. ,,,,,., t"
La lune était levée lorsque nous sortîmes de la chapellej et la
brillante et calme nuit était en harmonie avec toutes les impres-
sions heureuses et bénies de la journée.
Avant d'achever ces lignes, je veux penser un instant, à propos
de tout ce que je viens de rapporter, aux objections des ennemis, à
celles des amis, et à celles qui étaient les miennes à moi-même
avant de venir à Paray.
Aux ennemis incrédules il est difficile de répondre. A ceux qui
Y
778 REVUE CANADIENNE.
ne croient pas en Jésus-Christ, qui nient sa divinité ou son huma-
nité, que dire en effet sur un sujet qui est l'expression la plus vive
possible de la foi chrétienne à l'une et à l'autre ? Mais que leur
importe aussi ? Ils ne comprennent pas — ce qui de leur part est fort
naturel — ce que signifient ces mots: le cœur de Jesus-Christ ; m^ais
comprennent-ils mieux le sens de ceux-ci : Jesus-Christ crucifié f II
faut bien cependant qu'ils supportent que toutes les conséquences
de cette dernière parole se développent devant eux, dans les pra-
tiques, dans le culte, dans la vie tout entière des catholiques, et
s'ils savaient seulement quel mystère et quel miracle sont renfermés
pour nous dans cette simple parole : entendre la messe, ils seraient
moins préoccupés de nos autres dévotions. Quoi qu'il en soit,
tant qu'ils n'ont pas résolu de les supprimer toutes, il faut
qu'ils se résignent à être patients vis-à-vis de ceux qui, tout en ne
leur imposant rien, veulent aussi ne rien se laisser interdire par
eux, et se bornent, en cette circonstance, à obéir à un conseil très
sage, qui leur a été souvent donné, celui '' de ne rien faire pour
qu'on les regarde, et de rien omettre, ^^arce qu'on les regarde.
A ceux que j'appelle des amis, parce que ce sont des adversaires
croyants et sincères, qui se bornent à nier le fait sur lequel se
fonde cette dévotion particulière, je rappellerai une fois de plus (et
sutout, parmi eux, s.ux protestants) que les catholiques croient,
d'une très-ferme foi, que le bras de Dieu ne s'est point raccourci.
Que depuis les premiers jours du monde jusqu'à la fin des temps,
depuis la venue de notre Sauveur jusqu'au jour où nous le verrons
venir dans sa gloire, ils sont et seront convaincus que toute mani-
festation de sa puissance est possible ; que les miracles, les appa-
ritions divines ou célestes, auxquels croient avec nous tous ceux
qui, séparés de nous, lisent encore arec foi les saintes Ecritures ;
que ces miracles et ces apparitions n'ont point, à un jour donné,
cessé d'être possibles. Nous croyons même pouvoir les défier de
trouver dans l'Evangile ou ailleurs une seule parole qui indique
qu'il dût en être ainsi. Tout cela posé, il ne reste plus que le doute,
permis dans chaque cas particulier, et, à cet égard, l'Eglise laisse
chacun user de son jugement. Mais comme, selon le jugement des
catholiques, et selon l'exacte vérité des faits (pour qui veut bien
s'en informer), l'Eglise, avant d'admettre, non pas au nombre des
dogmes (ce qu'elle ne fait jamais en de semblables occasions),
mais au nombre des dévotions permises, celles qui résultent d'un
miracle ou de la révélation faite à une âme sainte, l'Eglise, dis-je,
use de précautions infinies, et a recours à des moyens de la der-
nière rigueur pour en avérer l'authenticité, nous croyons d'une
foi vive et vraie à ce qu'elle nous propose. En ce qui concerne
PELERINAGE DE PARAY-LE-MONIAL. 77»
notre conviction et nos sentiments, voilà ce qu'il faut que les
spectateurs défiants se persuadent. Ils auront alors l'esprit plus
libre pour examiner quel pourra être le résultat pratique de cette
foi sincère et raisonnable ^ lors même qu'elle ne nous est pas imposée.
Dans ce cas particulier, par exemple, ce résultat pourra-t-il être
autre qu'un redoublement d'amour pour Jésus-Christ, puisque son
amour pour nous est spécialement l'objet dont nous venons ici
nous remplir le cœur^ l'esprit et l'âme, et, pour ainsi dire, nous
enivrer! Est-ce donc là une ivresse si dangereuse et si coupable?
Ne sent-on pas, au contraire, qu'elle peut être le bienheureux
contre-poison de toutes celles, d'une autre sorte, qui trop souvent
nous possèdent, et comme le conire-poids de ce qui nous entraîne
d« tant d'autres côtés ?
Le P. Gratry a dit, avec une bien grande raison, que c'était Vat-
tention qui manquait le plus aux hommes, et surtout aux gens du
monde. Il me semble, en effet, que si les adversaires de bonne foi
voulaient seulement être parfaitement attentifs à ce que fait vérita-
blement l'Église dans ses pratiques imposées et conseillées, ils cesse-
raient bien souvent de lui être hostiles par ce seul examen.
Et maintenant j'en viens à mes propres difficultés, relativement
à cette dévotion qui m'a toujours été chère, mais dont, avant de
venir à Paray, il m'était souvent arrivé de critiquer les formes
extérieures. Une seule représentation du Sacré-Cœur était de mon
goût, et pour être satisfaite, il me fallait (chose assez étrange) être
à Londres^ en présence d'une certaine fresque de l'église des
Jésuites, à laquelle je ne trouvais absolument rien à redire. Je n'ai
point changé d'avis à cet égard. Mais je suis devenue moins
difficile sous d'autres rapports, et je reconnais aujourd'hui
avec une humble conviction qu'il s'agit ici de tout autre chose que
d'esthétique. Ce cœur dont la représentation me semblait trop ma-
térielle, je l'aime maintenant, comme un beau, un vrai, un cher
symbole î Depuis que je l'ai vu flotter sur toutes les bannières,
depuis que je l'ai vu porté avec la croix sur toutes les poitrines,
depuis que je l'ai porté sur la mienne, il me semble avoir tout d'un
coup compris que c'était l'expression la plus claire et la plus directe
de cet amour divin, adoré et désiré, qui est l'objet même de cette
dévotion, mais qui est, en même temps, l'unique bonheur désirable
de la vie présente, et la suprême réalisation de la félicité éternelle^
Symbole parfaitement accepté par nous, tous tant que nous
sommes, lorsqu'il s'agit d'exprimer nos affections humaines. Qui
de nous, en effet, n'a donné, n'a possédé quelque cœur en or, en
argent, ou en pierreries, dont la signification, relativement à ceux
que nous aimons ici-bas, est analogue à celle que nous donnons à
780 REVUE CANADIENNE.
ces images qui nous représentent le cœur par excellence, le foyer
du grand, du seul amour !... Avons-nous jamais songé à reprocher
à ces joyaux qui nous sont chers, d'être une représentation trop
matérielle du cœur, dont ils nous rappellent la tendresse ? Non
assurément, nous comprenons ce qu'ils signifient, et cela nous
suffit, et nous les regardons avec plaisir. Comprenons donc aussi
la signification de ces représentations du cœur divin, et nos yeux
s'y attacheront avec une bien autre émotion et une joie bien autre-
ment profonde.
Les Douglas portent avec orgueil dans leurs armes un cœur
couronné. C'est le cœur d'un roi auquel leurs aïeux furent fidèles,
et ils sont fiers de ce blason comme d'un titre de gloire. Ne
l'avons nous pas nous-mêmes admiré souvent? et n'avons-nous pas
compris sans peine que les descendants de l'ami de Robert Bruce
aient gardé le souvenir de sa fidélité, et choisi pour emblème ce
cœur royal qu'il s'était chargé de porter en terre sainte ?
Un cœur divin est quelque chose d'autrement grand qu'un cœur
royal. C'est là le symbole qui nous est offert. Acceptons-le, non
pas avec orgueil (ce cœur-là nous apprend avant tout à être doux
et humbles), mais avec amour, avec reconnaissance, avec trans-
port. C'est un noble et divin blason dont il faut nous rendre
dignes. Ce sont des armes parlantes qui nous crient si haut la
charité sous toutes ses formes, que si, au retour de ce pèlerinage,
on n'aime pas mieux Dieu et ses frères, il faudra craindre de ne
l'avoir pas accompli dans les conditions voulues.
Mais si au contraire, par la grâce de Dieu, ces conditions étaient
remplies et si son but véritable était atteint, si au retour de ces
pèlerins, ceux-là mêmes qui les insultent les trouvent plus calmes,
plus doux, plus justes qu'auparavant; si dans le cœur immense et
divin auquel ils ont été rendre hommage il s'était opéré cette véri-
table union des cœurs, aussi nécessaire au salut de la patrie qu'in-
dispensable pour le salut des âmes, ne désarmeraient-ils pas la
haine des uns, le mépris des autres, et ne feraient-ils pas ainsi une
apologie sans réplique de l'acte qu'ils ont accompli ?...
P. LA F. Craven.
ff. .Jî 'illiuMl
■)f
LES GAULTIER DE VARENNES.
Dans son numéro du mois de mai 1872, (pages 362-84) La Revue
Canadienne a publié un article de M. Pierre Margry, intitulé:
"Les Varennes de Verendrye, " dans lequel il est surtout parlé de
deux des fils, et des petits-fils, de René Gaultier de Varennes qui
se dévouèrent à la découverte du Nord-Ouest. Cet écrit, remarqua-
ble à plus d'un titre, avait paru pour la première fois il y a vingt
ans (voir Le Moniteur ^ Paris, 14 septembre 1852). 11 est encore ce
que nous avons de plus complet comme renseignement sur les
découvertes opérées par cette généreuse femille canadienne, dont
l'existence s'est écoulée au service de la patrie, sans obtenir d'autre
récompense que les hommages tardifs de l'Histoire.
L'idée de traiter le même sujetne m'est point venue, et pour cause.
Je ne connais aucun document nouveau propre à m'aider dans un
semblable travail. M. Margry, qui a l'avantage de consulter les
dépôts de manuscrits des anciennes colonies françaises, à Paris,
où il est employé, pourrait seul ajouter à ce qu'il nous â déjà fait
connaître touchant les explorations des la Verendrye. Je crois
que nous n'avons rien d'inédit là-dessus en Canada, si ce n'est un
rapport fait par la Vereniîrye et que l'on peut voir à la bibliothèque
du Parlement fédéral. Ce qui m'amène à publier les notes qui
vont suivre est un autre point d'histoire, mais qui se rattache d'une
manière assez intime au premier. Je m'explique : -'^'^^' ^ ^^^'^
Les Gaultier de Varennes de la Verendrye sont des enfants des Trois-
Rivières.La tradition locale conserve avec orgueil le souvenir du Dé-
couvreur, et les trifluviens lettrés montrent aujourd'hui l'ancienne
résidence des gouverneurs français de cette ville comme le berceau
782 REVUE CANADIENNE.
de ce concitoyen illustre. Je venais de terminer la lecture de
l'article cité plus haut, lorsqu'un de mes amis me rappela cette
tradition. C'en fut assez pour me faire entrevoir d'abord une ques-
tion d'histoire à élucider, puis la possibilité de grouper ensemble un
certain nombre de notes plus ou moins rares, que j'avais en porte-
feuille au sujet de la famille Gaultier de Varennes, — principale
ment en ce qui concerne son chef et le plus illustre de ses fils. Ce
sont donc des '' notes de famille " que je place à la suite de l'ou-
vrage de Mr. Margry.
Mon point de départ sera l'administration de Mr. Pierre Boucher,
autrement dit '' le grand-père Boucher".
Cet homme de talent, et d'esprit éclairé, arrivé aux Trois-Rivières
en 1646 comme "interprête et soldat," prit bientôt une telle impor-
tance, au milieu des événements critiques qui se succédèrent dans
le cours des années suivantes, que, dès 1653, il avait en main le
gouvernement de ce poste et de ses environs et se signalait par
des exploits restés célèbres dans l'histoire du Canada, particulière-
ment dans les annales des Trois-Rivières. Jusque vers 1663, il
joua le principal rôle dans cette place. C'est alors que l'on songea
à l'envoyer en France, représenter au roi l'état de la colonie, solli-
citer des secours en armes, en argent et en colons, et modifier les
arrangements relatifs à la traite des pelleteries. Le résultat le plus
notable de sa mission, — au point de vue des présentes notes, — fut
l'envoi du régiment de Carignan auquel appartenait Mr. de Va-
rennes, qui devint le gendre de Mr. Boucher.
Quelques informations assez peu répandues sur ce beau régi-
ment antérieurement à son arrivée en Canada, ne seront peut-être
pas déplacées ici. Je cite d'abord un auteur du dix-huitième
siècle :
" Dans le temps que le prince de Condé était dans les troupei
d'Espagne, un officier allemand nommé Balthazar, qui y servait, fut
attiré au service de la France par M. de Salières qui était son ami.
On lui donna un régiment qui prit son ^iiom, et il servit en 1636
au siège de Valence, sur le Po.
" La paix ayant été conclue entre la France et l'Espagne, il se fit
une réforme de troupes. Le régiment du prince de Carignan, et
celui de Balthazar furent mis en un même corps. Les deux com-
mandants conservèrent chacun leur colonelle ^ et leur drapeau
^ La Compagnie qui, dans le régiment, était sousle patronage du premier offi-
cier de ce corps, s'appelait la Colonelle. Elle avait rang de première compagnie
dans son régiment. Le capitaine qui commandait la (7oione/ie portait le titre de
LES GAULTIER DE VARENNES. 783
blanc. Le régiment s'appela Carignan-Balthazar et les commissions
des officiers étaient expédiées sous le nom des deux colonels.
" Le colonel Balthazar s'étant retiré, M. de Salières prit sa place
et le régiment s'appela alors Carignan-Salières. Les deux Colonelles et
les deux drapeaux blancs subsistèrent. La Colonelle de Garignan
était la première et celle de Salières la seconde."'
Dans une lettre écrite le 23 mars 1652, 'il est dit que, deux ou
trois jours auparavant, à l'affaire du pont de Gergau, où comman-
dait M. de Turenne, le lieutenant-colonel du régiment de Garignan
fut blessé à mort.
Le 4 de mai 1652, au combat d'Etampes, sous Turenne qui luttait
contre Gondé, le régiment de Garignan donna l'un des premiers.*
Le 5 juillet suivant, à l'attaqua du faubourg Saint-Antoine de
Paris, les régiments de Turenne, d'Uxelles, de Garignan et de Glare
formaient la gauche de l'armée royaliste. *
Au temps de Turenne, on cite quarante-six régiments d'infanterie,
parmi lesquels figure, d'après le numéro d'ordre que lui donne sa
date de formation, celui de ''Carignan-Salières, No. 43. "^
Revenons à notre sujet.
En 1665, ce régiment fut embarqué pour passer en Canada, sous
le commandement de Mr. de Salières. Les premières compagnies,
au nombre de huit, arrivèrent à Québec au mois de juin. *
L'acte suivant est emprunté aux registres des Trois-Rivières.
" L'an de Grâce, mille six cens soixante sept, le vingt-sixiesme
jour de Septembre, après la publication des trois bans, ne s'étant
trouvé aucun empêchement, moy Jean Frémont pte, faisant les
fonctions curiales en la paroisse des Trois-Riivères ayant interrogé
dans l'Eglise René Goltier et Marie Boucher tous deux de cette
paroisse et ayant reçu leur mutuel consentement, les ay mariés
avec les cérémonies requises, en présence de M. Boucher gouver-
ieutenant-colonel, c'est-à-dire qu'il tenait la place du colonel-général. Quand la
charge de colonel-général fut abolie, celle de lieutenant-colonel en ce sens cessa
au^si d'exister. La compagnie du maître-de-camp devint la première du régiment
et la Colonnelle la seconde.
^ Daniel. La milice française, vol. II. p. 421. voir aussi p. 53.
* Lettres de M. de Turenne, vol. l. p. 200.
' L. M. de Mr. de Turenne, vol. 1. p. 217.
* Adrien Pascal. Histoire de V armée française, vol. II. p. SO.
5 Pascal. V armée française, vol. II. p. 72.
« Vers l'année 1700, le régiment de Garignan, dont les cadres étaient dfpuis
longtemps retournés en France, prit le nom de régiment du Perche. On le revoit
aux Etats-Unis pendant la guerre de l'Indépendance.
784 REVUE CANADIENNE.
neur de ce lieu et de M. de Normanville, et leur ay aussy donné la
bénédiction en la messe selon le rit et la forme de Notre Mère la
Sainte Eglise."
En marge est écrit :" René GoUier, Ecr. sieur de Varenne, et
Marie Boucher."
Cet enregistrement ne manque pas de lacunes. On n'y dit pas
quelle profession ou état exerçait le marié, ni d'où il venait. Même
observation en c« qui touche la mariée, dont le père se trouve là^
comme par hazard, avec un autre témoin.
M. de Varennes avait alors trente-deux ans. Sa femme, née aux
Trois-Rivières, n'était âgée que de douze ans, six mois et dix-huit
jours au moment de leur mariage. *
Autant que mes informations me permettent de le faire, il fau-
drait dater l'entrée en fonction de M. de Varennes, comme gouver-
neur des Trois-Rivières, peu après ce mariage.
Son beau-père, M. Pierre Boucher, quoique jeune encore, puis-
qu'il n'avait que quarante-cinq ans, s'était résolu à quitter les
affaires publiques pour aller vivre avec sa famille, — composée
alors de sa femme, de six garçons et de deux filles, — sur la seigneu-
rie de Boucherville, appelée les Isles Percées, dont il venait d'ob-
tenir qu'on lui accorderait la concession pour une patente ultérieure.
Je n'ai pu établir la date précise où le gouvernement des Trois-
Rivières passa des mains du beau -père à celles du gendre, si toute-
fois la chose eut lieu ainsi ; les notes suivantes sont tout ce que je
possède là-dessus :
Le 7 Février 1667, M. Boucher était aux Trois-Rivières, puisque
ce jour-là, d'après le registre des baptêmes, il y est présent en qua-
lité de parrain.
Vers le 1er juin ^ de cette môme année, eut lieu le recensement
aux Trois-Rivières. Ni M. Boucher, ni sa famille, ni M. Goltier
de Varennes ne s'y trouvent mentionnés. M. Boucher était-il déjà
parti pour Boucherville? N'avait-il pas laissé son gouvernement
entre les mains d'un successeur quelconque ? Le recensement ne
nous renseigne en rien sur le commandant qu'il devait y avoir aux
^Le recensement de 1667 n'a peut-être pas été fait partout à la môme époque.
J'ai deux indications qui feraient croire qu'il fut pris aux Trois-Rivières vers le 19
mai, et une autre pour Ghamplain et le Cap d'', la Madeleine vers le 8 juin. Les
voici : le. René, tils de Pierre Couillard et de Jeanne Bilodeau, porté au recense-
sement comme âgé de trois mois, avait été baptisé le 19 février 1667, par consé-
quent il avait /roj^' ?7ioz5 le 19 mai. 2e. Jacques, lils de François Hertel et de
Marie Tauvenet ou Thauvenet, porté à deux mois sur le recensement, était né le
16 et avait été baptisé le 19 mars 1667, par conséquent il avait dewx mois le 19
mai. Ceci est pour la ville même. îSur la côte de Champlain on trouve Joseph,
fds de -f'ierre Pinot dit Laperle et d'Anne Boyer, né le 8 mai 1667 et porté au
recensement comme âgé d'un mois, ce qui répond au 8 juin.
LES GAULTIER DE VARENNES. 785
Trois-Rivières, ou quelque part dans l'étendue du gouvernement
de ce nom, lorsque le relevé officiel fut fait. Si messieurs de Lau-
bias, de Varennes, et de Moras étaient dès lors aux Trois-Rivières,
dans la garnison, l'un d'eux exerçait probablement la charge lais-
sée vacante par M. Boucher. Contrairement à celui de 1666, le
recensement de 1667 ne mentionne point les troupes.
Quatre mois après, c'est-à-dire le 26 septembre, nous assistons au
mariage de M. de Varennes avec Mlle Boucher, comme on l'a vu.
11 est dit dans l'acte que les époux sont '-tous deux de cette
paroisse.^" M. Boucher y porte le titre de ^' gouverneur de ce
lieu."
Après cela, il n'est plus question de M. Boucher aux Trois-
Rivières dans les documents que j'ai consultés.
Il est difficile de dire qui fut son successeur immédiat. La ver-
sion qui semble la plus accréditée, savoir : qu'il fut remplacé par
son fils Ignace, sieur de Grosbois, tombe devant le fait qiie cet
enfant n'avait alors que huit ans. Admettant même qu'il y ait ici
erreur de nom de baptême, il n'est pas possible que cette succession
soit passée du p^re au fils, puisque l'aîné des enfants de M. Boucher
Pierre, sieur de Boucherville, avait au plus quatorze ans en
1667.
Le 8 avril suivant, (1668) aux noces de Mouët de Moras, aux
Trois-Rivières, M. de Laubias est qualifié de " Capitaine et Com-
mandant en ce lieu. " Il faut entendre par là : '' commandant des
troupes de la garnison " et non pas " gouverneur." Cette garnison
devait être composée de la compagnie du régiment de Carignan,
que Mr. de Laubias ^ commandait comme capitaine, et dans la-
quelle M. Mouët de Moras servait avec le grade d'enseigne. L'autre
grade, celui de lieutenant dans la même compagnie, était porté
par M. de Varennes.
Le 10 juin 1668, première mention au registre, de " M. de Va-
rennes, gouverneur. " ' ' •
Le 7 juillet, d'après un papier âj^aHeî^ant au dossier du grand
procès en revendication de la Banlieue des Trois-Rivières, M. du
■ *. cV*' ■ . . ; ■;• • • ,
1 Le régiment de Carignan, auquel appartenait M. de Varenneé/êtail depuis
deux ans dans le pays. Au mois de janvier 1667, il était revenu de sa campagne
contre, les Iroquois, et depuis lors il faudrait croire que la- compagnie de Laubias
était en garnison aux Trois-Rivières.
» Mr. de Laubias appartenait au régiment de Broglie, lequel est cité fréquemment
-avec celui de Carignan à l'époque de la guerre de la Fronde. Il serait donc
passé dans la Nouvelle-France avec le régiment de Carignan sans cesser de se
•regarder comme officier du régiment de Broglie. (Voir Documents de latenure
Seigneuriale, vol. 1. p. 17).
25 Octobre 1872.' 50
786 REVUE CANADIENNE.
Hérisson ^ aurait reçu en sa qualité de gouverneur^ l'acte de foi et
hommage du sieur Joseph Godefroy pour sa concession delà
Banlieue.
Le 12 mai 1669, M. de Varennes, "gouverneur, " figure de nou-
veau au registre.
Jusqu'à sa mort, en 1689, il a été le gouverneur en titre des
Trois-Rivières.
Une lettre de M. de Meulles, écrite en 1685, dit en termes assez
formels que Mr. de Varennes obtint son gouvernement de son
beau-père. Faute de plus amples renseignements, je ne puis con-
trôler cette assertion, qui me semble d'ailleurs s'accorder avec
l'arrivée de M. de Varennes aux Trois-Rivières et son mariage avec
la fille de Mr. Boucher l'année même où celui-ci abandonnait sa
charge. Quoiqu'il en spit, le gendre était digne du beau-père, et
ces deux gouverneurs, en se succédant, administrèrent les affaires
publiques durant quarante années, laissant derrière eux les deux
plus beaux noms que rappelle l'histoire de cette petite province
nommé autrefois " le gouvernement des Trois-Rivières. "
Dans les années 1667-8-9, on trouve écrit au registre de la
paroisse : " René Goltier, sieur de Varennes ; M. de Varennes ;
René Goltier ; René Gaultier ; et en 1672, Gaultier de Varennes.
Cette dernière orthographe s'est conservée.
Le nom de Gauthier ou Walter (en tudesque : valeureux guer-
rier) est très-répandu en Europe et en Canada.
Une famille Gaultier, ou Gauthier, existait aux Trois-Rivières
lorsque M. de Varennes s'y établit. Son chef était Charles Gaul-
tier dit Boischardin, fils de Philippe Gaultier, sieur de Comporté '
et de Marie Plichon, de Paris. De 1646 à 1656, il est aux Trois-
Rivières. Cette année, il épouse, à Québec, Catherine Le Camus.
11 fait baptiser ses enfants : à Québec en 1657, 1660, 1662 ; au Châ-
teau-Richer en 1664; à la Sainte-Famille en 1666. Au recensement
de 1667, nous le retrouvons au cap de la Madeleine, où il possède
neuf arpents de terre en valeur. Sa femme et cinq enfants y sont
nommés. En 1669, il fait baptiser sa huitième fille à la Sainte-
1 M. du Hérison établie aux Trois-Rivières depuis trente-deux ans, y était très
considéré. 11 exerçait la charge de juge ; son frère, Mr. de la Poterie avait été gou-
verneur des Trois-Rivières et même gouverneur-général du Canada par intérime.
* Ne pas conforidï'e avec celui des mêmes noms et prénoms, qui fut consei/1
du roi et prévost des maréchaux de France en Canada.
LES GAULTIER DE VARENNES. 787
Famille ; en 1672, sa neuvième, à Sillery. Il fut enterré, en 1703,
à Sainte-Foye. Je ne lui connais point d'autre descendance que
ses filles. Je dirai plus loin comment il a pu appartenir à la
famille de Gaultier de Varennes.
Une autre famille Gauthier s'établit au Cap de la Madeleine
vers 1671 et y demeura une dizaine d'années bien constatées. Je
ne pense pas qu'il y ait eu parenté entre elle et le gouverneur
Gaultier. Son chef était Jean Gauthier, de Xaintes, en Saintonge ;
en 1671 il avait épousé aux Trois-Rivières, Jeanne Petit. A partir
de 1681 jusqu'à la fin du siècle, on les retrouve à Bo.ucherville.
Pourtant ils §onl compris dans le recensement du Gap de la Made-
leine en 1681 avec leurs enfants, et l'un de ces derniers reçut la
confirmation des mains de Mgr. de Saint- VaUier, aux Trois-Rivièrss
en 1688.
'• M. de Varennes, gouverneur de la ville des Trois-Rivières,
d'ancienne famille de noblesse," — dit un document qui se rattache
au contrat de mariage de la fille de ce gouverneur avec Tiniothée
Sullivan. ^
Je ne connais rien de M. Gaultier de Varennes, antérieur^Pient
à son arrivée en Canada avec le régiment de Carignan, où ,ilfjétait
lieutenant dans la compagnie commandée par M. de Laubias. Son
âge (30 ans) à cette époque, nous empêche de remonter bien loin
en arrière pour retrouver ses traces en France.
Dans l'espoir qu'elles pourront servir un jour à faciliter des
recherches sur ce personnage, je donnerai ici quelques notes, pui-
sées au hasard de mes lectures, qui peut-être ne sont pas étran-
gères à sa famille :
Le régiment du Maine, levé en 1604, paraît avoir pris un carac-
tère de permanence à partir de 1632 oùTurenne en devint le colonel,
charge qu'il garda jusqu'à sa mort (en 1675). Ce régiment était
renommé par le choix de bons officiers que Turenne y formait.
Deux d'entre ceux-ci, dont les noms semblent appartenir à l'histoire
du Canada, MM. Puissieux et la Varenne, parvinrent au grade
1 Voyez le Dictionnaire Généalogique de M;r&bbé Tanguay, p, 555.- 6.
788 REVUE CANADIENNE.
f< élevé de lieutenants-généraux des armées. En 1€64, ce régiment
01 se fit remarquer à la bataille de St. Godart, en Hongrie \ ainsi que
le régiment de Garignan.
En 1635, dans les Pyrénées, à l'action deLeucate, où l'infanterie
française se distingua par-dessus tout, elle était commandée par le
marquis de Varennes qui " lui fit escalader la montagne de Leu-
cate sous les foudres d'une nombreuses artillerie qui la couvrait
de feu et de fumée. L'intrépide marquis de Varennes, dévoré par
une fièvre brûlante, marchait au premier rang et donnait l'exemple
du plus rare courage. " ^
Le 18 avril 1643, M. de Turenne écrit à sa sdBur : " J'ai fait M.
de Varenne capitaine de mes gardes." Le 13 septembre 1644, le
même à la même : " J'ai laissé M. de Varenne à Spire pour y com
mander." En 1648, durant la campagne sur le Danube, Turenne
envoyé le général major de Varenne prendre la -^Blle de Weilers-
tack, ce qu'il exécute à la lettre '.
Au combat du faubourg Saint-Antoine, de Paris, le 5 juillet 1652
où Turenne commandait les royalistes contre Gondé, ce dernier
avait placé Varennes et Glinchamps en face du corps dirigé par
Turenne en personne *.
Le 28 juin 1657, Turenne écrit au cardinal Mazarin : '' J'ai en
voyé M. de Varenne à Réthel. " Le 28 juillet suivant, de Varenne
est à la tête d'un détachement qui escorte le cardinal Mazarin *.
Il n'y a rien de tout cela qui nous dise à quelles familles appar-
tenaient ces différents officiers.
Les dictionnaires géographiques nous enseignent qu'il existe en
France trente-quatre villes, villages et hameaux qui portent le nom
de Varennes. Il est donc difficile pour le présent de rechercher
de quel endroit venait le chef des Varenne qui nous occupe.
Revenons en Ganada :
Lors de son expédition à la baie de Kenté, dans l'automne de
1 Daniel ; La Milice française, vol. II, p. 415-416.
^,^^^^1:^^^^,^^\':J'^r^rflléfi française, vol. II, p. 19.
'^y'^^é^ltAsH'^inémàim'âe M. de Turenne, vol, I,p. 38, 49, 101.
4 Adrien Pascal: Hist.de V armée française, vol. II. p. 50.
hjjelir.es et mémoires de^M. de Turenneiyo\. I, p. 256, 265—6, 268—9.
LES GAULTIER DE VARENNES. 789
1671, M. de Courcelles écrit que M. de Varennes, qui l'accompa-
gnait, a fait des merveilles, ainsi que le capitaine Laubias. ^
M. Dollier de Gasson dit de son côté : " M. de Laubia, ' dont
chacun sait le mérite, fut aussi de la partie. M. de Varennes, gou-
verneur des Trois-Rivières, et autres officiers, y allaient seulement
pour accompagner M. le gouverneur et lui donner des marques de
leur estime et'bonne volonté. " ^
Pendant son absence des Trois-Rivières, M. de Varennes fut
remplacé par M. de Labadie. *
René Gaultier de Varennes fut seigneur de Varenne et du Trem-
blay. C'est en 1672 qu'il obtint la concession de ces deux fiefs^
qui comprenaient " vingt-huit arpents de terre de front sur une
lieue et demie de profondeur, à prendre sur le fleuve St. Laurent,
borné d'un côté par la concession dn, sieur de Saint-Michel, de
l'autre celle du sieur Boucher, et la quantité de terre qui se trou-
vera depuis le dit Sieur Boucher jusqu'à la rivière Notre-Dame, la
moitié d'icelle comprise, sur pareille profondeur, avec deux îles
qu'on appelle Percées ; et trois îles qui sont au dessous des dites îles
demeurant en suspend à cause de la prétention que le sieur Dugué
a sur icelles, jnsqu'àce qu'il soit ordonné par sa Majesté à qui des
deux elles devront appartenir. " ^
Cette patente est du 29 octobre 1672. Celle de M. Boucher est
de cinq jours plus tard ; mais on sait que celui-ci avait pris posses-
sion de sa terre dès 1667 ou 1668, c'est pourquoi dans le document
que je viens de citer, on parle de " la concession du sieur Bou-'^'^
cher, " quoiqu'il n'en eût pas le titre écrit. ■^'''
if;f
1 Paris documents, vol. IX, p. 81. 'o')
2 Le 29 octobre 1672, le capitaine de Laubia obtint la concession de la sei-
gneurie de Nicolet. Le même jour M. de Moras, enseigne de sa compagnie, comme
on l'a vu plus haut, sejfit concéder Pile Moras, dans l'embouchure de la rivièrôij:
Nicolet.
4Registre de la paroisse, 16 novembre 1671, — deux actes. M. de Labadie, '
sergent dans la compagnie de Laubia, garnison des Trois-Rivièrés, concéda, le ivJ
octobre 1672, le fief Labadie, située dans la Banlieue des Trois-Rivières. • *,„
5 Documents relatifs à la Tenure Seigneuriale, vol. 1. p. 127.
Benjamin Sulte.
(A continuer.)
DE PAEIS
A L'EXPOSITION DE VIENNE ^'^
JOURNAL D'UN CHRONIQUEUR EN VOYAGE.
(Suite.)
Enfin, après avoir bien pesté, après des lamentations et des
récriminations dont je fais grâce au lecteur, après avoir essuyé les
consolations germaniques d'un chef de gare en manches de che-
mise, à figure placide, qui fumait dans une superbe pipe de por-
celaine, je finis par découvrir, de l'autre côté de la voie, un village
caché derrière les arbres, et un cabaret formant la sentinelle avan-
cée du village. Pendant une demi-heure, le parapluie en main, je
me suis promené à travers les rues d'Ottersweyer, inondées par
l'orage, qui, en nettoyant les étables et leurs appendices, avait
empli les rigoles d'un liquide épais et jaunâtre, où piétinait avec
bonheur la jeunesse aux pieds nus des deux sexes. On voyait ren-
trer précipitamment les charrettes de foin escortées de faneuses le
râteau sur l'épaule, et l'on entendait les mugissements des bœufs
au fond des écuries. Partout des arbres, de la verdure, des jardins '
et du fumier. Comment vous dire le saisissement des indigènes
(1) Voir la livraison de Septembre.
DE PARIS A VIENNE. 1^^
devant ce touriste en chapeau noir, la gibecière au cou, qui se pro
menait avec gravité par leurs rues ? Ils s'appelaient les uns les
autres pour se montrer ce noble visiteur d'Ottersweyer, et je voyais
à chaque pas les figures se coller aux vitres et les habitants appa-
raître au seuil de leurs maisons. Après m'a voir contemplé les
yeux écarquillés et la bouche béante, deux adorables banbinesaua;
cheveux blonds se rapprochent en sautillant et m'^claboussent dÇ;;,*
leurs pieds nus en me demandant un trinkgeld. Un rayon de
soleil qui perce les nuages éclaire cette idylle encrottée, ce lied
naïf traduit par Ghampfleury, cette pastorale de Gœthe peinte par
Courbet. ^-^
J'ai trouvé au cabaret d'Ottersweyer un exemple singulier du
rayonnement de la France jusque dans les villages de l'Allemagne.
La grande salle est décorée de six lithographies représentant les
sujets^ suivants ; Jean Bart à l'abordage du Prince-de-Frise i Vue de
Saint-Malo, prise du Tallart par un beau temps et par un change-
ment de vent; Bataille de Solferino ; portraits du grand-duc-Fré-
déric, de S. M. Guillaume, empereur d'Allemagne, et de Napo-
léon 1er.
Ce fâcheux incident me contraignit de coucher à Garlsruhe, où ,
j'espérais d'abord ne rester que pendant les quelques heures qu^:}
séparent un train du suivant. Il n'en faut pas davantage, en effet,.-,
pour voir cette ville monotone qui semble bâtie par un marchand ;
d'éventails, et qui serait, je crois, la plus triste et la plus ennuyeuse
de l'Allemagne, si Manheim n'existait pas. Carlsruhe l'emporte .
sur Manheim de toute la supériorité pittoresque d'un éventail sui?f ,
un échiquier. C'est une maladie particulière au grand-duché de
construire ainsi ses villes sur des plans mathématiques, à la façon
des pénitenciers.
Les habitants de Calsruhe ne comprennent rien au dédain de la
plupart des voyageurs : ils se croient victimes d'un préjugé, d'une
injustice ou du mauvais goût. Ceux avec qui j'ai causé m'ont
paru persuadés qu'ils habitaient la plus belle ville de l'Europe. ,
Et, en effet, la capitale du grand-duché est le type idéal du style
que M. Haussmann et ses imitateurs ont voulu mettre à la mode
dans ces derniers temps, aux applaudissements des esprits éclairés, ,
le modèle accompli de la ville neuve, propre et rectiligne. EUe^^^
marie la ligne droite à la ligne courbe dans un ensemble d'unq^^j
régularité absolue. Rien n'y est laissé au hasard ; rien n'est aban-
donné à l'initiative individuelle ; les maisons sont bâties par le
grand-duc et par la ville sur un modèle uniforme, pour être louées
aux particuliers. Dans ma promenade à travers Calsruhe, je suis
tombé sur un quartier monumental qu'on est en train de cons-
792 REVUE CANADIENNE.
truire, vis à-vis d'un nouvel édifice destiné à réunir la Bibliothèque
et les Musées, et qui est fermé d'une grille. Les locataires seront
là encasernés dans des palais.
Ce grand éventail, dont une quinzaine de rues, rayonnant autour
du château ducal, forment les lames, reliées entre elles par d'autres
rues semi-circulaires, avec de petites places triangulaires dans les
intervalles, est charmant sur le papier, mais insupportable dans la
réalité. Au fond, il n'y a qu'une seule rue dans la capitale du
grand-duché : la Karl-Friederichs-Strasse, qui conduit en droite
ligne de la gare au château. Joignez-y, si vous voulez, la Lange-
Strasse, qui la coupe à angle droU*.^ C'est dans la première qu'on
a accumulé tous les hôtels et loLïsrvîes monuments: le buste colos-
sal du grand-duc Charles, la statue du grand-duc Louis, la lourde-
pyramide de grès rouge, d'un effet si bizarre, élevé en l'honneur
du margrave Charles-Guillaume, l'hôtel de ville, l'église protes-
tante avec sa colonnade corinthienne, 1k statue de Charles-Frédé-
ric sur la place du château, ornée de parterres et de pelouses qui
ressemblent à des figures de géométrie. C'est dans cette rue cen-
trale que s'est réfugié aussi le peu de mouvemeut et de commerce
d'une ville qui semble presque exclusivement habitée par des fonc-
tionnaires et des rentiers. Les autres voies ne mènent à rien, et
comme, tout en partant du même point que la précédente, elles s'é-
loignent dans les directions les plus divergentes, pareilles aux
branches extrêmes d'un éventail déployé, elle ne sont fréquentées
que par leurs propres habitants. Il m'a pris fantaisie d'en- suivre
une, et après dix minutes de marche, pendant lesquelles j'avais été
épié, dévisagé, scruté et retourné sous toutes les faces, comme une
proie envoyée par la Providence, à l'aide des miroirs placés à
toutes les fenêtres, je dus faire un circuit d'une demi-lieue pour
rejoindre le centre.
C'est une imagination qui fait certainement honneur aux senti-
ments monarchiques des Badois que d'avoir pris ainsi le palais
ducal pour point de départ de leur capitale et d'y avoir rattaché
toutes leurs rues comme au but et à la fin dernière de la ville. Il
en résulte que, de sa chambre à coucher, le grand-duc peut sur-
veiller ce qui se passe autour de lui et faire sa police lui-même,
absolument comme le gardien de Mazas embrasse d'un coup d'oeil
tous les couloirs qui viennent aboutir à son poste central. Je ne
saurais trouver de comparaison plus juste. Carlsruhe tient à la
fois de la prison, de la caserne, du couvent et du phalanstère. On
dirait un chef-lieu des Frères Moraves. De flegmatiques Allemands
peuvent seuls habiter cette capitale cellulaire sans y être poussés
au spleen et au suicide.
DE PARIS A VIENNE. 793
Une ville est l'œuvre du temps, comme une forêt. Il faut que
les rues poussent, que les maisons se groupent, que les édifices
sortent de terre au gré des besoins et par la lente et naturelle
floraison des siècles. Les fondateurs qui croient se ménager toutes-
les chances en bâtissant une cité comme un mouvement, d'un seul
jet et sur un plan tracé par un ingénieur, n'ont jamais réussi qu'à
faire des nécropoles comme Versailles, ou des capitales d'une régu-
larité glaciale et d'une vie factice comme celle du grand-duché.
Heidelberg, 11 juillet.
•Au sortir de Carlsruhe, j'ai fait un second et plus considérable
accroc à la ligne droite en prenant la route de Heidelberg: je
voulais me dédommager de cette ville neuve en contemplant les
ruines du vieux château. Dès qu'on quitte la gare, l'aspect est
charmant, mais ne répond pas du tout aux idées qu'éveille le nom
d'Heidelberg : on croirait entrer dans une réunion d'élégantes
villas, à demi cachées au milieu des arbres. Resserrée et blottie,
pour- ainsi dire, entre le lit du Necker et les flancs boisés du
Kœnigsthul, l'ancienne capitale du Palatinat s'allonge dans l'é-
troite vallée comme un serpent au soleil. En suivant les deux
longues rues qui mènent d'une extrémité à l'autre, je passe succes-
sivement devant les bâtiments modernes de l'antique Université,
qu'anime l'incessant va-et-vient des étudiants et des professeurs;
devant l'église Saint-Pierre, où Jérôme de Prague afficha ses thèses
hérétiques ; l'église du Saint-Esprit, temple éclectique où les deux
cultes vivent côte à côte, séparés par une barrière comme celle
qu'on met dans les docks entre marchandises de provenances
diverses, et associant ainsi, en une sorte de promiscuité choquante,
la vérité à l'erreur et Dieu à l'esprit malin ; enfln, devant la Maison
au Chevalier, qui tranche vivement, par son architecture et la
teinte brune de sa façade curieusement ouvragée, sur les maisons
sans caractère, sans style et sans âge qui la flanquent à droite et à
gauche. Avec l'église voisine, les ruines du château et le véné-
rable pont de pierre où la statue de Minerve fait pendant à celle de
l'électeur Charles-Théodore, c'est à peu près l'unique épave de
l'antique Heidelberg. Elle a traversé seule, comme la salamandre,
sans recevoir aucune atteinte, les bombardements et les incendies
qui, trois fois en moins de soixante ans, n'ont fait autour d'elle
qu'un amas de décombres fumants de cette malheureuse ville, qui
fut peut-être, de toutes les villes d'Europe, la plus souvent assiégée,
saccagée et ruinée.
J'avais une lettré pour un jeune Français, porteur d'un nom
illustre, qui s'est fixé à Heidelberg dans l'unique but d'y apprendre
794 REVUE CANADIENNE.
à fond l'allemand. Par les jardins de sa maison de la Karl-Strasse
et par des sentiers délicieux, fermés à la banale invasion des tou-
ristes, à travers la fraîcheur des épais ombrages qui me faisaient
songer au gelidis in montibus Ilxmi de Virgile, nous sommes montés
jusqu'au château. Je n'entreprendrai pas, on peut le croire, de
décrire, après M. Victor Hugo, ce merveilleux entassement de ter-
rasses, de galeries, de tours, de façades dans tous les styles, de
salles dans tous les genres et toutes les dimensions, de perrons, de
bassins, de pavillons, d'arcs de triomphe, de souterrains, de fossés,
de cours, de casemates, d'arsenaux, de musées et de cachots, véri-
table mosaïque de palais juxtaposés et soudés les uns aux autres
dans un prodigieux ensemble, œuvre de tant de siècles et de tant
d'artistes dont pas un n'a laissé son nom gravé au coin d'une pierre,
sur lequel se sont acharnés, sans pouvoir l'anéantir, les boulets,
les obus, les feux des hommes et le feu du ciel, et qui, après avoir
logé vingt-trois générations de cette illustre maison palatine issue
de Gharlemagne parles femmes, ne loge plus aujourd'hui qu'un
ooncierge et un tonneau !
J'ai passé de longues heures à savourer tous les détails de cette
ruine admirable, dont bien peu de monuments égalent la beauté ;
les cinq tours qui lui restent, surtout la Tour fendue, construction
cyclopéenne, ouverte par une large blessure dans la formidable
épaisseur de ses murs de granit, et dont un tronçon gigantesque
gît dans le fossé, comme le cadavre d'un Titan abattu ; la sévère
façade du Nord, sur laquelle les atteintes des bombes et de flamme
ont infligé aux statues des empereurs et des princes palatins des
mutilations bizarres où le grotesque se marie au terrible ; la riante
façade de l'Est, toute fleurie des grâces mythologiques, où le goût
de la Renaissance italienne éclate avec une richesse et une pureté
ravissantes. Partout des silhouettes majestueuses, des lignes
grandioses, des morceaux exquis ou superbes, reliés les uns aux
autres par ces harmonies que la nature jette sur les ruines. Par-
tout des gazons, des feuillages, des fleurs, des rideaux de lierre et
des tapis de mousse. Chaque embrasure ouvre des perspectives
magnifiques; chaque pas qu'on fait apporte un éblouissement
nouveau. Si beau que fût le palais dans sa gloire, sa ruine est
certes plus belle encore. Il ne pouvait avoir ni cette majesté
imposante, ni ce mystère qui en accroît la grandeur, ni cette unité
où viennent s'effacer et se fondre les disparates d'une architecture
multiple qui va du quatorzième siècle au dix-huitième. Il semble
que l'état actuel du château de Heidelberg soit son état normal,
qu'il ne pourrait être autrement, et que celui qui déferait cette
ruine serait plus barbare que celui qui l'a faite. La réparation
DE PARIS A VIENNE. TOà^'
dépasserait le sacrilège de la destruction. Gela est si beau qu'on
oublie presque d'en vouloir aux moyens sauvages qui ont créé ' ^^
cette incomparable ruine, et qu'il faut un effort sur soi-même poulr
ne pag applaudir à leur œuvre. ''^'''
On a pratiqué un café-restaurant dans le palais. En Allemagne,
il faut toujours songer au boire et au manger. Aussi le spectacle
des souterrains du château transformés en caves ne nous a-t-il
point choqué autant que M. Victor Hugo. La fantaisie pantagrué-
lique dont il a tiré de si belles antithèses nous a paru, au contraire,
toute ruisselante de couleur locale. Ces électeurs étaient gens
solides, qui buvaient sec, — à l'allemande, comme disaient nos
pères, — et aimaient qu'on bût de même autour d'eux. L'ivrognerie
s'associait à l'héroïsme dans les idées populaires ^t même dans les
chants épiques. Les braves de Nibelungen boivent comme ils se
battent et répandent le vin comme le sang. Lisez les Mémoires
édifiants où Hans de Sweinichen nous raconte sa vie et celle de
son noble maître Henri, duc de Liegnitz (seizième siècle) : c'est
un long tissu d'aventures étranges où les exploits bachiques
tiennent continuellement le haut bout. Vous y verrez toute la
place que tenait le vin du Rhin dans la vie aristocratique et féo-
dale de l'Allemagne. On eût cru recevoir froidement son hôte si
on ne l'avait enivré. Les tournois chevaleresques avaient pour
pendant des joutes bachiques, et, dans chaque cour, on élevait
quelque monstre, chargé de divertir le maître et de soutenir dans
€es luttes l'honneur de la maison par sa soif inextinguible. Le
nain bouffon de Charles-PhiUppe, Perkeo, dont on voit dans la
cave la statue en bois, difforme et grimaçante, tarissait ses quinze
doubles bouteilles de vin du Rhin chaque jour, et ce côté de son
talent n'était pas le moins apprécié. C'est pourquoi le gros ton-
neau est parfaitement à sa place dans la crypte d'Heidelberg.
Avez-vous remarqué le goût du public pour les gros tonneaux ?
On lui en montre partout, et il ne se lasse jamais de ce genre de
curiosités. Il y en avait un à l'Exposition universelle de Paris, et
ce fut un des succès les plus incontestés du champ de Mars. Il y
en a un à l'Exposition de Vienne. J'en ai vu une collection impo-
sante dans la Grande-Gave de Berne. Mais le plus monstrueux
n'est qu'une humble futaille à côté de ce monument, vénérable
d'ailleurs par son âge plus que séculaire autant que par sa masse.
11 tient près de 300,000 bouteilles, et il a été trois fois, dans le
cours de son existence, rempli de vin du Rhin. On y monte par '
un escalier comme au sommet d'une tour, et les visiteurs s'a-
musent parfois à danser un quadrille sur la plate-forme qui le
796 REVUE CANADIENNE.
recouvre, comme fit l'électeur Charles-Théodore avec sa cour, la
première fois qu'on fut parvenu à l'emplir.
N'oubliez pas d'aller jeter un coup d'oeil au Musée, très-négligé
par les touristes. Au milieu de curiosités puériles et de tableaux
atroces dont la platitude est mise en relief par les attributions les
plus fantastiques, on y trouve un certain nombre d'objets histo-
riques et d'antiquités dignes d'intérêt. Le portrait de la princesse
Palatine, première cause de la destruction du château et de la
capitale de ses pères, y figure dans plusieurs salles, et, en regar-
dant ces effigies, qui portent le cachet d'une sincérité absolue, on
se demande si la princesse n'a pas été calomniée et ne s'est point
calomniée elle-même en passant si légèrement condamnation sur
une laideur que Vêi£^ a sans doute accentuée, mais qui semble n'a-
voir été, dans sa jeunesse, que la virilité d'une figure un peu forte.
Après une promenade sur la terrasse et dans les jardins, nous
étions assis à une table du café, quand un grand jeune homme, au
visage tailladé et coiffé d'une casquette blanche, qui buvait sa
quatrième choppe à la table voisine, vint serrer la main à mon
compagnon. Celui-ci nous présenta l'un à l'autre. Le jeune
homme était un étudiant, portant sur sa casquette la couleur de sa
corporation, — la Saxo-Borussia, qui tient le premier rang à Heidel-
b:^rg,— et dans la balafre qui sillonnait son front les traces de son
humeur batailleuse et de sa fidélité aux vieilles traditions du duel
universitaire.
— Eh bien, monsieur, me dit il, vous êtes venu contempler l'ou-
vrage de vos compatriotes?
— Oui, monsieur, répondis-je, surpris de cette brusque attaque.
En venant, j'ai passé par Strasbourg, et au retour j'ai l'intention de
passer par Bazeilles.
— Ceci a tué cela, monsieur, comme dirait l'auteur de Notre
Dame de Paris,
— Comment ! c'est parce que Louvois et Louis XIV ont donné,
en 1689 et en 1693, l'ordre de détruire le château d'Heidelberg,
que vous avez bombardé Strasbourg, brûlé Bazeilles et Châteaudun
en 1870 ! Votre haine contre la France remonte jusque-là?
— Elle remonte plus haut, monsieur.
— Peut-être, comme celle du Teutomane dont parle Henri
Heine, jusqu'à la mort de Conradin de Hohenstaufen, décapité à
Naples par Charles d'Anjou ?
— Plus haut, monsieur, plus haut... Vous allez à l'Exposition de
Vienne ?
—Oui, monsieur.
— Eh bien, regardez à votre entrée, dans le grand Salon, le
DE PARIS A VIENNE. 797
tableau de Piloty qui représente Thusnelda, la femme d'Hermann
(que vous appelez Arminius, je crois), au triomphe de Germanicus.
Voilà le premier anneau de la haine allemande.
— Contre la France ?
— Contre les races latines, monsieur.
C'est bien possible, après tout. L'Allemagne est patiente, parce
qu'elle se croit éternelle. Elle est capable de couver sa vengeance
pendant des siècles. Tout germe lentement, mais sflrement, dans
ces têtes carrées qui mettent huit jours à ruminer un bon mot et
toute leur vie à nourrir une idée. Leur ressentiment n'a fait que
s'exalter, au lieu de s'assouvir, par la défaite et le démembrement
de la France. Cet étudiant était un Prussien de la Poméranie : on
est peu exposé à de pareilles rencontres, non-seulement dans l'Aile*
magne autrichienne, mais au sud du nouvel empire, dans le grand
duché, le Wurtemberg, la Bavière même, dont les habitants diffé-
rent du Prussien autant que le Napolitain du Piémontais.
" Vous venez de voir là, me dit mon compagnon, lorsque notre
interlocuteur fut parti, un des plus beaux types de ce qu'on appelle
le mangeur de Français. Tous les soirs, à la brasserie, il braille
pendant deux heures la Garde du Rhin ou la Patrie de l'Alleniand.
Le mois prochain, il proposera à sa corporation de changer la cou-
leur blanche de sa casquette contre la couleur rouge, image du
sang français, comme dit Kœrner. Ce qui ne l'empêche pas de
rechercher les Français, dont il parle très-bien la langue, de lire
nos auteurs et nos journaux avec passion,-^ quitte à les traiter après
de corrupteurs de la morale publique, de se cotiser avec deux ou
trois amis pour comprendre le Figaro^ et de m'interroger sans cesse
sur Paris, qu'il brûle d'aller voir, tout en le qualifiant de Sodome.
Au fond, il y a de l'amour dans sa haine."
Et puis, ces cerveaux allemands ont toujours un petit coin qui
n'est pas bien net.
C'est égal : la réponse n'était pas facile devant les ruines du châ-
teau de Heidelberg. Cette destruction, dont la seule pensée éveil-
lait la princesse Palatine en sursaut dans sa chambre à coucher de
Versailles et la faisait pleurer à chaudes larmes pendant la nuit,
avait excité l'horreur et la pitié des exécuteurs eux-mêmes. " Je
ne crois pas que de huit jours mon cœur se retrouve dans sa situa-
tion ordinaire," écrivait, le 4 mars 1689, le comte de Tessé à Lou-
vois, en lui rendant compte de l'accomplissement de ses ordres.
J'imagine qu'en voyant passer dans la cour de Versailles le roi
Guillaume, qui allait se faire couronner empereur d'Allemagne,
Turenne, qui garde avec Condé l'entrée du palais de Louis XIV, a
dû se souvenir du Palatinat.
798 REVUE CANADIENNE.
Stuttgart, 12 juillet..
C'est à la station de la jolie petite ville de Bruchsal, s'il m'en
souvient bien, que l'on quitte les wagons badois pour entrer dans
ceux de la compagnie v^urtembergeoise. A ce propos, l'équité veut
que je fasse réparation d'honneur aux chemins de fer allemands.
Deux choses y choquent d'abord le voyageur français : ils vont
lentement, et ils n'allouent pas de bagage aux voyageurs. Sur le
second point il faut passer condamnation, à moins qu'on ne voyage
en touriste expert, avec des valises portatives qu'on peut toujours
loger à côté de soi, et pour lesquelles les employés se montrent
fort tolérants. Quant au premier point, on apprend bien vite à
connaître les trains rapides, qui coûtent plus cher que les autres^
mais marchent aussi vite qu'en France, et sont vraiment les seuls
praticables pour les gens forcés de compter avec le temps. Ces
deux questions réglées, les chemins de fer allemands ont des
mérites qui les recommandent au respect des voyageurs et à l'é-
tude de nos compagnies françaises. Leurs secondes sont cons-
truites sur le modèle de nos premières, qu'elles égalent en élégance
et en confortable. Elles ont des filets pour les bagages, et, comme
toute le monde fume en Allemagne, on pousse la précaution jus
qu'à y installer l'allirail nécessaire pour recevoir la cendre et les
bouts d'allumettes. Môme supériorité pour les gares qui, jusque
dans les petites villes, sont des monuments dont les nôtres n'ap-
prochent pas, et pouf les tickets^ dont chacun porte imprimé le prix
de la place, ce qui évite bien des erreurs et des réclamations.
En Wurtemberg, c'est mieux encore. Les wagons sont vastes,
largement éclairés, avec un couloir entre les places qui permet de
passer d'une voiture à l'autre, et, aux extrémités, des plates-formes
sur lesquelles s'ouvrent les portes, et où l'on peut prendre l'air en
regardant le paysage. A cette plate-forme s'adapte un double
escalier, aussi commode que celui d'un appartement parisien.
Bref, le Wurtemberg est le paradis des voyageurs en chemin de
fer.
(A continuer.)
\
ï
BIBLIOGRAPHIE.
Maple Leaves — Canadian History, Literature, Sport (New Seriei), hyJ, M.
LeMoine, Québec, Augustin Côté àCo., 1873. • jl, , .r/ .jm. .-loi;
8vo, de 290 pages.
L'auteur des Maple Leaves vient de mettre au jour une nouvelle édi-
tion, refondue et augmentée, de mélanges d'histoire, d'archéologie, etc.
Les journaux québecquois se sont empressés d'annoncer la nouvelle ; et
trouvant dans ce titre — Les feuilles d'érable l'idée d'une comparaison
toute naturelle, ils ont dit que l'ouvrage représente à l'esprit, par la variété
et le coloris de ses chapitres, la richesse charmante de nos feuillages d'au-
tomne : le Chronicle l'appelle un " bouquet ! " Cette poétique louange res-
tera attachée au livre.
Déjà, en d'autres occasions, la Revue Canadienne a entretenu ses lec-
teurs du noble objet que M. Le Moine s'est toujours proposé dans ses écrit»
en langue anglaise. Il n'en est pas qui mérite davantage nos applaudisse-
ments, car il s'agit dans toute la suite des Maple Leaveê de faire briller
devant le regard d'étrangers quelques-unes des gloires si pures d'un passé
que Lord Elgin appelait héroïque.
Certes, nos historiens ont su raconter la vie et les actions de nos
aïeux " d'une manière digne de leur mémoire " ; mais ces récits sont dan»
notre langue, et cette langue, malgré sa beauté souveraine, semble être
«ncore condamnée ici à demeurer inconnue en dehors du cercle de notre
petit peuple. Nos annales seraient-elles donc toujours un livre fermé pour
ceux-là même à qui il importe d'enseigner le respect et Pestime de notre
nationalité ! Qui de nous, dans la sensibilité de son patriotisme, n'a souf-
fert do cette pensée ?... De ce sentiment est née l'œuvre où M. Le Moine
a mis, selon l'expression du poète, " son étude et sa gloire."
Les bornes étroites de la simple notice bibliographique ne permettant
pas les développements, voici les titres de quelques chapitres fort vantés.
Cela suffira avee le nom de l'auteur, pour donner le désir d'avoir l'ouvrage.
D'Iberville — notre Cid.
Dollard des Ormeaux — notre premier Léonidas, carnous en avons eu deux.
De Brébœuf et Lalemant — nos saints martyrs.
3IUe de Verchères — l'héroïne dé quatorze ans, notre Camille aux pieds
légers à laquelle ne songent pas nos poètes I
Tela manu jam tum tenera puerilia torsit
Si vous êtes de ceux qui aiment un beau chapitre " de tristesse et de
mélancolie," vous lirez The Grave of Garneau, the Historian.
Avez-vous le goût des reliques et légendes du passé ? lisez le chapitre
onzième....
L'auteur de \ Ornithologie du Canada n'oublie pas que la première
passion de sa jeunesse fut pour les lutins de l'air dont nous envions les
ailes, pour ces hôtes, toujours charmants, qu'octobre a mis en fuite.
Il leur consacre le moins court de ses chapitres.
/
800 REVUE CANADIENNE.
M. LeMoine habite à Sillery, près de Québec, un lieu '' fait à souhait
pour le plaisir " d'un naturaliste. Lui-même i en a très-amoureusement
dépeint toutes les parties, et surtout une clairière moitié, jardin moitié
pelouse, abritée contre les vents par des bosquets d'érables et de chênes —
séjour favori de gais donneurs d'aubades : rouges-gorges, goguelus, fau-
vettes, flûtes, hautbois et tutti quanti. Ces virtuoses sont ses hôtes ordi-
naires et familiers.
Parfois, en faisant le tour de son domaine, l'amphitryon découvre parmi
les fleurs et les buissons en fruits d'autres visiteurs ailés, de nobles étran-
gers qui voyagent pour des caases inconnues. Un matin, au commencement
de la saison des dahlias, comme il se récréait à regarder ses toisons d'or, ses
adonis et ses andromèdes, il aperçut — avec quelle joie 1 — sur une fleur
soufre, encore humide de rosée, un oiseau écarlate, qui ressemblait à un
petit globe ardent. '< Les gouttes perlées, illuminées par le soleil levant,
" l'entouraient comme d'un resplendissant diadème... La famille accourut
" pour contempler cette céleste vision." ' C'était un cardinal de la Floride !...
Le nouveau chapitre sur les oiseaux est au nombre des pages les plus
attrayantes des MapJe Leaves. Lorsque l'auteur l'écrivit, nous sommes
sûr que sa fenêtre était ouverte, et que la clairière ensoleillée résonnait sans
fin et sans cesse d'une harmonie inspiratrice.
Il y passe la revue de toute la cohorte volante — depuis le noir étourneau
portant '• épaulette d'or " jusqu'à l'oiseau-mouche. Au-dessus planent les
aigles. Ah ! comme tout cela évolue plus vite, fait de meilleure musique, a
une tout autre mine que l'armée allemande !... Quelle grâce ! quel éclat !..^
Que dites-vous de ceci ? —
" Ce petit sylphe si preste, cousu d'argent et de rubis, qui court se perdre
'' dans un rayon de soleil — un coup-d'œil vous a sufl& pour le reconnaître —
" c'est l'oiseau-mouche à gorge de feu. Les matins de rosée, voyez-le volti-
" ger autour des chèvrefeuilles et des géraniums odorants. De seconde en
" seconde, il arrête son vol au-dessus d'une fleur plus épanouie, et, soutenu
" par ses ailes... il a déjà ravi la gouttelette de nectar au fond de la co-
" roUe ! " (Traduction) \
Il paraît que la découverte d'un nid d'oiseau-mouche — une merveille d'é-
légance et de solidité — fait époque dans la vie d'un naturaliste. Au rapport
du frère Gabriel Sagard *, oiseaux et nid ensemble ne pèsent pas plus de
vingt-quatre grains, c'est-à-dire que si on les conférait de poids, au trébu-
chet, avec des pétales, dix ou douze feuilles de rose emporteraient le nid et
la nichée ! Maxime miranda in minimis.
On le voit, tout attache dans ce volume des Maple Leaves. Si la fin est
riante, la première moitié, que remplissent les plus graves récits, est propre
à élever Tâme à des résolutions généreuses. A ce signe reconnaissons, sui-
vant le précepte de La Bruyère, que " l'ouvrage est bon et fait de main
d'ouvrier."
Alfrid Garneau.
1 Maple Leqves, 3« série (1865), p. 79-8 L
2 Album du touriste (1872), p. 232.
3 Maples Leaves, nouvelle série (1873) chapitre Our Early Friends, ihe Birds,
^^,p,229.
4 Grand voyage au pays des Hurons.
LA
RBTUE CANADIENNE
PHILOSOPHIE, HISTOIRK, DROIT, LITTÉRATURE, ÉCONOMIE SOCIALE, SCIEKÊES,
E^iTHKTlOI'K, APOLOGÉTIQUE CHRÉTIENNE, RELIGION
TOME DIXIÈME
OiiyJèine Tii vrai son— 35 Novembre, 1873.
SOMMAIRE
i.-LE BATTEUR DE SENTIERS, (Suite) OUST ATE AIMA Kl».
I.-ETUDES sur les TERRITOIRES DU NORD-OUEST DU CANADA; (Suite). J. <\ LA?i€}EOER.
lï.-PROFESSION D'AVOCAT ET DE NOTAIRE EN CANADA... O. noUTRi:.
V.-LES GAULTIER DE VARENNES B. SVJ.TE.
V.-DE PARIS A L'EXPOSITION DE VIENNE, (Suite) VICTOR FOIJRXEI..
—BIBLIOGRAPHIE, (Extrait de la Revue Catholique des Institutions et du
Droit) V. NICOLET,
Aiocat, Doct. en Droit.
->=»§-^?-«=^
MONTREAL
JMPRIWÉE ET PUBLIÉE PAR E. SENEGAL
Nos. 6, 8 et 10, Rue Saint-Vincent.
1873.
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M.
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( l
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NOUVEAU MOIS DE MARIE
niîDIl': Al'X FIDÈLES 1)1' CANADA PAU UN
PRÊTRE DU DIOCÈSE DE MONTREAj
Avec Approbation de NN. SS. lesEvêques de Tloa, do Montréal, de Trois-Rivières o[ de
Si. llyacinMip.
1 vol. de280 pages reliô.
En vent'^ fiiez Ions le? Liiirnirf^? 'H dinz Tlvliloiir,
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DOCTEUR S. GAUTHIE
On trouve dans cet élablissemenl tous li^s articles qui concernent celte branche du commer
Dépôt principal des pilules de Vallet. On ]»eut consulter le Docteur Gauthier à sa pharmacie, No^.^'
rue Sf . Laurent, pendant le jour ; la nuii à sa n'sidence No. 235 rue *t. Liiwreni.—Mf'cJecin nrcou "
¥'^
LE BATTKUR DE SENTIERS,
SCÉINKS DE LA VIE xMEXlGAINE.
(Suite.)
Xt. — LE DÉPART.
La maison que pogisédait don Onlierre était sjtuée, comme noiif
l'avon-i dit, calle priinesr» Moiiterilla, pa*tîs«Iii« à l'angle de la plarp
Mnyor.
C'était un Magnifîijue hôteU presque un palais, vaste et fori bien
distrilnié intérieurement.
Conim«^ «Ion Gllti^ rre était, à cause de ses affaires, obligé à venir
plusieurs fois par an à Mexico^ il foiiservait une maison montée
Jans cette résidence, de so- te qup. lorsqu'il arrivait à l'iniprovisie,
soit de iiîiit. soit de jour, tout était [>ret pour le recevoir; Fneb)^
dépassé, don Gntierre avait expédié lui peon en avant pour annoncer
son an ivee prochaine à son intendant, et celui-ci s'était mis ea
mesure.
1)011 Mij^uel trouva donc tout eu ordre et un appartement disposé
pour lui et pour ion i.uis.
Après avoir dontié Tordre de servir fîes rafraîchissements aux
personnes qui l'arcompagnaient, le jeune homme coujiédia les
^oujesi iqu.es et se mit en devoir de .tenmincr l'affaire ébauchée au
velono. ititi'j fci!
Quelques jours auparavant, en se rendant à la Vera-Cruz anprèi
25 Novembre 1873. 51
802 REVUE CANADIENNE.
de son oncle, don Miguel s'était arrêté pendant deux ou trois heures
à Mexico, pour mettre en sûreté une somme assez considérable
qu'il portait avec lui, somme destinée à parer, s'il était nécessaire,
aux frais de l'expédition projetée pour assurer Id fuite de don Gu-
tierre et de sa famille; il lui fut donc facile de remplir rengage-
ment pris en son nom par don Luis, et de compter aux Canadiens
l'argent promis.
C*t-ux-ci reçurent avec joie cet argent,8ur lequel ils ne comptaient
pas une heure auparavant, et qui leur tombait littéralement du ciel,
ainsi qu'ils en convinrent eux-mêmes.
— Maintenant, messieurs, dit don Luis, entendons-nous bien: dès
dfr*main, si vous m'en croyez, vous vous occuperez de terminer vos
affaires, et de vous procurer ce dont vous avez besoin pour votre
expédition , vous savez tous, sans que j'aie besoin d'insister là-des-
sus, que les affaires politiques se brouillent de plus eu plus, et
qu'une catastrophe est imminente; peut-être avant un mois, les
forces de Juarez seront-elles réunies devant Mexico, dont elles
tenteront le siège; d'ici quelques jours, les éclaireurs de l'armée
ennemie battront la campagne dans tous les sens et intercepteront
les Communications.
— Oui, répondit Sans-Raison, la situation est tendue.
— Donc, voici ce que vous ferez, reprit don Luis ; je calcule que
deux jouis vous suliiront pour terminer vos préparatifs ?
— C'est plus qu'il ne nous faut, repondit Saint-Amand.
— C'est égal, mettons deux jours, à cause des éventualités qu'on
ne peut prévoir ; le troisième jour, au lever du soleil, vous
qiutterez incognito la ville; il est inutile qu'on sache votre départ,
ajoula-t il en appuyant avec intention sur ces dernièi-es paroles.
— B. eu, bien, nous comprenons, flt rOiuson; nous serons muets.
— C'est ce que je désire ; vous prendrez la route de Guadalajara,
où vous vous rendrez en toute hâte. Là, vous nous attendrez, non
pas dans la ville, mais au rancho de la Crnz...
— Qui est sur la route du Pitic, je le connais, interrompit Saint-
Amand.
— Cest cela môme, dit don Luis; là, comme ici, et plus encore,
bouches closes; j ai de fortes raisons pour vous faire cette recom-
mandation ; surtout veillez à vos chevaux.
— ^N'jus achèterons des mustangs, ce sont des bêtes de fatigue
accouiuinees au désert.
xijf. Xi lutînme rieïiie. plusà présent, senores, dit don Luis en se levant
|K)urléur indiquer qu'il était temps de se retirer, qii'à vous souhaiter
une bonne nuit et à vous ren eicier dii concours loyal que vous
voulez bien me donner dans l'aifaire qui m'occupe.
ifnqiJiS y.:
Ici
LE BATTEUR DE SENTIERS. 803
— C'est nous qui vous remercions,mon8ieur Morin,répondit Saint-
Amand en son nom et en celui de j^es compagnons, car vous noag
rendez un grand service, en nous piocnranl les moyens de cesser
celle existence de paresseux que nous menons dans cette ville mau-
dite; vous n'aurtz pas avons repentir de ce que vous avez faii
pour nous.
— Jo vous confiais trop bien pour en douter, senores, dit gracieu-
sement don Luis ; à revoir, à Guadalajara.
— A revoir, à Guadalajara, répondiient les Canadiens.
Sur ces paroles, ils [)rireut congé et se retirèrent.
— Avec ces qnaire hommes, dit don Luis à son ami dès qu'il
fut seul avec lui, je me ferais fori de traverser tonte TAméiique,
du cap de Horn au détroit de liehnng ; c'est une bénédiclion de
Dieu de les avoir ainsi rencontrés tous les quatre. Vous les verrez
à l'œuvre.
— C'est égal, cher ami, dit le jeune homme, vous conviendrez
avec moi qur nous les avons trouvés dans nu bien affreux bouge.
—-Que voulez-vous, mon ami, dans leurs situations ils ne pou-
vaient pas hcibiter un palais ; cjui sait? peut-être que, lorsque nous
Icb avons vus, ils n'avaient pas mang-é depuis vingt-quatre heures.
— Le croyez vous?
— J'en jurerai>; vous ne vous imaginez pas ce que la misère a
d'affreux jiour des hommes de celte trempe qui ne consenti-
raient jamais à s'avilir pour y échapper.
— Quels hideux drôles que ceux auxquels vous avez parlé et qui
semblent si bien vous connaître !
— Oui, ils ne sont pas beaux, je l'avoue ; quant à me connaître,
j'ai eu assez souvent maille à p.aHir avec eux pour qu'il eu soit
ainsi; mais vous môme, ne croyez pas leur ètie inconnu.
• — Oh ! par exemple, mou ami, pour cela je vous certifie...
— Il y a cependant for! peu de temps que vous les avez vus, ia-
terronipit en riant don Luis; sachez que la plupart des indiviJus
qui se tiouvaient an veloiio faisaient partie de la cuadrilia des
salteadores qui nous ont arrêtés.
— Vous plaisantez ! .
— iNon, je parle sérieusement; j'ajouterai môme que le capitaine
don Blas, celui auijuel j'ar donné une piastre et qui.a, si lestement
sauté par la fenêtre, vous von- le r.«ppelez ? ■ v y{u\ .
— Je me le rappelle, eh bien ?,,') i,u n^t Mijii.fa I> "
— C'est lui qui les comuiiudait dans CQ^t^^ ciiicoii'stance.
— Et vous le traitez si amicalement, un tel mjf^erable !
-7-Hourq*i()i non ?,dou lilas, à part ses occupations uii peu excen-
triques, j'en conviens, est un cavalier fort considère à Mexico; d'aifl-
8G4 REVUE CANADIENNE.
ïèîirs il PFtbon que ri on «soyons bien avec lui, peut-être le réncoyi-
lii*erons-nons encore sur notre passage avant d'atteindre Guaymàsf
iîiais laissons cela ; il est fort tard, si nous donnions un peu ?
— Un mot encore, je vous prie.
— Un seul, car je vous avertis que je dors tout debout.
— A quelle heure partirons-nous?
—A sept ou huit heures. Aussitôt que vous voudrez, cela m'est
égal.
— Bien ! Maintenant allez dormir, puisqu'il est impossible de
rien obtenir de vous.
— Bonsoir, mon ami.
— Bonsoir.
Et, après avoir cordialement serré la main de don Miguel, don
Liîis se retira dans sa chambre à coucher.
Demeuré seul, don Miguel, qui, lui aussi, était accablé de fatigue,
prit le parti de se livrer au repos, et, m ilg?-é l'inquiétude qui le
dévornt, il ne tarda pas à s'endormir profondément. ^
Le jpiine homme était encore plongé dans le som neil,lorsqu'il se
sentit fortement tiré par le bras, et que la vôix de don f^uis l'éveilli
en sursaut en lui criant aux oreilles :
— Eh bien, paresseux, vous donnez encore ! Pour un homme
qui ne voiilail pas se coucher cette nuit, vous allez bien, je vous en
fais mou compliment.
— Exnisez-moi, mou ami, répondit-il en bâillant à se démettre la
mâchoire, mais j'éiais tellement fatigué...
— Pardieu ! à qui le dites-vous? interrompit en riant don Luis;
J'«i été contraint de feiudre d'être rompu moi-même, pour vous
bbliger à vous reposer.
— Je vous remercie, je me lève ; dans un instant je suis à vous»
— Plaidant que vous vous habillerez, je feiai seller les chevaux
%l atteler une voiture pour don Gutierre et ses filles.
sîîl i^Àh ! pour cette fois, mon ami, je ne reconnais pas votre pru-
denre habitueHe ; une voiture de la maison, pour que toute la ville
connaisse l'arrivée de mou oncle!
— C'est vrai, pour cette fois j'ai tort ; bon, j'enverrai un domes-
■^li^ue chercher nue providefieia.
Jii ^-CVst cela.
— Allons, levtz vous, je m'en vais,
— Je ne vous demande qu'un quart d'heure.
— Je vous attends en bas.
Don Luts«e retira.
Lorsque, uu quart d'heure plus tard, don Miguel descendit dans
la cour, les chevaux étaient «elle», et une provideuciay iei etJt le
LE BATTEUR DE SENTIERS. 805
nom qu'on donne à Mexico aux voitures de place, attendait devant
la porte de la maison.
Les jeunes gens montèrent à cheval, et après avoir donné leurs-
ordres au cocher de la providencia, ils partirent au galop dans la
direction de l'hôtellerie, où don Gutierre les attendait.
Il était six heures et den)ie du malin à peine; aussi, à part quel-
ques li'diens portant des provisions au marché, ils ne rencontrè-
rent personne sur leur roule et traversèrent la ville tout entière
sans être remarqués; c'était du reste ce qu'ils désiraient. Bien
que don Gutierre ne se cachât pas positivement et qu'il n'eut pas
de motifs pour le faire, cependant il préférait que sa présence à
Mexico fût ignorée le plus longtemps possible; non-seulement à
cause des menaces de don Ramon Armero, mais encore parce qu'il
ne voulait pas donner plus au gouvernement de Miramon qu'à
celui de Juarez l'éveil sur ses projets ; aussi avait-il recommandé
à sou neveu la plus grande circonspection et la plus grande pru-
dence dans ses actions et dans ses démarches.
Lorsqu'ils eurent fait quelques pas dans la rue, ils ralentirent
un peu l'allure de le«irs chevaux, afin de pouvoir causer sans trap
de difficultés, et don Luis se tournant vers don Miguel, entama en
souriant l'entretien.
— Voyons, lui dit-il, mon ami, maintenant ^ue vous voilà frais et,
dispos, il s'agit de nous entendre.
— Oui, et je vous avoue, mou cher don Luis, que cela m'inquiète
considérablement ; je ne sais comment m'y prendre pour avouer à
mon oncle...
— Vous êtes un enfant, interrompit don Luis, vous n'avez rien du
tout à avouer à votre oiicie.
—Mais comment faire alors ? ,,
—Rien de plus facile, écoutez-moi bien : vous avez trouvé, ea
arrivant hier au soir à Mezico, une lettre dans laquelle votre père
vous informe que, surveillé avec soin par les agents du pouvoû?;
qui cherchent un prétexte pour le dépouiller de ce qu'il possède^
cause de ses projets de fuite qu'ils soupçonnent, il lui est mipos«
sil)le de quitter Aguas Frescas, où il a été contraint de se réfugier,
pour se soustraire aux vexations sans nombre dont on l'abreuve j
tout cela n'est-il pas vrai, à la rigueur ?
— Parfaitement ; je vous avoue que ce moyen me sourirait assez
s'il il'y avait pas une chose qui m'embarrasse.
— Laquelle ?
— I^a letlre, caramba !
— Éh bien, la lettre, si votre oncle désire la voir, vous en serez
quitte pour la chercher, et, ne la trouvant pas, vous lui avouere*
806 REVUE CANADIENNE.
enfin que vous l'avez oubliée à Mexico ; et, soyez tranquille, mon
ami, une fois qu'il sera ici. il aura trop de besogne pour y songer
davantage; ainsi ne vous tourmentez pas à ce sujet, et continuons
gaiement notre roule ; vous allez revoir vos charmantes cousines,
quittez ce visage morose, et prenez votre air le plus riant.
Tout en conversant ainsi, ils atteignirent le meson.
Don Giitierre les attendait. Ses premières paroles furent pour
son frère.
Ce que Louis Morin avait prévu arriva; Don Gutierre n'avait
aucun motif pour douter de son neveu; il ajouta donc une foi
entière à ce qu'il plut à don Miguel de lui dire, et se résigna d'assez
bonne grâce à continuer seul son voyage.
Ainsi que cela avait été convenu, les bagages avaient été expé-
diés en avant sous la conduite des peones ; don Gutierre n'avait
coui^ervé auprès de lui que les deux guérilleros, ce qui avait paru
fortement contrarier ceux-ci.
Don Miguel et don Luis auraient voulu se mettre en route, sinon
lejonr même, du moins le lendemain; mais cela était de toute impos-
sibilité, Sacramenta et sa sœur étaient littéralement brisées de fati-
gue. Du repos de quatre ou cinq jours au moins leur était indispen-
sable pour reprendre un peu de forces et les remettre en état de bra-
ver les nouveaux périls qui,sansdoute,les attendaient sur la longue
route qui leur restait encore à parcourir.
Don Gutierre s'installa avec ses filles dans sa maison,ayantle soin
de demeurer renfermé chez lui le plus possible, afin de ne pas atti-
rer l'attention et éveiller la curiosité.
Si grand que fut le désir qu'éprouvât don Miguel de voir enfin
son oncle hors de danger, le relard forcé qu'éprouvait son voyage
était loin de lui déplaire; laissant à son ami le soin de terminer
les derniers préparatifs que nécessitait une longue route qui devait
s'effectuer en grande partie sur le territoire indien, il passait toutes
ses journées dans la compagnie des dames, se complaisait dans son
amour pour Sacramenta, que l'intimité dans laquelle il vivait de-
puis quelque temps avec elle lui faisait à chaque instant chérir
davantage ; car toute contrainte étant bannie de leurs entretiens,
le caractère charmant de la jeune fille, ses précieuses qualités de
cœur se dévoilaient de plus en plus à ses yeux, et lui révélaient les
trésors de bonté et de tendresse que cachait son apparence un peu
froide ou un peu hautaine.
Jesusita, toujours présente aux entretiens de sa sœur avec son
cousin, souriait avec mélancolie en écoutant leurs douces paroleS;
trop pure et trop naïve pour comprendre ou envier le bonheur de
Sacramenta, dont elle était naturellement la confidente; cepenia t,
LE BATTEUR DE SENTIERS. 807
malgré elle, elle éprouvait parfois un secret mouvement, non de
jalousie, mais de contrariété, en comparant la ditférence qui exis-
tait entre la manière d'être de son cousin avec sa sœur et avec elle ;
et alors elle se demandait a'où provenait cette différence et pour-
quoi don Miguel, qui riait et plaisantait si facilement avec elle,
devenait subitement rêveur et mélancolique lorsqu'il s'adressait^A
88 sœur. f^
Dix jours s'écoulèrent ainsi sans que rien vint troubler la tran-
quillité dont jouissaient nos personnages; la situation politique,
qui s'aggravait de p us en plus, détournait d'eux l'attention.
Cependant, don (îutierre et don Miguel ne se dissimulaient pas
que plus ils tarderaient, plus ils éprouveraient de difîicultés à exé-
cuter leur voyage.
Miramon avait perdu la bataille de Silao et, par suite, Guadala-
Jara, la dernière ville importante qui l hit encore pour lui, avait été
forcée d'ouvrir ses portes à l'armée do Juarez.
La campagne était donc désormais romplétement au pouvoir de
Tennemi, dont les grand's gardeâ venaient déjà fourrager sur le
plateau d'Anahuac et dont les têtes de colonnes ne tarderaient pas
à déboucher de tous les côtés à la fois en vue de la capitale
môme.
A Mexico régnait l'anarchie la plus complète ; les soldats de Mi-
ramon, qui, depuis plusieurs mois, n'avaient pas été payés, atta-
quaient les citoyens en plein jour dans les rues les plus fréquentées
et les dévalisaient avec une audace que l'impuissance des lois ren-
dait de plus en plus grande.
Un tel état de choses était intolérable; les familles riches émi-
graient en masse ; d'un autre côté, le danger d'un siège devenait
imminent, il fallait fuir au plus vite.
Plusieurs fois il avait semblé à don Luis voir rôder des gens
suspects autour de la maison de don Gutierre, et parmi ces gens
suspects il avait cru, malgré le costume qui les déguisait, recon-
naître don Remigo et don Ramon.
Une fois même, dans un velorio où il s'était introduit incognito*,
il avait trouvé Pedroso et (iarnero attablés et en grande conversa-
tion avec deux hommes qui lui avaient semblé être ses driux
ennemis.
La position devenait donc sérieusement périlleuse pour don Gu-
tierre; Louis Morin communiqua ses crainte» à don Miguel en
insistant pour un prompt départ, qu'un délai rendrait peut-être.
Binon impossible, du moins d'une extrême difficulté. '
Don Gutierre fut averti ; le séjour de Mexico lui [>esait au moins
908 REVUE CANADIENNE.
autant qu'à don Luis ; ce fut donc avec joie qu'il reçut les cuver-
titres que lui fit son neveu.
Afin de déroutr^r les soupçons, le départ fut arrêté pour le lende-
main au point du jour.
Les deux guérilleros consignés et gardés à vue par le Français,
<fni ne se souci.iit point qu'ils révélassent leurs projets à ses enne-
mis, quittèrent la ville avec lui le soir même et allèrent attendre
dans un meson situé sur la route de Gnadalajara, l'arrivée de don
Ouiierre, qui les rejoignit en effet le lendemain à l'heure convenue,
en compagnie de ses filles et de don Miguel.
La petite troupe, composée de sept personnes, s'éloigna alôrs^aii
^rand trot dans la direction de Gnadalajara, où elle devait ren-
Contr»^r les bagages et les quatre chasseurs enrôlés par Louis
Morin.
Le soir on campa à dix lieues de Mexico, dans un rancho aban-
donné ; don Luis avait voulu faire une longue traite le premier
jour, afin de déjouer les poursuites de ses ennemis.
Au moment où les deux guérilleros se roulaient dans leurs zara-
|)és pour se livrer au sommeil, le Français s'approcha d'eux et leur
frappant sur rép.iule:
-^Ecoutez, drôles, leur dit-il nettement, je sais que vous essaye*
déjouer un double jeu ; prenez garde, avec moi cela est dangereux,
don Miguel vous a promis une somme qui suffira à vous rendre
Juches j moi, à la première trahison, je vous promets de vous tuer
^omme des chiens ; vous m'avez compris, n'est-ce pas?
Les guérilleros essayèrent de se disculper.
—Silence! dit le Français d'un ton péremptoire, je ne discute
p^s avec vous, je vous avertis ; donc, prenez garde, j'ai l'habitude
dé tenir scrupuleusement ma parole ; sur ce, bonsoir.
Il les quitta sans rien vouloir écouter et il alla se coucher auprès
de son ami.
Le lendemain lés deux guérilleros avaient disparu en emmenant
â^ec eux uiïe mule chargée de bagage.
— A la bonne heure, dit don Luis, maintenant je ne conserve
plus de doutes à If^ur égard ; à notre prochaine rencontre, nous
r'èglerons nos comptes.
XII.— LE DÉSERT.
Le grand désert américain, cet immense océan de verdure, au
inilieu duquel les aborigènes, refoulés par la conquête et la civili-
sation, sont venus se réfugier comme dans une inexpugnable for-
LE BATTEUR DE SENTIERS. m
teresse, offre aux regards éblouis du voyageur des aspects d'une
itiajestneuse grandeur, jamais les mêmes, et dont Teffet est toujours
saisissant.
Tantôt se déroulent devant les yeux d'interminabîes savannes
plates, nues et désob-es, où les ossements desséchés d'hommes et
d*animaux tracent seuls un étroit sentier que le passage de rhaque
c^favane d'émigrants élargi o eu semant derrière elle de nouvelles
victimes; tantôt ce sont des prairies verdoyantes coupées par de si-
nueuses rivières, tantôt ce sont d'impénétrables forêts à la luxuri-
ante végétation, servant de repaire aux hôtes féroces de ces régions
et à travers lesquelles on est contraint, la* hache en main, de se
frayer un passage ; tantôt ce sont des chaos dé montagnes entassées
pêle-mêle les unes sur les autres, dont lescimeschenuesse cichent
dans Ifs nuages, et sur les flancs granitiques desquelles court un
étroit sentier suspendu comme par miracle au-dessus de précipices
insondables Puis, pour animer le paysage, des troupes de bisons,
des manadas de chevaux sauvages, des antilopes, des élans, des
ésshatas vivent en liberté, côte à côte pour ainsi dire, avec les jâ-
gnais, les loups rouges des prairies, les punias et les ours gris,
chassés par les Indiens, aussi féroces et aussi indomptables qu'eux-
mêmes. .
C'est dans l'immense région déserté, ôïi plutôt sauvage, qui s*é-
iénd de Paso del Norte jusqu à la haute Californie et TÔrégon qiïè
nous rejoindrons nos personnages trente-trois jours après leurcfô-
part de Mexico.
C'était le soir, la caravane gravissait péniblement un étroit
Rentier qui conduit au sommet d'une verdoyante accore d\\ Rîo
^ande bravo del Norte^ le soleil disparaissait dans des flot? de pour-
pre et d*or juste au moment où les voyageurs fatigués arrivaient
sur le point elev* qu'ils voulaient atteindre.
Le premier soin de don Luis, qui avait conservé le Commande-
inent de la caravane, fut de faire abattre les arbres qui dominaient
l^accore, aôu de former, avec leurs troncs et leurs branches entt*è-
îassés, un retranchement assez fort pour mettre le camp à l'abri
d'un coup de main.
Cependant le Français conserva un épais bouquet d'arbres, si'tUé
juste au centre du camp, et qui devait, en cas dé besoin, servir dé
feifaite et de citadelle aux voyageurs.
Une enramada fut construite au centre du fôurfé ; dé\'ânt cêttô
«nramada on dressa une tente, puis, lorsque les animaux eurertt
été dessellés et déchargés, que les fourgons furent enchaînés éQ
i^rrière du retranchement qu'ils reaforcèrenl, on alluma les feUi
de bivouac et on prépara le repas du soir.
810 REVUE CANADIENNE.
Bien des événements avaient eu lieu pei»dant les trente-trois
jours qui s'étaient écoulés depuis que nos personnages avaient
quitté Mexico.
Ces événeTents, nous les résumerons en quelques mots.
Ainsi que cela avait été convenu, les peones, les bigrij^es et lee
chasseurs avaient rejoint la caravane à Guadalajara. On avait
fait une halte de deux jours dans cette ville, afin de se procurer
des fourgons solides pour traverser le désert et une voiture assez
commode, dans laquelle, lorsqu'elles se sentiraient trop fatiguées,
les jeunes filles pourraient se réfugier. On renouvella les provisions
de bouche, et on partit.
La caravane se composait de trente-quatre personnes, dont trente-
deux combattants, tous hommes résolus et éprouvés, avec lesquels
on pouvait sans crainte risquer la traversée du désert, traversée
devenue plus difiTicile en raison des troubles politiques qui déchi-
raient le Mexique, et qui avaient naturellement augmenté l'audace
des Indiens, dont les troupes Mexicaines, occupées à s'entre détruire,
ne songeaient pas à réprimer les déprédations.
Tant que la caravane se trouva sur le territoire réel de la répu-
blique, tout alla assez bien, l'organisation militaire, l'armement
formidable des hommes dont elle était composée, imposait aux ma-
raudeurs qu'elle Cl oisait à chaque instant sur sa route, et qui la
regardait passer avec une colère impuissante, comprenant qu'un
conflit ne tournerait pas à leur avantage.
Grâce à la connaissance approfondie que possédait don Luis des
routes mexicaines, la caravane,conduile par des sentiers détournés;
parvint à passer inaperçue à travers les nombreux détachements
de soldats qui, tous, convergeaient sur Mexico, que Juarez voulait
assiéger.
Elle était ainsi parvenue à éviter les périls qui la menaç tient;
déjà elle se croyait à peu près à l'abri des salteado-^es, lorsqu'un
soir, au moment où elle se préparait à camper, elle fut tout à coiip
enveloppée par une troupe nombreuse de cavaliers et attaquée à
l'improviste, avec une vigueur qui, dans le premier moment de
surprise, jeta le désordre dans les rangs des peones; peu s'en fallut
même qu'ils n'abandonnassent les mules de charge et les fourgons
et qu'ils ne prissent la fuite. Il fallut toute l'indomptable énergie
àe Louis Morin, tout le sang-froid de don Gutierre et le cour.tge
de don Miguel et des Canadiens pour éviter celte déroute et réta-
blir un peu d'ordre dans les rangs; mais la première surprise
passée, les peones, honteux de la crainte qu'ils avaient montrée,
firent résolument face à l'ennemi, et, embusqués derrière les lour-
gous, ils le reçurent avec un feu terrible.
LE BATTEUR DE SENTiERS 811
Les voya^^eiirs n'avaient pas aff.iire à fie timides adversaires;
ceux-ci, voyant leur coup «le main manqné, conlinuèrent brave-
ment le combat et chargèrent à fond de train snr les peones. Doa
Mignel et Lonis Morin rébolnrent d*en finir, et s'élançant hors dû!
taillis qni les abritait, i's se ruèrent le revolver au poiiig sur les
assaillants; et, comme d'un commun accoid, ils attaquèrent le
cavalier qni paraissait être If^ chef des bandits. Celui ci soutint
vigoureusement cc double choc et riposta bravement.
Ses compagnons accoururent pour le dégager; les peones, guidés
par don Gulierre, volèrent au secours des deux hommes, et la
mêlée devint générale.
Pendant quelques minutes, il y eut une lutte horrible à l'arme
blanrhe; les deux partis combattaient avec un acharnement inouï,
s'assommant à coups de ciosse et se poignardant à coups de
couteau.
Soudain un cri s'éleva strident et sinistre, un mouvement s'opéra
parmi les combattants, et les salteadores, faisant volter leurs che-
vaux, s'élancèrent dans toutes les directions, laissant les voyageurs
maîtres du champ de bataille, et abandonnant leurs morts et leurs
blessés.
Don Luis ne s'expliquant pas la cause de cette retraite subite,
fit rester les peones sous les armes, tandis qu'il expédiait TOursOfi
et Sans-raison à la découverte.
Pendant leur absence, les peones s'étaient comptés, leurs perte»
étaient sensibles, neuf des leurs avaient été tués, cinq dangereuse-
ment blessés. C'est-à-dire que presque la moitié de leur effectif se
trouvait hors de combat ; le cas était grave.
Les salteadores avaient éprouvé des pertes plus g'-andes encore,
vingt-cinq des leurs gémissaient étendus sur le sol, parmi eux était
leur chef.
Lonis Morin, avec cette implaquable c^-nanté que les circons-
tances exigeaient, ordonna d'achever les blessés, ordre qui fut im-
médiatement exécuté par les peones.
Puis une fosse fut creusée, les morts y furent en tassés pêle-mêle
et la terre rejetée par-dessus.
Le cnef seul fut privé de sépulture; le Français voulait en faire
un exempl*^, il ordonna qu'i. fut pendu par les pieds à un arbre ;
mais, avant qu'on procédât à cette exécution posthume, il enleva
lui-même le voile noir qui ca« hait le visage du mort. ^^.
— Le capitaine Bas! s'écria-l-il en le montrant à don Migue},.
J'en étais sûr; maintenant nous savons quels sont ceux qui nous
oint attaqués.
— Don Ramon, n'est-ce pas? répondit le jeune homme.
812 REVUE CANADIENNE.
— Lui seul est assez riche pour avoir réussi à faire ainsi quitter
Mf^xiro au capitaine Blas, reprit Louis Morin; voilà les campignes
du digne capitaine terminées, Dieu ait pitié de son ârael Pendez-le^
ajputa-t-il.
X'ordfe fut immédiatemet exécuté.
Boii Luis prit alors son ami à part.
ht's menaces de don Ramon ne sont pas vaines, lui dit-il; ce
ilôtivel échec ne fera que le rendre phis furieux, il ne négligera
rien pour prendre une éclatante vengeance.
—Je ne suis pas de votre avis, don Luis, répondit le jeune hom-
lile, don Ramon nous suit évidemment depuis longtpm[kS à la piste;
nous voyant presque sur le point d'atteindre le territoire indien,
il aura voulu tenter un coup décisif ; il n'osera pas nous suivre aa
désert, où, comme nous, tout lui deviendra hostile ; son insuccès^
ert lui prouvant l'impossibilité de nous vaincre, l'aura fait réflérhir,
nous en voilà débarrassés, nous n'entendrons plus parler de lui.
—Détrompez vous, don Miguel ; depuis longtemps je connais don
Ifemon, il a du sang indieti dans les veines, il me hait; de plus, il
à juré de s'emparer de Vdâ cousines ; coûte que coûte, il tiendra
sbii serment, la mort seulô pourra l'arrêter.
—Alors nous le tuerons, répondit vivement le jeune h«m,me.
(9i_-j'y compte bien, fil* Louis Morin en riant, maïs cette at,taq^ue
dblt nous servir de lé^on pour l'avenir, nous avons été surpris par
notre faute, il ne faut pas qu'un pareil casse représente, et bien
(Jne nous ne soyons pas encore au dé^r.t, naon avis est d'agir com-
m^e si nous y étions, et de nous garder avec soin.
— Ceci vous regarde, mon ami ; mol, tout le premier, j'obéirai
scrupuleusement auxordfes que vou^ jUgeté^ C0nven4ble de nous
donner. ^
— Mefd, je n'attendais pas moinfe de vous ; ne dites pas un mot
à votre oncle de cette reconnaissance, cela l'inquiéterait, il vaut
mieux qu'il suppose que nous avons tous été attaqués par des sal-
tôadores que le désir de nous dépouiller dirigeait seul.
— Vous avez raison, je me tairai. ^ . /
En ce moment les deux Canadiens revinrent âe îèlii^ ei^êdtiîbh ;
les salteadores s'étaient bien réellement mis en retraite, un retour
offensif n'était pas à redouter.
Par les soins de don Gutierre et des jeunes filles, les peones bles-
sés avaient été pansés et coUchéS sut lés fourgons, on .poussa en
avant, et on établit à deux lieues plus loin le canpement de
nuit.
Kndant quelques jours la caravane continua sa roule sans nott-
velle alerte ; les voyageurs faisaient bonne garde ; lorsqu'ils étaient
LE BATTECR DE SENTIERS. 813
contraints de camper en rase campagne, ils se retranchaient, co'n-
me s'ils se fussent trouvés en pays ennemi, et posaient des sepli-
nelles chargées de veiller à la sûreté commune. , , ,-, '
Les peones blessés, qui n'avaient pu être remplacées par d'aiUreç,
avaient été soi^^nés avec le plus j^^rand soin pir Sa«Tament,a el sa
sœur; malgré la gravité des blessures qu'ils avaient r^^çut's, ils
commençaient à entrer en convalescence, et bientôt tout faisait
espérer qu'ils seraient en é^at de reprendre un service a<!tif,jfe
qui était d'autant plus à désirer que TeffiM tiTde la troupe, dimiaué
de neuf hommes, ne se composait plus que de vingf-tro's comUat-
lants, nombre fort restreint, au cas où il faudrait soutenir de nou-
velles attaques.
La caravane avait quitté le dernier ^residio servant de Uni i te au
territoire civilisé, elle allait passer le Rio grande bravo de! Norte
et entrer définitivement d;ins le désert. j ,
Il y avait trente et un jours que les voyageurs ét;iient partisi^e
Mexico, dix-neuf jours s'étaient écoulés depuis qu'ils ;ivaieulré;té
attaqués par les salteadores. !|
Vers trois heures de l'après-midi, ils atteignirent les bords du
fleuve, qu'ils devaient traverser à gué.
Louis Morin ne voulut laisser à personne le soin de chei-cher le
gué, la troupe fit halte à environ une li»^ue du fleuve; le Français,
après avoir recommandé à don Miu;uel la plus sérieu-e vigilance,
piqua des deux et s'élança en avnnt en enfant perdu.
Avec son habitude du désert il ne fallut qiie fort peu de tein|>s
au Français pour reconnaître et sonder le gué, les rivières mexi-
caines sont en ét,é généralement peu profcnles ; comme leur lit
est de gravier roulé^ elles sont faciles à livi verser.
Le Français s'assura que les fou'-gons pisseraient en ayant de
l'eau un peu au-dessous des essieux, et que les «cavaliers pourr.iieiit
e^avancersur cinq de front, et ofl'rir ainsi une plus grande résistance
an courant assez fort en cet endroit.
Le gué reconnu, Louis Morin explora les rivésdn fleuve; ces
rives, en penie douce du côté où se trouvaient les voyageurs, s'es-
icarpaient sur le bord opposé dî façon à former un :eanoa(l) assex
profond, dont les côtés étaient garnis de hnit.^s nerb's ei d.* taillis
épaiS) à travers lesquels le reganl ne parvenait pas à pénétrer ;br«^f,
J'en droit était des mieux choisjs pour une embuscade. v
. )Celte découverte rendit le Fraiçais (fort soucieux, ft ce fnt,
plongé dans les plus sé^neuses reflexions,. qtt'»i ^'t^o^g'Ht^^^stîï* 'coïa-
pijLgjions. ' ' ' • ' '
(1) Défllé.
814 REVUE CANADIENNE.
Ceux-ci s'étaient arrêtés sous le couvert d'un bois assez touffu
gui leur dérobait la vue du fl uve, et pour la môme raison empê-
chait (ju'ils ne fussent aperçus de la rive.
— Eh bien, lui demandèrent, à la fois don Gutierre et son neveu,
avez vous trouvé le gué?
— Oui, répondit-il, mais je crois avoir trouvé autre chose
enrore.
Il appela les quatre Canadiens, leur dit queNjues mots à voix
basse, et ceux-ci, remontant aussitôt à cheval, s'éloignèrent au
galop dans une direction opposée an fleuve.
Lorsqu'ils eurent disparu, Louis Morin se rapprocha de ses
amis.
— Ecoutez-moi, dit-il, il est évident que derrière les mornes qui
bordent lett uve, des ennemis nous attendent; quels sont ces enne-
inis? fit-il en lan<;ant un regard frin'elligence à don Mi^^uel, c'est
ce que je ne i)uis savoir avec certi'iide; ils comptent nous attaquer
pendan le passage du fleuve et avoir ainsi bon marché de nous;
voici (juel est mon projet: vous, don Gulierre, vous resterez ici
jusqu'à nouvel oïdie avec les >enoiilas, les peones blessés demeu-
reront aupiès de vous pour vous défendre, au cas peu probable où
vous seiiez attaqués ; quant à don Miguel et à moi, avec les servi-
teuisqui restent, nous traverserons le fleuve en emmenant les
fourgons et la voilure, vide des senoritas, mais dont les portières
seront baissées ; si l'on nous a tendu une embuscade, nos ennemis
ne manqueront j>as de faire feu des qu'ils nous verront engagés
sur le gué ; je léponds de tout, ra[)pcrtez vous en à moi; à l'œuvre
donc,rar le tem(>s presse.
— Pardon, dit don Gutierre, permettez-moi de vous faire obser-
ver que votre plan, fort bien dressé du reste, et dont je crois le
SUi'cès infaillible, est cependant défectueux sur ce point.
— {-.equel senor ?
— Celui-ci, que vous me laissez en arrière; je suis inutile ici,
au lieu que là bas je pourrais vous servir, ne serait-ce que pour
piouver aux salléadores que nous sommes au complet, me com-
preuezvou> ?
— Parfaitement, senor, votre observation est juste, mais j'avais
espéré...
— Vous avez eu tort, interrompit-il avec vivacité, bien que d'une
voix amicale, c'est ma <ans<^ que vous défendez en ce nnjuienl, il
n'esl'douc |3aj4roiiveu.ibl'f ijai' jeU.^in Mire iei en sûreté tandis que
ivousrisi) lierez voire vie 'pour -moi tet mes filles; laiss-z-moi «ionc,
j** \'0\\< pne, prendre m i paît du péiil autant qu'il nre>t permis de
îe faire, j'insiste pour qu'il eu soli aiii-^i.
LE BATTEUR DE SENTIERS. 815
— f>oit, caballero, puisque vous l'exigez, j'y consens, vous nous
accompagnerez donc, seulement je vous supplie de ne pas commet-
tre d'imprudence et de vous laisser entièrement diriger par
moi.
—Je vous remercie, don Luis ; maintenant ordonnez.
Le Français, après avoir fait quelques recommandations de pru-
dence anx jeunes filles, auxquelles il laissa pour les protéger les
peones blessés, Bt reprendre au convoi son ordre habituel de
marche, et la caravane s'avança vers le gué.
Don Luis et don Miguel tenaient la tête de la caravane, derrière
eux venaient les deux fourgons, conduits par des peoues, [>ui^; la
voilure, stores baissés et escortés par don Gutierre et le reste des
peones.
Jls atteignirent le bord du fleuve.
— Atieniion, dit don Luis, il faut ici marcher la barbe sur l'épaule
et surveiller attentivement la rive opposée.
11 entra dans le gué, les autres le suivirent aussitôt.
Ils s'avancèrent ainsi, sans que rien de su>pect éveillât leur In-
quiétude, jn.-qu'à la moitié du fleuve à peu près ; mais arrivés là,
soudain une vingtaine de coups de feu retentirent et une grêle de
))alles fit bouillonner l'eau autour d'eux.
En avant! cria Louis en enfonçant les éperons aux flancs de
son cheval.
Les peones obéirent, les fourgons et la voiture, que leur poids
empêchait d'êire emportes par le courant, furent abandonnés, et
tous s'élancèrent rapidement du côté où se trouvaient leurs invisi-
bles assaillanis.
Ceux-ci continuaient à tirer sang se montrer, mais grâce aux
bonds des chevaux dans le fleuve, leurs balles se perdaient iuof-
feut^ives, un seiil homme avait été légèrement atteint et une mule
de charge ble.^sée au poitrail, mais sans danger.
Presque au môme instant d'autres coups de feu retentireril;
plusieurs cadavres roulèrent du haut en bas de la falaise.
— Ah ! ah ! s'écria joyeusement Louis Morin, voilà les rifles des
Canadiens qui se mettent de la partie ; courage, enfants, nos amis
nous soutiennent l
Cependant la fusilLade continuait, moins active il est vrai ; celte
attaque sur leurs derrières semblait avoir démorali>é les assaillants;
du (ôié des voyageurs, deux peones furent lues, les autres, gtiidés
par Louis, don Miguel et don Gutierre,, atteignirent énflu le canon,
dans lequel ils s', ngagereiit résolument, plusieurs cadavretr de
bandits jo2i«haient le >ol '' ■ '1 ^^
Tout â^cdu^'ùii erriendit une clameur terrible, là fusillade cessa
S'ie. REVUE CANADIENNE.
subitement, çt iin J^ijèfice fimèbre remplaça comipe par enchante-
ment le tumulte du combat.
— ArrAtons nous, dit Louis, tout est uni.
— Déjà 1 fit don Miguel, c'est à peine si nous avons pu les en-
trevoir.
Tout était fini, en effet, les assaillants, surpris lorsqu'ils comp-
taient surprendre et croyant, à cause de l'énergie de l'attaque»
avoir afi'aire à des forces supérieures, s'étaient dispersés en proie à
une terreur panique.
Ce fut, du reste, ce que Saint-Amand rapporta à Louis Morin, en
ajoutant que tout péril avait cessé désormais.
Les dames traversèrent le fleuve et on campa sur le sommet
de la f 'laise môme où les bandits se tenaient embusqués au com-
mencement de l'action.
Mais ce nouveau succès coûtait cher aux voyageurs ; leur troupe
était diminuée de deux hommes en(*ore,et à peine se trouvaient-ils
sur la limite du désert qu'il leur fallait traverser.
Au moment où nous les retrouvon*s, deux jours s'étaient écoulés
depuis ce dernier combat.
XIIL — ENTRÉE EN CAMPAGNE.
Lorsque le camp eut été établi, les sentinelles placées, Louis
Mon n fit conduire les chevaux et les mules au fleuve par des peo-
nes armés, de crainte de surprise; puis, après les avoir vus revenir
et s'être assuré que tout était en ordre et qu'aucun danger immé-
dii't n'était à redouter pour ceux qu'il s'était chargé de conduire jà
travers les innombrables sinuosités de la savane, il laissa les servi-
teurs vaquer aux soins de leur repas du soir, et rejoignit ses ami^
réunis dans la tente qui précédait l'enramada.
Don Gulierre et don Miguel étaient pensifs; les JBunes filles p^a-
raissaieut tristes: les diverses attaques dirigées avec une persis-
•tienf^e et une animosité si grande contre la caravane remplissaieut
leur rœnr de sombres appréhensions pour lesuccèsde leur voyage.
Onze de leurs serviteurs avaient été tué- ; plusieurs autres étaient
J^pr.s de cqmt^atou convalescents à peine des blessures qu'ils avaient
^yf»ÇM«8. t-PA <''<*'^^i'i déGOuragemenl, se laissait voir parmi les peo-
:ne« ; ils semblaient deviner que le? gens qui s'ob-tinaient ainsi à
les pou i>>uivre avaient un antre bnt que celui de les dépouiller, el^
à peine remis des périls passées, ils red)ut lient ceux à venir.
jiv;ija peurje^l Gontaifieu*e ; don Gulierre et les jeunes filles gubis-
laimt, à leur insu, l'influem-e des gens qui les entouraient ; seuls,
LE BATTEUR DE SENTIERS. -617
ûon Miguel, Louis Morin et les quatre chasseurs canadiens avaient
conservé toute leur confiance et leur insouciante bravoure, don
Miguel et don Luis parce qu'ils savaient à quels ennemis il leur
fallait faire face, les Canadiens parce que, habitués à cette vie de
luttes, les senteurs acres du désert leur avaient rendu toute leur
gaieté.
Le souper était préparé, et l'on n'attendait plus que la présence
de Louis Morin pour commencer le repas.
— Pardonnez-moi si je vous ai fait attendre, dit-il en s'essayant
sur une souche destinée à lui servir de siège, mais je n'ai voulu
songer à moi que lorsque tout serait en ordre dans le camp ; nous
ne sommes pas dans les régions civilisées maintenant, ajouta-
il en souriant; il nous faut veiller attentivement, sous peine d'être
massacrés ou dévorés, double alternative qui n'a rien de fort
réjouissant.
L'état d'abattement dans lequel ses amis étaient plongés n'avait
pas échappé à Louis Morin ; il avait compris que le seul moyen de
leur rendre Pénergie et le courage qui étaient sur le point de
les abandonner était d'attaquer franchement et brutalement la
question.
Le repas commença sous ces auspices légèrement teintés de
noir.
— Vos paroles sont peu rassurantes, senor don Luis, dit Sacra,
menta en essayant de sourire.
— Senorita, dit délibérément le Français, elles sont vraies ; si je
m'adressais à des jeunes filles craintives, j'aurais sans doute fardé
la vérité ; je vous aurais assuré que nous n'avions rien à craindre
et que notre traversée du désert ne serait qu'un voyage d'agrément;
mais avec vous, qui êtes aussi courageuses que belles, je dois être
ffanc ; vous m'en voudriez d'agir autrement. Jusqu'à présent
nous n'avons eu qu'à nous défendre contre des bandits civilisés
qui, si nous étions tombés entre leurs mains, auraient, je n'en
doute pas, usé de certains ménagements; aujourd'hui il n'en est
plus ainsi ; nous pouvons, d'un moment à l'autre, donner dans une
embuscade de peaux-rouges, et quels peaux-rouges, ajouta-t-il, des
Gomanches, des Pawnees, des Apaches, tous ennemis irréconcilia-
bles de la race blanche, les Apaches surtout. Prisonniers de ces
Indiens, non seulement nous sommes perdus, mais nous devons
encore nous attendre au sort le plus affreux, aux tortures les plus
horribles. ' '
— Mais ce que vous dites-là est épouvantable! s'écria dotia
Jesusita.
—Ne voyez-vous donc pas que don Luis veut vous effrayer, dit
25 Novembre 1873. 52
818 REVUE CANADIENNE.
don Gutierre en faisant au Français des signes que celui-ci s'obsti-
nait à ne pas voir.
— Mon Dieu non, je vous aesure, reprit-il ; je ne suis que Téclio
de la vérité, et d'une vérité fort adoucie, qui plus est.
— Mais alors nous sommes perdus ! s'écria dona Sacramenta avec
un geste d'effroi.
— Oui et non : cela dépendra de nous, reprit imperturbablement
le Français, nous sommes perdus si nous nous abandonnons à de
vaines frayeurs ; mais nous sommes sauvés si nous persévérons à
lutter bravement contre les dangers qui nous entourent.
— Il me semble, dit la jeune fille, que jusqu'à présent vous n'avez
pas eu de reproches à nous adresser à ce sujet.
— Certes, et je vous admire ; mais ce n'est pas assez, senoritas ; il
faut que ce courage que vous possédez si bien, vous le fassiez pas-
ser dans le cœur de vos serviteurs ; que, par votre gaieté, votre
insouciance du danger, vous leur fassiez honte de leur faiblesse.
— Nous ne demandons pas mieux, dit en souriant Sacramenta ;
cependant je vous avoue que, bien que vous vous obstiniez à faire
de nous des héroïnes, nous avons horriblement peur de ces affreux
sauvages dont vous parlez.
— Vous le croyez ainsi, senoritas, et vous vous trompez ; les fem-
mes ont sur les hommes l'incontestable avantage du courage moral;
comme, grâce à leur organisation délicate, tout chez elles est sen-
sations, elles se transforment selon les circonstances, et la plupart,
à un moment donné, se placent tout à coup au-dessus des hommes
par l'énergie et la décision dont elles font preuve.
— Bon, j'admets cela, dit Sacramenta ; où voulez-vou.s en venir ?
— A ceci : que les Indiens si braves et si féroces qu'ils soient,
lorsqu'ils se trouvent en face d'hommes résolus et expérimentés,
ne parviennent jamais à les vaincre ; que leurs guerres ne se com-
posent que de coups de main et de surprise : qu'il suffît de se tenir
sur ses gardes et d'être aussi rusés qu'eux pour éviter leurs atta-
ques. ;,; ,
— Bon, s'écria en riant la jeune fille, voilà qu'après nous aypir
effrayées, vous nous rassurez trop maintenant, don Luis.
^ — Non, senorita ; je suis vrai comme .toujours; je me borne à
dire les choses telles qu'elles sont, rien de plus.
— Don Luis, lui dit alors Sacramenta avec un fin sourire, vous
êtes un charmant compagnon. Maisœur et moi nous vous remer-
cions de la leçon que vous nous avez donnée. Nous connaissons
maintenant l'étendue du danger qui nous menace ; il dépend de
nous, sinon de le conjurer, du moins de l'amoindrir. Pour obte-
nir ce résultat, il suffit de ranimer, par notre exemple, le courage
f.E BATTKUR DE SENTIERS. ^^
viiancohuii eL presque abattu de uos serviteui's. N'est-ce pas-cela
que vous avez voulu nous faire comprendre ?
Louis Morin s'inclina en souriant. :
— Eh bien, reprit-elle, fiez-vous à nous. Si nous ne somn>es, pas
K)ut'à fait les héroïnes que vous voulez dire, du moins nous essaye-
rons d'en jouer si bien le rôle, que vous-môme y serez trompé, il,
ne tiendra pas à nous que nos serviteurs ne se changent en Uoiis
et en tigres.
La conversation x^i^it alors un tour plus gai. Louis Morin ra-
conta, avec sa verve accoutumée, plusieurs épisodes de chasse, et,
lorsqu'il quitta la tente, don Gutierre et ses flUes avaient complète-
ment oublié leur abattement passager pour laisser l'espérance ren-
trer dans leur cœur.
Le Français avait atteint son but, qui était de leur rendre l'éner-
gie nécessaire pour soutenir la lutte suprême qu'il prévoyait contre
leur implacable ennemi. . ,
La nuit était sombre ; pas une étoile ne brillait au ciel ; de gros
nuages noirs, chassés par le vent, couraient lourdement dans L'es:.
pace; on entendait par intervalles les grondenit^nis^spu^diS/^^li
tonnerre lointain. . - ;.i iiio- •. -''vc^n
Excepté les sentinelles, tout le inonde dormait dap» le camp.
Louis Morin s'appuya contre un fourgon, et laissa errer son regard
par la savane, noyée en ce moment, (J^ns l'ombre. Soudain il tr^Sy
saillit; il lui avait semblé apercevoir uae;lumière fai^ç. et in^
briller parmi les hautes herbes de la savane. ; ;■ -. u :^'■■"] ' ^_
Que signifiait cette lumière ? telle fut la question qu'il s'adressa
tout d'abord. D'autres voya(geqr§ .^e trouvaientfils, campés ; près
d'eux? ou bien était-ce le feu d'un 'Campement de peaux-rougesi? ^^
Dans l'une ou l'autre hypothèse, le cas était grave et vQi^laii elie
ôclairci au plus vite. ,,p oiduioiq 4.^9 il .yiiiov ob loi vo'jI aiov
Louis Morin s'approcha- delà-sentinelle placée à- qudque^j^^dfi
lui ; c'était un des chasseurs canadiens. - MVi/o)
— Saint-Amand, lui dit-il, regardez de ce côté; suis-je le jouet
d'une hallucination, ou est-ce bien réellernent une lumière. gi^gj^ç
vois briller là, tenez, dans la direction de l'est-sud-est? ,,.y^
Le Canadien regarda attentivement pendant quelques secondes.
— Vous ne vous êtes pas trompé, monsieur Louis, dît-il enfin;
c'est bien réellement une lumière, ou, pour mieux dire, la luepr
d'un feu, que vous avez aperçue.
— Oui, oui, reprit-il, je le savais ; seulement, j'espérais m*ôtre
trompé. Voyez, la flamme grandit; nous avons des peaux-rouges
près de nous. Mais comment se fait-il qu'ils ne nous aient p^$
aperçus?
85*0 REVUE CANADIENNE.
— Nos feux à nous se trouvent complètement masqués par le
rideau d'arbres que vous avez fait conserver. Voyez la direction
de la lumière.
ïje Français hocha la tête d'un air de doute.
— Ou bien, reprit-il, les Indiens connaissent notre nombre, eU
rassurés par notre faiblesse numérique, ils ne se donnent mente
pas la peine de dissimuler leur présence.
— Qu'y a-t-il donc ? demanda don Miguel, qui sortait en ce mo-
ment de la tente et qui, en voyant son ami causer avec une senti
nelle, s'était approché.
— Regardez, lui répondit le Français en étendant le bras dans la
direction de la lumière.
— Diable! fit le jeune homme, voilà une fâcheuse découverte^
Que comptez-vous faire ?
— M'assurer quels sont les gens campés si près de nous, répondit
Louis.
— ^Si vous le désirez, monsieur Morin, dit Saint-Amand, j'irai voir
€(3 que c'est.
— Non, mon ami, vous ne pouvez quitter votre poste en ce mo-
ment; ce soin me regarde.
—Vous î s*écria don Miguel.
— Pourquoi pas ? Ne suis-je point le capitaine de la caravane ?
C'est donc moi plus que tout autre qui dois veiller sur elle.
—Ainsi vous allez vous rendre à ce campement?
— A l'instant même.
— Songez au péril que vous affrontez.
— ^11 est moindre que vous le supposez, mon ami. Les gens qui
sont là-bas, pour des motifs que j'ignore, mais que je saurai bientôt»
ne se cachent pas ; sans cela, ils ne nous auraient pas laissé aperce-
voir leur feu de veille. Il est probable qu'ils ne se gardent pas
non plus; j'arriverai donc facilement auprès d'eux sans être dé -
couvert.
— C'est égal, cette expédition est fort chanceuse, à mon -avis;
laissez-m'en courir les risques avec vous.
— Non pas ! dans une course de nuit comme celle que je veux
faite,' la principale condition est de connaître à fond les ruses
indiennes. Votre secours, au lieu de m'être utile, me nuirait, au
cbifiti*aiï'e. Une branche craquant sous votre pied, une feuille
morte imprudemment froissée,suffiraient pournous faire découvrir.
Ntfn, non, laissez- moi aller seul; d'ailleurs, jqui veillerait sur le
««iJÈap peridaiit notre ab^etiôe? Vôtre ipréHeitcei est iiidi&pen sable ici;
ÔBmeurez donc, je tmïs'en prie.
—Je resterai, puisque vous l'exigez, répondit don Miguel j seule-
LE BATTEUR DE SENTIERS. SU
ment je vous avertis que si, au lever du soleil, vous a'ôtes pas de
retour au camp, rien ne pourra m'empêcher de me mettre à votre
recherche.
—Soit, cher don Miguel; Mais, d'ici là, promettez-moi de ne
faire aucun mouvement, et de ne pas permettre à un seul da vos
hommes de quitter les retranchements.
— Je vous le promets, mon ami.
— Maintenant, adieu et à bientôt. Je ne sais pourquoi, mais un
pressentiment secret m'avertit que je vous rapporterai de bonnes
nouvelles.
— Dieu le veuille. Soyez le moins longtemps possible dehors ;
vous savez que nous serons dans une anxiété teriible tant que
durera votre absence.
Les deux hommes se serrèrent la main. D ->n Luis jeta son rifle
sur l'épaule, enjamba les retranchements n s'enfonça dans les
hautes herbes, où il ne tarda pas à disparaîti .
Dès qu'il se trouva seul dans lacampag-. ',1e Français vijsi La
avec soin ses armes, pour s'assurer qu'elles ne lui failliraient point
au besoin ; puis, après s'être orienté, il reprit sa marche.
Louis Morin était un vieux coureur des bois ; dix ans de sa vie
s'étaient écoulés au désert; toutes les ruses indiennes lui étaient
connues ; il parlait avec une facilité remarquable la plupart des
idiomes des peaux-rouges; de plus, sa réputation était grande
parmi les Gomanches et les Apaches, contre lesquels, en maintes
occasions, il avait combattu. L'expédition qu'il tentait en ce mo-
ment, fort dangereuse pour tout autre moins expérimenté, n'était
en quelque sorte qu'un jeu pour lui, et ne le préoccupait nulle
ment; il savait trop bien marcher dans la savane pour redouter une
surprise, et il était sûr d'atteindre, sans être découvert, le campe-
ment vers lequel il se dirigeait à la façon indienne, c'est-à-dire en
faisant un immense détour, de façon à l'aborder du côté diamétra-
lement opposé à celui d'où il partait. 11 avait un motif plus grava
d'inquiétude: la, saison des grandes chasses approchait; à cette
époque de l'année, les diverses tribus indiennes quittent leurs vil-
lages pour se répandre dans le désert, où elles se livrent, à chaque
rencontre, des combats acharnés. Il redoutait surtout de se trou-
ver placé ainsi, malgré lui, au milieu de ses ennemis mortels, dont
le« passions surexcitées pourraient les porter à se réunir contre
l'ennemi commun, c'est-à-dire les malheureux voyageurs. Le fait
n'était pas sans exemple ; Louis en avait été témoin plusieurs fois;
aussi voulait-il tenter un effort suprême pour éviter, si cela était
possible, cette affreuse calamité à ses compagnons.
Il marcha pendant environ une heure, de ce pas relevé et gym-
^22 REVUE CANADIENNE.
nastique particulier aux hommes habitués à parcourir le désert,
et il atteignit enfin le pied d'une éminence assez escarpée, au som-
met de laquelle brillait, à travers les arbres, le feu de veille qu'il
avait aperçu du camp.
Arrivé là, il se recueillit un instant ; puis, s'allougeant surie sol»
il commença à ramper comme un reptile à traversées hautes her-
bes,s'arrôtantde temps en tempspour jeter autour de lui des regards
soupçonneux ; mais rien ne bougeait ; le plus profond silence con-
tinuait à régner dans la savane.
Après une demi-heure d'efî'orts inouïs, le chasseur, dont les
précautions redoublaient au fur et h mesure qu'il approchait
du campement, se trouva avoir enfin son visage du niveau du
sommet de l'éminence.
Il écarta légèrement les broussailles, se blottit au milieu d'un
épais buisson, et il regarda.
11 ne s'était pas trompé en apercevant la lumière : c'était bien la
lueor du feu de veille d'un campement indien ; il en avait en ce
moment la preuve devant les yeux.
Près de deux cents guerriers Gomanches, faciles à reconnaître à
la plume d'aigle fichée droite dans leur toufle de guerre, un peu
au-dessus de l'oreille gauche, étaient étendus pêle-mêle sur l'herbe,
et dormaient, enveloppés dans leurs robes de bisons, non loin de
leurs chevaux, attachés au piquet et mangeant à pleine bouche
leur provende de pois grimpants et d'alfalfa.
Aux arbres étaient pendus plusieurs élans en partie dépecés.
Devant le feu, placé juste au milieu du camp, plusieurs chefs
étaient assis et fumaient gravement leurs calumets.
' Ces chefs, guerriers renommés, dont les talons étaient ornés de
nombreuses queues de loups, signe distinctif des grands braves, n'a
raient point leurs peintures de guerre, ce qui prouvait qu'ils n'é-
taient point sur le sentier de la guerre, mais que, ainsi que Louis
Morin l'avait soupçonné, ils se trouvaient réunis pour une partie
de chasse.
Un peu à droite, le totem à^ la nation, représentant un bison
rouge, était attaché à une longue perche, laquelle était fichée en
terre.
—Bon, murmura Louis à part lui, ce sont des guerriers de h
tribu des Bisons-Rouges ; ils étaient mes amis autrefois ; peut-êtr^
ïi'e m'ont-ils pas tout à fait oublié.
. Cependant les chefs fumaient toujours gravenieiiL, ^au^ éckan-
gèr une parole entre eux et sans regarder ni à droite ni à gauche.
Cette insouciante sécurité des Indiens inquiétait le chasseur; elle
ui parut trop grande pour ne pas être feinte.
LE BATTEUR DE SENTIERS. 823
— Je suis découvert, murmura-t-il.
En ce moment, le chant d'un oiseau se fit entendre.
Les chefs ne remuèrent pas.
— Hum ! reprit le chasseur, voici un maukawis qui chante bien
tard; les cailles sont couchées depuis longtemps. Que signifie
cela ?
Il demeura un instant immobile ; prenant tout à coup son parti,
il se leva, jeta son fusil en, bandoulière, et, sortant du buisson au
milieu duquel il s'était tenu caché jusque-là, il s'avança résolàment
vers le feu de veille, le bras étendu en avant, la main ouverte et
et la paume en dehors, les quatre doigts réunis.
Les chefs indiens ne semblaient pas l'apercevoir ; ils continuaient
à fumer gravement.
Arrivé à quelques pas du feu, le Français s'arrêta.
Que le Wacondah donne une bonne chasse à mes frères les
Bisons-Rouges, dit-il d'une voix calme et douce. Un ami désire
s'asseoir à leur feu de veille et fumer avec eux le calumet de paix.
— La Panthère est le bienvenu, réporidit gravement un des chefs.
Pourquoi mon frère le guerrier pâle s'est-il caché comme un lièvre
timide pour s'approcher du camp de ses amis les Bisons-Rouges ?
Les chefs attendaient qu'il lui plût de venir s'asseoir à leur côté.
— J'ai eu tort d'agir ainsi que je l'ai fait, chef, dit le Français ?
;je l'ai reconnu et je suis entré franchement dans le camp de mes
frères.
— La Panthère a bien fait.
Louis Morin jeta son fusil à terre, s'assit devant le feu et accep-
tant le calumet qui lui était offert, il commença à fumer avec toute
la gravité que la circonstance exigeait.
XIV. — LES BISONS-ROITGES.
L'étranger qui vient demander l'hospitalité aux chefs d'une tribu
indienne, et qui s'asseoit au feu du conseil, devient immédiatement
sacré pour tous les membres de celte tribu. Nul n'a le droit de
l'interroger; s'il ne lui plaît pas de révéler les motifs de son arrivée,
il doit rester maître de son secret.
Dans la circonstance présente, les chefs indiens ne dérogèrent
pas à la coutume ; dès que le chasseur fut assis, ils reprirent leurs
calumets, les remplirent de morrichée, espèce de tabac préparé avec
des aromates, et recommencèrent à fumer silencieusement, oubli-
ant en apparence la présence de leur hôte, bien qu'intérieurement
ils attendissent avec impatience qu'il lui plût de s'expliquer.
824 REVUE CANADIENNE
Louis Moriii fuma son calumet, puis, après en avoir secoué la
cendre sur l'ongle de son pouce, il le rendit à l'Indien qui le lui
avait prêté, et se décida enfin à prendre la parole.
— Quoique bien des lunes se soient écoulées, dit-il, depuis le jour
ùiije me suis séparé de mes frères dans leur atepelt (village) d'hiver^
je suis heureux de voir que les Bisons-Rouges ne m'ont pas oublié.
— Les Bisons-Rouges n'oublient rien, répondit sententieuse-
mént un des chefs, la Panthère a chassé avec mes jeunes hommes,
il a dormi longtemps auprès d'eux dans le désert pendant les graft .
des chasses, il a combattu avec nos braves contre nos ennemis les
Apaches, nous aimons la Panthère.
— Merci, chef, je ne m'étais donc pas trompé en venant m'r^ .^ -'oir
au feu du conseil des Bisons.
Un imperceptible sourire plissa les lèvres minces du chel.
— La Panthère ne parle pas comme un chasseur loyal en ce mo-
lûent, dit-il, l'Opossum n'est pas une vieille femme qu'on abuse
avec une langue fourchue, c'est un chef sage et renommé dans sa
nation, le chasseur pâle est venu au camp des Bisons av.-c les
ondulations de l'alligator, sa pensée n'était pas de s'asseoir au feu
du conseil, mais seulement de reconnaître le feu qu'il avait aperçu
de loin briller dans la nuit comme une étoile, mon frère ne s'est
décidé à se montrer que lorsque le chant du maukawis qu'il a en-
tendu lui a prouvé que sa présence était connue ; ai-je bien parlé ?
que répondra la Panthère ?
Le Français, assez surpris de se voir si facilement deviné par le
rusé Indien, fut d'abord fort décontenancé, mais se remettant
aussitôt :
— Vous avez bien parlé, chef, dit-il, vos paroles sont vraies pres-
que entièrement, qui essayerait de tromper un chef aussi sage que
l'Opossum? je venais en effet en éclaireur, mais aussitôt que j'ai
reconnu les Bisons-Rouges, je n'ai pas hésité à me montrer et à
m'asseoir parmi eux, car je n'avais plus rien à redouter.
Les chefs s'inclinèrent sans répondre.
Louis Morin continua.
— Je sais que nous entrons dans la lune de la folle-avoine et que^
à cette époque, les grandes nations indiennes ont coutume de com-
mencer les chasses.
Le cinquième soleil s'est écoulé depuis que les Bisons-Rouges
ont quitté leur atepelt, répondit l'Opossum.
— Connaissant la sagesse de mes frères, la vue de leur feu ma
élonné.
— La hache de guerre est enterrée entre les Comanches, les.
Pawnees et les Apaches, leurs guerriers chasserc e compagnie
LE BATTEUR DE SENTIERS. d^i
— Celte nouvelle me comble de joie, chef, et m'encoura^» à
vOTts adresser une demande.
— Les oreilles des chefs sont ouvertes, la voix de la Panthère
leur est douce, le chasseur pâle peut parler.
—Je sei;s de guide à des hommes de ma couleur, reprit le Fran-
çais.
— Ils sont au nombre de vingt et un, parmi eux se trouvent
deux jeunes filles aux yeux de gazelle, belles comme la Vierge
des premières amours, l'Opossum les a vues»
— Mon frère sait tout, dit le Français en s'inclinant avec défé-
rence.
— Les Bisons-Rouges sont les maîtres de la savane, rieii, n'é-
chappe à leur vue.
— Ces voyageurs se rendent en Sonora, ils ne font que traverser
le désert sans s'y arrêter. L'Opossum a rappelé lui-même il y a
un instant l'amitié que sa nation professe pour moi.
— La Panthère a toujours été un bon ami et un allié fidèle d^
Comanches, que désire-t-il des Bisons-Rouges? ils feront iout
pour lui.
—Merci, chef, répondit le Français avec un vif mouvement de
joie, je n'attendais pas moins de mes frères comanches.
— L'ingratitude est un vice blanc, dit sententieusement le chef,
la reconnaissance est une vertu rouge.
—C'est vrai, chef, je me plais à le reconnaître, et vive Dieu,
soyez tranquille, si quelque jour l'appui de ma carabine vous est
nécessaire, je ne vous faillirai pas.
— La carabine de mon frère porte loin et juste, dit en souriant
le chef, son appui n'est pas à dédaigner, quand besoin sera, nous
le réclamerons ; la Panthère veut que la hache soit enterrée entre
lés Bisons et ses amis blancs, soit; depuis que mes jeunes hommes
m'ont révélé la présence de la Panthère dans la caravane, j'ai
lancé la hache si loin derrière moi que nul ne la saurait retrouver ;
mon frère désire-t-il autre chose encore.
—Oui, chef, je désire que cette paix s'étende aux autres nations
indiennes.
— Elles sont averties déjà, le passage est libre, mon frère ne i*en-
contrera d'autres ennemis sur sa route que les visages pâles.
— Eh quoi ! vous savez ? s'écria Louis avec stupéfaction.
— Sommes-nous donc des enfants ? reprit le chef, nous avons as-
sisté invisibles au passage du fleuve, mon frère et ses amis se sont
battus bravement.
—Oui, reprit-il, mais maintenant les visages pâles dont parle
mon frère ne sont plus à redouter, ils ont fui lâchement du côté
8S?6 REVUE CANADIENNE.
des habitations, et sans doute ils n'oseront pas s'engager dans le
désert, où ils rencontreraient à chaque pas des ennemis à com-
battre.
Le chef indien hocha gravement la tête à plusieurs reprises.
*^i_Le guerrier sage doit toujours être prêt à combattre, répondit-
il, lorsqu'il sait que des mocksens de guerre foulent le même sen-
tier que lui et suivent sa piste ; la Panthère est un guerrier sage
et expérimenté, il réfléchira aux paroles de l'Opossum.
Louis Morin savait que. lorsqu'il plaît aux Indiens de parler par
Xjaraboles, rien ne peut les contraindre à s'expliquer clairement ;
il n'insista pas, seulement il crut comprendre que malgré leurs
nombreuses défaites ses ennemis ne considéraient pas encore la
partie comme perdue pour eux,et qu*il lui fallait redoubler de vigi-
lance pour prévenir une attaque sans doute imminente .
■—-Bon, repril-il, les paroles de mon frère sont entrées dans mes
(f jilles, j'en ferai mon profit.
11 se leva, reprit son fusil et se prépara à partir.
—Mon frère se retire? lui demande l'Opossum.
— Il le faut, chef, je suis depuis longtemps déjà absent de mon
camp, je dois rejoindre mes amis.
—Un hôte est l'envoyé du Wacohdah, il est libre de rester ou
de partir, que mon frère retourne dans son camp, les demandes
qu'un homme brave ne veut pas adresser, ses amis doivent les de-
viner, les Bisons-Rouges reverront la Panthère avant qu'il soif
sorti de la savane. Adieu.
— Adieu, répondit le Français, et, après avoir de nouveau salué
les chefs indiens, il jeta son fusil sur son épaule et se retira.
Il était environ deux heures du matin au moment où le Français
sortit du camp des peaux-rouges ; n'étant plus contraint d'user de
précautions, il se dirigea en droite ligne vers son campement,
marchant assez doucement, car l'espace qu'il avait à franchir était
fort court, et réfléchissant à part lui à l'entretien qu'il venait d'a-
voir avec les chefs comanches.
Le hasard l'avait singulièrement favorisé en lui permettant de
rencontrer ainsi à l'improviste la tribu des Bisons-Rouges, avec
laquelle il avait toujours entretenu de bonnes relations, et sur
l'appui de. laquelle il croyait jusqu'à un certain point être en droit
de compter.
— Qu'ils restent neutres, murmurait-il, je ne leur en demande
pas davantage.
.' ; Bientôt il vit briller devant lui la lueur tourmentée par la brise
matinale des feux de veille de son campement.
LE BATTEUR DE SENTIERS. 827
il pressa le pas, gravit rémiiieiice et se retrouva au bout de quel-
ques minutes au pied des retranchements.
Don Miguel ne s'était pas couché, il avait voulu attendre sou
retour, sa longue absence commençait à lui causer de vives inquié-
tudes, aussi le reçut-il avec un cri de joie. ,
— Eh bien, lui demanda-t-il, quoi de nouveau, cher ami ?
— Beaucoup de choses, répondit-il.
•—Nous apportez-vous de bonnes nouvelles de votre excursion i
-^Comme toutes les choses de ce monde, les nouv-Ues que je
Yous apporte sont mêlées de bien et de mal, mais je me hâte de
vous annoncer que le bien domine.
Alors il rapporta à don Miguel, qui l'écouta avec une évidente
satisfaction, ce qui lui était arrivé avec les Bisons-Rouges.
— S'il en est ainsi, nous sommes sauvés, dit don Miguel, lorsque
Louis Morin eut terminé son récit.
— Pas encore, répondit le Français d'un air pensif, il nous reste
un ennemi.
— Celui-là n'est plus à redouter, reprit le jeune homme, quoi que
vous en disiez, mon ami ; don Ramon, j'en suis convaincu, est trop
prudent pour se risquer ainsi dans le désert.
— Je crois au contraire que don Ramon nous donnera bientôt
de ses nouvelles, tout me le fait supposer, les paroles ambiguës de
l'Opossum m'inquiètent plus que je le voudrais, il est évident qiie
le chef en sait fort long à ce sujet et qu'il n'a pas voulu s'expliquer.
— Le croyez- vous donc capable...?
— De se mettre contre nous, interrompit vivement Louis, non,
vraiment ; d'ailleurs j'ai sa parole du contraire, mais je suis certain
que don Ramon lui a fait faire des propositions.
— Pourquoi, s'il en est ainsi, ce chef, qui se prétend votre ami
ne vous a t-il pas parlé nettement?
— Ah ! voiià, les Indiens sont ainsi, leurs paroles même les plus
loyales sont toujours enveloppées d'un nuage; d'ailleurs, le chef
aurait cru me faire une insulte en paraissant cranidre pour moi
une attaque de mes ennemis ; pour ces hommes, dont le caractère
est essentiellement guerrier, un combat est une fête, l'Opossum n'a
pas voulu me priver du plaisir de soutenir une nouvelle lutte contre
mon ennemi.
—Singulière manière de voir! fit don Miguel d'un ton de mau-
vaise humeur ; un combat ne m'effraie pas plus qu'un autre, et s
mes cousines ne se trouvaient pas avec nous, je ne demanderais
pae mieux que de me battre, mais je sens mon courage paralysé
en songeant à Sacramenta et à sa sœur. Mais que faites-vous donc?
828 REVUE CANADIENNE.
ajouta-t-il en voyant Lonls Morin quitter la place qu'il occupait
auprès de lui.
— Nous sommes dans la savane maintenant, répondit le Français,
il nous faut oublier nos habitudes d'hommes civilisés pour prendre
les coutumes des trappeurs et des coureurs des bois, je vais profiter
du sommeil de votre oncle et de vos cousines pour tenir avec mes
chasseurs canadiens unfionseil à l'indienne; quatre avis valent
mieux qu'un lorsqu'il s'agit de lutter de ruses avec certains bandits
de ma connaissance.
—Me permettez-vous d'assister à ce conseil ?
— De grand cœur. Demeurez ici, dans un instant je serai d&
retour. - .
Il ne fallut que quelques minutes au Français pour éveiller I0&
Canadiens; les braves chasseurs dormant pour, ainsi dire les yeux
ouverts, ils furent debout en une seconde et rassemblés devant le
feu auprès duquel don Miguel s'était assis.
— Mes camarades, dit Louis Morin en allumant sa pipe, ce qui fui
aussitôt imité par les chasseurs, je vous ai réunis afin de m'enten-
dre avec vous sur les moyens que nous devons employer pour at-
teindre Fains ef saufs le but de notre voyage.
— Parlez, monsieur Morin, firent-ils, nous vous écoutons.
Le Français raconta alors les motifs pour lesquels don Gutierr©
avait quitté la Vera-Cruz avec ses filles, les événements qui avaient
eu lieu pendant le long trajet de Medellin au Rio del Norte et la
poursuite acharnée de don Ramon et de don Remigo ; puis il ter-
mina son récit par sa visite au camp des peaux-Rouges, la façon
dont il avait été reçu et la conversation qu'il avait eue avec eux.
—Je vous avoue, ajouta t-il, que je suis fort inquiet, l'Opossum
est un guerrier sage et expérimenté, ses paroles ambiguës me font
redouter un piège, non de la part des Indiens, mais de celle des
blancs; les peaux-rouges, vous le savez, voient toujours evec joie
les blancs se battre entre eux ; malgré les rudes leçons que nous
avons infligées à nos ennemis, il est évident pour moi qu'ils essaye^
ront encore de nous faire tomber dans une embuscade, c'est à cette
éventualité qu'il faut parer.
Les Canadiens avaient é outé dans un religieux silence les p*-
rol^s du Français; lorsqu'il se tut, ils parurent se consulter di4
regard, puis Saint-Amand, après avoir retiré sa pipe de ses lèvres,
répondit d'une voix grave :
— Monsieur Louis, ce que vous nous avez dit est fort sérieux, je
cpm^ comme vous que ce don Ramon ne renoncera pas aux projf^i»
qti*il a formés ; si nous n'étions que des hommes, je m'en soucirais
fort peu, mais nous avons des dames, ainsi que vous nous l'avejt
LE BATTEUR DE SENTIERS. 829
fait observer, la situation change donc complètement d'aspect et
devient très-grave; je ne suis qu'un pauvre diable de chasseur,
mais je me croirais déshonoré s'il arrivait un malheur aux char-
mantes jeunes filles qui nous accompagnent, vous pouvez donc
compter sur mes amis et sur moi pour les défendre, quoi qu'il ar-
rive ; maintenant, veuillez nous soumettre votre plan.
—Je pense qu'il faut, avant toute chose, faire une battue dans la
savane, afin de reconnaître si nous avons des espions près de nous,
et puis, ce point éclairci, changer de tactique, c'est-à-dire, dès que
nous aurons acquis la certitude que nos ennemis sont toujours à
notre poursuite, marcher droit à eux, les attaquer par surprise et
ies détruire si nous le pouvons.
— Et les jeunes filles ? dit vivement don Miguel.
—Les jeunes filles, répondit Louis Morin, nous les laisserons au
oamp sous la garde de la moitié des peones.
— Ce plan serait bon si nous avions à combattre des peaux-rouges,
reprit Saint-Amand ; mais nous nous trouverons face à face avec
des bandits déterminés, plus nombreux que nous, et nous serons
écrasés.
— Il nous faudrait des auxiliaires, dit l'Ourson.
— Des auxiliaires sont assez difficiles à trouver ici, répondit Louis
Morin.
— Bah î fit l'Ourson, pas autant que vous le croyez, monsieur
Morin, mi de nous ne pourrait-il pas se Tendre à l'hacienda du
frère de don Gutierre pour en amener ?
— Oui, mais cela exigerait un temps considérable.
— Huit jours au plus pour aller et venir.
-—Il y en a de plus près, dit tout à coup une voix douce et sym-
pathique.
Les chasseurs se retournèrent avec étonnement, Sacramenta
était près d'eux, calme et souriante.
— Pardonnez-moi, sonores, reprit-elle doucement, de me raôler
ainsi à votre grave discussion; mais,comme c'est surtout de ma sour
et de moi qu'il est question, je n'ai pas cru être indiscrète en in-
tervenant.
^-Oh! senorita, pourquoi, êtes^vous venue ? lui dit le Français
avec tristesse.
— Parce que, répondit-elle, vous êtes de braves et loyaux chas-
seurs, que vous risquez votre vie pour moi, et qu'il est de mon
devoir de vous prouver que je ne suis pas indigne de votre dé-
TQuemen t.
Gustave Aimard.
(La fin au mois prochain.)
ETUDE SUR LE NORD-OUEST DU CANADA.
(^Suite.)
ESQUISSE CLIMATOLOGIQUE
La climatologie do grand pays que nous étudions n a jamais été
soumise à une étude méthodique, bien coordonnée; tout ce que
nous en savons se trouve dans les notes de voyage des explorateur s
qui ont parcouru ces régions. Et comme ces explorateurs, dont
le 'plus grand jLombre recherchaient le passage du Nord-Ouest,
n'ont visité que lesi'égions arctiques, leurs récits ont mis beaucoup
de personnes sous la fausse impression que les territoires de la
baie d'Hudson ne sont partout que des pays couverts de neige et
de glace. On connaît généralement l'étendue de ces territoires
d'une manière très imparfaite, et quand les missionnaires et les
voyageurs parlent des froids extrêmes de la vallée du Mackenzie en
approchant de la mer Glaciale, on est porté à croire que la môme
rigueur se fait sentir jusque dans les plaines si riches et si fertiles
de laSaskatchew^an et de la Rivière-Rouge. C'est une erreur grave,
ainsi que nous Je démontrerons ^a)i^;le cour^4^-QQUe,esquis?o.
i 'bîJI 0'l!'*> :rn ^f<-T 's';; ' .;;"• -•>-,:,-, (iv
Causes qui font vabier i.a température.
St/^orà-Ouest, comme dans tous les pays, la température -est
soumise à plusieurs causes qui relèvent ou l'abaissent. Les prin-
cipàieâ ;Cîiuses qui étévéntJà température sont:
ïô La position géographique et astrôn'dmrtjue, qui augmentent,
ou diminuent l'action du soleil; ' ''' ■''^? '^^'^^^o-iq i^ijov ,j -.-r/oD
2o La najture d*;^ splj qui absorbe plus ou moins la chaleur des^
rayons solaires, selon qu'il est sablp«neyx.ou argileux, et exempt
de marécages ;
ETUDE SUR LE NORD-OUEST DU CANADA. 83*
3o Les grandes étendues d'eau à l'intérieur ;
4a Les vents chauds de la Côte du Pacifique et du Sud ;
5o La clarté du ciel, ou l'absence des nuages qui absorberaient
une partie de la chaleur solaire ;
60 L'abaissement du sol, comparativement au niveau de la mer.
Examinons brièvement la manière dont ces diverses causes
agissent et influent sur la température moyenne pour l'élever..
•Al.)
io Cest le soleil qui communique la chaleur à la surface d^J^
terre. Or l'intensité de la chaleur solaire communiquée à la tef^e
varie avec la position géographique et la position astronomique., •
Si l'on trace sur le globe terrestre deux cercles éloignées du pôle
de 23*"*28', c'est-à-dire à 66^32' de l'équateur, on marque les poiflts
au-dessus desquels le soleil peut rester pendant plusieurs jours, 'et
au-dessus desquels il reste à son élévation minimum ; ce sont les
cercles polaires. Durant une moitié de l'année, le soleil s'élève
en spirale au-dessus de ces points jusqu'à la hauteur de 2â^23'y*t
s'abaisse aussi de 23^^28' pendant l'autre moitié. 'îq i'^'^ ifi:o.*Jû-li
- ' '!fio!
Cette élévation et cet abaissement constituent la position astro-
nomique du globe terrestre, position qui détermine la longuéiiir
des jours, sous les diverses latitudes, depuis l'équateur jusqu'aiix
pôles. Dans l'hémisphère boréale, la longueur des jours ainsi ae-
terminée donne la succession suivante : • '
Latitudes Durée du jour Durée du jour
Equateur : le plus long le plus court.
0 12h.0m. 12h.0in.
5 12 17 11 43 y.(
10 12 35 11 25 ;'
15 ,12 53 11 7 ''^'
20...i;u.w....... 13 13 10 47
25 13 34 10 26
30 33 56 10 4
35 14 22 9 38
40 14 51 ^ 9
45 15 26 8 34
50 16 9 7 51
55 ...........17 7, 6 53 .^
65.....;... .........V.; Î2t 9 i ioSt^bflOR
,66^32^1 (/CerclePokirec- j:i24:;:.0c.. .., . , uôiDb oli=s«ni
r9J enr^b ^^nol inlq jo. ,U)ob i's iolUai r^'^^'i ^''^ ^"^^^^^ toi oup Jniin
Dans les latitudes du cercle polaire^ à partir du -fiô^SÎ', le non»b?e
de jours pendant lequel le soleil reste constammeat au-ijessus de
l'horizon est domiê dans le tableau.suivan^^j d }rino?i'i'iis lEli'ijp.
%n REVUE CANADIENNE.
Latitudes Nombre de jours durant lequel
le soleil ne se couche pas.
66^32 1 jour
70 65 "
75 103 "
80 134 ''
85 161 ^'
90 186 "
Ces chiffres supposent le soleil réduit à son centre, et comme
st>n diamètre est de 32 , il faut reculer de 16' la latitude où il dis-
paraît tout entier, et la réfraction l'élevant de 33' à l'horizon, il
faudrait encore éloigner d'autant le cercle polaire absolu. C'est
pourquoi, en tenant compte de la réfraction, au lieu de six mois et
six jours ou de 186 jours pour la longueur du jour le plus long au
pôle boréal, on trouve près de sept. Le soleil, en effet, se lève
au commencement de mars, monte lentement en rasant pi;e3que
l'horizon et suivant une ligne spirale qui l'élève graduellement un
peu plus, et il ne se couche qu'à la fin de septembre. Le 21 juin,
il Atteint sa plus grande hauteur ; 24 degrés. La plus grande cha-
leur se faisant sentir en juillet et en août.
Si, pendant ces sept mois, les rayons du soleil tombaient verti-
calement sur la terre, la chaleur serait très intense ; mais comme,
au lieu de descendre verticalement vers le globe terrestre, les
i-ayons solaires descendent obliquement, la pente est d'autant plus
grande que les rayons ont une obliquité plus prononcée. Les
o^ervations les plus exactes prouvent que l'atmosphère absorbe,
suivant la verticale, les ^W de la chaleur qui tombe sur sa sur-
face et l'absorption totale dans l'hémisphère illuminée est à peu
près égale aux f de la chaleur incide Ue, de sorte qu'aux diffé-
rentes hauteurs la partie transmise est représentée comme suit :
Hauteur Quantité transmise
Au Zénith 0 72
A "iO degrés 0 70
'^ 50 " 0 64
'* 30 '^ 0 51
'-' 10 '= 0 16
'' 0 '^ 0 00
C'est en se basant sur de pareils chiffres que Sir Palm Richard-
son dit que les deux saisons arctiques de l'hiver et l'été sont de très
inégale durée, la première durant neuf mois et l'été ne compre-
nant que les mois de juin, juillet et août, et plus long dans les
endroits les plus favorisés de la vallée du Mackenzie.
Cette diminution de Fintensité des rayons solaires â mesure
qu'ils arrivent à la terre d'une manière plus oblique, le conçoi
12 15
10 21
5 51
3 80
2 90
1 99
1 30
1 06
1 00
ETUDE SUR LE NORD-OUEST DU CANADA. 833
facilement, et s'explique par l'épaisseur des couches d'air traver-
sées. On l'a soumise à différents calculs, et en faisant usage des
/cumules de La place et de Bouguer, on trouve que les rayons so-
laires, selon que l'astre est à différentes hauteurs, doivent traverser
les couches d'air suivantes pour arriver à la terre :
Hauteur du soleil Distance au Epaisseur des
sur l'horizon. Zénith. couches d'air.
0 90 .'..,. 35 50
1 89 25 13
2 • 88 18 88
3 87 14 87
4 86
5 85
10 80
15 75
20 70
30 60
50 40
70 20
90 0
L'épaisseur de l'atmosphère traversée par un ''rayon du soleil à
l'norizon est donc 35 fois plus grande que l'épaisseur traversée par
un rayon solaire au Zénith. Le premier résultat de cette inégalité,
c'est que la chaleur du soleil s'affaiblit d'autant plus que l'astre du
jour est plus oblique sur la verticale.
De toutes ces considérations, il faut conclure que la chaleur du
soleil, plus ou moins intense selon la position géographique et
astronomique, et la principale cause de l'élévation de la température
moyenne, ne se fait guère sentir dans les régions polaires du Nord-
Ouest, mais qu'en dehors du cercle polaire, elle est de plus en
plus intense à mesure qu'on s'avance au sud vers l'équateur et
donne aux parties cultivables dé ce vaste territoire, la température
moyenne des climats tempérés, sans tenir compte des autres causes
qui constituent à élever cette même température dans les prairies
de la Saskatchewan et de la Rivière Rouge.
2o L'abaissement comparatif du sol au-dessus du niveau delà
mer élève aussi la température.
Sous ce rapport, la position du Nord-Ouest est des plus avanta-
geuses, ainsi que nous allons le voir en examinant la hauteur des
principaux points dans les différentes parties du territoire.
25 Novembre 1873. 53
^34 REVUE CANADIEiNNE.
Région du Lac Supérieur au Lac Winipeg.
Localités. Lat. Long. Elévation, '
Lac Supérieur 641 pds.
Portage du Chien .... 48^45' 89*^53' 1420 '^
Lac La Pluie 1000 '^
Lac des Bois 950 "
LacWinipeg 620 '•
La hauteur jnoyeniie de cette région, située dans les montagnes,
est de 926.2 pieds au-dessus du niveau de la mer. A l'est de ces
montagnes, les terrains qui avoisinent la baie d'Hudson sont beau-
coup plus bas, airnsi que l'indique le tabkau suivant :
Elévation.
Fort York Lat. 57o ... Long. 00 20 pds.
Fort Churchill 59°22 ... ........ 93^40' 20 "
FortRupert 51^21' 86^40' 20 "
Entre la baie d'Hudson et le lac Winipeg se trouve le fort Oxford,
lat. 54^^55' long. 96^28', à une élévation de 400 pieds au-dessus de
la mer.
Dans la vallée de la Rivière Rouge, qui offre à peu près le même
niveau partout, se trouve le fort Long, lat. 49^52, long. 96°52', éle-
vé de 680 pieds au-dessus de l'océan.
Telle est l'élévation de la base du triangle formé par les prairies
qui s'étendent de la Rivière Rouge aux Montagnes, jusqu'à la
rivière la Paix au nord. Dans la vallée des deux Saskatchewan,
ces prairies forment une déclinité constante, accidentée par quel-
ques collines, qui a sa plus grande hauteur au pied des Montagnes
Rocheuses. En partant de ces montagnes nous trouvons les éléva-
tions suivantes :
Dunnegan (lat. 56°8Mong. HT'^ISO 1000 pds.
Région de l'Athabaska entre Jasper Wause (lat. 53^12,
long. 118^10') et le Fort Assiniboine (lat. 54"='3r
long. 114^480 ;.. ; 2,408 ''
Région entre le fort des Mohtagnes Rocheuses (lat.
52*^22^ long. 115^100 2,822 "
Elévation moyenne de la vallée de la rivière la Biche
ou Red Deer en remontant jusqu'à 960 milles des
NeckHills(lat. 52^12' long 113^^00 3,089 '^
Vieux fort du (lat. 5r8; long. 115°4') 3,963 *'
Plaines au sud du Camp de la Cache (lat. 51^52, long.
114°100 2,905 ''
r:TUDE SUR LE NORD-OUEST DU CANADA. 835
Tonlcs ros localités sont situées entre les Il8e et ll3e degrés de
longitude, sur le pied des Montagnes Rocheuses. Phis à l'est,
^'élévation est moins considérable :
Entre Edmonton (ht. 53031, long. 113<='17) et Carlton
(lat. 52^52', long. 106^15') l'élévation moyenne est
de 1,713 "
Edmonton : .... 2,088 "
Carlton 1,321 ''
Plaine formée parle circuit de la Saskatchewan nord. 1.620 '•
Vallée de la rivière Bataille à son confluent avec la
Grande brûlée, longitude 108^50' 1,943 "
Fait digne de remarque ! la hauteur du sol au-dessus do la mer
augmente dans les prairies de la Saskatchewan et de la Rivière -
Rouge à mesure qu'on avance dans le sud, vers les Etats-Unis.
Ainsi la base de la Montagne au Cyprès, vers les 49^31 de latitude
et 110^35 de longitude, est à 3,261 pieds au dessus de la mer.
Plus on va au nord, et plus la dépression du sol est considérable
ainsi que l'atteste le tableau suivant, qui s'appliijue à la partie la
plus septentrionale du Nord-Ouest;
Localités. Lat. Long. Elévation.
FortChipewan 58^43' 118^20' 700 pds.
Fort Simpson 61^51' 12P51' 400 ''
FortReliance 62^46' 109^00' 650 ''
Fort Entreprise 64^28' 113°06' 850 ''
Fort Franklin 65^12 123^13' 500 '^
Entre la Rivière Rouge et le Fort Franklin, distance d%;nvirûn
1,200 milles, la hauteur du sol au-dessus de la mer baisse de 620
pieds au Fort Garry, à 500 pieds au Fort Franklin, après avoir excé-
dé 1,300 dans la vallée de la Saskatchewan. De la Rivière Rouge
au Fort Edmonton, la moyenne de l'élévation du sol est de 1,354
pieds. En prenant une moyenne pour tout le territoire, on peut
donc affirmer sans crainte qu'il n'est pas élevé de 800 pieds au-
dessus de l'océan.
L'indication de la hauteur des différentes parties du pays que
nous étudions nous permet d'apprécier les modifications que la
température subit en ces diverses localités, à raison de leur abaisse-
ment comparatif ou de leur élévation au-dessus du niveau de la
mer. M. Flammanin prétend que la température diminue d'un
degré sur une élévation de 770 pieds au-dessus de l'océan, en sorte
que dans tout le Nord-Ouest la température, en tant qu'elle est
affectée par la hauteur du terrain, s'élève à son intensité normale,
836 REVUE CANADIENNE.
sauf une diminution variant d'un à deux degrés, dans les endroits
où la moyenne de l'élévation est plus considérable.
3o Une troisième cause qui constitue à élever la température
moyenne se trouve dans les vents chauds qui soufflent des côtes
du Pacifique et du sud dans les régions du Nord-Ouest.
A mesure qu'elles avancent vers le pôle, les Montagnes Ro-
cheuses subissent une dépression considérable, à tel point qu'elles
sont traversées en plusieurs endroits par les rivières du Nord-Ouest,
notamment la Saskatchewan et la rivière à la Paix, dont les eaux
communiquent avec celles duGolumbia et du Fraser, qui arrosent
le territoire de Washington et la Colombie Anglaise, sur le ver-
sant occidental des montagnes. Peu au nord du 49° de latitude,
la dépression des Montagnes Rocheuses produit les abaissements de
niveau que voici :
Passage des Kootaw^ais (lat. 49^11, long. 115^22' 6,300 pds.
Passage de Kananarkis (lat. 50°45; long. 115^12) .... 5,700 "
Passage du Vermillion (lat. 51°2' long. 116°190 4,903 "
Passage du Cheval qui Rue (lat. 5P16', long. 116^570. 5,200 '•
Passage de Howe, (lat 4,500 "
Jasper wanse (lat. 53^12', long. 118^10') 3,372 "
Dunnegan (lat. 56^17', long. 117°130 1,000 ''
Toutes ces dépressions permettent aux vents du Pacifique de
franchir les Montagnes Rocheuses pour venir élever la tempéra-
lure des régions situées sur le versant oriental.
L'influence de ces vents chauds se fait grandement sentir eu
beaucoup d'endroits, même dans les localités les plus éloignées au
nord, ainsi que l'attestent les missionnaires et les explorateurs. Le
P. Petitot écrit dans ses récits :
" Dieu, comme pour ménager les forces affaiblies des pauvres
Indiens, nous gratifia d'un temps si doux, que le thermomètre
monta à un degré au-dessus de zéro le 28 janvier, ce qui est un
véritable phénomène pour une contrée où il se maintient à cette
époque de 44 à 50 degrés au-dessous de zéro. Les vents du Paci-
fique nous amènent tant de neige "
Le Dr. Hunter, géologue attaché à l'expédition du Capitaine
Palliser, parle des changements de température à Edmontou et
écrit aux dates qui suivent, en 1858 :
a 9-
février. — Le temps a été changeant et orageux durant quel-
ques jours, mais il est maintenant extraordinairement chaud. Nous
passons cette soirée les fenêtres ouvertes et nos habits ôtés et nous
n'avons pas allumé de feu, pas môme au temps du déjeûner. A 2
p. m., le thermomètre marquait 65^. La neige est toute disparue,
ETUDE SUR LE NORB-OUEST DU CANADA. 837
plusieurs petits cours d'eau coulent et le sol est dégelé à une pro-
fondeur de six pouces."
Celte chaleur extraordinaire, à cetce saison et dans une latitude
aussi élevée, montre que les vents du Pacifique qui arrivent à
Edmonton par l'espèce de tranchée dans laquelle se trouve Jasper
House, influent beaucoup sur la température des vallées qui avoi-
sinent le pied des Montagnes Rocheuses. La même cause de cha-
leur se fait sentir dans la vallée de la rivière à la Paix et Dunnegao,
bien que situé à sept degrés plus au nord, jouit d'une température
moyenne élevée d'un degré de plus que celle du Fort Garry, durant
toute l'année, et de 6*^48' durant les cinq mois d'hiver.
Dans les réponses qu'il a faites au comité d'enquête sur les terri-
toires de la Compagnie de la Baie d'Hudson, en 1845, le colonel
Crafton, dit en parlant de la chaleur des vents du Pacifique :
*' Le climat est indubitablement, à mesure qu'on avance vers le
Pacifique, beaucoup plus doux quVv l'est. Les vents dominants
dans les régions extra tropicales ont une grande influence sur la
température des pays qu'ils traverse'. On trouve que les vents
dominants dans les régions extratropicales venant de l'ouest, ils
apportent du Pacifique une grande quantité d'humidité, ce qui
tend à améliorer le climat des régions qui en reçoivent les pre-
miers avantages.
Quant aux vents du sud, ils apportent toujours la chaleur qu'ils
prennent dans les climats tempérés et leur nom, dans le Nord
Ouest, est partout synonyme de vents chauds.
4o La nature du sol est encore une cause qui élève la tempéra-
ture des immenses territoires situés an Sud.Ouest et au Nord -Ouest
de la Baie d'Hudson.
La températuro des corps solides atteint des chiffres beaucoup
plus élevés que celle de l'atmosphère et de l'eau. Le sol jouit de
cette propriété commune aux corps solides. L'absorption des
rayons calorifiques est d'autant plus considérable que le sol est
friable et plus sec. C'est ainsi que les terrains argileux et sablon-
neux et la terre végétale absorbent beaucoup mieux la chaleur du
soleil qu'un sol marneux et compacte. En été la température du
sable monte jusqu'à 70° centigrades. Dans le Venezuela, Hum-
bold a constaté que le sable avait à 2 heures de l'après-midi une
température de 60^^, tandis que celle de l'air n'était que de 36^*2 à
l'ombre et de 42^8' au soleil, La terre végétale absorbe encore
plus que le sable les rayons solaires. En recouvrant un thermo-
mètre d'une couche de terre végétale très mince, Arago a trouvé
54 degrés, et le môme instrument recouvert d'une couche de sable
ne marquait que 46 degrés.
^38 REVUE CANADIENNE.
Ces données indiquent assez l'influence que la nature du sol
dans le Nord-Ouest exerce sur la température. Cette influence se
fait très fortement sentir dans les vallées de la Rivière Rouge et
de TAssiniboine, où le sol supérieur se compose d'une épaisse
couche de terre végétale reposant sur un lit d'argile et de calcaire.
Les mêmes terrains se rencontrent aussi en beaucoup d'endroits
dans les vallées de la Saskatchewan, de la rivière La Pluie, de la
rivière à la Paix et du Mackenzie et produisent les mêmes résultats
calorifiques. A côté de ces formations, on trouve dans les praiiies
à l'Ouest de l'Assiniboine des terrains un peu sablonneux et beau-
coup d'argile et de nombreuses dunes de sable en approchant du
Mackenzie, le long des terrains plutaniques, qui séparent les bords
argileux et humides de la Baie d'Hudson des prairies de la partie
méridionale.
Les propriétés absorbantes du sol, au point de vue des rayons
solaires, sont donc plus grandes dans les prairies et les régions cul-
tivables que sur les bords stériles et humides de la partie septen
trionale et agissent dans la même proportion sur la température,
qu'elles élèvent plus au sud-ouest qu'au nord-ouest.
5o L'eau absorbe aussi les rayons solaires, et les grands lacs et
les rivières qui se trouvent en grand nombre dans le Nord-Ouest
en élèvent la température moyenne dans une certaine proportion.
Ce fait est bien constaté et l'influence des lacs sur la température
est telle qu'en certains endroits on récolte sur leurs bords des
céréales qui, à quelque distance de l'eau, n'arrivent pas à maturité.
Après avoir dit que les petits lacs abaissent la température, Mgr.
Taché ajoute: " Le voisinage des grands lacs a un effet tout con^
traire, les récoltes y sont bien plus sûres, même aux latitudes éle-
vées. Quand la masse de leurs eaux est réchauffée, elle ne subit
pas dans une nuit les changements auxquels l'air atmosphérique
est exposé ; les vapeurs chaudes qui s'exhalent de ces lacs neutra-
lisent les courants d'air froid qui viennent d'ailleurs. A l'Ele à la
Grosse, à Athabaska même, en défrichant les bords des lacs, on est
certain de la récolte du froment et des légumes, tandisque l'éloigne-
ment du rivage rend ces récoltes très précaires."
Pour se former une idée de l'influence que ces lacs exercent sur
la température du Nord-Ouest, il suffit de se rappeler combien ils
sont nombreux et étendus.
60 L'absence complète de nuages dans le ciel, qui caractérise les
régions du Nord-Ouest, tend aussi à 'augmenter la température
moyenne. Il est évident qu'un ciel chargé de nuages absorbe une
grande partie des rayons solaires qui parviendraient sans cela à la
ETUDE SUR LE NORD-OUEST DU CANADA. 839
terre. C'est pourquoi la clarté de l'atmosphère augmente la tempé-
rature, dans le Nord-Ouest comme partout ailleurs.
Telles sont les principales causes qui élèvent la température des
vastes plaines situées entre le lac Supérieure, les mers glaciales et
les Montagnes Rocheuses. Les causes qui contribuent à l'abaisser
sont plus nombreuses et peuvent être ainsi énumérées :
io Position géographique et astronomique ;
2o. La hauteur au-dessus du niveau de la mer ;
3o La proximité des mers glaciales ;
4o Les vents du pôle nord ;
5o Le voisinage de certains pics isolés ;
60 Les marécages ;
7o Un ciel d'hiver très-pur ;
80 Des forets d'une grande étendue ;
9o La nature du sol.
1o,Par ce que nous avons déjà dit de la position géographique
du Nord-Ouest, il est évident qu'elle contribue beaucoup à dimi-
nuer la température. Le soleil reste longtemps caché dans les
régions polaires ; au Fort Good Hope, sous le 66°20' latitude, il dis-
paraît le 30 novembre et demeure sous l'horizon jusqu'au 13 jan-
vier, c'est-à-dire pendant une période de quarante-cinq jours. Lors-
qu'il revient au-dessus de l'horizon, il ne s'élève que très lentement
et ses rayons obliques n'apportent à la terre que très peu de cha-
leur, qui est absorbée par les glaces formées durant son absence.
Aussi Richardson dit-il que dans les régions arctiques il n'y a que
deux saisons : l'hiver, qui dure neuf mois, et l'été, qui comprend
les trois mois de juin, juillet et août.
Durant ces longs hivers, la chaleur communiquée au sol est bien
vite neutralisée par la radiation, que favorise la pureté continue
du ciel. Le froid ainsi produit par l'absence du soleil et la radia-
tion est tel, qu'il gèle le sol à une grande profondeur. Sur les
bords de la mer glaciale, la gelée pénètre jusqu'à quarante pieds
dans l'intérieur du sol.
(i continuer.')
LA
PROFESSION D'AVOCAT ET DE NOTAIRE
EN CANADA. (1)
Le Conseil Supérieur, sous la domination française, en modifianc
l'Ordonnance de 1667, suppliait Louis XIV de ne pos introduire
d'avocats en Canada. Le Baron LaHontan, dans le récit humoris-
tique de ses voyages en Amérique et contemporain du Conseil
Supérieur qui était si peu sympathique aux avocats, félicitait le Roi
d'empêcher cette vermine de pénétrer dans la colonie î Ce n'est
que lors de la conquête du pays, que nous voyons des avocats
plaider devant les tribunaux. Il est vrai que sous la domination
française, on admettait des procureurs et praticiens à soutenir et
défendre les intérêts des parties ; mais on ne leur donnait pas le
jiom d'avocats.
Il est curieux de se demander pourquoi les colons, en grande
partie venant de la Normandie, la province la plus chicanière de
tout le royaume de France, n'aient pas encouragé la profession
d'avocat. A vrai dire, les colons étaient peu de choses dans l'ad*
ministration du pays. Colbert avait vertement tancé l'Intendant
Duchesneaux de ce qu'il s'était permis de consulter les colons
sur l'élection d'un maire, le mettant en garde contre le danger de
les habituer à dire ouvertement ce qu'ils pensaient. Depuis ce
temps, les colons, comme les grenouilles de la fable, se laissaient
choisir leur maître sans mot dire. Le gouverneur, l'intendant et
le conseil supérieur formaient un triumvirat du caractère le plus
(1) Cette étude sert d'introduction au cours de Droit que M. Doutre ost chargé
de donner à la Faculté de Droit de l'Université McGil!,- aux élèves de première
année.
LA PROFESSION D'AVOCAT ET DE NOTAIRE. 84î
despotique. Introduire des avocats dans la colonie, n'était-ce pas
créer une liberté dangereuse d'exprimer sa pensée. Des avocats
normands défendant des plaideurs encore plus normands auraient,
aux yeux de Colbert, bouleversé le régime colonial. Un simple
procès de mur mitoyen aurait permis aux parties de mettre en
doute la perfection des ordonnances: leurs avocats auraient osé
démontrer les lacunes, les anomalies de la loi ! Enfin, Colbert
voulait une colonie composée de vassaux, tant sous le rapport des
droits seigneuriaux que sous celui des droits civils. Un baron '
orgueilleux de son blason, devait considérer comme une vermine
ces hommes qai ont donné le premier coup de hache à l'arbre
séculaire de la monarchie despotique du XVIIe siècle ; ces hommes
surtout, qui ont créé les Parlements : les sauveurs du peuple et les
gardiens de ses droits. Colbert, de son côté, devait craindre les
avocats comme les plus dangereux ennemis du système de coerci.
tion qu'il avait établi dans la colonie. Aussi, soit dit en passant^
au moment où les anglais prirent possession du Canada, les colons
ne s'étaient jamais réunis en assemblée publique, quoique depuis
cent ans, ils avaient joui d'un gouvernement régulièrement cons-
titué ; ils n'avaient jamais été appelés à élire le plus humble con-
seiller ; enfin, chose étrange, ils ne savaient pas même ce que
pouvait être un journal. Qu'aurait fait un avocat dans un tel état
de choses, comment aurait-il pu déployer ses talents oratoires ?
Gomment se serait-il fait entendre pour défendre l'opprimé et
combattre l'oppresseur ? Aussi dès 1763, arrivent dans la colonie
avocats et journalistes, et de suite surgissent les assemblées publiques
où se débattent les intérêts du pays.
Les tribunaux s'organisent, les citoyens sont' appelés à défendre
eux-mêmes leurs droits, ou à se faire représenter par des avocats
régulièrement admis à pratiquer comme tels. Jamais Rome à l'apo-
gée de sa puissance, n'avait apporté aux pays par elle conquis, autant
de libertés et de bienfaits à la fois. Ce sera une des plus grandes
gloires de l'Angleterre d'avoir substitué au système despotique de
la France d'alors, un système largement libéral. On peut le criti-
quer dans ses détails, y trouver un zèle trop prononcé à tout chan-
ger, mais on ne peut s'empêcher d'admirer la transformation subite
du régime colonial, à l'avantage de tous les colons.
Quant aux notaires, les scribes de d'antiquité, les tabellions du
n;ioyen-âge, ils ont été mieux accueillis que les avocats, et leur
existence dans la colonie remonte aux premiers temps de la domina-
tion française. Le notariat est un résultat inhérent à l'existence
même de la société ; il a dû prendre naissance avec la société même*
La propriété est la cause originelle de la société, et la transmission
842 ^ REVUE CANADIENNE.
de main en main a fait naître les conventions ; et les conventions
ont provoqué les échanges. Tant que la propriété n'a été que
matérielle et portative, l'échange se réalisait par la simple tradi-
tion réciproque, mais comme la culture était le travail le plus pro-
fitable, la terre est devenue appréciable à prix d'argent ; l'augmen-
tation rapide des populations a produit le morcellement de la terre,
il a fallu échanger,sinon vendre, c'est-à-dire se dépouiller en faveur
d'un autre : comme l'échange ou la vente ne pouvait s'opérer par
une tradition réelle, il fallut en créer une fictive : et la convention
naquit et avec la convention, les notaires ; car il fallait donner à
cette convention un caractère durable et pour cela, la conserver
sur parchemin et la confier à quelqu'un. Nous ne voulons pas
dire que l'office du notariat alors formait le travail d'une profession
exclusive. Dès l'invention de l'écriture, cette empreinte fidèle et
durable de l'expression de la pensée, la preuve orale de la conven-
tion perdit de sa force et elle fut remplacée par une preuve moins
contestée, la preuve écrite. Les scribes des Hébreux avaientdes fonc-
tions plus étendues que celles réservées aujourd'hui aux notaires :
non-seulement ils transcrivaient, mais encore ils interprétaient les
lois. Les tabellions du moyen-âge conservaient sur leurs tablettes.;
tous les hauts faits de leur temps, ils étaient les gardes-notes des
grands et les gardiens des blasons. La noblesse d'alors ne se serait
pas abaissée à apprendre l'écriture qui était le lot des vassaux. Il
était noble de signer avec la pointe de son épée ou de faire avec un
gantelet une large croix, surmontée d'une paraphe magistrale.
Gomme contraste de celte répugnance à apprendre l'écriture, ces
orgueilleux étaient fiers de leurs parchemins, de leur arbre géné-
alogique, qui les faisaient remonter aux rois des Gaules ! Mais
pour dresser cet arbre et greffer sur ces branches de nouvelles tiges,
il fallait avoir recours au tabellion, qui seul pouvait couvrir ses
tablettes de signes durables et dessiner avec son poinçon cet arbre
gigantesque dont le tronc s'enracinait sur le sol encore vierge des
Gaules et qui répandait ses branches sur les plus belles provinces
de la France. Grâce aux scribes, garde-notes, tabellions et notaires,
l'histoire de France est retracée dans les parchemins et tablettes de
l'antiquité.
Il est donc tout raisonnable que les nobles qui émigrèrent au
Canada, pour y posséder des seigneuries aient encouragé la profes-
sion de notaire. Pour être reçu notaire dans la colonie, il fallait
des lettres patentes du Roi ; car la charge était une des fonctions
publiques et le Roi seul s'en réservait la nomination. Le caractère
principal du notaire a toujours été de donner aux actes et contrats,
-e caractère d'authenticité attaché aux actes de l'autorité publique.
LA PROFESSION D'AVOCAT ET DE NOTAIRE. 843
L'objet de ce cours cjst d'indiquer les règles des professions
(l'avocat et de notaire. Nous procéderons d'abord par la première.
La loi réglementaire qui pose le principe obligatoire des règles
Je la profession d'avocat, est encore à présent le chapitre XXVIIf,
de la 29 et 30 Vict : intitulé : " Acte concernant le Barreau du Bas-
Canada."
Or, pour lie citer que ces textes fondamentaux, cette loi dispose
je " le Conseil de chaque section aura, dans et à l'égard de la
.'ction, le pouvoir de maintenir la discipline et l'honneur du corps,
■ suivant la gravité des cas, de prononcer par la voie de sonLuton-
ter, la censure et réprimande contre tout membre coupable de
nelque infraction à la discipline ou de quelque action dérogatoire
rhonneur du Barreau, et priver tel membre de la voix délibérative
o.i même du droit d'assister aux assemblées de la section pour un
Lcrme quelconque, à la discrétion du dit Conseil, n'excédant pas
cinq ans, et pourra aussi, suivant la gravité de l'offense, punir tel
membre par la suspension de ses fonctions pour un terme quel-
conque n'excédant pas cinq ans, sujet à appel seulement au Conseil
Général." Sect. 10.
Elle donne aussi au Conseil de chaque section le pouvoir ''de
prévenir, concilier et régler toutes les difficultés entre les membres
<ie la section, concernant les affaires professionnelles." §2, même
section.
Elle donne enfm au Conseil de chaque section le pouvoir '• de
prévenir, entendre, concilier, régler et décider toutes lee plaintes et
réclamations de la part de tierces personnes contre les membres du
Barreau de telle section, ayant pour objet des devoirs ou affiiires
professionnelles." §3," même section.
Avant de me retirer du Conseil. Général du Barreau de, -cette
Province, je m'exprimais ainsi dans le Rapport annuel du 3 mai
1868 : " Un travail nécessité par une rigoureuse application de l
loi, a demandé beaucoup de soins et de recherches. Les barreaux
français et anglais ont depuis plusieurs siècles établi des règles
relativement aux devoirs de l'avocat. Quoique le Barreau Bas
Canadien date depuis un peu plus d'un siècle, aucune règle n'a été
fait tendant à indiquer ces devoirs d'une manière précise. Sans
vouloir imposer, le travail que j'ai fait à ce sujet, je le soumets
comme pouvant servir de guide à l'avenir. Chaque application que
les Conseils de section feront d'une de ces règles servira à la
confirmer. C'est ainsi que les règles de la profession d'avocat
en France ont été confirmées une par une par l'usage et les
sentences rendues par les Conseils de section. Les expressions
générales d' in fraction à la discipline et d'action dérogatoire à Ihonneur
844 REVUE CANADIENNE
du Barreau ne définissaient pas ce que pouvait être une infractior:
ou une action dérogatoire. En prescrivant les devoirs de l'avoca.
dans sa conduite à l'égard des lois, de ses confrères, de ses clients
et des magistrats, nous avons cru indiquer qu'en violant aucun de
cesdevoirs, l'avocat encourrait l'accusation d'avoir enfreint la dis-
cipline ou d'avoir fait une action dérogatoire à l'honneur du Bar-
reau. Sans que ces a'ègles, qui se modifieront par une applicatior-
suivie, soient obligatoires ou constituent un véritable réglemen
elles serviront néanmoins de barrière de convention ; et l'avoca'.
saura qu'en la franchissant, il sortira du droit chemin et s'attendra
à ce que le Barreau le fasse revenir sur la bonne route. L<:
magistrats comme les avocats trouveront dans ces règles les moye:
de se faire respecter. Lorsque nous disions dans notre demie
rapport que l'honneur du Barreau rejaillissait sur la magistrature
nous pensions alors à élablir pour l'un comme pour l'autre d>
règles qui les placeraient dans une position à se faire respecte
réciproquement " Le Conseil Général ordonna alors que ces règle»
fussent imprimées et mises en circulation. Elles sont an nombre
de 116 et divisées en quatre titres: le 1er comprend les devoir
généraux de l'avocat ; le 2d les devoirs de l'avocat envers ses clients
le 3e les devoirs de l'avocat envers ses confrères, et le 4e les devoir
de l'avocat envers le magistrat. Nous allons les passer rapideme:
en revue.
lo Devoirs généraux de Vavocat. L'avocat doit respecter la mora.
pubhque et religieuse ; sa réputation en dépend et il ne sera lu
même respecté qu'en autant qu'il se placera dans une positio
vraiment morale et religieuse, tant dans son cabinet que devant 1
tribunal. Il doit aussi respecter les principes de modération, de d^
sintéressementet de probité, sur.lesquels peutseulreposer l'honneu
ûe Tordre des avocats. La modération est le plus bel attribut c
l'avocat ; en étant modéré dans son langage, dans sa plaidoirie, il
impose ie respect et commande l'attention. Son désintéressemeu
doit être sans bornes ; il ne doit pas négliger la cause de son cher
sous le honteux prétexte qu'elle ne lui sera peut être pas profitable.
La probité est la seule garantie du cUent,: être juste à son égard,
c'est lui remettre fidèlement le dépôt qui lui a été confié ou le
garder intact entre ses mains. Ceci^devrait toujours-être présent à
l'esprit du jeune avocat, car il ne sera réellement prospère qu'en
fortifiant la confiance du client, par sa probité, sa modération
son désintéressement.
S'il veut aussi remplir tous ses devoirs avec honneur, il doit être'
digne dans sa conduite à l'audience comme au dehors, observateu
scrupuleux des usages, en un mot toujours fidèle à son sermer
LA PROFSSION D'AVOCAT ET DE NOTAIRE. 845
Sa dignité doit être entière pour le magistrat, le client et le con-
frère. Sans être obséquieux, il doit voir dans le magistrat le prési-
dent du tribunal, quelque soit la position qu'il peut occuper dans
le monde. Il est à propos de critiquer ici le titre que l'on donne
en Canada au juge, en l'appelant Son Honneur. Il serait plus digne
de ne jamais s'adresser au juge, mais à la Cour seulement. On
prodigue trop souvent au confrère qui plaide contre soi, les com-
pliments : de savant avocat : ceite appellation devient par fois
dérisoire. Ne vaudrait-il pas mieux agir de même à son égard que
pour le juge, et ne voir en lui que la partie adverse. De cette
manière il n'y aurait plus d'allusions peisonnelles, qui ont les ap-
rarences flatteuses, mais qui sont parfois offensantes.
La profession d'avocat est incompatible avec les fonctions judi-
• laires et administratives, avec les autres professions ou emplois,
presque sans aucune exception. Sans vouloir froisser personne,
nous devons cependant regretter de voir un si grand nombre d'avo-
' ats remplir des fonctions de syndic officiel, de Secrétaires-Trésoriers
e Sociétés de Gonstruciion, de Caissiers de Banque, de Directeurs de
hemin de fer, ou de corporations particulières, tout en restant avo-
cats. C's^ faire croire que la profession d'avocat n'est pas assez
lucrative oL par là la déprécier aux yeux du public. Si ces avocats
ne trouvent pas de quoi vivre dans la profession, il vaut mieux qu'ils
l'abandonnent, car ils ne sont pas appelés à exercer cette fonction.
Si, malgré que la profession leur soit lucrative, ils veulent, par trop
'd'ambition, se livrer à d'autres fonctions, ils finissent par sacrifier
leur réputation au profit de leur bourse. La loi devrait être précise :
interdire à l'avocat, tout négoce, métier, profession, courtage ou
f.raploi sans exception. Je ne veux pas dire que l'avocat ne peut se
'ivrer accidentellement à ces actes, mais il ne doit pas leur donner
:n caractère permanent.
Les fonctions d'arbitres ne sont pas incompatibles aves la pro-
fession. Au contraire, c'est un témoignage flatteur rendu à l'in-
tégrité, à la science et à l'impartialité de l'avocat que d'être choisi
eomme arbitre, pour juger le différend entre deux de ses clients.
L'Avocat devenu arbitre, doit se dépouiller de son caractère minis-
jriel. S'il a donné avis sur l'affaire, l'avocat ne doit plus en
connaître comme arbitre. Il ne doit accepter l'arbitrage qu'avec
des confrères.
Dans ses plaidoiries et ses écrits, dans ses consultations et ses
rapports d'affaires, l'avocat doit repousser sans hésiter, tout moyen
qui n'est pas parfaitement loyal. Ce n'est pas sa cause qui doit
triompher, c'est la vérité, Il y a extravagance et infamie à cher-
cher des expédients pour éluder la loi, comme il y a extravagance
846 Rr:VUE CANADIENNE.
et infamie d'enseigner et de profiler des moyens de gagner nnu-
mauvaise cause. La dissimulation et parfois la réticence sont des
artifices et l'artifice est toujours un mensonge. Il arrive souvent
que l'avocat, ayant à s'occuper en môme temps de la procédure do
la cause et dans la presse des affaires, fasse quelques errreurs,
dont le client est entièrement étranger. Il n'est pas juste que
l'avocat de la partie adverse se prévale de celte erreur, lorsqu'il
sait que son confrère doit seul en soufîrir. Il est de son devoir de
contribuer à réparer cette erreur, lors môme que son client voudrait
s'en prévaloir. L'avocat est maître de la cause et ne doit recevoir
aucun ordre du client, relativement à la manière de la conduire-
Mais aussi il doit se faire un cas de conscience de bien connaître
les devoirs de sa profession et la mesure de ses forces. S'il ne se
sent pas capable de donner la consultation qu'on lui demande, de
plaider la cause qui lui est offerte, qu'il s'abstienne ou qu'il réclame
l'assistance d'un confrère. Une fausse honte ne doit pas le retenir,
et ce n'est pas en défiance de|soi-môme que de connaître la mesure
de ses forces. Le jeune avocat, en se condnisant ainsi, finit par se
connaître et la confiance du client grandit en proportion des pro-
grès que son avocat fait dans la solidité de ses consultations Pour
mériter près des juges la réputation d'un avocat nm, l'avocat ne
doit avancer aucun fait important, s'il n'a pas la preuve en main,
car rien n'est plus regrettable que ces démentis que l'on entend en
Gour de la part de deux avocats. Il y a danger pour l'avocat à.
affirmer môme un fait vrai, dont la preuve ne réside que dans sa
propre déclaration ; car c'est placer les juges dans une position
délicate à l'égard de l'avocat. C'est un immense avantage pour
ce dernier que d'avoir obtenu la confiance de ses juges par l'habi.
tude constante d'être vrai. Il est difficile de se charger d'une
mauvaise cause en restant toujours vrai. L'avocat doit se gard*^r
de mêler à la cause jusqu'à l'apparence d'un sentiment d'intérêt
ou d'animosité personnelle. Il doit rester froid observateur des
faits et ne pas s'identifier avec leur client. Le zèle ne lui est pas
permis, la dignité s'oppose à ce qu'il sorte de son caractère d'avo-
cat. Sa mission consiste non pas à défendre A ou B, mais à démon-
trer que les faits, la loi, la justice, la jurisprudence sont du côté de
la cause qu'il représente, sans s'occuper de la position de son client
bu du profit qu'il peut en retirer. Pour être modéré, il ne suffit
pas que l'avocat se montre sobre d'éloges envers son client. Il faut
que l'avocat ne se livre pas contre l'a'dversaire à des attaques
violentes ou calomnieuses, mais cette règle n'exclut pas la coura-
geuse chaleur et l'entière liberté qui servent à dévoiler les faits
et les actes de l'adversaire. Combien de fois n'avons-nous pas vu
LA PROFESSION D'AVOCAT ET DE NOTAIRE. 847
d'anciens amis dans les barreaux se quereller, se brouiller pendant
plusieurs années, par suite de ce faux zèle pour l'intérôt des clients
qui leur étaient entièrement étrangers. Je ne désire faire aucune
allusion personnelle, mais quelques avocats se reconnaîtront dans
ces remarques, et s'ils font un retour sur eux-mêmes, ils se con-
vaincront de cette vérité, que le zèle ne doit être que pour
la recherche de la vérité, et non pas pour l'obtention d'un
succès éphémère. La modération commande encore à l'avocat
de ne pas attaquer son adversaire, sans nécessité, sur des faits
éirangers au procès. Les mêmes ménagements doivent exister
envers les personnes qui ne figurent pas au procès, envers les
témoins ayant déposé sous la foi du serment, envers les experts
commis par la justice. Il n'y a qu'une exception, c'est lorsque
l'attaque est justifiée par le besoin de la cause et par des preuves
de toute évidence. Viser à la subtilité, àlafmesse, c'est manquer
au naturel, c'est blesser la vérité, sans faire un pas vers l'éloquence.
L'esprit ne donne pas l'éloquence. La vérité et l'éloquence sont
inséparables, toutes deux viennent du cœur. La conviction ne
s'acquiert que par l'étude du vrai et la conviction ne peut être
réelle qu'en autant qu'elle résulte de l'acquisition du vrai.
Par la modestie de son caractère et de sa vie privée, par la faci-
lité et la convenance qu'il met dans ses rapports habituels, l'avocat
gagne en confiance près des clients, il gagne en amitié près des
confrères. Quelque soit la position de l'avocat, qu'il soit Conseil
de la Reine ou Bâtonnier, il ne doit pas cesser d'être modeste : là
est toute sa force, car il imposera ses lumières et cultivera son
talent au contact de confrères et de clients, qui l'apprécieront
d'autant plus qu'il ne recherchera pas les adulations et les flatteries.
Rien n'est plus inconséquent que cette vanité qui s'empare d'un
avocat, parce qu'il a atteint un certain nombre d'années de pratique
de sa profession : il semble qu'une fois reçu, il ne peut avoir à
l'égard des étudiants ces rapports de politesse qu'il avait avant sa
réception, et plus il veillit dans la profession, plus sa raideur, sa
vanité augmentent. Il faut se mettre en garde contre ces défauts,
et se rappeler que sans devenir vulgaire, il y a mérite à se montrer
affable à l'égard de tout le monde, étudiants, avocats, ou clients.
Ceci n'exclut pas l'indépendance, au contraire elle est toute à la
fois un devoir et un droit. Comme devoir elle lui prescrit de défen-
dre une cause juste, sans se préoccuper ni de ses intérêts person-
nels, ni de la puissance de son adversaire. Comme droit, c'est
dans ses rapports avec les clients et les magistrats que l'avocat use
de son indépendance. L'avocat doit défendre partout l'honneur et
les prérogatives de son ordre : l'ordre ne peut pas être attaqué saui
848 REVUE CANADIENNE.
qu'il le soit lui-même. La conduite de l'avocat dans le cabinet
comme à l'audience, doit être digne, sans ostentation ni rudesse. La
dignité de l'homme est à lui ; la dignité de l'avocat appartient à
l'ordre : voila pourquoi, si la vie privée de l'avocat est un sanctuaire
impénétrable, la discipline a le droit de lui demander compte de
ses actes extérieurs lorsqu'ils ont une notoriété fâcheme^qai peutcom,
premettre l'honneur et la dignité de l'ordre. Un fait ou un acte
qui n'a pas le caractère d'indignité peut être réputé une inconve-
nance dont la gravité a ses degrés, d'après les circonstances, et
l'inconvenance est en soi une faute.
L'avocat a le droit de plaider devant toute juridiction où se débat-
lent des questions dignes de son ministère : il eii est le seul juge.
L'avocat doit garder le secret sur tous les actes de sa profession.
11 a par la loi le droit de tenir secrètes toutes les affaires qui lui
sont confiées : et c'est son devoir de ne pas les divulguer.
S'il se croit blessé dans son honneur par un acte de l'autorité, u
a le droit de devancer la plainte qui serait portée au Conseil et de
lui soumettre l'examen de sa conduite.
Il doit se garder de communiquer aux journaux des comptes
rendus où la vérité des faits se trouve altérés: ce n'est plus de
l'imprudence, ce serait de la calomnie ou de la diffamation.
GONZALVE DOUTRE, D. G. L,
Professeur de Procédure à V Université McGili.
{La fin au mois prochain.)
LES GAULTIER DE VARENNES.
{Suite.)
Boucher, Laiibia, Varenne, Moras et Labadie, cinq person-
nages qui figurent dans les présentes notes, avaient donc tous
obtenu des terres dans l'automne de 1672, époque où nombre de
titres de concessions furent distribués aux officiers du régiment
dé Carignan. De Laubia repassa en France et sa seigneurie devint
la propriété de Mr. Gressé. Labadie ne se maria point et laissa son
fief à Mr. de Tonnancour. Les trois autres concessionnaires ont
fondé des familles nombreuses et distinguées dans le pays. Je ne
parlerai que de celle de Gaultier de Varennes.
Le dictionnaire généalogique de l'abbé Tanguay indique comme
suit l'année de la naissance des enfants de René Gaultier da Va-
rennes et de Marie Boucher :
René, 1669. Jeanne^ 1671. Lowis, 1673, aux Trois-Rivières. Madeleine^
1674, aux Trois-Rivières. Pierre 1675. Jacques-René^ 1677, aux Trois-
Rivières. Jean- Baptiste^ 1677, aux Trois-Rivières. Marie-Marguerite^
1680, à Boucherville, Marie René, 1682, aux Trois-Rivières. Anne-
Marguerite^ 1 684, aux Trois-Rivières. Pierre, 1685, aux Trois-Rivières.
Philippe, \&S1, aux Trois-Rivières. Jean-Baptiste, 16c 8, aux Trois-
Rivières.
Les noms de trois des enfants, — René 1669, Jeanne 1671, et
Pierre 1675,— sont ainsi notés dans le Dictionnaire j sans indicatioa
du lieu de naissance ni par conséquent de date mensuelle. Je
me suis assuré qu'aucun de ces trois noms ne se trouve dans le
registre des Baptêmes aux Trois-Rivières. Quant à la période (de
1669 à 1675) pendant laquelle ces enfants seraient nés, il paraît
25 Novembre 1873. 54
850 REVUE CANADIENNE.
certain que la famille la passa toute entière aux Trois-Rivières. Je
pense qu'il est permis de douter de l'existence de ces trois enfants,
qui ne sont mentionnés que dans le recensement de 1681, pièce
où fourmillent des incorrections de toute nature.
Voici le premier enregistrement que je connaisse de la naissance
d'un enfant de M. de Varennes :
" L'an de grâce mil six septante et trois, ce 7® septembre, je F.
Claude Moirean, prêtre Récollet, faisant les fonctions curiales aux
Trois-Rivières, ai baptisé solennellement Louis Gauthier^ né en légi-
time mariage, le 30 du mois d'août, de M. René Gauthier, écuier,
sieur Varennes, gouverneur de ce lieu, et de Damoiselle Marie
Boucher, ses père et mère, et a esté tenu sur les fonds par M. Pré-
vost, major de Québec, envoyé par M. le comte de Frontenac, gou-
verneur et lieutenant-général es armées du Roy en toute la Nou-
velle-France et Amérique Septentrionale, pour le tenir en son nom,
avec Madeiie Boucher, ^ sa grand-mère, qui l'ont nommé Louis.
(Signé) F. Claude Moireau. Ind. Recolet."
En 1686, aux Trois-Rivières, au baptême d'une fille de Michel
Lefebvre dit Laciseré, ou Lacerisaie,^ et de Catherine Trottier sa
femme, le parrain et la marraine sont tous deux enfants de M. de
Varenaes, gouverneur : Louis et Marie-Marguerite. Le parrain
signe : Louis de Laverandrie. Un an après, au Cap de la Madeleine,
au baptême d'un petit sauvage Abénakis, fut marraine Marie-Jo-
sephte Le Boulanger de Saint-Pierre, et parrain " le sieur de la
Vérandiie, fils de M. de Varennes, gouverneur des Trois-Rivières."
En 1689, aux Trois-Rivières, cinq ou six mois avant la mort de M.
de Varennes, je trouve comme parrain : " Louis Gautier, sieur de
la Vérandrie, enseigne d'une compagnie des Troupes qui sont en
ce pays." D'après son acte de baptême, il devait être âgé de quinze
ans et quatre mois en 1689. Je pense que ses frères n'ont point porté
ce surnom de la Vérendrye, du vivant de M. de Varennes ; ils
étaient du reste fort jeunes alors. L'abbé Tanguay désigne aussi
seul de ce surnom Louis, l'ahié ; il ne dit pas avec qui il fut marié.
Cependant, des notes recueillies postérieurement à la publication
1 Autrement dit Jeanne Grevier, femme de l'ex-gouverneur dos Trots-Rivières,
Pierr» Boucher.
2 II demeurait à l'endroit où est aujourd'hui la résidence de madame veuve
l'honorable J. E. Turcotte, — c'est-à-dire qu'il était le plus proche voisin du gou-
verneur de Yarennes, comme on le verra plus loin.
LES GAULTIER DE VARENNES. 851
du Dictionnaire, et qu'il a bien voulu me communiquer, indiquent
(jue la fille de Lauis de la Vérendrye épousa le lieutenant Jean de
La Corne. Nous retrouverons plus tard ce dernier nom môle aux
événements les plus douloureux de la vie du découvreur du Nord-
Ouest.
Continuons de reproduire les enregistrements de naissances.
" Le huitième octobre 1674, je, André Richard, Supérieur de la
Résidence de la Compagnie de Jésus (aux Trois-Rivières) y faisant
fonction de curé, ai administré les cérémonies d'un baptême à une
fille née le 9^ septembre, de Monsieur de Varennes, gourerneur
pour le Roy aux Trois-Rivières, et de mademoiselle Marie Boucher,
son épouse ; laquelle dite fille avait esté ondoyée par le Révérend
Père Claude, Recol. ; elle a esté nommée Magdelaine par Monsieur
François Prévost, Major de Québec, et par mademoiselle Margue-
rite Seigneuret, épouse de M. de Normanville, tenant la place de
madame Marguerite^ La G-uide, femme de M. Perrault '■' gouver-
neur de la ville du Montréal. J'ay inséré le dit escrit auRégistre
des baptistères.
(Signé) F. Martial. Rec' "
Cette enfant épousa en 1694, à Montréal, le capitaine Claude-
Charles Petit le Villier. Ils s'établirent à Boucherville. En 1722^
le capitaine était mort, car sa femme est mentionnée comme veuve.
'^L'an de Grâce 1677, le 28 d'Octobre, Je F. Gabriel DelaRibourde
ai suppléé aux cérémonies qui avait esté obmisesau baptesme d'un
fils de Monsieur René Gauthier, Seigneur de Varenne et de Made-
moiselle Marie Boucher, ses père et mère. Monsieur Pierre Bou-
cher et Mademoiselle Marguerite Seigneuret, procureurs de Mon-
seigneur Jacques Duchesneau, Intendant pour Sa Majesté en ce
pays de la Nouvelle-France, et de Mademoiselle Bazire, parrain et
marreine.
1 L'abbé Tanguay met Madeleine.
2 François-Marie' Perrot.
3 Le Père jésuite, André Richard, le premier nommé dans cet acte, paraît avoir
fait le baptême sans l'enregistrer, et le frère Martial Limosin, récollèt, curé des
Trois-Rivièrei en 1674-77, l'inscrivit au registre, en y ajoutant la dernière phrase
852 REVUE CANADIENNE.
Cet enfant de Monsieur de Varenne a esté deubment ondoyé par
le R. P. Martial Limozin, le 2e jour d'Octobre 1677."
En marge est écrit : " Baptême de Jacques-Réné Gauthier de
Varennes."
Marie Bazire, femme de Philippe Gaultier, sieur de Comporté,
conseiller du roi et prévôt des maréchaux de France en ce pays,
me parait être la marraine en question, ce qui donnerait à suppo-
ser qu'il y avait parenté entre René Gaultier, gouverneur des
Trois-Rivières et Philippe Gaultier, sieur de Comporté, comme
aussi entre ce dernier et l'autre Philippe Gaultier, sieur de Com-
porté, que j'ai mentionné plus haut, quoique l'un fut de l'évêché
de Poitiers et l'autre de Paris.
Voici un autre acte :
*' La même année, le 30 Novembre, est né Jean-Baptiste, fils de
Monsieur René Gauthier Sieur de Varennes, Gouverneur pour le
Roy aux Trois-Rivières, et de Mademoiselle Marie Boucher ; il a
esté ondoyé pour une nécessité urgente par M. St. quentin ^ le 3
de et a reçeu les cérémonies du baplesme par le R. P. Ga-
briel ' il a esté nommé Jean-Baptiste par Monsieur Jean Bap-
tiste de Repentigni, son parein, et Mademoiselle Marguerite Sei*
gneuret, sa mareine, femme de Monsieur Norman ville."
Le premier de ces deux enfants, Jacques René, épousa, en 1712,
Marie-Jeanne Le Moine de Sainte-Hélène. Nous les suivons jus-
qu'en 17i3. Le 30 septembre 1722 ^' à Villemarie, dans la maison
de la Dame (veuve) de Le Villier' quartier Saint-Joseph, près de
cette ville " par le notaire LePailleur, est passé l'acte de mariage
de Jacques Le Ber, seigneur de Senneville, avec M^He Miré de l'Ar-
genterie. Au nombre des témoins du sieur de Senneville, qui sont
les premiers personnages du pays (notamment deux gouverneurs)
on voit : " René Gauthier, écuier, sieur de Varennes, lieutenant
d'une compagnie des troupes de la marine entretenues en ce pays,
et Dame Marie-Jeanne LeMoine son épouse." Il signe : '' de Va-
rennes." Leur fille, Elizabeth-Charlotte, née en 1715, épousa, en
1734, à Montréal, François-Marie Soumande-Delorme. Le père de
la mariée, présent au contrat, y est désigné sous les mêmes noms
et quaUtés qu'en 1722. En 1743, lui et sa femme vivent encore
mais il a le gracie de capitaine.
Le second de ces deux enfants, Jean-Baptiste, entra dans les
l Quentin Moral, sieur de Saint-Quentin, l'un des principaux habitants des
Trois-Rivières.
■i: •■ : ^ ' \ ■ . ■ ' '■) -MI U ■■:. ..:c ' .. • .; '
;.2:Le:Père Gabriel dp, Ift-git^Q^i-de, récpllek. j ,
3 Madeleine Gauthier dé Varennes, née en 1674.
LES GAULTIER DE VARENNES. 853
ordres sacrés. Ordonné prêtre, à Québec, en 1709, il devint grand
archidiacre et vicaire-général. Il fut aussi conseiller-clerc du Con-
seil Souverain. En 1718, au mariage de Jean-François Le Boulan-
ger de Saint-Pierre^ avec Marguerite Amon,. au cap de la Made-
leine, on le nomme " Jean-Baptiste Gautier, écuier, sieur de Va-
rennes, grand-pénitencier." Il mourut à Québec le 30 mars 1726, et
fut inhumé dans le Chœur de la Cathédrale, proche le sanctuaire,
côté de l'Evangile. '
'' Le vingt-huitième Janvier de l'an mit six cent quatre-vingt, a
été baptisée par moi F. G. de Brullon, curé de Boucherville, Va-
renne, etc., en la maison seigneuriale de Varenne, Marie-Margue-
rite Gauthier, fille de messire René Gaflthier. écuier, sieur de Va-
renne, Gouverneur et Lieutenant pour la vill.; des Trois-Rivières,
et de Damoiselle Marie Boucher, sa femme : l'enfant est né du
vingt-deuxième de ce mois et an. Son parrain fut messire Pierre
Boucher, sieur de Boucherville; sa marraine Damoiselle Made-
leine Boucher, tous deux enfants de messire Pierre Boucher, sieur
de Boucherville, lesquels ont signé ci-dessous.
(Signé) VARENNE BOUCHERVILLE
Madeleine Boucher
de Brullon, curé de Boucherville.'*
Cet acte ^ mentionne '' la maison seigneuriale de Varennes." La
signature : ** Varenne " indique la présence de ce personnage au
baptême de sa fille; " on n'en saurait douter, dit le révérend M.
Pépin, car la même signature se retrouve au bas d'autres actes où
son nom est mentionné " Il ajoute : '* je n'ai pu constater que M.
de Varennes ait demeuré à Varennes."
L'enfant ci-dessus, épousa en 1707, Louis Hingue, à Varenne».
J-îi .'iml'jiiùll 011
Nous sommes arrivés au recensement de l'année 1681. Entête
de la partie qui concerne les Trois-Rivières, se trouve :
1 Dont le frère était curé de Charlesbourg.
2 Liste de l'abbé Tanguay. Panthéon de Bibeau. Registre du Gap de la Ma-
deleine.
3 Dû à l'obîigeance de M. Thomas Pépin, curé de Boucherville, ainsi que
d'autre» renseignementi.
854 EEVUE CANADIENNE.
" M. de Varennes, gouverneur, 45 ans. Jeanne Boucher, sa
femme, 30 ans. Enfant: René IQ ans, Jeanne 8 ans, Pierre 5 ans,
Jean 2 ans, 4 fusils, 20 bôtes-à-cornes, 40 arpents de terre en valeur.
Il est nécessaire de placer ici quelques observations.
Marie éisiii le nom de baptême de M^^ de Varennes et non pas
Jeanne; ^ elle, était âgée au plus de 26 ans, et non pas de 30.
Des quatre enfants nommés, pas un seul ne s'accorde de nom et
d'âge avec le registre des Trois-Rivières :
Registre: Louis lt573. Madeleine 1674. Jacques-René 1677. Jean-
Baptiste 1677.
Recensement: René 1671. Jeanne 1673. Pierre 1675. Jean 1679.
Ce n'est pas la première fois qu'on relève des erreurs semblables
dans les anciens recensements. Jusqu'à preuve du contraire, je
m^en tiendrai au registre ^es Trois-Rivières ; je nierai l'existence
de Renéj qui serait né en 1671 d'après le recensement, ou en 1669
d'après le Dictionnaire généalogique^ comme aussi l'existence de
Pierre j de 1675.
La même année 1681, au recensement de la Congrégation de la
Sœur Marguerite Bourgeois, à Montréal, on rencontre, parmi les
pensionnaires, '^ Madeleine de Varenne, âgée de 7 ans," ce qui est
exact comme nom et comme âge. Elle ajouta plus tard à son nom
celui du Tremblay.
Autre acte de baptême :
*' Le vingtième jour de novembre de Tan mil six cent quatfe-
vingt-deux, par moi, frère de Brullon, prestre curé des Trois-
Rivières, a été baptisée en l'église de Nostre-Dame, paroisse du dit
lieu, Marie-Renée Gauthier, fille de Messire René Gauthier, écuier,
sieur de Varennes, gouverneur, pour Sa Majesté, des Trois-Rivières,
et de Mademoiselle Marie Boucher, sa femme ; l'enfant est née du
dix-Jiuitième du même mois. Le parein Jacques Labadie, sergent
de la garnison des Trois-Rivières, et la mareine Marie Crevier, *
femme de Nicolas Gastineau dit Duplessis, habitant du Cap ; les
parein et mareine ont signé :
Labadie,
Marie Crevier,
F. G. DE Brublo-n
,1 A moins que JeannefXiom. de sa mère, ne lui eut été imposé à la confirmât
2 Sœur aînée de madame Pierre Boucher.
i
LES GAULTIER DE VARENNES. 855
Mane-Reiiée épousa, en 1701, à Varennes, Christophe Bufros dé
la Jamerais. Leur fille, Marie-Marguerite, fut la célèbre madame
d'Youville, fondatrice des Sœurs-G-rises^ de Montréal. Leur fils
accompagna le découvreur du nord-ouest et fut tué sur le lac des
Bois en 1736.
M. de la Jamerais étant mort, Marie-Renée épousa en secondes
noces, à la Pointe-aux-Trembles de Québec, en 1720, Timothée
Sullivan (Sylvain).
A cause de son nom, le prêtre qui fit l'enregistrement qui pré-
cède, doit avoir une mention spéciale dans cet article. Il était né à
Saint-Laurent, diocèse d'Angers, et avait été ordonné prêtre à Qué-
bec, en 1675. L'année suivante, il était missionnaire au Ghâteau-
Riclier ; en 1678, il desservait la mission de la Pointe-aux-Trembles
Du mois de septembre de cette année jusqu'au 18 août 1680, on
trouve ses actes à Boucherville où nous avons vu qu'il baptisa un
enfant de M. de Varennes. Au recensement de 1681, nous voyons
qu'il était âgé de 34 ans et qu'il était au séminaire de Québec. Son
premier acte, au registre des Trois-Rivières est du 23 août 1682 ; il
s'y intitule '• curé." Dans les actes qui suivent, il est nommé
** Gaultier de BruUon," et Gauthier de Brullon. Il fut curé des
Trois-Rivières jusqu'en 1689. Dans les premières années, il signait
'' F. Gauthier de Bruslon," et plus tard " F. Gauthier de Brullon "
et F. Jean de Brullon, Ptre., ou simplement " F. G. de Brullon."
En 1684, douze chanoines et quatre chapelains ayant été créés
pour composer le Chapitre de la Cathédrale de Québec, M. de Brul-
lon fut nommé Pénitencier. Je n'ai pas pu constater sa parenté,
apparente avec le gouverneur des Trois-Rivières.
'^ Le cinquième jour d'aoust de l'an mil six cent quatre-vingt-
quatre, par moi, F. G. de Brullon, curé de l'égUse de Nostre-Dame,
paroisse des Trois-Rivières, a esté baptisée en la dite église, Anne-
Marguerite Gauthier, fille de messire René Gauthier, écuyer, sei
gneur de Varennes, gouverneur, pour sa Majesté, du dit lieu des
Trois-Rivières, et de Damoiselle Marie Boucher, sa femme ; l'en-
fant est née du mesme jour dn dit mois et an ; elle a esté tenue
par Jacques de Labadie, sergant de ia garnison de ce lieu, pour
856 REVUE CANADIENNE.
Lambert Boucher, sieur de Grand-Pré, son oncle, et la marreine
fut Marguerite Denis, femme de Michel Grèce, ^ Seigneur de Grèce,
lesquels ont signé suivant l'ordonnance :
Labadie,
Marguerite Denis,
F. G. DE Bruslon."
Anne-Marguerite fut reçue, dès l'âge de treize ans, au pensionnat
des Dames Ursulines de Québec, où venait d'entrer sa tante, la
Mère Boucher de Saint Pierre, de huit ans plus âgée qu'elle.
A quinze ans moins quatre mois, elle fut admise à la profession
sous le nom de la Mère de la Présentation. Elle avait un goût
exquis pour les arts d'agrément. Sa santé étant devenue chance-
lante, elle mourut le 5 juillet 1726, trois mois après son frère le
grand-vicaire Jean-Baptiste Gauthier de Varennes '.
Benjamin Sulte.
(La fin au mois prochain.)
1 Michel Cressé, seigneur de Nicolet.
2 Us Urmlines de Québec, vol. II, p. 224.
DE PARIS
A L'EXPOSITION DE VIENNE"'
JOURNAL D'UN CHRONIQUEUR EN VOYAGE.
Suite.
J'espérais enfin avoir vaincu tous les obstacles et pouvoir con-
quérir le sommeil, mais j'avais compté sans mes voisins. Au mo-
ment où le premier rôve commençait à flotter devant mes yeux
alourdis, ils rentrèrent bruyamment, faisant sonner escalier et cou-
loirs sous les talons de leurs bottes. Pendant une demi-heure, ce
fut un cliquetis de portes qu'on ouvre et qu'on ferme, de chaus-
sures qu'on jette, de meubles qu'on agite et de chaises qu'on traîne
sur le parquet. A ce remue-ménage succédèrent de violents coups
de sonnette. On fit monter de la bière, on alluma les pipes, et une
conversation animée, pleine de cris et de rires, commença entre
ces aimables jeunes gens, dont j'étais à peine séparé par une mince
cloison.
Aminuit ils causaient encore. J'avais pris mon mal en patience,
espérant qu'il aurait prochainement une fin. Vers minuit il se fit
un moment de silence ; puis tout à coup un trio, modulé d'abord
à mi-voix, mais s'animant peu à peu, s'éleva de l'autre côté de la
cloison. C'étaient mes voisins, qui, désespérant sans doute de
pouvoir dormir, abordaient leur répertoire. Ils chantaient:
(l) Voir la livraison d'Octobre.
858 REVUE CANADIENNE.
*' L'amour est pareil à la rose qui se renouvelle toujours, bien
que son éclat d'aujourd'hui doive demain mourir et qu'aucun de
nous ne se souvienne d'hier."
Paroles de Gustave Schwab, le poëte de Stuttgart ; musique de
je ne sais qui. Après cette romance, ils en chantèrent une autre,
puis une autre encore. Je me rappelai alors que nous étions en
Souabe, le pays des lieder et des ballades. Si l'Allemagne est la
contrée où l'on chante le plus en Europe, la Souabe est la contrée
où l'on chante le plus en Allemagne. Le nombre de poëtes à qui
elle a donné naissance, et le nombre de poésies laissées par ces
poëtes, assurent à ce coin de l'Allemagne une supériorité qu'on ne
lui conteste pas. L'école souabe, qui compte des noms comme
ceux de Ruckert, de Hebel, de Justin Kerner, de Karl Mayer,
d'Uhland, et se rattache à Schiller comme à sa source, se distin-
gue dans la littérature allemande par des caractères tout spé-
eiaux de fraîcheur, de rêverie ingénue, de douceur naïve et de
bonhomie, qui ont contribué à la rendre populaire. En Allema-
gne, léchant est intimement uni à la poésie, et la lyre n'csl pas
une métaphore.
Je ne sais vers quelle heure matinale mes voisins me permirent
enfin dem'endormir. Ma visite à la ville se ressentit naturellement
de cette nuit agitée et de la chaleur qui, dès l'aube, avait repris
plus lourde et plus intense que la veille. Je me suis laBguissam-
ment traîné, en cherchant l'ombre, le long des rues interminables
dont Stuttgart est fiàre : la Kœnigs-Strasse, pleine de Magasins à
l'instar de Paris, et la Neckar-Strasse, pleine de monuments publics
et de palais. Les palais ne manquent pas à Stuttgart, pas plus que
dans aucune autre ville d'Allemagne ; seulement ils ne sont pas
beaux : je parle des palais modernes. Les Allemands sont travail-
lés d'une immense ambition architecturale qui les pousse à met-
tre des palais partout. A chaque instant il m'arrivait de demander
à un passant : '' Quel est donc ce château ? '* et il me répondait :
" C'est un restaurant, ou un café, ou un cercle, ou la maison d'un
boucher enrichi, ou une caserne, ou une gare." Les gares et les
casernes surtout, voilà les monuments de notre ville allemande.
Celles-ci ressemblent à des forteresses féodales, avec des tours
crénelées; celles-là à des églises, le plus souvent gothiques, et l'a-
nalogie se complète grâce aux Suisses en hallebarde qu'on voit
sur le seuil. Bizarre mélange, et bien caractéristique, de l'esprit
positif et de l'esprit romantique ! J'avais déjà vu à Garlsruhe et à
Heidelberg des gares magnifiques ; celle de Stuttgart est plus belle
encore : elle a surtout une immense galerie vitrée avec une cou-
pole digne d'une cathédrale. De môme sur la grande place, vis-à-
t
DE PARIS A VIENNB:. 869
vis le vieux ciiâteau du seizième siècle, flanqué de deux tours ron^
des, el le Château-Neuf, que surmonte une couronne dorée, et où
l'architecte, par une fantaisie astronomique, a pratiqué tout juste
autant de pièces qu'il y a de jours dans l'année, on voit un vaste
et imposant édifice, long de plus de 400 pieds, décoré d'une colon-
nade au milieu de laquelle s'ouvrent deux portiques corinthiens :
Je l'avais pris d'abord pour le palais royal, et c'est tout simple-
ment le Kœnigsban, vaste assemblage de magasins, do café et de
salles de concert.
Je n'ai bien apprécié de Stuttgart que ses ombrages, — charme
des villes allemandes, — le beau square de la place du château, et
surtout le parc de la Résidence, merveilleuse promenade où le
charme intime et champêtre des grandes herbes, des eaux vives,
des sentiers isolés et des réduits mystérieux s'allie à l'aspect vrai-
ment royal que lui donnent ses larges allées, ses grands arbres,
ses vastes pelouses, ses bassins et ses statues. Le site de Stuttgart
est charmant. Le cercle de collines boisées qui l'entoure déroule
sur ces flancs une verte ceinture de vigne, profanée par une mul-
titude de brasseries : un vrai dicton prétend que, •' si l'on ne cueil-
lait à Stuttgart le raisin, la ville se noierait dans le vin," ce qui
ne l'empêche pas de se noyer tous les jours dans la bière. Ses
environs, qu'égayent les gracieux détours du Neckar, sont semés
de villas et de palais d'été. Grâce aux ombrages du parc, j'ai pu
prolonger ma promenade jusqu'aux portes de Gannstatt, un Baden
en miniature, qui fait à la capitale du Wurtemberg le plus coquet
et le plus séduisant des faubourgs. Si jamais vous passez par
Stuttgart, allez voir Gannstatt, le parc royal et la Wilhelma, rêve
oriental éclos sous le ciel germanique, mais ne vous dérangez pas
pour visiter le Musée, digne tout au plus d'une préfecture de deux-
ième classe.
La route de Stuttgart h Ulm n'est pas moins charmante. Les
bois, les colhnes, les rivières et les vallons s'y marient à souhait
pour le plaisir des yeux. Des villages blancs et de hauts clochers
se détachent sur un fond de verdure sombre. Les Alpes de Souabe
dessinent au loin leurs cimes, sur lesquelles sont perchées de
vieilles forteresses féodales. Ça et là quelques ruines jettent une
poésie de plus dans le paysage. G'est vraiment un aimable pays
que ce Wurtemberg, et je comprends qu'il ait inspiré tant de poètes.
Mais que le Wurtembergeois est donc laid avec son ample bicorne
aux ailes retroussées, ou sa casquette à visière longue d'un pied,
sa redingote courte de taille en tombant sur les talons, son gilet
fermé à gros boutons serrés les uns contre les autres, et les hautes
jambières de cuir où se perdent ses mollets de héron! J'ai rencoiiT
860 REVUE CANADIENNE.
tré sur la route des enfants même affublés de ce lamentable cos-
tume, et leur aspect m'a gâté le paysage. Un de ces fantoches,
placé dans un verger de France, épouvanterait les oiseaux, mais
les moineaux d'Allemagne y sont habitués.
Ulm et Tubingue, 13 et 14 juillet.
Les voyageurs ne sont pas dans l'usage de s'arrêter à Ulm : ils
auraient bien raison si elle n'avait sa merveilleuse cathédrale, un
des chefs-d'œuvre de l'artgothique en Allemagne. Comme Harlem,
comme Fribourg, comme Birmingham, Ulm se vante de posséder
les plus belles orgues du monde ; je ne sais ce qui en est, mais je
sais du moins que j'ai vu rarement ailleurs un plus haut et plus
magnifique élancement des voûtes, une chaire d'un travail plus
précieux, plus délicat et plus compliqué, des stalles plus curieuses
que celles où Syrlin a sculpté, d'un ciseau si vigoureux et si un,
avec tant d'expression, de tournure et de couleur, si je puis ainsi
dire, les philosophes, les héroïnes, les sages et les saints du paga-
nisme, du Judaïsme et du christianisme. Pas plus que le Dom
de Colo^^ne et tant d'autres, le Munster d'Ulm n'a jamais été
achevé. Il manque à la tour 236 pieds pour atteindre la hauteur
du plan primitif exposé dans la sacristie; elle est entourée d'écha-
faudages, car on rêve de la mener à terme. Il n'est pas néces-
saire d'être grand prophète pour prédire qu'on n'en viendra jamais
à bout. Les habitants d'Ulm n'ont plus la foi de leurs pères, qui
élevèrent à leurs frais cette cathédrale dont ils avaient juré de
faire la plus belle de l'Allemagne, — et la foi seule peut soulever
des montagnes. Quels mondes que ces édifices dont la construc-
tion a demandé des siècles, et dont la réparation ou l'achèvement
dépasse les forces de nos générations de pygmées ! Depuis 1820,
on travaille activement à la cathédrale de Cologne; des comités
se sont formés de toutes parts, les souscriptions ont afflué de tous
les points du monde catholique; mais l'armée d'ouvriers qui s'agite
à l'ombre de la masse colossale y semble perdue et noyée dans sa
tâche comme une fourmilière au bas d'un chêne.
Quant à Ulm, ce n'est qu une villas se. k l'aspect vieillot plutôt
qu'antique. Son hôtel de ville est dans un état de dégradation
qui fait peine. La vétusté de ses maisons de briques, à frontons
triangulaires et à étages surplombant, est dénuée de tout attrait
artistique ou pittoresque : j'en excepte pourtant les enseignes qui
branlent à tous les vents avec un grand bruit de ferraille, et dont
on pourrait faire une collection fort curieuse. Du haut de ses
DE PARIS A VIENNE. 861
remparts détruits, et changés en une maigre promenade, je suis
allé saluer le Danube, que je rencontrais pour la première fois,
mais le Danube lui-môme manque ici de grandeur et de ma-
jesté.
Ulm a été, après la guerre de 1870, l'un des principaux centres
habités par les prisonniers français/Trois cent cinquante deux do
ces pauvres gens reposent côte à côte à l'une des extrémités du ci-
metière. Sur chaque tombe s'élève uniformément une très-humble
croix de bois noir, portant en français les noms du défunt, le nu-
méro de son régiment et la date de sa mort. Au centre s'élève un
petit monument de marbre noir, sur lequel je n'ai pu lire sans me
sentir les yeux mouillés de larmes cette simple inscription si élo-
quente en pareil lieu : " Dieu, faites miséricorde à ces enfants de
la France, morts loin de leur patrie."
Au sortir de là, on m'a montré, sur les hauteurs qui couronnent
la ville, derrière la citadelle, tout récemment revue, corrigée et
considérablement augmentée par les Prussiens, la ferme où Napo-
léon I«f avait établi son quartier-général au mois d'octobre 1805.
Quel souvenir et quel rapprochement! Sedan et la capitulation
d'Ulml Ainsi, en Allemagne, j'ai trouvé partout la trace de notre
honte sur le souvenir de notre gloire, et nos soldats prisonniers
pouvaient lire sur la porte de chacun de leurs cachots le nom d'une
victoire française.
En quelques heures j'avais vu toute la ville, et j'allais partir
pour Augsbourg et Munich, quand un professeur de gymnase,
avec qui j'avais lié connaissance l'an dernier sur le lac de Morat,
m'apprit qu'on célébrait le lendemain l'inauguration d'une statue
en l'honneur d'Uhland, dans son lieu natal, à Tubingue. Il se
rendait à cette fête patriotique et m'engagea vivement de l'accom-
pagner. Il fallait revenir sur mes pas, mais un détour de plus ne
pouvait m'effrayer dans ce voyage en zigzags. Nous moulâmes
en wagon vers trois heures de l'après-midi. Le train était déjà
envahi par des bourgeois d'Ulm, des professeurs et des sociétés de
chant, qui ne cessèrent, durant tout le voyage, d'alterner leurs-
exercices comme les bergers de Virgile. De loin eu loin, de nou-
velles sociétés montaient avec leurs bannières; elles étaient ac-
cueillies par les hourrahs de leurs compagnons, et les chants repre-
naient de plus belle.
Au crépuscule naissant, nous débarquions à Tubingue. Les
ruelles irrégulières et escarpées de la vieille ville universitaire, et
la belle rue neuve où l'on a réuni toutes les institutions et tous les
monuments, étaient déjà pavoisées de drapeaux noir, rouge et or,
les couleurs de l'empire fédératif de 1848. Les sociétés se forment
ae2 REVUE CANADIENNE.
en cortège et s'acheminent procession nellement vers le cimetière
cLe la ville. Arrivées à la tombe d'UIiland, elles se rangent en
cercle, tous les assistants se découvrent, et bientôt un chœur aux
accents graves et profonds s'élève, chantant le sommeil du poète
endormi dans la mort. Ce chant religieux, modulé à mi-voix sur
un tombeau, dans les lueurs recueillies du soleil couchant,
parlait à l'âme comme les voix mystérieuses des ballades alle-
mandes.
Le lendemain à six heures du matin, je fus éveillé par un canti-
que qu'exécutait, sur la tour de la Stiflskirche, un orchestre d'in-
struments à vent. A neuf heures, le cortège officiel se groupait
devant l'Université et se dirigeait avec lenteur vers la place
Uhlànd, décorée d'une forêt de mâts et de drapeaux. Au centre,
la statue de bronze, recouverte d'un voile gris, dessinait vague-
ment sous les plis de l'enveloppe ses formes puissantes. On con-
naît le programme invariable de ces sortes de cérémonies, et je ne
le décrirai pas en détail, il suffira de dire qu'après la cantate
obligée et un interminable discours du professeur Kœstlin, comme
midi sonnait à l'horloge voisine, le voile de la statue tomba et
laissa apparaître dans un rayon de soleil le visage robuste du poète,
avec son large front, son expression rêveuse, énergique et simple.
Le canon tonne, les fanfares éclatent, mêlées aux acclamations de
la foule, les cloches elles-mêmes saluent à toutes volées Iq barde
populaire de la Souabe.
Deux choses m'ont surtout frappé dans cette fête, que j'ai curieu-
sement suivie, dissimulé dans les rangs des plus humbles specta-
teurs, entre de vénérables bourgeois aux chapeaux d'immense en-
vergure et des jeunes filles aux jupons courts et aux nattes blondes
pendant jusqu'aux pieds. La première, c'est le caractère démocra-
tique, et, par certains côtés antiprussien, qu'elle a revêtu. Ce n'était
pas le drapeau de l'empire allemand, tel que l'a fait M. de Bismark,
qui floUait autour de la statue du poète libéral et patriote, chantre
du vieux droit, membre du parlement de Francfort; et l'après-midi,
pendant la fête intime et populaire qui suivit les cérémonies offici-
cielles, le fils d'un autre poète souabe, de Karl Mayer, intime ami
et collègue d'Uhland, dans un discours prononcé en plein air, se
demandant ce que celui-ci eût pensé des événements accomplis
depuis 1866 et du nouvel empire d'Allemagne, ne craignit pas de
répondre que sa conscience eût refusé de s'y rallier.
Mais ce qui m'a frappé plus encore, c'est la vénération et l'a-
mour de tout ce peuple pour ce héros de la fête. On sentait que
tous l'avaient lu, que tous le connaissaient, le savaient par cœur. Le
soir,dans les brasseries, par les rues, on n'entendait que des chœurs
DJS PARIS A VIENNE. 863
chantant le Wurtemberg^ la Nouvelle Muse, En avant! le Droit domes-
tique, ou quelqu'une de ces chansons à boire dont il a fait le cadre
des plus nobles pensées. C'est là que j'ai vu et senti pour la première
fois Faction exercée en Allemagne par les poètes, et surtout parles
poètes lyriques. Ils ne s'adressent pas seulement aux lettrés ; avec
l'élite ils ont conquis la foule. Là-bas, la poésie, aidée par la mu-
sique, se môle à la vie nationale d'une façon bien autrement
étroite et profonde que chez nous. Elle a des chants pour tous
les besoins, pour tous les sentiments et toutes les idées qui font
battre le cœur humain, pour tous les âges et toutes les conditions.
Même lorsqu'elle aborde les genres les plus naïfs et le ton le plus
familier, son inspiration est grave, patriotique et religieuse. En
écoutant les romances d'Uhland dans les brasseries de Tubingue,
je ne pouvais m'empêcherde songer avec quelque honte à ce qu'on
chantait à la même heure dans les cabarets français, et j'ai compris
alors le rôle des poètes dans l'histoire moderne de l'Allemagne,
depuis les plus grands jusqu'aux plus petits: de Schiller à Maurice
Arndt et à Théodore Kœrner, de Kœrner à Uhland, d'Uhland à
Karl Wilhem, l'auteur de la Garde sur le Rhin^ dont les strophes
guerrières, comme autrefois celles de la Chanson de l'épêe et des
Chasseurs noirs, ont si furieusement sonné la charge contre la
France.
Munich, 16-20 juillet.
J'ai fait mon entrée à Munich par le crépuscule et par une pluie
battante, la première qui tombât depuis mon entrée en Allemagne :
c'est bien là, je l'ai compris dès le lendemain, l'aspect sous lequel
il faut voir Munich. La pluie et les teintes crépusculaires convien-
nent parfaitement aux longues et sévères perspectives, à l'aspect
solennel et triste de cette ville que le Prussien libéré Henri Heine
ne pouvait entendre appeler l'Athènes du Nord sans éprouver des
crispations de nerfs. Tandis que la voiture m'emporte à l'hôtel,
j'entrevois vaguement, à travers la vitre couverte d'une buée gri-
sâtre, des palais badigeonnés de jaune, des arcs de triomphe, des
portiques, des colonnades, des squares plantés d'arbres et de
bronzes, du gothique moderne, des églises Renaissance, des dômes,
des tours, des statues rangées en file, et un obélisque. Gela m'ap-
paraît comme en rêve, et il me semble que je vois défiler devant
moi les ombres de dix villes évoquées par mon souvenir.
Singulière capitale ! elle est composée de pièces et de morceaux,
comme une mosaïque. Rien n'y est venu d'un jet et n'y a natu-
rellement poussé. C'est là, décidément., le caractère de beaucoup
de villes allemandes, dont la physionomie offre je ne sais quoi de
864 REVUE CANADIENNE.
péciantesque et de compassé, et ressemble à un devoir universitaire,
quand ce n'est pas un pensum. Mais aucune n'offre ce caractère au
môme degré que Municli, le type le plus complet, mais aussi le
mieux réussi, de la ville artificielle. Tout y sent l'effet, la com-
binaison laborieuse et savante, l'érudition et l'imitation. Vous
diriez qu'elle a été mise au concours pour le prix de Rome. On à
voulu qu'elle contint des échantillons de tous les genres, de tous
les styles, de toutes les époques. C'est un recueil de pastiches aca-
démiques. Qui pourrait en compter les palais et les statues ? Mais
l'impression qui s'en 'dégage a je ne sais quoi de glacial : quoique
Munich compte plus de 180,000 habitants, le silence et la solitude
régnent autour de ces édifices, construits pour la plupart dans la
partie nouvelle de la ville, oii le mouvement de la foule ne répond
pas encore au nombre et à l'importance des monuments.
Depuis plus de deux siècles, tous les souverains de la Bavière
ont mis leur gloire à se dépasser l'un l'autre dans la voie des em-
bellissements. Maximilien 1er, contemporain de Henri IV et de
Louis XIII, avait déjà fait tant pour sa capitale, que Gustave-
Adolphe, émerveillé de trouver une ville si magnifique au milieu
d'une pauvre campagne, s'écriait, en une métaphore qui sent son
roi batailleur : '' C'est une selle d'or sur un cheval maigre."
Munich n'avait pas alors à ses portes cette immense promenade
qu'on appelle le jardin anglais, demi-forôt, demi-parc, sillonné par
les bras de l'Isar et dont le lac romantique semble habile par les
ondines de Gœthe et de Schiller. Les deux successeurs de Maxi-
milien continuent activement l'deuvre commencée, et après eux le
roi LoMis 1er redouble de zèle et de magnificence.
Le roi Louis avait l'imagination haute et le goût porté vers le
grand. Passionné pour toutes les formes de l'art, qu'il cultivait
lui-môme avec quelque succès, et nourrissant sa nobl^e ambition de
ressusciter en lui ces princes de la Renaissance qui ont attaché
leur nom au seizième siècle, il se mit à orner Munich avec pompe,
à en faire une ville auguste, quelque chose comme une tragédie
classique, avec des intermèdes romantiques et nalionaux. Non
content d'emprunter à la Grèce son architecture pour élever l'an-
cienne et la nouvelle Pinacothèque, la Glyptothèque et les Propy-
lées, il lui emprunte sa langue pour les baptiser. Puis viennent le
Siegeslhor, élevé sur le modèle de l'arc de Constantin ; le Feest-
saalbau, sur le patron des palais vénitiens ; le Ministère de la
guerre, la Bibliothèque, l'Institut des aveugles, le Felderrnhalle,
transplantés de Florence à Munich ; le Kœnigsbau, reproduction
du palais Pitti ; l'Université, dans le style italien du moyen âge ;
enfin, les quatre églises, qui reproduisent avec une perfection
DE PARIS A VIENNE. 865
étonnante et une merveilleuse précision les grandes époques de
l'architecture religieuse étudiée dans ses types les plus irrépro-
chables et les plus caractérisés, depuis la basilique romaine de
Saint-Boniface jusqu'au style ogivale le plus pur, tel qu'on peut
aller le contempler à Notre-Dame de Bon-Secours.
J'oubliais la Ruhmeshalle, c'est-àdire en français le Temple de la
gloire. Le nom est germain, mais le monument est dorique. Sur
une colline qui domine la ville, derrière la statue colossale de la
Bavaria^ appuyée sur son lion, et levant à vingt ou vingt-cinq
mètres de haut sa main armée d'une couronne, au sommet d'un
escalier de cinquante marches qui lui sert de piédestal, se déve-
loppe un portique ouvert, flanqué de deux grands pavillons. La
Ruhmeshalle est le pendant du Walballa de Ratisbonne, dii égale-
ment à l'imagination grandiose du roi Louis 1er ; mais elle a un.
caractère moins mythologique et aussi moins universel. Consacrée .
exclusivement aux gloires de la Bavière, elle renferme environ
quatre-vingts bustes d'hommes illustres. C'est beaucoup, et, si
l'on y regardait de près, il faudrait sans doute en rabattre. Mais
sachons gré au vieux roi de s'être borné à des bustes, lorsqu*iI
pouvait aller jusqu'aux statues. Remarquons aussi, comme cir-'
constance atténuante, si ces hyperboles de l'orgueil national
avaient besoin d'excuse, que la Bavaria tourne le dos aux demi-
dieux du Temple, suspendant ainsi sur le vide la couronne qui
semblait destinée à leurs têtes.
Après l'abdication du roi Louis, son fils Maximilien II, élève de-
Schelling, continua la série des échantillons paternels. Pendant
les seize ans de son règne, il construisit avec ardeur, avec fièvre,
comme s'il prenait à lâche d'effacer la renommée de son père, qui
l'avait toute sa vie tenu éloigné des affciires publiques, Mais
Maximilien était un philosophe : parmi tous les monuments qu'on
lui doit^il ne se trouve pas une église. Il avait peut-être l'érudi-
tion du roi Louis, et une ambition plus grande encore, mais il n'en
avait ni le goût, ni l'amour sincère de l'art et des artistes. On
eût dit qu'il bâtissait pour bâtir, sans autre but que d'attacher pré-
cipitamment le souvenir de son règne à tous les coins de sa capitale.
On peut étudier le produit-type de cette activité stérile dans la rue
qui porte son nom : elle est superbe, large de cent vingt pas, Ion- '
gue de seize cents, bordée de belles maisons, d'élégants magasins
et de deux magniflques monuments dans le style gothique de l'Italie
qui se font vis-à-vis ; mais elle ne conduit à rien, et elle se ferme'
par un édifice aax vastes proportions, richement décoré, tout écla-
tant de peintures, dont aucun habitant de Munich n'a pu me dire
la destination précise. Les Guides prétendent qu'il a pour but '* de
?5 Novembre 1875. 55
866 REVUE CANADIENNE.
recevoir gratuitement, jusqu'à la fia de leurs études, de jeunes
Bavarois qui se distinguent par un talent éminent, et qui comptent
se vouer au service de l'Etat, à quelque classe de la société qu'ils
appartiennent," ce qui est une explication un peu vague ; mais je
crois être plus dans le vrai en disant qu'il est destiné tont simplement
à bien clore la perspective. C'est un décor, comme les deux tiers
desmonuments de Munich.
La capitale de la Bavière e&t un grand musée. Elle a autant de
statues sur ses places et de tableaux dans ses édifices qu'elle eu
montre au visiteur dans sa Glyptothèque et ses deux Pinacothèques.
Je ne sais s'il existe au monde, môme en Italie, une ville plus
envahie par les peintures. A mesure que le bon roi Louis bâtis-
sait son poëme de pierre, il le livrait page par page à l'armée
d'artistes qu'il avait groupés autour de lui, dont il s'était fait le
Mécène et l'ami.' Ils y ont écrit cent mille pieds carrés de peintures.
Tandis queL. de I^^lenze, Gartner, Ohlmuller et Ziebland élevaieni
les palais et les églises ; tandis que Schwanthaler, Widnmann et
vingt autres dressaient sur leurs piédestaux un peuple de statues,
Cornélius, H.de Hess,,Schnorr, Veit, Vogel, Schraudolph, faisaient
revivre sur les murs, dans les tympans et les frises, et jusque sous
les arcades en plein air du Hofgarten, les grands souvenirs de
l'histoire et les symboles sacrés de la religion. Noble école, à
l'émulation féconde, qui ne sut pas toujours, sans doute s'égalor à
son rêve, mais qui ne s'égara jamais qu'à la poursuite de l'idéal ;
dépourvue d'originalité puissante et de force créatrice, mais abon-
damment dépourvue de science, de profondeur et d'élévation, et
qui mérite toujours d'être louée pour son effort, même lorsqu'elle
échoue.
C'est avec une liste civile inférieure à cinq millions que le roi
Loiiis remplit, pendant vingt^trois ans, ce rôle de Médicis. Ah t
je conçois le culte qu'avait voué les artistes à ce souverain, qui ne
se bornait pas à les protéger, à leur Jf^ire des commandes et à les
bien payer, mais qui les aimait, s^intéressait à leurs œuvres et était
capable de les comprendre, qui venait les voir dans leurs ateliers
et sur leurs échafaudages, qui vivait avec eux sur le pied d'une
familiarité cordiale et économisait sur sa table pour ne pas écono-
miser sur ses tableaux. Une ville entière à illustrer comme une
page blanche : jamais ils ne s'étaient vus à pareille fête ! Aussi
quel élan, quelle ardeur et quelle reconnaissance! Il y a deux
rois à "Munich : Cornélius, dont les tableaux sont partout, et Louis
1er, dont la figure revient dans tous les tableaux. Les Xo^es de
l'ancienne Pinacothèque nous montrent Louis, celui-ci conduit par
vm génie vers le chœur des artistes et des poètes. Dans les fresques
DE PARIS A VIENNE. ^l
q-ui décorent les murs de la iioiivelle, sa figuro maigre et sa fuie
t>^b^e blonde apparaissent fréquemment au milieu des peintres et
^ 8Ciil,pt^uîrS;<)CCLipéS;^ exécuter ses oi:dres. GornéUus l'^^l^c/é,
d^ns sa grande composition du Jugement dernier^ à TégU-se Siaint-
^x>uis, parmi les bienheureux dont uu ange dirige le vol vors 1<)
çiel,et cela ne ressemble ni à une flatterie servile, nia un sacrll^gji.
Quand on a vu Munich, ses musées et ses monuments, on comprend
que le souvenir du vieux roi y soit resté populaire, en drépit fie
Lpla Montes' et de la révolution de 1848. _ ^^^j ^jj,,,,
,(Mais c'est fmi maintenant. Sans rompre absolument aveo la.to»,-
dition, le roi actuel l'a du moins suspendue : il s'est laissé acca-
parer tout entier par la musique de l'avenir. De la vieille école
(Je .Munich, il ne reste qu'une épave. Guillaume de ;Kaulba,cJ;L ;
ctfKaulbach, protestant, sectaire ppesque.faaatiqué, auii{ttô.ç(^i^^e
la papauté, qu'il a poursuivie de plates caricatures, des haines ^n
seizième siècle, n'est pas homme à maintenir dans la voie qui a
fait sa gloire l'école essentiellement religie,u6e etcatholique^ dpnît
il: est maintenant le chef. Aussi, malgré PllOiy etr quelques
autres, esl-elle descendue des sommets pour se disperser dans les
petits sentiers de la ptùnture de genre.
^ /S'il faut en croire les doléances des vieux Bavarois, et3 ucSi, pcià
seulement l'art qui est en décadence à Munich. Tout se tient,. tout
a dévié, tout s'est stérilisé sous des intluences nouvelles, et la nomi-
nOstion du protestant Kaulbach à la direction de l'Acadï^aiiQ a son
pendant et son explication dans les élections des magisti'atsimu^i^çi-
paux. Cette ville, qui fut longtemps une des plus catholiques de
l'Europe,, est entre les mains des juifs, et,, par eux, dans <;eiie des
libres-penseurs. La jeune Bavière émancipée échap_pendQ;plus ;en
plus à la tutelle morale des anciens. A toute heure du jo,uretà
tput jour de la semaine, les églises sont encore fréquentées, eç il
e^t rare d'y entrer sans y, voir r des fidèles priaiat avec dévotio,i\;
mais ce sont des personnes d'âge mur ou des gens du peuple. .La
France a eu longtemps deux préjugés sur les vertus de l'Allemagne
quji ne résistent pas bien longtemps à un voyage dans qe.ip^yg:
nous croyons à son amour pour la famille et pour l'étude. C'est
T^n bruit qu'elle fait courir, et nous avions la naïveté de la prendre
aif|ïïiot : , ' -,
,^'f-*-Ah ! monsieur, me disait en hochant la tête un ancien que
ie,^ondais là-dessus, la brasserie, voilà le foyer domestique des
Allemands. Et quant à la science, j'en puis mieux parler encore,
en ma qualité de professeur à l'Académie. Où voulez-vous qu'ils
^fl^prennent, puisqu'ils passent. tout leur temps à entendre de la
«musique, à fumer et à Doire de labière ? "
868 REVUE CANADIENNE.
En effet, dans cette ville encombrée d'édifices grecs, la brasserie
est le vrai monument local, et elle n'a rien de grec ; mais la bière
de Bavière, qui ne le sait ? est une bière attique. La plupart et les
plus célèbres de ces établissements sont des caves, éclairées en
plein jour, où les garçons roulent des barriques entre les jambes
des buveurs, où l'on boit sur des bancs et sur des tonneaux, où
l'on va soi-même faire remplir sa cruche au comptoir, après l'avoir
rincée de ses propres mains. Serrés les uns contre les autres, et
tous les rangs confondus, graves comme des fantômes dans la demi-
obscurité du sanctuaire, les Bavarois savourent la liqueur blonde
avec le recueillement qui sied à cet exercice national. Au milieu
du murmure discret des conversations, on n'entend que le bruit
*des fourchettes piquant le jambon, des couteaux pelant des raves
qui font boire, et des couvercles d'étain retombant sur la chope
après chaque lampée. On y étouffe ; tant mieux : cela donne soif.
La seule gaieté de ces lieux ténébreux, c'est le feuillage et les fleurs
dont ils sont souvent décorés. Munich est la ville des fleurs : le
jour de la Fête-Dieu, dont la procession se célèbre en grande
pompe, précédée par les corps de métier, les confréries, les ins-
tituts, les écoles, suivie par le roi et les princes, les ministres, les
grands dignitaires, le corps diplomatique, les autorités militaires
et judiciaires, l'état-major, l'université, les académie?, la munici-
palité, etc., etc., toutes les rues sont tapissées d'arbustes, de fleurs
et de feuillages, de draperies et de tableaux. On dirait que le voi-
sinage de l'Italie, dont Munich est la plus rapprochée de toutes les
villes de l'Allemagne proprement dite, n'a pas été sans influence
sur ses mœurs et ses goûts, comme sur son art.
La bière est la grande affaire des Munichois. Elle a ses variétés
comme le vin, et les gourmets savent en apprécier toutes les nuan-
ces. Les uns se contentent de la bière ordinaire ; les autres n'ad-
mettent que V export hier. En été, la mode est d'aller s'installer à la
porte des grandes caves situées autour de la ville, sous l'ombrage
des tilleuls ou des noyers. Pendant le mois de mai et dans l'octave
de la Fête-Dieu, on assiège le BockKeller^ pour y boire une bière
très-forte, fabriquée avec beaucoup d'orge et un peu de houblon ;
et dans la première quinzaine d'avril, les amateurs se consacrent
tout entiers à la dégustation du salvator hier, un nectar digne des
dieux (des dieux Scandinaves), mais qui, malheureusement, dur^e
à peine autant que les lilas. Chaque soir, dans la ville môme,
s'ouvrent défs jardins publics où ' l'on vient dîner et boire àlix sons
d'un orchestre. Cet orchestre est généraleaient militaire. J'ai
vu des soldats faire danser tes jeunesses ; j'en ai même vu recevoir
l'argent à l'entrée du jardin annexé aii Café anglais. Gela ne
choque personne ici.
DE PARIS A VIENNE. 869
Lorsque je suis arrivé à Munich, il n'y était question, dans les
brasseries comme ailleurs, que de la Spitzeder. Les petits jour-
naux publiaient sa caricature ; on voyait sa biographie aux éta-
lages des libraires, et l'un des théâtres de la ville jouait une pièce
en cinq actes où elle remplissait le principal rôle et qui portait son
nom. Qu'était-ce donc que la Spitzeder ? La Spitzeder était une
actrice, encore jeune et charmante, fort aimée des Bavarois, mais
qui, après avoir remporté bien des succès sur la scène, voulut,
sentant l'âge et la fatigue approcher, encouragée d'ailleurs par de
nombreux et éclatants exemples, en remporter de plus solides sur
"un autre théâtre. En conséquence, elle monta à Munich une
grande maison de banque, et fit une concurrence désastreuse aux
usuriers qui dévorent, comme une lèpre, la capitale de la Bavière.
^On m'a expliqué le genre d'opérati:>ns fabuleuses auxquelles se
livrait la Spitzeder, mais j'ai le m ilheur de n'avoir point la tête
mathématique, et je l'ai oubliée. Toujours est-il que les juifs,
furieux de celte invasion dans leurs : 'néûces, s'étaient mis à crier
si fort que la justice voulut vérifier les comptes de la comédienne
transformée en banquière, saisit ses livres et la jeta elle-même en
prison. Cette affaire, grosse de plusieurs millions de florins, se
compliquait encore de je ne sais quelles questions politiques et
religieuses ; elle passionnait tout le monde, et bien des gens pré-
tendaient que la justice, puisqu'elle avait commencé, eût dû aller
jnsqu'au bout, et d'achever de balayer l'étable d'Augias en faisant
nne descente chez les dénonciateurs après avoir mis la dénoncée
sous les verrous.
En revanche, on ne soufflait mot des vieux catholiqu(5s, dont je
m'attendais à entendre prononcer le nom à chaque pas. Munich,
patrie du chanoine Doëllinger, a été le point de départ du vieux
catholicisme, et il semble qu'il eût dû en rester le centre : je ne
l'y croyais pas enterré sous une couche d'indifférence aussi pro-
fonde et aussi méprisante. Mes premières questions, à l'hôtel, ne,
rencontrèrent qu'une ignorance absolue, et les garçons, le somme-
lier, le portier et le propriétaire lui-môme, durent prendre des
renseignements dans le voisinage, avant de pouvoir m'indiquer,
ô*une façon très-approximative, où se trouve l'église de la nouvelle
secte.
" — Pardonnez-moi, monsieur, me dit en manière d'excuse le
portier confus ; je connais toutes les curiosités de la ville, mais je
n*avais jamais entendu parler de celle-là. Vous êtes le piemier
voyageur, à ma connaissance, qui en ait demandé des nouvelles."
, rLe dimanche matin, il me fut impossible de trouver un cocher
qui sût le chemin de cette église. Dans l'après-midi seulement, le
870 RKVUE CANADIENNE.
professeur doiil j'ai parlé plus haut, à Pérudilion duquel j'avais eu
recours, me conduisit à la chapelle délabrée de Saint-Nicolas,
située en dehors de la ville, dans la promenade du Gasteig. Elte
était déserte, et la grille de la nef hermétiquement fermée. Heureu-
sement, sur le seuil d'un petit sanctuaire voisin, dédié à la Vierge,
lieu de pèlerinage populaire, dont la fréquentation fait mieisx
ressortir encore la solitude absolue de la chapelle schismalique, se
tenait une marchande de cierges, qui, interrogée par nous, pfft
nous fournir quelques renseignements. Grâce à la position excep-
tionnelle qui lui permet d'avoir sans cesse Toeil sur l'église Saint-
Nicolas, la brave femme était assurément, de tous les habitants de
Munich, la plus apte à nous instruire. Elle nous apprit que Saint
Nicolas était toujours fermé dans la semaine, et qu'on n'y dit îc
dimanche que deux messes basses, auquelles assistent environ cent
cinquante à cent soixante fidèles. Le clergé vieux catholique se
compose de deux prêtres : l'abbé Hasler et l'abbô Friedrich ; c'erst
assez, c'est même trop d'un pour les besoins du culte. Le chanoine
Doëllinger se tient en dehors, et ne donne pas signe de vie. Lbb
adoptes qui se sont ralliés autour de son nom se plaignent de cet
abandon, un peu trop semblable au procédé des chefs révolutioîï-
naires dans les mouvements qui n'ont pas réussi. Ils réclament
l'appui que prêterait à leur cause sa présence à l'autel ou dans la
chaire ; mais l'illustre théologien fait la sourde-oreille. Est-ce un
commencement de remords, comme on le voudrait croire ? est-c^
désaveu indirect d'un mouvement dont la direction lui échappe
depuis le jour où, contre son avis formel, il s'est constitué en
Église distincte ? ou n'est-ce que par la honte de se voir pontife
d*iliî si maigre troupeau ? Quoi qu'il en soit, voilà au juste la
situation dii vieux catholicisme dans la ville où il est éclosed d^oà
il a pris son essor, qui ne l'a pas porté bien loin.
Viet:'!':, 21 et VI juiller.
â'âvâis rêvé d'abord de descendre de Munich à lusprùck, et ée
parcourir pendant quelques jours les vallées et les glaciers ^\
Tyrol, puis de gagner Pesthpar le lac Balaton, et de m'achemin^r
de là sur Vienne. Mais, hélas ! c'était bien un rêve. En le faisâ*^
j'avais oublié qu'au journaliste en vacances, aussi bien qu'au vieiL
lard de la Fontaine, sont interdits le long espoir et les vastes p0ftf
sêes. Un chroniqueur a ses échéances, comme un négociant: Il
faut, comme lai, qu'il fasse honneur h sa signature, et chacttte
h^té qui 90«tte lui cHé: "Esclave, S^^Uviells^l i|lw tôin tetnps
est compté."
DE PARIS A VIKNNE. 871
Je pris donc à Munich un billet direct pour îa capîtâle de l*Au-
triche. Le trajet est long, mais je m'etnbarquais'le soir ; la nuit
promettait d'être douce, les wagons allemands sont bien capitpijnés,
et j'espérais dormir du sommeil du juste, depuis les bords de l'Isar
jusqu'aux rives du Danube. Morphée accueillit ma prièi^e et,
sauf un intermède assez court, à Simbach, causé par la visite très-
bénigne de la douane autrichienne, autrefois si féroce, nie berça
clans ces bras jusqu'aux approches de Vienne. ' '
Vers huit heures du matin, s'il m'en souvient bien, je débarquais
à la'gare de l'Ouest. Muni de mes valises portatives, je cour^ à
an confortable (voiture attelée d'un seul cheval), puis à un autre,
puis à un autre encore, partout accueilli par le môme signe de tête
j]égatif, qui me force de recommencer ma course sans plus de
succès. Et cependant je voyais défiler devant la gare tout l'im-
mense cortège des voitures, cueillant chacune un voyageur au
passage, et s'éloignant aussitôt. Je finis par comprendre qu'une
ordonnance de police interdit sans doute aux cochers de devancj^f
leur tour, et qu'on est obligé de respecter les droits acquis à ceuf '
des premières places. Mais pendant cette réflexion la file s'était
épuisée, et je restai seul sous le vestibule avec le commissaire
f|TÎî venait de mettre d'office la main sur mes bagages.
landis que nous cherchions du regard une voiture à l'horizai^,
au personnage fumant un londrès dans un porte-cigare en écuiDje
ûe mer, et mis comme un notable commerçant, s'approche de rnQR
commissionnaire et engage la conversation avec lui ; puis, m'adr)^'^
sant la parole en un baragouin international :
-—Vous n'avez pas de voiture, monsieur ? où allez-vous f
—A l'hôtel X.
— Hôtel X ? Fermé. Choléra, fit le commissaire.
— Mais non, mais non, pas du tout, dit le gros homme, en haus-
sant les épaules.
Depuis mon entrée en Allemagne, ce mot de choléra retentissatV
sans cesse d'une façon désagréable à mes oreilles, sans qu'il m'eut
oté possible jusqu'alors de savoir au Juste s'il était ou s'il n'était
2>as à Vienne. ** Il y est, disaient les uns, et il y sévit rudement.
J'ai un ami, arrivé d'hier, qui a quitté la ville à cause du fléau.
dn a même dû fermer un grand hôtel, où six voyageurs venaient
de mourir dans la même journée. (Était-ce justement sur cet
hôtel que j'avais fixé mon choix ?) — Il n*y est nullement, disaient"
les autres ; mon frère, qui est membre du jury, me l'écrirv^
encore ce matin. — Si les Viennois le nient, c'est pour ne pas nuire*
à leur Exposition. — Ce sont les journaux prussiens qui font courir
872 REVUE CANADIENNE.
ce? faux bruit?, dans leur jalousie contre rAutriche.' On voit que
l'incertitude continuait à Vienne même.
, — La preuve qu'il n'est pas fermé, c'est que j'y vais, reprit le
notable commerçan t. Voulez- vous venir avec moi ?
— Voulez vous aller avec monsieur ? répéta le commissaire,
comme un écho.
— Volontiers, fis-je innocemment, prenant cette obligeant gros
homme pour un compagnon de voyage.
— Je vais chercher la voiture, dit-il.
Et il disparut. Un instant après, il revenait avec un coupé, mais
sur4e siège et le fouet en main, faisant piaffer et caracoler ses
deux chevaux. Mon notable commerçant était un cocher ! Je
dissimulai machiavéliquement ma stupéfaction.
— Donnez un demi-florin à ce brave homme, ajouta négligemment
ce cocher magnifique. C'est assez.
Et la voiture partit en filant comme une flèche. On eût vraiment
dit un équipage attelé de pur-sang. Le cocher semblait prendre
plaisir à passer, sans ralentir sa course, à travers les achevêtre-
ments les plus compliqués, et à raser les roues de ses confrères,
pour m'éblouir par son habileté. Mais je remarquai bien vite que
les autres fiacres menaient le môme train. Cette allure à toutes
brides contraste étrangement avec la démarche nonchalante de la
plupart des piétons. Evidemment, les cochers viennois, à qui les
mélancoliques haridelles de nos fiacres feraient horreur ou pitié,
mettent leur amour-propre à se dépasser les uns les autres, en se
frôlant du |lus près possible sans s'accrocher.
Tandis que nous roulions ainsi par la Mariahilfer-strasse et le
long du Ring, j'avais ouvert mon Joanne^ et je méditais avec une
attention inquiète le passage suivant:
" Les cochers de Vienne sont renommés pour leur habileté à con-
duire, mais ils sont généralement grossiers, et cherchent volontiers
à mettre dedansV étranger (Hum !) Aussi fera-t-on bien de convenir
du prix àl'avaii (11 est bien temps!) En cas de contestation,
iln,efaut pas craindre de les conduire au bureau de police, Tuch-
lauben, 4 (Diable I)" Suivait le tarif: tant pour les confortables^
tant pour les fiacres, tant pour l'intérieur des lignes, tant pour Vex.-
térîçur. On s'y perd.
J'achevais de m'instruire tant bien que mal, jusqu'au moment
où la voiture débouchait devant la porte de l'hôtel, vis-à-vis la gare
du Nord, qui, avec ses grosses tours massives, ressemble à une forte-
resse féodale, et j'avais cru comprendre que je devais un florin, «e
qui me semblait un peu cher ; mais à Vienne et en temps d'Ex
position, ij-fai^t, se résigner aux sacrifices.
I
DE PARIS A VIENNE. Sî^
—Payez le cocher, dis-je au garçon, en lui donnant un ÛOTÏn e<
vingt kreutzers.
— Monsieur, si vous l'avez pris à une gare, vous lui devez deuA.
florins, cinquante kreutzers. En outre, il y a les colis et le pour-
boire.
Mon superbe cocher était descendu; et, tout en achevant sou
cigare couronné d'une pyramide de cendre blanche, tendait dis-
crètement la main. Je sentis qu'il fallait payer sans discussion ma
première école, et j'y déposai d'abord un thaler (3 fr. 75), puis un
florin (le florin d'Autriche est de 2 fr. 50). La main ne se retira
pas. J'ajoutai un demi-florin : la main restait toujours tendue,
mais le garçon me protégea :
— C'est bien maintenant, me souflla-t-ilà l'oreille.
Et le cocher remonta sur son siège, sans compromettre sa dignité
par le moindre remerciment.
— On me disait à la gare, fis-je au portier, que votre hôtel élair.
fermé.
— Quelle calomnie, monsieur. Fermé ! et pourquoi ? Parce
qu'un voyageur est arrivé de Prague, l'autre soir, déjà malade, et
s'est mis à boire coup sur coup deux carafes d'eau. Il est mort
(^ns la nuit, c'est vrai, mais à qui la faute ?
, —A lui, évidemment.
— Figurez- vous, reprit le portier, en s' adressant à un gros homme
qui s'approche de nous, qu'on a dit à monsieur que le choléra est
dans l'hôtel.
— Les imbéciles ! s'écrie le gros homme, en devenant cramoisi
d'indignation. Parce que, la semaine dernière, une dame venant
de Salzbourgj et exténuée par la chaleur.....
— Très bien ! Me voici rassuré. Vous aves des chambres à un
florin ?
— Oh ! non, monsieur, nous n'avons pa 3 cela à Vienne. Les
moindres sont de trois florins.
— Cependant j'avais vu dans un journal de Paris. . . .
— Oui, je sais. Mais c'astune erreur que le correspondant du jour*
nal a commise, par bienveillance pour nous. Nous l'avons prié
de la rectifler, et il nous a promis de le faire, — à la première occa-
sion.
— Après PExposition, sans doute.
— Très-bien, très-bien. Et à quel étage ces chambres ?
•—Au quatrième. Mais il y a un ascenseur.
— Eh bien montons, dis-je, en faisant bonne contenance jusqu'au
i)out.
t'En un clin d'ceil, l'ascenseur me transporte au sommet de cent
374 REVUE CANADIENNE.
trente marches qui composent les quatre étages de cet immease
caravansérail. Tout au fond d'un interminable corridor, on m'ou-
vre la porte d'une chambre assez vaste, et tfès-convenablement
meublée. De là, comme du sommet du Righi, je puis assister au
lever du soleil. Deux fenêtres doubles, suivaut l'usage des maisons
viennoises, ouvrent sur des pelouses malignes, pelées et lépreuses,
oô sèchent quelques linges suspendus à deux cordes. C'est la cam-
Ijagne étiolée qui touche aux grandes villes— la nature telle qu'ott-
la rencontre à Ivry ou à Pantin. Voici sur ma porte le tarif approuvé
pas* la municipalité, qui l'a revêtu de sa grifie : Chambre 3 florins;
service, 50 Kreutzers (1 fr. 25) ; bougie, 30 kreuizers. Il y en a
deux dans chaque chambre, et si vous allumez la seconde pour y
voir im peu plus claire, le prix est naturellement doublé. On le
double même si vous ne l'allumez pas, mais vous êtes libre de ré-
clamer.
-^A quelle heure la table d'hôte ? demandai-je au garçon qui m'a
accompagné.
—Nous n'en avons pas, monsieur. A Vienne, on mangea la
carte, dans le restaurant annexé à l'hôtel.
Nouvelle preuve du sens pratique qui distingue^les Viennois dans
l'exploitation du voyageur. Ce système, aussi simple qu'ingénieur^,
a îe triple avantage de déblayer la comptabilité de l'hôtel, de tripler
on de quadrupler la dépense de la table, et d'assurer aux garçons
des pourboires qui se répètent deux ou trois fois par jour. J'fti
gardé la note de mon premier déjeuner — un festin qu'on payerait
trente sous au Palais-Royal. Malgré la vulgarité de ces détails, je
les donne ici pour l'instruction de mes lecteurs, et parce qu'ils se^
rattaclient à des observations d'un plus haut intérêt sur les mœurs,
le C3-ractère et le genre de vie des Viennois.
Pain 6 kr.
Bifteck aux pommes 1 11. 25
Omelette..... 90
Fraises.... .^.. 80
èn^t e; Demi^bouteille l
Total 4 fi. 01 kr.
Dès qu'on a bien compris qu'il s'agit là de florins, et non de
francs, de kreutzers et non de centimes, comme un voyageur arri-
vant de France est toujours tenté de le croire, on trouve cela clier.
Bt pourtant je ne devais pas tarder à voir que c'était là, pour Vienne,
des prix très-modérés.
J'avais hâte de sortir, pour m'orienter dans la ville. Mon hôtel
DE PARIS A VIENNËf. 875
s'élève à l'extrémilé du faubourg de Vienne appelé le Léopoldstadt
fit qui confine au Prater. Une promenade de vingt minutes tout
•m plus le sépare de l'Exposition. Le Léopoldstadt est traversé par
une large rue, très-vivante, qui relie le Prater à la ville intérieure.
On sait que la capitale de l'An triche se compose d'une cité formant
une espèce d'ile centrale, entourée sur deux côtés par le canal dû
Danube et la Vienne, sur les autres par des boulevards et des pro-
TTenadeF, — et d'immensos faubourgs qui rayonnent de toutes parts
ciatoiir d'elle.
Gomme à Pans et à Londres, la Cité de Vienne, si Ton me permet
de lui donner ce nom par analogie, a été le noyau de la vill'^. ou
oîalôt elle a été longtemps toute la ville à elle seule ; mais à l'in-
erse de Londres et' de Paris, elle est la résidence et comme la
orîeresso de l'aristocratie. Là aussi se trouvent la plupart des
dministrations, des établissements publics et des édifices. C'est
raiment le cœur de Vienne. Un grand mouvement de piétons et
iG voitures anime les rues étroites, bordées de hautes maisons,
litre lesquelles se détachent de vastes hôtels blasonnés et armoriés,
que décorent plus richement encore des suisses en livrée magnifi-
cpae, avec le tricorne et la grande canne à pomme d'argent, plantés
oommé des cariatides sous le vestibule. Çà et là 's'ouvrent, en
•^aisc de soupiraux, dans cet étroit labyrinthe de ruelles, des pla-
es ornées de fontaines, de colonnes et d'ex-voto bizarres. Les cent
dngt-sept rues et les douze cents iiiaisons de la vieille ville sem-
J3lent se presser à l'ombre de la haute tour de Saint-Étienne, qui
Je^ domine de sa masse imposante et sombre.
Vienne, étranglée, jusqu'à ces derniers temps, dans la ceinture
de ses fortifications intérieures, qu'elle avait déjà fait craquer de
toutes parts, s'est répandue au dehors avec une rapidité prodigieuse,
dès que le décret de 1^57 eut rompu la digue qui la retenait encore.
M quinze ans, elle a plus que doublé de superficie. Une spécula-
lion effrénée,- en comparaison de laquelle les tripotages des mar-
cilands de lorrains et des entrepreneurs de bâtisses sous le khalifat
de M. Haussmann, ne sont, pour ainsi dire, que des jeux d'enfanls,
f^est emparée de tout le sol disponible à une lieue à la ronde, et en
a :^it sortir des myriades de maisons, de rues et de faubourgs.
Vienne est la ville de l'agiotage. Les juifs y pullulent ; ils ont la
'lain partout, sur la presse, dans les administrations et dans les
oanques. On n'a pas oublié la grande débâcle financière du mois
mai dernier, résultat naturel de cette fièvre d'argent qui est le mal
ordinaire des sociétés molles, gâtées par le bien-être, par l'amour et
^'habitude des jouissances matérielles, et qui n'aboutit qu'à l'appau
"issement général, quand ce n'est pas à la ruine, par l'exagération
876 REVUE CANADIENNE.
des besoins, la hausse extravagante des prix, le déplacement et la
rupture d'équilibre dans les conditions normales de l'économie
publique et privée. Vienne est une ville qiîi vit de l'agiotage, ef.
qui en mourra. Elle a bâti sa fortune sur des bulles de savon,^
qui finiront par crever toutes à la fois. Déjà son papier-monnaie
offre avee nos assignats cette double ressemblance, heureusement
lointaine encore, qu'il subit une dépréciation sensible et qu'il coc
tribue pour sa part à [la cherté de toutes choses à Vienne ; car on
s'habitue à traiter ces petits chiffons de papier, qui s'envolent au
vent, avec un sans-façon que n'admettrait pas au même degré I
respectable pièce d'un florin.
Mais voilà une parenthèse bien philosophique et bien longue. IJ
est temps de la fermer et. de revenir aux faubourgs, qui m'y ont
conduit par un chemin assurément très-imprévu. Les trente-quatre
faubourgs de Vienne, qui forment à eux seuls plus des neuf dixième.,
de son étendue et presque les dix-neuf vingtièmes de sa populatioii
totale, offrent tous les agréments d'une ville neuve, richemeni
peuplée de bazars, d'hôtels, de cafés, de jardins publics et de maga
sins " à l'instar de Paris." Les gares et les théâtres en sont les
principaux édifices. En fait de monuments dignes d'intérêt, on ne
( écouvrirait guère, dans cette immense étendue, que le Belvédère,
avec sa belle collection de tableaux ; le grand arsenal, dont les
salles luxueuses et de dimension imposantes, décorées de peintures,
de statues et de marbres, n'abritent qu'une collection peu digne,
en son ensemble, d'un si magnifique logement ; enfin dans le
voisinage de laTieille ville, la belle église gothique de Saint-Sau-
veur, érigée par souscription, à la suite de l'attentat de 1853 contre
l'empereur, et commencée, il y a dix-sept ans, dans le feu d'un
enthousiasme qui semble s'être un peu ralenti depui?, car elle ne
marche pas vite à son achèvement. Les monuments d'ailleurs ne
sont pas très-nombreux à Vienne, quoiqu'il n'y ait peut-être pas de
ville où le mot de valais sont prodigués d'avantage. Le palais ira-
périal, particulièrement, est un amalgame aussi incorrect qu'irré-
gulier de constructions sans style et sans physionomie. En
revanche, une foule de maisons particulières, hôtels, brasserie^
cafés, bureaux de grandes compagnies industrielles ou financières,
ressemblent à des palais.
J(iLa fin au mois prochain.')
') -ii;
BIBLIOGRAPHIE.
Les Familles et la Société en bYance avaîU la Révolution d'après des documents
originaux, par Charles de Ribbe. — Paris, Albanel, 1873, Fort vol. ia-l2.
M. Charles de Ribbe a pris un admirable moyen de contribuer à l'œuvre
de la réforme sociale, qui forme la préoccupation des esprits droits et des
ooBurs vraiment frunçais, et dont la nécessité s'impose de jour en jour,
plus pressante à notre malheureux pays ; il ne dogmatise pas, il raconte ; il
offre, au lieu de raisonnements, des faits et des modèles qui sont des rai-
sonnements sans réplique. Son nouveau livre, qui vient mettre le sceau à
ane réputation d'économiste chrétien déjà noblement conquise, est une
application des plus remarquables de la méthode dite expérimentale ou
d'observation, à laquelle les sciences naturelles doivent de si rapides progrès,
et que M. Le Play leur a, en quelque sorte, empruntée pour la transporter
dans le domaine de la science morale et sociale. Il est impossible de douter
de la fécondité de cette méthode, après avoir lu les ouvrages où M. Le Play
en a donné l'exemple, et le travail, digne de prendre place au milieu d'eux,
dont nous ne pouvons donner ici qu'un compte-rendu succinct et très
imparfait.
L'étude d économie sociale comparée, que M. Le Play a faite sur les
peuples étrangers ^ , M. de Ribbe vient de le faire sur la vieille France ; le
premier nous montre les modèles autour de nous, chez les nations qui ont
conservé des traditions de vie domestique et sociale ; le second nous les fait
voir dans notre propre passé, dans les profondeurs d'une histoire dont la
surface est encore seule connue. On ne peut donner, ce nous semble, une
meilleure et plus triste idée du livre de M. de Ribbe, qu'en disant qu'il
est le commentaire achevé et saisissant du beau titre qu'il porte. C'est, en
effet, un plan complet de réforme sociale basé sur la famille, une démonstra-
tion graduelle et péremptoire de cette maxime de M. Le Play : " La
famille constitue la vraie unité sociale : " Les vertus privées peuvent seules
^ La Réforme Sociale en France, déduite de l'observation comparée des peuples
européens, par M. Le Play, 3 vol. in-12. Dentu.
878 REVUE CANADIENNE.
garantir les vertus publiques, et c'est par la petite patrie, qui est la lamiL
qu'on s'attache î\ la grande ; ce sont les bons pères, les bons maris, les bocj-
fils, qui font les bons citoyens. " La division de l'ouvrage embrasse d'ail-
leurs toute la science sociale, et le cadre tracé est rempli gans lacunes : la
famille et les institutions, la famille et f école, la famille et l'ordre
social.
Ce qui ajoute à ce volume une saveur vraiment exquise, ce sont ias
documents originaux dont les extraits les plus délicats sont semés dans ses
pages. L'auteur a eu la bonne fortune de découvrir dans les archives de
plusieurs familles de Provence d'inestimables trésors semblables à celui qu'il
édita en 1868, sous ce titre : Une famille au XVJ siècle, et que nous d^
vous à la coutume charmante des livres de famille ou livides de raison
Chaque famille, et cela chez les bourgeois et les paysans, aussi bien que chez-
les nobles, avait son registre transmis do génération en génération, et sur
lequel étaient écrits, de la maiû dfes dhefs de famille qui se succédaient, la
généalogie et l'état des afl^ires de la maison, les événements importants du.
foyer et de la commune, quelquefois aussi de la patrie. On y lit souvent
dans un Ktyle naïf et ému des réflexions touchantes, les exhortations d'un
père à ses descendants ou bien l'éloge des ancêtres. Ces livres de raison
(liber rationwiï) n'étaient donc pas seulement des livres de comptes, c'étaient
plutôt des mémoires, de véritables autobiographies dévoilant 1 histoire d'une
iamille, " très plaisante à veoir, dit Montaigne, quand le temps commence a
en effacer la souvenance, et trez à propos pour nous oster souvent de peine
Usage ancien, ajoute-t-il que jetreuve bon à refreschir, chacun en sa chaou
nière, et me trouve un sot d'y avoir failly." Usage qui est bien loinide
nous aujourd'hui, relégué avec tout le bagage de ce Iwn vieux temps dont
on se moque comme d'une légend e, et dont M. de Ribbe a le nicritc de noua
faire touclier du doigt la réalité ! Tandisque les amateurs courent u la re-
cherche des vieux meubles et des vieilles faïences, M. de Ribbe fouille les
archives privées pour y rencontrer ce qu'il appelle des témoins obscurs
de la paix sociale fondée autrefois sur la paix domestique. Il n'est assuré-
ment pas d'archéolr>gie plxis noble et plus utile, il n'en est même pas ('
plus attachante ; M. de Ribbe nous décrit quelque part le charme qu'il
éprouvé à se plonger dans les sources pures et rafraîchissantes de l'ancien
coutume domestique, locale et nationale ; cette impression suave et salutaf
nous pouvons dire qu'on la ressent ù la lecture de son livre.
Ce livre, au reste, n'est pas seulement, quoi qu'en dise, son avant-propos,
un écrin dans lequel l'auteur a enchâssé les perles précieuses dont il était
le dépositaire ; il renferme, en outre, une œuvre originale et personnelle très
considérable. 11 nous atteste ce qu'était iancienne société française. Il
nous initie au secret de la fécondité et de la stabilité de tant de familles d
toutes classes qui vécurent plusieurs siècles en grandissant toujours, et
se trouve en même temps le secret d'un ordre social si longtemps inébran
lable. Il nous montre : les institutions communales fondées sur la famii:
et consacrant une liberté vraie et populaire, dont notre libéralisme n'a
môme pas l'idée ; l'esprit de bien public et le patriotisme se développant
^M. de 'Rlbbe donne des détails pleins d'intérêt et tout à fait nouveaux sur la pra-
tique du même usage «n Italie, en Allemagne, en Angleterre et môme en Ghme, La.
constitution, pour aiusi dire patriarcale, de la famille chinoise, peut seule expliquer
la longue durée de ce peuple. — En France, l'usage dont il s'agit n'était pas restrerat
à la Provence, mais là on le trouve élevé à la haut«ur d'une institution.
BlBI.IOGRAPilIE. 87S^
à l'ombre de la coutume et des libertés locales; réc-olc intbuement liée à
la famille et, oliose surprenante pour un siècle qui ne veut reoonhaUre
que Pignorance aux siècles qui l'ont précédé, 1 instruction primaire déjù
très répandue (peut-être plus qu'aujourd'hui), même en plein moyen uge
et au sein des plus sauvages régions do nos Alpes. Il fait voir encore
l'union des diverses classes reposant sur la religion, sur la pratique des
vcKtus domestiques et sociales, sur l'amour du roi qui personnifiait la patrie
tout entière ^ . enfin la question sociale résolue pendant de longs siècles par
l'épargne, le culte du foyer et la liberté testamentaire, liberté qu'il faudrait
au moins se hâter de rendre aujourd'hui aux petits propriétaires et aux
paysans, si l'on recule devant une restitution générale. — Tels sont les prin-
cipaux traits de cette vieille société que nous ne connaissons encore que par
les fantaisies brodées sur le moyen âge ou par les critiques des abus de
l'aûcien régime, c'est-à-dire de la période de décadence qui a rempli, le
XVIIIe siècle et même une partie de XVIIe., ,
La famille, les moeurs, la coutume, les traditionf?, Voilà ce qui fait les
peuples forts et libres. Voilà les organes admirables que M. de Ribbe nous
présente fonctionnant dans notre pays du XIV au XVIII siècle. Ils font
encore de nos jours la vitalité merveilleuse de la race anglo-saxonne en Euri^e
"eten Amérique. On les retrouve également cons<,rvés dans quelques contrées
de l'Allemagne, daas plusieurs des petits cantons de la Suisse,dans la Biscaye,
etc. Quant à nous, nous avons fait table rase, la vie nomade ,à remplilcé
la vie domestique, nos institutions et nos lois semblent toutes dirigées contre
la stabilité de la famille et de la coutume. C'est pourquoi nous voyons
croître la désagrégation ries éléments sociaux et un antagonisme capable de
les briser tous quelques jours. La conclusion s'impose : nous ne trouve-
rons le salut qu'en revenant aux traditions de la vie domestique, qui sont
en même temps celles de la vie sociale.
Le livre de M. de Ribbe a sa place marquée, non-seulement dans la bi-
bliothèque de tous ceux que les problèmes sociaux intéressent, mais encore
sur la table de toutes les familles chrétiennes. Ce n'est pas assez, et le
:çlus utile serait qu'une intelli^^ente propagande le fit pénétrer dans les
familles les plus tourmentées par le mal moderne. Car personne ne le lira
sans recevoir une impression profonde et un enseignement.
[Extrait de la Revue Catholique des Institutions et du Droit, publiée à
Grenoble. France.)
V. NICOLET.
Avocaty doct. en droit.
La lettre suivante a été adressée depuis à M. Charles de Ribbe, auteur de
l'ouvrage ayant pour titre : Les Familles et la Société en France avant la
Révolution, d'après Us documents originaux :
Frohsdorff,le 17 juin 1873.
Le livre que vous venez de publier, Monsieur, et dont j'accepte très vo-
lontiers l'hommage, serait bien de nature à convaincre l'esprit le plus rebelle
s'il pouvait subsister encore un doute sur le rôle que Dieu, dans la société, a
de tout temps assigné à la famille.
^ Les classes pauvres n'étaient pas les moins dévoué«s au roi ni les moins aimées de
lui. " S'il arient, dii Saint Louis dans ses enseiffnements à son fils, que quelque
querelle qui soit mue entre riche et pauvre vienne devant toi, soutiens plus le pauvre
que le riche, et quand tu entendras la vérité, fais leur-droit."
S80 REVUE CANADIENNE.
7ouB iûspirant des travaux de M. Le Play, Téconomiste éminent qui est
spécialement voué de nos jours à l'étude consciencieuse de <3es graves ques-
tions, et préférant rester dans le domaine des faits, vous n'avez pss demandé
vos preuves à la théorie et vous avez trouvé dans les profondeurs de notre
histoire des documents d'une grande puissance. Ces innombrables mémoires,
testaments, Livres de raison, que d'infatigables recherches vous ont fait
découvrir dans les archives intimes du foyer domestique, sont autant de
monuments qui nous livrent le secret de la perpétuité de tant de familles
de toute classe, opposant aux vicissitudes des siècles un rempart de foi, d'u-
nion, de vertu et d'honneur. L'esprit du mal ne pouvait réaliser son plan
de désorganisation universelle qu'en brisant ces liens formés par le respect
de la tradition ; de là ses efforts persévérants pour saper l'autorité paternelle,
base de la société chrétienne.
Votre oeuvre est plus qu'une œuvre de lumière et d'érudition, c'est avant
tout un acte de courage, car vous n'avez pas craint de braver iïmpopularito
qui s'attache à quiconque ose proclamer les droits de Dieu sur la société
et s'opposer au triomphe de l'idéal si cher à la révolution : la famille sans
ohef et l'Etat sans Dieu.
Eecevez mes vives félicitations et croyez à mes sentiments bien sincères,
Henri.
N. D. — L'auteur ayant fait hommage de son livre à la Direction, et
étant inconnu en ce pays, nous avons cru qu il nous saurait gré d'avoir
reproduit les excellents témoignages qu'on vient de lire, et qui lui serviront
de lettre d'introduction auprès du public canadien, dont nous " sollicitons
pour lui, le bienveillant patronage.
c!ii.tj|ijir»àè
LA
REYUE CAIADIEIIE
PHILOSOPHIE, HISTOIRE, DROIT, LITTERATURE, ECONOMIE SOCIALE, SCIENCES,
ESTHÉTIQUE, APOLOGÉTIQUE CHRÉTIENNE, RELIGION
<xjli^oo
TOME DIXIÈME
Bonzième lilvralson— 25 I>é€embre, 1873.
SOMMAIRE
1.— LE BATTEUR DE SENTIERS, (Suite et fin) Gl'STAVE AIMARD.
II.-ETUDES sur les TERRITOIRES DU NORD-OUEST DU CANADA, (Suite
et fin.) J. V. LAXCiELIER.
m.— VIRGILE, ECHO DE LA VÉRITÉ I.OVIS f>APOIXTK.
I V.-LES GAULTIER DE V ARENNES (Suite et fin) B, SUI.TE.
V.-DE PARIS A L'EXPOSITION DE VIENNE, (Suite et fin.) VICTOR FQURNEL.
VI.-BIBLIOGRAPHIE I.. W. TESSIER.
VII.-TABLE DES MATIÈRES
-- ^5toJ^*-' '~
MONTREAL
JMPRIMÉE ET PUBLIÉE PAR E. SENEGAL
Nos. 6, 8 et 10, Rue Saint-Vincent.
1873.
[)roi! de traduction et de reproduction réservés
ON S'ABONNE A LA REVUE CANADIENNE
CHEZ
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<* H. II. Dufresne Trois-Kiviores.
" Emm. Crépeau Sorel.
*^ L. J. Casault, — Bibliotlièque du Parlement Provincial Ottawa.
'* L. A. Dérome Joliette.
'* Josepli L'Ecuyer St. Jean d'Iberville
" L. 0. Forget Terrebonne.
'' J. A. Archambault , Yarennes.
'* M. G. Roussin Roxton Falls.
'^ Alph.Raby Ste. Scliolastique.
*' 0. H.Champagne, St. Eustache.
^* J. B. Lefebvre-Villemure St. Jérôme.
" A. M. Gagnier Ste. Martine.
<' E. Lafontaine , St. Hugues.
" J. 0. Dion Chambly.
" A. Sauton, 41 Rue du Bac Paris.
LA REVUE CANADIENNE,
Recueil périodique de Beaux-Arts et de Sciences, a pour but de travailler à la créatioi
d'une littérature nationale, à l'alliance des Lettres et de la Religion, et à la défense des prin'
eipes fondamentaux de l'ordre social et de toute vraie civilisation.
La rédaction se fait sous la direction d'un comité de Directeurs.
S'adresser, pour tout ce qui concerne la rédaction et l'envoi des manuscrits, au Directeu:
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son, payable d'avance, la souscription des abonnés en dehors de la ville sera dorénavant de $2.25.
NOUVEAU MOIS DE MARIE
DÉDIÉ AUX FIDÈLES DU CANADA PAR UN
PRÊTRE DU DIOCÈSE DE MONTREAIl
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St. Ilyacial.he.
1 vol. de280 pages relié.
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DOCTEUR S. GAUTHIE
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Dépôt principal des pilules de Vallet. On peut consulter le Docteur Gauthier à sa pharmacie, No.
rue St. Laurent, pendant le jour ; la nuit à sa résidence No. 235 rue 84. Liiureni.— Médecin nr.couch
^'^
LE BATTEUR DE SENTIERS.
s^:èves de la vie mexicaine.
(Suite et fin,)
XV. — SACRAMENTA.
Tout en parlant ainsi, le sourire sur les lèvres, la jeune fille
pénétra dans le cercle, et, s'asseyant sur l'herbe entre le Français
et don Miguel :
— Continuez, je vous en prie, senores; plus que personne je suis
intéressée à la réussite de vos projets, il est donc juste que j'en sois
instruite; d'aillfMu-s, bien que je ne sois qu'une femme, peut-être
ne vous serais-je pas complètement inutile.
—J'en suis convaincu, senorita, répondit Louis Morin, cependant
peut-être aurait il mieux valu que vous fussiez demeurée étrangère
à notre débat.
— Ne m*en veuillez pas, don Ijuis, dit-elle en lui tendant sa main
mignonne avec un charmant -ourire" le hasard a tout fait; je ne
pouvais dormir, l'inquiétude me tenait éveillée; à travers les bran-
ches de l'enramada je vous ai aperçus, causant autour du feu; je
me suis levée, vous parliez, supposant ne pas être entendus d'au-
tres personnes que celles qui vous entourent, vous vous expliquiez
avec une complète franchise; j'ai écouté presque malgré moi vos
paroles, qui me révélaient pour la première fois l'affreuse situation
dans laquelle nous sommes et les dangers terribles qui nous en-
tourent.
— Voilà ce que je déplore, senorita ; ces dangers, que -vous vous
exagérez beaucoup, je vous le jure, j'aurais voulu vous les laisser
toujours ignorer.
— Pourquoi donc cela, don Luis?
— Vive Dieu! s'écria Saint-Amand, ce serait une honte de ne pas
parler devant vous, ma belle demoiselle; vous avez le droit de
vous asseoir au feu du conseil ; les Comanches eux-mêmes, qui
sont les plus sages guerriers que je connaisse, ne dédaignent pas,-
dans les circonstances graves, de prendre l'avis des femmes, pour-
quoi n'agirionsnous pas comme eux? Moi, d'abord, je suis con-
vaincu que l'opinion que vous émettrez sera la meilleure.
— Je vous remercie, senor, répondit-elle en souriant ; je n'ose
m'avancer autant, je tâcherai cependant que cette opinion n€ soit
pas la plus mauvaise.
— Vous nous avez dit, ma cousine, fit don Miguel, que nous pour-
rions trouver des auxiliaires près de nous.
— En effet, vous avez dit cela, senorita, reprit Louis Moriu ; je
vous avoue humblement que, quant à moi, je ne sais à quels auxi
liaires vous faites allusion.
25 Décembre 1873. 5G
882 REVUE CANADIENNE.
La jeune fille sourit avec fuiesse, et, menaçant son cousin du
doigt :
— C'est pour me punir de ma présomption, dit-elle, que vous me
contraignez à parler. Eh bien, soit, je m'exécute : ces amis ne sont
autres, à mon avis, que les guerriers comanches que don Luis a
visités cette nuit même.
Le Français hocha la tête à plusieurs reprises d'un air de doute ,
— Vous vous faites illusion, senorita, reprit-il, les Bisons-Rouges
ne nous viendront pas en aide, leurs réponses évasives à mes ques-
tions ne me laissent aucun espoir à ce sujet.
— En êtes-vous bien certain, don Luis?
— Tellement certain, senorita, que je ne me hasarderais pas à
me présenter de nouveau dans leur camp, convaincu que j'essuie-
rais un refus.
— Cependant ils vous ont témoigné beaucoup d'amitié lors de
votre visite.
— C'est vrai; mais, amitié stérile, toute de mots, et qui ne se tra-
duirait pas par des faits.
— Vous me pardonnerez de ne pas partager votre sentiment à
cet égard ; vous avez rendu, dites-vous, de grands services à ces
gens, il est impossible qu'ils n'en conservent pas une certaine re-
connaissance.
—La reconnaissance d'un Indien ! fit-il en hochant la tête.
— Vaut peut être mieux que celle d'un blanc, interrompit-elle
avec vivacité ; je tiens à m'en assurer.
— Que voulez-vous dire ?
— Rien, sinon que j'ai l'intention de réclamer, moi, cet appui
que vous refusez de leur demander.
— Vous feriez cela, senorita? s'écria-t-il avec étonnement.
— Pourquoi pas ? J'irai dans leur camp, oui, don Luis, si toutefois
vous consentez, non pas même à m'y accompagner, mais seulement
à m'en enseigner la route.
— Mais c'est de la folie cela, ma cousine, fit don Miguel ; vous
serez assassinée.
Louis Morin lui posa la main sur le bras :
— Non, dit-il, les Indiens n'assassinent pas les femmes, ils les res-
pectent ; d'ailleurs, l'hospitalité est sacrée parmi eux, et puis, qui
sait ! peut-être cette démarche de doua Sacramenta, tout étrange
qu'elle paraisse au premier abord, réussirait-elle.
— Le croyez-vous? fit la jeune fille.
— Je n'ose me prononcer afiirmativement; cependant il n'y au-
rait rien d'impossible à ce qu'il en fut ainsi.
La jeune fille parut réfléchir un instant, puis, se tournant vive-
ment vers le Français :
— Don Luis, lui dit elle avec une animation extraordinaire, je
veux me rendre au camp des Indiens.
—Y songez vous, senorita ? s'écria-t-il avec une douloureuse stu-
péfaction.
— Oui, oui, reprit-elle., eux seuls, s'ils le veulent, peuvent nous
s:'iuver ; je les verrai.
Louis Morin fixa pendant quelques instants son regard pénétrant
sur la jeune fille ; puis, secouant tristement la tête :
LE B\TTEUR DE RENTIERS. 888
— Vous ne ferez pas cette folie, senorita, lui dit-il.
— Qu'appelez-vous une folie, don Luis ? répondit elle avec une
certaine hauteur.
— La démarche que vous voulez tenter, reprit-il nettement.
Elle haussa les épaules avec dédain :
— Craignez- vous doue de m'accompagnor? fit-elle avec un sourire
ironique.
— Vous avez tort de me parler ainsi, senorita ; je ne crains rien
(tour vous servir ; tant qu'il me restera un souffle de vie, ma poi-
trine sera toujours entre vous et le poignard de *^os ennemis; mais
vous vous faites uue fausse idée de notre situation; elle est mau-
vaise, fort mauvaise môme, j'en conviens, mais elle est loin d'être
désespérée. A défaut du nombre, nous avons la bravoure, l'expé-
rience et la ruse ; laissez-nous nous servir d'abord de ces trois
moyens; s'ils échouent, eh bien, senorita, je serai le premier à
vous rappeler la démarche q»e vous désirez faire ; cette démarche
intempestive aujourd'hui, car elle serait, parles Indiens bons juges
en pareille matière, considérée comme une lâcheté ; peut-être, dans
quelques jours, deviendra-t-elle, à leurs yeux, toute naturelle, et par
conséquent, l'accueilleront-ils favorablement. D'ici là, je vous en
frie, senorita, laissez-nous, à nous autres hommes, le soin de veiller
sur votre sûreté, qui nous est si chère et que nous saurons assurer
sans vous exposer aux railleries et, qui sait? aux insultes de gens
dont il vous est impossible d'apprécier le caractère et les habi-
tudes.
— Ma chère cousine, les paroles de don Luis sont d'une sagesse
incontestable, vous auriez mauvaise grâce à ne pas vous rendre à
un raisonnement aussi sensé ; croyez-moi, laissez-le agir, mieux
que nous il sait ce qu'il convient de faire en ce moment.
— Soit, reprit-elle; puisque vous l'exigez, je consens, nou pas à
renoncer à mes projets, mais seulement à les ajourner.
— C'est tout ce que je désire, senorita.
— Puisque vous refusez le concours que je vous offre, que comp-
tez-vous faire ? reprit-elle.
— Une chose fort simple ; au lever du soleil, nous continuerons
notre voyage, l'Ourson partira en avant pour avertir votre oncle
de l'extrémité dans laquelle nous nous trouvons; quant à moi, je
laisserai à Marceau le soin de vous guider, sous la surveillance de
don Miguel, et, en compagnie de Saint-Amand, je me déroberai,
afin d'éclairer votre marche et de surveiller nos ennemis.
— Vous en revenez à vos anciens projets.
— A peu près, senorita; seulement il est possible que je décou-
vre la piste de don Ramon, et alors peut être parviendrai je, avec
l'aide de mon compagnon, à déjouer ses machinations et à le faire
tomber dans le piège qu'il sj prépare sans doute à tendre sous nos
pas. Deux hommes résolus, et connaissant à fond le désert, peu-
vent beaucoup s'ils sont adroits.
— Tout à l'heure vous regrettiez notre petit nombre.
— Certes, je le regrettais, senorita, au cas où il nous faudrait de
nouveau en venir aux mains avec la cuadrilladedon Ramon, com-
posée de bandits sans foi ni loi, capables, pour s'approprier nos
dépouilles, de commettre les plus grands excès ; mais j'ai l'espoir
884 REVUK CANADIENNE.
de vaincre cet homme pai' ses propres arme&,c'esl-à-direen employ-
ant la ruse.
— Puisque maintenant ma présence est inutile parmi vous, j:
me retire, senores, avec le regret de ne pas avoir, ainsi que je i
désirais, fait prévaloir un avis que je considère comme le raeillein
mais avec la conviction que bientôt, en y réfléchissant plus mûn-
ment, vous vous y rangerez de vous mêmes.
Louis et ses compagnons s'inclinèrent respectueusement devant
la jeune fille sans lui répondre autrement; elle leur fit un salii,
gracieux, et s'éloigna à pas lents dans la direction de Tenramadai
où elle entra, après s'être une dernière fois tournée vers les chas-
seurs, toujours debout et immobiles devant le feu du conseil.
Lorsque doua Sacramenta eut enfln disparu :
— Maintenant, dit le Français, profitons des deux ou trois heure :
qui nous restent pour nous livrer au repos. Au lever du soleil, noi
nous mettrons en marche; vous, l'Ourson, ainsi que cela est cor.
venu, vous nous quitterez pour vous rendre par le plus court che-
min à l'hacienda d'Aguas-Frescas et nous amener des secours, sn;
tout ne vous laissez pas surprendre en route par les Lidiens ou a--
très rôdeurs que vous rencontrerez sur votre passage.
— Par ma foi, répondit le Canadien avec un gros rire, ce sérail
une chose singulière qu'un homme habitué comme moi au déser
se laissât enlever comme un enfant. Soyez tranquille, monsi'^'
Louis, vous aurez bientôt de mes nouvelles.
Chacun se leva alors et alla se livrer au repos.
Il était plus de trois heures du matin; dans deux heures a
plus le soleil se lèverait ; mais peu importait aux Canadiensi ron
pus depuis longtemps à cette vie de périls ; après avoir échang
quelques dernières paroles, ils s'enveloppèrent avec soin dans leu
couvertures, s'étendirent les pieds au feu, et s'endormirent pre
que aussitôt.
Louis Morin et don Miguel se placèrent devant l'enramad^, Sif^^
d'être prêt à tout événement.
Nous avons dit que doua Sacramenta, après avoir vu son offV
généreuse, sinon complètement repoussée, du moins ajournée ind
flniment, avait semblé prendre assez facilement son parti do
refus et s'était retirée sous l'enramada préparée pour sa sœ
.pour elle.
La fîèie'jeune fille, brave et déterminée comme une véritab
Espagnole qu'elle était, s'était sentie froissée de la façon dont so
oUre avait été reçue ; la confidence qu'elle avait surprise en éco
tant les chasseurs lui avait prouvé que la caravane se trouva
dans une position, sinon entièrement désespérée, du moins for
critique ; son parti avait été pris sur-le-champ.
Loin d'être ébranlée par ies observations, cependant fort juste
de: Louis Morin, elle s'était, au contraire, seriti de plus en ph
poussée à tenter sa hasardeuse entreprise ; puisque personne ne
Toulait accompagner au camp des peaux-rouges, elle irait seule
Que risquait-elle ? Le camp, dont les feux étaient fort visible
ne pouvait être très-éloigné ; la direction était ainsi toute tracée,
une heure tout au plus, du moins à ce qu'elle croyait, lui siiffisai'
3^ur:s'y jnendre; au point du jour, elle reviendrai t^acconripagn''
LE BATTEUR DE SENTIERS. 8Ô5
des chefs indiens et prouverait ainsi à ses amis qu'ils avaient eu
^ tort de ne pas mettre en elle leur confiance.
' Pour comprendre le raisonnement de cette jeune fille et la dé-
termination audacieuse qui en fut la suite, il faut bien connaître
le caractère espagnol : le courage, l'orgueil, l'entêtement et la con-
fiance en forment le fond ; les femmes surtout ont une indompta-
Me énergie, c'est une race de lionnes ; l'iiistoire espagnole pullule
de faits où les femmes, dans des situations désespéiôes, ont subite-
ment pris une initiative qui, en entraînant les hommes, les a con-
traints à les suivre et à sauver avec elles, môme la monarchie. Il
ne nous faudrait pas remonter très-loin pour trouver des preuves
de ce que nous avançons ici.
Dona Sacramenta était espagnole de pied en cap, douce, même
faible et craintive dans la vie privée; son caractère grandissait
avec les circonstances et se mettait d'un bond à la hauteur des évé-
iieraents; elle-même s'ignorait,il fallait qu'elle se trouvât ainsi dans
une situation complètement anormale pour que, pour ainsi dire à
son insu, elle se fût résolue à tenter une dérçiarche si téméraire ;
mais une fois cette détermination prise et bien arrêtée dans son
esprit, nul obstacle n'aurait été assez fort pour l'arrêter.
Rentrée sous l'enramada, au lieu de se coucher près de sa sœur
et de se livrer au sommeil, elle s'approcha de la faible clôture de
branches entrelacées qui servait de muraille, surveilla attentive-
ment ce qui se passait au dehors et assista, témoin invisible, à la
fîp du conseil des chasseurs. ^
Elle les vit se lever, se séparer, puis finalement se coucher a^-
iioiir du feu.
lillle attendit, immobile comme une statue de marbre, pendant
Dne heure, puis, convaincue que tous dormaient, elle s'enveloppa
dans un zarapé, prit à tout hasard un poignard qu'elle cacha dans
hà poitrine, donna à sa sœur un baiser sur le front, sortit légère
comme un sylphe de l'enramada, passa, sans les éveiller, auprès de
son cousin et de Louis Morin, et traversa le camp d'un pas furtif
et rapide.
Dona Sacramenta alla droit à la sentinelle, résolue à lui "deman-
der de la laisser passer et à lui offrir de l'or, si besoin était, pour
îa faire consentir.
Cette sentinelle, heureusement pour la jeune fille, était un peon
de don Gutierre. Le pauvre diable, accablé de fatigue, dormait
lout debout appuyé sur son fusil.
— Nous sommes bien gardés ! murmura-t-eMe avec un sourire.
Et elle passa presque à toucher le peon sans qu'il s'éveillât.
En quelques secondes, elle se trouva hors du camp.
Se frayant un passage à travers les hautes Herbes, où bientôt elle
disparut, elle descendit rapidement la rampe fcssez roide de l'émi-
irience et gagna la prairie.
Elle s'arrêta pendant quelques instants, non-seulement pour s'o-
rienter, mais encore pour reprendre haleine; son cœur battait Tort;
% jeune fille, malgré son courage, se sentait effrayée de se trouver
ainsi seule dans les ténèbres, loin de tout secours,au milieu du désert.
Cependant cette faiblesse ne fut qu'un éclair ; presque aussitôt
886 REVUE CANADIENNE.
elle reprit courage, et, relevant fièrement la tête, elle s'élança
presque en courant dans la direction du camp des Gonfianches.
Depuis environ trois quarts d'heure elle marchait ainsi à travers
les hautes herhes ; le feu vers lequel elle se dirigeait lui apparais-
sait comme un phare au sommet de la colline où il flamboyait;
elle espérait l'atteindre dans une demi-heure au plus tard, lorsque
tout à coup il se fit un froissement dans les broussailles à droite et
à gauche de la pente qu'elle suivait, et deux hommes, s'élançant
du milieu des halliers, lui barrèrent le passage.
La jeune fille poussa un cri d'effroi à celte apparition soudaine,
et s'arrêta avec un frissonnement de terreur.
XVI. — FACHEUSE RENCONTRE.
Ces deux hommes, en efi'et, avaient quelque chose d'étrange et
de sinistre qui justifiait pleinement l'appréhension de dona Sacra-
menta.
Ils paraissaient être des peaux-rouges,ou du moins ils en portaient;
le costume, et, pour un observateur superficiel, ils en avaient tous
les dehors, mais, en les examinant de plus près, on reconnaissait,
facilement que leur teint avait été bruni par des peintures appli-
quées sans art, et que les vêtements indiens qu'ils portaient, jetés
pêle-mêle sur leur corps, leur donnaient une démarche lourde,
gauche et empruntée.
Dona Sacramenta ne fit aucune de ces réflexions, elle ne vit rien
de ce que nous signalons au lecteur, elle crut être en présence
d'indiens véritables; le premier moment de surprise et de dégoût
surmonté, se rappelant le motif qui l'avait fait sortir du camp, elle
fit un effort sur elle-même, et maîtrisant l'efTroi involontaire qu'elle
éprouvait, elle se décida à prendre la parole.
— Mes frères sont des guerriers comanches sans doute ? dit-elle.
Les deux pseudo-Indiens échangèrent entre eux un regard rail-
leur, et le plus grand se décida enfin à répondre :
— Oui, nous sommes des guerriers comanches.
— Je suis heureuse d'avoir rencontré mes frères, reprit la jeune
fille ; je désire me rendre au camp des Bisons-Rouges, j'ai à entre-
tenir leur chef de choses importantes, mes frères me conduiront
jusqu'en présence de l'Opossum.
Les deux drôles échangèrent entre eux un second regard plus
narquois et plus railleur que le premier.
—Que désire dire ma sœur au grand chef de notre tribu ? répon-
dit celui qui déjà avait parlé.
—Des choses que l'oreille seule d'un chef doit entendre, dit avec
fermeté la jeune-fille.
— L'Opossum est un chef puissant, fit avec emphase l'Indien ou
soi-disant tel; il est révéré dans la tribu des Bisons-Rouges, les
femmes ne peuvent pénétrer ainsi dans le camp des guerriers
indiens.
— Mes frères ne parlent pas bien, répliqua la jeune fille; igno-
rent-ils que les femmes sont toujours vues avec respect par les guer-
riers comanches et traitées avec égard, lorsqu'elles se présentent
dans leurs callis (chaumières) ?
LE BATTEUR DE SENTIERS. 887
Les deux hommes se parlèrent pendant quelques minutes à voix
basse, semblant se consulter entre eux, puis celui qui jusqu'à ce
ce moment avait porté la parole répondit d'une voix brève :
— Soit: nous conduirons ma sœur au campement des braves
guerriers comanches, et nous la mettrons en présences de l'Opos-
sum ; que notre sœur nous suive.
La jeune fille jeta un regard soupçonneux sur ses deux compa-
gnons ; malgré elle, doua Sacramenta éprouvait une invincible ré-
pugnance pour ces hommes, dont les manières gauches et les pa-
roles de plus en plus empruntées lui paraissaient extraordi-
naires.
— Le camp des Bisons-Rouges est fort éloigné, dit-elle avec hési-
tation ; je ne voudrais pas être un embarras pour mes frères, il
suffît qu'ils m'indiquent la route, je me rendrai seule au camp.
— La route n'est point facile à suivre, répondit un des Indiens ;
dans la prairie, toutes les sentes sont brouillées par les hôtes fau-
ves, ma sœur ne pourrait faire dix pas sans s'égarer; vaut mieux
que nous guidions la jeune vierge des visages pâles jusqu'au camp
de nos frères les Bisons-Rouges. L'Op issum chàtira ses fils d'avoir
manqué à ce devoir sacré.
Malgré la répulsion qu'éprouvait la j'ine fille pour la compagnie
de ces hommes qui lui devenaient d'instant en instant plus sus-
pects, cependant elle fut obligée de convenir avec elle-même qu'ils
avaient raison, et que s'obstiner à cheminer seule dans le désert
serait fort imprudent et pourrait avoir des conséquences fâcheuses
pour la réussite de ses projets ; elle ne fit donc aucune objection à
leurs remontrances, et se décida à les suivre, en se réservant in
petto de les surveiller avec soin en cas de trahison.
Cependant les Indiens, malgré leurs façons brutales et leurs pa-
roles brèves, ne semblaient nourrir aucune mauvaise intention
contre la jeune fille ; lorsque celle-ci se fut enfin résolue à se livrer
à leur proteclion,ils la placèrent entre eux,et quittant aussitôt le sen-
tier dans lequel ils se trouvaient, ils s'enfoncèrent dans les halUers
en se contentant de lui dire laconiquement :
— Cette voie nous abrège considérablement le chemin.
Qu'elle le crût ou non, dona Sacramenta ne jugea pas opportun
de faire la moindre observation ; elle se mit résolument à marcher
entre ses deux guides.
Ceux ci s'avançaient avec précipitation, écartant du bout de
leur fusil les branches et les herbes qui leur faisaient obstacle, re-
gardant avec inquiétude autour d'eux et parfois s'arrôtant pour
échanger quelques mots d'une voix si basse, qu'il était impossible
à la jeune fille de les entendre.
Ils marchèrent ainsi pendant près de deux heures sans suivre en
apparence une direction déterminée, coupant droit devant eux.
sans tenir compte des sentes qui se trouvaient sur leur passage, et
paraissant mettre une certaine affectation à s'enfoncer déplus en
plus dans les parties les moins explorées et par conséquent les plus
mystérieuses de la savane.
L'ombre commençait à décroître, l'horizon s'illuminait des pre-
mières lumières du jour, les oiseaux s'éveillaient sous la feuillée,
on voyait ça et là, au-dessus des hautes herbes, surgir des élans et
888 REVUE CANADIENNE.
des assahtas, dont les yeux effarés se fixaient avec inquiétude sur
les voyageurs et qui, après les avoir considérés un instant, s'enfuy-
aient d'une course affolée à travers la savane.
Malgré toute la fermeté de son caractère et tout le courage dont
elle s'était armée, dona Sacramenta se sentait en proie à une ter-
reur invincible ; cette longue course pour se rendre au campement
des Indiens, qui, d'après le dire de Louis Morin, n'était éloigné que
de deux lieues au plus de la caravane, lui semblait hors de toutes
proportions; de plus, elle commençait à éprouver une grande las-
situde, et, malgré tous ses efforts pour suivre les pas pressés de ses
compagnons, ses pieds endoloris ne la soutenaient plus qu'avec
peine.
Cependant les deux hommes continuaient à marcher du même
pas, ne semblant nullement remarquer l'état dans lequel se trou-
vait la jeune fille ; enfin, celle-ci, vaincue par la fatigue et par la
souffrance, incapable de supporter plus longtemps un pareil sup-
plice, s'arrêta tout à coup et se laissa tomber au pied d'un arbre
qui s'élevait solitaire au milieu de la prairie.
—Vous m'avez trompé, dit-elle résolument, je n'irarpas plus loin,
vant de savoir ce que vous voulez faire de moi.
Etonnés plus qu'ils ne voulaient le laisser paraître de cette brus-
jue détermination, les deux hommes s'arrêtèrent en regardant au-
our d'eux d'un air inquiet.
— Que signifie cela ? dit enfin celui qui jusqu'à ce moment
ivait toujours porté la parole : pourquoi ne pas continuer à mar-
•her ?
, — Parce que, répondit la jeune fille, je suis harassée de fatigue
et que, de plus, j'ai la conviction que vous me trompez et me tendez
un piège.
— Vont êtes folle, reprit cet homme ; ma sœur veut-elle, oui ou
non, se rendre au camp des Bisons-Rouges ?
—Je le veux ; mais je suis certaine que jamais vous n'avez eu
l'intention de m'y conduire, sans cela depuis longtemps déjà nous
1 aurions atteint.
— Voilà bien le raisonnement des visages pâles, qui se figurent
qu'on marche aussi facilement et aussi rapidement dans le désert
que dans les rues d'une ville.
La jeune fille releva brusquement la tête, et fixant un regard pé-
îétrant sur son interlocuteur :
— Vous n'êtes pas un Lidien, dit-elle vivement; les expressions
îont vous vous servez me le prouvent.
— Moi, fit-il en se mordant les lèvres avec dépit, que suis-je donc
lors ?
— Je ne sais, mais maintenant j'ai la certitude que le costume
jue vous portez n'est qu'un déguisement; vous ne m'abuserez point
avantage.
— Ce que vous dites là est faux, reprit-il avec force.
Le second individu, qui jusque-là avait constamment jugé
convenable de garder le silence, posa la main sur l'épaule de son
compagnon :
—Tais-toi, lui dit-il, nous sommes reconnus, toute feinte est
inutile.
LE BAITEUR DE SEN'riERS. 889
— Ah! fit la jeune fille avec un ressentiment craintif, vous 0Q
'convenez donc enfin ?
— Pardieu ! fit l'autre en ricanant ; à quoi bon ruser davantage?
d'ailleurs vous êtes maintenant entre nos mains.
— ^^Je suis entre les mains de Dieu, qui nous voit et nous entend,
cl qui ne me laissera pas sans protection.
Les deux bandits éclatèrent de rire.
— Dieu ne voit pas dans le désert, dirent-ils; les buissons et les
hautes herbes interceptent son regard.
La jeune fille baissa la tête sans répondre et deux larmes coulè-
rent lentement le long de ses joues.
Les deux hommes, sans plus de cérémonie, prirent alors place à
son côté :
—Au fait, dit l'un d'eux, pourquoi aller plus loin? mieux yaut
nous entendre et savoir tout de suite à quoi nous en tenir ; de cette
façon tout malentendu sera impossible. Parlez, compadre Carne ro,
expliquez à la senorita ce que nous désirons obtenir d'elle.
— Oh ! cela est si simple et si facile, cher compadre Pedroso,
répondit en souriant Carnero, que je m'étonne que la jeune seno-
rita ne l'ait pas encore compris.
— Mon Dieu, murmura la jeune fille d'une voix basse et entre-
coupée par la terreur; mon Dieu, pardonnez-moi mon imprudence
et ne m'abandonnez pas aux mains de ces bandits. Oh ! pourquoi
n'ai-je pas cru mes amis et ai-ie voulu être plus sage qu'eux ?
Les deux guérilleros, car c étaient eux qui, pour des motifs per-
sonnels sans doute et d'un grand intérêt pour eux, s'étaient ainsi
tant bien que mal métamorphosés en peaux-rouges, ne se pressaient
nullement de donner à la jeune fille l'explication de leur conduite
envers elle, explication qu'elle attendait avec anxiété.
Malgré leur effronterie, les bandits impressionnés, malgré eux,
par la naïve candeur et la résignation toute chrétienne de leur
f ajptive, éprouvaient un certain embarras à lui dévoiler leurs sinis-
trés projets.
Ce fut doua Sacramenta qui, la première, se décida à les inter-
roger.
—-Parlez, au nom du Ciel ! s'écria-t-elle en joignant les mains avec
prière; ne me laissez pas plus longtemps dans cette horrible anxiété,
dites-moi ce que vous prétendez faire de moi?
— Senorita, répondit Pedroso avec le plus grand calme, rassurez-
vous, vous ne courrez aucun danger, votre sort est entre vos mains ;
ïÀen que vous nous voyiez revêtus de ce costume ridicule, nous
sommes des blancs, de race pure comme vous, et de véritables ca-
i)aUeros. Malheureusement, la fatalité, qui se plait à abaisser les
hommes de mérite, nous a placés dans une situation fort difficile,
nous sommes pauvres.
— Ou'àcela ne tienne î s'écria vivement la jeune fille ; rendez-moi
saine et sauve à mon père et à mes amis, et je m'engage à voua
faire plus riches que jamais dans vos désirs les plus ambitieux vous
l'avez rêvé de le devenir.
—Ce que vous nous demandez, senorita, reprit Pedro«o, peut %e
Mte ; pourquoi seriez-vous séparée de ceux qui vous sont chers ?
890 REVUE CANADIENNE.
nous n'avons nullement l'intention qu'il en soit ainsi ; mais notre
honneur exige que nous vous conduisions au chef qui nous com
mande.
— Comment, vous obéissez donc à un chef?
— Certes, c'est un caballero des plus honorable?, et que vous con-
naissez.
— Moi? fit-elle avec une surprise mêlée de crainte.
— Dame, cela est probable, car depuis assez longtemps il s'obstine
à votre poursuite.
— Comment nommez vous cet homme ?
— Don Ramon Armero.
— Don Ramon Armero !s'écria-t-elle avec épouvante ; oh ! plutV
la mort que de tomber entre les mains d'un tel misérable !
— Hum ! fit Carnero, je croîs que nous aurons de la peine à nous
entendre, car, bien certainement, nous ne trahirons pas la confi-
ance que notre chef a placée en nous.
— Soyez miséricordieux, au nom du Ciel ; je ne suis qu'une mal-
heureuse jeune iille que le hasard a jetée sur vos pas au momeni,
où vous y pensiez le moins ; qui saura ce qui se sera passé enlr^'
nous ?
— Notre honneur, qui ne doit pas être souillé par une indigr
trahison, répondit Carnero avec emphase en se posant tragiqu'
ment la main sur la poitrine.
— Laissez-vous attendrir, je vous en supplie ; prenez pitié demo;
dit-elle avec larmes, vous êtes pauvres, je vous le répète, je vod
ferai riches.
— Oui, cela est tentant, je le sais, fit Pedroso en ricanant, ma.
comment pourrez-vous tenir vos promesses, en supposant que nob
fussions assez fous pour consentir à ce que vous nous demande/.
— Eh ! ajouta Carnero, mieux vaut un oiseau-mouche dans L.
main qu'un vautour qui vole, comme dit le proverbe; aussitôt en
sûreté au milieu de votre camp, vous nous oublieriez, ou si nou-
étions assez niais pour nous fier à vous, votre premier soin serai
de nous faire fusiller comme des chiens au cas où nous oserion .
venir vous sommer de tenir vos engagements.
— Tenez, s'écria-t-elle avec empressement en se dépouillant des
colliers et des bracelets qu'elle portait et les leur présentant, pre-
nez ces bijoux, partagez-les et reconduisez-moi à mon père, ou lais-
sez-moi retourner près de lui ; je vous jure par la sainte Vierge de
Guadalupe que tout ce que vous exigerez de moi, vous l'obtien
drez.
Les bandits se saisirent des joyaux de la jeune fille avec un em
pressement fébrile, en fixant sur eux des regards brûlants de con
voitise, et les firent aussitôt disparaître dans leurs vêtements.
—Ces bijoux que vous nous offrez si généreusement, senoriLa,
reprit Pedroso avec un sourire railleur, sont à nous d'après les
lois de la guerre ; nous ne faisons donc, en les acceptant, que re
prendre ce qui nous appartient légitimement; ce n'est pas cela q"
peut diminuer votre rançon.
— Mais au nom du Ciel, s'écria-t-elle avec désespoir, qu'exigez-
vous de moi ?
— Une chose toute simple, senorita, reprit Carnero ; oh 1 nous
LE BATTEUR DE SENTIERS. 891
sommes gens de précaution, nous autres; Dieu m'est témoin que
nous ne vous voulons pas de mal, mais il est juste que nous pro-
filions de l'occasion qui se présente à nous de faire fortune; voici
vine feuille de liquidembar avec un morceau de bois pointu ; écri-
vez sur cette feuille que vous êtes notre prisonnière, que vous-
nous avez promis vingt mille piastres de rançon,. et que ces vingt
mille piastres me doivent être remises immédiatement ; je me ren-
drai aussitôt au camp, vous laissant ici sous la garde de mon ami
et compadre Pedroso, puis, dès que j'aurai touché la somme con-
venue entre nous, j'en avertirai mon compère par un signa-l et vous
serez libre aussitôt; cette combinaison est très-simple, comme vous
voyez, vous convient-elle ? C'est à prendre ou à laisser.
— Je ne demande pas mieux, répondit-elle avec une joie mal con-
tenue ; donnez-moi ce qu'il me faut pour écrire.
Pedroso coupa alors avec son couteau à scalper une feuille de
liquidembar et la présenta à la jeune fille.
Celle ci s'en empara et commença à écrire ; les deux bandits,
penchés sur son épaule, suivaient attentivement les mots qu'elle
traçait.
Tout à coup une double détonation retentit, et les guérilleros
roulèrent sur la terre en se débattant dans les angoisses de l'agonie.
XVII. — SUR LA PÎSTE.
Le soleil n'était pas encore au-dessus de l'horizon, lorsque Louis
Morin, secouant la torpeur qui enchaînait ses membres, se leva
de la terre qui lui avait, pendant plusieurs heures,servi de couche,
et réveilla les peones et les chasseurs, afin de tout préparer pour la
levée prochaine du camp.
Le batteur de sentiers avait trop l'expérience du désert pour ne
pas mettre le temps à profit et pour négliger les minutieuses pré-
cautions à la faveur desquelles il est seulement possible de voyager
en sûreté dans ces immenses saVanes.
Bientôt tout fut en rumeur dans le camp des Mexicains; les peo-
nes s'occupèrent activement à donner la pro vende aux chevaux et
aux mules, à les conduire à la rivière, à préparer le repas du matin,
à charger les bêtes de somme et à atteler les fourgons.
Lorsque le chasseur se fut assuré par ses yeux que tout était en
ordre, il éveilla don Miguel >t le pria d'annoncer à son oncle et à
ses cousines que tout était prêt pour le départ.
Soudain un cri de douleur retentit dans l'enramada, et dona
Jésusita se précipita au dehors, le visage baigné de larmes et en
proie au plus profond désespoir.
Don Gutierre, don Miguel et le Français s'étaient élancés vers
elle avec inquiétude ;
— Que se passe-t-il ? au nom du Ciel 1 s'écrièrent-ils.
— Ma sœur ! où est ma sœur ? où est Sacramenta ? dit avec éga-
rement dona Jésusita.
— Sacramenta ! firent-ils avec anxiété.
— Oui, reprit-elle, Sacramenta, ma sœur, qu'est-elle devenue ?
— N'a-t-elle donc pas reposée à vos côtés sous l'enramada? de-^
manda Louis avec anxiété.
892 REVUE CANADIENNE.
—Non, sa couche est froide ; ma sœur est morte ou enlevée, dit-
elle en éclatant en sanglots.
—Oh! c'est impossible! s'écria don Gutierre en se préeipilant
dans l'enramada.
— Mon Dieu ! quel nouveau malheur est venu fondre sur nous
pendant motre sommeil? murmura don Miguel avec un frissd"
d'épouvante.
— Mon Dieu ! mon Dieu ! reprit dona Jesusita, ma sœur ! ma pau-
vre sœur !
— Ma fille ! qui me rendra ma fille ! s'écria don Gutierre en proie
au plus violent désespoir.
Louis Morin, qui jusqu'à ce moment était demeuré sombre et
pensif au milieu de l'épouvantalple tumulte causé p^ir cette doulou-
reuse nouvelle, fit quelques pas en avant, et posant la main sur
l'épaule de don Gutierre :
— Courage, pauvre père, lui dit-il, Dieu aura pitié de vous ; votre
enfant vous sera rendue, je vous le jure !
Don Gutierre se tourna lentement vers le chasseur, fixa sur son
calme et énergique visage un regard chargé de tout l'amour pa-
ternel, et pressant avec force la main que Louis lui tendait:
— Vous êtes Hn homme brave et dévoué, lui dit-il ; si ma fille
peut encore être sauvée, vous seul êtes capable d'accomplir ce mi-
racle ; ]e me fie à vous comme à Dieu.
— Ne blasphémez pas, don Gutierre. Préparez-vous à lever le
camp, le moment est venu de partir.
—Mais ma fille ! ma malhjeureuse fille !
— Laissez-moi agir? Priez Dieu et ayez confiance en sa bonté et
en sa justice.
Don Gutierre baissa la tête sans répondre, et s'éloigna en soute-
nant dans ses bras dona Jésusita à demi évanouie.
Louis demeura seul avec don Miguel.
—Comment Sacramenta a-t-elle pu être enlevée ainsi au milieu
du camp ? demanda don Miguel, voilà ce que je ne peux corh-
prendre.
Le batteur de sentiers sourit avec ironie, et regardant fixement
lé jeune homme:
— Elle n'a pas été enlevée, lui dit-il.
— Comment, elle n'a pas été enlevée? fit-il avec stupéfaction;
mais s'il en était ainsi, elle serait donc partie seule, de son plein
gré, au milieu de la nuit; songez donc, mon ami, que cela é&t
inadmissible.
-—Cela est pourtant, reprit le Français en haussant légèrement
les épaules; ne vous souvenez-vous plus de ce qui s'est passé cette
nuit pendant que nous tenions conseil auprès du feu de veille ? l'ap-
parition subite de dona Sacramenta au milieu de nous et son oSte
de se rendre au camp des Bisons-Rouges pour leur demander secours?
—Eh bien, ma cousine n'a-t-elle pas renoncé à son projet et ne
s'est-elle pas retirée dans l'enramada?
—Elle s'est retirée dans l'enramada, cela est vrai, mais elle n'a
pas renoncé à son projet, et la preuve c'est qu'elle est partie dans
l'intention de le mettre à exécution aussitôt que nous avons été
endormis.
J.E BATTEUR DE SENTIERS. 893
— Oh ! s'écria-t-il avec effroi, vous vous trompez, cela esl im-
possible.
—Je suis sûr de ce que j'avance, elle s'esL dirigée vers le camp
des Bisons-llouges ; seulement, que s'est-il passé depuis ? je l'ignore,
mais je le saurai ; vous ne connaissez pas le caractère de votre cou-
sine, cher don Miguel, elle a voulu nous sauver malgré nous; pau-
vre enfant ! que sera-t-elle devenue, seule, pendant les ténèbres, au
milieu du désert ?
— Vous me faites frémir.
— Ne perdons pas un instant, tout est prêt pour le départ, montez
à cheval et mettez-vous en route, Sans'Raison vous servira de guide,
c'est un coureur de bois expérimenté.
— Mais vous, que voulez-vous faire ?
—-Moi, je prends une direction opposée à la vôtre ; je commence
mes recherches.
— Dieu veuille que vous réussissiez.
— Je réussirai, mon ami, soyez-en convaincu.
Louis Morin appela alors Saint-Amand et les autres chasseurs ;
un seul manquait, l'Ourson, qui, ainsi que cela avait été convenu,
était parti un peu avant le lever du soleil pour se rendre à l'haci-
enda d'Aguas-Frescas.
Le Français donna à Sans-Raison et à Marceau des instructions
fort détaillées sur la direction qu'ils devaient faire suivre à la ca-
ravane, leur indiqua l'endroit où ils devaient camper à la fin de
la journée, puis, lorsqu'il fut certain qu'ils l'avaient bien compris,
il les congédia en leur recomipandant la vigilance et surtout la
prudence.
Cette affaire terminée, Louis Morin dit adieu à don Miguel et à
don Gutierre, fit un salut respectueux à dona Jesusita, qui lui
adressa une dernière prière pour sa sœur, et il assista appuyé sur
son fusil au départ de la caravane, ayant d'un geste ordonné à
Saint-Amand de ne pas le quitter.
Le Ganadisn s'était insouciamment assis sur un rocher, indif-
férent en apparence à ce qui se passait. Lorsque les chevaux de
main arrivèrent conduits par un peon :
— Nos chevaux ? dit-il- seulement au Français.
- — Nous les retrouverons ce soir à la halte, répondit celui-ci, lious
suivons une piste.
— Bon ! nous allons à pied alors ?
Louis Morin fit un signe affîrmatif.
Bientôt les deux chasseurs se -trouvèrent seuls ; la caj'avane ava.it
disparu au loin dans les méandres sans nombre de la sente à peine
tracée qu'Ile suivait.
Le Français fit alors part à son compagnon du projet qu'il avait
conçu pour retrouver la jeune fille et des moyens qu'il comptai
employer pour atteindre son but.
Saint-Amand l'écouta attentivement, approuva presque sans ré-
serve le plan du chasseur, seulement il lui fit observer que, puis-
que dona Sacramenta avait quitté le camp pour se rendre auprès
des Comanches,c'étàit là qu'il failai,!. aller d'abord, afm de s'assurer
si elle s'y trouvait réellement et-quels motifs la retenaieijt au .mi-
lieu des Bisons-Rouges. ' '
894 REVUE CANADIENNE
Cette observation frappa le Français, qui en comprit la vérité et
admit sans peine la possibilité d'un tel voyage, bien que la chose
lui parût d'une difficulté extrême, non à cause de la longueur du
chemin, qui était à peine de deux lieues, mais à cause des obs-
tacles insurmontablas que la jeune fille avait dû rencontrer sur sa
route.
— Soit, dit-il, allons au camp des Bisons; ils ont pour moi assez
d'amitié pour me rendre la jeune fille, au cas où, à la suite d'un
malentendu, ils la retiendraient prisonnière.
— Je ne crois pas qu'ils l'aient faite captive ; les peaux-rouges en
général, et surtout les Comanches, professent un grand respect
pour les femmes de notre couleur ; il est plus probable que dona
Sacramenta se serait trouvée trop fatiguée pour retourner au
camp, et aura accepté l'hospitalité que lui auront offerte les Go-
manches.
— C'est plus probable, en effet, répondit Louis, partons donc, seu-
lement veillons aux traces qui s'offriront à notre vue.
Ils quittèrent alors la colline et s'engagèrent dans le sentier qui
descendait dans la plaine et se dirigeait vers le camp des Indiens.
Le jour était complètement fait, le soleil déversait à profusion
ses rayons qui faisaient étinceler comme des milliers de diamants
les cailloux micacés de la savane, les feuilles des arbres étaient
perlées de rosée, les oiseaux blottis sous le couvert chantaient h
pleine gorge, et la brise du matin rafraîchissait Pair, qui déjà com-
mençait à s'échauffer graduellement.
Les deux batteurs d'estrade marchaient côte à côte, le fusil sous
le bras, afin d'être prêts à s'en servir au moindre mouvement sus-
pect dans les hautes herbes, et ils s'avançaient en examinant atten-
tivement la terre qu'ils foulaient.
Les traces de dona Sacramenta étaient faciles à suivre, et d'autant
plus reconnaissables pour les yeux exercés des chasseurs, que la
jeune fille n'avait nullement songé à dissimuler ses pas et s'était
contentée de s'avancer en droite Hgne le plus vite que cela lui
avait été possible, n'ayant aucun motif pour donner le change sur
la direction qu'elle suivait. D'ailleurs, constatons qu'elle ignorait
complètement les moyens en usage' parmi les Indiens pour dissi-
muler les marques de leur passage.
— Dona Sacramenta, vous le voyez, monsieur Louis, dit le
Canadien, s'est rendue, ainsi que nous l'avons supposé, au camp
des Bisons.
— il est du moins certain qu'elle en a pris la route, répondit le
Français ; reste à savoir maintenant si elle est parvenue à l'atteindre.
— Pourquoi en seraii-il autrement?
— Parce que ce que peuvent facilement exécuter des hommes
comme nous, accoutumés à la vie du désert, devient d'une diffi-
culté extrême pour une jeune fille comme dona Sacramenta.
Le Canadien ne répondit pas et continua à marcher.
Depuis trois quarts d'heure environ ils avaient quitté la colline,
lorsqu'ils arrivèrent à un endroit où l'herbe, foulée à plusieurs
places, et la terre piétinée de façon à rendre les traces des pas pres-
que invisibles pour tous autres que ces hardis explorateurs, les fit
hésiter un instant.
LE BATTEUR DE SENTIERS. 895
La jeune fille semblait s'être arrêtée là ; en effet, plus haut que
cette place, aucune marque de ses pas ne se laissait voir.
Louis examina attentivement les environs, après avoir tracé un
cercle imaginaire autour du lieu où la piste était pour ainsi dire
indéchiffrable.
Puis, au bout de quelques instants, il parut être complètement
fixé.
—Je sais ce que c'est, dit-il au Canadien ; la jeune fille suivait
la sente d'un pas furtif et inquiet, lorsque deux individus embus-
qués à droite et à gauche dans les hautes herbes ont brusquement
surgi devant elle et lui ont barré le passage.
—C'est effectivement cela, tout nous le prouve, répondit le Cana-
dien; maintenant, que devons-nous faire? continuer à nous diriger
vers le camp des peaux-rouges, ou éclairer les environs, afin de
nous assurer qu'il n'existe pas une contre-piste ?
— Dona Sacramenta n'a pas été plus loin dans la direction du
camp, il est donc inutile ds nous y rendre ; voyez, au delà de l'en-
droit où nous sommes, la sente est nette, sans autres traces do
pas que celles laissées par moi cette nuit même pendant mon ex-
cursion.
— C'est vrai, fit le Canadien ; cherchons donc la piste.
Ils se mirent aussitôt en quête avec toute la finesse et toute l'ha-
bileté de chasseurs émérites.
Leurs recherches ne furent pas longues; ils ne tardèrent pas à
découvrir la piste tracée par les deux guérilleros, qui, peu au fait
des coutumes indiennes, avaient laissé des marques fort visibles de
leur passage dans le sentier qu'ils s'étaient frayé à travers les
herbes.
Cette piste si large et si nettement dessinée fît de nouveau hésiter
les chasseurs; ils ne pouvaient croire que cette piste fut réelle.
Connaissant les habitudes des peaux-rouges, ils se sentirent portés
à croire qu'elle était fausse, et qu'elle n'avait été indiquée ainsi
que dans le but de leur donner le change sur la direction véritable
qui avait été suivie et de leur faire perdre un temps précieux en
vaines recherches.
Cependant ils ne se rebutèrent pas, et en examinant la pist« de
plus près et avec une attention plus soutenue, ils aperçurent bien-
tôt les pas légers de la jeune fille faiblement marqués sur le sable
entre les pas plus longs et surtout plus fortement imprimés des
deux hommes qui l'avait arrêté.
— Plug de doute, dit alors Louis Morin, tout est parfaitement clair
maiHtenant; les deux hommes embusqués dans ces fourrés, après
s'être emparés de doua Sacramenta, l'ont amenée prisonnière; voici
le chemin qu'ils ont suivi, cette piste est vraie.
— Je suis de votre avis, monsieur Louis, répondit le Canadien,
seulement vous me permettrez de vous faire observer que ces deux
ravisseurs sont des ânes fieffés qui ne, connaissent pas leur métier
de maraudeurs, ou bien ce sont des novices; sans cela ils n'auraient
pas ainsi tracé un sillon qu'un enfant suivrait les yeux bandés.
Je ne connais pas de peaux-rouges capables de commettre une telle
gaucherie.
—Votre observation est fort juste, Saint-Amand, je partage entiè-
b96 REVUE CANADIENNE.
rement votre sentiment à cet égard ; aussi me voyez-vous en proie
à la plus vive inquiétude.
— Pour quel motif donc, monsieur Morin ?
— Parce que maintenant je suis convaincu que doua SacrameaLj
n'a pas été enlevée par les Indiens.
— Bah ! Et par qui donc alors ?
— Par qui? fit Louis Morin avec feu ; par quelques coureurs de
don Ramon, par don Ramon lui-môme peut-être ;'des blancs seuls,
ignorant les coutumes du désert, peuvent laisser derrière eux des
traces pareilles de leur passage.
— Alors, la pauvre enfant est perdue, dit le Canadien avec abat-
tement, car déjà sans doute les misérables l'auront conduite àleur
camp, où il nous est impossible de nous introduire.
— Qui sait? ne nous laissons pas décourager ainsi ; Dieu est juste,
il n'aura pas permis l'accomplissement d'un pareil crime ; venez,
hâtons-nous, peut-être arriverons-nous assez à temps pour délivrer
la malheureuse jeune fille.
Sans plus amples explications, les deux hardis chasseurs repri-
rent leur route, marchant avec une vitesse que peu d'hommes au-
raient égalée; ils sentaient l'importance de la promptitude ; d'ail-
leurs tout les aidait, le chemin était trop visible pour que rien vin'
retarder leur course.
Plusieurs heures s'écoulèrent pendant lesquelles les deux chas-
seurs continuèrent à s'avancer sans échanger une parole ; cepen-
dant, ils sentaient malgré eux le découragement entrer dans leur
âme, et déjà ils songeaient avec désespoir à renoncer à une pour-
suite qu'ils considéraient comme inutile, lorsque tout à coup leurs
oreilles, ouvertes à tous les bruits, entendirent des cris lointains,
cris de détresse qui semblèrent leur donner des ailes et leur rendre
tout leur espoir.
Se glissant en rampant comme des serpents à travers les herbes,
ils atteignirent. les limite^ d'un bois assez considérable, et sautant
légèrement de branche en branche jusqu'à Textreme limite du cou-
vert, ils aperçurent dona Sacramenta affaissée sur le sol, à demi
évanouie, et les dinix bandits qui semblaient la menacer, à ce qu'ils
crurent du moins, à cause de la distance où ils se trouvaient du
groupe formé par les trois individus; alors sans se dire un mot. :î-
échangèrent un regard, épaulèrent leurs fusils et lâchèrent If
détente.
XVI II. — LE CAMP.
Nulle plume ne saurait expiimer le sentiment de joie délirante
et de vive reconnaissance qu'éprouva la jeune fille en passant subi-
tement, sans aucune transition, de la terreur la plus profonde à la
sécurité la plus complète.
Sa déUvrance lui paraissait tenir du prodige ; maintenant q^ue la
forcé factice qui l'avait soutenue jusqu'alors avait disparu avec le
danger, dona Sacramenta était redevenue la femme faible et crain-
tive, frissonnant au moindre bruit et pâlissant à la seule vu3 des
armes.
r-4'iPyonî^, fuyons! s'écria-t-olle en fondant en larmes et en se
[.E BATrKÏH^ DE SENTIERS.
897
jetant éperdue dans les bra» «juc le chasseur ouvrait pour la re»»
voir. <. • ; :
— Pauvre enfant î ïriurmura celui-ci avec un indicible accent de
bonté, la secousse qu'elle a éprouvée est terriblei
En l'enlevant dans ses bras vigoureux, il l'assit doucement sur
l'herbe.
Dona Sacramenta, succombant à gon émotion, avait perdu con-
naissance. ' ' '■'
— Elle est évanouie, reprit le Français; niais la joie n'est pas dan-
gereuse, elle ne tardera pas à revenir à la vie; laissons-la, peut-être
vaut-il mieux qu'elle ne soit que le témoin insensible de ce qui va
se passer ici ; voyons un peu quels sont ces drôles.
—Deux peauxrauges, à ce qu'il me semble, dit dédaigneusement
le Canadien. '
— Je ne le crois pas, dit le Français ; examinons-les de près, je ne
serais pas fâché de savoir à qui nous avons eu affaire.
Il s'approcha alors des deux misérables qui se tordaient dans les
dernières convulsions de l'agonie, et, sans prendre la peine de Ise
baisser, il les poussa du pied. ■ ''^'' * • ) • f . <<
— J'en étais sûr, dit-il au boutd'ltn instant, ce ^ônt des éclaireurs
de don Ramon, deux bandits da ma connaissance; regardez-les,
Baint-Amand, ce sont les misérables qui nous ont si lâchement
abandonnés dans le but de nous trahir au profit de notre ennemi.
—Vive Dieu ! s'écria le Canadien, ce sont en effet les deux gué-
rilleros recrutés par don Miguel, une bonne acquisition qu'il avait
faite là; de tels reptiles doivent être écrasés sans pitié.
Et avant que Louis Morin eût le temps de l'en empêcher, l'ipi-
pkcable Canadien leva son fusil et de deux Coups de Crosse il leur
fracassa le crâne. ' > ^
— Qu'avez-vous fait, Sain t-Amand? dit làFrançkis'd'uu tôîide
reproche. . 'U. .-l ( ■ • >■
— Mon devoir, répondit rudement le chasseur, d'ailleurs j'ai payé
Tiïie dette ; ces bandits connaissaient nos secrets, ils les ont vendus
à don Ramon et ils sont cause de tout ce qui nous est arrivé de
mal depuis notre départ de Guadalajara ; vive Dieuî je recommen-
cerais sans remords, s'il était possible de les tuer deux fois. / '
—Enfin, dit le Français en haussant les épaules, ce qui é§t fait
est fait, il est inutile d'y songer davantage ; jetez-les dcins le fourré,
afin qu'ils n'attristent pas les regards de dona Sacramenta lorsqu'elle
rouvrira les yeux. • .'* ! ' '' -
Saint Amand, sans répondre, saisit les deux cadavres chaciiri^^ar
un pied, et les traîna jusqu'à une fosse peu distante où il les laissa
tomber.
— Eh! eh! fit-il en rejoignant le Français, voilà une bonne au-
baine pour les wrî<-6ii5 (vautours). ^ ^
Malgré la gravité de la situation, Louis Moriirhé p^ot s'empêcher
de rire de cette étrange oraison funèbre.
— -Mainteiiant, dit-il, songeons à nos affaires; mieux vaut convenir
de nos faits avant que la jeune fille boit en état de ndus entendre.
Quel est votre avis? ' ' ' ' ^.
- Hum I fit le chasseur en bourrant son fusil, voilà une charge
de poudre que je ne regrette pas; il aurait été impossible delà
25 Décembro r873. * 57
898 REVUE CANADIENNE.
mieux employer. Quant à ce que vous me demandez, monsieur
Louis ; s'il ne s'agissait que de nous deux, nous aurions bientôt re-
joint nos compagnons; mais voilà une jeune fille complètement
incapable de se soutenir; brisée par la fatigue et la terreur ; il est
impossible de songer à la faire marcher.
Autour des chasseurs la savane paraissait aussi paisible et aussi
déserte que le jour où elle était sortie pour la première fois des
mains toutes-puissantes du Créateur.
L'œil plongeait sans obstacle dans toutes les directions à travers
les intervalles que les arbres feuillus laissaient entre eux ; nulle
part on ne découvrait rien qui ne fit partie du site et qui ne fût en
harmonie avec le calme profond qui y régnait.
Si parfois un oiseau agitait les feuilles, si un écureuil^ en
sautant de branche en branche, causait un léger bruit, cette inter-
ruption momentanée ne faisait que rendre ensuite le silence plus
paisible et plus solennel, et l'on n'entendait plus que le murmure
de l'air qui faisait frissonner les hautes herbes, et le susurrement
sourd et monotone des infiniment petits accomplissant leur tâche
dans l'humus qui les cachait. On aurait dit que le pied de l'homme
n'avait jamais foulé cette partie de la savane, tanl elle portait ut?
caractère d'immobilité majestueuse et de repos grandiose.
Avant de répondre à son compagnon, Louis Morin leva les yeux
vers le ciel et sembla calculer mentalement la hauteur du soleil à
l'horizon et combien il lui restait de temps encore pour terminer
sa course.
— J'avais songé, dit-il, à essayer de gagner le camp des Bisons-
Bouges, car je sais où ils s'arrêteront ce soir; mais il nous reste
huit heures de jour, c'est plus qu'il ne nous en faut pour rejoindre
nos amis, même en marchant lentement; il est donc inutile que
nous allions demander l'hospitalité aux peaux-rouges.
— Mais la jeune fille né pourra marcher.
— Aussi ne marchera-t-elle pas; nous la porterons sur un bran-
card.
— C'est pardieu vrai, s'écria le Canadien, je if y avais pas songé ;
ce moyen est excellent et lève toutes les difficultés.
Sans plus attendre, le chasseur commença à abattre des branches
d'arbres avec son couteau et il s'occupa activement à les entrelacer
et à former un brancard.
Louis se rapprocha de la jeune fille ; en ce moment même elle
rouvrit les yeux. Son premier regard fut pour le chasseur, auquel
elle tendit la main avec son sourire triste.
— Comment vous sentez-vous, senorita ? lui demanda-t-il avec
intérêt.
—Je suis mieux, bien mieux, lui dit-elle d'une voix brisée par
l'éniotion, je renais à la vie; j'ai été bien punie de ma désobéis-
sance ; sans vous, j'étais perdue.
— Ne parlons plus de cela, vous êtes en sûreté maintenant ; mais
nous ne pouvons demeurer ici, il faut nous hâter de rassurer
Votre père et vos amis, qui ignorent votre sort et tremblent pour
vous.
— J*essayerai de marcher, répondit-elle en faisant un effort pour
fc lever.
LK BATTEUR DE SENTIKRS. 899
— Noi), vous èles trop faible, vous ne pourriez nous suivre.
— Oh î je suis brave, allez, dit-elle en souriant.
—Je le sais ; mais je ne sQuffrirai pas que vous vous exposiez à
de liouvelles faligue'S. Voici un brancai-d préparé pour von^ • .•.>ms
allons vous porter.
— Oh î non, je ne consentirai jamais
— Déjà de la rébellion ! souvenez-vous que vous me devez obtjis
sance, senorita ; d'ailleurs, votre salut dépend de votre docilité à
suivre mes avis.
—Je les suivrai donc, puisque vous l'exigez, reprit-elle douce-
ment.
Le chasseur la prit alors dans ses bras et l'étendit sur le bran
card, que le Canadien avait recouvert de feuilles, d'herbes et de
mousse; puis les deux hommes soulevèrent le brancard et se mi-
rent en route pour regagner le campemeni d'un pas délibéré, à
travers la savane, comme s'ils n'eussent point senti le poids du far-
deau qu'ils portaient. Leur course fut longue. Plusieurs fois
dona Sacramenta les obligea à s'arrréter pour reprendre haleine.
Ce ne fut qu'au coucher du soleil seulement que les chasseurs
atteignirent le pied de l'éminence où les NJexicains avaient établi
leur campement de nuit, dans une position en tout semblable à
celle de la nuit précédente.
Arrivée là, dona Sacramenta, dont les forces étaient compléte-
Dient revenues, insista pour mettre pied à terre et marcher pendant
les quelques pas qui lui restaient encore à faire pour su tiouviM'
dans les bras de son père et de sa sœur.
Louis acquiesça à ce désir, dont il comprit le motif.
La joie de tous fut vive en apercevant la jeune fille calme, repo-
séf , souriante. Don Gutierre et sa sœur, après l'avoir embrassée à
plusieurs reprises, l'entraînèrent dans une enramada préparée pour
la recevoir, et là ils eurent un de ces entretiens cœur à cœur dont
la douceur ne saurait être comprise que par les gens qui, après
avoir couru de terribles dangers, se sont soudain vus réunis à ceux
qu'ils aiment.
Le Français et le Canadien ne réussirent que difficilement à se
soustraire à la reconnaissance de leurs amis; le chasseur ^e, fit
rendre un compte détaillé des événements qui s'étaient passés
pendant la journée; puis, pour mettre fin à l'empressement en-
thousiaste de ses compagnons, il feignit d'éprouver le besoin de se
livrer au repos.
Mais il ne lii fut pas aussi facile qu'il le supposait de se débar-
rasser de don Miguel. Le jeune homme était dans l'admiration de
la conduite du Français. La réussite de son exploration dans là
savane lui paraissait tenir du prodige.
Cependant, sur les prières du chasseur, don Miguel consentit à
ne plus insister sur ce sujet; don Luis parvint même à lui faire
changer complètement d'entretien.
—Ainsi, dit don Miguel, vous n'avez pas eu de nouvelles de vos
amis indiens ?
— Aucune; répondit le Français. D'ailleurs nous avons constam-
ment suivi une direction opposée à celle qu'il nous aurait fallu
prendre pour nous rendre dans leur xamp.
mO REVUE CANADIENNE.
—Cela me contrarie, je n'avais pas renoncé à l'espoir de les avoii'
pour auxiliaires en cas de danger pressant.
— Je partage votre avis, mais je suis convaincu qu'au momen
du péril nous les verrons arriver à notre secours.
— Oui, maiê comment les trouver maintenant?
— Que cela ne vous inquiète pas, cher don Miguel ; je sais où
ils sont; leur camp est moins éloigné du nôtre que vous ne le
supposez.
— Dieu vous entende !
Là-dessus les deux hommes étendirent leurs zarapés à terre, se
roulèrent dedans, fermèrent les yeux, et bientôt ils furent profon-
ément endormis.
La nuit s'était écoulée presque tout entière. Le fond du ciel se
faisait peu à peu moins sombre ; à l'extrême limite de l'horizon»
des reflets d'opale nuançaient le bord des nuages; le froid devenait
plus vif; la rosée tombait plus abondante ; la brise matinale faisait
courir des frissonnements dans les arbres : le hibou saluait,parson
mystérieux houhoulement monotone et triste, l'approche du
jour.
Saint-Amand,le chasseur canadien, placé en sentinelle, continu-
ait sa veille vigilante, interrogeant attentivement la savane dans
ses moindres détails, et profitant du crépuscule qui commençait à
naître pour s'assurer que tout demeurait calme autour de l'émi-
nence.
Tout à coup le chasseur tressaillit; il se pencha sur le retranche-
ment et regarda attentivement dans la plaine ; il venait de remar-
quer un fait étrange.
Les hautes herbes de la savane étaient agitées par un mouve-
ment long et continu, comme si le vent eût passé au-dessus d'elles
et les eut successivement courbées.
Chose singulière, cette agitation régulière des hautes herbes
avait lieu en sens inverse de la brise, et se rapprochait de plus en
plus du monticule au sommet duquel le camp était établi ; au lieu
que, si ce mouvement des herbes eût été réellement opéré par le
vent, il aurait dû, au contraire, se faire dans une direction diamé-
tralement opposée. Saint-Amand, quoiqu'il fut bien certain d'être
bien éveillé, se frotta les yeux à plusieurs reprises, mais le doute
n'était point possible ; il avait bien vu ; le mouvement se rappro-
chait de plus en plus, ne se faisant sentir que dans une certaine
partie de la plaine, comparativement fort restreinte.
Le Canadien soupçonna aussitôt une embûche. Quittant pour
un instant son poste, il se hâta d'aller réveiller Louis Morin.
—Qu'y a-t-il ? s'écria celui-ci en se levant aussitôt calme et traii-
.]yille, comme s'il ne venait pas d'être tiré d'un profond sommeil.
— 'Je ne sais pas, répondit le Canadien ; mais, pour sûr, monsieur
Louis, il se passe quelque chose d'insolite dans la savane. Vous
savez que je suis un vieux limier qui ne s'etfraie pas facilement ;
f h bien,' je vous donne ma parole d'honneur que j'ai presque
pfor.
•—Oh! oh! fit le Français, c'est sérieux alor?. Voyons donc
cela.. ■ .'-, .:..M i
—Venez j peut-être qu'à nous deux nous en aurons le cxBur ngt.
LE BATTEUR DE SENTIERS. 901
Et, conduisant Louis Morin aux retranchemonts, Saint-Amand
lui fit remarquer la singulière agitation des berbes, et surtout la
direction étrange dans laquelle elles se courbaient.
— Hum 1 fît Louis tout pensif, ceci est louche, en effet.
—N'est-ce pas ?
— Parbleu ! il y a du peau-rouge là-dessous; c'est une ruse indi-
enne. Nous allons être attaqués probablement avant une demi-
heure.
—Je le parierais, dit Saint-Amand, flatté de ne pas s'être trompé
dans ses suppositions. Que faut-il faire, monsieur Louis ?
— Réveiller doucement nos compagnons sans perdre un instant ;
car le temps presse. Surtout pas de bruit ; il faut que les drôles
qui sont là bas ne se doutent point que nous som ues sur nos
gardes.
Saint-Amand se hâta. d'obéir ; il alla de l'un à l'autre des peone^
et, quelques minutes plus tard, tous avaient pris leur poste aux re-
tranchements. Par l'ordie de Louis, seuls don Gutierre et %on
Migue) n'avaient pas été éveillés.
Le Français, après s'être assuré de la présence de tous les défen-
seurs du camp aux retranchements, ap[)ola un des Canadiens.
—Sans-raison, lui dit-il.-
— Monsieur Louis, répondit celui-ci en s'approchant.
— Prenez votre fusil et descendez dans la plaine pour réclairer ;
je veux savoir ce qui se passe dans les hautes herbes que vous voyez
là-bas.
— Avant une demi-heure vous le saurez, monsieur.
—Surtout tâchez de ne pas vous faire tuer.
— Je ferai tout mon possible pour cela, répondit-il en riant.
Il enjamba alors les retranchements, et se glissa dans les brous-
sailles.
Ainsi qu'il l'avait promis, au bout d'une demi-heure tout au plus
il était de retour.
Louis Morin l'attendait en marchant de long en large avec inqui-
étude. Aussitôt qu'il l'aperçut, il l'interpella :
— Arrivez donc, lui dit-il. Voyons, que savez-vous de nouveau?
— Tout ce que vous désirez savoir, monsieur Louis.
— Alors expliquez-vous vivement.
—Ce sont des peaux rouges.
— Des peaux-rouges ? s'écria-t-il avec surprise, car, après les pa*
rôles de FOpossum, il pensait ne rien avoir à redouter de leur
part.
—Oui, Monsieur Louis, des peaux-rouges, je suis certain de Ct
que je vous dis, ils ont passé presque à me toucher,
—Diable ! sont-ils beaucoup ?
— Autant que j'ai pu le calculer, je les crois une centaii-e en-
viron.
— Tant que celai murmura-t-il en jetant un regard triste sur ses
compagnons si peu nombreux, c'est beaucoup.
— Bah ! fit insouciamment le Canadien, nous avons eu souvent
affaire à des tribus tout entières.
*-C'est vrai, répondit Louis d'un air sombre, mais nous étion>
tous chasseurs habitués au désert. Avez-vous vu leurs peintures ?
902 REVUE CANADIENNE.
— Tout ce que j'ai pu reconnaître, c'est que ce sont des peintures
de guerre, mais il ne m'a pas été possible de voir à quelle nation
ils appartiennent.
— Ont-ils des armes à feu ?
— Pour cela, je puis vous répondre sûrement, tous ont des fusils.
— C'est incompréhensible, murmura le Français eu se parlant à
lui même, tant d'armes à feu dans un détachement indien.
En te moment, au pied môme de l'éminence, les buissons s'é-
cartèrent et un indien parut agitant une robe de bison en signe
de paix.
— Ah î ah ! fit Louis, un parlementaire î voyons un peu ce que
nous veut ce drôle ; c'est singulier, cet Indien me parait suspect ;
attention, mes amis, que personne ne tire sans mon ordre. Saint-
Amand, montrez-vous et parlementez avec ce guerrier.
Saint-Amand monta aussitôt sur les retranchements et s'adres-
sant au peau-rouge immobile à la place qu'il avait choisie :
— Que voulez-vous, guerrier, lui dit-il, et pourquoi ne passez-vous
pas tranquillement votre chemin au lieu de venir tronbltr ainsi
notre repos ?
XIX. — l'assaut..
— Eles-vous un chef? dit l'Indien, sans répondre autrement à la
question qui lui était adressée.
— Et vous ? fit le Canadien d'un air narquois.
— Je suis un chef.
— Tant mieux pour vous, moi aussi alors; maintenant que vou-
lez-vous ?
— M'asseoir au feu du conseil de mon frère et fumer avec lui le
calumet de paix.
— Et vos compagnons, que feront-ils pendant ce temps-là?
— Je suis seul, répondit péremptoirement l'Indien.
— Pour cette fois vous mentez, t hef, dit sèrhement le Canadien.
Au même instant une foule de peaux-rouges bondit hors des
broussailles et se rua sur les retranchements en poussant des cris
horribles et en faisant une décharge générale.
Saint- Arnaud tomb?, le combat était engagé; mais grâce aux pré-
cautions prises par les Mexicains, malgré la vivacité de leur atta-
que, les peaux-rouges furent si rudement reçus par les peones,
qu'ils se virent contraints de reculer, poursuivis par les balles, qui
les atteignaient dans leur retraite et leur faisaient éprouver des
pertes sensibles.
Les faits que nous venons de rapporter s'étaient passés si rapide-
ment, la fuite et la disparition des peaux-rouges avaient été si
promptes, et un calme si profond avait si subitement remplacé le
bruit et le tumulte de la bataille, que, si les voyageurs n'avaient
pas vu se tordre près d'eux trois de leurs compagnons dans les der-
nières convulsions de l'agonie, ils auraient pu supposer qu'ils avaient
fait un rêve affreux.
Aux cris poussés par les Indiens, aux coups de feu, don Miguel
s'était réveillé en sursaut, don Gutierre s'était élancé hors de la
tente, et les jeunes filles étaient apparues effarées et tremblantes.
— Que se passet-il, mon Dieu ? s'écria Sacramenta.
LK BAi ll!:UR DE SENTIERS. 903
— Seigneur, ayez pitié de nous ! dit sa sœur eu joignant les mains
^'t levant les yeux au ciel. Louis demeurait pensif sans répoudre aux
questions que don Gutierre et don Miguel lui adressaient.
Un étrange soupçon avait traversé l'esprit du Kranv'ai?. souDrôn
qu'il voulait éclaircir.
11 y a du Ramon là-dessous, dit il enfin, et se touruaiil vi.n ùuh
Miguel, écoutez, ajouta-t-il je quitte le camp, il le faut, mon ab-
sence no sera que de courte durée. Pendant ce temps, tenez-vous
sur la défensive, surtout gardez-vous bien de tenter une sortie, les
ennemis qui nous attaquent sont plus redoutables que'vous ne le
supposez, j'irai moi-môme les reconnaître; et comme don Gutierre
et son neveu essayaient de lui adresser des observations, pas un
mot, dit-il d'une voix brève, les minutes valent des heures ; adieu.
'■>ans-raison, suivez-moi.
Après avoir fait un dernier geste de la main à ses amis, le chas-
seur se glissa hors des retranchements et disparut accompagné du
Canadien.
Une demi-heure, un siècle, s'écoula, puis tout à coup plusieurs
détonations retentirent,suivies presque immédiatement d'un silence
de mort.
— Ils l'ont tué ! s'écria don Miguel ; oh ! je le vengerai !
Alors, avec une énergie fébrile, le jeune homme organisa la dé-
fense, faisant passer dans Tâme de ses compagnons atterrés par l'a-
taqne imprévue des peaux-rouges la colère qui l'animait.
"Cependant les Indiens n'avaient pas renoncé à s'emparer du
camp, ils préparaient une nouvelle attaque, mais cette fois ils pro-
cédaient lentement et méthodiquement, en hommes qui veulent
réussir; on les voyait, hors de portée de fusil, faire de considéra-
bles abattis de bois ; les Espagnols no comprenaient rien à leur
manière d'agir.
— Patience, senor, dit Marceau à don Miguel qui lui demandait
son avis, vous en saurez bientôt autant que moi ; ces branches qu'ils
coupent, ils en vont faire des fagots qu'ils porteront devant eux
pour se garantir des balles, puis arrivés près des retranchements
ils y mettront le feu et les lanceront dans le camp pour l'incendier,'
c'est simple, comme vous voyez.
—Mon Dieu ! pourquoi don Luis nous- a-t-il quittés ? reprit don
Miguel.
—Patience, senor, reprit le Canadien, qui affectionnait cette locu-
lion, M. Louis a son idée au sujet des Indiens.
—^Quelle idée ? demanda don Gutierre.
— Eh ! fit-il en ricanant, une supposition que ces peaux-rougas
c-eraient des blancs.
— Hein ! firent-ils avec surprise.
— Cela s'est vu, et dame, je ne serais pas éloigné de croire qu'il
■0 est ainsi aujourd'hui ; des peaux-rouges qui font une attaque de
nuit, c'est louche: l'Indien aime à dormir, il ne se bat qu'au
sokil
— Hélas! blancs ou rouges, don Louis est mort maintenant, ils
i'onl assassiné.
—Je connais M. Louis depuis longtemps, je l'ai vu dans des en-
904 REVUE CANADIENNE.
droits où i\ laisait'plus chaud qu'ici ; il n'est pas homme à se faire
tuer comme ça ; les coups de feu que vous avez entendus me prou ■
vent seulement qu'il leur a joué quelque bon tour, voilà tout ; maii
pour être tué, allons donc!
Ces raisonnements du Canadien étaient loin de rassurer don
Gutierre et son neveu, mais ils feignirent d'être de son avis pour
couper court à la discussion.
—Préparez-vous, dit. tout à coup le chasseur, je m.e trompe foi L,
ou nous allons être attaqués de nouveau.
— Aux armes, cria don Miguel.
Chacun courut à son poste, résolu de se faire tuer plutôt que de
tomber vivant entre les -mains des Indiens.
Les prévisions du Canadien étaient justes, les peaux-rouges s'a-
vançaient contre les retranchements, mais cette fois ils venaient
lentement et en bon ordre, s'abritant soigneusement derrière d'é-
normes fagots qu'ils roulaient devant eux.
Ces fagots étaient tenus par plusieurs hommes qui les main!,-
naient de façon à en faire un rampart à d'autres Indien? qui 'tiraier ,
sans relâche contre les retranchements.
Par l'ordre de don Miguel, les peones cachés, eux aussi, derrière
les fourgons et les abatis d'arbres, demeuraient immobiles sans
répondre au feu de l'ennemi.
Cependant, bien que la marche de celui-ci fut lente, il approchait
de plus en plus, et bientôt il allait se trouver au sommet de l'é
minence.
Don Miguel, à force de prières, avait obtenu dos jeunes filles
qu'elles se retirassent derrière les arbres restés debout dans le
camp.
Quelques minutes s'écoulèrent, pendant lesquelles les deux partis
se préparèrent silencieusement aune lutte suprême.
Tout à coup les Indiens laissèrent tomber les fagots qui les ab: i
talent et se ruèrent sur les retranchements, qu'ils essayèrent d'es-
calader de tous les côtés à la fois, en poussant des cris horribles.
Alors commença un combat corps à corps où chaque coup reii
versait un homme.
La lutte se prolongea pendant assez longtemps sans avantage
marqué d'un côté ou de l'autre ; les Indiens, combattant à décou-
vert, avaient le plus à souffrir, les peones se défendaient avec une
indomptable énergie, se faisant des armes de tout ce qui se trouvait
à leur portée.
Don Gutierre avait le bras cassé, cependant il continuait à se
battre, don Miguel semblait se multiplier, il était partout à la fois,
excitait les uns, gourmandant les autres, et abattant un ennemi u.
chaque coup. *
Le camp brûlait, les Indiens avaient jeté des fagots enflammés
sur les fourgons, qui avaient pris feu aussitôt.
Tout à coup don Miguel tomba, une balle lui avait traversé la
poitrine.
Les peones, saisis de terreur à la vue de la chute de leur chel
eurent un moment d'hésitation, tout allait être perdu.
Soudain, dona Sacramenta poussa un cri de désespoir terribles
et s'élançant comme une lionne au milieu des combattants :
LE BATTEUR DE SENTIERS. 905
—Gomment, lâcher ! s'écria-t-elle,vous fuyez! est-ce à une femme
à vous donner rexempie du devoir?
Saisissant alors avec une indomptable énergie le machete qu'en
tombant don Miguel avait laissé échapper^ elle s'élança vers les
retranchements déjà presque escaladés par les poaux-rouges. Les
peones électrisés, se précipitèrent sur les pas de la jeune fille, reje-
tèrent en dehors du camp les ennemis, et rétablirent le combat.
Alors apparurent à la tête des sauvages deux hommes Vêtus à
l'européenne qui, jusqu'à ce moment sans doute, s'étaient tenus en
arrière.
Ces deux hommes étaient don Ramon et don Remigo.
— PJn avant! en avant! hurlait don Remigo, emparez-vous des
jeunes filles, mille onces d'or poUr chacune d'elles !
11 y eut alors une mêlée terrible, d'autant plus terrible que de
ce dernier effort dépendait le succès de l'attaque.
Les peones et le Canadien survivant s'étaient réunis autour des
jeunes filles, auxquelles ils formaient un rempart de leurs corps ;
tous ces hommes avaient noblement fait le sacrifice de leur vie
pour défendre jusqu'à la dernière goutte de leur sang ce&deux exi-
fants si braves et si malheureuses. " ' ,, * '1',
Cependant, malgré leur résistance héroïqûé^'le moment Retar-
derait pas à arriver où ils seraient écrasés par le nombre et suscom-
beraient avec le désespoir de voir leur sacritice inutile.
Agenouillées côte à côte auprès de leur père blessé, entourées
par leurs derniers défenseurs, pâles, mourantes, échevelées, en
proie à une agonie anticipée, sans voix, sans force, les jeunes filfës
attendaient la mort pour se réfugier dans le sein de Dieu.
Soudain, un cri terrible s«î fit entendre, une épouvantable explo-
sion éclata comme un coup de foudre dans un ciel serein, un vent
de mort passa sur les assaillants, dopt les rangs vacillèrent comme
les blés coupés par la faucille, et une multitude de démons bondi-
rent sur l'éminence en brandissant des armes de toutes sortes ; à
leur tête venait Louis Morin, abattant avec son fusil, dont il s'était
fait une massue, tout ce qui se trouvait sur sa route, et se traçant
ainsi un sanglant sillon jusqu'aux jeunes filles.
— Courage ! criait-il d'une voix stridente, courage, me voilà !
Les assaillants, épouvantés par cette subite apparition d'ennemis
dont ils ne soupçonnaient point l'arrivée, reculèrent en désordre
jusqu'au bord de la rampe, où ils tentèrent, comme des tigres aux
abois de tenir pied encore.
— A nous! à nous! dit don Miguel en se levant sur un genou,
Louis, sauvez mes cousines, sauvez mon oncle !
r—Me voilà ! répondit le chasseur, me voilà !
Ce qui s'était passé, le lecteur le comprend, Louis Morin n'avait
eu besoin que d'un regard pour reconnaître que les Indiens qui at-
taquaient le camp n'étaient en réalité que des Mexicains déguisés>
des bandits de la pire espèce; il s'était ouvert passage et avait ga-
gné le camp des Gomanches ; ceux-ci, sous les ordres de l'Opossum
et des autres chefs de la tribu, étaient déjà en marche poKir venir
à son secours.
A part l'amitiéqu'ils portaient au chasseur, les Gomanches étaient
Messes de voir des sàltéadores se couvrir du costume guerrier de
906 REVUE CANADIENNE.
leur nation pour commettre des déprédations et des atrocités dont
eux passeraient pour être les auteurs, et ils avaient résolu d'infliger
aux bandits un châtiment exemplaire.
Cependant, le combat continuait avec un acharnement indicible.
Les bandits, sachant qu'ils n'avaient pas de quartier à attendre
des Bisons-Rouges, se défendaient avec une férocité sans exemple,
non pour sauver leur vie, ils se savaient perdus, mais afin de se
faire tuer et d'échapper ainsi aux tortures que leur infligeraient
leurs implaquables vainqueurs, s'ils tombaient vivants entre leurs
mains.
En apercevant Louis Morin, don Ram on avait poussé un rugis-
sement de tigre, le Français allait lui ravir la proie qu'il croyait
déjà tenir en son pouvoir. Don Remigo et deux bandits qui se
tenaient à ses côtés se reunirent à lui, et tous quatre à la fois ils se
ruèrent sur le Français, qu'ils enveloppèrent et qu'ils assaiUirent
avec une fureur sans égale.
Mais l'Opossum avait vu le danger que cornait son ami, et s'é-
tait élancé pour le soutenir, suivi de plusieurs de ses meilleurs
guerriers.
Louis Morin attendait ses ennemis de pied ferme.
— Eh ! eh ! fit-il en ricanant, c'est encore vous, don Ramon ! pour
cette fois, nous en finirons, je l'espère.
— Et moi aussi, démon de Français ! s'écria le Mexicain d'une
voix que la colère faisait trembler. Meurs, misérable ! ajouta-t-il
en déchargeant sur lui ses revolvers.
Le Françai» fit un bond de côté, d'un coup de crosse il assomma
un des bandits qui tomba comme un bœuf à l'abattoir, puis brisa
le crâne du second, qui brandissait sa reata au-dessus de sa tête,
prêt à le lasser.
Louis Morin n'avait donc plus que deux adversaires devant lui.
— Laissez-moi châtier ces misérables, dit-il à l'Opossum, occupez-
vous de ceux de leurs compagnons qui survivent encore.
Il laissa tomber son fusil, qui lui devenait inutile, et, saisissant
sa longue rapière d'une main et un revolver de l'autre, il attaq.ua
résolument les deux Mexicains.
Ceux-ci n'étaient pas des ennemis à dédaigner, jeunes, adroits,
braves et animés d'une haine mortelle ; le Français pouvait suc-
comber dans la lutte qu'il s'obstinait à soutenir seul contre eux.
Don Miguel, malgré la gravité de sa blessure, ranimé à la vue
du secours que lui amenait son ami, et soutenu par la fièvre eni-
vrante du combat, s'était relevé, et, appuyé sur un sabre ramassé
par lui sur le sol, il s'était traîné pas à pas jusqu'à l'endroit où les
trois hommes avaient engagé un duel terrible. .
En apercevant son ami luttant seul contre don Ramon et don
Remigo, un nuage sanglant passa sur les yeux de don Miguel; il
ne fut plus maître de sa fureur ; il se précipita, le sabre haut, sur
don Remigo et lui passa son arme à travers le corps. Le Mexicain
poussa un hurlement de fureur et, saisissant son ennemi à bras-le-
corps, il roula avec lui sur la lerre, où, enlacé l'un à l'autre compie
deux serpents, ils se débattirent avec rage.
J^ul n'aurait su dire quelle aurait été l'issue de cette lutte^
étrange, si l'Opossum n'avait pas jugé à propos d'intervenir; saisie-
LE BATTEUR DE SENTIERS. 907
sant don Remigo par la cheveluro, il lui renversa violemment U
tète en arrièro, et lui plongea son couteau dans la gorge.
Le Mexicain fit un bond terrible en se roidissant convulsive-
meiU. ses membres se détendirent g\, il demeura immobile; il
était mort.
Quant à don Ramon, son sort était plus affreux; Louis Morin
l'avait désarmé, et malgré une résistance énergique, il avait réussi
i se rendre maître de sa personne et à le faire prisonnier.
Le combat était fini. l)e toute la troupe des bandits qui avaient
attaqué le camp, un seul vivait encore : c'était don Ramon.
Louis Morin, avec sa générosité habituelle, voulait lui faire grâco
<ic la vie.
L'Opossum s'y opposa.
— On écrase les reptiles venimeux, dit-il ; cet homme est un ser-
pent, il mourra ; il appartient aux Bisons-Rouges, les guerriers co-
mauches rattacheront au poteau de torture.
0 fut impossible an Français de faire comprendre à l'implacable
chef que souvent la clémence est un devoir.
L'Opossum ne voulait rien entendre, et don Ramon fut emmeno
par les Indiens.
Le soir même, le miséi'able fut attaché au poteau ; nous ne dé-
crirons pas son supplice, il fut horrible; nous nous bornerons à
dire qu'il appela la mort pendant sept heures avant qu'elle consentit
à mettre un terme à ses souffrances.
Les voyageurs, réduits à un fort petit nombre et blessés pour la
plupart, étaient dans l'impossibilité de continuer leur marche ; il
leur fallut accepter l'hospitalité que leur offrirent les Bisons-Rouges
dans leur camp.
Dès qu'il vit ses amis en sûreté au milieu des Goman?hes, bien
qu'il eût, quelques jours auparavant, expédié l'Ourson à l'hacienda
d'Aguas Frescas, l'infatigable Français quitta ses amis et se mit en
route afin de hâter l'arrivée des secours, des fourgons et des voi-
tures, devenus indispensables après le désastre complet éprouvé
par la caravane.
Son absence ne dura qu'un jour; il avait rencontré l'Ourson à
quelques lieues du camp, à la tête d'une troupe nombreuse de peo-
nes et amenant avec lui tous les objets indispensables aux malheu-
reux voyageurs.
L'état des jeunes filles inspirait de sérieuses inquiétudes ; à la
suite des violentes émotions causées par les périls affreux auxquels
elles avaient été pendant si longtemps exposées, et surtout pendant
le dernier combat, elles avaient été atteintes d'une maladie ner-
veuse qui leur causai! une faiblesse et une prostration dont les
symptômes devenaient chaque jour plus alarmants.
Cependant elles laissèrent paraître une joie de bon augure, lors-
que Louis Morin leur annonça à son retour que tout était prêt
pour leur départ et que désornîais elles n'avaient plus aucun péril
à redouter.
IjCS Gomanches voulurent accompagner leurs hôtes jusqu'aux
dernières limites du désert; ils ne les quittèrent que lorsqu'ils ar-
rivèrent en vue de l'hacienda.
Quinze jours plus tard, don Gutierre, ses filles, son frère et son
908 REVUE CANADIENNE.
neveu, complètement rétabli de sa blessure, s'embarquaient pour
l'Europe sur un bâtiment français frété par les soins de don Miguel
et qui les attendait depuis deux mois déjà dans le port de Gruaymas.
Sur la plage, Louis Morin prit congé de ses amis.
Ce fut en vain que ceux-ci essayèrent de le retenir près d'eux,
le Français demeura sourd à leurs offres amicales.
— Mais enfin que comptez-vous faire? lui demanda don Miguel.
— Retourner au désert, dit-il ; c'est là seulement que, face à face
avec les grandes œuvres de Dieu, l'homme vit libre en apprenant à.
devenir meilleur.
Il ne quitta le rivage que lorsque le navire qui emportait ses
amis eut complètement disparu à l'horizon, Alors il poussa un pro-
fond soupir, et essuya une larme qui coulait sur ses joues hâlées,
et après être remonté sur son cheval, il reprit lentement le chemin
des prairies.
— C'était un rêve! murmura-t-il en jetant un dernier regard vers
la mer.
-Don Gutierre et son frère se sont retirés à Cordoue,. don Miguel
a épousé Sacramenta; Jesusita, qui a plusieurs fois refusé les bril-
lants partis qui lui étaient offerts, est rentrée il y a quelques mois
dans un couvent, où elle a témoigné le désir de prononcer ses
vœux.
On cherche vainement le motif d'une aussi étrange résolution
de la part d'une jeune fille belle, riche, aimée, et qui, en apparence
du moins, était si heureuse.
Gustave Aimard.
FIN.
S
ETUDE SUR LE NORD-OUEST DU CANADA,
ESQUISSE GLIMATOLOGIQUE
{Suite et fin.)
Tout iiciturellemeiit, le dégel ne pénètre pas à une grande profon-
deur. En 1849, Seaman a fait une série d'expériences qui ont dé-
montré que le dégel, sur les bords des mers arctiques, atteint une
Ijfofondeur variant de deux à quatre pieds. D'après les nombreuses
expériences de Richardson, cette profondeur n'est que de quatorze
pouces sur la côte septentrionale du Nord-Ouest Canadien.
On conçoit que le sol ne gèle ainsi que dans les endroits les plus
au nord et sur les bords de la baie d'Hudson, qui est entourée par
un terrain humide et mousseux qui retient beaucoup le froid. A
mesure qu'on remonte le cours du Mackenzie, l'action du soleil se
fait plus sentir et le sol se dégèle complètement de bonne heure, et
plus encore dans les grandes prairies du sud-est. '
C'est aussi l'absence prolongée du soleil dans les régions arètiques
<|ui occasionne la formation des glaces dont les mers polaires sont
recouvertes durant toute l'année.
Toutes ces causes réunies produisent des abaissements de tempé-
rature extrêmes dans les parties les plus au nord du territoire qui
nous occupe. En 1853, le thermomètre à l'esprit de vin atteignait 40
degrés centigrades au-dessous de zéro à 'Athabaska, tandis qu'il
descendait à 48*^ centigrades au fortGood Hope, dans un lieu abrité
contre les vents froids. Au fort Anderson, latitude 68^^45, le ther-
momètre descend à 55^ au-dessous de zéro. Dans les terres arctiques
Sir James Ross a enregistré 60^ centigrades dans rair,et après lui Sir
W. E. Parry a observé 54^ centigrades pendant cinquante heures
consécutives ; Sir E. Belcher, en 1853-4, a observé une moyenne
de 48°88 centigrades pour 264 heures et de 58® à 62^50 centigrades
pour quatorze heures. Le thermomètre descendit môme dans sa
maisonnette de glace à 65 et 66 degrés centigrades.
Les endroits où ces froids excessifs ont été remarqués se
trouvent à des centaines et des centaines de milles des régions cul-
tivables du Nord-Ouest; mais l'influence de ces températures rigou-
reuses se fait naturellement sentir partout; C'esl pourquoi la posi-
tion géographique de ce pays est la principale cause du froid.
2o Cette première cause en occasiouiie une autre : la proximité
des mers glaciales.
On sait que les mers polaires sont constamment recouvertes de
glaces plus ou moins compactes. Dans le cours de ses explorations,
le Dr. Scoresby a vu une banquise sur laquelle une voiture aurait
pu parcourir en ligne droite une distance.de quatre vingt dix
milles. Ces glaces absorbent la chaleur solaire qui réchautferait
la terre dans les environs et produisent constamment dans la tem-
pérature iin abaissement qui se fait sentir à une grande distance.
3o Celle seconde cause de froid, que nous pourrions appeler
910
REVUE CANADIENNE.
locale, en engendre une troisième qui est pins générale : les vent
froids.
Le vent joue nn grand rôle dans la température ; il Télève ou
l'abaisse, selon qu'il est chaud ou froid. Or les vents du nord
origîuant en des régions constamment froides et emportant avec
enx le froid causé par l'évaporation d;ms la mer glaciale, font tou-
jours descendre le thermomètre. Aussi daus le Nord-Ouest, corfime
dans tontes les autres parties du Canada, parler du vent venant du
nord, c'est parler d'un vent froid, sec et piquant, en hiver.
Pour apprécier l'influence de ce vent du nord sur la température
du Nord Ouest, nous allons voir dans quelle proportion il se fait
entir, comparativement aux antres venis.
An fort Confidence, latitude 00*^5 V et longitude 1 18*^49', le ven;.
a été observé à chaque heure en 1848-9, du mois d'octobre au caois
d'avril inclusivement. Ces 3,430 observations ont donné le résul-
tat suivant: Calme, 294; vents d'est allant des Barreu Grounds vers
les forêts du Mackenzie, 547 heures; vents de l'ouest, 286 heures;
vents dn nord et du nord-est, 969 henres, vents du nord et dn nord-
ouest, 348 henres ; vents du sud-ouest, 262; du sud-est, 718, faisant
pour les vents venant du sud 980 heures et 1017 pour ceux venant
en ligne plus au moins directe dn nord. Les vents du sud aug
inenlaient avec le printemps et auraient atteint un chiffre plus éle-
vé que ceux du nord, si les observations avaient été continuées du-
rant l'été.
Les temps de calme ont été observés en plus grand nombre d'
mois de décembre au mois de mars et les nuages abondaient er
octobre et en novembre.
Le registre météorologique tenu dans la baie de Baffîn par le Dr.
Butherland, en 1854, durant les mois de mai, juin, juillet ei août,.
indique 14 jours de vents directs de l'esi, 4 jours de vents directs
de l'ouest, 54 jours de vents plus au moins directement du nord,
dont 43 du nord-est et 11 du nord-ouest, 12 jours de vents du sud-
est et 26 jours de vents du sud-ouest. Les tableaux qui suivent
compléteront ces données :
Tableaux montrunl dans quelle proporlion les différents vents se for
senti?' dans les endroits qui stiive^^l:
FORT GARRY, LAT. 49* à3', LONG. 96* 52'.
1855-6
ÎV.
N.-E.
E.
S.-E.
s.
s-o.
0.
N.-O.
Janvier
9
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3
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0
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0
2
2
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0
1
0
0
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0
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1
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1
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n
10
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2
3
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2
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Février
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Mars
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9-
Mai
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Juin
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Juillet
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Août
1
Septembre
0
Octùbre '.
Novembre
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Décembre ,...
0
Total...
70
13
8
21
107
M
43
30
ETUDE SUR LE NORD-OUEST DU C.\NADA. 91
PORT CARLTON, LAT. 52«' bV, LONG. 106« 15'.
1857-8
N,
N.-E.
E.
S.-E.
s.
s.-o.
0.
N.-O.
Janvier
2
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18
11
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FAvri<3r
H
Mars
Avril
Mai
Juin
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Juillet
16
Août
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Septembre
Octobre ,
Novembre
Décembre
Total...
18
32
20
16
11
39
39
48
Les registres tenus en cet endroit ne renferment rien relative-
ment aux sept autres mois.
FORT EDMONTON, LAT. 50>^ 31', LONG. 113° 17'.
1857-8
N.
N.-E.
E.
S.-E.
s.
s.-o.
0.
N.-O.
Janvier
Février,..
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21
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13
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""i*7
25
33
2
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12
0
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6
6
2
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15
9
0
0
2
8
0
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0
0
8
6
12
13
0
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2
0
2
16
14
16
0
«ï
0
0
6
12
Mars
1
Avril
7
Mai
0
Jain
Juillet
Août
Septembre
Octobre
***'*4
Novembre
15
Décembre
20
Total : 8 mois
43
152
54
43
10
32
60
70
I^s mois de juin, juillet, août et septembre n'ont pas été
sur le registre.
FORT GHEPEWYAN, LAT. 58° 43', LONG. 118° 20'.
portés
1825-6
N.
N.-E.
E.
S,-E.
s.
s.-.o
0.
N.-O.
Janvier.. ..^
l
1
Février
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1
Mars ,
1
1
Avril
1
Mai
1
Juin
1
1
Jdillet
i
1
Août
1
Septembre
1
1
Octobre
l
No>embre
i
1
Décembre
1
l
Total...
1
9
r
0
0
2
1
6
912 REVUE CANADIENNE.
Ce tableau ne donne que la plus fréquente relation des venti
FORT FRANKLIN, LAT. G5^
12', LONG, l
23' 13
1826
N.
N.-E.
• E.
S.-E.
s.
s.-o.
0.
N.-O.
0
0
0
0
0
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0
1
0
2
2
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0
1
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4
3
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2
14
5
8
22
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13
4
4
17
7
0
2
7
4
8
""12
6
4
6
5
3
0
2
0
0
0
'""è
0
0
3
i
0
6
1
1
1
l
9
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"■'0
3
0
1
2
2'
1
1
3
0
0
2
2
1
5
5
2
15
Février •
17
Mars
Avril
A
8
Mai
7
Juin ...
Juillet
""l
Août ...... ......i.....
7
Septembre ........
Octobre
4
14
Novembre
9
Décenibre
17
Total...
5
23
112
57
14
23
118
Le registre du mois de juin a été volé par les sauvages.
Diverses observations dont nous n'avons qu'un résumé général
nous donnent les chiffres suivants :
REPtJLSE BAY, LAT. 66° 32', LQNG. 80* 56^
iV,-E.
130
S.-E.
52
s.-o.
30
0.
22
N 0.
261
FORT CONFIDENCE, LAT. C6^ 54'. LONG. l'S^ 49'
N. et N.-E. '
969 547 718 0 262 286 348
BAIE DE BAPPIN ET DETROIT DE l>AVi8,
32
0
30
Î61
En ajoutant les ciiifTres qui représentent respectivement et eu
totalité la fréquence des vents soufflant dans chaque direction,
nous trouvons les résultats suivants :
^--
-— lf*Br-
f:=B;-i~s: — isr-or
ForlGarry.. 70 13 8
" Carllon 18 32 20
-' Edmonton . 43 152 54
" Gbepewyan 1 9 l
" Franklin.... 5 23 112
" Conadence. 969 • 547
'« Repuise BayO 13J 23
Baffin'sBay H 32 14
21
16
43
0
57
718
52
12
107
U
10
0
6
0
0
0
42
39
32
2
14
262
30
26
43
39
60
1
23
286
N.-O
48
70
6
118
348
261
11
Total : 148 13^3 779 919 134
447
478
786
ETUDE SUR LE NORD-OUEST DU CANADA. 91^
, Eli analysant ces chiffres, on trouve les proporlions suivante»
pour chacun des quatre points cardinaux :
NORD-EST. SUD-OUEST.
2,327 .3,091 1,500 1,711
ou pour 100.26,96 34.58 17.61 19.80
Ces chiffres montrent d'une nianière générale l'influence qu^VljaV
vents soufflant de ces quatre points exercent comme causes géné-
riques de froid ou de chaleur; mais pour se former une idée exacle
de leur influence, il faut voir à quelles époques ils se font sentir
dans ces différentes localités, ainsi que nous le ferons plus loin.
Qu'il nous suffise, pour le moment, d'indiquer ce qui caractérise
chacun de ces ventg. Pour icela, il n'est besoin que de voir d'où iU
soufflent. ; rr:jO'l -.b . ,. ' , ; ., .;.: .,. ., , .... , ,, " ,s/
Veti^s du Nord.—Ct^s vents viennent des régions polaires, àép
mers glaciales, et sont naturellement froids en hiver et frais ein été.
Les trois vents qui soufflent de celle direction sont le nord, le nord:
ouest et le norf]-est. ^ ,^ , ./ , 1 j^[
Le vent nord est le moins fréquent. Eu hiver, il est toujoî|ps
glacial et piquant et fait baisser le thermomètre du moment qu'il
commence à souffler. Dans les Montagnes Rocheuses, c'est-à-dire
dans la vallée de la rivière à la Paix et au fort Jasper, il amèn^
souvent de la neige. Ce vent est généralement régulier et n'arrive
pas par bourras(]ues ni rafales. Dans la parti»^ occidentale, U jiû
moins sec et se sent un peu de l'humidité qu'il prendf (lans,lâ b^ie'
d'Hudson. i , ' : , .Vi .
Le vent du nord-ouest est plus fréquent et plus irrégulier, ueit'
essentiellement froid, sec, élastique, impétueux, plus habituel l^t^i
ver que l'été. 11 apporte dans les plaines le froid des mers et Jes-
terrains glacés où il origine, et comme sa course n'est interrompue
par aucun obstacle, il souffle toujours avec une grande force. Ce-
pendant, il est toujours pur et sain et ranime bientôt les forces
abattues. En hiver, ses rafales chassent la neige, la soulèvent dans
l'air et produisent ce qu'on appelle en Canada la poiictrem. Le
thermomètre baisse toujours dans les plaines de la Rivière Rouge,
quand ce vent se fait sentir. , , \ . , . r • -, ^uc.
En été, on le désire pour atténuer Tarde ur de la chaleur splauîg^
Sa rencontre avec les vents chauds du sud. et du sud-ouest^i^opuil
des orages de tonnerre et de grêle qui ont parfois des résultats ^^-
sastreux pour ragriculture. Ces orages ont généralement lieu dans
les mois de juillet et d'août. Il succède presque toujours aux
pluies que le vent du nord-est amène en été, chasse les nuages qui
baissent dans l'atmosphère et remplace la chaleur par une brise
fraîche.
Le vent du nord-est.est presqu'aussi fréquent en certains endroits
et plus fréquent en d'autres. Il est moins froid, mais plus humide
que le vent du nord-ouest. Ce vent souffle de la baie d'Hudson, et
il en a toute la froideur et l'humidité. Les mers qu'il^ effleure
avant d'arriver à la terre ferme se prolongent jusqu'au pôle, sont
toujours couvertes de glace, et le saturent de froid et d'humidité :
25 Décembre 1873. ^8
^14 / >' ' REVUE CANADIENNE
aussi déploie-l-il ces deux qualités. Dès qu'il s'élèv^e, l'air se trouble,
et les nuages, s'il y en a, se réunissent pour n'en former qu'un
seul. En hiver, ce nuage tombe en neige, et en été il se vide en
pluie, quelquefois opiniâtre. En automne, il «st transissant, hu-
mide et désagréable. C'est l'époque à laquelle il est le plus fré-
quent. Il est toujours bourru, froid en hiver, très frais en été,
jiuageux, sujet aux rafales,' pluvieux et neigeux. En effet, c'est
presque toujours le vent de nord-est qui amène la pluie en été,
surtout en automne et au printemps, et la neige en hiver. Dans
les prairies, surtout dans la vallée de la Saskatchewan,il précède
loujoursla tombée de' la "nel^e.! • • ; ; ^' •• ^ ^ > ; > i s :
Lorsqu'il varie ou dévie, c'ësit' t^fdiîTairediétit-'poul' passer à
j'est, et lèvent qui souffle dé cette direction peut être considéré
comme le suppléant et rattërnatif naturel du vent de nord-est ; s'il"
est moins fréquent, il participe aux qiialités froides et pluvieuses du
vent du nord-est. Au nord du grand lac de l'Ours, cependant, où
ce vent est fréquent, il adoucit généralement la température, tout
en restant nuageux et neigeux en hiver. Au fort Carlton, et dans
les autres régions de prairie, il apporte la brume et la neige.^iî ^'•-
Les vents que nous venons d'examiner, c'est-à-dire les vent^de
nord, nord-ouest, nord-est et d'est, sont les vents qui dominent en
hiver ; eh été, ils sont remplacés par des courants opposés.
Le vent du sud-est se fait sentir principalement en été, et à cette
maison, c'est un des courants les plus 'habituels. Il est naturelle-
ment chaud et parfois chargé de nuages légers que les vents
boréaux condensent et réduisent en pluies d'orage. Mais ces
orages sont peu fréquents et son caractère dislinctif est celui d'une
brise douce et chaude. En hiver, il élève toujours la températtire
et produit même des chaleurs anormales et des dégels dans les ré-
gions qui avoisinéht les Montagnes Rocheuses. • li k ;;<i
Lèvent du suçl est plus rare. Il suffit d'exami lier les grandes
plaines arides,il'où il vieùt'pour vôir^u*il ëstôèéj ol^aud et souvent'
violent. ' ' ■''''.''-' '''^^^ '' '-' '•■ -''[.f^OÎ Mllirfj^ Il .-.' : l^a: ::■'•(, •:.
Le sud-ouest est plus fréqtienl et moin's local, II' sbccede géné-
ralement au vent du sud, surtout dans l'après-midi.' 'ït' a-un peu
l'humidité des courants des tropiques : il'âjipOrte les nuages plu-
vie^.ix et souvent de violents orages accOmf)agnés de tonnér(*e, sur-
tout dans les vallées de la Rivière Rquge et de l'Assuiiboiiie. C'est
toujours un vent essentiellement chaud- et violent. ' •' ii^- ' ': ;
En hiver ce Tent du sùd-ôûest est lôcalv II ne se^i-fâiit» 'qu'ô- très
rarerhenl .sentir dans la partie orientale des praiiies, mais il' est
d'occurrence fréquente à Edmonton et d.ans' les régions voisines dés
Moh-tagnes Rocheuse^; 1 II; vient du Pacifique à travers les dépres-
hions 'des montagnes, ètrmême à^cetté saison il est nuageux; chaud,
violent et apporte là pi nie.' 'Il-hè se Mt guëW' sentir eW hiver i^ue
dans cette contrée el c'est lui qui en adoucit la température^'jus-
q lie dans l^l vallée •d,è ^a Hvi'ere à' %> Paix! et mème^ occasion-ïïdie
m :'■;■!! [^(rMrfoî^d G;obd'Hope,'dànéUecerclè';f(rctiqlie.-i >n ^'- .
^ d'oueéti 'pbssè'^è^a ^iieii' 'ptèâ îès mêmes' qiialifés i et-'se -fait;
iL... -.../ctntàgè^àihesm'e ^u-onâvaioë've^pâlïis {w^ aluôifqftiele
( oastatent les làbleaui'-^iië' nous àTbiis'Vus pkis haût'J j 'infi'D Ji-
Les données q'iii précèdent établissent : 4-o^jQii©^t©ïi8otesiv0uts
ETUDE SUR L&.;i^O;RprQUtîS];jDU CANADA. 91$
i)Oi'éaux sonl froids et plus fréqiienU en hiver; 2o que le vent du
aord-ouest est le plus froid et le plus sec ;,3o que'ïc veut du nord-
ost, tout en étant froid, est plus humide et apporte la neige en
hiver et la pluie eh été ; 4o que les vents "du sud dpmiueut en été
et sont toujours des vents châucis, nnenie en hiver en approchant
des Montagnes Rocheuses ; 5o que le, vent du su'd-ouest est plu-
vieux et chaud en hiver dans Ie^plaine$ voisines des ihontagues,
ainsi que le vent d'o.uestv . m u. :;.; . i , .'i.^. ■,/<
, Ces divers vents se succèdent g)§aéj;ÎLieixiept d'ans.rorarequi suit :
Les transitions du chaud at^ ^rpid, î^'e font naturellèinebt par le
passage, ou le changeinent des,,yÇin^ts, du 8.ul,"et du sud^ouest aux
iHimbs du nord çt du nord-ouei^t, et au contraire intei^se les transi-
tions du froid au chaud par le: passage des vents du ndi;d et du
nord ouest à ceux du sud et du sud-ouest. , ;•,, .i^ô,., , ,
Dans la vallée de la rivière Koqlauie, sur le yer^a'testdes Mon
tagnes Rocheuses, les vent^ suivent généralement un ordre de suc-
cession quotidienne régulier : le vent du, sud-ouest souffle tout le
jour jusque vers trois heures ,de l'après-midi, et alors il se change
en une brise fraîche. Vers six heures, les couches inférieures de
l'atmosphère sont poussées par le vent du nord-est, tandis que les
couches supérieures fuient devant le courant du sud-ouest pendant
une heure ou deux. Alors le nord-est reste seul et se fait sentir
pendant quelque temps, accumulant des brumes qui se forment en
nuages bas, et se dissipent quelques heures après le coucher du
soleil, à rapproche du vent du sud ou du sud-est.qui souffle ^Qute
la nuit et se transforme en, calme vers le matin. , ,: .;,.;, .^.^'i
Les vents qui, se font saijjtir .^.]Ç4.upiOnto:i ont étjéajf^^i ,djs,irjijj^és
parle capitaine Palliser : ..' ,. ,, /,,, . : V,V , >[j .
Ces vents peuvent être divisés eu trois groupes ; lo les vents qui
produisent en hiver le froid extrême et viennent du nord-ouest.
Dans le printemps et en été, cette direcLion est complètement inter-
vertie et alors ce vent devient léger, chaud et sec. Ce vent peut être
regardé comme le courant continental proprement dit et celui qui
accompagne le temps stable et beau. Souvent il n'agit que sur les
couches inférieures de l'atmosphère et les nuages des couches supé-
rieures vont dans une direction opposée. Il ne faudrait pas décrire la
direction de ce vent d'une manière trop rigoureuse, vu que souvent
elle change plus au moins, tandis que le caractère en reste le même,
sa force étant complètement subordonnée à l'un pu l'autre des
autres grotipeSj qui sont des vents nuageux. Le second groupe
comprend tous les. vents originant entre le nord et l'est eli qui
apportent la. neige, en hiver. Le troisième groupe se compose des-
vents du sud et du sud-ouest qui, venant du Pacifique à travers les
Montagnes, Rocheuses, apportent toujours des nuages, de la cha-
leur et quelquefois même de la pluie, en hiver. La succession de
ces vents durant rtiivei* de 1857-8 dans les régions du haut de, Ut
Saskatchevvan, excepté auprès des montagnes, a été comme snit,:
Quelques jours de temjps stable et beau, quoique peut-àtre
extrêmement froid, accompagnés parle vent, nord-ouest, étaient
suivies par une légère élévation de la tempéraiiUre occasionnée oar
1^ vtint du nord-est accumulant i^iei calotte, de .n images. a^rdessus
des couches inférieures de l'air et èmpôçbaiit ainsi la radiation.
916 REVUE CANADIENNE.
Gela avait lieu graduellement chaque matin, le ciel étant plus
ou moins couvert le malin et s'éclaircissant sur le haut du joor
jusqu'à ce qu'au bout de quelques jours les nuages restassent jus-
qu'au soir ; alors s'élevait un vent du nord-est perçant qui dégéné-
rait en ouragan accompagné de neige. Cette tempête de neige
durait souvent deux ou trois jours, après lesquels la neige tombatU
plus doucement et la température s'éievant rapidement, les nuages
se perçaient et laissaient entrevoir les couches supérieures de l'at-
mosphère allant avec rapidité vers le nord-ouest et entraînant do
petits nuages floconneux dans un ciel pur. En général la nuit
suivante, leA^ent, tourné au sud-ouest, augmentait de violence, par-
courant quelquefois en peu de temps presque tous les points du
compas et se transformant en cyclone, élevant la température et.
formant de gros nuages se résolvant en pluie. Après la tempête
du sud-ouest, un vent léger du nord-est s'élevait généralement d'une
manière irrégulière, et la température tombait en quelques instants
au froid extrême, accompagné de temps calme généralement et
suivi par les brouillards et les brumes du vent du nord-est, comme
auparavant.
4o L'élévation du sol au-dessus du niveau de la mer est une
autre cause de froid, mais qui n'agit guère dans le Nord-Ouést
Canadien.
D'après M. Becquerel, la températui-e baisse en moyenne d'un
degré par 180 mètres ou 7080 pieds d'ascension. Cette diminution
de la température à raison de la hauteur, est d'autant moindre que
les plateaux élevés sont plus étendus et plus unis. De Test et du
nord-est, le sol s'élève graduellement jusqu'au pied des Montagnes
Rocheuses. Sir John Richardson prétend que de la baie d'Hudson
au fort Carlton et à l'Ile à la Crosse, distance de six cents millies,
rinclinaison en montant est un peu plus de deux pieds au iriille.
Cette uniformité dans le niveau et l'élévation du sol du Nord-
Ouest atténue les effets frigorifiques de la hauteur qui, d'après la
théorie de M. Becquerel, n'abaissent pas la température d'un degré,
puisque les parties les plus élevées des plaines n'excèdent pas tine
hauteur de 1800 pieds au-dessus des eaux de l'océan. C'est à peine
sî, dans le Territoire Britannique, les parties les plus élevées des
Montagnes Rocheuses, à part deux ou trois pics comme le mont
Brown et le mont Hooker, atteignent une hauteur de 7,000 pieds.
C'est donc à tort que certains explorateurs ont attribué une grande
influence sur le climat à la hauteur des régions du Nord-Ouest.
Pratiquement parlant, cette cause de froid n'existe pas.
5o Les pics isolés des Montagnes Rocheuses, qui sont au noitïbre
de trois ou quatre et n'atteignent pas la hauteur des neiges perpé-
tuelles, n'exercent qu'une influence tout à fait locale et très-légère
sur la température. C'est à peine si l'on sent nn peu plus de froî'd
en hiveret d'air frais en été dans les environs des monts Brown et
Hooker que dans les autres parties du pays.
6o Les grandes étendues de forêts du Nord-Ouest ont une
influence plus smisible.
Les forêts agissent dô fetbik rlianièrescônimé Causés frigôriifikjde^ :
lo Elles abritent le sol contre l'irradiation solaire et mairttiënn'erit
nne plus grande humidité;
ETUDE SUR L^ NORD-OUEST pu CANADA. aiî7.
2o Elles produisent une transpiration cutanée par les feuilles;
3o Elles multiplient, par l'expansion des branches, les surfaces
uni se refroidissent par le rayonnement.
Ces trois causes agissant avec plus ou moins d'influence, dit M.
Becquerel, il faut avoir égard, dans l'étude de la climatologie d'un
pays, au rapport de la superficie des forêts à la superficie dénudée
et couverte d'herbes et de graminées.
Pour juger de l'influence que les forets du Nord-Ouest exercent
sur la température, il suffit de savoir qu'elles recouvrent entre la
partie septentrionale et la région des prairies une étendue de
480,000 milles carrés. Ces forets empêchent de pénétrer les rayons
du soleil et accumulent la neige, la glace et le froid, qui neuff.a.,-
iisent longtemps la chaleur solaire dans le printemps et même eii
6té, alors qu'elles tempèrent les ardeurs du soleil.
7o Les marécages ou terrains bas et humides qui se rencontrent
assez fréquemment dans le Nord-Ouest constituent une autre cause
frigorifique, qui n'a qu'une intluence tout à fait locale dans la par-
lie occidentale du pays, on ils sont en plus grand nombre.
Ces terrains humides sont généralement recouverts de plantes
qui, comme celles des terrains secs, ont un pouvoir émissif très
grand et qui constitue une véritable cause de refroidissement en
été. D'un autre côté, la conductibilité des sols humides est
moindre que celle des terrains secs. D'après Schubler, la différence
entre la température de la terre humide et celle de la terre sèche,
de même composition et de même nature, exposées en même temps
au soleil, a pu atteindre de 70® à 80°.
L'influence de ces marécages ou maskeys^ comme on les appelle
dans le Nord Ouest, se fait sentir principalement au printemps. Il|i.
cèlent en hiver à une certaine profondeur et forment souvent un
7npnceau de glace compacte ; lorsqu'arrive le printemps, le.s
myons du soleil ne peuvent guère pénétrer dans cette glace t^r-
r^qse et opaque pour la fondre, empêchés qu'ils sont d'ailleurs par
les herbes qui recouvrent une partie de la surface gelée. Cette
glace reste donc comme dans une serre et absorbe pour se fondre
une partie des rayons calorifiques que le soleil emploierait ,à
réchauffer la température des lieux environnants.
8o La nature du sol agit plus ou moins, dans les différentes par-
lies du Nord Ouest, sur l'abaissement de la température.
Il est constaté que le sol s'échauffe plus ou moins, suivant la
nature et la couleur de? parties qui le composent, et que, lors du
refroidissement occasionné par le rayouaenijnt, soa pouvoir con-
ducteur agit encore pareillement. Toutes choses égales d'ailleurs,
des sables siliceu.x et calcaires, comparées à volumes égaux aux
liJïérentes terres argileuses, ou calcaire en poudre fine, à l'humus,
à la terré arable et à la terre de jardin, sont les sols qui conduisent
ie moins bien la chaleur, d'où il suit qu'un terrain sablonneux
augmente plus la température locale qu'un autre. En représen-
tant par lUO la faculté que possède le sable calcaire de retenir la
chaleur, Schubler trouve :
918 REVUE CANADIENNE.
Pour le sable 95.6
'•'• la terre arable calcaire 74.3
'' la terre argileuse 68.4
^' la terre de jardin 64.8
'^ l'humus 49.0
L'humus, la terre végétale, la terre de jardin et la terre calcaire
possèdent donc à un bien moindre degré que les terrains sablon-
neux la propriété de retenir la chaleur. C'est-à-dire que l'influence
frigorifique ces terrains est dans l'inverse du tableau que nous
venons d'examiner. , ' / * ' ; ;'
Quant à l'influence de Î'àèoul0^ur,ëcbuî3lèf 31 trouvé qiie l'argile
teinte en blanfc, exposée au soleil, s'échâufFe jusqu'à 41^25, tan-
dis que la môme argile, teinte en noir, prend une température de
48^ 88', l'air étant à 25<^, ce qui cause une différence de 7^ 63.
En appliquant ces données au sol du Nord-Ouest, il est facile de
voir qu'il possède à un haut degré. la propriété du rayonnement
nocturne et, partant, d'abaisser la température moyenne. Les
terrains dominants, ainsi qu'on pourra le voir en consultant ['Es-
quisse Géologique^ sont ceux qui procurent le plus le rayonnement
nocturne : Thymus, ou terre végétale, la terre argileuse et le cal-
caire, arable ou terre glaise. Les vallées de la Rivière Rouge, dd
l'Apsiniboine, delà rivière et du lac la Pluie, d'une partie de la
Saskatchewan et delà rivière là Biche se composent d'un sol végéta!
qui atf.ein t parfois une grande épaisseur. Partout ailleurs, excepté
dans quelques-unes des collines situées à l'ouest du Inc Winipeg
et le bord de la frontière américaine, dans les régions accidentées
de la vallée du Mackenzie et des environs du for*, Jasper, on trouve
des terrains argileux et calcaires, bleuâtres et grisâtres. La terre
végétale est partout de couleur noire.
Le sol du Nord-Ouest, par sa natui'e et sa couleur, contribue
donc à diminuer la température. Nous verrons plus loin que cette
propriété de rayonner la chaleur pc;nda,nt la nuit est aussi là cause
des rosées abondantes qui favonsent taiit là végétation dans les
grandes plaines de rOuest. ' ' -
9o Une dernière cause frigorifique se trouve dàii^ la pureté
caractéristique de l'atmosphère du Nord-Ouesti ' '*
Le rayonnement du froid, comme celui de la chaleur, est d'au-
tant plus considérable qu'il n'est pas neutralisé par des corps ou
des gaz absorbants. La vapeur d'eau qui forme les nuages, ab.sorbe
en assez grande quantité le froid qui la condense pour la transfor-
mer en neige, durant l'hiver, et en pluie ou en rosée, durant l'été.
Dans les circonstances ordin^v^esJ,:vaipi ,ÇQiçi|;ienl^^ ce phénomène
arrive : .. > . t' ' • ./..•r.^'/, ' _ .
Après le coucher du soleil, quand l'air est calme et le ciel serein^
toute la surface du sol et l'atmosphèj-e se refroidissent par leur
rayonnement vers l'espace, dont la chaleur est insuffisante pour les
n^aintenir à la température qu'ils ont acquise. La présence des,
nuages empêche ce phénomène de se produire ou du moins l'altté-
nue extrêmement, parce qu'alors l'échange se fait entre les corgs
terrestres et les nuages, dont la température est beaucoup plus éle-
V ée que celle de l'espace.
ETUDE SUR LE NORD-OUEST DU CANADA. 919
Il résulte donc de ce qui précède que l'absence des nuages favo-
YOrise le rayonnement terrestre, qui abaisse naturellemeut la teni-
pérature moyenne, et cette cause exerce une influence d'autant
plus grande sur la tempéra^n'c du .Nor^-Ouest que le ciel de ce
pays est toujours pur è^sans nuages.-. "' * /
Parmi les causes que nous avons indiquées comme tendant à dimi-
nuer la température moyenne, il ea est quelques-unes qui tendeni
aussi l'élever, de môme que parmi celles que nous avons données
comme sources de chaleur, il en est qui agissent dans le sens con-
traire. En un mot, il e^t plusieurs de ces causes qui sontTrigori-
fiques en hiver et calorifiques en été. C'est ainsi que la position
astronomique, la pureté du ciel, la présence des grands lacs et les
vents, selon qu'ils spulïlent du nprdou du sud, abaissent etélèven:
^Iternativemenl; la tempéràturo moyenne, qui est le" résultat di
toutes les différentes causes que nous avons ^^yaminées.
FIN.
ifijà Ifjp ^^IlIOiliki r;:
T r.lilq si OVOJiJ^i L
Jufilliid am ni>q i'^
V.. . .vjt ôserJo u! -ii;^ 'ml
•>Br.), aï inuo[î)Oi UirAnhoq h
ihi
INTRODUCTION.
L'Etude qu'on va lire e^[ un sujet de compositiou qui avait été
donné aux élèves de la classe de rhétorique de 1851 du Collège dé
Montréal, par un pieux et modeste prêtre professeur, en même
temps homme de goût et admirateur enthousiaste de tous les clas-
siques de l'antiquité. Il m'en voudrait peut-être, si je le nommais ;
je ne commettrai donc pas cette indiscrétion à son égard, mais sa
réputation d'helléniste était si bien établie au Collège, et ceux
d'entre nous qui ont été ses élèves, conservent de lui un si bon
souvenir, qu'il me suffira d'en parler pour le reconnaître.
L'auteur de cette étude, M. Louis Lapointe, qui était alors dans
sa dix-huitième année, était bien l'élève le plus remarquable
par son application à l'étude et par ses brillants succès. Il
n'y avait pas de plus grand plaisir pour la classe que de lui
entendre lire ses compositions qui portaient toujours le cachet
d'une imagination cultivée et d'un jugement sain.
Après vingt deux ans de distance, j'aime encore à me rappeler
l'impression que faisaient alors sur moi, ces joutes littéraires aux-
quelles tous les élèves se passionnaient, mais où il y avait toujours
plus de vaincus que de vainqueurs.
Cette étude a été pour l'auteur un véritable triomphe littéraire
qui lui a valu l'insigne faveur de l'inscrire au cahier d'honneur de
la classe de rhétorique, sous la date du 25 Décembre 1851.
Dernièrement, je me suis transporté au Collège de Montréal, à la
Montagne, dirigé comme on sait, par les Messieurs de Saint-Sul-
pice, et avec la bienveillante permission des autorités, j'ai pu copier
cette étude dans le cahier d'honneur même que l'on conserve
encore avec le plus grand respect.
Ça été pour moi l'occasion de serrer encore une fois de plus la
main d'un ancien professeur qui dirige aujourd'hui le Collège, et
qui était de mon temps professeur de philosophie, et d'un ancien
ami qui est l'économe, et de causer un instant avec eux de nos
chers souvenirs de Collège.
Qu'ils veuillent bien accepter ici ma plus vive reconnaissance
pour les égards qu'ils ont bien voulu me montrer dans cette cir-
constance et chaque fois que j'ai le plaisir de les rencontrer.
J'ai déjà reproduit au commencement de l'année dans la Revue, un
travail très remarquable du même auteur, intitulé le '-• Temps," et
j'exprimais alors le vif regret que la mort l'ait enlevé si jeune encore
à l'affection de sa famille et de ses amis. Doué comme il l'était des
plus beaux dons de l'esprit, il n'y a aucun doute qu'il aurait brillé
dans le monde et qu'il aurait été uu citoyen utile à son pays.
Mais Dieu, dans sa profonde sagesse, en a jugé autrement, il l'a
appelé à lui peu de temps après sa sortie du Collège, dans l'été de
1854, et c'est moi, son ami intime, qui ai reçu son dernier soupir.
VIRGILE, ÉCHO DE LA V^ll^TÉ. 92A
l' 11 jour ou l'autre j'écrirai sa biographie, (^u* j":ii eu Ire les mains
plusieurs autres de ses couipositious littéraires et quoique sa car-
jjère n'ait pas été lougue, cepeiidant elle a été bien remplie. , . /
Ou me pardouuera d'évoquer ces souvenirs intimes qu'î'jii,^
peu veut avoir qu'un iutérét secondaire pour le lecteur, maïs qui
sont si précieux pour moi, et je m'empresse de leur faire part de 1^
l)elle et toucliaiile étude qui va suivre et qui met en scène le prince
des poètes latins en face d'un des plus grands mystères du Gliris-
lianisme, et dont nous sommes à la veille do célébrer le joyeux
anniversaire. Je dédie bien respectueuî-emcnt cette étude à nos amis
de Collège, anciens et nouveaux.
L. W. Tessier.
VIRGILE, KCHO DE LA VERITE.
EGLOGUE IV.
POLLION.
Parmi les nombreux monuments que nous a laissés l'antiquité,
ios plus précieux sans doute, après les livres Saints où nous trou-
vons les lumières de la véritable religion, sont ceux qui se rat-
tachent à cette môme religion, qui consacrent hautement ce que
notre foi révère et donnent ainsi plus de poids à la vérité, l^e
paganisme, avec son aveuglement et sa manie de corrompre ou
l'altérer tout-ce qu'il touchait, nous en offre mille en ce genre qui
ont fait l'objet de l'étude et des recherches des savants modernes.
Dans toutes les contrées du monde, les peuples ont été comme for-
cés de payer leur tribut à la religion du vrai Dieu que leurs pas-
sions leur faisaient méconnaître ; tous ont rendu à la vérité qui les
éclairait malgré eux un témoignage non équivoque. Si la religion,
so soutenant invinciblement par elle-même, n'a pas besoin de ces
cuUorités étrangères, au moins deviennent-elles pour nous un nou-
veau sujet d'admirer la conduite de la Providence et les secrets de
oGtte sagesse infinie qui manie à son gré les esprits des hommes, (jui
les prépare et s'en rend maître d'avance par les ressorts les.plus mer-
veilleux, qui accoutume insensiblement leurs yeux à la clarté du
ilambeau qui luira sur eux éternellement. Sous ce point de vue
nous pouvons dire que tout ce qui nous est resté des différentes na-
tions, tant dans des œuvres impérissables que dans leurs propres
iaistoires, que tout prend un caractère lumineux; partout, à traver^
\qs voiles et les abus de l'erreur, nous découvrons les desseins dé
Ji.eu, nous retrouvons empreinte sa gloire et sa sagesse. Mais le
ilus intéressant peut-être, le plus admirable de ces monuaienLà si
ignés de notre attention ou de ceux au moins qui nous paraissent
les plus étonnants au premier abord et qui ont le plus exercé quel-
qne;s savants illustres, c'est cette églogue si cpnnue que le prince
<i^s poètes latins adresse à Polliqp. Cet onvrage, qui p'est pas çoflL:
9è2 REVUE CANADIENNE.
sidérable par son étendue (il contient soixante et trois vers) est
comme perdu dans les œuvres de Virgile ; mais il réunit tant de
caractères frappants et mystérieux, qu'il est impossible de ne pas
lui assigner un rang à part et de ne pas chercher, par une curio-
sité aussi noble que juste, la clef de tous ces mystères. Quelques
auteurs, ennemis nés de tout ce qui peut donner du relief aux doc-
trines religieuses, ont bien affecté de ne rien voir d'extraordinaire
dans cette églogue ; mais toutes les vaines subtilités qu'ils oiit
misés en œuvre pour expliquer tout, hinnainement, prouvent déjà
que ce 'qu'ils voyaient eux-mêmes ne peut s'éclaircir qu'en
remontant à un principe plus certain que le leur. Rangeons-nous
donc du côté des plus célèbres docteurs, et appuyés sur leur té-
moignnge oso"ns voir ce qu'ils ont vu, examinons nous-mêmes si
un sentiment si favorable et si glorieux à la religion est fondé sur
des preuves, satisfaisantes. Cet examen ne sera sans doute pas sans
intérêt, et c'est \me des plus dignééiOccupatioiis On chrétien de
chercher tout ce qui peut donner un nouveau lustre à sa religion.
Dès le commencement de ce curi«ux ouvrage de Virgile, on est
frappé du ton extraordinaire qui y règne, on sent et il ditlui-môme
au premier vers qu'il va chanter'de grandes cnoses : il faut que sa
voix s'élève au-dessus de la voix du berger, qu'elle monte au de-
gré le plus sublime de la poésie lyrique, chv ce sont des merveilles
inconnues dans la pastorale qu'il va célébrer. Majora canamus^ dit
il poétiquement aux muses qu'il prétend devoir l'inspirer. .Un
tel début nous donne déjà la plus haute idée du sujet, on ne sait
encore où il en veut venir, mais que n'a-t-on pas droit d'attendre?
Cependant il fera plus que dégager, de telles promesses : 0
hommes le croiriez-vous? C'est une ère nouvelle qu'il vous
annonce, Tâge heureux que vons ne pouviez rappeler que daui
votre souvenir, revient vous sourire sur le débris de tant de siècles
affreux, cet âge fera votre bonheur à jamais, c'est le dernier comaie
le premier des âges: <^p««<^v (inm- df» s;oui'i'"f^r. fléi'» tout rpprpiid
une? fa^ce houvelle. '
Ultima;:vettUjam'......(Btas ;
Magïius ab intégt^o s(feclOPlim uascitur ordo.
:i ..:'"(ivo!) ^nio;n wù .r-. î.;':;i;
Qui a jamais entendu de telles révéralions? Quel poète payeii a
jamais eu une telle hardiesse ? Et ici Virgile sort bien du domaine
de la poésie, comme tant d'autres poètes, comme Ovide, comme
Horace, il ne prédit pas un avenir encore lointain ou au moins
indéfini ; il ne berce pas les hommes d'un espoir incertain pat
l'éloignement même de son objet; au moment qu'il parle, tout
s'exécute, ses prédirions s'accomplissent: jam venU... Certes ta
poésie ne va pas si loin, elle ne s'expose jamais ainsi à pouvoir-
être démentie. Comment donc expliquer cette assurance ? Ne se-
rait-elle pas le comble de l'absurdité si elle n'avait aucun fonde-
ment ? Ce serait faire trop d'injure au jugement et au caractère de
Virgile si on croyait qu'il eût voulu bâtir tant de grandeur, faire
tant d'appareil et d'éclat sur des objets purement chimériques.
Mais d'où, viendraient donc de telles inspirations, si elles sont rai-
sonnables? Dans tout le cours du poëme ce sont encore de non-
VIRGILE, ÉCHO DE LA VÉRITÉ. 9â»
veaux prodiges, et quelquefois des prodiges d'un ordre tout à fait
nouveau, chantés avec l'acoenl majestueux du prophèfe ; partout'oe'
sont des pensées étonnantes qui décèlent des lumières plus qu^hd^
maines, des lumières que le paganisme ne pourrait produire, à
moins que nous ne puissions parler ainsi de ce qui représente si
exactement la réalité. Cay remarquons-le bien de suitp, tout ce
que dit Virgile est très raisonnable par le fait et plein de vérité»'^'
pendant qu'il chantait, un nouveau siècle commençait' effective-'
ment son coqrs, la révolution la plus pacifique et la plus heureuse
allait changer l'univers, l'enfant que Virgile v i iious peindre ^ckis
des ti-aits si ressemblants, bientôt allait prendre naissance. C'est
là une admirable coïncidence entre l'événement et une publication:
qui infailliblement le regardait. Certes il a bien failli qu'un rayori,
dé la vérité vint éclairer (peut-être à so;i insu) le génie de Virgile,
pour qu'il publiât des nierveilles si véritables au moment môme ôiV
elles se passaient, il n'en faut pasdouter,.ces inspirations étaient des,
inspirations qui lui étaient étrangères, elles étaient étrangère^ air
paganisme. Les ténèbres n'ont jamais produit la lumière, le jo(it
n*est pas l'effet de la nuit. A quelle source avait-il donc^puisé le
Romain qui osa publier, sans les comprendre sans doute, les mer-
veilles du Très-Haut ? Gomment a-t-il pu chanter dés choses sf
inintelligibles pour lui-môme et si éloignées de Tespritpayen ? C'est
le point qui fait surtout notre étonnement ; mais cet êtônnement
cessera bientôt si nous examinons l'état de l'univers entier à cette
époque mémorable, si nous faiï?ons attention à toutes lés circons-
tances qui se réunirent pour faire supposer raisonnablement dans
Virgile quelque connaissance veniie de plus haut, pour le faire
regarder comme le nouvel organe d'une voix qui se faisait entendre
déjà à lous les peuples attentifs. On le sait : tout le monde était
alors dans l'attente de grands événements.^ Une voix haute et
mystérieuse partie des régions de l'aurore avait retenti jusqu'airx*
bornes de l'Occident, et toutes les bouches le répétaient de conceft'*
** L'Orient est sur le point de triompher ; un vainqueur partira de-
là Judée, un enfant divin nous est donné, il va paraître, il descend'
d'un séjour éternel pour ramener l'âge d'or sur la terre. 'Ofcit^ ;à<ï^
riiomerit même, à ce moment solennel, où, selon le pcëte, " J •*>'
;:":•! h ,:r^'' r::, A rb r\i^)) 6n>ù ■.;i':^ ■■■ m
Vitifàhtàu hhul des cièiixétaît'prêVrtde%cendr*e, 'l^
..'] j'iFy ; .'kj
Tous les Hommes s'attendaient à une révolution heureuse ; là
prédiction de ce conquérant qui devait réunir tout l'univers sous
son sceptre d'or, embelli par l'imagination des poëtes, remuait à la
lois toutes Tes imaginations, échauffait les esprits jusqu'à l^etî-'
thousiasme. Avertis de plus par les oracles du paganisme, selon^
des témoignages assez vraisemblables, tous les yeux étaient tour*-'
nés vers l'Orient, et Jérusalenii élevée jusqu'au ciel, confirmant'
ces bruits flatteurs." Depuis le Seigneur avait préparé les voies tV
son fils, depuis longtemps les esprits des peuples avaient été dispo-
sés et prévenus, déjà ils prévoyaient, sans en avoir une idée bieiî-
olaire néanmoins, leur régèneratitjîi ^prôdhame Nova progeuies,)'
''i^fcUVe dfé iiMfef^"*''» "^^'^P 0'»ioqqii*i eflq9«ol ,iim\ si) quooLiiîKÎ
n^ REVUE CANADIENNE.
et pour les amener à ce point, plusieurs circonslances avaient été
ordonnées par la sagesse divine. Il parait, et Virgile semble l'as
surer lui-même dans un de ses prerniers vers:
Ultima CumsBÎ venit jam carminis œtas :
qu'une Sybille, devenue l'écho de la vérité, annonça le retour du
grand siècle attendu depuis par les payens, qu'elle prédit cet ordre
admirable de choses dans lequel tout devait se renouveler; certes
l'admission de ce fait ne saurait être que glorieux à Dieu, il était
digne de Dieu de forcer les oracles menteurs de l'enfer à publier
ainsi leur ruine, et l'élévation de l'enfantqui devait lesrefouler.pour
jamais dans leurs abîmes. Les payens pouvaient bien avoir reçu cette
élincelle de lumière, Virgile pouvait bien la mettre en évidence en
commençant son poëme, mais il n'est pas permis d'en douter, les
payens tiraient de sources plus pures des notions plus étendues, et
Virgile, s'érigeant lui-même en prophète, avait devant les yeux des
XJrophôties certaines. Il serait déraisonnable de le contester,
lorsque tout l'atteste à la fois, Virgile connaissait les véritables
prophètes. D'abord il ne pouvait les ignorer, lorsque les livres
Saints, répandus et connus dans tout l'Univers avec le peuple juif
qui les conservait, piquaient infailliblement l'attention de tout le
monde. Ces livres par excellence, dont un esprit vraiment divin
inspirait la poésie, et une poésie dont toutes les images et les
figures étaient consacrées à peindre la vérité dans toute sa ppreté,
avaient souvent fixé l'attention des hommes éclairés du paganisnie,
avaient prêté quelques rayons lumineux à ces esprits plus clair-
voyants au milieu de l'obscurité générale. Jadis Horfière avait
incontestablement puisé dans cette source féconde un grand
nombre de ses inspirations : les Dieux dont on attribue la généra-
tion à son cerveau, sont en partie, suivant les remarques des sa-
vants, des personnages encore reconnaissables des livres de Mofsp.
Dans presque toutes les fables de la mythologie, dans beaucoup
d'inventions des autres poètes, on reconnaît également la vérité,
corrompue. Platon, Socrate, Aristote et les autres philosophes d^
la Grèce, ne prouvent pas moins dans leurs systèmes, dans lei^r
morale, dans mille traits épars de leurs écrits, la connaissance
qu'ils avaient des livres Saints. Il semble que ce qu'il y avait de
plus grand et de plus beau dans l'Antiquité devait être produit par
la religion véritable, de môme que tout devait lui rendre hommage.
Par là les nations étaient obligées de voir longtemps d'avance l'au:
rore du beau jour qui allait paraître, les ombres étaient alpins
moins épaisses, et la nuit fuyait à l'approche de l'astre divin.
Ce fut même trois cents ans avant la venue du Messie que se fit'
la fameuse version des Septante, par l'ordre de Ptolémèe Phila-
delphe ; et cette traduction, remarque le judicieux auteur des
Soirées de St. Pétersbourg, prouve la célébrité des livres Saints
dès cette époque ''Quel prince, dit-il, a jamais pu ordonner U
traduction d'un livre, et d'un tel livre, sans y être déterminé par
un désir universel fondé à son tour sur un grand intérêt excité p?ir
ce livre?" Les Juifs dans ce temps-là, étaient déjà dispersés ea
beaucoup de lieux. Josephe rapporte qu'un grand nombre de Juifs
VIRGILE, ÉCHO DE LA VÉRITÉ. 025
s'enrôlèrent dans les armées d'Alexandre, et sniviisnt ce Prince
dans ses expéditions, lorsqu'il partit de Jérusalem, après avoir
adoré le Dien de Taddns et entendn les prophéties qui le concer-
naient : Ptolémée avait emmené en Egypte pins de cent mille cap-
tifs Juifs qu'il laissa ensuite en liberté s'établir à Alexandrie. Alot's
!os Juifs commencèrent à se répandre dans les différentes villes de
l'Egypte, de la Lybie et du pays de Cyrène, puis dans l'Asie Mi-
neure et dans la Grande Asie où ils obtinrent les plus grands pri-
vilèges. Bientôt on trouva des Juifs dans toutes les parties de la
terre : toujours alliés des Romains depuis Judas Machabée, et
ensuite réunis à l'Empire par l^ompée, ils durent s'étendre de plus
en plus dans l'Occident et étendre avec eux la connaissance de leur
religion. Ce n'avait pas été sans un dessein marque par la Provi-
dence, observe le Grand Evêque de Meaux, que les Juifs, aupara-
vant resserrés dans un petit coin du monde, seuls alors dépositaires
des secrets de Dieu, se disséminèrent ainsi dans toutes les contrées.
Ils firent connaître le vrai Dieu aux différents peuples, et par là les
préparaient de loin à recevoir un jour la lumière de l'Evangile. Le
peuple Juif dispersé, ce peuple unique par sa croyance et ses
usages, devait être assez remarqué au milieu des antres peuples, sa
seule vue devait exciter le plus haut intérêt, et les révélations sur-
tout dont il tenait le dépôt devaient frapper tous les esprits, et ainsi
se remplissait tout natui'ellement la mission alors confiée au peuple
précurseur, ainsi se justifiaient ces paroles de Tobie à ses frères:
'' ïdeo dispersit vos inter gentesquse ignorant eum, ut vos enarretis
mirabilia ejus... " Du temps d'Auguste et de Virgile, à l'époque par
conséquent de la naissance du Sauveur, le monde était bien pré
paré, les voies du Seigneur étaient bien dressées, la terre remuée
n'attendait que la rosée céleste pour faire paraître le germe béni
dont les nombreux rejetons devaient couvrir sa surface renouvelée.
Pourrait-on maintenant nous objecter Tignorance de Virgile sur
les vérités qui étaient sur le point de se manifester? Virgile igno-
lait-il seul ce que tout le monde répétait avec admiration, était-il
sourd lui seul à la voix publique? Les écrits des prophètes qui
promettaient la libération des peuples, et précisaient le temps de
sa venue, étant traduits en grec, la langue universelle alors, tout
ce que renfermaient ces livres ne devait-il pas mettre en éveil, sur-
tout le monde savant? Il est très certain d'après le témoignage de-
historiens payens eux-mêmes, nommément de Tacite etdeSuétones
que la connaissance des livres Saints était répandue à Rome, qu'on,
faisait en ce temps beaucoup de bruit de ce qu'ils promettaient'.
Il est doiic assez prouvé que le savant poëte Romain pouvait avoir
connaissance des prophéties, il est plus que vraisemblable, on pour-
rait môme assurer qu'il en avait en effet connaissance, qu'il les
avait sous les yeux en composant son Pollion. La comparaison
dj poëme avec ces prophéties suffira maintenantpour constater les
emprunts que Virgile a faits à l'Ecriture Sainte. Mais avant d'en-
rer dans un rapprochement détaillé, il ne sera peut-être pas inu-
Hie de réunir les principaux traits pour nous assurer tout d'abord
1 St^et. Vesp. VîtâC/IV.,
Taclt. lib. V. Histor.
n 17 r:r:Î^EVL)E ÇANADlENNp.
à qui nous 4ev.ons, les rapporter, et s'ils oui pu être produits par un
poëte qui D'avaitaucune idée de l-opiTiioji universelle de son temps.
Virgile chante un. eufaut qui est encore à naître : Cet enfant^ c'est
un enfant divin, c'est taccroissemeat du Dieu suprême qui commande à
tous les Dieux: Il est envoyé du ciel, heureux espoir d- une race novr-
velîeyfil naît d'une Vierge '. à sa naissance, le siècle de fer est banni
pour toujours, et Vâge d'or se relève radieux dans le monde. Il vivra
de la vie des Dieux, tout en participant à la nature humaine ; il se verra
bientôt ainsi que les héros, confondu avec les Dieux. C^est sous ses aus-
pices que les traces des crimes des hommes seront effacées, que tout sera
purifié, que la terre délivrée d'une [éternelle alarme prodiguera ses dons.
Il gouvernera le ni^onde pacifié... Ciel ! de quel' eufaut pade-t il donc ?
Cet enfant n'a rien fait d'ilhistre encore, ce n'est pas un des
hommes fameux de ce, temps niémorable à tant de titres, ce n'est
m César, ni Auguiîte, puisqu'il n'a pas encore paru. sur la scène du
monde. Rt quelle est sa grandeur future ! Quelle gloire ! Quelles
merveilles dès le commencement de sa carrière ! Mais remarquons
surtout en quoi consistent les grandes choses qui seront l'effet de
sa venue.. D'après le caractère, des Roniami?. et pour flatter tous
les héros contemporains^ Virgile ne le fait pas illustrer par de
hauts faits d'armes, il ne se distinguera pas à la. tête des armées, il
ne soumettra pas par les voies de la guerre la, terre à son empire.
Ce sont des exploits d'un. tout a-itre genre, d'un genre inouï jus-
qu'alors, et tout à fait opposé au génie de Rome : il effacera jus qu'aux
traces des crimes de la terre, et il régnera à jamais sur les fondemenU
de la justice et delà paix. A qui doi;c peuvent convenir et ce carac-
tère auguste et ces traits si extraordinaires sous lesquels l'enfant
futur nous; est représenté? Quel est celui à qui Qii a jamais ^pu
adresser ces deux vers surtout, si ce n'est à l'enfant I)iç^;q(Uei/^it
naître bien,tô|,,e}i eii'tit l'.miÂvers.pauifté) ?,.,,, , ,i ; '
17 ";> o-iîir.'ir.fïvri tj' 'tido >ii(>t; ]ni;(f>Ji:i' .
'•Te duce, si qua manéBt stceleris vesiigia no^ u.
Irrita perpétua soldent foriflidine terras."
jCest Saint Augustiiii lui-mèineiïai.a.fftit|U^tta remarque. (Epist.
ad Martianum.) ** L'irréligion obstinée, remarque l'illustre Comte
de Maistre, a bien fait tous les efforts pour, obscurcir ce fait, les
commentateurs ont interrogé à l'envie toutes les généalogies ro-
maines, pour leur demander .en glace do vouloir bien, nommer
i'enfant célèbre dans le PoUion. .Mais il est contre toute vraisem-
bhmce que l'enfant existe où on Ta cherché,; et nous pourrions
défier tous ces doctes commentateurs, d'en nommer un auquel les
vers de Virgile s'ad<4p^ent;sans violence. ; oia^i^ oi.tîmg, en.supposant
-'M ii'iiv ,' :::n.;^.::ijîii(i(v>- i-ùi') i-) .'ij;7j; noii'np 'i^>-îf!>r;j; -mi!";; ;;
*,, Cette Mlerge qire Virgile idéiigui^jdajaSi^^ç^ii.Eglogae, sous le aom de la chaslo
,^,, N<iscen.ti'iiu.erb..'...
' -"^ '■•■■-'' ''^^ '■ •' ■•''•■ Gii>ta-ftivevLiicina..... •/".-.'• ■ ■•/■-,•.:. -.mi
éiait'eeiebrë (iiiris'toiite \ariti juilé ; b -a icoap dé pîiipléVatil'èiidaient ce prodige
de la'inaternité d'iitiy Vierge el les Di-ui it^s giulois lui avaient mené élevé un
autnl avtjc c^tte inscînpiiou: Virglni fXirUurx. G -tie id^ a^ pourrait cerlaine-
ïii'Mii ôLre prise t^u -■ du prv>phèt« <|Ui avait dit depuis loâgteaipsv /E.cpd .Virgp con-
cipiet et pariet Illium.... ,;.; , ,i, '_,
VIRGILE, ÉCHO DE LA VÉRITÉ. 927
qu'ils puissent avec certitude désigner cet enfant, il en résulterait
Beulement que Virgile, pour faire sa cpur à quelque grand person-
nage de Rome, appliquait à un nouveau-né les prophéties de l'O-
rient."
Alors il n'est pas mQin,S' prouvé qlle,.l^/poëte connaissait l'Ecri-
ture Sainte et qu'il en a profité dans son Eglogue. Virgile voyant
dans les Oracles sacrés de l'Ecritureque le rédempteur pron^is aux
hommes était sur le point d'arriver après le long, co\avs.^4u siècle de
/er ou de l'empire du démon, voyan^t tous les esprits /occupés de
cette prédiction dont raccomplissement.qtait à son termt\,se saisit
sans doute avec empressement d'un, si magnifique* §ujet, pour le
revêtir des couleurs les plus brillantes de ku poé>iia. \ Suivant Tob^
servatioii de Pope, le célèbre traducteur anglais, et ,de;|}eaucoup
d'autres que nous pourrions eiWr, l'ouvrage de/Virgil^/ne consis-
tait eu , partie qu'à rendre en yers latins admirablç;5vl^s.^qc,eats
enthousias^tes du prophète Isaïe, il, traduit vérit^bLepii^rt^rCeqUi'il a
vu dans ce, .prophète sur, l'avènement du Messie, il, 5e,ise,r^ des
mêmes Ûgures par lesquelles Isaïe peint le r,ègne glorî^eq-x^uSayL^
veur dans l'ordre spirituel. Suiy.ons donc, il.en est t^^m-ps, lo poë.ijqi
payen dans ses iir. italiens, contemplons d'un œil religieux le reflet
de ces lumières que tant d'hommes apercevaient Sians les com-
prendre dans un miroir profane D'abord il est re.nptaj-qnable que
le siècle futur désigné par les prophètes comme l'heureuse époque
du christianisme, a été entendu par tous les payens pour cet âge
d'orquils regrettaient mais qu'ils -espéraient tous voir renaître
dans un avenir inconnu. Nous savons qu'il est question de cet
âge d'or dans l'Eglogue de Virgile, tout son poëme roule sur cette
brillante période dont il proclame le- commencement au moment
même qu'il parle, et c'est un enfant qui l'amène, c'est celui
qu'lsaïo a af)pelé joarer/w^Mrî 5a?cif^/.;i Virgile: a-ussi bien; qu'Ovide,
Horace et les poëies grecs qui ont rappelé l'existence pags^e de
l'âge d'or comme le premier âge du monde, annonce son rotou.r
comme le dernier,, ei par conséquent comme un âge désormais,
éternel : en entendant le poëte, on croit entendre la voix consolante
du prophète du Seigneur promettant aux hommes qu'ils. se rever-
l'ont dans leur état primitif : Qao primo fuerunt ecce. vene^runt f Com-
ment les payons l'avaient-ils compris ? C'est ici un sujet d'admira-
tion pour nous, tous<les poêles, ens'avouant^c^ans l'âge de fer l'ont
caractérisé par des crimes monstrueux, qui rendaient les hommes
malheureux et en horreur à la divinité,, ej,, en mçme'temp? tous les
poêles se sont représenté l'âge d'or comnie le règne de l.if .vertu' et
de rinnoqenxpe. C'est-là le véritable fonds. Au siècle regetLe,, tous
ont vu que l/hom^ie dans son o<igine était (Jeslinè à être heureux,
et que son bonheur était attaché à la pureté de ses moeurs. Ovide^
dans $a. belle description des quatre âges" qu'on peut- très bien
réduire à deux,j a fait disparaître à la fin de l'âge d'or Saturne, ce
Dieu qui faîsaitiievriravec l'innocenc^e l'abondancç et la sécUji'ité^
il a fait remonter au ciel avec indignation la vierge Astrée, dee^^
de la justice, la dernière des divinités qui se plut avec les hommes:'
, ,^. , • . jî'>i Ji<^tfaf)b ^uipidHl/ »•
" yirgo,(?2e4e n^a4eft^^..;,., ^j ;;, rn^^^^r.i 1:1
UUima csèlestum, terras astrsea reliquit.
928 REVUE CANADIENNE.
Virgile, aussitôt qu'il a annoncé le réfablissemenl de lôutos
choses, fait redescendre la même déesse, il renouvelle le règne de-
Saturne :
" Jam redit et Virgo, redeunl Saturnia régna."
Quelles idées saines et justes siu- la dégradation compie sur la
régénération de l'homme ! Tout en les ré vêtant des couleurs
payennes, Virgile fait souvent revenir ces grands traits dans ses
autres ouH'ages. Dans le premier livre de ses Géorgiqnes, ou-
admire son tableau étonnant de l'âge d'or et du siècle malheureux
qui en effaça les traces : toute cette partie étincelle d'idées extraor-
dinaires qui ont une analogie évidente, avec nos saints livres, et
elle correspond exactement avec l'Egiogue dont nous nous occu-
pons principalement. Avant le siècle de fer, dit-il, personne ne
s'astreignit aux travaux champêtres, on n'avait pas encore fixé les
limites des propriétés, (parceque sans doute, tout appartenait en
commun à des hommes que rinlérêt no di vis lit pas.) La terre
libre et sans culture fournissait tout :
'' Ipsaque tellus
Omnia liberius, nulle poscenle, ferebat."
Georg. Liv. I.
11 devra en être de même dans le rétablissement de toutes choses
et pour lors Virgile dira :
'' Omnis ferai omnia tellus.''
La nature était véritablement en cet état dans le temps de l'iu-
noCfence de l'homme. Mais à l'approche de l'âge affreux, cet ordre
dé choses a changé, alors le serpent s'est gonilé d'un venin" fatal,
les animaux féroces ont commencé à répandre le carnage.
*' nie malum virus serpéntibus addidit atris,
Pr.'edari'iue lupos jussit... "
'lis n'ont donc pas été toujours nuisibles ces animaux devenus
sï redoutables ; le loup et le tigre, comme le reptile venimeux,
étaient donc autrefois soumis à l'homme roi de l'Univers; et la
Genèse ne nous l'apprend-elle pas? Ne nous montre-t-elle pas
Adam après la formation des animaux les faisant venir à lui et
comme un souverain, imposant à chacun son nom? Nous verrons
en revenant à notre Eglogue comment Virgile fera revenir l'ordre
ancien. Alors, continue le poêle dans sa peinture du siècle de fer,-
le miel a été détaché de la feuille de l'arbre, les vins qui se répan-
daient ç'a",^t ^là dûïiâ les champs comme des ruisseaux, ont été
afrêtés t '?*'"'/' '-"'■[
^' Mellaque decussit foliis...
Et passim ri vis curfentiîi viva repressît."
Géotg. Liv. F.
VIRGILE, ÉCHO DE LA VÉRITÉ. 929
Il n'y a pas jusqu'au -brillantes descriptions des poètes dans
ordre naturel, jusqu'à leurs propres expressions qui ne paraissent
rmpruntées. Ou sait comment l'Ecriture Sainte dérit la terre pro-
/nis'e où l'on voyait couler des ruisseaux de lait et de miel. Cette
magnifique figure pour marquer l'abondance d'un pays riche en
iîet s'appliquait on ne peut mieux au siècle d'or; et lorsque
^'irgile le fera revenir, il n'oubliera pas de dire :
" Incultisque rubens pendebit sentibus nvn,
Et dur» quercus sudabunt rosciia mella."
Eglo. IV.
il fallut, a continué Virgile, que l'homme trouvât le moyen de
se suffire à lui-même dans de longues expériences, dans de pénibles
recherches, dans tous les travaux du corps et de l'esprit; carie
ri 11 r travail né d'un besoin pressant a pu seul prolonger le cours
d'une vie toujours à charge.
'' Ut varias usus meditando extnnderet artes
Panlatim ''
"' Labor orania vicit
Impvobus, et duris urgens in rébus egestas."
Géorg. Liv. I,
Virgile n'avait-il donc pas vu la malédiction portée sur l'homme
par un Dieu vengeur ? " In sudore vultùs tui vesceris pane, donec
revertaris in terram." Plus rien sans travail, le pain ne pourra
f;tre mangé qu'après beaucoup de labeurs et de peiues :
" Mox et frumentis labor addilus "
Géorg. Liv. I.
La terre est devenue tout à fait ingrate ; la rouille, le chardon,
ies épines et les herbes nuisibles font périr les moissons.
'' Subit aspera silva,
Lappaeque tribulique " Idem
Que de soins pour vaincre tant de difiicultés! Oh! Dieu a bien
dit au malheureux Adam : '• Maledicta terra in opère tuo ; in labo-
îibus comedes ex eâ cuactis diebus vitae tuse ; spinas et tribulos
germinabit tibi "
Nous nous sommes peut-être trop arrêtés sur ce terrain si fé-
cond, nous ne pourrons cependant. nous dispenser de signaler les
antres endroits où nous retrouvons le flambeau qui éclaira Virgile.
Au premier livre de l'Enéide, il fait encore revenir l'âge d'or et
toujours sous le même aspect, et ne l'oublions pas, il le fixe à la
même époque que dans notre Eglogue. C'est le père des Dieux
qui annonce les beaux jours du règne d'Auguste, Oê premier maître
du monde dont le Messie illustra le règne par son apparition, et
c'est ainsi qu'il en parle : '' Alors les siècles seront adoucis, les
peuples ne connaîtront plus les armes. V Antique probité, In, chaste
25 Décembre 1873. 59
930 REVUE CANADIENNE.
déesse^ Remus et son frère Quiriniis désormais réco?içiliés donne
ront des lois au monde ; la discorde impie sera refoulée dans sou
antre inhumain
*' Aspera tum positis mitescent sœcula bellis.
Prisca fides, et Vesta, Remo cum fratre Quirinus
rJura dabunt...
Furor impins intus... ^'
Ailleurs, c'est à son 6^ livre, il fait toujours allusion au même
siècle distingué par un fait tout extraordinaire dans le monde, par
une pacification universelle, lorsqu'il dit du fils d'un Dieu :
" Aurea condet
Sœcula qui rursus Latio, regnata per arva
Saturno quondam... "
Qui donc communiqua ces idées si pures aux poètes, commeii:
les retrouve-t-on si souvent dans Virgile ? 11 n'y a guère d'autre
moyen de l'expliquer, c'est que l'Ecriture Sainte leur était connue,
c'est qu'ils avaient pris quelques leçons dans ces livres précieux
destinés à instruire tous les siècles.
Reprenons enfin notre comparaison avec une marche plus régu-
lière et voyons de plus près, quoique rapidement, notre Eglogue.
Le prophète Isaïe a parlé de la lumière qui succède aux ténèbre:?,
il a représenté le réveil des nations assises à l'ombre de la mort,
lorsque le soleil de justice leur apparaît." Populus qui ambulabac
in tenebris, vidit lucem magnam ; habitantibus in regione umbrœ
inortiiî, lux orta est eis."
Virgile n'a pu mieux exprimer cette pensée qu'en disant:
" Nascenti puero, quo ferrea primum
Desinet, ac loto surget gens aurea mundo
Jam régnât Apollo."^
L'Ecrivain sacré a encore peint la joie des hommes à laquelle
aucune mesure ne peut-être ajoutée ; il les a peints comme de
joyeux moissonneurs, lorsque la terre féconde leur paie son tribut,
comme des conquérants heureux qui rapportent les dépouilles de
leurs ennemis. Le poëte parait vouloir ici enchérir sur ses pensée:?
en mettant à contribution toute la nature, en faisant réjouir les
créatures inanimées à la vue de ce qui doit arriver : C'est l'univers
entier dont les tressaillements de joie ont ébranlé la masse gigan-
teste, la terre et les abîmes de la mer et le ciel sans fin, tout ce qui
existe, tout a ressenti ce sublime mouvement:
" Aspice convexe nutanlem pondère mundum,
Terrasque, tractusque maris, cœlumque profundum ;
Aspice venturo latentur est omnia sœclo."
Ne croirait-on pas entendre déjà dans ces beaux vers l'hymne
que chante l'Eglise au jour même de la nativité ?
1 (>n f.alt qaApolIon ou Phébus '!ti!t pour les payens le Dieu de la lumière.
VIRGILE ÉCHO DE LA VERITE. 93t
llunc cœhim, terra, huncmivre
Hune omne qua} in eis est
Auctorem adventus tui
Landaus exultât cantico.
Comment la nature ne se réjoui rai t-el Je pas à l'approche de son
autour? Elle frémit d'épouvante lorsqu'il vient dans sa colère,
mais elle dit être transportée de joie lorsqu'il vionl dans sa ir.isA.
rirorde.
Dans ces deux vers dont nous avons beaucoup parlé déjà ;
" Te duce, si qua manent sceleris vestigia nostri,
Irrita perpétua sol vent formidine terras."
On reconnaît encore le prophète qui a dit: " Oblivioni Iradili»
sunt augustise priores... " Ce prophète, après avoir tracé quelques
uns des effets de la naissance du Sauveur, l'annonce cette nais-
sance, " et filins datusest nobis... et vocabitur nomen ejus... pater
fuluri sœculi, princops pacis. Mulliplicabitur ejus imperium, et
pacis non erit finis." On n'a qu'à parcourir le commencement de
cette Eglogue, et on ne tarde pas à y reconnaître ce petit enfant
père du grand siècle, qui règne par la paix, étend son empire par
la paix, pour assurer aux hommes une paix éternelle. Le poëte
ajoute souvent quelqu'ornement nouveau à la pensée dlsaïe ;
maintenant il s'abandonne un moment à son imagination pour
ajouter quelques détails descriptifs sur l'heureux état de la terre
qui offrira saiîs culture tout ce qu'on peut désirer. Ce serait ici le
lieu de le remarquer, Virgile dans un sujet si merveilleux sort le
moins qu'il peut de l'Eglogue, dans tout ce qu'il emprunte aux
prophètes, il choisit de préférence ce qui va le mieux à son genre
de poésie, et c'est sans doute pour cette raison qu'il a émpnmté sur-
tout d'isaïe qui est rempli d'images prises dans la nature.
At tibi prima, puer, nullo munuscula cullu,
Errantes hederas passim cum baccare tellus,
Mixtaque ridenti colocasia fundet acantho.
Ipsa tibi blandos fundent cunabula flores.
Ipsse lacté domum réfèrent distenta capella;;
Ubera.
Que ces riants tableaux de l'état d'une terre féconde d'elle-même
ressemblent encore aux peintures poétiques du prophète Isaïe I
C'est lui qui représente les champs déserts qui n'ont jamais senti
les pas de l'homme, germant et se couvrant de fleurs. Dans le
prophète aussi, les dons charmants de la nature font la gloire et
l'ornement de l'enfant Dieu. Virgile dit ensuite que le timide
troupeau ne craindra plus le lion superbe :
... " Nec magnes metuent armenta leones."
N'est-ce pas l'admirable figure d'isaïe en quelques mois : " Le
loup et l'agneau, dit le prophète, vivront dans les mêmes pâturages ;
le lion inoffensif ne sera plus altéré de sang, il se contentera avec
^32 REVUE CANADIENNE.
l'animal des champs de l'herbe que lui offrira la terre. Alors donc,
ô enfant du ciel, le fort n'opprimera plus le faible, le puissant
orgueilleux ne foulera plus à ses pieds l'humble et le pauvre ; les
passions déchaînées les unes contre les autres ne feront plus gémir
la nature. Alors la force, la faiblesse habiteront paisiblement sous
le même toit, le roi et le berger participeront au même banquet.
Heureux le temps où l'enfant à la mamelle pourra s'amuser sur la
caverne de l'aspic, ou le repaire du lion ne sera plus un lieu de
terreur et de mort."
Ici le prophète a ajouté: '* Et serpenti pulvis panis ejus : non
nocebunt neque occident inmonte sanctomeo." Virgile fait mourir
le serpent, sans doute encore de ce qu'il a vu au commencement
des livres Saints que la tête du serpent sera écrasée à la venue de
l'enfant merveilleux qu'il chante ; il fait mourir et disparaître
l'herbe au venin perfide : N'est-ce pas le funeste fruit qui causa
Ja perte du genre humain ?
" pccidet et serpens, et fallax herba veneni
Occidet."
Mais en tous lieux croîtra l'Amome d'Assyrie : Assyrium vulgo
jiascetur amomum. Il ne serait peut-être pas déraisonnable de pen-
ser que cette plante odoriférante qui, des lieux voisins de l'ancien
jardin de délices se répand partout, est quelque souvenir altéré de
l'arbre de vie dont la propriété était d'assurer l'immortalité. Comme
nous l'avons déjà assez observé, il n'y aura plus de guerres dans
l'âge d'or de Virgile, elles cesseront peu à peu, à mesure que l'en-
fant divin prendra son accroissement. Il devait bien éteindre
toute dissension, celui à la venue duquel tout le ciel s'est écrié :
'' In terra pax hominibus."
Virgile s'étend de nouveau avec une magnificence d'un si grand
maître sur les richesses que déploiera la nature rendue à son pre-
mier état.
*' Omnis feret omnia tellus.
Non rastros patietur humus, non vinea falceni ;
Robustus quoque jam tauris juga solvet arator.''
11 n'y aura donc plus de travail, les animaux qui ont si long-
temps partagé la misère de l'homme seront eux-mêmes délivrés du
jong pénible, la terre ne sera plus déchirée par le soc de la char-
rue, tout se reposera, et Tabondance n'en sera que plus grande.
Ce qui était l'effet du péché devait disparaître avec le péché, l'in-
nocence de rage d'or devait ramener l'état de l'homme à cet heu-
reux temps.
" Nec varios discet mentiri lana colores :
Ipse sed in pratis aries jam suave rubenti
Murice, jam croceo mutabit vellera hito :
Sponte sua sandyx pascentes vestiet agnos."
Tout ce qui est mensonge, tous les arts trompeurs cesseront,
d'être en usage dans un siècle si pur, on n'aura plus besoin d'em-
VIRGILE ÉCHO DE LA VÉRITÉ. 933
prunter leur secours, la nature qui déjà pourvoie à tous les besoins,
fournira elle-même les objets de luxe, elle-même revêtira l'agneau
des plus brillantes couleurs, il n'y aura plus rien qui ne poit natu-
rel. Nature, tu es bien aimable, lorsque tu n'es pas corrompue,
tu n'as plus besoin d'être relevée par un faux éclat, l'œuvre du
Tout-Puissant est digne de lui.
Que le poëte imite bien les vœux et les soupirs des prophètes,
lorsqu'après avoir dit toutes ces merveilles, il veut en hâter l'ac-
complissement et demande au ciel la faveur d'en être témoin, pour
les redire encore, pour en faire un hymne éternel. Hâte-toi donc,
s'écrie-t-il, viens recevoir les honneurs que nous te préparons. O
enfant divin, toi qui est l'accroissement du Souverain des Cieux !
Ah ! puissé-je prolonger le cours d'une si longue vie, puissé-je en-
trevoir l'aurore de ce beau jour qui n'aura pas de fui, et conserver
assez de force pour eu publier la gloire !
Aggredere o magnos, aderit jam tempus, honores
Gara deum soboles magnum Jovis incrementum î
Oh ! mlhi tam longae maneat pars ultima vitse J
Spiritus et, quantum sat erit tua dicere facta !
Gette invocation rappelle bien cell(3 d'Isaïe : " Ulinam dirum-
peres cœlos et descenderes ! Rorate. cœli, desuper et nubes pluant
justum ; aperiatur terra, et germinet salvatorem ! "
Gertes il était bien digne d'être chanté par le premier poëte du
monde, ce jour de bénédiction et de salut où Dieu montra aux
hommes le verbe éternel, objet d'une si longue attente. Il fallait
que l'aveuglement payen rendit un hommage à la lumière qu'il
ne comprenait pas, il fallait que le génie qui se plait dans la fiction
fit voira son insu les rayons delà vérité! Dieu fait tout servir
à sa gloire ; le Dieu qui force la nature et les éléments à le louer et
à publier son nom, force de même des hommes »qu'une religion de
mensonge rend ennemis de sa gloire et de son culte, à entonner
comme malgré eux ses louanges, à faire éclater un enthousiasme
dont ils ne se rendaient pas compte à eux-mêmes. De là ce cri uni-
versel du paganisme bientôt expirant, mais devant s'éteindre avec
tant d'efforts, de là ces chants du poëte payen qui ne pouvait enten-
dre le fond d'un mystère qu'il chantait. Mais tout devait être bien-
tôt éclairé, et nous ne devons pas nous lasser d'admirer la conduite
de la Providence qui disposa les peuples au règne indestructible
du fils de Dieu promis dès l'origine du monde. Il est beau de voir
la Providence de Dieu ménageant toutes les circonstances et fai-
sant servir tous les événements de manière à amener l'exécution
de ses desseins ; il est beau de voir l'univers préparé insensible-
ment à la venue de son libérateur, de contempler une lumière
longtemps réservée aux seuls enfants de la Judée, qui s'étend peu
à peu, qui se communique graduellement à toutes les nations, qui
enfin se dévoile tout à fait dans la plénitude des temps pour éclai-
rer une terre ensevelie dans des ombres épaisses pendant tant de
siècles. 0 Lumière divine, la malice infernale ne pourra plus
l'obscurcir désormais, tu as pour jamais chassé les ténèbres, et les
ténèbres môme en se dissipant t'ont rendu un hommage immortel.
934 REVUE CÂNADIB]Ni\E.
Poêle dii Paganisme, si le ciel t'avait rappelé à la vie trois siècles
après l'époque où ta voix retentissait dans le monde, alors tu au-
rais pu voir les hommes comprenant ce que tu publiais sans le
comprendre, invoquer ton témoignage providentiel et l'imposer à
l'esprit de mensonge, alors sans doute, tu te serais écrié toi-même :
Qu'il est grand ce Dieu à qui j'ai offert de l'encens sans le con-
naitre, prosternez-vous donc maintenant heureux peuple qui le
connaissez.
Trois siècles s'étaient écoulés en effet depuis Virgileet déjà
l'on voyait disparaître jusqu'aux traces de l'erreur, les temples
anciens' étaient renversés, les Dieux de pierre et de bois
réduits en poudre sur leurs autels abattus dans la poussière, n'at-
tendaient plus les vœux prostitués des mortel^. Mais l'esprit infer-
nal, suivant la pensée d'un Saint-Père, ne pouvant plus abaisser
l'homme aux pieds d'une vile matière, et attribuer le caractère
de la divinité à de nombreux simulacres, voulut dépouiller de
sa divinité celui qui la possédait véritablement et forma le dessein
de faire fouler aux pieds le Dieu Sauveur à qui toute la terre s'était
enfin soumise. C'est alors qu'un prêtre indigne, que le misérable
Arius osa prêcher une hérésie suggérée par l'enfer, et qu'il s'efforça
de saper le premier fondement de notre sainte religion. Les
peuples furent révoltés, des réclamations unanimes se firent en-
tendre et on assembla un Concile général pour confondre l'héré-
siarque audacieux. Après la déclaration canonique du Concile,
pour faire une espèce d'amende honorable au fils de Dieu, pour
compenser l'injure faite à la majesté suprême, on cru ne pouvoir
rien faire de mieux que de lire l'Eglogue de Virgile traduite exprès
en vers grecs dans l'auguste assemblée de l'Eglise ; on pi'oduisit à
la honte de l'impiété un monument si authentique et si glorieux
à la vérité ; le paganisme s'éleva alors contre Terreur et vengea le
christianisme.
Louis Audet-Lapointe.
LES GAULTIER DE VARENNES.
{SuUe cl fin.^
M. Gaiillîer de Vareiines avait déjà sept enfants. Les quarante
arpents de terre défrichée qu'il possédait aux Trois-Rivières parais-
sent avoir été le plus |clair de sa fortune, si Ton calcule, que son
petit traitement de gouverneur, de douze cents francs seulement,
deux cents piastres était absorbé par les frais de représentation qu'il
ne pouvait s'empêcher de faire, car sa maison étant une sorte d'hôtel-
lerie centrale sui* la route de Qiiébac à Montréal, à cause de la
position géographique dès Trois-Rivières, il était constamment
sujet à des dépenses pour lesquelles il ne recevait aucune compen-
sation avouée. Sa seigneurie de Varennes et du Tremblay pouvait
à la rigueur être déjà de quelque rapport, mais, en somme, pour
un officier appelé à exercer des fonctions élevées, il ne recevait
presque rien du trésor. Aussi M. de la Barre, gouverneur-général,
se montrait-il tolérant pour des infractions aux lois sur la traite des
pelleteries que M. de Varennes se permettait, afin de pouvoir sub-
sister dignement dans sa charge ofïicielle. Par malheur, M. de
MeuUes, intendant de la Nouvelle-France, n'entendait point de
cette oreille. Voici ce qu'il écrivait au ministre, le 28 septembre
1685 :
" Monsieur de Varennes, gouverneur des Trois-Rivières, se sert
de son autorité pour faire seul le commerce avec les Sauvages
dans un lieu nommé la Gabelle ^ à quatre lieues des Trois Rivières,
ce qui est deffendu par les ordonnances de Sa Majesté qui ne le
permetteait qu'aux Trois-Rivières ; il y a mesme plusieurs arrests
du Conseil souverain et ordonn*^''* des intendans qui le deffendent
dans le d. lieu de la Gabelle en conformité de celles de Sa Majesté ;
je nay pu l'empêcher jusques a présent, parce que Monsieur de la
Barre, de son authorité, et malgré tous les arrests et ordonnances
lui avait permis de le faire seul ; on ma présenté souvent des
requests sur ce sujet, mais prévoyant que Monsieur de la Barre
supposerait toujours à l'Exécution de ce que j'en ordonnerais, jay
toléré cette affaire comme une infinité d'autres pour donner la paix
au Canada ; je nay pas laissé d'en dire plusieurs fois mon senti-
menl au d. sieur de Varennes qui na pas paru en estre fort satisfait ;
cela ma si bien attiré Mons'' de Montortier ^ qui est son parent et
qui a passé tout cet esté chez luy, qu'il a fait tous ses efforts pour
1 La Gabelle ou le SaiU de la Verendnje. Il a porté ces deux noms.
* En 1684, trois cents soldais commandés par les capitaines de Montorlier, d'Es-
1109 et de Rivaux arrivent pour pousser la guerre contre les Iroquois. (Ferland,
Cours d'Hisi. vol. Il, p. 145.)
936 REVUE CANADIENNE.
me rendre secrètement toutes sortes de mauvais offices, quoique jaye
affecté de vivre avec lui avec beaucoup d'honnesteté ; s'il eust
demeuré plus longtemps icy, il aurait été capable dinsinuer à tout
le monde un esprit de désobéissauce ; dez que Monsieur de Denon-
ville fut arrivé, il fit ce qu'il put pour les prévenir contre moy, il
commença par luy dire que je passais devant les gouverneurs par-
ticuliers et qu'en France cela ne se faisait point," etc. ^'
Maintenant si l'on veut juger de l'impression que la position ei
le caractère de M. de Varennes produisirent sur M. de Denonville,
le nouveau gouverneur-général, il suffit de lire l'extrait suivant
d'une lettre qu'il écrivit au ministre, cinq semaines après celle de
M. de Meulles. Ce dernier, qui paraît avoir été un faiseur d'em-
barras, malgré des qualités réelles dont il savait faire usage, dût se
sentir mal à l'aise en voyant ce que le gouverneur-général pensait
de l'homme dont il se plaignait si fort. On sait, du reste, qu'il y
avait au fond de tout cela des rivalités de préséance dans les céré-
monies publiques.
" Le sieur de Varennes vous demande, Monseigneur, la conii-
nuation de son gouvernement des Trois-Rivières et vous supplif
de lui faire renouveler sa commission qui est finie, n'étant qiw.
pour trois ans. C'est un très-bon gentilhomme, qui n'a de vice qu /
la pauvreté. Je vous assure qu'il a du mérite et de l'autorité. li
aurait bien besoin de quelque grâce du roi pour élever et soutem
sa famille."
Sa Majesté ne fut jamais prodigue envers noLi'e pays, c'était l ■
moindre de ses défauts. Elle se borna, si je ne me ti-ompe, à renou-
veler la commission de M. de Varennes. Je n'ai pas vu qu'on air,
inquiété celui-ci, par la suite, au sujet delà traite qu'il faisait pour
son compte. Le Honlan, qui visita les Trois-Rivières en 16S4,
écrivait : *' Le roi y a établi un gouverneur qui mourrait de faim,
si au défaut de ses minces appointements il ne faisait quelque com
merce de castor avec les Sauvages." Triste gouvernement que
celui oià l'on paye si peu les fonctionnaires qu'il devient urgent de
leur permettre de violer les lois pour se refldre ! M. de Varennes
a laissé une famille sans soutien et sans fortune ; — on ne peut que
l'accuser de n'avoir pas assez profité des privilèges qui lui étaient
donnés en sous-main ; il était trop honnête pour vivre sous un
régime aussi faux.
Quatre jours après la lettre de M. de Denonville, il arriva dans ia
famille de M. de Varennes un événement qui n'attira pas beaucoup
l'ettention vu que c'était la septième répétition d'un fait semblable.
Je veux parler de la naissance de Pierre, lé découvreur du Nord-
Ouest, dont voici l'acte de baptême :
'' Le dix-huictiesme jour de novembre de l'an mil six cent quatre-
vingt-cinq, par moy, F. G. de Brullon, curé de l'église paroissialle
de Nostre-Dame des Trois-Rivières, ^, esté baptisé en la dite Egliss,
Pierre Gauthier, fils de Messire René Gauthier, Escuier, sieur ée
1 Corro^p3nda ICO (manuscrit^:) des gouverneurs français. Vo!. IV, p. 359-0'!}.
LES GAULTIER DE VARENNES. 937
\Varenne et gouverneur, pour Sa Majesté, des Trois-Rivières, et
Damoiselle Marie Boucher, sa femme ; — l'enfant est né du dix-sept *
du dit mois et an. Son parrein a esté Messire Pierre Boucher,
son grand père, en la place duquel Lambert Boucher '^ son fils, a
tenu le dit enfant, et la marreine a esté Madelaine Gauthier dit du
Tremblay 'sa sœur ; lesquels ont signé suivant l'ordonnance.
Grand Pré,
Madelaine de Varenne-^
F. G. DE Brullon."
Où naquit cet enfant ? Rien de plus facile que de répondre.
Cinq jours avant sa naissance, l'ingénieur Villeneuve envoya au
ministre, par l'entremise du gouverneur-général, un plan de la
ville des Trois-Rivières, dont une copie se voit à la bibliothèque
d'Ottawa. Sur une grande maison placée au bord de la côte du
iîeuve, à l'endroit où la rue Saint François-Xavier atteint aujour-
d'hui le boulevard Turcotte, on lit : " M. de Varennes, gouverneur."
Ge témoignage est sans réplique. La maison dont il s'agit était
située du côté nord-est de l'extrémité de la rue Saint-François-
Xavier, à peu près dans l'angle de l'enceinte palissadée de la ville.
Ce que nous appelons le boulevard, était un chemin ou sentier qui
courait le long de la palissade, en dedans, et qui passait devant la
, porte et sur le flanc gauche de la maison de M. de Varennes, laquelle
regardait le fleuve.
A ceux qui disent que le Découvreur est wi dans le grand édifice
de pierre du Platon, je ferai observer que du temps de M. de Va-
rennes, les gouverneurs des Trois-Rivières n'habitaient pointée site,
et que l'édifice qu'on y voit de nos jours ne fut construit qu'en
1723, alors que le Découvreur avait trente-huit ans. Voilà pour la
tradition.
. Suite des actes de baptême :
'' Le troisième jour de juin de l'an mil six cents quatre-vingt-sept,
par moi, F. G. de Brullon, curé de l'église de Notre-Dame parois-
sialle des Trois-Rivières, a esté baptisé en la dite église, Philippe^
fils de René Gaultier, chevalier, seigneur de Varennes, gouver-
neur des Trois-Rivières, et de Damoiselle Marie Boucher sa l'etnme ;
-r-l'enfant est né du trentième de may de la dite année. Son par-
rein fut Messire Philippe de Rigaud, chevalier de Vaudreuil, com-
mandant des Trois-Rivières * en Canada, et la marraine Damoiselle
Le 17 était un samedi. Le baptême eut lieu le lendemain, dimanche.
* LamJjért Boucher, sieur de Grand-Pré.
3 C'est Madeleine, née en 1674, pensionnaire à la Gongrégalion en 1681. On
remarquera qu'ici elle signe Madelaine de Varenne, omettant le nom de Tremblay
qu'on lui donne dans l'acte.
"* Commandant des troupes de celte plac^. Plus tard, gouverneur-général de
ta Nouvelle-France.
938 REVUE CANADIENNE.
Marie-Madeleine Ghaspoux, femme de Jean Boachar, ^ chevalier,
seigneur de Champigni, ellntendant en Canada, lesquels ont signé
suivant l'ordonnance.
Philippe de Rigaut,
M. M. Chaspoux,
F. G. DE Brullon."
La mort de cet enfant qui eut, lieu l'année suivante, fournit la
seule mention de sépulture de membres de la famille de Varennes
que renferment les registres des Trois-Rivières, au moins jusque
vers 1720, où je me suis arrêté.
Registre des Trois-Rivières :
'* L'an mil six cents quatre-vingt-huict, le trentiesme du moi^
d'aoust, le lundi au matin, ont esté confiruiés par Monseigneur de
St. Vallier, illustrissime Evesque de Québec :
Gaullier Jacques René, (ils de Monsieur René Gaultier, gouver-
neur de ce lieu, et de Marie Boucher sa femme,
Gaultier Marguerite, fille de Jean Gaultier et de Jeanne Pelit^
sa femme.
Gaultier Marguerite, fille de René Gaultier, sieur de Varenne,
et de Marie Boucher, sa femme.
Gaultier MaricrMadelaine, fille de René Gaultier, Escuier, Sieur
de Varenne et de Marie Boucher sa femme."
'^ Le dix-huictiesme jour de novembre de Tan mil six cent quatre-
vingt-huict, par moy, F. G. de BruUon, curé de l'Eglise de Notre-
Dame des Trois-Rivières ont esté suplée les cérémonies de Baptême
à Jean-Baptist, qui a esté endoyé à la maison par M. Modou, prestre,
fils de René Gaultier, seigneur de Varenne, gouverneur des Trois-
Rivières, et de Marie Boucher sa femme ;— l'enfant est né du
trentiesme octobre de cette année, l'enfant a esté tenu par Claude
de Ramesô, chevalier, seigneur de la Gesse et Montigny, capitaine
d'un détachement de la marine, pour Jean-Baptiste Bouchard,
chevalier, seigneur de Champigni, Intendant de toute la Nouvelle-
France, et la marraine Demoiselle Magdelaine Gauthier, fille de
René Gauthier, chevalier, seigneur de Varenne, gouverneur de ce
lieu ; lesquels ont signé suivant l'ordonnance.
De Ramezay,
Madelaine Gaultier,
F. G. DE Brullon."
Registre des Trois-Rivières :
Ce qui suit est l'acte de sépulture de M. de Varennes :
" Le quatriesme juin de l'an mil six cent quatre-vingt-neuf, est
' Bochart.
LES GAULTIER DE VARENNES. 039
décédé en la communion de Nostre Sainte Mère l'Eglise, après
avoir reçu les Saints Sacrements de Pénitence,eucharistio et extrem-
ODClion, René Gaultier, chevalier, seigneur de Vareruie et gouver-
neur des Trois-Rivières, âgé de cinquante-cinq ans ou environ, et
a'esté inhumé le jour suivant dans l'Eglise de cette paroisse en
présence de Jacques Labadie, de Lambert Boucher, ^ Joseph God-
froy, sieur de Vieupont, et autres plusieurs témoins connu?.
Labadie,
Grand Pré,
F. G. DE Brullon."
Après la mort du gouverneur, M. de Brullon ne larda pas à
quitter les Trois-Rivières. Sa dernière signature au registre eu
qualité de curé, est, à la date du 23 octobre de la même année 1689.
En 1693, il était curé au Ghâteau-Richer. Après cela, sa trace
m'échappe jusqu'cà sa mort, qui eut lieu le 7 avril 1726, l'année où
moururent la mère de la Présentation (Mlle Anne-Marguerite
Gaultier de Varennes) et le frère de cette dernière le grand-vicaire
Jeaiî-Baptiste Gaultier de Varennes,
M. de Varennes disparu, nous n'entouidons plus parler de sa
famille avant l'année 1694, où Madeleine, l'aînée des hlles, épouse
Claude-Charles Petit Le Villier, à Montréal.
Il existait en Canada à cette époque, deux officiers du nom de
Vallerenne et cette ressemblance de noms les a fait confondre avec
le gouverneur des Trois-Rivières. En 1635, je vois: M. de Valle-
Teiines, capitaine, et M. de Vallerennes, lieutenant, dans la liste
des officiers de la colonie.
L'acte de mariage qui suit est tiré des registres de Québec :
'' Le septième jour du mois d'avril mil six cent quatre-vingt-sept
après la publication des trois bancs de mariage faite le dernier jour
de mars, le cinquième et sixième de ce présent mois d'avril entre
PhiUppe Clément du Vuault eCuyerSr. Vallerenne, capitaine d'une
compagnie d'infanterie en ce pays, fils de feu Anthoine Clément du
Vuault ecuyer : et de Dame Françoise de cœur ses père et mère
de la paroisse de Saint-Germain delapotterie evôsche de Beau vais
d'une part et de Jeanne Bissot fille de feu le Sr. François Bissot
bourgeois de cette ville et de Dame Marie Gouillart, ses père et
mère, d'autre part, et ne s'étant découvert aucun empeschment
légitime, j'ay François Dupré, curé de cette église paroissiale les ay
en la dite église solennellement mariées en présance de Claude
Porlier beau frère, de François Prévost ecuyer (mot illisible) de
Québec, cousin germain, Pierre Coeur, ecuyer Sr. de Grandville
cousin germain, Paul Dupuis, ecuyer son procureur du roi cousin
^ Sieur de Grand Pré, fils de M. Pierre Boucher.
940 REVUE CANADIENNE.
— Lotbinière Germain, lesquels avec le dit epoox et la dite épouse
ont signé de ce enquis suivant Tordonnance.
(Signé) Vallerenne Porliejr.
Jeanne Bissot, Pleeur.
Dupuis DE Granville,
François Dupré."
Au mois de novembre 1689, M. de Valrennes, commandant dm
fort Frontenac, ayant reçu de M. de DononviUe ordre d'abandonner
cette place, arrive à Montréal avec sa garnison composée de qua-
rante-cinq hommes. Son nom était Clément de Vuaalt de Val-
renne. Il était de l'évêchô de Beau vais. ^
L'année suivante (1690) au siège de Québec, lorsque l'envoyé de
Phipps présenta à Frontenac son arrogante sommation, c'est évi-
demment le capitaine de Valrenne, et non pas de Varonne, qui
manifesta si hautement son indignation. Nous savons que M. de
Varennes était mort depuis seize ou dix-sept mois. Son fils aîné,
Louis, à peine âgé de dix-huit ans et occupant le grade de simple •
cadet, n'aurait pu à aucun titre faire remarquer son opinion dans
l'assemblée solennelle où M. de Frontenac avait réuni la fleur de
ses otficiers.
A la bataille près de Chambly en 1691, à l'affaire de Repentigny
cette même année, à l'expédition du Loug-Sault en 1695, età celle
du pays des Iroquois en 1696, l'officier qui figure dans l'histoire i.
ce propos devait ùl^e encore M. de Valrenne.
, Dans la liste des officiers, année 1696, je vois " Gauthier de
Varennes, sous-enseigne, beau garçon." Un jeune homme de vingt
trois ans, qui n'occupe que le grade le moins élevé (sous-enseigne
ou cadet) dans la hiérarchie militaire, et qui n'a encore pour le
recommander que son physique agréable, n'est point, assurément
l'officier de poids, de valeur et d'expérience qui depuis plusieurs
années n'a cessé de se distinguer au premier rang des comman-
dants français.
La même année 1696, je .trouve parmi les officiers recommandés
pour la croix de Saint-Louis '* Clément de Valrennes," avec la note
suivante : " Il descend des quatre premiers maréchaux de France,
du nom de Clément qu'il porte. C'est le plus ancien capitaine du
Canada. Il a trente-trois ans de service et est couvert de blessures,"
Entre 1697 et 1706, je perds la trace de Louis de Varennes. Nous
savons que du Canada il passa en France et devint capitaine dans
les grenadiers du premier bataillon du régiment de Bretagne, où
M. Margry nous le signale en 1706. De 1697 à 1701 la paix fut
générale en Europe. En 1701 éclata la guerre de la succession
d'Espagne ; elle commença en Italie, maison 1703 les armées fran-
çaises avaient à faire face à. ton te l'Europe coalisée. " Les hommes
1 Ferland : Cours d'histoire du Canada, vol. II. p. 189. 235. 237, 240. Journal
de V Instruction Publique (Canada) 1871. p. G t. 114. Dictionnaire, Tanguay,
article Bourdon.
LES GAULTIER DE VARENNES. 941
/nanquaient pour compléter les cadres des vieux régiments." On
peut supposer que nombre d'ofTiciers passèrent alors du détache-
ment des troupes de la marine en Canada dans les corps qui opé-
raient en France. Le répriment de Bretagne, dans lequel Louis
de Varennes prit du service dans cette guerre, sinon avant, était
l'un des plus recommandables de l'armée française. Il avait été
levé en 1644 sous les auspices du cardinal de Mazarin dont il porta
le nom ^jusque vers 1658. •' Ses capitaines étaient gens de distinc-
tion." Dans la guerre d'Italie (1701-2) ce régiment " donna des
preuves de sa valeur, et principalement lorsque le prince Eugène
voulut passer le Mincio. Ce fut ce régiment qui lui disputa et lui
enleva le passage." En 1706, il était dans les Flandres, et l'un de
ses capitaines était fiOuis de Varennes, âgé de trente-deux ans à
cette époque." ^
Le sunioni de la Verendrye que Louis porte en 1636, 1687 et
1689 (cette dernière année cinq ou six mois avant la mort de son
père) disparaît en 1696 pour faire place au nom de la famille de
Varennes qu'il avait dû prendre, je pense, selon la coutume du
iemps, à cause de son titre d'aîné, après la mort de son père. Le
surnom de la Verendrye passa à Pierre qui devait Tillustrer.
On a dit qu'en 1697 ce dernier était cadet dans les troupes.
Notons qu'il n'était alors âgé que de douze ans. C'est son frère aîné.
Louis, qui avait ce grade, comme je l'ai constaté plus haut, en 1689
ei; en 1696.
La version qui nous montre Pierre à la campagne de la Nouvelle
Angleterre, en 1704, et à celle deTerreneuve en 1705, est vraisem-
blable. Son âge, — vingt ans, — et ce que l'on connaît de son carac-
tère, me persuade qu'il dût être dès lors-au service. M. "Margry
le fait entrer au régiment de Bretagne en 1706 où était déjà son
frère aîaé. M. V. Plinguet, curé de l'île Dupas, mentionne ' un
contrat de mariage passé en Canada l'année suivante dans lequel
Pierre, alors âgé de vingt-deux ans, serait partie : '' Le 9 novem-
bre 1707, le gouverneur, marquis de Vaudreuil, Dame Louise
Elisabeth de Joibert, épouse de mon dit seigneur le gouverneur,
et les intendants Raudots, père et fils, assistaient au contrat de
mariage de Dlle. Anne Dandonneau, fille du seigneur Louis Dan-
donneau, avec sieur Gauthier de la Véranderie, neveu du sieur de
Boucherville et frère cadet du sienr de Varenne."
Le sieur de Varenne c'est Louis, officier au régiment de Bretagne.
Quant au mariage, il n'eut lieu que cinq ans après. Pierre
continua son service à l'armée et se distingua. A la bataille de
Malplaquet, le 11 septembre 1709, il gagna, par sa conduite admi-
rable et par neuf blessures, le grade de lieutenant.
Les historiens le classent comme le second fils de M. de Varennes.
^Daniel. La milice française, yo\. II. p. iti. Adrien Pas ial. L'armée fran-
çaise, vol, II. p. 159. Arlicle de M. Margry déjà cité,
2 Annuaire de ViUe-marie, 1867, p. 8.
942 REVUE CAxNADlENNE.
Rappelons-Dous cependant que Louis, Jacques-René et Jean-Bap-
liste étaient ses aînés.
Par le traité d'Utrecht, signé le 11 avril 1713, la paix se rétaiiiU
et dura jusqu'en 1733. M. Margry note que Louis de Varenaes fut
tué en Italie ; en ce cas ce dut être entre 1707 et 1712.
11 y a dansXa milice française de Daniel, (vol. 1 1. p. 407. 409. 410.)
iine'^liste des régiments, année J714, où le nom de " Varennes " est
jjorté deux fois ; il y a aussi le régiment de Lorraine commandé
par M. de Varennes. Je donne ces références sans pouvoir les
rattacher plus étroitement à la famille du gouverneur des Troi.?-
Hivières.
Suivant une note particulière que m\a fournie M. l'abbé Tanguay,
Louis Gaultier de Varennes se serait marié, et sa fille, Marie,
aurait épousé M. de la Corne, ^ major des Trois-Rivières, dont je
dois dire un mot : Jean-Louis de la Corne sieur de Chapt, né vers
1G70, était sous-lieuienant en IGOl, et lieutenant en IG93, époque ou
il épousa Marie Pécaudy de Contrecœur. Il passa capitaine et
fut décoré de la croix de Saint-Louis. En 1713-15, il était major
des Trois-Rivières et c'est évidemment après cette date qu'il faut
placer sou mariage en secondes noces avec Mademoiselle de Va-
rennes. Malgré bien des recherches^ je n'ai pas rencontré d'acte
qui se rapporte à celle union. M. de la Corne devint lieutenant du
roi à Montréal. Le 14 octobre 1730, l'intendant Hocquart écrit au
ministre que les familles Leverrier et de la Corne méritent qu'on leut
continue les secours accordés l'année précédente. '" MM. Leverrier
et de la Corne sont à la vérité tous deux lieutenants du roi (Pun à
Québec l'autre à Montréal) mais dans un état si fâcheux, eu égard
à leur place et à leur peu .d'aisance, qu'ils sont dans le cas d'avoir
besoin plus que personne de ce secours. M. de la Corne a douze,
enfants vivants qui se portent tous au bien, et l'on ne peut conce-
voir comment, avec une fortune si médiocre, il a pu les élever." '
Un fils de M. de la Corne remplaça, en 1753, Jacques Le Gardeur
de Saint-Pierre dans les découvertes du nord-ouest, découvertes
commencées et poursuivies si longtemps par les La Verendrye.
Rendu momentanément incapable de servir, à cause de ses bles-
sures, Pierre de la Verendrye dut revenir en Caiiada sitôt que pos-
sible, c'est-à dire dans le cours de l'été de 1710. Peut-être aussi ne
revint-il qu'en 1712, époque où, parla bataille de Denain, la guerre
fut virtuellement terminée.
^ Voir le DicUomiaire généalogique, article " De la Corne"
2 M. J. H. Eph Dussaiilt, écelésiastique, M. P. E. Panneton, d 'pu 1 3-] rot o mo-
laire, et M. J. G. A. bYigon, secrétaire- Frésorier de la corporation des Trjis-
Jiivières, m'ont aidé d ins les recherches que nécessitait la préparation de c-'S
notes.
^ Corresp:>n'^an:'e d^^s gouverneurs frairiiai', s'^rie 3, vol. Xlf, p. 2 )!3.
I.ES GAULTIER DE VARENNES. 943
Le grade qu'il avait payé si cher, en se faisant remarquer au
milieu des officiers *'qui firent cependant merveille " à la b'itaille
de Malplaquet, on le lui enleva. De lieutenant qu'il était dans
l'armée de France, oii ne voulut pas môme en faire un enseigne en
Canada— on lui refusa tout.
Le malheureux était destiné dans la première partie de sa vie à
être traité avec ingratitude pour ses services militaires, et dans la
seconde à voir ses découvertes méconnues ou servant à satisfaire
les caprices des favoris du pouvoir.
Il est probable que sans madame la marquise de Vaudreuil, on
ne lui eut jamais rendn l'humble grade d'enseigne sous lequel
nous le retrouvons dans l'automne de 1712 à Québec oij il épouse
Marie-Anne, fille de Louis-Adrien Dandonneau Dusablé, co-sel-
gneurde VÛe Dupas, et de Jeanne-Marguerite Lenoir.
Louis-Adrien Dandonneau avait vécu à Ghamplain jusqu'en IG91.
Il était le fils aîné de Pierre Dandonneau dit Lajeunesse, sieur du
Sablé, établi aux Trois-Rivières vers 1648. Aux Trois-Rivières,
entre les rues Saint-George, des Forges et Badeaux, il y a un petit
fief — forme d'un triangle allongé — qui s'appelle " le marquisat du
Sablé."
Voici l'acte de mariage tiré des registres de Québec :
" Le 29 octobre 1712, après la publication d'un banc de maiiage,
ayant obtenu de M. Glandelet, Vie-général de ce diocèse, dispense
des deux autres, entre Pierre Gauthier écuyer S^ de la Véranderie,
enseigne des troupes de ce pays, fils de feu René Gauthier, écuier
S'" de Vareunes vivant gouverneur de la ville des Trois-Rivières et
de Dame Marie Boucher ses père et mère des Trois-Rivières d'une
part et Délie Marianne Dusablé fille de Louis Dusablé S*" Delisle
du Pas et de Délie Jeanne le Noir ' ses père et mère de Lisle de
Pas d'autre part et le dit S'" de la Véranderie ayant obtenu la per-
mission de contracter le dit mariage de M. de Vaudreuil gouver-
neur g'*' de ce pays, en date du 25 S*''*' 1712, ne s'étant découvert
aucun empêchement au dit mariage, je Th. Thibault prêtre curé
de Québec les ay mariés et leur ai donné la bénédiction nuptiale
selon la forme prescrite par notre mère Ste. Eglise, présence de
Dame Marie Boucher mère de l'époux, de Délie Gadelon dit St.
Pierre Noël Legardeur ^ capitaine des troupes de ce pays, du S'"
Louis ^ Dusablé, Délie Marguerite Leniaître et autres soussignés.
Marie Anne
De Laverandrye Legardeur.
Marie Boucher veuve de Varenne,
Marguerite Lemaître,
Jeanne Jacal veuve du S'" de Gadelon,
Marie Anne Langlois.
Thibault, F'ie."
1 Son nom était Jeanne Margueiitc Loue ir ; elle signait Jeanne Lenoir, ||J^
Plinguet, ouvrage cité, p. 7.
2 Pierre-Noël Le Gardeur, conseiller au Conseil Souverain, avait épousé en
secondes noces, Maiie-Madeleine Boucher, lille de M. Pierre Boucher.
^ Le nom de Dandonneau est omis dans cet acte.
1)44 REVUE CANADIENNE.
Le nom de Marie-Anne Langlois indique, selon les apparences,
une parenté entre les Gauthier de Varennes et une autre famille .
de Gauthier non encore mentionnées dans ces notes : Mathurin
Gauthier dit Landreville, demeurait à la Pointe-aux-Trembles de
Montréal, ou dans les environs, de 1672 à 1696, et à partir de cette
date jusqu'à sa mort, en 1711, à Varennes, oii sa famille continua
de résider. Deux de ses filles se marièrent à des Langlois : 1"
Jeanne, à Jean Langlois, 2° Marguerite à André Langlois. La pré-
sence d'une Langlois au mariage ci-haut indiquerait-elle des liens
de famille entre Mathurin Gauthier dit Landreville et les autres
Gauthier déjà nommés ? D'un autre côté, je trouve Jean Langlois
dit Boisverdun, fils du pilote Jean Langlois. Le surnom est le
même que celui de Charles Gauthier dit Boisverdun, dont j'ai parlé
ailleurs. Au moyen de ces rapprochements peut-être finira-t on
par éclaircir ce poiut un jour à venir.
Le gouverneur de Vaudreuil, mentionné dàiis l'acte ci-dessus,
était le même qui, vingt-cinq ans auparavant, commandait la gar-
nison des Trois Rivières et qui fut parrain de Philippe Gauthier de
Varennes. En 1707 on le voit assister au contrat de mariage de
Pierre de la Verendrye avec Melle Dusablé. Vers 1712, sa femme
réussit, par ses démarches auprès des ministres, à faire rentrer ce
même Pierre de la Verendrye dans les rangs des officiers, mais
seulement comme enseigne. Enfin, en 1712, eu qualité de gouver-
neur il sanctionne le mariage en question.
Jacques Brisset dit Gourchène et Louis Dandonneau dit Dusablé,
beau-frères, s'étaient associés en 1690, pour acheter l'île Dupas. Ils
étaient fils de deux anciens habitants des Trois- Rivières ; aussi
voyons-nous qu'ils recrutèrent principalement leurs colons dans
cette place et à la côte de Champlain oii tous deux avaient vécu.
Une carte cadastrale de l'île Dupas, dressée vers 1706, indique les
noms suivants, tous du gouvernement desTrois-Rivières : Dnsablé,
Désellier, Dandonneau, Duteau qui étaient ou frères ou proches
parents ; Brisset, Courchesne, proches parents ; Carignan, Bour-
;ioJy, proches parents ; et Bigny, Costeiioire, Gouin, et Champagne.
Plusieurs de ces noms sont portés sur deux ou trois terres dif-
férentes. En 1713 toutes lesterres de l'île étaient concédées. ' On
retrouvait donc là une colonie de gens en grande majorité nés et
élevés aux Trois Rivières. C'est en ce lieu que paraît avoir résidé
la femme de Pierre de la Verendrye. On y trouve enregistrée la
naissatïcede sa fille Marie-Anne, le 12 juin 1721. -
Madame de Varennes et sa famille, composée de plusieui s enfants,
vivait sans doute dans la gêne ou quelque chose approchant. On
pourrait supposer qu''4le s était retirée chez sou père établi à Bon-
cherville, mais les Adieux de M. Boucher, qui doivent avoir été
écrits vers 1696 (dans tous les cas entre 1694 et 1699) donneraient
* M. Plinguet ouvrage cité.
= Notes de M. l'abbé Tanguay.
1
LES GAULTIER DE VARENNES. 945
à jiiMistii'ijii'elle lie demeurait pas avoc lui. Le véiiéiable palriarclie
«adressanl à sou fils, Pierre de Bonoherville, s'exprime ainsi :
'• Dites à votre sœur de Varenues que je lui dis adieu et à tous ses
enfants que j'aime et que j'ai toujours aimés. Je leur donne, et à
elle ma bénédiction. Je les exhorte tous à vivre dans la crainte de
Dieu, et de s'entr'aimer les uns les autres comme Dieu et la bien-
séance le domandenl."
Le plan des Trois-Rivières, en 1704, indique que le sieur Forillon
(dont je dirai un mot plus loin) possédait la résidence marquée du
nom du gouverneur de Varenues en 1G85. " Dans un acte de
baptême aux Trois Rivières, en 1708, le parrain est M. d(î Crisasy,
gouverneur, et " madame de Varenues ancienne gouvernante de
cette ville." Au mariage de son fils Pierre, à Québec, en 1712, elle
est citée comme résidente des Trois-Rivièn^s. En 17301e gouver-
neur-général et l'intendant de la Nouvelle-France-écrivant au
ministre au sujet des pensions de quelques veuves, disent que la
dame de Varenues demande une pension et qu'ils appuyent sa
requête. " Celte dame est ilgée de soixante et quinze ans et veuve
d'un gouverneui' des Trois-Rivières." '
Voici quelques notes sur M. de Forillon : 1696, cadet dans les
troupes, — très-brave. 1697, décembre, au registre des Troia-
Rivières, le sieur Claude Fourrillon, officier dans le détaclienieiit de
la marine. 1699, il épouse aux Trois-Riviènîs, Françoise Jutra»
dit Lavallée. En 1722, au mariage de sa fille M.i ne-Françoise avec
François Châtelain, enseigne dans les troupes, aux Trois-Hivières,
il est mentionné défunt. Je crois qu'il était mort depuis quelques
mois à peine. François Châtelain, devenu veuf, épousa, en 1729,
Marguerite Cardin, des Trois-Rivières, de qui il eut une fille, Marie
Josephte, née en 1737, qui se maria, en 1757, avec le chevalier de
Niverville, lequel était parent (du côté des Boucher) des la Veren
drye et continua en 1752 sous Jacques LeGardeur de Saint-Pierre-
l'œuvre des découvertes au nord-ouest commencé - par eux.
^Doué d'un caractère entreprenant etferme, obligé par le iiàm'^é
son père de figurer honorablement partout où il se pi'éseiitejaitét
privé des ressources de la fortune, — Pierre de la Verendrye tourna
ses yeux vers les régions de f Ouest, où les Français s'enfoiiçaient
chaque jour d'avantage à la recherche des riches pelleteries dont
plusieurs d'entre eux savaient tirer de gros bénéfices sur les mar-
chés de l'Europe. C'était le champ de l'avenir. Une partie de la
jeunesse faisait quelques campagnes dans les pays d'en haut^ et
amassait quelque bien dans les emplois de la traite, avant de s'éta-
blir entre Québec et Montréal, sur les terres nouvelles, ou dans les
bureaux de commerce les plus rapprochés du grand fleuve. D'au-
tres, par malheur, n'étaient pas aussi sages, et restaient dans les bois
par pur agrément. Pierre avait été élevé aux Trois-Rivières, le nid
d'éclosion des voyageurs^ et sa jeune imagination avait dû être sou-
^ Gorresp. manuscrite des g-ouvefrneurs françaif. Sme 3. vo'. XIF. p. 2^58.
- 25 Décembre 1873. 60
946 REVUE GANADIENNE.
vent frappée des récits que les coureurs de bois rapportaient au
foyer domestique, après des mois et des années passés dans les
profondeurs mystérieuses de FOuest, au milieu des nations nouvel-
lement découvertes et encore imparfaitement étudiées. Le Jac-
ques-Cartier du Nord-Ouest ne pouvait mieux naître qu'aux Trois-
Rivières. La recherche d'une route qui conduirait à l'océaa
Pacifique était le rêve des aventuriers les plus intrépides. M.
Margry nous a raconté les travaux accomplis par le Découvreur et
ses enfants. Si jamais nous mettons la main sur la liste des
hommes qui les accompagnèrent dans leurs expéditions, il y a gros
à parier qu'on les reconnaîtra pomr être tous, ou presque tous des
Trois Rivières. Je ne pense pas qu'il existe dans le Bas-Canada
une localité où le souvenir du grand Nord-Ouest se soit conservé
aussi vivace jusqu'à ces dernières années. Après les la Vérendrye
sont venues les compagnies de traite anglaises qui ont recruté
principalement leurs hommes dans cette terre classique des voya-
geurs. La route du fort. Rouge (aujourd'hui fort Garry) à la
Kaministiqnia sur le lac Supérieur, leur était restée familière. A
l'embouchure de la Kaministiquia dès avant 1756, ils avaient
donné le nom desTrois-Rivières au fort bâti par les traitants. Les
premier missionnaires de la Rivière-Rouge, tels que Monseigneur
Provenrher, Mgr. Laflèche, M. Dumoulin et M. Belcourt, tous des
environs de cette ville, se firent conduire là-bas par des guides
Irifluviens, dans des canots d'écorce, alors célèbres par leur mode
de construction, et qui sortaient, partie du village de Nicolet, ^ par-
tie de la ville natale de Pierre de la Verendrye. Lorsqu'il y a
quelques années, il fut question d'envoyer des ouvriers commencer
le chemin de la baie du Tonnerre au fort Garry, on ne fut pas en
peine de trouver des trifluviens pour cette besogne ; et tout récem-
ment les troupes ont su reconnaître les services que ces voyageurs
leur ont rendus sur le môme parcours, regardé comme un pays
inconnu et infranchissable.
Les notes qui suivent, tout incomplètes qu'elles sont, peuvent
être de quelque secours dans les. recherches au .sujet do la famille
qui m'occupe. Je les donne à ce titre.
1730, 15 octobre, M. de Beauharnois recommande au ministre de
donner au sieur de la Vérandrie l'une des lieutenances vacantes : '
Depiîis vingt ans, ta Verendrye portait les neuf blessures reçues à
Malulaquef ' dont il s'était sauvé contre toute espérance," mais il
n'avait porté qu'un instant son grade de lieutenants! bien. gagné.
Malgré la recommandation de M. de Beauharnois, la cour persista
encore dans son refus de lui rendre justice.
1732.. Tiré de la liste des officiers de la colonie : " Enseigne
Gauthier de Varennes, âgé de 54 ans." 11 était parti depuis un an
poursa grande expédition. Même année : Delà Corne, lieutenant
' j^es Provencher, de Nicolet, étaient reQommés daas cet art.
* Co>respondance des gouverneurs français, série 3. vol. XIIL p, '2659.
LES GAULTIER DE VARENNES. 947
( il roi à Montréal, &2 ans. De la Corne, fils enseigne dans les
roupes, pas d'âge. On trouve, sept ans ans plus tard, les noms
acs officiers suivants, de cette famille que je note ici à cause de
leur parenté avec les Gauthier de Varenaes : De la Corne, enseigne
^n pied, aide-major à Montréal. Do» la Corne de la Colom bière,
nseigne en second, capable. De la Corne de Saint-Luc, enseigne
' ;i second, très-capable. De la Corne-Dubreuil, enseigne en second,
intelligent. Un de leurs frères fut chanoine de la cathédrale de
Québec.
1739. Liste des officiers: P 'M^ieutenant De Varennes, — fort
apable, de conduite irréprochable." 2<^ '' Lieutenant Varennes de
a Verendrye,— il a découvert la mer de TOuost ; souvent malade."
'.a même année : '' De la Verendrye, commandant chez lesSioux."
1743. A Montréal mariage du chevalier Benoist, avec madame
euve Jacques Le Ber, né de l'Argenterie. Furent présents : Dame
latheriue de la Vérenderie, épouse de Jean (Le Ber) de Senneville,
ieur de Saiul-Paul ; René Gauthier, écuier, sieur de Varennes,
apitaine des troupes de la marine, et M irie Le Moine de Sainte-
'lélène son épouse ; Frs. M. Soum lude-Dilorme et son épouse
'Charlotte de Varennes ; Marie de Varennes, épouse de M. Boaai,
adet dans les troupes. •
1744. Signature de Pierre de Lavereudrye, à Québec. Ceci est
ine note que m'a fournie M. l'abbé Tanguay. En 1744, les Mon-
tagne-Rocheuses venaient d'être découvr'rtes et la Verendrye s'était
f'endu à Québec, plus encore pour se mettre en défense contre ses
oanemis que pour jouir du repos que ses services eussent dû lui
issurer. Pour toute récompense, ou le remplaça par M. de Noyelles,
> hiargé de continuer la trait? et les découvertes du Nord-Ouest. La
Verendrye reste cinq ans dans l'attente d'un acte de justice qui
vint trop tard. Le mmistre, eu Frau-'e, n'avait tenu aucun compte
de ses services ; seul, M. de la Galissonnière pensa à lui de son
rivant, et lui obtint le brevet de capitaine, la Croix de Saint-Louis
f.'t le fit son capitaine des gardes.
1748. Tiré de la liste des officiers passés du Canada à Louisbourg
parle Léopard : ^' Enseigne Gauthier de Varennes."
Le Découvreur mourut le 6 décembre 1749, dit M. Margry ; le 5,
dit M. Bibaud, dans sou Panthéon.
Ni l'un ni l'autre u'indi(|uent le lieu. Les recherches étendues
ijue l'on a bien voulu faire, pour compléter ces notes, à Québec,
aux Trois-Rivières, à l'ile Dupas, à Boucher.ville et à Varennes
n'ont amené aucun résultat. ^
* *
1750. Liste des officiers désignés pour les îles d'Amérique, — pour
* tre lieutenants : de la Verendrye, enseigne, et autres.
^ C-'S recherches ont ^té faites avec uae granJ'j obligeance pir les Messieurs
u Clergé dont les noms suivent ; J. B. J. Bolduc, à Québec , L. J. Oazois, à
île Dupas ; T. Pépin, à Boucherville, et F. X. Bourbonnais à Varennes.
J'emprunte aux listes publiées par M. l'abbé Daniel dans divers ouvrages
tort utiles sur la noblesse canadienne.
948 REVUE CANADIENNE.
1751. Louis Liénard Villemonde de Beaiijen, lieutenant dans Les
troupes, passe capitaine. " La compagnie des soldats de la marine
qui était commandée par le sieur de la Verendrye," dit la commis-
sion, est confiée à M. de Beaujeu.
On lit l'acte suivant au régiste de Québec :
*' Le quatorze septembre mil sept cent cinquante-cinq, par moi
curé de Québec soussigné, a été inhumé dans le cimetière de cette
paroisse M. Gauthier, écuyer, sieur de Varennes de la Vérendrie,
officier des troupes détachées de la marine en Canada, décédé le
jour précédent, âgé d'environ de quarante ans. Etaient présents
Jean Vallée, Guillaume Laphorin et grand nombre d'autres.
(Signé) J. F. RiCHER, curé."
1760. 28 avril. Bataille de Sainte-Foye. Tué : de Varenn'fes, lieu
tenant d'une compagnie de la marine.
1761. D'après un état signé à la Rochelle, le 18 août 1761, étaient
restés en Canada: Varennes de la Vérendrye, lieutenant, et de
Varennes, enseigne. Tous deux appartenant aux troupes dites de
la marine, compagnies franches.
Môme année, 15 novembre, naufrage de V Auguste, Ont péri :
Madame de la Verenderie. M, le chevalier Gauthier de la Vereii-
derie, lieutenant, fils du Découvreur. M.Gauthier de Varennes,
lieutenant. M. Jean-Baptiste LeBer de Senneville, sieur de Saint-
Paul, cadet dans les troupes, marié en 1743 à Marie-Catherine Gau-
thier de Varennes, périt aussi dans ce désastre avec sa femme et ses
enfants.
Il faut 'compter encore, parmi les malheureux passagers de
V Auguste le capitaine Saint-Luc de la Corne ; le chevalier de la Corne
capitaine lui aussi ; le chevalier de la Corne, cadet aux troupes ; et
un autre cadet du nom de La Corne-Dubreuil, — tous parents de
Gauthier de Varennes.
Le 2 avril suivant, mourut en Canada, un capitaine de la Corne.
Parmi les créances dont le chevalier Benoit déclare n'avoir pu-
opérer le recouvrement, se trouve un item de 3,803 francs mar-
qué : affaire L'Epervanche et Laverenderie. ^
Me"* Louise-Antoinette, fille de Charles François de Mézière,
seigneur de l'Epervanche, se maria à Joseph Gauthier de la Veren
derie, fils du Découvreur. Elle hérita des droits de son mari à la
succession de Marie-Catherine Gauthier de la Verenderie. épouse de
J. B. LeBer de Senneville, qui périt dans le naufrage de VAuguste.
En France, quatre familles qui portent le nom de Gauthier de
Varennes, existent de nos jours. L'une d'elle, représentée par M.
1 Grandes Familles du Can»ia. p. 92. 103. 15!,
LKS GAULTIER DK VARENNES. 949
Gauthier de la Rîclierie, capitaine de frégate, à Cherbaurg, des-
cend des Gaultier de Varennes du Canada. ' C'est le même qui
vient d'être nommé gouverneur de la Nouvelle-Calédonie où la
France envoyé en ce moment nombre de condamnés politiques.
Tout récemment, j'ai lu dans un journal :
^' La société d'histoire du Wisconsin vient de demander au Cou-
grès d'autoriser l'achat de vieux documents historiques relatifs aux:
découvertes des Français dans la région des lacset du Mississipi.
Ces documents n'ont jamais été publiés, i^a collection dont il
font partie a été commencée en France, à l'époque où le général'
Cass était minisire des Etats Unis à Paris. On sait qu'avant le
règne de Louis XLV, les ministres regardaient toute leur corres-
pondance officielle comme une propriété privée. Plusieurs docu-
ments de grande importance ont été perdus, ou conservés seule-
iient par les descendants de ces ministres. Un collectionneur
rançais, M. Margry, s'est occupé de recueillir ces documents;
.1 possède maintenant neuf volumes de manuscrits contenant 900
pages.
Trois de ces volumes ont Irait aux découvertes de la vallée du
Mississipi. Un a\itre se rapporte à la colonisation du Détroit. Deux
sont relatifs aux explorations dans les Montagnes-Rocheuses faites
en 1752 par De Niverville et les frères La Verendrye. Un autre
volume se rapporte au Fort Daquesne et àNatcnitoches et les deux
lerniers à la colonisation de la Louisiane.
M. Margry n'a pu jusqu'ici faire publier ces précieux documents.
La Sociétd d'histoire du Wisconsin demande que des fonds soient
affectés à l'achat des manuscrits qui seraient répartis dans les
principales bibliothèques du pays."
El le Canade ? Va-t-il se laisser devancer par de simples provinces
omme le Wisconsin, dans une carrière où il devrait marcher le
premier. '
Les persoinies qui sont familières avec l'histoire du Canada,
savent qu'on y découvre à chaque page des sujets effleurés ou
embrouillés qu'il serait temps de revoir en détail, au moyen de
notes puisées dans les archives de l'Etat, les papiers de famille, les
registres des paroisses, les greffes des notaires, et toutes les autres
sources qui s'offrent sous la main du chercheur et du curieux.
En ce qui regarde certaines familles importantes, ce travail est
presque tout à faire, ou à refaire comme on voudra. Le diction-
naire de l'abbé Tanguay facilite puissamment ces travaux. C'est
1 Siipplc.à t' histoire des Grandes Familles p. 19. 37.'
^ l^ota. Depuis que ces lignes sont écrites, le gouvernement d'Ottawa a envoyé
en Europe M. l'abbé Verreau pour y recueillir des documents inédits sur l'histoire
du Canada. On ne peut qu'applaudir à la détermination des autorités et aux
choix de l'homme à qui incombe cette mission. Déjà de précieux documents ont
été ouverts et l'on peut espérer qu'ils ne tarderont pas à être publiés.
950 REVUE CANADIENNE.
un livre unique en son genre.
D'autres ouvrages que Ton connaît sont aussi très-utiles.
Je sais que la plupart des Canadiens — et il y en a plusieurs— qui
s'occupent de ces annotations n'aiment point à les publier, comme
je viens de le faire à l'égard des Gaultier de Varennes. La raison
qu'il donnent de leur abstention est que ces renseignements sont
tronqués, manquant ça et là de lien entre eux et pas assez com-
plets, réunis ensemble, pour composer un article. Hé î voilà juste-
ment l'erreur ! Personne ne demande un article, car à ce compte
nul ne vivrait assez longtemps pour le voir paraître. On sait fort
bien que dans le domaine des travaux historiques, les limites se
reculent devant le travailleur comme le voile bleu de l'immensité
àl'horison. S'il fallait attendre l'heure où notre bagage de notes
et de bribes de documents serait au complet, rien ne s'imprimerait,
Ce qu'il faut, c^est tout simplement de livrer aux lecteurs et aux
autres chercheurs ce que vous possédez afin que chacun à son tour,
ajoutant sa part à ce commencement, on finisse, à la longue, par
enrichir l'histoire du pays de tout ce qu'il est possible de mettre au
jour sur un sujet donné. Une série de volumes comme la /i6yu<î
Canadienne est si facile à feuilleter, que pas un alinéa ne s'y perd ;
tout s'y retrouve et fout appartient à qui voudra bien en tirer
parti.
Benjamin F^ulte.
^
DK l'AKIS
A L'EXPOSITION DE VIENNE
JOURNAL D'UN CHRONIQUEUR EN VOYAGE.
(Suite et fin.)
^ L'Exposilion ainsi que je l'ai déjà dii souvent, est la plus étendup
qu'on ait encore vue. C'est le plus immense et le plus magnifique
bazar de l'univers. Si môme elle a un i ifaut c'est d'être trop con-
sidérable, du moins relativement à la méthode adoptée pour le
classement de cette multitude d'objets. La division de la galerie
principale, flanquée de galeries latérales, est très-claire, très-simple
sur le papier ; mais consultez, non pas le flâneur qui va au hasard
de son caprice, mais le visiteur sérieux, intéressé à une industrie
quelconque et qui est venu pour étudier. Les objets sont groupés
par pays et non pas par catégories naturelles, comme cela avait eu
lieu en 1867 à Paris, sur l'instigation du prince Napoléon ; de telle
sorte que le verrier, par exemple, qui cherche à se renseigner sur
sa spécialité, sera obligé, pour aller à la recherche des produits
similaires des différents pays, de parcourir la totalité des bâtiments.
L'ordre théorique est sans nul doute admirable, mais ce qui satis-
fait l'esprit ne réussit pas toujours à satisfaire les janibes. D'eman-
dez aux curieux.
Gomment se fait-il que, malgré la beauté et la richesse réelle-
ment inimitables de l'exposition viennoise, le nombre de ses ad-
mirateurs soit cependant assez restreint ? Ce qui lui a nui, c'est
d'abord l'affreuse débâcle financière qui est venue, il y a environ
deux mois, consterner tous les esprits et tarir bien des bourses.
Ensuite c'est aujo^ird'hui la crainte du choléra. Le terrible fléau
règne à Dresde, et c'est assez pour effrayer Vienne. Devant ces
deux calamités, le nombre des visiteurs est*resté tellement au-
dessous de ce qu'on était en droit d'attendre, que l'administration des
chemins de fer vient de supprimer la plupart des trains de plaisirs.
La Prusse militaire et victorieuse brille à Vienne, cela va sans
dire, par le nombre et la grosseur de ses canons. Outre un krupp
monstrueux, qui mesure 30 centimètres de diamètre ^ à la gueule, il
y a pour les amateurs une magnifique collection de canons se
^ Extrait de la Revue Britannique, aoiit 1873.
2 Environ un pied anglais.
D52 RP:Vl}E CANADIENNE.
chargeant pnr la culasse et de tous les calibres connus. Les grues
avec lesquelles on hisse les obus, les instruments qui servent à
fabriquer ces terribles engins, etc., sont également exposés.
La Russie, en sa qualité de puissance colosse, nous montre un
canon colossal et qui a même 1 centimètre de plus de diamètre que
celui du canon prussien dont nous venons de parler.
II va sans dire que tous les systèmes connus de fusils à tir rapide
figurent à cette exposition peu pacifique. C'est un contraste assez
piquant pour un esprit philosophique que de voir, à côté des
magnifiques développements de l'industrie destinée au bonheur
des peuples, ces inventions sataniques qui n'ont d'autre but que la
mort et la destruction.
Mais si la Prusse l'emporte dans cette spécialité de l'industrie
destructive, il faut bien reconnaître que, dans le champ des victoires
pacifiques, la palme revient à la France. Malgré ses malheurs et
ses désastres, c'est encore elle qui, pour le goût et le fini du travail,
l'ingéniosité, marche à la tête des autres nations. Aucune exposi-
tion ne peut rivaliser avec celle de son ébénisterie, de ses ameu-
blements, de ses bronzes, de ses lustres, de son argenterie, de ses
bijouA, de ses jouets d'enfants, de sa brosserie, de sa broderie, do
sa pelleterie, de sa cordonnerie, de ses vêlements, etc., etc.
L'art industriel parisien est brillamment représenté à Vienne
par la maison Barbédienne. Et quand nous disons '' art indus-
triel," nous sacrifions la vérité à l'habitude, car la jolupart des
objets qu'on rencontre dans les monumentales vitrines de cet ex-
posant sont d'incontestables œuvres d'art, à commencer par la
porte d'entrée, qui n'est autre que celle de Ghioerti, du baptistère
de Florence. Jamais avant Barbédienne, une fortune médiocre
n'aurait osé rêver la possession des chefs-d'œuvre de l'art antique
et moderne, reproduction exacte, mathématique des originaux.
Aujourd'hui ce beau rêve peut se réaliser.
C'est encore de l'art que cette joaillerie française si universelle-
ment appréciée. Elle n'a certainement pas déchu depuis les mer-
veilleux artistes delà renaissance. Peut-on imaginer un objet plus
gracieux, plus fin, plus léger dans son éblouissante splendeur que
cet oiseau de paradis, exposé par M. Rou vénal ? Ah oui ! c'est bien
un oiseau de paradis, car il a des ailes en diamant, une queue de
diamant et un bec de diamant, et il est posé sur une branche
flexible de diamant... C'est un oiseau à faire rêver le schah de
Perse. Que dirai-je des paons de MM. Mellerio, dont les yeux, sur
les ailes, sont faits avec.de gros diamants ?
A côté de ces spécimes de la faune des gemmes, M. Atterbourg
expose une flore di^ne de lui faire pendant : des fieurs de perles,
d'émeraudes, de rubis, qui ont toute la grâce et la légèreté des
Heurs naturelles, et que la bergère de Boileau préférerait certaine-
ment, pour orner sa tête, au '^ bel ornement cueilli en un champ
voisin.''
Quant aux (leurs artificielles proprement dites, la bergère en
question les confondrait certainement avec celles qui croissent en
pleine terre. L.es fleuristes parisiens ont poussé jusqu'aux dernières
limites, je crois, le perfectionnement de cette industrie artistique,
dont l'origine est beaucoup plus ancienne qu'on ne le suppose
DE PARIS -A VIENNE. 053
f^éiiéralement. Sans compter les Romains, qui se couronnaient
dans lenrs festins de roses artificielles faites de papyrns et de soie,
•le moyen-âge et la renaissance ont connu cette fabrication. C'est
Lyon, en France, qui y a d'abord excellé, puis Paris. En 1770, un
Suisse imagina l'emporte-pièce, qui découpant d'un seul coup plu-
sieurs pétales, fit faire immédiatement un progrès énorme à la
finantité de la production et à la vérité de l'imitation. Aujourd'hui
la consommation des fleurs artificielles est telle, que eette indus-
drie s'est subdivisée à l'infini, et que chaque fabriquant a mainte-
]]ant des spécialités, comme les différentes pièces de l'horlogerie.
S'il est une autre industrie qui puisse à bon droit revendiq-ier le
caractère artistique, en France surtout, c'est incontestablement
l'industrie de l'ameublement. L'élégance des formes pour les
meubles, Iq charme des décorations, le goût exquis des tentures,
des papiers, des tapisseries, etc., ont depuis longtemps fondé la
léputaiion des fabriquants français. L'exposition de Vienne pré-
sente sous ce rapport de véritables merveilles où tous les peuples
du monde peuvent venir prendre des leçons. Etes-vous amateur
du style, cherchez-vous dans l'ameublement un ensemble harmo-
nieux, historiquement réalisé jusque dans ses plus minces détails
et qui cependant évite la sécheresse du postiche, vous trouverez
clans l'exposition française de quoi satisfaire le goût le plus délicat.
Etes-vous partisau, au contraire, de la nouveauté à tout prix, du
romantisme le plus hardi, contenu naturellement cependant,
puisque je vous suppose homme de goût, dans les limites d'une
certaine harmonie, vous rencontrerez là encore vos fantaisies les
j^lus somptueuses et les plus originales réalisées.
Quant aux lustres, aux glaces, aux cadres, à tous les accessoires
de la décoration, les artistes fabricants abondent, dont le talent est
à la hauteur des exigences les plus raffinées.
La céramique française, surtout les faïences nouvelles, sont sans
rivales à l'exposition de Vienne; et comment s'en étonner quand
on voit des assiettes et des plaques signées, comme chez Do'ck, des
loms les plus connus dans la peinture ! Cependant on peut déploref
l'absence de toute œuvre de Paul Balze, le grand maître du genre
cl l'inventeur d'un nouveau procédé.
L'école française est représentée dans le pavillon des beaux arts
par quelques œuvres rétrospectives de nos meilleurs artistes. On
avait la faculté de reculer jusqu'en 1862. C?est ainsi qu'on ren-
contre plusieurs Delacroix, mais non des meilleurs à cause de la
date. Troyon, en revanche, se fait apprécier par plusieurs de ses
ioiles.^ Théodore Rousseau a un tableau splendide de soleil cou-
chant à la hauteur des plus grands maîtres du paysage. Corot,
Ziem, Hamon, Bonnat, Hébert, Lefèvre, avec sa Vérité du musée
(lu Luxembourg, M"" Henriette Browne, soutiennent dignement la
eputationde la France, qui, de l'avis de tous les étrangers, a la
, lus remarquable école de peinture de toutes les nations européen
les. Comme dans les différentes autres exppsitions universelles,
c'est encore ici la Belgique qui vient immédiatement après les
h'xaiiçais.
Bu reste, à défaut d'autre appréciation, celle du jury est suffisam-
ment ppoban te. La France a pour la sculpture 34 médailles;
954 REVUE CANADIENNE.
rit lie, 30 ; l'Allemagne, 23 ; la Belgique 8 ; l'Angleterre, 7 ; la
Russie, 6 ; la Suisse, 5.
Pour la peinture la France a 138 médailles ; la Belgique, 7S ;
l'Italie, 48 ; l'Angleterre et la Russie, chacune 29 ; la Suisse, 9.
Dans la section d'architecture, la France reçoit 26 médailles sur
80 exposants; la Russie, 12 ; l'Allemagne, 9 sur 18 exposants;
l'Italie, 5 sur 26 exposants ; l'Angleterre. 2
Dans la section des ans graphiques, la France obtient 49 médaii
les ; l'Allemagne, 16 ; l'Angleterre, 11 ; l'Italie, 7 ; la Belgique, 4.
Sur 600 exposants, l'Allemagne reçoit en tout 200 médailles ; mais
c'est en somme, la France qui obtient le plus de récompenses : 247
médailles. L'Italie, 90 ; la Belgique, 89 ; l'Angleterre, 49 ; la.
Russie, 48, et la Suisse, 16.
L'exposition suisse, qui se trouve entre l'Italie et la France, rem-
plit toute une galerie de 75 mètres de long sur 15 de large. Tout
le compartiment a été divisé en cinq salles : la première contient
les soieries ; la seconde, les broderies ; la troisième, les montres et
les instruments de précision et de bijouterie ; la quatrième salle oL
la cinquième, les vêlemeuts et tissus.
Dans la galerie des soieries se déploient le long des parois, dans
des vitrines en bois noir, les plus riches échantillons de soies grèges,
de soies teintes, de rubans, de robes, etc. Zurich, Kussnacht,
Winterthur, soutiennent ici la veille réputation cïfes soieries suisses.
Un détail frappe particulièrement les curieux dans ce comparti^
ment, ce sont des paysages faits sur la soie blanche avec du til d'>
soie noire. C'est étonnant de patience et de fini.
Pour les broderies, c'est Saint-Gall qui l'emporte. L'école pro-
fessionnelle de dessin du canton offre aux regards éblouis et fascinés
des dames trois panneaux de broderies dignes de la main des fées.
Les rideaux d'IIérisau et de Rheineck, ainsi que les merveilleux
produits de Sennhauser et de Naeff, excitent aussi et au même
degré d'admiration. Dans ce compartiment la foule se presse
autour de deux brodeuses d'Appenzell,dans leur costume national,
et qui travaillent avec la plus merveilleuse dextérité.
Quant à l'horlogerie et aux instruments de précision, ces objets,
moins faciles à apprécier par le commun des spectateurs, sont au
dire des amateurs compétents, au-dessus de tout éloge. Le Locle,
la Chaux -de-Fonds,»Neuchatel rivalisent avec l'antique renommée
de Genève. Nous citerons pour les profanes et à titre de prodige
de patience et d'habilité, une petite cassette faite au miscroscope,
avec des fils sylindriques en métal et qui représente le Cristal-
Palace et l'entrée de l'Alhambra de Grenade. Dans ce même genre
de travail lilliputien, il faut mentionner encore un petit pistolet
qu'on n'apperçoit guère qu'avec un verre grossissant, et qui n'a pas
plus d'un demi-centimètre de long. Cependant il est composé de
vingt-deux pièces qui fonctionnent parfaitement ; le tout pèse 32
miUigrammes. Si on pouvait le charger, il tueraitbien une mouche.
C'est la miniature du canon Krupp.
Les manufactures de paille, les tissus, la bonneterie et la cordon-
nerie occupent, comme nous l'avons dit, deux salles, 3^a méthode
adoptée pour le classement de ces produits est des plus rationneL
les et évite la fatigue de l'attention. Les objets y sont rangés
DE PARTS A VIENNE. 955
depuis leur élal de matière première jusqu'à leur forme définitive,
paille brute, paille blanchie, chapeau. Au milieu de tous ces
objets, qui n'intéressent pas beaucoup la majorité des visiteurs^ on
a eu le bon goût de ménager de temps à autre une place pour des
œuvres d'art, meubles de bois sculptés, mosaïques ; splendides
photographies des plus belles vues alpestres, etc. '
Pour orner le pavillon des beaux-arts, la Suisse n'a pas malheu-
reusement imité l'exemple des nations voisines, qui ont mis à con-
tribution leurs musées.
Carroni a sept statues en marbre ; Darer, douze, et Schloet, six,
parmi lesquelles un fort beau groupe d'Adam et Eve, qu'il estime
sur le livret 60,000 francs.
La Charmeuse, de Gleyre, et les trois tableaux de Vantier, le
charmant peintre de genre, attirent une foule d'amateurs. L'Enseve-
lissement dans un village et une Consultation d'avocats sont réellement
des sujets touchants et qui vous émeuvent comme les plus belles^
pages de poésie. Quant à V Affliction^ c'est une véritable élégie
peinte : dans une misérable chambre d'ouvriers, une pauvre femme
pâle est couchée ; près d'elle est assis son mari, un petit enfant
sur les genoux. La malade lui tient la main serrée, tandis qu'il la
dévore du regard, cherchant à lire sur son visage amaigri le secret
terrible d'où dépend son bonheur, la mort ou la guérison.
M. Vautier appartient à l'école de DusseldortT, école des Knaus
et des Meyerheim. On pourrait môme soutenir qu'il vient immé-
diatement après eux, sinon sur le même rang. Ce qui fait le carac-
tère commun de ces peintres de genre, c'est le choix d'un sujet in-
time, souvent dramatique, qu'ils fouillent à une grande profondeur.
Quant au faire, au coloris, il est généralement assez sobre, quoique
frais et brillant, mais d'un éclat contenu, bourgeois, qui ne fera
Jamais ranger ces artistes dans la classe des coloristes. Bu reste,
aussi bien au point de vue du dessin, ce ne sont pas les véritables
qualités artistiques qui prédominent chez eux, mais bien plutôt les
qualités qu'on pourrait appeler " Jitéraires " et qui consistent dans
la recherche du sentiment, de l'émotion morale, de la joie ou de
la douleur.
A côlé de M. Vautier on peut citer M. Konrad Grob et M. Meyer,
un peintre du même genre, mais qui a un peu plus d'éclat au bout
de son pinceau.
Le paysage est reî)résenté par une toile de Galame, P^apg rfe /a
Méditerranée f cotée 10,000 francs sur le livret ; par un tableau de M.
Castan, et par une Vue du Salève et de V Aqueduc de Fréjus^ de M.
Diday. M. Anker, dont le talent se maintient toujours à la môme
vigueur, a une excellente toile, chaude de ton et originale : une
Halte de retires au quinzième siècle.
Le pavillon de la Suisse, construit au milieu d'une des vingt-
huit cours affectées aux diverses puissances, a naturellement la
forme d'un chalet : c'est une construction de la fabrique d'inter-
laken. Là se trouve une seconde exposition : au premier étage,
des sculptures sur bois : boîtes, chaises à musique, oiseaux méca-
niques, etc., une des spécialités aristiques de la Suisse ; au deux-
ième étage, une école modèle.
Devant le chalet se dresse une fontaino construite avec une
956 REVUE CANADIENNE.
espèce de ciment qui imite à s'y tromper la pierre. Puis vient
enfin le buffet suisse, c'est-à-dire l'exposition comestible et liquide
des liqueurs et mets du pays.
Dans la balle aux machines, la Suisse occupe 3000 mètres avec
soixante à soixante-dix machines en mouvement. Les plus remar-
quables sont destinées à la fabrication des tissus de coton, laine et
soie.
Pour la section agricole, la Suisse dispose de 400 mètres. Ses
cigares et ses essences d'arbres en font le principal intérêt
Une rapide exploration dans le compartiment autrichien nous a
mis en présence de ces magnifiques éponges qui se pèchent sur les
côtes de l'Istrie et de la Dalmatie avec des appareils de plongeurs.
On les voit noires dans leur état naturel, puis raffinées avec la
belle couleur blanche, telles que le commerce les livre aux ache-
teurs. Celte collection contient de curieux échantillons d'épongés
attachées à des vases étrusques. Nous avons constaté qu'on est
arrivé à produire arlificiellement ce zoophyte. On en coupe un
morceau qu'on fiche au fond de la mer avec un bâton et les em-
bryons flottants d'au très éponges viennent s'accrocher tout au tour.
Mais il faut beaucoup de temps pour faire une éponge, plus de
temps que pour faire une huître.
Je ne vous arrêterai pas devant les draps de Moravie, qui sont
cepenaant une des branches les plus riches de la fabrication autri-
chienne, ni devant les vitrines de l'horlogerie, qui ne comprend pas
de montres, mais, au sens littéral du mot, des horloges qu'on
appelle '^régulateurs viennois." Je vous ferai faire halte seule-
ment devant les instruments de musique, juste le temps de jeter un
coup d'œil curieux sur le violon de Mozart et sur le violoncelle
d'Haydn.
C'est surtout dans la cristallerie et la verrerie qu'excellent,
comme tout le monde lésait, les Autrichiens. Cependant il paraît
que les célèbres verreries de Bohême seraient en pleine décadence
faute de bois pour les alimenter. Dans tous les cas, les cristaux
de Bohème sont assez rares à fexposition pour justifier ces appré-
hensions.
Les pipes et les porte-cigares en écume de mer sculptés sont
encore une spécialité viennoise. Mais là il faut être fumeur pour
apprécier réellement ce travail de fantaisie, qui n'a guère de com-
mun avec l'art que l'intention. Il faut être Allemand buveur de
bière, et de plus '^ culotteur de pipe," pour se résigner à porter à
sa bouche d'aussi énormes objets, rendus si fragiles par le nombre
infini des sculptures qui les couvrent.
Dans le compartiment de la joaillerie, rien ne peut être comparé
aux magnifiques opales qu'expose M.Goldschmidt, qui est précisé-
ment propriétaire d'une mine de ces pierres précieuses dans les
monts Karpathes. Une seule de ses opales, dont les rayons étin-
cellent comme ceux d'un soleil levant, vaut 25,000 francs.
Au point de vue de la céramique, l'Allemagne tient réellement
un rang élevé. La manufacture impériale de Berlin, analogue à la
manufacture française de Sèvres, ne contribue pas peu, avec ses
trois cents ouvriers et artistes, à maintenir ce niveau. Tout ce qu'on
peut reprocher à ces produits, c'est le caractère un peu trop aca-
J
DK PARIS A VIENNE. 957
démique, officiel, solennel, le manque d'imagination cl d'imprévu.
Quant aux porcelaines de Saxe, elles s'éternisent dans le môme
rococo joyeux et invraisemblable qui fit jadis et qui fait encore
leur réputation.
Ce n'est pas par la fantaisie que brillent les ameublements alle-
mands, mais par un goût sévère, parfois trop sérieux et qui n'est
plus de notre siècle. En fait de style, les Germains en sont encore
au moyen âge, qu'ils reproduisent, il est vrai, dans sa plus belle
naïveté.
Dans le compartiment anglais, ce qui frappe le plus le visiteur
c'est un véritable monument de 10 mètres de haut, renfermé pour-
tant dans une vitrine, et qui ne contient que les produits divers de
la maison Watei's et G', de Manchester. "Les matériaux de cet
édifice ne sont composés que de baleines, de pelotes etd'échevaux.
Du reste, le genre monumental est assez volontiers adopté par les
anglais. Nons rencontrons chez eux de véritables édifices les uns
en flacons d'essences et en savon, les autres en bougies de toutes
dimensions. Dans cette architecture de fantaisie, nous avons
spécialement remarqué un kiosque tout en dentelles, occupé au
centre par des poupées habillées à la dernière mode, comme nos
dames du plus grand monde.
L'Angleterre cette fois n'a pas cherché le lux:e, le brillant dans
son exposition. Ge qui frappe dans ses galleries, c'est le caractère
pratique, qui n'abandonne jamais l'Anglais. Gependant pour l'or-
fèvrerie, surtout les pièces d'argenterie obtenus par le procédé
galvano-plastique et pour les porcelaines, des progrès évidents sont
à signaler. G'est sans doute le fruit de tous les sacrifices qu'a faits
la Grande-Bretagne pour fonder partout des écoles de dessin indus-
triel. Les porcelaines de Worcester n'ont rien à redouter de la
comparaison avec les produits similaires des autres nations, la
France peut-être excepté. M. Trent expose des plaques de faïence
peintes que les meilleures paysagistes signeraient sans hésiter le
nom.
Tandis que l'amateur d'expositions universelles peut trouvCl*
parmi les nations européennes, aux différentes périodes de ses
grandes assises de l'art et de l'industrie, des changements très-
appréciables amenés par les progrès du goût et de la fabrication,
il n'en est pas de même en ce qui concerne les exhibitions de
rOrient. Depuis la première grande exposition de Londres jusq[U'à
celle de Vienne, je suis persuadé que, sauf l'arrangement des objets,
ce sont les mêmes étalages qui sont offerts aux spectateurs. Qui
ne se rappelle avoir vu dans l'Inde, à côté de ces vitrines remplies
de gazes féeriques, de mousselines lamées d'or et d'argent, cette
collection de petites figurines destinées à représenter les ditférents
métiers des populations de ces contrées ? Les petits musiciens, les
marchands de fruits, le portefaix, les porteurs de palaquins, etc.,
se sont déjà montrés à Londres deux fois, deux fois à Paris, et se
sont les mêmes que nous voyons à Vienne. Et Dieu sait où nous
les trouverons encore !
Il n'en est pas cependant tout à fait de même avec le Japon, qui,
depuis qu'il est affranchi de la féodalité, marche à grands pas dans
les voies modernes du progrès. A l'heure qu'il est ce pays, que
958 REVUE CANADIENNE.
beaucoup considèrent encore comme plus ou moins grotesque, a
établi le service militaire obligatoire, ni plus ni moins que la
Prusse et la France. A Vienne les Japonais ont excité un véritable
engouement ; presque tous les objets qu'ils ont exposés sont déjà
vendus, et les acquéreurs les revendent actuellement avec primes.
Il s'est fait surtout un énorme commerce d'éventails à bon marché
à 40 kreulzers pièce. Il est de mode de ne pas revenir du Prater
sans un pareil évautail et plus de la moitié des voyageurs en sont
pourvus.
Ce qui caractérise l'industrie actuelle du Japon, c'est la préoccu-
pa lion .^évidente d'imiter les procédés de l'industrie européenne.
Cependant la fabrication reste toujours nationale par un petit côté.
Qui le croirait ? On trouve à Vienne derrière les vitrines Japonaises
des thermomètres, des appareils télégraphiques. Les marteaux,
les scies, les rabots des Japonnais ressemblent aux nôtres. Par
exemple, leurs métiers à tisser sont demeurés élémentaires, et
n'étaient les tisserands et les tisseranies qui y travaillent, ils n.'
réuniraient guère de curieux pour les examiner.
On trouve dans l'exposition japonaise certains produits qu'oi
dirait réellement achetés à Vienne. N'y aurait-il pas un peu de
fraude dans ces exhibitions où chaque peuple a l'amour-propre de
vouloir se montrer sous le jour le plus avantageux?
La Chine est de beaucoup restée en arrière et son exposition
n'offre rien de plus remarquable que les précédentes années. Il
est cependant un point qui mériterait de fixer l'attention des Euro-
péens par son côté d'utilité pratique, c'est ce qui a trait à la con-
servation des fruits et des légumes, qui se pratique en Chine dans
de grandes proportions Us ont une façon particulière de conserver
les pommes de terre dont il me semble que nous pourrions faire
notre profit pour compenser les années de disette avec les années
précédentes. Us les gardent en tranches minces enfilées dans un
cordon et séchées au soleil comme chez nous les mori les. Il paraît
que, bien que pelées, elles conservent leur goût pendant plusieurs
années.
Je ne sais si ce résultat est dû à l'exposition, où l'art de la cérami-
que brille d'un si vif éclat, mais on nous apprend que la création
d'un musée et d'une école de céramique vient d'être décidé. C'es4
à Cobourg qu'on l'installe, aux frais, par souscription, des fabri-
cants intéressés. Le duc de SaxeCobourg-Gotha a prêté, en atten-
dant que l'édifice soit prêt, un pavillon de son parc pour y installer
le musée. La première section comprend la poterie commune, et
les suivantes vont graduellement jusqu'aux objets de l'art le plus
perfectionné.
FIN.
LA REVUE CANADIENNE, 18T3.
TOME DIXIÈME
TABLE DES MATIERES.
Mme. Craven :—
Fleuiange 5, 81, 161, 24t, 321
OlfSTAVK AlMARD .' —
Le Batteur de Sentiers 388,457,543, 641, 72!, 801, 881
Jules Tardieu:—
La Veilleuse : 401,481,561
Louis A.UDET-LAPOINTE : — *
Discours sur le Temps 29
Virgile, Echo de la Vérité
J. S. Raymond, Ptre. : —
Action de Marie dans la Société 52, 135
G. Tanguay, Ptre. : —
Des Noms et des F'amilles Canadiennes 113
Al/GrUSTIX COGHIN : —
Conférences Américaines : Abraham Lincoln 34, 104
Le Général Ulysse Grant 2\'0
Henry Longfellow. 313,356
■!>^. 'Prud'homme : —
Chronique du Mois 75, 553, 635
Benjamin Sulte: —
Le Canada en Europe 198,279,341
Sir George Etienne Cartier , 425
Iroquois et Algonquins , ^ 606
Les Gaultier de Varennes 781,849
E. Hameau: — •
La Race Française au Canada , , 295
960 BEVUE CANADIENNE.
E. B. DE St. Aubin: —
Exploration Géologique du Canada, (Rapport des opérations de 1871).. 183
Xavikr Marmier': —
La France dans ses Colonies 369
J. F. DuBREuiL : —
La France el les CluUimenlsde Dieu 508^
Abbé Verreau : —
Documents Inédits sur l'Histoire du Cana<ia 527, 6'i3, G83
J. C. Langelier : —
Etudes sur les Territoires du Nord-Ouest du Canada 665, 737, 830
Joseph Tassé : — •
Les Conférences de St. Vincent de Paul, Discours prononcé par M.
Joseph Tassé, à la Séance donnée par la Société St. Vincent de
Paul, à Ottawa, le 9 Février, 1873 ' 149
Discours prononcé par M. Joseph Tassé, Président de Tlnstilut Cana-
dien-Français d'Ottawa, dans la Séance du 4 Décembre, 1872. Il 1
Discours prononcé le 2 Avril, 1873... 267
La Fêle de St. Jean-Baptiste. — Discours prononcé au Banquet National
à Ottawa, le 24 Juin, 1873 520
Les Canadiens de l'Oup.st. — Louis Riel, père 437
Victor tul Laprade : —
A la Terre de France, (poésie) 1 53
G. Doutre: —
Administration de la Justice 762
Profession d'Avocat et de Notaire en Canada 840,
Victor Fournei. : —
De Paris à l'Exposition de Vienne 700, 790, 857.
P. La F. Craven: —
Pèlerinage de Paray-le-Monial '. 771
BIBLIOGRAPHIE :—
Philosophie de ITnternationale, par A. de Laporte 160
P^^nsées Chrétiennes sur les Evènement8,par Mgr. Landriot, Archevêque
de Reims 160
The Canadian Parliamentary Companion for 1873, 8th Edition. — By
Henry J. Morgan 399
Essai d'Interpréiation de l'Apocalypse, par J. B. Rosier Gaze, doyen
honoraire de la Faculté de Médecine de Strasbourg. 399
Politesse et Savoir-Vivrfj, à ru?age des pensionnats des Demoiselles,
par Mme. Bourdon 400
E. Lef. de B.KLLEFEU11.LE. — Maplc Leaves. — 4me Série. — Par J. M.
Lemoyne 476
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L. W. Tessier:—
Mélanges Bibliograj^hiques 235
Bulletin Bibliographique 639,716
Décision de Rome 835
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