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Full text of "Revue canadienne"

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DEC  i  j  1926 


REVUE  CANADIENNE 


N. 


REVUE 


■i. 


CANADIENNE 


PHILOSOPHIE,  HISTOIRE,  DROIT,  LITTÉRATURE,  ÉCONOMIE   SOCIALE,  SCIENCES, 
ESTHÉTIQUE,  APOLOGÉTIQUE   CHRÉTIENNE,  RELIGION 


TOME   DIXIEME 


In  necessariis  unitas,  in  dubiislibertas,  in  omnibus  caritas 

ST.  AUGUSTIN. 


MONTREAL 

MPRIMÉE     ET    PUBLIÉE    PAR    E.    SÉNÉGAL 

N"'  6,  8  et  10  Rue  Saint  Vincent 

1873 


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REYUE  CAMDIENÎir 


PHILOSOPHIE,  HISTOIRE,  DROIT,   LITTERATURE,  ECONOMIE   SOCTALE,  SCIENCES, 
ESTIIK  TIQrE,  APOLOGÉTIQUE  CHRÉTIENNE,  RELIGION 


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TOME  DIXIÈME 


Première  Uvralsoii— 25  Janyier  1873. 


SOMMAIRE 


I.— FLEUHANGE   (suite) •• ...    :Wiiie.  CRAVEN. 

II. -DISCOURS  SUR  LE  TEMPS JLOUIS  AUDET-I.APOIXTE. 

[II-CONFÉRENCES  AMÉRICAINES:   ABRAHAM  LINCOLX '  AUGUSTIN  COCIIIX. 

; V— ACTION  DE  MARIE  DANS  LA  SOCIÉTÉ J .  S.  RA YMOXI>,  Pire. 

V— CHRONIQUE  DU  MOIS F.  PRUD'HO^HWLE. 


NÎDÎNG  LISTOÉC  IC  1025 


MONTREAL 

IMPRIMÉE   ET   PUBLIÉE   PAR   £•   SÉNÉGAL 

Nos.  6,  8  et  10,  Rue  Saint-Vincent. 

1873. 

[)roit«:  de  traduction  et  de  reproduction  réservés. 


ON  S'ABOiNNE  A  LA  REVUE  CANADIENNE 


CHEZ 


M.  A.  Langlais,  Llbraite,  Faubourg  St.  Roch Québec. 

<*  II.  II.  Dufixî^ne T rois-Rivières. 

'<  Eium.  Crépeau ;•••. ^orel. 

*<  L.  J.  Casault,— Bibliothèque  du  Parlement  Provincial Ottawa. 

''  h.  A.  Ddrome Joliette. 

"  Joseph  L'Ecuyjer St.  Jean  d'Ibervill 

"  L.  0.  Forgct Terrebonne. 

''  J.  A.  Archambault Varennes. 

*<  M.  G.  Roussin Roxton  Falls. 

<*  Alph.Raby Ste.  Scholastique. 

**  C.  H.Champagne, ....'. St.  Eustache. 

"  J.  B.  Lefebvre-Villcmure St.  Jérôme. 

*'  A.  M.  Gagnier • S  te.  Martine. 

*'  E.  Lafontaine ^ St.  Hucïues. 

'*  J.  0.  Dion , Chambly. 

"  A.  Sauton,  41  Rue  du  Bac Paris. 


LA  REVUE  CANADIENNE, 

Recueil  périodique  de  Beaux-Arts  et  de  Sciences,  a  pour  but  de  travailler  à  la  création 
d'une  littérature  nationale,  à  l'alliance  des  Lettres  et  de  la  Religion,  et  à  la  défense  des  prin- 
cipes fondamentaux  de  l'ordre  social  et  de  toute  vraie  civilisation. 

La  rédaction  se  fait  sous  la  direction  d'un  comité  de  Directeurs. 

S'adresser,  pour  tout  ce  qui  concerne  la  rédaction  et  l'envoi  des  manuscrits, au  Directeur- 
Gérant.  L.  W.  Tessier,  à  Montréal. 

Priv  de  Paboniietneiil  :  un  an,$3.00;  six  mois,  $l.O0, 

Comme  les  frais  de  port  sur  cette  Revue  sont,  depuis  le  1er  de  janvier  1869,  de  deux  centins  par  livrai- 
son, payable  d'avance,  la  souscription  des  abonnés  en  dehors   de  la  ville  sera  dorénavant  de  $2.25. 

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No.  190,  vis-à-vis  le  Marché  de  la  Grande  Rue  St.  Lauivnt 

sous  LA  DIRECTION  BU 

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On  trouve  dans  cet  établissement  tous  les  articles  qui  concernent  celte  branche  du  commerce. 
Dépôt  principal  des  pilules  de  Vallel.  On  peut  consulter  le  Docteur  Gauthier  à  sa  pharmacie,  No.  190 
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6 


FLEURANGE. 

XXXIX       - 

{Suite.) 

Clément  s'étendit  en  effet  dans  le  fauteuil,  alluma  un  cigare, 
prit  un  journal  et  attendit  sans  impatience  le  jeune  diplomate  au 
coin  d'un  bon  feu  (sans  préjudice  du  grand  poêle  placé  au  fond  de 
la  chambre)  qui  ne  semblait  pas  de  trop  dans  cette  saison  rigoureuse. 
Cependant  au  bout  d'une  heure,  il  cpmmençait  à  trouver  qu'il  per- 
dait son  temps,  lorsque  le  vicomte  de  Noisy  reparut  les  mains 
pleines  de  lettres  qu'il  jeta  sur  la  table. 

—  Ouf!  dit-il,  ce  n'est  pas  le  tout  de  lire  et  de  déchiffrer,  il  va 
falloir  chiffrer  maintenant,  et  je  ne  sais  plus  quand  je  pourrai 
quitter  la  chancellerie. 

—  Pouvez-vous  du  moins,  sans  indiscrétion,  me  dire  un  mot  de 
vos  dépêches? 

—  Oui  :  elles  sont  fort  bonnes.  Tout  est  fini.  La  lutte  a  été  éner- 
gique, mais  courte.  Le  nouvel  empereur  a  été  admirable.  Les 
régiments  révoltés  sont  rentrés  dans  l'obéissance,  tous  les  chefs  du 
complot  sont  pris.  La  seule  chose  grave,  c'est  que  parmi  eux,  il  se 
trouve  plusieurs  personnages  appartenant  à  la  noblesse  et  qu'une 
quantité  d'hommes  sont  compromis.  Ceci 'm'intéresse  plus  qu'un 
autre,  parce  qu'avant  de  venir  ici,  j'étais  à  l'embassade  de  Péters* 
bourg,  et  je  les  connais  tous. 

—  Et  nomme-t-on  quelques-uns  de  ces  chefs  ?  dit  Clément. 

—  Sans  doute  :  Troubetzkoï,  Rilieff,  Mouravieff,  Wolkonsky  et 


6  REVUE  CANADIENNE. 

une  foule  d'autres.    Mais  parmi  tous  ces  noms^  il  s'en  trouve  un 
que  je  suis  confondu  de  rencontrer  là.  Qui  jamais  eût  imaginé 
que  Walden  irait  se  fourr  r  dans  une  bagarre  pareille  ? 
Clément  eut  un  soudain  battement  de  cœur. 

—  Walden,  dites-vous  ?  Quoi  le  comte  Georges  de  Walden  ? 

—  Lui-même.  Le  connaissez-vous,  par  hazard  ? 

—  Oui,  je  le  connais. 

—  Eh  bien,  concevez-  vous  qu'un  homme  intelligent  et  distingué 
comme  il  l'est,  ait  pu  tremper  dans  un  pareil  complot?  Complot 
atroce,  car  il  ne  s'agissait  de  rien  moins  que  d'assassiner  l'empe- 
reur et  de  déclarer  ensuite  une  république  insensée  à  laquelle  il 
paraît  que  le  nom  de  Constanthi  servait  uniquement  de  prétexte. 

—  Et  le  comte  Georges  est  gravement  compromis?  demanda 
Clément. 

—  On  ne  saurait  l'être  d'avantage  :  il  est  classé  pai-mi  ceux  qui 
n'ont  d'autre  alternative  à  attendre  que  la  Sibérie  ou  la  mort... 
Mais  pardon,  Dornthal,  il  faut  que  je  vous  quitte.  Je  gage  que  nous 
allons  piocher  toute  la  nuit.  Tenez,  dit-il  en  fouillant  dans  sa 
poche,  voici  une  lettre  que  ce  même  courrier  vient  de  m'apporter 
de  Pétersbourg.  Vous  y  trouverez  peut-être  sur  tout  cela  des  détails 
qui  vous  intéresseront. 

Le  jeune  attaché  disparut  par  la  porte  de  la  chancellerie  et  Clé- 
ment sortit  de  la  chambre  et  de  la  maison,  et  se  trouva  dans  la  rue 
avant  d'être  remis  de  la  stupeur  dans  laquelle  l'avait  jeté  la  nou- 
velle qu'il  veuait  d'apprendre.  Il  se  dirigea  machhialemeut  vers  le 
bureau  ou  l'attendait  Mùller,  lui  rendit  compte  de  ce  qu'il  venait 
d'apprendre,  à  l'exception  du  fait  en  comparaison  duquel  tous  les 
autres  incidents  de  cet  événement  politique  étaient  devenus  pour 
lui  insignifiants,  puis  il  demeura  quelque  temps  à  son  poste,  faisant 
un  effort  surhumain  pour  maîtriser  ses  pensées  et  les  ramener  à 
la  besogne  qu'il  avait  à  faire.  Une  fois  terminée,  il  prit  congé  de 
Millier  et  regagna  avant  lui  leur  logis  commun  où,  sans  s'arrêter 
comme  de  coutume  chez  ses  voisins,  il  monta  dans  sa  chambre  et 
s'y  enferma.  Il  avait  besoin  d'être  seul  et  d'examiner  à  loisir  ce 
qu'il  y  avait  à  faire  en  présence  d'un  événement  si  imprévu  et  si 
grave. 

Gabrielle  !...  11  ne  pensait  qu'à  elle,  à  elle  seule.  Comment  sup- 
porterait-elle un  tel  coup  ?  et  comment  le  lui  apprendre  ? 

Il  demeura  longtemps  plongé  dans  ses  réflexions,  sans  songer  à 
la  lettre  qu'il  avait  dans  sa  poche.  Il -s'en  souvint  enfin  et,  dans 
l'espoir  d'y  puiser  quelque  lumière,  il  en  commença  la  lecture 
attentive. 


FLEURANGE.  7 

Après  quelques  préambules,  qu'il  parcourut  rapidement  des  yeux,, 
il  en  vint  à  ce  qui  suit  : 

''  ...Cette  conspiration,  qui  a  éclaté  comme  la  poudre  et  qui  sem- 
blait être  un  effet  spontané  de  l'indécision  qui  a  plané  sur  les  pre- 
miers jours  de  ce  règne  (permettant  de  douter  lequel  des  deux  frères 
était  le  véritable  empereur),  elle  date,  au  contraire,  de  loin,  à  ce  qull 
parait.  On  m'assure  qu'elle  a  des  ramifications  étendues  et  profon- 
des, et  que  ceux  qui  l'ont  véritablement  ourdie  et  menée  ne  se 
sont  emparés  que  comme  prétexte  des  circonstances  qui  ont  suivi 
ici  la  mort  d'Alexandre.  Leur  plan,  dit-on,  était  formé  et  devait 
s'exécuter  au  printemps  si  la  vie  du  défunt  empereur  se  fût  pro- 
longée jusque-là.  Mais  ce  qui  semble  également  certain,  c'est  qu'un 
grand  nombre  de  ceux  qui  se  trouvent  aujourd'ui  gravement  com- 
promis n'avaient  qu'une  idée  fort  imparfaite  de  ce  dont  il  s'agissait. 
De  ce  nombre,  je  n'en  puis  dou tor,  est  notre  pauvre  ami,, 
Georges  Walden.  Vous  savez  que  de  font  temps,  il  rêvait  des  réfor- 
mes possibles  ou  impossibles.  Le  malh'mreux  a  voulu  que,  dans  le 
courant  de  cette  année,  il  ait  rencontra  on  Italie  un  certain  Lasko,. 
lequel  est  un  homme  fort  intelligent  et  fort  habile,  mais  un  intri- 
gant  capable  de  tout,  mêlé  depuis  dix  ans  à  tous  les  complots  qui 
ont  agité  l'Italie  et  l'Allemagne.  Incarcéré,  puis  relâché.  Dieu  sait 
comment,  portant  mille  noms  ;  en  un  mot,  un  de  ces  êtres  malfai- 
sants dont  les  chefs  véritables  des  grandes  trames  qui  nous  entou- 
rent font  de  dociles  instruments.  Georges  s'était  trouvé  rapproché 
de  lui  par  hasard,  et  il  se  laissa  un  jour  persuader  par  lui  d'assister 
une  fois  et  par  simple  curiosité,  à  une  réunion  où,  par  un  hasard 
beaucoup  plus  malheureux,  se  trouvait  ce  jour-là  un  de  ces  chefs 
dont  je  viens  de  parler.  Celui  ci  comprit  vite  le  parti  qu'il  y  aurait 
à  tirer  du  nom,  de  la  position,  de  l'enthousiasme  de  Georges  et 
même  de  son  ignorance  du  fond  des  choses  II  le  détermina  à.  se 
rendre  dans  un  temps  donné  à  Pétersbourg,  et  à  se  tenir  prêt  à 
seconder  un  mouvement  combiné  dans  le  but  de  faire  une  mani- 
festation préparée  avec  le  plus  grand  secret,  mais  assez  nombreuse 
pour  qu'elle  ne  pût  pas  être  étouffée.  Elle  devait,  disait-il,  avoir 
pour  effet  la  réalisation  de  quelques-unes  des  chimères  de  Georges. 
Je  tiens  ces  détails  du  marquis  Adelardi,  ce  Milannais  si  aimable 
qui  passa  l'hiver  ici  il  y  a  trois  ans,  et  qui,  vous  le  savez,  est  intime 
ami  de  Georges.  Le  marquis,  inquiet  de  son  départ  subit  de 
Florence,  inquiet  surtout  au  bout  de  trois  mois,  de  ne  pas  le  voir 
revenir,  était  venu  le  rejoindre.  Il  n'y  est  arrivé  que  trois  jours 
avant  ce  fatal  24.  Il  parait  certain  que  ce  jour-là  Georges  se  trou- 
vait sur  la  place  au  premier  rang,  parmi  les  insurgés.  Adelardi 
prélend  qu'il  s'y  est  rendu  de  bonne  foi,  convaincu  par  ceux  qui 


8  REVUE  CANADIENNE. 

voulait  l'y  entraîner  que  la  renonciation  de  Constantin  était  une 
fable  et  qu'il  faillait  maintenir  ses  droits,  dans  l'intérêt  de  leurs 
projets,  que  ce  prince  était  prêt,  disait-on,  à  seconder.  Quoiqu'il 
en  soit,  ce  qui  n'est  que  trop  vrai,  c'est  que  sur  cette  place,  et  tout 
près  de  lui,  se  trouvait  ce  même  Lasko,  qui  a  été  tué  au  moment 
où  il  tirait  à  bout  portant  un  coup  de  pistolet  sur  le  grand-duc 
Michel.Un  témoin  (un  seul,  car  il  faut  du  courage  pour  témoigner 
en  faveur  d'un  homme  en  cette  situation^  a  déclaré  que  c'était 
Georges  qui  avait  détourné  l'arme  meurtrière,  et  sauvé  ainsi  la  vie 
du  grand-duc,  avant  que  l'aide  de  camp  de  celui-ci  eût  frappé  l'as- 
sassin. Mais  les  esprits  sont  trop  échauffés  contre  lui  à  la  cour  et  à 
la  ville  pour  qu'on  ose  faire  valoir  cette  circonstance  en  sa  faveur. 
Lui-même  refuse  obtinément  de  s'en  prévaloir,  et  son  attitude  hau- 
taine, depuis  qu'il  est  arrêté,  n'arrange  pas  ses  affaires.  Ce  qui  les 
complique  encore,  c'est  la  présence  chez  lui,  en  qualité  de  secré- 
taire, d'un  Italien  que  ses  relations  avec  Lasko  rendent  on  ne  peut 
plus  suspect.  Cet  Italien,  que  l'on  nomme  Fabiano  Dini,  était  aussi 
sur  la  place  le  jour  de  l'émeute  et  y  a  môme  été  grièvement  blessé." 

Ici  Clément  s'arrêta.  Ces  dernières  lignes  avait  porté  son  émotion 
au  comble.  Toutes  leurs  vagues  terreurs  étaient  donc  confirmées, 
et  la  destinée  fatale  de  son  cousin  se  poursuivait  jusqu'au  bout! 
Malheureux,  et  portant  malheur!  Oui,  c'était  bien  là  Félix: 
capable  d'percevoir  sa  honte,  incapable  d'ea  sortir  ;  cherchant  l'ac- 
tion et  le  danger,  ayant  pourtant  besoin  de  ne  pas  quitter  l'ombre 
où  il  cachait  sa  vie,  il  devait  être  la  proie  facile  de  ces  agitateurs 
souterrains,  qui  alors,  plus  encore  peut-être  qu'aujourd'hui, 
minaient  sourdement  l'Europe.  Il  devait  devenir  bieutôt  leur  agent, 
utile  par  ses  talents,  commode  par  son  mépris  du  danger  et  de  la 
mort,  et  arrivé  vite  par  cette  voie  au  terme  inévitable  où  elle  con- 
duit. 

Clément  arpenta  longtemps  sa  chambre  sans  parvenir  à  remettre 
de  l'ordre  dans  ses  pensées  ;  enfin,  après  de  longues  réflexions,  il  en 
vint  à  la  conclusion  que  le  procès  de  Georges  D*aînerait  sans  doute 
en  longueur,  que,  peut-être,  il  aurait  une  solution  moins  tragique 
que  ne  semblait  le  faire  craindre  cette  lettre,  qu'en  tout  cas,  il  fallait, 
si  on  le  pouvait,  épargner  à  sa  cousine  toutes  les  angoises  de  cette 
incertitude.  A  Rosenhaïn,  la  chose  était  facile,  car  la  lecture  des 
journaux  était  interdite  au  professeur  et  il  n'en  paraissait  aucun 
dans  le  salon  où  se  réunissait  la  famille.  Hansfelt  seul  les  recevait 
et  en  prenait  connaissance  de  son  côté.  Il  se  hâta  d'écrire  quelques 
lignes  à  soeur  Hilda,  en  lui  confiant  tout  ce  qu'il  venait  d'apprendre 
et  lui  recommendant,  ainsi  qu'à  Hansfelt,  de  veiller  à  ce  que 
Gabrielle  ne  fut  informée  de  rien  :  "  Dans  huit  jours,  disait-il  en  ter- 


FLEURANGE.  9 

minant,  je  serai  à  Rosenhaïo  et  nous  aviserons  ensemble,  chère 
sœur,  à  ce  qu'il  conviendra  à  faire  plus  tard.  En  attendant,  je 
compte  sur  toi,  tu  est  prudente  et  tu  l'aimes." 

Le  frère  et  la  sœur  ne  s'étaient  jamais  parlé  jusqu'à  ce  jour  du 
sujet  qu'il  venait  d'aborder,  mais  depuis  longtemps  ils  s'étaient  com- 
pris. Il  se  trouvèrent  alors  complètement  d'accord,  et  Fleurange 
eût  ignoré  longtemps  encore  ce  qu'ils  voulaient  lui  cacher,  sans 
une  circonstaice  imprévue  qui  vint,  quelques  jours  plus  tard,  ren- 
verser le  plan  qui  leur  avait  été  dicté  par  leur  prudence  et  leur 
tendresse. 


XL 


"  Vous  avpz  toujours  des  pauvres  parmi  vous  !  "  c'est  là  une  pré- 
diction divine,  et  l'expérience  humaine  y  ajoute:  "  Et  vous  en 
aurez  partout  à  moins  que,  indifférents  ou  coupables,  vous  n'en 
détourniez  volontairement  les  yeux." 

Mademoiselle  Joséphine,  nous  le  savons  bien,  n'était  pas  au 
nombre  de  ces  aveugles  ou  de  ces  endurcis,  aussi  se  trouva-t-elle 
bientôt  avoir  autant  d'occupations  sur  les  bras  à  Heidelberg  qu'à 
Paris,  avec  une  différence  toutefois,  qui  était  pour  elle  une  mortifi- 
cation sensible,  c'était  qu'elle  ne  pouvait  ici  communiquer  avec 
ses  pauvres  protégés  autrement  que  par  des  gestes,  rarement,  de 
part  et  d'autre,  assez  expressifs  pour  être  facilement  compris  :  ceci 
l'avait  obligée  à  ce  qui  avait  toujours  été  pour  elle  le  côté  préféré 
de  la  charité,  c'est-à-dire  aux  bonnes  paroles  et  parfois  aux  longues 
causeries  dont  elle  aimait  à  accompagner  chez  les  pauvres  ses  visi- 
tes et  ses  aumônes. 

'•  Je  ne  leur  demanderai  que  de  comprendre  un  peu  le  français, 
disait-elle  ;  il  me  semble  que  ce  serait  si  facile  pour  eux,  tandis 
qu'il  m'est  tellement  impossible  de  comprendre  d'allemand  !  "  En 
un  mot,  ne  pas  savoir  le  français  et  savoir  l'allemand  semblait  à 
mademoiselle  Joséphine  un  mystère  de  la  nature  !  Toutefois, 
comme  les  pauvres  habitants  s'obstinaient  à  ne  parler  que  leur 
langue,  et  qu'il  ne  fallait  pas  leur  en  vouloir  au  point  de  ne  pas  les 
secourir,  mademoiselle  Joséphine  avait  été  fort  heureuse  d'ac- 
cepter Fleurange  pour  messagère  de  ses  charités  aussi  bien  que 
pour  interprète.  Tous  les  jours,  à  la  môme  heure,  la  jeune  fille 
arrivait  chez-elle  tantôt  pour  l'accompagner,  tantôt  pour  prendre 
ses  ordres  et  pouKaller  faire,  à  sa   place  sa  tournée  quotidienne. 

Elle  trouvait  d'ordinaire  mademoiselle  Joséphine  dans  son  labo- 
ratoire, c'est-à-dire  dans  une  chambre  située  au  rez-de-chaussée, 


10  REVUE  CANADIENNE. 

dont  le  principal  ameublement  était  une  vaste  armoire,  réceptacle 
de  toutes  sortes  d'objets  destinés  à  être  distribués  à  ses  protégés 
présents  ou  futurs,  car  elle  aimait  les  provisions,  et  il  était  rare 
qu'une  nécessité  des  pauvres  la  trouva  dépourvue  du  moyen  de  la 
soulager  immédiatement. 

—  Tenez,  Gabrieile,  lui  dit-elle  un  matin  où  Fleurange  paraissait 
comme  de  coutume,  son  panier  sous  le  bras,  pour  chercher  le  cha- 
ritable bagage  de  la  journée,  regardez,  tout  est  préparé. 

Et  elle  désignait  les  objets  placés  sur  une  table  qui,  avec  la 
grande  armoire  et  deux  chaises,  composaient  tout  le  mobilier  de  la 
chambre.  Là,  en  effet,  se  trouvaient  rangés  en  bonne  ordre  :  d'un 
côté,  deux  paires  de  bas  et  un  jupon  de  laine,  de  l'autre,  une  terrine 
fermée  contenant  du  bouillon,  une  petite  quantité  de  sucre,  enfin 
une  bouteille  de  vin,  un  sac  de  tabac  et  deux  ou  trois  journaux.  A 
tout  cela  était  ajoutée  une  petite  fiole  dont  le  contenu  ne  pouvait 
être  deviné  sans  explication. 

—  Les  bas  et  le  jupon,  dit  mademoiselle  Josépnine,  sont  pour  la 
mère  de  la  petite  fille  à  qui  vous  avez  porté  des  vêtements  hier. 
La  terrine  et  le  sucre  sont  pour  la  pauvre  vieille  que  vous  savez, 
ainsi  que  cette  fiole  d*eau  de  mélisse,  fabriquée  par  moi  môme,  et 
qui  n'en  est  pas  plus  mauvaise  pour  cela,  enfin  le  vin  et  le  tabac  sont 
pour  l'invalide,  le  vieux  soldat  menuisier,  chez  qui  vous  avez  été 
la  semaine  dernière.  Sa  fille  à  trouvé  moyen  de  me  faire  compren- 
dre hier,  que  ce  qui  ferait  le  plus  de  plaisir  à  ce  pauvre  homme, 
ce  serait  de  lui  prêter  de  temps  à  autre  quelques  gazettes  ;  vous  lui 
donnerez  celles-là,  que  je  me  suis  fait  apporter  ce  matin  à  son 
intention.  Ah  !...  à  propos,  votre  cousin  Clément  m'a  laissé  deux 
excellents  cigares  pour  lui,...  je  le  sai  oubliés  ;  je  vais  aller  les  cher- 
cher, en  attendant,  mettez  tout  cela  dans  votre  panier. 

Et  la  bonne  mademoiselle  Joséphine  quitta  la  chambre  pour 
aller  chercher  les  cigares.  11  fallait  pour  cela  pa=ser  au  premier 
étage,  mais  elle  n'avait  pas  l'habitude  de  compter  ses  pas  lorsqu'il 
s'agissait  de  faire  un  plaisir  grand  ou  petit  à  autrui.  Seulement 
elle  ne  gravissait  pas  les  escaliers  tout  à  fait  aussi  vite  qu'autrefois, 
et,  pour  aller  et  revenir,  il  lui  fallut  bien  près  d'un  quart  dheure. 

Pendant  ce  temps  Fleurange,  debout  devant  la  table,  rangeait 
dans  son  panier  les  dilTérents  objets  préparés  pour  elle,  et  elle 
allait  en  dernier  lieu  y  placer  les  deux  journaux  lorsque  ses  yeux 
tombèrent  sur  quelques  lignes  de  l'un  d'eux  qui  la  firent  tressaillir. 
Elle  le  saisit,  l'ouvrit  et  se  mit  à  lire  avec  une  curiosité  ardente. 
Tout  d'un  coup  elle  poussa  un  faible  cri,  le  journal  s'échappa  de 
ses  mains  tremblantes...  un  voile  obscurcit  sa  vue...  et  lorsque  sa. 


FLEURANGE. 


ît 


vieille  amie  reparut,  elle  la  trouva  étendue  à  terrre,  pâle,  glacée  et 
privée  de  connaissance. 

Mademoiselle  Joséphine  ne  manquait  heureusement  ni  de  pré- 
sence d'esprit,  ni  d'expérience  ;  elle  se  hâta  de  s'agenouiller  près 
de  la  jeune  fille  évanouie,  releva  sa  tête  et  la  soutint  dans  ses  bras, 
puis  elle  tira  de  sa  poche  un  flacon  qu'elle  lui  fit  respirer,  et  tout 
en  lui  prodiguant  ses  soins  elle  se  creusait  la  tête  pour  deviner  ce 
qui  avait  pu  causer  un  si  étrange  accident  à  une  personne  d'ordi- 
naire si  calme  et  si  robuste.  Au  môme  instant,  le  journal  tombé  aux 
pieds  de  la  jeune  fille  frappa  ses  regards. 

—  Ah  !  se  dit-elle,  elle  à  lu  ce  grimoire  :  e!le  y  a  peut-être  trou- 
vé quelque  mauvaise  nouvelle  ;  mais  quelle  nouvelle,  grand  Dieu  ! 
a  pu  la  mettre  dans  cet  état?  Chère  enfant  poursuivit-elle,  en 
regardant  avec  tendresse  le  pâle  et  beau  visage  qu'elle  tenait 
appuyé  sur  son  épaule,  elle  disait  encore  hier  qu'elle  ne  s'était 
jamais  évanouie  qu'une  seule  fois  dans  sa  vie,  le  jour,  à  Paris,  il  y 
a  deux  ans,  où  elle  tomba  de  faiblesse  et  de  faim  devant  nous. 

Pauvre  mademoiselle  Joséphine  !  la  compasion  et  le  souvenir 
qu'elle  réveillait  ainsi  lui  causèrent  un  double  attendrissement,  et 
ses  yeux  étaient  encore  remplis  de  larmes  lorsque  ceux  de  Fleu- 
range  se  rouvrirent  et  se  fixèrent  sur  elle  avec  une  expression  de 
surprise  suivie  bientpt  d'un  retour  imparfait  de  la  mémoire. 

Elle  se  souleva  lentement;  mais  avant  que  mademoiselle  José- 
phine eût  pu  l'aider  à  se  lever,  elle  passa  ses  deux  bras  autour  du 
cou  de  sa  vieille  amie. 

—  0  chère  mademoiselle  !  murmura-l-elle,  le  saviez-vous  ? 

La  pauvre  Joséphine  ne  s'était  jamais  trouvée  aussi  embarassée  : 
dire  qu'elle  ignorait  totalement  de  quoi  il  s'agissait,  c'était  inviter 
une  confidence  au  plus  haut  point  inopportune  en  ce  moment  ;  dire 
le  contraire  avait  d'autres  inconvénients.  Elle  opta  cependant  pour 
cet  innocent  petit  mensonge. 

—  Oui...  oui...  ma  pauvre  petite  ;  mais  à  quoi  bon  vous  en 
parler  en  ce  moment  ?  Calmez- vous,  ne  dites  rien  maintenant  ;  nous 
parlerons  de  cela  plus  tard.  Soyez  tranquille,  ajouta-elle  à  tout 
hasard,  tout  s'arrangera,  pourvu  que  vous  preniez  ce  que  je  vai& 

vous  donner. 

Et,  après  avoir  aidé  Fleurange  à  se  lever  et  l'avoir  placée  sur 
une  chaise,  elle  courut  chercher  un  verre  d'eau,  dans  lequel  elle 
versa  quelques  goûtes  de  l'eau  de  mélisse,  véritable  panacée  entre 
ses  mains,  et  elle  le  porta  aux  lèvres  de  la  jeune  fille.  Fleurange 
but  le  verre  tout  entier,  puis  elle  respira  profondément  : 

—  Que  m'est-il  donc  arrivé  ?  dit-elle. 

—  Rien.  Vous  avez  eu  une  défaillance,  voilà  tout. 


12  REVUE  CANADIENNE. 

—  C'est  étrange,  cela  ne  m'arrive  jamais. 
Elit'  passa  la  main  sur  son  front. 

—  0  mon  Dieu  1  je  me  souviens  de  tout  maintenant,  s'écria-t-elle 
tout  d'un  coup  ;  mais  est-ce  vrai?  Ne  pourrait-ce  point  être  un  men- 
songe, une  fable  faite  à  plaisir? 

—  Qui  peut  le  dire  ?  répondit  vaguement  mademoiselle  José- 
phine. Peut-être  bien  ?  on  dit  tant  de  choses. 

—  Mais  dites-moi  maintenant  tout  ce  que  vous  savez. 

—  Non,  non,  pas  maintenant,  Gabrielle,  pas  maintenant  ;  vous 
n'êtes  pas  en  état  de  m'entendre.  Faite  ce  que  je  vous  dis,  tranquil- 
lisez-vous. Nous  causerons  plus  tard. 

Fleurange  se  tut.  Au  bout  d'un  moment  elle  se  leva  : 

—  Je  vais  bien,  dit-elle,  mes  forces  sont  revenues. 

Elle  releva  ses  longs  cheveux  tombée  en  désordre  sur  ses  épaules, 
ramassa  le  journal  et  le  mit  dans  sa  poche,  puis  elle  replaça  sur  sa 
tête  le  petit  bonnet  de  velours  garni  de  fourrure  qu'elle  portait 
habituellement  pour  sortir  en  hiver  : 

—  Chère  Joséphine,  merci  et  pardonnez-moi.  Me  voilà  remise. 
Pour  aujourd'hui,  cependant,  je  ne  puis  aller  faire  les  visites  sur 
lesquelles  vous  comptiez. 

—  Non,  je  le  crois  bien,  en  vérité. 

—  Il  faut  que  je  rentre  tout  de  suite. 

—  Oui,  assurément,  je  vais  avec  vous  ;  il  faut  vous  mettre  au  lit. 
Vous  qui  êtes  pâle  d'ordinaire,  vous  avez  en  ce  moment  les  joues 
de  la  couleur  de  ceci. 

Et  elle  désignait  un  rideau  de  coton,  du  rouge  le  plus  vif,  sus- 
pendu à  la  fenêtre. 

— Non,  non,  je  ne  suis  pas  malade,  dit  Fleurange,  les  yeux  ani- 
més; l'air  me  fera  du  bien,  au  contraire,  n'ayez  pas  peur,  vous 
voyez  que  cette  faiblesse  est  tout  à  fait  passée. 

Comme  mademoiselle  Joséphine  n'avait  pas  la  moindre  idée  de 
•  la  cause  de  cette  indisposition  soudaine,  et  qu'en  apparence  la 
jeune  fille  semblait  être  en  effet  rendue  à  son  état  habituel,  elle  ne 
s'opposa  point  à  son  désir  de  s'en  aller  seule  et  à  pied  ;  la  distance 
n'était  pas  longue,  Fleurange  la  franchissait  tous  les  jours  sans 
escorte.  Elle  la  laissa  donc  partir  et  la  conduisit  seulement  jus- 
qu'à la  porte  de  sa  petite  cour,  où  elles  se  séparèrent  en  se 
disant  : 

— A  ce  soir  ! 


FLEURANGE.  13 


XLI 


Il  faisait  un  froid  de  cinq  ou  six  degrés  :  le  petit  bonnet  que 
portait  Fleurange  couvrait  son  front  et  laissait  à  découvert  les 
tresses  de  son  épaisse  chevelure,  qu'elle  recouvrait  de  son  capu- 
chon lorsqu'elle  voulait  se  mieux  garantir  du  froid.  En  ce  moment 
elle  ne  prit  pas  cette  précaution  :  serrant  seulement  autour  de  sa 
taille  les  plis  épais  de  son  manteau^  elle  se  mit  à  marcher  rapide- 
ment. L'air  vif  et  glacé  rafraîchissait  son  visage  brûlant  et  l'aidait 
à  reprendre  ses  forces,  et,  sauf  l'animation  inusitée  de  son  teint  et 
de  ses  yeux,  il  ne  demeurait  aucune  trace  de  sa  récente  défaillance 
lorsqu'elle  parvint  au  terme  de  sa  course.  A  peine  rentrée,  et 
sans  s'arrêter  un  instant,  elle  monta  tout  droit  au  premier  étage, 
et,  après  avoir  frappé  un  léger  coup  à  la  porte,  elle  entra  dans  une 
chambre  située  entre  la  sienne  et  celle  d'Hilda.  Cette  chambre 
servait  de  cabinet  de  travail  à  Karl  Hansfelt  depuis  son  arrivée  à 
Rosenhaïn.  Lorsque  Fleurange  parut,  la  jeune  femme  et  son  mari 
s'y  trouvaient  ensemble. 

En  la  voyant,  tous  les  deux  firent  un  mouvement  de  surprise,  et 
interrompirent  leur  conversation  avec  un  certain  embarras. 

Ce  mouvement  n'échappa  pas  à  Fleurange. 

—  Je  devine,  dit-elle,  avec  émotion,  mais  sans  hésiter,  quel  était 
le  sujet  de  votre  conversation,  et  c'est  celui-là  même  dont  je  veux 
vous  parler. 

Sa  cousine  la  regarda  et  fut  fncertaine  de  ce  qu'elle  devait 
répondre, 

—  Hilda,  dit  Fleurange,  nous  sommes  convenues  ensemble  que 
tu  ne  parlerais  plus  du  comte  Georges  jusqu'au  jour  ou  je  le  nom- 
merais la  première.  Eh  bien,  je  le  nomme  aujourd'hui,  et  je  viens 
vous  demander  à  tous  les  deux  de  me  dire  ce  que  vous  savez  sur 
lui.  Tenez,  continua-t-elle,  en  jetant  sur  la  table  le  journal  qu'elle 
avait  apporté,  lisez  cela,  et  dites  moi  maintenant  tout  ce  que 
j'ignore. 

Que  lui  répondre  ?  Elle  était  là  devant  eux,  si  calme,  si  ferme, 
si  décidée,  qu^aucune  résistance  ne  semblait  plus  être  désormais 
possible. 

Hansfelt  parcourut  le  journal  :  il  vit  que  l'article  tombé  sous  les 
yeux  de  Fleurange  ne  contenait  point  de  détails,  mais  seulement 
une  liste  des  accusés,  suivie  de  quelques  commentaires  fort  clairs 
sur  le  sort  qui  leur  était  réservé.  Sur  cette  liste  figurait,  parmi  leS' 
premiers,  le  nom  du  comte  Georges. 


U  REVUE  CANADIENNE. 

—  De  quoi  l'accnsait-on  ?  quel  est  le  crime  dont  il  s'agit  ?  dit-elle, 
d'une  voix  brève. 

Hansfelt  hésitait  encore.  Mais  sa  femme  connaissait  mieux  que 
lui  celle  qui  l'interrogeait  ainsi  : 

—  Karl,  lui  dit-elle,  lu  peux  parler,  et  tu  le  dois.  Il  ne  faut  plus 
maintenant  rien  cacher  à  Gabrielle. 

—Et  pourquoi  lavez-vous  fait  jusqu'à  ce  jour?  dit  Fleurange. 
Ah  !  oui,  je  comprends  (et  une  faible  rougeur  colora  son  front) 
mon  secret,  que  je  croyais  si  bien  gardé,  vous  l'aviez  tous 
pénétré  ! 

— Non,  non,  s'écria  Hilda  ;— moi  seule — et  tu  sais  que  je  ne  puis 
rien  faire  à  Karl — moi  et  Clément. 

— Glé:nent  aussi?  dit  Fleurange,  avec  un  mouvement  de  sur- 
prise et  de  confusion  pendant  lequel  sa  rougeur  devint  plus  vive. 
Mais,  au  fait,  qu'importe?  poursuivit-elle.  Je  ne  cache  plus  rien 
à  personne,  et  je  ne  veux  plus  rien  ignorer  non  plus.  Parlez, 
Karl  !  Sachez-le  donc,  et  sachez-le  bien,  j'ai  de  la  force,  et  il  ne 
faut  jamais  me  ménager.  La  surprise  seule  a  pu  me  saisir  un  ins- 
tant. Maintenant,  je  suis  préparée  à  tout.  Je  vous  écoute. 

Mais,  malgré  ces  paroles,  lorsqu'après  une  nouvelle  hésitation, 
Hansfelt  se  décida  enfin  à  la  satisfaire,  lorsqu'il  commença  le  récit 
détaillé  des  circonstances  qui  avaient  placé  Georges  dans  le  péril 
suprême  où  il  se  trouvait,  les  couleurs  que  le  froid,  l'émotion,  la 
rapidité  de  la  marrhe  avaient  données  à  la  jeune  fille,  s'éva- 
nouirent complètement,  et  tandis  qu'elle  l'écoutait,  elle  devint 
d'une  pâleur  livide. 

— La  Sibérie  ou  la  mort  !  rép^ta-t-elle  deux  ou  trois  fois  à  voix 
basse,  comme  si  elle  avait  eu  autant  de  peine  à  comprendre  qu'à 
proférer  ces  terribles  paroles. 

—Quant  à  la  plus  terrible  de  ces  deux  sentences,  il  y  a  lieu  d'es- 
pérer qu'il  y  échappera,  dit  Hansfelt. 

Fleurange  frissonna. 

Lui  !  lui  1  Était-ce  bien  de  lui  qu  on  parlait  ainsi  ? 

— Mais,  dites-moi,  Karl,  n'y  a-t-il  qu'une  seule  alternative  ?  ne 
pourrait-il  pas  être  condamné  à  la  prison,  à  l'exil?  Ce  sont  là  aussi 
de  grandes  et  terribles  punitions  !  Pourquoi  ne  me  parler  que  de 
deux  sentences,  l'une  presque  aussi  horrible  que  l'autre? 

Hansfelt  secoua  la  tête  : 

— Son  nom,  dit-il,  son  rang,  les  bienfaits  dont  la  cour  a  comblé 
sa  famille,  les  faveurs  qu'on  lui  a  tant  de  fois  offertes  à  lui-même,  « 
tout,  aux  yeux  de  ses  juges,  aggravera  son  crime.  Sa  vie,  je  l'espère, 
sera  épargnée,  mais... 

— Mais...  les  mines,  les  fers,  la  redoutable  et  cruelle  Sibérie... 


FLEURANGE.  15 

vous  croyez  qu'il  sera  condamné  à  en  subir  toutes  les  rigueurs  sans 
adoucissement  ? 

Hansfelt  se  tut.  Hilda  serra  dans  les  siennes  les  mains  de  Fleu- 
range  et  posa  tendrement  ses  lèvres  sur  son  visage  décoloré. 

—  C'est  assez,  et  c'est  trop,  dit  Hansfelt.  Pourquoi,  Gabrielle, 
m'interroger  ainsi  ?  Hilda  pourquoi  m'avoir  dit  de  lui  répondre. 

—  Parce  que  je  veux  tout  savoir,  dit  Fleurange,  en  relevant  son 
front,  qu'elle  avait  un  instant  appuyé  siar  l'épaule  de  sa  cousine, 
et  en  reprenant  toute  la  fermeté  de  sa  voix. 

Puis,  après  un  moment  de  silence,  elle  reprit  : 

—  Ainsi  donc,  rien  ne  peut  le  sauver  ? 

—  Vous  avez  voulu  savoir  la  vérité  sans  déguisement,  Gabrielle,  et 
je  ne  l'ai  pas  cachée.  Selon  toutes  les  probabilités  humaines,  rien  ne 
peut  soustraire  le  comte  Georges  au  sort  qui  l'attend,  cela  est  hors 
de  doute.  Mais  il  arrive  parfois  en  Russie  qu'une  volonté  soudaine 
et  capricieuse  du  souverain  arrête  la  main  de  la  justice.  Toutefois, 
ce  serait  vous  tromper,  si  je  n'ajoutais  pas  que  rien  ne  permet  d'es- 
pérer qu'il  puisse  être  l'objet  d'un  acte  de  clémence  de  cette  sorte. 
Tou>,au  contraire,  s'accordent  à  dire  que  l'irritaiion  contre  lui  est 
extrême  et  dépasse  celle  qu'inspire  tous  les  autres  conjurés. 

Fleurange  demeura  longtemps  pensive  : 

—  Merci,  Karl,  dit-elle  enfin.  Vous  médirez  maintenant  toujours 
tout  ce  que  vous  apprendrez,  n'est-ce  pas? 

Après  avoir  reçu  de  lui  la  promesse  qu'elle  demandait,  elle  allait 
quit  er  la  chambre. 

—  Ah  !  encore  une  question,  dit-elle.  Il  faut  que  ma  tête  soit 
bien  troublée,  pour  ne  vous  avoir  demandé  encore  si  on  sait  com- 
ment sa  malheureuse  mère  aappris  cette  nouvelle,  et  comment  elle 
la  sup])Orte. 

—  Clément  a  entendu  dire  qu'au  moment  môme  où  elle  l'avait 
reçue  à  Florence,  elle  s'était  mise  en  route  pour  se  rendre  à  Péters- 
bourg. 

—  A  Pétersbourg  !  dans  cette  saison  !  elle  mourra  en  route,  la 
pauvre  femme. 

—  Je  ne  puis  vous  en  dire  rien  de  plus.  Clément  arrive  ce  soir  ; 
il  aura  peut-être  recueilli  quelque  autre  nouvelle. 

Mais  le  soir,  à  l'.irrivée  de  Clément,  Fleurange,  vaincue  par  la 
fatigue  et  les  émotions  de  la  journée,  était  hors  d'état  de  quitter  sa 
chambre.  Sa  tante,  établie  près  d'elle,  avqit  déclaré  qu'elle  ne  ver- 
rait plus  personne  de  la  journée,  et  l'entrevue  qu'elle  avait  espéré 
avoir  avec  Clément  ce  soir-là  fut  remise  au  lendemain. 

Clément,  pendant  ce  temps,  se  prépara  à  la  phase  nouvelle  de 
répreuve  qui  l'attendait,  en  se  faisant  raconter  en  détail  tout  ce 


16  REVUE  CANADIENNE. 

qui  s'était  passé.  Mademoiselle  Joséphine  apprit  alors  à  tous  Tac- 
cident  survenu  à  Fie u range  chez  elle,  et  elle  apprit  elle-même,  en 
retour,  avec  un  intérêt  mêlé  du  plus  profond  élonnement  quelle 
avait  été  la  cause  réelle  de  cet  évanouissement.  De  toutes  les 
souffrances  de  ce  monde,  celles  que  peut  causer  la  paseiou  lui 
étaient  complètement  inconnues.  On  lui  eût  soudainement  annoncé 
que  sa  chère  Gabrielle  était  atteinte  de  démence  ou  de  consomption,, 
qu'elle  n'eût  pas  été  plus  surprise  et  plus  inquiète.  Peut-être  même 
l'eût-elle  été  moins,  car,  en  ce  cas,  il  ne  se  fût  point. mêlé  à  sa  tris- 
tesse la  terreur  qu'inspire  l'inconnu  et  la  complète  ignorance  du 
remède  qui  accompagnait  celle  du  mal,  et  joignait  ici  l'impuis- 
sance à  l'inquiétude.  Elle,  qui  avait  tant  de  remèdes,  petits  et 
grands,  à  proposer  en  toute  circonstance,  elle  ne  pouvait  absolu- 
ment rien  imaginer  qui  convint  à  celle-ci. 

Comment  ce  personnage  inconnu,  dont  elle  n'avait  jamais 
entendu  le  nom  jusqu'à  ce  jour  pouvait-il  être  devenu  tout  d'un 
coup  si  important  pour  le  bonheur  de  celte  chère  enfant,  entourée 
de  tantd'auties  tendresses,  et  qui  avait  toujours  semblési  heureuse 
au  milieu  d'eux  ? 

Ceci  était  à  ses  yeux  un  phénomène  plus  grand  encore  que  celui 
de  savoir  l'allemand  ;  mais  celui-ci,  elle  résolut  de  l'étudier,  "  car 
enfin,  pensa-t-elle,  un  jour  peut  venir  où  il  se  trouvera  quelque 
chose  à  faire  pour  elle,  qui  tombera  sous  ma  compréhension  et  qui 
sera  en  mon  pouvoir.  Je  veux  tâcher  de  ne  pas  l'ignorer,  afin  de  ne 
pas  perdre  l'occasion  d'en  profiler." 

Cette  vague  espérance  pour  l'avenir  consola  mademoiselle  José- 
phine de  son  incompétence  présente  et  servit,  pour  le  moment,  de 
satisfaction  au  dévouement  désoi'ienté  de  sa  bonne  âme. 


XLir 


Le  lendemain  matin,  Fleurange  ne  se  ressentait  plus  de  l'ébranle- 
ment physique  du  jour  précédent  et  était  debout  à  son  heure  accou- 
tumée, c'est-à-dire  au  point  du  jour.  Elle  s'enveloppa,  comme  de 
coutume,  dans  son  épais  manteau,  mit  son  petit  bonnet  fourré,  et 
s'achemina  vers  l'église  où,  chaque  jour,  dans  celte  saison,  elle 
entendait  la  première  messe. 

Là,  elle  rejeta  son  capuchon  en  arrière  et  s'agenouilla  le  plus 
près  possible  de  l'autel.  L'église  était  si  sombre  que  chacun  y 
apportait  avec  soi  une  lanterne,  un  bout  de  cierge  ou  tout  autre 
moyen  portatif  d'éclairage,  afin  de  s'aider  à  lire,  et  ces  lumières 
diverses,  augmentant  avec  le  nombre  des  fidèles,  finirent  par  répan- 


FLEURANGE.  17 

dre  dans  l'église  une  lueur  qui  permettait  à  peu  près  de  distinguer 
les  objets  et  les  personnes  qui  s'y  trouvaient. 

Fleurange  n'avait  point  apporté  de  lumière.  Elle  n'en  avait  pas 
besoin,  car  elle  n'avait  pas  de  livre,  mais  elle  n'en  était  pas  moins 
profondément  recueillie.  Les  mains  jointes,  la  tête  levée,  les  yeux 
fixés  sur  i'autel,  son  profil  pur  et  régulier  vivement  éclairé  par  le 
cierge  de^a  voisine,  elle  ressemblait,  dans  sa  pâleur  et  son  immo- 
bilité, à  une  blanche  statue  de  marbre  couverte  d'une  sombre  dra- 
perie. Elle  priait  avec  ferveur,  mais  sans  agitation,  sans  larmes, 
sans  même  mouvoir  ses  lèvres;  son  âme  était  tout  entière  dans  son 
regard,  et  son  regard  exprimait  tout  ensemble  la  foi  qui  implore  et 
espère,  la  soumission  qui  accepte  et  le  courage  agit.  C'était 
une  prière  dont  il  fallait  se  relever,  ou  exaucée,  ou  soumise  et 
fortifiée. 

La  messe  achevée,  toutes  les  lumières  s'éteignirent  tour  à  tour^ 
et  la  lueur  du  jour,  tremblante  et  incertaine,  les  remplaça  et  gran- 
dit bientôt  assez  pour  qu'en  se  levant  après  les  autres,  lorsque  l'é- 
glise était  presque  vide,  Fleurange  pût  reconnaître  Clément  debout 
à  quelques  pas  d'elle.  Il  la  suivit  jusqu'à  la  porte  de  l'église,  où 
elle  prit  de  sa  main  l'eau  bénite,  puis  ils  sortirent  ensemble. 

Il  faisait  maintenant  grand  jour  ;  mais  le  ciel  était  gris,  une  bise 
Tiolente  soulevait  la  neige  tombée,  et  lorsqu'ils  eurent  quitté  l'abri 
du  grand  mur  de  l'église,  ils  se  trouvèrent  en  face  d'un  véritable 
tourbillon  de  vent  et  de  neige  qui  fit  chanceler  Fleurange.  Clément 
la  soutint  ;  puis  il  garda  son  bras,  et  ils  marchèrent  quelque  temps 
sans  se  parler. 

Malgré  lui.  Clément  redoutait  cet  entretien,  et  il  rassemblait 
toutes  ses  forces  pour  écouter  tranquillement  ce  qu'elle  allait  lui 
dire.  Mais  enfin,  comme  elle  gardait  le  silence,  ce  fut  lui  qui  parla 
le  premier  : 

—  Vous  étiez  malade  hier  au  soir,  Gabrielle.  J'étais  loin  de  ni'at- 
tendre  à  vous  trouver  ce  matin  de  si  bonne  heure  à  l'église,  et  par 
un  temps  si  rude. 

—  Malade?  répondit  Fleurange.  Non,  je  n'étais  pas  malade, 
mais  j'avais  eu  un  grand  saisissement.  Vous  le  savez,  Clément, 
n'est-ce  pas  ? 

—  Oui,  Gabrielle,  je  le  sais. 

Ces  simples  paroles  échangées,  la  barrière  était  franchie.  Le  fan- 
tôme des  pensées  de  Clément  était  maintenant  vivant  et  présent 
entre  eux  :  mais  les  natures  énergiques  préfèrent  les  plus  dures 
réalités  aux  appréhensions  vagues,  et  même  aux  vagues  espoirs  ;  et 
Clément  sentit  son  courage  croître  à  mesure  que  s'enracinait  dans 
son  âme  une  abnégation  plus  complète  de  lui-même. 

25  janvier  1873  2 


18  REVUE   CANADIENNE. 

—  Pourquoi,  lui  dit-il,  après  un  moment  de  silence,  pourquoi, 
Gabrielle,  ne  m'avez  vous  pas  traité  jusqu'à  présent  avec  la  con- 
fiance que  vous  m'accordiez  jadis  ? 

A  cette  question  elle  répondit  sans  hésiter: 

Parce  que  je  m'étais  imposé  de  ne  plus  jamais  parler  de  lui.., 

je  me  l'étais  imposé,  poursuivit  elle,  sans  remarquer  le  féger  tres- 
saillement que  son  cousin  n'avait  pu  réprimer,  parce  que  je  voulais 
l'oublier.  11  valait  donc  mieux  me  taire,  môme  avec  Hilda,  même 
avec  vous,  Clément.  Mais  maintenant,  continua-t-elle,  avec  une 
sorte  d'exaltation  où  la  douleur  et  la  joie  se  confondaient  ensemble, 
maintenant  je  ne  pense  plus  à  cela.  Il  me  semble  q  'une  nouvelle 
vie  commence  pour  lui  et  pour  moi.  Nous  sommes  pourtant  déjà 
séparés  comme  par  la  mort;  mais  la  mort  brise  les  barrières  et 
réunit  aussi.  Que  vous  dirai-je.  Clément  ?  il  me  semble  être  plus 
près  de  lui  aujourd'hui  qu'hier,  et,  en  dépit  de  moi-même  (c'est  une 
illusion,  je  le  sais  bien),  l'idée  me  vient  que,  d'une  manière  ou 
d'une  autre,  je  pourrai  le  servir.  En  tout  cas,  je  n'ai  plus  aucun 
motif  pour  cacher  ce  que  je  pense,  et  cette  contrainte  de  moins  est 
déjà  un  grand  soulagement. 

Clément  l'écouta  sans  l'interrompre.  Une  souffrance  aiguë  l'at- 
teignait à  chaque  mot,  mais  il  s'y  aguerrissait,  à  peu  près  comme 
on  le  fait  au  bruit  du  feu  et  au  choc  des  armes,  jusqu'à  ne  plus 
trahir,  même  par  un  battement  de  paupière,  la  crainte  de  la  mort 
ou  l'atteinte  d'une  blessure. 

Quant  à  Pillusion  dont  elle  venait  de  parler,  c'était  le  dernier 
rêve  de  la  tendresse  et  de  la  douleur.  Il  ne  chercha  pas  à  la  con- 
tredire. 

—  Espérons,  ma  cousine,  dit-il  d'une  voix  calme.  Tant  de  cir- 
constances imprévues  peuvent  en  effet  surgir  pendant  la  durée 
d'un  procès  tel  que  €elui  qui  commence  !  Rien  n'est  encore  déses- 
péré. Quoi  qu'il  en  soit,  ajouta-t-il,  lorsqu'ils  approchaient  de  la 
maison,  à  dater  de  ce  jour,  promettez-moi,  Gabrielle,  de  me  rendre 
votre  confiance  d'autrefois  :  confiance  pour  tout  me  dire,  confiance 
pour  tout  attendre  de  moi  !  Cette  promesse,  vous  me  l'aviez  déjà 
faite  :  l'avez-vous  oubliée  ? 

— Non,  Clément,  et  je  la  renouvelle.  Vous  êtes  le  meilleur  de 
mes  amis,  il  y  a  longtemps  que  je  vous  l'ai  dit  ;  je  le  pense  aujour- 
d'hui r,on  me  alors. 

Oui,  elle  le  lui  avait  dit  :  il  n'avait  oublié  ni  quel  jour  ni  en  quel 
lieu,  et  son  cœur  battit  à  ce  souvenir!  Quoiqu'il  eût  à  peine  dépassé 
ses  vingt  ans  et  que  la  branche  cueillie  près  d'elle  ce  jour-là  fût 
encore  verte,  il  lui  semblait  qu'une  longue  vie  s'était  écoulée  entre 


FLEURANGE.  19 

€6  niûment  et  celui  où,  aujourd'hui,  ils  échangeaient  à  peu  près  les 
mêmes  paroles. 

Toutefois,  lorsqu'à  la  fin  de  cet  entretien,  ils  se  séparèrent  après 
s'êlre  serré  la  main,  il  demeura  à  Clément,  de  cette  sombre  mati- 
née d'hiver,  une  moins  douloureuse  impression  que  celle  qui 
l'avait  saisie  ce  beau  soir  d'été  au  bord  du  Necker,  où,  à  la  pâle 
lumière  de  la  lune,  il  avait  reçu,  d'un  accent  de  cette  voix  et  d'un 
regard  de  ces  yeux,  une  révélation  soudaine  et  fatale. 

Aujourd'hui,  elle  ne  lui  avait  rien  appris  qu'il  ne  sût  déjà.  A 
défaut  de  bonheur,  un  vague  avenir  de  dévouement  s'ouvrait  devant 
lui.  Gela  lui  suffisait  pour  trouver  qu'il  valait  pour  lui  la  peine 
de  vivre. 

Ce  jour  et  les  suivants  se  passèrent  sans  aucun  incident  nouveau. 
La  nécessité  de  dissimuler  au  professeur  la  préoccupation  de  tous 
les  obligeait  à  faire  uu  effort  i|ni  i-'étaiL  inutile  à  personne,  et 
moii's  qu'aux  aulros  à  Fleurange,  qui  restait  fii'èlc  aux  ohlii,^a- 
tiûi^squoLi  lionnes  de  sa  vie,  et  passait  sf>n  tem;.)s  accoutumé  au.,rès 
du  fauteuil  de  sou  oncle,  ou  lùeu  ch(.'Z  lua'.U^m  jiselle  Josépliirie 
et  cliez  ses  pauvres  [irotégés.  IJuo  anxiélé  fiévreuse  se  trahissait 
toutefois  dans  tous  les  mouvements  de  la  j mue  fille  et  da'is  l'ex- 
pression troublée  do  ses  yeux,  l(»rsque  ch'iquv}  jour,  à  la  même 
heure,  elle  venait  demniderà  Hansfelt  le  cuit. nui  Je  ses  journaux. 
Mais  pendant  plus  d'une  semaine  ^'1*-"^  deujuveau  uo  vint  S(Ailaj.^er 
ou  afrgravcr  son  angoisse. 

Clément  était  n}parti  pour  Francfort  et  les  jours  se  traînaient  lans 
une  lourde  et  muette  angoisse,  lorsqu'un  malin  (uu  jour  et  à  une 
heure  où  ils  ne  raltenJaient  pas),  il  a[iparut  tout  à  coup,  apportant 
une  1  ouvelle  imprévue  :  la  princesse  Catherine  était  à  Francfort 
et  serait  le  lei. demain  à  ïïeidelberg  ! 

Fleurange  tressaillit. 

Laprinc  îsse  CHbvirine  !..  Tous  les  souv^^nirs  attachés  à  ce  nom 
se  réveillèrent  avec  une  iiitensito  ttlle,  qu'elle  dem.^uia,  au  pre- 
mier m-jrnenl,  CMiini:^  suif(»<|uéj;  la  voix  et  la  parole  lui  manquè- 
rent à  la  fois. 

—  '^Ule  vient  ici  !  dit  elle  euil'i,  ici,  à  Heidelberg  !  j.ourquoi  ?  .{ui 
peut  l'ameMiU'?  Comnieui  le  savez  vous?  qui  vous  l'a 'lit?  Dites 
moi  tout,  oh  !  parL  z  vile,  Clcm«nit  ! 

CleiU'jui  la  couj'u.'i  l'être  calmj,et  elle  le  devlirt  nu  cilet  peu  *i  peu 
à  mcsuri'  qu'il  lui  ('isaii  ce  iii'il  :«vait  appris  la  veille,  Je  la  princesse 
Callu;rine  elb^  même.  Oui,  la  priucjsse  C'Jtherine  qui,  ihformée  à 
son  airivée,  par  M.  WaMIicim  s<mi  biu-juiru',  de  la  présence  à 
Fi'ancforl  du  jeune  J))rnihal,  l'avait  fait  j  rié  de  passer  chez  ell 
Clémtnl  s'était  rendu,  non  sans  éi;iotioa,  à  cet  appel  de  la  mère  dî 


20  REVUE  CANADIENNE. 

comte  Georges,  et  il  l'avait  trouvée  dans  un  effrayant  état  de  souf- 
france et  de  faiblesse.  Il  avait  eu  néanmoins  avec  elle  un  long 
entretien  dont  le  résumé  était  que,  partie  de  Florence  à  l'arrivée 
de  la  fatale  nouvelle,  elle  avait  voyagé  nuit  et  jour  jusqu'à  Paris,, 
où  elle  était  tombée  malade  :  que  de  là,  néanmoins,  au  bout 
de  quatre  jours,  elle,  s'était  remise  en  route;  mais  qu'arrivée 
à  Francfort,  le  médecin  lui  avait  déclaré  qu'elle  était  absolu- 
ment hors  d'état  de  poursuivre  son  voyage,  surtout  pour  affron- 
ter la  rigueur  croissante  du  climat  à  mesure  qu'elle  approche- 
rait de  Pétersbourg.  Ne  pouvant  aller  plus  loin,  elle  avait  résolu 
de  venir  au  moins  jusqu'à  Heidelberg,  où  elle  espérait  que  les 
soins  d'un  jeune  docteur  de  cette  ville,  depuis  et  déjà  alors  fort 
célèbre,  la  mettraient  en  état  de  reprendre  au  plus  vite  son  triste 
voyage. 

—Je  ferai  cet  effort,  avait  dit  la  princesse,  car  je  veux  vivre,  je 
veux  me  rapprocher  de  lui,  si  cela  est  possible,  je  veux  le  revoir  l 
J'espère  beaucoup  des  soins  du  docteur  Gh...  et  de  ceux  de  votre 
cousine  Gabrielle;  je  compte  sur  elle.  Dites-le  lui.  Dites-lui, 
avait-elle  ajouté  en  pleurant,  que  je  brûle  de  la  revoir  et  que 
je  la  supplie  de  venir  me  trouver  dès  que  je  serai  arrivée  à 
Heidelberg. 

—Et  elle  y  sera  demain  ?  répéta  Fleurange  avec  émotion. 

— Oui,  à  l'entrée  de  la  nuit.  Je  vais  prévenir  le  médecin  et  faire 
préparer  pour  elle  le  meilleur  appartejnent  de  la  ville.  Mais  sans^ 
qu'elle  me  l'ait  dit,  je  suis  certain,  Gabrielle,  qu'elle  compte  vous- 
y  trouver  à  son  arrivée. 

Fleurange  se  contenta  de  dire  qu'elle  y  serait,  mais  son  cœur 
battait  d'une  joie  qu'elle  avait  cru  ne  plus  pouvoir  éprouver.  Revoir 
en  ce  moment  la  mère  de  Georges!  N'était-ce  pas  se  rapprocher  de 
lui?  n'était-ce  pas  la  certitude  d'entendre  prononcer  son  nom,  d'a- 
voir de  ses  nouvelles  directement  et  promptement  ?  n'était-ce 
pas,  en  un  mot,  la  réalisation  d'un  vœu  secret  qu'elle  n'avait  pas 
osé  formuler? 

Le  lendemain,  longtemps  avant  l'heure  dite,  elle  était  dans  l'ap- 
partement préparé  pour  la  princesse,  y  disposant  les  meubles  de  la 
manière  qu'elle  savait  être  le  plus  conforme  à  son  goût,  s'efforçant 
de  toutes  les  manières  d'empêcher  la  tristesse  extérieure  des  objets 
d'aggraver  celle  de  la  pauvre  voyageuse  qui,  vers  la  fin  de  cette 
longue  journée,  arriva,  en  effet,  épuisée  de  fatigue  et  tomba,  en 
sanglottant,  dans  les  bras  de  la  jeune  ûUe. 

Le  temps  où  elle  ne  craignait  d'autre  danger  pour  son  fils  que 
telui  de  la  présence  de  Gabrielle  était  loin.  L'impression  présente 
dominait  toujours,  chez  elle,,  tout  le  reste,  et  son  malheur  actue 


FLEURANGE.  21 

était  bien  fait,  d'ailleurs,  pour  l'absorber  tout  entière.  Aussi,  en 
revoyant  sa  jeune  protégée,  elle  ne  songea  qu'au  bien-être  d'avoir 
retrouvé  ses  soins  et  sa  présence,  à  l'heure  où  le  besoin  s'en  faisait 
le  plus  sentir,  et  tout,  hormis  son  premier  engouement  pour  elle, 
sembla  s'être  effacé  de  sa  mémoire. 


XLIIT 

Une  lumière  adoucie  voilait  les  objets.  Un  feu  brillant  pétillait 
dans  une  petite  cheminée  placée  comme  ornement  dans  une  cham- 
bre, bien  chauffée  d'ailleurs  par  le  poêle  allumé  extérieurement. 
La  princesse  était,  comme  autrefois,  étendue  sur  un  canapé  à  l'abri 
d'un  grand  paravent.  Le  coude  appuyé  sur  une  petite  table  char- 
gée d'objets  qui  la  suivaient  en  tous  lieux,  les  pieds  couverts  d'un 
grand  châle,  et  près  d'elle  Fleurange  assise  sur  un  tabouret,  dans; 
une  attitude  qui  lui  avait  été  familière. 

Tout  était  bien  changé,  néanmoins,  et  il  ne  s'agissait  plus  main- 
tenant de  lui  faire  la  lecture  comme  autrefois,  ou  de  suivre  le 
cours  plus  ou  moins  frivole  de  ses  préoccupations  habituelles.  Un 
seul  sujet  la  possédait  tout  entière,  et  ce  sujet,  l'ardent  intérêt  de 
celle  qui  l'écoutaits'en  lassait  moins  encore  qu'elle-même.  Aussi,  la 
pauvre  mère  y  revenait-elle  sans  cesse,  tantôt  avec  agitation,  tantôt 
avec  rabattement  du  désespoir,  mais  toujours  avec  une  douleur 
intime  et  déchirante,  à  laquelle  répondait  une  douleur  égale  à  la 
«ienne. 

C'était  la  première  fois  que  la  princesse  Catherine  était  vaincue 
par  le  malheur.  Vaincue,  mais  non  transformée,  car,  de  même 
qu'elle  conservait  instinctivement  toutes  ses  habitudes  élégantes, 
l'emportement  de  son  caractère  demeurait  le  môme  et  éclatait  dans 
les  récriminations  auxquelles  elle  se  livrait  contre  tous  ceux 
qu'elle  accusait  de  l'infortune  de  son  fils,  afin  de  pouvoir  lui-même 
le  plaindre  sans  avoir  à  le  blâmer.  Ce  fut  ainsi  que  Fleurange 
l'entendit  s'écrier  que  '*  Fabiano  Dini  avait  été  son  mauvais  génie  !  " 
et  elle  frissonna  en  se  rappelant  son  pressentiment  trop  vite  et  trop 
fatalement  justifié. 

— Oui,  dit  la  princesse,  pendant  l'un  de  leurs  premiers  entretiens, 
— c'est  lui,  c'est  Fabiano  Dini  qui  l'a  mis  en  rapport  avec  cet  homme 
maudit...  avec  ce  Lasko  ! 

Et  alors  elle  raconta  à  la  jeune  fille  l'arrivée  à  Florence  de  ce 
personnage  dont  la  mort  tragique  lui  semblait  avoir  trop  peu  expié 
le  mal  qu'il  avait  fait  à  son  fils  :  quel  empire  il  avait  su  prendre 
sur  lui,  avec  quelle  adresse  et  quelle  promptiiude  il  avait  su  démê- 


2è  REVUE  canadienne: 

1er  toutes  les  faiblesses  de  Georges  et  en  profiter  !  Elle  n'avait  pas 
voulu  y  croire  d'abord  ;  malgré  les  avertissements  d'Adelardi,  elle 
avait  été  trop  longtemps,  trop  follement  incrédule,  mais,  une  fois 
ses  craintes  réveillées,  que  n'avait  elle  pas  souffert  !  que  n'avait-elle 
pas  tenté  !...  hélas  1  tenté  en  vain  ! 

— Il  était  toujours  ainsi,  ce  malheureux  et  cher  enfant!  Aucune 
prudence,  aucune  crainte  du  danger  ne  l'arrêtait  jamais  sur  une 
pente  où  l'entraînait  son  attrait.  0  les  misérables  !  ils  ont  bien  su 
exploiter  cette  inprudonce,  cette  générosité  et  ce  courage  î  Et  main- 
tenant !  s'écria-t-elle  eu  se  soulevant  sur  son  oreiller,  tandis  que  sa 
chevelure,  épaisse  encore  mais  grisonnante,  tombait  sur  ses  épaules 
dans  un  désordre  inaccoutumé,  serai t-il  possible  qu'on  le  confondît 
avec  eux  ?  Oh  !  que  je  guérisse  !  que  je  retrouve  seulement  la 
force  de  partir,  d'arriver,  de  voir,  ne  fût-ce  qu'une  fois,  la 
jeune  impératrice,  et  j'obtiendrai  sa  grâce,  je  le  sens  !  j'en  suis 
certaine  ! 

Puis  elle  retomba  é[)uisée  et  murmura  les  mots  suivants,  tandis 
qu'elle  se  tordait  les  mains  : 

— Et  Vera  I...  Vera  !...  absente  de  Tétershourg  en  ce  moment  î 
Elle  y  était  attendue,  mais  qui  sait  si  elle  n'arrivera  pas  Irop  tard  T 
Qui  sait  surtout  si  elle  ne  sera  pas  sa  pire  ennoinie,  et  s'il  n'a  pas 
empoisonné  à  plaisir  la  source  d'où,  en  ce  moment,  pouvait  lui 
venir  le  salut? 

Ces  paroles  qui  lui  eussent  peut-être  causé  uu  trouble  ne  furent 
point  entendues  par  celle  à  qui  elles  s'adressaient.  Fleurange,  en 
ce  moment,  s'était  doucement  éloignée  de  l'oreiller  sur  lequel 
venait  de  tomber  la  tête  fatiguée  de  la  princesse,  et  préparait,  au 
bout  de  la  chambre,  un  calmant  que  la  pauvre  malaie  prenait 
machinalement  d'heure  eu  heure,  sans  en  avoir  obtenu  le  soula- 
gement d'un  moment  de  repos.  Cette  agitation  dévorante  qui 
échappait  à  l'action  de  tous  les  remèdes  ne  s'apaisait  uu  peu  qu'à 
l'arrivée  des  lettres  fréquentes  du  marquis  Adelardi,  lequel, 
demeuré  à  Pétersbourg,  la  tenait  exactement  au  courant  de  ce  qui 
s'y  passait  et  venait  tantôt  ranimer  ses  espérances,  tantôt  confir- 
mer ses  craintes.  Mais,  jusqu'à  ce  jour,  il  ii'avait  encore  réussi  à 
apprendre  rien  de  certain  sur  le  stu-t  qui  était  réservé  à  so:i  ami. 
Aussi,  après  avoir  lu  ces  lettres  avec  avidité,  les  jetait-elle  souvent 
au  feu  avec  désespoir. 

Tant  d'agitations  avaient  fiin  par  amener  une  Tièvre  ardente,  et  la 
princesse  était  obligée  de  garler  lo  lit  depuis  plusieurs  jours,  lors- 
qu'un matin,  il  arriva  une  nouvelle  lettre  de  Pétersbourg.  Fleu- 
range s'approcha  doucenient  de  la  malade  et  s'aperçut  qu'elle  était 
profondément  endormie.  Il  était  important  de  ne  pas  troubler  ce 


FLEURANGE.  2^ 

court  instant  de  repos,  et  d'ailleurs,  depuis  quelques  jours,  le  méde- 
cin avait  recommandé  qu'aucune  lettre  ne  lui  fut  remise  sans  avoir 
été  lue  auparavant,  afin  que,  dans  le  cas  trop  facile  à  prévoir  où  Tune 
d'elles  apporterait  quelque  sinistre  nouvelle,  elle  ne  tombât  pas 
entre  ses  mains  avant  qu'elle  y  enl  été  préparée.  Fleurange  s'était 
engagée  à  lire  ces  lettres  la  première,  avec  d'autant  moins  de  scru- 
pule que,  depuis  plus  d'une  semaine,  c'était  elle  qui  en  faisait  la 
lecture  à  la  princesse  trop  abattue  pour  les  lire  elle-même. 

En  ce  moment  donc,  après  l'avoir  laissée  aux  soins  fidèles  de 
Barbe,  elle  rentra  dans  le  salon,  ferma  soigneusement  la  porte,  et 
brisa  le  cachet  de  la  lettre  qu'elle  tenait  entre  les  mains  et  qui, 
ainsi  que  les  autres,  était  adressée  à  la  princesse  par  le  marquis 
Adelardi. 

*' Enfin,  lui  disait-il,  je  crois  avoir  acquis  la  certitude  que 

vous  pouvez  être  rassurée  sur  la  plus  terrible  des  éventualités  de 
l'avenir.  L'extrême  rigueur  de  la  loi  n  i  sera  exercée  que  contre  les 
chefs  reconnus  de  la  conspiration,  au  nombre  de  quatre  ou  cinq. 
Tous  les  autres  (et  Georges  sera  de  ceix-là)  subiront  une  peine  ter- 
rible, hélas  !  mais  nous  en  sommes  réduits  à  nous  estimer  heureux 
de  ne  plus  avoir  à  craindre  une  plus  effroyable  encore...  Je  dis 
nous,  ma  chère  et  malheureuse  amie  !  car,  quant  à  lui,  je  redoute, 
au  contraire,  l'efiet  que  produira  sur  lui  cette  sentence,  et  je  suis  per- 
suadé qu'il  la  regardera  comme  mille  fois  plus  redoutable  que 
l'autre. 

"  Depuis  ma  dernière  lettre,  grâce  à  l'intervention  de  l'un  des 
ambassadeurs,  j'ai  obtenu  la  faveur  d'entrer  dans  la  forteresse  où. 
Georges  est  détenu,  et  d'avoir  avec  lui  un  entretien  sans  témoin. 
Sa  grâce  lui  a  été  offerte  s'il  consentait  à  nommer  quelques-uns  de 
ses  complices.  Il  s'y  est  refusé,  ce  qui  ne  vous  surprendra  pas. 
Mais  les  preuves  nonîbreuses  de  leurs  criminels  projets  qu'on  a 
fait  passer  sous  ses  yeux,  dans  le  but  de  lui  arracher  des  aveux, 
lui  ont  révélé  à  lui-môme  la  nature  de  l'entreprise  dans  laquelle 
il  a  laissé  follement  compromettre  son  honneur  et  sa  vie.  L'effet 
de  cette  découverte  a  été  de  le  jeter  dans  un  morne  abattement,  et 
sa  seule  crainte  maintenant,  c'est  que  la  mort  lui  soit  épargnée. 

"  Je  l'ai  méritée  par  ma  folie,  Adelardi,  m'a-t-il  dit,  et  vous  aviez 
raison  de  me  prédire  que  cette  réflexion  dans  une  extrémité  telle 
que  celle  où  je  me  trouve  n'aurait  rien  de  consolant.  Toutefois  je 
saurai  subir  mon  sort  sans  faiblesse  ;  vous  me  faites,  je  pense,  l'hon- 
neur de  n'en  pas  douter.  Cependant,  je  ne  veux  pas  me  faire  plus  cou- 
rageux que  je  ne  le  suis,  et  si,  au  lieu  de  mourir,  il  me  fallait  traî- 
ner en  Sibérie  la  vie  d'un  condamné,  je  ne  sais  à  quels  excès  me 
porterait   e  désespoir,"    Il  faudra  donc  user  d'autant  de  ménage- 


24  REVUE  CANADIENNE. 

«lents  pour  lui  apprendre  l'adoucissement  de  sa  peine,  qu'à  d'au- 
tres la  rigueur  de  la  leur.  D'ici  là,  j'espère  encore  réussir  à  pénétrer 
jusqu'à  lui. 

"  En  attendant,  j'ai  appris  avec  autant  d'admiration  que  de  sur- 
prise que  plusieurs  des  condamnés  à  la  môme  peine  que  lui,  auront 
une  consolation  imprévue  et  inouïe.  Leurs  femmes,  leurs  admira- 
bles et  héroïques  femmes,  ont  demandé  à  partager  leur  sort,  et  au 
moment  où  je  vous  écris,  plusieurs  d'entre  elles,  que  vous  connais- 
sez, belles,  jeunes,  élégantes  se  préparent  à  suivre  leurs  époux,  par 
une  sorte  de  noviciat  des  rigueurs  de  la  Sibérie.  Ces  malheureux 
sont  dégradés  de  leur  noblesse,  privés  de  leurs  biens,  dépouillés  de 
tout  au  monde,  mais  on  n'a  pu  leur  ravir  une  tendresse  dont  rien 
n'épouvante  la  noble  fidélité.  Je  vous  l'avoue,  je  me  sens  honteux 
et  confus,  car,  en  c^  moment,  je  le  reconnais,  jamais  je  n'avais 
compris  ou  même  soupçonné  ce  que  peut  receler  d'héroïsme  et  de 
générosité  le  cœur  des  femmes  !..." 

Celui  de  Fleurange  palpitait  au  point  de  ne  pouvoir  poursuivre 
sa  lecture.  Les  yeux  baignés  de  larmes,  elle  lisai  t  et  relisait  la  page 
qu'elle  venait  d'achever,  lorsqu'on  vint  la  prévenir  que  la  prin- 
cesse s'éveillait  et  demandait  s'il  était  arrivé  une  lettre  pour  elle. 
Depuis  quelques  jours  la  terreur  de  la  plus  fatale  nouvelle  s'était 
emparée  de  son  imagination  et  lui  avait  donné  parfois  des  accès  de 
délire.  Aussi,  lorsque  la  lettre  que  l'on  vient  de  lire  lui  eut  été 
communiquée,  elle  ressentit  une  consolation  soudaine  et  inespérée. 

La  vie  !  la  vie  de  Georges  serait  épargnée  !  le  temps  était 
devant  elle.  Elle  recommença  à  tout  espérer  de  l'avenir,  et  elle 
reprit  une  tranquillité  comparative  qu'elle  n'avait  pas  éprouvée 
depuis  longtemps. 

Dans  la  soirée  elle  put  se  lever  :  elle  causa,  elle  parla  avec  viva- 
cité de  ses  projets,  de  ses  espérances,  de  tout  ce  qu'elle  ferait  pour 
adoucir  l'exil  de  son  fils,  de  ce  qu'elle  tenterait  môme  pour  l'abré- 
ger ;  mais,  par  extraordinaire, Fleurange  l'écoutaità  peine  etne  lui 
répondait  pas. 

Vers  neuf  heures,  on  vint  comme  de  coutume  la  cnercher.  C'é- 
tait tantôt  Julian,  et  tantôt  Clément,  qui  l'attendait  ainsi,  en  bas, 
pour  lui  faire  faire  le  trajet  d'une  demi-heure  qui  séparait 
Rosenhaïn  de  la  maison  de  la  princesse,  située  à  l'extrémité  de  la 
"ville. 

Ce  jour-là,  elle  était  si  pensive,  qu'elle  ne  remarqua  pas  quel  était 
celui  des  deux  qui  l'accompagnait.  Le  ciel  était  étoile,  mais  il  fai- 
sait très-froid  et,  sous  son  petit  bonnet  de  velours,  ses  cheveux  flot- 
taient à  l'air  de  la  nuit. 


FLEURANGE.  25 

— Relevez  votre  capuchon,  Gabrielle,  il  n'a  pas  fait  encore  aussi 
froid  de  l'hiver. 

C'était  la  voix  de  Clément. 

Elle  sortit  brusquement  de  sa  rêverie. 

—C'est  vous,  Clément  !  pardon,  je  ne  savais  plus  si  je  marchais 
avec  votre  escorte  ou  sous  celle  de  Julian. 

Et  comme  il  mettait  doucement  la  main  sur  son  capuchon  pour 
le  relever  : 

— Non,  non!  dit-elle  vivement,  laissez-moi  respirer  l'air!  Quoi- 
qu'il y  ait  à  peine  deux  ans  que,  pour  la  première  fois  de  ma  vie, 
j'ai  vu  de  la  neige,  je  n'ai  pas  peur  du  froid,  et  je  pourrais,  s'il  le 
fallait,  supporter  nne  température  bien  autrement  rude  que  celle-ci. 
Tenez  !  et  elle  découvrit  complètement  sa  tête  et  fit  ainsi  quelque 
pas  en  exposant  son  visage  et  son  front  à  l'air  glacial  de  la  nuit. — 
Vous  savez  bien,  poursuivit-elle,  avec  une  animation  qui  contras- 
tait singulièrement  avec  le  silence  qui  l'avait  précédé,  vous"  savez 
que,  pendant  la  campagne  de  Russie,  ceux  qui  étaient  le  moins 
sensibles  au  froid,  c'étaient  les  soldats  napolitains.  Eh  bien,  je  suis 
comme  eux,  j'ai  apporté  d'Italie  une  provision  de  soleil  que  bien 
d'autres  frimas  que  ceux-ci  n'épuiseraient  pas. 

Toutefois,  sur  les  nouvelles  instances  de  Clément,  elle  remit 
son  bonnet  en  riant,  et  ils  continuèrent  rapidement  leur  marche, 
laissant  à  peine  la  trace  de  leur  pas  sur  la  neige  épaisse  et  durcie. 

Sa  gaieté,  ce  soir-là,  était  étrange  !  Clément  la  remarqua  sans  la 
comprendre.  Mais  cette  voix  joyeuse  et  ce  sourire  charmant, 
au  lieu  de  le  réjouir  comme  de  coutume,  lui  causèrent  en  ce 
moment  un  inexprimable  malaise,  et  le  rendirent  plus  triste  que 
amais  !  i 


XLIV 


Ainsi  que  cela  arrive  fort  souvent  aux  personnes  d'un  naturel 
violent  et  impressionnable,  il  était  rare  que  la  princesse  Catherine 
vît  longtemps  les  mêmes  objets  sous  le  même  aspect,  et  bien 
qu'une  douloureuse  fixité  eût  été  imposée  à  ses  pensées  par  les 
circonstances  tragiques  qui,  tout  d'un  coup  l'environnaient  et 
jetaient  un  voile  sombre  et  sanglant  sur  une  vie  jusque-là  si 
riante,  elle  trouvait  moyen  de  donnera  son  malheur  mille  nuances 
diverses,  et  il  n'était  pas  toujours  facile  de  la  suivre  dans  les 
détours  capricieux  de  sa  douleur.  Ce  qui  l'avait  consolée  un  jour 
l'irritait  le  lendemain,  ce  qu'elle  avait  affirmé  le  matin,  elle  le 
niait  le  soir,  avec  véhémence.    Parfois  elle  exprimait  ses  craintes 


y 


26  REVUE  CANADIENNE. 

exprès  pour  qu'on  les  combattît  ;  dans  d'autres  instants,  elle  fondait 
en  larmes  à  la  moindre  contradiction,  et  il  n'était  plus  permis  de 
chercher  à  la  rassurer  sans  être  accusé  de  cruauté  et  d'indifférence 
à  son  malheur. 

Par  l'effet  de  l'une  de  ces  fluctuations,  le  lendemain  du  jour  où 
la  lettre  du  marquis  Adelardi  lui  avait  semblé  si  consolante,  Fleu- 
range  à  l'heure  de  sa  visite   accoutumée,  la  trouva  livrée  au  plus 
sombre  abattement. 

Tout  avait  changé  d'aspect,  ou  peut-être  serait-il  plus  juste  de 
dire  que  tout  avait  repris  à  ses  yeux  l'aspect  de  la  vérité.  En  effet, 
était-ce  assez  que  la  mort  fût  épargnée  à  ce  fils  adoré,  et  la  vision 
qui  s'offrait  maintenant  à  son  esprit  n'était-elle  point  pour  elle  une 
torture  presque  aussi  cruelle  ?  Lui  !  Georges,  son  fils  !  ce  type 
achevé,  à  ses  yeux,  de  beauté,  d'élégance  et  de  noblesse,  revêtu  de 
l'affreux  vêtement  des  condamnés  !...  et  dans  cette  foule  misérable, 
s'acheminant  seul,  vers  ces  régions  désolées,  où  l'attendaient  les  plus 
rudes  et  les  plus  humiliants  travaux,  sans  môme  la  consolation  d'une 
amie  pour  l'encourager,  d'une  main  pour  serrer  la  sienne,  d'un 
cœur  pour  l'aimer  et  le  lui  dire  ! 

—  Oh  I  s'écriait-elle  !  avec  cet  accent  qui  ne  ressemble  à  aucun 
autre,  comme  la  douleur  d'une  mère  ne  ressemble  à  aucune  autre 
douleur,  oh  !  quelque  faible,  malade  et  épuisée  que  je  sois,  que 
ne  m'est-il  permis  de  le  suivre  I  Voyez-vous,  Gabrielle,  il  me  sem- 
ble en  ce  moment  que,  si  cela  m'était  accordé,  je  trouverais  des 
forces,  je  trouverais  du  courage,  et  je  partirais,  j'arriverais,  je  m'at- 
tacherais à  sa  misérable  vie,  je  partagerais  toute  la  rigueur  de 
cette  existence  affreuse,  et,  à  force  de  tendresse,  je  la  lui  ren- 
drais supportable  ! 

Plus  cette  énergie  désintéressée  était  rare  chez  la  princesse,  plus 
ce  cri,  d'une  sincérité  indubitable,  était  saisissant.  Pâle,  muette, 
immobile  devant  elle,  Fleurange  l'écoutait  avec  une  émotion  qui 
semblait  arrêter  les  paroles  que  ses  lèvres  tremblantes  auraient 
voulu  articuler. 

La  pauvre  princesse  sanglotait  et  semblait  épuisée  par  sa  propre 
véhémence,  lorsque  Fleurange  s'agenouillant  soudainement,  tout 
près  d'elle,  lui  dit  à  voix  basse  : 

—  Vous  souvenez-vous,  princesse,  de  la  promesse  que  vous  avez 
un  jour  exigée  de  votre  fils  ? 

La  princessB  releva  la  tête  avec  une  surprise  mêlée  d'une  nuance 
de  ressentiment. 

—  Qu'est-ce  à  dire  ?  Est-ce  un  reproche  que  vous  voulez  me 
faire  en  ce  moment?  L'heure  en  est  bien  choisie,  et  ceci  de  votre 
part  me  surprend,  Gabrielle  ! 


FLEURANGE.  27 

—  Un  reproche  !  s'écria  Fleurange.  Non,  je  ne  pensais  pas  à  cela, 
c'était  une  demande,  une  prière,  ou  plutôt,  non,  c'est  une  question 
que  je  voulais  vous  faire. 

—  Une  question  ! 

La  princesse  regarda  Fleurange.  L'expression  de  son  visage  la 
frappa,  et  un  intéi-ôt  mêlé  de  surprise  la  tira  de  son  abattement. 
Qu'allait-elle  donc  lui  demander  de  si  extraordinaire  ?  et  pourquoi 
avait-elle  à  la  fois  le  regard  si  résolu  et  la  voix  si  suppliante  ? 

—  Dites,  parlez,  demandez-moi  tout  ce  que  vous  voudrez, 
Gabrielle. 

—  Eh  bien,  auparavant  laissez-moi  vous  dire  ceci.  La  veille  de 
mon  départ  de  Florence,  tandis  que  je  descendais  de  San  Miniato 
avec  lui...  a^^c  le  comte  Georges,  il  me  demanda  si  je  voulais  deve- 
nir sa  femme,  en  ajoutant  qu'il  était  sûr  d'obtenir  votre  consente- 
ment. 

—  Pourquoi  rappeler  tous  ces  souvenirs,  Gabrielle  ?  Je  vous 
croyais  généreuse,  et  vous  êtes  cruelle  ! 

Fleurange  poursuivit  commme  si  elle  ne  l'eût  point  entendue  : 

—  Je  lui  répondis  que  jamais  je  n'écouterais  ce  langage  à  moins 
que  par  impossible,  un  jour  vint,  où  vous,  princesse,  vous  sa  mère, 
vous  me  diriez  :  Sois  nia  fille,  Gabrielle,  j'y  consens  avec  joie  I 

Elle  s'arrêta  un  instant  comme  si  son  cœur  battait  trop  fort  pour 
lui  permettre  de  poursuivre. 

—  Où  voulez-vous  en  venir?  dit  la  princesse. 

—  Princesse  !  écoutez-moi  bien  maintenant.  Voici  ma  question  : 
Lorsque  la  terrible  senteitce  sera  prononcée,  lorsque  le  comte 
Georges  de  Walden  aura  été  dégradé  de  sa  noblesse,  dépouillé  de 
ses  richesses,  privé  môme  de  son  nom  (vous  frissonnez,  hélas  !  et 
moi  aussi,  c'est  en  frissonnant  que  je  vous  parle  ainsi),  mais 
enfin...  lorsque  ce  jour  sera  venu,  s'il  vous  le  demandait  ce  consen- 
tement qu'il  vous  a  promis  d'attendre,  le  lui  donnerioz-vous  ? 

La  princesse  la  regarda,  étonnée,  sans  avoir  l'air  de  la  com- 
prendre. 

—  Me  donneriez  vous  à  moi-même  la  permission  de  lui  dire  : 
"  Oui  ?  "  me  diriez-vous  enfin  ce  jour-là  :  "  Gabrielle,  sois  )na  fille, 
j'y  consens  ?  " 

La  princesse  commençait  à  entrevoir  lo  sens  des  paroles  qu'elle 
écoutait,  mais  elle  ét.iit  stupéfaite  et  ne  pouvait  répondre. 

—  Eh  bieh,  princesse,  poursuivit  Fleurange  tandis  que  son  visage 
exprimait  à  la  fois  une  tendresse  angélique  et  un  courage  viril  : 
dites-les-moi,  ces  paroles,  et  je  pars  !  je  serai  à  Pétersbourg  à  l'heure 
où  cette  sentence  sera  proncncée,  et  lorsqu'il  sortira  de  son  cachut  je 
serai  là  I  et  avant  son  départ  pour  l'exil,  un  lien  nous  unira  qui  me 


^8  REVUE  CANADIENNE. 

permettra  de  le  suivre  et  d'en  partager  avec  lui  toutes  les  rigueurs  î 
Et  si  jamais,  poursuivit-elle  d'une  voix  plus  émue,  la  tendresse  d'une 
mère,  les  soins  d'une  sœur,  l'amour  d'une  femme  ont  pu  adoucir 
le  malheur,  mon  cœur  aura  la  puissance  de  toutes  ces  tendresses 
ensemble  I 

Nous  le  savons,  lorsque  certaines  cordes  étaient  touchées  dans  le 
cœur  de  la  princesse,  elles  y  vibraient  fortement  et  pour  un  instant, 
l'enlevaient  à  elle-même.  Mais  jamais,  dans  aucune  circonstance  de 
sa  vie,  elle  n'avait  ressentit  une  émotion  semblable  à  celle  que  lui 
causèrent  en  ce  moment Jes  paroles  et  l'accent  de  Fleurange. 

Elle  la  regarda  un  instant  en  silence  tandis  que  de  grosses  larmes 
tombaient  le  long  de  ses  joues,  puis  enfin,  ouvrant  ses  bras  à  la 
jeune  fille  et  la  serrant  avec  passion  sur  son  cœur,  elle  couvrit  de 
baisers  son  front  et  ses  yeux,  en  répétant  à  plusieurs  reprises, 
d'une  voix  entrecoupée  de  sanglots  :  ''  Oui,  oui,  Gabrielle  !  sois  ma 
fille,  j'y  consens  avec  joie,  avec  reconnaissance  et  je  te  donne  en 
ce  moment  le  consentement  et  la  bénédiction  d'une  mère  ! " 

Mme   CràTBN. 

{A  continuer.) 


DISCOURS  SUR  LE  TEMPS. 


Messieurs, 

Elles  sont  belles  et  intéressantes  ces  époques  de  notre  vie  où 
rame  reçoit  toutes  les  impressions  les  plus  douces,  où  toutes  nos 
affections  se  réveillent,  où  toutes  nos  émotions  se  ravivent,  où 
notre  esprit  se  plaît  à  prendre  un  nouvel  essor  dans  les  champs  de 
l'espérance.  Vous  l'avez  attendu  avec  impatience  ce  jour  qui  cou- 
ronne vos  souhaits,  vous  l'avez  longtemps  prévenu  par  vos  désirs, 
vous  l'avez  prononcé  avec  enthousiasme  :  car  c'était  un  mot  magi- 
que à  vos  oreilles,  c'était  le  résumé  de  toute  votre  vie,  c'était  le 
jour  de  Van  par  excellence.  Lorsqu'aujourd'hui  les  cloches  ébran- 
lées dans  les  airs  ont  annoncé  à  tous  les  peuples  une  nouvelle 
révolution  de  jours,  tout  ce  qui  pense  a  tressailli,  la  grande  famille 
humaine  a  senti  se  resserrer  les  liens  qui  l'unissaient,  et  il  s'est 
manifesté  un  mouvement  inaccoutumé  dans  le  monde.  Ceux  qui 
avaient  participé  à  la  chaleur  du  même  foyer  se  sont  retrouvés 
ensemble,  et  le  vieillard  glacé  déjà  par  les  ans  a  cru  rajeunir  un 
moment,  en  voyant  à  ses  genoux  ses  enfants  et  les  enfants  de  ses 
enfants,  et  ceux-ci  ont  emporté  la  bénédiction  paternelle,  les 
embrassemenis  d'une  mère,  les  vœux  et  les  présents  de  leur  famille. 
Le  riche  comme  le  pauvre,  le  puissant  et  celui-là  même  qu'écrase 

1  Ce  discours  fut  prononcé  par  l'auteur,  dans  une  séance  publique  qui  eut  lieu 
dans  les  fêtes  du  jour  de  l'an  1852  au  Collège  de  Montréal.  Il  avait  alors  dix- 
neuf  ans  et  comptait  au  nombre  des  plus  beaux  talents  du  collège.  La  mort  l'a 
enlevé  à  la  fleur  de  l'âge  en  1854.  Il  était  né  philosophe  comme  d'autres  naissent 
poètes.  La  Revue  aura  occasion  de  publier  différentes  compositions  littéraires 
qu'il  a  laissées  avant  de  mourir  entre  les  mains  d'un  ami  intime  qui  publiera  pro- 
chainement sa  biographie.— (N.  E) 


-30  REVUE  CANADIENNE. 

une  puissance  orgueilleuse  se  sont  réjouis  sur  le  seuil  du  présent 
et  du  passé,  les  mêmes  sentiments  ont  été  leur  partage. 

Cependant,  Messieurs,  vous  me  permettrez  de  vous  le  rappeler, 
si  la  nouvelle  année  nous  présente  tant  de  charmes,  elle  nous 
fournit  aussi  en  grande  abondance  des  considérations  amères. 
Vous  avez  cru  renaître  à  la  vue  d'une  èie  toute  nouvelle,  un  âge 
d'or  vous  a  souri,  mais  jetez  un  regard  en  arrière,  repliez-vous 
sur  le  passé.  Ce  passé  est-il  à  vous  maintenant,  l'année  qui  vient 
de  finir  vous  appartient-elle  ?  Il  n'est  personne  qui  n'ait  à  regretter 
des  objets  qui  lui  furent  chers,  et  c'est  en  un  tel  jour  qu'il  en  sent 
plus  douloureusement  l'absence.*  Semblables  à  Tarbre  qui  se  pare 
de  nouvelles  feuilles  au  printemps,  notre  joie  est  sans  mélange  si 
nous  ne  pensons  pas  à  l'aquilon  qui  nous  enleva  nos  premiers 
ornements  printaniers.  Une  main  mystérieuse,  invisible  nous 
entraîne  sans  cesse  ;  emportés  sur  le  flot  du  torrent,  nous  saisis- 
sons en  vain  l'aj'brisseau  qui  se  rencontre,  c'est  eu  vain  que  nous 
nous  attachons  à  l'herbe  de  la  vallée,  nous  allons,  nous  allons 
toujours  comme  le  naufragé  poussé  par  une  vague  furieuse.  C'est 
là,  Messieurs,  le  caractère  du  temps,  il  n'est  pas  difficile  de  le  re- 
connaître. Veuillez  entrer  avec  moi  dans  quelques  réflexions  sur 
ce  sujet  si  important  à  étudier;  mes  réflexions  seront  tristes,  mais 
il  s'agit  du  temps,  et  c'est  l'occasion  même  qui  me  les  fournit. 

Le  créateur  interrompit  un  jour  le  silence  et  l'immobilité  de 
l'éternité,  et  il  créa  la  terre  et  les  globes  des  cieux,  régulateurs  du 
temps,  et  il  créa  les  hommes  auxquels  il  dit  :  Le  temps  sera  pour 
vous,  l'Eternité  pour  moi.  L'homme  fut  dès  lors  sous  l'empire  du 
temps,  et  le  temps  fut  sa  vie  et  sa  destruction,  la  vie  et  la  destruc- 
tion de  tout  ce  qui  existe,  et  il  n'y  eut  plus  qu'une  longue  chaîne 
d'êtres  destinés  à  s'élever  successivement  sur  les  débris  des  êtres. 
Qu'il  est  giand  et  terrible  dans  ses  effets,  mais  qu'il  est  utile  de  le 
parcourir  dans  sa  durée,  ce  temps  qui  nous  consume  lentement  et 
qui  brise  notre  aigile  aussitôt  que  nous  avons  appris  à  connaître 
la  vie  ;  ce  temps  qui  fut  établi  le  témoin,  le  juge  et  le  destructeur 
de  l'numanité  ;  ce  temps  qui  nous  fait  connaître  ce  que  nous 
sommes  et  ce  que  nous  devons  être  I 

Pascal,  considérant  le  temps  par  rapport  à  chaque  individu  a  été 
effrayé  de  notre  petitesse,  et  s'est  écrié:  L'homme  n'est  qu'un  point 
entre  deux  éternités!  Un  abîme  de  réflexions  se  trouve  dans  cette 
sublime  pensée.  D'où  venons-nous  donc?  que  sommes-nous?  Le 
temps  ei&t  si  court  si  on  le  compare  à  l'éternité,  et  cependant  une 
petite  partie  du  temps  nous  absorbe  et  ronge  notre  existence.    De 

1  11  venait  de  perdre  sa  mère. 


DISCOURS  SUR  LE  TEMPS.  31 

quelque  côté  que  nous  jetions  les  yeux,  tout  nous  répète  la  môme 
chose,  tout  nous  avertit  de  notre  sort.  Nous  voyons  partout  ce 
qui  nous  a  précédés,  partout  nous  marchons  sur  des  ruines  et  des 
tombeaux,  la  terre  est  elle-même  un  immense  sépulcre  où  tous 
les  mortels  rcntrout  à  leur  tour;  partout  la  vue  de  ce  qui  n'est 
plus  nous  épouvante,  ot  ce  qui  existe  à  nos  yeux  ne  disparait-il 
pas  chaque  jour  à  nos  côtés  ?  Le  temps  nous  épnrgnera-t-il  nous- 
mêmes,  lorsque  toute  la  nature  a  gémi  à  son  passage  ?  Il  périt,  dit 
Châteaubi'iani,  un  homme  par  seconde,  chaque  battement  de 
l'horloge  est  le  glas  funobre  du  trépas,  chaque  minute  de  notre 
existence  est  attaché-^  à  soixante  cercueils,  aux  larmes  et  aux 
lamentations  do  soixaiUe  familJes.  Que  deviendrons-nous?  L'hé- 
roïsme et  la  ^^loiro  ne  font  pas  respecter  l'ho.umo  par  le  temps. 
Ita  vialor,  a  dit  un  écvivnin,  heroem  calcas.  Ou  ne  ^>eut  taire  un  pas 
sans  fouler  aux  pieds  un  héros  !  et  que  no  foulot-on  pas?  Elle  est 
bien  triste  la  grandeur  do  celui  dont  les  vers  sont  devenus  les 
frères,  dont  la  poussière  est  la  mère  et  la  sreur.  Disons  plutôt  : 
arrête  tes  pas,  voyageur  audacieux,  n'avance  pas  davantage,  ne 
vois-tu  pas  que  tu  marches  sur  ceux  qui  t'ont  engendré?  v.jyag^mr, 
bientôt  ou  passera  sur  ce  qui  porta  ton  nom,  rien  non  plus  n-;  sera 
reconnaissable  de  ta  poussière.  Chacun  a  smi  tour.  Il  viendra  un 
jour  où  le  soleil  se  lèvera  encore,  mais  ses  rayons  ne  seront  plus 
pour  nous;  les  astres  continueront  leurs  mouvements  journaliers, 
et  d'autres  mortels  seront  là  pour  les  admirer.  En  vain  se  débat- 
trait-on avec  le  temps,  le  temps  nous  fait  pirouetter  dans  les  espaces 
avec  lui.  Le  temps  figuré  par  l'antique  Saturne  dévore  ses  propres 
enfants,  il  dévore  les  siècles  et  les  hommes,  il  dévore  les  dî-hiu- 
ments  mômes  qu'ils  ont  laissés  pour  prolonger  une  ombre  d'eux- 
mêmes. 

Messieurs,  si  j'en  avais  le  droit,  je  vous  dirais  aujourd'liui  où 
l'avenir  vous  parait  si  riant  et  si  vaste,  où  votre  imagination  ravie 
se  plaît  à  créer  mille  projets  fantastique^,  je  vous  dirais  :  que  sera 
devenu  le  brillant  auditoire  qui  m'euvirnniie  dans  soixante  ans? 
que  restera- t-il  de  cette  jeunesse  si  riche  d'espérances  dont  j'ai 
l'honneur  de  faire  partie?  Un  ancien  roi  qui  se  jouait  avec  la  vie 
humaine  voyait  un  jour  défiler  devant  lui  plus  de  cinq  millions 
d'hommes,  tous  vigoureux  et  pleins  do  forces,  qu'il  conduisait  à  la 
conquête  du  monde,  il  les  contemplait  avec  satisfaction  du  haut 
d'une  montagne,  puis,  tout-à-coup,  il  ne  put  retenir  ses  larmes  : 
"  Quoi!  dit-il,  un  siècle  ne  sera  pas  écoulé,  et  cette  armée  floris- 
sante, l'élite  de  mes  états,  cette  armée  innombrable  sera  prosternée 
dans  la  poussière  ;  et  moi  qui  suis  leur  chef,  je  ne  serai  plus  1  " 
Qu'est-ce  que  c'est  donc  que  l'humanité  ?    En  effet,  Messieurs,  que 


32  REVUE  CANADIENNE. 

troiivbns-nous  de  Xerxès,  que  trouvons-nous  de  tant  d'autres  hom- 
mes, qui,  cèdres  d'un  jour,  élevaient  leur  tête  altière  et  étonnaient 
la  terre  de  leur  grandeur.  Que  reste-t-il  d'Alexandre,  cet  homme 
que  le  monde  semblait  ne  pouvoir  contenir,  et  dont  maintenant 
nous  chercherions  en  vain  la  tombe?  Le  temps  a  passé  sur  lui,  et 
si  l'histoire  ne  nous  avait  transmis  son  nom,  nous  ne  saurions  pas 
s'il  eût  existé.  Que  reste-t-il  de  César,  d'Auguste,  de  ces  empereurs 
Romains  qui  se  faisaient  offrir  de  l'encens  sur  les  autels  des 
Dieux?  Bonaparte,  ce  géant  de  notre  siècle,  qu'est-il  devenu? 
Charlemagne,  Louis  XIV,  Henri  IV,  ont  vu  leurs  propres  cendres 
outragées  par  le  temps,  et  ils  ont  été  jetés  aux  quatre  vents.  Leur 
postérité  qui  semblait  si  bien  affermie  sera  bientôt  éteinte  loin  du 
trône  où  ils  commandèrent,  et  toute  leur  grandeur  restera  seule- 
ment dans  le  souvenir  des  hommes.  Il  y  a  eu  de  grands  empires 
en  Asie,  on  t  vu  des  cités  populeuses  et  orgueilleuses  de  l'orgueil 
de  leurs  rois,  et  le  passant  n'en  reconnaît  plus  la  trace.  Babylone^ 
Tyr,  Pergame,  Athènes  ne  peuvent  plus  être  retrouvées,  plus  un 
monument!  des  animaux  immondes  parcourent  seuls  leurs  en- 
ceintes silencieuses.  En  Amérique,  il  y  a  eu  aussi  de  grands 
peuples,  des  empires  florissants,  des  villes  superbes,  où  se  trouve 
maintenant  cet  amas  de  grandeurs?  Non  loin  du  sol  canadien,  on 
aperçoit  sur  les  bords  d'un  fleuve  quelques  colonnes  renversées, 
des  ruines  d'édifices  ruinés  par  le  temps  qui  attestent  l'existence 
ancienne  d'une  nation  puissante  et  civilisée.  Qu'est  devenue  cette 
nation?  Demandez-le  aux  quelques  Indiens  qui  restent  encore 
dans  les  Florides:  ils  n'en  ont  conservé  aucun  souvenir.  Parcou- 
rons tous  les  pays,  partout  se  montrent  les  mômes  ravages  du 
temps. 

Il  est  d'immenses  monuments  que  la  main  des  hommes  a  cons- 
truits comme  pour  élever  un  trophée  de  leur  néant,  comme  pour- 
porter  jusqu'au  ciel,  suivant  l'expression  de  Bossuet,  le  pompeux 
témoignage  de  leur  vanité.  Ces  monuments,  ces  pyramides  qui 
dominent  le  monde  ont  résisté  au  temps  jusqu'à  ce  jour,  mais  c'est 
pour  dire  à  l'avenir  les  effets  terribles  du  temps.  Destinés  à  ren- 
fermer la  pourriture  des  rois,  iis  ont  vu  passer  à  leurs  pieds 
quatre-vingts  générations,  ils  ont  assisté  à  toutes  les  révolu- 
tions, ils  ont  vu  tomber  ce  qui  paraissait  le  plus  solide  et  le  plus 
inébranlable,  ils  ont  été  témoins  de  toutes  les  folies  des  hommes^ 
qui,  souvent  prévenant  la  marche  du  temps,  ont  touL  détruit  pour 
régner^  et  ont  ensuite  accablé  le  monde  de  leur  propre  chute. 

J'en  ai  assez  dit,  Messieurs,  sur  les  ravages  du  temps,  je  n'ajou- 
terai qu'une  réflexion  qui  vous  plaira  davantage.  Si  le  temps  a 
tant  d'influence*  sur  nous,  s'il  préside  à   notre  sort  futur,  nous 


DISCOURS  SUR  LE  'J'EMPS.  33 

é 

pouvons  de  notre  côté  influer  sur  le  temps,  et  modifier  en  quelque 
sorte  ses  effets.  Il  est  des  destinées  dont  l'homme  a  été  fait  lui- 
même  dépositaire,  il  est  des  intérêts  sacrés  qui  lui  sont  confiés  e* 
qui  ne  dépendent  que  de  lui.  Ainsi,  Messieurs,  vous  avez  un  avenir 
qui  repose  entre  vos  mains,  et  cet  avenir  est  précieux,  et  vous  devez 
le  préparer  en  profitant  des  soins  et  des  leçons  qui  vous  sont  pro- 
digués dans  le  cours  de  votre  éducation.  En  répondant  à  l'attente 
de  ceux  qui  vous  instruisent,  n'en  doutez  pas,  votre  rôle  sur  le 
grand  théâtre  du  monde  sera  beau,  il  sera  avantageux  pour  vous, 
avantageux  surtout  pour  les  frères  à  qui  vous  devez  un  jour  vous 
dévouer.  Puissent  vos  pas  être  toujours  marqués  par  des  vertus  et 
des  bienfaits  !  et  les  bénédictions  de  vos  concitoyens  seront  votre 
couronne,  et  votre  vie  aura  été  pleine  devant  Dieu  et  devant  les 
hommes.  C'est  le  souhait  que  je  forme  pour  vous,  en  finissant 
ce  discours. 

Louis  Audet-Lapointe,. 


:jqqfi  UV. 


i^q  ^Vc  O'i 


25  janvier  1873. 


CONFERENCES  AMERICAINES'. 


ABRAHAM    LINCOLN. 


CONFÉRENCE  PRONONCÉE  LE  14  MARS  1869  A  LA  RÉUNION  PUBLIQUE 
DU  THÉÂTRE  IMPÉRIAL,  PRÉSIDÉ  PAR  M.  LABOULAYE. 

Mesdames,  Messieurs^ 

Je  me  demandais,  en  entrant  dans  cette  vaste  salle  et  en  vous 
entendant  applaudir,  avec  une  ardeur  si  méritée,  quelques  uns  des 
bons  et  grands  citoyens  qui  me  font  l'honneur  de  m'entourer  sur 
cette  estrade,  je  me  demandais  quelle  eût  été  l'impression  de  cet 
auditoire  si,  par  hasard,  dans  un  voyage  à  Paris,  Abraham  Lincoln 
se  fût  présenté  lui  même  !  Vous  connaissez  tous  son  nom,  vous  ne 
connaissez  pas  en  détail  son  histoire,  et  je  viens  vous  la  raconter  ; 
mais,  à  coup  sûr,  personne  ici  n'a  la  moindre  idée  de  sa  personne 
physique. 

1  L'auteur,  M.  Augustin  Gochin,  mort  à  Paris  Tannée  dernière,  (il  était  né  le 
Il  décembre  1823)  descendait  dune  des  plus  anciennes  et  des  plus  notables  famil- 
les de  la  grande  bourgeoisie  parisienne.  "  Les  fonctions  municipales,  dit  un  de 
ses  biographes,  TEglise,  le  parlement,  les  beaux  arts,  le  barreau,  se  sont  partagé 
[n&  divers  membres  de  celte  maison  oiî  le  travail,  le  dévouement  au  peuple  et  la 
disiinclion  d'esprit  sont  héréditaires."  Il  a  été  un  des  hommes  les  plus  aimés  de 
son  temps.  L'estime  de  ses  compatriotes  sera  certainement  partagée  par  nos 
lecteurs  <(uand  ils  auront  fait  la  connaissance  de  l'auteur  des  Conférences  Améri- 
caines.  >N.  E. 


CONFÉRENCES  AMÉRICAINES.  35 

Figurez-vous  donc  que  vous  voyez  monter  sur  ce  théâtre  un 
grand  homme  de  six  pieds  trois  pouces,  extrêmement  gauche  dans 
sa  tenue,  avec  un  large  front  et  des  cheveux  qui,  comme  il  le 
disait  lui-même,  *'  avaient  l'ambition  de  faire  leur  chemin  dans  le 
monde,"  des  yeux  profonds  et  mélancoliques,  une  large  bouche 
qui  aimait  à  éclater  de  rire,  et  cette  barbe  au  menton  que  les  Amé- 
ricains portent  avec  un  goût  aussi  inexplicable  que  caractéristique. 
Ce  grand  homme  avait  de  grands  bras,  de  grands  pieds  et  de 
grandes  mains,  et,  si  vous  Paviez  vu  monter  sur  celte  estrade,  peut- 
être  qu'un  sourire  involontaire  eût  parcouru  vos  lèvres,  et  que  plus 
d'un  d'entre  vous  se  serait  dit  :  Voilà  un  homme  qui  a  de  très- 
grands  bras  comme  un  batelier  et  de  très-grandes  mains  comme  un 
charpentier. 

En  efTet,  Messieurs,  cet  homme  était  à  la  fois  un  batelier  et  un 
charpentier.  11  fut,  dans  cette  condition  obscure,  simple  ouvrier 
jusqu'à  vingt  ans;  il  était,  à  vingtcmq  ans,  à  force  de  travail  et 
d'étude,  devenu  avocat  dans  une  petite  ville.  A  trente  ans,  il  était 
orateur  populaire  et  membre  de  la  législature  de  son  État;  à  qua- 
rante ans,  il  était  représentant  du  peuple  au  congrès  des  Etats- 
Unis;  à  cinquante  ans,  il  était  président  de  cet  illustre  pays  que 
M.  Laboulaye  définissait  tout  à  l'heure  si  bien,  président  d'un  peu- 
ple libre,  chef  d'une  des  branches  les  plus  jeunes  et  les  plus  vigou- 
reuses de  la  famille  humaine.  A  cinquante-six  ans,  il  mourait 
assassiné,  et  il  entrait  dans  l'histoire  par  la  porte  magnifique  du 
martyre,  ayant  eu  l'honneur  incomjîarable  d'illuminer  son  n  m 
plébéien  de  trois  rayons  d'une  gloire  extraordinaire  :  car  il  avait 
tiré  sa  personne  de  l'obscurité  pour  la  porter  à  la  gloire,  il  avait 
arraché  son  pays  à  la  discorde  pour  le  faire  rentrer  dans  la  paix,  et 
il  avait  pris  quatre  millions  de  ses  semblables  dans  les  chaînes  de 
l'esclavage  pour  les  introduire  dans  la  terre  promise  de  la  liberté  ! 

Vous  pensez  bien  que,  quand  on  a  à  parler  d'un  tel  homme,  on 
est  pressé  de  supprimer  toutes  les  précautions  oratoires  et  d'arriver 
face  à  face  jusqu'à  lui.  Et  pourtant  vous  me  permettrez  d'ouvrir  ici 
une  bien  courte  parenthèse. 

Il  y  a  toujours  dans  un  auditoire  parisien  des  gens  pleins  de  ma- 
lice,— ^je  parle  de  l'auditoire,— il  est  convenu  que,  sur  cette  estrade, 
nous  sommes  tous  pleins  de  candeur, — il  peut  donc  y  avoir,  dans 
mon  auditoire,  des  gens  pleins  de  malice,  qui  s'imaginent  que  j'ai 
choisi  ce  sujet  pour  faire  de  la  politique. 

Je  veux  protester  contre  cette  supposition  pour  plusieurs  raisons. 

Il  y  a,  dans  cette  salle,  au  moins  trois  personnes  qui  ne  veulent 
pas  que  je  parle  de  politique. 

Il  y  en  a  une  qui  représente  la  loi,  et  très-sincèrement  je  veux 


36  REVUE  CANADIENNE. 

respecter  la  loi. — Tl  y  a  une  autre  personne  que  je  veux  tirer  de  sa 
modestie,  c'est  l'organisateur  plein  d'intelligence  et  d'abnégation 
de  ces  réunions,  c'est  M.  Yung  qui  a  ainsi  conquis,  comme  un  bon 
citoyen,  pacifiquement,  légalement,  l'exercice  d'un  droit  important. 
M.  Yung  tient  à  ce  qu'on  ne  fasse  pas  de  politique,  et  j'obéis  à 
M.  Yung,  quoique  je  sois  bien  sûr  de  lui  avoir  désobéi  en  le  nom- 
mant. 

11  y  a  une  troisième  personne,  qui  ne  veut  pas  faire  ici  de  poli- 
tique, et  cette  personne,  c'est  moi.  Je  ne  suis  pas  plus  débonnaire 
qu'un  autre,  j'aime  assez  les  allusions,  lorsque  ces  allusions  tom- 
bent sur  la  nation  française  comme  l'aiguillon  tombe  sur  les  flancs 
d'un  coursier  généreux  pour  l'exciter  à  marcher  en  avant;  mais 
je  n'aime  pas  les  allusions,  quand  elles  prennent  la  forme  d'une 
comparaison  entre  ma  patrie  et  des  nations  étrangères,  au  profit  de 
ces  nations.  Humble  quand  je  la  juge,  orgueilleux  quand  je  la  com?- 
pare,  les  allusions  me  semblent  alors  antipatriotiques. 

Il  y  a  d'ailleurs  un  défaut  commun  à  toutes  les  allusions. 
A  force  de  dire  que  la  France  est  malade,  à  force  de  lui  supposer 
tant  de  maladies,  ne  craignez-vous  pas  de  lui  attirer  beaucoup  trop- 
de  médecins  ? 

On  nous  prend  volontiers  au  mot.  La  France  ne  mérite  pas 
qu'on  l'humilie  en  lui  disant  toujours  qu'elle  est  malade.  Il  y  a, 
vous  le  savez,  deux  écoles  médecinales  ;  il  y  a  les  médecins  qui  veu- 
lent toujours  inventer  des  remèdes  nouveaux  et  tirer  du  sang  ;  il 
y  en  a  d'autres  qui  vous  mettent  à  la  diète,  vous  couchent  dans  un 
lit  et  veulent  vous  endormir. 

Je  n'aime  pas  plus  cette  école  que  la  première,  et  pour  moi,  tout 
petit  que  je  suis,  et  bien  que  je  n'aie  pas  un  tempérament  bien 
vigoureux,  j'aime  à  compter  sur  ce  tempérament  pour  mes  conva- 
lescences, et  je  me  défie  également  pour  moi,  je  me  défie  pour  mon 
pays,  de  ceux  qui  veulent  tirer  le  sang  des  veines  et  de  ceux  qui 
veulent  m'endormir  et  m'empêcher  de  rester  debout. 

Ainsi  donc,  trêve  aux  allusions,  elles  sont  dangereuses  ;  s'appli- 
quant  à  une  nation  étrangère,  elles  deviennent  des  comparaisons 
antipatriotiques.  Mon  honorable  ami  M.  Laboulaye  m'a  fourni  tout 
à  l'heure  un  autre  argument  qui  m'a  touché  le  cœur. 

Pourquoi  donc  irions-nous  incliner  la  France  devant  l'Amérique 
du  Nord?  S'il  faut  parler  des  défauts  de  la  France  et  des  dangers 
qu'elle  peut  courir,  l'Amérique,  elle  aussi,  a  ses  défauts  et  ses  dan- 
gers. C'est  une  nation  bien  jeune,  elle  a  encore  à  faire  ses  preuves, 
et  il  est  puéril  de  la  regarder  comme  le  type  d'une  société  parfaite. 
Mais  si  l'on  veut  parler  des  grandeurs  des  Etats-Unis  (M.  Labou- 
laye le  disait  tout  à  l'heure  avec  l'autorité  de  l'historien  et  l'ardeur 


COxNFERENGES  AMERICAINES.  37 

du  patriote),  les  gloires  des  États-Unis  sont  à  moitié  françaises  ;  les 
plus  anciens  noms  de  notre  histoire  se  sont  mêlés  aux  premières 
illustrations  de  la  sienne  ;  dans  la  couleur  de  son  drapeau,  il  y  a 
du  sang  français. 

Et  c'est  précisément,  Messieurs,  pourquoi  je  vous  trouve  si  bien 
disposés  à  entendre  parler  des  Etats-Unis.  Oui,  que  vous  portiez 
vos  regards  sur  leurs  souvenirs  ou  sur  vos  espérances,  souvenirs 
et  espérances  se  trouvent  entrelacés  ;  et  comme,  dans  une  salle  de 
théâtre,  il  y  a  une  scène  où  se  passent  les  événements  et  un  audi- 
toire où  onlles  comprend  et  où  on  les  juge  ;  comme,  entre  vous  et 
moi,  en  ce  moment,  il  y  a  une  communication  qui  s'établit,  car  je 
vois  parfaitement  quant  le  mouvement  de  mes  lèvres  provoque  le 
mouvement  de  vos  mains;  entre  Américains  et  Français,  il  y  a 
aussi  des  fils,  plus  anciens,  plus  impossible  à  rompre,  plus  solides 
et  plus  rapides  que  les  fils  de  l'électricité,  et  il  ne  se  fait  rien  de 
grand  en  Amérique  sans  qu'on  le  sache  et  qu'on  ne  l'aime  en 
France.  La  scène  se  passe  en  Amérique,  l'émotion  se  ressent  en 
France.  C'est  pourquoi  je  vous  trouve  si  bien  disposés  à  partir  pour 
ce  lointain  voyage,  qui  nous  conduit  à  la  porte  d'une  petite  cabane 
dans  le  fond  des  forêts  de  l'Amérique  en  1809. 

Quand  je  vous  parle  des  forêts  de  1  Amérique,  je  ne  vous  parle 
pas  de  forêts  de  fantaisie  comme  le  bois  de  Boulogne  ou  le  bois  de 
Meudon,  je  vous  parle  de  véritables  forêts  impénétrables  et  sécu- 
laires. Il  faudrait  avoir  à  son  service  toutes  les  couleurs  de  la 
poésie  et  de  la  peinture  pour  vous  les  décrire  dignement;  mais 
vous  avez  tous  lu  les  poètes  et  les  romanciers,  vous  avez  tous  lu 
les  romans  de  Cooper,  vous  avez  tous  lu  les  récits  de  Chateau- 
briand, je  voudrais  pouvoir  ajouter  que  vous  avez  tous  lu  les  belles 
descriptions  du  premier  poète  de  l'Amérique,  Henri  Longfellow  ; 
vous  avez  touâ  entendu  parler  des  merveilles  des  forêts  vierges; 
vous  savez  encore,  je  le  suppose,  ces  belles  comparaisons  qui  repré- 
sentent les  grands  arbres  dont  le  murmure  uni  à  celui  des  catarac- 
tes et  des  fleuves  rappelle  des  harpes  gigantesques  maniées  par  des 
bardes  antiques  ..  ;  vous  vous  rappelez  encore  une  autre  compa- 
raison que  je  cherche  dans  ma  mémoire  à  ne  pas  trop  gâter  comme 
la  précédente,  ces  bois  de  cyprès  que  Je  poète  a  comparés  à  des 
voûtes  de  cathédrales  d'où  pendent  des  drapeaux  pris  à  la  guerre  ! 
Tout  ceci  est  très-beau  en  poésie.  Messieurs  ;  on  peut  faire  beau- 
coup de  poésie  assis  sur  un  bon  fauteuil  ;  mais,  en  réalité,  habiter 
au  fond  de  ces  forêts,  ce  n'est  rien  moins  que  poétique. 

Il  faut  donc  descendre  de  ces  sommets  pour  arriver  à  la  réalité 
des  choses  et  frapper  à  la  porte  de  cette  petite  cabane, — cabane, 
c'est  le  mot.  Messieurs,— c'est  une  cabane  ou  est  né  Abraham  Lin 


38  REVUE  CANADIENNE. 

coin.  Ce  n'était  pas  du  tout  une  de  ces  grandes  maisons  comme  il 
y  en  a  maintenant  dans  Pari-s,  et  que  l'on  pourrait  comparer  à  des 
omnibus  juxtaposés  à  la  file  les  uns  des  autres.  Ce  n'était  pas  non 
plus  cette  petite  maison  avec  des  volets  verts,  avec  un  puits,  un 
rocher,  une  cascade,  un  petit  champ  de  fraises,  à  laquelle  tous  les 
bourgeois  pensent  la  nuit  dans  leurs  rêves  pour  le  repos  de  leurs 
vieux  jours.  Ce  n'était  pas  non  plus,  ce  n'était  pas  même  cette 
respectable  petite  chaumière  dont  la  fumée  s'élève  le  soir  comme 
un  encens,  cachée  à  l'abri  d'une  colline  dans  lejjli  d'un  vallon,  et 
que  j'appelle  respectable  parce  qu'elle  est  le  séjour  du  travail  et  l'ha- 
bitation sur  la  terre  de  l'immense  majorité  des  créatures  humaines. 
Ce  n'était  pas  même  la  chaumière  de  nos  villages,  c'était  une 
cabane  de  bois  que  le  grand-père  de  Lincoln  avait  taillée  avec  sa 
hache,  coupant  dans  la  foret  assez  de  bois  pour  la  c  instruire,  défri- 
chant assez  de  terrain  pour  y  semer  un  peu  de  grain.  C'était  une 
cabane  tout  juste  assez  grande  pour  contenir  .sa  famille,  qui 
se  composait  de  sa  femme  et  de  cinq  petits  enf^niis,  avec  un  lit 
de  feuilles  sèches  dans  un  coin,  et  un  trou  dans  le  toit  pour 
la  fumée. 

Ce  Lincoln  était  un  vigoureux  colon  qui  était  venu  à  la  fin  du 
siècle  dernier  de  la  Virginie  dans  l'État  du  Kentncky,  et  qui  y 
avait  élevé  sa  nombreuse  famille  à  la  sueur  de  son  front.  On  ne 
sait  rien  de  sa  vie,  si  ce  n'est  qu'un  jour,  comme  il  travaillait  dans 
un  charap,  les  anciens  possesseurs  de  la  forêt,  les  Indiens,  marau- 
daient dans  le  voisinage.  L'un  d'eux  vit  l'ouvrier  (]ui  maniait  sa 
bêche,  il  tira  dessus  et  le  tua  roide.  On  le  trouva  étendu  dans  le 
sillon  qu'il  venait  de  creuser.  Dans  la  cabane  pleurait  une  femme 
avec  cinq  petits  enfants.  L'un  de  ses  fils  s'appelait  Thomas.  Il  était 
vigoureux,  intelligent,  il  ne  savait  ni  lire  ni  écrire,  mais  il  avait 
bon  cœur.  Il  éleva  ses  frères  et  ses  sœurs.  Dispersée  plus  tard  ou 
décimée  par  la  mort,  la  famille  se  réduisit  à  deux  ou  trois  membres. 
Thomas  transporta  ses  pénates  dans  l'Etat  voisin  d'Indiana,  et  là  il 
se  maria  avec  une  honnête  femme  qui  lui  donna  trois  enfants.  Le 
second  de  ces  enfants  s'appelait  Abraham  ;  c'était  le  futur  président 
des  Etats-Unis. 

Toute  l'enfance  d'Abraham  Lincoln  peut  se  résumer  dans  trois, 
événements. 

Jusqu'à  vingt  ans,  sa  vie  fut  très-cachée,  et  quoiqu'on  ait  réuni^ 
depuis  la  mort  dé  cet  homme  illustre,  comme  autant  de  reliques, 
tous  les  souvenirs  de  sa  vie,  je  n'ai  trouvé  en  fouillant  moi-même 
dans  tous  ces  détails  que  trois  événements  qui  caractérisent  et  pro- 
phétisent son  avenir. 

Le  premier  de  ces  énénements  eut  une  influence  énorme  sur  ce 


CONFERENCES  AMERICAINES.  39 

pauvre  enfant,  ce  fut  la  mort  de  sa  mère.  ''  Tout  ce  que  je  suis, 
tout  ce  que  je  voudrais  être,  a  dit  Lincoln  lui-même,  je  le  dois  à 
ma  mère  ;  que  sa  mémoire  soit  bénie  !"  Il  est  bien  rare,  Messieuis, 
qu'en  racontant,la  vie  de  quelque  grand  homme,  on  n'ait  pas  à 
signaler,  si  l'on  regarde  bien,  l'influence  dominante  delà  mère  sur 
ses  premières  années.  Comme  je  vous  l'ai  dit,  Thomas,  le  père 
d'Abraham,  était  un  homme  vigoureux  et  honnête,  mais  qui  ne 
savait  ni  lire  ni  écrire,  et  qui  avait  bien  assez  de  peine  à  donner  à 
manger,  par  son  travail,  à  sa  femme  et  à  ses  enfants,  pour  s'occu- 
per beaucoup  ensuite  de  leur  éducation.  Mais  sa  femme,  ah  !  sa 
femme,  Messieurs,  portant  sans  murmures  le  fardeau  de  la  vie, 
pieuse,  humble  et  dévouée,  c'était  une  de  ces  créatures  courageu- 
ses qu'il  faut  saluer  avec  respect  partout  où  on  les  rencontre,  parce 
que  ces  femmes4à,  ces  femmes  obscures,  ces  femmes  inconnues, 
savez-vous.  Messieurs,  ce  qu'elles  sont?  Elles  sont  tout  simplement 
le  salut  du  genre  humain. 

Cette  pauvre  femme  !  il  me  sem!)le  la  voir  tenant  sur  ses  genoux 
son  petit  enfant,  dont  il  lui  était  impossible  sans  doute  de  prévoir 
les  grandes  destinées  et  dont  il  ne  devait  même  pas  lui  être  donné 
de  contempler  l'adolescence  et  la  maturité;  il  me  semble  la  voir 
tenant  son  enfant  sur  ses  genoux,  comme  tant  de  femmes  d'ou- 
vriers, comme  tant  de  pauvres  mères  qui  sont  en  France  et  sur 
toute  la  surface  de  la  terre,  il  me  semble  l'entendre  lui  dire: 
""  Mon  pauvre  enfant,  je  ne  puis  rien  pour  ton  corps,  mais  au  moins 
tu  boiras  jusqu'à  la  dernière  goutte  du  lait  de  mon  sein  et  tu  n'iras 
jamais  dans  les  bras  d'une  mercenaire.  Je  ne  peux  rien  pour  ton 
esprit,  mais  du  moins,  malgré  mon  ignorance,  je  tâcherai  de  l'ou- 
vrir, je  tâcherai  d'y  faire  descendre  des  rayons,  je  tâcherai  de  le 
tourner  toujours  en  haut.  Je  ne  puis  rien  pour  ton  avenir;  les 
bruits  de  la  terre,  les  tentations  du  monde,  les  flots  de  la  vie  vont 
élever  une  voix  foudroyante  autour  de  toi,  et  ces  bruits  vont  bien- 
tôt effacer  le  souvenir  des  paroles  de  ta  mère,  mais  j'approcherai 
mes  lèvres  de  ton  oreille,  et  je  te  dirai  avec  une  intensité  si  ardente 
le  nom  de  Dieu,  qu'il  ne  sera  jamais  effacé  de  ta  pensée,  qu'il  n'en 
sera  jamais  écarté,  et  que  jusqu'à  la  dernière  heure  de  ta  vie, 
ce  nom  sacré  restera  scellé  dans  ton  âme  par  un  baiser  de  ta 
mère  1  " 

Cette  pauvre  femme  mourut  lorsqu'Abraham  Lincoln  avait  dix 
ans.  Elle  avait  eu  soin  de  le  faire  aller  a  l'école,  et  c'est  le  second 
événement  de  sa  vie.  Il  avait  appris  à  lire  (comme  vous  le  disait 
tout  à  l'heure  M.  Laboulaye)  dans  une  de  ces  écoles  gratuites  qui, 
même  à  cetie^  époque,  n'étaient  pas  absentes  dans  les  profondes 
solitudes  de  l'Etat  d'indiana,  et,  de  plus,  il  avait  assisté  à  la  prédi- 


40  REVUE  CANADIENNE. 

cation  ambulante  d'un  pasteur  qui  s'appelait  Elkin, — le  nom  mérite 
d'être  conservé,  car  vous  allez  voir  quel  brave  homme  était  ce  pas- 
teur,— à  l'âge  où  il  perdit  sa  mëre. 

Quand  il  eut,  avec  son  père  et  sa  petite  sœur,  creusé  un  trou  au 
pied  d'un  arbre  et  qu'il  eut  déposé  là  cette  sainte  dépouille,  ce  pau- 
vre petit  homme  de  dix  ans,  en  s'en  retournant  à  la  cabane,  eut 
une  idée  ambitieuse.  Il  passa  une  partie  de  la  nuit  à  pleurer,  car 
sa  pauvre  cabane,  pour  emprunter  une  expression  touchante  au 
poëte  américain  dont  je  parlais  tout  à  l'heure,  était  devenue  comme 
un  nid  d'où  la  mère  s^est  envolée  et  sur  lequel  il  est  tombé  de  la  neige  ; 
il  passa  l'autre  moitié  de  la  nuit,  savez-vous  à  quoi,  Messieurs?  on 
lui  avait  appris  à  écrire,  et  il  avait  un  morceau  de  papier...  Il  se 
mit  à  écrire  une  lettre  à  ce  vieil  Elkin  qui  demeurait  à  peu  près  à 
cinquante  lieues  de  là,  lui  disant  qu'il  n'était  pas  possible  qu'il 
laissât  ainsi  sa  mère  sans  sépulture  chrétienne  et  qu'il  fallait  qu'il 
vînt  bénir  son  tombeau.  Il  confia  cette  lettre  à  un  passant.  Croyez- 
vous  que  ce  pasteur  soit  resté  sourd  à  cette  prière  ?  Non,  elle  fut 
entendue  ;  le  vieillard  répondit  que  six  semaines  après,  il  viendrait 
à  cheval,  et  qu'on  eût  à  prévenir  les  voisins  ;  et,  en  effet,  au  bout 
de  six  semaines,  il  arriva,  les  voisins  vinrent  les  uns  à  cheval,  les 
autres  dans  des  chariots  traînés  par  des  bœufs,  la  plupart  à  pied  ; 
on  retourna  à  l'arbre  au  pied  duquel  le  père  de  Lincoln  avait 
déposé  sa  femme,  et  le  petit  Abraham  eut  la  consolation  de  voir  les 
larmes  de  ses  voisins  et  les  prières  de  son  premier  instituteur  tom- 
ber sur  la  place  où  il  avait  déposé  sa  mère.  Vous  me  pardonnerez 
d'avoir  insisté  sur  ce  premier  trait  de  l'enfance  de  Lincoln,  parce 
que  ce  premier  événement  est  comme  une  prophétie  de  ce  que 
sera  cet  homme  excellent.  ''  C'était,  a  dit  énergiquement  un  de 
ses  historiens,  un  arbre  poussé  sur  la  tombe  d'une  mère  chré- 
tienne. " 

Le  deuxième  événement  n'est  pas  moiiis  caractéristique.  Un 
jour  qu'Abraham  Lincoln  s'entretenait  avec  son  premier  ministre, 
M.  Seward,  et  parlait  de  sa  jeunesse,  il  lui  dit  :  ''  Savez-vous,  mon 
cher,  quel  a  été  le  plus  beau  jour  de  ma  vie?  jusqu'à  vingt  ans, 
non,  je  ne  me  doutais  pas  qu'on  pût  goûter  un  pareil  bonheur  ! 
J'avais  aidé  mon  père  à  faire  une  cabane  plus  belle  que  ceLle  où 
je  suis  né,  lorsqu'il  lui  plut  de  s'établir  dans  l'Etat  d'IUinois,  "  un 
Etat,  si  vous  regardez  la  carte.  Messieurs,  dont  vous  verrez  les 
frontières  méridionales  formées  par  l'Ohio  et  le  Mississipi  ;— 
'■'  J'avais  aidé  mon  père  à  hacher  du  bois  pour  bâtir  notre  cabane, 
et  j'avais  gagné  ma  vie  en  devenant  bûcheron  ;  l'idée  me  vint  de 
faire  un  bateau  :  j'espérais  qu'en  portant  les  produits  de  l'endroit 
-que   nous   habitions  au  marché  de   la   ville  voisine  je  pourrais 


CONFÉRENCES  AMÉRICAINES.  41 

gagner  quelque  argent  ;  je  construisis  mon  bateau,  et  j'étais  dans 
ce  bateau  tout  neuf  lorsqu'un  jour  deux  voyageurs  arrivèrent, 
très#pressés,  faisant  signe  qu'on  les  conduisit  bien  vite  à  un  paque- 
bot à  vapeur  qui  allait  passer.  Je  fus  le  plus  rapide  à  m'apercevoir 
de  ce  désir,  je  les  pris  dans  mon  bateau,  je  les  conduisis  à  bord  et, 
après  l'embarquement,  je  leur  ôtai  poliment  mon  chapeau.  Quel 
ne  fut  pas  mon  enthousiasme  lorsque  je  vis  que  l'un  et  l'autre  me 
jetèrent  un  demi-dollar — Ce  fut  le  plus  beau  jour  de  ma  jeunesse  ! 
— Ainsi  donc,  moi,  pauvre  enfant,  j'avais  pu  gagner  un  dollar  en 
quelques  minutes,  la  terre  me  parut  belle,  je  sentis  mon  cœur  se 
remplir  d'une  confiance  qu'il  n'avait  pas  encore  connue." 

Quelques  années  après,  nous  retrouvons  Abraham  Lincoln 
chargé  par  un  meunier  de  conduire  un  bateau  de  farine,  jusqu'à 
la  Nouvelle-Orléans.  En  descendant 'le  Mississipi,  il  fut  attaqué  la 
nuit  par  six  noirs  qui  ne  se  doutaient  guère  qu'ils  venaient  rosser 
le  futur  libérateur  de  leur  race,  mais  ils  trouvèrent  à  qui  parler, 
ils  eurent  affaire  à  un  gaillard  assez  vigoureux  ..pour  les  mettre 
tous  en  fuite  et  leur  faire  prendre  un  bain  dans  le  fleuve.  Ayant 
vendu  sa  cargaison  à  la  Nouvelle-Orléans,  Lincoln  revint  au  pays, 
et  le  meunier  le  nomma  son  commis.  Il  fut  donc,  après  avoir  été 
batelier  et  charpentier,  commis  meunier  dans  la  petite  ville  de 
New-Salem.  Pendant  qu'il  était  commis  meunier,  il  se  rendit  au 
marché  à  la  petite  ville  de  Springfield,  gagna  quelques  sous,  et  il 
eut  la  curiosité  d'y  acheter  le  journal  et  un  livre,  le  Commentaire 
des  lois  anglaises^  de  Blackstone.  Il  revint  très-fier  de  son  acquisi- 
tion et  ajouta  Blackstone  à  sa  bibliothèque. 

11  avait  donc  une  bibliothèque  ? 

Oui,  Messieurs,  elle  se  composait  de  deux  livres.  L'un  lui  avait 
été  laissé  par  sa  mère,  c'était  la  Bible.  L'autre  lui  avait  été  d'abord 
prêté  par  son  instituteur,  c'était  la  Vie  de  Washington;  et  puis, 
comme  il  avait  emporté  avec  lui  cette  Vie  de  Washington  et  que,  la 
pluie  tombant  dans  la  cabane,  le  livre  avait  été  mouillé,  il  l'avait 
emporté  tout  penaud  à  son  instituteur,  et  celui-ci  lui  avait  dit  : 
"  le  volume  est  abîmé,  et  bien  !  si  tu  veux  travailler  pendant  trois 
jours  sans  salaire,  tu  auras  payé  la  Vie  de  Washington''  Lincoln 
avait  travaillé  pendant  trois  jours,  en  sorte  qu'il  avait,  en  y  com- 
prenant Blackstone,  trois  volumes.  Je  vous  le  demande.  Messieurs, 
ne  voyez-vous  pas  encore  comme  une  prophétie  dans  la  lecture 
assidue  que  ce  jeune  homme  jusqu'à  vingt-cinq  ans  a  fait  de  ces 
trois  livres  ?  Physiquement,  il  est  le  fils  de  Thomas  Lincoln  et  de 
Nancy  Hanks  ;  mais  j'ose  dire  que,  moralement,  il  a  eu  pour  père 
Washington,  et  pour  mère,  la  Bible. 

Nous  ne   nous  faisons  pas,  Messieurs,  dans  nos  pays  civilisés, 


42  REVUE  CANADIENNE. 

dans  notre  existence  un  peu  raffinée,  une  idée  suffisante  de  Pin- 
fluence  que  peut  avoir  la  lecture  de  la  Bible  sur  un  enfant  de 
vingt  ans  au  milieu  des  solitudes  du  nouveau  monde.  Mais  figurez- 
vous  que  vous  êtes  vous-mêmes  en  face  de  la  nature  avec  ce  livre. 
Oh  !  comme  il  reprend  sa  splendeur  incomparable,  ce  seul  livre  ; 
il  est  précisément  celui  de  la  vie  primitive,  il  porte  le  reflet  de  la 
vie  nomade  et  de  la  vie  civilisée,  il  est  à  la  fois  le  livre  des  patri- 
arches, des  monarques,  et  aussi  le  livre  des  petits,  des  fugitifs,  des 
exilés;  il  parle  toutes  ces  langues  à  la  lois,  tantôt  avec  une  inimi- 
table passion,  tantôt  avec  la  simplicité  la  plus  rude,  la  plus  incor- 
recte, la  plus  familière,  et  tous  ces  transports  de  passion,  toutes 
ces  inspirations  primitives  sont  jetées  dans  le  cadre  d'une  histoire 
qui  est  l'histoire  d'un  peuple  avec  ses  faiblesses,  ses  grandeurs,  ses 
vices,  ses  vertus;  et  je  trouve  assise  et  radieuse,  au  milieu  de  ce 
peuple,  l'idée  magnifique  de  c^  Dieu  d'Israël,  si  antique  et  toujours 
si  nouvelle,  que  tous  les  travaux  de  la  philosophie,  tous  les  progrès 
de  la  civilisation,  n'ont  pu  ni  en  effacer  la  trace,  ni  en  égaler  la 
splendeur  ! 

Supposez,  Messieurs,  qu'à  côté  de  la  flamme  qu'allume  dans  un 
jeune  homme  un  pareil  livre,  une  autre  flamme  patriotique  se 
trouve  allumée  au  même  instant  par  la  vie  de  Washington,  que 
ce  pauvre  ouvrier  obscur  qui  ne  connaît  rien  de  la  vie,  ouvre  tout 
d'un  coup  ce  livre  où  il  est  question  de  cet  homme  véritablement 
sans  égal,  de  ce  George  Washington,  dont  lord  Byron  disait  si 
bien  :  "  Cet  homme  me  remplit  d'admiration  parce  qu'il  est  grand, 
et  il  me  fait  rougir  parce  qu'il  est  unique  ;  "  de  cet  homme  qiai  a 
été  un  triomphateur  modeste,  de  cet  homme  qui  a  pris  le  pouvoir 
dans  les  jours  de  discorde  comme  un  fardeau  sur  ses  épaules  sans 
jamais  songer  à  en  faire  un  cercle  d'or  pour  couronner  sa  tête; 
de  cet  homme,  enfin,  à  qui  la  postérité  reconnaissante  confirme  ce 
bel  éloge  de  ses  concitoyens  :  *'  Il  fut  le  premier  dans  la  paix,  le 
premier  dans  la  guerre,  le  premier  dans  le  cœur  de  sa  patrie  !  " 

Je  ne  plains  pas,  Messieurs,  je  ne  plains  pas  Abraham  Lincoln 
de  n'avoir  connu  que  ces  trois  livres.  Je  souhaiterais  volontiers 
que  l'on  pût  composer  toutes  les  bibliothèques  populaires  d'une 
aussi  heureuse  façon  et  les  réduire  à  trois  volumes  :  un  livre  qui 
apprenne,  comme  la  Bible,  à  croire  en  Dieu,  un  livre  qui  apprenne, 
comme  la  Vie  de  Washington^  à  devenir  un  citoyen,  un  livre  qui 
apprenne,  comme  le  Commentaire  de  Blackstone,  à  être  ferme  sur 
son  droit. 

Ne  vous  étonnez  pas.  Messieurs,  si,  élevé  à  une  telle  école,  notre 
petit  commis  meunier  devint  bien  vite  un  avocat.  Il  ne  faut  pas 
parler  beaucoup  d'examens  dans  ce  pays,  surtout  à  cette  époque. 


CONFERENCES  AMERICAINES.  ^[\ 

11  fut  d'abord  secrétaire  d'un  avocat,  puis,  celui-ci,  le  trouvant 
peut-être  un  peu  plus  fort  que  lui-même,  le  chargea  de  ses  affaires 
et  eut  la  bonté  de  lui  prêter  quelques  livres.  Voilà  notre  homme 
avocat,  faisant  le  tour  du  circuit  et  allant  chercher  ses  causes.  On 
sait  peu  de  choses  sur  sa  carrière  d'avocat;  il  y  a  cependant  deux 
ou  trois  faits  qui  montrent  jusqu'à  quel  point  il  était  vraiment  un 
honnête  homme.  Savez-vous  ce  qui  le  préoccupait  surtout?  Chose 
étonnante!  c'est  que  ses  causes  fussent  bonnes.  Il  ne  voulait  pas 
se  charger  d'une  cause  à  laquelle  il  ne  croyait  pas  de  droits,  et  on 
le  vit,  chose  de  plus  en  plus  surprenante  !  il  faut  que  ces  choses- 
là  se  passent  dans  l'illinois  pour  y  croire,  abandonner  son  client 
au  moment  de  le  défendre,  parce  que  l'avocat  adverse  venait  de 
lui  prouver  très-certainement  qu'il  avait  tort.  Ce  n'est  pas  tout  :  il 
déployait  dans  ses  fonctions  d'avocat  une  bonne  hume-urqui  ne 
l'abandonna  jamais,  et  qui  fut  certainement  ce  que  les  Américains 
appellent  le  Life' s  préserver^  le  préservateur  de  sa  vie  dans  les  cir- 
constances difficiles.  11  aimait  à  rire,  il  aurait  accepté  volontiers 
ce  vieux  proverbe  français  que  vous  connaissez  tous  :  ''*  11  faut 
bien  rire  quelquefois,  sans  quoi  on  ne  rirait  jamais,  "  et  dans  ses 
plaidoyers  on  trouvait  de  quoi  penser  et  de  quoi  rire  ;  il  les  semait 
d'une  multitude  d'anecdotes,  à  ce  point  que  ses  calomniateurs  ré- 
pandirent plus  tard  une  foule  d'histoires  sous  le  nom  de  Farces  du 
Père  Abraham,  quand  il  devint  président  des  Etats-Unis. 

Un  jour,  étant  avocat,  il  avait  pour  adversaire  un  de  ces  hommes 
qui  parlent  sans  cesse  du  respect  qu'on  doit  aux  principes^  aux 
bases  de  la  société,  qui  ne  veulent  pas  en  démordre  et  qui  disent 
toujours,  avec  leurs  lunettes  sur  le  nez,  leurs  cheveux  hérissés,  une 
grosse  voix  tonnante,  que  leurs  adversaires  ne  connaissent  pas  les 
principes,  violent  les  principes,  et  qu'eux  seuls  enfin  sont  les 
organes  et  les  conservateurs  des  principes.  Lincoln,  au  lieu  de  se 
laisser  déferrer  par  cette  vigoureuse  argumentation  de  son  adver- 
saire en  lunettes,  lui  dit  :  "Mon  cher  collègue,  vous  m'avez  rap- 
pelé tout  à  l'heure  une  histoire  qui  s'est  passée  dans  mon  enfance. 
J'avais  un  voisin  qui,  en  sortant  de  sa  maison,  prit  son  fusil  et  dit 
à  son  fils  :  Vois-tu  là-bas  un  écureuil,  il  y  a  un  écureuil  sur  cet 
arbre. — Non,  je  n'en  vois  pas. — Il  tire  un  coup  de  fusil,  il  y  a  tou- 
jours un  écureuil  sur  l'arbre  ;  un  second  coup,  il  y  a  toujours  un 
écureuil';  un  troisième  coup,  l'écureuil  est  toujours  là.  Enfin  il  dit 
à  son  fils  :  Reprends  ce  fusil,  il  est  évident  qu'il  ne  vaut  rien.— 
Mais  non,  mon  père,  ce  n'est  pas  la  faute  du  fusil,  c'est  tout  sim- 
plement un  poil  de  vos  sourcils  que  vous  voyez  à  travers  de  vos 
lunettes,  et  que  vous  prenez  pour  un  écureuil  qui  n'existe  que 
dans  votre  tête." 


44  REVUE  CANADIENNE. 

Un  autre  jour,  Lincoln  vit  arriver  chez  lui  la  femme  d'un 
homme  qui  lui  était  désagréablement  connu.  Cet  homme  s'appe- 
lait Armstrong.  Dans  sa  jeunesse,  il  était  à  la  tête  d'une  troupe 
de  petits  vauriens  et  il  taquinait  toujours  ce  bon  Lincoln,  si  tran- 
quille, si  studieux,  qu'on  le  voyait  parfois,  quand  il  avait  fini  sa 
tâche,  berçant  d'une  main  le  petit  garçon  de  son  patron  et  de 
l'autre  tenant  devant  ses  yeux  le  journal  de  la  localité.  Armstrong, 
qui  était  un  vigoureux  gaillard,  avait?  juré  de  faire  sortir  Lincoln 
de  son  calme  et  de  le  provoquer.  Lincoln  était  brave,  il  alla  sur  le 
champ  de  foire  où  son  adversaire  lui  avait  donné  rendez-vous,  il 
y  trouva  Armstrong  et,  avec  une  force  prodigieuse,  il  le  mit  sous 
ses  genoux  comme  il  aurait  bottelé  une  botte  de  foin,  sans  lui 
faire  de  mal;  il  lui  tint  les  mains  quelques  instants  et  ne  le  laissa 
partir  que  quand  le  vaincu  eut  demandé  grâce.  Eh  bien  !  c'est  la 
femme  de  ce  camarade  qu'il  avait  rossé,  qui  plus  tard  vint  conter 
à  Lincoln,  devenu  avocat,  qu'elle  avait  un  fils  digne  de  son  père, 
et  que  ce  fils  était  accusé  d'avoir  tué  quelqu'un  dans  une  rixe. 
Lincoln  aussitôt  accepta  de  plaider  pour  ce  pauvre  garçon,  parce 
qu'il  était  le  fils  de  celui  qui  l'avait  défié  jadis  quand  il  était  jeune. 
Il  alla  au  tribunal,  et  malheureusement  il  eut  le  chagrin  de  voir 
que  les  preuves  surabondaient  contre  son  malheureux  client. 
Cependant  il  était  convaincu  de  son  innocence.  Il  remarqua  que 
tous  les  témoins  disaient  que  le  meurtre  s'était  passé  au  clair  de 
la  lune,  une  telle  nuit,  et  alors,  il  les  interrogea  une  fois,  deux 
fois,  trois  fois,  leur  faisant  répéter:  C'est  telle  nuit? — Oui,  telle 
nuit. — Au  clair  de  la  lune  ?— Oui  !— toujours  au  clair  de  la  lune. — 
Oui  toujours  ! — Ecrivez,  greffier  :  c'est  au  clair  de  la  lune.  Et  puis, 
quand  tous  les  témoins  eurent  déposé  et  se  furent  ainsi  accordés 
avec  le  plus  grand  soin  sur  cette  circonstance,  Abraham  Lincoln 
tira  de  sa  poche  un  petit  almanach,  et  montra  que  cette  nuit-là  il 
n'y  avait  pas  de  lune  ! 

Sortons,  Messieurs,  si  vous  voulez,  de  ce  cabinet  d'avocat  oii 
Lincoln  se  fit  assez  connaître  pour  que  le  nom  lui  soit  resté  de 
V honnête  Abraham  {honest  Abe).  C'est  un  nom  qu'il  ne  faut  pas  du 
tout  prendre  en  mépris,  Vhonnêle  Abraham;  on  ajoute  à  beaucoup 
de  nom  une  épithète  qui  ressemble  à  celle-là,  mais  qui  n'est  pas 
du  tout  la  même  chose,  on  dit  Vhonorable,  j'aime  mieux  le  surnom 
d'honnête;  ce  surnom  fut  donné  à  Lincoln  dans  sa  vie  privée 
quand  il  était  un  pauvre  ouvrier  obscur,  et  s'il  a  été  honnête  dans 
sa  vie  privée,  nous  allons  le  retrouver,  ce  qui  est  plus  rare,  hon- 
nête dans  la  vie  publique. 

A  trente  ans,  cet  honnête  Abraham,  ce  modeste  avocat,  devint 


CONFÉRENCES  AMÉRICAINES.  45 

tout  à  coup  orateur  populaire  et  candidat  à  la  législature  de  son 
pays.  Il  faut  vous  dire  comment  cela  se  fit. 

L'IUinois  fut  troublé  par  une  guerre  contre  les  Indiens.  Il  y 
avait  alors  un  chef  d'Indiens  qu'on  appelait  le  Faucon  noir,  qui 
faisait  la  guerre  aux  blancs  à  la  façon  des  Arabes  en  Algérie,  et 
qui  inquiétait  fort  les  habitants  de  cette  partie  de  l'IUinois.  On 
leva  des  bandes  de  volontaires;  Abraham  s'engagea  et  il  fut 
nommé  capitaine.  Les  Mémoires  que  j'ai  lus  sur  sa  vie  nous  mon- 
trent comment  se  passaient  ces  nominations  de  capitaine  dans 
l'IUinois  ;  c'est  assez  bizarre.  Les  deux  candidats  se  plaçaient  en 
face  des  soldats,  et  puis,  à  un  signal,  les  soldats  marchaient  droit 
à  celui  qu'ils  avaient  choisi  pour  capitaine,  en  sorte  que  celui  qui 
n'était  pas  élu  restait  tout  seul  et  était  obligé  de  rentrer  dans  les 
rangs.  Lincoln  fut  ainsi  nommé  capitaine  ;  sa  campagne  ne  fut  pas 
du  reste  bien  brillante  :  on  tirait  sur  les  Indiens,  qui  tiraient  sur 
les  blancs,  sans  que  personne  fût  atteint  ou  vainqueur.  Il  ne  fut 
jamais  bien  fier  de  ses  succès  militaires  ;  mais  il  se  servit  de  cette 
circonstance  de  sa  vie  quand  il  se  trouva  en  face  des  généraux 
fiers  de  leurs  triomphes  et  qui  voulaient  faire  les  rodomonts 
devant  lui.  Il  lui  arriva  un  jour  de  répondre  au  général  Cass  : 
"  Mais  moi  aussi  j'ai  été  à  la  guerre,  et  le  général  qui  prétend 
qu'il  était  à  l'armée  à  la  veille  de  telle  bataille  n'est  pas  plus  brave 
que  moi,  car  j'étais  à  tel  endroit  au  lendemain  de  telle  bataille  ;  il 
prétend  qu'il  a  souffert  parce  qu'il  a  eu  à  combattre  des  ennemis 
terribles,  mais  moi  j'ai  fait  pendant  quinze  jours  une  guerre  ter- 
rible aux  moustiques.  Il  dit  qu'il  avait  souvent  faim,  je  vous  assure 
que  j'ai  eu  toujours  un  appétit  dévorant." 

C'est  de  cette  façon  pleine  de  bonne  humeur  et  de  logique  que 
Lincoln  parvint  peu  à  peu  à  acquérir  une  grande  renommée 
d'orateur  populaire  dans  les  réunions  publiques.  En  Amérique, 
les  réunions  populaires  jouent  un  très-grand  rôle.  Il  y  en  a  deux 
sortes,  il  y  a  des  réunions  populaires, — notez  que  je  parle  de  l'Amé- 
rique,— tumultueuses,  bruyantes,  impatientes  ;  orateurs  et  audi- 
teurs sont  également  bruyants,  impatients  et  tumultueux  ;  l'audi- 
toire écrase  l'orateur,  et  les  orateurs  abusent  de  la  patience  de 
l'assemblée  pendant  une  heure,  deux  heures,  trois  heures  quelque- 
fois. Les  orateurs  ont  la  prétention  de  faire  sortir  de  leurs  rêves 
la  réforme  de  la  société,  de  la  famille,  du  capital,  de  la  nation,  du 
genre  humain.  C'est  très-intéressant  le  premier  jour,  c'est  moins 
intéressant  le  second,  et  il  n'y  a  plus  personne  le  troisième,— je 
parle  toujours  de  l'Amérique. 

Il  y  a  d'autres  réunions  très-sérieuses,  où  l'auditoire  est  bien- 
veillant, comme  en  ce  moment,  même  envers  un  orateur  insuffi- 


46  REVUE  CANADIENNE. 

sant,  où  il  s'agit  de  savoir  quel  est  le  pas  précis  à  faire  dans  la 
voie  de  la  liberté,  non  pas  la  grande  enjambée,  mais  le  pas  pra- 
tique, légitime,  à  faire  aujourd'hui,  demain,  toujours.  Dans  ces 
réunions-là.  Messieurs,  n'entrent  pas  ceux  qu'on  appelle  en  Amé- 
rique les  déclamateurs  (declamers) ^  mais  ceux  qu'on  appelle  d'un 
mot  qui  mériterait  d'entrer  clans  la  langue  française,  les  débat- 
teurs [debaters],  el  c'est  là  que  Lincoln  montrait  une  supériorité 
irrésistible. 

La  première  fois  qu'il  s'y  présenta,  il  s'agissait  de  nommer  un 
candidat  à  la  législature.  11  y  avait  un  orateur  qui  désirait  beau- 
€Oup  la  fonction  et  qui  avait  parlé  pendant  trois  heures  durant 
sans  s'arrêter,  sans  se  fatiguer,  sans  s'interrompre,  sans  sourciller, 
sans  se  comprendre  et  sans  se  faire  comprendre.  Lincoln  prit  la 
parole  après  lui  et  il  s'exprima  en  ces  termes  :  ^'  Je  pense  que  vous 
me  connaissez  ;•  je  suis  le  pauvre  Abraham  Lincoln  ;  ma  politique 
se  réduit  à  deux  mots  :  je  suis  partisan  de  la  fondation  d'une 
banque  nationale,  je  suis  partisan  de  l'instruction  populaire  la 
plus  étendue,  je  suis  partisan  d'un  tarif  protecteur  très-élevé  :  c'est 
là  ma  politique  ;  si  vous  me  nommez,  j'en  serai  reconnaissant  ;  si 
vous  ne  me  nommez  pas,  ce  sera  tout  de  même."  Voilà  quel  fut 
son  premier  discours  et  son  entrée  dans  la  vie  politique.  Il  fut 
nommé.  11  se  rendit  avec  neuf  autres, — ils  étaient  neuf,  presque 
tous  ayant  six  pieds,  on  les  appelait  les  longs  neuf  (the  long  nîne), 
— il  se  rendit  à  pied  dans  la  petite  ville  de  Springfield  pour  prendre 
part  aux  travaux  de  la  législature  ;  mais  cette  législature  avait  peu 
d'importance,  et  c'est  surtout  dans  les  réunions  populaires  que 
Lincoln  se  forma  à  la  mission  de  l'orateur  politique. 

La  question  de  l'esclavage  commençait  à  devenir  la  grande  ques- 
tion politique  aux  Etais-Unis. 

Lincoln,  depuis  son  enfance,  était  l'adversaire  résolu  de  l'escla- 
vage ;  c'est  lui  qui  a  dit  cette  parole  si  concise  et  si  complète  qui 
résume  de  longs  discours  sur  ce  point  : 

''  Si  l'esclavage  n'est  pas  un  ma/,  rien  n'est  un  maW  Attaché  à  cette 
parole,  il  était  l'adversaire  décidé  de  l'esclavage  à  une  époque  où 
ce  n'était  pas  chose  commode,  où  dans  son  Etat  et  dans  les  Etats 
voisins  l'immense  majorité  était  contraire  à  cette  opinion,  que 
contre  ses  intérêts,  avec  sa  droiture  ordinaire,  il  avait  adopté  dès 
la  première  heure  de  sa  vie  et  à  laquelle  il  fut  fidèle  jusqu'à  la 
dernière. 

Lincoln,  dans  ces  réunions  populaires,  avait  eu  affaire  déjà,  et  il 
eut  affaire  pendant  quinze  ans  de  sa  vie,  à  un  orateur  d'une  forte 
trempe,  qu'on  appelait  Stephen  Douglas.  Douglas  était  tout  le  con- 
traire   de    Lincoln  ;    plébéien   comme  lui,   mais  beaucoup  plus 


CONFÉRENCES  AMÉRICAINES.  ,         47 

remuant,  c'était  un  petit  homme  trapu,  avec  des  yeuxtriliants,  des 
joues  roses,  une  activité  incroyable  et  un  grand  talent. 

"  Voyez  mon  adversaire  Douglas  ",  disait  Lincoln  lui-même, 
"  tout  le  monde  est  pour  lui  ;  quand  on  voit  des  joues  si  colorées, 
*'  des  yeux  si  vifs,  on  ne  voit  sortir  des  places,  des  ambassades,  des 
"  faveurs;  au  contraire,  qu'est-ce  que  vous  voulez  que  l'on  fasse 
*'  avec  un  grand  homme  osseux,  triste,  dégingandé  comme  moi  ? 
*'  On  ne  voit  sortir  d'aucun  de  mes  membres  des  dîners,  des  riches- 
'*  ses  et  des  dignités."  Oui  !  il  avait  le  désavantage  de  l'apparence, 
mais  il  avait  l'avantage  de  la  logique.  Le  combat  oratoire  acharné 
auquel  les  deux  orateurs  se  livrèrent  en  1858,  pendant  plusieurs 
mois,  de  ville  en  ville,  est  demeuré  célèbre. 

Lincoln  etDouglas,  comme  cela  arrive  souventdans  les  réunions 
populaires,  avaient  cependant  à  la  bou^'he  les  mômes  mots,  l'un  et 
l'autre  parlaient  de  liberté,  ils  se  combattaient-  en  arborant  les 
mômes  devises. 

Mais  Lincoln  n'eut  pas  de  peine  à  faire  sortir  Douglas  de  cette 
position  dangereuse,  et  il  le  fit  avec  la  massue  de  sa  logique,  aidée 
de  ses  petites  histoires.  '  ,11  lui  dit  :  ''  Vous  parlez  de  liberté,  il  est 
évident  quo  nous  n'entendons  pas  de  même  ce  mot  là.  Quand  un 
loup  veut  attaquer  un  troupeau,  il  dit  au  troupeau,  pour  peu  qu'il 
soit  un  peu  adroit  :  Je  viens  vous  délivrer  du  berger,  je  suis  un 
libérateur  ;  et  quand  le  berger  revient  et  qu'il  veut  obtenir  du  trou- 
peau une  soumission  plus  complète,  à  son  tour  il  dit  :  Je  viens  vous 
délivrer  du  loup,  c'est  moi  qui  suis  le  libérateur. — Le  libérateur, 
disait  Lincoln,  ce  ne  peut  être  à  la  fois  le  loup  et  le  berger, 
il  est  probable  que  ce  n'est  ni  l'un  ni  l'autre,  que  la  liberté  ap- 
partient au  troupf-au,  et  qu'il  n'a  pas  besoin  que  personne  la  lui 
rende.  " 

Or,  savez-vous  à  quels  caractères,— et  ceci,  Messieurs,  mérite  de 
rester  dans  vos  esprits,  comme  les  deux  articles  du  credo  politique 
de  tout  homme  qui,  sincèrement,  veut  être  un  libéral, — savez-vous 
à  quel  caractère  ce  plébéien  Lincoln,  qui  n'avait  pas  fait  de  grandes 
études,  mais  qui  tirait  tout  cela  du  fond  d'une  conscience  droite, 
savez-vous  à  quels  caractères  il  reconnaissait  le  vrai  libérateur  ?  à 
deux  caractères  principaux. 

En  premier  lieu,  le  vrai  libéral  regarde  la  liberté  comme  suffi- 
sante. Quand  on  a  la  liberté,  on  ne  doit  pas  demander  autre  chose, 
on  ne  doit  pas  prétendre  changer  la  société  ni  les  hommes  par  voie 
d'autorité,  la  liberté  suffit,  pourvu  que  l'on  s'en  serve  bien,  voilà 
le  premier  caractère.  Et  le  second  caractère,  auquel  se  reconnaît 
un  vrai  partisan  de  la  liberté,  c'est  qu'il  aime  la  liberté  pour  tout  le 
ïAonde  et  surtout  pour  ceux  qui  lui  sont  désagréables. 


48  REVUE  CANADIENNE. 

Lincoln  ne  sortait  pas  de  là,  il  n'acceptait  pas  la  discussion; 
sur  un  autre  terrain  :  la  liberté  suffisante  et  la  liberté  universelle. 
Voilà  les  deux  articles  du  credo  politique  de  cet  honnête  homme» 

Quoique  j'aie  déjà  abusé,  je  le  crains,  de  voire  bienveillance  (?îo^i/ 
non!  parlez  !  parlez  !)^  j'ai  besoin  devons  demander  ici  quelques 
moments  d'attention. 

Lincoln  entra  au  congrès  des  Etats- Qnis  en  1856  ;  sa  célèbre  dis- 
cussion avec  Douglas  est  de  1853.  C'est  dans  cette  période,  sou& 
les  présidents  Polk  et  Buchanan,  que  la  question  de  l'esclavage 
grandit  au  point  de  dominer  toutes  les  autres.  Comment  ce 
point,  d'abord  inaperçu,  était-il  devenu  le  centre,  le  nœud, le  pivot^ 
de  toute  la  politique  des  Etats-Unis,  à  l'intérieur  et  à  l'extérieur? 

J'ai  besoin  d'entrer  dans  quelques  détails  pour  vous  le  rappeler, 
Messieurs. 

11  y  a,  pour  bi^i  juger  ces  événements,  deux  points  de  vue,  deux 
positions  à  prendre,  selon  que  l'on  regarde  les  événements  de  près, 
ou  qu'on  les  regarde,  comme  nous  le  faisons  en  France,  d'un  peu 
loin. 

De  près,  l'esclavage  n'a  l'air  pour  rien  dans  le  débat.  C'est  une 
question  de  prépondérance  qui  s'agite  depuis  vingt-cinq  ans  ou 
pour  mieux  dire  depuis  le  commencement  même  de  l'Union,  entre 
les  Etats  du  Nord  et  les  Etats  du  Sud.  Il  semble,  à  regarder  les 
événements  de  près,  que  ce  soit  autour  de  cette  question  de  pré- 
pondérance que  s'est  concentrée  la  politique  des  Etats-Unis  depuis 
vingt  ans.  Il  faut,  pour  arriver  à  la  vérité,  pénétrer  dans  le  méca- 
nisme même  de  la  constitution  des  Etats-Unis. 

Vous  savez.  Messieurs,  que  dans  cette  grande  fédération,  chaque 
Etat  est  séparé,  et  vous  savez  aussi  qu'il  y  a  un  pouvoir  central, 
composé  du  président,  de  quelques  fonctionnaires  et  du  pouvoir 
législatif  du  congrès  qui  se  partage  entre  la  Chambre  des  représen- 
tants et  le  Sénat.  D'après  la  Constitution  des  Etats-Unis,  les  repré- 
sentants sont  nommés  en  raison  de  la  population^  et  dans  la  popula- 
tion la  Constitution  a  fait  compter  pour  un  cinquième  les  personnes 
autres  que  les  citoyens  ; — le  mot  d'esclave  n'est  pas  prononcé, — on 
fait  compter  pour  un  cinquième  les  personnes^  c'est  le  terme,  autres 
que  les  citoyens  ;  cela  veut  dire  que,  comme  en  musique  une  blan- 
che vaut  deux  noires,  dans  l'ancien  régime  des  Etats-Unis,  un  blanc 
plus  cinq  noirs  valaient  deux  blancs.  Et  comme  il  yenavait^en 
1850  de  quatre  à  cinq  millions  d'esclaves,  c'est  comme  si  l'on  avait 
ajouté  du  côté  du  Sud,  pour  la  nomination  des  représentants,  un 
million  d'électeurs  de  plus.  Vous  voyez  tout  de  suite  quel  avantage 
cette  situation  donnait  au  Sud. 

Pour  l'élection  du  Sénat,  c'était  bien  plus  grave.  Les  séuateurs^ 

ail 


CONFÉRENCES  AMÉRICAINES.  4^ 

sont  nommés  par  Etat^  quelle  que  soit  la  population  de  ces  Etats.  II 
résultait  de  cette  disposition  de  la  Constitution  le  désir  pour  les 
Etats  du  Sud  d'annexer  autant  qu'ils  le  pouvaient  des  Etats  nou- 
veaux. Or  vous  savez  quel  est  le  mécanisme  de  la  Constitution. 
Dès  qu'il  y  a  un  certain  nombre  d'habitants  sur  un  territoire^  il 
arrive  à  un  noviciat  politique,  il  est  reconnu  ;  puis  quand  le  nom- 
bre des  habitants  augmente  encore^  le  territoire  obtient  le  titre 
d'Etat:  on  laisse  le  peuple  qui  l'habite  libre  de  choisir  sa  constitu- 
tion et  il  a  droit  à  la  nomination  de  deux  sénateurs.  Vous  voyez 
quel  intérêt  il  y  avait  pour  le  Sad  de  s'étendre,  à  prendre  aujour- 
d'hui le  Texas,  demain  le  Mexique,  après-demain  Cuba,  et  à  entrer 
dans  cette  violente  politique  d'extension  et  d'annexion  qui  souvent 
inquiéta  les  véritables  amis  de  la  liberté.  Dans  cette  question  de 
la  majorité,  soit  pour  la  représentation  des  électeurs,  soit  pour  la 
nomination  des  sénateurs,  l'esclavage  jouait  donc  un  rôle  considé- 
rable, car  en  créant  le  plus  possible  d'Etats  à  esclaves,  le  Sud  était^ 
assuré  d'avoir  la  majorité  dans  la  Chambre  des  représentants  et 
dans  le  Sénat. 

Ajoutons  qu'aux  Etats-Unis,  la  justice  est  admirablement  orga- 
nisée. M.  de  Tocqueville  l'a  décrite  dans  des  pages  connues  d'un 
grand  nombre  d'entre  vous.  C'est  la  grande  puissance  stable  au 
milieu  du  mouvement  perpétuel  de  tout  le  reste.  Or,  en  1850, 
s'éleva  devant  les  tribunaux  la  question  de  savoir  si  les  esclaves 
fugitifs  étaient  une  propriété,  et  si,  une  fois  passés  dans  le  Nord  où 
l'esclavage  n'existait  plus,  ils  pouvaient  être  recherchés,  pris  par 
les  autorités  fédérales  et  ramenés  à  leurs  propriétaires. 

Cette  abominable  chasse  fut  autorisée  par  la  loi. 

Trois  questions  partageaient  ainsi  le  Nord  et  le  Sud,  celle  de  la 

«ajorité  dans  la  Chambre  des  représentants,  celle  du  nombre  des 
jats  pour  l'élection  des  sénateurs,  et  celle  des  esalaves  fugitifs,  et 
I  questions  revenaient  à  l'occupation  de  chaque  nouveau  terri- 
toire, à  l'admission  de  chaque  nouvel  Etat,  à  l'élection  de  chaque 
nouveau  président.  \ 

Voilà  trois  questions  qui  étaient  en  apparence  des  questions  de 
prépondérance  et  de  majorité,  et  au  fond  desquelles  en  réalité  se 
cachait  toujours  la  servitude. 

C'est  ici  que  je  vous  demande,  après  avoir  examiné  la  lutte  d'un 
peu  près  et  être  entré  dans  des  détails  difficiles  à  comprendre  pour 
qui  n'est  pas  familier  avec  les  institutions  locales,  objet  de  décla- 
mations passionnées  dans  les  assemblées  populaires,  au  Nord  aussi 
bien  qu'au  Sud,  c'est  ici,  dis-je,  que  je  vous  demande  maintenant 
de  regarder  un  peu  loin,  en  nous  plaçant  non  plus  en  Amérique, 
mais  en  France. 

25  janvier  1873.  4 


50  REVUE    CANADIENNE. 

A  ce  point  de  vue,  de  haut  et  de  loin,  je  ne  crains  pas  de  dire 
que  les  événements  qui  se  sont  déroulés  en  Amérique  depuis  vingt 
ans,  et  auxquels  le  président  Lincoln  a  pris  une  si  grande  part,  méri- 
-tent  d'occuper  une  place  exceptionnelle  dans  l'histoire  morale  du 
genre  humain  tout  entier. 

Je  ne  crois  pas  que  nous 'puissions  jamais  recevoir  par  les  faits 
une  plus  grande  démonstration  de  la  puissance  dévastrice  du  mal 
et  de  la  puissance  du  bien  sur  la  terre. 

Je  ne  crois  pas  qu'il  y  ait  eu  dans  l'histoire  d'aucun  peuple,  en 
aussi  peu  de  temps,  une  démonstration  plus  éclatante,  malheureu- 
sement aussi,  plus  sanglante,  de  ce  fait,  que,  quand  les  fondateurs 
d'un  Etat  ont  eu  le  malheur,  ont  commis  la  faiblesse  délaisser  l'in- 
justice entrer  dans  la  fondation  de  la  société  qu'ils  édifient, cette  injus- 
tice si  petite,  si  inaperçue  d'abord,  en  peu  d'années  grandit  avec  une 
puissance  terrible.  C'est  comme  un  venin  tombé  dans  une  source, 
et  qui  empoisonne  toutes  les  ondes  qu'elle  épanche,  c'est  comme 
une  étincelle  jetée  dans  un  amas  de  combustible  et  qui  tout  d'un 
coup  suscite  un  grand  incendie.  Ce  n'était  rien  sans  doute  devant 
la  liberté  américaine  que  ce  petit  mal,  que  ce  ver  caché,  quo  cette 
tache  de  l'esclavage  si  petite  alors,  à  laquelle  on  n'osait  pas  toucher 
de  peur  de  rompre  le  lien  si  fragile  de  la  confédération,  et  qu'on 
espérait  voir  s'effacer,  d'ailleurs,  après  peu  d'années.  On  se  disait  : 
l'esclavage,  c'est  une  mauvaise  plante  qu'il  est  inutile  d'arracher, 
elle  mourra  à  force  d'être  foulée  sous  les  pieds. 

Laissez  s'écouler  cinquante  années  et  cette  plante  malsaine, 
vous  verrez  qu'elle  a  tout  envahi,  au  nord  aussi  bien  qu'au  sud  ! 
Le  voisinage,  le  progrès,  la  contagion  de  l'injustice,  ont  corrompu 
la  nation  tout  entière.  Est-ce  qu'il  est  possible,  Messieurs,  que 
vous  oubliiez  ce  qui  est  si  facile  à  comprendre?  De  même  que 
territoires  matériels  sur  lesquels  vivent  les  sociétés  humaines  s| 
arrosés  par  trois  ouquatre  grands  fleuves,  de  môme  leur  terrUoi 
moral  est  arrosé  par  trois  ouquatre  grands  principe*.  Quand  vous 
louchez  à  ces  principes-là,  Messieurs,  tout  est  perdu.  Et  comment 
voulez-vous  que  ces  principes  qui  s'appellent  dans  tous  les  pays, 
sous  toutes  les  latitudes,  à  toutes  les  époques,  la  propriéié,  la 
famille,  la  justice,  comment  voulez-vous  qu'il  en  reste  un  seul 
debout  en  présence  de  l'esclavage  ?  La  famille  !  et  de  quel  droit 
prêchez-vous  le  respect  de  la  famille,  si  vous  séparez  le  mari  de  sa 
femmo  et  la  mère  de  ses  enfants,  et  si  vous  donnez  à  un  jeune 
homme  de  dix-huit  ans  une  jeune  fille  de  dix-huit  ans  pour 
esclave  ?  La  propriété  !  et  de  quel  droit  demandez-vous  à  la  loi  de 
protéger  ce  fruit  sacré  du  travail  lorsque  vous  l'appliquez  à  un 
bien  que  le  travail  n'a  pas  pî^oduit,  lorsque  vous  consacrez  cette 


om 


^ 

^ 


CONFÉRENCES  AMÉRICAINES.  51 

iniquité  qui  consiste  à  faire  que  quelques  personnes  mangent  leur 
pain  à  la  sueur  du  front  des  autres?  Et  la  justice!  comment 
voulez  vous  que  je  croie  à  la  justice,  que  j'appelle  la  force  à  l'appui 
de  la  justice,  lorsque  votre  droit  boiteux  ne  fait  pas  cette  distinc- 
tion qui  est  la  base  de  tous  les  codes,  cette  distinction  radicale 
entre  les  choses  et  les  personnes,  les  choses  susceptibles  de  pro. 
priété,  et  les  personnes  à  jamais,  a  aucun  prix,  à  aucune  condition, 
t  sous  aucune  civilisation,  échangeables  et  aliénables,  comme  des 
denrées  et  des  bestiaux  ! 

C'est  parce  qu'ils  recelaient  dans  leurs  flancs  cette  corruption 
originelle,  c'est  parce  que  ce  ver  était  dans  le  fruit,  parce  qu'il  y 
avait,  au  début  de  leur  constitution,  cette  petite  tache,  qu'ils  ont 
si  vaillamment  lavée  dans  leur  sang,  que  les  Etats-Unis,  aussi  bien 
les  Etats  du  Nord  que  ceux  du  Sud, — car  le  préjugé  contre  les 
noirs  y  était  également  répandu,  le  Nord  refusant  à  ces  malheu 
reux  l'égalité  et  le  Sud  la  liberté, — que  les  Etats-Unis,  dis  je,  en 
étaient  venus  à  descendre  dans  l'estime  de  l'Europe  et  à  inquiéter 
tous  les  amis  de  la  liberté,  qui  auraient  volontiers  considéré  cette 
terre  comme  la  terre  de  Chanaan,  comme  la  terre  promise  de 
l'avenir,  sans  cette  souillure  abominable  qui  ne  permettait  pas  d'en 
parler  sans  rougir.  ^ 

Augustin  Cochin. 

(i4   continuer.) 


ACTION  DE  MARIE  DANS  LA  SOCIETE.  ' 


9 


Invité  à  faire  entendre  ma  parole  en  cette  circonstance,  j'ai  été 
keureux  d'acquiescer  au  désir  qui  m'a  été  exprimé,  parce  que  cela 
me  permettait  de  donner  une  nouvelle  preuve  de  l'intérêt  que  je 
porte  à  cette  association.  L'utilité  de  son  but  sous  le  rapport  reli- 
gieux et  littéraire,  le  zèle  de  ceux  qui  la  composent  pour  s'instruire 
eux-mêmes,  et  instruire  les  autres,  et  la  faveur  qu'elle  reçoit  par 
la  présence  à  ces  réunions  de  tant  de  personnes  distinguées,  tout 
cela  me  faisait  un  devoir  de  lui  donner  un  encouragement,  que 
toutefois,  je  dois  le  dire,  je  youdrais  sentir  d'une  autorité  plu^ 
élevée,  d'une  efïïcacité  plus  puissante. 

L'invitation  acceptée,  il  a  fallu  rae  demander  quel  sujet  je  devais 
traiter  en  ce  jour  devant  cet  auditoire....  J'ai  hésité  sur  le  choix.... 
Tout  d'abord  je  me  suis  dit  :  La  réunion  dans  laquelle  j'aurai  à 
parler  a  été  fixée  à  ce  jour  où  l'Eglise  honore  Marie  dans  ce  glo^ 
rieux  privilège  de  son  Immaculée  Conception  ;  c'est  la  fête  patro- 
nale de  cette  association  dont  la  ftn  est  de  rendre  ses  membres  plus 
aptes  à  servir  la  religion  et  la  patrie.  L'influence  du  culte  de 
Marie  sur  la  société  ne  serait-elle  pas  un  sujet  qui  conviendrait  à 
cette  circonstance  ?  Puis  j'ai  éloigné  cette  pensée  de  mon  esprits 
J'ai  craint  que  l'on  ne  dit  le  mot  du  poëte  non  erat  his  locus.  Ce 
n'est  pas  le  lieu  où  l'on  traite  des  matières  religieuses.  Il  ne  faut 
pas  que  tout  siège  d'où  parle  un  prêtre  soit  une  chaire.  Je  sentais 
cela.  Cependant  ma  première  idée  m'est  revenue.  J'ai  fait  la  ré- 
flexion que  le  sujet  que  j'ai  exprimé,  ne  pouvait  guères,  tel  que  je 
le  concevais,  être  traité  dans  la  chaire,  parce  qu'il  ne  pouvait  con- 

1  Conférence  faite  devant  l'Union  Catholique  de  St.  Hyacinthe. 


ACTION  DE  MARIE  DANS  LA  SOCIÉTÉ.  5a 

venir  à  une  grande  partie  des  fidèles,  peu  préparés  à  inie  disserta, 
tion  de  cette  nature,  et  que  d'un  autre  côté  il  demandait  des  con- 
sidérations historiques  et  sociales  par  lesquelles  il  devrait  appeler 
l'attention  des  membres  de  cette  société,  parce  qu'il  rentrerait  sous 
ce  rapport  dans  l'objet  de  leurs  études. 

Au  reste,  j'ai  entendu  bientôt  des  personnes  compétentes  m'ob- 
server  que  l'auditoire  auquel  je  m'adresserais  ne  pourrait  entendre 
qu'avec  satisfaction  parler  de  l'action  de  Marie  dans  la  société. 

Je  dois  dire  qu'un  événement  récent  qui  a  occupé  toute  la  presse 
catholique,  protestante  et  incrédule,  mais  on  le  sent,  avec  des 
appréciations  bien  différentes,  a  eu  une  grande  influence  sur  le 
choix  du  sujet  de  cet  entretien.  C'est  ce  fait  même  qui  va  être, 
pour  ainsi  dire,  mon  point  de  départ  pour  l'excursion  que  nous 
allons  faire  dans  le  domaine  de  l'histoire,  et  de  ce  que  j'appellerai 
la  philosophie  religieuse. 


1  Au  mois  de  février  185$,  à  la  porte  d'une  petite  ville  du  Midi 
de  la  France,  commençaic  une  série  de  prodiges  dont  les  derniers 
qui  se  sont  accomplis,  viennent  de  jeter  un  éclat  qui  illumine  ou 
éblouit  tous  les  regards.  Une  petite  fille  de  treize  à  quatorze  ans, 
portant  le  nom  gracieux  de  Bernadette,  d'une  famille  obscure  et 
pauvre,  dénuée  de  toute  instruction,  était  sortie  avec  quelqvies 
compagnes,  pour  ramasser  des  fagots.  Elle  se  trouvait  en  face 
d'une  grotte  creusée  dans  la  partie  inférieure  d'un  rocher  énorme 
aux  pieds  duquel  est  assise  la  ville  qu'elle  habitait.  Tout-àcoup 
elle  entend  comme  le  bruit  d'un  vent  impétueux;  et  cependant 
aucune  brise  même  légère  n'agitait  les  branches  des  arbres.  Elle 
lève  la  tête,  et  comme  éblouie,  terrassée,  elle  s'affaisse  sur  elle- 
même  et  tombe  à  deux  genoux.  Une  ineffable  lueur  remplissait 
la  grotte,  au  milieu  de  laquelle  apparaissait  une  jeune  femme  de 
la  plus  ravissante  beauté,  qui  jetait  sur  l'enfant  un  regard  plein 
d'affection.  A  cet  aspect,  celle-ci  était  entrée  dans  une  sorte  d'ex- 
tase, et  sa  physionomie  se  revêtait  elle-même  d'une  grâce  pleine 
de  charmes,  exprimant  le  respect,  l'admiration  et  une  joie  céleste. 

Bientôt  la  merveilleuse  figure  disparut.  La  jeune  fille  retourna 
à  la  maison  paternelle  oij  le  récit  de  ce  qu'elle  avait  vu  ne  trouva 
pas  de  foi.  Animée  du  désir  de  revoir  le  spectacle  qui  l'avait  char- 

l  Ce  récit  de  l'apparition  de  Marie  est  une  analyse  de  l'Histoire  de  N.-D.  de 
Lourdes  par  M.  Lasserre. 


54  REVUE  CANADIENNE. 

mée,  elle  revint  au  bout  de  quelques  jours  à  la  grotte,  et  bientôt 
le  même  phénomène  s'offrit  à  ses  regards  et  agit  sur  elle  de  la 
même  manière. 

Le  bruit  de  cette  merveille  se  répand  ;  nombre  de  personnes  ac- 
compagnent Bernadette  retournant  au  lieu  du  prodige,  et  le  voyent 
en  quelque  sorte  se  renouveler  dans  le  changement  qui  s'opère 
en  la  figure  de  la  jeune  fille  sous  Tinfluence  de  la  vision  qui  la 
charme.  Bientôt  elle  entend  celle  qui  lui  apparaissait  lui  deman- 
der de  revenir  auprès  d'elle  pendant  quinze  jours,  lui  promettant 
en  retour  l'éternel  bonheur. 

Les  populations  accourent  à  la  grotte  avec  des  cierges  et  des 
fleurs;  elles  ne  voient  et  n'entendent  rien  ;  mais  à  l'aspect  de  l'en- 
fant favorisée  du  ciel,  elles  sont  saisies  d'un  sentiment  religieux 
qui  les  exalte  et  les  remplit  de  joie. 

Le  fait  devient  si  éclatant  que  les  journaux  s'en  occupent.  C'est 
une  comédienne,  qui  joue  pour  de  l'argent,  dit  d'abord  la  presse 
irréligieuse  ;  la  vue  de  Bernadette  dans  ses  extases,  la  simplicité  et 
la  sincérité  de  ses  réponses  font  bientôt  tomber  cette  assertion. 
C'est  une  hallucinée,  une  visionnaire,  reprend  la  parole  ou  la 
plume  anti-chrétienne;  mais  le  calme  de  la  jeune  fille,  la  lucidité 
de  son  intelligence,  l'accord  parfait  de  toutes  st  s  paroles  ne  per 
mettent  pas  de  la  qualifier  ainsi  à  ceux  qui  la  voie  nt  et  qui  l'en 
tendent.  Cette  affaire  est  une  intrigue  du  clergé,  dit  on  alors... 
mais  le  Curé  de  Lourdes,  homme  d'un  mérite  éminent,  exerçant 
sur  sa  paroisse  une  grande  influence,  ne  croit  pas  à  l'apparition, 
tout  en  la  reconnaissant  possible,  et  ni  lui,  ni  aucun  prêtre  de  la 
ville,  ne  se  mêlent  à  la  foule,  faisant  cortège  à  Bernadette  lors 
qu'elle  se  rend  au  lieu  de  la  vision  merveilleuse.  ** 

'  Quoi  !  un  prodige  plus  étonnant  que  ceux  qui  ont  été  crus  au 
moyen-âge,  en  plein  dix-neuvième  siècle  !  Cela  ne  pouvait  se  tolé- 
rer. La  police  reçoit  l'ordre  de  réprimer  cet  outrage  à  la  civilisa- 
tion moderne.  Un  jour,  au  moment  où  la  jeune  fille  sortait  de 
l'Eglise,  un  sergent  de  ville  la  saisit  et  l'emmène  chez  le  commis- 
saire de  police.  C'était  un  homme  essentiellement  ennemi  de  tout 
ce  qui  est  surnaturel,  et  d'une  habileté  consommée  dans  l'exercice 
de  ses  fonctions.  ^  11  fait  subir  à  Bernadette  un  long  et  perfide  in- 
terrogatoire ;  il  essaie  par  tous  les  moyens,  même  par  d'odieuses 
menaces,  d'amener  une  contradiction  dans  ses  réponses  ;  il  ne  peut 
y  réussir,  et  stupéfait  d'être  vaincu,  il  s'écrie  :  quelle  obstination 
invincible  dans  ce  mensonge  et  quelle  habileté  à  le  soutenir  !  11 
exige  des  parents  de  l'enfant  qu'il»  lui  interdisent  d'aller  à  la 
grotte  ;  mais  une  force  à  laquelle  elle  ne  peut  résister  l'y  ramène^ 
et  les  parents  témoins  de  ce  prodige,  révoquent  leur  défense. 


ACTION  DE  MARIE  DANS  L\  SOCIÉTÉ.  55 

Bernadette  entend  la  voix  de  la  Dame  (comme  elle  l'appelait) 
lui  révéler  un  secret  pour  elle  seule,  et  lui  donner  l'ordre  de  dire 
aux  prêtres  d'élever  une  chapelle  au  lieu  où  elle  apparaissait. 

Le  Curé  de  Lourdes  dit  à  la  jeune  fille  de  demander  un  signe  de 
la  vérité  de  la  mission  qui  lui  est  donnée.  Elle  le  demande  et  ne 
l'obtient  pas.  Mais  voici  qu'elle  reçoit  àe  l'Apparition  l'injonction- 
d'aller  boire  et  se  laver  à  un  endroit  qu'elle  lui"  indique  du  doigt. 
Elle  s'y  rend  :  aucune  eau  ne  coulait  en  ce  lieu.  Mais  sous  l'in- 
fluence d'une  inspiration,  ou  sur  un  nouveau  signe  de  celle  qui  lui 
parle,  elle  se  met  à  gratter  le  sol  de  ses  mains  et  à  creuser  la  terre. 
La  foule  voit  ce  mouvement  avec  étonnement.  Un  certain  nombre 
se  mettent  à  rire,  voyant  là  une  preuve  du  dérangement  du  cer- 
veau de  la  pauvre  visionnaire.  Tout  à  coup  le  fond  de  la  petite 
cavité  qu'elle  avait  creusé  de  ses  mains  devient  humide  :  ce  n'était 
encore  que  de  la  boue  ;  quoique  avec  répugnance  Bernadette  porte 
à  sa  bouche  cette  eau  bourbeuse  o.  elle  en  lave  sa  figure  pour  ac- 
complir l'ordre  qui  lui  avait  été  donné.  Voici  qu  un  filet  d'eau 
commence  à  couler:  il  devient  de  riiis  en  plus  limpide,  il  s'échappe 
bientôt  en  un  jet  considérable,  et  grossissant  de  jour  en  jour,  il 
devient  une  source  puissante  donnant  chaque  jour  plus  de  cent 
mille  litres,  environ  vingt-cinq  mille  gallons. 

On  le  sent,  cela  devenait  sérieux  pour  la  science  incrédule.  Elle 
avait  dit  d'abord  c'est  un  suintement  du  rocher  qui  aura  eu  lieu 
par  hasard  :  ensuite  c'est  une  flaque  d'eau,  une  simple  mare  qui  va 

être  bientôt  asséchée.  Après elle  ne  dit  plus  rien.  Elle  allait 

subir  un  bien  autre  échec. 

Un  homme  du  nom  de  Bouriette  avait  totalement  perdu  un  œil, 
il  se  frotte  avec  l'eau  de  la  source,  et  il  voit  parfaitement  de  cet 
oeil  fermé 'auparavant  à  toutfe  lumière.  Il  re-ncontre  sur  la  place 
publique  son  médecin  ;  il  lui  dit  qu'il  est  guéri.  Lb  docteur  écrit 
une  phrase  sur  son  calepin,  il  met  sa  main  sur  l'oeil  valide  de 
Bouriette  pour  le  fermer  et  lui  dit  :  je  croirai  à  votre  guérison  si 
vous  lisez  ce  que  je  vous  présente.  Bouriette,  de  son  œil  naguères 
malade,  lit  sans  hésiter  :  ''  Bouriette  a  une  amaurose  incurable  ;  il. 
n'en  sera  jamais  guéri." -Le  Docteur  se  rendit.  Les  libres  pen- 
seurs se  partagèrent  en  trois  opinions  sur  le  fait..  Les  uns  disent  : 
Bouriette  n'a  pas  été  guéri(|  d'autres  :  il  a  toujours  bien  vu  des 
deux  yeux,  et  quelques-uns,  comme  M.  Renan  expliquant  les  mira- 
cles de  l'Evangile  :  il  s'imagine  qu'il  voit. 

Mais  qu'à  du  dire  la  tourbe  mécréante  à  une  suite  de  guérisons 
de  toute  espèce  ordinairement  instantanées,  qui  depuis  le  fait  de 
Bouriette  se  sont  succédées  jusqu'à  aujourd'hui  ?  C'est  par  cen- 
taines que  se  comptent  ces  prodiges. 


56  REVUE  CANADIENNE. 

II. 

Il  y  avait  un  mois  et^demi  que  l'apparition  avait  eu  lieu  pour  la 
première  fois  :  on  était  au  jour  où  l'Eglise  rappelle  l'Annonciation 
de  la  Ste.  Vierge,  et  l'Incarnation  du  Verbe  divin.  Ce  jour  là 
même,  entourée  d'un  certain  nombre  de*"' personnes  qui  avaient 
déjà  été  guéries  par  l'eau  de  la  source  qu  elle  avait  ouverte  de  ses 
mains,  et  au  milieu  d'une  foule  immense.  Bernadette  dit  à  celle 
qui  lui  apparaissait  :  Madame,  veuillez  avoir  la  bonté  de  me  dire 
qui  vous  êtes,  et  quel  est  votre  nom.  Trois  fois  elle  fait  cette  de- 
mande en  vain;  mais  la  quatrième  fois  sa  confiance  persévérante 
fut  récompensée.  Elle  entendit  cette  parole  :  ''  Je  suis  l'Imma- 
culée Conception."  C'est  comme  si  Marie  eut  dit  non  pas  je  suis 
pure,  mais  je  suis  la  pureté  même,  la  virginité  incarnée  et  vivante. 

Le  lieu  où  se  passaient  ces  merveilles  était  devenu  un  sanc- 
tuaire où  les  populations,  môme  de  contrées  jusqu'à  un  certain 
point  éloignées  de  Lourdes,  venaient  prier,  apportant  des  dons  pour 
la  chapelle  que  l'on  devait  construire,  et  ornant  la  grotte  de  fleurs, 
€t  de  divers  objets  pieux. 

Il  ne  fallait  pas  que  le  surnaturel  triomphât  aussi  paisiblement. 
Le  préfet  du  département,  après  avoir  amené  à  ses  vues  le  ministre 
des  cultes,  M.  Rouland,  ordonna  d'enlever  les  ca;-ro/o  et  les  effets 
divers  placés  par  la  piété  des  fidèles  sur  le  lieu  de  l'apparition. 
Le  commissaire  de  police,  chargé  de  l'exécution  de  cet  ordre  était 
celui  qui  avait  interrogé  Bernadette  :  il  ne  put  trouver  dans  toute 
la  ville,  malgré  l'argent  qu'il  offrait,  qu'une  femme  qui  lui  prêtât 
un  chariot  pour  transporter  les  objets  qui  seraient  enlevés,  et  ce 
n'est  aussi  qu'avec  peine  qu'il  se  procura  une  hache  pour  briser 
la  balustrade  mise  devant  la  grotte.  Le  lendemain  la  femme  qui 
avait  fourni  la  voiture  se  brisa  une  côte  dans  une  chute,  et  l'ou- 
vrier qui  avait  prêté  la  hache  eut  les  pieds  écrasés. — La  foule  con- 
templait avec  terreur  et  indignation  la  profanation  qui  s'opérait 
par  le  commissaire  de  police.  Il  y  eut  un  moment  d'explosion 
menaçante,  le  commissaire  tremblait,  craignant  le  courroux  de  ce 
peuple  blessé  en  ce  qu'il  avait  de  plus  cher,  mais  des  voix  s'éle- 
vant  dans  la  foule  s'écrient:  Du  oalmél^point  de  violence,  laissons 
tout  à  la  main  de  Dieu.— C'est  une  chose  admirable  que  ni  dans 
cette  occasion,  ni  dans  aucun  des  rassemblements  fréquents  de 
multitudes  nombreuses  à  la  grotte,  il  n'y  ait  eu  aucune  émeute, 
aucune  voie  de  fait,  aucune  accident  matériel. 

Cependant  les  processions,  les  pèlerinages  continuaient  sur  le 
théâtre  du  prodige.    Les  guérisons  miraculeuses  se  multipliaient. 


ACTION  DE  MARIE  DANS  LA  SOCIÉTÉ.  57 

La  presse  irréligieuse  était  en  fureur.  Le  conseil  municipal  de 
Lourdes  ordonna  de  faire  une  analyse  de  l'eau  de  la  source  dans 
l'intention  devoir  si  elle  avait  quelque  vertu  médecinale  qui  enlè- 
verait aux  guérisons  leur  caractère  surnaturel.  Un  des  premiers 
chimistes  de  la  France,  le  professeur  Filhol,  est  chargé  de  cette 
opération,  et  la  conclusion  de  son  rapport  est  que  cette  eau  ne  ren- 
ferme aucune  substance  capable  de  lui  donner  des  propriétés  thé- 
rapeutiques marquées. 

La  superstition,  comme  on  l'appelait,  était  victorieuse  de  tous  les 
moyens  dont  on  s'était  servi  pour  la  combattre.  Il  ne  restait  plus 
que  la  violence;  on  l'employa.  Il  faut  en  finir  à  tout  prix,  écri- 
vait le  ministre  des  cultes,  et  bientôt  un  arrêté  du  Préfet  défendit, 
sous  de  rigoureuses  amendes,  de  prendre  de  Peau  à  la  source  et 
de  se  rendre  auprès  de  la  grotte,  dont  une  barrière  empêcherait 
l'accès  Alors  on  vit  un  singulier  et  louchant  spectacle.  Des  mal- 
heureux venus  de  loin,  en  proie  à  la  paralysie,  à  la  cécité,  à 
d'autres  tristes  infirmités  que  la  médecine  abandonne,  se  rendaient 
auprès  de  la  barrière,  et  élevaient  leurs  mains  et  leurs  voix  sup- 
pliantes vers  la  grotte  où  Marie  s'était  montrée.  Bientôt  les  foules 
se  pressaient  en  ce  lieu  même  et  en  attestant  leur  foi  en  la  réalité 
de  l'apparition  de  la  Reine  du  Ciel,  elles  protestaient  contre  la 
mesure  vexatoire  du  gouvernement.  Souvent  la  clôture  était 
violée,  et  l'on  trouvait  moyen  de  monter  à  la  grotte,  et  de  puiser 
à  la  source. 

Incapable  de  maîtriser  ce  mouvement  religieux,  le  ministre  de- 
mande à  l'Evêque  de  Tarbes  de  réprouver  ce  qu'il  appelait  les 
scènes  scandaleuses  de  Lourdes*  L'autorité  ecclésiastique,  qui 
n'était  intervenue  en  rien  jusque  là,  refusa  avec  énergie  de  se 
rendre  au  désir  du  ministre  ;  mais  croyant  qu'il  était  temps  pour 
elle  d'agir,  elle  institua  une  commission  canonique,  chargée  d'exa- 
miner tout  ce  qui  s'était  passé  depuis  le  premier  jour  de  l'appa- 
rition ;  et  sur  le  rapport  que  cette  commission  lui  adressa,  confirmé 
par  celui  de  médecins  nombreux  appelés  à  juger  du  caractère  des 
guérisons  qui  avaient  eu  lieu,  l'Evoque  dans  un  mandement  pro- 
clama la  réalité  de  l'apparition  de  la  Ste.  Vierge,  autorisa  le  culte 
de  Notre-Dame  de  Lourdes,  et  l'érection  d'un  sanctuaire  sur  le 
terrain  de  la  grotte  merveilleuse. 

Cependant  l'Empereur  avait  été  mis  au  fait  de  tout  ce  qui  s'était 
passé  à  Lourdes.  Avec  une  sagesse  dont  il  s'écarta  trop  depuis,  il 
vit  qu'il  n'avait  rien  à  gagner  à  froisser  le  sentiment  religieux  des 
populations.  Il  révoqua  l'arrêté  prohibitif  du  Préfet.  Le  commis- 
saire de  police  qui  avait  placé  la  barrière  fut  forcé  de  l'enlever  aux 
regards  d'une  foule  immense,  accourue  pour  être  témoin  de  cette 


58  RKVUE  CANADIENNE. 

réparation.  Bientôt  on  se  mit  en  frais  de  construire  l'Eglise  deman- 
dée par  la  vierge  de  l'apparition  :  la  ville  de  Lourdes  en  concéda 
le  terrain  à  l'Eveché,  et  le  ministre  des  cultes  fut  contraint  d'auto- 
riser cette  transaction.  Le  temple  s'est  élevé,  et  il  est  dans  ces  jours 
le  sanctuaire  le  plus  fréquenté  du  monde. 

Bernadette  a  triomphé  de  tout  :  elle  s'est  éloignée  du  théâtre 
où  une  gloire  immortelle  s'esl  attachée  à  son  nom  ;  elle  s'est  voué 
à  Dieu  dans  une  maison  religieuse  pour  y  donner  ses  soins  aux 
pauvres  et  aux  malades. 

Les  guérisons  produites  par  la  source  qu'elle  a  ouverte  se  sont 
multipliées.  Un  jour,  un  homme,  auteur  de  quelques  opuscules 
religieux,  mais  dont  la  renommée  était  fort  resti einte,  atteiiit  d'une 
maladie  d'yeux  qui  ne  lui  permettait  ni  de  lire,  ni  d'écrire,  est 
prié  par  un  de  ses  amis  prolestants  d'avoir  recours  à  l'eau  merveil- 
leuse. Il  est  guérie  instantanément.  En  reconnaissance,  il  composa 
l'histoire  de  Notre-Dame  de  Lourdes.  Il  n'estaucune  épopée,  aucun 
drame,  aucun  roman  qui  offre  un  si  saisissant  intérêt  que  la  lec- 
ture de  ce  livre  où  se  révèle  d'ailleurs  le  talent  d'un  écrivain  supé- 
rieur. Trente-cinq  éditions  enlevées  en  trois  ans,  en  attachant  une 
grande  gloire  au  nom  de  l'auteur,  M.  Henri  Lasserre,  ont  fait  con- 
naître aux  deux  mondes  les  merveilles  opérées  à  Lourdes. 

De  toutes  parts  on  invoque  la  Vierge  qui  est  apparue  en  ce  lieu  : 
on  demande  de  l'eau  miraculeuse  :  fréquemment  encore  des  gué- 
risons s'accomplissent;  une  foule  de  pèlerins  de  la  France  et  des 
diverses  contrées  de  l'Europe  viennent  jouir  du  bonheur  de  con- 
templer le  théâtre  de  l'une  des  plus  grandes  merveilles  qui  se  soient 
vues  dans  le  monde.  Mais  Notre-Dame  de  Lourdes  vient  de  rece- 
voir l'hommage  le  plus  glorieux  et  le  plus  solennel  dans  un  événe- 
ment qui  a  quelque  chose  de  prodigieux,  et  dont  la  trace  écla- 
tante se  retrouvera  dans  l'histoire. 


II 


On  a  voulu  que  la  France  entière,  par  un  pèlerinage  auquel,  par 
de  nombreuses  députations,  prendraient  part  les  villes  diverses  de 
cette  contrée,  attestât  sa  foi  à  l'apparition  de  la  Sainte  Vierge  et  à 
ses  suites  miraculeuses,  et  en  même  temps  sa  confiance  en  la  Reine 
du  Ciel  et  de  la  terre  qui  avait  donné  un  tel  témoignage  de  sa  bien- 
veillance. Ce  projet  avait  contre  lui  les  frais  et  la  longueur  d'un 
voyage  à  une  ville  située  tout-à-fait  à  une  extrémité  du  pays,  les 
railleries  et  les  dérisions  des  journaux  si  multipliés  de  la  presse 
irréligieuse,  et  la  crainte  d'un  renouvellement  des  insultes  et  des 


ACTION  DE  MARIE  DANS  LA  SOCIÉTÉ.  5& 

violences  qui  avaient  eu  lieu  récemment  à  Grenoble  et  à  Nantes 
contre  ies  pèlerins  revenant  de  la  Salette  ou  de  Lourdes  même.  Ce 
dessein  est  toutefois  adopté  partout  avec  enthousiasme  :  le  pèle- 
rinage est  fixé  au  6  Octobre,  fête  de  Notre-Dame  du  Rosaire. 

Lourdes  n'est  qu'une  fort  petite  ville  ;  mais  avec  une  organisa- 
tion d'une  admirable  habileté,  on  y  fit  des  préparatifs  pour  y  rece- 
voir des  visiteurs  dix  fois  plus  nombreux  que  ses  propres  habitants. 
Tout  fut  disposé  au  lieu  de  l'apparition  pour  satisfaire  la  piété  de- 
l'immense  multitude  que  l'on  attend.  Trente-deux  autels  furent 
dressés  dans  l'Eglise  non  encore  entièrement  achevée,  élevée  à  la 
demande  de  Marie,  et  sur  le  terrain  adjacent,  pour  que  tous  les 
fidèles  pussent  participer  aux  saints  mystères.  Dans  les  jours  qui 
précédèrent  la  grande  solennité,  la  pluie  tombait  par  torrents. 
Voici  cependant  que  dès  la  Veille,  des  chars  venant  de  toutes  les 
directions  amènent  des  milliers  de  pèlerins.  Le  lendemain  cent 
mille  hommes  se  trouvent  réunis  devant  la  grotte  visitée  par  l'au- 
guste Mère  de  Dieu.  Trois  cent  bannières  aux  plus  éclatantes 
couleurs,  aux  plus  riches  décorations  brillent  de  toutes  parts.  C'est 
un  spectacle  grandiose,  magique,  dont  la  beauté  se  joint  à  celle  de 
ce  lieu  d'une  situation  pittoresque  admirable. 

La  cérémonie  s'est  accomplie  avec  l'ordre  le  plus  parfait.  Le 
plus  religieux  silence  s'est  maintenu  pendant  les  offices  sacrés  et 
pendant  les  sermons  qui  ont  été  entendus.  L'un  des  prédicateurs 
en  cette  fête  solennelle  a  été  le  R.  P.  Chocarne,  Provincial  de 
l'Ordre  des  Dominicains  qui  a  visité  deux  fois  St.  Hyacinthe  dans 
ces  dernières  années,  et  dont  la  parole  s'est  fait  entendre  dans  quel- 
ques chapelles  de  notre  ville.  Les  fêtes  de  Lourdes  ont  duré  trois 
jours.  On  n'y  a  signalé  aucun  désordre,  aucun  accident. 

On  le  sent,  Marie  devait  donner  un  complément  à  cette  fête  dans 
quelque  merveille  de  sa  puissante  bienfaisance.  Des  guérisons 
miraculeuses  ont  eu  lieu  ;  entre  autres  celle  d'une  jeune  fille  qui 
était  sourde-muette  de  naissance.  En  se  lavant  à  la  fontaine,  elle 
jeta  un  grand  cri  en  entendant  les  cloches  et  les  voix  de  la  multi- 
tude, et  elle  commença  à  bégayer  des  paroles  qui  sont  devenues 
de  plus  en  plus  distinctes.  Des  milliers  de  personnes  Font  vue  et 
entendue  ;  et  afin  que  rien  ne  manquât  à  la  constatation  du  mira- 
cle, la  Providence  avait  permis  qèe,  quelque  temps  auparavant, 
un  médecin  expérimenté,  maire  d'une  ville  importante,  représen- 
tant un  département  à  l'Assemblée  nationale,  et  animé  d'un  esprit 
hostile  à  l'Eglise,  ail  donné  à  cette  personne,  dans  le  but  de  la  faire 
entrer  dans  une  institution  de  sourdes-muettes,  un  certificat  attes- 
tant que  sa  surdité  était  tout-à-fait  incurable. 

Les  pèlerins  sont  retournés  dans  leurs  villes  avec  l'expressioa 


60  REVUE  CANADIENNE. 

d'une  entière  satisfaction  ;  les  journaux  ont  redit  tous  les  détails 
de  cette  fùte  si  grandiose,  dans  des  récits  qui  ont  excité  le  plus  vif 
intérêt  chez  les  catholiques  des  deux  mondes. 

Quelle  étonnante  histoire  que  celle  dont  les  faits  se  déroulent, 
depuis  le  cri  d'admiration  de  Bernadette  tombant  à  genoux  devant 
la  Vierge  qui  apparaissait  pour  la  première  fois,  jusqu'à  cet  hom- 
mage si  extraordinaire  de  cent  mille  pèlerins,  accourus  de  toutes 
parts,  répétant  ce  cri  à  la  présence  de  la  Reine  du  Ciel,  rendue 
sensible  pour  eux  par  toutes  les  merveilles  qu'elle  a  opérées  ! 

Maintenant  dans  quel  but  a  été  fait  ce  pèlerinage  à  Notre-Dame 
de  Lourdes  ? 

Il  y  a  deux  ans,  à  pareil  jour,  en  ce  lieu  même,  dans  une  sem- 
blable réunion,  j'exposais  les  malheurs  et  les  humiliations  de  la 
France  subissant  alors  l'invasion  prussienne  ;  et  exprimant  les 
motifs  de  l'expérance  que  nous  pouvions  entretenir  de  revoir  cette 
nation  qui  nous  est  si  chère,  reprendre  sa  gloire  et  sa  puissance, 
je  disais  :  "  Que  n'a-t-on  pas  à  attendre  de  celle  qui  est  bénie  entre 
toutes  les  femmes,  et  qui  a  montré  à  la  France  une  prédiction  spé- 
ciale, en  faisant  de  ce  pays,  dans  ces  derniers  temps,  le  théâtre  d'é- 
tonnantes merveilles  dans  l'ordre  physique  et  moral,  à  Notre-Dame 
des  Victoires,  à  la  Salette,  et  plus  prodigieusement  encore  près  de 
la  ville  de  Lourdes."  C'est  ce  sentiment  qu'a  exprimé  la  démons- 
tration si  solennelle  qui  vient  d'avoir  lieu.  Les  glorieux  homma- 
ges qui  ont  été  rendus  à  Marie,  les  supplications  ardentes  qui  se 
sont  élevées  vers  elle  dans  le  sanctuaire  dont  elle  a  demandé  l'é- 
rection, ont  eu  pour  but  d'obtenir  son  intervention  puissante  en 
faveur  de  la  réhabilitation  de  la  France  dans  sa  foi  religieuse,  dans 
sa  tranquilité  publique,  dans  sa  gloire  nationale. 

Sur  quoi  une  espérance  de  cette  nature  pourrait-elle  s'appuyer  ? 
Sur  des  faits  solennels  où  l'action  de  Marie  a  éclaté,  et  sur  un  en- 
semble de  considérations  religieuses  et  sociales.  La  discussion  qu'un 
tel  sujet  appelle  n'est-elle  pas  digne  d'un  vif  intérêt  ? 


IV 


L'histoire  montre-t-elle  un^  intervention  de  la  Vierge  Sainte 
dans  les  destinées  des  nations,  et  quelle  serait  l'explication  de  ce 
phénomène  céleste  et  terrestre  tout  à  la  fois  ?  C'est  la  réponse  à  ces 
questions  que  je  vais  maintenant  soumettre  à  votre  attention  bien- 
veillante. 

Des  événements  publics  nombreux  attestent  une  protection 
éclatante  de  Marie  à  l'égard  de  villes  préservées  de  fléaux,  d'ar- 


ACTION  DE  MARIE  DANS  LA  SOCIÉTÉ  6t 

mées  rendues  victorieuses,  de  peuples  dont  la  nationalité  a  été 
sauvée. 

Rappelons  quelques-uns  de  ces  faits. 

La  P'rance  est  riche  en  sanctuaires  élevées  en  l'honneur  de  la 
Sainte-Vierge.  Nul  jusqu'à  ces  jours  n'avait  égalé  la  gloire  de 
celui  de  Notre-Dame  de  Fourvières.  Le  site  où  il  se  trouve  est 
d'une  magnificence  admirable.  Il  est  placé  sur  une  colline,  d'où 
l'on  voit  la  ville  de  Lyon  se  déroulant  à  ses  pieds,  deux  superbes 
rivières,  la  Saône  et  le  Rhône,  traversant  la  cité  et  venant  joindre 
leurs  eaux  à  l'une  de  ses  extrémités,  une  vaste  plaine  remplie  de 
richesses  et  de  beautés  de  tout  genre,  et  la  chaîne  si  pittoresque 
des  Alpes  au  milieu  desquelles  s'élève  le  Mont-Blanc  dans  sa  majesté 
grandiose.  A  côté  de  la  chapelle  de  Marie,  sont  les  lieux  si  célè- 
bres par  le  martyre  de  St.  Polhin,  de  St.  Irénée  et  de  Ste.  Blandine 
et  celui  de  18  mille  chrétiens,  égorgés  en  un  seul  jour,  dont  le 
sang,  dans  une  trace  que  l'on  montre  encore  a  coulé  le  long  des 
flancs  de  la  colline  jusqu'à  la  Saône.  Ces  grands  édifices  qui  cou- 
vraient le  Lugdunum  antique,  bâti  sur  ce  lieu  même,  ouvrages 
des  mains  triomphales  des  légions  romaines,  ont  à  peine  dure- 
quelques  siècles.  Et  l'humble  sanctuaire  élevé  sur  leurs  ruines 
dans  la  première  partie  du  moyen-âge  devait  braver  le  temps  et  les 
révolutions. 

Au  XII  siècle  on  rebâtissait  la  chapelle  de  Marie.  Thomas  de 
Cantorbéry  était  sur  la  place  regardant  les  travaux.  Quel  sera, 
demanda-t-il,  le  patron  de  ce  nouveau  sanctuaire  ?  Vous-même 
peut-être,  lui  fut-il  répondu.  T^eu  de  temps  après  Thomas  donnait 
son  sang  pour  la  défense  de  l'Eglise,  et  un  des  autels  de  Fourvières 
était  dédié  à  son  nom  devenu  celui  d'un  martyr. 

Des  prodiges  de  toute  espèce  se  sont  succédés  sans  interruption 
en  ce  temple  de  Marie  :  aussi  Lyon  aux  jours  du  danger  lève  les 
yeux  vers  lui  avec  une  confiance  qui  n'est  pas  trompée. 

En  1832,  le  choléra  sévissait  dans  toute  la  France  ;  chaque  ville 
tour  à  tour  le  voyait  décimer  ses  populations.  Lyon  avait  tout  à 
craindre  ;  c'est  une  ville  manufacturière  qui  comptait  alors  environ 
200  mille  habitants,  dont  une  partie  était  concentrée  dans  des 
quartiers  aux  rues  étroites,  bordées  de  hautes  maisons.  Mais  à 
l'approche  du  fléau,  les  âpres  sentiers  qui  conduisent  à  la  colline 
sainte  étaient  sans  cesse  remplis  de  fidèles  allant  implorer  de  Marie 
la  préservation  de  ses  terribles  atteintes.  Il  s'arrêta  aux  portes  de 
la  ville,  multipliant  ses  ravages  à  l'entour,  il  rencontra  une  bar- 
rière infranchissable  qui  ne  lui  permit  pas  d'entrer  dans  la  cité 
protégée  par  l'auguste  Vierge.  Dans  ses  envahissements  subsé- 
quents du  territoire  de  la  France,  il  trouva  le  môme  obstacle  à  sa 


62  REVUE  CANADIENNE. 

puissance  ailleurs  si  déplorableraent  meurtrière.  Une  inscription 
monumentale  qui  se  lit  à  Notre-Dame  de  F'ourvières  atteste  ce  fait 
éclatant  de  l'inrervention  de  Marie,  et  de  la  reconnaissance  des 
Lyonnais. 

J'ai  visité  ce  sanctuaire  béni;  c'était  au  jour  de  l'Ascension. 
Dans  tout  le  cours  de  la  journée  l'Eglise  fut  remplie  de  fidèles 
montant  de  la  ville  pour  faire  entendre  à  Marie  des  accents  d'ac- 
tion  de  grâces  ou  de  supplications.  Le  magnifique  site  de  Four- 
vières;  ce  concours  d'une  foule  pleine  de  foi  et  de  ferveur;  ces 
ex  voto  qui  attestaient  sur  les  murs  de  la  chapelle  la  bienveillance 
de  la  Reine  du  Ciel  envers  les  hommes;  les  souvenirs  des  mer- 
veilles opérées  depuis  si  longtemps  sur  cette  colline,  arrosée  du 
sang  des  martyrs,  et  tout  imprégnée  des  grâces  célestes  ;  un  magni- 
fique sermon  que  j'entendis  en  cette  fête  montrant  un  signe  infail- 
lible de  prédestination  dans  la  dévotion  envers  la  mère  de  Jésus  ; 
toute  la  suavité  du  culte  de  Marie  si  plein  de  charmes  pour  l'esprit, 
l'imagination  et  le  cœur  vivement  sentie,  au  milieu  de  l'illumina- 
tion et  des  gracieuses  décorations  des  autels,  des  cantiques  pleins 
d'allégresse  et  d'amour  redisant  la  grandeur  et  la  bonté  de  la 
Vierge  sainte  ;  les  impressions  produites  par  cette  solennité  si  belle 
rappelant  le  Sauveur  des  hommes  quittant  la  terre  pour  s'élever 
au  ciel  ;  tout  cela  m'a  fait  sentir  en  ce  jour,  en  ce  lieu,  un  bonheur, 
une  pieuse  exaltation  qui  me  tenait  moi-même  plus  rapproché  du 
Ciel  que  de  la  terre. 


Nous  venons  de  considérer  Marie  préservant  une  grande  cité 
d'un  fléau  épouvantable  qui  répandait  la  mort  partout  ailleurs; 
regardons-là  maintenant  donnant  la  victoire  aux  armées  chrétiennes 
qui  implorent  son  secours. 

Sans  remonter  aux  âges  précédents,  voyons  quels  triomphes  écla- 
tants lui  a  dus  la  chrétienté  depuis  le  I3e  Siècle. 

L'an  1212,  Alphonse  IX,  Roi  de  Gastille,  avec  les  Rois  de  Na' 
varre  et  d'Aragon  était  sur  les  plaines  de  Las  Navas  de  Tolosa.  11 
s'agissait  de  combattre  une  des  plus  formidables  armées  que  les 
Sarrasins  eussent  préparée  contre  les  chrétiens,  et  qui  menaçait 
d'envahir  encore  une  fois  l'Espagne  toute  entière.  Elle  comptait 
d'après  les  histoires  du  temps,  plus  de  200,000  soldats.  L'armée, 
chrétienne  était  moins  nombreuse  de  moitié.  Jia  bataille  s'engage. 
Après  un  premier  succès,  les  escadrons  castillans  sont  enfoncés,  ils 
«e  replient  sur  eux-môraes.    I^  Roi  dit  à  l'Archevêque  de  Tolède, 


ACTION  DE  MARIE  DANS  LA  SOCIÉTÉ.  63 

Rodrigue  Ximenès,  qui  l'accompagnait  ;  Mourons  ici  vous  et  moi. 
L'Archevêque  lui  répond  :  Confions-nous  au  secours  du  Seigneur. 
Voici  qu'en  ce  moment,  un  chevalier  déploie  et  lève  une  bannière 
de  la  Sainte  Vierge,  apportée  par  un  chanoine  d'un  sanctuaire  de 
Marie  vénéré  par  les  fidèles.  Les  Sarrasins  voyant  cet  étendard, 
font  pleuvoir  sur  lui  une  grêle  de  flèches  et  de  pierres  ;  le  courage 
des  chrétiens  se  ranime  pour  le  défendre.  Ils  s'élancent  sur  les 
bataillons  ennemis,  et  se  fraient  un»passage  au  milieu  d'eux.  Alors 
l'émir  qui  les  commandait  Mahomet  Ben  Nasser  prend  la  fuite  ; 
toute  son  armée  est  bientôt  en  pleine  déroute,  laissant  le  champ  de 
bataille  couvert  des  cadavres  de  plus  de  cent  mille  infidèles  ;  après 
que  l'étendard  de  la  Sainte  Vierge  eut  été  levé,  les  chrétiens  ne  per- 
dirent que  25  hommes.  Le  butin  pris  sur  les  ennemis  fut  immense  ; 
il  fallut  plus  de  2000  betes  de  somme  pour  emporter  les  carquois 
remplis  de  flèches  que  les  ennemis  avaient  jetés  dans  leur  fuite. 
Ces  faits  sont  consignés  dans  le  récit  que  l'Archevêque  Ximenès 
nous  a  laissé  de  la  bataille. 

L'empire  du  Croissant  fut  brisé  en  Espagne  à  dater  de  cette  jour- 
née. Depuis  les  Musulmans  reculèrent  de  province  en  province 
devant  les  chrétiens  jusqu'à  leur  entière  expulsion  de  cette 
contrée. 

L'année  suivante,  le  13  septembre  1213.  une  victoire  moins  im- 
portante dans  ses  résultats,  mais  plus  merveilleuse  encore  dans  ses 
circonstances,  attestait  que  ce  n'est  pas  en  vain  que  l'Eglise  appli- 
que à  Marie  la  parole  du  cantique  : ^Terribilis  es  ut  castrorum  acies 
erdinata  :  Vous  êtes  terrible  comme  une  armée  rangée  en  bataille. 
— La  secte  abominable  des  Albigeois  infectait  la  France  méridio- 
nale de  ses  funestes  erreurs,  et  la  désolait  par  des  violences  san- 
glantes. Elle  était  soutenue  par  deux  princes  puissants,  Raymond, 
Comte  de  Toulouse,  et  Pierre,  roi  d'Aragon.  11  avait  fallu  opposer 
la  force  à  la  force  Une  croisade  avait  été  prôchée  contre  les  Albi- 
geois. Simon  de  Montfort  en  était  le  chef.  Mais  en  même  temps 
que  les  armes  à  la  main,  il  combattait  les  hérétiques,  St.  Domini- 
que instituait  la  dévotion  du  Rosaire,  devenue  depuis  si  populaire 
chez  les  fidèles,  pour  implorer  les  secours  de  celle  qui,  suivant 
1  expression  de  l'Eglise,  met  fin  à  toutes  les  hérésies  :  cunctas  here- 
ses  sola  interemisti  in  universo  mundo.  L'armée  des  Albigeois  forte 
de  plus  de  40,000  hommes  vient  assiéger  la  petite  ville  de  Muret. 
Simon  de  Montfort  qui  était  à  quelque  distance  accourt  à  la  défense 
de  cette  place.  Il  y  entre  avec  800  cavaliers  et  un  bien  petit  nom- 
bre de  fantassins.  Lui  et  ses  chevaliers  se  confessent  et  commu- 
nient.  Il  part  pour  le  combat.  On  veut  l'effrayer  par  la  vue  de  la 
multitude  de  ses  ennemis,  quarante  fois  plus  nombreux  que  ses  sol- 


64  RhiVUE  CANADIENNE. 

dats.  Avec  l'aide  du  Ciel,  dit-il,  nouR  les  vaincrons.  11  donne  le 
signal  de  la  bataille.  La  mêlée  devieat  terrible  ;  mais  bientôt  le 
roi  d'Aragon  est  tué  ;  cette  perte  de  l'un  de  ses  chefs  décourage 
l'armée  hérétique  :  elle  prend  la  fuite  laissant  sur  le  champ  de  ba. 
taille  ou  dans  les  eaux  de  la  Garonne  qu'un  grand  nombre  de  ses 
soldats  voulaient  traverser,  environ  20,000.  hommes.  Veut-on  savoir 
la  cause  de  cette  victoire  humainement  inexplicable  ?  St.  Domini- 
que, pendant  que  le  combat  seJivrait,  priait  avec  les  Evoques  dans 
une  Eglise  de  Muret,  faisant  monter  vers  Marie  l'hommage  du  Ro- 
saire qu'il  venait  d'instituer. 


VI 


Deux  siècles  plus  tard  la  France  était  l'objet  d'une  admirable  in 
tervention  du  ciel  en  sa  faveur.  Elle  subissait  une  humiliation  qui 
n'a  eu  d'égale  que  la  honte  dont  l'invasion  prussienne  couvre 
aujourd'hui  son  front.  A  la  suite  de  la  désastreuse  bataille  d'A- 
zincourt,  les  Anglais  avaient  envahi  la  France  ;  puis,  un  traité 
fait  avec  un  roi  insensé  et  une  reine  infâme,  mère  dénaturée,  avait 
cédé  le  trône  de  France  au  Roi  d'Angleterre.  L'héritier  légitime 
de  la  couronne  des  lys  n'avait  pour  lui  qu'une  petite  province  :  la 
domination  anglaise  s'étendait  sur  le  reste  de  ses  états  Mais  il  y 
avait  alors  dans  la  Lorraine  une  jeune  bergère  pleine  d'innocence 
et  de  piété.  Quand  elle  n'était  pas  à  la  garde  de  ses  troupeaux,  on 
la  trouvait  dans  un  ermitage  dédié  à  Marie  sous  le  nom  de  Notre- 
Dame  de  Beaumont.  Là,  elle  recevait  des  faveurs  signalées  de  la 
Vierge,  Mère  de  Dieu.  Elle  la  priait  pour  le  salut  de  sa  patrie. 
Bientôt  elle  croit  entendre  un  ordre  qui  lui  est  intimé  par  l'Ar- 
change St.  Michel  par  lequel  elle  est  appelée  à  délivrer  Orléans, 
place  alors  assiégée  par  les  Anglais,  et  à  faire  sacrer  le  Roi  à 
Rheims,  ville  qu'occupaient  se'S  ennemis.  Elle  va  hardiment  trouver 
le  prince  pour  lui  annoncer  sa  mission  ;  elle  est  traitée  d'abord  de 
folle  et  de  visionnaire  ;  mais  sa  candeur,  l'assurance  de  ses  paroles^ 
quelque  chose  d'inspiré  qui  parait  en  elle,  font  accepter  ses  services. 
A  la  tête  de  l'armée  royale,  elle  trouve  moyen  d'entrer  dans 
Orléans,  et  elle  force  les  Anglais  d'en  lever  le  siège.  Elle  les  défait 
en  plusieurs  combats;  elle  les  contraint  de  laisser  passer  le  Roi 
jusqu'à  Rheims,  011  il  reçoit  la  consécration^royale.  Sa  mission  était 
terminée  ;  elle  voulait  retourner  humblement  à  ses  brebis  ;  on  la 
force  de  combattre  encore  :  elle  est  faite  prisonnière.  Elle  subit 
un  interrogatoire,  où  elle  fait  paraître  une  sagesse  admirable  ;  et 
livrée  aux  flammes,  elle  souifre  ce  supplice  avec  une  force  et  une. 


ACTION  DK  MARIE  DANS  LA  SOCIÉTÉ.  65 

résignation  qui  lui  iont  recevoir  depuis  quatre  à  cinq  siècles 
l'hommage  de  la  vénération  que  l'on  rend  aux  martyrs.  Mais  le 
ciel  continue  son  œuvre.  Les  Anglais  sont  repoussés  partont,  et 
la  Frauce  soumise  toute  entière  à  son  souverain  légitime,  sert 
glorieuse  et  triomphante  de  l'état  d'humiliation  où  elle  avait  été 
réduite. 

La  pureté  virginale  de  la  jeune  fille,  les  vertus  admirables  qu'elle 
a  fait  paraître  en  toute  circonstance,  le  succès  qui  a  réalisé  d'une 
manière  si  précise  la  mission  qu'elle  s'était  donnée,  ce  martyre  qui 
termine  sa  vie,  et  ajoute  une  auréole  de  plus  à  la  gloire  de  son 
nom,  la  délivrance  de  sa  patrie  du  joug  étranger  opérée  d'une  ma- 
nière si  inattendue  et  si  extraordinaire,  tout  cela  démontre  avec 
évidence,  que  Jeanne  d'Arc  n'était  que  l'envoyé  et  l'instrument 
de  celle  dont  la  France  aux  jours  de  sa  foi  s'honorait  d'être  le 
royaume.  Regrium  Galliœ^  regnum  Mariœ. 


Vil 


Voyez  maintenant  une  intervention  de  Marie  en  faveur  de  la 
chrétienté  toute  eiitièi'e.  Dans  la  dernière  partie  du  16e  siècle, 
la  puissance  ottomane  jetait  la  terreur  chez  les  nations  catholiques  ; 
ses  flottes  portaient  le  ravage  eu  divers  lieux.  Les  plus  affreux 
tourments  étaient  réservés  aux  habitants  des  villes  qui  tombaient 
entre  les  mains  des  Turcs.  En  1570,  ils  s'emparent  de  Nicosie,  capi- 
tale de  l'Ile  de  Chypre;  ils  massacrent  -20  mille  habitants;  iU 
emmènent  2-ifnille  esclaves  pour  en  faire  l'objet  des  plus  ignomi- 
nieux outrages.  Mille  personnes  du  sexe  étaient  sur  trois  vaisseaux 
faisant  voile  pour  Gonstantinople.  L'une  d'elles,  frémissant  à  la 
pensée  de  la  brutalité  qui  l'attend,  trouve  moyen  de  mettre  le  feu 
au  magasin  de  poudres  ;  le  vaisseau  principal  où  il  était  saute  en 
l'air,  et  met  le  feu  aux  deux  autres. 

Voilà  quels  étaient  les  ennemis  dont  la  chrétienté  avait  à  redou- 
ter les  attaques.  Pie  V  occupait  le  trône  pontifical  ;  il  fait  un 
appel  au  nations  catholiques  contre  la  puissance  envahissante  du 
Croissant.  Nulle  d'elles  ne  répond  à  sa  voix,  si  ce  n'est  l'Espagne 
et  Venise,  qui  forment  avec  le  Pape  une  croisade  pour  le  salut 
commun  de  l'Europe  chrétienne.  Une  flotte  est  appareillée  pour 
combattre  l'armée  navale  des  Turcs.  Don  Juan  d'Autriche  est  mis 
à  sa  tête.  Le  Pontife  lui  prescrit  d'invoquer  la  Sainte  Vierge  au 
commencement  du  combat  et  lui  promet  la  victoire.  Le  7  Octobre 
1571,  les  deux  flottes  se  rencontrent.  Depuis  la  bataille  d'Actium 
livrée  à  peu  près  dans  les  mêmes  parages,  la  Méditerranée  n'avait 
25  janvier  1873.  5  > 


66  REVUE  CANADIENNE. 

pas  vu  une  telle  réunion  de  vaisseaux.  La  flotte  musulmane  était 
composée  d'environ  300  voiles  ;  celle  des  chrétiens  en  comptait  209 
Le  combat  s'engagea  :  il  ne  dura  qu'une  heure.  L'amiral  turc  ayant 
été  tué,  la  défaite  de  sa  flotte  devint  générale;  il  n'échappa  au  désas- 
tre que  40  galères  :  30  mille  Ottomans  périrent  ;  les  chrétiens  firent 
3,400  prisonniers  et  délivrèrent  des  fers  15  mille  de  leurs  frères  ;  ils 
s'emparèrent  de  340  canons  et  d'un  immense  et  riche  butin.  La 
puissance  navale  des  Turcs  fut  ruinée  ce  jour-là  ;  elle  ne  s'est  jamais 
relevée  de  ce  coup. 

En  rapprochant  certaines  circonstances  on  pourra  connaître 
quelle  a  été  la  cause  de  cette  victoire  si  importante  pour  les  intérêts 
de  la  chrétienté.  A  l'heure  môme  où  se  livrait  cette  bataille  mémo- 
rable, se  faisait  dans  Rome  des  processions  oiî  les  fidèles  invo- 
quaient Marie  en  récitant  le  Rosaire.  Le  Souverain  Pontife  avait 
pris  sa  part  à  ces  supplications  adressées  à  l'Auguste  Vierge.  Il  était 
au  Vatican  :  on  vient  pour  lui  parler  d'une  affaire.  Il  se  lève  brus- 
quement, se  dirige  vers  sa  fenêtre,  l'ouvre...  il  semble  pendant  quel- 
ques minutes  en  contemplation.  Tout  à  coup,  il  s'écrie  :  allons  ren- 
dre grâce  à  Dieu  :  la  victoire  est  à  nous.  C'était  le  moment  où  se 
complétait  le  succès  de  la  flotte  chrétienne.  En  reconnaissance  de  ce 
triomphe,  Pie  V  a  voulu  que  l'on  célébrât  la  fête  du  Saint  Rosaire 
le  premier  dimanche  d'Octobre,  et  il  fit  ajouter  aux  Litanies  de  la 
Sainte  Vierge  :  Auxilium  christianorum,  or  a  pro  nobis. 

Admirons  un  autre  trait  de  la  protection  de  Marie  en  faveur  des 
armées  qui  l'invoquent.  En  1683,  les  Turcs  vinrent  ave*"  une  armée 
de  200  mille  hommes  mettre  le  siège  devant  Vienne,  la  capitale  de 
l'Empire  Germanique.  L'^épouvan te  fut  générale  ;  les  populations 
abandonnaient  tout  et  fuyaient  dô  toutes  parts.  Bientôt  sons  le 
feu  continuel  des  assiégeants  la  ville  était  sur  le  point  d'être  réduite 
en  cendres,  lorsque  se  présenta  un  secours  inattendu.  C'était  Jean 
Sobieski,  roi  de  Pologne,  qui  accourait  à  la  défense  de  la  place,  à 
la  tête  d'une  armée  peu  nombreuse,  il  est  vrai,  mais  pleine  de  con- 
fiance dans  l'assistance  céleste.  Le  21  Septembre,  ce  prince  entend 
la  messe  les  bras  en  croix,  il  communie,  et  il  met  son  armée  sous 
la  protection  du  nom  de  Marie.  Il  avait  pour  aide  le  Duc  de  Lor- 
raine, générale  de  l'armée  impériale;  mais  ce  fut  lui  qui  eut  le 
commandement  en  chef  et  qui  détermina  la  victoire.  Elle  peut 
être  regardée  comme  miraculeuse,  à  raison  de  la  grande  infériorité 
du  nombre  des  vainqueurs,  et  de  la  terreur  qui,  s'emparant  des 
troupes  ottomanes  leur  fît  prendre  une  fuite  honteuse.  Ils  laissè- 
rent 10  mille  morts,  près  de  300  pièces  d'artillerie  et  le  grand  éten- 
dard de  Mahomet  que  Sobieski  envoya  au  chef  de  l'Eglise.  C'est 
pour  perpétuer  la  mémoire  de  cette  délivrance  de  la  capitale  de 


ACTION  DE  MARIE  DANS  LA  SOCIÉTÉ.  67 

l'Allemagne,  que  le  Pape  Innocent  XI  a  ordonné  de  célébrer  la 
la  fête  du  Saint  Nom  de  Marie,  le  Dimanche  de  l'Octave  de  la  Nati- 
vité de  la  Sainte  Vierge,  époque  où  a  eu  lieu  ce  triomphe  éclatant 
^es  armées  chrétiennes. 


VIII 


Il  est  une  autre  fête  que  nous  célébrons  en  l'honneur  de  Marie 
sous  le  titre  de  Notre-Dame  de  Bon-Secours.  Elle  rappelle  Faction 
de  la  Reine  du  ciel  dans  l'un  des  plus  grands  événements  de  ce 
siècle.— En  1809,  Napoléon,  alors  au  faîte  de  sa  puissance,  avait 
fait  enlever  violemment  de  Rome  le  Chef  de  l'Eglise,  et  s'était  em- 
paré des  Etats  Pontificaux.  Pie  VII  fut  détenu  pendant  trois  ans 
à  Savone,  petite  ville  de  l'Etat  de  Gènes  sur  la  Méditerranée.  Au 
mois  de  Juin  1812,  il  reçut  Tordre  de  partir  pour  la  France  ;  l'Em- 
pereur voulait  l'avoir  auprès  de  lui,  espérant  le  dominer  plus  faci- 
lement. Mais  le  Pape  avant  de  quitter  Savone  s'était  prosterné 
devant  une  image  de  Marie,  honorée  dans  une  église  de  cette  ville; 
il  avait  demandé  avec  instance  sa  délivrance  du  joug  de  l'oppres- 
seur, et  promis  une  couronne  d'or  pour  la  tête  de  la  Madone,  en 
reconnaissance  du  succès  de  sa  supplication.  C'est  au  moment  où 
le  Souverain  Pontife  rentrait  en  France,  que  commençait  cette 
guerre  de  Russie  qui  devait  préparer  la  chute  de  Napoléon,  et  le 
retour  à  Rome  du  successeur  de  St.  Pierre.  Le  Pape  avait  excom- 
munié l'Empereur;  celui-ci  avait  dit  \  croit-il  que  ses  excommuni- 
cations feront  tomber  les  armes  des  mains  de  mes  soldats? — Eh 
bien,  les  frimats  de  la  Russie  firent  à  la  lettre  tomber  les  armes 
des  mains  glacées  des  troupes  françaises.  L'hiver  servit  d'instru- 
ment à  l'exécution  de  la  sentence  portée  par  le  Vicaire  de  celui 
d  nt  le  Psalmiste  a  dit:  Nix,  glacies^  et  spiritus  proce-llarum  faciun- 
verbum  ejus.  La  neige,  la  glace,  et  l'esprit  des  tempêtes  accomplie 
ront  sa  parole.  (Ps.  147.)  Napoléon  fut  forcé  de  renvoyer  Pie  VII 
dans  ses  Etats.  Celui-ci  eut  à  les  quitter  de  nouveau  l'année  sui- 
vante, au  retour  de  l'Ile  d'Elbe,  qui  fut  suivi  de  l'invasion  d'une 
partie  de  l'Italie  par  Joachim  Murât.  Pie  VII  avait  dit  en  renvoyant 
Napoléon  monter  sur  la  scène  :  cela  ne  durepft  que  trois  mois.  On 
le  sait,  le  nouveau  règne  de  l'Empereur  ne  fut  que  de  100  jours 
Avant  que  ce  temps  fut  écoulé.  Murât  défait  avait  été  contraint  de 
quitter  l'Italie,  et  le  Pape  était  revenu  à  Rome,  après  être  allé  à 
Savone,  déposer  sur  la  tête  de  l'image  de  Marie,  la  couronne  qu'il 
lui  avait  promise. 
Sans  doute  dans  le  fait  que  je  viens  de  raconter  rintervention- 


68  REVUE  CANADIENNE. 

de  Marie  n'est  pas  sensiblement  évidente.  Mais  quand  on  rap- 
proche les  circonstances,  qu'on  réfléchit  sur  la  chute  si  inattendue 
et  si  rapide  du  dominateur  de  l'Europe,  au  peu  de  durée  de  sa 
seconde  usurpation  du  pouvoir,  accomplie  pourtant  avec  une  si 
grande  facilité,  on  peut  y  voir  une  action  toute  spéciale  de  celui 
qui  donne  et  ôte  les  empires  à  sa  volonté  ;  et  l'esprit  chrétien 
adopte  sans  répugnance  l'idée  que  le  Seigneur  avait  renversé  le 
puissant  Empereur,  persécuteur  de  son  Eglise,  à  une  demande  de 
Marie,  dont  l'intervention  avait  été  sollicitée  par  une  prière  du 
Vicaire  du  Christ.  Daniel,  dans  une  de  ses  étonnantes  visions, 
vit  une  petite  pierre,  détachée  d'une  montagne,  renverser  la  statue 
colossale,  figure  du  plus  fort  et  du  plus  étendu  des  empires.  C'était 
peu  de  chose,  ce  semble,  que  cette  couronne  d'or  promise  à  la 
Vierge  de  Savone  ;  mais  pour  qu'elle  fut  posée,  il  fallait  que  la 
couronne  tombât  de  la  tête  de  Napoléon.  Le  chef  de  l'Eglise  n'a 
pas  hésité  à  voir  daus  ces  deux  événements  la  relation  d'une  cause 
avec  son  effet;  il  a  institué  la  fête  de  Notre-Dame  de  Bon-Secours, 
pour  perpétuer  dans  tous  les  siècles  le  souvenir  de  la  délivrance 
de  l'Eglise,  par  l'intervention  de  Marie,  du  plus  puissant  ennemi 
qu'ait  eu  l'autorité  pontificale. 

Encore  un  trait  emprunté  à  l'histoire  contemporaine.  La  flotte 
française  qui  portait  l'armée  de  l'expédition  de  Crimée  fut  mise 
solennellement  sous  la  protection  de  la  Sainte  Vierge.  Un  magni- 
fique tableau  de  Marie,  par  l'ordre  exprès  de  l'Empereur  fut  placé 
sur  le  vaisseau  amiral.  Les  journaux  du  temps  ont  raconté  nombre 
de  traits  de  la  protection  sensible  de  la  Reine  du  Ciel  envers  des 
officiers  et  des  soldats  qui  lui  rendaient  hommage.  Le  Maréchal 
Canrobert  fut  frappé  d'un  éclat  d'obus  qui  s'arrêta  sur  la  plaque 
d'une  médaille  bénie  ;  lui-même  a  raconté  ce  fait  dans  une  lettre 
adressée  à  l'Impératrice.  Mais  veut-on  savoir  quelle  part  a  eue 
Marie  au  succès  de  cette  expédition  si  glorieuse  pour  Ja  France  ? 
Entendons  le  général  en  chef  de  l'armée  française,  le  vainqueur 
des  Russes,  le  maréchal  Pélissier.  Il  a  écrit  :  *'  C'est  le  lendemain 
de  l'Assomption  que  j'ai  battu  les  Turcs  à  Tratkir,  et  le  jour  de  la 
Nativité  de  Notre-Dame  que  j'ai  pris  MalakoCf.  Ainsi  ce  sont  les 
bonnes  prières  de  la  Sainte  Vierge  et  la  foi  que  nous  y  avons  qui, 
plus  que  le  vulgaire  ne  pense,  nous  ont  été  d'un  si  grand  secours 
dans  ces  deux  glorieuses  journées." 


ACTION  DE  iMaRIE  DANS  LA  SOCIÉTÉ.  69 

IX 

Les  annales  de  notre  propre  pays  ne  nous  fournissent-elles  pas 
un  trait  éclatant  de  la  protection  de  Marie,  attesté  par  un  monu- 
ment public  ?  Le  16  Octobre  1690,  trente-quatre  voiles  anglaises 
portant  trois  mille  hommes  de  débarquement  se  montraient  dans 
le  bassin  de  Québec.  Bientôt  un  envoyé  de  Phibs,  le  commandant 
de  cette  armée,  vint  so:nmer  le  gouverneur,  M.  de  Frontenac,  de 
se  rendre.  Celui-ci  répondit  fièrement  à  cette  insolence.  Son  habi- 
leté et  la  valeur  de  ses  troupes  forcèrent  les  ennemis  de  se  retirer 
au  bout  de  quelques  jours.  Mai^  la  prière  avait  eu  sa  part  dans  la 
défense  de  la  colonie.  Dans  les  communautés  religieuses  de  fer- 
ventes supplications  étaient  montées  vers  le  ciel  et  celle  qui  en  est 
la  Reine.  Le  drapeau  de  la  Sainte  Famille  était  hissé  sur  le  clocher 
de  la  cathédrale.  Les  soldats  demandaient  avec  empressement  ce 
qu'ils  appelaient  les  passe-ports  de  l'Immaculée  Conception,  c'est- 
à-dire  des  formules  de  prières  adressées  à  la  Vierge  sans  tache.  Un 
vœu  avait  été  fait  d'élever  à  Marie  un  monument  de  reconnais- 
sance pour  la  victoire  qu'elle  ferait  remporter.  Aussi  après  la 
levée  du  siège,  une  procession  solennelle  dans  laquelle  on  portait 
l'image  de  la  Vierge  Sainte,  eut  li^u  aux  quatre  églises  de  la  ville  ; 
en  action  de  grâces  de  ce  triomphe,  l'Evêque  institua  la  fête  de 
Notre-Dame  des  Victoires,  qui  fut  célébrée  le  quatrième  dimanche 
d'Octobre,  et  il  s'éleva  à  la  Basse-Ville  une  Eglise  en  l'honneur  de 
Marie,  destinée  à  être  un  mémorial  de  sa  protection  envers  la 
ville  délivrée  d'un  si  éminent  danger. 

J'aurais  pu  présenter  d'autres  faits  attestant  l'intervention  de  la 
Sainte  Vierge  dans  des  événements  décidant  du  sort  des  villes,  des 
armées,  des  nations.  Et  vous  le  savez,  il  y  a  des  milliers  de  prp- 
diges  de  la  puissante  bienveillance  de  Marie  à  l'égard  des  indi- 
vidus, des  familles,  des  communautés,  consignés  dans  des  docu- 
ments authentiques,  attestés  par  des  ex-voto^  et  même  par  un 
grand  nombre  de  sanctuaires  érigés  partout  en  l'honneur  de  celle 
que  l'Eglise  appelle  le  Salut  des  infirmes,  le  Secours  des  chrétiens. 


Maintenant  comment  expliquer  cette  coïncidence  entre  les  invo- 
cations adressées  à  Marie,  et  les  guérisons  accomplies,  les  déli- 
vrances de  périls  imminents  qui  ont  lieu,  les  victoires  extraordi- 
naires qui  ont  été  remportées  ? 


70  REVUE  GANADTENxNE. 

On  dira  :  c'est  l'exaltation  du  sentiment  religieux  qui  a  animé 
le  courage  des  combattants.  Soit;  mais  puisque  cette  exaltation 
produit  des  effets  si  prodigieux,  il  faut  l'exciter,  dans  les  occasions 
où  elle  serait  utile,  par  un  hommage  rendu  à  la  Vierge  Sainte. 
On  dira  encore  :  Il  y  a  dans  tout  cela  un  pur  hasard.  Je  le  veux 
bien  ;  mais  puisque  le  jeu  du  culte  de  Marie  donne  si  souvent  des 
chances,  agitons  les  dès  de  la  prière  dirigée  vers  elle.  Et  sans 
doute  aucun  philantrope  ne  trouvera  à  redire  que  les  malades 
aient  recours  à  des  neuvaines  pour  avoir  l'imagination,  ou  si  vous 
le  voulez, l'hallucination  de  se  croire  guéris:  c'est  une  consolation 
qu'il  serait  cruel  de  leur  refuser  dans  leurs  souffrances. 

Essaierai-je  maintenant  l'explication  catholique  ?  Pour  cela  il 
me  faut  entrer  dans  des  considérations  de  l'ordre  surnaturel  le 
plus  élevé,  le  plus  mystique  ;  la  nature  du  sujet  que  je  traite 
l'exige.  Le  problème  est  posé  ;  il  faut  tenter  de  le  résoudre.  Sur 
quoi  s'appuie  la  foi  des  populations  chrétiennes  recourant  dans  les 
calamités  à  l'intercession  de  Marie,  et  quelle  est  l'explication  des 
faits  miraculeux  qui  sont  souvent  le  résultat  de  ces  supplications 
à  la  Reine  du  ciel  ?  C'est  à  quoi  j'ai  à  répondre. 


XI 


Dieu  a  décrété  l'incarnation  du  Verbe  pour  le  salut  des  hommes.. 
Afln  que  ce  Verbe  fait  chair  appartint  à  la  race  humaine  dont  il  se 
chargeait  d'expier  les  fautes,  et  sur  laquelle  il  devait  renverser  ses 
mérites,  il  lui  fallait  une  mère.  Qui  ne  sent  de  suite  à  quelle 
dignité  se  trouve  élevée  cette  femme,  bénie  entre  toutes  les  fem- 
mes, de  qui  l'Homme-Dieu  reçoit  la  vie  ?  Mère  du  Fils  de  Dieu, 
elle  est  en  même  temps,  comme  parlent  les  Pères  de  l'Eglise, 
l'épouse  du  Père  Céleste,  à  qui  elle  donne  un  fils  selon  la  nature 
humaine.  Ici  il  faut  un  appel  au  cœur  de  l'homme.  Quel  n'est  pas 
l'amour  de  l'époux  pour  son  épouse,  du  fils  pour  sa  mère  ?  A  quet 
degré  d'honneur  n'élèveraient-ils  pas,  de  quelle  jouissance  ne 
favoriseraient-ils  pas,  selon  la  mesure  de  leur  puissance,  l'époux, 
celle  qui  est  la  compagne  et  le  charme  de  ses  jours,  le  fils,  celle 
de  qui  il  a  reçu  la  vie,  et  une  si  vive  affection.  Eh  bien  !  Dieu  a 
fait  le  cœur  de  l'homme  à  la  ressemblance  du  sien  :  les  nobles  et 
purs  sentiments  de  la  nature  viennent  de  Dieu,  et  se  trouvent 
éminemment  en  lui  avec  une  intensité  infinie.  Voyez  ce  que  font 
faire  les  personnes  divines  à  l'égard  de  celle  qui  est  avec  elles  enr 
rapports  si  étroits. 

Dans  l'épitre  de  la  messe  de  ce  jour,  l'Eglise  applique  à  la  sainte- 


ACTION  DE  MARIE  DANS  LA  SOCIÉTÉ.  7r 

Vierge  ces  paroles  des  livres  sacres.  De  toute  éternité  Dieu  a  tout 
coordonné  en  vue  de  mes  destinées  Prov  :  VIII.  On  le  sent,  la 
créature  qui  est  la  mère  du  créateur,  et  qui  comme  telle,  selon  l'ex- 
pression du  grand  docteur  de  l'Eglise,  St.  Thomas  d'Aquin,  touche 
aux  confins  de  la  divinité,  doit  être  comblée  de  toutes  les  grâces, 
et  avoir  une  beauté  propre  à  ravir  le  cœur  de  Dieu  même,  voyant 
jusqu'à  un  certain  point  ses  perfections  reflétées  en  son  œuvre  la 
plus  parfaite.  Aussi  dans  son  amour  pour  elle,  il  dispose  l'ordre 
de  la  nature  et  celui  de  la  grâce  de  manière  à  ce  que  tout  porte 
son  empreinte,  et  montre  la  grandeur  de  la  destinée  que  sa  sagesse 
et  sa  bonté  lui  ont  fait*^. 

Voyez  comme  tout,  dans  la  nature  matérielle,  est  une  image 
des  beautés  ou  des  prérogatives  de  Marie. 

Elle  est  l'aurore  annonçant  ce  soleil  divin  qui  va  éclairer  la  terre 
de  ses  rayons  et  la  féconder  de  sa  chaleur.  Elle  est  belle  comme^ 
la  lune,  dont  l'aspect  a  quelque  ch  ),c)  de  si  doux  et  de  si  attrayant, 
et  dont  la  lueur  éclaire  les  ombres  le  la  nuit.  Elle  est  l'étoile  du 
matin  dont  l'éclat  présage  un  beau  jour,  ou  l'étoile  de  la  mer  qui 
guide  dans  sa  traversée  périlleuse  le  nautonnier  vers  le  port.  Elle 
est  l'arc-en-ciel  signe  de  la  sérénité  du  ciel  et  de  la  fin  des  orages.. 
Elle  est  la  nue  d'où  tombe  la  pluie  qui  produit  la  fertilité.  Elle' 
est  la  terre  où  germe  le  fruit  salutaire  qui  entretient  la  vie.  Elle- 
est  le  lis  à  blanche  corolle,  emblème  de  la  pureté  ;  elle  est  la  rose 
mystique  qui  charme  par  la  beauté  de  sa  couleur,  et  exhale  un  si 
délicieux  parfum.  Elle  est  l'olivier  qui  donne  l'huile,  laquelle  est 
à  la  fois  une  lumière,  un  aliment,  et  une  onction  qui  guérit.  Elle 
est  la  vigne  dont  le  fruit  broyé  sous  le  pressoir  produit  le  vin  qui 
est  la  force  et  la  joie  de  l'homme.  Elle  est  la  source  d'où  sort  le 
fleuve  aux  eaux  larges  et  profondes  qui  embellissent  et  fécondent 
les  contrées  qu'il  traverse  :  elle  est  la  fontaine  qui  arrose  les  jardins- 
desséchés  et  leur  fait  porter  des  fleurs  et  des  fruits. 

Toutes  ces  figures  empruntées  aux  livres  sacrées,  et  dans  les- 
quelles on  retrouve  les  rapports  de  Marie  avec  son  fils  divin,  nous 
font  voir  comment  Dieu  a  voulu  que  la  beauté  et  les  sublimes  fonc- 
tions de  la  Vierge  sainte  eussent  leur  image  dans  ce  que  la  nature 
offre  de  plus  beau  et  de  plus  gracieux.  Au  reste,  tout  le  monde 
matériel  n'est  qu'un  symbole  du  monde  spirituel  ;  et  une  des 
études  les  plus  intéressantes  auxquelles  l'intelligence  pourrait  se 
livrer,  serait  celle  qui  rechercherait  le  type  des  lois  physiques 
dtns  les  lois  surnaturelles,  et  tendrait  à  connaître  de  quel  mystère 
de  l'ordre  divin  tel  phénomène  de  la  création  sensible  serais 
l'emblème. 

Et  maintenant,  si  nous  soulevons  encore  le  voile  du  plan  divlB. 


72  REVUE  CANADIENNE. 

à  l'égard  de  Marie,  nous  la  voyons  nous  apparaître  prophétique- 
ment dans  les  temps  anciens  sons  la  figure  de  ces  femmes  aux- 
quelles les  récits  bibliques  ont  donné  une  mémoire  immortelle. 
Marie,  c'est  Eve  recevant  de  son  Epoux  le  nom  de  Mère  de  tous 
les  vivants,  nom  qui  ne  pouvait  convenir  à  celle  qui  a  enfanté  la 
mort,  mais  qui  désignait  la  Mère  de  la  grâce  divine,  principe  de  la 
vie  éternelle.  Marie,  c'est  Sara  à  qui  une  longue  prospérité  est  pro- 
mise malgré  le  sacrifice  de  son  fils  que  Dieu  semble  demander  ; 
c'est  Rebecca,  si  dévouée  pour  l'enfant  de  sa  prédilection;  c'est 
Débora  qui  conduit  les  troupes  d'Israël  à  la  victoire  et  chante  un 
cantique  qui  est  le  prélude  du  Magnificat  ;  c'est  Bethsabée  à  qui  son 
fils  donne  un  trône  à  côté  du  sien,  et  à  qui  il  dit  qu'il  ne  saurait 
refuser  aucune  de  ses  prières;  c'est  Judith,  c'esl  Esther  qui  déli- 
vrent leurs  peuples  de  puissants  ennemis;  c'est  la  Mère  des  Macha- 
bées  assistant  avec  tant  de  courage  au  martyre  si  cruel  de  ses  fils. 


XII. 


Mais  des  prophéties  plus  explicites  avaient  annoncé  Marie  à  la 
terre  dès  les  premiers  jours  du  monde  dans  la  femme  qui  de  son 
pied  écraserait  la  tête  du  serpent.  Isaie  avait  prédit  le  mystère  de 
la  maternité  virginale  :  et  tout  un  livre  des  écritures  sacrées  a  été 
inspiré  au  plus  sage  des  hommes  pour  redire  ses  charmes,  et  célé- 
brer l'alliance  si  étroite  que  Dieu  devait  contracter  avec  elle. 

Enfin  la  réalité  succède  à  la  figure.  Umbram  fugat  veritas.  La 
créature  dont  Dieu  avait  ainsi  préparé  les  magnifiques  destinées 
avait  paru  sur  la  terre  :  nulle  tache  ne  flétrissait  son  âme  :  elle 
était  remplie  le  toutes  les  grâces  :  il  est  temps  que  le-  desseins  de^ 
Dieu  s'accomplissent.  L'ange  salue  Marie;  il  lui  annonce  qu'elle 
est  la  femme  choisie  pour  être  la  mère  du  fils  du  Très-Haut,  dont 
le  règne  doit  être  éternel.  Le  mystère  de  l'Incarnation  s'opère  : 
Marie  devient  la  Mère  de  Dieu  ;  le  Verbe,  Dieu  lui  doit  la  vie 
humaine  :  il  en  reçoit  tous  les  soins  et  toute  la  tendresse  de  la 
maternité  élevée  au  plus  haut  degré  possible  d'amour  et  de  dé- 
voûment.  Il  vit  avec  elle  pendant  trente  ans;  lui  le  maître  du  ciel 
<et  de  la  terre,  il  se  soumet  en  tout  à  sa  volonté.  Il  s'en  fait  accom- 
pagner pendant  sa  prédication  évangélique  ;  à  sa  parole  il  com- 
mence à  opérer  ces  miracles  qui  vont  attester  sa  puissance  divine. 

Quand  il  consomme  son  œuvre  de  la  rédemption  des  hommes 
3ur  la  Croix,  il  veut  qu'elle  se  tienne  auprès  de  lui,  qu'elle  joigne 
ses  larmes  à  son  sang,  et  à  cause  de  cette  part  qu'elle  prend  à  sa 
passion,  il  la  donne  pour  mère  aux  hommes  qu'il  rachète  ;  elle 


ACTION  DE  MARIE  DANS  LA  SOCIÉTÉ.  73 

leur  appliquera  pour  leur  donner  la  vie  de  la  grâce,  les  mérites 
qu'il  a  acquis  par  sa  mort. 

Quelques  années  après  qu'il  est  monté  au  ciel,  il  l'appelle  à  par- 
ticiper à  sa  gloire.  Il  a  eu  son  Ascension  :  elle  a  son  Assomption  ; 
il  la  couronne  Reine  des  anges  et  des  hommes  ;  il  remet  son  pou- 
voir entre  ses  mains  pour  qu'elle  en  dispose  en  faveur  de  ceux  qu'il 
lui  a  donnés  pour  enfants.  Il  veut  qu'elle  partage  ses  honneurs 
sur  la  terre.  Elle  a  ses  fêtes  rappelant  les  merveilles  de  Dieu  à 
son  égard,  conime  il  a  les  siennes  qui  redisent  aux  hommes  les 
grands  traits  de  son  amour  envers  eux.  Il  ordonne  à  son  église 
d'unir  partout  à  son  culte  celui  de  sa  mère.  Il  veut  qu'un  autel 
lui  soit  dressé  dan  s  ses  temples,  que  son  image  apparaisse  à  côté 
de  celle  de  sa  croix,  et  que  les  lèvres  de  ceux  qui  l'aiment  joignent 
le  nom  de  Marie  à  son  nom  de  Jésus  dans  l'expression  de  la  glori- 
fication, de  l'amour  et  de  la  confiance.  Sans  doute  Marie  n'a  rien, 
ne  peut  rien  par  elle-même;  toute  sa  grandeur  et  sa  puissance 
viennent  de  Dieu:  et  la  gloire  de  l'homme  qui  lui  est  rendu  re- 
monte vers  le  Tout-Puissant  qui,  selon  l'expression  de  la  Vierge 
elle-même,  a  fait  pour  elle  de  grandes  choses.  Fecil  mihi  magna  qui 
poteris  est.  Mais  ayant  destiné  sa  mère  à  être  la  distributrice  de 
ses  grâces,  il  veut  que  le  culte  dont  elle  sera  l'objet  obtienne  son 
intervention  auprès  de  sa  miséricorde. 


XIII. 


Par  cet  exposé,  nous  voyons  jusqu'où  Dieu  a  porté  son  amour 
pour  Marie.  Quelle  révélation  de  sa  bonté  infinie,  dans  ces  faveurs 
immenses  accordées  à  une  créature,  et  par  elle  à  tous  les  hommes, 
puisque  celle  qui  est  élevée  à  un  tel  degré  de  gloire  et  de  puis- 
sance est  en  même  temps  douée  d'un  amour  maternel  à  notre 
égard  de  la  plus  ardente  intensité,  qui  doit  la  porter  à  user  de  tout 
son  pouvoir  en  notre  faveur  ? 

Eh  bien,  quoique  tout  dans  la  doctrine  que  je  viens  d'exprimer, 
soit  coordonné  parfaitement,  et  offre  par  cela  même  une  preuve 
intrinsèque  de  sa  vérité,  cependant  cette  élévation  d'une  créature 
à  une  dignité  presque  divine,  selon  l'expression  d'un  saint  docteur, 
reste  un  mystère  tel  qu'il  est  repoussé  avec  une  vive  répugnance 
par  tous  les  hérétiques  et  les  incrédules.  Ne  fallait-il  pas  que  Dieu 
donnât  une  démonstration  sensible  de  sa  réalité? 

Quand  le  Christ  parut  sur  la  terre,  il  prouva  sa  divinité  par  des 
miracles.  "  Mes  œuvres,  disait-il,  rendent  témoignage  de  moi."  Le 
miracle,  c'est  le  seul  moyen  que  Dieu  ait  à  sa  disposition  pour  se 


74  REVUE  CANADIENNE. 

manifester  aux  hommes.  Rejeter  le  miracle,  c'est  absolument 
refuser  à  Dieu  d'intervenir,  pour  faire  connaître  sa  volonté,  dans 
le  monde  dont  il  est  l'auteur. 

On  voit  maintenant  où  je  voulais  en  venir.  Pour  attester  la 
dignité  et  le  pouvoir  qu'il  a  donné  à  Marie,  le  Seigneur  l'investit 
de  sa  puissance  miraculeuse.  Elle  affirme  ce  qu'elle  est  par  ce 
qu'elle  fait.  Cette  multitude  de  prodiges  de  toute  espèce,  guéri- 
sons  soudaines,  délivrance  de  périls  éminents,  secours  reçus  par 
des  voies  merveilleuses,  conversions  quelques  fois  opérées  instan- 
tanément comme  celle  de  M.  Ratisbone,  qui  a  été  si  célèbre  ;  tous 
ces  faits  surnaturels,  auxquels  l'impiété  n'a  à  opposer  que  la  stupi- 
dité d'une  dénégation  impuissante  à  donner  la  moindre  preuve 
propre  à  atténuer  la  certitude  de  leur  réalité;  tout  cela  c'est  la 
déclaration  authentique  que  Dieu  fait  à  la  terre  de  la  dignité  à 
laquelle  il  a  élevé  Marie,  et  de  la  volonté  qu'il  a  de  la  voir  honorée 
du  culte  que  lui  décerne  son  église. 

L'incrédulité  domine  en  notre  siècle  dans  une  grande  partie  de 
la  société  ;  voilà  pourquoi  les  prodiges  attestant  la  puissance  et  la 
bonté  de  la  Vierge,  Mère  de  Dieu  et  des  hommes,  se  sont  si  mul- 
tipliés de  nos  jours.  Sans  parler  d'autres  théâtres  de  l'action  mer- 
veilleuse de  Marie,  la  France  a  trois  sanctuaires  dans  lesquels 
depuis  trente  ans  se  sont  succédés  une  suite  de  merveilles  qui 
entretiennent  la  foi  aux  grandeurs  de  celle  dont  un  Dieu  a  fait  sa 
mère,  je  veux  dire  Notre-Dame  des  Victoire,  la  Salette,  et  Lourdes. 


J.  S.  Raymond,  Ptre. 


{A  continuer.) 


CHRONIQUE  DU  MOIS. 


La  nouvelle  delà  mort  de  Napoléon  III  a  été  accueillie  au  milieu 
ée  l'indifférence  générale.  Le  silence  se  fait  de  plus  en  plus  com- 
plet autour  de  sa  tombe,  et  le  vide  de  plus  en  plus  grand  autour  de 
sa  mémoire.  S'il  eût  passé  de  vie  à  trépas  trois  ans  plus  tôt,  les 
trompettes  de  la  renommée  auraient  retenti  par  tout  le  monde  pour 
annoncer  l'événement  funèbre,  et  le  deuil  aurait  été  presqu'uni- 
Tersel.  Oui,  trois  ans  plus  tôt  !  Et  les  exécrations  du  plus  beau 
pays  du  monde  ne  viendraient  plus  résonner  lugubrement  sur  son 
nom  ;  et  les  souverains  delà  terre  se  seraient  inclinés  devant  celui 
qu'ils  considéraient  comme  le  plus  grand  et  le  plus  puissant  d'entre 
€ui.  Car  alors,  l'Empereur  était  à  l'apogée  de  la  gloire,  de  la  force 
et  de  la  grandeur  ;  du  moins  on  le  croyait.  Son  règne  était  embelli 
du  prestige  de  la  richesse  ;  richesse  alors  convoitée  secrètement 
jar  le  roi  de  Prusse.  La  France  alors  c'était  l'Eden  au  point  de 
Tue  matériel.  Et  jugeons  si  l'explosion  des  gémissements  eût  pu- 
alors  être  facilement  comprimée. 

Or,  un  beau  jour,  aux  lueurs  de  la  plus  épouvantable  des  catas- 
trophes,  on  voit  que  la  puissance  de  l'ei-arbitre  de  l'Europe  était 
jurement  factice.  La  vérité  sefaitentendreàgrandscoupsdecanon. 
Les  armées  reculent  devant  l'invasion  germaine,  et  subiseent  même 
l'affront  de  capitulations  honteuses.  L'Empire  s'effondre  brusque- 
ment, et  la  France  râle  étranglée  par  l'imprévoyance  et  l'impéritie 
ée  ses  gouvernants. 

Nul  dorute  que  la  postérité  jugera  sévèrement  les  faits  et  gestes 
lie  l'ex-Empereur.  Certes  ce  n'est  pas  une  existence  sur  laquelle 
•n  ne  pourrait  faire  pleuvoir  des  reproches  immérités.    Avant 


76  REVUE  CANADIENNE. 

qu'il  fut  empereur,  chacun  sait  qu'il  avait  participé  au  mouvement 
révolutionnaire  soulevé  par  les  Garbonari  contre  les  Etats  Pontifi- 
caux. Ci'.icun  sait  comment  il  s'en  allait  à  la  conquête  de  la 
France,  fort  du  prestige  et  du  nom  de  son  oncle  Napoléon  I,  et 
comment  ses  complots  ont  échoué  successivement  a  Strasbourg  et 
à  Boulogne,  et  puis  comment  l'enthousiasme  populaire  surexcité 
seulement  par  l'épopée  impériale  l'a  conduit  à  la  Présidence  et  de 
la  Présidence  à  l'Empire.  Le  grand  tort  de  Napoléon  c'est  d'avoir 
cédé  aux  principes  révolutionnaires  pour  s'en  faire  un  levier,  au 
lieu  de  s'être  appuyé  sur  les  vraies  et  saines  doctrines  catholiques; 
c'est  aussi  d'avoir  matérialisé  la  France  en  lui  donnant  un  amour 
excessif  du  luxe,  des  plaisirs  et  des  richesses,  au  lieu  d'avoir  cher- 
ché à  ancrer  les  âmes  dans  le  bien  et  à  lutter  contre  la  corruption 
des  mœurs. 

Voilà  une  figure  qui  va  passer  dans  le  domaine  de  l'histoire  avec 
bien  des  divergences  d'appréciations.  L'éloge  et  le  blâme  ont  été 
exagérés.  Et  il  s'écoulera  bien  des  années  avant  que  l'opinion 
publique  soit  fixée  définitivement.  Peut-être  ne  le  sera-t-elle 
jamais. 

Toutefois  cette  vie  offre  des  côtés  réellement  dramatiques.  La 
coïncidence  des  événements  qui  ont  marqué  sa  carrière  et  celle  du 
premier  Napoléon  est  frappante  sous  certains  aspects.  Tous  deux 
usurpateurs  et  tous  deux  tombant  sous  le  coup  de  revers  épouvan- 
tables. ''  Il  avait  près  de  quarante  ans,  dit  une  certaine  feuille, 
avant  d'être  regardé  comme  un  prétendant  sérieux  au  trône  qu'il 
escalada  en  une  nuit  et  qui^st  effondré  sous  lui  en  un  jour.  Pen- 
dant vingt  ans,  il  a  connu  toutes  les  amertumes  de  la  vie.  Pendant 
vingt  autres  il  a  goûté  tout  ce  que  les  hommes  croient  constituer  la 
félicité.  Et  après  cette  après  midi  longue  et  ensoleillée,  l'obscurité 
dont  il  avait  si  lentement  émergé  est  retombée  sur  lui,  et  ses 
derniers  jours,  comme  les  premiers,  se  sont  écoulés  dans  l'exil 
et  dans  le  chagrin,  dans  la  lassitude,  la  douleur  et  l'attente." 

A  présent  que  l'Empire  est  mort,  à  présent  que  l'Empereur  est 
mort,  que  va  faire  le  parti  impérialiste  ?  Pour  la  paix  du  pays,  ce 
serait  un  excellent  prétexte  pour  lui  de  s'éteindre.  La  liste  des 
prétendants  à  la  souveraineté  serait  encore  trop  longue;  et  la 
vertu  d'abnégation  est  si  rare  qu'elle  serait  un  exemple  magni- 
fique donné  à  tous  ceux  qui  passent  leurs  jours  au  milieu  des  déchi- 
rements politiques. 


GHRONigriE  DU  MOIS.  77 


Les  idées  révolutionnaires  en  Italie  après  avoir  éclaboussé  l'E- 
glise commencent  à  éclabousser  Victor-Emmanuel  qui  leur  a  donne 
une  si  bienveillante  hospitalité.  C'était  prévu  depuis  longtemps;  et 
il  ne  faut  pas  dédaigner  la  logique  des  événements. 

La  suppression  de  certains  ordres  religieux  ne  suffit  plus.  La 
révolution  veut  les  avoir  tous  en  pâture.  Plus  de  menastères,  plus 
de  communautés,  plus  de  corporations  religieuses.  Expulsion  des 
membres  de  ces  diverses  institutions  et  confiscation  de  tous  leurs 
biens  sans  égard  aucun  à  la  protection  que  certains  gouvernements 
étrangers  leur  a  accordée  jusqu'alors  ou  devraient  leur  accorder 
encore.  Voilà  ce  que  la  révolution  demande  à  présent  à  grands 
cris.  Des  manifestes  incendiaires  sont  mis  en  circulation  de  tous 
côtés. 

Le  Cabinet  Italien  se  trouve  ainsi  dans  une  fausse  position,  d'un 
côté  poussé  en  avant  par  le  parti  radical  qui  ne  veut  pas  se  conten- 
ter de  demi  mesures,  et  de  l'autre  côté  retenu  par  tout  ce  que  peut 
dicter  la  prudence  en  matière  diplomatique.  Les  puissances  étran- 
gères ont  de  légitimes  griefs  qu'il  ne  faut  pas  aggraver.  Les  choses 
en  sont  rendues  à  ce  point  que  plusieuj's  de  ces  puissances  ne  pour- 
raient se  dispenser  sans  lâcheté  de  faire  des  représentations.  Mais 
Victor-Emmanuel  qui  est  essentiellement  un  "galant  homme" 
trouve  que  ce  qu'il  a  de  mieux  à  faire  est  de  ne  rien  faire  du  tout. 
A  quoi  bon  faire  assaut  de  politesse  aux  mauvaises  passions  hu- 
maines puisqu'elles  le  jetteront  lui-même  par-dessus  bord  à  la  pre- 
mière occasion?  N'est-il  pas  souverainement  impolitique  de  s'alié- 
ner les  gouvernements  étrangers  ?  Dans  une  situation  aussi 
dangereuse,  jamais  homme  ne  peut  se  laisser  emporter  vers 
l'abîme  avec  plus  d'aveuglement  et  plus  d'indifférence  apparente. 


Pie  IX  a  flétri  énergiquement  la  conduite  du  gouvernement  Ita- 
lien dans  un  consistoire  qu'il  a  tenu  dernièrement  en  présence 
de  vingt-deux  cardinaux.  Au  sujet  des  décrets  d'expulsion  déjà 
exécutés  et  aussi  des  projets  dé  loi  qui  sont  soumis  actuellement 
aux  Chambres  Italiennes  pour  l'abolition  des  communautés  reli- 
gieuses, il  a  dit  : 

'*En  conséquence,  au  nom  de  Jésus-Christ,  dont  nous  sommes  le 
représentant  sur  la  terre,  nous  chargeons  de  notre  exécration  ce 
monstrueux  attentat,  en  vertu  de  l'autorité  des  saints  apôtres  Pierre 
et  Paul,  et  par  notre  autorité,  nous  condamnons  ce  projet,  ainsi 


78  REVUE  CANADIENNE. 

que  toute  proposition  de  loi  par  laquelle  on  s'arrogerait  le  pouvoir 
de  tourmenter,  de  persécuter,  d'amoindrir  ou  de  supprimer  les 
congrégations  religieuses  à  Rome  et  dans  les  provinces  circonvoi- 
sines,  ou  d'y  priver  l'Eglise  de  ses  biens,  en  les  attribuant  au  fisc 
ou  les  affectant  à  tout  autre  usage.  C'est  pourquoi  nous  déclarons 
nul  dès  à  pj'ésent  tout  ce  qui  pourrait  être  fait  contre  les  droits  et 
le  patrimoine  de  l'Eglise  ;  nous  déclarons  de  même  nulle  et  sans 
valeur  toute  acquisition,  à  quelque  titre  que  ce  soit,  des  biens  ainsi 
volés,  et  que  le  siège  apostolique  ne  cessera  jamais  de  revendiquer. 
Quant  aux  auteurs  et  aux  fauteurs  de  ces  lois,  qu'ils  se  souvien- 
nent des  censures  et  des  peines  spirituelles  que  les  constitutions 
apostoliques  infligent  ipso  facto  à  tous  les  usurpateurs  des  droits  de 
l'Eglise,  et  que,  prenant  pitié  de  leur  âme  chargée  de  ses  chaînes 
spirituelles,  ils  cessent  d'accumuler  sur  eux  les  trésors  de  la  colère 
divine  pour  le  jour  où  Dieu  manifestera  les  décrets  de  sa  justice 
irritée." 

Dans  l'allocution  que  le  Saint  Père  a  prononcée  à  ce  consistoire 
se  trouvent  signalées  les  puissances  qui  persécutent  le  plus 
ouvertement  l'Eglise,  telles  que  l'Allemagne  qui  a  expulsé  les 
Jésuites,  la  fédération  helvétique  qui  soumet  à  l'autorité  civile  les 
dogmes  de  notre  foi,  prête  main-forte  aux  apostats  et  empêche  les 
évêques  d'exercer  leur  autorité,  et  aussi  comme  l'Espagne  qui  vient 
de  voter  une  loi  contre  la  dotation  du  clergé. 

Au  milieu  de  cette  coalition  des  mauvaises  passions  contre  l'E- 
glise, il  faut  rendre  cette  justice  aux  prélats  et  aux  prêtres  catho- 
liques qui  ont  combattu  et  combattent  encore  vaillamment  les 
combats  du  bien.  Ils  sont  toujours  serrés  en  phalanges  compactes 
autour  de  leur  auguste  chef.  Comme  des  sentinelles  vigilantes,  ils 
veillent  sur  le  monde  qui  est  leur  champ  de  combat  Tant  qu'ils 
seront  à'^^leur  poste  et  ils  le  seront  toujours,  la  révolution  ne  pourra 
triompher. 


Les  journaux  américains  sont  actuellement  à  gruger  deux  nouvel- 
les politiques  considérables,  l'une  d'ordre  extérieur  au  sujet  de  la 
question  cubaine,  et  l'autre  d'ordre  intérieur  au  sujet  de  l'imbro- 
glio louisianais. 

M,  Hamilton  Fish,  secrétaire  d'Etat,  vient  d'adresser  au  général 
Sickles,  ministre  des  Etats-Unis  à  Madrid,  une  lettre  lui  ordonnant 
de  faire  au  gouvernement  espagnol  des  représentations  sérieuses 
et  péremptoires  relativement  à  l'état  de  choses  actuel  à  Cuba.  Ces 
représentations  portent  sur  deux  points  principaux,  savoir  :  l'abo- 
lition de  l'esclavage  que  l'Espagne  n'a  pas  encore  effectuée  malgré 


CHRONIQUE  DU  MOIS.  ^  79 

ses  promesses  réitérées,  et  l'indemnité  réclamée  par  des  citoyens 
américains  qui  ont  souffert  dans  leurs  personnes  ou  leurs  biens 
des  désordres  causés  par  l'insurrection  cubaine.  Ces  remontrances 
ressemblent  fort  à  un  ultimatum  ;  mas  il  est  probable  qu'elles  n'en- 
traîneront aucune  levée  de  boucliers  et  que  si  l'état  de  choses 
désiré  n'est  pas  obtenu,  elles  seront  oubliées  comme  un  grand  nom- 
bre d'autres  qui  ont  été  faites  sur  le  même  sujet. 

Dans  tous  les  cas  l'Espagne  montre  sa  bonne  volonté.  Les  répon- 
ses qu'elle  a  faites  au  gouvernement  américain  sont  des  plus  cour- 
toises. Elle  déclare  que  la  proposition  qui  a  été  faite  aux  Gortès 
pour  l'émancipation  des  esclaves  a  déjà  été  rejetée  en  dépit  des 
efforts  du  Cabinet,  mais  que  le  parti  actuellement  au  pouvoir  se 
croit  assez  puissant  pour  la  faire  adopter.  Sur  toutes  les  questions 
en  litige  l'Espagne  témoigne  de  la  plus  grande  sincérité.  Elle 
affirme  les  meilleurei  intentions  du  monde,  et  déclare  que  les 
griefs  dont  on  se  plaint  seraient  déjà  éliminés,  n'eussent  été  les 
difficultés  intérieures  qu'elle  a  constamment  à  combattre. 

Quant  à  l'imbroglio  louisianais,  il  y  a  là  tout  un  sujet  de  comédie. 
Si  la  scène  était  transportée  sur  un  théâtre,  elle  serait  accueillie 
avec  un  éclat  de  rire  général.  Mais  les  passions  populaires,  qu'il 
est  si  aisé  d'enflammer,  ne  veulent  aucunement  voir  le  côté  plaisant 
de  la  chose,  et  le  peuple  se  trouve  divisé  en  deux  camps  prêts  à 
faire  riposte.  Actuellement  la  Louisiane  a  deux  législatures  et 
deux  gouverneurs.  Le  parti  de  l'usurpation  est  soutenu  par  le  gou- 
vernement fédéral.  0  justice  républicaine!  Et  le  parti  des  repré- 
sentants conslitutionnellement  élus  est  soutenu  par  les  amis  de  l'or- 
dre et  de  la  légalité.  Il  y  a  d'un  côté  un  ramassis  de  nègres  exaltés, 
et  de  l'autre  l'élite  de  la  population.  Puisse  cette  comédie,  si  gro- 
tesque, vue  de  loin,  ne  pas  se  terminer  par  une  sanglante  tragédie. 


Le  quinze  du  courant  la  chambre  de  commerce  de  la  Puissance 
a  ouvert  sa  troisième  assemblée  annuelle,  à  Ottawa.  Les  sujets  de 
discussion  mentionnés  dans  le  programme  officiel  consistaient 
dans  la  question  de  nos  relations  commerciales  avec  les  Etats- 
Unis,  la  révision  des  droits  de  douanes  et  d'accise,  les  travaux 
publics  et  le  commerce  intérieur,  le  commerce  maritime,  la  loi  de 
Faillite,  l'encouragement  à  donner  à  l'immigration,  l'éducation 
agricole,  etc. 

Une  des  matières  importantes  sur  lesquelles  la  chambre  de  com- 
merce a  porté  son  attention,  c'est  celle  du  transport  de  l'Ouest  et 
de  l'élargissement  de  nos  canaux.  Elle  constate  avec  plaisir  que 
les  travaux  d'élargissement  du  canal  Welland  sont  déjà  commencés, 


80  REVUE  CANADIENNE. 

et  en  sait  gré  à  notre  législature  fédérale.  Voilà  un  premier  pas  de 
fait  dans  la  bonne  voie.  En  avant  !  et  que  tous  nos  canaux  soient 
également  élargis  afin  que  nous  puissions  accaparer  le  commerce 
de  l'Ouest,  en  dépit  des  efforts  de  l'Etat  de  New- York  sur  lequel 
nous  avons  les  avantages  de  la  nature.  New-York  a  les  capitaux, 
il  est  vrai  ;  mais  avec  des  sacrifices  moindres  que  lui,  nous  pou- 
vons l'emporter,  attendu  que  nous  pouvons  offrir  la  voie  plus 
courte  et  la  moins  dispendieuse. 

La  création  de  cette  chambre  de  commerce  nationale  est  appelée 
à  rendre  les  plus  grands  services  à  notre  pays.  Elle  exercera  une 
grande  influence  sur  les  décisions  de  noslégislatears,  parce  qu'elle 
se  compose  des  autorités  les  plus  compétentes  en  matières  com- 
merciales. 

EusTACHE  Prud'homme. 

Montréal,  23  Janvier  1873. 


LA 


:i  /.  /. 


ÊEYUE  CMADIENIE 


PHIIOSOI'HIK,  HISTOIRE,  DROIT,   LITTÉKATURE,  ECONOMIE   SOCIALE,  SCIENCES^ 
ESTHKTIQL'E,  APOLOGÉTIQUE   CHRÉTIENNE,  RELIGION 


—oo>9^< 


TOME  DIXIÈME 


Seconde  Livraison— 25  Février  1873. 

SOMMAIRE 

l.-FLEUHxVNGE   (suite) Mme.  CRAVE]». 

II.-CONFÊRENCES  AMERICAINES  :  Abraham  Llvcoln  (suite  et  fin.)    AUGrSTIÎf  COCHI^f. 

III.-DES  NOMS  ET  DES  FAMILLES  CANADIENNES C.  TANGUAY,  Ptre. 

jY -ACTION  DE  MARIE  DANS  LA  SOCIÉTÉ  (suite  et  fin) J.  S.  RAYMOi\I>,  Ptre. 

V.— LES  CONFÉRENCES  DE  ST.  VINCENT  DE  PAUL JOSEHP  TASSÉ. 

VI.-A  LA  TERRE  DE  FRANCE  (poésie) VI.CTOR  De  Ï.APRADK 

VII.— BIBLIOGRAPHIE  :  Philosophie  de  l'Internationale,  par  A.  DeLa- 
porte,  in-12  de  108  pages,  25  cents.  Paris,  chez  Victqr  Pahné, 
Montréal,  chez  J.  B.  Rolland  &  Fils,  Libraires,  Rue  St. 

Vincent 

Pensées  Chrétiennes  sur  les  événements  par  Mur.  Landriot, 
Archevêque  de  Reims,  nouvelle  édition,  in-12  de  VlII-132 
papes.  25  cents.  Pans,  chez  Victor  Paltné,  Montréal,  chez 
J.  B.  Rolland  &  Fils,  Libraires,  dépositaires 


1.  ...i_  ..1 


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ij  il 


MONTREAL 

IMPRIMÉE   ET   PUBLIÉE   PAR   E.  SÉNÉGAL 

Nos.  6,  8  et  10,  Rue  Saint-Vincent. 

1873. 
Droits  le  tracucl'on  il  do  reproduction  réservés 


ON  S'ABONNE  A  LA  REVUE  CANADIENNE 

CHEZ 

M.  A.  Langlais,  Libriiire,  Faubourg  St.  ilocli Québec. 

"  H.  R.  Dufresne Trois-Ilivières. 

'<  Erum.  Crépeau.. Sorel. 

*f  L.  J.  Casault, — Bibliotlièque  du  Parlement  Provincial Ottawa. 

"  L.  A.  Dérome Joliette. 

*'  Joseph  L'Ecuyer St.  Jean  d'Iberville 

''  L.  0.  Forget ïerrebonne. 

"  J.  A.  Archambault Yarennes. 

'<  M.  G.  Roussin Roxton  Falls. 

''  Alph.  Raby Ste.  Scholastique. 

*'  C.  H.  CMiampagne, St.  Eustache. 

^*  J.  B.  Lefebvre-'Villemure St.  Jérôme. 

**  A.  M.  Gagnier Ste.  Martine. 

'*  E.  Lafontaine , St.  Hu<xues. 

"  J.  0.  Dion , Chambly. 

"  A.  Sauton,  41  Rue  du  Bac Paris. 

LA  REVUE  CANADIENNE, 

Recueil  périodique  de  B(mux-Arts  et  de  Sciences,  a  pour  but  de  travailler  à  la  création 
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cipes fondamentaux  de  l'ordre  social  et  de  toute  vraie  civilisation. 

La  rédaction  se  fait  sous  la  direction  d'un  comité  de  Directeurs. 

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DOCTEUR   S.  GAUTHIER 

Oïl  trouve  dans  cet  otabliss'}uiont  tous  los  articles  i[ui  coucenioiit  celte  branche  du  comuierco. 
Dépôt  principal  des  jvIUiles  de  ValieC.  Ou  i>eut  consulter  le  Doi3lour  G.iulliier  à  sa  pharmicie,  No.  190 
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FLEURANGE 


XLV 

(Suite.) 


Fleurange,  nous  l'avons  dit,  retournait  d'ordinaire  le  soir  à 
Rosenhain  ;  mais  ce  jour  là,  elle  quitta  la  princesse  plusieurs 
heures  plus  tôt  que  de  coutume,  et  la  nuitu'était  pas  encore  venue, 
lorsque  Clément,  qui  était  seul  dans  la  salle  basse  du  rez  de-chaus- 
sée, plougé  dans  la  lecture  d'un  grand  livre,  ouvert  devant  lui, 
la  vît  tout  à  coup  paraître,  à  l'heure  où  il  s'y  attendait  le  moins. 

Peut  être,  au  lieu  de  lire,  rêvait-il  précisément  à  cette  gaieté  de  sa 
cousine  qui,  la  veille  au  soir,  l'avait  rendu  si  triste.  Toujours  est-il 
que  lorsqu'elle  parut  ainsi  soudainement  à  ses  yeux,  à  cette  heure 
inusitée,  la  môme  sensation  lui  étreignit  le  cœur.  C'était  pourtant 
un  pressentiment  que  rien  en  apparence  ne  justifiait.  11  avait  craint, 
en  revoyant  Fleurange,  d'apercevoir  sur  son  visage  la  trace  des 
larmes  qui  avait  probablement  succédé  à  sa  gaieté  fébrile  et  sans 
cause.  Mais  en  ce  moment,  si  elle  n'était  plus  souriante  et  gaie 
comme  la  veille,  si,  au  contraire,  elle  semblait  sérieuse  et  grave, 
néanmoins  son  front  était  radieux  et,  dans  ses  yeux  brillants,  il  était 
facile  de  lire  une  expression  de  joie  presque  triomphante.  Tout 
cela  ne  ressemblait  en  rien  à  l'abattement  qui  suit  habituellement 
un  accès  de  gaieté  factice. 

— Vous  êtes  seul  î  dit-elle  aussitôt.  Tant  mieux,  Clément,  j'ai  à 
vous  parler,  à  vous  d'abord,  et  avant  tous.  Vous  allez  voir,poursui- 
25  février  1873.  6 


82  REVUE  CANADIENNE. 

vit-elle,  en  jetant  son  manteau,  vous  allez  voir  que  je  suis  fidèle  à 
notre  engagement  et  que  je  viens  à  vous  en  ce  moment  comme  à 
mon  frère  et  à  mon  meilleur  ami  ! 

Tandisque  Clément  la  regardait  et  écoutait  ce  préambule, 
l'instinct  de  son  cœur  l'avertissait  de  plus  en  plus  qu'une  grande 
épreuve  allait  venir,  et  qu'il  fallait  se  préparer  à  souffrir.  Mais 
lorsque  sans  faire  de  bien  longs  détours,  elle  eu  arriva  au  fait, 
lorsqu'elle  lui  apprit  clairement  son  dessein;lorsque,avec  une  simpli- 
cité terrifiante,par  la  puissance  de  tendresse  etdedévouementqu'elle 
révélait,  elle  développa  le  plan  de  cette  immolation  voulue,  désirée, 
acceptée,  et  maintenant  décidée.  Clément  sentit  littéralement  ses 
cheveux  se  dresser  sur  sa  tête,  et  il  lui  sembla  que  sa  raison 
chancelait. 

Quoi  !  cette  créature  si  chère,  si  précieuse,  si  adorée,  la  perdre 
la  perdre  à  jamais,  et  comment  !  la  savoir  condamnée  volontaire- 
ment à  toutes  les  horreurs  d'une  destinée  telle,  que  1  imagination 
se  refusait  à  l'envisager  !  Et  pourquoi  ?..  pourquoi?..  Ah  !  que  ce 
cri  d'Othello  était  bien  en  ce  moment  celui  du  cœur  de  Clément 
La  cause  !  la  cause  !  oui,  la  cause  de  cette  immolation  d'elle-même, 
c'était  là  ce  qui  ajoutait  à  sa  douleur  un  aiguillon  si  aigu,  si  crueL 
si  intolérable,  que,  terrassé  par  cette  révélation  imprévue,  vaincu 
par  une  émotion  impossible  à  maîtriser.  Clément,  pour  un  instant, 
perdit  tout  empire  sur  lui-môme.  Un  cri  sourd  lui  échappa,  et 
laissant  tomber  sa  tête  sur  ses  mains  jointes,  des  larmes  qu'il  ne 
parvint  pas  à  réprimer  baignèrent  à  ses  pieds  le  plancher. 

L'habitude  de  la  fermeté  était  telle  chez  son  cousin,  que  Fleu- 
range  ne  s'était  pas  imaginé  qu'il  put  en  manquer  jamais,  et  peut- 
être,  en  ce  moment,  la  cause  profonde  et  cachée  de  cette  accès  de 
désespoir  lui  apparut-elle,  comme  à  la  lueur  fugitive  d'un  éclair! 
Mais  ce  n'était  pas  l'heure  où  une  telle  pensée  put  demeurer  dans 
son  esprit.  Clément  d'ailleurs  ne  lui  en  laissa  pas  le  temps. 

Il  s'était  levé,  et  avait  fait  quelques  pas  dans  la  chambre  en  si- 
lence. Ce  cœur  mâle  et  courageux  cherchait  à  redevenir  maître  de 
lui-même  et  faisait  intérieurement  un  ardent  appel  à  Celui  qui, 
seul,  pouvait  s'empêcher  de  se  briser  eTen  renouveler  la  force 
défaillante. 

Bientôt  il  se  rapprocha  d'elle  :  il  avait  triomphé  de  son  émotion, 
et  ses  premières  paroles  lui  en  donnèrent  une  explication  presque 
naturelle. 

— Pardonnez-moi,  Gabrielle  dit-il,  je  vous  en  conjure,  je  viens 
d'être  d'une  faiblesse  inconcevable.  Mais  en  vérité,  il  aurait  fallu 
n'avoir  pour  vous  aucune...  aucune  amitié  quelconque,  pour  re- 
garder tranquillement,  en  face,  l'effroyable   perspective   que  vous 


FLEURANGE.  83 

avez  placée  ainsi  brusquement  devant  moi  !  Vous  comprenez  bien 
cela,  j'imagine. 

—  Oui,  je  m'étais  bien  attendue  à  les  voir  tous  très-effrayés.  Mais 
vous,  Clément,  je  vous  croyais  capable  de  tout  entendre  de 
sang-froid. 

— Eh  bien,  chère  cousine, vous  avez  eu,  vous  le  voyez,  une  trop 
haute  opinion  de  mon  courage.  Mais  enfin  je  m'efforcerai  de  me 
mieux  conduire  à  l'avenir.  Ne  m'ôtez  pas  votre  confiance,  voilà 
tout  ce  que  je  vous  demande. 

— Oh  !  non,  je  me  garderais  bien,  car  c'est  sur  vous  que  je  compte 
pour  apprendre  ma  résolution  à  toute  notre  famille,  mais  surtout 
et  avant  tout  à  votre  mère.  Vous  pensez  bien,  Clément,  qu'il  me 
faut  son  consentement  et  sa  bénédiction  à  elle  aussi  !  Et  c'est  vous 
qui  plaiderez  ma  cause  près  d'elle. 

Clément  se  tut  quelques  instants.  Il  voulait  raffermir  sa  voix, 
mais  elle  tremblait  encore   lorsqu'il  lui  dit  : 

— Et  quand  songez-vous  à  partir? 

— Si  je  le  puis,   dans  une  semaine. 

— Dans  une  semaine  !...  c'est-à-dire  avantla  fin  de  janvier  !  Et 
avez-vous  pensé  au  moyen  de  faire  un  te!  voyage  en  cette  saison  ? 

Fie u range  hésita. 

Je  sais  bien,  dil-elle  enfin,  qu'il  est  difficile  que  je  parte  seule. 

Clément  l'interrompit  avec  un  effroi  mêlé  d'inpatience. 

—  Seule  !  s'écria-t-il.  Je  vous  jure,  Gabrielle,  qu'il  est  tout  à  fait 
impossible  de  vous  écouter  de  sang-froid,  môme  lorsqu'on  saie  bien 
que  vos  téméraires  paroles  ne  sauraient  être  prises  au  sérieux. 

— 11  faudrait  pourtant  bien  les  prendre  ainsi,  dit-elle  avec  la  mê- 
me expression  d'énergie  et  de  tendresse  qui  avait  frappé  la  princesse 
Catherine;  il  faudrait  bien  se  résoudre  à  me  voir  partir  seule,  s'il 
n'y  avait  pas  d'autres  moyens  de  le  rejoindre  ! 

Oh  !  que  Clément  eût  volontiers  échangé  en  ce  moineut  son  sort 
pour  celui  du  condamné  !  Il  regardait  Fleurange  avec  une  doulou- 
reuse admiration,  lorsqu'elle  reprit  : 

— Mais  j'avais  pensé  qu'il  n'eût  pas  été  difficile  de  trouver  quel- 
ques voyageurs  se  rendant  en  Russie  avec  lesquels  j'aurais  pu  faire 
la  route. 

— Des  inconnus  qui  feraient  avec  vous  ce  long  et  difficile  voyage  î 
c'est  impossible,    Gabrielle,  plus  impossible  que  tout. 

—  Ah  !  s'écria  alors  Fleurange,  avec  quelle  confiance  je  me  serais 
adressée  à  cet  ami  excellent  que  le  ciel  m'avait  donné,  et  combien, 
plus  que  jamais,  je  sens  sa  perte  en  ce  mement. 

—  Vous  voulez  dire  le  docteur  Leblanc  ?...  Oui,  je  rends  justice 
à  sa  mémoire  et  je  suis  persuadé  que  son  dévouement  pour  vous 


«4  REVUE  CANADIENNE. 

ne  s^  fût  point  démenti  en  cette   circonstance.    Mais,  en    vérité, 
Gabrielle,  la  patience  m'échappe  et  vous  êtes  par  trop  cruelle  ! 

—  Clément  !... 

—  Quoi  !  il  vous  faut  un  ami  qui  ait  le  modeste  mérite  d'être 
sûr,  dévoué,  capable  de  vous  protéger  pendant  un  trajet  pénible, 
et  décidé  à  demeurer  près  de  vous  jusqu'à. ..à  ce  qu'il  ne  puisse 
plus  vous  suivre  !  Et  dans  un  tel  moment,  vous  ne  daignez  pas 
même  vous  souvenir  que  vous  avez  un  frère  ?  Et  vous  ne  voyez 
pas  qu'en  songeant  à  d'autres,  vous  oubliez  ce  qui  est  à  la  fois  son 
droit  et  son  devoir  ! 

—  Clément  !  mon  cher  Clément  !  dit  Fleurange  avec  une  surprise 
émue,  que  me  dites-vous?  et  que  puis-je  vous  dire  ?  Assurément,  je 
comptais  et  je  compte  sur  vous  comme  sur  un  frère,  et  cependant, 
je  l'avoue,  je  n'eusse  pas  osé  vous  demander  de  faire  pour  moi  un 
pareil  voyage. 

Clément  sourit  amèrement.  Il  comparait  en  ce  moment  ce  qu'elle 
était  prête  à  faire  pour  un  autre  avec  ce  qu'elle  l'avait  jugé  lui- 
même  incapable  de  faire  pour  elle. 

—  Eh  bien,  ma  cousine,  vous  avez  tort,  lui  dit-il  froidement; 
il  me  semble  que  c'était  bien  l'heure  de  vous  rappeler  la  promesse 
que  vous  m'avez  faite.  Quant  à  moi,  je  suis  tout  simplement  fidèle 
à  l'engagement  que  j'ai  pris  le  môme  jour,^voilà  tout. 

—  Que  Dieu  vous  bénisse.  Clément!  vous  bénisse  et  vous  récom- 
pense !  lui  dit-elle  avec  attendrissement.  Oui,  je  reconnais  mon  ton. 
Je  devais  savoir  qu'il  n'y  a  pas  sur  la  terre  de  bonté  ég;ile  à 
la  vôtre. 

Elle  lui  tendit  la  main.  Il  la  serra  dans  les  siennes  sans  rien  dire 
et  sans  la  regarder,  puis  ils  se  quittèrent.  Fleurange  avait  besoi» 
de  se  retrouver  seule.  Clément  avait  à  lui  obéiret  à  aller  accomplir 
le  mandat  qu'elle  lui  avait  donné  près  de  sa  mère. 


XLVl 


C'était  l'heure  du  repos  prescrit,  chaque  jour,  au  professeur 
vers  la  fin  de  la  matinée.  Tout  était  silencieux  autour  de  lui. 
Dans  la  rhnmbre  voisine,  sa  femme,  prête  à  répondre  au  moindre 
;.  !,,  :.  'Unt  assise  devant  son  rouet;  car  madame  Dornthal  savait 
îii.tiih  r  le  fuseau,  et,  selon  un  usage  prolongé  en  Allemagne  plus 
longtemps  qu'ailleurs,  c'était  de  ses  mains  qu'avaient  été  filées 
le  s  doux  plus  belles  pièces  de  toile  du  trousseau  de  ses  filles.  Elle 
leva  la  tête  en  voyant  entrer  son  fils  et  s'aperçut  à  l'instant  qu'une 
vive  émotion  altérait  ses  traits.  Elle  l'interrogea  du  regard. 


FLEURANGE.  85 

—  J'ai  à  vous  parler,  ma  mère,  dit-il  à  voix  basse.  Venez  où 
nous  pourrons  causer. 

Madame  Dornthal  déposa  son  fuseau,  se  leva  sur-le-champ,  et 
après  avoir  appelé  une  jeune  servante  qui  prit  sa  place,  avec  ordre 
de  l'avertir  si  sa  présence  était  nécessaire,  elle  suivit  son  fils  en 
fermant  doucement  la  porte  derrière  ell«. 

Une  autre  porte,  située  en  face  dans  le  môme  corridor,  était  celle 
de  la  chambre  de  Clément  ;  ils  y  entrèrent  ensemble. 

Clément  commença  le  récit  de  l'entretien  qu'il  venait  d'avoir. 
Une  exclamation  de  surprise  accueillit  ses  premières  paroles,  puis 
madame  Dornthal  l'écouta  sans  l'interrompre.  Bientôt  l'intérôt,  la 
pitié,  l'admiration  se  joignirent  tour  à  tour  sur  son  visage  tandis 
que  son  fils  parlait  ;  et  elle  avait  les  larmes  aux  yeux  et  la  voix 
émue  lorsqu'^^lle  lui  répondit  enfin  : 

—  Mon  consentement  et  ma  bénédiction,  dis-tu?...  Tu  me  Us 
demandes  pour  elle  ?  Pauvre  enfant  I  comment  refuser  ma  bénédic- 
tion à  un  tel  dévouement  !  Mais  mon  consentement,  poursuivit-elle 
gravement,  je  ne  puis  le  donner  smis  condition. 

—  Quoi',  ma  mère,ditClément  vivement,  vous  pourriez  songer  à 
lui  refuser  la  permission  de  partir  ! 

—  Non,  mon  Clément,  mais  je  puis  te  refuser  à  toi  la  permission 
de  partir  avec  elle.        ) 

Clément  tressaillit. 

—  Ma  mère  ?  s'écria-t-il  avec  surprise. 

Madame  Dornthal  releva  les  cheveux  de  Clément  et  le  regarda 
en  face,  comme  nous  savons  qu'elle  aimait  à  le  faire  lorsqu'elle  se 
sentait  émue  de  tendresse  pour  lui  plus  encore  que  de  coutume, 
puis  elle  lui  dit  lentement  : 

—  Seul  avec  Gabrielle  d'ici  à  Pétersbourg  !  y  as- tu  bien  pensé, 
mon  fils  ? 

Le  front  de  Clément  se  colora  légèrement,  mais  son  beau  regard 
loyal  et  pur  rencontra  celui  de  sa  mère. 

—  Ma  mère,  dit-il,  pour  Gabrielle  je  suis  un  frère.  Pour  moi... 
Il  hésita  un  moment  et  pâlit,  mais  il  acheva  d'uae  voix  ferme  : 

—  Pour  moi,  elle  est  maintenant...  la  femme  d'un  autre  ;  vous 
ne  me  croyez  pas  capable,  je  pense,  de  l'oublier  jamais  I 

Les  yeux  de  madame  Dornthal  se  remplirent  de  larmes,  et  pen- 
dant un  instant,elle  regarda  son  fils  en  silence.  Jamais  elle  ne  l'avait 
tant  aimé  !  jamais  elle  n'avait  si  bien  compris  combien  il  était  di- 
gne de  tendresse  !  mais  l'heure  était  venue,  la  seule  heure  de  la  vie 
peut  être,  où  l'amour  maternel  le  plus  passionné  devient  impuissant 
et  ne  peut  rien,  absolument  rien,  pour  soulager  l'enfant  qui  souffre^ 

Elle  le  comprit  ;  elle  comprit   qu'il  fallait  respecter  la  douleur 


86  REVUE  GANADIENiNE. 

secrète  de  son  fils  et  réprimer  l'élan  de  sa  propre  tendresse.  Ni  com- 
passion ni  sympathie  ne  pouvait  en  ce  moment  lui  faire  de  bien. 
Elle   s'en  abstint  donc   avec  ce  sûr  instinct  du  cœur  auquel  le 
cœur  répond,  et  le  pénible  battement  de  celui  de  Clément,  s'apaisa. 
Il  reprit  bientôt  d'une  voix  calme  : 

—  Si  toutefois  vous  jugez  que  pour  elle,  et  sur  tout  pour  les 
autres,  il  serait  indispensable  qu'une  troisième  personne  se  joignit  à 
nous  pour  ce  voyage,  eh  bien,  ma  mère,  nous  chercherons  à 
la  trouver. 

—  Ah  !  dit  madame  Dornthal,  sans  le  cher  et  impérieux  devoir 
qui  me  retient  ici,  tu  n'aurais  pas  eu  à  aller  la  chercher  bien  loin  ! 

Clément  prit  la  main  de  sa  mère  et  la  baisa. 

— J'y  songeais,  dit-il  en  souriant. 

Puis  il  continua  : 

— Mais  cette  compagne  se  trouvera,  soyez  en  sûre,  s'il  le  faut; 
pour  aujourd'hui,  n'y  pensons  pas,  nous  avons  autre  chose  à  faire. 

En  effet,  tour  à  tour,  par  ses  soins  et  ceux  de  sa  mère,  l'éton- 
nante nouvelle  fut  annoncée  au  professeur  d'abord,  puisa  tous  les 
autres  membres  de  la  famille.  Nous  n'entrerons  pas  ici  dans  le  dé- 
tail des  sentiments  de  chacun,  nous  ne  dirons  pas  quelles  larmes 
furent  versées,  quelles  émotions  successives  la  pauvre  Fleurange 
eut  à  subir  pendant  cette  journée,  nous  dirons  seulement  qu'en 
somme,  l'attendrissement  dépassa  de  beaucoup  la  surprise.  Il  ré- 
gnait autour  de  ce  simple  intérieur  une  atmosphère  si  pure,  que 
toutes  les  choses  belles  et  grandes  s'y  apercevaient  à  l'instant  et  se 
concevaient  sans  peine.  Perdre  cette  sœur  charmante  et  de  plus  en 
plus  aimée,  c'était  une  douleur  que  personne  ne  dissimula  ;  mais  les 
filles  de  madame  Dornthal  avaient,  comme  elle,  au  fond  du  cœur, 
le  germe  d'où  naissent  tous  les  dévouements.  Aussi  la  jeune  fille 
se  sentit-elle  comprise  et  regrettée  sans  être  blâmée,  et  cette  sym- 
pathie, tout  en  ajoutant  à  sa  tendresse  pour  ceux  qu'elle  allait  quit- 
ter, fut  un  grand  appui  donné  à  son  courage. 

La  seule  personne  qui,  dans  ce  premier  moment,  ne  participa  en 
aucune  façon  à  cet  héroïsme  général, ce  fut  mademoiselle  Joséphine. 
Depuis  que  la  résolution  de  Fleurange  lui  avait  été  communi- 
quée, elle  était  demeurée  dans  une  stupéfaction  telle,  qu'elle  eût 
été  comique  en  d'autres  circonstances.  Ses  yeux  erraient  de  l'un  à 
l'autre  avec  une  expression  de  perplexité  consternée,  comme  si  elle 
eût  imploré  une  explication  qui  parvint  à  lui  faire  comprendre 
un  fait  aussi  extraordinaire.  Lorsqu'elle  apparut,  le  soir,  à  son 
heure  habituelle,  à  la  réunion  de  la  famille,  elle  était  encore  dans 
un  état  de  mutisme  complet  ;  et  elle  prit  sa  place  au  milieu  d'eux, 
son  tricot  à  la  main,  sans  dire  un  mot,  ni  regarder  personne. 


FLEURANGE.  87 

Le  professeur,  préparé  avec  ménagement  à  celte  nouvelle  sépara- 
tion, l'avait  acceptée  avec  une  résignation  qui  grandissait  en  lui, 
en  môme  temps  que  la  conviction  de  souffrir  longtemps  et  de 
ne  guérir  jamais.  Fieurange  était  en  ce  momewt  placée  près  de  lui  ; 
madame  Dornthal  et  ses  filles  travaillaient  près  de  la  table  où  était 
assise  la  silencieuse  Joséphine. 

Clément  seul  était  à  l'écart,  causant  à  voix  basse  avec  sa  petite 
sœur  qu'il  tenait  sur  ses  genoux.  L'enfant  lui  demandait  à  son  tour 
des  explications  que  personne  n'avait  songé  à  lui  donner.  Tandis 
qu'il  lui  parlait  tout  bas,  les  grands  yeux  de  Frida  s'ouvrirent 
démesurément,  sa  petite  bouche  se  contracta  et  un  flot  de  larmes 
inonda  son  visage  ;  puis  elle  jeta  ses  deux  bras  autour  du  cou  de 
son  frère  et  lui  dit  d'une  voix  entrecoupée  : 

—  O.Glément!  comment  ferai-je  sans  elle  ?...  Je  l'aime  tant!... 
je  Taime  tant  |... 

Clément  cacha  son  visage  dans  les  longs  cheveux  bouclés  de 
l'enfant  en  la  serrant  dans  ses  bras  et  l'embrassant  avec  passion, 
mais  il  ne  put  parvenir  à  la  calmer  que  lorsqu'il  lui  eut  promis  que 
^'Gabrielle  reviendrait  et  que  ce  serait  lui-même  qui  la  ramènerait." 

Sur  cette  assurance,  les  larmes  de  l'enfant  cessèrent  de  couler. 
Elle  se  tut  et  demeura  sérieuse  et  pensive  dans  les  bras  de  son  frère. 

Tout  à  coup  mademoiselle  Joséphine  rompit  son  long  silence  : 

—  C'est  fort  loin,  la  Sibérie,  n'est-ce  pas?  dit-elle. 

Un  sourire  général  accompagna  la  réponse  à  cette  question,  qui 
était  le  premier  fruit  de  la  longue  élaboration  des  pensée?  de  la 
vielle  fille. 

— Et  Clément  va  aussi  en  Sibérie  ? 

—  Non,  il  va  à  Pétersbourg.  ^ 

—  Et  d'ici  à  Pétersbourg,  quel  distance  y  a-t-il  ? 

On  lui  répondit  par  un  itinéraire  complet  de  la  route  à  faire 
pour  conduire  Fieurange  à  ce  premier  terme  de  son  voyage.  Après 
cet  éclaircissemenl,  mademoiselle  Joséphine  retomba  dans  son 
silence,  mais  ce  ne  fut  pas  pour  longtemps.  Une  idée  nouvelle  et 
subite  venait  de  se  faire  jour.  Elle  arracha  vivement  ses  lunettes. 

—  Mais  ces  deux  enfants-là  ne  peuvent  pas  vovager  tout  seuls  ! 
s'écria-t-elle. 

Madame  Dornthal  et  Fieurange  levèrent  la  tête,  Clément  fit  un 
mouvement  qui  troubla  le  sommeil  dans  lequel  venait  de  tomber 
Frida  ;  tout  le  monde  devint  attentif. 

—  Non,  assurément  non,  poursuivit  la  viaille  fille  avec  vivacité. 
Quelle  mine  cela  aurait-il,  je  vous  le  demande  ?...  Pardon,  Clément, 
vous  savez  si  je  vous  estime  et  si  je  vous  aime  ;  mais  enfin,  mon 
bon  ami,  quel   âge  avez-vous  ?  dites-le-moi.  Et  quant  à  Gabrielle, 


88  REVUE  CANADIENNE. 

outre  son  âge  (qui  ne  vaut  pas  mieux  que  L  vôtre),  elle  a,  je  le  lui 
ai  déjà  dit  niille  fois,  une  figure  terrible,  une  figure  avec  laquelle 
elle  peut  se  permettre  moins  de  choses  encore  que  d'autres  qui 
ne  seraient  pas  plus  âgées  qu'elle...  Voilà  le  fait;  je  défie  cette 
fois  qu'on  me  dise  que  j'ai  tort. 

Personne  n'en  était  tenté,  car  la  pensée  qu'elle  venait  d'émettre 
à  sa  manière  était  celle  de  tous. 

-Donc,  poursuivit  mademoiselle  Joséphine,  il  faut  que  Gabrielle 
soit  accompagnée  d'une  personne  respectable.  Encore  une  fojs, 
Clément,  pardon,  ceci  ne  veut  pas  dire  qu'on  puisse  se  passer  de 
vous  (vous  êtes  un  protecteur  qu'on  ne  remplacerait  pas  facile- 
ment) mais,  mon  cher  ami,  toutes  les  convenances  exigent  qu'elle 
ait  en  même  temps  que  vous  une  compagne  vieille  et  sûre.  Or  je  pro- 
pose que  cette  sûre  et  vielle  compagne...  ce  soit  moi-môme  !... 

A  ces  paroles  inattendues,  il  y  eut  une  exclamation  générale. 
Tout  le  monde  parlait  à  la  fois,  et  pendant  quelques  instants  on 
ne  put  s'entendre.  La  bonne  Joséphine  comprit  seulement  bien 
vite  que  sa  proposition  était  généralement  approuvée.  Mais  avant 
que  personne  eût  parlé,  avant  que  Clément  même  eût  eu  le  temps 
de  venir  lui  serrer  la  main,  Fleurange  s'était  élancée,  et  se  jetant 
au  cou  de  sa  vieille  amie,  elle  s'écria  ; 

— Oh  !  merci,  merci  !  que  Dieu  vous  rende  tout  ce  qu'il  veut 
que  je  vous  doive  en  ce  monde  ! 

Ceci  signifiait  que,  sans  plus  de  façon,  elle  acceptait  l'offre  géné- 
reuse de  mademoiselle  Joséphine.  Une  heure  auparavant,  sa  tante 
avait  mis  à  son  consentement  la  condition  que  nous  .savons,  et  cette 
difficulté  la  préoccupait,  loreque  l'excellente  vieille  fille  l'avait 
subitement  tranchée  d'une  façon  imprévue. 

Pour  mademoiselle  Joséphine,  à  dater  de  ce  moment,  tout  sem- 
bla s'éclaircir.  L'occasion  qu'elle  avait  tant  désirée  ne  s'était  pas 
fait  attendre.  Dans  cette  phase  extraordinaire  de  la  vie  de  Gabrielle, 
il  se  trouvait  pour  elle-même  un  a^te  du  plus  utile  dévouement  à 
accomplir,  un  acte  qui  retarderait  d'autant  l'heure  où  il  faudrait 
se  séparer  de  sa  chère  protégée.  Elle  se  sentit  soulagée  et  rentra 
en  un  instant  dans  la  placidité  habituelle  de  sa  bonne  humeur. 

Il  demeurait  encore  toute  fois  plus  d'un  nuage  dans  son  esprit 
quant  à  l'ensemble  d'une  situation  qu'elle  ne  parvenait  pas  à  con- 
cevoir telle  qu'elle  était. 

— Et  pourquoi,  dit-elle  une  heure  plus  tard,  tandis  qu'escortée 
de  sa  servante  portant  une  lanterne,  elle  donnait  le  bras  à  Clément 
pour  regagner  sa  demeure,  pourquoi  n'irions-nous  pas  aussi  en 
Sibérie  avec  elle,  si  cela  ne  contrariait  pas  ce  M.  le  comte  dont  je 
ne  puis  jamais  prononcer  le  nom  ? 


FLEURANGE.  89 

Clément  ne  put  réprimer  un  sourire  en  entendant  cette  question, 
mais  il  s'y  mêlait  une  trop  amère  tristesse  pour  qu'il  eût  envie  de 
répondre.  Elle  ne  s'en  aperçut  pas.  En  ce  moment,  elle  pensait 
tout  haut  sans  trop  s'inquiéter  de  son  interlocuteur,  et,  suivant 
ainsi  le  cours  de  ses  réflexions,  elle  en  fit  bientôt  une  autre  qui, 
loin  de  donner  à  Clément  la  tentation  de  sourire,  le  fit  frissonner 
de  la  tête  aux  pieds. 

— Pourvu,  dit  elle,  après  avoir  gardé  quelques  instants  de  silence, 
pourvu  que  ce  monsieur  Georges  soit  digne  du  sacrifice  qu'elle  va 
faire  pour  lui...  pourvu  qu'après  nous  avoir  quittés,  nous  qui 
l'aimons  tant,  elle  ne  découvre  pas  un  jour  qu'il  ne  l'aimait  pas 
autant  que  nous  ! 

XI.VII 


Clément  déposa  mademoiselle  Joséphine  à  sa  porte  et  revint  à 
pas  rapides,  luttant  contre  le  nouvel  orage  soulevé  dans  son  cœur 
par  les  paroles  qu'il  venait  d'entendre. 

Jusque-là,  grâce  au  souvenir  de  sa  rencontre  avec  le  comte 
Georges,  grâce  au  prestige  dont  il  était  revêtu  à  ses  yeux,  par  l'at- 
trait môme  qu'il  inspirait  à  sa  cousine.  Clément  l'avait  toujours 
regardé  comme  un  être  supérieur  auquel,  avec  une  naïveté 
modeste  et  sincère,  il  trouvait  simple  et  presque  juste  que  son 
humble  amour  fût  sacrifié.  Douter  qu'il  fût  digne  d'elle,  craindre 
qu'aimé  d'elle  il  pût  cesser  de  l'aimer,  c'étaient  là  des  idées  qui  ne 
lui  étaient  jamais  venues,  et,  sans  le  savoir,  la  bonne  Joséphine 
venait  d'appliquer  un  fer  chaud  sur  son  cœur  saignant.  Admettre 
cette  crainte,  c'était  véritablement  faire  chanceler  son  dévouement 
sur  sa  base,  c'était  ajouter  le  désespoir  à  l'abnégation.  Aussi  la 
repoussa-t-il  avec  une  sorte  de  terreur,  et,  pour  se  rassurer,  il  eut 
recours  à  toutes  les  réflexions  qui  l'avaient  torturé  naguère,  se 
complaisant  maintenant  à  songer  au  dévouement  dont  son  rival 
était  l'objet,  afin  de  mieux  se  persuader  qu'il  était  absolument 
contraire  à  la  nature  des  choses  qu'il  pût  jamais  être  ingrat. 

Les  réflexions  de  Fleurange,  à  cette  même  heure,  étaient  d'une 
autre  nature  ;  remise  peu  à  peu  des  émotions  violentes  et  succes- 
sives de  la  journée,  elle  exhalait  maintenant  sans  contrainte  la  joie 
secrète  dont  son  cœur  débordait  ;  elle  était  donc  libre  enfin  !  libre 
de  penser  à  Georges,  libre  de  l'aimer  et  de  le  dire  1.^.  Cette  pensée 
si  longtemps  réprimée,  combattue  et  cachée,  elle  pouvait  s'y  livrer 
sans  contrainte  !  Quelques  semaines  encore,  et  elle  serait  près  de 
lui  !...  Elle  serait  à  lui  !...  L'horreur  du  sort  qu'elle  allait  partager 


90  REVUE  GAN^DIENNE. 

disparaissait  pour  elle  à  la  pensée  de  lui  apporter,  dans  cette  heure 
d'abandon  et  d'infortune,  toutes  les  richesses  de  son  dévouement 
et  de  son  amour,  et  il  lai  semblait  que  c'était  là  une  plus  belle 
réalisation  de  ses  rêves  que  si  elle  se  fût  accomplie  au  milieu  de 
tout  l'éclat  dont  le  rang  et  la  fortune  auraient  pu  l'environner  !... 

Ah  !  la  mère  Madeleine  avait  eu  raison  de  le  penser,  ce  n'était 
pas  là  un  cœur  appelé  au  suprême  honneur  d'aimer  Dieu  seul,  de 
ressentir  pour  lui  cet  amour  inefiiible  qui  ne  souffre  le  contact 
d'aucun  autre  amour,  de  cet  amour  unique  qui,  s'il  n'a  pas  toujours 
régné,  anéantit,  dès  qu'il  apparaît,  tous  ceux  qui  l'ont  précédé, 
comme  la  lumière  anéantit  les  ténèbres  et,  tant  qu'elle  est  présente, 
en  rend  le  retour  impossible  !...  ^' Ceux  qui  aiment  entendent  cette 
voix  ^" 

C'était  là  celle  qui  parlait  directement  au  cœur  de  la  mère 
Madeleine. 

Mais  Fleurange  ne  l'avait  pas  entendue  aussi  distinctement, 
même  lorsqu'elle  l'écoutait  dans  le  silence  momentané  de  tous  les 
bruits  de  la  terre.  Et  cependant,  nous  le  savons,  elle  n'était  pas 
sourde  à  ce  divin  langage  :  elle  était  pure,  elle  était  pieuse  et  forte, 
elle  avait  un  cœur  fervent  et  courageux,  un  cœur  fermé  au  mal  et 
qui  n'eût  rien  préféré  à  Dieu,  mais  ardemment  accessible  à  la  ten- 
dresse là  où  il  osait  s'y  livrer  sans  remords.  Sans  doute,  c'est  la  loi 
de  presque  tous,  parmi  les  meilleurs,  et  c'est  là  le  chemin  ordinaire 
de  la  vertu.  Nous  voulons  seulement  remarquer  ici  que  ce  n'est 
pas  celui  du  bonheur  exquis  et  inexprimable  dont  nous  avons 
parlé  d'abord,  et  nous  ajoutons  que,  lorsqu'une  âme  tend  à  se  faire 
une- idole  de  l'objet  qu'elle  aime,  et  à  la  placer  sur  une  base  trop 
fi agile,  il  n'est  pas  rare  que  la  souffrance,  une  souffrance  d'autant 
plus  aiguë  que  l'âme  sera  pure  et  belle,  ne  vienne  la  ramener  tôt 
ou  tard  à  ce  point  d'où  l'on  aperçoit  le  centre  véritable  auquel,  à 
notre  insu,  tous  nous  aspirons,  et  que  toute  passion  humaine,  fut- 
elle  la  plus  noble  et  la  plus  légitime  êe  ce  monde,  nous  fait  perdre 
de  vue. 

Fleurange  en  avait  peut-être  l'intuition  confuse,  et  c'était  pour 
cela  même  qu'elle  regardait  comme  uHe  sorte  d'expiation  de  son 
bonheur  les  conditions  effi-ayantes  dont  il  était  accompagné,  et 
qu'elle  croyait,  en  les  acceptant  avec  joie,  assurer  la  sécurité  du 
sentiment  passionné  qui  dominait  tout  le  reste. 

Depuis  la  conversation  de  Gabrielle  avec  la  princesse  Catherine, 
l'état  de  celle-ci  avait  subi  une  transformation  salutaire  :  ses  souf- 
frances physiques  et  sa  douleur  elle  même  semblaient  être  suspen- 

1  Imil:,  1.  III,  chai',  v. 


FLEURANGE.  91. 

dues.  Une  aclivilé  nouvelle  s'était  réveillée  chez  elle,  depuis 
qu'elle  apercevait  un  moyen  de  s'occuper  de  son  fils  et  de  rentrer 
en  communication  presque  directe  avec  lui.  Ajoutons  à  ces  motifs 
le  goût  naturel  de'la  princesse  pour  les  choses  extraordinaires,  et 
nous  comprendrons  que  l'héroïque  résolution  de  Fleurange  fût 
pour  elle  une  distraction  intéressante,  en  môme  temps  qu'an 
mobile  d'activité,  utile  et  bienfaisante. 

Tout  fut  arrangé  par  elle-même,  et  il  fallut  ^ui  permettre  do 
régler  et  d'ordonner  tons  les  détails  du  grand  voyage  que  la  jeune 
fille  allait  entreprendre.  Jusqu'à  Pétersbourg,  elle  et  sa  vieille 
compagne  voyageraient  dans  une  des  meilleures  voitures  de  la 
princesse,  et  tout  ce  qui  pouvait  adoucir  pour  Gal)rielle  la  rigueur 
du  froid  pendant  cette  route,  fut  préparé  avec  sollicitude.  Arrivée 
à  Pétersbourg.  il  fut  décidé  que  ce  serait  dans  la  maison  de  la 
princesse  qu'elle  passerait  le  temps  qui  devait  s'écouler  entre  le 
jour  de  son  arrivée  et  l'autre  jour  !...  le  jour  du  terrible  départ  qui 
devait  le  suivre. 

Tout  ceci  fut  transmis  par  la  princesse  au  marquis  Adel^rdi, 
qu'elle  chargeait  de  recevoir  et  de  protéger  Gabrielle.  Il  devait, 
en  outre,  trouver  moyen  d'annoncer  à  Georges  l'adoucissement 
imprévu  que  le  ciel  préparait  à  son  infortune.  Quant  aux  démar- 
ches qu'il  y  aurait  à  faire  afin  d'obtenir  les  permissions  néces- 
saires pour  que  cette  étrange  et  lugubre  mariage  pût  s'accomplir 
et  pour  qu'en  suite  la  nouvelle  épouse  pût  suivre  le  condamné, 
la  princesse  jugeait  que  le  meilleur  moyen  pour  y  réussir,  ce  serait 
de  chercher  à  obtenir  pour  Gabrielle  une  audience  de  l'impéra- 
trice. 

"  Ou  je  me  trompe  fort,  disait  la  princesse,  ou  son  cœur  se  lais- 
sera toucher  par  cet  héroïque  dévouement,  par  la  vue  de  Gabrielle 
et  le  charme  qu'elle  possède,  et  peut-être  même  par  un  reste 
de  pitié  pour  mon  pauvre  Georges. 

"  Cette  pitié,  poursuivit-elle,  quelque  chose  me  dit  qu'elle  survit 
encore  à  la  faveur  dont  il  s'est  montré  indigne,  et  qu'un  jour  vien- 
dra peut-être  où  je   pourrai   moi-même  y  faire   appel  avec  succès. 
Obtenir  la  grâce  de  mon  fils  !  le  revoir  !...  Oui,  en  dépit  de  tout,  je 
cris,  j'espère,  je  puis  dire  que  je  suis  sûre,  tôt  ou  tard,  que  ce  bon- 
heurme  sera  accordé,  à  moins  que  tous  ces  chagrins  ne  me  fassent 
trop  vite  mourir.  Néanmoins,  la  trace  de  cette  effroyable  sentence, 
ne  la  subit-il  qu'un  seul  jour,  ne  s'effacera  jamais  !  je  le  sens.  Mes 
rêves  pour  lui  sont  déçus  sans  retour.  Gomment  donc  aurais-je  pu 
maintenant  hésiter  à  accepter  le  généreux  sacrifice  de  Gabrielle,  à 
l'accepter  d'abord  avec  un  transport  enthousiaste,  qui,  je  l'avoue, 
m'a  saisie  lorsque,  d'une  voix  et  d'un  accent  que  je   ne   saurais 


92  REVUE  CANADIENNE. 

vous  peindre,  elle  est  venue  me  demander  à  genoux  ce  consen- 
tement inattendu  ;  mais  ensuite  avec  réflexion,  et,  vu  les  circons- 
tances douloureuses  et  étranges  où  nous  nous  trouvons,  avec  une 
vraie  reconnaissance  ! 

"  Sans  doute,  ajoutait-elle  encore  avec  ce  retour  instinctif  ou 
naturel  qui  n'est  jamais,  on  le  sait,  chassé  bien  loin  ni  pour  bien 
longtemps,  sans  doute  lorsque  cette  heure  que  j'espère,  cette  heure 
où  il  me  sera  rendu  sonnera,  d'autres  regrets  pourront  bien  se 
réveiller  î  Mais  enfin,  je  le  répète,  l'accomplissement  de  sa  sentence, 
cela  n'est  que  trop  certain,  met  fin  à  toute  espérance  de  ce  côté-là. 
Le  conspirateur  acquitté,  ou  même  gracié,  eût  pu  fléchir  un  cœur 
où  la  passion  plaide  encore  peut-être  sa  cause  ;  mais  jamais  l'or- 
gueilleuse Vera  ne  jettera  un  regard  sur  l'exilé  qui  reviendra  de 
Sibérie,  après  avoir  subi  sa  peine.  Je  me  résigne  donc,  en  pen- 
sant qu'après  tout  Gabrielle  est  charmante,  et  qu'à  ma  connais- 
sance, il  n'a  aimé  aucune  femme  autant  qu'elle.  Vous  me  direz 
peut-être  que  les  flammes  les  plus  vives  s'éteignent  facilement  dans 
le  cœur  de  Georges  ;  je  le  sais  fort  bien,  mais,  à  coup  sûr,  le 
dévouement  de  cette  jeune  fille  est  fait  pour  nourrir  celle  qu'elle 
lui  a  inspirée,  ou  même  pour  la  ranimer  si  la  tempête  révolution- 
naire qu'il  a  traversée  depuis  l'avait  éteinte.  Quant  à  moi,  je  sais 
que  si  quelque  chose  peut  me  faire  supporter  cette  épouvantable 
séparation,  c'est  la  présence  près  de  lui,  dans  son  exil,  de  cette  belle 
et  noble  créature  qui  saura  mieux  que  tout  autre  le  préserver  du 
désespoir." 

Aux  yeux  de  la  princesse,  Gabrielle  malgré  la  pure  générosité  de  sa 
tendresse,  n'était  donc  qu'un  pis-aller,  ou  plutôt  elle  n'était  quel- 
que chose  que  relativement  à  elle-même.  Elle  l'accablait  aujour- 
d'hui de  soins  et  de  caresses,  comme  naguère  elle  l'avait  brusque- 
ment éloignée  d'elle,  comme  demain  elle  eût  été  toute  prête  à  l'éloi- 
gner encore,  si  un  revirement  subit  de  fortune  eût  ramené  des 
chances  plus  conformes  à  ses  vœux  :  Mais  toutes  ces  pensées,  lors 
même  qu'elles  eussent  été  entrevues  par  celle  qui  en  était  l'objet, 
ne  pouvaient  plus  changer  sa  résolution  ou  affaiblir  son  courage  : 
son  sort  était  déjà  mentalement  uni  à  celui  de  Georges.  Tout, 
hors  cette  pensée  et  celles  des  joies  et  des  sacrifices  qui  s'y  ratta- 
chaient, lui  était  devenu  indifférent.  Calme  et  sereine,  elle  faisait 
sans  trouble  et  sans  précipitation  ses  préparatifs  de  départ,  et 
surveillait  surtout  ceux  de  sa  compagne,  pour  laquelle  elle  réser- 
vait les  précieuses  fourrures  et  tous  les  autres  objets  destinés  à 
lutter  contre  la  rigueur  du  froid,  que  les  soins  de  la  princesse 
Catherine  préparaient  pour  elle-même. 

Les  jours  cependant  passaient  rapidement,  et  à  mesure  qu'appro- 


FLEURANGE.  93 

ehait  celui  des  adieux,  il  fallait  plus  de  courage  à  ceux  qu'elle  allait 
quitter  qu'à  elle  même.  Enfin,  lorsque  l'heure  du  départ  fut 
venue,  et  qu'à  genoux  dans  l'église,  Clément  fit  avec  elle  ^qe 
dernière  prière,  l'œil  seul  de  Dieu  put  voir  auquel  des  deux  en  ce 
moment  appartenait  la  palme  du  dévouement  et  du  sacrifice. 


L'IMMOLATION 

[L'amour  vrai,  c'est  l'oubli  de  soi. 

-    XLVIIl 

Nos  voyageurs  étaient  déjà  loin,  car  depuis  plus  de  douze  jours, 
ils  poursuivaient  leur  route  sans  s'arrêter,  et,  malgré  l'intensité 
croissante  du  froid,  jusqu'à  Berlin  et  même  au  delà,  Fleurange  el 
sa  compagne  en  avaient  à  peine  remarqué  la  rigueur,  grâce  aux 
nombreuses  précautions  prises  par  la  princesse  pour  les  en  pré- 
server. 

Mais,  arrivés  à  Kônigsberg,  il  fallut  quitter  l'excellente  voiture 
qui  les  avaient  amenés  jusque-là,  car  avant  tout  ils  voulaient  aller 
vite,  et  ils  avaient  maintenant  à  traverser  le  Strand  (route  obligée 
de  Pétersbourg,  à  cette  époque),  le  Strand,  c'est-à-dire  cette  langue 
étioite  de  terre  sablonneuse,  qui  s'étend  le  long  de  la  Baltique 
jusqu'au  bras  de  mer,  lequel  sépare  comme  par  un  large  canal  la 
Prusse  de  la  Courlande  et  forme  ensuite  le  bassin  ou  le  lac  abrité 
du  Kurischehaf.  Ce  lac  borne  le  Strand  à  sa  droite,  tandis  qu'à 
gauche  sa  triste  plage  est  resserrée  entre  la  mer  et  les  hautes 
dunes  de  sable  qui  protègent  contre  les  ouragans,  si  fréquents  en 
ces  parages,  les  rares  habitations  de  ce  lieu  désolé,  toutes  situées 
de  façon  à  faire  face  au  lac  efà  tourner  le  dos  à  la  mer. 

La  voiture  de  la  princesse  demeura  donc  à  Kônigsberg  pour  y 
attendre  le  retour  des  compagnons  de  voyage  de  Fleurange.  Celle- 
ci  eut  soin  de  garder  les  riches  fourrures,  chaudes  autant  que 
légères,  dont  elle  était  pourvue,  pour  en  couvrir  bon  gré  mal  gré 
mademoiselle  Joséphine.  Quant  à  elle-même,  elle  se  réserva  un 
manteau  d'une  étoffe  grossière  qui  suffisait  pour  la  défendre  du 
froid,  évitant,  à  dessein,  de  s'accoutumer  à  un  bien-être  qui  devait 
lui  être  interdit  plus  tard. 

Le  changement  de  voiture  s'effectua  promptement,  et  la  petite 
calènhe,  où  Fleurange  et  sa  compagne  étaient  étroitement  serrées 
^'une  près  de  l'autre,    fut  bientôt  sur  la  route  du   Strand,  par  la- 


94  REVUE  CANADIENNE. 

quelle  ils  devaient  atteindre  la  ville  de  Memel  dans  la  soirée  du 
même  jour.  Clément,  assis  sur  le  siège,  les  bras  croisés,  exami- 
iMi  avec  une  secrète  horreur  l'aspect  désolé  de  la  nature,  et  tout  ce 
qu'il  voyait  lui  semblait  digne  de  servir  de  prélude  à  cei  enfer 
glacé  vers  lequel  s'acheminait,  sous  son  escorte,  celle  qu'il  eût 
voulu  préserver  du  souffle  trop  rude  d'une  brise  d'été. 

Le  froid  était  moins  vif  que  la  veille.  Les  nuages,  gris  vÀ  chargés 
de  pluie,  semblaient  môme  faire  présager  un  dégel  prématuré,  et 
à  travers  ces  nuages,  le  soleil,  voilé  comme  à  l'approche  d'une 
tempête,  jetait  une  lueur  blafarde  sur  les  sombres  flots  et  sur  la 
rive  sablonneuse.  Le  postillon,  pour  alléger  la  besogne  de  ses 
chevaux,  les  conduisait  si  près  de  la  mer  que  les  vagues  se  brisaient 
au  delà  du  sillon  formé  sur  la  plage  Humide  par  les  roues  de  la 
petite  voiture.  A  droite,  s'élevaient  les  tristes  dunes,  et,  de  ce  côté 
aussi  bien  qu'en  face,  rien  à  porte  de  vue  n'était  visible  que  le 
sable  ;  à  gauche,  rien  que  la  mer  agitée  et  menaçante.  De  près  ou 
de  loin,  pas  un  toit,  pas  un  arbre,  pas  un  brin  d'herbe,  pas  un  être 
vivant,  sauf  quelques  oiseaux  de  mer  rasant  les  flots  d'un  vol  eflaré 
et  ajoutant  un  trait  lugubre  de  plus  à  ce  paysage  dont  la  terne 
mélancolie  mêlée  d'orage  était  une  image  assez  parfaite  de  l'état 
moral  de  celui  qui  le  contemplait. 

Quant  à  Fleurange,  au  lieu  de  regarder  ce  qui  l'environnait, 
elle  avait  fermé  les  yeux  afin  de  mieux  laisser  son  imagination  la 
tran>porler  dans  les  plus  belles  régions  du  passé  et  de  l'avenir.  Elle 
revoyait  aussi  les  flots  bleus  de  la  Méditerranée  et  le  ciel  radieux 
dont  ils  reflètent  l'aziii-,  et  dans  une  vapeur  nacrée  les  ondulations 
gracieuses  des  montagnes,  puis  Florence,  étincelante  et  poétique, 
aperçue  à  la  lueur  chaude  et  doré  du  crépuscule,  et  tout  près  d'elle 
elle  entendait  une  voix  murmurant  des  paroles,  dangereuses 
naguère  à  écouler,  m«is  aujourd'hui  douces  et  charmantes  à  se 
rappeler  et  à  t^e  redire  Que  n'avait-elle  passoufl'ert  alors  en  luttant 
contre  elle  même  !  comment  pouvait-elle,  en  comparaison  de  cette 
soufî*rance  du  passé,  redouter  celles  qu'elle  allait  braver?  Souf- 
frances rachetées  par  le  bonheur  immense  d'aimer!,.,  d'aimer  sans 
crainte!...  d'aimer  sans  lemords  !...  D'ailleurs  ils  étaient  jeunes 
tous  deux...  Les  espéraiu*es  de  sa  mère  se  réaliseraient  peut-être... 
Oui,  peut-être  un  jour  reverraient-ils  ensemble  ces  lieux  charmants, 
et,  la  retrouvant  alors  près  de  lui  dans  l'éclat  recouvré  de  sa  meil- 
leure fortune,  il  saurait  cependant,  il  s'aurait,  à  n'en  pas  douter, 
que  ce  n'était  point  là  l'attrait  qui  l'avait  touchée,  et  que  c'était  bien 
lui,  lui-même,  lui  seul  qu'elle  aimait! 

Oui,' en  ce  moment,  elle  était  heureuse  :  aucune  épouvante  ne  la 
troublait;  elle  espérait  tout^et  comme  il  est  dit  du  grand,  du  seul, 


FLEURANGE.  95 

du  véritable  amour,  qu'il  se  croit  tout  possible  et  tout  permis'^,  SLinsi 
celui-ci,  qui  en  l'ombre  pâle,  mais  fidèle,  faisait  apparaître  à 
Fleurange  tous  les  bonheurs  de  ce  monde  comme  possibles  et 
certains,  depuis  que  le  plus  grand  de  tous  lui  était  permis  et  promis. 

Clément  était  encore  absorbé  dans  sa  muette  contemplation,  et' 
Fleurange  dans  ses  doux  rêves,  lorsque  mademoiselle  Joséphine 
sortit  d'un  état  de  somnolence  favorisé  par  les  amples  fourrures 
dans  lesquelles  elle  était  ensevelie  et  qui  la  préservaient  non-seule- 
ment de  l'air,  mais  de  la  vue  des  objets  du  dehors.  Elle  se  souleva 
et,  regardant  autour  d'elle  pour  la  première  fois  de  la  matinée, 
elle  fit  un  brusque  mouvement  de  surprise  en  s'écriant  avec 
épouvante  : 

— Ah  !  mon  Dieu  !  mon  Dieu...  Gabrielle,  qu'est-ce  que  c'est  que 
cela  ? 

Fleurange,  subitement  rappelée  du  pays  des  songes,  revint  à  elle 
et  répondit  : 

: — C'est  la  mer.  Ne  l'aviez-vous  pas  regardée  encore  ? 

— La  mer!...  la  mer  !...  répéta  mademoiselle  Joséphine  avec 
stupeur;  non,  je  ne  l'avais  jamais  vue,  et  je  ne  m'étais  jamais  ima- 
giné que  nous  irions  sur  la  mer  en  voiture...  Quel  pays!  quel 
voyage  !  murmura-t-elle  tout  bas  en  chercjianî;  à  dissimuler  les 
mortelles  (erreurs  qui  se  succédaient  depuis  que,  s'éloignant  de 
plus  en  plus,  tout  prenait  un  aspect  plus  différent  de  celui  de  la 
France,  et  partant,  plus  effrayant  pour  elle.  Mais  elle  pratiquait  à 
sa  façon  un  acte  d'héroïque  abnégation  en  maîtrisant  la  peur  et  la 
surprise  que  lui  causaient  tant  d'étranges  nouveautés.  Elle  voulait 
avant  tout  ne  point  être  importune  à  ses  compagnons  de  voyage. 
"  D'ailleurs,  pensait  elle,  si  ces  deux-enfants  n'ont  pas  peur,  il  faut 
au  moins  que  j'aie  l'air  aussi  brave  qu'eux." 

Elle  ne  put  s'empêcher  toutefois  de  répéter  avec  étonuement  : 

— Aller  sur  la  mer  en  voiture...  c'est  pourtant  bien  singulier  ! 

Fleurange  se  mit  à  rire. 

—  Tenez,  chère  mademoiselle,  regardez  de  mon  côté,  et  vous 
verrez  que  nous  ne  sommes  pji^  en  mer,  seulement  très-près  de  la 
mer. 

— Très-près,  en  vérité,  alors  ;  car  notre  voiture  chemine  dans 
l'eau. 

— C'est  une  vague  seulement  qui  se  brise  et  recule.  Tenez,  nous 
voici  à  sec  maintenant. 

Mademoiselle  Joséphine  se  rassura  un  peu  :  elle  regarda  à  droite, 
elle  regarda  à  gauche,  elle  regarda  au  loin  devant  elle  ;  puis  elle 

1  Imit.,  III.  V. 


96  REVUE  CANADIENNE. 

ramena  ses  yeux  sur  la  mer  sombre  et  immense  qu'ils  côtoyaient 
de  si  près. 

— Oh  !  que  c'est  tristft  et  laid  !  s'écria-t-elle  enfin. 

Fleurange,  à  son  tour,  examinait  la  route  avec  une  attention  qui 
n'était  plus  distraite. 

Ce  paysage  est,  en  effet,  singulièrement  lugubre,  dit  elle.  Ce 
ciel  gris...  ce  faux  soleil...  cette  mer  triste  et  noire...  ce  sable 
interminable...  Oui,  ce  lieu  est  affreux  1 

Elle  frissonna  légèrement. 

— On  m'avait  toujours  assuré,  dit  mademoiselle  Joséphine,  que 
la  mer  était  une  si  belle  chose  à  voir  !  C'est  encore  là,  à  ce  qu'il 
parait,  un  de  ces  contes  de  voyageurs  à  l'usage  des  bonnes  gens 
qui  ne  bougent  jamais  de  chez  eux. 

— Non,  non  !  s'écria  Fleurange,  ne  dites  pas  cela.  La  mer  est 
belle,  bien  belle,  croyez-le,  là  où  elle  est  bleue  comme  le  ciel  ;  là 
où  ses  rives  sont  couvertes  d'arbres,  de  plantes  et  de  fleurs!  mais 
pas  ici,  j'en  conviens. 

Et  malgré  elle,  la  douce  impression  de  sa  récente  vision,  un  ins- 
tant vivement  réveillée  par  le  contraste,  s'évanouit  complètement. 
Son  cœur  se  serra:  elle  se  tut,  et  pendant  longtemps  le  silence  ne 
fut  rompu  par  aucun  des  trois  voyageurs. 

La  longueur  du  Strand  (environ  douze  ou  quatorze  lieues)  était 
partagée  alors  en  plusieurs  relais  de  poste  situés  au  delà  des  dunes, 
et  d'où  l'on  amenait  sur  la  plage  les  chevaux  de  rechange.  Aucune 
voiture  ne  pouvait  s'approcher  de  ces  relais  à  travers  l'épaisseur  du 
sable,  en  sorte  que,  môme  dans  ces  courts  moments  d'arrêt,  les 
voyageurs  n'étaient  avertis  du  voisinage  d'un  lieu  habité,  que  par 
le  son  du  cor,  qui,  de  loin,  répondait  à  celui  dont  se  servait  Is 
postillon  pour  annoncer  l'approche  d'une  voiture  de  voyage. 

Tandis  que,  arrivés  au  dernier  de  ces  relais,  ils  changeaient 
ainsi  de  chevaux  sur  le  rivage,  Fleurange  remarqua  le  regard  de 
Clément  dirigé  vers  la  mer  et  le  ciel  menaçant. 

Le  vent  s'életait  de  plus  en  plus,  les  vagbies  grossissaient;  il 
était  évident  qu'ils  allaient  au-devant  d'une  violente  tempête. 

Elle  lui  fit  signe  d'apptocher  et  lui  dit  de  manière  à  n'être  point 
entendue  de  sa  compagne  : 

—  Le  temps  va  devenir  très-mauvais,  n'est-ce  pas  ? 

—  Oui,  répliqua-t-il  de  même  :  Il  nous  reste  à  peine  une  heure 
de  jour,  el  je  crains  que  nous  ne  trouvions  tout  à  l'heure  la  traver- 
sée rude  et  difficile.  Ce  n'est  pas  pour  vous  que  je  dis  cela,  ajou 
ta-t-il  avec  un  sourire  un  peu  forcé.  Il  m'est  interdit,  je  le  sais 
bien,  de  trembler  pour  vous,  de  quelque  péril  que  ce  puisse  être  ; 

/ 


FLEURANGE.  97 

mais  je  crains  que  plus  lard  vous  n'ayez  quelque  peine  à  rassurer 
votre  pauvre  amie. 

Il  remonta  sur  son  siège  en  ordonnant  au  postillon  de  se  hâter, 
et  la  petite  calèche  repartit  aussi  vite  que  le  permettait  la  nécessité 
^de  s'éloigner  de  la  mer,  les  vagues  grossissantes  ayant  déjà  failli  la 
renverser-  Mais,  quelque  hâte  qu'ils  pussent  faire,  la  nuit  était 
noire  et  là  tempête  déchaînée,  lorsqu'ils  arrivèrent  au  lieu  où  il 
fallait  franchir  le  bras  de  mer  qui  formait  le  trait  d'union  entre 
le  Kurischehaf  et  la  Baltique.  Le  trajet  était  court,  mais  pen 
facile:  il  ne  fallait  point  s'arrêter  un  instant,  car  bien  qu'abritée 
en  cet  endroit,  la  mer  devenait  de  plus  en  plus  houleuse,  et  l'em- 
barcation sur  laquelle  devait  se  placer  la  voiture  était  un  large 
bateau  difficile  à  diriger  parle  mauvais  temps.  Aussi  descendi- 
rent-ils rapidement  la  rampe  qui  conduisait  de  la  rive  à  l'embarca- 
tion, et  mademoiselle  Joséphine  fut  tirée  de  l'état  de  demi-sommeil 
où  la  maintenait  presque  toujours  le  mouvement  de  la  voiture, 
par  une  soudaine  et  très-violente  secousse  accompagnée  de  cris, 
de  vociférations,  mêlés  au  mugissement  de  la  mer  et  au  vacarme 
effrayant  et  étourdissant  de  l'ouragan. 

—  0  Jésus,  mon  Sauveur  !  murmura  la  pauvre  demoiselle,  avec 
épouvante  en  joignant  les  mains  ;  c'est  donc  ici  que  nous  allons 
mourir 

La  pluie  tombait  à  torrents.  Les  vagues  envahissaient  le  bateau, 
les  ténèbres  ajoutaient  leur  horreur  à  toutes  les  apparences  d'un 
danger  qui,  à  ses  yeux  inexpérimentés,  semblait  être  extrême, 
et  la  douce  voix  de  sa  jeun«  corap.igne  cherchait  en  vain  à  la  ras 
surer.  Bientôt  à  la  lueur  des  lanternes  portées  d'un  côté,  à 
l'autre,  pour  éclairei  les  hommes  de  l'équipage,  elle  aperçut  Clé- 
ment debout  près  de  la  voiture,  tenant  d'une  main  ferme  une 
voile  placée  comme  un  abri  du  côté  le  plus  exposé  à  l'invasion 
des  vagues. 

—  Mon  pauvre  Clément  !  s'écria-t  elle,  tout  est  donc  fini  ? 

—  Non,  pas  tout  à  fait,  malheureusement,  répondit  Clément; 
il  nous  faut  au  moins  une  demi-heure  encore  avant  d'être  à 
terre. 

—  A  terre  !...  à  terre  î...  Il  croit  donc  que  nous  y  arriverons 
vivants  ?  dit  mademoiselle  Joséphine  en  cachant  sa  tête  sur  l'épaule 
de  Fleurange. 

— Oui,  oui,  répondit-elle  en  la  serrant  dans  ses  bras  ;  chère  José- 
phine, il  n'y  a  aucun  danger,  je  vous  assure;  croyez-moi,  je  ne 
suis  chagrine  que  de  vous  voir  si  effrayée. 

—  ■  Pardonnez-moi,  ma  petite,  j'avais  juré  que  vous  n'en  sauriez 
rien. ..mais. ..mais  cette  fois,  Gabrielle,  vous  ne  direz  pas  que  nous 

25  février  1873-  7 


98  REVUE  CANADIEN iNE. 

ne  traversons  pas  la  mer  en  voiture,  poursuivit-elle  avec  une 
nouvelle  épouvante,  à  mesure  qu'elle  sentait  davantage  le  mouve« 
ment  des  vagues. 

Fleurange  l'embrassa,  lui  répéta  les  même  paroles  rassurantes, 
et  la  pauvre  vieille  fille  se  tut,  et  imposa  même  bientôt  silence,  à 
sa  terreur  par  un  effort  sur  elle-m.ême  qui  était  un  grand  et  véri- 
table acte  de  courage. 

—  Danger  ou  non,  c'est  toujours  ainsi  que  je  me  suis  figuré  les 
grandes  tempêtes  où  l'on  périt.  Mais,  au  fait,  murmura-t-elle 
plus  bas.  Dieu  leur  commande  comme  à  toutes  choses,  et  il  n'ar- 
rive que  ce  qu'il  veut. 

Sa  nature  était  faible,  mais  son  âme  était  forte,  et  la  piété,  bonne 
à  tout,  servit  maintenant  à  la  calmer.  Elle  se  mit  à  prier  menta- 
lement et  ne  dit  plus  une  parole  jusqu'à  ce  qu'ils  eussent  touché 
la  rive. 


XLIX 

Mais  un  danger  plus  réel  attendait  nos  voyageurs  au  delà  de 
Memel,  d'où  ils  poursuivirent  le  lendemain  leur  route  en  traîneaux. 
Le  premier  de  ces  traîneaux  contenait  leur  bagage  et  les  précédait 
de  plusieurs  heures,  annonçant  d'avance  leur  arrivée  aux  relais  de 
poste.  Le  second  avait  à  peu  près  la  forme  d'un  lourd  bateau  posé 
sur  des  patins,  surmonté  d'un  capuchon  et  couvert  d'un  épais  ta- 
blier de  fourrures.  C'était  dans  celui-là  que  Fleurange  et  sa  com- 
pagne étaient  blotties  et  presque  couchées  pour  éviter  défendre 
l'air.  Le  ti'oisième  traîneau,  entièrement  découvert,  était  fort 
léger,  et  si  petit  que  Clément  seul  pouvait  y  trouver  place,  et  de- 
vant lui  un  jeune  garçon,  fort  et  vigoureux,  mais  dont  la  taille 
svelte,  serrée  dans  son  caftan,  était  tout  à  fait  en  proportion  avec 
le  siège  qu'il  occupait  et  le  véhicule  qu'il  était  chargé  de  conduire. 
Clément,  dans  ce  léger  équipage,  allait  comme  le  vent,  tantôt  pré- 
cédant l'autre  traîneau  en  éclaireur,  tantôt  revenant  sur  ses  pas 
pour  l'accompagner  et  veiller  à  sa  sûreté. 

Le  froid  avait  repris  avec  intensité,  mais  seulement  depuis  quel- 
ques heures,  et  la  pluie  torrentielle  de  la  veille,  succédant  à  plu- 
sieurs jours  d'un  dégel  alarmant  dans  cette  saison,  avait  causé  de 
grands  dégâts  sur  la  route  et  rendait  surtout  inquiétant  le  passage 
des  rivières,  lesquelles  toutes  en  cette  saison  devaient  être  fran- 
chies sur  la  glace. 

Quoiqu'il  fût  à  peine  quatre  heures,  la  courte  journée  était  pres- 
que écoulée  et  le  jour  tombait,  lorsque  les  voyageurs  parvinrent  à 


FLEURANGE.  .  99 

la  rivière  qu'il  fallait  traverser  pour  atteindre  la  petite  ville  de 
Y.  ;  rivière  rapide  et  profonde  qui,  chaque  année,  au  début  de 
l'hiver,  charriait  longtemps  d'épais  glaçons  floUants  et  nonfibreux 
avant  que  la  surface  de  ses  flots  parvint  à  s'affermir,  et  qui,  aux 
approches  du  printemps,  était  aussi  la  première  à  reprendre  son 
cours  et  à  briser  l'enveloppe  qui  retenait  ses  eaux  captives.  Il  en 
résultait  que  cette  rivière  était  presque  toujours  difficile  et  fort 
souvent  dangereuse  à  traverser,  et  c'était  en  vue  de  ce  passage,  qui 
ne  pouvait  s'effectuer  qu'en  un  seul  endroit,  que  le  dégel  devait 
inspirer  aux  voyageurs  de  justes  inquiétudes. 

Dès  que  Clément  jeta  les  yeux  sur  le  fleuve,  il  lui  sembla,  eu 
effet,  apercevoir  quelqu  es  indices  alarmants;  il  comprit  surtout 
qu'il  n'y  avait  pas  de  temps  à  perdre,  et  son  traîneau  descendit  à 
l'instant  sur  la  glace.  Là,  il  s'arrêta  et  fit  une  rapide  question  au 
jeune  guide  : 

—  11  faut  se  hâter  de  faire  passer  le  traîneau  le  plus  lo'ird,  n'est- 
ce  pas?. ..Nous  après,  si  nous  pouvons. 

—  Oui,  si  nous  pouvons,  dit  l'autre. 

En  un  clin  d'œil  l'ordre  fut  donné,  et  le  traîneau  où.  se  trouvait 
Fleurange  et  sa  compagne  passa  rapidement  devant  le  sien.  Mais 
à  peine  se  fut-il  éloigné  de  dix  ou  douze  pieds  du  rivage,  qu'un 
sinistre  craquement  se  fit  entendre.     Le  cocher  effrayé  s'arrêta. 

Clément  répéta  l'ordre  impérieux  de  poursuivre  sans  une  seconde 
d'arrêt.  Mais  au  lieu  d'obéir,  le  cocher,  saisi  de  penr,  jeta  les 
rênes,  sauta  sur  la  glace,  et  de  là,  prenant  son  élan,  il  franchit  tout 
l'intervalle  qui  les  séparait  du  lieu  qu'ils  venait  de  quitter,  et  il  se 
retrouva  à  terre. 

Cette  secousse  accéléra  le  brisement  qui  venait  d'avoir  lieu.  La 
glace  se  fendit  en  deux,  et,  du  côté  qui  se  trouvait  le  plus  près  du 
rivage,  elle  se  détacha  et  commença  à  être  entraînée  par  le  cou- 
rant. L'eau  rapide  devint  visible  entre  la  terre  et  la  partie  encore 
solide  du  fleuve  où  étaient  demeurés  les  voyageurs. 

Dans  ce  danger  formidable  et  soudain,  il  fallait  que  la  pensée 
fût  prompte  comme  l'éclair,  et  la  parole  aussi  prompte  que  la 
pensée. 

— Descendez,  Gabrielle  !  dit  Clément  avec  autorité. 

La  jeune  fille  sauta  à  l'instant  hors  du  traîneau. 

Clément  enleva  mademoiselle  Joséphine  dans  ses  bras  et  la 
plaça  près  de  lui. 

— Montez  dans  mon  traîneau,  Gabrielle,  dit  il  en  parlant  avec 
calme,  quoique  très-vite.  Partez  !  Dès  que  vous  serez  en  sûreté,  ce 
traîneau  reviendra  prendre  votre  compagne.  Nous  avons  le  temps, 
mais  il  ne  faut  pas  hésiter  une  minute. 


100         •  REVUE  CANADIENNE. 

—Je  n'hésite  pas,  dit  Fleiirange.  Seulement,  c'est  moi  qui  reste: 
c'est  elle  qu'il  faut  sauver  d'abord  ! 

Clément  frémit.»  Mais  ce  n'était  pas  le  moment  de  contester.  Il 
comprit  d'ailleurs  au  son  de  voix  de  Fleurange  que  sa  décision 
était  irrévocable,  et  il  céda  sans  dire  un  mot  de  plus.  Il  plaça  la 
pauvre  Joséphine,  hors  d'élat  de  comprendre  ce  qui  se  passait,  dans 
le  léger  traîneau,  donna  un  ordre,  obéi  à  l'instant,  et  le  traîneau 
s'éloigna.  Le  son  des  clochettes  suspendues  à  la  tête  des  chevaux 
s'entendit  pendant  quelques  instants,  puis  s'évanouit.  La  jeune 
fille  et  Clément  demeurèrent  seuls. 

Il  faisait  nuit  presque  close.  Non  loin  en  arrière  se  continuait 
le  brisement  graduel  de  la  glace  sous  le  poids  du  lourd  traîneau 
demeuré  près  du  lieu  oii  s'était  faite  la  première  crevasse.  Bientôt 
le  môme  bruit  sinistre  se  renouvela,  et  la  glace  se  fendit  une 
seconde  fois.  L'immense  glaçon  détaché  s'ébranla  ;  puis,  comme  le 
premier,  descendit  lentement  le  fleuve,  entraînant  cette  fois  le  traî- 
neau avec  lui.  L'espace  envahi  par  l'eau  s'élargit  et  devint  efl'rayant. 

Clément  regarda  devant  lui,  pour  voir  s'il  pourrait,  en  portant 
Fleurange  dans  ses  bras,  tenter  de  traverser  à  pied  le  large  inter- 
valle qui  les  séparait  du  côté  opposé.  Mais  l'obscurité  rendait 
impossible  de  reconnaître  la  trace  du  seul  sentier  à  suivre  ;  hors 
de  là,  la  mort  était  inévitable,  et  ils  perdraient  d'ailleurs  ainsi  la 
seule  véritable  chance  de  salut;  celle  d'attendre  le  retour  du  traî- 
neau. Et  cependant,  demeurer  où  ils  étaient  deviendrait  bieuiôt 
impossible.  Tout  s'ébranlait  déjà  autour  d'eux.  A  peine  quelques 
instants,  en  effet,  s'étaient-ils  écoulés,  lorsqu'un  craquement  se  fit 
entendre.  La  glace,  cette  fois,  se  fendit  devant  eux,  et  le  fragment 
sur  lequel  ils  se  trouvaient  devint  une  sorte  d'île  flottante. 

Clément,  d'un  coup  d'œil,  vit  le  seul  parti  à  prendre,  et  n'hésita 
pas:  il  passa  son  bras  autour  de  la  taille  de  Fleurange  et  la  souleva 
de  terre;  puis,  aidé  par  la  vague  lueur  que  répandait  la  neige,  il 
franchit  d'un  bond  hardi  et  vigoureux  la  large  crevasse  qui  venait 
de  s'ouvrir. 

Ils  se  retrouvèrent  ainsi  sur  la  partie  du  fleuve  dont  la  surface 
était  encore  solide,  mais  qui  pouvait  leur  dire  pour  combien  de 
tpmp^  ils  y  seraient  en  sûreté  ?  qui  pouvait  deviner  si  le  traîneau 
p;i;  vir  iiir.iii  à  revenir  jusque-là,  s'il  n'était  pas  englouti  dans  cette 
ftlisciii  lie  que  leurs  yeux  ne  pouvaient  pénétrer,  et  où  peut-être  la 
glace  était  ébi'anlée  et  brisée  comme  autour  d'eux  !  Autrement  ne 
serait-il  pas  déjà  de  retour? 

Ces  pensées,  longues  à  écrire,  se  pressaient  d;.ns  l'esprit  de 
Clément,  et  Fleurange,  silencieuse  et  intrépide,  ne  mesurait  pas 


FLEURANGE.  101 

moins  clairement  que  lui  l'étendue  du  danger.  Elle  priait  tout  Us 
en  inclinant  la  tête. 

Ainsi  appuyée  sur  lui,  ses  cheveux  effleurant  le  visage  de 
Clément,  elle  aurait  pu  entendre  le  battement 'agité  de  son  cœur 
et  sentir  trembler  le  bras  qui  la  soutenait  et  la  main  qui  pressait 
la  sienne.  Mais  il  ne  disait  pas  une  parole,  et  ce  qui  se  passait  en 
lui  était  étrange  :  une  volonté  de  la  sauver  qui  doublait  ses  facultés, 
ses  forces  et  son  courage,  et  en  môme  temps  un  transport  dont  il 
n'était  pas  le  maître,  en  songeant  qu'elle  était  là,  seule  avec  lui, 
qu'ils  allaient  mourir  ensemble,  et  que  le  terme  détesté  de  son 
voyage,  elle  ne  l'atteindrait  jamais  ! 

Mais  ce  moment  d'égoïsme  passionné  et  désespéré  fut  court.  Sa 
pensée  revint  à  elle,  à  elle  seule.  La  sauver  !  la  sauver  à  tout  prix  ! 
Mais  comment?  Il  lui  semblait  que  près  d'une  heure  était  écoulée. 
11  était  désormais  inutile  d'espérer  le  retour  du  traîneau...  Il 
croyait  sentir  sous  leurs  pieds  un  nouveau  tressaillement  de  la 
glace...  Il  regarda  en  arrière  l'e/iu  sombre.  S'y  jetterait-il  avec 
elle?  tenterait-il  de  regagner  ain^i  la  rive,  maintenant  invisible, 
qu'ils  avaient  quittée  ?...  Il  hésita  un  moment.  Mais  non  ;  ce  serait 
l'exposer  à  une  mort  certaine,  et  ilus  prompte  que  celle  qui  les 
menaçaient  maintenant.  Il  valait  mieux  rester  où  ils  étaient,  et 
supporter  jusqu'au  bout  cette  attente  mortelle. 

Ils  demeurèrent  donc  immobiles,  et  cette  agonie  muette  se  pro- 
longea de  longues  minutes  encore 

Malgré  tout  son  courage,  les  forces  de  la  jeune  fille  commen- 
çaient à  défaillir.  Sa  vue  se  troublait,  elle  entendait  un  étrange 
bourdonnement  dans  ses  oreilles.  Enfin  sa  tôtj^  se  renversa  sur 
l'épaule  de  son  cousin. 

—  Oh!  je  meurs!  murmura-telle...  Clément,  que  Dieu  vous 
ramène  à  votre  mère  ! 

En  ce  moment  d'angoisse  suprême,  Clément  leva  les  yeux  au 
ciel,  et  la  prière  que  la  tendresse  et  le  désespoir  firent  jaillir  de 
son  cœur  fut  ardente  et  pure  comme  la  foi  de  son  enfance..  Il  lui 
sembla  qu'elle  était  entendue.  Oui,  presque  au  môme  instant...  se 
trompait-il  ?  De  loin,  de  si  loin,  que  c'était  un  son  à  peine  saisis- 
sable,  il  crut  entendre  le  bruit  des  clochettes.  Il  écouta  sans  res- 
pirer... 0  bonté  divine,  est-ce  vrai  ?...  Oui,  oui,  il  n'y  a  plus  de 
doute.  Le  son  devient  plus  distinct.  Il  approche.  C'est  bien  le 
traîneau  !...     Il  avance  rapidement,  il  arrive,  il  s'arrôte,  il  est  là  ! 

—  0  mon  Dieu,  soyez  béni  !  elle  est  sauvée  ! 

Mais  lorsque  ce  cri  de  Clément  retentit,  Fleurange  vaincue 
par  l'angoisse  et  la  terreur,  venait  de  perdre  connaissance  dans 
ses  bras. 


iO-2'  REVUE  CANADIENNE. 

Il  l'enleva,  sans  qu'elle  comprît  ce  qui  se  passait,  et,  avec  la 
promptitude  de  l'éclair,  il  la  plaça  dans  le  traîneau,  et  tandis 
qu'elle  reprenait  à  moitié  ses  sens,  il  la  serra  encore  une  fois  sur 
son  cœur  ave«  une  tendresse  non  réprimée,  et  il  lui  dit  : 

—  Adieu,  ma  Gabrielle  !  Ne  me  plains  pas  de  mourir  ici.  Dieu 
est  bon,  il  m'épargne  la  douleur  de  vivre  sans  toi. 

Et  il  ajouta  plus  bas  : 

—  Gabrielle,  je  t'ai  aimée  plus  que  tout  au  monde  !  Je  te  le 
dis  enfin,  parce  que  je  meurs. 

Puis  il  fit  un  pas  en  arrière,  et  d'une  voix  ferme  il  donna  au 
jeune  guide,  l'ordre  de  partir. 

Ses  premières  paroles  n'avaient  été  entendues  de  Fleurange  que 
confusément,  et  comme  en  rêve  ;  mais  cet  ordre  clair  et  précis,  elle 
l'entendit,  le  comprit,  et  il  la  ramena  brusquement  à  elle-même. 

—  Partir  !  s'écria-t-elle,  partir  sans  vous  !  Que  voulez-vous 
dire  ? 

—  Il  le  faut  ;  dit  Clément.  Ce  traîneau  ne  peut  contenir  qne 
vous  et  celui  qui  le  guide.  Un  poids  plus  lourd  serait  d'ailleurs  un 
danger.     Partez  sans  un  instant  de  retard. 

—  Jamais  !  dit  Fleurange  résolument.  Clément,  nous  périrons 
tous  les  trois  à  cette  place,  plutôt  que  de  vous  y  laisset  ! 

—  //  le  faut  !  répéta  Clément  avec  force.  Partez,  vous  dis-je  !  Ce 
traîneau  reviendra,  et  je  vous  suivrai. 

—  Un  troisième  trajet  est  impossible,  dit  le  jeune  conduc- 
teur. 

Clément  le  savait.  Il  ne  répondit  qu'en  renouvelant  impérieuse- 
ment l'ordre  de  patiir. 

Mais  Fleurange,  non  moins  décidée  que  lui,  se  leva  et  arrêta  la 
main  qui  tenait  les  rênes. 

Tout  d'un  coup  le  jeune  cocher  sauta  à  bas  du  siège. 

—  Savez-vous  conduire?  dit-il  à  Clément. 

—  Oui. 

—  Eh  bien,  moi,  je  sais  nager.  Tenez,  mettez-vous  là  vite.  Gar- 
dez-moi cela,  continua-t-il  en  se  dépouillant  à  la  hâte  de  son  caftan 
et  le  jetant  sur  le  traîneau.  Soyez  tranquille,  je  le  retrouverai  de- 
main.   Je  sais  mon  chemin,  et  la  rivière  me  connaît  ! 

Et,  sans  hésiter,  il  s'élança  dans  l'onde  obscure  du  fleuve,  tan- 
dis que  Clément  sautait  à  sa  place  sur  le  siège  du  traîneau. 

Avec  une  hardiesse  qui  en  pareil  cas  est  le  salut,  il  fouetta  les 
chevaux  et;  leur  fit  prendre  le  grand  galop.  Ils  traversèrent  ainsi 
avec  une  rapidité  vertigineuse  l'espace,  considérable  encore,  qui 
les  séparait  de  l'autre  rive.  La  glace  ébranlée  par  les  deux  trajets 
précédents  craquait  et  se  brisait  sous  les  pieds  des  chevaux.  Ralen- 


FLEURANGE.  103 

lir  un  seul  instant  leur  course,  c'eût  été  la  certitude  de  disparaître 
engloutis  dans  le  fleuve  ;  mais  le  traîneau  volait  plutôt  qu'il  ne 
touchait  la  glace,  et  la  main  qui  le  guidait  était  sûre. 

En  moins  d'une  demi-heure  le  terme  fut  atteint  et  Fleurange, 
pâle,  épuisée,  transie,  tombait  dans  les  bras  de  sa  chère  com- 
pagne ! 

Mademoiselle  Joséphine  les  attendait  paisiblement  dans  une  salle 
chaude  et  bien  éclairée  de  la  maison  de  poste,  où  elle  avait  fait 
préparer  le  souper  ;  mais  Fleurange  n'était  en  état  ni  de  parler  ni 
de  manger.  Sa  compagne  dut  se  convaincre  qu'il  lui  faillait  du 
repos,  nécessairement  et  sans  retard.  Elle  l'obligea  néanmoins, 
avant  de  s'endormir,  à  recevoir  de  sa  main  une  préparation  de  vin 
sucré  et  ^chauffé,  et  vint  ensuite  retrouver  Clément  dans  la  salle 
où  il  était  demeuré.  Ce  fut  alors  et  seulement  alors,  qu'elle  apprit 
le  danger  auquel  ils  avaient  échappé,  et  celui  qu'elle  avait  couru 
elle-même. 

Depuis  leur  traversée  de  la  veille,  mademoiselle  Joséphine  avait 
pris  la  résolution  de  ne  plus  jamais  se  montrer  étonnée  des  inci- 
dents de  cet  étrange  voyage,  quels  qu'ils  pussent  être,  et  elle  fût 
désormais  montée  en  ballon,  tout  comme  en  traîneau,  sans  sour- 
ciller et  sur  la  plus  simple  injonction  de  Clément,  qui  lui  sem- 
blait de  plus  en  plus  mériter  une  confiance  sans  bornes. 

Peut-être,  à  la  fin  de  cette  terrible  journée,  Clément  ne  se  ren- 
dit-il pas  tout  à  fait  à  lui-môme  ce  consolant  témoignage.  Il  se  rap- 
pelait ce  qu'il  avait  osé  dire  sous  la  pression  du  danger  qu'ils  ve- 
naient de  courir,  et  il  se  demandait  avec  anxiété  si  elles  les  avait 
entendues  et  comprises,  ces  paroles  sorties  de  son  cœur  au  moment 
où  la  mort  lui  semblait  si  voisine.  Avait-elle  recouvré  ses  sens 
lorsqu'il  lui  adressait  ce  dernier  adieu  ?  Il  n'aurait  pu  le  dire,  et 
dans  ce  doute  il  attendit  le  lendemain  avec  inquiétude. 

Il  fut  rassuré  en  retrouvant  sa  cousine  calme  et  simple  comme 
de  coutume.  Il  était  évident  qu'elle  n'avait  point  compris  ni  pro- 
bablement entendu  ses  paroles,  ou  bien  que  la  violente  émotion 
qu'il  n'avait  pu  maîtriser  avait  trouvé  dans  l'extrémité  de  leur  com- 
mun danger  une  explication  naturelle  et  suffisante. 

Il  fallut  à  la  jeune  fille  un  jour  tout  entier  de  repos  pour  recou- 
vrer ses  forces  épuisées.  Mais,  après  cette  dernière  étape,  ils  se 
remirent  en  route,  pour  ne  plus  s'arrêter  jusqu'au  terme  de  leur 
voyage. 

Mme.  Chaven. 
[A  continuer.) 


>A 


CONFERENCES  AMERICAINES 


ABRAHAM    LINCOLN 


CONFÉRENCE  PRONONCÉE  LE  14  MARS  1869  A  LA  RÉUNION  PUBLIQUE 
DU  THÉÂTRE  IMPÉRIALE,  PRÉSIDÉ  PAR  M.  LABOULAYE. 


(Suite  et  fm. 


Mesdames,  Messieurs^ 


A  côté,  Messieurs,  de  cette  puissance  dévastatrice  du  mal,  ah  î 
laissez-moi  admirer  avec  vous  la  puissance  réparatrice  du  bien.  A 
côté  de  l'injustice,  si  grand  que  soit  son  triomphe,  si  universelle 
que  soit  sa  puissance,  il  y  a  toujours  une  petite  place,  n'est-ce  pas  ? 
pour  la  justice  !  Elle  se  cache  obscurément  dans  la  poitrine  de 
quelques  citoyens  obstinés,  ridicules  d'abord,  désagréables,  trou- 
ble-fètes,  dont  on  ne  veut  pas,  dont  on  médit,  dont  on  calomnie  les 
intentions.  Il  y  eut,  aux  Etats-Unis,  des  fous  qui  se  faisaient  pren- 
dre, mettre  en  prison,  pour  cette  idée  fixe  ;  ils  étaient  petits,  ridi 
cules,  impuissants,  isolés.  Et  puis,  il  se  trouva  qu'un  beau  jour 
l'idée  de  ces  fous,  l'idée  du  pauvre  imprimeur,  mon  ami,  M.  Lloyd 
Garison,  fut  épousée  par  quelques  consciences  généreuses,  par  un 
homme  évangélique  comme  Ghanning,  qui  la  revêtit  de  toute  la 


CONFÉRENCES  AMÉRICAINES.  105 

magie  de  sa  splendide  et  pure  éloquence.  Cette  idée,  elle  passa 
sur  la  harpe  d'un  poêle,  d'un  Longfellow,  qui  en  tira  des  sons  har- 
monieux  pour  honorer,  pour  embellir  et  ennoblir  ces  créatures  que 
l'on  méprisait.  Puis,  tout  d'un  coup,  sous  la  maiu  délicate  d'une 
femme,  elle  prend  la  forme  pathétique  du  roman.  Madame  Bee- 
cher-S'tOwe  dit  ce  que  son  cœur  a  senti,  ce  que  ses  yeux  ont  vu,  et 
ce  roman  fait  non-seulement  le  tour  de  son  pays,  il  fait  le  tour  du 
monde,  il  vient  remuer  et  susciter  au  loin  cette  opinion  euro- 
péenne qui  sera  le  témoin  du  duel  dont  parlait  tout  à  l'heure  M. 
Laboulaye,  lequel  a  sa  part  aussi  dans  le  grand  ouvrage  qui  se 
prépare.  Puis,  quelques  jurisconsultes,  touchés  lentement,  mais 
touchés  enfin  parce  que  leur  conscience  est  voisine  de  leur  cœur, 
un  Summer,  un  Seward,  un  Chase,  arrivent  à  se  demander  si  ce 
mal,  que  tant  d'âmes  généreuses  ressentent,  que  tant  de  poètes 
maudissent  dans  leurs  vers  mélodieux,  si  ce  mal,  on  ne 'pourrait 
pas  petit  à  petit  l'attaquer,  le  miner,  le  combattre,  le  chas^r  de  la 
loi  publique  ! 

Messieurs,  je  disais  tout  à  l'heure  que  c'était  là  une  admirable 
histoire,  la  page  d'honneur  (ce  mot  est  de  M  Pelletan)  de  l'histoire 
du  dix-neuvième  siècle.  Que  nous  disent  donc  les  poètes  et  les  pein- 
tres des  orages  de  la  nature,  de  la  lutte  des  éléments,  du  choc  des 
armées  ?  Est-ce  qu'il  y  a  quelque  chose  qui  mérite  davantage  les 
efforts  de  l'éloquence,  les  séductions  de  la  poésie,  la  magie  de  la 
parole,  sous  toutes  ses  formes,  que  ce  combat  merveilleux  entre  ce 
petitmal  qui  grandit  et  domine  un  instant  comme  le  feu,  et  ce  petit 
bien  qui  résiste,  s'élève  et  devient  une  rosée  bienfaisante  jusqu'à 
ce  qu'enfin,  malgré  mille  indignités,  malgré  mille  grossièretés, 
parce  que  la  lutte  se  passe  sur  la  terre,  mais  aussi  grâce  à  mille 
efforts  généreux,  la  bataille  se  décide,  et  l'on  jouit  d'un  spectacle, 
bien  rare,  bien  consolant  sur  la  terre,  on  goûte  avec  ivresse  la  satis- 
faction de  voir  qu'une  fois  le  droit  a  triomphé,  et  que  la  victoire  a 
été  du  côté  de  la  bonne  cause,  défendue  par  d'honnêtes  gens  et  ser- 
vie par  d'honnêtes  moyens? 

Il  me  reste  à  vous  dire,  en  peu  de  mots,  la  part  que  prit  Abraham 
Lincoln  dans  cette  grande  lutte  de  l'histoire  du  dix-neuvième  siècle. 
Cette  part,  soit  au  congrès,  soit  dans  les  assemblées  populaires,  fut 
si  grande,' si  puissante  et  en  même  temps  si  modérée  (car,  je  vous 
le  rappelle,  il  avait  toujours,  d'un  côté,  le  livre  qui  lui  apprenait  à 
détester  l'esclavage,  mais,  de  l'autre,  il  avait  le  livre  qui  lui  appre- 
nait à  respecter  et  à  suivre  pas  à  pas  les  lois)  ;  cette  part,  dis-je,  fut 
si  grande,  si  puissante,  si  moderne  à  la  fois,  que,  lorsqu'une  grande 
réunion,  une  grande  convention,  comme  on  dit  aux  Etats-Unis, 
s'assembla  en  1860,  à  Chicago,  pour  l'élection  d'un  président,  il  fut 


106  REVUE  CANADIENNE, 

proposé  comme  candidat.  Il  y  avait  six  candidats,  tous  plus  connus 
que  lui,  et  surtout  le  célèbre  Seward,  dont  le  nom  est  attaché  au 
sien,  et  (jni  mérite  de  partager  sa  gloire  ;  ils  furent  ballottés  dans 
la  convention  de  Chicago,  une  de  ces  villes  dont  on  connaît  à  peine 
le  nom  lorsqu'elles  sont  déjà  grandes  comme  une  capitale  ;  et,  dans 
cette  convention,  on  arriva,  après  une  séance  qui  n'en  finissait  pas 
(comme  celle-ci,  je  le  crains  bien)  à  ballotter  le  nom  de  Lincoln  six 
ou  sept  fois. 

A  l'avant-dernier  ballottage,  un  de  ses  amis  lui  éerivitpar  le  télé- 
graphe, car  il  était  alors  tranquillement  dans  sa  petite  maison,  à 
Springfield  :  "  Vous  serez  nommé,  si  vous  promettez  d'accorder  les 
places  d'avocat  général  et  de  directeur  générai  des  postes  à  tel  ou 
tel."  Lincoln  répondit  aussitôt  par  cette  dépêche  :  "  Je  n'accepte 
aucun  marché  et  je  refuse  absolument."  Le  soir,  une  autre  dépêche 
lui  apprit  qu'il  était  président  de  la  République  ;  on  vint  lui  dire 
cela  dans  sa  petite  maison,  et  ce  fut  bientôt  un  tumulte  extraor- 
dinaire à  sa  porte  ;  la  nouvelle  s'était  répandue,  et  personne  n'y 
voulait  croire. 

Il  y  avait  surtout,  dans  les  groupes,  un  gros  Anglais  établi  à 
Springfield,  qui  criait  tant  qu'il  pouvait  :  "  C'est  impossible;  com- 
ment voulez-vous  qu'on  nomme  Président  de  la  République  des 
Etats-Unis  un  homme  que  j'ai  vu  ce  matin  aller  chercher,  dans 
un  papier,  pour  dix  sous  de  beefsteak  et  l'emporter  pour  son  déjeu- 
ner ?  " 

C'était  bien  lui  cependant,  c'était  Abraham  Lincoln  qu'on  avait 
choisi  comme  Président  des  Etats-Unis,  et  deux  jours  après,  une 
députation,  ayant  à  sa  tête  le  gouverneur  de  l'Etat,  vint  lui  annon- 
cer cette  grande  nouvelle.  Il  la  reçut  avec  autant  d'embarras  que 
de  tristesse,  car  il  savait  bien  à  quoi  il  s'engageait,  et  il  n'avait  pas 
grande  confiance  en  lui-même  ;  mais  il  la  reçut  avec  une  simplicité 
véritablement  touchante.  Il  alla  ouvrir  lui-même  sa  porte  ;  et  puis, 
quand  on  lui  eut  annoncé  qu'il  était  président  des  Etats-Unis, 
jugeant  qu'il  ne  pouvait  pas  recevoir  une  si  grande  nouvelle  sans 
prier  ceux  qui  la  lui  apprenait  de  se  rafraîchir  un  peu  avec  lui,  il 
appella  sa  servante,  fit  apporter  des  verres,  et  il  dit  aux  membres 
de  la  députation  :  "  Je  vous  demande  pardon,  mais  je  n'ai  pas  d'au, 
tre  breuvage  que  de  la  bière,  la  pure  bière  du  père  Adam,  c'est-à- 
dire  un  verre  d'eau."  Puis  il  les  fit  boire  et  trinquer. 

Après  cette  acceptation  si  simple,  Lincoln  passa  deux  ou  trois 
mois  dans  sa  petite  maison,  parce  que  la  convention,  qui  avait  eu 
lieu  au  mois  de  juin,  devait  être  suivie  de  l'élection  régulière  au 
mois  de  novembre  et  de  l'installation  au  mois  de  mars.  Pendant 
ces  quelques  mois,  il  fut  étonné  de  voir  arriver,  dans  cette  petite 


CONFÉRENCES  AMERICAINES.  107 

maison,  un  nombre  extraordinaire  d'amis  qu'il  ne  se  connaissait 
pas  du  tout,  et  il  se  prit  un  jour  à  dire  à  sa  femme  :  "Je  suis  très- 
surpris;  je  reçois  maintenant  le  sixième  de  la  nation,  qui  voudrait 
vivre  aux  dépens  des  autres  cinq-sixièmes  ;  mais  je  ne  veux  pas  du 
tout  entendre  ces  solliciteurs  ;  on  ne  saura  qui  je  veux  choisir 
pour  mes  fonctionnaires  que  quand  je  serai  installé  à  la  Maison 
Blanche." 

Laissez-moi,  Messieurs,  passer  sous  silence  ces  mois  où  il  dit 
adieu  à  son  humble  retraite,  et  permettez-moi  de  vous  lire,  ce  n'est 
pas  long,  le  discours  que  fit  Lincoln  aux  habitants  de  Springfield 
lorsqu'il  partit  pour  la  ville  de  Washington,  et  prit  congé  de  ses 
concitoyens.  C'était  le  11  février  1861  ;  il  se  séparait  de  ces  bous 
habitants  de  la  petite  ville  où  il  avait  passé  sa  vie  presque  entière, 
et  voici  dans  quels  termes,  à  la  fois  touchants  et  solennels,  cet  hon- 
nête grand  homme  disait  adieu  à  ceux  qui  avaient  été  si  longtemps 
les  témoins  de  ses  obscurs  et  courageux  efforts. 

"  Mes  amis,  personne  ne  peut  sentir  quel  degré  de  tristesse  j'é- 
prouve en  me  séparant  de  vous.  Je  dois  à  ce  peuple  tout  ce  que  je 
suis,  .l'ai  vécu  ici  plus  d'un  quart  de  siècle.  Ici  sont  nés  mes 
enfants,  ici  l'un  d'eux  est  enterré.  Je  ne  sais  si  je  vous  reverrai 
jamais.  Le  devoir  qui  pèse  sur  moi  est  le  plus  lourd  qui  ait  pesé  sur 
les  épaules  d'aucun  homme  depuis  les  jours  de  Washington.  Il 
n'aurait  jamais  réussi  sans  l'aide  de  la  Providence  à  laquelle  il  eut 
toujours  confiance.  Je  sens  que  je  ne  puis  réussir  à  mon  tour  sans 
la  force  qui  le  soutenait,  et  dans  le  même  Dieu  je  place  mon  espé- 
rance. Vous,  mes  amis,  priez-le  de  m'aider.  Sans  lui  pas  de  succès  ; 
avec  lui,  pas  de  revers.  Je  vous  envoie  à  tous  les  adieux  d'un  cœur 
qui  vous  aime." 

La  série  de  discours  qu'Abraham  Lincoln  prononça,  entre  Spring- 
field et  Washington,  a  été  conservée  ^  Je  ne  compte  pas  vous  les 
lire  tous,  il  s'en  faut;  je  ne  puis  cependant  résister  au  désir  de 
vous  citer  quelques  mots  des  discours  qu'il  prononça  à  Trenton,  puis 
à  Philadelphie. 

A  Trenton,  dans  l'Etat  de  New-Jersey,  on  le  vit  tout  d'un  coup 
tirer  de  sa  poche  un  petit  livre  bien  usé  qui  était  cette  môme  Vie  de 
Washington  qu'il  avait  lu  avec  tant  d'assiduité  dans  sa  jeunesse,  et 
il  dit  ces  paroles  :  "  Messieurs,  je  ne  puis  passer  dans  votre  Etat 
sans  me  rappeler  les  grands  combats  qui  s'y  sont  livrés.  J'ai  appris 
à  aimer  mon  pays  dans  ce  petit  livre,  et,  quand  je  lisais  les  récits 
des  luttes  que  nos  pères  ont  soutenues  pour  l'indépendance,  je  sen- 

1  The  marlyr's  monument,  précieuse  collection  due  à  l'initiative  de  M.  Francis 
Lieber. 


108  REVUE  CANADIENNE. 

tais  bien  que  ces  gens-là  se  battaient  pour  quelque  chose  d'extraor- 
dinaire  " 

Arrivé  à  Philadelphie,  il  fut  introduit  dans  la  salle  même  où 
avait  été  proclamée  l'indépendance.  On  lui  demanda  de  lever,  au 
moyen  d'une  corde,  le  drapeau  qui  était  au-dessus  de  l'édifice  ;  et 
là,  avec  simplicité,  mais  avec  un  accent  attendri,  il  prononça  ces 
simples  paroles  :  "  Mes  amis,  vous  me  priez  de  lever  le  drapeau  sur 
cet  édifice  où  a  été  prononcée  la  déclaration  de  l'indépendance. 
C'est  bien  une  image  de  ce  que  je  suis.  Ce  n'est  pas  moi  qui  ai  fait 
ce  drapeau,  ce  n'est  pas  moi  qui  ai  fait  la  machine  pour  le  lever, 
ce  n'est  pas  môme  moi  qui  ai  fait  la  corde  pour  le  tirer  ;  je  n'ai  été 
qu'un  instrument,  je  n'ai  fait  que  prêter  mon  bras:  c'est  la  nation 
qui  a  fait  tout  le  reste."  Puis,  prenant  un  ton  plus  ému,  il  dit  : 
"  Je  me  suis  souvent  demandé,  en  relisant  notre  constitution, 
qu'est-ce  qui  lui  avait,  valu  cette  faveur  d'être  à  la  fois  la  plus  jeune 
et  la  plus  ancienne  des  constitutions  qui  soient  au  monde.  .Et  je 
me  suis  répondu  :  C'est  que,  dans  cette  constitution^  ses  immortels 
auteurs  ont  écrit  le  prin.:ipe  admirable  de  la  liberté  pour  tous  et, 
qu'en  le  faisant,  ils  ont  prophétisé  non-seulement  l'avenir  de  leur 
pays,  mais  l'avenir  du  monde  entier.  Ils  ont  annoncé  qu'un  jour 
viendra  où  le  poids  qui  pèse  sur  les  épaules  de  tout  homme  venant 
en  ce  monde  sera  allégé,  et  c'est  parce  qu'ils  ont  mis  ce  principe 
dans  leur  constitution  que  cette  constitution  a  duré.  Pour  moi,  je 
ne  sais  pas  ce  qu'elle  deviendra  dans  l'avenir  ;  mais,  avant  de  me 
faire  renoncer  à  ces  principes,  on  m'assassinera  sur  la  placée 

Ces  paroles  ne  faisaient  pas  seulement  allusion  à  un  pressenti- 
ment qui,  depuis  qu'il  avait  été  nommé  président,  agitait  l'âme  de 
Lincoln  ;  elles  faisaient  allusion  à  un  complot  qui,  pendant  son 
voyage,  avait  été  ourdi  contre  sa  vie,  complot  tellement'  menaçant, 
qu'il  lui  fallut  prendre  un  chemin  détourné  et  aller  par  Baltimore 
à  Washington,  où  il  arriva  sans  être  attendu,  pour  éviter  les  misé- 
rables qui  l'attendaient  sur  la  route. 

'  Messieurs,  il  était  instillé  le  4  mars  1861  à  Washington  ;  il  avait 
été  nommé  régulièrement  le  6  novembre  1860,  et  le  10  novembre, 
à  Charleston,  la  séparation  de  la  Caroline  du  Sud  avait  été  pro- 
clamée. 11  prononça  son  premier  message  d'inauguration  au  mois 
d'avril  1861,  et  quelques  jours  après,  le  fortSumter  était  bombardé 
et  la  guerre  civile  éclatait;  en  sorte  que  cet  honnête  Président,  en 
quittant  son  habit  d'avocat,  se  trouvait  tout  d'un  coup  en  face  d'une 
guerre  civile  qui  dura  quatre  années,  prit  des  proportions  gigan- 
tesques, et  coûta  aux  Etats-Unis  plus  de  dix  milliards  avec  un 
million  d'hommes! 

Vous  me  permettrez,  Messieurs,  de  ne  pas  vous  raconter  cette 


CONFÉRENCES  AMÉRICAINES.  109 

guerre  ;  je  ne  le  puis  pas  et  je  ne  le  veux  pas  ;  je  ne  le  puis  pas, 
parce  qu'évidemment  il  faudrait  entrer  dans  des  détails  que  l'ima- 
gination ne  peut  se  représenter,  qu'il  faudrait  avoir  une  carte  du 
pays,  citer  des  noms  que  je  ne  pourrais  prononcer  ni  vous  faire 
retenir,  et  puis,  j'ai  une  autre  raison  ! 

Je  ne  suis  pas  plus  insensible  qu'un  autre  à  la  gloire  militaire, 
surtout  quand  elle  est  celle  de  mon  pays.  Quand  j'entends  raconter 
nos  grandes  guerres  avec  la  merveilleuse  facilité  de  ce  grand 
esprit,  notre  bistorien  national,  dont  j'aime  à  faire  retenir  ici  le 
nom  illustre,  quand  je  lis  les  pages  de  M.  Thiers,  je  me  sens  pris, 
moi  aussi,  de  l'ardeur  de  la  gloire  des  combats  ;  il  me  semble  qu'il 
n'y  a  pas  de  plus  beau  spectacle  au  monde  que  celui  de  tous  ces 
jeunes  gens  armés  à  la  fois,  enthousiastes  et  disciplinés,  qui  vont 
jouer  leur  vie  pour  l'honneur  du  drapeau  de  la  patrie.  Mais,  Mes- 
sieurs, avez-vous quelquefois  parcouru-un  champ  de  bataille,  ayant 
à  la  main  un  de  ces  livres  consacrés  aux  récils  des  grandes  guerres  ? 
Vous  ouvrez  le  livre,  vous  tournez  la  page,  vous  croyez  que  votre 
imagination  va  reproduire  sur  le  terrain  ces  luttes  ardentes,  en- 
flammées, \ous  croyez  que  vous  allez  conleui[)ler  le  choc  des 
vivants.  Ah!  que  vous  êtes  bien  vite  détrompés!  le  livre  vous 
tombe  des  mains;  ce  que  vous  rencontrez,  ce  sont  quelques  osse- 
ments blanchis,  des  cendres  et  des  débris,  et  alors,  Messieurs,  de 
tous  les  brins  d'herbe  qui  poussent  sur  cette  tombe  immense  qui 
s'appelle  un  champ  de  victoire,  il  semble  qu'il  sorte  des  voix!  Ce 
sont  les  voix  de  ceux  qui  sont  morts,  et  les  voix  de  ceux  qui  sont 
morts  nous  disent  :  Vous  qui  vivez,  vous  qui  jouissez  de  la  lumière 
qui  nous  a  été  ravie,  apprenez  ce  que  coûte  la  discorde,  et  sachez 
le  prix  de  la  paix!  Ces  voix,  si  vous  savez  leur  prêter  l'oreille  de 
votre  cœur,  elles  vous  tiennent  encore  un  autre  langage.  Après  la 
victoire,  et  surtout  en  Amérique,  surtout  après  une  guerre  civile, 
les  cendres  des  vainqueurs  et  des  vaincus  sont  mêlées,  on  ne  peut 
plus  les  distinguer,  il  y  a  donc  en  des  morts  des  deux  côtés,  et,  par 
conséquent,  il  y  a  eu  des  deux  côtés  de  l'honneur,  de  la^  valeur,  de 
la  sincérité,  du  patriotisme,  de  la  bonne  foi,  du  sang  répandu.  Ne 
distinguez  plus  dans  la  vie  ceux  qui  ne  peuvent  plus  être  distingués 
dans  la  mort,  et,  sur  les  champs  de  bataille,  en  même  temps  que 
vous  apprenez  à  parler  de  la  paix,  apprenez  à  parler  de  la  concorde 
et  de  la  réconciliation  ! 

Passons  donc  sous  silence  le  récit  de  cette  guerre,  et  demandons- 
nous  simplement  et  brièvement  ce  que  faisait,  pendant  la  période 
des  batailles,  l'honnête  Lincoln  à  Washington,  dans  cette  Maison 
blanche  qui  est  le  palais  du  souverain,  maison  bien  simple  où  tout 
le  monde  est  admis.  ' 


110  .        REVUE  CANADIENNE. 

Lincoln  avait  à  y  mener  à  la  foi^^  une  vie  politique  et  nne  vie 
publique  ;  il  avait  à  conduire  son  pays  dans  les  hasards  d'une 
guerre  qui  devenait  formidable,  et  il  avait  aussi  à  représenter  le 
peuple  dans  les  devoirs  quotidiens  de  la  fonction  de  président. 

Vous  savez  qu'il  est  d'usage  aux  Etats-Unis  que  tous  ceux  qui 
veulent  entrer  chez  le  Président  y  entrent  sans  audience  deux 
jours  par  semaine.  II  y  a  une  expression  pour  cela;  on  est  admis, 
passez-moi  l'expression,  mais  elle  est  populaire  aux  Etats-Unis,  à 
pomper  la  main  du  Président,  et  tous  ceux  qui  veulent  viennent 
pomper. 

Lincoln,  dès  le  commencement  de  sa  présidence,  se  soumit  avec 
plus  de  cordialité  qu'aucun  de  ses  prédécesseurs  à  cet  usage  sin- 
gulier. Un  jour,  il  avait  à  sa  table  un  major  de  l'armée  qui  lui 
dit:  "  Vous  êtes  bien  bon  de  recevoir  tout  ce  monde;  à  l'armée, 
le  général  en  chef  fait  recevoir  ses  visiteurs  par  ses  aides  de  camp, 
et  ce  n'est  que  pour  les  affaires  importantes  qu'il  donne  audience." 
— Lincoln  répondit  :  ''  Il  est  possible  que  les  choses  se  passent  de 
la  sorte  dans  vos  camps,  mais  c'est  aissi  que  dans  la  vie  civile,  au 
lieu  d'être  le  représentant  du  peuple,  on  devient  un  personnage 
officiel  qui  ne  sait  plus  rien  que  d'officiel.  Pour  moi,  sans  doute, 
les  réceptions  me  font  perdre  bien  du  temps,  mais  cependant,  en 
me  mettant  ainsi  en  contact  avec  tous,  je  respire  le  même  air  que 
le  peuple  qui  m'entoure,  il  m'est  plus  facile  de  me  souvenir  que 
j'en  suis  sorti  et  que  dans  deux  ou  trois  années  je  dois  y  rentrer  ; 
j'appelle  cela  mon  bain  d'opinion  publique.'' 

Ceux  qu'il  recevait  ainsi  pouvaient  se  classer  en  plusieurs  caté- 
gories. 

Il  y  avait  d'abord  les  inutiles;  ceux-là,  je  n'en  parle  pas,  il  est. 
probable  que  c'était  le  plus  grand  nombre.  Il  y  avait  ensuite  les 
pauvres  et  les  souffrants,  auxquels  il  donnait  les  plus  longues 
audiences,  surtout  quand  c'était  des  blessés  militaires.  Puis  il  y 
avait  les  mécontents  qui  blâmaient  ses  actes  et  voulaient  que 
d'auti'es  mesures  fussent  prises.  Avec  ct^ux  là,  il  s'en  tirait,  grâce 
à  son  imperturbable  bonne  humeur,  en  leur  racontant  des  his- 
toires, dont  vous  me  permettrez  de  redire  quelques-unes,  afin 
d'égayer  ce  que  ceUe  causerie  a  d'un  peu  sévère. 

Un  jour,  on  vient  lui  dire  qu'il  fallait  destituer  le  général  Grant, 
qui  est  maintenant  l'illustre  et  populaire  Président  des  Etats-Unis. 
C'était  à  la  suite  de  nombreuses  défaites  des  armées  du  Nord,  car 
vous  savez  que  ces  armées  ont  commencé  parôtre  souvent  battues. 
Grant,  avec  Sherman,  avait  été  l'un  des  premiers  généraux  du 
Nord  victorieux  ;  on  vint  lui  demander  de  le  destituer.  "  Pour- 
quoi ?   demanda-t-il. — C'est  parce  que,  lui   dit-on,  il  boit  trop  de 


CONFERENCES  AMERICAINES.  Ht 

wiskey  "  ;  à  quoi  Lincoln  répondit  sinfiplement  :  "  Ah  !  il  boit  trop 
de  wiskey  ;  pouvez-vous  médire  où  il  se  le  procure?  parce  que 
j'aimerais  assez  à  en  envoyer  un  baril  aux  autres  généraux." 

Une  autre  lois,  on  lui  dit  :  ''  Voilà  bien  des  défaites,  rlle  est 
bien  dure  celte  guerre,  on  entend  encore  le  canon  qui  tonne  de 
tel  côté. — Tant  mieux  !  s'écria-t-il.  —  Quoi  !  il  y  a  déjà  tantde  sang 
versé  et  vous  dites  tant  mieux!  en  apprenant  que  le  canon  se  fait 
entendre  !  Oh  !  dit-il,  je  me  rappelle  qu'il  y  avait  dans  mon  voisi- 
nage à  Springfield  une  brave  femme  qui  avait  beaucoup  d'enfants, 
ils  étaient  toujours  dans  la  rue  et  elle  ne  savait  ce  qu'ils  faisaient^ 
et  quand  elle  en  entendait  un  qui  criait,  elle  disait:  "Ah!  au 
moins,  je  suis  sûre  qu'il  y  en  a  un  encore  en  vie." 

A  côté  des  mécontents,  il  y  avait  les  pressés  qui  lui  disaient  : 
*'  Allez  donc  plus  vite,  émancipez  tout  de  suite  les  esclaves,  pro- 
voquez les  étrangers.  A  ceux-là,  il  répondait:  "  Vous  voulez  que 
j'émancipe  les  esclaves,  mais  je  suis  avant  tout  chargé  de  sauver 
l'Union  ;  j'aime  mieux  sacrifier  une  jambe  et  sauver  le  corps,  et 
quant  aux  esclaves,  j'y  viendrai.  Lorsque  j'étais  dans  la  forêt,  je 
savais  bien  qu'il  y  avait  des  torrents,  mais  je  ne  me  suis  jamais 
demandé  comment  je  les  traverserais  avant  d'être  arrivé  au  bord." 
Une  autre  fois  il  disait  :  ''  Quand  Blondin  passe  sur  la  corde  roide 
la  cataracte  du  Niagara,  vous  ne  dites  pas  :  Blondin  se  tient  trop  à 
gauche  ou  trop  à  droite,  il  a  mal  fait  l'essai  de  sa  gravité,  Blondin 
n'est  pas  bien  habile,  Blondin  n'est  pas  joli  garçon  ;  vous  retenez 
votre  haleine,  vous  faites  des  vœux  pour  qu'il  arrive  de  l'autre 
côté.  Eh  bien,  je  suis  comme  Blondin,  je  traverse  sur  un  fil  une 
épouvantable  cataracte  ;  je  vous  prie,  retenez  votre  haleine  et 
faites  des  vœux  pour  que  j'arrive  de  l'autre  côté." 

Mais  il  y  en  avait  d'autres,  Messieurs,  qui  n'étaient  ni  les  pressés 
ni  les  mécontents;  c'étaient  les  lâches  ou  les  faibles,  qui  auraient 
voulu  des  compromis.  On  vint  lui  demander  un  jour  de  traiter 
avec  les  séparatistes,  et  il  répondit  encore  par  une  petite  histoire  : 
'*  J'ai  connu,  dil-il,  un  charpentier,  dans  ma  jeunesse,  qui  se 
vantait  de  faire  des  ponts  sur  tous  les  torrents.  Un  jour,  pour  se 
moquer  de  lui,  on  lui  dit:  est-ce  que  vous  feriez  bien  un  pont 
entre  la  terre  et  l'enfer?  Il  répondit  :  Oui,  je  bâtirais  très-bien  un 
pont  entre  la  lerre  et  l'enfer,  seulement  je  crois  que  de  l'autre  côté 
il  n'y  a  pas  de  point  d'appui  ;  vous  me  demandez  de  faire  un  pont 
entre  les  Etals-Unis  et  les  confédérés  ;  seulement,  je  crois  que  de 
l'autre  côté  il  n'y  a  pas  de  point  d'appui." 

Comme  on  insistait  en  racontantque  Charles  I^r  avait  traité  avec 
son  parlement,  il  répondit  à  celui  qui  avait  présenté  cet  exemple 
historique  :    "  Je   n'entends  rien   à  l'histoire,   demandez   à    mon 


112  REVUE  CANADIENNE. 

secrétaire  d'Etat;  cependant,  je  crois  bien  me  rappeler  que  Charles 
I«r  y  a  perdu  la  tête." 

Gai,  familier  en  face  du  public,  cet  homme  vraiment  extraor- 
dinaire se  retrouvait  soucieux  et  grave  en  face  des  devoirs  de  sa 
haute  fonction.  Il  travaillait  le  jour  et  la  nuit.  Son  premier  soin 
avait  été  de  choisir  pour  ministre  ses  concurrents  eux-mêmes,  et 
les  hommes  les  plus  considérés  de  l'Union,  Tillustre  Seward,  le 
savant  Chase,  l'énergique  Stauton.  Sans  être  ni  guerrier,  ni  finan- 
cier, ni  orateur,  ni  diplomate,  il  organisait  l'armée  et  lui  donnait 
des  chefs  comme  MacClellan,  Meade,  Sheridan,  Sherman,  Grant  ; 
il  obtenait  du  pays  des  sacrifices  immenses  ;  il  inspirait  et  imposait 
confiance  au  congrès;  il  tenait  tête  avec  dignité  au  mauvais  vou- 
loir des  puissances  étrangères;  enfin  il  communiquait  avec  le  pays 
et  avec  l'opinion  universelle  par  des  Messages  lowiouvs  pleins  de 
force,  de  franchise  et  souvent  d'éloquence. 

Ses  biographes  nous  ont  appris  à  quelle  époque  il  était  devenu 
éloquent;  il  devait  ce  don  surtout  à  Shakespeare,  pour  lequel  il 
avait,  à  la  fin  de  sa  vie,  une  admiration  passionnée.  C'était,  avec 
sa  mère,  la  Bible,  Washington  et  Blakstone,  son  cinquième  insti- 
tuteur. Il  savait  par  cœur  et  il  récitait  souvent  avec  âme  des  scènes 
entières  de  Macbeth  ou  (VHamlet.  Nous  savons  aussi  qu'il  murmu- 
rait, en  pleurant,  des  vers  mélancoliques,  lorsque  son  cœur  était 
déchiré,  comme  il  le  fut  au  début  de  la  guerre,  par  la  mort  du 
colonel  Ellsvvorth,  son  ami,  par  la  nouvelle  de  tant  de  désastres 
successifs,  mais  surtout  par  la  perte  d'un  de  ses  trois  fils,  William. 

Frappé  de  ces  malheurs,  cet  homme  sensible  et  chrétien  les  avait 
regardés  en  silence  comme  des  châtiments  d'en  haut,  et  il  avait  fait 
vœu,  si  la  fortune  revenait  à  ses  armes,  et  si  les  nécessités  de  la 
guerre  lui  conféraient  un  pouvoir  dictatorial,  de  prononcer  l'éman- 
cipation des  esclaves.  C'est  en  1862  que  le  moment  lui  parut  enfin 
venu  et  qu'il  rédigea  lui-même  la  proclamation  d'émancipation. 
(3'est  le  22  septembre  qu'elle  fut  publiée,  et  ce  fut  seulement  le  le»- 
janvier  1863  qu'elle  fut  suivie  d'une  proclamation  définitive.  Je  ne 
vous  raconterai  pas  en  détail  l'histoire  de  cette  proclamation  im- 
mortelle, qui  place  à  janiais  Lincoln  au  rang  des  plus  grands  bien- 
faiteurs des  hommes.  J'aime  seulement  à  penser  avec  vous  à  la 
joie  qui  dut  inonder  ce  cœur  abreuvé  de  tant  d'amertumes!  Quel 
souflle  d'air  pur  et  frais  sur  ce  front  penché  et  baigné  de  sueur? 
Dites-moi,  y  a-l-il  dans  les  longues  années  de  l'histoire,  dans  les 
jours  sans  nombre  de  la  vie  des  hommes  sur  la  terre,  quelque 
chose  d'aussi  beau  que  cette  minute,. cette  seconde  sacrée,  où  ce 
fils  d'ouvrier,  cet  honnête  homme,  nourri  de  la  vie  de  Washington 
et  de  la  Bible,  ce  chrétien,  put  mettre  son  simple  nom  au  bas  d'uae 


CONFÉRENCES  AMÉRICAINES.  113 

pag(3  qui  émancipait  tout  d'un  coup  quatre  millions  de  créatures 
humaines  !  Non,  je  ne  crois  pas  qu'aucun  triomphateur,  aucun  con- 
quérant, aucun  fondateur  d'empire  ait  eu  dans  sa  vie  un  acte  et  un 
«loment  comparables  à  l'acte  et  au  moment  qui  porteront  jusqu'à 
la  postérité  la  plus  reculée  le  nom  d'Abraham  Lincoln,  le  libérateur 
des  esclaves  ! 

Voici,  Messieurs,  par  quels  termes  véritablement  éloquents  se  ter- 
mine cette  page  d'honneur  du  dix-neuvième  siècle. 

"J'ordonne  et  je  déclare  que  toutes  les  personnes  tenues  comme 
"  esclaves,  dans  les  Etats,  sont  et  seront  désormais  libres^  et  que  le 
*^  gouvernemient,  l'armée,  la  marine,  feront  reconnaître  et  mainte- 
"  nir  leur  liberté.  , 

"Sur  cet  acte,  regardé  sincèrement  comme  nn  acte  de  justice, 
"  autorisé,  en  cas  de  nécessité  militaire,  par  la  Constitution,  j'invo- 
"  que  la  faveur  de  Dieu  et  l'opinion  du  monde  ! 

"  Donné  à  Washington,  le  premier  jour  de  janvier,  la  1863e  année 
"  du  Seigneur  et  la  87e  année  de  l'indépendance. 

'•  Abraham  Lincoln. 

''  William  Seward." 

Ni  la  faveur  de  Dieu,  ni  l'opinion  du  monde  ne  lui  manquèrent, 
car  l'année  1864  fut  une  année  de  triomphe,  et  l'année  1865  vit  à 
la  fin  la  réélection  sans  conteste  du  président  Lincoln,  la  prise  de 
Richmond  par  Crant,  la  capitulation  si  honorable  du  général  Lee, 
et  celle  non  moins  honorable  et  non  moins  courtoise  du  général 
Johnson  devant  Sherman. 

C'est  le  4  mars  1865  que  Lincoln  fut  réinstallé  piésident  des 
Etats-Unis.  C'est  le  5  avril  que  Richmond  fut  pris.  Il  s'y  rendit 
le  7,  et  il  y  fit  une  entrée  admirable,  aux  acclamations  de  son  armée 
victorieuse  et  des  pauvres  noirs  affranchis,  qui  baisaient  la  trace  de 
ses  pas.  C'est  le  14  avril  qu'il  devait  mourir  martyr  sous  les  coups 
d'un  assassin  ! 

Il  ne  me  reste  plus  pour  achever  cette  vie  mémorable  et  déposer 
dans  votre  souvenir  quelque  chose  de  l'enthousiasme  qui  m'anime 
en  présence  de  cette  grande  mémoire,  il  ne  me  reste  plus,  pour 
vous  la  faire  nettement  apprécier  et  mesurer  à  sa  véritable  gran- 
deur, qu'à  vous  faire  entpndre  les  paroles  que  cet  homme,  qui  n'é- 
tait pas  un  lettrée,  qui  n'était  pas  un  maître  dans  l'art  d'écrire,  ni  un 
grand  génie,  adressait  à  son  pays  dans  son  dernier  message  d'inau- 
guration du  mois  de  mars  1865  : 

25  février  1873.  8 


114  REVUE  CANADIENNE. 

'^  Concitoyens, 

*<  Au  moment  de  prêter  pour  la  seconde  fois  le  serment  pour  la 
présidence,  j'ai  moins  à  vous  dire  que  la  première  fois.  Alors  un 
exposé  détaillé  de  la  conduite  à  tenir  était  nécessaire.  Maintenant^ 
après  quatre  années  pendant  lesquelles  l'opinion  publique  a  été 
consultée  à  chaque  point,  à  chaque  phase  du  grand  conflit  qui  ab- 
sorbe encore  l'attention  et  occupe  l'énergie  de  la  nation,  peu  de 
choses  nouvelles  peuvent  vous  être  dites. 

"  Les  progrès  de  nos  armes,  dont  tout  dépend  principalement, 
sont  aussi  bien  connus  de  la  nation  que  de  moi-même,  et  j'en  ai  la 
confiance,  il  sont  de  nature  à  nous  satisfaire  et  à  nous  encourager. 
Avec  une  pleine  espérance  dans  l'avenir,  je  ne  puis  cependant  aven- 
turer aucune  prédiction. 

"  A  la  même  date,  il  y  a  quatre  ans,  tous  les  esprits  inquiets  s'at- 
tendaient à  une  guerre  civile  imminente.  Tous  la  redoutaient; 
tous  cherchaient  à  l'éviter.  Pendant  que  je  vous  adressais,  à  cette 
place,  mon  discours  d'inauguration,  dévoués  ensemble  à  sauver 
i'Union  sans  guerre,  des  agents  parcouraient  la  ville,  cherchaiit  à 
détruire  l'Union  par  la  guerre,  à  la  dissoudre  et  à  la  diviser.  Les 
deux  partis  maudissaient  la  guerre  ;  mais  l'un  aimait  mieux  faire  la 
guerre  que  de  laisser  vivre  la  nation,  l'autre  que  la  laisser  périr,  et 
la  guerre  éclata. 

''  Un  huitième  de  la  population  se  composait  d'esclaves  de  cou- 
leur cantonnés  au  sud  de  l'Union.  Ces  esclaves  étaient  un  intérêt 
particulier  et  puissant.  Tout  le  monde  savait  qu'ils  étaient^  oi  réalité, 
la  cause  de  la  guerre.  Fortifier,  étendre,  perpétuer  celte  insîitution 
était  l'objet  qui  poussait  les  insurgés  à  rompre  l'Union  par  les 
armes,  tandis  que  le  gouvernement  réclamait  seulement  le  droit  de 
la  limiter  sur  le  territoire  national. 

'*  Aucun  des  partis  ne  supposait  qu^  la  guerre  dût  atteindre  de 
telles  proportions  ou  une  si  longue  durée.  Aucun  ne  supposait  que 
la  cause  du  conflit  cesserait  avec  ce  conflit  ou  môme  avant.  Chacun 
s'attendait  à  un  triomphe  plus  aisé,  à  un  résultat  moins  fondamen- 
tal, moins  surprenant. 

"  Des  deux  côtés,  nous  lisons  la  même  Bible,  nous  prions  le  môme 
Dicii,  i  !  rljacnn  Tinvoijue  contre  son  adversaire.  Il  peut  sembler 
éiraiKjc  qui;  des  'hommes  osent' invoquer  le  Dieu  juste,  en  mangeant  du 
paiii  à  la  sueur  du  front  d'autres  hommes;  mais  ne  les  jugeons  pas^ 
pour  ne  pas  être  jugés.  Les  prières  des  deux  «partis  ne  pouvaient' 
pas  être  exaucées  à  la  fois.  Aucune  ne  l'a  été  pleinement.  Le  Tout- 
Puissant  a  ses  voies.    Malheur  au  monde  à  cause  des  scandales,  il 


CONFÉRENCES  AMÉRICAINES.  115 

faut  qu'il  y  ait  des  scandales,  mais  malheur  à  ceux  par  qui  vient  le 
scandale  ! 

"  Si  nous  pouvons  supposer  que  l'esclavage  américain  est  un  de 
ces  scandales  permis  par  Dieu,  mais  qu'il  lui  plaît  enfin  de  détruire, 
et  s'il  a  déchaîné  au  Nord  et  au  Sud  à  la  fois  cette  terrible  guerre 
comme  le  châtiment  dû  à  ceux  par  qui  a  été  fait  le  scandale,  pou- 
vons-nous voir  dans  ceci  aucune  dérogation  à  ces  attributs  que  tous 
ceux  qui  croient  à  un  Dieu  vivant  lui  reconnaissent?  Nous  espéroris 
profondément,  nous  devons  demander  avec  ferveur,  que  cette  ter- 
rible malédiction  de  la  guerre  cesse  enfin. 

"  Maintenant,  si  la  volonté  de  Dieu  est  que  la  guerre  continue  jus- 
qu'à ce  que  toute  la  richesse  acquise  pendant  deux  cent  cinquante  ans 
par  le  travail  des  esclaves  soit  épuisée^  et  jusqu'à  ce  que  chaque  goutte 
de  sang  tirée  par  le  fouet  soit  payée  par  une  autre  goutte  de  sang 
tirée  par  le  sabre^  il  faut  encore  redire  ce  qui  a  été- dit  il  y  a  trois 
mille  ans  :  "  Les  jugements  du  Seigneur  sont  justes  et  entièrement 
droits." 

"Sans  méchanceté  pour  personne,  avec  fermeté  dans  le  droit 
autant  que  Dieu  nous  permet  de  saisir  le  droit,  travaillons  à  finir 
la  tâche  dans  laquelle  nous  somn^ps  engagés,  à  panser  les  plaies  de 
la  patrie,  à  récompenser  ceuxqui  se  battent  pour  elle,  leurs  veuves, 
leurs  orphelins,  à  faire  tout  ce  qui  peut  amener  et  consolider  une 
juste  et  longue  paix  entre  nous  et  avec  tous  les  peuples." 

Celui  qui,  revêtu  de  la  plus  haute  puissance  du  monde,  com- 
mandant à  plus  de  huit  cent  mille  soldats,  premier  magistrat  d'une 
nation  de  trente  millions  d'hommes,  à  la  veille  de  la  réconciliation 
ou  au  moins  de  la  pacification  de  son  pays,  écrivait  ces  belles 
paroles,  si  solennelles,  si  touchantes  que  je  ne  crois  pas  qu'il  en 
soit  jamais  tombé  de  plus  belles  des  lèvres  d'aucun  souverain  de 
ce  monde,  cet  homme  se  rendit  le  14  avril  1865  a  une  représenta- 
tion dramatique,  malgré  lui,  mais  parce  qu'on  y  avait  annoncé  sa 
présence  et  qu'il  ne  voulait  pas  se  soustraire  à  cet  hommage,  que, 
dans  sa  modestie,  il  regardait  comme  rendu  à  la  liberté  recouvrée 
des  esclaves  et  à  Tuiiion  recouvrée  de  sa  patr  e  et  non  à  sa  per- 
sonne. C'est  alors  qu'un  misérable,  dont  le  crime,  je  veux  le  dire 
et  je  le  crois,  était  isolé,  un  misérable,  un  fou,  d'une  main  assurée, 
lui  tira  dans  la  tête  un  coup  de  pistolet  qui  l'étendit  roide  mort 
entre  sa  femme  et  ses  enfants. 

Messieurs,  ne  croyez  pas,  je  vous  prie,  un  seul  instant,  que  je 
plaigne  ici  cette  mort.  Non  !  cette  mort  soudaine  a  ajouté  à  la 
gloire  de  Lincoln  une  majesté  véritablement  incomparable.  Non  ! 
cette  mort  est  une  leçon  de  plus,  elle  apprend  que  le  sang  versé- 
rejaillit  avant  tout  sur  les   mains  qui  le  versent,  et  passe  du  flanc 


116  REVUE  CANADIENNE. 

de  la  victime  au  front  du  meurtrier.  Détestons,  maudissons  en- 
semble, les  crimes  politiques,  l'échafaud  aussi  bien  que  le  poignard  ! 
Si  celui  qui  verse  le  sang  n'est  qu'un  fanatique  isolé,  il  tombe  dans 
ce  charnier  où  l'oubli  public  ensevelit  avec  réprobation  les  grands 
criminels.  Mais  s'il  représente  une  cause,  le  sang  de  la  victime  re- 
jaillit sur  la  cause,  et  au  moment  même  où  le  fanatique  a  pu  se 
dire  que  sa  cause  était  triomphante,  elle  est  vaincue,  parce  qu'elle 
est  déshonorée  ! 

La  mort  de  Lincoln  ajoute  donc  à  sa  mémoire  plus  de  grandeur, 
et  aux  leçons  qui  sortent,  comme  autant  de  rayons  éclatants,  de 
cette  belle  vie,  elle  ajoute  une  leçon  supérieure. 

Et  maintenant,  que  vous  dire  de  la  cérémonie  de  ses  funérailles  ? 
Vous  pensez  bien  ce  que  dut  être  l'émotion,  la  consternation  de  la 
nation  tout  entière.  Au  sud  comme  au  nord,  quand  on  apprit  cette 
fin  violente  de  la  capitulation  de  Richmond,  lorsque  l'œuvre  n'était 
pas  encore  complétée,  que  la  réconciliation  était  insuffisante,  ce 
fut  un  deuil  universel.  Le  travail,  et  en  quelque  sorte  la  vie  na- 
tionale, s'interrompirent  pendant  quelques  jours,  lorsque  les  restes 
du  pauvre  Lincoln,  d'abord  présentés  à  une  foule  immense  el  éper- 
due, furent  portés  de  ville  en  villet  II  avait  suivi  dans  le  triomphe 
de  son  pouvoir  naissant,  cinq  ans  auparavant,  la  route  de  Spring- 
field  à  Washington  ;  ce  fut  un  autre  triomphe  funèbre,  lorsque 
ses  restes  partirent  de  Washington,  s'arrêtantdans  toutes  les  capi- 
tales des  Etats,  et  lorsqu'à  la  fin  ils  arrivèrent  dans  cette  petite 
ville  de  Springfield,  dans  cette  patrie  de  sa  jeunesse  et  de  son 
obscurité,  où  on  l'avait  vu  venir  tout  enfant,  pauvre,  en  haillons, 
où  il  avait  travaillé,  où  il  avait  grandi,  qu'il  avait  quittée  pour 
devenir  président  de  la  République  et  où  il  revenait  martyr,  mais 
après  avoir  assuré  la  victoire  de  cette  grande  cause  de  la  patrie  et 
de  la  liberté  pour  laquelle  il  était  prêt  alors  à  donner  et  il  avait  en 
effet  donné  sa  vie. 

Fermons  maintenant  l'histoire  pathétique  de  cette  belle  exis- 
tence. 

Est-ce  que  je  n'avais  pas  raison.  Messieurs,  de  vous  dire  en  com- 
mençant que  j'allais  vous  intéresser  à  un  sujet  étranger  ou  plutôt 
supérieur  à  toutes  les  passions  politiques?  Est-ce  que  dans  tous  les 
pays,  à  toutes  les  époques,  à  quelque  parti,  à  quelque  race  que 
l'on  appartienne,  on  ne  se  sent  pas  ému  d'admiration  devant  le 
spectacle  de  la  résurrection  d'un  grand  peuple,  du  triomphe  d'une 
juste  cause,  des  actes  irréprochables  d'un  honnête  homme  a*u 
pouvoir? 

Deux  fois  en  un  siècle  les  Etats-Unis  ont  montré  au  monde  un 
peuple  de  marchands  et  de  paysans  qui  engendre  une  armée  sans 


CONFÉRENCES  AMÉRICAINES.  117 

que  cette  armée  engendre  un  despote,  et  sans  que  l'esprit  militaire 
lue  l'esprit  de  liberté.  Un  signe  évident  de  Providence  s'est  montré, 
clarté  bien  rare  ici-bas  !  dans  cette  guerre  commencée  sans  aucun 
projet  d'affranchissement  des  esclaves  et  qui  se  termine  par  ce 
grand  acte  de  justice  et  d'humanité,  dont  nul  n'a  depuis  quatre 
ans  à  regretter  les  conséquences,  qui  donnent  chaque  jour  un  dé- 
menti aux  sinistres  prédictions. 

Enfin  nous  avons  vu,  nous  avons  suivi,  nous  avons  entendu  le 
plus  honnête  des  hommes  se  tirant  à  sa  gloire,  sans  fouler  aux 
pieds  ni  un  droit  ni  une  vertu,  de  circonstances  effroyables. 
L'espèce  humaine  a  produit  un  héros! 

Je  n'exagère  rien,  Messieurs.  On  nous  parle  des  grands  travaux 
d'Hercule,  on  nous  raconte  les  légendes  de  ces  chevaliers  qui  ont 
donné  leur  vie  pour  la  vérité.  Est-ce  qu'il  y  a  quelque  chose  de 
plus  beau  dans  ces  vieux  souvenirs  que  la  vie  du  bûcheron  de 
Springfield  ? 

Il  me  semble  le  voir  d'abord  au  pied  d'une  montagne,  puis  s'éle- 
vantpeu  à  peu  jusqu'au  sommet,  en  traversant  toutes  les  difficultés, 
toutes  les  épreuves  semées  par  une  main  mystérieuse  sur  le  chemin 
si  dramatique  de  sa  vie.  Il  a  rencontré  d'abord,  en  sortant  de  son 
berceau,  la  pauvreté  ;  à  force  de  travail,  il  a  surmonté  ce  monstre  et 
la  pauvreté  a  reculé.  Il  a  rencontré  ensuite  l'ignorance,  et  prenant 
sur  ses  jours  et  sur  ses  nuits  tous  les  instants  qu'il  pouvait  arracher 
au  travail,  il  a  surmonté  l'ignorance.  Il  a  monté  encore  plus  haut, 
et  il  a  rencontré  le  préjugé,  le  préjugé,  le  plus  redoutable  des  enne- 
mis, celui  qui  s'appuie  sur  l'opinion  et  sur  l'origine,  il  l'a  combattu 
corps  à  corps,  et  il*en  est  encore  devenu  le  maître,  aux  applaudis- 
sements d'un  peuple  qui  l'a  porté  au  pouvoir  qu'il  n'avait  pas 
cherché.  Mais  tout  n'était  pas  dit  !  Sur  ce  sommet,  il  a  rencontré 
l'ambition,  l'ambition  personnelle,  l'ambition  égoïste,  monstre 
séduisant  et  terrible  avec  lequel  cet  honnête  homme  n'a  pas  hésité 
à  se  mesurer  encore,  et  qu'il  a  fini  par  écarter  de  son  chemin,  dé- 
daignant de  fonder  sa  famille,  pourvu  qu'il  lui  fût  donné  de  fonder 
sa  patrie. 

Je  le  contemple  enfin.  Messieurs,  comme  au  milieu  d'un  vaste 
incendie,  un  incendie  où  il  se  jette  la  tête  la  première  parce  qu'il 
faut  sauver  les  lois  de  son  pays,  les  lois  d'un  pays  sur  lequel  le 
monde  entierja  les  yeux,  il  faut  arracher  les  esclaves  aux  horreurs 
de  la  servitude.  Je  le  vois  se  jeter  dans  cet  incendie,  prendre  la 
patrie  comme|  une  mère  et  la  porter  sur  ses  épaules,  briser  les 
chaînes  de  ses  frères,  les  émanciper  et  mettre  son  nom  au  bas  de 
l'acte  qui  assure  à  jamais  leur  titre  d'hommes  libres.  Je  le  vois 
«nfîn,  quand  l'incendie  s'apaise,  frappé  lui-même,  tombant  mort, 


118  REVUE  CANADIENNE. 

les  yeux  agonisants,  mais  pouvant  encore  jeter  un  dernier  regard 
satisfait  sur  sa  patrie  pacifiée  et  sur  ses  frères  en  liberté  ! 

Vous  permettrez  bien  que  j'admire,  dans  cet  homme,  non-seule- 
ment un  type  supérieur  de  la  race  américaine,  mais  un  des  types 
les  plus  élevés  et  les  plus  respectables  de  la  race  humaine. 
J'éprouve,  en  prononçant  le  nom  d'Abraham  Lincoln,  ce  frémisse- 
ment d'admiration  qu'on  éprouve  lorsqu'on  dit  ^n  découvrant  sa 
tête  :  Voilà  un  grand  homme  !  Je  sens  aussi  dans  ma  poitrine  ce 
frisson  bien  plus  rare,  ce  sentiment  de  respect  attendri"qui  envahit 
l'âme  lorsque,  passant  à  côté  d'un  de  ces  hommes  choisis  pour  être 
les  dominateurs  du  monde,  on  peut  dire,  en  toute  sécurité  de  con- 
science :  J'ai  vu  un  grand  homme,  mais  j'ai|||vu  avant  tout  un 
brave  homme  ! 

Augustin'Cochin. 


.■^ci  1 


DES  NOMS  ET  DES  FAMILLES  CANADIENNES. 


NOMS   DE   FAMILLES. 


Mesdames  et  Messieurs, 

Lorsque  tous  ensemble,  nous  reportons  notre  pensée  aux  pc€- 
inières  années,  si  belles  de  notre  enfance,  ne  nous  souvient-il  pas 
qu'assis  sur  les  bancs  de  Técole,  nous  tremblions  parfois  à  l'appel 
gue  nous  faisait  d'une  voix  sonore  le  patient  instituteur  chargé 
de  recueillir  les  premiers  fruits  de  notre  intelligence  ? 

Que  de  fois  notre  oreille  entendit  répéter  l'éternelle  question  : 
'^  Qu'est-ce  le  nom  ? — Et  nous  de  répondre,  souvent  avec  hésitation, 
le  nom  est  un  mot...  qui...  désigne  les  personnes... ."  Et  un  rayon 
j^e  joie  illuminait  alors  notre  figure  lorsqu'un  signe  approbateur 
de  notre  maître,  venait  nous  prouver  que  nous  étions  des 
savants. 

J'ose  aujourd'hui,  Mesdames  et  Messieurs,  poser  ici  la  même 
j^Aaestîon  ;  mais  veuillez  bien  être  assurés  que  ce  n'est  ni  pour 
provoquer  une  réponse  ni  pour  assumer  le  rôle  de  l'Instituteur  en 
cette  circonstance. 

Ainsi  à  cette  question  :  Qu'est-ce  que  le  nom  ?  Je  répondrai,  avec 
H.  Salverte,  notre  nom,  c'est  nous-mômes:  dans  notre  pensée, 
dans  la  pensée  de  ceux  qui  nous  connaissent,  rien  ne  peut  en 

1  Conférence  faite  à  l'Institut-Canadien  Français  d'Ottawa,  le  14  février  1872, 
par  M.  l'abbé  Cyprien  Tanguay. 


120  REVUE  CANADIENNE. 

séparer  notre  idée  :  On  le  prononce,  et  soudain  bldme  ou  éloge, 
menace  ou  prière^  haine  ou  affection,  c'est  nous  qu'atteignent  les 
idées  et  les  sentiments  que  l'on  y  attache. 

Une  ou  deux  syllabes,  formant  un  nom  d'homme,  suffisent  pour 
réveiller  inévitablement  le  souvenir  de  cet  homme,  celui  de  son 
aspect  physique,  de  son  caractère  moral,  des  actions  et  des  évène- 
ments  les  plus  remarquables  de  sa  vie;  ces  quelques  syllabes 
suffisent  pour  rouvrir  la  source  des  larmes  d'une  mère,  distraite  un 
moment  de  sa  perte,  par  le  temps  ou  la  consolation  ;  ces  quelques 
syllabes  suffisent  pour  rallumer,  dans  les  yeux  d'un  ennemi,  le  feu 
de  la  colère  ;  et  quelques  syllabes  aussi,  renouvellent,  pour  un  ami 
absent,  et  le  regret  de  son  éloignement  et  l'espérance  de  son 
retour. 

Quelle  est  l'origine  des  noms?  Il  n'est  personne  parmi  vous  qui 
ne  se  soit  très  souvent  posé  cette  question.  La  curiosité  est  une 
chose  si  naturelle,  que  le  désirde  tout  connaître  nous  porte  à  remon- 
ter même  au-delà  des  siècles  pour  ouvrir  le  grand  livre  des 
noms  commencé  par  notre  père  Adam. ..et  ne  soyez  pas  surpris, Mes- 
dames et  Messieurs,  si  je  vous  donne  en  commençant  cette  lecture, 
l'étymologie  même  du  nom  de  notre  premier  Père.  Le  mot  Adam 
signifie  Terrerouge,  mais,  d'après  un  théologien,  cité  par  Labruni,* 
ce  nom  est  composé  desquatres  initiales  (A.D.A.M.,)  des  noms  que 
portent  en  Grec  les  quatre  points  cardinaux  [Anatole,  Dysis,  Arctos^ 
Mesembria).  Cela  voudrait-il  prouver  que  Dieu  forma  Adam  d'une 
terre  ramassée  au  levant,  au  couchant,  au  nord  et  au  midi?  Je  le 
laisse  à  votre  considération. 

Dans  les  premiers  siècles,  il  n'y  avait  pas  de  noms  de  familles, 
chaque  individu  avait  le  sien.  Les  noms  étaient  donc  indivi- 
duels. Ainsi  dans  l'Ecriture  Sainte,  voyons-nous  tous  les  hommes 
appelés  :  Abraham,  Isaac,  Jacob,  Joseph,  etc. 

Ce  système,  le  se^ul  qui  existait  dans  ces  époques  reculées,  est 
encore  en  vigueur  parmi  les  nations  sauvages  de  notre  Amérique 
où  chaque  individu  porte  un  nom  qui  le  désigne.  Les  Relations  des 
Jésuites  nous  en  fournissent  plusieurs  exemples. 

Les  noms  étaient  significatifs;  c'est-à-dire  que  tous  émanaient 
d'une  cause  particulière  :  la  piété,  le  souvenir  d'un  grand  événe- 
ment, l'aspect  frappant  d'une  qualité  personnelle,  un  heureux 
présage,  quelquefois  le  hazard,  l'amitié,  la  reconnaissance 

Nous  lisons  dans  les  Aîinales  des  Voyages,  (t.  8,  p.  6)  que  "  le 
Sultan  de  Mascate,  prenant  pour  médecin  un  Italien,  lui  demande 
comment  il  s'appelle,  "  Vincent  "  répond  le  médecin.    Je  ne  te 

1  Entretiens  historiques  et  ctHtiques,  1ère  partie,  p.  34. 


DES  NOMS  ET  DES  FAMILLES  CANADIENNES.       121 

comprends  pas,  dis-moi  la  signification  de  ce  mot  en  arabe." 
L'italien  le  traduit  par  Mansour  qui  signifie  Victorieux;  et  le  prince 
charmé  de  l'heureux  présage  attaché  à  ce  nom  n'appelle  plus  son 
médecin  que  Cheik  Mansour.'' 

Qu'il  me  soit  permis  de  faire  ici  un  rapprochement  sur  la  signi- 
fication des  noms,  et  de  citer  un  de  ces  noms  canadiens  qui 
signifie  "  force  et  valeur.''^  Le  brave  et  valeureux  compatriote  qu'il 
désigne,  a  montré  aux  Vincents  Italiens  et  à  l'Europe  entière  qn'il 
ne  le  porte  pas  en  vain.  Ai-je  besoin  de  prononcer  le  nom  du 
brave  Taillefer,  officier  de  Pie  IX  ? 

Sans- quartier^  LaTerreur^  LaValew\  semblent  avoir  aussi  cette 
signification. 

Le  premier  système  des  noms  se  trouve  chez  les  Romains.  L'on 
distinguait  l*'  le  nom  héréditaire  et  propre  à  tous  les  membres  de 
la  famille  ;  c'était  le  nomen;  2t>  Ce  nom  était  constamment  précédé 
d'un  prénom  qui  distinguait  chaque  individu,  c'était  le  Prénom;  3» 
Les  Prénoms  ne  suffisant  pas  pour  marquer  cette  distinction,  on  eut 
recours  au  surnom  ;  le  Cognomen  ;  4°  A  ces,  noms  se  joignit  quel- 
quefois VAgnomen^  genre  de  surnom  particulier. 

Ainsi  l'adoption  qui  faisait  passer  un  citoyen  d'une  famille  dans 
une  autre,  lui  conférait  en  même  temps,  le  Prénom  et  le  Surnom 
de  son  père  adoptif  ;  mais  afin  de  conserver  la  trace  de  son  origine 
il  y  ajoutait  ce  genre  particulier  de  surnom  iyAgnomen),  Nous 
en  trouvons  un  exemple  dans  Octave  adopté  par  César.  Il  s'appelait 
Cuïus-Julius  César,  Octavianus. 

De  ce  système  passons  au  système  chrétien  qui  semble  lui  suc- 
céder immédiatement.  Nous  trouvons  le  Prénom,  au  baptême  ;  le 
Nom  de  la  famille,  le  Surnom  qui  a  différentes  causes,  et  enfin  le 
nom  d'Adoption  qui  répond  à  VAgnomen. 

C'est  au  moyen  du  système  chrétien  que  s'est  formé  le  système 
des  noms  de  familles  tels  qu'ils  existent  encore  aujourd'hui. 

Les  noms  de  familles  ou  les  noms  propres  ne  datent  pas  de 
l'existence  des  premières  races.  En  France,  l'origine  des  noms  de 
farpilles  ne  semblerait  dater  que  du  XV  siècle.  Au  nom  qui,  jusque- 
là  n'était  qu'individuel,  on  ajouta  un  surnom.  Ce  surnom  fut  d'a- 
bord le  plus  naturel.  Il  suffit  de  joindre  au  nom  du  fils  celui  du 
père...  Ainsi  avait-on  dit  chez  les  Hébreux  :  Isaac  fils  d'Abraham. 

Les  langues  d'origine  teutonne  ajoutèrent  le  mot  son  (fils)  après 
le  nom  du  père....  Ainsi  Fergusson,  Owenspn,  Paterso?!,  Richard- 
son,  etc. 

En  Angleterre  S  ajoutée  au  nom  suffit  pour  transformer  le  nom 
paternel  en  surnom  puis  en  nom  propre  :  Peter's,  William*^,  Ri- 
chard'5. 


\n  REVUE  CANADIENNE. 

En  Espagne,  c'est  la  syllabe  Ez  qui  fait  cette  transformation. 
Henriquez^  Lopez^  Fernandez. 

C'est  très  probablement  de  la  même  manière,  c'est-à-dire  en  met- 
tant le  nom  paternel  au  génitif  que  d'André^  DePierre,  DeJean  sont 
devenus  en  France  des  noms  de  familles. 

Les  grands  propriétaires  donnaient  souvent  leur  nom  à  leurs 
terres,  et  plus  tard  les.  propriétés  devenaient  un  titre  de  noblesse, 
que  le  propriétaire  ajoutait  à  son  nom. 

Prenons  par  exemple,  le  nom  de  Martin.  Nous  trouverons  : 
1«  Ma-Tligny,  Marti^nac,  {gny^  gnac^  terminaison  celtique  qui 
signifie  habitation)  ;  2»  Martin  ville  {villa,  ferme)  ;  3»  Marlinval^  Val 
Martin  ;  4°  Z)amMartin,  (Domus  Martini)  ;  S^"  ChateauUaTlin  ;  6°  Ker 
Martin,  [Ker  en  bas  breton  signifie  ville)  ;  ?<>  LaMartinîère,  (ière, 
ou  rie,  désinence  celtique  qui  signifie  demture.) 

Dans  plusieurs  parties  de  la  France,  le  nom  subit  des  altérations 
qui  distinguent  ou  caractérisent  chaque  membre  de  la  famille: 
Ainsi,  le  père  Roulant^  la  mère  Roulante,  le  fils  Roulu,  la  fille  Roii- 
luehe^  et  la  plus  jeune  enfant  Rouluchette. 

Pour  nous  Canadiens,  nous  portons  naturellement  les  noms  que 
nous  ont  transmis  nos  ancêtres,  venus  des  différentes  parties  du 
vieux  continent  et  surtout  de  la  Normandie,  de  la  Picardie,  de  la 
Bretagne,  de  Paris  et  de  ses  environs.  • 

Mais  que  de  variations  ces  noms,  apportés  de  la  vieille  France, 
n'ont-ils  pas  éprouvé  depuis  leur  implantation  en  Canada  ?  Il  serait 
impossible  de  les  reconnaître  tous,  et  plus  encore  de  tous  les  retra- 
cer. Essayons  cependant  de  faire  ici  quelque  peu  l'analyse  des 
principales  sources  de  noms  de  nos  familles  canadiennes,  et  des 
causes  de  leurs  variations. 

Les  sources  des  noms  canadiens  peuvent  se  diviser  en  plusieurs 
catégories  : 

Les  noms  viennent,  1«  Des  Métiers  :  Barbier,  Berger  {Bergeron)^ 
Boucher,  Boulanger,  Charbonnier,Caron,  Charron,  C/iar?îcr  ^Cartier) 
Cloutier,  Febvre^  Lefebvre,  Fabre,  Favre,  Favreau,  Fournier,  Mar- 
chand,  Mercier,  Meunier,  Mignier,  Pelissier,  Tessier,  (Tisserand); 

2°  Des  Titres,  Fonctions  Publiques  :  Abbé,  Baillif,  Bourgeois, 
Chamberlan,  Chevalier,  LeDuc,  L'Evoque,  L'Ecuyer,  LeMaistre, 
Maréchal,  LeMire  (médecin),  LeMoine,  LePage  (Pageot),  Pinard 
(receveur  des  impôts).  Prévost,  Provost,  Prieur,  Prince,  Prud- 
homme,  Richomnie,  LeSieur,  Viger  (lieutenant  d'un  prévost). 

3*  Des  Terres  ou  de  l'Agriculture  :  Aune,  L'Aunay,  Desaul- 
niers. 

Bois,  Bosq,  Bosquet,  Dubos,  Boissy,  Boisverd,  Durbois,  Bois- 
brillant,  Bourg,  Bourget,  Bourgeau. 


DES  NOMS  ET  DES  FAMILLES  CANADIENNES.       123 

Breuil  (verger  entouré  de  murailles)^  DuBreuil,  Breuillet,  Brouil- 
let,  Bruyère,  Brière. 

Case  (maison)  Caseneuve,  Gazeau. 

Champ...  Cham^eau^  (7ampeau,  Beauchamp^  Longchamp,  Cham- 
plain. 

Charme  (arbre)  Ducharme. 

Chesne,  Duchesne,  Duquesne,  Chenaux,  Chesnel,  Quesnel,  Ches- 
nay,  Lachenay,  Chenneville,  Ghenevert. 

DesPaiis  (pâturage)  Froget  des  Palis. 

Frêne,  Frenière,  DuFresne,  LaFrenaye. 

Fontainey  Lafontaine,  Lafond,  Bonnefond. 

Hamel,  hameau,  (home)  Duhamel,  Hamelin. 

Maison,  Grandmaison,  Destroismaisons,  Maisonneuve. 

Pré.,  Dupré,  Préfoutaine,  Prémont,  Longpré,  etc. 

7îoc/ie,  Rocher,  Roque,  Larocque,  Rocheron,  Rochon,  Rochelle^ 
Roquebrune,  Roquet. 

Vallée.,  Lavai,  Duval,  Longval,  Bonneval,  Gourval. 

Yast  ou  Gast  (lieu  inculte)  Ga  tin  eau. 

4^  Des  Qualités  Physiques,  et  Morales  :  Beau,  Label,  Bellet,  Bel- 
leàu. 

Besson,  (jumeau)  Bisson,  Bissonnet. 

Blanc^  Blancbon,  Blanchet,  Blanchard. 

Chauve^  Chauveau,  Chauvin,  Cauvin,  Ghauvet. 

Court.,  Courtois,  Courtin,  Courteau. 

LedouXy  Douce t,  Doucinet. 

Cousin,  Cousineau,  (Gendre,  Gendros,  Gendron,  Legendre. 

Généreux.,  Leguay,  Legris,  Lebran,  Legrand,  Petit,  etc. 

Roux.^  Rousseau,  Roussel,  etc. 

Sauvage,  Sauvageau. 

5<^  Des  Aventures  :  Heurtebise,  Gassegrain,  Gâtebois  (Vandan- 
daique,  Labouteille,  Labière,  Latonne,  Vintonneau. 

6°  Des  Pays  et  Provinces  :  Lafrance,  Lefrançois,  Champagne, 
L'Allemand,  Langlais,  Bourbonnais,  breton,  Damien,  Clermont, 
Dauphiné,  Denevers,  Poitiers,  Languedoc,  Limoges,  Lyonnais^ 
JiOrain,  Manseau,  Malouin,  Priand,  Provinçal,  St.  Onge,  Talbot, 
Tourangeau. 

1^  Des  Noms  tirés  du  Latin  :  /(?an,  Johan,  Jouanneau,  Janiiot^ 
Jumeau. 

Albui,  Leblanc. 

Brice,  Bricet,  Bricon,  Brisonnet. 

Laurent,  Laurence,  — cel,  — ceau. 

Marc,  Marcel,  —eau,  — cellet,  — solet. 

Prime,  Primot. 


d24  REVUE  CANADIENNE. 

Maurice,  — cet,  — ceau. 

Michel^  — chaud,  — chon,  — chelet. 

NicolaS)  Nicolet,  Golet,  Colin. 

Pierre,  — xin,  Perrot,  Perinot. 

Simon^  — Simoneau,  Simonet. 

8^  Des  Noms  Saxons  : 

Adtiémar^  Alaric,  Alfred,  Amel,  Amelin,  Amelot. 

Ans,  (demi-dieu)  Ance,  Ai*sceau,  Anscelin,  Asselin. 

Baudry,  Baudriot,  Boudreau. 

Durand,  Duranceau.  ? 

Gabory,  Garnier. 

Garnon^  Guernon. 

Gasnion,  Gagnon. 

Landry,  Laudriot. 

Pépin,  Papin,  Papineau. 

Thibaut,  Thibaudeau. 

9**  Noms  d'Oiseaux  et  Animaux  :  Bécasseau,  Chabot  (espèce  de 
poisson),  Cheval,  Colombe,  Fauconnet,  Goujon,  G-oupil  (vulpes) 
Renard,  Lacaille,  L'allouette,  Lebœuf,  Rouvert,  LeCoq,  Legeay, 
Leloup,  Louvel,  Lemerle,  Merlot,  Marlot,  Letourneau,  Lelièvre, 
Lureau,  Lolseau,  Loisel,  Moineau,  Papillon,  Pigeon,  Pinson,  Pin- 
sonneau,  Poisson,  Poulet,  Pivert,  Poulin,  Rossignol. 

10°  Des  Sobriquets  :  Leûfre,  Lamusique,  Lafleur^  Vadeboacœur, 
Frapped'abord,  Froide-mouche,  Sanschagrin  Bellehumeur,  Lalan- 
cette.  Il  y  en  a  surabondance. 

Il®  Des  Altérations  :  Les  noms  de  baptêmes,  sont  devenus 
noms  de  familles...  Ainsi  TugalCoUln,  est  devenu  Cottin  ditDug^il, 
Raymond  de  Fogas,  a  été  remplacé  par  Phocas  dit  Raymond  ;  les 
descendants  d'Arnoul  Lavergne  ne  sont  plus  appelés  que  Renault 
dit  Lavergne. 

Les  noms  ont  encore  subi  beaucoup  d'altérations  dans  l'ortho- 
graphe: Gwî/on,  s'écrit  aujourd'hui  Dion,  Garnie;,  Grenier,  Cham- 
brelan,  Chamberlan,  Froget,  Forge t,  etc. 

Wolf  et  Willis  ont  été  traduits  et  sont  devenus  Loup,  Loupe, 
Polonaise,  Houlet,  Ouellet. 

L'on  trouve  parfois  des  coïncidences  de  noms,  bien  remarqua- 
bles dans  les  registres  civiles  des  actes  de  baptêmes  au  Canada. 

Ainsi  dans  une  certaine  paroisse  de  la  province  de  Québec,  je 
lisais  l'acte  de  baptême  d'un  enfant  comme  ceci  :  "  a  été  baptisé 
Marin  Gouin,  enfant  de  Charles  Gouin. 

Une  autre  fois,  je  trouvais  :  Charles  Hot,  fils  de  Pierre  Hot  !  !  Cécile 
Sans  sousy  !  !  Marc  Marcoulf. 


DES  NOMS  ET  DES  FAMILLES  CANADIENNES.       125 

Dans  les  actes  de  mariages  les  noms  présentent  aussi  quelquefois 
des  rapprochements  tout-à-fait  singuliers: 

M.  Dubois  épouse  Délie  Labranche  ;  M.  Durocher  s'unit  à  Délie  La- 
pierre  ;  DeWe  Larivière  prend  pour  époux  M.  Desruisseaux  :  Délie 
Labelle  contracte  avec  M.  Beauregard  ;  M.  Prét-à  boire  dit  le  Grandoin 
avec  Délie  Labouteille  ;  M.  Vintonneau  fait  l'accord  avec  Dlle  La- 
bière  ;  et  tandis  que  Simon  Vilain  voit  fuir  Mlle  Trotain,  M.  Poisson 
se  fait  prendre  aux  filets  de  Délie  Hanneton,  au  moment  où.  M.  Le 
Fifre  est  épris  des  charmes  de  Délie  La  Musique. 

En  voilà  assez  sur  les  noms  et  lenr  origine,  permettez-moi,  Mes- 
dames et  Messieurs,  d'ajouter  quelques  mots  sur  les  premières 
familles  canadiennes. 


II 


PREMIERES   FAMILLES    CANADIENNES. 
I 

Il  y  a  quelques  années,  alors  que  notre  histoire  était  encore 
enveloppée  de  bien  des  ténèbres,  nous  avions  à  lutter  à  force  iné- 
gale contre  un  parti  intéressé  à  notre  humiliation.  L'origine  du 
peuple  canadien,  disait  on  alors,  est  très  obscure  et  de  très  basse 
extraction  !  Mais  le  jour  s'est  fait  depuis,  grâce  à  la  persévérante 

énergie  des  archéologues  français  et  canadiens ,  et  nous  som 

mes  en  mesure  de  montrer  que  la  grande  famille  franco-canadienne 
peut  ajuste  titre  s'enorgueillir  de  son  origine. 

Parcourons,  dans  ce  but,  les  unes  après  les  autres,  toutes  les 
tentatives  d'établissement  qui  se  firent  avant  l'arrivée  de  M.  De 
Ghamplain  à  Québec  en  1608...  et  reportons-nous  à  l'année  1534, 
où  nous  trouvons  d'abord  Jacques-Cartier  dans  son  premier 
voyage,  à  la  tête  de  soixante  et  un  compagnons. 

Nous  le  voyons  revenir  l'année  suivante  avec  110  hommes,  et 
hiverner  à  Québec  où  il  en  perdit  25  de  la  maladie  de  terre,  proba- 
blement le  scorbut.  Dans  un  troisième  voyage  qu'il  fit  en  1541, 
Jacques  Cartier  hivernait  au  Cap  Rouge,  où  il  construisit  un  Fort  et 
des  magasins  ;  mais  c'était  pour  retourner  au  printemps  avec  toute' 
cette  colonie  et  pour  faire  place  à  M.  de  Roberval,  qui  arrivait  la 
même  année  avec  150  personnes  tant  hommes  que  femmes. 

C'est  la  première  fois  qu'il  est  fait  mention  de  femmes  euro- 
péennes au  Canada Comme  cette  petite  colonie  retourne  aussi 

en   France,  il  ne  faut  pas  encore  commencer  là  nos  origines  des 
familles.  Disons  ici  que  le   personnel  de  cette  colonie  n'était  pas 


126  REVUE  CANADIENNE. 

du  premier  choix.  Au  Fort  du  Gap  Rouge,  M.  de  Roberval  avait 
fait  bonae  justice  de  plusieurs  de  ces  colons.  Le  nommé  Michel 
Gaillon  y  avait  été  exécuté  pour  vol,  d'autres  mis  aux  fers,  ou' 
enfermés  au  cachot,  d'autres  enfin  fouettés  ;  quelques  femmes 
mêmes  avaient  eu  à  subir  des  châtiments. 

Nos  historiens,  en  parlant  de  Robervai,  semblent  avoir  commis 
une  grande  erreur.  En  effet,  Charlevoix  ^  dit  "  qu'il  ht  un  nouvel 
embarquement  en  1549  avec  son  frère,  qui  passait  pour  un  des 
plus  braves  hommes  de  France,  et  qu'ils  périrent  dans  ce  voyage, 
avec  tous  ceux  qui  les  accompagnaient." 

Or,  il  existe  un  manuscrit  encore  inédit  que  j'ai  eu  la  bonne  for- 
tune de  consulter  au  milieu  de  mes  recherches,  dans  les  anciens 
manuscrits  déposés  aux  archives  de  la  Bibliothèque  Impériale,  à 
Paris,  où  se  trouve  toute  l'histoire  de  la  Demoiselle  Marguerite, 
nièce  de  Roberval,  et  aussi  la  fin  tragique  de  ce  dernier,  racontée 
d'une  manière  toute  différente  par  les  historiens  du  Canada. 

Roberval,  y  est-il  dit,  retournait  en  France  avec  tout  son  monde, 
il  eut  à  exercer  encore  la  justice  sur  le  vaisseau  môme,  et  un  des 
passagers,  sa  femme,  nièce  de  Roberval  nommée  Demoiselle  Margue- 
rite, et  Damienne  de  Normandie,  âgé  de  60  ans  furent  relégués  sur 
une  île  qui  prit  dès  lors  le  nom  d'//e  de  la  Demoiselle,  ou  île  des 
Démons. 

L'auteur  du  manuscrit  que  j'ai  consulté  avait  recueilli  de  la 
bouche  de  la  Demoiselle  Marguerite  les  faits  qu'il  cite,  et  que  je 
donne  ici  textuellement. 

"Cette  pauvre  famille  ainsi  délaissée  et  abandonnée  de  toute 
compagnie  du  monde  s'occupa  quelque  temps  à  la  chasse  aux  ours 
et  sauvagine  ;  mais  il  arriva  que  bientôt  la  mort  du  mari  et  celle 
de  la  vieille  Damienne,  laissèrent  la  pauvre  Marguerite  absolument 
isolée  sur  cette  grande  île.  Que  faire  ? 

'•^  La  solitude  donnait  grande  force  à  Téblouissemeiit  d'appari- 
tions diaboliques.  De  hideux  fantosmes  lui  apparurent.  Pendant 
la  vie  de  ses  compagnons,  elle  avait  pu  chasser,  mais  dès  qu'elle 
eût  perdu  leur  présence,  ce  ne  fut  plus  question  de  vivre  aux  ani- 
maux terrestres,  la  portée  de  l'Arquebuse  ne  pouvait  atteindre 
droit  jusque  à' ces  estouppés  fantosmes. 

"  Les  bras,  les  mains,  tout  le  corps  demeuraient  engourdis,  la 
poudre  n'avait  la  force,  étant  charmée,  de  chasser  hors  du  canon 
enfûsté  la  balle,  le  boulet,  là  dragée  ou  la  charge  :  Quoi  plus  î  ! 

"  Cette  pauvre  désolée  était  assaillie  et  par  dehors  et  par  dedans, 
d'autant  que  journellement  fallait  qu'elle  soutint  les  alarmes  que 

l  Charlevoix  T.  T.  p.  22 


DES  NOMS  ET  DES  FAMILLES  CANADIENNES.       127 

lui  donnaient  les  bêtes  rampantes  parmi  cette  isle,  qui  d'une  fureur 
enragée  s'acharnaient  sur  elle,  parce  qu'elles  la  sentaient  seule 
suffisante  de  leur  résister,  et  digne  d'être  leur  proie. 

"Toutefois,  dès  qu'elles  montraient  tant  soit  peu  le  nez  à  son  avan- 
tage, elle  les  fixait  si  à  propos  de  prunes,  que  leur  plus  hatif  était 
de  se  retirer.  Demi  altérée  et  alangourie  de  travail,  elle  était 
réveillée  par  bien  plus  durs,  puissants,  rusés  et  hardis  ennemis,  sur 
lesquels  le  plomb  ni  les  armes  ne  pourvaient  rien.  Seulement  la 
grâce  du  Tout-Puissant  qui  la  maintint  en  un  si.  long  et  si  en- 
nuyeux être,  lui  servit  de  targue,  bouclier  et  armes,  tant  défensives 
qu'offensives,  ainsi  que  m'a  raconté  cette  fcmme^  étant  arrivée  en 
France  après  avoir  demeuré  deux  ans^  cinq  mois  en  ce  lieu  là,  et 
venue  en  la  ville  de  Neufron,  pays  de  Périgord,  lorsque  j'y  étais, 
oii  elle  me  fit,  un  simple  discours  de  la  mésaventure  de  toutes  ses 
fortunes  passées. 

'^  L'île  est  froide  au  possible,  peuplée  seulement  de  bois,  pleine  de 
divers  animaux  sauvages  qui  viennent  de  terre  continente  d'île  en 
île,  comme  ils  savent  très  bien  faire  :  entre  autre,  elle  était  peuplée 
d'ours.  La  Demoiselle  me  dit  que  c'étaient  ces  animaux  qui  la  tour- 
mentaient ie  plus  et  qui  tâchaient  à  la  dévorer,  t4le  et  son  enfant, 
que  toutes  les  autres  bêtes,  et  que  pour  un  jour  elle  en  tua  quatre 
puis  se  retirait  peu  à  peu  dans  sa  loge  que  son  mari  avait  fait 
devant  mourir. 

"  Roberval  leuravait  laissé  plusieurs  vivres  et  autres  commodités 
pour  leur  aider  et  subvenir  à  leurs  nécessités,  comme  lui  même  me 
dit  trois  mois  avant  quHl  fut  tué  de  nuit  près  St.  Innocent  à  Paris." 

Cinquante-six  ans  après  l'expédition  de  M.  De  Roberval,  un  second 
projet  d'établissement  avait  été  tenté  par  M.  le  Marquis  de  LaRoche. 
C'était  en  1598,  nomm^par  Henri  IV,  lieutenant-général  pour  le  Roy 
aux  pays  du  Canada  Hochelaga,  Terreneuve  et  Labrador,  il  avait 
généreusement  engagé  une  partie  de  sa  fortune  et  sa  personne  elle- 
même  dans  cette  entreprise.  11  avait  remis  la  conduite  d'un  vais- 
seau qu'il  arma,  à  l'excellent  pilote  normand,  nommé  Chédotel. 
Mais  telle  était  l'idée  qu'on  se  faisait  alors  du  Canada,  que  le  Mar- 
quis ne  put  trouver  que  peu  de  personnes  qui  le  voulurent  suivre,  ce 
qui  ie  réduisit  à  prendre  dans  les  prisons  de  l'Etat  des  hommes 
condamnés  à  la  mort  on  aux  galères,  pour  en  faire  les  compagnons 
et  les  soutiens  de  ses  travaux.  Ces  misérables,  au  nombre  de  50  à  60 
sortirent  avec  plaisir  de  leurs  cachots  pour  courir  les  aventures  de 
la  mer,  et  chercher  dans  un  nouveau  monde  un  sort  qu'ils  ne  pou- 
vaient croire  pire  que  celui  auquel  ils  échappaient. 

C'est  avec  d'aussi  tristes  éléments  de  colonisation,  que  le  coura- 
geux marquis  De  la  Roche  osa  donner  l'ordre  à  Chédotel  de  lever 


128  REVUE  CANADIENNE. 

l'ancre.  Le  pilote  ne  démentit  point  sa  grande  réputation  ;  il  vint 
mouiller  heureusement  à  Vile  de  Sable^  distance  de  25  lieues  au  sud 
de  la  terre  du  Cap  Breton.  Elle  était  inhabitable,  sans  port,  com- 
plètement improductive,  et  renfermait  dans  son  étendue  de  dix 
lieues,  un  lac  qui  en  couvrait  lui-même  une  moitié. 

Le  Marquis  De  la  Roche  fit  descendre  sur  cette  île  la  majeure 
partie  de  ces  hommes  tirés  des  prisons  de  France,  leur  laissa  des 
vivres  et  des  marchandises  et  leur  promit  de  les  venir  reprendre 
aussitôt  qu'il  aurait  trouvé  aux  côtés  de  l'Acadie  un  lieu  favorable 
pour  y  commencer  un  établissement,  Ghédotel  ayant  ensuite  levé 
l'ancre,  alla  reconnaître  les  côies  du  continent  le  plus  proche,  qui 
sont  celles  de  l'Acadie,  et  après  y  avoir  recueilli  tout(;s  les  connais- 
sances qui  semblaient  nécessaires  à  une  nouvelle  et  plus  importante 
expédition,  il  appareilla,  sur  l'ordre  du  marquis,  pour  retourner 
en  France.  On  avait  l'intention  de  repasser  par  l'ile  de  Sable,  afin 
de  reprendre  les  malheureux  qu'on  y  avait  déposés  ;  mais  les  vents 
contraires  et  les  tempêtes  empêchèrent  le  navire  d'aborder  une 
seconde  fois  à  cette  terre  ingrate.  Le  marquis  de  LaRoche  se 
décida,  quoiqu'à  regret  à  continuer  sa  route  pour  la  France,  se  pro- 
posant de  revenir  très  prochainement. 

Il  ne  fut  pas  plutôt  arrivé  eu  France  que  le  Duc  de  Mercœur,  qui 
était  en  pleine  révolte  contre  le  roi  le  fit  arrêter  et  emprisonner. 
Rendu  quelque  temps  après  à  la  liberté,  il  trouva  encore  des  obs- 
tacles invincibles  à  son  entreprise,  qu'il  fut  contraint  Je  l'aban- 
donner et  il  en  mourut  de  chagrin. 

CependanMes  quelques  quaranteou  cinquante  malheureux  habi- 
tans  de  l'île  de  Sable  s'y  fabriquèrent  d'abord  des  barques  avec 
quelques  débris  de  vaisseaux  espagnols  ou  poi'tugais  trouvés  sur  le 
rivage.  Ils  vécurent  pendant  quelque  temps  des  bestiaux,  bœufs  et 
moutons  qu'avait  déposé  sur  cette  même  île  bien  des  années  aupa- 
ravant le  baron  de  i^ery,  et  qui  s'y  étaient  multipliés.  Quand  ils 
n'eurent  plus  cette  ressource,  le  poisson  devint  leur  unique  nour- 
riture ;  lorsque  leurs  habits  furent  usés,  ils  s'en  firent  de  peaux  de 
loups  marins. 

Enfin  au  bout  de  sept  ans,  le  Roy  ayant  entendu  parler  de  leur 
aventure  et  la  France  s'en  étant  émue,  la  Cour  du  Parlement  de 
Rouen  obligea,  par  un  arrêt,  le  pilote  Chédotel  a  les  aller  recueil- 
lir. Chédolel  se  rendit  en  conséquence  à  l'Ile  de  Sable  ^  où  il  ne 
trouva  plus  que  douze  des  inforlunésqu'il  ramena  en  France.  Henri 
IV   voulu  les  voir  dans   Péquipement  qu'ils  s'étaient  fait  à  l'Ile  de 

1  Mais,  dit  l'Escarbot,  ces  malheureux  s'étaient  mutiné  et  coupé  la  gorge  l'un 
à  l'autre,  tant  que  le  nombre  se  raccourcit  de  jour  en  jour. — (2e  vol.  p.  397). 


DES  NOMS  ET  DES  FAMILLES  GANADIENEES.       129 

Sable  :  on  les  lui  présenta  avec  leurs  peaux  d'animaux,  leurs  longs 
cheveux,  leurs  longues  barbes,  et  on  leur  trouva,  dans  ca  bizarre 
accoutrement,  quelque  ressemblance  avec  les  dieux  mythologi- 
ques des  fleuves. 

I^e  Roy  leur  fit  compter  à  chacun  cinquante  érus,  et  les  déchar- 
gea de  toute  poursuite  de  la  jjistice." 

GuÉRiN.  Les  Navigateurs  français,  p.  208. 

Voilà,  Mesdames  et  Messieurs,  le  résultat  de  ces  deux  expédi- 
tions, dont  il  ne  faut  rien  prendre  pour  établir  les  origines  de  nos 
familles  canadiennes.  Ge  n'est  qu'avec  celle  de  M.  de  Ghamplain 
que  nous  devons  commencer  la  longue  série  généalogique  du  peuple 
canadien. 

Oui,  c'est  à  l'inimorlel  fondateur  de  la  ville  de  Québec,  que 
revient  l'honneur  de  l'établissement  permanent  des  premières  fa- 
milles en  Ganada.  Quel  héroïque  dévouement  de  la  part  de  ces  pre- 
mières familles  î  11  faudrait  reporter  un  instant  toute  votre  imagina- 
tion vers  cette  époque  pour  vous  faire  une  idée  bien  exacte  des  diffi- 
cultés sans  nombre,  qu'elles  eurent  à  surmonter  tant  par  leurs 
voyages  sur  la  mer  que  par  les  privations  de  toutes  sortes,  aux- 
quelles ces  premières  iamilles  étaient  assujetties  sur  une  terre 
sauvage  et  inculte.  .Puis  l'isolement,  l'éloignementde  leurs  partrie 
de  leurs  biens  .  puis  encore,  les  dangers  sans  cesse  renaissants, 
la  cruauté  inouïe  des  sauvages  envers  leurs  captifs...  Tel  est  le 
spectacle  que  nous  offre  notre   Ganada  dans  ses  premières  années. 

C'est  sous  de  telles  circonstances,  et  avec  la  perspective  d'une  vie 
de  sacrifice,  qu'une  jeune  femme  Hélène  Boni  lé,  arrivait  en 
1620,  à  Québec  avec  son  mari  M.  de  Ghainplain.  Vrai  type  de  la 
femme  forte,  elle  avait,  dit  l'abbé  Eerland,  dans  la  fleur  de  l'âge, 
fait  généreusement  ses  adieux  à  la  France  pour  s'embarquer  avec 
son  mari  et  traverser  1600  lieues  de  mer,  ayant  à  endurer  toutes  les 
incommodités  d'une  longue  et  fâcheuse  navigation. 

Les  sauvages,  à  son  arrivée  la  voulaient  ador^ir,  comme  une 
divinité,  n'ayant  jamais  rien  vu  de  si  beau.  Ils  admiraient  son 
visage  et  ses  habits,  mais  par-dessus  tout,  un  miroir  qu'elle  portait 
à  son  côté,  ne  pouvant  comprendre  comment  toutes  choses  étaient» 
ce  leur  semblait,  renfermées  dans  cette  glace,  et  qu'ils  se  trouvas- 
sent tous  pendus  à  la  ceinture  de  cette  Dame.  Elle  ne  fut  pas  long- 
temps sans  entendre  et  parler  passablement  la  langue  barbare  des 
sauvages,  et  tout  aussitôt  elle  apprit  à  prier  Dieu  à  leurs  femmes 
et  à  leurs  petits  enfants.  Elle  coula  quatre  années  dans  cette 
manière  de  vivr**,  au  plus  beau  de  son  âge,  dans  un  lieu  pire  qu'une 
prison,  t^t  dans  la  privation  d'une  quantité  de  choses  nécessaires  à 
25  février  1873.  9 


130  REVUE  CANADIENNE. 

la  vie.  En  effet  la  disette  des  vivres  et  d'autres  fortes  raisons  obli- 
gèrent M.  de  Ghamplain  de  repasser  en  France  et  d'y  ramener  sa 
femme  qui,  dix  ans  après  la  mort  de  M.  de  Ghamplain,  devint  reli- 
gieuse Ursuline  à  Meaux  sous  le  nom  de  Sœur  Hélène  de  St.  Au- 
gustin, et  y  mourut  en  1654. 

Quelques  années  plus  tard,  l'on  voyait,  sur  le  promontoire  de 
Québec,  les  familles  du  vertueux  Hébert,  du  laborieux  Couiliard, 
de  l'intrépide  marin  Abraham  Martin,  et  encore  celles  des 
Juchereau,  Joliet,  Langlois,  Côté,  Giffard  et  Bourdon. 

De  ces  premiers  colons  descendent  entre  autres  les  Archevêques 
Taschereau,  Taché,  Blanchet.  Les  illustres  Archevêques  Plessis, 
Signay  et  Baillargeon  comptent  ainsi  que  Sir  Etienne  Cartier,  leurs 
ancêtres  parmi  ces  mêmes  colons. 

Aux  Trois-Rivières  s'établirent  les  Pépin,  les  Boucher,  les  God- 
froy,  les  Trotier,  qui  comptent  parmi  leurs  descendants,  l'honora- 
ble M.  Langevin,  Ministre  des  Travaux  Publics,  les  honorables 
DeBoucherville,  et  les  familles  Beaubien,  Désaulniers  et  autres. 

A  Montréal,  les  familles  Baudry,  Dumay,  Meunier,  Desroches, 
Fleury,  Lemoine,  LeBer  et  Viger,  ancêtres  de  nos  plus  respectables 
citoyens  de  Montréal  sont  comptés  parmi  les  premières. 

Je  crois  vous  entendre  me  faire  une  objection  très  importante. 
Pendant  grand  nombre  d'années,  il  n'arrivait  que  des  hommes  au 
Canada  et  très-peu  de  femmes...  Le  régiment  de  Carigiian  à  lui 
seul  avait  augmenté  la  population  du  Canada  de  plus  de  1560 
hommes.. .Ces  colons  s'unirent-ils  aux  femmes  indigènes,  et  devons- 
nous  compter  ces  dernières  pour  nos  grandes  mères  ? 

Rassurez  vous,  il  n'en  sera  pas  ainsi.  Quelques  colons,  épou- 
sèrent à  la  vérité  de  jeunes  filles  indigènes,  dont  plusieurs  avaient 
reçu  une  très  bonne  éducation  aux  Ursulines  de  Québec,  et  nous 
pouvons  citer  plusieurs  familles  des  plus  respectables  du  Canada, 
entr'autre  M.  le  Commandant  Vigei,  dont  une  ancêtre  était  la  fille 
du  brave  Arontio^  un  des  premiers  néophites  Hurons  de  la  bour- 
gade de  V Immaculée  Co?icep lion,  disciple  du  Père  de  Brebeufet 
martyr  de  la  Foi.  Ces  réunions  entre  Français  et  femmes  Sauva- 
ges ne  furent  que  des  cas  isolés,  et  les  jeunes  colons  du  Canada 
s'.uiiiiMit  pi'esijue  tous  a  de  jeunes  personnes  envoyées  de  France 
|.mr  i);;rt;igi'r  leur  fortune  dans  cette  nouvelle  patrie. 

Les  officiers  des  régiments  licenciés  avaient  obtenu  en  conces- 
sion des  Seigneuries,  et  un  grand  nombre  de  leurs  jeunes  soldats 
avaient  été  licenciés  et  s'étaient  établis  sur  les  Seigneuries  de  leurs 
officiers  respectifs... 

Ainsi  s'ouvrirent  les  Seigneuries  de  Sorel,  Contrecœur,  Cham- 


DES  NOMS  ET  DES  FAMILLES  CANADIENNES.       131 

bly,  St.  Ours,  Berthier,  Ghateauguay,  Verchères,  Repentigny  et 
autres. 

Il  fallait  des  compagnes  à  ces  valeureux  défenseurs  de  la  patrie. 
Quelques-uns  trouvaient  des  épouses  dans  les  familles  mêmes  du 
pays;  mais  le  nombre  en  étant  très  limité,  ont  eu  recours  à 
l'immigration  de  jeunes  filles  de  France. 

Si  l'on  consulte  les  mémoires  du  temps,  l'on  pourra  facilement 
juger  de  la  sollicitude  que  les  communautés  religieuses  et  les 
ecclésiastiques  qui  s'intéressaient  au  Canada,  apportèrent  au  choix 
et  à  l'envoi  de  ces  jeunes  personnes,  destinées  à  épauser  les  colons 
canadiens. 

Ainsi  dès  1653,  la  Vénérable  Marguerite  Bourgeois  fondatrice 
des  Sœurs  de  Notre-Dame  de  la  Congrégation,  conduisait  au 
Canada  quelques  filles  qu'elle  avait  choisies  avec  soin  pour  la 
colonie.  En  1658,  elle  prenait  encore  sous  sa  garde  cinquante 
filles  pieuses,  envoyées  en  partie  aux  frais  de  la  maison  de  Saint 
Sulpice. 

Dans  chacune  des  années  1666-67  et  1669,  le  nombre  des  jeunes 
filles  venues  de  France  s'élevait  à  cent  cinquante.  Dans  l'année  1670, 
on  compte  cent  soixante-cinq  filles,  et  l'Intendant  Talon  dans 
sa  lettre  du  10  novembre  1670,  disait  :  *'  Il  est  arrivée  cette  année 
cent  soixante-cinq  filles  de  Normandie,  et  trente  seulement  restent 
à  marier...  Je  les  ai  reparties  dans  des  fifmilles  respectables  jus- 
qu'à ce  que  ceux  qui  les  demandent  en  mariage  soient  prêts  à 
s'établir. 

''  Il  faudrait  encore  que  Sa  Majesté  en  envoyât  cent  cinquante  à 
deux  cents  pour  l'an  prochain. 

''  11  faudrait  aussi  recommander  fortement  que  Ton  choisit  des 
filles  fortes,  afin  de  pouvoir  travailler  dans  ce  pays,  et  afin  qu'elles 
eussent  de  l'aptitude  à  quelqu'ouvrage  manuel." 

Ces  jeunes  filles  qu'on  appelait  "  Les  filles  du  Roy  "  étaient  de 
jeunes  personnes  tombées  orphelines  en  bas  âge  et  qui  étaient 
élevées  aux  frais  du  Roi  à  l'hôpital  général  de  Paris.  C'était  de 
cet  établissement  que  l'on  dirigeait  des  envois  au  Canada  ;  mal- 
heureusement elles  étaient  élevées  trop  délicatement  pour  le 
climat  et  les  travaux  du  Canada,  ce  qui  fitqueColbert,  cette  année 
1670,  pria  l'Archevêque  de  Rouen  (Mgr.  de  Harley)  de  faire  choisir 
par  les  curés  de  trente  ou  quarante  paroisses  des  environs  de  cette 
ville,  une  ou  deux  filles,  en  chaque  paroisse,  pour  les  envoyer  au 
Canada. 

Le  convoi  de  cent  cinquante  filles  en  1671  fut  le  dernier,  car  les 
naissances  s'étant  élevées  à  près  de  quatre  cents,  Talon  manda  que 


132  REVUE  CANADIENNE. 

près  de  cent  jeunes  filles  natives  du  Canada  pourroient  se  marier 
l'année  suivante. 

A  leur  arrivée  à  Québec  toutes  ces  jeunes  personnes  étaient  de 
suite  placées  dans  les  communautés  des  Ursulines  et  de  l'Hôtel- 
Dieu.  Les  jeunes  colons,  qui  a^^aient  terminé  les  travaux  des 
champs  se  rendaient  alors  dans  cette,  même  ville,  et  il  y  avait 
pendant  plusieurs  mois,  force  mariages. 

Aussi  les  regis4.res  de  Québec  qui  ne  comptaient  que  cinq  à  six 
mariages  de  Janvier  à  Juin  en  renfermaient-ils  plus  de  cent  pour 
le  reste  de  l'année. 

Le  chiffre  des  naissances  peu  considérable  dans  la  première 
période  de  notre  histoire  augmente  graduellement  et  devient 
même  très  miportant.  Le  nombre  des  enfants  dans  la  famille  s'éle- 
vait ordinairement  de  dix  à  quinze,  et  plusieurs  fois,  dépassait 
de  beaucoup  ce  nombre. 

Du  moment  qu'une  jeune  fille  avait  atteint  l'âge  de  treize  ou 
quatorze  ans,  elle  devait  contracter  mariage,  et  le  gouvernement 
favorisait  tout  particulièrement  ces  alliances  en  dotant  la  jeune 
mariée. 

D'un  autre  côté,  le  jeune  homme  marié,  était  sans  cesse  exposé 
aux  dangers  de  la  guerre.  Il  avait  à  défendre  sa  famille  et  ses 
foyers  contre  l'invasion  des  barbares  Iroquois  et  très  souvent,  il 
payait  de  sa  vie  le  courage  qu'il  avait  déployé  dans  ses  expéditions 
guerrières. 

Ces  circonstances  malheureuses  jointes  aux  accidents  dans  les 
forêts,  aux  fréquents  naufrages,  aux  épidémies  multipliées  expli- 
quent de  suite  le  fait  que  nous  rencontrons  beaucoup  de  jeunes 
veuves  en  troisièmes  noces,  se  remarier  pour  une  quatrième  fois  à 
l'âge  de  vingt-six  à  trente  ans. 

Les  mortalités,  dans  ces  mômes  époques,  eurent  aussi  pour 
cause,  non-seulement  les  accidents  ordinaires  du  feu,  de  l'eau,  des 
maladies  contagieuses,  mais  surtout  les  invasions  des  sauvages. 
Qu'il  suffise  de  mentionner  ici  les  massacres  de  Lachine,  du  Long 
Sault,  ceux  de  la  Pointe-aux-Trembles,  de  la  Rivière  St.  François 
et  de  l'Ile  d'Orléans. 

Je  ne  puis  terminer  cet  entretien  sans  vous  citer,  à  propos  de  ces 
combats,  le  courage  de  quelques  uns  de  ces  jeunes  colons:  C'est 
la  défense  et  la  mort  héroïque  de  DoUard  des  Ormeaux  et  de  ses 
seize  compagnons  en  1660. 

Il  avait  conçu  le  généreux  dessein  d'aller  rencontrer  une  armée 
de  barbares  Iroquois,  qui  devaient  bientôt  fondre  sur  Montréal,Troi8- 
Rivières  et  Québec,  Seize  compagnons  d'armes  se  joignent  à  lui, 
et  avant  d'aller  affronter  la  mort,  font  chacun  leur  testament,  s'ap- 


I 


DES  NOMS  ET  DES  FAMILLES  CANADIENNES.       133 

procheiit  religieusement  des  sacrements,  et  en  présence  des  Saints 
Autels  s'engagent  par  un  serment  solennel  à  ne  demander  et  à 
n'accepter  aucun  quartier,  et  à  combattre  jusqu'à  leur  dernier 
souffle  de  vie. 

Trois  cents  Iroquois  descendirent  la  rivière  des  Outaouais  pour 
en  rejoindre  cinq  cents  autres  aux  Iles  de  Richelieu,  et  s'abattre 
sur  les  Trois  Rivières  et  sur  Québec. 

Dollard  les  rencontre  au  pied  du  Long  Sault,  à  huit  ou  dix 
lieues  au-dessus  de  l'Ile  de  Montréal,  c'est  là  qu'il  y  cantonne  sa 
petite  troupe  et  qu'il  lutte  contre  ces  trois  cents  ennemis,  fortifiés 
par  l'arrivée  soudaine  des  cinq  cents  autres  Iroquois  du  Richelieu. 

Assiégés  par  ces  800  Iroquois,  les  17  braves  français  se  battent 
comme  des  lions,  se  défendent  à  coups  d'épée  et  de  pistolet 
avec  une  ardeur  de  courage  et  d'intrépidité  qui  étonne  ces  bar- 
bares. Il  était  impossible  qu'un  si  petit  nombre  de  braves  put  résis- 
ter longtemps  à  une  telle  multitude;  c'était  une  nécessité  pour 
eux  de  tomber  enfin  au  milieu  d'un  si  affreux  carnage,  et  le  brave 
Dollard  fut  tué  après  huit  jours  de  résistance. 

La  mort  de  ce  héros,  loin  d'ébranler  le  courage  de  ses  compa- 
gnons, semble  les  avoir  rendus  plus  audacieux  et  plus  intrépides, 
chacun  d'eux  envie  une  mort  si  glorieuse,  lorsque  les  Iroquois 
renversant  la  porte  du  fort,  y  entrent  en  foule,  et  voient  fondre 
sur  eux  le  peu  de  Français  qui  restaient  encore.  L'épée  d'une 
main,  le  couteau  de  l'autre  ces  braves  jeunes  gens  frappent  de 
toutes  parts  avec  une  telle  furie,  que  l'ennemi  perdit  la  pensée  de 
faire  des  prisonniers,  afin  de  tuer  au  plus  vite  ce  petit  nombre  de 
braves  qui  en  mourant  les  menaçaient  d'une  destruction  générale, 
s'ils  ne  se  hâtaient  de  les  exterminer.  Les  ennemis  furent  effrayés 
■de  cette  résistance  et  se  retirèrent  :  ce  qui  sauva  toute  la  colonie." 

Nous  avons  vu  nous-mêmes,  dans  les  minutes  du  Greffe  de  Mont- 
réal, le  testament  de  la  plupart  de  des  braves,  passé  le  18  avril 
1660.  Nous  y  avons  lu  entre  autre  chose  ce  qui  suit  : 

Désirant  aller  en  parti  de  guerre  avec  le  Sieur  Dollard^  pour  courir 
Mur  les  Iroquois^  et  ne  sachant  comment  il  plaira  à  Dieu  de  disposer  de 
ma  personne  dans  ce  voyage,  j'institue^  en  cas  de  mort^  N.  héritier  uni- 
versel de  tous  mes  biens^  à  la  charge  de  faire  célébrer  dans  la  paroisse 
de  Ville-Marie,  quatre  grand'messes  et  d'autres  pour  le  repos  de  mon 
amer 

Voilà,  Mesdames  et  Messieurs,  un  récit  bien  imparfait  de  la  for- 
mation des  premières  familles  canadiennes,  voilà  un  mot  de  leur 
vie,  de  leur  courage  et  de  leur  dévouement. 

L'histoire  de  ce  dévouement,  de  cette  vie  de  sacrifice,  de  cette 
foi  vive  et  éclairée,  de  la  pureté  de  leurs  mœurs,  a  de  tout  temps, 


134  REVUE  CANADIENNE. 

fait  l'admiration  de  nos  historiens     Elle  devra  faire  aussi  la  nôtre, 
et  plus  encore,  elle  devra  nous  porter  à  chérir  et  à  vénérer  leur- 
mémoire. 

Nous  leur  sommes  redevables  tout  à  la  fois,  du  nom  qu'ils  nous 
ont'  transmis,  des  vertus  sociales  et  religieuses  dont  ils  nous  ont 
laissé  de  si  nombreux  exemples,  et  du  patriotisme,  que,  dans  toutes 
les  circonstances  difficiles  ils  ont  porté  au  plus  haut  degré. 

Voulons-nous  leur  montrer  notre  respect,  notre  gratitude,  faisons 
en  sorte  que  notre  nom  obtienne  l'estime  de  nos  semblables  et  notre 
propre  estime,  puis  que  notre  nom  propre  "  c'est  nous  mêmes,"  que 
ce  nom,  comme  notre  personne,  soit  digne  du  respect  de  nos  frères 
et  il  sera  immortalisé. 

L'Abbé  Tanguay.. 


ACTION  DE  MARIE  DANS  LA  SOCIETE. 


(Suite  et  fin.) 
XII  l 

Mais  il  faut  expliquer  rinterveation  de  Marie,  non-seulement 
en  faveur  des  fidèles  pris  iÉdividuellement,  mais  aussi  à  l'égard  des 
nations,  des  sociétés. 

Dieu  qui  a  créé  l'homme  a  aussi  formé  les  nations.  Il  a  consti- 
tué, dit  le  texte  sacré,  les  termes  de  chaque  peuple.  (Deut.  32,  8).. 
Il  veut  que  son  autorité  à  leur  égard  soit  reconnue  :  il  affirme  que 
c'est  par  lui  que  les  rois  régnent,  et  que  c'est  lui  qui  donne  le  pou- 
voir de  faire  des  lois.  (Prov:  8.)  11  a  montré  par  assez  d'interven- 
tions extraordinaires  de  sa  Providence,  et  dans  notre  siècle  plus 
qu'en  aucun  âge  peut-être,  que  c'est  lui  qui  fait  et  défait  le  s  empires 
terrestres.  Ce  pouvoir,  il  l'a  communiqué  au  Christ  qui  est  le  Roi 
des  hommes,  même  dans  l'ordre  temporel,  selon  ce  texte  sacré  : 
"  Je  te  donnerai  toutes  les  nations  en  héritage  ;  tu  briseras  les  rois 
de  la  terre  comme  le  vase  fragile  du  potier."  Ps.  2. 

Eh  bien  !  par  l'analogie  qui  se  tire  des  diverses  prérogatives  que 
Dieu  a  accordées  à  Marie,  nous  devons  la  croire  appelée  à  exercer 
aussi  son  domaine  sur  les  nations.  Quel  est  le  nom  que  l'on  donne 
à  Dieu  pour  reconnaître  sa  souveraineté  sur  le  monde  ?  C'est  le 
nom  du  Seigneur,  Dominus.  Cette  domination,  nous  la  reconnais- 
sons en  Marie  par  le  titre  que  nous  lui  donnons — Notre-Dame  ; 
Domina. 

Dieu  veut  attester  ce  pouvoir  de  Marie,  cette  autorité  qu'elle  a 


136  REVUE  CANADIENNE. 

sur  les  nations,  par  les  victoiies  qu'elle  fait  remporter,  par  les  mer- 
veilles diverses  qu'elle  a  opérées  en  faveur  des  peuples  qui  ont  im- 
ploré son  assistance;  et  il  déclare  par  là  môme  qu'il  veut  qu'elle 
reçoive  un  culte  national,  expressiou  de  la  foi  à  son  titre  de  Reine 
et  de  Souveraine,  môme  dans  la  société  terrestre. 


XIV 


L'événement  de  Lourdes  est  la  glorification  de  Marie  dans  la  pré- 
rogative que  l'Eglise  lui  a  solennellement  reconnue,  en  la  procla- 
mant conçue  sans  péché.  Elle  s'est  nommée  elle-même  l'Immaculée 
Conception.  Il  y  a  ici  quelques  considérations  à  faire  qui  feront 
comprendre  la  raison  providentielle  du  culte  rendue  en  ces  jours  à 
Marie  Immaculée.  Au  dogme  de  la  Conception  sans  tache  de  la 
Vierge  Sainte  se  rapportent  tous  les  mystères  du  christianisme.  En 
effet,  ce  dogme  exprime  la  foi  au  péché  originel  dont  Marie  a  été 
préservée,  la  chute  et  la  dégradation  de  l'homme  à  laquelle  seul© 
elle  a  été  soustraite,  la  nécessité  d'un  rédempteur  qui  purifie  les 
âmes  et  les  rende  dignes  de  leur  destinée  primitive  qui  est  l'union 
éternelle  avec  Dieu  ;  et  la  divinité  du  Christ  qui  n'a  voulu  avoir 
une  mère  si  parfaitement  pure  qu'à  raison  de  sa  sainteté  infinie. 
Ainsi  la  croyance  de  l'Immaculée  Conception,  professée  si  solen- 
nellement par  l'immense  société  catholique,  est  la  protestation  la 
plus  énergique  contre  le  naturalisme  et  le  rationalisme.  Quelle 
gloire  pour  Marie  de  voir  ainsi  rattachée  à  elle  l'affirmation  de* 
dogmes  les  plus  sublimes  de  la  révélation,  et  la  condamnation  des 
erreurs  dominantes  en  ce  siècle?  On  sent  combien  l'invocation 
qu'on  lui  adresse,  comme  à  la  Vierge  Immaculée,  est  chère  à  son 
cœur,  et  doit  la  porter  à  mettre  au  service  de  ceux  qui  lui  rendent 
cet  hommage  la  puissance  souveraine  dont  elle  dispose  ! 

Quelle  sujet  d'admiration  à  l'égard  de  la  sagesse  et  de  la  bonté 
divine,  qui  maintient  la  foi  de  l'esprit  aux  plus  hauts  mystères  de 
la  religion  en  attachant  le  cœur  au  culte  plein  d'amour  et  de  con- 
fiance d'une  mère  commune  à  Dieu  et  aux  hommes,  plus  belle  que 
la  beauté,  plus  gracieuse  que  la  grâce,  selon  l'expression  de  TEglise, 
et  dont  la  destinée  merveilleuse  a  un  charme  qui  ravit  toutes  les 
facultés  de  l'âme  ! 

Oh  !  ce  serait  nne  magnifique  et  attrayante  étude,  qui  compléte- 
rait celle  que  je  fais  maintenant  avec  vous,  que  celle  qui  recher- 
cherait comment  et  pourquoi  le  culte  de  Marie  a  conservé  et  étendu 
le  domaine  de  la  foi  catholique  dans  le  monde,  et  qui  examinerait 
l'influence  de  ce  culte  sur  la  moralité,  l'élévation  des  idées  et  des 


ACTION  DE  MARffî  DANS  LA  SOCIÉTÉ.  137 

sentiments,  la  civilisation  tout  entière  de  la  société  chrétienne  1 
Qui  pourrait  dire  tout  ce  que  la  croyance  aux  grandeurs  et  à  la 
bonté  de  Marie  a  donné  de  sainte  exaltation  aux  âmes,  a  apporté  de 
consolation  aux  cœurs  affligés,  a  fourni  de  hautes  et  gracieuses 
inspirations  à  la  poésie  et  à  l'art,  a  produit  d'actes  de  vertus,  de 
chrité  surtout,  a  répandu  de  parfums  de  pureté  sur  les  mœurs,  a 
causé  de  félicité  aux  hommes?  Tout  ce  que  le  christianisme  a  pro- 
duit de  bien  a  passé  par  les  mains  de  Marie:  le  monde  moderne 
Ini  doit  la  délivrance  des  monstruosités  payennes.  Du  culte  de 
Vénus  à  celui  de  Marie,  quelle  immense  révolution  sociale  I 


XV 


C'est  surtout  à  l'égard  de  la  femme  que,  par  celle  qui  est  bénie 
eutre  toutes  les  femmes,  le  christianisme  a  opéré  un  changement 
dont  l'effet  est  à  lui  seul  une  preuve  de  son  institution  divine. 
Quelle  n'était  pas  la  dégradation  et  la  servitude  de  la  femme  an 
temps  du  Paganisme?  Quelle  dignité  elle  possède,  quelle  influence 
salutaire  elle  exerce  dans  la  société  chrétienne  I  Vierge,  épouse, 
mère,  la  femme  voit  dans  Marie  le  modèle  de  toutes  les  vertus  des 
divers  états  où  elle  peut  se  trouver.  Et  elle  en  offre  une  image 
vivante  en  elle-même,  par  sa  modestie  qui  fait  son  bonheur  et 
maintient  la  pureté  dans  les  mœurs  sociales,  par  son  dévouement 
et  sa  soumission  à  son  époux,  par  son  affection  si  pleine  de  sollici- 
tude pour  ses  enfants,  par  cette  générosité  et  cette  compassion  de 
son  cœur,  qui  lui  fait  partout  apporter  elle-même,  ou  implorer  des 
autres  l'indulgence,  le  secours,  la  consolation  à  tous  ceux  en  qui 
elle  voit  une  infortune.  On  sent  que  les  qualités  qui  lui  attirent 
l'estime  et  l'amour,  et  les  fonctions  qu'elle  remplit  dans  la  famille, 
viennent  de  celui  qui  a  fait  la  destinée  de  Marie  à  la  ressemblance 
de  laquelle  elle  a  été  formée  dans  les  desseins  de  la  Providence.  Il 
y  a  encore  dans  cette  analogie,  pour  l'inielligence  qui  sait  reflé- 
chir, une  manifestation  de  la  Sagesse  divine,  offrant  une  preuve 
de  plus  en  faveur  de  la  foi  catholique  qui  charme  les  esprits 
et  les  cœurs  par  sa  doctrine  sur  la  Vierge,  Mère  de  Dieu  et  de» 
hommes. 

Eh  bien!  quand  les  peuples  croient  à  la  grandeur,  à  la  puissance, 
à  la  bonté  de  Marie,  il  ne  faut  pas  s'étonner  de  la  confiance  qu'il» 
reposent  en  elle,  des  hommages  dont  ils  l'honorent,  des  supplica- 
tions par  lesquelles  ils  implorent  sou  secours.  "  Au  moyen-âge,  a 
dit  Montalembert,  pleine  d'une  intelligente  confiance  en  celle  qui 
était  de  sa  part   l'objet  d'un  ardent  amour,   la  chrétienté    s'en 


138  REVUE  CANADIENNE. 

remettait  à  elle  de  toutes  ses  peines  et  de  tous  ses  dangers,  et  se 
reposait  dans  l'espérance  que  Marie  veillerait  sans  cesse  pour 
les  besoins  de  la  terre,  dont  elle  est  la  Reine  aussi  bien  que  du 
ciel.  " 

La  confiance  des  âges  de  foi  envers  la  Vierge  sainte  se  reproduit 
en  ces  jours.  C'est  le  signe  du  salut  de  la  société,  a  dit  l'immortel 
pontife  qui  gouverne  aujourd'hui  l'église. 

C'est  dans  les  considérations  que  je  viens  de  présenter  que  se 
trouve  l'explication  du  phénomène  religieux  et  social  que  l'histoire 
nous  a  fait  voir  aux  temps  passés,  et  qui  apparaît  aujourd'hui  à  nos 
propres  yeux. 

Que  l'on  trouve  si  on  le  veut,  au  problème  posé  par  les  faits 
extraordinaires  qui  ont  été  l'objet  de  votre  attention,  une  solution 
plus  satisfaisante  dans  un  système  qui  donne  une  plus  haute  idée 
de  la  sagesse  et  de  la  bonté  de  la  Providence,  montre  une  harmo- 
nie plus  marquée  entre  les  lois  du  monde  naturel  et  celles  du 
monde  surnaturel,  relève  davantage  la  dignité  de  l'homme,  et  soit 
plus  propre  à  maintenir  des  idées  favorables  au  bien  de  la  société. 
En  attendant  cette  solution,  je  tiens  à  celle  que  conformément  à  la 
doctrine  catholique,  je  viens  de  présenter. 

C'est  la  foi  à  l'empire  de  .|a  mère  de  Dieu  sur  les  sociétés  qui  a 
amené  les  témoignages  solennels  de  confiance  en  sa  protection  que 
j'ai  rappelés,  et  auxquels  elle  a  répondu  par  une  assistance  si  visi- 
ble et  si  merveilleuse.  Le  pèlerinage  qui  vient  d'être  fait  à  Lourdes, 
et  les  autres  démonstrations  que  la  France  a  vues  se  faire  en  l'hon- 
neur de  Marie  obtiendront-ils  le  salut  de  ce  pays  sur  lequel  gronde 
si  fortement  encore  l'orage  de  la  révolution  ?  Avec  le  chef  de  l'E- 
glise nous  pouvons  l'espérer,  du  moins  après  quelque  châtiment 
expiatoire,  mais  passager.  Qui  en  jetant  les  yeux  sur  cette  terre 
de  nos  ancêtres,  que  tant  de  partis  déchirent,  peut  y  voir  dans  la 
sphère  purement  humaine,  un  pronostic  d'ordre,  d'union  et  de 
paix  ? — Pour  moi,  je  n'en  trouve  point  d'autre  que  la  bienveillance 
de  Marie,  exprimée  surtout  par  son  apparition  à  Lourdes.  Les 
prières  qu'on  lui  a  adressées  me  paraissent  avoir  plus  d'importance 
pour  les  destinées  de  cette  nation  que  les  débats  de  ses  assemblées, 
et  le  personnage  le  plus  influent  sur  le  sort  futur  de  la  France  est 
pBut  être  Bernadette,  la  favorite  de  la  reine  du  ciel,  la  priant  dans 
son  humble  retraite  de  réaliser  les  espérances  qu'elle  a  fait  naître 
pour  le  salut  de  sa  patrie. 


ACTION  DE  MARIE  DANS  LA  SOCIÉTÉ:  139 


XVI 


Et  notre  pays  à  nons-même  a-t-il  à  réclamer  pour  son  avenir  l'in- 
tervention de  Marie  en  sa  faveur?  Oui,  je  ne  dis  pas,  pour  qu'il 
recouvre,  mais  pour  qu'il  conserve  sa  foi,  principe  de  la  paix  dont 
il  a  joui,  de  la  gloire  morale  qu'il  possède. 

Je  l'ai  déjà  constaté,  en  une  autre  occasion,  dans  une  réunion  sem- 
blable. Notrepays  est  le  plus  religieux  du  monde,  et  c'est  au  catholi- 
cisme dont  il  porte  si  fortement  l'empreinte  dans  ses  annales,  sur  son 
territoire,  dans  ses  institutions,  dans  ses  mœurs,  qu'il  doit  la  conser- 
vation de  sa  nationalité,  l'honneur  moral  de  son  nom,  et  l'éclat  que 
jettent  sur  lui  ses  magnifiques  établissements  d'éducation  et  de 
charité.  Aussi  quelle  n'a  pas  été  sa  dévotion  envers  la  Vierge 
Sainte  ?  Elle  a  été  implantée  sur  cette  terre  par  les  premiers  mis- 
sionnaires qui  y  ont  apporté  la  foi,  par  les  Jésuites  qui  honorent 
d'un  culte  tout  spécial  la  mère  de  celui  dont  ils  ont  l'honneur  de 
porter  le  nom.  Elle  a  été  développée,  du  moins  dans  la  partie  du 
pays  sonmise  à  l'action  de  leur  zèle  et  de  leur  piété,  par  les  fils  de 
M.  Olier,  si  pénétrés  de  la  tendre  dévotion  de  leur  Père  pour  Marie, 
et  de  son  empressement  à  propager  son  culte.  Nos  communautés 
de  femmes,  fondées  par  des  saintes,  des  vertus  desquelles  elles  font 
encore  respirer  le  parfum,  n'ont  subsisté  dans  la  sainteté  de  leur 
état,  et  dans  l'influence  salutaire  de  leurs  œuvres,  que  par  leur 
union  avec  la  Vierge  des  Vierges,  sans  le  culte  de  laquelle  il  ne 
saurait  exister  de  religieuse  ;  et  de  leurs  sanctuaires  où  les  fêtes 
de  Marie  sont' si  belles,  de  leurs  personnes  en  qui  quelque  chose  de 
la  modestie  et  des  autres  vertus  de  la  Vierge  Sainte  apparaît  et 
attire  les  cœurs  à  elle,  de  leurs  paroles  portant  aux  autres  les  sen- 
timents dont  elles  sont  pénétrées,  de  l'éducation  donnée  dans  les 
institutions  enseignantes  aux  jeunes  personnes  qui  deviennent  ces 
mères  chrétiennes  dont  l'influence  est  si  puissante  et  si  salutaire  ; 
de  ces  canaux  divers  d'une  même  source  s'est  répandue,  en  se  déve- 
loppant chaque  jour  plus  largement,  une  vive  piété  envers  la  Mère 
de  Dieu.  Les  Pontifes  de  l'Eglise  du  Canada  n'ont  cessé  d'entre- 
tenir ce  sentiment  par  un  zèle  pour  la  gloire  de  Marie  dont  l'ex- 
pression se  retrouve  dans  nombre  de  leurs  lettres  pastorales.  Quel 
Collège  n'a  sa  Congrégation  de  la  Sainte  Vierge,  des  fêtes  joyeuses 
et  solennelles  en  son  .honneur,  et  un  enseignement  qui,  redisant 
sa  grandeur  et  sa  bonté,  produit  ou  entretient  à  son  égard  une 
dévotion  dont  la  vie  entière  ressent  la  douce  et  sanctifiante  efiica- 
cité  î 


140  REVUE  CANADIENNE. 

Aussi  (Je  tout  temps  en  notre  pays  la  piété  envers  Marie  a  exhalé 
ses  suaves  parfums  et  produit  le  salut.  Elle  s'est  manifestée  par 
toutes  ces  Eglises  consacrées  à  la  Reiue  du  Ciel  sous  divers  titres, 
depuis  la  cathédrale  de  Québec,  dédiée  à  sa  conception  Immaculée, 
et  Notre-Dame  de  Montréal  à  son  Saint  Nom,  jusqu'aux  chapelles 
les  plus  humbles,  mais  honorées  d'être  placées  sous  l'invocation  de 
l'un  de  ses  glorieux  privilèges.  Quelle  foule  se  presse  dans  les 
temples  à  ses  solennités  !  Quelle  est  la  paroisse  où  elle  ne  voit  pas 
de  nombreux  fidèles  venir  chaque  jour  aux  pieds  de  ses  autels,  ou 
devant  son  image  dans  les  familles,  lui  rendre  un  hommage  de 
glorification  et  de  confiance  pendant  le  mois  qui  lui  est  consacré  I 
Par  quelles  démonstrations  d'une  foi  vive  et  d'une  sainte  allégresse 
a  été  accueillie  partout  la  proclamation  du  dogme  de  la  Conception 
immaculée  ?  Qui  ne  se  rappelle  ces  Triduum  célébrés  avec  tant  de 
pompe,  ces  illuminations  des  cités  et  des  bourgades,  ces  processions 
si  solennelles,  ces  hymnes  et  ces  cantiques  qui  attestaient  en  tout 
lieu  la  piété  canadienne  envers  Marie  ? 


XVII 


Le  culte  de  la  Sainte  Vierge  est  le  signe  de  la  vivacité  de  la  foi 
chez  une  nation.  Aussi,  notre  pays  si  distingué  par  cette  dévotion, 
brille-t-il  d'un  vif  éclat  par  la  pureté  de  sa  foi. 

Il  n'y  a  actuellement  parmi  nous  aucun  journal  irréligieux;  cer- 
taines feuilles  qui  ont,  je  ne  dis  pas  affiché  pleinement  l'impiété, 
mais  fait  des  tentatives  pour  affaiblir  le  respect  et  la  soumission  à 
l'Eglise  n'ont  pu  vivre  longtemps  au  milieu  de  cette  atmosphère  de 
foi  catholique  dans  laquelle  respire  notre  population.  Si  récem- 
ment dans  un  procès  célèbre,  quelques  voix  ont  fait  entendre  un 
hideux  accent  de  haine  contre  le  sacerdoce  et  les  institutions  reli- 
gieuses, elles  ont  été  étouffées  par  le  cri  de  l'indignation  générale 
qui  s'est  élevée  contre  elles.  Quand  l'Encyclique  Quanta  cura  a 
condamné  les  erreurs  renfermées  dans  le  fameux  SyllabuSy  elle  a 
trouvé  chez  tous  les  catholiques  une  soumission  entière  ;  nulle 
parole  ne  s'est  élevée  de  leur  part  en  opposition  à  celle  du  vicaire 
du  Christ;  et  dans  notre  parlement,  au  milieu  d'une  majorité  pro- 
testante, le  chef  du  ministère  qui  représente  au  gouvernement  les 
intérêts  de  la  population  canadienne  française,  a  fait  une  protesta- 
tion solennelle  de  sa  foi  et  de  son  adhésion  à  la  doctrine  pontifi- 
cale. L'Eglise  n'a  reçu  dans  ces  derniers  temps  aucun  hommage 
semblable  d'un  autre  homme  d'Etat. 

Non,  nulle  des  doctrines  que  l'Eglise  a  repoussées  n'a  aujourd'hui 


ACTION  DE  MARIE  DANS  LA  SOCIÉTÉ  141 

de  défenseur  avoué  en  notre  priys.  Ici,  il  n'y  a  pas  de  libéralisme 
dans  le  sens  condamné  par  le  vicaire  du  Christ  ;  car  il  ne  s'agit  pas 
évidemment  du  libéralisme  politique.  Personne  parmi  ceux  qui 
font  profession  de  catholicisme,  ne  proclame  comme  un  principe 
absolu  la  liberté  des  cultes,  de  la  parole,  de  la  presse  ;  personne  ne 
soutient  que  le  meilleur  ordre  politique  est  celui^où  l'Etat  est 
indifférent  à  toute  religion.  Si  l'on  admet  que  dans  quelque  société, 
la  tolérance  doctrinale,  restreinte  en  de  certaines  limites  toutefois, 
peut  et  même  doikôtre  accordée,  ce  n'est  que  comme  un  moindre 
mal,  une  exception  de  circonstance  à  une  loi  dont  l'autorité  est 
reconnue. 

Ici  point  de  gallicanisme.  Sans  doute  par  suite  des  doctrines  qui 
prévalaient  en  France  depuis  1682,  et  qui  avaient  été  importées  en 
ce  pays,  on  a  pu  pendant  un  certain  temps  être  plus  ou  moins  atta- 
ché à  la  déclaration  des  quatre  articles.  Mais  à  mesure  que  la  dis- 
cussion faisait  briller  la  lumière  sur  cette  question,  que  certains 
actes  du  siège  pontifical  exprimaient  une  désapprobation  plus  ou 
moins  explicite  des  erreurs  du  gallicanisme,  les  idées  se  réfor- 
maient, l'eubeignement  se  rapprochait  de  plus  en  plus  des  doctrines 
humaines.  Longtemps  avant  le  Concile  du  Vatican,  l'infaillibilité 
du  Pape  était  généralement  admise  parmi  nous.  Aussi  la  procla- 
mation de  ce  dogme  n'a  trouvé  ici,  non  seulement  aucun  contra- 
dicteur, mais  nul  esprit  hésitant  à  l'accepter,  ou  cherchant  à  y 
donner  une  interprétation  propre  à  en  fausser  le  sens  et  à  en  affai- 
blir la  portée.  Tous  les  Evoques  de  la  province  se  sont  prononcés 
en  faveur  du  Magistère  Suprême  en  fait  de  doctrine  du  Vicaire  du 
Christ,  et  ils  ont  pu  attester  que  c'était  la  croyance  commune  des 
fidèles  de  leur  diocèse. 

Si  l'on  entend  par  gallicanisme  l'assujétissement  de  l'Eglise  à 
l'état,  voici  ce  que  j'ai  à  dire  sur  ce  sujet  relativement  à  notre  pays. 
L'esprit  dont  était  imprégnée  l'ancienne  jurisprudence  française 
s'est  fait  sentir  jusqu'à  un  certain  point  dans  celle  qui  a  été  suivie 
en  cette  contrée.  Le  droit  canonique,  pas  plus  que  dans  aucun 
autre  pays  du  monde  n'est  mis  ici  en  pratique  dans  toutes  ses  pres- 
criptions. Mais  notre  Code  a  été  reconnu,  à  Rome  comme  le  plus 
catholique  de  tous  ceux  qui  régissent  aujourd'hui  les  divers  états 
de  la  chrétienté.  Dans  aucune  autre  coritrée,  l'Eglise  ne  jouit 
d'une  aussi  entière  liberté  que  dans  la  nôtre,  et  ne  reçoit^une  telle 
protection  de  l'autorité  civile.  Sans  doute,  il  se  trouve  dans  nos 
lois  quelques  rares  dispositions  qui  ne  sont  pas  entièrement  con- 
formes à  la  législature  de  l'ordre  spirituel.  Mais  qui  affirmerait 
parmi  nous  qu'elles  sont  parfaitement  normales?  Qui  au  contraire 
ne  déclare  qu'en  principe  l'Etat  ne  saurait  imposer  à  l'Eglise  des 


142  REVUE  CANADIENNE. 

lois  qui  mettraient  des  entraves  à  l'autorité  qu'elle  a  reçue  du 
Christ?  Qui  n'admet  qu'une  modification  de  ce  qu'il  y  aurait  de 
défectueux  dans  notre  code  est  à  désirer  et  à  effectuer  en  temps 
opportun.  Je  suis  porté  à  le  croire  ;  chez  tous  nos  législateurs 
catholiques,  il  y  a  accord  dans  les  idées  que  je  viens  d'exprimer. 
Aucun  membre  de  notre  parlement  ne  voudrait  concourir  à  une 
loi  contraire  aux  intérêts  de  l'Eglise.  Mais  de  cette  disposition 
générale  des  esprits,  il  ne  s'ensuit  pas  que  toute  réforme  doive  être 
faite  d'une  manière  précipitée.  Attendre  le  calm^  pour  garder  la 
prudence,  agir  avec  précaution  à  cause  de  la  complication  qu'offre 
certains  points  de  notre  ordre  légal,  le  mélange  de  ce  qui  est  ecclé- 
siastique et  de  ce  qui  est  civil,  procéder  avec  mesure  pour  ne  pas 
blesser  la  susceptibilité  ombrageuse  de  citoyens  d'une  autre 
croyance,  que  dans  notre  étal  politique,  nous  ne  devons  pas  heur- 
ter, dans  l'intérêt  même  de  nos  droits  religieux  ;  en  un  mot,  tenir 
fortement  aux  principes  catholiques,  les  exposer  et  les  défendre 
sans  cesse,  mais  n'en  presser  en  certains  cas  Tapplication  rigoureuse 
que  selon  l'opportunité  des  circonstances  ;  non,  cela  ce  n'est  pas 
vouloir  que  l'EgUse  soit  l'esclave  de  l'Etat;  c'est  au  contraire  se 
montrer  pénétré  de  l'esprit  de  l'Eglise  elle  même,  qui  affirme  tou- 
jours hardiment  ses  droits,  mais  qui  pour  les  faire  connaître  dans 
la  pratique,  procède  avec  une  prudence,  une  temporisation,  une 
tolérance,  qu'elle  sait  devoir  servir  à  sa  cause,  se  montrant  en  cela, 
comme  en  tout  le  reste,  animée  de  la  Sagesse  divine,  dont  il  est 
dit  qu'elle  atteint  à  sa  fin  avec  force,  en  disposant  tout  avec 
suavité.  Altingil  ad  finem  fortitei\  et  disponit  omnia  suaviler.  Sap. 
VIII.  I. 

I 

xvrii 


Ces  idées  catholiques,  que  je  crois  dominer  dans  notre  pays,  ne 
datent  pas  d'hier.  Il  y  a  plus  de  40  ans  que  j'enseigne  dans  l'insti- 
tution à  laquelle  j'ai  consacré  ma  vie.  Dès  les  premières  années 
de  mon  enseignement,  j'ai  eu  pour  collègue  ce  professeur  si  émi- 
nent  dont  vous  et  moi  déplorons  si  vivement  la  perte.  ^  J'ai  ici  des 
auditeurs  de  nos  leçons  à  tous  deux,  qui  ont  depuis  longtemps 
quitté  les  bancs  du  collège.  Nous  avons  eu  l'occasion  de  traiter 
devant  eux  les  questions  du  gallicanisme,  et  des  rapports  de  l'E- 
glise avec  l'Etat.  Ils  peuvent  dire,  ainsi  que  tous  les  anciens  élèves 
de  notre  institution,  si  nous  avons  apporté  à  ces  questions  une 
solution   différente  de  celle  que  tout  catholique  doit  leur  donner 

1  Le  Révd.  Messire  Désaulniers. 


ACTION  DE  MARIE  DANS  LA  SOCIÉTÉ.  143 

aujourd'hui.  Cet  enseignement  a  franchi  les  portes  de  notre 
maison.  Depuis  plus  de  30  ans,  et  sur  les  journaux,  et  dans  des 
brochures,  et  dans  les  dissertations  publiques  de  nos  séances  litté- 
ruires,  nous  avons  eu  l'occasion  de  parler  de  ces  mêmes  matières, 
ce  qui  a  rendu  notre  enseignement  public  en  quelque  sorte  ;  et  il 
a  toujours  été  tel  qu'il  est  donné  aujourd'hui.  Eh  bien!  il  n'a  ren- 
contré de  contradiction  d'aucune  maison  d'éducation,  d'aucun  mem- 
bre du  clergé,  d'aucun  journal  reconnu  comme  catholique.  Nous 
n'avons  donc  pas  à  réclamer  la  triste  gloire  d'une  orthodoxie  exclu- 
sive. Aussi  je  crois  pouvoir  l'affirmer  :  môme  avant  les  récentes 
décisions  dogmatiques,  les  doctrines  opposées  au  gallicanisme,  et  à 
l'autorité  de  l'Etat  sur  l'Eglise  étaient  généralement  adoptées  dans 
notre  pays. 

Et  je  le  répète  :  il  n'est  aujourd'hui  personne  qui  les  combatte. 
Il  est  possible  que  dans  les  discussions  qui  ont  eu  lieu  dans  les 
journaux  sur  ces  matières,  il  se  soit  glissé  quelque  proposition 
erronée,  faute  d'études  théologiques  suffisantes,  mais  ceux  qui 
les  auraient  émises,  s'il  s'en  trouve  réellement,  n'auraient 
jamais  voulu  soutenir  sciemment  un  enseignement  repoussé  par 
l'Eglise. 

Il  est  bien  entendu  que  je  ne  prétends  pas  dire  qu'il  n'y  ait  pas 
eu  ce  pays  certains  homme  animés  d'un  esprit  hostile  à  l'autorité 
et  aux  doctrines  de  l'Eglise;  mais  ils  sont  peu  nombreux:  on  ne 
les  compte  pas  parmi  les  catholiques,  bien  qu'ils  en  réclament  quel- 
quefois le  nom.  Logiquement,  ils  devraient  se  déclarer  incrédules. 
Toutefois,  telle  est  la  force  de  l'opinion  catholique  parmi  nous 
qu'ils  n'osent  la  braver;  et  de  fait  il  n'y  a  eu  aucune  protestation 
de  leur  part  contre  les  décrets  du  Concile  du  Vaticaji.  Il  sont  loin 
sans  doute  d'y  adhérer  ;  mais  ils  savent  qu'ils  ne  pourraient  publi- 
quement y  refuser  leur  soumission,  sans  mettre  sur  leurs  fronts  le 
titre  honteux  d'apostats  ;  et  l'on  conçoit  qu'il  leur  en  coûte  de  s'in- 
fliger à  eux-mêmes  cette  ignominie. 

Ne  tenant  pas  compte  de  ceux  dont  je  viens  de  parler,  je  crois 
pouvoir  dire,  à  l'honneur  de  notre  nom,  que  l'orthodoxie  est  géné- 
rale parmi  nous. 

L'Eglise  voit  ici  les  intelligences  soumises  à  ses  doctrines;  les 
hommes  placés  au  premier  rang  de  notre  ordre  social  s'inclinent 
devant  son  autorité.  Eh  bien  il  y  a  là  pour  notre  pays  une  gloire 
que  nous  devons  en  toute  circonstance  revendiquer  pour  lui;  il 
n'en  est  pas  de  plus  belle  dont  il  puisse  être  honoré.  C'est  un  acte  de 
patriotisme  de  le  défendre  contre  toute  attaque  qui  tendrait  à  affai- 
blir la  pureté  de  sa  renommée  sous  ce  rapport,  et  c'est  un  acte  d'a- 
mour pour  l'Eglise  de  la  montrer,  elle  qui  est  si  affligée  ailleurs, 


144  REVUE  CANADIENNE. 

régnant  ici  avec  un  empire  non  contesté.  Et  nous  pouvons  dire  à 
HOtre  bienaimé  Pontife  Pie  IX  :  Notre  pays,  qui  a  offert  le  sang 
d'un  si  grand  nombre  de  ses  enfants  pouv  la  défense  de  votre  pou- 
Toir  temporel,  rend  l'hommage  d'une  soumission  générale  des 
esprits  et  des  cœnrs  à  votre  autorité  spirituelle. 


XIX 


Cet  honneur  religieux  qui  s'attache  à  notre  nom  national,  faisons 
lous  nos  efforts  pour  le  conserver.  Avec  l'intégrité  de  notre  foi, 
nous  maintiendrons  la  moralité,  la  tranquilité.  le  bonheur  que 
notre  société  a  possédés  jusqu'à  ces  jours.  Le  culte  de  Marie,  d'a- 
près les  considérations  que  j'ai  exposées,  a  sa  part,  comme  cause 
dans  cette  félicité  dont  nous  avons  joui.  Qu'il  soit  de  plus  en  plus 
florissant  parmi  nous,  et  une  plus  grande  prospérité  môme  dans 
l'ordre  matériel,  devra  être  l'objet  de  nos  espérances.  Qu'il  se  ma- 
nifeste non  seulement  par  les  pratiques^de  la  dévotion  individuelle, 
mais  par  des  hommages  publics  et  solennels,  rendus  en  certaines 
circonstances  ,  à  la  Reine  du  ciel  et  de  la  terre.  Qu«  le  patronage 
de  Marie  soit  invoqué  par  les  diverses  sociétés,  faites  dans  un  but, 
je  ne  dis  pas  exclusivement  religieux,  mais  honnête  et  utile, suivant 
l'exemple  que  wons  donne  cette  association  de  l'Union  Catholique 
qui  s'est  placée  sons  la  protection  de  Marie  Immaculée.  Ces  diver- 
ses démonstraîions  de  la  foi  en  la  puissance  et  en  la  bienveillance 
de  la  Mère  de  Dieu  nous  obtiendront  de  sa  part  pour  notre  bonheur 
comme  nation,  cette  intervention  si  salutaire  qu'elle  a  fait  appa- 
raître en  faveur  d'autres  peuples.  Une  étude  approfondie  des  des- 
tinées de  Marie  et  de  son  action  sur  les  sociétés,  chez  les  hommes 
à  qui  leur  éducation  permettraieni  de  s'y  livrer,  donnerait  une 
impulsion  plus  forte  à  la  glorification  et  à  l'iiivocation  dont  elle  est 
déjà  l'objet  dans  notre  pays  :  c'est  dans  ce  but  que  j'ai  offert  à  votre 
attention  le  sujet  que  je  traite. 


XX 


Il  faut  savoir  unir  habituellement  le  surnaturel  au  naturel.  Ces 
deux  ordres  ne  sont  pas  séparés  l'un  de  l'autre  dans  les  desseins  de 


AGTIOiN  DE  MARIE  DANS  LA  SOCIÉTÉ.  \a6 

Dieu  ;  les  lois  auxquelles  le  monde  d'ici-bas  est  sôùmvs  vierillëht 
d'en  haut.  L'homme  a  besoin  de  chercher  ailleurs  que  dans  la 
sphère  terrestre  la  solution  des  grands  problèmes  qui  se  présenlenl 
à  son  intelligence  ;  son  cœur  a  des  désirs  dont  la  salisfàctiefn  ne 
peut  être  complète  dans  les  jouissances  limitées  que  ce  mondé  sen- 
sible peut  lui  offrir;  ses  misères  demandent  une  consolatiou  et 
un  soulagement  que  la  compassion  et  la  puissance  humaine  ne 
peuvent  toujours  lui  donner;  et  à  chaiiue  instant,  dans  tout  ordre 
de  chose,  il  trouve  à  la  réalisation  de  sa  volonté  un  obstacle  qui  le 
convainc  de  son  impuissance,  et  lui  montre  la  nécessité  d'un 
secours  emprunté  à  une  force  plus  grande  que  toute  celle  dont  il 
demanderait  l'assistance  sur  la  terre.  Et  la  société,  comme  l'homme 
pris  isolément,  a  aussi  ses  angoisses,  ses  périls,  ses  perplexités,  ses 
désastres  auxquels  ne  remédient  efficacement  ni  les  combinaisons 
politiques,  ni  la  force  des  armées. 

C'est  parce  que  a  prévalu,  dans  ce  dernier  âge  l'idée  de  la  sépa- 
ration de  l'ordre  surnaturel  de  Tordre  naturel,  de  la  complète  indé- 
pendance du  mouvement  social  de  l'influence  religieuse,  que  de 
si  grandes  catastrophes  signalent  l'histoire  comtemporaine.  Les 
peuples  qui  ne  regardent  pas  au  Ciel  l'étoile  (|ui  doit  les  conduire, 
font  fausse  route,  et  se  brisent  sur  de  terribles  écueils.  Là  où  la 
religion  n'exerce  pas  son  empire,  la  civilisation  ne  progresse 
plus  :  elle  cède  la  place  à  la  révolution  qui  bouleverse  tout.  L'in 
crédulité  amène  le  règne  de  la  terreur,  c'est-à-dire  le  sang  et  les 
ruines. 

La  France  a  vu  à  l'œuvre,  dans  le  pillage,  l'incendie  elle  meurtre^ 
ceux  à  qui  les  idées  surnaturelles  sont  étrangères  ;  et  voilà  pour- 
quoi aujourd'hui  une  grande  partie  de  sa  popultaion  lî-ve  les  yeux 
au  ciel  et  vers  Marie  pour  se  soustraire  à  ses  fléaux.  C\'st  la  leçon 
que  nous  donne  cet  exemple  que  j'ai  voulu  rappeler.  Mais  plus 
heureux  que  ceux  qui  habitent  le  pays  de  nos  pères,  ce  que  nous 
avons  à  demander,  nous,  c'est  la  conservation  de  la  foi  si  vive  en 
notre  société,  qui  nous  préservera  des  malheurs  de  la  France  et 
des  autres  pays  qui,  sous  l'empire  des  doctrines  anti-c;)tholiques, 
ne  connaissent  plus  que  les  injustices,  les  violences,  et  la  crainte 
continuelle  d'épouvantables  désastres.  Nous  devrons  ce  bonheur 
dans  l'avenir,  comme  nous  l'avons  dû  dans  le  passé,  à  celle  qui  est 
l'objet  d'un  culte  si  général  dans  notre  peuple. 

Cet  entretien,  vous  dirai-je  en  terminant,  a  semblé  à  un  sermon 

par  la  nature  de  son  sujet.    Cependant,  vous  le  voyez,  ce  qui  en  a 

été  le  but  n'est  pas,  immédiatement  du  moins,  la  vie  éternelle, 

souhait  final  de  tout  prédicateur,  mais  une  plus  grande  félicité 

25  février  1873.  10 


146  REVUE  CANADIENNE. 

temporelle  à  acquérir  toutefois,  par  un  moyen  de  l'ordre  religieux. 
Et  je  vois,  à  l'attention  bienveillante  avec  laquelle  vous  avez  écouté 
mes  paroles,  que  je  n'avais  pas  compté  en  vain,  en  traitant  cette 
matière,  sur  la  foi  et  l'intelligence  de  ceux  auxquels  j'ai  eu  l'hon- 
neur de  m'adresser. 

J.  S.  Raymond,  Ptre. 


I 


rtl 


LES  CONFERENCES  ST.  VINCENT  DE  PAUL. 


DISCOURS   PRONONCÉ    PAR    M.  JOSEPH   TASSÉ   A  LA   SÉANCE    DONNÉE   PAR 
LA  SOCIÉTÉ  ST.  VINCENT  DE  PAUL,  A  OTTAWA,  LE  9  FÉVRIER  1873. 


Mesdames  et  Messieurs. 

Je  regrette  qu'une  voix  plus  éloquente  ne  se  fasse  pas  entendre 
en  cette  circonstance  pour  répondre  dignement  à  l'attente  de  cette 
nombreuse  assemblée,  et  parler  d'une  manière  plus  autorisée  que 
je  ne  puis  le  faire  de  Toeuvre  importante  de  Saint  Vincent  de  Paul. 

Kn  acceptant  la  flatteuse  invitation  de  vous  adresser  la  parole, 
je  n'ai  peut-être  pas  assez  songé  au  peu  d'intérêt  que  pourrait 
offrir  ce  court  entretien.  Mais  si  j'ai  écouté  trop  facilement  mes 
vives  sympathies  pcrur  cette  grande  œuvre  de  philantropie  chré- 
tienne, en  donnant  mon  humble  concours  à  cette  soirée,  vous 
serez  indulgents,  j'ose  le  croire,  si  je  ne  sais  pas  être  à  la  hauteur 
de  la  lâche  qui  m'a  été  confiée. 

La  société  St.  Vincent  de  Paul,  Mesdames  et  Messieurs,  est 
l'une  des  œuvres  les  plus  admirables  et  les  plus  fécondes  en  résul- 
tats, que  jamais  la  charité  chrétienne  ait  créées.  Quel  est  son  but 
principal?  Affermir  ses  membres  dans  la  foi  catholique,  et* venir 
en  aide  aux  pauvres  et  aux  malheureux  de  toutes  les  classes  et  de 
toutes  les  conditions. 

Cette  œuvre  sublime  se  poursuit  obscurément  dans  le  monde  et 
cependant  elle  accomplit  des  prodiges.  Bien  supérieure  à  toutes 
les  sociétés  purement  philantropiques,  elle  ne  recherche^p.is  comme 
elles  des  intérêts  exclusivement  matériels.  Gomme  l'a  dit  l'élocjuent 
P.  Lacordaire  :  ''  Dans  ces  sociétés,  on  y  voit  bien  sani  doute  ré- 


148  REVUE    CANADIENNE. 

pandre  l'argent,  mais  on  n'y  sent  point  battre  le  cœur.  Car,  cette 
charité  qui  mêle  ses  larmes  aux  larmes  des  malheureux,  qu'elle 
ne  peut  consoler  autrement,  qui  recueille  et  caresse  l'enfant  nu  et 
abandonné,  qui  porte  les  conseils  de  l'amitié  à  la  jeunesse  timide, 
qui  s'assied  avec  bienveillance  au  chevet  des  malades,  qui  écoute 
sans  donner  signe  d'ennui  les  plus  lamentables  récits  de  l'infortune, 
oui  cette  charité  ne  peut  être  inspirée  que  par  Dieu." 

L'œv>vre  de  St.  Vincent  de  Paul  compte  à  peine  quarante  ans 
d'existence,  et  déjà  sa  bienfaisante  influence  rayonne  dans  le 
monde  entier.  Elle  a  eu  pour  principal  fondateur  Frédéric  Ozanam, 
l'un  des  premiers  écrivains  de  notre  époque,  un  jurisconsulte  dis- 
tingué, un  orateur  remarquable,  mais  avant  tout  un  grand  chrétien. 
Les  écrits  de  cet  homme  célèbre  lui  survivront  et  seront  sans 
doute  longtemps  l'objet  d'une  vive  admiration,  mais  son  plus  beau 
titre,  je  n'hésite  pas  à  l'affirmer,  à  la  reconnaissance  de  l'humanité 
et  de  la  postérité,  sera  d'avoir  attaché  son  nom  à  cette  œuvre  im- 
périssable de  St.  Vincent  de  Paul. 

C'était  en  1833.  Ozanam,  âgé  alors  d'environ  vingt  ans,  arrivai^ 
à  Paris  pour  y  commencer  son  droit.  De  grands  dangers  pour  sa 
foi  l'y  attendaient.  Il  se  trouva  entouré  d'une  multitude  déjeunes 
gens,  adonnés  aux  doctrines  sociales  et  religieuses  les  plus  révol- 
tantes. Nombreux  étaient  les  fouriéristes,  les  saint  simoniens,  les 
déistes — et  que  sais-je  ? — plus  nombreux  encore  étaient  ceux  qui 
se  targuaient  follement  de  ne  croire  à  rien  du  tout.  Cette  jeunesse 
dévoyée  désertait  les  églises  et  se  moquait  des  étudiants  assez  cou- 
rageux pour  aller  y  prier. 

Ozanam  et  sept  de  ses  compagnons  bravant  le  respect  humain 
et  les  sarcasmes  de  cette  jeunesse,  prosternée  devant  les  seuls 
autels  de  la  libre-pensée,  résolurent  de  se  form'fer  en  société  pour 
se  préserver  de  la  contagion  des  mauvaises  doctrin  s  et  les  com- 
battre dans  la  mesure  de  leurs  forces  Ils  voulurent  atteindre  ce 
noble  but  par  l'étude  de  la  doctrine  catholique  et  par  la  charité. 
Ils  avaient  d'abord  décidé  de  ne  donner  accès  dans  leur  société 
qu'à  ce  petit  groupe  d'éhte,  mais  cette  obscure  réunion  devait 
bientôt  se  grossir  de  nouveaux  adhérents  et  devenir  le  noyau 
d'une  immense  famille  de  frères,  disséminés  aujourd'hui  sur  une 
grande  partie  de  l'Europe,  dans  les  régions  les  plus  reculées  et 
jusque  sur  les  bords  du  St.  Laurent  et  de  l'Outaouais. 

Cette  société  provoqua  d'abord  les  murmures  de  la  libre-pensée, 
mais  dit  Ozanam,  *^  dès  que  les  premiers  membres  de  la  société 
eurent  franchi  l'escalier  du  pauvre,  distribué  le  pain  à  des  familles 
en  pleurs,  envoyé  aux  écoles  les  enfants  jusqu'alors  négligés;  à 
peine  eut-on  reconnu  à  ces  signes  que  le  peuple  avait  en  eux  de 


LES  CONFERENCES  ST.  VINCENT  DE  PAUL.         149 

vrais  amis,  qu'ils  trouvèrent  aussitôt  autour  d'eux,  non  seulement 
tolérance,  mais  faveur  et  respect.  Ce  siècle,  en  effet,  tout  cor- 
rompu qu'il  soit  sur  tant  de  points,  honore  et  respecte,  il  faut  le 
dire  à  sa  louange,  ceux  qui  se  vouent  à  l'amélioration  du  sort  du 
peuple,  et  qui  cherchent  à  rendre  plus  léger  le  joug  qui  pèse  sur 
la  tête  des  fils  désolés  d'Adam.  Lorsque,  en  France,  dans  les  jours 
funèbres  de  1793,  on  dépouillait  les  églises  et  les  autels,  on  n'hésita 
pas  à  proposer  d'élever  une  statue  à  St.  Vincent  de  Paul,  bienfai- 
teur de  l'humanité,  et  si  je  ne  puis  me  servir  de  ces  paroles  témé- 
raires et  sacrilèges  en  un  sens,  les  impies,  en  retour  du  bien  qu'il 
avait  fait  aux  hommes,  lui  pardonnaient  d'avoir  aimé  Dieu." 

C'est  le  magnifique  spectacle  que  nous  offrent  les  huit  fonda- 
teurs de  l'œuvre  de  St.  Vincent  de  Paul,  "  encore  dans  la  fleur  de 
l'âge,  écoliers  d'hier,  fréquentant  sans  dégoût  les  plus  abjects  réduits 
et  apportant  aux  habitants  inconnus  de  la  douleur  la  vision  de  la 
charité,"  qui  faisait  dire  au  P.  Lacordaire  dans  ses  accents  inspirés  : 
"  La  charité  est  belle  en  quiconque  l'accomplit  ;  elle  est  belle  dans 
l'honame  mûr  qui  retranche  une  heure  à  ses  affaires  pour  la 
donner  aux  affaires  de  souffrance;  elle  est  belle  dans  la  femme 
qui  s'éloigne  un  moment  du  bonheur  d'être  aimée  pour  porter 
l'amour  à  ceux  qui  n'en  connaissent  plus  le  nom;  elle  est  belle 
dans  le  pauvre  qui  trouve  encore  une  parole  et  un  denier  pour  le 
pauvre  ;  mais  c'est  dans  le  jeune  hornme  qu'elle  apparaît  tout 
entière,  telle  que  Dieu  la  voit  en  lui-môme,  au  printemps  de  son 
éternité." 

Les  conférences  St.  Vincent  de  Paul,  Mesdames  et  Messieurs, 
se  propagèrent  non  seulement  en  France,  mais  encore  à  l'étranger 
avec  une  merveilleuse  i-apidité,  et  dix  ans  après  la  fondation  de 
son  œuvre,  Ozanam  pouvait  dire  avec  une  légitime  satisfaction: 
''  Au  lieu  de  huit  à  Paris  seulement,  nous  sommes  deux  mille  et 
nous  visitons  cinq  mille  familles,  c'est-à-dire  environ  vingt  raille 
individus,  c'est-à-dire  le  quart  des  pauvres  que  renferment  les  murs 
de  cette  immense  cité.  Les  conférences  en  France  seulement,  sont 
au  nombre  de  cinq  cents  ;  et  nous  en  avons  en  Angleterre,  en 
Espagne,  en  Belgique,  en  Amérique  et  jusqu'à  Jérusalem." 

Cette  œuvre  n'ayant  aucun  caractère  politique  a  été  respectée 
dans  tous  les  pays,  et  elle  a  su  résister  par  exemple  aux  proscrip- 
tions, qui  ont  atteint  tant  d'autres  sociétés  et  aux  nombreuses  ré- 
volutions qui  ont  bouleversé  l'Europe.  N'ayant  jamais  tramé  dans 
l'ombre,  ne  s'étant  jamais  mêlée  aux  agitations  populaires,  elle  à 
su  ne  pas  éveiller  les  soupçons  des  autorités,  et  plus  d'un  gouver- 
nement, s'est  même  empressé  d'en   encourager  l'établissement. 


150  REVUE  CANADIENNE. 

comme  Tniie  des   plus  belles  institutions  qui  soient  encore   nées 
sous  le  souffle  puissant  de  la  charité. 

Aussi,  cette  société  a  rendu  des  services  inestimables  en  Europe, 
où  le  paupérisme  est  le  fléau,  qui  ravage  tant  de  nations.  Gomme 
l'œuvre  de  la  Propagation  de  la  Foi,  elle  fait  honneur  à  la  France 
qui  lui  a  donné  le  jour  et  prouve  que,  malgré  le  dépérissement  de 
sa  foi,  cette  nation  est  encore  celle  qui  produit  les  choses  les  plus 
belles  et  les  plus  grandes. 

Le  Canada  n'a  pas  tardé  à  ajouter  ce  nouveau  fleuron  à  sa  cou- 
ronne d'oeuvres  de  la  charité  chrétienne.  En  1846,  le  zélé  Dr. 
Painchaud,  qui  avait  appartenu  aux  Conférences  de  Paris,  se  mit 
à  la  tête  d'un  mouvement  pour  organiser  une  société  St.  Vincent 
de  Paul  à  Québec,  Treize  membres  répondirent  d'abord  à  l'appel 
de  ce  bienfaiteur  des  pauvres.  Ce  nombre  n'était  pas  élevé.  Mais 
c'était  un  noyau  plein  de  sève  et  qui  devait  porter  les  fruits  les 
plus  abondants. 

Les  membres  affluèrent  en  peu  de  temps  et  l'on  commença  un& 
véritable  croisade  de  l'aumône.  Tous  les  rangs  de  la  société  étaient 
confondus  dans  cette  pieuse  association  de  coiifraternité  chré- 
tienne, où  l'on  réalisait  le  seul  communisme  possible,  la  seule 
véritable  égalité,  que  des  rêveurs  et  des  idéologues  voudraient  im- 
planter dans  les  sociétés  modernes.  Des  juges,  dos  membres  du 
parlement  en  faisaient  partie  tout  comme  de  braves  et  honnêtes 
artisans,  se  faisant  remarquer  par  leur  zèle  à  visiter  les  pauvres  et 
à  les  consoler  dans  leurs  infortunes.  Et  je  remarque  que  l'un  des 
premiers  présidents  de  la  société  St.  Vincent  de  Paul,  fut  l'Hon. 
il  Chabot  qui  devait  quelque  temps  après  devenir  ministre  et  jouer 
un  rôle  assez  important  dans  la  politique  canadienne. 

Ces  sociétés,  Mesdames  et  Messieurs;  sont  encore  en  pleine 
■floraison  et  elles  sont  vivifiées  par  un  esprit  tout  fraternel.  Elles 
ont  rendu  des  services  inappréciables  aux  classes  nécessiteuses  de 
Québec,  et,  dans  un  seul  hiver,  elles  ont  dépensé  même  près  de 
$7,000  pour  leur  venir  en  aide.  Lorsque  le  travail  faisait  défaut, 
lorsque  le  chômage  jetait  sur  le  pavé  des  centaines  de  familles, 
qui  n'avaient  plus  un  seul  morceau  de  pain  pour  assouvir  leur 
faim,  et  pas  un  seul  morceau  de  bois  pour  réchauffer  leur  membres 
glacés,  qui  plus  que  personne,  dans  ces  circonstances  critiques, 
s'est  montrée  le  véritable  ami  du  peuple  ?  La  St.  Vincent  de  PauL 
Qui  a  donné  du  pain  à  ces  familles  en  souffrance,  qui  leur  a  donné 
du  bois,  qui  leur  a  donné  des  vêtements  pour  couvrir  leurs  mem- 
bres nus  et  endoloris,  qui  est  allée  sécher  les  larmes,  qui  a  rendu 
l'espérance  à  ceux  qui  n'espéraient  plus,  qui  a  permis  à  ces  familles 
d'attendre  des  jours  meilleurs  pour  pourvoir  elles-mêmes  .à  leur 


LES  CONFÉRENCES  ST.  VINCENT  DE  PAUL.        151 

subsistance  ?  La  St.  Vincent  de  Paul,  toujours  la  St.  Vincent  de 
Paul. 

Et  lorsque  la  torche  de  l'incendie  promena,  à  diverses  reprises, 
ses  lueurs  sinistres  sur  l'ancienne  capitale,  et  que  le  feu  enve- 
loppa et  dévora  d'immenses  quartiers  de  la  ville,  jetant  sur  la  rue 
des  milliers  de  familles,  la  charité  publique  fit  sans  doute  beaucoup 
pour  atténuer  leurs  pertes  et  leurs  souffrances.  Mais  qui  dira 
jamais  les  nobles  prouesses  accomplies  par  ces  vaillants  éclaireurs 
de  la  charité  chrétienne,  se  multipliant  et  se  portant  aux  points  les 
plus  éprouvés,  pour  secourir  les  malheureux  incendiés? 

Lorsque  le  choléra,  lorsque  le  typhus  moissonnaient  des  milliers 
de  victimes  à  Québec  et  à  Montréal,  quels  sont  ceux  que  l'on  vit 
encore  s'exposer  intrépidement  au  danger,  à  côté  du  prêtre  catho- 
lique et  de  la  sœur  de  charité,  pour  combattre  ce  terrible  fléau? 
Des  membres  de  la  St.  Vincent  de  Paul. 

L'œuvre  de  la  St.  Vincent  de  Paul  n'a  pas  été  confinée  seulement 
à  l'ancienne  capitale;  sa  bonne  s  imence  alla  aussi  fructifier  à 
Montréal,  aux  Trois-Rivières,  à  T  )ronto,  à  Ottawa,  et  en  maints 
autres  endroits. 

C'est  en  1860  que  fut  établie  en  cette  ville  la  première  Conférence 
de  St.  Vincent  de  Paul,  sous  les  auspices  de  Sa  Grandeur  Mgr. 
Guignes,  dont  on  trouve  le  nom  à  l'origine  de  toutes  nos  bonnes 
œuvres,  et  qui  a  toujours  été  pour  cette  association  philantropique 
un  protecteur  et  un  guide  sage  et  éclairé.  Nos  citoyens  les  plus 
importants  vinrent  se  ranger  sous  le  drapeau  de  la  charité  chré- 
tienne, et  il  fait  plaisir  de  remarquer  que  la  plupart  des  membres 
fondateurs  de  la  St.  Vincent  de  Paul  comptent  encore  au  nombre 
de  ses  plus  ardents  zélateurs.  Vous  me  permettrez  d'en  signaler 
un,  au  moins,  le  président  actuel  de  la  Conférence  Notre-Dame  de 
St.  Vincent  de  Paul,  ce  brave  artisan  aux  cheveux  blanchis,  au 
zèle  inépuisable,  dévoué  comme  aux  premiers  jours  après  douze 
années  d'états  de  service,  entouré  du  respect  de  tous  les  pauvres, 
j'ai  nommé  celui  qu'ils  appellent  le  Père  Millotte  ! 

Comme  partout  ailleurs,  l'œuvre  féconde  de  St.  Vincent  de  Paul 
a  rendu  des  services  considérables,  tout  obscurs  qu'ils  soient,  et  si 
je  ne  craignais  de  blesser  la  modestie  de  plus  d'un,  je  pourrais  vous 
citer  bien  des  traits  qui  font  honneur  à  ses  membres.  Mais  ces 
faits  sont,  du  reste,  connus  de  la  plupart  d'entre  vous.  Aussi,  je 
ne  vous  aurai  donné  qu'une  faible  idée  de  ses  résultats,  lorsque  je 
vous  aurai  dit  que  depuis  1863,  la  Conférence  Notre-Dame  a  re- 
cueilli et  dépensé  plus  de  $5,000,  avec  lesquelles  elle  a  secouru 
environ  deux  mille  personnes.     Et  les  autres  conférences  irlan- 


162  REVUK  CANADIENNE. 

d^ises  ayant  probablement  plus  de  besoins  à  satisfaire,  ont  produit 
des  résultats  encore  plus  importants. 

yaugmentation  étonnante  de  l'élément  français  et  catholique  va 
ouvrir  un  champ  plus  vaste  encore  en  cette  ville  au  zèle  de  la 
St.  Vincent  de  Paul,  et  les  titres  de  cette  association  au  généreux 
encouragement  de  la  population  vont  devenir  encore  plus  nom- 
breux et  plus  pressants. 

En  terminant,  Mesdames  et  Messieurs,  permettez-moi  d'évoquer 
une  dernière  fois  le  souvenir  d'Ozanam,  ce  nom  si  cher  aux 
pauvres,  et  qu'on  ne  saurait  séparer  de  cette  œuvre.  Dans  un  dis- 
cours qu'il  prononçait  en  1853  devant  la  Conférence  établie  à 
Florence,  après  avoir  parlé  des  étonnants  résultats  produits  par 
cette  société  en  Italie,  il  s'écriait:  *' J'attesterai  devant  nos  con- 
frères de  Paris  que,  sous  le  beau  ciel  d'Italie,  l'arbre  de  St.  Vincent 
de  Paul  a  produit  des  rameaux  dignes  de  figurer  à  côté  de  ses  plus 
vigoureuses  branches."  Eh  !  bien,  s'il  eut  été  donné  à  Ozanam  de 
voir  la  prodigieuse  fécondité  de  son  œuvre  sur  le  sol  de  la  Nouvelle 
France,  avec  quelle  vive  satisfaction  n'eut-il  pas  parlé  des  ramifica- 
tions de  ce  grand  arbre  de  la  charité  chrétienne,  dont  les  fruits 
surpassent  probablement  ceux  qu'il  admirait  sous  le  beau  ciel 
d'Italie  ! 

Joseph  Tassé. 


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."b 


A  LA  TERRE  DE  FRANCE. 


Exoriare  alir[uis  noi^lris  ex  ossibus  ultor  ! 
Enéide,  liv.  IV;  v.  625. 


Nourrice  des  grands  cœurs,  vieille  terre  des  Gaules, 
Où  mûrit  l'héroïsme,  où  fleurit  la  gaîté, 
Grands  chênes,  ceps  riants,  prés  verts  bordés  de  saules, 
Terre  où  l'on  respirait  avec  tant  de  fierté 


0  Terre  hospitalière  et  douce  autant  que  belle  ! 
Cher  pays  que  j'aimai  de  tant  d'amours  divers, 
France  de  nos  aïeux,  nature  maternelle, 
D'où  j'ai  tiré  ma  sève  et  l'âme  de  mes  vers  ; 


Toi  qui  parlais,  si  haut  à  mon  humble  pensée, 
Quand  j'allais  t'écouter  dans  le  secret  des  bois, 
Tu  gardes  le  silence,  ô  mère  courroucée  ! 
Sous  tes  chênes  muets  je  n'entends  plus  des  voix. 


Je  ne  sens  plus  dans  l'air  ton  haleine  vivante, 
Ton  souffle  inspirateur  des  pensers  généreux  ; 
L'a?5ur  même,  en  ton  ciel,  me  trouble  et  m'épouvante, 
Et  tes  plus  beaux  soleils  assombrissent  mes  yeux. 


164  REVUE  CANADIENNE. 

Tu  semblés,  comme  nous,  porter  un  deuil  immense 
Et  souffrir  une  part  de  notre  immense  affront, 
Noble  terre  !  en  ces  jours  de  honte  et  de  démence, 
L'opprobre  de  tes  fils  éclate  sur  ton  front. 

V 

Ils  n'ont  pas  défendu  ton  chaste  sein,  ô  mère  ! 

Nos  cités  ont  subi  les  Germains  triomphants  ! 

Voici  de  tes  douleurs,  voici  la  plus  amère  : 
Il  te  faut  mépriser  tes  débiles  enfants. 


Ah  !  tu  n'as  plus  pour  moi  de  regard,  de  langage  ! 
Aux  lieux  les  plus  chéris  je  t'interroge  en  vain  : 
Un  silence  de  mort  glace  le  paysage  : 
La  lyre  et  les  pinceaux  s'échappent  de  ma  main. 


Que  peindre  et  que  chanter  le  soir  de  la  défaite, 
A  travers  les  débris  de  l'honneur  écroulé  ? 
Comment  cueillir  des  fleurs  et  conduire  une  fête 
Sur  un  sol  que  les  pieds  du  barbare  ont  foulé  ? 


Taisez-vous  à  jamais,  lyres,  chansons,  beaux  rêves, 
Brises,  joyeux  oiseaux  bercés  au  bord  du  nid, 
Murmures  des  forêts,  voix  des  flots  sur  les  grèves, 
Tout  ce  qui  nous  parlait  d'amour  et  d'infini  ! 


Un  voile  noir  s'étend  sur  les  sites  que  j'aime, 
La  nuit  se  fait  sur  eux  comme  au  fond  de  mon  cœur. 
Je  n'ai  plus  entendu  la  nature  et  Dieu  même 
Dans  nos  bois  insultés  par  les  cris  du  vainqueur. 


C'en  est  fait  du  bonheur  de  rêver  et  de  vivre  ; 
C'en  est  fait  de  l'orgueil,  du  renom  des  aïeux  ! 
Tout  ce  qui  m'inspirait,  tout  ce  qui  dicte  un  livre. 
Tout  se  tait  dans  mon  âme  et  s'éteint  dans  les  cieux. 


A  LA  TERRE  DE  FRANGE.  155 

Terre  de  la  pitié,  douce  terre  de  France, 
L'honneur  que  je  te  rend.*,  l'amour  que  je  te  dois, 
Ne  m'inspirent  plus  rien  que  haine  et  que  vengeance  : 
C'est  un  rêve  de  sang  que  je  fais  dans  tes  bois. 


Arrière  le  pardon,  quand  l'outrage  subsiste, 
France  !  Et  pour  qui  te  hait,  plus  de  compassion  ! 
Sache  à  la  fin  t'aimer  d'un  amour  égoïste, 
Et  n'ouvre  plus  ton  cœur  à  toute  nation. 


Sois  forte,  et,  s'il  le  faut,  plus  tard  tu  seras  juste  1 
Connais  mieux,  désormais,  des  peuples  scélérats  ; 
Apprends  d'eux  la  rancune  et  la  haine  robuste  ; 
Ecrase-],es  ! après,  tu  leur  pardonneras. 


Écarte  de  ton  sein  les  vils  cosmopolites, 
Traîtres  à  la  patrie  au  nom  du  genre  humain  ; 
Ferme  à  jamais  l'oreille  aux  tribuns  hypocrites, 
Au  démagogue  impur,  complice  du  Germain. 


J'ai  connu  de  beaux  jours,  ô  France  maternelle  ! 
Où  libres  sous  nos  rois,  idolâtres  des  arts, 
Tes  jeunes  fils  croyaient  à  la  paix  éternelle 
Et  riaient  de  mépris  au  seul  nom  des  Césars. 


Dupes  de  ces  voisins  que  nous  appelions  frères. 
De  leur  jargon  obscur  naïfs  admirateurs. 
Nous  tendions,  par-dessus  nos  tranquilles  frontières, 
Une  loyale  main  à  leurs  maîtres-chanteurs. 


Mais  puisqu'ils  sont  venus  dans  la  France  outragée 
Des  hordes  d'Attila  promener  la  terreur  ; 
Puisqu'ils  ont — leur  injure  étant  trois  fois  vengée! 
Des  guerres  du  vieux  temps  ressuscité  l'horreur  ; 


156  REVUE  CANADIENNE. 

Puisque  de  ces  docteurs  la  sagesse  vantée 
Créa  l'art  du  pillage  et  la  vengeance  à  froid, 
Qu'ils  rouvrent  pour  l'Europe  une  ère  ensanglantée, 
Qu'ils  ont  dit  que  la  force  est  au-dessus  du  droit... 


Pour  être  forts  comme  eux  redevenons  barbares, 

Egoïstes,  jaloux abjurons  la  pitié  ; 

Fermons  aux  opprimés,  fermons  nos  cœurs  avares  ; 
De  tous  les  malheureux  méprisons  l'amitié. 


Restons  seuls,  cultivant  la  haine  à  toute  outrance  ' 
Et  lee  peuples  ingrats  qu'ont  charmés  nos  revers 
Sauront  ce  qu'il  advient  quand  Tâme  de  la  France 
Se  retire  un  moment  du  sordide  univers. 


Nous,  poètes,  penseurs,  prêtres  de  la  concorde, 
Punis  d'avoir  prêché  l'amour  du  genre  humain, 
Sur  nos  lyres  en  deuil  faisons  vibrer  la  corde 
Qui  met  la  rage  au  cœur  et  le  fer  à  la  main. 


N'allons  plus  au  désert,  sous  les  sacrés  ombrages, 
Pour  écouter  notre  ânae  et  nos  paisibles  dieux, 
Mais  pour  nous  enivrer  de  ces  ardeurs  sauvages 
Qu  y  versait  le  druide  aux  Celtes,  nos  aïeut. 


Chênes  bretonn,  sapins  des  montagnes  arvernes, 
Des  rhythmes  que  j'aimais  sombres  inspirateurs, 
Chantez  aux  morts,  chantez  aux  hommes  des  caverne», 
Chantez  le  vieux  bardit  sur  toutes  les  hauteurs. 


N'ayez  plus  un  soupir,  un  accord,  un  murmure 
Pour  les  fêtes  de  l'âme  et  les  blondes  amours. 
Secou«z  dans  la  nuit  votre  âpre  chevelure 
Sur  de  noirs  bataillons  de  loups  et  de  vautours  ! 


A  LA  TERRE  DE  FRANGE.  157 

Répandez  des  rumeurs  farouches,  inhumaines, 
Jusqu'au  jour  où  nos  fils  offriront,  tout  jouyeux, 
Sous  vos  rameaux,  parés  de  dépouilles  germaines, 
Le  festin  de  vengeance  aux  mânes  des  aïeux. 


Moi,  je  n'entendrai  plus  dans  votre  cher  feuillage, 
0  mes  saintes  forêts  !  les  voix  de  l'avenir  ; 
Écho  de  ton  esprit,  ô  vieux  chêne,  ô  vieux  sage, 
Je  ne  parlerai  plus  pour  aimer  et  bénir. 


Je  ne  l'entendrai  plus  —  la  honte  étant  lavée  — 
Chanter  pour  moi  dans  l'ombre  où  je  cache  mes  pleurs, 
La  muse  que  je  sers,  fière  et  tête  levée, 
Et  tressant  sous  ses  doigts  des  couronnes  de  fleurs. 


Je  ne  te  verrai  pas,  réveil  de  la  patrie  ; 
Mais  ma  voix  expirante  a  voulu  te  sonner  ; 
Mes  vers  entretiendront  ta  flamme  et  ta  furie 
Quand  moi  je  serai  mort et  mort  sans  pardonner. 


Haine  aux  Germains,  soudards  cruels  et  pédants  rogues. 
Accommodant  l'histoire  à  leurs  desseins  pervers  ; 
Haine  à  ces  hauts  barons  fauteurs  des  démagogues, 
A  l'inepte  César  cause  de  nos  revers  ! 


Pour  la  première  fois  souviens- toi  d'une  injure,, 
France  !  et  sache  nourrir  un  long  ressentiment  ; 
Gruette  pour  la  vengeauce  une  heure,  une  heure  sûre, 
Gardant  ta  haine  au  Corse  ainsi  qu'à  l'Allemand. 


Ceux-là  savent  haïr!  ô  France  trop  humaine, 
Terre  impropre  à  germer  la  fourbe  et  le  poison.. 
Mais  un  nouveau  devoir  te  contraint  à  la  haine  : 
Si  ce  n'est  dans  ton  cœur,  mets-la  dans  ta  raison. 


158  REVUE  GANADiENNE. 

Des  peuples  chancelants  tu  restes  l'espérance  ;  f 

Le  Teuton  les  promet  à  sa  sordide  loi: 

Si  tu  t'endors  une  heure,  oubliant  la  vengeance, 

L'Europe  se  réville  esclave  ainsi  que  toi  ! 


Donc,  ô  vieux  sol  français,  terre  où  la  sève  abonde, 
Presse  dans  leur  travail,  presse  tes  flancs  divins 
Il  ne  te  suffit  plus  de  verser  sur  le  monde 
Les  fleurs  de  ton  sourire  et  le  feu  de  tes  vins... 


Sous  la  vigne  et  les  blés,  les  figuiers  et  les  hêtres, 
De  plus  nobles  ferments  dorment  dans  nos  guérets 
Tu  portes  dans  ton  sein  les  os  de  nos  ancêtres, 
Leur  mâle  esprit  encore  habite  tes  forêts. 


Rends-nous  des  fils  pétris  de  cette  lave  antique. 
Arrière  l'art  frivole  et  les  pâles  songeurs  ! 
0  terre,  entr'ouvre-toi,  vieille  terre  celtique, 
Et  des  os  de  nos  morts  qu'il  sorte  des  vengeurs  ! 


Quand  ils  se  lèveront  pour  les  saintes  batailles 
Apportant  leus  jeunesse  et  la  victoire  au  droit, 
Moi,  je  serai  couché,  mère,  dans  tes  entrailles. 
Sans  plus  voir  ton  soleil,  et  mon  cœur  aura  froid. 


Au  moins,  placez  mes  os  près  des  os  de  mes  pères. 
Je  veux  à  côté  d'eux  sommeiller  dans  les  bois, 
En  quelqu'endroit  témoin  de  leurs  luttes  prospères, 
Sous  le  sombre  dolmen  où  dort  un  chef  gaulois. 


Je  suis  son  fils,  malgré  le  temps  qui  nous  sépare  ! 
Je  hais  le  Teuton  fourbe  et  le  fourbe  Romain  ! 
Revenons,  revt  nons  à  la  vertu  barbare  : 
Que  notre  Muse  chante  une  hache  à  la  main. 


A  LA  TERRE  DE  FRANGE.  159 

Vous  donc,  guerriers,  nos  fils,  bardes,  mes  jeunes  frères. 
Quand  sur  la  Gaule  en  deuil  luiront  des  jours  plus  beaux, 
Vainqueurs,  vous  songerez  aux  fêtes  funéraires, 
Et  vous  viendrez  en  foule  honorer  les  tombeaux. 


Alors  de  nos  dolmens,  verts  sous  leur  vieille  mousse. 
De  granit  réchauffé  deviendra  rouge  encor  ; 
Sur  les  vastes  rameaux  du  chêne  qui  repousse, 
Le  gui  sera  tranché  par  la  faucille  d'or. 


La  terre  à  flots  boira  le  sang  noir  des  victimes, 
Du  barbare  insolent  qui  nous  vint  outrager. 
Honte  à  qui  nous  rendit  la  guerre  et  tous  ses  crimes  !. 
Mais  que  le  sol  français  dévore  Vétranger  ! 


Et  la  harpe  dira  l'hymne  de  déUvrance, 
De  farouches  clameurs  courront  de  rang  en  rang. 
Et  sous  la  terre  humide,  à  la  chaleur  du  sang 
Mes  os  tressailleront,  abreuvés  de  vengeance. 


Victor  De  Laprade. 


r 


BIBLIOGRAPHIE. 


Philosophie  de  l'Internationale,  par  A.  Delaporte,  in- 12  de  108  pages,  25  cents, 
Paris,  chez  Victor  Palmé,  Montréal,  chez  J.  B.  Rolland  et  fils.  Libraires,  Rue  St. 
Vincent. 

Petit  livre  d'or,  disons-nous  sans  hésiter,  après  avoir  parcouru  «es  pages 
si  claires,  si  convaincantes,  si  plaines  de  raison  et  de  cœur,  et  qui  montrent 
si  bien  à  l'ouvrier  où  sont  ses  vrais  amis,  où  est  pour  lui  le  vrai  bonheur. 
L'auteur  qui  a  si  profondément  étudié  les  questions  sociales,  ne  nie  pas  les 
griefs  de  l'ouvrier,  il  les  reconnaît,  il  ne  nie  pas  davantage  les  fautes  de 
la  société,  elles  sont  graves  et  nombreuses  ;  mais  il  montre  à  l'ouvrier  que 
cesontni  l'Internationale,  ni  les  sociétés  secrètes,  ni  des  doctrines  impies  et 
matérialistes,  ni  des  bouleversements  sociaux,  qui  relèveront  sa  condition  ; 
ce  sera  la  religion,  ce  sera  la  foi  en  Dieu,  le  courage,  l'amour  du  travail,  et 
cet  esprit  de  patience  dont  tout  le  monde  a  besoin,  et  qui  donnera  ie  temps 
aux  vrais  amis  du  peuple,  à  ceux  qui  l'aiment  parce  qu'ils  aiment  Dieu  et 
adorent  Jésus-Christ,  qui  leur  donnera  le  temps  de  travailler  à  la  réforme 
des  abus  et  à  l'amélioration  du  sort  des  déshérités  de  ce  monde.  Livre 
d'or,  répétons-nous,  et  l'un  de  ceux  qui  méritent  le  plus  d'être  répandus 
parmi  les  ouvriers  raisonnables  et  de  bonne  foi,  qui  aiment  la  vérité  et  ne 
se  payent  pas  de  mot. 


Pentées  chrétiennes  sur  les  échieinenls,  par  Mgr.  Landriot  archevêque  de  Reins  :  nou- 
velles éditions,  in-l2  de  VIII-132  pages  25  cents  chez  V.  Palmé  Montréal  J.  B.  Rol- 
land et  fils  Libraires  Dépositaire. 

Au  milieu  des  grandes  calamités,  on  sent  le  besoin  d'entendre  des  pa- 
roles consolantes  et  de  pouvoir  se  livrer  à  l'espérance  de  la  fin  des  maux 
qu'on  endure.  C'est  à  ce  b«soin  des  âmes  que  répondent  les  trois  discours 
prononcés  par  Mgr  Landriot  les  3èmo  et  4ème  dimanche  de  l'avant  de  1870 
et  le  8  oct.  1871,  et  ça  été  une  très  heureuse  pensée  de  les  réunir  en  un 
volume  et  d'emporter  ainsi  les  leçons  et  les  espérances  au-delà  des  limites  du 
diocèse  de  Reims,  au-delà  de  l'Océan  partout,  en  un  mot,  où  il  y  a  des 
courages  à  relever  et  des  âmes  a  fortifier.  Un  livre  dont  les  paroles  sont 
tombées  des  lèvres  d'une  des  gloires  do  l'épiscopat  français,  n'a  pas  besoin 
d'autre  recommandation,  surtout  auprès  de  ceux,  qui  déjà,  ont  parcouru 
quelques  unes  des  pages  si  éloquentes    des  écrits  du  grand  Archevêque. 


RETUE  CAÎ ADIEÎiKE 


PHILOSOI'HIE,  HISTOIRE,  DROIT,    LITTERATURE ,  ECONOMIE   SOCIALE,  SCIENCES, 
ESTHÉTIQUE,  APOLOGÉTIQUE  CHRÉTIENNE,  RELIGION 

^ï^o« 


TOME  DIXIÈME 


Troisième  I^i  vrai  son— 25  jWTars  1873. 

SOMMAIRE 

1 .— FLEUHANGE  (suite) ...  Mme.  CRAVEJï. 

II -EXPLORATION  GÉOLOGIQUE  DU  CANADA.  (Rapport  des  ope- 
rations  de  1871 K.  B.  de  St.  AUBIN. 

III.— LE  CANADA  EN  EUROPE BENJAMIX  SUL.TE. 

IV.— DISCOURS  prononcé  par  M.  Jos.  Tassé,  Président  de  l'Institut 

Ccanadien  Français  d'Ottawa, dans  la  séance  du  4  Décembre  1872.  Jos.  TASSÉ. 

V— .CONFÉRENCES  AMERICAINES  :  Le  Général  Ulysse  Grant.  ..  AUGUSTIN  COCIIIX. 

VI.-MÉLANGES  BIBLIOGRAPHIQUES !..  W.  TESSIER, 


;* 


MONTREAL 

IMPRIMÉE   ET   PUBLIÉE   PAR   E.   SENÉCAL 

Nos.  6,  8  et  10,  Rue  Saint-Vincent. 

1873. 
Droits  de  traduclion  et  de  reproduction  réservés 


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ON  S'ABONNE  A  LA  REVUE  CANADIENNE 

CHEZ 

M.  A.  Langlais,  Libraire,  Faubourg  St.  Roch Québec. 

"    11.  R.  Dufresne Trois-Rivières. 

"    Enim.  Crépeau , Sorel. 

L.  J.  Casault, — Bibliothèque  du  Parlement  Provincial Ottawa. 

L.  A.  Dérome Joliette. 

Joseph  L'Ecuyer St.  Jean  d'Iberville 

<'    L.  0.  Forget Terrebonne. 

"    J.  A.  Archambault Varennes. 

'<    M.  G.  Roussin Roxton  Falls. 

''    Alph.Raby Ste.  Scholastique. 

''     C.  H.Champagne, St.  Eustache. 

'^    J.  B.  Lefebvre-Villemure St.  Jérôme. 

"    A.  M.  Gagnier Ste.  Martine. 

''    E.  Lafontaine St.  Hugues. 

"    J.  0.  Dion , Chambly. 

"    A.  Sauton,  41  Rue  du  Bac Paris. 


LA  REVUE  CANADIENNE, 


Recueil  périodique  de  Beaux-Arts  et  de  Sciences,  a  pour  but  de  travailler  à  la  création 
d'une  littérature  nationale,  à  l'alliance  des  Lettres  et  de  la  Religion,  et  à  la  défense  des  prin- 
cipes fondamentaux  de  l'ordre  social  et  de  toute  vraie  civilisation. 

La  rédaction  se  fait  sous  la  direction  d'un  comité  de  Directeurs. 

S'adresser,  pour  tout  ce  qui  concerne  la  rédaction  et  l'envoi  des  manuscrits, au  Directeur- 
gérant,  L.  W.  Tossier,  à  Montréal . 


Prix  de  Paboiiiieinenl  :  un  an,  1(*1.00  ;  six  nioi»i,  $»1.00, 

Comme  les  frais  de  port  sur  cette  Revue  sont,  depuis  le  1er  dt  janvier  1869,  de  deux  centins  par  livrai- 
son, payable  d'avance,  la   souscription   des   abonnés  en  dehors   de  la  ville  sera  dorénavant  de  $2.25. 


LA  PHARMACIE  FRANÇAISE 

No.  190,  vis-à-\  is  le  Mar.-lio   •le  la  GraïKl-'  Hue  Si.  Laur'nL 

sous  LA  DIIŒCTION  DU 

DOCTEUR   S.  GAUTHIER 

Oii  trouve  "dans  cet  établissoniGnl  tous  les  articles  qui  concernent  celte  branche  du  coin.inerce. 
Dépôt  principal  des  pilules  de  Valiet.  On  peut  consulter  le  Docteur  Gauthier  à  sa  pharmacie,  No.  190 
rue  St.  Laurent,  pendant  le  jour  ;  la  nuit  à  sa  résidence  No.  235  rue  St.  Laurent. — Médecin  accoucheur. 


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,n 


FLEUEAiNGE. 


I 


L 

(Suite.) 

Tandis  que  nos  voyageurs  achèvent  les  derniers  pas  de  leur  route, 
nous  les  précéderons  à  Péteisbourg,  et  nous  transporterons  pour 
quelques  instants  nos  lecteurs  dans  des  régions  un  peu  différentes 
de  celles  où  les  ont  conduits  jusqu'ici  les  incidents  de  noire  his- 
toire. 

La  sentence  des  accusés  avait  été  prononcée  :  et  depuis  quelques 
jours  les  noms  des  cinq  condamnés  à  mort  étaient  connus  et  circu- 
laient tout  bas,  tout  bas,  car  le  procès  qui  était  l'objet  des  pHiisées 
de  tous,  était  rarement  celui  des  conversations  du  grand  monde.  A 
cette  époque  (différente  en  cela  de  la  nôtre,  où  la  liberté  de  tout 
dire  a  pénétré  en  Russie  avant  aucune  autre),  que  ce  fût  prudence, 
servilité,  ou  peur  léguée  par  le  règne  de  l!empereur  Paul,  plulôt 
que  par  celui  qui  venait  de  s'achever,  on  s'inlerdissait,  d'un  com- 
mun accord,  toute  expression  publique  d'une  opinion  quelcoucfue 
relative  aux  actes  du  gouvernement.  La  tl.itterie  elle-même  élait 
prudente,  afin  de  ne  p  is  être  accusée  de  soulever  des  discussi  )iis 
d'où  pouvait  naître  le  blâme.  L'autorité  régnante  ne  tenait  ponit 
à  être  approuvée.  Elle  tenait  uniquement  à  être  obéie  et  à  nèire 
pas  jugée.  Gela  bien  compris  de  lous.il  en  résultait  nu  silence 
général  sur  tout  ce  qui  appartenait  au  sujet  défendu,  tandis  qu'en 
revanche,  sur  tous  les  autres,  res[)ritdes  Hussesse  donnait  cai'iler  », 
et  ils  eu  avaient  tant  que  le  peuple  qui  se  nomme  volontiers  lui. 
25  murs  4873  1 1 


162  REVUE  CANADIENNE. 

même  le  plus  spirituel  de  la  terre,  ne  pouvant  le  leur  contester,  se 
contentait  de  dire  que  cet  esprit,  c'était  le  sien.  II  était  incontesta- 
ble, en  effet,  qu'à  cette  époque,  où  les  derniers  survivants  du  règne 
de  Catherine  n'avaient  pas  tous  encore  disparu,  le  français  était  la 
langue  de  la  société  de  Pétersbourgà  ce  point,  que  les  plus  grands 
seigneurs  ainsi  que  les  grandes  dames  le  parlaient  à  l'exclusion  de 
la  leur,  et  l'écrivaient  dans  une  si  rare  perfection,  que  les  lettres 
françaises  leur  durent  quelques  richesses  de  plus,  tandis  qu'ils 
eussent  été  fort  embarrassés  d'écrire  correctement  en  russe  le  billet 
le  plus  insignifiant,  ou  la  lettre  d'afiaires  la  plus  simple. 

Il  ne  s'agit  point  ici  de  dire  quelles  causes  avaient  amené  chez 
eux  cette  sorte  d'inoculation  d'un  esprit  étranger,  ni  d'examiner  si 
les  Russes  d'alors,  en  imitant  les  Français,  s'étaient  toujours  sou- 
venus que  lorsqu'on  copie  les  gens  :  c'est  par  leurs  beaux  côtés  qu'il 
faut  leur  ressembler. 

Encore  moins  serait-il  opportun  de  considérer  si  les  peuples 
doués  de  cette  faculté  et  capables  de  ce  degré  d'assimilation  sont 
les  plus  nobles,  les  plus  énergiques,  les  plus  sincères  de  tous.  Tout 
cela  pourrait  nous  entraîner  fort  au  delà  de  nos  modestes  limites, 
et  nous  en  revenons  à  dire  qu'en  dépit  d'une  splendeur  et  d'une 
magnificence  dont,  hors  de  là,^  il  était  difficile  de  se  former  une 
idée,  en  dépit  d'un  parfum  de  bon  goût  et  de  courtoisie,  presque 
évanouie  aujourd'hui  en  France,  en  dépit  d'une  hospitalité  gran- 
diose, étrangère  à  nos  coutumes,  et  qui  est  l'un  des  traits  caracté- 
ristiques des  pays  slaves,  une  contrainte  insaisissable,  et  pourtant 
sentie  de  tous,  pesait  sur  cet  ensemble  séduisant  et  brillant,  et  se 
glissait  partout  comme  un  spectre  invisible,  modifiant  et  dirigeant 
le  cours  des  entretiens  en  apparence  les  plus  irréfléchis,  et  trou- 
blant, non  seulement  les  conversations  du  grand  monde,  mais  le 
laisser-aller  des  intimes  causeries  et  jusqu'aux  épanchements  les 
plus  secrets  de  l'amitié. 

Le  marquis  Adelardi  avait  été  plusieurs  fois  déjà  l'habitué  de 
cette  société  qui  lui  convenait,  et  dans  laquelle,  plus  qu'un  autre, 
il  devait  briller,  car  lui  aussi,  nous  le  savons,  il  avait  passé  sa  vie 
à  l'école  du  silence  forcé,  et  s'il  avait  compté  jadis  parmi  ceux  que 
ce  genre  de  chaîne  révolte,  maintenant  qu'il  avait  renonce  à  tout 
effort  pour  la  briser,  il  avait  appris  à  s'en  distraire.  Mieux  que  tout 
autre  étranger  à  Pétersbourg,  il  savait  naviguer  à  travers  les  écueils 
de  la  conversation,  être  amusant,  aimable,  intéressant,  et  même  en 
apparence  hardi,  sans  jamais  embarrasser  son  auditoire  par  une 
remarque  hasardée  ;  et  si  parfois  la  vivacité  du  discours  l'entraî- 
nait vers  les  limites  qu'il  était  dangereux  de  franchir,  la  prompti- 
tude avec  laquelle  il  savait  lire  et  comprendre  l'expression  muette 


FLEURANGE.  163 

d'une  pensée  suffisait  pour  lui  faire  changer,  avec  une  nonchalante 
l'acilité,  la  direction  du  discours  par  lequel  il  semblait  être  le  plus 
entraîné. 

11  n'était  toutefois  d'humeur  à  parler  à  personne  le  jour,  ou 
plutôt  le  soir,  où  nous  le  retrouvons  chez  la  comtesse  G...,  femme 
d'un  grand  esprit,  déjà  âgée  à  cette  époque,  et  dont  le  salon  était 
l'un  des  plus  brillants  et  des  plus  justement  recherchés  à  Péters- 
bourg.  Tout,  en  effet,  y  était  déposé  pour  faciliter  la  causerie  sous 
toutes  ses  formes,  et  s'il  était  un  lieu  où  les  limites  dont  nous 
venons  de'  parler,  bien  que  toujours  présentes,  fussent  invisibles, 
c'était  celui-là.  Ce  que,  pas  plus  qu'ailleurs,  on  ne  pouvait  dire 
tout  haut,  on  avait  mille  faciUtés  pour  le  dire  tout  bas.  D'autre 
part,  à  l'usage  des  gens  prudents  qui  aimaient  mieux  ne  rien  dire 
du  tout,  il  ne  manquait  pas  de  tables  où  ils  pouvaient  faire  leur 
partie  de  whist  ou  leur  partie  d'échecs.  Ajoutons  de  plus  qu'un 
piano,  placé  à  l'une  des  extrémités  de  ce  grand  salon,  était  toujours 
ouvert  et  à  la  disposition  des  amateurs,  plus  nombreux  alors  qu'au- 
jourd'hui, où  il  est  convenu  que,  même  en  famille,  on  ne  peut 
plus  se  hasarder  à  faire  de  la  musique  à  moins  de  posséder  un 
talent  consommé. 

Mais  dans  cet  aimable  salon,  notre  marquis,  d'ordinaire  si  socia- 
ble, était,  ce  soir-là,  préoccupé  et  silencieux.  Assis  dans  un  coin 
sur  un  canapé  où  lui  seul  avait  pris  place,  il  ne  s'était  point  mêlé 
à  la  conversation  générale,  et  cependant,  à  mesure  que  le  salon  se 
remplissait  et  que  différents  groupes  se  formaient,  çà  et  là,  les 
étrangers  et  les  diplomates  surtout  qui  le  fréquentaient  en  grand 
nombre,  avaient  abordé  le  grand  sujet,  et  peu  à  peu  on  entendit 
murmurer  de  plusieurs  côtés  les  noms  de  Mouravieff,  de  Ryleïeff, 
de  Pestel,  et  des  deux  autres  condamnés  à  mort  avec  eux,  aussi 
bien  que  celui  des  exilés  qu'attendait  une  peine  presque  aussi  ter- 
rible que  la  leur. 

Bientôt  un  jeune  attaché  à  l'une  des  légations  allemandes,  aper- 
cevant Adelardi,  vint  se  placer  auprès  de  lui  sur  le  Canapé  où  il  s'é. 
tait  établi  : 

— Et  Walden,  lui  dit-il  à  demi-voix,  n'avez-vous  pas  obtenu  deux 
fois  la  permission  de  le  voir  ? 

—Oui. 

— Et  depuis  qu'il  connaît  sa  sentence,  l'avez-vous  revu  ? 

— Non,  mais  on  m'a  fait  espérer  que  j'obtiendrai  cette  faveur  ! 

— Il  ne  sera  pas  fâché,  j'imagine,  d'échapper  à  la  potence  ! 

— A  la  potence,  je  n'en  doute  pas,  mais  quant  à  la  mort,  je 
suis  persuadé  qu'il  la  trouverait  préférable  au  sort  qui  l'attend. 

—Pauvre  diable  !  mais  aussi  qu'allait-il  faire...  ? 


164  REVUE  CANADIENNE. 

—  Dans  cette  galère?  dit  le  marquis  en  l'interrompant  avec 
humeur.  La  question  esta  coup  sûr  fort  à  propos,  et  je  la  lui  ferais 
comme  vous,  si,  à  l'heure  qu'il  est,  je  pouvais  obtenir  une  réponse 
qui  lui  servît  à  quelque  chose. 

— A  propos,  dit  son  interlocuteur,  vous  savez,  je  pense,  qui  vient 
d'arriver  à  Pétersbourg  ? 

Le  marquis  l'interrogea  d'un  regard  incertain  :  il  attendait  plus 
d'une  arrivée  ce  jourjlà. 

— Eh  parbJeu  !  la  belle  Vera,  qui  est  enfin  revenue  à  son  poste» 

—  En  vérité,  s'écria  Adelardi  vivement,  mais  en  ce  cas*  nous  allons 
peut-être  la  voir  paraître  :  on  m'assure  que,  lorsqu'elle  ^t  ici,  elle 
vient  tous  les  soirs  dans  ce  salon. 

— Oui,  mais  seulement  lorsque  son  service  auprès  de  l'impéra- 
trice est  fini.  Il  est  bientôt  dix  heures:  elle  ne  tardera  pas  sans 
doute.  Notre  aimable  hôtesse  est  une  de  ses  parentes. 

—Je  l'ignorais.  Je  connais  peu  la  comtesse  Vera.  Lorsque  j'étais 
ici,  il  y  a  trois  ans,  elle  n'était  pas  encore  à  la  cour:  je  l'ai  vue 
seulement  deux  ou  trois  fois  chez  la  princesse  Catherine  Lamianoff 
qui  était  ici  alors,  mais  je  ne  lui  ai  jamais  été  présenté. 

—Chez  la  princesse  Catherine  ?  je  le  crois  bien  ;  on  disait  qu'elle 
voulait  la  faire  épouser  à  son  fils  qui,  en  effet,  lui  fit  un  ins- 
tant une  cour  assidue.  La  jeune  comtesse,  alors,  ne  s'y  montrait 
point  insensible.  En  tient-elle  encore  pour  lui,  croyez-vous  ? 

— Je  l'ignore. 

—  La  pauvre  fille  !  je  la  plaindrais  en  ce  cas  ;  mais  il  n'est  pas 
fort  probable  qu'elle  demeure  longtemps  engouée  d'an  galérien. 
Elle  trouvera,  du  reste,  sans  peine  des  consolateurs,  si  elle  veut  biea 
en  chercher. 

En  ce  moment  le  piano  se  fit  entendre.  On  vint  chercher  le  jeune 
diplomate  pour  chanter  une  partie  dans  un  trio  qui  allait  être 
déchilï'ré.  Cette  musique  improvisée  mit  un  terme  aux  conversa- 
tions qui  commençaient  à  s'animer  un  peu  trop  de  tous  les  côtés» 
sons  la  pression  de  l'intérêt  causé,  non  par  le  délit,  mais  par  l'in. 
fortune  des  coupables.  Tous  les  connaissait^iit  et  plusieurs  d'entre 
eux  avaient  appartenu  naguère  à  celte  môme  coterie  où  l'on  osait 
à  peine  aujourd'hui  prononcer  leurs  noms  tout  haut  ! 

Adelardi  demeura  à  la  même  place,  la  lete  appuyée  sur  sa  main, 
plus  absorbé  que  jamais.  Il  prétendait  écouter  la  musique,  et  môme  ' 
il  baliait  la  mesure  machinalement.  Mais  il  pensait  à  tonte  aulie 
chose,  et  ne  sortait  de  sa  rêverie  que  lorsque  la  cloche  retentissait 
pour  annoncer  l'arrivée  d'une  nouvelle  visite;  il  lev..it  alors  vive, 
ment  la  tôlt;  et  regardait  avec  inlérôi  du   côle  de  la  porte.     Mais 


FLEUR  ANGE.  165 

après  chaque  nouvelle  apparition,  il  reprenait  la-même  attitude,  et 
il  était  évident  que  la  personne  qui  venait  d'entrer  n'était  pas  celle 
qu'il  désirait  voir. 


LI 

Au  début  de  cette  même  soirée,  une  autre  scène  se  passait 
non  loin  de  là,  dans  un  salon  plus  élégant  et  plus  magnifique 
encore  que  celui  dont  nous  venons  de  parler.  Ce  salon,  cependant, 
n'était  pas  comme  l'autre,  disposé  pour  recevoir  du  monde  mais 
seulement  pour  le  plaisir  et  le  bien  être  de  celle  qui  l'nabitait — une 
femme,  cela  était  visible, — bien  qu'on  n'y  remarquât  aucune  profu- 
sion d'inutiles  bagatelles  ou  d'ornements  superflus  ;  mais  on  aurait 
dit  que  sa  main  ne  pouvait  toucher  que  ce  qui  était  rare  et  pré- 
cieux. L'or,  l'argent,  les  pierres  précieuses,  é<Mataient  en  effet  dans 
tous  les  objets  destinés  à  son  usage  habituel,  depuis  la  cassette 
ouverte  qui  contenait  son  ouvrage,  jusqu'aux  reliures  somptueu- 
ses des  livres  épars  sur  le  tapis  brodé  de  la  table,  ou  placé  près  d'un 
grand  fauteuil  sur  une  petite  étagère  en  malachi4,e.  Ce  grand  fau- 
teuil, destiné  à  la  lecture,  était  aussi  disposé  pour  le  repos  au 
moyen  d'un  coussin  moelleux,  couvert  de  la  plus  fine  dentelle  sur 
lequel  pouvait  s'appuyer  la  tête  de  la  lectrice,  dans  une  attitude  à 
la  fois  gracieuse  et  commode.  De  toutes  parts,  en  apercevait  des 
fleurs  de  toute  saison,  en  aussi  grande  abondance  que  si  elles  eus- 
sent grandi  en  plein  air  et  en  leur  temps,  et  qui  répandaient 
ensemble  une  odeur  exquise,  h  laquelle  se  joignait  celle  de  par- 
fums, plus  factices  mais  non  moins  doux,  dont  l'appartement  était 
embaumé. 

Si,  comme  on  le  prétend,  et  comme  nous  l'avons  déjà  remarqué, 
les  lieux  ressemblent  à  ceux  qui  les  habitent,  on  est  peut-être  pressé 
de  connaître  la  maîtresse  de  celui-ci.  Nous  allons  donc  la  présenter 
au  lecteur  et  nous  efforcer  de  la  peindre,  telle  qu'elle  apparat  aux 
yeux  de  ceux  qui  la  virent  à  l'époque  où  nous  transporte  ce 
récit  :  une  femme  à  l'âge  où  la  beauté  est  dans  sa  fleur,  et  dont  on 
disait  avec  vérité  "  qu'elle  avait  le  port  d'une  déesse,  et  la  taille 
d'une  nymphe  ;  "  un  visage  doux  et  pâle,  noble  toutefois  par  la  déli- 
cate finesse  des  traits,  attrayant  par  la  pureté  du  teint,  par  le 
charme  du  regard  et  du  sourire,  et  encadré  par  une  chevelure 
flottante  en  longues  boucles  sur  de  gracieuses  et  blanches  épaules. 

Telle  était  celle  qui,  au  son  d'une  voix  mâle  et  sonore,  parut  dans 
le  salon  que  nous  venons  de  décrire,  et  se  jeta  dans  les  bras  de  celui 
qui  venait  de  prononcer  son  nom. 


166  REVUE  CANADIENNE. 

Ils  commencèrent  par  échanger  des  paroles  qui  exprimaient  la 
joie  de  se  revoir,  après  une  longue  séparation  de  quelques  heures, 
et  pendant  longtemps  ils  semblèrent  ne  penser  que  l'un  à  l'autre. 
Leurs  regards,  leurs  sourires  se  rencontraient,  et  l'on  aurait  pu 
croire  qu'ils  n'avaient  pas  d'autre  affaire  en  ce  monde  que  celle  de 
s'aimer  et  de  se  le  dire. 

Mais  peu  à  peu  l'entretien  changea  de  nature.  Elle  devint 
sérieuse,  lui  soucieux,  et  en  répondant  avec  effort  aux  questions 
qu'elle  lui  adressait,  et  qu'elle  répétait  parfois  avec  insistance,  il 
semblait  céder  à  contre-cœur  à  sa  propre  condescendance  envers 
elle  et  résister  avec  peine  au  désir  de  lui  imposer  silence.  Une 
fois  il  se  lève  et  s'éloigna  d'elle;  mais  elle  le  suivit,  passa  douce- 
ment son  bras  sous  le  sien,  et,  se  soulevant  sur  la  pointe  des  pieds 
(car  bien  qu'elle  fût  fort  grande,  il  la  dominait  de  toute  la  tête), 
elle  lui  dit  quelques  mots  à  l'oreille. 

Tandis  qu'elle  parlait,  un  changement  eut  lieu  dans  la  physio- 
nomie de  celui  qui  s'était  penché  pour  l'écouter,  un  changement 
soudain  et  effrayant  !  Elle  s'en  aperçut  et  le  regarda  avec  surprise 
et  avec  une  inquiétude  qu'elle  n'avait  jamais  éprouvée  auparavant, 
tandis  que,  sans  lui  répondre,  il  revenait  s'appuyer  contre  la  che- 
minée et  y  demeurait  les  bras  croisés,  grave  et  silencieux. 

Il  avait  alors  vingt-neuf  ans.  II  était  dans  tout  l'éclat  de  cette 
beauté  que  les  souffrances,  les  soucis,  les  passions  violentes  d'une 
autre  époque,  les  années  elles-mêmes  devaient  à  peine  altérer  : 
mais  alors,  a  sa  haute  et  noble  stature,  à  une  régularité  de  traits 
qu'aucun  sculpteur  n'eût  pu  idéaliser,  se  joignait  un  attrait  dans 
la  physionomie  et  le  son  de  voix  qui  inspirait  une  sympathie  plus 
vive  encore  que  l'admiration.  Jusque-là,  il  était  rare  qu'on  eût 
vu  luire  dans  ce  regard  ou  trembler  dans  cette  voix  le  ressentiment 
ou  la  colère,  et  c'était  la  première  fois  peut-être  que,  devant  elle, 
cet  éclair  sombre  et  menaçant  traversait  ses  yeux  bleus.  Elle  n'o- 
sait plus  l'interroger  et  elle  attendit  qu'il  rompît  le  premier  le 
silence.  Peu  à  peu  cette  expression  inquiétante  changea  et  fit 
place  à  celle  d'une  tristesse  profonde  et  amère. 

— Ah  !' dit-il  enfin,  c'est  un  triste  début  ! 

Après  un  silence,  il  ajouta  en  regardant  autour  de  lui  : 

— Chère  demeure  !  nous  regretterons  peut-être  bien  souvent  les 
beaux  jours  que  nous  avons  passés  ici  !... 

— Nous  ne  la  quitterons  pas,  répliqua-t-elle  avec  une  vivacité  où 
se  trahissait  l'habitude  de  n'être  pas  contrariée  ;  nous  la  conserve- 
rons telle  qu'elle  est  et  nous  y  reviendrons  toujours.  Nos  grands 
jours,  nous  les  passerons,  s'il  le  faut,  dans  le  triste  palais  d'hiver  ; 


FLEURANGE.  167 

mais  nos  bons  jours,  nous  reviendrons  les  passer  ici,  et  ces  jours-là 
seront  dans  l'avenir  ce  qu'ils  ont  été  dans  le  passé. 
Il  secoua  la  tête  : 

— Le  passé  était  à  nous  :  l'avenir  ne  nous  appartient  plus.  C'est 
à  notre  grande  patrie  qu'il  faut  désormais  nous  donner  tout  entiers, 
à  elle  qu'il  faut  tout  sacrifier — tout.  Dieu  l'attend  de  nous. 

— Tout,  répéta-t-elle  avec  un  certain  effroi.  Eh  quoi  !  même  la 
confiance  ?  Oh!  non,  cette  part  du  passé,  personne  n'y  touchera! 
et  il  en  est  une  autre  encore  à  laquelle  je  ne  renoncerai  jamais, 
c'est  au  droit  d'implorer  une  faveur,  d'obtenir  un  pardon. 

Elle  hésita,  et  acheva  en  joignant  les  mains  et  en  fixant  les  yeux 
sur  les  siens  avec  une  expression  suppliante  : 
— Ne  serai-je  plus  jamais  entendue  ? 

— Pour  les  malheureux,  toujours  :  pour  les  ingrats,  jamais  ! 
Il  fronça  le  sourcil  en  disant  ces  mots  et  se  dirigea  vers  la  porte, 
mais  elle  l'arrêta. 

Elle  avait  compris  qu'il  fallait  se  taire,  et  avec  cette  adresse  qui 
est  la  diplomatie  permise  de  l'amour,  elle  changea  subitement  de 
sujet  et  elle  l'obligea  à  l'écouter  tandis  qu'elle  faisait  des  projets 
conformes  aux  volontés  qu'elle  lui  connaissait.  Elle  lui  parla 
d'elle-même,  de  lui,  de  l'heureux  passé,  de  l'avenir  éclatant,  de 
mille  choses  et  de  tout  enfin,  hormis  de  ce  qui  avait  fait  l'objet  des 
paroles  qu'elle  avait  dites  à  voix  basse  et  qu'elle  tenait  en  ce 
moment  à  lui  faire  oublier. 

On  a  depuis  longtemps  deviné  que  nous  sommes  en  présence  du 
jeune  couple  impérial,  dont  le  règne  inattendu  venait  de  débuter 
au  milieu  d'une  tempête.  C'était  en  effet  leur  coutume  de  se 
retrouver  ainsi  dans  le  palais  qu'ils  avaient  habité  aux  premiers 
jours  de  leur  heureuse  union,  lorsque  aucune  vision  du  trône  ne 
se  mêlait  à  celle  de  leur  jeunesse  et  de  leur  amour  ^  Tous  deux 
hésitèrent  longtemps  à  quitter  ce  charmant  palais,  pour  aller  habi- 
ter la  demeure  souveraine  ;  et  lorsqu'ils  y  furent  contraints  par  la 
nécessité  de  leur  position,  ils  gardèrent  néanmoins  tels  qu'ils 
étaient  et  sans  vouloiry  rien  changer,  les  lieux  témoins  des  jours 
que,  malgré  l'éclat  de  la  pourpre  impériale,  ils  continuaient  à 
nommer  les  plus  beaux  de  leur  vie. 

Dès  que  l'impératrice  fut  seule,  elle  demeura  un  instant  pensive  ; 
puis,  s'approchant  de  l'étagère  en  malachite,  elle  y  prit  une  petite 
clochette  d'or  et  la  sonna  vivement. 

Au  même  moment  une  porte  cachée  dans  la  tenture  s'ouvrit,  et 
une  jeune  fille  parut. 

^  Le  palais  Anitchkoff,  dans  la  perspective  de  Newsky. 


168  REVUE   CANADIENNE. 

Elle  s'arrêta  sans  parler,  attendant  un  ordre  ou  une  parole. 

Rien  cependant  dans  son  attitude  n'indiquait  la  craintive  sou 
mission  qu'on  aurait  pu  attendre  d'une  demoiselle  d'honneur 
répondant  au  coup  de^sonnette  de  sa  souveraine.  Celle  qui  venait 
de  paraître  joignait,  ,au  contraire  à  une  beauté  maiestueuse,  un 
regard  qui  eût  semblé  trop  fier  si  cette  expression  ne  se  fût  modi* 
fiée  dès  qu'elle  parlait  Alors  ses  yeux  devenaient  tantôt  caressants, 
tantôt  d'une  vivacité  qui  semblait  trahir  toutefois  plus  de  passion 
que  de  tendresse  ;  mais  sa  belle  taille,  ses  yeux  noirs  et  ses  épais 
cheveux  blonds,  la  blancheur  mate  de  son  teint  la  rendaient  à  la 
fois  frappante  et  imposante. 

Elle  attendit  quelques  instants  en  silence...  puis  voyant  que  sa 
mai  resse  se  taisait,  elle  s'avança  et  parla  la  première  : 

— Votre  Majesté  a-t-elle  daigné  et  osé  plaider  sa  cause  ?  dit-elle. 

L'impératrice  sortit, de  sa  rêverie  et  secoua  tristement  la  tête. 

— Ma  pauvre  Vera,  dit-elle,  il  n'y  faut  plus  songer. 

La  jeune  fille  pâlit. 

— N'y  plus  songer  !  s'écria-t-elle.  0  madame,  se  peut-il  que  ce 
soit  là  votre  conseil?...  Se  peut-il  qu'il  n'y  ait  plus  rien  à  attendre  ? 

L'impératrice,  sans  lui  répondre,  alla  s'asseoir  dans  son  fauteuil, 
prit  un  livre  qui  se  trouvait  sur  l'étagère  et  se  mit  à  le  feuilleter 
d'un  air  préoccupé,  comme  si  elle  eût  voulu  mettre  fin  à  l'entre- 
tien. 

Les  yeux  de  ^Vera  flamboyèrent  un  instant  et  elle  eut  .peine  à 
réprimer  une  explosion  de  douleur  ou  d'irritation. 

Elle  se  tut  cependant  et  resta  debout  près  de  la  table,  effeuillant 
d'une  main  distraite  une  des  fleurs  du  bouquet  placé  près  d'elle 
dans  une  coupe  de  cristal. 

L'impératrice,  pendant  ce  temps,  gardait  ses  yeux  fixés  sur  son 
livre. 

Au  bout  d'un  instant,  elle  leva  la  tête  et  regarda  la  pendule. 

— Je  n'ai  plus  besoin  de  vous,  Vera.  Il  est  dix  heures  ;  vous 
allez,  je  pense,  ce  soir  chez  la  comtesse  G...  ? 

— Oui,  madame,  si  Votre  Majesté  n'a  plus  d'ordres  à  me  donner. 

— Non,  je  n'ai  plus  rien  à  vous  dire...  Ah  !  j'oubliais  !  Ouvrez  ce 
tiroir,  en  désignant  un  meuble  placé  au  fond  de  la  chambre  ;  vous 
y  trouverez  une  lettre. 

Vera  obéit  et  apporta  la  lettre  à  sa  maîtresse. 

Chargez-vous,  dit  l'impératrice,  de  la  faire  remettre  à  son 
adresse.  C'est  la  permission  accordée  à  la  princesse  ***  de  suivre 
son  mari  en  Sibérie.  J'ai  été  heureuse  de  pouvoir  rendre  à  cette 
héroïque  femme  ce  triste  service  ;  elle  n'est  pas  la  seule,  du  reste. 


FLEURANGE.  169 

— Quel  sort  toutes  ces  femmes  se  préparent!  dit  Vera  avec  un 
frisson  d'horreur. 

— Oui,  en  vérité,  cela  fait  frémir,  dit  l'impératrice  ;  toutefois  je 
les  admire  et  je  les  servirai  de  tout  mon  pouvoir. 

Vera  se  tut.  Quelques  instants  après,  voyant  que  sa  souveraine 
ne  semblait  plus  avoir  rien  a  lui  dire,  elle  s'approcha  gravement 
pour  prendre  congé  d'elle. 

Au  moment  où  elle  s'inclinait  pour  lui  baiser  la  main,  l'impéra- 
trice l'embrassa  au  front. 

— Allons,  Vera,  lui  dit-elle,  déridez-vous  un  peu,  je  vous  prie. 
Je  veux  bien,  pour  vous  contenter,  vous  promettre  de  faire  encore 
une  dernière  tentative  ;  mais  savez-vous,  ma  chère  amie,  que  vou& 
êtes  bien  généreuse  de  tant  vous  occuper  de  lui,  car  enfin  ce  n'est 
pas  seulement  à  l'empereur  qu'il  appartient  de  l'appeler  un  ingrat  ! 

Le  visage  de  Vera  devint  pourpre,  et  elle  se  redressa  vivement. 

-^Votre  Majesté  a  le  droit  de  tout  me  dire,  dit-elle  d'une  voix 
tremblante  ;  mais,  d'ordinaire,  elle  use  de  ce  droit  avec  bonté. 

— Tandis  qu'en  ce  moment  vous  me  trouvez  cruelle  ?...  Eh  bien, 
soit,  n'en  parlons  plus.  Bonsoir  et  sans  rancune,  ma  chère. 

Elle  fit  à  sa  demoiselle  d'honneur  un  nouveau  signe  de  tête  pour 
la  congédier  ;  Vera  s'inclina,  et,  sans  dire  un  mot  de^plus,  elle  sortit. 


LU 


—  "La  comtesse  Vera  de  Liningen  !  " 

A  ce  nom,  Adelardi  leva  encore  une  fois  la  tête  ;  mais  ce  ne  fut 
plus,  comme  auparavant,  pour  reprendre  ensuite  son  attitude,  car 
celle  qu'il  attendait  avec  tant  d'impatience  paraissait  enfin  :  c'était 
elle  1 

Le  motif  de  cette  impatience,  si  on  veut  le  connaître,  était  une 
résolution  prise  par  le  marquis,  ce  soir-là,  de  tenter  auprès  de  la 
comtesse  Vera  une  démarche  en  faveur  de  son  ami  ;  mais  d'abord, 
il  était  indispensable  de  reconnaître  avec  assurance  quelles  étaient 
ses  dispositions  à  l'égard  de  celui-ci.  Trouverait-il  encore  chez  elle 
quelque  reste  de  cette  passion  qu'elle  avait  si  peu  dissimulée  à  sa 
première  rencontre  avec  Georges  ?  ou  bien  le  dépit  et  le  temps 
avaient-ils  fait  leur  œuvre—  l'influence  de  la  cour  aidant — et  l'in- 
constant inspirait-il  maintenant  une  indifférence  que  l'infortune  du 
coupable  n'avait  pas  désarmée  ?  Tout  cela,  Adelardi  se  flattait  de 
le  découvrir  en  une  seule  conversation,  pourvu  qu'elle  consentît  a 
causer  avec  lui.  Quand  à  craindre  qu'elle  pût  éluder  sa  pénétra- 
tion, il  avait  à  cet  égard  trop  bonne  opinion  de  lui-même. 


170  REVUE  CANADIENNE. 

Dès  qu'elle  parut,  il  la  regarda  donc  avec  le  plus  vif  intérêt  et 
avec  une  attention  qu'il  se  permit  sans  scrupule  ;  ne  l'ayant  vue 
que  deux  lois,  quelques  années  auparavant,  sans  lui  avoir  jamais 
adressé  la  parole,  il  ne  pensait  point  qu'elle  pût  le  reconnaître 
avant  que  la  formalité  d'une  présentation  nouvelle  eût  été  ac- 
complie. 

Vera  traversa  le  salon,  sans  embarras,  avec  la  grâce  et  l'aisance 
d'une  personne  accoutumée  au  grand  monde  et  à  l'effet  qu'elle  y 
produit.  Elle  était  toute  vêtue  de  noir,  la  cour,  et  même  la  ville, 
portant  encore,  avec  une  rigueur  sans  exemple,  le  deuil  de  l'em- 
pereur Alexandre.  Ce  vêtement  rendait  plus  frappante  encore 
l'éclatante  blancheur  de  son  teint,  la  couleur  dorée  de  ses  cheveux 
et  convenait  à  sa  taille,  d'une  symétrie  parfaite,  mais  plus  noble 
que  svelte.  Pour  unique  ornement  elle  portait,  attaché  à  l'épaule 
gauche,  le  nœud  de  ruban  bleu  auquel  était  suspendu  le  chiffre 
en  diamants  (insigne  de  son  rang  de  demoiselle  d'honneur),  où. 
étaient  entrelacées  les  initiales  des  trois  impératrices:  Alexan- 
drine,  alors  régnante  ;  Marie,  l'impératrice  mère  ;  enfin  Elisabeth, 
la  veuve  inconsolable  d'Alexandre,  qui  devait  le  suivre  de  si  près 
au  tombeau. 

Une  émotion  récente  colorait  encore  les  joues  de  la  jeune  fille, 
et  les  larmes  de  l'orgueil  blessé  essuyées  à  la  hâte  avaient  donné  à 
son  regard  une  expression  mélangée  de  mélancolie  et  de  hauteur, 
qui  inspirait  à  la  fois  le  désir  de  la  plaindre  et  la  crainte  de 
l'aborder. 

Elle  commença  par  s'approcher  de  la  table  de  whist  où  la  maî- 
tresse de  la  maison  faisait  sa  partie.  Celle-ci  leva  les  yeux  et  se 
contenta  de  lui  adresser  en  souriant  un  signe  de  tête  amical.  Vera, 
sans  lui  prendre  la  main,  s'inclina  et  fit  un  geste  à  la  fois  gracieux 
et  respectueux,  en  usage  dans  ces  contrées  entre  deux  femmes, 
lorsque  l'une  est  beaucoup  plus  âgée  que  l'autre  :  elle  prit  le  bout 
du  châle  de  dentelle  noire  que  portait  la  vieille  dame  et  elle  le 
«porta  à  ses  lèvres  ;  puis  elle  resta  un  moment  debout,  près  de  la 
table  de  jeu,  et  promena  ses  yeux  autour  d'elle. 

Il  n'y  avait  dans  ce  regard  ni  empressement,  ni  curiosité,  ni 
coquetterie  :  c'était  une  simple  reconnaissance  des  lieux  et  de  ceux 
qui  s'y  trouvaient  et  il  était  facile  de  voir  qu'elle  ne  cherchait  et 
n'attendait  personne;  elle  répondait  seulement  tantôt  par  un  léger 
mouvement  de  tête,  tantôt  par  un  sourire  aux  saints  qui  lui  étaient 
adressés. 

Bientôt,  apercevant  un  siège  vacant,  elle  fit  quelques  pas  pour 
aller  y  prendre  place  et  se  rapprocha  ainsi  du  canapé  où  se  trou- 
vait Adelardi. 


FLEURANGE.  171 

Elle  était  à  peine  assise,  que  le  jeune  diplomate  qui,  tout  à 
l'heure,  avait  parlé  d'elle,  s'approcha  avec  un  vif  empressement 
auquel  elle  ne  répondit  que  par  un  regard  indifférent,  en  lui  don- 
nant deux  doigts  de  sa  main  gantée.  Ce  fut  là  le  moment  choisi 
par  le  marquis  pour  s'approcher  du  jeune  Allemand  et  lui  de- 
mander de  le  présenter  à  la  comtesse  Vera. 

A  peine  le  nom  d'Adelardi  fut-il  prononcé,  qu'un  souvenir, 
vague  d'abord,  puis  assez  distinct  bientôt  pour  la  faire  rougir,  se 
réveilla  et  pour  un  moment  sembla  lui  causer  un  vif  mouvement 
d'embarras  ;  elle  salua,  sans  parler,  celui  qui  venait  de  lui  être 
présenté,  et,  détournant  sur-le-champ  son  visage,  elle  continua 
pendant  quelques  instants  sa  conversation  avec  l'autre;  mais  ce 
ne  fut  que  le  temps  nécessaire  pour  reprendre  contenance.  Elle 
eut  bien  vite  mis  fin  à  cet  entretien  insignifiant,  et  se  retournant 
alors  tout  d'un  coup  vers  Adelardi,  elle  lui  dit  sans  aucun  reste 
d'embarras  apparent  : 

—  Je  rAe  souviens  très-bien,  monsieur  le  marquis,  de  votre  séjour 
à  Pétersbourg,  il  y  a  trois  ans  ;  mais  j'étais  si  jeune  alors  que  vous 
m'avez  probablement  oubliée. 

Adelardi  répondit  comme  il  l'eût  fait  en  tout  cas,  mais  dans 
celui-ci,  avec  vérité,  que  ce  doute  ne  lui  était  pas  permis. 

—  Quanta  moi,  continua-t-il,  n'ayant  jamais  eu  l'honneur  de 
vous  approcher,  je  devais  nécessairement  me  croire  parfaitement 
inconnu  de  vous. 

—  Vous  avez  des  amis  qui  prononçaient  fort  souvent  votre  nom, 
c'est  pourquoi  il  m'était  familier  ;  tandis  que,  je  l'avoue,  vos  traits 
s'étaient  un  peu  effacés  de  ma  mémoire. 

—  Les  vôtres  naturellement  étaient  demeurés  présents  à  la 
mienne;  d'ailleurs,  moi  aussi,  j'entendais  sans  cesse  parler  de 
vous. 

11  y  eut  un  moment  de  silence. 

—  Avez-vous  vu  la  princesse  Catherine  dernièrement?  dit-elle. 
—Non  ;  j'ai  quitté  Florence  au  commencement  de  décembre. 
— Pour  venir  à  Pétersbourg  ? 

—Oui. 

— Et  depuis  lors  vous  y  êtes  resté  ? 

— Oui  ;  vous  étiez  absente  à  mon  arrivée,  sans  cela  je  n'aurais 
pas  attendu  jusqu'à  ce  jour  pour  solliciter  la  faveur  que  j'obtiens 
actuellement. 

Encore  un  moment  de  silence,  puis  la  jeune  fille  regarda  autour 
d'elle  et  poursuivit  plus  bas  : 

— Vous  étiez  donc  ici  le  24  décembre  ? 

—Oui. 


172     '  REVUE  CANADIENNE. 

Elle  hésita  un  instant,  et,  baissant  la  voix  encore  davantage,  elle 
dit  : 

— Et  depuis  ce  jour  fatal,  avez-vous  revu  votre  ami  ? 

— Oui,  et  j'espère  le  voir  encore  une  fois...  hélas  !  une  dernière 
fois. 

Vera  mordit  ses  lèvres,  qu'un  tressaillement  nerveux  faisait  trem- 
bler; mais  bientôt,  avec  un  aplomb  qui  surprit  et  dérouta  un  ins- 
tant son  interlocuteur,  elle  reprit  : 

— Je  connaissais  autrefois  le  comte  Georges  de  Walden,  mais 
depuis  longtemps  je  l'ai  perdu  de  vue.  Néanmoins,  cette  sentence 
me  fait  horreur,  et  je  ferais  tout  au  monde  pour  qu'il  pût  y  échap- 
per... lui  et  les  autres. 

— Lui  comme  les  autres?...  ni  plus  ni  moins  ? 

— Ni  plus  ni  moins  ;  ils  me  font  tous  pitié,  et  je  voudrais  que 
l'empereur  leur  fît  grâce  à  tous. 

Le  son  de  la  voix  était  loin  d'être  d'accord  avec  l'indifférence  des 
paroles,  mais  son  interlocuteur  poursuivit  comme  s'il  ne  s'en  fût 
point  aperçu. 

— Faire  grâce  à  tous  !  ce  serait  une  chimère  !  Mais  il  en  est 
quelques-uns  pour  lesquels,  peut-être,  on  pourrait  implorer  sa  clé- 
mence. 

— L'empereur  est  plus  indulgent  pour  les  coupables  obscurs  que 
pour  ceux  qui,  après  avoir  été  comblés  de  ses  faveurs,  ont  méconnu 
ses  bontés. 

— Et  cependant,  poursuivit  le  marquis  avec  insistance,  même 
pour  quelques-uns  de  ceux-là,  il  y  aurait  des  circonstances  atté. 
nuantes  à  faire  valoir. 

— En  connaissez-vous  quelques-unes  de  cette  sorte  qui  pourraient 
servir  la  cause  du  comte  Georges  ?  dit-elle  vivement. 

—Ne  parlez  pas  si  haut  !...  on  pourrait  nous  entendre. 

— Oui,  vous  avez  raison,  dit-elle,  reprenant  le  même  son  de  voix 
qu'auparavant,  et  tenez,  changeons  de  place,  nous  avons  l'air  de 
conspirer  ici,  cela  attire  l'attention.  Allons  regarder  les  albums  qui 
se  trouvent  là-bas  sur  cette  table,  nous  y  continuerons  cette  con- 
versation plus  à  l'aise. 

— Eh  bien,  repril-elle  dès  qu'ils  eurent  opéré  le  mouvement  quelle 
venait  de  conseiller  et  qu'elle  se  fut  placée  devant  un  album  qu'elle 
prétendait  feuilleter  avec  la  plus  grande  attention. 

— Eh  bien  !  répondit  Adelardi,  ce  que  je  veux  dire,  c'est  que 
beaucoup  de  choses  inutiles  à  faire  valoir  devant  la  loi  pourraient 
peut-être  cependant  ne  pas  demeurer  sans  effet  sur  celui  qui  est  le 
maître  de  la  loi. 


FLEURANGE.  173 

Et  tandis  qu'elle  l'écoutait  avec  un  intérêt  que  ses  yeux  animés 
ou  attendris,  ses  joues  brûlantes,  ses  lèvres  enlr'ouvertes,  manifes- 
taient fort  au  delà  de  son  intention,  Adelardi  plaida  la  cause  de 
son  ami,  en  racontant  tout  ce  que  nous  savons  sur  la  complicité 
plus  apparente  que  réelle,  sur  son  ignorance  des  desseins  véritables 
des  conjurés,  sûr  les  circonstances  qui,  le  24  décembre,  avaient 
causé  sa  présence  parmi  les  insurgés.  Enfin  il  lui  donna  tous  les 
détails  qu'elle  avait  ignorés  jusque-là,  ayant  seulement  appris  de 
loin  le  délit  de  Georges  et  la  sentence  qu'il  allait  subir. 

— Et  l'empereur,  dit-elle  vivement,  sait-il  que  dans  cette  funeste 
journée  c'est  lui  qui  a  sauvé  la  vie  de  son  frère  ? 

— J'en  doute.  Deux  témoins  seulement  auraient  pu  l'attester. 
L'un  d'eux  a  eu  peur  de  se  compromettre,  et  n'a  point  comparu  ; 
l'autre  a  été  récusé. 

—Qui  était  cet  autre  témoin  ? 

— Un  nommé  Fabiano  Dini,  secrétaire  de  Georges,  un  grand 
coupable,  celui  là,  et  qu'on  a  déclaré  indigne  de  foi.  Il  disait  vrai 
cependant,  et  désirait  ardemment  que  son  témoignage  pût  sauver 
son  maître. 

— Il  est  condamné  avec  lui,  sans  doute  ? 

— Oui,  et  plus  sévèrement  que  lui  ;  car  il  est  condamné  à  per- 
pétuité, tandis  que  la  peine  de  Georges  n'est  que  de  vingt- 
cinq  ans  ! 

— Que  vingt-cinq  ans  !  répéta-t-elle  en  frissonnant. 

— Oh  !  oui,  c'est  horrible  plus  horrible  que  la  mort  !  Et  Georges 
portera  envie  au  misérable  qui  est  la  cause  première  de  son  infor- 
tune; car  ce  Dini,  blessé  très-grièvement  le  24  décembre,  sera 
mort  probablement  avant  le  jour  âxé  pour  leur  lugubre  départ. 

En  ce  moment,  ils  furent  interrompus  par  un  incident  qui  n'é- 
tait point  étranger  au  sujet  de  leur  entretien. 

Une  femme  vêtue  modestement,  qui  jusque-là  s'était  tenue  à  l'é- 
cart, s'approcha  de  la  jeune  demoiselle  d'honneur,  et,  d'une  voix 
émue  et  respectueuse,  elle  lui  demanda  si  la  requête  adressée  à  Sa 
Majesté  Impérialp  avait  été  agréée. 

— Oui,  dit  Vera  avec  empressement.  La  permission  est  accordée, 
et  à  l'heure  qu'il  est,  la  princesse***  l'a  reçue.  Je  l'ai  déposée  moi- 
même  à  i-a  porte  en  venant  ici. 

Elle  tendii  amicalement  la  main  à  celle  qui  venait  de  lui  parler. 
Celle-ci  se  pencha,  comme  si  elle  eût  voulu  la  baiser,  mais  Vera  l'en 
empêcha  en  l'embrassant  cordialement. 

— Voilà  une  vraie  et  fidèle  amie  du  malheur,  dit-elle  lorsque 
l'autre  se  fut  éloignée.  Elle  serait  capable  de  suivre  elle-même 
maintenant  en  Sibérie  celle  dont  elle  axété  la  dame  de  compagnie 


174  REVUE  CANADIENNE. 

pendant  ses  jours  heureux.  La  princesse  ***  a  du  reste,  dans  sou 
infortune,  le  bonheur  de  se  sentir  aimée  et  respectée  de  tous. 

— Assurément,  dit  Adelardi.  Quelle  femme  admirable,  en  effet  ! 

— Si  admirable,  répondit  Vera,  que  je  ne  la  comprends  pas  du 
tout. 

—  Gomment? 

—  Non,  ce  qu'elle  veut  faire,  elle  et  d'autres,  dépasse  ma  com- 
préhension. 

— Eh  quoi  !  dit  Adelardi  en  la  regardant  avec  un  peu  de  surprise, 
vous  ne  comprenez  pas  qu'une  femme  puisse  se  dévouer  ainsi  tout 
entière  pour  un  homme...  pour  un  mari  qu'elle  aime  ? 

Vera  secoua  la  tête. 

— Non,  dit-elle  je  ne  veux  pas  me  faire  meilleure  que  je  ne  suis. 
Si  j'étais  dans  cette  situation,  si  j'avais  le  malheur  d'aimer  l'un  de 
ces  condamnés,  il  pourrait  compter  sur  moi  pour  chercher  à  obte- 
nir sa  grâce  et  pour  user,  dans  ce  but,  de  tous  les  moyens  en  mon 
pouvoir.  Mais  quant  à  partager  son  sort  et  à  le  suivre  en  Sibérie, 
non,  mon  cher  marquis,  je  vous  le  déclare  franchement,  voilà  une 
preuve  de  tendresse  et  de  dévouement  dont  je  me  sens  parfaitement 
incapable. 

Une  vision  s'offrit  en  ce  moment  à  la  pensée  d'Adelardi,  qui 
fit  un  peu  pâlir  la  beauté  qu'il  avait  devant  les  yeux,  et  diminua 
légèrement  l'admiration  fort  vive  avec  laquelle  il  l'avait  regardée 
jusque-là. 

— Eh  bien,  lui  dit-il  après  un  moment  de  réflexion,  je  connais  un 
de  ces  condamnés  pour  lequel  une  femme,  une  jeune  fille  à  peu 
près  de  votre  âge,  est  prête  à  a€Compli*r  un  acte  encore  plus 
dévoué  que  celui  de  la  princesse  ***,  car  elle  n'est  pas  sa  femme. 
Elle  n'est  que...  sa  fiancée,  et  elle  veut  l'épouser  tout  exprès  pour 
partager  son  sort. 

— Ceci  est  tout  à  fait  original,  dit  Vera. 

— Pour  cela,  poursuivit  Adelardi,  elle  a  une  double  faveur  à 
obtenir,  et  elle  vient  dans  ce  but  à  Pétersbourg,  où  elle  sera  peut- 
être  demain,  au  plus  tard  dans  quelques  jours.  Je  me  suis  chargé 
de  solliciter  pour  elle  une  audience  de  l'impératrice.  Puis-je  m'ac- 
quitler  en  ce  moment  de  ce  mandat  par  votre  entremise  ? 

— Sans  doute.  Toutes  ces  requêces  ont  passé  par  mes  mains,  et 
aucunes  n'ont  été  rejetées.  Mais  celle-ci  est  à  coup  sûr  plus  singu- 
lière  que  les  autres. 

Elle  tira  un  petit  portefeuille  et  un  crayon  de  sa  poche. 

— Le  nom  de  votre  protégée  ? 

Adelardi  hésita  un  instant;  puis  il  dit,  en  examinant  avec  un 
peu  d'inquiétude  l'effet  qu'il  allait  produire  : 


FLEURANGE.  175 

— Elle  se  nomme...  Fleurange  d'Yves. 

Il  fut  soulagé  lorsque  la  demoiselle  d'honneur  inscrivit  tranquil- 
lement ce  nom  dans  son  calepin  en  disant  : 

— Fleurange  !  voilà  un  nom  fort  bizarre,  et  que  je  n'ai  jamais 
entendu  de  ma  vie...  Demain,  poursuivit-elle  en  se  levant  et  en 
remettant  le  portefeuille  dans  sa  poche  avant  midi  vous  aurez  une 
réponse.  A  revoir,  monsieur  le  marquis. 

Au  moment  où  elle  lui  donnait  la  main,  elle  ajouta  à  voix 
basse  : 

— Je  vous  remercie  de  tout  ce  que  vous  m'avez  appris,  et  je  tâche- 
rai de  m'en  servir.  Si  vous  voyez  le  comte  Georges,  dites-lui...  Mais 
non,  ne  lui  dites  rien.  Si,  par  impossible,  je  réussissais,  il  serait 
temps  de  lui  apprendre  ce  qu'il  doit  à  mes  efforts.  Sinon...  il  vaut 
mieux  qu'il  ignore  toujours  que  j'ai  échoué. 

Le  marquis  Adelardi  rentra  chez  lui  fort  préoccupé,  et  il  prit 
d'abord  avec  distraction  deux  lettres  qui  l'attendaient  sur  la  table. 
Mais  après  les  avoir  ouvertes,  il  les  lut  successivement  avec  un  égal 
intérêt. 

Il  regarda  d'abord  la  signature  de  la  première  : 

— Clément  Dornthal.  C'est  le  cousin  qui  accompagne  notre  belle 
voyageuse.  Les  voilà  donc  arrivés!...  Allons,  le  dénoûment  du 
drame  approche  ;  tâchons  de  jouer  chacun  nos  rôles  avec  prudence. 
Le  mien  n'est  pas  le  plus  facile  de  tous  ! 

Il  ouvrit  l'autre  billet  et  le  parcourut  rapidement. 

— Jeudi  I...  Je  le  verrai  jeudi,  à  deux  heures...  Pauvre  Georges  l 
ce  sera  une  douloureuse  rencontre,  malgré  la  nouvelle  dont  je 
serai  porteur,  et  la  consolante  surprise  qui  l'attend. 

Il  acheva  le  billet,  et  vit  avec  satisfaction  que,  grâce  à  la  puis- 
sante intervention  qui  s'était  mise  en  œuvre  pour  lui,  il  lui  serait 
permis  d'approcher  le  prisonnier,  chaque  jour  pendant  une  heure, 
durant  la  semaine  qui  devait  s'écouler  jusqu'au  départ  du  triste 
convoi  des  exilés. 

— Pauvre  Georges  !  répé-la-t-il  encore.  Se  peut-il  que  nous  en 
soyons  là?. ..Qui  sait  encore?  Si,  comme  on  le  dit,  ce  que  femmt 
veut,  dieu  le  veut,  tout  espoir  ne  serait  peut-être  pas  perdu  ;  car,  si 
je  ne  me  trompe,  voici  deux  volontés  féminines  appliquées  à  le 
servir,  et  assez  énergiques  pour  vaincre  en  sa  faveur  le  sort  le  plus 
contraire.  Deux,  c'est  une  de  trop,  sans  doute,  et  je  viens  de  courir 
un  peu  hardiment  peut-être  le  risque  d'une  collision  redoutable. 
Mais  enfin,  au  point  où  en  sont  les  choses,  elles  ne  peuvent  guère 
empirer.  Si  la  belle  Vera  réussit,  ce  sera  à  Georges  à  se  tirer  de 
la  position  compliquée  où  pourra  le  placer  la  reconnaissance  entre 
celle  qui  l'aura  sauvée  et  celle  qui  était  prête  à  le  suivre.  Si  défini- 


176  REVUE  CANADIENNE. 

tivement,  au  contraire  (comme  cela  n'est  que  trop  probable) 
elle  échoue,  alors  la  chose  devient  fort  simple,  et  il  est  évident 
qu'en  ce  cas  notre  charmante  héroïne  n'aura  point  de  rivale  à  re- 
douter. 


LUI 


Après  toutes  les  surprises  désagréables  qui  s'étaient  succédé  pour 
mademoiselle  Joséphine  pendant  leur  pénible  voyage,  elle  en  avait 
éprouvé  une  d'une  nature  différente,  mais  plus  grande  que  toutes 
les  autres,  en  arrivant  à  son  terme.  Son  imagination,  on  le  sait,  ne 
faisait  jamais  grand  frais  pour  embrasser  ce  qui  dépassait  le  strict 
nécessaire.  Ce  n'était  pas  sans  peine  qu'elle  avait  réussi  à  com- 
prendre que  sa  chère  Gabrielle  était  décidée  à  venir  épouser  un 
inconnu,  lequel  était  condamné  aux  galères,  et  cette  idée  inconce- 
vable semblait  avoir  pénétiédans  son  esprit,à  l'exclusion  de  toutes 
les  autres.  Elle  était  partie  pour  aller  rejoindre  un  prisonnier,  et 
depuis  son  départ  d'Heidelbergelle  se  regai'dait  comme  acheminée 
vers  un  cachot.  Aussi,  lorsqu'elle  entendit  ces  mots  :  ''Nous  som- 
mes arrivés  1  "  et  que  leur  traîneau  passa  sous  la  voûte  d'une  vaste 
porte  cochère,  elle  fui  saisie  d'un  grand  frisson. 

Ce  fut  donc  avec  une  sorte  de  stupéfaction  qu'elle  se  trouva  dans 
un  vestibule  brillamment  éclairé,  conduisant  par  un  large  escalier 
à  une  belle  et  longue  galerie,  puis  à  une  enfilade  de  salons  au  bout 
de  laquelle  oii  introdui>it  les  voyageurs  dans  une  salle  à  manger 
où  les  attendait  un  souper  d'une  recherche  iussi  inconnue  pour 
mademoiselle  Joséphine  que  la  splendeur  avec  laquelle  il  était 
servi.  Elle  regardait  avec  une  mnetle  surprise,  osant  à  peine  tou- 
cher aux  mets  placés  devant  elle,  et  interrogeant  du  regard  ses 
deux  compagnons  avec  une  expression  de  grande  perplexité.  Mais 
tnus  deux  semlilaienl  émus  et  [)réoccupés  au  point  de  ne  rien 
observer  de  ce  (|ui  se  passait  autour  d'eux.  Fidèle  à  son  habitude, 
mademoiselle  Joséphine  s'abstint  pour  le  moment  de  les  ques- 
tionner. 

Lf'  repas  s'acheva  en  silence.  Clément  écrivit  ensuite  un  billet 
qu'un  valet  de  chamhie  se  chargea,  devant  elle,  de  faire  parvenir 
à  M.  le  marquis  ;  puis  les  deux  voyageuses  furent  conduites  dans 
les  appartements  (l'ii  leur  avaient  éle  préparés.  Fleurange  embrassa 
sa  coni{)agne.  lui  souhaita  une  bonne  nuit,  et  inademoisolle  José- 
phine demeura  seule  dans  une  chf'.mbre  telle  qu'elle  n'en  avait 
jamais  vu,  en  face  de  grandes  glaces  où,  pour  la  première  fois  de 
sa  vie,  elle  s'apercevait  de  la  tète  aux  pieds,  et  en  présence  d'un  lit 


FLEURANGE.  177 

à  baldaquin  qu'elle  osait  à  peine  croire  destiné  à  sa  modeste  per- 
sonne, et  où  elle  ne  s'étendit  enfin  qu'avec  un  respect  qui  troubla 
longtemps  son  repos.  Jamais  l'excellenle  Joséphine  ne  s'était  trou- 
vée à  ce  point  hors  de  son  élément.  Elle  se  demandait  avec  sur- 
prise si  c'était  bien  elle-même  qui  était  là,  sous  ces  rideaux  de  soiei 
et  lorsqu'elle  s'endormit  enfin,  elle  rêva  que  Gabrielle,  splendide 
ment  velue,  montait  sur  un  trône,  et  qu'elle,  mademoiselle  José- 
phine, vêtue  de  même,  y  montait  avec  elle-  Ce  sommeil  agitée  ne 
fut  pas  de  longue  durée.  Avant  le  jour  elle  était  debout,  et  elle 
attendit  avec  impatience  que  l'heure  fût  assez  avancée  pour  pou- 
voir quitter  sa  belle  chambre  et  aller  faire  un  voyage  de  décou- 
verte dans  cette  demeure  inconnue  qui,  la  veille  au  soir,  lui  avait 
paru  être  un  palais  de  fées. 

Cette  impression  ne  fut  point  amoindrie  par  la  lumière  du  jour. 
L'appartement  était,  en  réalité,  splendide  et  meublé  avec  le  goût 
que  la  princesse  Catherine  faisait  régner  partout,  et  qui  était  aussi 
recherché  dans  cette  maison,  où  elle  ne  séjournait  que  trois 
mois  de  l'année,  que  dans  le  palais  de  Florence  où  elle  pas- 
sait sa  vie. 

Mademoiselle  Joséphine  alla  donc  d'une  chambra  à  l'autre  dans 
un  état  d'admiration  toujours  croissante  ;  et,  tout  en  se  promenant 
ainsi,  elle  remarqua  que  partout  elle  trouvait  la  même  tempéra- 
ture douce  et  chaude,  et  ceci  lui  sembla  tenir  du  prodige  ;  car 
toutes  les  portes  étaient  ouvertes,  et  non-seulement  elle  ne  voyait 
de  feu  nulle  part,  mais  elle  n'apercevait  pas  aux  fenêtres  la  moin- 
dre vitre  ou  môme  le  moindre  châssis.  Rien,  en  apparence,  ne 
semblait  la  séparer  de  l'air  glacé  du  dehors.:  glacé,  en  vérité,  car 
à  leur  arrivée,  ils  avaient  trouvé  à  Pétersbourg  un  froid  de  15  à 
18  degrés,  et  pourtant...  Que  signifiait  cette  merveille  ?  elle  n'avait 
pas  le  moindre  froid,  bien  que  la  vue  de  ces  grandes  fenêtres  là 
fit  frissonner  et  qu'elle  n'osât  regarder  que  de  loin  la  vue  que  l'on 
découvrait  au-delà. 

C'était  une  vaste  plaine,  couverte  de  neige,  sillonnée  de  routes 
tracées  et  bordées  par  des  branches  de  sapins.  Des  véhicules  de 
toutes  sortes  circulaient  en  tous  sens.  De  loin  en  loin,  de  vastes 
constructions,  et  au  delà,  les  sombres  murs  d'une  forteresse 
flanquée  d'une  égli>^e  dont  la  flèche  dorée  brillait  au  soleil  d'hiver, 
soleil  éclatant  et  sans  chaleur,  qui  répandait  sur  la  neige  un  éclat 
presque  trop  éblouissant  et  dont  la  lumière  trompeuse,  loin  d'an- 
noncer quelque  adoucissement  au  froid  de  la  saison,  était  au  con- 
traire le  signe  le  plus  certain  de  son  impitoyable  rigueur. 

Tout  en  admirant,  en  regardant  et  en  s'étonnant  ainsi,  made- 
moiselle Joséphine  parvint  jusqu'au  dernier  salon  de  l'enfilade,  et 
25  mars  1873.  12 


178  REVUE  CANADIENNE. 

là,  debout  devant  l'une  de  ces  grandes  fenêtres,  elle  aperçut  Fleu- 
range  immobile  et  absorbée  dans  une  si  profonde  rêverie,  qu'elle 
ne  tourna  point  la  tête  à^on  approche. 

—  Ah  !  Gabrielle,  vous  voilà  !  Dieu  soit  loué  !  J'étais  perdue,  et 
je  me  retrouve  en  vous  voyant.  Mais  que  faites-vous  là,, bon  Dieu! 
près  de  cette  fenêtre  ouverte  ? 

Fleurange,  à  ce  mot,  se  retourna  en  souriant. 

—  Ouverte  !  Ma  bonne  Joséphine,  nous  n'y  resterions  pas  long- 
temps vivantes,  vous  et  moi,  vêtues  comme  nous  voilà  ! 

—  En  effet,  je  ne  puis  comprendre  que  je  ne  sois  pas  déjà  glacée, 
et  pourtant... 

Fleurange  lui  fit  signe  d'approcher  (car  la  vieille  fille  se  tenait 
toujours  à  une  distance  respectueuse  de  ces  menaçantes  ouver- 
tures), et  elle  lui  fit  toucher  de  la  main  la  glace  épaisse  qui  formait, 
d'un  seul  morceau,  la  totalité  de  la  fenêtre.  Luxe  inconnu  a  cette 
époque,  ailleurs  qu'à  Pétersbourg,  et  qui  trompait  souvent  même 
des  yeux  moins  inexpérimentés  que  ceux- de   la  simple  Joséphine. 

Rassurée  et  de  plus  en  plus  émerveillée,  celle-ci  demeura  à  côté 
de  Fleurange,  près  de  la  fenêtre,  et  elle  profita  de  l'occasion  pour 
lui  faire  toutes  les  questions  qu'elle  avait  réprimées  jusque-là. 
Peu  à  peu  tout  lui  fut  expliqué,  et  elle  comprit  que  cette  maison 
magnifique  était  celle  de  la  mère  du  comte  Georges. 

—  lui!  se  hasarda-t-elle  à  dire,  lorsque  Fleurange  eut  répondu  à 
toutes  ses  questions.  Lui,  Gabrielle,  où  est-il  ? 

—  Lui  !  répéta  Fleurange,  tandis  que  ses  joues  se  coloraient  et 
ses  yeux  se  remplissaient  de  larmes,  il  est  la  ;  là,  Joséphine,  dans 
les  murs  de  cette  forteresse  qui  est  devant  nos  yeux! 

La  pauvre  Joséphine  fit  un  soubresaut  de  surprise. 

—  Pardon  !  dit-elle.  Si  j'avais  su  cela,  je  n'aurais  rien  dit. 

—  Pourquoi,  Joséphine?...  Oh  !  la  vue  de  ces  murs  ne  me  fait 
pas  peur  !  J'ai  hâte  de  les  franchir,  au  contraire  ;  j'ai  hâte  de 
Quitter  toute  cette  splendeur  qui,  maintenant  comme  autrefois,  me 
sépare  de  lui  !  0  ma  bonne  amie,  il  ne  faudra  pas  me  plaindre,  le 
jour  où  vous  me  saurez  réunie  à  lui  ! 

Ce  langage  passionné  faisait  toujours  à  la  vieille  fille  l'effet  le 
plus  étrange.  Aussi  se  contenta-t-elle  de  répondre  docilement  : 

—  Eh  bien,  ma  chère  petite,  nous  ne  vous  plaindrons  pas  !  C'est 
nous,  moi  et  le  pauvre  Clément,  qu'il  faudra  plaindre  ce  jour-là, 
et  il  ne  faudra  pas  nous  en  vouloir  si... 

Et  en  dépit  d'elle-même,   de    grosses  larmes,  qu'elle  essuya 
promptement,  lui  vinrent  aux  yeux. 
Elle  se  tut  pendant  quelques  instants,  puis  elle  passa  à  un  autre 


FLEURANGE.  179 

sujet,  car  elle  sentait  que  celui-là  la  conduirait  promptement  à  une 
explosion  de  douleur  qu'elle  était  décidée  à  contenir  pour  ne  pas 
affliger  sa  jeune  amie. 

—  Gomment  nomme-ton  cette  grande  plaine  qui  est  là  devant 
nous,  entre  le  quai  et  la  forteresse  ?  dit-elle  bientôt. 

—  Gette  plaine,  répondit  Fleurange  en  souriant,  c'est  la  Neva. 

—  La  Neva  ?... 

—  Oui,  la  rivière  qui  traverse  la  ville. 

—  La  rivière  ?  répéta  mademoiselle  Joséphine.  Allons  donc, 
Gabrielle,  je  sais  bien  que  je  suis  fort  sotte  en  ce  qui  concerne  les 
pays  étrangers,  mais  pas  au  point,  cependant,  de  croire  ce  que 
vous  me  dites-là.  Une  rivière  !...  sur  laquelle  je  vois  de  mes  yeux 
plus  de  cent  voitures,  traîneaux,  chariots  de  toutes  espèces,  qui  se 
croisent  en  tous  sens,  et  des  maisons!  et  des  hangars  !  Et  qu'est-ce 
que  ces  deux  grandes  montagnes  que  j'aperçois  là-bas  ? 

—  Ge  sont  des  montagnes  de  glace,  de  vraies  montagnes  russes, 
Joséphine,  qu'on  a  imitées  en  bois,  il  y  a  trois  ans,  à  Paris  :  vous 
en  souvenez-vous  ?  Gelles-ci,  m'a-t-on  dit,  ne  sont  élevées  à  cette 
place  que  temporairement  pendant  le  carnaval. 

—  Fort  bien  ;  mais  tout  cela  prouve  que  ce  n'est  pas  la  rivière 
et  que  vous  vous  trompez. 

—  Gela  paraît  incroyable,  en  effet,  mais  tout  ce  que  nous  voyons 
là  disparaîtra  au  printemps,  et  il  ne  restera  qu'une  belle  eau  bleue, 
qui  coulera  entre  ce  magnifique  quai  de  granit  et  la  forteresse  ! 
Gependant,  ,]'en  conviens,  ne  l'ayant  jamais  vue,  j'ai  moi-môme 
peine  à  me  le  persuader. 

En  ce  moment  Glément  parut.  Il  était  pâle  et  silencieux,  et  tout 
indiquait  que,  pour  d'autres  raisons  que  mademoiselle  Josépliine, 
sa  nuit  n'avait  pas  été  moins  agitée  que  celle  de  la  vieille  fiUe. 
Après  quelques  paroles  échangées  avec  ses  compagnes,  son  regard 
traversa  la  large  rivière  et  se  fixa,  comme  celui  de  Fleurange,  sur 
les  sombres  murs  de  la  forteresse.        * 

G'était  un  hasard  étrange  qui  les  avait  amenés  là,  précisément 
en  face  de  ce  lieu,  qu'il  regardait  avec  désespoir,  avec  jalousie, 
avec  horreur,  et  cependant  dont  il  ne  pouvait  détourner  ses  yeux. 

—  Là,  pensait-il,  était  donc  le  terme  !  Pour  elle,  le  but  désiré, 
pour  lui,  le  tombeau  de  sa  jeunesse  !  Oui  !  une  fois  qu'elle  aurait 
franchi  ces  murs,  tout* serait  fini  à  jamais,  dût  il  vivre  au  delà  du 
terme  ordinaire.  Sa  vie,  à  lui,  allait  finir,  à  vingt  ans  !... 

Ges  réflexions,  et  d'autres  du  même  genre,  n'étaient  point  faites 
pour  rendre  Clément  aimable  ce  matin-là.  Aussi  était-il,  non;seu- 
lement  sérieux,  ce  qui  lui  arrivait  souvent,  mais,  contre  son  habi- 
tude, sombre  et  taciturne.    Leur  déjeuner  s'acheva  en  silence,  et 


180  REVUE  CANADIENNE. 

ce  fut  ensuite  avec  un  grand  effort  qu'il  parvint  à  reprendre  à  peu 
près  son  attitude  ordinaire. 

—  Ma  cousine,  dit-il  alors,  j'ai  l'air  maussade  ce  matin,  je  le 
sens,  et  je  vous  en  demande  pardon.  Mais,  croyez  que  je  ne  suis 
que  triste,  triste  de  l'heure  qui  s'approche.  Cela  nous  est  bien 
permis,  n'est-ce  pas?  continua-t-il  en  prenant  la  main  de  made- 
moiselle Joséphine  et  vous  n'exigez  pas,  je  pense  Gabrielle,  que 
nous  nous  séparions  de  vous  sans  regret  ? 

—  C'est  ce  que  je  lui  disais  à  l'instant,  dit  la  pauvre  Joséphine, 
en  s'essuyant  les  yeux;  elle  dit  qu'elle  est  heureuse,  qu'il  lui 
tarde  d'être  là-bas — en  jetant  un  regard  à  travers  la  rivière  ; — 
nous  ne  voulons  que  son  bonheur,  cela  est  certain  ;  mais  enfin, 
pour  nous... 

—  Oui,  dit  Clément  avec  un  sourire  d'une  tristesse  amère,  pour 
nous,  les  jours  qui  vont  venir  ne  seront  pas  des  jours  heureux,  et 
nous  avons  décidément  le  droit  d'être  tristes.  Pour  moi,  je  le  suis 
aussi,  Gabrielle,  de  ceux  qui  finissent,  car,  dans  cette  sphère  où 
nous  voici  parvenus,  mon  rôle  est  achevé,  et  je  perds  aujourd'hui, 
sans  retour,  la  joie  de  pouvoir  vous  être  utile  à  quelque  chose. 

Il  parlait  encore  lorsqu'on  annonça  le  marquis  Adelardi. 
Clément  se  leva  à  la  hâte. 

—  Restez,  Clément,  dit  vivement  Fleurange,  restez;  je  veux  que 
cet  excellent  ami  vous  connaisse. 

—  Je  le  veux  aussi,  mais  pas  en  ce  moment.  Dites-lui  que  de- 
main, oui,  demain  matin...  ou  même  ce  soir,  s'il  veut  me  recevoir, 
je  me  présenterai  chez  lui  ;  ne  me  retenez  pas  maintenant. 

Et,  avant  que  le  marquis  eût  paru,  Clément  était  parti.  Il  se 
sentait  de  trop  dans  cette  rencontre  qui,  pour  Fleurange,  était  en 
effet,  bien  loin  d'être  indifférente.  Revoir  l'ami,  le  confident  de 
Georges,  celui  qui,  dans  ce  moment  solennel,  allait  être  entre  eux 
un  intermédiaire  autorisé  par  sa  mère  I...  Il  y  avait  bien  dans  ses 
pensées  de  quoi  se  sentir  émue  !  Adelardi  au  surplus  lui  avait  tou- 
jours inspiré  sympathie  et  confiance,  et,  dans  ce  monde  nouveau 
où  elle  se  trouvait,  elle  comprenait  combien  son  expérience  lui 
serait  utile  et  bienfaisante,  car  Clément  avait  eu  raison  de  dire, 
tout  à  l'heure,  qu'ici  il  ne  pouvait  plus  rien.  Il  était  aussi  igno- 
rant qu'elle-même  des  habitudes  et  des  usages  de  la  cour.  Et» 
cependant,  pour  obéir  aux  instructions  de  la  princesse  Catherine, 
son  premier  soin  devait  être  de  sefaire  présenter  à  l'impératrice. 
Perspective  formidable,  dout  elle  était  mille  fois  plus  effrayée  que 
de  tout  ce  qui  l'attendait  au  delà.  Elle  accueillit  do'nc  le  marquis 
avec  une  confiance  enfantine,  et  celui-ci  sentit  redoubler  à  sa  vue 
l'attrait  qu'elle  lui  avait  toujours  inspiré.  C'était  cette  même  beauté, 


FLEURANGE.  181 

cette  même  simplicité  ;  c'était  surtout  ce  charme,  unique  à  ses 
yeux  blasés,  de  ne  ressembler  à  aucune  autre  I  Le  nouveau  genre 
de  courage  dont  elle  se  montrait  capable  lui  faisait  aussi  apprécier 
davantage  celui  qu'elle  avait  manifesté  en  se  séparant  de  Georges, 
et  lui  révélait  toute  l'étendue  du  sacrifice  accompli  naguère  avec 
tant  de  fermeté. 

La  mission  qui  avait  été  confiée  à  Adelardi  prit  donc  à  ses  yeux 
un  caractère  plus  grave  qu'auparavant,  et  il  fut  un  instant  tenté 
de  se  reprocher  d'avoir  appelé  la  veille  au  secours  de  Georges  une 
rivale,  et  peut-être  une  ennemie  de  la  charmante  fille  qui  était  là 
devant  lui. 

Toute  réflexion  faite  pourtant,  il  ne  put  regretter  cette  dernière 
tentative  en  faveur  de  son  ami.  Si  elle  échouait  et  si,  par  hasard, 
Vera  était  entité  tentée  de  voir  avec  déplaisir  iine  autre  accom- 
plir l'acte  de  dévouement  dont  elle  s'était  déclarée  incapable,  11 
avait  pris  quelques  précautions  pour  la  dérouter,  et  il  se  flattait 
que  la  grâce  serait  obtenue  avant  qu'elle  eût  découvert  par  qui  elle 
était  implorée. 

En  attendant,  la  demoiselle  d'honneur  avait  été  exacte.  Le  mar- 
quis apportait  déjà  sa  réponse,  et  il  la  mit  en  ce  moment  entre  les 
mains  de  sa  jeune  amie. 

—  Votre  demande  est  accordée  :  "  Mademoiselle  Fleurange 
d'Tves  sera  reçue  par  Sa  Majesté,  jeudi  à  deux  heures. 

"  V.  L." 

—  Après-demain  !  dit  Fleurange  avec  émotion.  Puis  elle  pour- 
suivit en  rougissant  : — Mais,  comment  se  fait-il  que  ce  nom,  que 
je  ne  porte  plus  depuis  si  longtemps,  se  trouve  dans  ce  billet  ? 

—  C'est  bien  te  vôtre,  n'est-ce  pas?  répondit  éyasivement  le 
marquis. 

—  Oui,  c'est  le  mien,  mais... 

Elle  s'arrêta.  Un  souvenir  particulier  s'attachait  maintenant 
pour  elle,  au  nom  de  Fleurange.  Depuis  plus  de  trois  ans,  Georges 
seul  l'avait  prononcé.  Et,  un  jour,  à  jamais  gravé  dans  sa  mémoire, 
il  lui  avait  dit  "  qu'il  gardait  ce  nom  pour  lui,  pour  lui  seul" 

Elle  regretta  de  le  trouver  là,  écrit  de  cette  main  étrangère,  et 
en  éprouva  un  serrement  de  cœur  involontaire. 

—  J'aurais  mieux  aimé  que  cette  demande  eût  été  faite  sous  le 
nom  que  je  porte  toujours. 

—  Pardonnez-moi  ;  en  ce  cas,  je  suis  le  coupable,  dit  Adelardi; 
j'ai  cru  la  chose  indifTérente,  et  il  m'a  semblé  que  le  nom  de  Fleu- 
range fixerait  mieux  l'attention  de  celle  dont  vous  devez  implorer 
la  faveur,  et  resterait  plus  sûrement  dans  sa  mémoire. 


182  REVUE  CANADIENNE. 

Ce  n'était  là  qu'un  prétexte  qui  lui  vint  à  l'esprit  pour  répondre 
à  une  question  qu'il  n'avait  pas  prévue.  Son  véritable  motif  avait 
été  de  dissimuler  à  la  demoiselle  d'honneur  un  autre  nom  qui  lui 
eût  peut  être  été  moins  étranger,  et  auquel  pouvait  se  rattacher 
dans  son  esprit  quelque  prévention  contraire  au  succès  de  la  de- 
mande doîit  elle  s'était  faite  l'intermédiaire. 


LIV 


Deux  heures  venaient  de  sonner.  Vera,  selon  sa  coutume,  atten- 
dait dans  le  salon  qui  précédait  celui  où  l'impératrice  donnait  ses 
audiences,  La  porte  fut  bientôt  ouverte  par  un  huissier,  et  la  per- 
sonne qui  était  attendue  ce  jour-là  parut  en  présence  de  celle  qui 
devait  l'introduire. 

Il  y  eut  de  la  part  de  l'une  et  de  l'autre  un  premier  et  involon^ 
taire  mouvement  de  surprise. 

Fleurange  s'arrêta  incertaine  ;  l'aspect  de  Vera  ne  répondait  en 
rien  à  l'idée  qui  s'était  présentée  à  son  esprit  lorsqu'on  lui  avait 
annoncé  *'  qu'à  la  porte  de  Sa  Majesté,  elle  trouverait  la  demoiselle 
d'honneur  de  service,"  et  elle  se  demanda  un  instant  si  elle  était 
en  présence  de  l'impératrice  elle-même. 

Vera,  de  son  côté,  s'attendait  encore  moins  à  voir  une  suppliante 
telle  que  celle  qui  venait  de  paraître. 

La  princesse  Catherine,  qui  pensait  à  tout,  avait  eu  soin,  en 
effet,  de  disposer  pour  ce  grand  jour  la  toilette  de  celle  que,  dans 
ce  moment,  elle  regardait  comme  la  fiancée  de  son  fils  ;  et,  l'heure 
venue,  la  jeune  fille  ouvrit  un  coffre,  mis  à  part  dans  son  bagage 
et  obéit  docilement  aux  instructions  qu'elle  y  trouva  écrites  de  la 
main  de  la  princesse,  avec  le  costume  qu'elle  devait  revêtir. 

C'était  cependant  une  robe  noire,  comme  le  voulait  alors  l'éti- 
quette, mais  c'était  une  robe  de  cour,  et  la  princesse  s'était  complu 
à  la  rendre  aussi  magnifique ;que  possible.  Fleurange,  ainsi  vêtue, 
était  éclatante.  Pour  tous  bijoux,  néanmoins,  elle  ne  portait 
qu'une  chaîne  d'or,  à  laquelle  était  suspendue  une  croix  cachée 
dans  son  corsage  (don  précieux  de  son  père,  qu'elle  ne  quittait 
jamais),  et  à  son  bras  droit  était  attaché  un  bracelet  que  la  prin- 
cesse Catherine  avait  ôté  du  sien,  pour  le  donner  à  la  jeune  fille, 
la  veille  de  son  départ,  en  l'assurant  qu'il  lui  porterait  bonheur. 
Sur  sa  tête  aucun  ornement  ;  mais  ses  beaux  cheveux  relevés  et 
tressés  d'une  manière  inusitée  à  cette  époque,  gracieuse  toutefois, 
aussi  bien  que  frappante,  et  qui  ajoutait  un  charme  original  de 


FLEURANGE.  183 

plus  à  celui  de  toute  sa  personne,  assez  noble  pour  sembler  être 
née  à  la  cour,  assez  simple  pour  indiquer  avec  évidence  qu'elle  y 
paraissait  pour  la  première  fois. 

Les  deux  jeunes  filles  se  regardèrent,"  et,  ainsi  que  nous  Tavons 
dit,  leur  surprise  fut  mutuelle.  Mais  ce  ne  fut  qu'un  instant. 

Vera  s'avança  : 

—  Mademoiselle  Fleurange  doives,  n'est-il  pas  vrai  ?  dit  elle. 
Fleurange  s'inclina. 

^-L'impératrice  vous  attend,  suivez-moi. 

Elle  la  précéda,  et,  arrivée  à  la  porte  qu'elle  allait  ouvrir,  elle 
lui  dit  : 

—  Otez  le  gant  de  votre  main  droite,  c'est  l'étiquette,  et  remettez 
votre  supplique  de  cette  main  là. 

Fleurange  obéit,  et  déganta  machinalement  sa  belle  main,  dans 
laquelle  tremblait  le  papier  qu'elle  tenait.  Elle  s'arrêta  un  instant, 
pâle  et  émue. 

—  N'ayez  pas  peur,  mademoiselle,  lui  dit  la  demoiselle  d'hon- 
neur d'une  voix  encourageante.  Sa  Majesté  est  la  bonté  même,  et 
vous  n'avez  rien  à  craindre.  Elle  est,  d'ailleurs,  on  ne  peut  mieux 
disposée  à  vous  bien  recevoir. 

Il  n'y  eut  plus  le  temps  d'ajouter  une  parole. 

La  porte  venait  de  s'ouvrir.  Vera  entra  la,  première,  elle  s'in- 
clina, et  fît  passer  Fleurange  devant  elle.  Puis,  après  une  nouvelle 
et  profonde  révérence,  elle  se  retira,  laissant  la  jeune  fille  seule 
avec  l'impératrice. 

L'audience  dura  au  delà  d'une  demi-heure,  et  Vera,  bien  qu'ac- 
coutumée à  attendre,  commençait  à  trouver  le  temps  long,  lorsque 
la  porte  se  rouvrit,  et  Fleurange  reparut.  Elle  avait  le  visage  ému, 
les  yeux  brillants  et  hunaides.  En  apercevant  Vera,  elle  s'arrêta  et 
lui  prit  les  mains. 

—  Oh!  vous  aviez  raison,  dit-elle.  Sa  Majesté  a  été  pour  moi 
d'une  adorable  bonté  I  Mais  je  sais  aussi  ce  que  je  vous  dois  !  Je 
sais  que  c'est  grâce  à  vous  que  j'ai  été  exaucée,  même  avant  d'être 
entendue.  Que  Dieu  vous  récompense,  mademoiselle,  et  vous 
rende  ce  que  vous  avez  fait  pour  moi  î 

Vera  répondit  à  cette  expansion  avec  une  cordialité  qui  ne  lui 
était  pas  toujours  d'habitude.  Puis  elle  accompagna  Fleurange 
jusqu'à  la  porte.  Là,  en  se  disant  adieu,  leurs  yeux  se  rencontrè- 
rent, et  une  même  impulsion  leur  fit  faire  à  toutes  deux  un  léger 
mouvement...  Mais  un  peu  de  timidité  d'une  part,  un  peu  de  hau- 
teur de  l'autre  les  arrêta,  et  les  deux  Jeunes  filles  se  quittèrent  sans 
s'être  embrassées. 


184  REVUE  CANADIENNE. 

Vera  retourna  lentement  sur  ses  pas  et  rentra  dans  le  salon  de 
l'impératrice.  Dès  que  celle-ci  l'aperçut  : 

—  Eh  bien,  Vera,  qu'en  dites-vous?  Avez-vous  jamais  vu  une 
plus  charmante  apparition? 

—  Cette  jeune  fille  est  en  effet  bien  belle,  dit  Vera  d'un  air 
pensif;  elle  a  des  yeux  comme  je  n'en  ai  jamais  vu. 

—  Oui,  en  vérité  !  des  yeux  qui  vous  regardent  si  bien  en  face  I 
un  regard  si  simple,  si  droit,  presque  si  assuré,  s'il  n'était  pas  si 
doux  !  Je  n'ai  pas  eu  de  peine,  je  vous  en  réponds,  à  lui  promettre 
d'envoyer  et  de  recommander  sa  requête.  Tenez,  elle  est  là,  je  n'ai 
pas  même  voulu  la  lire.  Je  suis  décidée  à  faire  accorder  à  cette 
charmante  fille  tout  ce  qu'elle  demande.  Il  me  sufQt  de  savoir 
qu'elle  aime  un  de  ces  condamnés  et  qu'elle  veut  l'épouser  pour  le 
suivre.  On  ne  lui  refusera  pag  cette  terrible  faveur,  je  m'en  fais  le 
garant. 

L'impératrice  alla  se  rasseoir  dans  un  grand  fauteuil. 

—  Mais  quels  fous  sont  les  hommes  1 — poursuivit-elle,  après  un 
moment  de  silence. — Jeter  ainsi  dans  de  folles,  aventures  le  bon- 
heur des  autres  avec  le  leur  I  En  vérité,  j'admire  ces  femmes  que 
rien  ne  rebute,  que  rien  n'épouvante  et  qui  se  sacrifient  ainsi  pour 
ces  égoïstes. 

—  Oui,  dit  Vera,  leur  dévouement  est  sans  doute  admirable  ; 
mais  les  femmes  qui  implorent,  qui  supplient,  qui  détournent  enfin 
le  châtiment  de  la  tête  des  coupables,  ont  aussi  un  bien  beau  rôle, 
madame,  un  rôle  que  ces  malheureux  ont  sujet  de  bénir. 

—  Je  vous  comprends,  Vera.  Vos  grands  yeux  suppliants  n'ont 
rien  à  me  rappeler  ni  à  me  reprocher  :  j'ai  déjà  dit  à  l'empereur 
tout  ce  que  j'ai  appris  de  vous  hier.  Il  faut  laisser  maintenant  sa 
magnanimité  le  guider  et  ne  plus  l'importuner. 

Ces  mots  furent  dits  avec  un  léger  accent  d'autorité,  et  quelques 
instants  de  silence  les  suivirent. 

Vera  avec  un  mélange  de  tristesse  et  d'humeur,  demeura  immo- 
bile et  les  yeux  baissés,  attendant  que  sa  souveraine  lui  donnât  ses 
ordres. 

Dans  cette  attitude,  elle  aperçut  à  ses  pieds,  sur  le  tapis,  un  bra- 
celet qu'elle  ramassa,  pour  le  rendre  à  sa  maîtresse,  lorsque  celle- 
ci  le  reconnut  : 

—  Ah  !  dit-elle,  c'est  le  talisman  que  cette  charmante  créature 
portait  tout  à  l'heure  à  son  bras.  Cardez-le,  Vera,  vous  le  lui  ren- 
verrez demain  avec  la  réponse  qu'elle  attend. 

Vera  regarda  curieusement,  le  bracelet  :  c'était  une  épaisse 
chaîne  d'or,  fermée  par  une  cornaline  d'un  rouge  foncé,  sur  la- 
quelle était  gravé  un  talisman.    Ce  bijou  ne  lui  était  pas  absolu- 


FLEURANGE.  185 

ment  inconnu.  Elle  avait  vu  à  quelqu'un  un  bracelet  pareil  à  celui- 
là.  Elle  en  était  sû-re,  mais  à  qui?  Elle  ne  pouvait  en  ce  moment 
se  le  rappeler. 
Tandis  qu'elle  faisait  cet  examen,  l'impératrice  poursuivit  : 
' —  Maintenant,  sans   perdre   de  temps,    mettez-vous  là,  à  cette 
table,  et  écrivez  de  ma  part  au  prince  W...,  de  ma  part^  entendez- 
vous?  Joignez  cette  supplique  à  votre  lettre,  et  dites  que  je  désire 
que  la  demande  qu'elle  contient  soit  accordée  et  que  je  le  prie  de 
m'envoyer  la  réponse  (la  réponse  favorable)  demain  matin  au  plus 
tard.    Dès  qu'elle   arrivera,  vous  l'enverrez  sans  retard,  en  mon 
nom,  à  cette  jolie  fille.    Elle  demeure  da  ns  la  maison  de  la  prin- 
cesse Catherine  Lamianoff.  sur  le  grand  quai. 
Vera  tressaillit  légèrement. 

—  De  la  princesse  Catherine  ? 

—  Oui,  mais  hâtez-vous  de  faire  ce  qu'il  y  a  de  plus  pressé. 
Vera  regarda  de  nouveau  le  bracelet:  ce    nom  venait  de  fixer  le 

vague  souvenir  imparfaitement  réveillé   tout  à  l'heure  ;  c'était  à 
elle,  à  la  princesse  Catherine  qu'elle  avait  vu  ce  bracelet. 

—  Voyons,  Vera,  à  quoi  pensez-vous? 

—  A  rien,  madame.  Pardon. 

—  Ecrivez  alors  bien  vite  ce  que  je  vous  ai  dit,  et  faites  porter  la 
lettre  et  son  contenu  sans  retard. 

Vera  obéit  sans  répliquer.  Elle  prit  la  supplique  et  s'approcha 
d'une  table  placée  dans  la  profonde  embrasure  de  l'une  des  fenê- 
tres, devant  laquelle  un  treillage  d'or  couvert  de  plantes  grim- 
pantes formait  un  véritable  paravent 

Dès  qu'elle  fut  à  cette  place,  où  elle  ne  pouvait  plus  être  aperçue, 
et  avant  de  commencer  à  écrire  la  lettre  qui  lui  avait  été  dictée, 
elle  ouvrit  vivement  la  supplique  et  la  parcourut  des  yeux.  Ce 
regard  suffit  pour  justifier  le  soupçon  qui.  venait  de  naître.  Une 
pâleur  mortelle  couvrit  son  visage  ;  ses  traits,  si  calmes  d'ordinaire, 
furent  subitement  transformés  par  la  plus  violente  explosion  de 
courroux  et  de  haine.  Elle  froissa  le  papier  et  demeura  immobile 
sur  la  chaise  où  elle  était  tombée,  hors  d'état  d'agir,  de  penser,  de 
se  rappeler  ni  où  elle  était,  ni  ce  qu'elle  avait  à  faire. 

Enfin  elle  revint  à  elle  et  fît  un  effort  pour  rassembler  ses  idées. 
Les  instants  s'écoulaient  :  l'impératrice  allait  s'étonner  du  tem'^s 
qu'elle  mettait  à  lui  obéir.  Elle  prit  donc  une  plume  ;  mais  elle 
avait  à  peine  tracé  quelques  mots  d'une  main  tremblante,  lorsqu'un 
bruit  inusité  à  cette  heure,  se  fit  entendre  dans  la  cour:  le  tam- 
bour battait,  le  poste  se' mettait  sous  les  armes.  Vera  se  leva  avec 
surprise  et  regarda  par  la  fenêtre.  L'empereur  arrivait  dans  son 
traîneau,  seul,  et  sans  Ciicorte,  selon  sa  coutume,  quoique  cette 


186  REVUE  CANADIENNE. 

heure  ne  fût  pas  celle  où  il  venait  d'ordinaire.  Peu  après,  les  portes 
du  salon  s'ouvrirent.  C'était  pour  Vera  le  signal  de  quitter  la  cham- 
bre. Elle  déchira  le  billet,  mit  la  supplique  dans  sa  poche  et,  au 
moment  où  l'impératrice  s'avançait  au-devant  de  son  époux,  la 
demoiselle  d'honneur  disparaissait  par  la  petite  porte  et  rentrait 
précipitamment  dans  sa  chambre  située  tout  près  de  l'appartement 
de  sa  souveraine. 

Une  heure  tout  entière  se  passa,  elle  n'aurait  su  dire  comment. 
Elle  avait  su  prendre  sur  elle-même,  dissimuler  souvent,  et  même, 
aux  yeux  de  presque  tous,  déguiser  tout  à  fait  la  véhémence  d'un 
sentiment  que  le  dépiU  avait  faiblement  combattu  et  qui  s'était 
regardé  comme  assuré  de  vaincre  un  jour  tous  les  obstacles.  Quels 
étaient-ils  d'ailleurs  ces  obstacles  ?  Georges,  l'époux  choisi  par  elle 
dès  son  enfance,  n'avait-il  pas  témoigné  assez  visiblement  naguère 
l'attrait  qu'il  éprouvait  pour  elle  ?  Et  cet  avenir  préparé  pour  eux 
dès  le  berceau,  n'avait-il  pas,  tout  autant  qu'elle,  semblé,  en  appe- 
ler de  ses  vœux  la  réalisation?  Depuis,  il  est  vrai,  un  nuage  avait 
passé  sur  ce  brillant  horizon,  et  lorsqu'elle  l'avait  revu,  Georges 
n'était  plus  le  même...  Pourquoi  ?  elle  avait  cherché  à  le  savoir  ; 
mais  tout  ce  qu'elle  avait  pu  recueillir,  c'était  qu'une  jeune  fille, 
une  obscure  demoiselle  de  compagnie  au  service  de  sa  mère  l'avait 
un  instant  fasciné,  et  elle  avait  alors  entendu  murmurer  tout  bas 
le  nom  de  Gabrielle  ;  mais  la  fière  Vera  ne  s'inquiétait  pas  pour  si 
peu.  L'avenir  était  à  elle,  et  elle  l'attendait  sans  crainte,  lorsque 
la  nouvelle  du  crime  et  de  l'infortune  de  Georges  vint  la  frapper 
comme  un  coup  de  foudre,  et  lui  faire  mesurer  en  même  temps  par 
la  vivacité  de  sa  douleur  la  profondeur  de  sa  tendresse  pour  lui. 
Elle  n'avait  plus  eu  dès  lors  qu'une  pensée  :  fléchir  l'empereur, 
obtenir  la  grâce  de  Georges,  le  ramener  encore  à  elle  ;  et  son  pre- 
mier échec  ne  lui  avait  pas  ôté  l'espoir  de  réussir.  Mais  tandis  que 
son  influence,  sa  passion,  ses  efforts,  étaient  encore  demeurés  sans 
résultat,  une  autre...  et  quelle  autre  !  (Vera  malgré  son  orgueil, 
n'était  ni  assez  vaine,  ni  assez  sotte  pour  n'avoir  pas  reconnu  le 
charme  redoutable  contre  lequel  elle  allait  avoir  à  lutter)...  une 
autre,  jeune,  belle  autant  qu'elle,  plus  qu'elle,  éclipsait  en  un  ins- 
tant, par  un  acte  héroïque,  tout  ce  que  son  propre  dévouement 
avait  jamais  rêvé,  et  allait  au-delà  du  terme  qu'il  eût  osé  franchir  l 
Comment  douter  des  sentiments  de  Geoi'ges,  lorsque  celle  qu  elle 
venait  de  voir  apparaîtrait  dans  sa  prison?  Gomment  lutter  ?  que 
faire  ?  qui  était-elle  d'ailleurs,  qui  était  cette  femme  qui  se  mon- 
trait ainsi  soudain  entre  eux  ?  cette  femme  qui  avait  l'air  d'un 
ange  et  qu'elle  haïssait  comme  si  elle  eût  été  un  démon?  Tout  à 
coup  une  idée   traversa  son  esprit  comme  un  trait  de  lumière  : 


FLEURANGE.  187 

''  Serait-ce  là  Gabrielle  ?  "  s'écria-t-elle  tout  haut.  Mais  avant  que 
Vera  eût  le  temps  de  s'arrêter  à  cette  pensée  et  de  calmer  l'agita- 
tion nouvelle  qu'elle  avait  fait  naître,  le  son  de  la  petite  clochette 
interrompit  cette  rêverie  agitée.  Vera  se  leva,  avec  quelque  sur- 
prise toutefois,  car  le  signal  accoutumé  du  départ  de  l'empereur  ne 
s'était  pas  fait  entendre,  et  il  était  bien  rare  qu'elle  fût  admise  en 
tiers  lorsqu'il  était  présent;  mais  son  hésitation  ne  dura  qu'un 
instant,  car  la  clochette,  vivement  agitée,  répéta  son  appel  :  Vera 
se  hâta  alors  d'y  répondre,  et,  tandis  qu'à  la  vue  de  son  souverain 
elle  s'arrêtait  à  la  porte  avec  embarras  et  s'inclinait  profonde inént, 
elle  entendit  l'impératrice,  avec  un  mélange  de  bonté  et  d'impa- 
tience, s'écrier  : 

— Arrivez  donc,  Vera  !  L'empereur  veut  vous  parler,  et  c'est  lui 
que  vous  faites  attendre  ! 

Mme.  Chaven. 

{A  continuer.) 


EXPLORATION  GEOLOGIQUE  DU  CANADA. 

(RAPPORT  DES  OPÉRATIONS  DE  1871.) 


Il  est  assez  rare  que  les  documents  parlementaires  aient  un  suc- 
cès de  vogue  parmi  les  hommes  qui  s'occupent  de  l'étude  des 
sciences  et  des  lettres.  On  lit  ces  choses  parce  qu'on  y  est  forcé 
ou  que  des  intérêts  directs,  matériels^  je  dirai  même,  nous  y  enga- 
gent. 

Deux  Livres  bleus  formant  partie  des  documents  de  la  session  de 
1872  offrent  néanmoins  une  heureuse  exception  à  la  monotonie 
forcée  de  la  prose  administrative  et  parlementaire. 

Je  veux  parler  du  "  Rapport  de  L'Hon.  L.  H.  Langevin,  G.  B., 
sur  la  Colombie  Britannique  "  et  des  Rapports  de  la  Commission  Géo- 
logique pour  1871." 

L'ouvrage  de  L'Hon.  Ministre  des  Travaux  Publics  a  été  longue- 
ment commenté  et  cité,  toujours  avec  éloges,  par  les  journaux  de 
tous  les  partis.  Les  consuls  étrangers  ont  tenu  spécialement  à  le 
faire  connaître  dans  les  pays  qu'ils  représentent  chez  nous,  et  cela 
avec  grande  raison  parcequ'il  contient  les  renseignements  les  plus 
exacts  et  des  plus  complets  publiés  jusqu'à  ce  jour  sur  ce  pays  loin- 
tain où  la  nature  s'est  plue  à  réunir  toutes  ses  grandeurs  et  ses 
richesses,  dans  le  règne  végétal  et  minéral. 

Là  doit  se  borner  ce  que  j'ai  à  dire  sur  ce  volume  et  j'en  arrive 
tout  de  suite  aux  '*  Rapports  de  la  Commission  Géologique." 

Ces  rapports  forment  un  volume  de  150  pages  environ  et  voici 
la  table  abrégée  des  matières  qu'il  contient  : 

"  1.  Journal  et  rapport  des  explorations  préliminaires  à  la 
Golombi*  Anglaise,  par  M.  Alfred  R.  G.  Selwyn. 


EXPLORATION  GÉOLOGIQUE  DU  CANADA.  189 

2.  Rapport  sur  la  région  houillère  de  la  Côte  Est  de  l'Ile  Van- 
couver, avec  une  carte  de  la  distribution  des  gisements,  par  M. 
James  Richardson. 

3.  Rapport  des  explorations  et  études  de  la  région  entre  le  Lac 
Supérieur  et  le  Lac  Albany,  par  M.  Robert  BelL 

4.  Rapport  préliminaire  des  explorations  et  études  dans  la  région 
entre  le  Lac  St.  Jean  et  le  Lac  Mistassini,  par  M.  Walter  McOuat. 

5.  Rapport  des  explorations  et  études  dans  les  comtés  de  Leeds, 
Frontenac  et  Lanark,  province  d'Ontario,  avec  un  plan  du  canton 
de  Marmora,  indiquant  la  position  des  mines  d'or  exploitées,  et  la 
direction  de  la  zone  aurifère,  par  M.  H.  G.  Vennor. 

6.  Rapport  des  explorations  géologiques  au  Nouveau-Brunswick, 
par  le  professeur  L.  W.  Bailey. 

7.  Relevé  des  statistiques  des  mines  et  des  produits  minéraux  du 
Canada,  dressé  d'après  les  rapports  officiels  et  autres  sources,  par 
M,  Charles  Robb." 

Le  volume  en  question  porte  le  No.  31  des  Documents  de  la 
Session  de  1872,  et  il  vient  d'être  publié  simultanément  en  anglais 
et  en  français. 

L'Hon.  M.  Langevin  visitait  la  Colombie  Britannique  en  admi- 
nistrateur ;  M.  Alfred  Selwyn  s'y  est  rendu  à  titre  de  géologue,  et 
des  instructions  qui  lui  furent  données  par  L'Hon.  Joseph  How^e,  je 
citerai  le  passage  suivant  qui  indique  bien  l'objet  principal  de  la 
mission  dont  il  était  chargé  :  — 

'■'•  Quant  à  la  région  que  vous  devez  d'abord  étudier,  vous 
vous  guiderez  d'après  votre  propre  jugement  et  les  renseignements 
que  vous  pourrez  obtenir  sur  les  lieux.  Mais  il  est  avant  tout 
désirable  et  important.de  recueillir  autant  de  renseignements  que 
possible  sur  la  structure  géologique  et  l'existence  de  minéraux 
utiles  dans  le  voisinage  des  lignes  qui  seront  explorées  par  les  par- 
tis d'ingénieurs  et  sur  l'une  ou  l'autre  desquelles  devra  passer  le 
chemin  de  fer  du  Pacifique  projeté," 

Parti  de  Montréal  le  26  juin,  M.  Selv^^yn  arrivait  à  San  Francisco 
le  3  juillet  d'où  il  repartit  le  6  et  atteignit  Victoria,  capitale  de  la 
Colombie,  le  15  du  même  mois.  On  voit  que,  même  par  la  route 
détournée  qu'il  faut  nécessairement  suivre  aujourd'hui  pour  se 
rendre  à  la  Colombie,  le  voyage  ne  demande  que  quinze  jours  • 
quelquefois  même  on  peut  le  faire  en  moins  de  temps. 

Conformément  à  ses  instructions,  M.  Selwyn  se  met  immédiate- 
ment en  communication  avec  les  ingénieurs  chargés  de  l'explora- 
tion de  la  ligne  du  Pacifique,  et  il  se  décide  à  accompagner  le  par- 
ti de  M.  McLennan.    Il  remonte  la  rivière  Fraser  en  vapeur  et  va 


190  REVUE  CANADIENNE. 

établir  son  premier  campement  près  de  Yale  à  environ  200  milles 
de  Victoria. 

On  était  alors  au  28  juillet.  C'est  à  cette  date  que  commence 
l'exploration  proprement  dite.  Je  n'entreprendrai  pas  d'en  relater 
ici  les  détails.  Il  faut  lire  le  rapport,  qui  est  à  la  fois  instructif  et 
intéressant,  et  dont  je  me  bornerai  à  citer  quelques  passages. 

La  région  située  à  l'ouest  des  Montagnes  Rocheuses  semble  être 
vraiment  féerique,  au  dire  de  tous  les  voyageurs  :  Les  montagnes, 
le9^  arbres  y  sont  gigantesques  ;  la  végétation  y  est  d'une  grande 
richesse,  et  l'on  peut  dire  la  môme  chose  de  ses  ressources  minéra- 
les, bien  qu'on  n'ait  pu  encore  les  étudier  que  sommairement,  car, 
dans  trois  ou  quatre  mois,  M.  Selwyn,  et  son  parti  d'exploration, 
ont  franchi,  à  pied  et  en  canot,  la  distance  énorme  dont  voici  le 
détail  : 

De  Kamloops  à  Glearwater 75  milles 

"  "  la  rivière  au  Radeau 82  " 

"  "  la  rivière  Mad 105i  " 

'•  "  la  rivière  Bleue 156  " 

"  "  la  traverpe  au  bras  du  Lac  Albreda 186J  " 

"  "  la  rivière  au  Canot 216^  " 

"  la  Cache  de  la  Tête  Jaune 232^  " 

"  au  lac  aux  Orignaux ^251^  " 

"  à  la  fin  du  voyage... 267è  '• 

Total 1,573  milles 

Suivent  les  évaluations,  calculées  approximativement  d'après  une 
série  d'observations  barométriques.  Les  chiffres  ci-dessous  excè- 
dent probablement  un  peu  ceux  que  donneraient  des  mesurages 
précis  au  théodolite. 

Kamloops 1250  pieds. 

Glearwater 1403 

Rivière  an  Radeau 1410  " 

Camp  du  ruisseau  aux  Oies  sauvages,  3^  milles  en  aval  de 

la  Rivière  Bleue 2214  " 

Traverse  à  la  jonction  du  bras  du  lac  Albreda 2370  ' 

LacAlbreda 3063  " 

Rivière  au  Canot , 2484  " 

Lac  aux  Atocas 2511  " 

Cache  de  la  Tête  Jaune 2430  " 

Grandes  Fourches 2889  '' 

Lac  aux  Orignaux 3600  " 

Fin  du  voyage  au  lac  Cowdung  (Lac  à  la  Bouse  de  Vache)  3654  " 

A  la  page  50  de  son  rapport,  M.  Selwyn  donne  un  excellent 
aperçu  de  la  configuration  géographique  de  la  Colombie  : 

'*  Sur  le  continent,  la  Colombie  Anglaise  est  bornée  au  sud  par 
le  quarante-neuvième  celxle  de  latitude  ;  à  l'est,  par  la  chaîne  prin- 
cipale   des    Montagnes  Rocheuses  ;  au  nord,  par  le  cinquante- 


EXPLORATION  GÉOLOGIQUE  DU  CANADA.         191 

septième  cercle  de  latitude  et  par  la  ligne  frontière  du  territoire 
d'Alaska  qui  appartient  aux  Etats-Unis  ;  à  l'ouest  par  l'Océan  Paci- 
fique et  le  détroit  de  Géorgie  jusqu'au  quarante-ne  uvième  cercle 
de  latitude.  La  province  comprend  actuellement  l'île  de  Vancou- 
ver, qui  formait  autrefois  une  colonie  séparée,  et  les  îles  de  la 
Reine  Charlotte,  ainsi  que  plusieurs  petites  îles  dans  le  détroit  de 
Géorgie.  Une  ligne  traversant  le  centre  de  la  province  depuis  le 
coin  sud-est,  sur  le  quarante-neuvième  cercle  de  latitude  jusqu'à 
la  frontière  de  l'Alaska  sur  le  havre  de  Nasse,  a  près  de  neuf  cents 
railles  de  long,  et  la  largeur  moyenne  de  la  province,  depuis  la 
côte  du  détroit  de  Géorgie  jusqu'au  sommet  des  Montagnes  Rocheu- 
ses, est  d'environ  trois  cents  milles  ;  par  suite,  la  superficie  de  la 
province  est  d'environ  270,000  milles  carrés.  Pemberton,  dans  son 
ouvrage  intitulé  :  Facts  and  Figures  relating  to  Brilish  Columbia  and 
Vancouver  Island  (publié  en  1860),  dit  que  la  superficie  de  la  Colom- 
bie Anglaise  est  trois  fois  celle  de  l'Angleterre,  et  que  l'Ile  Vancou- 
ver seule  est  aussi  étendue  que  la  moitié  de  l'Irlande,  ce  qui 
représente,  respectivement,  311,517  milles  carrés  et  15,937  milles 
carrés."  • 

De  l'étude  géologique  (p.  51-66)  que  M.  Selwyn  publie  dans  son 
rapport,  il  résulte  que  trois  minéraux  précieux,  Por,  l'argent  et 
la  houille,  existent  en  grande  abondance  sur  plusieurs  points  de  la 
Colombie  et  que  des  explorations  subséquentes  révéleront  à  cet 
égard,  des  faits  de  la  plus  haute  importance  ;  les  observations  de 
M.  Selwyn  sur  les  fossiles  et  les  échantillons  de  minerais  qu'il  a  pu 
recueillir  ne  laissent  aucun  doute  à  cet  égard. 

En  observateur  consciencieux,  M.  Selw^yn  n'a  pas  borné  ses  étu- 
des au  règne  minéral  ;  il  donne  aussi  des  renseignements  bons  à 
connaître  sur  l'agriculture  du  pays. 

Voici  des  faits  consignés  dans  son  rapport  : 

"  Les  faits  suivants,  relatifs  aux  récoltes  et  à  la  végétation,  ont 
été  recueillis  par  M.  Richardson.  La  ferme  de  la  montagne  du 
Pavillon,  appartenant  à  M.  Robert  Carson,  sur  le  chemin  de  Lillooet, 
contient  trois-cents  acres  dont  cent— cinquante  sont  en  culture. 

Blé,  50  acres,  rendement  1,400-1,500  Ibs.  par  acre. 

Orge,         30    "  "  7,300-1,500     " 

Avoine,      70    "  "   "        1,100-1,800    "  " 

Pois  et  fèves,  3  acres,  produit  non  constaté. 

Pommes  de  terre,  6  acres,  rendement  de  30,000  à  40,000  Ibs.  par  acre. 

"  L'avoine  rend  quelquefois  2,700  Ibs.  par  acre.  Le  mil  rend 
d'une  tonne  et  demie  à  trois  tonnes  par  acre.  Le  trèfle  rouge  pousse 
bien.  Cette  terre  a  été  défrichée  il  y  a  seulement  quatre  ans.  NL 


192  REVUE  CANADIENNE. 

Carson  continue  à  défricher  de  vingt-cinq  à  trente  acres  chaque 
année.  Toute  la  terre  est  arrosée  par  de  l'eau  qu'on  fait  venir  de 
sept  milles.  On  obtient  généralement,  sur  place,  trois  cts.  ($0.03,) 
par  livre  pour  blé,  orge,  avoine  et  pommes  de  terre  ;  le  foin  se  vend 
quarante  piastres  la  tonne  ;  le  lard  de  vingt  à  vingt-sept  cts.,  et  le 
bœuf  dix  cta.  la  livre. 

'^  On  sème  au  1er  avril  ;  la  récolte  se  fait  entre  la  mi-août  et  la 
mi-septembre  ;  on  se  sert  de  machines  pour  couper  et  battre  le  blé- 
Les  bestiaux  restent  dehors  tout  l'hiver.  La  neige  atteint,  en 
moyenne,  huit  pouces  d'épaisseur. 

"  Au  Ranche  Australien,  environ  vingt  milles  en  aval  de  l'enr 
bouchure  Quesnel,  sur  640  acres  appartenant  à  MM.  Henry  Downs 
et  Gie.,  il  y  a  cent  acres  en  culture. 

Blé,  14  acres,  rendement  2,500  Ibs.  par  acre.  ik 

Orge,  32     "  "  2,500'   " 

Avoine,  16    "  "  2,500    " 

Navets,  7    "  "  25    tonnes  de  2,000  Ibs.  par  acre. 

Pommes  de  terre,  2^  "  "  25  "  "  *' 

Mil,  30    "  "  3,500  Ibs.  par  acre. 

• 

^'  Le  propriétaire  affirme  qu'une  culture  et  une  irrigation  soi- 
gnées donneraient  3,700  Ibs.  par  acre  pour  le  blé.  Les  légumes  de 
toutes  sortes  croissent  bien.  Voici  les  prix  que  l'on  obtient  à  Gnri- 
boo,  distance  de  quatre-vingts  milles  :  blé,  orge  et  avoine,  neuf  cts. 
la  livre  ;  pommes  de  terre,  dix  cts.  la  livre;  beurre,  soixante-quinze 
cts.  la  livre:.  Les  semailles  et  les  plantations  commencent  dans  la 
première  semaine  d'avril;  récoltes  en  août  et  septembre  II  faut 
nourrir  le  bétail  à  Tétable  depuis  la  première  semaine  de  décembre 
jusqu'à  la  dernière  semaine  de  mars." 

Voilà  pour  les  céréales  ;  voyons  maintenant  ce  que  la  Colombie 
peut  fournir  en  fait  de  bois  Ceci  intéresse  une  classe  influente 
et  nombreuse  de  nos  commerçants  qui  liront,  sans  doute,  avec  un 
certain  intérêt,  le  passage  suivant  du  rapport  : 

*'  Le  bouleau  est  le  seul  bois  dur  q  le  nous  ayons  vu  dans  la 
forêt  sur  les  bords  des  rivières  Thompson  et  Fraser  ;  mais  le  cèdre- 
gigantesque,  le  pin,  l'épinette  et  autres  espèces  de  sapins,  les  forôti 
de  la  Thompson  Nord  offrent  un  vaste  champ  à  l'exploitation  du  bois. 
Le  cèdre  est,  je  crois,  la  Thuja  gigantea  ;  il  n'est  pas  rare  de  voir 
des  arbres  de  dix  à  dix-huit  pieds  de  circonférence  et  hauts  de  100 
à  150  pieds.  Les  photographies  Nos.  69,974  et  69,975  donnent  une 
bonne  idée  de  ces  forêts  de  cèdre.  Le  peuplier  (^Cotton  wood)  atteint 
de  très-grandes  dimensions  et  c'est  le  meilleur  bois  pour  faire  des 
canots.  Celui  que  nous  employâmes  pour  faire  le  plus  grand  de 
nos  canots  à  la  traverse  du  Bras  N.  O.  avait  près  de  quatre  pieds 


EXPLORATION  GEOLOGIQUE  DU  CANADA.         193 

de  diamètre.  Sur  les  battiires  qui  bordent  la  rivière,  oa  trouve 
diverses  variétés  de  saule,  a  m^^,  peuplier  et  tremble.  Ua  espèce 
de  Viburnum  (Arbre  aux  atocas),  et  le  frêne  des  montagnes,  avec 
leurs  baies  rouges,  égaient  l'aspect  de  la  forêt  ;  nous  avons  auss 
observé  le  coudrier,  le  sureau  et  le  sapin  nain,  ainsi  qu'un  arbuste 
d'érable." 

Après  avoir  essayé  d'intéresser  les  marchands  de  bois  à  l'avenir 
de  la  Colombie  Britannique, il  me  sera  peut-être  permis  de  dire  un 
mot  à  l'adresse  des  chasseurs.  Deux  gentilhommes  anglais,  \Mllton 
et  Cheadle)^  ont  rendu  leurs  noms  fameux  dans  toute  l'Europe  par 
le  récit  de  leurs  hauts  faits  cynégétiques  dans  cette  région.  ('  North- 
West  Passage  hy  Land'*  ouvrage  traduit  dans  toutes  les  langues  et 
orné  de  gravures  magnifiques  ;  on  peut  voir  cet  ouvrage  à  la  biblio- 
thèque de  notre  parlement.) 

Mais  voici  un  homme  calme,  un  homme  de  science,  un  géologue, 
nullement  chasseur  de  son  métier,  et  voyez  comme  il  s'eAprime  à 
l'endroit  du  gibier  de  la  Colombie  : 

"  En  outre  des  écureuils,  les  seuls  quadrupèdes  aperçus  pai-  nos 
hommes  dans  notre  trajet,  aller  et  retour,  entre  Kamloops  eL  le  col 
Leather,  nous  avons  vu  un  ours,  un  porc -épie,  deux  lièvres,  un 
renard,  une  martre  et  un  vison.  Les  pistes  dours  et  de  castor  sont 
souvent  assez  nombreuses  et  nous  avons  observé  aussi  quelques 
pistes  de  cerf,  d'orignal  et  de  caribou.  La  marmote  est  un  des 
animaux  à  fourrure  les  plus  communs  ;  le  lynx  n'est  pas  rare  et 
on  rencontre  parfois  le  carcajou.  Deiix  ou  trois  variétés  de  coqs 
de  bruyère  pu  tétras  sont  très-abondantes.  Ils  ont  les  mômes  habi- 
tudes que  ceux  du  Canada.  Le  tétras  des  saules,  {WUlow  grouse^) 
et  le  petit  tétras  [Black  grouse^]  sont  les  deux  espèces  les  plus  com- 
munes. Le  premier  fréquente  surtout  les  fourrés  de  saule  et 
d'aune  le  long  des  rivières,  et  le  second  les  forêts  épaisses  de  pin  et 
de  cèdre  sur  les  montagnes.  Nous  en  tuions  ordinairement  de 
deux  à  six  par  jour,  ce  qui  formait  un  agréable  supplément  à  notre 
plat  de  lard  et  de  fèves.  Ces  oiseaux  sont  très-faciles  à  appr(x:her, 
et  c'est  pourquoi  dans  la  localité,  on  les  appelle,  à  juste  raison,  les 
''  poules  folles." 

Après  cela,  je  ne  serais  pas  étonné  de  voir  partir  pour  la  Colom- 
bie quelques-uns  des  chasseurs  émérites  de  la  Province  de  Québec, 
tels-que  MM.  Rhodes,  Vincent,  Picard,  Portuguais  et  autres. 

Mais  je  terinme  l'examen  du  rapport  de  M.  Selw^yn  ;  voici  les 
conclusions  pratiques  auxquelles  ce  monsieur  arrive  : 

''  Bien  que  la  Colombie  Britannique  offre  de  grandes  étendues 
de  terre  arable  qui  suffiront  toujours  à  produire  les  céréales  néces- 
saires  pour  alimenter  sa  population,  cette    province    n'occupera 
25  mars  18T3.  13 


194  REVUE  CANADIENNE. 

jamais  un  rang  marqué  parmi  les  pays  exportant  des  produits  agri- 
coles. Ses  principales  ressources  sont  ses  forêts,  ses  pêcheries  et  ses 
mines^  qui  offrent  des  richesses  inépuisables.  L'exploitation  des  mines 
d'or,  d'argent  et  de  houille  y  est  encore  à  ses  débuts  ;  on  peut  dire 
la  même  chose  de  l'exploitation  du  bois  et  des  pêcheries  ;  quant  à 
ces  dernières  qui  pourront  plus  tard  rivaliser  avec  celles  des  pro- 
vinces de  l'Atlantique,  elles  ne  sont  actuellement  exploitées  que 
pour  les  besoins  de  la  consommation  locale. 

'■'-  Toutes  les  personnes  qui  ont  visité  cette  province  admettront 
qu'un  brillant  avenir  lui  est  réservé.    Mais  cet  avenir  ne  se  réali- 
sera que  quand  une  voie  ferrée  l'aura  mise  en  communication 
plus  intime  avec  les  autres  provinces  de  la  Confédération  Cana 
dienne." 

Ayant  entrepris  de  faire  un  article  de  Revue,  je  devrais  passer  en 
revue,  le  mot  le  dit,  les  autres  rapports  qui  forment  la  seconde 
partie  du  volume  que  j'examine. 

Le  Rapport  de  M.  James  Richardson  sur  les  gisements  houillers  de  la 
côte  Est  de  Vlsle  Vancouver  démontre,  à  l'évidence,  que  quand  il  y 
aura,  dans  cette  région,  un  terminus  de  chemin  de  fer,  on  pourra, 
sans  difficulté  et  à  peu  de  frais,  s'y  procurer  .de  la  houille  de  la 
meilleure  qualité.  Ce  rapport  contient,  mi  outre,  une  foule  d'autres 
détails  qui  devront  hautement  intéresser  les  géologues  de  tous 
pays.  Je  n'ai  point  entrepris  de  les  consigner  ici;  je  me  bornerai 
à  dire  que  les  personnes  intéressées  feront  bien  de  consulter  ce 
rapport. 

Je  signalerai  néanmoins  aux  agriculteurs  les  deux  passages 
suivants  que  M.  Richardson,  fidèle  aux  instructions  de  son  chef, 
ne  pouvait  manquer  d'ajouter  à  son  rapport  scientifique  : 

"  MM.  John  Robb  et  George  Macfarlane  m'ont  indiqué  comme 
suit  le  rendement  moyen  de  leurs  terres  après  le  défrichement  : 


Blé,                        de    30  à    45  minots 

par  acre, 

Orge,                             40  à    45        " 

u 

Avoine,                          50  à    60 

»    a 

Pois,                              40  â    45 

<< 

Pommes  de  terre,        150  à  200        '' 

" 

Navets,                         20  à    25  tonnes 

K 

"  Quelques-uns  des  navets  exposés  par  M.  Robb  aux  comices  agri-^ 
coles  étaient,  dit  on,  d'un  poids  considérable,  mais  les  navets  de 
Suède  et  les  navets  jaunes  que  j'ai  vus  étaient  assez  petits.  Toute- 
fois, la  sécheresse  avait  été  exceptionnelle  cette  année-là.  Le  foin 
de  mil  rend  environ  deux  tonnes  par  acre.  Le  trèfle  vient  bien,  et 
la  seconde  pousse  du  seigle  est  précieuse  comme  fourrage.  Chaque 
vache,  après  avoir  nourri  son  veau,  donne  environ  150  Ibs.  de 


EXPLORATION  GÉOLOGIQUE  DU  CANADA.         195 

beurre  par  année  ;  le  beurre  se  vend  ordinairement 40  cts^  la  livre. 
Il  faut  généralement  nourrir  le  bétail  à  l'étable  depuis  le  commen- 
cement de  décembre  jusqu'au  milieu  d'avril.  La  neige  ne  reste 
pas  longtemps.  Parfois  il  en  tombe  de  grandes  quantités,  mais  elle 
disparait  généralement  en  quelques  jours.  Une  ou  deux  fois,  pour- 
tant, la  neige  a  recouvert  la  terre  pendant  deux  mois. 

''  Pommes,  poires,  cerises,  prunes,  framboises  blanches  et  rouges 
groseilles  à  grappes  rouges  et  blanches  et  cassis,  tous  les  fruits,  en 
un  mol,  viennent  très-bien.  J'ai  vu  des  pommes  mesurant  treize 
pouces  de  circonférence  et  pesant  dix-neuf  onces  ;  elles  cuisent 
bien  et  sont  agréables  à  manger  crues  ;  j'ai  vu  aussi  des  poires  de 
onze  pouces  de  circonférence,  d'un  goût  très  agréable  et  très- 
juteuses." 

J'ajouterai  à  cet  aperçu  des  ressources  de  la  Colombie  Britanni- 
que un  renseignement  que  les  brasseurs»  ne  recevront  pas  avec 
indifférence,  je  veux  parler  de  l'excellente  qualité  du  houblon  que 
produit  la  Colombie. 

Je  cite  le  rapport  de  M.  Richardson  : 

"  Voici  ce  qu'écrivent  MM.  William  Dow  et  Cie.-,  de  Montréal 
au  sujet  d'un  échantillon  de  quelques  livres  de  houblon  recueilli 
sur  nie  Vancouver,  à  un  mille  de  Victoria  :  ce  certificat  devra 
satisfaire  les  cultivateurs  : 

Montréal,  le  13  mai,  1872. 

"  Cher  Monsieur. — A  votre  demande,  nous  sommes  heureux  de 
vous  adresser  le  certificat  suivant  au  sujet  du  houblon  de  la  Colom- 
bie Anglaise  que  vous  nous  avez  fourni. 

*'  A  notre  avis,  ce  houblon  est  de  qualité  supérieure  et  son  arôme 
est  exquis.  Il  ressemble  au  houblon  de  la  Californie  et  commande- 
rait le  plus  haut  prix  sur  nos  mardi  ^^  ;  il  p^t  bien  sec  et  bien  pré- 
paré. Nous  croyons  qu'il  vaut  10  cts.  de  plus  par  livre  que  le  meil- 
leur houblon  du  Canada,  qui  se  vendait  de  50  à  70  cts.  la  livre 
durant  la  dernière  saison,  suivant  la  demande  ;  nous  devons  ajouter 
néanmoins  que  ces  prix  sont  exceptionnellement  élevés." 

"  Bien  à  vous, 

Wm.  Dovv^  et  Cie." 

Les  rapports  Nos.  3,  4,  5,  6  et  7,  mentionnés  en  tête  de  cette 
revue  sommaire,  sont  certainement  bien  dignes  d'une  analyse 
sérieuse,  car  ils  contiennent  des  renseignements  précieux.  Toute- 
fois, ce  que  je  pourrais  en  dire  ici  ne  vaudrait  pas,  pour  les 
hommes  de  science  ou  pour  ceux  qui  sont  intéressés  dans  les  ex- 
ploitations minières,  la  lecture  de  ces  rapports  mêmes.  D'ailleurs 
ces  rapports  ne  sont  que  la  continuation  de  ceux  que  j'ai  analysés, 
l'année  dernière,  à  cette  même  place. 


196  RKVUE  CANADIENNE. 

Je  ne  puis  donc  mieux  faire,  en  terminant,  que  de  formuler  ici 
quelques  observations  analogues  à  celles  que  je  hasardais  l'an  der- 
nier et  qui  n'ont  pas  trouvé  de  contradicteurs. 

Nous  avons,  parmi  nous,  je  veux  dire  dans  nos  universités  et 
nos  collèges,  des  professeurs  de  sciences  naturelles,  chimie,  physi- 
que, agriculture,  etc.,  etc.,  des  hommes  hautement  distingués  qui 
ont  dû  nécessairement  former  d'excellents  élèves.  Si,  professeurs 
et  élèves  veulent,  un  bon  jour,  se  livrer  plus  qu'ils  ne  l'ont  fait 
encore,  à  la  lecture  approfondie  des  rapports  de  la  Commission 
Géologique,  —  rapports  parfaitement  rédigés  et  qui,  le  fait  est 
bien  connu,  ont  attiré  l'attention  des  sommités  scientifiques  de 
l'Europe  et  des  Etats-Unis,  nous  verrons,  parmi  nos  compatriotes, 
un  mouvement  qui  étonnera  peut-être  bien  des  personnes,  mais 
dont  les  résultats  seront  les  suivants  : 

Nos  compatriotes  auromt  enfin  leur  juste  part  dans  toutes  les 
grandes  entreprises, 

De  chemins  de  fer. 

D'exploitations  minières, 

De  manufactures  en  grand, 

D'exportation  des  produits  de  notre  pays  sur  une  grande  échelle, 

Et,  comme  conséquence  inévitable,  ils  commanderont,  dans 
toutes  nos  législatures,  une  influence  qu'ils  ont  acquise  et  main- 
tenue par  des  luttes  inouïes  dans  l'histoire,  et  qui  leur  échapperait, 
— il  faut  le  dire,  car  c'est  vrai, — s'ils  ne  veulent  poin4  emboîter  le 
pas  dans  la  marche  qui  est  commencée  et  qui  amènera  le  dévelop- 
pement, ad  infinitesimum^  de  nos  inépuisables  ressources  depuis  le 
Golfe  du  St.  Laurent  jusqu'aux  rives  du  Pacifique. 

Tl  me  semble  que  pareilles  préoccupations  remplaceraient  avan- 
tageusement,—arf  usum  juventutis, — les  graves  débats  qui  s'agitent 
aujourd'hui  entre  Placide  Lépine^  Jean  Piquefort^  Laurent  ^  et  autres 
écrivains  d'un  talentinconlestable,  mais  qui  prodiguent  leurs  efforts 
dans  des  luttes  stériles.  En  effet,  à  quoi  bon  écraser  sous  les  fleurs 
un  ami,  un  écrivain  de  belles  espérances  que  ces  louanges  exagérées 
peuvent  gâter?  Ou  pourquoi  multiplier  les  invectives  et  les  sarcas- 
mes contre  un  adversaire  de  talent  que  semblables  procédés 
jjeuvent  décourager? 

Mais  on  sent  un  besoin  impérieux  de  flatter  ou  de  contredire, 
"  Vellem  in  amicitiâ  sic  erraremus  !  " 

Luttes  stériles  et  malsaines,  je  le  répète,  dont  les  Anglais  rient 
sans  doute  autour  de  nous,  et,  sans  songer  le  moins  du  monde  à 

1  pseudonymes  des  auteurs  de  critiquas  littéraires  publiées  depuis  environ  un 
an  d;ins  divers  jouriianx — Ce  genre  d'écrits,  très-ntilp  dans  certaines  limites, — 
gagne,  chez  nous  des  proportions  et  des  allures  inquiétant^. 


EXPLORATION  GÉOLOGIQUE  DU  CANADA.         197 

faire  des  Silhouettes  ou  Pastels  littéraires,  continuent  à  étudier  la  géo- 
graphie, la  topographie  et  la  géologie  de  notre  pays,  ses  ressources 
agricoles,  les  meilleurs  moyens  d'y  établir  un  vaste  réseau  de  che- 
mins de  fer  qui  reliera  l'Atlantique  au  Pacifique,  et  d'y  développer 
un  commerce  qui  étonnera  bientôt  môme  les  descendants  de 
L'Uncle  Sam. 

Et  vous  voudriez  que  nous,  Français-Canadiens  du  XIX  siècle, 
qui  avons  eu  le  bonheur  de  ne  pas  connaître  Gambetta, — vous  vou- 
driez que  nous  restions  étrangers  à  ce  mouvement? 

Oh  !  Non  !  ! 

"  Non  ego  perfidum  " 
"  Dixi  sacramentum." 

E.  B.  DE  St.  Aubin. 
Ottawa,  Mars,  1873. 


LE  CANADA  EN  EUROPE. 


Au  moment  où  la  province  de  Québec  et  tout  le  Canada  s'ef- 
forcent d'attirer  à  eux  une  partie  du  trop-plein  des  populations 
honnêtes  du  vieux  monde,  j'ai  cru  qu'il  ne  serait  pas  sans  intérêt  de 
présenter  un  aperçu  de  l'idée  que  l'on  a  généralement  de  nous, 
en  Angleterre  et  en  France.  Je  procéderai  par  citations  le  plus  sou- 
vent. Cette  mosaïque  nous  mettra  à  même  de  juger  des  erreurs 
profondes  qui  se  sont  répandues  à  notre  sujet  et  qui  paraissent 
l'emporter  sur  des  informations  plus  exactes  que  l'on  retrouve 
semées,  ça  et  là,  dans  quelques  livres  européens  où  il  est  question 
du  Canada. 

La  cause  première  de  ces  erreurs,  de  ces  faux  comptes-rendus, 
est,  ce  me  semble,  toujours  et  partout  la  môme  :  les  Européens 
n'ont  jamais  pu  se  persuader  qu'en  dehors  de  leur  continent  les 
rameaux  des  familles  transplantées  aient  su  retenir  le  caractère 
propre  à  chacune  d'elles  :  ils  ne  veillent  voir  dans  le  colon  d'Amé- 
rique, par  exemple,  qu'un  être  nécessairement  amoindri,  ou  qui, 
dans  les  meilleures  conditions  possibles,  a  perdu  une  certaine 
somme  de  la  valeur  intellectuelle  et  physique  de  ses  ancêtres. 

Cette  idée,  absurde  au  suprême  degré,  devrait,  me  dira-t-on,  dis- 
paraître devant  'évidence  des  faits. 

Oui,  si  nous  étions  connus  e  l'Europe,  mais  nous  ne  le  sommes 
pas,  et  le  Canada  moins  que  les  autres  contrées. 

Plusieurs  influences  considérables  et  constantes  ont  contribué  à 
nous  rejeter  dans  l'ombre,  loin  des  yeux  qui  eussent  dû  voir  plus 
clairement  ce  qui  se  passe  ici. 

D'abord,  le  besoin  qu'ont  éprouvé  de  tous  temps  les  écrivains*  et 
les  voyageurs  de  composer  des  récits  étranges  sur  les  pays  loin- 


LE  CANADA  EN  EUROPE.  199 

tains.  Pour  ne  parler  que  des  derniers  trois-quarts  de  siècles,  les 
publicistes  français,  Chateaubriand  en  tête,  ont  popularisé  un 
Canada  imaginaire  fermé  par  les  glaces,  éclairé  par  les  aurores 
boréales,  peuplé  d'ours  blancs,  d'Indiens  et  de  renards  bleus. 

D'autre  part,  il  est  arrivé  que  notre  longue  séparation  de  la 
France  nous  a  privé  de  défenseurs  pour  réfuter  ces  contes  et 
remettre  l'esprit  public  sur  la  bonne  voie  à  notre  égard.  Qui  ne  dit 
mot  consent,  selon  le  proverbe.  Un  si  profond  silence  devait  ser- 
vir à  nous  confondre.    C'est  ce  qui  est  arrivé. 

En  lisant  quelques  unes  des  citations  répandues  dans  cet  article, 
on  sera  étonné  de  l'étrange  opinion  qui  règne  en  certains  cercles 
soi-disant  éclairés,  sur  tout  ce  qui  touche  au  Canada  et  aux  Cana- 
diens,— surtout  les  Canadiens-français. 

Je  me  ferai  un  devoir  de  citer  aussi  des  écrivains  qui  nous  ontren- 
du  justice.  En  bien  comme  en  mal,  nous  saurons  ce  que  l'on 
pense  de  nous  en  Europe. 


Sommaire. — Canots  d'écorce  insubmersible^. — Un  pont  de  bonne  taille. — Saint- 
Abraham  — Serpents-sonnettes. — Une  lie  contrefaite. — Trop  froid  pour 
enterrer  les  morts. — Le  Canada,  pays  de  Sauvages,  contrée  aride,  inabor- 
dable.— Une  jolie  traduction. — La  route  qui  mène  au  Canada. — Géographie 
embrouillée. — U Alhani. — Naïvetés  méchantes. — Une  autorité  en  matières 
américaines. — Deux  femmes  inconnues. — Quelle  province.'' — L'histoire  du 
Canada. 

Commençons  l'attaque  par  les  traits  légers,  ou  les  feux  de  tirail- 
leurs si  vous  aimez  mieux  cette  tactique  : 

On  m'a  signalé  une  série  de  gravures,  faites  en  Angleterre,  qui 
représentent  des  scènes  de  chasse  et  de  pêche  canadiennes.  L'une 
d'elles  nous  montre  deux  sportsmen  placés  dans  un  canot  d'écorce, 
assez  bien  imité  d'ailleurs;  l'un  de  ces  braves  est  carrément  assis 
sur  le  rebord  du  canot.  Rien  ne  nous  explique  comment  ils  font 
pour  ne  pas  chavirer. 

Peut-être  sont-ce-là  les  touristes  qui  ont  vu  le  pont  Victoria, 
^'  construction  colossale  dont  une  extrémité  repose  sur  le  rivage 
de  Sarnia  et  l'autre  aboutit  à  Portland  dans  l'Etat  du  Maine."  Ou 
bien  encore,  ce  sont  ceux  qui  ont  signalé  le  grand  commerce  d'ex- 
portation de  laines  qui  se  fait  à  Tadoussac. 

Pour  ce  qui  est  de  Chicago,  capitale  du  Canada;  de  Saint-Abra- 
ham où  Montcalm  fut  défait  par  Wolfe  ;  des  serpents-sonnettes  qui 
se  rencontrent  sur  la  montagne  de  Montréal  ;  des  pluies  de  longues 


200  REVUE  CANADIENNE. 

durée  qui  rendent  le  séjour  du  Canada  maussade,  et  autres  nou- 
veautés de  cette  espèce,  la  nomenclature  en  est  longue  et  ne  vaut 
pas  la  peine  d'être  lue. 

L'île  Sainte-Hélène,  dit  un  voyageur  qui  visitait  Montréal,  rap- 
pelle la  mémoire  de  Napoléon  par  le  nom  qu'elle  porte,  par  "  le 
pic  aride  qui  s'élève  au  milieu  et  les  ravins  sauvages  creusés  dans 
ses  flancs." 

Les  édiles  de  Montréal  qui  pensent,  comme  tout  le  monde,  que 
le  pic  aride  est  un  monticule  verdoyant  aussi  coquet  que  pas  un 
des  mamelons  du  défunt  Bois  de  Boulogne  et  qui  songent  avec 
délice  au  moment  où  il  leur  sera  permis  d'égarer  leurs  pas  à  tra- 
vers les  jolies  paysages  de  ce  petit  domaine,  vont  être  choqués  de 
la  comparaison, — et  ils  seront  en  toîjs  poi  nts  dans  leurs  droits. 

Que  dire  de  cet  officier  de  l'armée  britannique,  transi  de  froid 
et  couvert  de  givre,  qui  ne  cesse  de  se  lamenter  sur  la  rigueur  de 
nos  hivers  ?  Il  a  inventé  un  fait  bien  propre  à  persuader  ses  admi- 
rateurs des  bords  de  la  Tamise.  "  N'est-ce  pas  pitoyable  s'écrie-t-il, 
que  la  terre  gèle  si  profondément  qu'il  devient  impossible  d'inhu- 
mer les  morts  !  Chaque  famille  garde  les  siens  chez  elle,  dans  un 
appartement  afleclé  à  cet  usage,  d'où  on  les  tire  au  printemps  lors- 
que le  fossoyeur  reconnaît  que  le  sol  est  devenu  praticable  !" 

Sur  le  lac  Champlain,  dit  un  autre,  "nous  rencontrâmes,  à  une 
portée  de  flèche,  un  sauvage  dans  son  canot.  Son  arc  était  près  de 
lui  avec  ses  autres  armes  et  un  paquet  de  fourrures-"  Ceci  se  pas- 
sait vers  1840.  Comme  cette  ''  portée  de  flèche"  et  cet  arc,  peignent 
bien  le  Canada  sauvage.  Et  quelle  description  de  nos  us  et  coutu- 
mes est  plus  frappante  que  celle-là aux  yeux  des  lecteurs  euro- 
péens ? 

Nous  ne  le  savons  que  trop,  l'imagination  des  peuples  de  l'Eu- 
rope a  été  nourrie  d'un  seul  et  même  enseignement  à  notre  sujet  : 
Nous  habitons  une  contrée  barbare,  aride,  inabordable  et  nous 
valons  tout  juste  un  peu  mieux  que  les  Sauvages  au  milieu  des- 
quels nous  sommes  disséminés.  Hors  de  là,  point  d'explication  à 
tenter.  Depuis  l'époque  où  les  Espagnols^  dit-on.  ayant  abordé  dans 
le  golfe  Saint-Laurent,  à  la  recherche  des  mines  d'or,  s'en  retour- 
nèrent déisappointés  en  murmurant  Aca  nada^ — "rien  ici," — les 
curieux  d'outre-mer  se  sont  amusés  à  répéter  ce  refrain,  qui  honore 
leur  clairvoyance  :  rien  ici.  Rien,  c'est-à-dire  si  peu  que  rien. 
Notre  bilan  est  fait  et  déposé. 

A  propos  du  nom  de  notre  pays,  il  existe  une  autre  version.  Ce 
serait  Kannata^  m.ol  iroquois  qui  signifie:  "Amas  de  cabanes." 
Un  auteur  anglais  ayant  rencontré  cette  traduction,  s'est  em- 
pressé de  la  rendre  en  sa  langue,  et  il  ajoute  :  '*  l'étymologie  de 


LE  CANADA  EN  EUROPE.  201 

ce  nom  est  bien  propre  à  inspirer  le  patriotisme  des  Canadiens,  car 
est-il  rien  de  pins  beau  que  ce  nom  de  Canada  qu'on  ne  peut  pro- 
noncer sans  éveiller  le  sentiment  du  foyer  domestique?..."  Le 
malheureux  avait  pris  amas  pour  amour,  et  traduit  en  conséquence  : 
Amour  de  cabanes  !  Love  of  cabins. 

8i  vous  allez  en  France,  ami  lecteur,  et  que  vous  ayez  à  mettre 
une  lettre  à  la  poste,  adressée  à  volve  cousine  qui  demeure  à  Qué- 
bec, le  maître-de-poste  vous  priera  poliment  de  lui  dire  si  elle  doit 
être^expédiée  par  la  malle  de  Panama  ou  par  la  voie  du  cap  Horn. 
Vous  rencontrerez  partout  des  gens  qui  ont  lu  plus  ou  moins  de 
choses  sur  votre  pays  et  qui  penseront  vous  le  prouver  en  s'é- 
criant  :  "  Tiens  !  vous  êtes  Canadien  !  vous  voulez  nous  en  impo- 
ser, pourquoi  n'êtes-vous  pas  venu  avec  votre  costume?"  Alors, 
si  le  cœur  vous  en  dit,  vous  avez  carte  blanche,  faites  comme  quel- 
qu'un *de  ma  connaissance,  qui  s'est  mis  incontinent  à  narrer  ses 
hauts  faits  dans  les  combats  qu'il  a  soutenus  sur  les  bords  du  Saint- 
Laurent,  contre  des  hordes  féroces,  mêlant  Québec  avec  Pembina, 
la  Colombie  Britannique  avec  la  Pointe-Lévis,  nos  lois  criminelles 
avec  le  code  iroquois,  et  milles  autres  extravagances, — sans  éveiller 
les  soupçons  de  la  société  à  laquelle  il  parlait.  Tous  cela  est  dans 
l'ordre,  dès  qu'on  parle  du  Canada.  Le  brayet  de  peau  de  bêtes, 
mentionné  à  propos,  produit  toujours  un  bel  effet. 

Aussi,  comme  le  Figaro^  de  Paris,  était  bien  dans  son  rôle,  l'autre 
jour,  lorsqu'il  annonçait  à  la  France  émerveillée  que  "  Mademoi- 
selle Emma  Lajeunesse  (l'Albani)  est  d'origine  française,  quoique 
née  à  Montréal." 

Ce  quoique  est  à  croquer.  Est-ce  que  M.  de  Villemessant  nous 
prendrait,  lui  aussi  pour  des  Sioux,  lui  le  champion  du  fils  des 
rois  de  France  que  nous  avons  si  bien  servis  ! 

— Tiens!  dira  le  lecteur  du  Figaro,  elle  est  née  au  Canada.  En 
effet,  nous  avons  des  compatriotes  en  ce  pays-là. 

— Pardon,  peut-être  autrefois,  dira  un  second  lecteurplus  attentif. 
Voyez  la  phrase,  il  y  a  :  quoique  née  à  Montréal  ., 

— C'est  vrai  !  J'eusse  dû  y  songer.  Il  ne  doit  plus  y  avoir  par  là 
que  des  Sauvages  et  des  comptoirs  anglais. 

Ce  n'est  pas  tout  pour  quelques  écrivains  que  d'ignorer  le  pre- 
mier mot  des  choses  dont  ils  parlent,  il  faut  encore  qu'une  fois  mis 
en  face  de  la  preuve  contraire,  ils  inventent  des  contes  à  dormir 
debout,  janiquement  pour  satisfaire  la  curiosité  des  lecteurs  qu'ils 
ont  formés  à  leur  image,  c'est-à-dire  ignorants  et  brouillés  avec  le 
sens-commun.  Admirons  M.  Pavie  qui,  après  avoir  passé  près  du 
"  fort  Berthier  ou  Sorel  "  se  laisse  demander  par  des  Canadiens 


202  REVUE   CANADIENNE. 

naïfs  ''  si  France  est  une  ville  plus  belle  que  Québec,  et  si  la  route 
la  plus  courte  pour  aller  à  Rome  n'est  pas  de  passer  aux  Illinois  et 
à  Mexico." 

Le  plus  hardi  de  toute  cette  engeance  est  M.  Oscar  Commettant. 
Il  affirme  avoir  parlé  ^en  1860)  à  des  paysans  canadiens  qui  lui  ont 
demandé  avec  intérêt  des  nouvelles  du  roi  Louis  XIV  et  de 
madame  de  Maintenon  et  qui  ont  témoigné  beaucoup  d'attendris-, 
sèment  en  apprenant  qu'ils  étaient  morts  l'un  et  l'autre. 

Ah  I  M.  Emile  Chevalier,  vous  que  le  Siècle  proclame  "  une-auto- 
rité *en  matières  américaines,"  que  vous  avez  dû  être  fier,  si  vous 
avez  lu  ce  passage,  en  tout  point  digne  de  vos  impayables  romans 
canadiens  ! 

Autre  absurdité,  signée,  celle-ci,  d'un  beau  nom  littéraire.  "  Resté 
fidèle  à  la  France,  le  paysan  canadien  n'a  point  pardonné  à  la  poli- 
tique de  ce  temps  (le  régne  de  Louis  XV,)  et,  personnifiant  dans  un 
mot  cette  politique  désastreuse,  accuse  encore  aujourd'hui  la  Pom- 
paclour." 

Nos  paysans  n'accusent  ni  la  Pampadour,  ni  ne  regrettent  ma- 
dame de  Maintenon,  attendu  qu'ils  ne  les  connaissent  ni  d'Adam 
ni  d'Eve.  Ils  sont,  en  cela,  aussi  savants  que  ce  journaliste  pari- 
sien qui  se  trouva  incapable  de  comprendre  la  réponse  à  lui  faite 
par  l'honorable  J.-E.  Turcotte. 

—  De  quel  département  êtes- vous,  Monsieur  Turcotte  ? 

— Je  suis  d'une  province  que  madame  de  Pompadour  a  biffée 
de  la  carte  de  France... 

Pauvre  petite  colonie,  il  ne  reste  pas  même  un  souvenir  de  toi 
dans  l'esprit  des  hommes  éclairés  de  ton  ancienne  mère -patrie  ! 
Monseigneur  Dupanloup,  dans  ses  lettres  aux  jeunes  gens  sur  la 
haute  éducation,  leur  conseille  de  lire  l'histoire  de  la  race  fran- 
çaise répandue  dans  tous  les  pays  du  monde.  Il  nomme  les 
ouvrages  historiques  qui  sont  propres  à  cette  instruction.  Les 
moindres  comptoirs  des  colonies  françaises  y  sont  mentionnés. 
Pas  un  mot  de  l'histoire  du  Canada  ! 

Et  pourtant,  nous  sommes  ici  un  million  de  Français,  quin'avous 
pas  perdu  le  souvenir  du  vieux  pays  et  que  cette  indifférence 
attriste  doublement,  car  nous  possédons  le  respect  des  ancêtres  et 
notre  histoire  écrite  ne  serait  déplacée  dans  la  main  de  personne  ! 


LE  CANADA  EN  EUROPE.  203 


II 


Sommaire. — Patois. — Ce  qu'est  notre  langage. — Les  mots  qu'on  invente  pour 
nous. — Ces  touristes,  journalistes  et  savarïts  ! — Notre  portrait. — Les  zouaves 
canadiens. — Nos  montreurs. — Influence  qu'exercent  les  écrits  parisiens. — 
Le  musée  de  Versailles. — Des  princes  instruits. — Peinture  de  mœurs  sau- 
vages. 

M.  Ampère  visita,  il  y  a  dix-huit  ans,  les  bords  du  Saint-Laurent. 
Un  jour  qu'il  avait  entrepris  de  gravir  les  flancs  de  la  montagne 
de  Montréal  il  perdit  sa  route  et  se  trouvait  assez  embarrassé,  lors- 
que, dit-il,  "  une  bonne  femme,  occupée  à  jardiner,  m'a  dit  avec 
un  accent  de  cordialité  et  très-normand  :  Montais^  m'sieu,  il  y  a  un 
biau  chemin.'"  Il  ajoiite  :  ''  Ainsi  qu'on  vient  de  le  voir,  l'accent 
qui  domine  à  Montréal  est  l'accent  normand." 

M.  de  Parieux,  dans  un  article  sur  l'uniûcation  des  monnaies,  qui 
a  été  lu  et  admiré  par  toute  l'Europe,  cite  certaines  dispositions  de 
nos  lois  à  cet  égard,  et  il  a  le  soin  d'observer  qu'il  doime  le  texte 
tel  qu'il  est,  *'  dans  le  langage  français  du  Canada."  Eb  bien  !  ce 
texte  écrit  dans  le  langage  français  du  Canada  est  tout  simplement 
le  français  le  plus  pur  et  le  plus  correct  qui  se  puisse  trouver.  Il 
a  de  quoi  tenir,  du  reste  :  nous  l'avons  emprunté  aux  lois  que  nous 
a  données  Colbert  et  tel  qu'il  est,  avec  sa  droiture  d'expression  et 
son  sens  net  et  clair,  il  a  bonne  mine  à  côté  des  textes  du  temps 
présent!  Le  français  de  Corneille  dont  il  est  frère  et  qu'il  rappelle 
incessamment,  se  moque  bien  du  jargon  à  la  mode  d'aujourd'hui  ! 

Ecoutons  un  peu  ce  qu'écrivait,  il  y  a  dix  ans,  M.  Maurice  Sand  : 

"  L'esprit  canadien  est  resté  français  ;  seulement  on  est  frappé 
de  la  forme  du  langage,  qui  semble  arriéré  d'une  centaine 
d'années.  Ceci  n'a  certes  rien  de  désagréable,  car  si  les  gens  du 
peuple  ont  l'accent  de  nos  provinces,  en  revanche,  les  gens  du 
monde  parlent  un  peu  comme  nos  écrivains  du  XVII  siècle,  et 
cela  m'a  fait  une  telle  impression  dès  le  premier  jour,  qu'en  fer- 
mant les  yeux  je  m'imaginais  être  transporté  dans  le  passé  et 
entendre  causer  les  contemporains  du  marquis  de  Montcalm." 

La  rage  de  donner  du  nouveau  aux  lecteurs,  pousse  les  écrivains 
jusqu'aux  dernières  limites  de  l'invention.  Voici,  par  exemple,  un 
journaliste  (du  Figaro)  qui  veut  qualifier  la  conduite  de  ces  dé- 
putés dont  les  idées  politiques  sont  et  seront  toujours  un  sujet  de 
mystère,  à  cause  du  soin  qu'ils  prennent  de  n'être  ni  avec  l'oppo- 
sition, ni  avec  le  ministère,  ni  avec  les  indépendants, — ni  chair  ni 
poisson,  en  un  mot.  "  Ce  sont  des  marieux^  selon  le  terme  dont  se 


204  REVUE  CANADIENNE. 

servent  les  Canadiens  dans  leur  patois,  pour  qualifier  ces  sortes  de 
personnages." 

Dix  francs  de  récompense  à  celui  ou  celle  qui  ont  entendu  ce 
mot  sortir  de  la  bouche  d'un  Canadien!  Une  fois  pour  toutes,  sur 
ce  chapitre  du  langage,  disons  qu'on  ne  parle  aucun  patois  dans 
notre  pays.  Chacun  des  mots  dont  nous  nous  servons  se  retrouve 
dans  le  dictionnaire  de  l'Académie  ;  nous  n'avons  ni  l'accent  pari- 
sien, ni  l'accent  incompréhensible  de  la  plupart  des  provinces  de 
France  ;  nous  parlons  franc^  comme  c'est  la  coutume  en  France 
dans  la  bonne  compagnie  et  sur  la  grande  scène  française.  Inutile 
de  dire  que  tous  les  paysans  canadiens  ne  sont  pas  des  hommes 
versés  dans  les  finesses  du  beau  langage,  pas  plus  que  ne  le  sont 
les  paysans  de  l'Europe,  et  sur  ce  point  encore,  nous  ne  rougirions 
aucunement  de  la  comparaison;  au  contraire  ! 

Nous  avons  vu  passer  au  milieu  de  nous,  en  gants  beurre  frais^ 
le  lorgnon  à  l'œil,  la  badine  au  bout  des  doigts,  la  jambe  mince  et 
leste,  quelques  jouvenceaux  des  coulisses  du  théâtre  ou  du  jour- 
nalisme parisien,  occupés  à  nous  étudier.  Ces  étonnants  produits 
du  terroir  où  fleurit  le  cancan,  voient  ici  des  choses  épattantes;  ils 
font  des  Canadiens-Français  une  race  de  nains,  à  la  peau  noirâtre, 
en  proie  à  des  maladies  fiévreuses, — une  classe  de  crétins, — tandis 
qu'à  leurs  yeux  les  Anglais,  les  Ecossais,  les  Irlandais  qui  nous 
entourent  sont  des  hommes  d'une  taille  superbe,  au  teint  clair  et 
animé,  jouissant  d'une  santé  de  fer  de  Hull,  et  par-dessus  tout  in- 
telligents en  diable.  Comme  c'est  agréable  pour  nous  de  lire  des 
drôleries  de  cette  espèce,  écrites  par  des  célébrités  de  la  plume  et 
de  la  tribune  de  France  !  On  se  demande  lequel  des  deux  est  dégé- 
néré ou  du  colon  canadien  (qui  n'est  pas  du  tout  semblable  au 
portrait  qu'on  fait  de  lui)  ou  de  l'homme  de  lettres  qui  commet 
des  bourdes  de  cette  force. 

Comment  !  le  passage  des  zouaves  canadiens  à  travers  la  France, 
leur  conduite  admirable  dans  la  dernière  guerre  de  Rome  et  les 
voix  éloquentes  qui  se  sont  élevées  de  la  chaire  et  de  la  tribune 
pour  exalter  ce  nouveau  peuple  chrétien,  révélé  tout-à-coup  aux 
yeux  de  l'Europe  oublieuse,  ne  vous  imposent  ni  le  respect  ni  le 
silence  I  Vous  jugez  qu'il  est  convenable  "  d'exploiter"  cette  veine 
inattendue,  et  vous  nous  faites  poser  pour  la  décripitude,  pour 
l'énervement,  pour  la  saleté  devant  vos  pauvres  sots  de  boulevar- 
diers  !  A  votre  aise  I  Une  race  qui  se  respecte  et  qui  sent  sa  force 
n'a  pas  grand'  chose  à  vous  dire,  il  lui  suffit  de  plaindre  votre 
sottise. 

Si  je  parle  souvent  des  écrivains  français,  c'est  à  cause  de  l'in- 
fluence extraordinaire  qu'exerce  en  Europe  la  littérature  dont 


LE  CANADA  EN  EUROPE.  205 

Paris  est  le  foyer.  Déjà  assez  mal  préparé  lorsqu'il  s'agit  du  Canada 
français,  le  lecteur  européen  se  voit  sans  cesse  fortifié  dans  son 
erreur  par  des  écrits  échappés  de  plumes  françaises,  dont  la  véra- 
cité Ini.  semble  hors  de  doute.  Gomment  en  effet,  supposerait-on 
que  nos  frères  nous  maltraitent? 

Avant  de  regagner  le  terrain  que  nous  avons  perdu  de  cette 
manière,  il  s'écoulera  beaucoup  de  temps. 

Le  musée  de  Versailles  possède  depuis  plus  d'un  siècle  une  col- 
lection d'objets  divers  venant  des  Indiens  du  Canada.  M.  Dussieux 
fait  remarquer  avec  complaisance  qu'elle  a  servi  à  l'instruction  de 
quelques  princes  français.  La  belle  instruction,  en  vérité  !  Ces  bons 
princes  ignoreront  peut-être  toute  leur  vie  que  les  arcs,  les  flèches, 
les  calumets  et  les  colliers  de  porcelaine  sont  aussi  rares  en  Canada 
qu'à  cent  arpents  du  musée  de  Versailles.  Si  encore  l'on  avait  com- 
posé dans  les  autres  musées  de  France  un  département  canadien 
moderne, — mais  rien  de  tout  cela  n'existe.  Quelqu'un  qui  s'avise- 
rait d'étaler  auprès  de  cette  collection  sauvage  le  code  civil  du 
Bas-Canada,  une  liasse  de  nos  journaux  et  un  certain  nombre 
d'œuvres  littéraires  du  crû  canadien,  passerait  à  coup  sûr  pour  un 
mauvais  plaisant  Ce  n'est  pas  de  sitôt  que  le  vrai  Canada  sera 
accepte  en  France. 

Ija  scène  suivante  se  passe  à  Montréal  vers  1832  : 

'*  Quand  un  Indien  se  présente  chez  un  marchand,  celui-ci  lui 
donne  un  modèle,  lui  trace  un  dessin  ;  le  sauvage  va  s'asseoir  au 
coin  de  la  borne,  et  travaille  avec  une  activité  incroyable,  et 
bientôt  sa  lâche  est  finie  ;  on  le  paye  comptant,  en  ^échange  ou  en 
argent,  et  il  retourne  à  son  village  jusqu'à  ce  qu'il  lui  prenne  fan- 
taisie de  gagner  encore  quelques  shellings." 

Il  suffit  de  savoir:  que  les  Sauvages  ne  travaillent  point  au  coin 
de  la  borne  ;  qu'ils  u'aÊteudent  point  le  modèle  ou  le  dessin  du 
marchand  pour  se  mettre  à  l'œuvre,  car  ils  ont  leurs  dessins  par 
ticuliers  auxquels  ils^  tiennent  avant  tout;  qu'ils  laissent  à  leurs 
femmes  le  soin  de. confectionner  les  broderies  en  question  ;  qu'ils 
se  rendent  à  la  ville  pour  vendre  leur  marchandise,  et  qu'ils  y 
reçoivent  parfois  des  commandes,  sans  trop  se  hâter  de  les  remplir. 
Voilà  la  vérité,  par  conséquent,  le  contraire  de  chaque  partie  du 
texte  cité  plus  haut. 


tm  REVUE  CANADIENNE. 


III 


Sommaire.— Description  générale  du  Canada. — Triste» pays. — Cette  affreuse  neige. 
Horreur  de  l'isolement. — Les  Gaulois,  les  Canadiens  et  la  question  de  l'in- 
fluence des  milieux. — Scène  d'hiver. — L'Indien  et  l'orignal  nous  sont  impo- 
sés.— Demeures  souterraines. — Nos  routes  <il'hiver. — Soleil  de  fer  blanc. — Les 
lièvres. — La  venaison. — Nos  fermes. — Qu'entendez-vous  par  le  mot  climat? — 
Un  inventeur  de  maladies  endémiques. — 11  est  bien  vrai  que  la  France  ignore 
notre  existence. 

Ecoutons  cet  autre  chanteur  d'idylles  : 

"  Le  Canada  n'est  pas  un  agréable  séjour.  Les  grandes  villes 
doivent  offrir  une  société  recommandable,  mais  le  climat  sévère  et 
l'aspect  monotone  des  pins  rendent  le  paysage  horriblement  triste. 
Le  Saint  Laurent  et  les  lacs  sont  sublimes  de  grandeur;  les  mon- 
tagnes sont  là,  comme  partout,  imposantes  ;  le  pittoresque  y  abonde, 
renouvelé  sous  mille  formes  par  tant  d'accidents  de  terrain, — mais 
au  fond  de  tout  cela,  il  y  a  quelque  chose  de  fatiguant,  de  pénible 
pour  l'âme  :  ce  peuple  est  conquis.  La  vie  doit  être  longue  à  passer 
au  sein  de  ces  sombres  retraites,  et  en  effet,  comment  peut-on  être 
porté  à  s'épanouir  au  milieu  d'une  terre  ingrate,  qui,  à  peine 
échauffée  d'un  rayon  d'août,  reprend  en  octobre  son  manteau  de 
glace,  et  élève  entre  chaque  habitant  une  barrière  de  neige.  Des 
voyageurs  espagnols  qui  faisaient  route  avec  nous,  rebroussèrent 
chemin  à  Montréal,  habitués  qu'ils  étaient  à  une  végétation  équa- 
toriale  ;  ils  reculèrent  devant  les  roches  gigantesques  et  les  cimes 
chauves  des  montagnes,  et  si  je  n'eusse  été  français,  je  ne  sais  pas 
même   si  j'aurais  guidé  mes  pas  errants  au-delà  de  l'Ontario..." 

*'  Devant  chaque  maison,  il  y  a  un  porche  assez  semblable  au 
stoop  des  Américains,  sous  lequel  se  réfngiB  le  voyageur  errant, 
au  milieu  des  neiges  de  l'hiver,  en  attendant  qu'une  main  hospi- 
talière lui  ouvre  la  porte  et  l'invite  à  prendre  place  autour  de  son 
feu  :  il  est  totijours  le  bien-venu  ;  et  qu'importe  au  Canadien  un 
homme  de  plus,  quand  cet  isolement  dans  lequel  le  plonge  la 
nature  sévère  de  son  pays,  lui  fait  sentir  le  besoin  de  la  société  !  " 

"  L'Acadien,  le  Canadien,  ou  mieux  le  Français  a  puisé  au  fond 
des  forêts  du  Nouveau-Monde  ce  qui  lui  manquerait  en  France, 
grâce  à  son  heureux  climat  :  le  désir  irrésistible  de  changer  de 
lieux,  de  tout  entreprendre,  d'être  dans  une  année  cultivateur, 
marin,  constructeur,,  pêcheur  et  charpentier.  Il  a  perdu  l'air  gai, 
la  physionomie  expansive  de  nos  paysans,  mais  ses  membres 
robustes,  endurcis  à  la  fatigue,  aux  privations,  sont  dignes  des 
anciens  Francs  ;  son  visage  grave  et  parfois  mélancolique,  dénote 


LE  CANADA  EN  EUROPE.  207 

l'homme  consommé  daus  les  choses  de  ce  monde,  qui  n'a  jamais 
su  lire  ni  spéculer,  mais  éprouver  et  sentir.  Ainsi  c'est  au  Canada 
qu'il  faut  aller  chercher  les  traces  de  ce  que  nous  fûmes  jadis, 
quand  la  Gaule  n'était  que  forêts  à  peine  entamées  par  les  bour^ 
gades  et  les  villages,  tant  il  est  vrai  que  le  climat  influe  d'une 
manière  toute  puissante  sur  notre  organisation,  et  que  l'aspect  de 
la  solitude  emplit  l'âme  au  point  de  faire  perdre  les  primitives 
idées  de  société." 

Je  me  demandé  ce  que  tout  cela  veut  dire.    Continuons. 

*'  En  hiver,  le  Saint-Laurent,  malgré  les  rapides  et  l'impétuosité 
de  son  courant,  ne  présente  plus  qu'un  vaste  miroir  sur  lequel 
voyagent  les  bandes  de  cariboux,  d'orignals  et  de  lièvres  blancs 
qui  se  répandent  ensuite  dans  les  Etats  voisins  de  Vermont  et  de  . 
New-Hampshire  ;  toute  communication  est  interrompue  entre  les 
habitants.  Toutes  ces  plaines  de  verdure,  ces  champs  de  moissons 
dorées,  que  nous  voyions  autour  de  nous,  ne  sont  alors  qu'un 
vaste  désert  couvert  de  neige,  qu'éclaire  faiblement  le  soleil,  et  où 
étincelle  la  lune  pendant  les  longues  nuits  d'hiver.  Au  milieu  de 
cette  nature  triste  et  désolée,  l'Indien  voyage  sans  bruit,  tout 
enveloppé  dans  des  peaux  de  caribous,  les  jambes  couvertes  de 
bottes  de  renard,  le  poil  en  dedans  ;  avec  ses  longues  raquettes 
aux  pieds,  et  des  gants  de  peau  d'ours  qui  garantissent  à  peine  ses 
mains  d'un  froid  violent.  Cette  époque  est  néanmoins  celle  du 
plaisir  pour  les  laboureurs;  après  avoir  ouvert  une  bréchet  tra- 
vers les  remperts  de  neige  glacée  qui  ferment  leurs  maisons,  ils 
se  fraient  un  chemin  dans  la  campagne,  une  pioche  à  la  main:  . 
puis  les  familles  se  réunissent,  les  musiciens  du  village  donnent 
le  signal  de  la  danse,  une  joie  bruyante  retentit  dans  ces  maisons 
presque  souterraines,  et  un  morceau  de  venaison  arrosé  d'une  bou- 
teille d'eau-de-vie  termine  la  fête." 

Ainsi  parle  M.  Pavie.  Ce  tableau  nous  transporte  dans  les  pro- 
fondeurs de  la  baie  d'Hudson  ou  du  Groenland,  chez  les  Esqui- 
maux, mais  il  ne  ressemble  que  de  bien  loin,  bien  loin  à  notre 
pays. 

Revoyons-le  un  instant  : 

Les  caribous  et  les  orignals  (en  Canada,  nous  aimons  mieux  dire 
orignaux,)  ne  se  montrent  jamais  dans  le  voisinage  du  Saint-Lau- 
rent, parcequ'ils  s'y  trouveraient  en  pays  tout  autant  civilisé  que 
sur  le  parcours  de  Fontainebleau  à  Paris.  Voilà  deux  siècles  que  . 
ces  intéressants  quadrupèdes  ont  fait  retraite  devant  la  charrue 
des  Canadiens.  On  les  retrouve  dans  les  forêts  du  nord,  et  si  loin, 
que  rarement  les  étrangers  se  donnent  la  peine  de  les  aller  trou-^ 


208  REVUE  CANADlExNNE. 

bler;  les  Canadiens  n'y  vont  jamais;  il  faut  excepter  les  chasseurs 
de  profession,  peu  nombreux,  qui  les  relancent  jusque-là  Pour 
ce  qui  est  des  lièvres  blancs,  je  les  accorde  à  M.  Pavie,  en  le  priant 
de  noter  que  ces  lièvres  blancs  deviennent  gris  en  été.  La  chose, 
du  reste,  ne  se  passerait  pas  antrement  en  France,  si  comme  en 
Canada,  il  y  tombait  de  la  neige  abondamment. 

Le  Vermont  et  le  Nevv^-Hamphire  doivent  se  trouver  bien  éton- 
nés des  caravanes  que  l'écrivain-voyageur  leur  envoyé  gratuite- 
ment d'ici  sans  compter  que  ces  deux  états  nous  avoisinent  de  trop 
loui  pour  qu'il  soit  permis  d'oublier  les  terres  situées  entre  eux  et 
la  rive  droite  du  Saint- Laurent. 

Durant  l'hiver,  les  communications  ne  sont  point  interrompues 
.entre  nos  campagnes.  Voilà  cent  cinquante  ans  que  la  route  est 
ouverte  entre  Québec  et  Montréal,  hiver  comme  été.  On  peut  por- 
ter à  deux  siècles  ronds  l'établissement  de  la  partie  de  cette  route 
qui  va  des  Trois-Rivières  à  Québec,  trente  lieues.  Charlevoix  dit 
que,  de  son  temps  (1720)  on  la  parcourait  en  un  jour,  c'est  encore 
le  plus  que  puisse  faire  un  bon  cheval,  preuve  qu'elle  était  dès 
lors  excellente.  Nos  paroisses,  échelonnées  sur  le  bord  du  fleuve 
à  peu  près  uniquement  eu  vue  de  faciliter  les  communications,  soit 
par  eau,  soit  par  terre,  n'ont  jam  us  été  is)lées  les  unes  des  autres 
par  suite  des  neiges,  tani  haut-s  qu'elles  fussent.  On  y  passe  en 
plein  janvier  et  féviier,  au  gr.indissimi  galop.  Il  pourra  paraître 
étranj^e  à  un  Européen  que  la  neige  nous  incommode  si  peu,  mais 
c'est  ainsi. 

Le  soleil  qui  nous  éclaire  faiblement  est  un  astre  découpé  pour 

le  paysage  de  fantaisie  que  je   suis  tm  train  de  brosser.     J'invite 

l'auteur  à  venir  contempler  la  splendeur  de  nos  jours  d'hiver.     Il 

baissera  les  yeux  et  la  visiere  de  sa  casquette  devant  ce  soleil  dont 

o  il  veut  faire  un  simple  rayon  de  lumière  polaire. 

L'Indien  qui  va  eu  chasse,  au  milieu  de  cette  solitude  désolée^  est 
un  produit  de  l'imaginatioiï  européenne.  Les  quelques  Indiens 
adonnés  à  la  chasse  qui  demeurent  ici  en  été,  s'éloignent  vers  le 
nord,  en  aniomne,  pour  ne  revenir  (ju'au  printemps,  sauf  parfois 
une  apparition  en  hiver,  pour  v.^ilre  dans  les  villes  les  pelleteries 
de  leur  chasse  et  renouveler  leurs  munitions.  Cet  Indien,  pla(;é 
au  pi-emier  plan  du  tableau,  jette  dans  l'ombre  le  triste  laboureur 
canadien  qui  va  nous  apparaître  toute  à  l'heure,  sortant  avec 
misère  d  sa  retraite  enfouie  sous  la  neige.  Avec  quelle  peine  le 
pauvre  diab  e  déblaie  sa  route,  une  pioche  à  la  main  (une  pelle, 
serait  plus  dans  le  rôle)  [)our  se  rendre  au  bal  du  village,  manger 
un  morceau  de  venaison,  lorsqu'il  a  dans  le  buffet  de  si  bon  bœuf, 
de  si  bon  lard,  etc.     Il  est  vrai  que  la  venaison  pourrait  avoir  pour 


LE  CANADA  EN  EUROPE.  209 

lui,  comme  pour  le  touriste  étranger,  un  certain  attrait  mais  n'en 
pas  qui  veut  et  quand  il  veut  ;  il  faut  la  faire  venir  de  si  loin  que 
les  gens  riches  peuvent  à  peine  s'en  régaler, — tout  comme  à  Paris. 

Comparez  donc  cette  description  avec  nos  joyeuses  et  jolies  mai 
sons  de  campagnes,  lesquelles  règle  générale,  sont  infiniment  supé- 
rieures à  celles  des  paysans  d'Europe,  et  pour  le  moins  aussi  acces- 
sibles— l'hospitalité  aidant— l'hiver  que  l'été. 

Un  honnête  homme,  qui  avait  parcouru  le  Canada  au  commen- 
cement de  ce  siècle,  écrivit  ces  lignes  empreintes  de  bon  sens  : 

"On  devrait  juger  du  climat  d'un  pays  par  le  degré  de  santé, 
de  fertilité  et  d'agréments  qu'il  admet.  Sous  ce  rapport,  le  Canada 
est  favorisé.  Les  étés  sont  très  chaudes,  il  est  vrai,  mais  l'atmos- 
phère est  si  pure  et  si  clair,  que  l'a  chaleur  n'en  est  point  aussi 
oppressive  que  dans  les  climats  dits  chauds,  où  l'air  est  chargé  d'é- 
manations qui  fatiguent  la  vie  animale.  Les  hivers  sont  très  froids, 
mais  c'est  un  froid  continue,  sans  intervalles  de  giboulées  ;  l'air 
est  pur  et  clair  comme  en  été  ;  c'est  par  excellence  une  saison  où 
l'homme  et  la  bête  puisent  de  la  vigueur  et  de  la  santé  rien  qu'en 
respirant  sur  le  seuil  de  la  porte  ;  le  froid,  au  milieu  de  cet  air 
vif  et  vivifiant,  pénètre  beaucoup  moins  que  dans  les  pays  où  l'at- 
mosphère est  aliourdie  par  l'humidité.  Les  brumes  du  golfe  Saint- 
Laurent  viennent  de  la  mer  ;  on  les  ressent  à  peine  à  Québec  ;  les 
trois-quarts  du  Canada  n'eu  ont  aucune  connaissance.  Le  froid 
n'exerce  son  action  que  sur  la  couche  de  neige  qui  couvre  le  sol  ; 
il  n'atteint  pas  la  terre  assez  profondément  pour  gêner  l'agricul- 
ture ;  les  semences  ont  lieu  si  tôt  que  la  neige  a  disparu." 

Du  froid  à  la  chaleur,  la  transition  est  brusque.  Risquons-là 
toutefois  :  ^ 

"  C'était  au  milieu  de  l'été  que  nous  parcourions  le  Canada  ;  la 
chaleur  était  presqu'insupportable,  et  déjà  les  fièvres  périodiques 
de  cette  saison  accablaient  les  laboureurs  exténués  de  fatigues  de  la 
récolte.  Quelques  mots  français,  prononcés  au  hazard,  nous  rap- 
pelaient de  temps  en  temps  notre  preiuière  patrie  ;  mais  le  teint 
jaune  et  livide  des  habitants,  leur  air  mélancolique  démentaient 
cette  gaieté  indigène  qu'ils  conservent  eiioore,  et  s'efforcent  de  faire 
germer  sous  ce  climat  rigoureux."  C'est  encore  M.  Pavie  qui  vient 
de  parler 

Cet  écrivain  visita  le  Canada  eu  1S32,  l'année  du  choléra,  dont 
il  ne  dit  pas  un  mot,  aimant  mieux  aultre  sur  le  compte  de  notre 
prétendue  dégénérescence  les  maix  .jui  nous  accablaient  alors  et 
qui  répandaient  la  terreur  dans  le  monde  entier.  Je  ne  doute  nulle- 
ment du  succès  que  ces  sortes  de  descriptions  obtiennent  dans 
25  mars  1873  14 


210  REVUE  CANADIENNE. 

les  cercles  où  le  mot  Canadien  est  synonitne  d'homme  blanc  dégé- 
néré. 

Si  parfois  la  note  joyeuse  se  mêle  aux  commentaires  qui  nous 
échappent  en  lisant  ces  inconcevables  récits,  ils  ne  laissent  pas,  en 
somme,  de  nous  causer  une  impression  pénible  par  la  révélation  si 
complète,  si  peu  encourageante  de  ce  que  l'on  débite  sur  notre 
compte,  particulièrement  en  France,  où  notre  souvenir  ne  devrait 
pas  être  perdu  ou  dénaturé  à  ce  point, — quant  ce  ne  serait  que  par 
respect  pour  notre  fidélité  aux  traditions  de  l'ancienne  mère-patrie. 
Les  causes  les  plus  évidentes  de  ces  erreurs  sont  de  trois  sortes  : 
celle  qui  provient  du  besoin  que  de  tous  temps  ont  éprouvé  les 
voyageurs  de  raconter  des  sornettes  sur  les  pays  lointains;  celle 
<qui  a  pour  principe  la  folle  admiration  dont  l'Europe  s'est  éprise 
pour  les  Etats-Unis,  et  celle  qui  repose  sur  la  parfaite*  ignorance 
que  notre  longue  séparation  du  vieux  pays  de  France  a  fait  naître 
à  notre  sujet.  A  ces  .trois  causes  s'er^  rattachent  naturellement 
plusieurs  autres,  de  moindre  importance,  qui,  cependant,  n'ont 
pas  peu  contribué  à  nous  faire  ce  que  nous  sommes  aux  yeux  des 
Européens. 

Benjamin  Sulte. 
(A  Continuer.) 


DISCOURS 


Prononcé  par  M.  Joseph  Tassé,  Président  de  l'Institut  Canadien 
Français  d'Ottawa,  dans  la  Séance  du  4  Décembre  1872. 


Monseigneur, 

Mesdames  et  Messieurs, 

L'Institut  Canadien-Français  inaugure,  ce  soir,  son  cours  annuel 
de  conférences  publiques.  Il  sait  les  inestimables  avantages  qui 
dérivent  de  ces  entretiens,  pour  la  population  française  de  cette 
ville,  et  il  ne  négligera  aucun  effort  pour  les  continuer,  (îhaque 
mercredi,  durant  nos  longues  veillées  d'hiver. 

Pour  atteindre  ce  but  important,  il  compte  avec  raison,  Monsei- 
gneur, sur  le  patronage  de  Votre  Grandeur  et  de  votre  digne  clergé, 
dont  la  présence  est  toujours  pour  nous  un  haut  encouragement; 
sur  le  concours  des  amis  des  lettres,  de  tous  ceux  qui  ont  à  cœur 
le  développement  intellectuel  en  cette  ville,  et  j'ajouterai,  de  tous 
ceux  qui  veulent  le  progrès  bien  entendu  de  nos  sept  mille  compa- 
triotes de  la  capitale.    Il  compte  encore  sur  le  concours  des  dames 

1  Ce  discours  a  été  prononcé  à  l'inauguration  du  Cours  Littéraire  que  donne 
chaque  hiver,  durant  quatre  mois,  l'Institut  Canadien  Français  d'Ottawa.  Les 
séances  publiques  de  cette  association  si  pleine  de  vitalité  ont  lieu  chaque  mer- 
credi, et,  en  outre  de  la  conférence  hebdomadaire,  il  y  a  musique  et  chant  par  les 
artistes  et  amateurs  de  la  capitale.  C'est  la  seule  institution  franco-canadienne 
qui  ait  adopté  ce  genre  de  séances  publiques,  lequel  a  obtenu  jusqu'à  présent 
beaucoup  de  succès,  car  il  n'y  a  pas  moins  de  cinq  à  six  cents  personnes  qui 
assistent  à  toutes  les  conférences.  Sa  Grandeur  Mgr  Guignes  est  le  digne  patron 
de  rinslitut,  et  Elle  assistait  à  la  séance  où.  le  discours  que  nous  publions  a  été 
prononcé. 


212  REVUE  CANADIENNE. 

et  messieurs  qui,  par  le  passé,  ont  su  donner  tant  d'éclat  et  une  si 
légitime  popularité  aux  charmantes  soirées  de  notre  Cercle  des 
Familles. 

Notre  tâche  n'est  pas  facile,  mais  avec  cette  précieuse  coopéra- 
tion, nous  sommes  sûrs  de  la  couronner  de  succès.  D'ailleurs,  les 
sympathies  du  public  nous  sont  connues.  Il  nous  en  a  donné  une 
éclatante  manifestation  par  le  passé,  en  venant  toujours  en  foule 
applaudir  aux  éloquentes  paroles  de  nos  conférenciers  et  au  talent 
de  nos  artistes  et  amateurs,  et  son  afluence  à  cette  séance  d'ouver- 
ture, est  pour  nous  un  nouveau  gage  de  sa  bienveillance,  qui  nous 
est  infiniment  agréable. 

On  ne  saurait  donner  trop  d'importance  à  ces  conférences 
publiques,  car  assurer  le  succès  de  l'Institut,  lui  donner  toute  la 
yitalité  possible,  étendre  ses  moyens  d'action  et  le  cercle  de  son 
influence,  est,  selon  moi,  faire  acte  de  véritable  patriotisme.  L'Ins- 
titut n'est-il  pas  le  foyer  où  viennent  converger  toutes  nos  aspira- 
tions nationales, — le  centre  intellectuel,  où  nous  échangeons  et 
développons  les  idées  d'intérêt  immédiat  pour  nous  ; — en  un  mot, 
le  lieu  de  réunion  où  nous  avons  appris  à  nous  connaître  et  à 
compter  les  forces  vives  de  la  nationalité  ? 

L'Institut  a  avant  tout  pour  mission  la  conservation  de  notre 
langue  dans  toute  sa  pureté  et  dans  toute  sa  beauté.  Or,  la  langue 
n'est-elle  pas,  après  la  religion,  le  trait  le  plus  caractéristique  d'un 
peuple,  et  le  plus  beau  diamant  de  sa  couronne  ? 

Et  lorsque  cette  langue  s'appelle  la  langue  française,  l'une  des 
plus  belles  des  langues  modernes,  la  langue  des  têtes  couronnées 
et  de  la  diplomatie,  la  langue  des  plus  grands  génies  qui  se  soient 
illustrés  dans  les  sciences,  la  littérature  et  la  philosophie,  la  langue 
dont  les  accents  ont  les  premiers  réveillé  les  échos  endormis  de 
nos  majestueuses  solitudes,  la  langue  que  nos  pères  nous  ont  trans- 
mise comme  un  legs  précieux  ; — sa  conservation  est  pour  nous 
plus  qu'un  devoir  sacré,  plus  qu'un  devoir  national,  elle  doit  être 
un  sujet  de  gloire. 

Oui,  la  langue  est  le  véritable  cachet  d'un  peuple,  et  elle  ne  doit 
s'éteindre  qu'avec  la  vie  même  de  la  nation  qui  la  parle,  alors 
qu'elle  ne  lui  survit  pas.  Aussi,  interrogez  l'histoire,  et  vous  ver_ 
rez  que  la  langue  se  lie  tellement  à  l'existence  d'une  nation,  que 
chaque  fois  qu'un  peuple  puissant  a  voulu  en  balayer  un  autre  de 
la  surface  de  la  terre,  il  a  presque  toujours  tenté  de  renverser  les 
deux  colonnes  de  l'édifice  national  :  sa  foi  et  sa  langue. 

Lorsque  les  russes  frappèrent  au  cœur  le  vaillant  peuple  de  la 
Pologne,  ils  proscrivirent  à  la  fois  sa  langue  et  sa  religion.  Et  que 
fit  Bismark  lorsqu'il  voulut  germaniser  des  provinces  françaises 


DISCOURS.  213 

comme  l'Alsace  et  la  Lorraine,  qu'il  a  arrachées  à  notre  ancienne 
Hière-patrie  ?  Il  décréta  que  la  langue  du  vainqueur  devait  être 
celle  du  vaincu,  et  que  celle-ci  serait  bannie  des  écoles.  Mais  l'on 
sait  que  le  peuple  héroïque  de  ces  provinces  n'a  pas  voulu  se  cour- 
ber sous  ce  joug  oppressif.  Gomme  autrefois  les  Troyens,  il  a  pré- 
féré déserter  le  sol  de  ses  aïeux,  s'arracher  à  tout  ce  qui  lui  était 
cher,  à  tout  un  monde  de  souvenirs,  se  disperser  aux  quatre  coins 
du  moi^de,  partout  où  il  pourra  rester  français  et  catholique,  plu- 
tôt que  de  subir  un  odieux  asservissement. 

Mais  il  n'est  pas  nécessaire  de  demander  des  exemples  à  l'étran- 
ger  pour  prouver,  par  l'histoire,  la  corrélation  de  la  langue  avec  la 
vie  nationale  d'un  peuple.  Lorsque  par  une  politique  maladroite 
et  condamnée  depuis  par  ses  hommes  d'état  les  plus  éminents, 
l'Angleterre  voulut  dénationaliser  les  70,000  canadiens- français, 
resté  fidèles  au  poste  de  l'honneur,  aprôs  la  cession  du  pays,  que  fit 
elle?  Elle  voulut  proscrire  notre  lan^ae  de  nos  parlements  et  de 
nos  écoles,  et  lui  substituer  sa  propre  langu  e  qui  envahit  aujour- 
d'hui le  monde. 

Mais  nos  pères  surent  déjouer  par  leur  noble  attitude  les  trames 
ourdies  par  ceux  qui  voulaient  notre  anéantissement  comme 
peuple.  Le  clergé  canadien  contribua  puissamment  à  la  conserva- 
tion de  notre  langue  en  en  faisant  la  base  principale  de  l'enseigne- 
ment dans  nos  écoles.  Et  dans  nos  parlements  nous  eûmes  les 
Bédard,  les  Panet,  les  Morin,  les  Papineau,  les  Lafontaine  et  bien 
d'autres,  dont  les  noms  nous  seront  toujours  chers,  qui  surent  faire 
respecter  l'usage  de  la  langue  française,  jusqu'à  ce  qu'il  nous  ait 
été  solennellement  garanti  par  l'acte  d'Union.  Et  aujourd'hui 
près  de  1,100,000  français,  ayant  la  sève  d'une  nation  forte  et  pleine 
d'avenir,  habitent  le  pays,  et  les  échos  lointains  des  Montagnes 
Rocheuses,  de  la  rivière  Rouge  et  du  Gap  Breton,  répètent  à 
l'envi  des  accents  français  comme  les  rives  du  St.  Laurent  et  de 
rOutaouais. 

Oui,  conservons  notre  langue.  Mesdames  et  Messieurs,  et  pour 
cela  encourageons  les  institutions  qui,  comme  la  nôtre,  sont  fidèles 
à  l'emblème  national  :  Nos  institutions,  notre  langue  et  notre  foi.  En 
ce  qui  regarde  l'Institut,  c'est  pour  moi  un  agréable  devoir  de 
reconnaître  que  nos  compatriotes  de  la  capitale  ne  lui  ont  pas 
ménagé  leurs  suffrages.  Gar,  l'Institut  n'a  janiais  été  plus  pros- 
père qu'il  ne  l'est  maintenant.  Le  chiffre  de  ses  m.embres  est 
aujourd'hui  d'environ  375.  Or,  375  membres,  [c'est  plus  que  ne 
compte  aucune  institution  littéraire  de  la  province  de  Québec  et 
de  cette  ville. 


214  REVUE  CANADIENNE. 

Ce  l'ésviltat  ôst  très-encouragant,  mais  n'allons  pas  nous  reposer 
si  tôt  sur  nos  lauriers.  Travaillons,  au  contraire,  à  affermir  notre 
œuvre  et*à  l'enraciner  assez  profondément  pour  que  rien  ne  puisse 
l'ébranler.  Faisons  en  sorte  qu'il  n'y  ait  pas  une  seule  famille 
française,  qui  ne  tienne  à  honneur  de  compter  l'un  des  siens  par- 
mi les  membres  de  l'Institut,  et  tâchons  de  hâter  le  jour  où  nos 
réunions  nationales  n'auront  plus  lieu  dans  cette  modeste  enceinte, 
mais  dans  un  édifice  plus  spacieux,  qui  fera  honneur  au  nom  cana- 
dien. 

Ce  devoir  d'encourager  nos  institutions  s'impose  d'une  manière 
toute  particulière  à  nos  compatriotes  de  cette  ville.  Car,  il  ne  faut 
pas  oublier  que  si  nos  nationaux  forment  la  grande  masse  de  la 
population  dans  la  Province  de  Québec,  nous  sommes  au  contraire, 
presque  noyées  dans  Ontario  par  les  éléments  étrangers  ;  nous 
ne  sommes  que  75,383  canadiens-français  pour  lutter  contre  un 
million  et  demi  d'anglais,  écossais  et  irlandais. 

Si  le  danger  de  dénationalisation  est  à  craindre  quelque  parj 
dans  notre  pays  pour  les  groupes  français,  c'est  bien  dans  cette 
province.  Mais  avec  le  patriotisme  et  l'union  qui  décuplera  nos 
forces,  il  nous  sera  possible  de  faire  grandir  et  fortifier  ce  rameau 
détaché  de  l'arbre  principal'de  la  nationalité.  Déjà  de  véritables 
colonies  françaises  sont  formées  aux  deux  extrémités  de  la  pro- 
vince, ou  s'échelonnent  sur  la  rive  sud  de  l'Outaouais.  Déjà  la 
flèche  du  clocher  catholique  s'élève  fièrement  au  milieu  de  l'es- 
saim national,  à  côté  de  l'école  française,  où  la  jeunesse  apprendra 
à  ne  pas  oublier  la  langue  de  ses  pères.  Et  avant  longtemps  les 
institutions  sociales  des  canadiens-français  d'Ontario  laisseront  peu 
à  désirer. 

Position  comme  noblesse,  oblige.  Aussi  il  incombe  à  nos  com- 
patriotes de  la  capitale  par  leur  nombre,  leur  intelligence  et  leur 
force  de  cohésion,  de  se  mettre  à  la  tête  du  mouvement  national 
dans  cette  province. 

L'Institut  a  encore  pour  mission  principale,  le  culte  du  beau  et 
du  vrai,  dans  les  sciences,  la  littérature  et  la  philosophie.  Ce  rôle 
est  parfaitement  adapté  à  notre  caractère  national.  Car,  de  l'avis 
de  maints  observateurs  judicieux,  notre  mission  est  toute  intellec- 
tuelle et  religieuse  et  doit  être,  dans  une  sphère  moindre,  celle 
qu'a  remplie  la  France,  qui  fut  pendant  si  longtemps  le  pivot 
intellectuel  du  monde,  le  foyer  de  la  pensée  universelle. 

Nous  ne  pourrons  d'ici  à  longtemps,  dominer  par  le  nombre,  l'é- 
tendue de  notre  commerce  et  l'éclat  de  nos  richesses,  mais  nous 
aurons  rempli  une  tâche  glorieuse,  si  nous  savons  nous  signaler 


DISCOURS.  215 

par  le  rayonnement  de  nos  intellig  ences,  dont  l'influence  n'est  pas 
éphémère,  mais  sait  se  perpétuer  à  travers  les  siècles. 

Les  nations  les  plus  fortes  et  les  plus  puissantes  ne  sont  pas  tou- 
jours celles  qui  occupent  la  plus  large  place  au  temple  de  mémoire. 
La  Grèce,  par  exemple,  avait  un  territoire  insignifiant  et  une  popu- 
lation bien  limitée,  si  on  la  compare  aux  nations  asiatiques  de 
l'époque.  Cependant  l'histoire  conserve  à  peine  leurs  noms, 
tandis  que  la  patrie  d'Homère  et  de  Démosthènes  a  su  conquérir 
une  impérissable  renommée.  Et  à  qui  doit-elle  en  grande  partie 
l'auréole  de  gloire  dont  son  nom  est  encore  entouré  ?  A  ses  ora- 
teurs, à  ses  poètes  et  à  ses  historiens.  Les  chants  de  V Iliade  ont  plus 
contribué  à  l'illustrer  que  toutes  les  richesses  des.  peuples  voisins 
n'ont  fait  pour  les  tirer  de  l'oubli. 

Les  siècles  les  plus  célèbres  sont  encore  ceux  où  l'intelligence  a 
régné  en  souveraine.  Qu'il  suffise  de  rappeler  le  siècle  d'Auguste 
— qui  fut  celui  de  Virgile,  et  de  Tite  Live — et  le  siècle  de  Louis 
le  Grand,  où  les  Bossuet,  les  Fénélon,  les  Corneille  et  les  Racine 
se  sont  immortalisés. 

La  gloire  littéraire  est,  après  la  gloire  religieuse,— si  je  puis  l'ap- 
peler ainsi, —  la  plus  pure  et  la  moins  périssable.  Au  lieu  de  s'af- 
faiblir à  travers  les  âges,  elle  ne  fait  que  resplendir  d'un  nouvel 
éclat.  C'est  un  monument  grandiose  auquel  le  temps  conserve 
toute  sa  jeunesse  et  sa  beauté  au  milieu  des  ruines  qu'il  sème  sur 
ses  pas. 

Tous  les  grands  hommes  ont  été  amis  des  lettres,  et  plusieurs 
souverains  ont  cru  s'honorer  en  admettant  des  écrivains  célèbres 
dans  leur  intimité.  Les  plus  illustres  personnages  ont  recherché 
la  gloire  littéraire.  J'aime  â  rappeler  ici  que  Wolfe,  le  vainqueur 
de  Montcalm,  déclarait  quelques  jours  avant  la  bataille  des  Plaines 
d'Abraham,  après  avoir^lu  avec  admiration  une  pièce  de  vers  d'un 
célèbre  poète  anglais,  qu'il  aurait  préféré  la  gloire  d'en  être  l'au- 
teur à  celle  de  planter  le  drapeau  d'Albion  sur  le  vieux  roc  de 
Québec. 

Les  jouissances  intellectuelles  sont  aussi  d'une, suavité  inexpri- 
mable. Que  de  loisirs  elles  ont  charmées!  Que  d'agréables  satis- 
factions elles  ont  causées  !  Que  de  larges  horizons  elles  ont  ouvert 
aux  méditations  de  l'homme  !  Augustin  Thierry,  historien  français, 
leur  a  rendu  un  beau  témoignage  dans  son  testament  resté  célè- 
bre :  "  Aveugle  et  souffrant  sans  espoir  et  presque  sans  relâche,  je 
puis  affirmer,  qu'il  y  a  au  monde  quelque  chose  qui  vaut  mieux 
que  les  jouissances  matérielles,  mieux  que  la  fortune,  mieux  que  la 
santé  même,  c'est  le  dévouement  à  la  science." 


216  REVUE  CANADIENNE. 

Nous  devons  d'autant  plus  nous  adonner  au  développement  des 
choses  de  l'esprit  que  le  règne  de  la  matière  semble  obtenir  plus 
d'ascendant.  Le  matérialisme  menace  de  dominer  les  deux  mondes, 
et  nous  devons  réagir  de  toutes  nos  forces  contre  ce  flot  envahis- 
seur. Notre  pays  n'en  a  pas  encore  trop  subi  l'atteinte,  mais  il  est 
menacé  de  son  influence  délétère. 

Nous  entrons,  de  fait,  dans  une  ère  de  progrès  inouï.  On  ne  parle 
aujourd'hui  qu'agriculture  améliorée,  manufactures,  chemins  de 
fer  et  canaux.  Je  suis  bien  loin  de  vouloir  déprécier  un  pareil 
mouvement,  mais  il  est  à  craindre  que  l'esprit  public  se  laisse  trop 
absorber  à  l'avenir  par  des  aspirations  purement  matérielles. 

Que  l'on  améliore  l'agriculture,  que  l'on  creuse  des  canaux,  que 
l'on  attire  en  ce  pays  des  milliers  de  bras  robustes,  que  des  usines 
s'élèvent  en  grand  nombre  et  enveloppent  l'atmosphère  de  pana- 
ches de  fumée,  que  le  sifflet  de  la  locomotive  se  fasse  entendre 
dans  les  gorges  les  plus  reculées  de  nos  montagnes,  que  monts  et 
collines  s'aplanissent  devant  le  travail  humain,  que  notre  popula^ 
tion  présente,  enfin,  le  spectacle  d'une  vaste  ruche  d'abeilles.  Très- 
bien  I  J'applaudis  à  tous  ces  progrès.  Mais  de  grâce,  que  la  pers- 
pective de  la  richesse  ne  nous  fasse  pas  tous  incliner  devant  le  veau 
d'or,  et  que  la  fumée  de  nos  manufactures  n'ait  pas  pour  effet  d'a- 
lourdir nos  intelligences. 

Sursum  corda.  Sachons  nous  élever  aussi  au-dessus  de  la  vulga- 
rité des  idées  et  des  occupations  matérielles,  et  ne  nous  laissons 
pas  emporter  par  le  courant  qui  a  déjà  été  fatal  à  tant  d'autres. 
Gomme  l'a  dit  Montalembert  :  *■*  Opposons  à  ce  misérable  déclin, 
que  l'on  ose  vanter  comme  un  progrès,  les  hautes  et  libres  médita- 
tions de  la  pensée.  Opposons  à  ces  triomphes  de  Plutusles  victoires 
pures  et  magnanimes  de  l'intelligence.  Ne  laissons  pas,  l'esprit 
français,  j'allais  dire  l'esprit  humain,  s'affaisser  et  s'abattre  dans 
ce  néant.  Empêchons,  s'il  en  est  temps  encore,  l'art  et  le  style,  en 
se  matérialisant  et  se  vulgarisant  à  l'infini,  de  signaler  l'avènement 
de  leur  dégénération  prochaine." 

Il  n'est  pas  impossible,  d'ailleurs,  de  concilier  le  culte  des  choses 
de  l'esprit  avec  le  progrès  matériel.  Voyez  Boston.  Elle  est  l'une 
des  villes  maritimes  les  plus  populeuses  et  les  plus  importantes  des 
Etats-Unis.  Dans  son  port  plein  d'activité,  on  voit  comme  une  forêt  de 
mâts  de  navires  sur  lesquels  flottent  des  pavillons  de  presque  toutes 
les  nations.  Ses  rues  sont  extrêmement  affairées,  sa  population  est 
fort  industrieuse,  bref,  il  se  fait  un  immense  mouvement  d'affaires 
dans  cette  cité. 

Pourtant,  la  gloire  de  Boston  n'est  pas  tant  d'avoir  un  commerce 
étendu  et  des  industries  florissantes,  que  d'être  la  ville  littéraire 


DISCOURS.  217 

par  excellence  et  d'avoir  mérité  d'être  appelée  TAthônes  de  l'Amé- 
rique. On  y  admire  une  magnifique  université,  une  académie  de 
science  et  d'arts,  des  sociétés  historiques,  de  médecine,  de  vastes 
bibliothèques  et  musées.  On  coudoie  tout  un  monde  de  savants, 
de  professeurs,  d'étudiants,  là  où  on  ne  croirait  devoir  rencontrer 
que  des  aligneurs  de  chiffres,  comme  dans  la  plupart  des  villes 
américaines,  et  il  n'est  pas  une  cité  qui  dépense  relativement  autant 
pour  la  belle  cause  de  l'instruction.  Aussi,  la  patrie  de  Franklin 
est  saluée  avec  respect  par  tous  les  é  trangers  comme  la  retraite 
des  muses,  et  le  véritable  foyer  du  mouvement  intellectuel  aux 
Etals-Unis. 

Ai-je  besoin  d'ajouter,  Mesdames  et  Messieurs,  que  tout  progrès 
intellectuel  dans  un  pays  n'est  désirable  qu'en  autant  qu'il  est  vivifié 
par  la  religion.  La  nécessité  de  cette  alliance  des  lettres  et  de  la 
religion  est  méconnue  dans  un  trop  grand  nombre  de  pays,  mais 
elle  ne  trouve  ici  heureusement  que  peu  de  contradicteurs. 

La  littérature  sans  la  foi  ne  peut  pas  prod  uire  d'autres  fruits  que 
ceux  que  l'on  cueille  sur  les  bords  de  la  Mer  Morte,  c'est-à-dire  des 
fruits  stériles.  L'intelligence,  si  vous  le  voulez,  est  un  grand  arbre, 
couvert  d'un  riche  manteau  de  verdure,  projetant  au  loin  son 
ombre  bienfaisante,  mais  qui  se  desséchera  et  se  découronnera 
bientôt,  s'il  n'a  plus  la  sève  nécessaire  qui  fait  sa  force  et  sa  gran- 
deur. Or,  la  sève  pour  l'intelligence,  c'est  la  foi  ! 

L'histoire  est  là,  d'ailleurs,  pour  prouver  que  la  littérature  a 
exercé  une  influence  extrêmement  funeste  sur  les  sociétés  en 
cessant  de  s'éclairer  au  flambeau  de  la  foi. 

Voyez  la  France.  Gomme  elle  était  grande  au  dix  septième  siècle, 
alors  que  brillaient  ces  puissantes  intelligences,  ces  incomparables 
éducateurs  du  peuple,  ces  maîtres  de  la  langue  française,  qui  ont 
nom  Bossuet,  Fénélon,  Massillon,  Bourdaloue,  Corneille,  Racine  et 
tant  d'autres  écrivains  célèbres.  La  littérature  était  alors  pure  et 
sévère,  elle  savait  s'élever  aux  plus  hautes  conceptions,  planer 
dans  les  horizons  de  la  pensée,  et  parler  au  peuple  le  langage  de 
la  vérité,  de  la  foi  et  de  l'honneur.  Aussi  son  heureuse  influence 
s'est  alors  reflétée  sur  la  nation.  Car,  on  dit  avec  raison  que  la 
littérature  est  la  véritable  expression  d'une  société. 

Mais  arrive  le  dix-huitième  siècle.  Quelle  déchéance  !  C'est 
l'avènement  du  matérialisme  philosophique  !  C'est  le  règne  de 
Voltaire,  de  Rousseau,  d'Alembert  et  de  Diderot.  La  France  tombe 
d'abîme  en  abîme,  elle  accumule  désastres  sur  désastres,  hontes 
sur  hontes,  flétrissures  sur  flétrissures  :  c'est  à  coup  sûr  l'époque 
la  plus  sombre  de  son  histoire.  La  littérature,  corrompue  jusqu'à 
la  moelle  des  os,  déchaîne  les  plus  mauvaises  passions  populaires 


218  REVUE  CANADIENNE. 

contre  l'autorité  et  la  religion,  après  les  avoir  sapées  dans  leur 
base. 

Quelle  décadence  encore  dans  le  dix-neuvième  siècle  !  Quel 
abaissement  des  intelligences  !  Quelle  dépravation  du  goût  !  Pour 
combattre  l'influence  dissolvante  d'une  myriade  d'écrivains  qui, 
comme  Sainte  Beuve,  se  feraient  gloire  au  besoin  de  manger  des 
saucissons  le  Vendredi  Saint,  on  peut  à  peine  signaler  une  petite 
phalange  d'esprits  d'élite,  de  nobles  soldats  de  la  foi  et  de  la  vérité, 
restés  fidèles  aux  traditions  de  l'honneur.  Ce  sont  les  De  Maistre, 
les  de  Donald,  les  Lacordaire,  les  P.  Félix,  les  Diipanloup,  lesMon- 
talembert,  les  Ozanam,  les  Louis  Veuillot  et  quelques  autres. 

La  littérature  est  plus  malsaine  qu  à  aucune  autre  période  de 
son  histoire.  La  presse  inonde  la  France  de  ses  peintures  grivoises 
et  démoralisatrices  ;  la  corruption  et  les  défaillances  sont  presqaes 
générales,  et  le  plus  grand  nombre  de  criminels  se  trouvent  dans 
les  départements  où  on  lit  le  plus. 

Aussi,  lorsqu'arrive  l'heure  terrible  des  combats,  cette  nation 
amollie  par  le  matérialisme  et  la  libre  pensée  ne  retrouve  plus  sa 
valeur  d'autrefois  pour  se  mesurer  contre  l'ennemi.  Les  plus  ter- 
ribles malheurs  fondent  sur  la  France  et  l'on  croirait  qu'elle  va 
agoniser  sous  le  talon  du  uhlan  prussien.  Elle  tombe  sans  gloire 
aux  pieds  de  ce  même  peuple,  dont  elle  mettait  les  légions  en  dé- 
route, aux  glorieuses  journées  d'Iéna  et  d'Austerlitz  ! 

Il  y  a  bien  encore  sans  doute  des  cœurs  vaillants,  des  dévoue- 
ments chevaleresques,  des  français  sans  peur  et  sans  reproche 
comme  ceux  des  temps  passés,  mais  combien  se  montrent  indignes 
de  défendre  le  sol  sacré  de  la  patrie  !  Les  soldats  vraiment  catho- 
liques, ceux  qui  n'ont  pas  appris  dans  les  livres  ou  dans  les  jour- 
naux à  mépriser  Dieu,  la  foi  et  l'honneur,  comptent  presque  seuls 
parmi  les  héros  de  la  dernière  guerre  :  tels  sont  par  exemple  les 
fiers  enfants  de  la  Bretagne  et  de  la  Vendée,  dont  les  nobles  ancê- 
tres sont  aussi  les  nôtres,  et  qui  eussent  sauvé  la  France,  si  elle 
eut  pu  être  sauvée. 

11  peut  en  coûter  à  notre  amour-propre  national  de  faire  de 
pareils  aveux.  Mais  ce  tableau  tracé  à  grands  traits  n'est-il  pas 
rigoureusement  vrai  ?  Puisse  ce  terrible  exemple  nous,  servir  de 
leçon  et  nous  détourner  à  temps  de  la  fausse  voie,  qui  fut  si  fatale 
à  la  France,  si  jamais  quelques  mauvais  conseillers  voulaient  nous 
conduire  au  même  abime. 

Aussi,  les  enseignements  de  la  dernière  guerre  ont  éclairé  grand 
nombre  d'esprits  en  France.  Et  on  comprend  tellement  la  néces- 
sité d'un  retour  à  des  idées  plus  saines,  que  des  journaux  comme 
le  Figaro  et  le  Siècle^  qui  ont  une  grande  part  de  responsabilité 


DISCOURS.  219 

dans  cet  affaissement  de  l'esprit  français,  sont  forcés  aujourd'hui 
de  proclamer  que  cette  malheureuse  nation  ne  retrouvera  son 
ancienne  splendeur  et  son  ancien  prestige  qu'en  épurant  sa  litté- 
rature et  en  redevenant  croyante  comme  autrefois. 

Oui,  puisse  la  France  s'engager  franchement  dans  la  vraie  voie 
de  l'honneur  et  travailler  activement  à  l'œuvre  de  sa  régénération, 
et  nous,  canadiens-français,  nous  ne  serons  pas  les  derniers  à  ap- 
plaudir au  salut  de  ce  grand  peuple,  dont  le  sang  coule  dans  nos 
veines,  et  que  nous  verrions  avec  tant  de  fierté  marcher  encore  à 
la  tête  de  la  civilisation  !  Oui,  puisse  son  drapeau,  dont  les  cou- 
leurs ornent  cette  salle,  reprendre  son  ascendant,  flotter  plus  haut 
que  jamais  en  renfermant  dans  ses  nobles  plis  l'emblème  de  la 
véritable  civilisation,  et  nous  ne  serons  pas  les  derniers  à  l'acclamer 
de  toutes  nos  forces  ! 

Ce  doit  être  pour  nous.  Mesdames  et  Messieurs,  une  agréable 
satisfaction  de  pouvoir  affirmer  que  presque  tous  nos  littérateurs 
ont  puisé  jusqu'à  présent  leurs  inspirations  aux  eaux  vives  de  la 
foi,  c'est-à-dire  à  la  source  véritable  du  beau  et  du  grand.  Aussi, 
c'est  en  restant  fidèles  à  cette  tradition  que  leurs  œuvres  continue- 
ront d'avoir  une  influence  salutaire  sur  la  société  et  les  mœurs. 
C'est  en  imprégnant  leurs  écrits  de  l'idée  religieuse,  qu'ils  sauront 
combattre  les  fausses  tendances  de  tous  ces  systèmes  matérialistes, 
de  toutes  ces  utopies  et  de  ces  idées  anti-sociales  qui  minent  au- 
jourd'hui l'Europe  ;  qu'ils  sauront  faire  aimer  la  vertu  au  peuple 
au  lieu  de  lui  dorer  le  vice,  et  qu'ils  lui  inspireront  le  culte  de 
toutes  ces  grandes  choses  qui  font  la  gloire  et  la  force  d'un  peuple. 

Nous  n'avons  pas  jusqu'à  présent  dévié  de  la  noble  mission  qui 
nous  a  été  dévolue.  Nous  avons  veillé  avec  un  soin  jaloux  à  la 
conservation  de  notre  patrimoine  national.  Eh  !  bien,  si  nous 
voulons  nous  montrer  dignes  de  notre  passé  et  marcher  fièrement 
dans  la  voie,  de  l'honneur,  ne  souffrons  pas  que  notre  littérature 
en  se  viciant  prépare  trop  tôt  l'œuvre  de  notre  dégénération. 
Efforçons-nous  de  la  rendre  pnre  et  sévère, — car  la  littérature  ne 
fut  jamais  plus  puissante  qu'à  notre  époque, — et  nous  pourrons 
espérer  alors  de  conserver  à  la  nation  cette  vitalité  qui  s'est  afiir- 
mée  si  hautement  au  milieu  même  de  nos   plus  grandes  épreuves. 

L'Institut  Canadien-Français  n'a  cessé  depuis  sa  fondation  de 
travailler  à  cette  alliance  féconde  des  lettres  et  de  la  religion,  et  il 
est  à  espérer  que  toutes  ses  aspirations  à  l'avenir  tendront  à  res- 
serrer une  union,  qui  ne  pourra  manquer  d'ajouter  de  nouveaux 
fleurons  à  notre  couronne  nationale. 


CONFERENCES  AMERICAINES  ' 


LE  GENERAL  ULYSSE  GRANT 

PRÉSIDENT    ACTUEL   DES   ÉTATS-UNIS    d'aMÉRIQUE,    1870. 


Messieurs 


Après  avoir  raconté  devant  un  autre  auditoire  la  vie  d'Abraham 
Lincoln,  je  vais  tâcher  de  retracer  la  carrière  héroïque  de  son  suc- 
cesseur, le  général  Ulysse  Grant,  président  actuel  des  Etats-Unis 
d'Amérique,  bien  qu'en  le  faisant  je  sache  très-bien  que  je  n'obéis 
ni  aux  lois  de  l'histoire,  ni  aux  préceptes  de  l'art. 

L'histoire  consent  difficilement  à  ce  que  l'on  fasse  la  biographie 
d'une  personne  vivante  ;  elle  aime  mieux  que  la  mort  ait  reculé  la 
perspective,  refroidi  la  louange,  et  que  le  nom  célèbre  d'un  homme 
ait  mérité  de  fixer,  après  de  longues  années,  les  regards  désintéres- 
sés de  la  postérité.  De  même,  l'art  se  refuse  à  prendre  au  sérieux 
le  portrait  d'un  homme  fait  par  un  peintre  qui  ne  l'a  jamais  vu  ; 
on  ne  le  croit  pas  volontiers*  ressemblant. 

Mais  vous  me  pardonnerez,  parce  que  je  n'aspire  pas  bien  haut. 
J'aspire  uniquement  au  succès  de  ce  peintre  modeste  qui  avait 
écrit  sur  sa  porte  :  ''  Ressemblance  garantie,  cent  francs  ;  demi- 
ressemblance,  cinquante  francs  ;  air  de  famille,  cinq  francs." 

1  Voir  les  livraisons  de  janvier  et  février  1873. 


CONFÉRENCES  AMÉRICAINES.  221 

Voilà  bien,  en  effet,  ce  que  je  cherche.  Je  voudrais  précisément 
fixer,  à  l'aide  des  événements  principaux  de  la  guerre  des  Etats- 
Unis,  quelques-un  des  traits  seulement  du  héros  que  je  leprésente, 
lui  donner  un  air  de  famille,  de  cette  grande  famille  des  Améri- 
cains qui  occupe  une  si' large  place  dans  l'histoire  des  hommes  au 
temps  où  nous  vivons. 

Avant  tout,  je  ne  veux  point,  dans  eet  entretien  familier,  prendre 
le  parti  des  victorieux  et  triompher  avec  le  Nord  contre  le  Sud. 
Je  suis  et  j'ai  été,  dès  le  début,  un  partisan  résolu  du  Nord  ;  mais, 
au  point  de  vue  où  nous  devons  nous  placer  aujourd'hui,  à  la  dis- 
tance où  nous  sommes,  étant  tous  désireux  que  les  traces  d'une 
longue  guerre  fraticide  disparaissent  et  dans  les  cœurs  et  dans  les 
faits,  nous  devons  considérer  les  vainqueurs  du  Nord  et  leurs 
adversaires  du  Sud  comme  deux  parties  d'une  grande  famille  un 
instant  divisée,  mais  enfin  réconciliée.  Le  droit  était  du  côté  du 
Nord,  et  le  droit  a  triomphé.  Dans  la  lutte  qui  a  précédé  ce 
triomphe,  la  convenance  autant  que  la  justice  nous  oblige  à  flétrir 
des  deux  côtés  beaucoup  de  crimes,  et  des  deux  côtés  à  admirer 
beaucoup  de  venus. 

Il  convient  d'entrer  dans  les  sentiments  qui  devaient  animer  les 
vainqueurs  et  les  vaincus  au  moment  de  la  scène  sublime  qui  se 
passa  autour  de  la  ville  de  Richmond  au  commencement  du  prin- 
temps de  1865,  il  y  a  cinq  ans.  Les  deux  armées  étaient  en  pré- 
sence, au  lendemain  d'une  violente  bataille,  à  laquelle  est  resté, 
dans  la  mémoire  de  tout  Américain,  le  nom  de  bataille  des  Cinq- 
Fourches,  près  de  Petersburg.  Le  président  des  Etats  du  Sud  venait 
de  quitter  Richmond  pour  se  réfugier  à  ^Danville,  sur  l'avis  du 
commandant  de  l'armée  vaincue,  et  une  correspondance  s'était 
ouverte  entre  les  deux  valeureux  chefs  qui  s'étaient  livré  bataille. 
C'était  le  chef  de  l'armée  victorieuse,  qui,  le  premier,  avait  écrit  am 
chef  de  l'armée  vaincue  dans  des  termes  d'un  véritable  respect,  et 
le  chef  de  l'armée  vaincue  avait  répondu  avec  la  même  courtoisie  ; 
en  consentant  à  la  capitulation,  il  avait  demandé  que  les  termes 
en  fussent  parfaitement  dignes  de  l'armée  à  laquelle  il  comman- 
dait, et  qu'on  laissât  à  tous  ses  officiers  leurs  armes  et  leurs  che- 
vaux. Le  vainqueur  y  avait  consenti,  et  l'on  vit  alors  ce  spectacle 
extrêmement  émouvant:  l'armée  victorieuse  fit  le  salut  militaire, 
et  l'armée  vaincue,  précédée  de  ses  officiers  à  cheval,  se  présenta 
en  bon  ordre  ;  les  soldats  mirent  leurs  armes  en  faisceaux,  puis, 
adressant  un  adieu  pénible  à  leurs  drapeaux,  ils  les  plantèrent  dans 
le  sol  en  les  embrassant,  pendant  que  les  vainqueurs  s'inclinaient 
avec  respect.  Après  l'adieu  au  drapeau,  les  25,000  soldats  de  l'armée 
de  la  Virginie  défilèrent  lentement,  retournant  dans  leurs  foyers, 


222  REVUE  CANADIENNE. 

pendant  que  les  deux  états-majors  chevauchaient  réunis  derrière 
les  deux  commandants  en  chef,  si  dignes  l'un  de  l'autre  qu'on  pou- 
vait se  demander  quel  était  le  vainqueur  et  quel  était  le  vaincu^ 
Le  vaincu  se  nommait  Robert  Lee,  descendant  de  Washington  ;  le 
vainqueur  était  le  plébéien  Ulysse  Grant,— Grant  et  Lee,  deux 
noms  qu'il  ne  faut  pas  séparer,  et  qui  sont  environnés  d'un  égal 
respect  par  tous  ceux  qui  admirent  Thonneur,  le  talent,  le  génie 
militaire  et  le  courage  civil. 

Le  général  Grant,  cinq  ans  auparavant,  était  un  obscur  ouvrier 
tanneur  de  la  petite  ville  de  Galena,  dans  l'Illinois,  l'un  des  Etats 
de  rOuest,  de  l'autre  côté  du  Mississipi,  et  il  assistait  au  printemps 
de  1861,  à  une  réunion  populaire  convoquée  à  l'occasion  de  l'ou- 
verture des  premières  hostilités,  qui  avaient  eut  lieu,  vous  vous  le 
rappelez,  au  commencement  de  1860,  après  la  première  élection  du 
président  iàncoln.  Le  Sud  avait  follement  engagé  la  lutte  par  la 
prise  du  fort  Sumter  et  l'invasion  du  Maryland.  On  venait  d'en 
recevoir  la  nouvelle  dans  l'État  habité  par  Grant,  et  aussitôt  des 
réunions  populaires  s'étaient  assemblées.  Il  y  avait  dans  cet  État 
une  grande  division  d'opinions.  Les  réunions  étaient  ardentes  et 
passionnées,  et  l'obscur  tanneur  qu'on  appelait  Ulysse  Grant  y 
assistait  avec  la  froideur  qui  faisait  le  fond  de  son  caractère.  Un 
jeune  avocat  très-maigre  et  très-grand,  aux  cheveux  noirs,  qui  y 
assistait  comme  lui,  s'était  écrié  avec  une  éloquence  passionnée  : 
"Je  suis  démocrate,  mais  il  ne  s'agit  pas  de  politique,  il  s'agit  d'a- 
voir une  patrie,  ou  de  n'en  pas  avoir,  et  je  suis  d'avis  qu'après  ce 
qui  vient  de  se  passer,  nous  n'avons  plus  qu'à  faire  appel  au 
Dieu  des  batailles  !  "  Ces  paroles  de  l'avocat  avaient  remué  l'âme 
du  tanneur. 

Le  tanneur,  en  1865,  devait  mériter  ce  grade  de  lieutenant  géné- 
ral qui  avait  été  accordé  avant'lui  au  seul  Washington,  et  devenir 
président  des  Etats-Unis; — l'avocat,  c'était  Raw^lins,  le  futur  chef 
d'état-major  du  général  sauveur  de  la  patrie.  C'est  donc  de  1861 
à  1865,  en  quatre  ans,  que  s'éleva  tout  d'un  coup  et  comme  une 
fusée  dans  la  nuit  l'étoile  de  cet  homme  dont  le  nom  devait  jeter 
tant  d'éclat. 

Ulysse  Grant  était  né  en  1822  d'un  tanneur  établi  à  Point-Plea- 
sant,  dans  l'État  d'Ohio  ;  toute  la  famille  travaillait  le  cuir  de  ses 
mains  et  vendait  ensuite  le  produit  de  son  travail.  Il  avait  plusieurs 
frères,  et  il  avait  reçu  en  naissant  le  nom  singulier  d'Ulysse  par  la 
faute  de  Fénélon.  La  famille  possédait  un  Télèmaque,  et  les  lec- 
tures se  faisaient  souvent  dans  ce  livre  à  peu  près  unique.  Or  les 
grands  parents,  réunis  à  la  naissance  de  l'enfant  avec  le  pè  e  et  la 


CONFÉRENCES  AMÉRICAINES.  223 

mère,  avaient  mis  aux  voix  le  nom  à  lui  donner.  Il  y  eut  une  tante 
romantique  qui  demanda  le  nom  de  Théodore  ;  une  autre,  imbue 
de  l'esprit  biblique,  proposait  qu'on  l'appelât  Hiram  ;  le  grand  père 
et  la  grand'mère  préférèrent  qu'on  l'appelât  Ulysse. — En  1823,  la 
famille  vint  se  fixer  à  Georgetow^n.  Ulysse  Grant  fut  envoyé  à 
l'école,  puis,  arrivé  à  l'âge  de  dix-sept  ans,  comme  il  était  très- 
vigoureux  malgré  sa  petite  taille,  il  demanda  à  être  militaire,  et 
fut  assez  heureux  pour  obtenir  un  brevet  de  cadet  à  l'école  mili- 
taire de  West-Point. 

Tous  ceux  qui  ont  présente  à  l'esprit  l'histoire  de  Washington 
savent  que  West-Point  était  une  position  militaire  importante  où 
l'illustre  général,  étant  en  tournée,  eut  la  douleur  d'apprendre  la 
défection  d'Arnold,  et  où  se  passa  aussi  le  triste  incident  de  la  cap- 
ture du  major  André,  cet  officier  brillant  et  chevaleresque,  qui  fut 
pendu  comme  traître  et  mourut  en  héros.  Washington  avait  de- 
mandé la  transformation  de  cette  fortei-esse  en  une  école  mili- 
taire ;  elle  a  été  depuis  parfaitement  organisée,  et  chaque  district 
ffingressionnel  a  le  droit  d'envoyer  un  cadet  à  l'école  de  West- 
Point. 

Grant  ne  se  fit  remarquer  par  aucune  supériorité  à  cette  école  ; 
il  y  passait  pour  un  bon  garçon  silencieux  et  m^édiocre  ;  en  un  seul 
point,  il  montra  une  capacité  hors  ligne,  ^c'était  comme  cavalier. 
Après  trois  années  d'école,  à  vingt  et  un  ans,  il  fut  attaché  comme 
sous-lieutenant  surnuméraire  au  4e  régiment  d'infanterie  fet  envoyé 
à  la  guerre  du  Mexique,  où  il  se  distingua,  sous  le  général  Taylor, 
au  siège  de  la  Vera  Cruz.  Revenu  dans  ses  foyers,  marié  en  1848 
à  la  fille  du  colonel  Dent,  il  fut  de  nouveau  envoyé  dans  l'Oregon 
par  la  Californie  et  Panama,  en  1853,  campagne  pendant  laquelle 
il  affronta  le  choléra  aussi  souvent  que  la  mitraille.  Après  sept 
ans  de  service,  il  donna  sa  démission,  en  1854,  et,  pourvu  du  grade 
de  capitaine,  il  vint  s'établir  à  quelques  lieues  de  Saint-Louis,  dans 
le  Missouri,  comme  fermier.  Père  de  quatre  enfants,  très-pauvre, 
très  laborieux,  il  allait  à  la  ville  de  Saint-Louis,  à  14  milles  de  sa 
ferme,  vendre  du  bois.  Il  avait  de  beaux  chevaux,  et  beaucoup 
d'habitants  de  Saint-Louis  se  rappellent  très-bien  avoir  vu  cet 
homme  silencieux  et  agile  qui  amenait  son  bois  et  s'en  retournait 
dans  sa  voiture  qu'il  déchargeait  lui-même  avant  de  se  faire  payer, 
si  mal  vêtu  que  d'anciens  camarades,  fort  ardents  à  le  solliciter 
depuis,  dédaignaient  alors  de  le  reconnaître.  Réussissant  mal 
comme  fermier,  Grant  se  décida  à  aller  tenter  fortune  à  Saint- 
Louis,  où  il  se  fît  l'associé  d'un  collecteur  de  rentes.  Il  y  a  encore 
au  coin  d'une  rue  de  Saint-Louis  de  Missouri  une  enseigne  avec  ces 


224  REVUE  CANADIENNE. 

mots  :  Boggs  et  Gratit^  collecteurs  de  rentes.  Les  collecteurs  de  rentes 
sont  des  gens  qui  vont  dans  tout  le  pays  recevoir  des  loyers,  qui 
prêtent  sur  hypothèques  et  qui  font  une  foule  de  petits  tripotages 
financiers  dans  le  ressort  de  la  province.  Il  ne  réussit  pas  mieux 
dans  ce  nouvel  État.  Toujours  le  même,  assez  mal  mis,  assez  mal 
tourné,  on  le  voyait  se  promener  avec  quelques  anciens  cama- 
rades en  compagnie  desquels  il  ne  lui  était  pas  indifférent  de  pren- 
dre un  petit  verre  de  w^iskey  ;  puis  il  revenait  au  logis  prendre  sa 
pipe  tristement,  et  attendre  les  affaires,  qui  venaient  peu. 

Fatigué  de  tenter  en  vain  la  fortune,  Ulysse  Grant  se  décida  à 
retourner  en  1859  dans  la  petite  ville  de  Galena,  où  étaient  restés 
son  père,  sa  mère  et  ses  frères,  et  il  se  mit  à  travailler  avec  eux  de 
ses  mains  et  à  faire  le  commerce  des  cuirs.  C'est  dans  cette  humble 
situation  que  le  trouva  la  guerre  de  la  sécession  de  1861.  11  avait 
alors  trente-neuf  ans,  n'ayant  jamais  connu  la  gloire  ni  la  richesse, 
mais  familier  avec  la  misère,  le  travail  et  le  danger. 

En  sortant  de  la  réunion  publique  où  les  paroles  de  Rawlins 
l'avaient  ému,  le  brave  capitaine  dit  à  son  père  :  "  Puisque  l'Etat 
m'a  élevé  à  ses  frais,  il  serait  bien  à  moi  de  me  mettre  à  son  ser- 
vice." Et  Grant  écrivit  au  gouverneur  de  l'Etat  pour  demander 
un  petit  grade  dans  la  milice  des  volontaires.  Le  gouverneur  ne 
lui  répondit  pas.  Il  alla  alors  modestement  solliciter  l'appui  d'un 
représentant  de  son  pays,  qui  voulut  bien  s'intéresser  à  cet  obscur 
capitaine  redevenu  ouvrier,  et  le  présenter  au  gouverneur.  Ce  re- 
présentant, savez- vous  qui  il  était?  C'était  l'ambassadeur  actuel 
des  Etats-Unis  à  Paris,  M.  Washburn,  qui  eut  ainsi  l'honneur 
d'apostiller  la  demande  de  Grant  pour  être  lieutenant  ou  capitaine 
dans  la  milice  de  l'Etat  du  Missouri  en  1861. 

Il  commença  par  commander  une  compagnie  de  volontaires  de 
rUnion,  qui  se  trouvait  à  cinq  lieues  de  là,  dans  la  petite  ville  de 
Springûeld,  qui  avait  donné  naissance  à  Abraham  Lincoln.  Le 
premier  jour,  ses  soldats  le  tournèrent  en  ridicule,  mais  bientôt 
ils  étaient  forcés  au  respect,  et,  apprécié  promptement  par  ses  chefs 
autant  que  par  ses  subordonnés,  Grant  commença  la  campagne  de 
l'Ouest  en  qualité  de  colonel. 

Ici,  Messieurs,  j'ai  besoin  de  votre  patience.  C'est  toujours  une 
tâche  bien  difficile  que  de  faire  des  récits  de  bataille,  môme  la 
plume  à  la  main.  Mais  vous  ne  vous  attendez  pas  à  voir  -sortir  de 
mes  lèvres  des  régiments,  des  canons,  des  plans,  des  cartes,  et  je 
suis  obligé  de  vous  demander  beaucoup  d'attention  et  surtout  d'in- 
dulgence. 

On  peut  diviser  la  guerre  de  la  sécession  en  deux  parties  bien 
distinctes,  la  petite  et  la  grande  guerre.    Au  commencement,  on 


CONFÉRENCES  AMÉRICAINES.  225 

crut  qu^on  en  finirait  avec  une  petite  guerre.  Si  vous  voulez  bien 
supposer  que  vous  regardez  sur  la  carte  la  place  où  se  trouve 
Washington,  la  capitale  des  Etats  du  Nord,  et  Richmond,  qui  était 
devenue  la  capitale  des  Etats  du  Sud,  vous  serez  étonnés  de  voir 
qu'il  n'y  a  pas  entre  ces  deux  villes  une  distance  de  plus  de  trente 
lieues,  celle  qui  sépare  Paris  d'Orléans,  et  si  vous  faites  attention 
que  Washington  n'est  séparé  de  la  Virginie  que  par  le  Potomac, 
vous  comprendrez  que  les  deux  armées,  à  la  porte  môme  de  Was- 
hington, pouvaient,  d'une  rive  à  l'autre  du  Potomac,  suivre  les 
mouvements  l'une  de  l'autre. 

On  croyait,  au  Nord,  qu'on  n'avait  à  résister  qu'à  une  révolte 
sans  importance,  et  l'on  croyait  encore  plus  fermement,  au  Sud, 
qu'on  n'avait  qu'à  frapper  un  grand  coup  sur  Washington  et  que 
tout  serait  fini.  Le  Nord  était  sans  défense,  le  Sud  bien  préparé. 
Le  président  Buchanan  avait  disséminé  la  petite  armée  du  Nord, 
garni  les  arsenaux  du  Sud,  et  tout  préparé  pour  un  succès,  rendu 
plus  probable  encore  par  la  valeur  et  l'habileté  des  généraux  qui 
entouraient  Jefferson  Davis. 

En  effet,  le  résultat  des  premières  campagnes  de  1861  et  1862  fut 
tout  en  faveur  du  Sud.  Je  me  rappelle  enbore  la  joie  des  nombreux 
partisans  de  la  sécession  américaine  dans  notre  pays,  et  la  stupeur 
des  rares  amis  de  Lincoln  et  du  Nord,  lorsque  l'on  apprenait  jour 
par  jour,  après  la  prise  du  fort  Sumter,  la  défection  des  grands 
Etats,  de  la  Virginie,  de  la  Caroline  du  Nord,  puis  du  Tennessee, 
de  l'Arkansas,  et,  peu  de  temps  après,  la  nouvelle  de  la  première 
défaite  du  Nord  à  la  bataille  de  Bull's-Run,  suivie  de  quelques 
heureuses  expéditions  maritimes,  mais  des  tentatives  infructueuses 
de  MacClellan  contre  Richniond,  arrêtées  par  la  sanglante  dé/aite 
de  Gaines-Hill,  insuffisamment  réparée  elle-même  par  la  journée 
d'Anthietham  et  la  défense  de  Washington,  que  l'on  crut  urî 
moment  pris  et  occupé  par  les  confédérés. 

La  campagne  de  1S63,  qui  vit  le  Maryland  envahi  pour  la  seconde 
fois,  les  confédérés  vainqueurs  à  Chancellorsville  et  à  Fredericks- 
burg,  mais  affaiblis  pourtant  par  la  victoire  de'  Gettysburg  et  par 
la  perte  de  l'héroïque  StonewallJackson,  qui  valait  à  lui  seul  une 
armée,  laissa  les  deux  partis  en  présence,  plus  excités  que  jamais, 
séparés  pour  ainsi  dire  par  un  fleuve  de  sang  et  par  des  montagnes 
de  morts, 'mais  tous  les  deux  trop  certains  que  la  guerre  allait 
prendre  des  proportions  gigantesques  et  changer  de  terrain. 

Le  président  Lincoln,  avec  le  secours  de  ses  ministres,  Stanton, 
Chase,  Sev^ard,  Welles,  avait  improvisé  des  armées.    Au  début,  il 
n  avait  que  15,000  hommes,  et  môme,  après  la  prise  du  fort  Sumter, 
25  mars  1873  15 


226  REVUE  CANADIENNE. 

il  n'avait  cru  nécessaire  d'appeler  sous  les  armes  que  75,000  mili- 
ciens. Heureusement  la  marine  était  mieux  préparée  :  repoussée 
du  Jame's  River,  où  elle  avait  tenté  de  s'approcher  de  Richmond, 
par  les  combats  si  connus  du  Merrimac  et  du  Monitoi\  ces  boîtes  à 
mitraille  flottantes,  la  marine  était  parvenue  à  faire  le  tour  des 
Etats  du  Sud  et  à  mettre  la  main  sur  la  Nouvelle-Orléans  et  sur  les 
bouches  du  Mississipi.  Mais  le  parcours  du  fleuve  appartenait  aux 
confédérés,  qui  étaient  sur  le  point  de  s'emparer  môme,  en  remon- 
tant très-haut  vers  le  Nord,  du  poste  important  de  Gairo,  où  le 
Mississipi  reçoit  les  eaux  de  l'Ohio,  lorsqu'au  commencement  de 
1862,  ils  trouvèrent  devant  eux,  à  la  tête  des  milices  de  l'Ohio  et 
de  rindiana,  ce  petit  général  dont  le  nom  n'avait  jamais  été  pro^ 
iioncé  à  Washington,  n'était  jamais  parvenu  en  Europe,  où  l'on 
n'eii  entendit  pas  parler  avant  1864,  et  qui  s'appelait  Ulysse  Grant. 
Avec  son  apparition,  par  ses  efforts  opiniâtres  et  précipités,  com- 
mence, pour  les  Etats  Unis,  le  retour  de  la  fortune,  et  la  guerre 
devient  un  drame  gigantesque,  dont  les  scènes,  au  lieu  d'être  res- 
serrées entre  les  deux  capitales  du  Nord  et  du  Sud,  se  jouent  à  des 
distances  énormes,  sur  les  fleuves,  sur  la  mer,  sur  la  terre,  dans  le 
plus  vaste  cer-cle  où  se  soit  jamais  déployé  le  génie  sanglant  des 
batailles. 

Pour  suivre  toute  cette  entreprise  extraordinaire,  représentez- 
vous.  Messieurs,  pour  un  moment,  le  territoire  des  Etats-Unis 
comme  un  immense  carré  dont  FOcéan  et  le  Mississipi  forment  les 
deux  côtés  perpendiculaires;  les  villes  de  Washington  et  de  Rich- 
mond sont  en  face  de  l'une  de  l'autre  dans  l'intérieur  de  ce  carré, 
et  l'opération  poursuivie  consiste  à  s'emparer  des  quatre  côtés  du 
carré  et  à  revenir  au  centre  in  vestir  Richmond  en  s'en  rapprochant 
de  toutes  parts,  en  cernant,  en  détruisant,  par  des  coups  répétés, 
les  armées  qui  la  défendent,  en  soumettant  les  Etats  qui  les  recru- 
tent. Un  ancien  batelier,  Lincoln,  fait  voter  les  ressources,  lève 
les  hommes,  donne  les  ordres,  soutient  les  courages,  et  un  ancien 
tanneur,  Grant,  petit  capitaine  d'une  petite  milice,  va  tout  à  coup 
s'élever  par  des  victoires  à  la  tête  de  toute  une  nation  en  armes  et 
devenir  le  marteau  qui  brisera  la  résistance. 

C'est  en  1862  que  Grant,  parti  de  Cairo  et  appuyé  par  la  flottille 
fédérale  de  Foote  et  de  Porter,  s'empare  des  forts  Henry  et  Donel- 
son,  assure  la  possession  du  Missouri,  du  Tennessee,  et  bientôt  de 
tout  l'Ouest,  par  la  victoire  de  Pittsburg  et  l'évacuation  de  Corinthe, 
malgré  les  efforts  de  Beauregard,  envoyé  par  le  Sud  avec  60,000 
hommes.  Pendant  la  même  année,  l'amiral  Farragut  avait  bloqué 
les  côtes  du  Sud,  pris  la  Nouvelle  Orléans,  remonté  le  Mississipir 


CONFERENCES  AMERICAINES.  227 

et  pour  que  le  cours  de  ce  grand  fleuve,  dont  la  possession  importe 
plus  aux  Etats-Unis  que  le  Rhin  à  l'Allemagne,  fût  assuré  aux 
fédéraux  et  cessât  de  servir  aux  confédérés  à  se  ravitailler  du  côté 
du  Texas,  il  ne  restait  plus,  entre  Farragut  et  G-rant,  que  l'espace 
compris  entre  Port-Hudson  et  Vicksburg,  dont  le  siège  devait 
coûter  tant  de  sang  et  d'efforts,  échouer  deux  fois,  exiger  sept 
attaques  et  ne  réussir,  en  juillet  1863,  qu'après  plusieurs  victoires 
qui  permirent  enûn  de  rassembler  plusieurs  armées  contre  ce 
Sébastopol  de  la  rébellion. 

Pendant  ces  deux  années,  Grant  avait  donné  la  mesure  de  son 
étonnant  mérite,  aussi  hardi  dans  les  coups  de  main  que  prudent 
devant  les  embûches,  aussi  habile  à  remuer  des  masses  énormes 
sur  un  terrain  bien  choisi  qu'à  diriger  les  opérations  d'un  siège  for- 
midable, et  toujours  calme,  décidé,  maître  de  lui,-ne  laissant  échap- 
per que  des  paroles  caractéristiques.  Au  fort  Belmont,  un  des 
officiers  lui  dit  :  "  Nous  sommes  pris  et  enfermés,"  et  il  se  contente 
de  répondre  :  "  Nous  les  avons  balayés  une  fois,  nous  les  balaye- 
rons deux  fois."  Au  fort  Donelson,  le  commandant  lui  envoie 
demander  à  quelles  conditions  il  lui  accorde  de  capituler,  et  il 
répond:  ''  Ma  condition,  c'est  pas  de  condition,  et  je  vous  préviens 
que  je  suis  en  train  de  marcher  sur  vous  !  "  A  Vicksburg  enfin, 
une  femme  le  rencontre  et  lui  demande  combien  de  temps  il  va 
attendre  devant  la  ville.  "  Je  resterai  trente  ans,  dit-il,  mais  je  la 
prendrai."  ' 

Il  faut  rapprocher  de  ces  paroles  les  mots  amusants  et  sublimes 
du  grand  Lincoln,  qui  avait  entendu  enfin  parler  de  Grant  et  avait 
bientôt  conçu  pour  lui,  malgré  d'indignes  calomnies,  une  estime 
qui  ne  se  démentit  jamais.  "  Il  y  avait  dans  mon  village,  dit  il  un 
jour,  une  bonne  femme  qui  avait  beaucoup  d'enfants,  et  quand,  au 
milieu  de  son  travail,  elle  en  entendait  un  cri»r,  elle  disait:  Quel 
bonheur!  cela  prouve  que  celui-là  au  moins  est  encore  en  vie  ! 
Quand  on  m'apprend  que  le  canon  gronde  du  côté  de  Grant,  je  me 
dis  qu'au  moins  un  de  mes  généraux  agit  et  gagne  des  batailles.'* 
On  raconte  aussi  que  des  méthodistes  étant  venus  accuser  Grant 
d'aimer  un  peu  trop  le  whisky,  Lincoln  répondit  :  "  Pouvez-vous 
me  dire  où  il  se  procure  son  v^hisky  ?  je  serais  bien  aise  de  le 
savoir  pour  en  envoyer  un  petit  baril  à  plusieurs  autres  généraux  !  " 
Mais  Lincoln  devient  vraiment  sublime,  lorsqu'il  écrit  au  général 
Grant,  après  la  prise  de  Vicksburg,  une  lettre  qui  se  termine  par 
ces  simples  mots  :  "  Je  croyais  votre  plan  mauvais,  et  je  ne  comptais 
pas  sur  le  succès.  Je  veux  déclarer  devant  le  pays  que  vous  aviez 
raison  et  que  j'avais  tort." 


228  REVUE  CANADIENNE. 

Il  fut  plus  sublime  encore,  lorsque  la  même  année,  il  émancipa 
les  esclaves,  pour  offrir  au  ciel  un  don  glorieux  auquel  le  ciel  répon- 
dit par  le  don  de  la  victoire. 

La  prise  de  Vicksburg,  suivie  de  la  reddition  de  Port-Hudson, 
assura  aux  fédéraux  tout  le  cours  du  Mississipi  et  la  neutralité  des 
États  placés  sur  ses  rives,  et  la  victoire  de  Ghattanooga,  remportée 
quatre  mois  après  par  Grant  contre  les  confédérés  enhardis  par  de 
nouveaux  succès,  les  obligea  à  se  replier  sur  la  Virginie,  où  ils  ral- 
lièrent les  débris  encore  formidables  de  leurs  armées,  dont  un  vail- 
lant détachement  venait,  dans  la  Louisiane,  de  se  signaler  par  des 
actions  d'éclat,  sous  les  ordres  du  général  français  Gamille  de  Poli- 
gnac.  Au  commencement  de  1864,  le  président  Lincoln  appela  près 
de  lui  le  général  Grant  qu'il  n'avait  jamais  vu,  et  lui  confia  le  com- 
mandement en  chef  de  toutes  les  forces  militaires,  avec  le  titre  de 
lieutenant-général,  qui  n'avait  pas  été  porté  depuis  Washington, 
laissant  à  son  ami,  à  son  égal,  le  général  Sherman,  la  direction 
des  troupes  de  l'Ouest.  Toute  l'année  1863,  remplie  des  succès  de 
Grant  dans  l'Ouest,  avait  été  signalée  par  des  échecs  à  peu  près 
partout .  ailleurs,  et  les  deux  bombardements  épouvantables  de 
Charleston  et  des  forts  qui  l'entourent,  assiégés  pendant  quatorze 
mois  par  le  général  Gilmore,  n'avaient  pu  faire  tomber  aux  mains 
des  fédéraux  ce  berceau  de  la  rébellion,  réduit  à  un  monceau  de 
ruines  sans  avoir  amené  son  drapeau. 

L'année  1864  fut  l'année  décisive.  C'est  alors  que  Grant  conçut 
le  plan  extraordinaire  d'abandonner  Washington,  sans  se  préoc- 
cuper des  tentatives  d'invasion  qui  privèrent  pendant  deux  jours 
la  capitale  de  toute  communication  avec  les  autres  villes,  de 
s'avancer  aussi  loin  que  possible  dans  l'intérieur  du  pays,  au  delà 
de  Richmond,  comme  un  coin  dans  un  arbre,  pendant  que  Mac- 
pherson  et  Shçridan  tourneraient  autour  de  lui,  que  Sherman 
aurait  l'audace  de  traverser  la  Géorgie  tout  entière  et  de  gagner  la 
mer,  et  que  Farragut,  avec  ses  navires  cuirassés,  prendrait  Mobile, 
Wilmington,  et  cernerait  Richmond,  ainsi  environnée  de  toutes 
parts.  Ce  plan  fut  réalisé  en  douze  mois.  On  crut  d'abord  que  Grant, 
exposé  aux  redoutables  attaques  de  l'armée  confédérée  groupée 
sous  les  ordres  de  Robert  Lee,  allait  succomber  et  perdre  ses  forces 
dans  le  siège  impuissant  de  Petersburg  et  dans  des  batailles  indé- 
cises. On  crut  que  Sherman  et  ses  soixante  mille  hommes,  dont  on 
n>Mtt'iidil  plus  parler  pendant  six  semaines,  après  l'importante 
prise  d'Atlanta,  seraient  exterminés  dans  la  traversée  de  la  Géorgie. 
On  crut  encore  et  Ton  répéta  surtout  en  Europe  que  les  Etats-Unis 
ne  pourraient  pas,  dans  la  même  année,  mener  à  fin  une  guerre 
gigantesque  et  une  élection  générale.    , 


CONFÉRENCES  AMÉRICAINES.  229 

Lorsqu'on  apprit,  au  commencement  de  1865,  que  Sherman  avait 
rejoint  la  flotte  de  Dahlgreen,  et  pris  Savannah,  puis  Ctiarleston, 
où  le  drapeau  fédéral,  abattu  depuis  1861,  avait  été  rétabli  par  un 
régiment  d'anciens  esclaves,  entré  le  premier  dans  la  ville  ;  lors- 
qu'on entendit  raconter  les  prodiges  accomplis  par  Sheridan  et  par 
Farragut  ;  lorsqu'on  sut  enfin  que  Lincoln,  réélu  à  une  immense 
majorité,  venait  de  prononcer  ce  message  célèbre,  la  plus  belle  page 
peut-être  qui  ait  été  écrite  par  un  homme  appelé  à  gouverner  les 
hommes,  il  y  eut  dans  toute  l'Amérique  et  dans  tout  le  monde 
civilisé  comme  un  frémissement  d'enthousiasme,  et  nul  ne  douta 
plus  du  triomphe  du  Nord.  A  la  fin  de  mars,  grâce  aux  opérations 
hardies  de  Sheridan^  Grant  remportait  la  bataille  des  Cinq-Four- 
ches, qui  décidait  la  reddition  de  Petersburg,  et  le  7  avril,  Robert 
Lee  acceptait  la  capitulation  de  Richmond,  après  avoir  assuré  la 
retraite  du  gouvernement  confédéré,  pendant  que  Johnston  se 
rendait  à  Sherman  et  que  Mobile  capi;  niait.  Lincoln  entrait  dans 
Richmond  incendiée  au  milieu  de  pauvres  noirs  devant  lesquels 
le  président  découvrait  sa  tête,  homrpige  que  cette  race  n'avait 
jamais  reçu.  L'autorité  fédérale  était  rétablie  sur  tout  le  territoire 
des  Etats-Unis.  Quelques  jours  après,  le  14  avril,  revenu  à  Was- 
hington, Lincoln  tombait  frappé  d'un  coup  de  poignard,  auquel  le 
général  Grant  n'échappa  que  grâce  à  son  amour  pour  ses  enfants 
et  à  son  horreur  pour  les  manifestations  extérieures.  "  Il  y  a  si 
longtemps  que  je  n'ai  embrassé  mes  enfants,  et  j'en  ai  assez  du 
show  business^  de  la  besogne  de  se  montrer,"  avait-il  dit  pour  s'ex- 
cuser de  ne  pas  accompagner  au  spectacle  le  président. 

Avec  la  mort  de  Lincoln,  commence  dans  la  vie  du  général 
Grant  une  phase  nouvelle,  sur  laquelle  je  serai  plus  bref  parce 
qu'il  s'agit  d'événements  plus  connus  et  plus  rapprochés  de  nous  ; 
je  voudrais  cependant  faire  bien  connaître  l'homme,  le  citoyen^ 
après  avoir  montré  seulement  le  grand  homme  de  guerre. 

Les  autographes  du  général  Grant  sont  encore  plus  rares  que 
ses  paroles.  Il  pourrait  prendre  la  vieille  devise  de  Jacques  Cœur  : 
"  Faceie,  tacere^  faire,  taire."  Cependant  il  existe  une  lettre  qui  le 
peint  et  l'honore  au  plus  haut  degré.  Le  jour  même  où  le  général 
apprit  que  le  sénat  et  le  président  venaient  de  lui  conférer  le  titre 
de  lieutenant  général,  il  écrivit  à  Sherman  :  '^  Tout  ce  que  je  suis, 
je  le  dois  à  mes  soldats,  à  mes  officiers,  et  surtout  à  vous  et  à  Mac- 
pherson."  Un  homme  qui  use  ainsi  de  la  gloire,  et  plus  tard  usera, 
comme  vous  l'avez  vu,  de  la  victoire,  est  un  grand  homme,  et  nul 
ne  doit  lui  refuser  l'estime  avec  l'admiration. 

La  mort  de  Lincoln,  au  commencement  de  1865,  plaça  Grant 
dans  la  situation  la  plus  difficile,  chef  de  l'armée,  populaire,  tout- 


230  revup:  canadienne. 

puissant,en  face  du  vice-président  Andrew  Johnson,  homme  du  Sud, 
tour  à  tour  emporté  jusqu'à  pousser  des  cris  de  vengeance  contre 
les  vaincus,  puis  opposé  à  toutes  les  tentatives  des  bons  citoyens 
pour  reconstruire  l'Union,  comptant  sur  sa  connivence  avec  le 
Sud  pour  devenir  président,  menacé  d'être  interdit  par  le  congrès» 
et  promenant  sa  verbeuse  ambition  dans  des  voyages  où  le  général 
en  chef  était  obligé  de  l'accompagner.  Ce  furent  trois  années  désa- 
gréables pendant  lesquelles  l'homme  de  guerre  se  montra  homme 
politique,  plein  de  tact,  de  déférence  et  pourtant  de  fermeté  sans 
prendre  parti  entre  l.e  président  et  le  congrès,  ne  cessant  de  défen- 
dre l'armée,  de  soutenir  la  cause  de  l'Union,  et  refusant  nettement, 
quand  le  président  voulut  l'envoyer  au  Mexique,  et  surtout  au 
moment  de  l'injuste  et  impopulaire  destitution  de  Stanton,  l'infa- 
tigable ministre  de  la  guerre,  et  de  Sheridan,  l'un  des  héros  de 
l'armée.  De  telles  qualités  dans  la  vie  civile,  avec  un  tel  génie 
militaire,  signalaient  Ulysse  Grant  au  choix  unanime  de  ses  con- 
citoyens, lorsque  l'année  1868  amena  les  réunions  préparatoires 
de  l'élection  présidentielle.  Elu  à  l'unanimité  par  les  conventions 
de  Chicago,  il  répondit  par  une  simple  lettre  qui  contenait  ces  mots 
si  caractéristiques  :  "  Je  tâcherai  d'appliquer  les  lois  avec  bonne 
foi  et  d'être  économe.  Ayons  enfin  la  paix  :  Let  us  hâve  peace^ 

Au  mois  de  mars  1869,  l'ancien  tanneur  de  Galena,  le  capitaine 
de  la  guerre  du  Mexique,  le  vainqueur  de  Vicksburg  et  de  Chat- 
tanooga,  le  sauveur  et  le  pacificateur  de  la  patrie,  entrait  à  la 
Maison  Blanche,  et  y  prêtait  serment  sur  la  même  Bible  qui  avait 
reçu  le  serment  de  Washington. 

Paix,  bonne  foi,  économie,  le  président  a  été  jusqu'ici  fidèle  à  ces 
trois  promesses.  Il  a  gardé  la  paix  même  avec  l'Espagne,  et  il  s'est 
refusé  à  porter  la  main  sur  l'île  de  Cuba,  depuis  si  longtemps  con- 
voitée par  l'Amérique  et  exploitée  par  l'Espagne.  Il  a  énergiquement 
contribué  à  la  reconstruction  de  l'Union,  maintenant  rétablie  dans 
tous  les  anciens  Etats,  et  à  la  protection  des  anciens  esclaves,  com- 
plètement assimilés  désormais  à  tous  les  citoyens.  Il  a  voulu  que 
les  dettes  fussent  payées  et  qu'un  grand  Etat  sût  se  libérer  comme 
un  honnête  homme. 

Cinq  années  seulement  sont  écoulées  depuis  la  fin  de  la  plus  for- 
midable guerre  civile  que  l'histoire  ait  racontée.  L'armée  est  dis- 
persée :  plus  de  800,000  hommes  ont  repris  le  chemin  de  leur  de- 
meure, comme  des  villageois  qui  sortent  de  la  messe,  sans  trouble 
et  sans  rumeur.  La  dette  est  diminuée  de  plus  de  moitié.  La  pro- 
duction est  remontée  déjà,  même  pour  le  coton,  à  peu  près  au 
chiffre  des  années  qui  ont  précédé  la  guerre.    La  constitution  est 


CONFÉRENCES  AMÉRICAINES.  231 

«obéie,  et  elle  n'est  plus  déshonorée  par  la  servitude.  Sans  doute, 
les  cœurs  ne  sont  pas  désarmés  aussi  complètement  que  les  bras. 
Il  reste  des  ruines,  des  morts,  des  haines.  Mais  pourtant,  après 
une  guerre  dont  les  proportions  avaient  dépassé  toutes»  les  prévi- 
sions, les  Etats-Unis  nous  donnent  le  spectacle  d'une  reconstruc- 
tion qui  va  au  delà  de  toutes  les  espérances.  Des  milliers  de  noms 
célèbres  se  sont  écrits  dans  l'histoire  de  ces  étonnants  événements  ; 
il'en  est  deux  qui  brillent  d'un  éclat  sans  égal,  les  noms  d'Abraham 
Lincoln,  le  martyr,  et  d'Ulysse  Grant,  le  vainqueur. 

Grant  n'a  que  quarante-huit  ans.  Petit  de  taille,  d'une  figure 
énergique  avec  des  yeux  bleus,  soldat  peu  rechej;ché  dans  sa  tenue, 
toujours  silencieux  et  ne  parlant  que  quand  il  a  quelque  chose  à 
dire,  se  plaisant  mieux  avec  les  chevaux,  qui  furent  toujours  sa 
passion,  que  dans  les  cérémonies,  il  a  montré  en  dix  ans  des  trésors 
d'audace  et  de  résolution,  une  vigueur,  un  sang-froid,  un  art  à 
ébranler  les  masses  armées,  une  puissance  de  combinaison,  une 
ténacité  dans  les  revers,  une  générosité  dans  la  victoire,  qui  lui 
assurent  parmi  les  hommes  de  guerre  de  tous  les  temps  un  des 
premiers  rangs.  La  modestie,  la  reconnaissance,  la  sincérité,  la 
simplicité,  l'horreur  de  l'emphase  et  de  la  phrase,  ajoutent  des 
traits  aimables  à  ce  beau  caractère  militaire  ;  on  sent  un  cœur  sous 
l'armure.  On  a  cherché  à  lui  faire  une  généalogie.  Il  ne  se  flatte 
poiftt  de  remonter  au  vieux  clan  écossais  des  Grant,  mais  la  devise 
de  ce  clan  lui  va  bien,  car  elle  se  compose  de  ces  termes  :  ''  Sland 
fast^  itaiid  firm,  stand  sure^  prompt,  ferme,  sûr;"  c'est  tout  son 
portrait  en  trois  mots. 

Je  ne  voudrais  pas  terminer  l'éloge  d'un  tel  soldat  sans  faire 
mes  réserves  contre  les  magnifiques  horreurs  de  la  guerre. 

Certes,  la  guerre  d'Amérique  a  été  bien  grande,  grande  par  les 
efforts  de  toute  une  nation,  grande  par  les  résultats,  qui  ont  été 
l'Union  sauvée  et  l'esclavage  aboli.  Les  crimes,  les  ruines,  les 
pillages,  n'ont,  hélas  !  pas  manqué,  mais  il  faut  mettre  en  regard 
les  admirables  vertus  déployées  pour  le  service  des  hôpitaux  et  des 
blessés.  Il  ne  faut  pas  oublier  les  gigantesques  travaux  d'armées 
improvisées  qui  ne  surent  pas  uniquement  combattre,  mais  établir 
des  chemins  de  fer,  construire  des  ponts,  creuser  des  canaux 
Avant  tout,  par-dessus  tout,  il  convient  d'admirer,  j'aime  à  le  ré' 
péter  sans  cesse,  une  nation  dans  laquelle  l'esprit  mercantile  donna 
naissance  à  l'esprit  militaire,  sans  que  l'esprit  militaire  ait  engendré 
l'esprit  despotique. 

Mais,  après  toutes  ces  réflexions,  hâtons-nous  de  professer  tous 
qu'il  n'y  a  pas  de  bonne  guerre,  n'admirons  pas  la  guerre  sans  la 


232  REVUE  CANADIENNE. 

mandire,  et  pour  n'être  pas  accusé  d'une  sensibilité  affectée,  inter- 
rogeons la  statistique  après  la  poésie. 

11  y  a  en  Amérique  de  grands  poètes,  et  la  guerre  leur  a  toujours 
inspiré  des  cris  d'horreur  ou  des  gémissements.  Lisez  la  belle  et 
mélancolique  poésie  de  Bryant,  qui  a  pour  titre  le  Champ  de  bataille 
ou  laissez-moi  chercher  dans  mes  souvenirs  quelques  strophes  de 
ce  poëte  que  j'aime,  Henry  Longfellow,  écrites  après  la  mort  d'un 
jeune  et  brillant  ofBcier  : 

TUÉ   AU   PASSAGE   DU    GUÉ. 

*^  Il  est  mort,  le  beau  jeune  homme,  cœur  d'honneur,  langue  de 
vérité,  notre  vie  et  notre  lumière  à  tous,  dont  la  voix  résonnait 
comme  le  cor  du  pâtre,  que  tous  les  yeux  suivaient,  le  jeune 
homme  dont  le  sourire  et  les  paroles  charmantes  chassaient  les 
murmures  et  les  déplaisirs. 

*'  C'est  seulement  la  nuit  dernière.  Nous  suivions  à  cheval  dans 
les  ténèbres  le  sentier  de  la  gorge  des  montagnes  pour  aller  visiter 
la  sentinelle  du  gué  ;  un  peu  méfiant  de  quelque  aventure,  il  fre- 
donnait la  vieille  chanson  :  "  Il  portait  deux  roses  ronges  à  son 
bonnet  et  une  autre  au  bout  de  son  sabre." 

"  Soudaine  et  vive,  une  balle  siffla,  partie  du  bois,  et  la  voix  s'ar- 
rêta ;  dans  les  ténèbres,  j'entendis  tomber  ;  mon  sang  se  glaça  ;  je 
ne  pus  que  parler  bas,  comme  dans  la  chambre  d'un  mort,  à  ma 
parole,  il  ne  répondit  rien • 

"  Nous  l'avons  remis  sur  sa  selle;  nous  l'avons  rapporté,  à  tra- 
vers le  brouillard,  la  boue,  la  pluie,  au  camp  silencieux  ;  nous  l'a- 
vons couché,  comme  s'il  dormait,  dans  son  lit,  et  à  la  lueur  de  la 
lampe  du  chirurgien,  je  vis  deux  roses  blanches  sur  ses  joues,  et 
une  autre,  rouge  de  sang,  juste  à  l'endroit  du  cœur. 

''  Et  je  vis  dans  une  vision  combien  loin  et  combien  vite  cette 
balle  funeste  allait  porter  jusqu'à  une  ville  éloignée  du  Nord,  jus- 
qu'à une  maison  éclairée  par  le  soleil,  jusqu'à  un  cœur  qui  cessa 
de  battre  sans  un  murmure,  sans  un  cri...,  et  puis  une  cloche  tinta 
dans  cette  ville  lointaine  pour  une  âme  qui  venait  de  passer 
de  la  croix  à  la  couronne,  pendant  que  les  voisins  s'étonnaient  de 
sa  mort." 

Si  vous  craignez,  Messieurs,  de  vous  laisser  attendrir  par  les  lar- 
mes des  poètes,  consultez  les  calculs  froids  et  impassibles  des  sta- 
tisticiens. Ils  vous  apprennent  que,  de  1856  à  1866,  en  dix  ans, 
depuis  la  guerre  de  Crimée  jusqu'à  la  guerre  d'Allemagne,  les  peu- 
ples  chrétiens    ont  dépensé   quarante-cinq  milliards   de   richesses 


CONFÉRENCES  AMÉRICAINES.  233 

péniblement  acquises  et  sacrifié  dix-huit  cent  mille  vies  ^  !  La  France 
compte  pour  cent  vingt  mille  et  les  Etals-Unis  pour  huit  cent  mille 
dans  cette  immolation  de  jeunes  hommes  choisis  parmi  les  plus 
heaux,  les  plus  braves,  les  plus  Intelligents  des  enfants  de  la  terre. 
Voilà  ce  qui  a  été  répandu  de  sang  et  d'argent,  en  plein  dix-neu- 
vième siècle,  depuis  Sébastopol  jusqu'à  Sadowa.  Puissent  ces  morts 
et  ces  ruines  répandre  et  faire  enfin  dominer  parmi  nous  l'horreur 
de  la  guerre  ! 

Plus  qu'aucune  nation,  les  États-Unis  d'Amérique  auront  connu 
toutes  les  grandeurs,  mais  aussi  toutes  les  abominations  de  la 
guerre,  et  cela  est  dû  aux  conditions  mêmes  qui  font  de  ce  grand 
peuple  un  objet  continuel  d'admiration  et  d'inquiétude.  Tous  ses 
mouvements  ressemblent  aux  convulsions  d'une  pnissante  anar- 
chie plutôt  qu'à  la  marche  d'une  société,  régulière,  et  la  nation 
française,  placée  sur  la  pente  inévitable  des  institutions  démocra- 
tiques, se  dit  souvent,  en  contemplant  les  Etats-Unis  avec  un 
mélange  de  sympathies  et  d'alarmes  :  "  Voilà  ce  que  je  ferai 
demain  !  " 

Convenons  hautement  que  le  triomphe  du  Nord  et  la  rapidité  de 
la  reconstruction  de  l'Union  tout  entière  méritent  de  donner  l'avan. 
tage  aux  sympathies  sur  les  alarmes.  Sans  juger  ici  les  Etats-Unis, 
laissoiis  nous  aller  sans  regret  à  tous  les  souvenirs  qui  entrelacent 
si  intimement  leur  histoire  à  l'histoire  de  la  France.  Il  y  a  bien 
longtemps  que  le  nom  de  l'illustre  Marie  de  France,  la  reine  d'An- 
gleterre célébrée  par  Bossuet,  devenait  le  nom  du  Maryland,  et  que 
la  Louisiane  recevait  le  nom  de  Louis  XIV.  Mais  surtout,  à  des 
jours  plus  rapprochés,  nous  avons  été  les  parrains  des  Etats-Unis 
au  premier  baptême  de  leur  glorieuse  indépendance.  Au-dessous 
de  chacune  des  étoiles  dont  le  drapeau  de  l'Union  est  parsemé  on 
pourrait  écrire  un  nom  français:  La  Fayette,  Rochambeau,Ségur, 
Broglie,  Noailles,  Chastellux.  La  gloire  de  ce  peuple  fait  ainsi  à 
jamais  partie  de  notre  gloire,  et  c'est  pourquoi  nous  aimons  à  saluer 
de  loin,  comme  s'il  était  l'un  des  nôtres,  le  général  Ulysse  Grant^ 
ce  héros  des  débats,  ce  président  pacifique,  cet  ancien  ouvrier,  passé 
de  son  atelier  aux  camps,  et  des  camps  à  la  maison  du  gouverne- 
ment, qui  probablement,  à  l'heure  où  je  parle,  fume  silencieuse- 
ment son  cigare  avec  quelques  ofîiciers,  ne  se  doutant  pas  que 
quelques  Français  célèbrent  ensemble  ses  destinées  étonnante»  et 
le   félicitent  de  s'être  élevé  au  plus  grand  honneur  que  puisse 

1   Voy.  les  admirables  travaux  du  docteur  Chenu  sur  la  moralité  dans  l'armée, 
1870.  Hachette. 


234  REVUE  CANADIENNE. 

atteindre  un  homme  ici-bas,  à  la  plus  grande  joie  qu'un  homme 
puisse  goûter,  l'honneur  et  la  joie  d'avoir  sauvé  l'indépendance 
de  son  pays  par  la  guerre,  et  de  le  gouverner  librement  dans 
la  paix. 

Augustin  Gochik. 


MELANGES  BIBLIOGRAPHIQUES. 


ï. — Annales  religieuses  et  historiques  de  la  Paroisse  de  St.  Jacques  le  Majeur,  diocèse 
de  Montréal,  depuis  son  origine  jusqu'à  nos  jours  de  1772  à  18T2.  Montréal, 
J.  A.  Plinguet,  imprimeur-éditeur. 

C'est  une  brochure  de  vi-104  pages,  avec  approbation,  consacrée  à  la 
mémoire  des  dijQférents  curés  qui  se  sont  succédés  tour  à  tour  et  qui  nous 
fait  connaître  leurs  bonnes  œuvres.  L'auteur  n'a  peut-être  pas  toutes  les 
qualités  de  style  qui  peuvent  rendre  la  lecture  de  sa  brochure  agréable, 
mais  il  donne  un  bon  exemple  et  sa  brochure  pourrait  être  utile  aux  futurs 
historiens  de  l'Eglise,  en  Canada,  que  nous  appelons  de  tous  nos  vœux. 


II. — Dictionnaire  et  grammaire  de  la  langue  crise  par  un  missionnaire  de  la  Saskat- 
chiwan. —Montréal,  Beauchemin  et  Valois,  Libraires-Imprimeurs,  1872. 

Nous  avons  le  prospectus  entre  les  mains,  et  au  seul  nom  de  langues 
sauvages,  nous  avons  été  tenté  d'y  jeter  un  coup  d'œil  rapide  et  de  passer 
outre.  Mais  nous  avons  été  agréablement  surpris,  en  parcourant  à  la  hâte, 
les  premières  pages  de  ce  prospectus  d'y  rencontrer  l'œuvre  d'un  mission- 
naire de  mérite  et  de  talent  qui  sait  intéresser  son  lecteur  et  l'instruire  en 
même  temps.  C'est  en  étudiant  la  langue  d'une  nation,  comme  dit  l'auteur, 
qu'on  connaît  ses  mœurs  et  son  caractère. 

"  De  toutes  les  parties  de  l'enseignement,  ajoute  l'auteur,  l'étude  des 
langues  doit  sans  doute  occuper  une  des  premières  places.  Exprimer  sa 
pensée  et  communiquer  ses  idées,  est  toujours  le  premier  besoin  qui  se  fait 
sentir  ;  c'est  cette  connaissance  des  langues  qui  étend  et  multiplie  ces  rela- 
tions si  utiles  et  si  nécessaires  au  bonheur  social,  et  qui,  en  fait  d'histoire, 
donne  l'aperçu  le  plus  vrai  de  tous  les  peuples.  On  y  remarque  la  diversité 
de  génie,  de  mœurs  et  de  caractère  de  chaque  peuple.  En  comparant  ainsi 
l'homme   avec  l'homme,  dans  ses   différents   rapports,   non-seulement  on 


^36  REVUE  CANADIENNE. 

apprend  à  le  connaître,  mais  aussi  à  admirer  son  caractère.  Chez  les 
peuples  civilisés,  l'étude  des  langues  se  développe  sous  un  jour  très  sensible, 
à  raison  de  leurs  monuments  et  de  leurs  historiens,  mais  chez  les  tribus 
sauvages,  on  est  dépourvu  de  ces  ressources.  Le  principal  ou  plutôt  l'unique 
monument  qui  puisse  aider,  dans  la  recherche  de  leur  histoire,  c'est  sans 
contredit,  la  connaissance  de  leur  langue.  C'est  pour  rencontrer  ce  but,  tout 
en  croyant  faire  plaisir  à  ceux  qui  s'appliquent  à  l'étude  des  langues  sau- 
vages, qu'avec  l'aide  de  bons  amis,  nous  publions  aujourd'hui  ce  Diction- 
naire et  cette  Grammaire  de  la  langue  des  Cris.  Avec  l'encouragement  et 
l'appui  des  Evêques  du  Canada  et  d'autres  personnes,  qui  ont  daigné  s'in- 
téresser à  mon  œuvre,  j'ai  cru  devoir  entreprendre  cet  ouvrage." 

L'espace  nous  manque  pour  en  parler  avec  plus  de  détails,  mais  nous  y 
reviendrons  plus  tard,  car  on  ne  s'imagine  pas  tout  l'intérêt  et  l'instruc- 
tion que  l'on  peut  retirer  de  l'ouvrage  de  cet  humble  et  dévoué  mission- 
naire qui  compte  vingt  années  de  services  au  milieu  des  principales  peu- 
plades du  Nord-Ouest,  celles  des  missions  de  la  Saskatchiwan. 


III. — Etudes  historiques  et  statistiques  sur  les  ins'iitutions  charitables,  de  bienfaisance 
et  d'éducation  du  Canada,  par  Stanislas  Drapeau,  du  Département  de  l'Agricul- 
ture, Ottawa. 

L'auteur  est  déjà  favorablement  connu  du  public,  par  son  Histoire  de 
dix  années  de  Colonisation,  et  dont  la  Revue  a  rendu  compte. 

Nous  regrettons  d'être  un  peu  en  retard  avec  l'auteur  qui  a  toute  notre 
estime,  et  nous  le  louons  bien  sincèrement  d'avoir  le  courage  d'entreprendre 
une  œuvre  aussi  considérable,  mais  nous  le  connaissons  pour  être  un  homme 
doué  de  patience  et  de  persévérance  et  nous  avons  aucun  doute  qu'il 
mènera  son  œuvre  à  bonne  fin.  L'ouvrage  sera  illustré  d'un  grand  nombre 
de  gravures  comprenant  les  portraits  des  .ondateurs  et  bienfaiteurs  ;  plans 
et  vues  des  lieux  et  des  bâtisses  ;   cartes,  dessins,  sceaux  et  armoiries,  etc. 

Comme  l'auteur  nous  l'apprend  dans  son  prospectus,  le  titre  ci-dessus 
explique  le  but  de  l'ouvrage  qui  sera  de  dérouler  chronologiquement  l'his- 
toire des  institutions  charitables  des  six  provinces  actuelles  de  la  confédé- 
ration canadienne,  en  racontant  les  généreux  efforts,  les  souffrances  héroï- 
ques, et  tant  d'abnégation,  qui  révèle  l'histoire  de  toutes  ces  institutions 
catholiques  et  protestantes,  si  merveilleusement  inspirées  par  les  vertus  de 
la  charité  chrétienne. 

L'ouvrage  formera  cinq  volumes,  ainsi  divisé  : 

Tome      I,  Hôpitaux  et  Lazarets. 

Tome    II,  Asiles  et  Hospices. 

Tome  III,  Orphelinats. 

Tome  IV,  Education  gratuite. 

Tome  V,  Sociétés  de  St.  Vincent  de  Paul  ;  associations  de  secours 
mutuels  ;  Banques  d'Epargnes  en  rapport  avec  les  institutions  charitables; 
assistance  publique  ou  privée  dans  les  calamités  ou  désastres  survenus  en 
Canada. 

Deux  éditions,  dont  une  illustrée,  seront  publiées  simultanément  dans 
chacune  des  langues  française  et  anglaise.    Le  prix  de  l'édition  illustrée^ 


MÉLANGES  BIBLIOGRAPHIQUES.  237 

élégamment  cartonnée  sera  de  $2.50  par  volume  pour  les  sousoripteurs,  et 
de  $1  par  volume  pour  l'édition  commune,  brochée,  avec  couverture  impri- 
mée, payable  à  la  livraison  de  chaque  volume. 

L'impression  de  cet  ouvrage  est  confiée  aux  soins  intelligents  de  M.  G. 
E.  Desbarat?,  et  le  premier  volume  paraîtra  au  mois  d'août  prochain,  les 
autres  volumes  de  six  mois  en  six  mois. 

Nous  souhaitons  à  l'auteur  tout  le  succès  que  lui  méritent  son  esprit 
laborieux  et  actif. 


rv. — L'AgricuUure  au  point  de  vue  de  l'Emigration  et  de  l'Immigration.    Montréal, 
d  s  Presses  à  vapeur  de  la  Minerve. 

C'est  une  lecture  qui  a  été  faite  devant  l'Union  Catholique,  en  Octobre 
dernier,  par  M.  Ed.  Barnard,  agent  d'immigration,  et  mise  en  brochure. 

**  Ici,  dit  M.  Barnard,  la  tendance  des  jeunes  gens  instruits  n'est  malheu- 
reusement pas  vers  l'agriculture,  je  le  dis  avec  regret,  et  je  repète  que  c'est 
un  malheur  ;  car  on  néglige,  trop  souvent,  une  carrière  qui  donne  les  plus 
grandes  jouissances  à  ceux  qui  s'y  livrent  avec  courage  et  persévérance, 
une  carrière  suivie  avec  succès  par  de  belles  et  nobles  intelligences,  dans 
bien  d'autres  pays,  même  dans  les  provinces  environnantes,  et,  de  plus,  à 
mon  avis,  la  carrière  qui  offre  les  plus  grandes  chances  de  réussite  pour  tous 
ceux  qui  s'y  livrent  avec  cette  énergie  et  cette  volonté  ferme,  indispensable 
au  succès  dans  la  vie." 

On  sent  que  c'est  un  homme  d'expérience  et  de  talent  qui  parle,  car  en 
effet  l'auteur  a  exercé,  longtemps,  lui-même,  l'agriculture  en  ce  pays  et 
avec  succès,  et  les  jeunes  gens  gagneront  toujours  à  entemire  et  à  écouter 
les  avis  d'hommes  qui  parlent  d'après  leur  expérience  et  qui  comme  M.  Bar- 
nard, travaillent  sincèrement  à  la  régénération  de  notre  état  social. 


V. — Cinquième  livraison  du  Supplément  à  l'Annuaire  de  Ville-Marie,  sur  l'origine, 
l'utilité  et  les  progrès  des  Institutions  Catholiques  de  Montréal, 

C'est  le  travail  d'un  patient  et  modeste  auteur,  inspiré  par  une  pensée 
vraiment  patriotique  et  qui  Voue  son  temps  à  la  recherche  de  documents 
très  précieux  pour  Ihistoire  de  nos  institutions  catholiques. 

Actuellement  il  est  à  faire  l'histoire  de  ce  bon  vieux  Collège  de  Mont- 
réal, où  nous  avons  passé  nous-même,  de  longues  et  heureuses  années,  sous 
la  direction  d'excellents  professeurs  qui  font  aujourd'hui  encore,  l'ornement 
■de  cette  savante  et  pieuse  maison  du  Séminaire  de  St.  Sulpice. 

On  sait  que  l'Auteur,  M.  Huguet  Latour  travaille  depuis  plusieurs 
années  à  la  composition  de  son  annuaire,  et  malgré  toutes  les  difficultés  de 
toutes  sortes  qu'il  rencontre,  il  ne  se  rebute  pas,  et  la  dernière  fois  que  nous 
l'avons  vu,  il  était  plein  de  courage,  car  il  appartient  à  cette  famille  de  cher- 
cheurs infatigables  qui  travaillent  et  ne  se  plaignent  jamais. 


238  REVUE  CANADIENiNE. 

MM.  Beauchemia   et  Valois  sont  ses  imprimeurs  et  chez  qui  ses   supplé- 
ments sont  en  vent€. 


VI. — Le  Messager  de  la  Foi  et  des  Bonnes  Œuvres,  paraissant  chaque  semaine,  soua  le 
patronage  de  Saint  Joseph,  avec  l'approbation  da  Sa  Grandeur,  Mgr,  de  Montréal. 
Eusèbe  Senécal,  imprimeur-Editeur,  1873. 

La  famille  chrétienne  trouvera  dans  ce  Messager  de  la  Foi,  d'excellents 
conseils,  pour  l'éclairer  dans  la  tâche  difficile  de  diriger  l'éducation  des 
enfants.  C'est  une  bonne  œuvre  de  plus  due  au  dévouement  et  à  l'initia- 
tive d'un  excellent  prêtre  de  St.  Sulpice  qui  travaille  depuis  longtemps 
parmi  nous  et  dont  l'unique  occupation  est  de  fonder  des  bonnes  œuvres  et 
de  trouver  des  consolations  à  ceux  qui  sont  dans  le  malheur.  C'est  une 
nouvelle  œuvre  de  charité  qu  il  vient  de  fonder,  et  qui  portera,  nous  n'en 
doutons  pas,  les  plus  heureux  fruits  dans  la  famille,  si  nous  en  jugeons 
d'après  le  but  que  se  propose  le  Messager  de  la  Foi  qui  est  d'instruire  et 
de  récréer. 

"Voilà,  dit  le  charitable  éditeur,  ce  que  nous  nous  proposons  dans  la  pu- 
blication de  cette  feuille  hebdomadaire.  Elle  est  pour  tout  le  monde,  surtout 
pour  la  classe  ouvrière  et  plus  particulièrement  pour  la  jeunesse.  A  combien 
de  dangers  en  effet  n'est  pas  exposée  cette  jeunesse  ? 

"  Que  de  pièges  sont  semés  sous  ses  pas  ?  Que  d'occasions  de  se  perdre  et 
de  faire  un  triste  naufrage  au  milieu  des  écueils  sans  nombre  qu'elle  ren- 
contre sur  la  mer  orageuse  qu'elle  doit  parcourir  !  Quels  moyens  donc  de 
se  mettre  à  l'abri  contre  tant  de  périls?  Nous  n'en  connaissons  pas  de  plus 
efficace  que  lajecture  des  bons  livres,  renfermant  les  principes  de  la  saine 
doctrine  et  de  la  morale  chrétienne.  Mais  comme  un  grand  nombre  de  per- 
sonnes, vu  leurs  ressources,  sont  privées  de  cet  avantage,  nous  avons  voulu 
y  suppléer  en  publiant  cette  petite  feuille  que  tout  le  monde  pourra  facile- 
ment se  procurer.  Puisse  Dieu  bénir  cette  œuvre  que  nous  plaçons  sous  le 
puissant  patronage  de  St.  Joseph,  protecteur  de  l'Église  Universel  et  premier 
patron  du  Canada." 

Prix  du  Numéro,  un  centin.  En  vente  chez  les  libraires. 


VII. — Circulaire  de  xMM.  J  D.  Brousseau  et  Cie.,  Québec. 

Cette  circulaire,  annonce  au  public  l'apparition  d'un  nouveau  journal  et 
qui  aura  pour  titre  :  Le  Colon  ;  paraîtra  chaque  vendredi  pendant  les  mois 
d'hiver,  chaque  samedi  pendant  l'ouverture  de  la  navigation  ;  la  publica- 
tio*n  devra  se  faire  sur  une  échelle  assez  vaste,  pour  permettre  l'envoi  d'un 
grand  nombre  d'exemplaires  à  l'étranger. 

Il  sera  exclusivement  consacré  à  l'immigration,  au  repatriement,  à  la 
colonisation,  à  l'agriculture,  à  l'industrie  et  au  commerce  international  :  ce 
sera  là  toute  sa  politique. 


MÉLANGES  BIBLEOGRAPHrQUES.  239 

Dans  le  but,  dit  la  circulaire,  de  réaliser  cette  œuvre,  avant  tout  patrio- 
tique, qui  nous  a  été  inspirée  par  M.  l'abbé  Verbist,  Curé  de  Ste.  'Pétro- 
nille  de  Beaulieu,  dont  le  concours  actif  nous  est  assuré,  une  société  qui 
aura  pour  raison  sociale  J.  D.  Brousseau  et  Cie.,  s'est  formée  à  Québec- 
Centre  de  ses  opérations,  d'où  le  journal  sera  expédié  dans  toutes  les  direc- 
tions. 

Enfin,  cette  circulaire  s'adresse  avec  confiance  à  tous  les  hommes 
influents  et  à  tous  les  publicistes  qui  auront  des  communications  à  faire  dans 
l'intérêt  des  graves  questions  que  ce  nouveau  journal  se  propose  de  faire 
prévaloir. 

L'administration  se  réserve  la  publication  d'une  édition  anglaise,  aussitôt 
que  ses  ressources  le  permettront.  Il  nous  semble  qu'une  lacune  existe  dans 
la  presse  canadienne  ;  elle  n'exerce  pas  assez  d'influence  à  l'étranger.  C'est 
cette  lacune,  ajoute  la  circulaire,  que  nous  voulons  combler,  en  fondant  un 
journal  International  hebdomadaire,  qui  servira  de  ttait-d'union  entre 
le  Canada  et  l'Europe  d'une  part,  entre  le  Canada  et  les  Etats-Unis  de 
l'autre. 

Nos  sympathies  sont  acquises  d'avance,  au  nouveau  journal,  dont  nous 
approuvons  pleinement  le  but  patriotique. 

Le  Gérant  :  L.  W.  Tessier. 


b 


^^ 


LA 


REVUE  CASADI 


/ 

PHILOSOPHIE,  HISTOIRE,  DROIT,   LITTÉRATURE,  ÉCONOMIE   SOCIALE,  SCIENCES, 
ESTHÉTIQUE,  APOLOGÉTIQUE  CHRÉTIENNE,  RELIGION 

oo-i^o* 

TOME  DIXIÈME 


<(n»trième  Tàvraiitoii— 35  Avril  1873.' 

SOMMAIRE  ~ 

1.— FLEUKANGE  (suite) ...    Mme.  CRAVEJî. 

IL— DISCOURS  prononcé  par  M.  Joseph  Tassé,  Président  de  l'Ittètitut 

Canadien  Français  d'Ottawa,  dans  la  séance  du  2  Avril  1873 

lIII.-LE  CANADA  EN  EUROPE  (suite) BEXJAMIBT  SUtTE. 

IV.— LA  RACE  FRANÇAISE  AU  CANADA.  Discours  prononcé  par  M. 
E.  Rameau,  devant  la  Société  d'Economie  Sociale,  Paris,  dans  la 

séance  du  26  Janvier  1873 

V— .CONFÉRENCES  AMÉRICAINES  :  Hknry  Longfellow AUGUSTIN  COCUIN 


-=»l^3§<=^ 


MONTREAL 

IMPRIMÉE  ET  PUBLIÉE  PAR  E.  SÉNÉGAL 

Nos.  6,  8  et  10,  Rue  Saint-Vincent. 

1873. 
Droits  de  traduction  et  de  reproduction  réservés 


ON  S'ABONNE  A  LA  RKVUE  CANADIENNE 

CHEZ 

M.  A.  Langlais,  Libraire,  Faubourg  St.  Roch Québec. 

H.  R.  Dufresne Trois-Rivières. 

Emm.  Crépeau Sorel. 

L.  J.  Casault, — Bibliothèque  du  Parlement  Provincial Ottawa. 

L.  A.  Dérome Joliette. 

Joseph  L'Ecuyer St.  Jean  d'Iberville 

L.  0.  Forget: Terrebonne. 

J.  A.  Archambault Varennes. 

M.  Gr.  Roussin Roxton  Falls. 

Alph.Raby S  te.  Scholastique. 

0.  H.  Champagne, St.  Eustache. 

J.  B.  Lefebvre-Villemure St.  Jérôme. 

A.  M.  Gagnier Ste.  Martine. 

E.  Lafontaine St.  Hup:ues. 

J.  0.  Dion , Chambly. 

A.  Sauton,  41  Rue  du  Bac. '. Paris. 


LA  REVUE  CANADIENNE, 

Recueil  périodique  de  Beaux-Arts  et  de  Sciences,  a  pour  but  de  travailler  à  la  création 
d'une  littérature  nationale,  à  l'alliance  des  Lettres  et  de  la  Religion,  et  à  la  défense  des  prin- 
cipes fondamentaux  de  l'ordre  social  et  de  toute  vraie  civilisation. 

La  rédaction  se  fait  sous  la  direction  d'un  comité  de  Directeurs. 

S'adresser,  pour  tout  ce  qui  concerne  la  rédaction  et  l'envoi  des  manuscrits.au  Directeur- 
Grérant,  L.  W.  Tessier,  à  Montréal. 


Prix  de  Paboiineineut  :  un  aii,$2.00;  six  mois,  $1.00, 

Comme  les  frais  de  port  sur  cette  Revue  sont,  depuis  le  1er  d«  janvier  1869,  de  deux  centins  par  livra 
son,  payable  d'avance,  la  souscription  des  abonnés  en  dehors   de  la  ville  sera  dorénavant  de  $2.25. 


NOUVEAU  MOIS  DE  MARIE 

DÉDIÉ  AUX  FIDÈLES  DU  CANADA  PAR  UN 

PRÊTRE    DU    DIOCÈSE    DE    MONTREAIl 

Avec  Approbation  de  NN.  SS.  les  Evéques  de  Tloa,  de  Montréal,  Je  Trois-Rivières  et  de 

St.  Hyacinthe. 
1  vol.  de  280  pages  relié. 
En  vente  chez  tous  les  Libraires  et  chez  l'Editeur, 

EUSÈBE  SENEGAL, 
No.  10  "^'ue  St.  Vincen 
PRIX  :  $S  liA  DOrZAlNE. 

ŒUVRE  DES  BIBLIOTHÈQUES  PAROISSIALES. 

Les  120  Dernières  Collections  ie  la  BIBLIOTHEQUE  CATHOLIQUE  DE  L'ILL 

Qui  se  compose  de  752  volumes,  (560  in-18  et  192  in-12,)  Cartonnés  en  425  volume 
à  $80.00  la  collection  complète  r  endue  à  Montréal  ou  Québec.  Cette  collection  est  J 
propriété  d'un  Missionnaire.  S'adresser  au  Bureau  du  Journal,  sous  les  initiales  L.  F. 


.^* 


FLB-UKANGE. 


LV 

(Suite.) 

Tandis  que  ce  que  nous  venons  de  dire  se  passait  au  palais,  le 
marquis  Adelardi  se  dirigeait  vers  la  forteresse,  considérant,  che- 
min faisant,  ce  que,  dans  les  circonstances  actuelles,  il  serait  oppor- 
tun  de  dire  à  Georges.  Après  y  avoir  mûrement  réfléchi,  il  résolut 
de  ne  point  lui  annoncer  l'arrivée  de  Fleurange  avant  de  connaître 
l'issue  de  l'entrevue  de  celle-ci  avec  l'impératrice.  Il  ne  fallait 
jDas,  dans  son  malheur,  torturer  Georges  par  de  vagues  espérances  ; 
il  fallait  surtout  lui  éviter  de  nouveaux  mécomptes.  Ce  n'était, 
d'ailleurs,  qu'ajourner  de  bien  peu  cette  communication,  puisque 
l'audience  de  la  jeune  fille  avait  lieu  ce  jour-là,  et  qu'il  lui 
serait  permis  le  lendemain  d'agir  en  pleine  connaissance  de 
cause. 

A  ces  pensées  se  joignait  une  vive  appréhension  en  songeant 
aux  conjonctures  nouvelles  dans  lesquelles  se  trouvait  son  ami. 
Maintenant  que  son  sort  était  fixé,  maintenant  que  l'émotion  de  la 
lutte  qui  s'était  prolongée  pendant  toute  la  durée  du  procès  était 
finie,  maintenant  que  l'heure  de  la  résignation  était  venue,  dans 
quelle  disposition  serait  Georges  ? 

Georges,  avec  sa  nature  ardente  et  téméraire,  mais  en  même 
temps  délicate,  rébelle  à  toute  entrave,  sensible  au  bien-être  avec 
excès,  comment  supporterait-il  l'horreur  de  cette  situation  nou- 
velle? lui,  qui  dans  tout  ce  (jui  était  l'objet  de  ses  études,  de  ses 
goûts  ou  de  ses  passions,  n'avait  jamais  eu  d'autre  but  que  la  jouis- 
25  avril  1873.  16 


242  REVUE  CANADIENNE. 

sance  !  Par  son  intelligence,  par  son  cœur,  par  son  esprit,  par  ses 
sens,  jouir  !  tel  avait  été  le  mobile  unique  de  ses  actions,  même 
les  meilleures;  et  jusque  dans  les  hasards  dangereux  qui  l'avaient 
conduit  à  sa  perte,  il  avait  cherché,  plus  encore  la  satisfaction 
d'une  soif  d'émotions  nouvelles  et  inconnues,  que  la  réalisation 
d'un  rêve  chimérique  mais  généreux.  Lui,  pour  qui  les  mots  devoir, 
sacrifice,  contrainte  n'avaient  aucun  sens,  quelle  serait  aujourd'hui 
son  attitude  en  présence,  non  pUis  du  danger,  mais  du  malheur, 
sous  cette  forme  impitoyable  ? 

Le  marquis  se  faisait  ces  questions  avec  une  inquiétude  fondée 
peut-être  sur  quelque  ressemblance  entre  sa  nature,  à  lui,  et  celle 
qu'il  connaissait  si  bien.  Tous  les  deux  étaient  des  hommes  du 
monde:  l'un  plus  raffiné,  plus  distingué,  plus  séduisant;  l'autre 
plus  fin,  plus  pénétrant,  plus  judicieux.  Tous  deux  généreux  et 
nobles,  et,  en  dehors  des  égarements  politiques  qui  les  avaient 
entraînés  l'un  et  l'autre,  incapables  d'une  action  basse  et  indigne 
de  leur  sang  de  gentilhomme.  Mais  il  existe  dans  l'âme  humaine 
une  corde,  dont  le  son  est  un  écho  de  la  voix  divine,  et  c'était  pré- 
cisément celle-là  qui  était  muette  chez  ces  deux  hommes  accomplis 
d'ailleurs,  ou  sinon  muette,  chez  le  plus  âgé  des  deux,  du  moins, 
selon  l'expression  du  grand  poëte  de  sa  patrie,  inerte  et  faible  "  a 
cause  d'un  trop  long  silence^  Cette  corde  mystérieuse  et  profonde 
ne  retentit  jamais  bien  haut,  il  est  vrai,  et  tous  les  bruits  du  monde 
et  de  la  vie,  les  passions,  le&  plaisirs,  l'esprit,  le  talent,  la  gloire 
l'étouffent  bien  souvent  et  empêchent  de  remarquer  sa  présence; 
mais  lorsque  vient  l'heure  silencieuse  de  l'adversité,  c'est  alors 
qu'on  l'entend  distinctement  et  que  son  harmonie  puissante  et 
douce  transforme  parfois  l'atrnosphère  qu'elle  reihpli^.  C'est  alors 
aussi  que  son  absence  se  fait  sentir  et  produit  une  horreur  dont  la 
cause  échappe  le  plus  souvent  à  ceux  qui  l'éprouvent  ! 

Georges  n'était  point  détenu  dans  un  cachot,  mais  dans  une 
chambre  étroite  où  le  jour  ne  pénétrait  que  par  une  haute  fenêtre 
grillée.  11  ne  s'y  trouvait  d'autre  meuble  que  son  lit,  une  table  et 
deux  chaises  de  paille.  Dans  ses  précédentes  visites,  le  marquis 
avait  trouvé  son  ami  triste,  mais  toujours  calme  et  intrépide,  et 
pour  ainsi  dire  dédaigneux  du  danger.  Jusque-là,  bien  que  pâle 
et  amaigri,  ses  traits  gardaient  toujours  leur  caractère  noble  et 
altier,  et  le  désordre  de  sa  chevelure  et  même  celui  de  ses  vête- 
ments n'ôtaient  rien  à  cet  aspect  aristocratique  qui,  dans  le  sens  le 
meilleur  du  mot,  caractérisait  toute  sa  personne. 

Mais  aujourd'hui  il  n'en  était  plus  ainsi,  le  travail  des  années 
ou  celui  d'une  longue  maladie  semblait  s'être  accompli  depuis  leur 
dernière  rencontre 


FLEURANGE.  243 

Assis  près  de  sa  table  dans  une  attitude  de  morne  abattement,  il 
leva  à  peine  la  tête  à  l'approche  de  son  ami,  qui,  après  lui  avoir 
serré  la  main,  demeura  quelques  instants  trop  ému  de  son  côté 
pour  rompre  ce  lugubre  silence. 

Georges  attendit  que  les  pas  du  gardien  de  la  prison  qui  venait 
d'introduire  le  visiteur  se  fussent  éloignés. 

—Vous  voilà,  Adelardi  !  dit-il  enfin  d'une  voix  altérée.  Je  m'é- 
tonnais de  ne  pas  vous  voir  depuis  que... depuis  que  tout  est  décidé. 

— Je  n'ai  pu  obtenir  plus  tôt  la  permission  d'entrer  ;  en  revanche, 
on  me  l'a  accordée  pour  tous  les  jours  jusqu'à... 

Il  s'arrêta. 

— Jusqu'à  celui  où  je  quitterai  les  délices  de  ce  Heu  pour  celles 
qui  m'attendent  en  le  quittant!  dit  Georges  avec  un  rire  amer. 
Adelardi  !  poursuivit-il  en  changeant  de  ton  et  en  se  levant  tout 
d'un  coup,  se  peut-il  qu'un  ami  tel  que  vous  soit  venu  me  trouver 
aujourd'hui  les  mains  vides  ?  se  peut-il  que  vous  n'ayez  point 
deviné  ce  qu'il  me  fallait  et  que  vous  soyez  là  sans  m'avoir  apporté 
un  moyen  d'échapper  à  mon  sort  et  me  donner  moi-même  cette 
mort'qu'on  a  la  barbarie  de  me  refuser?... 

Il  arpenta  deux  ou  trois  fois  la  chambre  avec  une  sorte  d'égare- 
ment. 

— Répondez  moi  donc,  Adelardi,  s'écria-t-il  d'un  ton  violent. 
Pourquoi  ne  m'avez-vous  pas  rendu  ce  service  suprême  ?  Dans  la 
situation  où  je  me  trouve,  vous  l'auriez  attendu  de  moi,  et  je  vous 
déclare  que  vous  ne  l'auriez  point  attendu  en  vain. 

Le  marquis  n'ignorait  point  les  principes  au  nom  desquels  il  pou- 
vait répliquer,  mais  il  avait  dès  longtemps  perdu  l'habitude  d'y 
faire  appel.  11  se  borna  donc  à  dire  : 

— Vous  savez  bien,  Georges,  que  ce  que  vous  me  demandez  est 
impossible. 

— Ah!  oui!  je  l'oubliais!...  c'est  juste.  On  prend  des  précau- 
tions pour  empêcher  les  victimes  de  se  frayer  hors  de  ces  murs 
un  autre  chemin  que  celui  qui  leur  est  préparé  par  leurs  bour- 
reaux; mais  l'on  ne  pense  pas,  continua-l-il  avec  agitation,  à  toutes 
les  ressources  du  désespoir,  et  loisqu'un  homme  veut  mourir, 
il  faudrait  être  plus  habile  qu'ils  ne  le  sont  pour  l'en  empêcher 
et  pour  l'obliger  à  accepter  l'odieuse  vie  qu'ils  prétendent  lui  im- 
poser. 

Adelardi  le  laissa  exhaler  pendant  quelque  temps  encore,  sans 
l'interrompre,  les  lugubres  paroles  qui  se  pressaient  dans  son 
esprit  et  sur  ses  lèvres.  Enfin  il  lui  dit  avec  une  soudaine 
fermeté  : 


244  REVUE  CANADIENNE. 

— Georges,  jusqu'à  ce  jour  je  vous  ai  vu  calme  et  énergique; 
mais  en  ce  moment  vous  me  faites  entendre  des  paroles  indignes 
de  votre  courage. 

Une  légère  rougeur  colora  le  front  du  prisonnier,  et  il  vint  se 
rasseoir  à  la  place  qu'il  avait  quittée. 

—Vous  avez  raison,  mon  ami,  j'en  conviens  ;  je  ne  suis  plus  ce 
que  j'étais...  Je  dois  en  effet  vous  surprendre,  je  ne  me  reconnais 
plus  moi-même. 

Il  resta  pensif  quelques  instants,  puis  il  reprit  : 

— C'est  étrange  !  car  enfin,  Adelardi,  si  je  dis  que  jusqu'à  ce  jour 
la  crainte  m'a  été  inconnue,  que  le  danger  et  la  mort  ne  m'ont 
jamais  fait  reculer  ;  si  je  dis  que  j'avais  du  courage,  ce  n'est  point 
m'attribuer  un  mérite  extraordinaire,  puisque  tout  homme  à  peu 
près  le  possède.  Oui,  si  quelque  vertu  m'est  tombée  en  partage, 
c'est  bien  celle-là,  à  ce  qu'il  me  semble.  Pourquoi  donc  suis-je  fai- 
ble aujourd'hui?...  Courage!  répéta-t-il  après  un  silence.  Est-ce 
vrai?  est-ce  bien  cela  ?  Avais-je  du  courage  ?  ou  bien  étais-je  seu- 
lement brave  ?  Il  me  semble  que  c'est  une  autre  chose.  Où  est  la 
différence. 

—  Je  ne  sais,  dit  le  marquis  d'un  air  rêveur,  mais  il  y  en  a*  une, 
cela  est  certain. 

Ni  l'un  ni  l'autre  ne  possédaient  la  véritable  clef  de  l'énigme, 
ni  l'un  ni  l'autre  ne  songeaient  en  ce  moment  à  la  chercher.  Mais 
Adelardi,  charmé  de  voir  se  détendre  un  peu  l'état  violent  dans 
lequel  il  avait  trouvé  ^on  ami,  continua  l'entretien  sur  le  terrain  où 
Georges  l'avait  amené  ;  il  y  voyait  d'ailleurs  un  moyen  d'effleurer 
de  loin  le  sujet  qu'il  ne  voulait  pas  encore  aborder  directement. 

—  Oui,  reprit-il,  bravoure  et  courage,  ce  n'est  pas  la  même  chose, 
et  ce  qui  le  prouve,  c'est  que  Ips  femmes  les  plus  timides  savent, 
dans  l'occasion,  être  courageuses  autant  et  souvent  plus  que  nous. 

—  Oui,  cela  est  vrai,  j'en  conviens. 

—  Et,  tenez,  continua  Adelardi  en  le  regardant  avec  attention, 
ce  courage,  plus  d'un  de  vos  compagnons  d'infortune  en  fait 
aujourd'hui  l'épreuve  d'une  manière  signalée. 

—  Comment  cela  ? 

* 

—  Ne  savez-vous  pas  que  leurs  femmes,  sans  hésitation  et  sans 
peur,  ont  demandé  et  obtenu  la  faveur  de  partager  leur  sort? 
Quelques-unes  les  accompagnent  pendant  leur  triste  route,  d'autres 
les  suivront. 

—  Et  leurs  maris  acceptent  ce  sacrifice  ? 

—  Ceux  qui  inspirent  ces  grands  dévouements  savent  en  général 
les  comprendre  et  les  accepter.  Oui,  l'un  d'eux,  même,  hier,  parlant 
à  un  ami  admis  près  de  lui  comme  je  le  .suis  près  de  vous,,  lui 


FLEURANGE.  245 

disait:  "  J'accepte  tout  maintenant,  et  je  subirai  ma  peine  sans 
me  plaindre  :  je  ne  serai  pas  séparé  d'elle  !  La  seule  douleur  into- 
lérable de  la  vie  me  sera  épargnée,  je  ne  murmure  plus  et  je  rends 
grâce  à  l'empereur  !  "  Il  faut  ajouter  qu'il  vient  d'épouser  cette 
femme  et  qu'il  l'adore. 

—  La  seule  douleur,  répéta  lentement  Georges,  la  seule  !...  Fran- 
chement, voilà  ce  qu'il  m'est  impossible  de  comprendre  !  Aimer 
une  femme  au  point  de  sentir  que  sa  présence  adoucit  un  sort  tel 
que  le  nôtre,  et  que  ne  plus  la  voir  est  un  malheur  qui  surpasse 
celui  qui  nous  attend  !  non,  je  ne  comprends  pas  cela,  je  l'avoue. 

—  Et  cependant,  dit  Adelardi  avec  quelque  vivacité... 

Mais  il  s'arrêta  et  n'acheva  pas  sa  pensée  :  on  peut  éprouver  ou 
admirer  la  tendresse  héroïque,  on  ne  la  suggère  pas. 

—  Et  cependant,  poursuivit  Georges  en  souriant,  que  de  fois, 
vous  m'avez  vu  amoureux,  n'est-ce  pas?...  voilà  ce  que  vous  alliez 
dire.  Oui,  j'en  conviens,  quoique  peut-être  je  ne  l'aie  été  sincère- 
ment qu'une  fois,  une  seule  fois,  et  encore  !  Que  voulez-vous  que 
je  vous  dise,  Adelardi  ?  L'amour,  même  celui-là,  était  une  fête 
dans  ma  vie...  c'était  un  éclat  de  plus,  une  jouissance  de  plus,  un 
charme  de  plus.  Cette  beauté  !  cette  naïve  et  rare  intelligence  ! 
cette  vertu  même  qui  ajoutait  un  attrait  inconnu  à  la  tendresse 
passionnée  que  trahissaient  parfois,  en  dépit  d'elle-même,  ses  beaux 
yeux  purs  et  sincères  !  oh  !  oui,  cette  fois-là,  j'étais  amoureux,  et 
j'eusse  facilement  commis  une  folie  que  je  suis  heureux  aujour- 
d'hui d'avoir  évitée  !  Pauvre  Fleurange  !  si  je  l'eusse  épousée^ 
quel  sort  je  lui  réservais...  et  à  moi  ! 

—  A  elle  !  oui,  je  le  conçois  ;  le  sort  que  lui  promettait  votre 
tendresse,  à  l'heure  où  vous  la  lui  témoigniez  sans  scrupule  était 
fort  différent; mais  si  elle,  elle,  charmante,  dévouée,  courageuse... 
si  elle  était  là  près  de  vous,  n'imaginez-vous  pas  qu'elle  pût  main- 
tenant adoucir  le  vôtre  ? 

—  Le  mien  ?...  Mon  sort  ?  mon  affreux  sort  actuel  ?  . 
Georges  fit  cette  question   avec  son  rire  amer,  et  reprenant  le 

même  ton  qu'au  début  de  leur  entretien  : 

—  Non,  non,  je  ne  suis  pas  de  ces  hommes  auxquels  l'amour 
suffît  à  lui  tout  seul,  et  dépouillé  de  tout  ce  qui  en  fait  au  dehors 
la  parure  et  le  prix.  En  un  mot,  pensez  de  moi  ce  que  vous  voudrez, 
Adelardi,  mais  je  ne  ressemble  en  rien  à  ce  compagnon  d'infor- 
tune que  vous  venez  de  me  citer.  Aucune  tendresse  humaine  ne 
me  ferait  supporter  la  vie  que  je  mène  ici  ;  jugez  de  ce  que  ce  sera 
ailleurs  ! 


246  REVUE  CANADIENNE. 

Il  se  leva  et  se  remit  à  marcher  avec  agitation,  tandis  qu'Ade- 
lardi  se  taisait,  en  proie  à  un  mélange  de  pensées  troublées  et 
pénibles.  Bientôt  Georges  reprit  avec  une  sorte  d'emportement  : 

—  Tenez,  Adelardi,  ne  me  parlez  que  d'une  seule  chose,  ne  me 
donnez  qu'une  seule  espérance  :  la  mort!...  La  mort  !  je  ne  veux 
qu'elle  ! 

Et  portant  la  main  avec  un  geste  désespéré  à  la  cravate  noire 
attachée  négligemment  autour  de  soncou  : 

—  En  dernier  ressort,  ce  sera  ma  ressource,  dit-il  d'une  voix 
rauque,  si  d'ici  à  huit  jours  je  ne  parviens  pas  à  trouver,  pour 
échapper  de  leurs  mains,  un  moyen  plus  digne  d'un  gentilhomme. 

Son  ami  gardait  un  triste  et  morne  silence.  Que  dira?  que  ré- 
pondre en  effet  à  l'heure  où  tout  manque  sur  la  terre,  lorsque  le 
ciel  est  fermé  ?  Adelardi  eut  en  ce  moment  la  pleine  conscience, 
le  vif  ressouvenir  de  ce  qui  lui  manquait.  Il  appartenait  à  un 
pays  où  les  premières  impressions  sont  toujours  chrétiennes,  et  il 
est  rare  que  la  plus  longue  durée  d'indifférence  et  d'oubli  les 
efface  complètement  de  l'âme  où  dès  l'enfance  elles  ont  été  pro- 
fondément empreintes. 

—  Mon  cher  ami,  dit-il  avec  une  gravité  mélancolique  qui  ne 
lui  était  point  habituelle,  pour  vous  être  bon  à  quelque  chose  en 
ce  moment,  il  faudrait,  je  le  sens,  être  autre  que  je  ne  suis.  Oui, 
Georges,  contre  la  sombre  tentation  qui  vous  domine,  contre  le 
désespoir  que  soulève  en  vous  la  perspective  du  sort  affreux  qui 
vous  menace,  il  n'y  a  qu'un  seul  moyen,  un  seul,  un  unique  re- 
mède, et  je  me  sens  indigne  de  vous  le  suggérer. 

Sa  voix  se  troubla  et  il  continua  avec  émotion  : 

—  Georges  !  il  faudrait  croire,  et  il  faudrait  prier  ! 

Georges  fut  un  instant  surpris  et  ému,  et  après  un  assez  long 
silence,  que  ni  l'un  ni  l'autre  ne  cherchait  à  rompre,  il  dit  d'une 
voix  plus  douce  : 

—  Eh  bien,  Adelardi,  qu'il  me  soit  du  moins  permis,  en  priant, 
d'impîBrer  une  grâce  qui  n'a  pas  été  refusée  à  un  homme  plus 
coupable  encore  que  je  ne  le  suis  :  Fabiano  se  meurt. 

—  Oui,  je  savais  que  sa  blessure  ne  pouvait  guérir. 

gT;  —  Il  n'en  serait  pas  mort  cependant  si  vite  peut-être,  sans  le 
typhus- qui  l'a  violemment  attaqué  avant-hier.  J'espérais  quelque 
chose  pour  moi-même  de  cette  contagion,  lorsque,  par  crainte  sans 
doute  de  voir  diminuer  ainsi  notre  lugubre  chaîne, on  l'a  enlevé  d'ici 
cette  nuit  et  on  l'a  envoyé  mourir  à  l'hôpital,  je  ne  sais  où. 

En  ce  moment  la  clef  se  fit  entendre,  l'heure  était  écoulée,  il 
fallut  se  séparer  :  ce  fut  avec  un  effort  à  peine  adouci  par  la  pensée 


FLEURANGE.  247 

que  ce  n'était  pas  encore  un  adieu  et  que  ces  tristes  rencontres  se 
répéteraient  plus  d'une  fois  avant  la  dernière. 

Au  moment  où  le  marquis  allait  quitter  la  prison,  le  gardien  qui 
lui  en  ouvrait  la  dernière  porte  lui  dit  à  voix  basse  : 

—  Je  ne  crois  rien  faire  de  contraire  à  mon  devoir  en  vous  char- 
geant de  cette  lettre,  monsieur.  Le  prisonnier  mourant  qu'on  a 
emporté  cette  nuit  me  l'a  donnée  un  jour  en  me  priant  de  la  faire 
parvenir  à  son  adresse,  après  son  départ  pour  là-bas.  Le  voilà  parti 
maintenant  pour  ailleurs,  et  je  voudrais  accomplir  la  volonté  de 
ce  pauvre  diable. 

—  Donnez,  dit  Adelardi  en  la  prenant,  je  me  charge  de  l'en-, 
voyer.  ^ 

Lorsqu'il  fut  dehors,  il  regarda  la  lettre  qu'on  venait  de  lui 
confier,  et  sa  surprise  fut  grande  en  découvrant  qu'elle  était  adres- 
sée à  mademoiselle  Gabrielle  d' Yves,  chez  M,  le  professeur  Dornthal^  à 
Heidelberg. 


LVI 


En  quittant  la  forteresse,  le  marquis  remonta  dans  son  traîneau, 
mais  il  ne  donna  pas  d'ordre  à  son  cocher,  étant  encore  incertain 
sur  le  lieu  où  il  voulait  se  faire  conduire.  Fleurange,  à  l'heure 
qu'il  était,  devait  être  revenue  du  palais.  Irait-il  tout  droit  la  trou- 
ver, pour  apprendre  d'elle  l'issue  de  son  audience  et  en  même 
temps  pour  lui  remettre  cette  lettre  dont  il  était  le  dépositaire  ? 
C'était  ce  qu'il  y  avait  de  plus  simple,  et  lorsqu'il  se  demanda  pour- 
quoi il  hésitait,  il  lui  sembla  que  c'était  parce  qu'il  remportait  de 
son  entrevue  avec  Georges  une  sorte  de  mécontentement  ou  du 
moins  d'inquiétude,  dont  il  craignait  de  laisser  apercevoir  la  trace. 
Dans  la  singulière  mission  qu'il  avait  à  remplir,  il  commençait  à 
sentir  que  la  tendresse  et  le  courage  ne  pesaient  pas  d'un  poids 
égal  des  deux  côtés,  et  il  se  serait  bientôt  demandé  avec  inquiétude 
s'il  était  bien  certain  que  la  reconnaissance  fût  plus  tard  à  la  hau- 
teur du  dévouement,  s'il  n'eût  été  rassuré  à  cet  égard  par  plusieurs 
réflexions. 

11  n'était  pas,  en  effet,  très-surprenant  peut-être,  que  Georges  fît 
bon  marché  d'un  bonheur  qu'il  devait  regarder  comme  impossible- 
Mais  si  celle  qu'il  était  si  loin  d'attendre  apparaissait  tout  d'un 
coup  dans  sa  prison,  se  plaindrait-il  alors  que  la  mariée  fût  trop 
belle  ?  Le  marquis  ne  le  pensait  point.  Mieux  que  personne,  il 
savait  quel  charme  Fleurange  avait  exercé  naguère  ;  aucune  femme, 
jamais,  n'avait  eu  sur  le  cœur  mobile  de  Georges  un  tel  empire,  et 


24S  REVUE  CANADIENNE. 

il  était  certain  qu'il  lui  suffirait  de  la  revoir  un  seul  instant  pour 
en  subir  de  nouveau  l'attrait  puissant.  A  cet  égard,  sa  parfaite 
connaissance  du  caractère  de  son  ami  l'empêchait  d'avoir  un  doute  ; 
il  en  vint  donc  à  cette  conclusion  que,  bien  qu'il  se  fût  senti  tout 
à  l'heure  blessé  de  la  froideur  de  son  langage  lorsqu'il  lui  parlait 
de  Fleurange,  dès  qu'elle  paraîtrait,  cette  froideur  s'évanouirait 
comme  de  la  neige  au  soleil,  et  qu'il  ne  pouvait  craindre  qu'elle 
s'en  aperçût  et  n'en  souffrit  jamais.  C'était  là,  pour  lui,  le  point  le 
plus  important. 

L'intérêt  que  lui  inspirait  Fleurange  était  un  des  sentiments  l«s 
plus  purs  et  les  meilleurs  qu'il  eût  jamais  éprouvés  de  sa  vie.  Sans 
s'en  douter,  et  sans  le  vouloir,  elle  exerçait  sur  lui  une  bienfai- 
sante influence.  Mille  impressions  lointaines,  effacées  et  presque 
étouffées  par  le  monde,  se  réveillaient  dans  l'atmosphère  pure  qtii 
environnait  cette  jeune  fille,  et  il  les  accueillait  avec  un  sentiment 
dont  il  était  lui-même  surpris.  Aussi,  depuis  qu'il  l'avait  revue, 
prenait-il  au  sérieux,  dans  l'intérêt  de  son  bonheur  plus  que  de 
celui  de  Georges,  le  rôle  quasi  paternel  que  la  princesse  Catherine 
lui  avait  confié  vis-à-vis  de  tous  les  deux. 

Les  considérations  que  nous  avons  énumérées  l'ayant  toutefois 
complètement  rassuré  sur  les  dispositions,  sinon  présentes,  au 
moins  prochaines,  de  Georges,  il  reprit  son  premier  projet  et  se  fit 
conduire  à  la  maison  du  grand  quai.  Jl  avait  déjà  mis  pied  à  terre, 
et  demandé  à  être  introduit  auprès  de  mademoiselle  d'Yves,  lors- 
qu'il aperçut  Clément  qui  traversait  le  vestibule.  L'idée  lui  vint 
alors  qu'il  ferait  mieux  de  s'adresser  d'abord  à  lui. 

Clément  était  sombre  et  préoccupé.  Il  venait  de  voir  sa  cousine 
revenir  du  palais  dans  tout  l'éclat  que  sa  parure  et  la  joie  du  suc- 
cès ajoutaient  à  sa  beauté.  Mais  le  marquis  n'eut  pas  le  temps  de 
remarquer  en  ce  moment  la  physionomie  du  jeune  homme,  ni  l'ef- 
fort avec  lequel  il  répondit  aux  premières  questions  qu'il  lui  adres- 
sait dès  qu'ils  furent  seuls  dans  un  salon  du  rez-de-chaussée,  où  il 
entra  avec  lui. 

— J'ai  à  vous  parler  d'un  incident  imprévu,  Dornthal.  Mais  d'a- 
bord votre  cousine  est-elle  revenue  du  palais  ? 

—Oui. 

— Savez-vous  si  elle  a  été  satisfaite  de  son  audience  ? 

— Oui,  l'impératrice  a  promis  pour  demain  une  réponse  telle  que 
Gabrielle  la  désire.  * 

— Je  n'en  doutais  pas,  l'impératrice  est  toujours  de  bonne  volonté 
pour  accorder  une  grâce,  et  lors  même  qu'il  en  serait  autrement,  il 
était  impossible  que  la  vue  de  celle  qui  présentait  cette  requête 
n'en  assurât  pas  le  succès. 


FLEURANGE.  249 

Clément  ne  répondit  rien  à  cette  remarque. 

— Vous  disiez,  monsieur  le  marquis,  qu'un  incident  imprévu... 

— Oui,  m*y  voici.  Je  vous  dirai  d'abord  ce  que  vous  ignorez  peut- 
être  :  c'est  que  ce  misérable  Fabiano  Dini,qui  a  si  cruellement  com- 
promis Georges  et  qui  était  détenu  avec  lui... 

Clément  surpris,  l'interrompit  d'une  voix  émue  : 

—Ce  malheureux  est  tout  à  fait  expirant,  monsieur  le  marquis. 
On  l'a  enlevé  cette  nuit  de  la  forteresse,  et... 

— Parbleu,  je  le  sais,  puisque  c'est  précisément  pela  que  j'allais 
vous  dire.  Mais,  comment  le  savez-vous,  vous-même  ?    , 

—Je  m'en  suis  informé. 

— Vous  le  connaissiez  donc,  ce  Fabiano  ? 

— Oui,  un  peu,  et  je  tenais  à  savoir  ce  qu'il  était  devenu. 

— Et  le  savez-vous  maintenant? 

— Oui,  je  sais  dans  quel  hôpital  il  se  trouve,  et  je  sais  aussi  que, 
grâce  à  la  contagion,  qui  est  de  nature  à  éloigner  de  lui  tout  le 
monde  et  lui  rend  la  fuite  impossible,  il  n'est  plus  gardé  que  par 
des  infirmiers.  J'espère  parvenir  à  le  voir  aujourd'hui. 

— Vous  le  connaissiez  ?  répéta  le  marquis  après  un  moment  de 
réflexion  :  alors  cela  rend  fort  simple  ce  qui  me  semblait  inexpli- 
cable. Votre  cousine  Gabrielle,  en  ce  cas,  le  connaît  peut-être 
aussi  ? 

— Oui,  elle  le  connaît...  comme  moi. 

— Alors  tout  s'explique,  et  puisqu'il  en  est  ainsi,  tenez,  Dornthal, 
dit  le  marquis  en  lui  mettant  entre  les  mains  la  lettre  dont  il  était 
porteur,  chargez-vous  de  lui  remettre  ceci. 

A  la  vue  de  l'écriture  de  son  cousin.  Clément  ne  put  dissimuler 
son  émotion,  et  voyant  en  ce  moment  l'œil  pénétrant  et  interroga- 
teur du  marquis  fixé  sur  lui,  il  lui  sembla  inutile  de  chercher  à 
lui  cacher  la  vérité.  Sans  hésiter  alors,  et  en  très-peu  de  mots,  il 
Iti  raconta  toutes  les  circonstances  de  la  vie  de  celui  qui  expiait 
en  ce  moment  ses  fautes  par  les  dernières  souffrances  d'une  mort 
misérable. 

— Je  ne  crains  pas,  monsieur  le  marquis,  de  vous  confier  ici  le 
secret  de  cette  triste  existence.  Vous  le  garderez,  j'en  suis  sûr,  et 
vous  n'oublierez  jamais,  n'est-ce  pas  ?— ajouta-t-il  d'une  voix  émue, 
—que  c'est  Fabiano  Dini  et  non  point  Félix  Dornthal  qui  échappe 
ainsi  par  la  mort  à  une  peine  infamante. 

Le  marquis  lui  serra'la  main. 

— Comptez  sur  mon  silence,  Dornthal 

Au  bout  d'un  moment,  il  continua  : 

— Cet  infoi-tuné  a  montré  un  grand  courage  pendant  son  procès, 
un  mépris  complet  du  danger  pour  lui-môme  ;  il  ne  m'a  semblé 


250  REVUE  CANADIENNE. 

préoccupé  que  du  désir  de  sauver  celui  dont  il  a  causé  la  perte.  Que 
Dieu  lui  fasse  grâce  ! 

— Oui,  en  vérité,  que  Dieu  lui  fasse  grâce  !  répéta  gravement  le 
jeune  homme. 

Adelardi  lui  tendit  de  nouveau  la  main,  et  allait  quitter  la  cham- 
bre, lorsque  Clément  l'arrêta  : 

— Monsieur  le  marquis,  me  permettez-vous  maintenant  de  vous 
faire  une  question  ?.. 

— Assurément. 

— Eh  bien,  puis-je  vous  demander  si  le  comte  Georges  est  infor- 
mé de  l'arrivée  de  Gabrielle  ? 

— Non  pas  encore. 

— Mais  il  l'est  sans  dpute  de  sa  résolution  ?• 

— Non,  mon  ami,  il  l'ignore  aussi  jusqu'à  présent.  Je  ne  doutais 
pas,  sans  doute,  du  succès  de  la  démarche  tentée  aujourd'hui  par 
Gabrielle  près  de  l'impératrice  ;  mais,  néanmoins,  pour  causer 
une  telle  surprise  à  Georges,  je  voulais  être  absolument  certain 
qu'il  n'y  avait  pas  pour  lui  de  mécomptes  à  craindre. 

—  Oh!  oui,  je  vous  comprends.  Perdre  une  pareille  espérance 
après  l'avoir  conçue,  c'eût  été,  en  effet,  plus  affreux  que  la  mort  ? 
dit  Clément  avec  une  vivacité  qui  frappa  son  interlocuteur.  Mais 
Clément  continua  bientôt  d'un  ton  plus  calme  : 

—Encore  une  question,  monsieur  le  marquis,  une  question  ab- 
surde, j'en  conviens,  mais  que  je  ne  puis  m'empêcher  de  vous 
adresser  en  ce  moment.  Vous  le  savez,  ma  position  auprès  de 
Gabrielle  est  celle  d'un  frère.  Pouvez-vous  m'assurer  que  celui 
qu'elle  aime,  celui  à  qui  elle  va  ainsi  s'immoler  tout  entière,  pou- 
vez-vous, sur  l'honneur,  m'assurer  qu'il  est  digne  d'elle  ?  qu'il 
l'aime  ?  qu'il  l'aime  autant  qu'un  homme  a  jamais  aimé  une  femme  ? 
Je  ne  saurais  en  douter  assurément,  mais  enfin,  pour  tant  de  souf- 
frances il  me  faut  son  honneur...  11  me  le  faut  !  répéta-t-il  presqiffe 
avec  emportement,  et  à  la  question  que  je  viens  de  vous  faire,  je 
vous  demande  une  réponse  sincère. 

Le  marquis  hésita  un  moment.  La  véhémence  de  Clément  lui 
donnait  à  penser»  et  sous  l'impression  de  sa  récente  entrevue  avec 
Georges,  il  rie  sut  d'abord  que  répondre.  Livrerait-il  son  ami  ? 
Tromperait-il  celui  dont  le  noble  et  loyal  regard  était  en  ce  mo- 
ment attaché  sur  lui  ?  Il  demeura  quelques  instants  incertain,  puis, 
enfin,  il  se  décida  à  être  sincère  et  à  répon'dre  aussi  franchement 
qu'il  était  interrogé. 

—  Vous  me  demandez  la  vérité,  Dornthal.  Eh  bien,  en  ce 
moment,  il  m'est  impossible  de  vous  affirmer  que  l'amour  de 
Georges  soit  ce  que  vous  venez  de  dire.    Selon  mon  sentiment, 


FLEURANGE.  251 

Gabrielle,  à  l'heure  où  nous  parlons,  n'est  pour  lui  qu'un  beau 
rêve  du  passé.  Mais  soyez  bien  tranquille,  mon  cher  ami,  dès  que 
ce  rêve  deviendra  une  réalité,  dès  qu'elle  sera  là,  devant  lui,  près 
de  lui,  à  lui,  oh  !  alors,  n'en  doutez  pas,  le  feu  presque  éteint  se 
réveillera  brûlant  et  vif  comme  naguère,  et  rien  ne  révélera  à  cette 
charmante  créature  qu'un  nuage  d'oubli  ait  jartiais  voilé  son 
image.  Que  voulez-vous.  Clément  ?  en  fait  de  tendresse  et  de  con- 
stance, les  femmes  nous  dépassent  de  beaucoup,  et  elles  n'en  sont 
pas  plus  malheureuses  pour  cela.  Adieu,  mon  cher  ami,  à  demain. 
Clément  ne  répondit  qu'en  acceptant  la  main  que  le  marquis  lui 
tendait  encore  une  fois  avant  de  sortir.  Il  l'avait  écouté,  pâle  et 
frémissant,  mais,  dès  qu'il  fut  seul,  il  s'écria  en  cherchant  avec 
effort  à  étouffer  un  sanglot  qui  soulevait  sa  poitrine  :  Ah  !  mon 
Dieu...  mon  Dieu  !...  Est-ce  là  aimer! 


LVII 


Fleurange,  au  grand  regret  de  mademoiselle  Joséphine,  s'était 
débarrassée  de  la  parure  qui  avait  semblé  réaliser  pour  la  vieille 
fille  tout  le  rêve  de  la  première  nuit.  Elle  venait  de  reparaître, 
vêtue  de  la  simple  robe  montante  de. drap  foncé  qui  était  son 
costume  ordinaire,  lorsque  Clément,  qui  lui  avait  dit  qu'il  ne  re- 
viendrait que  tard  dans  la  soirée,  rentra  tout  à  coup  dans  le  salon 
où  il  l'avait  quittée  une  demi-heure  auparavant. 

Son  dessein  avait  été  de  consacrer  le  reste  du  jour  au  triste 
devoir  qu'il  s'était  imposé  vis-à-vis  de  son  cousin,  et  il  avait  trouvé 
inutile  d'en  parler  à  Gabrielle,  lui  ayant  tenu  caché  jusque-là  ce 
qu'il  avait  découvert  relativement  à  Félix  ;  mais  la  lettre  qui 
venait  de  lui  être  remise  changeait  la  situation  et  il  lui  semblait 
maintenant  indispensable  qu'elle  en  prit  connaissance  sur-le-champ. 

Il  lui  expliqua  donc,  sans  long  préambule,  la  situation  actuelle 
de  leur  malheureux  cousin.  Il  lui  apprit  la  démarche  qu'il  allait 
tenter  pour  le  voir  ;  enfin,  il  lui  raconta  ce  que  venait  de  lui  ap- 
prendre le  marquis  Adelardi,  et  il  lui  remit  la  lettre  dont  il  était 
porteur. 

Ce  ne  fut  pas  sans  une  vive  émotion  que  Fleurange  en  brisa  le 
cachet  et  lut  tout  haut  et  rapidement  ce  qui  suit  : 

"  Ma  cousine  Gabrielle^ 

'-'Je  suis  condamné  aux  mines  à  perpétuité,  mais  comme,  en 
même  temps,  je  suis  dangereusement  blessé,  je  suppose  que  depuis 
bien  longtemps  je  n'existerai  plus  lorsque  cette  lettre  vous  par- 


252  REVUE  CANADIENNE. 

viendra,  si  «elle  vous  parvient  jamais.  Je  regrette  le  mal  que  j'ai 
fait  à  tous,  et  notamment  à  mon  dernier  bienfaiteur,  et  je  le  re- 
grette surtout  à  cause  de  vous,  car  vous  en  souffrirez  peut-être. 
J'aurais  dû  y  songer  plus  tôt,  mais,  un  soir,  à  Florence,  je  vous  vis 
inopinément  passer  en  calèche.  J'attendis  à  la  porte  de  l'hôtel  où 
vous  étiez  descendue,  puis  je  cédais  à  l'irrésistible  tentation  de 
vous  faire  peuser  à  moi,  en  vous  jetant  quelques  lignes  dans  un 
bouquet.  Peu  de  jours  après,  mon  patron,  qui  était  à  mille  lieues 
de  supposer  que  le  modèle  fût  de  ma  connaissance,  me  fit  voir  im- 
prudemment sa  belle  Gordelia.  Je  le  confesse,  à  dater  de  ce  jour, 
une  vive  envie  me  saisit  de  l'arracher  à  cette  contemplation  qui 
m'irritait,  et  Lasko  arriva  à  point  nommé.  Mais  je  ne  croyais  pas 
que  cela  irait  si  loin.  Au  surplus,  Gabrielle,  croyez-moi,  mon 
amour  que  vous  avez  repoussé  (et  vous  avez  bien  fait,  j'en  con- 
viens) était  peut-être  encore  plus  digne  de  vous  que  le  sien  ;  car, 
je  le  sens,  si  je  vous  avais  rencontrée  plus  tôt,  et  si  vous  aviez  pu 
m'aimer,  il  m'eût  rendu  meilleur,  tandis  que  lui  !...  Mais  il  n'est 
plus  temps  de  vous  parler  ni  de  lui  ni  de  moi!...  tout  est  fini. 
C'est  à  vous,  à  vous  seule,  ma  cousine,  que  je  veux  encore  adresser 
ces  dernières  paroles  ;  vous  les  répéterez  pour  moi  à  tous  ceux  à 
qui  je  les  dois,  et  dites  par  vous,  elles  seront  entendues  :  Pardon 
et  adieu. 

"  F.  D." 

Fleurange  essuya  ses  yeux  remplis  de  larmes.  Cette  lettre  l'avait 
émue  de  plus  d'une  manière,  et,  Clément,  on  le  devine,  ne  l'avait 
pas  écoutée  avec  indifférence.  Mais,  en  cet  instant,  une  seule 
pensée  dominait  toutes  les  autres.  Aussi,  après  un  court  moment 
de  silence,  il  dit  : 

—  Cette  lettre  a  été  écrite  lorsqu'il  croyait  mourir  de  sa  bles- 
sure. Depuis,  la  maladie  a  hâté  sa  fin  et  peut-être,  à  l'heure  où 
nous  parlons,  il  n'existe  plus.  Ce  soir,  en  tout  cas,  vous  saurez  si 
je  l'ai  trouvé  mort  ou  vivant... 

Fleurange  l'arrêta  : 

—  Clément,  écoutez-moi  auparavant.  Si,  comme  cela  n'est  point 
impossible,  Félix  est  encore  vivant,  je  voudrais  le  revoir  et  vous 
suivre  près  de  lui. 

—  Vou&!..^  non,  cela  ne  se  peut,  cette  contagion  est  redoutable. 
Cet  hôpital  !  vous  ne  sauriez  y  venir.  C'est  un  lieu  destiné  aux 
malfaiteurs  ou  aux  derniers  misérables.  Je  ne  puis  vous  exposer  à 
tous  ces  dangers,  je  ne  le  veux  pas. 

—  Mais,  dit  Fleurange,  si  par  hasard  cette  préférence,  cette  sorte 
de  sympathie  qu'il  m'a  toujours  témoignée  à  sa  manière  me  don- 


FLEURANGE.  253 

nait  aujourd'hui  la  puissance  de  consoler  l'heure  dernière  de  cette 
misérable  vie  ?  Qui  sait?  si  ma  voix  faisait  parvenir  à  son  oreille 
une  parole  qui  pût  calmer  le  désespoir  de  son  agonie  ?  Clément  ! 
Clément!  oseriez-vous  me  dire  que  je  ne  devrais  pas  le  tenter? 
Oseriez-vous  sincèrement  m'en  détourner,  parce  que,  pour  cela,  il 
y  a  un  danger  à  courir  ? 

—  Gahrielle  !  dit  Clément  avec  une  sorte  d'irritation,  vous  êtes 
toujours  la  môme  !  Ne  comprenez-vous  pas  que  vous  êtes  impi- 
toyable pour  ceux  qui  vous  aiment  ? 

—  Voyons  !  songez-y  un  instant,  poursuivit-elle  avec  insistance, 
et  répondez.  Clément  ! 

Un  moment  de  silencieuse  angoisse  suivit  ces  mots.  Puis,  d'une 
voix  troublée,  Clément  dit  : 

—  Venez  vite,  ne  perdez  pas  de  temps.  Il  se  peut,  en  effet,  que 
vous  ayez  ime  influence  que  n'aurait  aucune  autre  ;  hâtez- vous,  je 
tous  attends. 

Avant  que  ces  paroles  fussent  achevées,  Fleurange  était  hors  de 
la  chambre.  En  moins  de  temps  qu'il  n'en  avait  fallu  pour  les  dire, 
elle  était  là,  enveloppée  de  son  manteau,  la  tête  couverte  de  son 
bonnet  de  velours,  le  visage  caché  par  un  voile,  prête  à  partir.  Ils 
descendirent  ensemble,  sans  se  parler  davantage.  Le  traîneau  de 
Clément  attendait  à  la  porte.  Elle  s'y  plaça,  lui  près  d'elle,  et  ils 
partirent  avec  la  rapidité  presque  effrayante  qui  appartient  à  ce 
genre  d'équipage. 

Une  faisait  plus  jour,  car  il  était  au-delà  de  quatre  heures; 
mais  la  clarté  brillante  de  la  nuit,  augmentée  par  le  blanc  reflet  de 
la  neige,  éqjairait  suffisamment  leur  route  et  permettait  aux  che- 
vaux de  franchir  la  distance  aussi  vite  qu'en  plein  jour.  Le  lieu 
vers  lequel  ils  se  dirigeaient  était  situé  sur  la  rive  opposée  de  la 
Neva  et  beaucoup  plus  bas  que  la  partie  de  celle  qu'ils  quittaient, 
où  se  trouvait  la  maison  de  la  princesse  Catherine.  Ils  traver- 
sèrent donc  le  fleuve  en  diagonale,  suivant  une  route  tracée  par 
les  branches  de  sapin  qui,  de  loin  en  lom,  en  marquaient  le  sillon. 
Ils  se  trouvèrent  ainsi  transportés,  en  un  clin  d'oeil,  des  splendeurs 
delà  ville  au  milieu  de  ce  qui  semblait  être  un  vaste  et  blanc 
désert.  A  mesure  qu'ils  descendaient  le  fleuve,  les  palais,  les  cou- 
poles nombreuses  et  dorées  des  églises,  les  constructions  immenses 
et  régulières,  dont  l'ombre  rendait  l'effet  encore  plus  imposant, 
disparaissaient  dans  le  lointain  ;  et  lorsqu'ils  s'arrêtèrent  enfin  à 
l'extrémité  la  plus  éloignée  d'un  faubourg  situé  sur  la  rive  droite 
du  fleuve,  ils  ne  se  trouvèrent  plus  environnés  que  de  masures  de 
bois,  parmi  lesquelles  on  apercevait  çà  et  là  quelques  bâtiments  un 


254  REVUE  CANADIENNE. 

peu  pins  vastes,  mais  tous  de  la  plus  pauvre  apparence,  et  dont 
aucun  n'avait  plus  d'un  étage. 

Clément  fit  descendre  sa  cousine,  tandis  qu'il  cherchait  des  yeux 
celui  qui  les  attendait  et  qui  devait  leur  servir  de  guide. 

Un  homme  s'approcha. 

—  M.  Clément  Dornthal?  dit-il  à  voix  basse. 

—  C'est  moi. 

—  Vous  n'êtes  pas  seul  ? 

—  Que  vous  importe  ? 

—  Je  n'ai  pas  d'ordre,  et  une  femme...  c'est  défendu. 

—  Je  suppose  pourtant  qu'il  en  entre  plus  d'une  dans  ce  lieu  ? 

—  Oh  !  oui  ;  mais  il  faut  une  permission...  ou  bien... 

—  Tenez,  lui  dit  Clément  tout  bas,  la  mienne  suffit  pour  deux. 
Le  guide  sembla  trouver  la  réponse  satisfaisante  ;  il  empocha 

l'or  que  Clément  venait  de  mettre  dans  sa  main  et  ne  répliqua 
plus. 

Ils  marchèrent  rapidement,  à  sa  suite,  vers  celui  des  bâtiments 
mentionnés  tout  à  l'heure  qui  était  le  plus  éclairé.  En  approchant, 
ils  aperçurent  que  cette  lueur  procédait  d'un  grand  feu  allumé  au 
dehors  et  autour  duquel  un  assez  bon  nombre  d'individus-se  chauf- 
faient, les  uns  accroupis,  les  autres  debout,  quelques-uns  endormis 
dans  un  rayon  assez  rapproché  du  feu  pour. que  le  sommeil  n'y 
fût  pas  mortel, — tous  éclairés  d'une  façon  bizarre  par  la  flamme, 
qui  permettait  d'apercevoir  leurs  visages  barbus,  la  forme  angu- 
leuse de  leurs  bonnets  fourrés,  leurs  caftans  de  peau  de  mouton, 
et  çà  et  là  quelques  vendeurs  d'eau-de-vie  qui  leur  procuraient, 
pour  lutter  contre  le  froid,  un  moyen  plus  efficace  encore  que  le 
feu  du  brasier. 

Clément  et  sa  compagne  passèrent  rapidement  devant  ce  groupe, 
non  toutefois  sans  être  assaillis  par  quelques  paroles  inquiétantes, 
et  sans  que  Clément  eût  jeté  à  quelques  pas  d'eux,  au  moyen  d'un 
vigoureux  coup  de  poing,  un  curieux  aviné  qui  voulait  essayer  de 
lever  le  voile  de  Fleurange  ;  mais  cette  leçon  avait  suffi,-  et  ils 
arrivèrent  sans  être  autrement  inquiétés,  jusqu'à  la  porte  du  bâti- 
ment décoré  du  nom  d'hôpital,  qui  n'était  qu'une  longue  et  vaste 
galerie  en  bois. 

Ils  entrèrent.  En  passant  ainsi  subitement  de  la  clarté  du  grand 
feu  et  de  la  vivacité  d'un  froid  extrême,  dans  l'obscure  et  chaude 
enceinte  de  l'ambulance,  kurs  premières  sensations  furent  qu'ils 
se  trouvaient  à  la  fois  dans  les  ténèbres  et  dans  une  température 
étouffante.  Fleurange  se  hâta  de  relever  son  voile  ;  elle  ôta  même 
son  bonnet  et  détacha  son  manteau,  car  elle  ne  pouvait  respirer  et 
se  sentait  presque  défaillir  par  l'effet  de  cette  transition  soudaine. 


FLEURANGE.  255 

Mais  fille  se  remit  presque  à  l'instant.  Clément,  effrayé  d'abord,  vit 
bientôt  qu'elle  était  en  état  de.  poursuivre  leur  lugubre  explora- 
tion. En  effet,  une  fois  que  leurs  yeux  furent  accoutumés  à  la 
lumière  incertaine  qui  les  environnait,  il  leur  devint  possible  d'aper- 
cevoir la  longue  rangée  de  grabats  sur  lesquels  gisaient,  dans 
toutes  les  affreuses  variétés  de  la  souffrance,  près  de  deux  cents 
créatures  humaines,  dont  les  gémissements  confondus  s'élevaient 
de  tous  côtés,  comme  un  seul  cri  douloureux  et  sinistre  fait  pour 
glacer  d'effroi  et  de  pitié  ,1e  cœur  le  plus  ferme  et  le  plus  aguerri. 
Celui  de  Fleurange  battait  bien  fort,  tandis  qu'ils  avançaient 
lentement  à  travers  l'espace  obstrué.  Clément  se  demandait  avec 
remords  comment  il  avait  pu  consentir  à  l'amener  en  un  tel  lieu, 
lorsque,  tout  d'un  coup,  près  d'eux,  une  plainte  suivie  de  quelques 
mots  qui  semblaient  prononcés  en  délire  arrêtèrent  toute  autre 
pensée  et  les  retinrent  immobiles  à  la  place  où  ils  étaient.  Ils  écou- 
tèrent encore..*.  Lequel  de  ces  infortunés  venait  de  proférer  ces 
paroles?  Ils  regardèrent  autour  d'eux  autant  que  l'imparfaite 
lumière  le  leur  permettait  :  mais,  parmi  tous  ces  malades  si  rap- 
prochés les  uns  des  autres,  ils  n'en  apercevaient  pas  un  dont  les 
traits  eussent  le  moindre  rapport  avec  ceux  du  malheureux  dont 
ils  croyaient  avoir  reconnu  la  voix. 

—  De  grâce  !  murmura  la  jeune  fille  d'une  voix  suppliante,  en 
s'adressant  à  un  infirmier,  à  qui  elle  venait  d'entendre  dire  quel- 
ques mots  en  allemand  et  qui  passait  rudement  près  d'elle  une 
petite  lanterne  à  la  main, — un  seul  instant  prêtez-moi  cette  lumière. 

L'infirmier  s'arrêta  en  entendant  parler  sa  langue  et  il  regarda 
la  jeune  fille  avec  surprise  ;  puis,  comme  si  l'aspect  de  celle  qui 
lui  faisait  cette  prière  l'eût  attendri,  il  lui  livra  la  lanterne  en 
disant  : 

—  Je  vous  la  laisse  le  temps  qb'il  me  faut  pour  aller  au  bout  de 
la  salle.  Je  la  reprendrai  en  revenant. 

Clément  la  prit  de  ses  mains,  et  la  lumière  éclaira  un  instant 
vivement  le  visage  et  le  front  découvert  de  Fleurange.  Au  même 
moment  un  cri,  un  mouvement  presque  copvulsif,  et  le  nom  de 
Gabrielle  prononcé  par  la  voix  qu'ils  avaient  entendue,  leur  révéla 
sur  lequel  de  ces  misérables  lits  il  fallait  chercher  celui  qu'ils 
avaient  retrouvé. 

Ils  s'approchèrent  tous  deux  le  cœur  ému  :  à  l'aide  de  la  lumière, 
ils  contemplèrent  alors  les  traits  du  mourant.  Etait-ce  bien  lui  ?... 
était-ce  là  Félix?  Sa  voix  et  ses  paroles  ne  permettaient  pas  d'en 
douter,  et  cependant  rien,  dans  ce  visage  défiguré  par  l'agonie  et 
lacéré  par  une  horrible  blessure,  ne  rappelait  celui  qu'ils  avaient 


256  REVUE  CANADIENNE. 

vu  pour  la  dernière  fois  dans  toute  la  force  de  la  santé  et  dans  tout 
l'orgueil  de  la  jeunesse. 

Après  le  cri  qu'il  avait  poussé,  il  était  retombé  comme  sans  vie, 
et  Clément  s'inclina  en  tremblant  pour  écouter  s'il  respirait  encore. 

Le  battement  de  son  cœur,  faible  et  irrégulier,  n'était  point 
arrêté. 

—  Félix,  dit-il,  m'entends-tu?...  me  reconnais-tu  ? 
.  Félix  ouvrit  les  yeux. 

—  Quel  rêve  étrange  !  murmura-t  il.  On  dirait  qu'ils  sont  tous 
là.  Tout  à  l'heure  cette  vision  !...  et  maintenant  cette  voix  !  0  mon 
Dieu  !  je  voudrais  ne  plus  me  réveiller.     • 

Fleurange  avait  pris  la  main  du  mourant  et  s'était  penché  vers 
lui  pour  écouter  ses  paroles.  La  lumière  éclairait  distinctement 
ses  traits.  Cette  fois  les  yeux  du  mourant  s'attachèrent  avec  une 
fixité  effrayante  sur  ceux  de  là  jeune  fille. 

—  C'est  impossible!...  dit-il.  Mais  quelle  est  donc  l'illusion  qui 
me  fait  voir  et  entendre  ce  qui  ne  peut-être  ? 

—  Félix,  dit  Fleurange  avec  un  accent  d'une  douceur  péné- 
trante, ce  n'est  point  une  illusion  :  nous  sommes  là.  Dieu  nous  a 
amenés  jusqu'à  vous  pour  que  vous  ne  mouriez  pas  ici  seul,  sans 
ami,  sans  prière,  sans  demander  et  sans  obtenir  le  pardon  et  la 
paix. 

Un  rayon  de  grande  lucidité  traversa  en  ce  m.oment  les  yeux 
jusque-là  fixes  ou  égarés,  du  blessé  ;  il  sembla  avoir  compris,  mais 
il  ne  répondit  pas. 

Clément  et  Fleurange  craignaient  de  rompre  ce  silence  solennel. 
Bientôt  le  regard  de  Félix  passa  de  l'un  à  l'autre,  et,  prenant  la 
main  de  la  jeune  fille  et  celle  de  son  cousin,  il  les  pressa  ensemble 
sur  son  cœur  en  disant  : 

—Oh  !  mon  Dieu  !  quel  miracle  ! 

Puis  il  ajouta  d'une  voix  faible  : 

— Quel  bonheur  que  ce  soit  lui,  et  non  pas  l'autre  ! 

Tous  les  deux  comprirent  sa  méprise,  mais  tous  les  deux  n'eu 
•  furent  pas  également  troublés;  car  tandis  que  la  jeune  fille,  rou- 
gissant légèrement,  retirait  sa  main  avec  un  léger  sourire,  le  front 
de  Clément  se  couvrait  d'une  pâleur  presque  égale  à  celle  du  mou- 
rant. Toutefois  une  plus  grave  pensée  les  absorbait  tous  deux  en 
ce  moment.  Après  un  court  intervalle  de  silence,  Fleurange 
'  adressa  de  nouveau  quelques  mots  à  Félix  ;  mais  il  ne  lui  répondit 
plus,  et  bientôt  sa  tête  défaillante,  qu'elle  cherchait  à  soulever 
tomba  sur  son  épaule.  Il  demeura  quelques  instants  évanoui  ;  lors- 
qu'il rouvrit  les  yeux  et  qu'il  la  vit  près  de  lui  : 


FLEURANGE.  257 

—  Oh  !  Dieu  soit  loué  !  dit-il.  Cette  visiou  est  encore  pré- 
sente ! 

—  Oui,  je  suis  là,  Félix,  dit  Fleurange  d'une  voix  fervente  ;  je 
suis  là  pour  prier  pour  vous.  Ecoutez-moi  bieiî^.continua-t-elle  en 
parlant  doucement  et  très-distinctement;  dites  avec  moi  que  vous 
vous  repentez  de  toutes  les  fautes  de  votre  vie. 

—De  toutes  les  fautes  de  ma  vie  !...  répéta  le  mourant. 

— Et  que,  si  la  force  vous  était  rendue,  vous  voudriez  en  faire 
l'aveu  efficace  et  complet,  l'aveu  accompagné  d'un  parfait  repentir! 
M'entendez-vous? 

La  main  qu'elle  tenait  serra  la  sienne.  Une  larme  glissa  le  long 
de  la  joue  de  Félix;  une  voix  qui  n'était  plus  qu'un  souftle  pro- 
nonça les  mots  : 

— Oui,  un  parfait  repentir... 

Une  nouvelle  syncope  sembla  présager  la  fm. 

— 0  mon  Dieu  !  dit  Fleurange,  en  levant  avec  ferveur  les  yeux 
au  ciel,  si  les  paroles  de  l'absolution  sainte  pouvaient  maintenant 
tomber  sur  sa  tête  ! 

En  ce  moment  l'infirmier  revint  prendre  brusquement  la  lan- 
terne des  mains  de  Clément  : 

— Pardon,  dit-il,  j'en  ai  besoin  pour  quelqu'un  qui  vient  visiter 
un  de  mes  malades. 

En  effet,  à  travers  l'étroit  espace  qui  séparait  les  deux  rangées  de 
lits,  se  faisait  jour  non  sans  peine  un  personnage  imposant  et  ma- 
jestueux, dont  la  longue  barbe,  les  cheveux  flottants,  la  large 
simarre  de  soie,  et  la  croix  d'or,  indiquaient  assez  manifestement 
le  caractère  :  c'était  en  effet  un  prêtre  grec.  11  ne  venait  point  ce- 
pendant dans  ce  triste  lieu  pour  exercer  son  ministère,  rpais  l'un 
des  malheureux  atteints  de  la  contagion  était  l'objet  de  sa  charité 
et  il  venait  le  visiter. 

Il  passait  donc  sans  regarder  autour  de  lui,  et  même  en  détour- 
nant les  yeux  le  plus  possible  du  lugubre  spectacle  qui  l'environ- 
nait, lorsque  la  main  de  Clément  se  posa  sur  son  bras  et  l'arrêta  au 
moment  où  il  passait  devant  le  lit  de  Félix. 

— Que  me  voulez-vous,  jeune  homme  ?  dit-il  avec  surprise. 

— Je  vous  en  conjure,  dit  Clément,  approchez-vous  de  ce  mou- 
rant ;  il  expire  dans  le  véritable  regret  de  ses  fautes,  dans  la  pleine 
volonté  de  les  confesser  s'il  en  avait  la  force  :  daignez  lui  donner 
l'absolution  sacramentelle. 

Malgré-  le  lieu,  l'heure,  la  solennité  suprême  du  moment,  la  jeune 
catholique  tressaillit  en  entendant  ces  mots  ;  ses  grands  yeux  s'ou- 
vrirent avec  l'expression  de  1^  plus  vive  surprise,  et  adressèrent  à 
Clément  une  silencieuse  et  inquiète  interrogation.  Il  la  comprit  et 
25  avril  1873.  17 


258  REVUE  CANADIENNE. 

tandis  que  l'infirmier  traduisait  ses  paroles  à  celui  qui  les  avait 
entendues  sans  les  comprendre,  il  lui  dit: 

— Nous  sommes  ici,  Gabrielle,  devant  un  prêtre  revêtu  de  toute 
la  puissance  des  ordres  sacrés.  En  présence  de  la  mort,  nous  pou- 
vons nous  en  souvenir,  et  ne  plus  nous  souvenir  que  de  cela. 

Il  s'agenouilla.  Fleurange  en  fit  autant.  Le  mourant  joignit  les 
mains  et,  tandis  que  le  mot  pardon  effleurait  une  dernière  fois  ses 
lèvres,  le  pr^fre  grec,  d'un  geste  majestueux,  leva  la  main  droite, 
et;  prpnopçja  syr  sa,  t€te  les  paroles  miséricordieuses  eVdivines  de 
l^absdlution  sainte  !  ^iiov-.\eIj(i;iJi 

..i  ,^,,  -,,  .. .  ,    .,.,,.    ,  ;..ilo'i/p  nii'Aii  j:  ■ 

i !  p  ri f I  [. ï  LVlliP''  ^'^^^^  '  '  y.îiiyi  eb  oo-oj.  r, ! 


Fleurange  était  rentrée  depuis  plusieurs  heures;  l'anxiété,  l'hor- 
reur, la  tristesse  et  l'attendrissement  qui  s'étaient  succédé  pour 
elle,  pendant  la  scène  émouvante  que  nous  venons  de  décrire,  fai- 
saient place  maintenant  à  un  sentiment  où  dominait  surtout  une 
intime  et  douce  reconnaissante. 

Ah  !  nul  ne  saurait  la  comprendre  saps  |.'expérience  que  peut 
seule  donner  la  foi,  cette  joie  mystérieuse  qui  pénètre  dans  une 
âme  lorsque  le  salut  d'une  autre  âme  lui  semble  assuré,  lorsque 
d'une  manière  tangible,  ponr  ainsi  dire,  l'abîme  de  miséricorde  qui 
nous  environne  toujours  s'entr'ouvre  et  nous  permet  de  sonder  sa 
profondeur  ;  Iprsqu'en  retour  d'une  larme,  nous  croyons  voir  le 
ciel  s'ouvrir;  }qrs(|u'en  répf]|nsje  au  pardon  demandé,  il  nous  est 
donné  de  comprendre  la  signification  inefTable  de  ces  deux  autres 
mots,  doux  comme  la  miséricorde,  grands  comme  l'infini  :  le  pardon 
obtenu. 


)    v.< 


U  Jjjdo'l  JfKJO  II0iï>i^J(l0'J  Jil  ob  cl: 


Fleurange  se  sentait  donc,  sinon  heureuse — les  impressions  de 
ce  jour  avaient  été  trop  solennelles  pour  n'avoir  pas  laissé  un  voile 
de  tristesse  sur  son  âme — au  moins  calme  et  sereine  ;  la  vue  de  ce 
lit  de  mort  avait  mis  en  fuite  quelques-unes  des  visions  auxquelles, 
si  souvent  maintenant,  elle  s'abandonnait  sans  scrupules,  visions 
où  la  passion  mêlait  à  la  joie  de  son  dévouement  prochain  les  pers- 
pectives d'un  avenir  meilleur,  où  le  honneur  avec  Georges  lui 
apparaissait  consacré  et  agrandi  par  l,a  souffçai^ce  qu'ils  auraient 
d'abord  partagée  ensemble:  thème  chéri,  mille  fois  caressé  par  son 
imagination,  par  son  cœur,  par  son  âme  elle-même,  qui  croyait  à 
la  puissance  (lu  sacrifice  et  en  faisait  instinctiyepient  la  base  de  ses 
espérances.  Tout,  même  cela,  en  ce  moment  se  taisait.  On  eût  dit 
qu'vmej^.^j;^9nie^plus  grave,  plus  ^ure,  plus  religieuse,  se  faisait 
eMçfl(3(^^  ^t  gue,(^p^tteautrç  harmonie  mélangée,, ipylâoterre  et  le 


ciel  étaient  presqtte  (ioflfbridus,  s'évâiiôtiissait  rfatis  le'Iblrttâiri/tFti's- 
qiïe-Ià  l'idiêê  de  sMmmdl6r''aVëc^ét'pdiirWaf^tfe  luîWVah'  sfimblé 
gi-ànde  ;  mais  dans  cette  h'élirë  silehcîëtise'  qui'  '^ndcédàît!  à'un  jour 
si  agité,  ridée  de  quelque  chose  de  plus  grand  naissait  en' eîlè, 
camme  malgré  elle  :  c'était  celle  du  sacrifice  offert ' a l'ihéti'rfiê'trie 
de  ceux  pour  qui  on  s'immole  !  i'M 

Le  sacrifice  idéal,  en  effet,  le  sacrifice  modelé,'  n^àH-irpiiit^  été 
de  cette  nature  ?  N'a-t-il  point  été  accompli  pour  ceU}i  qui  Tignô- 
raient  ?  Et  cette  ignorance  même  n'a-t-elle  pas  été  transformée  en 
excuse  par  l'éternelle  bonté,  pour  désarmer  réternelle  justice?"''^ 

Ces  idées  confuses,  Fleurange  ne  cherchait  point  à  les  formuler 
ainsi,  mais  elle  les  laissait  flotter  autour  de  son  âme  sans  leur  en 
!(^\r '  àSX'Mf  eii  lertner  f entrée!  Elle  était  f uiie'  dé' be^ '  sdi^b^i- 
tibiis  où,  à  Tiiisu  de  soi-même,  parfois,  il  se  foî^mé  dans  les  pt-bfoh- 
deurs  de  l'être  une  disposition  latente  d'où  peuvent  jaillir  tout 
d'un  coup  des  efforts  et  des  sacrifice&''è(tir  isémblaiënt;  éribbre 
impossibles  à  l'heure  qui  précède  celle '6iV l'on  doit  lés  adcomplir. 

Fleurange  était  seule  au  coin  d'une  grande  cheminée  de  marbre 
blanc  où  était  allumé  un  bon  feû.  Cette  cheminée  iui'kVait; l^ait 
préférer,  à  tous  les  autres  salons  chauffés  invisiblement',  c'éïà'i-ci,  le 
plus  petit  de  la  m;aîson,  et  où  elle  se  tenait  habituellement.-^  ^'^^^1^ 

Clément,  après  l'avoir  ramenée,  était  retourné  au  triste  lieu 
qu'ils  avaient  visité  ensemble,  afin  d'obtenir  pour  la  dépouille  de 
îetit"  infortuné  cousin  une  sépulture,  lion  point  honoi'é,  mais  du 
moins  séparée.  .-•..: 

Mademoiselle  Joséphine,  à  son  heure  accoutumée',' aVâil^Vegâgné 
la  belle  chambre  qu'elle  occupait  m aintéhatitVk^ii^ffibfiVé^ de;  sur- 
prise que  le  premier  jour,  et  était  déjà,  depuis 'uhèh'èïVrè,  dans 
le  grand  lit  où  elle  avait  appris  à  goûter  le  même  repos' que 
sous  les  rideaux  d'indienne  qui,  d'ordinaire,  âhlkiàMi^^'sSri  iom- 
jneil.  [  --'■  '^  ^       -  -.o.j  /jj-fo.idii'K-' 

Il  était  près  de    onze  heures*,*' ef'Fléùrangé'iàïlâit'W  sbiV^^tff  fee 
résoudre  à  quitter  la  place  où.ellé  était,  lorsque  lé  bt'ùit'd'àine  voi- 
ture se  fit  entendre.    La  cloche  retentit  et  quelques  ihihùiyè^âprès 
on  lui  mit  entre  les  mains  une  carte  de  visite.  Elle  Int  i  '*'^^'  ^•^^''' 
^'  La  comtesse  Vera  de  Liningeu."  .  •  -|'^3{.''l'- 

Et,  plus  bas,  ces  mots  au  crayon  -.  ■^•nR'iuord  omiiion  oni  i.t- 
"  Mademoiselle  Fleurange  d'Yves  veut-elle  Uèn'Tihie' recevoir 'im 

tant?'''-  ■  ■'     -.'    l'i'il-Jf'   •.••^ll^Ufl    rj-iJlJl.  •         - 

— Vei^àî:.;'l^comtessbVM'IJii^  ''^  '♦''  o^^^ntoJè  ua  ■, 
Fleurange  répéta  deux  fois  ce  nom.  Depuis  Florence,  c'était  la 
première  fois  qu'il  lui  revenait  à  la  mémoire  :  elle  se  souvint  de 
l'avoir  entendu,  une  fois  dans  sa  vie,  pendant  l'entretien  de  la  prin- 


260  REVUE  CANADIENNE. 

cesse  Catherine  avec  le  marquis,  la  première  fois  qu'elle  avait  vu 
celui-ci;  depuis  lors,  Vera  n'avait  plus  jamais  été  nommée  devant 
elle.  L'avant-veille*  Adelardi  avait  instinctivement  évité  ce  nom 
en  lui  parlant,  comme  en  parlant  à  Vera  il  avait  évité  celui 
de  Gabrielle  ;  et  ce  jour-là,  au  palais,  personne  ne  l'avait  pro- 
noncé. 

La  surprise  de  Fleurangefut  donc  inexprimable  ;  elle  demeu- 
rait les  yeux  fixés  sur  la  carte,  lorsque  le  valet  de  chambre  qui  en 
avait  été  le  porteur  se  permit  de  lui  rappeler  que  la  comtesse  Vera 
était  en  bas  dans  sa  voiture  et  attendait  une  réponse. 

—  Faités-la  monter  assurément,  dit-elle  alors  avec  précipitation. 

Puis  elle  attendit,  avec  un  mélange  du  curiosité  et  d'embarras, 
celle  qui  allait  venir.  Sans  trop  savoir  pourquoi,  son  cœur  battait 
à  lui  faire  perdre  haleine  ;  mais,  lorsque  la  porte  s'ouvrit  et  qu'elle 
vit  paraître  la  belle  demoiselle  d'honneur,  elle  éprouva  un  premier 
moment  de  grand  soulagement. 

— Eh!  quoi,  c'est  vous,  mademoiselle,  s'écria-t-elle  avec  joie. 
Pardonnez-moi  de  ne  l'avoir  pas  deviné  tout  de  suite  ;  mais  j'igno- 
rais ce  matin  le  nom  de  celle  qui  m'avait  si  bien  accueillie. 

L'idée  qui  maintenant  traversait  l'esprit  de  Fleurange,  c'était 
que,  plus  tôt  encore  qu'elle  ne  l'espérait,  l'impératrice  lui  envoyait, 
par  sa  demoiselle  d'honneur,  la  réponse  favorable  qu'elle  lui  avait 
promise  ;  mais  la  pâleur  et  le  silence  de  celle  qui  venait  d'entrer 
la  frappèrent,  et  les  paro.les  qu'elle  allait  ajouter  expirèrent  sur  ses 
lèvres. 

— Vous  ignoriez  ce  matin  mon  nom,  dit  enfin  Vera  ;  mais  ne  l'a- 
viez-vous  jamais  entendu  prononcer  avant  ce  jour  ? 

Fleurange  rougit, 

— Jamais  serait  inexact,  répondit-elle... 

Et  elle  s'arrêta. 

*— N'importe,  poursuivit  Vera,  je  ne  tiens  à  savoir  ni  quand,  ni 
comment  vous  l'avez  entendu.  Je  devine  assez  qu'on  vous  a  fort 
peu  parlé  de  moi  ;  mais  permettez-moi,  mademoiselle,  de  vous 
demander  à  mon  tour  si,  vous  même,  vous  n'aviez  pas  un  autre 
nom  que  celui  sous  lequel  j'ai  eu  l'honneur  de  vous  présenter  à  Sa 
Majesté  ? 

— Je  me  nomme  Fleurange,  répondit  la  jeune  fille  simplement  • 
mais  ce  n'est  pas  le  nom  que  je  porte  habituellement. 

— Et  cet  autre  nom  ?...  demanda  Vera  d'une  voix  tremblante. 

Fleurange  fut  étonnée  de  la  manière  dont  cette  question  lui  était 
adressée  ;  mais  elle  le  fut  bien  davantage  encore  de  l'effet  que  pro- 
duisit sa  réponse. et  du  changement  effrayant  qui  eut  lieu  dans  la 
physionomie  de  celle  qui  lui  parlait. 


FLEUR  ANGE.  261 

— Gabrielle  !  répéta-t-elle  ;  je  l'avais  donc  deviné  !... 

Un  silence  embarrassant  suivit  cette  exclamation  :  Fleurange  ne 
savait  que  dire  et  attendait  l'explication  d'une  scène  qui  devenait 
de  plus  en  plus  étrange. 

Toutefois,  tandis  que  ce  silence  se  prolongeait  et  qu'elle  regar- 
dait Vera  avec  une  surprise  croissante,  une  soudaine  appréhension 
la  saisit  et  une  lueur  passagère  et  lointaine  de  la  vérité  traversa 
son  esprit. 

Rien  n'était  plus  vague  pour  elle  que  le  souvenir  de  ce  nom 
murmuré  devant  elle  une  seule  fois  ;  mais  cette  fois-là  c'était  dans 
un  entretien  dont  Georges  était  l'objet,  et  elle  se  souvint  qu'elle 
avait  cru  comprendre  qu'il  s'agissait  d'une  union  désirée  par  la 
princesse  pour  son  fils. 

Etait  ce  à  regret  que  Vera  apportait  maintenant  à  une  autre  la 
permission  de  le  suivre  ? 

Telle  fut  la  question  que  s'adressa  Fleurange.  Alors  s'approchant 
de  Vera,  elle  lui  dit  avec  douceur  : 

— Si  vous  êtes  chargée  pour  moi  d'un  message,  comment  puis-je 
assez  vous  remercier,  mademoiselle,  d'avoir  pris  la  peine  de  me 
l'apporter  vous-même  ! 

Mais  Vera  retira  vivement  sa  main,  s'éloigna  de  quelques  pas. 
Puis,  comme  si  elle  eût  été  en  proie  à  une  émotion  qu'elle  ne  pour 
vait  parvenir  à  vaincre,  elle  tomba  sur  un  fauteuil  placé  près  delà 
table  ;  et,  pendant  quelques  instants,  elle  y  demeura  pâle,  hale- 
tante, l'air  sombre  et  farouche,  essuyant  de  temps  à  autre  d'un  geste 
brusque  des  larmes  qui,  malgré  tous  ses  efforts,  s'échappent  de  ses 
yeux. 

Fleurange,  immobile  de  surprise,  la  regardait  avec  un  mélange 
d'intérêt  et  d'effroi  ;  mais  bientôt  la  décision  franche  de  son  carac- 
tère l'emportant  sur  sa  timidité,  elle  alla  droit  au  fait  : 

—Comtesse  Vera,  lui  dit-elle,  si  je  n'ai  pas  deviné  le  motif  qui 
vous  amène  ici,  dites-moi  la  vérité.  Il  se  passe  entre  nous,  en 'ce 
moment,  quelque  chose  que  je  ne  comprends  pas.  Soyez  sincère, 
je  le  serai  aussi.  Ne  demeurons  pas  ainsi  l'une  vis-à-vis  de  l'autre. 
Surtout  ne  me  regardez  pas  comme  si  j'étais,  non-seulement  une 
étrangère,  mais  une  ennemie. 

A  ce  mot,  Vera  leva  la  tête. 

— Ennemies,  répéta-t-elle  !  Eh  bien  oui,  en  ce  moment  nous  le 
sommes. 

Que  voulait-elle  dire  ?  Fleurange  croisa  les  bras,  et  la  regarda 
avec  attention  en  cherchant  à  deviner  l'énigme  de  ses  paroles  ;  l'é- 
nigme encore  plus  obscure  de  sa  physionomie,  qui  exprimait  tour 
à  tour  les  sentiments  les  plus  contraires  ;  l'énigme  de  ses  yeux  qui> 


2^^:  REVlJ|E}j3ANADlENNE. 

tantôt  la  regardaient  aveo  bain%  tantQt.avec  la  4o,uIeur  et  presque 
.  i:f^^rod;H^:,<i'une  supplication..,,..)  :;,;.;.  rii:^Hm'ii',d(iV)  oonoli^ 
^;È,nûp/,Vera  sembla  se  décider  à;  po^^uivj'^.n.,  •  ,  rVî'rinnn 

— Oui,  vous  avez  raison,  dit-elle,  il  faut  mettre  fin  à  l'attente  où 
vous  ête,5^,et  vous  expliquer  mon  étrange  conduite  ;  mais  ilme  faut 
pour  celft  4\i  cpiirage,  et  pour  venir  ici  comme  me  voici,  pour  m'a-, 
dresser  à  vous,  comme  je  vais,  fe^aire,.  il.  faut  encore...,  il  faut  que, 
sans  savoir  pourquoi.. 

r.Trr^h.  iDiieil  !.4it  Fleurange  avec  un  demi-sourire,  achevez?  Que 
^f^Ut-il  encore?. ,;,•..,,,,,.  ;nf-.i:r.  :'n(ffrri/ii[ 

—Il  faut,  répondit  Yera  d'une  voix  basse  et  émue,  il  faut  qu'un - 
secret, instinct  m'avertisse  que  vous  êtes  bonne  et  généreuse. 

Cette  fin,  après  ce  début,  n'éclaircissait  point  la  situation  et  la 
rendait  au,  contraire  plus  obscure. 

— C'est  assez  de  préambules,  dit  Fleurange  avec  un  certain  ac- 
cent de  fermeté,  Parlez  clairement  maintenant,  comtesse  Vera  ; 
dites  moi  tout  sans  restriction  :  vous  pouvez  me  croire,  lorsque  je 
vq^S;C9^j^r^  de  ne  ri^n  craindre.  Yos  paroles  dussent-elles  me  faire 
un  mal  que  je  ne  puis  en  ce  moment  ni  prévoirai  comprendre, 
parlez,  je  l'exige,  n'hésitez  plus. 

—Eh  bien,  tenez  !  dit  Vera,  en  jetant  tout  d'un  coup  sur  la  table 
un,  papier  qu'elle  avait  tenu  caché  jusque-là.    ' 
r. Fleurange  le  prit,  le  regarda,  et  rougit  d'abord  ;  puisfftlle  pâlit. 

—Ma  supplique  I  dit-elle,  voitsiïie :1a -rapportez  ?  Elle  a;  donc  été 

"-Ai^-Nbnîfî'ellie'é^a'pas  été  envoyée) t  b-ivjnm  ,[up  porn-rnl  soh  snprîn'!'! 

— Gela  signifie  que  l'impératrice,  après  m'avoir  témoigné  tant  de  ' 
bonté,  a  changé  d'avis  et  a  refusé  de  s'en  charger  ?        , '■'-- r:  ;  i  ' 
—Non.  Elle  m'a  ordonné,  au  contraire,  d'envoyl^r-Vélrè'  ^lippli- 
que  et  d'y  joindi^^  sà'Tëeommandatioé^^^-'^^J'^  ^'«  -ma  JfiBJioqm 

— Ehbîen!    -;;'^''''    -    ;     >';<    •  i-^  fOlh-JibJuI  fB'ïoV  o»39imt> 

—J'ai  désobéi 'ai  èést}Mrêsiî     .èU'iè'/  r{  iom-RoJib  J')i  oném; 

—J'attends  Texpillcatidn,  que  vous  allez  me  dôi-mt-'éslfts ' tibùtè, 
parlez  maititehant sans  vous  interrompre,  j'écoute.  •'•■'•'  ^'•■^^'     ' 

— Eh  bien,  d'abord,  répondez-moi.  Sayiez-vous  que.'(jéoî'ges''(ie 
Walden  était  l'époux  qui  m'était  promis'é,t  a  g&  mon  përp'm^ 
tinait  dès  l'enfance  ?  '  '  "'  ''  "  '  ''  '''    ;' '''  '' '  ' 

— Qui  vous  était  promis?...  des  renfajice  ?  Nôn,^e  ne  sava^^g^ 
c^^^vN^impor^^,  poursuivez.  ,      .^^^..^^^j^j  ^  ,,iVeHo-iidnoT  ,uQ 

—N'importe,  en  effet,  ce  n'est  pas  de  cela  dont  il  s'agit,  quoique 
j^ai(^,4û,yiOius  le  rappeler.  Il  ne  s'agit  pas  non  plus  de  son  malheur, 
ni^eiiSpn, effroyable  sentence,  ni  de  cette  affreuse  Sibérie  où  vous  . 


FLEURANGE.  26^ 

prétendez  le  suivre,  et  partager  un  sort  dont  vous  ne'éâliHez  ûi 
adoucir,  ni  peut-être  supporter  la  rigueur,  de  dont  il  s'agit,  c'est 
de  le  préserverde  cette  destinée,  c'est  de  le  sauver,  c'est  de  lui"faïre 
recouvrer  là  vie,  l'honneiir,  la  liberté^  tout  C6  qu*il  a  perdu,  éid  utî 
mot.  Ses  biens,  sa  fortune,  son  nom,  son  rang,  tout  peut  lui  êtrt 
rendu  !  C'est  là  ce  que  je  viens  vous  dire,  et  vous  demander  de  se- 
conder .0)idi)i:iiiii  J_(JOUjt)jjf.liH(;i  fîi<j'i!3j 

—Tout  peut  lui  être  rendu  !  répéta* rteuWffg^'^d^iiô^^bfc^Mirlêë. 
Par  quel  moyens  ?  par  quelle  puissance  ?       '    -'''!''• 

—CëHe  de  l'empereur  invoquée  et  de  sa  Clémence  obtenue  piàr.',' 
mes  prières;  mais  à  deux  condition^,  dont  l'une  est  imposée  à 
Georges  et  l'autre  dépend  de  moi.    A  ces  deux  conditions,  il  s'en 
joint  une  troisième,  et  cela  dépend  de  vous,  de  vous  seule  !    '  ^  ^^'^'"' 
Les  grands  yeux  de  Fieurange  se  fixèrent  sur  Verà  avec'âife^i^i^  "^ 
pression  d'étonnement  profond,  mêlé  d'angoissiê!'*^^'^-'  ■"•  ^"^  ^     ~" 
— ^Achevez,  je  vous  en  conjure  !  dit-elle.  Achevez,  si  vous  nërêvez 
pas,  en  me  tenant  ce  langage,  ou  moi  en  récoùtaût,— si  nous  ne 
sommes  pas  folles  l'une  ou  l'autre, '^'^^^^  ^-'m  ^"  ;^l  ''"P  ^^  '^^^^'^  <^{^^^'' 
Vera  joignit  les  mains,  et  s'écria  vivèm'é'nVavec  pâ'ésrôi/'f''^^-'^^'^  ^'^ 
— Oh  !  je  vous  en  conjure  !  ayez  pitié  de  lui  !  ■  '-'"^  9rnfno') 

Elte  s'arrêta  suffoquée  par  l'émotiorij^^^'^^^'^^'*'^  joniriijoq  gifJ^  ™ 
Fieurange  la  regarda  encore,  avec  la  même  expréssîôii',  éi^  sà'ùé'  ' 
parler,  fit  signe  de  continuer.    Elle  semblait  concentrer  son  atten- 
tion pour  t)arveilir%'cdM]^t'endi^èleis  paroles  (JÙÎ'liîT'e^^        'adres- 
sées.^   '      ^  S'.!-   -:   ,     ■     -/i'-;;  ,    ■■-::   '■'!     .1  ■■■  '!:y";   '-'■    :, 

— J è  'vous  écoutiBJ  dit-êlTé  enfin,  j'è  vous 'e'ôtiuté' ^tténtitëtiièilf  'ëî 
tranquillement  :  parlez-moi  de  même.  .f^o^ 

Vera  reprit  d'une  voix  plus  calme.  .''''^^^'^^^^^^^l'^.Z-- 

— Eh  bien  !  ce  matin,  au  moment  Où  je!  Arëtià'ià' âé  lii^è  Vôti^è  J,fâ^- ' 
plique  et  de  comprendre,  pour  la  premiei'é  fois,  quel  était  réxile 
que  vous  demandiez  à  suivre...  dans  ce  momént-là,  précîsémeatj 
Tempei'eur  est  arrivé  au  palais  et  m'a  fait  appeler.  'J'^^'  -^  '''^     yl  '^ , 

—^L'empereur!  dit  Fieurange  avec  surprise.     ^^  ■  '''-"^'''^' 

—Oui.  Et  savez-vons  ce  qu'il  voulait  me  dire  !•  V6u¥'nè'ïé'*aevi-''' 
nez  point,  et  je  le  conçois,  car  vous  né  savez  pas  avec  ijuelle  ardeur 
j'avais  sollicite  là  grâce  de  Georges,  avec  quel  zèle  j'avais  recueilli, 
dans  ce  but,  toutes  les  circonstances  les  plus  propres  à  désarmer 
son  souverain.  Eh  bien  I  ce  que  l'empereur  voulait  m'apprendre 
c'est  (iu'ëiûette  grâce,  il  daignait  me  râcc6jrdW...a  itfoi,'Fieuran^e  ! 
comprenez-vous  ?  mais  à  deux  conditions.  '  '  '' '-'  ''  i;   -     :  ;•  -  .'  '^  • 

-Sa  grâce  1  s^éoTmMe^é.mëmi,y^ 

—La  prernière,  qu'il  pàëséràit  qùâtte  années  dans  ses  terres,  ae, . 
livonie,  sans  en  bouger... 


2G4  REVUE  CANADIENNE. 

Vera  s'arrêta. 

—  J'entends,  et  ensuite  ?  dit  Fleurange  en  levant  les  yeux. 

—  Ensuite,  dit  Vera  lentement,  mais  non  sans  trouble,  que  la 
volonté  de  mon  père  et  du  sien  s'accomplirait  avant  son  départv 

Fleurange  frissonna.  Un  froid  glacial  lui  gagnait  le  cœur,  et  la 
tête  lui  tournait  comme  si  elle  avait  le  vertige.  Elle  demeura  tou- 
tefois parfaitement  immobile. 

—  Sa  grâce  est  à  ce  prix  ?  dit-elle  à  voix  basse. 

—  Oui.  L'empereur  prend  intérêt  à  moi  depuis  mon  enfance,  il 
aimait  mon  père,  et  il  lui  a  plu  de  rattacher  cet  acte  de  clémence  à 
l'accomplissement  de  sa  volonté. 

Il  y  eut  un  long  silence.  Vera  elle-même  tremblait,  en  regar- 
dant les  lèvres  pâles  et  les  joues  décolorées  de  Fleurange,  dont  les 
yeux  étaient  fixés  devant  elle,  dans  l'espace. 

—  Et  lui  ?...  dit-elle  enfin,  il  acceptera  sa  grâce  à  ce  prix...  sans 
hésiter, n'est-ce  pas? 

—  Sans  hésiter  ?  répéta  Vera  en  rougissant  d'une  émotion  nou- 
velle, voilà  ce  que  je  ne  puis  dire;  c'est  ce  doute  qui  m'humilie  et 
m'épouvante,  car  l'empereur  regarderait  la  moindre  hésitation 
comme  une  ingratitude  nouvelle,  et  peut-être  annullerait  sa  grâce; 

—  Mais  pourquoi  hésiterait-il  ?  dit  Fleurange,  d'une  voix  qu'on 
entendait  à  peine. 

■ —  Fleurange  1  dit  Vera,  avec  l'accent  passionné  qu'die  avait  eu 
deux  ou  trois  fois  pendant  cet  entrelien,  déchirons  nous  mutuelle- 
ment le  cœur  s'il  le  faut,  mais  allons  maintenant  jusqu'au  bout. 
Vous  a-t-il  été  permis  de  voir  Georges,  depuis  que  vous  ôteS'ici? 

—  Non. 

—  Mais  il  vous  attend,  il  sait  que  vous  êtes  arrivée,  et  quel  dé- 
vouement vous  a  amenée  près  de  lui  ? 

—  Non,  Il  l'ignore  encore,  et  ne  doit  l'apprendre  que  demain. 
Un  éclair  de  joie  brilla  dans  les  yeux  noirs  de  Vera. 

—  Alors,  il  dépend  de  vous  qu'il  n'hésite  pas,  et  qu'il  soit  sauvé  I... 
Oui,  Fleurange  !  qu'il  ignore  v#tre  arrivée,  qu'il  ne  vous  revoie 
pas...  Qu'il  ne  vous  revoie  jamais!  continua-t-elle en  la  regardant 
avec  un  effroi  jaloux  qu'elle  ne  put  dissimuler,  et  la  vie  redevient 
pour  lui,  belle,  brillante,  heureuse— ce  qu'elle  était,  ce  qu'elle 
devait  être  toujours — et  le  souvenir  de  ces  derniers  mois  s'effacera 
comme  un  songe  !... 

"  Comme  un  songe  !"  Fleurange  répéta  machinalement  ces  deux 
mots,  en  passant  la  main  sur  son  front, 

—  Je  vous  ai  tout  dit  maintenant,  dit  Vera,  je  vous  ai  fait  un 
mal  que  je  comprends  mieux  qu'une  autre.  Mais,  poursuivit-elle, 
avec  un  accent  qui  retentit  jusqu'au  fond  de  l'âme  de  celle  qui 


FLEURANGE.  265 

l'écoutait,  je  voulais  sauver  Georges!  je  voulais  qu'il  me  fût 
rendu  !  et  j'ai  cru— je  ne  sais  pourquoi,  car  cela  semblait  insensé, 
et  je  suis  défiante  d'ordinaire,— oui,  j'ai  cru  que  j'obtiendrais  de 
vous  de  m'aider  contre  vous-même  ! 

Fleurange,  les  mains  jointes  et  posées  sur  ses  genoux,  les  yeux 
fixés  devant  elle,  semblait  depuis  quelques  instants  ne  plus  rien 
entendre.  Elle  écoutait  cependant,  elle  écoutait  cette  voix  claire 
et  distincte  qui  rendait  dans  son  âme  un  son  si  juste,  un  son  qu'elle 
avait  toujours  si  bien  su  reconnaître,  et  auquel  jamais  elle  n'avait 
désobéi. 

Si  Georges  était  libre,  s'il  recouvrait  son  nom,  son  rang,  sa  posi- 
tion passée,  ne  se  retrouverait-elle  pas  elle-même  dans  celle  qu'elle 
occupait  naguère?  n'usurperait-elle  pas,  en  ce  cas,  par  trahison,  le 
consentement  obtenu  de  sa  mère  ?  et  cela,  au  détriment  de  celle 
qui  était  là  devant  elle,  la  femme  choisie  pour  lui,  depuis  son  en- 
fance ?  Ne  serait-ce  pas  une  autre  trahison  envers  lui,  que  de 
s'offrir  maintenant  à  ses  yeux  comme  un  danger,  comme  un 
obstacle,  qui  pourrait  peut-être,  au  moment  où  il  recouvrerait  la 
liberté,  la  lui  faire  perdre  de  nouveau,  avec  cette  faveur  d'un 
moment  qui  la  lui  avait  rendue  ? 

Elle  posa  sa  main  sur  la  main  de  Vera,  et  elle  leva  vers  elle  son 
doux  et  ferme  regard. 

—  C'est  assez,  lui  dit-elle  d'une  voix  calme,  vous  avez  bien  fait. 
Oui,  j'ai  compris,  soyez  tranquille. 

Vera,  étonnée  de  ce  regard  et  de  cet  accent,  la  regardait  avec 
surprise. 

—  Agissez  sans  crainte,  poursuivit  Fleurange  du  môme  accent. 
Agissez  comme  si  j'étais  bien  loin,  comme  si  je  n'étais  jamais 
venue. 

Etj  prenant  la  supplique,  qui  était  restée  sur  la  table,  elle  la 
déchira,  et  la  jeta  au  feu  !  Le  papier  flamba  quelques  instants,  puis 
s'éteignit.  Elle  en  regarda  les  cendres  s'envoler. 

Vera,  par  un  mouvement  Irrésistible  porta  à  ses  lèvres  la  main 
qu'elle  tenait  encore  dans  les  siennes,  puis  elle  demeura  muette  et 
interdite.  Elle  était  venue  décidée  à  l'emporter  sur  sa  rivale,  à  la 
convaincre,  à  lutter  enfin  contre  elle  par  tous  les  moyens,  si  elle 
échouait  dans  cette  première  tentative  ;  mais  sa  victoire  prenait 
tout  d'un  coup  un  caractère  qu'elle  n'avait  pas  prévu. 

A  coup  sûr,  elle  avait  été  facile,  et  pourtant  Vera  comprenait 
qu'elle  avait  été  sanglante.  Elle  ressentait  en  ce  moment  plus  de 
malaise  que  de  joie,  et  son  attitude  n'exprimait  pas  plus  le  triom- 
phe, que  celle  de  Fleurange  n'exprimait  la  défaite.  Tandis  que 
l'une  demeurait  la  tête  et  les  yeux  baissés,  l'autre  s'était  levée. 


266  REVUE  CANADIENNE. 

Une  rougeur  passagère  colorait  son  visage,  l'effort  du   sacrifice 
animait  ses  traits,  et  leur  donnait  un  éclat  inaccoutumé. 

—  Je  pense,  dit-elle,  que  vous  n'avez  plus  rien  à  me  dire. 

—  Non...  car  ce  que  je  voudrais  dire,  je  ne  le  puis,  et  ne  l'ose. 
Vera  se  leva,  et  fit  quelques  pas  vers  la  porte,  mais  un  souvenir 

lui  revint.  Elle  se  rapprocha  de  Fleurange. 

—  Pardonnez  mon  oubli,  dit-elle,  voici  votre  bracelet  que  voUsi' 
ave^  perdu  ce  matin,  et  que  j'étais  chargée  de  vous  rendre. 

lA  la  vue  du  talisman,  Fleurange  tressaillit,  ses  couleurs  factices 
s'évanouirent  ;  elle  redevint  mortellement  pâle,  et  tandis  qu'elle 
le  regardait  en  silence,  quelques  larmes,  les  seules  qu'elle  eût 
versées  pendant  cet  entretien,  coulèrent  le  long  de  ses  joués.  Mais 
ce  ne  fut  qu'un  instant.  Avant  que  Vera  pût  deviner  ce  qu'elle 
voulait  faire,  Fleurange  avait  attaché  au  bras  de  sa  rivale  le  bra- 
celet que  celle-ci  venait  de  lui  rendr^^ns'i  bI  ,9lla  JfiBv 

—  Ce  talisman  était  un  présent  de  la  princesse  Catherine  à  la 
fiancée  de  son  fils  ;  il  devait,  disait-elle,  lui  porter  bonheur.  Ce 
n'est  plus  à  moi  qu'il  appartient,  je  vous  le  rends  :  il  est  à  vous. 

Fleurange  lui  tendit  la  main. 

—  Nous  ne  nous  reverrons  plus,  continua-t?eU.e,  06  .gardons  pas- 
l'une  de  l'autre  un  amer  souvenir.  a  ifia  (-'iiii-;  ,;-  i-^^r  ■Aui 

Vera  prit  sa  main,  sans  la  regarder.  Jamais  elle  ne  s'était  senrtte 
à  ce  point  touchée  et  humiliée,  et  sa  reconnaissance  elle-même 
était  pour  son  orgueil  une  souffrance.  La  voix  douce  et  grave  de 
Fleurange  était  pourtant,  en  ce  moment,  irrésistible  et  parlait  à 
son  cœur  en  dépit  d'elle-même.  Elle  hésitait  entre  ces  deux  senti* 
ments,  lorsque  Fleurange  reprit  :  i-;,  q  .ojiiiivi'  ■      ■    ' 

—  Vous  avez  raison,  ce  n'est  pas;  à. moîi,^Q5 ■  .ce  :moment,.  à,  vous 
attendre,  car  vous  n'avez  plus  rien,  je  crois,  à  me  pardonner,;  <efc). 
moi  je  vous  pardonne  tout.  :       ■'■''    ;.    ;;     :   ;  M 

Et  tandis  que  Vera  demeurait  encore  immotoik^.lAit^të  incliriée,v 
Fleurange  se  pencha  vers,  elle  et  rembraàsatyir,§o'i  ne  ôU^ 
liii  i;i  ;;i  >o*îYét  aoë  h  i?J-ioq  oldiJaiaôTii  j nd ra ov ti oMmbu  GB^yEWi  / 
1  ■  M   ;  ;';  .n'irir-rn^'h  ollo  >iuq  .san/ieia  89l  sanb  s'ioorr)  jîBnej  ull3'r;p 
Mo^ff^W^b  9nn9V  JiBJèelia   .9JibioJf;i 
YGi'-i  r  ']  'jiis  9'iJifo:)  afiiig  v3\Ufï  n  ,.9aoniBvno:- 

-oJmIv    "  ovi'njrf'^f- o-r^mg-iq  alioa  sn/îb  Jffiiforio:^ 

lôJOb'ifî:)  no  qrjoo  no*b  Juo' 

ob  rifUrf  .fnofTforn  "o  ne  .KrBjnospe'r  olK^l    .9JnBlgni38  àjô  .tiiivi'.  9il9'i!r 

,f  !':)  f9io[   9b  9Jjp  9éIiîiBli' 

.■.r>T   Mf,  M-Tr,^,    .H7p  fSli': 
:  ïob  onu  ■ 


'l^fii  Inog  un  ildi/i'l  ^nq  jir/n  .1''n'V]nJ']  '.-rip  'inoq  sôd'  . 
f.fulo  /j  o'idraon  îjfir/i?^   no  onhrjo'i  oJI'i-Jss'g  noi,)/?|nqoq  iil  ^r>^\]j 
■  .usv   ^,îl//rin  .vi-i    riii'M'.f!'.    ',!)   jn')ff>1    nr.  'libfir.IqqR  'inotl.  hij'ùc)< 

fnjlr.   nri   ^noinf;'Vi  >/»r)  cfir.h 'iGshiq 
/  .ti'iq^^i'l  J9  inari 

ri!!  ;.;7'^  liovrioq  ?nvihn07  9I,  ' 
>fn^ï»?rBnfioof:)'i  jJ'JfO'iI) 

DISCOURS     rh.m   -^nolMqrns'iIno 

lirribj)  ôîivijo.n 

Prononcé  par  M.  Joseph  Tassé,  Président  de  l'Institut  Canadien-;. 

Français  d'Ottawa,  DANS, LA  SÉANCE  du' 2  Avril. ,1873.  ,  '; 

•rïHif.  'i'îlROil'j'iO  Jii'jIJ'jo/.')  i,[  9frynqfnr>iiv.) 

/jf.'.''.  •-■'^ /îios  00  ,970Dn9  G'ibnoUio'l:) 

lAnnO  s'inefran/ÎD  8^t  eq'io'' 

7  oniàlq  no  H\pb  ^snoibr.nr/j 

Monseigneur,  '  '    ''^  ^^^^^"^'^  ^'^«=^'^  ^^^^^^9' 

En  ouvrant  le  cours  littéraire  de  l'Institut  Ganadien-FrançaiSj  il 
y  a  bientôt  quatre  mois,  j'invitais  tous  les  amis  des  lettres,  toutes 
les  personnes  désireuses  de  contribuer  au  progrès  intellectuel  et 
social  de  notre  population,  de  nous  donner  leur  concours  pour  - 
permettre  de  remplir  1^  tâche  difficile— et  j'ajouterai— éminem- 
ment patriotique  que  nous  entreprenions.  J'insistais  eil  même 
temps  sur  les  nombreux  avantages  intellectuels  qu'offrait  un  cours 
hebdomadaire  de  conférences  françaises,  et  je  priais  nos  compa- 
triotes de  s'y  rendre  en  grand  nombre,  afin  de  ne  pas  perdre  le 
fruit  de  tant  de  bonnes  paroles,  de  tant  de  précieux  enseignements, 
tombés  des  lèvres  des  éloquents  conférenoilersiqii^  se  IsùceéderaieDtJi 
tour  à  tour  à  cette  tribune.         ;  ;)    .  "H'iij'j.iOH^;;  '  ^na 

Eh  bien  !  en  terminant,  ce  saîr^'notre  cbiirs  Mttérai'pe  ànmielf-j©  > 
puis  rendre  ce  témoignage  à  nos  collaborateurs  et  à  itoùtë  la  popu- 
lation, que  cet  appel  a  su  trouver  partout  un  bienveillant  écho. 
Grâce  à  leur  concours,  nous  avons  pu  donner  chaque  mercredi, 
durant  quatre  mois,  un  entretien  des  plus  instructifs,  et  la  musique 
et  le  chant  se  sont  joints  à  la  littérature  pour  donner  un  attrait 
tout  particulier  à  nos  séances.  Nous  avons  pu  marier  l'utile  à 
l'agréable,  élever  le  goût  non-seulemènt  dans  les  lettres,  mais 
encore  dans  la  musique  et  le  :chant,;et  couronner;  cette  œuvre 


268  REVUE  CANADIENNE. 

d'assez  de  succès  pour  que  l'intérêt  n'ait  pas  faibli  un  seul  instant. 
Aussi,  la  population  s'est-elle  rendue  en  grand  nombre  à  chaque 
soirée  pour  applaudir  au  talent  de  chacun,  sûre  qu'elle  venait 
puiser  dans  ces  réunions  un  aliment  vivifiant  à  la  fois  pour  le 
coeui*  et  l'esprit.  v 

Je  voudrais  pouvoir  exprimer  dignement  à  tous  ceux  qui  y  ont 
droit  la  reconnaissance  de  l'Institut.  Mais  ii  est  deux  noms  que  je 
ne  saurais  passer  sous  silence,  ce  sont  M.  Augustin  iiaperrière, 
chargé  de  la  direction  musicale,  qui  depuis  trois  ans  prodigue  ses 
veillés  et  son  zèle  dans  l'intérêt  de  notre  institution,  et  M.  F.  R.  E. 
Gampeau,  préposé  à  l'organisation  dramatique.  Ces  deux  messieurs 
ont  rempli  leur  tâche  respective  avec  une  persévérance  et  une 
activité  admirables.  Je  dois  mentionner  aussi  le  Corps  de  musique 
des  jeunes  gens,  qui  a  fait,  depuis  les  quelques  mois  de  sa  forma- 
tion, des  progrès  si  rapides  sous  Thabile  direction  de  M.  l'abbé, 
Champagne;  l'excellent  orchestre  Marier  dont  nous  avons  le  plaisir 
d'entendre  encore,  ce  soir,  les  agréables  mélodies  ;  le  magnifique 
corps  des  Chasseurs  Canadiens  de  HuU  ;  notre  club  des  amateurs 
canadiens,  déjà  en  pleine  voie  de-succès,  et  auquel  nous  devons  les 
recettes  assez  rondes  de  plus  d'une  attrayante  soirée  ;  enfin  toutes 
les  dames  et  messieurs  qui  se  sont  multipliés  pour  nous  être  utiles 
et  rehausser  l'éclat  de  nos  soirées,  chaque  fois — et  cela  est  arrivé 
bien  souvent — que  nous  avons  dû  faire  appel  à  leur  bonne  volonté 
et  à  leur  patriotisme. 

Oui,  Mesdames  et  Messieurs,  si  l'on  en  juge  par  nos  nombreuses 
réunions  du  mercredi,  si  l'on  en  juge  par  les  témoignages  non 
suspects  de  la  satisfaction  publique,  nous  pouvons  affirmer,  sans 
crainte  d'être  taxé  de  présomption,  que  nous  avons  au  moins  assuré 
aux  canadiens-français  de  la  capitale  les  avantages  d'instruction, que 
les  autres  associations  littéraires  de  la  capitale  ont  donnés  à  la 
population  parlant  l'anglais  en  cette  ville.  Tout  en  offrant  autant 
de  distractions  et  de  charmes  par  le  chant  et  la  musique,  nous 
avons  donné  à  la  partie  littéraire  un  cachet  original  qu'elle  n'a 
pas  dans  ces  associations.  Car  en  quoi  consistent  leurs  entretiens  ? 
Ce  sont  tout  simplement  de  beaux  discours,— plus  éloquents  que 
celui  que  j'ai  l'hoimeur  de  prononcer — ou  des  scènes  émouvantes 
empruntés  à  des  orateurs  et  écrivains  distingués,  que  Ton  redit 
devant  ces  sociétés. 

Loin  de  moi  l'idée  de  vouloir  saisir  cette  circonstance  pour  dé- 
précier la  nature  et  la  portée  de  ces  entretiens.  Ils  sont  certaine- 
ment intéressants,  contribuent  à  épurer  le  goût,  à  inspirer  le  culte 
du  beau,  à  initier  le  public  au  secret  des  grands  maîtres  en 
éloquence,  en  histoire,  en   philosophie  et  en  poésie,  mais  on  me 


DISCOURS.  269 

permettra  de  dire,  du  moins,  qu'ils  ne  sont  pas  marqués  du  sceau 
national.  Ils  n'ajoutent  aucune  production  nouvelle  à  la  litté- 
rature canadienne,  et  favorisent,  par  conséquent,  dans  une  mesure 
moindre,  le  progrès  des  lettres  en  ce  pays.  Ils  ne  demandent  pas 
aussi  la  somme  d'études,  de  réflexions  et  de  recherches  que  re- 
quièrent nos  conférences.  C'est  là  le  trait  principal  qui  distingue 
nos  entretiens  des  lectures  données  devant  les  autres  associations 
de  cette  ville — si  j'en  excepte  la  Société  Littéraire  et  Scientifique — 
et  on  ne  trouvera  pas  mauvais  que  je  rende  justice  à  nos  confé- 
renciers en  signalant  une  différence  aussi  importante. 

Aussi,  que  l'on  réunisse  et  publie  les  cinquante  entretiens, 
donnés  depuis  trois  ans  seulement  devant  cette  institution,  et  l'on 
admettra  sans  peine  que,  dans  ce  coin  de  la  province  d'Ontario, 
les  canadiens-français  savent  lutter  avantageusement'contre  leurs 
concitoyens  des  autres  origines  dans  le  noble  domaine  de  l'intel- 
ligence. On  reconnaîtra  encore  à  leur  louange,  que  depuis  quel- 
ques années  surtout,  ils  ont  fourni  plus  d'une  pierre  précieuse  à 
l'édification  de  cet  édifice  littéraire,  aux  proportions  déjà  impo- 
santes, élevé  dans  le  Canada-Français,  par  les  soins  des  Garneau, 
des  Ferland,  des  Crémazie,  des  Chauveau,  desCasgrain,  des  Lemay 
et  de  bien  d'autres  littérateurs  distingués. 

Ces  entretiens  traitent  les  sujets  les  plus  divers  :  histoire,  philo- 
sophie, économie  politique,  sciences,  religion. 

On  a  remarqué  avec  plaisir,  cette  année  surtout,  que  les  confé- 
renciers se  sont  particulièrement  appliqués  à  nous  faire  connaître 
l'histoire  du  Canada.  Il  est  à  espérer  qu'ils  continueront  à  l'avenir 
l'œuvre  à  peine  ébauchée,  car  ..c'est  bien  là  le  thème  qui  puisse 
offrir  le  plus  d'attrait  à  un  auditoire  aussi  patriotique  que  celui  qui 
encombre  cette  salle.  Notre  histoire,  de  fait,  offre  un  champ  iné- 
puisable à  ceux  qui  veulent  l'exploiter — et  toute  hardie  que  puisse 
paraître  cette  assertion — ^j'affirmerai  qu'on  ne  fait  que  commencer 
à  dévoiler  toutes  ses  richesses. 

On  a  dit  que  c'était  l'histoire  de  son  pays  qu'on  ignorait  le  plus, 
comme  c'était  aussi  la  géographie  de  son  pays  qu'on  connaissait 
le  moins.  Cette  assertion  n'est  pas  sans  fondement.  On  connaît 
bien,  par  exemple,  l'histoire  des  Grecs  et  des  Romains,  on  a  appris 
à  admirer  leur  grandeur,  l'état  avancé  de  leur  civilisation,  leurs 
faits  mémorables;  la  vie  de  leurs  guerriers,  de  leurs  orateurs,  de 
leurs  poètes,  nous  est  familièrtj.  Mais  nous  ignorons  trop  souvent 
l'histoire  de  notre  beau  pays  et  celle  de  ses  plus  nobles  enfants. 

Quelle  histoire  fut  pourtant  plus  héroïque,  plus  admirable  et 
plus  fertile  en  enseignements  que  la  nôtre  !  C'est  toute  une  bril- 
lante époyée  où  se  dcîssinent  sous  les  traits  les  plus  beaux,  le  cou- 


• 


f 


^0  REVUE  CANADIENNE. 

rage,  l'esprit  de  foi  et  de  dévouement  à  ce  pays.  Quels  fondateurs 
de  colonies  peut  on  comparer,  par  exemple,  aux  Ghamplain  et  aux 
de  Maisonneuve  ?  Qui  poussa  plus  loin  l'héroïsme  que  les  Mont- 
calm,  les  Lévis,  les  d'Iberville,  les  de  Beaujeu.  qui  promenèrent 
pendant  si  longtemps  le  drapeau  français  victorieux  1  Quels  décou- 
vreurs furent  plus  courageux  que  les  Joliet,  les  LaSalle,  les  P. Mar- 
quette, les  Varennes  de  la  Verendrye  et  tant  d'autres,  dont  le  nom 
est  déjà  entouré  d'une  auréole  de  gloire  impérissable  ?  Quels  mis- 
sionnaires furent  plus  intrépides  que  les  Lalemand,  les  Bressani, 
les  Brébœuf,  et  tant  d'autres  qui,  après  avoir  conquis  des  légions 
d'infidèles  à  la  foi,  ont  arrosé  notre  sol  de  leur  sang  et  jouissent 
maintenant  des  splendeurs  éternelles? 

D'autres^  pays  ont  pu  produire  des  orateurs  plus  éloquents,  des 
hommes  politiques  plus  remarquables,  mais  ils  ne  comptent  pas 
de  plus  grands  patriotes,  de  plus  nobles  caractères,  que  les  Bédard, 
les  Pan^et,  les  Bourdages,  les  Viger,  les  Vallières  de  St.  Real,  les 
Lafontaine,  les  Nelson,  les  deux  Papineau,  les  Morin  et  bien 
d'autres,  dont  les  noms  seront  prononcés  avec  admiration,  tant  que 
subsisteront  nos  glorieuses  libertés  politiques,  obtenues  au  prix  de 
si  généreux  efforts.  i.';iu'*  r.')\   .  ^x;  .; 

Oui,  cultivons  notre  histoire,  tâchons  de  la  populariser,  car  en 
apprenant  ce  qu'ont  été  ses  pères,  notre  peuple  tiendra  à  honneur 
de  marcher  sur  leurs  traces.  Leur  noble  conduite  sera  comme  un 
flambeau  lumineux,  qui  le  guidera  au  milieu  des  incertitudes  et 
des  obscurités  de  l'avenir.  Ce  sera  pour  lui  le  phare  qui  éclairait 
jadis  les  Hébreux  dans  leur  marche  à  travers  le  désert.  Car  tous 
les  peuples  marchent  vers  une  Terre  Promise.  Cette  Terre  Pro- 
mise, ce  ne  sont  pas  des  avantages  matériels,  c'est  l'immortelle 
couronne  qui  sera  posée  sur  lé'  front  de  toutes  les  nations  chré- 
tiennes, qui  n'auront  pas  dévié  de  leur  noble  et  sainte  mission  ! 

Ces  études,  Mesdames  et  Messieurs,  ont  pour  but  non-seulement 
de  faire  revivre  notre  passé  sous  ses  traits  les  pîus  Saisissants,  de 
servir  d'enseignement  au  peuple,  mais  elles  contribuent  encore  à 
tirer  de  la  poussière  de  l'oubli  des  héros  et  des  faits  inconnus,  à 
jeter  un  nouveau  jour  sur  des  points  obscurcis  et  à  nous  faire  re- 
chercher en  tout  la  vérité  historique.  Pour  vous  en  convaincre,  il 
me  suffira  de  vous  citer  un  trait  qui  ne  vous  est  pas  étranger. 

Il  y  a  quelques  semaines,  un  littérateur  canadien  distingué 
affirmait  devant  ce  même  Instttut,  «ur  l'autorité  de  M.  Rameau  et 
autres  écrivains  dignes  de  foi,  que  le  peuple  acadien— cet  admi- 
rable petit  peuple  auquel  nous  sommes  liés  par  une  commune 
origine — avait  du  sang  indien  dans  les  veines,  provenant  des  rela- 
■tionsdes  premiers  acadiens  avé(i  les  Abénaquis.    Celte  assertion 


DISCOURS.  27Î 

n'est  contredite  par  aucun  auteur  et  elle  eut  induit  sans  doute 
bien  d'autres  littérateurs  sous  la  même  fausse  impression — car 
l'erreur  en  histoire  fait  boule  de  neige — n'eut  été  le  démenti 
donné  subséquemment  par  un  jeune  conférencier  dé  talenl/qtii 
se  fait  gloire  d'appartenir  au  peuple  acadien.  ' 

Croyant  à  tort  ou  à  raison  que  cette  assertion  était  injurieuse 
pour  sa  race,  ce  monsieur  s'est  mis  à  l'œuvre  pour  en  démontrer 
la  fausseté.  11  a  fait  faire,  dans  ce  but,  de  nombreuses  recherches 
dans  son  pays  ;  il  a  fait  examiner  les  registres  les  plus  anciens  des 
établissements  acadiens,  et,  s'appuyant  sur  les  données  les  plus 
authentiques  et  le  témoignage  invariable  dp  la  tradition,  il  est 
aujourd'hui,  m'assure-t  on,  en  mesure  de  prouver  d'une  manière 
péremptoire,  que  Rameau  et  les  autres  ont  fait  erreur,  et  que  le 
sang  français  coule  dans  toute  sa  pureté  dans  les  veines  du  noble 
peuple  acadien.  n pilou*] 

Les  conférences  publiques,  Mesdames  et  Messieurs, sont  aussiun 
des  grands  moyens  d'instruction  de  notre  temps. 

Mais  il  faut  connaître  que  leur  origine  est  loin  d'être  récente. 
On  voit,  par  exemple,  que  les  lectures  publiques  étaient  fort  en 
faveur  auprès  du  peuple  romain.  Un  historien  nous  dépeint  le 
conférencier  comme  se  présentant  d'ordinaire  en  riche  toilette,  les 
cheveux  soignés,  l'émeraude  au  doigt,  sans  oublier  la  modeste 
coupe  qui  devait  Thumecter  durant  le  débit.  Vous  voyez  qu'il  y  a 
sous  ce  rapport  une  différence  assez  sensible  entre  les  conférenciers 
d'alors  et  ceux  d'aujourd'hui. 

Mais  les  lectures  publiques  n'ont  jamais  eu  chez  les  anciensl'in- 
fluence  qu'elles  ont  de  notre  époque.  Dans  les  grandes  villes  d'Eu- 
rope et  des  Etats-Unis,  ce  moyen  d'instruction  est  surtout  très 
populaire.  Si  le  conférencier  a  du  prestige  et  de  la  réputation,  il 
ne  manque  jamais  dans  une  cité  américaine,  par  exemple,  d'attirer 
un  auditoire  considérable. 

A  New-York,  à  Boston  et  à  Chicago,  pour  ne  signaler  que  ces 
villes,  on  a  vu  des  hommes  comme  l'illustre  Dickens,  Jîorace 
Greely,  l'historien  Fronde,  le  célèbre  Père  Burke  et  bien  d'autres, 
attirer  autour  d'eux  dans  de  vastes  salles  des  multitudes  immenses, 
qui  restaient  suspendues  pendant  de  longues  heures  aux  lèvres  de 
ces  princes  de  l'éloquence  et  de  la  pensée.  Des  conférenciers  d'un 
bien 'moindre  renom  manquent  rarement  de  voir  réunis  autour 
d'eux  pour  les  entendre,  un  auditoire  nombreux,  tant  le  peuple  est 
avide  de  s'instruire.  "■''^.^'"  ^^''  .'i^^vml  6 

Dans  notre  pays,  nous  ne  sommes  pas  aussi  avancés  que  nos 
voisins  sous  ce  rapport,  mais  il  se  fait  incontestablement  un  mou- 
vement assez  accentué  dans  ce  sens. 


272  REVUE  CANADIENNE. 

Le  regretté  Dr.  Painchaud,  cet  homme  dont  les  glaces  de  l'âge 
n'avaient  pu  refroidir  la  verve  toujours  pétillante,  a  le  plus  fait 
probablement  pour  populariser  les  lectures  publiques  dans  la  capi- 
tale provinciale — qui,  je  le  reconnais  volontiers,  est  la  ville  la  plus 
lettrée  du  pays,  l'Athènes  du  Canada.  Il  a  eu  des  émules  pourtant 
qui  se  sont  élevés  à  une  plus  grande  hauteur  que  lui  à  l'horizon 
de  la  pensée,  entre  autres  M.  Etienne  Parent,  dont  les  études  sont 
encore  lues  avec  fruit,  et  l'hon.  M.  Chauveau  qui,  m'assure-t-on,  a 
donné  la  première  conférence  française  en  ce  pays.  On  remarque  au- 
jourd'hui plusieurs  habiles  conférenciers  à  l'Université  Laval,  parmi 
lesquels  je  mentionnerai  le  Dr.  LaRue,  dont  les  causeries  sont  tou- 
jours suivies  par  un  auditoire  nombreux  et  choisi. 

Mais  il  est  certain 'qu'il  n'est  peut-être  pas  une  ville,  où  les  cana- 
diens-français doivent  plus  s'empresser  de  profiter  des  avantages 
des  lectures  publiques,  que  dans  la  capitale  fédérale.  Et  pourquoi? 
Parce  que  nous  ne  possédons  pas  des  institutions  et  des  sociétés 
qui  répandent  l'instruction  sous  des  formes  aussi  variées,  qu'à 
Québec  ou  à  Montréal,  par  exemple.  De  plus,  dans  les  cités  bas- 
canadiennes,  nous  ne  sommes  pas  autant  exposés  à  nous  laisser 
entamer,  par  l'élément  étranger  qu'en  cette  ville,  et  ces  conférences 
publiques  sont  un  puissant  moyen  de  rontribuer  à  la  conservation 
de  notre  langue  et  de  nous  en  faire  apprécier  toute  la  beauté  et 
l'importance. 

Ces  essais  lus  en  public  ont  un  autre  avantage  qui  n'est  pas  le 
moindre.  Ils  nécessitent  bien  des  veilles,  bien  des  recherches  et 
sont  un  stimulant  au  travail  surtout  pour  la  jeunesse  laborieuse. 
Ils  nous  forcent  à  comprendre  que  nous  né  devons  pas  consacrer 
tout  notre  temps  à  de  frivoles  plaisirs  ou  à  des  occupations  pure- 
ment matérielles,  et  que  les  jouissances  intellectuelles  sont  supé- 
rieures à  toutes  les  autres,  après  la  satisfaction  de  sa  conscience. 

Il  ne  faut  pa^  le  dissimuler,  la  paresse  intellectuelle  est  un  des 
grands  fléaux  de  notre  temps.  Ses  victimes  sont  légion  et  on  ne 
doit  rien  négliger  pour  en  contrecarrer  l'influence  dissolvante.  Que 
de  jeunes  gens  richement  doués  ont  fait  fausse  route  et  ont  fait 
mentir  toutes  les  espérances  que  leurs  talents  naissants  faisaient 
concevoir,  parce  qu'ils  n'oiTt  pas  donné  raliment  du  travail  au 
feu  dévorant  de  leur  esprit  !  Ils  promettaient  d'être  des  météores 
brillants  à  l'horizon  de  l'intelligence,  ils  n'ont  été  que  des  étoiles 
filantes  ! 

Le  travail,  on  ne  saurait  trop  le  répéter,  voilà  ce  qui  fait  les 
grands  hommes,  voilà  ce  qui  produit  les  grandes  choses.  C'était  le 
credo  d'un  de  nos  hommes  d'état  les  plus  remarquables,  qui  lui 
aussi  devait  sa  position  éminente  au  travail,  et  dans  ses  conseils  à 


DISCOURS  273 

la  jeunesse,  il  ne  manquait  jamais  de  la  mettre  en  garde  contre 
l'oisivité  qui  a  consumé  la  flamme  de  tant  de  belles  intelligences. 

En  traitant  incidemment  de  l'importance  du  travail,  ma  voix  ne 
saurait  être  bien  autorisée,  mais  vous  me  permettrez,  du  moins, 
d'emprunter  quelques  paroles  éloquentes  au  célèbre  écrivain  espa- 
gnol, Jacques  Balmès.  S'adressant  à  la  jeunesse,  il  lui  disait  : 

"  Eh  quoi  !  sentiriez-vous  donc  à  tel  point  l'horreur  du  travail 
et  de  la  lutte  pour  ne  pas  entrer  dans  la  carrière  littéraire,  qui  est 
semée  de  tant  de  lauriers  et  de  couronnes  ?  N'oseriez-vous  pénétrer 
dans  le  sanctuaire  de  la  science,  parce  que  vous  avez  aperçu  sur 
le  seuil  du  temple  ce  vain  fantôme  du  travail  qui  semble  y  veiller 
incessamment  pour  en  éloigner  la  jeunesse  des  écoles?  Comment 
pensez- vous  que  se  soient  formés  ces  illustres  savants  dont  les  noms 
seront  prononcés  avec  amour  et  respect  par  la  postérité  la  plus 
reculée?  Ensevelis  dans  le  silence  de  leur  cabinet  ou  dans  l'ombre 
d'une  bibliothèque,  ils  passaient  leur  vie  dans  la  privation  des  fri- 
voles amusements  et  dans  l'austère  bonheur  des  travaux  de  l'intel 
ligence  ;  c'est  ainsi  qu'ils  triomphaient  de  toutes  les  difficultés  et 
de  tous  les  obstacles.  Ils  travaillaient  dans  la  retraite  et  dans  l'obs- 
curité ;  mais  la  gloire  burinait  leurs  noms  sur  ses  tables  immortel- 
les, et  les  générations  que  le  temps  emporte  dans  sa  course  saluent 
en  passant  le  souvenir  du  génie  laborieux. 

''N'oubliez  pas,  jeune?  gens,"  disait  encore  Balmès, ''que  la 
patrie  a  les  yeux  fixés  sur  vous,  que  vous  êtes  son  espérance.  La 
faulx  implacable  du  temps  tranche  successivement  ses  appuis,  à 
mesure  qu'elle  avance  dans  sa  marche,  c'est  à  vous  de  les  rempla- 
cer. Qu'en  serait-il  d'elle  si  vous  n'échappiez  aux  tristes  séductions 
de  l'oisiveté,  si,  refusant  de  vous  consacrer  au  travail,  vous  n'aviez 
aucun  soin  de  votre  éducation  et  de  votre  instruction,  si  vous 
demeuriez  par  conséquent  hors  d'état  de  remplir  un  jour  avec  hon- 
neur et  succès  vos  carrières  respectives  ?  La  religion,  la  morale,  la 
politique,  les  sciences  d'application  et  de  théorie,  tout  ce  qui  fait  la 
gloire,  la  force  et  le  bonheur  des  sociétés,  tout  sera  bientôt  remis 
entre  vos  mains  ;  à  vous  par  conséquent  de  fortifier  votre  cœur  et 
votre  intelligence,  pour  porter  le  poids  de  cette  noble  mission." 

Je  ne  saurais, terminer, Monseigneur,  Mesdames  et  Messieurs,  ces 
quelques  considérations, — quoique  la  transition  soit  un  peu  brus- 
que— sans  insister  sur  l'importance  d'assurer  à  l'Institut  un  loca- 
plus  spacieux  et  plus  convenable  que  celui  que  nous  occupons 
maintenant.  Il  ne  saurait  y  avoir  qu'une  opinion  sur  l'urgence  de 
cette  amélioration.  Car  cet  édifice  est  trop  exigu  et  ne  répond  plus 
aux  besoins  et  aux  progrès  de  notre  population.  Il  est  arrivé  plus 
d'une  fois  que  cette  salle  n'a  pu  contenir  le  flot  du  peuple  qui  s'y 
25  avril  1873.  •  18 


274  REVUE  CANADIENNE. 

pressait,  et  ce  grave  inconvénient  se  fera  encore  plus  sentir  à 
l'avenir,  avec  l'accroissement  si  rapide  de  l'élément  français  en  cette 
ville. 

Nous  voyons  s'élever  en  face,  Mesdames  et  Messieurs,  notre  ma- 
gnifique cathédrale  qui  dresse  vers  le  ciel  ses  clochetons  gothiques 
et  ses  flèches  élancées,  et  plusieurs  autres  temples  sacrés  s'érigent 
aux  quatre  coins  de  la  capitale.  Nous  avons  un  magnifique  collège, 
dont  les  proportions  ne  sont  déjà  plus  en  rapport  avec  le  chifTre  de 
ses  étudiants,  et  qui  avant  longtemps,  je  l'espère,  pourra  mettre  à 
effet  sa  charte  universitaire.  Nous  sommes  fiers  de  nos  superbes 
couvents  comparables  aux  grands  établissements  de  ce  genre  dans 
le  pays,  et  où  des  essaims  de  jeunes  filles  vont  puiser  cette  instruc- 
tion chrétienne  et  ces  charmes  de  l'esprit,  qui  leur  permettront 
plus  tard  de  répandre  une  salutaire  influence  au  foyer  domestique 
et  de  faire  l'ornement  de  nos  salons.  Nous  applaudissons  au  bien 
inestimable  que  font  nos  grandes  écoles  populaires  dirigées  par 
les  Frères  des  Ecoles  Chrétiennes.  Nous  signalons  avec  bonheur 
à  l'étranger  ce  bel  orphelinat,  dont  les  murs  renferment  tout  un 
petit  bataillon  d'enfants  abandonnés  qui,  sans  la  charité  chrétienne, 
verraient  se  dessiner  devant  eux  un  bien  sombre  avenir.  Nous 
avons  encore  un  magnifique  hôpital,  fréquenté  par  toutes  les  dou- 
leurs, et  où  cet  ange  de  la  charité  que  nous  appelons  la  Sœur 
Grise,  répand  ses  baumes  consolateurs  sur  ceux  qui  vont  y  cher- 
cher santé  et  paix  intérieure.  Bref,  maints  beaux  édifices,  maintes 
institutions  sont  des  monuments  éclatants  de  la  foi,  du  patriotisme 
et  de  la  charité  des  canadiens-français  de  celte  ville. 

Notre  institut  littéraire.  Mesdames  et  Messieurs,  est  aussi  floris- 
sant et  doit  être  bien  populaire,  si  l'on  en  juge  par  l'imposante  réu- 
nion de  ce  soir.  Mais  il  nous  manque  un  bel  édifice  qui  puisse 
donner  accès  à  une  large  partie  de  la  grande  famille  franco-cana- 
dienne de  cette  ville.  Car,  la  salle  de  l'Institut  ne  sert  pas  seule- 
menî,  à  des  fins  littéraires.  C'est  ici  qu'ont  lieu  tous  nos  concerts, 
toutes  nos  représentations  dramatiques,  toutes  nos  réunions  publi- 
ques et  nationales.  C'est  ici  encore  que  naissent  tous  les  mouve- 
ments qui  nous  intéressent  le  plus. 

L'Institut  est  comme  le  boulevard  de  la  nationalité  à  Ottawa  ; 
aussi,  devons-nous  nous  efforcer  de  lui  donner  de  la  force  et  de  la 
grandeur.  Nous  avons  cru  qu'il  était  temps  de  faire  un  appel  à  nos 
nationaux,  leur  demandant  leur  concours  pour  élever  un  véritable 
monument  national.  Et  je  suis -persuadé,  pour  ma  part,  que  cet 
appel  aura  de  l'écho  et  que  chacun  donnera  dans  la  mesure 
de  ses  ressources  pour  contribuer  au  succès  de  cette  œuvre  patrio* 
tique. 


DISCOURS.  275 

A  l'ouverture  de  ee  cours,  Sa  Grandeur  Mgr.  Guigues,  qui  a  bien 
voulu  nous  honorer  encore  ce  soir  de  sa  présence,  affirmait  publi- 
quement  que  le  patriotisme  n'est  nuUe  part  plus  vivace  dans  la 
province  de  Québec  que  dans  cette  ville,  et  nos  compatriotes  saisi- 
ront sans  doute  cette  occasion  pour  prouver  que  cet  éloge  si  flatteur 
n'est  pas  immérité. 

En  travaillant  au  succès  et  à  la  prospérité  de  nos  institutions, 
nous  travaillons  par  là-meme  à  la  gloire  de  la  nationalité,  car  elles 
en  sont  l'une  des  pierres  angulaires.  Or,  nulle  part,  plus  que  dans 
la  province  d'Ontario,  nous  ne  devons  nous  efforcer  de  fortifier 
l'élément  national.  Nous  sommes  la  minorité,  c'est  vrai.  Mesdames 
et  Messieurs,  nous  le  serons  longtemps,  nous  le  serons  probable- 
ment toujours  dans  cette  province  anglo-saxonne  ;  mais  nous  serons 
bientôt  assez  nombreux  pour  nous  faire  respecter  des  éléments 
étrangers  et  les  obliger  de  compter  avec  nous. 

C'est  un  fait  encourageant  et  qui  doit  nous  rendre  confiants  dans 
l'avenir,  de  voir  que  pas  une  nationalité  ne  grandisse  par  elle-même 
aussi  rapidement  que  la  nôtre  dans  la  province  d'Ontario.  Nous 
avons  plus  que  doublé  depuis  dix  ans  le  chiffre  de  notre  popula- 
tion. En  1861,  nous  étions  environ  33,000,  et  en  1872,  nous  sommes 
75,383. 

C'est  à-dire  que  les  canadiens  d'Ontario  sont  plus  nombreux  que 
ne  l'étaient,  à  la  cession  du  pays,  nos  pères  qui,  après  plus  d'un 
siècle,  ont  laissé  une  glorieuse  lignée  d'environ  1,700,000  descen- 
dants. C'est-à-dire  encore  qu'il  y  a  un  peu  moins  de  canadiens 
dans  Ontario  que  d'acadiens  dans  le  Nouveau-Bru nswick  et  la 
Nouvelle-Ecosse,  et  que  nous  sommes  plus  nombreux  que  les  anglais 
établis  dans  la  province  de  Québec,  dont  la  population  se  monte  à 
69,822  habitants  seulement. 

Les  canadiens  sont  au  nombre  de  9,623  dans  le  comté  de  Pres- 
cott,  où  ils  forment  la  majorité;  ils  ne  sont  pas  moins  de  10,239 
dans  le  seul  comté  d'Essex,  situé  aux  confins  de  cette  province,  et 
dans  plusieurs  autres  divisions  électorales,  ils  sont  un  tiers  ou  for- 
ment un  appoint  important  de  la  population.  Il  n'y  a  rien  de  plus 
éloquent  qu'un  chiffre,  a-t-on  dit,  c'est  vrai.  C'est  pourquoi  j'ai  tenu 
à  vous  donner  ces  quelques  renseignements  satistiques  publiés  tout 
récemment,  qui  accusent  notre  force  et  notre  importance  nationale 
dans  celte  province. 

.  Nous  avons  pu  en  cette  ville,  par  exemple,  Mesdames  et  Mes- 
sieurs, faire  élire  depuis  deux  ans  un  maire  canadien-français  l  Eh 
bienl  qui  sait,  si  avant  longtemps,  la  capitale  ne  comptera  pas  un 
de  nos  compatriotes  parmi  ses  représentants  politiques; — qui  sait 
encore  si  dans  un  avenir  assez  rapproché,  plusieurs  comtés  haut 


276  REVUE  GANADJENNE. 

canadiens  ne  délégueront  pas  quelques  uns  de  nos  nationaux  dans 
nos  chambres  d'assemblée.  Si  les  è9,822  anglais  de  la  province  de 
Québec  peuvent  faire  élire  plus  de  douze  représentants  de  leur  ori- 
gine, pourquoi  les  75,000  canadiens-français  de  cette  province  n'au- 
raient-ils pas  la  bonne  fortune  de  voir  quelques-uns  des  leurs  siéger 
dans  nos  parlements  ?  Tout  est  possible  avec  l'union,  l'esprit  d'en- 
tente et  d'association. 

Comme  j'ai  cru  devoir  le  dire  dans  une  autre  circonstance,  Mon- 
seigneur, Mesdames  et  Messieurs,  les  canadiens-français  de  la  capi- 
tale sont  appelés  par  leur  intelligence,  par  leur  nombre  et  par  leur 
force  de  cohésion,  à  se  tenir  à  la  tête  du  mouvement  national  dans 
cette  province,  et  ils  contribueront  à  cette  fin  patriotique  en 
assurant  toute  la  force  et  la  vitalité  possible  à  une  institution 
qui,  comme  la  nôtre,  reconnaît  pour  devise  :  La  î<iationalité  avant 
tout'! 


A  la  même  séance  où  fut  prononcé  ce  discours,  l'Hon.  M.  Chau- 
veau.  Président  du  Sénat,  appelé  à  adresser  la  parole,  s'exprima  à 
peu  près  dans  les  termes  suivants  : 

*'  En  prenant  la  parole,  en  cette  circonstance,  je  ne  fais  que 
remplir  un  devoir  fort  agréable  et  dont  vous  vous  êtes  vous-mêmes 
si  bien  acquittés  :  je  viens  applaudir  aux  succès  de  l'Institut  Gana- 
dien^Français  de  cette  ville,  applaudir  au  récit  ému  et  éloquent 
qui  vient  de  nous  être  fait  des  moyens  employés  pour  assurer  ce 
triomphe,  et  applaudir  aux  espérances  formulées  pour  l'avenir 
de  la  race  française  dans  cette  partie  de  notre  beau  pays. 

*'  M/ le  Président  vous  a  parlé  des  sympathies  générales  acquises 
à  cette^belle  institution.  Il  n'y  a  rien  là  qui  nous  étonne.  Gar  on 
n'aime  jamais  rien  tant  que  la  patrie  absente.  Je  ne  veux  pas  dire 
que  vous  en  êtes  éloignés,  mais  vous  sentez  les  besoins  de  l'union 
dans  le  milieu  où  vous  vivez.  Goudoyant  sans  cesse  les  nationa- 
lités étrangères,  vous  comprenez  qu'il  vous  faut  un  point  de  rallie- 
ment^et  qu'ici  enfin,  vous  êtes  pour  ainsi  dire,  l'avant-garde  de 
vos  nationaux  de  la  province-sœur. 

''  Mais  pour  travailler  à  l'œuvre  du  développement  de  notre 
race,  il  faut  ne  pas  perdre  de  vue,  non  plus,  le  culte  de  notre  reli- 
gion,, et  je  vois  avec  plaisir  que  vous  avez  placé  votre  Institut  sous 
cet  égide  sacré. 

'•  Pour  ceux  qui  n'ont  jamais  désespéré  de  l'avenir  des  Cana- 
diens-Françaip,  et  je  suis  de  ce  nombre,  la  condition  prospère  de 


DlSCOimS.  277 

cette  association  ne  saurait  les  surprendre.  Cependant,  il  ne  faut 
pas  se  reposer  sur  les  brillants  résultats  obtenus  jusqu'ici.  Non,  il 
s'agit,  au  contraire,  de  poursuivre  votre  œuvre  nationale  avec 
énergie  et  vigueur,  de  ne  pas  ralentir  un  seul  instant  votre  zèle, 
et  c'est  à  cette  condition  que  vos  nobles  sacrifices  porteront  leurs 
fruits. 

"  Je  vois  avec  bonheur  qu'il  est  question  de  construire  un  nou- 
vel édifice  plus  convenable  et  plus  digne,  qui  sera  le  temple  de  la 
littérature  et  de  la  nationalité.  C'est  là,  certes,  une  noble  pensée 
dont  je  vous  félicite  et  dont  je  souhaite  vivement  la  réalisation. 
Ici,  encore,  c'est  la  persévérance  qui  vous  fera  surmonter  tous  les 
obstacles,  et  je  suis  heureux  de  constater  que  votre  digne  Prési- 
dent parle  et  prêche  d'exemple  en  même  temps.  Il  s'est  déjà  créé 
une  spécialité  dans  notre  monde  littéraire  :  celle  de  rechercher,  de 
tirer  d'un  injuste  oubli  et  de  faire  briller  nos  gloires  nationales, 
entre  autres  ces  Canadiens  de  TOuest,  qui  font  tant  honneur  à 
notre  race,  et  auxquels,*je  regrette  de  le  dire,  nous  songions  si 
peu.  Aussi,  nous  espérons  voir  bientôt  publier,  en  un  volume, 
l'histoire  de  ces  héros  inconnus,  il  n'y  a  pas  longtemps  encore,  et 
qui  est  toute  une  révélation  pour  le  lecteur  canadien.  Son  exemple 
mérite  d'être  imité,  car  il  n'y  a  pas  un  seul  jeune  homme  qui  ne 
puisse  trouver,  s'il  est  laborieux,  quelque  mine  à  exploiter  dans 
notre  littérature  ou  d  ans  notre  histoire  pour  le  plus  grand  hon- 
neur de  la  nationalité. 

"  C'est  dans  le  travail  constant  et  opiniâtre  qu'il  faut  se  reposer 
pour  le  succès.  Vous  aurez  à  combattre  ici,  les  combats  de  la 
nationalité  et  après  avoir  jeté  les  bases  de  votre  nouvel  édifice,  il 
faudra  songer  par  les  travaux  incessants  de  l'esprit,  à  maintenir 
votre  position  au  milieu  des  éléments  qui  vous  entourent. 

"  Avant  de  terminer,  je  veux  accomplir  un  autre  devoir  égale- 
ment agréable,  c'est  celui  de  rendre  hommage  à  Sa  Grandeur 
Mgr.  Guignes  qui  honore  cet  Institut  de  sa  bienveillante  et  pater- 
nelle protection.  Nous  connaissons  tout  le  bien  opéré  dans  ce 
district  par  Sa  Grandeur,  nous  n'ignorons  pas  non  plus,  que  c'est 
depuis  son  arrivée  en  cette  ville  que  nous  avons  vu  surgir  de 
toutes  parts  ces  institutions  qui  sont  notre  orgueil.  Je  vous  re- 
mercie de  la  flatteuse  invitation  que  vous  m'avez  faite  d'adresser 
la  parole  ici  ce  soir,  et  je  vous  prie  de  croire  que  je  forme  les 
vœux  les  plus  sincères  pour  le  succès  de  votre  œuvre  essentielle- 
ment nationale." 

Sa  Grandeur  Mgr.  Guigues  adressa  ensuite  quelques  mots  d'en- 
couragement et  de  félicitations  et  s'exprima  à  peu  près  comme 
suit  : 


278  REVUE  CANADIENNE. 

"  Nous  nous  attendions  à  entendre  des  discours  magnifiques  et 
nous  n'avons  pas  été  déçus.  Après  les  éloquentes  paroles  que  vous 
avez  écoutées  avec  tant  de  plaisir  et  à  cette  heure  avancée  de  la 
soirée,  on  conçoit  que  je  ne  saurais  vous  entretenir  longtemps. 
En  assistant  à  la  séance  d'ouverture  du  cours  littéraire  de  cette 
institution,  je  remplissais  un  devoir  national  et  aujourd'hui,  à  la 
clôture  de  ce  cours,  je  suis  venu  m'acquitter  de  la  même  obliga- 
tion. Si  je  n'ai  pu  assister  à  toutes  les  séances  qui  ont  eu  lieu 
durant  l'hiver,  je  dois  dire  que  j'ai  toujours  lu  avec  plaisir  les 
comptes-rendus  publiés  dans  le  journal  français  de  cette  ville,  et 
que  je  porte  un  vif  intérêt  à  cet  Institut.  Ce  qui  lïi'a  beaucoup 
plu,  c'est  de  voir  l'empressement  du  public  à  se  rendre  en  foule  à 
ces  soirées.  Je  n'étais  pas  surpris  de  rafQ.uence  des  spectateurs  à 
la  première  séance,  et  je  ne  m'étonne  pas  non  plus  de  voir  ici  ce  soir 
un  auditoire  aussi  nombreux,  mais  ce  qui  est  remarquable,  c'est 
de  constater  qu'il  y  a  toujours  eu  salle  comble.  Ce  fait  rend  hom- 
mage aux  talents  du  Président  et  de  tous  ceux  qui  ont  contribué 
au  succès  de  l'œuvre.  Je  vois  que  l'on  agite  la  question  de  cons- 
truiriB  un  nouvel  édifice.  Tous  les  vrais  canadiens-français  applau- 
diront à  cette  idée.  L'Institut  Canadien-Français  est  une  œuvre  des 
plus  importantes  pour  la  nationalité,  et  je  ne  saurais  trop  vous 
encourager  dans  ce  projet.  Aussi,  je  ne  doute  pas  que  tous  les 
compatriotes  ne  contribuent  généreusement  à  l'érection  d'an 
édifice  devant  faire  honneur  à  notre  race.  11  importe  de  ne  rien 
négliger  pour  affermir,  fortifier  la  nationalité,  et  si  les  progrès 
ont  été  si  satisfaisants  dans  le  passé,  ils  le  seront  encore  plus  à 
l'avenir." 

Après  le  discours  de  Sa  Grandeur  Mgr.  Guignes,  le  Président  le 
remercia,  ainsi  que  l'hon.  M.  Chauveau,  d'avoir  bien  voulu  honorer 
l'Institut  en  cette  circonstance  et  de  leur  présence  et  de  leur 
concours. 

"  Je  n'ai  pas  de  doute,  dit-il,  que  ces  bonnes  et  éloquentes  paroles, 
inspirées  à  la  fois  par  la  reUgion  et  le  patriotisme,  germeront  et 
produiront  les  fruits  les  plus  abondants  pour  la  nationalité  fran- 
çaise dans  la  capitale.  Le  haut  encouragement  que  notre  éminent 
évêque  et  patron  et  un  homme  aussi  distingué  que  l'hon.  M. 
Chauveau,  ont  bien  voulu  donner  à  notre  projet  d'élever  ici  un 
véritable  édifice  national,  ne  pourra  manquer  d'avoir  une  grande 
influence  et  de  stimuler  nos  compatriotes  à  contribuer  généreuse- 
ment pour  le  succès  de  cette  œuvre  patriotique." 


LE  CANADA  EN  EUROPE. 

(Suite.) 
IV. 


Sommaire. — Les  mots  anglais. — Les  pistes  de  raquettes. — Oubli  générai. — La 
tinette  de  beurre. — Découverte  de  Canaan. — On  demande  oii  est  situé  le 
Canada. — Le  liseur  d'affiches. — Les  rues  de  Montréal. — Piqûres  d'épingles. — 
La  quarantaine  des  menteurs, — Le  pianiste  Kowalski. — Jargon  nouveau. — 
La  marseillaise  et  les  Anglais. 

Dans  un  récit  de  voyage  publié  par  la  Revue  des  Deux-Mondes^  où 
il  est  parlé  du  Bas-Canada  et  des  Canadiens-français  uniquement, 
je  relève,  dans  un  seul  petit  chapitre  de  six  pages,  les  mots  suivants 
qui  s'y  trouvent  sans  commentaire  ni  traduction  :  Settlement, 
french  colonists,  gentry,  nobility,  grey  nuns,  lumberer,  comforter, 
raft,  Eastern  Townships,  Red-River,  Ship's  stores 

Pourquoi  l'écrivain  ne  se  sert-il  point  des  mots  français  corres- 
pondant, et  dont  nous  faisons  usage?  Evidemment  pour  produire 
plus  d'effet.  Il  semble  appartenir  à  une  certaine  littérature  à  la 
mode  du  jour  qui  s'exerce  à  saisir  la  ''  couleur  locale  "  sur  le  vif. 
Et  voilà  comment  ce  baragouinage  français-anglais  cadre  si  agré- 
ablement avec  son  texte.  Nouvelle  manière  de  nous  défigurer. 
Allez-y  gaîment  ! 

La  langue  anglaise  ne  s'est  point  emparé  de  nous.  Je  dirai 
même  que  Paris  est  moins  que  toute  autre  ville  en  droit  de  nous 
reprocher  quelques  anglicismes  qui  se  sont  faufilés  au  Palais  et 
dans  les  discours  des  élections.  Ouvrons  les  journaux  de  la  grande 
capitale  ;  leurs  articles  sont  lardés  de  mots  anglais,  et  de  mots 
comme  ceux-ci,  par  exemple,  —  je  prends  au  hazard  :  Waiter, 
Eating-house,   Police   News,  Sweetheart,  Car,    Square,     Mutton 


280  REVUE  CANADIENNE. 

Chops,  Hand-Book,  Match,  Boating,  Post-Stamps,  Winner,  Blue- 
Bpoks  et  Yellow-Books  (documents  officiels  des  Chambres),  Fare,. 
Velvet...  etc.  J'ai  lu  quelque  part  que  les  parisiens  font  usage  de 
six  cents  mots  anglais  dont  les  équivalents  en  langue  française  sont 
connus  de  tout  le  monde,  et  ont  plus  de  grâce  que  les  mots  anglais. 
D'autres  sont  moins  heureux  dans  leurs  conceptions  :  Le  mot 
raquette,  par  exemple,  n'est  employé  en  France  que  pour  désigner 
le  petit  objet  avec  lequel  on  lance  le  volant.  Un  auteur  ayant  lu 
que  les  Canadiens  font,  en  hiver,  de  longues  marches  en  raquettes, 
et  croyant  voir  là  une  faute  d'impression,  écrivit  que,  malgré  la 
rigueur  de  leur  climat,  les  Canadiens  se  promènent  en  jaquette. 


"  Voilà  ce  que  l'on  dit  de  nous 
"  Dans  le  vieux  pays  de  nos  pères 


I  '' 


L'un  des  rares  amis  que  nous  comptons  en  Earo[)e  vient  de  nous 
répéter  que  notre  souvenir  est  perdu  en  France.  Le  mois  dernier, 
M.  Rameau  écrivant  de  Paris  à  M.  Louis-P.  Turcotte,  auteur  d'une 
histoire  politique  du  Canada  sous  V Union  (1841-67)  lui  disait  : 
'*  J'estime  si  bien  l'intérêt  et  l'utilité  de  ce  livre  que  je  veux  tâcher 
autant  qu'il  me  sera  possible  de  le  faire  connaître  et  d'attirer  des- 
sus l'attention  de  notre  public  français,  mais  je  n'oserais  vous 
répondre  de  beaucoup  de  succès,  car  non  seulement  il  y  a  trop  peu 
de  gens  ici  qui  s'intéressent  à  notre  vieille  colonie,  mais  il  faut 
même  avouer  que  le  nombre  des  gens  qui  la  connaissent  est  encore 
plus  restreint  qu'il  ne  serait  raisonnable  de  le  supposer." 

Les  journaux  ont  raconté  la  surprise  qu'éprouva  im  immigrant 
Irlandais  débarqué  à  Québec,  porteur  d'une  trentaine  de  livres  de 
beurre,  lorsqu'on  lui  fit  voir  qu'il  pouvait  se  procurer  ici  la  même 
denrée  dans  les  prix  doux.  Le  pauvre  homme  n'en  croyait  pas  sea 
yeux,  il  avait  entendu  dire  tout  le  contraire  dans  son  pays. 

On  me  répondra  peut-être  que  le  moindre  personnage  de  son 
comté  ou  de  sa  ville  natale  aurait  pu  le  renseigner  plus  adroite- 
ment que  de  l'induire  à  emporter  une  tinette  de  beurre  dans  un 
voyage  de  quinze  cents  lieues. 

Non  pas  !  En  Angleterre,  dans  les  Trois-Royaumes  comme 
partout  ailleurs  en  Europe,  c'est  chose  excessivement  rare  qu'un 
homme  tant  soit  peu  renseigné  sur  le  Canada,  même  parmi  les 
fonctionnaires  du  gouvernement,  parmi  les  ministres  du  culte,  — 
même  parmi  les  journalistes  !  En  maint  endroit  vous  ne  trouverez 
pas  un  individu  gui  nous  connaisse  seulement  de  nom.  N'a-t-on 
pas  vu  paraître,  il  y  a  trois  ans,  un  livre,  un  traité  de  philologie, 
signé  d'un  nom  célèbre  dans  les  universités  britanniques,  un  livre 
où  se  lit  le  passage  suivant  :  ''  Le  mot  Canaan^  familier  à  tous  ceux 


LE  CANADA  EN  EUROPE.  281 

qui  lisent  la  Bible,  a  été  dénaturé  par  les  savants  du  continent 
(d'Europe)  qui  font  précéder  leurs  études  de  la  langue  des  peuples 
de  cette  contrée  par  un  récit  abrégé  de  la  prétendue  découverte  de 
ces  mêmes  peuples.  Il  ajoutent  que  le  découvreur  en  question  fut 
un  Français,  un  nommé  Cartier,  et  que  ce  pays  n'est  plus  connu 
que  comme  le  Canada.  Cette  corruption  d'un  nom  aussi  souvent 
cité  dans  l'histoire  Sainte,  est  au  moins  étrange  !  " 

Hé  !  brave  homme  de  savant,  vous  avez  du  mérite,  je  le  crois 
bien,  mais  votre  imagination  et  votre  ignorance  sont  de  nature  à 
vous  mettre  en  brouille  avec  vos  meilleurs  amis.  Le  Daily  WittiiesSj 
de  Montréal,  n'a  pu  y  tenir,  il  vous  a  renvoyé  en  la  terre  de 
Canaan  avec  sa  botte  la  plus  solide. 

Qu'attendre  de  la  masse  du  peuple,  lorsque  les  sommités  de  la 
science  et  de  la  littérature  en  savent  aussi  long  !  Il  nous  viendra 
encore  des  tinettes  de  beurre  à  travers  l'océan. 

Voici  un  trait  qui  se  rapproche  assez  du  premier.  Il  servira  à 
montrer  combien  cette  ignorance  est  générale  : 

"Rien  de  plus  étrange,  me  raconte  le  Révérend  Père  Pallier) 
0.  M.  T.,  curé  de  Saint-Joseph  d'Ottawa,  rien  de  plus  étrange  que 
la  manière  dont  je  fis  connaissance  avec  le  nom  du  Canada.  J'avais 
été  destiné  aux  missions  et  j'attendais  qu'on  me  désignât  le  pays 
vers  lequel  j'avais  à  me  diriger.  Lorsque  la  notification  de  départ 
me  parvint,  je  fus  fort  intrigué  d'y  lire  le  mot  "  Canada."  C'était 
pour  moi  un  profond  mystère.  Je  me  rendis  sans  retard  chez  un 
ancien  de  notre  communauté  à  qui  je  confiai  mon  embarras.  Celui- 
ci  me*dit  après  un  moment  de  réflexion  :  ce  doit  être  une  erreur, — 
on  a  voulu  écrire  "Cana",  cependant,  comme  c'est  vers  la  Terre- 
Sainte  et  que  je  ne  connais  aucune  de  nos  missions  de  ce  côté,  vous 
feriez  mieux  de  vous  enquérir.  Pour  ce  qui  est  de  "  Canada  ", 
cela  ne  signifie  rien.  J'étais  assez  perplexe,  ajoute  le  Père  Pallier, 
car  bientôt  je  trouvai  quelqu'un  pour  me  dire  vaguement  qu'il 
existait  un  pays  de  ce  nom,  mais  où  était-il  situé  ?  c'était  plus  que 
l'on  ne  savait.  Bref,  je  ne  l'appris  que  de  la  bouche  de  notre 
supérieur,  et  encore  sans  trop  d'explications  sur  la  nature  de  la 
contrée.  Du  moment  que  c'était  en  Amérique,  tout  était  bien,  et 
je  me  mis  en  route  rêvant  de  cocotiers,  de  bananes^  de  palmiers,  de 
singes,  de  perroquets,  de  crocodiles  et  d'orangers  fleuris  en  plein 

janvier.    Jugez  de  ma  déception,  lorsque  je  touchai  terre sur 

dix  pouces  de  neige  î  " 

Au  moins,  mon  révérend  Père,  chez  vous  l'on  ne  faisait  point 
profession  d'enseigner  ces  choses-là,  comme  notre  savant  de  tout  à 
l'heure,  et  vous  n'êtes  point  sans  avoir  fait  savoir  à  nombre  de  vos 
compatriotes,  depuis  que  vous  êtes  ici,  ce  que  nous  sommes  et  coni- 


^82  REVUE  CANADIENNE. 

ment  non  s  vivons,  mais  soyez  certain  que  le  monsieur  en  question 
ne  se  donnera  point  la  peine  d'y  venir  voir  ;  il  est  trop  content  de  son 
livre  et  trop  occupé  des  nouvelles  éditions  qu'il  en  pourrait  faire, 
sans  les  corriger.  Et  puis,  d'ailleurs,  s'il  y  venait,  nous  le  verrions 
commettre  des  exploits  dans  le  genre  de  ce  qui  suit: 

Un  jeune  Anglais  était  parvenu,  je  ne  sais  comment,  à  pouvoir 
lire  et  comprendre  quelques  mots  de  français;  il  se  croyait  avancé 
dans  cette  langue.  Quant  à  prononcer  ces  mots,  il  n'en  était  pas 
question  :  jamais  le  cher  enfant  n'avait  entendu  le  son  d'une  parole 
française.  Un  jour,  il  vint  à  passer  en  Canada.  Dès  sa  première 
étape,  il  fit  rencontre  d'un  ouvrier  qui  entrait,  la  pipe  allun^ée» 
dans  le  ]j)ureau  de  la  gare  du  chemin  de  fer.  "  On  ne  fume  pas 
ici,"  dit  tranquillement  un  employé  anglais,  se  servant  de  sa 
langue.  "Comprends  pas"  dit  le  Canadien.  "Comprends  pas" 
étaient  les  premiers  mois  français  que  notre  voyageur  entendait 
prononcer,  il  les  comprit,  et  il  en  fut  enchanté, — à-peu-près  comme 
si  entendant  parler  un  contemporain  des  Pharaons,  nous  avions  la 
bonne  fortune  de  saisir  quelques  syllabes  de  son  langage.  Sur  le 
mur  du  bureau  était  collée  une  affiche  écrite  en  langue  française  ; 
notre  jeune  homme  l'indiqua  du  doigt  au  Canadien.  "Je  ne  sais 
pas  lire,"  fît  celui-ci  avec  un  mouvement  d'épaule  signiûcajtif. 
"  Aoh  1  "  reprit  l'autre, — et  il  se  mit  à  lire  l'affiche  à  haute  voixj 
pour  l'instruction  du  fumeur.  Quand-il  eut  fini,  le  Canadien  le 
regarda  bien  fixement,  comme  pour  se  persuader  qu'il  n'avait  pas 
affaire  à  un  fou,  puis  il  tourna  le  dos  en  disant  "  c'est  drôle» 
c't'affîche  !  qui  est-ce  qui  croirait  qu'il  faut  turluter  comme  cela 
pour  lire  l'anglais  !..."  Il  n'avaitpu  saisir  un  seul  mot  de  la  lecture» 
Pendant  ce  temps,  le  voyageur  disait  d'un  air  de  commisération  : 
"  Quelle  race  de  brutes  !  on  leur  parle  leur  langue  et  ils  ne  la  com- 
prennent même  pas  !  " 

Je  pense  que,  retourné  en  Angleterre,  il  a  dû  fournir  des  notes 
à  quelque  rédacteur  en  quête  de  faits-divers.  Et  voilà  comment 
on  écrit  l'histoire  ! 

11  existe  un  écrivain  dont  le  nom  m'échappe,  qui  a  visité 
Montréal,  et  qui  y  a  vu  de  ses  yeux  les  Anglais  habitant  un  côté  de 
la  rue  et  les  Canadiens-Français  l'autre  côté  !  Il  a  remarqué  aussi 
que  les  Canadiens-Français  épousent  généralement  des  Sauvagesses, 
mais  il  ne  dit  point  d'où  elles  peuvent  venir.  De  la  Patagonie,  pro- 
bablement. * 

Pour  le  lecteur  européen,  il  résulte  de  ces  étranges  narrations 
que  tout  notre  pays  est  encore  à  l'état  sauvage  et  que  l'on  n'y  ren- 
contre ça  et  là  que  des  comptoirs  de  traite,  où  les  pelleteries  et  la 
morue  se  disputent  la  préséance.    Longtemps,  nous  avons  enduré 


LE  CANADA  EN  EUROPÏ:.  283 

'Oes  piqûres  d'épingles,  avec  l'espoir  que  les  communications  se 
multipliant  entre  l'Europe  et  l'Amérique,  on  mettrait  un  terme  à 
ces  inconvenances, — mais  rien  n'y  fait, — on  croirait  au  contraire 
que  le  mal  va  empirant,  pour  fournir  de  la  pâture  à  la  petite  presse 
des  grandes  villes  d'Europe,  aussi  applaudissons-nous  la  Minerve 
qui  vient  de  relever  le  gant  : 

"  Et  dire  que  nous  sommes  condamnés  à  lire  des  bourdes  aussi 
colossales  dans  presque  tous  les  ouvrages  que  les  étrangers  et 
surtout  les  Français,  publient  sur  le  Canada  !  Ils  en  parlent  comme 
les  aveugles  des  couleurs,  comme  nous  pourrions  causer  de  la 
Chine  et  du  Japon,  en  ne  consultant  que  notre  imagination.  Ces 
voyageurs  qui  veulent  se  rendre  intéressants  à  leur  retour  au  pays, 
s'ingénient  à  justifier  à  qui  mieux  mieux  le  proverbe  :  A  beau  men- 
ti)' qui  vient  de  loin.  Nous  ne  leur  reprochons  pas  leur  ignorance. 
Qu'ils  parlent  du  Canada  comme  s'ils  n'y  avaient  jamais  mis  les 
pieds,  peu  nous  importe.  A  ce  point  de  vue,  nous  ne  les  regardons 
que  comme  des  présomptueux  qui  croient  connaître  un  pays,  parce 
qu'ils  l'ont  traversé  rapidement  en  chemin  de  fer  et  ont  arraché 
quelques  informations  à  leurs  compagnons  de  voyage.  Mais  au 
moins,  qu'on  ne  mente  pas  à  plaisir,  autrement,  nous  serons  forcés 
de  donner  aux  voyageurs  échoués  sur  nos  rives,  un  cours  d'ins- 
truction gratuite  et  obligatoire  sur  le  Canada  et  de  ne  les  relâcher 
que  lorsqu'ils  nous  auront  mré  de  dire  la  vérité. 

"  Parmi  ces  écrivains  de  fantaisie  se  trouve  M.  Kowalski,  qui 
est  venu  ici  en  tournée  artistique,  il  y  a  quelques  années.  C'est  un 
excellent  pianiste  que  nous  avons  eu  le  plaisir  d'applaudir  cordia- 
lement et  auquel  sa  qualité  de  Français  a  valu  une  réception 
cordiale  dans  tout  le  Bas-Canada.  Il  a  rapporté  de  son  voyage 
quelques  impressions  qu'il  communique  au  public,  dans  un  livre 
intitulé  :  A  travers  V Amérique.  C'est  un  ouvrage  assez  peu  écrif, 
où  l'effort  se  fait  sentir,  et  ruisselant  d'insanités,  d'histoires  inven- 
tées à  plaisir  et  très-ridicules.  M.  Kowalski  se  montre  d'une  grande 
bienveillance  pour  les  Canadiens-Français,  mais  malgré  ses  excel- 
lentes dispositions,  il  fait,  sans  y  penser,  un  portrait  peu  flatté  de 
notre  société.  Devons-nous  lui  en  vouloir  ?  L'avouerons-nous, 
M.  Kowalski  est  un  artiste,  et  nous  sommes  portés  à  l'indulgence 
à  son  égard.  Pour  lui,  évidemment,  écrire  un  livre,  c'est  lâcher 
la  bride  à  son  imagination,  comme  lorsqu'il  s'agit  d'aligner  les 
croches  et  les  triples  d'une  barcaroUe  ou  d'une  masurka.  Il  a 
évidemment  pris  son  pupitre  pour  un  piano,  le  Canada  pour  un 
thème  sur  lequel  il  s'est  oublié  à  faire  les  variations  les  plus  invrai- 
semblables. Nous  allons  donner  une  idée  de  sa  manière  de  faire. 
M.  Kowalski  est  à  Québec,  et  la  scène  se  passe  en  été. 


284  REVUE  CANADIENNE. 

"Je  me  souviens  que  quand,  à  la  sorfte  de  la  cathédrale,  nous 
fûmes  présentés  à  la  femme  du  ministre  de ,  voici  la  conver- 
sation qui  s'ensuivit  entre  nous  et  cette  dame  : 

"  — Monsieur  et  Madame,  nous  ferez-vousThonnenr  de  passer  la 
journée  à  la  maison?  Nous  aurons  toujours  un  verre  devin  à 
vous  offrir,  tout-h-V heure.    J'irai  vous  quérir  (prononcez  qu'ri.) 

^'— Nous  accepterons,  chère  madame,  avec  le  plus  grand  plaisir» 

" — Et  puis,  reprit-elle,  nous  aurons  des  amusements  ;  le  ministre 
de  l'instruction  publique  nous  lira  son  dernier  rapport  aux  cham- 
bres, sur  la  question  des  écoles  libres,  tout-a-V heure  nous  chan- 
terons des  rondes  canadiennes  ;  dans  l'après-midi  je  ferai  mettre 
mes  deux  hidets  à  la  cariole  et  nous  nous  embarquerons  pour  visiter 
les  environs. 

" — Merci,  madame,  pour  toutes  vos  amabilités. 

'^ — C'est  convenu,  c'est  convenu  je  vous  espérerai  (attendrai)  à 
une  heure. 

'*  — Nous  n'y  manquerons  pas. 

*'  — Mais  je  vous  quitte,  car  voilà  msL  flotte  qui  dévale  (ma  famille 
qui  s'en  va),  bien  le  bonjour. 

'^  — Au  revoir,  madame. 

Et  c'est  ainsi  que  la  femme  du  ministre  de ,  nous  quitta." 

'■  Ma  flotte  qui^ dévale  est  superbe  dans  la  bouche  de  Madame  X. 
Mais  nous  sommes  obligés  de  reprocher  à  M.  Kowalski  de  tomber 
dans  l'invention.  C'est  une  locution  parfaitement  inconnue  en 
Canada,  autant  que  la  langue  verte  des  faubourgs  de  Paris.  Nous 
le  défions  de  trouver  un  Canadien  capable  de  comprendre  un  pareil 
langage.  L'ouvrage  de  M.  Kowalski  fourmille  d'histoires  de  ce 
genre.  Il  faut  l'entendre  nous  parler  de  la  noblesse  en  Canada, 
des  de  la  Calisson nerie,  des  de  Montmorency.  Comme  le  singe 
qui  avait  pris  le  Pire  pour  un  homme,  M.  Kowalski  a  confondu  la 
chute  de  Montmorency  avec  une  famille  noble. 

II  n'est  pas  moins  étonnant  lorsqu'il  parle  de  cette  colère  des 
anglais  de  Québec,  furieux  d'entendre  jouer  la  Marseillaise  :  tandis 
que  les  anglais  n'adorent  rien  tant,  en  musique,  que  le  chant 
patriotique  de  Rouget  de  Liste. 

11  nous  semble  que  tous  ces  nobles  étrangers,  oiseaux  de  passage 
dans  notre  pays,  devraient  nous  traiter  de  façon  à  ne  pas  s'exposer 
au  rire  et  à  la  pitié  d'un  peuple  qu'ils  jugent  si  simple  et  si  primitif.' 


LE  CANADA  EN  EUROPE.  285 

V. 


Sommaire. — Maîgre-échines. — Gomment  on  veut  que  nous  soyons  faits. — Jeûne 
perpétuel. — Les  poêles  de  fonte. — Les  ouvriers  du  Grand-Tronc. — Encore  le 
jeûne. — Où  l'on  voit  que  les  Canadiens-Français  dégénèrent  (?).  physique- 
ment.—Les  Canadiennes.— 11  y  a  créoles  et  créoles. — L'avis  des  médecins.— 
Ce  froid  atroce  ! — 

Les  dictionnaires,  les  encyclopédies,  lesjromans  apprennent  aux 
Européens  que  les  créoles,  surtout  les  femmes,  sont  faibles  de  corps, 
maigres,  grêles,  nerveux,— ce  qui  peut  être  vrai  sous  les  tropiques, 
mais  les  créoles  du  Canada  n'entrent  pas  du  tout  dans  la  même 
mesure  ! 

On  comprendra  peine  la  persistance  que  mettent  certains  voya- 
geurs à  fortifier  cette  fausse  impression.  Partis  d'Europe  avec  un 
plan  de  livre  tout  préparé,  ils  ne  peuvent  se  décider  à  parler  ou  à 
écrire  selon  la  vérité  qui  leur  est  apparue  dans  le  cours  de  leur 
voyage.  Ils  prennent,  par  ci  par  là,  quelques  traits  qui  s'adaptent 
assez  bien  au  plan  arrêté  d'avance  ;  ils  ferment  résolument  les 
yeux  sur  toute -autre  chose.  Je  pourrais  nommer  plusieurs  écrivains 
célèbres,— et  M.  de  Toque  ville  tout  le  premier, — qui  ont  travaillé, 
sans  avoir  l'air  de  s'en  apercevoir,  d'après  cette  synthèse  à  rebours. 

Je  me  borne  à  deux  citations.  Il  serait  facile  de  les  multiplier. 
Anbury,  officier  anglais,  écrivait  en  1776  ; 

''  Les  Canadiens  son t'très-propres  dans  leurs  maisons  et  soigneux 
pour  tous  les  détails  de  leurs  fermes. ..Leur  nourriture,  qui  n'est 
presque  composée  que  de  lait  et  de  légumes,  et  le  grand  nombre  de 
jeûnes  que  leur  religion  leur  prescrit,  les  rendent  maigres  et  fluets. 
Ils  sont  peti#  de  taille,  et  ont  le  teint  basané."  Ailleurs,  il  dit  que 
la  pâleur  des  Canadiens  est  causée  par  l'usage  des  poêles  de  fonte 
que  l'on  chauffe  à  outrance. 

Mais  voici  un J  observateur  plusjiioderne  : 

"  Les  ouvriers  Canadiens-français  employés  à  la  construction  du 
Orand-Tronc  ne^rendaient  aucun  service,  excepté  dans  les  ouvrages 
légers,  faute  de  posséder  la  force  physique  nécessaire  pour  les 
labeurs  ardus.  Us  pouvaient  bien  décharger  des  voitures,  mais 
non  pas  les  charger,  et  ils  ne  pouvaient  résister  aux  travaux  d'exca. 
vations.  Et  môme  au  déchargement,  ils  ne  pouvaient  pas  tenir 
toute  la  journée,  comme  font  par  exemple  les  matelots  anglais.  On 
ne  parvenait  à  les  employer  qu'en  les  laissant  monter  sur  les 
charges  qu'on  allait  décharger  ailleurs  ;  ils  revenaient  ainsi  sur 
les  wagons  allèges  et  se  trouvaient  reposés.  Ce  mode  de  travail 
leur  permettait  de  tenir  plus  assidûment  à  la  besogne.    Ils  ne 


286  REVUE  CANADIENNE. 

pouvaient  travailler  un  peu  fort  pendant  plus  de  dix  minutes  san 
être  obligés  d'abandonner  la  partie.  Ce  n'est  point  par  paresse 
qu'ils  en  agissent  ainsi,  mais  pour  cause  de  faiblesse  corporelle.  I1& 
sont  de  petile  taille  et  mal  nourris.  Ils  ne  vivent  que  de  légumes 
et  goûtent  très-rarement  de  la  viande." 

Cette  dernière  citation  est  empruntée  à  la  Vie  de  M.  Brassey^ 
publiée  l'année  dernière  à  Londres,  par  l'un  des  secrétaires  du 
Conseil-Privé  de  la  reine,  sir  Arthur  Helps. 

Répondre  à  ces  histoires  de  légumes  et  à  ces  accusations  de 
dégénérescence  physique  est  peine  perdue,  car  s'il  est  un  peuple 
en  qui  la  force  musculaire,  la  vitalité  et  la  somme  de  résistauce  à 
la  fatigue  dépassent  la  mesure  ordinaire,  c'est  le  Canadien-français. 
La  statistique  nous  enseigne  que  de  soixante  et  dix  mille  âmes  que 
nous  étions  il  y  a  un  siècle,  nous  comptons  maintenant  un  million 
et  demi,  sans  aucun  secours  du  dehors.  Hier  encore,  je  lisais  dans 
un  journal,  qu'une  simple  paroisse,  l'Assomption,  vient  d'être 
témoin  du  renouvellement  ',1a  cinquantième  année)  de  mariage  de 
quatorze  couples  à  la  fois  ;  cela  va  parfaitement  avec  le  fait  de  ce 
cultivateur  des  environs  de  Québec  qui,  au  dire  du  même  journal 
(et  je  le  crois)  a  porté  au  baptême  son  trentième  enfant  accom- 
pagné  par  vingt-six  de  ses  aînés.  Des  familles  de  vingt  enfants  se 
rencontrent  dans  toutes  nos  paroisses  ;  rendu  au  vingt-sixième,  la 
coutume  est  de  donner  celui-là  au  curé,  qui  l'adopte  et  le  fait  ins- 
truire. 

Charlevoix  écrivait,  il  y  a  cent  cinquante  ans  :  ''Les  femmes 
canadiennes  n'apportent  ordinairement  pour  dot  à  leurs  maris  que 
beaucoup  d'esprit,  d'amitié  et  d'agrément  ;  Dieu  répand  sur  les 
mariages,  dans  ce  pays,  la  bénédiction  qu'il  rénandait  sur  ceux 
des  patriarches." 

Il  est  vrai  que  Teuropéeu  transporté  sous  l'équateur,  dans  les 
régions  intertropioales,  languit  et  meurt  souvent  sans  laisser  de 
postérité,  ou  que  celle-ci  s'éteint  au  bout  d'un  petit  nombre  de 
générations,  mais  quand  les  savants  se  mêlent  d'argumenter,  il 
devraient  se  mettre  dans  la  tête  que  tous  les  pays  ne  sont  pas  situés 
sous  la  ligne  et  que  le  climat  du  nord  produit  des  effets  assez  peu 
semblables  à  ceux  des  pays  où  fleurit  l'oranger. 

Le  docteur  Hingston,  de  Montréal,  a  écrit  récemment:  "La 
santé  des  habitants  canadiens  est  telle  que  je  conseillerais  aux 
jeunes  médecirts  de  France  de  ne  point  aller  chercher  de  patients 
dans  la  province  de  Qnébec.  En  examinant  l'état  actuel  des 
Canadiens-français,  on  a  la  preuve  de  ce  que  peuvent  produire  le 
comfort,  le  contentement  et  un  climat  sain.  Pendant  qu'en  Europe, 
il  est  admis  que  les  Français  sont  moins  grands,  plus  délicats  et 


LE  CANADA  EN  EUROPE.  287 

moins  forts  que  les  habitants  des  Iles  Britanniques, — en  Canada, 
leurs  descendants  sont  pour  le  moins  leurs  égaux  en  force  et  en  acti- 
vité. Comparés  à  leurs  ancêtres,  les  Canadiens  sont  plus  forts, 
plus  agiles,  et  peuvent  beaucoup  mieux  supporter  la  fatigue." 

Un  journaliste  anglais  de  retour  du  Canada,  écrivait  l'automne 
dernier  dans  un  journal  important  d'Angleterre  pour  réfuter  un 
article  de  l'un  de  ses  collègues  où  les  Canadiens  et  le  Canada 
étaient  décrits  d'après  la  méthode  de  fantaisiste  dont  nous  nous 
plaignons  :  "Quant  au  climat,  je  puis  vous  dire  que  la  plus  mau- 
vaise profession  en  Canada  est  la  médecine,  car  les  Canadiens  ne 
sont  jamais  malades  avant  l'heure  de  leur  mort.  Leur  pays  est 
l'un  des  plus  salubres  qui  existent.  Le  froid  ne  se  fait  pas  sentir 
autant  en  Canada  qu'en  Angleterre,  et  quand  le  thermomètre 
descend  à  30»  au-dessous  de  zéro,  on  ne  ressent  pas  là  le  froid  dont 
nous  souffrons  ici,  grâce  à  l'humidité  de  notre  atmosphère." 


VL 


Sommaire. — Les  Anciens  Canadiens. — Origine,  mœurs,  'caractère,  franche  allure, 
langage,  caractère  physique,  longévité,  bonnes  manières  des  Canadiens. 

''  Les  premiers  Canadiens,  écrit  M.  Rameau,  semblent  en  quelque 
façon  la  population  d'un  canton  français  transplanté  en  Amérique; 
le  fond  dominant  fut  toujours  une  importation  de  paysans  français, 
paisibles,  laborieux,  régulièrement  organisés  sous  leurs  seigneurs, 

avec  l'aide  et  l'encouragement  du  gouvernement" 

Les  campagnes  canadiennes  ont  toute  la  rusticité  de 

nos  paysanSj-moins  la  brutalité  de  leur  matérialisme.  La  simpli- 
cité des  existences,  la  douce  fraternité'des  familles,  l'heureuse  har- 
monie qui  réunit  toute  la  paroisse  sous  la  direction  paternelle  et 
aimée  de  son  curé,  y  rappellent  quelquefois  ces  rêves  de  l'âge  d'or, 
qui  d'ici  ne  nous  semblent  appartenir  qu'auxjjfantaisies  de  l'imagi- 
nation... 

11  y  a'^deux  cents  ans  que  les  Canadiens  passent  pour  le  peuple 
le  plus  gai  ^et  le  plus  affable  de  toute  l'Amérique,  sans  avoir  eu 
besoin  de  faste  ni  d'apprêt  dans  leurs  plaisirs." 

Ecoutons  encore  Charlevoix  :  "  On  ne  voit  point  en  ce  pays  de 
personnes  riches,  et  c'est  bien  dommage,  car  on  y  aime  à  se  faire 
honneur  de  son  bien,  et  personne  presque  ne  s'amuse  à  thésauriser- 
On  fait  bonne  chère,  si  avec  cela  on  peut  avoir  de  quoi  se  bien 
mettre  ;  sinon,  on  se  retranche  sur  la  table,  pour  être  bien  vêtu. 
Aussi  faut-il  avouer  que  les  ajustements  font  bien  à  nos  créoles. 
Tout  est  ici  de  belle  taille,  et  le  plus  beau  sang  du  monde  dans  les- 


288  LA  REVUE  CANADIENNE. 

deux  sexes  ;  l'esprit  enjoué,  les  manières  douces  et  polies  sontcona- 
muns  à  tous  ;  et  la  rusticité,  soit  dans  le  lajigage,  soit  dans  les 
façons,  n'est  pas  môme  connue  dans  les  campagnes  les  plus  écar- 
tées. Les  Canadiens,  c'est-à-dire  les  créoles  du  Canada,  respirent 
en  naissant  un  air  de  liberté  qui  les  rend  fort  agréables  dans  If^ 
commerce  de  la  vie,  et  nulle  part  ailleurs  on  ne  parle  plus  pure 
ment  notre  langue.    On  ne  remarque  même  ici  aucun  accent." 

A  peu  près  vers  le  même  temps,  Le  Beau  écrivait  :  ''  Les  habi- 
tants du  Canada  sont  bons,  affables  et  laborieux,  et  il  n'y  a  presque 
jamais  ni  querelles  ni  disputes  parmi  eux.  Comme  le  climat  du 
pays  est  froid,  il  parviennent  à  une  belle  vieillesse.  J'y  ai  vu 
quantité  de  bons  vieillards,  forts,  droits  et  point  caducs.  Ils  ont 
une  façon  d'agir  si  douce,  si  civile  et  si  engageante,  surtout  envers 
les  étrangers  Français  qui  viennent  de  l'Europe,  que  ce  n'est 
qu'avec  regret  qu'ils  peuvent  quitter  leur  conversation." 

''  Dans  les  villages  que  l'on  rencontre  sur  le  Saint-Laurent,  entre 
Québec  et  Montréal,  écrit  à  son  tour  M.  Pavie,  les  mœurs  des 
anciens  habitants  se  sont  conservées  dans  leur  pureté.  Les  Anglais 
et  les  Américains,  en  un  mot,  tous  les  gens  qui  ne  connaissent  ni 
la  France,  ni  les  manières  si  prévenantes  de  ses  habitants,  sont 
frappés  de  l'accueil  ouvert  et  vraiment  cordial  que  l'étranger  reçoit 
dans  les  moindres  hôtels " 

M.  Maurice  Sand  ne  nous  traite  pas  moins  bien,  sans  s'écarter  un 
instant  de  la  vérité  :  "  Les  premiers  colons  canadiens  furent  des 
paysans,  de  petits^gentilshommes  et  des^  soldats  ;  rien  du  ramassis 
de  bandits  et  de  banqueroutiers  qui,  dans  le  principe,  s'était  rué  sur 
les  Elats-Unis  de  l'est.  Aussi  sent-on  chez  les  Canadiens  un  parfumv 
d'honnêteté  native  et  une  grande  douceur  de  mœurs.  Ils  sont 
hospitaliers,  aiment  la  bonne  chère,  la^^danse  et  les  femmes,  qui 
sont  généralement  bien  faites  et  de  belle  carnation.  Ils  rient  et 
plaisantent  parfois  avec  beaucoup  de  finesse.  Leurs  manières  ont 
une  aménité  remarquable,  et^  tu  ne  saurais  croire  comme  j'ai  été 
naïvement  touché  d'entendre  le  maire  de  Montréal,  qui  l'autre  jour 
conduisait  le  prince  dans^  sa  voiture,  dire  à  son  cocher  :  '^  Fais 
attention,  mon  fils.  Pas  d'imprudence,  mon  ami."  Ces  façons 
paternelles,  peu  rares  dans  notre  vie  de  campagne,  frappaient  ici 
mon  oreille  comme  un  chant^de  la  patrie  lointaine,  au  sortir  de 
cette  démocratie  des  Etats-Unis  où  personne,  il  est  vrai,  n'obéit  ni 
ne  commande,  mais  où  jamais  un  mot  ni  même^  un  regard  de 
sympathie  n'est  échangé  ent.re]|remployeur  et  l'employé." 

Après  avoir  parlé  des  origines  sihonorables][du  peuple  canadien, 
M.  Ampère  dit  :  [''L'habitant  est  en  général  religieux,  probe,  et  ses 
manières  n'ont  rien  de  vulgaire  et  de  grossier.    Il  ne  parle  point 


LE  CANADA  EN  EUROPE.  289 

le  patois  que  l'on  parle  aujourd'hui  dans  les  villages  de  Normandie. 
Sous  son  habit  de  bure  grise  ^,  il  y  a  une  sorte  de  noblesse  rus 

'  Bure  grise,  c'est-à-dire  Véloffe  du  pays  que  nos  habitants  fabriquent  eux- 
mêmes  et  qui  est  supérieure  par  la  durée  et  l'utilité  à  tous  les  produits  des 
Jabriques  européennes.  Elle  n'a,  du  reste,  rien  de  l'apparence  misérable  des 
étofïes  dont  se  couvrent  les  paysans  et  les  ouvriers  d'Eurone.  Il  est  regrettable 
que  depuis  quelques  années  un  luxe  mal  entendu  et  souvent  ridicule,  ait  répandu 
dans  nos  campagnes  les  tissus  à  bon  marché  q\ie  le  progrès  en  ce  siècle  démo- 
cratique confectionne  pour  affubler  le  peuple  d'un  faux  air  de  rentier  ruiné...  et 
enrichir  les  propriétaires  de  machines. 

tique.    Quelquefois,  il  est  noble  de  nom  et  de  race  et  descend  de 
quelque  cadet  de  Normandie." 

Le  beau  titre  de  "  peuple  gentilhomme  "  qui  nous  a  été  donné 
par  M.  Andrew  Stuart  et  que  les  compatriotes  de  cet"  homme 
distingué  ont  maintenu,  à  notre  honneur,  vient  plutôt  des  manières, 
du  langage  et  de  l'éducation  sociale  des  Canadiens-français  que  de 
l'origine  noble  de  quelques  familles  de  colons.  11  suffit  de  lire 
Garneau  ou  Ferland  pour  se  convaincre  qu'avec  des  éléments 
choisis,  comme  le  furent  nos  pères,  le  peuple  qui  est  sorti  d'eux  n'a 
pu  que  s'attirer  le  respect  et  l'affection  des  étrangers.  D'ailleurs, 
à  travers  les  excentricités  et  les  fausses  notes  qui  pullulent  dans 
leurs  livres,  les  voyageurs  sont  tous  d'accord  sur  ce  point  important- 
Nos  mœurs  les  ont  frappés  agréablement.  M.  Pavie  l'avoue  :  "  Ce 
qui  ne  pourra  jamais  disparaître  du  Canada,  ce  sont  les  mœurs 
douces  et  aimantes  de  ses  anciens  habitants,  le  caractère  insouciant 
et  heureux  des  laboureurs  luttant  contre  les  glaces  et  les  fièvres  (!) 
sur  le  bord  du  Saint-Laurent  ;  c'est  surtout  cette  teinte  française 
-universellement  répandue  dans  les  cabanes  et  les  villages,  cette 
hospitalité  simple  et  amicale  qui  contraste  si  fortement  avec  l'aspect 
dur  et  sévère  des  troupes  anglaises  " 


VII. 


Sommaire — La  décivilisalion. — Ce  que  nous  sommes  devenus. — Débat  sur  Tori- 
gine  des  espèces. — Blanc  et  noir  s'accordant. — Ces  hommes  de  science  ! — 
Formation  des  sous-rac(;s. — Sommes-nous  dégénérés  ? — Les  peuples  de  l'Eu- 
rope et  les  Canadiens-français  comparés. — Notre  portrait. — Voyage  imagi- 
naire en  France. — Nous  aurons  beau  protester  et  prouver  !... 

Abordons  un  autre  genre  d'erreur  qui  s'est  propagée,  et  qui 
n'est  certes  pas  la  plus  flatteuse  de  toutes  les  sornettes  débitées  à 
notre  sujet. 

L'abbé  Brasseur  de  Bourbourg,  raconte  qu'un  Américain  d'un 
rang  élevé,  résumant  devant  lui  une  conversation  qui  avait  roulé 
sur  l'altération  non-seulement  des  traitsphysiques,  mais  encore  du 
25  avril  1873.  19 


290  LA  REVUE  CANADIENNE. 

caractère  qui  distingue  les  Yankees  des  Anglais,  aurait  dit  :  "  Par 
les  traits  et  par  le  caractère,  nous  sommes  devenus  des  Hurons." 

Il  faut  être  de  la  force  de  l'abbé  Brasseur  pour  écrire  que  les 
Américains  ont  emprunté  ou  les  traits  ou  le  caractère  des  Hurons, 
ou  de  n'importe  quelle  tribu  sauvage  de  ce  continent.  L'abbé 
Brasseur  est  ce  même  annaliste  pnénoménal*  qui  s'est  mêlé 
d'écrire  une  histoire  du  Canada.  Il  faut  voir  les  notes  dont  M. 
Ferland  l'a  flagellé  !  Ça  n'empêche  pas  que  des  hommes  conscien- 
cieux et  très-bien  posés  dans  le  monde  scientifique  de  France  le 
citent  comme  une  autorité  en  matières  américaines.  Il  est  fort 
du  goût  de  M.  Pavie,  qui  lui  aussi,  dit-il,  a  visité  le  Canada  et  donne 
dans  les  idées  de  l'école  à  laquelle  semble  appartenir  l'abbé  :  '*  Un 
long  séjour  en  Amérique  a  fait  perdre  au  créole  canadien  les 
vives  cWleurs  de  sa  carnation.  Son  teint  a  pris  une  nuance  d'un 
gris  foncé  ;  ses  cheveux  noirs  tombent  à  plat  sur  ses  tempes  comme 
ceux  de  l'Indien.  Nous  ne  reconnaissons  plus  en  lui  le  type  euro- 
péen, encore  moins  la  race  gauloise." 

Ce  texte  de  M.  Pavie  a  été  repris  par  M.  de  Quatrefage,  un  très- 
honnête  homme  qui  ne  nous  veut  pas  de  mal,  mais  qui  a  le  tort 
de  colporter  comme  cela  dans  les  réunions  de  l'Institut  les  opinions 
d'un  faiseur  de  descriptions  fantaisistes. 

A  l'heure  qu'il  est,  nous  servons  de  sujet  aux  études  de  deux 
écoles  adverses  :  les  monogénisles  et  les  polygénistes. — ni  plus  ni 
moins.  Voyons  cela  * 

Les  monogénisles  ou  partisans  de  l'unité  de  l'espèce  humaine. 

Les  polygénistes  ou  partisans  de  la  pluralité  d'origines  des  races 
humaines. 

Ces  derniers  ont  été  forcés  de  reconnaître  qu'en  certains  pays, 
les  races  transplantées  ont  subi  des  modifications  :  les  Yankees  com- 
parés aux  Anglais — les  Canadiens-français  comparés  aux  Français. 

Les  monogénistes  donnent  dans  l't^xcès  lorsqu'ils  citent  les  Cana- 
diens comme  des  exemples  de  modifications  remarquables.  Il  y  a 
à  la  vérité  des  changements  fort  sensibles  à  noter  si  l'on  compare 
le  Canadien  avec  le  Français,  mais  ces  messieurs  de  la  science  sont 
trop  bons  de  pousser  si  loin  la  comparaison. 

Knox,  polygéniste  enragé,  s'empare  à  son  tour  de  ce  que  lui  fait 
voir  à  cet  égard  l'école  rivale  et,  après  avoir  posé  en  principe  que 
chaque  race  d'hommes  est  un  produit  local,  il  soutient  qu'elle  ne 
peut  vivre  en  dehors  de  la  terre  et  du  climat  qui  l'ont  vue  naître. 
Il  en  conclut  que  les  Canadiens  ont  subi  des  modifications. 

— Oui,  lui  répondent  ses  adversaires,  mais  c'est  un  signe  de  la 
création  ou  de  la  formation  d'une  nouvelle  race  d'hommes,  ce  qui 
prouve  une  fois  de  plus  que  nous  avons  raison  et  qu'il  n'y  a  eu 


LE  CANADA  EN  EUROPE.  291 

qu'un  type  original,  lequel  s'est  modifié  d'âge  en  âge,  ici  et  là,  de 
manière  à  nous  présenter  les  différences  parfois  surprenantes  qui 
existent  entre  les  races  dont  le  globe  est  peuplé  aujourd'hui. 

— Ta,  ta,  ta,  répondent  les  j^olygénistes,  ce  qui  s'observe  chez  les 
Canadiens  ne  peut  être  qu'un  signe  de  dégénérescence  et  de  mort. 
Cette  race,  transportée  hors  de  chez  elle,  s'éteint,  et  la  preuve  en 
est  dans  certains  changements  que  du  reste  vous  reconnaissez  tout 
comme  nous." 

Voilà  bien  des  preuves  contraires  !  Le  plus  risible,  c'est  que 
ces  gens-là  parlent  et  écrivent, — au  nom  de  la  Science  s'il  vous 
plaît— comme  s'ils  savaient  de  quoi  ils  parlent.  Je  parierais  gros 
qu'ils  n'ont  pas  même  rencontré  une  fois  dans  leur  vie  un  homme 
ou  une  femme  dont  le  cousin  le  plus  éloigné  a  pu  avoir  des  rapports 
accidentels  avec  quelqu'un  qui  aurait  entendu  parler  du  Canada. 
Ces  savants  sont  bien  vus  dans  leurs  pays  ;  on  leur  donne  des  pro- 
fessorats, des  pensions  ;  ils  sonidécorés  ;  on  les  respecte  à  peu  près 
autant  que  les  diplomates  et  beaucoup  plus  que  les  prêtres.  Le  fin 
mot  de  la  chose  je  le  dirai  sans  gêne  :  ce  sont  des  blagueurs,  et  les 
imbéciles  qui  les  sustentent  méritent  la  pâture  intellectuelle  qu'ils 
leur  servent.  S'il  y  a  en  France,  en  Angleterre,  en  Allemagne  ou 
en  Italie  des  hommes  bètes  à  manger  du  foin,  je  les  trouve  bien  à 
leur  place  devant  la  chaire  de  ces  savants  à  trompettes  ; — quant 
aux  gens  de  bons  sens,  ces  platitudes  qu'ils  endurent  sans  les  réfuter, 
ne  leur  font  pas  honneur. 

Knox  affirme,  que  les  sous-races,  c'est-à-dire  les  descendants  de 
race  saxonne  et  de  race  gauloise,  qui  ont  peuplé  les  Etats-Unis  et 
le  Canada  (les  Yankees  et  les  Canadiens-français)  portent  des 
marques  de  modifications  du  type  primitif  qui  attestent  que  ces 
races  ne  peuvent  se  propager  et  subsister  sur  le  nouveau  continent. 

Jusqu'ici  les  faits  ne  lui  donnent  guère  raison  pour  ce  qui 
regarde  les  canadiens  ! 

Je  ne  m'imposerai  point  la  tâche  oiseuse  de  prouver  que  les 
Canadiens-français  sont  beaucoup  plus  robustes,  tout  aussi  agiles, 
et  doués  d'une  intelligence  qui  n'en  cède  aucunement  à  leurs  frères 
de  France,  -  cela  est  superflu. 

Loin  d'avoir  dégénéré,  le  Canadien  s'est  refait  une  santé,  une 
vigueur  corporelle  dont  le  Français  n'oflVe  que  de  rares  exemples, 
qui  font  exception  chez  lui,  tandis  qu'ici  c'e?t  la  règle  gtnera.e. 
Loin  d'avoir  laissé  décroître  son  intelligence,  le  créole  Ga indien, 
abandonné  il  y  a  un  siècle,  dans  une  pénurie  complète  d'instiu^tion, 
s'est  mi3  à  l'œuvre  et  il  a  atteint  le  niveau  où  se  maintien. leiit  les 
peuples  les  plus  intelligents  du  globe.  Notre  histoire  abonde  en 
preuve  de  cette  nature.    N'avons  nous  pas  eie  les  pionniers  des 


292  .LA  REVUE  CANADIENNE. 

idées  politiques,  non-seulement  en  Ganadr,  mais  dans  toutes  les 
colonies  anglaises  ?  N'est-ce  pas  nous  qui  avons  donné  le  branle 
dans  les  colonies  à  ce  mouvement  de  Fadministration  des  affaires 
publiques  basée  sur  la  responsabilité  entière  des  représentants  du 
peuple  et  des  ministres  ?  Bien  des  pays  d'Europe  n'en  sont  pas 
encore  là,  quoiqu'ils  fassent  pour  y  parvenir.  Ne  sommes-nous  pas 
encore  aujourd'hui  comme  la  clef  de  voûte  des  combinaisons  poli- 
tiques dont  l'Angleterre  s'occupe  pour  ses  vastes  colonies  ? 

Qu'on  nous  cite  une  population  de  soixante-cinq  mille  âmes  qui 
ait  réussi  à  briser  les  chaînes  dont  l'avait  chargé  son  vainqueur  et 
qui,  traversant  une  lutte  politique  de  trois  quarts  de  siècle  de  durée, 
ait  pu  consolider  son  autonomie  et  prendre  place  à  côté  de  races 
plus  riches,  plus  nombreuses  et  mieux  protégées  qu'elle.  Mettez 
soixante-cinq  mille  Communeux  dans  la  position  critique  où  nous 
nous  sommes  trouvés  après  le  traité  de  1763,  et  vous  verrez  ce 
qu'ils  feront  !  Dieu  merci,  nous  étions  faits,  et  nous  sommes  encore 
d'une  autre  étoffe, — cela  explique  nos  succès  durables 

Il  y  aurait  bien  des  couimentaires  à  écrire  sur  cet  étrange  accu- 
sation de  dégénérescence.  Prenons  le  paysan  d'Europe,  l'ancêtre 
de  la  famille  canadienne.  Eh  bien  !  il  est  resté  ce  qu'il  était  il  y 
a  deux  siècles, — ignorant,  pauvre,  jouissant  de  droits  politiques 
très-restreints, — en  un  mot,  il  n'est  rien  et  il  n'a  jamais  été  quelque 
chose  dans  son  propre  pays.  Est-ce  là  une  description  qui  nous 
convient  ?  Evidemment  non.  La  décadence  n'est  certes  pas  de 
notre  côté,  car  tandis  que  le  niveau  s'élevait  autour  de  lui  dans 
l'ordre  du  bien-être  matériel,  le  paysan  d'Europe  restait  station- 
naire, — et  le  reste  de  la  population  qui  compose  avec  lui  ce  que 
l'on  appelle  ordinairement  ''  le  peuple"  loin  de  progresser,  s'est  au 
contraire  imbu  de  passions  mauvaises  et  de  tendances  qui  font 
présager  la  déchéance  de  la  famille  européenne.  A  coup  sûr,  on 
peut  affirmer  que  nous  ne  sommes  pas  aussi  avancés  que  cela. 

Mais  comme  notre  manière  de  voir  et  de  conduire  la  chose 
publique  ne  convient  pas  à  la  plupart  de  ceux  qui  nous  visitent, 
ces  messieurs  font  des  gorges-chaudes  sur  notre  compte  et  disent 
bien  haut  que  nous  sommes  arriérés.  Nous  acceptons  volontiers  le 
mot — seulement,  il  s'agirait-de  savoir  quel  sens  on  lui  donne  là- 
bas  et  ici...  toujours  sans  tomber  dans  le  patois. 

Nous  avons  vu  dans  le  fin  fond  de  leur  cabinet  d'étude,  une 
demie  douzaine  de  savants  de  grande  réputation,  des  savants  qui 
sont  décorés,  payés,  honorés,  révérés  et  qui,  en  somme,  sont  aussi 
peu  clairvoyants  que  les  petits  crevés  de  tout  à  l'heure. 

Nous  savons  comment  ils  raisonnent  sous  le  linon  vert  de  leur 
abat-jour,  pour  parvenir  à  prouver  que  nous  sommes  des  Sauvages. 


LE  CANADA  EN  EUROPE.  293 

Les  uns  disent  blanc,  les  autres  disent  noir,  au  commencement, — 
ce  qui  ne  les  empêche  pas  de  ^'accorder  en  fin  de  compte.  Ils  s'ac- 
cordent si  bien  que,  après  avoir  lu  leurs  livres,  on  se  dit  avec  un 
certain  embarras  dans  l'esprit  :  "  Serait-il  possible  que  nous  fus- 
sions dégénérés  sans  nous  en  apercevoir!  Voilà  des  arguments 
irrésistibles — c'est  un  enchaînement  de  raisons  qui  ne  supportent 
pas  l'ombre  d'u  doute.  C'est  serré,  profond,  pensé,  médité,  travaillé, 

savant,  pour  tout  dire, — cela  doit  porter  la  conviction  partout 

il  est  bien  malheureux  que  ce  soit  si  bete  et  si  fou  !  " 

Nous  avons  vu  des  voyageurs,  passant  à  travers  le  Canada,  par 
occasion,  écrire  à  leurs  amis  d'Europe  des  ineffabilités,  comme  de 
prendre  une  piste  de  raquettes  pour  celle  d'un  animal  aux  propor- 
tions gigantesques,  ou  de  parler  des  orignaux  que  l'on  tue  en  abon- 
dance sur  le  Saint-Laurent  entre  Québec  et  Montréal. 

Ce  que  nous  avons  de  mieux  à  faire  est  de  nous  moquer  des 
penseurs  de  l'Europe,  qui  ergottent  sur  notre  transformation  et  su)- 
la  perte  de  notre  rang  de  peuple  civilisé^  et  qui  vont  jusqu'à  nous 
décrire  de  cette  manière  : 

''Le  Canadien-français  a  pris  au  contact  des  races  sauvages  et 
par  suite  de  sa  longue  séparation  de  l'Europe,  les  moeurs  et  les 
habitudes  d'un  peuple  en  décadence.  Insouciant,  voyageur,  et 
satisfait  de  son  état  actuel,  il  vit  dans  ses  déserts  de  glace  et  par- 
tage son  bonheur  avec  le  trappeur  indien,  dont  il  a  du  reste  une 
part  de  sang  dans  les  veines.  Sa  démarche  pesante,  son  teint 
basané,  ses  cheveux  noirs  tombant  à  plat  sur  les  tempes,  tout  nous 
indique  le  caractère  de  cette  sous-race,  dans  laquelle  on  ne  recon- 
naîtrait point  le  type  Européen,  encore  moins  la  race  Gauloise 
dont  elle  est  descendue  !" 

Je  me  figure  un  Canadien  de  retour  de  France  qui  nous  ferait 
part  de  ses  impressions  de  voyage  :  "  Quel  peuple  stoïque  et  in- 
différent que  ces  Français,  dirait-il.  Ils  coulent  des  jours  de  repos, 
une  existence  tissée  d'or  et  de  soie.  Jamais  la  moindre  révolution 
ne  vient  multiplier  les  ruines,  et  dresser  des  échafauds.  Tous  ses 
hommes  d'état  sont  doués  d'un  sens  pratique  hors  ligne,  ce  qui 
fait  que  la  France  est  le  peuple  le  mieux  gouverné  du  monde,  et 
de  plus,  à  l'abri  des  changements  de  régime  gouvernemental  qui 
viennent  si  souvent  et  comme  à  périodes  fixes,  désoler  les  Etats 
voisins.  Les  Français  sont  un  peuple  grave,  raffolant  de  bière  et 
de  chou-croute,  et  n'entendant  |rien  en  littérature,  enfin  c'est  le 
coin  du  monde  où  l'on  se  connaît  le  moins  en  beaux-arts." 

Ou  bien,  si  vous  aimez  mieux  les  observations  d'un  autre  cana- 
dien sur  le  même  pays,  lisez  :  "  Deux  causes  de  décadence  prou- 
vent que  le  peuple  français  est  destiné   à  périr  bientôt:    1o.  Les 


294  LA  REVUE  CANADIENNE. 

nombreux  vignobles  dont  ce  pays  est  couvert,  qui  attirent  néces- 
sairement chaque  homme  vers  l'-intempérance  ;  2o.  Le  climat, 
presque  constamment  égal  et  doux,  prive  cette  nation  des  éléments 
de  vigueur  et  de  santé  que  nous  fournit  la  température  des  hivers 
canadiens. 

"  On  ne  sera  pas  étonné  si  je  dis  que  tous  les  Français  sont 
chauves  et  que  tous  ont  perdu  un  œil.  J'ai  remarqué  que  plu- 
sieurs d'entre  eux  couvrent  le  seul  œil  qui  leur  reste,  d'un  petit 
morceau  de  verre  taillé  en  rond,  sans  doute  pour  le  préserver  des 
accidents  qui  aboutiraient  à  les  rendre  complètement  aveugles. 
Sur  le  chapitre  de  la  calvitie,  je  suis  encore  mieux  renseigné,  car 
j'ai  eu  pour  voisin  de  chambre,  un  Français  dépourvu  de  tous  ses 
cheveux.  Voilà  où  en  est  rendue  cette  race,  autrefois  si  belle. 

"  Je  ferai,  néanmoins,  une  distinction  en  faveur  des  paysans  et 
des  ouvriers. 

''  Les  paysans  naissent,  vivent  et  meurent  sans  apprendre  à  lire, 
sans  s'inquiéter  de  ce  qui  se  passe  au-delà  de  la  porte  de  leurs 
maisons.  Aussi  sont-ils  persuadés  que  rien  au  monde  n'approche 
en  valeur  et  en  mérite  du  peuple  français  :  c'est  la  sauvegarde  de 
leur  nationalité.  En  Canada,  nous  nous  sommes  habitués,  au  con- 
traire, à  instruire  les  gens  de  la  campagne  et  à  leur  conférer  le 
privilège  de  savoir,  lorsqu'ils  le  désirent,  ce  qui  se  passe  dans  le 
monde  ;  vous  voyez  chez  nous  cette  classe  de  la  société  vivre  dans 
des  demeures  spacieuses,  commodes,  bien*meublés,  tandis  que  le 
paysan  français  se  contente  du  modeste  réduit  et  de  l'existence 
passive  que  lui  font  ses  compatriotes. 

"  L'ouvrier  français  est  le  plus  avantageusement  pourvu  sous  le 
'"louble  rapport  de  l'intelligence  et  de  l'éducation.  Il  ht  le  Siècle. 
Résultat  clair  et  net  :  il  est  plus  instruit  que  les  classes  gouver- 
nantes, aussi  réclame-t-il  sans  cesse  sa  place  à  la  tête  des  affaires. 
On  sera  peiné  d'apprendre  que  les  moyens  les  plus  violents  ont  été 
employés  jusqu'ici  pour  le  repousser  de  ce  terrain  où  l'appellent 
ses  facultés  extraordinaires.  Il  n'est  pas  jusqu'à  la  blouse,  taillée 
d'une  certaine  façon,  qui  ne  soit  restée  le  costume  de  ces  deshé- 
rités du  sort  :  je'n'ai  pas  pu  m'en  assurer,  mais  je  crois  qu'il  existe 
une  loi  qui  défend  à  l'ouvrier  d'endosser  aucune  autre  espèce 
d'habit, — sans  cela,  il  est  raisonnable  de  conclure  qu'il  ne  tarderait 
pas  à  se  vêtir  comme  le  sont  nos  artisans  du  Canada. 

"  Les  Français  ont  conservé  l'habitude  de  raser  leur  barbe,  à 
l'exception  de  la  moustache,  qu'ils  portent  ainsi  que  faisaient  les 
Gaulois.  Cette  mode  des  temps  où  la  barbarie  régnait  en  Europe, 
fait  assez  voir  que  les  descendants  des  Francs  et  des  Gaulois  n'ont 
pas  encore  dépouillé  tout-à-fait  le  vieil  homme  et  qu'au  milieu  de 


LE  CANADA  EN  EUROPE.  295 

ia  civilisation  dont  ils  se  vantent  d'être  les  guides  éclairés,  l'obser- 
vateur peut  indiquer  des  restes  de  l'état  primitif  dans  lequel  vivaient 
ces  peuples. 

''  J'ai  parlé  de  .dégénérescence.  Il  est  certain  que  nous  ne 
pourrions  comparer  un  Français  qui  pèse  cent-trente  livres,  qui  ne 
mesure  en  hauteur  que  cinq  pieds  six  pouces,  et  dont  l'estomac 
s'accommode  d'un  seul  repas  solide  par  jour,  avec  les  Canadiens- 
français,  musculeux  et  robustes,  hauts  de  stature,  et  capables  d'ab- 
sorber quotidiennement  leurs  trois  repas  de  viande." 

Tout  le  monde, — même  en  Canada, — voit  qu'il  y  a  dans  ce  qui 
précède  autant  de  choses  inexactes  que  de  mots.  Pourtant,  c'est 
là  la  manière  dont  nous  sommes  traités  par  presque  tous  les 
voyageurs  européens  qui  daignent  s'occuper  du  Canada.  Le  parti 
pris  de  ne  voir  en  nous  que  des  hommes  blancs  redevenus  à  moitié 
sauvages,  milite  victorieusement  contre  les  faits  les  plus  avérés, 
contre  l'évidence  la  plus  palpable,  et  contre  le  ôens-commun.  On 
va  jusqu'à  nier  la  clarté  du  soleil  en  notre  pays, — tandis  qu'il  est 
peu  de  contrées  où  il  brille  plus  constamment  et  d'un  plus  vif  éclat. 
La  bêtise  humaine  est  grande  ! 

Benjamin  Sulte. 
{A  continuer.) 


LA  RACE  FRANÇAISE  AU  CANADA. 


DISCOURS   PRONONCÉ     PAR    M.     E.    RAMEAU,     DEVANT    LA     SOCIÉTÉ      d'ÉCO- 
NOMIE    SOCIALE,   PARIS,    DANS    LA   SÉANCE   DU    26   JANVIER     1873. 


Messieurs,  au  nord  des  Etats-Unis,  dans  l'Amérique  septentrio- 
nale, s'étendait,  au  XVIIe  siècle,  sur  les  deux  rives  du  Saint-Lau- 
rent et  de  la  baie  de  Fundy,  un  vaste  territoire  :  le  Canada  et  l'A- 
cadie,  comprenant  aujourd'hui  :  la  Nouvelle-Ecosse,  le  Nouveau- 
Brunsw^ick,  le  Bas-Canada,  le  Haut-Canada,  le  Manitoba. 

Ces  pays,  administrés  aujourd'hui  comme  pays  séparés,  forment 
la  confédération  Canadienne. 

C'est  une  confédération  à  la  tête  de  laquelle  est  un  gouverneur 
soutenu  de  deux  parlements,  sous  la  direction  de  l'Angleterre. 
Nous  étudierons  aujourd'hui  les  populations  du  Bas-Canada.  Elles 
ont  pour  nous  ce  grand  intérêt  qu'elles  descendent  de  nos  anciennes 
colonies  et  sont  presque  entièrement  Françaises. 

Elles  ont  retenu  notre  langue,  notre  rehgion,  nos  lois  ;  elles  nous 
demeurent  attachées  par  leur  esprit  et  leur  cœur. 

La  France  avait  autrefois  dans  l'Amérique  septentrionale  quatre 
centres  coloniaux  :  l'Acadie,  le  Canada,  l'Illinois,  la  Louisiane, 
immense  arc  de  cercle  occupant  à  ses  extrémités  les  bassins  du 
Mississipi  et  du  Saint- Laurent.  C'était  une  conception  de  Vauban, 
qui  à  200  ans  de  distance,  prévoyant  ce  que  les  Etats-Unis  avec 
leurs  richesses  et  leur  puissance  ont  depuis  réalisé,  disait  dans  un 
rapport  :.  Le  cours  du  Saint-Laurent  et  celui  du  Mississipi  se  rap- 
prochent extrêmement  dans  la  région  des* grands  lacs,  et  comme  il 
paraît  certain  que  les  terrains  s'abaissent  fort  entre  le  lac  Michi- 
gan  et  les  affluents  du  Mississipi,  on  peut  prévoir  le  temps  où  ils 


LA  RACE  FRANÇAISE  AU  CANADA.  297 

seront  aisément  unis  par  un  canal,  et  il  s'établirait  alors  une  cir- 
culation commerciale  immense  entre  le  golfe  du  Mexique  et  le 
golfe  Saint-Laurent.  Vauban  n'avait  jamais  été  en  Amérique,  et 
ces  pays  étaient  alors  à  peine  explorés.  Mais  telle  est  la  puissance 
du  génie  dans  ses  conceptions  et  ses  prévisions  ! 

Les  Canadiens  ont  formé  seuls  un  ensemble  persistant  et  com- 
pacte. 

Comment  cette  population  s'est  établie  dans  le  pays  ; — comment 
elle  a  persisté  sous  les  Anglais,  malgré  les  difficultés  morales  et 
matérielles  de  la  conquête  ;  —  comment  après  s'être  merveilleuse- 
ment conservée,  elle  s'est  plus  merveilleusement  encore  développée 
malgré  l'étreinte  redoutable  des  conquérants;  —  enfin  l'étude 
appliquée  de  la  raison  d'être  de  ces  faits,  dans  les  pratiques  de  la 
vie  collective  et  de  la  vie  privée  :  tel  sera  l'objet  de  ce  rapport. 

Le  premier  fort  français  établi  à  Québec,  capitale  du  pays,  fut 
fondé  en  1620,  par  Champlain  ;  mais  ce  ne  fut  qu'en  1630  qu'on 
vit  s'y  établir  non  pas  les  preniiers  colons,  mais  les  premières 
familles  européennes.  Elles  venaient  principalement  de  la  Sain- 
tonge,  du  Perche,  du  Poitou,  de  l'Anjou,  de  la  Normandie,  de 
Paris. 

Avant  de  rappeler  comment  elles  s'établirent,  j'expose  en  deux 
mots  quel  fut  au  Canada  le  mode  de  colonisation. 

Le  pays  était  divisé  suivant  la  configuration  du  sol,  et  découpé 
en  circonscriptions. 

Ces  parties  de  territoire  étaient  attribuées  à  titre    seigneurial, 
charge  pour  le  seigneur  de  peupler  son  domaine.    Le  seigneur 
s'installait  dans  sa  terre,  et  faisait  des  concessions  moyennant  une 
rente  perpétuelle  de  1  sou  et  2  sous  par  arpent  superficiel. 

Le  profit  était  mince,  mais  il  venait  s'y  joindre  une  part  sur  les 
lods  et  ventes,  ainsi  que  les  droits  de  mouture,  c'est  à-dire  sur  qui- 
conque avait  un  moulin  et  du  blé  moulu. 

Telle  était  l'institution  seigneuriale  ;  elle  offrait  plus  d'avantages 
que  les  nouveaux  systèmes.  Le  concessionnaire  n'avait  pas  à  faire 
de  déboursés.  Le  seigneur  ne  pouvait  se  faire  spéculateur  de  ter- 
rains; la  coutume  de  rentes  fixes  le  forçait  à  concéder  toutes  les 
terres  au  même  prix.  Ces  conditions  aidaient  les  familles  établies 
à  placer  leurs  enfants  sur  les  terres  subséquentes.  Le  seigneur  lui- 
même  se  trouvait  poussé,  par  son  propre  intérêt,  à  favoriser  leur 
extension  ;  en^ffet,  le  droit  prélevé  sur  les  lods  et  les  ventes  était 
d'un  bon  rapport.  Or,  plus  sa  seigneurie  était  peuplée,  plus  étaient 
nombreuses  les  mutations,  et  plus  ses  revenus  grossissaient. 

Parmi  Jes  émigrants  qui  vinrent  au  Canada,  distinguons  plu- 
sieurs classes  :  ceux  qu'emmenaient  les  seigneurs,  puis  lesengagés. 


298  REVUE  CANADIENNE. 

les  soldats  licenciés,  les  orphelines  et  ceux  qui,  d'eux-mêmes  ou 
par  aventure,  s'établissaient  dans  la  colonie. 

Les  seigneurs  concessionnaires  amenaient  donc  des  familles 
entières  de  laboureurs  et  de  cultivateurs  recrutées  dans  leurs  sei- 
gneuries de  France,  et  passaient  avec  elles  des  contrats  d'engagé 
ment.  Ce  fut  la  première  et  meilleure  origine  de  la  population 
française  au  Canada.  Ces  familles  se  transportèrent  en  Amérique 
avec  leurs  enfants  et  leurs  femmes,  avec  leurs  mœurs  et  leurs 
anciens  usages,  et  comme  un  arbre  qu'on  transplante  avec  la  terre 
qui  enveloppe  ses  racines,  elles  se  trouvaient  dans  les  meilleures 
conditions  pour  fleurir  sur  un  nouveau  sol.  Les  deux  groupes  les 
plus  remarquables,  sous  ce  rapport,  furent  les  Percherons  de  Beau- 
port  et  les  Sulpiciens  de  Montréal.  Ces  émigrants  venaient  de 
France  aux  frais  du  Seigneur.  Il  leur  faisait  des  concessions  de 
terrain  moyennant  un  certain  nombre  de  journées  de  travail  qu'il 
appliquait  à  la  construction  de  son  manoir,  c'est-à-dire  quelque 
chose  comme  un  grand  corps  de  ferme.  Nous  avons  encore  de  ces 
contrats  d'engagement. 

D'autres  émigrants,  les  engagés,  venaient,  moyennant  une  prime, 
travailler  cinq  ans  dans  la  colonie.  Ils  avaient  droit  à  un  salaire, 
à  la  nourriture,  au  logement.  Ces  engagements  se  faisaient  surtout 
dans  les  ports  par  l'intermédiaire  des  capitaines,  qui,  à  son  de 
trompe,  publiaient  le  prochain  départ  pour  le  Canada. 

Ce  système  n'a  pas  produit  de  résultats  fâcheux  au  Canada  ;  mais 
en  Angleterre,  il  a  eu  des  suites  déplorables.  Il  a  été  le  prélude 
de  la  traite  des  noirs.  Les  contrats  d'engagement  se  vendaient 
aux  enchères  :  c'était  la  traite  des  blancs. 

Ces  hommes,  en  général,  s'accommodaient  à  leur  nouveau  genre 
de  vie  et  prenaient  le  parti  de  rester  dans  la  colonie.  Ceux  qui 
avaient  une  bonne  conduite  se  mariaient  et  fondaient  un  établisse- 
ment. Quant  aux  mauvais  sujets,  il  se  mettaient  à  la  solde  de  la 
compagnie  de  l'Ouest  et  allaient  dans  l'intérieur  chasser  la  four- 
rure. C'est  l'origine  de  ces  fameux  héros  qui  depuis  Cooper  ont 
tant  exercé  l'imagination  des  romanciers.  Les  coureurs  de  bois, 
les  premiers,  furent  des  Canadiens  et  non  des  Américains,  comme 
les  romans  l'ont  dit.  Les  Américains  n'apparaissent  dans  ce  rôle 
qu'après  1760. 

La  France  avait  des  troupes  au  Canada,  peu  nombreuses  mal- 
heureusement. On  accordait  leur  libération  à  tous  res  soldats  qui 
voulaient  s'établir  dans  la  colonie.  La  garnison  se  transformait 
vite  en  habitants.    C'étaient  de  nouveaux  colons. 

Comme  dans  ces  immigrations  successives,  le  nombre  des 
hommes  était  de  beaucoup  supérieur  à  celui  des  femmes;  il  fallut 


LA  RACE  FRANÇAISE  AU  CANADA  299 

pour  favoriser  la  constitution  des  familles  envoyer  des  jeunes  filles 
au  Canada.  Colbert  rendit  une  ordonnance  par  laquelle  des 
sœurs  étaient  chargées 'de  visiter  les  hôpitaux  et  les  maisons  d'or- 
phelines, de  faire  un  choix  parmi  celles  qui  consentiraient  à  passer 
dans  la  colonie,  et  de  les  emmener  avec  elles.  Une  de  ces  sœurs 
s'est  illustrée  dans  cette,  mission,  et  Mlle  Mance,  demoiselle  de 
honne  condition,  y  fit  preuve  d'un  admirable  dévouement.  Elle 
prenait  avec  elle  20  ou  25  de  ces  filles,  les  emmenait  au  Canada  et, 
leur  établissement  fait,  revenait  en  France  pour  recruter  de  nou- 
velles filles  à  la  colonie.  C'étaient  les  orphelines  du  roi.  Elle  repassa 
vingt  fois  l'Océan,  et  mourut  après  avoir  fondé  un  des  plus  beaux 
hôpitaux  de  Montréal. 

Après  les  orphelines  du  roi,  il  importe  de  citer  enfin  les  venues 
accidentelles,  les  marchands,  les  voyageurs,  les  artisans  de  toute 
sorte  que  peu  à  peu  le  courant  des  affaires  attachait  dans  la 
colonie. 

J'ai  parlé  des  Percherons  de  Beauport  et  des  Sulpiciens  de  Mon- 
tréal. Deux  gentilshommes  français  recrutèrent  quatre-vingts 
familles  dans  le  Perche,  les  emmenèrent  d'un  groupe  au  Canada  et 
fondèrent  près  de  Québec  la  colonie  de  Beauport  ;  elle  a  pris  rang 
parmi  les  meilleures.  Ses  membres  se  sont  multipliés  avec  une 
telle  puissance,  qu'aujourd'hui,  deux  cent  cinquante  à  trois  cent 
mille  individus  se  rattachent  à  ces  premières  familles.  Quant 
aux  Sulpiciens,  ceux  qui  les  premiers  s'étaient  établis  au  Ca- 
nada écrivirent  en  Europe  à  leurs  correspondants  ecclésiastiques, 
les  priant  de  s'enquérir  s'il  ne  se  trouverait  pas  des  familles 
chrétiennes  désireuses  de  fonder  dans  la  colonie  un  établissement 
durable,  et  d'une  foi  assez  vive  pour  travailler  à  la  conversion 
des  sauvages,  il  se  fit  à  leur  appel  un  concours  admirable.  Pour 
trouver  des  exemples  d'énergie,  de  foi,  de  pureté  comparables 
à  ceux  qu'apportaient  en  elles  ces  généreuses  familles,  il  faut  se 
reporter  à  ces  familles  puritaines  qui,  fuyant  la  persécution  de  leur 
pays,  vinrent  dans  la  Nouvelle-Angleterre  fonder  les  colonies  de 
New-Plymouth  et  de  Boston.  Semblables  par  les  mœurs,  les  lu- 
mières, l'ardeur  de  conviction,  je  ne  saurais  trouver  d'analogie  plus 
frappante.  La  même  fortune  les  attendait.  Sous  l'impulsion  delà  vie 
rehgieuse,  les  unes  comme  les  autres  ont  répandu  une  semence 
féconde  que  le  temps  a  prodigieusement  développée. 

Je  dirai  un  mot  de  la  législation  et  du  régime  administratif  qui 
gouvernaient  les  mœurs.  La  colonie  était  placée  dans  la  coutume 
de  Paris.  La  famille-Souche,  sans  avoir  une  organisation  aussi  so- 
lide qu'en  certains  pays,  se  maintenait  néanmoins.  Voici  comment. 
Durant  sa  vie,  le  père  pourvoyait  à  l'établissement  de  ses  enfants, 


300  REVUE  CANADIENNE. 

les  plaçant  autour  de  lui,  s'il  pouvait.  Quant  à  la  concession  où  il 
avait  établi  sa  ferme,  il  la  cédait,  moyennant  redevance,  à  l'un  de 
ses  enfants. — Quelquefois  le  développement  de  la  colonie  aidait  de 
lui-même  à  cet  arrangement;  c'est  ainsi  que  quand  le  séminaire 
de  Québec  voulut  peupler  l'île  de  Jésus,  on  alla  particulièrement 
dans  sa  seigneurie  de  la  côte  de  Beaupré,  recruter  des  hommes. 
On  entrait  chez  le  père  de  famille/et  Ton  disait  :  "  Eh  bien  !  père, 
vous  allez  donc  nous  donner  votre  enfant  ?  N'ayez  crainte,  on  aura 
soin  de  lui  ;  on  lui  donnera  des  terres,  il  se  mariera  et  vos  relations 
n'en  seront  pas  rompues." 

Et  c'est  ainsi  que  les  maisons  s'essaimaient,  sans  que  la  famiUc- 
souche  fût  atteinte. 

Les  terres  concédées  étaient  prises  en  général  le  long  des  rivières 
et  des  chemins.  Elles  étaient  découpées  en  parallélogrammes  qui 
allaient  s'enfonçant  dans  la  profondeur  des  terres. 

C'est  le  lieu  d'une  remarque  sur  la  forme  môme  de  ces  parcelles. 
Les  parallélogrammes  que  nous  avons  découpés  sont  beaucoup 
plus  longs  que  larges  ;  les  maisons  s'y  trouvaient  disposées  sur  la 
limite  extrême,  près  de  la  rivière  ou  de  la  route,  et  favorisaient  par 
leur  situation  les  relations  de  voisinage.  Les  parallélogrammes 
Anglais  sont  carrés;  les  maisons  sont  donc  plus  espacées.  Le  seul 
aspect  des  plans  cadastraux  révèle  sous  l'influence  de  quel  peuple 
français  ou  anglais,  la  colonie  s'est  fondée.  A  chercher  quelque 
raison,  celle-ci  se  présente  naturellement:  c'est  que  le  besoin  de 
sociabilité  est  moins  fort,  moins  exigeant  chez  les  Anglais  que 
chez  nous. 

Sur  le  mode  de  défrichement  au  Canada,  sur  l'installation  des 
colons,  j'aurais  à  donner  plus  d'un  détail  utile.  Si  le  temps  ne  me 
pressait,  ce  serait  une  curieuse  étude  que  l'examen  comparatif  de 
la  colonisation  telle  qu'elle  se  fit  au  Canada,  et  telle  que  nous  la 
pratiquons  en  Algérie.  Je  ne  puis  m'arrêter,  mais  je  signale  en  pas- 
sant une  différence  fondamentale  dans  la  richesse  naturelle  des 
deux  pays.  La  terre  américaine  a  un  capital  que  n'a  pas  l'Algérie  : 
c'est  la  forêt.  La  forêt  américaine  porte  avec  elle  une  richesse  d'a- 
bord, c'est  la  valeur  utile  des  troncs  d'arbres  et  celle  des  débris  boisés 
qui  se  transforment  en  potasse  et  fécondent  le  sol  de  leurs  cendre  ; 
elle  porte  en  outre  une  facilité,  celle  du  défrichement,  qui  ne  con- 
siste que  dans  l'abatage  des  arbres,  et  l'incendie  de  tous  les  menus 
bois  ;  on  cultive  ensuite  sans  arracher,  et  les  souches  demi-brûlées 
meurent  peu  à  peu. 

En  Algérie,  il  n'y  a  communément  que  broussailles  et  taillis 
sans  valeur,  et  cependant  il  faut  les  extirper  à  grands  frais,  sans 
quoi  la  persistance  supérieure  de  leur  force  végétative  rendrait 


LA  RACE  FRANÇAISE  AU  CANADA.  301 

toute  culture  impossible.  Mais  la  plupart  de  ceux  qui  ont  comparé 
les  colonies  d'Amérique  et  celle  d'Algérie,  n'ont  fait  preuve  que 
d'une  grande  ignorance  de  leurs  conditions  respectives. 

Partout  où  une  colonie  se  fonde  en  Amérique,  des  réserves  ter- 
ritoriales prélevées  sur  des  parties  de  territoire  vacantes  sont  mé- 
nagées pour  le  service  des  hôpitaux,  pour  celui  des  écoles,  pour 
toutes  les  fins  d'utilité  commune.  C'est  ainsi  quele  clergé  canadien 
a  acquis  des  propriétés  considérables,  et  que  des  écoles  amé- 
ricaines ont  des  revenus  de  500  millions  de  francs.  Le  système  au- 
quel se  rattachent  ces  dispositions,  nous  l'avons  critiqué  et  chassé 
de  France  ;  les  Anglais  l'ont  maintenu.  Et  ici  se  révèle,  dans  leur 
caractère  bien  tranché,  la  politique  des  deux  peuples. 

Toutes  les  fois  que  l'Angleterre  fait  un  pas  dans  la  voie  de  la 
civilisation,  elle  ne  se  retourne  pas  contre  les  institutions  du  passé 
pour  les  détruire,  elle  respecte  ce  qu'elles  avaient  de  bon,  et  sur 
les  progrès  acquis  ente  le  progrès^  nouveau.  Nous,  au  contraire,  à 
peine  sommes-nous  engagées  dans  un  ordre  d'idées  nouvelles,  nous 
rompons  en  visière  à  toutes  nos  traditions  ;  d'un  coup  nous  faisons 
litière  du  passé,  il  faut  construire  sur  table  rase. 

Le  résultat  de  ce  double  système,  c'est  que  l'Angleterre  a  fait 
beaucoup  de  progrès  avec  peu  de  révolutions;  tandis  que  la  France 
a  fait  beaucoup  de  révolutions  pour  des  progrès  médiocres.  Que 
disaient  nos  philosophes  au  siècle  dernier?  La  superstition,  le  pré-* 
jugé  avaient  asservi  nos  ancêtres.  Mais  la  raison  s'affranchissait 
enfin,  la  raison  pure  !  Et  la  doctrine  de  la  table  rase  prévalant  dans 
tous  les  écrits,  les  sciences  morales  et  politiques  sont  demeurées 
stériles  durant  tout  le  siècle.  Aussi,  messieurs,  n'oublions  pas  que 
l'honneur  de  cette  société  sera  d'avoir  contribué  à  ramener  les 
iîsprits  de  celte  fausse  voie,  et  que  pour  notre  éminent  secrétaire 
perpétuel  ce  ne  sera  pas  l'un  des  titres  les  moins  glorieux,  d'aVoir 
fait  pour  les  sciences  économiques  ce  qu'a  fait  Bacon  pour  les 
sciences  physiques;  substituer  à  l'hypothèse,  aux  méthodes  à 
priori^  aux  spéculations  de  la  raison  pure,  l'observation  patiente  et 
impartiale  des  faits  sociaux. 

Je  poursuis  mon  sujet.  Je  passe  sur  les  causes  déplorables  qui 
ont  amené  la  perte  de  notie  colonie  ;  je  signale  seulement  l'aveugle 
opiniâtreté  avec  laquelle  on  se  plut  à  paralyser  le  cours  de  l'im- 
migration. Les  difficultés  furent  telles,  qu'en  159  ans,  il  ne  vint 
pas  au  Canada  plus  de  10,000  colons.  Pour  que  vous  sentiez  com- 
bien ce  nombre  fut  inférieur  à  ce  qu'il  ijouvait  être,  voici  le 
tableau  comparatif  du  mouvement  de  l'émigration  anglaise  et  de 
l'émigration  française  dans  l'Amérique  du  Nord. 


302  REVUE  CANADIENNE. 

Colonie  canadienne  sous  les  Français.  Le  nombre  des  Français  en 
1760  était  de  72000;  et  il  n'était  venu  depuis  l'installation  de  la 
première  famille  que  10,000  immigrants — Colonies  anglaises.  De 
1628  à  1634,  la  seule  colonie  de  Boston  reçu  2,500  immigrants, 
— La  totalité  de  Massachusetts  reçu  en  20  ans,  25.000  immigrants. 
—La  Virginie,  de  1606  à-1671,  reçut  en  65  ans  25,000,  immigrants. 
En  somme  l'Angleterre  paraît  avoir  fourni  plus  de  cent  mille 
immigrants  aux  Etats  Unis  de  1606  à  1700.  Durant  la  même  période 
le  Canada  et  l'Acadie  reçurent  à  peine  6,000  immigrants  :  il  en  vint 
5,500  au  Canada;  500  en  Acadie. 

Ce  n'est  donc  point  par  la  supériorité  de  l'intelligence,  de  l'ha- 
bileté, de  l'énergie,  ou  de  l'esprit  d'entreprise  ;  ce  n'est  point  par 
la  puissance  de  leurs  cultures  ou  de  leurs  productions  que  les 
Anglais  parvinrent  à  surmonter  les  difficultés  de  la  colonisation. 
C'est  simplement  par  puissance  du  nombre.  C'est,  en  un  mot,  par 
quantité  plutôt  que  par  la  qualité  qu'ils  ont  obtenu  la  prééminence 
coloniale. 

Il  convient  d'ajouter  que,  proportion  gardée  entre  le  chiffre  des 
immigrations  anglaises  et  des  immigrations  françaises  en  Améri- 
que, la  déperdition  a  été  beaucoup  plus  forte  chez  les  colons  anglais 
que  chez  les  nôtres.  L'Anglais  nous  est  supérieur  par  ses  mœurs 
et  le  respect  des  traditions.  Le  Français  lui  est  supérieur  par  la 
résistance  et  l'énergie  de  son  travail,  et  par  l'esprit  de  ressources. 
•Ces  10,000  colons  français  avaient  produit  72,C00  habitants:  ils 
avaient  recruté  deux  fois  l'armée  de  Montcalm,  et  par  des  pertes 
considérables  étaient  réduits  à  65,000  hommes  quand  la  conquête 
fut  consommée.  Alors  revinrent  en  Fi-ance  les  représentauts  de 
radministration  et  tous  les  hommes  engagés  dans  les  carrières  libé- 
rales; il  resta  des  laboureurs  et  quelques  légistes;  mais  pour 
défendre  cette  grande  famille  démembrée,  pour  sauvegarder  des 
traités  que  le  vainqueur  ne  respectait  qu'à  contrecœur,  il  restât 
un  clergé  dévoué  et  persistant  au  milieu  de  ses  ouailles.  L'épreuve 
fut  terrible  pour  ce  pauvre  peuple.  Il  ne  comptait  guère  aux  yeux 
du  vainqueur  et  il  lui  semblait  que  ce  fut  bagatelle  de  le  détruire. 
Les  Anglais  y  travaillèrent.  Ils  sentaient  chez  ce  peuple  un  esprit 
hostile  à  leur  domination;  ils  se  proposèrent  de  l'absorber.  Pour 
arrivera  leurs  fins,  ils  attirèrent  de  l'ancienne  Angleterre  une 
for.le  d'émi^grants,  et  les  distribuèrent  en  arrière  des  deux  rives  du 
Saint-Laurent.  Ce  fut  un  cordon  de  colonies  tendu  pour  barrer  la 
route  aux  Canadiens  et  les  confiner  dans  le  bas&in  du  fleuve.  Le 
plan  était  ingénieux.  La  persévérance  des  vaincus,  leur  activité, 
leur  foi  en  eurent  bientôt  raison.  Et  cependant  tout  leur  faisait 
défaut  pour  la  résistance.     Désunis  et  emprisonnés,  ils    n'avaient 


LA  RAGE  FRANÇAISE  AU  CANADA.  303 

retenu  aucun  élément  d'organisation  qui  leur  fût  propre  ;  ils 
n'avaient  nulle  part  un  point  où  se  rallier.  On  vit  alors  ce 
que  peut  l'empire  des  traditions  et  des  croyances.  Ces  hommes 
avaient  les  mêmes  mœurs,  les  mômes  aspirations,  la  même  foi. 
Cette  communion  de  sentiments  et  de  pensées  leur  fut  un  lien 
qu'aucun  effort  n'entama;  il  leur  permit  de  se  grouper  spontané- 
ment et  de  se  faire  assez  forts  pour  survivre  et  repreftdre  le  cours 
de  leur  développement. 

Alors  qu'ils  étaient  cernés  de  tous  côtés,  quand  les  terres  des 
anciennes  seigneuries  furent  toutes  peuplées,  voyant  qu'ils  ne  pou- 
vaient plus  placer  leurs  enfants  auprès  d'eux,  il  les  faisaient  passer 
peu  à  peu  à  travers  les  colonies  qui  les  enveloppaient  et  les  envoy- 
aient ainsi  dans  les  terres  neuves. 

Ces  isolés  avaient  d'abord  bien  des  mépris  à  supporter,  bien  des 
vexations  à  subir  de  la  part  de  ces  colons  anglais  qui  avaient  sur 
eux  l'avantage  de  la  richesse  et  l'autorité  du  peuple  vainqueur.  Ils 
surmontèrent,  sans  se  décourager,  toutes  les  difficultés  de  leur 
entreprise.  Ils  allèrent  se  multipliant  et  peuplant  les  déserts  qu'ils 
étaient  venus  défricher.  Bientôt  les  Anglais  se  voyaient  débordés 
par  la  population  canadienne  :  et  pendant  qu'ils  quittaient  le  pays 
le  prêtre  venait  s'établir  parmi  ses  enfants  et  la  paroisse  était 
fondée. 

Les  Anglais  divisent  le  pays,  mathématiquement,  en  carrés  déter- 
minés sur  les  données  du  méridien;  ils  forment  ainsi,  non  des 
centres,  mais  des  unités  matérielles,  des  corps  sans  vie.  La  paroisse 
catholique,  au  contraire,  sort  de  la  famille  ;  elle  est  faite  de  petits 
groupes  reliés  par  les  mêmes  sentiments  et  réunissons  autorité 
d'un  prêtre.  C'est  un  milieu  résistant  et  fécond.  La  politique  à 
laquelle  se  rattache  sa  formation  a  été  si  favorable  au  développe- 
ment des  Canadiens,  que  les  Anglais  ont  été  par  eux  délogés  et 
supplantés  sur  presque  toutes  leurs  lignes  de  colonisation.  Les 
Canadiens  ont  su  rester  compactes  dans  leur  territoire  primitif  et 
se  former  en  groupes  serrés  dans  tous  les  comtés  qui  les  entouraient. 
C'est  donc  une  victoire,  victoire  relative  et  pacifique  qu'à  rem- 
portée par  eux  la  race  française.  Néanmoins  l'organisation  de  la 
famille  n'a  pas  été  sans  souffrir  de  cette  terrible  épreuve.  La  compres- 
sion des  familles  dans  les  seigneuries  a  naturellement  amené  un 
morcellement  exagéré  des  terres,  car  les  Canadiens  ne  passaient 
dans  les  colonies  anglaises  que  quand  chez  eux  les  terres  n'admet- 
taient plus  de  partage  utile. 

Ces  circonstances  ont  eu  de  fâcheux  effets  ;  elles  ont  créé  un  pro- 
létariat relatif. 

Voici  un  tableau  statistique  qu^fait  ressortir  en  chiffres  saisis- 


304  REVUE  CANADIENNE. 

sants  l'histoire  du  développement  de  la  populalion   française   au 
Canada. 

En  1831,  le  recensement  signale,  sur  512,000  habitants,  380,000 
Français;  —  en  1851,  quand  les  Canadiens  ont  franchi  l'enceinte 
des  seigneuries  et  se  sont  établis  dans  les  Townships,  il  relève 
669,500  Frajiçais  sur  890,000  âmes;  développement  véritable- 
ment prodigieux;  en  90  ans,  ils  ont  plus  que  décuplé.  A  partir 
de  1851,  le  développement  diminue.  Ce  ralentissement  tient 
à- deux  causes.  L'une,  c'est  l'amour  des  aventures,  cette  humeur 
romanesque  inhérente  à  la  l'ace  et  qu'en  eux  les  circonstances 
ont  enflammé.  Le  désert  les  attire  ;  c'est  en  abondance  que  les 
familles  canadiennes  fournirent  aux  agents  de  la  Compagnie  de 
l'ouest  de  ces  coureurs  de  bois  qui  s'enfoncent  dans  l'intérieur  des 
teriitoires  sauvages  et  servent  à  la  centralisation  des  fourures. 
L'influence  de  cet  esprit  s'était  fait  sentir  dès  le  début  de  la  con- 
quête. Sans  lui,  on  eût  été  cent  mille  pour  tenir  tête  aux  Anglais. 
La  seconde  cause,  c'est  que  l'appât  des  gros  salaires  gagnés  dans 
les  manufactures  a  attiré  aux  Etats-Unis  un  grand  nombre  de 
Canadiens.  Néanmoins,  le  développement  n'a  cessé  de  se  maintenir. 
En  1871,  elle  comptait  1,190,000  âmes,  dont  900,000  Français. 

Etat  général  de  leur  progression:  —  sous  les  Français,  leur 
nombre  augmente  de  20  à  25''pour  100  tous  les  dix  ans  ;  après  la 
conquête,  de  35  pour  100  dans  le  même  délai.  Cet  accroissement, 
traversé  de  1851  à  1871  par  l'émigration  aux  Etats-Unis,  n'a  été 
que  de  18  pour  100  tous  les  dix  ans. 

Telle  a  été  la  progression  d'une  population  conquise,  suspectée, 
incjuiétée,  abandonnée  à  elle-même,  et  qu'aucune  immigration 
similaire  n'a  renforcée. 

Quant  aux  Anglais,  quelques  sacrifices  qu'ils  aient  faits  pour 
s'établir,  leur  nombre  au  Bas-Canada  était  de  132,000  eu  1831,  et 
de  270,000  en  1871.  Leur  accroissement  moyen  a  été  de  18  pour 
100  tous  les  dix  ans,  et  s'est  même  réduit  à  11  pour  100  dans  les 
vingt  dernières  années.  D'autre  part  les  Anglais,  malgré  les  ren- 
forts d'une  imnjigration  constante,  se  sont  multipliés  moins  active- 

26 

ment  que  les  Français.    Ils  formaient,  en  1831, de  la  popula- 

100 
21.50 

lion  ;  aujourd'hui,  ils  ne  représentent  que 

100. 

'-'  Ces  chiffres  sont  importants  ;  car  ils  marquent  la  tendance  de 
*'  la  population  franco-canadienne  à  s'emparer  des  terres.  Non- 
"  seulement  elle  ne  se  laisse  pas  déposséder  par  les  colons  venus 
^^  d'Angleterre,  mais  elle  les  fliasse  des  Townships,  où  ceux-ci 


LA  RACE  FRANÇAISE  AU  CANADA.  305 

**'  s'étaient  primitivement  établis.  Cette  conquête  graduelle  du  sol 
*'  par  la  race  franco-canadienne  est  un  signe  évident  de  sa  force 
^'  et  de  sa  puissance  expansive."  [Mémoires  de  la  Société  de  statis- 
tique générale.) 

Tout  en  se  développant,  la  famille  franco-canadienne  est  restée 
attachée  au  sol  qu'ont  occupé  ses  pères.  Ce  n'est  pas  que  les  biens 
y  abondent.  La  contrée  est  froide,  et  les  profits  modestes.  Cepen- 
dant, voyez  les  Etats  voisins  du  Maine,  du  Vermont,  la  partie  nord 
de  l'Etat  de  New- York,  qui  rappellent  les  difficultés  et  l'austérité 
de  ce  pays  ;  ils  sont  peu  à  peu  abandonnés  par  les  Américains 
natifs,  avides  d'aller  chercher  fortune  dans  l'Ouest  ;  depuis  cin- 
quante ans,  leur  population  cesse  de  s'accroître,  elle  diminuerait 
sans  les  immigrations  du  dehors.  Pourquoi  le  Canadien  reste-t-il 
sur  le  ^ol  paternel?  pourquoi  cette  population  continue-telle  à 
s'augmenter  sur  place  malgré  la  dureté  du  climat  et  un  courant 
considérable  d'émigration  au  dehors?  c'est  qu'il  est  retenu  par  l'a- 
mour du  milieu  moral  et  matériel  dans  lequel  il  a  grandi,  ce  qui 
est  l'essence  même  du  patriotisme. 

Si  nous  cherchons  maintenant  à  quelles  causes  se  rattache  l'ad- 
mirable développement  de  cette  race,  nous  trouverons  dans  cette 
étude  plus  d'un  enseignement.  C'est  d'abord  la  moralité  de  la  famille 
canadienne,  et,  dans  la  pratique  des  mœurs  chastes,  la  fécondité 
de  leur  sang.  Ici,  Messieurs,  je  ne  puis  n'être  pas  saisi  du  parallèle 
qui  s'offre  à  nous  dans  le  spectacle  de  celte  fertilité  de  la  fille  com  - 
parée  à  la  stérilité  de  la  mère.  C'est  pourtant  notre  sang,  la  chair 
de  notre  chair!  Pourquoi  donc  celte  branche  si  vivace,  d'un  tronc 
qui  dépérit?  Pourquoi  cette  fille  si  florissante,  quand  la  mère  s'a- 
janguit  à  tel  point?  C'est  que  toutes  deux  ont  suivi  des  routes  bien 
différentes.  Et  comme,  loin  de  s'égarer  toutes  deux,  l'une  a  chaque 
jour  progressé  dans  sa  voie,  il  faut  bien  reconnaître  que  si  l'autre 
a  reculé  loin  du  but,  c'est  qu'elle  a  pris  la  voie  fausse.  Et,  en  effet> 
Messieurs,  elle  a  voulu  être  conquérante  au  lieu  d'être  fexpansive  ; 
elle  a  abandonné  la  vie  et  les  traditions  de  ses  ancêtres  ;  elle  s'est 
livrée  avec  une  passion  croissante  à  la  jouissance  du  bien-être  et 
des  plaisirs  matériels.  Et  pendant  qu'elle  semait  ses  forces  dans 
des  aventures  sans  issue,  pendant  qu'elle  s'énervait  dans  des  mœurs 
sans  règle,  elle  a  perdu  ce  don  de  la  fécondité  sans  lequel  les 
nations,  échappant  à  leur  première  mission,  celle  de  peupler  la 
terre,  préparent  leur  défaite  et  tombent  aux  rangs  inférieurs. 

Une  autre  cause  de  sa  décadence,  c'est  qu'elle  a  perdu  ce  que 

j'appellerai  la  puissance  de  groupement. — Tandis  que  les  Canadiens 

ont  témoigné  d'un  art  politique  si  éclairé  dans  la  formation  de 

leurs  paroisses,  et  dans  leur  développement  propre,  sous  les  yeux 

25  avril  1873.  20 


306  REVUE  CANADIE;NNE. 

et  malgré  les  efforts  du  vainqueur,  il  nous  est  devenu  impossible- 
de  nous  grouper.  C'est  ainsi  que  nous  avons  perdu  la  science  poli- 
tique, c'est-à-dire  l'art  de  grouper  les  hommes  pour  un  but  déûni. 
Du  même  coup,  les  hommes  politiques  nous  ont  fait  défaut.  Que  la 
Providence  nous  donne  un  Richelieu,  un  Golbert,  que  pourrait-il 
au  milieu  de  forces  individuelles,  isolées  et  désunies  ?  Quelle  action 
aurait-il  sur  elles?  Il  pourrait  avoir  une  personnalité  brillante  et 
les  conceptions  du  génie,  mais  il  lui  serait  impossible  de  grouper 
les  hommes  d'une  manière  persistante  dans  un  ordre  d'idées  déter- 
miné, tout  son  génie  dès  lors  deviendrait  stérile  !  et  c'est  pourquoi 
toute  politique  raisonnable  est  impossible. 

Ainsi  donc,  esprit  de  tradition  et  scienc'e  politique,  voilà  les  deux 
causes  qui,  dédaignées  par  nous  riches  et  arrogants,  mais  par  là. 
stériles  et  faibles,  ont  entretenu  dans  notre  ancienne  colonie  la 
fécondité  et  la  vigueur.  Si  elle  pouvait  nous  apparaitre'comme 
un  modèle  et  qu'elle  nous  amenât  à  réfléchir  sur  nous-mêmes  ;  si 
cette  fille,  par  nous  abandonnée  là-bas,  nous  donnait  un  enseigne- 
ment dont  nous  fussions  touchés,  ce  serait  certes  le  plus  grand  ser- 
vice qu'une  fille  eût  jamais  rendu  à  sa  mère  ! 

J'aurais  encore  beaucoup  d'observations  à  faire,  que  le  temps  me 
force  à  omettre.  Vous  avez  la  physionomie  générale  du  sujet  et 
l'intérêt  pratique  qu'il  comporte.  Je  m'arrête.  Nous  en  savons 
assez  pour  pouvoir  parler  de  ce  pays  comme  il  le  mérite,  et  nous 
sentir  portés  de  sympathie  vers  lui.  Peut-être  n'est  ce  pas  en  vain 
que  vous  lui  accorderez  votre  estime.  L'époque  où  nous  vivons  est 
pleine  de  trouble.  Si  jamais  le  désir  de  vivre  ailleurs  qu'en  France 
venait  pour  nous,  n'oublions  pas  que  nulle  part  nous  ne  recevrions 
un  meilleur  accueil  qu'au  Canada,  et  que  nulle  part  nous  ne  trou- 
verions le  sujet  d'avoir  de  nous-mêmes  une  satisfaction  plus  haute. 
[Applaudissements  prolongés.) 

M.  le  Président. — Je  ne  saurais  rien  dire  à  M.  Rameau  que  les 
bravos  de  cet  auditoire  ne  disent  éloquemmenl.  Ils  témoignent  de 
notre  reconnaissance  pour  son  remarquable  travail  et  du  haut  prix 
que  nous  y  attachons. 

M.  L  Cornudet. — Si  M.  Rameau  croyait  avoir  un  développement 
.plus  considérable  à  donner  sur  le  sujet  qu'il  a  si  bien  traité,  serait- 
il  indiscret  de  lui  demander  une  seconde  conférence  ?  D'après  ce 
qu'il  a  laissé  entrevoir  des  omissions  qu'il  a  dû  faire,  je  ne  doute 
pas  qu'une  seconde  conférence  n'eiit  autant  de  succès  que  la  pre- 
mière. 

M.  le  Play. — Peut-être  la  matière  gagnerait-elle  à  n'être  pas  dissé- 
minée. Si  M.  Rameau  en  jugeait  ainsi,  je  crois  qu'il  serait  préfé- 
rable qu'on  lui  fît  des  questions  sur  les  points  dont  l'omission  sem- 


LA  RAGE  FRANÇAISE  AU  CANADA.  307 

lierait  regrettable,  et  qu'il  voulût  bien  donner  dos  explications  par 
lesquelles  le  sujet  serait  clos  dans  cette  séance. 

M.  Rameau  défère  à  cette  proposition. 

M.  Biaise  des  Vosges  demande  quelques  explications  sur  les  pra- 
tiques de  la  vie  privée  et  de  la  vie  collective. 

Un  autre  membre  rappelle  le  passage  récent  d'une  troupe  de 
Canadiens  à  Paris.  Il  signale  notamment  un  corps  de  200  Cana- 
diens qu'il  a  vws  à  Rome.  Tous  parlaient  le  français.  M.  Rameau 
peut-il  donner  sur  eux  quelques  détails? 

M.  Rameau. — C'étaient  des  jeunes  gens  qui  s'étaient  engagés  pour 
quelque  temps  comme  zouaves  pontificaux.  Les  journaux  de  leur 
pays  avaient  annoncé  qu'on  formait  des  corps  de  zouaves  pour  la 
défense  du  Saint-Père.  Aussitôt  s'était  ouvert  un  bureau  d'enrôle- 
ment, et  toutes  les  familles  du  pays  fournirent  des  contingents  suc- 
cessifs pour  composer  un  corps.  Cette  campagne  ne  leur  fut  pas 
inutile.  Sans  parler  de  l'avantage  moral  qui  s'attache  toujours  à 
la  défense  d'une  grande  cause,  ils  en  retirèrent  un  bénéfice  maté- 
riel, celui  de  se  dresser  à  l'art  militaire.  Les  Anglais  ont  senti  que 
leurs  colonies  de  l'Amérique  du  Nord  ne  sont  pas  faciles  à  conser- 
ver. Pour  enlever  aux  Etats-Unis  tout  prétexte  d'ombrage,  ils  ont 
retiré  leurs  troupes  de  leurs  possessions  et  ils  ont  dit  aux  habitants  : 
"  Gardez-vous."  La  campagne  de  Rome,  utile  au  point  de  vue 
moral,  n'aura  donc  pas  été  moins  utile  pour  les  Canadiens  au  point 
de  vue  de  la  défense  militaire. 

Je  passe  aux  pratiques  de  la  vie  collective,  et  j'ajoute  quelques 
détails  à  ce  que  j'ai  dit  de  l'éducation.  Quand  les  Canadiens  furent 
abandonnés  à  eux-mêmes,  il  ne  leur  restait  d'autre  protecteur  que 
le  clergé.  Il  ne  faillit  pas  à  sa  mission.  Il  se  trouve  encore  des 
gens  pour  nous  dire  que  le  clergé  est  jaloux  d'entretenir  l'igno- 
rance.  Nous  avons,  nous,  l'histoire  du  monde  pour  nous  montrer 
avec  évidence  que  le  clergé  ne  marche  qu'avec  une  école  à  ses 
côtés,  et  pour  peu  qu'on  s'affranchisse  des  préjugés  vulgaires,  on 
reconnaîtra  que  le  clergé,  à  quelque  communion  lu'il  appartienne, 
a  été  un  des  plus  puissants  initiateurs  de  rinstr.Kîtiou  dans  les 
temps  modernes.  C'est  ainsi  qu'au  Canada  il  prop;îgeait  l'instruc- 
tion secondaire  avant  que  les  Américains  eussent  sîulemnut  s)  igé 
à  fonder  de  simples  écoles,  ou  entretenait  des  collèges  dans  des 
localités  qui  ne  comptaient  pas  2,000  âmes.  Il  a  môme  institué 
l'enseignement  supérieur.  Les  Anglais  avaient  établi  une  Univer* 
site  à  Montréal.  Pour  avoir  \m  diplôme  de  droit  ou  de  méde'-ine, 
c'est  à  Montréal  qu'il  fallait  aller.  C'est  alors  que  le  séminain?  de 
Qcébec  a  fondé  à  Québec  une  Université  rivale,  française  et  catho- 
lique, pour  laquelle  il  a  dépensé  2  millions,  (jui  ne  lui  sont  d'aucun 


308  REVUE  CANADIENNE. 

rapport  ;  les  recettes  annuelles  sont  dépassées  par  les  frais.  Le 
gouvernement  de  la  colonie  voulait  lui  fournir  une  subvention.  II 
a  refusé,  pour  garder  son  indépendance.  Du  reste,  cette  fondation 
est  dirigée  dans  les  voies  les  plus  libérales.  Chaque  année,  les 
élèves  les  plus  méritants  sont  envoyés  dans  les  Université  de  l'Eu- 
rope, pour  assister  aux  cours  des  professeurs  célèbres  et  se  former 
eux-mêmes  à  bien  enseigner.  Ainsi  l'action  du  clergé  canadien 
est  réellement  admirable.  Je  ne  ferai  qu'une  réserve  aux  éloges 
qu'il  mérite.  Il  a  donné,  suivant  moi,  une  impulsion  excessive  à 
l'enseignement  secondaire.  Un  curé  a-t-il  quelques  épargnes  :  c'est 
pour  fonder  un  collège.  Jl  arrive  de  là  qu'une  disproportion  s'éta- 
blit entre  l'activité  intellectuelle  des  habitants  et  les  aliments  que 
lui  offrent  les  ressources  du  pays  Ainsi  grandit  le  nombre  des 
déclassés,  c'est-à-dire  des  malheureux  et  des  mécontents. 

L'instruction  primaire  n'est  pas  moins  répandue.  Elle  n'était 
pas  organisée  avant  l'arrivée  des  premiers  colons.  Dès  le  début 
de  la  colonie,  elle  s'étendit  rapidement.  C'est  une  sœur  qui  lui 
donna  l'essor.  *  La  sœur  Bourgeois,  de  la  congrégation  de  la  Croix, 
se  mit  en  tête  d'aller  au  Canada  avec  mission  d'y  fonder  de  petites 
écoles.  Elle  persuada  les  Sulpiciens  du  sudcès  qui  l'attendait,  et 
partit.  Vous  dire  ce  qu'elle  a  supporté  de  traverses,  de  misères,  de 
périls,  pour  réussir,  étant  seule,  délaissée,  perdue  dans  ce  désert 
sauvage,  le  récit  en  est  invraisemblable.  Mais  aussi  quel  succès  ! 
L'Ecriture  a  dit  :  "  Ceux  qui  sèment  dans  les  larmes  récolteront 
dans  la  joie,"  Si  jamais  cette  vérité  se  révéla  dans  une  application 
frappante,  c'est  bien  dans  l'histoire  de  celte  noble  sœur,  et  de  la 
congrégation  qu'elle  fonda.  Elle  a  laissé  de  son  passage  une 
marque  si  profonde,  qu'aujourd'hui  les  petites  écoles  sont  tenues 
de  tous  côtés  par  des  religieuses  de  son  ordre.  Les  instituteurs 
pour  les  garçons  sont  principalement  recrutés  dans  deux  écoles 
normales  parfaitement  organisées  à  Montréal  et  à  Québec  ;  le  déve- 
loppement de  l'instruction  primaire  n'a  rien  à  envier  aux  Etats- 
Unis  ;  le  principal  mérite  en  revient  à  un  homme  émineut  qui  y 
préside  depuis  vingt  ans,  M.  Chauveau,  esprit  plein  d'élévation  et 
de  finesse,  orateur  éloquent,  que  son  pays  a  choisi  en  ces  derniers 
temps  pour  être  le  chef  même  du  gouvernement  local;  c'est  une 
des  illustrations  du  Canada,  -et,  je  ne  crains  pas  de  le  dire,  une  des 
illustrations  de  la  grande  famille  française. 

Les  lois  de  l'instruction,  au  Canada,  ont  ce  caractère  propre 
d'être  éminemment  libérales;  non-seulement  chacun  est  libre  d'é- 
tablir l'école  qui  lui  plaît,  mais  les  subsides  du  gouvernement  sont 
répartis  proportionnellement  entre  les  écoles  de  toute  croyance  et 
de  tout  caiaclère.     Au-x  Etats-Unis,  au  contraire,  la   loi   n'est  pas 


'   LA  RAGE  FRANÇAISE  AU  CANADA.  309 

juste  ;  il  est  vrai  que  dans  la  pratique  on  la  tourne,  en  vertu  de  ce 
principe  assez  goûté  là-bas,  que  les  lois  sont  faites  pour  n'être  pas 
exécutées.  Il  est  dit  :  les  écoles  ne  seront  pas  confessionnelles. 
Pour  ne  pas  toucher  aux  questions  de  dogmes,  on  serait  donc  ame- 
né à  se  taire  sur  la  religion.  Heureusement  cette  loi  est  corrigée 
par  une  autre,  qui  donne  aux  municipalités  le  droit  d'agir  comme 
elles  veulent  en  matière  d'enseignement.  Alors,  ou  la  municipa- 
lité est  catholique  et  l'école  est  catholique  au  détriment  des  sectes 
protestantes  ;  ou  la  municipalité  est  protestante,  et,  par  une  for- 
lune  inverse,  le  catholicisme  et  les  diverses  sectes  des  Etats-Unis 
sont  sacrifiés  au  protestantisme.  Il  reste  aux  catholiques  la  res- 
source de  fonder  une  école  spéciale,  mais  comme  ils  sont  tenus  de 
payer  leur  quote-part  à  l'école  de  la  municipalité,  ils  auront  payé 
double  prix.  Les  Etats-Unis  tiennent  en  grande  estime  les  collèges 
canadiens.  Les  protestants  eux-mêmes  y  envoient  leurs  enfants» 
Je  connais  un  prêtre,  directeur  d'un  grand  collège,  M.***  ;  c'est  lui 
qui  l'a  fondé.  Je  vous  ai  dit  la  tradition  :  il  faut  avoir  fondé  son 
collège.  Si  l'argent  fait  défaut,  on  s'arrange  comme  on  peut,  fal- 
lût-il, comme  il  arrive  souvent,  faire  trois  classes  à  la  fois.  Quoi 
qu'il  en  soit,  ivn  Américain  vient  donc  un  jour  trouver  M.***  Il 
visite  le  collège  :  '^  Fort  bien  1  dit  il.  Faut-il' longtemps  pour  le 
cours  d'étude  ?  —  Six  ou  sept  ans.— C'est  beaucoup  ;  chez  nous  on 
met  quatre  ans. — Chez  nous,  dit  M.***,  il  faut  sept  ans  pour  une 
éducation  libérale  et  complète. — Eh  bien  !  répond  l'Américain, 
mettons  moitié  et  je  paye  le  double."  M.***  eut  quelque  peine  à  lui 
faire  comprendre  qu'il  est  des  choses  pour  lesquelles  l'argent  ne 
supplée  pas  le  temps  :  le  développement  de  l'esprit,  par  exemple. 

Pour  répondre  aux  questions  qui  me  sont  posées,  j'ajouterai 
quelques  mots  sur  les  coutumes  de  la  famille.  L'autorité  paternelle 
y  est  l'objet  d'un  grand  respect;  pourtant  il  ne  s'y  maintient  pas 
les  traditions  qui  assurent,  ailleurs,  une  suprématie  souveraine  au 
chef  de  la  famille-souche  ^vo])remeni  dite.  Cet  affaiblissement  de 
l'autorité  du  père  vient  de  l'habitude  qui,  de  tout  temps,  s'est  im- 
posé à  lui  de  disséminer  ses  enfants. 

Il  n'est  pas  rare  de  voir  au  Canada  des  familles  qui  comptent  24 
enfants.  La  dispersion  devient  la  loi  de  ce  petit  monde,  et  dans  la 
séparation,  les  liens  de  respect  et  d'affection  se  relâchent.  Les 
sentiments  de  famille  y  sont  moins  vifs,  il  faut  bien  le  dire,  qu'ils 
ne  le  sont  chez  nous.  Je  sais  à  Québec  un  homme  fort  distingué 
qui  est  issu  de  famille  nombreuse  ;  un  de  ses  frères  est  établi  à  la 
Nouvelle-Orléans,  voilà  vingt-cinq  ans  qu'il  n'a  de  correspondance 
avec  lui,  et  le  fait  n'offre  rien  de  singulier.  Je  parle  d'une  famille 
d'élite  ;  que  serait-ce  d'une  maison  vulgaire? 


310  REVUE  CANADIENNE. 

Le  fait  est  tout  naturel  pour  un  Américain  ;  pour  un  Français  il 
est  presque  invraisemblable.  C'est  que,  dans  nos  rapports  de 
parenté,  nous  portons,  par  un  excès  contraire,  la  sensibilité  jusqu'à 
la  mièvrerie,  surtout  à  Paris.  C'est  uu  effroi  pour  une  mère  si 
son  ûls  doit  partir,  un  scandale  si  sa  fille  se  marie  loin  de  la  mai- 
son. Il  samble  qu'il  y  ait  un  crime  de  lèse  famille.  Sans  vouloir 
critiquer  ce  qu'il  y  a  de  sympathique  dans  cette  délicatesse,  j'en 
trouve  l'excès  préjudiciable.  Il  faut  plus  de  fermeté  dans  les  sen- 
timents de  famille.  A  voir  ce  qui  se  passe  au  Canada,  je  me  suis 
demandé  si  nous  n'étions  pas  dans  Terreur  sur  ce  sujet  comme  sur 
tant  d'autres,  et  si,  parmi  les  petites  causes  qui,  pour  occultes 
qu'elles  soient,  n'en  modifient  pas  moins  profondément  les  carac- 
tères et  les  mœurs,  nos  raffinements  de  sensibilité  n'avaient  pas 
peu  à  peu  miné  en  nous  cet  esprit  de  spontanéité,  cette  ardeur 
d'expansion  qui,  jadis,  engagea  nos  pères  dans  des  entreprises 
si  hardies  et  si  fécondes.  Nos  idées  sur  ce  point  se  sont  à  un  tel 
degré  modifiées,  que  nous  avons  peine  à  comprendre  aujourd'hui 
ces  gens  de  race  qui  partaient  autrefois  avec  leurs  enfants  et  leurs 
femmes  pour  s'établir  en  Amérique,  dans  quelque  fortin  de  bois 
bien  pauvre,  bien  périlleux,  stimulés  par  le  désir  de  laisser  à  leurs 
enfants  une  vaste  seigneurie  et  d'agrandir,  dans  les  limites  de  leur 
conquête,  le  domaine  de  la  France.  Je  ne  parle  pas  de  personnages 
imaginaires;  lisez,  par  exemple,  les  mémoires  de  ce  bel  esprit  qui, 
par  humeur  de  voir  le  monde,  suivit  un  jour  M.  de  Poutrincourt, 
qui  s'en  allait  fonder  en  Acadie  un  grand  établissement.  Lisez  oe 
livre  de  Marc  Lescarbot  ;  il  relate  jour  par  jour  les  pensées  et  les 
actes  de  cette  brave  famille.  Vous  y  verrez  avec  quelle  verve 
entraînante  ces  gens-là  faisaient  pièce  aux  misères  de  chaque  jour 
et  combien  la  patrie  occupait  de  place  dans  leur  âme.  Ce  ne  sont 
que  souvenirs  pour  la  vieille  France,  invocations  en  son  honneur  : 
*'  0  bel  œil  de  l'univers,  ancienne  nourrice  des  lettres  et  des  armes, 
'•  recours  des  affligés,  ferme  appui  de  la  religion  chrétienne,  très- 
^'  chère  mère,  ce  serait  vous  faire  tort  de  parler  de  nos  travaux  en 
'"'■  ce  nouveau  inonde  (récit  qui  vous  époinçonnera),  sans  invoquer 
''  votre  nom  et  sans  parler  à  vous,  etc.,  etc."  Telles  sont  les  émo- 
tions d'une  foi  naïve,  mais  jeune  et  chaleureuee.  Cet  esprit  d'en- 
treprise qui,  sous  Louis  XIII  et  sous  Colbert  encore,  animait  la 
noblesse  et  lui  montrait  toujours  pour  bui  de  ses  efforts  la  gran- 
deur du  pays,  cette  verdeur  s'alanguit  vers  le  milieu  du  règne  de 
Louis  XIV,  alors  qu'au  lieu  de  laisser  la  noblesse  au  milieu  de  ses 
domaines,  il  l'attire  à  Versailles  pour  l'abaisser  et  la  corrompre. 
Elle  se  donne  alors  aux  plaisirs  légers,  à  la  vie  insouciante,  aux 
idées  superficielles.    Elle  perd  cet  esprit  français  qui,  sous  un  air 


LA  RACE  FRANÇAISE  AU  CANADA.  311 

de  gaieté  matoise,  cache  la  prudence  et  la  finesse  avisée,  pour 
prendre  ce  mélange  de  gonaillerie  et  d'irréflexion  qui  constitue 
aujourd'hui  l'esprit  parisien,  ce  qui  est  bien  différent  de  l'esprit 
français.  De  la  noblesse  la  contagion  passe  à  la  bourgeoisie,  et  de 
cette  dernière  au  peuple,  où  toute  sa  laideur  éclate  ;  car  dans  la 
noblesse  cet  esprit  se  relevait  au  moins  par  un  ton  d'élégance  que 
le  peuple  ne  peut  lui  donner.  Il  y  mêle  un  accent  de  vulgarité 
grossière  bien  capable  de  justifier  ce  mot  que  :  les  pires  aristo- 
crates sont  les  imitateurs  de  l'aristocratie. 

J'ai  dit  enfin  que  peut-être  un  jour  la  vieille  colonie  nous  appa- 
raîtrait comme  un  refuge.  S'il  devait  en  être  ainsi,  ne  nous  atten- 
dons pas  à  retrouver  chez  elle  tout  l'ancien  caractère  français. 
Elle  a  subi,  dans  la  pratique  des  petits  usages  de  la  vie,  l'influence 
des  peuples  conquérants  qui  l'enveloppent.  De  là  se  sout  glissées 
en  elle  quantité  d'habitudes  amphibies  qui  nous  étonnent  dans  le 
premier  moment  et  nous  empêchent,  dès  l'abord,  de  la  bien  recon- 
naître. C'est  le  malaise  dont  nous  sommes  saisis  quand,  après  un 
long  temps,  nous  retournons  dans  un  pays  oiî  nous  avons  vécu. 
Un  Français  me  disait  à  Montréal  :  "  J'étais  parti  en  Amérique, 
pour  faire  fortune.  Ma  fortune  faite,  le  mal  du  pays  m'a  pris  et  je 
suis  revenu  en  France.  Mais,  voilà  qu'au  village  j'ai  trouvé  tout 
changé.  Ce  n'étaient  plus  les  mêmes  visages,  ni  le  même  parler, 
ni  les  mêmes  préoccupations;  tout  le  monde  y  faisait  de  la  poli- 
tique. J'ai  dit  alors  :  Retournons  à  Montréal,  et  j'y  reste."  Nous 
aussi  nous  trouverions  bien  changés  ces  frères  que  nous  avons 
quittés  depuis  deux  cents  ans.  Nous-mêmes  nous  nous  sommes 
beaucoup  modifiés  depuis  lors  ;  mais  du  moins  ont-ils  gardé  les 
fonds  essentiels,  tout  ce  qui  caractérise  les  races  :  la  langire,  les'lois 
€t  les  traditions.  « 

M.  Le  Play,  secrétaire  général.— -Je  suis  d'autant  plus  touché  de 
cet  excellent  rapport  que  l'esprit  de  son  auteur  a  su  se  dégager  de 
toute  partialité  :  le  bien  et  le  mal  y  sont  exactement  définis.  C'est 
ainsi  qu'il  a  discerné  avec  une  vérité  d'observation  parfaite  les 
deux  causes  par  lesquelles  s'est  altéré  le  caractère  de  la  famille 
canadienne  :  d'abord,  le  morcellement  exagéré  de  la  terre  produit 
par  la  condensation  qu'a  imposée  aux  vaincus  l'espèce  d'investisse- 
ment établi  par  les  colonies  des  vainqueurs; — ensuite,  la  vie  d'aven- 
ture, favorisée  par  le  voisinage  d'un  territoire  libre  et  non  défriché. 

Nous  ne  retrouverions  donc  pas  dans  la  famille  canadienne  l'an- 
cienne famille  française,  la  famille  des  grandes  époques,  celle  du 
XVe  «t  du  XVIe  siècles,  et  de  la  première  moitié  du  XVIIe.  Sans 
s'effacer  entièrement,  cette  noble  image  s'est  graduellement  altérée, 
nous  n'avons  plus  qu'un  souvenir  connus  de  ce  modèle  qui  devra 


312  REVUE  CANADIENNE. 

attacher  nos  yeux,  si,  pour  sortir  de  l'abîme  où  nous  sommes 
tombés,  nous  voulons  letremper  nos  forces.  Peut-être  serait-il 
possible  de  rendre  à  ce  modèle  son  relief,  sa  physionomie,  en 
réunissant  dans  un  même  tableau  les  traits  que  M.  Rameau  a  si 
heureusement  relevés  dans  la  tradition  des  premiers  colons  du 
Canada,  et  ceux  qu'un  de  mes  savants  collègues  et  amis,  M.  Ch. 
de  Ribbe,  a  décrits  dans  un  travail  prêt  à  paraître  :  les  Familles 
modèles  en  France.  Dans  la  pensée  de  tirer  de  ce  rapprochement 
une  matière  d'un  grand  intérêt  pour  nos  études,  je  prierai  mes 
deux  collègues  de  vouloir  bien  me  permettre  que  je  les  mette  en 
rapport.  Nous  préparerons  ainsi  les  éléments  d'une  conférence 
où  nous  retrouverons,  telle  qu'elle  était,  l'ancienne  famille  fran- 
çaise. {Vif  assentiment.') 


CONFERENCES  AMERICAINES.' 


III. 

HENRY  LONGFELLOW.— 1869. 

Messieurs  et  Mesdames. 

La  Société  générale  d^ éducation  et  d^ enseignement^  très-récemment 
et  très-heureusement  fondée,  a  établi  une  série  régulière  de  cours 
instructifs  et  variés,  qui  ^nt  l'objet  d'un  remarquable  empresse- 
'ment  ;  elle  a  voulu,  en  outre,  mêler  à  ces  cours  des  conférences, 
des  entretiens,  des  lectures,  comme  on  les  appelle  en  Angleterre,  sur 
des  sujets  littéraires.  La  Société  m'a  fait  l'honneur  de  me  choisir 
pour  inaugurer  ces  conférences. 

Je  crois  qu'elle  a  mal  fait  pour  moi,  très-bien  fait  pour  vous. 

Oui,  elle  a  bien  fait  en  s'efforçant  de  multiplier  les  occasions 
d'élever,  d'exciter,  de  tourner  les  esprits  ver?  les  beautés  radieuses 
et  délicates  de  la  littérature,  de  les  arracher  ainsi  aux  préoccu- 
pations monotones  de  la  destinée  quotidienne,  aux  bruits  assour- 
dissants de  la  vie  des  grandes  villes.  Les  villes  ont  le  défaut  de 
nous  cacher  les  mondes,  le  monde  charmant  de  la  nature,  le  monde 
invisible  des  idées,  le  monde  céleste  des  croyances.  Nous  sommes 
envahis  par  le  tapage  de  la  rue,  environnés  de  murailles  uniformes, 
étourdis  par  les  mille  voix  de  l'industrie  ou  de  la  politique,  noyés 
dans  une  immense  multitude  indifférente  et  agitée.  Nous  vivons 
comme  dans  un  port  où  les  navires  se  pressent  les  uns  contre  les 
autres,  où  les  mâts  s'entre  choquent  et  s'entrelacent,  où  les  pavillons, 
les  costumes,  les  langages  sont  différents  et  inconnus.  Quel  plaisir 

^  Voir  les  livraisons  de  janvier,  février  et  mars  1873. 


314  REVUE  CANADIENNE. 

d'échapper  à  ce  bruit,  de  monter  plus  haut,  de  s'élancer  vers  les 
régions  lumineuses,  et,  comme  dit  le  poëte  : 

V.      Vers  les  régions  pures. 

Bien  loin  de  nos  douleurs,  bien  loin  de  nos  murmures  ! 

Ce  plaisir,  nous  le  trouvons  dans  l'étude  de  l'art  ou  de  la  litté- 
rature. Je  remercie  la  Société  d'enseignement  de  nous  convier  à  en 
jouir  plus  souvent.  Elle  n'abat  pas  nos  murailles,  mais  elle  y  ouvre 
des  fenêtres,  et  si  elles  ne  sont  pas  bien  larges,  du  moins,  comme 
celles  des  prisons,  elles  sont  ouvertes  du  côté  de  l'azur  et  du  côté 
du  ciel.  Tournons,  Messieurs,  nos  regards  vers  ces  régions,  prenons 
notre  essor  un  instant  dans  les  champs  élyséens  de  la  poésie  ! 

Mais  quelle  mauvaise  idée  ont  eue  les  membres  de  votre  Société 
d'aller  chercher,  pour  guider  vos  premiers  pas  dans  ce  voyage,  un 
homme  plus  plongé  que  tout  autre  dans  la  vie  de  la  politique  et 
des  affaires  ?  Cette  attention  trop  inexplicable  m'oblige  à  un  efTort 
dangereux.  Je  le  tenterai  pourtant.  J'ai  même  voulu  augmenter 
les  difficultés,  c'est  bien  téméraire,  j'ai  voulu  augmenter  les  diffi- 
cultés en  choisissant  un  sujet  littéraire  très-ingrat  :  je  veux  vouk 
entretenir  de  la  poésie  chez  les  Américains. 

.  Parler  de  poésie  au  miheu  des  préoccupations  extérieures,  parler 
de  poésie  sans  être  poëte,  transporter  les  vers  en  prose,  l'anglais  en 
français,  l'Amérique  en  Europe,  c'est  éftver  quatre  ou  cinq  obsta- 
cles à  la  fois  et  s'exposer  à  quatre  ou  cinq  chutes  au  moment  de 
les  franchir.  Toutes  les  fois  que  l'on  prononce  ce  nom  charmant, 
poésie^  poëme^  il  semble  que  l'imagination  se  porte  d'elle-même 
au-devant  d'une  personne  vivante,  et,  pour  employer  le  vieux 
langage,  au-devant  d'une  muse.  Oui,  l'imagination  enfante  aussitôt 
l'image  charmante  d'une  créature  douée  de  vie  et  de  grâce,  elle 
entend  une  voix  musicale,  souple  et  cadencée,  qui  se  plie  à  toutes 
les  délicatesses  de  la  pensée  ;  elle  cherche  la  flamme  des  yeux,  de 
cette  partie  si  parfaite  de  la  matière  qu'on  ne  sait  si  vraiment  elle 
est  de  la  matière  ou  si  elle  s'allume  à  l'esprit  intérieur,  si  elle  se 
colore  des  clartés  de  l'âme  elle-même.  On  s'attend  à  respirer  cette 
vapeur  chaude  et  colorée  que  la  vie  répand  autour  d'elle... et,  à  la 
place  de  cette  vision  que  le  nom  seul  de  poésie  évoque  à  l'instant, 
je  n'ai  pas  même  à  vous  présenter,  dans  une  froide  analyse,  une 
peinture,  un  marbre,  des  couleurs,  des  lignes,  mais  un  simple 
crayon  presque  effacé,  et  la  plate  description  en  paroles  banales  de 
l'image  que  votre  esprit  appelle  et  que  je  ne  lui  offre  pas.  Quelle 
déception  ! 

Messieurs,  ces  premières  difficultés  de  mon  sujet  ne  sont  rien. 
J'affronte  une  difficulté  bien  plus  grave  ;  je  viens  vous  présenter 


CONFÉRENCES  AMÉRICAINES.  315 

comme  très-bean  le  portrait  d'une  personne  qui  passe  généralement 
pour  très-laide.  Vous  devez  trouver  cette  hardiesse  impardonnable  ; 
vous  m'accorderez  tout,  ce  que  je  voudrai  sur  la  nation  américaine, 
excepté  qu'elle  soit  poétique.  Je  me  brise  contre  un  préjugé 
puissant  fondé  sur  des  motifs  trop  réels.  J'ai  l'air  de  soutenir  une 
gageure,  de  tenter  un  jeu  d'esprit  et  de  vous  annoncer  Apollon 
pour  ne  vous  présenter  que  Vulcain  î 

Ayez  quelque  indulgence,  et  j'espère  vous  démontrer  que  la 
poésie,  partout  présente  ici-bas  pour  qui  veut  la  chercher,  n'est  pas 
bannie  de  l'Amérique. 

Quoi  de  plus  poétique,  reconnaissez-le  d'abord,  que  l'histoire  de 
l'Amérique  ? 

Nous  sommes  très-fiers,  nous  autres  Français,  de  notre  histoire 
nationale,  et  nous  en  avons  le  droit,  surtout  après  avoir  lu  le  grand 
et  beau  livre  sur  les  épopées  nationales^  dont  j'aperçois  avec  recon- 
naissance dans  mon  auditoire  l'éloquent  auteur,  M.  Léon  Gautier. 

Est-ce  que  l'histoire  et  les  origines  de  l'Amérique  ne  sont  pas 
poétiques,  dignes  d'un  Dante  ou  d'un  Milton  ?  Qu'y  a-t-il  de  plus 
poétique  que  les  aventures  du  grand,  du  saint  Christophe  Colomb  ? 
On  a  dit  que  Vlmitation  est  le  plus  beau  livre  sorti  de  la  main  de 
l'homme,  pulsqne  l'Évangile  n'en  vient  pas.  Est-ce  que  la  décou- 
verte de  l'Amérique  ne  peut  pas  être^nommée  de  même  le  plus 
bel  événement  de  l'histoire  des  hommes,  puisque  la  venue  du 
Messie  n'est  pas  un  événement  humain  ?  Figurez-vous  quel  effet 
immense  produirait  aujourd'hui  la  nouvelle  qu'un  navire  monté 
par  un  hardi  navigateur  a  découvert  un  grand  continent,  peuplé 
par  des  êtres  qui  sont  nos  frères,  couvert  par  une  magnifique  végé- 
tation, baigné  par  des  fleuves  majestueux  !  Il  n'y  a  rien  de  plus 
beau  que  cette  histoire,  rien  de  plus  merveilleux.  La  Genèse  nous 
montre  le  premier  homme,  à  son  réveil,  ravi  de  trouver  à  ses  côtés 
une  compagne  pour  partager  sa  destinée.  Il  y  a  quelque  chose  de 
cette  délicieuse  surprise  dans  cette  découverte,  dans  ce  réveil  du 
vieux  monde  s'apercevant,  un  matin,  qu'il  lui  a  été  donné  une 
sœur  pour  partager  désormais  sa  destinée  ! 

Je  ne  vous  présente  pas  comme  poétique  l'histoire  des  premières 
colonisations  de  l'Amérique.  Sans  doute,  il  s'y  trouve  de  magni- 
fiques tableaux  et  des  scènes  bien  dramatiques,  mais  trop  de 
combats  sanglants  et  de  violences  abominables  déshonorent  la 
conquête  de  Pizarre,  de  Cortès  et  des  autres  aventuriers  espagnols. 
Si  je  cherchais  la  poésie  au  milieu  de  ces  conquêtes,  je  la  trou- 
verais du  côté  des  vaincus,  dans  les  larmes  des  Indiens,  de  ces 
^livres  opprimés,  si  indignement  traités.    La  poésie  n'est  jamais 


316  REVUE  CANADIENNE. 

du  côté  de  la  force  ;  elle  est  où  se  trouvent  la  faiblesse,  Vinnoceuce 
et  la  pitié,  elle  est  réservée  aux  vaincus. 

Mais  continuons. 

N'y  a-t-il  pas  une  autre  époque  poétique  ?  Suivçz  d'abord  les  coloQs 
français  qui  arrivent  pour  s'emparer  des  bouches  du  Mississipi- 
Puis  voyez,  en  lfi20,  ce  navire  au  nom  gracieux,  la  Fleur-de-Mai^ 
qui  aborde  au  rocher  de  Plymouth  ;  suivez  cette  petite  poignée  de 
puritains  qui  fuit  la  persécution  et  va  chercher  une  patrie  nouvelle 
pour  y  porter  la  religion  et  la  libarté.  Quelle  poésie  dans  ce  pèle- 
rinage, dans  ce  contre  coup  involontairLj  de  la  persécution  qui  fonde 
au  loin  la  liberté,  dans  cette  rencontre  sur  une  terre  lointaine  de 
ce3  frères  séparés,  catholiques  et  protestants,  qui,  après  bien  des 
démêlés,  finiront  par  s'accorder  dans  ce  r(3spect  mutuel  qui  termine 
les  querelles  et  commence  la  réconciliation  ! 

Voici  venir  une  autre  date  encore  bien  plus  poétique,  c'est  cette 
date  dont  le  centième  anniversaire  sonnera  bientôt,  c'est  le  grand 
anniversaire  du  jour  célèbre  où  une  poignée  de  jeunes  gens  françaisr 
les  la  Fayette,  les  Broglie,  les  Ghastellux,  les  Ségur,  les  Noailles  et 
tant  d'autres,  sont  partis,  quittaiU  la  cour  et  la  vie  brillante  pour 
aller  semer  de  noms  français  le  territoire  du  nouveau  monde 
affranchi  par  leur  secours  enthousiaste.  Messieurs,  l'avenir  ne 
séparera  pas  ces  deux  dates,  1787  et  1789,  l'une  rendue  si  célèbre 
en  Amérique  par  le  vote  ^  la  Constitution,  et  l'autre  en  France 
par  la  proclamation  de  la  liberté  et  de  l'égalité.  L'avenir  trouvera 
réunis  autour  de  ces  deux  dates  des  noms  français.  Les  grands 
citoyens  qui  abandonnaient  leurs  privilèges  à  la  nuit  du  4  août, 
les  vaillants  jeunes  gens  qui  entouraient  Washington  dans  la  cam- 
pagne de  1781,  ont  cessé  de  vivre  depuis  longtemps.  Mais  quand 
sonneront  les  heures  anniversaires  de  ces  heures  mémorables, 
leurs  cendres  tressailleront,  vous  saliierez  leurs  mémoires,  Mes- 
sieurs, vous  honorerez  leurs  descendants,  et,  puisque  nous  parlons 
de  poésie,  vous  trouverez  le  plus  beau  sujet  d'épopée  dans  l'expé- 
dition des  Français  allant  planter  au  nouveau  monde  ce  drapeau 
de. la  liberté  que  l'ancien  monde  ne  tient  pas  encore  bien  fer- 
mement dans  ses  mains.  Le  héros  du  poëme,  l'un  des  héros  de 
l'histoire,  depuis  qu'il  y  a  une  histoire,  ce  sera  ce  Georges  Wash- 
ington, ardent  sans  emportement,  opiniâtre  dans  l'infortune,  mo- 
deste d/ins  la  victoire,  vainqueur  des  Anglais  et  vainqueur  de  lui- 
même,  plus  rayonnant  encore  de  vertu  que  de  gloire,  seul  triom- 
phateur qui  n'ait  pas  abusé  de  son  triomphe,  fondateur  de  la 
liberté,  père  de  la  patrie. 

Nous  n'avons  pas  vu  Washington,  mais  nous  avons  été,  Messieurs, 
les  contemporains  d'un  autre  Américain,  d'un  autre  héros  vraiment 


CONFÉRENCES  AMÉRICAINES.  317 

bien  poétique  à  son  tour.  Que  de  poésie  dans  la  vie  de  ce  bûche- 
Ton,  de  ce  batelier,  Abraham  Lincoln,  ouvrier,  puis  avocat,  homme 
de  droit  privé,  puis  homme  de  droit  public,  qui,  après  avoir  repré- 
senté sa  petite  ville,  représente  ensuite  son  pays,  s'élève  de  degré 
en  degré,  au  milieu  d'une  tourmente  épouvantable,  jusqu'à  la 
première  place  et  la  plus  périlleuse  !  Cet  honnête  homme  est 
chargé  de  conduire  les  finances,  l'administration,  la  diplomatie, 
l'armée,  la  marine,  sans  touchera  la  loi,  sans  restreindre  la  liberté, 
pendant  les  bouleversements  d'une  guerre  civile  gigantesque. 
Après  quatre  années,  le  bon  droit  triomphe,  l'union  de  la  patrie  est 
sauvée,  et  l'ancien  ouvrier,  devenu  président,  peut,  en  trempant  sa 
plume  dans  un  goutte  d'encre,  en  écrivant  les  deux  syllabes  de 
son  nom,  mettre  en  liJ)erté  quatre  millions  d'esclaves.  Une  mort 
violente  termine  par  un  dénoûment  pathétique  cette  existence 
extraordinaire.  Par  un  de  ces  mystères  de  l'histoire  qui  rappelle 
le  nom  d'Henri  IV,  le  nom  de  Rossi,  le  nom  de  Mgr  Affre,  Lincoln 
-succombe  au  moment  même  où  sa  vie  est  le  plus  nécessaire.  Le 
bras  d'un  assassin  fait  tomber  sur  sa  tête  à  la  fois  la  mort  et  l'im- 
mortalité. Mais  accablée,  humiliée^^éshonorée  par  ce  crime,  la 
cause  qu'il  a  combattue  succombe  avec  lui,  l'union  se  refait,  la 
patrie  se  relève,  et  le  libérateur  des  esclaves  va  prendre  place  auprès 
de  Washington,  avec  la  couronne  du  martyre,  dans  les  annales  si 
courtes  et  déjà  si  glorieuses  de  sa  nation  régénérée. 

Ah  !  ne  dites  plus  que  la  poésie  manque  à  l'histoire  de  cette 
nation.  Le  pays  qui  porte  les  noms  de  Colomb,  de  Washington, 
de  Lincoln,  mérite,  je  le  répète,  de  rencontrer  un  Milton  et  un 
Dante  pour  les  chanter. 

Si  vous  voulez  juger  ce  pays,  non  plus  par  ses  grands  hommes, 
mais  par  l'ensemble  de  ses  habitants,  dites,  si  vous  le  voulez,  qu'il 
a  des  goûts  communs,  des  manières  grossières,  que  le  commerce  y 
tient  trop  de  place,  qu'il  n'y  est  pas  toujours  honnête,  que  la  poli- 
tique est  hautaine  et  brutale,  que  les  arts  sont  négligés,  mais 
n'oubliez  pas  d'ajouter  que  deux  fois  dans  son  histoire  ce  peuple  de 
marchands  est  devenu  un  peuple  de  soldats,  sans  que  l'esprit  mili- 
taire ait  engendré  l'esprit  despotique,  sans  que  la  victoire  ait  tué  la 
liberté.  Avez-vous  rencontré  dans  l'histoire  moderne  un  fait  plus 
remarquable  et  plus  glorieux  ? 

Vous  me  direz,  et  je  m'attends  à  cette  objection  :  "  C'est  votre 
poésie  que  vous  faites  briller,  ce  n'est  pas  la  sienne.  Vous  laissez 
parler  votre  imagination,  vous  ne  nous  présentez  pas  la  réalité. 
C'est  de  la  poésie  à  propos  de  l'Amérique,  ce  n'est  pas  de  la  poésie 
'en  Amérique.    Il  ne  faut  pas  nous  montrer  que  cette  nation  peut 


318  REVUE  CANADIENNE. 

être  poétique  de  loin,  en  France,  il  faut  nous  montrer  que  cette 
nation  est  poétique  chez  elle." 

Messieurs,  vous  avez  parfaitement  raison.  Je  n'aurai  pas  dé- 
montré ma  thèse,  je  n'aurai  pas  établi  que  l'Amérique  du  Nord 
est  une  nation  digne  d'être  mise  en  parallèle  avec  les  plus  uobles 
nations,  si  je  ne  rencontre  pas  chez  elle  des  arlistes  et  des  poêles. 
Un  peuple  n'est  pas  complet  sans  les  arts,  comme  une  terre  n'est 
pas  belle  sans  les  fleurs.  Les  marchands,  les  guerriers,  les  avocats, 
les  fonctionnaires,  les  riches,  les  ouvriers,  ne  forment  pas  à  eux 
seuls  une  nation  civilisée  ;  on  reconnaît  une  nation  civilisée  au 
nombre  des  hommes  qui  s'y  consacrent  au  culte  de  Dieu,  au  culte 
de  la  science,  au  culte  des  arts,  de  la  poésie,  de  l'éloquence. 

Dans  Corinne^  madame  de  Staël  dit  admirablement  :  ''  Ce  n'est 
pas  seulement  de  pampres  et  d'épis  que  la  nature  a  parsemé  la  terre. 
Elle  y  prodigue,  sous  les  pas  de  l'homme,  comme  à  la  fête  d'un 
souverain,  des  plantes  et  des  fleurs  qui,  destinées  à  plaire,  ne 
s'abaissent  pas  à  servir."  Il  faut  aussi,  dans  l'histoire  d'un  peuple, 
à  côté  de  commerçants  et  de  guerriers,  il  faut  des  artistes,  des 
poètes,  des  peintres,  des  esprwb  qui,  destinés  à  plaire,  ne  s'abaissent 
pas  à  servir. 

Messieurs,  l'Amérique,  sans  être  aussi  riche  en  poètes  que  la 
France,  que  l'Italie,  que  l'Angleterre,  que  l'Allemague,  n'est  pas, 
même  de  ce  côté,  indigne  de  notre  admiration.  Elle  a  produit 
plusieurs  poètes,  et  je  nomme  de  suite  celui  qui  me  paraît  le 
premier  parmi  ses  concitoyens,  j'ajoute  sans  hésiter  l'un  des 
premiers  parmi  les  poètes  de  toutes  les  nations  à  notre  épotjue,  c'est 
Henry  Whadworsth   Longfeliov^r. 

Henry  Longfellow,  dont  vous  connaissez  tous  au  moins  le  nom, 
est  aussi  populaire  en  Angleterre  qu'en  Améri(]ue.  En  Angleterre, 
il  n'y  a  pas  de  famille  lettrée  qui  ne  possède  ses  œuvres  ;  on  les 
voit  sur  la  table  du  salon,  à  la  ville,  à  la  campagne,  toujours'pré- 
sentes  pour  être  ouvertes  au  premier  désir,  comme  un  de  ces  ins- 
truments que  les  musiciens  ont  sous  la  main  pour  en  tirer,  ne  fût- 
ce  qu'en  passant,  un  accord  mélodieux.  On  peut  comparer  aussi 
de  tels  livres  aux  fenêtres  ménagées  dans  la  muraille  monotone  de 
nos  chambres  ;  on  n'a  qu'à  les  entr'ouvrir  pour  respirer  un  air  plus 
vif  et  contempler  des  horizons  riants  et  vastes.  Une  page  de  Long- 
fellow^, lue  au  hasard,  éveille  ainsi  une  émotion  <*harminte  qui 
rafraîchit  l'âme  et  la  remplit  d'élan,  de  giâce  et  d'harmonie. 

J'aime  Longfellow  [»irce  qu'il  est  à  la  fois  tendre  et  viril,  délicat 
et  vaillant.  Je  vous  avoue  que  je  ne  suis  pas  partisan  de  w  ipTon 
peut  appeler  Thumidite  poétique.  Je  n'aime  en  ;iucuu  génie  iecole 
fade  des  sanglots  affectés,  yi  fuis  la  muse  éplorée  de  la  foiiuiine  des 


GONFÉftENGES  AMÉRICAINES.  319 

larmes  autant  que  la  nymphe  in»lécente  et  vulgaire  du  cabaret. 
Longfellow  est  toujours  pur,  toujours  ému,  toujours  courageux. 
C'est  par  cette  ardeur  et  ce  continuel  entrain  qu'il  est  surtout  Amé- 
ricain. Nul  ne  peint  mieux  la  douleur,  et  je  sais  qu'il  l'a  éprouvée  ! 
mais  il  se  relève  toujours,  il  sort  de  la  mélancolie  par  un  trait 
vigoureux,  inattendu  ;  il  tient  toujours  la  tête  au  dessus  de  l'eau 
comme  un  nageur  énergiijue.  C'est  là  un  caractère  américain,  c'est 
surtout  un  caractère  chrétien.  Les  pauvres  femmes  du  peuple 
n'ont  pas  le  temps  de  s'asseoir  pour  pleurer.  J'en  ai  vu,  au  milieu 
de  leurs  plus  grands  chagrms,  continuer  à  marcher,  à  travailler, 
à  agir,  tout  en  laissant  tomber  leurs  larmes.  Nous  devons  tous 
imiter  les  pauvres  femmes,  pleurer  sans  défaillir,  porter  la  croix 
en  marchant.  Longfellow  me  plait  par  cette  sensibilité  mêlée  de 
force  qui  est  tout  à  fait  chrétienne. 

Écoulez  le  Psaume  de  la  vie ^  poésie  qu'il  écrivaitàdix  neuf  ans, 
et  pardonnez  une  fois  pour  toutes  l'infirmité  de  la  traduction  de 
vers  anglais  en  prose  française  : 


LE  PSAUME  DE  LA  VIE. 

*'  Ne  me  dis  pas  dans  des  sentences  mélancoliques  :  La  vie  n'est 
qu'un  rêve  inutile,  car  l'âcne  sommeille  presque  morte  et  les  choses 
sont  un  mensonge. 

*'  Non,  la  vie  est  réelle,  la  vie  est  ardente.  Le  tombeau  n'est  pas 
une  prison.  Tu  es  poussière^  tu  retourneras  en  poussière^  cette  parole 
n'a  pas  été  dite  de  l'âme. 

**  Jouir,  souffrir  n'est  pas  notre  destin.  C'est  agir  qui  chaque 
matin  nous  trouve  plus  loiu  que  la  veille. 

•*  L'art  est  long,  le  temps  est  mobile  ;  nos  cœurs,  quoique  forts 
et  braves,  sont  comme  des  tambours  couverts  de  crêpes  qui  battent 
des  marches  funèbres  vers  le  tombeau. 

"  Dans  le  grand  champ  de  bataille  du  monde,  dans  ce  bivouac 
qui  est  la  vie,  ne  sois  pas  comme  un  muet  bétail  qu'on  pousse,  sois 
un  héros  qui  combat  !  Ne  te  confie  pas  à  l'avenir,  quoique 
séduisant  ;  laisse  le  pas-é  qui  est  mort  enterrer  ses  morts  ;  agis, 
agis  dans  le  présent  qui  vit,  ton  cœur  dans  ta  poitrine.  Dieu  au- 
dessus  de  ta  tête. 

"Nous  souvenant  de  la  vie  des  grands  hommes,  nous  pouvons 
rendre  la  nôtre  sublime  et  laisser  derrière  nous  au  départ  la  trace 
de  nos  pieds  sur  la  p  ussière  du  temps.  Et  ces  traces,  peut  être 
qu'un  autre,  naviguant  sur  la  haute  mer  de  la  vie,  pauvre  frère 
perdu  et  naufragé,  les  .    uvera  et  reprendra  du  cœur. 


320  REVUE  CANADIENNE. 

"  Laisse-nous  donc  nous  lever  et  agir,  appliquer  tout  notre  cœur 
à  chaque  effort,  achever  une  œuvre,  en  prendre  une  autre,  prêts  au 
travail  et  pleins  d'espoir  !" 

Le  poëte  qui  composait  ces  strophes  viriles  à  dix-neuf  ans,  quand 
la  vîe  paraît  belle,  pleine,  lumineuse,  comme  au  matin  de  la 
bataille,  a  subi  depuis  les  coups  inévitables  du  malheur.  Il  a  aimé, 
il  a  souffert  dans  le  véritable  et  solide  amour  qui  est  l'amour  con- 
jugal. Des  enfants  aux  têtes  blondes  pleurent  à  ses  côtés  leur  mère. 
Quoique  la  vie  ait  été  dure,  quoique  son  âme  soit  déchirée,  il  plie 
mais  iî  ne  rompt  pas,  et,  en  face  de  la  sévère  réalité  de  nos  chagrins 
€t  de  nos  fautes,  vous  allez  voir  ce  qu'il  écrit  à  quarante  ans. 

Augustin  Cochin. 

[A  continuer.) 


/" 


^ 


Vl^ 


EETUE  CASADIENIE 


PHILOSOI'HIE,  HISTOIRH,  DROIT,    LITTERATURE,  ECONOMIE   SOCIALE,  SCIENCES, 
ESTHÉTIQUE,  APOLOGÉTIQUE  CHRÉTIENNE,  RELIGION 


-    -^>o><»4< 


TOME  DIXIÈME 


Cinquième  Livrai  son— 35  ]»fai  1873. 

SOMMAIRE 

L— FLEURANGE  (suite  et  fin) ...    3Ime.  CR AVJEX. 

II.— LE  CANADA  EX  EUROPE  (suite  et  fin) BEI»rJAMIN  SVJLTE. 

III.— CONFÉRENCES  AMÉRICAINES  :HexryLoxgfellow  (suite  et  fin)    AUGUSTIN  COCHIX 

IV.-LA  FRANCE  DANS  SES   COLONIES,   Discours  lu  à  la  séance 

Trimestrielle  de  l'Institut  du  8  Janvier  1873 XATIER  MARMIER. 

V— DÉCISION  DE  ROME 

VI.— LE  BATTEUR  DE  SENTIERS,  Scènes  de  la  Vie  Mexicaine GUSTAVE  AIMARD 

iVIÎ.— BIBLIOGRAPHIE:  The  Canadian  Parliamentary  Companion  for 

1873,  8th  Edition   By  Henry  J.  Morgan B.  S. 

Essai  d'Interprétation  de  l'Apocalypse,  par  J.  B.  Rosier  Coze,  doyen 

honoraire  de  la  Faculté  de  Médecine  de  Strasbourg 

Politesse  et  savoir-vivre  à  l'usage  des  pensionnats  des  Demoiselles, 
par  Mme  Bourdon '. 


MONTREAL 

IMPRIMÉE   ET   PUBLIÉE   PAR   E.   SÉNÉGAL 

Nos.  6,  8  et  10,  Rue  Saint-Vincent. 

1873. 
Droit?  de  traduction  et  de  reproduction  réservés 


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C.  H.  Champagne, St.  Eustache. 

J.  B.  Lefebvre-Villemure St.  Jérôme. 

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"Recueil  périodique  de  Beaux-Arts  et  de  Sciences,  a  pour  but  de  travailler  à  la  créati( 
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DÉDIÉ  AUX  FIDÈLES  DU  CANADA  PAR  UN 

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Avec  Approbation  de  NN.  SS.  les  Evèques  de  Tloa,  de  Montréal,  de  Trois-Rivières  et  de 

St.  Hyacinthe. 
1  vol.  de  280  pages  relié. 
fc]n  vente  chez  tous  les  Libraires  et  chez  rEditeur, 

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ŒUVRE  DES  BIBLIOTHÈQUES  PAROISSIALES, 

Les  120  Demres  CollectioBS  t  la  BIBLIOThÎqïïE  CATHOLIQUE  DE  LlLl 

Qui  se  compose  de  752  volumes,  (560  in-18  et  192  in-12,)  Cartonnés  en  425  volum^ 
à  $80.00  la  collection  complète  r  endue  à  Montréal  ou  Québec.  Cette  collection  est, 
propriété  d'un  Missionnaire.  S'adresser  au  Bureau  du  Journal,  sous  les  initiales  L.  F. 


i 


-^T- 


FLEUEANGE. 

LIX 

(Suite  et  fvn.') 

Le  marquis  Adelardi  disait  parfois  qu'il  avait  vu  survenir  dans 
sa  vie  tant  de  choses  extraordinaires  et  imprévues,  qu'il  lui  arri- 
vait bien  rarement  d'être  surpris  de  quelque  événement  que  ce 
pût  être.  Le  jour  qui  commençait  devait  cependant  lui  causer 
cette  sensation  d'une  façon  très-vive  et  deux  fois  répétée  dans 
l'espace  de  quelques  heures. 

Il  s'était  levé,  selon  sa  coutume,  assez  tard  et  déjeunait  au  coin 
ele  son  feu,  lorsqu'un  billet  lui  fut  remis,  dont  le  premier  effet  fut 
è'amener  la  fin  prématurée  de  ce  repas  à  peine  commencé.  Après 
ravoir  lu,  il  tomba  dans  de  profondes  réflections  ;  bientôt  il  se  leva 
et  arpenta  la  chambre  avec  agitation.  Enfin  il  se  rapprocha  de  la 
fenêtre  et  relut  pour  la  seconde  fois  les  lignes  suivantes  : 

'-^  Mon  excellent  ami, 

"  J'ai  changé  d'avis.  Je  vous  prie  instamment,  lorsque  vous 
verrez  le  comte  Georges,  de  ne  pas  prononcer  mon  nom  devant* 
lui,  et  surtout  de  prendre  les  plus  grandes  précautions  pour  qu'il 
ignore  toujours  le  projet  que  j'avais  formé  et  le  voyage  que  j'ai 
accompli.  Gela  sera  facile,  car  ici  personne  ne  me  connaît,  et 
demain,  avant  la  fm  du  jour,  j'aurai  quitté  Pétersbourg.  Tout 
vous  sera  expliqué  ;  mais,  pour  le  moment,  je  vous  écris  ce  qu'il 
est  le  plus  nécessaire  et  le  plus  pressé  que  vous  sachiez  sans 
retard,  " 

25  mai  1873.  21 


322  REVUE  CANADIENNE. 

Il  avait  beau  lire  et  relire,  telles  étaient  les  paroles,  signées 
Fleurange,  qu'il  tenait  entre  les  mains. 

Pour  cette  fois,  le  marquis  était  complètement  dérouté.  Rien, 
absolument  rien  ne  lui  venait  à  l'esprit  qui  pût  motiver  ce  brusque 
changement,  lorsque  le  succès  de  la  requête  présentée  à  l'impé- 
ratrice la  veille  était  assuré,  et  lorsqu'il  avait  un  souvenir  aussi 
vif  que  récent  de  sa  conversation  avec  Fleurange,  pendant  laquelle, 
n'ayant  plus  rien  à  dissimuler,  elle  lui  avait  laissé  voir  naïvement 
toute  la  profondeur  et  la  sincérité  de  ses  sentiments  pour  Georges. 
Sa  fermeté  et  son  courage,  il  les  connaissait  de  longue  date,  et 
l'idée  de  la  voir  reculer  devant  l'épreuve  au  dernier  moment  ne 
s'ofTrit  pas  même  à  sa  pensée.  Il  y  avait  donc  là  un  impénétrable 
mystère  et  il  attendait  avec  impatience  l'heure  où  il  pourrait  aller 
en  demander  l'explication  promise.  Mais  auparavant,  il  fallait  être 
fidèle  à  son  rendez-vous  avec  Georges.  Pauvre  Georges  !  il  lui 
faisait  maintenant  une  compassion  nouvelle  ;  après  s'être  demandé 
la  veille  s'il  était  digne  de  la  consolation  qu'il  allait  lui  apporter,  il 
lui  semblait  maintenant  qu'il  ne  saurait  plus  vivre  sans  elle,  et 
qu'une  nouvelle  et  plus  effroyable  sentence  venait  de  frapper  son 
ami!  Il  allait  donc  s'acheminer  vers  la  forteresse  pour  accomplir 
plus  tristement  que  jamais  près  de  lui  le  pénible  devoir  de  son 
impuissante  amitié,  lorsqu'une  autre  lettre  lui  fut  apportée. 

Cette  fois,  la  seule  vue  de  cette  seconde  missive  suffit  pour  le 
faire  tressaillir,  et  il  examina  avec  un  étonnement  extrême 
l'adresse  et  même  l'enveloppe  sur  laquelle  cette  adresse  était  écrite, 
le  cachet  dont  elle  était  scellée,  le  léger  parfum  qui  s'en  exhalait, 
tout  était  pour  lui  un  sujet  de  surprise  ;  et,  par  exception,  il  n'était 
pas  ici  déraisonnable,  comme  il  l'est  souvent,  de  s'appesantir  sur 
tous  ces  signes  extérieurs  avant  d'en  chercher  l'explication  en 
ouvrant  la  letttre.  Le  lecteur  en  jugera,  lorsqu'il  saura  que  le 
marquis  Adelardi  reconnaissait  sur  cette  adresse^l'écriture  de  son 
ami.  Or,  depuis  que  Georges  était  prisonnier,  il  n'avait  eu  ni  la 
permission  ni  le  moyen  d'écrire  ;  en  second  lieu  ce  papier,  ces 
armes  empreintes  sur  le  cachet,  ce  parfum,  toutes  ces  choses 
appartenaient  à  une  autre  époque,  et  aucune  de  ces  élégances  du 
passé  ne  lui  avait  assurément  été  concédée  en  prison.  Le  seul 
aspect  extérieur  de  cette  lettre  avait  donc  quelque  chose  d'inexpli- 
cable, et,  lorsque  enfin,  il  l'ouvrit  pour  y  chercher  le  mot^  de 
l'énigme,  voici  ce  qu'il  y  trouva  : 

"  Ami  très-cher, 

'^  Au  seul  aperçu  de  cette  lettre,  avez-vous  deviné  son  contenu  ? 
Dans  le  cas  contraire,  apprenez  que  je  suis  libre,  ou  du  moins  que 


FLEURANGE.  323 

f 

je  le  serai  demain  !  Mais  en  attendant,  j'ai  déjà  quitté  l'afifreuse 
chambre  où  vous  m'avez  laissé  hier,  et' me  voici,  grâce  aux  soins 
du  gouverneur  de  la  forteresse,  établi  dans  son  propre  appartement 
et  entouré  déjà  de  tous  les  charmants  accessoires  de  la  vie  civilisée, 
dont  je  me  croyais  séparé  à  jamais,  —  accessoires  qui  sont  pour 
moi  l'aube  du  beau  jour  qui  va  se  lever.  Oui  !  Adelardi,  libre  î 
par  la  grâce  de  l'empereur,  auquel  je  jure,  avec  empressement,  de 
ne  plus  jamais  conspirer  de  ma  vie  ;  libre  I  à  deux  conditions  : 
l'une,  de  m'en  aller  vivre  chez  moi,  en  Livonio,  pendant  quatre 
ans  :  l'autre  ; . . .  devinez-la  ;  elle  n'est  pas  plus  rigoureuse  que  la 
première  :  c'est  d'en  revenir  à  mes  premières  amours  pour  celle  à 
qui  je  dois  ma  grâce  :  en  un  mot,  de  finir  par  mon  commencement 
et  de  devenir  l'époux  de  Vera  de  Liningen  !  Qu'en  dites-vous  ? 
N'est-ce  pas  là  un  dénouement  qui  pourrait  figurer  dans  un  roman? 
Vous  me  l'aviez  prédit  un  jour,  vous  en  souvenez-vous  ?  Yous 
renoncerez  à  la  folie  qui  vous  tente  et  vous  tiendrez  la  parole  qui  vous 
engage.  J'étais  loin  de  le  croire  alors,  et,  même  maintenant,  il 
est  peut-être  bon  que  cette  jolie  sirène  soit  à  sept  cents  lieues  de 
moi,  car  je  ne  sais  ce  que  je  ferais,  si  je  me  retrouvais  sous  la 
fascination  de  ce  regard  qui  me  faisait  perdre  la  tête,  tandis  qu'en 
ce  moment  je  suis  tout  au  bonheur  qui  m'attend.  Vera  m'aime 
toujours  ;  elle  est  belle  aussi,  à  sa  manière,  et  surtout  elle  possède 
un  charme  qui  efi'ace  poui*moi  tous  les  autres:  elle  a  les  beaux 
yeux  ^e  la  liberté  que  je  lui  dois.  Aussi  ne  suis-je  point  tenté  de  lui 
refuser  cette  main  qu'elle  veut  bien  accept'^r,  ni  môme  ce  cœur  un 
peu  blasé,  mais  que  remplit  aujourd'hui  une"  dose  de  recon- 
naissance assez  forte  pour  ressembler  beaucoup  à  Tamour  qu'elle  a 
le  droit  d'attendre. 

'*  Au  revoir,  Adelardi  1  Venez  quand  vous  voudrez,  je  ne  suis 
plus  prisonnier,  quoique  je  me  sois  engagé  à  ne  sortir  d'ici  que 
pour  me  rendre  à  la  chapelle  de  l'impératrice,  où  m'attendra  celle 
qui  doit  ensuite  partir  avec  moi  pour  l'exil  mitigé  auquel  nous 
sommes  condamnés." 

Il  serait  difficile  de  rendre  l'état  étrange  dans  lequel  la  lecture 
de  cette  lettre — suivant  l'autre  de  si  près  — jeta  celui  auquel  elles 
étaient  toutes  les  deux  adressées.  H  lui  eût  été  impossible  de  dire 
s'il  était  content  ou  triste,  indigné  ou  attendri,  soulagé  ou  accablé 
par  tout  ce  qu'il  venait  d'apprendre  à  la  fois;  et  quoiqu'il  fût 
encore  imparfajtement  éclairé  sur  quelques-unes  des  circonslances 
qu'il  désirait  connaître,  il  comprenait  pourtant  maintenant  «lue," 
d'une  façon  ou  d'une  autre,  Fleurange  avait  été  informée  av.mt 
lui  de  la  grâce  accordée  à  Georges  et  des  conditions  dont  elle  était 
accompagnée.    Il  résultait  de  là  une  explication  fort  simple  de  son 


324  REVUE  CANADIENNE. 

billet,  mais  qui  parut  en  même  temps  au  marquis  tellement  géné- 
reuse, touchante  et  même  sublime,  que  son  intérêt  tout  entier 
se  tourna  avec  une  sorte  de  passion  vers  la  charmante  et  noble 
fille,  dont  la  lettre  placée  devan-t  lui,  à  côté  de  celle  de  Georges, 
semblait  faire  ressortir  par  le  plus  grand  contraste  imaginable-,  la 
froide  et  égoïste  légèreté  de  celui-ci.  En  tout  cas,  il  n'avait  plus 
en  ce  moment  à  s'occuper  de  lui,  à  qui  tout  semblait  sourire,  mais 
de  celle  qui,  sans  qu'il  s'en  doutât,  s'immolait  pour  lui,  aujour- 
d'hui comme  hier,  avec  un  dévouement  mille  fois  plus  désinté- 
ressé et  plus  généreux  encore  qu'auparavant. 

En  ce  moment,  sa  porte  s'ouvrit  et  il  fit  une  exclamation  de  joie 
et  de  bienvenue  en  entendant  annoncer  Clément.  C'était  préci- 
sément à  lui  qu'il  songeait  et  à  qui  il  voulait  parler  sans  retard. 
Dès  qu'il  le  vit,  il  s'aperçut  toutefois  qu'il  ne  savait  rien.  Clément 
en  effet,  rentré  la  veille  au  soir  fort  tard  et  sorti  avant  le  jour, 
n'avait  point  revu  Fleurange  depuis  qu'il  l'avait  quittée  au  retour 
de  l'hôpital.  Il  revenait  maintenant  des  funérailles  obscures  et 
lointaines  de  son  infortuné  cousin,  pour  demander  au  marquis 
d'user  de  son  influence  afin  de  lui  obtenir  la  permission  de  placer 
sur  cette  triste  tombe  une  simple  croix  de  pierre. 

Mais  il  ne  put  entamer  le  sujet  qui  l'amenait,  car  le  marquis 
était  pressé  d'aborder  celui  dont  il  était  lui  même  rempli,  et  avec 
une  vivacité  qui  l'empêcha  d'abord  d'apercevoir  l'effet  qu'il  produi- 
sait sur  celui  qui  Fécoutait,  il  lui  apprit  que  la  grâce  de  Georges 
était  accordée,  et  à  quelles  conditions.  Clément  demeura  immobile, 
<5t  pendant  quelques  instants  l'excès  de  sa  surprise  l'empêcha  de  ré- 
pondre. Cette  nouvelle  changeait  si  brusquement  pour  lui  l'as- 
pect de  toutes  choses,  que  son  esprit  se  refusait  à  la  comprendre. 
Il  regardait  donc  le  marquis  avec  une  expression  tellement  singu- 
lière, que  celui-ci  en  fut  frappé,  et  il  entrevit  clairement  en  ce 
moment  qu'il  avait  touché  avec  imprudence  une  fibre  plus  pro- 
fonde et  plus  vitale  qu'il  ne  le  supposait. 

—  Pardonnez-moi,  Dornthal  ;  je  vous  ai  saisi  beaucoup  plus  que 
je  ne  le  voulais  et  que  je  ne  m'y  attendais. 

— Oui,  dit  Clément  d'une  voix  altérée,  j'en  conviens.  Mais  sait- 
elle  déjà  ce  que  vous  venez  de  m'apprendre  ? 

Pour  toute  réponse,  le  marquis  lui  mit  dans  la  main  le  billet  de 
Fleurange. 

Il  le  lut,  on  le  devine,  avec  une  émotion  plus  vive  encore  que 
celle  qu'il  venait  d'éprouver,  mais  il  sut  mieux  la  maîtriser. 

—  Pauvre  Gabrielle!  c'est  là  évidemment  un  premier  et  géné- 
reux mouvement  digne  d'elle.  Mais,  dit-il  avec  un  accent  tout 
autre  et  où  tremblait  une  indignation  qu'il  avait  peine  à  réprimer 


FLEURANGE.  325 

—  je  ne  puis  comprendre  encore  que  ce. . .  que  le  comte  Georges 
consente  sans  hésiter  à  la  condition  proposée;  car,  en  définitive, 
jamais  je  ne  croirai  que  cette  condition  puisse  lui  être  rigoureuse- 
ment imposée  par  l'empereur,  encore  moins  qu'elle  soit  acceptée 
par  celle  qui  en  est  l'objet,  s'il  s^it  faire  valoir  comme  il  le  doit 
les  sentiments  qui,  de  son  côté,  je  le  suppose  au  moins,  l'empy- 
cheront  de  souscrire. 

Le  marquis  hésita  un  instant,  puis  il  lui  dit  : 

—  Tenez,  Clément,  l'heure  presse,  il  vaut  mieux  que  vous 
sachiez  toute  la  vérité  sans  retard. 

Et  il  lui  donna  la  lettre  de  Georges. 

En  la  lisant,  le  mépris  et  la  colère  éclatèrent  si  vivement  sur  le 
visage  de  Clément,  que  le  marquis  demeura  étourdi  de  l'éclat  dont 
flamboya  un  instant  son  regard  indigné.  Il  froissa  la  lettre  et  la 
jeta  sur  la  table. 

—  C'était  bien  là,  en  effet,  dit-il,  ce  que  j'aurais  dû  attendre  de 
riiomme  dont  vous  me  parliez  hier  !  0  pauvre-  Gabrielle  I  conti- 
Hua-t-il  d'une  voix  tremblante  d'émotio:)  :^t  de  tendresse,  c'est  donc 
ainsi  qu'ont  été  prodigués  et  perdus  les  chers  trésors  de  ton 
cœur  ! 

11  s'appuya  sur  la  table  et  cacha  sa  tête  dans  ses  deux  mains. 
Pendant  quelques  instants,  il  y  eut  un  silence  que  ni  l'un  ni  l'autre 
ne  cherchèrent  à  rompre. 

Enfin  Clément  revint  à  lui  :  ■ 

—  Monsieur  le  marquis,  dit-il,  encore  une  fois,  pardonnez-moi  ; 
je  ne  sais  en  vérité  ce  que  vous  penserez  de  moi  après  m'avoir  vu 
tel  que  je  viens  de  me  montrer  à  vous.  Au  reste,  peu  importe,  il  ne 
s'agit  pas  de  moi,  mais  d'elle.  11  y  a  un  point  que  je  vous  recom- 
mande et  sur  lequel  je  n'ai  pas  besoin  d'in^ster  :  il  faut  qu'elle 
ignore  le  contenu  de  cette  lettre  :  il  faut  que  jamais  elle  ne  le 
sache  — jamais^  entendez-vous  ?  —  de  quelle  sorte  était  cet 
amour  qu'elle  croyait  digne  du  sien . 

Le  marquis  le  regarda  avec  étonnement. 

—  Et  c'est  vous,  Dornthal,  dit-il,  qui  vous  occupez  ainsi  avec 
tant  de  soin  de  ménager  vis-à-vis  de  votre  cousine  le  souvenir  du 
comte  Georges  ? 

Cette  absence  totale  de  vulgaire  triomphe  et  d'égoïste  espérance 
ajoutait  une  surprise  notable  de  plus  à  celles  de  la  matinée. 

Clément  ne  remarqua  ni  l'accent  d'Adelardi,  ni  l'expression 
bienveillante  et  affectueuse  du  regard  qui  accompagnait  les  paroles 
qu'il  venait  de  dire. 

—  Je  veux  qu'elle  soufîVe  le  moins  possible,  dit  il  brièvement  ; 
e'est  là  mon  unique  affaire  et  ma  seule  pensée. 


326  REVUE  CANADIENNE. 

Il  se  leva  pour  sortir. 

Le  marquis  lui  serra  la  main  avec  une  effusion  qu'il  témoignait 
rarement,  et  lorsque  Clément  l'eut  quitté,  il  demeura  longtemps 
pensif. 

Peut-être  songeait-il  en  ce  moment  que  la  rencontre  et  l'étude 
d'un  noble  cœur  valaient  mieux  que  la  plupart  de  celles  qu'il  avait 
recherchées  et  cultivées  jusqu'à  ce  jour  avec  tant  d'empressement. 


LX 


A  son  retour,  Clément  apprit  que  sa  cousine  Pavait  déjà 
demandé  plusieurs  fois.  11  monta  sur-le-champ  dans  la  pièce  où 
elle  se  tenait.  Son  émotion,  en  la  revoyant,  quoique  moins  im- 
prévues que  toutes  celles  qu'il  venait  d'éprouver,  fut  plus  profonde 
qu'il  lie  s'y  attendait,  car  il  ne  s'était  pas  préparé  au  changement 
produit  en  elle  par  les  heures  qui  venaient  de  s'écouler.  Elle  était 
cependant  aussi  calme  et  aussi  résolue  que  la  veille  au  soir,  mais 
elle  avait  traversé  pendant  cet  intervalle  ce  que  l'on  peut  nommer 
l'agonie  du  sacrifice,  cette  heure  d'ineffable  souffrance, 
qui  n'est  pas  celle  où  l'immolation  de  soi-même  est  acceptée, 
ni  même  celle  où  elle  est  consommée,  mais  cette  heure 
intermédiaire  où  la  répugnance  lutte  encore  violemment  contre  la 
volonté.  Et  c'est  bien,  en  effet,  à  cette  place,  dans  l'ordre  de  ses 
souffrances,  que  celle-là  a  été  endurée  par  notre  Maître  à  tous, 
lorsqu'il  s'est  fait  notre  semblable. 

Fleurange  avait  pris  quelques  instants  de  repos,  une  heure  à 
peine,  avant  le  jour.  Le  reste  de  la  nuit  elle  l'avait  passée  tout 
entière  à  lutter  ainsi  a^ec  sa  souffrance.  Les  sanglots  qui  gon- 
flaient son  coeur,  réprimés  avec  effort  pendant  son  entretien  avec 
Vera,  elle  les  avait  laissé  éclater  sans  contrainte  lorsqu,elle  s'était 
retrouvée  seule  dans  la  nuit,  et  elle  s'était  livrée  au  vain  soulage- 
ment de  savourer  à  loisir  l'amertume  du  sacrifice,  en  imposant 
silence  à  toute  consolation,  et  en  laissant  presque  les  vagues  du 
désespoir  monter  jusqu'à  elle,  et,  sinon  l'atteindre,  au  moins  la 
menacer. 

La  chambre  qu'elle  occupait,  plus  vaste  encore  et  plus 
somptueuse  que  celle  de  mademoiselle  Joséphine  (puisque  c'était 
celle  de  la  princesse  Catherine  elle-même),  n'était  éclairée  que  par 
une  lampe  qui  brûlait  devant  les  images  saintes  enchâssées  dans 
l'or  et  l'argent,  et  placées  dans  un  angle  selon  l'usage  russe. 

Fleurange  s'était  jetée  sur  un  canapé  et  là,  pendant  longtemps, 
la  tête  cachée  dans  les  coussins,  ses  longs  cheveux  épars,  ses  mains 


FLEURANGE.  327 

couvrant  son  visage  inondé  de  larmes,  elle  avait  exhalé  sa  douleur 
sans  faire  aucun  effort  pour  la  modérer. 

Une  fois  dans  sa  vie  déjà,  elle  s'était  livrée  à  ce  genre  de 
douloureux  transport.  C'était  —  avec  bien  moins  de  raison  sans 
doute  -^  deux  ans  auparavant,  durant  les  premières  heures  qui 
avaient  suivi  son  départ  de  Paris,  lorsqu'il  lui  avait  semblé  qu'elle 
était  seule  au  monde  et  que  toutes  les  joies  de  la  vie  étaient  à 
jamais  finies  pour  elle.  Cette  fois  là,  ceux  qui  n'ont  pas  oublié  le 
début  de  cette  histoire  se  souviennent  peut-être  que  la  vue  d'une 
étoile,  apparaissant  soudainement  à  ses  yeux,  dans  le  ciel  éclairci, 
lui  avait  apporté  un  message  de  paix.  Dieu  sait  ainsi,  quand  il 
lui  plaît,  donner  une  voix  à  tout  dans  la  nature,  et  parler  à  ses 
créatures  par  les  œuvres  de  ses  mains,  ou  même  des  leurs. 

Une  impression  du  même  genre  amena  en  ce  moment  un  pre- 
mier apaisement  de  la  tempête  qui  bouleversait  son  âme  tout 
entière. 

En  relevant  tout  d'un  coup  la  tête,  après  être  demeurée  long- 
temps dans  l'attitude  que  nous  venons  de  décrire,  ses  yeux  se  por- 
tèrent naturellemeit  vers  l'angle  éclairé  de  la  chambre  où  la 
lampe  allumée  devant  les  images  faisait  étiaceler  la  plus  riche 
d'entre  elles.  Dans  ces  images  grecques,  on  le  sait,  les  têtes 
peintes  sur  la  toile  se  détachent  seules  de  l'or  et  des  pierreries 
qui  les  entourent.  Celle  qui  attirait  en  ce  moment  le  regard  de 
Fleurange,  c'était  l'image  du  Christ,  c'était  ce  visage  sacré,  dont 
le  type  est  connu  de  tous  ceux  qui  ont  vu  des  représentations  de 
l'art  bysantin.  Ce  visage  long  et  grave,  ces  yeux  doux,  calmes  et 
profonds  dont  l'effet  saisissant  et  mystérieux  est  mille  fois  supé- 
rieur à  tout  ce  que  peut  produire  la  simple  reproduction  de  la 
beauté  humaine.  Cette  impression,  qu'un  pieux  amour  de  l'art 
suffit  pour  faire  comprendre,  était  accompagnée  pour  Fleurange 
d'un  vif  souvenir  d'enfance.  Elle  avait  souvent  prié  devant  une 
image  de  cet  aspect  dans  l'église  de  Santa  Maria  al  Prato.  Elle 
attacha  maintenant  ses  yeux  sur  les  yeux  divins,  fixés  sur  elle,  et 
peu  à  peu,  il  lui  sembla  que  ce  doux  et  puissant  regard  péné- 
trait jusqu'au  fond  de  son  âme  et  y  portait  une  consolation  sou- 
daine, merveilleuse  et  inexprimable.  Elle  demeura  comme  saisie 
et  quittant  peu  à  peu  l'attitude  qu'elle  avait  gardée  jusque-là,  elle 
resta  quelque  temps  assise,  les  mains  jointes.  Bientôt,  les  yeux 
toujours  fixés  sur  l'image  sainte,  elle  tomba  à  genoux,  et  inclinant 
la  tête,  elle  demeura  longtemps  plongé  dans  un  recueillement 
profond.  Sa  douleur  immodérée  semblait  s'apaiser  et  changer  de 
caractère.  Ses  larmes^  sans  cesser  de  couler,  cessèrent  d'être 
amères,  et  leur  obj«t  se  transforma,  car,  dans  la  douceur  de  ce 


328  REVUE  CANADIENNE. 

regard  majestueux,  elle  su  lire   un  reproche,  et  elle   avait  su    lo 
comprendre  ! .  .  . 

—  0  mon  Sauveur  et  mon  Dieu  !  pardon  !  s'écria  t-elle  avec  fer. 
veur,  en  courbant  son- front  jusqu'à  ce  qu'il  touchât  la  terre. 

Pardon  !  Oui,  malgré  la  pureté,  malgré  la  piété,  malgré  hi  droi- 
ture de  son  âme,  cette  parole,  Fieurange  aussi  avait  à  la  dire,  et  à 
comprendre  qu'elle  renfermait  pour  elle  l'apaisement  et  la  paix. 

Elle  l'entrevit  pour  la  première  fois  en  ce  moment.  Une  lueui- 
jamais  aperçue,  commença  à  se  lever  dans  son  âme,  comme  la 
faible  blancheur  de  l'aurore  qui  précède  le  jour,  et  sa  douleur  lui 
apparut  comme  la  punition  d'un  oubli,  ses  larmes,  comme  use 
expiation. 

Ces  pensées  étaient  encore  confuses,  mais  leur  influence  était 
déjà  bienfaisante,  et  bientôt  elle  sentit  naître  véritablement  en 
elle-même  cette  force  et  ce  courage  dont,  pendant  son  entretien 
avec  Vera,  elle  n'avait  eu  que  l'apparence  extérieure.  Elle  avait 
toujours  été  capable  d'agir  en  dépit  de  la  souffrance.  Maintenant, 
elle  commença  â  la  comprendre  et  à  la  vouloir. 

La  nuit  était  fort  avancée,  mais  elle  ne  sentait  pas  le  besoin  du 
repos,  et,  avant  de  le  chercher,  elle  voulut  donnera  son  es^prit  et  à 
son  cœur,  plus  fatigués  mille  fois  que  son  corps,  celui  dont  ils 
avaient  besoin.  Sous  l'influence  de  tous  les  incidents  et  de  toutes 
les  émotions  diverses  de  cette  journée, .elle  écrivit  a  la  mère  Made- 
leine une  lettre  qui  en  était  le  récit  fidèle. 

Sa  joie  du  matin,  son  sacrifice  du  soir,  son  désespoir  à  peine 
apaisé  de  la  nuit,  rien  ne  fut  caché  ou  supprimé,  pas  même  une 
nouvelle  et  ardente  aspiration  vers  ce  cloître  d'où  elle  croyait  ne 
plus  pouvoir  être  repoussée  désormais,  et  qui  lui  semblait  en  ce 
moment  l'unique  refuge  de  son  cœur  brisé. 

Il  y  a  un  certain  art  à  lire  dans  le  cœur  des  autres,  mais  il  y  en 
a  un  non  moins  grand  à  savoir  faire  lire  dans  le  sien,  et  celui-là 
Fieurange  le  possédait  au  suprême  degré,  vis-à-vis  de  cette  grande 
âme,  qui,  de  loin  comme  de  près,  veillait  près  de  la  sienne. 

Cet  épanchement  la  soulagea..  Elle  dormit  ensuite  quelques 
heures,  et,  à  son  réveil,  la  lettre  que  le  marquis  Adelardi  venait 
de  lire  et  de  communiquer  à  Clément  fut  écrite  et  envoyée  sans 
faiblir.  t 

Mais  une  telle  nuit  avait  laissé  sa  trace*  Les  yeux  rougis  de 
Fleurange,ses  traits  altérés,  ses  lèvres  pâles  et  tremblantes,  l'expres- 
sion douleureuse  de  ses  yeux,  furent  pour  Clément  les  indices  d'une 
souffrance  qui  était  pour  lui-même  un  intolérable  supplice.  11  eût 
voulu  la  lui  épargner  aux  dépens  de  sa  vie,  et  il  était  permis  de 
dire  qu'il  l'avait  prouvé.     Mais  maintenant  que   rien  ne  lui  impo- 


FLEURAlSiah.  3:>9 

sait  plus  le  difficile  devoir  d'appeler  pour  elle  de  tons  ses  vœux  le 
bonheur  qu'elle  attendait  de  la  tendresse  de  l'autre,  le  cri  impé- 
tueux de  son  propre  cœur  se  faisait  entendre  avec  une  puissance 
presque  irrésistible,  et  jamais  Clément  ne  se  montra  plus  maître 
de  lui  que  dans  cette  matinée,  où  il  lui  fallut  arrêter  l'impulsion 
qui  l'eût  mille  fois  jeté  aux  pieds  de  sa  cousine,  et  où  il  parvint  à 
dominer  le  désir  passionné  de  lui  dire  qu'elle  aimait  et  pleurait 
un  ingrat,  et  qu'elle  était  elle-même  plus  ingrate  encore  que 
lui  ! 

Au  lieu  de  cela,  ils  se  serrèrent  la  main  en  silence.  Fleurange 
vil  qu'il  était  instruit  de  tout  et  fut  soulagée  de  n'avoir  rien  à  lui 
apprendre.  En  peu  de  mots,  ils  eurent  réglé  ce  qui  concernait  leur 
départ,  et  Clément  lui  promit  que,  dans  vingt-quatre  heures,  ils, 
pourraient  se  mettre  en  route.  ^    . 

Sur  ces  entrefaites,  mad.emoiselle  Joséphine  parut,  et  Clément, 
trop  préoccupé  pour  user  de  circonlocutions,  lui  annonça  tout 
simplement,  sans  autre  explication,  le  changement  survenu  dans 
les  intentions  de  sa  cousine.  Mais,  lorsqu'au  comble  de  la  joie, 
Joséphine  s'écriait  :  "  Elle  repart  avec  nous  !..  0  mon  Dieu  !  quel 
bonheîr  !  ..."  Clément  fronça  le  sourcil  et  lui  serra  la  main  d'une 
façon  si  expressive,  que  la  pauvre  demoiselle  s'arrêta  tout  court,  et 
selon  sa  coutume,  renferma  son  exaltation  dans  un  mutisme  com- 
plet, en  se  disant  qu'un  jour  viendrait  peut-être  où  elle  compren- 
drait toutes  ces  inexplicables  choses,  et  entre  autres  pourquoi,  lors- 
qu'elle pleurait  du  départ  de  Gabrielle,  il  avait  fallu  lui  dissimuler 
son  chagrin,  et  pourquoi,  maintenant  qu'elle  restait,  il  ne  lui  était 
pas  permis  de  témoigner  sa  joie. 

— Tout  cela  est  fort  bizarre...j'ai  toujours  l'air  de  frapper  à  faux. 
Ek  cependant.  Clément,  permettez-moi  de  vous  le  dire,  je  soup- 
.çonne,  que,  quant  à  ce  M.  le  comte  Georges,  c'était  moi,   et  moi 
seule  qui  avait  raison. 

Cette  dernière  réflexion  ne  lui  échappa,  comme  de  juste,  que 
plus  lard,  à  l'heure  des  épanch'ements  particuliers  qu'elle  se  pro- 
curait toujours  de  temps  à  autre  avec  Clément,  et  nous  devons 
ajouter  que  le  sourire  qui  l'accueillit  la  dédommagea  dti  fronce- 
ment de  sourcil  que  nous  venons  de  noter. 

La  soirée  s'écoula  presque  en  silence.  Le  marquis  Adelardi  la 
passa  avec  eux,  et  le  maintien  calme  et  simple  de  Fleurange,  tan- 
dis que  l'effroyante  altération  de  ses  traits  ne  permettait  pas  de  se 
méprendre  sur  l'étendue  de  sa  souffrance,  redoublèrent  l'enthousi- 
asme qu'elle  lui  inspirait  et  qui  devenait  peu  à  peu  une  amitié 
solide  et  destinée  à  laisser  dans  sa  vie  une  trace  durable  et  bien- 
faisante. 


330  REVUE  CANADIENNE. 

Avant  de  se  séparer,  Clément  et  sa  cousine  échangèrent  quel- 
que? paroles  sur  les  tristes  funérailles  de  Félix.  Aucun  acte  reli- 
gieux n'avait  pu  les  accompagner,  mais  le  marquis  Adelardi  venait 
de  promettre  qu'il  obtiendrait  la  dernière  faveur  sollicitée  par  Clé- 
ment et  qu'une  croix  de  pierre  marquerait  la  place  où  il  reposait  ; 
le  lendemain  matin  une  messe  serait  célébrée  pour  lui  dans  l'église 
catholique. 

— Nous  assisterons  à  cette  messe  ensemble,  dit  Fleurange. 

— Oui  Gabrielle,  j'y  comptais. 

Le  lendemain,  en  effet,  Fleurange  et  son  cousin  étaient  proster- 
nés de  bonne  heure  au  pied  de  l'autel  de  la  grande  église  catholi- 
que, située  sur  la  Perspective  de  New^sky.  Après  tout  ce  qui  avait 
troublé  et  bouleversé  l'âme  de  la  jeune  fille  depuis  la  veille,  ce  fut 
un  moment  de  triste  et  consolant  repos. 

Ce  long  voyage,  après  tout,  malgré  l'amère  déception,  malgré  la 
douleur,  malgré  le  sacrifice  qui  l'attendait  à  son  terme,  elle  ne 
l'avait  pas  accompli  en  vain  !  Celui  dont  elle  avait  consolé  l'heure 
dernière,  celui  pour  qui  ils  priaient  en  ce  moment  avait  emporté 
la  trace  bénie  de  sa  présence  dans  les  régions  dont  le  repentir 
ouvre  l'entrée  !  Le  repentir  !  salut  de  l'âme  qui  le  ressent,  bénédic- 
tion de  l'âme  qui  le  seconde,  joie  mystérieuse  des  anges  qui  l'ins- 
pirent et  l'accueillent  comme  l'une  des  allégresses  de  leur  béati- 
tude éternelle  ! 

Ils  sortaient  de  l'église  et  ils  descendaient  lentement  la  longue 
avenue  bordée  d'arbres,  nommée  la  Perspective  de  Newsky,  lors- 
que leur  inarche  fut  arrêtée  par  une  foule  assez  nombreuse  qui 
stationnait  en  face  de  la  grille  du  palais  Anitschkoff,  devant  lequel 
ils  allaient  passer. 

Fleurange,  livrée  à  ses  pensées,  marchait  sans  regarder  autour 
d'elle,  et  Clément,  de  son  côté,  était  fort  distrait,  lorsqu'une  émo- 
tion semblable  à  celle  d'une  secousse  électrique  les  fit  tout  d'un 
coup  tressaillir  tous  les  deux  : 

—  Les  mariés  vont  passer,  disait  une  voix. 

— Les  mariés  ?...  les  condamnés,  vous  voulez  dire,  répondit  une 
autre  en  riant,  car  vous  savez  qu'ils  partent  ensemble  pour  l'exil. 

Ils  n'en  entendirent  pas  davantage.  L'effort  subit  de  Clément 
pour  éloigner  Fleurange  fut  impuissant  ;  elle  lui  résista,  et  quit- 
tant son  bras,  sans  qu'il  pût  l'en  empêcher,  elle  fit  quelque  pas  ra- 
pides qui  la  placèrent  en  avant,  près  de  l'un  des  arbres  contre  lequel 
elle  s'appuya,  et  elle  regarda  devant  elle  pâle  et  muette.  Elle  vit 
la  grille  s'ouvrir...elle  vit  la  voiture  paraître  et  bientôt  passer 
devant  elle...elle  le  vit  enfin,  lui  !  Oui,  elle  vit  les  nobles  traits  du 
comte  Georges,  sa  bouche  souriante,  son  regard  radieux.     Elle  vit 


FLEURANGE.  351 

un  instant  briller  les  yeux  noirs  et  la  chevelure  dorée  de  la  mariée. 
Puis  elle  eut  la  sensation  qu'il  faisait  nuit  et  que  tout  disparaissait 
de  sa  pensée,  comme  de  sa  vue  ! 


I 


EPILOGUE. 

,  .  .  .  Non,  ma  Fior  Angela,  je  vous  dis  encore  une  fois  non 
comme  lorsque  vous  m'avez  fait  cette  même  demande  à  Santa 
Maria,  ce  beau  soir  du  mois  de  mai,  tandis  que  du  haut  du  cloître 
nous  regardions  coucher  le  soleil.  Qu'y  a-t-il  de  changé  ?  et  pour- 
quoi Dieu  vous  appellerait-il  maintenant  dans  cette  solitude,  s'il 
ne  vous  y  appelait  pas  alors?...  Parce  que  vous  souffrez  davantage  ?.. 
Mais,  pauvre  enfant,  vous  souffriez  déjà  alors.  *'  La  vie,  disiez-vous? 
vous  semblait  vide  et  terne,  insuffisante  et  imparfaite."  Et,  par  le 
fait,  vous  n'aviez  pas  tort  :  c'est  bien  là  son  véritable  aspect  lors- 
qu'on la  regarde  en  la  comparant  à  la  vraie  patrie  qui  nous  attend. 
Comtemplée  ainsi,  rien  ne  peut,  en  effet,  y  répandre  le  moindre 
attrait  ;  mais  aucune  tristesse  ne  se  mêle  à  ce  genre  de  dégoût  :  on 
n'est  pas  triste  lorsqu'un  objet  semble  médiocre  et  misérable  uni- 
quement parce  qu'on  le  compare  à  un  autre  objet  merveilleux  et 
divin  dont  la  possession  est  assurée.  C'est  là,  je  vous  l'ai  déjà  dit, 
le  dégoût  de  la  terre  d'où  naît  l'appel  joyeux  et  irrésistible  au 
cloître  ;  mais,  je  vous  l'ai  dit  aussi,  cette  voix  divine,  lorsqu'elle 
retentit  dans  l'âme,  y  retentit  seule,  à  l'exclusion  de  toutes  les  voix 
du  monde.  Une  flamme  s'allume  qui  absorbe  et  anéantit  toutes 
les  autres,  même  celles  dont  l'éclat  terrestre  est  doux  et  pur.  Cet 
appel  divin  ne  vous  a  point  été  adressé  :  le  bonheur  rêvé  sur  terre 
vous  échappe,  voilà  tout,  et,  pour  la  seconde  fois,  ce  mécompte 
vous  inspire  la  même  pensée  ;  mais,  comme  alors,  je  crois  que  si 
Dieu  se  fût  réservé  votre  vie,  il  n'eût  pas  permis  qu'un  cœur  tel 
que  celui  de  ma  Fleurange  fût  un  seul  jour  partagé  ! 

"  Cette  fois,  il  est  vrai,  tout  est  fini  sans  retour,  et  vous  êtes  sé- 
parée d'une  manière  irrévocable  de  celui  auquel  ce  cœur  s'était 
donné,  et,  laissez-moi  vous  le  dire  maintenant,  donné  sans  raison  !.. 
Vous  tressaillez,  ma  pauvre  enfant!  vous  me  trouvez  cruelle,  et 
tout  le  faux  éclat  qui  vous  avait  fascinée,  éclaire  de  nouveau  en  ce 
moment  l'image  encore  présente  et  encore  chère  à  votre  pensée.  Je 
poursuis,  néanmoins. 

"  11  est  un  amour  de  la  terre  qui,  s'il  allonge  la  route  pour  aller 
à  Dieu,  n'en  détourne  point  cependant,  et  qui  même  par  les  vertus 
qu'il  exige,  par  les  sacrifices  qu'il  impose,  par  les  souffrances  dont 


332  ,  REVUE  CANADIENNE. 

il  est    accompagné,  seconde  souvent  les  plus  nobles  mouvements 
de  l'âme. 

"  Ne  l'avez-vous  pas  aperçu  aujourd'hui,  Fleurange  ?  la  base 
d'un  tel  amour  manquait  au  vôtre.  Je  l'eus  bien  vite  reconnu,^ 
lorsqu'à  Santa  Maria,  j'eus  écouté  votre  récit  jusqu'au  bout  et  péné- 
tré jusqu'au  dernier  repli  de  votre  cœur.  Je  compris  alors  pourquoi 
Dieu  élevait  devant  vous  un  obstacle  et  vous  imposait  un  sacrifice, 
et  votre  souffrance  me  parut  l'expiation  d'une  idolâtrie  que  vous 
ne  discerniez  pas  telle  qu'elle  était. 

"Si  je  vous  avais  vue  incertaine  ou  hésitante  sur  la  route  à 
suivre,  si  je  vous  avais  trouvée  mollement  désireuse  de  vous  épar- 
gner et  d'échapper  au  sacrifice  imposé,  je  vousaurais,à  celte  époque, 
tenu  peut-être  un  langage  plus  sévère  ;  mais  vous  agissiez  avec 
fermeté  et  droiture,  je  remis  à  une  époque  où,  avec  le  temps,  la 
paix  vous  serait  rendue,  le  soin  de  vous  faire  connaître  le  mal 
secret  et  profond  de  votre  cœur.  En  attendant,  ce  que  vous  souffriez 
alors  me  semblait  une  punition  suffisante. 

"  Mais  il  ne  devait  pas  en  être  ainsi  :  la  tentation  devait  renaître 
et  sous  une  forme  à  laquelle  il  était  impossible  que  ma  pauvre 
enfant  put  résister  ;  elle  céda  à  l'impulsion  généreuse  et  passion- 
née de  son  cœur  et  elle  trouva,  dans  l'excès  môme  de  son  dévoue- 
ment, une  satisfaction  pour  sa  conscience  dont  elle  sentait  con- 
fusément le  besoin  ;  mais 'il  en  fallait  davantage,  il  fallait  souffrir 
encore,  souffrir  plus  qu'auparant  ;  il  fallait  enfin  que  l'idole  fût 
brisée  et  q'ue  ce  brisement  lui  parût  être  celui  de  son  cœur  lui- 
même  !... 

"  Il  n'en  est  rien,  Fleurange  :  à  travers  la  distance,  je  voudrais 
que  ma  voix  vous  parvint,  et  je  voudrais  que  cette  voix  fût  douée 
d'une  puissance  divine,  lorsqu'elle  vous  dit  :  "  Relevez-vous  et  mar- 
chez." Oui  ^  reprenez  votre  marche  dans  la  vie  que  Dieu  vous  a 
faite  ;  levez  d'abord  les  yeux  vers  lui  et  bénissez-le  coi»rageuse- 
ment  de  vous  avoir  arrachée  au  piège  d'un  tendresse  dont  il  n'était 
pas  le  lien  et  dont  le  vide  se  fût  révélé  à  vous  tôt  ou  tard.  Puis, 
regardez  autour  de  vous,  voyez  qui  vous  pouvez  consoler  et  secou- 
rir ;  voyez  aussi  qui  vous  pouvez  aimer  ;  voyez  surtout  qui  vous 
aime,  et  faites  taire  dans  votre  cœur  la  pensée,  coupable  à  l'égal 
d'un  blasphème,  que  vous  m'exprimez  par  ces  mots  :  "  Ma  vie  est 
dépouillée  de  tout  ce  qui  peut  me  donner  le  désir  de  vivre!...  " 

''  Vous  la  relirez  un  jour,  ma  Fleurange,  cette  amère  et  ingrate 
parole,  et,  je  vous  l'atteste,  vous  la  trouverez  mensongère.  Si  Dieu 
ne  vous  a  pas  créée  pour  l'aimer,  à  l'exclusion  même  de  ses  affec- 
tions permises  qu'un  rayon  de  son  amour  illumine,  vous  l'étiez  bien 
moins  encore  pour  trouver  le  repos  dans  un  amour  privé  de  cette 


FLEURANGE.  333 

lumière,  amour  dont  un  déchirement  soudain  et  une  souffrance 
aiguë  vous  ont  empêchée  d'éprouver  la  nature  périssable,  et  vous 
ont  épargné  la  douleur  d'une  irréparable  déception  ! 

"  Encore  une  fois,  Fleurange,  à  genoux  !  et  rendez  grâce  ;  puis 
debout  et  agissez.  Point  d'affaissement  sur  vous-même,  point  de 
souvenir  complaisant  de  vos  désirs  trompés  de  vos  peines  souf- 
fertes. Courage  I  votre  cœur  a  été  faible  et  fasciné,  mais  jamais 
encore  votre  volonté  n'a  cessé  d'être  forte,  et  quelque  rude  que  fût 
le  chemin  du  devoir,  il  vous  a  suffi  de  le  regarder,  pour  y  marcher 
sans  défaillance.  Courage  !  vous  dis-je,  vous  vivrez, — et  vous  ferez 
mieux  que  vivre, — vous  guérirez  et  vous  vous  souviendrez  de  cette 
heure  qui  vous  parait  si  sombre,  comme  de  celle  qui  l'aura  pré- 
cédé le  jour  véritable  qui  doit  éclairer  votre  vie. 

^*  Au  premier  moment,  cette  lettre  ajoutera  à  votre  tristesse  et 
vous  vous  trouverez  privée  de  tout,  même  de  la  consolation  que 
vous  attendiez  de  moi  ;  mais  ne  cédez  pas  à  la  tentation  de  brûler 
ces  pages,  lorsque  vous  les  aurez  lues.  Gardez-les  pour  les  relire, 
et,  soyez-en  certaine  tôt  ou  tard,  le  jour  viendra  où  une  douce  pro- 
messe de  bonheur  répondra  au  fond  de  votre  cœur  à  cette  lecture. 
Tous  comprendrez  alors  quels  sont  pour  vous  les  vœux  de  votre 
mère  Madeleine,  car  ce  jour-là  ma  Fleurange,  ils,  seront  ex- 
aucés !...  " 

Celte  réponse  à  la  lettre  écrite  par  Fleurange  pendant  la  nuit 
agitée  qui  avait  suivi  son  entrevue  avec  la  comtesse  Vera,  nous  ne 
la  mettons  pas  sous  les  yeux  du  lecteur  à  l'époque  où,  au  retour  de 
son  triste  voyage,  elle  lui  parvint  à  Rosenhain  ;  mais  deux  ans 
après  ce  jour,  un  soir  d'été,  où,  assise  près  de  la  rivière,  sur  le 
banc  du  jardin,  la  jeune  fille  relisait  ces  pages  pour  la  seconde 
fois. 

L'aspecL  de  celle  que  nous  retrouvons  à  cette  place  était  quelque 
fjeu  altej.'é.  Une  cruelle  maladie,  suite  des  émotions  et  des  fatigues 
«ndurées  deux  ans  auparavant,  avait  mis  sa  vie  en  danger,  et  à  sa 
longue  convalescence  avait  succédé  un  mal  plus  lent,  plus  profond, 
plus  difficile  à  guérir,  contre  lequel  tous  les  remèdes,  même  celui 
d'une  volonté  énergiquement  résolue  à  les  seconder,  étaient  long- 
temps demeurés  impuissants. 

Pendant  cette  phase  de  faiblesse,  jusque-là  inéprouvée,  la  vie 
était  devenue  pour  Fleurange  nouvelle  et  difficile.  En  effet,  pen- 
dant longtemps,  il  avait  fallu  renoncer  à  combattre  par  l'activité 
des  devoirs  remplis  la  double  langueur  de  la  maladie  et  de  la  tris 
tesse,  supporter  l'inaction  sans  la  rendre  pour  elle-même  et  les 
autres  un  tourment  de  plus  ;  en  un  mot,  faire  sur  elle-même  un 
constant  et  silencieux  travail  :  elle  l'accomplit  toutefois  en  accep- 


334  REVUE  CANADIENNE. 

tant  avec  une  reconnaissante  douceur  les  soins  de  tous  ceux  qui 
l'entouraient,  et,  sans  roidir  contre  eux  son  cœur  froissé,  mais,  au 
contraire,  en  s'efforçant  de  les  convaincre  que  leur  tendresse  lui 
suffisait  et  que,  revenue  près  d'eux,  il  ne  lui  manquait  plus  rien. 
Peu  à  peu,  cette  parole  fut  dite  sans  effort.  Gomme  le  soleil  qui, 
au  printemps  fait  fondre  la  neige,  puis  réchauffe  la  terre,  puis  la 
couvre  de  fleurs,  elle  sentit  de  môme  que,  sous  l'influence  de  cette 
bienfaisante  tendresse,  tout  recommencerait  à  vivre  dans  son  cœur 
et  dans  sa  pensée.  N'était-il  pas  doux,  en  effet,  tandis  qu'elle  était 
étendue  pendant  de  longues  heures  sur  la  chaise  longue,  dans  un 
demi-sommeil, .d'entendre  autour  d'elle,  comme  un  gazouillement 
d'oiseaux,  la  voix  caressante  de  Frida,  mêlée  à  celle  des  petits  en- 
fants de  ses  deux  cousines,  qu'elle  aimait  tant  à  tenir  dans  ses  bras 
et  à  caresser  lorsqu'ils  l'avaient  réveillée  ?  n'était-il  pas  consolant 
d'appuyer  sa  tête  sur  un  cœur  presque  maternel  ?  n'était-il  pas 
salutaire  de  causer  avec  son  oncle  Ludwig,  lorsqu'après  avoir  fait 
rouler  sa  chaise  près  de  la  jeune  malade,  il  lui  parlait  de  tant  de 
choses  dignes  de  fixer  son  attention,  sans  la  détourner  jamais  de  la 
plus  haute  de  toutes  ?  Et  Frida  ?  et  Clara  ?  et  Julian  et  HansfeU  ? 
tous  n'appor-taient-ilspas  leur  part  d'amitié  sûre  et  fidèle,  et  chacun, 
pour  ainsi  dire,  une  fleur  qui  ajoutait  son  parfum  à  l'air  qu'elle 
respirait  ?  n'était-ce  rien,  enfin  en  ouvrant  les  yeux,  de  rencontrer 
le  bon  regard  de  sa  vielle  amie,  qui  après  avoir  cru  la  voir  mourir, 
ne  pouvait  se  lasser  de  la  regarder  vivre  ? 

Et  que  dirons  nous  maintenant  de  celui  que  nous  n'avons  pas 
encore  nommé,  de  celui  dont  la  sollicitude  pour  elle  n'était  point 
en  apparence  plus  grande  que  celle  de  ses  parents  et  de  ses  sœurs, 
et  qui,  toutefois,  pendant  cette  longue  convalescence,  avait  fini  par 
prendre  près  d'elle  une  place  qu'aucun  d'eux  ne  songeait  plus  à  lui 
disputer  ?  Le  caraclère  de  Clément  eût  été  mal  dépeint  si,  après  la 
catastrophe^  imprévue  qui  lui  avait  rendu  la  liberté  de  ses  espé» 
rance,  on  le  suppose  prompt  à  les  admettre  et  surtout  à  les  expri- 
mer. Néanmoins,  depuis  que  l'empire  violemment  et  constam- 
ment exercé  sur  lui-même  cessait  de  lui  sembler  un  devoir  absolu, 
depuis  que  la  peur  de  se  trahir  ne  l'obligeait  plus  à  une  contrainte 
qui,  lorsqu'il  était  près  de  sa  cousine,  s'étendait  à  tous  les  sujets  et 
finissait  souvent  par  dissimuler  en  partie  à  celle-ci  la  supériorité 
de  son  esprit  et  la  rare  beauté  de  son  intelligence  ;  un  changement, 
qu'il  n'apercevait  pas  lui  mq^e,  s'était  >péré  en  lui  et  donnait 
maintenant  à  sa  physionomie,  à  l'accent  de  sa  voix,  à  toute  sa  per- 
sonne, un  caractère  tout  autre  qu'auparavant,  aux  yeux  de  celle 
à  laquelle  il  apparaissait  ainsi  pour  la  première  fois.  Elle  le  re- 
marquait avec  surprise,  et,  lorsqu'il  inierrompait leurs  lectures  par 


FLEURANGE.  335 

des  pensées  qui  jaillissaient  spontanément  de  son  cœur  ésnu  ou  de 
son  intelligence  libre  dans  son  essor,  et  abordait  maintenant  une 
foule  de  sujets  qu'il  s'était  interdits  jusque-là  elle  devenait  pensive 
et  comparait,  malgré  elle,  cette  éloquence  de  l'âme  dont  la  source 
était  si  profonde  et  l'élan  parfois  si  élevé,  avec  cette  autre 
éloquence  qui  l'avait  éblouie  naguère  et  dont  l'esprit,  l'esprit  seul 
cultivé  avec  soin  faisait  tout  le  charme.  Chaque  jour,  elle  attendait 
avec  plus  d'impatience  l'heure  de  ces  lectures  ou  de  ces  entretiens  ; 
elle  avait  bien  apprécié  déjà  le  dévouement,  la  bonté  d'âme  incom- 
parable de  son  cousin, sa  loyauté,  son  énergie,  son  courage  ;  toutes 
ces  qualités,  elle  leur  avait  rendu  justice,  et  cependant  il  lui  sem- 
bla d'un  coup  qu'elle  ne  l'avait  jamais  connu  ;  elle  se  demanda 
môme  un  jour  si  jusque  là,  elle  l'avait  jamais  regardé,  tant  l'expres- 
sion de  ce  visage  où  rayonnait  ce  qu'il  y  a  de  plus  divin  ici-bas,  la 
double  noblesse  de  l'âme  et  de  l'intelligence,  tant  ce  regard  et  ce 
sourire  compensaient  l'imperfection  de  traits  remarqués  jadis  chez 
Clément,  mais  que  les  années  avaient  d'ailleurs  grandement  modi- 
fiée à  son  avantage. 

Elle  reconnut  donc  bientôt  que,  tout  en  ayant  eu  beaucoup 
d'amitié  pour  son  cousin,  elle  avait  cependant  été  injuste  envers 
lui,  et  ne  l'avait  jamais  apprécié  à  sa  juste  valeur. 

Mais  quel  fut  le  jour,  l'heuie,  le  moment  qui  lui  fit  découvrir 
qu'elle  avait  été  envers  lui  non  seulement  injuste,  mais  in. 
grate,  ingrate  jusqu'à  la  cruauté  ?  C'est  ce  que  nous  ne  saurions 
dire,  c'est  ce  qu'elle  ignorait  peut-être  elle-même. 

Fut-ce  le  jour  où,  après  avoir  lu  d'une  voix  tremblante  un  pas- 
sage qui  exprimait  ce  qu'il  n'osait  dire,  il  leva  soudainement  les 
yeux  et  la  regarda  comme  il  ne  l'avait  jamais  encore  fait  ? 

Fut-ce  cet  autre  jour  où,  passant  sur  son  violon  d'une  mélodie  à 
une  autre,  il  joua  cette  romance  sans  paroles  qu'Hansfelt  avait 
nommée*  l'ir/îowr  ignoré,  et  s'arrêta  tout  d'un  coup,  hors  d'état  de 
poursuivre  ? 

Ou  bien  encore  lorsque,  vers  la  fin  du  second  printemps  écoulé 
depuis  leur  retour,  elle  fut  tout  à  fait  rétablie,  et  qui  la  vit  pour  la 
première  fois  dehors,  debout  près  du  grand  buisson  de  roses,  les 
mains  remplis  de  fleurs?  fut-ce  lorsqu'il  s'agenouilla  pour  en 
ramasser  une  tombée  près  d'elle,  et  qu'il  demeura  ainsi  jusqu'à  ce 
qu'elle  lui  tendit  la  main  et  lui  dit,  en  rougissant,  de  se  rele- 
ver ? 

Il  n'importe.  Ce  jour  vint,  et  il  avait  précédé  de  peu  celui  où 
nous  l'avons  trouvée  assise  sur  le  banc  au  bord  de  la  rivière  relisant 
attentivement  la  lettre  que  la  mère  Madeleine  lui  avait  adressée 
di  ux  ans  auparavant. 


336  REVUE  CANADIENNE. 

La  jeune  fille,  nous  l'avons  dit,  n'était  plus  tout  à  fait  telle  que 
nous  l'avons  souvent  dépeinte.  Sa  longue  maladie  avait  laissé 
quelque  traces,  mais  de  ces  traces  qui  dans  la  jeunesse  sont  pres- 
que un  charme  de.  plus,  en  attendant  le  retour  de  l'éclat  complet 
de  la  santé.  La  taille  de  Fleurange,  plus  souple  et  pins  mince,  son 
teint,  d'une  blaricheur  plus  transparente,  ses  longs  cheveux,  coupés 
pendant  sa  maladie,  renaissant  maintenant  sur  son  front  et  enca- 
drant son  jeune  visage  de  boucles  épaisses  et  soyeuses  :  tout,  en  ce 
moment,  lui  donnait  quelque  chose  de  la  grâce  de  l'enfance,  et  en 
la  voyant  aujourd'hui  près  de  son  cousin,  dont  la  haute  taille  et 
l'expression  mâle  et  énergique  avaient  toujours  ajouté,  en  appa- 
rence, quelques  années  à  son  âge  véritable,  on  n'eut  jamais  pu 
deviner  qu'elle  n'était  pas  la  plus  jeune  des  deux. 
"  Elle  lisait  donc,  immobile  et  attentive,  et  de  temps  en  temps  son 
visage  se  colorait  et  exprimait  ses  émotions  diverses.  Mais  lors- 
que, après  avoir  lu  les  mots  jadis  écrits  par  elle-même  :  ''  Mo,  vie 
■est  dépouillée  de  tout  ce  qui  peut  dominer  le  désir  de  vivre^  "  elle  en 
vint  à  ceux-ci  :  "  Vous  la  relirez  un  jow\  Fleurange^  cette  amère  et 
ingrate  parole^  €t,je  vous  l'atteste^  vous  la  trouverez  mensongère,  "  elle 
s^arrêta  tout  court,  et,  levant  au  ciel  des  yeux  pleins  de  larmes  : 

— Oui,  ma  mère,  dit-elle,  vous  aviez  raison  ! 

Elle  couvrit  son  visage  de  ses  deux  mains,  et  demeura  longtemps 
absorbée  et  comme  envahie  par  un  flot  de  pensées. 

Dans  les  profondeurs  de  sa  mémoire,  de  vagues  souvenirs  sillon- 
naient le  passé  comme  des  éclairs,  et  lui  faisaient  revoir,  dans  un 
rêve  confus,  quelques  scènes  oubliées. 

Cette  violente  explosion  de  douleur,  ces  sanglots  qu'il  n'avait  pu 
réprimer,  lorsqu'il  avait  appris  qu'elle  voulait  suivre  Georges  ; 
plus  tard,  ces  paroles  murmurées,  sur  la  glace,  dans  ce  moment 
qu'il  croyait  le  dernier  de  sa  vie,  à  peine  entendues  et  vite  oubliéei 
alors,  elles  surgissaient  aujourd'hui,  semblables  à  ces  écritures 
invisibles  que  l'approche  du  feu  fait  apparaître.  Ce  sentiment 
qu'elle  ne  discernait  que  depuis  quelques  jours.  Clément  l'aurait- 
il  donc  éprouvé  plus  tôt,  l'aurait-il  éprouvé  toujours?...  Et,  s'il  en 
était  ainsi,  oh  !  alors,  quelle  avait  été  sa  tendresse,  quelle  avait  été 
sa  constance,  et  quelles  avaient  été  les  souffrances  endurées  pour 
elle  !  Hélas  !  qu'avait-elle  infligé  elle-même  à  ce  noble  et  fidèle 
ami  ! 

Oh  !  s'écria-t-elle  tout  haut,  qui  a  jamais  été  plus  aveugle,  plus 
ingrate,  plus  cruelle  que  moi  ! 

Elle  se  tut  en  tresssaillant  et  leva  la  tête  ;  car  elle  croyait  avoir 
reconnu  le  bruit  des  pas  de  son  cousin.  C'était  bien  lui  en  effet  ; 
il  venait  la  chercher  sur  son  banc  favori  ;  et  maintenant  il  était, 


FLEUR  ANGE.       ,  337 

ià  debout  devant  elle,  à  la  même  place  où,  trois  ans  auparavant, 
il  l'avait  regardée,  le  jour  où  à  son  insu^  elle  l'avait  tant  fait  souf- 
frir. C'étaient  le  même  lieu  et  la  même  saison  ;  c'était  aussi  la 
môme  heure  :  le  jour  tombait,  et  maintenant,  comme  alors,  la  lune, 
déjà  levée,  jetait  un  rayon  argenté  sur  le  charmant  visage  qu'in- 
terrogeait le  même  regard.  Mais,  cette  fois,  l'interrogation  fut 
comprise,  et  la  réponse  silencieuse  de  ses  beaux  yeux,  aussi  expres- 
sifs que  la  parole,  fit  pénétrer  dans  le  cœur  qui  l'entendit  une  de 
ces  joies  humaines  réservées  ici-bas  à  ceux-là  seuls  qui  sont  capa- 
bles d'un  amour  pur,  constant,  unique  ;  d'nn  amour  digne  d'être 
nommé  après  celui  de  Dieu. 

Nous  pourrions  terminer  maintenant  ce  récitet  déposer  la  plumé, 
sans  chercher  à  décrire  le  joie  de  la  famille  lorsque,  la  nuit 
tombée,  on  vit  reparaître  les  deux  seuls  absents  de  la  veillée,  et 
que  chacun  devina,  en  les  regardant,  quel  était  l'entretien  qui,  ce 
soir-là,  s'était  prolongé  si  longtemgs  au  bords  de  la  rivière. 

Toutefois,  vers  la  fin  de  cette  heureuse  soirée,  mademoiselle 
Joséphine  amena,  sans  le  vouloir,  une  communication  qu'il  nous 
semble  utile  de  ne  point  omettre. 

— Voyez,  voyez,  s'écria-t-elle,  dans  l'exaltation  d'un  bonheur, 
mêlé  d'un  secret  orgueil  de  sa  pénétration,  comme  j'avais  raison  de 
penser  que  le  comte  Georges...! 

Elle  s'arrêta  d'un  air  interdit,  se  souvenant  tout  d'un  coup  des 
précautions  du  passé,  et  craignant  encore  d'être  imprudente  en 
les  négligeant. 

Mais  Fleurange,  sans  hésiter,  s'écria  : 

— Achevez,  ma  chère  Joséphine,  achevez  sans  crainte,  et  pro- 
noncez hardiment  un  nom  que  je  n'ai  plus  ni  peur  ni  désir  d'en- 
tendre. 

Et  tandis  que,  en  l'entendant,  le  souvenir  de  ses  tortures  pas- 
sées traversait  la  mémoire  de  Clément,  pour  lui  faire  sentir  plus 
ardemment  son  bonheur  'présent,  elle  lui  demanda  d'une  voix 
calme  : 

— Est-il  toujours  en  exil,  ou  bien  lui  a-t-on  fait  grâce  ? 

Clément  répondit  avec  un  sourire  : 

— Non,  on  ne  lui  a  point  fait  grâce  ;  il  subit  encore  toute  l'éten- 
due de  sa  peine. 

Après  un  moment  de  silence, *il  ajouta  : 

—Ce  matin  même,  j'ai  reçu  une  lettre  d'Adelardi  qui  me  parlé 
de  lui...  Voulez-vous  la  lire  ? 

Sur  un  signe  afîlrmatif  de  celle  à  qui  il  adressa  cette  question, 
il  tira  son  portefeuille  de  sa  poche  pour  y  chercher  la  lettre.  Lors- 
qu'il l'ouvrit,  il  en  tomba  une  petite  branche  de  myrte. 

25  mai  1873.  22 


338  REVUE  CANADIENNE. 

Fleurange  la  reconnut  aussitôt. 

— Eh  quoi,  vous  la. possédez  encore  ?  dit-elle  en  rougissant. 

Clément  ne  répondit  pas.  Il  regarda  la  petite  branche  avec  at- 
tendrissement ;  elle  faisait  partie  de  ce  trésor  si  chèrement  con- 
servé, et  pendant  longtemps  la  seule  joie  de  mon  amour  caché  ! 

Jamais,  oh  !  non  jamais  !  murmura-t-il.  Ce  fut  là  ma  réponse  ce 
soir-là,  Gabrielle,  lorsque  vous  me  promettiez  une  belle  fiancée. 
Vous  en  souvenez  vous  ? 

— Oui,  car  j'avais  dit  comme  vous  une  heure  avant,  et  cette 
coïncidence  me  frappa. 

— Qu'en  faut-il  conclure  dans  ce  jour  où.  vous  êtes  là,  devant 
moi,  vous  la  fiancée  de  mes  rêves  impossibles  ? 

—Que  nos  pressentiments  nous  trompent  souvent...et  nos  senti- 
ments au^ï^i,  Clément,  ajouta-t-elle,  en  attachant  sur  lui  des  yeux 
voilés  de  larmes  qui  semblaient  implorer  un  pardon. 

Nous  ne  dirons  point  quelle  fut  la  réponse  de  Clément.     Nous 
dirons  seulement  qu'elle  fit  complètement  oublier  à    l'un    et  à 
l'autre  la  lettre  d'Adelardi.    Cette  lettre,  cependant,  nous  la  met-^ 
trons  sous  les  yeux  du  lecteur,  moins  indifférent  peut-être  à  son 
contenu  quelle  l'était  en  ce  moment  celui  à  qni  elle  était  adressée. 

Elle  était  datée  de  Florence.  Le  marquis,  dont  les  visites  à 
Rosenhaim  étaient  détenues  annuelles,  annonçait  sa  prochaine 
arrivée,  puis  il  continuait  : 

^' La  pauvre  princesse  Catherine,  dont  vous  me  demandez  des 
nouvelles,  a  repris  tous  ses  maux,  tant  de  fois  guéris,  et  ils  sont 
aggravés  maintenant  par  le  mécontentement  et  l'ennui  plus  encore 
que  par  l'âge.  Personne  ne  réussit  à  lui  donner  des  soins  tels 
que  ceux  dont  elle  se  souvient,  et  cha(Jue  nouvelle  épreuve  renou- 
velle des  regrets  qui  ne  sont  nullement  compensés  d'autre  part  par 
la  réalisation  de.  se$  désirs.  J'ai  bien  souvent  remarqué,  du  reste, 
qu'il  n'y  a  rien  de  tel  en  ce  monde  que  les  désirs  réalisés,  pour 
faire  évanouir  jusqu'au  souvenir  de  l'ardeur  avec  laquelle  on  les 
a  poursuivis,  et  même  du  transport  avec  lequel  on  les  a  vu  s'ac- 
complir. 11  est  vrai  que  les  relations  actuelles  avec  son  fils  n'ont 
rien  de  satisfaisant,  et  qu'elles  se  ressentent  de  l'humeur  mécon- 
tente de  tous  les  deux.  L'éxil  imposé  à  Georges  semblerait  cepen- 
dant enviable  à  bien  des  gens,  car  le  lieu  qu'il  habite  possède  tous 
les  agréments  possibles,  sauf  celui  de  pouvoir  le  quitter.  Mais  ce 
terrible  'correctif  gâte  le  reste,  et  il  ne  sait  jouir  de  rien,  parce  que 
tout,  dit-il  lui  est  imposé.  Aussi,  je  le  crains,  l'avenir  qu'il  se  pré- 
pare et  qu'il  réserve  à  sa  femme  est  fort  menaçant. 

'•  La  Comtesse  Vera  est  une  belle  et  noble  personne,  susceptible 
jusqu'à  un  certain  point  de  dévouement,  mais  orgueilleuse,  em- 


FLEURANGE.  339 

poi-tée  et  jalouse  au  plus  haut  degré.  Eu  épousant  Georges  dans  la 
situation  où  il  se  trouvait,  elle  croyait,-  par  ce  grand  sacrifice^ 
s'assurer  ce  cœur  volage  et  se  l'attacher  fidèlement  et  à  jamais  par 
la  reconnaissance.  Elle  s'est  trop  vite  aperçue  qu'il  n'en  était  rien, 
et  que  la  liberté  comparative  qu'il  avait  recouvrée  se  transformait 
promptement  à  ses  yeux  en  dur  esclavage.  Il  en  est  résulté  entre 
eux  des  scènes  qui  ont  déjà  plus  d'une  fois  ti:*oublé  une  existence 
dont  il  ne  leur  est  pas  permis  de  rompre  la  monotonie.  Dans  l'une 
d'elles,  le  croiriez-vous  ?  Vera,  égarée  par  l'irritation  et  la  jalousie, 
a  trahi  elle-même  le  secret  si  bien  gardé  jusque-là,  en  s'écriant  avec 
emportement  qu'elle  regrettait  de  ne  lui  avoir  pas  laissé  subir  le  sort 
qu'une  autre  était  si  disposée  à  partager  avec  lui.  Revenue  à 
elle-même,  elle  eut  lieu  de  regretter  son  imprudence,  car  George 
exigea  une  révélation  complète  ;  et  ramené  ainsi  subitement  vers 
un  souvenir  revêtu  à  ses  yeux,  aujourd'hui,  du  double  charme  du 
passé  et  de  l'impossible,  il  se  livra  à  son  tour,  sans  aucun  ménage- 
ment, aux  plus  amers  reproches  ;  et  je  ne  sais  s'il  n'eut  pas  la 
cruauté  de  lui  dire  '•  qu'il  eût  préféré  mille  fois  le  sort  auquel  elle 
l'avait  soustrait  à  celui  qui  était  aujourd'hui  le  sien  auprès  d'elle!" 
Nous  savons  ce  qu'il  faut  penser  de  ce  mirage  de  son  imagination  ; 
mais,  d'après  tout  ceci,  vous  ne  serez  pas  'surpris  d'apprendre 
qu'ils  aspirent  tous  deux  avec  U!ie  égale  ardeur  à  la  liberté,  qui  ne 
leur  sera  pas  rendue  avant  deux  ans,  et  qui  sera,  selon  toutes  appa- 
rences, aussi  dangereuse  pour  l'un  que  pour  l'autre.  La  princesse 
le  voit  et  le  prévoit,  depuis  une  visite  en  Livonie  où  je  l'ai  accom- 
pagnée l'été  dernier.  Pendant  ce  séjour,  Georges  ne  lui  a  pas  non 
plus  épargné  des  reproches  qui  lui  ont  été  d'autant  plus  sensibles 
que  sa  mère  en  est  depuis  longtemps  à  se  dire  que,  au  bout  du 
compte,  elle  a  sacrifié  son  bonheur  et  l'agrément  de  sa  prostré  vie 
par  une  opposition  dont  le  résultat  a  été  d'éloigner  d'elle,  du  même 
coup,  et  son  fils  et  la  seule  compagne  qui  ait  jamais  réussi  à  la 
satisfaire.  Et  comme,  lorsqu'elle  est  mécontente,  il  lui  faut  tou- 
jours s'en  prendre  à  quelqu'un  qui  ne  soit  pas  elle-même,  savez- 
vous  à  qui  elle  reprochait  l'autre  jour  devant  moi  t#u3  ses  mé- 
comptes actuels  ?  A  Gabrielle  I...  qui,  disait-elle,  n'avait  pas  su,  il  y 
a  trois  ;ins,  user,  comme  elle  l'aurait  dû,  de  son  empire  et  le  con- 
server !  ! 

"  Depuis  qu'elle  s'est  aperçue  que  je  ne  partageais  nullement  ce 
regret— qui  ne  sera  pas  partagé  non  plus  par  vous,  je  le  suppose, 
ni,  j'aime  à  le  penser,  par  celle  qui  l'inspire — elle  m'en  veut  à  mon 
tour,  et  déclare  avec  mélancolie  que  tous  les  amis  sont  insensibles 
et  tous  les  enfants  ingrats  !..." 


340  REVUE  CANADIENNE. 

La  réponse  de  Clément  à  cette  lettre  hâta  l'arrivée  du  marquis. 
Il  avait  vu  renaître  et  grandir  les  espérances  de  son  jeune  ami,  et 
pour  rien  au  monde  il  n'eût  voulu  être  absent  de  Rosenhain  le  jour 
de  leur  réalisation.  Wilhelm  et  Berta,  la  discrète  confidente  qui 
avait  su  consoler  la  souffrance  de  Clément,  sans  l'obliger  à  la  révé- 
ler, furent  avec  le  marquis  les  seuls  amis  admis  ce  jour-là  au  mi- 
lieu de  l'heureuse  famille.  La  noce  fut  riante  autant  que  l'avait  été 
celle  de  Clara.  Les  mariés  cependant  semblaient  plus  graves  et 
plus  recueillis,  car  une  grande  épreuve  avait  précédé  ce  jour,  et 
donnait  à  leur  bonheur  ce  quelque  chose  cVachevé  qui  manque  sou- 
vent ici-bas  aux  fêtes  les  plus  joyeuses. 

Eux  aussi,  à  leur  tour,  ils  allaient  partir  pour  l'Italie,  et  l'on  de- 
vine que,  parmi  les  lieux  qu'ils  devaient  visiter  ensemble,  le  pre- 
mier vers  lequel  se  dirigeait  leur  pensée  était  celui  où  les  attendait 
la  bienvenue  et  la  bénédiction  de  la  mère  Madeleine. 

Au  retour,  c'était  la  maison,  transformée  et  embellie,  de  made- 
moiselle Joséphine,  qui  devait  devenir  leur  demeure,  à  la  seule 
condition,  imposée  par  leur  vieille  amie,  qu'elle  habiterait  sous 
leur  toit  jusqu'à  la  fin  de  ses  jours. 

Leur  destinée  fut-elle  heureuse  ?  Nous  croyons  ra£Q.rmer.  Fut- 
elle  exempte  de  peines,  de  souffrances  et  de  sacrifice  ?  Nous  pou- 
vons le  nibr  avec  encore  plus  de  certitude.  Elle  fut  digne  d'envie 
néanmoins,  car  ils  possédèrent  ce  qu'il  y  a  de  meilleur  parmi  les 
bonheurs  de  la  terre,  sans  oublier  jamais  "  que  la  vie  ne  peut  jamais 
être  tout  à  fait  heureuse^  parce  qu'elle  ii^est  pas  le  ciel^  ni  tout  à  fait 
malheureuse^  parce  qu'elle  en  est  le  chemin  *.  " 

Mine  GraVEN. 

(^Fin.) 
I  Eugénie  de  la  Ferronnays. 


IF 


LE  CANADA  EN  EUROPE. 

(Suite  et  fw.) 
VIII. 


Sommaire. — De  Qaébec  à  la  Colombie-Anglaise. — La  chute  du  Niagara. — L'eau 
des  grands  lacs. — Le  fleuve  MacKenzie  confondu  avec  le  Saint-Laurent. — 
Pour  qui  importons-nous  des  marchandises  d'Europe  ?  —  Un  Canadien....  du 
Mexique.— Tous  scieurs  de  bois  ! — Francophobie  du  Times. — Les  travaux  et 
les  luttes  d'un  passé  tout  récent,— Venez  y  voir,  messieurs  ! — Nos  frères  des 
Etats-Unis.—  Gomme  ils  nous  connaissent  ! — Guérissez-vous  d'abord,  s'il  vous 
plaît. 

Il  n'y  a  pas  longtemps  qu'une  dépêche  du  bureau  colonial  de 
Londres  invitait  le  gouvernement  canadien  à  faire  passer  directe- 
ment de  Québec  à  Victoria,  dans  la  Colombie-Anglaise,  une  con- 
signation d'armes  et  d'accoutrements  militaires,  au  lieu  de*  les 
expédier  par  mer.  Les  ministres  anglais  furent  bien  étonnés  lors- 
qu'on lès  invita  à  consulter  la  carte.  Ils  croyaient  que  la  Colombie 
se  trouve  au  bout  de  la  banlieue  de  Québec.  S'il  en  était  ainsi,  le 
chemin  de  fer  du  Pacifique,  que  nous  nous  proposons  de  con- 
struire bientôt,  serait  raccourci  de  neuf  cents  lieues. 

En  1812,  un  homme  d'Etat  du  parlement  anglais  proposait  d'en- 
voyer une  forte  escadre  jusqu'au  fond  de  l'Erié,  pour  balayer  le 
httoral  américain  de  ce  lac.  Il  oubliait  tout  sin^plement  la  chute 
de  Niagara.  On  le  prit  cependant  au  sérieux  et  des  frégates  par- 
urent pour  cette  mission.  Afin  de  ne  manquer  de  rien  à  bord,  on 
avait  muni  ces  vaisseaux  d'appareils  à  purifier  l'eau  de  mer  pour 
la  rendre  potable.  Purifier  l'eau  des  lacs  canadiens,  et  franchir 
d'un  bond  le  Niagara,  deux  bourdes  qui  me  paraissent  dignes  de 
passer  à  la  postérité  la  plus  reculée. 


342  REVUE  CANADIENNE. 

Un  Canadien  qui  s'embarquait  au  Havre  pour  revenir  au  pays, 
lia  momentanément  connaissance  avec  un  employé  chargé  par 
quatre  ou  cinq  maisons  de  commerce,  de  surveiller  l'expédition 
d'une  centaine  de  ballots  destinés  au  Canada.  Apprenant  d'où 
venait  et  où  s'en  retournait  le  voyageur,  l'employé  se  montra  tout 
de  suite  disposé  à  parler  de  cette  lointaine  contrée. 

— Le  Canada  î  ah,  monsieur  !  c'est  un  rude  pays  que  celui-là  ! 
De  la  neige,  hein  !  quatre  pieds,  cinq  pieds,  six,  et  parfois  davan- 
tage. Avec  ça  un  froid  de  trente-six  mille  loups,  n'est-ce  pas?  On 
connaît  ça! 

— Je  vois  que  vous  y  êtes  allé... 

—  Non  pas  !  Je  vous  demande  pardon.  Saperlotte,  vous  n'y  pen- 
sez pas  !  Il  faut  avoir  été  pris  jeune.,  j'ai  cependant  un  ami  qui 
en  revient. 

—Alors,  vous  savez  ce  qui  en  est,  c'est  tout  comme  si  vous  y 
aviez  passé  douze  mois  de  calendrier. 

— Je  le  crois  bien  !"  Figurez-vous  que  mon  ami  a  été  cinq  mois 
sans  voir  de  visages  blancs  autres  que  les  personnes  du  poste  de 
traite  où  il  séjournait. 

— Bigre  !  et  où  donc  ça,  s'il  vous  plait  !  » 

— Ah,  voilà  .-c'est  un  nom  anglais,  qui  m'échappe  par  conséquent 
mais  le  fleuve  qui  y  passe  s'appelle  MaKinsie. 

— Parfaitement,  le  fleuve  MacKenzie  c'est  comme  si  vous  me 
parliez  d'un  faubourg  de  Paris  qui  se  trouverait  à  sept  cents  lieues 
du  dôme  des  Invalides... 

— Allons  donc  ! 

-rMais  oui,  s'il  vous  plait.  Et  du  reste  avez-vous réfléchi  à  quoi 
ou  à  qui  pouvait  servir  le  contenu  des  ballots  que  vous  embar- 
quez en  ce  moment  ?  Voua  nous  expédiez  des  étoffes  de  haut  prix, 
des  fleurs  artificielles,  des  rubans,  des  soieries,  des  gravures  de 
modes,  des  livres,  de  la  musique,  des  tapis,  des  draps  fins  , des  bijou- 
teries... pour  les  ours  blancs  ou  les  renards  verts  ?  Convenez  que 
les  deux  bouts  de  votre  raisonnement  ne  se  joignent  pas. 

M.  J.  A.  N»  Provencher  est  à  Paris  depuis  l'automne  dernier. 
Voici  un  trait  emprunté  à  l'une  de  ses  lettres  :  Le  lendemain  de  son 
arrivée,  M.  Bossanges  le  présente  à  un  journaliste  : 

— Mon  cher  ami,  vous  voyez  devanl  vous  un  Sauvage  du  Canada, 
qui  nous  est  arrivé  hier  dans  l'accoutrement  de  sa  tribu,  bruyet, 
mitasses,  bonnet  à  plumes,  enfin  tout  l'attirail.  Vous  comprenez 
que  nous  l'avons  mené  sans  retard  chez  un  tailleur.  Tel  que  le 
voilà,  il  n'est  pas  si  mal  après  tout. 


LE  CANADA  EN  EUROPE.  343 

— Certes,  non  !  Je  dirai  même  sans  compliment  qu'il  porte  nos 
habits  à  ravir.  Mais  attendez  donc  !  par  quel  prodige  avez-vous 
pu  traverser  la  moitié  de  la  France  sous  votre  costume  national  ?• 

— Je  voudrais  bien  voir  qu'on  me  molestât,"  réplique  vivement 
Provencher  de  son  air  le  plus  iroquois,  je  suis  sujet  britannique, 
mes  papiers  sont  en  ordre,  et  mon  gouvernement  ne  permettrait 
pas... 

— C'est  très-juste,  reprend  le  journaliste,  très-juste,  M.  Thiers  a 
raiston  :  nous  avons  bien  assez  de  la  Prusse,  n'allons  pas  nous  mettre 
l'Angleterre  sur  les  bras  ! 

Et  le  reste  de  la  conversation  à  l'avenant. 

Un  dictionnaire  de  géographie  publié  en  Angleterre,  il  n'y  a  pas 
longtemps,  nous  informe  que  Québec  est  la  ville  principale  du 
Canada,  et  que  le  dit  Canada  renferme  une  population  de  sept 
mille  âmes. 

L'Européen  vend  des  marchandises,  mais  il  ne  connaît  pas  la 
géographie. 

L'Anglais  a  des  flottes  dans  toutes  les  mers  du  globe,  mais  il  ne 
connait  pas  la  géograf^hie. 

Le  Français  porte  des  moustaches,  mais  il  ne  connaît  pas  la 
géographie. 

L'Italien  se  faradase,  mais  il  ne  connaît  pas  la   géographie. 

L'Espagnol  a  découvert  la  moitié  de  l'univers,  mais  il  ne  con- 
naît pas  la  géographie. 

L'Allemand  réclame  toute  terre  que  foule  un  pied  de  Teuton, 
mais  il  ne  coHnaît  pas  la  géographie. 

Mr.  Napoléon  Bourassa  étant  à  Rome,  vit  son  hôte  entrer  un 
matin  dans  sa  chambre,  la  figure  rayonnante  de  plaisir  : 

—  Je  viens,  monsieur,  vous  annoncer  une  bonne  nouvelle. 

—  Tant  mieux,  tant  mieux  !  di!;  Mr.  Bourassa,   de  quoi  s'agit-il  ? 

—  Nous  avons,  depuis  hier  soir,  un  de  vos  compatriotes. . 

—  Ici  même  ? 

—  Oui,  monsieur  ;  je  l'ai  mis  en  face  de  vous,  au  numéro  30. 

—  Bien  obligé  de  l'intention,  je  cours  le  voir. 

Et  Mr.  Bourassa  se  hâte  d'aller  frapper  au  numéro  30.  Une 
voix  répond  de  l'intérieur,  il  pousse  la  porte  et  se  trouve  en  pré- 
sence ...  d'un  Mexicain  ! 

M.  Anthony  TroUoppe  a  écrit,  il  y  a  une  vingtaine  d'années  : 
"A  Montréal  et  à  Québec,  les  Canadiens-français  sont  tous  porteurs 
d'eau  ou  scieurs  de  bois." 

Un  autre  écrivain  anglais  qui  avait  vu  une  servante  rousse  dans 
une  auberge  du  Havre,  ne  disait-il  pas  qu'en  France  toutes  les  ser- 
vantes étaient  rousses  ! 


344  REVUE  CANADIENNE. 

Mais  ce  qui  dépasse  les  bornes  de  la  plaisanterie,  ou  plutôt  ce 
dont  il  est  difficile  de  sa  moquer,  vu  la  gravité  de 'l'assertion  et 
^'importance  du  journal  qui  la  publie,  c'est  le  passage  suivant  d'un 
article  du  Times  de  Londres,  daté  du  mois  dernier: 

"  Voyez  les  Canadiens-Français,  e^  songez  de  quelle  énergie 
étaient  doués  leurs  ancêtres  quand  ils  quittèrent  la  Normandie  et 
la  Bretagne  pour  s'établir  sur  les  bords  du  Saint-Laurent.  Que 
sont-ils  aujourd'hui  ?  C'est  le  peuple  le  plus  aimable  de  l'Amérique, 
mais  la  tutelle  a  abaissé  le  niveau  de  leur  intelligence  presqu'à 
celle  de  l'aborigène  indien." 

Voilà  deux  cent  cinquante  ans  que  nous  habitons  ce  pays. 
Durant  tout  ce  temps  on  nous  a  trouvé  en  lutte  avec  la  forêt  et 
avec  les  hommes,  défrichant  le  sol,  fondant  des  villes,  ouvrant  des 
routes,  établissant  des  villages,  des  écoles  et  des  collèges.  Les 
guerres  contre  les  Indiens  nous  ont  coûté  et  du  sang  et  des  peines. 
Les  guerres  contre  les  Anglais  nous  ont  écrasés  parce  que  la  France 
no.us  abandonnait  contre  des  forces  dix  fois  supérieures.  La  con- 
quête venue,  les  persécutions  ont  commencé  contre  nous.  Nous 
nous  sommes  réfugiés  sur  nos  terres,  sur  ce^sol  arrosé  des  sueurs 
et  du  sang  de  nos  pères,  nous  sommes  devenus  les  paysans,  le 
corps  et  la  force  du  pays.  Malgré  la  tyrannie,  malgré  notre  pau- 
vreté, il  nous  restait  assez  de  cœur  et  de  t:apacités  intellectuelles 
pour  entreprendre  les  luttes  politiques.  Nous  les  avons  entre- 
prises résolument;  elles  ont  duré  soixante-quinze  ans,  et  pied 
à  pied  durant  cette  longue  période  nous  avons  regagné  le  terrain 
perdu  par  la  faute  de  notre  ancienne  mère-patrie,  nous  nous 
sommes  refaits  politiquement,  commercialement,  et  comme  nation. 
Aujourd'hui,  d'un  océan  à  l'autre,  sur  les  territoires  découverts  et 
livrés  à  la  civilisation  par  nos  pères  et  par  leurs  fils,  nous  sommes 
le  principal  groupe  autour  duquel  viennent  se  ranger  ou  contre 
lequel  combattent  les  phalanges  politiques.  Le  rang  que  nous 
avons  ainsi  fait  à  notre  race  sur  ce  continent  est  digne  d'envie  et  le 
serait  pour  n'importe  .quel  peuple,  et  voilà  que  par  un  simple  besoin 
de  dénigrement,  pour  obéir  à  un  instinct  de  francophobie  assez 
évident,  le  principal  organe  de  la  presse  d'Angleterre  nous  ravale 
au  niveau  des  Indiens  et  des  Parias  ! 

Il  est  juste  de  dire  aussi  que  la  presse  anglaise  du  Canada  s'est 
soulevée  d'indignation  et  qu'elle  a  enregistré  plus  d'une  verte  im- 
plique à  l'adresse  du  Times.    Mais  qui  les  lira  en  Angleterre  ! 

'*  Où  donc,  dit  la  i/merue,  le  grand  journal  a-t  il  puisé  ses  ren- 
seignements sur  lès  Canadiens-français?  Il  aura  probablement 
ouvert  un  de  ces  livres  écrits  par  quelques  fanatiques  qui  viennent 
ici  sans  rieii  voir  et  retournent  chez  eux  nous  dénigrer.    Qu'ils 


LE  CANADA  EN  EUROPE".  345 

viennent  ici  ces  fiers  écrivains  du  Times^  et  ils  verront  que  pour 
s'être  conservés  au  milieu  des  populations  étrangères,  les  Canadiens- 
français  abandonnés  au  moment  de  la  conquête  par  'les  familles 
nobles,  par  les  riches,  qui  repassèrenten  France,  ont  déployé  autant 
d'énergie  que  leurs  ancêtres  et  qu'ils  n'ont  pas  dégénéré.  Ils  seront 
témoins  d'un  spectacle  unique  d^ns  l'histoire,  et  si  après  avoir  vu 
nos  institutions,  notre  force,  nos  hommes  d'état,  ils  ne  changent  pas 
d'avis,ils  mériteront  bien  d'écrire  toute  leur  vie  des  articles  aussi 
sots  que  celui  que  nous  venons  d'analyser." 

Mais  ce  n'est  pas  tout,  on  peut  venir  jusqu'en  Amérique  cueillir 
des  perles  de  ce  genre  :  Le  Meschacébé  de  la  Nouvelle-Orléans,  publie 
un  article,  reproduit  par  le  Courrier  des  Etats-Unis  du  18  novembre 
1872,  sur  l'union  des  Français  aux  Etats-Unis.  Dans  cet  article,  il 
se  plaint  de  la  perte  de  l'influence  française  en  Louisiane  :  "  Qu'ont- 
ils  fait,  ces  négociants  français,  de  l'héritage  de  leurs  pères  ?  Les 
Français  était  tout  jadis,  et  ne  sont   plus  rien   aujourd'hui  dans  la 

ville  et  l'Etat La  race  française  a  visiblement  le  dessous,  et  sa 

honteuse  défaite  éclate  partout  dans  la  ville  de  la  Nouvelle-Orléans 
où  son  quartier  spécial  n'est  qu'une  nécropole, — dans  l'intérieur 
de  l'Etat,  où  elle  est  chaque  jour  rayée  du  livre  de  la  propriété 
conquise  par  ses  sueurs.  Elle  s'est  conservée  au  Canada  parce 
qu'elle  n'a  pas  eu  de  concurrence,  mais  en  quel  état  d'ignorance, 
de  sujétion,  de  routine  et  de  superstitions!  " 

La  parole  et  l'écriture  ont  été  données  à  l'homme  pour  déguiser 
la  vérité, — c'est  reconnu  et  pratiqué. 

Messieurs,  un  bon  conseil,  en  guise  de  réplique  :  Guérissez-vous 
d'abord  ;  ensuite  vous  tâcherez  de  nous  connaître,  et  nous  en  cause- 
rons. Si  vous  lisiez  l'histoire  de  la  Louisiane  et  si  vous  la  compa- 
riez à  celle  du  Canada,  ce  serait  un  bon  commencement  d'instruc- 
tion pour  vous,  et,  je  le  répète,il  est  convenable  d'étudier  un  peu 
les  gens  que  vous  calomniez  par  dépit. 


IX. 


Sommaire. — Les  Habitants. — Education  et  instruction. — Une  opinion  non  sus- 
pecte.— Première  application  du  régime  britannique. — Autres  opinions  sur  no- 
tre compte.-  Instruction. — Notre  presse  politique. — L'œuvre  atteste  l'ouvrier. 

En  Canada,  nous  donnons  le  nom  à.'hahitants  aux  gens  de  la 
campagne.  Cette  désignation  remonte  à  l'origine  même  de  la  colo- 
nie ;  elle  servit  d'abord  à  distinguer  les  Français  résidant  à  poste 
fixe  sur  des  terres,  des  employés  des  compagnies  de  traite,  des 
domestiques  des  maisons  religieuses  et   de  quelques  particuliers 


846  REVUE  CANADIENNE. 

qui  n'étaient  point  du  nombre  des  habitants  sur  lesquels  l'on  comp- 
tait pour  fonder  le  pays.  En  France,  on  appelle  *'  paysan  "  celui 
qui  cultive  le  sol,  qui  y  est  en  quelque  sorte  attaché,  Notre  mot 
^'habitant"  est  beaucoup  plus  relevé,  et  nos  gens  s'en  sont  tou- 
jours montrés  fiers  avec  raison.  Jl  y  a  un  siècle,  Bougainville 
écrivait:  "  Les  simples  habitants  du  Canada  seraient  scandalisés 
d'être  appelés  paysans.  En  effet,  ils  sont  d'une  meilleure  étoffe 
et  ont  plus  d'esprit,  plus  d'éducation  que  ceux  de  France," 

J'ajouterai,  pour  ce  qui  a  trait  à  l'éducation,  que  Bougainville 
donne  à  ce  mot  le  sens  de  savoir-vivre,  bonnes  manières,  politesse, 
urbanité,  etc.,  que  lui  donne  aussi  le  dictionnaire,  mais  pour  ce 
qui  touche  à  l'instruction,  elle  était  presque  disparue  de  la  colonie 
à  l'époque  (1757)  où  il  écrivait .  Les  premiers  colons  du  Canada 
furent  des  personnes  instruites,  c'est-à-dire  pouvant  au  moins  lire 
et  écrire.  En  consultant  nos  vieilles  archives,  on  est  tout  étonné 
de  voir  que  les  sept-huitième  des  habitants  savaient  signer,  et  la 
plupart  d'une  main  qui  atteste  l'habitude  de  se  servir  de  la  plume. 

Un  siècle  après,  l'incurie  de  l'administration  française  nous 
avait  fait  changé  de  rôle  :  les  gens  qui  font  leur  ''  marque"  sont  en 

grande  majorité mais,  comme  l'atteste  Bougainville,  l'éducation 

de  la  famille  et  des  relations  sociales  restait  dans  ce  groupe  de 
déshérités  du  sort. 

Lord  Durham,  qui  écrivait  en  1839  et  qui  puisait  à  toutes  les 
sources  de  renseignement,  a  cru  devoir  dire  ce  que  ses  compa- 
triotes lui  avaient  appris  touchant  les  Canadiens-français  de  l'épo- 
que qui  suivit  la  conquête. 

Il  parle  ainsi  des  habitants:  '-Il  ne  leur  manquait  ni  les  vertus 
d'une  vie  simple  et  industrieuse,  ni  celles  que  l'on  reconnaît  d'un 
commun  accord  à  la  race  dont  ils  descendent.  Les  tentations  qui, 
dans  un  autre  état  de  société,  poussent  à  exercer  des  violences  con- 
tre la  propriété  ou  la  personne,  leur  étaient  peu  connues.  Ils  sont 
doux  et  obligeants,  frugals,  industrieux  et  honnêtes,  très  sociables, 
avenants  et  hospitaliers,  et  distingués  par  une  courtoisie  et  une 
politesse  réelle  qui  domine  dans  toutes  les  classes  de  leur  société." 
Parlant  de  nous  en  général,  il  s'exprime  comme  suit  :  ''Dès  les 
commencements  de  l'administration  anglaise  en  ce  pays,  les  Cana- 
diens-français furent  exclus  du  pouvoir,  et  toutes  les  charges  de 
confiance  et  les  émoluments  passèrent  aux  mains  de  personnes 
d'origine  anglaise.  Les  plus  hautes  fonctions  de  la  loi  furent  con- 
fiées à  des  étrangers.  Les  fonctionnaires  du  gouvernement  civil, 
avec  les  officiers  de  l'armée,  composaient  une  sorte  de  classe  privi- 
légiée, occupant  les  premières  places  de   la  société,  éloignant  les 


LE  CANADA  EN  EUROPE.  347 

hautes  classes  des  Canadiens-français  de  leur  cercle  comine  aussi 
du  goayernement  de  leur  propre  pays." 

Lord  Durham,  haut  commissaire  de  la  couronne,  envoyé  en  Ca- 
nada pour  étudier  Tétat  politique  de  cette  colonie  et  trouver  les 
moyens  de  nous  réduire,  s'est  acquitté  de  sa  tâche  avec  conscience 
et  habileté.  S'il  ne  nous  a  pas  écrasés  ce  n'est  pas  sa  faute, — tou- 
tefois, tenons-lui  compte  des  bonnes  notes  que  la  vérité  historique  a 
fait  jaillir  comme  naturellement  de  sa  plume- 
Un  Anglais  qui  a  publié  un  livre  vers  1814  (Anderson's  views 
of  Canada)  n'hésite  pas  à  nous  faire  une  part  agréable  de  s  is  sou- 
venirs : 

"  Les  Canadiens-Français  sont  honnêtes  et  droits  dans  leurs 
transactions  d'affaires,  à  un  degré  que  l'on  rencontrerait  rare- 
ment chez  une  population  sans  instruction,  ou  même  peut-être 
nulle  part  ailleurs.  Ils  sont  sociables  et  polis  dans  leurs  manières  ; 
et  pour  ce  qui  est  de  leur  gouverne,  ils  agissent  sensément,  sont 
ingénieux  et  industrieux." 

Un  négociant,  M.  Parker,  faisait  la  déclaration  suivante  devant 
un  bureau  d'enquête  de  la  Chambre  des  Communes,  en  1827  : 

"  Les  Canadiens-français  sont  unis  par  une  origine  commune  dont 
ils  sont  justement  fiers,  parleur  religion,  leurs  mœurs  et  leurs 
vertus,  et  sont  intéressés  à  soutenir  une  réputation  qu'ils  ont  con- 
servée jusqu'ici  sans  tache...  Je  les  encouragerais.  " 

Consultons  encore  lord  Durham  : 

"  La  négligence  soutenue  du  gouvernement  anglais  laisse  (en 
1839)  la  masse  des  Canadiens-français  sans  aucune  des  institutions 
qui  les  pourraient  élever  dans  l'ordre  de  la  liberté  et  de  la  civilisa- 
tion. Ce  gouvernement  les  a  laissé  sans  moyens  et  sans  leur  con- 
férer les  institutions  du  self-government....  Quoiqu'il  en  soit,  l'as- 
sertion généralement  répandue  que  toutes  les  classes  de  la  société 
canadienne-française  sont  également  ignorantes  est  tout-à-fait 
erronée,  car  je  ne  connais  point  de  peuple  chez  qui  il  existe  une 
plus  large  somme  d'éducation  élémentaire  élevée  (higher  kinds  of 
elementary  éducation)  ou  chez  qui  une  telle  éducation  soit  réelle- 
ment répartie  sur  une  plus  grande  portion  de  la  population.  La 
piété  et  la  bienvaillance  des  premiers  possesseurs  du  pays,  ont 
fondé,  dans  les  séminaires  qui  existent  sur  différents  points  de  la 
province,  des  institutions  dont  les  ressources  pécuniaires  et  l'acti- 
vité ont  longtemps  été  dirigées  vers  l'éducation.  L'instruction  que 
l'on  donne  dans  ces  séminaires  et  ces  collèges  ressemble  beaucoup 
à  celle  des  écoles  publiques  d'Angleterre,  pourtant  elle  est  plus 
variée.  11  en  sort  annuellement  de  deux  à  trois  cents  jeunes  gens 
instruits....  J'incline  à  croire  que  la  plus  grande  somme  de  raffine- 


348  REVUE  CANADIENNE. 

ment  intellectuel,  de  travail  de  la  pensée  dans  l'ordre  spéculatif, 
et  de  connaissances  que  puisse  procurer  la  lecture,  se  trouve,  sauf 
quelques  brillantes  exceptions,  du  côté  des  Canadiens-français." 

Voilà  treme-quatre  ans  que  ce  qui  précède  est  écrit.  Nous  étions 
alors  sous  le  talon  du  vainqueur  depuis  quatre-vingts  ans  déjà,  lut- 
tant chaque  jour  pour  échapper  à  la  mort  nationale,  pour  prendre 
notre  place  au  soleil.  Dix  ans  après,  nous  avions  108,000  enfants 
aux  écoles  ;  en  1870,  il  y  en  avait  217,000.  Dans  cet  intervalle, 
nous  avons  conduit  à  bonne  fin  nos  projets  do  réformes  politiques. 
Il  n'est  point  de  nation  chez  qui  la  presse  périodique  ait  fourni 
une  plus  noble  carrière,  et  l'histoire  du  inonde  ne  nous  enseigne 
rien  de  plus  beau  que  les  luttes  de  nos  parlements  où  se  décidèrent 
le  sort  des  descendants  des  soixante-dix  mille  malheureux  de  1760, 
abandonnés  en  proie  aux  haines,  aux  antipathies  et  aux  caprices 
d'un  ennemi  puiss:int  et  peu  accessible  à  la  pitié., 


X. 


Sommaire. — Nos  amis,    nos  défenseurs.-  -Livres    canadiens'   en    France. — Bons 
témoignages. 

Pour  nous  consoler  des  fâcheuses  impressions  que  font  naître 
partout  en  Europe  les  récits  de  certains  voyageurs  et  savants,  nous 
avons  plus  d'une  page  rédigées  par  des  hommes  réellement  ins- 
truits. Le  nombre  de  nos  défenseurs  est. peu  considérablq,  mais 
il  en  vaut  la  peine.  Je  nommerai  surtout  M.  Rameau,  qui  plus, 
que  tous  les  autres  nous  a  étudiés  et  compris;  lord  Durham,  dont 
*le  coup  d'oeil  était  si  juste  et  qui  n'a  pas  craint  de  dire  ce  qu'il 
avait  appris  chez  nous;  M.  Ampère,  tout  ravi  et  tout  abasourdi  de 
retrouver  la  France  au  bout  du  monde,  la  france  si  bien  conser- 
vée ;  Maurice  Sand,  qui  couvre  chaque  phrase  de  ses  lettres  de 
point  d'exclamation,  et  qui  pour  un  rien  se  fixerait  à  Québec.  M. 
Marmier,  qui  parle  toujours  de  nous  comme  ferait  nu  frère  exilé  ; 
M.  de  Quatrefages  qui  croit  volontiers  à  la  coloration  de  notre 
peau,  mais  qui  applaudit  aux  commencements  de  notre  littérature. 

Le  Journal  Officiel  s'est  fait  l'organe  des  consuls  de  France  en 
Canada  ;  il  a  publié  ça  et  la,  depuis  une  dizaine  d'années,  des 
articles  propres  à  fixer  les  hommes  sérieux  sur  notre  compte. 
VUniversne  nous  néglige  pas  non  plus.  Voici  quelques  lignes  de 
l'un  de  ses  articles  les  plus  récents  : 

''  Parmi  tant  de  nobles  et  généreuses  qualités,  il  est  resté  aux 
Français-Canadiens  le  culte  du  foyer,  le  respect  des  ancêtres. 
Leurs  écrivains  les  plus  célèbres  se  sont  surtout  donné  la  mission 


LE  CANADA  EN  EUROPE.  349 

d'étudier  le  passé  du  pays  qu'ils  appellent  encore  la  Nouvelle- France 
et  qui,  par  un  étrange  phénomène,  garde  sous  la  domination 
anglaise  Ips  traits  de  la  Vieille-France.  Québec  et  Montréal,  véri- 
tables foyers  intellectuels,  nous  tiennent  au  courant  de  ces  tra-. 
vaux  inspirés  par  la  piété  du  patriotisme.  Si  nous  ne  leur  accor- 
dons pas  la  place  dont  ils  sont  dignes,  la  faute  en  est,  hélas  !  aux 
labeurs  et  aux  angoisses  du  moment.  Nous  vivons  depuis  de 
longues  années  comme  des  gens  enfermés  dans  une  digue  mena- 
cée de  toutes  parts  par  les. eaux  envahissantes.  Notre  faible  défense 
cède  toujours  d'un  côté  ou  de  l'autre,  et  toujours  il  nous  faut  user 
nos  forces  à  la  consolider  ou  à  la  réparer." 

L'année  dernière,  la  maison  Jean-Baptiste  Rolland  et  Fils,  de 
Montréal,  a  mis  en  dépôt  chez  M.  Santon,  libraire,  à  Paris,  les 
livres  et  les  brochures  publiés  en  Canada  depuis  un  an  ou  deux. 
Cet  envoi  est  très-bien  accueilli  par  quelques  Revues  et  journaux 
qui  en  ont  eu  connaissance.  D'autres  livres  suivront  les  premiers. 
Nous  ne  pouvons  que  féliciter  les  MM.  Rolland  de  leur  patriotisme 
et  de  leur  esprit  d'entreprise,  et  nous  leur  prédissons  encore  plus 
de  succès  s'ils  veulent  se  borner  à  n'envoyer  en  France  que  nos 
meilleurs  ouvrages,  ceux  qui  sont  regardés  ici  depuis  quelques 
années  comme  de  bons  produits  des  plumes  canadiennes. 

Les  Français  d'Europe  ne  sauraient  s'intéresser  autant  que 
nous  aux  nouveautés  qui  sortent  de  nos  presses  ;  ils  rechercheront 
toujours  de  préférence  les  ouvrages  qui  représentent  le  côté  le  plus 
fidèle  et  le  plus  attrayant  de  notre  littérature.  Ne  nous  exposons 
pas  davantage  à  faire  passer  pour  des  écrits  célèbres  chez  nous, 
certaines  brochures  qui,  à  nos  yeux  mêmes,  n'ont  que  le  mérite 
qu'elles  empruntent  à  des  circonstances  locales  entièrement  incon- 
nues là-bas.  N'envoyons  pas  non  plus  de  reproductions  d'anciens 
manuscrits  mal  imprimées,  criblées  de  coquilles,  et  tellement 
fagoltées  en  un  mot  que  les  parisiens  ne  savent  plus  comment  s'y 
prendre  pour  ne  point  éclater  de  rire, — témoin  ce  que  M.  Alfred 
Blot  dit  du  Journal  du  notaire  Badéaux  : 

"  M.  Radeaux,  notaire  de  la  vi,lle  des  Trois-Rivières,  écrit  le 
Journal  des  opéralions  de  Varmée  Américaine^  lors  de  l'invasion  du 
Canada  en  1775-76.  Le  style  de  tiL  Radeaux  est  semé  d'ar- 
chaïsme et  de  provincialismes,  qui  ont  un  goût  de  terroir  très- 
prononcé.  La  plupart  des  actions  des  républicains,  dit  l'écrivain 
royaliste  des  Trois-Rivières,  me  paraissent  tenir  plulôt  du  barba- 
risme que  de  la  noblesse  de  leurs  sentiments." 

Ce  pauvre  manuscrit  a  été  rédigé  en  1775-76,  jour  par  jour,  au 
milieu  des  événements  de  l'invasion  américaine.  Badeaax,  qui 
jouait  un  rôle  actif  dans  les  affaires  de  sa  ville  natale,  ne  fut 


350  REVUE  GANADTENNE. 

jamais  un  littérateur  et  ne  se  piquait  pas  de  passer  pour  tel.  De  nos 
jours,  une  copie  très-mal  faite  de  son  manuscrit  a  été  imprimée,  les 
typographes  ont  renchéri  sur  ce  que  le  texte  original  et  la  copie 
ont  de  défectueux,  si  bien  qu'en  comparant  l'impi-imé  avec  l'ori- 
ginal, j'y  ai  trouvé  près  de  quatre  cents  fautes,  dont  plusieurs 
sont  graves  et  d'aulres  assez  amusantes,  jugez-en  :  ''Ce  matin, 
St.  'Luc  est  parti."  Badeaux  avait  écrit  :  ''  Ce  matin  le  lac  (la  glace 
du  lac  Saint-Pierre)  est  parti."  Voilà  ce  qui  est  offert  aux  étrangers 
comme  échantillon  de  notre  littérature.  Mettons-y  donc  plus  de 
discernement  une  autre  fois. 

Par  occasion,  cependant,  des  livres  canadiens  ont  pu  pénétrer  en 
France  dans  certains  cercles  élevés  et  être  lus  et  commentés 
avant  aujourd'hui  ;  j'en  fournis  des  preuves  en  plus  d'un  endroit 
de  cet  article.  Dans  son  étude  sur  Vunité  de  respèce  humaine^ 
M.  de  Quatrefages  refuse  de  croire  que  nous  soyons  dégénérés 
comme  on  le  dit  ;  après  avoir  fait  l'éloge  de  notre  vigueur  physi- 
que, il  ajoute  :  *'  Ce  sont  ces  hommfes  dégénérés  petits  de  corps  et 
d'idées^  qui  entretiennent  à  Québec,  à  Montréal,  le  goût  de  la  litté- 
rature et  des  arts,  et  luttent  au  nom  de  l'intelligence  élevée, 
contre  les  tendances  à  peu  près  exclusivement  utilitaires  des  colons 
anglais.  Enfin,  bien  que  ne  se  recrutant  plus  dans  la  mère-pntrie 
depuis  la  cession  du  Canada  à  l'Angleterre,  ces  mômes  hommes, 
ces  Celtes  transplantés  ont  longteriips  constitué  la  très-grande  ma- 
jorité de  la  population  ...  ils  se  multiplient  avec  une  rapidité  bien 
remarquable." 

M.  Rameau  écrivait,  il  y  a  quinze  ans  bientôt  : 

"  C'est  cà  peine  si  ce  petit  peuple,  abandonné  en  1760  dans  une 
entière  ignorance  par  toute  l'aristocTatie  sociale,  commence  à  se 

relever  et  à  renaître  à  la  vie  intellectuelle cependant,  lorsque 

Ton  passe  de  l'étude  des  Américains  aux  Canadiens,  une  différence 
tranchée  saisit  l'esprit  et  lui  signale  l'iustinct  plus  artistique,  la 
forme  plus  polie  et  le  goût  plus  pur  dont  on  reconnaît  déjà  l'in- 
fluence chez  l'écrivain  canadien  ;  il  a  naturellement  mieux  le  sen- 
timent du  beau,  comme  chez  nous  l'Italien  à  mieux  le  sentiment 
musical  !  Mais  ce  qui  frappe  surtout,  c'est  que  chez  eux  on  sent 
plus  ou  moins  l'ampleur  de  ta  conception  tendre  inclusivement 
vers  cette  jouissance  des  idées  générales  qui  forme  la  sphère  supé- 
rieure des  opérationsde  l'esprit  humain, — caractère  qui  fait  défaut 
chez  presque  tous  les  écrivains  américains.'-' 

Après  avoir  cité  quelques  passages  de  livres  canadiens  (de  Mi\ 
l'abbé  Ferland  et  de  Mr.  Etienne  Parent)  M.  Rameau  dit:  ''La 
vivacité  du  trait  qui  distingue  ces  tableaux  et  l'alticisme  de  l'es- 
prit français,  font  voir  que  sur  les  bords  du  Saint  Laurent  notre  lan- 


LE  CANADA  EN  EUROPE.  351 

gue  n'a  pas  plus  dégénéré  que  notre  caraclère On  peut  présager 

aux  canadiens  une  longue  jeunesse  et  une  rare  énergie  dans  leur 
développement  à  venir." 

Mr.  Rameau  a  visité  et  étudié  le  Canada  vers  1859.  A  cette 
époque,  notre  littérature  n'avait  encore  fait  que  son  premier  pas. 
Voici  comment  il  nousjuge,  par  nos  livres,  après  avoir  mis  de  côté 
les  pages  sans  valeur  qui,  de  toute  nécessité,  sont  nombreuses^dans 
ces  premiers  recueils  : 

"Nous  avons  été  frappé  de  cet  instinct  naturel  de  généralisa- 
tion, que  nous  signalons  ailleurs,  faculté  si  puissante  qîiand  on 
sait  ne  pas  l'exagérer.  Chez  tous,  en  effet,  avec  plus  ou  moins  de 
jouissance  et  plus  ou  moins  de  succès,  on  sent  poindre  dans  la  pen- 
sée cette  ampleur  généreuse  du  sentiment,  cette  recherche  de  la 
relation  générale  des  choses,  qui  dégagent  Tintelligence  humaine 
de  l'étude  trop  stricte  de  son  sujet,  l'élèvent  au-dessus  des  faits, 
accroissent  sa  puissance  et  lui  permettent,  quand  le  savoir  et  le 
génie  intérieur  viennent  la  féconder,  d'entraîner  à  sa  suite  la 
science  et  l'humanité  dans  la  carrière  du  progrès." 

"■  Le  premier  fondement  de  leur  force  repose  sur  la  simplicité 
de  leurs  mœurs.     La  science  et  les  arts,  pas  plus  que  la  liberté  ne 

suffisent  pour  établir  une  société  heureuse  et  durable Meilleurs 

que  nous  sous  ce  rapport,  les  Canadiens  ont  conservé  les  heureux 
côtés  de  notre  caractère  gai,  affable,  amateur  du  beau  et  des  arts^ 
sans  les  avoir  exagéré  comme  nous  par  cette  possession  libertine  du 
plaisir  et  du  luxe." 

Après  avoir  dit  qu'il  vaut  mieux  pour  les  Canadiens-français  de 
rester  sous  le  drapeau  anglais  que  sous  celui  de  la  France,  M. 
Rameau  ajoute  : 

"  Ayant  été  élevés  dans  la  pratique  de  la  liberté,  dont  ils  ont 
tiré  d'excellents  fruits,  ils  seraient  promptement  dégoûtés  de  nous,. 

de    notre    administration   et  de   notre    gouvernement Leurs 

mœurs,  d'ailleurs,  infiniment  plus  sévères  que  les  nôtres,  ne  tarde- 
raient pas  à  être  froissées  par  nos  habitudes  et  viciées  peut-être 
par  nos  entraînements. 

''  Si  le  développement  des  Canadiens-français  en  Amérique  ne 
devait  amener  pour  nous  que  la  vaine  satisfaction  de  voir  les  des- 
cendants de  notre  race  propager  avec  leurs  établissements  la 
langue  et  lé  nom  français,  quels  que  fussent  les  généreux  efforts 
qui  auraient  déterminé  ce  résultat,  ce  ne  serait  jamais  qu'un 
fait  historique  d'une  assez  médiocre  importance.  Mais  sous  cette 
expansion  matérielle  doit  pareillement  se  produire  une  consé- 
quence intellectuelle  et  morale  d'une  incontestable  gravité  pour 
l'avenir  de  l'Amérique  :  en  même   temps  que  notre  nom  et  notre 


352  REVUE    CANADIENNE. 

langue,  nos  compatriotes  devront  propager  le  caractère  propre  de 
nos  mœurs,  de  notre  intelligence,  et  les  aptitudes  particulières  qui 
ont  fait  l'utilité  et  l'importance  de  notre  rôle  dans  l'histoire  du 
monde  européen.  " 


XI. 


Sommaire. — Deux  discours. — Conclusion. 

Tout  récemment,  deux  discours  ont  été  prononcés,  à  Paris,  par 
des  amis  du  Canada,  M.  Xavier  Màrmier  et  M.  Rameau.  M. 
Marmier  a  parlé  devant  l'Institut  ;  je  me  plais  à  citer  un  passage 
qui  fera  voir  combien  nous  gagnerions  à  cultiver  de  pareilles 
amitiés  : 

*'  Le  Canada  !  Jamais  je  n'oublierai  l'impression  que  je  ressentis 
en  le  visitant  pour  la  première  fois.  Je  venais  de  traverser  une 
partie  des  Etats-Unis,  qui,  je  dois  le  dire,  ne  m'avaient  point  con- 
verti à  leur  république.  Après  un  dur  trajet  dans  les  wagons  éga- 
litaires,  après  deux  ou  trois  transbordements  au  millieu  d'une  foule 
tumultueuse  et  batailleuse,  soudain  quel  changement  1  Devant 
moi,  dans  des  plaines  paisibles,  s'élèvent  des.  maisons  avec  le  jar- 
din et  l'enclos,  comme  on  les  voit  en  Normandie.  A  mes  yeux 
apparaissent  des  physionomies  dont  je  me  plais  à  observer  l'hon- 
nête et  bonne  expression  ;  à  mes  oreilles  résonne  l'idiome  de  la 
terre  natale.  Mon  cœur  se  dilate;  ma  main  serre  avec  confiance 
une  autre  main.  Je  ne  suis  plus  en  pays  étranger.  Je  suis  sur  le 
sol  du  Canada,  dans  l'ancien  empire  de  nos  pères.  Quel  empire  ! 
de  l'est  à  l'ouest,  une  espace  de  cinq  cents  lieues.  A  l'une  de  ses 
extrémités  les  profondeurs  du  golfe  Saint-Laurent  ;  à  l'autre,  le  lac 
Supérieur,  le  plus  grand  lac  de  l'univers.  Entre  ces  deux  immenses 
nappes  d'eau,  des  forets  d'où  l'on  peut  tirer  des  bois  de  construc- 
tion pour  le  monde  entier,  des  pâturages,  des  champs  de  blé  et  de 
maïs,  les  rustiques  loghouses  des  défricheurs  le  long  des  clairières, 
les  riants  villages,  les  villes  superbes  au  bord  des  fleuves  et  des 
rivières,  et  toutes  les  œuvres  de  l'industrie  et  de  la  science 
moderne:  chemins  de  fer,  bateaux  à  vapeur,  télégraphes.  Cette 
belle  contrée,  trois  fois  plus  étendue  que  l'Angleterre  et  l'L-lande, 
était  à  nous,  et  se  rejoignait  par  le  bassin  du  Mississipi  à  la 
Louisiane,  conquise  aussi  par  nous.  Et,  de  tout  cela,  rien  à  la 
France,  pas  le  moindre  hameau.  Non.  Mais  la  France  est  là 
vivante  en  un  plus  grand  nombre  de  familles  qu'au  temps  où  elle 
avait  là  ses  citadelles  et  ses  gouverneurs.   Sa  conquête  territoriale 


LE  CANADA  EN  EUROPE.  353 

lui  a  été  enlevée  ;   sa  conquête  d'affection  s'est  accrue  par  l'ac- 
croissement continu  de  la  population. 

Qu'on  se  figure  une  de  ces  plantes  dont  un  coup  de  ventemporte 
le  germe  sur  une  plage  lointaine  où  il  prend  racine,  où  il  se  déve- 
loppe, où  il  produit  des  rejetons  qui,  peu  à  peu,  s'élèvent  au  milieu 
d'un  amas  de  plantes  étrangères.  C'est  l'image  de  cette  populatioa 
française  si  petite  d'abord,  mais  si  ferme,  qui  a  grandi  entre  les 
tribus  indiennes,  qui  les  a  graduellement  dominées,  et  qui  main- 
tenant conserve  sous  le  régime  britannique,  dans  les  villes  comme 
dans  les  campagnes,  les  traits  distinctifs  de  sa  nationalité  ;  dans  les 
villes,  tout  ce  qui  représente  l'idée  intellectuelle  :  écoles  et  musées, 
livres  et  journaux,  des  hommes  instruits,  des  écrivains  de  talent, 
et  des  salons  où  régnent  encore  ces  habitudes  de  bonne  grâce, 
d'exquise  politesse  dont  la  France  a  donné  le  modèle  au  monde 
entier;  dans  les  campagnes,  l'humble  travail  agricole  de  l'habi* 
tant,  c'est  ainsi  que  l'on  désigne  les  descendants  de  nos  anciens 
colons,  comme  si  eux  seuls  résidaient  à  poste  fixe  dans  le  pays, 
comme  si  les  Anglais  et  les  Américains  qui  y  sont  venus  successi- 
vement étaient  seulement  les  passagers. 

Et  le  fait  est  qu'il  reste  solidement  établi  dans  sa  ferme  cet  lion 
note  habitant.  Si  petite  qu'elle  soit,  il  ne  pense  point  à  la  quitter, 
il  ne  se  laisse  point  séduire  par  tout  ce' qu'il  entend  raconter  des 
fructueuses  plantations  en  d'autres  contrées,  des  spéculations  du 
commerce  et  de  l'industrie.  Si  petite  qu'elle  soit,  il  se  plaît  à  la 
cultiver,  content  de  vivre  au  lieu  où  il  est  né,  et  de  faire  ce  que 
son  père  a  fait. 

Si  en  cheminant  par  les  sentiers  du  Bas-Canada,  vous  rencon- 
trez un  de  ces  habitants,  soyez  sûr  que,  jeune  ou  vieux,  le  premier 
il  vous  saluera  très-poliment,  et  po.ir  peu  que  vous  témoigniez  le 
désir  de  vous  arrêter  dans  son  village,  il  vous  inviterd  à  visiter  sa 
maison,  une  très-humble  maison,  mais  très-propre,  les  murs  blan- 
chis à  la  chaux,  et  des  fleurs  sur  les  fenêtres  ;  point  de  meubles 
superflus,  i:ïi  de  provisions  luxueuses;  quelques  jambons  peut-être 
et  quelques  bouteilles  dans  le  cellier,  pour  les  jours  solennels  ; 
nulle  grosse  somme  dans  l'armoire,  mais  certainement  deux  ou 
trois  actes  qui  constatent  la  filiation  de  cet  honnête  paysan  et  son 
origine.  Ce  sont  ses  titres  de  noblesse.  Il  sait  par-là  que  son  aïeul 
est  venu  de  la  Normandie  ou  de  la -Bourgogne,  de  la  Bretagne  ou 
de  la  Franche-Comté.  Si  vous  pouvez  lui  parler  de  la  province  à 
laquelle  se  rattachent  ses  traditions  de  famille,  il  en  sera  très-tou- 
ché  Heureux  philosophe  !  La  modération  de  ses  goûts  écarte  de 
lui  la  griffe  de  l'avarice  et  de  l'ambition.  Ses  habitudes  d'ordre 
25  mai  1873-  23 


354  REVUE  CANADIENNE. 

et  de  travail  lui  donnent  le  bien-être,  sa  croyance   héréditaire,  sa 
croyance  religieuse  lui  assure  la  paix  du  cœur. 

Nous  devons  rendre  justice  au  x  Anglais.  En  prenant  possession 
du  Canada,  ils  s'engageaient  à  respecter  son  culte,  ses  institutions, 
ses  coutumes  \  et  ils  ont  loyalement  tenu  leur  promesse.  Les 
seigneurs  canadiens  ont  gardé  leurs  préroga  tives,  les  fermiers  leurs 
contrats,  le  clergé  catholique  ses  dotations  et  ses  privilèges.  J'ai 
vu  à  Montréal,  une  procession  sortant  de  la  cathédrale  en  grande 
pompe  et  défilant  entre  deux  lignes  de  soldats  anglais,  revêtus  de 
leur  uniforme  de  parade,  debout  et  silencieux  dans  l'attitude  la 
plus  respectueuse. 

Jadis,  notre  empire  canadien  s'appelait  la  Nouvelle-France.  En 
le  voyant  aujourd'hui,  avec  ses  lois,  ses  mœurs  d'un  autre  temps 
et  sa  langue  qui  a  gardé  la  sévère  élégance  du  dix-septième  siècle, 
nous  pourrions  bien  l'appeler  l'ancienne  France,  et  j'ajouterais  la 
Adèle  et  charmante  France  " 

Le  numéro  du  Correspondant  qui  nous  apporte  ce  discours  renferme 
l'entrefilet  suivant  :  "  Nos  lecteurs  apprendront  sans  doute  avec 
intérêt  que,  par  suite  d'un  récent  voyage,  M.  A.  Sauton,  libraire, 
rue  du  Bac,  41,  a  noué  avec  le  Canada  des  relations  assez  suivies 
qui  lui  permettent  de  recevoir  régulièrement  les  ouvrages  publiés 
en  langue  française  dans  ce  pays.  La  notice  des  livres,  journaux 
et  recueils  périodiques  qu'il  vient  de  faire  paraître,  montre  combien 
le  Canada  est  resté  français,  cette  littérature  était,  jusqu'à  ce  jour, 
bien  peu  connue  chez  nous.  Par  les  comptes-rendus  que  nous  es- 
rons  bientôt  faire  de  quelques-unes  de  ces  publications,  on  appré- 
ciera à  quel  degré  la  foi  et  les  sentiments  élevés  de  la  vieille  patrie 
sont  restés  vivants  dans  celte  colonie  perdue,  mais  restée  digne  de 
son  origine.  M.  Sauton  se  chargera  de  faire  venir  tous  les  livres 
que  nos  lecteurs  désireraient,  et  aussi  d'envoyer  les  ouvrages  que 
les  auteurs  voudraient  faire  parvenir  dans  ce  pays." 


Conclusions  de  cet  article  :  les  Européens  ne  nous  connaissent 
pas. 

Ceux  qui  ont  entendu  parler  du  Canada  et  des  Canadiens  n'ont 
que  de  fausses  notions  sur  notre  compte.  Des  voyageurs  et  des 
écrivains  de  la  presse  légère  se  plaisent  à  entretenir  cette  ignorance 
et  à  l'aggraver.  Nous  n'avons  point  d'organe  en  Europe  pour 
défendre  assidûment  notre  cause  et  faire  taire  les  détracteurs. 

1  Durant  les  premiers  trois  quarts  de  siècle  l'Angleterre  a  fait  tout  ce  qu'elle  a 
pu  pour  nous  écraser. 


LE  CANADA  EN  EUROPE.  355 

Cinq  ou  six  hommes  éclairés  en  France,  et  autant  en  Angleterre 
sont  tout  ce  que  le  Canada  possède  d'amis  au  monde  en  dehors  de 
son  territoire.  Ces  amis  n'appartiennent  point  anx  cercles  bruyants 
des  groupes  populaires  ni  à  cette  littérature  en  vogue  qui  vise  par 
dessus  tout  à  produire  delà  sensation.  Ils  écrivent  des  livres  et 
font  des  conférences  qui.  par  leur  nature  môme,  ne  sont  pas  géné- 
ralement recherchés  de  la  foule.  L'excellence  de  leurs  œuvres  qui 
s'adressent  plus  haut,  fera  toujours  qu'ils  nous  aideront  peu  à 
transformer  l'opinion  des  masses  à  notre  sujet, — mais  ils  seront 
écoutés  et  ils  feront  école  dans  un  milieu  où  les  nations  comme 
les  simples  individus,  tiennent  à  honneur  de  se  produire. 

Montrons-nous  sensibles  aux  sympathies  que  l'on  nous  témoigne  ; 
sachons  reconnaître  nos  amis; — quant  aux  autres,  il  suffit  de 
nous  en  amuser  de  temps^en  temps. 

BENJAiMIN   SULTE. 

Ottawa,  25  Février,  1873. 


CONFERENCES  AMERICAINES. 


III. 

HENRY  LONGFELLOW. 

(^Suite  et  fin.) 

Choisissons  une  pièce  dont  le  titre  est  singulier  :  Échelle  de  saint 
Augustin.  Saint  Augustin  a  dit — ce  que  je  ne  savais  pas  avant  de 
l'avoir  lu  dans  ce  poëte — que  nps  vices  étaient  comme  les  degrés 
d'une  échelle,  et  que  nous  devions  monter  sur  eux  pour  les  vaincre. 
Longfellow  a  pris  cette  pensée,  et  voici  comme  il  la  développe  : 

l'échelle  de  saint   AUGUSTIN. 

"  Saint  Augustin  !  tu  l'as  bien  dit,  que  de  nos  vices  nous  pouvons 
faire  une  échelle  si  nous  voulons  fouler  sous  nos  pieds  chaque 
action  honteuse. 

"  Toutes  les  choses  vulgaires,  tous  les  petits  événements  de 
chaque  jour,  que  l'heure  amène  et  que  l'heure  emporte,  petits 
plaisirs,  petits  murmuTes,  sont  les  degrés  par  lesquels  nous  pou- 
vons monter. 

'^  Les  désirs  bas,  les  dessein^  ignobles  qui  diminuent  la  vertu,  les 
orgies  du  vin,  tous  les  excès,  l'envie  des  choses  honteuses,  les 
combats  pour  ce  qui  n'est  pas  vrai,  le  dureté  de  cœur  qui  fait  mé- 

•  1  Voir  la  livraison  d'Avril  1873. 


CONFERENCES  AMERICAINES.  357 

priser  les  rêves  de  la  jeunesse,  toutes  les  pensées  mauvaises  et  les 
mauvaises  actions  qui  sortent  des  mauvaises  pensées,  tout  ce  qui 
arrête  ou  entrave  les  mouvements  nobles  de  la  volonté  ;  tout  cela 
doit  être  foulé  sous  nos  pieds  si,  dans  les  champs  lumineux  du  bon 
renom,  nous  voulons  gagner  une  large  place. 

"  Nous  n'avons  pas  d'ailes,  nous  ne  pouvons  pas  prendre  notre^ 
vol  ;  mais  nous  avons  des  pieds  pour  escalader  et  gravir  par  petits 
degrés,  peu  à  peu,  de  plus  haut  en  plus  haut,  les  sommets  nuageux 
de  notre  vie.  • 

''  Les  puissantes  pyramides  de  pierre  qui,  comme  un  coin, 
fendent  l'espace  au-dessus  du  désert,  quand  on  les  regarde  de  près 
ne  sont  qu'une  rampe  de  degrés  gigantesques. 

''  Les  montagnes  lointaines  qui  dressent  leurs  solides  remparts 
jusqu'aux  nuages  sont  sillonnées  par  de  petits  sentiers  que  nous 
découvrqns  à  mesure  que  nous  nous  élevons  sur  les  plus  hauts 
sommets. 

"Les  hauteurs  que  les  grands  hommes  ont  su  conquérir  et 
garder,  ils  ne  les  ont^as  atteintes  par  in  vol  subit  ;  pendant  que 
le-urs  compagnons  dormaient,  eux,  ils  u-availlaient  toute  la  nuit 
pour  s'élever. 

"  Nous  tenant  debout  sur  ce  que  nous  avons  trop  longtemps  porté 
avec  nos  épaules  courbées  et  nos  yeux  à  terre,  nous  pouvons  dis- 
cerner ce  que  nous  ne  voyions  pas  d'abord  :  une  route  ouverte  à  de 
plus  hautes  destinées. 

"  Même  le  passé  irrévocable  ne  nous  paraît  plus  perdu,  ne  nous 
yjaraît  plus  tout  à  fait  vain  si,  nous  élevant  sur  ces  ruines,  nous 
touchons  enfin  à  quelque  chose  de  plus  noble  que  lui." 

Je  ne  puis  pas  oublier  une  pièce  *plus  connue,  celle  qui  a  répandu 
dans  le  monde  entier  la  renommée  de  ce  grand  poëte.  Je  veux 
parler  d'Excelsior.  En  Angleterre,  en  Amérique,  on  a  donné  ce 
titre  à  des  entreprises  commerciales,  à  des  morceaux  de  musique^ 
à  des  navires  qui  portent  ce  beau  nom  au  milieu  des  vagues  et  des 
tempêtes  :  Excelsior  ! 

Plus  haut  !  toujours  plus  haut  !  C'est  le  cri  de  cette  âme  poétique 
et  vaillante  à  mesure  que  la  vie  s'avance  et  que  le  temps  précipite 
ses  pas.  Je  ne  connais  dans  aucune  langue  une  inspiration  plus 
pure  et  plus  vraiment  sublime,  dans  le  sens  de  ce  beau  mot  sublime 
qui  veut  dire  au-dessus  de  nos  fanges  et  de  nos  misères  d'ici-bas. 

EXCELSIOR. 

"  Les  ombres  de  la  nuit  tombaient  rapidement.  Un  jeune  homm& 
traversait  un  village  des  Alpes.    11  portait,  au  milieu  de  la  neige- 


358  REVUE  CANADIENNE. 

et  de  la  glace,  une  bannière  avec  cette' étrange  devise  :  Excelsior  ! 
Plus  haut  î 

"  Triste  était  son  front  ;  son  œil  avait  la  flamme  du  poignard  tiré 
de  son  fourreau  ;  sa  voix,  comme  un  clairon  de  cuivre,  répétait  ces 
sons  d'une  langue  inconnue  :  Excelsior  ! 

"  Dans  d'heureuses  demeures  il  voit  la  lumière,  la  flamme  du 
foyer  qui  pétille  claire  et  chaude,  et  devant  lui,  là-haut,  les 
spectres  du  glacier  :  de  ses  lèvres  tombe,  comme  un  sourd  mur- 
mure :  Excelsior  ! 

"  Ne  tentez  pas  la  passe,  dit  le  vieillard,  la  noire  tempête  gronde 
sur  nos  têtes,  le  torrent  mugit  vaste  et  profond."  Plus  fort,  la 
voix  de.  clairon  répond  :  Excelsior  ! 

'-'•  Oh  !  reste,  murmure  la  jeune  fille,  et  sur  mon  sein  repose  ta 
tête  fatiguée."  Une  larme  s'arrêta  dans  son  œil  bleu  ;  il  soupira, 
mais  il  reprit  :  Excelsior  / 

"  Gare  aux  branches  des  pins  arrachés  par  la  foudre  !  gare  à 
l'avalanche  en  fureur  !  "  Ce  fut  le  dernier  adieu  du  villageois. 
Une  voix  répéta  déjà  sur  la  hauteur  :  ExceBior  ! 

"  A  l'aube  du  matin,  au  moment  où,  vers  le  ciel,  les  pieux 
moines  du  Saint-Bernard  répètent  l'office  accoutumé,  une  voix  fend 
l'air  vibrant  :  Excelsior  ! 

''  Le  chien  fidèle  découvre  un  voyageur  à  moitié  enseveli  dans  la 
neige  ;  sa  main  glacée  serre  encore  une  bannière  à  la  devise  mys- 
térieuse :  Excelsior  ! 

"Là,  dans  le  crépuscule  terne  et  froid,  sans  vie,  toujours  beau, 
il  est  étendu  ;  et  de  l'azur  des  cieux,  de  la  sérénité  lointaine,  tombe, 
comme  une  étoile,  une  voix  divine  :  Excelsior  !  " 

Henry  Longfellow  joint  à  l'énergie  et  à  l'élévation  un  autre  don. 
Il  a  l'imagination  ingénieuse.  Chaque  pièce  de  ses  poésies  s'achève 
par  un  tour,  un  jet,  une  finale,  inattendues,  originales  et  souvent 
d'une  rare  beauté.  Je  ne  puis  me  porter  garant  de  la  perfection  de 
la  fo'rme.  En  traduisant,  on  efface,  on  affaiblit  la  langue^iiàtive  ; 
puis  on  s'expose  à  prendre  pour  beau  ce  qui  vous  a  coûté  de  la 
peine  ;  l'attention  intense  vous  semble  de  l'admiration,  comme 
l'enfant  appelle  diamants  les  pierres  brillantes  qu'il  abat  à  coups  de 
marteau.  Mais  la  beauté  de  l'invention  reste  au  moins  toute 
entière,  et  ce  don  fait  le  vrai  poète.  On  peut  dire  de  Longfellow 
qu'il  a  au  plus  haut  degré  foriginalité  de  l'invention  et  la  facilité 
de  la  splendeur. 

Jugez-en  par  le  Sablier.  Le  poète  suppose  qu'il  est  seul,  dans  sa 
petite  chambre,  la  nuit.  11  travaille,  et  devant  lui  se  trouve, 
marquant  sans  bruit  le  pas  des  heures,  un  sablier  rempli  par  une 
poignée  de  sable  qu'un  ami  a  rapporté  du  désert  : 


CONFÉRENCES  AMÉRICAINES.  359 

LE    SABLE    DU  DÉSERT   DANS  LE  SABLIER. 

"  Une  poignée  de  sable  rouge,  apportée  des  chaudes  régions  du 
désert  de  l'Arabie,  est  devenue  dans  ce  cristal  l'espion  du  temps  et 
le  ministre  de  ma  pensée. 

"  Depuis  combien  de  siècles  pesants  ce  sable  a  t-il  été  roulé  dans 
le  désert  !  Que  de  vicissitudes  étranges  il  a  vues  et  combien  d'his- 
toires l'ont  eu  pour  témoin  ! 

'^  Peut-être  les  chameaux  de  l'Ismaélite  l'ont  foulé  en  passant, 
quand,  loin  de  la  vue  du  patriarche,  ils  portaient  en  Egypte  son 
fils  préféré  ; 

"  Peut-être  les  pieds  de  Moïse,  nus  et  brûlants,  y  ont-ils  imprimé 
leur  trace,  ou  les  roues  bruyantes  du  char  de  Pharaon  Font-elles 
fait  jaillir  dans  les  airs  ; 

"  Ou  bien  Marie,  avec  le  Christ  de  Nazareth,  embrassé  dans  ses 
caresses,  lorsque  son  pèlerinage  d'espérance,  d'amour  et  de  foi, 
illuminait  le  désert  sauvage  ; 

"  Ou  les  anachorètes,  quittant  les  palmiers  d'Engaddi  pour 
gagner  les  bords  de  la  mer  Morte,  en  chantant  lentement  les  vieux 
psaumes  de  l'Arménie  en  strophes  inarticulées  ; 

"  Ou  les  caravanes,  qui  de  Bassora  dirigent  leurs  pas  vers 
l'Orient,  ou  les  pèlerins  de  la  Mecqae,  soumis  au  destin,  résolus 
dans  leur  cœur  ; 

"  Ils  ont  passé  sur  ce  sable,  ils  peuvent  l'avoir  foulé  !  Et  main- 
tenant, dans  cette  tour  de  cristal,  emprisonné  ài? jamais  par  une 
main  curieuse,  il  compte  les  heures  qui  s'envolent. 

"  Pendant  que  je  le  Tixe,  les  étroites  murailles  s'élargissent. 
Devant  mes  yeux  rêveurs  apparaît  le  désert  aveC  son  sable  houleux 
et  ses  ombres  infinies  ; 

"  Soulevé  par  le  souffle  du  vent,  ce  petit  filet  brillant  se  dilate 
en  une  colonne  haute  et  immense,  portant  avec  elle  la  terreur  et 
la  menace. 

^'  Devant,  au  delà  du  soleil  qui  se  lève,  à  travers  Isi  plaine  sans 
limite,  la  colonne  et  son  ombre  s'avancent  et  s'élargissent  jusqu'à 
ce  que  ma  pensée  les  poursuive  en  vain. 

"  La  vision  s'évanouit  !...  .Sur  le  soleil  rougi,  sur  la  plaine 
brûlante  et  incommensurable,  les  portes  de  cristal  se  referment  de 
nouveau.    Le  sable  d'une  demi-heure  s'est  écoulé  î  " 

A  côté  de  la  richesse  de  l'imagination,  voulez-vous.  Messieurs, 
admirer  la  délicatesse  du  sentiment  et  la  tendresse  du  cœur  ?  Vous 
"seriez  surpris  qu'Henry  Longfellow  ne  les  possédât  pas  11  aime, 
les  enfant?.  On  raconte  que  Louis  XIV,  lorsque  l'architecte 
Mansart  lui  soumit  les  plans  de  Versailles,  avait  écrit  en  marge  : 


360  REVUE  CANADIENNE. 

'■'  Avoir  soin  de  répandre  de  Venfance  partout.'".  Dans  les  poésies  de 
Longfellow  comme  dans  les  poésies  de  Victor  Hugo,  l'enfance  est 
répandue  partout,  comme  l'ornement  gracieux  du  monument. 
Écoutez,  entre  tant  d'autres,  cette  jolie  pièce,  intitulée  les  Enfants  : 

LES   ENFANTS. 

"  Venez,  venez,  enfants,  j'entends  vos  jeux,  et  les  problèmes  qui 
troublaient  mon  âme  s'évanouissent  aussitôt.  Vous  ouvrez  mes 
fenêtres  vers  l'Orient,  du  côté  où  les  pensées  ressemblent  à  des 
oiseaux  qui  chantent  ou  aux  levers  du  matin. 

''C'est  dans  vos  cœurs  que  se  lève  le  soleil  et  les  oiseaux  chan- 
tent dans  vos  pensées,  dans  votre  âme  coulent  les  clairs  ruisseaux, 
dans  la  mienne  est  le  vent  d'automne  et  la  première  chute  de  la 
neige.- 

''Ah!  que  serait  pour  nous  le  monde,  si  nous  n'avions  pas  les 
enfants?  Nous  verrions  en  tremblant  derrière  nous  les  ténèbres, 
devant  nous  le  désert. 

"Ce  que  les  feuilles  sont  à  la  forêt,  ce  que  l'air  et  la  lumière 
sont/à  la  plante,  ce  que  la  sève  est  au  bois,  les  enfants  le  sont  au 
monde.  A  travers  les  enfants,  il  sent  les  rayons  d'un  climat  plus 
brillant  et  d'un  soleil  plus  chaud. 

"Venez  à  moi,  venez,  venez,  enfants.  Chantez  à  mes  oreilles 
ce  que  les  oiseaux  et  les  zéphirs  chantent  dans  votre  rayonnante 
atmosphère. 

"Que  sont  toutes  nos  querelles  et  la  sagesse  de  nos.  livres  com- 
parées à  vos  caresses  et  à  la  gaieté  de  vos  regards  ! 

"Vous  valez  mieux  que  toutes  les  ballades  qu'on  a  chantées. 
Vous  êtes  de  vivants  poèmes,  et  tout  le  reste  est  déjà  mort." 

J'aimerais  à  citer  encore  les  nobles  strophes  consacrées  à  flétrir 
l'esclavage  et  à  chanter  les  douleurs  et  les  espérances  des  pauvres 
Africains,  maintenant  affranchis,  qui  nomment  Longfellow  avec 
Channing  parmi  leurs  bienfaiteurs  ;  mais  je  dois  abréger,  afin  de 
vous  entretenir,  Messieurs,  d'une  œuvre  plus  considérable.  Je 
veux  cependant  vous  montrer  ce  que  j'ai  déjà  indiqué,  le  don  de 
l'inattendu;  l'originalité,  le  tour  soudain  delà  pensée,  qualités  si 
remarquables  dans  les  pièces  très  célèbres  la  Vieille  horlogerie  Pont 
de  pierre^  et  unies  à  la  suavité  dans  les  Oiseaux  de  passage. 

LES  OISEAUX  DE  PASSAGE. 

"  Les  ombres  épaisses  tombent  du  haut  des  tilleuls  qui  s'élèvent 
comme  une  muraille  énorme  devant  le  ciel  du  midi. 


GONFÉREINGES  AMÉRICAINES.  361 

''  Et  du  sommet  des  sombres  hôtres,  comme  une  marée  mon- 
tante, l'obscurité  envahit  les  champs  qui  nous  entourent. 

*'  Mais  la  nuit  est  belle  ;  partout  une  douce  vapeur  remplit  l'air, 
et  les  sons  lointains  semblent  rapprochés. 

"  Au-dessus,  dans  la  clarté  de  la  nuit  étoilée,  de  rapides  oiseaux 
de  passage  volent  à  travers  l'atmosphère  humide.  J'entends  les 
battements  de  leurs  ailes  rapides,  lorsque  des  régions  froides  et 
glacées  ils  vont  chercher  les  prairies  du  Sud.  J'entends  dans  les 
hauteurs  des  airs  leurs  cris  tombant  comme  un  rêve  des  cieux, 
mais  leur  forme,  je  ne  puisla voir. 

"Ne  dites  pas  cela.  Ces  voix  qui  murmurent  la  joie  et  la  passion 
ne  viennent  pas  de  la  troupe  des  oiseaux  ;  ce  sont  les  échos  du 
chant  des  poètes,  murmures  de  plaisir,  de  douleur  ou  de  faiblesse 
C'est  le  son  des  mots  ailés.  C'est  le  cri  des  âmes  qui,  bien  haut, 
dans  de  rudes  labeurs,  volent  en  battant  des  ailes,  cherchant  un 
climat  plus  chaud,  et,  dans  leur  vol  élevé  à  travers  des  royaumes 
de  lumière,  elles  laissent  sur  notre  monde  de  ténèbres  leurs  chants 
et  leur  harmonie." 

Jusqu'ici,  Messieurs,  je  vous  ai  fait  entendre  des  pièces  courtes 
et  détachées,  touchantes,  ingénieuses,  splendides;  mais  Longfellow 
ne  serait  pas  un  grand  poète  s'il  n'avait  pas  un  souffle  plus  puissant 
s'il  n'était  pas  capable  de  concevoir  et  d'enfanter  une  œuvre  plus 
considérable.  J'ai  pour  ainsi  dire  traversé  le  jardin  re^upli  de  fleurs 
charmantes  qui  mène  au  pied  d'un  monument.  L'auteur  d'Excelsior 
des  Oiseaux  de  passage  est  aussi  l'auteur  d'Yawatha  de  VEtudiant 
espagnol,  de  la  Légende  dorée.  Il  vient  de  publier  des  Scènes  drama- 
tiques ;  il  h  écnl  des  romains,  matis  il  esi  avant  tout  le  chantre  et 
l'inventeur  incomparable  d^Évangéline,  poème  immortel  qui  vivra 
avec  Paul  etVirginie^  avec  Hermann  et  Dorothée^  avec  Mireille,  avec  le 
Vicaire  de  Wakcfield  et  Pernette,  aussi  longtemps  que  les  hommes  con- 
serveront le  culte  de  la  beauté  littéraire  et  de  la  pureté  morale. 

Le  poème  d'Evangéline  est  connu  en  France  grâce  à  M.  Marmier, 
à  madame  de  Bury,  à  M.  Montégut,  à  M.  Brunet  ;  mais  il  ne  l'est 
pas  assez  cependant,  je  vous  demande  la  permission  de  vous  le 
raconter  brièvement  \ 

La  scène  se  passe  au  nouveau  monde,  dans  l'Acadie,  cette  belle 
presqu'île  cédée  en  1713  aux  Anglais  par  Louis  XIV,  bien  avant 
la  cession  du  Canada,  et  qui  forme  aujourd'hui  la  Nouvelle-Ecosse. 

1  On  sait  que  notre  ami  et  collaborateur,  Pamphile  Lemay  a  traduit  Evangé- 
line  en  beaux  vers  français  ;  œuvre  admirable  qui  lui  a  valu  il  n'y  a  pas  encore 
longtemps  dans  une  conférence  publique,  les  chaleureux  éloges  de  la  part  de 
notre  poète  national,  M.  L.  H.  PVéchette.  Peut-être  publierons-nous  un  jour  ou 
l'autre,  ce  poëme  dans  son  eatier,  si  Dieu  nous  prêle  vie.     N.  R. 


362  REVUE  CANADIENNE. 

Les  Français  établis  sur  cette  terre  lointaine,  que  ses  prairies  et 
son  climat  rendent  comparable  à  notre  belle  Normandie,  résistèrent 
à  celtecession  d'êtres  humains,  comme  nous  résisterions  assurément 
si,  demain  matin,  un  décret  cédait  à  l'étranger  un  lambeau  du  sol 
natal  ;  et,  lorsque  la  guerre  éclata  entre  la  France  et  l'Angleterre  au 
Canada,  ils  furent  accusés  d'avoir  aidé  les  Français  secrètement. 
Les  Anglais  sont  durs.  Il  y  a  d'autres  races  qui  oppriment  les  races 
inférieures  ;  la  race  saxonne  les  supprime.  Un  ordre  abominable 
de  lord  Chatham  décida,  en  1755,  que  tous  les  hommes  colons  de 
l'Acadie  seraient  rassemblés  dans  les  églises  à  un  jour  indiqué,  que 
le  gouverneur  ferait  annoncer  à  ces  hommes,  en  les  retenant  pri- 
sonniers, que  leurs  biens  allaient  être  confisqués,  leurs  maisons 
détruites,  leurs  familles  dispersées.  Cet  ordre  partit  d'Angleterre"^ 
en  plein  dix-huitième  siècle,  sur  les  conseils  de  Franklin,  sans 
aucune  objection  de  Voltaire,  et  il  fut  exécuté  par  un  gouverneur 
impitoyable  nommé  le  major  Lawrence.  Un  épisode  de  cette  atroce 
histoire  a  servi  de  thème  au  poëme  d'Evangélbie^  qui  est,  on  va  le 
voir,  comme  un  drame  touchant  joué  par  un  petit  nombre  de  per- 
sonnages, avec  des  changements  de  scène  continuels,  au  milieu 
de  décorations  d'une  merveilleuse  magniâcence. 

C'est  d'abord  la  peinture  de  l'allégresse,  du  travail  et  de  la  paix 
dans  le  village  de  Grand-Pré,  avec  ses  petites  maisons  modestes, 
ouvertes  jour  et  nuit,  d'où  s'élève  la  fumée  bleue  comme  un  encens 
et  avec  ses  habitants  laborieux  et  aisés,  honnêtes  et  chrétiens,  sans 
misère  et  sans  faste,  troupeau  exempt;  de  loups,  peuple  sans  popu- 
lace. Là  demeure  le  fermier  Benoit,  père  d'Évangéline,  et  le  forge- 
ron Basile,  père  de  Gabriel.  Les  deux  jeunes  gens  sont  fiancés,  et 
leurs  fiançailles  joyeuses,  les  plaisirs  et  les  travaux  des  champs, 
composent  autant  de  scènes  charmantes,  toute  une  série  de  géorgi- 
ques  villageoises,  interrompues  par  la  brusque  arrivée  de  l'ordre 
d'arrestation,  d'exil,  de  confiscation,  qui  éclatent  au  milieu  des 
fêtes  comme  le  tonnerre  à  la  fin  d'un  beau  jour,  comme  le  rappel 
et  le  tocsin  au  milieu  d'une  cité  paisible.  Côlte  tragédie,  qui  coupe 
court  à  cette  idylle,  compose  la  première  partie  du  poëme.  Elle  se 
termine  par  le  départ  des  proscrits,  portés,  poussés,  distribués  pêle- 
mêle  sur  des  navires  qui  obéissent  au  gouverneur.  La  scène  est 
des  plus  pathétiques.  Les  adieux  de  l'exil  ont  inspiré  tous  les  poètes 
Vous  connaissez  la  page  sublime  de  Lamennais  :  VExilé  partout  est 
seul  !  Vous  avez  lu  les  vers  de  Victor  Hugo  : 

Il  disait  aux  oiseaux  de  France  :  ''  Je  vous  quitte, 
Doux  oiseaux,  je  m'en  vais  aux  lieux  où  l'on  meurt  vite, 
Au  noir  pays  d'exil  où  le  ciel  est  étroit  !  " 


CONFÉRENCES  AMÉRICAINES.  363 

Vous  vous  rappelez  le  tableau  de  Muller,  qui  a  représenté  avec 
tant  de  vigueur  les  jeunes  Irlandaises  enlevées  de  force  par  ordre 
de  Cromw^ell  pour  être  tranportées  en  Amérique.  Vous  vous  êtes 
arrêtés  devant  une  gravure  allemande,  die  Ausioanderung  ;  on  voit 
les  pauvres  émigrés  quitter  leur  village,  ils  suivent  à  pied  le 
chariot  chargé  de  leurs  bagages  et  passant  devant  le  cimetière. 
Les  petits  enfants,  enchantés,  insouciants,  courent  en  avant,  les 
grandes  sœurs,  plus  graves,  marchent  en  arrière  avec  hésitation, 
le  père  se  roidit  et  se  domine,  la  mère  arrache  une  fleur,  en  pliant 
le  genou,  à  la  tombe  de  la  famille  et  tourne  la  tête  en  pleurant 
du  côté  de  la  maison  abandonnée.  Vous  avez  lu  le  beau  discours 
de  Richard  Cobden,  racontant  qu'il  avait  vu  des  Irlandais,  avant 
de  s'embarquer  dans  les  docks  de  Liverpool,  baiser  la  terre  et  em- 
porter dans  une  petite  caisse  un  peu  de  garon  encore  vert  sur  une 
motte  de  terre  de  la  patrie.  Que  de  cris,  de  larmes,  de  chants  d'exil, 
depuis  le  Super  flumina  Babylunis^  jusqu'aux  adieux  des  Acadiens 
précipités  de  force  sur  les  navires,  pendant  que  la  nuit  est  illuminée 
par  l'incendie  du  village,  et  que  la  terre  natale  s'ouvre  pour  rece- 
voir le  cadavre  du  vieux  Benoit,  du  père  d'Evangéline,  frappé  de 
mort  au  momeni  du  départ,  et  ne  pouvant  s'arracher  à  sa  patrie  ni 
survivre  à  son  désespoir. 

La  seconde  partie  du  poëme  nous  montre  la  pauvre  Evangéline 
conduite  par  quelques  voisins  à  bord  du  navire  qui  doit  l'emmener, 
et  confiée  au  pasteur  du  village.  Gabriel  est  dirigé  vers  un  autre 
navire  qui  fait  voile  pour  la  i<ouisiane.  L'histoire  nous  apprexid 
qu'une  partie  des  exilés  de  l'Acadie  s'établit  dans  la  Floride, 
d'autres  passèrent  en  Europe,  et  on  assure  que  quelques-uns  ont 
encore  des  descendants  en  France,  dans  les  environs  de  Chatelle- 
rault. 

Nous  retrouvons  Evangéline  traversant  à  pied  plusieurs  dê^ 
États  du  nord  de  l'Amérique,  décrits  l'un  après  l'autre  par  le  poëte 
avec  une  admirable  variété,  et  s'embarquant' enfin  sur  le  cours 
majestueux  du  Mississipi,  qu'elle  redescend  avec  ses  compagnons 
d'exil,  attachés  les  uns  aux  autres  parles  liens  du  malheur,  du  sou- 
venir et  de  l'espoir.  La  peinture  du  Mississipi,  véritable  océan 
qui  marche  entre  des  rives  tantô  triantes,  tantôt  funèbres,  est, 
même  après  Chateaubriant^  l'une  des  plus  étonnantes  descriptions 
qu'on  puisse  lire.  Pendant  qu'Évangéline  descend  le  grand  fleuve, 
Gabriel  le  remonte  sur  un  autre  bateau  parti  de  la  Louisiane. 
Tous  deux  se  cherchent  et  tous  deux  se  rencontrent,  mais,  hélas  ! 
sans  s'apercevoir.  Au  moment  où  les  deux  bateaux  se  croisent  en 
silence,  la  chaleur  du  soleil  contraint  les  passagers  au  repos.  Evan- 
géline et  Gabriel  dorment  sans  se  douter  que  la  destinée  lesrappro- 


364  REVUE  CANADIENNE. 

che,  et  déjà  ils  sont  séparés  par  une  longue  distance,  lorsque  Évan- 
geline,  se  réveillant,  dit  au  prêtre  qui  l'accompagne  :  ''  0  mon  père  ! 
quelque  chose  à  dit  à  mon  cœur  que  Gabriel  n'était  pas  loin.  Était- 
ce  un  rêve,  ou  un  ange  a-t-il  passé  qui  m'a  révélé  la  présence  de 
mon  fiancé?  Pardonnez  ces  paroles  qui  n'ont  pas  de  sens  pour 
vous,"  Et  le  prêtre  répond  :  "  Ma  fille,  tes  paroles  ne  sont  pjoint  in- 
sensées et  je  les  comprends  bien.  Ton  sentiment  est  profond  et  tes 
paroles  ressemblentà  ces  bouées  qui  flotient  sur  la  surface  des  eaux 
montrant  la  place  où  l'ancre  s'est  enfoncée."  Et  le  silence  se  fait, 
interrompu  par  la  note  stridente  que  jette  au  vent  l'oiseau  moqueur 
avant  de  se  cacher  dans  les  bois. 

Le  bateau  ■  qui  porte  Eyangéline  arrive  après  plusieurs  jours  à 
une  station  où  s'est  établi  le  vieux  Bazile.  Grande  joie  des  com- 
pagnons qui  retrouvent  leurs  compagnons.  Grande  émotion 
d'Evangéline  qui  croit  retrouver  Gabriel.  Mais  à  tes  premiers 
mots,  Bazile  lui  apprend  que  depuis  plusieurs  jours,  il  est  parti  à 
sa  recherche.  '•'  Vous  avez  dû,  dit-il  le  croiser  en  route  et  le  rencon- 
trer. "  Ici  se  place  une  scène  de  gaieté  champêtre.  Les  colons  de 
l'Açadie  sont  tout  au  bonheur  de  se  revoir,  pendant  que  la  pauvre 
Evangéline  se  tient  seule  à  l'écart,  ayant  peine  à  contenir  son  cœur 
que  le  poëte  compare  à  un  nid  d'où  les  oiseaux  sont  partis  et  sur 
lequel  il  est  tombé  de  la  neige. 

Avec  une  indomptable  énergie,  la  jeune  fille  se  décide  à  partir, 
escortée  du  vieux  pasteur  et  quelques  amis,  pour  suivre  et  chercher 
Gabriel.  Nous  ne  l'accompagnerons  pas^  Messieurs,  dans  cette 
longue  poursuite  qui  sert  au  poëte  à  déployer  sa  puissance  vérita- 
blement magique  de  description  de  la  nature  et  à  faire  passer  sous 
les  yeux  éblouis  du  lecteur  les  différentes  contrées  du  nouveau 
monde  .  Après  plusieurs  années  d'inutile  fatigue,  après  avoir 
séjourné  tantôt  tant  le  camp  des  Lidiens  qui  lui  racontent  l'his- 
toire du  Fiancé  de  Neige,  tantôt  dans  la  maison  du  missionnaire, 
elle  finit  par  s'arrêter  dans  la  Pensylvanie  ;  elle  se  flxe  dans  la 
capitale  de  cet  Etat  hospitalier  et  elle  y  devint  Sœur  de  la  charité, 
conservant  son  cœur  à  Gabriel,  mais  laissant  sortir  de  ce  cœur 
brisé  et  répandant  sur  les  malheureux  toute  sa  puissance  d'aimer, 
comme  ces  parfums  qui,  sans  rien  perdre  de  leur  arôme,  l'exhalent 
autour  d'eux  dans  les  airs. 

La  peste  se  déclare  dans  la  ville.  Evangéline  se  multiplie,  allant 
partout  veiller  les  mourants,  peut-être  en  désirant  la  mort.  Un  jour, 
dans  une  salle  d'hôpital,  elle  s'approche  d'un  lit.;  elle  en  écarte  les 
rideaux.  Le  malade  est  à  l'agonie.  Elle  le  regarde,  elle  le  recon- 
naît, et,  avec  un  accent  pieux  et  tendre,  elle  s'écria^:  "  Gabriel!  ô 
mon  bien-aimé  ! ''     A  ce  cri,  le  mourant,  dans   un  rêve  de  délire^ 


CONFÉRENCES  AMERICAINES.  365 

revoit  la  maison  de  son  enfance,  les  rivières  bordées  d'arbres,  les 
vertes  collines  de  l'Acadie,  le  village,  la  montagne,  et  dans  l'ombre 
des  forêts,  comme  au  jour  de  sa  jeunesse,  Évangéline  passe  dans 
une  vision.  Il  essaye  de  prononcer  nn  nom,  mais  les  sons  inarti- 
culés meurent  siir  ses  lèvres.  Il  essaye  de  se  lever  :  sa  tête  retombe 
sur  l'épaule  d'Évangéline  agenouillée  prés  du  lit.  Son  dernier 
regard  est  doux,  mais  il  s'éteint  soudainement  comme  une  lampe 
que  le  vent  soufle  tout-à-coup.  Tout  est  fini,  l'espérance,  la  crainte, 
la  peine,  le  désir  du  cœur,  la  longue  attente  inutile,  le  profond 
désespoir,  la  pesante  patience  !  Pressant  une  fois  de  plus  la  tête 
inamée  sur  son  sein,  elle  s'affaisse  doucement  elle-même  en  murmu- 
rant :  "  Père,  je  vous  remercie^!  " 

Cette  scène  pathétique  et  tout  le  poëme  se  terminent  par  ces 
beaux  vers,  écrits  dans  un  rythme  grave  et  lent  comme  nn  psaume 
funèbre  : 

"La  forêt  primitive  est  toujours  debout;  non  loin  de  son  ombre, 
l'un  à  côté  de  l'autre,  dans  leur  tombeau  sans  nom,  les  deux  amants 
sommeillent.  Dans  l'étroite  enceinte  d'un  petit  cimilière  catholi- 
que, à  côté  de  la  ville,  ils  reposent  ignorés,  inaperçus;  chaque 
jour  le  flux  et  le  reflux  de  la  vie  passe  à  côté  d'eux,  à  côté  de  milliers 
de  cœurs  ardents  qui  ont  cessé  de  battre,  à  côté  de  têtes  fatiguées 
qui  ne  travaillent  plus,  à  côté  de  mains  laborieuses  qui  ont  cessé 
leur  lâche,  à  côté  de  pieds  agiles  qui  ont  achevé  leur  voyage 

"  La  forêt  primitive  est  toujours  debout,  mais  à  l'abri  de  ses 
rameaux  habite  une  autre  race,  avec  d'autres  coutumes  et  un 
autre  langage.  Seulement,  le  long  du  rivage  du  triste  et  nuageux 
Atlantique,  languissent  encore  quelques  paysans  acadiens  dont  les 
pères  sont  revenus  de  l'exil  pour  mourir  sur  la  terre  natale  ;  dans  la 
cabane  du  pécheur,  le  rouet  et  la  navette  sont  encore  à  l'ouvrage; 
les  filles  portent  eucore  de  grands  bonnets'  normands  et  leur  cos- 
tume de  toile  de  ménage.  Au  coin  du  feu,  le  soir,  elles  redisent 
l'histoire  d'Evangéline,  pendant  que,  dans  les  rochers,  la  voix  pro 
fonde  de  l'Océan  retentit  et  approche,  et  que  les  lamentations  de 
la  forêt  lui  répondent  par  leurs  échos  désespérés-." 

Messieurs,  j'ai  à  vous  demander  g:  âce  à  la  fois  pour  la  longueur 
de  cette  étude  et  pour  sa  mélancolie.  Je  n'ai  plus  à  louer  Long- 
fellow^,  mais  je  ne  puis  pas  résister  au  plaisir  de  rapprocher  de 
son  nom  celui  d'un  de  nos  premiers  poètes  français-  Je  voudrais 
avoir  le  temps  de  comparer  Evangéline  à  Pernette.  Il  y  a  dans  les 
deux  œuvres,  da^is  les  deux  talents,  une  grande  ressemblance. 
Les  personnages  de  Lapradesont  plus  vivants,les  paysages  de  Long- 
fellow  sont  plus  grandioses.  Il  y  a  plus  de  feu  dans  Laprade,  plus 
d'émotion    dans  Longfellow.    Mais   tous  les  deux  s'élèvent  laux 


366  RKVUE  GANADIExNNE. 

mômes  sommets  lumineux  et  se  plaisent  d;ius  les  mêmes  régions 
sereines.  Tous  les  deux  parlent  purement  de  l'amour  et  pieuse- 
ment de  la  nature.  Je  ne  connais  ri^n  de  plus  exquis,  dans  aucune 
langue,  que  les  fiançailles  de  Pernette  et  de  Pierre  sur  les  mon- 
tagnes du  Forez  et  que  la  rencontre  de  Gabriel  et  d'Evangéline  sur 
les  ondes  du  Mississipi  ;  rien  de  plus  sublime  que  la  mort  de  Pierre 
et  que  la  mort  de  Gabriel.  Combien  je  remercie  les  deux  poètes  de 
m'élever  à  ces  sentiments  exquis,  de  m'initier  à  ces  situations 
pathétiques  dans  ces  simples  récits  d'existences  modeste»!  Combien 
j'admire  cet  art  merveilleux,  qui  sans  évoquer  les  Gesar  et  les  Aga- 
memnon,  m'intéresse  à  l'amour  et  m'associe  au  malheur  de 
créatures  à  moi  semblables,  et,  sans»fôrcer  le  naturel,  me  fait  ren- 
contrer le  sublime  dans  les  luttes  de  la  vie  obscnre  de  pauvres 
paysans.  Fatigué  de  traduire  de  nobles  vers  en  mauvaise  prose, 
je  laisse  à  Victor  de  Laprade  le  soin  de  céléb»'er  ces  beautés  de 
l'inspiration  honnête  qui  est  aussi  rinspiration  de  Longfellow,  et  je 
vous  rappelle,  en  terminant,  ces  beaux  vers  du  poëme  de  Pernette: 


Muse  de  mon  pays,  mais  fille  aussi  du  ciel; 
Vierge  au  front  ceint  d'airelle  et  de  bruyère  rose, 
Muse  invisible  à  tous  et  qui  vois  toute  chose! 
Ouvre  à  mes  yeux  obscurs,  écartant  le  brouillard, 
Les  larges  horizons  qu'embrassent  ton  regard, 
Et,  pour  voler  plus  près  des  antiques  modèles. 
Donne  à  ton  faible  enfant  le  souffle  et  le  coup  d'ailes. 
Le  premier  je  t'invoque  en  ces  chastes  déserts  ; 
Que  ta  virginité  s'atteste  dans  mes  vers  ! 
Fais  circuler  toujours  à  travers  ma  pensée 
L'air  pur  de  la  montagne  et  sa  vertu  sensée, 
Et  la  salubre  odeur  des  pins  de  nos  sommets, 
Qui  suscite  la  vie  et  n'envivre  jamais. 
D'autres  iront  cueillir  sous  les  soleils  torrides 
Les  savoureux  trésors  des  jardins  hespérides, 
En  des  lieux  oij  l'aspic  rampe  sur  les  gazons^ 
Où  des  fruits  eclatarus  cachent  de  vils  poisons; 
Moi,  sur  le  maigre  sol  de  tes  âpres  domaines, 
Je  ferai  des  moissons  plus  pauvres,  mais  plus  saines. 
Rien  de  bas  et  d'impur  ne  me  suivra  chez  toi, 
Et  j'y  marcherai  seul  et  libre  comme  un  roi. 
Viens  !  et  donne  à  mes  vers,  à  mes  sobres  images. 
Un  solide  support  fait  de  maximes  sages, 
Que  le  parfum  en  fasse  oublier  les  couleurs, 
Qu'on  devine  le  roc  sous  le  velours  des  fleurs; 
Que  dans  l'érable  ou  l'or,  selon  lu  fintaisie, 
De  l'antique  sagesse  ils  cachent  l'ambroisie: 
Qu'enfin,  duns  tout  ce  livre  honnêLe  et  bienfaisant, 
L'âme  éclate  immortelle  et  que  Dieu  soit  présent. 


Ils  est  bien  possible.  Messieurs,  que  le  dénoiliment  de  Pernette  et 
celui  d' Evangéline  semblent  un  peu  lugubres  à  ceux  qui  aiment  que 
les  pièces  et  les  romans  finissent  bien.  Mais  les  poëmes  qui  finissent 


CONFÉRENCES  AMÉRICAINES.  367 

bien  ne  sont  pas  des  peintures  exactes  de  la  vie,  caria  plupart  des 
romans  de  la  terre  finissent  mal  ou  restent  sans  dénoûment. 

Cherchez,  imaginez  un  autre  dénoûment  au  poëme  d'Evangéline. 
Vous  pouvez,  avec  un  léger  anachronisme,  supposer  qu'au  lieu  ; 
d'arriver  dans  la  ville  de  Guillaume  Penn ,  au  milieu  de  ces  amis  qui 
se  tutoient  et  s'appellent  des  frères,  la  fille  du  fermier  Benoit  se 
dirige  vers  le  lac  Salé  et  se  fixe  au  milieu  des  Mormons,  près  de  ces 
saiîits  des  derniers  jours^  qu'on  ferait  mieux  d'appeler  les  saints  du 
dernier  étage.  Elle  y  trouve  Gabriel  déjà  remarié  à  plusieurs 
femmes  et  père  de  nombreux  enfants.  Elle  veut  parler  de  son 
amour  fidèle,  de  sa  patrie,  de  Dieu,  des  souffrances  de  son  cœur. 
Aimer  !  que  signifie  ce  mot?  Un  Dieu  !  Où  donc  est-il  ?  Une  patrie, 
à  quoi  bon  ?  Souffrir,  et  pourquoi  donc  ?  Rêves,  fictions  tourments 
inutiles  !  Les  Anglais  ont  bien  fait  de  chasser  les  Acadiens,  puis- 
qu'ils étaient  les  plus  forts.  Gabriel  a  bien  fait  de  prendre  une 
autre  femme,  et  les  mots  dont  se  sert  Evangéline  sont  rayés  du 
vocabulaire,  elTacés  dans  Fhistoire.... 

Messieurs,  si  vous  supposez  ce  dénoûment,  il  n'y  a  plus  de 
poëme.  Le  mal  ne  serait  pas  grand  si  c'était  là  un  progrès  de  la 
science  qui  chasse  le  merveilleux  et  nous  ramène  à  la  réalité. 
Mais  ne  vous  y  trompez  pas.  Ce  n'est  pas  la  poésie,  c'est  la  réalité 
même  qui  succombe  sous  les  négations  des  docteurs  que  je  relègue 
ici  par  politesse  chez  les  Mormons.  La  poésie  ne  nous  charme, 
Messieurs,  que  parce  qu'elle  rend  plus  aimable  ce  qui  doit  être 
aimé,  plus  admirable  ce  qui  doit  être  admiré,  plus  sensible  ce  qui 
doit  être  senti.  C'est  la  prose  vulgaire  qui  a  tort.  L'enthousiasme 
a  raison.  Dieu,  amour,  gaieté,  courage,  lutte,  ardeur,  larmes, 
fidélité  merveilles,  de  l'âme,  splendeur  de  la  nature,  tous  ces  mots 
qui  composent  le  poëme  d'Evangile  sont  les  mots  vrais,  les  mots 
sacrés  de  la  vie.  Les  effacer,  c'est  remplir  la  réalité  par  un  rêve, 
et  la  chimère  est  du  côté  de  ceux  qui  nient.  Aussi,  quand  j'entends 
nier  Dieu,  je  ne  tremble  pas  pour  Dieu,  je  tremble  pour  l'homme, 
déjà  si  petit,  si  bas,  si  pauvre,  et  que  l'on  veut  encore  amoindrir, 
avilir  et  dépouiller.  Si  la  vie  est  une  vallée  de  larmes,  ah  !  n'en- 
levons pas  à  cette  vallée  les  ombrages  qui  la  rafraîchissent,  les 
montagnes  qui  la  couronnent  et  le  ciel  qui  la  couvre.  Pour  être 
justes  envers  la  vie,  laissons  à  toutes  ces  réalités  leur  manteau 
poétique,  et  remercions  les  poëtes  qui  ne  nous  permettent  pas  de 
nous  déshabituer  de  l'admiration. 

Je  ne  sais  pas  ai  Henry  Longfellow,  le  poëte  pur  et  puissant  que 
je  vous  demande  d'aimer  avec  moi,  a  bien  respecté  la  chronologie 
en  faisant  d'Évangéline  une  Sœur  de  la  charité.  C'est  en  1755  que 
lord  Gbatham  condamna  les  Acadiens  au  bannissement,  et  c'est,  je 


368  REVUE  GANADlExNNE. 

crois,  en  1805  seulement  que  l'admirable  Élizabeth  Se  ton,  une 
créature  respectable  et  extraordinaire,  une  sainte  énergique  et 
gaie  (dont  je  vous  raconterai  peut-être  l'histoire  dans  une  autre 
conférence  pour  vous  prouver  une  fois  de  plus  que  la  poésie  a  sa 
place  en  Amérique)  fonda  à  Emmetsburg,  près  de  Baltimore,  les 
premières  Sœurs  de  Charité  des  États-Unis  \  Mais  j'aime  cet 
anachronisme  poétique.  Il.me  plaît  de  placer  Évangéline  parmi 
les  premières  compagnes  de  cette  vaillante  chrétienne  qui  traver- 
sait la  vie  en  répétant  ces  mots,  vraie  traduction  de  VExcelsior 
d'Henry  Longfellow,  ces  mots  que  nous  devons  tous  répéter  à 
chaque  nouvelle  phase,  bonne  ou  mauvaise,  de  notre  existence  et 
surtout  aux  heures  ténébreuses  et  désagréables  :  "  Jamais  en  avant^ 
jamais  en  arrière^  toujours  en  haut  !  " 

l  La  tâche  sera  rendue  bien  facile  par  le  livre  précieux  que  ,nous  devons  à 
madame  de  Barberey  :  Élizabeth  Selon  et  les  commencements  de  V Église  catholique 
aux  États-Unis.  Pari?,  Poussielgup,  1868. 

Augustin  Cochin. 


^^ 


LA  FRANCE  DANS  SES  COLONIES 


DISCOURS 

LU  A  LA  SEANCE  TRIMESTRIELLE  DE  L'INSTITUT 

DU    8    JANVIER    1873 


On  dit  souvent  :  la  France  ne  sait  pas  coloniser. 

Est-ce  vrai  ? 

Devons-nous,  sans  le  contester,  admettre  ce  reproche  ? 

Les  autres  peuples  se  plaisent  à  proclamer  leur  mérite.  Nous 
laissons  indolemment  déprécier  le  nôtre,  et  parfois  nous  le  dépré- 
cions nous-mêmes. 

On  nous  accuse  de  nous  abandonner  à  de  futiles  vanités.  Mieux 
vaudrait  nous  maintenir  dans  une  juste  fierté. 

L'histoire  de  nos  colonies  est  Tune  des  pages  les  plus  nobles  et 
souvent  les  plus  attachantes  de  nos  longues  annales. 

Elle  a  été  éloquemment  et  savamment  racontée  à  diverses  reprises 
en  différents  lieux. 

Je  n'ai  pas  la  prétention  d'en  retracer  un  nouveau  tableau.  En 
recueillant  mes  souvenirs  de  voyage,  en  y  adjoignant  de  récentes 
études,  je  voudrais  seulement  faire  voir,  par  quelques  traits  carac- 
téristiques, les  qualités  particulières  de  colonisation  dont  la  France 
a  de  tout'temps  été  douée  : 

25  mai  1873.  24 


370  REVUE  CANADIENNE. 

La  hardiesse  dans  les  entreprises,  la  générosité  dans  la  victoire, 
la  dignité  dans  les  revers. 

D'autres  nations  ont  eu  des  succès  plus  éclatants  ou  plus  durables. 
Pas  une  n'a  montré  de  telles  vertus. 

La  première  dans  les  croisades,  cette  héroïque  tentative  de  colo- 
nisation religieuse,  la  France  a  été  la  première  aussi  dans  d'autres 
expéditions  nautiques  du  moyen  âge. 

En  1364,  des  marins  de  Dieppe  s'en  .vont  par  delà  les  antiques 
colonnes  d'Hercule,  par  delà  les  Canaries  et  le  cap  Vert,  le  long  de 
la  côte  occidentale  d'Afrique.  Ils  rassurent,  par  leurs  bons  procé- 
dés, les  noirs  habitants  de  cette  contrée,  font  avec  eux  d'agréables 
échanges  et  organisent  des  établissements  de  commerce  sur  des 
plages  que  nul  navire  européen  n'avait  abordées i. 

En  1365,  des  marins  de  Rouen,  s'associant  à  ceux  de  Dieppe,  s'a- 
vancent dans  le  golfe  de  Guinée  et  donnent  des  noms  de  Normandie 
aux  rades  où  ils  pénètrent. 

Ainsi,  comme  l'a  très  justement  dit  un  publiciste  distingué  '^  Par 
ces  entreprises  heureuses  et  réitérées,  en  des  parages  jusqu'alors 
inconnus  de  toute  autre  nation,  les  Français  ont  le  droit  de  se  dire 
les  pères  de  la  colonisation  moderne  ^" 

Un  siècle  s'écoule.  Pendant  ce  long  espace  de  temps,  nos  explora- 
tions maritimes  sont  interrompues  par  les  calamités  du  règne  de 
Charles  VI,  par  les  agitations  et   les  guerres  des  règnes  suivants. 

Puis  voici  venir  les  grands  Descubradores  :  Christophe  Colorb, 
Vasco  de  Gama.  Une  nouvelle  ère  commence.  Le  nouveau  con- 
tinent est  découvert,  et  le  nouveau  chemin  des  Indes  par  le  cap  de 
Bonne-Espérance.  Les  Espagnols  et  les  Portugais  prétendent  gar- 
der l'entière  possession  de  cet  autre  univers.  Une  bulle  du  pape 
la  leur  accorde  :  Au  Portugal  tout  l'Orient,  à  l'Espagne  tout 
l'Occident. 

Cependant  l'Angleterre  et  la  Hollande  veulent  avoir  leur  part 
de  ces  archipels  embaumés,  de  ces  terres  Dhénoménales  dont  on 
extrait  des  monceaux  d'or,  de  ces  royaumes  dont  on  raconte  tant 
de  merveilles.  En  dépit  du  décret  pontifical,  elles  iront  résolument 

1  Si  boun  nariores  qui  tos  estaient  de  grand  ceur  lor  donnèrent  à  fuzon  petits  juiaus 
et  présouns,  et  les  firent  boire  bon  vin  vermail  com  que  moult  les  esjouiront  et  leg 
affièrent.  La  navigation  française,  par  M.  Pierre  Margry,  p.  57. 

*  J\x\eB  BvLYsd,  Dictionnaire  général  de  la  politique,  2e  édition,  p.  373.  0.  Lorentz, 
1872.  Nous  ne  pouvons  citer  ce  passage  d'une  des  œuvres  de  M  J.  Duval  sans 
rendre  hommage  à  la  mémoire  de  ce  gi  ave  el  éloquent  écri vain.enlevé  malheureusement 
à  la  science  par  unemoct  prématurée.  On  lui  doit  de  très-intéressanls  articles,  publiés 
•n  différents  recueils,  et  deux  livres  excellents:  Histoire  de  V émigration  européenne.! 
Tol.  in- 8,  couronné  par  l'Académie  des  sciences  morales  ;  Les  colonies  et  la  France 
êoloniaU.  1.  vol.  in-8 


TA  FRANCE  DANS  SES  COLONIES.  371 

vers    ces   fabuleuses  contrées  ;  elles  s'y  établiront  les  armes  à  la 
main. 

Et  la  France  ? 

En  ce  temps  d'investigations  et  de  conquêtes  transatlantiques, 
la  France  était  comme  le  poëte  dont  Schiller  raconte  l'oubli  dans 
un  de  ses  apologues. 

Jupiter  annonce  du  haut  de  son  trône  qu'il  va  distribuer  aux 
hommes  les  richesses  de  la  terre.  Tous  aussitôt  d'accourir  et  de 
prendre  avec  avidité  :  celui-ci  la  forêt,  celui-là  les  champs,  cet 
autre  les  chariots  et  les  marchandises.  Chacun  ayant  sou  lot, 
arrive  le  poëte  indolent,  rêveur.  Les  distributions  étant  finies, 
Jupiter  n'avait  plus  à  lui  donner  que  l'auréole  de  la  gloire. 

Ainsi  attardée  au  pelage  du  nouveau  monde,  la  France  ne  pou- 
vait en  avoir  une  portion  qu'en  la  disputant  à  plusieurs  peuples, 
ou  en  faisant  aussi  elle  même  quelques  découvertes. 

C'est  ce  qu'elle  fit. 

Pour  réparer  le  temps  perdu,  elle  recommença  sur  différents 
points  à  la  fois  son  œuvre  de  colonisation,  et  graduellement  l'ac- 
complit d'une  façon  prodigieuse. 

Elle  avait  de  nombreux  obstacles  à  surmonter,  de  violentes  hos- 
tilités à  vaincre,  des  luttes  perpétuelles  à  soutenir.  Malgré  ces 
difficultés  et  ces  périls,  malgré  ses  essais  infructueux  et  ses  fat;iles 
défaites,  un  jour  vint  où  son  pavillon  flottait  librement  sui-  toutes 
les  mers,  où,  sur  tous  les  continents  et  dans  tous  les  archipels,  elle 
avait  ses  domaines 

Oui,  au  commencement  du  dix-huitième  siècle,  la  France  était 
la  première  des  puissances  coloniales.  Admirable  succès  !  Plus 
admirable  encore  si  l'on  songe  par  quels  moyens  elle  y  est  parvenue. 

lies  projets  de  colonisation  avaient  séduit  l'esprit  aventureux  de 
Fi aiiçois  1er  et  occupé  gravement  la  pensée  de  Henri  IV.  Pour 
affermir  et  élargir  ces  projets,  Richelieu  ré  ligea  diverses  ordon- 
nances, institua  des  compagnies  de  commerce,  créa  de  nouveaux 
emplois  civils  et  militaires. 

Dans  les  orages  de  la  Fronde,  dans  les  constantes  difficultés  de 
son  ministère,  Mazarin  ne  pouvait  accorder  la  môme  attention  à 
cette  œuvre  lointaine. 

Colbert  la  reprit  avec  son  lumineux  jugement  et  lui  donna  une 
nouvelle  extension. 

Cependant,  pour  entreprendre  de  périlleux  voyages,  pour  porter 
le  drapeau  de  la  France  sur  des  plages  iiiexploré(^s,  pour  lutter 
contre  l'ambition  de  plusieurs  peuples  puissants,  l'Etat  n'arme  pas 
beaucoup  de  vaisseaux  de  ligne  et  ne  déta<-he  point  de  grosses 
sommes  de  son  budget.     Plus  d'une  fois  uièiueil  paralyse,  par  son 


372  REVUE  CANADIENNE. 

inertie  ou  ses  fausses  mesures,  les  courageux  efforts  de  nos  colons 
et  les  compagnies  de  commerce  souvent  les  entravent  par  leurs 
erreurs  et  leur  impéritie. 

Mais  la  France  s'élançait  dans  cette  exploration  et  cette  conquête 
d'un  nouveau  monde  comme  dans  nne  nouvelle  croisade. 

Cavaliers  et  marins,  gentilshommes  et  marchands,  prêtres  et 
ouvriers,  toutes  les  classes  de  la  société,  selon  leur  vocation,  leurs 
rêves  et  leurs  penchants  particuliers,  se  sentaient  attirés  vers 
cette  Fata  Morgana  des  vaporeux  horizons.  Ce  que  l'Etat  ne  pou- 
vait faire  dans  ses  embarras  financiers,  ou  ses  tourmentes  politiques 
la  France  le  fit  par  le  mouvement  et  la  puissance  de  diverses  facul- 
tés individuelles. 

Des  marins  de  Dieppe  et  de  Rouen  avaiei^  comme  nous  l'avons 
dit,  fondé,  au  quatorzième  siècle,  nos  premiers  établissements  sur 
la  côte  d'Afrique.  Bien  avant  Sébastien  Cabot,  des  matelots  basques 
s'avancent  jusqu'à  Terre-Neuve  où  nous  avons  conservé  une  autre 
petite  colonie.  Des  négociants  de  Marseille  vont  en  pleine  Algérie 
organiser  un  comptoir,  construire  un  édifice  qu'ils  appellent  le 
Bastion  du  roi. 

Dans  cette  guirlande  de  perles  et  d'émeraudes,  qu'on  appelle  les 
Antilles,  un  de  nos  meilleurs  domaines,  la  Guadeloupe,  a  été  con- 
quis par  des  matelots  dieppois  ;  un  autre,  la  Martinique,  par  une 
centaine  de  soldats,  sous  les  ordres  d'Esnambuc,  gouverneur  de 
Saint-Christophe. 

Vers  les  régions  inconnues  de  l'Amérique  du  Nord,  voici  venir 
Jacques  Cartier  avec  deux  petits  bâtiments  de  soixante  tonneaux. 
Il  contourne  le  banc  de  Terre-Neuve  et  remonte  jus(|irà  l'île  sau- 
vage de  Hochelaga  le  cours  du  Saint-Laurent. 

L'habile  et  hardi  Champlain,  avec  un  bâtiment  de  môme  dimen- 
sion, s'arrête  au  bord  de  cet  immense  fleuve  et  y  forme  un  établis- 
sement qui  deviendra  la  puissante  ville  de  Québec. 

Au  pied  de  cette  cité  naissante,  un  vénérable  prêtre,  le  père 
Marquette,  animé  d'un  ardent  désir  d'études  géographiques  et  de 
prosélytisme  religieux,  s'embarque  sur  un  canot  d'écorce  avec  une 
chétive  provision  de  blé  d'Inde  et  de. viandes  boucanées;  il  tra- 
verse résolument  le  lac  Huron,  le  lac  Michigan,  arrive  au  Missis- 
sipi  et  le  descend  jusqu'à  sa  jonction  avec  TArk'ansas.  Là,  ses 
provisions  étant  épuisées,  il  fut  obligé  de  revenir  en  arrière  ;  mais 
il  avait  été  assez  loin  pour  reconnaître  la  grandeur  du  fleuve  que 
les  Indiens  appellent  le  Meschacébé,  et  son  cours  vers  la  mer.  A 
son  retour  à  Québec,  les  cloches  sonnaient  et  les  habitants,  l'évê- 
que  en  tête,  allaient  à  l'église  chanter  le  Te  Deum  pour  remercier 
Dieu  de  cette  découverte. 


LA  FRANCE  DANS  SES  COLONIES.  375 

Dix  ans  après,  un  simple  enfant  du  peuple,  Robert  Lasalle,  dont 
Louis  XIV  récompensa  le  courage  par  un  brevet  de  noblesse  ache- 
vait, l'épée  à  la  main,  l'œuvre  commencée  avec  la  croix  parle  père 
Marquette.  11  descendait  le  Mississipi  jusqu'à  son  embouchure, 
arborait  la  bannière  de  France  près  du  golfe  du  Mexique,  et  nous 
donnait  la  Louisiane. 

En  même  temps,  les  colons  employés  à  l'achat  des  pelleterles,. 
ces  intrépides  aventuriers  qu'on  appelle  les  voyageurs  ou  les  cou- 
reurs des  bois,  remontaient  avec  de  légers  canots  le  courant  des 
rivières.  Arrivés  aux  passages  ou  des  rocs  et  des  rapides  arrêtaient 
l'effort  de  leurs  rames,  ils  déchargeaient  les  cargaisons,  et  prenant 
leurs  canots  sur  leurs  épaules  doublaient  par  terre  les  impratica- 
bles défilés,  puis,  s'embarquant  de  nouveau,  gagnaient  les  lacs  du 
Nord,  et  pénétraient  au  milieu  des  tribus  indiennes.  C'étaient  nos 
pionniers  non  moins  audacieux  que  ceux  des  régions  de  l'Ouest 
illustrés  par  Gooper.  C'étaient  nos  géogr;îphes.  Ils  mesuraient  le 
terrain  par  leurs  journées  de  marche,  s'ouvraient  des  routes  igno- 
rées, et  parcouraient  des  espaces  inconnues. 

Dans  l'histoire  de  nos  colonies,  comble. i  il  y  en  a  de  ces  faits 
mémorables  accomplis  humblement  par  quelque  généreuse  aspi- 
ration, ou  quelque  robuste  volonté  !  Là  aussi,  entre  deux  ou  trois 
pelotons  d'infanterie,  au  pied  d'une  palissade  en  bois,  au  bord  des 
fleuves  silencieux,  au  sein  de  l'immense  espace  du  nouveau-monde 
combien  de  batailles  plus  étonnantes  que  celles  des  célèbres^plaines 
d'Allemagne  ou  d'Italie,  combien  de  héros  qui  n'ont  point  eu  leur 
Homère,  mais  dont  le  nom  doit  rester  à  jamais  inscrit  dans  le 
livre  d'or  de  nos  gloires  nationales  ;  Montcalm,  le  pieux  chevalier 
si  ferme  en  ses  périls,  si  modeste  en  ses  victoires,  si  noble  en  son 
dernier  combats  Le  Canada  lui  garde  un  religieux  souvenir.  La 
France  pour  laquelle  il  mourut  ne  peut  l'oublier.  Bienville  !  Le 
fondateur  de  la  Nouvelle-Orléans.  Son  père  était  mort,  les  armes  à 
la  main,  sur  la  terre  canadienne.  Il  avait  onze  fils,  tous  engagés 
comme  lui  au  service  du  roi,  et  cinq  d'entre  eux  étaient  tombés 
comme  lui  éur  le  champ  de  bataille.  Les  autres,  désireux  de  se 
distinguer  en  quelque  entreprise  difficile,  résolurent  de  continuer 
l'œuvre  de  colonisation  commencée  par  Lasalle  à  la  Louisiane* 
Les  deux  premiers  furent  emportés  par  la  fièvre  sur  les  rives  du 
Mississipi.  En  mourant,  ils  léguaient  pour  tout  héritage  à  leur 
jeune  frère  la  tâche  à  laquelle  l'un  et  l'autre  venaient  de  succom- 
ber. Il  l'accepta  et  s'y  dévoua.  Il  la  poursuivit  pendant  quarante 
années,   luttant  avec  une  fermeté  inébranlable   contre   tous  les 

1.  Le  père  Sommervogel  a  publié  récemment  une  intéressante  biographie  : 
Comment  on  mourait  autrefois.  1  vol.  in-12.  Paris,  Arbanel,  1872. 


374  REVUE  CANADIENNE. 

obstacles  qui  s'opposaient  à  ses  efforts,  sans  cesse  aux  prises  avec, 
l'inquiète  jalousie  des  Anglais,  et  les  haines  féroces  des  Indiens. 
"  Dans  sa  vieillesse,  il  retourna  en  France.  Bien  faible  encore  était 
cette  colonie  pour  laquelle  il  avait  éprouvé  tant  d'angoises  et  sup- 
porté tant  de  fatigues  Mais  il  pouvait  la  croire  au  moins  affran- 
chie des  principaux  périls  qui  menaçaient  de  l'anécintir  dans  son 
germe.  11  y  était  entré  avec  deux  cent  cinquante  hommes  ;  il  y 
laissait  une  papnlation  de  six  mille  âmes. 

Si  de  l'Amérique,  nous  tournons  nos  regards  vers  nos  anciennes 
possessions  de  l'Orient,  ai-je  besoin  de  citer  Bussy,  ce  valeureux 
général  que  les  ennemis  désiraient  tant  ne  pas  rencontrer,  et  La 
Bourdonnais!  Un  si  grand  courage!  Une  si  belle  intelligence,  et 
Dupleix  qui  malheureusement  haït  et  persécuta  cet  homme  éminent  ! 
Ah!  si  tous  deux  avait  pu  rester  unis  dans  leur  ambition  et  leurs 
plans  de- compagne,  quelle  triomphe  pour  la  France,  quelle  chute 
pour  les  Anglais  ! 

''Dupleix,  a  dit  Macaulay,  entrevit  le  premier  la  possibilité  de 
fonder  un  empire  européen  sur  les  ruines  de  la  monarchie  mon- 
gole. Son  esprit  inquiet,  étendu,  inventif,  conçut  cette  idée  à  une 
époque  où  les  plus  habiles  agents  de  la  compagnie  anglaise  ne  pen- 
saient qu'à  leurs  chargements  de  marchandises  et  à  leurs  factures. 
Cet  ingénieux,  cet  ambitieux  Français,  le  premier  comprit  et  mit 
en  pratique  l'art  militaire  et  la  diplomatie  que  les  Anglais  employè- 
rent quelques  années  après  avec  tant  de  succès." 

Partout  où  nos  colons  voulaient  s'établir,  ils  devaient  combattre 
tantôt  contre  les  milices  européennes,  tantôt  contre  les  tribus  indi- 
gènes ;  caraïbes,  peaux  rouges,  nègres  et  malais  ;  tantôt  par  une 
raison  locale,  tantôt  par  l'effet  d'un  des  orages  de  la  mère  patrie. 
Quand  la  guerre  éclatait  sur  l'ancien  continent,  elle  éclatait  par 
contre-coup  en  Amérique  et  dans  les  Indes.  Capulets  et  Mantaigus, 
Guelfes  et  Gibelins  se  battaient  sur  les  rives  de  l'Escaut  ou  du  Da- 
nube, et  les  fils  de  ces  guerriers  européens  luttaient  avec  la  même 
ardeur  sur  les  plages  de  l'Asie,  ou  dans  les  forêts  du  nouveau 
monde. 

Nous  ne  pouvons  trop  honorer  ceux  qui  ont  porté  si  loin  et  dé- 
fendu si  vaillamment  notre  drapeau.  Ce  n'est  pourtant  point  par 
ses  ardentes  batailles  et  ses  nombreuses  victoires  que  la  France 
s'est  acquis  une  place  si  distincte  dans  l'histoire  des  colonisations, 
c'est  par  son  esprit  de  justice  et  de  mansuétude,  par  ses  facultés 
d'attraction  et  d'assimilation. 

Elle  n'a  point  fait  de  cruelles  ordonnances  pour  obtenir  la  plus 
abondante  récolte  de  la  terre  conquise.  Elle  n'a  point  pour  apaiser 
sa  soif  d'or,   torturé   d'innocentes  peuplades   vaincues.     Elle   n'a 


LA  FRANGE  DANS  SES  COLONIES.  375 

point  écrasé,  ou  refoulé  dans  de  sombres  régions,  des  milliers  d'hon- 
nêtes familles  pour  n'avoir  plus  à  leur  disputer  une  parcelle  de 
leurs  domaines  héréditaires. 

Ah  1  si  en  pensant  à  tout  ce  que  nous  avons  possédé  et  à  tout  ce 
que  nous  avons  perdu,  il  ne  nous  est  pas  possible  de  lire  sans 
regrets  la  chronique  de  nos  colonies,  nous  pouvons  du  moins  la 
lire  sans  remords.  Nulle  de  nos  souverainetés  n'a  fait  gémir  l'âme 
d'un  Las  Casas  ;  nulle  de  nos  coutumes  n'a  suscité  un  désir  insa- 
tiable de  vengeance  dans  le  cœur  d'un  Montbars,  et  nul  de  nos 
gouverneurs  n'a  par  ses  rapacités  enflammé  la  foudroyante  élo- 
quence d'un  Burke  et  d'un  Sheridan. 

Dans  nos  entreprises  de  coloni?ation,  il  y  avait  un  juste  senti- 
ment d'ambition  nationale  ;  pour  la  plupart  de  ceux  qui  s'y 
associaient,  la  perspective  d'un  honnête  négoce  ou  d'un  fructueux 
labeur;  pour  d'autres,  un  rêve  de  jeunesse,  l'attrait  de  l'inconnu, 
l'espoir  d'une  action  d'éclat;  sur  chaque  navire,  à  chaque  migra- 
tion, le  prêtre  et  le  gentilhomme,  la  croix  et  l'épée,  le  senti- 
ment du  devoir  religieux  *et  du  devoir  militaire. 

Jacques  Cartier  le  brave  marin,  dit  en  commençant  sa  relation 
de  voyage  :  *'  Le  dimanche,  jour  et  feste  de  la  Pentecoste,  du  com- 
mandement du  capitaine,  et  bon  vouloir  de  tous,  chacun  se  con- 
fessa, et  reçurent  tons  ensemble  notre  Créateur  en  l'église  cathé- 
drale de  Saint-Malo,  après  lequel  avoir  reçu  furent  nous  présenter 
au  chœur  de  lajdite  église  devant  révérend  père  en  Dieu,  Monsieur 
de  Saint-Malo,  lequel  en  son  estât  épiscopal  nous  donna  sa  béné. 
diction." 

Le  père  Marquette,  en  revenant  des  sombres  forêts  où  il  avait 
découvert  le  Mississipi,  écrivait  dans  sa  relation  ces  lignes  tou- 
chantes :  Quanil  tout  le  voyage  n'aurait  valu  que  le  salut  d'une 
âme,  j'estimerais  tons  mes  peines  bien  réconipensées,  et  c'est  ce 
que  j'ay  sujet  de  présumer,  car  lorsque  je  retournai  nous  passâmes 
par  les  Illinois,  je  fus  trois  jours  à  leur  publier  les  mystères  de 
notre  foy  dans  toutes  leurs  cabanes,  après  quoy,  comme  nous  nous 
embarquions,  on  m'apporta  au  bord  de  l'eau  un  enfant  moribond 
que  je  baptisay  un  peut  avant  qu'il  mourût  par  une  providence 
admirable  pour  le  salut  de  cette  âme  innocente." 

En  1641,  ëeux  petits  bâtiments  partaient  de  la  Rochelle  pour  le 
Canada.  Sur  l'un  de  ces  navires  était  une  sainte  fille,  mademoiselle 
Manse  de  Langres,  qui  renonçait  à  une  brillante  situation  en  son 
pays  pour  se  dévouer  à  une  œuvre  de  charité  dans  les  régions  sau- 
vages ;  sur  Tautre  navire  était  un  gentilhomme  champenois,  M. 
de  Maisonneuve,  un  prêtre,  des  soldats  et  des  ouvriers,  en  tout, 
trente  personnes. 


376  REVUE  CANADIENNE. 

Au  mois  d'août,  les  bons  voyageurs  arrivèrent  à  Québec.  La  co- 
lonie de  cette  ville  essaya  de  les  retenir.  Elle  se  composait  de  deux 
cents  âmes.  Trente  braves  gens  de  plus,  quel  précieux  renfort  ! 
Mais  M.  de  Maisonneuve  s'était  engagé  à  aller  à  Hochelaga, 
et  il  voulait  accomplir  sa  promesse.  En  vain,  on  lui  représenta  les 
dangers  auxquels  il  s'exposait  en  abordant,  avec  un  si  petit  nombre 
de  soldats,  sur  cette  île  occupée  par  une  tribu  considérable  d'In- 
diens. Il  répondait,  en  vaillant  gentilhomme  :  "-Je  ne  suis  pas 
venu  pour  délibérer,  mais  pour  agir.  Y  eût-il,  à  Hochelaga,  autant 
d'Iroquois  que  d'arbres  sur  ce  plateau,  il  est.de  mon  devoir  et  de 
mon  honneur  d'y  établir  une  colonie." 

Au  mois  d'octobre,  il  atteignit  les  rives  de  Hochelaga,  y  construisit 
des  cabanes  et  une  chapelle  en  bois.  Mademoiselle  Manse  organisa, 
au  même  endroit,  un  hôpital,  et  une  religieuse  de  Troyes  fonda 
l'institution  où  les  jeunes  filles  devaient  être  élevés  gratuitement. 

Quelques  tentes,  au  milieu  des  bois,  une  chapelle,  revêtue  d'un 
toit  de  feuillage,  une  cloche  suspendue.à  un  rameau  de  sapin,  un 
asile  pour  les  malades,  une  école  pour  les  pauvres,  tels  furent  les 
premiers  éléments  de  la  ville  de  Montréal,  où  l'on  compte  au- 
jourd'hui quatre-vingt  mille  âmes  ^ 

En  1721.  M.  le  chevalier  de  Fougères,  commandant  le  Triton,  de 
Saint-Malo,  allait  prendre  possession  de  cette  île  si  belle,  si  riante 
et  si  charmante,  que  nous  avons  appelée  l'île  de  France,  et  qu'il 
faut,  hélas  !  maintenant  appeler  l'île  Maurice.  Sur  la  plage,  il  ar- 
borait le  drapeau  blanc  et  érigeait  une  croix  décorée  de  fleurs  de 
lis  avec  cette  inscription  : 

Jubet  hic  Gallia  stare  crucem. 

Ainsi,  partout  la  ferme  résolution  du  gentilhomme  et  les  doux 
enseignements  de  l'Evangile.  Partout  aussi  une  pensée  de  conci- 
liation et  d'humanité. 

Quand  M.  de  Flacourt  fut  envoyé  à  Madagascar,  avec  le  titre  de 
gouverneur,  il  adressa  aux  habitants  une  harangue  où  il  parlait  de 
la  grandeur  du  roi  de  France,  mais  surtout  de  sa  douceur  et  de  sa 
bonté. 

Quelques  années  après,  le  gouverneur  de  Pondichéry,  M,  Martin^ 
un  homme  d'un  rare  mérite,  disait  à  ses  amis  et  à  ses  subordonnés  : 
"  N'oublions  pas  que  les  Français  étant  ici  les  derniers  venus, 
doivent,  pour  réussir,  donner  la  meilleure  idée  de  leur  caractère." 

C'est  ainsi  que  nos  colons  ont  inspiré,  en  pays  lointains,  ces  sen- 
timents  d'estime  et  d'affection  qui,  souvent,  leur  ont  été  d'un  si 

1  Cent  sept  mill3  âmes,  d'après  le  dernier  recensement,  1871.    N.  R. 


LA  FRANGE  DANS  SES  COLONIES.  377 

grand  secours  dans  les  heures  difficiles,  dans  la  faiblesse  de  leurs 
armements,  dans  l'exiguïté  de  leurs  ressources  matérielles. 

Par  la  durée  de  ces  sentiments,  on  peut  juger  de  leur  profon- 
deur. 

L'Amérique  du  Nord  a  rompu  violement  les  liens  qui  l'unissaient 
à  l'Angleterre. 

L'Amérique  du  Sud  a,  de  même,  longuement  combattu  pour  se 
soustraire  à  la  domination  de  l'Espagne. 

Aucune  de  nos  colonies  n'a  suivi  cet  exemple.  Aucune  ne  s'est 
détachée  de  nous  volontairement.  Je  ne  parle  pas  de  Saint-Domin- 
gue, cette  île  si  fructueuse  et  si  belle,  bouleversée  tout  à  coup  par 
la  trombe  révolutionnaire,  par  l'éruption  volcanique  des  plus 
effroyables  passions.  Nos  planteurs  étaient  là  justement  aimés. 
Riches  et  généreux,  ils  faisaient,  de  leur  fortune,  un  noble  usage. 
Nul  d'entre  eux  n'abusait  de  ses  privilèges,  et  quelques-uns  méri- 
taient d'être  cités  comme  des  modèles  débouté.  On  disait  prover- 
bialement ;  Heureux  comme  un  nègre  de  Gallifet.  Ces  heureux 
nègres  prirent,  comme  les  autres,  la  torche  et  la  hache,  incen- 
dièrent, pillèrent  et  se  plongèrent  dans  des  flots  de  sang. 

Des  guerres  désastreuses,  des  traités  lamantables  nous  ont  enlevé 
la  plupart  de  nos  anciennes  possessions.  Mais  nous  y  avons  laissé 
une  profonde  emprainte. 

Un  écrivai4i  distingué  de  l'Angleterre,  M.  Anthony  Trollope,  a 
visité  récemment'les  Antilles,  et  là,  il  a  vu  la  persistance  de  l'atta- 
chement à  la  France  dans  des  îles  gouvernées  autrefois  par  la 
France,  non  point  sans  interruption  pendant  des  siècles,  mais 
pendant  un  petit  nombre  d'années  :  la  Dominique,  Tabago,  Sainte- 
Lucie,  la  Trinité  ;  la  Trinité  occupée  primitivement  par  les  Espa- 
gnols, puis  par  les  Anglais,  conquise  et  rendue  à  l'Espagne  par  les 
Français,  puis  de  nouveau  reprise  par  les  Anglais  !  Quelle  langue, 
dit  M.  Trollope,  croyez-vous  que  l'on  parle  dans  cette  île  où  nous 
avons  un  gouverneur,  un  conseil  administratif,  une  garnison,  et 
d'importants  comptoirs  ?  L'Anglais  ?  Non.  L'espagnol  ?  Non. 
Mais  le  français.  Toute  la  population  est  française  par  l'idiome, 
par  les  habitudes,  par  le  catholicisme. 

A  cet  honnête  aveu,  M.  Trollope  ajoute  :  Il  y  a  là  un  évêque  ca- 
tholique qui  reçoit  de  l'Angleterre  un  traitement  annuel  et  l'em- 
ploie entièrement  en  aumônes. 

Là,  comme  partout  où  l'ancienne  Franôe  a  passé,  son  souvenir 
s'allie  aux  vertus  du  catholicisme,  à  l'esprit  de  charité. 

A  Saint- Vincent,  on  peut  noter  un  autre  exemple  de  l'attraction 
de  nos  émigrants.  Les  Anglais  s'étant  emparés  de  cette  île,  les 
Caraïbes,  qui  en   occupaient   une   partie,   se  soulevèrent  à.  trois 


378  REVUE  CANADIENNE. 

reprises  différentes  pour  les  expulser  et  faire  revenir  les  Français 
dont  ils  regrettaient  la  domination. 

L'Angleterre  a  eu  plus  de  peine  encore  à  conquérir  et  à  garder 
notre  île  de  France.  Des  colons  de  Bourbon  s'y  étaient  établis  au 
commencement  du  dix-huitième  siècle,  de  braves  gens,  dit  un 
historien  anglais  i,  modestes  et  polis,  très-simples  dans  leurs  habi- 
tudes, très-hospitaliers  et  fort  peu  soucieux  ,de  la  fortune.  M.  de 
Labourdonnais  fut  un  de  leurs  premiers  gouverneurs,  et  Poivre  le 
Lyonnais,  le  savant  si  sage,  le  fonctionnaire  si  zélé  pour  le  bien 
public,  propagea  sur  le  sol  les  plus  fructueuses  cultures.  Douce- 
ment et  dignement,  l'honnête  colonie  grandit.  Ses  vertus  la  sau- 
vèrent du  cyclone  où  s'abîma  Saint-Domingue.  Elle  avait  cependant 
aussi  ses  foyers  dangereux.  Dès  le  commencement  de  notre  révo- 
lution, une  certaine  quantité  d'individus  se  mirent  à  répéter  les 
harangues  des  Grégoire,  des  Robespierre,  et  à  proclamer  les  motions 
furibondes  des  jacobins.  Dans  la  stupeur  produite  autour  d'eux 
par  les  terribles  nouvelles  de  Paris,  ils  organisèrent  un  club,  cons- 
tituèrent, à  l'imitation  des  sans-culottes  de  France,  un  comité  de 
salut  public,  et  sur  la  place  de  Saint-Louis  érigèrent  la  guillotino. 
Bientôt  on  vit  arriver  deux  commissaires  de  la  république,  appor- 
tant la  nouvelle  loi. 

Mais  la  masse  de  la  population  n'avait  point  le  moindre  goût 
pour  ces  belles  réformes,  et  voulait  y  mettre  fin.  Citadins  et  cam- 
pagnards se  réunirent  en  si  grand  nombre,  et  d'un  air  si  résolu, 
que  la  bande  démagogique  n'osa  essayer  de  leur  résister.  Les 
commissaires  furent  reconduits  poliment  à  leur  navire,  et,  malgré 
leurs  protestations,  obligés  de  s'embarquer.  Les  clubs  furent  fermés, 
les  jacobins  dispersés,  la  guillotine  démolie.  L'île  entière  se  confia 
de  nouveau  à  la  direction  de  M.  de  Malartic.  Elle  aimait  ce  gou- 
verneur, qui  lui  avait  été  donné  par  Louis  XVI.  Elle  aimait  l'au- 
torité royale. 

Cependant  les  commissaires,  furieux  de  leur  échec,  pouvaient  la 
déclarer  en  plein  état  de  rébellion  et  demander  qu'elle  fut  sé\^ère- 
ment  châtiée  Un  amiral  anglais  qui  stationnait  avec  une  escadre 
dans  le  voisinage,  lui  offrit  la  protection  du  pavillon  britannique. 
L'assemblée  coloniale  lui  répondit:  "En  repoussant  les  commis- 
saires de  la  république,  nous  n'avons  fait  que  conserver  cette  colonie 
à  la  France,  nous  la  trahirions  en  y  laissant  entrer  ses  ennemis." 

Elle  voulait  rester  française,  cette  loyale  petite  île,  épanouie 
comme  une  corbeille  de  fleurs  dans  l'Océan  indien,  à  trois  mille 
lieues  de  la  France.  On  a  vu  la  force  de  sa  bravoure  et  la   persis- 

^  Gh.  Pridham,  Mauriiius  and  Us  dependencies. 


LA  FRANGE  DANS  SES  COLONIES.  379 

tance  de  sa  fidélité  pendant  les  guerres  du  consulat  et  de  l'empire. 
Ni  les  armements  des  Anglais,  ni  les  rigueurs  d'un  long  blocus,  ne 
pouvaient  la  décourager.  Elle  résistait  à  toutes  les  attaques,  et  sup- 
portait patiemment  toutes  les  privations.  Et  quelle  joie  quand  une 
de  nos  frégates,  passant  hardiment  à  travers  les  croiseurs  ennemis, 
entrait  dans  le  Grand  port,  ou  dans  le  porl  Louis,  quand  un  Linois, 
un  Ron^sin,  un  Duperré,  criblait  de  boulets  un  superbe  man  of 
war,  et  l'obligeait  à  se  rendre.  Puis  l'un  après  l'autre  arrivèrent 
ces  audacieux  marins  qui  ont  tant  de  fois  répandu  la  désolation 
dans  la  cité  de  Londres  :  Tréhouard,  Perrot,  Thomasin,  Surcouf, 
le  fabuleux  Surcouf  qui,  avec  un  bateau  pilote,  enlevait  à  l'abor- 
dage les  plus  beaux  bâtiments  de  la  Compagnie  des  Indes. 

Alors  les  jeunes  gens  de  l'île  de  France  ne  pouvaient  rester  en 
repos.  Ils  sollicitaient  l'honneur  de  servir  sous  les  ordres  de  cet 
honrmes  intrépides,  et  couraient  gaiement  à  tous  les  périls. 

Mais  un  jour  vint  où  l'île  fidèle  devait  succomber.  L'Angle- 
terre, qui  depuis  longtemps  désirait  la  conquérir,  réunit  tous  les  sol- 
dats qu'elle  pouvait  prendre  à  Madras,  à  Bombay,  au  Gap,  à  Geylan  ; 
20,000  hommes  d'infanterie  et  une  formidable  artillerie,  20  vais- 
seaux et  50  bâtiments  de  transport.  Jamais,  dit  un  écrivain  anglais, 
on  n'avait  vu  à  la  fois  tant  de  canons  et  de  navires  dans  la  mer 
des  Indes. 

La  pauvre  colonie  n'avait  qu'un  régiment  et  quelques  batteries. 
Elle  voulut  pourtant  se  défendre,  et  ne  se  rendit  qu'en  dictant 
elle-même,  pour  ainsi  dire,  les  conditions  de  sa  capitulation. 

Elle  est  devenue  par  la  force  des  armes  l'île  anglaise.  Elle  est 
restée  par  ses  affections  l'île  de  France. 

H  y  a  là  des  librairies  où  l'on  ne  trouve  que  des  livres  français, 
un  théâtre  où  l'on  ne  représente  que  des  pièces  françaises, 
et  dont  l'orchestre  a  longtemps  refusé  de  jouer  le  chant  britan- 
nique :  God  save  the  king^  Le  nom  de  La  Bourdonnais,  le  vrai 
fondateur  de  la  colonie,  est  dans  tous  les  cœurs,  son  portrait  dans 
toutes  les  maisons,  ses  Mémoires  dans  toutes  les  bibliothèques. 

Quand  les  créoles  de  cette  terre  poétique  arrivent  à  nous  ;  par 
leur  grâce  native,  par  la  beauté  particulière  de  leur  physionomie, 
ils  nous  représentent  les  vivantes  images  d'une  fiction  aimée.  Ils 
sont  du  pays  de  Paul  et  Virginie.  Ils  ont  grandi  dans  l'avenue  des 
Pamplemousses,  près  du  ruisseau  des  Lataniers.  Par  leur  lan- 
gage, leurs  prédilections  et  leur  esprit,  ils  sont  Français.  Nous 
devons  croire  qu'ils  sont  nés  sur  les  bords  de  la  Seine,  et  qu'ils  y 
reviennent  ayant  fait  un  voyage  sous  le   ciel  d'or  des  tropiques. 

Nous  avons  perdu  vers  le  milieu  du  siècle  dernier  une  autre 
colonie,  dont  nous   ne  pouvons  sans   émotion   nous   rappeler   le 


380  REVUE  CANADIENNE. 

dévouement  et  les  souffrances  :  c'est  l'Acadie,  aujourd'hui  la 
Nouvelle-Ecosse.  Celle-là  aussi  nous  aimait  et  désirait  garder 
notre  drapeau.  Quand  elle  fut  abandonnée  aux  Anglais,  elle  se 
résignait  à  reconnaître  leur  pouvoir,  mais,  à  aucun  prix,  elle  ne 
voulait  prendre  les  armes  contre  la  France.  Ni  les  promesses  ni 
les  menaces  n'ayant  nu  vaincre  sa  résistance,  le  gouvernement  an- 
glais, redoutant  de  laisser  cette  inflexible  population  dans  un  pays 
où  il  n'avait  alors  que  de  faibles  moyens  de  défense,  prirent  une 
effroyable  résolution. 

»  , 

En  1754,  les  villages  acadiens  furent  livrés  aux  flammes,  et,  à  la 

lueur  de  leurs  toits  embrasés,  7,000  Français  furent  entassés  sur 
des  navires,  et  jetés  comme  de  vils  troupeaux  sur  les  côtes  de  la 
Pensylvanie,  de  la  Virginie  et  de  la  Caroline,  sans  autres  ressources 
que  le  peu  de  hardes  et  de  provisions  qu'ils  avaient  pu  déroJ^er 
aux  ravages  de  l'incendie.  On  vit  alors  ces  malheureux  errant  à 
l'aventure,  repoussant  les  services  de  ceux  qui  parlaient  la  langue  de 
leurs  bourreaux,  et  ne  se  reposant  que  dans  le  wigvvam  des  Indiens, 
qui,  touchés  d'une  telle  infortune,  leur  apportaient  des  aliments, 
et  les  guidaient  dans  les  forets.  L^s  Asadiens  voulaient  rejoindre 
la  colonie  française  de  la  Louisiane.  Ils  voulaient  se  rallier  à  la 
bannière  qui  les  avait  abandonnés.  Sans  s'inquiéter  de  la  longueur 
de  la  route,  ni  des  dangers  du  voyage,  ils  allaient,  dans  leur  su- 
blime amour  pour  la  France,  à  la  recherche  de  cette  terre  habituée 
par  des  Français. 

La  moitié  d'entre  eux  périt  en  route,  sur  les  fleuves  ou  dans  les 
marais.  Les  autres,  après  des  fatigues  inouïes,  arrivèrent  à  la 
Louisiane,  où  ils  furent  accueillis  avec  une  tendre  commisération. 
Le  gouverneur  leur  donna  des  instruments  d'agriculture,  leur 
assigna  un  terrain  au  bord  du  Mississipi.  Là  s'établit,  à  l'endroit 
qui  a  gardé  le  nom  de  côte  des  Acadiens,  une  colonie  de  laboureurs, 
dont  les  habitants  se  distinguent  encore  par  la  simplicité  de  leurs 
mœurs,  par  leur  culte  pour  les  anciennes  traditions  françaises. 

Dans  une  de  ses  plus  émouvantes  compositions,  Longfellow,  le 
célèbre- poëte  américain,  a  décrit  la  beauté  champêtre  de  notre 
ancienne  Acadie,  les  coutumes  patriarcales'  de  ses  habitants,  les 
joies  innocentes  de  leurs  foyers,,  puis  le  déchirement  de  cœur  de 
ces  braves  familles,  chassées  de  leurs  villages  par  le  fer  et  le  feu, 
séparées  l'une  de  l'autre  dans  leur  exil,  errant  au  hasard  dans  des 
régions  inconnues,  sans  amis,  sans  asile,  sans  espoir  (friendless, 
homelesSj  hopeless)^  et  le  religieux  dévouement  du  prêtre,  et  l'angé- 
lique  figure  d'Évangéline,  la  fille  du  fermier. 


LA  FRANCE  DANS  SES  COLONIES.  381 

Trois  de  nos  colonies  ont  été  ainsi  illustrées  par  trois  grands 
écrivains  :  i'Acadie,  par  Longfellow;  l'île  de  France,  par  Bernardin 
de  Saint-Pierre  ;  la  Louisiane,  par  Chateaubriand. 

Elle  voulait  aussi  rester  attachée  à  la  France,  cette  vaste  terre 
des  Natchez,  des  Chactas,  baptisée  du  doux  nom  de  Louisiane  par 
la  France,  conquise  par  nos  Lasalle,  nos  Iberville,  nos  Bienville, 
consacrée  par  l'enseignement  de  nos  missionnaires  et  le  sang  de 
nos  soldats. 

Notre  fatal  traité  de  1763  la  cédait  à  l'Espagne.  A  cette  nou- 
velle, un  cri  de  douleur  retentit  dans  toute  la  colonie.  Une  pro- 
testation contre  cette  incroyable  cession  fut  aussitôt  envoyée  à 
Paris.  Une  vive  résistance  aux  désirs  de  l'Espagne  s'organisa  sous 
la  direction  d'un  groupe  d'hommes  énergiques.  Le  premier  gouver- 
neur espagnol,  Antonio  de  UUoa,  courba  la  tête  devant  ce  soulève- 
ment et  se  retira.  Son  successeur  arriva  à  la  Nouvelle-Orléans 
avec  4,500  hpm.mes.  Que  pouvait  faire  notre  faible  milice  contre 
cette  armée  ?  Elle  se  soumit.-  Mais  cette  soumission  ne  suffisait 
point  au  nouveau  maître.  Il  fit  arrêter  quatorze  des  principaux 
habitants  de  la  Nouvelle-Orléans,  accusés,  les  malheureux  !  d'une 
trop  grande  fidélité  à  la  France.  L'un  d'eux  fut  tué  au  moment  où 
il  disait  adieu  à  sa  femme  ;  six  autres,  conduits  dans  la  citadelle  de 
la  Havane,  et  les  sept  derniers,  condamnés  à  mort,  exécutés. 

En  '  1800,  l'Espagne  nous  rendit  cette  colonie  ;  et  en  1803, 
Napoléon,  par  une  combinaison  politique,  la  vendait  aux  Etats- 
Unis. 

On  sait  par  quels  combats  elle  a  essayé  de  rompre  ses  liens  fédé- 
ratifs.  J'ai  eu  le  bonheur  de  la  voir  avant  cette  lutte,  où  elle  a 
versé  tant  de  sang.  Elle  était  alors  riche  et  riante.  En  un  clair 
et  tiède  automne,  je  m'en  allais  de  village  en  village,  partout 
admirant  la  magnificence  de  la  végétation  dans  ces  vastes  plaines 
traversées  par  le  Mississipi,  et  l'activité  du  mouvement  industriel 
associé  au  labeur  agricole.  Partout  aussi  dans  des  mœurs  hérédi- 
taires, dans  des  coutumes  et  des  sympathies  traditionnelles,  je 
retrouvais  les  traces  de  la  France  ;  et,  à  la  Nouvelle-Orléans,  toute 
une  pogulation  française  occupant  une  place  considérable  dans  les 
diverses  classes  de  la  société  :  ouvriers  et  rentiers,  négociants  et 
magistrats,  de  hauts  fonctionnaires  qui,  dans  leur  élévation  sur  la 
terre  américaine,  se  plaisaient  à  parler  de  la  terre  de  France,  et  de 
grandes  maisons  où,  au  nom  de  ce  pays  aimé,  on  était  accueilli 
avec  une  affectueuse  courtoisie. 

Autour  de  ces  descendants  de  nos  anciens  colons,  l'élément 
anglo-saxon  est  cependant  plus  actif  et  plus  fort  que  dans  le 
Canada. 


382  REVUE  CANADIENNE. 

Le  Canada  !  Jamais  je  n'oublierai  l'impression  que  je  ressentis 
en  le  visitant  pour  la  première  fois.  Je  venais  de  traverser  une 
partie  des  Etats-Unis,  qui,  je  dois  le  dire,  ne  m'avaient  point  con- 
verti à  leur  républbiue.  Après  un  dur  trajet  dans  des  wagons  égili- 
taires,  et  sur  des  bateaux  non  moins  égalitaires.  après  deux  ou  trois 
transbordements  au  milieu  d'une  foule  tumultueuse  et  batailleuse, 
soudain  quel  changement  !  Devant  moi,  dans  des  plaines  paisibles, 
s'élèvent  des  maisons  avec  le  jardin  et  l'enclos,  comme  on  les  voit 
en  Normandie.  A  mes  yeux  apparaissent  des  physionomies  dont 
je  me  pîais  à  observer  l'honnête  et-  bonne  expression  ;  à  mes 
oreilles  résonne  l'idiome  de  la  terre  natale.  Mon  cœur  se  dilate  ; 
ma  main  serre  avec  confiance  une  antre  main.  Je  ne  suis  plus  en 
pays  étranger.  Je  suis  sur  le  sol  du  Canada,  dans  l'ancien  empire 
de  nos  pères.  Quel  empire  !  De  l'est  à  l'ouest,  un  espace  de  cinq 
cents  lieues.  A  l'une  de  ses  extrémités  les  profondeurs  du  golfe 
Saint-Laurent;  à  l'autre,  le  lac  Supérieur,  le  plus  grand  lac  de  Pu- 
nivers.  Entre  ces  deux  immenses  nappes  d'eau,  des  forets  d'oii  l'on 
peut  tirer  des  bois  de  construction  pou:-  le  monde  entier,  d^'s  pâtu- 
rages, des  champs  de  blé  et  de  maïs,  les  rustiques  logfiouses  des  défri- 
cheurs le  long  des  clairières,  les  riants  villages,  les  villes  superbes 
'au  bord  des  fleuves  et  des  rivières,  et  toutes  les  œuvres  de  l'indus- 
trie et  de  la  science  moderne  :  chemins  de  fer,  bateaux  à  vapeur,  télé- 
graphes. Cette  belle  contrée,  trois  fois  plus  étendue  que  l'Angleterre 
el  l'Irlande,  était  à  nous,  et  se  rejoignait  par  le  bassin  du  Mississipi  à 
la  Louisiane,  conquise  aussi  par  nous  Et  de  tout  cela,  plus  rien 
à  la  France,  pas  le  moindre  hameau.  Non.  Mais  la  France  esl^  là 
vivante  en  un  plus  grand  nombre  de  familles  qu'au  temps  où  elle 
avait  là  ses  citadelles  et  ses  gouverneurs.  Sa  conquête  territoriale 
lui  a  été  enlevée  ;  sa  conquête  d'atfection  s'est  accrue  par  l'ac- 
croissement continu  de  la  population.  Entre  Québec  et  Toronto^ 
il  y  a  maintenant  700,000  Canadiens  d'origine  française  ^ 

Qu'on  se  figure  une  de  ces  plantes  dont  un  coup  de  vent  emporte 
le  germe  sur  une  plage  lointaine  où  il  pnm  1  racine,  où  il  se  déve- 
loppe, où  il  produit  des  rejetons (jui,  peu  à  peu,  s'élèvent  au  milieu 
d'un  amas  de  plantes  étrangères.  C'est  l'image  de  cette  population 
française  si  petite  d'abord,  mais  si  ferme,  ((ui  a  grandi  entre  les 
tribus  indiennes,  (jui  les  a  graduellement  doniiaées,  et  qui  mainte- 
nint  conserve  sous  le  régime  briiannique,  dans  les  villes  comme 
dans  les  campagnes,  les  traits  dislinctifs  de  sa  nationalité  ;  dans  les 
livres  et  journaux,  des  hommes  instruits, des  écrivains  de  talent  et 
des  salons  où  régnent  encore  ces  habitudes  de  bonne  grâce,  d'ex- 

1  Drtiis  le  haut  Canada  environ  30.000  ;  dans  le  bas  Canada,  670,000. 


LA  FRANCE.  DANS  SES  COLONIES.  885 

quise  politesse    dont  la  France    a  donné   le  modèle   au   monde 
entier. 

Dans  les  campagnes,  l'humble  travail  agricole  de  l'habitant,  c'est 
ainsi  que  Ton  désigne  les  descendants  de  nos  anciens  colons,  comme 
si  eux  seuls  résidaient  à  poste  fixe  dans  le  pays,  comme  si  les 
Anglais  et  les  Américains  qui  y  sont  venus  successivement  étaient 
seulement  des  passagers. 

Et  le  fait  est  qu'il  reste  solidement  établi  dans  sa  ferme,  cet  hon- 
nête habitant.  Si  petite  qu'elle  soit,  il  ne  pense  point  à  la  quitter; 
il  ne  se  laisse  point  séduire  par  tout  ce  qu'il  entend  raconter  des 
fructueuses  plantations  en  d'autres  contrées,  des  spéculations  du. 
commerce  et  de  l'industrie.  Si  p'Hite  qu'elle  soit,  il  se  plaît  à  la  cul- 
tiver, content  de  vivre  au  lieu  où  il  est  né  et  de  faire  ce  que  son 
père  a  fait. 

Si  en  cheminant  par  les  sentiers  du  Bas-Canada,  vous  rencontrez 
un  de  ces  habitants,  soyez  sur  que,  jeune  ou  vieux,  le  premier  il 
vous  saluera  très-poliment,  et  pour  peu  que  vous  témoigniez  le 
désir  de  vous  arrêter  dans  son  village,  il  vous  invitera  à  visiter  sa 
maison,  une  très-humble  maison,  mais  très-propre,  les  murs  blan- 
chis à  la  chaux  et  des  fleurs  sur  les  fenêtres  ;  point  de  meubles 
superflus  ni  de  provisions  luxueuses  ;  quelques  jambons  peut-être 
et  quelques  bouteilles  de  vin  dans  le  cellier,  pour  les  jours  solen- 
nels ;  nulle  grosse  somme  dans  l'ai-moire,  mais  certainement 
deux  ou  trois  actes  qui  constatrni  la  flliation  de  cet  honnête  paysan 
et  son  origine.  Ce  sont  ses  titres  de  noblesse  11  sait  par  là  que  son 
aïeul  est  venu  de  la  Normandie  ou  de  la  Bourgogne,  de  la  Bretagne 
ou  de  la  Franche-Cojuié.  Si  vous  pouvez  lui  parler  de  la  province 
à  laquelle  se  rattachent  ses  traditions  de  famille,  il  en  sera  très- 
touché  Heureux  philosophe  !  La  modération  de  ses  goûts  écarte 
de  lui  la  griff'e  de  l'avarice  et  de  l'ambition.  Ses  habitudes  d'ordre 
et  de  travail  lui  donnent  le  Dien-être,  sa  croyance  héréditaire,  sa 
croyance  religieuse  lui  assure  la  paix  du  coeur. 

Nous  devons  rendre  justice  aux  Anglais.  En  prenant  possession 
du  Canada,  ils  s'engageaient  à  rr^specter  son  culte,  ses  institutions,, 
ses  coutumes,  et  ils  ont  loyalement  tenu  leur  promesse.  Les  sei- 
gneurs canadiens  ont  ii^ardé  leurs  })rérogatives,  les  fermiers  leurs 
contrats,  le  clei'gé  catholique  ses  dotations  et  ses  privilèges.  J'ai  vu 
à  Montréal  une  procession  sortant  de  la  cathédrale  en  grande 
pompe,  et  défilant  entre  deux  lignes  de  soldais  anglais,  revêtus  de 
leur  uniforme  de  parade,  debout  et  silencieux  dans  l'altitude  la  plus 
respectueuse. 

Jadis,  notre  empire  canadien  s'appehiit  la  Nouvelle-France.  En 
le  voyant  aujourd'hui  avec  ses  lois,  ses  mœurs  d'un  autre  teni'pîï  et 


384  REVUE  CANADIENNE. 

sa  langue  qui  a  gardé  la  sévère  élégance  du  dix-septième  siècle, 
nous  pourrions  bien  l'appeler  l'ancienne  France,  et  j'ajouterais,  la 
fidèle,  la  charnnante  France. 

Hélas  !  notre  pays  a  bien  souffert  quand  ces  diverses  colonies 
d'Asie,  d'Afrique,  d'Amérique  lui  ont  été  enlevées,  et  ces  colonies 
qu'il  avait  gagnées  par  sa  sympathique  nature  plus  que  par  ses 
armes,  souffraient  aussi  d'être  séparées  de  lui.  Maintenant,  qu'elle 
domleur  plus  cruelle  que  toutes  les  autres  !  maintenant  ce  ne  sont 
plus  des  régions  étrangères,  des  peuplades  lointaines  qui  doivent,  par 
une  guerre  implacable,  nous  être  arrachées,  mais  les  deux  belles 
branches  de  notre  grand  chêne,  les  deux  nobles  filles  de  notre 
monarchie,  les  deux  chères  sœurs  de  nos  provinces  !  0  Dieu 
quel  déchirement  et  quel  deuil  1 

Alsaciens  et  Lorrains  condamnés  à  subir  la  loi  de  l'étranger,  ils 
ne  peuvent  se  soumettre  à  ce  fatal  arrêt;  ils  abandonnent  leurrs 
champs,  leurs  foyers  pour  fuir  le  nouvel  étendard  qui  flotte  sur 
leur  sol,  pour  garder  leur  liberté  de  souvenirs  et  d'affection.  Gomme 
des  enfants  effarés  et  éplorés,  ils  invoquent  le  secours  de  la 
France,  leur  mère,  ils  désirent  se  réfugier  dans  son  sein,  et  la 
France,  éplorée  comme  eux,  leur  ouvre  ses  bras  et  s'efforce,  par 
son  amour,  d'apaiser  leurs  angoises. 

Ah  !  si  elle  devait  jamais  succomber,  cette  France  qui  a  été  de 
tout  temps  si  brave  et  si  humaine,  qui  a  tant  répandu  de  toutes 
parts  ses  sentiments  inépuisables  de  bon  vouloir,  de  justice  et  de 
commisération,  si  elle  devait  jamais  succomber  à  la  pression  d'une 
force  brutale,  elle  pourrait  dire,  comme  la  Thecla  de  Wallenstein, 
avec  un  noble  et   triste  orgueil  :  "J'ai  vécu  !  j'ai  aimé  !  " 

Mais  la  puissance  d'attraction  dont  la  Providence  l'a  douée  lui 
donne  une  vitalité  impérissable.  En  dépit  de  ses  orages  et  de  ses 
désordres,  il  faut  qu'on  l'aime,  cette  France  généreuse  ;  il  faut  que 
jusque  dans  les  régions  les  plus  éloignées,  elle  conquière  sans 
cesse  de  nouvelles  sympathies.  Ceux  que  ses  égarements  révoltent, 
et  ceux  qui  voudraient  l'opprimer  se  sentent  à  tout  instant  séduits 
par  son  intelligence,  subjugués  par  ses  actes  de  courage  et  de 
dévouement. 

OEuvres  d'art  et  de  science,  vertus  chevaleresques  et  religieuses, 
là  est  la  gloire  de  son  passé  ;  là  doit  être  son  soulagement  dans  ses 
dernières  catastrophes,  et  son  espoir  dans  l'avenir. 

Xavier  Marmier. 


^^ 


s^ 


DECISION  DE  ROME. 


Mgr.  LaRocque,  évêqiie  de  Saint-Hyacinthe,  a  adressé  la  cir« 
culaire  suivante  au  clergé  de  son  diocèse  : 

Québec,  pendant  le  Concile,  19  Mai  1873. 

Messieurs  et  Chers  Collaborateurs, 

Personne  de  vous  n'ignore  qu'à  l'occasion  de  son  beau  discours 
sur  VAction  de  Marie  dans  la  Société^  le  Très  Révd.  M.  Raymond 
avait  été  décrété  de  gallicanisme  et  de  libéralisme  :  ce  qui  depuis  la 
publication  de  l'Encyclique  Quanta  cura  et  du  Syllabus  qui  l'ac- 
compagnait, ainsi  que  des  Constitutions  et  Décrets  du  Saint  Concile 
du  Vatican,  équivaut  assurément  à  être  entaché  d'hérésie.  Vu 
son  titre  de  Grand-Vicaire  et  sa  charge  de  Supérieur  du  Séminaire 
Diocésin,  le  Révd.  M.  Raymond  ne  serait  certainement  pas  le  seul 
coupable,  s'il  était  en  effet  imbu  de  pareilles  doctrines,  aujourd'hui 
formellement  condamnées  dans  l'Église,  s'il  allait  surtout  jusqu'à 
les  enseigner,  d'après  ce  qui  lui  aurait  été  bien  amèrement  repro- 
ché. Gardien  i^é  de  la  Foi  en  ma  qualité  d'Evêque,  j'eusse  été 
encore  plus  coupable  que  lui,  si  j'avais  souffert  qu'il  infiltrât  par 
ses  opinions  et  ses  enseignements  l'erreur  et  l'hérésie  dans  le 
Clergé  q  .l'il  a  charge  et  mission  de  former,  et  par  là  môme  dans 
toute  l'Eglise  de  St.  Hyacinthe,  et  cela  en  présence  et  comme 
représenlant  à  double  titre  du  Premier  Pasteur  du  Diocèse,  qui 
aurait  de  plus  commis  la  faute  de  l'approuver  publiquement,  en  le 
félicitant  sur  les  doctrines  et  l'a  propos  de  son  discours,  au  moment 
où  il  descendait  de  la  tribune  d'où  il  venait  d'adresser  la  parole  à 
un  assez  nombreux  auditoire. 

L'accusation  répétée  par  des  voix  ou  des  organes  dont  il  eut  été 
bien  permis  de  ne  tenir  aucun  compte,  était  malheureusement  tom- 
bée de  trop  haut  pour  qu'il  fût  possible  de  n'y  pas  faire  attention. 
Aussi  je  me  hâtai  d'invoquer,  et  je  pressai  le  vénérable  accusé  de 
réclamer  en  môme  temps  que  moi  la  justice  et  le  jugement  du 
Saint-Siège.  Par  le  canal  de  Mgr.  l'Archevêque  de  Québec,  à  Rome 
'i5  mai  1873.  25 


386  REVUE  CANADIENNE. 

dans  le  moment,  qui  consentit  volontiers  à  se  charger  de  'affaire, 
l'accusation  était  déférée  sans  aucun  délai  à  la  S.  Ô.  de  La  Pro- 
pagande, qui  la  renvoyait  immédiatement  au  Tribunal  dont  elle 
ressortait  naturellement,  La  Congrégation  du  St.  Office.  Et  ces 
jours  derniers,  Mgr.  l'Archevêque  de  Québec  recevait  de  S.  E.  le 
Cardinal  Préfet  de  la  Propagande  le  document  ci-dessous,  dont  il 
est  de  mon  devoir  de  vous  faire  part,  pour  ma  satisfaction  et  celle 
du  digne  Ecclésiastique,  notre  ami  à  tous,  attaqué  par  des  gens 
qui  eussent  dû  y  regarder  à  deux  fois,  avant  de  se  décider  à  agir 
ainsi  à  son  égard.  L'exJDlicité  de  ce  document  ne  saurait  manquer 
de  vous  frapper,  et  il  est  plus  que  permis  de  penser  que  ce  n'est 
pas  sans  dessein  que  la  Sacrée  Congrégation  a  voulu  s'exprimer  si 
formellement. 

Je  n'ai  pas  besoin  dé  vous  dire  la  consolation  que  m'a  apportée 
cet  important  document.  ]1  serait  encore  plus  superflu  de 
vous  parler  de  la  joie  et  du  bonheur  qui  ont  inondé  le  cœur  et 
l'âme  de  Monsieur  le  Grand-Vicaire  et  Supérieur  du  Séminaire,  si 
jaloux  de  son  orthodoxie,  et  si  zélé  défenseur  de  toutes  les  doc- 
trines et  de  tous  les  enseignements  de  l'Eglise,  en  recevant  de  la 
main  de  Mgr.  l'Archevêque  copie  de  la  sentence  juridique  par 
laquelle  le  Saint-Siège  le  déclare  exempt  de  tout  blâme  et  de 
toute  censure.  Je  n'ai  aucun  doute  que  vous  n'éprouviez  tous  une 
satisfaction  bien  vive  et  bien  profonde,  en  apprenant  que  le  diocèse 
tout  entier,  en  la  personne  de  l'Evoque  et  de  son  digne  G-rand- 
Vicaire,  se  trouve  ainsi  honorablement  vengé  des  odieuses  impu- 
tations dont  ou  avait  si  témérairement  osé  le  charger. 

Voici  maintenant  le  texte  et  la  traduction  de  l'heureux  instru- 
ment de  notre  joie  et  d3  notre  triomphe  : 

lUustrissimo  ac  Reverendissimo  Archiepiscopo  Quebecenci. 

Illustrissime  et  Revendissime  Domine^ 

In  coraitiis  habitis,  feriâ  IV,  die  12  nuper  elapsi  mensis  martii, 
Emï.  Iiiquisitôres  générales  ad  exnmen  revocaverunt  orationem 
cui  litulus,  U Action  de  Marie  dans  la  Société^  à  J.  S,  Raymond, 
Vicario  Generali  diœcesis  Sti  Hyacinlhi  prolatam,  ac  deinde  lypis 
editam.  Porro  laudati  p]mi.  Patres  eâdem  oratione  ac  prsesertim 
postremis  tribus  paragraphis  accurate  perpensis;  in  quibus  R.  P.  D. 
Episcopus  Marianopolitanus  ali  quid  adinveneri  putavit  doctrinae 
Catholicae  minus  conforme,  et  prœoculis  etiam  habitis  declarationi- 
bus  a  prsefato  Vicario  Generali  exhibilis,  judicarunt  nihil  censura 
dignurii  eâdem  in  oratione  reperiri. 

Quod  Amplitudini  Tuée  significans  precor  Deum  ut  Te  diù  inco- 
lumem  servet. 

Romse,  ex  Edi.  S.  C.  de  P.  Fide,  die  3  April  1873. 
Ampl.  Tuae  uti  Frater  addictissimus. 

(Sig)        Al.  Card.  Barnabo,  Prœ. 
JoANNEs  SiMEONi,  Secrius. 
(Pro  vero  aprographo.) 

C.  A.  Marois,  Ac.  Sub-Secrius- 


DÉCISION  DE  ROME.  387 

Tllrae  et  Revme  Seigneur.  Dans  leur  assemblée  de  mercredi  le 
12  mars  dernier,  les  Eminentissiraes  inquisiteurs  Généraux  ont 
soumis  à  l'examen  un  discours  ayant  pour  titre,  "  Vaction  de  Marie 
dans  la  Société^'  prononcé  par  le  Rév.  M.  Raymond,  Vicaire-Général 
du  Diocèse  de  St.  Hyacinthe,  et  depuis  rendu  public  par  le  moyen 
de  la  presse. 

Or  les  dits  Emes  Inquisiteurs,  après  avoir  soigneusement  exa- 
miné ce  discours,  et  particulièrement  les  trois  derniers  paragraphes 
dans  lesquels  le  R.  Père  et  Seigneur  Evoque  de  Montréal  avait 
cru  qu'il  se  trouvait  quelque  chose  de  peu  conforme  à  la  doctrine 
catholique,  et  après  avoir  aussi  eu  sous  les  yeux  les  déclarations 
présentées  par  le  susdit  Vicaire-Général,  ont  jugé  qu'il  ne  se  trouve 
rien  dans  ce  discours  qui  mérite  censure  ! 

¥a  en  faisant  connaître  ce  jugement  à  Votre  Grandeur,  je  prie 
Dieu  de  vous  conserver  longtemps  en  parfaite  santé. 

Rome— Collège  de  la  Propagande,  —  3  Avril,  1873.  De  Votre 
Grandeur  le  très  dévoué  Frère  (signé)  Al.  Card.  Barnabo,  Préfet, 
Jean  Simeoni,  Secrétaire  (vraie  copie,)  A.  S,  MaroisAc  Sous- Secré- 
taire. 

Heureux  du  plaisir  que  vous  causera  indubitablement  la  pré- 
sente communication,  je  me  souscris,  avec  bien  de  l'affeclion,. 
Messieurs  et  Chers  Collaborateurs. 

Votre  bien  dévoué  serviteur, 

4  C.  Ev.  DE  St.  Hyacinthe. 


LE  BATTEUR  DE   SENTIERS. 


SCÈNES  DE  LA  VIE  MEXICAINE. 


i.  —  LE    MALENTENDU. 

Le  voyageur  européen  qui,  après  une  délicieuse  relâche  à  l'île 
de  Cuba,  pénètre  dans  la  rade  de  Vera-Cruz  à  travers  le  triangle 
formé  par  le  fort  de  Saint-Jean  d'^Am\  l'île  Sacrificios  et  l'île 
Verte,  et,  pour  la  première  fois,  salue  la  grande  terre  américaine, 
éprouve  un  sentiment  de  tristesse  inexprimable  à  la  vue  de  cette 
ville  bâtie  au  milieu  des  sables,  cerclée  de  lagunes  marécageuses, 
de  dunes  arides,  et  dont  les  alentours  sont  entièrement  piivées  de 
verdure. 

Puis,  lorsque  le  regard  se  porte  sur  ces  maisons,  basses,  noires, 
mal  construites,  groupées  sans  ordre,  sur  ces  rues  étroites  et 
tortueuses,  encombrées  d'immondices  et  de  détritus  de  toutes 
sortes,  que  de  hideux  zopilotes^  espèces  de  petits  vautours  noirs 
seuls  chargés  de  l'assainissement  de  la  ville,  se  disputent  avec  des 
cris  discordants,  jusque  sous  les  pieds  des  passants,  on  comprend 
aussitôt  les  ravages  terribles  que  cause  dans  cette  malheureuse 
cité  l'effroyable  vomito  negro. 

Aussi  n'est-ce  qu'en  proie  à  une  instinctive  terreur  que  l'étranger 
se  décide  enfin  à  poser  le  pied  dans  cette  Josaphat  lugubre. 

Après  être  sorti  de  la  ville  et  avoir  traversé,  sous  le  poids  acca- 

l  Et  non  Ulloa,  comme  les  Français  le  nomment  fautivement. 


LE  BATTEUR  DE  SENTIERS.  389 

blant  [d'un  soleil  torride,  cinq  lieues  environ  de  broussailles 
rabougries  et  marécageuses,  la  végétation  tropicale  prend  enfin  le 
dessus,  des  bois  magnifiques  surgissent  de  toutes  parts,  et  on 
trouve  blotti  comme  un  oiseau  frileux,  sous  le  feuillage,  le  char- 
mant village  de  Medellin,  fondé  par  don  Gonzalo  de  Sandoval;  un 
des  héroïques  compagnons  de  Gortea,  et  qui,  dans  la  saison  où  le 
vomito  sévit  avec  fureur  à  la  vera-  Gruz,  sert  de  refuge  aux  négo- 
ciants riches  de  cette  ville  aux  grands  propriétaires  de  la  Tierra- 
Galiente. 

Medellin  est  une  délicieuse  oasis  jetée  au  milieu  de  l'affreux 
désert  qui  enserre  la  Vera-Gruz  ;  tous  les  plaisirs  s'y  donnent 
rendez-vous,  et  ses  ombrages  hospitaliers  rendent  la  vie  aux 
malades  dont  un  séjour  trop  prolongé  al  puer to  a  détruit  la  santé. 

Un  vendredi  de  la  seconde  quinzaine  du  mois  de  juin  1860, 
entre  deux  ou  trois  heures  ù.q  la  tarde ^  diQwx  individus  d'assez 
mauvaise  mine  étaient  assis,  face  à  fice,  dans  une  pulqueria 
de  Medellin,  buvant  diU  lepache  depina,  ou  bière  d'ananas,  bois- 
son rafraîchissante,  qui,  malgré  la  fermentation,  conserve  toute 
la  saveur  du  fruit,  fumant  de  minets  cigarettes  de  maïs,  et 
causant  presque  à  l'oreille  l'un  de  l'autre,  tout  en  jetant,  de  temps 
en  temps,  malgré  l'isolement  complet  où  ils  se  trouvaient,  des 
regards  inquiets  autour  d'eux.  * 

G'était  l'heure  de  la  siesta.  Medellin  dormait  sous  l'action  dévo- 
rante d'un  soleil  de  plomb.  Du  ciel  pâle  tombait  sur  le  sol,  qu'elle 
brillantait  de  réverbérations,  une  lumière  blanche,  il  n'y  avait  pas 
un  souffle  dans  l'air  ;  moins  celle  de  la  pulqueria,  toutes  les  portes 
étaient  closes.  Ça  et  là,  des  leperos  dormaient  étendus  le  long 
des  murs,  la  tôle  à  l'ombre  et  les  pieds  au  soleil. 

Des  chevaux  complètement  harnachés,  attachés  à  un  anneau 
scellé  dans  le  mur  de  la  pulqueria,  troublaient  seuls  le  silence  qui 
régnait  dans  le  village  en  frappant  du  pied  le  sol  pour  se  débaras- 
ser  des  taons  et  des  moustiques  qui  les  obsédaient. 

Le  pulquero,  assis  derrière  son  comptoir,  d'où  il  surveillait  ses 
malencontreuses  pratiques,  luttait  vainement  contre  le  sommeil,  et 
laissait  vacciller  sa  tête  d'une  épaule  à  l'autre  avec  le  mouvement 
régulier  d'une  pendule. 

Les  deux  hommes  dont  nous  avons  parlé  étaient  jeunes,  ils 
avaient  vingt-huit  à  trente  ans  à  peine;  leur  teint  bronzé,  leurs 
visages,  aux  traits  anguleux,  et  leur  physionomie  cauteleuse, 
basse  et  ironiquement  sournoise,  les  faisaient  au  premier^  coup 
d'œil,  reconnaître  pour  Indiens  de  pur  race. 

Ils  portaient  le  costume  de  Jarochos^  ainsi  qu'on  nomme  les 
habitants  de  la  campagne  et  du  littoral  de  la  Vera-Gruz,  costume 


390  ^  RF:VUE  GAxMADÏENNE. 

primitif,  mais  qui  ne  manque  pas  d'un  certain  cachet  d'élrangelé 
pittoresque. 

Ils  avaient  le  chapeau  de  paille  aux  larges  ailes  retroussées  par 
derrière,  le  mouchoir  sortant  du  chapeau  comme  une  résille  et 
dont  les  plis  flottants  protègent  les  épaules  contre  les  rayons  du 
soleil,  la  chemise  de  toile  à  jabot  serrée  au  cou  par  une  agrafe 
d'or,  le  caleçon  de  velours  de  coton  vert  garni  d'une  profusion  de 
boutons  curieusement  guilloché?,  ouvert  au  genou  et  tombant  en 
pointe  jusqu'à  la  moitié  de  la  jambp,  les  hanches  serrées  par  une 
large  faja  de  crêpe  de  Chine  rouge.  A  un  anneau  de  fer  attaché  a 
cette  faja  était  suspendu,  sans  fourreau,  un  machete,  sabre  droit,  à 
la  lame  étincelante  et  à  la  poignée  encorne  sans  garde  ;  leurs 
pieds  étaient  nus.  Sur  la  table,  près  d'eux,  étaient  jetés  leurs  zara- 
pés,  aux  couleurs  tranchantes  ;  deux  carabines  reposaient,  la  crosse 
à  terre,  entre  leurs  jambes. 

A  l'époque  où  commence  notre  histoire,  Juarez  n'était  pas  encore 
maître  de  Mexico  ;  le  centre  de  son  gouvernement  était  placé  à  la 
Vera-Gruz,  oij  il  résidait,  et  les  environs  de  cette  ville,  occupés  par 
ses  troupes,  étaient  désolés  par  des  bandes  de  pillards  et  de  marau- 
deurs, appartenant  aux  guérillas  de  Garvajal,  de  Guellar  et  autres 
chefs  de  corps  justement  exécrés  par  les  populations  paisibles  de 
ces  contrées  à  cause  de  leur  férocité  et  de  leurs  habitudes  de  pilla- 
ge, qui  les  faisaient  redouter  même  de  leurs  partisans,  qu'ils 
n'épargnaient  pas  plus  que  leurs  ennemis  politiques  lorsque  l'occa- 
sion s'en  présentait. 

Les  guérilleros  de  Juarez  étaient  d'abord  et  avant  tout  voleurs 
de  grands  chemins,  leurs  convictions  politiques  ne  marchaient 
qu'en  seconde  ligne  ;  leur  grande  affaire  était  le  meurtre  et  le  vol. 
Juarez,  du  reste,  était  si  parfaitement  édifié  sur  la  moralité  de 
ces  dignes  soldats,  qu'il  se  gardait  bien  de  les  laisser  entrer  dans  la 
Vera-Gruz,  qu'ils  auraient,  sans  hésiter,  mis  à  sac  ;  il  préférait  leur 
abandonner  les  campagnes,  arrangement  contre  lesquels  les  gué 
rillos  ne  réclamaient  pas,  car  ils  y  trouvaient 'leur  profit  en  arrê- 
tant les  caravanes,  les  conductas  de  plata^  et,  au  besqin,  en  prenant 
d'assaut  les  haciendas  qui  se  trouvaient  à  dix  et  même  vingt  lieues 
de  leurs  campements. 

La  force  faisait  loi  ;  la  terreur  régnait  dans  cette  partie  des 
Terr  s  Chaudes,  où  les  guérillos  étaient  les  seuls  et  véritables 
maîtres. 

Les  deux  personnages  que  nous  avons  mis  en  scène  avaient, 
malgré  leurs  costumes  excentriques,  toute  la  mine  d'appartenir 
à  l'une  où  l'autre  des  guérillas  dont  nous  avons  parlé. 


I 


LE  BATTEUR  DE  SENTIERS.  391 

Cependant  le  temps,  s'éeoulait,  trois  heures  étaient  sonnées 
depuis  déjà  près  de  vingt  minutes,  les  portes  commençaient  à  se 
rouvrir;  quelque  rares  passants  se  hasardaient  dans  les  rues; 
Medellin  renaissait  à  la  vie. 

—  Le  diable  soit  de  l'homme  et  du  rendez-vous  qu'il  nous  a 
donné  !  s'écria  un  des  inconnus  en  frappant  si  rudement  la  crosse 
de  sa  carabine  contre  le  sol,  que  le  pulquero  releva  brusquement 
la  tête  avec  un  geste  d'effroi,  en  lançant  autour  de  lui  des  regards 
effarés. 

— Encore  un  peu  de  patience,  cher  compadre,  répondit  son  com- 
pagnon d'un  ton  conciliateur,  ce  caballero  aura  sans  doute  été  em- 
pêché. 

— Vous  prenez  facilement  votre  parti  de  ce  retard,  No  Garnero, 
fit  le  premier  en  haussant  les  épaules  ;  Voto  a  brios  !  pour  un  rien 
je  partirais. 

— Ce  serait  une  folie,  senor  Pedroso,  et,  permettez-moi  de  vous 
dire,  je  ne  reconnaîtrais  pas  Là  votre  prudence  habituelle. 

— Je  m'ennuie  à  la  mort  de  demeurer  ainsi  les  bras  croisés  ;  si 
encore  nous  faisions  quelque  chose. 

— Que  faire  ?  nous  n'avons  pas  même  la  ressource  de  tailler  un 
monte,  reprit  Garnero  en  souriant,  nos  forces  sont  trop  égales. 

— G'est  vrai,  reprit  Pfedroso  sur  le  même  ton  ;  ce  tepache  m'affa- 
dit le  cœur  ;  je  n'ose  boire  de  mezcal  ni  de  refino,  car  il  nous  faut 
conserver  notre  sang-froid  au  cas  où... 

— Ghut  !  dit  vivement  Garnero  en  posant  son  doigt  sur  sa  bouche, 
les  murs  ont  des  oreilles  ici. 

— G'est  juste,  compadre;  mais  alors  trouvez,  inventez  quelque 
chose. 

— J'avoue  humblement  mon  incompétence  en  pareille  matière  ;  je 
n'ai  jamais  brillé  par  l'invention.  Ah  !  tenez,  cependant,  il  y  a  une 
chose  qne  nous  pourrions  faire. 

— Laquelle,  cher  compadre  ?  parlez  vite. 

— S'il  nous  est  interdit  de  jouer  entre  nous,  qui  nous  empêche 
de  proposer  une  partie  à  notre  hôte  ;  il  semble  s'ennuyer  à  peu  près 
autant  que  nous.  Il  est  là  qui  dort  à  moitié,  une  taille  de  monte  I« 
réveillera. 

Eh  !  eh  !  fit  Pedroso  avec  un  sourire  narquois  c'est  une  idée, 
cela.     Mais  que  jouerons-nous  ?  il  faut  intéresser  la  partie. 

— Dame  !  jouons-lui  d'abord  le  montant  de  la  consommation  ; 
après,  eh  bien  !  nous  verrons. 

Pedroso  fit  un  mouvement  pour  se  lever. 

— Attendez,  dit  son  compagnon  en  lui  posant  sa  main  sur       ra 
Toici  peut-être  un  partenaire  qui  nous  arrive. 


392  REVU?:  CANADIENNE. 

Un  cavalier  s'élait  arrêté  devant  la  porte  ;  après  une  seconde  ou 
deux  d'hésitation,  il  mit  pied  à  terre  attacha  son  cheval  et  entra  dans 
la  pulqueria. 

Après  avoir  négligemment  porté  la  main  à  son  cheval,  le  nou- 
veau venu  s'assit  en  face  des  deux  Indiens,  et  appela  l'hôte  en  frap- 
pant du  poing  sur  la  table  placée  devant  lui. 

Le  pulquero,  brusquement  réveillé,  mais  contrarié  d'être  con- 
traint de  quitter  son  siège,  se  leva  d'un  air  maussade  et  alla  non- 
chalamment demandera  l'étranger  ce  qu'il  désirait  boire. 

— Du  tepache  de  pina,  répondit  celui-ci  d'une  voix  brève,  et 
faites  vite,  s'il  vous  plait  ;  je  suis  pressé. 

-  Il  faut  du  temps,  reprit  l'hôte  en  grommelant;  mais  cependant 
il  se  décida,  bien  que  de  mauvaise  grâce,  à  apporter  ce  qu'on  lui 
demandait  ;  puis  il  se  hâta  de  retourner  à  son  siège,  afin  de  rat- 
traper, si  faire  se  pouvait,  son  sommeil  si  brusquem;^nt  inter- 
rompu. 

L'étranger,  sans  paraître  remarquer  les  façons  peu  engageantes 
du  pulquero,  remplit  son  verre,  et  le  vida  deux  fois  coup  sur  coup 
avec  l'empressement  d'un  homme  en  proie  à  une  soif  ai-*l(3!ite  ;  puisi 
après  avoir  poussé  un  hum  !  de  satisfaction,  il  tordit  une  cigarette, 
retira  un  mechero  d'or  guilloché  de  son  dolman,  battit  le  briquet 
alluma  sa  cigarette,  et  s'enveloppa  d'uu  nuage  de  fumée  bleuâtre 
et  odorante,  au  milieu  duquel  il  disparut  entièrement. 

Pendant  que  l'étranger  se  livrait  à  ces  diverses  occupations  avec 
l'aisance  d'un  homme  qui  sait  qu'il  se  trouve  dans  un  lieu  public 
où  il  est  libre  d'agir  à  sa  guise,  les  Indiens  l'examinaient  à  la 
dérobée  avec  la  plus  sérieuse  attention 

Voici  quel  fut  à  peu  près  le  résultat  de  leurs  observations. 

L'étranger  avait  trente  ans  au  plus  ;  sa  taille,  élevée,  était  bien 
prise,  ses  gestes  prompts  et  plus  élégants.  Il  avait  le  front  pur  et 
bien  développé,  le  nez  droit,  les  yeux  noirs  et  pleins  d'éclairs,  la 
bouche  railleuse,  surmontée  d'une  fine  moustache  cirée  et  relevée 
avec  soin  ;  bref,  sa  physionomie,  belle  sans  être  efféminée,  avait 
une  expression  de  bravoure  et  de  loyauté  remarquable. 

Il  portait  le  gracieux  costume  des  campesinos  des  provinces  du 
nord  :  dolman  et  culotte  en  drap  bleu  ;  le  dolman  galonné  en  or, 
était  ouvert  et  laissait  voir  une  fine  cheniise  de  batiste  brodée  et  une 
cravate  de  soie  jaune,  dont  les  bouts  était  passés  dans  une  bague, 
ornée  d'un  diamant  d'un  prix  considérable  ;  la  culotte,  retenue 
aux  hanches  par  une  faja  en  crêpe  de  Chine  à  franges  d'or,  était 
galonnée  et  garnie  d'une  double  rangée  de  boutons  d'or  curieuse- 
ment ciselés  ;  ses  jambes  était  enveloppées  dans  des  botas  vaqueras^ 
morceau  de  cuir  brun   brodé  avec  soin,  attachées   au  dessous  du 


LE  BATTEUR  DE  SENTIERS.  393 

genou  par  une  jarretière  tissue  d'argent.  De  grands  et  forts  éperons 
d'argents  était  attachés  a  ses  talons  ;  sa  manga  ^,  soutachée  d'or  était 
négligemment  relevée  sur  son  épaule,  et  il  était  coiffé  d'un  riche 
chapeau  de  paille  de  zipijapa.  Une  longue  rapière,  dont  la  garde 
et  la  coquille  étaient  ciselées,  pendait  à  son  flanc  gauche;  deux 
revolvers  à  six  coups  étaient  passés  dans  sa  ceinture,  et  le  manche 
d'un  couteau  sortait  de  sa  bota  vaquera  droite. 

Ainsi  armé,  l'étranger  était  en  mesure  de  faire  face  à  plusieurs 
adversaires  à  la  fois,  et,  en  cas  d'attaque  imprévue,  de  vendre 
chèrement  sa  vie. 

Son  cheval,  qu'on  apercevait  attaché  à  la  porte,  portait  des  har- 
nais couverts  d'ornements  en  argent  ;  d'un  côté- de  sa  selle,  était 
attachée  une  reata  lovée  avec  soin,  et,  de  l'autre,  une  courte  cara- 
bine richement  damasquinée. 

— Hum,  dit  à  voix   basse   Pedroso  à  son   compagnon,   c'est  un  " 
forastero  (étrangerl 

Je  le  crois  tlerras  a  cVentro  (provinces  du  centre)  et  non  costeno 
(des  côtes)  comme  nous,  répondit  celui-ci  sûr  le  même  ton. 

— C'est  quelque  riche  haciendero  de  l'intérieur  qui  vient  assister 
aux  fêtes  de  Medellin. 

— Si  nous  nous  en  assurions. 

— Gomment  cela  ? 

— Dame,  en  le  lui  demandant  tout  uniment. 

Pedroso  jeta  un  regard  de  côté  sur  l'étranger  ;  celui-ci  ne  sem- 
blait aucunement  s'inquiéter  de  ses  voisins. 

—  Je  sais  bien  que  ce  moyen  serait  infaillible,  reprit  l'Indien,, 
mais  je  ne  sais  pourquoi  ce  diable  d'homme  ne  m'inspire  qu'une 
médiocre  confiance. 

— En  quel  sens  ? 

— Je  crains  qu'il  méconnaisse  la  pureté  de  nos  Intentions  et  qu'il 
se  fâche.  . 

— Cette  remarque  ne  manque  pas  de  justesse,  mon  cher  com- 
padre  ;  ce  cas  est  épineux;  nous  ne  sommes  pas  en  nombre,  il  faut 
attendre. 

— Oui,  attendons,  dit  vivement  Pedroso  ;  d'ailleurs,  il  faudra 
bien  qu'il  se  décide  à  sortir,  et  alors  nous  verrons.  C'est  étonnant 
comme  son  dolman  m'a  donné  dans  l'œil. 

— Et  à  moi  donc.  Voyez-vous  cher  compadre,  il  est  évident 
pour  moi  que  cçt  homme  est  un  partisan  du  traître  Miramon,  et, 
par  conséquent,  un  ennemi  de  la  patrie  ;  notre  devoir  est  de 
l'arrêter. 

1  Manteau  ressemblant  au  poncho  chilien. 


39i  REVUE  CANADIENNE. 

— Oui,  mais  pas  tout  de  suite  ;  bien  que  vous  et  moi  nous  soyons 
braves  et  même  téméraires,  la  partie  serait  trop  inégale  en  ce 
moment. 

Pendant  cet  aparté,  auquel  il  avait  paru  ne  pas  arrêter  la  plus 
légère  attention,  et  que  du  reste  il  lui  aurait  été  impossible  d'en- 
tendre, l'étranger  avait  laissé  le  haut  de  son  corps  penché  en 
arrière  et  s'apuyer  contre  le  mur;  sa  tête  était  tombée  sur  sa 
poitrine  ;  il  avait  fermé  les  yeux,  et,  maintenant,  il  semblait  être 
complètement  endormi.  / 

Les  deux  Indiens  avaient  fait  silence  et  l'examinaient  attentive, 
ment. 

Au  bout  de  quelques  minutes,  Pedroso  se  leva  avec  précaution, 
traversant  la  salle  à  pas  de  loup,  et,  après  avoir  fait  un  geste  de 
menace  au  pulquero,  il  s'approcha  tout  doucement  du  dormeur. 
€arnero  s'était  levé  en  même  temps  ;  mais,  au  lieu  de  suivre  son 
compagnon,  il  s'était  glissé  du  côté  de  la  porte. 

Les  deux  drôles  s'étaient  entendus  d'un  regard,  leurs  dispositions 
avaient  été  prises  en  un  instant,  ils  s'étaient  partagé  la  besogne  ; 
le  sommeil  de  l'étranger  leur  donnait  beau  jeu. 

L'un  se  chargeait  de  dévaliser  l'homme,  l'autre  d'enlever  le 
cheval.  Cette  double  tentative  était  hardie.  Le  pulquero,  complice 
tacite  de  cette  mauvaise  action,  suivait,  avec  tout  l'intérêt  d'un 
véritable  amateur,  les  manœuvres  savantes  des  bandits. 

Carnero  avait  atteint  la  porte  ;  déjà  il  tenait  la  longe  du  che.val, 
qu'il  se  disposait  à  couper.  Pedroso,  penché  sur  le  dormeur,  glis- 
sait doucement  sa  main  gauche  dans  la  poche  de  son  dolman, 
tandis  qu'il  levait  au-dessus  de  sa  tête  sa  main  droite,  armé  d'un 
long  couteau,  prêt  sans  nul  doute  à  en  faire  usage  .au  plus  léger 
mouvement  de  l'homme  qu'il  essayait  de  voler.  Déjà  les  doigts 
aguerris  du  bandit  avaient  senti  les  mailles  soyeuses  d'une  bourse 
bien  garnie  ;  avec  une  dextérité  extrême  il  l'attirait  peu  à  peu  à 
lui. 

Soudain,  il  y  eut  un  coup  de  théâtre.  Pedroso  roula  sur  le  sol  à 
demi  étranglé  et  une  balle  siffla  aux  oreilles  de  Carnero,  qui  se 
laissa  tomber  de  frayeur. 

L'étranger  était  debout  et  terrible  au  milieu  de  la  salle,  un 
revolver  à  chaque  main. 

A  cette  péripétie  imprévue,  et  qui  changeait  si  subitement  la 
face  des  choses,  le  pulquero,  enthousiasmé,  poussa  un  cri  d'admi- 
ration : 

— Bien  joué  !  dit-il  en  battant  des  mains. 

Cependant  Pedroso  s'était  relevé  tout  meurtri  de  sa  chute. 


LE  BATTEUR  DE  SENTIERS.  395 

—  Voto  a  brios  !  Caballer6,  dit-il  sans  autrement  s'émouvoir,  êtes- 
vous^donc  épileptique  ?  A-t-on  jamais  vu  traiter  d'honorables 
caballeros  de  la  sorte. 

— Le  fait  est,  appuya  Garnero,  qui  s'était  hâté  de  rejoindre  son 
compagnon,  que  vous  n'avez  pas  le  réveil  caressant,  cher  senor. 
On  avertit,  au  moins,  quand  on  veut  faire  de  ces  choses-là  ;  un  peu 
plus,  j'étais  mort. 

— Et  moi,  dit  piteusement  Pedroso,  qui  prenais  tant  de  précau- 
tions pour  vous  réveiller  doucement  et  sans  secousse.  « 

— Rendez-donc  service  aux  gens,  firent  en  chœur  les  deux  drôles 
en  levant  les  mains  et  les  yeux  au  ciel. 

L'étranger  sourit  d'un  air  narquois. 

—Il  y  aurait-il  donc  eu  malentendu  entre    nous,  senores,  dit-il. 

—Le  plus  complet,  senor  ;  vous  allez  en  juger,  s'écria  vivement 
Pedroso. 

— Vous  allez  reconnaître,  cabailero,  combien  vous  vous  êtes 
trompé  sur  nos  intentions. 

— Votre  parole  me  suffit,  senores,  répondit  l'étranger  avec  une 
exquise  politesse. 

^— Non,  non,  laissez-moi  vous  expliquer,  insista  Pedroso. 

— C'est  inutile,  je  reconnais  que  j'ai  eu  tort,  senores;  veuillez 
donc  m'excuser,  d'autant  plus  que,  grâce  à  Dieu  !  il  ne  vous  est 
rien  arrivé  de  fâcheux.  ' 

— Hum  !  fit  l'un,  vous  m'avez  si  fort  serré  la  gorge,  que  c'est  à 
peine  si  je  puis  retrouvé  ma  respiration. 

— Quelques  lignes  plus  bas  et*j'étais  mort,  ajouta  l'autre. 

— Je  suis  au  désespoir,  senores,  de  m'etre  aussi  grossièrement 
trompé  sur  votre  compte,  reprit  l'étranger  toujours  railleur;  mais 
vous  m'excuserez  lorsque  vous  saurez  que  j'habite  ordinairement 
la  frontière  indi.enne  ce  gut  fait  que  continuellement  menacé,  je 
suis  devenu  fort  soupçonneux. 

— Nous  nous  en  sommes  aperçus  à  nos  dépens,  senor,  répondit 
Pedroso  ;  mais,  puisque  vous  le  désirez,  assez  sur  ce  sujet. 

— Merci,  caballeros,  et,  maintenant  que  nous  sommes  d'accord 
permettez-moi  de  vous  offrir  de  prendre  votre  part  de  la  bouteille, 
de»reûno  de  Gataluna  que  notre  hôte  va  nous  servir, 

— Nous  acceptons  votre  invitation  avec  joie,  cabalero, 
répondit  Pedroso,  non  à  cause  du  refino  que  vous  nous  offrez  si 
généreusement,  mais  afin  de  vous  prouver  que  toute  rancune  est 
éteinte  dans  nos  cœurs. 

Cela  dit,  les  deux  bandits  s'installèrent  en  face  de  l'étranger,  qui 
se  contenta,  pour  toute  réponse,  de  sourire  avec  ironie  à  ce  com- 
pliment effronté,  et  qui  donna  au  pulquero  l'ordre   d'apporter  la 


396  REVUE  CANADIENNE. 

bouteille  d'eau-de-vie,  ce  que  celui-ci,  complètement  re veillé  main- 
tenant, s'empressa  de  faire. 

IL  — LE  MARCHÉ. 

Lorsque  les  verres  eurent  été  remplis  et  vidés  trois  ou  quatre 
fois,  sous  l'influence  alcoolique  de  la  liqueur,  les  langues  se 
délièrent,  et  on  causa.  Mais,  ainsi  que  cela  arrive  presque  toujours 
eh  semblable  circonstance,  au  lieu  d'interroger  l'étranger,  ainsi 
qu'ils  en  avaient  l'intention,  les  deux  Lidiens  se  virent,  au  con- 
traire, obligés  de  répondre  aux  questions  que,  sans  paraître  y  atta- 
cher d'importance,  il  ne  cessait  de  .leur  faire,' et  si  grâce  à  cette 
manœuvre  habile,  ils  n'apprirent  rien  sur  le  compte  de  l'homme 
qu'ils  avaient  essayé  vainement  de  dévaliser,  ils  n'eurent  bientôt 
plus  de  secrets  pour  lui,  et  au  bout  de  quelques  minutes,  il  sut  par- 
faitement à  quoi  s'en  tenir  à  leur  égard. 

Constatons  en  passant  que  la  biographie  de  ces  deux  honorables 
citoyens  n'était  aucunement  édifiante. 

Jarochos,  nés  à  Manantial,  ils  avaient  été  contraints,  à  la  suite 
de  coups  de  couteau  distribués  avec  une  déplorable  libéralité,  de 
quitterleur  village,  et  de  vivre,  ainsi  qu'ils  le  disaient,  d'expédients, 
c'esl-à-dire  en  écumant  les  grandes  routes  de  la  république  ;  cette 
existence  tant  soit  peu  précaire  menaçait  de  se  terminer  un  jour  ou 
l'autre  par  une  catastrophe,  lorsque,  heureusement  pour  eux  la 
guerre  avait  éclaté  entre  Miramon  et  Juarez. 

Les  deux  drôles  avaient  à  plusieurs  reprises  eu  des  relations 
d'intérêt  avec  Carvajal,  c'est-à-dire  qu'ils  l'avaient  aidé  à  alTÔter 
des  caravanes,  et  parfois  môme  la  diligence  de  Mexico  à  la  Véra- 
Cruz  ;  ces  antécédents  militaient. en  leur  faveur,  Carvajal  les  reçut 
avec  distinction  dans  sa  cuadrilla,  et,  depuis  cette  époque,  ils  avaient 
fructueusement  continué  le  cours  de  leurs  déprédations  sous  l'égide 
lutélaire  de  leurs  opinions  politiques. 

Voilà,  en  résumé,  quelle  'était  l'histoire  des  sonores  Pedroso  et 
Carnero,  histoire  que  l'étranger  écouta  sans  sourciller  d'un  bout  à 
l'autre,  et  à  laquelle,  ce  qui  flatta  considérablement  les  bandits,  il 
sembla  vivement  s'intéresser.  • 

Un  assez  long  silence  suivit  cette  confidence  faite,  par  le  senor 
Pedroso,  avec  cette  verve  et  cette  facilité  d'élocution  particulière 
aux  Mexicains. 

Il  est  un  fait  singulier  à  noter  dans  ce  pays,  c'est  que  à  quelque 
classe  de  la  société  que  les  individus  appartiennent,  ils 
s'expriment  avec  une  élégance  remarquable  et  un  choix  d'ex- 
pressions tel  que,  à  part  le  costume  qui  même  souvent  est  à  p3u 


LE  BATTEUR  DE  SENTIERS.  397 

près  le  môme  pour  tous  les  individus,  il  est  impossible  en  général 
à  un  voyageur  européen  de  reconnaître  quel  rang  tiennent  dans  le 
monde  les  gens  avec  lesquels  le  hasard  le  met  en  rapport,  leperos, 
marchands,  bandits,  généraux  ou  lettrés,  leur  parler  est  aussi 
fleuri,  leur  politesse  aussi  exquise,  et  leur  façon  aussi  distinguées  ; 
aussi  dans  ces  brusques  revirements  de  fortune  si  ordinaires  au 
Mexique  qui,  du  cargador  d'hier  font  le  colonel  d'aujourd'hui,  ou 
métamorphosent  un  pauvre  diable  de  péon  en  un  mineur  million- 
naire le  nouveau  favori  de  la  fortune  n'est  nullement  étonné  de  son 
changement,  il  se  trouve  à  sa  place  toute  suite  et  ne  commet  jamais 
.  une  de  ces  monstrueuses  bévues  qui  désespèrent  nos  parvenus 
;  européens  en  les  faisant  immédiatement  reconnaître  pour  ce  qu'ils 
sont,  c'est-à-dire  des  malotrus  décrassés. 

Après  avoir  de  nouveau  rempli  les  verres,  l'étranger  rompit 
enfin  le  silence. 

—  Voto  abriosl  senores,  dit-il  avec  bonhomie,  si  votre  vie  a  été 
accidentée,  avouez  qu'elle  a  été  aussi  pleine  d'émouvantes  péri- 
péties, et  si  maintenant  vous  êtes  à  peu  près  retirés  des  affaires 
au  moins  vous  avez  conquis  une  honorable  position. 

—Oui,  oui  répondit  Garnero  en  faisant  claquer  sa  langue  contre 
son  palais,  la  position  n'est  pas  mauvaise. 

— L'avenir  est  à  nous,  ajouta  Pedroso  avec  emphase  en  englou- 
tissant d'un  trait  le  contenu  de  son  verre. 

—Gomme  souvent,  continua  l'étranger,  le  hasard  se  plaît  à  nous 
donner  des  regrets.  ( 

— Des  regrets  ! 

— Mon  Dieu  oui,  je  me  dis  que  maintenant  que  vous  avez  l'hon- 
neur de  servir  S.  Exe.  don  Benito  Juarez,  la  sérieuse  responsabilité 
dont  vous  êtes  chargés  doit  absorber  tous  vos  instants,  de  telle 
sorte  que  vous  n'avez  plus  la  faculté  de  vous  occuper  d'affaires 
comme  vous  le  faisiez  antérieurement. 

— Gette  observation  est  de  la  plus  grande  justesse,  caballero, 
répondit  Pedroso  en  se  rengorgeant,  d'autant  plus  que  nous 
pouvons  nous  flatter  de  posséder  la  confiance  entière  de  notre 
illustre  chef,  le  colonel  Garvajal. 

—C'est  un  grand  homme,  fit  l'étranger. 

—Oui,  il  entend  à  merveille  le  métier  de  guérillero,  reprit 
Pedroso,  cependant  nous  ne  sommes  pas  tellement  tenus  par  notre 
service,  qu'il  ne  nous  reste  encore  bien  du  temps  pour  nos  affaires 
particulières. 

—Bien  que  dévoués  de  cœur  à  la  patrie,  ajouta  Garnero, 
majestueusement,  nous  ne  voulons  point  cependant  négliger  nos 
intérêts. 


398  REVUE  CANADIENNE. 

— Dites-vous  vrai,  senores,  s'écria  rétrnnger  avec  un  mouvement 
de  joie. 

—Nous  vous  en  donnons  notre  parole  de  caballeros,  senor, 
reprit  Pedroso,  et  la  preuve,  c'est  que  en  ce  moment  môme  nous 
attendons... 

— Silence,  cher  compadre,  interrompit  Garnero,  ceci  n'intéresse 
nullement  ce  caballero  ;  d'ailleurs  n  )tre  parole  lui  doit  suffire 

— Et  elle  me  suffit,  senor,  soyez  en  convaincu. 

Les  trois  hommes  se  saluèrent  cérériionieusement. 

— Une  autre  houleille  de  refmo,  commanda  l'étranger. 

Le  pulquero  obéit  avec  empressement.  Lorsque  les  verres  furent 
remplis  de  nouveau,  l'étranger  s'accouda  sur  la  table,  pencha  le 
haut  du  corps  en  avant,  et  après  avor  jeté  un  regard  soupçonneux 
autour  de  lui  : 

— Eh  bien  !  causons  dit  il. 

— Causons,  soit,  répondirent-ils. 

— C'est  de  la  discussion  que  jaillit  la  lumière,  observa  senten- 
lieusemenl  Pedroso. 

L'étranger  sourit. 

— Aimez-vous  l'argent  ?  fit-il. 

— Nous  préférons  l'or,  répondirent-ils  aussitôt. 

— Bon,  nous  pourrons  nous  entendre  alors. 

— C'est  propable,  firent-ils  en  échangeant  un  regard  entre  eux. 

— Si  vous  trouviez  l'occasion  de  gagner  beaucoup  d'or,  facilement 
et  en  peu  de  temps,  la  saisiriez-vous  î 

— Sans  hésiter,  dit  Carnero. 


(i  Continuer.') 


BIBLIOGRAPHIE. 


Canadiau  Parliamentary  Contpanion,  for  1873,  8th  édition.  By  Henry  J.  Morgan, 
advocate,  author  of  the  "  Bibliotheca  Canadensis,  "  &c,  Printed  by  John  Lovell 
I2me.  563  pages. 

D'année  en  année,  depuis  dix  ans,  M.  Morgan  ajoute  à  son  livre  sous  le 
double  rapport  du  volume  et  de  l'exactitude.  Le  Parliamentary  Companion 
est  indispensable  à  ceux  qui  se  mêlent  un  tant  soit  peu  de  politique  et 
d'affaires  publiques,  et  le  nombre  en  est  grand,  on  le  sait.  Dans  la  province 
de  Québec,  l'éditeur  ne  rencontre  que  peu  d'encouragement,  ce  qui  est 
étrange.  Est-ce. à  cause  4e  la  langue  ?  Non,  évidemment,  car  les  canadiens- 
français  qui  prennent  intérêt  à  la  chose  publique  lisent  au  besoin  les  jour- 
naux anglais  comme  ceux  de  leur  langue,  il  devrait  en  être  de  même  du 
Companion.  Dans  ce  siècle  de  mouvement  et  d'emploi  du  temps,  les  livres 
dits  de  référence  sont  précieux,  il  en  faut,  on  ne  saurait  s'en  passer,  Nos 
compatriotes  d'origine  anf2:laise  comprennent  cela  bien  mieux  que  nous, 
aussi  ont-ils  le  soin  de  publier  et  d'encourager  la  publication  de  nombreux 
recueils  qui  nous  arriï^ent  tous  les  ans  et  qui  deviennent  douze  mois  de 
l'année,  des  Compagnons  de  bureau  utiles,  commodes  et  faciles  à  consulter 
8ur  une  variété  de  matières. 

B.  S. 


Essai  d'Interprétation  de  V Apocalypse^  par  J.  B.  Rosier  Coze,  doyen  honoraire  de  la 
Faculté  de  Médecine  de  Strasbourg,  in-12  de  XXXIV-256  pages,  50  et  s.  Paris,, 
chez  Victor  Palmé,  Montréal,  J.  B.  Rolland  «fe  Fils,  Libraires. 

Encore  un  livre  provoqué  par  le  besoin  qui  nous  tourmente  de  connaître 
l'avenir,  livre  sérieux,  du  reste,  et  qui  mérite  bien  cette  appréciation  de 
Mgr.  L'Evêquede  Strasbourg.  "Non  seulement  l'auteur  n'avance  rien  qui 
soit  contraire  à  la  foi  et  bonnes  mœurs  ;  mais  il  cherche  partout  à  réveiller 
la  piété  dans  les  âmes,  et,  dans  plus  d'un  passage,  il  fait  voir  à  la  société 
contemporaine  qu'elle  ne  peut  trouver  son  salut,  qu'en  entrant  dans  la  cité 
de  Dieu."     Une  telle  appréciation,  faite  par  un  juge  si  compétent,  en  dit 


400  REVUE  CANADIENNE. 

plus  que  nous  ne  saurions  le  faire.  11  nous  sufiSra  de  dire  que  l'idée  domi- 
nante du  travail  de  Mr.  Coze  est,  que  l'Apocalypse  est  le  tableau  des  pro- 
cédés par  Dieu,  pour  amener  toutes  les  générations  au  salut  éternel,  qu'il 
contient  l'histoire  générale  de  l'humanité,  et  qu'il  peut  se  garder  d'en  appli- 
quer les  passages  à  tels  ou  tels  faits  particuliers,  parceque  cette  divine  pro- 
phétie embrasse  tous  les  temps,  tous  les  pays,  toutes  les  tentatives  des  enne- 
mis de  l'Eglise,  sous  toutes  les  formes.  L'auteur  procède  en  donnant  d'abord 
le  texte  latin,  et  la  traduction  française  du  livre  sacré  puis  l'interprétation, 
c'est  en  un  mot,  un  commentaire  suivi,  savant  et  remarquable  de  l'Apo- 
calypse. 


Politesse  et  savoir-vivre,  h  l'usage  des  pensionnats  des  demoiselles  ;  par  Mme  Bourdon, 
sixième  édition,  in-18,  189  p.,  18  cents.  Tournai,  Mme  Vve.  Caslerman,  éditeur. 
Montréal,  J,  B.  Rolland  k  Fils,  Libraires. 

Non  moins  excellent  que  les  lettres  d'une  jeune  fille,  est  le  charmant  petit 
volume  Politesse  et  savoir  vivre  qui,  sous  une  autre  forme,  semblerait 
d'abord  être  la  reproduction  du  précédent.  Il  en  diffère  cependant,  ou 
plutôt  il  le  complète  par  de  nouveaux  détails  et  des  conseils  plus  pratiques 
encore,  donnés  aux  jeunes  personnes  sur  la  politesse  et  le  savoir-vivre.  C'est 
ici,  avant  tout,  la  politesse  au  point  de  vue  chrétien  qu'on  explique,  et  qu'on 
s'efforce  d'inspirer  aux  jeunes  filles,  par  d'aimables  et  gracieuses  leçons  ou 
par  des  exemples  parfaitement  choisis.  Il  a  déjà  été  publié  plusieurs 
ouvrages  portant  un  titre  analogue  et  ayant  le  même  objet.  Celui-ci  s'a- 
dresse spécialement  aux  jeunes  personnes.  Quoique  court,  il  est  plus  complet, 
plus  attrayant.  Il  nous  a  paru  sans  défaut.  On  peut  le  résumer  par  ces 
paroles  du  grand  Apôtre  qui  en  sont  les  premières  lignes,  et  dont  le  livre 
lui-même,  avec  ses  mêmes  détails,  n'est,  après  tout  que  le  corollaire  prati- 
que, et  l'application  de  la  vie  chrétienne.  "  Que  toiil  ce  qui  est  véritable 
et  sincère,  tout  ce  qui  est  honnête,  tout  ce  qui  est  juste,  tout  c.e  qui  est 
saint,  teut  ce  qui  est  aimable,  tout  ce  qui  est  d'édification  et  de  bonne 
^odeur,  tout  ce  qui. est  vertueux,  et  tout  ce  qui  est  louable  dans  le  règlement 
des  mœurs,  soit  l'entretien  de  vos  pensées." 


LA 


REVUE  GANADIENSE 


PHILOSOPHIE,  HISTOIRE,  DROIT,  LITTERATURE,  ECONOMIE  SOCIALE,  SCIENCES, 
ESTHÉTIQUE,  APOLOGÉTIQUE  CHRÉTIENNE,  RELIGION 


ï 


TOME  DIXIÈME 

SiKième  I.ivrai«on— 35  Juin  1873. 

SOMMAIRE 


i 

1.— LA  VEILLEUSE JULES  TARDIEU. 

II.-SIR  GEORGE-ETIENNE  CARTIER BEBTJAMIX  sri.TE. 

III.-LES  CANADIENS  DE  L'OUEST,  Louis  RiEL,père JOSEPH  TASSÉ. 

IV.-LE  BATTEUR  DE  SEN  TIERS,  Scènes  de  la  Vie  Mexicaine,  (suite).    GUSTAVE  AIMARD 
V.— BIBLIOGRAPHIE  :  Maple  Leaves,  4e  gérie,  par  J.  M.  LeMoyne... 

Québec,  Côté  et  Cie.,  (sous  presse) E.  EEF.  BeBEEEEFEriLLE. 


&^ 


MONTREAL 

IMPRIMÉE  ET  PUBLIÉE  PAR  E.  SÉNÉGAL 

Nos.  6,  8  et  10,  Rue  Saint-Vincent. 

187"3. 
Droil  s  de  traduction  et  de  reproduction  réservés- 


ON  S'ABONNE  A  LA  REVUE  CANADIENNE 

CHEZ 

M.  A.  Langlais,  Libraire,  Faubourg  St.  Roch Québec. 

'*  H.  R.  Dufresne T rois-Rivières. 

^*  Emm.  Crépeau Sorel. 

^*  L.  J.  Casault, — Bibliothèque  du  Parlement  Provincial Ottawa. 

''  L.  A.  Dérome Joliette. 

''  Joseph  L'Ecuyer St.  Jean  d'Iberville 

**  L.  0.  Forget Terrebonne. 

^'  J.  A.  Archambault Varennes. 

**  M.  G.  Roussin Roxton  Falls. 

'*  Alph.Raby Ste.  Scholastique. 

*'  C.  H.Champagne, St.  Eustache. 

'*  J.  B.  Lefebvre-Villemure St.  Jérôme. 

*<  A.  M.  Gagnier Ste.  Martine. 

*<  E.  Lafontaine St.  Huojues. 

''  J.  0.  Dion , Chambly. 

'^  A.  Sauton,  41  Rue  du  Bac Paris. 


LA  REVUE  CANADIENNE, 

Recueil  périodique  de  Beaux-Arts  et  de  Sciences,  a  pour  but  de  travailler  à  la  création 
d'une  littérature  nationale,  à  l'alliance  des  Lettres  et  de  la  Religion,  et  à  la  défense  des  prin- 
cipes fondamentaux  de  l'ordre  social  et  de  toute  vraie  civilisation. 

La  rédaction  se  fait  sous  la  direction  d'un  comité  de  Directeurs. 

S'adresser,  pour  tout  ce  qui  concerne  la  rédaction  et  l'envoi  des  manuscrits, au  Directeur- 
Gérant,  L.  AV.  Tessier,  à  Montréal. 


Prix  de  Paboniieitienl  :  un  aii,$2.00;  six  mois,  $1.00, 

Comme  les  frais  de  port  sur  cette  Revue  sont,  depuis  le  1er  de  janvier  1869,  de  deux  centinsparlivrai- 
son,  payable  d'avance,  la   souscription   des  abonnés  en  dehors   de  la  ville  sera  dorénavant  de  $2.25. 

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Avec  Approbation  de  NN.  SS,  les  Evoques  de  Tlo.i,  de  Montréal,  de  Trois-Rivières  et  de 

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à  $80.00   la  collection  complète  r  endue  à  Montréal  ou  Québec.     Cette  collection  est 
propriété  d'un  Missionnaire.  S'adresser  au  Bureau  du  Journal,  sous  les  initiales  L.  F. 


1^0 


LÀ 


VEILLEUSE 


LA    MAISON    DU    FAUBOURG. 

Amis  inconnu?,  qui  êtes  venus  à  moi  sur  la  foi  de  quelques  idées 
jetées  au  vent,  pourquoi  demandez-vous  encore  un  écho  de  mes 
pensées  ?  Ne  vous  ai-je  pas  tout  dit  sur  le  devoir  qui  est  la  loi,  sur 
le  malheur  qui  est  la  destinée,  sur  l'amour  qui  est  le  sauveur  ? 
Les  histoires  que  je  sais  raconter  ne  vous  apprendront  rien  de 
plus. 

Il  est  si  doux  pourtant  de  répondre  à  votre  attente,  que  je  ne  puis 
me  séparer  de  vous.  Je  cherche  donc  dans  le  livre  de  mes 
souvenirs,  et  j'y  retrouve  encore  ces  pages  des  annales  du 
foyer. 

Le  foyer,  c'est  le  drame  éternel,  c'est  la  flamme  qui  brûlera 
toujours.  Si  la  famille  se  disperse,  c'est  pour  se  reconstituer  au 
loin  ;  si  le  foyer  s'éteint,  c'est  pour  renaître  de  ses  cendres;  si  le 
flambeau  de  la  civilisation  vacille  dans  une  atmosphère  impure, 
c'est  au  foyer  de  la  famille  qu'il  retrouve  sa  lumière.  Là  est  la. 
source  vive  de  tous  sentiments,  de  toute  vertu,  de  toute  émotion, 
de  toute  vérité. 

Si  vous  ne  cherchez  que  des  images  riantes  et  des  tableaux 
séduisants,  loin,  bien  lo  n  de  la  vie  réelle,  les  maîtres  de  l'art  et 
25  juin  1873.  26 


AO-l  REVUE  CANADIENNE. 

de  la  poéfie  sauront  vous  charmer  par  le  prestige  de  leur  imagina- 
tion inépuisable  :  mais  si  vous  ne  craignez  pas  de  contempler  les 
combats  de  la  vie,  venez,  venez  encore  prendre  place  au  foyer  de 
la  famille. .. 

Paris,  la  grande  Babylone,  brille  dans  la  nuit  comme  un  vaste 
foyer  d'incendie  dont  la  lumière  se  reflète  sur  la  campagne.  —  La 
lumière  d'un  flambeau  appelle  les  éphémères  qui  viennent  en 
tournoyant  se  brûler  à  sa  flamme  ;  l'éclat  de  la  grande  ville  appelle 
aussi  les  générations  qui  viennent  se  consumer  dans  ce  gouffre 
ouvert  ;  et  le  grand  bruit  de  la  fête  éternelle  étoufTe  les  gémisse- 
ments des  victimes  imprudentes. 

Le  volcan  rejette  de  son  sein  et  lance  autour  de  lui  à  une 
grande  distance  sa  lave  et  ses  scories  ;  la  grande  ville  aussi  rejette 
de  son  sein  le  malheur  ;  et  pendant  que  son  centre  bouillonne 
d'une  activité  fébrile,  ses  extré  mités  sont  froides  et  inertes  comme 
des  cendres  éteintes. 

Obéissant  à  une  destinée  étrange,  ces  misères  (la  cita  dolente) 
comme  un  avertissement  pour  ceux  qui  vont  y  entrer,  se  groupent 
pour  ainsi  dire  par  catégories,  comme  les  cercles  de  VEnfer  de  Dante. 
Une  région  appartient  aux  petits  rentiers  qui,  au  moyen  de  la  plus 
stricte  économie,  affectent  encore  de  vivre  et  de  prolonger  une 
existence  languissante;  un  quartier  et  aux  invalides  et  aux  incura- 
bles, un  autre  aux  populations  innombrables  des  ouvriers,  un  autre 
à  des  classes  plus  déshérités  encore. 

Mais  toutes  ces  misères  du  moins,  marchent  le  front  levé,  elles 
trouvent  partout  sympathie  et  assistance.  Jamais  la  charité  guidée 
par 'la  religion  n'a  fait  plus  d'efTorts  pour  panser  les  plaies  du 
malheur.  Jamais  le  pouvoir  n'a  montré  plus  de  sollicitude  pour 
toutes  les  souffrances  apparentes.  Les  oreilles  sont  ouvertes  à 
toute  plainte,  et,  depuis  le  berceau  jusqu'à  la  tombe,  le  pauvre 
trouve  secours  et  protection  ;  une  ardente  piété  cherche  l'infortune 
et  ne  vit  que  pour  la  soulager. 

Mais  il  est,  vous  le  savez,  une  plus  affreuse  et  plus  implacable 
misère  ;  c'est  celle  que  vous  ne  voyez  pas,  celle  qui  se  cache  et  qui 
doit  vaincre  ou  mourir.  Celle  ci  ne  trouve  de  ressources  que  dans 
son  «ourage  et  sa  résignation,  elle  n'attend  rien  des  hommes.  Vous 
l'avez  peut-être  coudoyée  bien  souvent  sans  la  reconnaître,  car  elle 
voile  son  désespoir  sous  un  sourire  et  semble  dire  au  monde  : 
Ceux  qui  vont  mourir  te  saluent. 

Cette  misère  dissimulée  a  aussi  son  refuge  qu'elle  affectionne, 
où  elle  semble  se  grouper,  où  elle  s'entend  à  demi-mot.  C'est  dans 
le  faubourg  Saint  Jacques  que  l'observateur  attentif  pourrait  peut- 
être  découvrir  bon   nombre  de  ces  artistes  consommés  qui,  ne 


LA  VEILLEUSE.  403 

pouvant  plus  vivre,  jouent  encore  à  s'y  méprendre  la  comédie  de 
la  vie. 

Ce  faubourg  inexpugnable  est  séparé  de  la  ville  brillante  par  les 
steppes  du  Luxembourg.  Les  heureux  du  monde  n'y  vont  jamais 
jeter  un  regard  curieux  ou  indifférent.  On  peut  y  souffriren  paix, 
y  gémir  sans  scrupule,  y  mourir  sans  témoins;  les  maisons  sont 
dans  le  secret,  et  leur  honnête  apparence  masque  d'un  rempart  do 
pierre  "toutes  les  douleurs  qui  y  cherchent  un  refuge.  Mais  la 
Providence  est  si  généreuse  qu'elle  verse  quelquefois  sur  ses  dés- 
hérités des  trésors  de  charité  et  d'amour. 

Dans  une  des  modestes  maisons  de  la  rue  du  Faubourg-Saint- 
Jacques,  dont  les  grands  murs  se  prolongent  bien  au  delà  de  l'Ob- 
servatoire, une  nombreuse  famille,  la  famille  de  Glaudius  Martel, 
avait  trouvé  pour  un  prix  modique  un  asile,  de  l'espace,  de  Pair, 
de  la  lumière,  toutes  choses  auxquelles  elle  ne  pouvait  prétendre 
dans  le  centre  de  la  ville. 

Au  fond  d'une  première  cour  humide,  un  perron  aux  marches 
disjointes  et  dont  les  côtés  sont  couverts  de  mousse,  conduit  à  une- 
maison  assez  spacieuse  d'uue  construction  irrégulière  et  de  la 
plus  simple  apparence. 

Derrière  la  maison  s'étend  le  jardin,  c'est-à-dire  une  avenue  de 
tilleuls  chétifs,  et  deux  contre-allées  bordées  de  haies  vives.  A 
l'extrémité  s'élève  un  bouquet  de  lilas  et  de  faux-ébéniers  qui  se 
penchent  vers  le  centre  et  forment  une  voûte  impénétrable  aux 
rayons  du  soleil. 

Sur  un  des  côtés  de  l'avenue,  on  voit  un  bâtiment  à  grands  mnî>> 
et  à  hautes  fenêtres  destiné  à  un  atelier,  et  au  fond,  de  l'autre  côté 
de  l'avenue,  un  pavillon  surmonté  d'une  terrasse  qui  peut  servir 
d'habitation  séparée.  Mais  ce  qui  donne  du  charme  à  cette  modest^î 
résidence,  c'est  que,  le  terrain  étant  un  peu  élevé,  on  jouit  d'un 
horizon  qu'on  ne  s'attendrait  pas  à  trouver  intrà-muros. 

Derrière  le  berceau  de  lilas,  un  mur  à  hauteur  d'appui  domine 
des  marais,  des  potagers,  et  même  quelques  champs  de  blé  qui 
subsistent  encore  jusqu'à  la  barrière  de  la  Santé,  dans  cette  partie 
déserte  et  abandonnée  de  la  grande  ville. 

Aucun  bruit  ne  vient  troubler  le  calme  absolu  de  ce  quartier 
solitaire,  et  le  soir  la  maison .  paraîtrait  inhabitée  si,  du  côté  du 
jardin,  on  ne  découvrait  à  une  fenêtre  surbaissée  du  second  étage, 
la  flamme  vacillante  d'une  veilleuse. 


404  REVUE  CANADIENNE. 

II 

LES    PERSONNAGES. 

Pourquoi  attachons-nous  si  souvent  une  pensée  aux  objets  ina- 
nimés ?  Pourquoi  une  rose  qui  se  penclie  dans  nn  verre  sur 
le  bord  d'une  fenêtre  nous  fait-elle  ralentir  le  pas  ?  Pourquoi 
un  saule  sur  un  tertre  nous  fait-il  quelquefois  pleurer?  Pourquoi 
une  étoile  au  ciel  nous  fait-elle  rêver?  Je  ne  le  saurais  dire; 
mais  je  ne  puis  voir  la  douce  lumière  d'une  veilleuse  sans  prêter 
à  cette  petite  flamme  la  pensée  et  la  vie.  Ne  semble-t-elle 
pas  protéger  ceux  qui  dorment?  Et  au  premier  matin,  elle  pâlit 
comme  fatiguée  de  sa  tâche,  alors  que  son  secours  devient 
inutile.  Et  si  elle  vient  à  mourir,  un  dernier  efïbrt,  un  vif  pétille- 
ment succèdent  à  son  silence,  et  veulent  encore  avertir  ceux 
qu'elle  est  chargée  de  protéger. 

Mais  dans  la  maison  du  faubourg,  la  petite  flamme  ne  veille  pas 
seule.  Dans  l'étroite  chambre  du  second  étage  qui,  par  sa  sim- 
plicité et  sa  blanche  propreté  ressemble  à  une  cellule  de  couvent, 
veille  encore  une  jeune  fille. 

C'est  la  blonde  Pholoë  au  front  serein,  au  regard  candide;  fati" 
guée  de  la  tâche  du  jour,  elle  s'est  étendue  dans  un  fauteuil.  Elle 
consulte  la  montre  d'argent  suspendue  à  son  cou,  et,  quand  elle 
entend  sonner  minuit  à  la  chapelle  de  l'Enfant-Jésus,  de  l'autre 
côté  de  l'Observatoire,  elle  se  lève  avec  précaution,  elle  écou!(*  >i 
rien  ne  vient  troubler  le  silence  de  la  nuit. 

D'un  pied  lent  et  furtif,  elle  parcourt  les  chambres  voisines,  où 
reposent  dans  un  profond  sommeil  son  jeune  frère  et  sa  sœur.  Puis 
elle  atteint  une  vaste  corbeille  à  ouvragt?,  et,  assise  sur  une  chaise 
basse,  elle  croise  les  bras  en  souriant  et  mtsure  des  yeux  le 
nombre  d'heures  qu'il  lui  faudrait  pour  accomplir  cette  grande 
lâche.  Une  petite  moue  et  un  léger  mouvement  d'épaule  semblent 
indiquer  qu'elle  ne  sait  par  où  commencer  ;  mais  reprenantbientôl 
courage,  elle  se  met  avec  bonheur  à  réparer  des  bas  d'enfant,  des 
ciieraises  et  des  robes.  Elle  plie  avec  soin  chaque  objet,  et  va  le 
placer  sans  bruit  dnns  l'arnioire  où  sont  classés  les  habillements 
<ios  esifanls. 

Puis  louie  contente  de  son  œuvre,  elle  commence  une  plus 
grande  enli-epiise  :  elle  réunit  le  linge  fin  de  la  famille,  et  dans 
une  pièce  voisine  elle  installe  tout  un  attirail  de  savonnage  ;  elle 
replie   sa   robe,   s'enveloppe   d'un    large   tablier,   et,    relevant   sa 


LA  VEILLEUSE.  405 

manche  jusqu'à  l'épaule,  elle  est  heureuse  quand  les  flots  de 
mousse  blanche  viennent  embrasser  ses  beaux  bras.  À.  la  lueur 
de  celte  lampe,  on  croirait  voir  un  de  ces  spirituels  tableaux 
(comme,  par  exemple,  la  Savonneuse  de  Chardin)  dans  lesquels 
ringénieux  artiste  a  si  bien  représenté  la  belle  simplicité  et 
presque  Torgueil  de  ces  bonnes  et  fortes  ménagères  qui  ne 
croyaient  pas  déroger  en  se  livrant  à  ces  soins  domestiques. 

C'est  comme  un  reflet  des  scènes  du  foyer  si  poétiques  dans 
Homère,  si  nobles  dans  la  Bible.  Quoi  de  plus  touchant,  en  vérité, 
que  cet'le  sollicitude  pour  le  bien-être  de  la  famille?  Ne  semble-t-il 
pas  que  ce  bonnet  de  nuit  que  tient  la  bonne  Pholoë  sera  cent  fois 
plus  pur,  plus  blanc,  plus  béni,  et  plus  salutaire  pour  la  petite  têle 
qu'il  doit  protéger  que  s'il  était  confié  à  des  mercenaires  ? 

Notre  fausse  civilisation,  notre  vanité  nous  font  cependant 
presque  rougir  de  ces  détails  d'intérieur  qui  occupaient  autrefois 
la  vie  heureuse  de  la  famille,  nais  qui  sont  remplacés  dans  le  plus 
humble  ménage  par  l'apparcu'e  d'un  luxe  empj-unté. 

A  mesure  que  la  fortune  se  'ibdivise,  que  l'espace  se  restreint 
pour  faire  place  au  grand  noijijre,  il  est  curieux  de  voir  comme 
les  prétentions  augmentent.  Nous  craignons  bien  de  répéter  ce 
qui  a  été  dit  ;  mais  n'est  ce  pas  vraiment  depuis  que  les  Parisiennes 
n'ont  plus  de  place  pour  se  retourner  dans  leurs  cellules  dorées 
qu'elles  ont  inventé  ou  du  moins  ramené  cette  ampleur  de  cos- 
tume, qui  pouvait  être  admissible  dans  le  château  de  Versailles  ou 
dan?  les  vastes  hôtels  des  seigneurs  d'autrefois  et  qui  convient 
encore  à  nos  grandes  dames,  mais  qui  est  presque  un  non  sens 
dans  beaucoup  de  positions  ?  N'est-ce  pas  depuis  qu'il  n'y  a  plus 
d'anciens  serviteurs  que  les  femmes  du  monde  louent  pour  leurs 
soirées  d'apparat  des  livrées  prétentieuses  ?  N'est-ce  pas  depuis  que 
les  exigences  de  la  vie  se  font  sentir  dans  toutes  les  classes  que 
chacun  veut  avant  tout  ne  paraître  vivre  que  pour  le  loisir  ?  C'est 
aussi  depuis  qu'on  n'a  plus  de  dot  à  donner  aux  jeunes  filles  qu'on 
les  accoutume  à  toutes  les  inutilités,  à  toutes  les  vanités  de  la  vie, 
sauf  à  leur  préparer  pour  l'avenir  les  plus  tristes  déceptions. 

Si  vous  me  conduisez  dans  ce  que,  par  extension  ou  plutôt  par 
dérision,  vous  appelez  le  monde,  si  je  vois  dans  un  salon  exigu 
décoré  d'un  luxe  apparent  une  mère  qui  présente  sa  jeune  fille 
toute  rayonnante,  enveloppée  de  nuages  de  dentelles  et  couronnée 
de  fleurs,  si  j'observe  la  curiosité  avec  laquelle  les  spectateurs  con- 
trôlent l'exhibition  qui  est  placée  sous  leurs  yeux,  et  se  demandent 
quelle  est  la  réalité  cachée  sous  celte  apparence,  je  découvre  sans 
peine  le  secret  de  cette  comédie  qui  ne  trompe  plus  personne. 

Que  j'aime  bien  mieux  voir  dans  le  silence  de  la  nuit  la  pauvre 


406  REVUE  CANADIENNE. 

Pholoë  réparer  les  habitb  de  sa  sœur,  ou  blauchir  eu  cachette  le 
linge  de  la  famille,  je  sens  que  je  suis  daua  le  vrai  :  j'ai  derant 
moi  l'humanité  avec  ses  peines  et  ses  épreuves  ;  je  vois  la  charité 
et  la  joie  qui  rayonnent  dans  ces  y.eux  d'ange  aji  milieu  des  plus 
rude»  travaux. 

Quand  le  savonnage  est  fini,  Pholoë,  semblable  à  une  silen- 
cieuse somnambule,  plonge  le  linge  dans  une  eau  pure  et  le  tort 
avec  la  force  de  ses  beaux  bras.  Dans  cette  lutte,  sa  longue  che- 
lure  cendrée  se  dénoue  et  tombe  dans  l'eau  comme  le  blond 
feuillage  du  saule;  elle  relève  en  souriant  ses  tresses  soyeuses  ; 
elle  monte  d'un  pas  léger  jusqu'à  l'étage  le  plus  élevé  pour  étendre 
le  linge  et  cacher  sDn  travail  de  la  nuit  ;  puis,  contente  d'elle-même 
elle  donne  un  dernier  coup  d'oeil  aux  enfants,  et  rentre  dans  sa 
chambrette.  Elle  regarde  quelques  instants  l'étoile  scintillante  qui 
brille  au  dessus  de  sa  fenêtre,  puis  le  bon  ange  de  la  maison  suc- 
combe au  sommeil. 

Les  premières  lueurs  du  jour  font  pâlir  la  lampe.  Quelques 
heures  de  repos  ont  rendu  à  la  courageuse  lille  la  fraîcheur  de 
son  teint.  Ses  lèvres  sont  aussi  rouges  que  le  fruit  de  l'églantier 
son  regard  aussi  limpide  qu'une  goutte  de  rosée,  et  lorsqu'elle  a 
réparé  le  désordre  de  la  nuit,  elle  descend  ;  —  mais  puis-je  le  dire, 
et  que  deviendra  mon  héroïne  ?  —  elle  descend  à  la  cuisine,  elle 
allume  le  feu,  reçoit  le  lait  des  mains  de  la  petite  laitière  qui 
frappe  à  la  porte,  et  prépare  les  déjeuners  de  toute  la  famille. 

Quand  tout  est  prêt,  quand  la  pile  de  tartines  grillées  est  posée 
sur  une  assiette  près  des  fourneaux,  c'est  le  moment  où  la  vieille 
servante  Reine  arrive  moitié  riant,  moitié  pleurant,  se  plaignant 
qu'on  lui  fait  toujours  son  ouvrage.  C'est  bien  une  créature  aussi 
disgracieuse  qu'elle  est  excellente  :  jamais  plus  épaisse  enveloppe 
n'a  caché  un  cœur  plus  dévoué  et  plus  aimant. 

Elle  avait  élevé  la  mère  et  les  enfants.  Quand  les  ressources  de 
la  maison  vinrent  à  manquer,  on  fut  obligé  de  lui  avouer  un  jour 
en  pleurant  qu'on  ne  pouvait  plus  la  garder.  Alors  elle  se  mit  à 
rire  bien  fort,  ce  qui  était  chez  elle  le  signe  de  la  plus  grande 
douleur. 

— Eh  bien,  poussez-moi  donc  à  la  porte,  dit-elle,  nous  verrons 
bien  si  vous  êtes  assez  forts  à  vous  tous  pour  me  mettre  dehors. 

On  se  jeta  dans  ses  bras  en  lui  promettant  qu'on  la  garderait 
toujours;  et  alors  elle  fut  si  contente  qu'elle  se  mit  à  pleurer. 
Depuis  elle  avait  employé  ses  dernières  forces  pour  servir  ses 
anciens  maîtres,  et  peut-être  ses  dernières  économies  pour  les 
dépenses  de  la  maison. 

—  Eh  bien  !  c'est  bon,  à  présent,  dit  Reine  en   faisant  son  entrée 


LA  VEILLEUSE.  407 

dans  la  cuisine,  je  m'en  vas  donc  aller  m'asseoir  dans  le  salon  ?  Y 
a-t-il  du  bon  sens,  mademoiselle  Pholoë,  de  vous  lever  si  matin 
que  ça  ?  Et  puis  qu'est-ce  que  je  vas  donc  faire,  moi,  si  vous  me 
prenez  ma  cuisine  ?  Voyez  un  peu  comme  vous  vous  arrangez! 
Allez  donc  voir  votre  maman  qui  a  besoin  de  vous  et  donnez-moi 
tout  ça. 

Pholoë,  accoutumée  à  ses  gronderies,  ne  lui  répond  que  par  un 
sourire  et  sort  en  lui  donnant  quelques  ordres.  Elle  ouvre  la  porte 
du  jardin;  le  temps  est  beau  et  pur.  La  bonne  fille  veut  ménager 
une  surprise  à  la  famille;  elle  met  les  tasses  blanches  dans  un 
panier  et  prépare  le  modeste  couvert  sur  la  grande  table  de  pierre 
ombragée  par  k  berceau  de  lilas  et  d'ébéniers.  Elle  apporte  sur 
un  plateau  les  accessoires  ;  quelques  fleurs  sont  disposées  dans  un 
vase  devant  la  place  de  sa  mère;  tout  prend  sous  ga  main  un  air 
ie  fête. 

Pendant  ce  temps  on  commence  à  entendre  du  bruit  dans  la 
maison,  jusque-là  si  tranquille.  Un  piano  résonne  sous  des  doigts 
exercés  ;  des  voix  s'appellent  et  se  répondent;  les  enfants  aperçoivent 
de  la  fenêtre  les  apprêts  du  déjeuner  au  fond  du  jardin,  et  c'est 
une  joie  bruyante  qui  se  manifeste  par  de  grands  cris. 

Un  garçon  de  h«it  ans  et  une  fille  de  dix  ans  entrent  en  tu 
multe  dans  le  jardin,  se  jettent  dans  les  bras  de  Pholoë  et  s'em 
pressent  de  prendre  place  par  avance  à  la  table  de  famille. 

Puis  Ida  la  musicienne  abandonna  son  piano  en  redisant  à  mi- 
voix  la  fin  de  son  grand  air  et  vient  à  son  tour  rejoindre  les  enfants- 
dont  elle  accueille  les  caresses  avec  une  indifférence  un  peu  dédai- 
gneuse. Elle  se  tient  à  l'écart  en  effeuillant  quelques  fleurs  et 
rêvant  à  un  brillant  avenir  dont  elle  ne  parait  pas  douter. 

Bien  que  nous  trouvions  au  début  de  cetl«  histoire  la  belU  Ida 
ainsi  installée  au  foyer  de  la  famille,  et  comxe  chez  elle,  il  est 
facile  de  voir  qu'elle  s'en  éloigne  par  la  nature  de  sa  beauté.  Si 
nous  avons  deviné  chez  Pholoë  l'effusion  de  la  bonté  et  de  la  ten- 
dresse, si  ses  yeux  bleus  rayonne  d'une  douceur  angélique  sous 
ses  bandeaux  cendrés,  Ida  plus  splendide  porte  comme  un  diadème 
ses  lourdes  tresses  d'ébène  qui  décrivent  autour  de  sa  tête  les 
sinuosités  d'un  serpent  et  laissent  échapper  jusqu'à  ses  épaules 
quelques  boucles  vigoureuses.  Ses  traits  sont  plus  réguliers  et  plus 
beaux,  son  regard  plus  vif,  sa  taille  est  plus  élancée  et  peut-être 
plus  avantageuse,  sa  démarche  plus  fière  ;  elle  est  sûre  d'elle-même 
et  en  même  temps  on  peut  deviner  qu'elle  ne  pense  qu'à  elle-même 
en  voyant  le  soin  qu'elle  prend  d'éviter  les  enfants  qui  pourraient 
ternir  la  fraîcheur  de  son  peignoir  rose.  Il  est  rare  qu'une  jeune 
fille  qui  n'aime  pas  les  enfants  ait  une  âme   expansive  ;   mais  il 


408  REVUE  CANADIENNE. 

faut  qu'on  soil  difficile  à  contenter,  car  nous  n'aimons  guère  mieux, 
il  faut  le  dire,  les  jeunes  personnes  qui  composent  un  tableau  tou^ 
chant  en  pressant  dans  leurs  bras  un  jeune  enfant  et  qui  semblent 
dire  an  spectateurj  Voilà  comme  j'aimerai.  Les  plus  simples 
sentiments  n'ont-ils  pas  aussi  leur  pudeur?  11  n'y  a  que  le  naturel 
qui  rende  tout  aimable  et  charmant. 

Quant  à  la  radieuse  Ida  qui  trônait  dans  ce  modeste  intérieur, 
sans  prendre  sa  part  des  soins  du  ménage  et  des  soucis  de  la  famille, 
nous  avons  oublié  de  dire  qu'elle  n'est  que  la  cousine  de  la  douce 
Pholoë. 

Ida  Hermel,  que  nous  devons  présenter  ici  plus  complètement  au 
lecteur,  est  la  fille  d'un  négociant  de  Vernon  qui,  ayant  fait  de 
larges  bénéfices  dans  le  commerce  productif  d'exportation  des 
fruits,  avait  acheté  près  de  la  jolie  ville  de  Vernon  sur  les  limites 
de  la  Normandie  une  maison  de  campagne  qui  .ivait  appartenu  à 
Glaudius  et  que  celui  ci  avait  abandonnée,  lorsqu'il  avait  eu 
l'imprudence  de  venir  avec  sa  famille  chercliei-  fortune  à  Paris. 

On  comprend  que  M.  Hermel,  enrichi  par  des  moyens  qui 
demandent  plus  d'intelligence  et  d'activité  (]no  d'éducation  et  de 
talent  n'eût  pas  un  grand  faible  pour  les  bir'aux-irts,  mais  madame 
Hermel  insista  tellement  sur  les  avantag<^s  di?  l'éducation  pari- 
sienne, dont  elle  croyait  présenter  elle-niAïui^  ;in  heureux  spéci- 
men, qu'il  avait  consenti  à  envoyer  sa  fille  uni({;ie  dans  la  famille 
de  sa  femme.  Il  n'était  pas  fâché  d'ailleurs  de  faire  concurrence 
aux  personnages  les  plus  éminents  de  son  voisinage  qui,  n'avaient 
pas  manq^ué  d'envoyer  leurs  filles  dans  les  brillants  pensionnats  de 
Paris,  pour  qu'elles  rapportassent  un  jour  dans  la  province  ce 
vernis  de  distinction  qui  fait  reconnaître  entre  toutes — une  pen- 
sionnaire; car  la  province  envoie  à  Paris  la  génération  nouvelle, 
comme  les  négociants  de  Bordeaux  expédient  leurs  vins  au  delà  du 
Gap,  et  la  jeunesse,  en  rentrant  au  pays  natal,  semble  aux  parents 
charmés  avoir  obtenu  toutes  les  qualités  d'un  retour  de  VInde. 

Le  contraste  était  sensible  entre  les  inquiétudes  et  les  dé- 
faillances qui  attendent  une  malhureuse  famille  d'artistes,  et 
l'insouciante  gaieté  de  la  belle  pensionnaire,  si  fière  de  ses  attraits 
qu'elle  jugeait  irrésistibles,  et  si  confiante  dans  sa  fortune. 

Elle  se  levait  à  son  heure,  prenait  ses  leçons  de  chant,  de  piano, 
de  danse,  de  littérature  ;  les  professeurs  se  -  succédaient  dans  la 
maison  du  faubourg.  Le  reste  du  jour,  elle  le  passait  étendue  sur 
un  divan  ou  sur  un  banc  du  jardin,  un  roman  à  la  main,  une  chan- 
son sur  les  lèvres,  une  fleur  dans  les  cheveux. — Il  nous  reste  à 
parler  de  la  famille  à  laquelle  elle  avait  été  confiée. 

Glaudius  Martel,  son  oncle,   se  livrait  à  l'art  ingrat  et  peu   pro- 


LÀ  VEILLEUSE.  409 

diictif  de  la  peinture  sur  porcelaine.  Il  ne  manquait  pas  de  talent, 
et  quant  à  lui,  il  avait  le  bonheur  d'estimer  en  toute  sincérité  ses 
œuvres  supérieures  à  ce  que  l'art  avait  produit  avant  lui  ;  et  prenant 
en  pitié  l'aveuglement  du  public,  il  attendait  avec  confiance  le 
jour  de  la  justice  et,  comme  il  disait,  le  jument  de  la  postérité.  Il 
ne  faut  pas  trop  plaindre  l'artiste  qui  est  assez  absorbé  dans  son 
œuvre  pour  vivre  presque  étranger  aux  préoccupations  de  Texis- 
tence  dont  il  laisse  tout  le  poids  à  son  entourage. 

Glaudius,  levé  au  petit  jour,  passait  sa  vie  dans  son  atelier  atte- 
nant au  jardin,  le  long  de  l'avenue  de  tilleuls.  Tout  occupé  de  ses 
compositions,  de  l'effet  de  ses  couleurs,  de  la  cuisson  de  ses  pein- 
tures, il  ne  savait  rien  des  embarras  de  sa  maison  ;  son  excellente 
et  courageuse  femme  les  lui  avait  longtemps  dissimulés  ;  et  on 
l'eût  bien  étonné  si  on  lui  eût  appris  que  le  boulanger  hésitait  à 
faire  un  plus  long  crédit;  car  il  croyait  toujours  que  tout  allait 
pour  le  mieux,  il  avait  la  simplicité  d'un  enfant  ;  il  adorait  sa  fa- 
mille, ne  prenait  aucun  plaisir,  et  comme  il  n'allait  pas  au  cabaret^ 
et  s'en  vantait,  il  croyait  n'avoir  rien  à  se  reprocher. 

Madame  Glaudius  Martel,  propre  sœur  de  la  mère  d'Jda,  n'avait  pu 
refuser  de  se  charger  de  sa  nièce,  bien  que  ce  fût  une  complication 
dans  ce  malheureux  ménage.  La  pension,  qui  lui  était  payée  régu- 
lièrement, faisait  d'ailleurs  entrer  un  peu  d'argent  dans  la  maison, 
qui  était  presque  sans  ressources  depuis  le  dernier  malheur  arrivé 
à  madame  Martel. 

Cette  pauvre  femme,  qui  portait  sous  une  frêle  enveloppe  un 
cœur  vaillant,  ne  s'était  pas  laissé  abattre  par  l'infortune  ;  elle 
avait  des  connaissances  variées,  une  écriture  magnifique.  Par  une 
singularité  assez  rare  chez  les  femmes,  elle  avait  eu  occasion  d'étu- 
dier les  mathématiques  ;  et  comme  il  vient  un  jour  où  ce  que  l'on 
a  appris  sert  à  quelque  chose,  le  hasard  lui  fournit  le  moyen  d'uti- 
liser cette  aptitude. 

Un  célèbre  astronome  de  l'Observatoire,  auquel  elle  fut  présen- 
tée, fut  touché  de  sa  position  et  lui  proposa  des  séries  de  calcul, 
dont  elle  se  tira  avec  tant  de  succès  qu'elle  fut  assurée  pendant 
longtemps  de  travaux  assez  lucratifs. 

Mais  ce  bon  hasard  même  tourna  à  sa  ruine.  Après  bien  des 
nuits  passées  à  la  clarté  de  la  lampe,  sa  vue  s'affaiblit  par  degrés,, 
et  quand  elle  consentit  à  interrompre  ce  dangereux  travail,  il  n'é- 
tait plus  temps  ;  le  nuage  s'épaisissait  d  e  plus  en  {^lussur  ses  yeux  ; 
puis  vint  le  jour  dé  la  dernière  clarté,  de  la  suprême  lueur,  et  elle 
était — aveugle. 

Nous  allions  oublier  dans  cette  énumération  une  vieille  demoi- 
selle noble,  ruinée  par  les  révolutions,  qui  s'appelait  mademoiselle 


410  REVUE  CANADIENNE. 

de  Rebecque,  excellente  et  très-prude  personne  qui  en  était  réduite 
à  venir  travailler  comme  ouvrière  chez  madame  Martel.  Elle 
s'installait  à  l'une  des  fenêtres  de  la  salle  d'études  du  rez-de  chaussée. 
Elle  était  souvent  requise  pour  accompagner  Ida  dans  ses  courses. 
Elle  était  comme  la  duègne  de  Cf^tte  miroitante  beauté  qui,  avec 
ses  allures  un  peu  évaporées,  avait  presque  besoin  d'un  chaperon, 
tandis  qu'une  personne  toute  simple  sait  passer  inaperçue. 

Ainsi  dans  cette  maison  que  le  malheur  semblait  .étreindre  cha- 
que jour  dans  un  cercle  plus  étroit,  les  enfants  jouaient  avec  l'in- 
souciance qui  est  l'heureux  privilège  de  leur  âge;  Ida  prenait  ses 
leçons,  chantait  et  folâtrait  ;  la  vieille  Reine  ne  savait  que  pleurer 
d'attendrissement,  à  moins  qu'elle  ne  se  mit  à  rire  de  chagrin,  ce 
qui  était  bien  pis  ;  le  peintre  vivait  dans  un  monde  à  part,  le  monde 
des  illusions  et  des  rêves  ;  la  mère  tricotait  et  songeait  dans  les 
ténèbres  ;  mademoiselle  de  Rebecque  cousait  d'un  œil  et  inspectait 
de  l'autre,  et  Pholoë  veillait  sur  tous.— N'oublions  pas  la  lampe 
fidèle  qui  veillait  avt^c  elle  dans  les  longues  nuits,  et  peut  être 
aussi  la  Providence. 


TIÏ 


l'amour  vainqueur. 

Quand  Pholoë  eut  fini  les  apprêts  du  déjeuner,  elle  monta  chee 
sa  mère  pour  l'engager  à  prendre  part  au  repas  de  famille.  Madame 
Martel  était  déjà  levée,  et,  malgré  son  infirmité,  elle  était  habillée 
avec  soin  et  son  ménage  ne  laissait  voir  aucun  désordre,  mais  sa 
fille  la  trouva  pâle  et  changée.  Ses  cheveux  gris  bouclés  accom- 
pagnaient son  visage  amaigri  où  se  lisaient  les  traces  d'une  beauté 
que  le  temps  et  les  chagrins  n'avaient  pu  flétrir.  Ses  doux  yeux 
éteints  reflétaient  un  grand  charme  sur  son  teint  pâli,  et  le  con- 
traste de  ses  sourcils  et  de  ces  longs  cils  d'ébène  donnait  à  cette 
physionomie  l'expression  que  nous  retrouvons  dans  nos  anciens 
pastels  aux  yeux  de  velours,  aux  cheveux  de  neige. 

— Mère,  dit  Pholoë  d'une  voix  caressante,  après  avoir  embrassé 
madame  Martel,  voulez-vous  venir  déjeuner  avec  nous  au  jardin  ? 
cela  vous  fera  du  bien. 

— Pauvre  enfanf,  dit  la  mère,  je  ne  le  puis  plus.  Chaque  jour 
mes  forces  m'abandonnent  ;  ne  compte  plus  sur  moi. 

— Ce   n'est  pas   vous,  j'espère,   qui  manquerez  de  courage  ? 
reprit  Pholoë  en  lui  prenant  la  main  et  en  grondant  doucement, 


LA  VEILLEUSE.  411 

TOUS  qui  avez  eu   du   courage   pour  uous  tous  ;  essayez  encore,  je 
vous  aiderai  à  descendre. 

Madame  Martel  essaya  de  se  lever  ;  mais  elle  sentit  son  impuis- 
sance, et,  abandonnant  le  bras  de  sa  fille,  elle  retomba  sur  son  fau 
teuil  eu  mettant  la  main  ser  ses  yeux. 

•—Je  ne  puis  plus  !  dit-elle  ;  va,  mon  enfant,  va  au  jardin  surveiller 
le  déjeuner,  et,  quand  ta  auras  vu  ton  père,  tu  viendras  me  rejoin- 
dre ;  j'aunii  à  te  parler  de  choses  sérieuses. 

.  FMioloë,  après  lui  avoir  donné  encore  quelques  soins,  redescendit 
ristement,  mais  courageusement,  s'occuper  de  la  famille.  A  ce 
moment,  son  père  sortait  de  son  atelier  avec  une  figure  joyeuse, 
car  il  était  comme  toujours,  enchanté  de  son  œuvre. 

— Viens,  ma  Pholoë,  dit-il  à  sa  fille  quand  elle  s'avança  pour  l'em- 
brasser, viens  un  peu  voir  mon  Amour  vainqueur^  et  tu  me  diras 
franchement  ce  que  tu  en  penses, 

Claudiuô  était  un  petit  homme  à  l'œil  vif  et  perçant,  aux  traits 
fortement  accentués.  Son  visage  était  accompagné  d'une  barbe 
abondante  et  assez  inculte,  marque  distinctive  que  portent  quelque- 
fois les  artistes  qui  ne  doutent  pas  d'eux  mômes,  mais  qui  n'ont 
pas  encore  pu  faire  passer  leur  persuasion  dans  l'esprit  du  public. 
— Gomment  trouves-tu  cela?  lui  dit-il  en  lui  faisant  voir  avec 
complaisance,  au  milieu  de  tous  ses  travaux  commencés,  une 
belle  coupe  de  porcelaine  sur  laquelle  on  voyait,  d'un  côté,  l'Amour 
tirant  une  flè?he  de  son  carquois  et  menaçant  sa  victime  ;  et,  de 
l'autre,  l'Amour  victorieux  appuyant  le  pied  sur  le  sein  de  la 
nymphe  qu'il  a  blessée. 

C'était  la  tradition  classique  dans  toute  son  exactitude;  la  ligne 
ne  laissait  rien  à  désirer  ;  les  détails  analomiques  n'étaient  que 
trop  accentués  ;  mais  la  couleur  n'était  pas  des  plus  harmonieuses, 
et  le  charme  manquait  quelque  peu  à  cette  œuvre  de  conven- 
tion. 
— Eh  bien  !  qu'en  penses-tu  ?  dit  Glaudius  après  un  silence. 
— La  composition  est  heureuse,  reprit  Pholoë  ;  ne  trouvez-vous 
pas  les  muscles  de  ce  bras  un  peu  accusés  ? 

— Précisément!  et  là  est  la  science.  Ceux  qui  n'entendent  rien  à 
l'analomie  s'en  dispensent  volontiers;  et,  lui  serrant  le  bras  avec 
vivacité, — ne  sens-tu  pas  là,  ajouta-t  il,  tous  les  muscles  que  j'indique 
et  sans  lesquels  ton  bras  ne  saurait  se  mouvoir?  Je  travaille  pour 
ceux  qui  s'y  connaissent. 

— Je  ne  suis  pas  assez  savante  pour  vous  contredire,  bon  père  ; 
mais  ces  ombres  ne  vous  paraissent-elles  pas  un  peu  rouges  ? 

— Un  peu  i;ouges  t  Ne  faudrait-il  pas  faire  des  ombres  fade» 
comme  les  roses  que  tu  peignais  hier  ?  Redescendons  tout  de  suite 


412  REVUE  CANADIENNE. 

aux  bergeries  de  Boucher  et  de  Watteau.  Voilà  nos  peintres  de 
fleurs  !  Je  sais  bien  que  tu  vendras  dans  le  commerce,  comme  on 
dit,  une  douzaine  d'assiettes  avec  tes  fleurs  et  tes  fruits  plus  facile- 
ment que  je  ne  placerais  cette  coupe,  digue  d'un  banquet  royal; 
mais  l!art  n'a  rien  à  voir  avec  le  commerce.  Si  ce  que  voiis  appelez 
le  public  n'est  pas  capable  d'apprécier  les  œuvres  de  l'art,  est-ce 
une  raison  pour  en  laisser  perdre  les  saines  traditions?  Non,  ja- 
mais je  ne  céderai  aux  exigences  du  bourgeoisisme. — Va  vendre 
tes  assiettes  de  dessert  ;  va,  ma  fille,  prouve-moi  une  fois.de  plus, 
que  le  talent,  l'étude  des  maîtres,  la  conscience,  le  respect  de  l'art 
ne  sont  bons  à  rien  ! 

Il  s'animait  par  degrés,  et  cet  homme  qui  ti'availlait  pour  le  pu- 
blic, et  ne  voulait  pas  ou  ne  savait  pas  lui  plaire,  se  plaig/iait  dans 
la  sincérité  de  son  cœur  de  l'aveuglement  de  son  siècle  et  en  appe- 
lait de  ses  conteniporains  à  la  joos^mY^. 

Quand  Glaudius  avait  prononcé  ce  nom,  il  n'y  avait  plus  à  rai- 
sonner avec  lui;  il  se  souvenait  de  tous  les  grands  artistes  mécon- 
nus de  leur  temps;  il  racontait  l'histoire  ou  plutôt  la  légende  du 
Gorrége  expirant  sous  une  charge  de  gros  sous  qu'il  avait  reçue 
pour  prix  d'un  chef-d'œuvre  ;  il  n'oubliait  pas  Bernard  Palissy 
brûlant  sa  dernière  chaise  pourchaufTer  sou  four. — Il  n'y  avait  rien 
à  répondra  à  cela.      *" 

— Pardon,  père  !  dit  doucement  Pholoë  en  l'embrassant,  car  elle 
respectait  jusqu'à  ses  faiblesses,  ai-je  jamais  pensé  à  comparer  mes 
essais  à  vos  ouvrages  ?  C'est  vous  qui  m'avez  appris  à  me  servir  des 
couleurs.  Vous  savez  bien  que  si  je  tâche  d'imiter  quelques  fleurs, 
je  n'y  mets  pas  de  prétention  et  je  n'ose  môme  me  dire  votre  élève. 
Mais  puisque  nous  pouvons  vendre  facilement  ces  fleurs  et  ces 
fruits,  ne  vaut-il  pas  mieux  que  je  continue  en  attendant  qu'on 
rende  justice  à  vos  œuvres?  C'est  toujours  un  peu  d'argent  qui 
entre  dans  la  maison,  et  maman,  qui  est  de  plus  en  plus  malade, 
aura  besoin  de  beaucoup  de  soins  et  surtout  de  repos  d'esprit. 

Un  nuage  passa  sur  le  front  de  Claudius,  car  son  cœur  était  aussi 
tendre  que  son  caractère  était  imprévoyant. 

— Cher  ange,  dit-il  en  la  prenant  dans  ses  bras,  je  sais  que  tu  n'as 
pas  voulu  me  faire  de  peine  et  que  tu  es  bonne  ;  sans  toi,  que  de- 
viendrons-nous tous  ?  mais  patience,  mon  tour  viendra.  Et  quand  je 
serai  riche,  comme  je  vous  gâterai  !  Figure-toi  quand  nous  sorti- 
rons ensemble  dans  une  belle  voiture,  une  voiture  découverte  !  tu 
auras  une  robe  de  velours,  et  on  dira:  C'est  Claudius,  le  peintre 
Claudius,  avec  sa  fille  le  peintre  de  fleurs  !  et  notre  pauvre  maman  ! 
comme  nous  la  soignerons  ;  elle  aura  sa  petite  maison  de  campa- 
gne... 


LA  VEILLEUSE.  413 

—  Nous  n'en  sommes  pas  là,  pauvre  père  ;  votre  imagination  et 
votre  désir  de  nous  voir  heureux  vous  font  faire  de  beaux  rêves  ; 
mais  nos  ressources  s'épuisent. 

— Il  ne  faut  qu'une  occasion  pour  me  faire  connaître  des  vrais 
amateurs  :  je  ne  compte  pas  sur  les  marchands. — Mais  vois-tu,  mon 
enfant,  ajouta  Glaudius  en  se  reportant  à  son  œuvre,  ces  ombres-là 
ne  sont  pas  aussi  rouges  que  tu  le  crois  ;  et  puis  il  faut  songer  à 
l'effet  de  la  cuisson  ;  tu  ne  peux  pas  encore  juger  ;  tu  verras  que  ce 
sera  une  belle  chose. 

Et  après  lui  avoir  montré  encore  l'Amour  blessé,  l'Amour  captif, 
et  tout  le  cortège  de  la  mythologie,  il  consentit  à  venir  déjeuner 
au  jardin.  Il  prit  les  deux  petits  enfants  dans  ses  bras,  et,  quand 
il  les  embrassait,  leurs  fraîches  figures  se  perdaient  presque  dans 
les  plies  de  sa  longue  barbe. 

Reine  apporta  le  café  et  le  lait,  qui  auraient  eu  le  temps  de  re- 
froidir, et  elle  ne  manqua  pas  de  rire  jusqu'aux  oreilles  en  annon- 
çant que  cette  pauvre  madame  était  si  malade  qu'elle  ne  pouvait 
plus  descendre. 

— Patience,  nri  bonne  Reine,  dit  Claudine,  j'espère  que  ce  ne 
sera  rien.  Malheureusement  la  pauvre  femme,  à  moins  qu'un 
miracle  ne  lui  lende  la  lumière,  ne  pourra  voir  V Amour  vainqueur. 
Mais,  tenez,  veiitjz  un  peu  par  ici.  Reine,  vous  devez  vous  y  con- 
naître. Je  veux  vous  faire  voir  ça.  Et,  quittant  brusquement  son 
déjeuner,  il  entraîna  R.eine  dans  l'atelier  pour  lui  expliquer 
V Amour  vainqueur,  car  c'est  un  faible  des  artistes  incompris  de  solli- 
citer les  plus  humbles  suffrages. 

—C'est  gentil  tout  de  môme,  dit  Reine  en  mettant  ses  poings  sur 
îes  anches;  as-tu  vu  ce  petit  chérubin,  comme  il  piéiine  sur 
sa  maman  ?— Mais  pourquoi  que  vous  l'avez  fait  comme  ça  tout 
rouge  d'un  côté  ? 

— Ce  n'est  pas  fini,  dit  Claudius  un  peu  interdit,  après  avoir  pris 
le  temps  do  répon<lre,  ça  ne  restera   pas  comme  ça. 

— Ah  !  vous  lui  mettrez  des  habits  rouges,  et  il  y  en  a  déjà  un 
peu  de  fait.  Ah  !  je  vois  ça  à  présent.  Ça  sera  bien  joli.  En 
voilà  un  qui  se  vendra  mieux  que  les  autres  ! 

Et  elle  commençait  à  s'attendrir. 

—C'est  bien,  dit  l'artiste  impatienté,  retournez  à  votre  cuisine, 
vous  n'y  connaissez  rien. 

Reine  se  retira  bien  élonnée  de  voir  ses  compliments  si  mal 
reçus  ;  et  Tartiste,  un  peu  confus  du  .double  jugement  rendu  sur 
son  œuvre,  se  remit  au  travail.  Pholoë,  qui  l'attendait  depuis  long- 


414  REVUE  CANADIENNE. 

temps,  vint  le  chercher,  et  le  surprit  tout  occupé  à  enlever  la  cou- 
leur ronge  et  à  adoucir  les  ton?. 

— Eh  bien  mon  maître,  dit  Glaudius  avec  ironie,  êtes  vous  satis- 
fait !  Ne  fait-on  pas  tout  ce  que  vous  voulez  ? 

— Pardon,  mon  père,  vous  êtes  trop  bon  d'écouter  les  conseils  de 
votre  écolière. 

—  Si  tu  savais  tout,  reprit  humblement  Glaudius,  c'est  peut-être 
toi  qui  aurais  à  me  pardonner;  écoute  :  l'artiste  est  jaloux  de  toi, 
mais  le  père  est  fier  de  sa  fille.  Va  !  tu  es  aussi  belle  que  tu  eg 
bonne. 

Et,  avec  la  mobilité  de  son  caractère,  il  se  mit  à  dénouer  les 
longues  tresses  blondes  de  Pholoë,  et  y  ajusta  quelques  branches 
de  vigne.  Quelle  magnifique  étude  de  bacchante  on  ferait  avec  ça  î 
dit-il  ;  —  ne  bouge  pas,  je  veux  faire  un  croquis. 

— Je  n'ai  plus  le  temps,  dit  Pholoë  en  jetant  les  pampres  à  ses 
pieds,  ma  mère  m'attend.  Allez  d'abord  déjeuner,  et  puis  vous 
demanderez  à  Reine  si  elle  peut  encore  me  remplacer. 

Après  cette  vengeance  innocente,  elle  se  hâta  de  remonter  près 
de  madame  Martel. 

IV 


LE    BILLET    DE    BANQUl 

— Me  voilà,  mère,  dit  Pholoë  en  entrant  chez  madame  Martel  ; 
nos  enfants  travaillent,  Ida  est  avec  sa  maîtresse  de  piano,  père  à 
son  atelier.  Je  suis  tout  à  vous  ?  mais  comment  êtes-vous  ?  pour- 
quoi ne  parlez-vous  pas  à  votre  enfant  ?  Voulez-vous  que  j'en- 
voie chercher  le  docteur.. 

— Non,  chère  enfant,  dit  la  mère  en  cherchant  la  maiu  de  Pho- 
loë, et  à  toi  seule  je  puis  le  dire,  courageuse  fille,  mon  mal  n'est 
pas  de  ceux  qu'un  médecin  peut  guérir,  car  c'est  mon  esprit  qui  est 
malade.  Ce  n'est  pas  ton  père  qui  peut  nous  venir  en  aide.  Ce 
pauvre  ami  se  tue  de  travail  et  ne  peut  faire  plus.  11  ne  comprend 
pas  les  difficultés  de  la  vie  et  ne  semble  pas  se  douter  qu'après 
avoir  lutté  bien  longtemps,  nous  voilà  sans  ressources  Irons-aous 
lui  reprocher  aujourd'hui  d'avoir  voulu  quitter  notre  petite  ville, 
où  nous  vivions  si  heureux,  pour  venir  nous  perdre  après  tant 
d'autres  dans  le  gouffre  parisien,  en  cherchant  la  fortune  et  la 
gloire  ?  Ce  serait  bien  cruel,  car  il  ne  rêvait  que  notre  bonheur. 
—  L'aveu  de  notre  détresse  le  n;ettrait  au  désespoir,  et  que  pour- 
rait-il faire  pour  nous,  secourir  ? 


LA  VEILLEUSE.  415 

— Mais,  ma  mère,  pourquoi  désespérer?  le  principal  n'est-il  pas 
votre  santé  et  votre  vie?  tout  le  reste  peut  s'arranger. 

— Tu  le  crois,  mon  enfant;  mais  tout  nous  manque  à  la  fois.  Tu 
oublies  que  nous  en  sommes  réduits  à  faire  des  dettes,  et  que  s'il 
ne  nous  vient  un  secours  inespéré  nous  ne  pourrons  les  payer  et 
nous  aurons  à  subir  les  plus  cruels  affronts. 

— Portez-vous  bien  seulement,  mère,  et  je  me  charge  de  tout.  Je 
trouverai  du  travail,  ou  de  l'argent,  ou  du  temps  pour  payer;  je 
vous  dit  que  j'ai  confiance. — Touchez  mes  bras,  mère,  voyez  comme 
ils  sont  forts  ;  eh  bien,  mon  cœur  est  encore  plus  fort  ;  et  puis  nous 
avons  un  peu  d'argent. 

— Pauvre  petite,  dit  la  mère  attendrie,  je  sais  bien  ce  que  ta  veux 
dire.  Je  sais  bien  que  tu  n'hésiterais  pas  à  tout  sacrifier  pour 
nous,  et  c'est  là  pour  moi  une  grand  peine.  Ce  billet  de  cinq  cents 
francs,  que  tu  avais  si  péniblement  amassé  en  donnant  des  leçons, 
il  est  bien  à  toi  ;  et  tu  as  abandonné  tes  élèves  pour  ne  plus  me 
quitter  depuis  que  je  suis  dans  ce  triste  état;  mais  quand  nous 
aurons  épuisé  cette  dernère  ressource,  que  nous  restera-t-il?  Ce- 
pendant, chère  fille,  je  ne  veux  pas  refuser  ce  dernier  sacrifice,  car 
il  peut  nous  sauver  en  attendant  l'argent  qui  nous  est  promis 
depuis  longtemps. 

Pholoë  ne  trouva  rien  à  répondre,  tant  elle  était  consternée  de 
cette  confiance  dans  une  ressource  qui  n'existait  plus.  Hélas!  se 
dit-elle,  dois-je  avouer  à  ma  pauvre  malade  que  ce  dernier  secours 
nous  manque  encore?  que  cet  argent  est  déjà  dévoré  ? — Je  ne  le 
pourrai  jamais. 

— Mais  vous  savez  bien,  mère,  reprit-elle  en  essayant  de  parler 
d'une  voix  assurée,  vous  savei  bien  que  nous  avons  encore  là  quel- 
ques pièces  d'or  sans  compter  le  billet  ;  et,  ouvrant  le  secrétaire, 
elle  faisait  sonner  quelques  louis  avec  ostentation  ;  vous  voyez  que 
nous  avons  bien  le  temps  d'atten'dre  l'argent  que  ma  tante  vous  a 
promis.  Et  puis  si  l'argent  n'arrive  pas,  je  me  charge  bien  d'aller 
le  chercher  ;  rassurez-vous  donc,  pauvre  mère,  et  espérez. — Quand 
nous  aurons  notre  argent,  ajouta-t-elle  en  prenant  les  deux  mains 
de  sa  mère,  nous  pourrons  consulter  cet  habile  docteur  qu'on  nous 
a  recommandé  ;  et  qui  sait,  petite  mère,  si  vous  ne  reverrez  pas 
un  jour  la  lumière  ?  Vous  êtes  si  jeune,  il  y  a  de  la  ressource  ;  ce 
n'est  qu'une  fatigue.  Vos  yeux  sont  si  beaux  et  si  doux,  ils  rever- 
ront encore  votre  chère  fille,  ou  plutôt  votre  sœur  Pholoë,  car  on 
nous  prendrait  pour  les  deux  sœurs;  vos  yeux  la  reverront  votre 
petite  sœur,  aussi  bien  qu'ils  sentent  aujourd'hui  ses  baisers.  — 
Mais  il  ne  faut  plus  pleurer, — et  elle-même  elle  pleurait. 

— Oui,  mon  enfant  repris  la  mère  un  peu  consolée,  tu  nous  sau« 


416  UEVUE  CANADIENNE. 

Yeras,  car  il  faut  le  dire  que  ton  père,  bien  imprévoyant  et  étran- 
ger aux  affaires,  a  fait  un  billet  pour  prix  de  diverses  acquisitions 
de  couleurs  et  que  ce  billet  a  déjà  été  présenté.  Nous  sommes 
maintenant  poursuivis  pour  le  payement  de  sa  dette  :  il  ne  faut  pas 
lui  en  vouloir,  son  seul  tort  est  de  l'avoir  oublié  ;  ilnous  croyait 
plus  riches. 

— Mais  nous  avons  au  moins  quelques  jours  ?  dit  Pholoë  avec 
moins  d'assurance  et  en  pâlissant;  si  seulement  on  voulait  nous 
donner  un  peu  de  teriips,  je  me  chargerais  bien... 

— On  peut  se  présenter  d'un  moment  à  l'autre,  et  il  nous  serait 
difficile  d'obtenir  un  délai,  car  le  billet  est  entre  les  mains  de  tiers 
porteurs  qui  ne  veulent  rien  entendre;  mais,  grâce  à  toi,  notre 
chère  providence,  nous  sommes  à  l'abri  de  ce  malheur  î 

Gomment  détromper  la  malheureuse  aveugle  !  comment  lui  ôter 
cette  dernière  espérance  ?  Pholoë  n'en  eut  pas  la  force  :  elle  resta 
silencieuse  près  de  sa  mère,  et  passa  le  reste  du  jour  dans  une 
mortelle  inquiétude,  et  dans  la  prévision  du  triste  dénoùment  qui 
ne  pouvait  manquer  de  survenir. 


V. 


LA    VEILLEUSE. 

L'arbre  se  balance  avec  grâce  sous  ses  guirlandes  de  fleurs  ;  il  ne 
se  courbe  que  sous  le  poids  de  ses  fruits.  Il  semble  aussi  que  la 
jeunesse  qui  porte  les  fleurs  de  la  vie  ne  devrait  connaître  que  les 
joies  et  les  extases  du  bonheur.  Les  fleurs  tomberont  au  premier 
souffle  du  vent;  assez  tôt  l'âge  mur  portera  le  poids  des  jours, 
comme  l'arbre  porte  ses  fruits. 

Elles  étaient  donc  bien  amères  les  larmes  qui  coulaient  des  yeux 
de  Pholoë,  quand  elle  fqt  seule  dans  sa  petite  chambre  !  Elle  qui 
avait  voulu  montrer  tant  de  fermeté  devant  ceux  qu'elle  voulait 
consoler,  elle  succombait  à  son  tour  devant  son  impuissance. 

— Pourtant,  se  disait-elle  en  regardant  le  ciel  étoile.  Dieu  est  juste 
et  bon.  Il  ne  peut  vouloir  que  les  pauvres  êtres  qu'il  a  créés  péris- 
sent sans  soutien  et  sans  asile.  La  plus  grande  force  est  de  croire 
en  sa  providence,  et  j'y  crois.    J'y  crois  de  tout  mon  cœur. 

Les  étoiles  suivaient  leur  marche  silencieuse,  et  le  calme  de 
cette  belle  nature  fit  rentrer   par  degrés  le  calme  dans  son  esprit. 

— Si  je  savais  seulement,  se  dit-elle,  en  quelles  mains  est  ce 
malheureux  billet?  Je  suis  sûre  à  présent  que  j'obtiendrais  un  dé- 
lai, car  il  y  a  encore  de  bons  cœurs. 


LA  VEILLEUSE.  417 

La  campagiiB,  la  vraie  campagne  qui  s'étend  encore  au  delà  de 
la  maison  du  faubourg,  était  déserte  et  plongée  dans  les  ombres 
de  la  nuit.  Une  seule  fenêtre,  ouverte  au  dernier  étage  d'une 
haute  maison  qui  s'élève  comme  une  tour  au  milieu  des  champs  à 
une  grande  distance,  était  encore  éclairée.  Pholoë  avait  souvent 
remarqué  cette  pâle  et  unique  lumière,  et  elle  la  connaissait 
bien. 

— Peut-être,  se  dit-elle,  c'est  une  mère  qui  veille  près  de  son 
enfant,  ou  une  pauvre  fille  qui,  comme  m^oi,  cherche  dans  son 
esprit  et  dans  son  cœur  le  moyen  de  laire  vivre  ceux  qui  lui  sont 
chei's.  Que  Dieu  nous  protège  toutes  deux  î 

Et  sa  dernière  pensée,  s'élevant  vers  le  ciel,  réunit  dans  une 
commune  prière  les  deux  veilleuses  qui,  à  cette  heure  et  dans  ce 
vaste  espace,  donnaient  seules  signe  de  vie  dans  une  cité  de  plus 
d'un  million  d'âmes. 

Puis,  comme  elle  se  sentait  épuisée  des  agitations  et  des  souffran- 
ces de  la  journée,  elle  éteignit  sa  lampe  en  donnant  un  dernier  re- 
gard et  comme  un  dernier  adieu  à  la  lampe  fidèle  qui  veillait 
encore  dans  la  campagne. 

— Adieu,  ma  sœur,  dit-elle  avec,  un  triste  sourire. 

Et  à  l'instant  cette  lumière  lointaine  expira  comme  si  elle  l'eût 
soufUé  de  ses  lèvres. 

Pholoë  fut  émue  de  cette  singularité,  plus  pf^ut-être  qu'il  ne  le 
fallait  ;  car,  en  y  réfléchissant,  rien  de  plus  naturel  que  de  voir  à 
l'hoLiredu  couvre-feu  les  lumières  disparaître  comme  des  étoiles 
qui  filent. 

Cependant  notre  esprit,  dans  sa  faiblesse,  aime  tant  à  se  rattacher 
à  l'imprévu,  au  surnaturel,  qu'il  sembla  à  la  jeune  fille  voir  dans 
cette  circonstance,  qui  n'était  peut-être  que  l'effet  du  hasard,  comme 
une  fraternité  et  une  sympathie  mystérieuse. 

— Pourtant,  se  dit-elle,  cette  lampe  solitaire  brûle  toutes  les  nuits  : 
l'être  qui  veille  avec  moi  dans  le  silence  est-il  aussi  vaincu  par  le 
malheur? 

Et  ses  yeux  attendris  restaient  fixés  dans  l'obscurité  du  côté  où 
la  tourelle  dessinait  à  l'horizon  sa  noire  silhouette,  et  ses  br'as 
se  tendaient  presque  vers  sa  sœur  inconnue. 

A  mesure  que  l'esprit  s'affaiblit  par  des  émotions  pénibles,  il 
semble  que  l'imagination  devienne  plus  entreprenante  et  presque 
superstitieuse.  Ces  deux  lampes  éteintes  à  la  fois  semblaient  à 
Pholoë  la  révélation  d'une  double  infortune,  et,  sans  trop  se  rendre 
compte  du  mouvement  qui  la  guidait,  elle  ralluma  sa  lampe,  et, 
trop  agitée  pour  s'endormir,  elle  resta  appuyée  sur  sa  fenêtre,  con- 
25  juin  1873.  27 


418  REVUE  CANADIENNE. 

templant  la  campagne  dont  les  lignes  sombres  s'estampaient  vague- 
ment au  reflet  des  étoiles. 

Qne  surprise  bien  inattendue  la  saisit  quand  elle  vit  aussitôt 
en  haut  de  la  tour  une  pâle  lumière  surgir  des  ténèbres. 

Une  émotion  irrésistible  la  troubla  ;  il  lui  sembla  qu'à  travers 
ces  ombres,  ce  silence,  cette  solitude,  deux  âmes  se  cherchaient, 
deux  souffrances  voulaient  se  confondre  et  se  consoler. 

— Chère  âme,  dit-elle,  chère  sœur  en  infortune,  que  Dieu  te 
donne  force  et  courage  ! 

Et,  s'avançant  au  bord  de  la  fenêtre,  semblable  à  une  cariatide 
de  marbre,  elle  éleva  sa  lampe  audessus  de  sa  longue  chevelure  dont 
les  tresses  se  déroulaient  jusqu'à  ses  genoux. 

Tout  aussitôt  la  faible  lampe  de  la  tour  brilla  d'une  lumière  si 
vive  et  si  perçante,  que  toute  la  chambre  de  Pholoë  en  fut  illuminée 
comme  d'un  soleil  splendide,  puis  tout  rentra  dans  la  nuit. 

Mais  Pholoë  reçut  une  impression  si  profonde  de  toutes  ces 
circonstances,  de  ce  silence,  de  cette  solitude,  de  l'éclat  de  cette 
lumière  blanche  qui  l'avait  frappée  jusqu'au  fond  du  cœur,  qu'elle 
eut  à  peine  le  temps  de  poser  sa  lampe  en  retenant  un  cri  d'effroi. 

— Qu'ai-je  fait  ?  se  dit-elle,  et  elle  tomba  sur  son  fauteuil,  où  elle 
resta  plongée  le  reste  de  la  nuit  dans  un  demi-sommeil  qui  faisait 
passer  sous  ses  yeux  les  rêves  les  plus  étranges.  Quelquefois  elle 
croyait  voir,  la  lampe  de  la  tour  traverser  l'espace  et  se  poser  au 
bord  de  sa  fenêtre  ;  ou  bien  les  deux  lampes  montaient  lentement 
vers  le  ciel  et  devenaient  deux  étoiles. 

Quand  le  jour  parut,  elle  était  bien  plus  fatiguée  et  plus  troublée 
de  cette  nuit  pénible  que  de  la  journé  qui  avait  précédé. 


VI 


UN    CREANCIER. 

La  matinée  se  passa  dans  des  inquiétudes  croissantes  ;  on  savait 
par  Reine,  à  l'éternel  sourire,  qu'un  papier  timbré  (ce  mot  seul 
inspire  la  terreur)  avait  été  déposé  chez  la  portière  de  la  maison, 
et  que  le  porteur  de  l'exploit  était  venu  le  reprendre  peu  après  en 
disant  qu'il  y  manquait  une  formalité  et  qu'il  serait  présenté  de 
nouveau  dans  la  journée. 

Pholoë  cherchait  encore  en  réunissant  tous  ses  bijoux  de  jeune 
fille  à  évaluer  ce  qu'elle  pourrait  en  tirer,  mais  tout  cela  était  sans 
Yaleur.  Échappant  aux  enfants  qui  l'arrêtaient  dans  le  jardin,  et 


LA  VEILLEUSE.  419 

voulaient  la  mêler  à  lears  jeux  bruyants,  elle  était  allée  demander 
à  son  père  quelques  renseignements  .  sur  le  nom  et  l'adresse 
de  la  personne  qui  pouvait  avoir  le  billet  entre  les  mains, 
mais  l'artiste  lui  dit  qu'il  n'en  savait  pas  le  premier  mot,  qu'il  ne 
fallait  pas  se  tourmenter.pour  une  bagatelle,  et  enfin  que  les  mar- 
chands de  couleurs  étaient  des  voleurs  qui  gagnaient  assez  avec  lei 
peintres  pour  attendre  au  moins  leur  convenance. 

Pholoë  attrait  eu  bien  de  la  peine  à  lui  expliquer. que  les  tiers 
porteurs  n'entrent  pas  en  arrangement  ;  c'eût  été  d'ailleurs  bien 
inutile,  et  elle  y  renonçait,  quand  Reine  vint  l'informer  en  toute 
hâte  que  madame  Martel  la  demandait.  Un  pressentiment  lui  dit 
que  le  moment  fatal  était  arrivé  ;  elle  devina  tout  et  ne  fit  à  Reine 
aucune  question. 

— Mon  enfant,  dit  madame  Martel,  veux-tu  répondre  à  monsieur 
qui  demande  le  payement  d'un  billet. 

Pholoë  ne  regarda  pas  même  sa  mère  ;  mais  elle  porta  aussitôt 
ses  yeux  sur  le  nouvel  arrivant  comme  pour  deviner  son  sort. 

C'était  un  homme  encore  jeune,  au  front  découvert,  aux  traits 
fins,  à' la  démarche  élégante.  Son  regard,  bien  qu'un  peu  froid  et 
triste,  était  .plein  de  franchise  et  aussi  doux  que  respectueux,  et  ses 
lèvres  minces,  qui  semblaient  faites  pour  la  raillerie,  savaient 
cependant  exprimer  dans  un  sourire  la  sympathie  et  la  bienveil- 
lance. 

— Veuillez  bien  m'excuser,  madame,  dit-il  avec  un  léger  accent 
anglais,  car  je  suis  étrctnger  ;  on  m'a  fait  monter  jusqu'ici,  et  je 
crains  de  manquer  au  devoir  de  la  politesse  en  me  présentant  mui 
même  pour  recevoir  le  montant  d'un  billet  de  trois  cents  francs 
que  j'ai  reçu  en  payement  au  momont  de  partir  en  voyage. —  Il 
présentait  le  billet  à  recevoir.  —  J'aurais  dû  plutôt  rester  en  bas  et 
attendre  vos  ordres,  et  si  vous  le  préférez,  je  reviendrai  à  une 
autre  heure. 

— Ce  n'est  pas  un  dérangement,  monsieur,  reprit  madame  Martel, 
car  nous  attendions  le  porteur  de  ce  billet,  et  c'est  par  un  malen- 
tendu que  je  regrette,  que  ce  payement  a  été  ajourné.  —  Mon 
enfant,  ajouta-t-elle,  veux-tu  donner  un  billet?  Monsieur  pourra 
peut-être  te  rendre. 

Pholoë  était  plus  morte  que  vive.  Elle  sortit  en  regardant 
l'étranger;  elle  aurait  voulu  plonger  jusqu'au  fond  de  son  cœur 
pour  savoir  ce  qu'elle  en  pouvait  attendre,  et  elle  monta  à  pas 
lents  dans  sa  chambre  pour  chercher  le  billet  qu'elle  n'avait  pas. 

— Madame,  dit  l'étranger  quand  il  se  trouva  seul  avec  madame 
Martel,  et  après  l'avoir  quelque  temps  considérée  en  silence,  permet- 
tez-vous à  un  inconnu  de  vous  adresser  une  question  ?  Je  n'avais  pas 


420  REVUE   CANADIENNE. 

remarqué  votre  infirmité  en  entrant,  car  votre  regard  semble 
encore  animé,  et  je  me  'reproche  bien  d'être  venu  troubler 
votre  repos  ;  mais  puisque  j'ai  tant  fait,  veuillez  me  dire  si  vous 
êtes  privée  depuis  longtemps  de  l'usage  de  vos  yeux.  Sans  attendre 
votre  réponse,  je  n'hésite  pas  à  affirmer,  après  les  avoir  examinés 
avec  attention,  qu'il  n'y  a  pas  longtemps  que  vous  êtes  aveugle.  H 
est  évident  aussi  que  ce  n'est  pas  à  une  maladie,  ni  à  une  affection 
de  nerfs,  mais  seulement  à  un  travail  immodéré  qu'il  faut  attri- 
buer votre  état. 

— C'est  trop  vrai  monsieur,  reprit  madame  Martel;  mais  je  ne 
garde  aucune  espérance,  et  d'ailleurs  mille  difficultés  s'opposent  à 
ma  guérison. 

— Eh  bien!  madame,  j'ose  dire  que  pour  vous,  comme  pour 
votre  famille,  on  serait  coupable  de  ne  pas  essayer.  Car  il  y  a 
presque  certitude,  sinon  de  guérison  complète,  au  moins  de  la  con- 
servation de  vos  yeux  affaiblis  ;  et  comme  je  demeure  dans  votre 
voisinage,  veillez  me  permettre  de  revenir  pour  vous  donner 
quelques  indications  précieuses  que  j'ai  recueillies  dans  mes 
voyages.  Ne  daignerez-vous  pas  m'y  autoriser  ?  Je  serais  heureux 
si  mon  expérience  pouvait  vous  servir. 

Madame  Martel,  encouragée  par  le  ton  poli  et  respectueux  de  son 
interlocuteur,  fit  un  signe  d'adhésion. 

— Très-bien,  madame  ;  je  m'absente  pour  quelques  jours,  mais  à 
mon  retour  je  n'aurai  rien  de  si  pressé  que  de  demander  la  per- 
mission de  vous  voir. 

A  ce  moment  Pholoe  rentrait  à  pas  lents. 
'  ^' — Ma  fille  !  dit  madame  Martel  l'entendant  rentrer,  tu  as  été  bien 
longtemps  !  tu  fais  attendre  monsieur  1  et  elle  tendit  la  main  pour 
recevoir^^le  billet  que  Pholoë   dépliait  avec  embarras   en  regar- 
dant l'étranger. 

,t^ — Donne  à  monsieur,  dit-elle  en  entendant  le  bruit  du  papier, 
car  sur  le  moindre  indice  les  aveugles  se  rendent  compte  de  tout, 
ce  qui  se^passe  autour  d'eux  ;  ils  ont  pour  ainsi  dire  la  double  vue 
de  l'intelligence  et  des  autres  sens  qui  viennent  à  son  secours. 

Dans  ce  moment  fatal  Pholoë  perdit  toute  sa  force,  et  baissant 
les  yeux  en  rougissant,  elle  tendit  avec  crainte  au  créancier  un 
papier  sur  lequel  elle  avait  écrit  d'une  main  tremblante  : 

"  Par  piiiéj  siler.ce  !  Ma  mère  est  malade,  donnez-moi  quelques 
jours,  je  vous  promets  de  payer. 

"  Pholoe." 


LA  VEILLEUSE.  •      421 

Le  visiteur,  stupéfait,  jeta  un  regard  de  ijrofonde  pitié  sur  la 
mère  et  la  jeune  fille,  et  comprit  tout  ce  que  celle-ci  devait  souffrir. 
Mais  il  cacha  bientôt  son  émotion  sous  une  froide  apparence. 

— Parfaitement,  dit-il  sans  oser  lever  de  nouveau  les  yeux  sur 
Pholoë.    Je  vous  remercie. 

— Mais  monsieur  a-t  il  a  te  rendre  sur  cinq  cents  ?  dit  madame 
Martel  intervenant. 

— Ah  !  mille  pardons,  s'écria  l'étranger  en  riant  ;  je  suis  d'une 
étourderie  en  affaires  1  et,  ouvrant  son  porte-monnaie  ;  Madame, 
dit-il,  voulez-vous  permettre  ? 

Et  il  compta  successivement  dix  pièces  d'or  dans  la  main  de 
madame  Martel,  tandis  que  Pholoë,  incapable  de  prendre  part  à 
cette  scène,  se  tenait  à  l'écart. 

— Mademoiselle,  ajouta-t-il,  auriez-vous  la  bonté  de  me  donner  une 
plume,  car  l'effet  est  acquitté  par  un  tiers  porteur.  Je  ne  connais 
pas  bien  les  usages,  mais  je  suppose  que  je  dois  y  mettre  aussi  ma 
signature,  puisque  j'en  reçois  le  montant. 

— Je  crois  que  c'est  inutile,  dit  Pholoë  en  tremblant. 

— Donne  donc  une  plume,  mon  enfant,  reprit  madame  Martel, 
puisque  monsieur  veut  bien  signer  :  c'est  peut-être  plus  régulier. 

Pholoë  lui  indiqua  du  doigt  un  bureau  où  se  trouvait  une  plume 
et  de  l'encre,  et  l'inconnu  écrivit  rapidement,  à  la  suite  de  la  signa, 
lure  de  Pholoë,  sur  le  papier  qu'elle  avait  osé  lui  remettre  : 

"  Heureux  qui  peut  vous  servir  et  être  le  confident  de^,votre 
secret  ;  mais  je  vous  rends  votre  signature.  Votre 'parole  suffit. 
Votre  regard  dit  plus  encore. 

''•  Charles  Stanley.  " 

—Mademoiselle,  voilà,  je  crois,  qui  est  parfaitement  en  règle, 
dit-il  en  saluant  respectu.eusement  et  en  présentant  le  papier  à  la 
jeune  fille. 

Pholoë  parcourut  ces  lignes  en  tremblant  ;  [elle  hésita  un  peu, 
puis  elle  tendit  une  main  au  généreux  créancier^en  mettant  l'autre 
sur  les  yeux  ;  mais  à  travers  cette  petite  main  on  pouvait  lire  sur 
ses  traits  la  honte,  la  reconnaissance,, la  crainte, l'espoir,  le  repentir, 
et  toutes  "sortes  d'émotions  que  nous' laissons  au  lecteur  le  soin 
d'imaginer. 

Quand  elle  reprit  ses  sens,  elle  était  seule  près  de  sa  mère  qu'elle 
embrassait  avec  une  plus  tendre  effusion.  Elle  semblait  chercher 
dans  ses  bras  excuse  de  sa  conduite,  l'absolution  de  son  imprudence, 
le  pardon  de  son  cœur.    Elle  trouva  sa  mère  moins  ^souffrante  ; 


422  REVUE  CANADIENNE. 

elle  passa  le  reste  du  jour  à  s'occuper  des  enfants,  elle  jouait  avec 
eux  et  avec  Ida  ;  elle  se  multipliait,  elle  voulait  tout  faire  ;  elle 
parlait  plus  qu'à  l'ordinaire  ;  elle  ne  pouvait  rester  un  moment 
inactive  ;  elle  avait  peur  de  penser. 


VII 


PLEINS   POUVOIRS. 

Quand  la  nuit  ramena  Pholoë  dans  sa  chambrette,  elle  ne  put 
se  soustraire  aussi  facilement  au  tumulte  de  ses  pensées.  Elle 
rapprochait  involontairement  les  circonstances  étranges  qui 
s'étaient  présentées  la  nuit  précédente,  lorsque  les  deux  lampes 
s'eïitendaient  si  bien  pour  mourir  et  renaître  à  la  fois  ;  et,  plus 
tard,  elle  se  souvenait  comme  les  yeux  de  l'étranger  semblaient 
comprendre  son  regard  suppliant  pendant  la  visite  du  lendemain. 
Tout  cela  lui  eût  paru  un  rêve,  si  elle  n'eût  tenu  dans  sa  main  le 
petit  papier  sur  lequel  elle  lisait  :  '^  Votre  parole  me  suffit,  votre 
regard  dit  plus  encore." 

Elle  suivait  des  yeux  avec  curiosité  la  flamme  de  sa  lampe, 
comme  si  cette  flamme  vacillante  au  vent  du  soir  pouvait  répondre 
à  sa  pensée  et  lui  dire  ce  qu'était  devenue  la  lumière  lointaine  ; 
car  cette  fois  la  tour  était  dans  une  obscurité  complète. 

Enfin  il  y  eut  un  moment  où  elle  fut  sur  le  point  de  prendre  sa 
veilleuse  pour  l'élever  devant  la  fenêtre  comme  la  nuit  précédente; 
mais  elle  recula  devant  cette  nouvelle  épreuve,  en  se  souvenant  de 
l'émotion  profonde  qu'elle^javait  ressentie  la  veille  ;  elle  redouta 
cette  blanche  lumière  qui  avait  pénétré  comme  un  éclair  au  plus 
profond  de  sa  chambre  et  avait  tout  embrasé  d'un  éclat  irrésistible  ; 
elle  se  hâta  d'éteindre  sa  lampe,  et  peut-être  aussi  elle  aurait  voulu 
éteindre  toutes  les  idées  qui  troublaient  son  esprit  agité,  et  qui  la 
tinrent  éveillée  jusqu'à  ce  qu'elle  succombât  à  la  fatigue  de  ces 
impressions. 

Sa  première  pensée,  à  son  réveil  fut  de  se  procurer  à  tout  prix 
l'argent  qu'elle  avait^promis  ;  c'était  pour  elle  une  dette  d'honneur, 
et  peut-être  plusjencore,  une  dette  de  cœur.  C'est  dans  cette  dis- 
position qu'elle  se'rendit  'chez  sa  mère  aussitôt  que  les  soins  de  la 
maison  le  lui  permirent. 

Madame  Martel  était  [déjà  mieux  ;  une  lueur  d'espérance  et  de 
contentement^^se  lisait  sur  ses  traits.  La  conversat'on  ne  pouvait 
manquer  de  s'engager  sur  la  visite  de'  la  vei'le. 


LA  VEILLEUSE.  423 

— A  propos,  ma  fille,  dit  la  ni(3re  en  travaillant  à  son  tricot,  com- 
ment nommes-tu  la  personn  ;  qui  est  venue  hier  recevoir  ce 
billet. 

— Je  ne  sais  pas,  "mère,  dit  P.ioloë  en  rougissant,  cai  elle  croy  it 
voir  dans  cette  simple  interrogation  la  révélation  d'un  >3cretqu'e.le 
voulait  garder  au  fond  de  son  cœur. 

— Tu  peux  voir  le  nom  sur  le  billet  qu'il  a  signé  ;  il  est  là  dans  le 
petit  meuble. 

Pholoë  prit  le  billet  avec  crainte  ;  mais  elle  remarqua  que,  dans 
sa  précipitation,  l'étranger,  tout  occupé  d'autre  chose,  ne  l'avait  pas 
signé  ;  l'effet  portait  seulement  l'acquit  du  premier  endosseur.    • 

— Je  ne  puis  pas  lire,  dit-elle,  c'est  si  mal  écrit  ! 

—Ce  n'est  pas  moi  qui  t'aiderai,  mon  enfant,  dit  la  mère  d'an 
ton  calme  qui  contrastait  avec  le  trouble  de  la  jeune  fille. 

—Ah  !  j'y  suis,  reprit  Pholoë  en  atteignant  sans  bruit  le  papier 
qu'elle  gardait  précieusement  dans  son  sein. — C'est  signé,  je  crois 
Charles  Stanley. 

— Mais  n'as-tu  pas  son  adresse  à  la  suite  de  la  signature  ?  il  m'a 
dit  qu'il  demeurait  dans  notre  voisinage. 

Cette  nouvelle,  bien  simple  pour  tout  autre,  troubla  plus  encore 
l'innocente  fille. 

Il  n'y  a  pas  d'adresse,  dit-elle  à  voix  basse. 

C'est  sans  importance,  se  hâta  de  répondre  la  mère,  qui  ne  pou- 
vait se  rendre  compte  de  l'émotion  de  sa  fille  ;  nous  n'avons  plus 
affaire  à  lui,  puisqu'il  a  son  argent  et  nous  notre  billet.— Je  suis 
fâchée  de  ne  l'avoir  pas  vu,  avec  cette  prétention  de  tout  deviner  si 
habituelle  chez  les  aveugles  ;  c'est  un  homme  distingué  et  extrême- 
ment poli. 

— Je  ne  l'ai  pas  bien  regardé,  dit  Pholoë  après  un  silence  ;  mais 
ne  dit-il  pas  qu'il  doit  partir  bientôt  ? 

— Oui,  pour  quelques  jours.  Tu  sais  que  j'évite  les  nouvelles  con- 
naissances ;  tout  dans  notre  position,  lîousen  fait  un  devoir  ;  cepen- 
dant je  n'ai  pu  refuser  de  le  recevoir  à  son  retour  ;  il  a  mis  tant  de 
bonté  à  me  parler  de  mes  yeux,  rien  ne  l'obligeait  à  prendre  garde 
à  mes  maux.  Croiras-tu  mon  enfant,  ajouta-t-elle  en  souriant,  qu'il 
prétend  me  guérir,  ou  du  moins  me  rendre  une  faible  clarté  ?  Ce 
n'est  peut-être  qu'un  rêve  ;  mais  je  ne  sais  pourquoi  il  me  donne 
quelque  confiance.'  On  a  tant  besoin  de  se  rattacher  à  un  peu 
d'espoir. 

— Il  ne  faut  pas  croire  un  inconnu  qui  veut  «seulement  être 
aimable,  chère  mère,  la  déception  ne  serait  que  plus  triste. 

— C'est  vrai,  mon  enfant,  reprit  la  mère  avec  un  sourire  ;  tu  es 
aujourd'hui  plus  raisonnable  que  moi. 


424  RKVUE  CANADIENNE. 

—En  attendant,  dit  Phol,oë,  nous  avons  à  nous  occuper  d'affaires 
bien  urgentes  ;  je  ne  puis  vous  laisser  plus  longtemps  dans  cet 
état  de  gêne  et  dans  cette  anxiété.  Si  seulement  nous  avions  l'ar- 
gent que  vous  doit  ma  tante  sur  la  vente  de  notre  maison,  et  qu'elle 
doit  nous  rembourser  par  parties,  nous  serions  presque  riches. 

— Oui,  nous  serions  riches  en  anéantissant  ce  dernier  capital, 
tout  ce  qui  nous  reste  de  notre  faible  patrimoine,  au  lieu  d'en 
toucher  le  revenu.  Paris  aura  tout  dévoré.  Mais  encore  tu  sais, 
mon  enfant,  que  ces  remboursements  sur  la  vente  de  notre  maison 
sont  à  la  volonté  de  ma  sœur,  ou  plutôt  de  son  mari,  et  que  nous 
ne  pouvons  les  exiger;  nous  n'avons  droit  qu'aux  intérêts. 

— J'en  aurai  toujours  bien  une  partie,  mère,  si  je  vais  le  deman- 
der. Voulez-vous  que  je  sois  votre  homme  d'affaires?  vous  verrez 
que  je  saurai  m'en  tirer.  Vous  savez  que  mon  oncle  est,  je  ne  veux 
pas  dire  intéressé,  mais  très-positif  ;  si  je  lui  offre  un  avantage,  il 
se  laissera  peut-être  tenter.  M'autorisez-vous  à  faire  un  sacrifice 
pour  vous  rapporter  trois  mille  francs,  dont  il  a  déjà  été  question 
entre  vous,  à  valoir  sur  les  douze  mille  dont  il  doit  vous  servir  la 
rente  ?     ,      - 

— Puisque  tu  as  tant  de  confiance  dans  ta  négociation,  je  te  donne 
pleins  pouvoirs,  chère  enfant,  mais  que  je  vais  être  inquiète  et 
malheureuse  pendant  ton  absence  ;  je  ne  penserai  qu'à  toi. 

— Etimoi  je  penserai  à  vous,  chère  mère,  et  c'est  ce  qui  me 
donnera  la  force  de  réussir.  Vous  ne  savez  peut-être  pas,  non 
vous  ne  savez  pas,  mère,  combien  cet  argent  est  indispensable  :  il 
ne  faut  pas  perdre  un  jour. 

— Pauvre  petite  !  ne  me  disais-tu  pas  hier,  pour  me  rassurer,  que 
rien  ne  pressait  et  que  nous  pouvions  attendre  ? 

C'est  vrai,  dit  Pholoë  un  peu  confuse,  car  elle  ne  pouvait  avouer 
pourquoi,  du  jour  au  lendemain,  elle  avait  changé  de  manière  de 
voir. — Mais  de  nouvelles  exigences  peuvent  se  présenter,  et  que 
deviendroiîs-nous  ?  Vous  n'avez  rien  de  ce  qu'il  faut  ;  nous  avons 
bien  des  choses  de  première  nécessité  à  acheter  pour  la  maison  et 
pour  les  enfants,  et  tout  crédit  nous  est  fermé. 

Le  voyage  fut  donc  résolu  après  bien  des  .hésitations,  et  Pholoë, 
après  avoir  pris  toutes  ses  dispositions  pour  que  rien  ne  manquât  à 
la  maison  en  son  absence,  partit  quelques  jours  après  pour  Vernon 
pourvue  d'un  reçu  de  trois  mille  francs  en  bonne  forme  signé  de 
M.  et  madame  Claudius  Martel. 

•  Jules  Tardieu. 

(-4  continuer.') 


SIR  GEORGE-ETIENNE  CARTIER 


Ce  croquis  n'est  point  parfait  sous  le  rapport  littéraire  mais  il  a 
l'avantage  de  présenter  l'homme,  dégagé  de  la  personnification  du 
chef  politique. 

Sir  George  était  de  taille  moyenne,  un  peu  petite  même,  ce 
qui  n'empêchait  pas  qu'a  première  vue  il  nous  donnait  l'idée 
d'une  vigueur  peu  commune.  Sans  être  gras,  il  était  rondelet, 
potelé,  si  bien  que  nerfs  et  muscles  étaient  comme  enfouis  sous  cette 
enveloppe.  La  main  et  le  pied  petits,  d'un  modèle  superbe.  La 
tête,  plantée  aplomb  sur  le  cou,  é^ait  d'une  mobilité  extrême  ;  en 
parlant,  il  la  remuait  de  mille  manières,  qui  toutes  signifiaient  quel- 
que chose,  aussi  le  mouvement  qu'il  lui  imprimait  sans  relâche 
pendant  ses  discours  causait-il  la  surprise  des  étrangers.  La 
pétulance  toute  française  que  l'on  a  toujours  remarquée  en  lui 
n'avait  rien  cependant  de  ce  cachet  importun,  ou  encore  frivole, 
que  les  Anglais  veulent  absolument  reconnaître  dans  le  caractère 
français.  Ses  agissements  avaient  des  allures  de  lion  ;  on  les  a 
confondus  avec  la  brusquerie,  mais  bien  à  tort.  Quand  il  voulait 
être  brusq-.ie,  il  ne  se  ressemblait  plus.  Nous  ajoutons  qu'il  se 
dominait  assez  pour  s'emporter  rarement,  très-rarement,  au  delà 
d'une  certaine  mesure  calculée  d'avance. 

Sa  physionomie  était  remarquable  pour  la  vivacité  que  lui  com- 
muniquaient les  yeux,  et  lorsqu'il  parlait  par  la  succession  rapide 
des  sentiments  qui  s'y  reflétaient.  11  se  faisait  souvent  mieux  com- 
prendre par  un  jeu  des  muscles  de  la  face  que  par  une  expression 
parlée,  surtout  en  conversation  intime.  Dans  son  bureau,  il  était 
rare  qu'il  achevât  une  phrase  lorsqu'il  s'adressait  aux  employés  :  sa 
figure  devançait  les  mots  de  la  fin,  et  il  savait  qu'on  le  comprenait* 


426  REVQE  CANADIENNE. 

Nul  des  portraits  que  nous  possédons  ne  donnent  une  idée  exacte 
de  sa  figure,  sur  laquelle  les  impressions  passaient  et  repassaient 
comme  un  souffle  sur  l'eau,  sans  laisser  de  trace.  La  photographie 
saisit  bien  les  traits  qu'on  lui  présente,  mais  elle  ne  rend  pas  comme 
le  pinceau  l'expression  habituelle  d'une  physionomie.  Or,  donner 
le  portrait  de  sir  George  sans  ce  reflet  qui  illuminait  toute  sa 
figure,  c'est  donner  le  portrait  d'un  masque,  ou  plutôt  d'un  mort, 
car  la  vie  n'est  plus  dans  ces  lignes  rigides  et  dans  ces  traits  com- 
passés que  rien  n'anime  et  ne  fait  vivre*. 

Mangeant  peu,  dormant  bien,  mais  pas  longtemps,  sir  George 
menait  une  vie  réglée,  selon  l'expression  populaire,  comme  un 
papier  de  musique.  Entre  deux  nuits,  il  ne  perdait  pas  un  instant. 
Sa  journée  éta\t  d'avance  distribuée  de  telle  manière  qu'il  avait 
plutôt  l'air  d'obéir  à  sa  montre  qu*à  la  succession  de  ses  idées.  Ce 
qu'il  a  eu  d'affaires  en  main  et  ce  qu'il  en  a  expédiées  est  presque 
incroyable.  Il  savait  travailler  vite  et  bien,  grand  art  que  pos- 
sèdent peu  d'hommes  publics.  Néanmoins,  au  milieu  de  ce  mouve- 
ment dont  il  était  le  centre,  le  point  d'attraction  et  d'inspiration, 
rien  ne  se  faisait  hâtivement.  On  courait,  on  se  pressait,  on  allait 
à  toute  vitesse,  mais  chaque  chose  ayant  passé  par  une  période 
préparatoire,  il  s'ensuivait  que  rien  ne  se  complétait  hors  de  sa  sur- 
veillance. La  multiplicité  des  genres  d'affaires  semblait  plutôt 
l'aiguillonner  que  le  dérouter.  Chef  attitré  d'un  département,  il 
avait  presque  toujours  deux  ou  trois  autres  ministères  à  diriger,  soit 
à  cause  de  l'absence  d'un  collègue  ou  afin  d'initier  un  nouveau 
ministre  à  ses  fonctions.  Sa  part  de  travail  au  Conseil  Privé  dépas- 
sait souvent  la  moitié  de  toute  la  besogne  qui  s'y  faisait.  Et  avec 
cela,  il  se  réservait  certaines  heures  pour  la  lecture.  Les  livres  lui 
passaient  sous  la  main  par  douzaines.  Sa  méthode  consistait  à 
débarrasser  le  sujet  de  ses  formes  d'exposition,  de  son  enveloppe 
littéraire  et  à  "  frapper  "  la  pensée  fondamentale  de  l'auteur.  Un 
volume  était  lu  en  une  heure,  quelques  fois  en  moins  de  temps,  ce 
qui  n'empêchait  pas  qu'avec  sa  prodigieuse  mémoire  il  retenait  et 
la  substance  et  les  principaux  arguments  de  l'ouvrage.  Quant  aux 
lois  il  les  savait  par  cœur,  il  pouvait  les  réciter, — il  les  avait  faites 
pour  la  plupart. 

11  avait  la  science  des  détails  dans  les  écrits  de  tous  genres  mais 
il  ne  perdait  pas  son  temps  à  les  compléter.  Gela  regardait  ses  secré- 
taires. Aussi  écrivait-il  rarement.  Quand  il  dictait,  les  points  de 
suspension  qui  indiquent  le  "  remplissage  "  se  posaient  plus 
nombreux  sur  le  papier  que  les  mots  essentiels,  qu'il  s'occupait 
avant  tout  à  fai/e  ressortir  et  à  mettre  en  place.    Une  fois  la  pièce 


SIR  GEORGE-ETIENNE  CARTIER.  427 

dressée  dans  toutes  ses  parties,  il  la  scrutait  minutieusement  avant 
de  signer. 

Jamais  esprit  plus  actif  n'habita  un  corps  mieux  fait  pour  sup- 
porter la  fatigue.  C'est  une  observation  qui  peut-être  n'a  point  été 
faite  en  public  mais  qui  n'en  est  pas  moins  juste  :  sir  George  était 
doué  jj'une  charpente  physique  extraordinairement  solide.  Grâce 
'aux  ressources  qu'il  tirait  de  là,  et  aussi  grâce  aux  habitudes  tem- 
pérantes qu'il  a  toujours  suivies,  il  pouvait  accomplir  régulière- 
ment ses  quinze  ou  seize  heures  de  travail  par  jour  sans  paraître 
atteint  par  la  fatigue.  Nous  ne  disons  pas  qu'il  fut  aussi  dispos 
à  la  fin  de  sa  journée  qu'au  commencement,  mais  il  n'y  parais- 
sait pas  à  sa  figure,  à  sa  parole,  et  à  l'activité -de  tout  son 
corps.  Cependant,  ce  régime  le  ruinait,  chacun  le  comprend.  Ce 
qui  lui  fut  le  plus  dommageable,  ce  qui  lui  donna  le  coup  fatal, 
c'est  la  privation  presque  absolue  de  tout  exercice  de  marche. 
Rester  assis  pendant  quatre,  cinq,  ou  six  heures,  au  pupitre,  à  tra- 
vailler de  la  tête  et  de  la  plume,  ensuite  se  lever  pour  prononcer  de 
longs  et  fatiguants  discours,  et  reprendre  son  siège  et  son  travail 
pour  tout  repos,  voilà  à  quoi  se  bornait  la  vie  physique  de  cet 
homme  plein  de  vie,  de  sang,  de  sève  et  dévoré  du  besoin  d'agir. 
Sans  la  forte  constitution  dont  il  était  doué,  il  serait  mort  encore 
plus  tôt, 

On  cite  les  deux  ou  trois  occasions  uniques  où  il  s'est  absenté 
une  heure  ou  deux  de  son  siège  durant  les  séances  du  parlement. 
Quel  que  fiât  le  sujet  du  débat,  Cartier  veillait  à  la  manœvre.  Ses 
collègues  disparaissaient  et  reparaissaient  tour  à  tour  pour  aller 
respirer  l'air  frais,  manger  un  morceau  sur  le  pouce  et  même  dor- 
mir lorsque  la  séance  se  prolon"geait  outre  mesure,  mais  Cartier 
restait  à  son  poste,  l'œil  au  guet,  l'oreille  tendue,  la  réplique  sur  la 
langue  et  toute  sa  personne  prête  à  bondir  dans  l'arène  à  la  pre- 
mière incartade  de  ses  amis  comme  de  ses  adversaires.  Le  vide 
que  sa  mort  laisse  dans  les  Co;iimunes  est  tout  à  fait  hors  de  pro- 
portion avec  celui  que  causerait  le  départ  d'un  autre  ministre,  sir 
John  A  Macdonald  excepté.  Que  de  fois,  accablé  en  apparence 
•par  la  lassitude  il  s'est  posé  la  tête  entre  ses  deux  bras  appuyés  sur 
son  pupitre,  et  la  Cliambre  l'a  cru  endormi.  Mais  à  peine  un  ora- 
teur de  l'opposition  avait-il  terminé  son  discours  ou  lancé  un  mot 
qui  appelait  son  attention,  que  le  lutteur  se  redressait  et  relevait 
un  à  un  les  points  de  l'attaque,  preuve  qu'il  avait  tout  entendu. 
M.  Howe  y  fut  pris  un  jour.  La  Chambre  avait  siégé  jusqu'à 
l'aurore  et  le  ministre  de  la  milice  avait  la  tête  posée  depuis  deux 
heures  sur  son  pupitre.  Au  moment  où  M.  Howe  exposait  le  rôle 
que  sir  George  avait  joué  dans  l'affaire  en  litige,  il  s'aperçut  de 


428  LÀ  REVUE  CANADIENNE. 

l'attitude  de  son  adversaire  et  se  déclara  courtoisement  prêt  à 
remettre  cette  partie  de  son  discours  à  la  séance  suivante,  mais  sir 
George  découvrant  un  côté  de  sa  figure,  lança  de  sa  voix  perçante 
un  "  je  ne  dors  que  d'un  œil  !"  qui  eut  l'effet  d'un  coup  de  ton- 
nerre. 

Son  amour  du  travail  était  illimité.  Nous  l'avons  vu,  vers  la  fin 
de  mai  1802,  débarquer  des  chars  du  Grand-Tronc,  à  Montréal, 
expédier  son  bagage  à  sa  résidence  et  se  diriger  tout  droit  vers  son 
bureau.  Il  entre,  donne  une  poignée  de  main  à  ses  associés  et  à  ses 
clercs,  dépose  son  pardessus,  et  demande  le  dossier  en  telle  cause» 
On  le  lui  présente,  il  se  met  à  l'ouvrage,  fait  sa  journée  comme  les 
autres.  Eh  bien  !  peu  de  jours  auparavant,  il  était  encore  ministre. 
L'administration  à  hiquelle  il  appartenait  depuis  quatre  ans  venait 
de  reii«dre  ses  portefeuilles.  Son  premier  soin  avait  été  de  retourner 
à  Montréal  reprendre  les  affaires  de  son  bureau  comme  nous 
venons  de  le  dire.  On  peut  elre  sûr  qu'un  homme  de  cette  trempe, 
un  travailleur  aussi  déterminé,  fait  son  chemin.  C'est  ce  qui  est 
arrivé.  Noble  et  bel  enseignement  pour  la  jeunesse  qui  oublie  trop 
combien  le  travail  est  nécessaire  et  comme  il  est  impossible  de  le 
méconnaître  sans  porter  la  peine  araèro.  de  l'incapacité. 

Lorsqu'il  n'était  pas  trop  pressé,  il  faisait  la  leçon  aux  jeunes 
secrétaires  qu'il  employait.  Nous  devons  noter  ici  que  tout  en 
menant  les  affaires  tambour  battant  pour  ainsi  dire,  il  était  très- 
aimable  compagnon  de  travail,  mais  il  fallait  le  laisser  faire  à  sa 
guise,  et  il  était  très-rare  qu'il  se  trompât  pour  le  moindre  détail. 

Par  exemple,  il  cédait  de  suite  aux  observations  qu'on  lui  faisait 
en  vue  d'accélérer  la  marche  d'une  affaire.  Bien  souvent,  il 
écoutait  en  souriant,  puis  il  attaquait  l'un  de  ses  sujets  favoris,  à 
savoir  : 

"  Les  jeunes  gens  ne  connaissent  rien  ;  ils  sont  pleins  de  bonne 
volonté  mais  il  n'ont  point  d'expérience."  Il  ajoutait  :"  Quant  à 
moi,  on  ne  m'a  rien  enseigné,  j'ai  dû  apprendre  à  mes  dépends, 
mais  c'est  la  bonne  manière."  Et  pourtant,  il  entreprenait  sur  le 
champ  d'édifier  ceux  à  qui  il  s'adressait,  car  il  aimait  à  rendre 
service  et  il  se  faisait  volontiers  maître  d'école  pour  enseigner  une, 
chose  utile  aux  jeunes  gens. 

Il  y  avait  nombre  de  côtés  agréables  dans  cet  homme  voué  pour- 
tant à  des  travaux  qui  laissent  si  peu  de  place  aux  jouissances  de  la 
gaieté,  de  l'esprit  jovial  et  du  sentiment.  Sa  cordialité  et  son 
urbanité  son  devenues  proverbiales. 

Quel  est  celui  qui,  s§  trouvant  à  Ottawa  au  temps  de  la  session 
du  parlement,  n'a  pas  désiré  être  invité  aux  "samedis"  désir 
George  Cartier  ?  Et  quel  est  celui  qui  étant  allé  à  l'une  de  ces  fêtes 


SIR  GEORGE-ETIENNE  CARTIER.  429 

n'a  pas  cherché  à  y  retourner  ?  Cette  heureuse  innovation  d*un 
chef  de  parti  politique  qui  réunit  sous  son  toit  le  ministère  et  Top- 
position  pour  leur  procurer  deux  ou  trois  heures  d'agrément 
dégagé  du  froid  contact  des  affaires,  a  produit  des  merveilles. 
Quand  on  a  chanté  ensemble 

C'est  l'aviron  qui  nous  mèn',  qui  nous  mène, 
C'est  l'aviron  qui  nous  mène  au  vent. 

OU  bien  encore  : 

0  Canada  !  mon  pays,  mes  amours  ! 

il  reste  peu  de  distance  entre  les  hommes,  et  pour  ce  qui  est  de 
l'acrimonie,  elle  n'existe  plus.  Le  secret  d'être  à  la  fois  un  adver- 
saire tenace  et  redoutable  et  de  se  faire  aimer  par  ceux-là  môme 
qu'il  combattait,  il  l'a  cent  fois  'livré  à  qui  a  voulu  l'entendre 
de  sa  bouche...  mais  le  caractère,  mais  le  tempérament  que  requiert 
l'application  de  cette  théorie  n'est  pas  donné  à  tous,  il  s'en  faut  ! 
Ne  sait  pas  rire  qui  veut.  Pour  lui,  ce  n'était  pas  tout  que  de  com- 
poser un  groupe  d'invités  et  de  dresser  un  programme  attrayant  ; 
il  se' ménageait  encore  le  principal  rôle  de  la  soirée,  au  grand 
plaisir  de  chacun.  Personne  que  lui  ne  savait  mettre  en  branle  et 
tenir  en  haleine  ce  cercle  hétéroclite,  où  les  graves  sénateurs  cou- 
doyaient les  jeunes  dandys  du  jour,  où  les  lecteurs  fidèles  des 
•livres  bleus  se  mêlaient  aux  poètes,  où  le  journaliste  s'amusait  avec 
l'homme  qu'il  avait  fouetté  en  pleine  gazette  huit  jours  auparavant, 
tOù  le  modeste  employé  cassait  une  croûte  avec  un  ministre,  où 
jnfln  cinquante  extrêmes  se  confondaient  comme  par  miracle. 

On  a  beaucoup  répété  qu'il  était  brusque,  presque  brutal.  Erreur 
|<;omplète,  que  sa  parole  pressée,  hachée,  saccadée  et  chaleureuse 
contribua  à  répandre  et  qu'il  paraissait  bien  aise  de  voir  s'accré- 
iiter.  .^ 

Cet  homme  ouvert  à  tous  ceux  qui  avaient  besoin  de  ses 
Iservices,  ne  rebutait  personne,  mais  il  savait  par  expérience-  quelle 

)erte  de  temps  entraînent  les  pourparlers  et  la  correspondance  avec 
jtant  d'individus  peu  versés  dans  les  affaires  ou  trop  attachés  à 
■la  cause  qu'ils  ont  embrassée  pour  mesurer  équitablement  les 
îmlnutes  nécessaires  à  chaque  opération.  Favorisé  comme  il  l'était 
par  son  extérieur  animé  et  par  le  "  naturel  "  qui  éclatait  dans  ses 
moindres  gestes,  il  eut  vite  compris  qu'il  pouvait  avec  avantage  pro- 
fiter du  semblant  de  brusquerie  et  de  dureté  qui  frappait  la  masse 

des  gens  qui  l'approchaient,  et  se  faire  une  réputation  d'être  inabor- 
able.    Pourtant,  il  serait  difficile  de  trouver  un  homme  public 


430  LA  REVUE  CANADIENNE. 

plus  accessible  en  toute  occasion.  Le  résultat  de  son  calcul  prouva 
qu'il  ne  s'était  pas  trompé.  Les  conversations  que  l'on  avait  avec  lui 
commençaient  invariablement  par  ces  mots  ;  "  Je  ne  vous  retien- 
drai pas  longtemps,  Monsieur  Cartier je  serai  bref,  sir  George.... 

je  me    bornerai    à  vous  donner  la   clef  de  l'affaire voici  tout  ce 

dont  il  s'agit,  en  quatre  mots."  Ce  qui  ne  l'empêchait  pas  de 
retenir  le  visiteur  et  de  le  questionner  aussi  longtemps  qu'il 
croyait  devoir  le  faire  dans  l'intérêt  de  la  cause  en  jeu.  Et  les 
lettres  qu'on  lui  adressait  se  ressentait  de  cette  impression  générale. 
Quand  il  s'agissait  de  lui  exposer  une  affaire,  on  trouvait  comme 
par  enchantement  des  expressions  exactes,  un  plan  de  lettre  clair 
et  net  et  un  style  concis,— parceque  l'on  savait  qu'il  n'aimait  pas  à 
lire  des  épitres  de  quatre  pages.  Il  en  résultait  que,  de  ^  part  et 
d'autre,  tout  marchait  beaucoup  mieux  et  plus  vite.  C'était  en  partie 
le  secret  de  sa  célérité  en  affaire. 

Il  avait  deux  sortes  de  décisions:  l'une  prompte,  l'autre  lente. 
L'imprévue  ne  l'effrayait  aucunement.  Il  se  prononçait  d'emblée 
'éï  la  question  soumise  relevait  de  principes  fondamentaux.  Au 
contraire,  s'il  ne  s'agissait  quQ  de  matières  secondaires,  il  ajournait 
sa  détermination  et  prenait  dans  l'intervalle  le  soin  de  se  ren- 
seigner amplement. 

Franc,  pas  roide  ;  emporté,  pas  colère  ;  ayant  le  mot  propre  à  la 
bouche,  c'était  bien  lui.  N'est-ce  pas  un  grand  mérite  chez  un 
homme  public  ?  Nous  nous  rappelons  avoir  entendu  M.  Mackenzie 
lui  répondre  en  Chambre  :  "  Je  n'ignore  pas  que  vous  pourriez 
vous  faire  réélire  dans  vingt  comtés  du  Ba^-Canada,  si  vos  manda- 
taires actuels  se  tournaient  contre  vous,  et  l'aplomb  avec  laquelle 
vous  exprimez  parfois  des  idées  qui  effraient  vos  amis  fait  assez 
voir  que  vous  ne  tenez  point  compte  de  l'opinion  de  celui-ci  ou  de 
celui-là."  "  Dites  plutôt,  riposta  sir  George,  que  sans  ma  fran- 
chise et  le  gans-gône  avec  lequel  je  m'exprime,  je  n'aurais  pas  vingt 
comtés  à  ma  disposition."  Et  c'eHait  vrai.  Mieux  vaut  savoir  de 
suite  ce  qu'un  ministre  a  déci/é  que  de  le  voir  tourner  cent  fois 
autour  de  sa  pensée  pour  l'envelopper  et  faire  en  sorte  qu'elle 
échappe  à  tout  le  monde. 

Dans  ces  derniers  temps,  il  avait  fait  relier  en  un  volume  tous 
les  actes  de  la  Législature  qui  sont  ses  œuvres,  ses  plus  importantes, 
bien  entendu.  Le  dernier  était  le  projet  de  loi  qui  a  donné  nais- 
sance au  chemin  de  fer  du  Pacifique.  Ceci  nous  rappelle  que  le 
jour  oiî  il  présenta  ce  bill,  au  moment  de  partir  pour  la  Chambre, 
sir  George  entretenait  de  ce  sujet  quelques  amis  et  il  leur  disait 
avec  la  rondeur  de  phrase  et  de  geste  qui  lui  était  particulière  : 
*'  Eh  bien  I   voilà  une  mesure  qui  a  de  l'attrait  pour  un  homme  ! 


SIR  GEORGE-ETIENNE  CARTIER.  4SI 

Il  y  a  des  idées  là  dedans.  Cent  victoires  remportées  sur  l'opposition 
me  plaisent  moins  que  la  simple  présentation  d'un  bill  semblable  ! 
C'est  là  dedans  qu'est  ma  jouissance."  Ces  mots  étaient  à  peine 
prononcés  que  sir  John  A.  Macdonald  entra  dans  le  cabinet  du 
ministre  de  la  milice,  et  de  ce  ton  décidé  qui  a  tonjouis  chez  lui 
une  certaine  allure  de  camaraderie,  il  s'écria  "  Well,  Cartier,  are 
you  ready  ?  Let  us  hâve  another  field  day  !"  ce  qui  peut  se  traduire 
familièrement,  en  tenant  compte  de  l'expression  de  la  figure  de 
celui  qui  parlait  :  "  Allons  mon  vieux  !  Voici  une  autre  afèaine 
de  gloire,  allons-y  gaiement."  Ils  y  allèrent  si  bien  que  la  Chambre 
retentit  encore  du  cri  de  sir  George  :  ''  Embarquons  pour  l'ouest  1'^ 

Il  ne  se  laissait  pas  guider  par  l'opinion  publique,  c'est  lui  qui 
la  dirigeait  plutôt.  Comme  il  le  disait  dans  son  magnifique  discours 
sur  nos  institutions  locales  :  L'opinion  publique  bien  entendue  n'est 
pas  le  produit  de  la  tempête  populaire  qui  cherche  à  tout  renver- 
ser ;  il  faut  un  gouvernail  à  ce  vaisseau  agité  par  les  vents." 
C'est  lui  qui  bien  souvent  servait  de  gouvernail,  sachant  s'élever 
au-dessus  des  tempêtes  populaires,  et  bravant  avec  calme  et  sang- 
froid  ses  fureurs. 

Pas  un  homme  public  n'a  plus  que  lui  risqué  ce  que  l'on  appelle 
sa  popularité.  "  Fais  ce  que  dois,  advienne  que  pourra."  Une  fois 
une  mesure  d'intérêt  public  arrêtée,  il  savait  surmonter  tous  les 
obstacles  pour  en  assurer  le  succès.  Il  ne  s'avisa  jamais  de  flatter 
les  préjugés  populaires  ;  il  ne  manqua,  au  eontraire,  jamais  l'occa- 
sion de  les  attaquer  en  face. 

Mais  n'allons  pas  plus  loin  sur  ce  sujet  qui  nous  conduirait 
hors  de  notre  cadre.  Disons  comment  Mr.  Cartier  supportait  lea 
revers  et  les  échecs  que  lui  infligeait  parfois  l'opinion  publique. 

Veut-on  savoir ce'qui  s'est  passé  à  Montréal,  au  numéro  30  delà 
rue  Notre-Dame,  le  jour  de  la  dernière  élection  fédérale  ?  Le  voici  : 
sir  George  y  arriva  de  sa  maison  de  campagne,  vers  huit  heures 
et  demie  du  matin.  Il  avait  son  bureau  dans  une  chambre  du  rez- 
de-chaussée.  Il  y  reçut  coup  sur  coup  une  dizaine  de  visiteurs  : 
c'étaient  ses  principaux  agents  d'élection  qui  venaient  lui  rendre 
compte  de  l'état  des  affaires,  ou  plutôt  confirmer  par  avance  la 
nouvelle  de  la  défaite.  Depuis  des  mois  ^  et  des  semaines,  sa  maladie 
empirait;  ses  jambes  gonflées  d'eau,  refusaient  de  le  porter.  Ce 
matin  là,  il  fit  observer  que  fort  heureusement  il  avait  bien  dormi 
et  pourrait  se  tenir  au  bureau  toute  la  journée,  couché  sur  un 
canapé.    Il  était  dans  cette  pose,  et  dictait  un  mémoire  étranger 

l  Dans  l'automne  de  1871  le  mal  s'est  manifesté  par  des  enflures  aux  pieds  et 
au  bas  des  jambes,  et  dès  lors  il  n'a  fait  que  gagner  du  terrain.  Il  a  fait  la  session 
de  1872  dans  cet  état. 


432  REVUE  CANADIENNE. 

aux  élections  lorsque  vers  dix  heures,  on  lui  apporta  l'assurance 
que  la  déroute  était  presque  générale.  La  rue  était  pleine  de 
inonde.  Il  se  leva  et  se  tint  dix  minutes  dans  la  fenêtre,  puis  il 
retourna  vers  le  canapé,  et  regardant  son  secrétaire  qui  avait  sus- 
pendu son  travail  pour  le  suivre  des  yeux,  il  haussa  les  épaules 
en  disant,  moitié  rêveur,  moitié  souriant  :  "  Que  voulez-vous  !..que 
voulez-vous  !  "  Et  il  reprit  la  suite  des  explications  qu'il  dictait 
Tingt  minutes  auparavant  pour  organiser  l'envoi  d'un  nouveau 
corps  (S  volontaires  au  nori-ouest.  L3  reste  de  la  journée  jusqu'à 
deux  heures  se  passa  ainsi,  entre  le  travail  et  de  rares  visites  de  con- 
doléance. L'un  de  ses  amis  lui  exprima  sonétonnement  de  le  voir 
s'occuper  en  un  pareil  jour  des  dossiers  de  la  milice.  "  Voilà  bien 
comme  vous  êtes  tous,  lui  répondit-il  de  ce  ton  sarcastique  et  véhé- 
ment qu'on  lui  connaissait,  vous  voudriez  sans  doute  me  voir  pleu- 
rer ou  tout  au  moins  rêver  de  ch  igrin  et  me  tracasser  la  tête  d'une 
chose  que  l'on  peut  refaire  !  La  meilleure  distraction,  c'est  le 
travail."  Il  quitta  le  bureau  un  peu  après  deux  heures,  sur  les 
instances  de  son  associé,  Mr.  Pominville  qui  l'amena  chez  lui. 

Un  côté  du  caractère  de  sir  George  n'est  pas  connu  du  public. 
C'est  sa  délicatesse,  son  tact  exquis,  la  sensibilité  extrême — cela  sur- 
prendra—dont  il  était  doué.  Nous  savons  de  lui  des  traits  qui  ne 
dépareraient  le  portrait  d'aucun  philantrope,  des  actes  de  charité 
sublime,  sans  compter  la  générosité  et  la  complaisance  qu'il  a 
témoignées  à  ses  amis  intimes  et  à  ses  employés.  11  télégraphia 
un  jour  de  Québec  à  l'un  de  ses  principaux  employés  à  Ottawa,  de 
se  rendre  à  Montréal  par  le  convoi  du  jour  et  d'y  attendre  des 
ordres.  Arrivé  à  Montréal,  l'employé  reçut  une  seconde  dépêche 
qui  lui  demandait  de  descendre  à  Québec.  Il  avait  imaginé  cette 
station  à  Montréal  pour  faire  reposer  en  route  l'employé  qu'il 
savait  être  dans  un  état  de  santé  affaiblie.  On  a  dit  de 
lui  que  c'était  un  diamant  brut.  Un  diamant,  oui,  mais  brut,  non  ! 
Il  fallait  ne  le  connaître  que  par  ouï  dire  pour  s'exprimer  ainsi. 
Malheureusement,  cette  matière  n'est  pas  facile  à  traiter  sans 
toucher  à  des  détails  restés  dans  le  domaine  de  la  vie  privée,  et 
nous  l'abandonnons  volontiers  parce  que  sir  George  tout  le  pre- 
mier n'aurait  voulu  s'en  faires  un  mérite  qu'aux  yeux  de  Celui  qui 
récompense  les  cœurs  droits,  bons  et  compatissants. 

Ceci  nous  amène  naturellement  à  parler  d'un  autre  point  délicat  : 
ses  sentiments  religieux.  Nous  n'hésitons  pas  à  affirmer  qu'il  fut 
toujours  un  ferme  croyant,  et  que  l'église  du  Canada  doit  à  ses 
bons  offices  comme  tel,  des  avantages  considérables.  Entraîné  sans 
relâche  dans  le  tourbillon  de  la  politique,  il  n'a  peut-être  pas 
toujours  suivi  à  la  lettre  la  pratique  de  tous  ses  devoirs  religieux, 


SIR  GEORGE-ETIENNE  CARTIER.  4Î8 

nais  nous  sommes  certain  qu'il  a  toujours  été  lié  de  cœur  avec 
l'Eglise.  Il  n'a  pas  attendu  comme  tant  d'autres,  la  dernière  heure, 
pour  mettre  en  ordre  les  affaires  de  sa  conscience,  il  a  voulu  y  voir 
longtemps  avant  de  se  sentir  atteint  par  le  coup  fatal.  Nous  aimons 
à  constater  cela  parce  que  des  rumeurs  mal  fondées,  sinon  mal- 
veillantes, se  sont  répandues  à  ce  sujet.  Le  chef  des  Canadiens- 
Français  ne  pouvait  pas  être  un  indifférent,  encore  moins  un  incré- 
dule. La  foi  de  sir  George-Etienne  Cartier  était  pleine,  vivace  et 
entière.     Celui  qui  écrit  ces  lignes  le  sait  d'autorité. 

Il  avait  donné  à  sa  maison  de  campagne,  située  à  Hochelaga,  le 
nom  de  Limoilou  qui  fut  celui  de  la  maison  de  Jacques  Cartier  près 
Saint-Malo.  C'est  là  qu'il  a  passé  les  derniers  jours  de  sa  vie  en 
Canada,  débarrassé  des  affaires  publiques  jusqu'à  un  certain  point, 
et  sérieusement  engagé  dans  les  plantations  d'embellissement  qui  se 
faisaient  là  sous  ses  yeux.  Sa  réponse  aux  électeurs  de  la  division 
Provencher,  le  dernier  document  public  que  Ton  connaisse  de  lui, 
fut  dictée  sur  une  table  où  il  arrangeait  une  collection  de  feuilles 
d'arbres  fruitiers  prises  dans  son  jardin. 

Il  envisageait  la  possibilité  de  sa  mort  prochaine  mais  en  même 
.emps  il  agissait,  comme  sans  tenir  compte  de  cette  éventualité. 

Dans  les  derniers  jours,  à  Limoilou,  ses  forces  s'en  allaient  et  il 
était  sujet  à  des  abattements  dont  il  ne  paraissait  se  tirer  que  par 
le  sommeil. 

Nous  l'avons  vu  à  Lévis,  au  m.oment  d'embarquer  pour  l'Europe, 
pleurer  et  ne  pouvoir  répondre  que  difficilement  quelques  mots 
aux  Adresses  qu'on  lui  présentait.  L'émo-tion  devait  être  pour 
beaucoup  dans  cette  faiblesse,  mais  la  maladie  l'avait  réduit  à  ce 
point  qu'il  ressentait  les  moindr^es  chocs  comme  une  sensitive. 

Il  a  passé  la  fin  de  l'automne  et  l'hiver  dans  l'expectative  d'un 
mieux  qui  tardait  toujours  à  se  faire  sentir.  Les  personnes  qui 
l'ont  vu  h  Londres  l'on  cru  en  voie  de  se  rétablir,  à  cause  de  la 
vivacité  de  l'œil  et  de  l'ensemble  rassurant  de  la  figure,  et  les 
journaux  ont  dit  qu'il  se  rétablissait  rapidement. 

Sur  la  foi  de  certaines  informations,  son  retour  était  annoncé 
pour  le  commencement  de  juin.  Il  parait  qu'il  se  préparait  en  effet 
à  revoir  le  Canada, ....pour  y  mourir.  Sa  faiblesse,  sa  maigreur,  et 
la  .persistance  du  mal  dont  il  était  atteint  ne  lui  laissaient  pas 
d'espoir.  Il  avait  dit  en  partant  :  ''Si  les  médecins  me  condamnent, 
je  reviendrai  mourir  ici,  parmi  les  miens."  C'était  cette  résolution 
qu'il  tenait  à  exécuter,  mais  la  mort  l'a  enlevé  au  moment  où  il  se 
préparait  à  partir. 

A  Ottawa,  la  nouvelle  s'est  répandue  dans  les  bureaux  publics  le 
jour  même,  20  mai,  vers  deux  heures  de  l'après-midi.    Les  députés 
25  juin  1873.  28 


434  REVUE  CANADIENNE. 

l'apprirent  en  arrivant  à  la  séance  qui  s'ouvrit  à  trois  heures.  De? 
groupes  silencieux  se  formèrent  aussitôt  dans  les  corridors,  le  vesti- 
bule et  syr  la  place  du  parlement.  Ou  se  montrait  les  pavillons 
hissés  à  mi-mât  et  on  échangeait  quelques  brèves  paroles,  qui  en 
disaient  plus  que  des  commentaires.  "  C'est  bien  vrai  !... Cartier  est 
mort  !"  Et  les  groupes  se  dispersaient  pour  aller  se  reformer  ailleurs. 
Le  saisissement  était  général.  Ceux  qui  ont  assisté  auj^^spectacle 
qu'offrait  la  rue  Sparks  le  matin  de  l'assassinat  de  M.  McGee  peuvent 
seuls  se  l'imaginer. 

Les  Communes,  à  l'ouverture  de  la  séance,  offraient  un  coup 
d'oeil  peu  ordinaire.  Les  députés  ne  paraissaient  nullement  s'occu- 
per des  papiers  placés  sur  leurs  pupitres.  Un  silence  parfait.^NuUe 
conversation  particulière.  Des  figures  empreintes  de  tristesse. 
Toutes  les  têtes  décoiivertes. 

Sir  John  A.  Macdonald  se  lève  et  lit  un  télégramme  de  sir  John 
Rose,  conçu  à  peu  près  dans  ces  termes  :  "  Cartier  a  eu  une  attaque 
il  y  a  huit  jours,  depuis  lors  il  n'a  fait  qu'empirer,  et  ce  matin  à  6 
heures  il  est  mort  tranquillement  ;  son  corps  sera  envoyé  en  Canada 
par  le  steamer  du  29." 

Le  premier  ministre  ajoute  :  "  Monsieur  le  président,  je  me  sens 
incapable  d'en  dire  plus  long  "  et  il  fond  en  larmes.  Il  se  laisse 
tomber  sur  son  fauteuil  et  pleure  abondamment,  la  tête  penchée 
suri'épaule,  la  main  droite  placée  sur  le  siège  vide  de  sir  George... 
Quelqu«8  minutes  s'écoulent  au  milieu  du  plus  profond  silence. 

Vinrent  ensuite  quelques  paroles  prononcées  par  les  honorables 
messieurs  Langevin,  Mackenzie,  Cauchon  et  Dorion.  La  brièveté 
de  ces  discours  «t  le  ton  des  orateurs  disaient  éloquemmentque  les 
cœurs  étaient  pleins  et  que  tous  débordaient.  Depuis  dix  ans  que 
nous  suivons  les  séances  du  parlement,  nous  n'avons  pas  vu  une 
douleur  exprimée  aussi  fraternellement.  Ce  n'était  pas  la  Chambre, 
c'était  un  cercle  d'amis  qui  pleuraient  la  mort  du  plus  aimé  d'entre 
eux. 

L'histoire  dira  ce  qu'a  fait  sir  George.  Son  œuvre  politique, 
semblable  à  ces  grands  monuments  dont  la  hauteur  et  l'importance 
se  font  sentir  à  mesure  que  l'on  s'éloigne  de  leur  base,  restera  pour 
attester  sa  valeur  intellectuelle,  son  patriotisme  et  l'habileté  de  ses 
conceptions. 

Nous  croyons  que  l'on  ne  lira  pas  sans  intérêt  notre  humble 
croquis,  lequel  pour  être  d'un  caractère  intime  n'en  est  pas  moins 
enseignant  vu  qu'il  retrace  une  partie  des  traits  de  l'un  de  nos 
hommes  les  plus  remarquables. 

Il  fut  un  temps  dont  le  souvenir  reste  dans  la  mémoire  des 
Canadiens-français  comme  une  époque  de  persécution  et  de  douleur 


SIR  GEORGE-ETIENNE  CARTIER.  435 

nationales.    C'est  le    temps    où   l'Angleterre,   qui   gouvernait  le 
Canada  sans  consulter  ses  besoins,  se  montrait  surtout  insensible  à 
l'égard  de  notre  race.  Disons  la  vérité  :  on  ne  cherchait  qu'à  nous 
amoindrir,   nous  étouffer   politiquement,    nous  faire    disparaître 
comme    nation.      Pendant   trois  quarts   de    siècle    que   dura   ce 
régime,  quelle   figure  pensez-vous   que   faisaient    en    Angleterre 
•^es  Canadiens  assez   courageux   que   de   porter  "    aux   pieds  du 
trône  "  les  plaintes   et  les   griefs  de  leurs  compatriotes  ?    Hélas  I 
la  plus  humble   comme   la  moins  bien    reçue  des  figures.     Un 
homme  parti  des  bords  du  Saint-Laurent  pour  aller  demander   à 
l'administration  impériale  de  respecter  la  foi  de  traités  solennels, 
de  rendre  justice  à  des  sujets  soumis  et  respectueux,  de  ne  point 
permettre  qu'on  les  foule  au  pied  ;  un   homme  qui  proposait  la 
reconnaissance  des  libertés  coloniales  en  tant  que  leur  mise  en 
pratique  n'affecterait  point  les  rouages  du  gouvernement  de  la  mère- 
patrie,  un  canadien-français,  en   un  mot,   qui  osait  se   présenter 
aux  portes  des  bureaux  de  Downîng  street^  n'attirait  pas  même  l'at- 
tention  des  employés  de  troisième   et    quatrième  ordres.     Pour 
arriver,   non  pas  à  un   ministre,  mais  à  un  simple  secrétaire,  les 
pauvres  Canadiens  écrivaient  des  lettres,  sollicitaient  par  toutes  les 
entremises  auxquelles  ils  pouvaient  s'accroch.er,  et  c'est  à  peine  si 
on  leur  accordait  quelques  minutes  d'audience,  après  les  avoir  fait 
suer  dans  les  antichambres  au  milieu  des  plus  vulgaires  pétition 
naires,  lesquels  fréquemment,  passaient  avant  eux. 

Mais  un  jour  tout  cela  fut  changé.  Mr.  Cartier  arriva  à  Londres, 
précédé  de  la  réputation  qu'il  s'était  acquise  dans  son  pays.  Il 
représentait  une  idée  destinée  à  devenir  victorieuse,  et  au  lieu  d'être 
repoussé  des  ministres,  au  lieu  de  se  retirer  dans  la  grande  métro- 
pole chez  un  hôtelier  ordinaire,  il  vit  les  dépositaires  de  Tautorité 
accourir  au  devant  de  lui,  et,  chose  inouïe,  la  reine  voulut  lui 
donner  un  appartement  dans  son  propre  château  de  Windsor,  où  il 
vécut,  en  rapport  intime  avec  la  famille  royale.  Cette  marque  de 
distinction  s'est  répétée  depuis. 

.  L'historien  Garneau,  autre  grand  patriote,  ne  partagea  pas  la 
politique  de  sir  George.  Cependant,  à  la  nouvelle  que  notre  envoyé 
avait  été  reçu  de  cette  manière,  il  manifesta  une  joie  immense. 
11  ne  cessait  d'en  parler  et  de  se  féliciter  comme  Canadien-fran- 
çais du  changement  de  fortune  qui  nous  survenait.  Son  enthou- 
siasme à  ce  sujet  allait  jusqu'à  l'attendrissement.  Il  disait  en 
pleurant  à  son  fils  Alfred  :  "  Ceux  qui  n'ont  pas  vu  comme  moi  le 
mépris  que  l'Angleterre  professait  il  y  a  trente  ans  pour  tout  ce 
qui  était  Canadien-Français,  ne  comprendront  pas  mon  émotion^ 


436  REVUE  CANADIENNE. 

Je  me  rappelle  comment  fut  traité  en  1831  Mr.  Viger  dont  j'étais 
alors  le  secrétaire.  Je  me  rappelle  aussi  bien  d'autres  faits  qui 
remplissent  mon  cœur  et  ma  pensée.  Le  changement  qui  s'opère 
aujourd'hui  est  de  ceux  que  les  infortunés  et  les  lutteurs  malheu- 
reux n'espèrent  plus  voir,  et  pourtant  j^ai  ce  bonheur." 

Reportons-nous  avec  notre  historien  national  aux  jours  sombres 
des  oppressions  et  des  dénis  de  justice,  et  en  face  du  temps  présent 
nous  trouverons  comme  lui  des  larmes  pour  manifester  notre 
joie. 

Benjamin  Sulte. 


LES  CANADIENS  DE  L'OUEST. 


i 


LOUIS  lilEL,  PERE. 


Le  nom  de  Louis  Riel,  le  chef  de  rinsurrection  de  1870  à  la 
Rivière-Rouge,  est  désormais  acquis  à  l'histoire.  La  jeunesse  de 
l'agitateur,  son  éloquence,  son  influence  sur  les  masses,  l'audace  de 
son  entreprise,  ses  fautes  même,  lui  ont  valu  une  part  plus  grande 
de  l'attention  publique  depuis  deux  ans  qu'il  n'en  a  été  donné  au 
personnage  le  plus  éminent  du  pays. 

Loué  par  les  uns,  dénoncé  par  les  autres  qui  demandent  sa  tête 
à  grands  cris — ils  offrent  même  $5,000  dans  ce  but  ! — son  nom  n'a 
cessé  d'être  dans  toutes  les  bouches.  Il  échappera  encore  long- 
temps à  l'oubli,  car  une  certaine  partie  de  la  presse  anglaise 
continue  de  vouer  Riel  aux  gémonies  et  d'appeler  sur  lui  les 
foudres  de  la  justice  vengeresse.  Les  historiens  ont  même 
commencé  à  raconter  le  mouvement  insurrectionnel,  qui  a  valu 
à  la  nouvelle  province  de  Manitoba  l'établissement  du  gouverne- 
ment responsable,  en  se  plaçant  à  des  points  de  vue  très-différents. 
.  Le  moment  n'est  pas  encore  venu  d'apprécier  la  croisade  politi- 
que entreprise  par  Louis  Riel,  Les  esprits  sont  encore  trop  en 
fermentation  et  les  passions  qu'elle  a  soulevées,  trop  ardentes,  pour 
qu'on  ne  soit  pas  accusé  d'obéir  à  des  sympathies  ou  antipathies 
nationales,  en  jugeant  son  œuvre. 

Aussi  ce  n'est  pas  cette  tâche  que  nous  venons  remplir.  Nous 
voulons  seulement  tirer  de  l'oubli  la  vie  de  son  digne  père,  qui, 


'438  REVUE  CANADIENNE. 

pour  avoir  été  moins  retentissante,  est  loin  d'être  dépourvue  d'in- 
térêt. Elle  est,  de  fait,  inséparablement  liée  à  un  autre  événement 
fort  important  dans  l'histoire  de  la  Rivière-Rouge,  qui  a  amené 
l'émancipation  commerciale  de  cette  colonie. 

Ces  notes  biographiques  sont  entièrement  inédites,  nous  les  avons 
obtenues  de  témoins  oculaires  des  épisodes  émouvants  que  nous 
allons  raconter.  La  vie  de  Louis  Riel,  père,  ne  se  trouve  écrite  dans 
aucun  livre  ni  dans  aucun  journal  ;  mais  en  revanche,  elle  est 
gravée  d'une  manière  ineffaçable  dans  la  mémoire  reconnais- 
sante  du  petit   peuple  français  de  la  Rivière-Rouge. 


Louis  Riel  est  né  à  l'Ile  à  la  Crosse,  dans  le  territoire  du  Nord- 
Ouest,  le  7  juin  1817.  Son  père,  Jean-Baptiste  Riel,  était  un 
canadien-français,  natif  de  Berthier  (en  haut).  Sa  mère,  Margue- 
rite Boucher,  était  une  métisse  montagnaise  issue  d'un  père  cana- 
dien-français et  d'une  indienne  de  la  tribu  des  montagnais. 

Dans  l'été  de  1822,  le  jeune  Riel,  âgé  alors  de  cinq  ans,  fut 
conduit  en  Canada  par  son  père  et  sa  mère,  et  il  fut  baptisé  au  mois 
de  septembre  à  Berthier.  Il  n'y  avait  alors  que  quatre  mission- 
naires canadiens  dans  le  territoire  du  Nord-Ouest,  les  Révds.  MM. 
Joseph  Norbert  Provencher,  Sévère  Dumoulin,  Th.  Destroismaisons 
et  Jean  Harper. 

Il  demeura  en  ce  pays  jusqu'à  l'âge  de  vingt-et-un  ans  et  séjour- 
na presque  tout  le  temps  à  St.  Hilaire.  Il  reçut  une  éducation  élé- 
mentaire assez  soignée  et  fit  preuve  de  beaucoup  d'aptitudes 
intellectuelles;  il  apprit  ensuite  le  métier  de  cardeur. 

En  1838,  il  s'engagea  pour  trois  ans  à  la  Compagnie  de  la  Baie 
d'Hudson  et  partit  pour  le  Nord-Ouest.  Il  fut  envoyé  à  un  poste  du 
lac  LaPluie,  puis,  son  engagement  terminé,  il  revint  au  pays  et 
-entra  comme  novice  dans  la  communauté  des  Pères  Oblals,  où  il 
demeura  environ  deux  ans. 

Désireux  de  revoir  les  vastes  prairies  du  Nord-Ouest,  qui  avaient 
pour  lui  beaucoup  d'attraits,  il  prit  de  nouveau  sa  feuille  de  route 
pour  la  Rivière-Rouge.  Comme  la  plupart  des  métis  français  sont 
chasseurs,  il  alla  faire  une  campagne  avec  eux  contre  les  buffles  des 
plaines.  Les  métis  organisaient  jusqu'à  ces  dernières  années  deux 
expéditions  par  an  contre  le  bison  ;  ils  partaient  en  bandes  nom- 
breuses, bien  armés,  accompagnés  de  1500  à  1600  wagons,  sous  la 
direction  de  chefs  reconnus  d'avance,  et  à  leur  retour  à  Fort  Garry , 
si   la  chasse  était  abondante,  ils  rapportaient  les  dépouilles  de 


LES  CANADIENS  DE  L'OUEST  439 

plusieurs   milliers  de   ces  animaux  dont  la  chair  alimentait   la 
colonie. 

Riel  se  rendit  plus  tard  à  la  Baie  d'Hudson.  C'est  ce  qu'on  appe- 
lait alors  dans  le  pays  :  "  aller  à  la  mer." 

Dans  l'automne  de  1843,  il  épousa  Julie  de  Lagimodière,  fille  de 
J^an-Baptiste  de  Lagimodière  et  de  Marie-Anne  Gaboury,  tous 
deux  d'origine  canadienne.  La  femme  de  Riel,  bien  que  née  à  la 
Rivière-Rouge,  est  donc  canadienne-française,  et  elle  a  été  élevée 
dans  ce  pays.  Elle  n'a  jamais  visité  le  Canada  et  elle  porte  le 
costume  particulier  aux  métisses, 

Quelques  années  après  son  mariage,  Louis  Riel  fit  un  petit 
modèle  de  moulin  à  carder  et  sollicita  l'encouragement  de  la  Com- 
pagnie de  la  Baie  d'Hudson.  Mais  celle-ci  ayant  pour  politique 
traditionnelle  de  s'opposer  à  tout  mouvement  de  progrès,  lui  fit 
un  accueil  tellement  froid  qu'il  renonça,  à  son  projet.  En  outre, 
Riel  s'apercevant  qu'un  autre  voulait  lui  enlever  le  mérite  de  son 
œuvre,  brisa,  de  dépit,  son  modèle,  le, fruit  de  six  mois  d'un  labo- 
rieux travail. 

Il  se  livra  alors  à  la  culture  d'une  terre  dont  il  avait  fait  alors 
l'acquisition  sur  les  bords  de  la  rivière  La  Seine,  en  arrière  de  St. 
Boniface.  Les  travaux  des  champs  ne  suffisant  pas  à  son  activité, 
il  conçut  le  projet  de  construire  un  moulin  à  farine.  Cette  entre- 
prise lui  souriait  beaucoup,  mais  il  y  avait  de  grandes  difficultés  à 
surmonter  pour  obtenir  un  pouvoir  d'eau. 

La  rivière  La  Seine,  qui  aflue  dans  la  rivière  Rouge,  près  de 
St.  Boniface,  ne  contenait  pas  assez  d'eau  pour  alimenter  ce 
moulin,  et  il  était  impossible  d'en  tirer  parti.  Mais  à  une  douzaine 
de  milles  plus  à  l'est,  coulait  une  petite  rivière  qui  aboutit  à  un 
marais,  portant  le  nom  peu  pittoresque  de  rivière  de  la  Compagnie 
de  Graisse.  Et  il  lui  fallait  de  toute  nécessité  la  relier  à  la  rivière  La 
Seine  pour  obtenir  le  pouvoir  moteur  désiré. 

L'éloignement  de  ce  cours  d'eau  aurait  découragé  tout  autre  que 
Riel.  Livré  à  ses  seules  ressources,  en  butte  à  mille  difficultés, 
cet  homme  d'initiative  se  mit  courageusement  à  l'œuvre,  triompha 
de  tous  les  obstacles,  et  parvint  en  construisant  un  canal  d'une 
longueur  de  neuf  milles,  à  faire  décharger  l'eau  de  ce  grand  ruis- 
seau dans  la  rivière  La  Seine.  Il  obtint  ainsi  un  pouvoir  d'eau 
assez  fort  pour  mettre  son  établissement  industriel  en  opération 
durant  la  plus  grande  partie  de  l'été. 

Ce  moulin  a  été  fort  utile  aux  colons  de  la  Rivière-Rouge, 
et  il  existe  encore.  Il  est  situé  à  trois  ou  quatre  milles  de 
St.  Boniface  et  appartient  maintenant  à  M.  de  Lagimodière,  beau- 
frère  de  Riel. 


440  REVUE  CANADIENNE. 


II. 


Pendant  que  notre  entreprenant  compatriote  se  livrait  tout 
entier  à  ces  pacifiques  conceptions,  un  événement  de  la  plus  grande 
importance  pour  la  colonie  de  la  Rivière-Rouge  allait  surgir  et 
obtenir  un  heureux  dénouement,  grâce  à  ses  efforts  et  à  -son  con- 
cours actif. 'Pour  mieux  en  faire  saisir  la  nature  et  la  portée, 
nous  allons  expliquer  les  circonstances  au  milieu  desquelles  il 
s'est  produit. 

Jusqu'en  1849,  la  Compagnie  de  la  Baie  d'Hudson  monopolisait 
l'énorme  commerce  de  fourrures  qui  se  faisait  dans  les  vastes 
territoires  du  Nord-Ouest  II  n'était  permis  à  personne  d'acheter 
ou  vendre  des  pelleteries  à  d'autres  trafiquants  qu'aux  employés 
de  la  Compagnie,  qui  seuls  en  déterminaient  le  prix.  Les  indiens 
qui  vendaient  des  pelleteries  aux  métis,  étaienî  de  suite  arrêtés  et 
emprisonnés,  et  leurs  effets  confisqués. 

La  Compagnie  avait  raison  des  récalcitrants  en  leur  refusant 
les  approvisionnements  de  vivres  qu'elle  leur  vendait  ordinairement 
à  crédit,  et  sans  lesquels  ils  devaient  périr,  faute  d'autres  moyens 
de  subsistance.  C'est  ce  qu'elle  fit  en  1844  et  18 iô,  au  temps  où  la 
traite  se  faisait  avec  le  plus  d'activité  entre  les  colons  et  les  peaux 
rouges. 

Dans  ce  pays  qui  alimentait  presque  toute  l'Angleterre  des 
produits  de  sa  chasse,  le  luxe  des  fourrures  était  à  peine  connu. 
Si  un  chasseur  tuait  un  animal  des  plaines,  fut  ce  un  loup,  une 
biche  et  même  un  rat  musqué,  il  était  obligé  d'aller  en  porter  la 
peau  aux  postes  de  la  Compagnie.  A  quelques  exceptions  près, 
personne  ne  portait  de  fourrures  dans  un  pays  où  le  climat  est  telle- 
ment rigoureux  que  le  thermomètre  tombe  quelquefois  à  45  degrés 
au-dessous  de   zéro. 

Les  sauvages  non-seulement  ne  pouvaient  se  faire  de  présents  ni 
trafiquer  entre  eux,  mais  la  Compagnie  a  été  jusqu'à  solUciter  les 
missionnaires  protestants  de  les  épouvanter,  en  les  menaçant  de  la 
colère  de  Dieu,  s'il  leur  arrivait  même  de  se  couvrir  d'une  peau 
de  renard. 

Les  métis  avaient  pour  tout  couvre  chef  des  casquettes  en  drap 
que  leur  vendait  la  Compagnie.  Si  quelqu'un  osait  porter  un 
morceau  de  fourrures  quelconque,  il  attentait  aux  droits  de  cette 
puissante  association.  Le  réfractaire  était  de  suite  désigné  aux 
autorités,  et  un  agent  le  rencontrait-il  par  hasard,  il  le  décoiffait 
en  plein  chemin,  sans  autre  formalité,  le  laissant  tête  nue,  malgré 


LES  CANADIENS   DE  L'OUEST.  441 

la  froidure.  Ces  faits  sont  tellement  invraisemblables  qu'on  pourrait 
les  mettre  en  doute,  si  des  témoins  oculaires  n'étaient  encore  là 
pour  les  attester. 

Toutes  les  fourrures  achetées  par  la  compagnie  étaient  expé 
diées  en  Angleterre,  où  elles  étaient  manufacturées  selon  les 
besoins  du  commerce.  On  en  fabriquait  une  certaine  quantité  de 
valeur  inférieure,  qui  était  renvoyée  d'Angleterre  à  la  Rivière- 
Rouge,  et  les  rares  métis  qui  voulaient  se  munir,  à  gros  prix,  d'un- 
casque  en  fourrure  de  qualité  secondaire,  devaient  s'adresser  aux 
agents  de  la  Compagnie. 

Outre  les  fourrures,  les  chasseurs  apportaient  encore  au  retour 
de  leurs  chasses,  d'énormes  quantités  de  provisions,  qui  consis- 
taient en  pémican  et  en  viande  sèche.  Il  leur  était  loisible  de  con- 
server ce  qui  leur  était  nécessaire,  mais  le  reste  devait  être  vendu 
à  la  Compagnie,  toujours  d'après  son  tarif. 

Les  métis  étaient  de  fait,  obligés  d'acheter  tous  leurs  effets  de  la 
Compagnie.  Et  ceux  que  l'on  soupçonnait  de  faire  le  commerce 
des  fourrures  payaient  plus  cher  que  les  autres.  Ils  ne  pouvaient 
trafique^  ou  importer  des  marchandises  des  Etats-Unis  qu'une  fois 
l'an,  et  pour  une  somme  n'excédant  pas  cinqante  louis  sterling.  Des 
droits  prohibitifs  étaient  imposés  sur  les  articles  américains,  tandis 
qu'un  tarif  différentiel  favorisait  les  importations  d'Angleterre. 

Les  métis  n'en  faisaient  pas  moins  la  contrebande  sur  une  grande 
échelle  avec  les  états  voisins.  Ils  y  trouvaient  de  grands  avantages, 
car  les  compagnies  américaine^  de  fourrures  achetaient  leurs 
peaux  à  un  prix  beaucoup  plus  élevé  que  la  Compagnie  de  la  Baie 
d'Hudson.   ' 

De  plus,  les  concessions  de  terres  se  faisaient  d'une  manière 
extrêmeriient  arbitraire.  Les  acquéreurs  de  terrains  ne  pouvaient 
s'en  dessaisir  qu'avec  l'assentiment  de  la  Compagnie,  et  il  leur  était 
strictement  défendu  de  faire  le  commerce  des  fourrures  dans  les 
territoires  du  Nord-Ouest.  Lorsqu'on  reprochait  aux  bois  brûlés  de 
s'adonner  plutôt  à  la  chasse  qu'à  la  culture,  ils  répondaient  qu'il 
était  inutile  de  semer  du  blé,  vu  quJils  ne  pouvaient  l'exporter  et 
que  la  Compagnie  leur  offrait  un  marché  trop  limité. 

En  1844,  la  Compagnie  lança  plusieurs  proclamations  relatives^ 
à  la  traite  des  pelleteries,  qui  créèrent  une  vive  agitation  dans  la 
colonie.     Voici  la  première  : 

"  Attendu  que,  d'après  les  lois  fondamentales  de  la  Terre  de 
Rupert  il  est  notoirement  illégal  de  trafiquer  avec  d'autres  pays,  à 
moins  que  ce  ne  soit  sous  la  protection  d'une  hcence  par  écrit 
de  la  Compagnie  de  la  Baie  d'Hudson  ;  et  attendu  que,  d'après  la 
loi  générale  de  la  Grande-Bretagne,  une  transaction  illégale   ne 


ut  REVUE  CANADIENNE. 

peut  être  maintenue  par  une  cour  de  justice,  soit  pour  obliger  le 
débiteur  à  payer  sa  créance,  ou  pour  faire  rendre  compte  à  un 
agent  de  ce  qu'il  a  reçu  : — ^,je  donne  par  les  présentes,  avis  que, 
dans  le  but  de  protéger  l'honnête  trafiquant  contre  des  embarras 
et  des  pertes  autrement  inévitables,  j'accorderai  à  chaque  importa- 
teur maritime  ayant  fait  une  déclaration  qu'il  ne  fait  pas  le  com- 
merce des  fourrures,  une  licence  pour  les  fins  suivantes  :  "  Au  nom 
de  la  Compagnie  de  la  Baie  d'Hudson,  je  donne  une  licence  par  la 

présente  à pour  trafiquer,  et  je  ratifie  également  le 

commerce  de  marchandises  anglaises  qu'il  a  fait  dans  les  limites 
de  l'établissement  de  la  Rivière-Rouge  ;  cette  ratification  et  cette 
licence  devant  être  nulles  dans  le  cas  où  il  ferait  ultérieurement 
le  commerce  des  fourrures,  et  où  il  empiéterait  sur  quelques  uns 
des  privilèges  de  la  Compagnie  de  la  Baie  d'Hudson." 

"  Fait  à  Fort  Garry,  ce  7  Décembre  1844." 

Le  nom  du  gouverneur  de  la  colonie  n'était  pas  apposé  à  ce  do- 
cument, mais  on  savait  qu'il  en  était  l'auteur. 

Une  autre  proclamation  émise,  le  môme  jour,  était  encore  plus 
vexatoire.  Elle  élait  ainsi  conçue  : 

"Attendu  que  certaines  personnes  sont  réputées  faire  le  com- 
merce des  fourrures,  je  donne  par  les  présentes  avis,  que  dans  le 
Lut  de  nous  soustraire,  s'il  est  p  )ssible,  à  la  nécessité  d'adopter  des 
mesures  rigoureuses  pour  la  suppression  de  ce  trafic  illicite,  la 
Compagnie  de  la  Baie  d'Hudson  n'expédiera  dans  ses  bateaux  et  ne 
recevra  dans  aucun  port  des  marchandises  adressées  a  quelque 
personne  que  ce  soit,  à  moins  que  celle-ci  n'ait,  une  semaine  avant 
le  jour  fixé  pour  le  départ  de  l'exprès  de  l'hiver,  produit  au  bureau 
du  Fort  Garry  en  haut,  une  déclaration  à  l'effet  suivant  :  •'  Je 
déclare,  par  les  présentes  que  depuis  le  8  décembre  courant,  je  n'ai 
fait  ni  directement  ni  indirectement  le  commerce  des  fourrures 
pour  mon  propre  compte  ;  que  je  n'ai  pas  donné  de  marchandises 
à  crédit,  que  je  n'ai  pas  avancé  d'argent  aux  personnes  généralement 
soupçonnes  de  faire  le  commerce  des  pelleteries  ;  de  plus  que,  si 
d'ici  au  milieu  du  mois  d'aotit  prochain,  il  appert  que  j'aie  agi 
contrairement  à  quelque  partie  de  cette  déclaration,  la  Compagnie 
de  la  Baie  d'Hudson  aura  le  droit  de  détenir  mes  importations, 
l'année  prochaine,  à  York  Factory,  durant  un  an,  ou.  de  les  acheter 
à  leur  coût  originaire. 

"  Pait  à  Fort  Garry,  le  7  décembre  1844. 

"Alexander  Christie, 

"Gouverneur. 

La  compagnie  n'en  resta  pas  là  dans  la  voie  des  mesures  tyran- 


LES   CANADIENS  DE   L'OUEST.  443 

niques.  Elle  alla  jusqu'à  décréter  que  les  lettres  des  colons,  des 
tinées  à  l'étranger,  devaient  être  déposées  non  cachetées  à  ses 
bureaux.    Voici  la  proclamation  qu'elle  lança  à  cette  occasion. 

^'  No.  4. — Exprès  de  r hiver.  Toutes  les  lettres  que  Ton  a  l'inten- 
lion  d'envoyer  par  cette  voie  de  transport,  doivent  être  déposées  à 
ce  bureau,  le  ou  avant  le  premier  janvier  ;  l'auteur  de  chaque 
lettre  devra  écrire  son  nom  au  coin  gauche  en  bas,  et  s'il  n'est  pas 
l'un  de  cenx  ayant' fait  ini«  déclaration  qu'il  ne  fait  pas  le  com- 
merce des  fourrures,  sa  lettre  devra  être  remise  ouverte,  ainsi  que 
ses  incluses,  et  le  tout  sera  fermé  à  ce  bureau. 

"  Alexandre  Christie, 

"  Gouverneur  d'Assiniboia 
''  Fort  Garry,  20  décembre  1844." 

Cette  proclamation  contribua  considérablement  à  agiter  la 
population,  et  les  colons  refusèrent  d'y  obéir  d'un  commun  accord. 
L'agent  de  la  Compagnie  refusa  d'expédier  une  lettre  d'un  M.  Sin- 
clair, qui  était  rachetée,  mais  c'est  l'un  des  rares  cas  que  Ton  peut 
citer.  Les  protestations  furent  si  unanimes  et  si  accentuées, que  la 
Compagnie  n'osa  pas  mettre  en  force  un  aus^i  odieux  décret,  qui 
avait  pour  but  de  l'informer  des  affaires  les  plus  secrètes  des 
colons. 


IIL 


Il  nous  suffira  maintenant  de  citer  quelques  exemples  des 
vexations  de  la  Compagnie  de  la  Baie  d'Hudson,  pour  compléter 
notre  dossier  contre  cette  puissante  association. 

Un  nommé  de  Lagimodière  ayant  vendu  quelques  vivres  sur  la 
frontière  américaine,  pour  lesquelles  il  reçut  un  chelin  la  livre, 
alors  que  la  Compagnie  ne  donnait  que  trois  ou  quatre  sous  pour 
la  même  quantité,  la  nouvelle  parvint  aux  oreilles  des  agents  de  la 
Compagnie,  qui  confisquèrent  sommairement  les  effets  de  M.  de  La- 
gimodière. Celui-ci  protesta  vivement  contre  ce  procédé  arbitraire, 
et  les  métis  épousèrent  sa  cause  avec  chaleur.  Ils  allèrent  même 
jusqu'à  menacer  de  se  soulever  si  on  ne  rendait  justice  à  leur  com- 
patriote, et  la  Compagnie  fut  forcée  de  baisser  pavillon  et  de 
rendre  les  articles  confisqués. 

Le  Révd.  M.  Belcourt,  l'un  des  premiers  apôtres  du  Nord-Ouest, 
partait  un  jour  pour  le  Canada.  Le  bourgeois  de  la  Compagnie 
qui  demeurait  à  Fort  Garry,  ayant  eu  vent  de  son  départ,  dépê- 
cha immédiatement  un   agent  à  ses   trousses  pour  l'arrêter  et 


444  REVUE  CANADIENNE. 

constater  si  ses  malles  ne  recelaient  pas  quelque  article  de  pelle, 
terie. 

Le  Révd.  M.  Belcourt,  averti  à  temps,  déposa,  dan  s  le  but  de  lui 
faire  pièce,  au  fond  de  sa  valise,  une  vieille  peau  de  rat-musqué  ; 
veuve  de  tout  son  poil,  et  que  l'on  avait  abandonnée  sur  la  route. 
L'émissaire  de  la  Gompaguie  ayant  rejoint  l'intrépide  missionnaire, 
celui  ci  lui  livra  ses  clefs  et  lui  offrit  volontiers  de  visiter  ses  malles. 
Puis,  prenant  la  peau  de  rat-musqué^,  il  la  lui  présenta  en  disant 
d'un  ton  narquois  :  "Allez  porter  ceci  à  voire  bourgeois."  On 
imagine  la  confusion  de  l'agent 

Le  gouverneur  Simpson  devint  furieux  contre  le  bourgeois  en 
apprenant  ce  fait.  Il  lui  reprocha  d'avoir  ainsi  agi  maladroitement 
à  l'égard  du  Révd.  M.  Belcourt,  un  homme  puissant,  aimé  et  res- 
pecté de  tous  les  métis,  en  mesure,  selon  lui,  de  faire  beaucoup  de 
tort  à  la  Compagnie.  Celait,  du  reste,  la  seule  cause  de  son  indi- 
gnation. La  question  de  délicatesse  ou  de  convenance  n'était  pour 
rien  dans  sa  co-lère.  Le  bourgeois,  plus  zélé  que  rempli  de  tact 
expia  sa  maladresse  en  étant  transféré  à  l'un  des  postes  les  plus 
reculés  du  Nord-Ouest. 

Un  missionnaire  catholique  ém^inenlj  ceint  aujourd'hui  de  la 
mitre  épis  opale  ,  arrivait  il  y  a  bien  des  années,  à  un  posle  de  la 
Compagnie  dans  l'un  des  dislricls  du  Nord.  Le  lemps  était  extrême- 
ment rigoureux  et  une  froide  bise  soufflait  violemment  et  glaçait 
les  membres  du  malheureux  voyageur. 

L'intrépide  apôtre,  perclus  de  froid,  n'avait  pour  se  protéger 
contre  cette  température  sybérienne,  qu'un  pantalon  très  mince 
et  d'une  étoffe  bien  peu  chaude.  Le  magasin  de  la  Compa- 
gnie étant  rempli  de  pièces  de  drap  d'une  grande  variété,  il 
demanda  à  l'agent  de  lui  en  vendre  une  ou  deux  verges  afin  de  se 
confectionner  des  guôlres  ou  mitasses.  On  pourrait  croire  que  ce 
dernier  s'empressa  d'accéder  à  cette  demande.  Ce  fut  pourtant  tout 
le  contraire.  Il  répondit  que  ce  drap  était  destiné  exclusivement, 
à  servir  de  contre  échange  pour  les  pelleteries,  et  qu'il  ne  pouvait 
en  vendre  pour  aucune  considération,  tant  les  ordres  de  la  Com- 
pagnie étaient  formels. 

Ainsi  le  missionnaire,  aussi  inhumainement  rebuté,  dut  entre- 
prendre une  course  de  plusieurs  semaines  dans  les  plaines  glacées 
du  Nord-Ouest,  n'ayant  souvent  pour  lit  que  la  froide  couche  de 
la  neige,  sans  avoir  pu  obtenir  deux  verges  de  drap  pour  se  proté- 
ger contre  les  rigueurs  du  climat. 


LES  CANADIENS   DE  L'OUEST.  445 


IV. 


11  serait  facile  de  multiplier  de  semblables  traits.  Mais  en  voilà 
plus  qu'il  ne  faut  pour  incriminer  la  Compagnie  de  la  Baie  d'Hud- 
son.  Ces  faits  suffisent  amplement  à  prouver  qu'elle  ne  reconnais- 
sait d'antre  divinité  que  le  dieu  Fourrure  et  qu'elle  savait  inculquer 
à  ses  agents  ses  sentiments  de  cupidité  au  point  de  leur  faire 
perdre  toute  idée  d'humanité. 

Les  exactions  de  la  Compagnie  vinrent  à  peser  si  lourdement 
sur  les  métis  que  ceux-ci  menacèrent  plus  d'une  fois  de  se  soulever 
Ils  faisaient  entendre  de  temps  à  autre  de  sourdes  protestations, 
peu  rassurantes,  et  le  jour  où  ils  eurent  un  chef  pour  se  mettre  à 
la  tête  d'un  mouvement  d'émancipation  commerciale,  ils  se  rangè- 
rent avec  empressement  sous  son  drapeau,  déterminés  à  obtenir 
justice  coûte  que  coûte. 

En  1833,  les  métis  faillirent  même  demander  nn  compte  sévère  à 
la  Compagnie,  de  sa  conduite  arbitraire.  Telleétait  leur  détermina- 
tion d'obtenir  justice  que  les  principaux  personnages  du  pays  et  Mgr. 
Provencher  essayèrent  vainement  de  les  apaiser.  Le  gouverneur 
Simpson  justement  inquiet  de  la  tournure  que  les  événe- 
ments menaçaient  •  de  prendre  et  sachant  l'ascendant  que 
possédait  le  Rév.  M.  Belcourt  sur  eux,  se  rendit  en  toute  hâte 
auprès  de  ce  missionnaire  qui  demeurait  alors  à  St.  Paul,  à  environ 
30  milles  de  Fort  Garry,  et  le  supplia  de  se  servir  de  son  influence 
pour  venir  rétablir  Tordre. 

Le  Rév.  M  Belcourt  accéda  volontiers  à  cette  pressante  demande- 
Arrivé  dans  la  colonie,  il  convoqua  les  métis  dans  une  grande 
assemblée  où  ils  exposèrent  tous  leurs  griefs.  Il  les  fît  consentir  à 
une  espèce  de  compromis,  puis  il  demanda  une  entrevue  pubhque 
avec  le  Gouverneur,  qui  eut  lieu  le  jour  suivant.  La  réunion  fut 
des  plus  nombreuses  ;  les  griefs  des  métis  furent  discutés  de  part  et 
d'autre  dans  les  meilleurs  termes,  et  les  conditions  qui  furent 
agréées  caus3rent  une  satisfaction  générale.  En  reconnaissance  de 
ce  service  signalé,  le  gouverneur  Simpson  ajouta  50  louis  sterling 
à  une  somme  égale  que  la  Compagnie  donnait  tous  les  ans  au 
clergé  catholique. 

En  1837,  les  métis  adressèrent  une  pétition  à  la  reine  pour  se 
plaindre  des  exactions  de  la  Compagnie.  M.  James  Sinclair  s'en 
fit  le  porteur  et  les  griefs  des  métis  trouvèrent  plusieurs  chauds 
défenseurs  dans  la  Chambre  des  Communes  et  en  particulier  M. 
ilusiter.    Cette  pétition  souleva  une   vive   discussion,   mais  Tin- 


446  REVUE  GANADIExNNE. 

fluence  delà  Compagnie  étouffa  les  révélations  qui   eussent  pu  se 
faire  sur  le  compte  de  son  administration. 

La  Compagnie  ne  tarda  pas  à  s'apercevoir  que  son  joug  devenait 
intolérable,  et  elle  fit  venir  des  troupes  d'Angleterre  pour  réprimer 
tout  soulèvement.  En  1846,  un  détachement  de  l'artillerie  royale 
et  du  génie,  formant  385  hommes,  partit  de  Cork  pour  se 
refidre  à  la  Rivière-Rouge,  où  il  arriva  au  mois  de  septembre.  Il 
était  commandé  par  le  colonel  Crofton,  muni  d'instructions  secrètes. 
Ce  corps  repartit  pour  l' Angleterre  en  1848,  et  fut  remplacé  par 
une  force  moins  considérable,  sous  le  commandement  du  lieu- 
tenant-colonel Cald>vell. 

La  situation  devint  de  plus  en  plus  tendue,  et  l'agitation  inter- 
mittente dés  bois  brûlés  faisait  pressentir  qu'à  la  moindre 
occasion,  ils  demanderaient  raison  à  la  Compagnie  de  leurs 
nombreux  griefs  contre  son  administration.  Elle  ne  tarda  pas  à  se 
présenter. 

Un  nommé  Guillaume  Sayer,  métis  français,  fils  d'un  ancien 
bourgeois  de  la  Compagnie,  avait  acheté  des  marchandises  dans  le 
but  d'aller  les  revendre  au  lac  Manitoba.  La  compagnie  ayant  été 
informée  du  fait,  dépêcha  des  hommes  armés  à  sa  poursuite  pour 
s'emparer  de  ses  marchandises.  Sayer  qui  n'était  pas  un  homme  à 
•se  laisser  dépouiller  impunément  de  ce  qui  lui  appartenait,  s^opposa 
énergiquement  à  la  confiscation  de  ses  effets.  On  en  vint  à  des 
voies  de  fait,  et  Sayer,  écrasé  par  le  nombre,  fut  roué  de  coups, 
puis  jeté  en  prison,  [l  fut  élargi  quelque  temps  après  sur  caution 
en  attendant  son  procès. 

Cette  scène  se  passait  au  mois  de  mars  1849.  Trois  autres  métis, 
McGillis,  Laronde  et  Goulte,  furent  aussi  arrêtés,  mais  ils  furent 
admis  à  caution.  Ils  étaient  accusés  d'avoir  trafiqué  ''illégalement" 
avec  les  sauvages  et  d'avoir  accepté  d'eux  des  fourrures  en  échange 
de  marchandises,  en  violation  de  la  charte  de  la  Compagnie,  où  il 
est  dit  que  "la  Compagnie  de  la  Baie  d'Hudson  aura  seule  et 
exclusivement  le  droit  de  commerce  et  de  trafic  dans  tous  les  terri- 
toires de. la  terre  de  Rupert."  Leur  procès  devait  avoir  lieu  à  la 
même  date  que  celui  de  Sayer. 

Un  italien  nommé  Ferdinand  fut  traité  non  moins  arbitraire- 
ment que  Sayer.  Il  exerçait  le  métier  de  ferblantier,  et  la  rareté 
du  numéraire  dans  le  pays  l'obligeait  quelquefois  d'échanger  le 
produit  de  son  travail  contre  des  vivres  et  fourrures.  Il  n'en 
fallait  pas  plus  pour  attirer  sur  lui  les'  foudres  de  la  Compagnie. 
Aussi  fut-il  écroué  avec  les  fers  aux  mains  et  aux  pieds,  comme 
s'il  eut  été  quelque  grand  criminel. 

Ces  actes  de  tyrannie  mirent  le   comble   au  mécontentement 


LES   CANADIENS    DE   L'OUEST.  447 

populaire.     L'agitation   se   répandit  d'un    bout  à  l'autre   du   pays 
omme  une  étincelle  électrique,  et  la  colère  des  métis  longtemps 
comprimée  n'en  éclata  qu'avec  plus  d'intensité. 

Mais  il  fallait  un  chef  à  un  soulèvement  contre  la  Compagnie.  Il 
était  heureusement  tout  trouvé  dans  la  personne  de  Louis  RieL 
Celui-ci  s'était  fait  remarquer  depuis  longtemps  par  son  esprit 
d'initiative,  son  énergie  et  sa  facilité  d'élocution.  Malgré  les 
lacunes  de  son  instruction,  il  parlait  avec  un  rare  bon  sens  et  il 
avait  le  don  de  s'emparer  de  son  auditoire,  de  l'imprégner  tout 
entier  de  ses  propres  sentiments,  de  lui  communiquer  la  chaleur 
de  ses  convictions  et  la  confiance  qui  l'animait.  Sa  parole  persua- 
sive et  entraînante  coulait  avec  l'abondance  et  la  clarté  d'une 
Source  toujours  limpide.  Bref,  Louis  Riel  avait  tous  les  dons  du. 
véritable  oiateur  populaire,  et  les  bois  brûlés  que  sa  parole  faisait 
frémir  d'enthousiasme  et  tenait  suspendus  à  ses  lèvres,  éclataient 
en  de  longues  acclamations  sous  l'influence  de  ses  éloquents 
accents. 

Louis  Riel  jeta  le  premier  le  cri  d'alarme.  Il  envoya  des  cour- 
riers d'habitation  en  habitation,  el  '  les  métis  se  réunirent  sous  sa 
direction  pour  trancher  les  difficul  tés  de  la  situation  et  mettre  fin 
à  un  état  de  choses  devenu  insupportable. 

Un  comité  de  vigilance  se  forma  sur  ses  représentations.  Riel 
en  fut  l'âme  et  les  pri  ncipaux  membres  se  composaient  de  MM. 
Benjamin  de  Lagimodière,  Urbain  Delorme,  Paschal  Breland^ 
François  Bruneau.  Le  comité  reconnut  Riel  pour  chef  et 
décida  de  suivre  en  tout  la  direction  qu'il  imprimerait  au  mouve- 
ment des  métis. 

Riel  et  ses  principaux  partisans  continuèrent  d'agiter  le  pays 
dans  le  but  d'assurer  l'acquittement  de  Sayer  el  d'obtenir  en  même 
temps  l'émancipation  commerciale  de  la  Rivière-Rouge.  Leur 
appel  trouva  un  écho  général  et  l'on  se  prépara  de  toutes  parts  à 
une  grande  manifestation  populaire. 

La  Compagnie  de  la  Baie  d'Hudson  fut  informée  de  ce  mouvement 
et  résolut  de  s'y  opposer  de  toutes  ses  forces.  Le  procès  de  Sayer 
et  des  autres  métis  incriminés  fut  fixé  au  17  mai  1849,  jour  de 
l'Ascension.  Plusieurs  virent  dans  le  choix  de  ce  jour  une  insulte 
préméditée  et  une  ruse  à  la  fois  de  la  part  de  la  Compagnie.  Elle 
savait  que  les  métis  observeraient  la  fête  de  l'Ascension  et  ne 
manqueraient  pas  d'assister  à  la  messe.  Comme  le  procès  aurait 
lieu  durant  l'oflice  divin,  les  accusateurs  de  Sayer  croyaient 
pouvoir  juger  comme  ils  l'entendraient.  Quelques  métis  se 
se  rendirent  auprès  des  autorités  pour  les  prier  de  différer  le  procès 
mais  elles  firent  la  sourde   oreille.      L'indignation  populaire  ne 


448  REVUE  CANADIENNE. 

connut  bientôt  plus  de  bornes,  et  elle  déborda  comme  un  torrent 
longtemps  comprimé.  L'excitation  des  esprits  commença  à  inquié- 
ter tellement  la  Compagnie,  qu'elle  envoya  des  agents  auprès  de 
Mgr.  Provencher,  le  premier  évêque  de  St.  Boniface,  pour  le 
solliciter  de  détourner  les  métis  de  la  lutte  qu'ils  allaient  entre- 
prendre. 

L'éminent  prélat  leur  répondit  qu'il  n'avait  nullement  participé 
à  ce  mouvement  et  qu'il  n'était  pas  en  son  pouvoir  de  le  réprimer. 
Il  reprocha  à  la  Compagnie  d'être  l'auteur  des  troubles  qui 
menaçaient  d'éclater,  et  de  ne  pas  respecter  le^  croyances  d'un 
catholique  en  lui  faisant  son  procès  un  jour  de  fêle  d'obligation. 

Evidemment,  les  événements  ne  tournaient  pas  au  gré  de  la 
puissante  Compagnie,  habituée  à  commander  en  despote  et  à  voir 
les  colons  de  la  Rivière  Rouge' s'incliner  devant  ses  ordres  comme 
des  roseaux. 


V. 


A  cette  époque,  le  major  Caldwell,  venu  dans  le  pays  avec  un 
détachement  de  pensioners^  ou  vieux  soldats  en  retraite,  agissait 
comme  gouverneur  de  la  colonie.  Il  avait  été  nommé  à  ce  poste 
par  le  gouvernement  impérial  au  mois  de  juillet  1848,  dans  le  but 
principal  de  faire  une  enquête  sur  l'administration  de  la  Com- 
pagnie de  la  Baie  d'Hudson,  et  d'examiner  si  les  griefs  des  métis, 
concernant  la  traite  des  fourrures,  étaient  fondés  ou  non. 

Mais  il  n'était  rien  moins  qu'à  la  hauteur  de  cette  tâche.  I]  ne 
fut  qu'un  instrument  docile  entre  les  mains  de  la  Compagnie.  Au 
lieu  de  faire  une  enquête  impartiale  et  complète  sur  sa  conduite 
il  ne  commença  son  examen  de  la  situation,  qui  fut  un  véritable 
déni  de  justice,  que  six  mois  après  son  arrivée  à  la  Rivière-Rouge, 
et  il  eut  bien  le  soin  de  n'interroger  sérieusement  que  les  person- 
nes favorables  à  la  Compagnie. 

Il  était  si  peu  au  niveau  de  sa  position,  qu'après  quelques  séances 
seulement  le  Conseil  d'Assiniboia  et  les  magistrats  refusèrent  d'agir 
de  concert  avec  lui.  Les  70  vieux  soldats  qui  l'avaient  accompagné 
et  que  l'on  maintenait  au  coût  annuel  de  3000  louis  sterling,  au 
lieu  de  servir  à  la  protection  des  citoyens,  devinrent  les  principaux 
fauteurs  de  désordres.  Il  y  en  avait  toujours  quelques  uns  au  violon 
et  le  gouverneur  Colville  disait  un  jour  dans  son  discours  au  jury, 
qu'ils  créaient  plus  de  troubles  que  tous  les  autres  colons  ensem- 
ble." 

La  justice  était  administrée  par  M.  Adam  Thom,  qui  remplissait 


LES   CANADIENS   DE  L'OUEST.  449 

les  fonctions  de  recorder  depuis  1839.  Originaire  d'Ecosse,  il  avait 
pratiqué  quelque  temps  comme  avocat  à  Montréal,  et  en  sus  de  ses 
fonctions  judiciaires,  il  agissait  comme  aviseur  légal  du  Conseil 
d'Assiniboia.  C'est  en  cette  qualité  qu'il  avait  conseillé  l'adoption 
des  mesures  oppressives  dont  se  plaignaient  les  métis,  et  comme 
ses  avis  faisaient  loi,  il  était  souverainement  détesté  de  la  popula- 
tion qui  lui  attribuait  une  large  part  de  ses  maux. 

Ce  recorder  avait  une  confiance  illimitée  dans  la  justesse  de  ses 
propres  opinions  et  ne  prenait  l'avisde  personne.    Il  ne  connaissait 
pas  un  mot  de  français  et  il  affectait  une  arrogance  particulière  à 
l'égard  des  métis  de  notre  origine.    Il  nous  rappelait  quelques-uns 
de  ces  juges  arbitraires,  ignorant  la  langue  française,  que  l'Angle- 
terre nous  envoya  après  la  cession  du  pays.    N'était-il  pas  pour  le 
moins  anormal  d'avoir  pour  juge  un  homme  qui  ne   comprenait 
pas  la  langue  de  la  majorité  de  ses  justiciables  ?  De  plus,  il  ne  vou- 
lut jamais  condescendre  à  nommer  un  interprète  français  lorsqu'un 
jury  mixte  était  formé,  et  la  moitié  de  ses  membres  ne  compre" 
naient  pas  plus  le  sens  des  lois  qu'il  leur  expliquait,  que  s'il  se  fut 
énoncé  en  grec  ou  en  hébreux. 

La  Compagnie  a  compris  plus  tard  quel'administation  de  la  jus- 
tice était  une  juste  source  de  griefs  pour  les  métis  français,  et  elle 
a  toujours  eu  le  soin  par  la  suite  de  nommer  des  recorders,  fami- 
liers avec  les  deux  langues,  entre  autres  l'hon.  M.  Johnson,  aujour- 
d'hui juge  de  la  Cour  Supérieure  de  cette  province.  Ce  même 
principe  d'équité  a  été  adopté  par  le  gouvernement  canadien  dans 
les  nominations  judiciaires  qu'il  a  faites  depuis  quelques  mois  pour 
la  province  de  Manitoba. 

Ajoutons  que  les  métis  français  étaient  représentés  d'une  manière 
tout  à  fait  disproportionnée  à  leur  nombre  dans  le  Conseil  d'Assi- 
niboia, qui  administrait  la  colonie.  Des  douze  conseillers  législatifs 
.  neuf  étaient  protestants  et  trois  catholiques.  Cependant  les  métis 
français  composaient  la  grande  majorité  de  la  population  et  ils  res- 
sentaient vivement  l'injustice  qui  leur  était  faite.  • 

On  aurait  tort  de  croire  que  la  séquestration  des  métis  français 
du  monde  civilisé  avait  eu  pour  effet  d'affaiblir  la  vivacité  de  leur 
patriotisme. 

Ainsi,  lorsque  l'insurrection  de  1837  éclata,  ils  épousèrent  avec 
ardeur  la  cause  des  patriotes  du  Bas-Canada.  Ils  vouèrent  un 
culte  tout  particulier  à  l'hon.  M.  Papineau,  en  l'honneur  duquel 
ils  ne  celaient  de  faire  entendre  des  chansons  nationales.  Ils 
plantèrent  même  dans  les  plaines  un  grand  mât  au  haut  duquel 
se  déployait  le  "drapeau  Papineau,"  qui  flotta  triomphalement 
durant  bien  des  années. 

25  juin  1873.  .  29 


450  REVUE  CANADIENNE. 


VI. 


Le  17  mai  1849,  jour  fixé  pour  le  procès  de  Sayer,  une  vive  agi- 
tation régnait  dans  la  colonie.  Dès  l'aurore,  on  pouvait  voir  les 
métis  venant  en  bandes  de  la  Prairie  du  Cheval  Blanc,  de  la  Baie 
St.  Paul,  du  lac  Manitoba  et  des  bords  de  la  Rivière-Rouge,  pour  se 
réunir  à  St.  Boniface,  selon  le  mot  d'ordre  de  leur  chef.  Ils  étaient 
tous  armés,  et  après  avoir  déposé  leurs  fusils  à  la  porte  de  l'église, 
ils  assistèrent  ensemble  à  une  basse  messe. 

A  l'issue  de  l'ofTice  divin,  les  métis  allèrent  reprendre  leurs 
armes,  puis  avant  de  se  mettre  en  marche,  Riel  leur  adressa  une 
chaleureuse  allocution.  Il  leur  montra  en  termes  indignés  l'outrage 
qu'on  faisait  à  leurs  sentiments  religieux  en  traduisant  un  des  leurs 
devant  la  justice  en  un  jour  consacré  au  Seigneur,  et  dénonça  les 
actes  tyranniques  de  la  Compagnie  de  la  Baie  d'Hudson,  que  l'on 
subissait  passivement  depuis  tant  d'années.  Il  engagea  les  métis  à 
se  montrer  unis,  fermes  et  déterminés  à  obtenir  justice,  leur 
assurant  que  le  vœu  unanime  des  habitants  de  la  Rivière-Rouge 
réussirait  à  faire  cesser  le  monopole  odieux  de  la  Compagnie  et 
à  leur  rendre  la  liberté  commerciale  qu'ils  réclamaient  à  tant  de 
titres. 

Louis  Riel  obtint  un  véritable  triomphe  oratoire  en  celte  cir- 
constance, et  de  longs  et  vigoureux  hourrahs  poussés  par  les  métis 
furent  répétés  bien  des  fois  par  les  échos  solitaires  de  la  Rivière- 
Rouge.  Encore  sous  l'impression  de  la  parole  ardente  de  leur 
chef,  les  bois-brûlés  commencèrent  à  défiler  pour  se  rendre 
au  Fort  Garry  comme  s'ils  allaient  à  une  victoire  certaine.  Ils 
suivirent  le  bord  de  la  Rivière-Rouge  jusqu'à  la  pointe  Douglas 
et  ils  traversèrent  au  Fort  Garry  dans  des  embarcations  qu'un 
nommé  Sinclair  mit  à  leur  disposition. 

Ils  arrivèrent  à  ce  village  vers  dix  heures  et  demie.  Leur  nombre 
leurs  armes,  leur  contenance  énergique  et  leurs  paroles  menaçantes 
inquiétèrent  sérieusement  les  autorités  et  jetèrent  l'émoi  dans  la 
localité,  qui  n'était  pas  habituée  à  un  pareil  spectacle.  Les  métis 
étaient  d'autant  plus  excités  qu'on  avait  répandu  la  nouvelle,  dans 
le  but  de  les  effrayer,  que  le  major  Caldwell  ferait  mettre  tous  ses 
penstoners  sous  les  armes,  lors  du  procès  de  Sayer,  afin  de  les 
repousser  par  la  force.  Ces  soldats  anglais  s'étaient  même  vantés 
de  balayer  les  métis  du  Fort  Garry  s'ils  osaient  s'y  montrer  en 
cette  occasion. 

Les  anglais  les  plus  influents  du  Fort  Garry  s'abouchèrent  avec 


LES   CANADIENS    DE   L'OUEST.  451 

les  métis  et  leur  firent  mille  représentations  pour  les  engager  à  ne 
tenter  aucun  mouvement  hostile  aux  autorités.  M.  Alexander  Ross  * 
auteur  d'un  histoire  de  la  Rivière-Rouge,  ayant  été  informé  par 
les  métis  qu'ils  étaient  déterminés  à  s'opposer  par  la  violence,  s'il 
était  nécessaire,  à  la  condamnation  éventuelle  de  Sayer,  leur  dit: 
"  Mes  amis,  vous  agissez  sous  de  fausses  impressions.  N'allez  pas 
troubler  l'ordre.  Le  6éme  est  parti  (il  faisait  allusion  au  corps  dur 
Colonel  Crofton,  parti  pour  l'Angleterre,)  mais  le  7ème  peut  venir, 
et  ceux  qui  maintenant  sèment  le  vent  récolteront  la  tempête." 

Aucune  menace  ne  put  ébranler  les  métis.  Louis  Riel  répondit 
fièrement  que  les  métis  étaient  fermement  décidés  à  ne  plus  se 
laisser  traiter  comme  par  le  passé,  qu'ils  commençaient  à  former 
un  peuple  et  qu'ils  ne  cesseraient  de  réclamer  les  droits  d'hommes 
libres  dont  on  les  frustrait. 

Plusieurs  centaines  de  métis  étaient  groupés  près  de  la  cour  de 
justice,  lorsque  vers  onze  heures,  le  major  Caldwell,  le  juge  Thom 
et  les  autres  majistrats  arrivèrent  pour  siéger  ;  on  remarqua  que  le 
gouverneur  n'avait  pas  en  cette  circonstance  la  garde  d'honneur 
qui  l'accompagnait  d'ordinaire. 

A  l'ouverture  de  la  Cour,  la  cause  de  Sayer  fut  appelée  la 
première,  et  le  prévenu  fut  sommé  vainement  de  comparaître 
devant  le  tribunal.  Il  était  alors  sous  la  protection  d'un  certain 
nombre  de  métis  armés,  et  le  recorder  n'osa  pas  ordonner  aux 
constables  de  l'amener  de  force  en  cour. 

Le  juge  et  les  magistrats  s'occupèrent  alors  pour  passer  le  temps 
d'autres  affaires  peu  importantes  jusqu'à  une  heure  dal'après-midi. 
Sayer  fut  alors  sommé  de  nouveau  de  comparaître,  mais  toujours 
en  vain.  Un  nommé  McLaughlin,  irlandais,  qui  prétendait  avoir 
de  l'influence  sur  les  métis,  essaya  d'intervenir,  mais  il  fut  promp- 
tement  éconduit. 

Le  gouverneur  et  le  juge  étaient  dans  un  embarras  visible.  Ils 
se  consultèrent  et  firent  dire  aux  métis  de  nommer  un  chef  et 
d'envoyer  une  députation  pour  assister  Sayer  durant  son  procès  et 
établir  ce  qu'on  avait  à  dire  pour  sa  justifieation.  Les  métis 
accédèrent  à  cette  proposition,  et  onze  d'entre  eux,  ayant  Riel  à 
leur  tête,  firent  leur  entrée  en  cour, avec  Sayer  sous  leur  protection. 

1.  Il  n'est  pas  inutile  de  remarquer  ici  que  cet  historien  est  très-partial.  On 
dirait  qu'il  a  écrit  seulement  l'histoire  des  colons  écossais  de  la  Rivière-Rouge. 
Il  passe  intentionnellement  sous  silence  des  faits  où  les  métis  français  jouent  un 
rôle  assez  important,  et  effleure  ceux  qu'il  ne  peut  taire.  Il  a  fait  son  possible  par 
exemple  pour  ignorer  la  mission  catholique  de  St.  Boniface.  Il  ne  prononce  même 
pas  le  nom  de  Mgr.  xProvencher,  qui  arriva  dans  le  pays  dés  1848  et  devint  le 
premier  évêque  de  la  colonie  quelques  années  plus  tard.  De  plus,  il  considère  les 
métis  comme  des  intrus  ;  tandis  que  c'est  le  clergé  catholique  et  les  métis,  qui  ont 
surtout  fait  le  pays  ce  qu'il  est.     Note  de  Vauieur. 


452  REVUE  CANADIENNE. 

Eli  môme  temps,  vingt  métis  vinrent  se  poser  en  sentinelles  près 
de  la  porte,  ayant  en  soin  les  armes  des  délégués,  et  cinquante 
autres  se  placèrent  près  de  l'entrée  en  dehors  de  la  cour.  Les 
sentinelles  de  l'intérieur  communiquaient  aux  autres  les  détails 
du  procès  à  fur  et  à  mesure  qu'il  s'instruisait,  de  sorte  qu'au 
moindre  signal,  tous  les  métis  étaient  prêts  à  prêter  main-forte  à 
leur  chef. 

Après  son  entrée  en  Cour,  Riel  déclara  que  la  population  de-- 
mandait  l'acquittement  de  Sayer.  Il  protesta  énergiquement  contre 
sa  mise  en  accusation   et  récusa  neuf  des  douze  jurés.     Mais  les 
réclamations  n'eurent  aucun  effet. 

On  procéda  alors  à  l'audition  du  procès. 

Riel  avertit  le  tribunal  que  les  métis  laisseraient  écouler  une 
heure  pour  lui  donner  le  temps  de  prononcer  l'acquittement  de 
Sayer,  et  qu'ils  se  feraient  eux-mêmes  justice,  si  un  jugement 
favorable  n'était  pas  rendu  dans  l'intervalle. 

Une  heure  passa.  Un  grand  nombre  de  métis  firent  irruption  dans 
la  salle  d'audience.  Les  autres  se  pressèrent  près  de  la  porte  et 
atttendirent  impatiemment  le  dénouement  du  procès. 

Riel  réclama  alors  d'une  voix  ferme  et  solennelle  l'acquittement 
de  Sayer. 

— Le  procès  n'est  pas  fini,  répondit  le  juge  Thom- 

— Le  temps  accordé  est  écoulé,  répliqua  Riel.  Le  procès  n'a 
pas  sa  raison  d'être.  L'arrestation  de  Sayer  a  été  faite  en  violation 
de  tout  principe  de  justice.  Et  je  déclare  que  dès  ce  moment  Sayer 
est  libre 

Les  métis  applaudirent  frénétiquement  et  annoncèrent  à  leur 
tour,  avec  des  hourras  et  des  cris  de  joie,  que  Sayer  était  libre. 

Le  gouverneur,  le  juge  Thom  et  les  magistrats  parurent  étonnés 
de  l'audace  de  Riel  et  des  métis,  et  ils  protestèrent  contre  leur  con- 
duite. Mais  Sayer  n'en  prit  pas  moins  le  chemin  de  la  liberté  ainsi 
que  GouUé,  McGillis,  Laronde,  contre  lesquels  on  n'osa  pas  pro- 
céder. 

Tout  en  prenant  une  attitude  énergique,  Riel  et  les  métis  ne  pro- 
férèrent aucune  parole  de  vengeance  contre  les  autorités;  aussi 
Hargrave,  auteur  d'une  histoire  de  la  Rivière-Rouge,  prétend  à 
tort  qu'ils  s'étaient  rendus  au  procès  non-seulement  dans  le  but  de 
libérer  Sayer,  mais  encore  d'assassiner  le  juge  Thom.  Rieu  dans 
leurs  procédés  ne  peut  justifier  cet  écrivain  de  leur  prêter  gratuite- 
oient  un  aussi  coupable  projet. 

Non  content  de  l'élargissement  de  Sayer,  Riel  somma  la  Gom- 
pagnie,  séance   tenante,   au  nom  des  métis,  de  rendre  à  Sayer 


LES  CANADIENS  DE  L'OUEST.  453 

effets  qu'on  lui  avait  confisqués,  Celle-ci  n'osa  pas  refuser 
d'obéir  à  cette  injonction. 

De  plus,  Riel  avertit  la  Compagnie  qu'à,  l'avenir  les-  métis  comp- 
taient avoir  le  commerce  libre,  et  qu'elle  ne  devait  plus  intervenir 
dans  les  transactions  mercantiles  Tous  les  métis  crièrent  bien 
des  fois  avec  un  indescriptiJ3le  enthousiasme  :  "  Le  commerce  est 
libre  !  Le  commerce  est  libre  !  Vive  la  liberté  !  !"  en  pré- 
sence du  gouverneur,  du  juge  et  des  magistrats  atterrés.  Ils  rem- 
plirent longtemps  l'air  de  leurs  acclamations,  et  lorsqu'ils  eurent 
traversé  la  Rivière-Rouge,  ils  poussèrent  d'enthousiastes  hourras? 
suivis  d'une  triple  salve  de  fusils  pour  célébrer  leur  triomphe. 

L'heureux  dénouement  de  cette  affaire  se  répandit  avec  la  rapidité 
de  l'éclair  dans  la  colonie,  où  éclatèrent  des  transports  universels 
de  joie.  Bien  que  les  métis  écossais  n'eussent  pris  aucune  part  à 
ce  mouvement,  ils  en  acceptèrent  le  résultat  avec  non  moins 
d'allégresse,  car  ils  avaient  également  de  nombreux  griefs  contre  la 
Compagnie. 

L'issue  de  ce  procès  amena  la  démission  du  juge  Thom,  qui  avait 
mis  le  sceau  à  son  impopularité  en  cette  circonstance.  Le  gouver- 
neur Caldwell  siégea  durant  un  an  à  sa  place.  En  1850,  M.  Thom 
revint  sur  le  banc  pour  décider  une  cause  importante,  mais  son  juge- 
ment souleva  un  mécontentement  tel  que  le  gouverneur  Caldwell 
le  força  de  résigner  une  seconde  fois  et  d'accepter  la  place  plus 
modeste  de  greffier  de  la  cour,  qu'il  occupa  jusqu'à  l'époque  de  son 
retour  en  Ecosse,  en  1854. 


VIL 


Ce  soulèvement  des  métis  contre  la  Compagnie  de  la  Baie  d'Hud- 
son  fit  beaucoup  de  bruit  et  eut  même  de  l'écho  en  Angleterre. 
Depuis  deux  années,  M.  Isbister,  membre  de  la  Chambre  des  Com- 
munes, ayait  pris  en  main  la  défense  des  métis  contre  les  vexations 
de  la  Compagnie,  et  il  n'en  continua  que  plus  ardemment  à  faire  le 
procès  de  cette  puissante  association  devant  le  parlement  anglais. 

M.  John  McLaughlin,  qui  avait  habité  la  Rivière  Rouge,  où  il 
avait  fait  le  commerce  d'importation  des  marchandises  anglaises, 
étant  de  retour  en  Angleterre  en  1850,  vit  avec  plaisir  que 
l'opinion  publique  était  favorable  à  l'attitude  des  métis. 
Dans  le  but  de  les  encourager  à  maintenir  fermement  leurs 
droits,  il  leur  adressa  la  proclamation  suivante,  écrit  en  mauvais 
français,  comme  il  le  dit,  nous  la  reproduisons  textuellement  : 


45^  REVUE    CANADIENNE. 


'^  AUX  MÉTIFS  ET  COLONS  DE  LA  RIViÈRE-ROUGE." 

'^  Je  VOUS  écrit  pour  vous  imformer  que  votre  cause  dans  ce 
pays-ci  fait  des  progrès  et  triomphe  rapidement.  J'étais  vraiment 
surpris  de  trouver  en  arrivant  ici  combien  elle  avait  universelle- 
nient  excité  l'intérest  générale  du  peuple  de  la  Grande-Bretagne. 
Continuez  hardiment  et  sans  crainte  dans  votre  présente  altitude. 
Sourtout  n'ayez  point  recours  à  des  moyens  violens,  mais  soyez 
fermes  et  résolus  de  soutenir  vos  droits  Vous  avez  plein  pouvoir 
comme  répètent  les  Journaux  Anglais  et  surtout  le  Parlement 
Britannique,  de  faire,  avec  qui  il  vous  plait  le  commerce  dans 
toutes  les  productions  de  votre  pays. 

"  N'écoutez  pas  ces  histoires  ridicules  que  l'on  vous  racontera 
pour  vous  intimider.  Vous  avez  Le  Droit  pour  vous.  Votre  com- 
patriote, M.  Isbister,  a  intéressé  des  amis  très  puissans  de  ce  côté  ci 
des  mers,  qui  vous  supporteront  si  vous  vous  montrez  dignes  de 
l'intérest  qu'ils  vous  portent. 

"  Courage  !  mes  amis.  En  avant  !  î 

"  Votre  très  sincère  ami 

"  John  McLaughlin." 

Les  métis  ne  furent  pas  obligés  heureusement  de  continuera 
lutter  contre  la  Compagnie  pour  obtenir  la  liberté  commerciale 
qu'ils  réclamaient  depuis  tant  d'années.  Il  est  vrai  que  la  Com- 
pagnie n'a  pas  cessé  de  prétendre  qu'elle  constituait  une  violation 
de  ses  droits,  mais  il  lui  fallut  bon  gré  mal  gré  accepter  ce  nouvel 
état  de  choses.  Elle  n'a  pas  intervenu  depuis  dans  le  commerce 
des  fourrures,  et  en  obéissant  forcément  à  une  politique  plus 
libérale,  elle  n'a  pas  réalisé  des  bénéfices  moins  considérables  de  son 
immense  trafic. 

En  justice  pour  Ja  Compagnie,  nous  devons  dire  que  si  les  pre- 
miers missionnaires  du  Nord-Ouest  ne  furent  guère  bien  traités 
par  se»  agents,  leurs  successeurs  obtinrent  en  revanche,  toute  espèce 
d'égards,  dés  qu'on  vit  qu'on  ne  pourrait  empêcher  ces  courageux 
apôtres  d'aller  annoncer  en  tous  lieux  la  bonne  nouvelle  de  l'Evan- 
gile. Et  depuis  bien  des  années,  les  prêtres  et  les  sœurs  reçoivent 
toute  la  protection  possible  et  souvent  même  des  secours  précieux 
de  la  Compagnie. 

Les  employés  actuels  de  cette  opulente  association  sont  aussi 
beaucoup  plus  libéraux  qu'autrefois  à  l'égard  des  métis,  dont  ils 
ont  toute  la  confiance.  Ceux-ci  achètent  et  vendent  les  produits 
de  leur  chasse  à  la  Compagnie,  transportent  ses  marchandises  à  «es 


LES   CANADIENS  DE   L'OUEST.  455 

postes  les  plus  éloignés,  souvent  sans  tenir  de   comptes,   tant  ils 
sont  certains  d'obtenir  satisfaction. 


viir. 


Après  cette  lutte  courageuse  contre  le  monopole  de  la  Compagnie 
^de  la  Baie  d'Hudson,  Riel  continua  .à  donner  des  preuves  de 
l'esprit  d'entreprise  qui  le  caractérisait.  En  1857,  il  conçut  le 
projet  d'établir  une  manufacture  de  tissus  de  laine  et  il  se  rendit 
en  Canada  pour  acheter  le  matériel  nécessaire.  Mais  l'entreprise 
échoua  au  moment  où  le  succès  semblait  assuré. 

En  revenant  à  St.  Boniface  en  1858,  il  rencontra  dans  la  prairie 
aux  Deux-Rivières,  un  peu  plus  bas  que  Pembina,  l'aîné  de  ses 
enfants,  Louis,  qui  se  rendait  au  collège  de  Montréal  pour  y  faire  ses 
études.  Ses  ressources  ne  lui  avaient  pas  permis  de  faire  face  aux 
dépenses  d'une  éducation  classique,  mais  Sa  Grâce,  Mgr.  Taché, 
ayant  été  frappé  de  la  précocité  intellectuelle  du  jeune  Louis,  avait 
su  lui  trouver  une  protectrice  généreuse,  dont  la  munificence  est 
proverbiale,  dans  la  personne  de  madame  Joseph  Masson  de  Terre- 
bonne. 

Le  jeune  Riel  était  loin  alors  de  pressentir  qu'il  voyait  son  excel- 
lent père  pour  la  dernière  fois.  Car  celui-ci  s'éteignit  à  St.  Boniface' 
le  21  janvier  1864,  alors  que  son  fils  commençait  au  collège  de 
Montréal  ses  études  de  philosophie.  Cette  perte  fut  extrêmement 
sensible  au  jeune  étudiant  et  le  plongea  dans  une  douleur  difficile 
à  peindre.  Ses  condisciples  se  rappellent  que  plus  d'une  année 
après  ce  douloureux  événement,  il  ne  pouvait  prononcer  le  nom  de 
son  père  san§  verser  d'abondantes  larmes. 

La  mort  de  Riel  causa  des  regrets  non  moins  profonds  dans  la 
colonie  de  la  Rivière-Rouge.  Les  métis  français  à  la  tête  desquels 
il  avait  obtenu  l'émancipation  commerciale  du  pays,  la  déplorèrent 
vivement.  Elle  leur  enlevait  un  ami  éprouvé,  un  conseiller  prudent 
et  un  chef  intrépide  dans  l'occasion. 

Aussi,  son  nom  est-il  encore  fort  populaire  à  la  Rivière-Rouge  et 
prononcé  avec  respect.  Et  lorsque  son  fils  se  mit  audacieusement 
à  la  tête  du  mouvement  insurrectionnel  de  1870,  les  métis  qui 
croyaient  voir  revivre  en  lui  les  talents,  l'intrépidité  et  l'éloquence 
du  père,  se  rangèrent  avec  ardeur  sous  le  drapeau  qu'il  avait 
arboré. 

L'épouse  de  Louis  Riel  habite  encore  la  Rivière-Rouge  avec 
l'ex-président  du  Gouvernement  Provisoire  et  huit  autres  enfants. 
L'aînée  de  ses  filles,  Sara,  est  entrée  depuis  186S  en  religion  chez 


456  REVUE  CANADIENNE. 

les  Sœurs  Grises,  et  aujourd'dui  elle  poursuit  à  l'Ile  à  la  Crosse 
l'œuvre  de  dévouement  à  laquelle  elle  a  consacré  sa  vie  dans  les 
missions  glacées  du  Nord. 

La  femme  de  notre  héros  a  fait  preuve,  en  maintes  circonstances 
difficiles,  d'une  grande  force  de  caractère.  Elle  vit  dans  une  noble 
pauvreté  à  quelques  milles  de  St.  Boniface,  à  l'instar  de  son  fils, 
qui  eut  pu  être  riche,  s'il  eut  voulu  trahir  la  cause  canadienne  et 
se  prêter  aux  offres  dorées  des  Américains  alors  qu'il  gouvernait  le 
pays. 

Joseph  Tassé. 


LE  BATTEUR  DE  SENTIERS. 


SCÈNES  DE  LA  VIE  MÇIXIGAINE. 


II. LE    MARCHÉ. 

[Suite.] 

—Pardon  ;  avant  que  d'aller  plus  loin,  ajouta  Pedroso,  expli- 
quons-nous bien  afin  d'éviter  un  nouveau  malentendu.  Qu'enten- 
dez-vous par  beaucoup  d'or  ? 

— Une  somme  ronde. 

— Bien,  mais  encore,  dix  piastres,  cent  piastres,  cinq  cents 
piastres  sont  des  sommes  rondes,  peut-être  ne  serait-il  pas  mauvais 
de  préciser. 

— Vous  êtes  sérieux  en  affaire,  cabailero,  cela  me  plaît. 

— Nous  avons  l'habitude  de  tenir  les  engagements  que  nous 
prenons,  cabailero,  voilà  pourquoi  nous  sommes  si  pointilleux. 

— C'est  plaisir  de  traiter  avec  des  gens  honorables,  senores,  je 
préciserai  donc  afin  de  satisfaire  à  vos  justes  susceptibilités  ;  j'en- 
tends par  une  somme  ronde,  mille  onces  d'or  ^  ou,  si  vous]  le  pré- 
férez dix-sept  mille  piastres. 

— Hein  !  s'écrièrent-ils  subitement  intéressés,  mille  onces  à  nous 
partage  r. 

1.  Environ  85,000  francs  de  noire  monnaie. 


458  RKVUE  CANADIENNE. 

— Pardon,  mille  pour  chacun. 

Les  bandits  eurent  un  éblouissement  à  l'énoncé  de  cette  somme 
énorme,  ils  lancèrent  un  regard  de  défiance  à  l'étranger,  celui-ci 
était  froid,  calme  et  souriant. 

— Voyons,  voyons,  dit  Pedroso  erj  passant  la  main  sur  son  front 
moite  de  sueur,  entendons-nous.  Vous  parlez  sérieusement  n'est- 
ce  pas  ? 

— Je  parle  sérieusement. 

— C'est  bien  mille  onces  d'or  que  vous  avez  dit  ? 

— C'est  en  effet  mille  onces  d'or. 

— BoiJ,  il  s'agit  de  jouer  cartes  sur  table,  caballero. 

— Je  ne  demande  pas  mieux  pour  ma  part. 

—Je  vais  vous  donner  l'exemple  de  la  franchise. 

— Faites. 

— Vous  n'avez  pas  été  dupe  de  notre  prétendu  malentendu, 
caballero,  vous  savez  fort  bien  que  notre  intention  était  de  vous 
voler  ? 

— Je  le  sais,  en  effet,  senor,  j'ajouterai,  si  cela  peut  vous  être 
agréable,  que  l'habileté  avec  laquelle  vous  avez  procédé  dans  cette 
circonstance  m'a  charmé. 

— Vous  me  comblez,  caballero,  répondit  modestement  Pedroso 
mais  revenons,  je  vous  prie. 

Soit,  veuillez  continuer. 

Or,  d'après  ce  précédent,  et  l'histoire  que  nous  avons  contée,  il 
ne  doit  plus  vous  rester  le  moindre  doute  sur  nous. 

— En  effet,  je  n'en  conserve  aucun. 

— Donc,  vous  savez  que  nous  sommes  hommes  à  couper  ^  le 
premier  venu  pour  cent  piastres  et  môme,  au  besoin,  pour  une 
somme  moindre  encore. 

— J'en  suis  convaincu,  sonores. 

— Alors  comment  se  fait-il  que,  nous  connaissant  si  bien,  voua 
nous  offriez  une  somme  aussi  fabuleuse  ? 

— Ceci  est  mon  secret,  senor  :  supposez  si  cela  vous  plaît,  que 
par  le  prix  élevé  que  je  mets  à  vos  services,  je  veux  disposer  de 
vous  à  ma  guise,  sans  avoir  à  redouter  de  votre  part  ni  observa- 
tions, ni  hésitations  dans  l'accomplissement  de  mes  ordres.  Il 
s'agit  donc  seulement  de  savoir  maintenant  si  mes  conditions  vous 
conviennent. 

— Elles  nous  conviennent  beaucoup,  quelles  qu'elles  soient,  une 
seule  chose  nous  embarasse. 

— Voyons  cette  chose. 

1.  Expression  locale  fort  caractéristique  pour  dire  tuer. 


LE  BATTEUR  DE  SENTIERS.  459 

— C'est  le  mode  de  payement,  caballero,  pour  parler  net,  ne 
prenez  pas,  je  vous  prie,  en  mauvaise  part  cette  observation,  mais 
nous  n'avons  pas  l'honneur  de  vous  connaître,  nous  ne  savons  qui 
vous  êtes.  Les  affaires  sont  les  affaires  ;  pour  jeter  ainsi  deux 
mille  onces  à  un  caprice  ou  une  vengeance,  il  faut  être  prodigieu- 
sement riche  ;  par  le  temps  qui  court,  l'argent  est  fort  rare,  notre 
rencontre  ici  est  toute  fortuite,  et  puisque  nous  entamons  des 
relations  sérieuses  et  qui,  peut-être  ne  tarderont  pas  à  devenir 
assez  intimes,  je  vous  avoue,  caballero,  que  nous  ne  serions  pas 
fâchés  de  savoir  tout  de  suite  à  quoi  nous  en  tenir,  c'est-à  dire 
d'avoir  la  certitude  d'être  payés  intégralement. 

— Senor  Pedroso,  vous  raisonnez  admirablement,  je  ne  trouve 
pas  un  mot  à  reprendre  à  tout  ce  que  vous  avez  dit,  cette  certitude 
que  vous  souhaitez  avoir,  dans  quelques  instants  vous  l'aurez,  mais 
avant  tout  laissez-moi  vous  faire  connaître  les  conditions  que  je 
prétends  vous  imposer,  conditions  que,  bien  entendu,  vous  êtes 
libres  de  refuser  si  elles  ne  vous  plaisent  pas. 

— Parlez,  caballero,  nous  vous  écoutons. 

— Voici  ces  conditions  :  vous  me  servirez  quels  que  soient  les 
ordres  que  je  vous  donne,  ces  ordres  vous  seront  transmis  de  vive 
voix  par  un  homme  de  confiance  que  vous  reconnaîtrez  à  une 
bague  qu'il  portera  à  sa  cravate.  Si  le  hasard  nous  fait  rencontrer 
en  public,  vous  ne  me  parlerez  ni  me  saluerez,  à  moins  que  je  ne 
vous  y  autorise.  Chaque  fois  que  je  vous  emploierai,  vous  touche- 
rez vingt-cinq  onces,  sans  préjudice  des  mille  promises,  qui  vous 
seront  payées  aussitôt  que  je  n'aurai  plus  besoin  de  vous  ;  mainte- 
nant répondez  acceptez-vous  ? 

— Nous  acceptons,  caballero,  répondirent-ils,  veuillez  nous  mon 
trer  la  bague. 

— La  voici  dit-il  en  désignant  celle  qui  attachait  sa  cravate. 

— Bon,  reprit  Pedroso,  nous  la  reconnaîtrons,  soyez  tranquille 
senor. 

L'étranger  fouilla  dans  la  poche  de  son  dolman  et  en  retira  la 
bourse  que  Pedroso  avait,  une  heure  auparavant,  essayé  de  lui 
enlever,  l'ouvrit  et  fit  glisser  une  certaine  quantité  d'onces  sur  la 
table.  ^ 

Les  deux  bandits  suivaient  ses  mouvements  avec  des  yeux  dila- 
tés par  la  convoitise. 

Après  avoir  fait  deux  piles  d'onces  : 

— Tenez,  dit  l'étranger,  voici  vingt-cinq  onces  chacun,  ce  senties 
arrhes  de  notre  marché. 

Les  Indiens  bondirent  sur  l'or,  s'en  emparèrent  et  le  firent  dis- 


4G0  •  REVUE  CANADIENNE. 

paraître  avec  une  promptitude  et  une  dextérité  qui  amenèrent  un 
sourire  sur  les  lèvres  de  l'étranger. 

— Maintenant,  ajouta-t  il  en  retirant  d'un  sachet  pendu  à  son  cou 
par  une  chaîne  d'acier  la  moitié  d'une  pièce  française  bizarre- 
ment découpée,  prenez  cette  pièce,  portez-la  à  Vera-Cruz,  chez  le 
riche  banquier  anglais  Lizardi. 

—Oh  !  nous  le  connaissons  fort  bien,  s'écria  Pedroso. 

— Tant  mieux  vous  demanderez  à  lui  parler  et  vous  lui  remettrez 
cette  pièce,  il  la  recevra,  et  en  la  prenant  il  vous  dira  que,  lorsque, 
vous  lui  apporterez  l'autre  moitié,  il  vous  comptera  la  somme  con- 
venue ;  cette  preuve  vous  suffît-elle  ? 

— Certes,  caballero,  firent-ils  en  s'inclinant  poliment. 

— Vous  voyez  que  je  conserve  la  seconde  moitié  de  la  pièce,  seu- 
lement jouez  franc  jeu  avec  moi,  senores,  car  si  vous  essayez  de 
me  trahir,  je  ne  vous  manquerai  pas. 

—Oh  !  quelle  pensée,  senor  ! 

— Ceci  n'est  pas  une  menace,  mais  un  simple  avertissement,  je 
vous  ai  déjà  donné  une  preuve  de  ma  force  et  de  mon  adresse^ 
gardez-en  le  souvenir. 

Caraï!  nous  ne  l'oublierons  pas. 

— Pardon,  senor,  dit  Carnero,  encore  un  mot,  s'il  vous  plaît. 

— J'écoute. 

— Il  est  un  point  que  vous  avez  oublié,  je  crois. 

—Lequel  ? 

— Dame,  Seigneurie,  vous  ne  nous  avez  pas  demandé  des  garan- 
ties. 

L'étranger  se  mit  à  rire,  et  après  avoir  haussé  dédaigneusemen  t 
les  épaules  : 

— Je  me  fie  à  votre  parole,  dit-il  d'une  voix  railleuse,  n'êtes-vous 
pas  des  caballeros  ?  Du  reste,  franchise  pour  franchise,  ce  n'est 
pas  le  hasard  qui  m'a  conduit  ici,  je  suis  venu  exprès  sachant  vous 
y  rencontrer  ;  bien  que  vous  ignoriez  qui  je  suis,  moi  je  vous  con- 
nais de  longue  date,  et  si  je  vous  ai  fait  me  raconter  votre  histoire, 
c'était  simplement  pour  voir  si  vous  essayeriez  de  me  tromper,  je 
me  plais  à  constater  que  vous  n'en  avez  pas  eu  la  pensée  ;  mainte- 
nant retenez  bien  ceci,  le  jour  où  il  me  plaira  de  me  défaire  de 
vous,  si  cachée  que  soit  la  retraite  que  vous  choisissiez  pour  échap- 
per à  ma  vengeance,  je  vous  découvrirai,  et  fussiez-vous  au  milieu 
de  vingt  mille  individus,  vous  ne  pourrez  vous  soustraire  au  châti- 
ment que  vous  aurez  mérité. 

L'étranger  appela  alors  le  pulquero  et  lui  donna  quelques- 
piastres. 

— Senores,  ajouta-t-il,  le  moment  est  venu  de  nous  quitter,  n'oi 


LE  BATTEUR  DE  SENTIERS.  461 

bliez  pas  nos  conventions,  et  comptez  sur  moi  comme  je  compte 
sur  vous  ;  adieu.  Et  portant  la  main  à  son  chapeau,  il  sortit  de  la 
pulqueria. 

Les  Indiens  le  regardèrent  s'éloigner  d'un  air  ébahi. 

L'étranger  détacha  son  cheval,  se  mit  en  selle  et  s'éloigna  au 
galop. 

Au  moment  où  il  tournait  l'angle  de  la  cuadra,  il  se  croisa  avec 
un  cavalier  qui  arrivait  à  toute  bride. 

L'étranger  rebattit  vivement  les  ailes  de  son  chapeau  sur  ses 
yeux,  et  enfonçant  les  éperons  aux  flancs  de  son  cheval  : 

— Diablos  !  murmura-t-il,  il  était  temps! 
Les  deux  guerrilleros  avaient  repris  leur  place  à  la  table  où  d'abord 
ils  s'étaient  assis. 

— Eh  bien,  compadre,  demanda  Garnero  à  son  compagnon,  que 
pensez-vous  de  tout  ceci  ? 

— Je  n'y  comprends  rien  du  tout,  compadre,  répondit  piteusement 
Pedroso  si  cet  hom^^^e  n'est  pas  le  diable,  il  doit  être  au  moins  son 
très  proche  parent,  je  crains  qu'il  ne  nous  connaisse  trop. 

On  n'est  jamais  trop  connu,  cher  campadre,  et  la  preuve,  c'est 
que  nous  devons  cette  bonne  aubaine  à  notre  réputation. 

— C'est  vrai  ;  cependant  je  vous  avoue  que,  si  brillante  que  soit 
cette  affaire,  elle  m'inquiète  beaucoup,  il  y  a  quelque  ténébreuse 
machination  là-dessous. 

— Il  ne  faut  pas  être  sorcier  pour  deviner  cela,  mais  que  nous 
importe  ?  nous  ne  sommes  que  des  instruments  nous  autres,  notre 
honneur  est  sauf  et  notre  conscience  tranquille. 

— C'est  une  grande  consolation  pour  nous  dans  cette  circonstance 
cher  compadre  ;  mais,  dites  moi,  parlerons-nous  de  cette  affaire  à 
don  Remigo  ? 

Gardons-nous-en  bien,  au  contraire  !  oubliez-vous  donc  si  vite 
les  recommandations  qui  vous  ont  été  faites  ?  Vive  Dios,  cette  in- 
discrétion pourrait  nous  coûter  la  viç. 

Pedroso  hocha  tristement  la  tête  et  vida  son  verre  d'un  air  mé- 
lancolique. 

— Bah  !  j'ai  vingt-cinq  onces  après  tout  !  dit-il  en  repoussant  son 
verre  sur  la  table-  qui  vivra,  verra  ! 

En  ce  moment  un  cavalier  s'arrêta  devant  la  pulqueria. 

Voilà  don  Remigo,  s'écria  Carnero. 

— Enfin  !  dit  Pedroso  en  se  levant. 

Le  cavalier,  sans  mettre  pied  à  terre,  se  pencha  sur  le  cou  de  «on 
€heval. 

Hé,  Pedroso  !  hé,  Carnero  î  cria-t-il. 

— Seigneurie  !  répondirent  les  deux  hommes. 


462  REVUE  CANADIENNE. 

— Allons,  en  selle  vivement,  le  temps  presse  ! 

Les  guérilleros  quittèrent  aussitôt  la  pulqueria  en  oubliant  de 
payer  leur  dépense. 

Le  pulquero  se  garda  bien  de  la  leur  réclamer,  il  savait  à  quelle 
sorte  de  pratique  il  avait  affaire. 

— Bon  voyage  et  que  le  diable  vous  torde  le  cou,  dit-il  lorsqu'il 
les  vit  hors  de  la  voix,  heureusement  que  le  premier  a  payé  pour 
tous,  ajoula-t-il  en  manière  de  consolation;  c'est  égal,  je  me  passe- 
rais bien  d'avoir  affaire  à  de  ^sireils  bribones. 

Et  il  alla  tout  grommelant  se  rasseoir  derrière  son  comptoir. 

IIL — l'oncle  et  le  neveu. 


L'étranger  s'était  éloigné  tout  pensif  de  la  pulqueria,  sa  rencontre 
fortuite  avec  le  cavalier  auquel  les  guérilleros  avaient  donné  le 
nom  de  don  Remigo,  avaient  répandu  sur  ses  traits  un  voile  de 
sombre  mélancolie. 

Cependant  don  Remigo,  puisque  tel  est  le  nom  de  ce  personnage, 
n'avait,  au  physique  du  moins,  rien  qui  pût  justifier  l'espèce  de 
répulsion  que  l'étranger  avait  éprouvée  à  sa  vue  :  c'était  un  jeune 
homme  de  vingt-cinq  à  vingt-six  ans,  bien  fait  de  sa  personne,  dont 
les  traits  caractérisés,  les  yeux  noirs  et  la  moustache  fièrement 
retroussée  donnaient  à  son  visage  une  expression  d'insouciante 
bravoure  et  de  joyeuse  humeur  ;  son  costume,  mi-parti  civil  et 
militaire,  n'avait  rien  non  plus  qui  justifiât  une  répugnance  quel- 
conque, surtout  à  l'époque  de  guerre  intestine  dans  laquelle  le 
Mexique  était  plongé. 

Au  regard  étincelant  que  l'étranger  avait  au  passage  jeté  sur  ce 
cavalier,  il  était  évident  qu'il  existait  entre  ces  deux  hommes  une 
violente  irritation,  ou  peut-être  une  de  ces  haines  profondes  si 
communes  en  ce  pays,  où  le  soleil  brûle  le  sang  et  le  fait  couler  en 
lave  dans  les  veines,  et  que  souvent  la  vengeance  elle-même  est  im- 
puissante à  assouvir. 

Quant  à  présent,  nous  nous  bornerons  à  constater  l'expression 
de  tristesse  qui  avait  remplacé  sur  le  visage  de  l'étranger  la  joie 
railleuse  qui  Péclairait  un  instant  auparavant,  et  nous  continuerons 
à  le  suivre. 

Sans  remarquer  la  curiosité  qu'excitait  son  costume  parmi  les 
leperos  qu'il  croisait  sur  sa  route,  l'étranger  s'était  engagé  dans 
un  sentier  touffu  tracé  au  milieu  d'un  bois  épais  de  styrax  et  de 
palma-christi. 

Ce  sentier  suivait  le  cours  capricieux  de  la  rivière,  dont  il  n'était 


LE  BATTEUR  DE  SENTIERS.  463 

éloigné  que  d'une  centaine  de  pas  au  plus  ;  après  avoir  quitté  le 
village,  l'étranger  avait  continué  à  s'avancer  en  ralentissant  de  plus 
en  plus  l'allure  de  son  cheval,  qui  bientôt  ne  marcha  plus  qn'au 
pas.  A  un  quart  de  lieue  environ  de  Medellin,  le  chevalier  aperçut 
à  travers  les  arbres  une  charmante  maisonnette  enfouie  au  milieu 
des  bosquets  odorants,  et  entourée  d'une  haie  vive  de  cactus  cierge. 
Arrivé  presque  à  toucher  cette  haie,  le  cavalier  s'arrêta  et  se 
pencha  curieusement  pour  regarder  par-dessus,  mais  presque  aussi- 
tôt il  se  rejeta  vivement  en  arrière,  et  au  lieu  de  continuer  sa  route 
il  demeura  immobile,  écoutant,  avec  les  marques  de  la  plus  vive 
anxiété,  deux  fraîches  voix  de  jeunes  filles  qui  chantaient  une 
ancienne  romance  espagnole,  en  s'accompagnant  du  jarabè  : 

Que  es  esto  colorin  mio  ^ 
Revolando  a  mis  ventanas, 
Cuando  yo  te  suponia 
Unido  ya  con  tu  amanda  ? 

Les  chanteuses  firent  une  pause,  et  l'une  d'elles  partit  d'un  éclat 
de  rire  cristallin. 

Pourquoi  ristu  ainsi,  Jesusita  ?  demanda  sa  compagne  en  cessant 
de  racler  le  jarabè. 

Parce  que,  ma  chère  Sacramenta,  répondit  la  rieuse  Jesusita  en 
lui  désignant  d'un  air  moqueur  l'endroit  où  se  tenait  le  cavalier, 
qui  se  figurait  sans  doute  être  bien  caché,  voici  le  chardonneret  de 
ta  romance  qui  vient,  non  pas  à  tes  fenêtres,  mais  soupirer  der- 
rière la  haie  de  ta  maison. 

Sacramenta  tourna  la  tête  en  rougissant. 

La  mine  que  faisait  le  cavalier  était  si  piteuse  en  se  voyant 
découvert  ainsi  àl'improviste,  que  les  deux  malicieuses  jeunes  filles 
recommencèrent  à  rire  comme  deux  petites  folles. 

— Holà,  ninas  !  dit  une  voix  d'homme  qui  partit  de  la  maison, 
apprenez-moi  donc  de  quoi  vous  riez  si  fort,  afin  que  je  partage 
votre  joie. 

La  gaieté  fut  aussitôt  glacée  sur  les  lèvres  des  jeunes  filles  à  cette 
brusque  interpellation. 

Dona  Sacramenta  mit  un  doigt  sur  ses  lèvres,  sans  doute  pour 
recommander  la  prudence  à  l'étranger,  tandis  que  dona  Jesusita 
lui  disait  d'une  voix  contenue: 

— Ne  demeurez  pas  là  plus  longtemps,  don  Miguel,  voici  notre 
père. 

Le  jeune  chevalier  disparut  derrière  la  haie,  presque  au  môme 

^  Que  signifie  cela,  mon  chardonneret, —  de  nouveau  tu  voles  à  ma  fenêtre —  lors- 
ne  déjà  je  te  supposais— uni  avec  ton  amante  ? 


464  REVUE  CANADIENNE. 

instant  on  entendit  le  galop  d'un  cheval,  la   porte  fut  ouverte  par 
un  peon,  et  don  Miguel  entra  dans  la  cour  qui  précédait  le  jardin. 

— Oh  !  fit  le  peon,  don  Miguel  de  Cetina  !  Quel  bonheur,  mon 
maître  parlait  encore  de  vous,  il  y  a  deux  jours  :  ''  Mon  neveu 
n'arrivera  donc  pas,"  disait-il  d'un  air  de  mauvaise  humeur  aux 
senoritas,  ses  filles. 

— Eh  bien,  me  voilà,  José,  annonce-moi,  pendant  que  je  mettrai 
mon  cheval  au  corral  ;  don  Gutierre  est  en  bonne  santé,  j'espère. 

—Parfaite,  Seigneurie,  oh  !  il  sera  bien  content. 

— Alors  il  ne  faut  pas  le  faire  attendre,  va  m'annoncer. 

—J'y  cours,  Seigneurie,  j'y  cours. 

Et  en  efTet,  le  peon  s'éloigna  à  toutes  jambes. 

Don  Miguel  de  Cetina,  puisque  nous  savons  maintenant  le  nom 
de  ce  cavalier,  s'occupa  à  desselle  r  son  cheval  et  à  le  mettre  au  corral 
mais  il  procédait  avec  une  lenteur  telle,  qu'il  était  évident  que, 
pour  des  motifs  secrets,  il  retardait  le  plus  possible  le  moment  de 
paraître  devant  les  railleuses  jeunes  filles  qui  s'étaient  si  gaiement 
moqué  de  lui  un  instant  auparavant. 

Depuis  près  d'un  quart  d'heure  le  jeune  homme  était  ainsi 
occupé  plutôt  à  réfléchir  qu'à  desseller  son  cheval,  lorsque  le  peon 
reparut,  précédant  son  maître. 

Don  Gutierre  était  un  homme  de  cinquante  ans  à  peu  près,  fort 
bien  conservé,  bien  que  ses  cheveux  commençassent  à  grisonner 
aux  tempes,  ses  traits  étaient  beaux,  l'expression  de  son  visage  assez 
sévère  ;  il  avait  le  regard  fin  et  la  bouche  railleuse,  ses  manières 
assez  franches,  sa  parole  brève  et  môme  parfois  empreinle  de 
rudesse  ;  au  demeurant,  c'était  un  ho  mme  bon  et  assez  aimable, 
d'un  commerce  sûr  pour  ses  amis,  et  d'une  loyauté  prover- 
biale. 

Don  Gutierre  de  Léon  y  Planillas  (il  se  nommait  ainsi)  apparte- 
nait à  une  famille  originaire  de  la  Galice  ;  il  avait,  fort  jeune, 
quitté  l'Espagne  pour  se  fixer  au  Mexique,  où  pendant  de  longues 
années  il  s'était  livré  à  l'exploitation  des  mines  ;  don  Miguel  de 
Cetina  était  la  fils  de  sa  sœur,  qui,  de  dix  ans  plus  âgée  que  lui, 
était  venue  en  Amérique  à  la  suite  de  son  mari,  presque  à  la  même 
époque  que  don  Gutierre. 

Le  vieillard,  du  plus  loin  qu'il  aperçut  son  neveu,  commença  à 
l'interpeller  d'une  voix  bourrue. 

— Que  diable  faites-vous  dans  cette  cour,  don  Miguel,  lui  dit-il, 
au  lieu  d'entrer  toute  de  suite  dans  la  maison  ?  supposez-vous,  pa^ 
hasard,  que  je  n'ai  pas  assez  de  domestiques  pour  soigner  votre 
cheval,  ou  bien  étes-vous  devenu  palefrenier  depuis  la  derrière  fois 
que  j'ai  eu  le  plaisir  de  vous  voir  ? 


LE  BATTEUR  DE  SENTIERS.  465 

Don  Miguel,  ainsi  que  le  lecteur  a  déjà  été  à  même  de  le  recon- 
:iaîlre,  était  fort  brave  à  l'occasion  et  nullement  facile  à  intimider  ; 
cependant,  par  une  singularité  étrange,  depuis  qu'il  avait  franchi  la 
porte  de  don  Gutierre,  son  caractère  semblait  avoir  complètement 
changé,  il  pâlissait,  il  rougissait,  il  bulbutiait,  bref,  il  paraissait 
être  fort  embarrassé  de  sa  personne  et  ne  pas  savoir  quelle  conte- 
nance garder. 

— Excusez-moi,  mon  oncle,  répondit-il,  mais  je  viens  de  faire 
une  longue  traite  sur  Négro,  c'est  un  cheval  de  prix  auquel  je  tiens 
beaucoup,  je  n'ai  pas  voulu  laisser  à  d'autres  le  soin  de  le  bouchon- 
ner, mais  voilà  qui  est  fait.  José,  vous  pouvez  mettre  Négro  au 
corral. 

— Ce  n'est  pas  malheureux,  reprit  .don  Gutierre  en  haussant  les 
épaules,  et  s'adressant  au  peon,  surtout,  drôle,  lui  dit-il,  aie  soin  de 
ne  pas  donner  d'alfalfa  mouillée  à  Négro,  c'est,  en  effet,  un  noble 
animal. 

— Après  avoir  fait  celte  recommandation  au  peon,  don  Gutierre 
se  tourna  de  nouveau  vers  don  Miguel. 

— Depuis  quand  êtes  vous  arrivé  ?  lui  demanda-t-il. 

—J'arrive  seulement  aujourd'hui,  mon  oncle. 

— Et  vous-êtes  venu  tout  droit  ici  ?  c'est  bien  cela,  mon  neveu. 

— Pardonnez-moi,  mon  oncle,  j'ignorais  que  vous  fussiez  à  Medel- 
lin,  je  vous  croyais  à  la  Vera  Cruz,  c'est  donc  à  la  Vera-Cruz  que  je 
me  suis  rendu. 

— C'est  juste;  allons,  tout  est  pour  le  mieux,  vous  demeurerez 
ici  quelques  jours,  c'est  convenu.  ' 

— Mais,  mon  oncle. 

— Je  n'admets  pas  d'observations,  don  Miguel,  je  suis  votre  oncle, 
TOUS  devez  m'obéir,  d'ailleurs,  nous  avons  certanies  affaires  à 
traiter,  et  puis  il  va  y  avoir  des  fêtes  ici  que  sais-je  ?  vous  resterez. 

—  Je  resterai,  mon  oncle,  puisque  vous  le  désirez. 

— Bon.  voilà  comme  j'aime  que  vous  soyez.  Ah  !  à  propos  ne  parlez 
pas  d'affaires  devant  les  enfants,  cela  ne  les  regarde  pas  ; 
allons,  venez  dire  bonjour  à  vos  cousines,  il  y  a  près  d'un  an  que 
vous  ne  les  avez  vues. 

Don  Gutierre  passa  son  bras  sous  celui  de  son  neveu  et  entra 
avec  lui  dans  le  jardin.  Nul  pinceau  ne  pourrait  rendre  l'aspect. 
d'une  huerta  ou  jardin  de  la  terre  chaude  mexicaine  ;  là  poussent 
en  pleine  terre,  avec  une  vigueur  de  végétation  inouïe,  tous  ces 
arbres  qui  chez  nous,  malgré  les  soins  les  plus  constants,  ne 
viennent  qu'à  l'état  de  plantes  maladives,  et  rabougries  ;  c'est  un 
fouillis,  un  pêle-mêle  inextricable  de  palma-christi,  liquidambars, 
de  styrax,  de  bananiers,  citronniers,  limonniers,  orangers,  cactus 
25  juin  1873.  30 


466  REVUE  GANADJENNE. 

de  toutes  sortes,  couverts  de  fruits  et  de  fleurs,  formant  à  vingt  et 
trente  pieds  de  hauteur  des  arceaux  de  verdure  impénétrables  aux 
rayons  ardents  du  soleil,  servant  de  retraite  à  des  milliers  d'oiseaux 
de  toutes  sortes,  brillantes  de  couleurs  infinies,  babillant  à  qui 
mieux  mieux  et  se  jouant  sous  la  feuillée. 

Au  fond  d'un  épais  bosq^uet  d'oranger,  de  goyaviers  et  de  laurier 
roses,  deux  ravissantes,  jeunes  filles  de  quinze  à  seize  ans  brodaient 
auj)lumetis  avec  une  intention  trop  soutenue  pour  ne  pas  être 
feinte. 

Ces  jeunes  personnes  étaient,  l'aînée,  dona  Sacramenta,  et  la 
cadette,  dona  Jésus,  toutes  deux  filles  de  don  Gutierre. 

Tout  en  paraissant  très-actionnées  à  leur  travail,  elles  voyaient 
fort  bien  venir  vers  elles  don  Miguel  et  leur  père,  et  elles  chucho- 
taient à  voix  basse  en  échangeant  de  fins  sourires. 

Dona  Sacramenta  était  brune,  grande,  svelte,  sa  beauté  avait 
quelque  chose  d'imposant  et  de  sévère  ;  dona  Jésus  au  contraire 
était  blonde,  petite,  mignonne  et  toute  gracieuse.  Par  une  singula- 
rité pleine  de  charme,  les  yeux  de  la  brune  Sacramenta  étaient 
d'un  bleu  d'azur,  tandis  que  ceux  de  la  blonde  Jésus  ou  Jesusita, 
ainsi  qu'on  la  nommait  familièrement,  étaient  d'un  noir  mat,  ce 
qui  imprimait  à  leur  physionomie  un  cachet  d'étrangeté  indéfinis- 
sable. 

Lorsque  don  Gutierre  et  son  neveu  ne  furent  plus  qu'à  quelques 
pas  du  bosquet,  alors  seulement  elles  feignirent  de  les  apercevoir. 
Tout  à  coup  elles  se  levèrent  en  poussant  un  petit  cri  de  surprise  et 
s'avancèrent  au-devant  des  visiteurs. 

— Ninas,  dit  don  Gutierre,  je  vous  amène  votre  cousin  don 
Miguel,  il  vient  passer  quelques  jours  avec  nous,  je  vous  le  livre 
pour  que  vous  le  grondiez  bien  fort  d'être  demeuré  si  longtemps 
éloigné  de  nous. 

—Nous  n'y  manquerons  pas,  mon  père,  répondit  vivement 
Sacramenta  ;  fi,  monsieur,  que  c'est  laid  d'oublier  ainsi  des  parents 
qui  vous  aiment.' 

— Pauvre  jeune  homme,  dit  languissamment  Jesusita,  peut-être 
aurait  t-il  été  retenu  malgré  sa  volonlé  ! 

— Senoritas,  répondit  don  Miguel  en  s'enclinant  respectueuse- 
ment, je  me  mets  à  votre  merci';  j'ose  espérer  cependant  que  vous 
ne  me  condamnerez  pas  sans  m'entendre. 

— Non,  gardez-vous-en  bien,  dit  en  riant  don  Gutierre,  si  vous  le 
laissez  s'expliquel*  il  se  défendra  si  bien,  que  vous  serez  contraintes 
de  l'absoudre. 

— Vous  êtes  cruel,  mon  onde,  répondit  en   souriant    le  jeune 


LE  BATTEUR  DE  SEiNTIERS.  4G7 

homme,  mais  je  compte  sur  lajustice  impartiale  de  mes  charmantes 
cousines,  et  je  suis  rassuré. 

— Ne  vous  y  fiez  pas  trop,  mon  cousin,  vos  compliments  et  vos 
cajoleries  n'aboutiront  à  rien  ;  tenez-vous  pour  bien  averti  que 
nous  serons  sévère,  dit  Sacramenta  en  le  menaçant  d'un  doigt 
mignon. 

— Je  vous  défendrai,  moi,  mon  cousin,  reprit  Jesusita. 

— Ah  !  ma  sœur '.Comment,  vous  m'abandonnez  ;  alors, que  ferai- 
je  seule  ? 

— Vous  me  pardonnerez  si  je  suis  coupable,  ma  cousine,  parce 
que,  si  grande  que  soit  ma  faute,  mon  respect  et  mon  admiration 
pour  vous  sont  encore  plus  grands. 

— Là,  fit-elle  en  souriant,  '  me  voilà  désarmée  du  premier  coup; 
taisez-vous,  monsieur,  je  ne  veux  pas  vous  en  tendre,  je  suis  furieuse 
contre  vous. 

— Ne  viendrez-vous  pas  à  mon  secours,  mon  oncle?  N'aurez  vous 
pas  pitié  de  ma  détresse  ? 

— Non,  non,  arrangez-vous  ensemble,  cela  ne  me  regarde  pas,  je 
ne  m'en  mêlerais  pas  pour  un  empire. 

— Venez,  mon  cousin,  le  ne  vous  abandonne  pas,  moi,  dit  Jesu- 
sita ;  je  plaiderai  votre  cause  auprès  de  ma  sœur,  elle  brûle  de  vous 
pardonner. 

— Il  serait  vrai  !  s'écria-t-il  avec  une  joie  contenue. 

La  jeune  fille  lui  lança  un  regard  voilé,  et,  baissant  la  lôte  en 
rougissant  : 

Tout  cela  n'est  qu'un  jeu,  répondit-elle  avec  un  léger  tremble- 
ment de  sa  voix  ;  vous  savez  mon  cousin,  que  nous  sommes  heu- 
reuses de  vous  voir. 

Oh  !  merci,  ma  cousine,  dit-il  avec  émotion  ;  vous  ne  sauriez  vous 
imaginer  combien  ces  paroles  me  sont  douces,  prononcées  par 
vous. 

— Allons,  allons,  fit  don  Gutierre,  puisque  la  paix  est  faite, 
restons  en  là  quant  à  présent,  laissons  ces  demoiselles  continuer 
leurs  broderies,  et  nous,  causons  un  peu  de  nos  affaires^t  vous  aurez 
du  temps  de  reste  pour  marivauder. 

Il  est  propable  que  ces  jeunes  gens  auraient,  pour  mille  raisons, 
préféré  continuer  à  causer  ensemble,  mais  force  leur  fut  d'obéir  ; 
les  jeunes  filles  reprirent  leur  ouvrage  d'un  air  maussade,  et  don 
Miguel,  après  s'être  respectueusement  incliné  devant  elles,  suivit 
don  Gutierre. 

Celui-ci  conduisit  son  neveu  dans  un  cabinet  donnant  sur  le  jardin 
dont  le  sol  et  les  murs  étaient  recouverts  de  pétales  ;  api  es  avoir 
soigneusement  fermé  la  porte,  il  s'installa  dans  une  butacca,  en 


'468  REVUE  CAxNADlENNE. 

indiqua  une  seconde  a  don  Miguel,  el  après  l'avoir  engagé  à  se 
j-afrcîchir  en  buvant  soit  de  la  limonade,  soit  du  tepache  disposés 
sur  une  table  au  milieu  de  la  pièce,  il  entama  la  conversation  sur 
im  ton  complètement  diffèrent  de  celui  qu'il  avait  pris  jusque-là. 

— Eh  bien  ?  lui  demanda-t-il,  quelles  nouvelles  ?  qu'avez-vous 
fait  ?  Vous  savez,  mon  neveu,  combien  il  est  urgent  de  prendre  un 
parti  ;  dites  moi  donc  tout  sans  plus  tarder. 

— Ainsi  que  je  vous  l'ai  dit,  mon  cher  oncle,  répondit  le  jeune 
homme  en  prenant  un  puro  et  l'allumant,  je  *ne  suis  arrivé  que  ce 
matin,  il  m'a  donc  été  de  toute  impossibité  de  me  renseignre  sur 
l'état  du  pays. 

— Tout  va  de  mal  en  pis,  mon  neveu,  interrompit  don  Gutierre, 
il  n'existe  plus  de  sécurité  pour  personne,  nous  sommes  la  proie 
de  bandits  qui  nous  rançonnent  sans  vergogne  sous  le  premier 
prétexte  venu,  et  le  ijIus  souvent  sans  prétexte,  parce  que  cela  leur 
plait  ainsi  ;  l'honneur  de  nos  familles,   notre   vie  même,  tout  est 
menacé   ;   nous   autres,    Espagnols    d'Europe,    sommes   surtout 
exposés.   Gomme,  pour  la  plupart,  nous  sommes  industrieux  et  tra- 
vailleurs, et   par  conséquent  riches,   les  scélérats  qui  sont  à  la  tête 
du  gouvernement   de  la  Vera-Gruz  ont  excité  la  population  contre 
nous  ;  c'est  un  toile  général  ;  l'épithète  de  gachupines  est  la  plus 
'douce  qu'on  nous  donne.     Nou  content  de  nous  ruiner,  on  nous 
assassine,  et  cela  en  plein  jour,  devant  tous,  aux  applaudissements 
de  la  populace  ;  mes  magasins  et  mes  entrepôts  de  la  Vera-Gruz  ont 
été   pillés     et   démolis   ;  mon  hacienda  de    Gerro-Prieto  est    en 
cendres  ;  je    suis  dans  des   transes  continuelles,  m'attendant  d'un 
moment  à  l'autre  à  être  arrêté  et  fusillé  sans  autre  forme  de  procès. 
Voilà  l'état  du  pays,  mon  neveu  ;  qu'en  pensez-vous  ? 
— Hélas  î  mon  oncle,  le  tableau  que  vous  me  faites  est  affreux. 
— Il  est  encore  au-dessous  de  la  réalité,    mon  neveu,  croyez-le 
Men, 

— Malheureusement,  mon  oncle,  la  sécurité  n'existe  pas  davan- 
tage dans  les  provinces  du  centre  ;  seuls,  les  Etats  du  Pacifique, 
trop  éloignés  du  théâtre  delà  guerre,  jouissent  d'une  tranquillité 
relative  :  Orizaba,  Puebla,  Mexico  lui-même,  malgré  la  présence 
du  président  Miramon  et  les  louables  efforts  de  ce  général  pour 
refréner  l'anarchie,  sont  plongés  dans  un  chaos  horrible  ;  toute 
l'écume  de  la  société  est  montée  à  la  surface,  c'est  une  guerre  de 
sauvages,  la  hitfe  de  la  barbarie  contre  la  civilisation,  lutte  dans 
iHijUHlIe,  si  elie  se  prolonge,  sombrera  fatalement  la  dernière  lueur 
.tjui  éclaire  encore  ce  malheureux  pays.  Partout  le  vol  et  l'assas- 
sinat soiii  organisés  eu  grand  et  mis  à  l'ordre  du  jour.  Le  corps 
diplomatique  étranger  est  impuissant  à  protéger  ses  nationaux,  et 


LE  BATTEUR  DE  SENTIERS.  46^ 

l'ambassadeur  d'Espagne,  arrivé  depuis  quelques  jours  à  peine  k 
Mexico,  désespère  déjà  de  la  situation. 

— Ainsi,  partout,  sur  tout  le  territoire  de  la  Confédération  règne 
a  même  anarchie. 

— Partout,  oui,  mon  oncle. 

— Maintenant  dites-moi  quelles  mesures  vous  avez  arrêtées. 

— Vous  savez,  mon  oncle,  que  la  plus  grande"  partie  des  biens  de 
mon  père  se  trouve  sur  le  territoire  de  Golima  et  dans  l'Etat  de 
Sonora  ;  après  mûre  réflexion,  voici  ce  que  mon  père  vous  propose  .' 
ne  pas  essayer  de  vous  embarquer  sur  le  littoral  de  l'Atlantique,, 
vous  n'y  réussirez  pas,  trop  de  regards  vous  surveillent. 

— Je  le  sais  ;  mais  comment  se  risquer  à  traverser  tout  le  terri- 
toire de  la  république,  s'aventurer  sur  des  routes  infestées  dé 
brigands,  avec  des  jeunes  filles  faibles  et  sans  défense  ? 

— C'est  pourtant,  mon  oncle,  la  seule  chance  de  salu't  qui  vouS- 
reste  ;  d'ailleurs^  voiis  n'avez  de  dangers  à  courir  que  dans-. 
le  parcours  de  Medellin  à  Mex"'"o,  dangers  sérieux,  j'entends  ;  c'est 
un  trajet  de  quatre-vingts  et  quelques  lieues  qui  peut-être  efTectué 
en  dix  jours  au  plus.  A  Mexico,  mon  oncle,  vous  trouverez  une 
vingtaine  de  peones  dévoués  à  mon  père  qui  vous  escorteront  jusqu'à 
Hermosillo,  et  de  là  à  Guaymas,  oiî  un  bâtiment  français,  nolisé  à 
cet  effet,  est  prêt  à  vous  recevoir  ;  la  fortune  toute  entière  de 
mon  père  et  les  sommes  que  vous  lui  avez  fait  passer  sont  déjà  en 
sûreté  à  bord  de  ce  navire. 

— Mais  songez-y  donc,  mon  neveu,  ce  trajet  ie  plus  de  quatre- 
vingts  lieues,  que  nous,  hommes,  nous  n'accomplirions  qu'avec  des 
difficulté-  extrêmes,  devient  impossible  avec  deux  jeunes  filles. 

— Mon  cher  oncle,  songez  qu'il  s'agit  ici  non  pas  de  votre  salut,, 
mais  de  celui  de  vos  enfants;  que  chaque  heure  que  vous  perdez  vous 
rapproche  probablement  d'une  catastrophe  terrible  !  Mon  père  et. 
moi  nous  n'avons  adopté  ce  parti,  le  seul  convenable  dans  les  cir- 
constances actuelles,  qu'après  mûres  réflexions  ;  sans  doute  de 
votre  côté,. dans  le  cas  probable  d'une  fuite,  vous  avez  fait  quelques 
préparatifs  ? 

— Certes,  j'ai  des  mules,  des  chevaux,  des  armes  ;  de  plus,  j'ai 
réuni  une  dizaine  d'hommes  sur  lesquels  je  crois  pouvoir  compter,, 
et  qui  n'attendent  qu'un  mot  de  moi. 

— Bien;  moi,  de  mon  côté,  j'ai  pris  certaines  précautions  ;  de 
plus,  j'ai  un  guide  sûr,  un  Français  qui  depuis  vingt  ans  parcourt 
l'Amérique  dans  tous  les  sens,  et  qui  se  fail  fort  de  nous  conduire- 
par  des  chemins  connus  de  lui  seul. 

—Quatre-vingt  lieues  !  murmura  don  Gutierre. 

—Voyez,  réfléchissez,  mon  oncle,   j'attendrai   vos  ordres  pour 


470  REVUE  CANADIENNE. 

agir  ;  seulement,  croyez-moi,  ne  tardez  pas  trop  dans  l'intérêt  de 
vos  charmantes  filles.    Sait-on  votre  présence  ici  ? 

DégoUado,  auquel  j'ai  été  à  même  plusieurs  fois  de  rendre  de 
grands  services,  m'a  conseillé  de  me  retirer  à  Médellin,  me  promet- 
tant de  m'avertir  aussitôt  si  quelque  danger  me  menaçait. 

— Dégollado  fit,  le  jeune  homme  en  hochant  la  tête,  l'âme  damnée 
de  Juarès. 

—C'est  vrai,  mais  je  crois  pouvoir  me  fier  à  sa  parole. 

— Dieu  veuille  que  vous  ne  vous  trompiez  pas*,  mon  oncle. 

En  ce  moment  on  frappe  à  la  porte. 

— Qui  est  là  ?  demanda  don  Gutierre. 

— Une  visite.  Seigneurie,  répondit  un  peon. 

— Une  visite,  fît  don  Gutierre  avec  Inquiétude  ;  mon  neveu, 
silence  sur  tout  cela,  je  veux  que  jusqu'au  dernier  moment  mes 
filles  ignorent  tout  bientôt  vous  aurez  ma  réponse  ;  allez  au  jardin 
pendant  que  je  vais  recevoir  ce  visiteur  et  m'en  débarrasser  s'il  est 
ipossible. 

IV. — DON  REiMIGO  DIAZ 


Aussitôt  que  don  Miguel  eut  quitté  le  cabinet,  don  Gutierre 
-donna  a^i  peon  l'ordre  d'introduire  le  visiteur  annoncé. 

Presque  aussitôt  celui-ci  se  présenta. 

Don  Gutierre  fit  quelques  pas  à  sa  rencontre,  et  après  avoir 
échangé  un  salut  cérémonieux  avec  lui  :  ' 

—A  qui  ai-je  l'honneur  de  parler  lui  demanda-t-il. 

— Je  suis  répondit  l'étranger,  capitaine  de  cavalerie  au  service 
de  S.  Exe.  don  Benito  Juarès,  président  de  la  république,  et  mon 
nom  est  don  Remigo  Diaz. 

— Je  suis  charmé,  senor  don  Remigo  Diaz,  répondit  don  Gutierre 
avec  une  certaine  émotion,  de  vous  recevoir  dans  ma  pauvre 
demeure  ;  voici  des  cigares,  des  cigarettes,  des  rafraichissemeats  ; 
veuillez  vous  asseoir  sur  cette. bu tacca,  et  permettez-moi  d'en  user 
avec  vous  comme  un  vieil  ami. 

— Vous  me  comblez,  senor  don  Gutierre,  dit  avec  courtoisie  le 
jeune  homme. 

Il  alluma  un  cigar  et  s'assit. 

11  y  eut  un  assez  long  silence  ;  l'Espagnol  attendait  qu'il  plut  à 
i'étranger  de  lui  expliquer  le  but  de  sa  visite  ;  celui-ci,  de  son  côté, 
attendait  probablement  d'être  interrogé  ;  enfin,  voyant  que  son 
îiôte  ne  se  pressait  pas  de  le  faire,  il  S3  décida  à  prendre  la  parole. 


LE  BATTEUR  DE  SENTIERS.  471 

—  Laissez-moi  tout  d'abord,  caballero,  dit-il,  vous  assurer  que  ma 
Tisite  ne  doit  en  aucune  façon  vous  Inquiéter. 

— Elle  ne  m'inquiète  pas,  caballero,  répondit  don  Gutierre  ; 
grâce  à  Dieu,  je  n'ai  rien  à  redouter,  je  suis  homme  paisible,  un 
étranger,  je  ne  m'occupe  point  de  politique  ;  S.  Exe.  le  Président 
n'a  donc  aucun  motif  de  me  soupçonner. 

— Ce  que  vous  dites  est  vrai,  senor  ;  malheureusement  chacun  a 
ses  ennemis  en  ce  monde,  et  les  gens  les  plus  innocents  sont 
souvent  exposés  à  des  dénonciations  d'autant  plus  redoutables 
qu'elles  sont  anonymes. 

— Serais-je  donc  sous  le  coup  d'une  dénonciation  de  ce  genre  ? 
demanda  don  Gutierre  avec  un  frisson  intérieur. 

— Je  ne  dis  pas  cela,  repri4i  paisiblement  le  capitaine  ;  mais  les 
hommes  placés  à  la  tête  d'un  gouvernement  ne  peuvent  pas  tou 
voir  ni  tout  faire  par  eux-mômes,  et  souvent  il  arrive  qu'on  sur- 
prend leur  religion  et  que  de  très  honnêtes  gens,  forts  innocents 
d'ailleurs,  se  trouvent  impliqués  dans  des  affaires  fâcheuses. 

— Me  trouvé-je  donc,  à  mon  insu,  impliqué  dans  une  de  ces 
affaires  ? 

L'ai-je  dit  ?  fit  imperturbablement  le  capitaine.  Mon  Dieu,  cabal- 
lero, nous  vivons  dans  des  temps  difficiles  ;  le  grand  homme  qui 
s'est  mis  à  la  tête  dyi  mouvement  s'est  imposé  pour  mission  de 
régénérer  notre  beau  pays,  que  des  traîtres  conduisent  à  sa  perte  ; 
il  est  par  conséquent  forcé  souvent,  à  son  corps  défendant,  de 
sévir  contre  des  personnes  qui  par  leurs  tendances  et  leur  position, 
bien  que  Ipur  caractère  soit  des  plus  honorables,  essayent  de  rainer 
sourdement  son  œuvre. 

— Suis-je  donc,  moi,  un  de  ces  hommes  ?  s'écria  don  Gutierre  de 
plus  en  plus  inquiet. 

—Je  ne  crois  pas  vous  avoir  laissé  entrevoir  cela,  caballero, 
répondit  le  capitaine  toujours  impassible  ;  mais  les  ennemis  de  la 
république  sont  nombreux  ;  parmi  eux  les  étrangers,  les  Européens 
surtout,  sont  les  plus  redoutables.  Le  gouvernement  espagnol 
regrette  aujourd'hui  ses  magnifiques  colonies  américaines,  que  son 
incurie  lui  a  fait  perdre  ;  il  ne  peut  se  résoudre  à  y  renoncer  défi- 
nitivement. Aussi  il  entretient  de  nombreux  agents,  d'adroits 
espions,  chargés  de  le  tenir  au  courant  des  faits  qui  se  passent, 
prêt  à  saisir  la  première  occasion  qui  lui  sera  offerte  de  tenter  de 
ressaisir  cette  proie  qu'il  convoite.  Ces  agents,  ces  espions,  il  est  du 
devoir  du  gouvernement  national  de  les  surveiller  avec  soin. 

—Prétendez-vous,  senor,  s'écria  don  Gutierre  rouge  d'indigna- 
tion, insinuer  que  je  sois  un  de  ces  misérables  dont  vous  parlez? 


472  REVUE  CANADIENNE. 

— Je  ne  prétends  rien,  senor,  fit-il  avec  un  redoublement  de 
froideur,  mais.... 

— Pardon,  interrompit  vivement  don  Gulierre,  permettez-moi, 
senor  capitaine,  de  vous  faire  observer  que  voici  près  d'une  demi- 
heure  qu3  nous  parlons  beaucoup  sans  rien  dire  qui  me  laisse 
entrevoir  le  but  réel  de  votre  visite. 

— Ne  vous  l'ai-je  pas  dit,  caballero  ?  fit  le  capitaine  avec  un  étonne- 
ment  parfaitement  joué. 

— C'est  la  seule  chose,  senor,  que  vous  ayez  oublié  de  faire, 
reprit  nettement  l'Espagnol. 

— Voilà  qui  est  singulier,  répondit  le  capitaine  :  je  me  serai 
laissé  emporter  par  certaines  considérations  qui... 

— C'est  probable,  interrompit  don  Outierre,  mais  pardon,  plus  je 
vous  regarde,  senor,  plus  il  me  semble  vous  reconnaître. 

— Je  ne  trouve  rien  d'impossible  à  cela,  caballero. 

— Vous  vous  nommez  don  Remigo  Diaz,  m'a  vez-vous  dit  ? 

— Je  me  nomme  en  effet  ainsi. 

— Eh  !  je  vous  remets  complètement  maintenant.  Vous  êtes  le 
fils  de  don  Esteban  Diaz  le  tailleur,  ce  charmant  enfant  que  j'ai  vu 
si  souvent  dans  sa  boutique  de  la  calle  del  Mnelle  et  auquel  j'ai 
donné  tant  de  pezelas. 

— C'est  moi  en  effet,  caballero,  répondit  le  jeune  homme  en 
s'inclinant  avec  aisance. 

— Charmé  de  vous  voir,  senor;  mais  permettez-moi,  s'il  vous 
plaît,  de  vous  adresser  une  question. 

— Faites,  senor,  et  si  cela  dépend  de  moi,  croyez  que  je  serai 
heureux  d'y  répondre. 

— Vous  vous  étiei,  si  je  ne  me  trompe,  associé  au  commerce  de 
votre  père,  ce  digne  don  Esteban  ;  sa  santé  est  toujours  bonne  ? 

—Parfaite,  je  vous  remercie,  caballero;  je  m'étais  en  effet  associé 
avec  mon  père. 

— Alors,  par  quel  hasard  vous  trouvé-je  aujourd'hui  militaire  et 
capitaine  même,  ce  qui  est  un  fort  beau  grade  ? 

— Oui,  assez  beau,  mais  je  n'en  resterai  pas  là. 

— Je  l'espère  pour  vous. 

— Vous  êtes  mille  fois  bon;  la  façon  dont  je  suis  entré  dans 
l'armée  est  toute  simple,  senor,  vous  allez  en  juger  ;  vous  savez 
que  notre   maison    travaille   surtout  pour  les  militaires. 

— Je  me  rappelle,  en  effet. 

— Or,  à  force  de  confectionner  des  uniformes,  la  pensée  me  vint 

un  jour  d'en  essayer  un.    Je  me  souvins  que  le  général  Comonfort, 

qui  fut  depuis  président  de  la  république,  avait  lui  aussi  commencé 

)  i   r  être  tailleur  ;  seulement  au  lieu  d'endosser  du  premier  coup, 


LE  BATTEUR  DE  SENTIERS.  473 

ainsi  que  l'avait  fait  Gomonfort,  un  uniforme  de  colonel,  je  fus 
plus  modeste  ;  celui  de  capitaine  se  trouvait  sous  ma  main,  je  m'en 
revêtis,  et  comme  je  reconnus  qu'il  me  seyait  fort  bien,  j'allai  tout 
droit  me  présenter  an  colonel  Garvajal,  qui,  entre  nous  soit  dit, 
devait  une  assez  forte  sonime  à  mon  père  ;  j'offris  au  colonel 
d'entrer  avec  mon  grade  dans  sa  cuadrilla  et  de  lui  acquitter  sa 
facture  ;  il  accepta  aussitôt,  et  voilà  comment  je  me  trouvai,  de 
par  mon  autorité  privée,  nommé,  d'emblée  Capitaine. 

— Je  vous  félicite  sincèrement,  senor,  du  parti  que  vous  avez 
pris  ;  maintenant  vous  pouvez  prétendre  à  tout. 

Le  capitaine  s'inclina  avec  une  orgueilleuse  modestie. 

— Eh  !  fit  don  Gutierre,  ce  que  vous  me  venez  de  raconter  me 
rappelle  une  chose  qui  était  totalement  sortie  de  ma  mémoire. 

— Laquelle  donc,  senor  ? 

— Mon  Dieu,  c'est  que  moi  aussi  je  vous  dois  de  l'argent. 

—Vous  croyez,  caballero  ?  dit-il  en  souriant. 

— J'en  suis  sûr,  et  la  preuve  c'est  que  voici  le  montant  exact, 
cent  onces. 

— Tant  que  cela  !  s'écria  le  capitaine  avec  joie. 

— Mon  Dieu,  oui  ;  vous  m'excuserez  de  ne  pas  vous  avoir  soldé, 
ce  compte,  caballero,  mais  j'ai  eu  depuis  quelque  temps  une  foule 
d'affaires  qui  me  l'on  fait  oublier. 

— Oh  !  senor  don  Gutierre,  grâce  à  Dieu,  votre  réputation  est 
faite  ;  je  sais  que  vous  êtes  honnête  homme  et  qu'il  n'y  a  rien  à 
perdre  avec  vous. 

— Je  vous  remercie  de  la  bonne  opinion  que  vous  avez  de  moi 
senor,  et  puisque  le  hasard  vous  a  conduit  ici,  je  profiterai  de  l'occa- 
sion pour  vous  régler  ce  compte. 

— Ma  foi,  caballero,  répondit  le  capitaine  avec  une  effronterie 
sans  égale,  je  vous  avoue  que  cela  me  cause  une  grande  joie  ;  je 
suis  fort  pressé  d'argent  en  ce  moment,  ma  visite  n'avait  pas  d'autre 
but,  je  ne  savais  trop  comment  entamer  cette  question  avec  vous. 

— Je  n'ignore  pas  combien  vous  êtes  délicat  sur  les  questions 
d'intérêt,  senor,  voilà  pourquoi  j'ai  voulu  vous  éviter  d'entrer  dans 
des  explications  qui  vous  répugnaient;  veuillez  m'attendre  un 
instant. 

— Faites,  faites,  senor,  ne  vous  gênez  pas  pour  moi,  je  vous  prie» 

Don  Gutierre  sortit. 

Dès  qu'il  fut  seul  dans  le  cabinet,  le  capitaine  se  leva,  regarda 
autour  de  lui,  et  certain  de  ne  pas  être  surveillé,  il  retira  un  mor- 
ceau de  cire  d'une  poche  de  son  uniforme,  et  prit  les  empreintes 
des  serrures  des  portes  avec  une  adresse  et  une  dextérité  qui 
témoignaient  d'une  grand  habitude. 


474  REVUE  CANADIENNE. 

— Là,  voilà  qui  est  fait,  dit-il  en  serrant  soigneusement  la  cire 
et  en  se  rasseyant  ;  j'ai  maintenant  les  empreintes  de  toutes  les 
serrures  de  la  maison  ;  il  est  toujours  bon  de  se  prémunir,  cela 
peut  servir  au  besoin  ;  c'est  très  agréable  d'avoir  affaire  à  des  gens 
qui  entendent  à  demi-mot  ;  décidément,  don  Gutierre  est  un  char- 
mant homme,  et  les  cent  onces  qu'il  me  donne  arrivent  bien  ;  je 
suis  à  sec.  Quel  malheur  que  cet  homme  soit  un  ennemi  de  mon 
pays  f  ajouta-t-il  avec  un  sourire  ironique. 

— Tenez,  caballero,  dit  l'Espagnol  en  entrant  dans  le  cabinet 
voilà  les  cent  onces  dues;  veuillez  m'excuser  de  vous  avoir  si  long- 
temps fait  attendre. 

—  Oh  !  caballero,  répondit  le  capitaine  en  empochant  les  pièces 
d'or  avec  un  frisson  de  plaisir,  vous  vouleif  plaisanter  ;  c'est  moi 
qui  suis  votre  obligé. 

Le  capitaine  s'était  levé.  Gomme  il  avait  atteint  le  but  qu'il  se 
proposait  et  qu'il  ne  lui  restait  rien  à  faire  dans  cette  maison  dont 
il  venait  de  rançonner  si  audacieusement  le  propriétaire,  il  prit 
congé  avec  une  exquise  politesse  et  se  retira. 

Don  Gutierre  voulut  l'accompagner  jusqu'à  la  porte,  peut-être 
pour  s'assurer  qu'il  partait  bien  réellement. 

— Où  est  mon  neveu  ?  demanda  l'Espagnol  à  un  peon,  dans  la 
huerta  sans  doute  ?  priez-le  de  venir  me  trouver  dans  mon  cabinet 

— Don  Miguel  est  sorti,  Seigneurie,  répondit  le  peon. 

— Gomment  sorti,  à  cette  heure  ? 

— Oui,  Seigneurie  en  regardant  pas  hazard  par-dessus  la  haie,  il 
a  vu  deux  hommes  qui  semblaient  examiner  la  maison  ;  il  est  allé 
aussitôt  causer  avec  eux  ;  puis,  au  lieu  de  rentrer,  il  s'est  éloigné 
en  me  disant  qu'il  serait  bientôt  de  retour. 

— Voilà  qui  est  singulier,  murmura  don  Gutierre  en  se  dirigeant 
vers  son  cabinet. 

Ainsi  que  le  peon  l'avait  dit,  don  Miguel  avait  effectivement  vu 
deux  hommes  dont  les  allures  lui  avaient  paru  suspectes  ;  en  les 
regardant  attentivement,  il  avait  reconnu  ses  nouvelles  connais- 
sances, Pedroso  et  Garnero  ;  alors,  sans  plus  hésiter,  il  était  allé 
les  trouver  et  avait  causé  quelques  instants  avec  eux,  puis  il  les 
avait  quittés  non  sans  leur  donner  de  l'argent,  ce  que  peon  n'avait 
pu  dire  à  son  maître,  parce  qu'il  ne  l'avait  pas  vu. 

Cependant  don  Remigo,  allègre  de  cœur  et  léger  d'esprit,  était 
sorti  de  la  maison. 

— Bon  !  grommela-t-il  en  regardant  autour  de  lui,  mon  cheval 
n'est  pas  là,  ni  mes  soldats  non  plus,  où  diable  sont-ils  passés  ? 

Tout  en  parlant  ainsi  il  fit  quelques  pas  en  avant  pour  essayer 
sans  doute  à  découvrir  ceux  qu'il  cherchait.  Tout  à  coup  un  zarapé 


LR  BATTEUR  DE  SENTIERS. 


475 


fut  jelé  sur  sa  tête,  et  avant  qu'il  eût  le  temps  d'essayer  la  plus 
légère  résistance,  il  se  trouva  complètement  garroté,  renversé  sur 
le  sol  et  mis  dans  l'impossibité  de  faire  le  moindre  mouvement. 

Il  ne  l'essaya  pas  ;  se  sentant  pris  il  se  tint  coi  et  ne  souffla  pas 
mot. 

Celui  ou  ceux  qui  l'avaient  si  audacieusement  attaqué  retour- 
nèrent toutes  ses  poches,  enlèveront  ce  qui  s'y  trouvait  sans  oublier 
les  cent  onces,  puis  ils  le  laissèrent  là  et  s'éloignèrent. 

Leur  retraite  s'exécuta  avec  tant  de  précaution,  que,  bien  qu'il 
prêtât  attentivement  l'oreille,  il  fut  impossible  au  capitaine  de 
deviner  la  direction  qu'ils  avaient  prise. 

Quelques  minutes  s'écoulèrent  pendant  lesquelles  le  capitaine 
demeura  plongé  dans  des  réflexions  qui  n'étaient  nullement  couleur 
de  rose  ;  n'entendant  plus  aucun  bruit,  il  essaya  vainement  de  se 
débarrasser  du  zarapé,  qui  non- seulement  l'iiveuglait,  mais  encore 
l'étouffait,  et  de  rompre  les  liens  qui  l'attachaient,  mais  les  nœuds 
avaient  été  serrés  par  des  gens  qui  s'y  entendaient  ;  de  sorte  que 
tous  ses  efforts  furent  en  pure  perte. 

Enfin  le  galop  rapide  de  plusieurs  chevaux  frappa  son   oreille 
;e  rapprochant  de   plus  en  plus  du  lieu  où  il  gisait  étendu,   ces 
Jchevaux  s'arrêtèrent,  et  la  voix  bien  connue  de  Pedroso  cria  presque 
son  oreille  avec  l'expression  du  plus  profond  étonnement  : 
— Caraï  !  voilà  le  capitaine,  on  l'a  tué  ! 

— Eh  non,  misérable  !  hurla  don  Remigo,  je  ne  suis  pas  mort,  je- 
|îie  le  crois  pas  du  moins,  bien  que  je  sois  fort  malade  ;  délivrez! 
Lmoi  donc,  au  nom  du  diable  ! 

Pedroso  et  son  ami  Garnero  se  hâtèrent  de  défaire  les  liens  qu 
garrottaient  l'officier  et  de  lui  enlever  le  zarapé. 

-Ah  !  fît  le  capitaine  en  respirant  à  plusieurs  reprises  avec  une 
latisfaction  visible,  il  était  temps  que  vous  arrivassiez,   drôles  ; 
[mais  à  propos,  où  étiez-vous  donc  fourrés,  que  je  ne  vous  ai  pas 
|vus  en  sortant  de  la  maison  ? 

— Nous  courions  après  votre  cheval,  capitaine,  répondit  effronté- 
lent  Garnero. 

Gustave  Aimard. 
{A  continuer.) 


BIBLIOGRAPHIE, 


Maple  Leaves^  4e  série,  par  J.  M.  Le  Moyne.      Québec,  C  jté  &  Cie.,  (soua  presse). 

Le  Journal  de  Québec  nous  donne  les  titres  de  quelques  uns  des  cha- 
pîtres  que  doit  contenir  le  nouvel  ouvrage'de  notre  estimé  collaborateur 
M.  Le  Moyne,  actuellement  sous  presse.  Ils  indiquent  un  livre  qui  sera 
fort  attrayant,  et  ils  nous  font  espérer  que  cette  quatrième  livraison  ne 
déparera  nullement  les  trois  précédentes.  Le  lecteur  peut  en  juger  lui- 
même  par  l'extrait  suivant  : 

D'Iberville — The  cid  of  New  France. 

DOLLARD  DES  OrMEAUX — ThE  CaNADIAN  LeONIDAS. 

De  Brebœuf  &  Lallemant — The  Early  Martyrs- 

The  Deerfield  raid— The-bell  of  st.  régis. 

The  Barony  of  Longueuil. 

The  Héroïne  of  Vercheres. 

The  Grave  of  Cadieux. 

Major  Stobe  :  The  fort  necessity  Hostage. 

a  select  tea  party  in  1759. 

The  ship  wreck  of  the  auguste  "  trench  refuqees.'^ 

La  Corriveau — The  Iron  Cage. 

History  of  an  Old  House — Le  Chien  d'or. 

On  some  peculiar  feudal  institutions. 

Crûmes  of  comfort  for  Lawyers. 

The  United  States  Loyalists. 

Luc  de  la  Corne  St.  Luc— a  représentative  man. 

Fraser's  Highlânders. 

Lecture  on  the  Birds  of  Canada. 

Canadian  names  and  surnames. 


BlBLIOGRAi^HIE.  477 

DuBerger  vs  Bt. 

Canadian  Homes. 

The  Volunteers,  1837-38. 

The  Component  Parts  of  our  Nationality. 

SoME  Dates  in  Canadian  History. 

Cette  quatrième  livraison  sera  écrite  en  anglais  comme  les  précédentes. 
En  adoptant  cette  langue,  l'auteur  à  été  guidé  par  un  motif  bien  loUable, 
celui  de  faire  connaître  à  nos  concitoyens  d'origine  étrangère  les' beautés  de 
l'histoire  française  du  Canada,  et  en  cela  il  a  parfaitement  réussi. 

M.  Le  JMoyne,  malgré  ses  travaux  en  anglais,  à  été  l'un  des  collaborateurs 
les  plus  actifs  et  les  plus  précieux  de  ce  recueil  dès  le  commencement  de 
son  existence.  Nos  lacteurs  ont  souvent  vu  son  nom  dans  nos  pages,  et 
plusieurs  ont  peut-être  désiré  connaître-  plus  complètement  l'écrivain  qui 
les  instruisait  tant  en  les  charmant  et  les  égayant.  C'est  le  vœu  que 
nous  voulons  satisfaire  aujourd'hui  en  faisant  un  em{)runt  à  la  Bibliotheca 
Canadensis,  tout  en  nous  permettant  d'y  faire  quelques  corrections  et  d'y 
Téparer  quelques  omissions. 

Voici  ce  qu'écrit  M.  Hy.  Morgan   de  notre  distingué  collaborateur  : 

James  MacPherson  Le  Moyne,  d'un  père  Français  et  d'une  mère  Ecos- 
saise, naquit  à  Québec,  en  1825.  Par  ses  opinions,  ses  aspirations,  ses 
écrits,  on  peut  dire  qu'il  a  toujours  été  loyal  à  sa  double  origine.  Si  la 
vivacité  du  sang  français,  le  portait  en  littérature,  vers  l'idéalisme  et 
l'élégance  de  l'esprit  gaulois,,  la  pensée  juste,  le  flaire  sûr  en  affaires,  de 
l'Ecossais,  lui  donnait  l'assurance  du  succès,  dans  ce  qu'il  entreprenait.  Il 
serait  difficile  de  dire  s'il  tient  plus  à  ses  lauriers  littéraires  ou  au  senti- 
ment de  cette  modeste  indépendance,  qu'il  a  su  se  conquérir  bien  jeune. 
En  soldant  pour  un  des  plus  beaux  domaines  autour  de  Québec,  il  aimait  à 
dire,  qu'en  ce  faisant,  il  n'était  redevable,  ni  à  ses  ancêtres,  ni  à  son  épouse, 
d'un  liard,  directement  ou  indirectement.  Avis  à  l'école  utilitaire,  qui  aime 
tant  à  répéter  que  les  pgëtes  et  les  littérateurs  ne  sont  tous  que  des  rien- 
qui-vaille,^en  affaires.  Notre  collaborateur  fit  de  solides  études  au  sémi- 
naire de  Québec,  comptant  entre  autres,  pour  camarades  de  classe,  l'hono- 
rable H.  L.  Langevin,  l'abbé  Ed.  Méthot,  etc.  Son  professeur  de  littérature 
fut  le  célèbre  abbé  Bouchy,  bon  juge  de  l'atticisme  du  langage.  Il  fut 
un  des  élèves  de  Sa  Grandeur  l'Archevêque,  en  logique  ;  et  ce  fut 
TEvêque  de  Rimouski,  qui  lui  enseigna  les  mathématiques.  En 
1 847,  il  reçut  l'offre  d'une  charge  fort  responsable  dans  les  douanes  de 
l'intérieur,  qu'il  accepta.  Ayant  à  sa  disposition  certains  loisirs,  M.  Le 
Moyne,  fit  son  droit  sous  un  praticien  alors  en  grand  renom,  nommé  juge 
depuis,  Thonorable  Jos.  N.  Bossé.  Admis  à  la  pratique  en  1850,  on  le  voit 
plongé  dans  la  routine  professionnelle  ;  puis,  l'associé  d'un  jurisconsulte, 
qui  en  ce  moment,  occupe  un  rang  élevé,  dans  le  barreau  de  Montréal, 
W.  H.  Kerr,  écuyer.     La  société   Kerr  &  Lemoyne,  pendant  nombre 


478     \-^,::-'j  REVUE  CANADIENNE. 

d'annéiJSJ  f\  joui  d'une  des  clientèles  commerciales  les  plus  rénumératives  de 
la  rue  Saint  Pierre,  à  Québec.  M.  LeMoyne  continua  de  pratiquer  jusque 
vers  1860,  croyons-nous.  C'est  alors,  qu'avec  le  fruit  de  ses  épargnes,  il 
acquérait  Spencer  G-RANGE,  champêtre  résidence,  pour  lui  lieu  chéri, 
qui  se  trouve  identifié  avec  ses  ûombreuses  expériences  en  histoire  naturelle, 
ses  travaux  archéologiques  et  historiques  et  où  plus  d'un  littérateur  a  été 
s'asseoir,  à  la  saison  des  fleurs  ou  des  vendanges,  Parkman,  Garneau,  Fer- 
land,  Laverdière,  parmi  les  historiens  ;  George  Augusta  Sala,  Chauveau, 
Taché,  Larue,  Marmette,  DeBellefeuille,  Barthe,  Howell,  Anderson,  parmi 
les  hommes  de  lettres;  Fréchette,  Lemay,  Suite,  Marsais,  parmi  les  poètes  ; 
le  savant  Frère  Ogerien,  Bryant,  Mcllraith,  parmi  les  naturalistes,  etc. 
Depuis  1847  à  1860,  il  sembla  absorbé  par  \e  cura  peculi.  Ce  point  gagné, 
et  forcé  de  choisir  entre  les  devoirs  de  sa  charge  et  ceux  de  sa  profession,  il 
laissa  filer  cette  dernière,  pour  laquelle,  il  ne  montra  jamais  d'enthousiasme, 
bien  qu'elle  ne  lui  eut  pas  été  ingrate.  D'ailleurs,  nous  savons  de  bonne 
source  qu'il  eût  toujours  une  répugnance  invincible  à  parler  en  public.  Sa 
carrière  littéraire  date  de  1860.  Une  série  d'esquisses  ornithologiques  se 
succédaient  sans  interruption  cet  hiver-là,  dans  les  colonnes  du  Canadien^ 
alors  rédigé  par  M.  J.  G.  Barthe.  Ce  laborieux  journaliste  fut  un  des 
premiers  à  encourager  l'ornithologiste  naissant.  Bientôt,  on  demanda  à  ce 
dernier,  de  donner  une  forme  moins  éphémère  à  ces  tableaux,  pleins  de 
vigueur  et  de  jeunesse  où  les  pages  les  plus  séduisantes  de  Buflbn  et 
d'Audubon  trouvaient  par  fois  une  encadrure  qui  ne  les  déparait  pas. 

En  1860,  une  indifférence,  une  ignorance  profonde  régnaient  en  Canada 
en  histoire  naturelle.  Les  beaux  musées  de  l'Université-Laval,  de  l'Ecole- 
Normale,  des  Ursulines,  de  la  Société  Historique  ;  ceux  de  Montréal, 
d'Ottawa,  pour  la  plupart  n'existaient  pas  encore.  Le  Manuel  d'Orni- 
thologie de  M.  Le  Moyne  les  a-t-il  fait  naître  ?  C'est  ce  que  nous  n'entre- 
prendrons pas  de  discuter.  Nous  nous  bornerons  à  référer  le  lecteur  à  la 
préface  de  cet  agréable  volume.  Le  Manuel  d'Ornithologie  n'est  donc 
pas  un  traité  ex-professo,  avec  lourde  classification,  baroque  nomenclature — 
des  mots  de  dix  syllabes,  capables  de  vous  disloquer  la  mâchoire  ;  c'est  une 
œuvre  littéraire  élégante,  tout  juste  assez  scientifique  pour  allécher  le  lec- 
teur le  plus  indifférent,  de  nature  à  créer  le  goût  des  sciences  naturelles. 
Le  Smithsonian  lustitute,  par  la  plume  d'un  de  ses  professeurs  les  plus 
érudits,  le  Professeur  Baird,  en  fit  une  honorable  et  flatteuse  mention. 
L'édition  s'écoula  rapidement  ;  nous  avons  appris  avec  plaisir  que,  depuis 
dix  ans,  M.  Le  Moyne  en  élabore  une  seconde,  qui  lui  permettra  de  combler 
des  lacunes  et  de  faire  identifier,  au  moyen  de  planches,  les  espèces  :  le  seul 
moyen,  croyons-nous,  de  connaître  au  premier  coup  d'œil,  la  variété  des 
individus  ailés. 

En  1863,  il  publia  un  opuscule  sur  nos  rivières  à  saumon,  la  pisciculture, 
les  primes,  la  pêche  à  la  truite  et  les  pêcheries  des  eaux  profondes.     Cett& 


BIBLIOGRAPHIE.  479 

utile  compilation  réveilla  l'attention  au  moment  où  la  Législature  travaillait 
à  réorganiser  notre  système  de  primes  et  autres  objets  qui  s'y  rattachaient. 
Ce  livre,  comme  son  devancier,  eut  un  débit  rapide. 

Les  longues  soirées  d'hiver  ont  plus  d'une  fois  tourné  à  bien,  pour  notre 
collaborateur,  et,  en  1863,  le  Journal  de  Québec  publiait  une  étude  pleine 
d'actualité,  sur  les  explorations  arctiques  des  capitaines  McClure,  McClin- 
tock  et  Kane  ;  dix  ans  plus  tard,  en  1873,  des  moments  de  loisirs,  pendant 
un  rigoureux  hiver,  fourniront  à  notre  ami,  des  pages  bien  senties^ 
dans  une  étude  sur  Sir  Walter  Scott,  au  triple  point  de  vue  de  la  poésie^ 
de  l'histoire  et  du  roman.  En  1864,  le  Courrier  du  Canada  ouvrait  ses 
colonnes  à  M.  LeMoyne,  pour  admettre  un  travail  sur  l'ornithologie, 
intitulé  :  '^  Tableau  Synoptique  des  Oiseaux  du  Canada."  Ce  petit 
travail  fait  sans  prétentions,  a  eu  son  utilité. 

Vers  1864,  parut  l'opuscule  en  91  pages,  intitulé  :  "  La  Mémoire  de 
MoNTCALM  VENGÉE  "  patriotique  réponse  à  une  attaque  peu 
généreuse  que  le  général  McLellan  s'était  permise,  sur  la  mémoire  de 
l'héroïque  Montcalm,  dans  une  harangue  qu'il  débita  sur  les  rives  du  laa 
Georges. 

Le  thème  quia  surtout  fait  connaître  M.  LeMoyne  parmi  l'élément 
anglais,  ce  sont  les  Esquisses  Historiques  qu'il  sema  dans  les  Revues,  aux 
fins  de  vulgariser,  pour  ainsi  dire,  les  beautés  de  l'histoire  du  Canada. 
Esquisser  comme  types,  Ghamplain,  Noël  Brulart  de  Sillery,  d'Iberville^ 
de  Longueil,  de  Frontenac,  Cadieux,  Lallement  et  Brebœuf,  Dollard  des 
jOrmeaux,  Mademoiselle  de  Verchères,  La  Corne  de  Saint-Luc,  Montcalm, 
fWolfe  ;  grouper  d'une  manière  pittoresque  nombre  'de  traits,  d'anecdotes 
[inconnues  sur  nos  champs  d'honneur,—  la  bataille  des  Plaines  d'Abraham, 
Icelle  de  Sainte-Foye,  celle  de  Châteauguav,  etc.; — discuter  des  questions 
Idhistoire,  d'archéologie,  etc.,  ainsi  se  résume  le  travail  que  cet  écrivain  a 
[entrepris,  pour  établir  que  par  l'origine,  la  naissance,  les  faits  d'armes,  les 
Isouvenirs,  le  Canadien-Français,  tant  faible  qu'il  soit  dans  la  Confédération, 
ioù  il  pose  comme  1  est  à  3,  peut  marcher  de  pair  avec  cette  race  saxonne 
fdont  la  rude  énergie  étreint  et  le  langage  relie  non-seulement  la  Puissance 
jdu  Canada,  mais  encore  la  vaste  Confédération  Américaine.  Tel  est  le 
;but  de  ces  esquisses  canadiennes,  publiées  par  séries  en  1863,-1864,-1865, 
jpous  le  nom  emblématiques  de  3£aple  Leaves,  dont  nous  annonçons  ce  jour 
iTine  quatrième  série. 

M.  LeMoyne,  après  avoir  occupé  le  fauteuil  présidentiel  de  la  Société 
Historique  de  Québec,  a  accepté  la  charge  de  conservateur  du  musée.  Une 
série  complète  de  M  S.  fut  publiée,  sous  ses  auspices  par  la  Société  His- 
[torique,  en  1866-7-8. 

Ses  écrits  anglais,  sur  une  grande  variété  de  sujets,  sont  disséminés  dans 
Steioart's  Magazine,  publié  au  Nouveau-Brunswicw,  le  New  Dominion 
Monthly,  rédigé  à  Montréal,  et  dans  la  presse  quotidienne  de  Québec.    Ses 


480  REVUE  CANADIENNE.      v 

écrits  français  ont  paru  dans  la  Revue  Canadienne,  le  Foi/er  Canadien,  les 
Soirées  Canadiennes  et  la  presse  française  de  la  vieille  capitale.  Il  y  a 
déjà  quelques  années  que  M.  LeMoyne  a  cessé  d'envoyer  des  écrits  sur 
l'histoire  naturelle  au  Naturaliste  Canadien  :  mais,  en  revanche,  il  en  a 
publié  plusieurs,  sur  cette  matière  daus  les  colonnes  du  Morning  ChronicU^ 
du  Journal  de  Québec,  et  parmi  les  comptes-rendus  de  la  Société  Littéraire 
et  Historique. 

Ses  intimes  aiment  à  se  rappeler  qu'il  a  su  se  créer  non-seulement  une 
bibliothèque  choisie,  mais  encore  un  musée,  lequel,  sans  être  bien  éten  du 
contient  plusieurs  oiseaux  rares  et  a  mérité  les  honneur»  d'être  visité  pa, 
-Son  Altesse,  le  Prince  Arthur,  Leurs  Excellences  Milords  Monk,  Lisgar  et 
leurs  familles.  Le  prince  de  l'ornithologie  américaine,  Audubon,  semble  avoir 
laissé  en  ces  endroits,  où  ses  pas  erraient  en  1843,  un  arôme  de  science  et 
■de  saines  traditions. 

Le  dernier  travail  de  M.  LeMoyne  est  celui  dont  la  presse  a  donné  un 
«ompte-rendu  l'été  dernier  :  '^L'Album  du  Touriste." 

E.  LeF,   de  BlLLEFEUILLE. 


LA 


REVUE  CAMDIENNE 


'rtlLOSOPHlE,  HISTOIRE,  DROIT,   LITTERATURE,  ECONOMIE  SOCIALE,  SCIENCES, 
ESTHÉTIQUE,  APOLOGÉTIQUE  CHRÉTIENNE,  RELIGION 


TOME  DIXIÈME 


fPeptième  lilvraison— 35  Juillet,  1873. 

SOMMAIRE 

l.-LA  VEILLEUSE.  (Suite.)    J^LKS  TARDIEU, 

II.-LA  PROVIDENCE  ET  LES  CHATIMENTS  DE  LA  FRANCE..    .T.  F.  DUBREITII.. 

IIL-LA  FETE  St.  JEAN-BAPTISTE.  Discours  piononcé  par  M. 
Joseph  Tassé  au  Banquet  National  à  Ottawa,  le  2-i  Juin.  1873. 

IV.-DOCUMENTS  POUR  L'HISTOIRE  DU  CANADA.  16M-163.Ô. 
Lettre  du  P.  Paul  le  Jeune,  Supérieur  de  la  Mission  de  la  Com- 
pagnie de  Jésus  dans  la  Nouvelle-France. 

V.-LE  BATTEUR  DE  SENTIERS,  Scènes  de  la  Vie  Mexicaine,  (suite)...    GUSTAVE  A  ]MAK1> 

VI.-CHRONIQUE  DU  MOIS E.  PRUD'HOMME. 

^11.— BIBLIOGRAPHIE  :  Revue  Catholique  des  Institutions  et  du  Droit.    Charles  t\  de  LORIMIIK. 


MONTREAL 

IMPRIMÉE   ET   PUBLIÉE   PAR   E.   SENÉCAL 

Nos.  6,  8  et  10,  Rue  Saint-Vincent. 

1873. 
Droit  de  traduction  ^t  de  reproduction  réservas 


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L,  J.  Casault,— Bibliothèque  du  Parlement  Provincial Ottawa. 

L.  A.  Dérome Joliette. 

Joseph  L'Ecuyer..... St.  Jean  d'IberTil 

L.  0.  Forget Terrebonne. 

J.  A.  Archambault Varennes. 

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AIph.Raby Ste.  Scholastique. 

C.  H.  Champagne, St.  Eustache. 

J,  B.  Lefebvre-Villemure St.  Jérôme. 

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LA  REVUE  CANADIENNE, 

îtecueil  périodique  de  Beaux- Arts  et  de  Sciences,  a  pour  but  de  trayailler  à  la  créatî©» 

'l*iitte  littérature  nationale,  à  l'alliance  des  Lettres  et  de  la  Religion,  et  à  la  défense  des  priB-. 

ispes  fondamentaux  de  l'ordre  social  et  de  toute  vraie  civilisation.  H 

La  rédaction  se  fait  sous  la  direction  d'un  comité  de  Directeurs.  ™l 

S'adresser,  pour  tout  ce  qui  concerne  la  rédaction  et  l'envoi  des  manuscrits, au  Directeur' 

^ilérant,  L.  W.  Tessier,  à  Montréal. 


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Comm«  les  frais  de  port  sur  cette  Revue  sont,  depuis  le  1er  de  janvier  1869,  de  deux  centinsparliv 
ion,  payable  d'avance,  la  souscription  des  abonnés  en  dehors   de  la  ville  sera  dorénavant  de  $2.25. 

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à  $80.00  la  collection  complète  r  endue  à  Montréal  ou  Québec.  Cette^  collection  est 
propriété  d'un  Missionnaire.  S'adresser  au  Bureau  du  Journal,  sous  les  initiales  L.  F. 


I 


^ 


% 


\ 


LA 


VEILLEUSE 


VIII 

LE    PRIX    DE    l'argent. 


Si  un  tableau  porte  sa  date  par  le^  costume  des  personnages,  les 
'moyens  de  transport  indiqués  dans  un  récit  laissent  aussi  deviner 
l'époque  des  événements  racontés.  Ainsi,  dire  que  Pholoë  prit  le 
chemin  de  fer  de  l'Ouest,  c'est  faire  connaître  involontairement 
que  cette  histoire  véritable  s'est  passée  il  n'y  a  pas  longtemps. 

Ce  chemin  de  fer  traverse,  comme  on  sait,  l'immense  forêt  de 
Saint-Germain  sous  un  dôme  de  verdure,  et  ne  quitte  pas  ensuite 
les  bords  de  la  Seine,  qui  déroulent  sous  les  yeux  des  spectateurs 
leurs  magiques  panoramas.  Les  anneaux  du  grand  fleuve  y  forment 
souvent  par  leurs  détours  comme  des  lacs  encadrés  de  montagnes 
bleues  qui  font  place  à  de  riches  prairies  animées  par  des  trou- 
peaux ruminants  ;  puis  vient  le  cortège  des  pommiers,  des  vergers 
chargés  de  fleurs  ou  de  fruits,  des  villages  encadrés  de  verdure  qui 
glissent  au  bord  de  la  route. 

Pholoë  jouissait  avec  admiration  de  toutes  ces  beautés  que 
d'autres  voyageurs,  par  indifférence  ou  par  habitude,  laissent 
passer  sans  un  regard,  en  allant  chercher  bien  loin  de  semblables 
points  de  vue.  Elle  devinait  partout  la  main  de  Dieu  dans  ces 
grands  spectacles;  et  cette  main,  se  disait-elle,  doit  protéger  toutes 
ses  créatures. 

25  juillet  1873.  *  31 


482  REVUE  CANADIENNE. 

Elle  regardait  avec  confiance  ce  ciel  ouvert  se  mirant  dans  le» 
eaux  azurées  du  fleuve,  lorsque  le  convoi  de  voyageurs  plongea 
tout  à  coup  dans  les  entrailles  de  la  terre,  à  travers  le  ténébreux  et 
éternel  souterrain  qui  précède  la  station  de  Vernon. 

Les  objets  qui  nous  entourent  produisent  une  impression  plus 
vive  sur  les  cœurs  troublés  ;  et  quand  elle  se  trouva  dans  cet  enfer, 
l'obscurité,  les  cris  perçants  des  sifflets,  le  grincement  des  machines, 
la  fumée,  les  flammes  errantes  lui  semblaient  comme  une  menace 
de  là  destinée,  comme  un  pressentiment  du  malheur  ;  elle  comprit 
davantage  la  difficulté  de  son  entreprise,  elle  entrevit  tout  l'embar- 
ras de  sa  position  personnelle  vis-à-vis  de  l'étranger,  si  ce  dernier 
moyen  lui  manquait  pour  faire  honneur  à  sa  signature,  ou  plutôt 
à  sa  parole.  Ne  pourrait-il  se  figurer  un  jour  que  c'était  une  scène 
combinée  entre  la  mère  et  la  fille  pour  tromper  sa  sensibilité  ? 
l'idée  de  ce  soupçon  la  révoltait  et  lui  semblait  cependant  plus 
menaçante  à  mesure  qu'elle  avançait  dans  le  gouffre  du 
souterrain. 

Enfin  une  lumière  éclatante  succéda  aux  ténèbres,  et  la  petite 
ville  de  Vernon  développa  bientôt  sous  ses  yeux  ravis  ses  riantes 
perspectives.  Jamais  cité  plus  indolente  ne  se  coucha  pour  dormir 
sur  le  bord  d'un  fleuve  ;  ses  vieux  ducs  ont  pris  part  à  la  conquête 
et  transmis  jusqu'à  nos  jours  en  Angleterre  la  noble  bannière. et  le 
nom  de  Vernon.  Elle  eut  ses  sièges  et  ses  combats,  elle  eut  ses 
murailles  et  ses  tours  ;  —  mais  depuis,  pour  être  plus  à  l'aise,  elle 
a  dénoué  sa  ceinture  de  pierre,  elle  repose  étendue  avec  noncha- 
lance dans  les  fleurs  de  la  prairie. 

D'un  côté,  la  Seine,  couverte  d'îles  verdoyantes,  l'entoure  d'une 
ceinture  bleue  bordée  de  montagnes  escarpées,  de  l'autre  côté,  une 
pente  douce  conduit  sans  fatigue  les  promeneurs  invalides  jusqu'à 
l'antique  forêt  de  Bizy  qui  couronne  l'horizon  circulaire.  De  cette 
forêt  descendent  en  bouillonnant  des  sources  vives  qui  déversent 
aux  habitants  de  la  ville  des  eaux  aussi  pures  qu'un  cristal  liquide. 
De  là  s'échappent  ces  émanations  des  chênes  et  des  pins  séculaires 
qui  répandent  dans  l'atmosphère  leur  parfum  et  presque  leur  saveur 
subtile.  De  là  tombe  cette  fraîcheur  qui  s'étend  comme  un  bain 
vivifiant  sur  la  plaine  épuisée  par  les  ardeurs  du  jour. 

Les  armes  de  la  ville,  tandis  que  d'autres  blasons  portent  des 
épées  et  des  tours,  les  armes  de  la  placide  cité  portent  l'image 
symbolique  de  trois  bouquets  de  cresson,  avec  cette  devise  :  Semper 
viret  (elle  verdit  toujours),  et  jamais  armoiries  ne  furent  plus  par. 
lantes.  Des  souvenirs  poétiques  se  rattachent  à  cette  heureuse 
résidence  ;  on  montre  à  l'horizon,  à  travers  les  arbres,  l'habitation 
de  Casimir  Delavigne,  qui  venait  y  puiser  des  inspirations. 


I 


LA  VEILLEUSE.  483 

Séjour  enchanteur  pour  qui  sait  le  voir  et  le  comprendre  !  le 
voyageur  qui  vient  de  quitter  la  fournaise  dans  laquelle  s'agitent 
sans  relâche  les  innombrables  habitants  d'une  cité  populeuse  et 
industrielle  jouit  doublement  de  ce  spectacle. 

En  respirant  ces  parfums,  en  contemplant  ces  beautés,  en 
revoyant  de  loin  à  mi-côte  la  maison  de  brique  qui  avait  abrité  son 
heureuse  enfance  ;  ce  n'est  pas  à  elle-même  que  Pholoë  pensait,  ni 
à  tout  le  bonheur  que  lui  aurait  réservé  une  existence  si  tranquille. 

— Pauvre  père!  se  disait-elle  en  soupirant,  c'est  pour  nous 
sauver  et  nous  enrichir  qu'il  a  quitté  tous  ces  biens,  et  maintenant 
il  succombe  à  la  tâche  !  Et  tous  les  siens  seront-ils  victimes  de  son- 
erreur  généreuse  ? 

Le  silence  de  la  rue,  la  physionomie  reposée  des  habitants  qui 
cultivent  des  fleurs  ou  recueillent  des  fruits  sans  se  souvenir  des 
agitations  et  des  combats  de  la  vie,  tout  lui  semblait  un  autre 
monde. 

Si  elle  voyait  en  passant  une  petite  maison  avec  son  jardin  fleuri 
sur  le  premier  plan  et  son  verger  sur  la  campagne,  une  mère  y 
berçant  son  nouveau-né,  et  d'autres  enfants  jouant  et  se  roulant  à 
ses  pieds  : 

— Oh  !  ne  quittez  pas,  disait-elle  à  voix  basse,  heureux  enfants, 
puissiez-vous  ne  quitter  jamais  le  berceau  de  la  famille,  et  passer 
doucement  vos  jours  dans  cette  terre  bénie,  car  Dieu  vous  a  donné 
de  vrais  trésors.  C'est  peut-être  en  cherchant  d'autres  biens  que 
vous  trouverez  comme  nous  le  malheur. 

Traversant  le  vieux  pont  en  ruine,  elle  approcha  avec  crainte  de 
la  maison  paternelle  située  sur  un  coteau  boisé  de  l'autre  côté  dn 
fleuve,  d'où  l'on  découvrait  la  ville  entière  entourée  de  ses  vertes 
collines  comme  un  nid  dans  les  blés.  Cette  maison  appartenait  alors 
à  son  oncle  Hermel,  qui  s'était  trouvé  là  à  point  pour  en  faire  l'ac- 
quisition quand  Glaudius  avait  eu  la  mauvaise  pensée  de  quitter  le 
pays.  Le  cœur  de  la  jeune  fille  battait  bien  fort  quand  elle  se  décida 
à  sonner  à  la  grille  de  la  maison. 

Une  vieille  servante  traversa  la  cour  pour  lui  ouvrir. 

— Madame  Hermel,  ma  tante  y  est-elle  ?  demanda-t-elle  aussitôt 
en  tâchant  de  se  faire  entendre,  tandis  qu'un  jeune  chien  aboyait 
bruyamment  en  sautant  autour  d'elle. 

— Madame  n'y  est  pas,  dit  la  bonne,  mais  monsieur  est  au  jardin. 

Le  chien  prenait  une  telle  part  à  la  conversation,  que  Pholoë  ne 
put  faire  une  autre  question,  et  ne  savait  pas  même  si  sa  tante 
allait  rentrer,  quand  M.  Hermel,  descendant  à  la  hâte  les  marches 
du  perron,  se  trouva  au  devant  d'elle. 


484  REVUE  CANADIENNE. 

— Eh  !  c'est  mon  aimable  nièce,  dit  Hermel  en  lui  prenant  la 
main  ;  quel  heureux  hazard  t'amène  par  ici  ?  tu  viens  passer 
quelques  jours  avec  nous  ?  J'espère  que  tout  va  bien  chez  vous,  du 
moins  aussi  bien  que  possible.  —  Et  mon  Ida?  donne-moi  donc  de 
ses  nouvelles  î 

— Voici  une  lettre  qu'elle  vous  écrivait  ce  matin,  mon  oncle,  elle 
va  parfaitement;  mais  ne  verrai-je  pas  ma  tante? 

— Ta  tante  est  à  la  campagne,  chez  une  amie  ;  mais  elle  reviendra 
bientôt.  —  Elle  va  revenir  aujourd'hui  même,  ajoutât  il  en  voyant 
l'inquiétnde  de  la  jeune  fille. 

—  Peut-être  je  ne  pourrai  l'attendre,  dit  Pholoë  assez  irrésolue 
sur  ce  qu'elle  devait  faire,  car  il  fauL  que  je  parte  dans  quelques 
heures. 

— C'est  impossible,  s'écria  Hermel  en  la  faisant  entrer  ;  ta  tante 
serait  trop  contrariée  et  elle  me  gronderait ,  tu  vas  prendre  posses- 
sion de  ta  chambre  ;  je  t'attends  dans  la  salle  à  manger  pour  dé- 
jeuner, et  nous  causerons  de  tout  cela. 

Une  proposition  aussi  simple  ne  pouvait  être  refusée,  et  Pholoë 
ne  voulut  laisser  voir  aucun  embarras.  Elle  se  trouvait  donc  assise 
dans  la  salle  à  manger  vis-à-vis  de  son  oncle,  et,  quand  la  bonne 
eut  fini  son  service  et  les  eut  laissés  seuls,  Hermel,  qui  avait  fait 
fête  au  déjeuner,  parla  plus  librement. 

— Ne  me  ferez-vous  pas  raison,  belle  nièce?  lui  dit-il  en  voulant 
emplir  son  verre. 

—Merci,  mon  oncle,  dit-elle  en  tâchant  de  reprendre  assurance  ; 
je  trouve  votre  eau  de  Vernon  si  belle,  que  j'en  bois  par  plaisii*. 

— Eh  bien  !  il  faut  rester  avec  nous"  pour  en  boire  ;  —  moi, 
j'aime  mieux  le  vin,  mais  nous  avons  de  l'eau  merveilleuse,  eu 
vérité,  que  nous  devons  au  fameux  duc  de  Penthièvre  qui  a  conduit 
jusqu'ici  les  plus  belles  sources  de  la  montagne;  tu  dois  savoir 
cela,  toi  qui  es  aussi  savante  que  tu  es  belle. 

— Vous  aimez-  à  plaisanter,  mon  cher  oncle  dit  Pholoë  eu 
essayant  de  ne  pas  laisser  voir  combien  elle  était  blessée  du  ton  de 
cette  conversation.  Et  croyez-vous  que  ma  tante  revienne  bientôt? 

— Elle  ne  peut  tarder  beaucoup,  dit  Hermel  qui  savait  bien 
qu'elle  était  absente  encore  pour  quelques  jours,  mais  en  attendant 
nous  pouvons  causer  en  amis  de  l'affaire  qui  t'amène  ;  et  il  la  con- 
duisit sons  un  berceau  du  jardin  en  terrasse  qui  dominait  un 
(les  splendides  panoramas  de  la  Normandie. 

Pholoë,  reprenant  son  courage  et  se  hâtant  de  terminer  cette 
entrevue,  lui  exposa  le  motif  de  sa  visite,  et  Hermel  redevenait 
sérieux  à  mesure  qu'elle  parlait. 


LA  VEILLEUSE.  485 

— J'y  suis,  dit-il,  c'est  encore  une  affaire  d'argent,  et  on  m'a 
dépêché  ce  charmant  messager  pour  m'attendrir  ;  mais  les  affaires 
sont  les  affaires.  Ce  n'est  pas  ma  faute,  mon  enfant,  si  vous  avez 
voulu  goûter  de  la  vie  parisienne,  tandis  que  nous  vivons  ici 
comme  des  loups,  après  avoir  travaillé  comme  des  nègres.  Si  je 
m'y  était  laissé  prendre,  j'en  serais  là  aussi.  Enfin,  c'est  un  em- 
prunt que  vous  voulez  faire  à  ma  bourse,  car  qui  a  terme  ne  doit 
rien. 

C'est  un  remboursement,  mon  oncle,  reprit  timidement  Pholoë, 
vous  n'aurez  plus  d'intérêts  à  payer. 

^Et  si  je  ne  veux  pas  rembourser,  m'y  forcerez- vous?  il  faudra 
bien  chercher  ailleurs.  Vous  voyez  bien  que  c'est  un  emprunt,  — 
je  ne  puis  payer  pour  tout  le  monde. 

— Mais  nous  ne  voulons  pas  que  cette  avance  vous  soit  à  charge, 
mon  oncle,  fixez  vous-même  l'indemnité. 

— Mon  Dieu  !  je  ne  suis  p^s  si  intéressé  que  tu  le  crois,  mon 
enfant,  dit  Hermel  en  se  rapprochant;  je  ne  voudrais  pas  te  faire 
de  la  peine.  Ecoute;  c'est  avec  toi  que  je  veux  faire  un  marché. 
Sais-tu  que  ce  n'est  pas  amusant  pour  nous  de  rester  ici  tout  seuls, 
ta  tante  et  moi.  Vous  nous  avez  pris  notre  fille  Ida  ;  sa  mère  a 
voulu  en  faire  une  parisienne  ;  mais  il  nous  faut  aussi  une  fille  à 
nous;  eh  bien  !  si"  tu  veux,  c'est  l'aimable  Pholoë  qui  remplira, 
notre  maison  de  joie  et  qui  sera  cette  fille  chérie.  — Si  tu  veux  res- 
ter avec  ta  tante,  qui  le  désire  autant  que  moi,  je  te  compte  là  tout 
de  suite  les  trois  mille  francs  pour  les  envoyer  à  ta  petite  mère  qui 
en  a  tant  besoin  ;  je  ne  demande  pas  de  bénéfice,  et  tu  y  trouveras 
toi-même  ton  avantage,  car  la  pension  chez  nous  ne  te  coiitera 
rien  ;  et  qui  sait  ?  un  jour  je  te  trouverai  peut-être  un  bon  mari,  j'y 
mettrai  ce  qu'il  faudra..".. 

Il  en  aurait  peut-être  dit  davantage  ;  mais  il  y  a  des  natures 
choisies  qui,  par  leur  pureté  et  leur  conduite,  inspirent  le  respect 
et  sont  à  l'abri  de  toute  offense. 

— Mon  oncle  !  c'est  vous  qui  osez  me  parler  ainsi,  dit  tristement 
Pholoë;  votre  proposition  est  désintéressée,  mais  vous  savez  bien 
que  je  ne  puis  quitter  ma.famille. 

— Ainsi  tu  ne  veux  rien  faire  pour  nous,  méchante  ? 

— Non,  mon  oncle,  je  ne  le  veux  pas,  dit  Pholoë  avec  fermeté  en 
se  tenant  sur  le  seuil  du  jardin.  Je  croyais  trouver  ma  tante,  qui 
aurait  parlé  pour  moi;  mais  puisque  vous  me  refusez,  je  n'ai  plus 
rien  à  faire  ici  ;  quand  je  serai  partie,  quand  vous  réfléchirez  à  ce 
que  vous  m'avez  dit,  je  vous  connais,  vous  serez  bien  fâché  d'avoir 
été  si  peu  obligeant.  Car  je  vous  priais  de  nous  rendre  un  service  : 
je  ne  demandais  pas  la  charité. 


486  REVUE  CANADIENNE. 

Et,  cachant  ses  larmes,  elle,  donna  un  dernier  regard  à  la  maison 
de  son  enfance  et  s'éloigna  à  la  hâte,  sans  même  songer  à  son  léger 
bagage. 

— Pholoë  !  mon  enfant  !  écoute  encore,  lui  cria  M.  Hermel  ;  car 
avec  une  légèreté,  dont  les  exemples  sont  fréquents  dans  un  certain 
monde,  cet  homme,  qui  mettait  peu  de  mesure  dans  ses  discours, 
se  repentait  déjà  de  la  conduite  qu'il  avait  tenue.  Ce  n'était  pas  une 
méchante  nature,  mais  il  manquait,  sinon  de  cœur,  du  moins  du 
sens  moral  qui  est  la  règle  de  la  vie. 

Pholoë  était  déjà  loin.  Elle  traversa  sans  rien  regarder  cette 
campagne,  qui  lui  avait  paru  si  belle  lorsqu'elle  croyait  y  voir 
fleurir  une  espérance.  Elle  se  souvenait  de  cette  maxime  d'un  mo- 
raliste glacial  ;  "  Voulez-vous  savoir  le  prix  de  l'argent?  allez  en 
emprunter  !  "  et  elle  en  reconnaissait  la  justesse.  En  proie  à  de 
pénibles  agitations,  elle  arriva  bien  tard  et  bien  fatiguée  à  la 
maison  du  faubourg. 


IX 


LA    TOURELLE. 

Il  faut  nous  excuser  d'interrompre  notre  récit  pour  rechercher 
quel  était  ce  personnage  mystérieux  dont  la  flamme,  comme  on 
aurait  dit  autrefois,  paraissait  répondre  si  bien  à  celle  de  Pholoë. 
La  sympathie  de  ces  deux  lumières  s'expliquera,  comme  on  va  le 
voir,  sans  avoir  recours  à  aucun  agent  surnaturel. 

Un  jeune  homme,  appartenant  à  une  riche  famille  anglaise, 
avait  fait  à  l'université  d'Oxford  de  brillantes  études.  Une  fortune 
considérable  lui  était  assurée,  l'avenir  le  plus  heureux  l'attendait  ; 
mais  il  perdit  ses  parents  avant  d'avoir  acquis  de  l'expérience,  et, 
livré  à  lui-même,  privé  des  conseils  paternels,  des  tendresses  d'une 
mère,  de  l'atmosphère  vivifiante  et  pure  du  foyer,  il  fut  comme 
tant  d'autres,  entraîné  dans  une  vie  de  dissipation,  et,  vu  qu'il  avait 
beaucoup  d'argent,  il  eut  bientôt  beaucoup  d'amis. 

Ses  goûts  élevés,  la  distinction  de  son  esprit,  le  préservèrent  des 
désordres  qui  conduisent  souvent  à  l'abaissement  et  au  déshon- 
neur ;  mais  son  imagination  et  sa  simplicité  le  rendirent  victime 
d'une  intrigue  trop  habilement  ourdie  pour  ne  pas  tromper  un 
cœur  sincère. 

II  n'est  pas  intéressant  pour  l'intelligence  de  cette  histoire  de 
raconter  ici  les  déceptions  par  lesquelles  passa  ce  jeune  homme 
inexpérimenté,  les  souffrances  qui. l'accablèrent,  et  enfin  la  honte, 


LA  VEILLEUSE.  4a7 

le  découragement,  les  remords,  qui  suivirent  de  près  des  heures 
d'extases  et  d'adoration,  des  rêves  de  bonheur  sans  fin.  Nous 
aimons  mieux  détourner  les  yeux  de  ces  tableaux,  qui  ont  été  si 
souvent  mis  en  lumière.  II  nous  suÔira  de  dire  qu'il  était  devenu 
la  proie  d'une  de  ces  créatures  dangereuses  qui  portent  au  front  le 
prestige  de  la  grâce  et  la  beauté  de  l'ange  ;  mais  qui  cachent  à  la 
place  de  leur  cœur  les  trahisons  de  la  femme  et  les  malices  du 
démon. 

Un  jour  ne  tarda  pas  à  venir  où  il  ne  put  douter  de  la  vérité,  et 
de  ce  jour  sa  vie  était  brisée.  Abandonnant  à  un  homme  d'affaires 
l'administration  de  sa  fortune,  il  quitta,  sans  prendre  congé,  les 
amis  de  ses  plaisirs,  il  partit  pour  toujours. 

Il  visita  les  contrées  les  plus  lointaines,  croyant  trouver  dans 
ces  tableaux  changeants  l'oubli  de  l'image  qui  le  poursuivait  :  rien 
ne  pouvait  l'intéresser,  les  merveilles  de  l'art  le  laissaient  sans 
émotion. 

Rome  lui  parut  aussi  morte  que  ses  catacombes,  Athènes  aussi 
froide  que  la  cendre  de  ses  héros.  Il  vit  dans  l'Inde  des  vainqueurs 
aussi  malheureux  que  les  vaincus,  et  en  Egypte  une  civilisation 
qui  veut  surgir  par  la  science,  mais  qui  sera  impuissante  tant 
qu'elle  ne  sera  pas  fécondée  par  la  religion  du  Christ.  Nulle  part 
il  ne  pouvait  se  fixer. 

Après  quelques  années  perdues  dans  ces  pérégrinations,  la  con- 
templation des  phénomènes  de  la  nature  et  le  goût  des  recherches 
scientifiques  semblèrent  apporter^un  adoucissement  à  ses  maux. 
Bien  qu'il  fût  jeune  encore,  il  portait  déjà  sur  son  front  découvert 
et  sur  ses  traits  fatigués  la  gravité  de  l'âge  mûr  ;  il  espéra  que  son 
coeur  était  mort. 

0 

Il  avait  fait  une  étude  approfondie  des  sciences  et  s'était  fait 
remarquer  dès  sa  jeunesse  par  une  rare  aptitude.  Il  reprit  ses 
anciens  travaux.  L'astronomie  surtout  était  pour  lui  l'objet  d'une 
prédilection  passionnée.  Il  se  mettait  par  la  pensée  en  communi- 
cation avec  l'immensité,  avec  l'infini  du  temps  et  de  l'espace,  et  il 
en  oubliait  plus  facilement  les  infiniment  petits  d'un  monde  qu'il 
voulait  fuir  pour  toujours,  et  le  calme  merveilleux  de  tous  ces 
astres  qui  gravitent  en  silence,  en  suivant  la  route  qui  leur  est 
tracée,  faisaient  revenir  le  calme  dans  son  esprit  troublé  et  lui 
rappelait  la  loi  du  devoir  et  de  la  soumission. 

Plus  curieux  de  notre  Uttérature  que  ceux  qui  devraient  la  con- 
naître, il  avait  lu  nos  poètes  et  redisait  avec  foi,  en  regardant  le 
ciel,  ces  beaux  vers  de  Louis  Bouilhet  : 


488  REVUE*CANADIENNE. 

Toute  forme  s'en  va,  rien  ne  périt,  les  choses 
Sont  comme  un  gable  mou  sous  le  reflet  des  causeg. 
La  matière  mobile,  en  proie  au  changement, 
Dans  l'espace  infini  flotte  éternellement. 
La  mort  est  un  sommeil  où,  par  des  lois  profondes,  • 
L'être  jaillit  plus  beau  des  fumiers  des  deux  mondes. 
Tout  monte  ninsi,  tout  marche  au  but  mystérieux  ; 
Et  ce  néant  d'un  jour,  qui  s'étale  à  nos  yeux, 
N'est  que  la  crysalide  aux  invisibles  trames, 
D'où  sortiront  demain  les  ailes  et  leg  âmes. 

C'est  dans  ces  dispositions  qu'à  son  retour  en  France  il  fut  pré- 
senté par  l'ambassadeur  de  la  nation  à  un  célèbre  astronome  qui, 
frappé  de  l'étendue  de  ses  connaissances  et  du  charme  de  ses 
manières,  le  prit  en  affection.  Bientôt  les  portes  de  l'Observatoire 
lui  furent  ouvertes,  et  il  suivit  en  toute  liberté  les  travaux  du 
Bureau  des  longitudes. 

Il  y  admirait  un  jour  la  régularité  d'interminables  calculs 
algébriques  dont  les  dossiers  étaient  empilés  sur  le  bureau  de 
l'astronome.  C'était  quelque  chose  comme  les  Tables  de  la  lune 
qui,  dans  les  divagations  de  sa  démarche  errante,  ne  suit  jamais 
deux  jours  de  suite  le  même  chemin  dans  l'espace.  Voilà  de  quoi 
charmer  ceux  qui  aiment  la  difficulté  vaincue. — Il  suivait  de  l'œil 
ces  chiffres  presque  cabalistiques,  ces  équations  redoutables^  de 
même  qu'un  compositeur  expérimenté  lit  une  partition,  et  dis- 
tingue pour  ainsi  dire  par  la  pensée  le  son  de  chaque  instrument. 

— C'est  magnifique  !  dit-il  avec  un  sentiment  de  jouissance  que 
ne  comprendront  pas  les  profanes,  mais  qui  est  la  récompense  de  la 
science. 

— Savez-vous  bien  qui  a  fait  cela  ?  dit  fastronome. 

— C'est  vous-même  sans  doute,  reprit  le  jeune  hommej  car  je  ne 
vois  rien  d'aussi  parfait  dans  les  travaux  qui  vous  sont  remis  par 
le  Bureau. 

— Croyez-vous  donc  que  j'aurais  cette  vertu  ?  reprit  l'astrome. 
Il  n'y  a  pas  de  grandes  difficultés,  mais  comme  patience  et  appli- 
cation c'est  effrayant  ;  non,  je  ne  saurais  rien  faire  de  pareil.  C'est 
une  pauvre  femme  qui  demeure  près  d'ici  qui  a  fait  ces  belles 
pages,  et  j'en  fais  honte  à  mes  calculateurs  ;  et,  tenez,  vous  verrez 
d'ici  sa  maison  dans  la  rue  du  faubourg.  Elle  est  trop  malheureuse  ; 
car  elle  a  perdu  la  vue  à  ce  métier,  et  je  me  reproche  d'en  être 
cause.  Je  n'ai  pu  disposer  pour  elle  que  d'un  faible  secours  que 
j'ai  eu  de  la  peine  à  lui  faire  accepter.  C'est  un  triste  avenir  pour 
elle  et  pour  sa  jeune  famille.  Le  jeune  homme  écoutait  avec 
attention  ces  détails,  car  la  seule  consolation  des  cœurs  souffrants 
est  dans  la  recherche  et  l'adoucissement  des  douleurs.  La  fortune 
est  un  don  du  ciel  quand  elle  permet  à  la  main  de  s'ouvrir  comme 


LA  VEILLEUSE.  489 

celle  da  semeur  qui  jette  le  froment  dans  les  sillons.  Les  seules 
joies  que  ressentait  notre  jeune  savant,  après  les  désenchantements 
de  sa  vie,  étaient  dans  les  surprises  que  la  puissance  magique  de 
l'or  lui  permettait  quelquefois  d'accomplir,  en  cachant  avec  soin 
sous  une  fausse  indifférence  la  source  de  ses  dons. 

La  position  da  madame  Martel  et  l'origine  de  son  infirmité 
devaient  l'intéresser  doublement,  et  il  cherchait  une  occasion  de 
lui  rendre  service  sans  se  laisser  découvrir,  quand  une  circonstance 
particulière  appela  de  nouveau  son  intention  sur  la  maison  du 
faubourg. 

Afm  d'être  dans  le  voisinage  de  l'Observatoire, où  ses  études 
l'appelaient  tous  les  jours,  il  avait  loué  près  du  boulevard  une 
maison  isolée  surmontée  d'une  tourelle  et  située  au  milieu  de  ces 
champs  déserts.  Cette  position  élevée  était  favorable  à  ses  travaux 
astronomiques,  et  cette  tour,  on  l'a  déjà  deviné,  était  bien  celle 
que  Pholoë  regardait  si  souvent  de  sa  fenêtre  sans  pouvoir  distin- 
guer à  une  si  grande  distance  quels  étaient  les  habitants  de  la 
maison. 

La  veilleuse  de  Pholoë  n'avait  pas  manqué  d'attirer  l'attention 
du  jeune  savant,  et  il  éprouva  de  son  côté  un  sentiment  croissant 
de  curiosité  en  interrogeant  cette  lumière  qui  semblait  vivre  seule 
en  regard  de  la  sienne  dans  le  silence  des  nuits.  Quelquefois 
même,  s'il  faut  le  dire,  au  moyen  des  puissants  instruments  d'op- 
tique dont  dispose  un  astronome,  il  avait  distingué  le  profil  de 
Pholoë  inclinée  sur  sa  tache,  et  cette  image  du  travail  obstiné  d'un 
être  si  faible  et  si  jeune  était  bien  faite  pour  l'intéresser. 

Sans  calculer  les  distances  avec  la  précision  de  triangulation 
d'un  savant,  il  n'avait  pas  tarclé  à  s'assurer  que  la  maison  dans 
laquelle  il  voyait  la  veilleuse,  du  cô!é  du  jardin,  était  bien  celle 
où  demeurait  la  femme  aveugle  qui  savait  faire  de  si  belles  pages 
de  calculs,  et  qui  lui  avait  été  recommandée  par  l'astronome  de 
l'Observatoire. 

Il  n'en  fallait  pas  davantage  pour  éveiller  une  plus  vive  sympa- 
thie qu'il  laissa  voir  le  soir  où  la  lampe  de  Pholoë  s'éteignit  avant 
l'heure,  car  on  se  souvient  que  lui-même  avait  éteint  sa  lampe  au 
moment  même. 

11  regardait  encore  enjrêvant  la  place  où  cette  lumière  lointaine 
venait  de  mourir,  quand  il. la  vit  renaître  et  se  diriger  vers  lui  au 
bord  de  la  fenêtre.  C'est  alors  qu'il  lui  vint  tout  à  coup  l'idée 
d'employer  pour  répondre  à  ce  signal  un  puissant  appareil  dont  il 
se  servait  alors  pour  des  expériences  de  lumière  électrique.  Il 
ne  se  doutait  pas  qu'il  avait  jeté   dans  le  cœur  de  Pholoë  presque 


490  REVUE  CANADIENNE. 

autant  de  trouble  qu'en  éprouva  Semelé  en  pareille  circonstance, 
s'il  faut  s'en  rapporter  à  la  mythologie. 

Après  ces  communications  télégraphies,  l'habitant  de  la  tourelle 
ne  pouvait  rester  en  si  beau  chemin.  Il  aimait  ces  entreprises 
aventureuses  qui  avait  la  charité  pour  objet  et  pour  excuse.  Il 
n'eût  rien  de  plus  pressé  que  de  cherchera  pénétrer  dans  la  maison 
du  faubourg,  pour  faire  ample  connaissance  avec  des  personnages 
qui  excitaient  tellement  sa  curiosité  et  qu'il  croyait  bien  dignes 
d'intérêt. 

Il  employa  un  moyen  qui  réussit  quelquefois  à  triompher  de  la 
discrétion  bien  connue  des  portières  :  c'est  la  libéralité.  Il  était  le 
lendemain  de  grand  matin  dans  la  loge  de  madame  Quatremain, 
demandant  s'il  n'y  avait  pas  quelque  appartement  à  louer  dans  la 
maison,  et  tâchant  de  profiter  de  l'occasion  pour  savoir  quelque 
chose  de  plus. 

—Nous  n'avons  rien,  dit  madame  Quatremain,  très-bien  disposée 
par  les  bons  procédés  de  l'étranger,  hors  que  M.  Claudius  voudrait 
céder  le  pavillon  qui  est  au  fond  du  jardin  et  qui  ne  leur  sert  pas  à 
grand  chose  :  ce  serait  bien  votre  affaire,  sans  compter  que  les 
pauvres  gens  ont  bien  besoin  de  s'alléger.  Voyez-y  toujours  ;  c'est 
des  bonnes  gens  :  en  tout  cas,  vous  ne  serez  pas  mal  reçu.  Tenez 
qu'est-ce  que  je  vous  disais,  en  voilà  encore  !  c'est  fait  pour  les 
artistes. 

Et  elle  montrait  un  papier  timbré  que  lui  apportait  un  clerc 
d'huissier. 

Le  visiteur  jeta  un  coup  d'oeil  sur  l'exploit. 

— Attendez-moi  à  la  porte,  dit-il  à  voix  basse  à  l'huissier  pendant 
que  la  Quatremain  donnait  un  coup  d'œil  à  son  café.  Je  suis  à 
vous. 

Il  se  hâta  de  sortir  en  remerciant  madame  Quatremain  de  son 
obligeance  ;  et,  ayant  retrouvé  son  clerc,  qu'il  sut  également  se 
rendre  favorable,  il  l'envoya  reprendre  l'exploit  chez  la  portière  et 
dire  qu'il  y  manquait  une  formalité. 

Ils  prirent  la  première  voiture  qu'ils  rencontrèrent  pour  se 
rendre  à  l'étude  du  patron  ;  et  cet  homme,  aussi  pressé  de  payer 
les  dettes  des  autres  que  quelques-uns  sont  empressés  d'oublier  les 
leurs,  ce  personnage  qui  dans  nos  mœurs,  il  faut  en  convenir,  est 
aussi  invraisemblable  qu'un  héros  de  roman,  tenait  dans  sa  main 
le  billet  acquitté. 

— Enfin,  se  dit-il,  j'ai  mes  entrées  dans  la  maison. 

Et  nous  avons  vu  plus  haut  comment  sir  Charles  Stanley  en 
avait  usé. 


LA  VEILLEUSE.  491 


UN   LOCATAIRE. 

Après  quelques  jours  d'absence  employés  peut-être  à  prendre  des 
renseigliements  sur  le  peintre  Glaudius  et  à  dresser  ses  batteries, 
Charles  Stanley,  fort  de  l'appui  de  madame  Quatremain  dont  la 
loge  représentait  pour  lui  les  travaux  avancés,  crut  pouvoir  com- 
mencer le  siège  de  la  place. 

Par  un  singulier  hazard,  il  se  présenta  dans  la  maison  du  fau- 
bourg le  jour  même  où  Pholoë  était  partie  pour  Vernon.  Madame 
Martel  était  trop  souffrante  pour  recevoir,  et  le  visiteur  matinal, 
traversant  la  maison,  fut  introduit  par  Reine,  la  souriante  camér 
riste,  dans  l'atelier  de  Glaudius,  situé  dans  le  jardin,  comme  le 
lecteur  peut  s'en  souvenir. 

L'artiste,  tout  entier  au  culte  de  la  peinture  et  des  amours 
mythologiques,  vivait  bien  étranger  aux  usages  du  monde  ;  ce 
qu'on  appelle  les  convenances  lui  semblait  une  servitude  digne 
-des  bourgeois,  et,  d'après  ce  que  nous  connaissons  de  son  carac- 
tère, il  devait,  selon  toute  apparence,  se  nuire  en  voulant  se  faire 
valoir  et  commettre  quelque  maladresse.  En  tous  cas,  il  n'était  pas 
•de  force  à  se  mesurer  avec  un  adversaire  qui  avait  pour  lui  le  sang- 
froid,  la  finesse,  et  peut-être  d'autres  sentiments  qui  aident  au 
[succès  d'une  entreprises. 

Glaudius  reçut  d'abord  sir  Gharles  Stanley-  avec  la  politesse 

cérémonieuse  et  exagérée  de  ceux  qui    ont  habituellement  dans 

leurs  manières  trop  de  laisser-aller  et  de  familiarité.    Ils  tombent 

«ouvent  dans  une  affectation  qui  dépasse  le  but  ;  mais,  malgré  eux, 

le  naturel  ne  tarde  pas  à  revenir. 

— Monsieur,  dit  le  peintre  avec  une  gravité  comique  en  rangeant 

à  la  hâte  mille  objets  qui  traînaient  de  tous  côtés  et  en  avançant 

^un  fauteuil,  j'ai  l'honneur  d'être  votre  bien  respectueux  serviteur. 

Veuillez  m'excuser,  nous  vivons  dans  un  siècle  où  l'art  n'est  pas 

(en  honneur.    Je  vous  reçois  sous  le  toit  du  pauvre  ! 

— Monsieur,   dit  le   visiteur  avec  moins  de  cérénomie  ;  je  me 
lomme  Stanley,  je  suis  étranger,  et,  sur  la  recommandation  de 
Ipies  amis,  je  vous  prie  de  ne  pas  me  trouver   trop  indiscret  si  je 
idemande  à  voir  vos  œuvres  dont  j'ai  souvent  entendu  parler. 

— Vous  en  avez  entendu  parler  !  Assisez-vous  donc^  dit  en  sou- 
riant Glaudius,  car  il  défigurait  volontiers  les  mots  quand  il  vou- 
lait être  tout  à  fait  aimable  et  familier.    Je  suis  heureux  de  vous 


:A 


492  REVUE  CANADIENNE. 

recevoir  ;  c'est  une  consolation  pour  l'artiste  méconnu  de  voir 
qu'il  existe  encore  des  amis  de  l'art.  Et  la  céramique,  monsieur, 
ajouta-il  avec  exaltation,  n'est-elle  pas  le  plus  noble  des  arls  ?  La 
musique  passe  sur  l'aile  du  vent,  les  fresques  tombent  en  pous 
sière,  la  peinture  sur  toile  est  mangée  aux  vers,  elle  ne  sera  trans- 
mise à  la  postérité  que  par  l'interprétation  incomplète  de  la  gravure. 
Que  connaissons-nous  aujourd'hui  de  Zeuxis  et  d'Apelles  ?....mais 
les  couleurs  que  je  fais  passer  pour  ainsi  dire  dans  la  substance  de 
ce  vase  seront  éternellement  aussi  vives,  aussi  transparentes  que 
si  elles  sortaient  de  mes  mains. 

— Il  est  vrai,  dit  Stanley  en  prenant  avec  précaution  une  assiette 
peinte  qui  se  trouvait  avec  quelques  autres  sur  une  console,  il  est 
vrai  que  ces  fleurs  sont  vivantes  et  que  la  rosée  les  baigne  encore. 

— Ceci  est  faible,  dit  Claudius  avec  embarras  en  prenant  l'assiette 
des  mains  de  Stanley. 

— Vous  êtes  bien  modeste,  reprit  Stanley,  nous  avons  à  Londres 
de  fort  belles  peintures  sur  porcelaine  ;  le  fini  du  travail  ne  laisse 
rien  à  désirer  ;  mais  je  retrouve  ici  le  sentiment  et  l'observation 
de  la  nature,  les  belles  traditions  de  l'école  de  Sèvres  trop  souvent 
négligées  par  les  imitateurs.  Ma  plus  grande  ambition  serait  de 
recevoir  de  vous  quelques  leçons  ;  mais  votre  temps  est  sans  doute 
trop  précieux  pour  que  voUs  daigniez  vous  occuper  d'un  ignorant 
comme  moi. 

—C'est  un  genre  qui  ne  mène  à  rien,  dit  Claudius  avec  humeur, 
je  vous  conseille  de  faire  autre  chose  ;  c'est  ma  fille,  mon  élève, 
qui  s'amuse  à  faire  ces  fleurs  et  ces  fruits  ;  c'est  un  article  de  com- 
merce, mais  ce  n'est  pas  là  de  la  peinture.  Tenez,  je  vais  vous 
faire  voir  mieux  que  cela. 

Stanley  comprit  qu'il  avait  fait  fausse  route  ;  et  il  aurait  bien 
voulu  savoir  si  ces  charmantes  fleurs  avaient  pour  auteur  la  jeune 
fille  qu'il  avait  rencontrée  chez  madame  Martel  et  qu'il  avait  si 
souvent  observée  à  sa  fenêtre  ;  cependant  il  n'osa  faire  aucune 
autre  question,  et  il  s'apprêta  à  admirer  les  œuvres  de  Claudius.^ 
Il  ne  lui  épargna  pas  les  compliments,  et,  comme  il  avait  de  pro 
fondes  connaissance  en  chimie,  il  entreprit  avec  l'artiste  dont  il 
aimait  l'intelligente  curiosité  une  discussion  scientifique  sur  la 
composition  d'un  certain  bleu  céleste  qui  avait  un*^  transparence 
merveilleuse  et  qui  ne  changeait  pas  au  feu.  Il  n'en  fallait  pas 
davantage  à  Claudius  pour  qu'il  ressentit  autant  d'amitié  que  de 
considération  pour  le  visiteur. 

— J'espère  que  vous  viendrez  revoir  et  encourager  le  pauvrj 
artiste,  dit-il  en  lui  tendant  la  main. 


LA  VEILLEUSE.  493 

— Monsieur  Glaudius,  dit  Stanley,  vous  déplorez  votre  pauvreté, 
permetlez-moi  de  me  plaindre  aussi  de  la  mienne,  puisqu'elle 
m'empêche  de  m'emparer  immédiatement  de  cet  Amour  vainqueur 
qui  vous  sera  évidemment  enlevé  bientôt  par  quelque  heureux 
collectionneur  ;  mais  je  ne  crois  pas  qu'un  tel  bijou  vaille  moins 
de  cent  louis,  et  je  n'ai  pas  le  moyen  de  me  mettre  une  telle  bague 
au  doigt. 

— Monsieur,  dit  Glaudius  en  se  renversant  en  arrière  et  en 
croisant  les  bras,  je  ne  donnerais  pas  V Amour  vainqueur  pour  trois 
mille  francs.  Avez-vous  examiné  le  travail  ? 

Le  pauvre  homme  aurait  peut-être  donné  son  œuvre  pour  bien 
moins  ;  mais  il  était  de  bonne  foi  en  élevant  ses  prétentions  à  la 
hauteur  des  compliments  qu'il  recevait  ;  et  puis  il  avait  ainsi  une 
occasion  de  faire  tourner  le  vase  en  pleine  lumière,  et  de  montrer 
d'un  côté  l'amour  aiguisant  sa  flèche  et  de  l'autre,  le  même  triom- 
phant de  la  beauté. 

— C'est  véritablement  charmant,  dit  Stanley  :  mais  il  faut  savoir 
se  passer  de  belles  choses  qu'on  ne  peut  posséder.  Je  voudrais 
pourtant  bien  emporter  un  souvenir  des  heureux  moments  que  j'ai 
passés  chez  vous,  Monsieur,  et,  puisque  ces  assiettes  sont,  dites-vous, 
un  article  de  commerce,  il  n'est  pas  indiscret  de  vous  en  demander 
le  prix. 

— Oh  !  c'est  pour  rien,  dit  Glaudius,  vous  voyez  ce  que  c'est  ? 
ce  n'est  pas  du  métier,  c'est  un  art  ;  eh  bien,  les  marchands  ne 
nous  les  payent  que  cent  francs  ! 

L'artiste,  oubliant  toute  rivalité,  devenait  lui  même  négociant  ! 

—Je  m'empare  donc  des  six  que  voici,  dit  Stanley  en  comptant 
six  cents  francs  sur  la  porcelaine,  et  je  demande  le  complément  de 
la  douzaine  quand  le  peintre  en  aura  le  loisir. 

— Mais  vous  ne  pouvez  vous  en  charger,  dit  Glaudius  en  ramas- 
sant les  pièces  d'or  avec  l'avidité  d'un  homme  qui  n'en  a  pas  touché 
depuis  longtemps. 

•  — Ne  me  les  faites  pas  porter,  dit  Stanley,  j'aurais  peur  de  quel- 
que maladresse  ;  je  les  emporterai,  ou  plutôt  attendons,  car,  si  je 
ne  vous  fais  pas  trop  perdre  de  temps,  j'ai  encore  un  renseigne- 
ment à  solliciter  de  votre  obligeance. 

— Disposez  de  moi,  vous  me  faites  grand  plaisir,  dit  Glaudius  en 
le  retenant. 

—Il  faut  vous  dire,  reprit  Stanley  en  s'asseyant  de  nouveau,  que 
mes  occupations  m'appellent  tous  les  jours  à  l'Observatoire,  et  la 
maison  que  j'habite  me  parait  maintenant  trop  éloignée  ;  ne  con- 
naîtriez-vous  de  ce  côté,  car  la  vue  de  ces  jardins  et  de  ces  champs 
est  agréable,  ne  pourriez- vous  m'indiquer  dans  le  voisinage  une 


494  REVUE  CANADIENNE. 

petite  maison  à  ma  convenance  ?   C'est   assez  difficile   à  trouver 
parce  qu'il  me  faut  une  terrasse. 

— Mais  vous  rencontrerez  peut-être  cela  de  nos  côtés,  dit  Clau- 
dius  ;  nous  aurons  le  plaisir  de  voisiner. — Et,  j'y  pense,  c'est  dora- 
mage  que  vous  ne  puissiez- vous  accommoder  du  pavillon  ? 

— C'est  bien  petit,  dit  Stanley  avec  indifférence,  en  regardant  au 
fond  du  jardin  du  côté  que  Claudius  lui  indiquait  par  la  porte 
entr'ouverte. 

— Pas  tant  que  vous  croyez  ;   la  maison  esj,  double,  et,  voyez, 
une   terrasse  à  l'italienne  ;   c'est  comme  fait  exprès,  et  vous  avez 
une  sortie   particulière  par  les  jardins  ;   vous  ne  serez  pas  obligé 
de  passer  par  chez  nous. 
— Mais  je  vous  gênerai  ?  dit  Stanley. 

— Nous  ?  pas  le  moins  du  monde.  Voyez  I  nous  mettons  ici  une 
barrière,  vous  avez  encore  les  lilas  de  votre  côté  :  dans  ce  temps  ci^ 
c'est  un  vrai  bouquet. 

Stanley  visita  le  pavillon  objet  de  sa  convoitise,  affecta  de  le 
trouver  bien  incomplet,  se  laisse  convaincre  par  Claudius,  débattit 
le  prix  en  locataire  expérimenté,  et  finit  par  convenir  du  prix  de 
douze  cents  francs  par  an,  dont  six  mois  à  payer  d'avance. 

— Je  vous  proposerais   bien    de   conclure   immédiatement,  dit 
Stanley,  car  j'aime  les  affaires  terminées  ;  mais  vous  voudrez  peut- 
être  consulter  votre  famille  et  prendre  les  renseignements  d'usage. 
— Vous  plaisantez,  dit  Claudius,  je  prends  tout  sur  moi,  je  n'ai  à 
consulter  personne. 

— Veuillez  donc  me  faire  un  reçu  de  six  cents  francs  pour  le 
premier  semestre,  et  garder  ces  porcelaines  à  ma  disposition,  Ce 
sera  l'article  le  plus  précieux  de  mon  ménage. 

Stanley  trouva  encore  une  somme  suffisante  dans  sa  bourse  bien 
garnie  ;  et  c'est  avec  cette  clef  d'or  qu'il  échangea  son  droit  d'entrée 
contre  un  droit  bien  en  règle  de  résidence  dans  la  maison  du  fau- 
bourg. 

Reconduit  par  le  peintre,  il  traversait  le  jardin,  lorsqu'ils  enten- 
dirent un  cri  perçant  du  côté  du  berceau  de  lilas  ;  ils  aperçurent 
alors  la  belle  Ida  qui  s'élançait  de  leur  côté  avec  tous  les  signes  de 
la  terreur  en  secouant  les  longues  tresses  dénouées  de  sa  cheve- 
lure d'ébène. 
—  Eh  bien,  que  t'arrive-t-il  donc,  Ida,  lui  demanda  Claudius. 
— Au  secours  I  criait  elle. ..Ah  !  pardon  Messieurs,  je  ne  vous 
voyais  pas.  C'est  une  abeille  qui  me  poursuit,  et  j'en  ai  une  peur 
affreuse. 

—Elle  cherche  le  miel,  et  elle  vous  prend  peut-être  pour  une 
fleur,  dit  Stanley  en  s'mclinant,  avec    une   politesse  que  les  étran- 


LA  VEILLEUSE.  495 

gers  nous  ont  empruntée  et  qu'ils  emploient  encore  maintenant 
qu'elle  n'a  plus  cours  chez  nous,  quand  ils  veulent  paraître  tout  à 
fait  Français. 

Ida,  charmée  d'attirer  l'attention,  sut  rougir  et  baisser  les  yeux  à 
propos,  et  exécuter  plusieurs  jeux  de  physionomie  avec  le  naturel 
et  la  perfection  d'une  artiste  consommée. 

— Voilà  Ida  qui  boit  du  lait  !  ditClaudius  en  employant  familière- 
ment un  terme  d'atelier  qui  exprime  assez  bien  la  jouissance  de 
l'artiste  recevant  des  compliments.  Voilà  une  abeille,  ajouta-t-il, 
qui  est  arrivée  à  propos  pour  te  faire  crier  et  pour  t'attirer  des 
galanteries,  car  nous  passions  sans  te  voir,  et  c'eût  été  dommage  1 
Après  cela  il  n*est  pas  surprenant  de  voir  une  abeille  voler  sur  le 
mont  Ida. 

Quel  mauvais  jeu  de  mots  1  dit  Ida  en  minaudant. 

— C'est  peut-être  mademoiselle  qui  peint  ces  beaux  groupes  de 
fruits  et  ces  jolies  fleurs  ?  demanda  Stanley,  et  alors  elle  doit  être 
l'amie  des  abeilles. 

— Ida,  ma  nièce  Ida  ?  dit  Glaudius,  vous  ne  la  connaissez  pas  ! 
Elle  est  bien  trop  paresseuse  ;  elle  ne  sait  que  chanter  et  lire  des 
romans  ;  du  reste,  une  charmante  enfant. 

Et  il  tourna  le  dos  à  la  jeune  fille. 

Stanley  la  salua  profondément  en  se  félicitant  de  la  voir  plus 
rassurée,  et  suivit  Glaudius.  Il  avait  appris  par  cet  incident  que 
les  peintures  de  fleurs  étaient,  selon  toute  apparence,  l'œuvre  delà 
jeune  fille  à  la  veilleuse. 

Il  trouva  encore  sur  son  chemin,  avant  de  sortir  du  jardin,  les 
deux  petits  enfants  qu'il  appela  deux  fleurs  vivantes.  Il  prit  dans 
ses  bras  la  petite  Noémidont  le  regard  l'attirait.  Elle  lui  rappelait 
les  grands  yeux  de  Pholoë  qui  s'étaient  fixés  sur  lui  avec  une 
expression  suppliante,  dans  une  entrevue  qu'il  ne  pouvait  oublier 
à  cause  de  la  singularité  et  du  pacte  secret  qui  en  était  résulté 
entre  lui  et  la  jeune  fille. 

De  son  côté,  Glaudius,  très-fier  de  sa  négociation,  se  frottait  les 
mains  et  ne  pouvait  plus  se  remettre  au  travail  ;  il  croyait  avoir 
exploité  l'expérience  d'un  Anglais  et,  selon  les  anciennes  traditions 
cela  lui  semblait  de  bonne  guerre.  Il  lui  avait  fait  payer  les  fleurs 
et  l'appartement  le  double  de  la  valeur.  Ges  douze  cents  francs  lui 
brûlaient  les  poches  !  Il  n'était  chargé  ni  des  recettes  ni  des  dé- 
penses de  la  maison,  et,  avec  l'imprévoyance  d'un  enfant  il  croyait^ 
tenir  une  fortune.  Il  tâcha  de  garder  son  secret  jusqu'à  la  fin  du 
jour,  mais  il  se  donnait  involontairement  des  airs  d'importance 
qu'il  n'avait  pas  quand  sa  bourse  était  vide. 

Il  se  réservait  de  faire  voir  à  sa  femme,  à  la  première  occasions 


496  REVUE   CANADIENNE. 

qu'il  savait  aussi  faire  des  affaires,  et  qu'on  lui  faisait  tort  quand 
on  mettait  en  doute  son  intelligence  commerciale.  Il  avait  d'ail- 
leurs à  réparer  la  légèreté  dont  il  s'était  rendu  coupable  en  signant 
un  billet  à  ordre  sans  même  en  prendre  note,  ce  qui  avait  mis  la 
famille  dans  un  cruel  embarras. 

Quand  les  enfants  furent  couchés,  Glaudius  était  prés  de  sa 
femme  qu'il  tâchait  de  consoler  et  d'encourager,  car  elle  souffrait 
de  l'absence  prolongée  de  Pholoë,  et  elle  s'inquiétait  de  la  savoir 
seule  sur  les  chemins  à  une  heure  si  tardive. 

— Au  fait,  pourquoi  avoir  envoyé  cette  pauvre  enfant  ?  j'aurais 
arrangé  cette  affaire  avec  Hermel,  dit  Glaudius  ave.c  assurance. 

— Mon  ami,  tu  sais  que  nous  n'aimons  pas  à  te  détourner  de  tes 
travaux,  et  tu  nous  as  dit  bien  des  fois  que  tu  n'entendais  rien  aux 
affaires  d'argent. 

— Je  m'y  entends  peut-être  plus  que  tu  ne  crois,  dit  Glaudius 
avec  la  conscience  de  sa  force. 

Enfin  un  coup  de  sonnette  se  fit  entendre  ;  c'était  Pholoë  qui 
rentrait. 

— Pauvre  mère  !  dit-elle  en  se  jetant  dans  les  bras  de  madame 
Martel,  je  n'ai  rien  pu  faire  pour  vous  !  Elle  leur  raconta  alors  son 
entrevue  avec  son  oncle,  mais  elle  passa  sous  silence  les  incidents 
qui  l'avait  offensée. 

— Gonsolez-vous,  chère  mère,  ajouta-t-elle,  nous  trouverons  autre 
chose. 

—  G'est  tout  trouvé  !  dit  Glaudius,  qui  aimait  les  coups  de 
théâtre  ;  voilà  toujours  douze  cents  francs. 

Et  il  faisait  trébucher  la  pluie  d'or  sur  le  tapis  de  la  table. 

: — Et  d'où  vient  tout  cet  argent  ?  demandèrent  à  la  fois  la  mère 
et  la  fille  avec  une  grande  surprise. 

— Oui,  voilà  pour  le  moment,  dit  négligemment  Glaudius,  et  il 
reste  encore  V Amour  vainqueur  qui  vaut  de  l'or  !  Je  ne  le  donnerais 
pas  pour  quatre'  mille  francs. 

— Mais  ces  douze  cents  francs  !  dit  Pholoë  ;  d'où  viennent-ils  ? 

—Oh  !  je  n'y  suis  pour  rien.  J'ai  d'abord  vendu  tes  assiettes  à 
cent  francs  pièce:  ce  n'est  pas  mal  s'en  tirer. 

— Mais  vous  savez  qu'elles  sont  commandées,  père,  et  que  je 
dois  les  livrer  dans  quelques  jours. 

— Oui,  commandées  à  cinquante  francs  par  ces  voleurs  de  mar- 
chands qui  nous  exploitent;  plains-toi  donc  !  Eh  bien,  tu  en  feras 
d'autres  ;  et,  d'ailleurs,  je  t'en  commande  encore  une  demi-douzaine 
qui  sont  placées. 

— Et  le  reste  de  la  somme  ?  demanda  madame  Martel  en  maniant 
les  pièces  d'or  comme  pour  s'assurer  de  leur  réalité. 


LA  VEILLEUSE.  »  497 

— Ah  !  ça,  c'est  autre  chose,  dit  Glaudius  d'un  ton  décidé.  Oui, 
l'ai  loué  le  pavillon  du  jardin  et  je  me  suis  fait  payer  six  mois 
d'avance  ;  voilà  comme  j'entends  les  affaires. 

— Et  tu  ne  nous  as  pas  consultées,  dit  madame  Martel  avec 
crainte. 

— Oui,  pour  manquer  l'occasion  !  Voilà  un  pavillon  qui  va  payer 
notre  loyer,  et  on  vous  en  a  refusé  six  cents  francs  ;  et  puis  quels 
renseignements  ai-je  à  demander  sur  la  solvabilité  puisque  je  suis 
payé  d'avance  ? 

—C'est  vrai,  dit  madame  Martel,- c'est  un  grand  avantage  pour 
nous  ;  mais,  quant  au  voisinage,  est-ce  une  famille  ? 

— Mon  locataire  ne  vous  dérangera  pas,  soyez  bien  tranquilles  : 
c'est  un  savant  qui  passe  la  journée  à  l'Observatoire  et  la  nuit  à 
lorgner  les  étoiles.  * 

— Les  étoiles!  dit  Pholoë  avec  une  émotion  qu'elle  s'efforça  de 
contenir. 

— Et  comment  se  nomme-t-il  ?  demanda  madame  Martel. 

— Il  ne  m'a  pas  laissé  son  nom  écrit;  je  n'en  sais  pas  si  long. 
Ah!  attendez,  je  crois  cependant  qu'il  se  nomme  quelque  chose 
.'omme  Stanley.   C'est  un  Anglais,  un  charmant  garçon. 

— Stanley?  reprit  madame  Martel  ;  mais,  dis-moi  un  peu,  ma 
fille,  n'est-ce  pas  le  nom  de  cet  étranger  qui  est  venu  ici  il  y  a 
quelques  jours  recevoir  un  billet  ? 

— Ouj,  je  crois  bien  que  c'est  son  nom,  dit  Pholoë  en  hésitant  ; 
elle  était  fort  troublée,  car  elle  se  voyait  involontairement  la  con- 
fidente des  entreprises  de  l'étranger,  et  il  y  avait  un  secret  entre 
elle  et  sir  Stanley. 

— Mais,  dit-elle,  pourquoi  le  recevoir  sans  le  connaître  ? 

— Mon  enfant,  dit  madame  Martel  qui  ne  pouvait  deviner  les 
agitations  de  sa  fille,  après  tout,  je  n'y  vois  pas  grand  inconvénient. 
Je  ne  crois  pas  qu'un  tel  voisinage  puisse  nous  gêner,  et  c'est  un 
secours  inespéré  qui  nous  arrive. 

Glaudius  embrassa  sa  femme  et  sa  fille  en  déclamant  avec 
emphase  : 

*. 

Aux  petits  des  oiseaux  il  donne  la  pâture  ! 

et  il  se  retira  triomphant.  Madame  Martel  s'endormit  plus  rassurée  ; 
mais  Pholoë,  interrogeant  la  tour  qui  se  dessinait  dans  l'ombre  et 
où  elle  ne  voyait  plus  aucune  lumière,  commençait  à  regretter  de 
n'avoir  pas  agi  avec  plus  de  franchise  et  de  s'être  av-ancée  dans  une 
voie  où  il  lui  était  maintenant  difficile  de  reculer.  L'inquiétude 
l'empêcha  longtemps  de  dormir  ;  et  elle  céda  enfin  aux  fatigues  de 
cette  journée  féconde  en  émotions. 

25  Juillet  1873.  32 


498  REVUE  CANADIENNE. 

sous   LES   LILAS. 


Nous  retrouvons  notre  jeune  astronome  installé  dans  son  pavil- 
lon qu'il  avait  transformé  en  quelques  jours  et  disposé  à  sa  conve- 
nance, avec  le  secours  d'un  fidèle  et  silencieux  serviteur.  Ses  livres 
ses  instruments  précieux,  y  avaient  été  transportés.  Un  treillage 
garni  de  verdure  s'élevait  entre  le  bosquet  de  lilas  et  l'avenue  de 
tilleuls,  qui  formait  le  jardin  des  enfants  ;  une  petite  porte  de  com- 
munication, fermant  des  deux  côtés,  ne  pouvait  s'ouvrir  que  du 
^consentement  mutuel  des  voisins,  que  séparait  cette  frêle  clôture. 

Le  nouveau  locataire  se  montrait  plein  de  discrétion  ;  on  n'en- 
tendait jamais  parler  de  lui.  Il  était  rarement  au  logis,  et  le  soir 
il  semblait  suivre  le  cours  des  astres  sans  s'inquiéter  autrement  de 
ce  qui  se  passait  à  ses  pieds. 

Il  avait  bien  fait  quelques  visites  à  son  voisin  Glaudius,  qui 
l'avait  pris  en  affection  et  qui  lui  montrait  avec  reconnaissance  ses 
essais  de  bleu  céleste,  qui  rivalisaient  avec  ce  que  nous  connaissons 
de  plus  admirable  dans  les  porcelaines  de  la  Chine,  car  notre 
artiste  était  un  habile  praticien,  et  ce  n'est  pas  de  ce  côté  qu'il 
lui  manquait  quelque  chose  pour  atteindre  la  perfection. 

bi  nous  l'emportons  de  beaucoup  sur  les  Chinois  quant  à  l'élé- 
gance de  nos  vases,  à  la  grâce  de  la  composition,  à  la  correction 
du  dessin,  il  faut  convenir  que  ce  berceau  de  l'art  a  gardé  le  secret 
de  la  parfaite  délicatesse  de  la  matière  et  de  la  transparence  des 
couleurs.  Il  y  avait  peut-être  une  fortune  dans  l'application  de  ce 
nouveau  procédé,  dont  Stanley,  avec  ses  habitudes  d'observation, 
avait  surpris  le  secret  pendant  ses  voyages,  et  qu'il  avait  révélé'si 
généreusement  à  son  nouvel  ami. 

Stanley  avait  bien  rencontré  une  fois  Pholoë  dans  l'atelier  du 
peintre  ;  il  l'avait  saluée  avec  une  froideur  qui  n'avait  rien  d'affec- 
té, et  il  lui  avait  fait  quelques  compliments  sur  son  talent  d^ 
peintre  de  fleurs,  comme  la  politesse  l'exigeait. 

Pholoë,  qui  se  croyait  un  peu  à  la  discrétion  de  son  créancier,  et 
qui  craignait  vaguement  d'être  le  but  caché  qui  l'avait  attiré  dans 
la  maison,  sans  que  rien  cependant  pût  motiver  ce  soupçon  invo- 
lontaire, dut  se  trouver  plus  rassurée  quand  elle  eut  remarqué  la 
parfaite  indifférence  de  Stanley  ;  elle  tâchait  de  prendre  sa  part  du 
calme  qui  commençait  à  régner  au  foyer  de  la  famille. 


LA  VEILLEUSE.  499 

Madame  Hermel,  qui  était'venue  passer  quelques  jours  à  Paris, 
avaii  apporté  avec  exactitude  l'argent  de  la  pension  d'Ida,  avec  une 
promesse  de  rembourser  bientôt  la  somme  restant  due  sur  la 
maison  de  Vernon,  qui,  selon  toute  apparence,  allait  être  vendue, 
des  propositions  avantageuses  ayant  été  faites  à  M,  Hermel.  Quel- 
ques encaissements  inattendus  étaient  venus  grossir  le  capital  dis- 
ponible ;  toutes  les  dettes  étaient  payées,  et  Pholoë  avait  des  ^-om- 
maiides  dont  l'une  surtout  était  pour  elle  l'objet  de  soins 
particuliers. 

Elle  devait  donc  être  heureuse  près  de  sa  mère,  dont  la  santé 
s'était  améliorée  à  mesure  que  ses  inquiétudes  s'évanouissaient,  et 
dont  les  yeux,  sïls  n'étaient  pas  ouverts  à  la  lumière,  entrevoyaient 
du  moins  une  faible  lueur  et  n'étaient  plus  douloureux,  ce  qui,  au 
dire  du  docteur  qu'on  avait  appelé,  pouvait  donner  quelque  espé-^. 
rence,  bien  qu'il  n'y  eût  rien  à  faire  pour  le  moment.  Que  lui 
manquait-il  donc  à  notre  jeune  amie,  qui,  d'après  ce  que  nous 
avons  vu  de  sou  caractère,  ne  semblait  vivre  que  pour  les  autres  ? 

Il  lui  manquait  de  deviner  une  énigme,  dans  laquelle  un  senti- 
ment, dont  elle  ne  pouvait  encore  se  rendre  compte,  se  trouvait 
^peut-être  intéressé. 

'  Les  barrières  qui  tomberont,  dit-on,  entre  les  nalions  qu'elles 
séparent,  s'abaissent  bien  plus  facilement  entre  des  voisins  qui 
s'entendent!  Quand  Stanley  était  de  retour  de  ses  travaux  dans  les 
longs  jours  d'été,  il  avait  regardé  souvent  les  deux  enfants  qui  sau- 
tillaient près  de  son  grillage  comme  de  jeunes  faons  qui  sont  gar- 
dés dans  un  parc.  Il  avait  toujours  quelque  friandise  à  leur  passer 
à  travers  les  barreaux. 

Une  familiarité  plus  intime  s'établit,  grâce  à  leur  gentillesse,  et 
bientôt  il  fnllut  leur  ouvrir  la  porte  de  communication.  Samuel,, 
qu'on  appelait  plus  souvent  Sam,  et  sa  gracieuse  sœur  Noémi  y 
pénétraient  comme  chez  eux,  et  savaient  si  bien  amuser  par  leurs 
saillies  et  leur  naturel  le  grave  astronome,  qu'il  ne  pouvait  se  déci- 
der à  les  congédier. 

C'était  bien  le  cas  pour  l'attentive  Ida  d'aller  les  chercher  et  de 
les  gronder  doucement  d'être  si  indiscrets.  Ce  qui  lui  donnait  une 
occasion  de  plus  de  faire  valoir  ses  grâces,  de  faire  rayonner  ses 
yeux  noirs  qui  flamboyaient  sous  la  pénombre  des  lilas. 

Stanley  s'amusait  de  cette  mise  en  scène  en  paraissant  tout 
occupé  de  ses  livres  qu'il  feuilletait  sur  la  table  de  pierre.  Il  n'était 
pas  fâché  de  voir  les  caractères  se  développer  sans  contrainte,  car 
l'expérience  qu'il  avait  acquise  aux  dépens  de  ses  plus  belles 
années  et  de  ses  plus  riantes  illusions  avait  fait  de  lui  un  prudent 


500  REVUE  CANADIENNE. 

observateur  et  un  habile  diplomate.  La  débutante  avait  donc  affaire 
à  forte  partie. 

* — Ma  petite  Ida,  disait  Noémi  avec  l'insistance  traînante  des 
enfants,  chante-nous  donc  celte  belle  chanson  que  tu  disais  hier  à 
ton  piano.  Tu  sais,  Ida,  chante-la  sous  les  arbres,  ça  sera  encore 
plus  beau. 

— Mimi,  voulez-vous  vous  taire,  disait  Ida  à  demi-voix,  vous 
voyez  bien  que  M.  Charles  travaille,  et,  si  nous  le  dérangions,  il  ne 
nous  laisserait  plus  venir. 

— Comment  pourriez-vous  me  déranger,  mademoiselle,  disait 
Stanley  sans  perdre  de  vue  ses  livres  et  avec  une  politesse  affectée, 
je  serais  véritablement  charmé  d'avoir  l'honneur  de  vous  en- 
tendre. 

Et  Ida,  après  s'être  longtemps"  fait  prier,  commençait  d'une  voix 
tendre  et  émue  une  romance  sentimentale  ;  mais  elle  se  retirait 
confuse  sans  vouloir  dire  le  dernier  couplet  qui  est  souvent  plus 
expressif  que  les  autres,  et  qui  est  défendu  dans  la  plupart  des  pen- 
sionnats bien  dirigés. 

Pholoë,  en  sortant  de  l'atelier  et  en  traversant  le  jardin,  avait 
quelquefois  remarqué  ces  entrevues,  et,  bien  qu'elle  n'eût  aucuns 
droits  aux  préférences  de  Stanley  qui  ne  lui  avait  pas  adressé  une 
parole  et  un  regard  depuis  qu'il  vivait  près  d'elle,  elle  éprouvait  en 
passant  un  malaise  dont  elle  ne  pouvait  se  défendre. 

Comme  elle  avait  vu  madame  Hermel  pendant  son  court  séjour 
à  Paris  entrer  familièrement  avec  sa  fille  dans  le  jardin  ^do 
Stanley,  elle  supposait  que  quelques  projets  de  mariage  avaient 
peut-être  été  encouragés  par  la  mère  d'Ida,  qui  parlait  volontiers 
de  la  dot  et  des  espérances  de  sa  fille  ;  mais  alors  elle  se  demandait 
si  la  générosité  apparente  de  Stanley,  dont  tout  le  poids  retombait 
sur  elle,  n'était  pas  un  moyen  de  se  rapprocher  de  celle  qui  parais 
sait  lui  plaire  ;  puis  aussitôt  elle  Chassait  celte  mauvaise  pensée, 
qui  ôtait  à  son  créancier  confidentiel  tout  le  mérite  d'une  bonne 
action,  et  elle  gardait  son  secret  dans  son  cœur. 

Claudius,  avec  toute  la  liberté  de  son  caractère  et  de  son  langage 
était  moins  discret,  et  d'un  ton  railleur  il  n'avait  pas  manqué  de 
faire  compliment  à  la  mère  d'Ida  des  succès  de  sa  fille  près  de 
mylord.  Madame  Martel  surtout  insistait,  autant  qu'elle  le  pouvait 
faire,  pour  que  sa  sœur  recommandât  à  Ida  une  tenue  plus  réservée 
et  plus  prudente  ;  et  elle  ne  manquait  pas  de  bonnes  raisons  pour 
motiver  ceXte  demande. 

Madame  Hermel  avait  assez  mal  interprété  cet  avertissement  tout 
amical.  Elle  n'avait  voulu  y  voir  que  le  calcul  d'une  mère  qui  veut 
ménager  un  parti  à  sa  fille  et  qui  redoute  une  concurrence. 


LA  VEILLEUSE.  501 

— Je  conviens  bien  que  ma  fille  n'entend  rien  aux  soins  du  mé- 
nage, avait-elle  dit  à  sa  sœur  avec  intention,  mais  je  ne  l'élève  pas 
pour  être  une  femme  de  chambre.  Quant  à  sa  conduite  dans  le 
monde,  sois  tranquille  ;  grâce  à  Dieu,  ma  fille  a  reçu  près  de  moi 
des  principes  assez  chrétiens  pour  savoir  se  diriger;  et  après  tout, 
si  ses  talents  et  sa  beauté,  sans  compter  sa  fortune,  séduisent  un 
galant  homine,  je  n'y  peux  rien,  et  je  crois  qu'il  ne  fera  pas  une 
mauvaise  affaire.  Si  mon  Ida  a  du  goût  pour  lui,  ce  n'est  pas  moi 
qui  m'opposerai  au  bonheur  de  mon  enfant.  Ce  n'est  pas  en  province 
que  je  puis  songer  à  l'établir  convenablement  :  ce  n'est  plus  qu'à 
Paris  qu'on  trouve  à  se  marier.  Ainsi  c'est  à  elle  de  profiter  de  ses 
avantages;  je  n'empêche  pas  les  autres  de  faire  de  mêmâ. 

La  seule  réponse  à  une  telle  insinuation  eut  été  de  déclarer  que 
le  séjour  d'Ida  n'était  plus  possible  dans  la  maison  du  faubourg, 
depuis  la  présence  de  l'étranger;  mais  madame  Martel  aimait  à 
garder  tous  les  ménagements  :  avec  la  réserve  de  son  caractère, 
elle  comprit  combien  cette  dé: ii arche  pourrait  être  mal  interprétée 
par  un  esprit  prévenu;  elle  laissa  donc  subsister  des  entrevues 
qu'elles  ne  pouvait  empêcher. 

Elle  eût  pu  demander  rétablissement  d'une  clôture  définitive, 
mais  c'était  suspecter  et  blesser  le  jeune  savant  ;  et  d'ailleurs  les 
barrières  n'y  font  rien  Elle  avait  rempli  son  devoir  en  avertissant 
la  mère  ;  ce  qu'elle  savait  du  reste  de  la  froideur  et  des  goûts  stu- 
dieux de  Stanley  était  de  nature  à  la  rassurer,  et  les  renseigne- 
ments que  lui  avait  donnés,  dans  une  récente  visite,  son  ancien  et 
excellent  protecteur  de  l'Observatoire  lui  inspiraient  plus  de  con- 
fiance encore. 

Le  locataire  continua  donc  à  être  favorisé  des  visites  d'Ida,  qui 
gravitait  comme  un  astre  errant  dans  le  voisinage  du  berceau  de 
lilas.  Jamais  elle  ne  fut  si  assidue  près  des  enfants,  elle  qui  ne 
pouvait  souffrir  leur  voisinage  et  craignait  tant  pour  la  fraîcheur 
de  ses  ajustements;  elle  entrait  chez  Stanley  à  leur  suite,  elle  se 
mêlait  à  leurs  jeux  avec  une  grâce  enfantine,  ce  qui  lui  permettait 
de  jouer  les  ingénues,  de  se  couronner  de  feuillage  et  de  donner 
un  attrait  plus  piquant  à  sa  physionomie  mobile. 

Stanley,  comme  nous  l'avons  dit,  savait  que  c'était  à  son  bénéfice 
qu'on  donnait  ces  représentations,  et,  en  spectateur  bien  appris,  il 
était  trop  poli  pour  ne  pas  les  payer  quelquefois  d'un  jsourire  ; 
mais,  si  la  sémillante  Ida  avait  pu  lire  au  fond  de  son  cœur,  elle 
aurait  peut-être  été  bien  surprise  d'apprendre  que  le  silence  de 
Pholoë  le  touchait  plus  que  la  voix  émue  qui  lui  chantait  des 
romances. 

Sans  se  laisser  prendre  dans  le  cercle  magique  dont  la  coquetterie 


502  REVUE  CAxNADIENNE. 

déroulait  lés  anneaux  autour  de  lui,  il  cherchait  le  soir  la  fenêtre 
où  avait  brillé  la  veilleuse,  avec  plus  d'intérêt  qu'il  ne  suivait  Ida 
dans  ses  jeux.  Cette  fenêtre  n'était  plus  éclairée,  et  Stanley  trou- 
vait que  c'était  bien.    ♦ 

Pholoë,  qui  se  repentait  d'une  imprudence  bien  innocente  du 
reste,  tenait  sa  lampe  dans  un  angle  d'où  elle  ne  projetait  plus  de 
lumière  au  dehors  ;  elle-même  ne  paraissait  plus  à  sa  fenêtre  ;  mais 
en  voulant  se  faire  oublier,  elle  ne  parvenait  peut-être  qu'à  attirer 
rintérêt  sur  sa  sagesse,  et  à  faire  deviner  ce  qu'elle  devait  souffrir. 


XII 


LA   CONSULTATION. 

Un  jour  que  Stanley  était  revenu  de  ses  travaux  plus  tôt  qu'à 
l'ordinaire,  il  fut  tenté,  malgré  sa  réserve  habituelle,  de  faire  à  son 
voisin  Glaudius  une  visite  qu'il  avait  longtemps  projetée  et  qui  lui 
semblait  urgente. 

— Eh  bien,  cher  savant,  dit  familièrement  l'artiste  sans  se 
détourner  de  son  travail,  donnez  nous  des  nouvelles  des  étoiles. 

Stanley  lui  tendit  la  main,  et  salua  Pholoë  qui  travaillait  assidû- 
ment près  de  lui. 

— Des  étoiles?  répondit  il  en  souriant,  je  n'en  sais  rien  de  nou- 
veau. Je  croyais  en  avoir  trouvé  une,  mais  je  l'ai  perdue  dans 
le  ciel. 

—Ce  sont  de  ces  choses  qui  se  retrouvent,  dit  l'artiste  ;  et,  en 
cherchant  bien,  vous  en  découvrirez  peut-être  deux  au  lieu  d'une 
sous  le  berceau  de  lilas  :  les  poètes  n'ont-ils  pas  comparé  deux 
beaux  yeux  à  deux  étoiles? 

Dans  cette  circonstance,  Stanley  se  trouvait  un  peu  embarrassé 
de  la  maladresse  et  de  la  légèreté  de  l'artiste. 

— Je  suppose,  dit-il  que  vous  voulez  parler  de  mademoiselle  Ida 
qui  daigne  quelquefois  venir  avec  les  enfants  troubler  ma  solitude  ? 
Elle  a  en  effet  de  jolis  yeux;  mais,  nous  autres  savants,  nous 
devons  regarder  plus  haut. 

Ce  fut  le  tour  de  Pholoë  d'être  sur  des  charbons  ;  que  devait-elle 
croire  ?  que  devait-elle  penser  de  cette  conversation  inattendue  ? 
Elle  ne  voyait  plus  ce  qu'elle  faisait,  et,  s'excusant  sur  ce  que  sa 
mère  devait  l'attendre  depuis  longtemps,  elle  disparut. 

— Mon  cher   voisin,  dit  Stanley  quand  ils  furent  seuls,  voici  ce 
qui  m'amène.   Vous  savez  qu'un  voyageur  a  la  prétention  d'avoii 
tout  vu  et  de  tout  savoir... 


LA  VEILLEUSE.  503 

Oui,  de  tout  savoir  ;  je  suis  de  votre  avis,  interrompit  l'artiste,  et 
sans  vos  voyages  aurais-je  le  secret  de  cet  incomparable  bleu 
céleste  que  je  me  garderai  bien  de  transmettre  à  mes  confrères? 
chacun  pour  soi  !  Voyez  quels  tons  excellents  !  ajouta-t-il  en  tenant 
son  œuvre  à  distance. 

—Je  crois,  dit  Stanley,  que  vous  pourrez  tirer  parti  de  ce  bon 
hazard,  et  j'en  serai  charmé;  mais  je  veux  vous  parler  d'un  sujet 
plus  intéressant. 

— Cher  monsieur  Stanley,  ou  plutôt,  mon  cher  ami,  dit  Glaudius 
avec  ses  démonstrations -habituelles,  votre  psésence  nous  porte 
bonheur,  tout  nous  réussit  depuis  que  nous  avons  fait  votre  con- 
naissance. M'a-t-on  assez  reproché  d'avoir  signé  un  malheureux 
billet  de  trois  cents  francs  I  Eh  bien,  si  je  ne  l'avais  pas  fait,  vous 
ne  seriez  pas  venu  en  recevoir  le  prix  ;  vous  n'auriez  pas  eu  l'idée 
de  revoir  cette  maison  qui  vous  avait  plu,  et,  selon  toute  appa- 
rence^ nous  ne  vous  aurions  jamais  connu.  A  quoi  tiennent  les 
choses  !  —  Les  voies  de  Dieu  sont  inconnues,  ajouta-t-il  avec 
emphase. 

— Les  voies  de  Dieu  sont  inconnues,  reprit  froidement  l'astro- 
nome. 

— Croiriez  vous,  reprit  Glaudius,  et  je  vous  le  dis  en  secret; 
savez-vous  que  pas  plus  tard  qu'hier  j'ai  refusé  deux  mille  frans  de 
V Amour  vainquenr  f 

— Vous  avez  peut-être  eu  tort,  dit  Stanley  ;  deux  mille  francs 
sont  bons  à  prendre. 

—Gomment  !   c'est  vous  qui  me  dites  cela  ?   vous  avez  évalué 
vous-même  le  dernier  prix  à  deux  mille  quatre  cents  francs. 
^  — Et  si  l'acheteur  ne  revient  pas,  retrouverons-nous  une  telle 
occasion  ? 

— Soyez  sans  inquiétude,  dit  Glaudius  avec  assurance,  il  revien- 
dra !  Si  c'eût  été  un  amateur,  j'aurais  peut  être  cédé  ;  à  un  con- 
naisseur comme  vous  je  le  donnM*ais  pour  rien  ;  mais  un  mar- 
chand ne  m'intéresse  pas.  Ges  gens-là  vivent  de  notre  substance  ; 
nous  n'avons  pas  à  les  ménager  ;  mon  homme  a  été  assez  naïf  pour 
me  dire  que  c'était  une  commande.  Il  faudra  bien  qu'il  revienne  ; 
quant  à  moi  je  ne  céderai  pas.  —  Mais  parlez  moi  du  sujet  intéres- 
sant qui  vous  amène,  et  pardon  de  la  parenthèse. 

T— Mon  cher  monsieur  Glaudius,  dit  Stanley  en  prenant  un  siège, 
vous  savez  quel  heureux  hazard  m'a  conduit  dans  votre  maison. 
En  voyant  le  malheur  de  madame  Martel,  qui  m'a  paru  une  femme 
fort  instruite  et  distinguée,  j'ai  été  touché  de  sa  position,  et,  dans 
mon  désir  d'y  porter  remède,  j'ai  fait  une  imprudence  dès  ma  pre- 
mière visite,  en   lui   laissant  entrevoir  que  j'aurais  peut-être  un 


50 i  REVUE  CANADIENNE. 

moyen  de  la  guérir.    Je  le  regrette  maintenant,  car  une  espérance 
qui  ne  se  réalise  pas  est  un  malheur  de  plus. 

— Mais  vous  savez  donc  tout  faire  ?  dit  Claudius  interrompant 
son  travail  ;  ne  seriez-vous  pas  un  peu  sorcier  ? 

— Pas  précisément,  mais  j'ai  vécu  dans  le  pays  de  la  magie,  et  il 
a  pu  m'en  rester  quelque  chose.  Tel  que  vous  me  voyez,  avec  mes^ 
yeux  bien  ouverts,  j'ai  été  pendant  trois  mois  complètement 
aveugle,  et  par  la  même  cause  qui  a  privé  madame  Martel  de  la 
lumière  ;  rien  n'est  plus  fréquent  dans  l'Inde.  Je  me  trouvais  sans 
SBCOurs  et  sans  amis  a  Bénarès,  lorsqu'un  pauvre  médecin  indien 
vint  heureusement  pie  tirer  de  cette  position  désespérante. 

L'homme  singulier  qui  m'avait  guéri  ne  voulait  recevoir  aucune 
récompense. 

"  Toutes  les  plantes,  me  disait-il,  ont  une  vertu  cachée,  et  cha- 
cune d'elles  est  un  dictame  pour  une  partie  de  notre  corps.  C'est 
dans  ITnde  que  se  conservent  les  traditions  les  plus  savantes  de  ces 
trésors  mystérieux  ;  les  ophtalmies,  qui  soni  si  nombreuses  sous 
notre  ciel  de  feu,  devaient  aussi  trouver  leur  contraire,  leur  contre- 
poison dans  les  plantes  aromatiques  que  nous  foulons  sous  nos 
pieds. 

"  Mais  chez  nous,  ces  secrets  ne  se  rév.^^leiU  pas  ;  ils  se  trans- 
mettent à  quelques  adeptes  de  la  science,  et  quelquefois  ils  sont 
ensevelis  dans  le  tombeau  du  dernier  possesseur.  Et  cependant  la 
science  est  un  flambeau  qui  vient  de  Dieu  et  que  l'humanité  doit 
se  transmettre  de  main  en  main. 

"  Je  vais  donc  faire  un  acte  contraire  à  nos  mœurs  et  à  nos 
usages,  non  pas  en  vous  dévoilant  un  secret  dont  je  ne  suis  que 
dépositaire  ;  mais  en  laissant  en  vos  mains  le  reste  du  flacon  qui  a 
servi  à  vous  guérir,  pour  le  cas  où  ce  malheur  vous  arriverait 
encore  à  vous  ou  à  un  ami  dont  vous  voudriez  soulager  l'infor- 
tune. 

''  Je  ne  vous  dis  pas,  ajouta-t-il,  que  vous  rendrez  un  organe. si 
délicat  à  ceux  qui  l'ont  perdu  ;  Dieu  seul  peut  le  faire  ;  mais  bien 
des  gens  se  croient  aveugles  qui  seraient  guéris,  s'il  pouvaient 
ranimer  à  temps  par  cet^e  plante  divine  un  organe  affaibli.  Un 
homme  qui  est  engourdi  par  le  froid  ne  semble-t-il  pas  paraly- 
tique ^?  et  celui  qui  est  en  léthargie  n'est-il  pas  pris  quelquefois 
pour  un  mort  ?  Il  ne  faut  pas  désespérer  de  la  nature  tant  qu'il 
reste  un  germe  de  vie. 

"  Seulement,  et  c'est  ma  dernière  recommandation,  gardez-vous 
d'employer  le  suc  de  cette  plante  tant  qu'il  reste  trace  d'inflamma- 
tion ou  d'inquiétude  chez  la  malade,  car  son  énergie  pourrait 
donner  la  fièvre.  Il  faut  un  calme  parfaitde  l'esprit  et  du  corps" 


LA  VEILLEUSE.  505 

— Voilà,  si  je  me  souviens  bien,  ce  que  me  dit  cet  excellent  infi- 
dèle avec  toute  la  charité  d'un  chrétien. 

— Maître,  dit  Claudius,  je  vous  dis  que  vous  êtes  notre  bon  génie  î 
mais  comment  allons-nous  faire  pour  nous  servir  de  ce  précieux 
flacon  ? 

— Je  n'en  sais  plus  rien,  dit  Stanley  ;  je  ne  suis  plus  assez  sûr 
de  la  vertu  de  mon  remède  pour  en  vanter  les  eEfets.  J'ignore  s'il 
s'appliquera  avec  succès  aux  yeux  de  notre  malade.  Je  ne  veux 
rien  lui  promettre,  et  cependant  je  désire  essayer;  il  faut  que  ce 
secret  reste  entre  nous. 

— Mais,  reprit  Claudius  en  réfléchissant,  si  nous  chargions  Pholoë 
d'appliquer  le  remède  sans  rien  dire  ?  il  n'y  a  pas  une  enfant  plus 
discrète  et  plus  attentive. 

— En  effet,  dit  Stanley,  elle  me  paraît  la  raison  en  personne. 
Votre  idée  nous  tire  d'embarras.  Veuillez  donc  lui  transmettre  vos 
instructions,  sans  rien  oublier.  Il  faut  seulement  que  les  yeux 
soient  voilés  par  un  bandeau  et  baignés  d'une  eau  pure,  à  laquelle 
vous  ajouterez  trois  ou  quatre  gouttes  de  cette  liqueur  pour  un 
verre  d'eau  ;  gardez-vous  d'en  mettre  d'avantage,  pour  éviter  toute 
inflammation. 

— Mais,  cher  docteur,  dit  Claudius,  ne  voulez-vous  pas  faire  visite 
à  madame  Martel  et  l'engager  seulement  à  se  laisser  mettre  un 
bandeau  sur  les  yeux  ?  vous  réussirez  peut-être  mieux  que  nous,  et 
elle  ne  se  doutfra  de  rien.  Je  vous  laisse  monter  seul  pour  ne  pas 
me  trahir,  car  je  ne  sais  guère  me  contenir,  et  j'attends  de  vos 
nouvelles. 

Stanley  monta  donc  seul  chez  madame  Martel,  qui  le  fit  beau- 
coup causer  ;  car  à  la  manière  des  aveugles,  elle  espérait  suppléer, 
en  l'entendant  parler,  au  jugement  si  assuré  que  nous  pouvons 
souvent  porter  sur  un  simple  regard  ;  mais  il  ne  disait  que  ce  qu'il 
voulait  bien  dire,  et  il  était  maître  de  sa  pensée. 

Stanley  s'informa  beaucoup  de  l'état  des  yeux  de  madame 
Martel,  et  dit  qu'il  espérait  un  jour  pouvoir  lui  communiquer  une 
recette  dont  il  s'était  parfaitement  trouvé  dans  un  cas  semblable, 
mais  qu'une  légère  irritation  paraissant  subsister,  il  n'était  pas 
temps  encore. 

— Mais  ne  pouvez-vous,  mademoiselle,  dit-il  en  se  tournant  du 
côté  de  Pholoë,  qui  travaillait  près  de  sa  mère,  ne  pourriez-vous 
engager  madame  à  porter  un  bandeau  sur  les  yeux  ?  car  évidem- 
ment cette  grapde  lumière  fatigue  l'organe. 

— Le  docteur  l'avait  aussi  conseillé,  répondit  Pholoë,  mais  ma 
mère  dit  qu'elle  aine   mieux  recevoir  la  faible  lueur  qui  arrive 


506  HEVUE  CANADIENNE. 

maintenant    jusqu'à  ses  yeux  et  deviner  l'ombre   de  ceux   qui 
passent. 

— Je  vous  assure  que  c'est  un  danger,  reprit  Stanley  ;  et,  si 
madame  daigne  avoir  confiance  en  moi  qui  a  souffert  du  même 
mal,  elle  portera  un  bandeau  imbibé  d'eau  fraîche,  qu'il  faut 
renouveler  de  temps  en  temps. 

— Mon  enfant,  dit  madame  Martel,  faisons  voir  à  monsieur  mon 
empressement  à  me  soumettre  à  une  ordonnance  si  simple. 

En  présence  de  Stanley,  Pholoë  prépara  le  bandeau  d'eau  fraîche  ; 
et,  quand  elle  en  eut  couvert  les  yeux  de  sa  mère,  elle  se  trouva 
plus  embarrassée,  car  il  lui  sembla  que  ce  regard  éteint  la  proté- 
geait encore  ;  et,  depuis  qu'il  était  couvert  d'un  voile,  elle  était 
plus  seule  avec  l'étranger. 

Stanley  remercia  madame  Martel  de  sa  soumission  ;  il  lui 
promit  qu'elle  en  épouverait  un  soulagement  après  quelques  jours 
de  palience  ;  il  se  félicita  de  ce  bon  voisinage  et  demanda  la  per- 
mission de  revenir. 

Pholoë  le  reconduisit, —et  c'est  alors  qu'il  fallut  prendre  le  cou- 
rage de  lui  dire  quelques  mots  !  Elle  n'avait  que  cette  occasion,  et 
elle  ne  pouvait  rester  dans  une  position  aussi  fausse  que  celle 
qu'elle  s'était  faite  en  le  prenant  pour  confident  de  la  détresse  de 
sa  famille. 

— Monsieur,  dit-elle,  en  tâchant  de  se  rassurer,  moi  seule  je  con- 
nais votre  générosité.  Des  circonstances  plus  heurelises  nous  per- 
mettent aujourd'hui  de  nous  acquitter  ;  mais  pour  rendre.. ..(elle 
trouvait  difficilement  les  mots) — pour  pouvoir  vous  rendre  cet 
argent,  monsieur,  il  faut  que  j'informe  ma  mère  de  ce  qui  s'est 
passé.  Me  ^permettez-vous  de  le  lui  dire,  de  lui  raconter  votre 
bonne  action  ?  elle  apprendra  à  vous  mieux  connaître.  C'était  pour 
lui  épargner  un  chagrin  au  moment  où  elle  était  si  malade  que  j'ai 
fait  un  mensonge  dont  je  suis  bien  embarrassée. — Je  vous  assure 
que  c'était  bien  nécessaire.  Je  n'ai  pas  eu  le  temps  de  réfléchir. — 
Je  ne  sais  comment,  j'ai  deviné  que  vous  ne  refuseriez  pas  en 
voyant  l'état  de  ma  mère.  Pardonnez-moi,  j'avais — ^j'avais  bien 
besoin  de  vous  dire  cela... 

— Mademoiselle,  dit  Stanley  avec  bonté,  en  évitant  de  la  regar- 
der, pour  ne  pas  la  troubler  d'avantage,  car  il  comprenait  combien 
elle  avait  fait  d'efforts  pour  en  dire  si  long,  mademoiselle,  il  ne 
faut  pas  vous  inquiéter  d'une  bagatelle.  Vous  ne  manquerez 
certes  pas  d'occasions  de  me  rendre  service  et  de  vous  acquitter 
avec  moi.  Jusque-là,  laissez-moi  jouir  du  petit  mystère  qui  existe 
entre  nous,  puisque  nous  étions  réunis  dans  une  même  intention, 
celle  de  soulager  une  douleur. 


LA  VEILLEUSE.  507 

Il  y  aurait  danger  du  reste  à  agiter  madame  votre  mère,  en  l'en- 
tretenant de  ces  détails  au  momenc  où  elle  a  le  plus  besoin  de 
calme.  L'état  des  yeux  tient  souvent  à  celui  de  la  tête.  Je  suis  un 
peu  docteur  aujourdui,  et,  en  cette  qualité,  je  vous  demande,  ou 
plutôt,  ajouta-t-il  en  riant,  je  vous  ordonne  la  discrétion.  J'ai  donné 
à  M.  votre  père  quelques  instructions  sur  le  traitement  à  suivre  ;  il 
vous  les  transmettra,  mais  c'est  un  autre  secret  entre  nous  :  voulez- 
vous  être  encore  notre  confidente  ? 

— Je  n'en  dirai  rien,  répondit  Pholoë  en  remerciant  d'un  sourire 
plein  de  soumission  ;  mais  involontairement  elle  songeait  au  ber- 
ceau de  lilas,  et  elle  supposait  que  c'était  peut-être  aussi  sur  ce 
point  que  son  créancier  avait  acquis  le  droit  de  demander  ou  d'or- 
donner la  discrétion. 

Jules  Tardiiu. 
{A  continuer.) 


LA  PROVIDENCE  ET 


LES  CHATIMENTS  DE  LA  FRANCE.' 


.  Cet  ouvrage  du  R.  P.  Toulemont.  un  des  RR.  PP,  de  la  Com- 
pagnie de  Jésus,  est  destiné  à  éclairer  un  grand  nombre  d'esprits  en 
France,  et  à  préparer  leur  retour  à  la  vérité.  La  doctrine  de  la 
Providence  générale  de  Dieu  et  de  son  action  spéciale  dans  les 
sociétés  ;  le  tableau  des  châtiments  de  la  France,  en  face  de  ses 
fautes;  les  raisons  d'espérer,  fondées  sur  l'étroite  solidarité  des 
intérêts  actuels  de  l'Eglise  et  de  ceux  de  notre  mère-patrie  ;  les 
conditions  auxquelles  cette  dernière  peut,  chacun  pour  sa  part, 
coopérer  efficacement,  au  relèvement  des  choses,  sont  exposées 
d'une  manière  claire  et  parfaitement  raisonnée.  L'auteur  ne  se 
borne  pas  seulement,  à  montrer  la  main  de  Dieu  dans  les  événe- 
ments de  la  dernière  guerre  entre  la  France  et  la  Prusse  ;  mais 
remontant  des  faits  aux  causes,  il  démontre  jusqu'à  l'évidence 
l'économie  providentielle,  en  môme  temps  qu'il  réfute  avec 
vigueur,  les  objections  des  sophistes  contre  la  Providence.  Il  con- 
fond les  méchants  qui  blasphèment,  et  relève  le  courage  des  bons 
qui  espèrent  dans  des  jours  meilleurs  pour  leur  infortuné  pays. 

*  C'est  le  sujet  d'une  Conférence  qui  a  été  faite  devant  les  membres  de  l'Union 
Catholique  de  Montréal,  par  son  président  M.  J.  F.  Dubreuil,  le  18  mai  dernier. 
M.  Dubreuil  est  un  ancien  élève  distingué  du  Collège  Ste.  Marie  et  qui  en  est  à 
ses  débuts  dans  la  carrière  littéraire.  Nous  sommes  bien  aise  de  le  faire  connaître 
à  nos  lecteurs,  et  de  le  compter  au  nombre  de  nos  collaborateurs,  parceque  M. 
Dubreuil  est  du  petit  nombre  de  nos  jeunes  gens  instruits  qui  consacrent  leurs 
loisirs  aux  bonnes  et  solides  études. 

N.  D. 


LES  CHATIMENTS  DE  LA  FRANGE.  500 

Tl  y  a  d'ailleurs,  suivant  l'expreesion  d'un  évêque  français,  dans 
ces  pages  émues,  un  accent  français  qui  touche  et  qui  prouve  une 
fois  de  plus,  que  le  vrai  patriotisme  prend  sa  source  dans  la  foi 
religieuse.  L'auteur  ne  désespère  pas  de  son  pays  et  il  compte  sur 
son  avenfr. 

Tel  est  le  résumé  de  l'ouvrage  du  P.  Toulemont.  Le  développe- 
ment de  ces  idées  se  divise  en  trois  parties. 

1ère  partie. 


L'auteur  cemmence  par  résumer  les  notions  g'énérales  que  les 
Saintes  Ecritures  nous  fournissent  sur  la  Providence.  Tout  émane 
de  la  divine  Toute-Puissance,  l'existence  des  créatures,  les  forces 
qui  les  animent,  les  lois  qui  les  régissent,  les  lois  morales,  aussi 
bien  que  les  lois  physiques.  Ce  n'est  pas  tout  encore  :  le  Créateur 
n'a  point  laissé  son  œuvre  à  elle-même,  comme  si  elle  pouvait  se 
suffire,  se  soutenir  par  sa  propre  énergie.  R  faut  qu'il  étende 
toujours  sur  elle,  le  prolongement  de  son  action  créatrice.  Tous 
les  êtres  et  toutes  les  forces  naturelles  demeurent  donc  assujetties 
à  sa  puissance,  comme  des  serviteurs  dociles,  parcequ'il  les  sou- 
tient par  Teflicaci  té  de  sa  vertu.  Son  opération  vivifiante  se  con- 
tinue sans  cesse  dans  le  monde  et  rien  n'échappe  à  son  universelle 
sollicitude.  Toujours  s'accomplit  sa  volonté  souveraine  ;  elle  dé- 
joue les  trames  de  la  politique  astucieuse,  et  les  calculs  d'une 
sagesse  humaine  qui  prétend  se  suffire  à  elle-même  et  se  passer  du 
secours  d'en  haut.  Tantôt  Dieu  répand  sur  les  hommes  et  sur  les 
peuples,  ses  faveurs  et  ses  bénédictions  privilégiées;  tantôt  il  les 
frappe  des  coups  de  sa  justice  et  les  brise  commodes  vases  d'ar- 
gile :  biens  et  maux,  châtiments  et  récompenses,  indigence  et 
richesse,  tout  vient  de  lui  et  en  toutes  choses,  il  est  juste  et  sage 
et  ses  jugements  sont  à  eux-mêmes,  leur  propre  justification.  La 
lumière  éclaire  tout  homme  venant  en  ce  monde.  R  veut  que  tous 
le  cherchent  et  parviennent  à  la  connaissance  de  la  vérité.  Mais 
en  même  temps  il  les  laisse  dans  la  main  de  leur  conseil  et  il 
iraite  notre  liberté  avec  un  grand  respect. 

[^'auteur  procède  ensuite  à  démontrer  rationnellement  le  dogme 
de  la  Providence,  d'abord,  dans  la  natuie  matérielle  et  ensuite  dans 
l'ordre  moral.  On  ne  peut  s'empêcher  de  reconnaître  dans  la  na- 
ture, de  l'ordre,  de  l'harmonie,  des  lois,  et,  pour  tout  dire  en  un 
mot,  un  pouvoir  intelligent.  Or,  du  moment  qu'on  reconnaît  cette 
vérité,  l'action  de  Dieu  et  de  sa  Providence  est  plus  évidente  que 
la  lumière  du  soleil,   et  nier  cette  vérité  ne  peut  être  que  le  fait 


510  REVUE  CANADIENNE. 

d'un  aveuglement  moral  prodigieux.  Soutenir  en  présence  de  cette 
union  si  merveilleusement  ordonnée,  que  tout  cela  existe  indépen- 
damment de  rintelligence  et  de  la  sagesse  souveraine,  c'est  exacte- 
ment dire  qu'un  chef-d'œuvre  d'architecture,  Saint  Pierre  de  Rome, 
par  exemple,  s'est  fabriqué  en  vertu  des  seules  forces  immanentes 
de  la  matière,  et  que  l'industrie  humaine  n'y  a  eu  aucune  part. — 
Voici,  ce  que  disait  à  ce  sujet  Newton,  le  plus  grand  nom  dans  la 
science,  Newton  qui  ne  pouvait  entendre  prononcer  le  nom  de 
Dieu,  sans  se  découvrir  respectueusement,  en  quelque  lieu  qu'il 
"  fût  :  "N'en  doutez  pas,  dit  Newton,  il  est  absurde  de  supposer 
"  que  la  nécessité  préside  à  l'univers;  car  une  nécessité  aveugle 
"  étant  partout  la  .même  en  tout  temps  et  en  tout  lieu,  la  variété 
"  des  choses  ne  saurait  provenir  d'une  telle  cause  ;  et  par  consé- 
"  quent,  l'univers,  avec  l'ordre  de  ses  parties  approprié  à  la  variété 
"  des  temps  et  des  lieux,  n'a  pu  tirer  son  origine  que  d'un  être  pri- 
"  mitif  ayant  des  idées  et  une  volonté.  L'astronomie  trouve  à  cha- 
"  que  pas  la  limite  des  causes  physiques,  par  conséquent  la  trace 
•'  de  l'action  de  Dieu.  Si  Ton  suppose  une  infinité  d'éléments 
'•  matériels  distribués  dans  toutes  les  parties  d'un  espace  sans 
"  bornes,  j'accorde  qu'à  moins  d'une  égalité  de  répartition  mathé- 
"  matiquement  rigoureuse,  et  partant  tout  à  fait  improbable,  les 
'*  attractions  mutuelles  de  toutes  ces  molécules  les  porteront  à  se 
"  rapprocher  de  divers  centres,  et  finiront  par  les  condenser  en 
"  masse  d'inégale  grosseur,  telles  que  les  étoiles,  les  planètes  et  les 
"  satellites.  Mais  il  est  certain  que  les  mouvements  actuels  des 
'•  planètes  ne  peuvent  provenir  de  la  seule  action  de  la  gravité  ; 
"  car  cette  force  poussant  les  planètes  vers  le  soleil,  il  faut  pour 
"qu'elles   prennent   un   mouvement  de   révolution  autour  de  cet 

"  astre,  qiCun  bras  divin  les  lance  sur  la  tangente  de  leurs  orbites 

"  En  un  mot,  tous  ces  mouvements  réguliers  des  cieux  supposent 
'•'  une  cause  première  qui  n'est  plus  une  cause  mécanique  : 
"  L'ordonnance  admirablement  belle  du  soleil,  des  planètes  et  des 
"comètes,   ne  peut  être  expliquée  que  parle  dessein  et  l'empire 

"  d'un  être  intelligent  et  puissant." 

Dans  l'ordre  moral,  La  Providence  se  révèle  avec  encore  plus 
d'éclat.  Oui  c'est  Dieu  en  personne  qui  conserve  et  maintient 
dans  l'humanité,  ces  choses  immortelles  qui  s'appellent  premiers 
principes,  idées  universelles  du  bien  et  du  devoir.  La  conscience, 
la  loi  morale  ne  sont  que  de  vains  fantômes,  si  elles  ne  sont  pas  le 
vivant  témoignage  et  la  signature  même  du  suprême  législateur 
qui  a  gravé  dans  tous  les  cœurs,  les  sentiments  de  l'éternelle  jus- 
tice et  de  l'inviolable  devoir. — Une  fois  que  l'on  a  reconnu  l'exis- 
tence de   Dieu,   on   est   nécessairement   conduit  à  reconnaître 


LES  CHATIMENTS  DE  LA  FRANCE.  511 

Providence.  Car  enfin,  s'il  n'y  avait  point  de  Providence,  si  Dieu 
restait  étranger  ou  indifférent  aux  choses  de  ce  monde  et  à  celles 
de  l'humanité  en  particulier,  ce  serait  lui  supposer  défaut  de  con- 
naissance, impuissance,  insouciance,  ou  'mauvais  vouloir  ;  or, 
aucune  de  ces  hypothèses  ne  saurait  être  admise,  parcequ'elle 
serait  la  négation  d'une  des  perfections  appartenant  essentielle- 
ment à  Dieu.  Une  doctrine  soutenant  le  contraire  serait  plus 
déraisonnable  que  l'athéisme  même*  Car  enfin,  il  est  plus  logique 
de  se  déclarer  francnement  athée  que  d'admettre  un  semblant  de 
divinité  ridiculement  impuissante,  ou  niaisement  indifféiente  ? 
Aussi  toutes  les  protestations  de  la  raison  s'élèvent-elles  pour 
flétrir  ce  monstrueux  déisme,  et  ceux-là  mêmes  qui  se  vantent  le 
plus  haut  d'y  croire,  ne  sont  pas  toujours  les  derniers  à  se  donner 
le  démenti 

L'auteur  ici,  réfute  d'une  manière  victorieuse,  les  sophismes  de 
quelques  savants  français,  et  entre  autres,  de  Jules  Simon,  contre 
le  dogme  de  la  Providence. 

Enfin,  il  termine  cette  première  partie  de  son  ouvrage,  en 
démontrant  par  l'histoire,  qu'il  existe  une  Providence  spéciale. 
Quelle  est  la  cause  la  plus  élevée  des  événements,  celle 
qui  domine  et  gouverne  toutes  lôs  autres,  celle  qui  dirige 
les  lois  de  l'histoire,  les  maintient,  les  sanctionne  et  leur 
fraye  la  voie  à  travers  tous  les  obstacles  ?  Celte  cause  n'a  qu'un 
nom  pour  les  hommes  sensés  ;  elle  s'appelle  la  Providence  ;  laPro 
vidence,  toujours  présente  au  gouvernement  de  l'humanité,  lais- 
sant d'ordinaire  les  causes  secondes  suivre  leur  cours  régulier, 
mais  parfois  intervenant  par  des  actes  plus  directs,  par  ses  coups 
d'état  à  elle,  qui  renversent  en  un  clin  d'oeil  et  mettent  en  pièces, 
toutes  les  combinaisons  les  mieux  assurées  de  la  sagesse  humaine. 


2me  partie. 

L'auteur,  ayant  bien  posé  le  principe  de  l'existence  de  la  Provi- 
dence, procède  ensuite  à  faire  voir  la  main  de  Dieu  dans  les  événe- 
ments de  la  dernière  guerre  entre  la  France  et  la  Prusse.  Il  com- 
mence d'abord  par  émettre  cette  supposition  :  Une  Puissance  inex- 
orable, le  Destin,  si  l'on  veut,  avait  décrété  qu'un  immense  châti- 
ment serait  envoyé  à  la  nation  française;  et,  le  moment  venu, 
cette  même  Puissance  a  tout  disposé,  tout  combiné,  pour  que  son 
arrêt  fût  exécuté  avec  la  plus  inflexible  rigueur.  Cette  supposition 
dit-il,  ne  rendrait  elle  pas  parfaitement  compte  de  l'histoire  de  la 
dernière  guerre  avec  la  Prusse?  ou  plutôt,   ne  dirait-on  pas  que 


512  REVUE  CANADIENNE. 

tous  les  événements  de  cette  guerre,  sans  exception,  se  sont  arran- 
gés, comme  tout  exprès,  pour  forcer  de  reconnaître  que  cette  sup- 
position était  une  réalité  évidente?...  Ici,  l'auteur  passe  en  revue 
les  diverses  phases  de  cette  lutte  terrible.  11  voit  dans  toutes  un 
fait  étrange,  mystérieux,  totalement-en  dehors  des  régies  ordinaires. 
L'esprit  de  vertige  poursuit  jusqu'au  bout,  les  hommes  à  la  tête  des 
affaires  en  France,  et  la  main  de  fer  de  la  fatalité  s'appesantit  de 
plus  en  plus,  sur  ce  malheureux  pays. 

D'un  autre  côté,  la  Prusse  avait  des  hommes  à  la  hauteur  des 
circonstances  :  généraux  consommés,  organisateurs  et  tacticiens  de 
premier  ordre  :  rien  ne  lui  manquait  :  et  par-dessus  tout,  elle  avait 
à  sa  tête,  Bismark,  cette  étrange  personnalité  dont  on  ne  retrouve 
pas  d'exemple  dans  l'histoife. 

Par  un  renversement  inouï  et  qui  trahit  encore  le  caractère 
essentiellement  fatal  de  toute  cette  guerre,  les  qualités  tradition- 
nelles des  Français,  les  plus  saillantes,  telles  que  la  hardiesse  des 
initiatives,  la  sûreté  du  coup-d'œil  et  la  rapidité  des  mouvements 
avaient  passé  tout  entières  du  côté  de  la  Prusse,  pour  ne  plus  lais- 
ser en  partage,  aux  premiers,  que  les  défauts  de  la  race  allemande, 
ses  hésitations  et  ses  lenteurs  proverbiales.  Plus  de  trois  cent  mille 
hommes  de  la  grande  et  glorieuse  armée  française,  prisonniers  de 
guerre  en  Prusse  !  !  Quelle  imagination  aurait  jamais  pu  concevoir 

que  cela  fût  possible  ? Et  combien  d'autres  choses  non  moins 

.incompréhensibles  ?... 

Or,  quel  est  le  sens  de  ces  mots  Fatalité,  Destin  ?  Le  sens  com- 
mun nous  dit  qu'il  n'existe  réellement  ni  fatalité,  ni  destin  indépen- 
dant de  Dieu.  Tous  ces  noms  ne  sont  que  des  pseudonymes  de  la 
divine  Providence.  Ce  qui  est  hazard  à  l'égard  de  nos  conseils 
incertains,  est  un  dessein  concerté  dans  un  conseil  plus  haut.  De 
cette  sorte  tout  concourt  à  là  même  fin  ;  et  c'est  faute  d'entendre  le 
tout  que  nous  trouvons  du  hasard,  ou  de  l'irrégularité  dans  les  ren- 
contres particulières. 

L'auteur  résume  toute  cette  démonstration,  en  disant  que  la 
Providence  irritée  contre  la  France^  a  permis  et  voulu  qu'elle  fût  sévère- 
me7it punie:  tel  est  le  dernier  mot  et  la  suprême  raison  de  tous  les 
événements  de  cette  guerre.    Ici  l'auteur  se  demande  : 

Quelles  sont  les  causes  qui  ont  armé  la  justice  divine  contre  la 
France?  Il  indique  spécialement  les  crimes  suivants:  lo  les 
grandes  injustices  et  les  grandes  rapines:  2o  l'oppression  des 
faibles  et  la  spoliation  des  pauvres  ;  3o  l'orgueil,  le  faste  et  le  luxe 
effrénés  ;  4o  la  corruption,  l'immoralité  et  l'appétit  des  jouissances 
matérielles  ;  5o  par-dessus  tout,  la  i^volte  contre  Dieu  et  le  mépris 
de  sa  loi. 


LES  CHATIMENTS  DE  LA  FRANGE.  513 

Parmi  les  grandes  injustices  et  les  grandes  rapines,  l'auteur 
range  l'agiotage,  l'usure  et  la  spéculation  éhontée.  On  eût  dit 
que  toute  une  classe  d'hommes  s'était  fait  un  métier  de  ruiner 
leurs  semblables,  pour  élever  ces  monstrueux  édifices  de  fortune 
qui  faisaient  presque  rougir  le  vice  lui-même.  Brigan'dage  en  grand 
cent  fois  plus  coupable  que  la  vulgaire  escroquerie  justiciable  de 
la  police  correctionnelle.  Brigandage  d'autant  plus  scandaleux  et 
plus  révoltant  qu'il  s'était  assuré  les  privilèges  de  l'impunité. 

L'OPPRESSION  DES   FAIBLES  ET    LA  SPOLIATION    DES 

PAUVRES. 


Nous  ne  pouvons  renoncer  au  désir  de  citer  ici,  une  page  du  P. 
Toulemont,  relativement  aux  désordres  causés  par  les  grandes 
manufactures:  nous  n'en  voyons  que  trop  les  tristes  effets,  môme, 
ici,  à  Montréal.  ''  L'industrialisme"  a  donné  naissance  a  des  ini- 
quités sociales  non  moins  criantes  (que  l'agiotage)  et  cela,  juste- 
ment à  l'égard  des  classes  de  la  population  qui,  par  leur  faiblesse 
même  méritaient  au  plus  haut  degré,  le  respect  et  la  protection. 
Nul  ne  peut  ignorer  ce  que  l'usine  et  l'atelier  ont  fait  de  l'enfance 
et  de  la  jeunesse.  Des  enfants  à  la  première  fleur  de  l'âge  ont  été 
condamnés  à  un  travail  précoce  et  à  une  cohabitation  corruptrice 
qui  les  ont  étiolés  et  flétris  à  jamais  au  physique  comme  au  moral. 
Plus  souvent  encore  les  jeunes  hommes  et  les  jeunes  filles,  inno- 
cents et  purs  jusque-là,  mais  une  fois  livrés  comme  des  victimes 
au  minotaure  industriel,  ont  été  plongés  par  lui  dans  le  gouffre  de 
la  débauche  et  de  la  dégradation.  Enfin,  autre  conséquence  des 
mêmes  causes,  les  grandes  agglomérations  manufacturières  ont 
créé,  ou  développé,  en  des  proportions  effrayantes,  cette  lèpre  de 
misère  et  de  paupérisme,  à  laquelle  la  mendicité  ordinaire  n'a 
jamais  rien  eu  à  comparer  en  fait  d'abjection  et  d'ignominie.  Un 
observateur  aussi  consciencieux  que  compétent  est  allé  jusqu'à  dire 
que  ce  hideux  paupérisme  a  produit  ça  et  là  un  état  social  bien 
inférieur  à  celui  de  la  barbarie  et  touchant  à  la  bestialité.  " 

Les  princes  de  l'industrie  et  de  la  finance  devaient  â  Dieu  des 
comptes  terribles. 

L'Orgueil,  le  faste, le  luxe  effrénéet  l'immoralité,  se  traduisaient 
en  œuvres  pleines  de  provocations  et  de  convoitises  insatiables  et 
qui  suffisaient  à  elles  seules  pour  marquer  le  niveau  des  mœurs 
publiques. 

La  grande  Exposition  universelle  de  1867  fournit  à  l'auteur,  une 
preuve  frappante  de  cet  état  de  choses.  A  part  quelques  justes 
25  Juillet  1873.  33 


514  REVUE  CANADIENNE. 

exceptions-,  on  ne  trouvait  là  que  l'art  infidèle  à  sa  mission  sublimej 
l'art  dégradé  jusqu'à  se  faire  le  prédicateur  du  mensonge  et  de  la 
volupté.  Et  ce  qui  frappait  douloureusement  les  regards,  c'est  que 
la  France  s'était  fait  sous  ce  rapport,  une  place  tout  à  part  ;  car  si 
les  autres  nations  ne  lui  avaient  guère  fourni  le  modèle  des  grandes 
aspirations  idéales,  elles  lui  avaient  du  moins  donné  l'exemple  à 
peu  près  universel,  du  respect  des  convenances  et  de  la  pudeur. 

Toute  la  presse  répétait  assez  haut,  les  scandales  babyloniens 
dont  Paris  donnait  alors  le  spectacle.  On  disait  que  le  théâtre  et 
les  bals  publics  avaient  réservé  pour  les  pèlerins  de  l'Exposition 
des  scènes  dignes  des  sanctuaires  de  Vénus. 

Nul  ne  pouvait  le  savoir  alors,  mais  les  instruments  de  la  ven- 
geance, les  Maux  de  Dleu^  étaient  là  ayssi,  et  déjà,  de  son  regard 
fauve,  le  vautour  prussien  épiait  sa  proie. 

LA  RÉVOLTE  CONTRE  DIEU  ET  LE  MÉPRIS  DE  SA  LOL 


La  France  depuis    1789,   s'est  organisée  sur  le  pied  de  l'indiffé- 
rence de  l'Etat  en  matière  religieuse.    On  est  forcé  de  convenir, 
que  la  Révolution   française  a  été  en  droit,  la  prétention  d'abolir 
le  règne  de  Dieu,  et  en  fait,  l'abolition  de  ce  règne  dans  la  société 

française,  en  tant  que  société Une  société,  en  tant  que  telle, 

se  personnifie  avant  tout,  dans  son  gouvernement  ;  car  là  est  la 
tête,  l'autorité  qui  maintient  son  unité.  Et  qu'est  ce  qui  caractérise 
les  gouvernements,  tels  qu'ils  ont  existé  en  France  depuis  80  ans  ? 
Tous  ont  travaillé  plus  ou  moins  directement,  plus  ou  moins  effica- 
cement, à  ruiner  le  régne  social  de  Jésus-Christ.  De  laces  efforts 
incessants  pour  enchaîner  la  liberté  de  l'Eglise  ;  de  là,  ce  parti  pris 
de  fouler  aux  pieds,  les  droits  les  plus  sacrés  qu'elle  tient  de  son 
divin  auteur;  L'ensemble  des  lois,  des  constitutions  reposait  sur 
une  base  purement  rationaliste  et  par  cela  même,  sur  la  négation 
de  la  religion  surnaturelle  ;  en  d'autres  termes,  c'était  l'antichris- 
tianisme  officiellement  professé. 

Le  christianisme  a  une  loi  capitale  entre  toutes  :  la  sanctification 
du  jour  consacré  au  Seigneur.Or,contraste  humiliant  et  douloureux 
au  delà  de  ce  qui  peut  se  dire,  quand  après  avoir  vu  chez  l'Angle- 
terre schismatique,  le  respect  le  plus  scrupuleux  du  précepte  domi- 
nical, on  trouvait  dans  les  villes  et  les  campagnes  delà.  France 
le  mépris  presque  universel  du  dimanche,  en  vérité,  on  pouvait  se 
demander  si  la  France  méritait  encore,  le  nom  de  pays  chrétien. 

Et  l'enseignement  public  était-il  celui  d'une  nation  chrétienne  ? 
L'instruction  historique,  philosophique,  littéraire  que  l'Etat  distj 


LES  CHATIMENTS  DE  LA  FRANGE.  515 

Luait  aux  jeunes  générations  était  faite,  la  plupart  du  temps,  pour 
ébranler  en  elles,  sinon  pour  renverser,  la  foi  de  leur  baptônia,  et 
pour  fausser  à  jamais  leurs  idées,  leurs  notions  sur  les  vérités  les 
plus  essentielles. 

Il  est  aisé  de  conjecturer^  les  résultats  que  produisait  cet  ensei- 
gnement, auquel  venait  s'ajouter  celui  de  la  presse,  livres,  j-jj^,  naux» 
brochures.  Ce  dernier  enseignement  n'était  pas,  il  est  vrai,  donné 
au  nom  de  l'Etat  mais  l'Etat  en  tolérait  les  désordres  et  quelque 
fois  môme,  le  favorisait  ouvertement.  Blasphèmes  horribles  contre 
Dieu  et  les  choses  divines,  calomnies  atroces  contre  l'Eglise  et  ses 
institutions,  mensonges  à  outrance  et  infamies  de  tous  genres, 
contre  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  sacré,  le  journalisme  français  n'a  rien 
épargné  pour  étouffer  le  christianisme.  Certes,  quaad  bien  môme 
la  France  n'aurait  eu  à  sa  charge  que  les  crimes  d'une  telle  presse^ 
elle  en  aurait  eu  bien  assez  pour  mériter  le  surnom  de  nation 
impie  que  lui  infligeaient  les  étrangers. 

La  France  n'ôtait-elle  pas  assez  coupable  et  n'avait-elle  pas  assez 
démérité,  pour  attirer  sur  elle-même,  les  châtiments  de  Dieu  ? ^ 

Mais  ce  n'est  pas  tout,  la  France  a  été  encore  coupable,  parce 
qu'elle  a  trahi  sa  mission  providentielle  qui  est  de  protéger  et  de 
défendre  le'calhoUcisme  :  "  Gesta  Doi  per  Franco».  "  A  l'égard  de 
sa  grande  colonie,  l'Algérie,  elle  avait  violé'les  obligations  de  la 
tutrice,  vis  à-v^s  de  sa  pupille  ;  à  l'égard  de  l'Eglise,  elle  avait  tr.ihi 
les  devoirs  de  la  fille  ainée  vis-à-vis  de  sa  mère,  en  laissant  dé- 
)ouiller  petit  à  petit,  et  en  abandonnant  hont3usemynt  le  chef  de 

catholicité.  Mais  la  justice  de  Dieu  fut  terrible,  f^e  6  août,  le 
|our  même  où  les  troupes  françaises  s'embarquaient  à  Civiita 
^ecchia,  ce  jour-là  même,  les  premiers  désastres  de  la  France  écla- 
taient comme  des  coups  de  foudre:  quelques  seuiaines  après  se^ 
n-ovinces  étaient  envahies,  l'Empire  s'écroulait  dans  la  boue  de 
Jédan,  et  la  France  subissait  l'incomparable  atfroiit  de  se  voii- 
Recourue  et  défendue  par  les  hordes  de  Garibaldi. _^ 

Ici  l'auteur  se  demande  :  Pourquoi  la  Providence  a  t-elle  permis 
[ue  la  France  catholique  fût  châtiée  par  la  Prusse  protestante  ? 
Pourquoi  les  innocents  frappés  avec  les  coupables?  Pourquoi 
l'impunité  et  la  prospérité  des  méchants  ? 

|\  La  solution  de  la  première  de  ces  difificultés  est  des  plus  simples 
!t  des  plus  faciles,  dit  le  P.  Toulemont.  Un  préjugé  et  une  erreur 
►mmune,  c'est  de  se  figurer  que  les  nations  catholiques  ne 
devraient  jamais  être  éprouvées  par  des  adversités  et  des  châti- 
ments. Ce  serait  au  contraire  un  grand  malheur  pour  ces  peuples 
et  une  espèce  de  réprobation,  si  Dieu  ne  les  punissait  point  quand 
elles  le  méritent.    Lorsque  la  Providence  châtie  une  nation  catho- 


516  RKVUE  GANADIENx\E. 

lique,  elle  le  fait  par  miséricorde,  et  parfois,  sans  aucun  doule,  par 
un  sentiment  de  prédilection  spéciale  :  "  Dieu  châtie  ceux  qu'il 
aime." 

L'expérience  de  tous  les  siècles  démontre  qu'il  n'y  a  rien  de 
plus  dangereux  pour  un  peuple  que  les  prospérités  prolongées.  De 
plus,  il  y  a  des  intérêts  incomoarablement  plus  précieux  que  ceux 
de  la  prospérité  temporelle  :  ce  sont  les  intérêts  des  âmes  et  leur 
éternel  avenir.  Or,  à  ce  point  de  vue,  les  châtiments  et  les  adver 
sites  produisent  souvent  les  effets  les  plus  salutaires.  Les  adversités 
qui  frappent  les  peuples  sont  faites  pour  leur  donner  les  mêmes 
avertissements. 

Quelquefois"  aussi  la  Providence  permet  qu'une  nation  catho- 
lique soit  livrée  à  l'oppression  et  au  martyi'e,  et  cela,  à  cause  d*un 
dessein  tout  particulier  sur  cette  nation.  L'auteur  cite  comme 
exemple,  le  noble  et  catholique  pays  d'Irlande.  Grâce  à  Dieu,  ce 
généreux  peuple  a  vu  tomber  depuis  quelques  années,  les  plus 
lourds  anneaux  de  sa  chaîne  séculaire  ;  mais  au  plus  fort  môme 
de  l'odieuse  persécution  que  l'Angleterre  faisait  peser  sur  lui, 
quelle  grande  et  sublime  mission  ne  remplissait-il  pas  dans  le 
monde  ?  C'était  la  mission  môme  qu'avait  jadis  remplie  le  peuple 
d'Israël  quand  il  était  dispersé  parmi  les  Gentils,  mission  d'apostolat 
parmi  les  autres  nations. 

Si  l'on  veut  être  juste,  il  faut  avouer  que,  dans  sa  lutte  avec  la 
Prusse,  la  France  a  reçu  l'application  providentielle  de  la  loi  qui 
veut  que  l'homme  soit  puni  par  oîi  il  a  péché.  Il  est  certain  que 
c'est  la  politique  française  qui  a  contribué  le  plus  efficacement, 
aux  agrandissements  de  la  Prusse  protestante.  Qui  est-ce-qui  a  fait 
Sadowa,  avec  tous  ses  immenses  résultats,  sinon  le  second 
Empire  ? 

D'ailleurs,  la  France  méritait  d'être  châtiée,  et,  dès  lors,  nul  ne 
pouvait  faire  un  reproche  à  la  Providence,  d'avoir  fait 
choix  de  tel  instrument  plutôt  que  de  tel  autre.  Quand 
Dieu  voulait  punir  le  peuple  d'Israël,  il  se  servait  des  peuples 
idolâtres,  des  égyptiens,  des  Philistins,  des  Assyriens,  ou  autres, 
non  pas  que  ces  peuples  fussent  meilleurs,  mais  tout  simplement 
parceciue  Israël  avait  besoin  d'être  rudement  châtiée.  Jamais  Dieu 
ne  permet  le  mal  qu'en  vue  et  à  cause  du  bien  qu'il  en  doit  faire 
sortir. 

Le  Protestantisme,  ajoute  l'auteur  n'a  rien  à  revendiquer  dans 
les  succès  de  la  Prusse,  pas  plus  que  l'Anglicanisme  dans  la  pros- 
périté de  l'Angleterre.  Encore  moins  faudrait-il  rendre  le  Catho- 
licisme responsable  des  défaites  et  des  humiliations  de  la  France. 
On  a  constaté  que  les  populations  qui  ont  trop  faiblement  acquitté 


LES  CHATIMENTS  DE  LA  FRANGE.  517 

leur  dette  envers  la  patrie,  et  dont  l'attitude  en  face  de  l'ennemi, 
n'était  pas  celle  qu'elle  devait  être,  n'appartenaient  pas  aux  pro- 
vinces les  plus  renommées  pour  leur  ferveur  religieuse.  En  re- 
vanche, les  pays,  comme  l'Alsace  et  la  Bretagne,  où  la  foi  religieuse 
est  plus  forte, ont  fait  preuve  d'un  patriotisme  qui  aurait  pu  sauver 
la  Fiance,  si  les  autres  provinces  avaient  concouru  dans  la  même 
proportion  à  la  défense  commune.  Leurs  fils  ont  montré  qu'ils 
savaient  souffrir  et  mourir  noblement. 

Que  ne  faudrait-il  pas  dire  de  ces  soldats  catholiques  par  excel- 
lence,de  ces  zouaves  de  Pie  IX,  qui  ont  forcé  leurs  plus  grands 
ennemis  à  proclamer  leur  bravoure  sans  pareille  et  leur  dévoue- 
ment incomparable.  Ce  seul  exemple  en  dit  assez  à  tout  homme 
de  bonne  foi. 

Le  P.  Toulemont  résume  toute  cette  proposition,  on  disant  que 
la  France  a  été  vaincue,  non  point,  parce  qu'elle  était  catholique, 
mais  pai'ceque  Dieu  a  voulu  1  i  punir  de  n'être  pas  assez  catholique. 

Il  se  pose  ensuite  cette  question. 

Mais  pourquoi  frapper  les  innocents  avec  les  coupables?  S'il  y 
avait  des  coupables  en  Franco,  il  y  avait  beaucoup  d'hommes  de 
bien  :  ce  sont  presque  tous  ceux-là  qui  ont  le  plus  souffert? 

Voici  comment  il  résout  cette  difficulté.  Il  y  a,  dit-il,  une  soli- 
darité réelle  entre  les  membres  de  la  famille  humaine.  Il  y  a  plus  : 
ça  été  une  croyance  universelle  parmi  les  hommes,  qu'il  existe 
vine  loi  générale  qui  condamne  les  innocents  à  souffrir,  à  expier» 
pour  les  coupables.  Il  faut  bien  se  garder  d'attaquer  à  ce  sujet,  la 
Providence  ?  Dieu  n'est-il  pas  en  droit  de  dire  que  cette  loi  de 
l'expiation  il  l'a  subie  tout  le  premier,  puisqu'il  a  sacrifié  son  pro- 
pre Fils  pour  la  rédemption  du  monde?. . .  Cette  loi  de  l'expiation 
ne  s'est  pas  seulement  accomplie  sur  le  Calvaire,  elle  a  reçu  aussi 
sa  perpétuelle  exécution  à  travers  tous  les  âges  chrétiens,  depuis 
les  martyrs  sans  nombre,  des  trois  premiers  siècles  de  l'Eglise  jus- 
qu'aux nobles  victimes  de  la  dernière  guerre  et  jusqu'aux  otages 
sacrifiés  de  la  Commune. 

Ainsi,  il  ne  faut  pas  s'étonner  de  voir  les  innocents  frappés  en 
même  temps  que  les  coupables.  Si  regrettables  et  si  douloureux 
que  puissent  nous  paraître  parfois  ces  sortes  de  malheurs,  ils  sont 
la  conséquence  nécessaire  du  plan  tracé  par  la  divine  Sag^ssî. 


3me  Partie. 

Dans  la  troisième  et  dernière  partie  de  son  ouvrage,  le  P.  Toule- 
mont, s'attache  à  faire  voir  que  malgré  tout,  il  ne  faut  pas  désespé- 


518  REVUE  CANADIENNE. 

rer  du  salut  de  la  France.  Gomme  c'est  surtout,  pour  avoir  déserté 
son  poste  d'honneur  près  de  Pie  IX,  que  la  France  s'est  attirée  tant 
de  malheurs  et  de  catastrophes,  il  faut  pour  ramener  sur  elle,  la 
divine  protection  qui  s'en  est  retirée,  que,  suivant  l'expression  de 
l'auteur,  "  à  force  de  dévouement  pour  Rome,  nous  nous  fassions 
pardonner  le  crime  de  l'avoir  trahie."  Les  devoirs  de  la  France 
envers  l'Eglise  sont  définis,  par  l'auteur,  l'espérance,  la  prière. 
Faction.  11  faut  espérer  dans  les  destinées  surhumaines  de  l'Eglise 
et  puisque  la  France  est  l'instrument  réservé  de  la  régénération 
religieuse  de  la  terre,  il  ne  faut  pas  perdre  confiance  dans  une 
résurrection  glorieuse  pour  la  France.  Rome  et  la  France  seront 
associées  dans  le  triomphe,  après  l'avoir  été  dans  l'épreuve.  Dieu 
ne  voudra  pas  disperser  aux  vents,  tous  ces  trésors  de  noble  désin- 
téressement, ces  germes  de  dévouement  généreux,  ces  flammes  de 
zèle  et  d'expansion  apostolique  qu'il  a  déposés  dans  l'âme  de  la 
vraie  France.  Il  faut  donc  dire,  avec  Pie  IX?  Non,  non  la  France 
lie  périra  pas;  si  la  France  périssait,  la  fin  des  temps  serait  arrivée, 
car  n'est-elle  pas  la  fille  aînée  de  l'Eglise;  le  centre  des  bonnes 
ceuvres,  le  pays  qui  donne  malgré  tout,  le  plus  de  défenseurs  au 
Saint  Siège,  le  plus  de  missionnaires,  le  plus  de  Sœurs  de  Charité  ? 
En  second  lieu,  il  faut  prier:  il  faut  que  la  France  se  remette  à 
prier  et  qu'elle  revienne  à  Dieu  par  là.  Il  faut  qu'elle  désarme  sa 
colère  par  une  conversion  sincère.  Elle  ne  peut  être  catholique 
à  demi  ;  il  faut  qu'elle  le  soit  tout  entière  et  tout  d'une  pièce. 

Enfin,  il  faut  agir,  agir  avec  conviction,  avec  zèle,  avec  un  ardent 
désir  d'être  sérieusement  et  pratiquement  utiles.  Cette  action  doit 
se  manifester  à  l'extérieur  par  des  œuvres  véritablement  humani- 
taires. L'esprit  public  est  largement  faussé  par  les  mauvais  livres, 
par  les  mauvaises  doctrines;  il  faut  le  ramener  à  la  vérité,  par  de 
bonnes  bibliothèques,  par  la  propagation  et  la  diffusion  des  bons 
principes  et  des  saines  doctrines. 

L'auteur  termine  par  ce  magnifique  paragraphe  qui  peint  bien 
le  fond  de  son  cœur  de  prêtre  français  et  d'ami  dévoué  de  son  pays  : 
''  Ah  !,  dit-il,  quand  j'ai  parlé  des  crimes  et  des  hontes  de  la  France 
contemporaine,  mes  paroles  ont  pu  paraître  empreintes  d'amer- 
tume et  décolère.  Oui,  sans  doute,  j'ai  dû  fiétrir  la  fausse  France 
et  ses  faux  fils.  Mais  à  Dieu  ne  plaise  qu'une  seule  de  mes  paroles 
ait  seulement  effleuré  la  France  loyale,  noble,  chrétienne,  la  véri: 
table  France,  enfin  !  Celle-là  au  contraire,  nous  l'aimons  avec  u^ 
redoublement  de  tendresse  filiale,  à  cause  même  de  ses  malheui 
comme  un  fils  redouble  d'amour  pour  sa  mère  et  l'embrasse  ave 
plus  de  larmes  dans  les  yeux,  quand  il  la  trouve  meurtrie  par  dflj 
étrangers  barbares  et  des  enfants  indignes.  " 


LES  CHATIMENTS  DE  LA  FRANGE.  519 

Ici  se  termine  notre  analyse  de  l'ouvrage  du  P.  Toulemont. 
Cette  analyse  n'est  guère  qu'un  résumé  de  l'ouvrage,  résumé  bien 
imparfait,  mais  qui  en  fait  comprendre  et  apprécier  la  portée  géné- 
rale. L'auteur  développe  ses  magnifiques  idées  avec  une  richesse 
de  style  et  une  puissance  de  i%isonnement  admirables.  Comme  on 
a  pu  s'en  convaincre,  il  est  allé  en  bon  médecin,  à  la  source  même 
du  mal  :  Il  n'a  pas  craint  de  sonder,  jusque  dans  ses  replis  les  plus 
cachés,  la  plaie  hideuse  qui  dévore  depuis  trop  longtemps  la 
France.  Mais  s'il  a  porté  dans  cette  plaie  un  fer  douloureux,  ça 
été  afin  de  montrer  que  quelque  terrible  qu'elle  fût,  il  y  avait 
encore  un  remède  souverain  qui  pouvait  la  cicatriser,  et  la  guérir 
entièrement. 

Cet  ouvrage  a  déjà  été  apprécié  comme  il  devait  l'être  par  les 
hommes  bien  pensants,  et  approuvé  par  plusieurs  évêques  Français 

Nul  doute  qu'une  lecture  attentive  du  livre,  produira  dans  ce 
malheureux,  mais  bien  aimé  pays,  un  bien  immense  et  que  le  vœu 
si  patriotique  de  son  auteur,  la  régénération  de  la  France,  sera 
bientôt  réalisé.  Nous  joindrons  nos  vœux  aux  siens,  et  nous  lui 
souhaiterons  cordialement  et  sincèrement,  succès  dans  sa  géné- 
reuse et  patriotique  croisade. 

J.    F.    DUBREUIL. 


^^ 


LA  FETE  ST.  JEAN-BAPTISTE. 


DISCOURS    PRONONCÉ    PAR    M.    JOSEPH    TASSE    AU    BANQUET    NATIONAL 
A    OTTAWA,    LB    24    JUIN    1873. 


M.  le  Président,  Messieurs, 

Je  crois  me  faire  l'écho  de  cette  nombreuse  réunion  en  exprimant 
le  vœu  que  le  ''jour  que  nous  célébrons,"  le  sujet  même  de  ce 
toast,  puisse  être  longtemps  chômé  avec  l'éclat,  l'enthousiasme  et 
l'union  qui  ont  présidé  aujourd'hui  à  notre  fête  nationale. 

Oui,  puisse  la  St  Jean-Baptiste  être  célébrée  longtemps  non 
feulement  par  nous,  mais  par  nos  descendants  les  plus  éloignés,  et 
nous  pourrons  être  sûrs  que  la  grande  famille  française  du  Canada 
se  conservera  pleine  de  sève  et  de  vitalité  et  qu'elle  n'est  pas  des- 
tinée à  périr.  Oui,  puisse-t-elle  être  célébrée  longtemps,  et  notre 
nationalité  pourra  poursuivre  sa  glorieuse  mission  pour  mieux 
faire  mentir  les  sinistres  prédictions  de  ceux  qui  proclament,  à 
son  de  trompe,  qu'elle  doit  s'engloutir  tôt  ou  tard  dans  l'océan  des 
peuples,  dont  les  flots  envahissants  couvriront  avant  longtemps 
tout  le  nord  de  ce  continent. 

La  St.  Jean-Baptiste  es|^ aujourd'hui  étroitement  identifiée  avec 
la  cause  de  notre  nationalité,  et  puisqu'elle  en  est  le  symbole, 
nous  devons  en  être  fiers  et  nous  efforcer  chaque  année  de  la  cé- 
lébrer avec    pompe.     Car,   en    popularisant    notre    grande    fête 


LA  FETE  8T.  JEAN-BAPTISTE.    .  521 

patronale,  en  la  rendant  cher  au  peuple,  nous  travaillons  par  là 
même  d'une  manière  efficace  au  maintien  de  notre  aulononnie. 

Je  sais,  Messieurs,  que  des  voix  plus  autorisées  que  la  mienne  se 
sont  déjà  prononcées  en  faveur  d'une  fusion  de  toutes  les  associa- 
lions  nationales  pour  ne  former  qu'une  grande  société  canadienne, 
destinée  à  donner  un  caractère  plus  homogène  à  notre  popula- 
tion. Cette  idée  ne  manque  pas  de  grandeur  et  elle  a  été  préconisée;, 
je  crois,  par  l'homme  illustre  qui  vient  de  descendre  dans  la  tombe 
au  milieu  des  pleurs  de  la  nation. 

Toute  respectable  que  soit  cette  opinion,  on  me  permettra  peut- 
être  de  dire  que  je  regarde  ce  projet  comme  le  rêve  brillant  d'un» 
grande  intelligence.  Non  seulement  je  le  crois  irréalisable,  mais 
je  ne  pense  pas  qu'il  donnerait  tous  les  résultats  abondants  que 
l'on  en  attend,  s'il  étnit  possible  de  le  mettre  à  effet. 

Je  suis  persuadé  qu'un  mouvement  entrepris  dans  ce  sens  n'au- 
rait de  l'écho  ni  parmi  nous  ni  parmi  nos  concitoyens  des  autres 
origines.  Les  enfants  de  la  Verte  Erin  ne  voudront  pour  rien  au 
monde  cesser  de  fêter  la  St.  Patrice,  qui  leur  rappelle  sur  la  terre 
de  l'exil,  les  souvenirs  de  leur  belle  et  malheureuse  patrie,  de 
cette  noble  Irlande,  à  laquelle  ils  portent  un  invincible  attache- 
ment dont  l'histoire  des  peuples  offre  peu  d'exemple.  Les  Anglais 
voudront  continuer  à  chômer  la  fête  de  St.  George,  où  ils  aiment 
à  se  ressouvenir  avec  un  juste  sentiment  d'orgueil  qu'ils  appar- 
tiennent à  la  fière  Albion,  la  reine  des  mers,  la  grande  nation  sur 
les  domaines  de  laquelle  le  soleil  ne  se  couche  jamais.  Et  les  des- 
cendants des  Highlanders  resteront  fidèles  à  la  fête  de  St.  André, 
jour  où  ils  se  font  gloire  d'appartenir  à  la  patrie  de  Walter  Scott, 
où  ils  se  plaisent  à  vanter  leurs  anciennes  gloires,  leurs  montagne» 
légendaires,  leurs  lacs  pittoresques,  leurs  plaines  fertiles,  embelli» 
par  Timagination  de  leur  incomparable  romancier.  Et  nous,  cana- 
diens, tant  qu'un  souffle  national  nous  animera,  tant  que  le  sang 
français  coulera  dans  nos  veines,  nous  ne  consentirons  pas  à 
sacrifier  notre  glorieuse  fête  patronale.  Et  nous  continueront 
encore  longtemps  de  porter  avec  orgueil  la  feuille  d'érable,  notre 
emblème  national,  de  môme  que  l'anglais  porte  la  rose,  l'écossais 
le  chardon  et  l'irlandais  le  trèfle. 

Oui,  tous  les  ans,  le  24  juin,  nous  aimerons  à  venir  en  foule  au 
pied  des  autels  nous  incliner  devant  Celui  qui  pardessus  tout  a  fait 
notre  nationalité  ce  qu'elle  est  "aujourd'hui,  et  nous  l'implorerons 
de  continuer  sa  protection  à  ce  même  petit  peuple, qui  n'a  cessé  dt 
tenir  haut  le  drapeau  de  la  civilisation  chrétienne  depuis  les  bou- 
ches du  St.  Laurent  jusque  sur  les  bords  lointains  de  la  Rivière- 
Rouge  et  de  l'Ile  Vancouver.     Tous  les  ans,  le  24  juin,  nous  aime- 


Ô22  '      REVUE  CANADIENNE. 

rons  à  marcher  en  rangs  serrés  à  l'ombre  du  drapeau  qui  renfer- 
me dans  ses  plis  nos  institutions,  notre  langue  et  nos  lois^  afin  d'attes- 
ter que  si  nous  comptons  parmi  les  plus  loyaux  sujets  de  Sa  Majesté 
nous  n'en  sommes  pas  moins  restés  français — français  comme  on 
l'était  au  dix-septième  siècle  et  dans  les  plus  beaux  jours  de  notre 
ancienne  mère-patrie — français  par  le  cœur,  par  la  langue,  par  la 
religion.  Tous  les  ans,  le  24  juin,  nous  voudrons  nous  réunir 
pour  compter  nos  forces,  interroger  notre  passé,  feuilleter 
quelques  unes  des  plus  belles  pages  de  notre  histoire,  en  faire 
revivre  les  gloires,  et  citer  les  vertus  et  le  patriotisme  de  nos  pères 
comme  le  plus  bel  héritage  qu'ils  aient  transrais  à  leurs  descen- 
dants. Et  tous  les  ans,  laissez-moi  l'espérer,  nous  pourrons  orga- 
niser quelque  réunion  amicale  de  ce  genre,  pour  bien  couronner 
une  fête  qui  nous  est  chère  à  tant  de  titres. 

Le  maintien  des  sociétés  représentant  nos  différents  groupes  natio- 
naux ne  saurait,  Messieurs,  au  reste,  entraver  la  marche  des  esprits 
vers  cette  union  politique  à  laquelle  aspirent  nos  hommes  d'état, 
et  qui  a  pour  but  de  jeter  les  fondements  d'une  grande  nation  au 
nord  de  ce  continent. 

Voyons  les  Etats-Unis.  11  y  a  presque  autant  de  sociétés  natio- 
nales que  de  noyaux  de  peuples  différents  dans  ce  pays.  Les  com- 
patriotes de  M.  de  Bismark  y  ont  leurs  fêtes  nationales  tout  comme 
les  Anglais,  les  Ecossais,  les  Français.  Cependant  l'existence  de 
ces  sociétés  a-t-elle  été  un  obstacle  à  l'unitication  de  la  vaste  rôpu- 
hlique  ?  Non,  puisqu'il  n'est  pas  un  pays  où  l'assimilation  des 
différentes  nationalités  s'effectue  aussi  rapidement.  Et  si  chaque 
groupe  national  reste  fidèle  à  la  fête  de  son  pays,  tous  savent  s'unir 
pour  chômer  le  4  juillet  avec  l'éclat  que  nous  pourrons  donner,  j« 
l'espère,  avant  longtemps  à  la  célébration  du  1er  juillet. 

Nous,  canadiens-français,  nous  ne  saurions  av  )ir  en  tout  le» 
mêmes  aspirations  nationales  que  nos  concitoyens  des  autres 
origines.  Nous  voulons  bien  autant  qu'eux  le  progrès  et  le  déve- 
loppement de  notre  pays,  et  nous  sommes  prêts  à  faire  les  plus 
grands  sacrifices  pour  contribuer  à  sa  prospérité  et  à  sa  grandeur. 
Nous  voulons  le  Canada  pour  les  Canadiens  dans  le  sens  le  plus 
large  du  mot. 

Mais  nous  avons  aussi  des  institutions  qui  nous  sont  propres  à 
<;onserver,  une  langue  à  maintenir  et  des  lois  à  défendre.  EUei 
forment  notœ  héritage  national  et  nous  désirons  le  perpétuer 
intact  à  nos  descendants.  Et  l'on  comprend  que  nous  ne  soyons 
pas  prêts  à  voir  disparaître  une  société  qui  a  justement  pour  bi 
d'assurer  la  conservation  des  choses  qui  nous  sont  les  plus  chèrei 


» 


LA  FETE  ST.  JEAN-BAI^TISTE.  523 

Qu'on  respecte  notre  langue,  nos  lois  et  nos  institution»,  et  nos 
gonvernnnts  trouveront  en  nous  le*s  meilleurs  sujets,  comme  nous 
serons  l'un  des  éléments  constitutifs  leJî.plus  importants  et  les  plus 
sûrs  de  la  nouvelle  nation  que  l'on  veut  fonder.  Et  à  l'heure  du 
danger,  on  nous  verra  les  premiers  au  poste  de  l'honneur,  défen- 
dant le  drapeau  qui  abrite  nos  libertés  religieuses  et  politiques. 
Notre  passé  est  là,  d'ailleurs,  pour  prouver  ce  que  nous  saurons 
faire  à  l'avenir-  L'histoire  n'a-t  elle  pas  dit  depuis  longtemps  que 
sans  la  fidélité  et  l'héroïsme  des  canadiens  en  1775  et  1812,  les  cou- 
leurs anglaises  auraient  depuis  longtemps  traversé  les  mers  pour 
faire  place  au  pavillon  étoile  ?  Aussi,  est-ce  avec  raison  que  le  gou- 
verneur Haldimand  a  pu  affirmer  que  nous  étions  le  bras  droit  de 
l'empire  britannique,  dans  ses  possessions  américaines,  et  Sir 
Etienne  Paschal  Taché  a  dit  avec  non  moins  de  vérité,  que  le  der- 
nier coup  de  canon  en  faveur  de  l'Angleterre  serait  tiré  par  un 
canadien-français. 

La  fête  St.  Jean-Baptisté  à  laquelle,   Messieurs,  nous  sommes  si 
attachés,   est  de   création  assez  récente.    Elle  a  eu  pour  fondateur 
M.  Ludger  Duvernay,   ce   vrai  patriote  dont  le  nom  est  justement 
cher  aux  canadiens.    Si  l'on  veut  savoir  pourquoi    M.   Duvernay 
donna  le  nom  de  St.  Jean-Baptiste   à   la  célébration  nationale,  la 
petite  anecdote  suivante  pourra  peut-être  nous  l'apprendre.     A  l'é- 
poque de  la  guerre  de  1812,  un  officier  anglais,  ayant  à  appeler^les 
'olisde^  miliciens  et  voyant  qu'un  très  grand  nombre  répondaient 
,u  nom  de  Jean-Baptiste,  s'écria  en  faisant  entendre  un  vrai  juron 
•ritannique.  D .  .  .  nd  they  art  ail  Jean-Baptiste  !  A  partir  de  là,  ce 
'ut  la  façon  parmi  les  militaires   d'appeler  tous  les  canadiens  fran- 
çais Jean  Baptiste.  ^ 

La  fêle  n'avait  pas  d'abord  de  caractère  religieux.  On  la  chômait 
par  un  grand   banquet,   comme  nous   le   faisons  ce  soir.     On  l'ac- 
compagna d'une   grande    messe   vers  1836  dans  quelques  villages 
bas-canadiens,  mais   ce   ne  fut  que  vers  1843  ou  1844  que  l'usage 
iré valut  de  rendre  la  fête  à  la  fois  religieuse  et  nationale.  Gela  est 
!û  au  fait  que  jusqu'alors  St.  Joseph  était  regardé  comme  le  pre- 
lier  patron  du  pays  et,  comme  on  n'avait  pas  à  se  plaindre  de  lui, 
répugnait  au  clergé  de  le  voir  détrôné  par  St  Jean-Baptiste.  * 
Durant  les  premières  années,  la  fête  eut  un  caractère  politique 
'es  prononcé.    Nos  compatriotes  ne  jouissaient  pas  alors  des  liber- 
!S  qu'ils  ont  su  conquérir  par  leur  courage  et  leur  fière  attitude, 
ous  n'avions   pas  de   gouvernement   responsable,  les   élections 

^  Les  fêtes  patronales  des  (Canadiens  français  par  le  Dr.  LaRue. 
^  Idem. 


524  REVUE  CANADIENNE. 

parlementaires  n'étaient  qu'un  leurre,  elles  étaient  souvent  em 
portées  par  l'intimidation  ou  la  fraude,  nous  étions  gouvernés  par 
une  infime  minorité  qui  accaparait  les  honneurs  et  les  faveurs  du 
pouvoir  et  qui,  pour  me  servir  d'une  expression  dont  on  a  bien 
abusé  (le  notre  temps,  s'engraissait  des  sueurs  du  peuple.  Nous, 
ce  peuple  de  gentilshommes,  comme  nous  appelait  un  homme  poii- 
que  anglais,  nous  étions  traités  comme  des  parias  dans  le  pays 
même  où  nous  étions  l'immense  majorité.  Aussi  n'esl-il  pas  éton- 
nant que  l'on  se  soit  servi  de  la  société  St.  Jean -Baptiste  comme 
d'un  levier  puissant  pour  soulever  la  population  canadienne  contre 
ses  oppresseurs.  Dans  les  premiers  banquets  qui  eurent  lieu  à 
Montréal  en  1834,  1835  et  1836,  les  orateurs  ne  cessaient  de  parler 
dans  leurs  discours  de  la  grande  cause  de  la  liberté  politique.  Il 
semble  que  des  santés  furent  proposées  aux  réformateurs  de  tous 
les  pays,  à  commencer  par  le  célèbre  O'Cannell.  On  but  avec  non 
moins  d'enthousiasme  à  la  santé  des  canadiens  qui  combattaient 
dans  notre  chambre  d'assemblée  en  faveur  de  nos  droits  politiques.. 
Et  on  se  garda  bien  d'oublier  la  santé  de  Josephte,  la  femme  de 
Jean-Baptiste,  qui,  comme  le  disait  l'orateur  du  temps  "  a  pour 
empire  celui  de  la  tendresse  et  de  la  vertu  et  mérite  la  confiance 
de  l'époux  qui  ne  fait  jamais  Û'affiires  importantes  sans  prendre 
son  avis.  " 

Ives  malheureux  événements  de  1837-38  interrompirent  la  célé- 
bration de  la  fête  nationale,  mais  à  son  retour  de  l'exil,  M.  Duver- 
nay  prit  immédiatement  des  mesures  pour  la  chômer  avec  plus 
d'éclat  que  par  le  passé.  La  première  célébration  de  la  bt.  Jean- 
Baptiste  n'eût  lieu  qu'en  1842,  à  Québec.  On  la  termina  par  un 
grand  banquet  qui  fut  servi  en  maigre,  vu  que  c'était  un  vendredi. 
Il  y  eut  abondance  de  discours  éloquents  et  chaleureux,  mais 
que  l'on  arrosa  seulement  d'eau  froide,  de  limonade,  de  bière  de 
gingembre  et  de  sapinette.  Ce  fut  un  vrai  repis  de  tempérance. 
Gela  n'est  pas  surprenant  lorsqu'on  sait  que  le  sermon  de  circons- 
tance fut  prêché  par  l'abbé  Ghiniquy,  qui  était  alors  l'apôtre  de  la 
tempérance  et  l'idole  des  Canadiens. 

Depuis  cette  époque,  la  St.  Jean  Baptiste  n'a  cessé  d'être  fêtée 
dans  nos  grandes  cités  comme  dans  nos  plus  modestes  villages, 
partout  où  ii  y  a  des  Canadiens.  Il  y  a  bien  longtemps  qu'on  l'a 
chôme  ici  avec  entrain,  et  je  vois  même  autour  de  cette  table  de 
respectables  compatriotes  qui  comptent  au  nombre  des  premiers 
présidents  et  officiers  de  la  société.  M.  Rameau,  dans  son  ouvrage 
sur  La  France  aux  Colonies,  n'a  pas  cru  pouvoir  donner  une  raeiQ 
leure  preuve  du  patriotisme  des  Canadiens  d'Ottawa,  qu'en  reprç 


LA  FETE  ST.  JEAN-BAPTISTE.  525 

duisant  un  compte-rendu  de  la  célébration  nationale,  qui  eut  lieu 
en  1859. 

Si,  Messieurs,  nous  avions  pu  jouir  un  instant  aujourd'hui  du 
don  d'ubiquité,  nous  aurions  vu  l'admirable  spectacle  de  centainei 
de  milliers  de  descendants  de  la  France,  dont  les  cœurs  ont  battu 
à  l'unisson  des  nôtres,  célébrant  à  qui  mieux  mieux  la  fête  natio- 
nale. Nous  les  aurions  vu,  affirmant  comme  nous  au  grand  jour 
leur  patriotisme,  emcombrant  les  temples  sacrés,  se  déployant  en 
d'énormes  processions,  au  bruit  des  fanfares  nationales  et  à  1  ombre 
de  la  bannière  de  St.  Jean  Baptiste.  Et  nous  aurions  vu  ce  môme 
imposant  spectacle  se  reproduire  depuis  l'Acadie  jusqu'au  Pacifi- 
que et  sur  les  bords  du  majestueux  lac  Gliamplain  comme  sur  les 
rives  enchanteresses  du  Mississipi. 

J*ai  eu  la  bonne  fortune,  Messieurs,  d'assister  deux  fois  à  la  célé- 
bration nationale  dans  l'état  de  New-York,  et  si  le  drapeau  étoile 
ne  fut  pas  là  poitr  nous  rappeler  notre  présence  dans  les  domaines 
de  l'Oncle  Sam,  nous  aurions  pu  nous  croire  dans  quelques  unes 
de  nos  petites  villes  de  la  province  de  Québec,  à  Hull,  par  exemple, 
où  la  fête  a  été  ^\  belle,  tant  l'enthousiasme,  tant  l'entrain  était 
général. 

Ce  que  je  dis  de  nos  compatriotes  de  l'Est  des  Etats-Unis  peut 
également  s'appliquer  à  ceux  de  l'Ouest,  où  ils  sont  groupés  en 
grand  nombre  et  où  ils  sont  pour  ainsi  dire  chez  eux.  Car,  nos 
compatriotes  ont  été  les  pionniers  da cette  vaste  région  et  on  voit 
leurs  noms  au  berceau  de  leurs  plus  grandes  cités  comme  Chicago, 
St.  Louis,  Milwaukee,  St.  Paul  et  bien  d'autres.  11  y  a  quelques 
années  les  canadiens  de  St.  Paul,  Minnesota,  chômèrent  leur  fête 
avec  tellement  d'éclat  que  le  gouverneur  de  l'état  même  s'y  associa 
et  prononça  un  discours  remarquable  de  circonstance. 

Il  semble  que  nos  compatriotes  émigrés  soient  plus  attachés 
encore  que  nous  en  maints  endroits  à  la  St.  Jean  Baptiste  et  en 
attendent  l'avènement  avec  plus  d'anxiété.  Car,  c'est  peut-être 
loin  de  la  patrie  qu'on  l'apprécie  le  mieux.  ''  Demandez,"  dit  un 
écrivain,  ^'  au  pauvre  exilé  qui  n'a  pas  dans  sa  patrie  où  reposer  sa 
tête,  qui  mendiait  jadis  aux  portes  des  riches,  demandez-lui  s'il  ne 
la  regrette  pas.  Rendez-lui  l'humble  chaumière  qu'il  habitait,  son 
pain  noir  et  sa  place  au  soleil,  et  vous  verrez  à  son  bonheur,  à  ses 
larmes  de  joie,  si  sa  terre  natale  n'a  d'attraits  que  pour  les  heureux 

d'ici  bas Non,   le  bonheur  n'existe  point  pour  ceux  qui  sont 

éloignés  de  la  patrie  ;  toujours  un  vague  regret  les  consume. 
L'oiseau  de  passage  qui  traverse  les  airs,  la  voile  qui  blanchit  à 
l'horizon,  la  brise  qui  glisse  sur  leur  tôte,  tout  leur  parle  d'elle. 


526  REVUE  CANADIENNE. 

Ils  répètent,   dans   leurs  cœurs  attristés  le  cantique  des  enfants 
d'Israël  sur  les  rives  de  l'Euphrate." 

p]n  terminant.  Messieurs,  laissez-moi  rendre  un  faible  hommage 
au  patriotisme  dont  les  canadiens  d'Ottawa  ont  fait  preuve  aujour- 
d'hui. Jamais  de  l'aveu  de  tous,  la  fête  n'a  été  si  belle,  si  im- 
posante. Jamais  nous  n'avons  affirmé  notre  vitalité  d'une  manière 
plus  éclatante,  jamais  nous  n'avons  marché  en  rangs  plus 
compacts  pour  célébrer  la  fôte  de  la  patrie.  Pour  la  première  fois 
nous  avons  vu  par  exemple  avec  un  indicible  bonheur  cent 
cinquante  canadiens  représentant  la  nouvelle  paroisse  des  Ghriu- 
dières,  qui  a  surgi  comme  par  enchantement,  et  partant  de  l'autre 
extrémité  de  la  capitale  pour  venir  grossir  le  bataillon  national  et 
nous  donner  la  chaleureuse  étreinte  de  la  fraternité.  Aussi,  après 
une  pareille  manifestation  nationale,  commencée  sous  les  auspices 
de  la  religion  et  si  agréablement  couronnée,  avons-nous  raison  âo 
nous  enorgueillir  d'être  Canadiens-Français. 


n 


DOCUMENTS  POUR    L'HISTOIRE   DU  CANADA, 

1634--1636 


Lettre  du  P.  Paul  Le  Jeune,  Supérieur  de  la  Mission  de  la 
GoMP.  de  Jésus  dans  la  Nouvelle  France  ^ 


Mon  Révérend  Père^ 

Pax  Christi. 

Les  larmes  qui  me  tombent  des  yeiiï  à  la  vue  des  lettres  de 
V.  R.  arrestent  ma  plume.  Je  suis  dur  comme  bronze  et  cependant 
son  affection  m'a  tellement  ammolly  que  la  foye  me  fait  pleurer 
et  me  fait  donner  mille  bénédictions  à  Dieu.  0  quel  cœur  !  quel 
amour  !  quelle  volonté  elle  a  pour  nous  !  Je  ne  scay  comme  y 
cornvsponlre,  sinon  de  lui  dire  comme  me  voilà  tout  entier  entre 
ses  mfiii's  et  pour  Canada  et  pour  la  France  et  pour  tout  le  monde. 
Ad  Majorem  Dei  Glormm.  Je  me  voy  si  faible  à  tout  et  Dieu  si 
puissant  pour  tous  qu'il  me  semble  qu'il  n'y  a  plus  rien  à  désirer, 
à  refuir.  On  m'écrit  que  V.  R.  a  donné  pour  les  pauvres  Cana- 
dien? jusques  à  l'image  de  son  oratoire.  M.  De  Lauzon  dit  que  son 
affection  n'a  point  de  limites  et  qu'elle  mettra  la  mission  en  tel  estât 
qu'on  sera  contraint  de  procurer  la  continuation  d'un  si  grand  bien. 
Tout  le  monde  confesse  que  Dieu  est  pour  nous  puisque  le  cœur 
des  Supérieurs  qui  est  entre  ses  mains  est  tout  à  nous.  Le  moyen 
d'êlrn  insensible  à  tant  de  biens  et  d'avoir  le  cœur  et  ses  yeux  secs 
dans  une  pluie  de  tant  de  bénédictions  !  Mais  entrons  en  affaire  ;  je 

1  Archives  du  Gesu  à  Romo. 


528  REVUE  CANADIENNE. 

n'épargneray  ni  l'encre  ni  le  papier,  puisque  V.  R.  supporte  avec 
tant  d'amour  mes  longueurs  et  mes  simplicités.  Après  l'avoir  remer- 
ciée de  tout  mon  cœur  des  secours  qu'il  lui  a  pieu  de  nous  envoyer 
comme  aussi  des  vivres  et  des  rafraîchissements,  je  lui  descriray 
tout  l'estat  de  cette  mission. 

Commençons  par  ce  qui  s'est  passé  cette  année.  Nous  avons 
Tescu  dans  une  grande  paix,  Dieu  mercy  entre  nous,avec  nos  gens  et 
avec  tous  nos  françois.  Je  suis  grandement  édifié  de  tous  nos  pères. 
Le  P.  Brebeuf  est  un  homme  choisy  de  Dieu  pour  ce  pays.  Je  l'ai 
laissé  en  ma  place  six  mois  durant,  neuf  jours  moins,  que  j'ay 
hiverné  avec  les  Sauvages.  Tout  a  procédé  toujours  en  paix.  Le  P. 
Daniel  et  le  P.  Davost  sont  paisibles,  ils  ont  bien  étudié  la  langue 
huronne,  j'ay  tenu  la  main  qu'ils  ne  fussent  point  divertis  de  cette 
exercise  que  je  crois  être  de  très  grande  importance.  Le  P.  Masse 
que  je  nomme  quelques  fois  en  riant,  le  P.  Utile  est  bien  cognu  de 
V.  R.  il  a  eu  soin  des  choses  domestiques  et  des  bestials  que  nous 
avons,  en  quoy  il  a  très  bien  réussy.  Le  P.  Denouë  qui  est  d'un 
bon  cœur  a  eu  soin  de  nos  ouvriers,  les  conduisant  dans  leur  tra- 
vail tout  à  fait  difïicile  en  ces  commencemens.  Notre  frère  Gilbert 
s'est  mieux  porté  cet  hiver  que  l'autre,  aussy,  n'at-il  pas  été  si 
rigoureux.  Je  l'ai  mis  à  la  liberté  de  retonrner  à  cette  année,  il  a 
mieux  aimé  rester,  nous  verrons  comme  il  réussira  avec  notre  frère 
Liégeois,  lequel,  à  mon  avis,  fera  très  bien.  Je  suis  le  plus  imparfait 
de  tous,  et  le  plus  impatient.  J'ai  passé  l'hiver  avec  les  sauvages, 
comme  je  viens  de  dire.  'La  faim  nous  a  pensé  tuer,  mais  Dieu  est 
si  présent  dans  ces  difficultés  que  ce  temps  de  famine  m'a  semblé 
nn  temps  d'abondance,  n'esloit  que  je  crains  d'excéder,  je  raconte- 
rais à  V.  R.  les  sentimens  qiie  Dieu  donne  en  ce  temps-là  ;  j'avout 
que  je  sentois  parfois  la  faim  et  que  souvent  ces  paroles  me  venoient 
en  la  bouche  :  Panem  nostrum  quotidianum  da  nobis  hodie  :  mais 
jamais  je  ne  songe  les  avoir  prononcées  sans  ajouter  cette  condi- 
tion Si  ita  plasitum  est  ante  te.  Je  disois  paifois  ces  autres  de  St. 
Xavier,  d'un  assez  bon  cœur:  Domine^  ne  me  his  eripias  malis  nisi 
ad  majora  proetua  nomine  reserves.  J'étois  consolé  jusques  dans 
mon  sommeil,  mais  laissons  ceci  car  Dieu  agissoit  pour  lors,  voici 
ce  que  je  suis.  Sitôt  que  nous  fûmes  secourus  des  créatures  je  devins 
malade  de  corps  et  d'âme.Dieume  faisoit  voir  ce  qu'il  est  et  ce  que 
je  suis.  J'étois  impatient,  dégoûté,  cherchant  la  retraite  en  ma 
petite  maison.  Je  tachois  bien  d'arrêter  cet  estât  lie  misère,  mais 
comme  tontes  mes  passions  sont  toutes  viciées  j'échappois  à  touts 
coups,  ne  raportant  rien  de  ce  voyage  que  mes  deffaults  ;  j'ai  couché 
dans  la  relation  les  causes  pour  les  quelles  je  suis  revenu  peu  savant 
dans  leur  langue  ;  c'est  assez  de  ce  point. 


DOCUMENTS  POUR  L'HISTOIRE  DU  CANADA.       529 

Pour  ce  qui  touche  nos  hommes,  ils  entendent,  tous  les  matiiii 
la  Ste.  Messe  devant  leur  travail,  ils  viennent  tous  à  la  chapelle 
où  on  fait  les  prières  que  j'envoye  à  V.  R.  Nous  chantons  vespres 
les  festes  et  les  dimanches  et  on  leur  fait  quasi  tous  les  dimanches 
une  exhortation.  Entre  cecy  on  presche  à  Kébec,  on  y  chante 
aussi  les  vespres,  parfois  la  grande  messe  Voilà  sommairement 
nos  occupations  de  cette  année  passée,  la  relation  en  parle  plus  am- 
plement. 

Pour  Tannée  que  nous  allons  commencer  au  départ  des  vaisseaux, 
voicy  comme  nous  serons  distribué?  de  ce  que  nous  ferons. 

Le  P.  Brebeuf,  le  P.  Daniel  et  le  P.  Davost  avec  trois  braves 
jeunes  hommes  et  deux  petits  garçons  seront  hurons. 

Enfin  notre  Seigneur  leur  a  ouvert  la  porte  ;  M.  Du  Plessy  y  a 
grandement  contribué,  disons  M.  De  Lauzon  qui  luy  avoit  sans  doute 
recommandé  à  ce  point  dont  il  s'est  très  bien  acquitté  comm3  V.  R. 
verra  par  la  lettre  que  le  P.  Brebeuf  m'a  envoyée  du  chemin 
des  Hurons.  Je  croy  qu'ils  sont  maintenant  bien  près  du  lieu  où 
ils  prétendent  aller,  ce  coup  est  un  coup  du  ciel,  nous  espérons  une 
grande  moisson  de  ces  pays.  Le  P.  Brebeuf  et  le  P.  Daniel  se 
jettèrent  dans  les  dangers  de  bien  souffrir,  car  ils  s'en  allèrent  sans 
bagage,  n'y  sans  lamonnoie  nécessaire  pour  vivre.  Dieu  y  a  pour- 
vu, car  M.  Du  Plessy  a  tenu  la  main  que  tout  passast,  voila  pour 
les  hurons. 

Nous  demeurerons  aux  trois  rivières  le  P.  Buteux  et  moy,  ce 
lieu  est  sur  le  grand  fleuve  30  lieues  plus  hault  que  Kébec  sur  le 
chemin  des  hurons  ;  on  le  nomme  les  trois  rivières  pour  ce  qu'une 
certaine  rivière  qui  vient  des  terres  se  dégorge  dans  le  grand  fleuve 
par  trois  embouchures;  nos  françois  commencent  là  cette  année 
une  habitation,  il  y  faut  deux  de  nos  pères.  J'ai  esté  fort  long- 
temps en  balance  qui  y  pourront  aller.  Le  P.  Brebeuf  et  le  P 
Denouë  estoient  d'advis  que  je  demeurasse  à  Kébec,  mais  j'ay 
reconnu  que  le  P.  Lallemant  appréhendoit  cette  nouvelle  demeure 
y  croyant  qu'il  n'<^n  reviendroit  pas  si  on  l'y  envoyoit,  s'oflrant 
néanmoins  de  bon  cœur  à  faire  ce  qu'on  voudroit  ;  il  est  vray  qu'il 
y  meure  ordinairement  quelques  personnes  en  ces  commence- 
mens  mais  la  mort  n'est  .pas  toujours  un  grand  mal,  après  avoir 
recommandé  l'affaire  à  Notre  Seigneur  je  nie  suis  résolu  d'y  aller 
moi  iresme  pour  les  raisons  suivantes  ;  j'ai  creu  que  je  ne  faisois 
rien  contre  le  dessein  de  V.  R.,  quittant  la  maison  pour  sept  ou  huit 
mois,  car  je  peux  retourner  au  printemps;  je  ne  scay  néanmoins 
sy  je  reviendray  devant  la  venue  des  vaisseaux  ;  de  plus  que  je 
laisse  entre  les  mains  d'une  personne  qui  fera  mieux  que  moy  cent 
fois,  quis  ego  sum  !  un  atome  à  comparaison  de  luy.  Je  doutois  de 
25  Juillet  1873.  34 


530  REVUE  GANADIENxNE. 

son  estomac  pour  les  prédications  à  Kébec,  mais  l'auditoire  est 
petit  et  il  ne  se  trouve  aucun  inconvénient  en  cela.  J'ai  creu  que 
Notre  Seigneur  auroit  pour  agréable  que  je  donnasse  ce  contente- 
ment au  l'ère  de  ne  point  quitter  Kébec,  oii  nous  sommes  déjà  au 
petit  incommodés  et  que  s'il  y  a  du  danger  que  je  le  dois  prendre 
pour  moi.  Le  Fils  de  Dieu  mourant  en  croix  nous  a  déterminés  à  la 
■Croix,il  ne  faut  donc  point  fuire  quand  elle  se  présente,  c'est  une 
plus  forte  raison,  on  souffre,  il  est  vray,  dans  une  nouvelle  habi- 
tation, notamment  précipitée  comme  celle-là  ;  je  ne  scay  comme 
sera  faite  la  maison,  estre  pesle-mesle  avec  des  artisans,  boire, 
manger,  dormir  avec  eux;  ils  ne  scauroient  faire  là  aucune  pro- 
vision de  quoy  que  ce  soit  ;  tout  cela  ne  m'étonne  point,  les  caba- 
nes des  Sauvages  que  j'ai  habitées  cet  hiver  sont  bien  pires.  Le 
P.  Buteux  me  réjouit  de  bon  cœur,  je  le  voy  fort  résolu  à  la  Croix. 
V.R.  à  raison  de  dire  que  c'est  l'esprit  qu'il  faut  avoir.  Nous 
estudierons  là  la  langue  quoiqu'avec  moins  de  commodité  qu'à 
Kébec  à  cause  du  logement  où  il  y  aura  un  plus  grand  tinta 
marre  que  dans  les  cabanes  des  Sauvages,  car  nos  françois  avec 
lesquels  nous  serons  tous  ensemble  ne  sont  pas  si  paisibles  et  si 
patiens  que  ces  barbares.  De  plus  je  voulois  prendre  cet  hiver  un 
sauvage  avec  iroy  à  Kebec  pour  m'instruire,  puisque  je  commence 
à  pouvoir  les  interroger,  cela  ne  •  se  poui'ra  pas  faire  aux  trois 
rivières,  mais  il  m'importe,  je  feray  ce  que  je  pourray.  Resteront  à 
Kébec,  le  P.  Lallemant,  le  P.  Masse,  le  P.  Denouë  et  nos  deux 
frères  avec  tous  nos  hommes.  La  douceur  et  la  vertu  du  P.  Lallemant 
tiendra  tout  en  paix  et  fera  réussir  le  travail  de  nos  gens.  Envoyer 
le  P.  Denouë  et  le  P.  Buteux  aux  trois  rivières,  je  ne  voyois  pas 
d'apparence,  lo.  poiir  ce  que  le  Père  Denouë  gouverne  ici  nos 
hommes  2o.  Le  P.  Buteux  eut  perdu  une  année,  il  n'auroit  rien 
fait  en  la  langue  ;  3o.  Salis  calidus  est  licet  alioquin  optimus  P.  Denouë  ; 
il  falloit  donc  que  le  P.  Lallemant  ou  moy  y  allassions.  J'ai  pris  le 
sort  pour  moy,  croyant  laisser  la  maison  en  plus  grande  paix  que 
si  je  fusse  denieuré.  Je  croy  qae  V.  tl.  approuvera  mon  procédé, 
du  moins  j'ai  pensé  suivre  en  cecy,  lemouvement  de  Dieu  qu'il  sort 
bien  pour  eux  jamais.  Voilà  ce  que  nous  ferons  cette  année,  c'est 
une  grande  occupation  que  de  bien  souJ3'rir,  Dieu  nous  en  fasse  la 
grâce. 

Parlons  maintenant  de  nos  serviteurs  domestiques,  j'ay  dit  que 
nous  avions  estes  en  paix  de  tous  costés.  Les  murmures  qui  arrivent 
parfois  et  les  escapades  ne  doit  bien  pas  estre  mis  dans  les  grands 
désordres,  quand  on  se  relève  aussy  lest  qu'on  est  tombé  et  quandj 
la  rente  n'est  pas  grande,  quelques-uns  de  nos  hommes  ont  queL 
quesfois  témoigné  quelque  impatience,  mais  nous  avons  subject' 


DOCUMENTS  POUR  L'HISTOIRE  DU  CANADA.       531 

de  bénir  Dieu,  car  rien  ne  s'est  passé  de  notable;  voicy  les  causes 
de  leurs  mécontentements:  1o  c'est  le  natureldes  artisans  de  se 
plaindre  et  de  gronder.  2o  la  diversité  des  gages  les  fait  murmu- 
rer, un  charpentier,  un  briqueitier,  et  autres  gagneront  beaucoup 
plus  que  les  manœuvres,  et  cependant  ils  ne  travaillent  pas  tant, 
je  veux  dire  qu'ils  n'ont  pokit  tant  de  peine  que  les  autres  à  raison 
qu'ils  font  leur  mestier  et  les  autres  font  des  choses  fort  difficiles. 
Inde  querimoniœ.  Ils  ne  considèrent  pas  qu'un  maître-maçon  a 
moins  de  peine  qu'un  manœuvre  quoiqu'il  gagne  davantage.  3o 
La  plnspart  ne  font  point  leur  mestier  sinon  pour  un  peu  de  temps, 
un  couslurier,  un  cordonnier,  un  jardinier  et  les  autres  se  tronvent 
estonnés  quand  il  faut  traisner  du  bois  sur  la  neige,  en  outre,  ils 
se  plaignent  qu'ils  oublieront  leur  art.  4o  II  faut  confesser  que  les 
travaux  sont  grands  en  ces  commencemens,  les  hommes  sont  les 
chevaux  et  les  bœufs,  ils  apportent  ou  traisnent  les  bois,  les  arbre  s 
la  pierre,  ils  labourent  la  terre  ;  ils  la  hersent.  Les  mouches  de 
l'esté,  les  neiges  de  l'hyver  et  mille  autres  incommodités  sont 
importunes  ;  des  jeunes  gens  qui  travailleroient  à  l'ombre  dans  la 
France  trouvent  icy  un  grand  changement,  je  m'estonne  que  la 
peine  qu'ils  ont  des  choses  qu'ils  n'ont  jamais  faites  ne  les  fait  crier 
plus  haut  qu'il  ne  crient.  5o  Ils  sont  tous  logés  dans  une  mesme 
chambre,  et  comme  ils  n'ont  pas  tous  leurs  passions  bien  domptées, 
et  qu'ils  sont  d'humeurs  bien  différentes,  ils  ont  des  subjets  de  dis 
corde  sans  subject.  60  Comme  il  faut  que  nous  passions  par  leurs 
mains  n»^  les  pouvant  renvoyer  quand  ils  manquent,  et,  comme  ils 
voyent  qu'un  baston  n'est  pas  bien  servi  d'une  main  pour  les 
chastier,  ils  font  plus  aisément  des  renchères  qu'ils  ne  feroient  avec 
des  séculiers  qui  les  presseroient  fort  et  ferme. 

Que  y.  R.  pèse  toutes  ces  raisons,  s'il  luy  plait,  et  elle  nous^ 
aidera  à  bénir  Dieu,  car  avec  tout  cela  nous  n'avons  pas  laissé  de 
passer  l'année  paisiblement  ;  lançant  quelques  uns,  en  punissant 
quelques  autres  quoyque  très  rarement,  dissimulant  fort  souvent, 
Deus  siî  in  eternum  henedictus^  et  comme  ce  n'est  pas  assez  que  la 
paix  soit  chez  nous,  mais  il  la  faut  très  profonde,  s'il  y  a  inoyen, 
j'estime  qu'il  serait  bon  de  faire  ce  que  je  vay  dire. 

Il  ne  faudroit  ici  que  des  hommes  de  bon  travail,  voilà  pourquoy 
il  seroit  bon  que  nous  eussions  trois  braves  frères  pour  les  mesmes 
offices  de  la  maison,  pour  la  cuisine,  la  boulangerie,  la  cordonnerie, 
la  cousturie,  le  jardin,  la  sacristie,  les  lessives  et  la  serrurerie,  le 
soin  du  bestial,  du  laitage,  du  beurre,  et  on  diviseroit  tous  ces 
offices  entre  les  trois  bons  frères  et  ainsy  on  seroit  délivré  de  , 
donner  des  gages  à  des  ouvriers  qu'on  occupe  en  ces  choses,  tous, 
nos  hommes  seroient  dans  les  grosses  besognes  et  par  conséquent 


^32  REVUE  CANADIENNE. 

je  supplie  V.  R.  de  nous  envoyer  deux  bons  frères,  notre  frère 
Ligeois  qui  commence  fort  bien  sera  le  troisième,  pour  noire  frère 
Gilbert,  peut-être  le  renvoira-t  on,  sinon  il  travaillera  à  la  menui- 
serie tout  doucement,  car  il  est  déjà  bien  cassé  et  gêné  d'une 
rupture.  Voicy  les  frères  sur  lesquels  je  reslerois  ma  penser  si 
V.  R.  le  trouvoit  bon  :  Notre  frère  Claude  Frémont  et  nostre 
frère  le  Serrurier  qu'elle  nous  promet  par  ses  lettres  d'envoyer  l'an 
prochain,  je  ne  cognoy  ni  l'un  ni  l'autre,  on  me  dit  qu'ils  sont 
tous  deux  paisibles  et  de  bon  travail,  si  cela  est,  V.  R.  nous  les 
donnera  s'il  luy  plait,  on  en  pourroit  bien  envoyer  un  autre  aux 
tiurons  ou  aux  trois  rivières  suivant  le  cours  des  affaires. 

Avec  ces  bons  frères,  il  nous  faut  avoir  icy  pour  le  moins  dix 
iiommes  de  bon  travail  pour  les  bastimenis  et  pour  la  terre  et 
pour  faucher,  pour  tout  en  un  mol  qui  en  pourroit  encore  davan- 
tage seroit  le  meilleur,  en  y  travaillant  tous  dans  les  grosses 
besognes,  ne  se  plaindront  pas  de  ceux  qui  font  les  mesmes  offices. 
Nous  avons  desjà  quatre  de  ces  hommes,  reste  pour  six  à  envoyer 
'et  nous  ren voirons  l'an  qui  vient  tons  ceux  que  nous  avons,  excepté 
ces  quatre,  voilà  quel  doit  estre  Testât  de  la  maison  pour  l'an  quis 
vient.  Quant  an  travail,  si  V.  R.  le  trouve  bon,  dix  bons  ouvrier 
€t  trois  ou  quatre  de  nos  frères  scavoir  est,  nostre  frère  Sigeois,  n. 
frère  Claude  Fremont  n.  frère  lé  serrurier  dont  je  ne  scay  pas  le 
nom  et  nostre  frère  Gilbert  s'il  demeure.  Pour  les  six  ouvriers  que 
nous  demandons,  voicy  leurs  mesiiers,  deux  charpentiers  forts 
dont  l'un  pour  le  moins  entende  à  dresser  un  bastiment,  en  un  mot 
qull  sache  bien  son  métier,  un  menuisier  et  trois  hommes  de  tra- 
vail qui  puissent  estre  appliqués  à  déserter  la  terie,  à  tirei-  la  scie 
«de  long,  il  n'est  pas  nécessaire  qu'ils  scachent  ce  métier,  mais 
qu'ils  ayent  la  volonté  et  les  forces  pour  le  faire  ;  à  faucher,  à  aider 
les  charpentier,  masson,  briquetier,  auprès  du  bestial,  à  tout  ce 
qu'on  voudra,  il  faut  des  hommes  forts  pour  cela  et  de  bonne 
volonté.  Si  on  ne  peut  avoir  deux  charpentiers  qu'il  en  passe  un 
i)on  pour  le  moins,  et  en  la  place  de  l'autre  un  homme  de  travail, 
comme  je  le  viens  de  descrire.  Je  parleray  encore  de  ceci  ailleurs 
afin  que  si  un  vaisseau  manquoit,  l'autre  porte  de  nos  nouvelles,  il 
est  bien  aisé  de  dépeindre  un  bon  ouvrier,  mais  bien  difficile  de  le 
trouver,  je  feray  voir  ailleurs  à  V.  R.  la  nécessité  que  nous  avons 
de  ces  dix  hommes. 

P»!)!-  les  quatre  qui  désirent  ou  désireroient  entrer  en  nost< 
compaj^nie,  jo   ieux  diray  qu'Ambroise  qui  a  si  bien  contenté 
<)r!é;ins  et  ailleurs  et  mesme  qui  a  rendu  ici  de  bons  services,  s'e< 
vouloil  aller  cette  année,  il  est  d'un  bon  naturel  et  bon  ouvriei 
s'il  contente  nous  prierons  V.  R.de  le  recevoir  l'an  qui  vient,  sini 


DOCUMENTS  POUR  L'HISTOIRE  DU  CANADA.        5^3 

il  n'obtiendra  aucune  lettre  de  recommandation.  Pour  Louys,  il 
fait  merveille  dans  son  mestier,  quand  on  l'applique  à  autre  chose r 
il  est  mescontent.  Les  grosses  besognes  qui  sont  ici  le  découragent 
aussi  bien  que  Robert  Hache.  Ils  sont  tous  deux  bons  enfans  mais 
ils  n'ont  pas  assez  de  courage  et  peut-être  de  force  pour  les  travaux 
du  Canada,  ils  demandoient  quasi  de  s'en  retourner  cette  année^ 
mais  la  crainte  de  n'être  pas  resçus,  les  a  arreslés,  nous  verrons 
comme  ils  feront  doresnavant,  ils  ont  bonne  volonté.  Quant  à 
Jacques  Jurrier,  il  est  constant  dans  le  bien,  j'aimerais  mieux  en< 
vérité  six  hommes  comme  lui  que  dix  autre?.  Il  y  a  longtemps-, 
qu'il  demeure  sur  le  pays.  Je  lui  ai  dit  de  la  part  de  V.  R.  qu'il 
seroit  reçu,  repassant  en  France.  Deux  choses  empêcheront  qu'il 
n'y  retourne  cette  année,  la  première,  il  a  grande  difficulté  de  se^ 
mettre  sur  mer,  s'y  trouvant  fort  mal,  la  seconde,  à  peine  la  maison' 
se  peut-elle  passer  de  luy  tint  il  nous  est  nécessaire  en  toutes- 
façons  est  un  jeune  homme  .,ui  ne  dit  mot,  mais  qui  fait  bea%coup 
Comme  je  représentois  au  pè.e  Lalleraant  que  V.  R.  nous  le  ren-- 
voiroit  au  plus  tost,  il  m'a  di'  la  difficulté  qu'a  nostre  R.  P.  Provin- 
cial de  luy  laisser  faire  icy  ^on  noviciat,  provient  d'une  croyance^ 
qu'il  a  que  cela  ne  soit  pas  bien  trouvé  à  Rome  ou  bien  de 
quelques  uns  de  nos  pères,  car  sans  cela,  il  aime  tant  la  mission 
qu'il  le  laisseroit  ici,  estant  notamment  informé  de  la  douceur  de- 
ce  bon  garçon  auquel  il  ne  manque  que  l'habit^pour  être  religieux 
et  s'il  fait  dans  la  religion  comme  il  fait  au  monde,  on  sera  content 
de  luy.  J'escriray,  m'a-t  il  dit,  à  Rome,  afin  qu'on  nous  accorde 
cette  faveur  qui  nous  est  importante  pour  le  bien  de  la  maison^ 
informés-en  N.  R.  P.  Provincial,  c'ea  ce  que  je  fay  par  la  présente 
S'il  faut  enfin  qu'il  passe  il  passera,  Dieu  est  le  maître  de  tout.  Je 
supplie  V.  R.  de  me  pardonner  s'il  lui  semble  que  je  parle  avec  moins 
de  respect  dans  mes  lettres,  je  ne  veux  rien  absolument  mon  R.  P> 
que  ce  que  vous  jugiez  devant  Dieu,  je  parle  selon  que  je  crois  la 
nécessité,  ce  me  semble. 

Parlons  des  pères  dont  cette  mission  auroit  besoin. 

Il  pn  faudroit  deux  aux  Ilurons,  s'il  font  la  paix  avec  leslroquois 
comme  elle  se  traite,  à  ce  qu'on  dit,  il  en  faudrait  bien  d'avantage  ; 
car  il  faudroit  entrer  dans  tous  les  peuples  stables.  Si  les  nations 
viennent  à  recevoir  la  foy,  elles  crieront«à  la  faim  et  on  ne  leurs 
pourra  donner  à  manger  faute  des  personnes  qui  scachent  les 
langues.  De  plus  les  frères  qui  seront  parmi  les  Iroiiuois,  travaille- 
roient  à  entretenir  la  paix  entr'eux  et  les  Hurons,  néanmoins  sur 
l'incertitude  de  cette  paix,  nous  ne  demandons  que  deux  pères  pour 
les  Hurons,  il  faut  un  Supérieur  aux  Trois-Rivières  et  deux  Pères 
pour  demeurer  à  Kébec  proche  de  nos  françois.  Voilà  cinq  prêtres 


534  REVUE    CANADIENNE. 

et  decx  frères.  Voyons  la  nécessité  qu'il  y  a  d'avoir  lant  de  monde. 
Pour  les  deux  pères  qu'on  envoira  aux  Hurons,  ils  pourroient 
être  envoyés  de  là  à  la  nation  neutre  où  parmi  les  Iroquois,  ou  en 
quelqu'autre  nation,  ou  bien  être  retenus  dans  les  Hurons  mêmes 
qui  sont  au  nombre  de  trente  mille  âmes  en  fort  peu  de  pais.  Pour 
Kébec  je  demande  deux  Pères,  si  le  Père  Lallemant  est  Supérieur, 
il  demeurera  avec  les  PP.  Masse  et  Denouë,  et  avec  nos  gens  pour 
faire  réussir  la  maison.  Les  deux  pères  seront  au  fort  où  on  parle 
de  bâtir  une  maisonnette  ou  une  chambre.  Ils  prescheront,  enten- 
dront les  confessions,  administreront  les  sacrements,  diront  la 
sainte  messe  à  nos  français,  bref,  ils  feront  l'office  de  pasteur  et 
apprendront  la  langue  des  sauvages,  les  allant  voir  quand  ils  caba- 
neront  près  d'eux,  ils  auront  un  garçon  qui  leur  apportera  toutes 
les  semaines  leurs  vivres  de  notre  maison,  esloignée  du  fort  d'une 
bonn^demi-lieue.  Je  demande  un  Supérieur  aux  Trois-Rivières 
parce  que  ce  n'est  pas  trop  de  tenir  là  trois  Pères  afin  qu'il  y  en 
ait  toujours  deux  libres  pour  les  sauvages.  Que  si  V.  R.  n'en  veut 
envoyerquedeux,  le  P.  Buteux  à  qui  j'apprendray  cette  année  ce 
que  je  pourray  de  la  langue,  demeurera  avec  luy  à  Kébec  ou  aux 
Trois-Rivières  et  moi  avec  l'autre  ;  mais  à  mon  advis  ce  n'est  pas 
trop  de  trois  pour  les  Trois  Rivières,  l'un  sera  pour  nos  français 
les  deux  autres,  pour  les  sauvages.  Voir  même  il  se  pourra  faire 
qu'on  en  envoira  l'un  d'eux  aux  Hurons  avec  les  deux  qu'il  y  faut 
faire  passer.  Je  me  doute  bien  que  le  P.  Brebeuf  en  pourra  deman- 
der plus  de  deux,  si  bien  que  si  V.  R.  nous  peut  donner  cinq  Pères 
et  deux  frères,  ce  ne  sera  pas  trop.  Je  me  souviens  de  ce  que  je 
lui  ay  autrefois  entendu  à  dire  :  ad  pauca  attendent  facite  enunciat. 
J'ay  bien  le  monde  qu'il  fault;  mais  je  ne  dy  pas  où  on  trouvera 
dequoy  le  nourir  ;  à  cela  je  n'ay  pas  de  re,partie,  je  me  restreint  le 
plus  qu'il  m'est  possible  car  pour  le  bien  de  cette  mission,  il  fau- 
drait bien  plus  de  monde  que  nous  n'en  demandons. 

J'ay  icy  deux  humbles  supplications  à  faire  à  V.  R.  je  les  fay  au 
nom  de  Jesus-Ghrist  de  toute  l'étendue  de  mon  cœnr,  mon  R.  P. 
je  conjure  V.  R.,  de  me  décharger,  je  dis  quelquefois,  aux  petites 
croix  qui  me  viennent  et  encore  celle-là  et  tant  que  vous  voudrez 
ô  mon  Dieu,  mais  à  celles  que  le  P.  Lallemantm'a  apporté  dans  les 
lettres  de  V.  R.qui  me  continuoient  en  charge.  Je  l'ai  dy  plus  de 
trois  fais,  mais  avec  une  rétraction  de  cœur  qui  ne  pouvoit  boire 
ce  calice.  En  vérité  mon  R.  Père  je  n'ai  pas  les  talents,  nyle^ 
qualités,  ny  la  douceur  requise  pour  être  supérieur;  de  plus  je  I^ 
dy  et  il  est  vray,  c'est  un  grand  délourbier  pour  l'étude  de  la  langiK 
je  dy  un  très  grand  détourbier,  diray  mesme  que  cecy  cette  anné< 
nuit  au  salut  peut  estre  de  quelf|ues  sauvages.  J'apprend  que  les! 


DOCUMENTS  POUR  L'HIST  ]RE  DU  CANADA.       535 

sauvages  qui  sont  aux  Trois  Rivières  sont  tous  malades  el  meurent 
en  grand  nombre  ;  le  Père  Brebeuf  mesme  qui  a  passé  par  là 
m'écrit  qu'il  seroit  à  propos  que.j'y  allasse.  Je  suis  dans  les  écritures 
je  n'ay  l'ien  ou  peu  de  choses  preste,  les  vaisseaux  seront  bientôt 
prests  à  faire  voile.  Je  seray  surpris  de  mes  lettres  et  informations 
i^ue  j'envoie  à  V.  R.,  touchant  nos  besoins,  je  me  dépêche  tant 
jue  je  peux.  Si  je  n'étais  pas  supérieur  je  serais  délivré  de  tout 
cela,  il  y  a  longtemps  que  je  serais  là  Hault.  Je  me  dispose  pour  y 
aller  tout-à-fait  jusqu'au  printems,  ou  jusqu'à  la  venue  des  vois- 
seaux.  Je  n'ay  pas  l'esprit  capable  de  tant  de  choses.  Le  soin  de 
nos  gens,  tant  de  sortes  de  petits  travaux  qu'il  y  a,  bref,  tout  s'a- 
dressent au  Supérieur  el  cela  le  divertie  infiniment,  notamment  à 
Kébec  où  nous  sommes  bon  nombre  de  personnes.  Adjoutés  les 
sermons,  les  confessions,  visites.  Je  veux  croire  que  tout  cela 
empescberait  peu  le  P.  Lallemant  de  l'élude  de  la  langue,  pour 
aoy,  je  le  dy  devant  Dieu,  cela  m'en  détourne  grandement,  depuis 
le  mois  d'Avril  auquel  je  retournay  d'avec  les  sauvages,  je  n'ay 
pas  regardé  un  seul  mot  de  leur  langue.  Le  Père  Lallemant  qui 
n'est  pas  si  assidu  à  l'étude  a  voulu  au  commencement  de  sa  venue 
prendre  un  petit  garde  au  travai.1  de  nos  hommes.  Enfin  il  s'en 
est  défait,  me  confessant  ingénument,  ce  qu'il  n'avait  pas  voulu 
I  roire,  qu'il  était  impossible  d'étudier  avec  soin.  On  donne  un 
lems  tout  libre  à  ceux  qui  étudient  dans  nos  classes,  ils  ont  de 
braves  maîtres,  ils  ont  de  bons  livres,  ils  sont  logés  commodément, 
el  moi  qui  suis  sans  livres,  sans  maîtres,  mal  logé,  pourray-je  bien 
♦^tudier  avec  un  soin  qui  m'occupe  quasi  tout  entier  bien  souvent. 

V.  R.  considérera  cecy  devant  Dieu.  S'il  luy  plaist.  Je  ne  veux 
que  sa  plus  grande  gloire.  Il  est  vray  que  je  me  bat  contre  mon 
ombre  ;  le  temps  parle  pour  moi  il  y  a  plus  de  trois  ans  où  il  y  aura 
à  la  Tenue  des  vaisseaux,  que  je  suis  en  charge.  Le  Père  Lalle- 
mant étant  ce  qu'il  est  et  demeurant  à  Kébec  contentera  infini- 
ment. Je  remercie  déjà  par  avance  V.  R.  de  ce  qu'elle  m'accordera 
cette  requeste,  Voicy  la  seconde. 

Le  P.  Dernier  m'escrit  qu'il  ne  saurait  se  consoler  de  ce  qu'il  nest 
point  en  Canada.  Sinon  dans  la  veue  de  ses  péchés  qui  l'en  empêche 
1  me  prie  d'écrire  à  Rome  pour  luy,  je  dy  tout  mon  cœur  à  V.  R. 
.1  espère  que  delà  on  lui  ouvrira  la  porte,  les  Provinciaux  luy  fer- 
mans  en  France.  J'en  ay  escrit  comme  il  m'en  supplie,  mais  ce 
n'est  pas  delà  que  j'attends  ma  plus  grande  consolation,  mon  R.  P. 
Permettes  moy,  que  je  le  demande  pour  Dieu,  au  nom  de  DieL\  et 
en  Dieu  pour  Le  salut  de  plusieurs  âmes.  Je  renonce  entièrement 
à  tout  ce  qu'il  y  aurait  de  déréglé  dans  mon  alFection  ;  non  Mon 
R.  P.  ce  n'est  point  l'affection  de  la   créature  qui  parle  Si  V.  R.,  à 


536  REVUE  CANADIENNE. 

qui  Dieu  se  commaoique  plus  abondamment  qu'à  un  pauvre  pêcheur 
juge  dans  le  deHument  de  tout,  en  présence  de  Jésus  Christ,  qu'il 
soit  plus  nécessaire  en  France  et  auprès  d'une  femme  qu'au  milieu 
de  ces  peuples  barbares  ad  majorem  Dci  gloriam  (vQto,  spreto).  S'il 
rend  tant  soit  peu  de  services  à  Notre  Seigneur  où  il  est,  qu'il  ne 
ferait  en  la  Nouvelle-France,  qu'il  y  demeure  au  nom  de  Dieu, 
c'est  là  où  je  le  souhaite  ;  mais  si  V.  R.,  juge  que  Dieu  le  veuille  icy, 
je  le  demande  de  tout  mon  coîur.  La  crainte  que  j'ay  qu'il  n'ar- 
rive quelque  changement,  me  fait  conjurer  V.  R.  de  nous  donner 
selon  le  cœur  qu'elle  a  pour  nous.  S'il  sçavoit  que  celui  qui  lui 
pourra  succéder,  dût  hériter  de  son  amour,  je  ne  serois  pas  si  im- 
portun, car  il  est  vray  que  je  suis  honteux  de  tant  presser.  Encore  le 
coup,  mon  R.  P.,  qui  sera  conforme  à  son  affection,  donnés  nous, 
s'il  vous  plaist,  le  P.  Bernier  et  le  P.  VinTont.  Si  le  P.  Bernier  ne 
passe  pendant  qu'elle  est  en  charge,  je  l'attend  plus.  Je  le  deman- 
deray  tant  à  Dieu  et  j*ai  la  confiance  en  lui  qu'il  nous  le  donnerac 
V.  R.  trouvera-t-elle  bon  que  je  parle  encore  une  fois  librement 
pour  un  moment  de  tems.  Le  P.  Lallemant  Supérieur  à  Kébec,  le 
P.  Vimont  et  le  P.  Buteux  demeureront  au  Fort,  le  P.  Bernier  et  1.;; 
P.  Pinette  ou  le  P.  Garnier  et  le  P.  Mercier  qui  est  au  collège  de 
Paris  pour  les  Hurons.  Je  ne  cognoy  pas  ce  dernier,  mais  on  m'eri 
dy  du  bien  ;  pardonnez-moi  mon  R.  P.  pardonnez-moi  mes  soltiseSc 
J'entends  que  toutes  mes  demandes  soient  des  refus  si  elles  ne  sont 
conformes  aux  volontés  de  Dieu  qui  me  seront  déclarées  parcelles 
de  V.  R.  que  j'embrasseray  de  tout  mon  cœur  jusqu'à  la  mort,  si  je 
puis  et  ullrà.  Je  ne  peux  ny  ne  veux  déterminer  de  moi  en  aucune 
façon  ny  des  autres,  je  propose  avec  amour  et  confiance  et  avec 
indifférence  ;  mais  je  demande  les  meilleurs  ouvriers  que  je  peux 
pour  ce  qu'il  faut  icy.  En  vérité  des  esprits  qui  viennent  à  la  croix 
etnon  aux  conversions,  qui  soient  intérieurement  souples  et  dociles 
autrement  il  n'a  plus  de  pain  icy  et  par  conséquent  point  de  fruits, 
il  faut  la  chasteté  de  nos  institutions  tout-à-fait  angélique,  il  je 
faut  qu'étendre  la  main  pour  cueillir  la  pomme  du  péché,  c'est  à  ce 
coup  que  mes  langueurs  seront  ennuyeuses,  car  ce  n'est  pas  encore 
fait.  Parlons  de  l'estat  auquel  est  notre  maison  pour  le  présent.  Nous 
avons  une  maison  qui  a  quatre  chambres  basses,  la  première  sert 
de  chapelle,  la  seconde  de  réfectoire  et  dans  le  réfectoire  sont  nos 
chambres,  il  y  a  deux  petites  chambres  passables  car  elles  sont  de 
la  grandeur  d'un  homme  en  carié,  il  y  en  a  deux  jutre^quion^ 
chacune  huit  pieds;  mais  il  y  a  deux  lits  en  chaque  chambre  voilà 
pour  SIX  personnes  fort  étroitement,  les  antres  quand  nous  étions 
tous  ensemble,  conchoientau  grenier.  La  lioisième  grande  chambre 
sert  de  cuisine.     La  quatrième  c'est  la  chambre  de  nos  gens  ;  voilà 


DOCUMENTS  POUR  L'HISTOIRE  DU  CANADA.        537 

tout  nostre  logement.  Dessus  nous  est  un  grenier  si  bas  qu'on  jv 
sauroit  loger,  nous  y  montons  avec  une  échelle.  Il  y  avoit  un 
autre  bâtiment  de  raesme  grandeur  vis-à-vis  de  celuy-cy  ;  les 
anglais  en  ont  bruslé  la  moitié,  l'autre  moitié  est  couverte  seule- 
ment de  bousillée,  elle  sert  de  grange,  d'estable  et  de  menuiserie, 
nos  gens  cette  année  ont  fait  des  aix,  ont  été  cueillir  les  arbres 
dans  les  bois,  ils  ont  mis  des  portes  et  des  fenêtres  partout.  Il  ont 
fait  des  petites  chambres  au  réfectoire,  quelques  meubles,  table?, 
escabeanx,  crédance  pour  la  chapelle  et  autres  choses  semblable^s  ; 
ils  ont  enfermé  notre  maison  de  grand  pieux  de  sapin,  nous  faisant 
une  belle  cour  d'environ  cent  pieds  quarré,  le  P.  Denouë  con- 
duisoit  cet  ouvrage.  Les  pans  (spieux)  ont  quatorze  pied  de  hault.. 
Il  y  en  est  entre  près  de  douze  cent,  cela  est  beau  à  voir  et  bien 
utile,  nous  y  avons  mis  de  bonnes  portes  que  Louys  à  bien  ferés 
avec  tout  cela  on  a  cultivé,  labouré,  ensemencé  nos  terres  défri- 
chées. Voilà  les  plus  gros  ouvrages  de  nos  gens  de  l'état  de  la 
maison. 

Voici  ce  qu'il  faut  faire  doresnavant  : 

Il  faut  donc  une  petite  maison  en  une  pointe  de  terre  qui  est 
vis-à-vis  de  nous.  Il  n'y  a  que  la  rivière  à  passer,  l'eau  tourne 
qucisi  tout  à  l'entour  de  cette  pointe  faysant  une  péninsule,  nous 
avons  commencé  à  la  fermer  depuis  du  côté  de  la  terre  et  nous 
logerons  là-dedans  nostre  bestial  scavoir'est,  les  vasches  et  les 
cochons,  il  faut  à  cet  effet  dresser  la  même  petite  maison  pour  ceux 
qui  en  auront  soin,  comme  aussy  de  bonnes  estables  bien  abritées 
contre  le  froid.  '  L'an  passé  on  nous  envoya  un  homme  pour  char- 
pentier qui  ne  l'estoit  pas,  ce  qui  est  cause  qu'on  n'a  pas  basti  cette 
année,  ce  qui  nous  a  fait  un  grand  tort.  Il  faut  en  outre  aschever 
dedresserce  bastiment  bruslé  par  les  Anglais.  On  est  après  depuis  la 
venue  des  navires  qui  ont  apporté  un  charpentier,  il  faut  des 
planches  pour  le  couvrir,  faire  les  portes,  fenêtres,  etc  II  nous  faut 
faire  une  grange  pour  mettre  ce  qu'on  recueillira  de  la  terre.  11 
faut  faire  un  puis,  nous  allons  quérir  l'eau  à  deux  cents  pas  de  la 
maison,  c'est  une  grande  peine  l'hiver,  notamment  qu'il  faut  casser 
la  glace  de  la  rivière  pour  avoir  de  l'eau.  Il  faut  raccommoder  et 
agrandir  notre  cave  que  nous  avons  entretenue  jusqu'icy.  ilfaut  re- 
dresser plus  de  la  moitié  des  bastiments  où  nous  logeons  et  recouvrir 
tout  car  il  pleut  et  neige  partout  aux  commencements  nos  pères  ne 
firent  qu'un  raeschant  todis  pour  se  loger,  les  anglais  le  négligeans 
il  seroit  desjâ  par  terre  si  nous  ne  fussions  retournés  pour  l'entre- 
tenir, ce  ne  sont  que  des  planches  et  des  petites  lattes  sur  lesquelles 
on  a  bousillé.  Il  faut  du  monde  pour  le  bestial,  il  faut  labourer 
et  ensemencer  le  plus  que   nous  avons  de  terre,  il  faut  faucher  et 


Ô38  REVUE  CANADIENNE. 

faire  la  moisson,  il  faut  faire  le  bois  de  chaufage  qu'on  va  desjà 
quérir  ass*^z  loin  sans  charette,  il  faut  faire  la  chaux.  Il  y  a  mille 
choses  que  je  ne  scaurois  rapporter,  que  V.  R.  voie  sy  c'est  trop  de 
dix  personnes  pour  tout  cela,  nous  en  demanderions  vingt  ou  trente 
s'il  y  avoit  dequoy  les  nourrir  et  paier,  mais  nous  nous  restrei- 
gnons à  dix  avec  trois  de  nos  frères  et  encor  ne  scay-je  si  on  pourra 
fournir  en  France  ce  qu'il  faut  pour  cecy  et  pour  nous,  tant  il  y  a 
de  dépenses.  Ce  qu'on  peut  prétendre  de  cette  maison  pour  soulager 
lager  la  mission  et  frais  qu'elle  doit  faire  pour  nostre  entretien. 

Il  y  a  quatre  gros  articles  qui  font  la  plus  grande  dépense  de 
cette  mission,  les  lards  qu'on  envoie,  le  beurre,  les  boissons  et  les 
farines.  Avec  le  temps,  le  pais  peut  fournir  cecy.  Pour  les  lards, 
si  dès  cette  année  nous  eussions  été  bastis,  il  n'en  eut  point  fallu 
envoyer  ou  pas  tant  que  l'année  prochaine,  nous  avons  deux 
grosses  truies  qui  nourrissent  chacune  quatre  petits  cochons.  Il  a 
fallu  nourrir  cela  tout  l'esté  dans  nostre  cour  à  découvert.  Le  P. 
Masse  nous  a  eslevé  ce  bestial.  Si  cette  pointe  dont  j'ay  parlé  estoit 
fermée  on  les  mettroit  là  et  on  ne  leur  donneroit  rien  de  l'esté. 
Je  veux  dire  que  dans  quelque  temps  nous  aurons  du  lard  pour 
notre  provision,  c'est  un  article  de  400  livres  défalqué.  Pour  le 
l)eurre,  nous  avons  deux  vasches,  deux  petites  génisses  et  un  petit 
taureau.  M.  de  Gaen  laissant  icy  son  bestial  voyant  qu'il  se  fust 
perdu,  nousretirasmes  trois  vaches  ;  de  la  famille  qui  est  icy,  trois 
autres  ;  eux  et  nous  avons  données  à  Mr.  Giffard  chacun  une  vasche  ; 
il  nous  en  reste  ce  que  je  viens  de  dire,  faute  de  logement  elles 
nous  coustent  plus  qu'elles  ne  valent,  car  il  faut  détourner  nos 
gens  de  choses  plus  nécessaires,  elles  gâtent  ce  que  nous  avons 
semé  et  on  ne  les  peut  garder  dans  ces  bois,  les  mouches  les  tour- 
mentent, elles  sont  venues  tous  aux  trop  tôt  ;  mais  elles  fussent 
mortes  si  nous  ne  les  eussions  recueillies,  nous  les  avons  prises 
comme  abandonnées.  Avec  le  temps,  elles  donneront  du  beurre 
la  provision  et  des  bœufs  pour  labourer  et  parfois  de  la  chair 

Pour  la  boisson,  il  faudra  faire  de  la  bierre  ;  mais  nous  attende- 
rons  encore  que  nous  soyons  bastis  et  qu'il  y  ait  une  brasserie 
dressée.     Ces  trois  articles  sont  assurés  avec  le  temps. 

Pour  les  bleds,  on  a  doute  si  la  terre  on  nous  sommes  n'étoit 
point  froide.  Allons  par  ordre  et  voyons  la  nature  du  sol  ;  voici 
deux  années  que  tout  ce  qui  est  du  jardinage  qui  ne  lève  que  trop 
a  été  mangé  par  la  vermine  qui  provient  ou  du  voisinage  des  boû 
ou  de  ce  que  la  terre  n'est  pas  bien  encore  exercée  et  purifiée  n^ 
aérée.  Au  milieu  de  l'esté,  celte  vermine  meure  et  nous  avons  d^ 
fort  beau  jardinage. 


DOCUMENTS  POUR  L'HISTOIRE  DU  CANADA.       530 

Pour  les  arbres  fruitiers  jf  ne  sCtiy  ce  qui  en  sera.  Nous  avons 
deux  allées  l'une  de  cent  pieds  et  plus,  l'autre  plus  grande  plantée 
de  sauvngeons  de  part  et  d'autre  fort  bien  repries,  nous  avons  huit 
ou  dix  antres  de  pommiers  et  poiriers  qui  sont  aussi  fort  bien 
reprises,  nous  verrons  comme  cela  réussira.  J'ai  quelque  créance 
que  le  froid  nuit  grandement  aux  fruits,  dans  quelques  années  nous 
en  aurons  l'expérience,  on  y  a  vu  des  fois  de  belles  pommes. 

Pour  le  bled  d'Inde,  il  meurit  bien  l'an  passé, cette  année  il  n'est 
pas  beau. 

Pour  les  pois,  je  n'en  ai  point  vu  chez  nous  de  beaux,  la  terre 
poussent  trop  ils  réussissent  for  bien  chez  telle  famille  qui  est  lieu 
nault  et  bien  aéré. 

Le  seigle  a  réussi  deux  ans;  nous  en  avons  semé  pour  en  faire 
l'expérience,  il  est  fort  beau. 

L'orge  peut  aussy  réussir.  Reste  pour  le  froment,  nous  en  avons 
semé  à  l'automne  en  divers  temps,  il  s'en  est  perdu    en  quelque 
endroit  soûls  les  neiges,  en  un  autre  endroit  il  s'est  si  bien  conser- 
vé qu'on   ne  voit  point  en  France  de  plus  beau  bled.     Nous  ne 
savons  pas  bien  encore  le  temps  qu'il  faut  prendre  devant  l'hyver 
La  famille  qui  est  ici  a  toujours  semé  du  bled  Marsais  qui  meurit 
fort  bien  en  sa  terre,  nous  en  avons  semé  un  peu  cette  année  nous 
verrons  s'il  meurira.     Voilà  les  qualités  du  sol  où  nous  sommes. 
Je  rapporte  tout  ceci  pour  ce  que  M.  de  Lauzon  nous  mandoit  que 
nous  transportassions  nos  gens  aux  Trois  Rivières  où  l'on  va  faire 
une  nouvelle  habitation,  disoit  que  tout  meurissoit  mieux  en  ce 
quartier  là.     On  a  été  bien  en  branle  s'il  le  falloit  faire,  du  moins 
on  y  voulait  envoyer  trois  ou  quatre  hommes.    J'ay  toujours  créa 
qu'il  ne  fallait  pas  diviser  nos  forces  et  qu'il  fallait  faire  réussir  une 
maison  qui   fut  par  après  le  soutien  des  autres,  qu'il  falloit  voir  le 
bien  devant  que  d'y  rien  entreprendre.    Enfin  ceux  qui  sont  passés 
les  premiers,  mandent  que  la  terre  y  est  fort  sablonneuse  que  tout 
y  meurira  mieux   pour  un   temps  mais  que  bientôt  le  sol  sera  las. 
Je  m'en  vay  demeurer  là  comme  j'ai  dit  avec  le  P.  Buteux,  nous 
verrons  ce  qui  en   est.    Quand  la  terre   seroit  très-bonne,  je  ne 
serois  pas   d'avis  qu'on  quittast  le  soin  de  cette   maison  où  nous 
sommes.    C'est  l'abord  des  vaisseaux,  ce  doit  être  le   magasin,  le 
lieu  de  refuge.  La  commodité  pour  le  bestial,  à  cause  des  prairies, 
y  est  grande.  Pour  les  farines  au  pis  aller  on  peut  avoir  des  seigles; 
mais  j'espère   qu'on  aura   aussi  de  bon   froment  et  que  le  temps 
•enseignera  quand  il  le  faut  semer.    Si  le  bled  Marsais  meurit,  le 
froment,  le  seigle  et  l'orge  viendront  icyfort  bien  ;  tirons  quelques 
conclusions  de  ce  qu'il  faut  faire. 


540  REVUE  GAxNADIENNE. 

Primo.— Il  se  faut  bastir  pour  nous  loger,  et  les  animaux  et  les 
bleds. 

Secondo. — Il  faut  semer  maintenant  ce  qui  est  nécessaire  seule- 
ment pour  le  bestial  et  tascher  au  plus  tôt  dans  peu  d'années  d'avoir 
des  lards  et  du  beurre.  Tertio. — Estant  logés,  tous  nos  gens  s'appli- 
queront à  la  terre  à  défricher  et  cultiver  pour  avoir  des  bleds  ; 
voilà  ce  me  semble  l'ordre  qu'il  faut  garder  pour  le  temporel. 
Quand  on  sera  basly,  on  ne  tiendra  pins  ny  charpentiers,  ny  arti- 
sans mais  seulement  des  défricheurs  et  laboureurs  pour  Tentre- 
tiennement  de  la  maison.  On  empruntera  parfois  du  fort  un  arti- 
san donnant  un  homme  en  sa  place  pour  le  temps  qu'on  le  tiendra. 

Ou  bien  ce  qui  me  semble  le  meilleur,  ou  tiendra^  serviteurs 
domestiques  et  on  nourrira  des  hommes. qui  défricheront  et  culti- 
veront à  moitié  et  ainsy,  estans  intéressés  dans  leur  travail,  on 
n'aura  que  faire  de  se  mettre  en  peine  d'eux.  Il  va  encore  du  temps 
pour  penser  à  cela. 

voie  Y    UNE    ALTIiP:    AFFAIRE  : 


On  parle  de  commencer  de  nouvelles  habitalions  en  divers  , en 
droits  et  d'avoir  de  nos  pères.  J'ay  une  pensée  que  nous  ne  sçanrions 
pas  entreprendre  de  nous  loger  et  bastir  partout.  Ce  sera  bien  tout 
si  nous  faisons  réussir  le  lieu  où  nous  sommes  et  pourtant  pour 
les  autres  habitations  deux  ou  trois  de  nos  pères  ou  deux  pères  et 
un  garçon  y  pourront  aller,  et  ces  messieurs  les  logeront  et  entre- 
tiendront et  fourniront  tout  ce  qu'il  faudra  pour  l'Eglise  ou  cha- 
,pelle  s'il  leur  plaist.  Nous  allons  le  P.  Buteux  et  moy,  comme  j'ay 
déjà  dit  demeurer  aux  Trois-Rivières  expressément  pour  assister 
nos  Français  car  nous  n'irions  pas  sans  cela;  cependant  nous  por- 
tons des  meubles  pour  la  sacristie  et  habits  pour  nous,  et  ce  que  je 
trouve  plus  étrange  nos  propres  vivres  que  nous  leur  donneioiis  ; 
car  nous  mangerons  avec  eux  faute  de  logis  où  nous  puissions  nous 
retirer,  nous  ferons  cela  volontiers,  car  j'apprendque  ces  messieurs 
font  et  nous  assistent  tant  qu'il  peuvent  selon  l'état  de  leurs  affaires 
aussy  fesons  nous  et  ferons  nous  tout  ce  que  nous  pourrons  aux 
Trois-Rivières  jusques  à  de  la  cire  et  de  la  chandelle.  Nous  avons 
envoyé  aux  Murons  trois  ou  quatre  personnes  plus  que  nous  n'eus- 
sions fait,  n'esioit  les  affaires  que  j'ay  recommandé  à  nos  hommes.  Il 
est  vray  qu'ils  ont  donné  quelque  chose  pour  ce  subject  à  ce  que 
m'a  dit  le  P.  Lallemant,  je  ne  désire  pas  les  importuner  ;  mais  je 
scay  leur  aise  ;  qu'ils  sachent  que  nous  les  recevrons  de  bon  cœur 
et  que  nous  espérons  qu'il  donneront  ce  qu'ils  faut  pour  l'entretiei^ 
des  Pères  aux  nouvelles  habitations  et  qu'il  monteront  leur  chapell 


DOCUMENTS  POUR  L'HISTOIRE  DU  CANADA.       541 

comme  ils  ont  fait  cette  année  celle  de  Kébec;  et  qu'ils  donneront 
aussi  des  gages  et  des  vivres  aux  hommes  qui  nous  tiendront  en 
leur  considération  ;  et  pour  leurs  affaires,  soit  dans  les  Hurons,  soit 
ailleurs,  nous  tenons  ces  hommes  avec  nous  afin  qu'ils  ne  se 
débauchent  avec  les  sauvages  et  ne  donnent  mauvais  exemples 
comme  on  fait  autrefois  ceux  qui  y  étoient.  Voilà  pour  le  tempore- 
de  cette  mission.  Si  je  me  souviens  d'autres  choses,  je  l'escriray  en 
un  autre  endroit. 

VENONS  AU  SPIRITUEL. 

lo.  Nous  espérons  une  grande  mission  avec  le  temps  dans  les 
Hurons,  plus  grande  et  plus  prochaine,  si  on  y  peut  envoyer  beau- 
coup d'ouvriers  pour  passer  dans  les  nations  voisines,  le  tout  sous 
la  conduite  et  l'ordonnance  du  Supérieur  qui  sera  aux  Hiirons. 
Ces  peuples  sont  sédentaires  et  en  grand  nombre,  j'espère  que  le 
Père  Buteux  saura  dans  un  an  autant  du  langage  Montagnais  que 
j'en  sçay  pour  l'enseigner  aux  autres  et  ainsy  j'yray  où  on  voudra. 
Ce  n'est  pas  que  j'attond  rien  de  moy,  je  tascherai  de  servir  pour 
le  moins  de  compagnon,  ces  peuples  où  nous  sommes  sont  errans 
et  en  fort  petit  nombre,  il  sera  difficile  de  les  convertir  si  on  ne  les 
arreste,  j'en  ay  apporté  les  moyens  dans  la  relation. 

Pour  le  Séminaire,  hélas  !  pourroit-on  bien  avoir  un  fonds  pour 
cela  !  dans  les  bastimens  dont  j'ay  parlé  nous  désignons  un  petit 
lieu  pour  le  commerce  attendant  qu'on  fasse  exprès  un  corps  de 
logis  pour  le  subject.  Si  nous  étions  bastis,  j'espèrerois  que  dans 
deux  ans  le  P.  Brébeuf  nous  enverroit  des  enfans  hurons,  on  les 
pourroit  instruire  icy  avec  tout. liberté,  étant  éloignés  de  leurs 
parens.  0  le  grand  coup  pour  la  gloire  de  Dieu  si  cela  se  faisoit: 

Quant  aux  enfans  des  sauvages  de  ce  païscy,  il  y  aura  plus  de 
peine  à  les  retenir.  Je  n'y  vois  point  d'autre  moyen  que  celuy  que 
touche' V.  R.  d'envoyer  un  enfant  tous  les  ans  en  France,  ayant 
été  là  deux  ans,  il  y  reviendra  sachant  la  langue,  étant  déjà  accou- 
tumé à  nos  façons  de  faire,  il  ne  nous  quittera  point  et  retiendra 
ses  petits  compatriotes.  Notre  petit  Fortuné,  qu'on  a  renvoyé  pour 
être  malade  et  que  nous  ne  pouvons  rendre  à  ses  parens,  car  il  n'en 
a  point,  est  tout  autre  qu'il  n'étoit  encore  qu'il  n'ait  demeuré  que 
fort  peu  en  France  :  tant  s'en  faut  qu'il  courre  après  les  sauvages 
il  les  fuit  et  se  rend  fort  obéissant.  En  vérité,  il  m'éstonne,  car  il 
s'encourroit  incontinent  aux  cabanes  de  ces  barbares,  sitost  qu'on 
lui  disoit  un  mot,  il  ne  pouvoit  souffrir  qu'on  luy  commandast 
quoique  ce  fût,  maintenant  il  est  prompt  à  ce  qu'il  peut  faire.  Je 
voudrois  envoyer  cette  année  une  petite  fille  que  la  famille  qui  est 
icy  m'eût  donnée,  peut-être  encore  un  petit  garçon  selon  le  désir 


542  REVUE  CANADIENNE. 

de  V.  R.  Mais  M.  de  Ghamplain  m'a  dit  que  M.  de  Lauzon  lui  avoit: 
recommandé  de  ne  laisser  passer  aucun  sauvage,  petit  ou  grand.  Je 
l'ayois  prié  l'an  passé  du  contraire  ;  j'ai  quelque  pensée  que  le 
P.  Lallemant  a  quelque  part  en  ce  conseil  et  en  cette  conclusion. 
Voicy  les  raisons  pourquoy  ils  jugent  qu'il  n'est  pas  expédient  qu'il 
en  passe,  lo.  L'exemple  des  deux  qui  sont  passés  et  qui  se  sont 
perdus.  Je  responds  que  Louys  le  huron  fut  pris  el  corrompus  par 
les  Anglais  et  encore  a-t  il  fait  icy  le  devoir  de  chrestien,  se  con- 
fessant et  communiant  l'an  passé  à  la  venue  et,  à  son  départ  de 
Kébec.  11  est  maintenant  prisonnier  des  Iroquois.  Pour  Pierre  le 
Mantagnais  mené  en  France  par  les  Pères  Récollets  estant  icy  de 
retour,  il  fuyoit  les  sauvages  ;  on  les  contreiguit  d'aller  avec  eux 
pour  apprendre  la  langue  qu'il  avait  oubliée,  il  n'y  vouloit  pas 
aller,  jusques  là  qu'il  dit,  on  me  force,  mais  si  j'y  retourne  une  fois 
on  ne  m'aura  pas  comme  on  voudra.  Les  anglais  sont  survenus  là- 
dessus  qui  l'ont  gasté,  adjousté  que  je  n'ay  point  veu  sauvage  si  sau- 
vage et  si  barbare  que  luy  L'autre  raison  du  P.  Lallement  est  que 
ces  enfans  cousteront  à  nourrir  en  entretenir  en  France  et  la  mission 
est  pauvre.  S'ils  sont  en  un  collège,  on  demandera  pension,  s'ils  sont 
ailleurs,  cela  tardera  les  aumônes  que  feroient  les  personnes  qui 
les  nourriront.  Je  répond  que  les  collèges  ne  prendront  point  de 
pension  et  quand  il  en  faudroit.  je  trouve  la  chose  si  importante 
pour  la  gloire  de  Dieu  qu'il  la  faudroit  donner.  Le  Père  Lallemant 
commence  à  gouster  mes  raisons,  far  je  l'assure  qu'on  ne  peut 
retenir  les  petits  sauvages  , s'ils  ne  sont  dépaïsés  ou  s'il  n'ont 
quelques  camarades  qui  leur  aident  à  demeurer  volontiers,  nous  eu 
avons  eu  deux  en  absences  des  sauvages,  ils  obéissoient  tellement 
quellement,  les  sauvages  estoient-ils  cabanes,  nos  enfans  n'estoient 
plus  à  nous,  nous  n'osions  leur  rien  dire.  Si  nous  pouvons  avoir 
quelques  enfans  cette  année  je  ferai  mon  possible  pour  les  faire  pas- 
ser du  moins  deux  garçons  et  cette  petite  fille  qui  trouvera  trois 
maisons  pour  une.  On  m'en  demande  en  plusieurs  endroits.  Si  M. 
Duplessis  les  conduit  au  nom  de  Dieu,  soit;  quand  le  P.  Lallemant 
aura  expérimenté  la  difficulté  qu'il  y  a  de  reteuir  ces  enfant  liber 
tins,  il  parlera  plus  haut  que  moy 

Voti'e  R.  voit  par  tout  ce  qui  a  été  dit  le  bien  que  l'on  peut 
espérer  pour  la  gloire  de  Dieu  de  toutes  ces  contrées,  et  combien  il 
est  important,  non  seulement  de  ne  rien  divertir  ailleurs  de  ce 
qui  est  donné  par  li  mission  de  Kébec,  moins  encore  de  trouver 
quelque  chose  pour  faire  subsister  du  moins  une  maison  qui  serve 
de  retraite  aux  nostres,  de  séminaire  pour  des  enfans,  et  pour  les 
nostres  qui  apprendront  un  jour  les  langues,  car  il  y  a  quantité  de 
peuples  differens  tous   en  langage. 


LE  BATTEUR  DE  SENTIERS. 


SCÈNES  DE  LA  VIE  MEXICAINE. 


IV. — DON  REMIGO  DIAZ. 

{Suite.) 

— Gomment,  vou-  couriez  après  nvoii  cheval  ? 

— Oui.  A  peine  étiez-vous  entré  dans  c^te. maison,  qu'un  homme^ 
est  sorti  d'un  fourré,  s'est  emparé  du  cheval,  dont  il  a  coupé  la 
longe,  et  s'est  sauvé  avec  ;  comme  nous  étions  trop  loin  pour  l'en 
empêcher,  nous  nous  sommes  mis  à  ses  trousses  ;  mais  il  paraît 
qu'il  ne  voulait  pas  le  voler,  car,  après  une  course  d'une  demi- 
heure  au  plus,  pendant  laft:îuelle  nous  n'avions  rien  gagné  sur  lui, 
il  s'est  arrêté,  a  abandonné  le  cheval  au  milieu  de  la  route  et  s'est 
enfoncé  dans  des  taillis  où  il  nous  a  été  impossible  de  le  suivre 
nous  avons  dû  nous  borner  à  reprendre  le  cheval  et  à  revenir. 

— Quel  conte  me  faites-vous  là,  drôles  ?  s'écria-t-il  avec  colère. 

— Ce  conte  est  une  histoire  parfaitement  vraie,  capitaine,  répon- 
dit imperturbablement  Pedroso,  et  maintenant  je  comprends  la 
conduite  de  cet  homme,  qui  m'avait  d'abord  semblé  inexplicable. 

— Voyons,  que  comprenez-vous  ? 

— Caraï  !  c'est  bien  facile  :  cet  individu  voulait  seulement  nous 
contraindre  à  nous  éloigner,  afin  de  donner  à  ses  complices,  pro- 
bablement cachés  dans  le  même  fourré,  la  facilité  de  vous  assaillir 
à  voire  sortie  de  la  maison  où  vous  vous  trouviez. 


544  REVUE  CANADIENNE. 

Le  capitaine  fat  frappé  de  ce  raisonnement  qui  ne  manquait  pas 
d'une  certaine  logique  ;  la  chose  était  possible  ;  plusieurs  attaques 
du  même  genre  avaient  eu  lieu  depuis  quelques  jours  à  peine  ;  il 
ajouta  donc  foi  au  récit  de  Pedroso,  récit  appuyé  de  tous  points  par 
Carnero,  et  le  soupçon  qui  avait  germé  dans  son  esprit  contre  don 
Gutierre  s'évanouit  complètement.,  D'ailleurs  il  reconnut  l'impos- 
sibilité dans  laquelle  se  trouvait  l'haciendero,  qui  n'attendait  pas 
sa  visite,  de  lui  avoir  préparé  cette  embûche. 

— Et  cet  homme,  si  vous  le  rencontriez  quelque  jour,  seriez  vous 
€n  mesure  de  le  reconnaître  ?  demanda-t-il  à  Pedroso. 

— Parfaitement,  capitaine.  Nous  l'avons  examiné  assez  attive- 
ment  pour  cela. 

— Alors,  tout  n'est  peut-être  pas  perdu. 

— Seulement,  nous  n'avons  pas  vu  sa  figure,  dit  Carnero  avec 
bonhomie. 

— Qu'est-ce  que  cela  signifie,  drôles  ? 

—  Dame  !  capitaine,  cela  signifie  que  cet  individu  s'est  obstiné  à 
ne  nous  montrer  que  son  dos. 

— Allez  au  diable  !  vous  êtes  des  imbéciles. 

Les  deux  guérilleros  échangèrent  un  regard  railleur  et  aidèrent 
leur  capitaine,  à  demi  moulu  par  sa  chute,  à  se  remetre  en  selle. 

— Au  diable  la  sotte  expédition  que  j'ai  faite  là  !  grommela  don 
Remigo  d'un  ton  de  mauvaise  humeur,  j'avais  si  joliment  réussi  à 
empocher  ces  cent  onces  ;  maudits  soient  les  voleurs  qui  m'en  ont 
si  promptement  dépouillé. 

Et  après  apoirjelé  un  l(^ig  regard  de  regret  sur  la  maison  de 
don  Gutierre,  le  capitaine  reprit  piteusement  la  route  de  Medel- 
lin. 

Si  don  Remigo  Diaz  était  triste,  et  certes  il  avait  de  puissantes 
raisons  pour  qu'il  en  frit  ainsi,  ses  soldats,  au  contraires  étaient 
d'une  gaieté  folle  ;  ils  riaient  et  causaient  entre  eux  avec  des  éclats 
de  voix  qui  avaient  la  faculté  d'agacer  considérablement  les  nerfs 
du  malencontreux  officier,  quoiqu'il  n'osât  pas  leur  imposer 
silence. 

Enfin,  lorsque  les  trois  chevaliers  se  trouvèrent  en  vue  du  vil- 
lage, don  Remigo  se  tourna  vers  Pedroso. 

— Vous  êtes  bien  joyeux,  lui  dit-il. 

— Dame  !  répondit  carrément  le  drôle,  nous  n'avons  pas  de  sujets 
d'être  tristes,  nous  autres. 

— C'est  vrai,  dit-il  en  soupirant,  on  ne  vous  a  pas  volé  cent 
onces. 

— Comment,  capitaine,  vous  aviez  une  si  grosse  somme  sur  vous  ! 
c'est  bien  imprudent  par  le  temps  qui  court. 


LR  BATTEUR  DE  SENTIERS.  545 

Je  venais  de  la  recevoir,  fit-il  tristement. 

— Ceci  change  la  question,  capitaine  ;  ainsi  moi,  tel  que  vous  me 
voyez,  capitaine,  je  ne  porte  jamais  plus  de  quatre  onces  sur  mol, 
de  crainte  d'accident. 

Don  Remigo  Diaz  dressa  Toreille. 

—Hein  1  dit-il,  quatrejonces  ;  c'est  fort  joli,  et  les  avez-vous  en 
ce  moment  sur  vous  ? 

— Certes,  je  les  ai,  capitaine.- 

— Et  vous,  Garnero,  portez-vous  autant  d'argent  ? 

Oh  !  moi,  je  suis  plus  riGhe,Jcapitaine,  j'ai  six  onces. 

—  Ah  !  dt-il  avec  un  nouveau  soupir  plus  profond  que  le  premier, 
je  comprends  maintftnantj  pourquoi  vous  êtes  si  joyeui.  Ecoutez, 
mes  amis,  ajouta-t-il  au]  bout  d'un  instant,  il  fatft  que  vous  m« 
rendiez  un  service. 

Eh  !  dit  Garnero. 

Hum  !  murmura  Pedroso. 

—Vous  hésitez,  mes  amis,  dit-il  d'un  ton  de  reproche. 

— Oh  !  non  fît  vivement  Garnero. 

— A  la  bonne  heure,  reprit-il. 

— Nous  refusons,  ajouta  brutalement  le  positif  "Pedroso. 

Gomment,  .vous  refusez  ? 

— Mon  Dieu,  oui,  capitaine  ;  mais,  si  cela  vous  convient,  nous 
vous  proposerons  un  marché. 

— Va  pour  le  marché,  cela  me  dispensera  de  la  reconnaissance. 

— La  reconnaissance,  c'est  bien  usé;-  capitaine,  dit  Pedroso  en 
avançant  la  lèvre  inférieure  d'un  air  de  dédain. 

—Voyons  le  marché. 

— Vous  nous  donnerez  une  permission  d'un  mois  pour  aller  nous 
divertir  où  cela  nous  plaira. 

— Vous  avez  quelque^affaire  en  vue,  drôles. 

— Je  ne  dis  pas  non. 

—Est-elle  bonne  ? 

Pas  mauvaise,  capitaine. 

— Ne  puis-je  donc  pas  en  être  ? 

— G'est  impossible  ;  deux  hommes  suffisent,  un  troisième  mange- 
rait les  bénéfices. 

— Alors  n'en  parlons  plus  ;  donc  tous  voulez  un  congé  d'un  moi». 

— Oui,  capitaine. 

— Et  que  me  donnerez-vous  pour  cela  ? 

— Cent  piastres,  dit  triomphalement  Pedroso. 

— Ge  n'est  pas  assez  ;  vous  êtes  de  bons  soldats,  je  taxe  vos  ser- 
vices à  quatre  piastres  par  jour. 

Oh  !  nous  ne  valons  pas  autant,  capitaine. 

25  Juillet  1873.  35 


546  REVUE  CANADIENNE. 

— Vous  êtes  trop  modestes  ;  cent  vingt  piastres,  on  tout  est 
rompu  ;  cela  ne  fait  que  soixante  piastres  chacun,  c'est  pour  rien  ; 
qui  sait  ce  que  vous  rapportera  votre  affaire  ?  Eh  bien,  qu'en  dites- 
vous  ? 

— Va  pour  cent  vingt  piastres,  capitaine. 

—Hum  !  j'aurais  dû  vous  demander  davantage  !  Enfin  je  suis 
trop  bon,  donnez. 

— Pardon,  capitaine,  et  notre  permission? 

— Je  la  signerai  dans  un  instant. 

— Eh  bien,  donnant  donnant,  capitaine,  comme  cela  il  n'y  aura 
pas  d'erreur. 

Don  Remigo  sourit  en  homme  q.ui  comprenait  la  portée  de  cette 
parole,  et  dix  minutes  plus  tard  il  signait  la  permission  et  empo- 
chait gaiement  les  sept  onces  de  ses  soldats. 

Le  soir,  don  Miguel  et  son  oncle  eurent  un  entretien  qui  se  pro- 
longea fort  avant  dans  la  nuit. 

Lorsque  chacun  se  fut  livré  au  repos  et  qiie  toutes  les  lumières 
furent  éteintes,  le  jeune  homme  se  rendit  au  corral  en  compagnie 
de  don  Gu lierre,  sella  son  cheval  et  sortit  de  la  maison,  dont  son 
oncle  referma  la  porte  derrière  lui. 

Au  lieu  de  se  retirer,  don  Gutierre  s'enveloppa  dans  son  zarapé 
afin  de  se  garantir  de  la  fraîcheur  glaciale  de  la  rosée,  s'étendit  à 
terre  dans  l'ombre  projetée  par  la  haie  et  l'attendit. 

Un  peu  avant  le  lever  du  soleil,  c'est-à-dire  vers  trois  heures  du 
matin,  le  pas  d'un  cheval  se  fit  entendre,  se  rapprocha  peu  à  peu 
et  s'arêta  devant  la  porte,  contre  laquelle  on  heurta  avec  précau- 
tion. 

Don  Gutierre  se  leva  et  alla  ouvrir,  c'était  don  Miguel  qui  ren- 
trait. 

La  porte  refermée,  le  jeune  homme  mit  pied  à  terre  et  recon- 
duisit au  corral  son  cheval  blanc  d'écume  et  ruisselant  de  sueur. 

Après  que  l'animal  eut  été  dessellé  et  bouchonné  avec  soin,  les 
deux  hommes  se  dirigèrent  vers  la  maison. 

Jusqu'à  ce  moment  pas  un  mot  n'avait  été  prononcé,  ce  fut 
seulement  lorsqu'ils  se  trouvèrent  dans  le  cabinet  de  don  Gutierre 
que  celui-ci  adressa  enfin  la 'parole  à  son  neveu  : 

— Eh  bien  ?  lui  demanda-t-il  d'une  voix  contenue. 

— C'est  fini,  répondit  le  jeune  homme. 

—  Vous  avez  vu  la  personne  en  questioi>? 

— Je  l'ai  vue,  tout  est  convenu  entre  nous,  son  avis,  que  je  par- 
tage entièrement,  est  que,  puisque  votre  présence  à  Medellin  est 
connue,  il  faut  vous  montrer  hardiment,  agir  différemment  serait 
paraître  vous  cacher  ;  en  vous  voyant  aujourd'hui  assister  aux  bals^ 


LE  BATTEUR  DE  SENTIERS.  547 

et  aux  réjouissances,  nul  ne  songera  à  vous  soupçonner  ;  d'un 
autre  côté,  don  Luis  Morin  pense  qu'il  pourra  plus  à  l'aise  causer 
avec  vous  au  milieu  de  la  foule,  sans  attirer  l'attention,  que  s'il  se 
rendait  ici. 

— Et  est-ce  toujours  pour  aujourd'hui  ? 

— Toujours  ;  il  se  réserve  de  vous  donner  les  dernières  explica- 
tions. 

— Fort  bien,  mon  neveu,  et  après  ? 

Don  Miguel  ouvrit  son  portefeuille  et  en  tira  plusieurs  papiers 
qu'il  donna  à  don  Gutierre. 

— J'ai  vu  le  senor  Lizardi  lui-même  ;  malgré  l'heure  avancée  de 
la  nuit,  il  travaillait  encore  dans  son  cabinet,  il  m'a  remis,  ainsi 
que  cela  avait  été  convenu  entre  vous,  des  lettres  de  change  pour 
un  million  cinq  cent  mille  piastres,  tirées  sur  les  meilleures  mai- 
sons d'Espagne,  d'Angleterre  et  de  France,  ainsi  voilà,  queli:iue 
chose  qui  arrive,  la  plus  grande  partie  de  votre  fortune  sauvée  ; 
le  senor  Lizardi  reste,  m'a  t-il  dit,  votre  débiteur  de  sept  cent 
mille  piastres  qui  seront  soldées  à  vous  ou  à  votre  manda- 
taire, à  votre  première  réquisition,  où  et  comme  cela  vous  plaira; 
voilà,  je  crois,  mon  cher  oncle,  toutes  les  commissions  dont  vous 
m'aviez  chargé. 

— Oui,  mon  neveu,  et  je  vous  remercie  de  l'intelligence  et  de  la 
rapidité  que  vous  avez  mise  à  les  exécuter  ;  maintenant  retirez- 
vous  dans  votre  appartement,  le  jour  ne  va  pas  tarder  à  paraître, 
il  faut  que  personne  ne  se  doute  de  voire  sortie  de  cette  nuit,  d'ail- 
leurs, vous  devez  avoir  besoin  de  repos  ;  bon  sommeil,  mon  neveu. 

— Et  vous,  mon  oncle,  qu'allez-vous  faire  ? 

— Je  vais,  de  même  que  vous,  essayer  de  dormir  quelques  heures, 
je  veux  être  frais  et  dispos  pour  la  fête,  ajouta-t-il  en  riant. 

— C'est  vrai,  répondit  le  jeune  homme  sur  le  môme  ton. 

lisse  séparèrent  après  s'être  serré  la  main.  Quelques  minutes 
plus  tard,  l'oncle  et  le  neveu  dormaient,  selon  l'expression  espag- 
nole, a  pierna  suelta. 

DÉPART  POUR  LA  FÊTE. 


Les  fêtes  de  Medellin  sont,  à  juste  titre,  célèbres  dans  toute  Ja 
'erre  chaude,  et  attirent  une  affluence  considérable  de  gens  de 
"toutes  les  parties  de  l'Etat  de  Vera-Cruz. 

Ces  fêles  ont  conservé,  dans  certains  de  leurs  détails,  un  carac- 
tè»re  chevaleresque  fort  intéressant  à  étudier. 

Dès  le  matin  les  cloches  commencèrent  à  sonner  à  toute  volée, 
et  les  boîtes  et  les  cohetes  à  éclater  de  toutes  parts. 


548  REVUE  CANADIENNE. 

Dans  les  anciennes  colonies  espagnoles,  ïl  n'y  a  pas  de  bonnes 
fêtes  sans  pétards,  la  quantité  de  poudre  qui  se  brûle  dans  ces  cir- 
constances est  incalculable. 

Nous  nous  rappelons  a  ce  sujet  une  anecdote  assez  singulière,  à 
cause  du  personnage  qui  y  joue  le  rôle  principal. 

Lors  de  l'Insurrection  du  Mexique  contre  la  métropole,  quand 
les  Espagnols  eurent  été  définitivement  chassés  du  Mexique,  le  roi 
Ferdinand  VII  demanda  un  matin  à  un  noble  niexicain  réfugié  à 
la  cour  d'Espagne  : 

— Senor  don  Gristoval  de  Gaserès,  que  pensez  vous  que  fassent 
en  ce  moment  vos  compatriotes  ? 

— Sire,  répondit  gravement  don  Gristoval  en  s'inclinant  devant 
le  prince,  ils  tirent  des  pétards. 

— Ah  !  fit  le  roi,  et  il  passa. 

Vers  deux  heures  de  l'après-midi  du  même  jour  le  roi  accosta 
de  nouveau  le  même  gentilhomme  : 

— Et  à  présent,  lui  demanda-t-il  gaiement,  à  quoi  s'occupent- 
ils  ? 

Sire,  répondit  le  Mexicain,  non  moins  gravement  que  la  première 
fois,  ils  continuent  à  tirer  des  pétards. 

Le  roi  sourit,  mais  ne  répliqua  pas. 

Le  soir,  cependant  apercevant  par  hazard  don  Gristoval  de 
Gaserès  parmi  les  courtisans  qui  faisaient  cercle  autour  de  lui,  le 
roi  lui  adressa  pour  la  troisième  fois  la  même  question. 

Plaise  à  Votre  Majesté,  sire,  répondit  le  gentilhomme  avec  son 
imperturbable  sang-froid,  ils  tirent  toujours  et  de  plus  en  plus  des 
pétards. 

Gette  fois  le  roi  n'y  put  tenir,  il  éclata  d'un  fou  rire  :  chose 
d'autant  plus  extraordinaire  que  ce  jnonarque  n'a  jamais  passé 
pour  être  très-gai  de  caractère. 

Tirer  des  pétards,  voilà  le  plaisir  suprême  des  Hispano-Améri- 
cains. 

Toutes  les  fêtes  mexicaines  se  résument  ainsi  :  tirer  des  pétards, 
jouer  au  monte,  parier  aux  combats  de  coqs  et  danser  sui'tout  ; 
danser  partout,  dans  les  maisons,  dans  les  cours,  dans  les  rues  et 
sur  les  places,  aux  sons  criards  de  la  vihuela  et  du  jarabè  raclés 
frénétiquement  par  des  Indiens  ivres  de  mezcal,  qui  hurlent  en 
même  temps  des  chansons  qu'ils  improvisent  séance  tenante,  et 
qui  généralement,  ont  le  privilège  de  plaire  beaucoup  aux  assis- , 
tant?,  qui  applaudissent  à  tout  rompre,  avec  des  cris,  des  rires  et] 
des  contorsions  de  possédés. 

Dès  le  lever  du  soleil,  Medellin  avait  pris  un  aspect  inusité  ;  sur' 
le  seuil  de  toutes  les  portes  laissées  ouvertes,  apparaissaient  les 


LE  B'ATTEUR  DE  SENTIERS.  549 

habitants  revêtus  de  leurs  costun:ies  de  cérémonie  ;  sur  les  places 
des  estrades  réservées,  aux  danseuses,  car  seules  les  femmes  dansent 
dans  les  fêtes,  étaient  dressées  ;  de  nombreux  ventorillos  ou  débits 
de  liqueurs  fortes  s'élevaient  à  chaque  coin  de  rue,  des  boutiques 
d'eau  fraîche,  de  limonade,  etc.,  s'improvisaient  çà  et  là,  alternées 
par  des  tables  de  monte  qui  déjà  se  couvraient  d'or  ;  plus  loin,  dans 
des  cabanes  en  toiles  s'organisaient  les  combats  de  coqs. 

Une  foule  bariolée  de  mille  couleurs  tranchantes  circulait  dans 
toutes  les  directions  en  riant,  criant  et  gesticulant,  les  cavaliers 
accouraient  à  toute  Kride,  attachaient  leurs  chevaux  fumants  au 
premier  endroit  venu,  et,  sans  plus  se  soucier  d'eux,  allaient  gaie- 
ment se  mêler  à  la  fête,  dont  ils  avaient  hâte  de  prendre  leur 
part. 

C'était  un  pêle-mêle,  un  tohu-bohu  inouï,  dominé  par  le  bruit 
des  pétards  et  des  boîtes,  qui  éclataient  sans  interruption  de  tous 
les  côtés  à  la  fois. 

Cependant,  à  cause  de  la  chaleur  torride  du  milieu  du  jour,  la 
la  fête  ou  fandango  n'est  réel'^ment  dans  tout  son  éclat  que  lorsque 
le  soleil  est  sur  le  point  de  disparaître,  que  l'ombre  commence  à 
couvrir  la  terre,  et  que  la  brise  de  mer,  qui  se  lève  alors,. vient 
rafraîchir  l'atmosphère  embrasée. 

Le  matin,  pendant  le  déjeuner,*  don  Gutierre  avait  annoncé  à 
ses  filles  s*on  intention  de  les  conduire  le  soir  au  fandango. 

Nouvelle  qui  avait  rempli  de  joie  le  cœur  des  deux  sœurs;  Sacra- 
menta  et  Jesusita  jouissaient,  dans  tout  l'Etat  de  Vera-Cruz,  d'une 
réputation  justifiée  d'excellentes  danseuses. 

A  peine  se  furent-elles  levées  de  table,  que  les  jeunes  filles  se 
renfermèrent  dans  leur  chambre  afin  de  procéder  à  leur  toilette  du 
soir,  grave  affaire  pour  elles,  et  qui  absorba  leur  attention  pendant 
la  journée  tout  entière. 

Don  Miguel,  bien  qu'il  fût  prévenu  d'avance,  éprouva  cependant 
un  tressaillement  de  joie  en  entendant  don  Gutierre  manifester 
l'intention  de  conduire  ses  filles  à  la  fête  ;  le  jeune  homme  avait 
ses  projets,  il  voulait  profiter  de  l'occasion  qui  se  présentait  pour 
tenter  une  expérience  du  succès  de  laquelle  devait  dépendre  le 
bonheur  ou  le  malheur  de  sa  vie. 

Ce  ne  fut  que  quelques  instants  avant  de  se  mettre  à  table  pour 
le  repas  du  soir  que  les  filles  sortirent  de  leur  chambre  et  appa 
rurent  dans  tous  leurs  atours. 

Don  Miguel  ne  put  retenir  un  cri  d'admiration  en  les  apercevant  : 
elles  étaient  réellement  ravissantes. 

Leur  toilette  était  cependant  des  plus  simples,  toutes  deux  por- 
taient des  robes  de  fine  mousseline,  serrées  étroitement  aux  hanches 


'550  REVUE  CANADIENNE. 

par  unp  ceinture  de  soie  bleue  ;  sur  leur  chemise  de  batiste,  dont 
les  larges  manches  étaient  brodées  et  garnies  de  dentelles,  était 
placée  une  gorgerette  qui  voilait  sans  les  cacher  leurs  blanches 
épaules. 

Les  longues  tresses  de  leurs  cheveux,  relevées  sur  la  tête,  étaient 
maintenues  par  un  peigne  d'écaillé  rehaussé  d'or  massif,  une  pro- 
fusion de  fleurs  de  suchil  s'épanouissait  dans  le  chevelure  deSacra- 
menta  et  lui  formait  une  fraîche  couronne.  Jesusita  en  portait 
une  pareille,  mais  de  fleurs  de  floripondio.  Leurs  pieds  étaient 
chaussés  de  bas  de  soie  à  jour  à  coins  d'or,  et  de  souliers  de  satin 
bleu  brodés  de  filigrane. 

Mais  ce  qui  donnait  un  charme  inexprimable  à  la  toilette  des 
jeunes  filles,  c'était  la  quantité  de  cucuyos  ^  semés  dans  leur  cou- 
ronne, et  dont  la  lueur  bleuâtre  ceignait  leur  front  d'une  ravissante 
auréole.  Une  bordure  de  cucuyos  était  attachée  aussi  au  bas  de 
leurs  robes,  et  les  enveloppait  pour  ainsi  dire  d'un  cercle  magique, 
qui  donnait  à  lepr  démarche  quelque  chose  de  mystérieux  et  de 
fantastique  qui  portait  l'âme  à  la  rêverie. 

Elles  s'avancèrent  ainsi  souriantes  et  majestueuses,  au-devant  de 
don  Miguel,  qui,  en  les  apercevant,  avait  joint  les  maina  avec  fer- 
veur en  murmurant  d'une  voix  brisée  par  l'émotion  : 

— Mon  Dieu  qu'elles  sont  belles  !  , 

Mais  si  l'admiration  du  jeune  homme  s'adressait  également  aux 
deux  sœurs,  son  regard  se  reportait  avec  plus  de  complaisance  sur 
dona  Sacramenta.  Les  femmes  n'ont  même  pas  besoin  de  regarder 
poi\r  être  certaines  de  l'effet  qu'elles  produisent  sur  leurs  admira- 
teurs. 

L'adoration  de  don  Miguel  gonfla  leur  cœur  de  joie. 

—Gomment  me  trouvez-vous,  mon  cousin  ?  lui  demanda  Sacra- 
menta, en  se  penchant  çoquetttement  vers  lui. 

— Trop  belle,  murmura- t-il  d'une  voix  sourde. 

—Une  femme  n'est  jamais  trop  belle  pour  celui  qui  l'aime,  répon- 
dit malicieusement  la  jeune  fille  ;  vous  n'êtes  pas  aimable  ce  soir, 
mon  cousin. 

— C'est  que  j'ai  peur,  reprit-il  douloureusement. 

— Peur,  fit-elle  en  souriant,  et  de  quoi,  s'il  vous  plaît? 

— De  votre  beauté,  qui  brûlera  tous  les  cœurs,  ma  cousine. 

Elle  haussa  légèrement  les  épaules  : 

— Mon  Dieu,  que  vous  autres  Tierras  a  dentro  vous  êtes  peu 
galants  !  dit  elle  avec  dédain. 

— Les  Costenos  le  sont  davantage,  n'est-ce  pas,  Sacramenta  ? 

— Que  voulez-vous  dire,  don  Miguel  ?  reprit-elle  avec  hauteur. 

1  Vers  luisants,  coiffure  et  garniture  fort  en  usage  au  Mexique. 


LE  BATTEUR  DE  SENTIERS.     .  551 

Rien  autre  que  ce  que  je  dis,  ma  cousine,  fit-il  tristement. 

— Pourquoi  le  tourmenter  ainsi?  dit  Jesusita  en  s'interposant,  tu 
ie  rendras  fou  avec  tes  taquineries. 

—Je  ne  sais  ce  qu'il  a  ce  soir,  il  est  insupportable  fit-elle  avec 
impatience. 

Le  jeune  homme  pâlit  et  porta  vivement  la  main  à  son  cœur, 
comme  s'il  y  eût  éprouvé  une  douleur  subite. 

-  Vous  êtes  cruelle,  Sacramenta,  s'écria-t-il  ;  soit,  je  ne  vous 
fatiguerai  pas  davantage  de  ma  présence,  allez  à  la  fête  sans  moi, 
vous  ne  sauriez  manquer  de  cavaliers  qui  seront  heureux  de  se  dé- 
clarer vos  esclaves  ;  quant  à  moi,  je  reaonce  à  rechercher  à  être 
lislingué  par  vous. 

— A  votre  aise,  mon  cousin,  répondit-elle  en  riant  ;  ainsi  que 
vous-même  l'avez  dit,  nous  ne  manquerons  pas  de  cortejos,  qui 
seront,  sinon  aussi  aimables  que  vous,  du  moins  plus  galants. 

— Oui,  oui,  reprit-il  avec  colère,  le  nombre  en  est  grand,  je  n'en 
doute  pas,  et  parmi  eux  don  Remigo  Diaz  est  un  des  plus  favorisés 
probableme,nt. 

— Et  quand  cela  serait,  dit-elle  en  minaudant,  de  quel  droit 
essayeriez-vous  de  vous  y  opposer  ? 

Je  ne  m'y  opposerai  pas,  Sacramenta,  dit-il  d'une  voix  brève  et 
ferme,  je  le  tuerai. 

— Vous  le  tuerez  !  s'écria-t-elle  avec  une  expression  indéfinis- 
sable. 

— Oui,  je  le  tuerai,  parce  que  vous  l'aimez,  et  que  votre  féroce 
coquetterie  m'a  brisé  le  cœur. 

La  jeune  fille  avait  pâli  à  ces  paroles. 

— Oh  !  murmura-t-elle,  ingrat  et  fou,  sur  quelles  preuves  appu- 
yez-vous cette  accusation  ? 

— Que  sais-je  ?  vous  vous  jouez  de  moi  en  me  laissant  croire  par- 
fois que  vous  n'êtes  pas  insensible  à  mon  amour,  et  lorsque  je  sens 
l'espoir  entrer  dans  moii  cœur... 

— Eh  bien?  dit-elle  vivement. 

— Tout  à  coup  vous  prenez  un  malin  plaisir  à  me  rendre  d'un  mol 
le  plus  malheureux  des  hommes  ;  non,  non,ajouta-t-il  en  hochant 
tristement  la  tête,  j'ai  vainement  essayé  de  me  faire  illusion,  le 
voile  étendu  sur  mes  yeux  est  enfin  déchiré,  je  reconnais  mon 
erreur. 

La  jeune  fille  l'écoutait  toute  pensive  en  jouant  machinalement 
avec  une  fleur  de  suchil  qu'elle  tenait  à  la  main. 

— C'est  vrai,  murmura-t-elle,  je  vous  ai  trompé,  Miguel  ;  jamais 
jusqu'à  ce  jour  je  ne  vous  ai,  en  aucune  façon,  encouragé  à  me 
faire  la  cour,  vos  hommages  ont  passé  inaperçus  devant  mes  yeux. 


552 


REVUE  CANADIEMNE. 


— Vous  le  reconnaissez  donc  enfin  !  vous  l'avouez,  Sacramenta^. 
je  vous  suis  odieux  !  cette^fleur  que  vous  tourmentez  en  ce  moment 
entre  vos  doigts  crispé?,  cette|fleur  même,  si  j«  vous  la  demandais,, 
voui  me  la  refuseriez,  n'est-ce  pasf  ^'*'® 

Elle  se  détourna  à  demi,  lui  lança  un  long  regard,  et,  avec  un 
sourire  d'une  angélique  douceur  : 

— Oui,  dit-elle,  je  vous  la  refuserais,  Miguel. 

Et  au  même  instant  la^fleur  de  suchil,  s'échappant  de  sa  main^ 
vint  tomber  juste  aux  pieds  du  jeune  homme. 

Don  Miguel  se  précipita  pourjla  ramasser,  tandis  que  les  jeunes 
filles  s'envolaient  comme  des  colombes  effarouchées,  en  riant 
comme  des  folles. 

— Ah  !  s'écria-t-il,  avec^^une  expression  de  joie  radieuse,  en  cou- 
vrant la  fleur  de  baisers,  elle  m'aime,  mon  Dieu  !  elle  m'aime  !  La 
fleur  de  suchil  est  un  talisman,  ajouta-t-il,  la  donner  ou  la  laisser 
prendre,  c'est  avouer'"i;qu'on  aime  !  oh  !  sois  bénie,  pauvre  petite 
fleur  sauvage,  car  tu  me  rends  à  la  vie  en  me  disant  d'espérer. 

Après  avoir  encore  baisé  la  fleur  à  plusieurs  reprises,  il  la  cacha 
vivement  dans  sa  poitrine  en  entendant  un  bruit  léger  auprès  de 
lui. 

C'était  un  des  peons  de  son  oncle,  qui  venait  l'avertir  que  le 
diner  était  servi. 

Il  se  rendit  en  toute  hâte  à  la  salle  à  manger,  où  tout  le  monde 
déjà  était  réuni. 

Le  repas  était  fort  gai,  don  Miguel  causait  avec  une  verve  inta- 
rissable, la  joie  immense  qui  inondait  son  cœur  débordait  de  toutes 
parts. 

Sacramenta  et  sa  sœur  le  regardaient  parfois  à  la  dérobée  en  sou- 
riant malicieusement  entre  elles  ;  quant  à  don  Gutierre,  sa  sur- 
prise fut  extrême,  il  ne  savait  à  quoi  attribuer  l'humeur  joyeuse  de 
son  neveu,  si  calme  et  si  sérieux  d'ordinaire. 

Quand  on  se  leva  de  table  la  nuit  était  complètement  tombée. 

— Nous  partons  pour  le  fandango,  ninas.  dit  avec  bonté  don 
Gutierre,  amusez-vous,  dansez,  enfin  prenez  autant  de  plaisir  que 
vous  pourrez  :  il  faut  profiter  des  occasions  de  se  divertir  lorsqu'- 
elles se  présentent,  aujourd'hui  est  à  nous,  demain  n'est  à  per- 
sonne. 

(A  Continuer.) 


CHRONIQUE  DU  MOIS. 


Depuis  que  Thiers  a  perdu  l'équilibre  q.u'il  maintenait  avec  tant 
d'efforts  et  qu'il  s'est  donné  le  luxe  de  culbuter  de  la  Présidence, 
le  Maréchal  MacMahon  a  accepté  et  exercé  le  périlleux  honneur 
de  gouverner  le  peuple  français  d'ordinaire  si  ingouvernable.  Au 
reste  McMahon  est  monté  au  poste  présidentiel  avec  les  meilleures 
intentions  du  monde  et  qu'il  annonce  dans  son  message  à  l'assem 
blée  : — "  libérer  notre  territoire  envahi  après  d'affreux  malheurs,  et 
rétablir  l'ordre  dans  une  société  travaillée  par  l'esprit  révolution- 
naire....Je  considère  le  poste  où  vous  m'avez  placé  comme  celui 
d'une  sentinelle  qui  veille  au  maintien  de  l'intégrité  de  votre  pou- 
voir souverain." 

Assurément  nul  autre  que  lui  eût  pu  combler  le  vide  creusé  par 
la  chute  de  Thiers.  Pendant  que  monarchistes,  impérialistes  et 
républicains  se  déchiraient  mutuellement,  pendant  que  conserva- 
teurs et  radicaux  se  faisaient  une  guerre  acharnée  et  incessante,  il 
fallait  un  homme  d'un  caractère  irréprochable,  ne  trempant  jamais 
dans  les  coalitions,  ne  se  jetant  point  dans  les  luttes'  politiques,  et 
indifférent  à  tout  ce  qui  n'avait  point  pour  but  le  bien  et  la  gloire 
de  la  France.  Il  fallait  un  homme  d'un  prestige  reconnu  afin  d'en 
imposer  aux  gouvernements  européens  et  leur  inspirer  la  confiance. 
McMahon  est  arrivé  à  propos  à  ce  moment  de  crise  politique  qui  a 
failli  tourner  à  la  révolution,  comme  il  est  arrivé  à  propos  à  la 
bataille  de  Magenta  à  la  rescousse  de  l'Empereur  à  demi  vaincu. 
McMahon  est  populaire  dans  l'armée  et  avec  l'armée,  toujours  prête 
à  obéir  aux  ordres  d'un  tel  chef,  il  n'y  a  aucune  révolution  à 
redouter.  Pour  qui  connaît  le  caractère  pacifique  et  peu  ambitieux 
de  McMahon  il  n'y  a  pas  lieu  de  croire  au  retour  du  césarisme. 


354  REVUE  GANADJENNh. 

Thiers  n'a  été  vaincu  que  par  la  coalition  des  monarchistes  sou- 
tenue par  vingt-cinq  impérialistes  et  quelques  républicains  du 
Centre-Gauche.  Quelqu'habileté  qu'il  Mit  montré  à  gouverner  l'Etat 
il  a  dû  s'effacer  pour  ne  pas  être  débordé  par  le  radicalisme  qu'il 
avait  flatté  quelquefois  par  tactique  mais  (jii'il  aurait  dû  combattre 
constamment  de  front.  Quoiqu'il  en  soit  Thii-rs  a  rendu  à  la  France 
d'incontestables  services  à  une  des  époques  les  plus  critiques  de  son 
histoire.  Il  a  grandement  contribué  à  relever  les  ruines  de  la  der- 
nière guerre  à  l'intérieur  et  à  établir  des  rapports  pour  la  plupart 
bienveillants  avec  les  Etats  de  l'Europe. 

En  dehors  des  luttes  politiques  il  se  produit  en  France  un  réveil 
religieux  qui  rappelle  le  moyen  âge.  En  dépit  des  athéïstes  et  des 
progressifs  modernes  qui  n'ont  que  trop  longtemps  prêché  contre 
toutes  manifestations  religieuses  et  ridiculisé  notre  foi,  les  âmes 
reprennent  leur  élan  vers  Dieu  et  l'on  voit  des  milliers  de  pèlerins 
accourir  à  Notre-Dame  de  Lourdes  et  à  Paray-le-Manial.  Le  chris- 
tianisme se  trouve  dans  une  époque  de  recrudescence,  et  en  face 
des  sceptiques  et  des  impies  on  ne  rougit  plus  d'aller  aux  temples 
et  de  pratiquer  les  exercices  de  dévotion  Voilà  un  signe  certain  et 
réel  de  régénération  qui  annonce  que  la  France  a  encore  de  hautes 
destinées  à  remplir. 

L'ère  des  persécutions  religieuses  en  Italie  n'est  pas  encore  finie. 
Les  ennemis  de  l'Eglise  travaillent  constamment  et  avec  une  rare 
énergie  à  l'accomplissement  de  leur  œuvre  sinistre.  Nous  avons 
encore  à  enregistrer  un  de  leurs  triomphes  infernaux.  Le  Sénat 
Italien  vient  d'approuver  la  loi  abolissant  les  corporations  reli- 
gieuses. Et  pour  que  ce  crime  soit  bien  et  dûment  consommé  il 
il  ne  reste  plus  que  la  sanction  royale,  laquelle  ne  se  fera  probable- 
ment pas  attendre.  Car  tout  le  monde  connaît  avec  quelle  com- 
plaisance Victor-Emmanuel  marche  à  la  remorque  de  la  révolution. 
Il  n'y  aura  que  les  représentations  des  puissances  catholiques 
d'Europe  qui  l'empêcheront  de  sanctionner  cette  odieuse  injustice. 

C'est  avec  calme  et  résignation  que  Pie  IX  assiste  au  spectacle 
de  ces  lâches  attentats  contre  la  liberté  rehgieuse.  Au  piilieu  de 
toutes  les  épreuves  il  garde  une  âme  sereine  ;  car  il  sait  que  le  jour 
du  triomphe  arrivera  bientôt.  Il  porte  prestement  le  fardeau  des 
âges  et  le  voilà  entré  plein  de  santé  au  vingt-huitième  anniversaire 
de  son  élévation  au  Pontificat.  Il  a  reçu  à  cette  occasion  d'innom- 
brables marques  de  sympathie.  Les  députations  ont  inondé  les  abords 
du  Vatican  et  les  témoignages  de  respect  ont  éclaté  de  toutes  parts. 


CHRONIQUE  DU  MOIS.  555 


*** 


L'ï]spagne  est  toujours  empêtrée  dans  le  bourbier  révolution- 
laire.  L'anarchie  la  plus  complète  continue  à  régner  dans  ce  mal- 
leureux  pays.  Le  désordre  existe  parmi  les  citoyens,  et  la  démo- 
ralisation a  envahi  l'armée  du  gouvernement.  En  fait,  ce  gouver- 
nement ne  sait  trop  que  faire,  et  son  malaise  se  manifeste  de  plus 
en  plus  clairement  dans  une  foule  d'évolutions  politiques  qu'il  exé- 
cute à  tout  hasard  et  qui  n'amènent  aucun  résultat.  Comme  un 
malade  dévoré  de  la  fièvre  il  prend  mille  poses  différentes  dans  l'es- 
pérance du  repos  ;  et  il  confirme  l'idée  qu'on  a  de  sa  faiblesse  en 
accumulant  ministères  sur  ministères.  Ainsi  dernièrement  encore 
trois  ministères  se  sont  formés  et  succédé  en  vingt-quatre  heures; 
Figueras,  Margall  et  Salmeron  sont  venus  tour-à-tour  prendre  les 
rênes  de  l'Etat,  et  conduire  les  destinées  du  pays.  Chacun  vient 
à  son  tour  escalader  les  hauteurs  gouvernementales  et  puis  culbu- 
ter le  moins  prosaïquement  possible.  Et  voilà  comment  l'histoire 
d'un  pays  se  forme,  et  voilà  comment  l'on  marche  à  rebours  et  à 
grandes  enjambées  vers  le  progrès. 

Et  pendant  que  le  désordre  intérieur  tient  ainsi  continuellement 
les  ministères  en  haleine,  le  canon  gronde  dans  le  nord  de  l'Es- 
pagne, les  soldats  de  Don  Carlos  marchent  de  provinces  en  pro- 
vinces. Les  troupes  du  gouvernement  reculent  constamment 
devant  l'invasion  carliste,  et  la  cause  monarchique  échancre  lente- 
inent  mais  sûrement  la  cause  des  radicaux  et  des  républicains. 


**^ 


En  face  des  désordres  soulevés  dans  le  sud  des  Etats-Unis  par  le 
ïnauvais  rapport  qui  existe  entre  les  races  blanche  et  noire,  le 
public  se  remet  à  discuter  la  question  d'un  rapprochement  qui 
pourrait  s'opérer  entr'elles.  On  leur  prêche  ra  conciliation  et  on 
semble  désirer  que  toutes  deux  vivent  sur  un  pied  d'égalité.  Un 
comité  d'hommes  éminents  en  Louisiane  a  adopté  des  résolutions 
à  cet  effet.  "  Cette  prétention,  dit  un  journal  américain  est  naturelle 
de  leur  part,  nous  le  reconnaissons.  Il  est  désirable,  dans  l'inté- 
rêt de  l'alliance  politique  des  deux  races,  alliance  que  nous  n'avons 
cessé  de  recommander,  que  cette  prétention  soit  accordée  dans  des 
limites  raisonnables,  mais  cette  concession  ne  peut  résulter  que  de 
l'abandon  volontaire  par  les  blancs  de  leurs  préjugés.  C'est  une 
bonne  politique,  de  la  part  des  citoyens  éminents  de  la  commu- 
nauté, de  faire  toutes  les  recommandations  possibles  à  ce  sujet  ;  ce 
serait  sage,  de  la  part  des  masses  de  la  population,  de  se  conformer, 


556  REVUE  CANADIENNE. 

aussi  rapidement  et  aussi  généralement  que  possible,  à  ces  recom- 
mandations. Mais  il  ne  faut  pas  songer  à  imposer  comme  un  droit 
ce  qui  n'en  est  pas  un  et  ce  qui  ne  peut  être  que  le  résultat  d'une 
concession  volontaire,  et  il  faut  s'attendre  à  des  objections  et  à  de 
nombreuses  exceptions  et  compter  sur  la  raison,  l'exemple  et  sur- 
tout sur  le  temps,  pour  universaliser  l'œuvre  d'unification  dont 
quelques  citoyens  ont  eu  la  louable  initiative." 

En  attendant  que  le  temps  et  les  événements  aient  fait  dispa- 
raître cette  fausse  condition  sociale,  la  meilleure  politique  est  d'u- 
ser de  modération  dans  l'exercice  du  pouvoir,  de  réprimer  éner- 
giquement  tous  les  abus  et  toutes  les  injustices  et  de  préparer 
insensiblement  les  esprits  à  ce  nivellement  des  races. 

Le  Canada  et  Montréal  en  particulier  ont  eu  quelques  jours  d'é- 
motion politique  à  propos  de  la  session  des  commissaires  chargés 
de  s'enquérir  de  la  vérité  des  accusations  de  M.  Huntingdoii  contre 
le  Gouvernement  au  sujet  du  contrat  du  Pacifique  qui  a  été  octroyé 
à  Sir  Hugh  AUan.  On  prétendait  que  la  Compagnie  AUaii  s'était 
mise  de  connivence  avec  les  capitalistes  américains  pour  exercer 
une  pression  considérable  sur  le  Gouvernement  et  accaparer  ses 
faveurs. 

La  Commission  qui  a  siégé  ces  jours-ci  n'a  pu  examiner  .et  juger 
la  portée  de  ces  accusations  parce  qu'elle  n'avait  pas  le  pouvoir  de 
recevoir  sous  serment  le  témoignage  des  témoins,  pouvoir  qu'elle 
ne  pouvait  exercer  qu'en  vertu  d'une  commission  royale-  Deux 
des  commissaires  bien  connus  pour  leurs  idées  oppositionnistes^ 
MM.  Blake  et  Dorion,  ont  demandé  que  les  témoins  fussent  enten- 
dus sans  serment  vu  leur  réputation  d'hommes  d'honneur,  et  ainsi 
l'enquête  n'aurait  pas  été  retardée.  De  leur  côté,  les  trois  autres 
commissaires  voulant  que  l'enquête  eût  la  plus  grande  force  pos- 
sible en  assermentant  les  témoins  en  vertu  d'une  commission 
royale,  il  a  été  résolu  que  la  commission  ajournerait  ses  séances. 

Mais  si  l'enquête  n'a  pas  encore  mis  au  jour  ces  fameuses  accu- 
sations, la  presse  libérale  prise  d'un  beau  zèle  pour  la  vérité  s'est 
hâté  de  publier  des  lettres  privées  de  Sir  Hugh  AUan  par  lesquelles 
M.  Huntingdon  dans  sa  motion,  avait  crû  pouvoir  établir  la  compli- 
cité du  Gouvernement.  Ces  lettres  n'incriminent  le  Gouvermement 
en  aucune  manière.  Il  est  étonnant  même  qu'on  ait  fait  autant  de 
bruit  avantleur  publication  et  qu'on  se  soit  si  prématurément  flatté 
de  renverser  avec  cette  pierre  d'achoppement  les  ministres  au  pou- 
voir. 


CHRONIQUE  DU  MOIS.  557 

Dans  tous  les  cas,  il  est  d'importance  majeure  que  le  pays  con- 
naisse la  vérité  pleine  et  entière.  S'il  y  a  des  spéculateurs  égoïstes 
qui  travaillent  et  conspirent  contre  nos  intérêts,  il  faut  les  éliminer 
sans  pitié.  Mais  si  d'un  autre  côté  il  tn  est  qui  nous  aident  géné- 
reusement et  noblement  à  marcher  vers  le  progrès  et  la  prospérité 
ce  serait  être  aveugles  pour  nous-mêmes  et  ingrats  pour  eux  que 
de  ne  pas  leur  accorder  un  peu  de  confiance  et  ne  pas  seconder 
leurs  efforts. 

Montréal,  18  juillet  1873. 

EusTACHE  Prud'homme. 


BIBLIOGRAPHIE. 


Revue  Catholique  des  Institutions  et  du  Droit — Bnralier  frères  et  Dardelet,  libraires- 
éditeurs,  à  Grenoble,  France. — Prix  de  l'abonnement  annuel  :  10  frs. 

Nous  avons  reçu  par  le  dernier  Courrier  d'Europe  les  premières  livrai- 
sons de  cette  nouvelle  et  intéressante  publication.  C'est  une  œuvre  essen- 
tielleniment  catholique  et  qui  mérite  tous  nos  encouragements,  ce  sont  de 
nouveaux  alliés  et  nous  souhaitons  à  leur  œuvre  la  bienvenue  la  plus  cor- 
diale et  la  plus  sincère.  Le  but  de  la  Revue  est  de  défendre  les  principes 
catholiques  en  matières  de  droit  et  de  législation,  elle  cherche  à  rétablir  la 
société  ébranlée  sur  ces  anciennes  bases  de  l'autorité  Religieuse  et  politique 
qui  avaient  jusqu'ici  fait  sa  grandeur  et  sa  puissance.  Pour  nous  la 
ïlevue  est  tout  un  événement,  elle  est  l'indice  certain  du  travail,  lent  sans 
doute,  mais  ferme  et  progressif  de  la  réaction  qui  s'opère  dans  les  eap  ita 
en  France.  Combien  de  fois  au  milieu  de  ces  convulsions  terribles  arui- 
quelles  la  malheureuse  France  a  été  en  proie  dans  ces  derniers  temps  nous 
nous  sommes  demandé  :  quand  donc  sonnera  l'heure  de  la  paix,  du  repos, 
de  la  réaction  ?  Le  mal  nous  paraissait  quelquefois  si  profondément  enra- 
ciné, le  génie  révolutionnaire  nous  semblait  étreindre  a«^ec  tant  de  force  ce 
peuple  infortuné  que,  bien  souvent,  notre  âme.  presque  découragée,  sem- 
blait croire  à  cet  abandon  dont  parle  l'Ecriture,  juste  châtiment  que  Dieu 
réserve  aux  grands  coupables  Tour  à-tour  les  révolutions  et  les  désastres^ 
le  fer  et  le  feu  o.it  fait  leur  œuvre  terrible  et  sanulante  et  la  Providence 
restait  sourde  aux  prières  des  bons  et  des  innocents,  aux  gémissements  de» 
bles8és  et  des  orphelins.  La  colère  de  Dieu  fut  implacable  et  le  19e  siècle 
vit  u  •  jour,  jour  de  deuil  et  (le  tristesse,  cette  fière  nation  gauloise,  se 
réveiller  de  sa  léthargie  sans  sceptre,  sans  hommes  d'état,  pans  généraux, 
captive,  courbée  sous  le  lourd  genou  de  l'envahisseur  !  Le  monde  entier  fut 
ému  de  ces  revers  sanglants  et  terribles  et  la  société  en  deuil  partageait  ses 
larmes  sur  la  captivité  du  Vieillard  du  Vatican  et  sur  les  malheurs  de  la  fille 
ainée  de  lEglise.  Les  jours  d'épreuves  et  de  tristesse  ont  été  longs,  il  a 
fallu  boire  la  coupe  des  amertumes  jusqu'à  la  lie,  mais  aujourd  hui  tout 
nous  permet  d'espérer  que  nous  touchons  enfin  à  une  ère  nouvelle  de  fo  i  et 


BIBLIOGRAPHIE.  569 

de  prospërité.  Le  catholicisme  voit  ses  défenseurs  se  rallier  plus  nombreux 
et  plus  courageux  que  jamais  et  ce  n'est  plus  qu'une  question  de  temps 
pour  que  les  esprits  se  calment  et  que  le  soleil  de  Rome  inonde  de  nouveau 
de  ses  rayons  bienfaisants  cette  terre  de  France  autrefois  si  belle  et  si  fer- 
tile en  actions  héroïques. 

La  Revue  Catholique  sera  un  noble  drapeau  et  qui  dans  sa  sphère,  servi- 
ra de  point  de  ralliement  aux  Catholiques  populations  de  Grenoble  ;  nous 
n'avons  aucun  doute  que  Tencouragement  qu'elle  rencontrera  en  France  et 
à  l'étranger  lui  assurera  longue  vie  et  prospérité. 

Afin  de  mieux  faire  conj prendre  la  mission  que  se  propose  de  remplir,  la 
Revue,  nous  allons  maintenant  donner  quelques  passages  de  la  belle  lettre 
que  M.  Claudio  Jannet,  un  des  collaborateurs  distingués  de  cette  publica- 
tion, a  adressée  au  Directeur  Gérant  de  la  Revue  Canadienne,  ensuite  noui 
donnerons  un  extrait  du  pro  ramrae  de  la  Revue  et  enfin  le  sommaire  de  la 
livraison  du  mois  de  mai  dt-rnier. 

"  J'ai  l'honneur,  dit  M  Jannet,  de  vous  adresser  par  le  même  courrier, 
deux  numéros  d'une  nouvelle  Revue  que  vient  de  fonder  dans  un  de  nos 
centres  provinciaux  les  plus  importants,  Grenoble,  un  groupe  de  juriscon- 
sultes catholiques  désireux  de  réagir  contre  les  doctrines  de  l'absolutisme 
de  l'Etat,  que  la  révolution  a  infiltrées  dans  nos  lois  et  de  profiter  pour 
cela  de  cet  immense  besoin  de  réforme  sociale  que  tout  le  monde  ressent  en 
France  après  nos  désastres. 

"  La  première  pensée  de  notre  Revue  Catholique  des  Institutions  et  du 
Droit,  remonte  à  l'époque  du  Concile  du  Vatican.  Après  six  mois  d'exis- 
tence elle  vient  de  recevoir  la  plus  haute  consécration  par  un  bref  du  Saint 
Père. 

"  Cette  recommandation  et  le  but  que  nous  poursuivons  nous  vaudront^ 
je  l'espère,  les  sympathies  de  l'excellentG  Revue  Canadienne,  je  viens  vous 
demind'ir  de  vouioir  bien  échiager  ivee  lotre  Revue. 

"...  Nous  désirons  donner  à  notre  œuvre,  surtout  après  le  haut  encou- 
ragement qu'elle  vient  de  recevoir,  un  caractère  international  ou  pour  mieux 
dire  catholique,  et  naturellement  notre  première  pensée  est  pour  cette 
seconde  France,  restée  notre  sœur  par  la  langue,  la  religion,  les  afiections  et 
chez  laquelle  nous  aimons  à  retrouver  l'image  d'un  passé  tout  plein  d'hon- 
neur dont  la  révolution  nous  a  fait  perdre  jusqu'à  la  tradition.  Nous  pensons 
aussi  que  peut  être  notre  Revue,  placée  au  centre  de  ce  conflit  de  doctrines 
qui  80  fait  sentir,  au  moins  par  contre-coup,  de  l'autre  côté  de  l'Atlantique, 
pourrait  avoir  son  utilité  pour  les  catholiques  du  Canada....  José  espérer 
que  ce  sentiment  de  solidarité  chrétienne  nous  fera  juger  favorablement  les 
démarches  que  j'ai  l'honneur  de  faire  auprès  de  vous  etc.,  signé  :  Claudio 
Jannet,  avocat  à  la  Cour  d'Appel  d'Aix  en  Provense,  Docteur  en  droit." 

S  il  est  vrai  de  dire  que  le  style  c'est  l'homme,  certainement  que  la  lettre 
de  M.  Jannet  ne  peut  nous  donner  qu'une  haute  idée  de  son  noble  caractère 
et  de  son  dévouement  sans  bornes  à  la  cause  sainte  du  catholicisme.  C'est 
la  voix  d'un  ami  sincère  du  Canada  et  la  lettre  de  M.  Jannet  serait  une 
perle  de  plus  que  M.  Benj.  Suite  pourrait  fort  bien  ajouter  à  son  joli, 
travail  intitulé  le  Canada  en  Europe. 

Terminons  maintenant  par  un  extrait  du  programme  de  la  revue  et 
en  donnant  le  sommaire  de  h  livraison  du  mois  de  mai  : 

"  Les  institutions  et  les  lois  qui  sont  toute  la  vie  des  nations,  on  les  a 
déshéritées,  chez  nous,  du  principe  de  la  vie  sociale  en  les  sécularisant^  en 
les  faisant  de   plus  en  plus   obligatoirement   laïques,   c'est-à  dire,  dans  la 


560  REVUE  CANADIENNE. 

pensée  des  meneurs,  obligatoirement  athées,  et  on  a  fini  par  les  rendre 
incompatibles,  non-seulement  avec  la  dignité  d'un  peuple  catholique,  mais 
«ncore  avec  l'existence  d'un  peuple  quelconque.  L'état  fait  profession 
d'athéisme  depuis  89  ;  il  est  facile  de  prouver  que  c'est  la  véritable  cause 
de  notre  agonie,  et  que  ce  système,  qu'on  appelle  progrès,  n'est  qu'une 
impiété  au  point  de  vue  de  la  foi,  une  nouveauté  dans  l'histoire,  une  folie 
Jiu  point  de  vue  de  la  raison  ;  au  point  de  vue  national  et  patriotique,  un 
suicide  que  l'on  voudrait  persuader  à  la  France. 

Toutes  les  questions  qui  comcernent  l'Etat  athée  et  l'Etat  chrétien,  et 
la  transition  de  l'un  à  l'autre,  entrent  donc  dans  le  plan  de  cette  Revue. 
Ce  sont,  en  d'autres  termes,  toutes  les  questions  et  de  droit 
public  et  de  droit  privé,  de  jurisprudence  et  de  législation  ;  car  il  est  peu 
de  rouages  de  notre  organisme  social  où  l'irréligion  n'ait  pénétré.  Partout 
«'est  le  même  travail  de  dissolution.  A  la  base,  au  centre  et  au  sommet, 
tout  a  été  faussé  et  dénaturé.  Suivant  le  langage  échappé  à  un  écrivain 
de  la  libre-pensée,  "  la  France  est  à  refaire  de  haut  en  bas  "  (M.  P.  Sarcey), 
(le  Gaulois  du  10  mars  1871). 

Une  Revue  n'est  pas  une  œuvre  personnelle,  elle   est  un  rendez-vous  de 
lumières  et  d'efforts,  un   centre  d'union  et  de  travail.  Aussi,  faisons-nou» 
appel  à  la  collaboration  de  tous  ceux  qui  pensant  que  le  salut  de  la  France 
€st  dans  son  retour  à  la  Religion,  veulent  concourir  à  ce  sauvetege   de  la 
pairie,  sur  le  terrain  immuable    des   principes  catholiques,  sous  la  do«ble 
bannière  de  la  Patrie  et  de  l'Eglise.     Convaincus  que,  pour  ne  point  errer, 
l'homme  a  besoin  des  guides  auxquels  Dieu  a  confié  la  conservation  de  la 
lumière  en  ce  monde,  nous  seront  toujours  soumis  à  tous  les  enseignements 
tombés  de   la  chaire  du    Souverain  Pontife,  et    toujours   prêts  à  recevoir 
avec  reconnaissance  les  observations  des  Evêques...... C'est  en  affirmant  la 

vérité  sans  la  diminuer  ni  la  compromettre,  que  nous  pensons  être  vraiment 
de  notre  temps,  et  comme  les  conce8«iions  et  les  transactions  ont  fait  leuri 
preuves  de  ruineuse  impuissance,  nous  croyons  n'avoir  plus  rien  à  attendre 
<iuc  la  seule  chose  qui  reste  à  expérimenter  pleinement  :  la  sincérité  du 
vrai  et  le  courage  du  bien. 

La  Revue^  outre  les  encouragementi  sympathiques  de  jurisconsultes 
éminents,  à  reçu  les  adhésions  des  Cardinaux-Archevêques  de  Besançon  et 
de  Bordeaux,  des  Archevêques  d'Auch,  de  Toulouse,  de  Bourges,  des 
Evêques  de  Belley,  du  Puy,  d'Evreux,  de  Poitiers,  de  Marseille,  de  Mende, 
de  Rodez,  de  Saint-Brieux,  de  Grenoble,  de  Séeï,  de  Digne,  d'Arras,  de 
Moulins,  de  Coutances  et  Avranche,  de  Quimper,  de  Langres,  de  Bayeux, 
etc.  " 

Sommaire  de  la  livraison  du  moi  de  mai  dernier  :  I  Bref  de  Sa  Sainteté 
Pie  IX  à  la  rédaction.  II  La  Révolution  par  M.  Gustave  de  Bernardi. 
III  De  l'Etat  enseignant,  par  M.  V.  Nicolet.  IV  La  Sépulture  Catholique 
et  la  loi  civile,  par  M.  André  Gairal.  V  Le  mouvement  pour  la  réforme 
«ociale.  YI  Revue  Judiciaire,  par  M.  E.  Perrier." 

Nous  souhaitons  à  la  Revue  tout  l'encouragement  quelle  mérite,  et  noua 
n'avons  aucun  doute  qm'elle  aur»  sa  place  marquée  dans  toutes  les 
bibliothèques  catLoliques. 

CHAftLBf  C.  DE  LORIMIER. 


LA 


REYUE  CMADIEIilE 


PHILOSOPHIE,  HISTOIRE,  DROIT,  LITTERATURE,  ECONOMIE  SOCIALE,  SCIENCES, 
ESTHÉTIQUE,  APOLOGÉTIQUE  CHRÉTIENNE,  RELIGION 

-  -^:aîo* 

TOME  DIXIÈME 

Huitième  TJvraison— 135  Août,  1873. 

SOMMAIRE 

1— LA  VEILLEUSE.  (Suite  etfin.) JIILFS  TARDIEU. 

ÏI.— IROQUOIS  ET  ALGONQUINS BEXJAMIN  SULTE. 

III -DOCUMENTS  INÉDITS  SUR  L'HISTOIRE  DU  CANADA 

1,V. -CHRONIQUE  DU  MOIS E.  PRUD'HOMME. 

V.-BULLETIN  BIBLIOGRAPHIQUE  


•S"^^^* 


MONTE K AL 

MPRIMÉE   ET   PUBLIÉE   PAR   E.   SENÉICAL 
Nos.  6,  8  et  10,  Rue  Saint-Vincent. 

1873. 
Droit  de  traduction  et  do  rcsoroduction  réservés 


ON  S'ABONNE  A  LA  HKVUE  CANADIENNE 

CHEZ 

M.  A.  Langlais,  Libraire,  Faubourg  St.  Roch Québec. 

H.  R.  Dufresne Trois-Rivières. 

Emm.  Crépeau Sorel. 

L.  J.  Casault, — Bibliothèque  du  Parlement  Provincial Ottawa. 

L.  A.  Dérome Joliette. 

Joseph  L'Ecuyer St.  Jean  d'Ibervilk 

L.  0.  Forget Terrebonne. 

J.  A.  Archambault Varennes. 

M.  G.  Roussin Roxton  Falls. 

Alph.Raby Ste.  Scholastique. 

C.  H.  Champagne, St.  Eustache. 

J.  B.  Lefebvre-Villemure St.  Jérôme. 

A.  M.  Gagnier Ste.  Martine. 

E.  Lafontaine St.  Hugues. 

J.  0.  Dion Chambly. 

A.  Sauton,  41  Rue  du  Bac Paris. 

LA  REVUE  CANADIENNE, 

Recueil  périodique  de  Beaux-Arts  et  de  Sciences,  a  pour  but  de  travailler  à  la  création 
d'une  littérature  nationale,  à  l'alliance  des  Lettres  et  de  la  Religion,  et  à  la  défense  des  prin- 
cipes fondamentaux  de  l'ordre  social  et  de  toute  vraie  civilisation. 

La  rédaction  se  fait  sous  la  direction  d'un  comité  de  Directeurs. 

S'adresser,  pour  tout  ce  qui  concerne  la  rédaction  et  l'envoi  des  manuscrits, au  Directeur- 
Gérant,  L.  W.  Tessier,  à  Montréal. 


Prix  de  l^aboiiiieinent  :  un  aii,$(*2.00;  !>«ix  iiioiis,  $l.O0, 

Comme  lesfrais  de  port  sur  cette  Revue  sont,  depuis  le  1er  de  janvier  1869,  de  deux  centins  par  livr. 
son,  payable  d'avance,  la  souscription  des  abonnés  en  dehors   de  la  ville  sera  dorénavant  de  $2.25. 

NOUVEAU  MOIS  DE  MARIE 

DÉDIÉ  AUX  FIDÈLES  DU  CANADA  V\l\  UN 

PRÊTRE    DU     DIOCÈSE    DE    MONTREAL 

Avec  Approbation  de  NN.  SS.  les  Evoques  de  Tloa,  do  Montréal,  tJe  Trois-Rivicrcs   ol  <!'" 

St.  Hyacinthe. 
1  vol.  de280  pages  relié. 
En  vente  chez  tous  les  Libraires  et  chez  l'Editeur, 

EUSÈBE  SENEGAL, 
No.  10  Rue  St.  Vinrent 
PRIX:  $S  I.A  DOUZAIJVE. 

LA  PHARMACIE  FRANÇAISE 

No.  190,  vis-à-vis  le  Marché  de  la  Grande  Rue  St.  Laurent 

sous  LA  DIRECTION  DU 

DOCTEUR   s.  GAUTHIE 

On  trouve  dans  cet  établissement  tous  les  articles  qui  concernent  celte  branche  du  commerce 
Dépôt  principal  des  pilules  de  Vallet.  On  peut  consulter  le  Docteur  Gauthier  à  sa  pharmacie,  No.  1 
rue  St.  Laurent,  pendant  le  jour  ;  la  nuit  à  sa  résidence  No.  235  rue  St.  Laurent.— 3/<^(frrm  accouche' 


^^ 


LA 


VEILLEUSE 


(Suite  et  fin.) 
XIII      . 

LA    FÊTE   DES   LANTERNES. 


IJ  n'y  a  qu'heur  et  malheur  !  Les  inquiétudes  de  la  famille 
avaient  disparu  ;  le  nuage  qui  la  menaçî^it  se  levait  en  même  temps 
que  le  voile  qui  obscurcissait  le  regard  de  madame  Martel,  et  les 
objets  commençaient  à  se  dessiner  devant  ses  yeux  comme  à  tra- 
vers un  brouillard  qui  se  dissipe  aux  rayons  du  matin. 

Notre  artiste,  qui  n'avait  pu  placer  depuis  longtemps  ses  œuvres 
capitales,  auxquelles  il  attachait  une  grande  valeur,  et  qui  était 
obligé  de  faire  pour  le  commerce,  comme  il  disait  avec  mépris,  des 
travaux  insignifiants  et  mal-payés,  Claudius  vit  revenir  enfin  le 
négociant  qui  était  entré  en  pourparlers  avec  lui  pour  l'acqui- 
sition de  VA^nour  vainqueur. 

Gomme  le  peintre  ne  voulait  rien  rabattre  de  ses  prétentions,  le 
marchand  dit  qu'il  se  contenterait  d'un  plat  de  forme  antique  dont 
le  fond  représentait  une  assez  bonne  reproduction  du  Triomphe  de 
Galatée,  sujet  affectionné  par  les  peintres  mythologiques.  Le  prix 
en  fut  fixé  à  deux  mille  francs.  Et  enfin  l'artiste,  qui  ne  comptait 
25  Août  1873.  36 


562  REVUE  CANADIENNE. 

pas  sur  cette  rentrée,  se  rappelant  du  reste  les  bons  conseils  de 
Stanley,  finit  par  abandonner  les  deux  objets  pour  quatre  mille 
francs. 

— Vous  ne  faites  pas  une  mauvaise  affaire  ;  dit-il  au  marchand  ; 
si  je  n'avais  besoin  d'argent,  je  ne  serais  pas  si  accommodant;  mais 
vous  me  prenez  au  moment  favorable. 

— Monsieur,  dit  le  négociant  avec  bonhomie,  en  enveloppant  les 
objets  qu'il  avait  achetés,  nous  ne  gagnons  pas  autant  que  vous  le 
croyez,  je  vous  assure,  car  nous  payons  d'avance,  et  nos  magasins 
sont  encombrés  de  ces  riches  fantaisies  qui,  avec  tout  Ipur  mérite, 
restent  souvent  pour  notre  compte  jnsqn'à  ce  qu'un  nom  soit  connu. 
Un  bourgeois  ne  m'achètera  pas  vos  peintures  ;  je  ne  puis  compter 
que  sur  les  connaisseurs,  et,  comme  on  dit,  il  y  a  plus  d'acheteurs 
que  de  connaisseurs.  Ceci,  voyez-vous  bien,  va  être  expédié  en 
Russie... 

— Ah  !  en  Russie  !  fit  Glaudius. 

— Oui.  Je  n'en  suis  pas  embarrassé,  parcequ'un  de  mes  clients 
désire  quelques-uns  de  vos  ouvrages  et  s'en  rapporte  à  moi.  Je 
vous  avoue  bien  que,  pour  mon  compte,  je  n'oserais  faire  une  telle 
avance  de  fonds,  dit-il  en  comptant  les  billets  de  banque. 

Enfin,  ajouta-t  il,  pendant  que  Glaudius  lui  donnait  quittance, 
j'espère  vous  faire  faire  encore  quelques  affaires;  mais,  si  vous 
voulez  vous  faire  connaître,  je  vous  engage  à  être  raisonnable 
pour  les  prix. 

— Voilà  un  négociant  qui  entend  les  affaires,  se  dit  Glaudius. en 
le  reconduisant  et  après  avoir  mis  son  argent  dans  sa  poche;  mais 
je  ne  me  laisserai  pas  plumer,  et  s'ils  veulent  des  Glaudius  Martel^ 
ils  les  payeront  ce  que  cela  vaut. 

De  ce  moment,  Glaudius  n'était  plus  le  même  homme  :  il  ne  lui 
était  jamais  venu  à  l'idée  de  dépenser  un  franc  pour  son  agrément  : 
mais  la  vue,  la  possession  de  l'argent  lui  donnait  la  fièvre,  tant  il 
en  avait  peu  l'habitude. 

Des  idées  de  mise  en  scène  grandiose  surgirent  dans  son  esprit 
inventif.  Il  s'enferma  d'abord  dans  son  atelier,  comme  pour  se 
livrer  à  un  travail  indispensable.  Ge  travail  pressé,  c'était  un 
grand  transparent  fixé  sur  un  châssis  sur  lequel  il  traçait  des  em- 
blèmes, et  puis  d'autres  écussons  sur  lesquels  il  inscrivait  à  la  hâte 
des  devises. 

Il  sortit,  sans  rien  dire  à  personne  ;  et  enfin  on  le  vit  descendre 
d'une  voiture  avec  un  énorme  paquet  qui  contenait  des  fils  de  fer, 
des  lanternes,  des  bougies  et  d'autres  objets. 

Il  se  mit  à  l'oeuvre,  et  manqua  de  se  rompre  le  cou  en  attachant 
au  moyen  d'une  grande  échelle  les  fils  de  fer  au  sommet  des  arbres* 


LA  VEILLEUSE.  563 

et,  comme  il  ne  pouvait  dissimuler  plus  longtemps,  il  annonça 
aux  enfants    charmés   une  grande    représentation  pour  le  soir. 

En  attendant  le  récit  pompeux  de  ce  qui  sp  préparait,  la  bonne 
madame  Martel,  connaissant  le  faible  de  son  mari  pour  la  décora- 
tion et  pour  le  spectacle,  souriait  de  cette  innocente  manie. 

— Le  pauvre  bomme,  disait-elle  à  Pholoë  avec  son  indulgence 
habituelle,  il  n'a  guère  de  plaisir  ;  lais^ous-le  amuser  les  enfants  à 
sa  manière;  mais,  je  t'en  prie,  mon  enfant,  recommande  lui  de  ne 
pas  se  fatiguer. 

— J'y  pense  à  présent,  mère,  dit  Pholoë,  c'est  demain  votre  fête. 
Je  suis  sûre  que  c'est  pour  cela  que  mon  bon  père  se  donne  tant 
de  mal.,  C'est  pour  se  réjouir  avec  nous  du  mieux  que  vous 
ressentez  depuis  que  vous  voulez  bien  garder  ce  bandeau.  C'était 
pourtant  bien  simple,  eh  bien,  sans... 

Elle  n'acheva  pas,  car  elle  parlait  bien  rarement  de  Stanley.   - 

— Voulez  vous,  dit-elle  en  interrompant  la  phrase  commencée 
voulez-vous  petite  mère,  que  je  renouvelle  l'eau  fraîche?  P]t,.eiï 
parlant  d'autre  chose,  elle  y  ajouta  quel(|ues  gouttes  de  la  pré- 
cieuse liqueur. — Personne  du  moins  ne  me  préviendra,  dit-elle 
encore  en  allant  chercher  un  bouqnet  de  violettes  qu'elle  donna 
à  sa  mère  en  l'embrassant. 

Vers  la  fin  du  dîner,  Glaudius  disparut  pour  prendre  ses  der- 
nières dispositions,  et,  peu  de  temps  après,  à  la  grande  joie  des 
enfanls,  une  détonation  annonça  que  le  spectacle  allait  com- 
mencer. 

— Aussitôt  Glaudius  entra  dans  la  chambre  de  madame  Martel 
qu'il  embrassa  avec  effnsion,  et,  se  mettant  à  ses  genonx  : 

— Chère  femme,  dit-il,  permets-moi  de  t'offrir  ce  bouquet  d'im- 
mortelles qui  est  l'image  de  mes  sentiments  pour  toi.  Pholoë  va  te 
dire  que  les  feuilles  même  qui  l'entourent  ne  sont  pas  sans 
valeur. 

— Oh!  mère,  s'écria  Pholoë,  figurez-vous  I  Quel  dommage  que 
vous  ne  puissiez  voir  combien  vous  voilà  riche!  un,  deux,  trois^ 
quatre  mille  francs... 

-  Quatre  milles  francs!  dit  madame  Martel. 

— C'est  le  fruit  de  mes  travaux,  dit  Claudius  avec  modestie. 
Quelle  douce  récompense  pour  les  efforts  de  l'artiste  quand  il  peut, 
par  sou  seul  travail,  assurer  le  pain  de  la  famille,  sans  surcharger 
sa  pauvre  femme  qui  a  déjà  tant  à  souffrir  !Gar  c'est  pour  m'aider 
dans  ma  tâche,  ma  tendre  amie,  que  tu  as  compromis  ta  santé,  et 
presque  perdu  la  vue  ;  mais  je  me  sens  un  nouveau  courage,  et  je 
vous  dis  que  je  vous  sauverai. 

Et  toi,  ajouta-t-il  en  prenant  sa  fille  dans  ses  bras,  chère  Pholoë, 


564  REVUE  CANADIENNE. 

ange  de  la  maison,  aussi  sage  que  belle,  aussi  modeste  qu'habile 

dans  ton  art,  sois  bénie,  mon  enfant Mais  attention,  reprit-il 

après  un  silence,  en  détournant  la  tête,  il  ne  faut  pas  s'attendrir 
comme  la  trop  sensible  Reine,  ça  nous  troublerait  la  vue  et  nous 
empêcherait  de  voir  les  décorations. 

La  nuit  était  presque  venue  ;  Glaudius  prenant  le  bras  de  sa 
femme,  la  conduisit  avec  précaution  jusqu'au  jardin  en  lui  racon- 
tant tous  les  détails  du  marché  qu'il  avait  conclu  :  les  enfants  se 
bousculaient  pour  arriver  plus  vite.  Pholoë  ne  pouvait  les  retenir  ; 
la  belle  Ida  daigna  se  mêler  à  la  famille  ;  et  Reine  parut  sur  le  pas 
de  la  porte  du  jardin,  faisant  force  gestes  et  exclamations. 

— Sommes-nous  au  complet?  dit  Glaudius,  quand  tout  le  monde 
fut  assis  devant  la  maison.  Eh  !  il  nous  manque  notre  cher  voisin  ! 
c'est  bien  le  cas  de  lui  faire  les  honneurs  du  spectacle.  Enfants, 
allez  donc  lui  demander  s'il  peut  venir  un  instant  ;  je  vois  de  la 
lumière  chez  lui. 

Sam  et  Mimi  ne  tardèrent  pas  à  forcer  la  barrière  et  à  ramener 
en  triomphe  Stanley  qu'ils  tenaient  par  la  main. Il  salua  les  dames, 
et  remercia  de  la  faveur  qu'on  lui  accordait  d'assister  à  une  fête 
de  famille  dans  laquelle  il  avait  l'heureux  ou  plutôt,  ajouta-t-il  en 
se  reprenant,  le  malheureux  prigilége  d'être  seul  étranger.  Et  il 
fut  placé  par  Glaudius,  le  maître  de  cérémonie,  entre  madame 
Martel  et  Pholoë. 

— Que  personne  ne  bouge  !  dit  l'heureux  artiste  en  frappant 
trois  coups  dans  ses  mains.  Puis,  comme  il  n'avait  pas  d'autre 
aide-machiniste  que  Reine,  il  prit  l'humble  rôle  d'allumeur  de 
quinquets  ;  mais  Stanley  appela  son  domestique  pour  lui  donner 
un  coup  de  main,  et  bientôt  on  vit  se  dessiner  au  milieu  du  jardin 
un  grand  transparent  entouré  de  feuillages  sur  lequel  il  avait 
écrit  dans  un  médaillon  porté  par  deux  amours  :  A  ma  chère  épouse 
Julie  ;  à  gauche,  sur  un  écusson,  on  lisait  ï Amour  vainqueur^  et  à 
droite,  sur  un  autre  écusson  semblable,  Triomphe  de  Galatée.  Puis 
des  lanternes  de  couleur  s'allumèrent  successivement  dans  les 
tilleuls,  comme  si  des  fleurs  lumineuses  éclairaient  le  dessous  du 
feuillage. 

Enfin,  pour  couronner  ces  effets  gradués,  des  flammes  de  Ben- 
gale cachées  derrière  chaque  tronc  d'arbre  embrasèrent  le  jardin 
de  leurs  clartés  blanches,  vertes,  bleues,  rouges,  qui  se  succé- 
daient, aux  acclamations  des  enfants. 

Une  illumination  pour  fêter  sa  femme  presque  aveugle!  c'était 
bien  un  à-propos  digne  de  notre  artiste  ;  mais  il  ne  doutait  de  rien, 
il  était  si  riche  et  si  heureux!  il  se  disait  qu'elle  verrait  toujours 


LA  VEILLEUSE.  565 

quelque  chose  et  que  les  lanternes  étaient  l'emblôme  obligé  de 
l'allégresse. 

Madame  Martel  racontait  à  Stanley,  qui  semblait  l'écouter  avec 
autant  d'intérêt  que  de  surprise,  la  bonne  affaire  que  son  mari 
avait  conclu  le  matin  même,  et  tâchait  de  faire  excuser  ses  enfan- 
tillages. 

— Il  ne  vit  que  pour  nous,  disait-elle,  et  si  vous  le  voyez  si  con- 
tent c'est  qu'il  nous  a  vus  longtemps  dans  un  état  de  gêne,  et  que 
nos  affaires,  grâce  à  Dieu,  prennent  aujourd'hui  une  meilleure 
tournure. 

Les  deux  enfants  sautaient  autour  de  madame  Martel. 

— Petite  mère,  disait  Noémi,  si  tu  savais  comme  c'est  beau  !  Ote 
seulement  ton  bandeau,  je  suis  sûre  que  tu  vas  voir  quelque 
chose. 

Pholoë  se  tourna  par  hasard  du  côté  de  Stanley  que  les  flammes 
mettaient  en  pleine  lumière,  et  elle  vit  une  grosse  larme  qui  tom- 
bait sur  sa  joue. 

— Pourquoi  pleurez-vou%osii-t-elle  lui  dire,  si  bas  que  lui  seul 
pouvait  l'entendre. 

—  Parce  que  je  suis  heureux,  répondit-il  en  se  détournant  pour 
essuyer  ses  yeux. 

Madame  Martel  avait  ôlé  son  bandeau  avec  la  permission  de 
Stanley,  qu'elle  appelait  en  riant  son  docteur;  et,  en  effet,  elle  put 
distinguer  la  splendeur  du  transparent,  compter  les  flammes  au 
pied  des  arbres,  et  les  lanternes  qui  lui  semblaient  comme  des 
étoiles  à  travers  un  nuage. 

—Je  regrette  vraiment,  dit  Stanley  à  Glaudius  qui  venait 
recevoir  des  applaudissements,  je  regrette  de  n'avoir  pas  été  pré- 
venu ;  j'aurais  aussi  allumé  ma  lanterne. 

— Oui,  oui,  disaient  Sam  et  Miiiii,  il  faut  aussi  sa  lanterne.  On 
demande  la  lanterne  de  M.  Charles. 

Et,  après  s'être  fait  prier,  cédant  aux  instances  de  la  belle  Ida, 
qui  jusque  là  avait  été  un  peu  oubliée,  il  disparut. 

Gomment  vous  trouvez-vous,  bonne  mère,  dit  Pholoë  en  se  rap- 
prochant et  en  prenant  la  place  que  Stanley  venait  de  quitter  près 
de  madame  Martel. 

— Bien  mieux,  chère  enfant,  dit  la  mère  en  se  tournant  de  son 
côté  et  lui  donnant  sa  main  que  Pholoë  baisait  plus  tendrement 
qu'à  l'ordinaire. 

—Eh  bien,  on  demande  la  lanterne,  cxiait  Glaudius  ;  il  manque 
peut-être  une  mèche  ?  Et  les  enfants  riaient  et  se  moquaient  de  la 
lanterne  de  Stanley  qui  ne  pouvait  s'allumer. 


B66  REVUE  CANADIENNE. 

Les  flammes  de  Bengale  expiraient  en  fumant,  et  tout  restait 
dans  le  demi-jour. 

Tout-à  coup  la  ravissante  figure  de  Pholoë  s'illumina  de  la  tête 
aux  pieds  et  se  détacha  en  traits  de  feu  et  de  flammes  d'argent  et 
sur  le  fond  qui  restait  sombre,  comme  si  un  éclair  venait  se  poser 
sur  son  front;  et  le  jardin  retentit  d'une  exclamation  universelle 
à  cette  apparition  presque  magique. 

— Ma  fille  !  mon  enfant  !  s'écria  madame  Martel  je  te  vois. 

Mais  Pholoë  tomba  évanouie  sur  les  genoux  de  sa  mère,  et  tout 
rentra  dans  les  ténèbres.  On  s'empressa  de  la  secourir.  Reine  lui 
jeta,  en  riant  bien  fort,  de  l'eau  fraîche  sur  le  front;  madame 
Martel  était  fort  effrayée  ;  mais  sa  fille  reprit  bientôt  ses  sens,  et 
elle  s'excusa  en  souriant  d'avoir  cédé  à  l'effet  de  la  surprise.  Le 
calme  se  rétablit  et  la  joie  reparut  sur  toutes  les  figures. 

— Madame,  de  grâce,  dit  Stanley  en  accourant,  remettez  bien 
vite  votre  bandeau.  Puisque  vous  avez  vu  votre  enfant,  vous  serez 
guérie.    Vous  êtes  guérie,  j'en  suis  sûr  ;  mais  pas  d'imprudence  ! 

Et  se  rapprochant  de  Pholoë,  qui  se  tenait  dans  l'ombre,  il  lui 
demanda  pardon  du  mal  qu'il  lui  avait  fait. 

— Pourquoi  pleurez-vous  ?  lui  dit-il. 

— Peut-être  parceque  je  suis  heureuse,  répondit-elle. 


XIV 


LES    FORGES   DE   VULCAIN. 

En  nous  souvenant  de  l'incident  inattendu  qui  a  couronné 
l'illumination  improvisé  de  Glaudius,  et  qui  a  fait  pâlir  ses  lan- 
ternes, nous  demandons  pourquoi  Stanley,  qui  a  la  prétention  de 
se  contenir  et  d'être  maître  de  lui,  a  laissé  voir  à  Pholoë  une 
émotion  que  rien  ne  paraissait  motiver  dans  cette  tranquille  et 
naïve  scène  d'mtérieur;  nous  en  sommes  réduits  à  supposer,  avec 
le  lecteur,  qu'il  n'était  pas  étranger  aux  succès  de  Glaudius,  et 
qu'il  jouissait  peut-être  plus  que  tout  autre  des  joies  de  la  famille. 
Nous  laisserons  du  reste  les  événements  se  dérouler,  sans  vouloir 
dès  à  présent  interpréter  les  intentions  du  silencieux  astronome. 

Quant  à  Pholoë,  si  le  rayon  lumineux  qui  venait  se  briser  sur 
son  sein  lui  a  produit  une  impression  si  inexplicable  pour  l'assis- 
tance, c'est  évidemment  que  cette  apparition  lui  révélait  à  elle 
seule  un  secret  dont  elle  avait  le  pressentiment,  et  lui  annonçait 
à  n'en  pouvoir  douter  que  Thabitant  de  la  tour  n'était  autre  que 


LA  VEILLEUSE.  567 

son  généreux  créancier.  Il  y  avait  là  de  quoi  ouvrir  un  vaste 
champ  à  son  imagination. 

Glaiidius  n'allait  pas  chercher  si  loin  la  cause  de  son  change- 
ment de  fortune  ;  il  l'attribuait  simplement  à  son  mérite.  Ce  qui 
lui  arrivait  ne  faisait  d'ailleurs  que  confirmer  ses  prévisions  ;  il 
avait  toujours  dit  que  la  lumière  ne  pouvait  rester  sous  le  boisseau 
et  que  son  jour  viendrait. 

Tout  devait  le  confirmer  dans  cette  naïve  croyance  ;  les  hésita- 
tions, les  marchandages,  les  critiques  même  de  ceux  qui  se  présen- 
taient pour  acheter  ses  œuvres,  étaient  la  meilleure  preuve  qu'on 
ne  pouvait  plus  s'en  passer.  Les  gens  qui  les  lui  achetaient  lui 
paraissaient  si  rusés  et  si  retors  en  affaires,  qu'il  était  loin  de  leur 
avoir  obligation  quand  il  leur  laissait  emporter  un  de  ses  Amours. 

— Ce  que  c'est  que  la  vogue  !  se  disait-il.  Personne  n'en  voulait 
et  il  n'y  en  aura  pas  pour  tous.  Après  les  Àpours,  il  vit  défiler  la 
troupe  légère  des  Vénus,  des  Grâces  et  des  Nymphes,  qu'il  réalisa 
à  beaux  deniers. 

Puis  ce  fut  le  tour  du  bruyant  cortège  des  Bacchanales  et  d'un 
vieux  Silène  à  moitié  ivre  et  soutenu  sur  son  âne  par  deux  satyres, 
qui  eux-mêmes  ne  pouvaient  plus  se  tenir  ;  et  tout  cela  produisit 
-encore  de  belles  sommes. 

Enfin  vint  un  jour  où  il  ne  lui  restât  plus  qu'un  affreux  Vulcain 
.forgeant  les  armes  d'Achille  :  mais  pour  celui-là,  il  n'y  eut  jamais 
moyen  de  le  placer. 

Claudius,  se  voyant  à  la  tête  d'une  vingtaine  de  mille  francs, 
et  n'ayant  plus  rien  dans  son  atelier,  se  remit  à  l'œuvre.  Mais, 
soit  qu'il  se  pressât  trop,  soit  que  sa  main  eût  moins  de  légèreté, 
par  une  sorte  d'ébranlement  nerveux,  suite  de  tant  d'émotions, 
comme  il  le  croyait  lui-même,  le  fait  est  qu'il  ne  fit  jamais  si  bien 
que  V Amour  vainqueur,  dont  le  succès  avait  été  complet.  C'était  du 
moins  ce  que  lui  disait  un  des  acheteurs  dans  lequel  il  avait  le 
plus  de  confiance,  et  il  était  obligé  d'en  convenir. 

— Mais  que  ne  prenez-vous  mon  Vulcain  ?  lui  disait-il  en  appor- 
tant pour  la  deuxième  fois  le  vase  de  forme  antique.  C'est  de  ma 
première  manière  ;  voyez  comme  c'est  étudié  !  et  il  comptait  et 
numérotait  presque  les  muscles  sur  la  jambe  nerveuse  de  Vulcain 
et  sur  le  bras  qui  brandissait  le  marteau  au  dessus  de  l'enClume. 

— C'est  très  fort,  disait  le  marchand  ;  mais  ce  n'est  pas  assez 
gracieux  pour  ma  clientèle. 

Le  Vulcain  lui  resta  toujours. 

Stanley,  qui  avait  fait  quelques  courtes  abscences,  dont  le  motif 
était  inconnu,  était  informé  successivement  des  belles  affaires  que 
dlaudius  avait  réalisées,  et  il  se  récriait  avec  le  peintre  sur  les 


568  REVUE   CANADIENNE. 

caprices  de  l'aveugle  déesse. — Il  avait  mis  à  profit  ses  conver- 
sations avec  madame  Hermel  et  avec  sa  fille  Ida,  qui  le  favorisait 
souvent  de  sa  présence  au  jardin  ;  il  connaissait  tous  les  antécé- 
dents de  la  famille.  Glaudius  de  son  côté,  avec  sa  nature  expan- 
sive,  était  une  source  inépuisable  de  renseignements,  à  laquelle  ne 
manquait  pas  de  puiser  le  curieux  Stanley.  Il  n'avait  qu'à  écouter. 
Le  peintre  lui  racontait  et  lui  décrivait  son  ancienne  résidence  de 
Vernon  et  lui  montrait  encore  dans  des  médaillons  exécutés  avec 
soin,  les  plus  pittoresques  points  de  vue. 

— Ah  !  vivre  là  !  disait-il  en  interrompant  son  travail  ;  vivre  dans 
cette  maison  de  brique,  au  pied  des  coteaux  de  Vernonet,  là  au 
bout  de  ce  vieux  pont  détraqué  où  j'ai  tant  de  fois  passé  en  regar- 
dant couler  l'eau,  quels  souvenirs  !  quelles  délices  ! — C'est  à  vous 
que  je  dis  cela.  Je  n'ai  jamais  parlé  de  mes  regrets  à  ma  pauvre 
femme,  puisque  c'est  moi  qui  l'ai  voulu.  —  Quand  je  pense,  mon 
ami,  que  j'ai  donné  cette  maison-là  avec  le  jardin  qui  est  derrière 
pour  un  morceau  de  pain  ! 

— Elle  paraît  charmante,  dit  Stanley  en  examinant  la  peinture. 

— Vous  ne  voyez  rien  !  et  quelle  vue  délicieuse  de  la  terrasse  ! 
vous  ne  connaissez  pas  ce  pays-là  ?  Il  faudra  pourtant  que  nous 
fassions  cette  partie-là  un  jour.  Mais  que  voulez-vous?  me  voilà 
fixé,  rivé  à  Paris  ;  ce  n'est  pas  au  moment  où  je  me  fais  un  nom 
que  je  vais  quitter  le  théâtre  de  mes  succès  ;  et  puis  il  faut  vivre, 
et  depuis  quelques  jours  je  n'ai  pas  de  bonheur,  rien  ne  me  réussit 
on  dirait  que  la  veine  est  épuisée. 

— Il  y  a  de  bons  et  de  mauvais  jours,  reprit  Stanley  philo- 
sophiquement. 

Cependant  Claudius  avait  fait  avec  madame  Martel,  dont  les 
yeux  revenaient  à  plaisir  depuis  le  soir  de  l'illumination,  Claudius 
avait  fait  l'inventaire  de  la  caisse  autrefois  vide  ;  toutes  les  dépen- 
ses payées,  et  une  réserve  safîisante  restant  pour  les  besoins  de  la 
maison,  il  y  avait  dix  huit  mille  francs  disponibles.  On  tint 
conseil,  car  on  ne  s'était  jamais  vu  depuis  longtemps  dans  une 
position  pareille. 

Pour  comble,  Mr.  Hermel,  dont  nous  avons  fait  la  connaissance 
à  Vernon,  apporta  de  lui  même  quelque  temps  après  les  douze 
mille  francs  qui  restaient  dus  sur  la  vente  de  la  maison,  car  il  ne 
pouvait  la  revendre  lui-même  qu'après  avoir  donné  main-levée  de 
l'hypothèque,  selon  le  terme  légal.  Cette  petite  maison  bourgeoise 
lui  paraissait  maintenant  insuffisante  ;  il  avait  profité  d'une  propo- 
sition très-avantageuse  pour  s'en  débarrasser,et  il  faisait  construire 
une  élégante  villa  de  l'autre  côté  de  l'eau,  dans  le  nouveau  quar- 
tier qui  estcomme  la  Chaussée-d'Antin  c'e  Vernon.  Il  s'excusa   en 


LA  VEILLEUSE.  56^ 

même  temps  de  n'avoir  pu  céder  plutôt  aux  instances  de  sa  char- 
mante nièce,  qui  avait  mis,  disait-il,  dans  cette  négociation  toute 
l'habileté  d'un  homme  d'affaires. 

Claudius,  ayant  grande  confiance  dans  son  voisin  Stanley  et 
aimant  d'ailleurs  à  raconter  ses  prospérités,  lui  dit  un  jour  : 

— Vous  me  voyez  fort  embarrassé,  mon  cher  ami  !  J'ai  de  l'argent 
à  placer  ;  oui,  quelques  économies,  et  puis  des  fonds  qui  me  sont 
rentrés  sur  la  vente  de  ma  maison;  tout  cela  peut  faire  quelque 
chose  comme  trente  mille  francs.  Je  ne  puis  garder  cela  en  porte- 
feuille.—Et,  à  propos,  mon  ami,  si  vous  étiez  gêné,  vous  savez  ; 
je  ne  vous  fait  pas  de  phrases,  mais  je  suis  à  vous  corps  et  biens. 

— Mille  grâces,  mon  che^  Claudius,  dit  Stanley  en  lui  prenant  la 
main  ;  je  sais  qu'au  besoin  je  puis  compter  sur  vous  ;  quant  aux 
placements,  je  ne  m'y  entends  pas  beaucoup  :  le  mieux  serait  peut- 
être  d'acheter  de  la  rente  ?  Mais,  attendez,  je  chercherai  ;  je 
demanderai  conseil  à  quelques  amis  expérimentés. 

Claudius  ajourna  ses  placements;  mais  d'autres  joies  l'attendaient 
Il  vit  entrer  un  jour  chez  lui  un  fabricant  de  porcelaines  de 
Limoges  qui  ne  s'intéressa  pas  autrement  aux  Forges  de  Vulcain  ni 
aux  autres  peintures  qu'on  faisait  passer  sous  ses  yeux;  mais  il 
demanda  avec  une  grande  curiosité  à  voir  des  échantillons  du  bleu 
céleste. 

— Ah  !  ceci,  dit  Claudius,  c'est  une  autre  affaire;  c'est  un  pro- 
cédé que  je  garde  pour  mon  usage  :  je  ne  montre  que  mes  pein- 
tures. 

— Je  vous  en  fais  bien  mon  compliment,  dit  le  fabricant,  qui 
paraissait  fort  expérimenté  ;  mais,  permettez-moi  de  vous  dire  que 
vous  tireriez  un  bien  meilleur  parti  de  votre  procédé  en  l'exploitant 
qu'en  le  gardant  pour  vous-même. 

— Vous  avez  peut-être  raison,  dit  le  peintre,  mais  ie  ne  suis  pas 
marchand,  malheureusement,  et  je  ne  sais  comment  vous  avez  eu 
connaissance  d'une  chose  si  nouvelle. 

—Mais  dans  un  journal  ;  je  crois  même  que  je  l'ai  sur  moi,  et  il 
lui  montra  un  journal  qui  contenait  un  fait  Paris  ainsi  conçu. 

''  On  lit  dans  le  journal  de  St.  Pétersbourg  : 

^'Le  comte  C.  a  fait  récemment  à  Paris  des  acquisitions  impor- 
tantes pour  sa  magnifique  galerie  de  tableaux  et  d'objets  d'art.  On 
y  remarque  plusieurs  peintures  sur  porcelaine  de  Claudius  Martel 
peintre  français,  dont  le  nom  est  encore  peu  connu,  mais  qui  nous 
paraît  approcher  par  le  fini  de  l'exécution  des  œuvres  célèbres  de 
madame  Jacotot. 

''Une  particularité  nous  est  signalée  dans  l'exécution  d'un  vase 
qui  est,  dit-on,   son  dernier  ouvrage  :    c'est    l'application    d'un 


570  REVUE  CANADIENNE. 

nouveau  bleu  céleste  qui  dépasse  en  pureté  et  en  transparence 
toutes  les  nuances  employées  jusqu'ici.  C'est  une  découverte  pré- 
cieuse qui,  si  elle  était  exploitée  avec  intelligence,  pourrait  faire  la 
fortune  de  l'inventeur." 

■—Monsieur,  dit Claudius avec  l'impatience  d'un  enfant,  pourriez- 
vous,  seriez-vous  assez  bon  pour  me  laisser  ce  journal?  Figurez- 
vous  que  j'en  ai  pas  même  eu  connaissance  ! 

L'éiranger  s'empressa  de  se  rendre  à  son  désir. 

—Mais  veuillez,  lui  dil-il,  songera  ma  proposition  :  voici  mon 
adresse  à  Limoges  ;  si  vous  êtes  dis<posé  à  traiter,  nous  ferons  des 
affaires  ensemble. 

Claudius  était  bien  plus  flatlé  de  l'hommage  rendu  à  son  talent 
que  des  perspectives  de  bénéfice  que  lui  ouvrait  le  bleu  céleste. 

L'article  fut  lu  bien  des  fois  en  famille.  Claudius  le  communiqua 
à  Stanley,  et  lui  demanda  ce  qu'il  en  pensait. 

^Certes,  mon  ami,  dit  le  prudent  voisin,  on  ne  fait  que  rendre 
justice  a  votre  talent.*  l'éloge  appelle  la  critique,  et,  puisque  vous 
voilà  en  lumière,  vous  st^rpz  contesté  comme  les  autres.  Le  Post- 
Scriptum  me  plaît  davantage  ;  il  contient  un  avis  qui  n'est  pas  à 
dédaigner,  et  vous  qui  entendez  si  parfaitement  la  fabrication  des 
couleurs,  avec  les  capitaux  que  vous  avez  disponibles,  vous 
pourriez  peut-être... 

— Moi  !  dit  Claudius,  y  pensez-vous  ?  moi,  tenir  un  magasin  de 
couleur;  ma  femme  assise  dans  le  comptoir  et  ma  fille  servant  les 
pratiques!  non,  mon  cher  voisin,  Claudius  Mirtel  n'en  est  pas  là. 
Mais  excusez-moi,  mon  ami,  ajouta-t-il  en  se  modérant,  je  sais  tout 
l'intérêt  que  vous  nous  portez,  je  sais  toute  la  reconnaissance  que 
je  vous  dois  ;  car  sans  vous  ma  chère  femme  serait  encore  dans  les 
ténèbres;  et,  puisqu'il  faut  vous  le  dire,  vous  trouverez  chez  vous, 
mon  cher  Stanley,  la  preuve  que  Claudius  Martel  n'est  pas  un 
ingrat. 

Claudius,  comme  nous  l'avons  dit,  avait  inutilement  tenté  de 
vendre  le  Dieu  vulcam  et  il  déplorait  l'aveuglement  de  ceux  qui 
n'en  voulaient  pas  ;  il  finit  donc  par  y  renoncer  ;  mais  il  se  dit  un 
jour  : 

—  Il  y  a  au  moins  un  connaisseur  qui  saura  rendre  justice  au 
mérite  de  cette  œuvre  capitale.  Il  n'a  pas  le  moyen  de  l'acheter, 
ce  n'est  pas  sa  faute,  au  pauvre  garçon  ;  eh  bien  I  je  lui  en  ferai 
cadeau,  car  je  veux  absolument  qu'il  possède  un  de  mes  ouvrages. 

Il  s'en  sépara  avec  une  véritable  peine;  et,  guettant,  pendant 
l'absence  de  Stanley,  son  domestique  au  passage,  il  lui  avait  fait 
signe  et  l'avait  chargé  de  porter  avec  précaution  le  paquet  bien 


LA  VEILLEUSE.  571 

en  vploppé  sur  la  cheminée  de  son  voisin.  Il  avait  écrit  sur  le  socle  : 
A  Sir  Charles  Stanley,  tlaudius  Martel  reconnaissant  ! 

C'est  ainsi  que  Stanley  se  trouva,  sans  bourse  délier^  en  possession 
du  disgracieux  Vulcain,  qu'il  subit  comme  une  nécessité  de  sa 
position,  et  dont  il  ne  manqua  pas  de  remercier  Claudius  à  la  pre- 
mière occasion,  en  présence  de  Pholoë. 

—  Eh  bien  !  dit  le  peintre  en  se  tournant  du  côté  de  sa  fille,  toi 
qui  me  disais  que  ça  ne  lui  ferait  pas  plaisir  ! 


xy 


LE   VER    LUISANT. 

On  a  reproché  aux  romanciers  leurs  exagérations  et  leurs  invrai- 
semblances; quelquefois  ils  semblent  en  effet  mériter  ce  reproche, 
et  nous  ne  sommes  pas  là  pour  les  défendre  ;  cependant  chacun  de^ 
nos  lecteurs,  en  cherchant  dans  ses  souvenirs,  en  faisant  passer 
sous  ses  yeux  les  personnages  réels  qu'il  a  connus,  trouverait  peut- 
être  des  scènes  plus  invraisemblables.  L'écrivain  pst  souvent  obligé 
de  voiler  ses  tableaux,  la  vérité  paraîtrait  trop  impossible. 

Ainsi,  sans  approfondir  ce  triste  sujet,  mais  en  regardant  seule- 
ment à  la  surface,  ne  voit-on  pas  des  dames  du  monde,  du  vrai 
ionde,  avoir  recours,  pour  captiver  les  regards,  à  toutes  les  ma- 
lœuvres,  à  toutes  les  provocations  d'une  autre  classe? 
A  voir  le  mal  qu'elles  se  donnent  pour  avoir  mauvais  ton,  on 
irait  qu'elles  tiennent  à  paraître  ce  qu'elles  ne  sont  pas.  La  mode 
[elle-même,  cette  reine  souveraine  du  monde  parisien,  et  qui,  de 
là,  étend  son  empire  sur  le  monde  entier,  n'est  plus  choisie  par  les 
[classes  élevées. 

Il  suffît  qu'une  beauté  à  laquelle  on  ne  demande  ni  ses  lettres  de 
^noblesse,  ni  ses  quartiers  de  vertu,  paraisse  au  bois  ou  au  théâtre 
ivec  une  robe  dont  la  coupe  rappelle  les  libertés  mythologiques 
m  avec  un  chapeau  dont  l'originalité  fait  valoir  son  effronterie, 
lur  que  les  dames  comme  il  faut  se  croient  obligées  de  courir  chez 
les  couturières  de  ces  reines  d'un  jour  et  d'implorer  à  tout  prix 
me  semblable  excentricité. 

Il  suffît  qu'une  de  ces  indolentes  odalisques  se  couche  dans  sa 
îalèche  en  traversant  les  Champs-Elysées  et  laisse  flotter  au-dessus 
[d'elles  des  nuages  de  mousseline,  pour  que  les  femmes  du  grand 
londe  transforment  leur  équipage  en  chambre  â  coucher. 
L'une  de  ces  beautés  qui  font  autorité  se  couvrit  un  jour  d'une 


572  REVUE  CANADIENNE. 

peau  de  panthère  ;  ce  fut  une  hausse  imprévue  dans  les  fourrures, 
et  une  femme  qui  se  respectait  ne  pouvait  plus  sortir  en  voiture 
sans  être  déguisée  en  panthère. 

Enfin,  la  mode  ne  vient  plus  de  la  cour,  elle  ne  vient  plus  de*  la 
ville,  elle  vient  d'en  bas.  Un  des  moindres  inconvénients  est  dans 
la  difficulté  de  comprendre  à  première  vne  quelle  est  la  société 
dans  laquelle  on  se  trouve. 

Il  existe  encore  beaucoup  de  familles  qui  ont  conservé  les 
bonnes  et  saines  traditions;  nous  rencontrons  souvent  dans  les 
promenades  des  sœurs  bien  simples,  ce  qui  ne  les  empêche  pas 
d'être  élégantes,  accompagnées  de  leur  mère  au  costume  plus 
sombrp.  Elles  cherchent  plutôt  à  s'effacer  par  leur  modestie  qu'à 
attirer  le  regard  par  l'ampleur  de  leur  ajustement  et  l'originalité 
de  leur  coiffure  ;  leur  ensemble  est  reposant,  on  Ips  suit  des  yeux 
avec  respect;  on  ne  peut  s'y  tromper  ;  mais  bientôt  ce  qui  devrait 
être  la  règle  ne  sera  peut-être  plus  que  l'exception. 

Si  on  cherche  les  causes  de  ce  travers  presque  général  qui,  de 
degré  en  degré,  gagne  plus  ou  moins  toutes  les  classes,  et  dont  les 
conséquences,  sans  traiter  la  question  d'argent,  sont  plus  graves 
que  ne  le  pensent  les  très-honnêtes  et  charmantes  personnes  qui 
ont  la  faiblesse  de  s'y  soumettre,  il  faut  peut-être  en  rendre  res- 
pons^ables  'es  hommes,  qui  ont  cependant  un  intérêt  tout  contraire. 

Les  habitudes  de  club,  de  divan,  de  cigare,  les  mettent  nécessai. 
rement  en  communication  avec  un  monde  dont  ils  rapportent  dans 
la  famille  le  laisser-aller  et  presque  V argot.  De  là,  des  mots  étran- 
ges qu'on  est  bien  étonné  de  trouver  sur  les  lèvres  d'une  char- 
mante femme  du  vrai  monde,  quand  elle  veut  paniître  aimable, 
familière  et  bonne  enfant  pour  plaire  à  un  frère,  à  un  mari  qu'elle 
veut  retenir. 

Il  y  a  évidemment  une  autre  cause  de  décadence  ;  c'est  que  la 
société  n'est  plus  dans  les  familles  qui  sont  solitaires,  ni  dans  les 
salons  qui  sont  encombrés;  elle  est  presque  en  plein  vent;  elle 
tient  ses  assises  à  Bade  ou  àSpa,  à  bureau  ouvert.  On  ne  demande 
pas  aux  hobitués  ce  qu'ils  sont,  mais  seulement  ce  qu'ils  ont  à 
dépenser.  La  beauté  et  l'iégance  sont  les  seuls  titres  à  l'attention 
et  à  l'admiration.  On  n'est  pas  difficile  sur  ces  liaisons  de  passage; 
cela  ne  tire  pas  à  conséquence. 

On  peut  s'asseoir  à  une  table  de  jeu  à  Vichy  ou  à  Dieppe  avec 
les  gens  du  meilleur  monde,  et  avoir  pour  vis-à-vis  un  grec  que  la 
police  ne  perd  pas  de  vue  et  prend  quelquefois  sur  le  fait. 

Les  théâtres  de  société,  si  à  la  mode  aujourd'hui,  sont  aussi,  il 
faut  en  convenir,  un  excellent  moyen  de  développer  toutes  les  pré- 
tentions, de  répandre  les  habitudes  de  liberté  illimitée  en  favori- 


LÀ  VEILLEUSE.  573 

sant  une  familiarité  inévitable  entre  les  amateurs,  qui  sont  souvent 
secondés  par  de  vrais  acteurs.  Rien  n'est  mieux  fait  pour  surex- 
citer tous  les  amours  propres  et  tous  les  désirs  de  briller,  sans 
compter  d'autres  sentiments.  Les  jeunes  femmes  qui  ont  osé  xprimer 
avec  le  plus  d'énergie  et  de  violence  les  agitations  du  cœur  sont 
entourées  d'hommages  et  d'applaudissements  qui  les  enivrent  et 
leur  font  paraître,  au  retour,  bien  tiède  et  bien  étouffée  l'atmos- 
phère de  la  famille. 

Si  nous  ne  craignions  d'abuser  de  notre  droit  de  moraliste  et  de 
retarder  plus  longtemps  le  récit  des  événements  qu'il  nous  reste  à 
raconter,  nous  chercherions  encore  ;  nous  dirions,  par  exemple, 
que  la  musique  n'est  plus  comme  autrefois  un  délassement  de 
famille,  mais  bien  un  moyen  d'exhibition  ;  et  qu'une  romance, 
pour  obtenir  le  droit  d'audition  dans  le  monde^  doit  avoir  été 
chantée  et  mise  à  la  mode  par  une  prima  dont  la  jeune  tille  est 
tenue  d'imiter,  à  s'y  méprendre,  les  soupirs  et  les  élans  passionnés. 

Tout  cela  gagne  de  proche  en  proche,  et  les  femmes  qui  ne  vont 
ni  aux  eaux,  ni  aux  théâtres  de  société,  ni  dans  les  salons  du  jour, 
subissent  quelquefois  l'influence  de  celles  qui  en  reviennent,  et 
prennent  pour  modèle  celles  qu'il  faudrait  le  moins  imiter. 

C'est  oij  nous  voulions  en  venir  pour  expliquer  comment  la  sé- 
duisante Ida,  disposée  par  ses  instincts  de  coquetterie  à  prendre 
l'exagération  pour  la  distinction,  avait  deviné  tout  un  monde,  et 
s'étudiait  à  le  copier  dans  la  maison  du  faubourg,  comme  pour 
préluder  dans  cette  retraite  au  rôle  qu'elle  s'apprêtait  à  jouer  à  la 
première  occasion  sur  une  plus  vaste  scène. 

Ainsi  personne  ne  lui  avait  donné  de  leçons,  mais  pas  une  ne 
savait  porter  avec  plus  d'habileté  ces  robes  traînantes  qui,  selon 
l'épigramme  attribuée  à  un  de  nos  vénérables  prélats,  ont  tant 
d'ampleur  à  la  jupe,  qu'il  ne  reste  pas  d'étoffe  pour  le  corsage; 
une  de  ces  longues  robes  qui  semblent  attendre  le  petit  page  chargé 
d'en  relever  les  plis  sur  les  bras  ;  mais  elles  ne  faisaient  alors  que 
balayer  les  feuilles  mortes  dans  l'allée  de  tilleuls. 

Pas  une  aussi  ne  campait  sur  !e  haut  de  sa  tête  avec  plus  d'au- 
dace le  nouveau  chapeau  Piémontais,  en  forme  de  bateau,  avec  ses 
panaches  retombant  sur  la  résille  qui  retenait  ses  lourdes  tresses 
derrière  son  cou  bien  dégagé. 

C'était  un  besoin  de  se  parer  pour  elle-même,  comme  l'hermine 
qui  vit  solitaire  et  n'en  tient  pas  moins  à  sa  parure,  et  qui  s'aime 
tant  qu'elle  veut  mourir  quand  la  blancheur  de  sa  robe  n'est  pas 
irréprochable.  Ida,  selon  l'expression  d'une  femme  d'esprit,  était  à 
elle-même  sa  madone,  ce  qui  nous  parait  rendre  assez  bien  le 
culte  exclusif  qu'elle  professait  pour  sa  personne. 


574  REVUE  CANADIENNE. 

On  pense  bien  que  ses  chaussures  et  ses  gants  étaient  de  la 
bonne  faiseuse,  que  ses  mains  effilées  étaient  blanchies  et  polies 
par  toutes  les  pâtes  et  Gold-Greams.  Nous  ne  continuons  pas  cette 
analyse,  dont  la  copie  est  dans  tous  les  livres  et  le  modèle  un  peu 
partout. 

Mais  à  qui  montrer  toutes  ces  élégances!  Pholoë  n'y  comprenait 
rien,  ou  peut-être  les  jugeait  à  sa  manière,  et  Ida  déplorait  le 
mauvais  goût  de  sa  cousine  et  ses  robes  de  pensionnaire.  Glaudius 
se  moquait  tout  simplement  des  grands  airs  de  sa  nièce,  qu'il  ap- 
pelait madame  Panache.  Les  enfants  la  contemplaient  avec  une 
silencieuse  admiration  ;  mais  ce  n'était  pas  assez.  L'instiïict  ensei- 
gne aux  plus  innocentes,  quand  elles  ont  de  telles  dispositions  à 
la  coquetterie,  que  les  hommes  seuls  savent  rendre  justice  à  tant 
de  perfection  ;  et  quelles  ressources  trouver  de  ce  côté  dans  la 
maison  du  faubourg? 

Une  maîtresse  de  chant,  une  maîtresse  de  piano,  un  vieux  pro- 
fesseur de  littérature  et  d'histoire,  se  succédaient.  La  leçon  de 
danse  seulement  lui  donnait  l'occasion  de  paraître  devant  des 
yeux  dignes  d'elle;  mademoiselle  de  Rebeque  était  de  garde  ces 
jours-là. 

M.  Desportes,  bien  connu  de  toutes  les  familles  du  faubourg, 
avait  enseigné  la  gavotte  à  deux  générations  ;  car  il  prétendait 
que  là  seulement  pouvaient  se  développer  les  grâces  de  la  danse, 
et  s'il  daignait  aussi  enseigner  le  quadrille,  il  le  tenait  en  grand 
mépris.  Il  n'avait  certes  rien  d'attrayant;  il  avait  été  le  dernier 
représentant  des  pantalons  qui  ne  vont  qu'au  genou,  des  bas  chinés 
et  des  souliers  à  boucles  d'argent;  mais  il  avait  un  fils  d'une  figure 
distinguée,  dont  un  gentilhomme  se  serait  accommodé,  et  qui  était 
doué  d'un  talent  véritable  de  violoniste. 

Bien  qu'il  se  servît  de  la  pochette  avec  facilité,  M.  Desportes 
amenait  souvent  son  fils  pour  simuler  l'orchestre. 

Que  dire  encore  !  les  yeux  des  deux  jeunes  gens  se  rencontrèrent 
et  se  baissèrent  aussitôt  comme  si  Vamour  vainqueur  de  Glaudius 
avait  porté  jusque-là  ses  ravages  La  romanesque  Ida  interrompait 
ses  pas  pour  entendre  Pinstrument  sur  lequel  le  jeune  Desportes, 
provoqué  par  tant  d'encouragements,  savait  chanter  son  martyre 
en  jouant  la  pastourelle.  Et,  de  sou  côté,  le  virtuose  interrompait 
son  air  et  perdait  son  regard  dans  les  cercles  magiques  que  décri- 
vait Ida  en  valsant  avec  le  vieux  Desportes.  Si  bien  que  le  maître 
de  danse  criait  souvent,  sans  rien  comprendre  à  ces  interruptions: 

—  Tra,  la  la,..  Joue,  Desportes!  dansez,  mademoiselle,  vous 
manquez  la  mesure  !  Tra,  la  1ère...  Joue  donc,  Desportes  î  dansez, 
donc,  mademoiselle  ! 


LA  VEILLEUSE.  575 

Mademoiselle  de  Rebeque  elle-même,  avec  toute  sa  clair- 
voyance, ne  pouvait  rien  voir  de  ce  fluide  qui  semblait  traverser 
l'espace  et  frapper  d'immobilité  les  deux  jeunes  gens.  Jamais  ils 
ne  s'étaient  approchés  et  jamais  ils  ne  s'étaient  dit  une  parole  ;  et, 
après  tout,  les  plus  habiles  duègnes  ne  peuvent  garder  que  celle 
qui  se  gai'de. 

Un  jour  après  la  leçon,  M.  Desportes,  pour  faire  briller  son  fils 
dont  il  était  fier,  l'avait  engagé  à  .accompagner  sur  son  violon 
mademoiselle  Ida,  qui  se  mettait  au  piano;  et  dès  lors  leurs  senti- 
ments furent  en  secret  aussi  bien  d'accord  que  leurs  instruments. 
Ils  ne  parlaient  que  le  langage  des  yeux,  qui  est,  comme  ou  sait, 
le  langage  du  cœur;  mais  Ida  y  mettait  plus  de  savoir-faire  et  le 
jeune  homme  plus  de  sincéiité. 

Cependant,  dès  que  Stanley  parut  dans  la  maison,  son  grand  air, 
son  ensemble  distingué,  sa  position  qui  paraissait  assurée,  tout 
concourut  à  attirer  Ida  de  ce  côté.  Elle  y  mettait  d'autant  plus  du 
sien  que  Stanley  restait  impassible  et  qu'elle  ne  faisait  aucun 
progrès. 

Mademoiselle  de  Rebeque,  qui  y  voyait  clair,  avait  bien  vite 
dénoncé  à  madame  Martel  ces  visites  répétées  sous  le  berceau  de 
lilas,  qu'elle  trouvait  fort  inconvenantes  pour  une  personne  bien 
née]  mais  que  faire  quand  la  mère  d'Ida  elle  même  semblait  encou- 
rager ce  voisinage,  dans  des  intentions  faciles  à  comprendre  î 

En  même  temps,  la  belle  danseuse  laissa  voir  plus  d'indifférence 
pour  le  jeune  Desportes,  qui  cherchait  en  vain  à  attirer  son  regard 
en  faisant  passer  dans  son  instrument  toutes  les  agitations  de  son 
cœur.  Un  jour  enfin  le  jeune  homme,  pendant  que  son  père  ôtait 
ses  escarpins,  osa  glissera  Ida  un  bil  et  dans  lequel  il  exprimait 
son  désespoir. 

Elle  le  déchira  devant  lui  sans  le  lire,  et  avec  la  dignité  d'une 
personne  offensée. 

Elle  avait  vraiment  bien  d'autres  sujets  de  préoccupations,  sur- 
tout depuis  la  fête  des  lanternes.  Ce  rayon  de  lumière  qui' avait 
choisi  Pholoë  pour  but  et  l'avait  laissée  ans  l'ombre,  lui  semblait 
avoir  un  sens  caché.  Elle  n'était  pas  disposée  à  prendre  son  parti 
d'une  défaite,  encore  moins  à  laisser  la  victoire  à  son  insignifiante 
cousine,  qu'elle  comparait  à  une  Gendrillon. 

La  curiosité  cependant  lui  fit  jeter  les  yeux  sur  cette  lettre  dont, 
en  personne  prudente,  elle  avait  conservé  les  deux  morceaux.  Le 
billet  portait  : 

"  Gomment  ai-je  mérité  cette  froideur  et  ce  dédain  ?  Vos  yeux 
ne  m'ont  pas  traité  toujours  avec  cette  cruauté  !  Je  ne  demandais 
rien  ;  c'est  votre  regard,  c'est  vous-même  qui  m'avez  donné  espé- 


576  REVUE  CANADIENNE. 

rance,  vous  qui  avez  éveillé  dans  mon  cœur  des  sentiments  qui 
dureront  autant  que  ma  vie.  Kjqz  pitié  !...  D...  " 

Ida  allait  anéantir  cette  épitre,  lorsque,  la  lisant  de  nouveau, 
elle  remarqua  que  son  nom  n'était  pas  prononcé. 

—  Gela  peut  servir,  dit-elle  avec  un  mauvais  sourire  ;  c'est  au 
besoin  une  arme  défensive. 

Et  elle  jeta  seulement  le  côté  de  la  lettre  qui  portait  l'adresse. 

Le  soir  étant  venu,  c'était  une  belle  journée  d'août,  les  enfants 
jouaient  encore  au  jardin  comme  de  coutume.  Sam  appelait  Mimi 
à  grands  cris  pour  lui  faire  voir  une  étincelle  qui  brillait  sous 
l'herbe  et  ne  s'éteignait  pas. 

—  N'y  touche  pas,  dit  Noémi  qui  était  plus  savante  ;  c'est  un  ver 
luisant. 

—  Il  faut  le  porter  à  M.  Charles,  dit  Sam. 

—  Mais  tu  vas  lui  faire  du  mal  !  s'écria  sa  sœur,  laisse-moi  faire. 
Et,  enlevant  la  touffe  d'herbe,  elle  la  plaça  sur  un  papier  qui  se 

trouvait  là,  et  la  porta  avec  précaution  jusqu'au  berceau  de  lilas. 

—  Venez  voir!  venez  voir  un  ver  luisant,  criaient  les  enfants  à 
madame  Martel  qui,  débarrassé  de  son  bandeau  et  commençant  à 
mieux  voir,  entrait  dans  le  jardin  appuyée  sur  le  bras  de  Pholoë. 

Cet  atome  de  feu  vivant  a  quelque  chose  de  si  mystérieux,  que 
tout  le  monde  est  porté  à  le  regarder  avec  curiosité,  surtout  dans 
les  villes,  où  on  a  rarement  occasion  de  l'apercevoir. 

La  famille  franchissant  les  barrières  fut  bientôt  réunie  autour 
de  la  table  de  pierre,  sous  le  berceau  de  lilas,  dont  Stanley  leur 
faisait  les  honneurs  avec  sa  politesse  habituelle. 

—  Il  n'y  a  que  monsieur  l'astronome  qui  puisse  nous  apprendre 
pourquoi  cette  petite  créature  porte  sa  lumière  avec  elle,  dit  Ida 
qui  ne  manquait  pas  une  occasion  d'attirer  l'attention  sur  elle. 

Elle  y  avait  d'ailleurs  un  intérêt  de  plus,  en  voyant  Pholoë 
passer  pour  la  première  fois  avec  sa  mère,  cette  barrière  dont  elle 
se  tenaient  éloignées  par  discrétion. 

—  Mademoiselle,  répondit  Stanley  en  souriant  et  en  regardant 
Claudius,  ce  n'est  pas  si  facile  à  expliquer  que  vous  le  pensez  ; 
cependant  je  vais  essayer  de  vous  satisfaire. 

—  Pas  de  préface,  dit  Claudius. 

—  Eh  bien,  mademoiselle,  reprit  Stanley,  il  y  a  des  êtres  char- 
mants qui  voltigent  dans  l'espace,  qui  font  briller  au  soleil  leurs 
riches  couleurs,  qui  se  posent  sur  les  fleurs  et  ressemblent  à  des 
fleurs  animées;  on  ne  les  cherche  pas,  on  les  rencontre,  on  les 
admire  un  moment,  et  on  passe... 

Et  puis  il  y  a  un  petit  être  qui  rampe  tout  seul  sous  l'herbe, 
tandis  que  celui  qui  sera...  son  ami,  son  frère  si  vous  voulez,  vol- 


LA  veilleuse;  577 

tige  dans  les  buissons  et  le  cherche. — C'est  pour  cela  que  la  Pro- 
vidence, dans  sa  sollicitude  merveilleuse,  a  donné  au  ver  luisant 
une  étoile  qui  appelle  et  avertit  cet  ami  inconnu. 

Tout  le  monde  trouva  la  définition  amusante,  parce  qu'elle 
n'était  pas  longue  ;  mais  il  y  avait  dans  l'auditoire  une  personne 
qui  devait  y  trouver  encore  plus  d'intérêt. 

Le  lendemain  matin,  Stanley  passant  au  jardin  retrouva  sur  la 
table  la  touffe  d'herbe  dans  un  papier.  Il  lut  par  grand  hasard  sur 
l'adresse  :  A  mademoiselle  Ida.  Et,  considérant  "ce  feuillet  de  papier 
blanc,  il  se  dit  avec  la  sagacité  d'un  savant  qui  procède  du  connu 
à  l'inconnu  : 

—  Je  suis  sûr  que  l'autre  feuillet  n'est  pas  perdu. 


XVI 


LA   CRITIQUE. 

La  prospérité  de  Glaudius  se  maintenait,  mais  elle  semblait  se 
transformer.  Les  nouveaux  amours  qui  naissaient  sons  le  pinceau 
de  l'artiste  ne  valaient  pas  leurs  aines  aux  yeux  des  acheteurs  qui 
se  présentaient  de  temps  en  temps.  Ils  marchandaient,  et  offraient 
des  prix  si  ridicules,  que  Glaudius  leur  tournait  le  dos  sans  daigner 
leur  répondre. 

Cependant  le  bleu  céleste  faisait  son  chemin.  Sa  renommée 
s'était  rapidement  répandue,  car  les  fabricants  de  tous  pays,  pour 
soutenir  la  concurrence,  sont  obligés  de  se  tenir  au  courant  du 
progrès,  et  n'hésitent  pas  à  faire  des  sacrifices  pour  obtenir  la  pré- 
férence. 

Le  peintre  fut  bien  étonné  de  recevoir  un  jour  de  Birmingham 
une  lettre  anglaise  accompagnée  d'une  banknote  de  cent  livres 
sterling,  car  on  ne  lui  devait  rien  ni  de  ce  côté  là  ni  d'un  autre. 
Il  fit  traduire  cette  lettre  par  Pholoë. 

C'était  une  demande  de  concession  de  brevet  pour  l'Angleterre, 
du  fameux  bleu  céleste  dont  il  avait  été  question  dans  les  jour- 
naux, et  dont  on  avait  vu   l'effet  excellent  sur  plusieurs  peintures. 

Le  fabricant  envoyait  avec  cette  lettre  deux  mille  cinq  cents 
francs  pour  recevoir  immédiatement  et  avant  tout  autre  en  Angle- 
terre la  quantité  de  bleu  céleste  que  Glaudius  pourrait  fournir 
pour  la  dite  somme.  La  loyauté  dans  les  affaires  est  si  générale  en 
Angleterre,  qu'un  négociant  n'hésite  pas  à  envoyer  des  fonds 
d'avance,  se  fiant  à  la  conscience  et  à  la  probité  de  son  coirespon- 
25  Août  1873.  37 


578  REVUE  CANADIENNE. 

dant,  surtout  quand  celui-ci  est  recommandé,  comme  c'était  peut- 
être  le  cas  pour  Claudius. 

Ceci  mit  l'artiste  dans  une  grande  perplexité.  Il  ne  s'agissait  plus 
de  garder  pour  lui  un  secret  dont  il  pouvait  tirer  de  tels  revenus^ 
et  qui,  selon  toute  apparence,  à  voir  les  difficultés  qu'il  éprouvait 
maintenant  pour  vendre  ses  œuvres,  lui  produisait  peu  de  chose 
s'il  le  réservait  pour  ses  peintures 

Les  personnes  étrangères  au  commerce  ne  peuvent  s'imaginer 
le  profit  qu'on  tire  souvent  d'une  spécialité.  On  fait  fortune  avec 
un  nouveau  modèle  de  boutons,  une  pipe  brevetée,  une  carafe  à 
eau  de  seltz  bien  plus  vite  qu'avec  un  poëme,  malgré  l'empresse- 
ment bien  ^onnu  avec  lequel  chacun  recherche  aujourd'hui  un 
poëme  épique.  L'ingénieux  inventeur  des  allumettes  nouvelles 
sera  millionnaire  ;  le  bleu  admirable  dont  Claudius  avait  le  mono- 
pole pouvait  avoir  aussi  dans  l'industrie  mille  applications  utiles- 

Il  consulta  le  judicieux  Stanley. 

—  Je  me  doutais  presque,  dit  celui-ci,  que  vous  seriez  obligé  d'y 
venir.  Il  n'y  a  plus  à  hésiter  maintenant,  il  faut  prendre  un  brevet. 
Je  ne  connais  pas  la  législation  de  votre  pays,  mais  vous  avez  cer- 
tainement un  moyen  de  garantir  vos  droits. 

—  Dites  vos  droits,  à  vous,  interrompit  Claudius. 

—  Oh!  moi!  reprit  Stanley,  je  n'entendrais  rien  atout  cela. 
Vous  savez,  mon  ami,  je  vis  dans  les  espaces,  et,  si  je  n'avais  pas 
eu  le  bon  hasard  de  vous  rencontrer,  ce  procédé  serait  sans  doute 
resté  dans  mon  portefeuille  à  l'état  de  théorie.  C'est  votre  habileté 
qui  l'a  mis  en  lumière  ;  car,  ne  vous  y  trompez  pas,  Claudius,  si 
vous  êtes  un  peintre  habile,  vous  êtes  chimiste  et  praticien  expé- 
rimenté; vous  avez  de  plus  une  activité,  une  ardeur  au  travail 
qui  vous  assurent  le  succès.  Vous  ne  dérogerez  pas,  je  pense  ?  Si 
vous  vendez  vos  tableaux,  pourquoi  ne  vendriez-vous  pas  ce  qui 
sert  à  les  faire  ? 

—  Eh  bien,  s'écria  Claudius,  une  idée  !...  si  nous  formions  une 
associaiion?  la  maison  Claudius  Martel  et  Cie.,  qu'en  dites-vous? 
moi  je  serais  pour  la  fabrication,  et  vous  seriez  à  la  tête  de  l'ex- 
ploitation. 

—  Vous  me  faites  honneur,  dit  Stanley,  je  le  voudrais  ;  mais  je 
ne  vous  serais  d'aucun  secours  ni  comme  savoir-faire,  ni  comme 
argent;  nous  trouverons  mieux. 

Il  fut  décidé  enfin  que  Claudius  se  bornerait  pour  le  moment  à 
prendre  un  brevet,  et  à  fabriquer  sans  retard  autant  de  bleu  céleste 
qu'il  en  pourrait  fournir  au  négociant  anglais  pour  deux  mille 
cinq  cents  francs,  en  se  r^^servant  un  large  bénéfice. 

L'atelier  de  peinture  fut  transformé  pendant  quinze  jours  en 


LA  VEILLEUSE.  57^ 

usine.  On  osait  à  peine  introduire  un  ouvrier  étranger  auquel  oo 
cachait  le  procédé  de  fabrication.  Toute  la  famille  y  mettait  la 
main.  Pholoë,  avec  une  patience  infatigable,  employait  sa  journée 
à  faire  passer  sur  la  balance  la  poudre  impalpable.  Elle  en  formait 
des  petits  p;»quets  d'un  poids  égal  avec  une  précision  anglaise,  et 
elle  regardait  du  coin  de  l'œil  ses  peiniures  commencées  qui  res- 
taient au  même  point. 

—  Oh  I  inconstance  de  la  renommée,  disait  Glaudius,  en  regar- 
dant aussi  ses  amours  délaissés,  avoir  été  un  grand  peintre  et  en 
être  réduit  à  broyer...  du  bleu  ! 

Mais  il  en  prenait  son  parti,  en  songeant  au  bien-ôlre  de  la 
famille,  et  il  n'oubliait  pas  son  correspondant  de  Limoges  qui  ne 
demandait  qu'à  traiter  avec  lui. 

Au  milieu  de  ses  nouvelles  occupations  il  reçut  un  journal, 

—  Ah  !  ah!  dit-il,  est-ce  encore  un  petit  rayon,  un  reflet  de  ma 
gloire  ? 

Mais,  à  mesure  qu'il  lisait,  sa  figure  s-allongeait  et  ses  trait-; 
s'altéraient. 

—  Je  les  tuerai  !  dit-il  à  Stanley  qui  entrait  et  en  jetant  le  joîii'- 
nal  sous  ses  pieds. 

—  Qu'est-ce  donc,  mon  ami,  dit  Stanley  avec  le  plus  grand  tlegni»' 
en  ramassant  le  papier;  c'est  quelque  bavardage  de  journal  qui 
vous  met  dans  cet  état  ? 

—  Lisez  !  lisez!  interrompit  Glaudius  avec  une  exaltation  crois- 
sante. 

Un  chroniqueur  s'était  amusé  à  écrire  dans  son  coui'rier  .Ip 
Paris  : 

"  Nous  ne  savons  où  s'arrêtera  la  réclame;  un  peintn-  dont  l^ 
nom  et  les  œuvres  sont  encore  peu  connus  à  Paris  se  fait  compan^r 
dans  un  journal  de  Saint-Pétersbourg  à  l'illustre  madame  Jacotot, 
dont  tout  le  monde  connaît  les  chefs-d'œuvre.  Et  puis  cet  article 
louangeur  est  répété  maintenant  par  les  journaux  de  f^aris.  Le 
moy^'U  est  nouveau  ;  nous  le  recommandons  aux  renommées  en 
soufFi'nnce  ;  il  prouve  que  la  ligne  droite  n'est  pas  toujours  le  plus 
court  chemin  d'un  point  à  un  autre.  " 

—  Et  c'est  cela  qui  vous  met  en  fureur  ?  dit  Stanley,  en  riant. 

—  Il  n'y  a  peut-elre  pas  de  quoi  !  mais  ils  ne  le  porteront  pas  eus 
paradis.  Je  me  charge'de  leur  répondre. 

—  Mais  d'où  sortez-vous,  mon  ami  ?  comment,  vous  vous  adressez 
au  public  et  vous  ne  voulez  pas  que  le  public  vous  juge?  vous 
voulez  bien  des  applaudissements,  mais  rien  de  plus  ;  d'abord,  vous 
n'êtes  pas  nommé.  Vous  en  verrez  bien  d'autres  si  vous  devenez 
jamais  célèbre. 


580  REVUE  CANADIENNE. 

Vous  ne  savez  donc  pas  qu'on  ne  tire  sur  les  perdrix  que  lors- 
qu'elles s'élèvent  au-dessus  des  sillons  ?  Vous  ne  savez  pas  à  votre 
âge  que  le  signe  de  la  médiocrité,  c'est  le  silence  ou  l'indulgence 
de  la  presse  1  On  n'est  sévère  que  pour  ceux  qui  sont  forts.  Citez- 
moi  un  grand  nom  qui  n'ait  pas  été  accablé  de  sarcasmes  et  d'in- 
jures ?  c'est  du  moins  ainsi  chez  nous,  et  je  crois  que  vous  ne 
valez  guère  mieux. 

J'ai  lu  les  revues  de  votre  dernière  exposition  de  peinture. 
J'ai  trouvé  quelquefois  des  juges  équitables,  mais  j'ai  vu  élever 
bien  haut  des  réputations  d'un  jour  qu'on  fera  tomber  plus  tard 
comme  des  châteaux  de  cartes. 

Et  quant  aux  artistes  depuis  longtemps  estimés,  ceux  que  je 
m'attendais  à  voir  entourés  de  respect,  de  reconnaissance  pour  les 
chefs-d'œuvre  dont  ils  ont  illustré  votre  école,  on  leur  déclarait 
qu'ils  étaient  morts,  et  qu'il  fallait  céder  la  place  à  la  nouvelle 
génération,  espérance  de  l'avenir. 

Parlerai-je  de  vos  écrivains  les  plus  illustres  ?  vous  les  appelez 
aujourd'hui  perruques,  fossiles... 

Et  votre  Académie  ?  l'élite  de  votre  littérature  et  de  vos  arts  ; 
vous  n'avez  pas  assez  d'ironies  pour  lui  prouver  qu'elle  est  attelée 
par-derrière  au  char  du  progrès,  qu'elle  est  le  plus  grand  obstacle 
au  libre  développement  des  lettres  et  des  arts. 

Et  après  tout,  si  la  médiocrité  reçoit  parfois  une  correction 
méritée,  ne  doit-elle  pas  prendre  son  mal  en  patience,  en  se  trou- 
vant en  si  belle  et  bonne  compagnie  ! 

Voulez-vous  être  indépendant,  mon  cher  Claudius,  vous  mettre 
à  l'abri  des  vérités  ou  des  malices  de  la  critique  ?  vendez  du  drap 
ou  de  la  poudre  pour  les  dents. 

Ah  !  si  jamais  un  journal  venait  à  dire  que  votre  drap  n'est  pas 
de  première  qualité,  et  que  votre  dentifrice  n'est  pas  parfait,  un 
bon  procès  en  diffamation  vous  vengerait,  et  vous  accorderait  de 
larges  dommages  et  intérêts  pour  vous  indemniser  du  tort  causé  à 
votre  considération  commerciale.  Mais,  si  vous  êtes  un  écrivain, 
un  musicien,  un  artiste,  la  justice  ne  peut  rien  pour  vous. 

— C'est  affreux,  dit  Claudius  un  peu  consolé  en  comptant  ses 
compagnons  d'infortune. 

— C'est  comme  cela,  dit  Stanley  ;  mais,  puisque  vous  ne  pouvezi 
pas  vendre  du  drap,  vendez  du  bleu  céleste.  Après  tout,  vous  avez] 
eu  votre  jour.  Si  la  critique  vous  porte  aux  nerfs,  vivez  caché. 
Vous  ferez  de  l'art  pour  votre  agrément*. 

— Oh  !  mon  ami,  dit  Claudius  résigné,  en  lui  tendant  les  mainsJ 
vous  avez  autant  de  raison  que  de  bonté.  Je  ferai  tout  ce  que  vous] 
voudrez. 


LA  VEILLEUSE.  58t 

Il  fut  convenu  que  Stanley,  au  moyen  de  ses  nombreuses  rela- 
tions, chercherait  un  bailleur  de  fonds  qui  aurait  une  part  dans 
les  bénéfices,  tandis  que  GlauSius  garderait  la  gérance. 


XYI 

LA    LÉGENDE 

Pendant  que  Claudius  et  son  voisin  étaient  si  occupés  de  leur 
spéculation,  Ida  ren^arqiiait  avec  un  grand  désappointement  que 
Stanley,  qui  avait  sans  doute  suffisamment  observé  et  savait  tout 
ce  qu'il  voulait  savoir,  ne  i'écoutait  plus  avec  la  môme  complai- 
sance. Elle  se  permettait  de  trouver  qu'il  allait  bien  souvent  dans 
l'atelier  de  Claudius,  elle  prétexte  de  se  rendre  utile  pour  le  bleu 
céleste  lui  donna  aussi  ses  entrées  dans  l'atelier,  où  elle  tenait  à 
voir  ce  qui  se  passait. 

Il  faut  dire  que  Stanley,  qui  s'était  donné  tout  le  temps  de  la 
réflexion,  était  de  plus  en  plus  attiré  dans  cet  intérieur.  Il  appré- 
ciait aussi  chaque  jour  davantage  le  caractère  égal,  réservé,  modeste 
de  Pholoë  dont  la  simplicité  ne  s'était  pas  démentie,  et  qui,  tout 
occupée  de  sa  tâche,  ne  faisait  aucun  frais  pour  lui  plaire,  ce  qui 
lui  plaisait  beaucoup. 

Après  les  déceptions  qu'il  avait  éprouvées,  il  trouvait  enfin  le 
dévouement  qui  s'ignore,  la  grâce  naturelle.  Je  ne  parle  pas  delà 
beauté,  que  lui-même  n'aurait  pas  voulu  placer  dans  la  balance  ; 
cependant,  si  la  beauté  est  comme  le  zéro  qui  n'a  pas  de  valeur 
par  lui-même,  il  semble  qu'elle  multiplie  le  charme  des  dons  qu'elle 
accompagne.  De  plus,  les  circonstances  qui  s'étaient  présentées 
lui  faisaient  deviner  que,  sous  cette  sérénité  qui  est  le  privilège 
des  cœurs  courageux,  se  cachaient  des  émotions  qu'elle  était  trop 
fière  pour  laisser  paraître,  car  il  l'avait  mise  à  une  rude  épreuve 
en  ne  s'occupant  jamais  d'elle,  tandis  qu'il  écoutait  avec  familiarité 
sous  le  berceau  de  lilas  les  chants  de  la  sirène  Ida. 

Il  était  donc  heureux  de  comprendre,  que  si  sa  fortune  lui  ser- 
vait un  jour  à  sauver  cette  famille  de  la  ruine,  elle  servait  aussi 
les  intérêts  de  son  cœur. 

Quand  on  en  est  là,  la  dissimulation  est  difficile  au  plus  habile, 
et  les  intéressées  surtout  sont  clairvoyantes.  Le  regard  de  Stanley, 
autrefois  si  froid  et  si  voilé,  brillait  quelquefois  d'une  lumière 
qu'il  ne  pouvait  retenir,  sa  voix  toujours  si  assurée  était  quelque- 
fois émue. 


582  REVUE  CANADIENNE. 

Pholoë,  qui  ne  voulait  ou  ne  pouvait  pas  y  croire,  était  bien 
obligée  d'en  deviner  quelque  chose.     ■ 

Quant  à  la  malicieuse  Ida,  elle  avait  trop  d'instinct  pour  ne  pas 
voir  clairement  qu'elle  était  délaissée  et  sacrifiée,  et  elle  cherchait 
un  petit  moyen  de  vengeance  féminine  dont  l'occasion  ne  tarda 
pas  à  se  présenter. 

Le  bleu  céleste  était  expédié  à  Birmingham,  les  deux  mille  cinq 
cents  francs  étaient  encaissés  et  les  travaux  de  peinture  avaient 
recommencé  dans  l'atelier.  Ida  s'y  trouvait  un  jour  avec  Stanley 
qui  admirait  les  peintures  de  Pholoë  ;  ce  fut  un  supplice  pour  Ida, 
car  on  ne  pouvait  admirer  d'elle  que  ses  robes  et  ses  grâces. 
Stanley  prit  machinalement  un  petit  livre  bleu  qui  se  trouvait  sur 
la  table  de  Pholoë  :  c'était  une  légende  qu'on  commençait  à  voir 
entre  les  mains  des  jeunes  filles. 

—J'ai  entendu  parler  de  ce  petit  livre,  dit  Stanley,  on  dit  que 
ce  n'est  pas  mal. 

— Ça  se  laisse  lire,  dit  Glaudius  avec  indulgence,  sans  inter- 
rompre son  travail. 

—  Le  titre  est  attachant,  dit  Stanley  avec  un  sourire. 

— Si  c'est  un  mot,  dit  Glaudius,  il  est  joli,  surtout  pour  un  étran- 
ger, seulement ,  seulement,  il  n'est  pas  neuf! 

— Je  n'y  mets  pas  de  prétention,  dit  humblement  Stanley. 

— Père,  dit  Pholoë,  si  monsieur  voulait  prendre  le  livre,  je  viens 
de  lire  la  fin. 

— Mademoiselle,  dit  Stanley,  je  vous  remercie  ;  mais  je  vous 
avertis  que  je  suis  difficile  sur  les  dénouements  ;  cela  fmit-il  bien, 
au  moins? 

Ah  !  je  ne  dois  pas  vous  le  dire,  répondit-elle  ;  ce  serait  vous  ôter 
la  moitié  du  plaisir. 

—Et  vous,  mademoiselle,  qui  devez  vous  y  connaître,  dit  Stanley 
en  se  tournant  vers  Ida,  qu'en  pensez- vous? 

— Moi  ?  je  n'ai  jamais  pu  le  lire,  dit  Ida  en  prenant  le  livre  ;  et 
"Ce  que  j'en  ai  entendu  ne  m'en  a  pas  donné  envie.  H  paraît  qu'ils 
sont  tous  des  anges  là  dedans,  ajouta-t-elle  en  se  tournant  vers  la 
fenêtre  et  en  feuilletant  rapidement  le  volume.  Il  y  a  deux  sœurs 
qui  sont  la  vertu  même,  et  quant  au  héros,  il  me  fait  l'effet  d'un 
Prince  Charmant. 

— Ce  n'est  pas  votre  genre,  mademoiselle,  dit  Stanley  en  repre- 
nant le  livre  ;  vous  aimez  mieux  les  romans  à  aventures.  Eh  bien, 
puisque  vous' le  permettez,  je  vous  en  dirai  mon  avis. 

Le  livre  resta  quelques  jours  sur  le  bureau  de  Stanley  qui  était 
tout  occupé  à  d'autres  soins.  Un  jour  cependant  il  voulut  faire  con- 
naissance avec  la  légende,  et,  quand  il  fut  au  milieu  du  volume, 


LA  VEILLEUSE.  583 

il  trouva  un  billet  doux  attaché  avec  une  épingle.  Il  se  demanda 
si  Tépître  lui  était  adressée  ;  il  ne  connaissait  pas  l'écriture.  Il 
comprit  bientôt  que  c'était  la  plainte  d'un  amoureux  à  une  infidèle. 

— Voilà,  dit-il,  une  singulière  manière  de  ranger  sa  correspon- 
dance secrète. 

Le  billet  ne  portait  pas  d'adresse.  Mais,  il  faut  rendre  cette  jus- 
tice à  Stanley,  l'idée  ne  lui  vint  pas  un  instant  que  Pholoë  eût  pu 
mériter  ou  recevoir  une  semblable  missive,  et,  se  rappelant  diverses 
circonstances: 

— Ce  serait  plutôt....  j'y  suis,je  crois  que  j'y  suis. 

Et  il  chercha  dans  ses  papiers  une  adresse  qu'en  homme  prudent 
il  avait  conservée. 

— J'avais  bien  dit,  ajouta-t-il,  en  ajustant  les  morceaux  comme  un 
coupon  qu'on  met  en  regard  du  registre  à  souche  ;  j'avais  bien  dit 
que  l'autre  feuillet  n'était  pas  perdu  ! 

Mais  il  y  a  là  évidemment  une  perfidie  assez  bien  calculée  pour 
une  ingénue:  mademoiselle  Ida  aura  glissé  le  billet  dans  le  petit 
livre  qui  a  passé  par  ses  mains,  comme  le  poison  dans  une  coupe. 
Il  ne  tiendrait  qu'à  moi  d'être  flatté  de  cette  rivalité.  Toutefois 
ceci  dépasse  les  bornes  de  la  libre  concurrence.  Il  faudra  bien,  je 
le  vois,  que  j'intervienne  comme  la  justice  qui,  au  dernier  acte, 
rend  hommage  à  la  vertu  et  châtie  le  coupable. 

Et  il  plaça  avec  soin  dans  son  portefeuille,  comme  pièces  justi- 
ficatives, les  deux  fragments  qu'il  avait  réunis. 

XVJII 


LINVITATION 

C'est  ici  qu'il  faut  parler  des  projets  que  Slanley  avait  jusqu'à 
présent  si  bien  dissimulés,  mais  qu'il  sera  obligé  de  nous  laisser 
voir  à  nous,  ses  plus  intimes  confidents. 

Il  jouissait  en  silence  du  bonheur  le  plus  complet,  le  plus  pur 
réservé  à  un  homme  de  cœur.  Une  puissance  mystérieuse,  la 
puissance  de  l'or,  fécondée  encore  par  la  charrité,  lui  avait  ouvert 
tontes  les  portes.  11  avait  pu  pénétrer  au  sein  d'une  famille,  et  par 
sa  discrétion,  sauver  une  jeune  fille  des  angoisses  qu'elle  paraissait 
souffrir  en  songeant  à  l'état  de  sa  mère.  Il  avait  inventé  pour  l'ar- 
tiste délaissé  des  ressources  factices,  et  lui  avait  préparé  des  occu- 
pations utiles  et  lucratives,  en  le  faisant  renoncer  par  degrés  à  ses 
illusions,  après  lui  avoir  fait  toutefois  la  plus  innccen'e  des  chari- 


584  REVUE  CANADIENNE. 

tés,  celle  d'un  peu  de  gloire,  romme  la  mère  berce  l'enfant  qu'elle 
veut  endormir.  Il  avait  pu  faire  tout  cela,  et  bien  autre  chose,  et 
il  lui  restait  à  jouir  de  son  œuvre. 

Sa  fortune  s'était  accumulée  en  des  mains  fidèles,  et  sans  qu'il  y 
songeât,  en  regardant  les  étoiles.  Il  en  avait  senti  le  prix  lorsque 
baissant  les  yeux  vers  la  terre,  il  avait  deviné  combien  ces  trésors 
inutiles  en  ses  mains  pouvaient  faire  d'heureux  s'il  en  semait  seule- . 
ment  une  partie  autour  de  lui.  Et  il  remerciait  Dieu  de  l'avoir 
choisi  pour  instrument  et  pour  dispensateur,  comme  si  la  Provi- 
dence voulait  le  dédommager,  par  des  plaisirs  si  purs,  des  souf- 
frances qu'il  avait  endurées  en  cherchant  le  bonheur  dans  d'autres 
voies. 

La  saison  s'avançait  on  était  en  automne,  et  avait  fait  bien  du  che- 
min depuis  que  ses  lilas  n'étaient  plus  en  fleur.  Il  devenait  plus 
assidu  chez  ses  voisins  dont  la  reconnaissance  le  touchait.  La  vue 
de  madame  Martel  s'améliorait  tous  les  jours  ;  le  dimanche  on  l'a- 
vait revue,  accompagnée  de  sa  fidèle  Pholoë,  à  Saint-Jacques-du- 
Haut-Pas.  Elle  avait  repris  la  direction  de  sa  maison,  et  afin  d'al- 
léger la  tâche  de  Pholoë,  qui  avait  encore  trouvé  le  temps  de  s'oc- 
cuper des  enfants,  elle  avait  rappelé  près  d'elle  Sam  et  Noémi, 
qu'elle  faisait  travailler  et  qui  répondaient  docilement  à  ses  soins 
maternels. 

Les  enfants  tenaient  leur  livre  et  apprenaient  leur  leçon  quand 
Stanley  fut  introduit. 

Madame  Martel,  le  recevant  avec  empressement,  lui  exprimait 
combien  elle  lui  avait  d'obligations. 

— Sans  vpus,  lui  disait-elle,  que  le  hasard  nous  a  amené  comme 
im  envoyé  de  Dieu,  je  ne  verrais  pas  mes  enfants,  et  Glaudius, 
encore  livré  à  toutes  ses  illusions  de  peinture,  n'aurait  pas  trouvé 
un  moyen  plus  assuré  de  pourvoir  aux  besoins  de  sa  famille;  car 
j'avais  peu  de  confiance  dans  cette  vogue  passagère  que  je  ne  puis 
m'expliquer. 

— Il  faut  prendre  le  bien  quand  il  vient,  dit  Stanley,  j'ai  été  char- 
mé de  lui  voir  quelque  satisfaction  de  ce  côté,  car  il  aime  son  art 
à  la  passion. 

— Et  puis-je  oublier,  reprit  madame  Martel,  la  délicatesse  avec 
laquelle  vous  m'avez  fait  essayer  un  remède  si  efficace,  sans  vouloii 
m'en  avertir,  pour  m'épargner  une  déception  en  cas  de  non  succès  ? 
Le  secret  a  été  bien  gardé  par  vos  confidents  ;  je  ne  l'ai  pas  su  que 
le  jour  oij  votre  lumière  magique  m'a  fait  voir  près  de  moi  ma 
chère  fille  éclairée  au  milieu  des  ténèbres  ;  vous  en  souvenez  vous  ? 

— Je  m'en  souviens,  répondit  Stanley;  et  qu'est-ce  que  cela 
prouve,  madame?  sinon  que,  même  sans  fortune,  on  a  quelquefois 


LA  VEILLEUSE.  58S 

le  bonheur  de  se  rendre  utile  ;  le  cœur  supplée  à  ce  qui  nnanque, 
quand  il  rencontre  des  êtres  dignes  d'intérêt  ;  et,  sans  vouloir  bles- 
ser votre  modestie,  quoi  de  plus  touchant  que  la  cause  qui  vous  a 
privée  de  la  vue,  que  le  travail  persévérant  de  votre  Hiari,  que  le 
dévouement  si  tendre  de  votre  fille  aînée,  que  l'aimable  nature  de 
vos  jeunes  enfants  qui  lui  ressembleront,  j'en  suis  siir,  ajouta-t-il 
en  regardant  Noémi. 

Les  enfants  n'attendaient  qu'un  signe  pour  laisser  leurs  livres,  et 
se  jeter  dans  les  bras  de  Stanley  dont  la  bonté  les  attirait. 

— Madame,  continua-t-il  en  tenant  le  gentil  Sam  sur  ses  genoux 
et  en  prenant  la  main  de  Noémi,  qui  se  tenait  près  de  lui, 
j'ai  encore  une  consultation  à  vous  donner,  puisque  vous  avez  tant 
de  confiance  dans  votre  docteur. 

— Je  me  suis  si  bien  trouvée  de  vos  avis  que  j'aurais  bien  mau- 
vaise grâce  à  ne  pas  les  écouter. 

— Mais  ce  n'est  pas  tout  :  il  faut  me  promettre  de  vous  y  confor- 
mer, dit  Stanley  en  suppliant. 

— Monsieur  Stanley  ne. peut  exiger  que  des  choses  praticables,  et 
ce  n'est  pas  beaucoup  s'engager... 

— Je  vous  prends  au  mot,  dit  Stanley,  et  voici  ma  proposition  : 
vous  vivez  ici  trop  retirée  et  trop  sédentaire,  madame;  et  après 
cette  longue  maladie,  je  le  sais  par  expérience,  il  vous  faut  absolu- 
ment un  changement  d'air. 

— Je  ne  doute  pas  que  le  conseil  soit  bon,  mais  les  docteurs  pres- 
crivent souvent  des  moyens  de  guérison  inexécutables  et  envoient 
aux  eaux  ceux  qui  ne  peuvent  payer  le  voyage. 

— Aussi,  dit  Stanley,  je  ne  propose  ce  moyen  que  parce  que  j'ai 
tout  prévu.  Un  de  mes  amis,  qui  vient  d'acheter,  près  de  Paris, 
une  belle  propriété  dans  une  position  délicieuse,  mH  à  ma  dispo- 
sition, dans  un  enclos  tout  à  fait  séparé  (remarquez  bien  ceci),  un 
vaste  chalet  meublé  dont  je  ne  puis  faire  aucun  usage  ;  n'est-ce 
pas  le  cas  d'en  profiter  pour  vous  voir  jouir  tous,  une  fois  en  pas- 
sant de  ce  bien-être  que  les  Parisiens  occupés  peuvent  si  rarement 
se  donner  ? 

— Mais  voyez  donc,  dit  madame  Martel  en  se  récriant,  si  cela  est 
acceptable,  avec  la  meilleure  volonté  du  monde  ! 

— Croyez-vous,  madame,  que  je  vous  le  proposerais  si  ce  n'était 
disposé  pour  l'entière  convenance  de  votre  famille  ? 

— La  question  n'est  pas  là.  Je  suis  sûre  que  c'est  trop  beau  ; 
mais  est-ce  une  raison  pour  commettre  une  telle  indiscrétion  ?  car, 
enfin,  vous  n'êtes  pas  chez  vous. 

— Ah  !  c'est  bien  à  peu  près.  Je  ferais  grand  plaisir  à  mon  ami, 
et  les  clefs  sont  dans  mes  mains. 


586  REVUE  GANADJEJNNE. 

— Laissez-moi  le  temps  de  réflécliir,  dit  madame  Martel,  que 
cette  insistance  embarrassait.  Si  cette  otfre  était  faite  par  tout 
autre,  je  vous  assure  que  je  ne  voudrais  pas  en  entendre  parler  mais 
nous  vous  avons  tant  d'obligations... 

— Eh  bien,  vous  me  forcez  à  m'en  prévaloir,  interrompit  Stanley 
en  riant  ;  service  pour  service  1  Je  demande  que  vous  profiliez  des 
derniers  beaux  jours  d'automne  ;  j'exige,  s'il  le  faut,  que  vous 
veniez  voir,  sous  la  plus  fraîche  verdure,  un  des  plus  beaux  sites 
des  environs. 

— Gomment  oser  se  refuser  à  tant  d'instances?  dit  madame  Mar- 
tel à  moitié  vaincue.     Mais  Claudius... 

— Oh  !  ne  vous  embarrassez  pas  de  lui.  Je  serai  obligé,  dans 
tous  les  cas,  de  le  conduire  à  celte  campagne,  car  c'est  là  que  je 
trouve  un  commanditaire  des  plus  accommodants  pour  l'organisa- 
tion de  sa  fabrique. 

Pholoë  entrait  à  ce  moment,  et  les  enfants  courant  à  sa  ren- 
contre lui  apprenaient  en  sautant  autour  d'elle  qu'on  partait  pour 
la  campagne,  ce  à  quoi  elle  ne  pouvait  rien  comprendre. 

—Figure  toi,  mon  enfant,  dit  madame  Martel,  que  M.  Stanley 
veut  nous  enlever  tous.     Est-ce  raisonnable? 

— Mademoiselle  n'a  pas  la  parole,  s'écria  Stanley,  ce  n'est  pas  la 
raison  qui  doit  parler  aujourd'hui  ;  c'est  votre  cœur,  madame,  et 
vous  ne  voudrez  pas  me  faire  de  la  peine. 

Cette  partie  improvisée  fut  donc  convenue  ;  il  fut  décidé  qu'elle 
aurait  lieu  très  prochainement  et  qu'on  allait  s'occuper  des  prépa- 
ratifs de  départ, 

—  Quel  malheur,  mademoiselle,  dit  Stanley,  que  nous  ne  puis- 
sions finir  notre  excursion  comme  finit  la  légende  que  vous  avez 
bien  voulu  me  prêter  et  que  je  vous  rapporte  ;  la  famille  resterait 
au  chalet  au  lieu  d'y  passer  la  Fin  de  la  saison.  Mais  les  romanciers 
ont  leurs  coudées  franches,  et  j'admire  toujours  comme  tout  leur 
semble  facile  à  arranger  ;  tandis  que  nous  qui  vivons  de  la  vie 
réelle,  nous  retournerons,  vous  à  votre  bleu  céleste,  et  moi  à  mon 
observatoire  ;  mais  il  faut  prendre  les  bons  moments  quand  ils 
passent  ;  il  y  a  assez  de  mauvais  jours.  Merci  donc  mille  fois,  et  à 
bientôt. 

— Ce  n'était  pas  si  facile  !  se  dit-il  encore  en  rentrant  chez  lui 
tout  heureux  de  son  succès. 


LA  VEILLEUSE.  587 

XIX 

MONSIEUR    LECOMTE 

— A  l'œiivre,  se  dit  Stanley  tout  joyeux  en  écrivant  quelques 
lettres. 

Et,  en  vérité,  la  conjonction  astronomique  la  plus  intéressante 
se  serait  accomplie  ce  jour-là  dans  le  ciel,  nous  croyons  qu'il  n'y 
aurait  pas  regardé,  car  il  commençait  à  entrevoir  le  ciel  plus  près 
le  lui.    Un  étranger  fut  introduit. 

— Enfin,  vous  voilà,  mon  cher  Lecomte,  lui  dit-il;  nos  affaires 
marchent-elles  comme  vous  voulez  ? 

— Parfaitement,  dit  Lecomte  en  posant  sur  la  table  une  liasse  de 
papiers. 

Lecomte  était  un  homme  d'une  belle  prestance,  encore  jeune, 
au  teint  coloré,  au  regard  vif  et  assuré,  un  homme  à  tout  faire. 
Après  avoir  perdu  beaucoup  d'argent  dans  la  déroute  d'un  ban- 
quier, il  avait  été  sauvé  par  la  générosité  de  Stanley  dont  il  avait 
connu  la  famille  en  Angleterre,  et  il  lui  était  dévoué  sans  réserve. 
C'est  en  ses  mains  intelligentes  qu'avait  prospéré  la  fortune  consi- 
dérable de  Stanley  dont  il  était  l'intendant,-  le  factotum  habile  et 
quelquefois  l'ageni  secret. 

— Vous  êtes  un  homme  admirable,  dit  Stanley  en  parcourant 
quelques  papiers;  comment  jamais  reconnaître... 

— Mon  cher  maître,  dit  Lecomte,  ce  que  vous  avez  fait  pour  moi 
est  si  rare,  et  ce  que  j'ai  fait  pour  vous  est  si  simple  ! 

—  Simple  !  dit  Stanley  en  regardant  à  la  porte  s'ils  étaient  bien 
seuls,  vous  appelez  pela  simple  !  Vous  trouvez  des  acheteurs  pour 
dévaliser  l'ateli^^rd'un  peintre  inconnu,  et  après  cela  des  marchan- 
deurs qui  déclarent  que  le  peintre  a  baissé  et  qu'ils  n'en  veulent 
plus.  Vous  faites  parler  les  journaux  du  nord  et  du  midi  à  votre 
fantaisie.  Et  puis  vous  vous  mettez  à  exploiter  le  bleu  céleste 
comme  si  vous  aviez  toujours'vendu  des  couleurs,  et  cette  fois, 
vous  nous  trouvez  des  acheteurs  sérieux  pour  la  fabrique  que  nous 
voulons  fonder  ;  et  c'est  encore  vous  qui  organisez  l'établissement 
en  obtenant  la  maison  d'habitation  à  laquelle  je  tenais  et  dont  on 
ne  voulait  pas  se  dessaisir!  Et,  à  propos,  dites-moi  ;  comment  avez- 
vous  fait  pour  avoir  la  maison  ? 

—  C'est  mon  secret  ;  à  la  guerre  comme  à  la  guerre,  vous  en 
aviez  besoin,  et  pour  vous  servir... 

^  — Mais  enfin,  vous  n'avez  pu  vous  en  emparer  malgré  eux  ? 


588  REVUE  CANADIENNE. 

— Moi  ?  je  n'ai  pas  paru  dans  le  pays  ;  seulement  j'ai  fait  acheter 
un  terrain  à  côté,  et  j'ai  improvisé  une  chaudronnerie,  de  sorte 
que  dès  le  matin... 

— Les  malheureux  ! 

— Ils  n'ont  demandé  qu'à  sortir  en  se  bouchant  les  oreilles. 

— Eh  bien,  ce  n'est  pas  loyal,  dit  Stanley  d'un  air  mécontent  ;  il 
y  a  une  mesure.... 

— Oh  !  ne  les  plaignez  pas  ;  ils  nous  ont  fait  assez  de  mauvais 
tours;  et,  après  tout;  ils  se  sont  fait  largement  payer  une  maison 
qu'ils  avaient  eue  pour  rien. 

— A  la  bonne  heure  ;  mais,  diles-moi,  puisque  vous  êtes  un 
homme  si  précieux,  vous  êtes  Lecomle....  de  quelque  chose,  vous 
êtes  né  quelque  part. 

— A  la  pointe  Saint-Eustache,  dit  Lecomte,  voilà  bientôt  trente 
six  ans  ;  comme  le  trmps  passe  ! 

— Le  comte...  de  Paris  !  dit  Stanley  en  réfléchissant,  ce  serait 
trop  dire;  et  Lecomte  tout  court,  ce  n'est  pas  assez. 

— Mais  je  ne  suis  pas  Lecomte  tout  court,  dit  l'autre  en  se  ren- 
gorgeant; je  n'y  tiens  pas,  mais  nous  signons  dans  les  actes  Lecomte- 
Daval,  pour  nous  distinguer  des  Lecomle-Baudrimontj  Lecomte-Cousté 
et  de  tous  les  Lecomte  de  Paris. 

— Vous  parlez  d'or,  mon  ami,  c'est  ce  qu'il  me  fallait,  je  ne  vous 
voudrais  pas  autrement.  Eh  bien,  puisque  vous  voulez  satisfaire 
mes  fantaisies,  du  reste  bien  innocentes,  c'est  M.  Lecomte-Daval 
qui  nous  recevra  dans  sa  villa  de  Luciennes  et  qui  fera  les  hon- 
neurs du  chalet  réservé  à  nos  amis. 

— Je  ne  fais  que  rentrer  dans  mes  droits,  dit  Lecomte  en  se 
regardant  avec  complaisance  dans  la  glace,  et  il  me  semble  que 
c'est  un  nom  que  je  porte  avec  aisance. 

— Parfaitement,  monsieur  lecomte^  dit  Stanley  en  slnclinant  : 
maintenant  je  vais  vous  présenter;  souvenez-vous  que  vous  êtes 
tout  et  que  je  ne  suis  rien,  que  je  n'entends  rien  à  votre  affaire. 

En  traversant  le  jardin,  ils  rencontrèrent  sur  leur  passage  les 
enfants  et  la  beauté  errante  qui  les  accompagnait  souvent. 

— Mademoiselle  Ida  Hermel,  dit  Stanley  à  Lecomte  ;  monsieur 
Lecomte-Daval,  ajouta-t-il  en  le  présentant  à  la  jeune  fille. 

On  échangea  un  salut  cérémonieux. 

— La  belle  personne  !  dit  Lecomte  en  se  dirigeant  vers  l'atelier. 

— N'est-ce  pas  qu'elle  est  charmante  ?  répondit  Stanley  à  voix 
basse  ;  je  voulais  essayer  l'effet  de  vo'.re  titre  ;  — ça  va  supérieure- 
ment ! 

Nous  passons  sous  silence  les  visites  de  présentation  chez  Glau- 
dius  où  l'on  décidi  que  les  affaires  seraient  traitées  plus  librement 


I 


LA  VEILLEUSE.  589 

à  la  campagne,  et  chez  madame  Martel  où  il  fut  convenu  que  le 
lendemain  matin  une  voilure  viendrait  prendre  la  famille.  Là 
cependant  se  présenta  un  incidentqui  semblait  inattendu.  Madame 
Hermel  venait  d'arriver  de  Vernon,  pour  passer  quelques  jours 
près  de  sa  sœur  et  de  sa  fille,  pendant  que  les  ouvriers  embellis- 
saient, sous  la  direction  de  M.  Hermel,  la  nouvelle  maison  de  cam- 
pagne qu'il  avait  achetée  à  Vernon. 

— Gomme  c'est  commode  î  dit  madame  Hermel  avec  humeur. 
Encore  si  vous  m'aviez  prévenue  !  Si  vous  emmenez  Ida,  je  me 
demande  ce  que  je  vais  faire  à  Paris;  et  si  vous  la  laissez,  la  pauvre 
enfant  va  bien  s'ennuyer  en  pensant  que  vous  vous  amusez  ;  ne 
pouvez-vous  remettre  de  quelques  jours  ? 

— Faison's  mieux,  dit  Lecomte,  qui  avait  été  très-aimable  et  qui 
tenait  à  faire  voir  qu'il  était  un  parfait  gentilhomme  :  —  je  ne  puis 
me  permettre,  dit-il  à  madame  Martel,  d'inviter  madame  votre 
sœur;  mais  si  vous  pouviez  l'engager  à  partager  cette  modeste  et 
cordiale  hospitalité,  je  vous  préviens  qu'il  y  a  largement  place  pour 
tous  dans  votre  chalet. 

—xCe  serait  vraiment  pour  le  mieux,  fit  observer  Stanley. 

— Quel  bonheur!  dit  Ida  en  embrassant  sa  mère,  sans  attendre 
sa  décision. 

— Mai^  voyez  donc  comme  nous  allons  vous  importuner,  dit 
madame  Hermel  en  faisant  des  façons;  non,  je  retourne  à  Vernon. 

— Nous  le  souffrirons  pas,  madame,  dit  Lecomte  ;  demain  deux 
voitures  seront  à  votre  porte  ;  tout  le  monde  aura  ses  aises. 

— Puisque  M.  le  comte  l'exige,  dit  madame  Hermel  en  s'incli- 
nant... 

Chacun  se  sépara;  le  reste  du  jour  fut  employé  en  préparatifs 
qui  faisaient  jouir  par  avance  de  tout  le  plaisir  qu'on  se  promettait. 

Ida  et  sa  mère  se  mirent  à  fréter  des  caisses  monumentales;  et 
Claudius  leur  fit  observer  en  passant  qu'une  berline  ne  pourrait 
porter  une  maison. 

XX 

LA    PARTIE    DE    CAMPAGNE 

Le  lendemain,  tout  le  monde  était  sous  les  armes  de  bonne 
heure.  Les  toilettes  étaient  ce  qu'on  peut  les  attendre  du  carac- 
tère de  chacun.  Pholoë  était  toute  charmante  avec  sa  robe  grise 
et  son  frais  chapeau  de  paille.  Sa  cousine  avait  une  tenue  d'ama- 
20ne,  avec  l'irrésistible  chapeau  à  plume  traînante  qui  lui  donnait 


590  REVUE  CANADIENNE. 

l'air  d'un  beau  page.  Madame  Hermel,  avec  son  cachemire,  n'a- 
vait pas  de  peine  à  éclipser  le  manlelet  de  madame  Martel.  Clau- 
dius,  dont  la  tenue  était  souvent  négligée,  s'était  cru  obligé  de 
s'habiller  comme  un  notaire.  Quand  à  Stanley,  il  avait  un  habit 
de  campagne  d'une  grande  simplicité. 

Deux  voitures  arrivèrent  de  bonne  heure  avec  des  cochers  et 
domestiques  en  belle  tenue,  et  M.  Lecomte-Daval  descendit  de  la 
première.  Jamais  madame  Quatremain  n'avait  vu  rien  de  pareil 
depuis  le  mariage  du  propriétaire. 

— Ça  ne  peut  être  que  le  futur  de  la  princesse,  dit-ellè  ;  car  c'est 
ainsi  que  dans  la  loge  on  appelait  Ida,  qui  ne  saluait  jamais.  Un 
petit  signe  de  tête  seulement  en  passant,  comme  Pholoë,  et  elle  se 
serait  fait  aimer  ;  mais  une  portière,  est-ce  qu'on  voit  ça? 

— Ce  n'est  pas  ce  petit  ange  de  Pholoë,  dit-elle  en  bougonnant, 
qui  aurait  des  bonheurs  comme  ça;  non,  celle-là,  elle  restera  à  la 
pioche  toute  sa  vie,  et  vous  appelez  ça  de  la  justice  ?  Oui,  vas-jr 
voir  !  et  elle  se  campa  sur  sa  porte  pour  ne  rien  perdre  du  cortège 
qui  défilait. 

— Madame,  veuillez  d'abord  monter,  dit  Lecomte  à  madame 
Martel  avec  empressement;  c'est  à  vous  que  nous  faisons  les  hon- 
neurs et  vous  appellerez  près  de  vous  ceux  que  vous  voudrez 
favoriser.  ^ 

Après  diverses  cérémonies  qui  n'empêchèrent  pas  les  choses  de 
s'organiser  selon  un  programme  prémédité,  la  première  voiture 
contenait  madame  Martel  accompagnée  de  ses  trois  enfants  et  de 
Stanley.  ' 

Dans  l'autre  voiture,  Claudius  avait  pi'is  place  près  des  deux  élé- 
gantes, mademoiselle  Ida  et  sa  mère,  et  M.  ijecomte  leur  tenait 
compagnie. 

On  chargea  sur  les  voitures  tout  ce  qu'on  put  prendre  des 
bagages,  sans  danger  pour  les  voyageurs  ;  mais  il  resta  une  gi-ande 
caisse. 

— Ce  sont  mes  robes!  s'écriait  Ida  avec  désespoir. 

— Je  vous  avais  prévenues,  dit  Glauaius,  que  c'est  un  train 
express,  nous  ne  prenons  pas  de  mirchaudises  T  Mais  la  robe  est 
superbe,  elle  emplit  la  voilure,  que  veux  tu  de  plus  ? 

Reine,  qui  était  toute  fière  de  la  pi'ospérité  inattendue  de  la 
famille,  se  tenait  à  la  poi'lière  de  la  voiture  en  pleurnichant  et  en 
disant  à  sa  petite  Pholoë  de  bien  s'amuser. 

— Nous  n'avons  pas  de  monnaie,  ma  bonne  femme,  cria  un 
laquais  en  fermant  la  portière. 

—  Pauvre  Reine  !  dit  tout  bas  Pholoë,  qui  souffrait  de  cette  mé- 
prise ;  tu  viendras  nous  voir,  nous  t'enverrons  chercher;  et  elle  lui 


LA  VEILLEUSE.  591 

tondit  la  main.    Cette  petite  scène  n'avait  pas  échappé  à  Stanley 
qui  n'eut  l'air  d'en  rien  voir. 

Reine  ayant  fait  ses  adieux,  rentrait  à  la  maison  en  traînant  la 
grande  caisse  qui  était  restée  sur  la  porte,  et  elle  disait  en  riant  à 
madame  Quatremain  qui  poussait  le  colis  :  Gomme  la  maison  va 
être  triste  ! 

Les  équipages  se  dirigèrent  avec  rapidité  par  Neiiilly  et  l'an- 
cienne route  de  Saint-Germain,  bien  abandonnée  aujourd'hui. 
Stanley  jouissait  de  tout  le  plaisir  que  paraissait  goûter  son  ai- 
mable et  simple  entourage  et  expliquait  aux  enfants  tout  ce  qu'ils 
voulaient. 

Dans  l'autre  voiture  les  deux  dames,  bien  qu'elles  fussent  un 
peu  gênées  par  le  satirique  Glaudius,  se  mettaient  en  frais  de  beau 
langfige  avec  M.  Lecomte,'et  mademoiselle  Ida  envoyait  quelque 
peu  ses  beaux  yeux  en  commission. 

Après  avoir  bi-ûlé  Nanterre,  Rueil  et  Bougival,  on  s'arrêta  en 
haut  de  la  côte,  non  loin  des  aqueducs  qui  embellissent  le  paysage^ 
à  la  grille  d'im  beau  jardin,  sur  la  route  qui  conduit  de  Saint-Ger- 
main à  Versailles  et  qui  a  vu  passer  tant  de  fois  les  splendides  cor- 
tèges du  grand  roi. 

A  travers  la  grille  on  voyait  au  fond  du  jardin,  sur  une  pelouse 
couronnée  de  vieux  châlaigniers,  l'élégante  villa  qui  se  détachait 
sur  le  fond  bleu  du  ciel. 

M.  Lecomle-Daval,  après  avoir  fait  entrer  la  compagnie  dans  une 
vaste  salle  à  manger  où  une  collation  était  servie,  conduisit  avec 
Stanley  la  famille  jusqu'au  chalet  qui  lui  était  réservé  à  mi-côte 
dans  le  parc.  Leâ  balcons  avancés,  enguirlandés  de  clématite  et 
de  glycines  qui  fleurissent  jusqu'en  automne,  étaient  abrités  par 
des  toits  en  parasol  qui  encadraient  les  tableaux.  Le  regard  em- 
bra'îsail  d'un  côté  la  terrasse  et  la  forêt  de  Saint-Germain  et  de 
l'autre  Marly,  Bougival  et  toutes  ces  belles  collines  baignées  par 
la  rivière  indolente.  Au  loin  la  vue  s'étendait  sur  un  horizon  sans 
limites  qui,  par  ce  soleil  d'automne,  se  perdait  dans  une  légère 
vapeur  rose. 

— Quel  splendide  spectacle  !  s'écriait  Glaudius  en  se  croisant  les 
bras. 

— Vous  êtes  chez  vous,  dit  Leoomte,  et  ces  timbres  répondront  à 
tous  vos  désirs.  Il  sonna  un  timbre,  une  femme  de  chamj)re  parut 
pour  attendre,  les  ordres,  et  il  se  retira  avec  Stanley  en  saluant 
profondément. 

Cependant  personne  ne  voulait  rester  enfermé  ;  on  se  rencontra 
dans  le  parc  dont  il  fallait  voir  toutes  l 's  beautés,  et  les  eaux  jail- 
lissantes, et  les  gr  tles  ta[is  éi  s  de  v  rduie,  et  ks  surprises. 


592  REVUE  CANADIENNE. 

M.  Lecomte  avait  déjà  offert  son  bras  à  madame  Hermel  ;  et 
mademoiselle  Ida,  en  fille  bien  élevée  qui  ne  quitte  pas  sa  mère, 
était  partie  de  ce  côté. 

Ce  fut  Stanley  qui  resta  pour  accompagner  la  famille  Martel. 
Claudius  avait  déjà  pris  le  bras  de  sa  femme  ;  il  parcourait  avec 
elle  les  allées  tournantes  en  pente  douce,  la  quittait  quelquefois 
pour  se  jeter  dans  un  ravin  qu'il  remontait  en  courant,  car  il  était 
fier  de  son  agilité,  et  il  jouissait  comme  un  grand  enfant  de  ces 
heures  de  récréation,  lui  qui  ne  prenait  jamais  aucun  plaisir. 

— Mademoiselle  Pholoë,  dit  Stanley,  qui  tenait  Noémi  par  la 
main,  tandis  que  Sam  courait  après  son  père,  la  liberté  de  la  cam- 
pagne me  permet  de  vous  offrir  mon  bras,  et  vous  n'avez  pas  le 
choix. 

Pholoë  prit  son  bras  sans  rien  dire.  Jamais  conversation  plus 
insignifiante  que  celle  qui  s'engagea  entre  ce  groupe  de  prome- 
neurs, et  jamais  entretien  ne  fut  plus  doux.  Les  réponses  qu'ils 
faisaient  à  Noémi  étaient  le  plus  souvent  le  moyen  qu'ils  avaient 
d'entendre  leur  voix  ;  mais  eux-mêmes  ils  n'entendaient  pas  ce 
qu'ils  disaient.  Une  voix  plus  puissante,  celle  qui  tombe  des  buis- 
sons, qui  germe  des  gazons,  qui  émane  des  fleurs,  qui  glisse  des 
sources,  cette  voix  leur  disait  : 

— N'avez-vous  pas  souffert?  N'etes-vous  pas  dignes  l'un  de  l'autre 
—Aimez-vous?  Et  si  vous  vous  aimez,  pourquoi  ne  pas  le  dire  ? 

Mais  il  y  a  tant  de  bonheur  dans  ce  qui  est  caché  et  dans  ce  qui 
€st  deviné,  qu'ils  ne  le  disaient  pas. 

L'autre  conversation  avait  été  plus  animée  et  en  même  temps  plus 
littéraire.  Madame  Hermel  avait  fait  valoir  les  avantages  de  sa 
fille.  Elle  avait  amené  l'entretien  sur  la  musique  et  sur  l'histoire. 
Et,  s'arrôtant  pensive  près  d'un  ruisseau  d'eau  vive  : 

— Ida,  lui  dit  elle,  mon  Ida,  te  souviens-tu  de  la  romance  du 
Saule^  la  Feuille  de  saule  !  M.  le  comte,  ma  fille  est  si  sensible  qu'elle 
ne  pouvait  chanter  cette  ramance  sans  pleurer.  Tu  sais,  mon 
enfant  ;  tâche  donc  de  te  souvenir. 

— Non,  dit  Ida,  je  sens  que  je  serais  tropémue. 

Les  divers  groupes  de  la  société  se  réunirent,  et  on  rentra  dans 
la  maison  qu'on  aurait  pu  appeler  château,  où  un  grand  dîner 
avait  été  préparé,  les  invités  ayant  d'ailleurs  toute  liberté  et  facilité 
de  se  fa'ire  servir  chez  eux  les  jours  suivants. 

Le  ^îner  fut  animé   et  amusant.    Stanley  avait  plus  de  laisser 
aller  qu'à  l'ordinaire,  et  Claudius,  qui  avait  commencé  par  être  le 
plus  cérémonieux,  fut  bientôt  le  plus  à  son  aise,  malgré  son  habit 
noir  et  sa  cravate  blanche  dont  il  n'avait  pas  Thabitude. 
k,  Après  le  dîner  on  essaya  encore  une  petite  promenade,  mais  les 


LA  VEILLEUSE.  593 

soirées  étaient  déjà  fraîches  ;  on  rentra  au  salon,  on  causa,  on  fit 
nn  peu  de  musique.  La  Feuille  de  saule  fut  généralement  de  nan- 
dée  ;  îda  la  chanta  avec  ses  larmes,  et  sa  mère  l'accompagna  avec 
sa  tête  et  son  pied. 

— Si  nous  faisions  une  tournée  de  grands  hommes  pour  tuer  le 
temps  ?  dit  madame  Hermel  dans  un  intermède. 

— On  va  servir  le  thé,  dit  avec  embarras  Lecomte,  qui  n'avait 
jamais  entendu  parler  de  cette  tournée  de  grands  hommes  ;  et  il 
demanda  à  Glaudius  ce  que  ce  pouvait  être. 

— Connais  pas  !  dit  Glaudius  en  s'inclinant  vers  madame  Hermel. 

—  Comment  vous  ne  connaissez  pas  ce  jeu  ?  dit  madame  Hermel, 
c'est  charmant  1  Tenez,  on  pense  un  grand  homme,  on  vous  dit 
les  particularités  qui  se  rattachent  à  ce  personnage,  le  temps  où  il 
vivait,  quelques  traits  de  sa  vie,  et  si  vous  ne  devinez  pas,  vous 
donnez  un  gage. 

— Je  ne  vous  donnerai  rien  du  tout,  s'écria  Claudius,  prêtez-moi 
un  dictionnaire  de  Douillet  et  j'en  saurai  plus  qne  vous. 

— Mais  précisément  ;  c'est  un  exercice  de  mémoire,  reprit  ma- 
dame Hermel,  c'est  là  le  mérite.  Tiens,  ma  fille  !  pense  donc  un 
grand  homme  ? 

Ida  se  mit  au  milieu  du  salon,  en  face  de  Claudius,  et  semblable 
à  la  statue  de  la  Méditation,  elle  appuyait  son  front  sur  sa  main 
effilée  et  elle  dit  : 

— Il  est  né  à  Rome. 

— C'était  un  fier  républicain. 

— Il  fit  condamner  à  mort  ses  deux  fils  pour  avoir  voulu  rétablir 
la  royauté. 

— Il  vivait  dans  le  sixième  siècle  avant  Jésus-Christ,  et  par  con- 
séquent, ajouta-t-elle  en  regardant  l'assemblée  comme  un  profes- 
seur regarde  ses  élèves,  dans  le  deuxième  siècle  de  la  fondation  de 
Rome. 

— Un  peintre  célèbre  a  reproduit  une  des  scènes  les  plus  tra- 
giques de  sa  vie... 

— C est  Jeanne  d'Arcl  interrompit  Claudius  en  étendant  les  bras 
d'une  façon  ridicule,  ce  qui  fit  éclater  de  rire  toute  la  compagnie. 

— Vraiment,  dit  madame  Hermel  très-fâchée,  avec  vous,  Clau- 
dius, il  n'y  a  pas  moyen  de  s'amuser  ! 

— Oh  !  oui,  c'est  amusant!  demandez  à  ces  messieurs  ;  moi  j'aime 
mieux  prendre  une  tasse  de  thé.  Et  on  se  réunit  autour  des  pla- 
teaux qu'on  venait  d'apporter. 

Quand  on  se  retira,  madame  Hermel  salua  M.  Lecomte  d'un  air 
d'intelligence,  et  Stanley  d'un  ton  un  peu  protecteur  ;  elle  avait 
25  Août  1873.  38 


594  REVUE  CANADIENNE. 

fait  briller  sa  fille,  et  en  bonne  mère,  elle  était  contente  de  sa  jour- 
née. La  famille  fut  reconduite  aux  flambeaux  jusqu'à  la  barrière 
du  chalet,  où  des  domestiques'empressés  les  attendaient. 


XXI 


PARTIE    CARRÉE 


La  vie  de  campagne  sert  merveilleusement  à  développer  les 
caractères,  à  mettre  en  lumière  les  qualités  ou  les  travers,  à  faire 
fleurir  les  sentiments  comme  les  plantes  dans  une  serre  chaude. 

Gomment  passer  une  journée  sans  se  démentir  si  on  n'est  pas 
dans  le  vrai?  le  naturel  revient  malgré  tout.  Dans  les  relations  du 
monde,  on  soutient  bien  pendant  le  cours  d'une  visite  le  caractère 
qu'on  s'est  attribué,  sauf  à  abandonner  son  rôle  avec  son  costume  ; 
mais  dans  la  vie  de  château,  on  est  toujours  en  présence,  on  vit 
dans  les  coulisses. 

Ainsi  la  famille  était  réunie  depuis  quelques  jours  dans  ces 
lieux  charmants.  Madame  Martel  vivait  du  calme  de  la  vie  de 
famille,  et  cette  belle  verdure  la  reposait.  Glaudius,  qui  ne  savait 
rester  inactif,  saisissait. avec  ardeur  les  divers  points  de  vue  et  en 
formait  un  album.  Pholoë  s'occupait  des  deux  enfants  qui  étaient 
trop  heureux  dans  ce  paradis,  mais  elle  trouvait  encore  le  temps 
de  s'occuper  de  peinture.  Stanley,  fidèle  à  ses  habitudes  de  discré- 
tion, ne  voulait  pas  s'imposer,  ni  se  faire  payer  son  hospitalité  en 
étant  plus  assidu. 

Mademoiselle  Ida  avait  déjà  oublié  son  rôle  littéraire  et  musical, 
et  elle  ne  traitait  plus  les  questions  historiques.  Il  lui  suffisait 
d'avoir  doni.é  des  échantillons  de  son  savoir-faire.  Elle  songeait 
bien  plus  à  la  grande  caisse  qui  n'avait  pu  trouver  place  sur  les 
voitures  et  qu'elle  regrettait  amèrement  en  songeant  aux  trésors 
de  séJuctions  qu'elle  contenait.  Mais  Stanley,  qui  pensait  à  tout, 
avait  envoyé  chercher  en  voiture  Reine  la  délaissée  ;  et  elle  appor- 
tait en  triomphe  avec  elle  cette  caisse  monumentale  que  Glaudius 
appelait  le  cheval  de  Troyes^  tant  elle  renfermait  de  mystères. 

M.idame  Heimel  était  rêveuse  et  discrète;  M.  Lecomte-Daval 
lui-même  semblait  q.uelquefois  ne  plus  se  souvenir  qu'il  était  le 
m.iî.r.',  et  se  montrait  très-humble  près  de  la  mère  d'Ida,  comme 
s'il  (Hit  eu  quelque  chose  à  se  faire  pardonner.  Madame  Hermel, 
qui  ne  com[jrenait  rien  à  cette  modestie,  l'encourageait  d'une 
f.içon  toute  maternelle.     Les  grands  airs  dlda,  sa  beauté  incontes- 


LA  VEILLE aSE.  595 

table,  ses  grâces,  ses  talents,  tout  cela  le  troublait  et  lui  portait  à 
la  tête  ;  car  il  nous  semble  que  le  cœur  ne  pouvait  être  encore  de 
la  partie. 

Quoi  qu'il  en  soit,  il  était  sous  le  charme  et  il  lui  sembla  que  ce 
serait  une  félicité  sans  pareille  de  possf'der  une  beauté  dont  les 
yeux  brillaient  comme  deux  flammes  sous  le  voile  qui  cachait  la 
moitié  de  son  visage,  d'avoir  pour  épouse  une  amazone  qui  portait 
si  fièrement  le  chapeau  mousquetaire,  et  enfin  une  jeune  femme 
qui  ne  paraissait  pas  indifférente  à  ses  avantages  personnels  à  lui 
Lecomte  ;  car  il  avait  toujours  pensé,  en  se  regardant  dans  une 
^lace,  que  sa  belle  prestance  et  son  air  de  parfait  gentilhomme 
['aideraient  à  se  pousser  dans  le  monde. 

Jl  dit  bien  timidement  quelques  mots  de  ses  projets  et  fut  aussi 
étonné  de  la  réponse  que  le  for^^eron  qui  trouverait  sous  son  mar- 
teau une  motte  de  beurre  à  la  place  de  l'enclume. 
'i     II  fit  du  premier  coup  plus  de  chemin  qu'il  ne  voulait,  et,  se 
[Souvenant  de  la  réalité,  il  comprit  qu'il  avait  au  moins  une  dé- 
larche  à  faire  avant  d'aller  p!us  loin. 

—  Qu'avez-vous,  mon  cher  Lecomte?  lui  dit  Stanley  un  matin 
^que  les  deux  amis  déjeunaient  à  la  maison, pendant  que  la  famille 

tait  réunie  au  chalet.    Que  se  passe  t-il  de  nouveau  ?  je  vous 

rouve  préoccupé. 

Lecomte  se  crut  obligé  alors  de  lui  exposer  la  fascination  à 
[laquelle  il  était  en  proie,  l'efT.  t  irrésistible  qu'avait  produit  sur  lui 
mademoiselle  Ida  dès  la  première  vue,  les  ravages  que  cette  passion 
î avait  faits  dans  son  cœur,  qui  n'était  plus  qu'une  place  battue  en 
tréchp,  démantelée  et  qui  ne  d'^mandait  qu'à  se  rendre. 

—  Mon  cher  dit  Stanley  je  ne  suis  pas  surpris  de  ce  que  vous  m'ap- 
prenez, je  ne  nie  pas  les  presti^^es  de  mademoiselle  Ida  ;  mais 
['aurais  peut-être  aimé  pour  vous  une  femme  plus  simple,  quand 
elle  serait  moins  belle. 

—  Sans  doute;  mais  que  voulez-vous?  il  est  bien  tard  pour  en 
raisonner. 

—  Et  puis  croyez-vous  avoir  déjà  fait  sa  conquête  ?...  vous  en 
êtes  capattle  !  • 

—  Mon  Dieu,  reprit  Lecomte  d'un  air  modeste,  je  ne  voudrais 
f  pas  vous  paraître  avantageux,  mais  je  crois  qu'elle   m'a  distingué  ; 

et  quant  à  la  mère  nous  sommes  au  mieux  ensemble. 

—  Eh  bien,  si  vous  avez  réfléchi  à  toutes  les  conséquences,  qui 
peut  vous  embarrasser?  le  norii  que  vous  portez  est  le  vôtre.  Ce 
serait  donc  la  possession  de  cette...  chaumière  qui  ferait  question 
et  pèseraic  dans  la  balance?  Il  faut  convenir,  mon  cher  ami,  que 
si  les  préférences  qui  vous  sont  accordées   tenaient  à  si  pende 


596  RRVUE  CANADIENNE. 

chose,  ce  ne  serait  pas  la  peine  de  vous  en  prévaloir.  Ce  serait  à 
mon  tour  de  me  mettre  sur  les  rangs.  Enfin,  croyez- vous  être  aimé 
pour  votre  maison  ou  pour  vous-même  ? 

—  Je  ferais  injure  à  la  délicatesse  de  mademoiselle  Ida,  dit  Le- 
comte  avec  conviction,  si  je  ne  me  croyais  aimé  pour  moi-même  ; 
hier  encore  elle  m'a  récité  une  très-jolie  pièce  sur  la  simplicité  des 
champs. 

—  Va  pour  la  simplicité  des  champs,  dit  Stanley  j  vous  vous  sou- 
viendrez que  j'aurais  préféré  pour  vous  la  simplicité  tout  court. 
Après  tout,  vous  vous  en  tirerez  ;  et  quand  la  mère  ne  sera  plus  là 
pour  encourager  ses  penchants  à  la  coquetterie,  ce  sera  à  vous  de 
les  combattis.  La  raison  peut  venir  ;  tout  dépend  de  vous. 

—  Mais  que  faut-il  faire  ?  dit  Lecomte. 

—  Vous  voulez  peut-être  que  je  vous  conseille  ce  dont  je  vou- 
drais vous  détourner  ?  voilà  bien  les  demandeurs  d'avis  !  tout  ce 
que  je  peux  faire,  c'est  de  vous  laisser  votre  liberté. 

Peu  de  temps  après  cet  entretien,  Lecomte  était  dans  une  grotte 
solitaire  avec  madame  Hermel  et  Ida,  qui  faisait  la  lecture.  A 
propos  du  roman,  la  conversation  devint  très-tendre. — Lecomte 
s'agenouilla  aux  pieds  d'Ida,  qui,  dans  son  trouble,  laissa  tomber 
son  livre,  comme  autrefois  Françoise  de  Rimini.  Il  avait  pris  la 
main  de  madame  Hermel,  qui  versait  de  douces  larmes... 

Elle  se  remit  promptement  de  ses  émotions,  car  elle  avait  autre 
chose  à  faire.  Elle  n'eut  rien  de  plus  pressé  que  de  rentrer  avec 
sa  ûlle  au  chalet,  où  Stanley  se  trouvait  en  visite  ;  elle  était  pré- 
occupée, son  secret  lui  brûlait  les  lèvres,  et  comme  on  lui  deman- 
dait de  ses  nouvelles  : 

—  Vous  me  voyez  encore  toute  troublée,  dit-elle,  M.  le  comte 
'  d'Aval  vient  de  me  demander  la  main  de  ma  fille.  C'est  une  cruelle 

séparation  pour  une  mère  ;  mais  j'avais  toujours  dit  à  Ida  que  je 
ne  m'opposais  pas  à  son  bonheur,  et  le  sacrifice  est  accompli  I 

Elle  s'attendait  à  produire  sur  l'auditoire  un  effet  extraordinaire 
par  la  simplicité  même  avec  laquelle  elle  avait  annoncé  cette 
grande  nouvelle  ;  elle  fut  surprise  de  voir  la  sérénité  sur  toutes  les 
figures. 

—  Nous  avons  l'honneur  d'en  faire  bien  nos  compliments  à 
monsieur  le  comte,  dit  seulement  Claudius  avec  cérémonie. 

Quand  madame  Hermel  et  sa  fille  se  retirèrent,  ce  qui  ne  tardî 
pas,  car    elles  avaient  mille   choses  en   tête,  il  se   fit   un  grai 
silence,  et  chacun  avait  peut-être  quelque  chose  à  penser. 

—  Et  bien,  qu'avez-vous  tous  à  vous  regarder,  dit  Claudiuî 
vous  ne  dites  rien  ce  matin,  monsieur  Stanley. 

—  Ah  !  j'y  suis  :  un  odieux  rival... 


LA  VEILLEUSE.  597 

— Si  je  ne  dis  rien,  répondit  Stanley,  mes  chers  amis,  c'est  que 
j'ai  bien  des  choses  à  vous  dire,  et  je  cherche  par  où  commencer... 

—  Un  peu  de  courage,  dit  Claudius,  commencez  par  le  commen- 
cement. 

—  Je  voulais  vous  dire,  reprit  Stanley,  que  l'homme  .  est  essen- 
tiellement imitateur,  et  je  voudrais  faire  comme  Lecomte,  ce 
serait  partie  carrée.  Vous  me  connaissez,  vous  avez  pu  juger  la 
simplicité  de  mes  goûts,  mon  amour  du  travail,  vous  m'avez  honoré 
de  votre  amitié....  Je  cherche  encore  et  malheureusement  je  ne 
trouve  pas  d'autres  titres  pour  vous  demander...  et,  s'interrompant, 
il  prit  la  main  de  madame  Martel. 

— Je  savais  tout  cela,  dit  madame  Martel  en  le  regardant  avec 
calme  et  avec  bonté. 

—  Vous,  dit  Stanley,  vous  qui  étiez  aveugle,'  tandis  que  personne 
autour  de  vous...  mais  vous  y  voyiez  donc  ? 

—  Je  voyais  avec  le  cœui',  dit  Madame  Martel,  et  ce  que  vous 
ne  disiez  pas,  et  votre  àbsem-p,  et  vos  rares  visites,  et  le  son  de 
votre  voix,  et  votre  respect  filial  ;  si  vous  aviez  osé,  vous  m'auriez 
quelquefois  appelée  votre  mère.  Croyez-,  vous  mon  ami,  que  vous 
ne  vous  êtes  pas  cent  fois  trahi  ? 

Elle  ne  pouvait  lui  dire  qu^  la  voix  et  le  silence  de  Pholoë  lui 
parlaient  plus  encore. 

—  Oculos  habent  et  nonvîdebunt!  s'écria  Claudius  ;  nous  avions 
des  yeux  et  nous  n'avons  rien  vu  ! 

—  Mais  tout  cela  n'est  pas  une  réponse,  dit  Stanley  en  regardant 
Pholoë  et^e  rapprochant  d'elle. 

—  N'avez-vous  pas  ma  parole  ?  répondit  Pholoë  à  voix  basse, 
non  en  baissant  les  yeux,  comme  doit  le  faire  en  pareil  cas  toute 
pensionnaire  bien  élevée,  mais  en  le  regardant  jusqu'au  fond  du 
cœur,  comme  le  jour  où  elle  l'avait  supplié  d'un  regard  craintif; 
ne  vous  ai-je  pas  promis  de  m'acquitter  un  jour  ?  Et  elle  lui  tendit 
la  main. — Mais,  ma  pauvre  mère!  reprit-elle  en  voulant  aussitôt 
le  quitter... 

—  Prenez-la,  dit  Claudius  en  la  retenant  et  la  poussant  dans  ses 
bras,  c'est  la  loi  de  Dieu  !  Tu  quitteras  ton  père  et  ta  mère...  c'est 
écrit,  ajouta-t-il  en  s'essuyant  les  yeux. 

—  Mais  souvenez-vous  que  c'est  un  ange  que  je  vous  donne,  et 
vous  m'en  répondez  devant  Dieu 

—  Sois  tranquille  !  va,  maman,  dit-il  à  sa  femme,  nous  la  met- 
tons en  bonnes  mains.  Ce  n'est  pas  un  château  qu'il  lui  donne, 
c'est  un  c<Eur  d'or  ;  je  ne  changerais  pas. 

Que  de  tendres  effusions  remplirent  le  reste  de  cette  journée  ! 


598  KEVUE  CANADIENNE. 

que  de  retours  sur  le  passé  !  que  d'explications  sur  ce  qu'on  avait 
pensé  et  qu'on  ne  s'était  pas  dit  î  que  de  rêves  d'avenir  ! 

Se  mettre  à  parler  d'affaires  après  ces  émotions,  c'était  tomber 
du  troisième  ciel  ;  aussi  on  écouta  à  peine  M.  Lecomte-Daval 
quand  il  vint  annoncer  qu'il  ferait  le  lendemain  une  petite  absence 
et  déposa  le  dossier  de  ^association  projetée  pour  la  maison  Glau- 
dius  Martel  et  compagnie. 


XXII 


PIEGES   JUSTIFICATIVES. 

Quel  chapelet  à  débrouiller  !  Lecomte  n'eut  pas  le  courage  de 
paraître  sur  la  sellette  devant  sa  future  belle-mère  :  il  partit  pour 
Paris  en  laissant  une  lettre  qu'on  remit  à  madame  Hermel  pendant 
qu'elle  était  encore  dans  sa  chambre  avec  sa  fille. 

—  C'est  de  mon  gendre!  se  dit-elle  en  lisant  avec  curiosité; 
mais  elle  s'interrompait  avec  force  exclamations.  La  lettre  conte- 
nait ce  qui  suit:  • 

"Madame, 

*'  Heureux  de  l'honneur  que  vous  me  faites  de  m'admettre  dans 
votre  famille,  je  suis  trop  loyal  pour  vous  laisser  ignorer  plus 
longtemps  que  je  ne  suis  plus  en  possession  de  la  maison  de  cam- 
pagne pour  laquelle  vous  avez  daigné  accepter  mon  invitation,  et 
que  ma  fortune,  bien  suffisante  toutefois  pour  garantir  la  sécurité 
qu'une  mère  prudente  doit  exiger,  ma  fortune  personnelle  n'est 
pas  en  rapport  avec  celle  que  peut  faire  supposer  la  réception  que 
j'ai  eu  l'honneur  de  vous  faire. 

"•  Mais  je  me  souviens,  madame,  de  toute  la  raisoti  avec  laquelle 
vous  m'exposiez  hier  encore  que  la  fortune  ne  fait  pas  le  bonheur  ; 
et  les  sentiments  qu'a  daigné  m'exprimer  votre  charmante  fille 
me  font  espérer  qu'elle  accueillera  le  modeste  et  honorable  tra- 
vailleur qui  veut  lui  consacrer  sa  vie  avec  autant  d'indulgence 
qu'elle  en  a  montré  pour  le  propriétaire  du  château. 

"  Daignez  m'adresser  un  mot  d'encouragement,  madame,  et  votre 
fils  reconnaissant  sera  à  vos  pieds.  En  attendant,  agréez  l'expres- 
sion de  mes  tendres  et  respectueux  sentiments. 

"  Lecomte-Daval.  " 

Et  la  lettre  tomba  à  ses  pieds. 

—  Quoi  donc  ?  dit  Ida  fort  inquiète. 

—  Ma  fille,  nous  sommes...  Il  faut  partir,  reprit-elle  avec  agita- 


LA  VEILLEUSE.  599 

lion.  Je  ne  reste  pas  une  heure  ici  ; — mais  non  !  avant  de  partir, 
il  faut  que  je  dise  son  fait  à  ton  M.  Stanley,  qui  évidemment... 
Elle  sortit  sans  s'expliquer  davantage  ;  Ida  la  suivit. 

Stanley  attendait  cette  visite  ;  il  était  dans  son  cabinet  ;  il  s'était 
soustrait  pour  un  instant  à  de  plus  douces  pensées,  et,  comme  un 
Juge  qui  va  prononcer  une  sentence,  il  faisait  son  examen  de  con- 
science. 

Une  légèreté,  une  inconséquence,  une  imprudence,  il  aurait  tout 
excusé  d'une  jeune  fille  qui  avait  sans  doute  été  mal  dirigée  et 
mal  élevée  avant  d'être  admise  dans  la  bonne  et  honnête  famille 
du  faubourg. 

Il  n'aurait  fait  que  sourire  de  ses  manèges  pour  le  captiver,  il 
lui  aurait  encore  pardoniié  de  s'attirer  par  ses  regards  encoura- 
geants une  lettre  comme  celle  qu'il  avait  en  portefeuille  et  qu'on 
n'écrit  qu'à  celles  qui  le  veulent  bien  ;  il  lui  aurait  tout  pardonné, 
tout,  excepté  une  trahison,  excepté  une  lâcheté.  Il  avait  souffert 
pour  être  implacable  sur  ce  point,  et  il  regardait  comme  un  devoir 
d'appliquer  le  châtiment. 

—  La  peine  sera  douce,  après  tout,  se  disait-il.  Il  s'agit  de  re- 
noncer à  des  illusions  d'un  jour  et  de  reconnaître  que  ce  n'est 
qu'en  rêve  qu'on  a  vu  le  titre  de  comtesse  et  l'apanage  d'une  châ- 
telaine. 

Quant  àLecomte,sijeneme  trompe,  lesavantagesdontil  sevante 

.ne  seront  pas  suffisants  pour  compenser  aux  yeux  de  ces  dames  ce 

[ui  va  lui  manquer  d'un  autre  côté;  si  ses  projets  sont  renversés, 

je  prendrai  mon  parti  de  son  infortune  ;  et  enfin,  ajouta-t-il  en  sou- 

iant,si  cette  déconvenue  ne  refroidit  pas  des. sentiments  si  tendres, 

î'est  que  ces  deux  cœurs  sont  évidemment  faits   l'un  pour  l'autre. 

iccomte  a  de  l'aisance  ;  il  ne  serait  pas  un  véritable  intendant  s'il 

n'avait  fait  quelques  économies  à  mon  service  ;  ainsi  je  n'ai  pas  à 

m'attendrir  sur  leur  sort. 

Mais  c'est  moi,  se  dit-il  encore  en  réfléchissant,  c'est  moi  qui  suis 
véritablement  à  plaindre,  car  l'affaire  sera  chaude  !  heureusement 
j'ai  mes  pièces  justificatives. 

Un  grand  bruit  ne  tarda  pas  à  se  faire  entendre,  et  un  domesti- 
que annonça  madame  et  mademoiselle  Hermel. 

Stanley  leur  offrit  des  sièges  avec  la  plus  grande  cérémonie. 

—  D'abord,  dit  madame  Hermel  en  prenant  place,  je  vous  avertis 
que  votre  air  compassé  m'exaspère.  Il  ne  s'agit  pas  de  politesse; 
j'y  VOIS  clair  ;  vous  nous  avez  indignement  trompées  ! 

—  Moi,  madame  !  qui  peut  vous  faire  croire  ?... 

—  Lisez  seulement  cette  lettre,  que  vous  connaissez  peut-être 
aussi  bien  que  moi. 


600  REVUE  CANADIENNE. 

Stanley  lut  lentement  la  lettre,  la  relut  encore,  et,  la  rendant  à 
madame  Hermel  : 

—  Eh  bien,  madame,  dit-il,  je  vois  là  l'expression  d'un  profond 
respect,  une  circonstance  insignifiante  quant  à  la  fortune,  et,  après 
tout,  une  soumission  entière. 

—  Une  circonstance  insignifiante  !  et  ses  titres?  il  n'est  pas  plus 
comte  que  moi.  Et  puis  vous  nous  l'avez  présenté  comme  pro- 
priétaire de  ce  château. 

—  Pardon!  je  crois,  madame,  que  c'est  t;ow5  qui  vous  êtes  pré- 
sentée ?  mademoiselle  se  rappellera  peut-être  les  circonstances... 

—  C'est  possible  ;  mais  bien  m'en  a  pris  d'accompagner  ma  fille 
et  de  la  sauver  d'une  machination  dont  je  tiens  tous  les  fils. 

—  Madame,  permettez-moi  de  dire  avec  un  de  vos  grands  poètes  : 

Le  jour  n'est  pas  plus  pur... 

—  Eh  !  laissez  là,  monsieur,  votre  poésie  el  votre  sang-froid  im- 
patientant, et  dites-moi  tout  de  suite  pourquoi  je  v6us  ai  vu  si 
assidu  près  de  ma  fille,  dont  vous  paraissez  si  pressé  de  vous 
débarrasser  aujourd'hui,  pour  lui  faire  faire  un  sot  mariage.  J'ai 
tout  deviné. 

—  Ma  mère,  dit  Ida,  qui  se  souvenait  de  ses  fautes,  comment 
pouvez-vous  parler  ainsi?  Jamais  M.  Stanley  n'a  été  assidu  près 
de  moi  ;  jamais  il  ne  m'a  adressé  la  parole  que  pour  me  répondre. 
Il  a  souffert  seulement  notre  voisinage  quand  je  jouais  dans  le 
jardin  avec  les  enfants. 

—  C'est  toi  qui  le  défends  maintenant?  dit  madame  Hermel; 
c'est  parfait  ! 

—  Je  suis  heureux,  en  effet,  de  voir  mademoiselle  prendre  ma 
défense,  dit  Stanley,  et,  comme  un  service  en  vaut  un  autre. ..^ 
voici  deux  petits  papiers  dont  je  veux  lui  faire  hommage  ;  l'un  est 
une  adresse  que  j'ai  trouvée  sur  ma  table  et  qui  ne  signifie  rien 
par  elle-même.  L'autre  côté  de  la  lettre,  vous  savez,  mademoiselle, 
où  je  ]'ai  trouvé  ?  personne  ne  l'a  vu  que  vous  et  moi.  Eh  bien, 
ces  deux  morceaux  réunis  ont  leur  valeur,  je  veux  m'en  dessaisir 
à  votre  intention. 

Ida,  dans  une  grande  confusion,  avait  tout  reconnu. 

—  Ou  plutôt,  reprit  Stanley  en  allumant  une  bougie,  je  crois 
que  vous  ne  tenez  pas  à  ce  souvenir? 

—  Je  ne  comprends  rien  à  tout  ce  mystère,  dit  madame  Hermel 
pendant  qu'Ida  brûlait  la  lettre  en  pleurant.  Il  paraît  que  ma  fille 
a  des  secrets  pour  moi  et  que  vous  êtes  son  confident  !  mais  ce  qui 
est  certain,  c'est  que  ce  mariage  ne  se  fera  pas,  et  que  nous  ne 


LA  VEILLEUSE.  601 

reverrons  jamais  votre  âme  damnée  de  David.    Du  reste,  la  police 
a  prévu  ces...  choses  là.  Il  y  a  usurpation  de  titres. 

—  Madame,  il  s'appelle  Lecomte-Daval,  \sl  police  n'y  peut  rien; 
seulement  sa  femme  ne  sera  pas  comtesse.  Ce  nom  occasionne  une 
méprise  qui  fait  rire  quelquefois,  mais  je  ne  m'attendais  pas  à  la 
voir  prendre  au  tragique. 

—  Eh  bien,  moi,  ma  mère,  dit  Ida  avec  fermeté,  je  dis  que  vous 
avez  assez  parlé  à  M.  Lecomte  de  votre  désintéressement,  pour  ne 
pas  tenir  avant  tout  à  la  possession  d'un  château  ;  je  dis  qu'un 
homme  qui  vit  près  de  M.  Stanley  est  un  honnête  homme,  tout 
aussi  sûrement  que  M.  Stanley  est  un  homme  généreux.  Je  veux 
déclarer  aussi  que  j'ai  commis  une  faute,  une  vraie  faute,  et  que 
j'en  suis  justement  punie.  Il  n'y  a  que  M.  Stanley  qui  connaisse 
cette  mauvaisse  action  et  lui  seul  pourra  non  m'excuser,  mais  me 
pardonner  un  jour. 

Je  dis  encore,  ma  mère,  que  vous  m'avez  bien  des  fois  répété, 
surtout  à  Paris,  dans  une  circonstance  que  vous  vous  rappelez, 
que  vous  ne  gêneriez  jamais  mes  inclinations,  pas  plus  que  mon 
père.  C'est  vous  qui  avez  mis  ma  main  dans  celle  de  M.  Lecomte 
Daval.  Je  vous  déclare  qu'il  me  plaît,  que  je  le  tiens  pour  un 
homme  loyal.  Enfin,  je  serai  madame  Lecomte  ;  et,  si  mon  mari 
croit  avoir  à  s'excuser  de  nous  avoir  caché  la  vérité  (qu'il  nous  fait 
connaître  du  reste  aujourd'hui  avec  franchise),  eh  bien,  de  son 
côté,  il  excusera  peut-être  une  étourdie  qui  tâchera  de  le  rendre 
heureux. 

—  Il  ne  manquait  plus  que  cela!  dit  madame  Hermel,  bien 
étonnée  de  la  résolution  de  sa  fille. 

—  Mais  je  trouve  que  ce  n'est  pas  si  mal  parlé,  dit  Stanley;  Le 
comte  est  intelligent,  actif,  très-bien  de  sa  personne  ;  mademoiselle 
cède  à  un  bon  mouvement  en  voyant  dans  un  mariage  autre  chose 
qu'une  affaire  d'argent,  et  en  se  souvenant  du  passé. 

—  Ah  !  ma  fille  ne  court  pas  après  une  dot,  comme  tant  d'autres, 
dit  madame  Hermel  avec  intention. 

—  Alors  l'afi'aire  peut  s'arranger,  dit  gaiement  Stanley;  ce  n'est 
donc  qu'un  malentendu  ? 

—  Il  est  bel  homme  !  dit  madame  Hermel,  il  a  ça  pour  lui... 

—  Monsieur  Stanley,  dit  Ida  en  lui  tendant  timidement  la  main, 
me  promettez-vous  que  le  passé  est,  je  ne  dis  pas  pardonné,  mais... 
oublié  7 

—  Je  ne  m'en  souviens  pas  plus  que  la  flamme  de  cette  bougie, 
dit  Stanley  en  réduisant  en  poussière  le  papier  qui  était  resté  sur 
la  table. 

Ainsi  se  dénoua  cette  entrevue,  dans  laquelle  Ida  se   montra 


602  REVUE  CANADIENNE. 

peut-être  plus  sage  que  sa  mère,  et  Stanley  céda  à  un  sentiment 
de  clémence  qui  ramène  quelquefois  plus  que  ne  le  ferait  l'extrême 
rigueur. 

Ces  dames  trouvèrent  en  rentrant  un  billet  de  part  qui  leur 
annonçait  le  mariage  de  M.  Célestin  Desportes,  fils  du  maître  de 
danse,  avec  mademoiselle  Olympe  Mâchefer,  fille  d'un  maître 
d'escrime. 

XXIII 

l'amour  sauveur.  • 

Que  dire  encore?  Tenons-nous  beaucoup  à  savoir  l'entrée  atten- 
drie de  Lecomte  dans  une  maison  où  il  revenait  dépouillé  de  son 
prestige,  et  l'entente  parfaite  qui  s'établit,  après  quelques  oscilla- 
tions, entre  la  mère  d'Ida  et  son  futur  gendre,  qu'on  aimait  enfin 
pour  lui-même  ? 

Nous  sommes  plutôt  attirés  vers  le  chalet,  ou  tant  de  vraies,  de 
pures  émotions  régnaient  sans  partage;  où  l'amour  du  travail,  le 
dévouement,  la  simplicité,  étaient  seuls  en  honneur  ;  où  l'intérêt, 
l'envie,  le  besoin  de  paraître,  n'avaient  pas  Ipurs  entrées. 

Glaudius  parcourait  négligemment  avec  Stanley  le  dossier  qui 
contenait  le  projet  d'association. 

— Oh  !  oh  !  dit-il,  des  desseins  et  des  plans  ?  voilà  qui  me  paraît 
parfaitement  en  règle. 

Et,  regardant  une  aquarelle  qui  était  sous  ses  yeux,  il  resta 
court... 

—Qu'y  a-t-il  donc  ?  demanda  madame  Martel  en  s'approchant. 

— Il  y  a,  dit  Claudius,  les  yeux  fixés  sur  l'image  qu'il  avait  long- 
temps contemplée  sans  rien  dire,  il  y  a  que  je  vois  la  maison  où 
nous  nous  somme  mariés  sous  les  yeux  de  nos  vieux  parents  : 

— Que  je  vois  la  fenêtre  de  la  chambre  ouest  né  ton  premier 
enfant,  la  blonde  l*holoë,  dont  je  tiens  encore  la  main  ; 

— Que  je  vois  devant  la  maison  le  jardin  où  nos  petits  enfants 
jouaient  avec  le  gros  chien  Tom  ; 

— Que  je  vois  le  chemin  par  lequel  je  revenais  du  bois  en  por- 
tant dans  mes  bras  le  petit  enfant  que  nous  avons  perdu  et  qui 
repose  encore  près  de  là... 

—Il  y  a...  il  y  a...  que  je  ne  vois  plus  rien  du  tout?  s'écria  Clau- 
dius en  se  jetant  dans  les  bras  de  sa  femme,  qui  le  consolait. 

— Et  ne  voudriez-vous  pas,  mon  ami,  dit  doucement  Stanley  en 
lui  prenant  la  main,  ne  voudriez-vous  pas  remonter  le  cours  des 


\ 


LA  VEILLEUSE.  603 

jours,  voir  encore  ces  lieux  qui  vou?  représentent  votre  heureux 
\  passé  ?  Ne  voulez-vous  pas  regarder  encore  la  campagne  par  cette 
fenêtre  que  vous  aimez,  et  rentrer  le  soir  par  le  sentier  où  vous 
vous  égareriez  encore  ? 
— Si  je  le  veux  !  dit  Claudius  ;  mais  là  est  la  vie  I 
— Vivez  donc  î  dit  Stanley  en  tournant  le  feuillet. 
Dans  cet  autre  dessein  on  voyait  à  côté  de  la  maison,  sur  le  ter- 
rain acheté  par  le  rusé  Lecomte,  qui  en  avait  fait  provisoirement 
une  chaudronnerie,  on  voyait  s'élever  une  jolie  fabrique,  et  on 
lisait  sur  la  façade  : 

FABRIQUE    DE    COULEURS   FINES.— G.   MARTEL   ET   CIE. 

BLEU  FO-LOE 

(Ici  l'auteur  est  obligé  d'ouvrir  une  parenthèse  pour  déclarer 
que  cette  dénomination  est  imaginaire  et  qu'il  ne  fait  pas  de 
réclames  pour  le  commerce.) 

— Seulement,  dit  Stanley,  gardez-nous  une  chambre,  car  nous 
irons  souvent  vous  voir. 

— C'est  donc  à  nous?  dit  Claudius,  comme  un  enfant. 

— Et  à  qui  donc?  lisez  seulement  l'acte  qui  est  préparé. 

— Est  ce  que  je  peux  lire  ça?  est-ce  que  j'y  vois  ?  dit  Claudius  en 
s^essuyant  les  yeux. 

— Il  faut  pourtant  bien,  dit  Stanley,  que  le  commainditaire 
apporte  quelque  chose.  Il  fournit  la  maison  d'habitation,  les 
magasins  d'exploitation  et  les  machines,  et  il  a  une  part  dans  les 
bénéfices. 

Il  tourna  un  autre  feuillet  sur  lequel  on  voyait,  au  bord  de  l'eau- 
un  grand  bateau-usine  avec  les  roues  des  moulins  broyeurs,  et 
dans  le  fond  la  maison  et  la  fabrique  s'élevaient  à  mi-côte. 

—Mais  c'est...  c'est  vous  qui  avez  fait  cela,  s'écria  Claudius  ;  vous 
n'êtes  qu'un  hvpocrite  !  c'est  vous  qui  êtes  le  comte  Daval. 

— Je  vous  prie  en  grâce  de  croire  que  je  ne  suis  que  sir  Stanley  ; 
seulement  Lecomte  a  rédigé  l'acte  comme  chargé  de  ma  procura- 
tion ;  vous  pouvez  voir. 

— Et  alors,  ici  ?  demanda  timidement  madame  Martel,  où 
sommes  nous  ?...  nous  ne  savons  plus! 

— Eh  bien,  madame,  quand  j'aurais  repris  cette  habitation  des 
mains  de  Lecomte,  qui  l'avait  achetée  pour  moi,  parce  qu'il  ne  me 
convenait  pas  de  paraître,  où  serait  le  mal  ?  c'est  un  mystère  bien 
innocent  que  vous  me  pardonnerez. 

— Mais  pourquoi  ne  nous  avez-vous  pas  dit  que  vous  étiez  riche? 
dit  Claudius  en  se  récriant. 


604  REVUE  CANADIENNE. 

— Parce  que,  parce  que  vous  m'auriez  peut-être  fermé  la  porte^ 
J'ai  copié  cela  d'une  de  vos  comédies  :  ''  Mes  vœux  sont  ceux  d'un 
simple  bachelier,'^  dit-il  en  riant. 

— Il  nous  a  joués  !  s'écria  Claudius  en  se  croisant  les  bras  et  en 
regardant  sa  fille  Pholoë. 

— Mademoiselle,  dit  le  pauvre  Stanley,  car  il  avait  à  se  défendre 
contre  tout  le  monde,  vous  avez  chez  vous  un  proverbe  que  j'aime 
beaucoup,  et  que  nous  ne  connaissons  pas  en  Angleterre  : 

Gomme  on  connaît  les  saints  on  les  honore. 

Eh  bien,  j'ai  voulu  honorer  Claudius  le  travailleur  par  le  travail 
qui  donne  la  force  et  la  vie,  pendant  que  Toisiveté  fait  mourir. 
Voilà  pourquoi  le  bleu  Fo-loë  figure  à  côté  de  la  maison  de  cam- 
pagne, et  le  doux  nom  de  Pholoë  lui  portera  bonheur. 

— C'est  votre  cœur,  dit  Pholoë,  qui  vous  a  rendu  si  ingénieux  à 
servir  mon  bon  père  selon  ses  goûts  de  travail  et  d'activité;  et 
c'est  moi  qui  aurai  à  payer  tout  cela,  ajouta-t-elle  à  voix  basse. 

Il  n'est  si  bons  amis  qu'il  ne  faille  quitter;  voyons-les  cependant 
passer  encore  dans  le  temple  du  Seigneur  qui  bénit  et  sanctifie. 
C'est  dans  l'église  de  Saint-Jacques-du-Haut-Pas  qu'eut  lieu  cette 
cérémonie  toujours  touchante  pour  ceux  qui  veulent  en  comprendre 
le  sens  et  y  voir  autre  chose  qu'une  exhibition  de  parures. 

Nous  ne  parlerons  pas  de  l'assemblée,  qui  était  moins  brillante 
qu'elles  ne  le  sont  souvent  dans  des  positions  ijIus  humbles,  tant 
chacun  veut  paraître  ce  qu'il  n'est  pas.  Mais  nous  remarquons 
presque  au  premier  rang,  près  de  la  famille,  madame  Quatremain, 
parée  d'un  bonnet  blanc  et  d'un  fichu  écarlate,  qui  dit  à  ses  voi- 
sines: 

—  Ce  n'est  toujours  pas  malheureux  que  ce  n'est  pas  la  princesse  1 
d'abord  je  n'y  serais  pas  venue... 

Quant  à  Reine,  jamais  de  sa  vie  elle  n'avait  tant  pleuré. 

On  se  rendit  bien  vite  à  Luclennes,  ou  les  nouveaux  mariés  se 
trouvèrent  une  dernière  fois  entourés  de  la  famille  qui  devait, 
quelques  jours  après,  quitter  le  faubourg  Saint-Jacques  pour  la 
belle  campagne  de  Vernon,  comme  des  âmes  du  purgatoire  qui 
ont  fait  leur  temps  et  qui  remontent  au  paradis. 

Le  dîner  et  la  réunion  du  soir  se  passèrent  dans  les  joies  de  là 
famille.  On  admira  au  dessert  la  coupe  qui  représentait  les  forges 
de  Vulcain  et  les  assiettes  peintes  par  Pholoë.  Madame  Lecomte 
Daval  était  de  la  fête  avec  son  mari  et  ses  parents,  mais  elle  avait 


LA  VEILLEUSE.  605 

déjà  un  peu  renoncé  à  ses  fastueuses  toilettes;  elle  n'était  qu'élé- 
gante et  elle  n'en  était  que  mieux. 

—  Et  maintenant,  dit  Pholçë  quand  elle  fut  seule  avec  Stanley, 
il  faut  tout  me  dire... 

—  Que  me  demandez-vous  ?  dit  Stanley  d'un  air  étonné. 

—  Charles,  j'ai  bien  réfléchi,  et,  si  m.on  cœur  ne  me  trompe, 
vous  avez  encore  beaucoup  à  me  raconter  ! 

—  Je  ne  sais  ce  que  vous  voulez  dire,  dit  Stanley  en  riant... 

—  Oh  I  vous  Vous  trahissez.  Eh  bien,  dit-elle  en  croisant  les  bras 
et  en  le  regardant  dans  les  yeux,  où  est  VAmour  vainqueur  ?... 

—  Chut,  dit  Stanley,  craignant  d'être  surpris,  c'est  mon  secret. 
Et,  voyant  qu'il  ne  pouvait  dissimuler,  il  ouvrit  avec  mystère  la 

fameuse  armoire  de  fer  qui  contenait  les  secrets  d'Etat. 

JJAmour  vainqueur  y  figurait,  entouré  du  riant  cortège  des 
grâces,  des  nymphes,  des  bacchantes,  ete. 

—  Oh  !  Charles  ?  vous  avez  osé  tromper  mon  bon  père,  que  nous 
aimons  et  respectons  ;  pourquoi  avez-vous  fait  cela  ? 

—  C'était  une  spéculation,  dit  Stanley  bien  embarrassé;  par- 
donnez-moi, soyez  généreuse  ! 

—  Comme  vous  savez  mentir  !  dit-elle  avec  un  doux  reproche. 

—  Pas  assez  pour  vous  cacher  le  fond  de  mon  cœur,  comme 
vous  voyez. 

—  Il  faut  donc  encore  vous  pardonner,  perfide,  dit-elle  en  lui 
abandonnant  sa  main.  Mais  cachez  cela  pour  toujours. 

Et  l'armoire  de  fer  fut  fermée  à  triple  serrure. 

Enfin  il  vint  un  moment  où  tout  s'éteignit  dans  le  château,  où 
il  ne  restait  plus  que  la  veilleuse  de  Pholoë,  meuble  précieux  que 
Stanley  avait  réclamé  en  avance  d'hoirie. 

—  Chère  lampe,  dit  Stanley,  je  te  promets  que  mon  amitié  sera 
aussi  clairvoyante  que  ta  lumière,  aussi  vive  et  aussi  pure  que  ta 
flamme  !  et  aussi  brûlante,  dit-il  encore. 

Mais  maintenant,  petite  lumière,  je  n'ai  plus  besoin  de  ton 
secours,  car  c'est  moi,  c'est  son  ami  qui  veillera  sur  elle... 

Et  il  éteignit  la  lampe. 

Si  bien  que  celui  qui  tient  Jes  fils  des  personnages,  se  trouvant 
dans  les  ténèbres,  baisse  la  toile,  et  finit  ainsi  la  comédie  qu'il 
aurait  pu  appeler  : 

LES   FÉERIES   DE   LA    CHARITÉ   ET    DE    l'amOUR. 


FIN. 


IROQUOIS  ET  ALGONQUINS, 


Notre  dessein,  dans  les  lignes  qui  vont  suivie,  est  de  dresser 
d'une  manière  succinte  le  tableau  des  changements  qui  se  sont 
opérés  dans  la  possession  du  Canada  par  les  différentes  races  de 
Sauvages  connus,  avant  la  fondation  de  la  colonie. 

La  plupart  de  nos  arguments  sont  empruntés  aux  historiens. 
Nous  nous  bornons  à  les  répéter  ici  en  les  dégageant  des  récils  au 
milieu  desquels  ils  se  rencontrent  le  plus  souvent.  Cet  aperçu 
sera  facile  à  consulter  pour  quiconque  n'a  pas  eu  occasion  de  faire 
là-dessus  des  recherches  un  peu  suivies. 


I 


Sommaire  : — Premières  tecres  habitées  en  Canada  par  Ips  Iroquois  et  les  Algon- 
quins.— Le  nom  des  Iroquois, — DifTérencp»  de  mœurs,  caractère  et  nabitudes 
entre  les  deux  races.— D'où  venaient  ces  Sauvages  ? — La  race  iroquoise. — La 
race  algonquine. — Sépultures  iroquoises  anciennes  découvertes  aux  Trois- 
Rivières. — Les  Iroquois  habitaient  certainement  les  bords  du  Saint-Laurent. 

Aussi  loin  que  l'on  peut  remonter,  les  vallées  du  Saint-Laurent 
et  de  rOttaw^a  étaient  occupées  par  deiix  grandes  races,  parlant 
chacune  sa  langue  propre  :  la  race  Iroquoise  et  la  race  Algonquine, 

Elles  se  subdivisaient  en  de  nombreuses  tribus  portant  des  noms 
particuliers  ^ 

Les  Algonquins  habitaient  le  long  de  la  rivière  Ottawa,  que  les 
Français  désignèrent  longtemps  sous  le  nom  de  rivière  des  Algon- 
quins. 

1  Ferland,  Cours  cV Histoire  du  Canada,  vol.  i.  p.  95. 


IROQUOIS  ET  ALGONQUINS.  607 

Ils  avaient  non  seulement  la  rivière  Ottawa  et  les  terres  qui  la 
bordent,  mais  leurs  courses  pouvaient  s'élendre  facilement  d'un 
côté  vers  le  Huron  et  la  baie  Géorgienne  et  de  l'autre  à  la  hauteur 
des  terres  où  l'Ottawa,  le  Saint-Maurice  et  le  Saguenay  ont  leurs 
sources  communes.  Ces  peuples  chasseurs  devaient  en  effet  se 
répandre  sur  une  grande  étendue  de  pays. 

La  tradition  des  Agniers,  tribu  iroquoise,  porte  que  le  pays  des 
Algonquins  était  situé  à  cent  lieues  à  l'ouest  des  Trois-Rivières^ 
Nous  savons  que  du  temps  des  Français,  l'île  des  Allumettes,  sur 
le  haut  de  l'Ottawa,  était  regardée  comme  le  quartier-général  des 
Algonquins,  et  que  d'ordinaire  l'on  désignait  un  certain  nombre 
de  ceux  ci  sous  le  nom  des  gens  ou  Sauvages  de  Vlle^  pour  signifier 
que  leur  demeure  était  en  cet  endroit. 

Les  Iroquois  possédaient  les  Trois-Rivières  et  Montréal  V  Le  lieu 
de  leur  rendez-vous  le  plus  ordinaire  paraît  avoir  été  le  lac  Saint- 
Pierre.  Ce  territoire  assez  restreint  leur  suffisait,  parcequ'ils 
menaient  une  vie  sédentaire. 

Avant  d'occuper  les  rives  du  Saint-Laurent,  les  Iroquois  avaient 
vécu  dans  l'Ouest  selon  ce  que  rapportaient  leurs  vieillards*.  Cela 
donnerait  à  supposer  que  les  Algonquins,  suivant  la  même  marche,^ 
de  l'ouest  à  l'est,  vinrent  après  eux  et  s'arrêtèrent  juste  aux  confins 
ouest  des  territoires  iroquois,  sur  l'Ottawa. 

Les  Iroquois  étaient  les  premiers  orateurs  Sauvages;  ils  dé- 
ployaient parfois  assez  d'esprit  et  de  science  d'argumentation  pour 
déconcerter  les  Européens  instruits.  On  les  nomma  Iroquois  parce- 
qu'ils terminaient  leurs  harangues  par  le  mot  hiro  :  j'ai  dit.  Parmi 
le^  nations  sauvages,  on  les  nommait  Toudamans. 

Entre  les  deux  ra(;es  existaient  des  différences  marquées,  quant 
au  caractère,  au  tempérament,  aux  mœurs  et  coutumes,  ce  qui  peut 
fortifier  l'opinion  déjà  émise  de  l'arrivée  des  Algonquins  dans  cette 
partie  du  monde  à  une  autre  époque  que  celle  où  les  Iroquois  y 
sont  venus. 

Nous  avons  déjà  dit  que  le  langage  de  ces  deux  grandes  races 
était  différent  l'un  de  l'autre,  autant  par  exemple,  que  le  grec  et  le 
latin. 

Connaissant  l'humeur  et  les  mœurs  pacifiques  des  Iroquois  d;ins 
l'origine,  et  la  jactance  et  les  dispositions  querelleuses  des  Algon- 
quins, nous  pourrions  conjecturer  que  ces  derniers  on  dû  se  rendre 
en  Canada,  après   avoir  traversé   le  continent  de   l'ouest  à  l'est  les 

1  Faillon,  Hisl.  de  la  c.  f.  vol.  i.  p.  526-7. 

2  OEuvres  de  Chainplain,  1870,  p.  391,  2iè  ne  noie. 

3  Mémoire  de  Nicolas  Perrot,  i»ublié  en  1864,  p.  9. 


608  REVUE  CANADIENNE. 

armes  à  la  main,  tandis  que  les  Iroquois  y  avaient  été  attirés, 
avant  eux,  par  le  besoin  de  se  soustraire  au  voisinage  de  quelque 
peuple  de  l'ouest  incommode  ou  conquérant. 

Si  toutes  les  nations  sauvages  du  Canada  sont  venues  du  côté  du 
soleil  couchant  nous  croyons  que  notre  hypothèse  est  assez  juste  ; 
si  au  contraire  les  races  algiqiies  proviennent  directement  de  l'Eu- 
rope, par  la  voie  de  l'Atlantique,  elle  tombe  d'elle-même.  Ces  deux 
opinions  sont  aujourd'hui  en  présence  ;  il  paraît  bien  difficile  de 
dire  de  quel  côté  penchera  l'histoire. 

Les  tribus  iroquoises,  peu  belliqueuses  d^abord,  mais  qui  devaient 
finir  par  porter  la  terreur  et  la  dévastation  sur  presque  tous  les 
points  de  l'Amérique  du  nord,  cultivaient  la  terre  et  dédaignaient 
la  chasse.  Elles  vivaient  réunies  en  villages  ou  bourgades.  On 
comprend  qu'il  résultait  de  ces  dispositions  naturelles  des  indivi- 
dus, une  forme  de  gouvernement  plus  stable,  mieux  ordonné, exer- 
çant plus  d'empire  que  chez  les  races  moins  sédentaires;  aussi 
l'autorité  des  chefs  et  des  Conseils  était-elle  grande  parmi  les  Iro- 
quois. Ce  germe  se  développa  à  la  faveur  des  événements  dont 
nous  allons  dire  un  mot,  et  devint  le  nerf  de  la.  redoutable  confé- 
dération connue  sous  le  nom  des  cinq  nations  iroquoises.  Quant  au 
caractère  de  la  plupart  de  ces  tribus,  il  est  célèbre  par  ses  fourbe- 
ries. Ces  Iroquois  en  général  étaient  doués  d'une  imagination 
vive  et  d'un  tempéramment  passionné. 

Les  Algonquins  offraient  à  peu  près  tous  les  traits  opposés.  Ils 
s'adonnaient  à  la  guerre  et  à  la  chasse,  conséquemment  menaient 
une  vie  nomade.  Leur  mode  de  gouvernement  s'en  ressentait,  on 
peut  même  diie  qu'en  dehors  du  pouvoir  déféré  au  chef  de  chaque 
famille,  il  n'existait  point  d'autorité  dans  la  nation,  et  par  suite 
très-peu  d'ensemble  dans  la  conduite  des  affaires  publiques.  Fiers 
de  leur  indépendance  exagérée,  possédant  une  intelligence  sinon 
faible  du  moins  ordinaire,  habitués  à  porter  les  armes  et  à  mépri- 
ser le  travail,  ces  Sauvages  se  croyaient  les  maîtres  de  la  contrée, 
et  ils  ne  perdaient  aucune  occasion  de  témoigner  leur  mépris  aux 
Iroquois  et  de  les  molestera 

On  ne  saurait  douter  que  les  Iroquois  aient  habité  les  bords  du 
fleuve.  Le  témoignage  suivant  ne  manque  pas  d'intérêt  à  cet  égard. 

En  construisant  le  boulevard  Turcotte,  aux  Trois-Rivières,  il  y  a 
une  quinzaine  d'années,  l'on  mit  à  découvert  des  sépultures  que^, 
malheureusement,  personne  ne  sut  fouiller  avec  la  science  néces- 
saire.   Ces  sépultures  étaient  celles  de  Sauvages  de  différentes 
races.    Pour  plus  d'une  raison,  nous  les  regardons  comme  appar- 

1  Mémoire  de  Nicolas  Perrot  p.  9,  Ferland,  Cours  d'Histoire,  vol.  i.  p.  95. 


IROQCOIS  ET  ALGONQUINS.  609 

tenant  à  une  époque  antérieure  à  la  fondation  du  fort  (1634).  Elles 
étaient  placées  entre  le  fort  et  la  maison  ou  Résidence  des  Jésuites. 
Ce  ne  sont  point  les  restes  du  premier  cimetière  catholique  de  l'en- 
droit parceque-ses  dimensions  ne  pouvaient  être  aussi  étendues  et 
parceque  rien  n'indique  dans  ces  tombeaux,  des  sépultures  chré- 
tiennes. Les  Français,  établis  précisément  sur  le  môme  site,  n'y 
auraient  pas  non  plus  toléré  des  enterrements.  Il  faut  donc  remon- 
ter plus  loin. 

Les  rares  sépultures  d'où  l'on  a  exhumé  des  couteaux  de  fer  ou 
des  débris  d'ustensiles  provenant  des  arts  européens,  ont  dû  avoir 
été  faites  dans  l'espace  des  quarante  années  qui  précédèrent  la  fon- 
dation du  fort,  c'est-à-dire  après  l'arrivée  des  premiers  trafiquants 
français  drfins  le  pays. 

Mais  les  plus  intéressantes  pour  nous  sont  celles  qui  appartien- 
nent à  la  période  que  les  archéologues  nomment  Vâge  de  pierre. 
Elles  sont  aussi  les  plus  nombreuses.  La  plupart  des  objets  trouvés 
dans  ces  tombeaux  sont  déposés  à  l'Université  Laval.  Ces  restes, 
comme  les  informations  obtenues  des  ouvriers  terrassiers  qui  les 
ont  mis  au  jour,  indiquent  à  n'en  pouvoir  douter  qu'ils  apparte- 
naient à  la  race  huronne-iroquoise.  Ils  doivent  donc  avoir  été 
enfermés  là  avant  la  guerre  entre  les  deux  grandes  races,  algon- 
quine  et  iroquoise,  ce  qui  est  conforme  au  Mémoire  de  Nicolas 
Perrot,  puisqu'il  dit  positivement  :  •'  Le  pays  des  Iroquois  était 
autrefois  le  Montréal  et  les  Trois-Rivières."  Pour  nous,  ces  sépul- 
tures iroquoises  représentent  une  antiquité  d'au  moins  trois  cent 
cinquante  ans,  date  où  nous  avons  lieu  de  croire  que  les  Iroquois 
habitaient  encore  les  Trois-Rivières. 


II 


Sommaire: — Origine  de  la  guerre. — Les  Algonquins  chassent  les  Iroquois  des 
rives  du  lleuve. — Un  parti  d'Iroquois  reprend  bientôt  Montréal  sur  les 
ennemis. — Le  gros  de  la  race  iroquoise  passe  à  l'est  du  lac  Ontario. — Les 
Hurons  (iroquois)  paraissent  avoir  demeuré  à  Montréal  reconquis  par  eux. — 
Les  Iroquois  s'exercent  à  la  guerre. — Ils  commencent  à  marauder  sur  le 
fleuve. — Le  lac  Saint-Pierre. — Les  ïoudamans. 

Voici  comment  est  rapportée  l'origine  des  guerres  entre  les 
deux  races  : 

De  jeunes  Iroquois,  invités  par  un  parti  de  jeunes  Algonquins 
fanfarons  à  les  suivre  à  la  chasse,  furent  assez  heureux  pour  les 
surpasser  et  abattre  plus  de  gibier  que  ces  chasseurs.  L'amour- 
propre  des  Algonquins  s'en  trouva  froissé.  Ce  fut  la  cause  d'une 
série  de  différends  qui  aboutirent  à  la  guerre  ouverte. 

25  Août  1873.  39 


610  REVUE   CANADIENNE. 

La  supériorité  des  Algonquins  dans  les  armes  se  manifesta  dès 
les  premières  rencontres;  il  ne  paraît  pas  non  plus  qu'il  aient 
éprouvé  d'échecs  considérables  dans  le  cours  de  cette  guerre. 
Aycint  vaincu  aisément  les  Iroquois,  ils  s'emparèrent  de  leur  pays. 

Le  témoignage  de  Bacqueville  de  la  Potherie  n'eât  pas  sans  im- 
portance en  cette  matière  comme  en  nombre  d'autres.  11  dit 
qu'après  leur  défaite  *'  les  Iroquois  rongèrent  leur  frein.  Au  prin- 
temps suivant,  ils  retournèrent  dans  leurs  premières  terres  qui 
étaient  aux  environs  de  Montréal  et  le  long  du  fleuve,  en  montant 
au  lac  Frontenac  (lac  OiitHrio)."  ^ 

Peut-être  s'agit-il  ici  non  de  toute  la  race  iroqnoise,  mais  de 
quelques  tribus  (les  Hurons?)  qui  aurait  réussi  à  reprendre  posses- 
sion de  ses  terres,  comme  nous  le  verrons  par  la  suite. 

Toutefois,  s'il  s'agit  de  la  rare  entière,  ils  ne  restèrent*pas  long- 
temps dans  les  environs  de  Montréal,  car  il  est  certain  qu'ils  se 
retirèrent  vers  le  lac  Erié,  doù  une  nation  du  voisinage  les  chassa 
presque  aussitôt.  Ils  se  réfugièrent  ?ur  la  rive  est  du  lac  Ontario, 
de  manière  à  s'étendre  sur  le  lac  Champlain,  aux  sources  de  la 
rivière  Sorel,  dont  l'embouchure  leur  ouvrait  une  porte  en  plein 
lac  Saint-Pierre,  entre  les  Ti'ois-Rivières  et  Montréal.  ' 

Il  n'est  guère  possible  de  préciser  l'époque  où  commença  cette 
division  entre  les  ^re\^x  races,  mais  tout  nous  porte  à  croire  qu'elle 
eut  lieu  vers  le  temps  (1492i  où  Christophe  Colomb  découvrit 
l'Amérique,  on  même  un  peu  plus  tard. 

Les  Houendats  (plus  tard  les  ITurom)  forte  tribu  iroquoise,  parais- 
sent avoir  cherches  les  premiers  à  reprendre  possession  du  pays 
perdu.  Ils  battirent  la  tribu  algonquine  des  Onontchatarounons 
(plus  tard  la  tribu  de  Vlroquet)  qui  s'était  installée  sur  l'île  de 
Montréal.  Cela  dut  avoir  lieu  entre  1500  et  1530  à  peu  près. 

La  tribu  de  l'iroquet  prétend,  disent  les  Relations  des  Jésuites, 
avoir  occupé  l'île  de  Montréal  et  les  terres  qui  sont  du  côté  de 
Chambly  et  de  la  ville  de  Saint-Jean. 

^'  Voilà,  disait  en  1644  l'un  de  ces  Sauvages,  voilà  où  il  y  avait 
des  bourgades  très  peuplées.  Les  Hurons,  qui  pour  lors  étaient 
nos  ennemis,  ont  chassé  nos  ancêtres  de  cette  contrée.  Les  uns  se 
retirèrent  vers  le  pays  des  Abenaquis  (le  Nouveau-Brunswickj 
d'autres  allèi-ent  trouver  les  Iroquois  et  une  partie  se  rendit  aux 
Hurons  mômes  et  s'unit  à  eux."  ' 

'^  Les  Hurons  qui  ^alors  étaient  nos  ennemis,''  cela  ne  donne-t-il 

1  Histoire  de  l'Amérique  S'^ptentrionale,  vol.  IV,  p.  268. 

2  Mémoire  de  N.  Perrol,  p.  10-12.  Ferland,  Cours  d'histoire,  vol.  1,  p.  46. 

3  Rehilions,  1642,  p.  38  ;  1646,  p.  34. 


IROQUOIS  ET  ALGONQUINS.  611 

pas  à  penser  qu'il  s'agit  d'une  époque  antérieure  à  la  découverte 
du  Canada?  Nous  ne  connaissons  aucune  circonstance  qui  nous 
permette  de  supposer  que  les  Hurons  furent  en  armes  et  luttèrent 
avec  avantage  contre  des  tribus  de  la  nation  Algonquine,  entre  les 
années  1535  et  1600.  Il  est  vrai  que  l'oratpur  dont  les  paroles 
viennent  d'être  citées  ajouta  que  son  grand-père  avait  cultivé  du 
blé  d'inde  dans  l'île  de  Montréal,  mais  comme  les  Sauvages  ne 
remontent  point  au  delà  d'une  trentaine  d'années  sans  embrouiller 
toute  la  chronologie,  et  que  le  mot  grand-père  s'applique  aussi 
bien  dans  leur  bouche  à  un  ancêtre  éloigné  qu'à  un  simple  aïeul, 
ce  témoignage  ne  saurait  suffire  pour  fixer  la  date  de  la  conquête 
de  Montréal  par  les  Hurons. 

La  haine  du  nom  algonquin  et  l'espoir  de  reconquérir  leur 
ancienne  patrie,  réveilla  le  génie  des  IrO(jUois.  Ils  a[)prirent  à  faire 
la  chasse  et  la  guerre,  à  conduire  habilement  des  expéditions,  à 
harceler  sans  cesse  l'ennemi  dans  ses  marches,  dans  ses  retraites 
et  dans  ses  campements.  Ils  se  révélèrent  enfin  sous  une  face 
nouvelle. 

Ils  se  donnaient  le  nom  de  Hotthionchiendi  qui  signifie  ''  cabane 
achevée."  Leurs  forts  étaient  en  effet  les  mieux  construits  au 
point  de  vue  de  la  solidité  et.  des  besoins  de  la  guerre. 

L'ordre  qui  régnait  orilinairement  dans  leurs  affaires  pub'iques 
se  consolida,  prit  les  formes  de  véritables  lois  et  contribua  pour 
beaucoup  au  succès  de  leurs  armes. 

Lorsqu'au  bout  de  quelques  années,  ils  reparurent  sur  le  grand 
fleuve,  les  Algonquins  virent  qu'ils  allaient  avoir  sur  les  bras  un 
ennemi  qui  ne  serait  plus  à  mépriser. 

La  plupart  du  temps,  les  maraudeurs  iroquois  se  contentaient 
de  "  faire  coup  "  sur  un  campement,  puis  ils  se  retiraient  avec 
adresse  dès  que  les  Algon(iuins  se  montraient  en  nombre.  Le  lac 
Saint-ÎMerre,  avec  ses  îles  et  son  étendue,  offrait  un  refuge  aux 
flottilles  de  guerre,  comme  aussi  'des  points  de  repère,  et  des 
embuscades  toutes  préparées. 

Avant  l'arrivée  de  Jacques  Cartier,  les  Iroquois  descendaient 
ainsi  la  rivière  Soiel,  qui  lorta  longtemps  leur  nom,  et  étendaient 
leurs  ravages  jusque  dans  le  bas  du  tleuve,  an  delà  de  Québec. 
Les  premiers  navigateurs  (]ui  visitèrent  le  Canada  les  connurent 
seulement  sous  le  nom  de  Toudamans  que  leur  avait  imposé  les 
autres  nations  sauvages. 


612  REVUE  GAxNADIENNE. 

m. 


tïOiiMAiRE  : — Jacques  Cartier  remonte  le  fleuve. — Pays  des  Toudamans  (Iroquois). 
— La  rivière  Sorel  leur  sert  de  route  pour  atteindre  le  fleuve, — Les  Sauvages 
que  Cartier  trouve  à  Montréal  sont  de  race  iroquoise,  peut-être  des  Harons. 
— Quelles  tribus  iroquoises  firent  les  premières  la  guerre  de  représailles 
contre  les  Algonquins. 

Par  la  terreur  que  répandaient  les  Toudamans,  on  s'explique 
l'absence  de  villages  que  le  découvreur  du  Saint-Laurent  remar- 
qua entre  Montréal  et  Achelaï,  près  des  rapides  du  Richelieu,  à 
mi-chemin  entre  Québec  et  les  Trois-Rivières. 

Le  mot  Toudamans  semble  être  une  corruption  deTouandouans, 
Tsoundouans,  Tsonnontouans.  ^  "  Les  Toudamans  furent  plus  tard' 
connus  sous  le  nom  û'iroquois"  ' 

Jacques  Cartier  parle  des  Toudamas,  gens  du  sud,  qui  menaient 
la  guerre  aux  Sauvages  de  Québec  et  qui  poussaient  leurs  courses 
jusqu'au  golfe. 

La  carte  de  Lescarbot  (1609)  place  les  Toudamans  sur  la  rive 
sud  du  fleuve  entre  Québec  et  les  Trois  Rivières.  Cependant,  cet 
auteur  n'ayant  jamais  visité  le  fleuve,  il  ne  faut  pas  attacher  trop 
d'importance  à  sa  carte.  Les  mots  ^'  gens  du  sud  "  dont  se  sert 
Cartier  et  ce  que  nous  savons  du  site  où  étaient  les  cantons  iroquois, 
nous  donnent  l'assurance  que  ce  ne  pouvait  être  entre  Québec  et 
les  Trois-Rivières,  mais  bien  en  haut  de  la  rivière  Sorel  comme 
nous  l'avons  dit.  Du  reste,  cette  môme  carte  de  Lescarbot  indique 
la  rivière  Sorel  sous  le  nom  de  rivière  des  Iroquois^  et  quelque  part 
vers  Saint-Hyacinthe  sont  indiqués  des  campements  avec  le  mot 
Iroquois,  Sans  être  Irès-correct,  Lescarbot  est  encore  un  bon 
guide  ici. 

Les  Sauvages  visités  par  Jacques  Cartier  à  Hochelaga,  avaient 
des  habitations  à  la  mode  iroquoise.  Les  mots  recueillis  chez  eux 
en  cette  occasion,  sont  des  mots  iroquois.  Or,  comme  ils  parais- 
sent avoir  été  eritièrement  détachés  des  Toudamans  qui  faisaient 
la  guerre  aux  Algonquins  de  Québec,  l'on  peut  voir  en  cela  une 
preuve  que  toutes  les  tribus  iroquoises  n'avaient  point  été  chassées 
d'abord  par  les  Algonquins  ou  que  l'une  de  ces  tribus  avait  réussi 
à  reprendre  possession  de  haut  du  fleuve— c'est  la  tradition  des 
Onontchataronnons  rapportée  plus  haut. 

Dq  la  relation  de  Jacques  Cartier  et  des  récits  des  Sauvages,  l'on 
peut  inférer  qu'un  parti  de  Hurons,  après  avoir  chassé  les  Onoa- 

1  Note  de  M.  l'abbé  Laverdière. 

2  Ferland,  Cours  (ThisLoire,  vol.  p.  36. 


IROQUOIS  ET  ALGONQUINS.  613 

Ichataronnons  ou  Iroquets  était  resté  avec  quelques  uns  de  ces  der- 
niers dans  l'île  de  Montréal  et  y  avait  établi  la  bourgade  que  les 
Français  trouvèrent,  au  pied  de  la  montagne,  en  1535.  Plus  tard, 
les  Hurons,  harcelés  par  les  Algonquins,  ou  peut-être  par  les 
Tsonnontouans  et  les  Agniers,  alliés  à  une  forte  escouade  d'Iro- 
quets,  se  seraient  vus  forcés  de  se  replier  sur  les  territoires  du 
Haut  Canada."  ^ 

C'est  de  cette  manière  que  le  peuple  de  langue  huronne-iroquoise 
que  Cartier  avait  visité  disparut  de  l'ile  entre  1535  et  16.08. 

Pendant  la  seconde  moitié  du  même  siècle,  1550-1600  la  lutte  se 
fait  entre  les  Algonquins  et  les  Agniers  principalement.  ^ 

Au  temps  de  Jacques  Cartier,  les  Toudamans  ou  Tsonnontouans 
figurent  seuls  du  côté  des  Iroquois. 

Il  faudrait  donc  croire  que  les  Tsonnontouans  d'abord  et  les 
Agniers  ensuite  soutinrent  les  premiers  la  guerre  de  représailles 
contre  les  Algonquins,  sans  parler  de  la  reprise  de  Montréal  par 
les  Hurons  avant  la  découverte  de  Jacques  Cartier. 

La  rivière  Sorel  s'ap^j^lait  rivière  des  Agniers,  nation  iroquoise, 
du  temps  de  Sagard  (vers  1625).  * 


IV 


Sommaire  : — Les  Hurons  se  sont  tenus  à  fécart  du  reste  des  tribus  iroquoises. — 
En  quittant  Montréal,  ils  vont  demeurer  près  du  lac  Simcoe. — Fort  de& 
Algonquins  aux  Truis-Rivières. — Massacre  de  la  rivière  Puante. — La  triba 
(algonquine)  de  l'Iroquet.— Les  Algonquins  emportent  plusieurs  succès  à  la 
guerre. — Faiblesse  où  sont  tombés  les  Iroquois  a  la  fin  du  XYle  siècle. — 
Les  Hurons  s'allient  aux  Algonquins. 

Les  Houendats  ou  Hurons^  dont  les  instincts  pacifiques  s'accom- 
modaient mal  du  régime  guerrier  adopté  par  presque  toutes  les 
tributs  de  la  race  iroquoise,  semblent  s'être  tenus  à  l'écart  du 
principal  groupe  iroquois,  à  partir  du  temps  où  ils  furent  forcés  de 
quitter  l'île  de  Montréal,  ce  qui  eut  lieu,  selon  les  apparences,  quel- 
ques années  après  le  départ  de  Jacques  Cartier  et  de  Roberval  du 
Canada.  Ils  allèrent  habiter  les  terres  qui  sont  entre  le  lac  Simcoe 
et  la  baie  Géorgienne,  la  partie  la  plus  fertile  de  la  province  d'On- 
tario. Ils  conservaient  la  tradition  iroquoise  en  ce  qu'ils  se 
livraient  à  l'agiiculture  et  négligaient  non  seulement  la  guerre- 
mais  aussi  la  chasse  t. 

1  Ferland,  Cours  d'hisloire,  vol.  1,  p.  47. 

2  Relation  des  Jésuites,  1660,  p.  6. 

3  Sagard,  Histoire  du  Canada,  p.  174. 

.     4  Ferland,  Cours  d'fHsloire,  vol.  i,  p.  93. 


614  REVUE  CANADIENNE. 

Un  passage  de  la  relation  de  Champlain  ^  fait  supposer  que  la 
grande  guerre  commença  vers  1550.  On  voit  aussi  par  les  auteurs 
cités  an  présent  article,  qu'il  dût  y  avoir  à  l'époque  en  question 
un  redoublement  d'entreprises  de  guerre  de  la  part  des  Iroquois 
Agniers  et  de  la  tribu  algonquine  de  l'iroquet  alliée  aux  Iroquois. 

Les  Algonquins  se  regardaient  comme  les  propriétaires  du  site 
actuel  de  la  baute-ville  des  Trois-Rivières,  et,  pour  y  résister  aux 
attaques  des  Iroquois,  ils  avaient  bâti  un  fort  en  palissades  sur  le 
tertre  que  nous  appelons  le  Platon.  Les  Iroquois,  offusqués  de 
cette  manifestation  de  résistance  l'emportèrent  d'assaut  et  le 
rasèrent  à  fleur  de  sol.  En  1635,  le  Père  Le  Jeune  dit  en  avoir  vu 
les  bouts  de  pieux  restés  dans  la  terre  et  encore  noircis  par  le  feu 
dont  on  s'était  servi  pour  les  détruire.  Nous  ne  saurions  dire 
quand  eu  lieu  cet  événement. 

Les  Trois-Rivières  étaient  occupées  par  des  partis  de  chasse  et 
de  pêche  appartenant  à  la  race  algonquine,  qui  s'y  succédaient  au 
caprice  des  événements.  Ce  lieu  se  trouvait  le  plus  exposé  aux 
attaques  des  bandes  iroquoises,  à  cause  de  sa  proximité  du  lac 
Saint-Pierre  et  de  la  rivière  Saint- Maurice.  Toutes  les  traditions 
des  Sauvages  s'accordent  à  dire  que  nul  endroit  du  cours  du  fleuve 
n'était  plus  aime  ni  autant  fréquenté.  Il  n'y  en  avait  probable- 
ment pas  qui  fussent  plus  souvent  témoin  des  drames  barbares  qui 
se  jouaient  entre  les  Toudamanset  les  Algonquins,  puisque  sa  posi- 
tion semble  le  désigner  comme  le  champde  bataille  des  deux  races. 
La  chasse  et  la  pêche  y  abondaient  prodigieusement  et  en  faisaient 
un  rendez-vous  général.  Longtemps  après  la  fondation  de  Québec, 
et  en  dépit  des  instances  que  les  gouverneurs  et  les  missionnaires 
firent  pour  les  détovirner  de  leur  coutume  de  séjourner  aux  Trois- 
Rivières,  les  Algonquins  et  plusieurs  familles  de  Montagnais  y  res- 
tèrent attachés. 

L'épisode  suivantestun  tableau  fidèle  des  combats  des  Sauvages. 
On  peut  en  reporter  la  date  à  l'année  1560',  autant  qu'il  est  pos- 
sible de  s'en  assurer. 

La  tribu  de  VIroquet,  déjà  mentionnée,  était  de  race  algonquine^ 
cependant  elle  s'était  en  partie  séparée  de  sa  nation  comme  on  l'a 
vu  et  lui  faisait  la  guerre,  de  même  que  certaines  tribus,  (les 
Hurons  par  exemples)  de  la  race  iroquoise  s'allièrent  plus  tard 
aux  ennemis  des  Iroquois. 

Un  jour  qu'un  grand  nombre  de  guerriers  de  l'iroquet  se  pré- 
sentaient devant  les  Trois-Rivières  les  Algonquins  s'avisèrent  pour 

1  OEuvi  es  de  Chainplain,  p.  1032. 

2  Maiirdult,  Eiit.  des  Abénaquis,  p.  'Î84. 


IROQUOIS  ET  ALGONQUINS.  615 

les  détruire  d'employer  un  stratagème  qui  leur  réussit.  Le  gros  des 
Algonquins  se  cacha  dans  les  bois  qui  bordaient  la  rivière  Bécan- 
cour,  à  quelques  centaines  de  pas  de  son  embouchure,  laissant 
quelques  canots  en  vedette  sur  le  fleuve  dans  la  position  de  gens 
occupés  à  la  pêche.  Ce  qui  avait  été  prévu  arriva.  Les  Iroquets 
se  lancèrent  sur  les  pécheurs  isolés  lesquels  prirent  la  fuite  vers 
la  rivière,  en  poussant  des  cris  de  désespoir.  Derrière  eux  arriva 
toute  la  flottille  ennemie,  sans  se  douter  du  danger  où  elle  courait 
et  croyant  tenir  une  proie  facile.  L'embuscade  avait  été  si  bien 
préparée  que  presque  tous  les  coups  eurent  del'efifet.  Une  première 
et  une  seconde  décharge  de  flèches  abattit  beaucoup  de  monde  du 
côté  des  Troquets,  et  avant  que  ceux-ci  eussent  eu  le  loisir  de  se 
remettre  de  la  surprise  de  cette  attaque  imprévue,  leurs  ennemis 
sortirent  du  bois  et  la  hache  assomma  ceux  qui  avaient  échappé 
aux  traits.  Gharlevoix  dit  qu'il  n'en  survécut  pas  un  seul,  parceque 
les  Algonquins  ne  voulurent  faire  aucun  prisonnier.  Le  grand 
nombre  de  cadavres  qui  restèrent  dans  le  lit  de  la  rivière  et  sur  ses 
bords,  infesta  l'eau  à  tel  point  qu'elle  en  prit  le  nom  de  rivière 
Puante,  qu'elle  portait  encore  ufi  siècle  après.  La  tribu  de  l'Iro- 
quet  ne  se  releva  jamais  complètement  de  cet  échec  \  Les  gens  qui 
restaient  de  cette  tribu  furent  adoptés  par  la  nation  algonquine, 
sans  toutefois  perdre  leur  principal  chef  duquel  ils  tenaient  le  nom 
de  VIroquet. 

Ce  petit  peuple  offre  ainsi  doublement  l'une  des  singularités  que 
Ton  observe  chez  les  Sauvages  du  Canada  :  battu  par  les  Iroquois. 
il  devint  iroquois,  puis  battu  par  les  Algonquins  il  redevint  algon- 
quin. Ajoutons  que  les  Hurons,  avec  lesquels  il  avait  eu  tant  de 
rapports,  se  rapprochèrent  des  Algonquins  vers  la  même  époque 
que  lui  probablement  entre  1560  et  1580. 

Après  le  massacre  de  la  rivière  Puante,  les  Algonquins,  rem- 
portèrent une  série  de  victoires  qui  leur  donna  de  l'assurance  et 
une  grande  vanité.  A  la  fin  du  seizième  siècle  les  Iroquois  étaient 
détruits  ou  à  peu  près,  ''  il  n'en  paraissait  presque  plus  sur  la 
terre,"  mais  "  ce  peu  qui  en  restait,  comme  un  germe  généreux, 
poussa  tellement  en  peu  d'années  qu'il  réduisit  réciproquement  les 
Algonquins  aux  mêmes  termes  que  luil" 

Isolés  comme  ils  l'étaient  par  toute  la  largeur  de  l'Ontario,  les 
Houendats  étaient  plus  rapprochés  des  territoires  des  Algonquins 
que  de  ceux  où  vivait  leur  propre  race.  D'ailleurs,  le  seul  fait  de 
s'être  autant  éloignés  dans  cette  direction  montre  une  tendance  à 

1  Gharlevoix,  Journal,\o\.  i.  p.  162-4. 

2  Relation  de  1660,  p.  6. 


616 


REVUE  CANADIENNE. 


se  séparer  du  corps  de  la  nation,  si  toutefois  ils  n'avaient  pas  été 
chassés  de  Montréal  par  les  Iroqnois  eux-mêmes  pour  s'être  mon- 
trés trop  conciliants  avec  les  Algonquins,  ce  qui  n'est  pas  impro- 
bable. 

On  croit  que  les  Houendats  s'unirent  de  bonne  heure  aux  Algon- 
quins pour  des  fins  de  traite  et  de  bon  voisinage,  mais  ils  ne  per- 
dirent ni  les  mœurs  domestiques  ni  la  langue  des  Iroqnois.  L'al- 
liance fut  inaltérable,  on  le  sait,  malgré  les  malheurs  qui  fondirent 
à  cause  de  cela  sur  les  pauvres  Houendats  (Hurons)  mais  jusqu'à 
leur  extermination  ils  conservèrent  les  traits  particuliers  à  ceux 
de  leur  origine. 


Sommaire  ; — Premiers  traitants  français  — L'îr  Hurons  descendent  le  fleuve  pour 
les  rencontrer. — La  confédi-Tiition  iroqiiinse. — Peuples  du  hiut  S  lint-Mau- 
ric»^. — Ghamplain  remonle  le  fleuve. — Le  pays  est  désert. — Les  Iroquois 
courent  le  fleuve. — Les  Algonquins  sont  retiras  sur  TOtlawa. — Ghamplain 
s'allitmt  aux  ennemis  des  Iroquois. — Ce  qu'étaient  les  deux  partis  en  lutte. — 
Les  A-lgonquins  se  rapprochent  des  Trois-Rivières. — Ghamnlain  visite  le  pays 
des  Hurons  et  fait  la  guerre  aux  Iroquois  — Le  nom  des  Hurons. 

En  1599,  Pontgravé  voulut  établir  un  poste  de  traite  aux  Trois- 
Rivières  parcequ'il  connaissait  le  lieu  pour  l'avoir  déjà  visité,  mais 
son  associé,  Chauvin,  qui  avait  d'autres  vues,  se  contenta  de  faire 
le  trafic  à  Tadoussac.     La  guerre  régnait  toujours. 

Les  Français  commençaient  à  attirer  les  nations  sauvages,  qui 
échangeaient  avec  eux  leurs  pelleteries  pour  des  articles  de 
fabrique  européenne.  Les  Hurons  qui  faisaient  cause  commune 
avec  les  Algonquins,  descendirent,  en  1600,  jusqu'à  Tadoussac.  À 
partir  de  ce  moment,  il  qst  probable  que  les  Iroquois  les  vouèrent 
à  l'extermination,  comme  ils  faisaient  pour  les  Algonquins. 

Cette  défection  ne  fit  qu'activer  le  sentiment  de  vengeance  contre 
les  Algonquins.  Les  cinq  tribus  iroquoises  les  plus  vaillantes,  les 
Agniers,  les  Tsonnontouans,  les  Onnontagués,  les  Oaneyouts  et 
les  Goyogouins,  apparaissent  alors  comme  les  principaux  membres 
de  la  plus  puissante  ligne  indienne  dont  l'histoire  ait  parlé.  Ce 
sont  ces  tribus  que  les  Français  eurent  à  combattre  et  qui,  grâce  à 
l'incurie  des  gouvernements  de  Louis  XIII  et  Louis  XIV,  retar 
dèrent  pendant  de  longues  années  les  progrès  du  Canada  en  pro- 
menant le  fer  et  le  feu  au  milieu  des  colons  dispersés  sur  lesbords- 
du  Saint-Laurent. 

Les  Attikamègues,  nation  de  langue  et  de  coutumes  monta- 
gnaises,  habitaient  les  plateaux  où  le  Saint-Maurice  et  le  Saguanaj 


IROQUOIS  ET  ALGONQUINS.  617 

ont  leurs  sources.  Ces  peuples,  excessivement  timides,  n'appro- 
chaient point  du  fleuve  par  crainte  de  la  guerre.  Ce  n'est  qu'en 
1637,  alors  que  le  fort  des  Trois-Rivières  pouvait  les  proléger  dans 
\me  certaine  mesure,  qu'ils  se  hasardèrent  à  descendre  le  Saint- 
Maurice  et  à  venir  trafiquer  de  leurs  pelleteries  aux  magasins  de  la 
compagnie  de  la  Nouvelle-France  en  ce  lieu. 

"  Lorsque  les  Français  revinrent  pour  fonder  Québec,  il  ne  trou- 
vèrent plus  le  peuple  de  langue  huronne  ou  iroquoise,  qui  avait  si 
bien  accueilli  Cartier  à  Hochelaga.  Pressé  par  les  nations  algon- 
quines,  qui  habitaient  la  rivière  des  Outaouais  et  la  partie  infé- 
rieure du  Saint-Laurent,  il  s'était  peut-être  retiré  vers  le  midi  ou 
l'ouest ^"  Cette  citation  est  expliquée,  croyons-nous,  comme  il  a 
été  dit  plus  haut,  par  le  fait  que  les  Hurons,  ou  une  autre  peu- 
plade iroquoise,  avait  réussi  à  reprendre  Montréal  avant  l'arrivée 
de  Jacques  Cartier,  et  qu'elle  le  perdit  ensuite  vers  la  fin  du  siècle 
alors  que  les  Algonquins  avaient  l'ascendant  et  qu'il  "ne  paraissait 
presque  plus  d'iroquois  sur  la  terre." 

Nous  savons  déjà  que  ce  qui  restait  d'iroquois  "  poussa  tellement 
en  peu  d'années  qu'il  réduisit  les  Algonquins  aux  mêmes  termes." 

Aussi  lorsque  Samuel  de  Ghamplain  remonta  le  fleuve,  en  1603, 
rencontra-t-il  très-peu  de  Sauvages  entre  Montréal  et  Québec,  et 
même  ces  deux  endroits  semblent  avoir  été  déserts.  Les  Algon- 
quins avaient  le  dessous  à  leur  tour  ;  ils  se  tenaient  plutôt  dans 
leur  ancien  territoire  de  l'Ottaw^a.  Les  Iroquois  couraient  le  fleuve 
et  le  rendaient  presque  inabordable. 

Les  traitants  rencontraient  les  Sauvages  amis  à  Montréal  et  aux 
aux  Trois-Rivières,  à  des  époques  fixes  de  l'été.  Une  fois  la  traite 
terminée  il  restait  à  peine  quelques  familles  dans  ces  endroits. 

Les  Sauvages  de  Québec  et  des  Trois-Rivières  étaient  toujours 
errants,  et  ne  cabanaient  que  par  groupes  de  deux  ou  trois  familles 
là  où  ils  trouvaient  du  gibier  et  du  poisson,  dit  le  Père  LeGlercq  ^ 

En  1608,  Ghamplain  fonda  la  ville  de  Québec.  L'année  sui- 
vante, sollicité  par  les  Algonquins  et  les  Montagnais,  peuples  du 
Saguenay,  il  entreprit  contre  les  Iroquois  l'expédition  du  lac  Cham- 
plain  qui  devait  attirer  sur  les  Français  la  colère  des  cinq  nations. 
En  cette  circonstance,  un  chef  célèbre  du  nom  de  VIroquet  com- 
mandait la  tribu  algonquine  qui  est  connue  sous  ce  môme  nom 
d'iroquet,  et  Ochatéguin  était  le  capitaine  d'une  tribu  de  Hurons 
►  qui  portaient,  au  dire  de  Ghamplain,  ce  même  nom  de  Ochatéguin. 

On  voit  ici  que  les  Algonquins,  les  Hurons  et  les  gens  de  ITro^ 

1  Ferland,  Cours  d'Histoire,  vol.  i,  p.  45. 

2  Premier  établis semenl  de  la  Foi,  vol,  i.  p.  63. 


618  REVUE  CANADIENNE. 

quet  étaient  dès  lors  intimement  liés.  Avec  eux  se  tenaient  les 
Montagiiais  du  Saguenay,  et,  par  parenté  avec  ces  derniers,  les 
Attikamègues  du  Saint-Maurice,  plus  farouches  que  guerriers. 
Tel  était  l'assemblage  de  peuples  qui  devaient  tenir  tête  aux  puis- 
sants Iroquois,  avec  l'aide  des  Français. 

Cinq  ou  six  nations  dispersées  depuis  le  Saguenay  jusqu'au  lac 
Huron,  sans  chef  suprême,  sans  plan  d'unité,  sans  cohésion  en  un 
mot,  allaient  lutter  contre  une  association  habilement  formée,  se 
maintenant  par  une  véritable  discipline,  et  dont  le  foyer,  peu  éten- 
du, occupait  un  site  écarté,  commode,  et  protégé  par  le  voisinage 
des  colonies  anglaises  et  hollandaises. 

En  1608,  la  tribu  de  l'iroquet  habitait  l'intérieur  d'un  territoire 
triangulaire  dont  Vaudreuil,  Kingston  et  Ultav^a  formaient  les 
angles  \  Dans  les  années  1610,  t615-16,  elle  fit  de  nouveau  partie 
des  expéditions  contre  les  Iroquois.  Les  Relations  de  1633,  1637, 
1640,  1646  et  autres,  la  mentionnent  encore  comme  étant  d'une 
certaine  importance.  En  1658 'des  Sauvages  de  ce  nom  com- 
battent près  des  Trois-Rivières  contre  les  Iroquois. 

Lorsqu'en  1609  Ghamplain  eût  fait  alliance  avec  les  Algonquins, 
-ceux-ci  se  rapprochèrent  des  Trois-Rivières.  La  guerre,  qui  s'éten- 
dit quelques  années  après  jusque  vers  le  haut  de  l'Ottavs^a,  les  con- 
traignit à  se  rapprocher  davantage  des  Français.  A  partir  de  1635, 
il  est  aisé  de  suivre  dans  les  registres  des  Trois-Rivières  et  dans 
les  Relations  des  Jésuites  le  rôle  qu'ils  jouaient  en  ce  lieu.  Nicolas 
Perrot  nous  dit  que  vers  1640-50,  les  villages  de  cette  nation 
étaient  tous  aux  environs  des  Trois-Rivières. 

En  1615  Ghamplain  visita  le  pays  des  Hurons  et  fit  partie  d'une 
troupe  qui  alla  attaquer  au  delà  du  lac  Ontario  un  fort  iroquois, 
situé  en  arrière  d'Oswégo,  à  peu  près  oii  est  la  ville  de  Syracuse 
aujourd'hui.  Malgré  des  actes  d'hostilité  de  ce  genre,  la  destruc- 
tion de  la  tribu  huronue  ne  commença  que  fort  tard,  vers  1648. 
Nous  savons  que  en  1615  Ghamplain  reconnut  qu'ils  avaient  dix- 
huit  bourgades,  renfermant  quarante  mille  âmes.  Les  Français 
les  nommèrent  Hurons  parcequ'ils  se  rasaient  les  cheveux  ou  les 
redressaient  de  manière  à  former  sur  la  tête,  du  front  à  l'arrière, 
une  crête  assez  semblable  à  la  hure  d'un  sanglier. 

1  Ferland,  Cours  d'Histoire,  vol.  i,  p.  91. 

2  Lettre  de  M.  d'Argenson,  manuscrits  de  Paris,  2me  série,  vol.  i,  p.  311. 


IROQUOIS  ET  ALGONQUINS.  619 

VI. 


Sommaire: — Les  Algonquins  combattent  avec  avantage  jusque  vers  1630. — Lnur 
conduite  à  la  guerre — Extermination  de  cette  race. — Secours  tardif  (|ue  la 
France  envoyé  contre  les  Iroquois. — Ceux-ci,  vainqueurs  par  toute  la  contrée, 
résistent  avec  succès  aux  colons  et  aux  troupes. — Arrivée  des  Abf^natjuis  en 
Canada. — Politesse  échangée  de  nos  jours  entre  les  Algonquins  et  les  Iroquois. 
— Résumé  de  cet  article. 

Jusque  vers  1630,  la  supériorité  des  Iroquois  n'était  pas  bien 
marquée.  Les  Algonquins  rachetaient  par  leur  courage  ce  qui 
leur  manquait  en  prudence  et  en  discipline,  mais  les  armes  à  feu 
que  les  Hollandais  d'Albany  fournirent  alors  aux  Iroquois  donna 
l'avantage  à  ceux-ci,  car  les  Français  évitèrent  pendant  longtemps 
de  fournir  des  fusils  à  leurs  alliés  ^ 

Leur  amour  de  la  guerre  jeta  constamment  les  Algonquins  dans 
des  entreprises  hasardeuses,  d'où  leur  indicipline  était  peu  propre  à 
les  tirer.  Il  faut  dire  aussi  qu'étant  plus  honnêtes,  plus  francs  que 
les  Iroquois,  ils  furent  à  plusieurs  reprises  victimes  de  la  foi  jurée, 
sur  laquelle  ils  s'appuyaient  naïvement.  Notons  encore  que  par 
un  empressement  inconsidéré  à  •'  fi^apper  coup,"  les  Algonquins 
oçrassionnèrent  à  leurs  alliés  les  Français  nombre  de  mauvaises 
affaires  avec  les  Iroquois,  à  des  époques  où  la  colonie  avait  sur- 
tout besoin  de  repos  et  de'tranquillité. 

Ce  qui  est  étrange,  c'est  l'espèce  de  fausse  bravoure  dont  les 
Algonquins  firent  parade,  par  un  reste  d'habitude  de  leur  ancienne 
renommée.  Ils  savaient  que  leurs  ennemis  agissaient  plus  par 
ruses  et  par  pièges  que  tout  autrement,  mais  ils  ne  laissaient  point 
de  commettre  chaque  jour  les  imprudences  les  plus  grossières. 
Quant  à  l'habileté  et  au  courage,  ni  l'une  ni  l'autre  des  deux 
races  n'en  cédaient,  mais  les  Algonquins  manquaient  de  ténacité 
dans  les  expéditions  et  de  persistance  dans  la  poursuite  de  ces 
guerres  cruelles  l 

La  mort  de  Piescaret,  en  1647,  fut  comme  le  signal  de  la  riiine 
de  la  nation  algonquine,  qui  eut  lieu  en  même  temps  que 
celle  des  Hurons. 

De  secours  du  côté  des  Français,  les  Algonquins  et  leurs  adhé- 
rents n'en  reçurent  que  très-peu.  Ce  n'est  qu'en  1665  qu'arri- 
vèrent dans  le  pays  des  forces  vraiment  imposantes,  mais  il  y  avait 
quinze  ans  que  les  Hurons,  et  les  A ttikamègues' étaient  détruits  et 

1  Ferland,  Cours  d^ Histoire,  vol.  i,  p.  148, 

2  Lafileau,  Mœurs  des  Sauvages,  1724,  vol.  i,  p.  91,  iOl-2,  173,  196. 
Ferland,  Cours  d'HisL,  vol.  i,  p.  148.  Faillon,  Hist.,  de  la  c.  f.,  vol.  i,  p.  524-33. 


620  REVUE  CANADIENNE. 

que  la  poignée  d'Algonquins  qui  restaient  se  tenaient  cachés  sous 
les  canons  des  villages  français. 

La  colonie  de  la  Nouvelle-France,  commencée  en  1608,  n'eut 
d'établissements  stables  qu'à  partir  de  1633,  mais  elle  ne  prit  véri- 
tablement d'importance  qu'en  1665. 

Les  Iroquois,  qui  avaient,  à  cette  dernière  date,  porté  leurs  armes 
victorieuses  dans  le  golfe,  sur  les  bords  du  fleuve,  aux  sources  du 
Saint-Maurice  et  de  l'Ottaw^a,  sur  les  terresduHaut-Gmada,  autour 
des  grands  lacs  et  jusqu'au  pays  des  Sioux,  n'avaient  plus  d'enne- 
mis sérieux  que  les  Français.  Ils  surent  leur  tenir  tête  pendant  un 
autre  demi  siècle,  c'est-à  dire  jusque  vers  1700.  Les  Français  leur 
suscitèrent  alors  des  ennemis  redoutables  dans  les  Abénaquis, 
venus  d'Acadie  et  placés  aux  environs  des  Trois-Rivières. 


De  notre  article,  nous  pourrons  composer  un  résumé,  sous  la 
forme  que  voici,  qui  montre  les  mouvements  successifs  de  ces 
peuples  : 

Les  Algonquins  habitaient  l'Ottawa;  les  Iroquois  le  Saint-Lau- 
rent.    Ces  derniers  disaient  être  venus  de  l'ouest. 

Vers  1500  les  Algonquins  chassent  les  Iroquois  des  bords  du 
fleuve  et  s'y  installent.  Les  Iroquois  vont  se  fixer  entre  le  lac 
Çhamplain  et  le  lac  d'Ontario. 

Entre  1500,  et  1530,  les  Hurons  ou  (une  autre  tribut  iroquoise), 
reprennent  Montréal  sur  les  Iroquets,  tribu  aigonquine.  La  plu- 
part des  Iroquets  passant  dans  les  rangs  des  Iroquois  par  la  con- 
quête. 

A  la  même  époque  lesTsonnontouans,  autre  tribu  iroquoise, 
commencent  à  exercer  des  ravages  sur  le  fleuve  en  descendant  par 
la  rivière  Sorel. 

En  1535,  Jacques  Cartier  visite  à  Montréal  les  Hurons-Iroquois. 
De  là  jusqu'à  Québec  il  n'y  a  qu'un  seul  village.  Les  Tsonnofl- 
touans  ou  Toudamans  répandent  la  terreur  partout  dans  ces 
endroits. 

Enlre  1650  et  1600,  la  tribu  iroquoise  des  Agniers  est  celle  qui 
conduit  principalement  la  guerre  contre  les  Algonquins. 

Vers  1560,  les  Algonquins  massacrent  presque  tous  les  guerriers 
de  riroquet,  à  la  rivière  Puante,  et  le  reste  de  cette  tribu  retourne 
aux  Algonquins. 

De  1560  à  1600  les  Algonquins  prennent  le  dessus  dans  toutes 
les  directions.    La  tribu  iroquoise  qui  tenait  Montréal  se  retire 


IROQUOIS  ET  ALGONQUINS.  621 

vers  l'ouest;  on  croit  la  reconnaître  dans  les  Hurons  que  Gham- 
plain  trouva,  en  1615,  près  du  lac  Simcoe. 

Vers  1600  paraît  s'être  formée  la  ligne  des  cinq  nations  iroquoi- 
ses.  A  la  même  date  les  Hurons  descendent  traiter  avec  les 
Français. 

En  1603,  Champlain  trouve  les  rives  du  fleuve  inhabitées.  Les 
Algonquins  battus  par  les  Iroquois,  se  sont  repliés  sur  l'Ottavv^a. 

En  1609,  avec  Champlain  qui  part  pour  la  première  guerre  des 
Français  contre  les  Iroquois,  il  y  avait  des  bandes  de  Hurons, 
d'Algonquins,  d'Iroquets  et  de  Montagnais  avec  leurs  chefs  parti- 
culiers. L'alliance  des  Français  attire  de  nouveau  les  Algonquins 
au  fleuve  et  ils  se  fixent  principalement  aux  Trois-Rivières.  La 
guerre  continue  avec  des  chances  égales  de  part  et  d'autres. 

En  1624,  grande  assemblée  de  toutes  les  tribus,  auxTrois-Rivières, 
pour  enterrer  la  hache  et  proclamer  la  paix  dans  tout  le  Canada. 
Cette  démonstration  remarquable  n'eut  aucun  résultat  avantageux. 
Le  désaccord  exista  aussitôt  après  comme  auparavant. 

Vers  1630,  les  Iroquois  prennent  l'ascendant  sur  les  Algonquins 
à  la  faveur  des  armes  à  feu  que  leur  procurent  les  Hollandais. 

En  1647,  Piescaret,  chef  algonquin,  est  assassiné.  Sa  nation  est 
détruite  après  cela,  ainsi  que  les  Hurons. 

Jusqu'en  1665,  les  Iroquois  régnent  en  maîtres  dans  une  grande 
partie  du  Canada.  Les  troupes  que  l'on  envoyé  alors  contre  eux 
ne  les  réduisent  pas  entièrement. 


11  y  a  vingt-cinq  ou  trente  ans,  la  ville  des  Trois-Rivières  était 
encore  fréquentée  par  les  restes  de  quatre  grandes  races  sauvages. 
C'étaient  1°  les  Têtes-de-Boule,  nation  composée  de  débris  des 
familles  montagnaises,  algonquines  et  des  races  de  la  baie  d'Hud- 
son,  qui  venaient  en  traite  chez  les  marchands  de  la  ville  ;  2°  les. 
Abénaquis  de  Saint  François,  et  surtout  ceux  de  Bécancour,  qui 
y  passaient  à  toutes  les  époques  de  l'année  ;  3°  les  Algonquins  dont 
les  cabanages  et  les  territoires  de,  chasse  n'étaient  jamais  éloignés 
de  ce  lieu  ;  4^  les  Iroquois  de  Saint-Régis,  que  la  compagnie  de  la 
Baie  d'Hudson  employait  pour  la  traite  du  haut  Saint- Maurice -^le 
dépôt  des  articles  de  traite,  les  pelleteries,  et  la  construction  des 
canots  d'écorce  étant  concentrés  aux  Trois-Rivières. 

Soit  à  cause  de  la  nature  temporaire  de  leurs  occupations  dans 
cette  place,  soit  par  suite  de  la  répugnance  qu'éprouvaient  les 
autres  Sauvages  à  se  rapprocher  d'eux,  toujours  est-il  que  les 


622  REVUE  CANADIENNE. 

Iroquois  faisaient  bande  à  part  et  n'étaient  même  pas  salués  par 
les  autres  Sauvages,  sauf  les  Algonquins,  lesquels  s'y  prenaient  de 
la  manière  suivante  : 

Lorsqu'un  Algonquin  rencontrait  un  Iroquois,  il  lui  jetait  un 
coiîp  d'oBil  froid,  et  prononçait,  d'un  ton  un  peu  plus  sec  que  dans 
son  langage  ordinaire,  ce  simple  mot  :  "  Iroquois  !  " 

L'Iroquois,  à  son  tour,  répétant  le  même  manège,  disait  sourde- 
ment :    '  Algonquin  !  " 

Et  tous  deux  continuaient  leur  chemin.  Nous  n'avons  jamais  en- 
tendu dire  qu'il  en  fut  résulté  de  querelle. 

Au  fond,  c'était  peut-être  un  acte  de  politesse,  une  mode  de  se 
saluer. 

Les  familles  iroquoises  et  algonquines  qui  habitent  aujourd'hui 
le  villfige  de  la  mission  du  lac  des  Deux-Montagnes,  conservent  à 
peine  un  souvenir  vague  des  luttes  qui,  autrefois,  divisèrent  leurs 
races.  Leur  missionnaire  M  Guoq  nous  écrit  à  ce  sujet  que  ces  deux 
peuples  vivent  depuis  longtemps  ensemble  en  parfaite  intelligence 
et  sans  se  reprocher  leurs  anciens  actes  de  barbarie.  De  ressenti- 
ment, de  vendetta^  il  n'en  existe  pas  l'ombre  parmi  eux.  Dans  les 
chicanes  particulières  qui  surgissent  ça  et  là,  ni  homme,  ni  femme 
ne  songent  à  faire  allusion  au  temps  passé,  même  en  se  disant  des 
injures,— chose  que  les  Sauvages  pratiquent  aussi  savamment  que 
pas  un  de  nous. 

Ces  deux  belles  races  qui  s'éteignent,  survivent  pourtant  aux 
passions  et  à  la  haine  engendrées  entre  elles  il  y  a  près  de  quaf,re 
cents  ans.  L'esprit  de  TEvangile  a  passé  sur  leurs  bourgades. 
Après  avoir  vécu  si  longtemps  en  armes  l'une  contre  l'autre,  elles 
se  préparent  à  mourir  dans  les  bras  l'une  de  l'autre. 

Benjamin  Sulte. 


DOCUMENTS 

INEDITS  SUR  L'HISTOIRE  DU  CANADA. 


LETTRE    DE    M.    DE   FRONTENAC    A   MR.    DE   COLBERT. 


lonseigneur, 

Après  les  ordres  de  Sa  Majesté  qu'il  vous  plaîl  de  me  réitérer 
)ar  la  lettre  que  vous  m'avez  fait  l'honneur  de  m'écrire  du  29  mai 
[ernier,  touchant  l'assistance  qu'elle  me  commande  de  donner 
lux  fermiers  de  ses  domaines  en  Canada,  j'ose  espérer,  Monseigneur 
[ue  vous  n'aurez  pas  désapprouvé  celle  que  j'ai  rendue  à  leur 
igent  général  dans  les  différentes'  affaires  qu'on  lui  a  suscitées  et 
[ue  vous  m'avez  fait  l'hounear  de  croira  que  je  n'ai  été  posté  à 
l'assistance  que  par  la  seule  vue  de  faire  mon  devoir  et  d'obéir  â 
ce  qui  m'était  prescrit,  si  d'autres  raisons  particulières  y  avaient  eu 
part  comme  on  a  voulu,  et  comme  on  voudra  peut-être  encore 
vous  le  persuader  et  que  l'animosité  qu'on  m'impute  d'avoir  contre 
Mr.  Duchesnau  en  eut  été  la  principale  cause,  je  n'aurais  pas 
laissé  échapper  comme  j'ai  fait  des  occasions  beaucoup  f)lus  favo- 
rables de  lui  donner  des  marques  de  ressentiment  que  je  dois  avoir 
des  outrages  que  j'en  reçois  tous  les  jours;  la  modération,  Monsei- 
gneur que  j'ai  gardée  dans  les  barricades  qu'il  fit  contre  moi  le 
printemps  dernier,  et  la  patience  avec  laquelle  je  supportai  l'injure 
atroce  que  je  reçus  de  lui  dans  mon  cabinet,  il  y  a  environ  trois 
semaines,  vous  pourront  faire  connaître  que  je  suis  bien  éloigné 
de  ces  violences  et  de  ces  emportements  dont  il  y  a   si  longtemps 


624  REVUE  CANADIENNE. 

qu'on  m'accuse,  puisque  s'ils  pouvaient  être  permis  ou  excusés,  ça 
aurait  du  être  en  ces  deux  rencontres,  il  est  vrai  que  l'espérance 
que  j'ai  eue  que  Sa  Majesté  ne  laisserait  pas  le  premier  impuni 
et  voudrait  bien  écouter  les  justes  plaintes  que  je  ferais  de  l'autre, 
ont  été  de  puissants  motifs  pour  me  retenir  et  attendre  la  justice 
qu'il  lui  plairait  d'en  faire  si  après  toutes  les  obligations  que  je 
vous  ai,  Monseigneur,  et  dont  je  conserverai  toute  ma  vie  une  très 
grande  reconnaissance,  je  pouvais  avec  la  forte  passion,  avec  la- 
quelle je  me  suis  attaché  à  vous,  espérer  quelque  nouvelle  marque 
de  votre  protection,  et  de  votre  bienveillance,  je  vous  supplierais 
de  me  procurer  auprès  S.  M.  la  satisfaction  que  je  lui  demande 
après  de  telles  offenses  et  qu'elle  n'approuverait,  je  ne  crois  pas 
que  Messieurs  les  Maréchaux  de  France  eussent  refusé  au  moin- 
dre gentilhomme  du  Royaume. 

Les  preuves  que  j'envoie  à  Monsieur  le  Marquis  de  Seignelay 
justifieront  la  vérité  de  ce  que  j'avance  et  quelque  effort  qu'on 
fasse  pour  la  déguiser,  elle  paraîtra  si  claire,  qu'il  vous  sera  aisé 
de  connaître  en  cela  comme  entout  le  reste,  l'artifice  malicieux  des 
personnes  à  qui  j'ai  àfaire^  [sic)  et  que  Mr.  Duchesnau  commence 
toujours  pour  l'ordinaire  par  accuser  les  autres  de  ce  qu'il  fait  ou  de 
ce  qu'il  a  dessein  de  faire. 

Je  ne  doute  point.  Monseigneur,  qu'il  n'en  emploie  encore  beau- 
coup cette  année  pour  couvrir  sa  mauvaise  conduite,  et  rejeter  sur 
moi  toutes  les  fautes  qu'on  lui  doit  imputer,  mais  quoique  je  ne 
puisse  pas  prévoir  les  suppositions  et  les  calomnies  qu'il  pourra 
inventer,  je  puis  néanmoins  vous  assurer  hardiment  qu'il  ne  sau- 
rait rien  m'objecter,  dont  ma  femme  ne  fasse  voir  la  fausseté  par 
des  preuves  convaincantes,  et  qu'elle  n'en  produise  en  même 
temps  d'aussi  fortes  pour  justifier  les  plaintes  que  je  fais,  tout  con- 
tre lui  que  contre  quelques  uns  de  ceux  qui  composent  le  conseil. 

Gomme  toutes  ces  plaintes  réciproques  ne  font  que  vous  fatiguer, 
et  vous  être  désagréables,  vous  n'auriez,  Monseigneur,  pour  les 
faire  finir,  qu'à  ordonner  que  les  choses  fussent  bien  approfondies 
afin  de  châtier  ceux  qui  le  mériteraient,  sans  avoir  indulgence 
pour  personne.  C'est  la  grâce  que  je  vous  demande  avec  celle  de 
me  croire  avec  autant  de  respect,  de  dévouement  et  de  soumission 
que  je  suis.  Monseigneur, 

Votre  très  humble,  très  obéissant  et  très  dévoué  serviteur. 

(Signé)        De  Frontenac. 


DOCUMENTS  SUR  L'HISTOIRE  DU  CANADA.         625 

LETTRE  DE  MR.  DE  FRONTENAC  A  MR.  LE  MARQUIS  DE  SEIGNEL\T 

2,  9bre.  1681. 
Monsieur, 

C'est  avec  beaucoup  de  joie  que  les  meilleurs  serviteurs  que  le 
le  Roi  ait  eu  en  ce  pays  et  moi  en  particulier,  avons  appris  que  Sa 
Majesté  vous  avait  chargé  du  soin  desafTairesde  Canada,  parceque 
nous  avons  tous  espéré  que  vous  voudriez  bien  vous  donner  le  temps 
de  vous  en  faire  informer  à  fond,  afin  de  connaître  la  véritable 
cause  de  tous  les  désordres  qui  y  régnent  depuis  si  longtemps  et 
sous  tous  de  différents  gouverneurs. 

L'examen,  Monsieur,  que  vous  en  ferez  sera  aussi  avantageux 
pour  ceux  dont  la  conduite  a  toujours  été  droite  et  désintéressée 
qu'il  apportera  de  confusion  à  d'autres  qui  n'auraient  jamais  pu  ex- 
cuser la  leur  s'ils  n'avaient  eu  l'adresse  de  la  couvrir  avec  beaucoup 
de  déguisement  et  d'artifices.  C'est  cette  vérité  quej'ai  un  notable 
intérêt  de  vous  conjurer  avec  tout  le  respect  possible  de  vouloir 
éclaircir,  sur  ce  qui  me  regarde,  parce  que  je  me  promets  qu'aussi- 
tôt que  les  rideaux  dont  on  la  cache,  seront  tirés,  vous  connaî- 
trez combien  je  suis  malheureux  de  ce  que  Sa  Majesté  n'est  pas  satis- 
faite de  ma  conduite,  et  que  les  calomnies  de  mes  ennemis  aient 
prévalu  auprès  d'elle  sur  tous  les  services  que  j'ai  essayé  de  lui 
rendre  depuis  que  je  suis  en  ce  pays. 

J'espère  néanmoins  quelque  prévention  qu'elle  puisse  avoir  là- 
dessus,  que  la  force  de  la  vérité  jointe  à  la  protection.  Monsieur, 
que  vous  me  faites  l'honneur  de  me  permettre,  la  désabusera  en- 
tièrement, et  que  je  tirerai  de  l'avantage  de  mon  propre  malheur, 
lorsque  vous  voudrez  bien  lui  faire  connaître  les  choses  auxquelles 
sont  exposés  ceux  qui  veulent  faire  ici  leur  devoir,  et  servir  fidè- 
lement. Je  n'ai  jamais  eu  d'autres  pensées,  ni  d'autres  intentions, 
et  quelques  vues  intéressées  soit  de  haine  ou  d'affection  particu- 
lière que  l'on  veuille  m'imputer,  il  se  trouvera  que  j'en  ai  toujours 
été  incapable. 

Rien  ne  saurait  mieux  le  prouver  d'un  côté,  que  la  manière 
dont  j'en  ai  usé  au  sujet  de  M.  Duchesnau,  duquel  après  avoir 
essuyé  toutes  sortes  d'outrages,  et  en  avoir  étoufTé  le  ressentiment 
par  la  soumission  entière  que  j'aurai  toujours  pour  les  volontés  de 
Monsieur  Votre  Père,  et  les  ordres  du  Roy,  je  m'abstins  l'année 
dernière  de  faire  aucune  plainte  contre  lui,  quoiqu'il  m'en  eût 
donnée  de  très  grands  sujets,  tant  à  l'égard  de  mon  caractère  que 
de  ma  personne,  et  que  je  ne  doutasse  point  qu'il  m'accablât  à  son 
ordinaire  de  suppositions  et  d'impostures. 

25  Août  1873.  40 


626  REVUE  CANADIENNE. 

Gomme  il  ne  manquera  pas  de  le  faire  encore  cette  année  pour 
couvrir  toutes  ses  extravagances  et  sa  mauvaise  conduite,  et  que 
vous  voulûtes,  bien  Monsieur^  la  dernière  (sic)  que  ma  femme  et  mes  amis 
vous  justifiâtes  la  mienne,  par  des  preuves,  je  leur  en  envoie  de  si 
fortes  et  de  si  convaincantes  que  je  ne  vois  pas  que  l'on  puisse 
mettre  en  doute  les  choses  qu'ils  exposeront,  ni  ajouter  foi  à  celles 
dont  on  voudrait  m'accuser.  Elles  justifient  tout  ce  que  je  me  suis 
donné  l'honneur  de  demander  à  Sa  Majesté,  et  vous  donneront,  Mon- 
sieur, moyen  de  l'en  instruire  pleinement,  quand  vous  jugerez  à 
propos  de  le  faire.  Mais  comme  elles  sont  en  trop  grand  nombre 
pour  ne  pas  craindre  de  vous  ennuyer  d'nne  aussi  grande  dépêche 
qu'il  me  conviendrait  de  faire  pour  les  particulariser  toutes  et  y 
joindre  les  pièces  qui  y  servent  de  preuves,  j'ai  estimé  qu'il  valait 
mieux  que  je  les  envoyasse  à  ma  femme  avec  un  journal  exact  et 
ample  de  tout  ce  qui  s'est  pissé  ici  jour  par  jour,  afin  qu'elle  fit  faire 
l'extrait  des  principales  pour  vous  les  présenter  et  de  celles  sur 
lesquelles  j'ai  à  vous  supplier  de  me  procurer  des  règlements  et 
la  satisfaction  que  je  crois  être  en  droit  d'en  espérer. 

Ainsi,  Monsieur  je  vous  adresse  seulement  les  preuves  de  barri- 
cades qu'a  faites  Mr  Duchesnau  dans  sa  maison  avec  le  soulève- 
ment en  armes  de  tous  ses  domestiiju^s,  et  de  l'outrage  qu'il  me 
vint  faire,  il  y  a  environ  trois  semaines  dans  mon  cabinet,  parce 
qu'elles  doivent  faire  connaître  le  comble  de  ses  égarements  et  de 
sa  témérité,  et  qu'il  ne  s'est  porté  à  de  telles  extrémités  que  pour 
m'obliger  à  en  venir  aussi  à  la  violence  contre  lui,  et  à  user  des 
voies  de  fait  sur  sa  personne  dans  la  pensée  de  justifier  ce  qu'il  a 
avau'-é  de  mes  prétendus  emportements. 

Sa  majesté  a  trop  d'intérêt  dans  le  premier  pour  avoir  besoin  que 
je  la  sollicite  de  punir  une  action  d'un  si  pernicieux  exemple  pour 
ne  pas  m'accorder  celle  que  j'^  lui  demande  et  qu'elle  ne  voudrait 
pas  je  crois  refuser  au  mcndre  gentilhomme  de  son  royaume  qui 
aurait  reçu  une  pareille  offense. 

Je  serais.  Monsieur,  bien  malheureux,  si  pour  être  revêtu  du 
caractère  dont  Sa  Majesté  a.  bien  voulu  m'honorer,  je  devais  être 
expo>H  â  de  tels  outra-^es,  et  si  après  m'avoir  donné  le  pouvoir  ea 
ce  pays  de  faire  exécuter  ses  ordon-iances  en  faveur  de  ceux  (|ni 
seraKMit  offensés  de  la  même  manière,  elle  voudrait  en  surpendre 
ou  diminuer  la  sévérité  à  mon  égard. 

J'attends  encore  de  Sa  Majesté  les  effets  de  sa  môme  justice  sur 
ce  que  le  conseil  a  fait  d'injurieux  contre  moi,  par  les  arrêts  qui 
ont  décidé  les  faux  procès  verbaux  qu'on  y  a  portés  et  mis  au 
greffe  en  ordonnant  qu'il  en  serait  envoyé  des  copies  à  Sa  Majesté^ 
car  >'ils  sont  véritables,  je  mérite  d'être  puni  sans  aucune  considé- 


DOCUMENTS  SUR  L'HISTOIRE  DU  CANADA.         627 

ration,  mais  si  ceux  qui  les  ont  faits  sont  des  c.ilomniateu'-s,  et  que 
je  n'en  aie  reçu  que  des  insolences,  tant  dans  le  conseil  qu'hors 
.du  conseil,  comme  je  le  justifie,  il  semble  aussi  raisonnable  qu'ils 
soient  châtiés,  et  qu'il  soit  ôté  des  registres,  tout  ce  qui  pourrait 
faire  connaître  à  la  postérité  leur  entreprise  téméraire  et  l'impu- 
nité qui  l'aurait  suivie. 

Si  les  Sieurs  de  la  Martinière  et  de  Monceau  s'étaient  contentés 
d'envoyer  à  la  Cour  leurs  plaintes  en  particulier  sur  les  prétendus 
mauvais  traitements  qu'ils  disaient  avoir  reçus  de  moi,  il  y  aurait 
moins  à  redire  puisqu'il  doit  être  libre  à  chaque  particulier  de  se 
plaindre  des  violences  qu'il  croit  qu'on  lui  fait,  et  d'avertir  Sa 
Majesté  de  ce  qu'il  se  persuadeiail  être  contre  son  service,  mais  de 
l'avoir  voulu  faire  juridiquement,  comme  ils  l'ont  fait,  c'est  infor- 
mer publiquement  contre  un  gouverneur,  et  de  vouloir  le  sou- 
mettre à  leur  juridiclion.  Ce  que  je  n'estime  pas,  Monsieur,  que 
vous  approuverez. 

C'est  pourquoi  je  vous  supplie  très  humblement  d'avoir  la  bonté- 
de  m'en  faire  avoir  raison,  tant  au  regard  des  deux  premiers,  que^ 
du  Sieur  de  Villeray,  qui  a  toujours  été  regardé  par  ceux  qui 
m'ont  précédé  dans  ce  gouvernement,  comme  le  premier  mobile, 
et  le  principal  instrument  de  toutes  les  divisions  qu'on  y  a  fait 
naître,  je  ne  le  dis  par  aucun  ressentiment  contre  lui,  mais  pour 
vous  informer  seulement  de  la  vérité,  qu'il  est  aisé  de  justifier, 
tant  par  des  a.rrôts  du  Conseil  souverain  de  Québec  où  plusieurs 
gouverneurs  ont  été  obligés  à  différentes  reprises  de  lui  ôter  la 
charge  de  conseiller,  que  par  un  arrêt  du  Conseil  d'Etat  de  Sa 
Majesté,  au  rapport  de  M.  de  Brienne  par  lequel  il  était  déclaré- 
incapable  de  posséder  aucune  charge  en  Canada.  Mais  l'appui  qu'il 
a  jusqu'à  présent  trouvé  par  le  moyen  de  certaines  gens  qui  ont 
grand  intérêt  de  le  protéger,  l'a  non-seulement  garanti  de  toutes 
punitions,  mais  en  lui  procurant  des  avantages  et  des  qualifica- 
tions à  l'exclusion  des  personnes  qui  étaient  ici  le  plus  zélées  pour 
le  service  du  Roi,  lui  ont  encore  augmenté  son  insolence,  avec 
l'envie  de  continuer  ses  mêmes  inir  jiues  et  menées  et  donné  un 
méchant  exemple  à  ceux  (|ui  auraient  pu  appréhender  le  péril 
qu'il  devait  y  avoir  à  Timiter. 

Les  procès  verbaux  faits  par  les  Sieurs  de  la  Martinière,  con- 
seiller, et  de  Monceau,  procurenr-pfénéral,  font  assez  connaître 
leur  génie,  mais  il  y  a  moins  à  s'étonner  du  dernier,  puisqu'il 
serait  difficile  à  l'âge  qu'il  a,  qu'il  ne- fit  pas  des  fautes  dans  le 
poste  qu'il  occupe. 

Je  ne  saurais,  Monsieur,  me  persuader  que  Sa  Majest-^  n'ait  été 
surprise  sur  son  sujet,  aussi   bien  que  M.  "Votre   Père,  et  qu'on  ne 


628  REVUE  CANADIENNE. 

leur  ait  déguisé  son  âge,  d'autant  plus  que  la  clause  ordinaire  qui 
se  met  sur  cet  article  dans  toutes  les  lettres  de  provisions,  a  été 
omise  dans  les  siennes,  et  que  si  Sa  Majesté  eut  su  qu'il  n'avait 
alors  que  22  ans  et  demi,  et  qu'il  n'en  a  pas  présentement  encore 
24,  elle  ne  lui  eut  accordé  sa  dispense  dans  les  fermes  ordinaires, 
quand  il  lui  plaît  de  faire  cette  grâce. 

C'est  ce  qui  m'oblige  de  faire  sur  son  installation  les  difficultés 
que  vous  avez  pu  voir,  et  qui  ne  produisirent  autre  effetque  celui 
de  faire  ordonner  que  M.  Duchesnau  se  chargerait  d'en  avertir 
Sa  Majesté,  et  de  la  supplier  de  faire  là-dessus  savoir  ses  intentions; 
je  ne  sais  s'il  s'en  est  acquitté,  mais  il  nous  a  seulement  dit  qu'elle 
ne  lui  faisait  dans  ses  dépêches  aucune  réponse  sur  cet  article. 
Nous  l'attendons,  Monsieur,  avec  le  respect  et  la  ^soumission  que 
nous  devons,  mais  s'il  lui  plaisait  de  considérer  le  peu  de  talent 
du  personnage,  qui  ne  peut  agir  que  par  Içs  mouvements  d'autrui» 
et  la  nécessité  qu'il  y  aurait  d'avoir  en  cette  place  une  personne 
habile  qui  ne  fut  pas  dans  un  dévouement  entier  pour  des  gens 
dont  le  pouvoir  n'est  déjà  que  trop  grand,  et  qui  pût  par  sa  pru- 
dence empêcher  toutes  les  cabales  que  M.  Duchesnau  a  formées 
dans  le  conseil,  et  qui  mettant  la  vie,  l'honneur  et  les  biens  des 
particuliers  en  proie  aux  passions,  soit  de  haine  ou  de  prédilec- 
tion dont  ils  se  trouvent  remplis,  il  y  aurait  lieu  d'espérer  que  Sa 
Majesté  ne  voudrait  pas  le  continuer  dans  une  charge  dont  il  ne 
pourrait  se  rendre  digne  qu'après  une  plus  longue  suite  d'années, 
de  service  et  d'application  à  en  apprendre  le  métier. 

Ce  ne  sera  pas  peut-être  par  moi  seul  que  vous  pourrez  être  in- 
formé des  désordres  qu'il  y  a  dans  le  conseil,  et  des  manières  d'y 
rendre  la  justice  depuis  que  M.  Duchesnau  a  trouvé  le  moyen  d'y 
èife  le  maître  des  suffrages,  le  peu  d'ordre  où  il  veut  que  soient 
les  registres,  le  changement  qu'il  fait  souvent  dans  les  arrêts,  après 
qu'ils  sont  donnés,  et  cinq  ou  six  procès  que  j'envoie  et  que  j'ai 
fait  choisir  entre  beaucoup  d'autres  de  pareille  nature,  vous  feront 
évidemment  connaître,  si  vous  voulez  bien,  Monsieur,  vous  donner 
le  temps  de  vous  en  faire  compte,  que  les  formes  et  ordonnances 
ne  sont  ici  gardées  que  quand  elles  peuvent  servir  aux  intentions 
qu'ils  ont  de  favoriser  ou  de  nuire. 

C'est  ce  qui  paraîtra  manifestement  dans  les  jugements  qu'ils 
ont  rendus  contre  les  nommés  Faure  et  David,  coureurs  de  bois, 
que  j'avais  fait  prendre  pour  avoir  été  porter  du  Castor  à  la  Nou- 
velle Hollande,  et  par  le  délai  qu  ils  ont  apporté  à  prononcer  sur 
la  défense  de  ce  commerce  qui  est  le  plus  préjudiciable  de  tous 
avec  intérêts  de  la  ferme  du  Roi.  Mais  quelque  condescendance 
qu'il  y  ait  eu  là-dessus  de  leur  part,  Sa  Majesté  peut  s'assurer  que 


DOCUMENTS  SUR  L'HISTOIRE  DU  CANADA.         629 

ses  ordres  seront  ponctuellement  exécutés  à  l'égard  des  coureurs 
de  bois,  et  que  sans  m'arrêter  à  ce  que  M.  Duchesnau  et  le  conseil 
pourraient  faire,  j'apporterai  tant  de  soins  et  de  vigilance  que  le 
libertinage  sera  réprimé  et  les  choses  remises  dans  l'ordre  qu'elle 
me  le  prescrit. 

Je  me  donne  l'honneur.  Monsieur,  de  mander  à  Sa  Majesté  les 
raisons  qui  m'ont  fait  différer  jusqu'au  printemps  prochain  à  dis- 
tribuer les  vingt-cinq  congés  qu'elle  m'a  permis  d'accorder,  et  dans 
la  distribution  desquels  j'observerai  si  bien  ses  volontés  que  je 
n'appréhende  point  d'en  recevoir  de  reproches. 

On  verra  par  le  succès  de  ces  permissions,  et  les  secours  que  les 
habitants  de  cette  colonie  en  recevront,  combien  les  avis  qu'on 
avait  donnés,  étaient  nuisibles  à  l'augmentation  de  ce  pays,  et  l'in- 
justice que  l'on  m'a  faite,  en  m'accu.sant  que  j'en  avais  abusé,  et 
délivré  un  très  grand  nombre,  puisqu'il  n'a  jamais  passé  celui  de 
15  ou  16  qui  est  bien  au  dessous  de  ce  que  Sa  Majesté  a  trouvé  à 
propos  d'en  faire  donné. 

Il  me  sera  aussi  facile  de  fjiire  connaître  la  fausseté  de  ce  que 
M.  Duchesnau  a  voulu  m'impuler,  en  m'accusant  d'avoir  eu  com- 
merce avec  les  coureurs  de  bois,  et  principalement  avec  le  Sieur 
DuChut  qu'il  disait  être  leur  chef  et  mon  correspondant.  Si  vous 
avez  la  bonté  de  le  faire  interroger,  de  savoir  de  lui .  comme 
toutes  chasses  se  sont  passées,  et  c'est  pour  cela  que  je  le  fais  aller 
en  France,  nonobstant  l'amnistie,  ne  me  contentant  pas  de  me- 
savoir  innocent,  mais  désirant  encore  ôter  jusqu'aux  moindres 
soupçons  qu'on  aurait  pu  prendre  de  ma  conduite. 

Je  rends  compte  à  sa  Majesté  de  la  disposition  où  sont  les  nations 
Iroquoises,  dont  les  esprits  s'alliènent  dessous  par  les  diverses  in- 
trigues qui  se  font  pour  les  porter  à  quelque  rupture,  et  qui  pour- 
raient s'aigrir  encore  davantage  par  un  nouvel  accident  arrivé  au 
mois  de  Septembre  dernier  à  Massilimakina,  à  la  mission  des  RR. 
P.  Jésuites  au  bout  du  lac  Huron,  dont  j'eus  avis  vers  la  fin  du 
mois  passé  et  que  j'ai  ajouté  à  la  dépêche  du  Roi. 

Vous  verrez,  Monsieur,  par  la  lettre  que  m'écrit  le  P.  ex-supé- 
rieur de  cette  mission,  l'alarme  qu'en  prennent  les  quatre  nations 
des  environs,  et  les  secours  qu'elles  demandent,  et  que  vous  savez 
bien  que  je  ne  suis  pas  en  état  de  leur  donner,  et  moins  encore  de 
suivre  le  conseil  qu'il  semble  que  ce  père  voudrait  m'insinuer  de 
commencer  la  guerre  aux  Sonontouans,  ce  qui  n'est  qu'une  suite 
de  ceux  qu'ils  m'ont  donné  depuis  quelques  années,  auxqels  je  n'ai 
pas  estimé  devoir  référer. 

Le  mauvais  état  où  j'ai  mandé  plusieurs  fois  qu'était  l'enceinte 
des  murailles  du  château  de  Québec,  m'oblige,  Monsieur,  à  vous 


630  REVUE  GANADlENxNE. 

«upplier  de  considérer,  si  vous  ne  jugeriez  pas  à  propos  de  faire 
quelque  dépense  pour  le  rétablir,  elles  sont  toutes  à  bas,  il  n'y  a 
plus  de  portes,  ni  de  corps  de  gaide,  et  c'est  un  lieu  tout  ouvert  où 
l'on  peut  entrer  de  tous  côtés. 

Si  vous  aviez  agréable  de  destiner  quelque  petit  fond  pour  cela 
toutes  les  années,  la  dépense  en  serait  imperceptible,  et  ne  lais- 
serait pas  dans  la  suite  d'être  fort  utile,  parcequ'on  le  mettrait  en 
état  de  servir  de  retraite  et  d'asile  en  cas  de  besoin. 

Vous  savez  beaucoup  mieux  que  moi,  que  quand  on  ne  songe 
pas  à  ces  choses  pendant  qu'elles  se  peuvent  faire  en  repos  on  n'y 
trouve  plus  de  difficultés  dans  un  temps  de  trouble,  de  guerre. 

Vous  aurez  aussi,  Monsieur,  s'il  vous  plaît,  égard  que  le  retran- 
chement que  l'on  a  fait  depuis  deux  ans  du  fonds  de  mille  écus, 
qui  avaient  été  destiné  pour  les  parties  inopinées,  ôte  tous  les 
moyens  de  prendre  les  moindres  précautions,  et  que  n'en  ayant 
aucun  pour  les  plus  petites  dépenses  qui  surviennent,  on  est  dans 
l'impuissance  de  prévenir  ou  de  remédier  à  aucun  accident. 

Monsieur  votre  Père,  sur  les  remontrances  que  lui  en  fit  mon 
secrétaire  par  mon  ordre  en  1677,  avait  jugé  qu'il  se  pouvait  que 
dans  un  pays  d'une  aussi  vaste  étendue,  qui  est  celui-ci,  il  n'arrivât 
toujours  des  rencontres  imprévues,  comme  des  voyages,  des 
présents  à  faire  à  des  sauvages  et  autres  choses  de  cette  nature,  et 
avait  réglé  cette  somme  de  mille  écus  dans  l'état  des  charges  du 
Canada  pour  être  employée  à  la  dépense  qu'il  y  conviendrait  faire. 

Je  souhaite,  Monsieur,  qu'il  vous  plaise  d'entrer  dans  les  mômes 
considérations,  et  que  vous  ayez  la  bonté  de  remettre  ce  fonds, 
afin  qu'on  puisse  avoir  de  quoi  subvenir  à  ce  qui  arriverait  ici 
d'inopiné.  J'avais  l'année  passée  envoyé  à  M.  de  Meun  par  le 
canonnier  d'ici  qui  m'avait  demandé  permission  d'aller  en  France, 
un  mémoire  des  choses  les  plus  pressantes  et  nécessaires  pour 
notre  artillerie,  il  en  remit  l'exécution  jusqu'à  ce  qu'il  eut  l'hon. 
neur  de  vous  voir  et  de  vous  en  parler  à  Rochefort,  où  il  vous 
attendait  alors  ;  mais  comme  les  derniers  vaisseaux  partirent  en 
ce  temps-là  de  la  Rochelle  pour  ce  pays,  je  ne  sais  s'il  s'en  sera  sou- 
venu et  s'il  vous  aura  parlé  des  gages  du  même  canonnier,  de  l'ar- 
mée et  du  garde-iragasin,  qui  ne  leur  ont  point  été  payés  depuis 
deux  ans.  C'est  ce  qui  me  fait  prendre  la  liberté,  Monsieur,  de 
vous  en  écrire,  et  de  vous  envoyer  le  même  mémoire  qui  fut  don- 
né à  M.  de  Meun  et  auquel  j'ai  fait  ajouter  quelque  poudre,  y 
ayant  quatre  ans  qu'on  n'en  a  envoyé,  et  la  nôtre  commençant  à 
diminuer,  quoiqu'on  la  ménage  autant  qu'il  est  possible. 

Le  Sieur  Radisson  qui  est  marié  en  Angleterre  était  repassé  ici, 
des  lies,  où  il  a  servi  sous  Monsieur  le  Maréchal  d'Estrées,  et  m'a: 


DOCUMENTS  SUR  L'HISTOIRE  DU  CANADA.         631 

vait  proposé  de  lui  permettre  d'aller  sur  un  bâtiment  du  Sieur  de 
la  Chenaye,  faire  des  établissements  le  long  de  nos  côtes,  en  tirant 
vers  la  bnye  d'hudson,  mais  je  n'ai  pas  cru  le  devoir  perm<^ttre, 
sans  vous  en  avoir  donné  avis,  et  regu,  Monsieur,  vos  oi'dres,  à 
cause  que  si  ces  établissements  étaient  proches  de  rembonc^hure 
du  fleuve  St.  Laurent,  ils  pourraient  y  attirer  les  sauvages  qui  ont 
accoutumé  d'aller  par  le  Saguenay  traiter  à  Tadoussac  avec  les 
commis  de  la  ferme  du  Roi,  et  qui  dans  la  profondeur  des  teiTes 
se  trouveraient  voisins  de  ces  nouvelles,  ou  que,  si  on  les  passait 
plus  vers  la  baye  d'hudson,  on  y  pourrait  trouver  les  anglais,  ce 
qui  causerait  peut  être  des  démêlés  et  contestations. 

Le  dit  Sieur  Radisson  m'a  demandé  congé  de  repasser  par  Bos- 
ton en  Angleterre  pour  y  voir  sa  femme  qu'il  y  a  laissée,  d'où  il 
prétend  vous  aller  trouver  et  vous  proposer  la  chose. 

J'envoie  à  sa  Majesté  un  placet  que  les  officiers  subalternes  qui 
sont  habitués  en  ce  pays,  m'ont  prié  délai  présenter,  et  qu'ils 
vous  supplient,  Monsieur,  de  vouloir  appuyer  de  vos  offices. 

Il  y  a  trois  ans  que  Sa  Majesté  me  fit  l'honneur  de  me  mander 
qu'à  ma  supplication,  elle  avait  accordé  aux  officiers  de  ses  troupes 
qui  étaient  restées  en  Canada  des  gratifications;  cependant  il  n'y 
eut  que  les  six  capitaines  qui  en  touchèrent  cette  année-là,  ne  s'en 
étant  point  trouvé  sur  l'état  pour  les  subalternes  dont  ayant  pris 
la  liberté  de  l'informer  l'année  d'après  deux  enseignes  nommés 
Dupuis  et  Granville,  se  trouvèrent  s-ir  l'état,  et  ont  depuis  touché 
les  trois  cents  livres  de  gratification  accordées  par  sa  Majesté  à 
chaque  oflicier,  de  sorte  qu'il  n'y  a  que  ces  six  qui  lui  présentent 
ce  placet  oubliés  et  lesquels  par  leurs  services,  et  le  besoin  de  leur 
familles  ne  méritent  pas  moins  que  les  autres  d'avoir  part  aux 
libéralités  du  Roi,  et  surtout  le  Sieur  de  la  Valterie,  Lieutenant 
que  vous  trouverez  bon  que  je  vous  recommande  particulièrement 
parcequ'il  est  homme  de  mérite  et  de  service. 

Je  dois  rendre  le  même  témoignage  du  Sieur  de  St.  Ours,  parent 
de  M.  G  Maréchal  d'Estrade  qui  a  passé  icf  capitaine  dans  les 
mêmes  troupes,  et  je  vous  supplie  si  Sa  Majesté  juge  à  propos  d'é- 
tablir un  gouverneur  avec  quelque  garnison  à  Ghambly,  de  lui  en 
faire  avoir  le  gouvernement,  ou  la  charge  de  Prévôt  des  Maré- 
chaux si  celui  qui  en  est  revêtu  ne  doit  plus  l'être,  tant  par  les  rai- 
sons que  j'ai  eu  l'honneur  de  mander  à  Sa  Majesté,  que  par  l'im- 
puissance de  l'exercer  où  le  met  l'état  infirme  de  sa  santé. 

Le  compte  des  affaires  de  l'Acadie  que  je  rends  à  Sa  Majesté,  lui 
fera  peut-être  juger  de  la  nécessité  qu'il  y  a  aussi  d'y  mettre  un 
:gouverneur  avec  des  appointements  qui  lui  donneront  moyen  de 
subsister  et  d'empêcher  que  la   colonie  qui  y  reste  ne  se  détruise 


632  REVUE  CANADIENNE. 

tout  à  fait,  auquel  cas  je  vous  conjure.  Monsieur,  d'agréer  que  je 
vous  demande  votre  protection  pour  le  Sieur  de  la  Vallière  qui  y 
commande  depuis  trois  ans  sur  la  commission  que  je  lui  en  ai  don- 
née ;  c'est  un  gentilhomme  qui  a  toutes  les  qualités  d'esprit  et  de 
courrige  qu'il  faut  pour  bien  s'aquitter  d'un  tel  emploi  ;  il  a  servi 
pendant  tout  ce  temps  à  ses  dépens  et  ruiné  à  visiter  les  côtes  de 
cette  province,  un  bâtiment  qui  était  à  lui,  dont  faute  de  fonds  on 
n'a  pas  même  voulu  lui  faire  payer  le  radoub,  qu'il  a  été  obligé 
de  venir  faire  faire  à  Québec. 

Il  est  fils  du  Sieur  de  la  Poterie,  âgé  de  soixante  dix  huit  ans^ 
qui  est  un  des  fondateurs  de  cette  colonie,  où  il  a  apporté  tout  son 
bien,  et  amené  sa  famille  il  y  a  près  de  cinquante  ans  y  ayant  eu 
le  gouvernement  de  plusieurs  postes  et  a  été  choisi  par  défunt  M. 
de  Mézy,  gouverneur  général,  pour  y  commander  en  sa  place.  Après 
sa  mort,  où  M.  de  Tracy  le  trouva  quand  il  vint  en  Canada;  le 
dit  Sieur  de  la  Vallière,  son  fils  ne  dégénère  pas  du  père  et  ne 
rendra  pas  moins  de  service  dans  l'Acadie,  qu'a  fait  le  père' en  ce 
pays. 

Je  vous  aurai,  Monseigneur,  une  très  grande  obligation'  de  vou- 
loir représenter  et  appuyer  en  raisons  auprès  de  Sa  Majesté  quand 
vous  jugerez  à  propos  de  lui  parler  de  l'état  de  cette  province  sur 
laquelle  je  suis  obligé  de  vous  avertir  que  les  anglais,  entreprennent 
beaucoup  avant  pêcher  et  traiter  le  long  de  ces  côtes.  Ceux  de 
Boston  ont  même  envoyé  jusque  dans  le  Cap  Breton  près  du  havre 
à  la  baleine  à  l'entrée  de  notre  golfe,  prendre  et  enlever  les  mar- 
chandises échouées  du  navire  le  St.  Joseph,  appartenant  aux  ser- 
vices de  la  Compagnie,  qui  vers  la  fin  d'Août  de  l'année  passée  fit 
naufrage  en  cet  endroit,  dont  ils  chargèrent  un  bâtiment  de  soix- 
ante  tonneaux,  et  deux  autres  venant  du  côté  de  l'Ile  de  Terre- 
neuve,  et  en  enlevèrent  aussi  qu'ils  portèrent  à  Boston,  sans  même 
s'être  mis  en  peine  de  savoir  si  elles  étaient  abandonnées,  et  si  le 
temps  qu'il  y  a  pour  les  réclamer  était  expiré,  dont  il  s'en  fallait 
beaucoup. 

En  attendant  qu'il  vous  plaise  de  me  mander  de  quelle  manière 
je  me  dois  conduire  en  cette  rencontre,  j'ai  cru  toujours  devoir 
charger  le  Sieur  de  la  Vallière  d'aller  demander  à  ceux  de  Boston 
raison  de  ces  sortes  d'entreprises,  et  la  justice  qu'ils  en  veulent 
faire  puis  que  leurs  limites  sont  marquées  à  la  rivière  St.  Georges, 
lesquelles  ils  entrepassent  de  plus  de  cent  cinquante  lieues  venant 
au  cap  Breton. 

Si  je  n'appréhendais  de  me  rendre  importun,  j'aurais  encore  à 
vous  supplier  de  recommander  à  Sa  Majesté,  les  familles  des  Sieurs 
Denis,  de  Repentigny  et  d'Aillebout  qui  sont  les  meilleurs  des 


DOCUMENTS  SUR  L'HISTOIRE  DU  CANADA.         633 

gentilshommes,  qui  soient  venus  s'établir  ici,  l'ancienne  compagnie 
avait  donné  la  charge  de  maître  des  eaux  et  forêts  de  ce  pays  au 
premier  qui  devint  aveugle  il  y  trois  ans  à  Paris,  en  sollicitant  les 
provisions  du  Roi  auprès  de  M.  votre  Père,  qui  les  lui  avait  fait 
espérer.  Il  a  un  fils  âgé  de  vingt  quatre  ans  fort  sage  qui  ferait 
bien  cette  charge  s'il  vous  plaisait,  Monsieur,  de  la  lui  feire  donner 
et  avoir  égard  à  la  très  humble  prière  que  je  vous  en  fais. 

Nous  aurions  aussi  grand  besoin  d'avoir  ici  deux  interprètes 
gagés,  et  dont  on  pût  se  servir  avec  sûreté,  quand  on  a  à  négocier 
avec  les  sauvages,  l'un  pour  la  langue  huronne,  et  l'autre  pour 
l'algonkine,  qui  comprennent  presque  toutes  les  autres  ;  cent  écus 
de  pension  à  chacun  feraient  cette  dépense  et  me  mettraient  hors 
de  la  peine  où  je  me  trouve  souvent  à  trouver  des  personnes  à  qui 
se  confie)'  o^ffs  choses  que  j'ai  à  traiter  avec  les  nations  différentes 
des  sauvages. 

■  .  Je  ne  doute  pas,  Monsieur,  que  vous  me  trouverez  trop  hardi, 
et  même  imprudent  de  vous  proposer  tant  de  sujets  de  dépenses  à 
faire,  mais  j'ai  cru  qu'il  était  de  mon  devoir  de  vous  tenir  informé 
des  nécessités  du  pays,  et  de  ce  que  j'estime  qui  peut  contribuer  à 
son  maintien  et  augmentation,  ou  en  empêcher  la  destruction  me 
soumettant  au  surplus  à  tout  ce  que  vos  grandes  lumières  vous 
en  feront  connaître,  et  aux  décisions  qu'il  vous  plaira  d'en  faire. 
Je  dois  encore  vous  donner  avis  des  difficultés  que  M.  notre 
Evêque  continue  de  faire  naître  pour  l'établissement  des  curés 
fixes  que  Sa  Majesté  entend  qui  soient  mis  dans  tous  les  lieux  qui 
peuvent  le  comporter  et  qu'il  en  soit  donné  des  titres.  Cependant 
depuis  six  semaines,  il  a  fait  avec  M  Duchesnau  un  nouveau  dis- 
trict de  paroisses,  dans  lequel  il  est  donné  à  quelques  uns  de  ces 
missionnaires  qu'on  ne  peut  plus  appeler  curés,  trente  et  quarante 
lieues  d'étendue  et  une  si  grande  quantité  de  différentes  habita- 
lions  qu'il  leur  sera  impossible  de  pouvoir  secourir  ceux- qui  y  sont 
les  habitants  desquels  se  trouvent  par  ce  grand  éloignement  privés 
de  toutes  sortes  d'assistances  spirituelles,  et  on  prétend  encore  que 
les  dîmes  d'un  si  grand  nombre  de  lieux,  ne  pouvant  suffire  à  leur 
gubsistance,  ils  eut  réglé  la  chose  entre  eux  d'eux,  sans  m'en  faire 
aucune  part,  quoiqu'il  eut  plu  à  Sa  Majesté,  de  m'ordonner  il  y  a 
trois  ans  de  le  faire  conjointement  avec  eux.  Ce  qui  les  a  sans 
doute  obhgés  d'en  user  de  la  sorte,  est  qu'ils  savent  que  je  n'ignore 
pas  sur  cela  leurs  intentions,  et  que  je  les  aurais  pressés,  l'un  et 
l'autre  de  me  dire  si  Sa  Majesté  n'avait  pas  approuvé  la  somme  de 
cinq  cents  livres  que  nous  avions  tous  trois  réglée  sous  son  bon 
plaisir  et  par  provision  pour  la  substance  de  chaque  curé,  sans  par- 
ler de  canots  et  dégages,  deux  personnes  pour  les  conduire,  comme 


634  REVUE  CANADIENNE. 

ils  insistent  présentement  à  demander,  ce  qui  monterait  plus  haut 
que  les  huit  cent  livres  que  M.  l'Evêque  veut  qu'on  donne  pour 
avoir  un  curé  fixe,  et  si  Sa  Majesté  n'entend  pas,  quand  les  dîmes 
d'un  lieu  se  trouverait  monter  à  cinq  cents  livres,  ou  que  les  habi- 
tants s'obligeant  de  les  faire  valoir  cette  somme,  que  M.  l'Evêque  y 
mette  un  curé  auquel  il  donne  ses  provisions,  afin  de  commencer 
par  quelque  établissement,  et  de  faire  en  de  certains  lieux,  ce  qui 
ne  se  peut  pas  faire  partout. 

A  moins  qu'il  ne  plaise  à  Sa  Majesté  de  déterminer  ces  deux 
choses,  elles  sont  pour  demeurer  toujours  en  confusion,  et  la  plus 
grande  partie  des  habitants  se  trouveront,  et  sans  curé,  ce  qui 
demande  assurément  un  prompt  remède. 

J'en  attends,  Monsieur,  un  très  puissant  sur  tout  ce  qui  me 
regarde  de  la  protection  que  vous  m'avez  fait  l'honneur  de  me  pro- 
mettre, et  de  laquelle  je  tâcherai  de  ne  pas  me  rendre  indigne,  par 
l'attachement  sincère  et  véritable  que  j'aurai  toujours  pour  votre 
personne,  à  l'application  que  j'apporterai  à  vous  faire  connaître  la 
respectueuse  passion  avec  laquelle  je  suis  et  serai  toute  ma  vie, 
Monsieur,  votre  très  humble  et  très  obéissant  serviteur, 

(Signé)  Frontenac. 


{A  continuer.] 


CHRONIQUE  DU  MOIS. 


La  réaction  religieuse  se  développe  en  France  d'une  manière 
Jlus  manifeste  que  jamais,  et  l'Ecole  des  Libres-penseurs  aura  bien 
des  deuils  à  enregistrer  dans  les  annales  de  cette  année.  Les  nom- 
breux pèlerinages  qui  ont  eu  lieu  et  les  prières  qui  se  sont  faites 
de  partout  attestent  éloquemment  que  la  France  traverse  une 
phase  de  régénération  religieuse  qui  entraine  avec  elle  la  régéné- 
ration morale  et  sociale.  La  Chambre  de  Versailles,  qui  doit  tou- 
jours être  l'expression  la  plus  haute  des  sentiments  du  peuple,  a 
affirmé  publiquement  ce  réveil  de  la  foi  en  votant,  à  titre  d'utilité 
publique,  la  loi  qui  permet  d'acheter  sur  la  colline  de  Montmartre 
les  terrains  nécessaires  à  la  construction  d'une  Eglise  vouée  au 
Sacré-Coeur. 

Les  railleurs  de  tous  les  types  et  les  impies  de  toutes  les  sectes 
n'ont  pas  manqué  de  désapprouver  une  pareille  loi.  Ce  ne  sont 
pas  eux  qui  auraient  pu  se  trouver  à  portée  de  comprendre  la 
grandeur  de  sentiments  qui  l'a  iMspirée.  Cette  église  qui  sera  bâtie 
avec  les  dons  et  contributions  volontaires  recueillis  par  tout  le 
pays  sera  l'église  du  vœu  national.  Elle  sera  un  témoignage  per- 
manent que  la  France  repentante  de  ses  erreurs  reconnaît  la 
royauté  du  Christ  qu'elle  a  si  longtemps  méconnue.  Elle  sera  un 
gage  d'avenir  pour  les  armes  françaises;  car  c'est  toujours  le 
retour  vers  Dieu  qui  a  précédé  les  grandes  victoires  nationales. 

Aujourd'hui  le  pays  se  trouve  dans  un  calme  relatif.  La  Cham- 
bre de  Versailles  a  été  prorogée  sans  trop  de  bruit.  L'assemblée 
Nationale,  a  dit  le  Président  McMahon  dans-son  message,  ^'  peut 
s'éloigner  sans  inquiétude  ;  j'ose  lui  donner  l'assurance  que  rien 
en  son  absence  ne  viendra  compromettre  l'ordre  public  et  que  son 
autorité  légitime  sera  partout  respectée.  J'y  veillerai  de  concert 
avec  le  ministère  que  j'ai  choiï»i  dans  vos  rangs."  Ce  langage 
franc  est  approuvé  de  tous  les  honnêtes  gens.  L illustre  maréchal 
répond  de  la  paix  intérieure,  il  a  pour  lui  l'armée  qui  serait  prête 
à  écraser  toute  rébellion  ;  et  il  se  pose  en  sentinelle  toujours  prête 
à  défendre  les  droits  de  la  nation.  A  l'exemple  de  M.  Thiers  il  n'a 
pas  versé  de  l'encens  aux  pieds  de  la  république,  ce  qui  était 
presque  devenu  d'usage.  Mais  qu'importe  la  République  et  qu'im- 
porte le  provisoire.  L'essentiel  pour  le  moment  c'est  de  laisser  à 
la  France  le  repos  qu'il  lui  faut  pour  panser  ses  blessures. 


636  REVUE  CANADIENNE. 

^"^^ 

Il  s'écoulera  bien  des  années  encore  avant  que  le  gouvernement 
de  Victor-Emmanuel  puisse  espérer  de  prendre  racine  danss  les 
Provinces  usurpées.  Toujours  il  va  se  heurter  contre  l'opiniâtre 
fidélité  de  la  majorité  de  la  population  envers  le  Pape.  Tous  les 
jours  il  a  des  preuves  que  sa  politique  violente  ne  peut  battre  en 
brèche  les  sentiments  religieux  des  catholiques.  Son  impuissance 
se  manifeste  dans  les  grandes  choses  comme  dans  les  affaires  de 
détail.  Dans  les  élections  administratives  qui  ont  eu  lieu  récem- 
ment à  Rome  4,800  électeurs  seulement  sur  15,000.  ont  enregistré 
leur  vote;  et  ceux  qui  n'ont  pas  voté,  ceux  qui  représentaient  le 
parti  catholique  ont  affirmé  par  leur  abstention  leur  permanente 
protestation  contre  le  maintien  du  pouvoir  actuel  qui  s'est  imposé 
et  s'impose  encore  pai'  le  seul  drdit  de  la  force. 

Ainsi  Victor-Emmanuel  règne  en  faisant  le  vide  autour  de  lui. 
Il  sent  que  son  règne  est  un  règne  d'oppression  et  de  révolte 
contre  la  volonté  des  populations  qui  se  trouvaient  sous  la  domi- 
nation pontificale.  Le  sol  de  sa  nouvelle  capitale  semble  lui  brûler 
les  pieds.  11  ne  peut  se  résigner  à  y  séjourner.  11  y  passe  soucieux 
et  troublé  comme  le  voyageur  homicide  qui  ne  peut  éviter  de 
parcourir  les  lieux  de  son  crime.  C'est  là  sou  supplice. 

A  présent  plus  que  jamais  il  est  renié  et  rejeté  de  toutes  les 
âmes  droites;  car  il  a  sanctionné  la  loi  qui  décrète  l'abolition  des 
ordres  religieux  et  la  destruction  des  monastères,  il  a  permis  et 
confirmé  l'accomplissement  de  l'injustice  et  de  l'iniquité. 

Pie  IX,  qui  est  le  représentant  par  excellence  de  Tordre  moral  et 
du  droit  religieux,  a  flétri  en  termes  énergiques,  dans  son  allocu- 
tion du  25  Juillet,  les  auteurs  de  cette  loi  qui  est  une  insulte  et 
un  empiétement  contre  l'autorité  spirituelle.  L'excommunication 
majeure  est  prononcée  contre  eux  et  leur  œuvre  est  vouée  à  l'exé- 
cration du  monde  entier. 

Ah  !  oui,  le  spoliateur  a  raison  de  se  sentir  mal  à  l'aise  à  Rome. 
Le  spectacle  de  la  plus  grande  et  de  la  plus  auguste  victime  qui  soit 
au  monde  ne  peut  qu'effrayer  cet  égoïste  et  ce  lâche.  La  vue  des 
ruines  sociales  que  ses  partisans  amoncellent  autour  de  lui  fait 
craindre  qu'elles  retombent  un  jour  sur  lui.  En  vain  les  libres- 
penseurs  et  les  révolutionnaires  de  tous  les  clans  viennent  dépo- 
ser à  ses  pieds  leur  servîtes  hommages,  en  vain  l'Allemagne  lui 
expédie  ses  encouragements  intéressés,  rien  ne  semble  l'arracher 
à  la  réalité,  rien  ne  semble  lui  procurer  le  repos.  Il  promène  aveG 
lui  ses  remords  et  ses  défaillances  morales  de  Naples  à  Florence, 
de  Florence  à  Turin,  et  partout  où  il  croit  pouvoir  oublier  les  cris 
vengeurs  de  la  chrétienté.  Ceci  n'est  pas  encore  le  châtiment,* 
mais  pour  sur  il  viendra  avant  peu  et  it  éclatera  comme  la  foudre. 

* 

Don  Carlos  a  fait  son  entrée  en  Espagne.  Il  vient  combattre 
lui-même  en  invoquant  le  Dieu  desarmées  et  en  arborant  le  drapeau 
monarchique  qui  est,  comme  il  le  dit  lui-mèrme,  ''  depuis  quinze 
siècles  le  drapeau  des  gloires  et  de  l'honneur  des  armes  espagnoles... 


CHRONIQUE  DU  MOIS.  637 

ie  drapeau  de  la  légitimité  et  du  droit."  Qu'il  se  hâte  de  conquérir 
1/Espagne,  s'il  ne  veut  régner  sur  des  ruines. 

Voici  que  la  république  commence  à  se  ronger  les  poings.  Au 
centre  et  au  sud  de  l'Espagne  c'est  l'anarchie  en  grand  qui  fait 
place  au  gouvernement  républicain.  Pi  y  Margall  qui  tient  les 
rênes  du  gouvernement  à  Madrid  se  trouve  obligé  de  combattre  les 
Carlistes  d'un  côté  et  les  radicaux  de  l'autre.  Les  uns  sont  les 
représentants  de  la  justice,  de  l'ordre  et  de  la  légitimité,  et  les 
autres  font  renaître  les  excès  de  la  Commune  à  Paris.  Les  inter- 
nationaux, les  socialistes  et  les  radicaux  de  tout  acabit  se  sont 
insurgé  contre  la  répnblique  sans  aucune  raison  qui  vaille,  quel- 
quefois par  l'initiative  des  ouvriers  en  grève  et  souvent  par  amour 
du  pillage.  Ils  ont  causé  des  troubles  sérieux  à  Alcoy,  Malaga, 
Séville,  Alméria,  Valence,  Grenade,  etc.,  et  là  comme  à  Paris  l'in- 
surrection s'est  annoncée  par  des  massacres  et  des  incendies. 

Mais  tout  suit  en  ce  monde  nne  marche  progressive  ;  à  Paris  on 
a  fusillé  les, otages,  à  Alcoy  plusieurs  prêtres  ont  été  pendus  à  des 
réverbères. 

Pendant  que  ces  horreurs  se  commettent  sur  une  grande  partie 
du  territoire,  que  fait  l'autorité  qui  a  son  siège  à  Madrid?  Elle 
lance  des  proclamations,  elle  pérore  sur  un  ton  indigné.  Mais  par 
un  hasard  providentiel  il  arrive  souvent  qu'il  n'y  a  point  de  troupes 
sur  le  lieu  du  désordre.  Les  ministres  en  conseil  décident  de 
prendre  des  mesures  énergiques,  ils  promettent  de  châtier  sans  pitié 
les  coupables,  ils  annoncent  à  grand  son  de  trompe  l'arrivée  des 
troupes  afin  que  tout  le  monde  en  ait  connaissance.  Et  voilà  que 
les  assassins  et  les  chefs  insurgés,  qui  suivent  les  nouvelles  du 
jour  et  lisent  les  dépêches  télégraphiques  comme  le  commun  des 
mortels,  détalent  à  leur  aise  et  sans  crainte  d'être  arrêtés  dans  leur 
fuite. 

*** 

La  session  du  13  Août,  à  Ottawa,  a  été  nne  session  pro  forma  qui 
a  été  prorogée  dès  le  début  par  le  Gouverneur-Général  sur  l'avis 
de  ses  ministres  responsables.  Il  y  avait  là  au  grand  complet  la 
phalange  des  oppositionnistes  qui  voulaient  avoir  la  session  à  tout 
prix,  qui  ont  protesté  contre  le  représentant  de  notre  souveraine, 
qui  ont  fait  éclater  dans  maints  discours  leur  colère  et  leur  indi- 
gnation. Ce  qu'ils  voulaient  était  vraiment  peu  de  chose.  Lord 
Dufferin  n'avait  qu'à  se  conformer  aux  vœux  de  la  minorité  des 
membres  de  la  Chambre,  afin  de  laisser  aux  méconteuts  le  loisir 
d'escalader  les  marches  du  pouvoir  pendant  l'absence  de  la  majo- 
rité des  députés;  et  de  suite  l'âge  d'or  devait  revivre.  A  les  en 
croire  il  eut  fallu  que  les  accusations  au  sujet  du  Pacifique  fussent 
considérées  comme  prouvées  sans  attendre  l'enquête,  et  que  les 
ministres  au  pouvoir  fussent  prima  facie  déclarés  traîtres  à  la  patrie 
et  reconnus  indignes  de  confiance.  Dans  de  pareilles  conditions 
in  coup  d'Etat  eut  été  fort  facile. 

Voici  ce  qu'a  répondu  Lord  DufTerin  au  mémoire  de  la  députa- 
ion  opposilionniste  : 

^'  Vous  m'engagez  par  des  allégués  loyaux  et  francs  à  décliner 
de  me  soumettre  à  l'avis  unanime  de  mes  ministres  responsables 


638  REVUE  CANADIENNE. 

et  à  refuser  de  proroger  le  parlement.  En  d'autres  termes,  vous 
me  demandez  d'éloigner  ces  ministres  de  mon  conseil,  car  Mes- 
sieurs vous  n'ignorez  pas  que  tel  serait  le  résultat  de  ma  soumis 
sion  à  votre  requête. 

*'  Mais  dans  ce  dernier  cas  comment  pourrais  je  justifier  ma  con- 
duite ?  Quelle  garantie  pouvez-vous  me  donner  que  le  parlement 
de  la  Puissance  approuvera  cette  immixtion  personnelle  de  ma 
part?  Actuellement,  Messieurs,  vous  ne  formez  pas  la  moitié  de  la 
Chambre  des  Communes. 

"Je  puis  donc  penser  que  la  majorité  peut  rejeter  votre  opinion. 

*'  Je  vous  le  demande  encore  une  fois,  à  qui  pourrais  je  en  appeler 
pour  me  justifier  de  m'êire  rendu  à  vos  désirs  ?  J'admets  que  de 
graves  accusations  pèsent  sur  la  tête  des  ministres,  que  ces  accusa- 
tions doivent  donner  lieu  à  une  enquête  sévère,  mais  Messienrs, 
n'avez-vous  pas  dit  vous-mêmes  clans  votre  requête  que  ces  accusa- 
tions ne  sont  pas  encore  prouvées  ?" 

Mais  ce  langage  noble,  réservé  et  si  plein  de  raison  n'a  pas  eu 
de  prise.  On  a  rétorqué  par  des  articles  révolutionnaires  comme 
celui-ci  : 

''  Le  coup  d'état  dont  Ottawa  a  été  hier  le  théâtre  nous  reporte 
aux  plus  mauvais  jours  de  noire  histoire,  et  Lord  DiitTerin,  jus- 
qu'ici si  populaire,  vient  d'inscrire  sou  nom  à  la  suite  de  ceux  de 
nos  anciens  gouverneurs  les  plus  exécrés... 

^'  h  h  bien  !  puisqu'il  le  veut;  puisqu'il  préfère  au  respect  d'un 
peuple  libre  l'accolade  d'hommes  qui  renoncent  à  revendiiiuer  leur 
honneur  oulragé  ;  puisqu'il  abdique  le  rôle  d'un  arbitre  impaitial 
n'écoutant  que  la  voix  du  Parlement,  pour  se  faire  le  serviteur 
do(  ile  de  ministres  prévaricateurs,  et  qu'il  n'çst  qu'un  laqais  portant 
la  livrée  impériale  :  qu'il  reçoive  donc  sa  part  du  mépris  public  et 
qu  il  tombe  au  rang  de  ceux  qu'il  protège  contre  la  justice  popu- 
laire...." 

De  pareilles  élucuDrations  n'ont  pas  besoin  de  commentaires.  Le 
Père  Duchesne  pendant  la  Commune  n'aurait  pas  mieux  parlé. 

Une  commission  royale  a  été  nommée  pour  s'enquérir  sur  les 
accusations  du  Paciflque.  Elle  se  compose  de  MM.  les  juges  Day 
et  Polette,  de  la  Province  de  Québec,  et  Cow^an,  d'Ontario.  Eu 
dehors  de  tout  esprit  de  parti  les  menées  d'un  chacun  seront 
examinées  sous  sernient,  et  la  justice  aura  son  cours,  franche, 
complète  et  en  dehors  de  toutes  les  agitations  politiques.  Mais  il 
ne  faut  pas  jeter  la  pierre  au  gouvernement  à  tout  hasard  et  sans 
intermittence,  ainsi  qu'on  le  fait  aujourd'hui,  avant  d'avoir  acquis 
la  certitude  de  sa  trahison.  D'ailleurs  la  (Chambre  aura  à  se  pro- 
noncer elle  même  sur  la  valeur  de  ces  accusations  après  le  rapport- 
des  commissaires  royaux. 

EusiACHE  Prud'homme. 

Montréal,  20  Août  1873. 


BULLETIN  BIBLIOGRAPHIQUE. 


Sommaire. — Du  Correspondant  de  Paris,  Librairie  de  Charles  Douniol  et  Cie.,  Edi- 
teurs, 29  Rue  de  Tournon. 

Nouvelle  Série. — 2e  Livraison. — 2  j  Juillet  1873. 

I. — Machiavel  Diplomate — Fin.     Alphonse  Dantier. 
II. — Promenade  autour  du  Monde,  par  M.  de  Hubner.  Xavier  Mar- 

mier,  de  l'Académie  Françjiise. 
III. — Au  Feu  !  Extrait  du  Journal  d'une  désœuvrée.  G.  de  Parceval. 
IV". — Les  Romanciers  Anglais. — Sir  Edward  Bulwer  Lytton.    André 
Joubert. 
V. — La  Science  et  la  Foi,  Ollé  Laprune. 
VI. — Les  Pêcheries  Françaises  dans  l'Amérique  du   Nord.  0.  De 
Ceinmar. 
VIT. — Le  Pèlerinage  de  Paray-le-Monial.     Mme  Craven. 
VIII. — Revue  Scientifique.     Dr.  E.  Decaisne. 

IX. — Quinzaine  Politique.     Auguste  Boucher. 
Prix  du  Correspondant,  35  fr.  Etranger  prix  de  la  Poste  en  sus,  parais- 
sant 2  fois  par  mois. 

REVUE  BRITANNIQUE. 

7  Juillet  1873. 

Paris  au  Bureau  de  la  Revue,  50  Boulevard,  Haussman. 
Sommaire  des  matières  contenues  dans  la  livraison  de  Juillet. 

I. — Histoire  anecdotique  du  Parlement  Anglais. 
II. — Scène  de  la  Vie  aux  Indes. 
III. — Un  Diplomate  Américain  à  la  Cour  de  Londres,  1817,  1825. 
IV. — Une  terrible  tentation  > Histoire  de  la  Vie  Modernei  6e  extrait. 

V. — Les  Hôtes  de  mon  Jardin  d  Amérique. 
VI. — La  Reine  de  Mai,  par  Tennyson   poësie. 
VII. — Souvenirs  historiques  de  Napoléon  III. 
VIII. — Parfaitement,  Littérature  Américaine. 
IX. — L'Expédition  de   l'Oued-Guir  au  Sud  de  la  Province  d'Oran, 
dans  le  Désert,  (1870)  (1er  Extrait.) 
X. — Poésie. 
XI. — Pensées  diverses. 
XII. — Correspondance  d'Italie. 
XIII. — Correspondance  d'Allemagne. 
XIX.  — Correspondance  d'Amérique. 
XV. — Correspondance  de  Londres 
XVI. — Chronique  Scientifique. 
Prix  de  la  Revue  Britannique,  un  an  50  fr.  paraissant  une  fois  par  mois. 


640  REVUE  CANADIENNE. 


SoMMAiR». — De  la  Revue   Catholique  des  Institutions  et  du  Droit  par  une  Société  de 
Jurisconsultes. — Grenoble,  Baratier  frères  et  Dardelet,  Editeurs. 

1ère  Année,  No.  S.— -Juillet,  1873. 

I. — La  Diminution  de  la  Population  et  la  Décadence  Nationale 
(2e  Article — Claudio  Jannet,  Avocat  et  la  Cour  d'Aix,  docteur 
en  droit. 
ir.— Le  Testament,  (lettre  de  M.  Le  Play)— F.  Le  Play, 
m. — La  Sépulture  Catholique  et  la  Loi  Civile.  André  Gaival. 
IV. — La  Eévolution,  (suite)  VIII.  Les  principes  de  89  et  le  Radica- 
lisme.    Gustave  de  Bernardi. 
V. — Le  Mouvement  de  la  Réforme  Sociale.  L'Abbé  de  Fourney. 
VL — De  la  Juridiction  Française  dans  les  Echelles  du  Levant  par  M. 
Genton.     Charles  Jacquier. 
Prix  pour  un  an  10  fr.  paraissant  une  fois  par  mois. 


U Eœnomiste  Français,  journal  hebdomadaire,  paraissant  le  Samedi. — 
Rédacteur  en  chef,  M.  Paul  Leroy-Reaulieu. 

Bureaux:  Rue  du  Faubourg  Montmartre,  17,  à  Paris. 
Abonnement  pour  un  an  au  Canada,  60  fr. 
1er  volume,  Samedi,  2  Août  1873.  Numéro  16. 

SOMMAIRE. 

PARTIE    ÉCONOMIQUE. 

Les  Nouveaux  Traités  de  Commerce. 
L'amortissement  et  les  nouveaux  impôts. 

Les  transformations  de  la  marine  marchande  en  France  et  en  Angleterre. 
De  l'impôt  sur  les  tissus. 
La  Nouvelle  Calédonie. 
Lettres  sur  l'Exposition  Universelle. 
Nouvelles  des  Etats-Unis. 

La  question  monétaire  dans  les  pays  Scandinaves. 

Du  recrutement  et  de  l'organisation  du  personnel  des  Ecoles  du  Com- 
merce. 

Un  nouveau  moteur  destiné  à  un  atelier  de  famille. 
L'industrie  cotonnière  en  France. 

PARTIE   COMMERCIALE. 

Revue  générale. 

Rapport  sur  les  cafés.  , 

Les  fers  et  les  fontes. 
Le  marché  de  Mulhouse. 

Correspondances   particulières    de  VEconomiste   Français^   Manchester, 
Lyon,  Bordeaux,  le  Havre,  Marseille. 
Revue  Agricole. 


LA 


REYUE  CÂI^ADIEKIVE 


PHILOSOPHIE,  HISTOIRE,  DROIT,   LITTERATURE,  ECONOMIE   SOCIALE,  SCIENXES, 
ESTHÉTIQUE,  APOLOGÉTIQUE  CHRÉTIENNE,  RELIGION 


TOME  DIXIÈME 


:9îeii¥ième  1.1  vrai  son— ;35  Septembre,  1873. 

SOMMAIRE 

l.-LE  BATTEUR  DE  SENTIERS,  (Suite) GUSTAVE  AIMARD. 

II.-ETUDES  SUR  LES  TERRITOIRES  DU  NORD-OUEST  DU  CANADA.  J.  C.  LA?ÎGEI.I£R.  * 
III.-DOCUMENTS  INÉDITS  SUR  L'HISTOIRE  DU  CANADA^  (Suite)..  I^'ABBE  TERREAU. 
IV.-DE  PARIS  A  L'EXPOSITION  DE  VIENNE..... TICTOR  FOURNEI.. 

V.— BIBLIOGRAPHIE.— Commentaire  sur  le  Code  Civil  du  Bas-Canada CHS.  €.  DEf.ORIMIER. 

Excerpta  e  Cantibus  Liturgicis.    Le  Cantus OCTAVE  PEIiLETlER. 

VI.-BULLETIN  BIBLIOGRAPHIQUE I/.  W.  TESSIER. 


*H8K<=— ^- 


MONTREAL 

IMPRIMÉE  ET  PUBLIÉE  PAR  E.  SENEGAL 

Nos.  6,  8  et  10,  Rue  Saint-Vincent. 

1873. 

Droit  de  tradiiction  et  de  reproduction  réservés 


ON  S'ABONNE  A  LA  REVUE  CANADIENNE 

CHEZ 

M.  A.  Langlais,  Libraire,  Faubourg  St.  Uoch Québec. 

'*  H.  R.  Dufresne Trois-Rivièrea. 

"  Emm.  Crépeau Sorel. 

'*  L.  J.  Casault, — Bibliothèque  du  Parlement  Provincial Ottawa. 

^'  L.  A.  Dérome Joliette. 

'*  Joseph  L'Ecuyer St.  Jean  d'Iberville 

*'  L.  0.  Forget Terrebonne. 

^'  J.  A.  Archambault Varennes. 

*'  M.  G.  Roussin Roxton  Falls. 

*'  Alph.Raby Ste.  Scholastique. 

*'  C.  H.  Champagne, St.  Eustache. 

'*  J.  B.Lefebvre-Villemure St.  Jérôme. 

*^  A.  M.  Gagnier Ste.  Martine. 

''  E.  Lafontaine St.  Huc^ues. 

"  J.  0.  Dion , Chambly. 

"  A.  Sauton,  41  Rue  du  Bac Paris. 

LA  REVUE  CANADIENNE, 

Recueil  périodique  de  Beaux-Arts  et  de  Sciences,  a  pour  but  de  travailler  à  la  création 
d'une  littérature  nationale,  à  l'alliance  des  Lettres  et  de  la  Religion,  et  à  la  défense  des  prin- 
cipes fondamentaux  de  l'ordre  social  et  de  toute  vraie  civilisation. 

La  rédaction  se  fait  sous  la  directixjn  d'un  comité  de  Directeurs. 

S'adresser,  pour  tout  ce  qui  concerne  la  rédaction  et  l'envoi  des  manuscrits, au  Directeur' 
Gérant,  L.  W.  Tcssier,  à  Montréal. 

Prix  de  Paboiiiiemeiil  :  un  aii,$*2.00;  six  mois,  $l.O0, 

Comme  les  frais  de  port  sur  cette  Revue  sont,  depuis  le  1er  de  janvier  1869,  de  deux  centins  par  livrai- 
son, payable  d'avance,  la   souscription   des  abonnés  en  dehors   de  la  ville  sera  dorénavant  de  $2.25. 

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DÉDIÉ  AUX  FIDÈLES  DU  CANADA  TAR  VN 

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Avec  Approbation  de  NN.  8S.  les  Evoques  de  Tloa,  de  Montréal,  de  Trois-Rivières  cl  de 

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1  vol.  de280  pages  relié. 
En  vente  chez  tous  les  Libraires  el  chez  TEditeur, 

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No.  190,  vis-à-vis  le  Marché  de  la  Grande  Rue  St.  Laurent 

sous  LA  DIRECTION  DU 

DOCTEUR   S.  GAUTHIER 

On  trouve  dans  cet  établissement  tous  les  articles  qui  concernent  celte  branche  du  commerce 
Dépôt  principal  des  pilules  de  Vallet.  On  peut  consulter  le  Docteur  Gauthier  à  sa  pharmacie,  No.  1  J« 
rue  St.  Laurent,  pendant  le.four  ;  la  nuit  à  sa  résidence  No.  235  rue  St.  Lauveni.— Médecin  nncoucheur 


l^ 


LE  BATTEUR  DE  SENTIERS. 


SCÈNES  DE  LA  VIE  MEXICAINE. 


(Suite.) 

VI. — LA   PETENERA. 

Plusieurs  chevaux  attendaient  tout  sellés  dans  la  cour. 

Pendant  que  les  dames  montaient  à  cheval,  don  Gutierre  prit  à 
part  le  peon  José,  vieux  serviteur  dévoué  dans  lequel  il  avait  toute 
confiance,  et  échangea  quelques  mots  à  voix  basse  a\^ec  lui,  puis  il 
rejoignit  ses  enfants  et  se  mit  en  selle  à  son  tour. 

La  petite  troupe  se  composait  de  dix  personnes,  quatre  maîtres 
et  six  criados,  tous  domestiques  depuis  longtemps  au  service  de 
don  Gutierre  et  à  la  fidélité  desquels  il  pouvait  se  fier. 

On  partit  enfin  et  on  prit  au  galop  le  chemin  de  Medellin. 

A  l'entrée  du  village  on  s'arrêta,  on  mit  pied  à  terre  et  on  confia 
les  chevaux  aux  peones.  Ceux-ci,  au  lieu  d'attacher  les  animaux 
se  contentèrent  de  les  emmener  un  peu  à  l'écart  et  de  les  tenir  en 
hride. 

La  fête  était  dans  tout  son  éclat. 

Une  foule  immense  circulait  dans  les  rues,  riant,  chantant  et  se 
chamaillant,  les  vihuelas  et  les  jarabès  étaient  raclés  avec  fureur 
les  danses  commençaient. 

Don  Gutierre  et  les  personnes  de  sa  suite  atteignirent  enfin  la 
25  Septembre  1873.  41 


642  KEVUE  CANADlENiNE. 

principale  place  du  village,  où  s'élevait  l'estrade  destinée  aux  jeunes 
filles  reconnues  pour  les  meilleures  danseuses. 

Au  moment  où  ils  arrivaient  devant  l'eslrade,  plusieurs  femmes 
dansaient  avec  une  grâce  et  une  légèreté  extrêmes,  portant  sur 
leurs  têtes  des  verres  pleins  d'eau  dont  pas  une  goutte  ne  tombait  à 
terre. 

Après  les  applaudissements  de  rigueur,  d'autres  femmes,  excitées 
par  le  triomphe  des  premières,  s'élancèrent  sur  l'estrade  et  com- 
mencèrent la  bamba^  danse  singulière  et  caractéristique,  dont  le 
principal  attrait  est  dans  l'adresse  avec  laquelle  les  danseuses  dé- 
nouent, sans  faire  usage  de  leurs  mains,  les  ceintures  de  soie  atta- 
chées par  des  nœuds  compliqués  autour  de  leurs  pieds. 

La  joie  augmentait  déplus  en  plus,  les  cris  et  les  rires  redou- 
blaient, les  pétards  et  les  boîtes  éclataient  avec  une  force  nouvelle  ; 
on  faisait  circuler  à  la  ronde  des  boissons  et  des  liqueurs  de  diffé- 
rentes espèces. 

Cependant  il  était  facile  de  voir  que  ces  danses,  si  ..gréables 
qu'elles  fussent,  n'étaient  destinées  qu'à  servir  de  prologue  à 
d'autres  plus  intéressantes  sans  douîe,  aux  yeux  des  assistants. 

La  musique,  c'est-à-dire  les  guitares  raclées  par  les  chanteurs 
indiens,  firent  silence  un  instant,  puis,  à  un  signal  donné  ;  elles 
éclatèrent  de  nouveau  et  entamèrent  un  nouveau  son  ou  air. 

Ce  son  fut  accueilli  par  les  trépignements  de  joie  de  l'assemblée 
et  les  cris  : 

— La  petenera  !  la  petenera  !  se  firent  entendre  de  toutes  parts. 

La  petenera  est  la  danse  de  prédilection  dans  la  Terre  chaude  cl 
le  triomphe  des  Coquettes  costenas. 

Sacramenta  et  sa  jeune  sœur  Jesuita  passaient  pour  les  meilleures 
danseuses  de  petenera.  Sur  toute  la  côte  de  l'Etat  deVera  Gruz,  à 
Manantial  comme  à  Medellin,  leur  réputation  était  bien  établie  ;  les 
fandagos  étaient  tristes  lorsque  les  deux  séduisantes  jeunes  filles 
n'y  prenaient  point  part. 

Leur  arrivée  sur  le  lieu  de  la  danse  avait  été  saluée  par  les  vivats 
et  les  bravos  de  leurs  nombreux  admirateurs. 

Au  Mexique,  où  la  ligne  de  démarcation  entre  les  rangs  de  la 
société  n'existe  point,  pour  la  raison  toutesimpleque  le  pauvre  au- 
jourd'hui est  souvent  le  riche  de  demain,  les  femmes  seules  sont 
reines  lorsqu'elles  sont  belles  et  sages;  avec  cette  facilité  de  mœurs 
paiticulière  aux  régions  tropicales,  chaque  homme  est  admis  à  les 
courliser  et  à  leur  faire  agréer  ses  hommages  devant  tous,  sans 
«lue  personne  songe  à  y  trouver  à  redire,  parce  que  ces  hommages 
seul  toujours  chevaleresques  et  respectueux,  et  que  le  cortejo 
agréé  par  la  jeune  fille,  quel  que  soit  son  rang,  l'est  toujours  par 


I 


LE  BATTEUR  DE  SENTIERS.  643 

sa  famille'.  Les  moeurs  faciles,  qui  sont  la  honte  de  notre  vieille 
Europe,  ne  sont  pas  de  mise  dans  l'Amérique  espagnole,  là,  malgré 
la  liberté  dont  elles  jouissent,  les  jeunes  filles,  si  coquettes  et 
avides  d'hommages  qu'elles  soient,  conservent  toujours  leur  répu- 
tation intacte.  Lorsque  retentit  le  5ori  qui  invitait  à  la  petenera, 
tous  les  yeux  se  tournèrent  à  la  fois  vers  les  jeunes  filles  ;  mais 
elles  demeuraient  calmes  et  froides  en  apparence,  et  semblaient 
peu  disposées  à  danser. 

Quelques  minutes  s'écoulèrent  ;  don  Gutierre  parlait  bas  à  ses 
filles;  ils  les  engageait  à  se  livrer  sans  contrainte  au  plaisir  qui 
s'offrait  à  elles. 

Sacraraenta  demeurait  indécise,  les  feux  fixés  sur  don  Miguel. 

En  ce  moment  un  jeune  et  élégant  cavalier  sortit  de  la  foule  et 
s'avança  vers  don  Gutierre  qu'il  salua  gracieusement. 

Ce  jeune  homme  avait  vingt-cinq  à  vingt  huit  ans  au  plus,  ses 
raits  étaient  beaux  et  nobles,  l'expression  de  son  visage  hautaine 
•et  légèremet  méprisante,  ses  yeux  noirs  brillaient  d'un  feu  sombre 
et  lançaient  des  regards  dédaigneux  sur  la  foule  attentive  dont  il 
était  pour  ainsi  dire  cerclé. 

— Senor  don  Gutierre  de  Léon,  dit-il  d'une  voix  mélodieuse  avec 
un  accent  d'exquise  politesse,  serons-nous  donc  privés  du  bonheur 
d'assister  à  la  danse  des  senoritas  vos  filles? 

'--Senor  don  Ramon  Arnero,  répondit  non  moins  poliment  don 
Guùerre,  mes  instances  ont  été  inutiles,  peut-être  les  vôtres  auront 
elles  plus  de  succès. 

— Vous  l'entendez,  senoritas,  reprit  le  jeune  homme  en  se-  tour- 
nant vers  les  jeunes  filles  et  s'inclinant  de  nouveau,  les  fandangos 
de  Malibran  et  de  Manantial  ^  l'emporteront-ils  donc  sur  ceux  de 
Medellin  ?    C'est  à  vous  seules  que  nous  devrons  notre  triomphe. 

Don  Miguel  avait  tressailli  en  apercevant  don  Ramon,  ses  sour- 
cils s'étaient  froncés;  les  regards  des  deux  hommes  s'étaient  croi- 
sés d'un  air  de  défi. 

Don  Ramon  avait  détourné  le  sien  avec  un  sourire  de  mépris,  don 
Miguel  avait  baissé  les  yeux  pour  ne  pas  laisser  deviner  sa  colère. 

—Pourquoi  résister  à  une  aussi  juste  requête  ?  dit-il  avec  amer- 
tume ;  soyez  bonnes,  senoritas  ;  dansez,  puisqu'on  vous  en  prie 
aussi  humblement., 

Sacramenta  pâlit  légèrement;  elle  le  regarda  d'un  air  de  doulou- 
reux reproche,  puis,  après  avoir  échangé  quelques  mots  bouche  à 
oreille  avec  sa  sœur  : 

— Soit,  dit-elle,  je  danserai;  votre  main,  don  Miguel, 

^  feux  villages  des  environs  de  la  Vera-Gruz. 


644  RKVUE  CANADIENNE. 

— Et  vous,  senorita  ?  demanda  don  Ramon  à  Jesusita  en  lui  of- 
frant sa  main. 

La  jeune  fille  recula  d'un  pas. 

— Je  regarderai,  dit  elle  sèchement. 

Le  jeune  homme  se  mordit  les  lèvres  avec  dépit,  et,  après  avoir 
respectueusement  salué  la  jeune  fille,  il  s'éloigna. 

Don  Miguel  avait  pris  la  main  de  Sacramenta,  qu'il  sentait  légè- 
rement trembler  dans  la  sienne,  et  il  l'avait  conduite  jusqu'à  l'es- 
trade, où  elle  était  montée  aux  applaudissements  enthousiastes  de 
la  foule,  qui  se  pressait  de  plus  en  plus  compacte  autour  de  l'en- 
ceinte réservée. 

Les  vihuelas  et  les  jarabès,  raclés  avec  une  énergie  croissante,  in- 
diquèrent le  commencement  de  la  danse. 

Gomme  par  un  accord  tacite,  aux  premiers  pas  dessinés  par  la 
jeune  fille,  un  espace  vide  s'était  fait  de  chaque  côté  de  l'estrade, 
et  deux  grqupes  avaient  été  formés  par  les  spectateurs  ;  à  la  tête  du 
premfbr  se  tenait  don  Ramon,  don  Miguel  tenait  la  tête  du  second. 

Les  danses  espagnoles  diffèrent  essentiellement  des  nôtres  en  ce 
sens  que,  comme  celles  de  l'antiquité,  elles  ont  un  caractère  sym- 
bolique dont  la  race  ibère  semble  seule  avoir  conservé  la  tradition  ; 
ce  caractère  échappe  à  l'observation  superficiel,  ces  dances  doivent 
être  soigneusement  étudiées  afin  d'être  bien  comprises. 

Sacramenta  densait  depuis  quelques  minutes  lorsque  don  Ramon 
se  découvrit,  et,  saluant  respectueusement  la  jeune  fille,  il  lui  pré- 
senta son  chapeau. 

Celle-ci  le  prit  en  souriant  et,  le  conservant  à  la  main,  elle  con- 
tinua sa  danse. 

Presque  aussitôt  don  Remigo  sortit  des  rangs  de  la  foule,  où  jus- 
qu'à ce  moment  il  était  demeuré  confondu,  et  à  son  tour  il  présenta 
son  chapeau  à  la  jeune  fille,  qui  le  prit  de  même  et  continua  ainsi 
à  danser,  un  chapeau  de  chaque  main. 

Les  applaudissements  redoublèrent. 

Don  Miguel  fit  alors  un  pas  en  avant,  et,  ôtant  son  chapeau,  il  le 
plaça  délicatement  sur  la  tête  de  sa  cousine. 

Don  Ramon  lança  à  son  rival  un  regard  de  défi,  et  défaisant  sa 
chamara,  ou  ceinture  de  soie,  il  la  suspendit  à  l'épaule  de  la  jeune 
fille,  qui  continuait  sa  danse  de  plus  en  plus  vive  et  imagée. 

Au  regard  de  défi  de  don  Ramon,  don  Miguel  avait  répondu  par 
un  sourire  de  dédain,  et,  dégrafant  le  ceinturon  de  sa  rapière,  il 
croisa  sur  l'épaule  de  Sacramenta  l'arme  avec  la  chamara. 

C'était  un  spectacle  étrange  que  cette  jeune  fille  dansant  ainsi 
sans  se  dessaisir  des  différenls  objets  qui  lui  avait  été  offerts.  Tout 
à  coup  don  Ramon  cria  d'une  voix  retentissante  : 


LE  BATTEUR  DE  SENTIERS.  645 

— Bomba  ! 

Les  musiciens  firent  immédiatement  silence. 

Le  jeune  homme  chanta  alors  d'une  voix  vibrante  des  stances  que 
sans  doute  il  improvisait  à  mesure,  et  qui  s'adressaient  à  la  dan- 
seuse. 

Lorsqu'il  se  tut,  don  Miguel  s'avança  à^son  tour  au  pied  de  l'es- 
trade. 

— Lettra!  cria-t-il  d'une  voix  non  moins  imposante. 

Et  à  son  tour  il  chanta. 

Les  deuï  jeunes  gens  firent  ainsi  assaut  de  couplets  pendant  quel- 
ques minutes. 

Enfin  Sacramenta,  accablée  par  l'émotion  intérieure  qu'elle 
éprouvait,  et  de  plus  fatiguée  d'avoir  dansé  pendant  si  longtemps, 
s'arrêta  et  vint  se  placer  auprès  de  son  père,  qui  avait  suivi  avec  le 
plus  vif  intérêt  les  diverses  péripéties  de  cette  scène. 

Le  calme  se  létablit  immédiatement.  On  allait  procéder  au  ra- 
chat des  gages  dont  la  jeune  fille  avait  été  parée. 

Le  prix  est  fixé  par  la  coutume  à  un  medio  pour  chaque  gage. 

Les  jeunes  gens  s'empressèrent  d'accomplir  cette  dernière  partie 
du  cérémonial  en  venant  galamment  redemander  à  Sacrementa  ce 
qu'ils  lui  avaient  confié. 

— Vive  Dios  !  senor  don  Miguel,  dit  avec  ironie  don  Ramon, 
quelle  magnifique  rapière  vous  possédez  !  je  serais  charmé  de  la 
changer  contre  mon  cor  tante  (1). 

— Senor  Caballero,  répondit  don  Miguel  avec  un  charmant  sou- 
rire, rien  n'est  plus  facile  que  de  l'obtenir  ;  il  s'agit  seulement  de 
la  gagner. 

—Pardon,  senor,  dit  en  s'interposant  un  troisième  personnage, 
qui  depuis  quelques  instants  s'était  mêlé  à  la  foule, laissez-moi  régler 
cette  affaire,  s'il  vous  plaît;  vous  êtes  étranger,  tandis  que  moi  de- 
puis deux  ans  j'habite  Medellin,  et,  cuerpo  de  Cnsto!  je  veux  que  le 
fandango  finisse  bien. 

En  parlant  ainsi,  l'inconnu  saisit  son  machete  et  le  planta  en  terre 
entre  les  deux  jeunes  gens. 

— Vive  don  Luis  Morin  !  Vive  el  Francès  !  s'écrièrent  les  specta- 
teurs apec  des  trépignements  de  joie. 

Don  Luis  Morin, ou,  si  l'on  veut,  Louis  Morin,  le  fameux  batteur 
de  sentiers^  qui  venait  de  faire  son  apparition  si  à  Timproviste,  était 
an  homme  de  plus  de  quarante  ans,  grand,  sec,  maigre,  aux  traits 
anguleux,  à  la  physionomie  énergique  et  narquoise. 

Tl  paraissait  jouir  d'une  grande  réputation  parmi  les  assistants,  et 
leur  être  surtout  très-sympathique. 

1  Expression  locale,  coupant,  synonyme  de  sabre  ou  macheie. 


646  REVUE  CANADIENNE. 

— Vous  me  pardonnerez,  senores,  reprit-il,  de  me  mêler  ainsi  de 
vos  affaires  ;  je  m'en  rapporte  à  ceux  qui  nous  entourent,  et  je  suis 
convaincu  qu'ils  reconnaissent  que,  seul,  j'ai  le  droit  de  terminer 
le  débat. 

La  foule,  appelée  en  témoignage,  répondit  par  des  cris  assourdis- 
sans  et  des  applaudissements  frénétiques. 

Don  Ramon  salua  courtoisement  le  Français. 
— Puisque,  bien  qu'étranger  vous-même,  senor,  dit-il  poliment, 
votre  qualité  d'habitant  de  Medellin  vous  donne  le  droit  de  jouter 
avec  moi,  j'accepte  de  grand  coeur  votre  défi  ;  et,  sans  plus  attendre 
il  planta  son  machete  en  terre,  en  face  de  celui  de  don  Luis. 

Don  Miguel  voulut  s'opposer  à  cet  arrangement,  mais  quel  que 
fut  son  désir  de  se  mesurer  avec  don  Ramon,  les  spectateurs  n'y 
voulurent  point  consentir,  et  force  lui  fut  de  s'abstenir. 

— Senor  don  Miguel,  lui  dit  le  Français  avec  intention,  vous  savez 
que  la  coutume  est  de  terminer  ainsi  les  fandangos,  pour  rendre 
aux  danseuses  les  hommages  qu'elles  méritent;  je  représente  les 
habitants  de  Medellin,  que  l'attaque  bjutale  de  ce  caballero  ajus- 
tement froissés,  laissez-moi  lui  donner  la  leçon  qu'il  mérite;  vous 
le  retrouverez  plus  tard,  soyez  tranquille  ;  je  vous  promets,  moi, 
de  vous  remettre  en  face  l'un  de  l'autre. 

Pendant  que  le  Français  parlait  ainsi,  don  Ramon  rougissait,  se 
mordait  les  lèvres  avec  dépit,  et  faisait  des  efforts  extrêmes  pour 
maîtriser  sa  colère. 

— Finissons-en,  senor,  s'écria-t-il,  et  prenez  garde  que  cette  leçon 
que  vous  me  promettez  si  ridiculement,  vous  ne  la  receviez  vous- 
même. 

— J'en  doute,  senor,  répondit  paisiblement  le  Français  ;  \a.  pas- 
sion vous  emporte,  vous  mettez  de  la  colère  dans  ce  qui  ne  devrait 
être  qu'une  lutte  de  courtoisie  ;  j'en  suis  fâché  pour  vous,  mais  vous 
serez  battu.    A  propos,  quelles  sont  les  conditions  du  combat  ? 

— Le  premier  sang!  répondit  unanimement  la  foule. 

— Le  premier  sang,  soit  !  Faites  bien  attention,  don  Ramon,  reprit 
le  Français  d'un  air  narquois,  car  si  vous  êtes  blessé  votre  Machete 
m'appartiendra. 

— Vous  ne  le  tenez  pas  encore  !  fit  il  avec  dépit. 

— C'est  l'affaire  de  deux  ou  trois  minutes,  senor,  répondit  en  sou- 
riant le  Français. 

Ainsi  que  l'exige  la  coutume,  don  Gutierre  et  ses  filles,  bien  qu'ils 
se  fussent  placés  un  peu  à  l'écart,  ne  s'étaient  cependant  pas  éloi- 
gnés. 

Don  Luis  et  don  Ramon  s'étaient  mis  en  garde,  non  sans  s'être 
de  nouveau  cérèmonieusemenî;  salués. 


LE  BATTEUR  DE  SENTIERS.  647 

Ce  n'est  pas  une  plaisanterie  qu'un  duel  au  machete  ;  cette  arme 
n'ayant  ni  garde  ni  coquille  pour  garantir  la  main,  les  doigts,  si 
l'on  ne  fait  pas  attention,  peuvent  être  tranchés  net  d'un  coup  adroi- 
tement appliqué. 

Heureusement  que  les  Maxicains,  bien  qu'ils  soient  fort  braves, 
ne  connaissent  que  les  premiers  éléments  de  l'escrime,  et  que  leurs 
duels,  fort  rares  du  reste,  ils  comptent  beaucoup  plus  sur  leur  agi- 
lité que  sur  leur  science  pour  parer. 

Nous  noterons  que  dans  les  provinces  de  l'intérieur  du  Mexique 
le  duel  est  sévèrement  puni,  et  que  si  parfois  une  rixe  s'engage 
entre  deux  individus  le  couteau  seul  joue  un  rôle  rarement  dange- 
reux, à  cause  de  l'habileté  des  adversaires  à  s'en  servir  et  des  pré- 
cautions qu'ils  prennent. 

Ainsi  que  don  Luis  l'avait  prédit,  le  combat  ne  fut  pas  long  ; 
à  la  première  passe,  don  Ramo  i  reçut  une  assez  longue  estafilade 
sur  le  bras.  Les  manchettes  s'il  baissèrent  aussitôt  aux  applaudisse- 
ments des  spectateurs,  charmés  pour  la  plupart  de  voir  que  l'hon- 
neur du  fandago  demeurait  déiinitivemont  à  Medellin, 

— Voici  mon  cortante,  senor,  dit  don  Ramon,  que  la  colère  plus 
encore  que  la  douleur  de  sa  légère  blessure  faisait  pâlir,  faites-en 
trophée  :  mais,  vive  Dios  !  je  vous  jure  par  No^re-Dame  de  Guada- 
lupe  que  vous  ne  le  conserverez  pas  longtemps  et  que  je  vous  l'en 
lèverai. 

— A  votre  aise,  senor,  dit  en  riant  le  Français:  je  serai  toujours 
prêt  à  vous  l'offrir,  par  la  pointe  bien  entendu. 

— C'est  de  cette  façon  que  je  compte  le  prendre  dit  le  jeune  hom- 
me avec  un  ton  qui  chez  tout  autre -que  chez  un  Mexicain  serait 
de  la  jactance  :  et  se  tournant  vers  les  jeunes  filles,  devant  lesquel- 
les il  s'inclina  cérémonieusement,  je  suis  vaincu,  senoritas,  dit-il; 
mais  la  fortune  est  capricieuse,  et  si  aujourd'hui  elle  m'a  été  con- 
traire, une  autre  fois  j'espère  qu'elle  me  sera  plus  favorable. 

Don  Gutierre  s'inclina  sans  répondre,  ses  filies  l'imi.tèrent. 

— Cette  revanche  que  vous  cherchez,  je  vous  l'offrirai  quand  il 
YOus  plaira,  caballero,  dit  alors  don  Miguel. 

— Je  retiens  votre  promesse,  senor;  soyez  convaincu  que  je  vous 
la  rappellerai  quelque  jour,  répondit-il  avec  un  sourire. 

Et  tournant  sur  ses  talons  pour  s'éloigner: 

-^Un  mot,  s'il  vous  plaît,  cher  seigneur,  dit-il  à  don  Luis. 
'    — Deux  si  cela  vous  est  agréable,  caballero  ;  je  suis  tout  à  votre 
service. 

Il  le  suivit. 
La  dance  avait  recommensé  avec  un  nouvel  entrain. 


648  REVUE  CANADIENNE. 

Lorsque  les  deux  hommes  se  furent  débarrassés  des  groupes  qui 
-les  entouraient,  don  Ramon  s'arrêta. 

— Don  Luis,  dit-il,  je  veux  jouer  caries  sur  table  avec  vous. 

— Soit,  bien  que  je  n'entrevoie  pas  où  vous  en  voulez  venir;  je 
vous  écoute,  sénor. 

Le  jeune  homme  sourit. 

— Sans  connaître  complètement  vos  projets,  reprit-il,  j'en  sais 
assez  pour  savoir  où  et  comment  vous  rejoindre.  J'aime  doua  Sa- 
cramanta  ;  je  sais  qu'elle  me  hait,  cela  m'importe  peu;  j'ai  juré  de 
l'épouser,  et  cela  sera,  quels  que  soient  les  obstacles  qu'il  me  fau- 
dra surmonter  pour  obtenir  sa  main.  Vous  voyez  que  j'agis  fran- 
chement avec  vous.  Je  suis  riche,  et  avec  de  l'or  on  fait  tout. 
Ecoutez-bien  ceci,  don  Luis  :  il  est  dix  heures  du  soir,  je  vous  donne 
jusqu'à  demain  soir  à  pareille  heure,  profitez  de  ces  vingt-quatre 
heures  de  répit  que  je  vous  accorde.  Dans  tous  les  cas,  n'oubliez 
pas  ma  recommandation,  car  lorsque  nous  nous  rencontrerons  ce 
ne  sera  plus  qu'en  ennemis. 

— Je  le  regrette  vivement,  senor  ;  du  reste,  quoi  qu'il  arrive,  je 
serai  toujours  fort  honoré  de  continuer  avec  vous  des  relations  si 
bien  entamées,  répondit-il  avec  un  sourire  sardonique. 

— Au  revoir,  dit  don  Ramon  en  se  détournant  brusquement,  car 
il  sentait  se  réveiller  sa  colère. 

— Au  revoir  donc,  reprit  don  Luis  en  le  saluant. 

Le  Français  demeura  un  instant  pensif,  puis  il  rejoignit  don  Gu- 
tierre  et  don  Miguel,  qui  se  promenaient  en  causant  avec  les  jeunes 
filles. 

— Suivez-moi,  leur  dit-il  à  demi-voix  en  passant  auprès  d'eux, 
mais  suivez-moi  de  façon  à  ce  que  nul  ne  s'en  aperçoive,  nous  som- 
mes surveillés. 

Il  continua  à  marcher  en  regardant  à  droite  et  à  gauche,  comme 
s'il  prenait  beaucoup  d'intérêt  à  tout  ce  qn'il  voyait,  mais  peu  à  peu, 
par  des  détours  savamment  exécutés,  il  se  trouva  hors  de  la  foule, 
à  l'endroit  où  les  peones  de  don  Gutierre  attendaient  aves  les  che- 
vaux. 

Don  Luis  avait  attaché  le  sien  à  peu  de  distance  ;  il  se  mit  en  selle 
et  s'éloigna  au  petit  trot. 

Cependant  don  Gutierre  et  don  Miguel  avaient  suivi  l'avis  qui 
leur  avait  été  donné  ;  ils  avaient  rejoint  leurs  chevaux,  les  avaient 
montés  et  avaient  repris  le  chemin  de  leur  demeure. 

Lorsque  les  dernières  lumières  de  Medellin  se  furent  éteintes  dans 
l'éloignement,  les  cavaliers  changèrent  l'allure  de  leurs  chevaux  et 
prirent  le  galop. 

Ce  fut  alors  seulement  que  don  Gutierre  jugea  qu'il  était  temps 


LE  BATTEUR  DE  SENTIERS.  649 

de  faire  connaître  à  ses  filles  la  partie  de  ses  projets  dont  il  était 
important  qu'elles  fussent  instruites. 

Ainsi  qu'il  s'y  attendait  cette  confidence  fut  reçut  comme  elle 
devait  l'être.  Bien  que  fort  jeunes,  Sacramenta  et  Jésusita  étaient 
de  véritables  Mexicaii.es  élevées  au  milieu  des  dangers  incessants 
de  continuelles  guerres  civiles;  elles  acceptèrent  sans  trembler  la 
nouvelle  position  qui  leur  était  faite  si  à  Timproviste,  et,  le  premier 
mouvement  de  surprise  passé,  elles  se  résignèrent  courageusement 
à  endurer  les  périls  inséparables  d'un  long  voyage,  fait  dans  des 
conditions  si  exceptionnelles.  D'ailleurs  elles  avaient  auprès  d'elles 
leur  père  et  leur  cousin,  sans  compter  des  serviteurs  dévoués;  la 
position  était  donc  loin  d'être  désespérée. 

A  l'angle  d'un  sentier  un  cavalier  attendait  immobile  ;  en  aper- 
cevant la  petite  troupe,  il  la  héla  pour  s'en  faire  reconnaître. 

C'était  don  Luis. 

— Des  relais  sont  placés  jusqu'à  vingt  lieues  d'ici,  dit-il  rapide- 
ment; dussiez-vous  crever  tous  vos  chevaux,  il  faut  que  ces  vingt 
lieues  soient  franchies  d'ici  au  lever  du  soleil.  Vous  m'avez  en- 
tendu, en  route  ! 

Ces  paroles  furent  prononcées  d'un  ton  qui  n'admettait  pas  de  ré- 
plique. Don  Gutierre  et  son  neveu  comprirent  qu'un  danger  sé- 
rieux les  menaçait;  ils  placèrent  sans  répondre  les  jeunes  filles  entre 
eux  afin  de  veiller  sur  elles,  et  s'élançant  à  fond  de  train,  ils  s'en- 
foncèrent à  la  suite  du  Français  dans  les  méandres  d'un  sentier  à 
peine  tracé. 

VIL— CHEMIN  FAISANT. 


Deux  routes  existent  pour  se  rendre  à  Mexico,  celle  de  Jalapa  et 
celle  d'Orizaba. 

Ces  deux  routes  sont  naturellement  les  seules  que  les  voyageurs 
fréquentent. 

Les  contrebandiers  et  autres  gens  de  même  espèce  qui,  pour  des 
raisous  connues  d'eux  seuls,  redoutent  ou  se  soucient  peu  de  la  so- 
ciété de  leurs  semblables,  en  ont  inventé  une  troisième,  mais  celle- 
là  est  tellement  escarpée,  tellement  difîicile,  qu'elle  est  considérée 
presque  comme  impraticable. 

Et  pourtant  c'est  sur  cette  route  que  passe  la  plus  grande  partie 
des  richesses  du  Mexique. 

Deux  jours  après  les  événements  que  nous  avons  rapportés  dans 
notre  piécédent  chapitre,  vers  quatre  heures  du  matin,  une  troupe, 
composée  d'une  quinzaine  d'individus,  était  campée  sur  une  émi- 


650  REVUE  CANADIENNE. 

nence  formant  un  de^  points  culminants  de  la  route  dont  nous 
parlons. 

Cette  éminence,  en  partie  boisée,  de  deux  cents  mètres  de  tour 
au  plus,  faisait  saillie  sur  le  sentier  qui  le  contournait  et  qu'elle  do- 
minait de  toutes  parts. 

L'endroit  était  des  mieux  choisis  pour  une  halte;  grâce  à  la  con- 
figuration des  lieux,  toute  surpris^  était  impossible,  et  du  sommet 
de  cette  esplanade  la  vue  errait  sans  obstacles  à  une  grande  distance 
de  tous  les  côtés. 

Un  peu  en  arrière  se  trouvait  un  rancho,  espèce  d'enramada  à 
demi  ruinée,  qui  semblait  devoir  être  renversée  au  premier  souffle 
du  vent. 

C'était  devant  ce  rancho  que  le  campement  avait  été  établi. 

Des  ballots  disposés  en  cercle  et  posés  les  uns  sur  les  autres,  for- 
maient une  enceinte  au  centre  dft  laquelle  les  chevaux  et  les  mules 
étaient  attachés  au  piquet,  broutant  insouciamment  leur  provende 
d'alfalfas  ;  à  quelques  pas  des  animaux,  autour  de  trois  feux  de 
veille  à  demi  éteints,  dormaient,  les  pieds  au  feu  et  enveloppés  dan  s 
leurs  zarapés, les  voyageurs;  un  seul,  appuyé  sur  sa  carabine,  veil- 
lait à  la  sûreté  commune. 

Le  jour  commençait  à  poindre,  une  épaisse  vapeur,  semblable 
à  une  fumée  blanchâtre,  montait  peu  à  peu  du  fond  des  vallées  ; 
bien  que  le  soleil  fût  encore  au  dessous  de  l'horizon,  cependant  le 
ciel  moins  sombre  commençait  à  se  nuancer  de  larges  bandes  irri- 
sées de  couleurs  changeantes  et  de  plus  en  plus  claires. 

A  ce  moment  un  léger  bruit  se  fit  entendre  dans  les  broussailles 
qui  entouraient  le  campement,  et  une  tôte  d'homme  surgit  au  des- 
sus de  la  pile  de  bidlots,  lançant  à  droite  et  à  gauche  des  regards 
inquiets. 

Au  lieu  de  doan;ir  l'alarmj,  laserîlinoUe  se  pencha  en  dehors  et 
tendit  la  main  à  l'arrivant  afin  de  l'aider  à  franchir  la  b  irricade,  ce 
que  fit  celui-ci  avec  una  grande  prestesse. 

— Caraï  !  lui  dit  à  voix  basse  le  factionnaire  dès  qu'il  fut  dans 
l'intérieur  du  camp,  d'où  diable  venez-vous,  compadre?  je  déses- 
pérais de  vous  voir  revenir. 

— Hum  !  réponlit  l'autre,  j'ai  fait  une  longue  course,  cher  senor 
Carnero,  et  par  de  bien  mauvais  chemins. 

J'en  suis  convaincu,  ami  Pedroso,  mais  hâtez-vous  de  vous 
étendre  à  terre  comme  si  vous  dormiez,  si  ce  démon  de  Français 
s'éveillait,  il  serait  capable  de  se  douter  de  votre  promenade  au 
clair  de  la  lune. 

— Vous  avez  raison  compadre,  répondit  Pedroso  en  se  couchant 


LE  BATTEUR  DE  SENTIERS.  651 

sur  le  sol,  et  en  s'en veloppairt  dans  son  zarapé,  on  ne  saurait  avoir 
trop  de  prudence. 

—Tout  va-t-il  bien? 

— Le  mieux  du  monde. 

—  Allons,  allons,  reprit  (larnero  en  se  frottant  les  mains,  je  crois 
que  nous  aurons  fait  une  bonne  affaire  ;  mais  assez  causé,  compa- 
dre  vous  le  savez,  trop  parler  nuit. 

Et  sur  cette  parole  pleine  de  sagesse,  le  digne  senor  Garnera 
reprit  sa  faction. 

Presque  au  même  instant  un  homme  se  leva  et,  après  s'être 
secoué,  il  marcha  droit  à  la  sentinelle. 

Cet  homme  était  donc  Luis  Morin,  ou  Louis  Morin  ainsi  qu'il 
plaira  au  lecteur  (^e  le  nommer. 

Ce  ne  fut  pas  sans  une  certaine  appréhension  que  Garnero  le  vit 
venir  à  lui. 

Gependant  le  visage  du  Français  était  calme,  rien  dans  sa  phy- 
sionomie ne  décelait  qu'il  eût  conçu  un  soupçon  quelconque  sur 
la  fidélité  du  guérillero. 

Eh  bien,  don  Garnero,  lui  dit-il,  avez-vous  fait  bonne  garde? 

— Je  n'ai  pas  fermé  les  yeux  une  seconde.  Seigneurie. 

— Kt  tout  a  été  tranquille  ? 

— Oui  Seigneurie,  tout. 

Don  Luis  examina  attentivement  les  environs  du  camp,  et  peu 
à  peu  il  parut  s'abîmer  dans  de  sérieuses  réflexions. 

Le  Français  avait  conduit  ceux  qu'il  s'était  chargé  de  guider 
avec  une  adresse  extrême  à  travers  un  pays  silloané  dans  tous  les 
sens  par  les  troupes  de  Juarès,  qui  tenaient  la  campagne  et  se  rap- 
prochaient de  plus  en  plus  de  Mexico,  que  leur  but  était  d'in- 
vestir. 

Le^  fngitfs,  car  on  peut  leur  donner  ce  nom,  avaient  atteint  les 
premiers  défilés  de  las  Gumbres,  suite  non  interrompue  de  mame- 
melons  étages  les  uns  au-dessus  des  autres,  et  sur  les  flancs  des- 
quels courait  une  route  assez  large,  taillée  dans  le  roc  vif  par  les 
Espagnols,  mais  que,  grâce  à  leur  incurie,  les  Mexicains  avaient 
laist^ée  peu  à  peu  se  dégrader,  de  sorte  que  ce  passage  était  devenu 
d'une  difficulté  extrême  à  franchir,  bien  que  les  diligences  de  Mexico 
le  traversassent  journellement. 

Le  Français  aurait  bien  voulu  éviter  de  s'engager  dans  las  Gum- 
bres, le  site  le  plus  favorable  à  une  embuscade;  malheureusement, 
il  lui  était  impossible  de  faire  autrement,  le  sentier  que  jusqu'alors 
i)  avait  suivi  se  confondait  là  avec  la  route  nationale,  et  ue  s'en 
séparait  qu'à  demi-chemin  de  Puebla  à  peu  près. 

Voici  quel  était  le  danger  qu'il  redoutait  pour  ses  compagnons.    . 


652  REVUE  CANADIENNE. 

Au  Mexique,  de  même  que  dans  tous  les  pays  où  la  révolution  est 
à  l'état  latent,  à  côté  des  deux  partis  qui  essayent  mutuellement  de 
se  détruire,  il  en  existe  un  troisième  qui,  lui,  vit  aux  dépens  des 
dewx  autres  et  guerroie  pour  son  propre  compte. 

Ce  parti,  composé  de  gens  sans  aveu,  écume  de  la  population  que 
l'anarchie  constante  à  fait  monter  à  la  surface,  et  d'hommes  ruinés 
par  la  guerre,  est  celui  des  salteadores  ou  voleurs  de  grands  che- 
mins. 

Ces  voleurs  de  grands  chemins,  puisque  tel  est  leur  nom,  ne  doi- 
vent en  aucune  façon  être  comparés  à  ceux  qui  exploitent  les  routes 
du  vieux  monde. 

Ce  sont  des  gens  pris  dans  toutes  les  classes  de  la  société,  de  fort 
bonnes  manières,  d'une  exquise  politesse,  parfaitement  organisés, 
qui  se  traitent  entre  eux  de  caballeros,  et  qui,  une  expédition  ter- 
minée, rentrent  dans  la  vie  privée,  dont  ils  se  flattent  de  faire  le 
plus  bel  ornement,  jusqu'à  ce  qu'une  nouvelle  occasion  se  présente 
pour  eux  de  tenter  ce  qu'ils  appellent  une  affaire. 

Il  y  a  parmi  eux  des  oficiers  de  tous  grades,  des  magistrats,  des 
négociants,  et  jusqu'à  des  littérateurs;  du  reste  parfaitement  sûrs 
de  l'impunité,  ils  agissent  presque  à  découvert,  et  s'ils  se  mettent 
un  masque  sur  le  visage,  c^est  simplement  pour  ménager  la  sensi- 
bilité de  ceux  qu'ils  dévalisent.  * 

De  leur  côté  les  voyageurs  rendent  procédés  pour  procédés  ; 
comprenant  fort  bien  qu'il  faut  que  tout  le  monde  vive,  ils  ne  se 
mettent  jamais  en  route  sans  préparer  la  part  des  voleurs. 

Tout  se  passe  ainsi  en  famille,  sans  discussion  ni  conflit  ;  mais  il 
arrive  parfois  que  les  salteadores  oat  affaire  à  des  étrangers,  gens 
d'humeur  généralement  peu  endurante,e.  qui  ne  se  soucient  pas  de 
se  laisser  dépouiller;  dans  ces  circonstauces,  fort  rares  à  la  vérité, 
les  salteadores,  blessés  dans  leur  amour-propre,  sont  sans  pitié  et 
massacrent  les  récalcitrants. 

Certains  voyageurs  avaient  cru  échapper  à  la  rapacité  des  ban- 
dits en  n'emportant  que  fort  ppu  d'argeut  avec  eux;  les  voleurs, 
qui  voyaient  de  cette  façon  leurs  profits  anéantis^  mirent  boa 
ordre  à  cet  état  de  chose.  Le  môme  jour  fut  affichée  à  Mexico,  à 
Puebla  et  à  la  Vera-Cruz,  la  pancarte  suivante,  que  nous  copions 
textuellement. 

"  Le  général  des  bandes,  ayant  été  informé  que  les  voyageurs  se 
dispensaient  d'emporter  une  somme  raisonnable  avec  eux,  les  pré- 
vient que  ceux  qui  ne  seraient  pas  trouvés  porteurs  de  douze  piastres 
seront  bâtonnés." 

Et  ce  qu'il  y  a  de  plus  joli,  c'est  que  cet  avis  était  parfaitement 


LE  BATTEUR  DE  SENTIERS.  653 

signé,  d'un  nom  de  guerre  sans  doute,  mais  connu  de  tout  le 
inonde. 

Du  resté,  au  lieu  de  soulever  l'indignation  général,  ce  factum 
audacieux  parut  fort  convenable. 

Voilà  où  en  est  la  sûreté  publique  au  Mexique,  aussi  les  appré- 
hensions de  don  Luis  étaient-elles  fondées,  car  il  lui  fallait  traverser 
inévitablement  l'endroit  où  les  salteadores  ont  établi  une  embus- 
cade permanente. 

Le  Français  était  plongé  dans  ces  tristes  réflexions,  lorsque  don 
Gutierre  sortit  du  rancho  où  il  avait  passé  la  nuit  et  vint  amicale- 
ment lui  frapper  sur  l'épaule. 

— Déjà  levé  lui  dit-il  en  souriant,  vous  êtes  le  premier  éveillé  et 
le  dernier  endormi,  comment  pourrai-je  jamais  m'acquitter  envers 
vous  ? 

— Que  cela  ne  vous  inquiète  pas,  senor,  répondit  gaiement  le  Fran- 
çais, je  vous  l'ai  dit  déjà,  j'ai  de  grandes  obligations  à  don  Miguel.* 

— Mais  don  Miguel  n'est  pas  moi,  senor. 

Qu'importe,  caballero,  n'est-il  pas  votre  proche  parent,  d'ailleurs 
qui  ne  serait  heureux  de  servir  vos  charmantes  ûUes,  si  aimables 
et  si  courageuses  ? 

— Malheureusement  elles  sor^  accablées  de  fatigue  et  je  crains 
qu'elles  ne  puissent  continuer. 

—Aujourd'hui  et  peut-être  demain  nous  ne  marcherons  que  len- 
tement, interrompit  le- guide;  du  reste,  nos  mules  de  charge  nous 
empêcheraient,  quand  nous  le  voudrions,  de  prendre  une  allure  pré- 
cipitée. 

C'est  vrai,  je  n'y  songeais  pas;  tant  mieux,  les  pauvres  enfants  se 
reposeront  un  peu. 

Pendant  cette  conversation  les  peones  s'étaient  éveillés,  les  uns 
pansaient  les  animaux  auxquels  ils  donnaient  leur  ration  de  maïs 
sur  des  couvertures  étendues  à  terre,  les  autres  rallumaient  les  feux 
et  préparaient  le  repas  du  matin. 

Les  jeunes  filles  sortirent  du  rancho,  elles  avaient  à  demi  quitté 
leurs  vêtements  féminins  pour  prendre  un  costume  d'amazone  plus 
convenable  et  surtout  plus  commode  en  voyage. 

Pendant  que  les  peones  sellaient  les  chevaux  et  chargeaient  les 
mules,  don  Gutierre  fit  servir  le  déjeuner. 

— Sommes-nous  bien  loin  encore  de  Mexico,  senor?  demanda  Sa- 
cramenta  à  don  Luis. 

— Nous  approchons  senorila. 

— Quand  arriverons-nous  ?  dit  curieusement  Jesusita. 

—A  moins- d'accident,  nous  y  serons  dans  trois  jours,  senorita. 


654  REVUE  CANADIENNE. 

—Si  tard  !  mais  que  dites-vous  donc,  senor,  avons-nous  quelque 
danger  à  redouter? 

— Pas  le  moindre,  senorita,  d'ailleurs  nous  sommes  en  force,  re- 
prii-il  eu  souriant. 

— Mais  les  salteadores  !  fit  Sacramenla  avec  une  vague  inquié- 
tude. 

— Les  salteadores  sont  de  fort  dignes  gens,  senorita,  qui  se  gar- 
deront bien  de  nous  causer  aucun  mal. 

— En  êtes- vous,  sûr,  senor  ?  firent  elles. 

— Je  vous  en  donne  ma  parole,  d'ailleurs,  ces  salteadores,  dont 
on  parle  tant,  sont  beaucoup  moins  redoutables  qu'on  se  plaît  à  les 
réprésenter. 

— C'est  égal,  senor,  dit  Sacramenta,  je  tremble  rien  que  de  songer 
à  eux. 

— Eh  bien,  rapportez-vous-en  à  moi,  senorita,  s'ils  osent  nous  at- 
taquer, je  me  charge  de  leur  faire  entendre  raison. 

Ainsi  rassurées,  les  jeunes  filles  reprirent  toute  leur  gaieté,  la 
conversation  s'engagea  sur  un  autre  sujet  et  le  déjeuner  continua. 

Un  repas  de  voyageurs  n'est  jamais  bien  long,  celui-ci  dura  dix 
minutes  à  peine. 

La  matinée  était  magnifique,  le  soleil  éclairait  un  majestueux 
paysage  de  montagnes  couvertes  de  forêts  verdoyantes  au-dessus 
desquelles  apparaissait  la  cime  neigeuse  du  picd'Orizaba,  noyé  déjà 
dans  les  lointains  bleuâtres  de  l'horizon. 

La  caravane  s'était  engagée  dans  un  étroit  sentier  qui  bordait  de 
profonds  précipices  d'où  s'élevait  une  vapeur  grisâtre  ;  on  s'enga- 
geait dans  les  défilés  des  Cumbres. 

Don  Luis  prit  la  tête  de  la  caravane,  en  compagnie  de  don  Gu- 
tierre  et  de  son  neveu. 

Les  jeunes  filles  venaient  hors  de  portée  de  voix,  à  une  trentaine 
de  pas  en  arrière. 

Don  Luis  jeta  un  regard  de  côté  afin  de  s'assurer  qu'il  était  bien 
seul  avec  les  deux  hommes,  et  il  entama  la  conversation  d'une  façon 
qui  leur  fit  tout  de  suite  comprendre  qu'il  allait  être  question  de 
choses  sérieuses. 

— Voici  las  Cumbres,  sonores,  dit-il;  dans  deux  heures,  trois  au 
plus,  nous  serons  enveloppés  par  les  salteadores, 

—Eh  !  fit  don  Gutierre  avec  inquiétude,  que  dites- vous  donc  là, 
don  Luis  ? 

—La  vérité,  senor;  tenez,  regardez  de  ce  côté,  fit-il  en  étendant 
le  bras  dans  une  certaine  directionjapercevez-vous  cette  pointe  qui 
avance  et  dont  les  alentours  sont  couverts  de  bois? 

—Certes,  je  la  vois,  nous  n'en  sommes  au  plus  qu'à  trois  lieues. 


LE  BATTEUR  DE  SENTIERS.  655 

— Pas  tout  à  fait  autant,  mais  ce  n'est  point  de  cela  qu'il  s'agit  ; 
eh  bien,  dans  ce  bois  que  vous  voyez,  se  trouvent  une  trentaine  de. 
bandits  qui  nous  guettent. 

— Diablos!  vous  croyez.. 

— Jen  suis  parfaitement  certain, 

— Oui,  oui,  fit  don  Miguel  ^n  hochant  tristement  la  tête,  je  recon. 
nais  l'endroit,  c'est  leur  embuscade  favorite, 

— Celte  pointe  continua  impassiblement  le  Français,  confondue 
en  ce  moment  avec  les  autres  accidents  du  paysage,  forme  une  es- 
planade assez  étendue  et  entièrement  couverte  d'arbres,  c'est  au 
milieu  des  fourrés  que  se  tiennent  en  ce  moment  les  salteadores. 

— Mais,  dit  don  Gutierre,  nous  sommes  quinze  hommes  résolus, 
il  me  semble  qu'il  nous  sera,  si  nous  le  voulons,  facile  de  nous  ou- 
vrir un  passage. 

— Suivez  bien  mon  raisonnement,  senor  :  nous  sommes  quinze 
hommes,  oui,  résolus,  non  ;  d'abord  il  nous  faut  déduire  les  traîtres. 
'    -^Les  traîtres  !  s'écria  don  Miguel. 

— Je  les  connais,  répondit-il  paisiblement. 

— Et  vous  ne  leur  cassez  pas  la  tête  d'un  coup  de  pistolet  ? 

— Non,  plus  lard,  reprit-il,  j'ai  mon  idée  à  leur  sujet  ;  je  continue, 
les  traîtres  déduits,  il  nous  faut  aussi  mettre  do  côté  les  poltrons. 

—Oh  !  fit  don  Gutierre. 

— Pardieu  î  senor,  dit  en  riant  le  Français,  permettez-moi  de  vous 
dire  que  vous  êtes  en  ce  moment  d'une  naïveté  charmante,  vous 
réunissez  à  la  hâte  quinze  individus,  de  vos  serviteurs,  si  vous  vou- 
lez, cela  m'est  égal,  et  vous  avez  la  prétention  que  tous  vous  soient 
dévoués  et  aillent  de  gaieté  de  cœur  se  faire  tuer  pour  vous  ;  allons 
donc,  ce  serait  trop  niais  de  leur  part,  je  les  en  crois  parfaitement 
incapables  ;  le  dévouement  n'est  en  ce  pays  comme  partout  ailleurs, 
du  reste,  qu'un  capital  placé  à  gros  intérêt  ;  or,  quel  bénéfice  au- 
ront vos  peones  à  se  faire  écharper  pour  vous  ?  aucun,  n'est-ce  pas  ? 
Ne  comptez  donc  pas  sur  eux  ;  j'admets,  et  je  me  crois  fort  généreux 
dans  mon  évaluation,  que  parmi  eux  il  s'en  rencontre  six  bien  dé- 
cidés à  faire  leur  devoir,  bien  !  six,  nous  disons,  et  nous  trois,  neuf; 
est-ce  avec  neuf  hommes  que  vous  prétendez  passer  sur  le  ventre 
d'une  trentaine  de  bandits  ?  surtout  lorsque  vous  avez  deux  femmes 
qu'il  faut  sauver  à  tout 'prix;  allons  donc,  ce  serait  une  insigne 
folie,  et  je  vous  crois  trop  raisonnable  pour  en  avoir  soulement  la 
pensée. 

— Mais  que  faire  alors,  au  nom  du  Ciel  ! 

Ah  î  voilà  !  le  cas  est  difficile,  la  situation  fort  épineuse  ;  pardieu 
voilà  près  de  trois  heures  que  je  me  creuse  la  tête  pour  trouver  un 


656  REVGE  CANADIENNE. 

moyen  sans  y  réusssir  ;  avant  une  demi-heure  nous  serons  dans 
la  gueule  du  loup,  il  nous  faut  prendre  un  parti. 

—Mais  lequel?  s'écrièrent  les  deux  hommes  avec  une  doulou> 
reuse  impatience.   ♦ 

—Je  le  cherche  ;  avant  tout  convenons  bien  de  nos  faits  ;  me 
donnez-vous  carte  bhmche  ? 

— Certes,  dit  vivement  don  Gutierre, 

—  C'est-à-dire,  reprit-il,  que  vous  me  laissez  libre  d'agir  à  ma 
guise  dans  l'intérêt  commun,  quoique  je  fasse, 

—  Liberté  entière. 

— C'est  déjà  quelque  chose;  ainsi  vous  ratifierez  les  engagements 
que  je  prendrai  en  votre  nom  ? 

— Je  vous  le  jure  ! 

— Mais  songez-y-bien,  don  Luis,  dit  don  Miguel  d'une  voix  sourde, 
vous  sauverez  mes  cousines  de  toute  insulte. 

—J'essayerai  :  un  homme  ne  doit  pas  promettre  plus  qu'il  ne 
peut  tenir,  seulement,  retenez  bien  ceci,  cher  don  Miguel,  je  serai 
mort  avant  qu'un  des  bandits  touche  du  bout  du  doigt  le  rebozo,, 
de  vos  cousines. 

— Merci,  cher  don  Luis,  répondit  avec  émotion  don  Miguel  en  lui 
tendant  la  main,  je  sais  depuis  longtemps  que  vous  êtes  un  noble 
cœur  ,  j'ai  confiance  en  vous. 

— Voici  ce  que  vous  allez  faire,  senores,  vous  ralentirez  insensi- 
blement la  marche  de  la  caravane,  de  façon  à  établir  entre  elle  et 
moi  une  distance  d'une  centaine  de  pas,  tenez  vos  armes  prêtes,  au 
cas  où  il  faudrait  combattre,  mais  ne  faites  pas  un  mouvement 
hostile  sans  mon  ordre,  nous  serions  perdus,  parce  que,  le  combat 
une  fois  engagé,  il  n'y  aurait  plus  de  remède  ;  ceci  est  bien  convenu 
n'est-ce-pas  ? 

— Nous  vous  obéirons  en  tout  ! 

Bien,  maintenant,  à  la  grâce  de  Dieu  !  Souvenez-vous  de  mes 
recommandations  et  laissez-moi  aller  me  jeter  tout  droit  dans  la 
souricière. 

Il  leur  fit  un  dernier  geste  de  la  main,  alluma  un  puro,  et  ap- 
puyant légèrement  les  éperons  aux  flancs  de  son  cheval,  il  lui  fit 
prendre  un  trot  relevé  et  se  trouva  bientôt  assez  éloigné  des  deux 
Espagnols  qui,  eux,  au  contraire,  retenaient  la  bride  afin  de  donner 
à  la  caravane  le  temps  de  les  rejoindre. 

VIIL — LES   SALTEADORES. 

Cependant  don  Luis  continuait  rapidement  sa  route  et  se  rappro- 
chait de  plus  en  plus  de  la  pointe  où  les  bandits  étaient  embusqués. 


LE  BATTEUR  DE  SKNTIERS.  657 

A  voir  son  visage  placide  et  insouciant,  la  béatitude  avec  laquelle 
il  fumait  son  cigare,  nul  n'aurait  supposé  que  cet  homme,  si  tran- 
quille en  apparence,  connaissait  le  danger  terrible  suspendu  sur  sa 
tête,  et  l'endroit  précis  où  il  allait  être  attaqué. 

Le  Français,  nous  avons  oublié  de  mentionner  ce  fait,  était  armé 
i'une  façon  formidable  ;  doux  revolvers  à  six  coups  se  trouvaient 
âans  ses  fontes,  deux  autres  étaient  passés  à  sa  ceinture.  Il  avait 
une  longue  rapière  au  côté,  un  couteau  à  la  botte  droite,  une  réata 
roulée  et  attachée  à  sa  selle,  et,  de  plus,  une  carabine  double,  gar- 
nie d'une  baïonette  en  forme  de  s^ibre,  était  placée  en  travers 
devant  lui,  ce  qui  lui  complétait  vingt-six  coups  de  feu  à  tirer,  sans 
préjudice  des  armes  blanches. 

Les  Espagnols  suivaient  avec  nnxiété'es  mouvements  du  Français 
qu'une  distance  fort  courte  séparait  de  l'embuscade. 

Au  moment  où  don  Luis  arriva  à  la  pointe,  un  cavalier  élégam- 
ment vêtu,  et  monté  sur  un  beau  cHeval  noir,  surgit  tout  à  coup  à 
quelques  pas  en  face  de  lui. 
Ce  cavalier  portait  un  demi-masque  de  velours  noir  sur  le  visage. 
— Pardon,  caballero,  dit  il  avec  politesse,  seriez-vous  assez  ai- 
mable pour  me  prêter  votre  feu  ? 

— Avec  le  plus  grand  plaisir,  caballero,  répondit  le  Français  sans 
se  déconcerter.  -  « 

Et,  arrôtani  son  cheval,  il  présenta  son  cigare  à  l'inconnu. 
Celui-ci  le  prit  tt  a  luma  le  sien.. 

Pendant  ce  temps-là,  don  Luis  examinait  en  amateur  le  superbe 
cheval  de  l'inconnu. 

— Vonsavez-là,  caballero,  dit  il  un  bien  bel  animal;  permettez- 
moi  de  vous  en  faire  mon  sincère  compliment. 

— Oui,  il  est  assez  bon,  répondit  l'inconnu  en  lui  rendant  son  ci- 
gare et  le  saluant. 

— Voilà  un  cheval,  reprit  don  Luis,  comme  j'ai  toute  ma  vie 
désiré  en  avoir  un. 

— Je  le  crois,  caballero;  mais,  pardon,  je  désirerais  vous  adresser 
une  question. 
— Je  suis  à  vos  ordres,  caballero,  dit  le  Français  en  s'inclinant. 
— Vous  faites  sans  doute  partie  de  la  troupe  de  voyageurs  qui 
arrivé  là-bas  ? 
— Effectivement,  senor,  je  voyage  en  leur  compagnie. 
— C'est  ce  que  je  supposais  ;   mais  alors  poutquoi  donc  marchez- 
vous  à  une  aussi  grande  distance  de  vos  amis  ? 

— Cela  tient  à  plusieurs  considérations,  c<  ballero,  reprit  en  oa- 
riant  don  Luis.  •        • 

25  Septembre  1873.  42 


M 


658  REVUE  CANADIENNE. 

— Verriez-vous  quelque  inconvénient  à  me  les  faire  connaître, 
senor  ? 

— Pourquoi  donc  ?  fit-il  en  riant.  La  première,  c'est  que  je  dési- 
rais causer  avec  vous,  senor. 

— Causer  avec  moi  ?  s'écria  l'inconnu  avec  surprise  ;  vous  plai- 
santez, sans  doute. 

— Pas  le  moins  du  monde,  je  vous  assure. 

— Vous  saviez  donc  me  rencontrer  ici  ? 

— Oui,  senor,  répondit-il  nettement  ;  non-seulement  vous,  mais 
les  cavaliers  qui  vous  accompagnent,  et  qui,  je  ne  sais  pourquoi, 
s'obstinent  à  demeurer  sous  bois  au  lieu  de  se  montrer  franchement. 

L'inconnu  le  regarda  un  instant  avec  attention, 

— Vous  me  paraissez  un  homme  résolu,  senor,  reprit-il  enfin. 

— C'est  ce  qu'on  m'a  toujours  dit,  senor. 

.  — Eh  bien  !  puisque  vous  saviez  me  rencontrer  ici,  que  vous^  dé- 
siriez causer  avec  moi,  parlez,  caballero,  je  vous  écoute. 

Don  Luis  leva  le  bras  droit. 

Les  voyageurs  s'arrêtèrent. 

— Que  faites-vous  donc,  senor?  demanda  l'inconnu. 

—J'invite  mes  amis  à  s'arrêter,  répondit-il,  afin  que  nous  soyoïîs 
libres  de  causer  à  notre  aise. 

L'inconnu  se  mit  à  rire.      , 

Et  si  moi  je  donnais  l'ordre  à  mes  compagnons  de  paraître  ?  dit-il. 

— Sans  doute  ils  paraîtraient  ;  mais  à  quoi  cela  servirait-il  ?  fit  in- 
soucieusement  don  Luis. 

— J'attends  que  vous  vous  expliquiez,  reprit  l'inconnu. 

— M'y  voici,  senor;  un  mot  avant  tout  :  êtes-vous  le  chef  des  ca- 
balleros  aventuriers  qui  se  tiennent  embusqués  sous  la  feuillée. 

— Supposez  que  je  le  sois,  répondit  il. 

— Pardon,  je  désirerais  avoir  une  certitude. 

— Eh  bien,  soit,  je  suis  le  chef  de  ces  caballeros. 

— Vous  êtes  une  quarantaine,  n'est-ce  pas  ? 

—Nous  sommes  vingt-cinq  ;  ne  trouvez-vous  pas  ce  chiffre  suf- 
fisant ? 

— Peut-être,  nous  ne  sommes,  nous,  que  quinze  seulement,  il  es* 
vrai  ;  mais  tous  armés  comme  vous  voyez. 

— C'est  assez  joli. 

— N'est-ce  pas?  pourtant  je  désirerais,  si  cela  est  possible,  éviter^ 
un  conflil. 

— Les  affaires  sont  les  affaires,  senor  ;  les  temps  sont  mauvais. 

— Oui,  le  commerce  va  très-mal  ;  eh  bien,  c'est  justement  à  c( 
sujet  que  je  désire  vous  faire  une  proposition. 

— Une  proposition  ? 


LE  BATTEUR  DE  SENTIERS.  659 

— Ma  foi,  oui.     Vous  ne  tenez  pas  essentiellement  à  nous  livre 
bataille  ? 

— Si  nous  pouvons  l'éviter. 

— Eh  bien  !  voici  la  chose  en  deux  mots  ;  nous  sommes  quinze. 

— Vous  Pavez  déjà  dit. 

— C'est  vrai  ;  je  vous  donnerai  une  once  et  demie  pour  chacun^ 
des  peones,  soient  dix-huit  onces. 

— Et  pour  les  maîtres  ? 

— Cinq  onces  pour  chacun. 

— Vingt-trois  onces  en  tout. 

— Oui,  c'est  un  beau  chiffre. 

— Ce  n'est  pas  assez. 

— Hein  ?  fît-il  avec  un  geste  de  surprise. 

— J'ai  dit  que  ce  n'était  pas  assez. 

— J'ai  parfaitement  entendu  ;  mais  pourquoi  n'est-ce  pas  assez 

— Parce  que  vous  ne  comptez  pas  la  rançon  des  dames. 

— C'est  juste,  je  l'avais  oublié  ;  eh  bien,  je  vous  donnerai  ving 
onces  de  plus  pour  les  deux  dames. 

— Il  y  a  encore  autre  chose, 

— Quoi  donc? 

— Les  mules  chargées. 

— Hum  !  vous  êtes  bien  renseigné,à  ce  qu'il  paraît. 

— Parfaitement^  senor. 

—Je  le  vois  bien.  J'ajouterai  sept  onces  pour  les  mules,  ce  qui 
fera  un  total  de  cinquante  onces;  ce  qui  est  un  fort  beau  chiffre. 

— Ce  n'est  pas  encore  assez. 

—Comment,  cinquante  onces!  fit-il  avec  surprise. 

—Il  m'en  faut  cent,  reprit  paisiblement  l'inconnu. 

—Ah  î  par  exemple  !  vous  êtes  trop  exigeant. 

— Vous  trouvez  ? 

— Certes. 

— Parce  que  vous  ne  songez  pas  à  ceci  :  c'est  que  je  puis,  si  je  It 
veux,  m'emparer  de  tous  vos  bagages. 

— Cette  supposition  me  paraît  tant  soit  peu  erronée,  senor,  répon- 
dit froidement  le  Français  ;  cependant,  comme  je  tiens  à  vous  prous 
veB  mon  désir  de  terminer  à  l'amiable,  j'y  consens,  vous  aurez  le 
cent  onces. 

—Quand  ? 

— Dans  dix  minutes  est  ce  trop  ? 

—Non,  c'est  bien:  seulement,  avant  que  d'accepter  définitivement 
votre  proposition,  je  dois  consulter  mes  compagnons. 

—Consultez-les,  senor. 

—Vous  ne  serez  pas  effrayé  de  les  voir  ? 


660  REVUE  CANADIENNE. 

— Moi  !  fit-il  en  haussant  les  épaules  avec  dédain  ;  vous  ne  réflé- 
chissez pas  que  je  dispose  de  vingt-six  coups  de  feu  et  vous  n'êtes 
que  vingt-cinq. 

Cette  bravade,  parfaitement  dans  le  goût  mexicain,  plut  à  l'in- 
connu. 

— Allons,  dit-il,  vous  êtes  un  homme. 

Don  Luis  s'inclina  sans  répondre. 

Le  salteador  frappa  deux  fois  dans  ses  mains;  aussitôt  plusieurs 
hommes  masqués,  bien  armés  et  bien  montés,  sortirent  du  bois  et 
vinrent  se  ranger  autour  de  leur  chef. 

Le  Fraïiçais  se  plaça  un  peu  à  l'écart  afin  de  leur  laisser  toute 
liberté. 

Leur  chef  leur  soumit  la  proposition  de  don  Luis. 

Une  assez  vive  discussion  s'engagea  à  voix  basse  entre  les  sal- 
teadores. 

Autant  que  le  Français  put  en  juger,  il  lui  parut  que  les  saltea- 
dores  refusaient  de  ratifier  les  conditions  acceptées  par  leur  chef. 
Le  Français  se  prépara  à  donner  l'ordre  de  l'attaque,  et  s'assura 
que  ses  armes  étaient  en  état. 

Cependant,  peu  à  peu,  la  discussion  devint  moins  vive;  la  majorité 
des  salteadores  sembla  se  ranger  à  f'avis  du  chef,  deux  seulement 
persistèrent  dans  leur  opposition. 

Le  chef  leur  imposa  silence,  puis  il  rejoint  don  Luis. 

— Nous  acceptons,  dit-il  ;  où  est  l'argent? 

— Je  vais  le  chercher. 

— Allez  ;  mais  ne  tardez  pas,  ou  je  ne  réponds  plus  de  rien. 

—  Moi,  je  réponds  de  tout,  reprit  il  d'un  air  narquois. 

Et,  tournant  la  bride  aussitôt,  il  retourna  auprès  des  voyageurs, 
qui  attendaient  avec  anxiété  le  résultat  de  tous  ces  pourparlers. 

— Eh  bien  !  qu^avez-vous  fait?  lui  demandèrent  don  Gulierre  et 
don  Miguel,  lorsqu'il  arriva  près  d'eux. 

Tout  est  arrangé,  rèpondit-il,  mais  cela  vous  coûte  cher. 

— Qu'importe  !  s'écria  don  Gutierre,  pourvu  que  nous  passions. 

— C'est  aussi  mon  avis. 

— Ainsi,  ils  acceptent  une  rançon,  dit  don  Miguel. 

— Oui  ;  mais  elle  est  forte,  cent  onces. 

— J'en  aurais  donné  le  quadruple  s'il  avait  fallu,  dit  joyeusement 
don  Miguel. 

— Maintenant,  hâtez-vous,  ils  attendent  l'argent. 

Don  Miguel  et  don  Gutierre  se  fouilièrent,^et  bientôt  ils  eurent 
réuni  la  somme. 

La  caravane  reprit  sa  marche. 

Don  Luis  tenait  la  tête. 


LE  BATTEUR  DE  SENTIERS  661 

Les  salleadores  s'étaient  rangés  en  demi-cercle,  leur  chef  aa 
milieu. 

— Voici  la  somme  convenue,  dit  le  Erançais  en  présentant  la 
la  bourse  pleine  d'or  au  chef  des  bandits  ;  veuillez  compter  s'il  vous 
plaît. 

L'inconnu  reçut  la  bourse  et  commença  à  compter  les  onces. 

Pendant  qu'il  était  absorbé  par  cette  occupation,  plusieurs  de  ses 
compagnons  après  avoir  échangé  quelques  mots  à  voix  basse  entre 
eux,  s'élancèrent  en  avant,  et  chargèrent,  le  sabre  et  le  pistolet  au 
poing,  les  voyageurs. 

— Trahison  !  s'écrie  don  Luis  en  déchargeant  ses  revolvers  sur 
les  assaillants. 

Les  voyageurs  firent  bonne  contenance  et  se  préparèrent  à  la 
défonce. 

Un  conflit  était  imminent.  Le  chef  empêcha  heureusement  que 
les  choses  allassent  plus  loin  ;  il  s'élança  résolument  entre  les  deux 
troupes,  et,  s'adressant  à  ses  compagnons  : 

— Que  signifie  cela,  caballeros?  s'écria-t-il  d'une  voix  retentis- 
sante ;  voulez-vous  donc  vous  déshonorer  en  manquant  ainsi  à 
votre  parole  ?  Arrière  tous,  je  le  veux  ;  je  brûle  celui  qui  refuse  de 
m'obéir. 

Les  bandits  reculèrent. 

Un  des  assaillants  était  tombé,  non  pas  blessé.  Don  Luis  avait 
à  dessein  tiré  sur  le  cheval  et  l'avait  tué;  le  noble  animal  avait 
entraîné  son  cavalier  dans  sa  chute,  et  celui-ci  était  allé  rouler  sur 
le  sol  aux  pieds  mômes  de  don  Luis. 

Par  un  hasard  fort  naturel  en  pareille  circonstance,  les  cordons 
qui  retenaient  son  masque  s'étaient  rompus,  et  le  visage  du  salte- 
ador  avait  été  ainsi  mis  à  découvert. 

— Eh!  eh!  senor  don  Ramon  Armero,  dit  le  Français  d'un  air 
narquois;  je  suis  charmé  de  vous  rencontrer,  vive  Dios  î  Je  me 
doutais  presque  que  c'était  vous;  vous  n'avez  pas  été  heureux  dans 
cette  seconde  tentative,  cher  seigneur,  elle  ne  vous  a  pas  mieux 
réussi  que  la  première.  Que  vous  en  semble  ? 

Don  Ramon,  car  c'était  effectivement  lui,  poussa  un  cri  de  rage, 
et,  se  relevant  par  un  bond  de  tigre,  il  s'élança,  le  couteau  au 
poing,  sur  don  Luis. 

MaiiS  celui-ci  savait  à  quel  homme  il  avait  afl'aire  et  se  tenait  sur 
ses  gardes  ;  dégageant  vivement  son  pied  de  l'étrier,  il  lui  donna 
en  pleine  poitrine  un  coup  de  boite,  qui,  cette  fois,  le  renversa  éva- 
3ioui  sur  la  terre,  où  il  demeura  immobile. 

Le  chef  des  salleadores  s'approcha  alors  du  Français  : 

— Le  compte  est  exact,  senor,  dit-il  ;  vous  pouvez  continuer  votre 


662  REVUE  CANADIENNE. 

route  ainsi  que  vos  compagnons  ;  mais,  croyez  moi,  ne  commettez 
pas  une  nouvelle  agression,  elle  vous  coûterait  trop  cher. 

— Senor,  je  n'ai  pas  attaqué,  je  n'ai  fait  que  me  défendre.  Mais 
vous  aussi,  croyez-moi,  n'essayez  pas  de  m'intimider,  vous  n'y 
réussiriez  pas. 

Des  murmures  s'élevèrent  dans  les  rangs  des  salteadores. 

— Après  !  dit-il  d'une  voix  vibrante,  pensez-vous  que  si  j'avais  été 
seul  j'aurais  consenti  à  vous  payer  lâchement  rançon  ?  Non,  Vive 
Dieu  !  je  ne  l'eusse  pas  fait  ;  je  vous  aurais  passé  sur  le  ventre  à  tous! 

^Assez  de  bravades,  caballero  :  partez  !  reprit  sèchement  le 
salteador. 

Don  Luis  haussa  dédaigneusement  les  épaules  sans  répondre. 

— En  route  !  dit-il  aux  péones. 

Ceux-ci  reprirent  leur  marche. 

Le  Françaisles  vit  défiler  devant  lui  ;  puis,  lorsque  toute  la  troupe 

des  voyageurs  eut  disparu  à  l'angle  du  chemin  et  qu'il  se  trouva 

Lien  seul  au  milieu  des  salteadores,  groupés  à  quelques  pas  de  lui: 

— Allons  dit-il  en  saisissant  un  revolver  de  chaque  main,  passage, 

bandits  !  Qui  de  vous  osera  m'arreter  ? 

Nul  ne  répondit. 

Surun  signe  de  leur  chef,les  salteadores  tournèrent  bride  et  s'élan- 
cèrent au  galop  dans  le  bois,  où  ils  ne  tardèrent  pas  à  disparaître. 

Don  Luis  éclata  de  rire, 

— Quel  malheur,  dit-il,  que  nous  ayons  deux  femmes  avec  nous  ! 
j'aurais  été  si  content  de  donner  une  leçen  à  ces  drôles  ! 

Il  replaça  alors  ses  pistolets  dans  ses  fontes,  et  s'éloigna  au  petit 
pas, tournant  de  temps  en  temps  la  tête, comme  pour  s'assurer  que  les 
salteadores  avaient  bien  définitivement  renoncé  à  lui  chercher  noise. 

Lorsqu'à  son  tour  il  eut  disparu,  un  homme  sortit  doucement  du 
bois,  et,  après  avoir  sondé  les  environs  du  regard  et  reconnu  qu'il 
était  bien  seul,  il  s'approcha  de  don  Ramon,  que,  dans  leur  fuite 
précipitée,  les  salteadores  n'avaient  pas  songé  à  enlever  et  qui  gi- 
sait étendu  sur  le  sol.  Il  le  releva,  le  chargea  sur  ses  épaules  l'assit 
au  pied  d'un  arbre,  et  lui  donna  les  soins  que  son  état  réclamait. 

Cet  homme  était  le  capitaine  don  Remigo  Diaz. 

Don  Ramon  ne  tarda  pas'à  ouvrir  les  yeux. 

— Ah  !  c'est  vous,  don  Remigo,  dit-il  d'une  voix  encore  peu  assu- 
rée, je  vous  remercie  de  vos  soins. 

— Gela  n'en  vaut  pas  la  peine,  senor;  mon  amitié  m'ordonnait 
de  ne  pas  vous  abandonner. 

— Où  sont  donp.  nos  compagnons? 

— Qui  lésait?  après  avoir  partagé  entre  eux  l'argent  qu'ils  ont 
reçu,  ils  se  sont  dispersés  dans  toutes  les  directions. 


LE  BATTEUR  DE  SENTIERS.  663^^ 

— Et  ils  m'avaient  oublié  ici. 

— Complètement  ;  mais  je  me  suis  souvenu,  moi  et,  au  lieu  d'imi- 
ter leur  exemple,  je  suis  revenu. 

— Merci  encore  une  fois,  don  Remigo  ;  je  n'oublirai  pas  le  ser- 
vice que  vous  me  rendez  en  ce  moment.  Et  le  Français  maudit, 
où  est-il  ? 

— Parti,  à  petits  pas,  en  nous  narguant  tous. 

— Oh  !  le  démon  !  quand  je  devrais  le  suivre  jusqu'en  enfer,  je 
me  vengerai  de  lui. 

— Prenez  garde,  c'est  un  rude  homme  ;  (nous  aurons  fort  à  faire 
avec  lui. 

^Oui,  oui,  il  est  brave,  répondit  don  Ramon  avec  un  sourire 
sinistre;  mais,  vous  le  savez,  le  serpent  corail,  qui  est  si  petit,  tue 
le  jaguar,  ce  roi  des  animaux..  Je  tuerai  don  Luis  Morin. 

— Ainsi  nous  ne  retournons  pas  à  la  Vera-Gruz  ? 

— Non,  mille  fois  n;)ti;  pas  avant  de  nous  être  vengés. 

— Je  vous  ferai  observer  que  don  Luis  va  à  Mexico,  et  de  là  je  ne 
sais  où. 

— Je  le  sais,  moi  ;  mais  j'espère  qu'il  ne  sortira  pas  de  Mexico. 

— Le  Ciel  vous  entende  !  cher  senor;  je  donnerais,  je  crois,  là 
part  que  j'espère  en  paradis  pour  obtenir  un  si  beau  résultat.  Mais, 
j'y  songe,  nous  allons  nous  trouver  à  Mexicoau  milieu  des  troupes 
et  des  partisans  de  ce  traître  de  Miramon  ;  il  nous  faudra  user  de 
la  plus  grande  réserve  afin  de  ne  pas  être  découverts. 

— Soyez  tranquille  là-dessus,  je  suis  riche  et  j'ai  des  amis. 

— Hélas  !  fit  don  Remigo,  avec  un  soupir,  je  n'ai  ni  l'un  ni  l'autre, 
imoi  ! 

Don  Ramon  sourit  méchamment. 

Le  capitaine  reprit  : 

— Gomment  allons-nous  faire  ?  nous  sommes  loin  de  Puebla  encore . 

— Qu'importe  !  nous  y  arriverons. 

— C'est  vrai  ;  mais  votre  cheval  est  mort  et  le  mien  est  fatigué  ; 
BOUS  ne  pourrons  marcher  que  lentement.  Bah  !  j'y  songe,  vous 
qui  êtes  blessé,  vous  monterez  sur  le  cheval. 

— J'accepte,  car  je  me  sens  brisé  ;  ce  misérable  m'a  défoncé  la 
poitrine. 

Don  Remigo  se  leva,  rentra  dans  le  bois,  et  bientôt  il  en  sortit  de 
nouveau,  conduisant  son  cheval  par  la  bride. 

Il  aida  son  ami,  ou  plutôt  son  complice,  à  se  mettre  en  selle,  et 
les  deux  hommes  s'éloignèrent  lentement  dans  la  direction  de  Puebla. 

Gustave  Aimard. 
(i  Continuer.^ 


ESQUISSE  GEOGRAPHIQUE. 


LIMITES   ET  ÉTENDUE. 


Les  territoires  cédés  par  la  Compagnie  de  la  Baie  d'Hudson  au 
gouvernement  canadien  comprennent  tout  le  pays  connu  autrefois 
sous  le  nom  de  Nouvelle-Bretagne,  qui  formait  l'extrémité  septen- 
trionale de  la  vaste  plaine  s'étendant  entre  Je  golfe  du  Mexique  et 
la  mer  Glaciale,  les  Montagnes  Rocheuses  et  les  Laurentides, 
espace  immense  que  sillonne  une  multitude  de  lacs  et  de  rivières 
et  qui  est  peut-être  la  plus  vaste  plaine  du  globe.  La  partie  de  cette 
grande  plaine  soumise  à  la  domination  du  Canada  s'étend  du  49e 
degré  de  latitude  nord  au  pôle  arctique,  et  du  55°  30'  latitude  au 
141e  degré  de  longitude  et  comprend  :  lo.  le  Territoire  de  la  Baie 
d'Hudson,  cédé  en  1662  à  la  compagnie  qui  en  porte  le  nom  ;  2o.  le 
Territoire  du  Nord-Ouest,  entre  celui  de  la  Baie  d'Hudson  et  le 
territoire  russe  ou  Alaska;  3o.  les  Terres  arctiques,  plus  récemment 
découvertes,  situées  à  l'est  du  territore  du  Nord-Ouest  et  au  nord 
de  celui  de  la  Baie  d'Hudson. 

Cette  vaste  contrée  a  été  annexée  au  Canada  en  1869.  Elle  a 
pour  limites  :  au  nord,  la  mer  Polaire  ;  au  nord-est,  la  baie  de 
BafTin  et  le  détroit  de  Davis;  à  l'est,  l'Atlantique,  la  péninsule  du 
Labrador  et  une  partie  de  la  Province  de  Québec  ;  au  sud,  l'autre 
partie  de  cette  Province  et  la  Province  d'Ontario,  ainsi  que  la  fron- 
tière des  Etats-Unis,  qui  suit  le  49e  degré  de  latitude  nord  depuisie 
lac  des  Bois  jusqu'aux  Montagnes  Rocheuses  ;  à  l'ouest,  la  ligne 


l 


ESQUISSE  GÉOGRAPHIQUE.  605 

mitoyenne  des  Montagnes  Rocheuses,  dont  la  moitié  occidentale 
appartient  à  la  Colombie  Anglaise 

Le  territoire  compris  dans  ces  limites  a  une  étendue  de  2,764,340 
milles  en  superficie,  ou  à  peu  près  retendue  de  la  Russie  d'Europe, 
de  la  Suède  et  de  la  Norvège,  4e  l'empire  d'Autriche,  de  la  France, 
de  la  Turquie  d'Europe,  de  l'empire  d'Allemagne  et  de  la  Grande 
Bretagne,  pays  qui  renferment  2,815,840  milles  en  superficie,  avec 
une  population  de  231,439,967  personnes. 

A  raison  de  sa  position  géographique,  le  Nord-Ouest  canadien 
n'est  ni  cultivable  ni  habitable  dans  toutes  ses  parties.  Le  climat 
de  la  zone  qui  avoisine  le  pôle  et  que  les  explorateurs  désignent 
sous  le  nom  de  désert  ou  Barren  Grounds^est  d'une  rigueur  extrême, 
qui  rend  le  sol  stérile  et  la  culture  impossible. 

Plus  au  sud,  la  température  et  le  sol  sont  meilleurs,  et  même  très 
favorables  à  l'agriculture. 

La  ligne  de  démarcation  entre  le  désert  et  les  régions  cultivables, 
telle  que  tracée  dans  un  rapport  officiel  adressé  par  M.  Taylor  au 
gouvernement  américain,  partirait  du  Lac  Supérieur,  toucherait 
l'extrémité  nord  du  Lac  Winipeg,  se  rendrait  au  Lac  Atliabaska 
et  de  là  à  la  mer  Polaire  en  passant  à  l'ouest  du  lac  du  Grand-Ours- 

Le  pays  situé  à  l'est  et  au  nord  de  cette  ligne  ne  saurait  être 
qu'une  région  de  chasse,  de  pêche  et  d'exploitation  minière,  bien 
qu'il  re::ferme  certains  endroits  oii  l'on  récolte  des  céréales  et  des 
légumes.  Au  sud  et  à  l'ouest,  le  sol  est  des  plus  fertiles,  le  climat 
tempéré,  et  l'agriculture  avantageuse  sous  tous  les  rapports. 

Cette  région,  de  l'avis  de  M.  Taylor,  renferme  une  étendue  de 
territoire  de  500,000  milles  en  superficie  qui,  par  son  sol  et  son 
climat,  est  favorable  à  l'agriculture.  Cette  étendue  égale  douze 
fois  la  grandeur  de  l'Etat  de  l'Ohio,  qui  avait  en  1860  une  population 
de  2,665,002  personnes,  en  sorte  que  notre  Nord-Ouest,  dont  le  sol 
est  plus  fertile  que  celui  de  l'Ohio,  pourrait  nourrir  une  population 
de  31,980,024  âmes  :  actuellement,  il  n'est  habité  que  par  environ 
20,000  blancs.     C'est  donc  par  excellence  le  pays  de  l'immigrant. 


HYDROGRAPHIE. 

Le  Nord-Ouest  canadien  a  sur  celui  dos  Etats-Unis  l'immense 
avantage  d'être  sillonné  par  une  multitude  de  rivières  des  plus  con- 
sidérables par  le  volume  de  leurs  eaux,  leur  largeur  et  leur  parcours. 
La  plus  importante  est  le  Mackenzie,qui  traverse  le  bassin  arctique, 
ou  le  territoire  du  Nord-Ouest,  proprement  dit,  dans  toute  sa  lon- 
gueur, depuis  le  mont  Hooker  jusqu'à  la  mer  Polaire,  distance  qui 


666  REVUE  CANADIENNE. 

excède  2,000  milles.  En  descendant  des  montagnes,  le  Mackenzie 
fait  un  grand  circuit  dans  le  sud,  puis  remonte  au  nord,  après  s'être 
grossi  des  eaux  de  plusieurs  petits  tributaires,  ainsi  que  de  celles  du 
lac  la  Biche,  du  lac  Athabaska,  de  la  rivière  à  la  Pair,  pour  se  jeter 
dans  le  grand  lac  des  Esclaves,qu'il  traverse  dans  sa  partie  sud-ouest, 
et  reçoit  enfin  les  eaux  de  la  rivière  auxLiards,  du  grand  lac 
de  rOurs,  qu'il  transporte  avec  celles  de  la  rivière  Peel  et  de  la . 
rivière  Rai  dans  la  mer  Polaire,  où  son  embouchure  forme  la  baie 
de  Mackenzie,  vers  le  point  où  le  68e  degré  de  latitude  rencontre  le 
135e  de  longitude.  A  partir  du  lac  des  Esclaves,  la  largeur  du 
Mackenzie  varie  de  deux  à  trois  milles. 

Ce  fleuve,  dit  Mgr.  Taché,  porte  plusieurs  noms  dans  ses  diffé- 
rentes sections.  Il  se  nomme  rivière  Athabaska  depuis  sa  source 
jusqu'à  la  petite  rivière  qui  vient  du  lac  la  Biche.  11  emprunte 
ensuite  le  nom  de  cette  dernière  jusqu'au  confluent  de  la  rivière 
l'Eau  Claire.  Il  devient  ensuite  rivière  Athabaska  jusqu'au  lacdu 
même  nom  ou  des  Collines  ;  puis  c'est  la  rivière  de  Roche,  dont  le 
prolongement  s'appelle  rivière  aux  Esclaves,  jusqu'à  ce  qu'elle  se 
soit  perdue  dans  ce  grand  lac  à  la  sortie  duquel  son  nom  de  rivière 
Mackenzie  lui  est  donné  jusqu'à  son  embouchure.  Ce  fleuve  est 
déjà  navigable,  sinon  depuis  son  embouchure,  du  moins  depuis  le 
fort  Jasper,  distance  d'environ  2,000  milles. 

Un  peu  plus  bas  que  le  lac  Athabaska,  la  riyière  à  la  Paix  joint 
ses  eaux  à  celles  du  grand  fleuve.  Elle  est,  sans  contredit,  une  des 
plus  belles  du  pays,  peut-être  même  du  monde.  La  navigation  ne 
rencontre  de  difficulté  que  dans  une  chute  assez  petite  et  quelques 
rapides.  Ces  obstacles,  comme  le  dit  Mgr.  Taché,  ne  résisteraient 
pas  à  des  travaux  d'un  ordre  secondaire,  et  alors  la  rivière  serait 
navigable  dans  tout  son  cours,  long  de  1,075  milles.  Cette  rivière 
qui  arrose  une  vallée  aussi  belle  que  riche,  a  ses  sources  dans  les 
Montagnes  Rocheuses,  qu'elle  traverse,  tout  près  de  celles  de  la 
célèbre  rivière  Fraser,  vers  les  56*^  36'  latitude  et  126®  longitude, 
à  environ  deux  cents  milles  de  la  côte  du  Pacifique.  La  largeur 
de  la  rivière  à  la  Paix  n'excède  pas  un  quart  de  mille  au  dessous 
des  chûtes,  à  270  milles  de  son  embouchure,  elle  est  de  quatre  à 
huit  cents  verges  au  dessus  de  ces  chûtes,  qui  ont  une  hauteur  de 
vingt  pieds.  A  part  ces  chûtes,  le  cours  de  la  rivière  suit  une  in- 
clinaison uniforme,  qui  est  d'environ  trois  cent  dix  pieds  dans  toute 
sa  longueur.  A  Dunvegau,  éloigné  de  deux  cent  quarante  milles 
de  l'endroit  où  elle  se  bifurque,  le  lit  de  la  rivière  à  la  Paix  n'est 
élevé  que  de  1,600  pieds  au-dessus  du  niveau  de  la  mer. 

La  rivière  Hay,  qui  a  son  embouchure  dans  le  lac  des  Esclaves, 
a  deux  sources  :    l'une,  à  l'ouest,  dans  le  lac  du  môme  nom,  et 


ESQUISSE  GÉOGRAPHIQUE.  667 

l'autre  près  de  la  rivière  à  la  Paix.    Soa  cours  a  près  de  400  milles 
de  longueur. 

La  rivière  aux  Liards,  ou  des  Montagnes,  qui  se  jette  dans  leMacJ 
kenzie  au  fort  Simpson  après  avoir  parcouru  une  distance  d'environ 
750  milles,  prend  ses  eaux  dans  les  Montagnes  Rocheuses.  Son 
courant  est  très  rapide  et  elle  a  un  demi  mille  de  large  à  son  em- 
bouchure. 

La  rivière  Back,  ou  du  Poisson,  a  sa  source  près  de  l'extrémité 
nord  du  grand  lac  des  Esclaves,  vers  le  107e  degré  de  longitude,  et 
suit  un  cours  sinueux,  formant  plusieurs  lacs,  de  l'ouest  au  nord- 
est.  Cette  rivière  n'a  pas  moins  de  700  milles  de  longueur  et  se 
jette  dans  la  mer  glaciale  au  95e  degré  de  longitude,  au-dessus  du 
cercle  arctique. 

La  rivière  de  Cuivre,  découverte  par  Samuel  Hearne  en  1771, 
coule  entre  les  113e  et  1 1 6e  degrés  de  longitude,  du  sud  au  nord, 
et  va  jeter  à  l'extrémité  sud-ouest  du  golfe  du  Couronnement  les 
eaux  qu'elle  prend  dans  le  voisinage  du  grand  lac  des  Esclaves. 
La  longueur  de  son  cours  est  d'environ  500  milles. 

Telles  sont  les  principales  rivières  qui  arrosent  le  bassin  arctique, 
compris  entre  GO'^  latitude  nord  et  le  pôle,  dans  sa  longueur,  et  dont 
la  largeur  s'étend  du  95e  au  125e  degré  de  longitude  au  sud,  et  du 
85e  au  135e  degré  de  longitude  au  nord. 

Les  eaux  du  bassin  intermédiaire,  compris  entre  la  hauteur  des 
terres  dont  les  eaux  coulent  vers  la  mer  Arctique  et  celles  dont  les 
rivières  se  dirigent  vers  le  lac  Winipeg,  sotit  en  grande  partie  trans- 
portées dans  la  baie  d'Hudson  par  la  rivière  Churchill,  ou  aux 
Anglais,  et  ses  nombreux  tributaires.  D'après  Mgr.  Taché,  cette 
pivière  a  deux  de  ses  sources  communes  avec  celles  des  tributaires 
Jdu  Mackenzie.  Ces  sources  sont  le  lac  des  Isleset  le  lac  WoUaston. 

Cette  rivière  porte,  dans  ses  différentes  sections,  les  noms  de 
rivière  au  Castor  et  de  rivière  Churchill,  ou  Missinipi.  Elle  a  sa 
isource  à  environ  quarante  milles  au  nord  du  fort  Edmontonet  elle 
(se  jette  dans  la  baie  d'Hudson  au  fort  Churchill,  après  avoir  par- 
xouru  une  distance  d'environ  onze  cents  milles.  Sir  John  Richardson 
^estime  à  six  cents  verges  la  largeur  de  la  rivière  Churchill  au  Por 
[tage  de  l'Ile.  Son  cours  forme  beaucoup  de  lacs  d'une  grande 
étendue,  notamment  celui  de  l'Ile  à  la  Crosse. 

Le  bassin  du  Winipeg  a  pour  centre  le  lac  du  même  nom,  qui 
reçoit  les  eaux  d'une  foule  de  grandes  rivières  pour  les  écouler 
dans  la  baie  d'Hudson  par  la  rivière  Nelson. 

Le  principal  tributaire  du  lac  Winipeg  est  le  Saskatchewan,  qui 
se  sépare  en  deux  branches  pour  aller  sous  divers  noms  puiser  ses 


668  REVUE  CANADIENNE. 

eaux  dans  les  Montagnes  Rocheuses,  près  de  la  frontière  améri- 
caine et  des  sources  du  Golumbia. 

La  principale  branche  de  la  Saskatchewan  est  celle  du  nord,  qui 
origine  dans  un  petit  lac  près  du  mont  Forbas,  vers  le  51'^  50'  lati- 
tude. En  sortant  des  montagnes,  elle  coule  au  nord-est  jusqu'au 
fort  Edmonton,  et  de  là  descend  au  sud  est  au  fort  Pitt,  d'où  elle 
remonte  au  nord-est  jusqu'à  Garlton,  et  prend  ensuite  une  directioa 
est  pour  se  rendre  à  son  confluent  avec  le  bras  sud. 

Le  principal  tributaire  du  bras  nord  est  la  rivière  Bataille,  qui 
coule  de  l'ouesi  à  l'est  et  se  jette  dans  la  Saskatchewan  environ  à 
170  milles  au-dessous  des  Fourches.  La  rivière  Bataille  a  un  cours 
de  450  milles,  entre  son  embouchure  et  sa  source,  à  dix  milles  de 
la  Saskatchewan,  trente  milles  au-dessous  d'Edmonton. 

A  quelques  lieues  plus  bas  qu'Edmon'ton,  la  rivière  à  l'Esturgeon 
jette  dans' la  Saskatchewan  les  eaux  qu'elle  prend  dans  le  lac  St. 
Anne  et  les  lacs  de  St.  Albert. 

Le  bras  Sud  de  la  Saskatchewan,  comme  l'obse'rve  Mgr.  Taché,  est 
à  la  branche  nord  ce  que  le  Missouri  est  au  Mississipi,  c'est-à-dire 
un  vassal  plus  puissant  et  moins  célèbre  que  son  seigneur.  La 
branche  sud,  que  les  voyageurs  appellent  ordinairement  la  Fourche 
des  Gros-Ventres,  a  trois  sources  principales  qui  coulent  toutes  des 
Montagnes  Rocheuses.  La  plus  méridionale  conserve  son  nom  de 
rivière  des  Gros- Ventres.  La  seconde  branche  est  la  rivière  aux 
Arcs,  qui  se  joint  à  la  précédente  vers  le  ll2e  degré  de  longitude, 
et  enfin  la  magnifique  rivière  à  la  Biche,  qui  emporte  à  travers  des 
pays  d'une  rare  beauté  les  eaux  du  beau  lac  du  Bœuf  et  se  ^oint  à 
la  branche  sud  de  la  Saskatchewan  à  peu  près  au  poiut  d'inter- 
section du  51e  parallèle  parle  109°  30'  de  longitude.  Ces  trois  grands 
cours  d'eau  ainsi  réunis  forment  une  puissante  rivière  large  de 
treize  à  quatorze  cents  pieds,  profonde,  et  partout  très  rapide,  et 
propre  à  la  navigation  à  la  vapeur. 

La  rivière  à  la  Biche,  la  principale  branche  du  bras  sud,  a  un 
cours  d'environ  500  milles  de  longueur  et  une  largeur  de  deux  cent 
cinquante  verges  à  cinquante  milles  de  son  embouchure. 

Les  deux  branches  de  la  Saskatchewan  ont  leur  confluent, 
d'après  le  relevé  de  l'astronome  Thompson,  à  282  milles  du  lac 
Winipeg.  Au  bas  de  sou  confluent,  la  Saskatchewan  mesure  une 
largeur  de  980  et  une  profondeur  moyenne  de  20  pieds,  et  trans- 
porte 59,667  pieds  cubes  d'eau  en  une  seconde,  c'est-à-dire  autant 
que  le  Rhône  et  le  Rhin  réunis.  Cette  rivière  arrose  65^00  milles 
en  superficie  du  sol  le  plus  fertile  et  qui  n'a  besoin  que  d'être  la- 
bouré pour  produire  d'abondantes  moissons. 

La  Saskatchewan  se  jette  dans  le  lac  Bourbon  et  en  sort  pour 


i 


ESQUISSE  GEOGRAPHIQUE.  669 

former  la  petite  Saskatchewan  ou  la  rivière  Dauphin,  qui  écoule 
les  eaux  du  lac  Bourbon  et  de  la  grande  Saskatchewan  dans  l'ex- 
trémité occidentale  du  lac  Winipeg. 

Au  nord,  la  Saskatchewan  reçoit  par  le  lac  Gumborland  les  eaux 
de  la  rivière  la  Pente,  qui  n'est  qu'une  série  de  lacs  dont  quelques- 
uns  alimentent  le  cours  de  la  rivière  Churchill. 

La  rivière  à  la  Carotte  et  la  petite  rivière  du  Pas  sont  aussi  des 
affluents  de  la  Saskatchewan,  qu'elles  longent  sur  la  rive  sud. 

L'Assiniboine  coule  au  sud  de  la  Saskatchewan,  presque  dans 
la  même  direction,  et  se  joint  à  la  rivière  Ronge  au  fort  Garry, 
après  avoir  décrit  un  cours  de  six  cents  milles  de  longueur.  A  140 
milles  de  son  embouchure,  l'Assiniboine  mesure  230  pieds  de  lar- 
geur et  huit  en  profondeur  moyenne. 

Cette  rivière  a  plusieurs  afiluents,  entre  autres  la  Qu'Appelle  et  la 
Souris.  La  Qu'appelle  prend  sa  source  près  du  coude  de  la  Saskat- 
chewan sud  et  se  jette  dans  l'Assiniboine  au  fort  Queue  d'Oiseau, 
après  avoir  suivi  de  l'ouest  à  l'est  un  cours  de  près  de  300  milles. 
Cette  rivière  forme  par  son  expansion  une  série  de  lacs  qui  portent 
son  nom. 

La  rivière  Souris  coule  plus  au  sud  et  prend  aussi  ses  eaux  dans 
les  environs  du  coude  de  la  Saskatchewan  sud  et  se  jette  dans 
l'Assiniboine  vers  le  98e  degré  de  longitnde.  La  longueur  de  son 
cours  excède  300  milles  et  sa  largeur  varie  de  60  a  70  pieds. 

La  rivière  du  Cygne  se  jette,  après  avoir  traversé  le  lac  du  même 
nom,  dans  l'extrémité  nord  du  lac  Winipeg.  La  longueur  de  son 
cours  est  d'environ  200  milles  et  sa  vallée  est  une  des  plus  fertiles 
régions  du  Nord-Ouest. 

Au  sud,  le  lac  Winipeg  reçoit  les  eaux  de  la  rivière  du  même 
nom,  qui  n'est  que  la  continuation  d'une  série  de  lacset  de  rivières 
traversant  toute  la  région  montagneuse  comprise  entre  le  fort  Alex- 
ander  et  le  lac  Supérieur.  En  partant  du  fort  William,  on  remonte 
la  rivière  Kaministiquoiah  pour  arriver  au  lac  de  la  Pluie.  La 
rivière  du  môme  nom  fait  communiquer  ce  lac  avec  celui  des  Bois, 
d'où  sort  la  belle  rivière  Winipeg,  qui  entre  dans  le  grand  lac  Wi- 
nipeg au  sud-est.  La  distance  entre  le  lac  Winipeg  et  le  lac  des 
Bois  est  de  160  milles.  Le  cours  de  la  rivière  la  Pluie  est  à  peu 
près  de  la  même  longueur. 

La  rivière  Nelson  reçoit  toutes  les  eaux  du  lac  Winipeg  pour  les 
transporter  dans  la  baie  d'Hudson.  Ce  lac  se  décharge  d'abord 
dans  une  rivière  large,  profonde,  qui  conduit  ses  eaux  dans  le  petit 
lac  Pelé  (Play  G reen)  qui  communique  avec  le  lac  Travers,  d'où 
les  eaux  grossies  venant  du  lac  Winipeg  se  jettentdans  le  lac  Fendu, 
où  commence  la  rivière  Nelson  proprement   dite,  dont  le  cours 


<» 


670 


REVUE  CANADIENNE. 


a  trois  cents  milles  de  longueur.  Cette  rivière  est  une  des  plus 
grandes  et  des  plus  pittoresques  du  Nord-Ouest. 

Les  rivières  York  et  Severn  coulent  dans  la  même  direction  et 
ont  aussi  leurs  embouchures  dans  la  baie  d'Hudson,  plus  au  sud. 

Les  lacs  sont  plus  nombreux  et  relativement  plus  grands  que  les 
rivières,  dans  le  Nord-Ouest.  Les  principaux  sont  les  lacs  des 
Esclaves,  de  l'Ours,  Athabaska,  Winipeg,  Manitoba,  Winipegoos, 
Bourbon,  St.  Martin,  la  Pluie,  des  Bois,  WoUaston,  l'Ile  à  la  Crosse, 
Nipigon,  la  Biche  et  St.  Anne.  Le  tableau  qui  suit  donne  une 
idée  de  la  grandeur  de  quelques-uns  de  ces  lacs  : 


Lacs. 


Longueur. 


Largeur. 


Superficie 


Esclaves, 

350 

60 

Grand  Ours, 

200 

165 

Athabaska, 

200 

50 

Winipeg, 

280 

60 

8,500 

Manitoba, 

123 

24 

1,900 

Winipegoos, 

120 

27 

1,930 

La  Pluie, 

50 

20 

Des  Bois, 

70 

65 

WoUaston, 

70 

50 

Au  Caribou, 

100 

38 

Bourbon, 

30 

25 

312 

Dauphin, 

20 

12 

170 

Isle  à  la  Crosse, 

60 

25 

Du  Bœuf, 

40 

18 

Qu'Appelle, 

53 

H 

79 

St.  Martin, 

30 

16 

316 

Des  Esclaves,(petit)  80 

13 

Des  Esprits, 

52 

30 

Providence, 

80 

16 

Pelly, 

115 

38 

Linder, 

70 

32 

Aylmer, 

185 

45 

Yat-Yeo, 

50 

32 

Aswayo  Waoby, 

75 

21 

Le  Nord-Ouest  canadien  est  parsemé  d'une  multitude  d'autres 
lacs  qui  fertilisent  le  sol,  adoucissent  la  température  et  présentent 
de  magnifiques  paysages. 


NAVIGATION. 


;  Les  lacs  et  les  rivières  décrites  plus  haut  forment  un  immense 
réseau  de  lignes  de  navigation  qui  fourniront  aux  colons  du  Nord- 
Ouest  le  moyen  d'amener  à  très  peu  de  frais  leurs  produits  sur  les 
marchés.    Le  lac  Winipeg  est  le  cenfre  où  convergent  toutes  ces 


ESQUISSE  GÉOGRAPHIQUE.  671 

grandes  artères  de  navigation,  qui  se  divisent  en  trois  branches 
pwncipales. 

1o.  Voie  du  Lac  Winipeg  au  Lac  Supérieur. — Pour  établir  une 
ligne  de  navigation  entre  ces  deux  grandes  mers  intérieures,  il 
faudrait  construire  des  canaux  pour  éviter  les  rapides;  mais  la 
plus  grande  partie  de  ces  cours  d'eau  est  déjà  navigable  à  des  na- 
vires d'un  fort  tirant  d'eau. 

2o.  Voie  de  la  Rivière  R^uge. — Cette  rivière  est  navigable  sur  tout 
son  parcours  dans  le  Territoire  Britannique.  L'Assiniboine  est 
aussi  navigable  aux  navires  d'un  faible  tirant  d'eau,  et  les  navires 
voyageant  sur  ces  deux  rivières  pourraient  facilement  entrer  dans 
le  lac  Winipeg,  si  on  faisait  disparaître  les  amas  de  sable  qui  se 
trouvent  à  l'embouchure  de  la  rivière  Rouge,  ce  qui  empêcherait 
les  inondations  causées  par  la  crue  des  eaux. 

3o.  La  Saskatchewan  forme  une  ligne  de  navigation  excédant 
800  milles  en  longueur,  seulement  obstruée  par  les  rapides  qui  se 
trouvent  à  son  embouchure.  Le  capitaine  Palliser  prétend  qu'il 
serait  très  facile  de  surmonter  cet  obstacle,  et  alors  on  pourrait  se 
rendre  de  Fort  Garry  aux  Montagnes  Rocheuses  par  la  navigation. 
11  se  construit  actuell  nient  un  bateau  à-vapeur  qui  fera  l'été  pro- 
chain le  trajet  entre  le  lac  Winipeg  et  le  fort  Edmonton. 

4o.  Le  creusage  de  la  rivière  Qu'appelle  formerait  une  autre 
ligne  de  navigation  par  la  Saskatchewan  sud  et  l'Assiniboine,  ce 
qui  abrégerait  d'environ  400  milles  la  distance  entre  les  Montagnes 
Rocheuses  et  le  Fort  Garry. 

5o.  11  est  aussi  une  série  de  rivières  et  de  lacs  qui  relient  par 
la  navigation  le  lac  Winipeg  au  Fraser,  dans  la  Colombie  Anglaise. 
En  sortant  de  ce  lac,  les  navires  pourraient  remonter  la  Saskat- 
chewan jusqu'au  lac  de  l'Ile  aux  Pins;  remonter  jusqu'à  la  rivière 
Churchill  et  le  cours  de  cette  rivière  jusqu'au  lac  de  l'Ile  à  la  Crosse, 
traverser  le  lac  du  Bœuf,  suivre  le  cours  de  la  rivière  l'Eau  Claire 
jusqu'au  lac  Athabaska  et  remonter  le  cours  de  la  rivière  à  la  Paix, 
qui  traverse  les  Montagnes  Rocheuses  et  communique  presque  avec 
le  Fraser.  C'est  actuellement  la  voie  que  suivent  les  barges  de  la 
Compagnie  de  la  Baie  d'Hudson,  mesurant  trente  pieds  de  longueur 
et  tirant  trente  ou  trente-six  pouces  d'eau,  pour  se  rendre  de  la 
rivière  Rouge,  en  passant  par  le  lac  Winipeg,  jusque  dans  la  région 
du  Mackenzie  et  des  Montagnes  Rocheuses. 

Outre  ce  grand  réseau,  une  foule  de  petites  rivières  qui  sillonnent 
le  pays  en  tous  sens  pourraient  aussi  être  naviguées  et  offrir  un 
moyen  de  transport  aussi  commode  que  peu  dispendieux.  Cette 
facilité  de  navigation  est  un  immense  avantage  que  n'ont  pas  les 
habitants  du  Nord-Ouest  américain,  où  les  rivières  sont  excessive- 
ment rares  et  très  petites. 


672  REVUE  CANADIENNE 


MONTAGNES. 


Presque  toute  la  partie  habitable  du  Nord-Ouest  est  entourée 
de  Montagnes.  Les  Laurentides  forment  la  limite  nord.  Du  lac 
Supérieur,  elles  vont  dans  la  direction  de  la  mer  Glaciale,  contour- 
nant à  l'est  les  grands  lacs  Winipeg,  Athabaska,  des  Esclaves  et  de 
rOurs,  qu'elles  séparent  de  la  baie  d'Hudson  et  de  l'Océan  Arctique. 
A  l'ouest  du  lac  Winipeg,  ces  montagnes  s'abaissent  et  ne  forment 
plus  qu'une  série  de  collines  traversées  par  les  rivières  qui  se  jettent 
dans  les  mers  glaciales. 

Les  Montagnes  Rocheuses,  à  l'ouest,  séparent  les  territoires  dont 
nous  nous  occupons  de  la  Colombie  Anglaise.  Depuis  la  frontière 
américaine,  elles  vont  toujours  s'affaissant,  jusqu'à  ce  quelles  dis- 
paraissent presque  complètement  vers  le  cercle  arctique.  Ces 
montagnes  sont  donc  bien  moins  élevées  dans  les  Possessions  Bri- 
tanniques que  dans  les  Etats  Unis. 

Les  grandes  plaines  du  Nord -Ouest  canadien,  à  proprement 
parler,  ne  renferment  pas  de  montagnes,  puisqu'on  ne  sa  irait  don- 
ner ce  nom  aux  collines  des  Canards,  du  Pas,  du  Porc-Epic,  de 
Tondre,  &c.,  qui  ne  s'élèvent  jamais  à  cinq  cents  pieds  de  hauteur 
et  ne  sont  que  des  élévations  du  sol  au-dessus  du  niveau  ordinaire 
des  prairies. 

ESQUISSE   GÉOLOGIQUE. 


En  étudiant  la  géologie  du  Nord-Ouest,  on  est  frappé  de  la  symé- 
trie remarquable  caractérisant  la  conformation  de  cet  immense 
pays,  lequel  n'a  pas  i^ubi  les  perturbations  qui  ont  compliqué  la 
géologie  de  certains  aulres  pays  bien  moins  grands. 

Tout  porte  à  croire  que  le  grand  plateau  situé  entre  les  Mon- 
tagnes Rocheuses  et  les  Laurentides  était  jadis  une  immense 
méditéranée  communiquant  avec  l'Atlantique  par  la  baie  d'Hudson, 
Le  courant  de  cette  mer  allait  de  l'ouest  à  l'est,  ainsi  que  l'atteste 
le  cours  des  rivières.  A  mesure  que  les  eaux  qui  recouvraient  ces 
plaines  ont  diminué,  elles  ont  creusé  dans  les  roches  cristallines 
qui  séparent  les  bassins  siluriens  du  Winipeg  et  de  la  baie  d'Hud- 
son le  lit  des  rivières  qui  portent  les  eaux  des  prairies  dans  cette 
baie.  Les  formations palaiozoiques qui  environnent  la  baie  d'Hudsôn 
ont  été  agglomérées  par  les  courants  venant  de  l'ouest  et  devenant 
plus  forîs  en  approchant  de  l'Atlantique,  ont  entraîné  avec  eux  les 
dépôts  fossilifères  ne   se    trouvant  plus  à  l'ouest  et  au   sud   des 


ESQUISSE  GÉOGRAPHIQUE.  673 

grands  lacs  du  Canada  et  du  Nord  Ouest,  et  ne  laissanc  que  des 
cailloux  et  des  masses  erratiques  attestant  l'action  de  l'eau. 

Une  autre  preuve  à  l'appui  de  cette  hypothèse  se  trouve  dans 
les  dépôts  allu viens  et  les  collines  de  sable  que  l'on  rencontre  par- 
tout dans  les  prairies  du  Nord-Onest,  et  méine  dans  les  exhalaisons 
salines  de  certains  endroits  bas,  ou  maskegs  corme  on  les  appelle 
dans  le  pays. 

Il  est  donc  à  peu  près  certain  que  nos  grandes  plaines  de  l'Ouest 
formaient  autrefois  le  fond  d'une  mer  intérieure  qui  s'est  dessé- 
chée graduellement. 

DIVISIONS  GÉOLOGIQUES. 


Le  Nord-Ouest  canadien  forme  une  grande  plaine,  divisée  par 
une  bande  plutonique  peu  élevée  s'étendant  au  nord  de  l'extrémité 
Ouest  du  lac  Supérieur  au  grand  lac  de  l'Ours  et  dans  la  direction 
est  à  la  côte  du  Labrador,  en  suivant  la  chaîne  des  Laurentides 
dont  elle  est  la  prolongation.  Cette  bande  plutonique  contourne  en- 
tièrement la  baie  dH'udson  et  forme  l'uxe  du  mouvement  élévatoire 
qui  a  soulevé  le  fond  de  l'Océan  qui  recouvrait  ces  régions,  pour 
en  former  les  Laurentides. 

Cette  bande  de  roches  cristallines,  composée  principalement  de 
gneissjde  granit  et  de  trapp,est  très  peu  élevée,  surtout  à  l'Ouest  de 
la  baie  d'Iiudson,  au  dessus  des  plaines.  Elle  se  prolonge  jusqu'à 
l'Océan  Arctique  et  mesure  jusqu'à  220  milles  de  largeur.  Elle 
court  dans  la  direction  suivante  : — en  se  séparant  des  Laurentides 
proprement  dites, elle  suit  la  direction  Nord-Ouest  depuis  le  lac  des 
Bois  jusqu'au  lac  Winipeget  se  continue  à  l'Est  de  ce  lac,  dans  une 
direction  Nord-Ouest  sur  une  distance  d'environ  280  milles,  et  de 
la  Pointe-Norway  au  lac  de  l'Ile  à  la  Crosse, distance  de  420  mille?, 
elle  va  en  ligne  droite,  Ouest  Nord-Ouest,  et.  de  cet  endroit  au  lac 
Athabastka,  elle  dérive  un  peu  au  Nord,  pour  prendre  ensuite  la 
ligne  droite  qui  traverse  le  milieu  du  lac  des  Esclaves  et  suit  le 
cours  de  la  rivière  du  même  nom  jusqu'au  grand  lac  de  l'Ours, 
d'où  elle  longe  la  rive  Est  de  la  rivière  du  Caribou  jusqu'à  son  em- 
bouchure dans, la  mer  Arctique,  à  l'intersection  du  71^  55'  latitude 
par  le  120'^  30'  latitude.  En  approchant  de  l'Océan,  cette  bande  s'é- 
lève en  certains  endroits  et  forme  entrejautres  collines  les  monta- 
gnes du  Caribou,  dont  la  hauteur  est  de  800  pieds  audessus  du  ni- 
veau de  la  mer.  La  longueur  de  cette  bande  granitique,  du  lac 
Supérieur  à  la  mer  Arctique,  est  d'environ  1500  milles,  et  son  peu 
d'élévation  ainsi  que  sa  régularité  indiquent  qu'elle  n'a  pas  été 
formée  par  une  grande  commotion  terrestre. 

25  Septembre  1873.  43 


ÎM 


%n  REVUE  CANADIENNE. 

Ce  lit  de  granit  est  parsemé  de  formations  différentes,  tendant 
à  établir  l'hypothèse  qu'il  a  été  formé  par  agglomération  plutôt  que 
par  éruption.  Sur  les  bords  du  lac  Winipeg,  on  trouve  des  roches 
éruptives  à  base  feldspathique,  telles  que  la  diorite,  la  siénite,  le 
granit  ro6eetgris,le  porphyre  groisier.  Ces  terrains  disparaissent  à 
l'embouchure  de  la  Saskatchewan  pour  faire  place  au  calcaire  et  à 
des  dépôts  d'alluvion,  et  se  retrouvent  encore  le  long  des  rivières 
Pente,MaligneetauxAaglais.Sar  les  bords  de  cette  dernière  rivière, 
on  trouve  des  schistes  et  des  micaschistes  appartenant  au  groupe 
silurien  ;  mais  depuis  le  lac  de  l'Ile  à  la  Grosse,  jusque  et  y  compris 
le  grand  portage  la  Loche,  le  pied  ne  foule  qu'un  sol  marneux  et 
sablonneux.  Les  collines  élevées  da  portage,  qui  forment  la 
gracieuse  et  riante  vallée  de  l'Athabaska,  ne  sont  que  de  gigantes- 
ques dunes  de  sable  recouvertes  d'épaisses  forêts. 

Le  calcaire  reparait  sur  les  bords  de  la  rivière  à  l'Eau  Glaire, 
mais  découpé,  scarifié  par  les  eaux  fougueuses  et  les  fortes  gelées. 
Sur  la  rive  gauche  se  montrent  plusieurs  vallons  formés  par  denu- 
dations.  G'est  une  série  de  gorges  rocailleuses,  plantées  de  pins 
sveltes  et  clair-semés,  où  le  calcaire  affecte  les  formes  les  plus  sin- 
gulières. Tantôt  c'est  une  muraille  droite  et  polie;  ici,  il  offre 
l'aspect  d'une  forteresse  ;  là,  d'une  masure  et  d'une  grotte  dont  les 
ruines  sont  décorées  d'une  profusion  de  buissons  et  de  massifs  de 
sapins  qui  leur  donnent  un  riant  aspect'. 

Sur  les  bords  de  la  rivière  la  Biche,  de  celle  des  Esclaves  et  du 
Mackenzie,  apparaissent  encore  des  terrains  quartenaires  composés 
de  dépôts  allu viens,  tuffacés,stratifiés  et  renfermant  parfois  des  cou- 
ches carbonifères  ou  strates  de  poudingue.  Le  bassin  du  grand  lac 
des  Esclaves  est  formé  de  deux  terrains  entièrement  différents  :  la 
partie  Sud  et  Sud-Ouest  est  plate,  marécageuse  et  boisée.  Les  dé- 
pressions sont  remplies  de  sable  fin  à  peine  caché  sous  quelques  fouf- 
fes  d'arénaire  et  de  joubarbe,  tandis  que  les  gibbosités  n'offrent 
que  des  cailloux  roulés.  Dans  la  partie  nord-ouest,  y  compris  les 
innombrables  ilôts  qui  couvrent  les  abords  du  lac,  les  terrains  pri- 
mitifs et  non  stratifiés  apparaissent  seuls;  les  îles  ne  sont  que  des 
blocs  d'orthose  pure  ou  mélangée  avec  le  quartz,  le  mica  ou  l'am- 
phibole, et  recelant  quelques  filons  de  terre  où  de  rares  sapins  ont 
pu  prendre  racine.  Le  sol  conserve  le  même  caractère  jusqu'au 
65^  15'  de  latitude  nord,  jusqu'à  la  rive  droite  du  Mackenzie. 
Sur  la  rive  gauche,  le  prolongement  des  Montagnes  Rocheuses^ 
so  compose  de  roches  schisteuses  à  stratifications  obliques  ou  oi 
diilées,  dont  la  diagonale  court  du  nord-est  au  sud  est. 

La  vallée  du  Mackenzie  est  formée  de  quatre  ou  cinq  couch( 
qui  appartiennent  toutes  au  groupe  moderne.    Elles  sont  disposa 


ESQUISSE  GÉOGRAPHIQUE.  675 

très  régulièrement  et  toujours  concordantes,  quoique  l'ordre  en 
foit  quelquefois  renversé  :  argile,  molasse,  poudingue, tourbe  ;  mais 
ces  couches,  dont  l'épaisseur  totale  n'excède  pas  ceut  pieds,  reposent 
sur  des  roches  pi'imitives  qui  les  percent  dans  quelques  eudioits. 

Entre  le  lac  Winipeg  et  le  lac  Supérieur,  cette  bande  est  for- 
mée par  un  terrain  primitif,corhposédegneiss,de  mica, de  schiste,de 
calcaire,  et  d'autres  roches  métamorphiques,  percées  par  des  érup- 
tions granitiques,d'âges  probablement  très  ditférents,quiconsfituent 
la  formation  laurentine  de  Sir  William  Logan.  11  y  a  dans  les 
stratifications  des  roches  qui  forment  cet  axe  deux  directions  distinc- 
tes :  Tune  allant  du  lac  Supérieur  au  lac  La  Pluie,  et  l'autre  du 
lac  des  Bois  au  lac  Winipeg,  directions  qui  sont  indiquées  par  le 
cours  des  rivières  et  la  conformation  des  lacs.  Ces  deux  directions 
forment  deux  axes  convergeant  vers  le  Sud  et  formant  un  angle  de 
de25^,celuide  l'est  allant  du  nord-est  au  sud-ouest,et  Tautre  courant 
entre  le  nord  et  le  sud.  Sur  ces  deux  axes,  se  trouvent  des  grands  pla- 
leanx  où  l'on  ne  voit  que  des  masses  de  granit  rondes  et 
apparaissant  comme  des  îles,  qui  s'élèvent  peu  au-dessus  du  niveau 
général  du  sol.  ,De  chaque  côté  de  ces  axes  se  trouvent  des  roches 
métamorphiques  disposées  très  irrégulièrement,  mais  suivant  la 
direction  générale  des  axes. 

Les  terrains  neptuniens  forment  les  limites  méridionale  et 
septentrionale  de  la  bande  plutonique  que  nous  venons  d'examiner. 
Au  nord,  on  rencontre  d'abord  une  étroite  lisière  de  calcaire,  qui 
perce  en  beaucoup  d'endroits  les  couches  granitiques,  séparées  des 
eaux  de  la  baie  d'Hudsonparune  zone  plate, marécageuse  eten  partie 
alki  vienne.  La  côte  occidentale  de  cette  baie  est  si  basse,  que  dans 
sept  brasses  d'eau  on  peut  à  peine  apercevoir  la  cime  des  arbres 
en  se  tenant  sur  le  pont  d'un  navire.  Cette  côte  est  parsemée  de 
gros  cailloux  qui  forment  des  récifs  jusqu'à  cinq  milles  du  rivage. 
La  surface  du  sol  se  compose  de  mousses  ta  moitié  pourries,  dans 
lesquelles  se  trouve  une  couche  de  glaise  terreuse,  d'une  couleur 
bleuâtre,  renfermant  de  gros  cailloux.  Entre  cette  zone  de  glaise 
et  la  bande  plutonique,  il  existe  des  lits  de  calcaire  considérables, 
qui  longent  la  limite  occidentale  des  roches  cristallines  jusqu'à 
rOcéan  Arctique. 

Il  est  constaté  que  les  terrains  bordant  les  détroits  de  Welling- 
ton et  de  Barrow,  du  groupe  silurien  supérieur,  reparaissent  en 
beaucoup  d'endroits  sur  les  côtes  de  la  baie  d'Hudson.  Ces  terrains 
se  retrouvent  aussi  au  lac  Témiscaming;  au  lac  Abbitibi  et  au  lac 
St.  Jean,  ainsi  que  sur  les  rivières  au  Caribou  (Moose),  et  Albany, 
qui  se  jettent  dans  la  baie  de  James,  aux  chûtes  St.  Martin,  au  fort 
York,  sur  la  rivière  Back,  à  Igloolik,  et  sur  les  deux  rives  de  la 


676  REVUE  GAxNADIENNE. 

baie  du  Prince  Régent.  La  formation  neptunienne  indiquée  par  ces 
terrains,  s'étend  donc  sans  interruption  du  47°  19'  au  77^^  latitude^ 
distance  de  2250  milles,  avec  les  mêmes  stratifications.  Les  fossi- 
les de  cette  formation  sont  de  l'âge  silurien  supérieur  et  appartien- 
nent aux  groupes  des  crustacés,  des  mollusques,  des  encrinites  et 
des  coraux.  Ils  ont  une  couleur  gris-cendre  ou  jaune,  sont  quel- 
quefois cristallisés  ou  compactes,  ressemblant  beaucoup  aux  calcai- 
res de  transition  du  Shethland. 

Les  terrains  neptuniens  reparaissent  aussi  à  l'ouest  de  la  bande 
plutonique  ou  de  rocbes  cristallines  que  nous  avons  déjà  éludiée 
et  le  sol  supérieur  du  territoire  qui  s'étend  du  lac  Winipeg  aux 
Montagnes  Rocheuses  repose  partout  sur  une  couche  de  calcaire 
horizontal  ou  plat.  Toutes  ces  immenses  plaines  sont  de  formation 
neptunienne. 

Au  fort  Carlton,  cette  zone  neptunienne  a  280  milles  de  largeur. 
Plus  loin,[on  rencontre  des  bancs  de  glaise  calcaireuse  ressemblant 
à  celle  du  Missouri,  avec  des  masses  salifères  et  des  couches  de 
gypse.  Le  calcaire  sur  lequel  repo&ent  les  prairies  est  compacte, 
esquilleux,  d'une  couleur  jaune-blanc,  parfois  jaune-chamois  ou 
gris-cendre,  marbré,  rayé  de  filets  brun  tendre.  Entre  le  lac  Wln- 
nipeg  et  la  Saskatchewan,  on  trouve  presque  partout  d'immenses 
strates  de  calcaire  ne  renfermant  aucunes  roches  intrusives,  ainsi 
que  des  îossiles—receptaculites  nepùumî — de  l'âge  dévonien;  mais 
qui,  en  Canada  et  dans  l'Etat  de  New  York,  indiquent  la  formation 
silurienne  inférieure. 

Sur  la  rive  méridionale  du  lac  Winipeg  et  dans  la  vallée  de  la 
Rivière  Rouge,  le  calcaire  perce  les  prairies  environnantes  et  s'élève 
en  bancs  solides  formant  des  carrières  qui  sont  utilisées  pour  la 
construction.  Le  Dr.Dale,directeur  de  la  commission  géologique  du 
Wisconsin  et  du  Minnesota,  a  constaté  que  ce  calcaire  appartient  au 
silure  inférieur  et  renferme  les  mêmes  fossiles  que  le  calcaire  bleu 
de  rindiana,  de  l'Ohio,  du  Kentucky,  du  Wisconsin  et  de  l'Iowa. 

D'après  les  explorations  géologiques  faites  jusqu'au  jourd'hui, 
il  est  certain  que  les  formations  neptuniennes  occupent  dans  le 
Nord-Ouest  canadien  une  plus  grande  étendue  que  dans  n'importe 
quel  autre  pays  du  monde.  La  division  géologique  renfermant  les 
terrains  neptuniens  à  l'ouestde  la  bande  de  roches  cristallines  a  pour 
bornes  :  à  l'est,  cette  même  bande,  limitée  par  le  85°  de  longitude 
jusqu'au  nord  du  lac  des  Bois  ;  au  nord-est,  la  rive  orientale  du  lac 
Winipeg  et  la  ligne  reliant  la  Pointe  Norw^ay  et  le  Portage  la 
Mousse,  en  passant  au  nord  du  lac  au  Castor  ;  au  sud  le  49^^  de  la- 
titude; à  l'ouest  le  pied  des  Montagnes  Rocheuses;  au  nord,  le 
cours  de  la  riVière   Athaboska.     Le  triangle  renfermé  dans  ces 


» 


ESQUISSE  GÉOGRAPHIQUE.  677 

limites  forme  une  étendue  d'environ  179,869  milles  en  superficie. 

Cette  immense  plaine  peut  être  divisée  en  trois  groupes  de  for- 
mation et  d'âges  différents,  qui  forment  trois  niveaux  aussi  diffé- 
rents. Le  plus  récent  de  ces  groupes  comprend  les  basses  prairies 
qui  entourent  le  lac  Winipeg  et  le  lac  Manitoba,  ainsi  que  les 
autres  lacs  avoisinant  ces  deux  grandes  mers  intérieures,  groupes 
qui  forment  le  premier  niveau. 

Dans  les  environs  du  fort  Garry,  le  sol  supérieur  de  cette  prairie 
se  compose  d'une  marne  argilacée,  disposée  en  couches  stratifiées. 
Cette  couche  de  marne  repose  sur  un  lit  d'argile  dur,  qui  perce  à 
plusieurs  endroits  sur  les  bords  de  la  rivière  Rouge.  Les  couches 
supérieures  de  cette  argile  contiennent  des  feuilles,  des  morceaux 
de  bois  et  des  roseaux  et  d'autres  matières  végétales  indiquant 
d'une  manière  indubitable  que  les  eaux  du  lac  Winipeg  recou- 
vraient jadis  toute  cette  partie  des  prairies.  Cet  ancien  fond  de  lac 
s'étend  jusque  dans  le  Minnesota  et  offre  partout  à  la  vue  un  sol 
riche,  accidenté  par  de  petits  bancs  de  gravier,  formant  autrefois 
des  hauts-fonds  dans  le  lac,  ou  par  des  buttes  de  calcaire  magnésien, 
telles  que  les  collines  de  Pierre,  à  l'est  du  fort  Garry. 
[>s  Les  mêmes  formations  et  les  mêmes  terrains  d'àlluvion,  de  couleur 
gris  tendre,  se  retrouvent  dans  la  vallée  de  la  rivière  la  Pluie. 

La  montage  de  Pembina,  haute  d'environ  250  pieds,  forme  la 
limite  orientale  du  second  niveau.  Après  avoir  traversé  le  49° 
latitude,  cette  montagne  ou  élévation  court  au  nord-ouest  et  s'af- 
faisse pour  laisser  passer  l'Assiniboine  près  du  confluent  de  la 
rivière  Souris,  puis  se  continue  au  nord  par  l'élévation  située  à 
l'ouest  du  lac  Manitoba,  de  la  montagne  Dauphin  aux  collines  Bas- 
quia.  Le  fort  à  la  Corne  se  trouve  sur  la  limite  est,  et  l'extrémité 
de  ce  second  niveau,  qui  est  à  1,600  pieds  au-dessus  de  la  mer  dans 
les  collines  Dauphin.  Les  prairies  du  haut  de  l'Assiniboine,  de  la 
rivière  Qu'appelle,  et  de  la  Saskatchewan,  depuis  le  fort  à  la  Corne 
jusqu'au  Coude,  sur  le  bras  sud,  et  jusqu'au  fort  Pitt,  sur  le  bras 
nord,  appartiennent  à  ce  second  plateau,  qui  se  continue  jusqu'au 
Grand  Coteau  du  Missouri.  ^ 

La  composition  des  terrains  de  cette  division  est  bien  différente 
de  celle  des  terrains  du  premier  niveau,  dans  les  environs  du  lac 
Winipeg  et  du  fort  Gajry.  Le  sable  est  l'élément  qui  prédomine. 
En  allant  à  l'ouest  de  la  rivière  Pembina,  ces  dépôts  prennent  une 
couleur  grise  et  renferment  une  grande  quantité  de  matières  cal- 
caires imparfaitement  stratifiées.  Au  fort  Ellice  et  en  beaucoup 
d'endroits  de  la  région  située  à  l'ouest  et  au  sud,  la  couche  supéri- 
eure du  sol  se  compose  de  fragments  du  schiste  crétacé  qui  forme 
la  couche  inférieure.    Dans  la  vallée  de  la  rivière  Qu'appelle,  le 


678  REVUE  CANADIENNE. 

sol  se  compose  d'une  argile  dure,  sablonneuse  et  rouge,  souvent 
remplacée  par  l'argile  bleue  et  des  couches  de  gravier. 

En  général,  la  composition  des  terrains  de  ce  second  niveau  est 
variable  et  locale  ;  on  y  trouve  des  cailloux,  principalement  sur 
les  versants  des  collines,  indiquant  que  cette  plaine  a  été  formée 
par  dénudation. 

Les  collines  forment  deux  lignes  parallèles  qui  suivent  en  géné- 
ral le  contour  de  la  voie  sud  du  lac  Winipeg.  Les  principales  sont 
celles  du  Pas,  du  Porc-Epic,  continuées  à  l'ouest  par  les  montagnes 
du  Tondre,  de  la  Souris  et  de  la  Tortue.  La  conformation  de  ces 
montagnes  est  uniforme  :  elles  s'élèvent  graduellement  à  l'ouest 
pour  s'affaisser  soudainement  à  l'est,  où  elles  sont  escarpées  et 
forment  des  amas  de  gros  sable  rempli  de  cailloux.  Le  côté  est 
de  ces  monts  est  généralement  boisé  et  renferme  beaucoup  de  petits 
lacs. 

Les  montagnes  de  l'Aigle, du  Tondre  et  du  Cyprès — cette  dernière 
n'est  que  l'extrémité  septentrionale  du  Grand  Coteau  du  Missouri, 
décrivent  l'arc  qui  forme  la  limite  orientale  du  troisième  niveau 
ou  plateau,  borné  à  l'ouest  par  les  Montagnes  Rocheuses.  Les  rivi- 
ères Souris,  Qu'appelle  et  Assiniboine  ont  leurs  sources  à  l'est  de 
ce  plateau,  qui  n'est  traversé  à  son  extrémité  est  que  par  les  deux 
branches  de  la  Saskatchewan,  qui  coulent  à  cet  endroit  à  1,600 
pieds  au-dessus  du  niveau  de  la  mer.  La  ligne  que  suit  le  cours 
de  la  rivière  Athabaska  depuis  les  montagnes  jusqu'au  confluent 
de  la  rivière  l'Eau  Claire  forme  à  peu  près  la  limite  nord  de  ce 
troisième  plateau. 

L'extrémité  de  ce  plateau  est  très  accidentée  par  des  buttes  et 
des  bas-fonds  formées  par  l'action  de  l'eau  sur  les  strates  d'argile 
molle  du  groupe  crétacé  et  rempli  de  cailloux.  Il  y  a  dans  ces  en- 
droits beaucoup  de  lacs  imprégnés  de  matières  salines  dans  lesquelles 
le  sulfate  de  soude  est  l'élément  qui  prédomine.  On  rencontre 
dans  cette  partie  du  troisième  plateau  des  amas  de  sable  qui  formen  t 
des  plaines  marécageuses  couvertes  de  bois,  surtout  à  l'ouest. 

Les  couches  de  sar-le  recouvrent  des  strates  crétacées,  composées 
de  fragments  de  roches  métamorphiques  parmi  lesquels  on  trouve 
rarement  du  calcaire.  A  une  cinquantaine  de  milles  des  Montagnes 
Rocheuses,  on  rencontre  des  formations  de  roches  erratiques,  de 
masses  de  granit  reposant  sur  des  strates  de  sable,  un  mélange  de 
quartz  et  de  feldspath  rouge  portant  de  légères  traces  de  mica. 
Les  vallées  plates  des  rivières  qui  sillonnent  cette  région  forment 
deux  ou  trois  terraces  alluviennes  superposées.  Ces  terraces,  à 
une  centaine  de  milles  des  Montagnes  Rocheuses,  sont  souv( 
formées  par  des  amas  de  fragments  quartzeux  et  calcaires. 


ESQUISSE  GÉOGRAPHIQUE.  679 

L'existence  de  strates  tertiaires  n'a  été  constatée  qu'en  un  seul 
endroit  à  l'ouest  des  collines  du  Cyprès,  par  Mr.  Sullivan,  qui  a 
trouvé  des  ostrea  velaniana  associés  aux  modista  et  quelques  autres 
fossiles.  Mais  les  formations  tertiaires  se  rencontrent  en  beaucoup 
d'endroits  à  l'est  de  ces  collines.  On  les  rencontre  sur  les  bords  de  la 
rivière  Souris,  sous  forme  de  lignite,  au  bras  sud,  et  bord  et  au 
confluent  de  la  rivière  la  Biche  (Red  Deer)  au  109»  30'  longitude 
et  51^  latitude,  et  sur  les  bords  de  la  rivière  Qu'appelle,  où  M. 
Hind  a  retrouvé  les  fossiles  qui  caractérisent  le  groupe  crétacé  supé- 
rieur. Il  y  a  aussi  le  long  du  Bras  nord  de  la  Saskatchewan,  prè^ 
des  collines  de  l'Aigle,  des  bancs  de  grès  qui  paraissent  appartenir 
au  groupe  tertiaire  ou  crétacé,  ce  qui  prouverait  que  la  distribution 
des  terrains  de  cet  âge  est  très  irrégulière. 

Presque  toute  la  région  de  prairie  située  à  l'est  des  Montagnes 
Rocheuses  renferme  des  strat(3S  crétacées,  qui  se  trouvent  en 
si  grande  quantité  dans  toute  la  partie  centrale  de  l'Aniérique  du 
Nord. 

Les  terrains  dévoniens  forment  d'une  manière  presqu'exclusive 
les  vallées  des  rivières  la  Biche,  à  la  Paix  et  d'une  partie  de  celle 
du  Mackenzie.  Us  comprennent  toute  la  région  entourée  par  les 
Montagnes  Rocheuses  à  l'ouest,  la  mer  Arctique  au  nord,  la  zone 
granitique  à  l'est  et  les  terrains  siluriens  au  sud. 

A  partir  du  lac  des  Sables,  on  rencontre  le  long  des  rivières  des 
bancs  de  terre-glaise  iloam),  des  masses  roulées  de  grès  quartzene 
fin  et  de  sable,  et  en  laissant  la  bande  granitique  à  l'Ile  à  la  Crosse^ 
on  trouve  une  formation  différente  dans  la  vallée  de  la  rivière  à 
la  Biche  et  son  affluent,  la  riviè  re  à  l'Eau  Glaire.  Les  bords  de 
cette  dernière  rivière  se  composent  de  profondes  couches  de  sable^ 
renfermant  des  masses  de  grès,  reposant  sur  l'immense  couche  de 
calcaire  qui  longe  la  rivière  jusqu'à  son  confluent  avec  la  rivière  la 
Biche.  Les  dépôts  de  sable  et  de  grès  alternent  avec  des  couches 
de  schiste  bitumineux  qui  ont  jusqu'à  150  pieds  d'épaisseur.  Ces 
dépôts  bitumineux  forment  le  trait  distinctif  de  la  formation  dévo- 
vonienne  que  nous  considérons  et  se  retrouvent  dans  une  immense 
étendue,  puisqu'on  les  a  retrouvés  en  plusieurs  endroits  le  long  du 
Mackenzie  jusqu'à  la  mer  Arctique.  Les  sources  et  les  puits  de 
bitume  liquide  sont  de  commune  occurrence  dans  toute  cette  région, 
et  sur  les  bords  de  la  rivière  la  Biche  les  couches  de  schistes  sont 
tellement  imprégnées  de  ce  minéral  qu'elles  sont  plastiques.  Ces 
strates  bitumineuses  sont  évidemment  de  l'âge  des  schistes  de 
Marcellus. 

Le  calcaire  qui  abonde  le  long  de  la  rivière  des  Esclaves  est, 
comme  celui  qu'on  trouve  sur  les  bords  de  la  rivière  la  Biche,  très 


680  REVUE  CANADIENNE. 

bitumineux;  mais  il  est  surtout  remarquable  à  cause  de  son  asso- 
ciation à  une  des  couches  considérables  de  gypse  grisâtre  com- 
pacte et  des  salines  très  riches.  Lorsque  ces  salines  sont  rapprochées 
des  roches  cristallines,  elles  renferment,  comme  celles  du  lac 
Winipeg,  beaucoup  de  magnésie. 

Le  long  du  Mackenzie,  on  trouve  aussi  beaucoup  de  matières 
organiques  décomposées  et  des  gisements  carbonifères  qui  semblent 
correspondre  avec  certaines  formations  des  terres  arctiques.  On 
rencontre  aussi  dans  la  vallée  de  cette  rivière  et  de  quelques-uns 
de  ses  principaux  affluents  des  couches  de  lignite  recouvertes  par 
des  bancs  de  sable  d'où  projettent  des  cailloux  et  du  gravier. 

Les  formations  bitumineuses  du  Mackenzie  sont  presque  partout 
associées  à  des  composés  d'alun,  qui  apparaissent  dans  les  schistes 
friables  des  bords  de  cette  rivière  à  son  embouchure,  dans  le  cir- 
cuit qu'elle  décrit  en  descendant  des  montagnes  et  sur  les  bords  de 
la  rivière  Peel  et  du  lac  du  Grand  Ours. 

Les  terrains  qui  renferment  du  lignite  apparaissent  à  cent  cin- 
quante milles,  environ,  des  Montagnes  Rocheuses,  ont  une  largeur 
de  cinquante  milles  avec  longueur  de  1,300  milles,  ce  qui  donne 
une  étendne  de  65,000  milles  en  superficie. 

Ces  formations  de  lignite  apparaissent  sur  la  Saskatchewan 
nord,  à  50  ou  60  milles  plus  bas  que  le  fort  Edmonton,  sur  les  rivi- 
ères McLeod,  Athabaska,  Pembina,  à  la  Fumée,  à  la  Paix  et  Mac- 
kenzie, et  les  recherches  de  Sir  John  Rjchardson  et  du  Dr.  Hector 
établissent  que  ces  divers  endroits  ne  sont  que  les  parties  saillantes 
de  la  formation,  qui  présente  partout  les  mômes  caractères. 

Aux  environs  du  fort  Edmonton,  la  vallée  de  la  Saskatchewan 
est  plate  et  la  rivière  coule  sur  un  lit  creusé  à  une  profondeur  de 
de  40  à  60  pieds.  Lorsque  les  bords  du  lit  sont  coupés  à  pic,  leur 
section  expose  des  strates  horizontales  d'argile  arénacée,  qui  se 
transforme  parfois  en  grès,  avec  des  concrétions  sphériques,  ou  en 
schiste  argilleux.  En  beaucoup  d'endroits  les  strates  sont  remplies 
de  nodules  de  minerai  de  fer  mêlés  à  des  fragments  de  matière 
végétale.  C'est  dans  les  strates  d'argile  que  se  trouve  le  lignite, 
dont  la  pureté  varie  souvent. 

Ce  lignite  s'enflamme  difficilement,  mais  sa  comburation  dure 
longtemps  une  fois  qu'elle  a'commencé,  et  s'opère  d'une  manière 
si  complète  qu'elle  ne  laisse  rien  autre  chose  qu'une  cendre  couleur 
d'orange.  Bien  qu'il  soit  généralement  compact,  comme  le  char- 
bon bitumineux  fin,  ce  lignite  renferme  beaucoup  d'eau  et  se  fen- 
dille lorsqu'il  reste  longtemps  exposé  à  l'action  de  l'air. 

Sur  les  bords  de  la  Saskatchewan,  du  côté  du  fort  Edmonton^ 
il  y  en  a  deux  couches  de  dix-huit  pouces  d'épaisseur  ;sur  l'auti 


ESQUISSE  GÉOGRAPHIQUE.  681 

côté  de  la  rivière,  un  peu  plus  cas,  le  Dr.  Hector  en  a  vu  des  lits 
de  qaatre  et  six  pieds  d'épaisseur.  Au  milieu  de  la  couche  de  six 
pieds  se  trouve  une  couche  d'argile  mêlée  de  magnésie  et  de  stéa- 
tite  ayant  de  cinq  à  huit  pouces  d'épaisseur.  On  trouve  aussi  daos 
le  sous-sol  des  fragments  de  bois  silioifiés  semblables  à  ceux  que 
referment  les  couches  supérieures  de  lignite  de  la  rivière  au  Ca- 
ribou (Red  Deer).  Le  lignite  des  environs  d'Edmonton  est  em- 
ployé par  le  forgeron  du  fort,  qui  ne  lui  trouve  pas  d'autres  défauts 
que  celui  de  brûler  un  peu  le  fer,  ce  qui  est  causé  par  la  combi- 
naison du  souffre  que  renferme  le  charbon,  avec  le  fer. 

A  seize  milles  plus  bas  que  l'embouchure  de  la  rivière  Brazeau, 
qui  se  jette  dans  la  Saskatchewan,  on  retrouve  aussi  des  composés 
arénacés  contenant  du  lignite  et  l'on  observe  les  même  formations 
jusqu'au  pied  des  Montagnes  Rocheuses.  Mais  ces  formations  sont 
différentes  de  celles  d'Edmonton  et  ressemblent  plutôt  à  des  dépôts 
de  grève.  Sa  composition  minérale  varie,  et  il  y  a  de  considérables 
gisements  de  grès,  au  grain  fin  et  gros,  qui  ne  s'approchent  jamais 
des  conglomérats.  Cette  formation,  telle  qu'elle  apparaît  au  fort 
des  Montagnes  Rocheuses,  se  divise,  par  sa  composition  minérale, 
en  trois  groupes,  qui  passent  sans  superposition  de  l'un  à  l'autre  : 

lo.  Grès  à  gros  grains  composé  de  grains  de  quartz  argileux, 
liés  par  des  matières  calcifères,  en  petite  quantité. 

2o.  Lits  de  grès  vert  argileux  qui,  devenant  friable  à  l'air,  forme 
des  talus  en  pente  douce,  d'où  sortent  des  blocs  de  concrétion.  Ces 
lits  sont  généralement  horizontaux  et  recouverts  de  strates  de 
grès  dur. 

3o.  Couches  irrégulières  et  alternées  d'argile  schiteuse  et  de  grès 
argileux,  renfermant  du  lignite,  ressemblant  beaucoup  aux  deux 
couches  d'Edmonton. 

Au  fort  des  Montagnes  Rocheuses,  il  y  a  des  couches  irrégulières 
de  sable  et  d'argile  avec  de  grands  bancs  de  grès  pur,  dans  lesquels 
se  trouvent  de  grands  bassins  remplis  d'argiles  et  de  grès  argileux 
renfermant  beaucoup  de  lignite  et  de  minerai  de  fer. 

Du  fort  Assiniboine,sur  l'Athabaska  (lat  54°  50')  au  pied  des  mon- 
tagnes, au  rapide  de  l'Homme  Mort,  la  vallée  de  la  rivière  est  creu- 
sée dans  des  formations  de  grès  argileux  renfermant  des  couôhes 
d'argile  et  de  lignite  semblables  à  celles  du  fort  des  Montagnes  Ro- 
cheuses. 

Les  mêmes  formations  se  retrouvent  aussi  sur  la  rivière  au  Caribou 
(Red  Deer)  où  l'on  rencontre  le  lignite  en  beaucoup  d'endroits 
jusqu'aux  collines  la  Main  (Hand  Hills). 

1  a  vallée  de  la  Crique  aux  Coquilles  (Shell  Creek)  renferme  aussi 
de  fortes  couches,  épaisses  de  quatre  à  cinq  pieds,  de  lignite  com- 


682  REVUE  CANADIEMNE. 

pact  et  pur,  distribué  dans  l'argile  graveleuse  et  sablonneuse  qui 
forme  partout  la  matrice  des  couches  de  lignite. 

De  semblables  couches  de  lignite  apparaissent  le  long  de  la  ri- 
vière Bataille,  où  le  charbon  perce  les  strates  d'argile  rubanée  et 
de  bois  silicifié.  L'embouchure  de  la  Crique  du  Boeuf,(Bull  Greek) 
présente  les  mêmes  formations  de  lignite,  qu'on  a  observées  à  plu 
sieurs  endroits  sur  la  rivière  Pembina. 

Le  Mackenzie  traverse  obliquement  le  bassin  renfermant  les  for- 
mations de  lignite  et  à  sa  jonction  avec  la  rivière  du  lac  de  l'Ours, 
il  y  a  plusieurs  lits  de  lignite  superposés,  d'une  épaiseur  de  neuf 
à  dix  pieds,  séparés  par  des  couches  de  sable  et  de  gravier,  alternant 
avec  un  grès  riable  et  fin,  et  quelquefois  avec  d'épaisses  couches 
d'argile  noircie  par  des  matières  bitumineuses.  Lorsqu'on  l'extrait 
du  sol,  dit  Sir  John  Richardson,  le  charbon  est  massif  et  laisse  gé- 
néralement apercevoir  ses  tissus  ligneux.  Différentes  couches,  et 
même  différentes  parties  de  la  même  couche,  contiennent  du  char 
bon  brun  fibreux,  du  lignite  terreux  (earth  coal),  du  charbon  brun 
conchoïdal  et  du  charbon  brun  trapézoïdal.  Quelques  couches 
offrent  les  caractères  extérieurs  d'un  bitume  compact  et  ressem- 
blent, par  leurs  tissus,  leur  couleur  et  leur  éclat,  au  charbon  de 
bois;  on  pourrait  très  souvent  l'appeler  schiste  bituminifère. 

Les  formations  de  lignite  s'étendent  jusquesdans  la  mer  Arcli- 
que,  dans  l'île  Melville,  au  75^  latitude,  où  elles  ont  été  retracées 
par  le  capitaine  MacLure. 

La  division  des  terrains  plutoniques  et  des  terrains  neptuniens 
indique  assez  la  nature  de  l'exploitatipn  dont  le  nord-ouest  cana- 
dien est  suceptible.  Les  terrains  neptuniens  de  formation  schis- 
teuse et  d'alluvion  qui  couvrent  toutes  les  prairies  du  Nord-Ouest 
sont  on  ne  peu  plus  propres  à  l'agriculture  ;  tandisque  les  terrains 
plutoniques  des  montagnes  qui  séparent  les  prairies  du  lac  Supé- 
rieur et  des  rives  de  la  baie  d'Hudson  renferment  des  formations 
granitoïdes  et  porphyroïdes  où  se  trouvent  des  minéraux  et  des  mé- 
taux de  toutes  sortes.  Enfin  les  terrains  carbonifères  qui  avoisi- 
nent  les  Montagnes  Rocheuses  renferment  des  formations  dévo- 
niennes  suscepiibles  d'exploitation  agricole  et  minière. 

Quant  aux  métaux,  ils  abondent  dans  les  terrains  plutoniques  du 
Nord-Ouest.  On  trouve  dans  les  formations  porphyroïdes  de  l'ar- 
gent, des  sulphures  de  fer  et  même  de  l'or.  Quelques-uns  de  ces 
métaux  sont  déjà  l'objet  d'une  importante  exploitation  sur  les  bords 
du  lac  Supérieur  et  ils  existent  aussi  en  assez  grande  quantité  plus 
à  l'ouest. 

(A  continuer.) 


DOCUMENTS  INEDITS 

SUR 

L'HISTOIRE  DU  CANADA. 

[Suite  et  fin.) 


Quoique  ^  par  le  journal  de  Mr  De  Frontenac  et  par  les  pièces  qui 
justifient  tout  ce  qui  y  est  contenu,  dont  on  a  remis  le  duplicata 
à  Monsieur  le  Marquis,  il  soit  facile  de  découvrir  les  artifices  des 
quels  on  s'est  servi  pour  mettre  à  couvert  la  conduite  extraordi- 
naire de  M.  Duchesnau  et  de  ses  émissaires,  et  le  dessein  qu'il  a  eu 
de  donnerde  mauvaises  impressions  de  M.  De  Froutenac,néanmoins 
j*ai  cru  devoir  supplier  très  humblement  Mr.  le  Marquis  de  vou- 
loir bien  se  donner  la  peine  d'examiner  particulèrement  ce  qui 
s'est  passé  sur  les  trois  chefs  dont  il  m'a  témoigné  qu'on  se  plaignait 
de  M.  De  Frontenac. 

Sur  ce  qui  regarde  le  fils  de  Mr.  Duchesnau,  la  détention  du  Sr. 
D'Amours,  conseiller  au  conseil  souverain,  et  l'ordre  donné  au 
Sr.  d'Auteuil  de  Monceau,  Procureur  Général  du  dit  conseil,  de 
venir  rendre  compte  de  ses  actions  ;  il  y  a  trois  ans  que  MrjDuches- 
nau  écrivit  ici  que  Mr.   de  Frontenac  avait  levé  la  canne  sur  lui, 

1  Sic,  sans  titre,  mais  en  marge  au  crayon,  il  y  a  :  défense  de  M.  De  Frontenac 
jwr  un  de  ses  amis  peut-être  même  de  Mdme  De  Frontenac,  l'une  "  Des  Divines  ' 
comme  on  la  surnommait. 


^84  REVUE  CANADIENNE. 

cette  accusation,  vérifiée  fausse  par  Mr.  Golbert  même,  servira  au 
moins  à  faire  connaître  que  quand  il  se  plaint  qu'il  a  battu  son 
fils,  ce  n'est  pas  la  première  fois  qu'il  est  tombé  dans  des  égare- 
ments de  cette  nature.  Gomme  Mr  de  Frontenac  ne  s'était  pas  pu  ima- 
giner avoir  besoin  de  se  justifier  des  choses  dans  lesquelles  il  n'est 
pas  capable  de  tomber,  et  dont  il  ne  poijvait  pas  soupçonner  qu'on 
le  dût  accuser,  il  était  demeuré  dans  la  sécurité  de  son  innocence, 
sans  croire  être  obligé  de  l'appuyer  par  des  actes  et  des  pièces 
justificatives. 

Mais  la  témérité  des  premières  accusations  m'ayant  obligé  par 
le  conseil  de  ses  amis,  de  lui  mander  d'envoyer  les  preuves  de  ce 
qui  se  passerait  en  Canada,  il  doit  espérer  que  celles  qu'il  ajoute 
à  son  journal  touchant  le  fils  du  Sr.  Duchesnau,  ne  laisseront 
aucun  doute  sur  la  fausseté  avec  laquelle  il  a  osé  avancer  que  son 
fils  a  été  battu  par  Mr.  de  Frontenac,  que  ce  jeune  homme  méritait 
un  châtiment  exemplaire  et  que  le  soulèvement  en  armes  des  do- 
mestiques du  père  et  les  bariacades  de  sa  maison,  sont  encore  moins 
excusables  ;  la  plainte  de  Mr.  Duchesnau,  du  prétendu  mauvais 
traitement  fait  à  son  fils,  n'a  de  fondement  que  la  liberté  qu'il  se 
donne  d'écrire  qu'il  a  été  battu,  et  quoiqu'il  dût  suffire  à  Mr.  de 
Frontenac  d'assurer  que  cette  plainte  est  inventée,  pour  espérer 
qu'il  en  serait  cru,  il  a  jugé  à  propos  d'envoyer  les  preuves  du  con- 
traire outre  les  preuves  qui  étaient  dans  le  cabinet  et  dans  la 
chambre  de  Mr  de  Frontenac,  lesquels  rapportent  ce  qui  s'est 
passé  lorsque  le  Sieur  Duchesnau  fils  y  est  venu,  celles  qui 
étaient  chez  le  dit  Sieur  Duchesnau  Père,  au  retour  du  fils, 
rendent  témoignage  qu'il  ne  s'est  point  plaint  d'avoir  été  bittu, 
il  ne  s'est  avisé  de  le  dire  que  depuis  pour  éluder  la  satisfaction 
pour  laquelle  Mr.  de  Frontenac  l'avait  renvoyé  à  son  père  même, 
sur  les  insolences  dont  il  avait  usé,  jusqu'à  lui  dire,  à  lui-même, 
qu'il  donnerait  des  coups  de  bâton  à  ses  gardes. 

Le  désintéressement  de  Mr.  de  Frontenac,  et  la  religion  avec  la- 
quelle il  s'est  attaché  à  l'exécution  des  ordres  du  Roi,  et  l'avantage 
de  la  colonie,  ne  pouvant  pas  s'accorder  aux  intérêts  du  dit  Sr. 
Duchesnau,  ni  des  autres  personnes  qui  voient  leur  autorité  dimi- 
nuée,ils  ont,  à  défaut  d'autres  prétextes,  essayé  de  persuader  que  Mr. 
de  Frontenac  était  sujet  à  de  grands  emportements,  et  ils  ne  se  sont 
portés  à  des  extrémités  avec  lui,  que  pour  l'obliger  à  en  venir  aussi 
à  la  violence  avec  eux,  et  que  dans  la  pensée  de  justifier  tout  ce 
qu'ils  ont  avancé  contre  lui.  Quand  Mr.  de  Frontenac  ne  serait 
pas  connu  pour  un  homme  assez  modéré,  ce  qui  s'est  passé  cette 
année  en  Canada,  doit  suffire  pour  persuader  sa  modération,  si 
Monsieur  le  Marquis  voulait  jeter  les  yeux  sur  les  pièces  qui  justi- 


DOCUMENTS  SUR  L'HISTOIRE  DU  CANADA.  685 

fient  la  lecture  faite  par  le  dit  Sr.  Duchesnau  d'un  libel  inju- 
rieux contre  Mr.  de  Frontenac  en  plein  conseil,  *  et  sur  la  décla- 
ration du  Sr.  de  la  Vallière,  contenant  ce  qui  s'est  passé  entre 
Mr.  Duchesnau  et  Mr.  de  Frontenac  le  15  Octobre  dernier,  il 
▼errait  un  échantillon  des  égarements  du  premier  et  de  la  patience 
de  l'autre.  Il  n'y  a  que  Mr.  de  Frontenac  qui  se  fût  contenté  de 
tenir  en  arrêt  pendant  quelques  jours  le  Sr.  D'amours  conseiller 
en  conseil  souverain,  après  les  insolences  avec  lesquelles  il  avait 
répondu  à  une  simple  réprimande  qu'il  lui  avait  faite,  à  cause 
d'une  contravention  aux  ordres  du  Roi,  pour  avoir  envoyé  une 
barque  en  traite  sans  permission,  Mr.  de  Frontenac  aurait  appré- 
hendé qu'on  n'eût  trouvé  à  redire  à  sa  modération,  s'il  ne  s'était 
cru  endroit  de  mépriser  le  procès  du  dit  Sr.  D'amours  en  ce  qui  le 
regardait  personnellement  et  de  ne  le  pas  traiter  à  la  rigueur  par 
nne  première  faute,  à'  cause  de  son  caractère  de  conseiller. 

Le  Sr.  de  Monceaux,  Procureur  général,  ainsi  que  le  dit  Sr. 
D'amours,  et  la  pluspart  des  autres  officiers  du  conseil,  n'a  fait  que 
suivre  les  mouvements  et  l'exemple  de  Mr.  Duchesnau,  et  il  paraît 
que  Mr.  de  Frontenac  aurait  été  beaucoup  répréhensible  s'il  n'a- 
vait pas  envoyé  le  dit  Sr.  de  Monceaux  à  la  cour  pour  répondre  sur 
vingt-un  procès  verbaux  faits  contre  Mr.  de  Frontenac,  la  consé- 
quence n'en  serait  pas  moins  dangereuse  quand  ils  ne  seraient  pas 
pleins  de  faussetés  et  de  choses  de  néant  comme  ils  paraissent.  Mr. 
de  Frontenac  ne  s'est  pas  imaginer  de  moyen  plus  doux  pour 
arrêter  le  cours  d'une  entreprise  si  scandaleuse. 

Monsieur  le  Marquis  jugera  s'il  lui  plaît  de  la  peine  qu'elle 
mérite  et  de  ce  qu'on  peut  attendre  d'un  homme  de  l'âge  du  dit 
Sr.  de  Monceaux  qui  a  été  établi  Procureur  général  avant  vingt 
deux  yns. 


MÉMOIRE    ET   PREUVES     DE    LA   CAUSE    DU     DÉSORDRE   DES    COUREURS 
DE   BOIS,   AVEC    LE   MOYEN   DE   LES   DÉTRUIRE. 

'L'on  ne  répétera  pas  ce  qui  a  été  dit  les  années  passées^  pour  n'en  pas 
fatiguer  Monsieur  le  Marquis  de  Seignelay. 

M.  de  Frontenac  n'oublie  et  n'ép:*rgne  rien  contre  les  coureurs  de 
bois,  et  il  n'y  en  aurait  plus,  s'ils  n'étaient  pas  protégés  par  M.  Du- 
chesnau, Intendant,  par  Comporié,  prévost  des  maréchaux,  et  par 
Aubert  de  la  Chesnaye,  l'un  des  intéressés  de  la  ferme  du  Roi. 

^  En  marge,  au  crayon  :  je  ne  trouve  pas. 


686  REVUE  CANADIENNE. 

M.  riiitendant,  le  Prévôt  et  la  Chesnay,  font  îin  commerce  public, 
et  tiennent  des  magasins  ouverts  de  toutes  sortes  de  marchandises, 
la  traite  pour  les  sauvages  dans  leurs  maisons  à  Québec,  ils  en  ont 
aussi  un  dans  la  maison  du  seigneur  de  Hautménil  au  Montréal  ; 
Riverin,  que  M.  l'inlendantdit  être  un  de  ses  secrétaires,  et  les  nom- 
més Boucher,  Dubuisson,  Thibaut  et  Fauvel,  sont  leurs  commis 
qui  font  leur  débit,  et  reçoivent  les  pelleteries  des  coureurs  de  bois, 
le  Prévôtet  la  Chesnaye  équipent  et  euvoyent  eux-mêmes  des  canots 
et  des  hommes  en  traite  de  tous  côtés. 

M.  de  FriDntenac  est  obligé  de  mettre  des  gens  à  ses  frais  pour 
découvrir  l'arrivée  des  coureurs  de  bois  et  comme  ses  ordres  au 
prévôt  des  maréchaux  pour  aller  les  prendre  ne  serviraient  de  rien, 
il  emploie  ses  gardes  et  donne  ses  ordres  aux  gouverneurs  particu- 
liers pour  aller  avec  les  soldats  de  leurs  places  les  arrêter  secrète- 
ment. 

Mais  ses  dépenses  et  ses  soins  sont  inutiles  parceque  M.  l'Inten- 
dant, seul  maître  des  poursuites,  et  intéressé  pour  le  débit  de  ses 
marchandises,  à  maintenir  les  coureurs  de  bois,  emploie  toute  l'au- 
torité de  son  caractère  à  les  absoudre,  et  à  éluder  les  plaintes  et 
les  recherches  contre  ceux  qui  les  reçoivent  avec  leurs  pelleteries, 
et  qui  les  équipent  comme  lui,  pour  retourner  en  trait. 

M.  l'Intendant  a  été?  contraint  de  condamner  les  nommés  Lemieux 
frères  et  Hertel,  que  M.  de  Frontenac  fit  arrêter,  et  qui  furent  plei. 
nement  convaincus  par  les  dépositions  des  gardes  et  par  les  inter- 
rogatoires que  M.  de  Frontenac  leur  fit  lui-môme  prêter  lors  de  leur 
capture  au  Montréal,  mais  il  n'y  a  eu  que  de  simples  condamna- 
tions d'amendes,  éludées  et  rendues  inutiles  par  M.  l'Intendant 
même,  qui  les  fit  sortir  de  prison,  sans  payer  aucune  chose  contre 
les  déclarations  du  Roi  !  La  maison  seigneuriale  de  la  Chesnaye, 
à  six  lieues  de  Montréal,  sur  la  rivière,  est  une  retraite  continuelle 
et  publique  de  coureurs  de  bois  ;  depuis  trois  ans,  les  ordres  de  M. 
de  Frontenac  au  prévôt  pour  y  aller  et  les  prendre  avec  leurs  pel- 
leteries, n'ont  point  eu  d'effet  et  M.  l'Intendant  n'a  pas  voulu  infor- 
mer, ni  faire  aucune  procédure,  parceque  Aubert,  maître  de  la  mai- 
son, le  prévôt  et  d'autre,  leurs  associés,  y  seraient  impliqués. 

M.  de  Frontenac,  étant  au  Montréal,  fut  averti  qu'il  y  avait  plu- 
sieurs coureurs  de  bois  avec  leurs  pelleteries  dans  cette  maison  de 
la  Chesnaye,  et  qu'ils  y  amassaient  leurs  marchandises  pour  retour- 
ner en  traite,  il  donna  un  ordre  par  écrit,  à  l'officier  de  ses  gardes^ 
pour  y  faire  aller  le  Prévôt  et  l'accompagner  avec  des  soldats,  mail 
le  Prévôt  éluda  pendant  plusieurs  jours,  et  son  procès  verbal  qu*l 
ne  put  refuser,  prouve  sa  connivence  et  ça  prévarication. 

Le  fermier  de  la  Chesnaye,  nommé  Perrotin,  y  est  très  chargé 


DOCUMENTS  SUR  L'HISTOIRE  DU  CANADA.  68  7 

convaincu  par  les  pelleteries  trouvées  en  plusieurs  endroits  de  la 
maison,  et  par  les  déclarations  de  deux  personnes  avec  sa  propre  con. 
fession  ;  néanmoins  le  Prévôt  ne  l'arrêta  point,  il  laissa  les  pelle- 
teries sans  les  saisir,  il  ne  fit  pas  même  une  description  exacte  de 
leur  qualité,  parce  qu'elle  était  trop  grande,  et  qu'il  voulait  la  dis- 
simuler. Le  même  procès-verbal  contient  une  indication  de  la 
route  de  ces  coureurs  de  bois,  avec  offres  de  découvrir  toutes  choses 
en  justice,  et  le  prévôt  ne  voulut  point  les  suivre,  ni  informer. 

Enfin  M.  de  Frontenac  ayant  fait  commencer  deux  jours  après 
une  information  par  le  juge  de  Montréal,  ce  juge  qui  trouva  la  dé- 
position du  premier  témoin  très-considérable,  n'osa  continuer,  parce 
que  M.  l'Intendant  veut  connaître  seul  de  ce  qui  regarde  les  cou- 
reurs de  bois.  Les  nommés  Lemoyne  et  Lebert  associés,  devenus 
fameux  négociants  de  traites  depuis  qu'ils  sont  liés  d'intérêt  avec 
M.  l'Intendant,  le  Prévôt  et  la  Ghesnaye,  tiennent  un  très  grand 
magasin  à  Montréal,  où  ils  reçoivent  les  coureurs  de  bois  avec  leurs 
pelleteries  publiquement,  ils  les  fournissent  de  toutes  choses  pour 
retourner  en  traite,  et  ils  ont  d'autres  magasins  dans  plusieurs  ha- 
bitations les  plus  proches  des  outaouas,  spécialement  au  bout  de 
nie  de  Montrée)!,  à  l'Ile  de  St.  Paul,  et  à  la  rivière  du  loup,  le  frère 
et  les  enfants  de  ce  Lemoyne  y  sont  avec  plusieurs  domestiques, 
ils  y  attirent  les  sauvages,  et  traitent  aussi  avec  des  coureurs  de 
bois. 

Ces  deux  particuliers  Lemoyne  et  Lebert,  avaient  pour  plus  de 
35,000  francs  de  castor,  sans  les  autres  pelleteries,  l'année  dernière: 
et  bien  loin  d'informer  contre  eux,  ce  Lebert  était  à  Québec  aupara- 
vant le  départ  des  derniers  vaisseaux,  M.  l'Intendant  et  la  Chesnaye 
voulaient  que  le  commis  du  bureau  prit  ses  pelleteries  à  plus  haut 
prix  que  celui  fixé  par  la  déclaration  du  Roi,  et  parceque  le  com- 
mis refusa,  M.  l'Intendant  s'emporta  et  s'oublia  jusqu'à  dire  publi- 
quement qu'il  fallait  rétablir  la  liberté  et  jeter  les  commis  et  le 
bureau  dans  la  rivière,  le  peuple  s'émeut,  et  il  s'en  fallut  peu  qu'il 
n'arrivât  sédition. 

La  barque  la  Sle.  Anne  que  la  Chesnaye  avait  envoyée  en  traite 
'Our  son  compte  particuher  sous  prétexte  de  la  pêche,  et  qui  était 
commandée  par  son  neveu  Maheu,  en  l'année  1679,  fut  menée  en 
traite  dans  les  lieux  défendus,  et  les  pelleteries  portées  aux  anglais, 
la  chose  a  été  avisée  au  retour  de  la  barque,  et  justifiée  par  plusieurs 
actes  en  bonne  forme,  mais  M.  l'Intendant  n'a  pas  voulu  en  rece- 
voir de  plainte,  ni  faire  la  moindre  procédure,  quoique  le  transport 
des  pelleteries  hors  h  Royaume,  méritât  une  exemplaire  punition. 


688  REVUE  CANADIENNE 

Les  nommés  Lalandp,t)eaiifrère,etJolliet,(l)  neveu  delà  Ghesnaye» 
étant  allé  avec  un  vaisseau  du  côté  de  Tadoussac,sous  prétexte  d'une 
concession  pour  la  pêche  de  l'Ile  d'Anticosti,  furent  accusés  et  con- 
vaincus après  leur  retour  au  mois  de  mars  de  l'année  dernière  1680, 
d'avoir  attiré  les  sauvages  et  non  seulement  porté  les  pelleteries  aux 
anglais, mais  d'être  entrés  en  traite  avec  le  gouverneur  de  la  baie  du 
nord  d'Hudson,etd'en  avoir  reçu  des  présents.  Il  fallait  prononcer  l'a- 
mende de  2,000  frs.  avec  la  confiscation  du  vaisseau  et  de  tout  ce  qui 
était  dedans,à  cause  de  la  traite,et  ajouter  quelque  peine  exemplaire 
pour  le  surplus.  Cependant  Monsieur  Duchesnau  rendit  son  ordon- 
nance dans  sa  maison,  signée  de  lui  et  de  l'un  dé  ses  secrétaires,  le 
28  du  même  mois  de  mars,  portant  permission  à  ces  accusés,  de 
retourner  et  faire  partir  leur  vaisseau  pour  la  pêche  sous  de  simples 
défenses  de  traiter  ni  attirer  les  sauvages,  à  peine  de  2,000  frs.  d'a- 
mende et  de  confiscation  du  vaisseau  et  marchandises. 

Boisseau, agent  général  des  fermiers,  lui  donna  une  requête  avec 
augmentation  de  prémice,  le  môme  jour,  croyant  faire  changer  le 
jugement,  mais  M.  l'Intendant  rendit  dès  le  lendemain  matin  une 
seconde  ordonnance  conforme  à  celle-là,  pour  sauver  les  mômes 
accusés  qu'il  n'eût  pu  faire  absoudre  au  Conseil.  Boisseau  se  plai- 
gnit hautement,  et  publia  qu'il  enverrait  exprès  en  France  pour 
avertir  ses  maîtres  de  l'injustice  ouverte  de  ces  deux  ordonnances; 
M.  l'Intendant,  pour  l'apaiser,  donna  une  3e  ordonnance  le  4  avril 
ensuivant,  qui  porte  condamnation  de  500  frs.  d'amende, contre  ces 
Lalande  et  Jolliet,  et  confiscation  de  leur  vaisseau,  avec  défenses 
de  récidiver. 

Et  comme  c'était  le  temps  de  retourner  en  traite,  et  que  Boisseau 
se  saisit  du  vaisseau  confisqué;  la  Chesnaye  associé  de  ces  Lalande 
et  Jolliet,  ses  beaufrère  et  neveu,  prit  tous  les  ouvriers  qui  tra- 
vaillaient aux  vaisseaux  de  la  ferme;  et  les  mit  à  radouer  promp- 
tement  sa  barque  la  Ste.  Anne^  sur  laquelle  Jolliet  et  Lalande  par- 
tirent les  premiers  jours  du  mois  de  mai,  auparavant  qu'il  yen  eut 
aucun  de  la  ferme  en  état. 

Ils  retournèrent  à  Québec  au  mois  de  Septembre  dernier  avec 
leur  barque  chargée  de  pelleteries  et  autres  marchandises.  Boisseau 
se  plaignant  qu'ils  avaient  attiré  les  sauvages^  et  traité  avec  eux 
dans  les  limites  de  Tadoussac,  qu'ils  y  avaient  mis  de  leurs  gens  à 
terre  pour  hiverner  et  continuer  la  traite  que  la  Chesnaye  était 
associé,  qu'ils  ruineraient  sa  ferme,  et  que  la  traite  de  Tadoussac 
avait  moins  produit  de  dix  mille  livres  au  bureau  que  l'année  pré- 
cédente.   Tous  ces  faits  furent  bien  prouvés  et  l'on  ne  pouvait  pas 

(1)  En  maf-ge  .-  Est-ce  Zacharie  ou  Loiiis  ? 


DOCUMENTS  SUR  L'HISTOIRE  DU  CANADA.         689 

douter  de  l'importance  de  cette  traite,  puisque  la  Chenaye  avait 
fourni  et  fait  partir  sa  barque  préférablement  à  celles  de  la  ferme 
où  il  est  intéressé. 

Mais  M.  Duchesnau  a  encore  jugé  l'affaire  seul  et  dans  sa  maison  ; 
par  une  ordonnance  signée  de  lui  et  de  son  secrétaire,  le  27  sep- 
tembre dernier,  il  a  permis  à  Laiande,  Joliet  et  ses  associés,  de 
décharger  les  marchandises,  pelleteries  et  autres  choses  venues 
dans  cette  barque,  il  leur  a  fait  très  expresses  défenses  de  traiter 
ou  faire  traiter  dans  l'étendue  des  limites  de  Tadoussac,  directe- 
ment ni  indirectement,  il  a  renvoyé  la  Chesnaye  de  l'accusation 
faite  contre  lui:  et  parceqiie  Bequet,  ancien  notaire  Royal,  qui  a 
été  greffier  du  conseil  souverain,  jusqu'à  la  création  du  greffe  en 
titre  d'office,  il  n'y  a  que  deux  ans,  et  qui  est  actuellement  bailly 
des  deux  plus  grands  bailliages  du  Canada,  le  comté  de  St.  Laurent 
et  de  Beaupré,  (sic)  et  greffîerde  l'officialilé,  directeur  et  procureur 
général  de  l'Hôtel-Dieu,  avait  donné  quelques  certificats,  comme 
les  amendes  quoique  rares  contre  les  coureurs  de  bois,  ne  se 
payent  point  ;  et  qu'il  avait  témoigné  et  déposé  du  fait  de  société 
entre  la  Chesnaye,  Laiande  et  Jolliet,  il  a  été  condamné  parla 
même  ordonnance  du  27  septembre,  sur  les  simples  dénégations 
de  la  Chesnaye  et  Lalaade,sans  autre  formalité  en  30  frs.  d'amendt^ 
et  d'aller  demander  pardon  à  la  Chesnaye  en  présence  de  deux  per- 
sonnes à  quoi  faire  et  au  payement  de  l'amende  il  serait  contrai nt 
comme  pour  les  propres  affaires  du  Roi. 

Ce  jugement  qui  viole  toutes  les  lois  et  règles,  assure  l'impuni  lé 
des  coureurs  de  bois,  parce  qu'il  ne  se  trouve  plus  de  témoin  qui 
ose  parler.  M.  l'Intendant  a  encore  fait  passer  dans  les  vaisseaux 
arrivés  à  Québec  au  mois  d'octobre  dernier,  50  barriques  d'eau-dti- 
vie,  et  une  très  grande  quantité  d'autres  marchandises  de  traite  en 
son  nom,  et  sous  son  cachet,  il  a  eu  les  derniers  emportements,  et 
usé  des  dernières  violences  pour  en  ôter  la  connaissance  au  bureau. 
Il  a  rendu  des  ordonnances  foudroyantes  contre  les  capitaines  des 
vaisseaux,  contre  l'agent  général,  et  contre  les  gardes  pour  faire 
décharger  et  mener  ses  marchandises  dans  sa  maison,  sans  visite, 
ce  qui  fut  exécuté.  Tl  voulut  ensuite  forcer  un  commis,  et  deux 
gardes  de  lui  donner  un  faux  inventaire  ou  procès-verbal  de  visite  ; 
et  sur  leur  refus  il  les  fit  enfermer,  et  rendit  une  ordonnance  sur 
le  champ  en  vertu  de  laquelle  il  envoya  le  commis  en  prison,  où  il 
fut  écroué  et  demeura  jusqu'au  lendemain  dix  heures  qu'il  le  fit 
sortir. 

Toutes  ces  violences  et  l'abus  presqu'in croyable  de  l'autorité  de 
son  emploi,  ne  l'ont  pas  dispensé  d'avouer  son  commerce  de  toutes 
25  Septembre  1873.  44 


690  REVUE  CANADIENNE. 

sortes  de  marchandises,  de  traite,  en  les  réclamant,    et  les  faisant 
mener  dans  sa  maison. 

Les  gardes  qu'il  y  avait  mandés  pour  avoir  un  inventaire  de 
visite  contre  la  vérité  y  virent  six  gros  ballots  d'étoffes  de  toutes 
couleurs  à  l'usage  des  sauvages, plus  cinquante  barriques  d'eau-de- 
vie  ;  une  cassette  remplie  de  petits  clous;  quatre  ballots  de  fil  à 
coudre  de  toutes  couleurs,  chaque  ballot  pessant  au  moins  deux 
cents  livres;  sept  barils  de  riz,  pesant  20C  livres  chacun,  que 
Riverin  disait  être  des  fruits  cuits  de  Tourraine,  quatre  caisses  de 
marchandises  d'épiceries,  un  baril  de  rassade,  que  Riverin  dit  être 
pour  Lebert  avec  deux  barils  de  riz  ;  mais  cette  déclaration  ne  sert 
qu'à  prouver  la  société  de  M.  l'Intendant  avec  le  Sieur  Lebert,  une 
tonne  de  souliers  ;  les  plus  petites  tiennent  jusqu'à  350  paires  ;  une 
balle  de  cinq  cents  pièces  d'étoffes  à  l'Iroquoise,  et  quatre  barils  de 
plomb.  Il  y  avait  des  barils  de  poudre  et  plusieurs  caisses,  coffres 
et  ballots  que  M.  l'Intendant  ne  voulut  pas  faire  visiter,  et  comme 
il  ne  put  obtenir  un  procès-verbal  de  visite  contraire  à  la  vérité,  il 
fit  faire  une  fausse  déclaration,  par  son  secrétaire  Riverin,  devant 
le  Lieutenant  général  de  Québec,  qui  confirme  le  caractère  de  son 
esprit. 

Il  est  aisé  et  naturel  de  juger  que  les  profits  de  son  commerce  et 
du  débit  de  ses  marchandises  aux  coureurs  de  bois,  leur  attirent 
sa  protection,  et  font  ses  liaisons  avec  Lachenaye,  le  Prévôt, 
Lebert,  Lemoyne  et  tous  les  autres  qui  y  sont  intéressés  comme 
lui.  Le  prévôt  des  maréchaux,  les  Sieurs  Varennes,  Gouverneur 
des  Trois-Rivières,  Boucher,  son  beau-père,  Bertier,  Gautier,  Sorel 
et  La  Ghesnaye,  avaient  actuellement,  lors  du  départ  des  derniers 
vaisseaux,  chacun  cinq  canots  et  dix  hommes  en  traite  dans  les 
bois. 

La  Ghesnaye  fit  embarquer  et  partir  les  siens  publiquement  à 
Québec,  pendant  que  M.  de  Frontenac  était  à  Montréal.  Le  nommé 
Tibierge,  meunier  de  La  Ghesnaye,  intelligent  parmi  les  sauvages 
et  dans  les  bois,  parcequ'il  y  a  été  mené  en  découverte,  était  le 
conducteur  des  cinq  canots  de  La  Ghesnaye,  les  nommés  Trapé, 
compagnon  boulanger  engagé  de  La  Ghenaye,  Jean  Gai,  apprenti 
serrurier,  Pierre  Moret,  un  portugais  habitant  de  la  terre  du  beau- 
père  de  la  Ghenaye  et  cinq  autres  coureurs  partirent  avec  Tibierge, 
leur  chef;  M.  Duchesnau  n'a  pas  voulu  en  informer,  ni  faire  aucun 
acte  de  justice. 

Les  preuves  en  bonne  forme  de  tous  ces  faits,  et  de  plusieurs 
autres  encore  plus  odieux  sont  entre  les  mains  de  M.  Dollié  ami 
très  particulier  de  MM.  Duchesnau  et  de  la  Ghenaye.  Celui  qui  les 


DOCUMENTS  SUR  L'HISTOIRE  DU  CANADA.         691 

a  apportées,  et  à  la  connaissance  duquel  on  n'en  pourrait  pas  sous- 
traire, est  à  Paris. 

Voici  des  duplicata  de  quelques  pièces  dont  l'extrait  prouve  les 
principaux  articles  de  ce  mémoire.  Il  y  avait  lors  du  départ  des 
derniers  vaisseaux  huit  coureurs  de  bois  arrêtés  à  Montréal  et  aux 
environs,  par  le  gouverneur  particulier  et  les  soldats  de  la  garni- 
son, sur  l'ordre  exprès  de  M.  de  Frontenac  qui  fut  averti  à  Québec 
de  leur  descente,  le  19  octobre  dernier. 

M.  de  Frontenac  pourra  détruire  une  seconde  fois  tous  les  cou- 
reurs de  bois  en  lui  donnant  l'autorité  et  un  Prévôt  des  Maréchaux 
pour  exécuter  ses  ordres,  lequel  ne  soit  point  marchand,  ni  fils  de 
marchand,  négociant,  ni  autrement  intéressé  dans  le  négoce,  qui 
oblige  de  protéger  les  coureurs  de  bois,  et  la  chose  s'exécutera  en 
moins  de  deux  ans,  s'il  y  a  un  intendant,  aussi  sans  intérêt  dans  le 
commerce  pour  les  condamner  et  les  punir  suivant  les  ordonnances 
du  Roi. 

L'on  apprend  que  le  fils  de  Lemoine,  ci-dessus  marqué,  demande 
la  charge  de  prévôt,  ce  serait  un  nouveau  protecteur  des  coureurs 
de  bois. 


Lettre  de  Mr.  de  Frontenac  du  13  Novembre  1681 


Monsieur, 

La  déclaration  faite  au  conseil  ë^ouverain  par  Mr.  Duchesnau  le 
21  de  l'autre  mois,  qu'il  n'avait  point  eu  de  réponse  sur  les  lettres 
de  dispense  d'âge,  qu'il  était  chargé  de  savoir  si  Sa  Majesté  voudrait 
accorder  au  Sieur  de  Monceaux,  pour  la  charge  de  Procureur- 
Général,  m'oblige  à  le  faire  passer  en  France  pour  voir  s'il  les  ob- 
tiendra ;  et  ce  qui  m'y  a  déterminé,  est  l'engagement,  où,  par  ses 
réquisitoires,  il  a  mis  le  conseil  à  me  continuer  ses  algarades, 
dans  toutes  ses  séances  depuis  les  vacations.  Afin,  Monsieur,  que 
vous  puissiez  connaître  s'il  est  digne  d'occuper  cette  place,  et  si  les  su- 
jets de  plaintes  qu'il  fait  de  moi  sont  légitimes.  Dans  l'espérance 
que  j'avais  qu'il  changerait,  je  m'étais  contenté  de  vous  faire  savoir 
ceux-  qu'il  m'avait  donnés  par  sa  mauvaise  conduite,  et  par  la 
quantité  de  faux  procès  verbaux  qu'il  avait  fabriqués  à  Montréal 
avec  le  Sr.  de  la  Martinière,  et  je  pensais  qu'après  avoir  osé  les 
faire  décréter  dans  la  compagnie,  et  en  ordonner  l'envoi  à  Sa 
Majesté,  d'une  manière  à  m'en  vouloir  ôter  la  connaissance,  ils 
borneraient  là  toutes  leurs  entreprises,  et  qu'en   m'absentant  du 


692  REVUE  CANADIENNE. 

Conseil  comme  j'ai  fait,  on  me  laisserait  au  moins  attendre  cr. 
repos  ce  qu'il  vous  plaira  d'en  décider.  Mais  voyant,  Monsieur 
qu'ils  recommencent  toujours  et  que  non  contents  de  m'avoir  fait 
dans  toutes  leurs  séances  fréquentes  députations,  de  nouvelles  in- 
jures par  des  demandes  et  des  éclaircissements  plus  captieux  les 
uns  que  les  autres,  le  Procureur-Général  nécessaire  d'y  joindre  la 
supposition,  en  me  faisant  parler  autrement  que  je  n'ai  fait,  et  se 
plaignant  de  mes  mauvais  traitements  lorsqu'il  m'avait  été  député, 
quoique  le  conseiller  qui  portait  la  parole  l'en  eut  désavoué  en 
faisant  son  rapport,  j'ai  cru,  Monsieur,  que  l'unique  moyen  d'é- 
clairer toutes  ces  Impostures,  était  qu'il  se  prétend  devant  vous, 
afm  que  s'il  peut  prouver  ce  qu'il  avance,  je  reçoive  les  réprimandes 
et  les  corrections  que  je  mérite.  Mais  que  s'il  est  en  faute  et  que 
si  sa  malice  et  ses  artifices  aussi  bien  que  ceux  des  autres  vous  sont 
connus,  vous  les  repreniez  avec  la  sévérité  due  à  des  personnes  qui 
se  sont  oubliées  de  leur  devoir,  et  qui,  au  mépris  de  l'autorité  qu'il 
plaît  au  Roi  de  donner  ici  à  un  Procureur-Général,  le  voudraient 
soumettre  à  la  juridiction  du  Conseil. 

Vous  avez,  Monsieur,  trop  de  pénétration  pour  ne  pas  prévoir 
les  inconvéniens  qui  suivraient  d'un  pareil  abus  auquel  je  vous 
conjure  d'apporter  les  remèdes  nécessaires,  et  ayant  égard  aux 
insultes  continuelles  auxquelles  je  suis  exposé,  de  me  croire  en 
toute  sorte  de  respect. 

Monsieur, 

Votre  très  humble  et  très  obéissant  serviteur, 

(Signé)  Frontinac. 


A  Québec,  le  13  Novembre,  1681. 

Je  n'avais  point  voulu.  Monsieur,  vous  marquer  dans  la  cré- 
mière lettre  que  je  me  suis  donné  l'honneur  de  vous  écrire,  qu'il 
y  a  onze  mois  que  le  Procureur-Général  s'est  avisé  d'intenter  un 
procès  criminel  contre  le  Procureur  du  Roi  de  la  Prévôté  de  cette 
ville,  parce  qu'il  n'est  pas  agréable  à  Mr.  Duchesnau,  lequel  l'a 
fait  par  le  moyen  de  ceux  de  sa  cabale,  interdire  de  sa  charge,  sur 
la  simple  dénonciation  d'un   homme   de  Rayonne  qui  négocie  i< 


DOCUMENTS  SUR  L'HISTOIRE  DU  CANADA.         693 

et  qu'on  a  fait  évader  et  passer  en  France  depuis  deux  mois,  contre 
la  défense  que  je  lui  en  avais  faite,  parce  qu'il  eut  ou  qu'il  ne  pou- 
vait prouver  les  choses  qu'il  avait  avancées  contre  lui.  Cependant 
le  Procureur-Général  n'ayant  pas  eu  les  preuves  qu'il  en  espérait, 
a  demandé  qu'il  fut  informé  de  sa  vie  et  de  ses  mœurs  depuis 
17  ans  qu'il  est  en  ce  pays,  quoiqu'il  yen  ait  six  qu'il  a  été  reçu  en 
la  dite  charge  de  Procureur  du  Roi,  sous  aucune  plainte,  ni  oppo- 
sition, et  il  a  fait  entendre  soixante  et  dix  témoins,  sans  avoir 
trouvé,  à  ce  qu'on  dit,  aucune  matière  d'asseoir  une  condamnation 
contre  lui,  ce  qui  est  cause  qu'après  toutes  les  chicanes  possibles 
qui  ont  été  faites,  pour  allonger  l'instruction  de  cette  affaire,  et  nous 
restant  un  grand  nombre  de  requêtes  présentées  par  le  Procureur 
du  Roi  pour  la  faire  juger,  leur  dernière  refuite  a  été  de  me  faire 
demander  par  le  Rapporteur  qui  est  le  Sr.  de  Villeray,  congé  de 
passer  en  France  d'où  il  n'y  a  qu'une  an  qu'il  est  revenu,  ce  qui 
m'a  obligé  à  ne  lui  point  accorder,  afin  que  cet  officier  put 
avoir  plustôt  justice,  laquelle  il  était,  monsieur,  résolu  de  vous 
aller  demander,  sur  l'expression  qu'il  prétend  qu'on  lui  a  faites,  si 
son  procès  avait  été  jugé  avant  le  départ  des  vaisseaux  et  qu'il  eut 
pu  en  avoir  toutes  les  pièces  pour  vous  les  porter- 

(Signé),  Frontenac. 

J'apprends  que  l'on  envoie  en  France  des  expéditions  signées  des 
informations  qui  ont  été  faites  contre  ce  procureur  du  Roi,  mais 
qu'on  n'y  envoie  point  ses  interrogatoires  ni  ses  confrontations 
qui  peuvent  le  justifier  de  ce  qu'on  lui  impute.  Si  c'est,  monsieur, 
pour  vous  les  faire  voir,  vous  connaîtrez  par  là  la  bonne  foi  et  l'ar- 
tifice de  ceux  à  qui  il  a  affaire. 

(Signé),  Frontenac. 


2  Août  1680. 

Procès  verbal  de  M.  Dachesnau,  par  lequel  il  paroist  que  plu- 
meurs  habitans  de  Québeck  et  autres  endroits,  s'estant  venus 
plaindre  à  luy,  qu'à  l'occasion  de  la  foire  des  outaouacs  qui  se  fait 
par  chacun  an,  quelques  habitans  du  dit  lieu,  et  particulièrement 
les  domestiques  de  Monsieur  de  Frontenac,  et  les  gens  de  la  garni- 
son de  Quebeck,  avaient  des  boutiques  dans  l'enclos  destiné  pour 
les  sauvages,  pleines  de  marchandises,  et  y  traitoient.    Il  en  auroit 


694  REVUE   CANADIENNE. 

porté  ses  plaintes  an  Gouverneur,  lequel  luy  auroit  dit  qu'il  faisoit 
beaucoup  de  bruit  pour  peu  de  chose;  que  sa  volonté  estoit  que 
ses  gardes,  les  sergents  et  soldats  de  la  garnison,  traitassent  dans 
l'enceinte  des  flils  sauvages,  la  pluspart  estant  fils  d'habitans,  et 
que  pour  ses  domestiques  cela  estait  faux,  à  quoy  luy  répliquant 
qu'il  se  donnast  la  peine  de  s'y  transporter,  qu'il  verroit  ses  livrées 
et  que  cela  estait  deffendu,  il  s'emporta  et  le  menaça  disant  qu'il 
vouloit  estre  obey,  qu'il  luy  feroit  bien  avoir  du  respect  pour  sa 
personne,  et  qu'il  n'avoit  eu  pour  luy  par  le  passé  que  peu  de  con- 
sidération et  qu'à  l'avenir  il  n'en  aurait  point  du  tout. 


Mémoire  de  l'Evesque  de  Québec 

De  ce  qui  s'est  passé  au  sujet  de  la  querelle  arrivée  entre  le  Chancelier 

Duchesnau,  le  nommé  Vautier^  domestique  du  Sr.  Duchesnau^ 

Intendant  et  le  Sr.  Boisseau  et  un  garde  de  M.  de  Frontenac. 

Le  dit  Evesque  ayant  appris  le  27e  mars  16S1  que  Mr  de  Fron- 
tenac avait  ordonné  au  Major  de  la  ville  avec  les  soldats  de  la  gar- 
nison, et  au  Prévost  des  Mareschaux  avec  ses  Archers  de  se  rendre 
au  fort  le  lendemain  à  dix  heures  du  matin,  pour  obliger  le  dit 
Intendant  d'exécuter  les  ordres  qu'il  luy  avait  envoyés  par  le  dit 
Major  et  Prévost,  il  seroit  allé  le  mesme  jour  trouver  le  dit  Sieur 
de  Frontenac  accompagné  de  son  grand  vicaire,  et  d'un  autre 
ecclésiastique,  pour  luy  offrir  ses  soins  dans  des  extrémités  si 
fâcheuses. 

Il  luy  dit  que  l'Intendant  en  estoit  la  cause,  ne  voulant  pas  obéir 
à  ses  ordres,  à  quoy  il  l'obligeoit  de  gré  ou  de  force.  Il  luy  promit 
de  succeoir  cette  exécution  jusques  au  lendemain  neuf  heures  du  • 
matin. 

lie  dit  Evesque  alla  trouver  l'Intendant,  qui  luy  marqua  beau- 
coup de  déplaisir  de  ne  pouvoir  satisfaire  au  dit  Sr  de  Frontenac 
sur  les  ordres  qu'il  avait  reçues  de  sa  part,  qui  estoient  de  luy 
envoyer  son  fils  le  Ghlier,  et  de  remettre  entre  les  mains  du  dit 
Prévost  le  d.  Vautier. 

Il  luy  fit  le  récit  de  l'affaire,  qui  est  que  le  20e  du  d.  mois  après 
midy,  les  Sieurs  Barrois  et  le  Chasseur,  Secrétaires  dit  Sieur  de 
Frontenac,  Festoient  venu  trouver  de  sa  part  pour  luy  dire  que  le 
Sieur  Boisseau  s'éstoit  venu  plaindre  à  luy  que  son  fils  le  Chance- 
lier et  le  dit  Vautier  l'avaient  insulté,  et  le  garde  qu'il  luy  avoit 
donné,  et  qu'il  advisast  à  ce  qu'il  aurait  à  faire.  A  quoy  le  dit 
Intendant  auroit  respondu  qu'il  allait  sçavoir  de  son  fils  et  du  dit 


DOCUMENTS  SUR  L'HISTOIRE  DU  CANADA.         605 

Vautier  tout  ce  qui  s'estoit  passé  en  ce  rencontre,  et  qu'il  ordonne- 
roit  ensuite  au  dit  Chancelier  d'en  aller  rendre  compte  au  dit  Sieur 
de  Frontenac. 

Que  le  dit  Chancelier  et  Vautier  luy  avaient  dit  en  présence  de 
plusieurs  personnes,  qu'estant  sur  la  palissade  qui  regarde  le  che- 
min de  la  basse  à  la  haute  ville,  le  dit  Chancelier  chantant  pour 
se  divertir  un  air  sans  paroles,  le  dit  Vantier  le  suivani,  les  dits 
Boisseau  et  garde  lui  dirent  l'un  après  l'autre  beaucoup  d'injures 
infâmes,  le  dit  Boisseau  le  menaçant  de  luy  donner  des  coups  de 
baston  et  à  son  père  en  l'injuriant,  ce  qu'il  Qt  paroistre  méprisez,. 
leur  disant  seulement  qn'ils  passassent  leur  chemin  et  qu'il  ne  vou- 
loit  pas  s'arrester  à  des  gens  de  leur  sorte,  et  que  s'ils  ne  se  toi^ 
soient,  il  leur  feroit  faire  le  mesme  traittement  dont  ils  le  mena- 
coient. 

Que  le  Vautier  entendant  ces  injures  et  menaces  faites  à  son 
maître  dit  plusieurs  paroles  de  mespris  au  dit  Boisseau,  luy  repro- 
chant la  bassesse  de  sa  naissance,  et  d'avoir  esté  employé  à  des  ser- 
vices bas  et  ravalez. 

Le  dit  Intendant  poiir  témoigner  au  dit  Sieur  de  Frontenac  qu'il 
voulait  la  paix,  avoit  ordonné  à  son  fils  et  au  dit  Vautier  de  l'aller 
trouver  pour  luy  rendre  compte  de  l'action,  et  luy  tesmoigner  le 
sujet  qu'il  avoit  de  se  plaindre  de  l'insolence  du  dit  Boisseau  et  du 
garde.  Ce  que  le  dit  ChanceUer  auriot  fait  en  mesme  temps,  estant 
accompagné  de  son  précepteur,  du  secrétaire  du  dit  Intendant  et 
du  dit  Vautier. 

Que  le  dit  Chancelier  estant  chez  le  dit  Sieur  de  Frontenac,  il 
l'auroitfait  entrer  dans  son  cabinet  avec  ceux  quil'accompagnoient 
dans  lequel  se  trouvèrent  les  dit  Barrois  et  Chasseur,  et  sans  l'en- 
tendre se  serait  jeté  sur  luy,  l'auroit  pris  par  le  bras,  et  le  secouant 
l'auroit  frappé  et  maltraité  en  luy  disant  beaucoup  d'injures,  et 
luy  auroit  deschiré  la  manche  de  son  justaucorps.  Que  ses  deux 
secrétaires  se  mirent  entre  eux  et  prièrent  le  dit  Sieur  de  Fron- 
tenac de  se  modérer.  Ce  qui  auroit  été  inutile,  si  on  n'avoit  pas 
ouvert  la  porte  du  cabinet  d'où  il  sortit  avec  ceux  qui  l'avoient 
accompagné,  et  le  dit  Sieur  de  Frontenac  le  suivit  et  continua  de 
le  maltraiter. 

Que  Boisseau  aurait  outragé  Vautier  dans  la  salle  où  étoient  les 
gardes,  et  l'auroit  frappé  de  sa  canne,  si  le  secréia'/e  de  l'Intendant 
ne  luy  avait  retenu  le  bras. 

Que  le  dit  Vautier  auroit  aussy  esté  maltraitté  dans  le  mesme 
par  le  nommée  Rémy,  domestique  du  dit  Sieur  de  Frontenac,  et 
parles  autres  gardes  qui  luy  dirent  beaucoup  de  paroles  inju- 
rieuses, et  dont  un  chercha  une  hallebarde  pour  l'en  percer.    Ce 


696  REVUE  CANADIENNE. 

qui  obligea  le  dit  secrétaire  de  retourner  dans  la  chambre  du  dit 
Sieur  de  Frontenac  et  de  luy  demander  justice  de  tous  ces  mau- 
vais traittemens,  sans  qu'il  voulut  luy  en  faire  aucune. 

Le  27e  du  dit  mois  le  dit  Intendant  aurait  appris  que  le  dit  Sieur 
de  Frontenac  se  préparoit  à  luy  faire  quelque  violence  qu'il  avait 
mandé  à  ce  dessein  trois  fils  du  Sieur  de  Bécancourt,  et  le  Sieur 
de  Repentigny  fils  leur  cousin  qui  estoit  à  Portneuf  à  douze  lieues 
de  Québec  maison  du  dit  de  Bécancourt,  qu'ils  estoient  arrivés  le 
jour  précédent,  et  qu'en  effet  le  dit  jour  27e  le  major  de  Québec 
le  seroit  venu  trouver  tenant  un  papier  à  la  main,  et  luy  auroit  dit 
de  la  part  du  dit  Sieur  de  Frontenac  que  sou  fils  le  Chancelier  luy 
ayant  manqué  de  respect  dans  son  cabinet,  et  ayant  menacé  de 
donner  des  coups  de  baston  à  ses  gardes,  et  que  luy  Intendant 
n'ayant  voulu  escouterses  secrétaires,  il  désiroit  qu'il  luy  envoyast 
le  dit  Chancelier  du  Ghesnau,  et  que  s'il  en  faisait  difficulté,  il  luy 
fit  donner  par  le  garde  qu'il  avait  amené  l'ordre  qu'il  avait  apporcé. 
A  quoy  il  auroit  respondu  que  son  fils  ayant  esté  maltraité  et 
frappé  par  le  dit  Sieur  de  Frontenac  dans  son  cabinet,  il  ne  pou- 
voit  pas  l'exposer  au  même  traittement.  Ensuite  le  dit  major  luy 
fit  donner... 

Une  demy  heure  après  le  Prévost  des  Mareschaux  serait  entré 
dans  sa  chambre  tenant  aussy  un  papier  en  sa  main,  et  luy 
demanda  qu'il  luy  fit  mettre  entre  les  mains  le  dit  Vautier  pour 
le  luy  mener.  Il  luy  fit  response  que  l'ayant  envoyé  au  dit  Sieur 
de  Frontenac  avec  son  fils  le  Chancelier  il  avait  esté  si  maltraité 
dans  la  salle  où  estoient  les  gardes  tant  par  le  dit  Boisseau  que  ses 
gardes  et  domestiques,  sans  qu'il  voulut  en  faire  aucune  justice  à 
son  secrétaire,  il  ne  croyoit  pas  luy  pouvoir  envoyer  de  nouveau 
avec  sûreté. 

Le  dit  Intendant  mit  entre  les  mains  du  dit  Evesque  un  papier 
contenant  tout  ce  que  dessus,  et  le  pria  de  le  montrer  au  dit  Sieur 
de  Frontenac. 

Le  dit  Evesque  serait  retourné  le  28e  sur  les  9  à  10  heures  du 
matin,  chez  le  dit  gouverneur  accompagné  comme  auparavant,  il 
l'auroit  trouvé  avec  plusieurs  personnes  qu'il  auroit  fait  retiré  à  la 
réserve  du  major  et  de  ses  deux  secrétaires,  et  après  luy  avoir  dit 
le  récit  que  luy  avoit  fait  le  dit  Intendant  de  l'affaire  et  luy  avoir 
fait  lecture  de  l'escrit,  il  demanda  d'en  faire  tirer  copie,  ce  qu'il 
fit  à  l'heure  mesme  par  un  de  ses  secrétaires  après  quoy  il  le  r^mit 
au  dit  Evesque,  et  luy  dit  que  l'affaire  estoit  tout  autrement  que 
l'escrit  ne  portoit,  et  ayant  envoyé  quérir  le  procès  verbal  que  luy 
avait  rendu  le  garde  qui  accompagnoit  Boisseau,  et  les  ordres  qu'il 
avait  donné  au  Major  et  au  Prévost  avec  leurs  certificats  de  res- 


DOCUMENTS  SUR  L'HISTOIRE  DU  G\NAD  A.         697 

ponse  du  dit  Intendant  aux  dits  ordres  et  une  déposition  du  lieu- 
tenanl-général  de  Québec  de  ce  que  le  dit  Vautier  a  dit  au  dit 
Frémy,  domestique  du  dit  Sieur  de  Frontenac,  il  luy  fit  lecture  de 
tout. 

Le  dit  Evesque  dit  au  dit  Sr.  de  Frontenac  que  comme  ils  plai- 
gnoient  de  part  et  d'autre  et  le  dit  garde  estant  parti  aussy  bien 
que  les  autres,  il  sembloit  qu'à  moins  qu'il  n'y  eust  d'autres  tes- 
moignages  qui  confirmassent  ce  qui  estoit  contenue  au  procès  ver- 
bal, l'on  ne  devoit  pas  y  adjouter  foy,  à  quoy  le  dit  Sieur  de  Fron- 
tenac luy  respondit  que  lorsque  des  mareschaux  de  France  ou  des 
gouverneurs  avaient  mis  de  leurs  gardes  auprès  de  quelqu'uns, 
leur  procès-verbal  estait  cru.  Et  sur  ce  que  le  dit  Evesque  luy 
représenta  les  inconvéniens  qui  s'en  sui voient,  si  ce  grade  estoit 
cru  dans  sa  propre  cause,  il  luy  dit  qu'il  ne  s'estonnoit  pas  de  ce 
qu'il  n'avoit  pas  sur  cette  motion  autant  de  connaissance  que  sur 
la  théologie  et  les  cas  de  conscience,  sur  lesquels  il  le  consulteroit 
volontiers,  mais  il  savoit  bien  la  créance  qu'il  devoit  avoir  au 
procès-verbal  du  dit  garde. 

Le  mesme  jour  après  midy  le  dit  Evesque  seroit  retourné  chez 
le  dit  Intendant  auquel  il  auroit  fait  rapport  de  l'entretien  qu'il 
avait  eu  avec  le  dit  Sieur  de  Frontenac,  et  luy  auroit  proposé  de 
luy  envoyer  le  dit  Chevalier  son  fils,  pourvu  qu'il  luy  parlast  en  sa 
présence,  et,  de  quelques-uns  de  ses  amis  qui  l'accompagneroient. 
Il  fit  response  qu'il  y  consentoit,  et  qu'il  n'y  avoit  rien  qu'il  ne  fist, 
pourvu  qu'il  pust  envoyer  son  fils  en  sûreté,  afin  d'empescher  que- 
le  dit  Sieur  de  Frontenac  n'exécutast  le  dessein  qu'il  avoit  de  l'en 
voyer  prendre  de  force  dans  sa  maison. 

A  l'esgard  du  dit  Vautier  qu'ayant  esté  extrement  maltraité  chez 
luy  sans  qu'il  eust  voulu  en  faire  aucune  justice,  il  ne  pouvoit  pas 
l'exposer  de  nouveau  à  moins  que  le  dit  Sr.  de  Frontenac  ne  don- 
nast  sa  parole,  qu'il  ne  seroit  point  maltraitté  de  coups  ni  de  prison, 
ou  bien  qu'il  s'offroit  de  luy  en  faire  luy -mesme  toute  la  justice 
qu'il  pouvoit  désirer. 

Le  dit  Evesque  seroit  ensuite  retourné  chez  le  dit  Sieur  de  Fron- 
jtenac,  et  luy  auroit  fait  connoistre  les  dispositions  du  dit  Intendant 
de  luy  envoyer  son  fils,  s'il  vouloit  bien  luy  parler  en  sa  personne 
et  de  quelques-uns  de  ses  amis,  qu'il  luy  tesmoigneroit  en  présence 
de  ceux  qu'il  désireroit  à  l'exception  du  dit  Boissau  auteur  de 
cette  querelle  qu'il  ne  croyoit  pas  luy  avoir  rien  dit  qui  manquast 
au  respect  qui  luy  est  due,  que  s'il  l'avoit  fait,  il  seroit  prest  de  luy 
en  faire  toute  sorte  de  satisfaction  n'ayant  point  eu  d'autres  senti- 
mens  que  de  conserver  pour  luy  tout  le  respect  possible.  Que  le 
dit  Chevalier  Duchesnau  ayant  dit  ce  que  dessus  il  attendoit  tout 


698  REVUE   CANADIENNE. 

ce  que  le  dit  Sieur^de  Frontenac  luy  voudroit  dire,  à  quoy  il  ne 
répliqueroit  rien. 

Et  pour  ce  qui  regirdoit  le  dit  Vautier,  que  le  dit  Intendant  estoit 
disposé  ne  faire  luy-mesme  la  justice  telle  que  le  dit  Sieur  de  Fron- 
tenac en  seroit  satisfoit,  ou  de  luy  envoyer,  pour  obéir  à  tout  ce 
qu'il  luy  ordonneroit,  pourvue  qu'il  promist  qu'il  ne  seroit  point 
maltraitté  de  coups  ny  de  prison. 

Le  dit  Sieur  de  Frontenac  auroit  respondu  au  dit  Evesque  qu'il 
acceptoit  la  proposition  qu'il  luy  faisoit  pour  le  dit  Chevalier  Du- 
Chesnau,  et  que  l'on  luy  en  donnoit  plus  qu'il  ne  luy  en  auroit 
demandé,  mais  qu'à  l'esgard  du  dit  Vautier,  il  vouloit  l'avoir  à  sa 
discrétion,  et  sans  aucune  condition. 

Et  sur  ce  que  le  dit  Evesque  luy  dit  que  dans  les  sentimens  où 
il  voyoit  le  dit  Intendant,  il  ne  pouvoit  pas  croire  qu'il  fist  autre 
chose,  le  dit  Sieur  de  Frontenac  luy  fit  response  que  ce  qui  ne  s'ac- 
cordoit  pas  une  première  fois,  se  faisoit  quelquefois  une  seconde, 
et  que  s'il  vouloit  bien  continuer  ses  soins,  il  seroit  possible  réus- 
sir au  regard  du  domestique  comme  il  avait  fait  à  celuy  du  dit 
Chevalier. 

Le  dit  Evesque  estant  retourné  chez  le  dit  Intendant  il  luy  tes. 
moigna  qu'il  ne  pouvoit  pas  se  résoudre  d'envoyer  de  rechef  le  dit 
Vauthier  son  domestique  au  dit  Sieur  de  P^'rontenac  qu'aux  condi- 
tions qu'il  avoit  déjà  proposées.  Ce  qu'ayant  rapporté  au  dit  Sieur 
de  Frontenac,  il  le  pria  de  luy  marquer  l'heure  qu'il  luy  amèneroit 
le  dit  Chevalier  duChesnau,  il  luy  fit  response  qu'il  vouloit  le  venir 
remercier  chez  luy  des  peines  qu'il  avoit  voulu  prendre,  et  qu'il 
luy  diroit  l'heure. 

Le  dit  Sieur  de  Frontenac  rendit  visite  le  mesme  jour  au  dit 
Evesque.  Il  luy  dit  qu'il  avoit  appris  que  le  dit  Intendant  avoit 
fait  mettre  son  vallet  prisonnier,  et  qu'il  verroit  ce  qu'il  avoit  à 
faire.  Il  le  pria  de  nouveau  de  luy  marquer  le  temps  qu'il  désiroit 
qu'il  luy  menast  le  dit  Chevalier.  Sur  quoy  il  luy  fit  quelques  dif- 
ficultés parceque  le  dit-I^itendant  ne  vouloit  pas  luy  envoyer  son  do. 
mestique  pour  en  disposer  à  sa  discrétion,  Il  luy  fit  connoistre  que 
ces  deux  choses  n'avoient  pas  de  dépendance  l'une  de  l'autre,  qu'il 
pouvoit  toujours  recevoir  la  satisfaction  du  dit  Chevalier,  et  usa  de 
telle  autorité  qu'il  voudroit  à  l'esgard  du  domestique  et  qu'à  l'es- 
gard du  fils  il  y  avoit  bien  plus  de  suite  et  de  conséquence.  Après 
quoy  il  donna  de  rechef  sa  parole,  et  que  c'estoit  une  atfaire  réglée 
à  l'esgard  du  fils,  mais  qu'il  falloit  différer  encore  quelques  jours, 
pour  voir  ce  qui  arriveroit  du  domestique,  et  luy  demanda  ensuite 
un  escrit  de  tout  ce  qui  s'estoit  dit  et  fait  tant  de  sa  part  que  de  celle 


DOCUMENTS  SUR  L'HISTOIRE  DU  CANADA.  699 

du  dit  Intendant  dans  les  pourparlers  qu'il  avoit  eu  avec  eux,  ce 
qu'il  luy  promit. 

Trois  jours  après  le  dit  Sieur  de  Frontenac  estant  revenu  voir  le 
dit  Evesque  accompagné  du  majorât  de  ses  deux  secrestaires,  il  luy 
demanda  l'escrit  qu'il  luy  avoit  promis,  il  luy  dit  qu'il  l'avoit  desjà 
commencé,  et  luy  demanda  le  temps  qu'il  souhaittoit  qu'il  luy  me- 
nast  le  dit  Chancelier,  il  luy  respondit  qu'il  vouloit  avant  cela  que 
le  dit  Intendant  lui  envoyast  son  domestique  que,  pour  en  faire  à  sa 
discrétion,  le  dit  Evesque  luy  dit  que  luy  ayant  donné  sa  parole 
plusieurs  fois  à  l'esgard  du  Chancelier  il  ne  croyoit  pas  d'eux  faire 
difficulté  de  l'exécuter.  Le  dit  Sieur  de  Frontenac  luy  demanda 
de  nouveau  l'escrit  qu'il  luy  avoit  demandé.  Il  lui  fit  response 
qu'il  ne  pouvoit  avec  bienséance  luy  donner  un  escrit  dans  lequel 
il  estoit  obligé  de  dire  qu'il  luy  avoit  donné  plusieurs  fois  sa  parole 
d'une  chose  qu'il  ne  vouloit  point  exécuter,  quoiquelle  regardast  le 
bien  de  la  paix,  il  s'en  alla  luy  répétant  plusieurs  fois  qu'il  retirait 
sa  parole. 

Quelques  heures  après  le  dit  Sieur  de  Frontenac  envoya  le  major 
chez  l'Intendant  lui  demander  le  Chancelier,  lequel  ayant  fait  res- 
ponse qu'il  l'avoit  envoyé  chez  le  dit  Evesque  pour  le  luy  mener 
quand  il  le  désireroit,  le  dit  major  vint  chez  le  dit  Evesque  et  luy 
dit  qu'il  avoit  ordre  du  dit  Sieur  de  Frontenac  de  luy  mener  le  dit 
Chancelier,  il  luy  dit  qu'il  alloit  l'envoyer  quérir,  ce  qu'ayant  fait 
il  le  remit  entre  les  mains  du  dit  major  qui  le  mena  au  dit  Sieur  de 
Frontenac,  lequel  le  fit  arrester,  et  mettre  dans  une  chambre  du 
fort. 


DE  PARIS 

A  L'EXPOSITION  DE  VIENNE'" 


JOURNAL  D'UN  CHRONIQUEUR  EN  VOYAGE, 


La  chronique  est  très  humble  servante  de  l'actualité,  qu'elle  doit 
suivre  et  traquer  partout.  Semblable  au  chasseur  diligent  de  la 
ballade,  il  faut  que  le  choniqueur,  l'oeil  à  l'affût  et  l'oreille  aux 
aguets,  soit  toujours  par  monts  et  par  vaux,  prêt  à  s'élancer  sur  sa 
proie  partout  où  elle  se  montre.  Le  mot  de  Mahomet  semble  fait 
tout  exprès  pour  lui  servir  de  devise,  ei  quaud  la  montagne  ne  vient 
pas  à  lui,  c'est  à  lui  d'aller  à  la  montagne. 

Voilà  pourquoi,  profitant  des  loisirs  de  l'été,  où  les  événements 
font  relâche  comme  les  théâtres  et  prennent  leurs  vacances  comme 
les  écoliers,  je  suis  allé  chercher  jusqu'à  Vienne  l'actualité  qui  me 
fuyait  à  Paris.  Malgré  bien  des  mécomptes  et  des  avortements,  le 
grand  fait  de  la  saison  présente  est  l'Exposition  internationale  uni- 
verselle, ouverte  le  1er  Mai  dernier  dans  la  capitale  de  l'Autriche, 
et  qui  se  fermera  le  31  Octobre  prochain.  Permettez-moi,  lecteur, 
de  vous  y  conduire,  ou  du  moins  de  vous  mener  jusqu'à  la  porte. 
Nous  en  examinerons  ensemble  les  approches  et  les  dehors,  et  je 
laisserai  volontiers  à  un  autre  le  soin  de  vous  faire  franchir  le  seuil 

(1)  Extrait  du  Correspondant,  de  Paris,  du  10  Septembre,  1873 


DE  PARIS  A  VIENNE.  701 

et  de  vous  guider  à  travers  les  innombrables  et  fatigantes  richesses 
de  la  Welt-Austellung.  Grâce  aux  chemins  de  fer,  Vienne  est,  pour 
ainsi  dire,  dans  la  banlieue  de  Paris.  C'est  l'affaire  de  trente-six 
heures,  comme  jadis  pour  aller  àEpernay.  Mais  j'ai  suivi  le  chemin 
des  écoliers.  En  voyage,  j'aime  beaucoup  à  prendre  le  plus  long 
pour  arriver  au  but,  et  à  exécuter  des  variations  et  des  fugues  en 
zigzags  sur  la  ligne  droite,  qui  est  pour  les  géomètres  le  plus  court, 
mais  pour  les  touristes  le  plus  ennuyeux  chemin  d'un  point  à  un 
autre. 

Que  le  lecteur  se  rassure  :  je  ne  l'arrêterai  pas  à  chaque  étape.  Il 
y  a  longtemps,  je  le  sais,  que  l'Allemagne  est  découverte,  et  je  n'ai 
nulle  intention  de  refaire  Joanne  ou  Bœdeker.  Je  lui  parlerai  peu 
de  tout  ce  qu'il  trouvera  dans  les  Guides;  il  me  permettra  de  négli- 
ger les  pierres  pour  les  hommes,  l'histoire  pour  la  chronique,  et 
même,  après  avoir  passé,  sans  détourner  la  tête,  devant  des  monu- 
ments recommandés  solennellement  à  l'admiration  des  badauds  par 
tous  les  cicérones,  de  m'amuser,  au  prochain  sentier,  à  courir  aprè* 
les  papillons  et  à  cueillir  la  noisette. 

Strasbourg,  5  et  6  juillet. 

Je  suis  parti  de  Paris  par  le  train  de  huit  heures  trente-cinq  du 
soir,  et  n'ai  fait  qu'une  traite  et  qu'un  somme  jusqu'à  Avricourt. 
11  y  a  trois  ans,  Avricourt  était  une  station  insignifiante,  qui  passait 
inaperçue  pour  la  plupart  des  voyageurs.  Il  n'en  est  plus  ainsi 
maintenant  :  le  démembrement  de  la  France  l'a  élevé  au  rang  de 
station  frontière,  et  ce  village  est  devenu  aussi  célèbre  parmi  les 
voyageurs  de  la  ligne  de  l'Est  qu'il  était  autrefois  inconnu. 

Brusquement,  et  sans  préparation,  on  se  trouve  en  terre  prussi- 
enne. Même  en  y  mettant  la  plus  mauvaise  volonté  du  monde,  il 
est  impossible  de  ne  pas  s'en  apercevoir  tout  de  suite.  D'abord,  on 
vous  fait  descendre  pour  la  visite  des  bagages,  et  pendant  ce  temps 
les  employés  français  ont  cédé  la  place  aux  Allemands.  Le  rauque 
coassement  des  grenouilles  du  Rhin  offusque  nos  oreilles  de  toutes 
parts.  Les  quais  sont  envahis  par  l'uniforme  des  employés  prus- 
siens ;  une  sentinelle  allemande  se  promène  l'arme  au  bras  devant 
la  gare  en  planches,  et  le  drapeau  tricolore— mais  où  le  noir,  hélas  !. 
a  remplacé  le  bleu,  comme  un  signe  de  deuil — flotte  au-dessus  de 
la  porte.  Il  n'est  pas  jusqu'à  l'heure  qui  ne  change  aussitôt  :  il 
faut  régler  sa  montre  sur  les  horloges  de  Berhn  et  l'avancer  de 
vingt-cinq  minutes. 

J'aborde  un  employé  aux  moustaches  formidables,  à  la  parole 
impérieuse,  qui  marche  avec  toutes  les  allures  d'un  officier  supé- 
rieur : 


702  REVUE  CANADIENNE. 

— Monsieur,  à  quelle  heure  serons-nous  à  Strasbourg  ? 

Il  me  répond  d'une  voix  bourrue  : 

— Hier  man  spricht  Deutsch. 

Je  m'approche  du  guichet  et  je  présente  un  billet  de  vingt  francs 
à  l'employé,  qui  secoue  la  tête  de  droite  à  gauche  et  de  gauche  à 
droite,  en  me  disant  :  "  Nein,  nein."  Mais  il  accepte  un  napoléon, 
et  me  passe  en  retour,  avec  mon  billet,  une  foule  de  ces  affreuses 
petites  pièces  blanchâtres,  à  l'effigie  efTacée,  qui  représentent  des 
kreutzers  ou  des  groschens.  On  remonte  en  voiture.  Quelques 
minutes  après,  le  train  s'arrête  devant  une  station  encombrée  de 
longues  files  de  v^agons  sur  lesquelles  se  lit  en  grosses  lettres  : 
E/sass-Lothringen.  "  Réchicourt-le-Ghâteau."  me  dit  mon  Livret- 
Chaix. — "  Rixingen,"  me  crient  en  même  temps  l'employé  et  l'ins- 
cription de  la  gare.  Non,  il  n'y  a  vraiment  pas  moyen  d'oublier 
que  l'on  efet  en  Prusse. 

D'Avricourt  à  Strasbourg,  le  trajet  dure  près  de  trois  heures.  Le 
train,  devenu  omnibus^  ne  nous  épargne  pas  une  seule  des  douze 
stations.  Il  marche  avec  la  lenteur  allemande,  comme  pour  prolon- 
ger le  supplice  du  voyageur  français  et  lui  faire  goûter  l'amertume 
du  calice  jusqu'à  la  lie.  Je  n'ai  jamais  plus  cruellement  senti  tout 
ce  que  nous  avons  perdu  à  cette  guerre  maudite,  et  j'ai  pu  mesurer 
pour  ainsi  dire,  pouce  à  pouce,  l'espace  dont  le  sol  de  la  patrie  s'est 
raccourci  sous  nos  pas. 

En  approchant  de  Strasbourg,  on  voit  se  dessiner  à  droite  et  à 
gauche  les  silhouettes  des  forts  bâtis  par  les  prussiens  pour  retenir 
IdIus  sûrement  les  habitants  de  l'Alsace  dans  les  bras  de  leurs  frères 
allemands.  La  Prusse  sait  comme  nous  que  Vauban  était  un  grand 
homme  ;  mais  elle  sait  aussi — et  elle  le  savait  avant  de  nous  l'avoir 
appris  à  nos  dépens — qu'on  ne  résiste  pas  à  des  canons  fabriqués 
en  l'an  1870,  avec  des  remparts  élevés  en  l'année  1684. 

A  peine  descendu  à  l'hôtel,  je  me  suis  mis  à  parcourir  la  ville. 
La  première  impression  est  navrante.  Ce  n'est  pas  seulement  parce 
que  tous  les  noms  des  rues,  toutes  les  affiches  placardées  sur  les 
murs,  toutes  les  inscriptions  sur  les  monuments,  sont  en  langue 
allemande,  sans  même  faire  aux  vaincus  la  concession  d'une  tra- 
duction française  ;  ni  parce  que,  si  avidement  qu'on  tende  l'oreille, 
on  entend  partout  résonner  les  syllabes  gutturales  de  cette  langue, 
faite,  suivant  le  proverbe,  pour  être  parlée  aux  chevaux.  G'estaussi 
à  cause  du  mouvement  de  la  rue  et  de  la  physionomie  des  passants. 
On  s'attendait  à  entrer  dans  une  ville  en  deuil  :  on  voit  des  cafés 
remplis  et  les  brasseries  débordantes.  De  toutes  parts,  quand  la 
nuit  tombe,  s'élèvent  des  chansons  et  des  rires.  Les  ruelles  qui 
avoisinent  mon  hôtel  s'animent  d'un  fourmillement  tapageur  et 


DE  PARIS  A  VIENNE.  703 

joyeux.  Je  m'endors  au  son  de  je  ne  sais  quelles  mélodies  alle- 
mandes braillées  à  pleins  poumons  par  les  habitués  d'un  estaminet 
voisin,  et  je  m'éveille  au  bruit  d'un  cantique  allemand  piaulé  pen- 
dant une  heure  par  les  bambins  d'une  école  primaire  située  sous 
mes  fenêtres.  Mais  bientôt  tout  s'explique,  et  cette  première  impres- 
sion s'efface.  Il  ne  faut  pas  oublier  d'abord  que  Strasbourg,  même 
au  temps  où  il  appartenait  de  corps  et  d'âme  au  vaincu,  parlait  la 
langue  du  vainqueur,  et  que  c'était  en  allemand  qu'il  criait:  *'  Vive 
la  France  !  "  Mais  surtout  il  ne  faut  pas  perdre  de  vue  que  la  ville 
a  été  dépeuplée  par  l'émigration  et  repeuplée  par  une  véritable  - 
invasion  prussienne.  Seize  mille  Strasbourgeois,  au  minimum, 
ont  quitté  leur  petite  patrie,  après  son  annexion  à  la  Prusse,  pour 
rester  fidèles  à  la  grande,  et  parmi  ces  exilés  volontaires,  on  compte 
beaucoup  d'hommes  du  peuple,  célibataires  qu'aucun  lien  n'en- 
chaînait au  sol,  ouvriers  qui  remplissaient  les  rues  au  sortir  de 
leurs  ateliers,  et  donnaient  à  la  ville  une  physionomie  toute  fran- 
çaise, sous  son  enveloppe  alsacienne.  Ce  vide  a  été  plus  que  com- 
blé par  l'immigration  allemande,  car  le  chiffre  total  de  la  population 
s'est  augmenté  de  quelques  milliers.  On  peut  dire  que  Strasbourg 
est  submergé  parle  flot  teutonique,  qui  coule  maintenant  à  pleins 
bords  dans  le  lit  déserté  par  le  flot  français. 

Les  calculs  les  plus  modestes  évaluent  à  vingt  mille  le  nombre 
des  Prussiens  qui  sont  venus  s'établir  à  Strasbourg'.  C'est  le  quart 
de  la  population  totale  ;  c'est  plus  du  tiers,  en  y  joignant  la  garnison] 
La  pauvre  et  prolifique  Marche  de  Brandebourg  n'avait  garde  de 
négliger  une  proie  aussi  riche.  Elle  a  toujours  des  nuées  d'enfants 
à  placer.  Tous  ces  besogneux  se  sont  rués  à  l'assaut  du  butin,  une 
fois  la  place  conquise,  depuis  l'humble  marchand  en  quête  d'une 
clientèle  jusqu'au  hobereau  en  quête  d'une  place  de  fonctionnaire. 
L'immigration  prussienne  se  compose  de  trois  ou  quatre  éléments 
que  voici  :  d'abord,  les  gens  qui  suivent  l'armée  et  en  vivent;  puis 
l'administration,  avec  son  personnel  d'employés  ;  enfin  les  com- 
merçants, si  l'on  peut  appeler  ainsi  les  marchands  de  tabac  (ils  ont 
triplé  à  Strasbourg  depuis  l'annexion)  et  de  salaisons,  de  saucisses, 
de  choucvouie—delicatessen^  disent  les  Allemands  par  un  mot  bien 
caractéristique,  et  qui  donne  envie  de  s'écrier,  comme  Molière  : 
"  Où  diable  la  délicatesse  va-t-eiie  se  nicher?  "  Gomme  on  le  croira. 
sans  peine,  la  Prusse  n'est  pas  représentée  là  par  ses  échantillons 
les  plus  purs.  Les  chevaliers  d'industrie,  les  négociants  en  décon- 
fiture, les  personnages  ayant  une  situation  à  cacher  et  à  refaire, 
abondent  dans  cette  population  nomade  et  interlope,  qui  s'est  déjà 
renouvelée  deux  ou  trois  fois  depuis  l'annexion. 

Les  deux  courants  coulent  à  côté  l'un  de  l'autre'sans  se  mêler.  Il 


704  REVUE  CANADIENNE. 

a  fallu  renoncer  aux  aianifestations  des  premiers  temps.  Cependant 
quelques  dames  substituent  encore  à  la  cocarde  qu'elles  ae  peuvent 
plus  porter,  de  petits  bouquets  de  fleurs  disposées  dans  l'ordre  du 
drapeau  tricolore,  ou  habillent  leurs  fillettes  de  blanc,  avec  une 
ceinture  bleue  et  un  ruban  rouge  au  cou.  J'ai  vu  un  équipage 
élégant  attelé  de  deux  chevaux  qui  portaient  un  capuchon  rouge  à 
houppes  bleues,  et  frangé  de  blanc.  Puérilités,  soit!  Mais  qui 
aurait  le  courage  d'en  sourire  ?  Le  patriotisme  les  ennoblit  et  les 
rend  touchantes.  Regardez  aussi  aux  vitrines  des  libraires  :  les 
ouvrages,  les  journaux,  les  gravures,  môme  les  images  d'Epinal 
que  vous  y  verrez,  tout  vous  parlera  de  la  France  et  vous  dira 
qu'on  ne  l'oublie  point.  Mais,  encore  une  fois,  la  protestation  de 
Strasbourg  est  surtout  dans  la  dignité  silencieuse  de  son  attitude 
et  le  soin  qu'elle  met  à  maintenir  la  distance  entre  son  ennemi  et 
elle  dans  la  promiscuité  forcée  de  la  conquête. 

Les  traces  du  siège  sont  toujours  visibles,  malgré  l'activité  avec 
laquelle  on  s'attache  à  les  faire  disparaître.  Il  reste  bien  des  vides 
à  l'entour  de  la  place  de  Broglie  et  le  long  du  faubourg  de  Pierres 
où  les  obus  n'avaient  laissé  qu'une  seule  maison  debout.  La  cathé- 
drale n'est  pas  absolument  guérie  de  toutes  ses  blessures,  mais  il 
s'en  faut  de  peu.  On  achève  de  rebâtir  le  palais  de  justice.  La 
préfecture  et  le  théâtre  étalent  encore  leurs  mutilations.  La  Bibli- 
othèque et  le  Temple  neuf  n'ont  pas  cessé  d'être  un  monceau  de 
ruines.  Sur  la  place  Kléber,  l'Aubette,  où  étaient  installés  l'état- 
major  de  la  garnison  et  le  musée  de  peinture,  dresse  sa  façade 
béante  et  noircie,  derrière  laquelle  l'incendie  a  fait  le  vide.  La 
statue  de  bronze  qui  occupe  le  centre  de  la  place  est  restée  debout. 
On  lit  toujours  sur  le  piédestal  :  A  Kléber^  ses  frères  d'armes^  ses  con- 
citoyens^ la  patrie  !  Et  le  général  en  chef  de  l'armée  du  Rhin  con- 
temple sa  ville  nata-ie  ravagée  et  conquise  par  ceux  qu'il  avait  tant 
de  fois  battus. 

Baden-Baden,  7  et  8  juillet. 

De  Strasbourg  j'ai  fait  une  pointe  sur  Bade, — premier  accroc  à 
la  ligne  droite.  Je  voulais  comparer  le  Bade  d'aujourd'hui,  après 
la  guerre  et  après  la  roulette,  au  Bade  d'autrefois,  et  voir  de  mes 
propres  yeux  quantum  mutatus  ab  illo. 

En  passant  sur  le  grand  pont  du  Rhin,  jadis  gardé  à  un  bout 
par  une  sentinelle  française  et  à  l'autre  par  une  sentinelle  badoise, 
je  remarque  que  la  Prusse,  si  soigneuse  de  faire  disparaître  les 
moindres  traces  de  la  nationalité  vaincue,  a  poussé  le  dédain  ou 
l'ironie  jusqu'à  laisser  intact  l'aigle  impérial  qui  en  décore  l'entrée. 
Je  ne  saurais  dire  l'effet  navrant  que  produit  en  pareil  lieu  la  vue 


DE  PARTS  A  VIENNE.  705 

de  ce  triste  oiseau,  cloué  là'débormais  eu  signe  d'infamie,  couiiue 
un  hibou  sur  la  porte  d'une  grauge.  A  tous  les  français  qui  passent, 
sa  vue  crie:  Souviens-toi!  Et  je  me  suis  souvenu.  Tandis  que  le 
convoi  traversait  lentement  le  fleuve  majestueux,  le  souvenir  des 
derniers  jours  de  l'empire  me  remontait  à  la  mémoire.  Je  revoyais- 
en  imagination  la  séance  du  6  juillet,  M.  de  Gramont  à  la  tribune, 
mettant  la  main  sur  la  garde  de  son  épée  ;  j'entendais  les  longues^ 
acclamations  de  la  Chambre  auxquelles  répondaient  les  clamours 
de  la  rue,  les  chants  guerriers,  la  Marseillaise,  le  Rhin  allemand  de 
Musset,  avec  la  musique  de  Gounod,  et  les  couplets  de  G.  Nadaiid  : 
Malheur  à  qui  brave  la  France  !  chantés  sur  le  théâtre  du  Vaudeville, 
avec  accompagnement  de  drapeaux  tricolores,  et  repris  en  chœur 
par  la  salle  entière. — Vous  ne  l'avez  pas  oublié  sans  douLe,  joyeux. 
auleuv  de  Pa7id or e  ! 

Naturellement,  les  Prussiens  ont  rétabli  l'arche  du  pont  qa'o:i 
avait  fait  sauter,  puisque  le  chemin  de  fer  y  passe.  Voici  Kehl,  où 
les  «ofdats  en  garnison  à  Strasbourg  et  les  commis  voyageurs  de 
passage  allaient  jadis  acheter  des  cig  ires  en  contrebande.  Le  con- 
voi fait  bravement  ses  cinq  lieues  à  l'h^iure,  comme  la  diligence  de- 
Joigny  ou  le  coche  d'Auxerre.  Parfois  il  s'arrête  au  milieu  des 
champs,  sans  qu'on  sache  pourquoi.  A  chaque  station,  il  flâne  et 
reprend  haleine.  On  le  laisse  soufller  tranquillement,  tandis  que 
les  employés  vont  boire  un  bock  et  que  le  mécanicien,  appuyé  sur 
sa  noire  locomotive,  engage  une  conversation  sentim;3ntale  avec 
quelque  jeune  fille  dont  on  voit  passer  la  tête  blonde  par  la  fenêtre 
du  chalet  qui  sert  de  gare, encadrée  de  clématite  et  de  lierre.  Idylle- 
charmante  et  digne  d'être  chantée  par  Gessner  !  Comment  se- 
plaindre  d'une  patriarcale  lenteur  qui  permet  au  regard  de  savourer 
à  l'aise  cette  nature  verdoyante,  ces  frais  villages  dont  chacun 
semble  avoir  été  fabriqué  tout  exprès  pour  le  plaisir  des  yeux  et 
cette  ceinture  de  collines  chargées  de  ruines  féodales  qui  ferment 
le  décor  ?  Tout  cela  est  si  joli,  qu'au  bout  d'un  quart  d'heure  j'avais 
oublié  que  j'étais  en  Allemagne  et  dans  la  patrie  du  général  de 
Werder. 

Voici  Achern,  où  l'on  garde  les  entrailles  de  Turenne,  à  un  quart 
d'heure  tout  au  plus  de  Sasbach,  où  le  héros  fut  tué  ;  Bûhl,  dont 
la  vallée  produit  l'Afî'enthaler,  ce  bourgogne  en  miniature  du 
grand-duché  ;  Steinbach,  la  patrie  d'Erw^in,  dont  la  statue  colossale 
regarde  du  haut  d'une  colline  le  Munster  de  Strasbourg.  Enfin 
nous  arrivons  à  Bade.  Une  vingtaine  de  voyageurs  descendent  du 
train.  Dès  qu'ils  apparaissent,  les  cochers  rangés  sur  leurs  sièges 
les  saluent  humblement  au  passage.  L  un  deux,  mis  comme  ua 
cocher  de  grande  maison,  s'approche  de  moi  et,  le  chapeau  à  la 
25  Septembre  1873.  *5 


706  REVUE  CANADIENNE. 

main,  me  poursuit  de  propositions  obséquieuses,  en  m'offraut  sa 
voiture  au  rabais.  A  ce  premier  symptôme,  bientôt  confirmé  par 
l'empressement  des  garçons  lorsqu'on  arrive  à  l'hôtel,  il  est  facile 
de  pressentir  la  décadence  dont  on  va  être  témoin. 

Qui  n'a  vu  le  Bade  d'avant  la  guerre  et  ne  se  rappelle  le  spectacle 
unique,  éblouissant,  étourdissant,  que  présentaient,  à  certaines 
heures  du  jour,  les  abords  du  Kursaal  ?  Bade,  en  ce  temps-là,  était 
le  rendez-vous  de  tous  les  heureux  de  ce  monde.  Princes,  ban- 
quiers, artistes,  viveurs  et  courtisanes  se  pressaient,  se  coudoyaient 
en  une  cohue  joyeuse,  tout  imprégnée  de  parfums  et  de  rires,  dans 
ce  paradis  terrestre— un  paradis  après  la  pomme— de  l'Allemagne 
de  l'Europe.  Pendant  trois  mois,  Bade  devenait  la  capitale  d'un 
royaume  enchanté.  On  y  était  occupé  qu'à,  jouir  par  tous  les  sens 
à  la  fois.  Dans  les  salons  étincelants  de  marbres,  de  fresques  et  de 
dorures';  dans  le  café  et  la  Restauration  en  plein  vent;  le  long  des 
allées  ou  les  grands  châtaigniers  versaient  une  ombre  épaisse, 
fraîche  comme  l'eau  d'une  source  ;  autour  du  kiosque  chinois  où 
deux  fois  par  jour,  un  orchestre  trié  sur  le  volet  passait  en  revue 
les  chefs-d'œuvre  de  la  musique,  c'était  comme  un  fourmillement 
radieux,  une  mêlée  d'élégance  et  de  raffinements.  On  ne  rencon- 
trait que  visages  souriants,  épanouis  par  la  bonne  chère  et  allu- 
més par  la  fièvre  du  plaisir.  Les  bals,  les  spectacles,  les  concerts, 
les  promenades,  les  dîners  et  le  jeu  se  disputaient  chaque  heure 
du  jour  et  de  la  soirée.  Le  tintement  de  l'or  se  mêlait  au  bruit 
des  violons  et  au  choc  des  verres  ;  à  la  chanson  des  sylphes  la 
chanson  de  Marco.  Lorsqu'un  pauvre  diable  était  décavé,  il  se 
gardait  de  faire  tache  au  tableau.  Se  sentant  déplacé  en  si  char- 
mante compagnie,  et  honteux  de  montrer  sa  figure  maussade  dans 
ce  pays  de  la  joie,  il  prenait  aussitôt  le  chemin  de  fer,  à  moins 
qu'il  ne  préférât  se  faire  sauter  la  cervelle  dans  un  coin.  L'amph^ 
tryon  de  ces  lieux  enchanteurs,  pour  ne  point  attrister  ses  hôtes, 
poussait  la  munificence  jusqu'à  lui  payer  le  voyage  ou  les  frais 
d'enterrement;  et  le  trouble-fête  disparaissait  sans  que  personne 
s'en  aperçut. 

Le  cadre  est  resté  le  même,  mais  le  tableau  est  bien  changé. 
Bade  a  gardé  ce  merveilleux  décor  où  l'art  vient  en  aide  à  la 
natui-e  sans  pouvoir  l'égaler;  mais  l'herbe  pousse  dans  l'Allée  des 
Soupirs  et  l'avenue  de  Lichtenthal,  sur  le  chemin  de  la  Chaire-du- 
Diable,  de  la  Gorge-aux-Loups  et  du  Vieux-Château.  Le  concierge 
de  la  Favorite  se  promène  comme  une  ombre  dans  son  ermitage 
désert,  tonte  de  revêtir  le  cilice  et  de  s'appliquer  la  discipline  dont' 
i'.  xhibilion  lui  a  valu  tant  de  pourboires.  Les  marchandes  de  la 
grande  allée  ne  font  plus  leur  frais  et  l'une  d'elles,  en  me  propo- 


DE  PARIS  A  VIENNE.  707 

sant  des  cigarettes  turques,  m'a  confié  son  intention  de  venir  à 
Paris  pour  y  vendre  des  gâteaux  de  Nanterre  dans  une  baraque 
des  Champs-Elysées.  La  Maison  de  Conversation  a  imaginé  de 
suppléer  aux  recettes  d'anlan  en  demandant  18  kreutzers  par  jour 
pour  octroyer  la  jouissance,  qu'on  ne  se  dispute  pas,  de  ses  lambris 
dorés,  de  son  cabinet  de  lecture  et  de  ses  concerts.  Quelques 
maniaques  y  jouent,  du  matin  au  soir^  l'écarté  à  25  centimes  la 
fiche,  comme  dans  la  partie  classique  chez  le  percepteur,  et  deux 
ou  trois  malades  y  causent  tout  bas  à  l'écart.  Jamais,  au  temps 
du  trente-et-quarante,  on  n'avait  t^nti .conversé  dans  la  Maison  de 
Conversation.  I  :,'■■•     ,. 

Vers  deux  heures,  au  moment  où  l'orchestre  attaquait  l'ouver- 
ture,du  Domino  noir^  je  suis  allé  m'asseoir  sur  la  terrasse  du  café. 
Une  douzaine  de  promeneurs  erraient  mélancoliquement  aux 
alentours  du  kiosque,  et  la  Restauration^  théâtre  jadis  de  tant  de 
joyeuses  folies,  et  où  Ton  faisait  si  galamment  sauter  les  bouchons 
de  madame  veuve  Clicquot,  offrait  la  morne  physionomie  d'un 
restaurant  de  sous-préfecture.  J'interrogeai  l'un  des  garçons,  un 
Badois  pur  sang,  mais  qui  a  servi  à  l'Exposition  de  1867  à  Paris, 
et  pris  dans  ce  séjour  une  légère  teinte  deJa  langue  et  de  l'esprit 
du  boulevard  : 

— Ah  !  monsieur,  me  dit-il,  depuis  que  le  moulin  ne  tourne  plus 
(le  moulin,  c'est  la  roulette),  nos  beaux  jours  sont  passés.  Plus 
d'Anglais,  plus  de  Russes  !  ,^,,^.j  ;;i 

— Et  des  Français  ?  ,  -  r;  , , , , 

— Presque  plus...  Il  Ty  en  a  bien  encore  quelques-uns,  ajouta-t-il 
en  clignant  de  l'œil  d'un  air  très-malin  ;  seulement  ils  se  font  pas- 
ser pour  Belges. 

— Alors  de  quoi  se  compose  actuellement  votre  clientèle  ? 

— De  malades  qui  vivent  de  régime,  et  d'Allemands,  de  Prus- 
siens surtout.  Mauvaise^  pratique,  monsieur.  Encore  si  c'étaient 
des  Viennois  I  Le  Prussien  se  gorge  de  bière,  s'empiffre  de  bœuf 
aux  confitures,  fume  une  demi-douzaine  de  cigares  d'un  sou,  et  se 
croit  magnifique  en  donnant  deux  kreutzers  de  trinkgeli  au  garçon. 

En  ce  moment,  une  joix  rogue  cria  à  l'autre  bout  de  la  salle  : 

— Keïlner  ! 

—Vous  allez  voir,  me  dit  tout  bas  le  garçon  :  c'est  une  famille 
de  Prussiens. 

11  s'approcha  de  la  table,  où  le  père,  la  mère  et  trois  enfants  ve- 
naient d'achever  leur  déjeuner,  fit  l'addition  et  reçut  l'argent.  En 
passant  à  coté  de  moi  pour  le  porter  au  comptoir,  il  ouvrit  à  demi 
la  main  gauche^où^était^tapiô  une  petite  pièce  de  billon  : 

— Un^?-os,"soufîla-t-irsansrs'arrôter. 


708  REVUE  CANADIENNE. 

Nous  aurions  voulu  pouvoir  attribuer  exclusivement  à  l'absence 
des  Français  la  décadence  de  Bade  ;  mais  la  vérité  est  plus  forte 
que  le  patriotisme,  et  il  faut  reconnaître  que  la  principale  cause 
est  dans  l'abolition  des  jeux.  On  sait  que  certains  moralistes  pra- 
tiques désireraient  ardemment  attirer  sur  la  France  la  pluie  d'or 
qui  s'est  détournée  de  l'Allemagne,  sans  doute  pour  rendre  au 
vainqueur  le  respect  du  vaincu.  Dans  ses  grandes  années,  Bade 
réunissait  plus  de  45,000  clients;  c'est  tout  au  plus  si,  en  1873,  il 
atteindra  la  moitié  de  ce  chiffre,  et  la  partie  qui  lui  manque  est 
celle  qui  restait  le  plus  longtemps  et  qui  dépensait  le  plus.  Le 
Badehlat  du  8  juillet  donne  un  total  de  11,464  étrangers;  à  la 
même  date,  en  1870,  année  de  la  déclaration  de  guerre,  il  en  indi- 
quait 17,929;  et  en  1872,  dernière  saison  du  jeu,  17,561.  La  légère 
différence  de  ces  deux  derniers  totaux  ne  sufîitpas  à  faire  apprécier 
ce  que  Bade  a  perdu  en  perdant  l'élément  français,  car  la  saison 
de  1872  avait  convoqué  aux  funérailles  de  la  roulette  et  du  trente- 
et-quarante  le  ban  et  l'arrière-ban  des  joueurs  de  l'ancien  et  du 
nouveau-monde.  L'affluence  des  Français  à  Bade  avant  la  guerre 
et  leur  abstention  aujourd'hui  sont  deux  faits  aussi  incontestables 
l'un  que  l'autre.  Sur  les  194  noms  de  la  liste  du  jour,  je  trouve 
seulement  trois  Français,  dont  deux  ne  le  sont  assurément  qu'à 
demi,  car  ils  s'appellent  Bissinger  et  Henricksen.  Or  Bade  était 
surtout  une  ville  française,  une  succursale  du  boulevard  des  Ita 
liens.  C'était  également  la  maison  d'été^des  Strasbourgeois  riches, 
comme  Strasbourg  était  la  maison  d'hiver  de  beaucoup  de  Badois. 
Aussi  n'est-ce  pas  précisément  sur  les  bords  de  l'Oos  qu'il  faut  aller 
j)Our  trouver  de  grands  partisans  de  la  Prusse. 

Mais  qui  sait?  A  mesure  que  les  souvenirs  de  rouge  et  noir  iront 
s'effaçant,  peut-être  s'apercevra-t-on  que  les  eaux  de  Bade  ne  sont 
pas  des  eaux  de  fantaisie,  faites  pour  servir  de  prétexte  et  d'excuse 
aux  viveurs,  excellentes  seulement  pour  les  gens  qui  se  portent 
bien  et  contre  les  maladies  qu'on  n'a  pas,  mais  qu'elle  sont  souve- 
raines contre  la  névralgie,  la  névrose,  les  maux  d'estomac  et  les 
rhumatismes. 

Carlsruhe,  10  juillet. 

Je  ne  saurais  trop  engager  mes  lecteurs,  s'ils  voyagent  jamais 
en  Alletnagne  sans  savoir  la  langue  du  pays,  à  se  défier  des  lignes 
à  embranchement,  et  à  étudier  d'avance  leur  itinéraire  dans  le 
HencVscheVs  Telegraph.  C'est  pour  ne  pas  m'être  suffisamment  con- 
formé moi-même  à  ce  sage  conseil  que  je^me  trouve  conduit  à  le 
répéter  aux  autres.  Les  employés  allemands  ont  le  tort  de  ne 
point  crier  à  hau'e  voix  le  nom  de  chaque  sation,  et  quand  ils  s'y 


DE  PARIS  A  VIENNE.  709 

décident,  leur  prononciation  germanique  déroute  une  oreille  étran- 
gère. Il  suffit  d'un  moment  de  distraction  pour  déranger  toute 
l'économie  d'un  voyage. 

C'est  ainsi  qu'en  allant  de  Bade  à  Garlsruhe  j'oubliai  de  des- 
cendre à  Oos  pour  y  changer  de  train,  et  me  réveillai  tout  à  coup 
trois  ou  quatre  stations  plus  loin,  à  Otterswyer,  sur  la  route  de 
Fribourg.  Que  le  lecteur  m'en. croie  sur  parole  :  il  est  peu  d'aven- 
tures plus  déplaisantes  dans  la  vie  que  d'être  débarqué  à  1  heure 
50  sur  la  voie,  en  pleins  champs,  par  une  chaleur  de  40  à  45  degrés 
au  soleil,  bientôt  suivie  d'un  ofage  violent,  et  d'apprendre  qu'on 
est  condamné  à  attendre  jusqu'à  5  heures  du  soir  le  passage  d'un 
autre  train  pour  revenir  sur  ses  pas.  Encore,  pour  arriver  à  com- 
prendre cette  chose  si  claire  et  simple,  fallut-il  dix  minutes  d'ex- 
plications laborieuses,  compliquées  par  l'intervention  bienveillante 
d'un  interprète,  Italien  de  naissance,  qui  ne  parlait  ni  l'allemand, 
ni  le  français. 

/  Victor  Fournel. 


[A  continuer.] 


BIBLIOGRAPHIE. 


Commentaire  sur  le  Code  Civil  du  Bas-Canada — par  J.  J.  Loranger,  juge  de  première 
instance,  Commandeur  de  l'ordre  de  Pie  IX,  ex-ministre. — A.  E.  Brassard,  Editeur. 
-*-Des  presses  de  la  Minerve. 

C'est  un  heureux  présage  pour  un  Livre,  lorsqu'un  magistrat,  renommé 
autant  par  son  équité  que  par  ses  lumières,  daigne  s'en  déclarer  l'auteur, 
et  c'est  déjà  une  grande  garantie  que  l'incertitude  sur  l'autorité  de  l'écri- 
vain ne  rende  point  douteuse  la  valeur  du  travail.  Ces  deux  avantages  se 
réunissent  aujourd'hui  en  faveur  du  commentaire  de  l'hon.  Juge  Loranger  ; 
l'auteur  joint  à  un  talent  incontestable  un  âge  et  une  position  au-dessus  de 
la  critique  pour  une  telle  entreprise.  Le  magistrat  ne  nuit  point  ici  au 
commentateur  ;  au  contraire  il  relève  le  mérite  de  l'œuvre  et  il  préjuge  en 
faveur  de  ces  éludes  des  lois  méditées  et  approfondies  par  l'homme  public 
dans  le  silence  et  le  secret  du  cabinet. 

Au  milieu  des  incertitudes  et  des  doutes  jetés  dans  la  science  légale 
par  le  grand  nombre  de  commentaires  qui,sur  un  nombre  infini  de  questions, 
s'entrechoquent  et  se  contredisent  ;  en  présence  de  l'indéeision  de  la  juris- 
prudence et  n'ayant  souvent,  en  définitive,  pour  seul  guide  que  le  texte 
quelquefois  aride  du  code,  des  besoins  impérieux  se  font  sentir,  d'unanimes 
souhaits  sont  sans  cesse  formulés. 

Tous,  l'étudiant  comme  le  praticien,  réclament  un  traité  substantiel,  un 
manuel  sérieux  qui  présente,  d'une  manière  certaine,  Tétat  actuel  de  notre 
science  légale  et  précise  les  principes  qu'ils  pourront  accepter  avec  la  con- 
fiance d'avoir  en  résumé  l'opinion  des  meilleurs  auteurs  et  l'espoir  de  ne 
pas  perdre  en  vaines  recherches  un  temps  précieux  et  utile.  ••'  L'utilité 
d'un  commentaire  sur  le  Code  Civil  du  Bas-Canada,  ne  saurait  être  mise  en 
question,  dit  M.  Loranger,  l'incertitude  sur  le  mérite  de  l'œuvre  peut 
seule  en  rendre  la  valeur  douteuse." 

Nous  devons  donc,  dans  les  circonstance^  où  nous  sommes  placés,  accepter 
le  travail  de  M.  le  Juge  Loranger  comme  un  précieux  témoignage  de  l'in- 
térêt que  l'auteur  porte  à  l'avancement  et  au  perfectionnement  de  notre 
science  légale.     Il  est  pour  nous  une  nouvelle  preuve  des  heureux  fruits 


BIBLIOGRAPHIE.  711 

qu'est  destinée  à  nous  donner  la  codification  de  nos  lois.  Avec  le  code  se 
sont  ouverts,  pour  nos  jurisconsultes,  de  nouveaux  horizons,  des  voies  plus 
larges  et  plus  dignes  de  leurs  études,  une  carrière  plus  favorable  au  déve- 
loppement des  préceptes  de  la  métaphysique  et  de  la  logique  judiciaire. 
Les  commissaires  canadiens  avaient  reçu  instruction  de  suivre,  autant  que 
possible,  la  forme  et  les  grandes  divisions  du  Code  Français  ;  il  faut 
admettre  qu'ils  se  sont  acquittés  de  cette  tâche  avec  un  minutieux  scru- 
pule, car  souvent  les  textes  mêmes  des  deux  codifications  sont  identiques. 
Sans  juger  notre  code  au  point  de  vue  des  discussions  religieuses  qu'il  a 
soulevées,  mais  en  le  considérant  seulement  comme  moyen  d'unification 
de  nos  lois,  ce  fut  certainement  un  grand  perfectionnement  apporté  à  l'état 
de  notre  jurisprudence,  car  il  devint  dès  lors  facile  de  voir  que  la  plupart 
des  décisions  des  tribunaux  de  France  et  des  pays  qui  ont  adopté  les  pré- 
ceptes de  la  codification  française  auraient  ici  leur  application  journalière, 
et  que  les  travaux  de  législation  comparée  ne  tarderaient  pas  à  se  produire 
en  ce  pays.  Aussi  à  peine  quelques  années  se  sont-elles  écoulées  depuis 
la  promulgation  de  notre  code  et  déjà  plusieurs  ouvrages  importants  en  ce 
genre  ont  été  publiés  avec  succès.  L'Hon.  Juge  Loranger  a  bien  voalu 
lui  aussi  apporter  sa  pierre  à  l'édifice,  et  du  premier  pas  il  se  place  au  pre- 
mier rang  des  travailleurs.  Commenro  pour  lui-même  il  s'est  convaincu, avec 
bon  droit,  que  l'ouvrage  qu'il  livre  aujourd'hui  au  public  pouvait  être  con- 
^  tinué  pour  les  autres,  et  il  a  eu  raison  de  croire  qu'il  eût  paru  égoïste  s'il 
eut  laissé  éclairer  pour  lui  seul  une  lampe  qu'il  devait  faire  briller  d'une 
si  vive  lumière.  .,  '  /   /  î  '  ' 

La  tâche  que  s'est  imposée  l'auteur  n'est^p'a^  un  tràVâîl  'toujours  facile 
et  agréable.  Il  lui  faut  un  surcroit  de  courage  et  d'amour  de  l'étude  pour 
remonter  sans  cesse  aux  sources  si  multiples  et  diverses  de  nos  lois  et  de 
nos  coutumes  ;  pour  so  reconnaître  dans  ce  dédale  de  décisions  souvent 
contradictoires  et  de  dispositions  coutumières  et  statuaires  empruntées 
tantôt  aux  Romains,  tantôt  aux  Français,  tantôt  aux  Anglais;  pour  enfin 
établir  et  bien  faire  connaître  l'étendue  de  nos  droits  et  privilèges  sans 
jamais  perdre  de  vue  les  modifications  que  fait  nécessairement  subir  à  notre 
droit  public  et  privé  notre  position  de  colonie  dépendante  de  la  législation 
d'une  mère-patrie  et  intimement  liée  à  ses  destinées.  Les  difficultés  du 
droit  cunon  ne  sont  pas  non  plus  les  moindres  que  le  commentateur 
canadien  ait  à  surmonter,  car  il  lui  faut  tout  à  la  fois  lutter  avec  courage 
pour  le  triomphe  de  ses  principes  religieux  et  la  revendication  de 
nos  droits  comme  catholiques,  sans  blesser  les  susceptibilités  des 
croyances  diverses  au  sein  desquelles  nous  vivons.  Mais  si  d'une  part 
ces  obstacles  sont  grands  et  sérieux,  nous  avons  d'une  autre  part  pour  nous 
rassurer  une  confiance  absolue  dans  les  talents  reconnus  de  l'infatigable 
travailleur  qui  a  entrepris  de  les  surmonter.  "  Poussé,  dit-il,  par  l'amour 
d'une  science  qui  a  été  la  principale,  sinon  Tunique  préoccupation  de  ma 
vie  ;  vers  laquelle,  en  dehors  du  devoir,  m'entraîne  un  penchant  naturel  ; 
d'une  science  qui  a  été  l'objet  du  culte  des  plus  belles  années  de  mon  exis- 
tence ;  animé  du  désir  d'en  prolonger  la  connaissance,  j'ai  voulu  f\iire  de 
mon  livre  un  monument  de  mes  efforts.  Il  peut  crouler  ce  monument  ! 
d'un  œil  stoïque  je  verrai  sa  chute,  pourvu  que  sur  ses.  assises  épargnées 
des  ouvriers  plus  habiles  un  jour  le  reconstruisent." 

Yoici  maintenant  comment  l'auteur  s'exprime  dans  son  introduction,  à 
l'endroit  où  il  truite  aussi  du  plan  de  son  ouvrage  : 

"  Le  Code  Napoléon,  ayant  été  adopté  comme  modèle  du  nôtr?,  j'aime- 


712  REVUE  CANADIENNE. 

rais  à  pouvoir  dire  son  prototype,  doit  naturellement  lui  servir  de  terme 
de  comparaison.  Ce  qui  fait  du  rapprochement  des  deux  codes,  la  méthode 
la  plus  sûre  pour  faire  ressortir  les  principes  du  Code  Canadien.  De  ce 
rapprochement,  qui  est  dans  la  lettre  comme  dans  l'esprit  de  la  loi  de  codi- 
fication, nait  une  affinité  naturelle,  entre  les  commentaires  sur  le  Code  du 
Bas-Canada  et  les  commentaires  sur  le  Code  Napoléon.  Ceux-ci  sont  au 
commentateur  canadien,  ce  que  le  code  Napoléon  a  été  lui-même  à  nos 
codifioateurs.  Ils  doivent  lui  servir  de  modèles.  De  là  la  place  que  tient, 
dans  ce  livre,  la  doctrine  des  auteurs  modernes  et  l'autorité  dont  elle  y  jouit. 

"  Cette  autorité  n'est  pas  cependant  la  même  partout,  subordonnée 
qu'elle  est  à  la  concordmce  ou  à  la  discordance  des  deux  codes. 

'^  A  l'instar  du  Code  Napoléon,  le  Code  Canadien  a  respecté  l'ancien 
droit  en  certains  cas,  et,  dans  d'autres,  lui  »  substitué  une  disposition  nou- 
velle, empruntée  au  Code  Français.  L'accord  des  deux  codes,  en  ce  cas, 
constitue  leur  concordance  proprement  dite.  Leur  discordance  résulte  des 
cas  où  l'un  des  Codes  a  abrogé  l'ancienne  législation,  perpétuée  par  l'autre, 
ou  bien  encore  où  l'abrogation  commune  n'a  pas  entraîné  le  même  amende- 
ment. 

**  La  législation  particulière  du  Bas-Canada  «t  l'usage  ont  introduit 
dans  notre  droit,  des  dispositions  exceptionnelles,  qui,  n'ayant  jamais  fait 
partie  de  l'ancien  droit  français,  n'ont  rien  de  commun  avec  le  Code  Napo- 
léon. Ce  droit  local,  quand  il  *  été  consacré  par  le  Code,  oflfre  une  série 
distincte  de  cas  de  non-conoordano«  entre  les  deux  codes. 

"  Un  des  objets  du  présent  ouvrage  est  donc,  la  comparaison  du  Code 
du  Bas-Canada  «vec  le  Code  Napoléon.  Dans  cet  ouvrage,  qui  n'a  d'autres 
divisions  que  celles  du  Code,  distribué  en  autant  de  livres,  titres,  chapitres, 
sections  et  articles,  que  le  Code  en  contient,  on  notera  soigneusement  la 
concordance  et  k  discordance  des  deux  codes. 

"  Ce  parallélisme  »ur»  pour  effet,  de  faire  servir  le  Code  Napoléon  d'in- 
terprète au  nôtre  ;  de  l'y  incorporer,  pour  ainsi  parler,  dans  les  dispositions 
qui  leur  sont  communee. 

"  Cette  appropriation  du  texte,  entraînera  naturellement  celle  des  com- 
mentaires sur  le  Code  Français,  que  le  Code  Canadien  pourra  revendiquer, 
comme  s'ils  eussent  été  faits  pour  lui.  Un  simple  coup  d' œil  embrasse 
l'utilité  de  ce  procédé. 

"  Quoique  d'un  service  moins  direct,  le  texte  et  les  commentaires  ue\ 
resteront  cependant  pas  inutiles,  dans  les  cas  de  discordance.     La   diffé- 
rence des  deux  législations,  en  indiquant  les   motifs  qui  l'ont  déterminée, 
fera  ressortir  leurs  caractères  différents,  révélera  l'esprit  du  Code  Canadien, 
et  par  là  en  élucidera  l'interprétation. 

"  La  contrariété  du  droit  nouveau,  substitué  à  l'ancien,  nécessite  dans 
les  commentateurs  français,  des  références  continuelles  à  la  loi  abrogée, 
lesquelles,  dans  les  cas  où  nous  n'avons  pas  imité  cette  abrogation,  offrent 
sur  la  jurisprudence  ancienne,  des  aperçus  que  l'on  chercherait  en  vain  dans 
les  anciens  auteurs. 

''  Placés  sur  les  limites  des  deux  époques  légales,  les  commentateurs  ont 
du  constater  la  condition  de  la  première,  pour  signaler  leg  progrès  de  la 
seconde.  C'est  cette  comparaison  obligée  des  deux  Droits,  qui  rendra  tou- 
jours les  commentaires  du  Droit  nouveau,  précieux  pour  la  connaissance  de 
l'ancien. 

''  D'ailleurs,  grâce  aux  tendances  philosophiques  des  études  contempo- 
raines, la  science  du  droit  a  obtenu  en  France,  un   degré   d'application  si 


BIBLIOGRAPHIE.  74  a 

universelle,  elle  y  a  été  l'objet  d'une  si  vaste  généralisation,  qua  les  ouvrages 
légaux  qui  y  sont  publiés,  sont  devenus  de  puissants  auxiliaires  au  dévelop- 
pement du  droit  de  plusieurs  pays,  où  leur  valeur  leur  a  fait  acquérir  droit 
de  cité. 

''  Que  sera-ce  si,  à  cette  condition  générale  d'influence,  l'on  ajoute  les 
accidents  particuliers  résultant  de  l'analogie  des  principes  et  de  leur  com- 
munauté d'origine  ? 

'^  Ces  considérations  sont  sans  doute  plus  que  suffisantes  pour  justifier 
la  place  considérable  que  le  Code  Napoléon  et  ses  commentaires,  occupent 
•dans  cet  ouvrage,  qui  serait  resté  incomplet  sans  eux,  et  dont  ils  sont,  pour 
ainsi  dire,  la  clef  de  voûte.  On  aurait  voulu  les  en  exclure  qu'ils  seraient 
venus  d'eux-mêmes  s'y  placer;  du  moins  le  lecteur  les  y  aurait  cherchés. 

"  Cette  dépendance  apparente  n'a  cependant  pas  fait  du  Code  Canadien, 
une  œuvre  de  servile  imitation.  Les  similitudes  que  nous  avons  signalées, 
ne  lui  ont  pas  enlevé  son  caractère  d'originalité,  manifesté  par  les  diffé- 
rences essentielles  qu'offre  l'économie  des  deux  codes.  La  codification 
Napoléonnienne  a  substitué  aux  anciennes  lois  de  la  France,  qu'elle  a 
révoquées,  une  Législation  nouvelle  ;  la  loi  du  1  germinal  an  12  portant, 
qu'à  compter  du  jour  où  le  Code  Civil  a  été  exécutoire,  les  ''  lois  Romaines, 
les  Ordonnances,  les  Coutumes  générales  et  locales,  les  statuts,  les  règle- 
ments, ont  cessé  d'avoir  force  de  loi  générale  ou  particulière,  dans  les 
matières  qui  sont  l'objet  du  Code."  Notre  législature  a  procédé  autrement, 
puisque,  comme  nous  l'avons  vu  précédemment,  le  corps  de  nos  lois 
anciennes  a  été  conservé,  et  le  Code  lui  même  n'a  d'autorité,  comme  texte, 
que  dans  les  matières  où  il  contient  une  disposition  positive,  confirmant  ou 
modifiant  l'ancien  droit. 

"  Ainsi,  en  dehors  des  cas  prévus,  les  lois  Romaines,  aussi  bien  que  les 
lois  françaises  en  force  en  1663,  et  tout  notre  droit  local,  écrit  ou  coutu- 
mier,  sont  encore  en  pleine  vigueur  parmi  nous.  C'est  encore  à  cette  triple 
législation  qu'il  faut  remonter,  pour  découvrir  si  le  Code  en  a  reproduit 
toutes  les  dispositions  ;  les  lui  adjoindre  quand  elles  n'y  sont  pas,  et  les 
interpréter  quand  elles  s'y  trouvent.  A  côté  du  Code,  se  trouve  donc  encore 
cette  ancienne  législation,  existant  comme  texte  et  ayant  une  autorité 
égale  à  la  sienne,  quand  il  n'en  reproduit  pas  ou  n'en  contredit  pas  les 
dispositions;  comme  complément  de  ces  dispositions,  quand  il  les  renferme, 
et  comme  développement,  dans  tous  les  cas.  Sous  ce  triple  rapport,  l'an- 
cienne législation  est  restée  la  source  de  notre  droit. 

*'  Il  n'en  a  pas  été  ainsi  en  France  où,  élevant  un  monument  nouveau 
sur  les  ruines  de  l'ancien,  le  Code  a  été  le  dernier  mot  de  la  législation 
ancienne,  comme  il  a  été  le  premier  de  la  nouvelle. 

"  Là,  l'ancien  droit  détruit  comme  texte,  n'existe  plus  que  comme  rai- 
son écrite,  et  le  commentateur  ne  remonte  pas  plus  haut  que  le  Code,  qui 
en  est  la  source  unique  et  première. 

*'  Il  n'en  saurait  être  ainsi  pour  le  Commentateur  Canadien.  Pour 
explorer  les  sources  du  code,  il  lui  faut  remonter  à  la  plus  haute  antiquité 
légale. 

"  Pour  ce  qui  est  de  la  législation  nouvelle,  que  nous  avons  appelée, 
avec  raison,  la  partie  la  plus  difficile  à  traiter,  nous  avons  vu,  dans  le  cas 
de  conformité  avec  le  Code  Napoléon,  l'utilité  des  commentaires  sur  ce 
Code. 

"  En  dehors   de  cette  similitude,  nous  aurons  pour  données  de  cette 


714  REVUE  CANADIENNE. 

partie  toute  d'initiative  de  l'ouvrage,  les  caractères  généraux  de  cette 
législation,  dont  nous  venons  de  résumer  les  principaux  amendements. 

"  La  législation  ancienne  aura,  dans  sa  ressemblance  avec  le  Code 
Napoléon,  ce  Code  même  avec  ses  commentaires  pour  développement,  sans 
exclure  les  auteurs  anciens,  qui,  avec  le  texte  des  lois  anciennes,  la  juris- 
prudence française  et  la  nôtre,  seront  nos  seuls  guides,  dans  les  cas  de  con- . 
trariété.  Rien,  dans  ce  livre,  pas  plus  que  dans  le  Code,  ne  la  séparera 
de  la  législation  nouvelle.     L'isolement  serait  d'ailleurs  impossible. 

"  Ainsi,  l'ouvrage  embrassera,  la  concordance  du  code  Napoléon  et  du 
Gode  du  B  is-Ganada,  l'investigation  des  sources  de  notre  droit,  notre  légis- 
lation statutaire,  nos  usages,  la  jurisprudence  française  et  la  nôtre,  le 
résumé  de  la  doctrine  des  auteurs  français  sur  l'ancien  et  le  nouveau  droit, 
et  l'appréciation  de  la  Législation  nouvelle.  C'est  de  ces  matériaux,  dis- 
tincts par  le  fond,  quoique  réunis  et  confondus  par  les  nécessités  de  la 
forme,  qu'a  été  formé  le  présent  Commentaire." 

A  vec  des  données  et  des  bases  aussi  larges  et  aussi  intéressantes,  l'ou- 
vra ge  de  M.  le  Juge  Loranger  ne  pourra  manquer  d'être  de  la  plus  grande 
utilité  pour  tout  le  monde,  et  nous  osons  espérer  que  l'accueil  qui  lui  sera 
fait  établira  une  fois  de  plus  que  no^  populations  ne  sont  pas  indifférent  es 
aux  efforts  des  personnes  qui  se  sacrifient  pour  l'avancement  des  sciences  et 
le  perfectionnement  moral  et  intellectuel  de  toutes  les  classes  de  la  société. 

&Un    fcO0     si)    gpOO    &'  ClIS.  G.  DE  LORIMIER. 


^ 


S  Èxcerpta  é  canltbusiUurgicis.--'ide'Èdii[on.'.--^  presses  de  John 


C'était  une  bonne  pensée  que  celle  de  réunir  en  un  seul  volume  des  ex- 
traits choisis  du  Graduel  et  de  l'Antiphonaire. 

Cette  utile  compilation  destinée  à  rendre  le  plain-chant  populaire,  contient 
quelques  défauts, qu''il  serait  bon  de  faire  disparaître  dans  une  édition  subsé- 
quente, si  Fauteur  tient  à  rendre  au  chant  ecclésiastique  cette  antique  pureté 
et  ce  prestige  que  tendent  à  lui  faire  perdre  tous  les  jours  les  envahissements 
de  la  tonalité  moderne  et  du  drame  lyrique. 

G'est  une  erreur  de  croire  qu'une  mélodie,  par  cela  seul  qu'elle  ne  dépasse 
pas  l'étendue  d'un  des  huit  modes  du  _->lain -chant,  puisse  être  attribuée  par 
exemple  au  1er,  5ème  ou  Genre  mode,  sans  égard  au  caractère  de  cette  mélo 
die  et  au  système  harmonique  avec  lequel  elle  est,  pour   ainsi  dire,  iden- 
tifiée. 

C'est  ainsi  que  l'auteur  du  Cantus  a  cru  pouvoir  attribuer  au  5ème  mode, 
qui  est  majeur,  une  mélodie  du  P.  Mertiam  dans  laquelle  la  présence  du 
la  bémol,  altération  étrangère  au  5ème  mode,  détermine  misiculcment  le  ton 
de  fa  mineur,  (l) 

Le  Tantum  ergo,  No.  3  page  345,  adapté  à  une  mélodie  quelque  peu  vul- 
gaire, présente  une  semblable  anomdie.  jLa  présence  et  le  retour  de  la  note 
sensiOlCjSi  naturel,  y  fait  naître  le  sentiment  de  la  modulation  en  do  majeur, 

(!)  Voyez  Tantum  ergo,  I.  p.  344. 


BIBLIOGRAPHIE.  715 

au  moyen,  dans  l'accomp  ignement,  de  l'accord  dissonnant,  naturel  :  Sol^  si, 
re.  fa  et  de  sa  résolution  :  Do^  mi,  sol,  do.  (1) 

Quant  à  l'harmonie  des  psaumes,  il  eut  été  plus  sûr  d'emprunter  les  faux- 
bourdonSjdéjà  publiés, d'auteurs  compétents  à  traiter  l'harmonie  consonnante 
appliquée  au  chant  grégorien. 

Je  citerai  entr'autres  les  faux  bourdons  si  simples  et  si  naturels  de  M. 
Morelot  reproduits  dans  le  Dictionnaire  du  plain-chant  de  Dortigues. 

Du  reste  les  défauts  plus  haut  mentionnés  n'affectent  en  rien  le  plan  général 
de  l'ouvrage  et  consistent  plutôt  dans  un  superflu  qu'il  est  facile  d'exclure  ; 
aussi  l'ordre  et  la  distribution  des  différentes  pièces,  le  fini  typographique, 
et  surtout,  l'excellente  méthode  de  plain-chant,  qui  termine  cette  publication, 
suffiraient  à  justifier  l'accueil  qu'elle  a  reçu. 

0.  Pelletier. 

Au  moment  de  mettre  sous  presse,  nous  apprenons  qu'une  Sème  édition 
du  cantus  doit  paraître  prochainement,  et  qu'on  a  dû  y  corriger  la  pluspart 
des  défauts  signalés  dans  les  éditions  précédentes. 

0.  P. 

(1.)  "Avant  l'inveation  de  l'harminie  dissonnanfe,  la  modulation  n'était  autre 
chose,  qu'un  mouvement  fait  d'un  son  à  un  autre  {dialoniqW'meni)  avec  mesure^ 
douceur  et  accord  ;  le  mot  moclulalion  vient  de  moduler,  qui  signilie  chanter  avec 
suavité."  (Gérone,  p.  238.) 

"  Cette  espèce  de  modulation  n'a  rien,  comme  on  voit,  de  commun  avec  ce  que 
nous  entendons  aujourd'hui  par  ce  mot,  c'est-à-dire,  avec  la  transition  d'un  ton  à 
un  autre  par  le  seul  fait  do  l'attaque  sans  préparation  de  l'accor'l  dissonnant,  car 
cette  harmonie  fait  sentir  immédiatement  le  ton  nouveau  par  l'appellation  double 
du  quatrième  degré  et  de  la  note  sensible."  (Fétis,  Esquisse  de  l'hist.  de  l'har- 
monie, p.  38.)  ^    .  , 

Les  raffinements  de  l'harmonie  moderlie  exigerit,  ïl'est'vrâi,dàns  faccompagne- 
ment  du  plain-chant  par  la  seule  harmonie  consonnante, l'emploi  d'altérations  étran- 
gères aux  cordes  de  la  mélodie,  mais  n'autorisent  dans  la  mélodie  elle-mènia  d'au- 
tres altérations  que  celle  du  si  naturel  par  un  bémol,  afin  d'éviter  le  triton,  çti cer- 
taines euphonies,  qui  se  chantaient  mais  ne  s'écrivaient  pas. 

Le  plain-chant  musical,  dont  l'auteur  de  la  fameuse  messe  royale  fut  en  France 
l'un  des  propogateurs,  se  distingue  du  plain-chant  proprement  dit  par  cet  abus  du 
genre  chromatique  entraînant  de  fréquentes  modulations. 

Voyez  sur  Dumont,  les  jugements  de  Fabbé  Poisson  et  de  Stephen, Morelot  cités 
au  Dict.  de  Dortigues  aux  i[^()X^/0Ja;i^'pliant  '|}^t^^^^^         jC^^îtf^i^'q.,'^  ^  ;[._.,[  / 

ohn<j\  110  Jnoifuaoo  Jiu  ^irhsi^  ob  ^:'U^iO■J  ciu\-  .ITY 

>(irA  pA  9l'  il--.fea'gtiBlM 

'  .ffoiroQ  oJBJjgjjA—  .^iipiJiloS  ôoiissuiiî' 


jil  J9  onidoiuv 
.\.I- -.ooari'ï  ôb  on.^RqjxuiO  fil  infihivjq  olIivnioT*  ob  ooniiSL  Oi 


BULLETIN  BIBLIOGRAPHIQUE. 


Sommaire.— Du  CORRESPONDANT  DE  PARIS,  Librairie  de  Charles  Douniol 
et  Cie.,  Editeurs,  29  Rue  de  Tournon. 


Nouvelle  Série.— 3e.  Livraison.— 10  Août  1873. 


I. — Les  Mémoires  du  Général  de  Ségur 

Cte.  De  Champagny,  de  l'Académie  française. 
II. — La  vie  en  Religion  au  XVIIe  siècle. — Auguste  Nisard. 
III. — Safar-Hadgie. — Les  Russes  à  Samarkand. — Prince  Joseph... 

Lubomirski. 
IV. — Les  Pêcheries  Françaises  dans  l'Amérique  du  Nord. —  Fin, 

0.  De  Ceinmar. 
V. — L'Antéchrist  de  M.  Renan. — Leroux. 
VI. — La  Sophonisbe  de  Mairet. — Ernest  Serret. 
VII. — Les  Comtes  de  Paris,  ou  comment  on  fonde  une  dynastie... 

Albert  Du  Boys. 
VIII.— Le  Sifflet  d'argent.— Poésie.— Emile  Grimaud. 

IX. — Mélanges. — Récents  travaux  sur  l'Histoire  de  la  langue  Française. 

Paul  VioUet. 
X. — Quinzaine  Politique.  —Auguste  Boucher. 


4e.  Livraison, — 25  Août  1873. 

I. — Madame  Swetchine  et  la  Société  de  son  temps. — Cte.    de   Carné, 

de  l'Académie  française. 
II. — Safar-Hadgie. — Les  Russes  à  Samarkand. — Suite... 

Prince  Joseph  Lubomirski. 
III. — Le  Prince  de  Joinville  pendant  la  Campagne  de  France. — I... 

Auguste  Boucher. 


BULLETIN  BIBLIOGRAPHIQUE.  717 

IV. — L'Enseignement  Spiritualiste — H.  De  Cossoles. 
V. — Un  Vêda  Chaldéen. — François  Lenormant. 
VI. — Les  Mirabeau. — XI.  Le  Marquis,  le  Bailli  et  Turgot... 

Louis  De  Loménie,  de  l'Académie  française. 
VIL — Revue  Critique. — 1.   Gœthe,    ses  œuvres  expliquées  par  sa  vie^  par 
M.  Mézières,  professeur  à  la  Faculté  des  lettres   de  Paris. — II. 
Les   maîtresses   de   Gœthe,  par   M.    Blaize  De    Bury. — III. 
Gœthe^  ses  prédécesseurs  et  ses  contemporains  par  M.  Bossert. — IV. 
Histoire  (V  Allemagne  par  M.  Zeller. — V.  L'esprit  révolutionnaire  y 
conférences  de  V Oratoire^  par  le  P.  Lescoeur.— VI.  La  Révolu- 
tion et  Tordre  chrétien^  par  M.  Auguste  Nicolas.  VIL  Ignace 
Spencer   et   la   renaissance   du    Catholicisme  en  Angleterre^  par 
M.  l'abbé  De  M  ad  aune.  P.  Douhaire. 
VIIL— Mélanges. — Les  Pénalités  de  PEnfer  de  Dante,  par  J.   Ortolan. — 
Bené  Lavolée. — Livres  divers. — Augustin  Largent. 
IX.— Quinzaine  Politique. — Auguste  Boucher. 


5e  Livraison, — 10  Septembre  1873. 


I. — Le  Prince  de   S omVûh pendant  la  Campagne  de  France.  Fin... 

Auguste  Boucher. 
II. — Safar-Hadgie. — Les  Russes  à  Samarkand.  Suite... 

Prince  Joseph  Lubomirski. 
III. — Le  Livre  de  Job. — L'abbé  Lesmayoux. 

IV. — M.  .De  Laprade  et  ses  Poèmes  Civiques. — Antoine  De  Latour. 
V. — L'Assistance  publique  en  France. — A  Legoyt. 
VI. — De  Paris  à  l'Exposition  de  Vienne. — Victor  Fournel. 
VIL— Septembre  1872  et  1873— Poéisie.— Octave  Ducros. 
VIIL — Mélanges. — Séance  annuelle  de  l'Académie. — P.  Douhaire. 

— La  Richesse   agricole  de   la  France. — Le   Beau  dans  la  nature  et 
dans  les  arts,  par  l'abbé  Gaborit. 
IX. — Quinzaine  Politique. — Auguste  Boucher. 

Prix  du  Correspondant,  35  frs.  Etranger  prix  de  la  Poste  en  sus,  parais- 
sant deux  fois  par  mois. 

Le  Correspondant  de  Paris  à  trente-et-un  an  d'existence  et  traite  de 
Religion,  de  Philosophie,  d'Histoire,  de  Politique,  de  Littérature,  de 
Sciences  et  de  Beaux-Arts. 

Sa  rédaction  se  compose  des  plus  célèbres  écrivains  Catholiques  de  France 
et  compte  trois  de  ses  rédacteurs  au  nombre  des  membres  de  l'Académie 
française,  les  Comtes  de  Champagny  et  de  Carné  et  M.  Louis  De  Loménie. 

C'est  dans  ce  recueil  qu'éorivait  feu  l'illustre  DeMontalembert  qui  a  laissé 
derrière  lui  de  dignes  héritiers  de  sa  plume  courageuse  et  qui  ne  cessent 
de  com.battre  et  de  lutter  en  faviur  des  grandes  traditions  catholiques. 


71.8  ■  ^'RËVUEtÀNADlENiSlfe."       ' 

,    ^  #tUB  BRITANNIQUE^ 

it    ■ilUOb.;oAi  Ob  ^'Hd'i  'îivL  ;j' i.   >;  :;  \  I. 

Paris  au  Bureau  de  la  Revue,  50  Boulevard. — Haussman. 
Sommaire  des  matières  contenues  dans  la  livrai^pu  4'^i^M.t. 
I. — Le  Monothéisme  dans  le  Paganisme.  ,     v  ,    \ 

II. — Trouville  et  Côtes  (J^'i^v.paH,^^^^'^  ï^^'^  ^'^'^^^^^    Anglais. 
III. — Le  Cachemyr.  '    ■   ,    r  ; 

IV» — L'Expédition  de  l'Oued-Gruir  au  Sud  de  la  Province  d'Oran  dans 
■     le  Désert  (1870)  (2e  extrait.)        /■    •  .'  .  ;  ; 
y. — Le  Capitaine  M arryat.    r  -*  r  a*W,;  i    ;,:ij  ;ii^, 

VI. — Une  terrible  tentation,  (Histoire  de  là  vie  moderne.)  (te.  extrait.) 
VII. — Mosaïques  de  Rome  Moderne. 
VIII. — En  route  pour  le  Nouveau  Monde  ;  Du  Havre  à  New -York. 
IX, — Correspondance  d'Allemagne. 
X  — Correspondance  d'Amérique. 
XI.— Correspondance  de  Londres.  ,    ^f^   q^j^; 

XII. — Chronique  et  Bulletin  bibliographique. 
Prix  de  la  Revue  Britannique,  un  an  50  francs, paraissant  une  fois  par 

^^^^-     «fna  rfqaaot  9oni'H. 

.Xfjof  nineovl  bdd"»' J — .cfoL  oi 
(I  oniottfA — .Miïç'v^i's"^  V:'M«So*\  30^  ;t9  obtiiqRwl  ot,i» 

f  r^.^r.  T     A        ...^,,.■,'^■    na  .   .  r  m  î  f  J  rnt   û.->  ,..•+>?../  ' 

La  Revue  Britannique  est  une  revue  internationale  reproduisant  les 
Articles  des  meilleurs  écrits  périodiques  de  la  Grande-Bretagne  et  de 
l'Amérique,  complétés  par  des  articles  originaux  sous  la  Direction  de  M. 
Amédé  Pichot. 

Cette  Revue  en  est  à  sa  treizième  année  d'existence,  et  mérite  à  tous 
égard  l'encouragement  de  ceux  qui  aiment  à  s'instruire  et  à  suivre  le  dé- 
veloppement de  la  littérature  et  des  sciences  en  Angleterre  et  en  Amérique. 
C'est  une  revue  qui  peut  pénétrer  sans  aucun  danger  dans  toutes  les 
familles,  car  sa  rédaction  est  faite  avec  choix,  avec  distinction  et  avec  le 
plus  grand  sens  moral. 

)  Biiiiiihv        

tu  ^'<h  !/i 

]/!  lo  otrti  'J  ith  ];)  '^rp^f;f;iarj)0  bb  >")1ni' 
Sommaire.— De  la  Revue  Gàfhôlique  deâ  InstHutioiis-  «t' dà''  Droit  par  une  Société 
de  Juiis-Gonsultes. — Grenoble,  Baraliur  frères  et  Dardelet,  Editeurs. 

1ère  Année. — Numéro  10.  (Le  Numéro  9  nous  manque)  Septembre  1873. 

I. — La  Révolution  (suite) — IX.  Le  suffrage  universel,  (suite)... 

Gustave  De  Bernardi. 
II.— La  Sépulture  Catholique  et  la  loi  civile. — André  Gairal,  docteur  en 
droit.  Avocat  à  la  Cour  de  Lyon. 
III. — Une  conversation  sur  la  liberté  testamentaire. — De  Moreau  D,  An- 
doy  (Belgique.) 


BULLKTIN  BIBLIOGRAPHIQUE.  719 

IV. — La  Dimunition  de    la  populatioû    et    la    Décadence   Nationale, 
(suite  et  fin). — Claudio  Jannet,  avocat  là  l^.jÇpug  ^'^j/^ix,  docteur 

en  Droit.  ;-hv;]/,  ,■  j  >L;ji;iiji  : 

V.— Revue   des   travaux   de     l'assemblè^e    i^jfîîap^^^.— !Çgi^^  ^  ^^eçier, 

avoué  à  la  Cour  d'Appel.  ;    j,  ,  ,,  "     ,.,/)  .^r  ,:?,,;,  r) 

Prix  pour  un  an  10  francs,  paraissant  une  fois  par  mois. 


Nous  constatons  avec  plaisir  le  succès  toujours  croissant  de  cette  ex,ccl- 
lente  Revue  que  nous  recommandons   fortememt  au  patronage  canadien. 

Qu'on  juge  de  son  esprit  et  de  son  objet  par  l'extçait  siiivant  de  son 
programme  :  ;       .   ' 

"  Un  des  premiers  fonctionnaires  àe  notijé  ma^isirati^re,  dîsait,  iï.y  a 
quelques  jours. 

"  On  entend  sortir  de  toutes  les  bouches  honnêtes  cette  parole  fortifiante  ; 
il  faut  régénérer  notre  société  par  la  morale  et  la  justice.  " 

"  Mais  en  même  temps  que  se  prépare  une  lutte  terrible  entre  la  Révo- 
lution et  la  Société,  un  espoir  de  rénovation  et  de  salut  brille  pour  la 
France.  Et  d'où  lui  vient-il,  sinon  du  principe  chrétien  qui,  malgré  l'os- 
tracisme légal  qu'il  a  subi,  renaît  parmi  nous  plus  grand  et  plus  fort  ?  ] 

La  France  Catholique  recrute  et  groupe  ses  phalanges;  elle  s'orgaiiise, 
elle  prie,  elle  combat:  En  voilà  assez  po)ir  qïl'onn, puisse  prédire  son 
triomphe.  ,        ,  ,   :        ,, 

"  Telle  est  l'action,  telle  est  la  préparation  de  l'avenir  de  notre  pays 
auxquelles  nous  venons  nous  associer  pour  une  publication  dont  le  titre  dit 
tout  l'esprit  et  l'objet.  "  ';^,;f  :,,  j;,!  ,.i .     ..  .; 

On  peut  s'abonner  chez  M.  M.  Rolland  &  Fils,  liib^rairesfe-  iioii  j  I  V;   .  ; 

1  Z  ifudU>^l  M  M  /.!'; 


Sommaire. — De  rEconomiste  Français. — Journal    hebdomadaire    paraissant   le 
Samedi. — 

Rédacteur  en  chef,  M.  Paul  Leroy-Beaulieu. 
Bureau  :  Rue  du  Faubourg  Montmartre,  17,  à  Paris. 
1er.  Volume  Samedi,  6  Septembre  1873,  Numéro  21. 


Partie  Économique  : 


L'Administration  des  Contr'.  butions  indirectes  en  France. 

Les  Céréales  en  France. 

Les  travaux  du  Parlement  britannique  dans  sa  session  de  1872. 

Les  Chemins  de  fer  d'intérêt  local  dans  le  Nord  de  la  France. 

Les  relations  postales  avec  les  Etats-Unis. 

La  démonétisation  de  l'argent. 

La  Russie  Agricole. 

Nouvelle  du  Japon  et  de  la  Chine. 


720  REVUE  CANADIENNE. 

L'impôt  sur  les  tissus  et  ses  moyens  de  perception. 

Les  chemins  de  fer  en  France,  en  Angleterre,  et  en  Allemagne. 

Nos  milliards  en  Allemagne. 

Vœux  des  conseils  généraux. 

Chambre  de  Commerce  de  Bordeaux. 


Partie  Commerciale. 

Revue  Générale. 

Rapport  sur  les  cafés. 

Cours  des  fontes. 

Marchés  de  Mulhouse; 

Correspondances  particulières  de  V Economiste  Français, 

Manchester,  Lille,  Lyon,  Bordeaux,  le  Havre,  Marseille. 

Partie  Financière. 


Revue  des  Banques  et  du  mouvement  des  capitaux. 

Bourse. 

Bulletin  bibliographique. 

L'Economiste  Français  est  un  organe  très  accrédité  en  France  et  comme 
la  science  économique  est  fort  peu  développée  parmi  nous,  et  que  ceux  qui 
s'y  livrent  ont  absolument  besoin  d'un  guide  sûr  et  d'expérience,  nous  leur 
conseillons  fortement  d"adopter  l'Economiste  français  où  ils  pourront  suivre 
d'une  manière  périodique  le  mouvement  économique,  commercial  et  financier. 
Sa  rédaction  se  compose  des  noms  les  plus  autorisés  dans  la  science  écono- 
mique. M.  M.  Rolland  &  Fils  libraires  en  sont  les  agents. — L'abonnement 
est  de  60  francs  par  an  pour  le  Canada. 

L.  W.  Tessier. 


LA 


REYUE  CANADIENNE 


PHILOSOPHIE,  HISTOIRE,  DROIT,   LITTERATURE,  ECONOMIE   SOCIALE,  SCIENCES, 
ESTHÉTIQUE,  APOLOGÉTIQUE  CHRÉTIENNE,  RELIGION 


Â/yyc/^à 


TOME  DIXIÈME  ^        ^_^ 

]>ixième  Livraison— 35  Octobres  1873.  /^^/7^  ^ 

SOMMATRE  " 

1.-LE  BATTEUR  DE  SENTIERS,  (Suite) CiUSTAVK  AIMARD. 

!  1.-ETUDES  sur  les  TERRITOIRES  DU  NORD-OUEST  DU  Cx\XADA.  (Suite).  J.  <\  LANGEI.IFR. 

Ll.-ADiVIINISTRATION  DE  LA  JUSTICE tt.  I>OUTRE. 

IV.— PÈLERINAGE  DE  PARAY-LE-MONIAL P.  I.A  F.  CRAVKX. 

V.-LES  GAULTIER  DE  VARENNES B.  S1J1.TE, 

VI.-DE  PARIS  A  IVEXPOSITION  DE  VIENNE,  (Suite) VICTOR  FOlîRNKI.. 

V I  !  -BIBLIOGE APHIE.— Maple  Leaves AI.FREI>  «ARNE A  V . 


MONTREAL 

JMPRIMÉE   ET   PUBLIÉE   PAR   E.   SENEGAL 

Nos.  6,  8  et  10,  RueSaint-Vincent. 

1873. 

Droit  fin  iratiuction  et  de  reproduction  réservés 


ON  S'ABONNE  A  LA  REVUE  CANADIENNE 

CHEZ 

M.  A.  Langlais,  Libraire,  Faubourg  St.  Kocli Québec. 

**  H.  R.  Dufresne Trois-Rivirrea. 

**  Einm.  Crépeau '. Sorel. 

**  L.  J.  Casault, — Bibliotlièfiue  du  Parlement  Provincial Ottawa. 

^*  L.  A.  Dérome Joliette. 

**  Joseph  L'Ecuyer ' St.  Jean  d'Iberville 

**  L.  0.  Forget Terrebonne. 

^*  J.  A.  Arcliambault Varennes. 

**  M.  (^.  Roussin Roxton  Falls. 

**  Alph.Raby Ste.  Scholastique. 

**  0.  H.  Champagne, St.  Eustache. 

'*  J.  B.  Lefebvre-Villemure St.  Jérôme. 

•*  A.  M.  Gagnier Ste.  Martine. 

<*  E,  Lafontaine St.  Hup:ues. 

"■  J.O.Dion , Chambly. 

''  A.  Sauton,  41  Rue  du  Bac Paris. 

LA  REVUE  CANADIENNE, 

Recueil  périodique  de  Beaux-Arts  et  de  Sciences,  a  pour  but  de  travailler  à  la  création 
d'une  littérature  nationale,  à  l'alliance  des  Lettres  et  de  la  Religion,  et  à  la  défense  des  prin- 
cipes fondamentaux  de  l'ordre  social  et  de  toute  vraie  civilisation. 

La  rédaction  se  fait  sous  la  direction  d'un  comité  de  Directeurs. 

S'adresser,  pour  tout  ce  qui  concerne  la  rédaction  et  l'envoi  des  manuscrits, au  Directeur' 
Gérant,  L.  W.  Tessier,  à  ^Montréal. 

Prix  de  Pabotiiiemeiif  :  un  an,  )^!2.00  ;  six  mois,  i^l.OO, 

Comme  les  frais  de  port  sur  cette  Revue  sont,  depuis  le  1er  de  janvier  1869,  de  deux  centins  par  livrai- 
son, payable  d'avance,  la   souscription   des  abonnés  en  dehors   de  la  ville  sera  dorénavant  de  $2.25. 

^^~      NOUVEAUMOIsTdE  MARIE 

DÉDIÉ  AL'X  FIDÈLES  DU  CANADA  PAR  UN 

PRÊTRE    DU     DIOCÈSE    DE    MONTREAL 

Avec  Approbation  do  NN.  SS.  les  Evoques  de  Tloa,  do  Montréal,  de  Trois-Rivières   '4   -i" 

St.  Hyacinthe. 
l  vol.  de280  pages  relié. 
En  vente  ciiez  tous  les  LiJDraires  et  chez  l'Editeur, 

EUSÈBE  SENEGAL, 
No.  10  Rue  St.  Vincent 
PRIX  :  $â  I.A  DOUZAINE. 

LA  PHARMACIE  FRANÇAISE 

No.  190,  vis-à-vis  le  Marché  de  la  Grande  Rue  St.  Laurent 

sous  LA  DIllECTION  DU 

DOCTEUR   s.  GAUTHIER 

On  trouve  dans  cet  établisseinont  tous  les  articles  qui  concernent  celte  branche  du  commei^ç^ 
Dépôt  principal  des  pilules  de  Vallet.  On  peut  consulter  le  Docteur  Gauthier  à  sa  pharmacie,  No. 
rue  St.  Laurent,  pondant  le  jour  ;  la  nuit  à  sa  résidence  No.  235  rue  St.  Laurent.— Médecin  nncoucfn 


n 


3.1 


LE  BATTEUR  DE  SENTIERS. 


SCÈNES  DE  LA  VIE  MEXICAINE. 


(Suite.)      ' 

IX. — A    MEXICO. 

Depuis  le  commencement  de  la  guerre  du  Mexique,  et  surtout 
depuis  la  prise  de  Puebla,  les  organes  du  grand  format  se  com- 
plaisent à  fournir  à  qui  mieux  mieux  à  leurs  lecteurs  des  descriptions 
de  Mexico. 

Malheureusement,  soit  que  ces  journaux  manquent  de  rensei- 
gnements positifs,  soit,  ce  qui  est  plus  probable,  qu'ils  dédaignent 
d'en  chercher,  toutes  ces  descriptions  sont  fausses  et  surtout 
incomplètes. 

Voici  comment  la  fondation  de  celte  ville  est  racontée  dans  les 
vieux  auteurs  : 

L'année  même  de  la  mort  de  Heutzin,  roi  de  Tezcuco,  c'est-à-dire 
le  lieu  où  on  s'arrête,  parce  ce  fut  en  cet  endroit  môme  que  finit  la 
migration  des  Chichimèques,  les  Mexicains  firent  irruption  dans  le 
pays  et  atteignirent  l'endroit  où  est  aujourd'hui  Mexico  au  com- 
mencement de  l'année  1140  de  notre  ère  ;  cet  endroit  faisait  alors 
partie  des  domaines  d'Aculhua,  seigneur  d'Alzcaputzalco. 

Bien  que  les  Mexicains  fussent  arrivés  en  1140,  ce  ne  fut  que  deux 
ans  après,  en  1142  que  la  Venise  Américaine  commença  réellement  à 
nirgir  du  sein  des  eaux. 

25  Octobre  1873.  46 


722  REVUE  CANADIENNE. 

C'est  avec  intention  que  nous  avons  souligné  les  derniers  mots 
qui  précèdent;  dans  la  plupart  des  descriptions  que  nous  avons 
lues  depuis  quelques  jours,  il  est  positivement  dit  que  Mexico  est 
bâtie  auprès  du  lac  de  Tezcuco  ;  c'est  au  milieu  qu'il  aurait  fallu 
dire,  ce  qui  n'est  point  du  tout  la  même  chose. 

Comme  Venise,  sa  sœur  européenne,  Mexico  n'était  dans  le  prin- 
cipe qu'un  amas  de  chaumières  servant  d'abri  précaire  à  de  misé- 
rables pêcheurs  ;  mais  sans  cesse  tenus  en  alerte  par  les  attaques 
continuelles  de  leurs  voisins,  les  Mexicains,  d'abord  dispersés  sur 
un  nombre  infini  de  petites  îles,  sentirent  le  besoin  de  se  réunir, 
afin  de  se  mettre  en  état  de  résister  :  à  force  de  courage  et  de  pa- 
tience, ils  réussirent  à  construire  des  maisons  élevées  sur  des  pilotis 
remplis  de  terre,  et  se  servant  de  la  vase  des  lagunes,  rendue  captive 
au  moyen  de  branches  d'arbres,  ils  créèrent  ces  chinampas^es])eces  de 
jardins  flottants,  les  plus  curieux  du  monde,  sur  lesquels  ils  semè- 
rent des  plantes  potagères,  du  piment,  du  maïs,  et  parvinrent  ainsi, 
grâce  à  leur  chasse  aux  oiseaux  aquatiques  sur  le  lac,  à  se  passer 
complètement  de  leurs  voisins. 

Nous  relèverons  une  erreur  commise  par  un  auteur  moderne  qui 
attribue  la  fondation  de  ceWe  ville  aux  Aztèques  et  lui  donne  le 
nom  de  Tenochtillan^diXi  lieu  de  celui  de  Temixlitlan^  qui  est  le  véri- 
table. 

Presque  détruit  à  la  suite  des  combats  acharnés  que  se  livrèrent 
les  Mexicains  et  les  Espagnols,  Mexico,  quatre  ans  après  la  con- 
quête, était  reconstruit  tout  entier  par  Fernand  Corlez  ;  mais,  bien 
que  bâtie  sur  le  plan  primitif,  la  nouvelle  ville  ne  ressemblait  plus 
à  l'ancienne  ;  la  plupart  des  canauï  avaient  été  comblés  et  rempl;;- 
cés  par  des  rues  pavées  ;  de  magnifiques  palais,  de  somptueux  cou- 
vents s'élevèrent  comme  par  miracle,  et  la  ville  devint  complète- 
ment espagnole. 

Depuis  lors,  les  eaux  du  lac  ont  de  plus  en  plus  abaissé  leur  ni- 
veau ;  elles  se  sont  retirées,  et  ce  n'est  plus  que  dans  les  bas  quai- 
tiers  que  se  trouvent  encore  quelques  mares  fangeuses,  dernière- 
traces  des  anciens  canaux. 

Bâtie  juste  à  égale  distance  de  deux  océans,  à  environ  2,280  mètre- 
au-dessus  de  leur  niveau,  c'est-à-dire  à  la  hauteur  du  mont  St.  Ber- 
nard, Mexico  jouit  cependant  d'un  climat  délicieusement  tempéré, 
entre  deux  magnifiques  montagnes,  le  Popocatepclt,  —  montagne 
fumante,  et  le  Iztaczcihualt^  —  ou  la  femme  blanche,  dont  les  cimes 
chenues,  couvertes  de  glaces  éternelles,  se  perdent  dans  les  nues. 

L'architecture  mauresque  des  édifices,  les  maisons  peintes  de 
couleuresclaires,les  coupoles  sans  nombre  des  églises  et  des  cou  vent?, 
qui  dépassent  les  azoteas  et  couvrent  pour  ainsi  dire  la  capitale 


LE  BATTEUR  DE  SENTIKRS  723 

tout  entièfci  de  leurs  vastes  parasols  jaunes,  bleus  ou  rouges,  dorés 
par  les  derniers  rayons  du  soleil  couchant,  la  brise  tiède  et  parfumée 
qui  arrive,  comme  eu  se  jouant,  à  travers  les  branches  touffues  des 
arbres,  tout  concourt  à  donner  à  Mexico  un  air  oriental  qui  étonne 
et  séduit  à  la  fois. 

Nous  avons  dit  que  Mexico  fut  rebâti  sur  le  plan  primitif;  la  ville 
est,  comme  au  temps  de  Moctecuzoma,  divisée  en  quatre  quartiers 
principaux  ;  toutes  les  rues  se  coupent  à  angle  droit  et  vont  aboutir 
à  la  plaza  Mayor  par  cinq  artères  principales,  qui  sont  les  calles  d-e 
Tacuba,  de  la  Monterilla,  de  Santo-Domingo,  de  la  Moneda  et  de 
San-Francisco. 

Toutes  les  villes  espagnoles  du  nouveau-monde  sont  taillées  pour 
ainsi  dire  sur  le  même  patron  et  ont  cela  de  commun  entre  elles^ 
que  dans  toutes  la  plaza  Mayor  est  construite  de  la  même  façon. 

Ainsi,  à  Mexico,  elle  a  sur  une  de  ses  faces  la  cathédrale  et  le 
sagrario,  sur  la  seconde,  le  palais  du  président  de  la  république, 
renfermant  les  ministères  au  nombre  de  quatre,  dos  casernes,  une 
prison,  etc.  ;  sur  la  troisième  se  trouve  l'ayuntamiento  ;  enfin,,  la 
quatrième  est  rempHe  par  uu  bazar,  le  Portai  de  las  flores,  qui  est 
demeuré  seul  depuis  la  démolition  du  Parian. 

Cette  façade  de  la  place  est  garnie  de  portales  ou  cloîtres,  contre- 
les  piliers  desquels  s'adossent  les  échoppes  des  tvangeliskis  ou  écri- 
vains publics,  des  marchandes  de  tamales  et  des  débitants  de  boisson:> 
rafraîchissantes. 

D'après  le  conseil  de  Louis  Morin,  don  Gutierre  avait  tourné 
Puebla  sans  y  entrer  et  avait  continué  directement  sa  route  sur 
Mexico. 

Le  français  qui  restait  toujours  chai^géde  guider  la  petite  troupe^ 
la  conduisit,  à  travers  des  sentiers  perdus,  jusqu'en  vue  de  la  ville, 
qu'elle  atteignit  trois  jours  après  sa  rencontre  avec  les  salteadores^ 
sans  avoir  été  de  nouveau  inquiétée,  môme  en  traversant  le  fameux 
hoïs  del  Pinal^  qui  jouit  cependant  d'une  réputation  sinistre  juste- 
ment méritée. 

Ce  fut  juste  à  Theure  jie  l'oraison  du  soir  que  les  voyageurs  s'en- 
gagèrent sur  la  gigantesque  chaussée  aboutissant  à  la  guarita  ou 
barrière  de  TaCuba. 

Dans  la  capitale  Mexicaine,  il  est  défendu  de  parcourir  les  rues 
à  cheval  pendant  la  nuit.  Cette  prohibition  dure  d'un  soleil  à 
l'autre. 

Arrivés  à  la  barrière,  les  voyageurs  firent  halte  dans  une  mesoii 
ou  hôtellerie,  où  ils  résolurent  de  laisser  provisoirement  leurs  bêles 
de  somme  et  leurs  chevaux,  ainsi  que  les  serviteurs  qui  les  accon^- 
pagnaient. 


724  REVUE  CANADIENNE. 

Les  hôtelleries  mexicdines  ne  ressemblent  en  rien  aux  nôtres,  en 
ce  sens  que  les  hôteliers  ne  fournissent  aux  voyageurs  que  l'eau  et 
le  couvert;  pour  le  reste,  ceux-ci  s'arrangent  comme  ils  peuvent  ; 
tant  mieux  pour  eux  s'ils  ont  des  provisions  de  bouche,  sinon  ils  se 
coucheront  sans  souper  ;  et  encore  de  quelle  façon  se  coucheront- 
ils  ?  ceci  les  regarde  ;  l'hôtelier  n'est  tenu  qu'à  leur  fournir  en  fait 
de  lit  qu  un  châssis  placé  dans  un  angle  de  la  chambre  et  sur  lequel 
est  tendu  un  cuir  de  bœuf. 

En  revanche,  les  hôteliers  mexicains  sont  voleurs  et  insolents  ; 
ils  font  payer  le  prix  qu'ils  veulent  et  no  reçoivent  chez  eux  que 
les  voyageurs  qui  leur  plaisent. 

Par  un  heureux  nasard,  don  Luis  connaissait  depuis  longtemps 
l'hôtelier  à  la, porte  duquel  l'heure  avancée  contraignait  don  Guti- 
erre  de  frapper  ;  il  avait  toujours  entretenu  de  bonnes  relations 
avec  lui,  et  même,  dans  plusieurs  circonstances,  il  lui  avait  rend» 
de  légers  services. 

Le  mesonero,  par  considération  pour  son  ami  français,  se  mon- 
tra assez  accommodant  et  presque  poli,  il  alla  même,  moyennant 
finance,  bien  entendu,  jusqu'à  fournir  aux  voyageurs  tout  ce  dont 
ils  avaient  de  besoin. 

Les  deux  jeunes  filles  étaient  rendues  de  fatigue  ;  il  ne  fallait  pas 
songer  à  leur  faire  traverser  à  pied  toute  la  ville  pour  se  sendre  à 
la  calle  primera  Monterilla,  oii  don  Gutierre  possédait  une  maison. 

Lorsque  don  Gutierre  se  fut  installé  pour  la  nuit,  on  soupa  ;  puis, 
le  souper  terminé,  les  jeunes  filles  se  retirèrent  pour  se  livrer  au 
repos,  et  les  trois  hommes  de.Tieurèrent  assis  face  à  face,  et  fumant 
afin  d  activer  la  digestion. 

— Nous  voici  enfin  à  Mexico,  dit  don  Gutierre  avec  un  soupir  de 
satisfaction.    Dieu  soit  loué  ! 

— Vous  n'avez  sans  doute  pas  l'intention  d'y  faire  nn  long  séjour  ? 
demanda  don  Luis. 

— J'y  demeurerai  le  moins  de  temps  possible,  senor.  Vous  savez, 
comme  moi,  combien  il  est  important  que  je  parte  avant  que  n'é- 
clate la  catastrophe  dont  le  pays  est  menacé.  Les  troupes  de  Juarès 
convergent  autour  de  la  ville  qu'elles  ne  tardoront  pas  à  investir  ; 
peut-être  y  aura-l-il  un  siège,  et  je  vous  avoue  que  je  ne  me  soucie 
nullement  d'y  assister  ;  ce  n'aurait  pas  été  la  peine  de  m'enfuir  à 
travers  mille  dangers  de  la  Vera-Cruz  pour  venir  me  faire  prendre 

— Siipi!:;so;is  ijiii'  voi]>  iiemeurerez  ici  une  huitaine  de  jours. 
— To'î!   tu  |)!;î.s  ;  nous  partirons  avant,  si  cela  est  possible. 
—Très-bif.Mi  ;  dans  ce  cas  là  je  crois  qu'il  est  plus  qu'inutile  de 
faire  entrer  vos  bagages  dans  la  ville  ;  le  mieux  serait  de  les  diri- 


LE  BATTEUR  DE  SENTIERS.  725 

ger  dès  demain  sur  Guadalajara  ;  la  route  de  ce  côlé  est,  quant  à 
présent,  parfaitement  libre;  vos  peones  voya:^eront  en  toute  sûreté 
et  lorsqu'il  vous  plaira  de  partir,  vous  pourrez  vous  éloigner  de  la 
ville  avec  plus  de  rapidité,  au  cas  où  vous  auriez  à  redouter  une 
poursuite. 

—  Je  n'y  songeais  pas  ;  votre  idée  est  excellente,  don  Luis.  De- 
mainj'expédierai  mes  peones  à  Guadalajara;  ils  voyageront  à  petites 
iournées  ;  les  animaux  et  les  hommes  nous  attendront  là,  ils  seront 
frais  et  dispos  lorsque  nous  les  rejoindrons  quelques  jours  plus 
tard. 

— Ainsi,  voilà  qui  est  convenu  ;  ah  I  parmi  vos  peones,  il  y  en  a 
deux  que  je  vous  engage  à  garder  auprès  de  vous  ;  ce  sont  les  deux 
homn.es  que  don  Miguel  a  loués  pour  le  voyage. 

— Carnero  et  Pedroso,  fit  don  Miguel. 

— Oui,  ceux-là-memes. 

— Je  vous  avoue  qie  je  les  connais  à  peine,  et  que  le  peu  que  je 
sais  sur  leur  compte  est  loin  d'être  édifiant. 

— Je  les  connais  davantage,  moi;  ces  deux  coquins  fort  utiles 
dans  l'ocasion,  j'en  conviens,  sont  des  drôles  de  sac  et  de  corde  qu'il 
est  bon  de  toujours  avoir  près  de  soi  afin  de  les  surveiller  ;  gardez- 
les  près  de  vous,  don  Gutiene,  croyez-moi. 

—Il  sera  fait  ainsi  que  vous  le  désirez,  senor. 

— Maintenant  que  tout  est  bien  entendu,  nous  vous  souhaitons 
une  bonne  nuit,  don  Gutie»Te,  et  nous  vous  laissons,  reprit  le  Fran- 
çais en  se  levant,  mouvement  aussitôt  imité  par  don  Miguel. 

— A  demain,  senores,  répondit  don  Gulierre  en  les  accompagnant 
jusqu'à  la  porte  de  la  chambre.  Surtout  apportez-nous  de  bonnes 
nouvelles. 

— Nous  lâcherons,  senor. 

Don  Luis  et  don  Miguel  prirent  congé  de  don  Gutierre  et  quit- 
tèrent le  tambo. 

Il  était  neuf  heures  du  soir  à  peu  près,  il  faisait  une  de  ces  nuits 
claires  et  transparentes,  inconnues  dans  nos  climats,  douces,  fraî- 
ches et  embaumées;  le  ciel,  pailleté  d'un  nombre  infini  d'étoiles, 
était  d'un  bleu  profond,  une  légère  brise  agitait  les  roseaux  du  lac 
et  les  faisait  s'entrechoquer  avec  de  mystérieux  murmures. 

Les  deux  hommes  marchaient  silencieusement  côte  à  côte. 

— Qu'avez-vous,  don  Miguel,  demanda  enfin  le  Français  à  son 
compagnon,  vous  me  paraissez  triste  ce  soir? 

— Je  suis  triste  en  effet,  cher  don  Luis,  répondit  le  jeune  homme. 

— Je  ne  comprends  pas  ce  qui  a  pu  motiver  cet  accès  subit  de 
sombre  humeur. 

—C'est  vrai,  vous  ne  savez  pas  vous,  dit-il  avec  un  soupir  étouffé. 


726  REVUE  CANADIENNE. 

— Je  saurai,  si  vous  parlez,  repril-il. 

— Pourquoi  vous  ferai-je  un  secret  d'une  chose  que  dans  quel- 
ques minutes  vous  apprendriez  par  un  autre? 

— De  quoi  s'agit-ii  donc,  mon  ami  ?  vous  m'effrayez. 

Ils  se  trouvaient  en  ce  moment  presqu'à  l'angle  de  la  plaza  Mayor, 
étincellante  de  lumières  etemcombrée  par  la  foule  des  promeneurs 
qui,  après  être  restés,  à  cause  de  la  chaleur,  enfermés  tout  le  jour 
dans  leurs  maisons,  venaient  respirer  avec  béatitude  Tair  frais  de 
la  nuit. 

— Tenez,  reprit  don  Miguel,  entrons  dans  cette  neveria^  nous  y  se- 
rons plus  à  l'aise  pour  causer  qu'au  milieu  de  la  foule. 

— Gomme  vous  voudrez. 

Ils  entrèrent  alors  dans  une  boutique  où  se  débitaient  plusieurs 
liqueurs  rafraîchissantes,  s'assirent  à  une  table  près  de  la  porte,  et 
après  s'être  fait  servir  ainsi  qu'à  son  compagnon  une  décoction  de 
tamarin,  don  Miguel  reprit  la  parole  : 

— Mon  ami,  dit-il,  il  est  temps  que  vous  sachiez  ce  qui  me  tour- 
mente, j'ai  menti  à  mon  oncle. 

— Vous  avez  menti,  vous,  s'écria  don  Luis,  ce  n'est  pas  vrai  ! 

— Je  vous  remercie,  répondit-il  en  souriant,  malheureusement 
le  fait  est  vrai  ;  j'ai  menti,  mais  se  hâca-t  il  d'ajouter,  la  faute  n'en 
est  pas  à  moi. 

— Vous  savez  que  je  ne  vous  comprends  pas  du  tout,  dit  don  Luis 
et  que  j'attends  impatiemment  qu'il  vous  plaise  de  jeter  un  peu  de 
lumière  dans  ce  chaos. 

— Mon  père  n'est  point  à  Mexico,  il  n'y  viendra  pas,  il  ne  peut 
pas  y  venir. 

— Que  me  dites-vous  là  ?  s'écria-t-il  avec  stupeur. 

— La  vérité  ;  mon  père  est  presque  gardé  à  vue  dans  son  hacienda 
de  Aguas  Frescas,  par  ordre  du  gouverneur  de  la  Sonora  ;  loin  d'ai- 
der mon  oncle  à  fuir,  il  compte  au  contraire  sur  lui  pour  s'échapper. 
Maintenant  que  faire. 

— Hum  !  le  cas  est  difTicile,  savez  vous,  don  Miguel. 

— Per  Dios,  si  je  le  sais!  s'écria-t-il  avec  une  douloureuse  colère. 

— Mais,  continua  le  Français,  il  est  loin  d'être  désespéré,  et  avec 
l'aide  de  Dieu  je  vous  sauverai  de  l'impasse  dans  laquelle  vous  êtes 
si  malencontreusement  fourvoyé. 

— Oh  !  je  vous  bénirai,  mon  ami. 

— Ce  n'est. pas  nécessaire,  répondit-il  en  souriant.  Vous  m'êtes 
venu  en  aide  dans  la  détresse,  don  Miguel,  maintenant  c'est  à  mon 
tour,  et  vive  Dieu,  je  ne  vous  faillirai  pas!  Convenons  de  nos  faits 
d'abord,  cette  hacienda  d' Aguas  Frescas  n'est-alle  pas  située  aux 
environs  du  rio  Gila  ? 


LE  BATTEUR  DE  SENTIERS.  727 

— Hélas  1  oui,  mon  ami,  en  plein  territoire  comanche.  Vous  savez 
que  c'est  là  que  se  trouvent  les  plus  importants  gisements  aurifères 
que  mon  père  possède. 

—Quelle  singulière  idée  a  eue  le  seigneur  de  Getina,  votre  père, 
d'aller  justement  choisir  ce  refuge  î 

—  Il  n'avait  pas  le  choix,  le  gouverneur  de  Sonora  l'a  contraint, 
à  force  de  vexations  à  quitter  précipitamment  sa  maison,  au  milieu 
de  la  nuit,  et  de  s'enfuir  du  Pitic;  on  ne  parlait  de  rien  moins  que 
de  le  fusiller. 

— Oui,  oui,  dit  le  Français  avec  un  éclair  dans  le  regard,  je  con- 
nais ce  loup-cervier  de  général  Alvarez  ;  mais  quel  prétexte  donnait- 
il  à  ses  vexations  ? 

— Aucun  ;  mon  père  est  Espagnol,  voilà  tout. 

— Oui,  cela  suffît  en  effet,  qu'ils  soient  Français  ou  Castillans,  peu 
importe,  il  n'aime  pas  les  étrangers  ;  je  suis  convaincu  qu'il  aurait 
fusillé  votre  père  avec  tout  aussi  peu  de  remords  qu'il  a  juridique- 
ment assassiné  mon  pauvre  compatriote  Gaston  de  Raonsset. 

— Gela  est  probable;  mon  père  a  eu  peur,  il  s'est  sauvé.  Un  seul 
endroit  lui  offrait  un  refuge  comparativement  assuré,  Aguas  Fres- 
cas,  à  cause  de  sa  position  sur  le  territoire  indien,  il  s'y  est  caché. 

— Oui,  oui,  Alvarez  ne  se  risquera  pas  à  l'aller  chercher  là  !  Mais 
il  faut  que  nous  y  allions,  nous;  voilà  le  difficile,  et  de  plus,  que 
nous  traversions  tout  le  désert  indien  pour  atteindre  Guaymas, 
sans  avoir  à  nos  trousses  tous  les  espions  d'Alvarez  Demonios! 
C'est  une  rude  besogne,  sur  mon  âme,  et  avec  des  femmes  encore. 

— Ne  pourrions-nous  pas  laisser  mes  cousines  dans  une  ville  quel- 
conque sur  la  frontière  ? 

— Voilà  une  triomphante  idée,  don  Miguel,  Alvarez  s'emparera 
des  senoritas  et  en  fera  des  otages. 

Le  jeune  homme  courba  la  tête  avec  découragement. 

— Que  faire  ?  murmura-l-il. 

Ne  pas  désespérer  d'abord,  puis  aviser  ;  ne  vous  rappelez-vous 
plus  de  ce  vieux  proverbe  castillan  :  Il  y  a  remède  à  tout,  excepté 
à  la  mort?  Nous  sommes  bien  vivants,  il  me  semble,  donc  rien 
n'est  perdu.     Votre  oncle  connait-il  le  littoral  du  Pacifique  ? 

—  Il  n'a  jamais  dépassé  Mexico. 

—  Bon  la  question  se  simplifie,  alors  nous  le  conduirons  où  et 
comme  nous  voudrons.  Mais  avant  tout  il  nous  faut  embaucher 
des  hommes  aguerris  aux  embuscades  indiennes  et  que  la  crainte 
du  scalp  ne  fasse  pas  reculer. 

— Où  trouver  des  gens  semblables  ici  ? 

— A  Mexico,  avec  de  l'argent,  on  trouve  tout. 

— Oh  !  de  l'argent  nous  en  avons  ! 


728  REVUE  CANADIENNE. 

— Alors  nous  aurons  les  hommes  ;  il  est  près  de  minuit,  c'est  le 
bon  moment  ;  si  vous  n'avez  rien  autre  de  pressé  à  faire,  suivez  moi, 
je  vais  vous  conduire  dans  un  endroit  où  je  me  charge  de  vous^ 
montrer  la  collection  la  plus  complète  de  coquins  de  toutes  sortes 
que  vous  aurez  vue  jamais,  vos  deux  guérilleros  ne  sont  que  des 
agneaux  en  comparaison. 

'—Diable,  vous  vous  avancez  beaucoup,  répondit  eu  souriant  le 
jeune  homme. 

— Suivez-moi,  je  ne  vous  dis  que  cela. 

Ils  se  levèrent  alors  et  quittèrent  la  neveria. 

X.  —  LE  VELORIO. 

Toutes  les  capitales  de  l'ancien  comme  du  nouveau  monde  pos- 
sèdent des  maisons  qui,  an  rebours  de  ce  qui  se  fait  autour  d'elles, 
sont  ouvertes  la  nuit  et  fermées  le  jour.  Ces  maisons  où  on  joue, 
on  boit  et  on  danse,  servant  de  lieux  de  refuge  à  ces  révoltés  de  la 
civilisation,  écume  hideuse  de  la  population  des  grandes  villes, 
gens  abrutis  par  la  débauche,  qui  viennent  là  gaspiller  l'or,  l'argent 
et  les  bijoux  que  le  plus  souvent  ils  se  sont  procurés  par  le  vol  ex 
l'assassinat. 

En  Europe  ces  maisons,  activement  surveillées  par  la  police,  lui 
permettent  à  certaines  heures  de  jeter  le  filet  et  de  pêcher  dans 
cette  boue  immonde  des  criminels  cherchés  pendant  longtemps  et 
qui,  sans  ces  refuges  hideux,  échapperaient  peut-être  à  l'action  des 
lois. 

Au  Mexique  il  en  est  autrement:  ces  coupe-gorge,  nommés  velo- 
rios,  inspirent  un  si  légitime  efTroi  aux  celadores^  veladores  et  autres 
agents  subalternes  du  service  municipal,  que  non-seulement  ils  se 
gardent  d'y  entrer,  mais  ils  poussent  la  précaution  jusqu'à  ne  jamais 
s'aventurer  dans  les  rues  où  ils  sont  situés,  de  sorte  que  ces  espèces 
de  Cours  des  miracles  jouissent  d'une  impunité  dont  rien  ne  vient 
jamais  troubler  la  quiétude. 

Seulement  les  velorios  de  Mexico  ont  cela  de  particulier,  qu'on  y 
trouve  confondus  tous  les  rangs  et  toutes  les  classes  de  la  société, 
et  qàe  là  se  coudoient  avec  la  plus  sloïque  indifférence  les  vaincus 
de  tous  les  partis  qui  tour  à  tour  se  sont  emparés  du  pouvoir. 

C'est  dans  un  de  ces  velorios  que  don  Luis  conduisait  don  Miguel. 

Les  rues  de  la  ville  devenaient  de  plus  en  plus  désertes,  bientôt 
les  deux  hommes  ne  croisèrent  plus  sur  leur  route  que  quelques 
bourgeois  attardés  qui  se  hâtaient  de  regagner  leur  domicile  et 
qui  avaient  bien  soin,  en  les  apercevant,  de  prendre  le  côté  opposé 
à  celui  où  ils  se  trouvaient. 


LE  BATIEUR  DE  SENTIERS.  729 

Ils  marchèrent  ainsi  pendant  près  d'une  demi-heure,  à  travers 
des  carrefours  déserts  et  des  ruelles  sombres,  dont  l'apparence  mi- 
sérable devenait  de  plus  en  plus  menaçante. 

Ils  se  trouvaient  dans  les  bas  quartiers  de  la  ville. 

Enfin  don  Luis  s'engagea  dans  un  carrefour  sombre  qui  s'ouvrait 
en  face  d'un  canal  et  s'arrêta  devant  une  maison  d'apparence  plus 
que  suspecte,  audessus  de  la  porte  vermoulue  de  laquelle,  derrière 
un  transparent  ou  retablo  représentant  les  âmes  du  purgatoire, 
brûlait  un  candil  fumeux. 

Les  fenêtres  de  cette  maison  étaient  éclairées,  et,  sur  razotea,des 
chiens  de  garde  hurlaient  lugubrement  à  la  lune. 

— C'est  ici,  dit  don  Luis  à  son  compagnon,  ne  vous  étonnez  de 
rien,  mais,  sans  en  avoir  l'air,  ayez  toujours  une  main  sur  votre 
bourse  et  l'autre  sur  vos  armes,  afin  d'être  prêt  à  vous  en  servir  au 
besoin. 

— Où  m'avez-vous  donc  conduit  ? 

— Dans  le  principal  velorio  de  la  capitale,  un  endroit  charmant 
à  étudier  ;  vous  verrez,  ajouta-t-il  en  souriant. 

Don  Luis  frappa  alors  trois  coups  distancés  d'une  certaine  façon, 
avec  le  pommeau  de  son  couteau,  contre  la  porte  de  cette  maison. 

On  fut  assez  longtemps  à  lui  répondre. 

Les  cris  et  les  chants  qu'on  entendait  retentir  dans  l'intérieur 
cessèrent  subitement,  et  un  silence  complet  se  fit  comme  par  en- 
chantement. 

Cependant  don  Luis  entendit  un  pas  lourd  qui  se  rapprochait 
lentement,  et  la  porte  s'entr'ouvrit  avec  un  bruit  de  ferraille  et  un 
cliquetis  de  verrous  à  faire  honte  à  une  prison. 

Nous  avons  dit  que  la  porte  s'entr'ouvrit  seulement,  voici  pour- 
quoi :  à  Mexico  les  attaques  de  nuit  sont  si  fréquentes,  que  les  ha- 
bitants, pour  ne  pas  être  surpris  à  l'improviste, soutiennent  les  ven- 
teaux  des  portes  par  une  chaîne  de  fer  longue  d'un  demi-pied  envi- 
ron, qui  empêche  les  voleurs  de  s'introduire  dans  les  maisons  mal- 
gré la  volonté  de  ceux  qui  les  habitent. 

Uuô  tête  chafouine,  coiffée  d'un  mouchoir  à  carreaux  graisseux 
et  en  lambeaux,  s'avança  en  hésitant  dans  l'entre-baillement,  et 
une  voix  bourrue  dit  d'un  ton  aviné  : 

— Qui  diable  êtes-vous  ? 

— Des  amis,  répondit  aussitôt  don  Luis. 

Quelle  rage  ont-ils  donc  de  courir  la  tuna  à  pareille  heure  et  de 
déranger  d'honnêtes  gens  qui  se  divertissent  paisiblement?  reprit 
rhomme  à  la  mine  de  furet,  allez  au  diable  ! 

Et  il  fit  un  mouvement  pour  refermer  la  porte. 


730  REVUE  CANADIENNE. 

— Un  moment  donc,  animal,  s'écria  don  Luis;  ah  çà  !  brute  que 
tu  es,  tu  nd  reconnais  donc  pas  la  Panthère  ? 

—  Hein  !  fit  l'homme  en  remontrant  soudain  son  visage  effaré, 
qui  parle  de  la  Panthère  ici  ? 

— Moi,  imbécile,  est-ce  que  le  vin  que  tu  as  bu  t'a  fait  perdre  la 
mémoire  ? 

Sans  répondre,  cet  homme  avança  une  lanterne  dont  il  dirigea 
la  lumière  sur  le  visage  du  Français. 

— Regarde-moi  bien,  double  brute,  reprit  celui-ci;  là,  maintenant 
me  reconnais-tu  ? 

— Caraï  !  je  le  crois  bien  que  je  vous  reconnais  maintenant,  Sei- 
gneurie, répondit  il  en  changeant  subitement  de  manière  et  pre- 
nant un  accent  respectueux;  ah!  ils  vont  être  bien  étonnés  là- 
haut. 

— Allons,  ouvre  et  ne  bavarde  pas  tant,  crois-tu  que  c'est  diver- 
tissant de  converser  ainsi  à  distance  ? 

— A  l'instani,  Seigneude,  à  l'instant,  un  peu  de  patience,  s'il 
vous  plaît  ;  là,  voilà  qui  est  fait,  ajouta-t-il  en  ouvrant  la  porte  toute 
grande,  vous  pouvez  entrer. 

— Ce  caballero  est  avec  moi,  dit  don  Luis  en  désignant  don  Mi- 
guel, auquel  il  fit  signe  de  le  suivre. 

— Il  est  le  bienvenu,  Seigneurie,  de  même  que  tous  vos  amis, 
répondit  l'autre  en  s'inclinant;  allons,  allons,  entrez,  caballeros. 

Les  deux  hommes  pénétrèrent  alors  dans  la  maison,  dont  la  porte 
fut  immédiatement  de  nouveau  verrouillée  derrière  eux. 

Ils  se  trouvèrent  alors  dans  un  zaguan  faiblement  éclairé  par  un 
caudil  agonisant  qui  ne  lançait  plus  que  quelques  jets  de  lumière 
à  de  longs  intervalles  ;  mais  probablement  que  don  Luis  connais- 
sait de  longue  date  cette  maison,  car  il  ne  parut  nullement  étonné 
de  cette  lueur  crépusculaire,qui  au  lieu  d'éclairer  ne  faisait  que  ren- 
dre les  ténèbres  plus  visibles,  et,  passant  son  bras  sous  celui  de  don 
Miguel,  il  l'entraîna  en  avant. 

C'est-à-dire  qu'il  traversa  le  zaguan  et  entra  dans  une  cour  qui 
se  trouvait  à  la  suite. 

Dans  un  coin  de  la  cour  se  trouvait  une  espèce  d'échelle  de  meu- 
nier, servant  d'escalier  pour  arriver  à  l'étage  supérieur,  une  corde 
graisseuse,  fixée  au  mur  par  des  crampons  de  fer,  était  tendue  en 
guise  de  rampe. 

Un  candil  fumeux,  placé  au-dessous  d'une  statuette  en  plâtre  de 
Notre  Dame  de  Guadalupe,  la  patronne  du  Mexique,  était  censé 
éclairer  la  cour  et  l'escalier. 

Heureusement  que  les  rayons  de  la  lune,  alors  dans  son  plein, 


LE  BATTEUR  DR  SENTIERS.  731 

déversaient  im^  lumière  suffisante  pour  se  diriger  avec  la  presque 
certitude  do  ne  point  se  rompie  le  cou. 

Don  Luis,  pour  indiquer  sans  doute  le  chemin  à  son  ami,  monta 
le  premier  l'escalier,  en  ayant  soin  toutefois  de  se  tenir  à  la  rampe, 
car  les  marches  étaient  couvertes  d'une  mousse  verdâtre  qui  les 
rendait  si  glissantes,  que,  sans  cette  précaution,  il  eut  été  impos- 
sible d'y  poser  sûrement  le  pied. 

Ils  s'arrêtèrent  devant  une  porte  soigueusement  fermée,  au-des- 
sus de  laquelle  il  y  avait  un  transparent  portant  cette  ironique  ins- 
cription en  lettres  de  deux  pouces  : 

SOCIEDAD  PHILANTROPICA  DE    LOS  AMIGOS  DE  LA  PAZ. 

Ce  qui,  traduit  en  français,  signifiait  :  Société  philan tropique  des 
amis  de  la  paix. 

Don  Luis  s'arrêta,  et.  se  tournant  vers  son  ami  : 

— Attention  !  et  ne  vous  étonnez  de  rien,  lui  dit-il  à  voix  basse. 

— Soyez  tranquille,  répondit  simplement  celui-ci. 

Les  amis  de  la  paix  menaient  grand  bruit  derrière  la  porte  ;  on 
entendait  distinctement  leurs  chants  et  leurs  jurons,  mêlés  au  son 
d'une  musique  criarde,  q\\\  malgré  tous  ces  efforts  ne  parvenait 
pas  toujours  à  dominer  le  tumulte. 

Le  Français  fit  jouer  le  pêne  de  la  serrure  et  entra,  suivi  pardon 
Miguel. 

Le  spectacle  qui  s'offrit  alors  à  leur  regard  fut  des  plus  étranges. 

Dans  une  vaste  salle  dont  le  fond  était  occupé  par  une  estrade 
sur  laquelle  une  dizaine  de  musiciens  armés  de  diverses  instru- 
ments s'escrimaient  de  toutps  leurs  forces, soixante  ou  quatre-vingts 
personnes  étaient  réunies,  les  unes  jouant,  les  autres  buvant. 

Le  centre  de  cette  salle  était  occupé  par  une  immense  table  ovale 
recouverte  d'un  tapis  vert,  sur  laquelle  six  grands  chandeliers  de 
fer-blanc  contenant  des  cierges  étaient  soigneusement  vissés;  là 
on  jouait  le  monte.  A  droite  et  à  gauche,  et  scellées  au  mur,  il  y 
avait  d'autres  tables  pour  les  buveurs  assis  sur.  des  bancs  et  dégus- 
tant toutes  espèces  de  boissons,  depuis  le  tépache  et  le  pulque,  jus- 
qu'à un  soi-disant  vin  de  Champagne  fabriqué  à  New-York,  et  qui 
naturellement  était  accepté  comme  authentique  par  les  coîisom- 
matenrs. 

De  distance  en  distance,  des  candils  fixés  aux  murs  complétaient 
rillumination. 

Le  plafond  disparaissait  sous  les  nuages  opaques  de  la  fumée 
grisâtre  produite  par  les  pipes,  les  cigares  et  les  cigarettes  des  assis- 
tants. 

A  droite  et  à  gauche  de  cette  salle  s'en  trouvaient  deux  autres 


732  REVUE  CANADIENNE. 

plus  petites,  réservées  aux  privilégiés  de  rétablissement,  et  dont 
rinstallation  élait  à  peu  près  la  môme  ;  seulement  dans  la  première 
on  jouait  le  loto,  et  dans  la  seconde  on  lisait  les  journaux  en  eau 
sant  d'es  affaires  publiques  ou  autres. 

L'aspect  des  habitués  de  la  maison  n'avait  rien  de  fort  rassurant 
au  premier  abord  ;  la  plupart,  doués  de  physionomies  rébarbatives, 
se  drapaient  orgueilleusement  dans  des  haillons  sordides,  et  mon- 
traient sur  leurs  visages  hâves  et  amaigris  les  stigmates  des  vices 
honteux  qui  les  rongeaient. 

L'apparition  imprévue  des  deux  visiteurs  produisit  un  véritable 
coup  de  théâtre.  Tout  s'arrêta -à  la  fois,  et  un  silence  profond  rem- 
plaça instantanément  le  vacarme  assourdissant  qui  régnait  un  ins- 
tant auparavant. 

— Que  je  ne  vous  dérange  pas,  senores,  dit  polimint  don  Luis  en 
retirant  son  chapeau  et  en  saluant  à  la  ronde. 

— Soyez  le  bienvenu  pa<-mi  nous,  senor  Francès,  dit  un  gruid 
drôle  à  la  mine  sinistre,  revêtu  d'un  uniforme  en  lambeau,  qui 
portait  uneformidrible  rapière  au  côté,  et  dont  le  visage  était  orné 
d'épaisses  moustaches  dont  les  pointes  relevées  poignardaient  le 
ciel,  faites-vous  un  monte? 

— Vous  m'excuserez,  mon  cher  capitaine,  répondit  don  Luis,  je 
n'ai  pas  l'inlention  déjouer. 

Tant  pis,  vive  Dieu  !  répondit  le  spadassin  en  frisant  sa  mousta- 
che ;  je  suis  à  sec,  et  je  complais  sur  votre  amitié  pour  me  remettre 
à  flot. 

— Qu'à  cela  ne  tienne,  cher  don  Blas,  dit  gracieusement  le  Fran- 
çais ;  bien  que  je  ne  sois  pas  riche,  je  serai  heureux  de  vous  prêter 
une  piastre. 

Vous  êtes  un  charmant  compagnon,  don  Luis,  répondit  le  capi- 
taine d'un  air  ravi,  j'accepte  avec  plaisir 

Le  Français  lui  donna  la  piastre,  distribua  queljues  autres  pièces 
de  menue  monnaie  à  droite  et  à  gauche,  et  tout  en  parlant  amica- 
lement soit  à  l'un, soit  à  l'autre, il  se  glissa  doucement  à  travers  les 
groupes,  et  atteignit  la  salle  de  lecture  dans  lai|uelle  il  entra. 

Le  vacarme  un  instant  interrompu,  avait  recommencé  de  plus 
belle. 

Six  personnes  seulement  se  trouvaient  dans  la  salle  de  lecture  ; 
en  les  apercevant,  don  Luis  fit  un  geste  de  satisfaction,  et  se  pen- 
chant à  l'oreille  de  son  ami  : 

— Voilà  notre  affaire,  lui  dit-il  à  voix  basse  ;  je  connais  ces  hom- 
mes depuis  longtemps,  ce  sont  des  chasseurs  du  désert  fourvoyés 
en  terre  civilisée,  braves,  comme  des  démons,  stricts  observaieur* 
de  leur  parole  quand  ils  l'ont  donnée,  fidèles  comme  l'acier  dans  le 


LE  BATTEUR  DE  SENTIERS.  733 

péril,  relativement^honnêtes,et  au  fait  de  toutes  les  ruses  indiennes  ; 
Tîous  allons  tâcher  de  traiter  avec  eux. 
— Faites,  mon  ami,  répondit  don  Miguel. 

En  les  apercevant,  les  six  hommes  les  avaient  silencieusement 
salués,  puis  ils  s'étaient  remis  non  à  lire,  ils  ne  savaient  probable- 
ment lire  ni  les  uns  ni  les  autres,  mais  à  causer. 

— Ah  1  don  Luis,  dit  un  Canadien,  grand  gaillard  bien  découplé, 
à  la  physionimie  intelligente  et  aux  traits  caractérisés  empreints 
d'une  certaine  bonhomie,  quel  bon  vent  vous  amène?  il  y  a  un 
un  siècle  que  je  ne  vous  ai  vu. 

—J'ai  fait  un  voyage  sur  ;ia  côte,  cher  monsieur  Sans-raison, 
répondit-il  en  lui  tendant  la  main. 

— Vous  êtes  heureux, vous,  fit  le  Canadien  avec  un  soupir. 
— Est-ce  que  vous  vous  ennuyez  ? 

— Moi  !  s'écria-t-il  ;  c'est-à  dire  que  si  cela  dure  encore  quinze 
jours,  je  ferai  un  malheur  pour  si!ir  ;  c'est  cette  brute  de  Saint- 
Araand  qui  est  cause  de  tout  cela. 

— Allons,  la  pai#,  dit  Saint-Amand  en  faisant  un  pas  vers  don 
]juis  qu'il  salua,  nous  partirons  bientôt. 

Cette  conversation  avait  lieu  en  français,  langue  que  parlaient 
fort  bien  les  Canadiens,  nés  tous  deux  à  Québec. 

— Oh  oui  !  fit  un  troisième  interlocuteur,  taillé  à  peu  près  sur  le 
même  patron  que  les  deux  autres,  j'ai  assez  des  Mexicains,  ils  sont 
«tupides. 

— Ah  çd  1  messieurs,  reprit  don  Luis,  vous  ne  me  paraissez  pas 
être  d'une  gaieté  folle  ;  vous  voilà  trois  hommes  résolus,  Saint- 
4mand,  l'Ourson  et  Sans-raison  ;  au  lieu  d'agir,  vous  vous  plaignez 
f  omme  des  femmes.    Qui  vous  retient  donc  ici  ? 

—  Pardieu  !  l'argent.  Ces  démons  de  Mexicains  nous  ont  littéra- 
umont  dévalisés;  nous  n'avons  ni  chevaux  ni  armes. 

— Crci  ost  grave,  dit  don  Luis  en  hochant  la  tète  d'un  air  sérieux; 
'  -î  permettez-vous  de  vous  offrir  un  verre  de  vin  de  France  ?  tout 
buvant  uous  causeron-,  ol   qui   siit  ?   peut-être  pourrai-je  vous 
•îonner  un  bon  conseil. 

— Non  >  ne  vous  ferons  pas  l'injure  de  vous  refuser,  monsieur 
Morin,  répondirent  en  s'inclinant  le?  trois  compagnons. 

— Avant  tout,  messieurs,  reprit  don  Luis,  laissez-moi  vous  pré- 
nier mon  meilleur  ami,  le  senor  don  Miguel  de  Cetina. 
Ives  Canadiens  échangèrent  un  salut  poli  avec  don  Miguel. 
Dès  ce  moment  la  conversation  continua  en  castillan. 
Don  Luis  fit  à  un  mozo  un  signe  que  celui-ci  comprit,  car  il  arriva 
:  esque  aussitôt  chargé  de  quatre  bouteilles  de  vin  et  des  verres. 


734  REVUb]  CANADIENNE. 

Les  trois  autres  individus  qui  se  trouvaient  dans  la  même  pièce 
s'étaient,  par  discrétion,  retires  un  peu  à  l'écart. 

Lorsque  les  verres  eurent  été  vidés  et  remplis  plusieurs  fois:,  don 
Luis  reprit  l'entretien  au  point  juste  où  il  l'avait  interrompu. 

Ainsi,  dit-il,  senores,  autant  que  je  puis  m'en  apercevoir,  vous 
ne  seriez  pas  fâchés  de  quitter  Mexico. 

— G'est-à  dire  que  nous  en  serions  i-avis,  senor,  répondit  l'Our- 
son. 

— Pour  regagner  votre  pays,  sans  doute. 

— Notre  pays  est  partout,  quand  nous  sommes  au  désert,  répondit 
Saint-Amand. 

— J'avais  proposé  à  l'Ourson,  dit  alors  Sans-raison,  de  le  vendre 
à  un  marchand  texien  qui  vient  ici  chercher  et  acheter  des  métis  ; 
avec  l'argent  de  sa  vente  Baint-Amand  et  moi  nous  aurions  fait  nos 
provisions  et  nous  serions  partis  au  désert  fouiller  une  de  nos  ca- 
ches,dans  laquelle  nous  avons  de  l'argent,  puis  nous  l'aurions 
racheté,  il  n'a  pas  voulu. 

C'est  mal,  dit  en  souriant  don  Luis.  • 

— N'est-ce  pas  ?  11  a  prétendu  tju'une  fois  esclave,  son  maître 
n'aurait  plus  consenti  à  s'en  défaire,  ce  qui  n'est  qu'une  pure  fa- 
tuité de  sa  part,  car  il  est  paresseux  comme  un  alligator,  et  celui 
entre  les  mains  duquel  il  serait  tombé  aurait  été  trop  heurenx  de 
s'en  débarrasser  n'importe  à  quel  prix. 

Cette  boutade  fît  rire  lout  le  monde,  y  compris  l'Ourson  lui-même, 
qui  paiaissait  entendre  fort  bien  la  plaisanterie. 

— Voyons,  dit  Samt-Amand,  parlons  peu  et  parlons  bien  ;  nous 
nous  connaissons  depuis  longtemps,  don  Luis,  il  est  donc  inutile 
que  nous  rusions  entre  nous  ;  vous  n'êtes  pas  homme  à  vous  four- 
voyer dans  un  bouge  comme  celui  dans  lequel  nous  sommes,  si 
vous  n'avez  des  motifs  pour  le  faire,  hein?  Ai-je  deviné  ? 

— Il  y  a  du  vrai  dans  votre  supposition,  cher  Saint-Amand  ;  j'at- 
tends votre  conclusion  pour  vous  répondre. 

— Ma  conclusion,  la  voici,  elle  sera  courte,  mais  claire  et  nette  : 
vous  avez  besoin  de  nous  et  nous  avons  besoin  de  vous,  entendons- 
nous  donc  sans  phrases  et  sans  circonlocutions  indiennes,  mais 
comme  de  francs  et  loyaux  chasseurs  ;  vous  savez  qui  nous  sommes, 
nous  savons  qui  vous  êtes,  traitons  carrément. 

— Ma  foi,  vous  avez  raison,  Saint-Amand,  au  diable  les  préam- 
bules, dit  gaiement  don  Luis  ;  je  prépare  une  expédition  périlleuse, 
j'ai  besoin  d'hommes  résolus  avec  moi. 

— Nous  voilà,  dirent-ils  d'une  seule  voix. 

Bien  ;  les  conditions. sont  simples  :  vingt-cinq  onces  pour  payer 
ce  que  vous  devez  acheter,  chevaux,  armes,  poudre,  etc^  ;  cinquante 


LE  BATTEUR  DE  SENTIERS.  735 

onces  en  sus,  vingt-cinq  comptant,  vingt-cinq  l'expédition  terminée, 
total,  cinquante  tout  de  suite  à  chacun,  cela  vous  convient-il?  Vous 
voyez  que  je  vous  réponds  carrément,  ainsi  «[ue  vous  l'avez  désiré. 

— La  somme  est  belle, reprit  Saint-Amandqui  s'était  fait  l'orateur 
de  la  troupe,  l'afFaire  doit  être  dure. 

— Elle  l'est  beaucoup. 

— Tant  mieux,  il  y  aura  de  l'agrément,  nous  avons  besoin  de 
nous  retremper  un  peu. 

— Soyez  sans  crainte  à  ce  sujet,  je  vous  promets  plus  d'agrément 
que  vous  ne  le  pensez  ;  acceptez-vous? 

— Nous  acceptons. 

Voilà  qui  est  réglé  alors,  quant  à  la  somme  promise.... 

— Pardon,  monsieur,  interrompit  en  ce  moment  un  des  trois  in- 
dividus dont  nous  avons  parlé  précédemment,  j'ai  sans  le  vouloir 
entendu  votre  conversation,  est-ce  qu'il  ne  pourrait  pas  y  avoir 
place  pour  moi  dans  celte  affaire  ? 

"Don  Luis  se  tourna  vivement  vers  ce  nouvel  interlocuteur  et  l'ex- 
amina avec  curiosité. 

C'était  un  homme  d'une  trentaine  d'années,  aux  traits  fins  et  dis- 
tingués, aux  manières  élégantes. 

— Qui  êtes-vous,  senor,  lui  demanda-t-il. 

— C'est  un  brave  garçon  de  notre  connaissance,  dit  Saint-Amand 
en  s'interposant,  nous  avons  chassé  plusieurs  années  ensemble,  il 
appartient  à  une  riche  famille  de  Québec, qu'il  a  quitté  pour  mener 
la  vie  d'aventure,  il  se  nomme  Marceau,  nous  répondons  de  lui. 

— S'il  en  est  ainsi,  monsieur,  fit  gracieusement  don  Luis,  et 
puisque  nos  conventions  vous  conviennent,  soy-ez  donc  des  nôtres. 

— Merci,  monsieur,  répondit  poliment  le  jeune  homme  en  s'as- 
sayant  à  table. 

— Je  disais  donc,  messieurs,  reprit  don  Luis,  que,  quant  à  l'ar 
gent... 

— Si  vous  me  le  permettez,  mon  ami,  interrompit  don  Miguel, 
ceci  me  regarde  et  je  le  réglerai. 

— A  votre  aise,  c'est  votre  affaire,  en  effet. 

Le  lieu  où  nous  sommes  n'est  pas  convenable  pour  causer  d'af- 
faires intimes;  si  ces  messieurs  consentent  à  nous  faire  l'honneur 
de  nous  accompagner  jusqu'à  la  première  monterilla,  où  nous  de- 
meurons, nous  terminerons  séance  tenante,  et  je  leur  remettrai  la 
somme  convenue. 

Cette  proposition  fut  acceptée  par  les  Canadiens,  et  on  se  leva 
pour  sortir. 

Au  même  instant,  un  tapage  infernal  se  fft  entendre  dans  la  pièce 
à  côté,  et  un  homme  effaré,  les  vêtements  en  lambeaux  et  le  visage 


736  REVUE  CANADIENNE. 

tout  meurtri  et  ensanglanté,  se  précipita  comme  un  ouragan  dans  la 
salle  de  lecture,  poursuivi  par  la  foule  qui  le  huait. 

Don  Luis  reconnut  le  capitaine  don  Blas,  auquel  il  avait  si  gra- 
cieusement offert  une  piastre. 

Il  se  leva  dans  le  but  de  s'interposer  ;  le  capitaine  profita  de  cette 
généreuse  intervention,  il  ouvrit  une  fenêtre  et  sauta  dans  la  rue 
avec  une  légèreté  qui  eut  fait  honneur  à  un  singe,  laissant  tout 
penauds  ceux  qui  le  poursuivaient,  et  auxquels  il  avait  eu  le  talent 
d'enlever,  en  taillant  les  cartes,  l'argent  qu'ils  possédaient. 

Lorsque  la  première  surprise  fut  calmée  : 

— Senores,  dit  majestueusement  un  des  habitués  du  velorio,  le 
capitaine  don  Blas  est  un  drôle  indigne  de  fréquenter  les  caballeros, 
je  demande  qu'il  soit  désormais  exclu  de  notre  honorable  société. 

Cette  motion  fut  votée  d'enthousiasme. 

A  la  faveur  de  cette  diversion,  don  Luis  était  sorti  du  velorio 
ainsi  que  don  Miguel  et  les  Gan&diens. 

Gustave  Aimard. 


(A  continuer.) 


ETUDE  SUR  LE  NORD-OUEST  DU  CANADA. 


ESQUISSE  GÉOLOGIQUE. 

(Suite.') 

Les  mêmes  formations  renferment  aussi  plusieurs  minéraux 
dont  l'existence  est  constatée  par  beaucoup  de  voyageurs  qui  ont 
découvert  à  l'ouest  de  la  baie  d'Hudson  des  talcs  de  Moscovie,  de 
l'amphibole,  en  même  temps  que  de  beaux  Marbres  de  tontes  sortes. 
Parmi  ces  voyageurs,  il  faut  surtout  mentionner  Ellis  et  Robson. 

Dans  les  formations  granitoïdes  des  mêmes  terrains,  on  trouve 
du  cuivre  en  grande  quantité  sur  les  bords  du  lac  Supérieur,  le 
long  des  rivières  qui  se  jettent  dans  la  baie  d'Hudson,  notamment 
le  Eastmain,  la  rivière  de  Cuivre  et  en  plusieurs  autres  endroits, 
qui  renferment  aussi  du  mercure,  à  l'état  natif  et  de  cinabre. 

L'asbeste  abonde  en  quelques  parties  des  formations  granitoï- 
des, dont  il  est,  avec  le  marbre,  l'un  des  minéraux  les  plus  im- 
portants. 

Il  y  a  aussi  dans  les  terrains  plutoniques  qui  contournent  la 
baie  d'Hudson  et  se  continuent  jusqu'à  la  mer  Arctique,  des  mines 
de  plomb,  du  madrépore,  du  minerai  de  fer  magnétique,  de  Tépi- 
dote,du  graphite,  des  pierre  ollaires,  de  la  stéatite,  de  l'octinolite,  de 
la  serpentine,  des  pierres  meulières,  des  sources  salifères,  sulfureu- 
ses et  bitumineuses  et  la  plus  belle  plombagine,  sur  les  bords  du 
lac  Athabaska. 

Les  terrains  carbonifères  renferment  beaucoup  de  lignite  et  de» 

I  sources  de  bitume  liquide  et  de  pétrole  d'une  richesse  presque  sans 

I  égale.    Enfin  les  rivières  qui  coulent  des  Montagnes  Rocheuses 

charroient  du  sable  aurifère  qui  forme  sur  la  Saskatchewan  et  la 

rivière  à  la  Paix  des  gisements  très  précieux.    En  certains  endroits 

des  régions  polaires,  un  missionnaire  a  ramassé  de  la  poudre  d'or 

avec  une  cuillère  sur  les  bords  d'une   petite  rivière.    Sir  John  Ri- 

25  Octobre  1873.  47 


738  REVUE   CANADIENNE. 

chardson  parle  en  ces  termes  de  la  richesse  minérale  de  la  partie 
septentrionale  du  Nord-Ouest  canadien  : 

'^  Les  régions  parcourues  par  les  expéditions  de  Sir  Joha 
Franklin  et  du  capitaine  Back  sont  riches  en  minéraux;  des  ter- 
rains houillers  inépuisables  suivent,  sur  une  distance  de  douze 
degrés  de  latitude,  le  pied  des  Montagnes  Rocheuses  ;  des  couches 
de  charbon  percent  en  beaucoup  d'endroits  les  côtes  de  la  mer 
Arctique  ;  des  filons  de  plomb  serpentent  dans  les  roches  du  Golfe 
du  Couronnement,  et  le  MacKenzie  coule  dans  une  région  bien 
boisée,  bornée  par  des  rangées  de  montagnes  métallifères." 

D'après  les  explorations  et  les  recherches  faites  jusqu'aujour- 
d'hui, il  est  constaté  que  les  différentes  localités  dont  les  noms  sui- 
vent renferment  les  minéraux  et  les  métaux  que  nous  allons  énu- 
mérer  : 

Baie  d'Hudson  :  Rive  est,  plomb;  ouest,  cuivre  ;  asbeste,  cinabrt. 
Entre  les  60*^  et  66°  de  latitude,  marbres  de  diverses  couleurs  à  fleur 
de  terre  et  en  carrières. — Rives  du  MacKenzie  :  Pétrole  en  gran- 
de quantité,  fer,  cuivre,  charbon,  asbeste. — Rivière  du  lac  de  l'Ours  : 
Fer,  sources  minérales,  lignite.—Rivière  à  la  Paix:  Sources  salifè. 
res,  lignite.— Ile  Melvielle  :  Silex  pyromaque  (Fiint),  charbon,  mi- 
nerai de  fer  massif,  madrépore,  sable  vert. — Ile  Southampton  :  mi- 
nerai de  fer  magnétique. — Anse  Lyon  :  Epidote. — Red  Point  :  Pierre 
ollaires,  asbeste. — Ile  Rendez-vous  :  Quartz  rose,  fer  massif,  Gra- 
phite.—  Ile  d'Hiver:  Madrépore,  stéatite,  asbeste,  actinolite. — Ri- 
vière Agnew  :  Minerai  de  cuivre,  agathe. — Havre-Elizabeth  :  Gyp- 
pose,  marne  rouge,  quartz  rouge,  quartz  jaune,  quartz  rose. — 
Rivière  aux  Collines  (Athabaska)  :  Almandiue,  grenat  rouge,  mi- 
cachiste. — Lac  du  Genou  :  Diorite  (greenstone)  primitive,  pyrites 
de  fer. — Rivière  à  laTruite  :  Minerai  de  fer  magné  tique, grenat  rouge 
(precious  garnets)  bien  cristallisé. — Lac  Winipeg  :  Rochei^.  a,rgen- 
tifères,  pierre  meulière  ressemblant  à  la  porcelaine,  Gisements  arié- 
nacés. -Fort  Gumberland  :  Sources  salifères,Sources  sulphureuses, 
charbon. — Rivière  la  Biche  :  Bitume  fluide,  naphle. — Rives  du  lac 
Athabaska  :  Chlorite  schisteuse,  ardoise  (Plumageslate).— Embou- 
chure de  la  rivière  de  Cuivre  :  Trapp,  plomb,  cuivre,  malachite, 
chromate  de  fer  (très  précieux).— Montagnes  Rocheuses  :  Simi- 
opale,  ressemblant  à  l'obsidienne,  plombagine,  fer  oligisle,  or. — 
Rivière  des  Esclaves  :  Gyppse,  sources  salifères,  pétrole,  dolomite. 
— Golfe  du  Couronnement  :  Minerai  de  plomb. 

De  tous  ces  minéraux  et  métaux,  le  cuivre,  le  plomb,  l'asbeste, 
les  compositions  salifères,  le  pétrole,  le  bitume  et  le  charbon  sont 
ceux  qui  se  trouvent  en  plus  grande  quantité  et,  à  la  vérité,  ils  sont 
en  très  grande  quantité. 


ESQUISSE  GÉOLOGIQUE.  739 

D'après  tout  ce  que  nous  avons  vu  plus  haut,  il  est  évident  que 
la  formation  plutonique  est  d'une  grande  richesse  minérale  et  métal- 
lique. Elle  renferme  tous  les  métaux  les  plus  précieux,  en  grande 
quantité,  à  l'exploitation  de  l'or  et  du  platine.  Quant  aux  gisements 
cuprifères,  voici  ce  qu'en  dit  Ricliardson  : 

''  Les  Montagnes  de  Cuivre  semblent  former  une  chaîne  courant 
du  nord-est  au  nord-ouest.  Les  grandes  masses  de  roches  dans  ces 
montagnes  paraissent  composées  de  feldspath  à  divers  états,  se  pré- 
sentant quelquefois  sous  forme  de  roche  feldspthiqlie  ou  d'argilolike, 
quelquefois  avec  la  couleur  de  l'hornblende  et  ressemblant  à  la  dio- 
rite,  mais  la  plupartdu  temps  sous  forme  d'amygdaloïde  d'un  rouge 
brun  foncé.  Les  masses  amygdaloïdes  sont  entièrement  de  pisolite 
ou  de  la  pisolite  renfermant  du  spath  calcaire.  Des  lames  de  cuivre 
natif  sont  très  généralement  disséminées  dans  les  roches,  dans  des 
brèches  trappéennes  qui  leur  ressemblent  presque,  ainsi  que  dans 
un  grès  rougeâtre  sur  lequel  elles  paraissent  assises.  Lorsque  le 
feldspath  prend  l'apparence  d'une  argilolite  ardoisée,  ce  qlii  arrive 
à  l'approche  des  montagnes  près  de  la  rivière,  on  n'y  voit  pas  de 
cuivre.  Les  parties  rabotteuses,  et  en  général  plus  rondes  et  plus 
élevées  des  montagnes,  sont  formées  par  l'armygdaloïde  ;  mais  il  y  a 
entre  ces  éminences  beaucoup  de  vallées  étroites  et  profondes,  en- 
caissées dans  des  murailles  d'argilotite.  C'est  dans  le  sable  mou- 
vant de  ces  vallées  que  les  sauvages  trouvent  le  cuivre.  Parmi  les 
échantillons  que  nous  avons  ramassés  dans  les  vallées  se  trouvent 
des  lames  de  cuivre  natif,  des  blocsde  pisolite  contenant  du  cuivre 
natif,  des  couches  trappéennes  pleines  de  cuivre  natif,  des  malachi- 
tes couvertes  d'oxide  de  cuivre,  dit  cuivre  sec  (copperglance)  divers 
minerais  de  cuivre,  des  nodules  de  cuivre  vert.  Nous  avons  aussi 
trouvé  des  gros  fragments  de  cuivre  lamellaire,  des  parties  évi- 
demment d'une  veine  de  pichuite  mêlé  de  spath  calcaire  et  de  cui- 
vre natif.  Nous  n'avons  pas  vu  cette  veine  daus  son.  lit  naturel, 
mais  à  en  juger  par  les  fragments  que  nous  venons  d'énumérer, 
il  est  très  probable  qu'elle  traverse  le  trapp  spathique.  Les  sau- 
vages disent  qu'ils  ont  trouvé  du  cuivre  dans  toutes  les  parties  de 
cette  chaîne  de  montagne,  qu'ils  ont  examiné  sur  un  parcours  de 
trente  ou  quaran^te  milles  en  allant  au  nord-ouest,  et  que  les  Esqui-, 
maux  y  viennent  chercher  ce  métal  Dans  la  suite,  nous  avons, 
trouvé  chez  ces  derniers  des  ciseaux  à  glace  de  quatorze  pouces  dç,, 
tongeur  et  d'un  demi  pouce  de  diamètre,  faits  de  cuivre  natif."     ,<, 

Ces  données  prouvent  à  l'évidence  que  le  cuivre  existe  en  im- 
mense quantité  dans  ces  régions,  qui  sont  appelées  à  devenir  une 
4es  parties  les  plus  intéressantes  du  Nard^Ouest. 

Il  y  a  aussi  des  gisements  de  galène  sur  les  bords  de  la  mer 


740  REVUE  CANADIENNE. 

Arctique  dont  on  ne  saurait  méconnaître  l'importance.  Au  bassin 
de  la  Détention,  Richardson  en  a  découvert  une  veine  qui  s'étend  à 
plus  de  deux  cents  verges  et  se  continue  dans  une  couche  de  gneiss- 
jusqu'à  la  Pointe  à  la  Galène. 

Dans  le  bassin  du  MacKenzie,  le  pétrole  sort  de  terre  en  beau- 
coup d'endroits.  Voici  ce  qu'en  dit  l'auteur  que  nous  avons  cité 
plus  haut  : 

''  Au  Fort  Neuf,  à  une  distance  considérable  au-dessus  du  fort 
de  la  Pierre  à  Calumet,  il  y  a  du  calcaire  dont  les  strates  ondulées 
courrent  de  l'est  à  l'ouest.  Plus  basque  le  calcaire  se  trouve 
une  tourbière  dont  les  crevaces  sont  remplies  de  pétrole.  Ce  miné- 
ral se  trouve  en  grande  abondance  dans  ce  district.  Nous  n'avons 
jamais  observé  qu'il  coulât  des  couches  de  calcaire,  mais  toujours 
au-dessus,  transformant  les  lits  de  sable  en  grès  poissé." 

Si  on  ajoute  au  cuivre  et  au  pétrole  tous  les  autres  minéraux 
et  métaux  qui  se  trouvent  en  si  grande  quantité  dans  le  Nord-Ouest, 
surtout  le  charbon,  l'asbeste  et  la  plombagine,  on  se  convaincra 
facilement  que  la  partie  impropre  à  l'agriculture  de  ce  territoire 
renferme  des  richesses  presqu'aussi  précieuses  que  la  fertilité  du 
sol  des  prairies. 

Richardson,  qui  les  a  étudiées  sur  les  lieux,  analyse  ainsi  les  for- 
mations des  terrains  plutoniques  dont  nous  avons  étudié  les  riches- 
ses minérales  et  leur  distribution  : 

'*  La  forme,  l'association,  et  la  distribution  générales  des  mon- 
tagnes, des  collines  et  des  plaines,  dans  les  régions  que  nous  avons 
traversées,  et  des  falaises  des  côtes  de  la  mer  Arctique,  sont  les 
mêmes  que  celles  indiquées  par  les  géologistes  comme  caractéris- 
tiques des  roches  semblables  et  placées  dans  les  mômes  conditions 
dans  les  autres  parties  du  globe. 

*'  Le  granité  avec  la  siénite,  le  micaschiste  et  le  schiste  argileux^ 
•que  certains  géologues  regardent  comme   les  roches  primitive 
prédominantes,  se  rencontrent  dans  leurs  conditions  ordinaires  ;  d 
ces  roches,  le  gneiss  paraît  être  le  plus  répandu  et  il  est  toujours' 
accompagné  d'une  pauvre  végétation.     Le  granité  vient  ensuite  ; 
après  lui  le  micaschiste  et  en  moins  grande  quantité  le  schiste 
argileux  et  le  pratogine.    Le  granité  est  ordinairement  rouge  et  à 
grain  gros  et  fin.    Les  blocs  erratiques  qui  recouvrent  les  sommets 
de  presque  toutes  les  collines  dans  les  Barren  Growids^  appartiennent 
généralement  à  cette  dernière  espèce  (granité  à  grain  fin).  Il  y  a  deux 
espèces  de  gneiss  :  du  rouge  et  du  gris.    Le  micaschiste,  le  schiste 
argileux  et  la  siénite  appartiennent  aux  espèces  ordinaires.  La  prato- 
gine, qui  existe  en  abondance  sur  la  rivière  des  Esclaves  et  en  d'au 
très  endroits,  semble  appartenir  aux  formations  micaschisteuses. 


i 


ESQUISSE  GÉOLOGIQUE.  741 

Ces  roches  primitives  sont  traversées  par  des  veines  de  feldspath, 
de  quartz  et  de  granité,  et  le  granité  du  Gap  Barrow  est  intersecté 
par  des  veines  de  diorite,  angite  de  la  mAme  espèce  que  celle  qui 
existe  dans  les  régions  granitoïdes  de  la  Grande-Bretagne.  L'exis- 
tence d'une  veine  de  galène,  à  la  Pointe  à  la  Galène,  est  un  fait 
qui  a  son  importance  relativement  à  la  distribution  géographique 
de  ce  minerai. 

*'  Nous  n'avons  trouvé  des  roches  de  transition  m  situ  qu'au  lac 
à  la  Pointe,  sur  la  rivière  de  Cuivre,  et  peut-être  aux  chûtes  Wil- 
berforce,  sur  la  rivière  Wood,  et  ces  roches,  autant  que  nos  obser- 
vations le  constatent,  ne  renferoient  ni  le  calcaire  ni  la  roche 
lydienne  (lydian  stone).  Aucun  des  schistes  de  transition  que  nous 
avons  examinées  ne  renferme  de  chiastolite,  et  si  ces  schistes  ren- 
ferment quelques  lits  ou  gisements  de  houille  sèche,  nous  ne  les 
avons  pas  vus.  Les  roches  de  transition,  qui  sont  principalement  le 
schiste  argileux  et  la  grauwacke,  ressemblent  à  celles  du  comté 
de  Dumfries." 

Quant  aux  formations  secondaires,  voici  ce  qu'en  dit  le  même 
auteur  : 

lo.  Le  vieux  grès  rouge j  ou  celui  que  recouvre  le  charbon  et  qui 
alterne  parfois  avec  les  roches  de  transition.  Nous  l'avons  revu 
sur  la  rivière  de  Cuivre. 

2o.  La  formatioîi  carbonifère^  gisant  apparemment  sur  le  vieux 
grès  rouge  et  sous  d'immenses  gisements  de  calcaire  secondaire. 

3o.  Le  grès  rouge  nouveau  ou  varié.  Cette  importante  formation 
occupe  des  étendues  considérables  dans  plusieurs  des  régions  que 
nous  avons  traversées  et  recouvre  probablement  une  immense 
couche  de  la  formation  carbonifère.  En  certains  endroits  où  il 
n'y  avait  pas  de  vieux  grès  rouge,  le  nouveau  nous  a  paru  super- 
posé sur  le  gneiss  et  d'autres  roches  primitives.  Ici,  comme  dans 
les  autres  parties  du  monde,  le  grès  rouge  récent  contient  du 
gypse  et  des  sources  salifères  qui  paraissent  en  sortir,  d'où  il  faut 
conclure  qu'il  renferme  des  lits  de  sel  ou  d'argile  chloridrique  qui 
fournit  la  matière  imprégnante  a  ix  sources.  Les  sources  salifères 
de  la  rivière  des  Esclaves  fournissent  par  leur  propre  évaporation 
durant  l'été  une  très  grande  quantité  de  beau  sel. 

4o.  Le  calcaire  secondaire  paraît  généralement  appartenir  au 
vaste  gisement  qui  recouvre  le  grès  rouge  récent  et  est  couvert  par 
la  craie  et  forme  de  grandes  aires,  non-seulement  dans  l'Amérique 
du  Nord,  mais  aussi  en  Angleterre  et  sur  le  continent  européen. 
En  examinant  de  plus  près,  on  constaterait  peut  être  que  certaines 
espèces  appartiennent  au  calcaire  de  montagnes  des  géologistes. 

5o.  Les  roches    trappéennes    et    porphyroïdes  secondaires  qui 


742  REVUE  CANADIENNE. 

abondent  sur  les  bords  de  la  mer  Arctique  et  dans  les  montagnes 
de  Cuivre,  se  rattachent  en  toute  apparence  au  grès  rouge  récent. 
La  présence  du  cuivre  natif  dans  ces  roches,  dans  les  montagnes 
de  Cuivre  et  sur  les  bords  de  la  mer  Arctique,  constitue  un  trait 
caractéristique  très  important  de  leur  composition  et  mérite  l'at- 
tention de  ceux  qui  prennent  pour  spécialité  de  grouper  et  d'associer 
les  minéraux.  Beaucoup  de  ces  roches  de  trapp  et  de  porphyre 
offrent  l'apparence  de  colonnes,  ce  qui  semble  indiquer  qu'elles 
sont  d'origine  volcanique  ;  mais  leurs  autres  caractères  et  les  strates 
horizontales  sur  lesquelles  elles  reposent  indiquent  encore  qu'elles 
sont  de  formation  neptunienne. 

Dépôts  alluviens. — La  grande  étendue  qu'occupent  ces  dépôts  dans 
toute  la  région  que  nous  avons  parcourue  nous  fournit  l'occasion 
d'observer  plusieurs  de  leurs  différentes  espèces.  Dans  les  notes  qui 
précèdent,  nous  avons  fait  allusion  aux  immenses  gisements  allu- 
viens, formés  par  des  lacs  qui  se  sont  graduellement  desséchés  on 
soulevés  soudainement  et  ont  laissé  leurs  cavités  plus  ou  moivH 
recouvertes  de  sable,  de  gravier  et  d'autres  matières  alluviales 
D'autres  ont  été  évidemment  formés  par  des  rivières.  Quelque^ 
dépôts  sur  les  bords  de  la  mer  proviennent  de  l'action  cellective  dr 
la  mer  et  de  l'influence  délétère  de  l'air.  La  péninsule,  entre  la 
Pointe  Tourne-Encore  et  le  Détroit  de  Melville,  se  compose  près 
qu'exclusivement  d'un  terrain  plat,  percé  à  de  longues  distances  par 
des  falaises  de  trapp. 

"  En  terminant,  nous  observerons  que  les  détails  précédents 
montrent  que  dans  ces  régions  les  roches  primitives,  de  transition, 
secondaire  et  les  dépôts  alluviens  ont  en  général  la  même  compo- 
sition, la  même  structure,  la  même  position  et  la  même  distribution 
que  dans  les  autres  parties  de  l'Amérique  qui  ont  été  explorées;  et 
comme  ces  formations  correspondent  à  celles  de  l'Europe  et  de 
l'Asie,  on  peut  avec  raison  les  regarder  comme  des  formations 
universelles. 

PRODUITS   DU    SOL. 

■■■■  Le  Nord-Ouest  Canadien  supporte  toutes  les  productions  végétales 
des'  climats  tempérés.  On  récolte  le  blé,  l'orge,  l'avoine,  les 
melons,  les  citrouilles,  les  pois,  les  fèves  et  les  autres  légumes 
dans  les  prairies  de  la  Rivière  Rouge  et  de  la  Saskachewan.  On 
récolte  même  le  blé  au  fort  Simpson,  au  60e  degré  de  latitude 
nord,  et  dans  la  riche  vallée  de  la  Rivière  à  la  Paix,  jusqu'à 
Dunvegan,  au  58o  56  latitude  et  ll7o  longitude.  Plus  au  Nord^ 
on  ne  peut  cultiver  que  l'orge,  les  légumes  et  les  patates,  jusqu'au! 
environs  du  fort  Bonne-Espérance,  situé  au-delà  du  cercle  arctiqui 
Outre  les  légumes  et  les  céréales,  le  Nord-Ouest  produit,  moral 


ESQUISSE  GÉOLOGIQUE.  743 

dans  les  régions  les  plus  au  nord  et  les  plus  froides,  des  baies 
de  toutes  sortes,  entre  autres  la  fraise,  la  framboise,  les  poires 
et  cerises  sauvages,  différentes  espèces  de  groseilles,  l'airelle, 
Pattocat  ou  raisin  d'ours  (arbutus  alpina)  et  beaucoup  d'autres 
baies  dont  se  nourrissent  les  sauvages. 

Les  immenses  plaines  du  Nord-Ouest  sont  aussi  couvertes  d'her- 
bes succulentes,  de  vesces,  de  foin  de  prairie,  etc.,  qui  forment  de 
riches  pâturages  naturels  où  les  bêtes  fauves,  telles  que  le  bison 
et  le  mouton  des  montagnes,  se  nourrissent  durant  toute  l'année, 
ainsi  que  les  animaux  domestiques  des  rares  habitants  de  ces 
régions.  Le  foin  de  prairie  (punch  grass — /«ssiiica  ?)  possède  d'ex- 
cellentes qualités  nutritives  et  redonne  en  peu  de  temps  aux  che- 
vaux fatigués  et  amaigris  la  vigueur  et  l'embonpoint  qui  les  met- 
tent en  état  de  faire  un  bon  service.  Il  en  est  de  même  des  vesces 
dont  les  principales  espèces  sont  les  Hedysayrus,  Lattrum,  Vicia, 
et  Astragalus,  qui  sont  pour  le  moins  aussi  nuîiitives  que  le  trèfle 
rouge  artificiel  de  nos  prés. 

Quant  aux  forêts  du  Nord-Ouest,  voici  cequ'e:;  ditlePère  Petitot, 
missionnaire  Oblat  du  MacKenzie  : 

"On  observe  jusqu'à  un  certain  point  dans  nos  forêts  vierges, 
parmi  les  arbres  et  les  plantes,  la  gradation  qui  se  fait  remarquer 
dans  la  végétation  des  montagnes.  Le  chêne  et  l'orme,  que  l'on 
rencontre  très  communément  à  la  Rivière  Rouge,  disparaissent 
vers  le  51e  degré  de  latitude  nord.  Le  cèdre  rouge  s'arrête  aux 
latitudes  du  lac  Bourbon,  où  il  abonde,  ce  qui  lui  a  mérité  des 
anglais  le  nom  de  Cedar  Lake.  Les  thuaya  rampants,  le  sapin  de 
Virginie,  le  chèvre-feuille  du  Canada  et  d'autres  arbres  et  arbustes 
ont  disparu  à  celles  du  lac  de  l'Ile  à  la  Grosse  ;  tandis  que  le  pin 
[pinus  hanksiana)  aux  branches  en  candélabre,  au  feuillage  sans 
ombrage,  le  peuplier  balsamique,  le  tremble,  les  saules,  les  bour- 
daines, le  sapin  blanc  ou  épinette,  le  sapin  rouge  et  surtout  le  bou- 
leau se  rencontrent  jusqu'aux  terres  stériles  qui  forment  le  littoral 
de  la  mer  et  où  l'œil  attristé  n'aperçoit  que  des  lichens  et  des 
mousses,  pâture  du  caribou,  et  quelques  touffes  de  l'arbuste  qui 
produit  le  thé  au  Labrador  (ledum  palustre).  L' épinette  blanche 
[alhies  alba)  est  le  plus  septentrional  des  conifères  :  il  monte  jus- 
qu'au 68e  degré  nord  ;  mais  à  des  latitudes  plus  élevées,  on  n'en 
TOit  plus  de  traces.  " 

Dans  son  Esquisse  sur  le  Nord-Ouest^  Mgr.  Taché  parle  ainsi  des 
forêts  : 

"  Nous  désignons  ainsi  toute  la  portion  du  département  du  Nord 
qui  offre  une  superficie  d'environ  480,000  milles  carrés.  Située 
entre  la  partie  septentrionale   et  la  région   des  prairies,  la  forêt 


KEVUE  CANADIENNE. 

revêt  un  peu  du  caractère  de  l'une  ou  de  l'autre.  Les  prairies 
l'envahissent;  aidées  par  l'élément  destructeur,  elles  se  sont 
rendues  tout  près  des  bords  des  lacs  la  Biche  et  Froid,  au  nord  de 
la  rivière  au  Castor.  Plus  à  l'ouest,  il  leur  a  plu  d'aller  saluer 
le  haut  du  fleuve  Athabaska.  La  rivière  à  la  Paix,  voire  celle  des 
Liards,  à  ses  prairies. 

"  Nos  forêts  peuvent  renfermer  quelques  autres  bois,  mais  nous 
ne  connaissons  que  ceux  dont  nous  parlons  ici  : 

CONIFER^. 

Pin  rouge Red  Fine Pinus  resinota. 

Pin  blanc While  pine Pinus  strobus. 

Cyprès  Grey  pine Pinus  banksiana. 

Sapin Dalsam  fir Abies  balsamea. 

Epinette  blanche While  spruce., Abies  vei  picea  albt, 

Epinette  noire Blackspruce Ahies  vel  pinus  nigra. 

EpineUe  grise Grey  spruce Abiss  vel  pinus  grisea. 

Epinette  rouge Tamarack Larix  Americana  vel  micro- 

carpa. 

Cèdre  blanc White  Cedar Thuja  occidentalis. 

Cèdre  rouge Red  Cedar Juniperus  Virginiana. 

Genévrier  commun Common  Juniper Juniperus  communis. 

CUPILIFER^. 

Chêne  rouge Red  oak Quercus  rubra. 

Chêne  de  brin Post  oak Quercus  oblusiloba. 

Noisetier While  hazel  nul Corylus  Americana. 

Noisetier  coudrier Beaked  hazel  nul Corylus  rostrata. 

Bois  dur Iron  îvood Ostrya  Virginica. 

SALICACE^. 

Parmi  les  nombreuses  espèces  de  saules  on  remarque  surtout  : 
la  salix  rostrata  et  la  salix  longifolia. 

Tremble Aspm  Populus  tremuloides. 

Liard Balsam  Pcplar Populus  balsaraifera. 

Liard CoUonwood Populus  grandidentata. 

BETULACE^. 

Bouleau  blanc Canoë  birch Betula  papyracea. 

Bouleau  nain Alpine  birch Betula  nana. 

Bouleau  de  savane Low  birch Betula  pemiia  vel  glandulosa. 

Aune  vert Green  aider Alnus  viridis. 

Aune  commun Common  aider Alnus  incana. 

ULMACE^. 

Orme  blanc While  elm Ulraus  Americana. 

Orme  gras Slippery  elm Uimus  fulva. 

OLEACE^. 

Frêne  blanc While  ash Fraxinus  Americana. 

Frêne  gras Black  ash Fraxinus  sambucifolia. 

ACERINE^. 

Erable Sugar  maple Acer  saccharinum. 

Plaine ♦ Red  maple Acer  rubrum. 

Plaine  bâtarde Dwarf  maple Acer  spicatum  vel  montanui 

Bois  noir Slriped  maple Acer  Pensylvanicum. 

Erable  à  gignière Ash  leaved  maple Negundo  Fraxinifolium. 


ESQUISSE  GÉOLOGIQUE.  746 

TILIACEvE. 

Tilleul Bas  ivood Tilea  americana. 

CORNEE. 

Osier Red  osier Cornus  stolonifera  vel  alba. 

VITACE/E 

Vigne  sauvage Winler  grape Vitis  cordifolia. 

Vigne  vierge Wood  bi?ie Ampélopsis  quinquefolia. 

ROSACEE. 

Rosier.  Il  y  a  plusieurs  rosiers  sauvages:  rosa  Woodsii^  rosa  CarQ- 
lina^  rosa  hlanda^  rosa  majalis. 

Prunier  sauvage Wild  plum Prunus  Aniiricana, 

Petit  merisier Wild  redcherry Prunus  Pcnsylvanica. 

Cerisier  à  grappes Choke  cherry Prunus  Virginiana. 

Cerises  des  sables Dwarf  cherry Prunus  pumila. 

Cerisier  noir Black  cherry Prunus  serotina. 

Bois  à  sept  écorces....  Nine  bark Spireea  opulifolia. 

Thé  canadien Common  meadow  sweei Spiraîa  salicifolia. 

Framboisier Wild  red  raspberry Rubus  strigosus. 

Framboisier  noir Black  raspberry Rubus  occidentalis. 

Catherinettes Dwarf  raspberry Rubus  triflorus. 

Framboisier   à    fleurs  Whileflowering  raspberry.  'Rnhvi^imi'ka.nMs. 

blanches , 

Ghicouté Bake  apple Rubus  chamaemorus. 

Ronce  du  Nord Bramble Rubus  arcticus  et  rubus  acau- 

lis. 

Pommetier  rouge Scarlel  fruiled  Ihorn Crataegus  coccinea  Bourgeau. 

Pommetier  jaune Pear  thoni Cratsegus  tomentosa  (Bour.) 

Seneillier Cockspur  Crataegus  crus  galli. 

Gueule  noire Choke  berry Pyrus  arbulifolia. 

Cormier,  masquabina..  Canadianmounlain  ash....  Pyrus  Americana. 
Petites  poires Shad-bush  Amelanchier  Canadensis. 

Cette  famille  nous  fournit  de  plus  la  délicieuse  fraise  des  champs. 

GROSSULACE/E. 

Groseillier  sauvage Wild  Gooseebery Ribeg)  cynosbata. 

—  —      Sharp  thorned  gooseberry..  'RiyjesoLXYSicaiho'ides. 

—  —      Smoolh  gooseberry Ribes  hirtellum. 

—  —      Swamp  gooseberry Ribes  lacustre. 

Gadellier  sauvage Red  curranl Ribes  rubrum. 

—  —     Felid  curranl Ribes  prostralum. 

Gadellier  noir Wild  black  curranl Ribes  floridum. 

Gadellier  sauvage Common  gooseberry Ribes  Hudsonianum. 

CAPRIFOLIAGE^. 

Graine  d'hiver Snow  berry Symphoricarpus  racemosus. 

Graine  de  loup Wolfe  berry Symphoricarpus  occidentalis. 

Chèvre-feuille  Small  honey-sackle Lonicera  pariflora. 

— Fly  honey-suckle Lonicera  ciliata. 

—  Mountain  honey-suckle Lonicera  cerulea, 

—  Bush  honey-suckle Diervilla  trifida. 

Sureau  hlanc Black  fruiled  elder Sambucus  Canadensis. 

Sureau  rouge Red  fruiled  elder Sambucus  racemosa  vel  pu- 

bens. 

Bourdaine Ship  berry Vibernum  lentaga. 

Maple  leaved  arroio  wood..  Vibernum  acerifolium. 

Bois  d'original High  crambeiry Vibernum  opulus. 

Pembina Cramberry Vibernum  edulo. 


746  REVUE  CANADIENNE. 

ERICACE^. 

Thé  de  Gauthier Tea  berry Gaulteria  procumbens. 

Sac  à  commis Bear  berry Arctostaphylos  uva  ursi 

Herbe  à  caribou Alpine  bear  berry Arctostaphylos  Alpina. 

Thé  du  Labrador Labrador  tea Ledum  palustre. 

Thé  velouté —        —    Ledum  latifolium.     - 

Petit  thé  sauvage Snoiv  berry.... Ghiogenes  hispidula. 

Blue.t  nain Dwarf  blueberry Vaccinium  Pensylvanicuni. 

Bluet  du  Canada Canada  blueberry Vaccinium  Ganadense. 

Mûre Bog  bilberry Vaccinium  uliginosum. 

• —     —      —       Vaccinium  myrtilloides. 

—     Bu  a?  f  bilberry Vaccinium  caespitosum. 

Pommede  terre Cow  berry Vaccinium  vitisidea. 

Atoca  de  Maskeg Small  cramberry Vacciuium  oxycocus. 

Atoca Common  American  cram- 
berry   Vaccinium  macrocarpon. 

"  Plusieurs  espèces  de  bois  n'ont  dans  ce  pays  qu'une  aire  très 
limitée.  L'érable  proprement  dit  et  le  bois  dur  touchent  à  peine 
l'extrémité  sud-est  du  département  du  Nord.  Trois  espèces  de 
plaines  y  pénètrent  un  peu  ;  mais  surprises  de  l'isolement  où  les 
laisse  l'érable,  elles  ne  vont  pas  plus  loin  que  le  lac  des  Bois.  Le 
pin  rouge  et  le  pin  blanc  s'arrêtent  au  Lac  Winipeg.'  Les  deux 
espèces  de  cèdres,  de  chênes,  d'ormes,  de  frênes,  de  vignes,  le 
tilleul,  le  prunier,  tout  en  étant  partout  dans  le  pays  d'une 
qualité  bien  inférieure  aux  mêmes  espèces  qui  se  trouvent  en 
Canada,  sont  de  plus  limités  à  un  espace  très  peu  étendu  puis- 
qu'ils n'existent  pas.au  de-là  du  lie  méridien  et  que  les  quel- 
ques individus  qu'on  y  rencontre  encore  isolés  n'ont  absolument 
aucune  valeur.  L'érable  du  pays  [negundo  fraxinifolium]  a  sa 
limite  Occidentale  au  107e  '  méridien  et  sa  limite  septentrionale 
au  55e  parallèle. 

''  Ces  restrictions  faites,  il  ne  reste  plus  parmi  les  arbres  de 
haute  futaie,  du  moins  à  l'ouest  du  100e  degré  de  longitude,  que 
des  peupliers,  différentes  espèces  d'épinettes,  le  cyprès,  le  sapin 
et  le  bouleau.  La  rivière  la  Pluie,  le  lac  des  Bois,  la  rivière 
Winipeg,  les  îles  du  lac  de  ce  nom,  les  terres  entre  le  lac  des 
Bois  et  la  Rivière  Rouge,  sont  les  seules  parties  bien  boisées, 
quant  aux  espèces  ;  la  belle  lisière  qui  bordait  autrefois  la  Rivière 
Rouge  et  l'Assiniboine  a  déjà  subi  une  atteinte  désastreuse." 

Outre  ces  forêts,  il  y  a  dans  co  qu'on  appelle  les  prairies— parce- 
qu'elles  dominent  dans  ces  régions— beaucoup  de  bois  mou,  sinon 
du  bois  dur,  qui  ne  va  pas  au-delà  du  lOle  degré  de  longitude  dans 
la  vallée  de  la  Rivière  Rouge  et  de  l'Assiniboine.  Au  delà  de  cette 

limite,  on  troi^ve  beaucoup  de  peupliers,  surtout  du  tremble,  du  bou- 
l 
1  Voir  ce  qu'en  dit  le  Père  Pelitot,  page 

l  II  y  en  a  aux  environs  d'Edmonton,  au  50»  latitude  et  1 13  longitude. 


ESQUISSE  GÉOLOGIQUE.  747 

leaii,  de  l'épinette  en  grande  quantité  et  de  bonnes  dimensions  pour 
servir  à  la  construction,  principalement  sur  les  collines,  et  du 
mélèze  dans  le  haut  de  la  Saskatchewan.  Inutile  de  dire  que  le  bois 
est  abondant  à  Edmonton,  où  la  Compagnie  de  la  Baie  d'Hudson  se 
procure  le  bois  nécessaire  à  ses  constructions,  et  dans  les  prairies 
situées  le  long  du  pied  des  Montagnes  Rocheuses,  qui  produisent  la 
pruche,  si  recherchée  à  cause  de  son  écorce  qui  sert  à  la  tannerie. 

A  la  vérité,  presque  toutes  les  parties  cultivables  de  nos  grandes 
prairies  sont  situées  à  peu  de  distance  des  forêts  où  le  colon  peut 
trouver  les  espèces  dont  il  a  besoin  pour  bâtir,  clôturer  et  se  chauffer, 
ainsi  que  nous  le  verrons  ailleurs. 

Le  Père  Petitot,  qui  a  parcouru  toute  la  région  septentrionale^ 
parle  ainsi  de  sa  flore  et  faune  : 

''  Sur  la  couche  de  terrain  dont  les  arbres  séculaires  ont  recou- 
vert le  granit  du  sol  se  pressent  quantité  de  fleurs  alpestres  ou 
particulières  aux  climats  arctiques.  Ce  sont  des  orchis  élégants,  de 
formes  singulières,  dont  une  espèce,  d'un  beau  jaune  d'or,  a  une 
labelle  semblable  à  un  nid  d'hirondelle  ;  ce  sont  des  polygalesdes 
Alpes,  une  dizaine  de  variétés  de  saxifrages,  la  pante  aux  bractées 
colorées  en  blanc  et  qui  produit  un  fruit  rouge  dont  les  lièvres 
sont  friands,  la  busserolle  aux  grappes  blanches  lavées  de  pourpre- 
Dans  les  petites  prairies  et  les  clairières,  il  y  a  profusion  d'achillées, 
d'armoises,  et  de  campanules.  L'incendi'e  a-t-il  porté  ses  ravages 
dans  les  forêts,  bien  vite  la  nature  étend  sur  ces  cendres  et  ces 
charbons  un  manteau  de  fleurs  ;  c'est  l'épilobe  aux  thyrses  roses 
qui  se  charge  de  pallier  les  traces  de  l'élément  destructeur  ;  souvent 
les  maskegs  ou  marécages  se  déguisent  sous  un  vêtement  de  nym- 
phsea  jaunes,  de  sagittaires  et  de  cassis,  parmi  lesquelles  brillent, 
comme  des  étoiles, les  fleurs  blanches  du  parnassia  de  Kotzebuë  ;  mais 
aussi  parmi  elles  se  cachent  traîtreusement  la  cigûe  aquatique,  la 
renoncule  vitreuse  et  l'aconit.  Le  long  des  cascades  écumantes  se 
balancent  de  gracieux  lis-martagnon,  des  asphodites,  des  fumeteres 
jaunes  et  roses,véritables  arbustes  pour  la  taille  ;  tandisque  tout  au 
bord  de  l'eau,  s'abreuvent  le  caltha  palustris,  l'adonis,  diverses 
variétés  de  benoîtes  et  de  menthes.  Mais  toutes  ces  fleurs,  et  un 
grand  nombre  d'autres,  n'étalent  pas  les  couleurs  voyantes  des 
fleurs  tropicales  et  ne  répandent  aucun  parfum,  à  l'exception  des 
églantiers." 

Les  prairies  de  la  partie  méridionale  sont  émaillées  de  presque 
toutes  les  fleurs  des  pays  jouissant  d'un  climat  tempéré.  Plusieurs 
voyageurs  parlent  des  roses,  des  violettes,  des  narcisses,  des  tulipes, 
des  marguerites,  des  œillets,  des  boutons  d'or  et  d'une  multitude 


748 


REVUE  CANADIENNE. 


d'autres  fleurs  qui  jonchent  partout  le  sol  des  prairies  après  l'époque 
de  la  floraison. 

M.  Bourgeau,  le  botaniste  attaché  à  l'expédition  du  capitaine 
Palliser,  qui  a  consacré  trois  années  à  l'exploration  de  la  partie 
sud  du  Nord-OnesL,  donne  le  tableau  analytique  suivant  de  la  col- 
lection des  plantes  du  Nord-Ouest  : 

ANALYSE  DE  LA  COLLECTION  DES  PLANTES,  FAITE  PAB  M.  BOUBGEAU, 
(EXPÉDITION  DE  PALLISEK). 


Cette  analyse  est  l'énumération  des  Gênera  et  Species  et  l'étendue  des  familles. 

é 

FAMILLES. 

i 

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5 

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FAMILLES. 

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Dans 
l'Amérique 
Britannique 
septentrio- 
nale. 

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« 

0 

♦ 

Ranunculaceae 

Minispermanceae  .... 
Berberideœ  ...     . 

8 

32- 
1- 
1  - 
1  - 
1  - 
1- 
2- 

31 
2- 
1  - 
8- 
3- 
1  - 
2- 

17 
1  - 
1  - 
1- 
1  - 
3_ 

1  _ 
4_ 
2_ 

2  _ 
2_ 

60 

48 
4  _ 

13 
7  _ 
2_ 
3_ 
4_ 
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1  _ 
1  _ 
9_ 

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6_ 
5_ 

6~ 
9  _ 
24    î 
2- 
14  - 
17     ] 

-  18 

-  1 

-  3 
1 
3 

-  3 
4 

7      26 
2 

-  3 
1 

-  1 

-  2 

-  1 
3      12 

-  2 
3 

-  2 
1 

-  2 
1 

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1 

2 

1 

7      26 

7      24 

-  4 
2        6 

1 
2 

-  3 

-  1 

-  5 

-  2 

-  1 

-  10 

-  8 

-  8 
1 
2 

î        5 

-  24 
2      20 

1 

-  5 
8 

72 

1 

5 

1 

4 

3 

9 

104 

2 

5 

18 

7 

9 

3 

66 

2 

5 

2 

8 

8 

5 

6 

2 

6 

6 

98 

124 

10 

28 

16 

3 

7 

7 

15 

6 

6 

40 

2â 

34 

11 

5 

6 

40 

74 

5 

34 

20 

b. 
«. 

a. 
d. 
b. 
b. 
b. 
d. 
b. 
b. 
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a. 
b. 
b. 
d. 
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a. 
c. 
b. 
b. 
b. 
d. 
c. 
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d. 
c. 
b. 
b. 
b. 
b. 
c. 
b. 
b. 
a. 
a. 
d. 

2 
1 

1 
1 
2 
2 
2 
1 
2 
4 
1 

33 
1 
1 
1 
1 
4 

10 
1 
6 

40 
1 
2 
2 
1 

3 

1 

l 

2 

1 
1 
1 
3 
1 

8 
1 

28 
1 
4 
3 
4 
1 
2 
4 
1 

62 
4 
1 
4 
1 

15 

14 
1 

13 
112 
2 
0 
6 
1 
2 
5 
1 

17 
1 
2 
2 
1 
2 
1 
4 
3 

1 

4 
1 
8 

2 
1 

2 
2 
1 
2 
2 

] 

2 
5 
0 

49 
2 
1 
1 
2 
8 

28 
1 
7 

70 
1 
1 
5 
1 
1 
3 
3 
5 
2 
2 
2 
1 
1 
1 
5 
1 
4 
7 
6 
2 

16 

16 
2 

8 

3 

d. 

c. 

Euphorbiacse 

Salicacese 

8 
44 

h. 

Cannabinaceae 

2 

d 

11 

Papaveraceae 

Typhacese 

4 

h 

Naiades    

14 

a. 

Cruciferse 

Hydrocharideas 

2 

d 

8 

d. 

Cistinese 

M  elanthacese 

Commelynaceœ ..... 
Graminese 

5 

h. 

0 

h 

153 

h, 

Zycopodiace» 

Loaseae 

12 

h 

3 

Caryophylleœ 

Paronychieae 

MalyacesB  . 

2 

d. 
c. 

Cucurbitaceee 

Saxifrageae 

2 
56 

d 

Filiaceae 

Umbellifereœ 

Lorauthacea; 

CaprifoliaceaB 

Compositese 

30 

d. 
c. 

Hypericinese 

Acerineae 

1 
24 

c. 

Oxalidese 

Geraniaceœ 

321 

c. 

Campanulacese 

Vaccine» 

8 

b 

16 

d 

Pyronacese 

Oleacese 

16 

d 

Anacardiaceœ 

LeguminossB 

3 

a. 

Apocyneœ 

Polemoniaceœ 

ConvolvuUcese 

Boraginacese 

Verbenaceœ   

Lentibulariese 

Nyctagineœ 

Amarrinthacese 

Santalacese  

Aristolachise 

Cupulifere» 

Salicineœ 

4 
13 

h 

6 

a 

OnaffrarisB. . . . 

27 

b. 

h 

GrosBulariese 

CrassulacesB 

7 
8 

b. 
b. 

Araliaceœ 

Corneae 

KubiacesB 

3 
6 
2 

b. 

Valeriaaaceae 

Lobeliacese 

1 
15 

o 

Ericaceœ 

4 

b. 

Primulacese 

3      S 

8 

j) 

Gentianaceae 

Asclepiadeae 

Hydrophylleae 

Solanese 

Coaifereae  . . 

6 
3 
3 
8 

11 
2 
6 

13 

1V47I 

20 

3 
5 
13 
20 
13 
68 
17 

3 
4 

9 

5 

Alismacese            . .   . 

3 

c. 

Orchideœ 

54 

b 

Labiatce 

45 

a 

Scrophulainese 

Plantagineae 

Polygonacese 

Chenopodeœ 

Juncacese 

n 

h 

218 

Oi 

Filices 

17          47 

b. 

NOTA. — ^Les  plantes  marqués  (a)  s'étendent  jrsque  dans  la  provicce  arctique,  (b)  dans  la  «>»e 
circnm-arctique,  (c)  dans  le  district  central  ou  zone  boisée,  {d)  les  familles  qui  appartiennent  an. 
district  du  Canada  ou  de  la  côte  Pacifique,  ou  au  district  aride  du  Centre. 

Les  colonnes  marquées  d'un  astérique  sont  empruntées  aux  tables  données  dans  "  Arctic 
«earching  expédition/'  by  Sir  John  Richardson,  1851,  vol.  II,  p,  822. 


ESQUISSE  GÉOLOGIQUE.  74î> 

Nous  avons  indiqué  aux  notes  les  erreurs  qui  se  sont  glissées 
sous  la  plume  de  Mgr.  Taché  en  indiquant  la  distribution  des 
arbres,  erreurs  qui  sont  indirectement  refutées  par  le  Père  Petitot 
et  Richardson.  L'auteurde  VEsquisse  sur  le  Nord- Ouest  dit  que  le  pin 
rouge  et  le  pin  blanc  s'arrêtent  au  lac  Winipeg.  Or,  le  Père  Petitot^ 
qui  parle  de  ce  qu'il  a  vu  de  ses  yeux,  affirme  que  le  pin  croit 
jusqu'aux  environs  des  Barren  Grounds^  et  Richardson,  qui  a  par- 
couru toutes  ces  localités,  affirme  le  même  fait.  "  Le  pin  de  Banks, 
dit-il,  l'individu  de  ce  genre  qu'on  rencontre  le  plus  au  nord  en 
Amérique,  ne  va  pas  bien  loin  dans  le  cercle  arctique,  et  le  pin 
résineux  {pinus  r^esinosa)  ne  dépasse  pas  le  57o.  " 

Mgr.  Taché  assigne  aussi  des  limites  beaucoup  trop  étroites  à 
l'érable  du  pays,  negundo  fraxini/oUum,  en  disant  qu'elle  ne  croît 
pas  au  delà  du  107e  degré  de  longitude,  puisque  cet  arbre  existe 
aux  environs  du  fort  Edmonton,  sur  le  1  I3e  degré  de  longitude. 

La  limite  septentrionale  des  forêts  traverse  le  106e  degré  de  lon- 
gitude au  lac  Peshew  ou  de  l'Artillerie,  entre  les  63e  et  64e  paral- 
lèles de  latitude,  touche  la  rivière  de  Cuivre  au  lac  La  Pointe,  re- 
monte le  cours  de  cette  rivière  pour  franchir  le  cercle  arctique  et 
passe  un  peu  en  arrière  du  67o  latitude  sur  la  rive  nord  du  grand 
lac  de  l'Ours  et  atteint  le  69e  parallèle  dans  le  delta  du  MacKenzie. 
La  limite  méridionale  de  la  forêt  est  indiquée  parla  ligne  suivante 
sur  la  carte  du  capitaine  Palliser  :  Elle  suit  le  96e  degré  de  longi- 
tude depuis  la  frontière  jusqu'aux  Sept  Portages,  gagne  l'ouest  en 
passant  au  sud  des  lacs  Winipeg  et  Manitoba,  de  la  montagne  du 
Dauphin,  jusqu'aux  environs  du  fort  Ellice,  court  ensuite  au  nord 
et  au  nord  ouest,  fléchissant  au  nord  avant  de  prendre  cette  direc- 
tion, jusqu'à  l'intersection  de  la  rivière  aux  Coquilles  par  le  lOi^e  de 
longitude,  court  à  l'ouest  jusqu'au  108e,  reprend  la  direction  du 
sud-est  au  nord-ouest  pour  atteindre  le  voisinage  du  lac  au  Castor,, 
et  redescend  de  l'est  à  l'ouest  jusqu'au  lac  St.  Anne. 

Ces  indications  démontrent  que  les  forêts  occupent  de  beaucoup 
la  plus  grande  partie  du  Nord-Ouest  canadien,  qui  n'en  renferme 
pas  moins  assez  de  terres  de  prairies  pour  former  plusieurs  pro- 
vinces et  nourrir  une  population  de  trente  millions. 

Pour  compléter  ces  renseignements  sur  les  productions  du  sol, 
ajoutons  quelques  mots  sur  la  distribution  des  céréales  et  des  plantes 
potagères. 

Le  blé  croit  et  mûrit  bien  jusqu'au  fort  des  Liards,  latitude  60^5' j 
longitude  122^31,  à  une  hauteur  de  400  à  500  pieds  au-dessus  de  la 
mer.  Le  voisinage  des  Montagnes  Rocheuses  l'expose  parfois  à  la 
gelée.    "  Cependant,  dit  Richardson,  ce  grain  croit  sans  obstacles 


y 


750  REVUE  CANADIENNE. 

(freely)  sur  les  bords  de  la  Saskatchewan."  On  le  cultive  aussi 
dans  la  vallée  de  la  rivière  à  là  Paix,  jusqu'à  Dunvegan,  et  sur  les 
bords  de  l'Athabaska,  où  cette  récolte  est  toujours  sure.  Enfin  le 
froment  se  cultive  partout  dans  les  prairies  du  Nord-Ouest,  et 
produit  des  récoltes  d'une  rickesse  inouïe. 

Le  mais,  qui  ne  mûrit  pas  en  Angleterre,  est  avantageusement 
cultivé  dans  le  Nord-Ouest,  qu'on  dit  si  froid,  jusqu'à  Garlton,  au 
52'^51'  de  latitude,  etCumberland,  au  50*^57'.  Inutile  d'ajouter  que 
cette  récolte  réassit  à  merveille  dans  la  vallée  de  la  rivière  Rouge 
et  de  l'Assiniboine. 

Vorge  peut  être  cultivée  jusqu'au  fort  Norman,  latitude  65^;  mais 
on  n'a  jamais  pu  la  récolter  au  fort  Bonne-Espérance  à  deux  degrés 
plus  au  nord. 

V avoine  n'a  pas  été  cultivée  plus  loin  que  sur  les  bords  de  la 
rivière  aux  Liards  et  au  fort  Simpson,  latitude  51^61  nord. 

Les  pommes  de  terre  ne  croissent  pas  au-delà  de  la  même  latitude. 
Les  navets,  dans  les  saisons  favorables,  atteignent  une  pesanteur  de 
deux  à  trois  livres,  et  leur  culture  s'étend  jusqu'au  67e  degré  de 
latitude.  Les  légumes,  d'ailleurs,  ne  croissent  pas  au-delà  de  cette 
limite.  On  a  essayé  de  cultiver  des  plantes  potagères  sur  les  bords 
de  la  rivière  Peel,  mais  on  n'a  pu  récolter  que  des  cressons.  C'est 
à  peine  si  les  choux  se  sont  élevés  à  un  pouce  au  dessus  du  sol,  pour 
blanchir  au  soleil  et  se  faner. 

Enfin,  le  melon  et  la  citrouille  mûrissent  en  plein  âir 'jusqu'aux 
latitudes  du  fort  Cumberland. 


ESQUISSE  ^OOLOGIQUE. 

La  Zoologie  du  Nord-Ouest  comprend  des  espèces  aussi  noui- 
breuses  que  variées.  Les  prairies  et  les  forets,  les  rivières  et  les 
grands  lacs,  les  montagnes  et  les  mers  glaciales  sont  habités  par 
des  multitudes  de  quadrupèdes,  d'oiseaux  et  de  poissons.  Toutes 
ces  espèces  animales  sont  encore  aujourd'hui  l'objet  de  l'exploita- 
tion commerciale  de  la  Compagnie  de  la  Baie  d'Hudson.  Mgr. 
Taché  prétend  qu'en  1865  cette  compagnie  a  acheté  les  quantité* 
ée  fourrures  qu'il  énumère  ainsi  : 


ESQUISSE  ZOO  LOGIQUE. 


751 


*'  Ce  tableau,  observe 
Mgr.  Taché,  ne  pré- 
sente sans  doute  pas  le 
grand  total  de  toutes 
les  fourrures  du  dé- 
partement ;  en  dou- 
blant les  chiffres  pour 
le  district  de  la  rivière 
Rouge,  on  n'en  serait 
peut-être  pas  très  éloi- 
gné, car  ce  n'est  guère 
que  dans  ce  district  que 
des  fourrures  passent 
définitivement  dans 
d'autres  mainsque  celle 
de  la  compagnie  ;  et 
sans  pourtant  être  cer- 
tain du  fait,  nous  cro- 
yons que  même  dans  ce 
district  elle  acquiert  à 
peu  près  la  moitié  de 
celles  qui  y  sont  impor- 
tées." 

Sans  entrer  en  des 
détails  fastidieux,  nous 
nous  contenterons  de 
-donner  l'analyse  de 
tous  les  renseignements 
fournis  à  la  science  par 
les  explorateurs  qui  ont 
parcouru  les  grandes  so- 
litudes du  Nord-Ouest. 
Commençons  par  le 
troisième  ordre  des 
mammifères,  les  car- 
nassiers, dont  le  tableau 
suivant  indique  les  su- 
jets : 


tJ*  f  3'  S'  w  c3  K'  ^  r!' 

i^, o  ;3. a. w B  ^^^^' 


w 


:    s  :    0 
:    P  •     ~ 


fèl     ^^^ 


00  h-i  »-« 

s  ^  o»  oo  to 


Blaireaux. 


H*  I-*  CO  (-1  O»  lO  CO  t*k 


tO  «O         t-i  CO  r-i  ce  CO  tO  (» 
Cn~î«O00CC«OtOO»tn»fi. 

l-*^Cn>_iOO)Ji..|ji>.';DVTO 


Mï».  M  O  ^  S    5- 

C»  fcO  00  O  Cn 
O  00  l-'  *.  «n5 


Noirs. 


Bruns.     W 


Gris. 


Blancs, 


Castorsl. 


Eobes  de  Buffles. 


Hermines. 


o  I    co  r  5 


I       Bleus. 


Argentés,  i; 


Croisés. 


t.9to4i.OiOrf».osoosi;^ 


Rouges. 


Blancs. 


O   !-l   rP>.   (-l 

;^  îO  to  o»  t>5  to 

00  0>  fcC  w  00 


Chiens  de 
Prairies. 


»-*  tO  vO  bO  r-i 

o«ofcai-i)*i.i-iooaih^ 


Pékans. 


0»<©0>00!000t*^Oi— 'i-i 
tfi.^Cnls300tnCOOii— 'I— i   | 


Loups -cerviers. 


-^  o>       Isa      ta  to  >{i.  ce  o» 

KllCOOO-^^CCOO»»». 

I— 'cuocJl-q^fii.o3s■<^^^^ 


tn  tû  os  0>  H- 1        M  W 
tfi.-^0»C000i0OO*k.-i 
I— "~qC*5050SOO«iOrs300 
kCOiCOOOtOO-^UlOoOO 


^*>.rfi.l4i.000*^0» 

I— 'Oih-iOSO~-1^"© 

tOOOrf^-OSOOOOS 


tn4i..tO>-'COOSI-»l-* 
fcOt*kCO00OS.-'Q0l— ' 
COtO~qoO>Cnt(»-0 


Martres. 


Visons. 


Rats  musqués. 


Boeufs  musqués. 


Loutres. 


I    =• 


Chats  sauvages. 


I-»  eo  w 

os  os  i^  H* 
t^  tO  CO  tO  Oi  O  1*». 


Putois. 


=  -1 


Marmottes. 


tf>.  I-*  '-> 

o  »^  o»  &»       ^,  ^ 

Oi  ^  CD  OS  O^-q  en 


Loups. 


Caroajous. 


t\  t 


Ecureuils. 


H 

m 

é 

3| 

§8 

GO  Isa 


^ 


752 


REVUE  CANADIENNE. 


Chats. 

Chat  domestique 

Linx. 

Panthère. 


\ère  Tribu. — Pillantigrades. 

Ours  :— 

Blanc. 

Noir  et  canelle. 

Gris. 

Brun. 
Blaireau. 
Raccoon. 
Carcajou. 

^me  Tribu. — Digitigrades. 

Vermiformes,  Chiens. 

Belette.  Chien: — Domestiques. 

Hermine.  Esquimaux. 

Vison.  Montagnais. 

Martre.  Loup  ou  sauvage. 

•  Pékan.  Loup  : — A  moule. 

Loutre.  Blanc. 

Putois.  Gris. 

Bigarré. 

Brun. 

Noir. 
Renard: — Blanc. 

Bleu. 

Rouge. 

Croisé. 

Argenté  et  noir. 

Chien  de  prairie. 

3??ic  Tribu. — Amphibies. 

Phoque  ou  chien  de  mer. 
Morse,  vache  ou  cheval  marin. 

bme  Ordre. — Les  Rongeurs. 

Cet  ordre,    si  commun  partout,   abonde  ;dans  le   Nord-Ouest, 
jusque  dans  les  régions  glaciales.  En  voici  la  nomenclature  : 

Castor. 
Rat  musqué. 
Mulots,  cinq  espèces. 
Souris  d'Amérique. 
Gerboise  du  Labrador. 
Marmottes  : — ^Marmotte  de  Québec. 
Sifîleur  des  montagnes. 
Ecureuil  de  terre. 
Marmotte  d'Amérique. 
•  Marmotte  de  Franklin. 
Spermophile  rayé. 


} 


ESQUISSE  ZOOLOGIQUE.  753 

Ecureuils  : — Le  Suisse 

Le  Suisse  à  quatre  barres. 
Ecureuil  de  la  Baie  d'Hudson. 
Ecureuil    volant  —  pteronys    sabrinus    et 
pteronys  sabrinus  alpinus. 

Rat  de  sable — Geonys  talpoïdes. 

Lièvres  : — Lièvres  ou  lapins  d'Amérique. 
Lièvres  des  terres  arctiques. 
Lièvre  des  prairies. 
Petit  lièvre  chef. 

Sme  Ordre  ;— Les  R  tJMiNANTs. 

Le  tableau  qui  suit  indique  les  diverses  espèces  de  ruminants  à 
cornes, — les  ruminants  sans  cornes  ne  s'y  trouvent  pas — qui  existent 
dans  le  Nord-Ouest  Canadien  : 

ière  Tribu  : — Ruminants  a  Gornbii  Pleines. 

Orignal. 
Caribou  : 

Ordinaire. 
Des  bois 
A  relique 
Cerf: — Wapite. 
Chevreuil  ;— Cerf-mulet. 

Long  tnil  deer.  (Renne  à  longue  queue. ^ 

3me  Tribu  : — Ruminants  a  Cornes  Creuses. 

Gazelle. 

Chien  des  montagnes. 

Mouton  des  montagnes. 

Mouton  domestique. 

Bœuf  musqué. 

Bison. 

Bœuf  domestique. 


La  seconde  tribu  des  ruminants,  à  cornés  velues,  n'existe  pas 
dans  le  Nord-Ouest,  où  il  n'y  a  pas  de  girafes. 

Quant  aux  cétacés,  appartenant  à  la  famille  des  mammifères,  ils 
existent  dans  la  mer  glaciale,  où  Ton  trouve  en  assez  grand  nombre 
la  baleine  mixte,  sinon  la  baleine  franche,  qui  n'existe  plus  dam 
les  mers  de  l'Amérique  du  Nord. 

Oiseaux. 

Bien  que  l'Ornithologie  du  Nord  ne  soit  pas  aussi  considérable 
que  celle  des  pays  méridionaux,  la  nomenclature  que  nous  don- 
25  Octobre  1873.  48 


754  REVUE  CANADIENNE. 

nons  montre  que  la  gente  volatile  ne  fait  pas  défaut  au  Nord- 
Ouest 

\er  Ordre: — Les  Rapaoes. 
La  tribu  des  Rapaces  diurnes  comprend  : 

Le  Vautour.  Le  Gerfaut. 

L'Aigle  royal.  L'Epervier. 

L'Aigle  à  tête  blanche.  Le  Milan. 

L'Aigle  pêcheur.  L'Emérillon. 

Le  Faucon.  L'Autour. 

Le  Busard.  L'Autour  à  bâtiment. 

Le  Busard  d'Amérique.  La  biise  gantée. 

J 


La  Soubuse. 


La  famille  des  rapaces  nocturnes  présente  neuf  espèces  du  genre 
Hibou  ou  Chouette  : 

Hibou  à  grandes  Oreilles.  Hibou  du  Nord. 

Hibou  à  courtes  Oreilles.  Hibou  Blanc. 

Hibou  cendré.  Hibou  du  Canada. 

Hulotte.  Chouette. 
Chat  Huant. 

2me  Ordre: — Oiseaux  qui  se  perchent. 

Cet  ordre  comprend  deux  familles,  les  dentirostres  et  les  coniros- 
tres.    Les  dentirostres  sont  : 

Pie  griéche.  Figuier  du  Canada. 

Pie  griéche  du  Canada.  Figuier  à  croupe  jaune. 

Gobe-mouches.  Figuier  à  tête  rouge. 

Gobe-mouches  tyran  du  Nord.  Roitelet  huppé. 
Gobe-mouches  de  Say.  Traquet. 

Gobe-mouches  Noir.  Roitelet  à  tête  rouge. 

Gobe-mouches  de  Richardson.  Roitelet  Voyageur. 
Plongeur  d'Amérique.  Mangeur  de  Moucherons. 

Grive  du  Canada.  Mangeur  de  Moucherons  du 

Petite  Grive  Brune.  Canada. 

Grive  de  Wilson.  Mésange  à  tête  noire. 

Grive  Solitaire.  Fauvette  couronnée. 

Moqueur  grive.  Fauvette  tachetée  de  la  Loui- 

Moqueur  roux.  siane. 

Moqueur  miauleur,  Allouette  des  Prés. 

Oiseau  bleu  Arctique.  Verdier. 

Oiseau  bleu  Commun.  Grand  Jaseur. 

Récollet. 

La  famille  des  conirostres  renferme  les  trente-quatre  espèces  que 
voici  : 

Cachevis.  Chardonneret. 

Bruant.  Gros  Bec. 

Bruant  de  la  Prairie.  Rouge-gorge 


ESQUISSE  ZOOLOGIQUE.  7«r 

Bruant  colorié.  Ortalan  coucou. 

Bruant  gris.  Mangeur  de  riz. 

Bruant  du  Canada.  Elourneau  à  ailes  rouges. 

Moineau  à  ailes  baies.  Etourneau  à  tête  jaune. 

Moineau  à  couronne  blanche.  Etourneau  à  croissant. 

Moineau  de  la  Pensylvanie.     Loriot. 

Moineau  roux.  Etourneau  comnnun. 

Moineau  noir.  Etourneau  rouge. 

Moineau  à  tête  violette.  Corbeau. 

Moineau  arctique.  Corneille. 

Bouvreuil.  Pic. 

Bec-croisé.  Geai. 

Linotte  à  tête  grise.  Geai  du  Canada. 

Pinson.  G-eai  à  bec  court. 

Zme  Ordre  : — Curtipèdes. 

Cet  ordre,  toujours  d'après  la  classification  de  Mgr.  Taché, 
empruntée  en  grande  partie  àRichardson,  compte  les  trois  familles 
des  grimpans,des  tenuirostres  et  des  fissirostres.  Les  grimpans  sont 
des  dix  espèces  suivantes  : 

Pic  noir.  Pic  arctique. 

Pic  velu.  Pic  doré. 

Pic  duveté  Pic  à  tête  rouge. 

Pic  varié  de  la  Caroline.       Roitelet. 

Pic  du  Canada  à  trois  doigts.  Roitelet  d'hiver. 

La  famille  des  tenuirostres  ne  renferme  qu'une  espèce  :  le  colibri. 
Il  y  a  huit  espèces  dans  la  famille  des  fissirostres  : 

Hirondelle  à  ventre  blanc.  Hirondelle  à  ventre  pourpré. 

Hirondelle  de  grange.  Bois-pourri. 

Hirondelle  de  rochers.  Mangeur  de  maringouins. 

Martin  de  rivage.  Martin  pêcheur. 

4mc  Ordre  : — Gallinacés. 

Cet  ordre  renferme-les  onze  sujets  dont  voici  les  noms  : 

Perdrix.  Perdrix  des  rochers. 

Perdrix  de  savanne.  Faisan. 

Perdrix  des  montagnes.  Tourtre  ou  pigeon  ramier. 

Lagopides.  Pigeon  domestique. 

Perdrix  blanche.  Poule. 

Dindon. 

5wie  Ordre  : — Eghassiers. 
La  première  famille  des  échassiers,  les  brévipennes,  n'existent 
pas  dans  le  Nord-Ouest,  mais  les  quatre  autres  y  sont  assez  bien 
représentées.     Il  y  a  six  espèces  de  fissirostres  : 

Pluvier  rouge.  Pluvier  doré. 

Pluvier  d'Amérique.  Pluvier  bourreau. 

Pluvier  criard.  Tourne-pierre  à  collier. 


756  REVUE  CANADIENNE 

Les  curtirostres  forment  deux  genres  et  quatre  espèces: 


Grue  américaine. 
Grue  du  Canada. 


Héron. 
Butor. 


Les  longirostres  se  divisent  en  six  genres  et  vingt  deux  espèces  : 


Avocette  d'Amérique. 
Conrlieu. 

Courlieu  Hudsonien. 
Courlieu  des  Esquimaux. 
Bécasseau  de  Douglas. 
Bécasseau  à  pattes  fines. 
Bécasseau  semipalmé. 
Bécasseau  violet. 
Bécasseau  variable. 
Bécasseau  de  Schinz. 
Bécasseau  à  échasses. 
Bécassine  ponctuée. 

Les  macrodactyles  forment  trois  genres  et  les  six  espèces  sui- 
Tantes  : 


Bécasseau  noir. 

Bécasseau  canelle  ou  manbriche. 

Chevalier  semipalmé. 

Chevalier  rapporteur. 
Chevalier  à  pattes  jaunes. 
Chevalier  à  longue  queue. 
Chevalier  à  croupe  verte. 
Bécassine  marbrée. 
Bécassine  Hudsonnienne. 
Bécassine  de  Drummond. 


Râle  à  gorge  jaune. 
Râle  de  la  Caroline. 
Foulque  d'Amérique. 


Phalarope. 

Phalarope  hyperboré. 
Phalarope  rouge. 


6mc  Orc?r«  .'—Natatoires,  palmipèdes. 

Cet  ordre  fournit  en  été  la  nourriture  à  une  grande  partie  de  la 
population  sauvage  du  Nord-Ouest.  Les  palmipèdes  abondent  dans 
les  rivières,  les  lacs  efc  les  mers  de  ce  pays. 

Les  plongeurs,  qui  forment  la  première  famille,  représentent 
trois  genres  et  vingt  espèces  : 

Grive  huppée  (poule  d'eau).  Plongeon  à  gorge  noire. 

Grive  jougris  (poule  d'eau).  Plongeon  à  gorge  rouge. 

Grive  cornue  un  esclavon  (poule  Guillemot  à  capuchon. 

d'eau).  Guillemot  à  pas  bec. 

Grive,  petite  poule  d'eau,  caille.     Guillemot  à  miroir  blanc. 
Umard.  Guillemot  noir. 

II  y  a  trois  genres  et  dix-neuf  espèces  dans  la  seconde  famille, 
celle  des  longipennes  : 


1 


Hirondelle  de  mer. 

Hirondelle  de  mer  arctique. 

Hirondelle  de  mer  épouvantai!. 

Goéland. 

Goéland  argenté. 

Goéland  argenté  à  ailes  blanches. 

Mouette  blanche  ou  sénateur. 


Mouette  à  pieds  bleus. 
Mouette  tridactyle. 
Mouette  de  Franklin. 
Mouette  de  Bonaparte. 
Mouette  pygmée. 
Mouette  rosacée. 
Mouette  à  queue  fourchue. 


ESQUISSE  ZOOLOGIQUE.  757 

Mauve.  (.^  iîi/f  r  Stercoraire  pomarine. 

Mauve  à  bec  court.  Stercoraire  parasite.       ,  ^.^^     ^^^  | 

Stercoraire  de  Richardson.'    \      ; 

Le  pélican  et  le  carmoran  sont  les  deux  seules  espèces  de  la  troi- 
sième famille,  celle  des  totipalmes.  *  '>  on.iTJii  i.  im,-,  .  j 

La  quatrième  famille,  les  lamellirostres,  a  onzë'gènres  et  trente- 
deux  espèces  : 

Canard  suchet.  Canard  huppé. 

Canard  chipeau  ou  ride  t.  Canard  rouge. 

Canard  à  longue  queue  ou  pilet.  Canard  garot 

Canard  de  France  (domestique).  Canard  blanchâtre,  caille.           •■ 

Sarcelle.  Canard  à  Collier  ou  histrion,    m  ' 

Sarcelle  à  ailes  bleues.  Canard  de  Miclon.                 ,;Qfj 

Canard  d'Amérique.       ,,  Grande  harle.                            .  .' 

Canard  d'été.               ^.  I-in-jv  ;     Harle  à  palat  rouge.                 'V 

Canard  à  tête  grise.  '  '  ''''•■  '     Harle  huppée. 

Canard  eider.  Cygne. 

Canard  marchand.  Cygne  de  Bewick. 

Canard  noir.  Oie  rieuse  ou  à  front  blanc. 

Macreuse.  Oie  blanche. 

Canard  à  queue  rouge.  Oie  outarde. 

Canard  milouin.  Oie  cravant. 

Canard  d'automne.  Oie  berniche. 

Quant  au  nombre  de  ces  difTérentes  espèces  d'oiseaux,  voici  ce 
qu'en  dit  l'illustre  auteur  de  V Esquisse  sur  le  Nord-Ouest  de  V Amé- 
rique : 

•'  Il  n'y  a  que  dans  nos  déserts  et  dans  nos  solitudes  que  les  oiseaux 
sauvages  puissent  se  trouver  en.  si  grande  abondance.     Ce  n'est 
pas  à  dire  toutefois  qu'on  les  trouve  toujours  et  partout,  mais  il  y 
a  des  temps,  des  lieux  qu'ils  sont  en  quantités  innombrables.    Un 
bon  chasseur,  avec  des  armes  de  précision  et  des  munitions  à  dis- 
crétion, en  abattrait  assez  pour  provoquer  l'incrédulité  des  meil- 
leurs chasseurs  des  pays  civilisés.    Un  de  mes  amis,  M.  James 
Mackay,  a  tué  sept  cents  canards  dans  un  seul  tour  de  chasse. 
Des  établissements  considérables  de  l'intérieur  subsistent  pendant 
des  mois  entiers  exclusivement  aux  dépens  de  la  gent  ailée.    Les 
nations  sauvages,  à  certaines  époques  de  l'année,  n'ont  pas  d'autres 
ressources,  et  il  en  faut  du  gibier  pour  nourrir  tous  ces  vigoureux 
enfants  de  la  forêt.  Pour  en  donner  une  idée,  voici  ce  qui  est  fourni 
dans  les  établissements  de  la  Compagnie  où  l'on  vit  de  gibier. 
Pour  la  ration  journalière  d'un  homme,  un  cygne  ou  deux  outardes, 
ou  trois  oies,  ou  encore  quatre  des  plus  gros  canards.     Il  est  facile 
par  là,  de  juger  du  nombre  qu'il   faut  pour  un   établissement 
important.  Mais  ce  qu'il  est  plus  difficile  de  concevoir,  c'est  qu'aux 


756  REVUE  CANADIENNE. 

années  d'abondance,  cette  battue  se  fait  sans  affaiblir  sensiblement 
les  phalanges  serrées  qu'elle  attaque.  Là  où  les  oies  se  reposent 
dans  leurs  migrations  du  printemps  et  surtout  de  l'automne,  leur» 
volées  sont  tellement  considérables,  que  j'ai  vu  plusieurs  fois  l'ap- 
plication littérale  d'une  singulière  expression  de  nos  anciens  voya- 
geurs :  ''  Au  Rabaska,  (Athabaska)  les  oies,  c'est  comme  les 
bancs  de  neige." 

Reptiles. 

Ces  animaux  sont  très  rares  dans  le  Nord-Ouest,  où  cette  classe 
des  vertébrés  n'est  représentée  que  par  la  tortue,  le  lézard,  qui  n'est 
ni  venimeux,  ni  offensif,  les  couleuvres,  les  crapauds  et  les  gre- 
nouilles. Il  y  a  absence  complète  d'animaux  venimeux  dans  toutes 
les  parties  des  immenses  territoires  de  la  Baie  d'Hudson.  Au  point 
de  vue  de  la  colonisation,  c'est  un  grand  avantage  sur  le  Nord- 
Ouest  américain,  dont  une  grande  partie  est  infestée  par  les  sert 
pents  à  sonnettes. 

Poissons. 

Sous  le  rapport  éichtyologique,  le  Nord-Ouest  est  véritable- 
ment riche.  Les  lacs,  les  rivières  et  quelques  parties  des  mers 
glaciales  sont  de  véritables  viviers  naturels.  Si  les  espèces  sont 
comparativement  peu  variées,  elles  sont  d'une  étonnante  fécon- 
dité. Dans  ces  immenses  plaines,  le  poisson  se  pêche  partout  par 
milliers. 

\er  Ordre: — Acanthoptérygiens. 

Cet  ordre  n'est  connu  dans  les  territoires  de  l'Ouest  que  par  la 
famille  des  percoïdes,  qui  compte  six  genres  et  huit  espèces  : 

Perche,  ou  perchaude.  Joue  cuirassée  du  pôle. 

Doré.  Joue  cuirassée  Ccrapaud  de 

Crapet.  mer). 

Joue  cuirassée.  Epinoche. 

Malachigan. 

Le  doré  fréquente  presque  tous  les  lacs  et  toutes  les  rivières  et 
ajoute  puissamment  aux  ressources  alimentaires  du  pays.  Les  eaux 
de  la  Rivière  Rouge  nourrissent  un  grand  nombre  de  malachigans, 
dont  la  chair  est  brune  et  ressemble  à  celle  du  turbot. 

2me  Ordre  : — Malacoptértgienb  Abdominaux. 

Cet  ordre,  le  plus  nombreux,  compte  cinq  familles.  La  première, 
celle  des  Cyprins,  a  cinq  espèces  : 

Brème.  Piconou. 

Gai'pe  blanche.  Cyprin. 

Carpe  rouge. 


ESQUISSE  ZOOLOGIQUE.  759 

Les  ésoces,  qui  composent  la  seconde  famille,  n'offrent  que  lie 
brochet  et  le  masquinongé,  tandis  que  la  troisième  famille,  cellt 
des  siluroïdes,  n'est  représentée  que  par  la  barbue,  dont  la  chair  est 
riche,  grasse  et  agréable  au  goût.  La  barbue  pèse  de  cinq  à  douze 
livres  et  le  brochet  jusqu'à  trente  livres. 

Les  saumons  constituent  la  quatrième  famille,  qui  est  très  impor- 
tante et  se  compose  des  espèces  suivantes  : 

Saumon.  Truite  ordinaire.  ^ 

Saumon  de  Ross.  Grosse  truite. 

Saumon  de  Hearne.  Inconnu 

Truite  à  longues  nageoires.  Poisson  bleu. 

Augmalook  des  Esquimaux.  Petit  poisson  bleu. 

Truite  saumonée.  Poisson  blanc. 

Saumon  hareng  Toulibi. 

Poisson  rond. 

Il  est  presqu'impossible  de  se  faire  une  idée  de  l'abondance  du 
saumon  de  Ross  dans  les  rivières  arctiques,  où  l'on  en  a  pris  d'un 
seul  coup  de  seine  jusqu'à  3,378,  chiiire  d'autant  plus  extraordi- 
naire que  ce  poisson  mesure  jusqu'à  trente  trois  pouces  de  longueur 
et  pèse  au  delà  de  dix  livres.  La  grosse  truite  est  un  magnifique 
poisson.  Au  grand  lac  des  Esclaves,  son  poids  ordinaire  varie  de 
10  à  40  livres.  Je  n'en  ai  jamais  vu,  dit  Mgr.  Taché,  de  taille  à 
garantir  ce  poids,  mais  je  ne  vois  pas  pourquoi  on  refuserait  le 
témoignage  de  personnes  respectables  qui  font  cette  assertion. 

De  toutes  les  espèces  du  genre  saumonoïde,  le  poisson  blanc  est 
le  plus  agréable  au  goût.  Il  fréquente  tous  les  lacs  et  toutes  les 
rivières  ;  son  poids  varie  de  trois  à  quatre,  atteignant  parfois  jus- 
qu'à quatorze  livres. 

La  cinquième  famille  ne  possède  que  le  hareng  proprement  dit, 
qui  se  pêche  dans  les  mers  glaciales,  et  la  perche  du  Canada,  qui 
fréquente  les  eaux  de  la  région  méridionale  du  Nord-Ouest.  Elle 
mesure  environ  un  pied  de  longueur. 

3wi€  Ordre  : — Malacoptirtgiens. 

Une  des  trois  familles  de  cet  ordre  fréquentent  les  eaux  du  pay» 
que  nous  étudions.  La  famille  des  gades  fournit  deux  espèces  : 
la  loche  et  la  barbotte.  La  deuxième  famille  se  compose  du  pois- 
son plat,  qui  abonde  à  l'embouchure  de  la  rivière  de  Cuivre,  et  du 
turbot  du  Nord.  C'est  tout  ce?  que  fournit  cet  ordre.  Il  n'y  a  ni 
anguilles  ni  poissons  anguilliformes. 

Le  cinquième  ordre  fait  aussi  défaut,  ainsi  que  le  sixième.  Il 
n'y  a  dans  les  eaux  douces  et  de  mer  du  Nord-Ouest  ni  poissons 


760  REVUE  CANADIENNE. 

cuirassés,  ni  plectognathes,  ni  requins,  ni  marteaux,  ni  scies  ;  les 
raies  et  les  lamprois  sont  inconnus. 

^•--  •  Ime  Ordre: — Sturoniens. 

Ce  dernier  ordre  ne  présente  que  deux  espèces  de  poissons  à 
branchies  libres  :  l'esturgeon  et  l'escargot. 

L'esturgeon  se  trouve  dans  presque  tous  les  lacs  et  les  grandes 
rivières.  Il  y  en  a  dans  le  lac  Winipeg  qui  mesurent  sept  pieds 
de  longueur  et  pèsent  cent  cinquante  livres.  Ce  poisson,  dont  la 
chair  est  excellente,  donne  beaucoup  d'huile,  et  de  sa  vessie  nata- 
toire desséchée  on  tire  la  colle  de  poisson  qui  se  vend  (Jans  le  com- 
merce. 

On  ne  saurait  guère  se  former  une  idée  exacte  des  pêcheries  du 
Nord-Ouest.  Elles  alimentent  une  grande  partie  des  populations 
sauvages,  et  l'on  peut  se  figurer  la  quantité  de  poisson  requise  pour 
nourrirces  peuplades,  quand  on  sait  que  dans  les  postes  de  laConi- 
pagnie  de  la  Baie  d'Hudson  on  estime  à  quinze  livres  par  jour  la 
ration  de  chaque  homme. 

Malgré  les  battues  continuelles  qu'il  faut  faire  pour  nourrir  ces 
braves  enfants  de  la  forêt,  le  poisson  abonde  partout,  et  à  force  de 
•ne  pas  être  péché  il  vieillit  et  atteint  une  grosseur  extraordinaire. 
On  prend  des  éturgeons  de  sept  à  huit  pieds  de  longueur  dans  le 
lac  Winipeg,  des  truites  de  soixante  cinq  et  même  de  quatre  vingt- 
dix  livres  dans  le  MacKenzie  ;  la  pesanteur  du  poisson  blanc,  qui 
est  délicieux,  varie  de  trois  à  dix  et  même  quinze  livres.  Dans  le 
récit  de  son  voyage,  Richardson  parle  de  la  pêche  dans  le  grand 
lac  de  l'Ours  en  termes  qui  font  voir  la  grosseur  du  poisson.  "  On 
prend,  dit-il,  la  truite  de  15  livres  dans  les  seines  au  poisson  blanc, 
ainsi  que  Vinconnu  (Salmo  MacKenzii)  pesant  25  livres  ;  mais  les 
mailles  ne  laissent  pas  entrer  les  truites  plus  grosses,  qui  pèsent 
de  30  à  50  livres.  On  pêche  ces  truites  avec  des  hameçons  pour  la 
morue." 

La  chasse  est  aussi  abondante  que  la  pêche.  Mgr.  Taché  nous 
dit  qu'un  de  ses  amis,  M.  MacKay,  a  tué  sept  cents  canards  en  un 
seul  tour  de  chasse.  Nous  trouvons  dans  les  récits  du  P.  de  Smet 
des  faits  qui  confirment  l'idée  de  cette  abondance.  Voici  ce  qu'il 
écrit  à  son  évêque  : 

"  Une  petite  note  de  toutes  les  pièces  que  les  chasseurs  appor- 
tèrent au  camp,  pendant  les  vingt  six  jours  que  nous  séjournâmes 
ensemble,  ne  sera  pas  sans  quelqu'intérêt  pour  Votre  Grandeur  ; 
elle  vous  fera  connaître  les  animaux  de  ces  parages. 

Animaux  tués  : — 12  orignaux,  2  caribous,  30  moutons  à  grosses 


ESQUISSE  ZOOLOGIQUE.  761 

cornes,  2  porcs-épics,  210  lièvres,  un  castor,  2  rats-musqués,  26 
outardes,  115  canards,  21  faisans,  une  bécassine,  un  aigle  et  un 
hibou.  Ajoutez  30  ou  50  beaux  poissons  blancs  par  jour  et  une 
vingtaine  de  belles  truites,  et  jugez  si  nos  gens  ont  lieu  de  se 
plaindre." 

Cette  chasse  a  été  faite  dans  les  environs  du  fort  Jasper,  sur  le 
versant  est  des  Montagnes  Rocheuses.  M.  Belcourt,  missionnaire, 
parle  ainsi  d'une  partie  de  chasse  au  bison  : 

"  Le  16  octobre  nous  repartîmes,  emportant  sur  nos  voiture» 
1,776  vaches  tuées  par  55  chasseurs.  Cette  viande  fournit  228 
taureaux^  1,213  ballots  de  viande  riche,  166  sacs  de  graisse,  pesant 
chacun  200  livres,  et  556  vessies  de  graisse  de  moelle,  de  12  livres 
chaque,  le  tout,  calculé  au  prix  le  plus  modéré,  valant  un  peu 
plus  de  dix  sept  livres  sterling  ($8,262).  Les  frais  de  voyage,  gages 
d'employés,  ne  s'élevant  guère  qu'à  £200,  il  reste  £1,500  ($7,290  ou 
$132.60  pour  chaque  chasseur)  gagnés  par  55  chasseurs  dans  l'es- 
pace de  moins  de  deux  mois." 

Ces  chasses  et  ces  pêches  abondantes  sont  une  source  de  grande 
richesse  et  d'alimentation  pour  les  habitants  du  pays. 


(A  Continuer.) 


ADMINISTRATION  DE  LA  JUSTICE. 


Les  juges  français  ont  l'occasion  de  communiquer  au  barreau 
leurs  observations  sur  le  fonctionnement  des  tribunaux  et  l'admi- 
nistration de  la  justice  en  général.  Les  éloquentes  mercuriales 
de  d'Aguesseau  sont  connues  de  tout  avocat  :  elles  ont  élevé  les 
études  légales  et  ont  servi  de  guide  aux  hommes  d'état  de  son 
temps.  Rarement  il  nous  était  donné  de  voir  nos  juges  canadiens 
suivre  ces  nobles  exemples.  M.  le  juge  Loranger  vient  de  doter  le  pays 
d'un  commentaire  du  Code  Civil/  dont  il  a  été  rendu  compte  dans 
la  dernière  livraison  de  la  Revue.  M.  le  Juge  Torrance  adresse  une 
lettre  •  au  Procureur-général  de  cette  Province  sur  l'administra- 
tion de  la  justice.  Cette  lettre  a  tous  les  caractères  d'une  mercu- 
riale de  d'Aguesseau  ;  et  celui  qui  l'a  écrite  mérite  la  reconnaissance 
du  barreau.  Dans  la  position  délicate  qu'il  occupe,  il  lui  était 
difficile  de  suggérer  des  réformes  radicales  :  il  s'est  contenté  d'in- 
diquer les  lacunes,  les  anomalies,  les  contre-sens  de  certaines  lois 
et  de  certaines  décisions. 

Le  système  des  enquêtes  attire  d'abord  son  attention.  Trois 
modes  sont  actuellement  offerts  aux  parties  pour  faire  la  preuve  de 
leurs  plaidoiries  ;  le  premier,  le  plus  ancien  de  tous,  est  appelé, 
l'enquête  écrite  au  long  ;  le  second,  moins  ancien  que  l'autre,  est 
l'enquête  devant  le  juge  ;  et  le  troisième,  tout  récent,  est  l'enquête 
obtenue  au  moyen  de  la  sténographie. 

\o,— Enquête  écrite  au  long.   La  Cour  des  Enquêtes  siège  à  Mont- 

1  Commentaire  sur  le  Gode  Civil  du  Bas-Canada,  par  T.  J.  J.  Loranger,  Tome  1 
—in  80,  532  pages. 

2  A  letter  to  the  Attorney-General  of  the  Province  of  Québec  on  the  administra- 
tration  of  Justice,  by  Mr  Justice  Torrance— in  80,  38  pages. 


ADMINISTRATION  DE  LA  JUSTICE.  763 

réal  dans  une  grande  salle  où  sont  placées  plusieurs  petites  tables. 
Chaque  table  est  à  la  disposition  des  avocats  des  deux  parties  dans 
une  cause.  L'écrivain  se  place  au  milieu,  il  a  en  face  le  témoin  et 
de  chaque  côté  sont  les  avocats  des  deux  parties.  L'Avocat  pose 
verbalement  ses  questions  au  témoin,  elles  sont  prises  par  écrit  si 
son  adversaire  insiste,  et  dans  le  cas  où  elles  paraîtraient  illégales 
à  ce  dernier,  il  fait  par  écrit  au  bas  de  la  question'  l'objection  qui 
lui  parait  être  propre  à  la  faire  rejeter.  Si  les  deux  avocats  ne 
vident  pas  ensemble  le  débat,  ils  se  rendent  devant  le  juge  qui  siège 
dans  la  même  salle  et  ce  juge  décide  instante?'  la  légalité  de  la  ques- 
tion et  de  l'objection  ou  réserve  sa  décision.  Les  réponses  du  témoin 
sont  dictées  par  l'avocat  qui  l'interroge  à  moins  qu'il  ne  veuille 
lui-même  se  charger  de  ce  soin.  Cette  Cour  contient  un  grand 
nombre  de  personnes,  qui  s'efforcent  de  parler  à  voix  basse 
mais  qui  finissent  par  s'exprimer  à  voix  haute.  Un  bruit  assour- 
dissant empêche  le  juge  soit  de  travailler,  lorsque  personne  ne  se 
présente  devant  lui,  ou  d'écouter  lorsque  des  avocats  plaident.  Ce 
système  est  sans  exemple  dans  l'administration  de  la  justice  des 
autres  pays.  Il  a  le  tort  de  ne  pas  reproduire  exactement  le  témoi- 
gnage du  témoin  :  l'écrivain,  qui  est  presque  toujours  un  étudiant, 
se  sert  d'une  phraséologie  à  sa  façon,  lorsqu'elle  ne  lui  est  pas 
fournie  par  l'avocat.  Souvent  le  témoin  est  représenté  comme  s'étant 
exprimé  dans  un  langage  fleuri  et  élégant,  qui  lui  est  entièrement 
inconnu,  mais  qui  est  celui  d'un  avocat  rétheur  ou  d'un  étudiant 
encore  tout  chaud  du  pathos  du  Collège.  Ce  système  a  le  tort 
plus  grave  d'encombrer  la  procédure  d'une  quantité  prodigieuse 
d'écritures  que  le  juge  est  obligé  de  lire  attentivement  lorsque  la 
cause  est  en  état  d'être  jugée.  L'écrivain  n'est  pas  toujours  un 
calligraphe  de  première  ordre,  son  style,  ou  plutôt  celui  de  l'avocat, 
ji'est  pas  souvent  d'une  grande  clarté.  Le  juge  éprouve  parfois 
une  grande  fatigue  à  déchiffrer  ce  volumineux  dossier.  En  outre 
le  papier  souffre  tout,  le  bon  comme  le  mauvais  témoignage  :  le 
témoin  semble  toujours  un  honnête  homme.  A  moins  de  constater 
des  erreurs  graves,  des  contradictions  grossières  ou  des  démentis 
formels,  tous  les  témoins  se  valent  :  la  couleur  du  papier  est  la 
même,  l'écriture  n'a  pas  changé,  le  style  est  aussi  fleuri  au  com- 
mencement qu'à  la  fin.  Il  n'y  a  que  les  avocats  présents  à  l'audi- 
tion du  témoin,  qui  ont  l'avantage  de  s'apercevoir  de  la  véracité 
du  témoin,  par  sa  contenance,  l'exactitude  de  ses  réponses  et  surtout 
par  sa  physionomie  ;  mais  le  juge  n'a  rien  vu  et  ne  verra  rien  autre 
chose  que  la  déposition  écrite  de  ce  témoin  et  cette  déposition  ne 
paraîtra  ni  plus  honnête,  ni  plus  malhonnête  que  les  autres  qui 
l'accompagnent.    Ce  système  est  donc  absurde  et  est  depuis  long- 


764  REVUE  CANADIENNE. 

temps  condamné.  Il  faudrait  le  rayer  entièrement  du  Gode  de 
Procédure.  En  cela  Mr.  le  Juge  Torrance  a  raison  et  le  bar- 
reau en  entier  l'approuve.  Le  procureur-général  devrait  s'empresser 
de  proposer  l'abolition  du  système  à  la  prochaine  session  du 
parlement. 

2o, — Enquête,  devant  le  juge.  Ce  système  est  une  amélioration  de 
l'autre,  mais  ne  rencontre  pas  l'approbation  de  tous  les  avocats. 
Mr.  le  Juge  Torrance  semble  le  favoriser  dans  sa  lettre.  Ici,  une 
seule  cause  est  entendue  à  la  fois  :  le  juge  est  sur  le  banc  et  prend 
lui-même  ou  fait  prendre  des  notes  du  témoignage  donné.  Il  est 
impossible  aux  avocats  de  savoir  ce  que  le  juge  écrit  ou  fait  écrire 
à  moins  d'en  faire  la  demande  à  haute  voix  ou  exiger  que  les  notes 
leur  soient  montrées.  Le  témoignage  dans  le  premier  cas  est 
laissé  aux  caprices  des  avocats  ;  dans  celui-ci.  il  est  laissé  aux  ca- 
prices du  juge,  sans  la  moindre  surveillance  :  ce  qui  rend  ce 
système  plus  dangereux  que  l'autre,  parce  que  le  premier  est  sou- 
mis à  la  surveillance  constante  de  l'écrivain  et  des  deux  avocats,  tan- 
dis que  l'autre  est  sans  contrôle.  Le  témoin  parle  peut-être  un 
langage  diflerent  de  celui  du  juge,  et  ce  dernier  est  obligé  d'écrire 
en  français,  lorsqu'il  est  anglais  ou  vice  versa,  et  se  servir  d'expres- 
sions dont  il  ne  possède  pas  le  sens  exact.  Mais  ce  qui  est  plus 
grave,  c'est  que  ce  sont  des  notes  qu'il  prend  et  non  le  témoignage 
lui-même  :  il  choisit  dans  les  paroles  du  témoin  ce  qu'il  croit  être 
utile  de  noter.  Les  parties  ont  bien  le  droit  de  l'obliger  à  prendre 
certaines  notes,  mais  voyant  le  juge  occupé  à  écrire,  il  est  difficile 
de  supposer  qu'il  ne  prend  jjas  les  notes  désirées.  I^es  juges  ne 
sont  pas  aussi  des  calligraphes  et  leurs  notes  sont  parfois  impossibles 
à  lire,  et  plus  impossibles  encore  à  faire  imprimer,  lorsque  la  cause 
est  en  appel,  en  raison  des  nombreuses  abréviations  dont  elles  sont 
chargées  et  du  style  à  bâtons  rompus  qui  les  distingue.  Ce 
système  doit  être  condamné  comme  le  premier. 

3o. — enquête  Sténographiée.  Ce  système  ne  date  que  depuis  1871  ; 
mais  il  n'est  pas  encore  généralement  employé.  Il  consiste  à 
prendre,  au  moyen  de  la  sténographie,  les  questions,  réponses  et  ob- 
jections, enfin  tout  ce  qui  se  dit  pendant  le  témoignage  du  témoin. 
Le  témoignage  est  pour  ainsi  dire  photographié  en  présence  du 
juge,  des  avocats  et  des  parties.  Ce  système  est  préférable  à  tous 
les  autres  en  usage  jusqu'à  ce  jour.  Il  rencontre  non  seulement 
l'approbation  de  Mr.  le  Juge  Torrance,  mais  encore  du  Barreau  de 
Montréal,  qui  en  est,  il  faut  l'avouer,  l'instigateur. 


ADMINISTRATION  DE  LA  JUSTICE.  765 

Le  système  des  Enquêtes  est  généralement  vicieux  non  seule- 
ment parce  qu'il  ne  donne  pas  des  résultats  satisfaisants  sur  la  trans- 
mission exacte  de  la  preuve,  mais  encore  parce  qu'il  laisse  au 
juge  à  s'enquérir  des  questions  de  faits.  M.  le  Juge  Torrance  ne 
veut  adopter  aucun  nouveau  système,  il  ne  fait  qu'indiquer  en  quoi 
les  modes  d'enquête  sont  vicieux  et  il  s'en  tient  là.  Les  savantes 
recherches  qu'il  a  faites,  jointes  à  sa  grande  expérience,  et  aux  ob- 
servations qu'il  nous  communique,  sont  de  nature  à  mettre  en 
doute  l'efficacité  des  systèmes  actuels.  Nous  nous  permettrons  de 
soulever  une  importante  question  :  le  juge  doit-il  juger  le  fait  et  le 
droit  en  même  temps  ? 

Notre  prétention  est  que  le  juge  est  compétent  à  juger  les  deux, 
mais  qu'il  n'est  pas  désirable  qu'il  le  fasse.  La  décision  du  droit 
est  soumise  à  un  contrôle,  qui  sont  la  loi  et  la  jurisprudence  ;  mais 
la  décision  du  fait  est  laissée  an  juge  seul  et  il  n'est  pas  prudent 
qu'il  soit  l'irrévocable  arbitre  de  l'existence  ou  de  la  non  existenee 
du  fait.  L'équilibre  n'existe  plus  :  quant  à  la  décision  du  droit,  le 
juge  est  soumis  à  une  loi  qui  peut  être  invoquée,  et  à  une  juris- 
prudence qui  est  constante  et  à  la  portée  de  tout  le  monde.  Mais  il 
n'en  est  plus  de  môme  lorsqu'il  s'agit  de  décider  de  l'existence  d'un 
fait  :  A  et  B  l'ont  prouvé,  G  et  D  l'ont  nié  et  le  juge  doit  décider  si 
A  et  B  ont  menti  ou  ont  dit  la  vérité.  Or  il  est  seul  pour  faire 
cette  importante  déclaration  qui  touche  à  la  question.  Pourquoi 
sera-t-il  plus  croyable  que  A  et  B  ?  Il  n'a  jamais  rien  connu  des 
affaires  dont  il  s'agit,  il  n'a  que  les  rapports  de  A.  B.  G.  D  !  Pour- 
quoi croira-t-il  plutôt  les  deux  premiers  que  les  deux  derniers  ?  Tout 
est  donc  dans  une  décision  qui  peut  satisfaire  la  conscience  humaine. 
Or  il  est  admis  que  la  majorité  d'un  certain  nombre  d'hommes 
désintéressés  et  guidés  par  la  prestation  solennelle  du  serment,  est 
le  seul  mode  connu  pour  régler  les  difficultés  judiciaires.  En 
matières  criminelles,  si  l'on  enlève  le  jury,  il  ne  reste  plus  que  le 
juge,  livré  à  ses  propres  caprices.  G'est  lui  seul,  qui  décidera  de  la 
culpabilité  ou  de  l'innocence  de  l'accusé.  Quel  danger,  s'écriera-t- 
on !  Si  telle  chose  arrivait,  tout  serait  bouleversé  !  qui  risquerait 
son  honneur,  sa  vie,  aux  caprices  d'un  seul  homme  ?  L'abondance 
de  preuve,  l'éloquence  de  l'avocat,  la  contenance  des  témoins  el 
de  l'accusé,  tout  cela,  serait  lettre  morte  pour  le  juge.  Il  ne  faut 
pas  oublier  que  l'homme  laissé  à  lui-môme  est  l'esclave  des  influ- 
ences physiques  autant,  s'non  plus  que  des  influences  morales  qui 
l'entourent.  En  médecine  légale,  ou  peut  juger  par  le  diagnostic 
de  la  maladie  physique  ou  morale  de  l'accusé.  Il  doit  en  être  de 
même  en  matière  civile,  mais  dans  ce  cas  aujourd'hui  l'opinion 
du  juge  est  conclusive,  tandis  que  dans  l'autre  elle  n'est  que  déli- 


766  REVUE  CANADIENNE. 

bérative.  Il  s'agit  donc  de  placer  ]a  décision  du  fait  entre  les  mains 
d'un  certain  nombre  de  personnes,  dont  la  majorité  sera  pour  ainsi 
dire  le  critérium  du  fait,  c'est-à-dire  la  marque  de  la  vérité  du  fait. 

Lai  Société  de  Législation  comparée  de  Paris,  par  son  rapporteur, 
M.  Barboux,  Avocat  à  la  Cour  d'Appel,  en  rendant  compte  de  l'ou- 
vrage que  l'auteur  de  cette  étude  avait  publié  sur  la  Procédure 
Civile  de  Québec  et  qu'il  avait  soumis  à  son  examen,  comme  cor- 
respondant de  la  Société,  s'exprime  ainsi  sur  le  procès  par  Jnry  en 
matières  civiles  :  (Bulletin  No.  7,  juin  1872,  page  '282.) 

''  Il  s'agit  ici  d'un  Gode  rédigé  en  français  et  en  anglais,  pour 
une  population  mi-partie  française  et  anglaise,  par  des  magistrats' 
également  versés  dans  la  connaissance  et  dans  la  pratique  des  deux 
législations,  Code  dont  plus  Tes  trois  quarts  sont  calqués  sur  notre 
loi  de  procédure.  Il  est  donc  certain  que  si  les  codificateurs  ont 
reproduit  dans  la  procédure  du  procès  par  jury  les  règles  de  la  pro- 
cédure anglaise,  c'est  qu'ils  les  ont  crues  nécessaires,  et  qu'ils  ont 
pensé  qu'il  était  impossible  de  faire  mieux. 

''  Se  sont-ils  trompés  ?  Les  réformateurs  ont  le  droit  de  le  sou- 
tenir. Mais  s'ils  veulent  être  crus,  il  faut  qu'à  leur  projet  de  réor- 
ganisation judiciaire  ils  joignent  un  projet  de  Code  de  procédure, 
parce  que  la  procédure  est  de  toutes  les  parties  du  droit  celle  qui 
se  prête  le  moins  à  l'utopie.  Jusque  là,  il  sera  permis  de  garder 
des  doutes  en  voyant  l'exemple  de  l'Angleterre,  en  étudiant  le 
Code  de  la  Louisiane  et  celui  du  Bas-Canada,  et  en  réfléchissant  à 
cette  distinction  entre  le  fait  et  le  droit,  qui  est  la  condition  essen- 
tielle de  l'emploi  du  jury  pour  le  jugement  du  procès  civils." 

Le  procès  par  jury  en  matière  civile  est  limité  à  certains  cas.  Il 
a  lieu  (Art  348)  dans  toute  action  fondée  sur  dette,  promesse  ou 
convention  d'une  nature  mercantile,  soit  entre  commerçants  ou 
entre  une  partie  qui  est  commerçante  et  une  autre  qui  ne  l'est 
pas,  et  aussi  dans  toute  poursuite  ou  recouvrement  de  dommage, 
résultant  de  torts  personnels  ou  de  délits  et  quasi  délits  contre  la 
propriété  mobilière.  Il  a  lieu  (Art.  349)  sur  la  demande  de  l'une 
des  parties  lorsque  la  somme  réclamée  par  l'action  excède  deux 
cents  piastres,  et  seulement  sur  les  matières  qui  forment  le  fond 
du  procès. 

Il  n'est  pas  toujours  facile  de  diecerner  ce  que  nos  tribunaux 
entendent  par  torts  personnels  et  par  affaires  commerciales.  Ainsi 
un  procès  par  jury  a  été  accordé  dans  une  action  pour  rupture  de 
promesse  de  mariage,  et  il  a  été  refusé  dans  une  action  en  déclara- 
tion de  paternité  ;  il  a  été  accordé  dans  une  action  d'injure  pour 
avoir  tué  malicieusement  le  chien  du  demandeur,  et  il  a  été  refusé 
dans  une  action  en  dommages  pour  mutilation  de  cheval.  Il  serait 


ADMINISTRATION  DE  LA  JUSTICE.  767 

trop  long  de  continuer  à  indiquer  la  jurisprudence  contradictoire 
sur  les  divers  cas  où  le  procès  par  jury  a  été  accordé  ou  refusé. 
En  face  de  cette  jurisprudence  si  contradictoire,  il  est  raisonna- 
ble de  se  demander  pourquoi  les  codiflcateurs  n'ont  pas  accordé  1© 
procès  par  jury  dans  tous  les  cas,  plutôt  que  de  le  restreindre  aux 
torts  personnels  et  aux  affaires  commerciales. 

Le  procès  par  jury  en  matières  civiles,  dans  toutes  les  causes  où 
il  s'agit  de  faits,  est-il  désirable  ? 

L'objet  de  ce  genre  de  procès  est  de  confier  exclusivement  au 
juge  le  droit  et  au  jury  le  fait  :  et  c'est  cette  distinction  qui  fait  la 
base  essentielle  de  ce  procès. 

Le  motif  de  la  loi  est  de  considérer  douze  hommes  plus  aptes  à 
constater  l'existence  d'un  fait  qu'un  seul  homme.  Pourquoi  pas 
plus  ou  moins  de  douze  hommes  ?  C'est  plutôt  un  nombre  de 
convention  qu'un  nombre  indispensable. 

Dans  l'ancien  droit  français,  les  parties  étaient  appelées  à  tran- 
siger avant  de  plaider  et  si  elles  ne  pouvaient  s'entendre  amicale- 
ment, il  leur  était  offert  un  arbitrage,  composé  d'un  arbitre  choisi 
par  chaque  partie  et  d'un  tiers  arbitre  choisi  par  les  deux  déjà 
nommes  et,  en  cas  de  refus,  par  le  juge.  Il  serait  préférable  de 
revenir  à  la  vieille  procédure,  en  la  modifiant. 

Dans  toutes  les  causes  civiles,  sans  aucune  exception,  il  serait 
peut-être  désirable  de  soumettre  le  fait  à  l'arbitrage  de  trois  per- 
sonnes ainsi  nommées,  qui  seraient  dirigées  et  contrôlées  par  le 
juge,  en  présence  des  parties.  Les  frais  d'arbitrage  seraient  moins 
considérables  que  celui  d'un  jury  composé  de  douze  personnes. 
Les  arbitres  pourraient  être  payés  un  peu  plus  largement  qu'un 
témoin.  Cette  réforme  n'est  pas  si  radicale  pourqu'elle  bouleverse 
toute  la  procédure.  Il  suffit  d'appliquer  la  procédure  de  la  nomi- 
nation des  arbitres  au  procès  par  jury  en  matières  civiles  et  modi- 
fier la  procédure  de  ce  procès  en  substituant  au  jury  de  douze,  un 
arbitrage  de  trois. 

De  cette  manière  le  juge  n'aura  qu'à  juger  le  droit  et  le  jury  le 
fait. 

M.  le  JugeTorrance  semble  embarrassé  pour  délimiter  la  juridic- 
tion des  Cours  de  Révision  et  d'Appel.  Il  serait  peut-être  plus  désira- 
ble de  revenir  au  vieux  système,  qui  consistait  à  composer  la  Cour 
Supérieure  de  trois  juges.  Il  s'agirait  d'abolir  le  système  qui  per- 
met à  un  seul  juge  de  siéger  dans  les  causes  contestées  au  mérite. 
Une  cause,  dont  le  fait  aura  été  établi  par  un  arbitrage  et  le  droit 
par  trois  juges,  pourra  se  présenter  devant  la  Cour  d'Appel,  sans 
qu'il  y  ait  à  craindre  un  mal  jugé.  Suivant  nous,  la  réforme  con- 
sisterait à  faire  siéger  trois  juges  da  la  Cour  Supérieure  dans  toutes 


768  REVUE  CANADIENNE. 

les  causes  contestées,  lesquels  n'auraient  àjuger  que  le  riroi^  après 
avoir  contrôlé  tous  trois  l'arbitrage  du  fait.  Il  y  a  injustice  à  lais- 
ser le  sort  des  parties  entre  les  mains  d'un  seul  homme,  le  Juge. 
Malgré  son  honnêteté,  sa  haute  réputation,  il  ne  peut  échapper  à 
la  critique  de  ses  décisions;  mais  associé  à  deux  autres  juges,  il 
est  plus  indépendant  et  plus  fort  contre  la  calomnie.  Il  y  aurait 
beaucoup  à  dire  sur  les  dangers  qu'offre  le  système  actuel. 

Mr.  le  Juge  Torrance  ne  veut  pas  admettre  que  la  cause  princi- 
pale des  relations  suspectes  qui  existent  entre  le  barreau  et  la 
magistrature,  est  due  aux  mauvais  choix  du  personnel  des  juges. 
Ce  n'est  pas  la  cause  principale,  admettons  le  ;  mais  elle  en  est 
ime  des  causes  principales.  Quelques  nominations  ont  rencontré 
l'entière  approbation  du  barreau,  d'autres  ont  soulevé  son  mécon- 
tentement. Il  faudrait  créer  un  nouveau  mode,  afin  de  rendre 
la  magistrature  inattaquable  ;  le  barreau  devrait  être  consulté,  et 
il  ne  l'a  jamais  été.  Il  est  le  meilleur  juge  des  aptitudes  et  des 
talents  de  ses  membres.  Le  Gouvernement  est  guidé  par  la  poli- 
tique dans  son  choix,  et  la  politique  est  une  mauvaise  conseillère. 
Si  le  barreau  choisissait  chaque  année  un  certain  nombre  de  ses 
membres,  pour  être  juges  :  le  gouvernement  chercherait  parmi  ce 
choix  ceux  qu'il  aimerait  le  plus  à  favoriser.  Peu  importe  qu'il 
choisisse  de  préférence  ses  amis,  si  ces  amis  ont  été  reconnus  par 
le  barreau  comme  les  plus  compétents  pour  cette  haute  fonction. 
Telle  est  la  reforme  qui  se  présente  de  suite  à  l'esprit,  en  lisant 
Mr.  le  Juge  Torrance  sur  les  relations  entre  le  barreau  et  la  magis. 
trature. 

La  Cour  d'Appel  ne  rencontre  pas  l'approbation  de  l'auteur  de  la 
lettre  ;  c'est  le  système  qu'il  condamne.  En  premier  lieu,  cette  Cour 
devrait  être,  suivant  nous,  permanente,  au  lieu  d'être  ambulatoire. 
En  second  lieu,  elle  devrait  être  composée  de  sept  ou  neuf  juges 
au  lieu  de  cinq.  La  Coui*  siège  tous  les  trois  mois  et  reste  dix  jours 
à  Québec  et  dix  à  Montréal.  Deux  des  juges  demeurent  dans  la 
capitale,  trois  à  Montréal.  A  part  les  réunions  pendant  le  terme, 
ces  juges  ne  se  voient  pas.  Ils  étudient  les  causes  séparément  et 
se  rencontrent  lors  des  termes  pour  délibérer,  après  l'ajournement. 
On  semble  ignorer  ce  que  c'est  (jue  le  véritable  délibéré.  Un  juge 
rapporteur  devrait  être  nommé  parmi  les  sept,  à  tour  de  rôle, 
pour  chaque  cause.  A  lui,  serait  dévolu  la  charge  de  faire  un 
rapport  des  faits,  des  questions  de  droit,  et  des  plaidoiries,  sans 
aucune  appréciation,  sans  aucune  conclusion. 

Ce  rapport  serait  soumis  dans  la  huitaine,  et  non  pas  trois  mois 
après  et  le  délibéré  se  ferait  en  présence  de  tous  les  juges  et  la 
décision  de  la  majorité,  serait  la  décision  de  la  Cour.  Il  est  absurde 


ADMINISTRATION  DJ^LA  JUSTICE.  769 

de  dévoiler  les  disseiitimtînts  :  C'est  laisser  croire  que  la  minorité  a 
pu  avoir  raison  contre  la  majorité.  Les  décisions  auraient  plus 
de  poids,  plus  de  solennité  en  étant  rendues  par  la  Cour,  par  l'en- 
tremise du  juge  rapporteur.  En  établissant  la  Cour  d'Appel  per- 
manente et  multipliant  ces  ternies,  il  serait  plus  facile  de  réaliser 
cette  réforme.  Québec  comme  capitale  a  droit  à  avoir  le  siège  de 
cette  Cour  :1a  procédure  pourrait  se  faire  dans  deux  greffes,:>I 
Montréal  et  Québec  et  être  transmise  au  siège  de  la  Cour.  ') 

La  raison  pour  laquelle  nous  suggérons  sept  ou  neuf  juges  au  lietï^ 
de  cinq,  c'est  que  ce  dernier  chiffre  n'est  pas  assez  élevé  en  compâ-^ 
raison  de  celui  de  la  Cour  Supérieure,  qui  est  de  trois  :  il  doit  être 
doublé,  si  l'on  veut  éviter  les  anomalies   signalées  par  Mr.  le  Juge' 
Torrance.     Il  cite  deux  ou  trois  jugements   renversés  par  la  Goiii/- 
d' Appel,  par  trois  contre   deux,  lorsqu'on  Cour  Supérieure  et  en' 
Cour  de  Révision,  il  y  en  avait  eu  quatre  contre.     En  sorte  que  le 
vaincu  avait  six  juges   pour  lui,   lorsque  le  vainqueur  n'en  avait 
que  trois  !    En   formant   la  Cour   Supérieure  de  trois  juges  et  ïk' 
Cour  d'Appel  de  sept  ou  neuf,  et  en  mettant  fin  aux  dissentiments 
publics  :  il  y  aurait  un  contre-poids  qui  satisferait  les  intéressés. 

On  se  plaint  aussi  d'une  jurisp^rudence  un  peu  versatile.  C'est 
un  peu  dû  au  sytème  qui  vient  d'être  signalé.  Il  n'existe  pas  en 
Canada  de  rapports  de  décisions  comme  aux  Etats-Unis.  Nous 
n'avons  pas  de  rapporteur  officiel.  Dans  la  province  de  Québec, 
il  n'y  a  que  le  Lower  Canada  Jurist  qui  est  l'œuvre  volontaire  de 
certains  avocats.  Ce  n'est  pas  cela  qui  se  fait  chez  nos  voisins. 
Un  rapporteur  est  élu  ou  choisi  et  il  a  un  salaire  suffisant  pour 
s'occuper  de  cette  charge.  Il  est  à  la  disposition  des  juges  et  des 
avocats  et  le  volume  de  ses  rapports  porte  un  cachet  officiel.  Le 
rapporteur  de  la  Cour  d'Appel  et  de  la  Cour  Supérieure  pourrait 
être  payé  par  le  barreau,  qui  se  fe rai t_ rembourser  par  la  vente 
des  rppports. 

Un  autre  sujet  qui  fait  la  matière  de  la  lettre  de  Mr.  le  Juge 
Torrrnce,  c'est  l'absurdité  d'obliger  un  juge  de  la  Cour  Supérieure 
de  juger  des  causes  où  il  s'agit  d'une  centaine  de  piastres.  Il  n'y 
a  plus  de  Juge  de  Circuit.  Il  faudrait  revenir  à  cet  ancien  usage  ; 
mais  en  le  modifiant  beaucoup.  Le  juge  de  Circuit  jugerait  jus- 
qu'à cent  piastres,  mais  il  y  aurait  appel  devant  la  Cour  Supérieure 
pour  toutes  les  causes.  Il  y  a  autant  d'injustice  à  faire  payer  une 
piastre  que  cent  piastres  à  un  homme  qui  ne  la  doit  pas.  Et  cet 
homme  a  droit  de  se  plaindre  devant  un  autre  tribunal,  s'il  est 
injustement  condamné.  Le  jury  ou  l'arbitrage  de  trois  devrait 
exister  pour  la  Cour  de  Circuit  comme  pour  la  Cour  Supérieure. 
25  Octobre  1873.  .  49 


770  REVUE  CANADIENNE. 

Quant  à  l'appel,  un  cautionnement  semblable  à  celui  pour  la  Cour 
d'Appel  devrait  être  donné  ou  un  dépôt  équivalent. 

Un  juge  de  procédure  est  aussi  désirable.  La  Cour  de  Circuit, 
comme  la  Cour  Supérieure,  ne  devrait  s'enquérir  que  de  causes 
prêtes  à  être  jugées.  Toutes  les  questions  préléminaires  seraient 
soumises  à  un  juge  de  procédure.  Il  serait  aussi  chargé  de  toutes 
les  procédures  non  contentieuses. 

Comme  on  le  voit,  il  y  a  beaucoup  de  reformes  à  opérer  dans 
l'administration  de  la  justice.  Ces  réformes  portent  atteinte  au 
Code  de  Procédure  de  1867,  qui  est  à  peine  reconnaissable  par  les 
amendements  que  le  Parlement  y  a  apportés  chaque  année.  Il  y 
a  à  peine  six  ans  que  les  lois  de  la  procédure  ont  été  codifiées  et 
près  de  100  articles  ont  été  amendés  ou  abrogés.  Une  nouvelle 
refonte  serait  nécessaire  ;  mais  il  faudrait  y  mettre  moins  de  pré- 
cipitation et  plus  de  soin.  Si  telle  reforme  avait  lieu,  il  faudrait 
aussi  s'occuper  de  refondre  encore  une  fois  les  lois  fédérales  et 
locales. 

GONZALVE  DOUTRE,  D.  C.  L. 
Professeur  de  Procédure  à  V  Université  McGill 


np   'jCnnioii 


PELERINAGE 

DE 

PARAY-LE-MONIAL 


A  MA  COMPAGNE  DE   PÈLERINAGE 


La  journée  que  nous  avons  passée  à  Paray-le-Monial  n'est  point 
le  seul  jour  mémorable  dont  le  souvenir  nous  soit  commun,  car 
Dieu  semble,  en  vérité,  avoir  voulu  marquer  d'une  manière  ineffa- 
çable la  plupart  de  nos  rencontres  en  ce  monde.  Vous  m'avez 
demandé  le  récit  de  celle-ci,  et  je  l'aurais  fait  pour  vous  obéir, 
mais  j'aime  mieux  vous  adresser  ce»  lignes  rapides,  écrites  au 
moment  même  et  sous  une  irnpression  qui  a  été  la  vôtre  comme  la 
mienne.  Elles  sont  insuffisantes  et  imparfaites,  je  le  sais;  mais  il 
me  semble  que  si  je  crierchais  à  les  rendre  meilleures,  elles  seraient 
moins  vraies,  et  que  vous  retrouverez  mieux  ainsi  la  trace  du  pré- 
cieux et  cher  souvenir  que  nous  conserverons  toujours  l'une  et 
l'autre  parmi  les  meilleurs  de  notre  vie. 

Paray-l9-Monial,  3  JuiUet  1873. 

Après  avoir  quitté  Paris  le  mardi  1er  juillet,  à  huit  heures  du 
soir,  je  rencontrai,  en  arrivant  à  Moulins,  vers  quatre  heures  du 
matin,  l'une  des  personnes  avec  lesquelles  il  pouvait  ni'ôtre  le  plus 

1  Extrait  du  correspondant  de  Paris,  25  juillet  1873 


772  REVUE  CANADIENNE. 

agréable  et  le  plus  doux  de  faire  mon  pèlerinage.  Madame  de 
La  M.  et  sa  nièce,  mademoiselle  de  J.,  se  rendaient  à  Paray 
comme  moi,  et  nous  poursuivions  notre  route  ensemble.  J'avais 
été  prévenue  que  je  trouverais  un  bienveillant  accueil  chez  ma- 
dame de  G.,  qui  habite  Paray-le-Monial,  mais  que  je  ne  connaissais 
point.  Moitié  timidité,  moitié  désir  de  ne  point  me  séparer  de  ma 
compagne  de  voyage,  au  lieu  d'aller  tout  droit  frapper  à  cette 
porte  hospitalière,  je  me  décidai  à  suivre  madame  de  Lamoricière 
au  couvent  des  dames  du  Saint-Sacrement,  où  elle  s'était  assuré 
un  logement.  Ce  fut  une  mauvaise  idée,  car  non-seulement  nous 
étions  attendues  l'une  et  l'autre  chez  madame  de  G.,  mais  celle-ci 
avait  eu  la  bonté  d'envoyer  sa  voiture  pour  nous  chercher  à  la 
station,  et  son  fils  lui-même  y  était  venu  nous  attendre.  Mais 
nous  ne  nous  devinâmes  point  mutuellement,  et  je  m'acheminai 
à  pied  vers  le  couvent  du  Saint-Sacrement,  en  payant  ainsi  un  très- 
court  tribut  de  fatigue,  et  d'incertitude  sur  le  vivre  et  le  couvert, 
à  ce  fait,  que  je  fesais  un  pèlerinage,  et  non  point  un  voyage  de 
pur  et  simple  plaisir. 

En  marchant  ainsi  lentement,  j'eus  le  loisir  de  bien  considérer 
l'aspect  de  la  route  et  celui  des  rues  de  Paray,  où  nous  parvînmes 
au  bout  de  vingt  minutes  de  marche.  On  se  sentait  déjà  dans  une 
atmosphère  tout  à  fait  différente  de  celle  que  nous  avions  quittée. 
Sur  toutes  les  poitrines  le  Gœur  et  la  Groix  ;  à  toutes  les  ceintures 
ou  bien,  passés  en  bandoulière,  de  longs  chapelets  ;  à  toutes  les 
fenêtres  des  bannières  et  des  inscriptions  pieuses.  Gela  rappelait 
ces  anciens  jours  de  fête  à  Rome,  dans  la  grande  Rome  catholique, 
ces  jours  où  il  s'agissait  de  fêter  quelque  chose  de  plus  grand,  de 
plus  élevé  et  de  plus  profond  que  tout  ce  qui  fait  l'objet  des  fêtes 
de  la  terre. 

En  arrivant  au  couvent,  on  nous  dit  qu'il  était  trop  tard  pour 
aller  selon  notre  intention,  entendre  la  messe  dans  la  chapelle  de 
la  Visitation,  lieu  et  but  premier  de  notre  pèlerinage.  Il  était 
sept  heures  du  matin  ;  les  pèlerins  de  Belley  la  remplissaient  tout 
entière.  Nous  nous  décidâmes  donc  à  aller  entendre  la  messe 
dans  la  chapelle  du  couvent  où  nous  nous  trouvions,  nous  réser- 
vant d'en  aller  entendre  plus  tard  une  autre  dans  le  sanctuaire, 
où  il  nous  était,  en  ce  moment,  impossible  de  pénétrer... La  messe 
entendue,  nous  allâmes  à  l'aventure  chercher  une  tasse  de  café, 
et  nous  revînmes  ensuite  au  couvent,  où  bientôt  on  nous  annonça 
la  fille  de  madame  de  G.,  dont  l'arrivée  transforma  notre  situation 
en  un  clin  d'œil.  Elle  nous  emmena  avec  elle  chez  sa  mère,  ma- 
dame de  G.,  à  qui  elle  nous  présenta.  Puis,  après  quelques  instants 
de  repos,  elle  nous  conduisit,  par  un  chemin  qui  n'est  pas  celui  de 


PELERINAGE  DE  PARAY-LE-MONIAL.  773 

la  foule,  et  malgré  toutes  les  difficultés  et  toutes  les  consignes, 
elle  sut  faire  valoir  les  droits  de  ma  compagne  aux  plus  exception- 
nelles faveurs,  et  si  bien  faire  usage  de  son  nom  cher  à  la  France 
et  à  l'Eglise,  qu'elle  réussit  à  nous  faire  enfin  parvenir,  par  la  sa- 
cristie, au  pied  môme  de  l'autel  sur  lequel  notre  Sauveur  apparut 
et  révéla  son  Cœur  à  la  bienheureuse  Marguerite-Marie  ! 

Une  fois  là  et  à  genoux  à  cette  place  où  tant  de  prières  ferventes 
ont  été  offertes  depuis  un  mois,  j'éprouvai  un  grand  repos  et,  en 
même  temps,  une'^émotion  profonde.  J'avais  cru  me  rendre 
compte  auparavant  de  la  signification  de  ce  pèlerinage  ;  mais  tout 
prenait  une  bien  autre  couleur  près  de  ce  lieu  saint  qu'ont  touché 
les  pieds  glorifiés  de  Notre  Seigneur-Jésus- Christ,  entourée  de  ces 
bannières  qui  sont  autant  d'actes  de  foi,  et  en  présence  de  la 
châsse  qui  renferme  les  reliques  de  celle  dont  l'âme  bienheureuse 
planait  assurément  au-dessus  de  la  foule  rassemblée  par  ^??e  en  ce 
lieu,  et  venant  pour  ainsi  dire  sommer  ce  Cœur  divin  de  tenir  les 
promesses  qu'il  a  faites  au  monde,  par  l'entremise  de  sa  fidèle 
servante  ! 

A  toutes  ces  impressions  se  joignait  celle  que  devait  me  causer 
la  vue  de  la  bannière  votive  des  volontaires  de  l'Ouest  (les  zouaves 
pontificaux),  représentation  fidèle  de  celle  qui,  sortie  de  ce  monas- 
tère et  parvenue  aux  mains  de  M.  de  Charette,  fut  si  glorieusement 
portée  par  ceux  qui  rachetèrent  l'honneur  de  la  France  dans  la 
journée  de  Patay,  et  qui,  toute  couverte  du  sang  de  ses  défenseurs, 
a  seule  échappé  aux  mains  de  l'ennemi. 

C'était  pour  nous  un  privilège  inappréciable  que  celui  d'être 
laissées  là,  en  paix,  au  pied  de  cet  autel,  pendant  une  heure 
entière,  tandis  que  la  foule,  dans  la  chapelle,  permettait  à  peine 
aux  derniers  venus  d'apercevoir  la  châsse  et  le  sanctuaire  :  on  disait 
des  messes  à  trois  ou  quatre  autels  provisoires  aussi  bien  qu'à 
l'autel  principal,  et  le  nombre  des  prêtres  venus  de  toutes  parts 
était  tel,  qu'entre  minuit  et  une  heure  de  l'après-midi,  il  se  célé- 
brait au  delà  de  cent  messes  dans  ce  lieu.  Pendant  ces  messes  les 
chants  se  succédaient,  et  je  regrettais  que  tous  ne  fussent  pas 
dignes  de  l'occasion,  lorsqu'on  entonna  un  cantique  qui  avait  pour 
début  :  Pèlerins  de  la  France^  nous  sommes  accourus^  et  pour  refrain  : 
Cœur  de  Jésus,  pardonnez-nous  !  Je  ne  puis  dépeindre  l'effet  qu'à  pro- 
duit sur  moi  ce  chant.  La  musique  en  était  belle  ou  m'a  semblé 
telle,  les  voix  justes  et  ferventes  ;  c'était  une  prière,  un  appel,  un 
cri  tel  que  je  n'en  ai  jamais  entendu,  c'était  la  voix  de  la  France 
elle-même  demandant  grâce  !... 

Comment  alors  n'aurais-je  pas  compris,  comme  je  ne  l'avais 
jamais  fait  auparavant,   cette    manifestation   nationale  !  Que  de 


774  REVUE  CANADIENNE. 

fois,  en  effet,  n'ai-je  pas  pensé  et  dit  autrefois  que  ce  qui  attirait  le 
courroux  de  Dieu  sur  nous,  ce  n'était  point  l'absence  de  vertus 
privées,  de  ferveur  chez  les  laïques  et  chez  les  prêtres,  de  piété 
sincère  ou  d'activité  individuelle,  pour  le  bien.  Tout  cela  a  toujours 
existé  en  France,  et  plus  qu'ailleurs  peut-être  ;  mais  c'était  l'absence 
de  toute  expression  nationalt  de  piété,  de  toute  profession  de  foi 
publique.  En  voici  une  enfin,  et  grâce  au  ciel,  aussi  solen- 
nelle, aussi  publique  que  possible,  et  à  laquelle  prennent  part  toutes 
les  classes  sans  exception  :  nobles  et  paysans,  ouvriers  et  soldats, 
représentants  de  l'Assemblée  nationale,  hauts  dignitaires  ecclésias- 
tiques ou  fonctionnaires  laïques,  pauvres  gens  venus  du  voisinage 
affligés  en  grand  nombre,  venus  de  loin  prier  et  pleurer,  survi- 
vants de  ces  héros  chrétiens,  qui,  dans  la  guerre  horrible  et  récente 
ont  relevé  l'honneur  de  la  France  et  versé  un  sang  qui  plaide  au- 
jourd'hui sa  cause.  Oh  !  oui,  toute  la  France  est  venue  là  vivante 
et  fervente,  et  elle  était  représentée  de  la  manière  la  plus  frappante 
par  tout  ce  qui  était  devant  mes  yeux  et  autour  de  moi  !...  Cette 
seule  bannière  des  volontaires  de  l'Ouest,  que  de  choses  elle  ex- 
primait :  foi  simple  et  ardente,  courage  héroïque,  sacrifice  sans 
limites,  ce  qu'il  y  a  de  plus  touchant  dans  la  tendresse  d'un  enfant, 
ce  qu'il  y  a  de  plus  mâle  dans  la  bravoure  d'un  soldat.  Tels  furent 
ces  nobles  cœurs,  qui  avaient  pris  pour  emblème  le  cœur  divin, 
centre  et  foyer  de  tout  amour  !  Les  plus  grandes  causes  humaines 
et  divines  se  sont  trouvées  là  confondues.  Aimer  Dieu  plus  que 
tout,  sa  patrie  plus  que  soi-même,  s'arracher  volontairement  pour 
elle  à  tous  les  liens  et  à  tous  les  biens  de  ce  monde,  mourir  sans 
murmure  dans  la  paix  d'une  immortelle  espérance,  ce  fut  là 
l'histoire  d'un  grand  nombre  d'entre  eux,  ce  fut  en  particulier  le 
sort  digne  d'admiration  et  d'envie  de  ce  héros  et  de  ce  saint  à  qui 
fut  confiée  cette  bannière  sacrée,  de  ce  jeune  et  noble  Henri  de 
Verthomond,  qui  la  teignit  le  premier  de  son  sang,  mais  la  laissa, 
en  tombant,  en  des  mains  non  moins  vaillantes  que  les  siennes, 
qui  la  sauvèrent  enfin,  et  la  sauvèrent  sew/e,  de  l'humiliation  géné- 
rale de  nos  drapeaux.  Parmi  ces  défenseurs  intrépides,  trois  suc- 
combèrent comme  le  premier,  et  c'est  autour  de  cette  même  ban- 
nière que  furent  tués  ou  grièvement  blessés,  avec  le  comte  de 
Verthomond,  M.  de  Bouille,  M.  Jacques  de  Bouille,  M.  de  Trous- 
sure,  M.  de  Charette  et  le  général  de  Sonis  lui-même.  Rappelons 
encore  que  ce  fut  dans  cette  même  journée,  et  non  loin  de  ceux-ci, 
que  le  jeune  chef  d'une  illustre  famille  donna  à  son  pays,  avec  sa 
vie,  tout  ce  que  la  terre  peut  réserver  ici  de  bonheurs  et  de  pro- 
messes à  un  homme  î... 
Quelques  journalistes  ont  ricané,  je  crois,  sur  le  pèlerinage  des 


PELERINAGE  DE  PARAY-LE-MONIAL.  775 

zouaves  pontificaux,  sur  cette  bannière  rapportée  par  eux  le  20  juin, 
glorieuse  et  sanglante  au  pied  du  sanctuaire  où  de  pieuses  mains 
l'avaient  brodée  pour  ceux  qui,  en  1870,  défendaient  le  sol  de  la 
France.  Je  suis  convaincue  qu'ils  n'ont  ricané  que  parce  qu'ils 
ont  ignoré  ou  bien  oublié  ces  faits,- et  qu'en  réfléchissant  au  jour 
et  à  l'heure  où  ces  volontaires  la  portèrent  sur  le  champ  de  ba- 
taille et  au  prix  dont  ils  payèrent  l'honneur  de  la  rapporter  en  ce 
lieu,  il  n'est  pas  un  seul  Français,  fut-il  le  plus  acharné  des  libres 
penseurs,  qui  eût  le  courage  de  railler  l'acte  de  piété  de  ces  chré- 
tiens et  de  ces  soldats! 

Nous  étions  encore  à  genoux  près  de  l'autel,  lorsque  l'on  vint 
nous  dire  qu'il  fallait  quitter  la  chapelle  pour  faire  place  aux 
pèlerins  d'Autun,  qui  arrivaient  au  nombre  de  500,  et  qui  allaient 
la  remplir  en  totalité.  Nous  quittâmes  nos  places  à  regret,  mais 
seulement  pour  demeurer  debout  près  de  la  porte  de  la  sacristie, 
dont  nous  vîmes  arriver  en  effet  ce  flot  de  pèlerins,  précédés  d'une 
riche  bannière.  Nous  entendîmes  de  nouveau  le  chant  qui  m'a- 
vait saisie.  Nous  assistâmes  à  l'amende  honirable  suivie  de  la 
consécration  faite  en  leur  no  n  au  Sacré-Cœur,  et  tout  cela  aussi 
fut  émouvant  et  saisissant  au  delà  de  toute  description. 

Enfin,  à  midi,  après  une  courte  visite  à  la  supérieure  de  la  Visi- 
tation, qui  nous  apparaît  à  travers  la  grille  comme  une  véritable 
vision  de  douceur  et  de  sainteté,  nous  revenons  dans  la  demeure 
hospitalière,  où  nous  attendait  un  repas,  digne  de  cette  hospitalité 
elle-même,  et  dont  je  dois  avouer  que  nous  commencions  à  avoir 
grand  besoin. 

Je  ne  pourrai  plus  oublier  jamais  madame  de  C,.  son  fils  et  sa 
gracieuse  belle-fille,  M.  et  madame  de  M. . . .  Tous  ont  été  d'une 
bonté,  d'une  cordialité,  d'une  simplicité  complètement  d'accord, 
au  surplus,  avec  ce  qu'il  est  naturel  d'attendre  du  voisinage  d'un 
sanctuaire  qui  est,  avant  tout,  le  lieu  où  se  révèle  et  se  commande 
à  tous  la  charité  chrétienne  sous  toutes  ses  formes.  Le  grand 
amour  de  Dieu  d'abord,  qui  est  le  commencement  et  la  fin  de  tout, 
et  l'amour  mutuel,   sans  lequel   l'autre  ne  peut  vivre  et  régner  ! 

A  ce  propos,  je  dirai  qu'il  m'a  semblé  heureux  et  peut  être  mira- 
culeux que,  dans  cette  foule,  où  chaque  homme  apportait  à  coup 
sûr  son  opinion,  et  souvent  même  sans  doute  sa  passion  politique, 
pas  un  mot  n'ait  été  proféré  sur  ces  questions  qui,  plus  que  toutes 
les  autres,  soulèvent  la  discussion  et  la  haine,  pas  un  mot!  On  eût 
dit  que  ce  divin  emblème,  visible  partout,  imposait  silence  à  l'es- 
prit de  discorde,  pendant  ce  grand  acte  de  réparation,  et  que  cha- 
cun devait  en  ce  lieu  observer  scrupuleusement  une  sorte  de  Irève 
de  Dieu. 


776  REVUE  CANADIENNE. 

Dans  l'après-midi,  la  bonté  de  nos  hôles,  secondée  par  l'effet  du 
nom  de  ma  compagne  (qui  semblait  à  bon  droit  associée  à  l'honneur 
de  la  bannière  des  zouaves),  nous  valut  l'inappréciable  avantage 
de  parcourir  le  jardin  du  monastère  (dans  l'enceinte  de  la  clôture) 
sans  suivre  la  longue  file  des  pèlerins,  et  de  pénétrer  dans  l'inté- 
rieur de  la  petite  chapelle,  consacrée  par  le  souvenir  d'une  des  ré- 
vélations faites  à  la  bienheureuse  Marguerite-Marie.  C'est  un 
des  lieux  où  notre  Sauveur  lui  apparut  et  conversa  avec  elle.  Là 
aussi,  il  nous  fut  permis  de  demeurer  presque  une  heure  entière  pri- 
vilège refusé  à  tous,  vu  les  proportions  de  cette  petitechapelle,  où  il 
serait  impossible  d'admettre  les  trop  nombreux  pèlerins.  Ce  jour-là 
ils  étaient  au  nombre  de  15,000,  et  nous  les  entendions  tous  passer 
à  pas  pressés  devant  la  porte  ouverte  de  la  chapelle,  où  ils  ne  faisaient 
que  jeter  un  regard  en  défilant.  L'espace  trop  étroit  obligeait  ab- 
solument à  leur  interdire  d'y  pénétrer;  mais  ce  n'était  pas  sans 
chagrin  que  nous  écoutions  ainsi  le  bruit  de  leur  pas  et  le  chant 
de  leurs  cantiques,  tandis  que  plus  heureuses  qu'eux,  nous  avions 
la  permission  de  prier  tranquillement  dans  ce  lieu  béni.  Puissions- 
nous  avoir  été  dignes  de  cette  faveur!  et  avoir  mis  à  profit,  comme 
nous  le  devions,  le  pieux  loisir  qui  nous  a  été  accordé  !... 

Nous  reprîmes  ensuite  le  chemin  du  monastère  à  travers  le  jar- 
din, nous  arrêtant  d'abord  dans  le  bosquet  du  monastère  puis  devant 
la  petite  cour  intérieure,  qui  sont  les  autres  lieux  marqués  par  des 
apparitions  divines  et  les  deux  dernières   stations  du  pèlerinage. 

Après  cela,  repos  de  deux  heures,  puis  dîner,  dans  la  même  ex- 
cellente compagnie  que  le  matin.. Enfin,  lorsque  approcha  la  fin 
du  jour,  nous  sortîmes  de  nouveau  pour  parcourir  les  rues,  et 
assister  au  départ  des  pèlerins,  car  j'étais  trop  fatiguée  pour  pou- 
voir les  escorter  ;  mais  notre  jeune  compagne,  infatigable  comme  on 
l'est  à  son  âge,  les  suivit  jusqu'à  la  gare.  Les  flambeaux  s'allumèrent 
en  route,  et  elle  eut  le  spectacle  intéressant  et  pittoresque  de  leur 
départ.  Quant  à  moi,  j'eus  pour  le  moins  une  jouissance  égale  en 
parcourant  lentement,  par  cette  belle  soirée,  les  rues  pavoisées  et 
fleuries  de  Paray,  d'où  la  foule  s'écoulait,  et  qui  devenaient  peu  à 
peu  silencieuses  et  paisibles,  autant  qu'elles  avaient  été  animées 
pendant  quelques  heures  par  le  mouvement  et  les  chants  de  la 
foule.  Je  lus  ainsi  à  loisir,  aux  dernières  lueurs  du  jour,  les  ins- 
criptions nombreuses  qui  rappelaient  de  toutes  parts  les  consolan- 
tes promesses  faites  par  notre  Sauveur  à  sa  servante,  pour  être  par 
elle  répétées  au  monde. 

On  lit  ainsi,  dans  les  fêles  publiques,  des  inscriptions  qui  loi'S- 
qu'elles  se  rapportent  à  quelque  intérêt  patriotique,  ou  à  quelque 
sentiment  personnel,  causent  toujours  une  certaine  émotion.    Que 


PELERINAGE  DE  PARAY-LE-MONIAL.  777 

dire  donc  de  celles-ci  ?... de  celles-ci  qu'une  foi  facile  à  ressentir, 
en  Ce  lieu  où  tout  venait  visiblement  la  confirmer,  nous  permettait 
de  regarder  comme  les  paroles  du  Verbe  divin  lui-même,  et 
adressées  directement  à  chacun  de  nous  !  ...  Je  sentais  mon  cœur 
se  gonfler  d'émotion,  tandis  que  des  paroles  telles  que  les  suivantes 
frappaient  de  toutes  parts  mes  yeux. 

Je  mettrai  la  paix  dans  leurs  familles. 

Je  les  consolerai  de  toutes  leurs  peines. 

Je  serai  leur  refuge  assuré  pendant  la  vie,  et  surtout  à  la  mort. 

Les  pécheurs  trouveront  dans  mon  cœur  la  source  et  f  océan  infini  de 
miséricorde^  etc.,  etc. 

Le  jour  tout  à  fait  tombé,  nous  sommes  retournées  dans  la  cha- 
pelle pour  la  revoir,  l'admirer,  et  y  prier  encore  à  notre  aise.  Ce 
petit  sanctuaire  est  digne  du  souvenir  qu'il  retrace.  Rien  n'a  été 
épargné  pour  l'orner,  et  le  goût  a  heureusement  été  ici  à  la  hau- 
teur de  la  piété.  Eclairée  à  cette  heure  par  la  seule  lumière  des 
cierges  qui  brûlaient  en  grand  nombre  devant  la  châsse,  tout  avait 
un  aspect  plus  frappant  encore  peut  être  que  le  matin.  L'or  et 
l'argent  des  riches  et  innombrables  bannières  apportées  de  toutes 
parts,  étincelaient  le  long  des  murs  de  la  chapelle.  Elles  sont  là 
encore  pêle-mêle,  et  un  grand  nombre  d'entre  elles  ont  dû  être 
provisoirement  déposées  dans  la  grande  église.  Ce  sont  de  magni- 
fiques témoignages  d'un  sentiment  universel,  et  comme  de  perma- 
nents actes  de  foi  de  toutes  les  grandes  villes  de  France  et  mêmje 
de  Belgique,  car,  en  celte  circonstance,  celle-ci  ne  l'a  cédé  à  aucun 
pays  en  magnificence,  et  la  bannière  d'Anvers  est  remarquable 
entre  toutes. 

Au  bout  d'une  demi-heure  à  peu  près,  un  prêtre  s'approcha  de 
la  balustrade  pour  dire  à  haute  voix  à  tous  ceux  qui  étaient  encore 
là  en  prières  :  "  qu'il  était  temps  de  quitter  la  chapelle."  11  ajouta 
^'  que  cette  nuit-là  on  ne  permettrait  à  personne  d'y  demeurer/' 
rendant  par  là  un  témoignage  frappant  et  édifiant  à  la  piété  de  ceux 
qui,  si  souvent,  pendant  ce  mois  de  prières,  ont  prolongé  les  leurs 
au  pied  de  cet  autel  pendant  toute  la  durée  de  la  nuit.         ,,,,,., t" 

La  lune  était  levée  lorsque  nous  sortîmes  de  la  chapellej  et  la 
brillante  et  calme  nuit  était  en  harmonie  avec  toutes  les  impres- 
sions heureuses  et  bénies  de  la  journée. 

Avant  d'achever  ces  lignes,  je  veux  penser  un  instant,  à  propos 
de  tout  ce  que  je  viens  de  rapporter,  aux  objections  des  ennemis,  à 
celles  des  amis,  et  à  celles  qui  étaient  les  miennes  à  moi-même 
avant  de  venir  à  Paray. 

Aux  ennemis  incrédules  il  est  difficile  de  répondre.    A  ceux  qui 

Y 


778  REVUE  CANADIENNE. 

ne  croient  pas  en  Jésus-Christ,  qui  nient  sa  divinité  ou  son  huma- 
nité, que  dire  en  effet  sur  un  sujet  qui  est  l'expression  la  plus  vive 
possible  de  la  foi  chrétienne  à  l'une  et  à  l'autre  ?  Mais  que  leur 
importe  aussi  ?  Ils  ne  comprennent  pas — ce  qui  de  leur  part  est  fort 
naturel — ce  que  signifient  ces  mots:  le  cœur  de  Jesus-Christ ;  m^ais 
comprennent-ils  mieux  le  sens  de  ceux-ci  :  Jesus-Christ  crucifié  f  II 
faut  bien  cependant  qu'ils  supportent  que  toutes  les  conséquences 
de  cette  dernière  parole  se  développent  devant  eux,  dans  les  pra- 
tiques, dans  le  culte,  dans  la  vie  tout  entière  des  catholiques,  et 
s'ils  savaient  seulement  quel  mystère  et  quel  miracle  sont  renfermés 
pour  nous  dans  cette  simple  parole  :  entendre  la  messe,  ils  seraient 
moins  préoccupés  de  nos  autres  dévotions.  Quoi  qu'il  en  soit, 
tant  qu'ils  n'ont  pas  résolu  de  les  supprimer  toutes,  il  faut 
qu'ils  se  résignent  à  être  patients  vis-à-vis  de  ceux  qui,  tout  en  ne 
leur  imposant  rien,  veulent  aussi  ne  rien  se  laisser  interdire  par 
eux,  et  se  bornent,  en  cette  circonstance,  à  obéir  à  un  conseil  très 
sage,  qui  leur  a  été  souvent  donné,  celui  ''  de  ne  rien  faire  pour 
qu'on  les  regarde,  et  de  rien  omettre,  ^^arce  qu'on  les  regarde. 

A  ceux  que  j'appelle  des  amis,  parce  que  ce  sont  des  adversaires 
croyants  et  sincères,  qui  se  bornent  à  nier  le  fait  sur  lequel  se 
fonde  cette  dévotion  particulière,  je  rappellerai  une  fois  de  plus  (et 
sutout,  parmi  eux,  s.ux  protestants)  que  les  catholiques  croient, 
d'une  très-ferme  foi,  que  le  bras  de  Dieu  ne  s'est  point  raccourci. 
Que  depuis  les  premiers  jours  du  monde  jusqu'à  la  fin  des  temps, 
depuis  la  venue  de  notre  Sauveur  jusqu'au  jour  où  nous  le  verrons 
venir  dans  sa  gloire,  ils  sont  et  seront  convaincus  que  toute  mani- 
festation de  sa  puissance  est  possible  ;  que  les  miracles,  les  appa- 
ritions divines  ou  célestes,  auxquels  croient  avec  nous  tous  ceux 
qui,  séparés  de  nous,  lisent  encore  arec  foi  les  saintes  Ecritures  ; 
que  ces  miracles  et  ces  apparitions  n'ont  point,  à  un  jour  donné, 
cessé  d'être  possibles.  Nous  croyons  même  pouvoir  les  défier  de 
trouver  dans  l'Evangile  ou  ailleurs  une  seule  parole  qui  indique 
qu'il  dût  en  être  ainsi.  Tout  cela  posé,  il  ne  reste  plus  que  le  doute, 
permis  dans  chaque  cas  particulier,  et,  à  cet  égard,  l'Eglise  laisse 
chacun  user  de  son  jugement.  Mais  comme,  selon  le  jugement  des 
catholiques,  et  selon  l'exacte  vérité  des  faits  (pour  qui  veut  bien 
s'en  informer),  l'Eglise,  avant  d'admettre,  non  pas  au  nombre  des 
dogmes  (ce  qu'elle  ne  fait  jamais  en  de  semblables  occasions), 
mais  au  nombre  des  dévotions  permises,  celles  qui  résultent  d'un 
miracle  ou  de  la  révélation  faite  à  une  âme  sainte,  l'Eglise,  dis-je, 
use  de  précautions  infinies,  et  a  recours  à  des  moyens  de  la  der- 
nière rigueur  pour  en  avérer  l'authenticité,  nous  croyons  d'une 
foi  vive  et  vraie  à  ce  qu'elle  nous  propose.    En  ce  qui  concerne 


PELERINAGE  DE  PARAY-LE-MONIAL.  77» 

notre  conviction  et  nos  sentiments,  voilà  ce  qu'il  faut  que  les 
spectateurs  défiants  se  persuadent.  Ils  auront  alors  l'esprit  plus 
libre  pour  examiner  quel  pourra  être  le  résultat  pratique  de  cette 
foi  sincère  et  raisonnable ^  lors  même  qu'elle  ne  nous  est  pas  imposée. 
Dans  ce  cas  particulier,  par  exemple,  ce  résultat  pourra-t-il  être 
autre  qu'un  redoublement  d'amour  pour  Jésus-Christ,  puisque  son 
amour  pour  nous  est  spécialement  l'objet  dont  nous  venons  ici 
nous  remplir  le  cœur^  l'esprit  et  l'âme,  et,  pour  ainsi  dire,  nous 
enivrer!  Est-ce  donc  là  une  ivresse  si  dangereuse  et  si  coupable? 
Ne  sent-on  pas,  au  contraire,  qu'elle  peut  être  le  bienheureux 
contre-poison  de  toutes  celles,  d'une  autre  sorte,  qui  trop  souvent 
nous  possèdent,  et  comme  le  conire-poids  de  ce  qui  nous  entraîne 
d«  tant  d'autres  côtés  ? 

Le  P.  Gratry  a  dit,  avec  une  bien  grande  raison,  que  c'était  Vat- 
tention  qui  manquait  le  plus  aux  hommes,  et  surtout  aux  gens  du 
monde.  Il  me  semble,  en  effet,  que  si  les  adversaires  de  bonne  foi 
voulaient  seulement  être  parfaitement  attentifs  à  ce  que  fait  vérita- 
blement l'Église  dans  ses  pratiques  imposées  et  conseillées,  ils  cesse- 
raient bien  souvent  de  lui  être  hostiles  par  ce  seul  examen. 

Et  maintenant  j'en  viens  à  mes  propres  difficultés,  relativement 
à  cette  dévotion  qui  m'a  toujours  été  chère,  mais  dont,  avant  de 
venir  à  Paray,  il  m'était  souvent  arrivé  de  critiquer  les  formes 
extérieures.  Une  seule  représentation  du  Sacré-Cœur  était  de  mon 
goût,  et  pour  être  satisfaite,  il  me  fallait  (chose  assez  étrange)  être 
à  Londres^  en  présence  d'une  certaine  fresque  de  l'église  des 
Jésuites,  à  laquelle  je  ne  trouvais  absolument  rien  à  redire.  Je  n'ai 
point  changé  d'avis  à  cet  égard.  Mais  je  suis  devenue  moins 
difficile  sous  d'autres  rapports,  et  je  reconnais  aujourd'hui 
avec  une  humble  conviction  qu'il  s'agit  ici  de  tout  autre  chose  que 
d'esthétique.  Ce  cœur  dont  la  représentation  me  semblait  trop  ma- 
térielle, je  l'aime  maintenant,  comme  un  beau,  un  vrai,  un  cher 
symbole  î  Depuis  que  je  l'ai  vu  flotter  sur  toutes  les  bannières, 
depuis  que  je  l'ai  vu  porté  avec  la  croix  sur  toutes  les  poitrines, 
depuis  que  je  l'ai  porté  sur  la  mienne,  il  me  semble  avoir  tout  d'un 
coup  compris  que  c'était  l'expression  la  plus  claire  et  la  plus  directe 
de  cet  amour  divin,  adoré  et  désiré,  qui  est  l'objet  même  de  cette 
dévotion,  mais  qui  est,  en  même  temps,  l'unique  bonheur  désirable 
de  la  vie  présente,  et  la  suprême  réalisation  de  la  félicité  éternelle^ 

Symbole  parfaitement  accepté  par  nous,  tous  tant  que  nous 
sommes,  lorsqu'il  s'agit  d'exprimer  nos  affections  humaines.  Qui 
de  nous,  en  effet,  n'a  donné,  n'a  possédé  quelque  cœur  en  or,  en 
argent,  ou  en  pierreries,  dont  la  signification,  relativement  à  ceux 
que  nous  aimons  ici-bas,  est  analogue  à  celle  que  nous  donnons  à 


780  REVUE  CANADIENNE. 

ces  images  qui  nous  représentent  le  cœur  par  excellence,  le  foyer 
du  grand,  du  seul  amour  !...  Avons-nous  jamais  songé  à  reprocher 
à  ces  joyaux  qui  nous  sont  chers,  d'être  une  représentation  trop 
matérielle  du  cœur,  dont  ils  nous  rappellent  la  tendresse  ?  Non 
assurément,  nous  comprenons  ce  qu'ils  signifient,  et  cela  nous 
suffit,  et  nous  les  regardons  avec  plaisir.  Comprenons  donc  aussi 
la  signification  de  ces  représentations  du  cœur  divin,  et  nos  yeux 
s'y  attacheront  avec  une  bien  autre  émotion  et  une  joie  bien  autre- 
ment profonde. 

Les  Douglas  portent  avec  orgueil  dans  leurs  armes  un  cœur 
couronné.  C'est  le  cœur  d'un  roi  auquel  leurs  aïeux  furent  fidèles, 
et  ils  sont  fiers  de  ce  blason  comme  d'un  titre  de  gloire.  Ne 
l'avons  nous  pas  nous-mêmes  admiré  souvent?  et  n'avons-nous  pas 
compris  sans  peine  que  les  descendants  de  l'ami  de  Robert  Bruce 
aient  gardé  le  souvenir  de  sa  fidélité,  et  choisi  pour  emblème  ce 
cœur  royal  qu'il  s'était  chargé  de  porter  en  terre  sainte  ? 

Un  cœur  divin  est  quelque  chose  d'autrement  grand  qu'un  cœur 
royal.  C'est  là  le  symbole  qui  nous  est  offert.  Acceptons-le,  non 
pas  avec  orgueil  (ce  cœur-là  nous  apprend  avant  tout  à  être  doux 
et  humbles),  mais  avec  amour,  avec  reconnaissance,  avec  trans- 
port. C'est  un  noble  et  divin  blason  dont  il  faut  nous  rendre 
dignes.  Ce  sont  des  armes  parlantes  qui  nous  crient  si  haut  la 
charité  sous  toutes  ses  formes,  que  si,  au  retour  de  ce  pèlerinage, 
on  n'aime  pas  mieux  Dieu  et  ses  frères,  il  faudra  craindre  de  ne 
l'avoir  pas  accompli  dans  les  conditions  voulues. 

Mais  si  au  contraire,  par  la  grâce  de  Dieu,  ces  conditions  étaient 
remplies  et  si  son  but  véritable  était  atteint,  si  au  retour  de  ces 
pèlerins,  ceux-là  mêmes  qui  les  insultent  les  trouvent  plus  calmes, 
plus  doux,  plus  justes  qu'auparavant;  si  dans  le  cœur  immense  et 
divin  auquel  ils  ont  été  rendre  hommage  il  s'était  opéré  cette  véri- 
table union  des  cœurs,  aussi  nécessaire  au  salut  de  la  patrie  qu'in- 
dispensable pour  le  salut  des  âmes,  ne  désarmeraient-ils  pas  la 
haine  des  uns,  le  mépris  des  autres,  et  ne  feraient-ils  pas  ainsi  une 
apologie  sans  réplique  de  l'acte  qu'ils  ont  accompli  ?... 

P.  LA  F.  Craven. 


ff.    .Jî   'illiuMl 


■)f 


LES  GAULTIER  DE  VARENNES. 


Dans  son  numéro  du  mois  de  mai  1872,  (pages  362-84)  La  Revue 
Canadienne  a  publié  un  article  de  M.  Pierre  Margry,  intitulé: 
"Les  Varennes  de  Verendrye,  "  dans  lequel  il  est  surtout  parlé  de 
deux  des  fils,  et  des  petits-fils,  de  René  Gaultier  de  Varennes  qui 
se  dévouèrent  à  la  découverte  du  Nord-Ouest.  Cet  écrit,  remarqua- 
ble à  plus  d'un  titre,  avait  paru  pour  la  première  fois  il  y  a  vingt 
ans  (voir  Le  Moniteur ^  Paris,  14  septembre  1852).  11  est  encore  ce 
que  nous  avons  de  plus  complet  comme  renseignement  sur  les 
découvertes  opérées  par  cette  généreuse  femille  canadienne,  dont 
l'existence  s'est  écoulée  au  service  de  la  patrie,  sans  obtenir  d'autre 
récompense  que  les  hommages  tardifs  de  l'Histoire. 

L'idée  de  traiter  le  même  sujetne  m'est  point  venue,  et  pour  cause. 
Je  ne  connais  aucun  document  nouveau  propre  à  m'aider  dans  un 
semblable  travail.  M.  Margry,  qui  a  l'avantage  de  consulter  les 
dépôts  de  manuscrits  des  anciennes  colonies  françaises,  à  Paris, 
où  il  est  employé,  pourrait  seul  ajouter  à  ce  qu'il  nous  â  déjà  fait 
connaître  touchant  les  explorations  des  la  Verendrye.  Je  crois 
que  nous  n'avons  rien  d'inédit  là-dessus  en  Canada,  si  ce  n'est  un 
rapport  fait  par  la  Vereniîrye  et  que  l'on  peut  voir  à  la  bibliothèque 
du  Parlement  fédéral.  Ce  qui  m'amène  à  publier  les  notes  qui 
vont  suivre  est  un  autre  point  d'histoire,  mais  qui  se  rattache  d'une 
manière  assez  intime  au  premier.  Je  m'explique  :  -'^'^^'  ^  ^^^'^ 
Les  Gaultier  de  Varennes  de  la  Verendrye  sont  des  enfants  des  Trois- 
Rivières.La  tradition  locale  conserve  avec  orgueil  le  souvenir  du  Dé- 
couvreur, et  les  trifluviens  lettrés  montrent  aujourd'hui  l'ancienne 
résidence  des  gouverneurs  français  de  cette  ville  comme  le  berceau 


782  REVUE  CANADIENNE. 

de  ce  concitoyen  illustre.  Je  venais  de  terminer  la  lecture  de 
l'article  cité  plus  haut,  lorsqu'un  de  mes  amis  me  rappela  cette 
tradition.  C'en  fut  assez  pour  me  faire  entrevoir  d'abord  une  ques- 
tion d'histoire  à  élucider,  puis  la  possibilité  de  grouper  ensemble  un 
certain  nombre  de  notes  plus  ou  moins  rares,  que  j'avais  en  porte- 
feuille au  sujet  de  la  famille  Gaultier  de  Varennes, — principale 
ment  en  ce  qui  concerne  son  chef  et  le  plus  illustre  de  ses  fils.  Ce 
sont  donc  des  ''  notes  de  famille  "  que  je  place  à  la  suite  de  l'ou- 
vrage de  Mr.  Margry. 


Mon  point  de  départ  sera  l'administration  de  Mr.  Pierre  Boucher, 
autrement  dit  ''  le  grand-père  Boucher". 

Cet  homme  de  talent, et  d'esprit  éclairé,  arrivé  aux  Trois-Rivières 
en  1646  comme  "interprête  et  soldat,"  prit  bientôt  une  telle  impor- 
tance, au  milieu  des  événements  critiques  qui  se  succédèrent  dans 
le  cours  des  années  suivantes,  que,  dès  1653,  il  avait  en  main  le 
gouvernement  de  ce  poste  et  de  ses  environs  et  se  signalait  par 
des  exploits  restés  célèbres  dans  l'histoire  du  Canada,  particulière- 
ment dans  les  annales  des  Trois-Rivières.  Jusque  vers  1663,  il 
joua  le  principal  rôle  dans  cette  place.  C'est  alors  que  l'on  songea 
à  l'envoyer  en  France,  représenter  au  roi  l'état  de  la  colonie,  solli- 
citer des  secours  en  armes,  en  argent  et  en  colons,  et  modifier  les 
arrangements  relatifs  à  la  traite  des  pelleteries.  Le  résultat  le  plus 
notable  de  sa  mission, — au  point  de  vue  des  présentes  notes, — fut 
l'envoi  du  régiment  de  Carignan  auquel  appartenait  Mr.  de  Va- 
rennes,  qui  devint  le  gendre  de  Mr.  Boucher. 

Quelques  informations  assez  peu  répandues  sur  ce  beau  régi- 
ment antérieurement  à  son  arrivée  en  Canada,  ne  seront  peut-être 
pas  déplacées  ici.  Je  cite  d'abord  un  auteur  du  dix-huitième 
siècle  : 

"  Dans  le  temps  que  le  prince  de  Condé  était  dans  les  troupei 
d'Espagne,  un  officier  allemand  nommé  Balthazar,  qui  y  servait,  fut 
attiré  au  service  de  la  France  par  M.  de  Salières  qui  était  son  ami. 
On  lui  donna  un  régiment  qui  prit  son  ^iiom,  et  il  servit  en  1636 
au  siège  de  Valence,  sur  le  Po. 

"  La  paix  ayant  été  conclue  entre  la  France  et  l'Espagne,  il  se  fit 
une  réforme  de  troupes.  Le  régiment  du  prince  de  Carignan,  et 
celui  de  Balthazar  furent  mis  en  un  même  corps.  Les  deux  com- 
mandants conservèrent  chacun  leur    colonelle  ^  et  leur  drapeau 

^  La  Compagnie  qui,  dans  le  régiment,  était  sousle  patronage  du  premier  offi- 
cier de  ce  corps,  s'appelait  la  Colonelle.  Elle  avait  rang  de  première  compagnie 
dans  son  régiment.  Le  capitaine  qui  commandait  la  (7oione/ie  portait  le  titre  de 


LES  GAULTIER  DE  VARENNES.  783 

blanc.  Le  régiment  s'appela  Carignan-Balthazar  et  les  commissions 
des  officiers  étaient  expédiées  sous  le  nom  des  deux   colonels. 

"  Le  colonel  Balthazar  s'étant  retiré,  M.  de  Salières  prit  sa  place 
et  le  régiment  s'appela  alors  Carignan-Salières.  Les  deux  Colonelles  et 
les  deux  drapeaux  blancs  subsistèrent.  La  Colonelle  de  Garignan 
était  la  première  et  celle  de  Salières  la  seconde."' 

Dans  une  lettre  écrite  le  23  mars  1652,  'il  est  dit  que,  deux  ou 
trois  jours  auparavant,  à  l'affaire  du  pont  de  Gergau,  où  comman- 
dait M.  de  Turenne,  le  lieutenant-colonel  du  régiment  de  Garignan 
fut  blessé  à  mort. 

Le  4  de  mai  1652,  au  combat  d'Etampes,  sous  Turenne  qui  luttait 
contre  Gondé,  le  régiment  de  Garignan  donna  l'un  des  premiers.* 

Le  5  juillet  suivant,  à  l'attaqua  du  faubourg  Saint-Antoine  de 
Paris,  les  régiments  de  Turenne,  d'Uxelles,  de  Garignan  et  de  Glare 
formaient  la  gauche  de  l'armée  royaliste.  * 

Au  temps  de  Turenne,  on  cite  quarante-six  régiments  d'infanterie, 
parmi  lesquels  figure,  d'après  le  numéro  d'ordre  que  lui  donne  sa 
date  de  formation, celui  de  ''Carignan-Salières,  No.  43. "^ 

Revenons  à  notre  sujet. 

En  1665,  ce  régiment  fut  embarqué  pour  passer  en  Canada,  sous 
le  commandement  de  Mr.  de  Salières.  Les  premières  compagnies, 
au  nombre  de  huit,  arrivèrent  à  Québec  au  mois  de  juin.  * 

L'acte  suivant  est  emprunté  aux  registres  des  Trois-Rivières. 

"  L'an  de  Grâce,  mille  six  cens  soixante  sept,  le  vingt-sixiesme 
jour  de  Septembre,  après  la  publication  des  trois  bans,  ne  s'étant 
trouvé  aucun  empêchement,  moy  Jean  Frémont  pte,  faisant  les 
fonctions  curiales  en  la  paroisse  des  Trois-Riivères  ayant  interrogé 
dans  l'Eglise  René  Goltier  et  Marie  Boucher  tous  deux  de  cette 
paroisse  et  ayant  reçu  leur  mutuel  consentement,  les  ay  mariés 
avec  les  cérémonies  requises,   en  présence  de  M.  Boucher  gouver- 

ieutenant-colonel,  c'est-à-dire  qu'il  tenait  la  place  du  colonel-général.  Quand  la 
charge  de  colonel-général  fut  abolie,  celle  de  lieutenant-colonel  en  ce  sens  cessa 
au^si  d'exister.  La  compagnie  du  maître-de-camp  devint  la  première  du  régiment 
et  la  Colonnelle  la  seconde. 

^  Daniel.  La  milice  française,  vol.  II.  p.  421.  voir  aussi  p.  53. 

*  Lettres  de  M.  de  Turenne,  vol.  l.  p.  200. 
'  L.  M.  de  Mr.  de  Turenne,  vol.  1.  p.  217. 

*  Adrien  Pascal.  Histoire  de  V armée  française,  vol.  II.  p.  SO. 

5  Pascal.  V armée  française,  vol.  II.  p.  72. 

«  Vers  l'année  1700,  le  régiment  de  Garignan,  dont  les  cadres  étaient  dfpuis 
longtemps  retournés  en  France,  prit  le  nom  de  régiment  du  Perche.  On  le  revoit 
aux  Etats-Unis  pendant  la  guerre  de  l'Indépendance. 


784  REVUE  CANADIENNE. 

neur  de  ce  lieu  et  de  M.  de  Normanville,  et  leur  ay  aussy  donné  la 
bénédiction  en  la  messe  selon  le  rit  et  la  forme  de  Notre  Mère  la 
Sainte  Eglise." 

En  marge  est  écrit  :"  René  GoUier,  Ecr.  sieur  de  Varenne,  et 
Marie  Boucher." 

Cet  enregistrement  ne  manque  pas  de  lacunes.  On  n'y  dit  pas 
quelle  profession  ou  état  exerçait  le  marié,  ni  d'où  il  venait.  Même 
observation  en  c«  qui  touche  la  mariée,  dont  le  père  se  trouve  là^ 
comme  par  hazard,  avec  un  autre  témoin. 

M.  de  Varennes  avait  alors  trente-deux  ans.  Sa  femme,  née  aux 
Trois-Rivières,  n'était  âgée  que  de  douze  ans,  six  mois  et  dix-huit 
jours  au  moment  de  leur  mariage.  * 

Autant  que  mes  informations  me  permettent  de  le  faire,  il  fau- 
drait dater  l'entrée  en  fonction  de  M.  de  Varennes,  comme  gouver- 
neur des  Trois-Rivières,  peu  après  ce  mariage. 

Son  beau-père,  M.  Pierre  Boucher,  quoique  jeune  encore,  puis- 
qu'il n'avait  que  quarante-cinq  ans,  s'était  résolu  à  quitter  les 
affaires  publiques  pour  aller  vivre  avec  sa  famille, — composée 
alors  de  sa  femme,  de  six  garçons  et  de  deux  filles, — sur  la  seigneu- 
rie de  Boucherville,  appelée  les  Isles  Percées,  dont  il  venait  d'ob- 
tenir qu'on  lui  accorderait  la  concession  pour  une  patente  ultérieure. 

Je  n'ai  pu  établir  la  date  précise  où  le  gouvernement  des  Trois- 
Rivières  passa  des  mains  du  beau -père  à  celles  du  gendre,  si  toute- 
fois la  chose  eut  lieu  ainsi  ;  les  notes  suivantes  sont  tout  ce  que  je 
possède  là-dessus  : 

Le  7  Février  1667,  M.  Boucher  était  aux  Trois-Rivières,  puisque 
ce  jour-là,  d'après  le  registre  des  baptêmes,  il  y  est  présent  en  qua- 
lité de  parrain. 

Vers  le  1er  juin  ^  de  cette  môme  année,  eut  lieu  le  recensement 
aux  Trois-Rivières.  Ni  M.  Boucher,  ni  sa  famille,  ni  M.  Goltier 
de  Varennes  ne  s'y  trouvent  mentionnés.  M.  Boucher  était-il  déjà 
parti  pour  Boucherville?  N'avait-il  pas  laissé  son  gouvernement 
entre  les  mains  d'un  successeur  quelconque  ?  Le  recensement  ne 
nous  renseigne  en  rien  sur  le  commandant  qu'il  devait  y  avoir  aux 

^Le  recensement  de  1667  n'a  peut-être  pas  été  fait  partout  à  la  môme  époque. 
J'ai  deux  indications  qui  feraient  croire  qu'il  fut  pris  aux  Trois-Rivières  vers  le  19 
mai,  et  une  autre  pour  Ghamplain  et  le  Cap  d'',  la  Madeleine  vers  le  8  juin.  Les 
voici  :  le.  René,  tils  de  Pierre  Couillard  et  de  Jeanne  Bilodeau,  porté  au  recense- 
sement  comme  âgé  de  trois  mois,  avait  été  baptisé  le  19  février  1667,  par  consé- 
quent il  avait /roj^' ?7ioz5  le  19  mai.  2e.  Jacques,  lils  de  François  Hertel  et  de 
Marie  Tauvenet  ou  Thauvenet,  porté  à  deux  mois  sur  le  recensement,  était  né  le 
16  et  avait  été  baptisé  le  19  mars  1667,  par  conséquent  il  avait  dewx  mois  le  19 
mai.  Ceci  est  pour  la  ville  même.  îSur  la  côte  de  Champlain  on  trouve  Joseph, 
fds  de -f'ierre  Pinot  dit  Laperle  et  d'Anne  Boyer,  né  le  8  mai  1667  et  porté  au 
recensement  comme  âgé  d'un  mois,  ce  qui  répond  au  8  juin. 


LES  GAULTIER  DE  VARENNES.  785 

Trois-Rivières,  ou  quelque  part  dans  l'étendue  du  gouvernement 
de  ce  nom,  lorsque  le  relevé  officiel  fut  fait.  Si  messieurs  de  Lau- 
bias,  de  Varennes,  et  de  Moras  étaient  dès  lors  aux  Trois-Rivières, 
dans  la  garnison,  l'un  d'eux  exerçait  probablement  la  charge  lais- 
sée vacante  par  M.  Boucher.  Contrairement  à  celui  de  1666,  le 
recensement  de  1667  ne  mentionne  point  les  troupes. 

Quatre  mois  après,  c'est-à-dire  le  26  septembre,  nous  assistons  au 
mariage  de  M.  de  Varennes  avec  Mlle  Boucher,  comme  on  l'a  vu. 
11  est  dit  dans  l'acte  que  les  époux  sont  '-tous  deux  de  cette 
paroisse.^"  M.  Boucher  y  porte  le  titre  de  ^' gouverneur  de  ce 
lieu." 

Après  cela,  il  n'est  plus  question  de  M.  Boucher  aux  Trois- 
Rivières  dans  les  documents  que  j'ai  consultés. 

Il  est  difficile  de  dire  qui  fut  son  successeur  immédiat.  La  ver- 
sion qui  semble  la  plus  accréditée,  savoir  :  qu'il  fut  remplacé  par 
son  fils  Ignace,  sieur  de  Grosbois,  tombe  devant  le  fait  qiie  cet 
enfant  n'avait  alors  que  huit  ans.  Admettant  même  qu'il  y  ait  ici 
erreur  de  nom  de  baptême,  il  n'est  pas  possible  que  cette  succession 
soit  passée  du  p^re  au  fils,  puisque  l'aîné  des  enfants  de  M.  Boucher 
Pierre,  sieur  de  Boucherville,  avait  au  plus  quatorze  ans  en 
1667. 

Le  8  avril  suivant,  (1668)  aux  noces  de  Mouët  de  Moras,  aux 
Trois-Rivières,  M.  de  Laubias  est  qualifié  de  "  Capitaine  et  Com- 
mandant en  ce  lieu.  "  Il  faut  entendre  par  là  :  ''  commandant  des 
troupes  de  la  garnison  "  et  non  pas  "  gouverneur."  Cette  garnison 
devait  être  composée  de  la  compagnie  du  régiment  de  Carignan, 
que  Mr.  de  Laubias  ^  commandait  comme  capitaine,  et  dans  la- 
quelle M.  Mouët  de  Moras  servait  avec  le  grade  d'enseigne.  L'autre 
grade,  celui  de  lieutenant  dans  la  même  compagnie,  était  porté 
par  M.  de  Varennes. 

Le  10  juin  1668,  première  mention  au  registre,  de  "  M.  de  Va- 
rennes, gouverneur.  "  '    '       • 

Le  7  juillet,  d'après  un  papier  âj^aHeî^ant  au  dossier  du  grand 
procès  en  revendication  de   la   Banlieue  des  Trois-Rivières,  M.  du 

■     *.  cV*'     ■  .         .  ;     ■;•      •  •    , 

1  Le  régiment  de  Carignan,  auquel  appartenait  M.  de  Varenneé/êtail  depuis 
deux  ans  dans  le  pays.  Au  mois  de  janvier  1667,  il  était  revenu  de  sa  campagne 
contre, les  Iroquois,  et  depuis  lors  il  faudrait  croire  que  la- compagnie  de  Laubias 
était  en  garnison  aux  Trois-Rivières. 

»  Mr.  de  Laubias  appartenait  au  régiment  de  Broglie,  lequel  est  cité  fréquemment 
-avec  celui  de  Carignan  à  l'époque  de  la  guerre  de  la  Fronde.  Il  serait  donc 
passé  dans  la  Nouvelle-France  avec  le  régiment  de  Carignan  sans  cesser  de  se 
•regarder  comme  officier  du  régiment  de  Broglie.  (Voir  Documents  de  latenure 
Seigneuriale,  vol. 1.  p. 17). 

25  Octobre  1872.'  50 


786  REVUE  CANADIENNE. 

Hérisson  ^  aurait  reçu  en  sa  qualité  de  gouverneur^  l'acte  de  foi  et 
hommage  du  sieur  Joseph  Godefroy  pour  sa  concession  delà 
Banlieue. 

Le  12  mai  1669,  M.  de  Varennes,  "gouverneur, "  figure  de  nou- 
veau au  registre. 

Jusqu'à  sa  mort,  en  1689,  il  a  été  le  gouverneur  en  titre  des 
Trois-Rivières. 

Une  lettre  de  M.  de  Meulles,  écrite  en  1685,  dit  en  termes  assez 
formels  que  Mr.  de  Varennes  obtint  son  gouvernement  de  son 
beau-père.  Faute  de  plus  amples  renseignements,  je  ne  puis  con- 
trôler cette  assertion,  qui  me  semble  d'ailleurs  s'accorder  avec 
l'arrivée  de  M.  de  Varennes  aux  Trois-Rivières  et  son  mariage  avec 
la  fille  de  Mr.  Boucher  l'année  même  où  celui-ci  abandonnait  sa 
charge.  Quoiqu'il  en  spit,  le  gendre  était  digne  du  beau-père,  et 
ces  deux  gouverneurs,  en  se  succédant,  administrèrent  les  affaires 
publiques  durant  quarante  années,  laissant  derrière  eux  les  deux 
plus  beaux  noms  que  rappelle  l'histoire  de  cette  petite  province 
nommé  autrefois  "  le  gouvernement  des  Trois-Rivières.  " 


Dans  les  années  1667-8-9,  on  trouve  écrit  au  registre  de  la 
paroisse  :  "  René  Goltier,  sieur  de  Varennes  ;  M.  de  Varennes  ; 
René  Goltier  ;  René  Gaultier  ;   et  en  1672,  Gaultier  de  Varennes. 

Cette  dernière  orthographe  s'est  conservée. 

Le  nom  de  Gauthier  ou  Walter  (en  tudesque  :  valeureux  guer- 
rier) est  très-répandu  en  Europe  et  en  Canada. 

Une  famille  Gaultier,  ou  Gauthier,  existait  aux  Trois-Rivières 
lorsque  M.  de  Varennes  s'y  établit.  Son  chef  était  Charles  Gaul- 
tier dit  Boischardin,  fils  de  Philippe  Gaultier,  sieur  de  Comporté  ' 
et  de  Marie  Plichon,  de  Paris.  De  1646  à  1656,  il  est  aux  Trois- 
Rivières.  Cette  année,  il  épouse,  à  Québec,  Catherine  Le  Camus. 
11  fait  baptiser  ses  enfants  :  à  Québec  en  1657,  1660, 1662  ;  au  Châ- 
teau-Richer  en  1664;  à  la  Sainte-Famille  en  1666.  Au  recensement 
de  1667,  nous  le  retrouvons  au  cap  de  la  Madeleine,  où  il  possède 
neuf  arpents  de  terre  en  valeur.  Sa  femme  et  cinq  enfants  y  sont 
nommés.    En  1669,  il  fait  baptiser  sa  huitième  fille  à  la  Sainte- 

1  M.  du  Hérison  établie  aux  Trois-Rivières  depuis  trente-deux  ans,  y  était  très 
considéré.  11  exerçait  la  charge  de  juge  ;  son  frère,  Mr.  de  la  Poterie  avait  été  gou- 
verneur des  Trois-Rivières  et  même  gouverneur-général  du  Canada  par  intérime. 

*  Ne  pas  conforidï'e  avec  celui  des  mêmes  noms  et  prénoms,  qui  fut  consei/1 
du  roi  et  prévost  des  maréchaux  de  France  en  Canada. 


LES  GAULTIER  DE  VARENNES.  787 

Famille  ;  en  1672,  sa  neuvième,  à  Sillery.  Il  fut  enterré,  en  1703, 
à  Sainte-Foye.  Je  ne  lui  connais  point  d'autre  descendance  que 
ses  filles.  Je  dirai  plus  loin  comment  il  a  pu  appartenir  à  la 
famille  de  Gaultier  de  Varennes. 


Une  autre  famille  Gauthier  s'établit  au  Cap  de  la  Madeleine 
vers  1671  et  y  demeura  une  dizaine  d'années  bien  constatées.  Je 
ne  pense  pas  qu'il  y  ait  eu  parenté  entre  elle  et  le  gouverneur 
Gaultier.  Son  chef  était  Jean  Gauthier,  de  Xaintes,  en  Saintonge  ; 
en  1671  il  avait  épousé  aux  Trois-Rivières,  Jeanne  Petit.  A  partir 
de  1681  jusqu'à  la  fin  du  siècle,  on  les  retrouve  à  Bo.ucherville. 
Pourtant  ils  §onl  compris  dans  le  recensement  du  Gap  de  la  Made- 
leine en  1681  avec  leurs  enfants,  et  l'un  de  ces  derniers  reçut  la 
confirmation  des  mains  de  Mgr.  de  Saint- VaUier,  aux  Trois-Rivièrss 
en  1688. 


'•  M.  de  Varennes,  gouverneur  de  la  ville  des  Trois-Rivières, 
d'ancienne  famille  de  noblesse," — dit  un  document  qui  se  rattache 
au  contrat  de  mariage  de  la  fille  de  ce  gouverneur  avec  Tiniothée 
Sullivan.  ^ 

Je  ne  connais  rien  de  M.  Gaultier  de  Varennes,  antérieur^Pient 
à  son  arrivée  en  Canada  avec  le  régiment  de  Carignan,  où  ,ilfjétait 
lieutenant  dans  la  compagnie  commandée  par  M.  de  Laubias.  Son 
âge  (30  ans)  à  cette  époque,  nous  empêche  de  remonter  bien  loin 
en  arrière  pour  retrouver  ses  traces  en  France. 

Dans  l'espoir  qu'elles  pourront  servir  un  jour  à  faciliter  des 
recherches  sur  ce  personnage,  je  donnerai  ici  quelques  notes,  pui- 
sées au  hasard  de  mes  lectures,  qui  peut-être  ne  sont  pas  étran- 
gères à  sa  famille  : 

Le  régiment  du  Maine,  levé  en  1604,  paraît  avoir  pris  un  carac- 
tère de  permanence  à  partir  de  1632  oùTurenne  en  devint  le  colonel, 
charge  qu'il  garda  jusqu'à  sa  mort  (en  1675).  Ce  régiment  était 
renommé  par  le  choix  de  bons  officiers  que  Turenne  y  formait. 
Deux  d'entre  ceux-ci,  dont  les  noms  semblent  appartenir  à  l'histoire 
du  Canada,  MM.  Puissieux  et  la  Varenne,  parvinrent  au  grade 

1  Voyez  le  Dictionnaire  Généalogique  de  M;r&bbé  Tanguay,  p,  555.- 6. 


788  REVUE  CANADIENNE. 

f<  élevé  de  lieutenants-généraux  des  armées.    En  1€64,  ce   régiment 
01  se  fit  remarquer  à  la  bataille  de  St.  Godart,  en  Hongrie  \  ainsi  que 
le  régiment  de  Garignan. 

En  1635,  dans  les  Pyrénées,  à  l'action  deLeucate,  où  l'infanterie 
française  se  distingua  par-dessus  tout,  elle  était  commandée  par  le 
marquis  de  Varennes  qui  "  lui  fit  escalader  la  montagne  de  Leu- 
cate  sous  les  foudres  d'une  nombreuses  artillerie  qui  la  couvrait 
de  feu  et  de  fumée.  L'intrépide  marquis  de  Varennes,  dévoré  par 
une  fièvre  brûlante,  marchait  au  premier  rang  et  donnait  l'exemple 
du  plus  rare  courage.  "  ^ 

Le  18  avril  1643,  M.  de  Turenne  écrit  à  sa  sdBur  :  "  J'ai  fait  M. 
de  Varenne  capitaine  de  mes  gardes."  Le  13  septembre  1644,  le 
même  à  la  même  :  "  J'ai  laissé  M.  de  Varenne  à  Spire  pour  y  com 
mander."  En  1648,  durant  la  campagne  sur  le  Danube,  Turenne 
envoyé  le  général  major  de  Varenne  prendre  la  -^Blle  de  Weilers- 
tack,  ce  qu'il  exécute  à  la  lettre  '. 

Au  combat  du  faubourg  Saint-Antoine,  de  Paris,  le  5  juillet  1652 
où  Turenne  commandait  les  royalistes  contre  Gondé,  ce  dernier 
avait  placé  Varennes  et  Glinchamps  en  face  du  corps  dirigé  par 
Turenne  en  personne  *. 

Le  28  juin  1657,  Turenne  écrit  au  cardinal  Mazarin  :  ''  J'ai  en 
voyé  M.  de  Varenne  à  Réthel.  "  Le  28  juillet  suivant,  de  Varenne 
est  à  la  tête  d'un  détachement  qui  escorte  le  cardinal  Mazarin  *. 

Il  n'y  a  rien  de  tout  cela  qui  nous  dise  à  quelles  familles  appar- 
tenaient ces  différents  officiers. 

Les  dictionnaires  géographiques  nous  enseignent  qu'il  existe  en 
France  trente-quatre  villes,  villages  et  hameaux  qui  portent  le  nom 
de  Varennes.  Il  est  donc  difficile  pour  le  présent  de  rechercher 
de  quel  endroit  venait  le  chef  des  Varenne  qui  nous  occupe. 


Revenons  en  Ganada  : 

Lors  de  son  expédition  à  la  baie  de  Kenté,  dans  l'automne  de 

1  Daniel  ;  La  Milice  française,  vol.  II,  p.  415-416. 
^,^^^^1:^^^^,^^\':J'^r^rflléfi  française,  vol.  II,  p.  19. 
'^y'^^é^ltAsH'^inémàim'âe  M.  de  Turenne,  vol,  I,p.  38,  49, 101. 


4  Adrien  Pascal:  Hist.de  V  armée  française,  vol.  II.  p.  50. 

hjjelir.es  et  mémoires  de^M.  de  Turenneiyo\.  I,  p.  256,  265—6,  268—9. 


LES  GAULTIER  DE  VARENNES.  789 

1671,  M.  de  Courcelles  écrit  que  M.  de  Varennes,  qui  l'accompa- 
gnait, a  fait  des  merveilles,  ainsi  que  le  capitaine  Laubias.  ^ 

M.  Dollier  de  Gasson  dit  de  son  côté  :  "  M.  de  Laubia,  '  dont 
chacun  sait  le  mérite,  fut  aussi  de  la  partie.  M.  de  Varennes,  gou- 
verneur des  Trois-Rivières,  et  autres  officiers,  y  allaient  seulement 
pour  accompagner  M.  le  gouverneur  et  lui  donner  des  marques  de 
leur  estime  et'bonne  volonté.  "  ^ 

Pendant  son  absence  des  Trois-Rivières,  M.  de  Varennes  fut 
remplacé  par  M.  de  Labadie.  * 


René  Gaultier  de  Varennes  fut  seigneur  de  Varenne  et  du  Trem- 
blay. C'est  en  1672  qu'il  obtint  la  concession  de  ces  deux  fiefs^ 
qui  comprenaient  "  vingt-huit  arpents  de  terre  de  front  sur  une 
lieue  et  demie  de  profondeur,  à  prendre  sur  le  fleuve  St.  Laurent, 
borné  d'un  côté  par  la  concession  dn,  sieur  de  Saint-Michel,  de 
l'autre  celle  du  sieur  Boucher,  et  la  quantité  de  terre  qui  se  trou- 
vera depuis  le  dit  Sieur  Boucher  jusqu'à  la  rivière  Notre-Dame,  la 
moitié  d'icelle  comprise,  sur  pareille  profondeur,  avec  deux  îles 
qu'on  appelle  Percées  ;  et  trois  îles  qui  sont  au  dessous  des  dites  îles 
demeurant  en  suspend  à  cause  de  la  prétention  que  le  sieur  Dugué 
a  sur  icelles,  jnsqu'àce  qu'il  soit  ordonné  par  sa  Majesté  à  qui  des 
deux  elles  devront  appartenir.  "  ^ 

Cette  patente  est  du  29  octobre  1672.    Celle  de  M.  Boucher  est 
de  cinq  jours  plus  tard  ;  mais  on  sait  que  celui-ci  avait  pris  posses- 
sion de  sa  terre  dès  1667  ou  1668,  c'est  pourquoi  dans  le  document 
que  je  viens  de  citer,  on  parle  de  "  la  concession  du  sieur  Bou-'^'^ 
cher,  "  quoiqu'il  n'en  eût  pas  le  titre  écrit.  ■^''' 

if;f 

1  Paris  documents,  vol.  IX,  p.  81.  'o') 

2  Le  29  octobre  1672,  le  capitaine  de  Laubia  obtint  la  concession  de  la  sei- 
gneurie de  Nicolet.  Le  même  jour  M.  de  Moras,  enseigne  de  sa  compagnie,  comme 
on  l'a  vu  plus  haut,  sejfit  concéder  Pile  Moras,  dans  l'embouchure  de  la  rivièrôij: 

Nicolet. 


4Registre  de  la  paroisse,  16  novembre  1671, — deux  actes.  M.  de  Labadie,  ' 
sergent  dans  la  compagnie  de  Laubia,  garnison  des  Trois-Rivièrés,  concéda,  le  ivJ 
octobre  1672,  le  fief  Labadie,  située  dans  la  Banlieue  des  Trois-Rivières.  •  *,„ 

5  Documents  relatifs  à  la  Tenure  Seigneuriale,  vol.  1.  p.  127. 

Benjamin  Sulte. 
(A  continuer.) 


DE   PAEIS 

A  L'EXPOSITION  DE  VIENNE  ^'^ 


JOURNAL  D'UN  CHRONIQUEUR  EN  VOYAGE. 

(Suite.) 


Enfin,  après  avoir  bien  pesté,  après  des  lamentations  et  des 
récriminations  dont  je  fais  grâce  au  lecteur,  après  avoir  essuyé  les 
consolations  germaniques  d'un  chef  de  gare  en  manches  de  che- 
mise, à  figure  placide,  qui  fumait  dans  une  superbe  pipe  de  por- 
celaine, je  finis  par  découvrir,  de  l'autre  côté  de  la  voie,  un  village 
caché  derrière  les  arbres,  et  un  cabaret  formant  la  sentinelle  avan- 
cée du  village.  Pendant  une  demi-heure,  le  parapluie  en  main,  je 
me  suis  promené  à  travers  les  rues  d'Ottersweyer,  inondées  par 
l'orage,  qui,  en  nettoyant  les  étables  et  leurs  appendices,  avait 
empli  les  rigoles  d'un  liquide  épais  et  jaunâtre,  où  piétinait  avec 
bonheur  la  jeunesse  aux  pieds  nus  des  deux  sexes.  On  voyait  ren- 
trer précipitamment  les  charrettes  de  foin  escortées  de  faneuses  le 
râteau  sur  l'épaule,  et  l'on  entendait  les  mugissements  des  bœufs 
au  fond  des  écuries.  Partout  des  arbres,  de  la  verdure,  des  jardins  ' 
et  du  fumier.    Comment  vous  dire  le  saisissement  des  indigènes 

(1)  Voir  la  livraison  de  Septembre. 


DE  PARIS  A  VIENNE.  1^^ 

devant  ce  touriste  en  chapeau  noir,  la  gibecière  au  cou,  qui  se  pro 
menait  avec  gravité  par  leurs  rues  ?  Ils  s'appelaient  les  uns  les 
autres  pour  se  montrer  ce  noble  visiteur  d'Ottersweyer,  et  je  voyais 
à  chaque  pas  les  figures  se  coller  aux  vitres  et  les  habitants  appa- 
raître au  seuil  de  leurs  maisons.  Après  m'a  voir  contemplé  les 
yeux  écarquillés  et  la  bouche  béante,  deux  adorables  banbinesaua; 
cheveux  blonds  se  rapprochent  en  sautillant  et  m'^claboussent  dÇ;;,* 
leurs  pieds  nus  en  me  demandant  un  trinkgeld.  Un  rayon  de 
soleil  qui  perce  les  nuages  éclaire  cette  idylle  encrottée,  ce  lied 
naïf  traduit  par  Ghampfleury,  cette  pastorale  de  Gœthe  peinte  par 
Courbet.  ^-^ 

J'ai  trouvé  au  cabaret  d'Ottersweyer  un  exemple  singulier  du 
rayonnement  de  la  France  jusque  dans  les  villages  de  l'Allemagne. 
La  grande  salle  est  décorée  de  six  lithographies  représentant  les 
sujets^ suivants  ;  Jean  Bart  à  l'abordage  du  Prince-de-Frise  i  Vue  de 
Saint-Malo,  prise  du  Tallart  par  un  beau  temps  et  par  un  change- 
ment de  vent;  Bataille  de  Solferino  ;  portraits  du  grand-duc-Fré- 
déric, de  S.  M.  Guillaume,  empereur  d'Allemagne,  et  de  Napo- 
léon 1er. 

Ce  fâcheux  incident  me  contraignit  de  coucher  à  Garlsruhe,  où  , 
j'espérais  d'abord  ne  rester  que  pendant  les  quelques  heures  qu^:} 
séparent  un  train  du  suivant.    Il  n'en  faut  pas  davantage,  en  effet,.-, 
pour  voir  cette  ville  monotone  qui  semble  bâtie  par  un  marchand  ; 
d'éventails,  et  qui  serait,  je  crois,  la  plus  triste  et  la  plus  ennuyeuse 
de  l'Allemagne,  si  Manheim  n'existait  pas.    Carlsruhe  l'emporte  . 
sur  Manheim  de  toute  la  supériorité  pittoresque  d'un  éventail  sui?f  , 
un  échiquier.    C'est  une  maladie  particulière  au  grand-duché  de 
construire  ainsi  ses  villes  sur  des  plans  mathématiques,  à  la  façon 
des  pénitenciers. 

Les  habitants  de  Calsruhe  ne  comprennent  rien  au  dédain  de  la 
plupart  des  voyageurs  :  ils  se  croient  victimes  d'un  préjugé,  d'une 
injustice  ou  du  mauvais  goût.     Ceux  avec  qui  j'ai  causé  m'ont 
paru  persuadés  qu'ils  habitaient  la  plus  belle  ville  de  l'Europe.    , 
Et,  en  effet,  la  capitale  du  grand-duché  est  le  type  idéal  du  style 
que  M.  Haussmann  et  ses  imitateurs  ont  voulu  mettre  à  la  mode 
dans  ces  derniers  temps,  aux  applaudissements  des  esprits  éclairés,  , 
le  modèle  accompli  de  la  ville  neuve,  propre  et  rectiligne.     EUe^^^ 
marie  la  ligne  droite  à  la  ligne  courbe  dans  un  ensemble  d'unq^^j 
régularité  absolue.   Rien  n'y  est  laissé  au  hasard  ;  rien  n'est  aban- 
donné à  l'initiative  individuelle  ;  les  maisons  sont  bâties  par  le 
grand-duc  et  par  la  ville  sur  un  modèle  uniforme,  pour  être  louées 
aux  particuliers.    Dans  ma  promenade  à  travers  Calsruhe,  je  suis 
tombé  sur  un  quartier  monumental  qu'on  est  en  train  de  cons- 


792  REVUE  CANADIENNE. 

truire,  vis  à-vis  d'un  nouvel  édifice  destiné  à  réunir  la  Bibliothèque 
et  les  Musées,  et  qui  est  fermé  d'une  grille.  Les  locataires  seront 
là  encasernés  dans  des  palais. 

Ce  grand  éventail,  dont  une  quinzaine  de  rues,  rayonnant  autour 
du  château  ducal,  forment  les  lames,  reliées  entre  elles  par  d'autres 
rues  semi-circulaires,  avec  de  petites  places  triangulaires  dans  les 
intervalles,  est  charmant  sur  le  papier,  mais  insupportable  dans  la 
réalité.  Au  fond,  il  n'y  a  qu'une  seule  rue  dans  la  capitale  du 
grand-duché  :  la  Karl-Friederichs-Strasse,  qui  conduit  en  droite 
ligne  de  la  gare  au  château.  Joignez-y,  si  vous  voulez,  la  Lange- 
Strasse,  qui  la  coupe  à  angle  droU*.^  C'est  dans  la  première  qu'on 
a  accumulé  tous  les  hôtels  et  loLïsrvîes  monuments:  le  buste  colos- 
sal du  grand-duc  Charles,  la  statue  du  grand-duc  Louis,  la  lourde- 
pyramide  de  grès  rouge,  d'un  effet  si  bizarre,  élevé  en  l'honneur 
du  margrave  Charles-Guillaume,  l'hôtel  de  ville,  l'église  protes- 
tante avec  sa  colonnade  corinthienne,  1k  statue  de  Charles-Frédé- 
ric sur  la  place  du  château,  ornée  de  parterres  et  de  pelouses  qui 
ressemblent  à  des  figures  de  géométrie.  C'est  dans  cette  rue  cen- 
trale que  s'est  réfugié  aussi  le  peu  de  mouvemeut  et  de  commerce 
d'une  ville  qui  semble  presque  exclusivement  habitée  par  des  fonc- 
tionnaires et  des  rentiers.  Les  autres  voies  ne  mènent  à  rien,  et 
comme,  tout  en  partant  du  même  point  que  la  précédente,  elles  s'é- 
loignent dans  les  directions  les  plus  divergentes,  pareilles  aux 
branches  extrêmes  d'un  éventail  déployé,  elle  ne  sont  fréquentées 
que  par  leurs  propres  habitants.  Il  m'a  pris  fantaisie  d'en-  suivre 
une,  et  après  dix  minutes  de  marche,  pendant  lesquelles  j'avais  été 
épié,  dévisagé,  scruté  et  retourné  sous  toutes  les  faces,  comme  une 
proie  envoyée  par  la  Providence,  à  l'aide  des  miroirs  placés  à 
toutes  les  fenêtres,  je  dus  faire  un  circuit  d'une  demi-lieue  pour 
rejoindre  le  centre. 

C'est  une  imagination  qui  fait  certainement  honneur  aux  senti- 
ments monarchiques  des  Badois  que  d'avoir  pris  ainsi  le  palais 
ducal  pour  point  de  départ  de  leur  capitale  et  d'y  avoir  rattaché 
toutes  leurs  rues  comme  au  but  et  à  la  fin  dernière  de  la  ville.  Il 
en  résulte  que,  de  sa  chambre  à  coucher,  le  grand-duc  peut  sur- 
veiller ce  qui  se  passe  autour  de  lui  et  faire  sa  police  lui-même, 
absolument  comme  le  gardien  de  Mazas  embrasse  d'un  coup  d'oeil 
tous  les  couloirs  qui  viennent  aboutir  à  son  poste  central.  Je  ne 
saurais  trouver  de  comparaison  plus  juste.  Carlsruhe  tient  à  la 
fois  de  la  prison,  de  la  caserne,  du  couvent  et  du  phalanstère.  On 
dirait  un  chef-lieu  des  Frères  Moraves.  De  flegmatiques  Allemands 
peuvent  seuls  habiter  cette  capitale  cellulaire  sans  y  être  poussés 
au  spleen  et  au  suicide. 


DE  PARIS  A  VIENNE.  793 

Une  ville  est  l'œuvre  du  temps,  comme  une  forêt.  Il  faut  que 
les  rues  poussent,  que  les  maisons  se  groupent,  que  les  édifices 
sortent  de  terre  au  gré  des  besoins  et  par  la  lente  et  naturelle 
floraison  des  siècles.  Les  fondateurs  qui  croient  se  ménager  toutes- 
les  chances  en  bâtissant  une  cité  comme  un  mouvement,  d'un  seul 
jet  et  sur  un  plan  tracé  par  un  ingénieur,  n'ont  jamais  réussi  qu'à 
faire  des  nécropoles  comme  Versailles,  ou  des  capitales  d'une  régu- 
larité glaciale  et  d'une  vie  factice  comme  celle  du  grand-duché. 

Heidelberg,  11  juillet. 

•Au  sortir  de  Carlsruhe,  j'ai  fait  un  second  et  plus  considérable 
accroc  à  la  ligne  droite  en  prenant  la  route  de  Heidelberg:  je 
voulais  me  dédommager  de  cette  ville  neuve  en  contemplant  les 
ruines  du  vieux  château.  Dès  qu'on  quitte  la  gare,  l'aspect  est 
charmant,  mais  ne  répond  pas  du  tout  aux  idées  qu'éveille  le  nom 
d'Heidelberg  :  on  croirait  entrer  dans  une  réunion  d'élégantes 
villas,  à  demi  cachées  au  milieu  des  arbres.  Resserrée  et  blottie, 
pour-  ainsi  dire,  entre  le  lit  du  Necker  et  les  flancs  boisés  du 
Kœnigsthul,  l'ancienne  capitale  du  Palatinat  s'allonge  dans  l'é- 
troite vallée  comme  un  serpent  au  soleil.  En  suivant  les  deux 
longues  rues  qui  mènent  d'une  extrémité  à  l'autre,  je  passe  succes- 
sivement devant  les  bâtiments  modernes  de  l'antique  Université, 
qu'anime  l'incessant  va-et-vient  des  étudiants  et  des  professeurs; 
devant  l'église  Saint-Pierre,  où  Jérôme  de  Prague  afficha  ses  thèses 
hérétiques  ;  l'église  du  Saint-Esprit,  temple  éclectique  où  les  deux 
cultes  vivent  côte  à  côte,  séparés  par  une  barrière  comme  celle 
qu'on  met  dans  les  docks  entre  marchandises  de  provenances 
diverses,  et  associant  ainsi,  en  une  sorte  de  promiscuité  choquante, 
la  vérité  à  l'erreur  et  Dieu  à  l'esprit  malin  ;  enfln,  devant  la  Maison 
au  Chevalier,  qui  tranche  vivement,  par  son  architecture  et  la 
teinte  brune  de  sa  façade  curieusement  ouvragée,  sur  les  maisons 
sans  caractère,  sans  style  et  sans  âge  qui  la  flanquent  à  droite  et  à 
gauche.  Avec  l'église  voisine,  les  ruines  du  château  et  le  véné- 
rable pont  de  pierre  où  la  statue  de  Minerve  fait  pendant  à  celle  de 
l'électeur  Charles-Théodore,  c'est  à  peu  près  l'unique  épave  de 
l'antique  Heidelberg.  Elle  a  traversé  seule,  comme  la  salamandre, 
sans  recevoir  aucune  atteinte,  les  bombardements  et  les  incendies 
qui,  trois  fois  en  moins  de  soixante  ans,  n'ont  fait  autour  d'elle 
qu'un  amas  de  décombres  fumants  de  cette  malheureuse  ville,  qui 
fut  peut-être,  de  toutes  les  villes  d'Europe,  la  plus  souvent  assiégée, 
saccagée  et  ruinée. 

J'avais  une  lettré  pour  un  jeune  Français,  porteur  d'un  nom 
illustre,  qui  s'est  fixé  à  Heidelberg  dans  l'unique  but  d'y  apprendre 


794  REVUE  CANADIENNE. 

à  fond  l'allemand.  Par  les  jardins  de  sa  maison  de  la  Karl-Strasse 
et  par  des  sentiers  délicieux,  fermés  à  la  banale  invasion  des  tou- 
ristes, à  travers  la  fraîcheur  des  épais  ombrages  qui  me  faisaient 
songer  au  gelidis  in  montibus Ilxmi  de  Virgile,  nous  sommes  montés 
jusqu'au  château.  Je  n'entreprendrai  pas,  on  peut  le  croire,  de 
décrire,  après  M.  Victor  Hugo,  ce  merveilleux  entassement  de  ter- 
rasses, de  galeries,  de  tours,  de  façades  dans  tous  les  styles,  de 
salles  dans  tous  les  genres  et  toutes  les  dimensions,  de  perrons,  de 
bassins,  de  pavillons,  d'arcs  de  triomphe,  de  souterrains,  de  fossés, 
de  cours,  de  casemates,  d'arsenaux,  de  musées  et  de  cachots,  véri- 
table mosaïque  de  palais  juxtaposés  et  soudés  les  uns  aux  autres 
dans  un  prodigieux  ensemble,  œuvre  de  tant  de  siècles  et  de  tant 
d'artistes  dont  pas  un  n'a  laissé  son  nom  gravé  au  coin  d'une  pierre, 
sur  lequel  se  sont  acharnés,  sans  pouvoir  l'anéantir,  les  boulets, 
les  obus,  les  feux  des  hommes  et  le  feu  du  ciel,  et  qui,  après  avoir 
logé  vingt-trois  générations  de  cette  illustre  maison  palatine  issue 
de  Gharlemagne  parles  femmes,  ne  loge  plus  aujourd'hui  qu'un 
ooncierge  et  un  tonneau  ! 

J'ai  passé  de  longues  heures  à  savourer  tous  les  détails  de  cette 
ruine  admirable,  dont  bien  peu  de  monuments  égalent  la  beauté  ; 
les  cinq  tours  qui  lui  restent,  surtout  la  Tour  fendue,  construction 
cyclopéenne,  ouverte  par  une  large  blessure  dans  la  formidable 
épaisseur  de  ses  murs  de  granit,  et  dont  un  tronçon  gigantesque 
gît  dans  le  fossé,  comme  le  cadavre  d'un  Titan  abattu  ;  la  sévère 
façade  du  Nord,  sur  laquelle  les  atteintes  des  bombes  et  de  flamme 
ont  infligé  aux  statues  des  empereurs  et  des  princes  palatins  des 
mutilations  bizarres  où  le  grotesque  se  marie  au  terrible  ;  la  riante 
façade  de  l'Est,  toute  fleurie  des  grâces  mythologiques,  où  le  goût 
de  la  Renaissance  italienne  éclate  avec  une  richesse  et  une  pureté 
ravissantes.  Partout  des  silhouettes  majestueuses,  des  lignes 
grandioses,  des  morceaux  exquis  ou  superbes,  reliés  les  uns  aux 
autres  par  ces  harmonies  que  la  nature  jette  sur  les  ruines.  Par- 
tout des  gazons,  des  feuillages,  des  fleurs,  des  rideaux  de  lierre  et 
des  tapis  de  mousse.  Chaque  embrasure  ouvre  des  perspectives 
magnifiques;  chaque  pas  qu'on  fait  apporte  un  éblouissement 
nouveau.  Si  beau  que  fût  le  palais  dans  sa  gloire,  sa  ruine  est 
certes  plus  belle  encore.  Il  ne  pouvait  avoir  ni  cette  majesté 
imposante,  ni  ce  mystère  qui  en  accroît  la  grandeur,  ni  cette  unité 
où  viennent  s'effacer  et  se  fondre  les  disparates  d'une  architecture 
multiple  qui  va  du  quatorzième  siècle  au  dix-huitième.  Il  semble 
que  l'état  actuel  du  château  de  Heidelberg  soit  son  état  normal, 
qu'il  ne  pourrait  être  autrement,  et  que  celui  qui  déferait  cette 
ruine  serait  plus  barbare  que  celui  qui  l'a  faite.    La  réparation 


DE  PARIS  A  VIENNE.  TOà^' 

dépasserait  le  sacrilège  de  la  destruction.    Gela  est  si  beau  qu'on 
oublie  presque  d'en  vouloir  aux  moyens  sauvages  qui  ont  créé  '  ^^ 
cette  incomparable  ruine,  et  qu'il  faut  un  effort  sur  soi-même  poulr 
ne  pag  applaudir  à  leur  œuvre.  ''^''' 

On  a  pratiqué  un  café-restaurant  dans  le  palais.  En  Allemagne, 
il  faut  toujours  songer  au  boire  et  au  manger.  Aussi  le  spectacle 
des  souterrains  du  château  transformés  en  caves  ne  nous  a-t-il 
point  choqué  autant  que  M.  Victor  Hugo.  La  fantaisie  pantagrué- 
lique dont  il  a  tiré  de  si  belles  antithèses  nous  a  paru,  au  contraire, 
toute  ruisselante  de  couleur  locale.  Ces  électeurs  étaient  gens 
solides,  qui  buvaient  sec, — à  l'allemande,  comme  disaient  nos 
pères, — et  aimaient  qu'on  bût  de  même  autour  d'eux.  L'ivrognerie 
s'associait  à  l'héroïsme  dans  les  idées  populaires  ^t  même  dans  les 
chants  épiques.  Les  braves  de  Nibelungen  boivent  comme  ils  se 
battent  et  répandent  le  vin  comme  le  sang.  Lisez  les  Mémoires 
édifiants  où  Hans  de  Sweinichen  nous  raconte  sa  vie  et  celle  de 
son  noble  maître  Henri,  duc  de  Liegnitz  (seizième  siècle)  :  c'est 
un  long  tissu  d'aventures  étranges  où  les  exploits  bachiques 
tiennent  continuellement  le  haut  bout.  Vous  y  verrez  toute  la 
place  que  tenait  le  vin  du  Rhin  dans  la  vie  aristocratique  et  féo- 
dale de  l'Allemagne.  On  eût  cru  recevoir  froidement  son  hôte  si 
on  ne  l'avait  enivré.  Les  tournois  chevaleresques  avaient  pour 
pendant  des  joutes  bachiques,  et,  dans  chaque  cour,  on  élevait 
quelque  monstre,  chargé  de  divertir  le  maître  et  de  soutenir  dans 
€es  luttes  l'honneur  de  la  maison  par  sa  soif  inextinguible.  Le 
nain  bouffon  de  Charles-PhiUppe,  Perkeo,  dont  on  voit  dans  la 
cave  la  statue  en  bois,  difforme  et  grimaçante,  tarissait  ses  quinze 
doubles  bouteilles  de  vin  du  Rhin  chaque  jour,  et  ce  côté  de  son 
talent  n'était  pas  le  moins  apprécié.  C'est  pourquoi  le  gros  ton- 
neau est  parfaitement  à  sa  place  dans  la  crypte  d'Heidelberg. 

Avez-vous  remarqué  le  goût  du  public  pour  les  gros  tonneaux  ? 
On  lui  en  montre  partout,  et  il  ne  se  lasse  jamais  de  ce  genre  de 
curiosités.  Il  y  en  avait  un  à  l'Exposition  universelle  de  Paris,  et 
ce  fut  un  des  succès  les  plus  incontestés  du  champ  de  Mars.  Il  y 
en  a  un  à  l'Exposition  de  Vienne.  J'en  ai  vu  une  collection  impo- 
sante dans  la  Grande-Gave  de  Berne.  Mais  le  plus  monstrueux 
n'est  qu'une  humble  futaille  à  côté  de  ce  monument,  vénérable 
d'ailleurs  par  son  âge  plus  que  séculaire  autant  que  par  sa  masse. 
11  tient  près  de  300,000  bouteilles,  et  il  a  été  trois  fois,  dans  le 
cours  de  son  existence,  rempli  de  vin  du  Rhin.  On  y  monte  par  ' 
un  escalier  comme  au  sommet  d'une  tour,  et  les  visiteurs  s'a- 
musent parfois  à  danser  un  quadrille  sur  la  plate-forme  qui  le 


796  REVUE  CANADIENNE. 

recouvre,  comme  fit  l'électeur  Charles-Théodore  avec  sa  cour,  la 
première  fois  qu'on  fut  parvenu  à  l'emplir. 

N'oubliez  pas  d'aller  jeter  un  coup  d'oeil  au  Musée,  très-négligé 
par  les  touristes.  Au  milieu  de  curiosités  puériles  et  de  tableaux 
atroces  dont  la  platitude  est  mise  en  relief  par  les  attributions  les 
plus  fantastiques,  on  y  trouve  un  certain  nombre  d'objets  histo- 
riques et  d'antiquités  dignes  d'intérêt.  Le  portrait  de  la  princesse 
Palatine,  première  cause  de  la  destruction  du  château  et  de  la 
capitale  de  ses  pères,  y  figure  dans  plusieurs  salles,  et,  en  regar- 
dant ces  effigies,  qui  portent  le  cachet  d'une  sincérité  absolue,  on 
se  demande  si  la  princesse  n'a  pas  été  calomniée  et  ne  s'est  point 
calomniée  elle-même  en  passant  si  légèrement  condamnation  sur 
une  laideur  que  Vêi£^  a  sans  doute  accentuée,  mais  qui  semble  n'a- 
voir été,  dans  sa  jeunesse,  que  la  virilité  d'une  figure  un  peu  forte. 

Après  une  promenade  sur  la  terrasse  et  dans  les  jardins,  nous 
étions  assis  à  une  table  du  café,  quand  un  grand  jeune  homme,  au 
visage  tailladé  et  coiffé  d'une  casquette  blanche,  qui  buvait  sa 
quatrième  choppe  à  la  table  voisine,  vint  serrer  la  main  à  mon 
compagnon.  Celui-ci  nous  présenta  l'un  à  l'autre.  Le  jeune 
homme  était  un  étudiant,  portant  sur  sa  casquette  la  couleur  de  sa 
corporation, — la  Saxo-Borussia,  qui  tient  le  premier  rang  à  Heidel- 
b:^rg,— et  dans  la  balafre  qui  sillonnait  son  front  les  traces  de  son 
humeur  batailleuse  et  de  sa  fidélité  aux  vieilles  traditions  du  duel 
universitaire. 

— Eh  bien,  monsieur,  me  dit  il,  vous  êtes  venu  contempler  l'ou- 
vrage de  vos  compatriotes? 

— Oui,  monsieur,  répondis-je,  surpris  de  cette  brusque  attaque. 
En  venant,  j'ai  passé  par  Strasbourg,  et  au  retour  j'ai  l'intention  de 
passer  par  Bazeilles. 

— Ceci  a  tué  cela,  monsieur,  comme  dirait  l'auteur  de  Notre 
Dame  de  Paris, 

— Comment  !  c'est  parce  que  Louvois  et  Louis  XIV  ont  donné, 
en  1689  et  en  1693,  l'ordre  de  détruire  le  château  d'Heidelberg, 
que  vous  avez  bombardé  Strasbourg,  brûlé  Bazeilles  et  Châteaudun 
en  1870  !  Votre  haine  contre  la  France  remonte  jusque-là? 

— Elle  remonte  plus  haut,  monsieur. 

— Peut-être,  comme  celle  du  Teutomane  dont  parle  Henri 
Heine,  jusqu'à  la  mort  de  Conradin  de  Hohenstaufen,  décapité  à 
Naples  par  Charles  d'Anjou  ? 

— Plus  haut,  monsieur,  plus  haut...  Vous  allez  à  l'Exposition  de 
Vienne  ? 

—Oui,  monsieur. 

— Eh  bien,  regardez  à  votre  entrée,  dans  le  grand  Salon,  le 


DE  PARIS  A  VIENNE.  797 

tableau  de  Piloty  qui  représente  Thusnelda,  la  femme  d'Hermann 
(que  vous  appelez  Arminius,  je  crois),  au  triomphe  de  Germanicus. 
Voilà  le  premier  anneau  de  la  haine  allemande. 

— Contre  la  France  ? 

— Contre  les  races  latines,  monsieur. 

C'est  bien  possible,  après  tout.  L'Allemagne  est  patiente,  parce 
qu'elle  se  croit  éternelle.  Elle  est  capable  de  couver  sa  vengeance 
pendant  des  siècles.  Tout  germe  lentement,  mais  sflrement,  dans 
ces  têtes  carrées  qui  mettent  huit  jours  à  ruminer  un  bon  mot  et 
toute  leur  vie  à  nourrir  une  idée.  Leur  ressentiment  n'a  fait  que 
s'exalter,  au  lieu  de  s'assouvir,  par  la  défaite  et  le  démembrement 
de  la  France.  Cet  étudiant  était  un  Prussien  de  la  Poméranie  :  on 
est  peu  exposé  à  de  pareilles  rencontres,  non-seulement  dans  l'Aile* 
magne  autrichienne,  mais  au  sud  du  nouvel  empire,  dans  le  grand 
duché,  le  Wurtemberg,  la  Bavière  même,  dont  les  habitants  diffé- 
rent du  Prussien  autant  que  le  Napolitain  du  Piémontais. 

"  Vous  venez  de  voir  là,  me  dit  mon  compagnon,  lorsque  notre 
interlocuteur  fut  parti,  un  des  plus  beaux  types  de  ce  qu'on  appelle 
le  mangeur  de  Français.  Tous  les  soirs,  à  la  brasserie,  il  braille 
pendant  deux  heures  la  Garde  du  Rhin  ou  la  Patrie  de  l'Alleniand. 
Le  mois  prochain,  il  proposera  à  sa  corporation  de  changer  la  cou- 
leur blanche  de  sa  casquette  contre  la  couleur  rouge,  image  du 
sang  français,  comme  dit  Kœrner.  Ce  qui  ne  l'empêche  pas  de 
rechercher  les  Français,  dont  il  parle  très-bien  la  langue,  de  lire 
nos  auteurs  et  nos  journaux  avec  passion,-^ quitte  à  les  traiter  après 
de  corrupteurs  de  la  morale  publique,  de  se  cotiser  avec  deux  ou 
trois  amis  pour  comprendre  le  Figaro^  et  de  m'interroger  sans  cesse 
sur  Paris,  qu'il  brûle  d'aller  voir,  tout  en  le  qualifiant  de  Sodome. 
Au  fond,  il  y  a  de  l'amour  dans  sa  haine." 

Et  puis,  ces  cerveaux  allemands  ont  toujours  un  petit  coin  qui 
n'est  pas  bien  net. 

C'est  égal  :  la  réponse  n'était  pas  facile  devant  les  ruines  du  châ- 
teau de  Heidelberg.  Cette  destruction,  dont  la  seule  pensée  éveil- 
lait la  princesse  Palatine  en  sursaut  dans  sa  chambre  à  coucher  de 
Versailles  et  la  faisait  pleurer  à  chaudes  larmes  pendant  la  nuit, 
avait  excité  l'horreur  et  la  pitié  des  exécuteurs  eux-mêmes.  "  Je 
ne  crois  pas  que  de  huit  jours  mon  cœur  se  retrouve  dans  sa  situa- 
tion ordinaire,"  écrivait,  le  4  mars  1689,  le  comte  de  Tessé  à  Lou- 
vois,  en  lui  rendant  compte  de  l'accomplissement  de  ses  ordres. 
J'imagine  qu'en  voyant  passer  dans  la  cour  de  Versailles  le  roi 
Guillaume,  qui  allait  se  faire  couronner  empereur  d'Allemagne, 
Turenne,  qui  garde  avec  Condé  l'entrée  du  palais  de  Louis  XIV,  a 
dû  se  souvenir  du  Palatinat. 


798  REVUE  CANADIENNE. 


Stuttgart,  12  juillet.. 


C'est  à  la  station  de  la  jolie  petite  ville  de  Bruchsal,  s'il  m'en 
souvient  bien,  que  l'on  quitte  les  wagons  badois  pour  entrer  dans 
ceux  de  la  compagnie  v^urtembergeoise.  A  ce  propos,  l'équité  veut 
que  je  fasse  réparation  d'honneur  aux  chemins  de  fer  allemands. 
Deux  choses  y  choquent  d'abord  le  voyageur  français  :  ils  vont 
lentement,  et  ils  n'allouent  pas  de  bagage  aux  voyageurs.  Sur  le 
second  point  il  faut  passer  condamnation,  à  moins  qu'on  ne  voyage 
en  touriste  expert,  avec  des  valises  portatives  qu'on  peut  toujours 
loger  à  côté  de  soi,  et  pour  lesquelles  les  employés  se  montrent 
fort  tolérants.  Quant  au  premier  point,  on  apprend  bien  vite  à 
connaître  les  trains  rapides,  qui  coûtent  plus  cher  que  les  autres^ 
mais  marchent  aussi  vite  qu'en  France,  et  sont  vraiment  les  seuls 
praticables  pour  les  gens  forcés  de  compter  avec  le  temps.  Ces 
deux  questions  réglées,  les  chemins  de  fer  allemands  ont  des 
mérites  qui  les  recommandent  au  respect  des  voyageurs  et  à  l'é- 
tude de  nos  compagnies  françaises.  Leurs  secondes  sont  cons- 
truites sur  le  modèle  de  nos  premières,  qu'elles  égalent  en  élégance 
et  en  confortable.  Elles  ont  des  filets  pour  les  bagages,  et,  comme 
toute  le  monde  fume  en  Allemagne,  on  pousse  la  précaution  jus 
qu'à  y  installer  l'allirail  nécessaire  pour  recevoir  la  cendre  et  les 
bouts  d'allumettes.  Môme  supériorité  pour  les  gares  qui,  jusque 
dans  les  petites  villes,  sont  des  monuments  dont  les  nôtres  n'ap- 
prochent pas,  et  pouf  les  tickets^  dont  chacun  porte  imprimé  le  prix 
de  la  place,  ce  qui  évite  bien  des  erreurs  et  des  réclamations. 

En  Wurtemberg,  c'est  mieux  encore.  Les  wagons  sont  vastes, 
largement  éclairés,  avec  un  couloir  entre  les  places  qui  permet  de 
passer  d'une  voiture  à  l'autre,  et,  aux  extrémités,  des  plates-formes 
sur  lesquelles  s'ouvrent  les  portes,  et  où  l'on  peut  prendre  l'air  en 
regardant  le  paysage.  A  cette  plate-forme  s'adapte  un  double 
escalier,  aussi  commode  que  celui  d'un  appartement  parisien. 
Bref,  le  Wurtemberg  est  le  paradis  des  voyageurs  en  chemin  de 
fer. 


(A  continuer.) 


\ 


ï 


BIBLIOGRAPHIE. 


Maple  Leaves — Canadian  History,  Literature,  Sport    (New  Seriei),  hyJ,  M. 
LeMoine,  Québec,  Augustin  Côté  àCo.,  1873.  •  jl,  ,  .r/  .jm.  .-loi; 

8vo,  de  290  pages. 

L'auteur  des  Maple  Leaves  vient  de  mettre  au  jour  une  nouvelle  édi- 
tion, refondue  et  augmentée,  de  mélanges  d'histoire,  d'archéologie,  etc. 
Les  journaux  québecquois  se  sont  empressés  d'annoncer  la  nouvelle  ;  et 
trouvant  dans  ce  titre  —  Les  feuilles  d'érable  l'idée  d'une  comparaison 
toute  naturelle,  ils  ont  dit  que  l'ouvrage  représente  à  l'esprit,  par  la  variété 
et  le  coloris  de  ses  chapitres,  la  richesse  charmante  de  nos  feuillages  d'au- 
tomne :  le  Chronicle  l'appelle  un  "  bouquet  !  "  Cette  poétique  louange  res- 
tera attachée  au  livre. 

Déjà,  en  d'autres  occasions,  la  Revue  Canadienne  a  entretenu  ses  lec- 
teurs du  noble  objet  que  M.  Le  Moine  s'est  toujours  proposé  dans  ses  écrit» 
en  langue  anglaise.  Il  n'en  est  pas  qui  mérite  davantage  nos  applaudisse- 
ments, car  il  s'agit  dans  toute  la  suite  des  Maple  Leaveê  de  faire  briller 
devant  le  regard  d'étrangers  quelques-unes  des  gloires  si  pures  d'un  passé 
que  Lord  Elgin  appelait  héroïque. 

Certes,  nos  historiens  ont  su  raconter  la  vie  et  les  actions  de  nos 
aïeux  "  d'une  manière  digne  de  leur  mémoire  "  ;  mais  ces  récits  sont  dan» 
notre  langue,  et  cette  langue,  malgré  sa  beauté  souveraine,  semble  être 
«ncore  condamnée  ici  à  demeurer  inconnue  en  dehors  du  cercle  de  notre 
petit  peuple.  Nos  annales  seraient-elles  donc  toujours  un  livre  fermé  pour 
ceux-là  même  à  qui  il  importe  d'enseigner  le  respect  et  Pestime  de  notre 
nationalité  !  Qui  de  nous,  dans  la  sensibilité  de  son  patriotisme,  n'a  souf- 
fert do  cette  pensée  ?...  De  ce  sentiment  est  née  l'œuvre  où  M.  Le  Moine 
a  mis,  selon  l'expression  du  poète,  "  son  étude  et  sa  gloire." 

Les  bornes  étroites  de  la  simple  notice  bibliographique  ne  permettant 
pas  les  développements,  voici  les  titres  de  quelques  chapitres  fort  vantés. 
Cela  suffira  avee  le  nom  de  l'auteur,  pour  donner  le  désir  d'avoir  l'ouvrage. 

D'Iberville — notre  Cid. 

Dollard  des  Ormeaux — notre  premier  Léonidas,  carnous  en  avons  eu  deux. 

De  Brébœuf  et  Lalemant — nos  saints  martyrs. 

3IUe  de  Verchères — l'héroïne  dé  quatorze  ans,  notre  Camille  aux  pieds 
légers  à  laquelle  ne  songent  pas  nos  poètes  I 

Tela  manu  jam  tum  tenera  puerilia  torsit 

Si  vous  êtes  de  ceux  qui  aiment  un  beau  chapitre  "  de  tristesse  et  de 
mélancolie,"  vous  lirez  The  Grave  of  Garneau,  the  Historian. 

Avez-vous  le  goût  des  reliques  et  légendes  du  passé  ?  lisez  le  chapitre 
onzième.... 

L'auteur  de  \ Ornithologie  du  Canada  n'oublie  pas  que  la  première 
passion  de  sa  jeunesse  fut  pour  les  lutins  de  l'air  dont  nous  envions  les 
ailes,  pour  ces  hôtes,  toujours  charmants,  qu'octobre  a  mis  en  fuite. 
Il  leur  consacre  le  moins  court  de  ses  chapitres. 


/ 


800  REVUE  CANADIENNE. 

M.  LeMoine  habite  à  Sillery,  près  de  Québec,  un  lieu  ''  fait  à  souhait 
pour  le  plaisir  "  d'un  naturaliste.  Lui-même  i  en  a  très-amoureusement 
dépeint  toutes  les  parties,  et  surtout  une  clairière  moitié,  jardin  moitié 
pelouse,  abritée  contre  les  vents  par  des  bosquets  d'érables  et  de  chênes — 
séjour  favori  de  gais  donneurs  d'aubades  :  rouges-gorges,  goguelus,  fau- 
vettes, flûtes,  hautbois  et  tutti  quanti.  Ces  virtuoses  sont  ses  hôtes  ordi- 
naires et  familiers. 

Parfois,  en  faisant  le  tour  de  son  domaine,  l'amphitryon  découvre  parmi 
les  fleurs  et  les  buissons  en  fruits  d'autres  visiteurs  ailés,  de  nobles  étran- 
gers qui  voyagent  pour  des  caases  inconnues.  Un  matin,  au  commencement 
de  la  saison  des  dahlias,  comme  il  se  récréait  à  regarder  ses  toisons  d'or,  ses 
adonis  et  ses  andromèdes,  il  aperçut — avec  quelle  joie  1 — sur  une  fleur 
soufre,  encore  humide  de  rosée,  un  oiseau  écarlate,  qui  ressemblait  à  un 
petit  globe  ardent.  '<  Les  gouttes  perlées,  illuminées  par  le  soleil  levant, 
"  l'entouraient  comme  d'un  resplendissant  diadème...  La  famille  accourut 
"  pour  contempler  cette  céleste  vision."  '  C'était  un  cardinal  de  la  Floride  !... 

Le  nouveau  chapitre  sur  les  oiseaux  est  au  nombre  des  pages  les  plus 
attrayantes  des  MapJe  Leaves.  Lorsque  l'auteur  l'écrivit,  nous  sommes 
sûr  que  sa  fenêtre  était  ouverte,  et  que  la  clairière  ensoleillée  résonnait  sans 
fin  et  sans  cesse  d'une  harmonie  inspiratrice. 

Il  y  passe  la  revue  de  toute  la  cohorte  volante — depuis  le  noir  étourneau 
portant  '•  épaulette  d'or  "  jusqu'à  l'oiseau-mouche.  Au-dessus  planent  les 
aigles.  Ah  !  comme  tout  cela  évolue  plus  vite,  fait  de  meilleure  musique,  a 
une  tout  autre  mine  que  l'armée  allemande  !...  Quelle  grâce  !  quel  éclat  !..^ 
Que  dites-vous  de  ceci  ? — 

"  Ce  petit  sylphe  si  preste,  cousu  d'argent  et  de  rubis,  qui  court  se  perdre 
''  dans  un  rayon  de  soleil — un  coup-d'œil  vous  a  sufl&  pour  le  reconnaître — 
"  c'est  l'oiseau-mouche  à  gorge  de  feu.  Les  matins  de  rosée,  voyez-le  volti- 
"  ger  autour  des  chèvrefeuilles  et  des  géraniums  odorants.  De  seconde  en 
"  seconde,  il  arrête  son  vol  au-dessus  d'une  fleur  plus  épanouie,  et,  soutenu 
"  par  ses  ailes...  il  a  déjà  ravi  la  gouttelette  de  nectar  au  fond  de  la  co- 
"  roUe  !  "  (Traduction)  \ 

Il  paraît  que  la  découverte  d'un  nid  d'oiseau-mouche — une  merveille  d'é- 
légance et  de  solidité — fait  époque  dans  la  vie  d'un  naturaliste.  Au  rapport 
du  frère  Gabriel  Sagard  *,  oiseaux  et  nid  ensemble  ne  pèsent  pas  plus  de 
vingt-quatre  grains,  c'est-à-dire  que  si  on  les  conférait  de  poids,  au  trébu- 
chet,  avec  des  pétales,  dix  ou  douze  feuilles  de  rose  emporteraient  le  nid  et 
la  nichée  !   Maxime  miranda  in  minimis. 

On  le  voit,  tout  attache  dans  ce  volume  des  Maple  Leaves.  Si  la  fin  est 
riante,  la  première  moitié,  que  remplissent  les  plus  graves  récits,  est  propre 
à  élever  Tâme  à  des  résolutions  généreuses.  A  ce  signe  reconnaissons,  sui- 
vant le  précepte  de  La  Bruyère,  que  "  l'ouvrage  est  bon  et  fait  de  main 
d'ouvrier." 

Alfrid  Garneau. 

1  Maple  Leqves,  3«  série  (1865),  p.  79-8  L 

2  Album  du  touriste  (1872),  p.  232. 

3  Maples  Leaves,  nouvelle  série   (1873)  chapitre  Our  Early  Friends,  ihe  Birds, 
^^,p,229. 

4  Grand  voyage  au  pays  des  Hurons. 


LA 


RBTUE  CANADIENNE 


PHILOSOPHIE,  HISTOIRK,  DROIT,   LITTÉRATURE,  ÉCONOMIE   SOCIALE,  SCIEKÊES, 
E^iTHKTlOI'K,  APOLOGÉTIQUE  CHRÉTIENNE,  RELIGION 

TOME  DIXIÈME 

OiiyJèine  Tii  vrai  son— 35  Novembre,  1873. 

SOMMAIRE 

i.-LE  BATTEUR  DE  SENTIERS,  (Suite) OUST  ATE  AIMA  Kl». 

I.-ETUDES  sur  les  TERRITOIRES  DU  NORD-OUEST  DU  CANADA;  (Suite).  J.  <\  LA?i€}EOER. 

lï.-PROFESSION  D'AVOCAT  ET  DE  NOTAIRE  EN  CANADA...  O.  noUTRi:. 

V.-LES  GAULTIER  DE  VARENNES B.  SVJ.TE. 

V.-DE  PARIS  A  L'EXPOSITION  DE  VIENNE,  (Suite) VICTOR  FOIJRXEI.. 

—BIBLIOGRAPHIE,  (Extrait  de  la  Revue  Catholique  des  Institutions  et  du 

Droit) V.  NICOLET, 

Aiocat,  Doct.  en  Droit. 


->=»§-^?-«=^ 


MONTREAL 

JMPRIWÉE  ET  PUBLIÉE  PAR  E.  SENEGAL 

Nos.  6,  8  et  10,  Rue  Saint-Vincent. 

1873. 

Oroit  de  traduction  et  de  reproduction  réserves 


M. 

u 
(  l 


ON  S'ABONNE  A  LA  REVUE  CANADIENNE 

CHEZ 

A.  Langlais,  Libraire,  Faubourg  St.  llocli Québec. 

II.  R.  Dufresne T rois-Rivières. 

Emm.  Crépeau Sorel. 

L.  J.  Casault, — Bibliothèque  du  Parlement  Provincial Ottawa. 

L.  A.  Dérome Joliette. 

Joseph  L'Ecuyer St.  Jean  d'Ibervil 

L.  0.  Forget Terrebonne. 

J.  A.  Archambault Varennes. 

31.  G.  Roussin Roxton  Falls. 

Alph.Raby Ste.  Scholastiq| 

C.  H.  Champagne, St.  Eustache. 

J.  B.  Lctebvre-Villemure St.  Jérôme. 

A.  M.  Gagnier Ste.  Martine. 

E.  Lafontaine St.  Hugues. 

J.  0.  Dion , Chambly. 

A.  Sauton,  41  Rue  du  Bac Paris. 


LA  REVUE  CANADIENNE, 

Recueil  périodique  de  Beaux-Arts  et  de  Sciences,  a  pour  but  de  travailler  à  la  créai 
d'une  littérature  nationale,  à  l'alliance  des  Lettres  et  de  la  Religion,  et  à  la  défense  des  pi 
cipes  fondamentaux  de  l'ordre  social  et  de  toute  vraie  civilisation. 

La  rédaction  se  fait  sous  la  direction  d'un  comité  de  Directeurs. 

S'adresser,  pour  tout  ce  qui  concerne  la  rédaction  et  l'envoi  des  manuscrits, au  Direct( 
Gérant,  L.  ^V .  Tessier.  à  Montréal. 


Prix  de  P  abonne  me  ni  :  un  an,$>2.00;  xilx  nioi!!«,  $1.00, 

Comme  lesfrais  de  port  sur  cette  Revue  sont,  depuis  le  1er  dejanvier  1869,  de  deux  centinsparlivj 
son,  payable  d'avance,  la   souscription  des  abonnés  en  dehors  de  la  ville  sera  dorénavant  de  $2. 2f 


NOUVEAU  MOIS  DE  MARIE 

niîDIl':  Al'X  FIDÈLES  1)1'  CANADA  PAU  UN 

PRÊTRE     DU     DIOCÈSE    DE    MONTREAj 

Avec  Approbation  de  NN.  SS.  lesEvêques  de  Tloa,  do  Montréal,  de  Trois-Rivières   o[   de 

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1  vol.  de280  pages  reliô. 
En  vent'^  fiiez  Ions  le?  Liiirnirf^?  'H  dinz  Tlvliloiir, 

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DOCTEUR   S.  GAUTHIE 

On  trouve  dans  cet  élablissemenl  tous  li^s  articles  qui  concernent  celte  branche  du  commer 
Dépôt  principal  des  pilules  de  Vallet.  On  ]»eut  consulter  le  Docteur  Gauthier  à  sa  pharmacie,  No^.^' 
rue  Sf .  Laurent,  pendant  le  jour  ;  la  nuii  à  sa  n'sidence  No.  235  rue  *t.  Liiwreni.—Mf'cJecin  nrcou  " 


¥'^ 


LE  BATTKUR  DE  SENTIERS, 


SCÉINKS  DE  LA  VIE  xMEXlGAINE. 


(Suite.) 

Xt.  — LE  DÉPART. 

La  maison  que  pogisédait  don  Onlierre  était  sjtuée,  comme  noiif 
l'avon-i  dit,  calle  priinesr»  Moiiterilla,  pa*tîs«Iii«  à  l'angle  de  la  plarp 
Mnyor. 

C'était  un  Magnifîijue  hôteU  presque  un  palais,  vaste  et  fori  bien 
distrilnié  intérieurement. 

Conim«^  «Ion  Gllti^  rre  était,  à  cause  de  ses  affaires,  obligé  à  venir 
plusieurs  fois  par  an  à  Mexico^  il  foiiservait  une  maison  montée 
Jans  cette  résidence,  de  so- te  qup.  lorsqu'il  arrivait  à  l'iniprovisie, 
soit  de  iiîiit.  soit  de  jour,  tout  était  [>ret  pour  le  recevoir;  Fneb)^ 
dépassé,  don  Gntierre  avait  expédié  lui  peon  en  avant  pour  annoncer 
son  an  ivee  prochaine  à  son  intendant,  et  celui-ci  s'était  mis  ea 
mesure. 

1)011  Mij^uel  trouva  donc  tout  eu  ordre  et  un  appartement  disposé 
pour  lui  et  pour  ion  i.uis. 

Après  avoir  dontié  Tordre  de  servir  fîes  rafraîchissements  aux 
personnes  qui  l'arcompagnaient,  le  jeune  homme  coujiédia  les 
^oujesi iqu.es  et  se  mit  en  devoir  de  .tenmincr  l'affaire  ébauchée  au 
velono.  ititi'j  fci! 

Quelques  jours  auparavant,  en  se  rendant  à  la  Vera-Cruz  anprèi 
25  Novembre  1873.  51 


802  REVUE  CANADIENNE. 

de  son  oncle,  don  Miguel  s'était  arrêté  pendant  deux  ou  trois  heures 
à  Mexico,  pour  mettre  en  sûreté  une  somme  assez  considérable 
qu'il  portait  avec  lui,  somme  destinée  à  parer,  s'il  était  nécessaire, 
aux  frais  de  l'expédition  projetée  pour  assurer  Id  fuite  de  don  Gu- 
tierre  et  de  sa  famille;  il  lui  fut  donc  facile  de  remplir  rengage- 
ment pris  en  son  nom  par  don  Luis,  et  de  compter  aux  Canadiens 
l'argent  promis. 

C*t-ux-ci  reçurent  avec  joie  cet  argent,8ur  lequel  ils  ne  comptaient 
pas  une  heure  auparavant,  et  qui  leur  tombait  littéralement  du  ciel, 
ainsi  qu'ils  en  convinrent  eux-mêmes. 

— Maintenant,  messieurs, dit  don  Luis, entendons-nous  bien:  dès 
dfr*main,  si  vous  m'en  croyez,  vous  vous  occuperez  de  terminer  vos 
affaires,  et  de  vous  procurer  ce  dont  vous  avez  besoin  pour  votre 
expédition  ,  vous  savez  tous,  sans  que  j'aie  besoin  d'insister  là-des- 
sus, que  les  affaires  politiques  se  brouillent  de  plus  eu  plus,  et 
qu'une  catastrophe  est  imminente;  peut-être  avant  un  mois,  les 
forces  de  Juarez  seront-elles  réunies  devant  Mexico,  dont  elles 
tenteront  le  siège;  d'ici  quelques  jours,  les  éclaireurs  de  l'armée 
ennemie  battront  la  campagne  dans  tous  les  sens  et  intercepteront 
les  Communications. 

— Oui,  répondit  Sans-Raison,  la  situation  est  tendue. 

—  Donc,  voici  ce  que  vous  ferez,  reprit  don  Luis  ;  je  calcule  que 
deux  jouis  vous  suliiront  pour  terminer  vos  préparatifs  ? 

— C'est  plus  qu'il  ne  nous  faut,  repondit  Saint-Amand. 

— C'est  égal,  mettons  deux  jours,  à  cause  des  éventualités  qu'on 
ne  peut  prévoir  ;  le  troisième  jour,  au  lever  du  soleil,  vous 
qiutterez  incognito  la  ville;  il  est  inutile  qu'on  sache  votre  départ, 
ajoula-t  il  en  appuyant  avec  intention  sur  ces  dernièi-es  paroles. 

— B. eu,  bien,  nous  comprenons,  flt  rOiuson;  nous  serons  muets. 

—  C'est  ce  que  je  désire  ;  vous  prendrez  la  route  de  Guadalajara, 
où  vous  vous  rendrez  en  toute  hâte.  Là,  vous  nous  attendrez,  non 
pas  dans  la  ville,  mais  au  rancho  de  la  Crnz... 

— Qui  est  sur  la  route  du  Pitic,  je  le  connais,  interrompit  Saint- 
Amand. 

— Cest  cela  môme,  dit  don  Luis;  là,  comme  ici,  et  plus  encore, 
bouches  closes;  j  ai  de  fortes  raisons  pour  vous  faire  cette  recom- 
mandation ;  surtout  veillez  à  vos  chevaux. 

— ^N'jus  achèterons  des  mustangs,  ce  sont  des  bêtes  de  fatigue 
accouiuinees  au  désert. 

xijf.  Xi  lutînme  rieïiie.  plusà  présent,  senores,  dit  don  Luis  en  se  levant 
|K)urléur  indiquer  qu'il  était  temps  de  se  retirer,  qii'à  vous  souhaiter 
une  bonne   nuit  et  à  vous  ren  eicier  dii  concours  loyal  que  vous 
voulez  bien  me  donner  dans  l'aifaire  qui  m'occupe. 
ifnqiJiS  y.: 

Ici 


LE  BATTEUR  DE  SENTIERS.  803 

— C'est  nous  qui  vous  remercions,mon8ieur  Morin,répondit Saint- 
Amand  en  son  nom  et  en  celui  de  j^es  compagnons,  car  vous  noag 
rendez  un  grand  service,  en  nous  piocnranl  les  moyens  de  cesser 
celle  existence  de  paresseux  que  nous  menons  dans  cette  ville  mau- 
dite; vous  n'aurtz  pas  avons  repentir  de  ce  que  vous  avez  faii 
pour  nous. 

— Jo  vous  confiais  trop  bien  pour  en  douter,  senores,  dit  gracieu- 
sement don  Luis  ;  à  revoir,  à  Guadalajara. 

—  A  revoir,  à  Guadalajara,  répondiient  les  Canadiens. 
Sur  ces  paroles,  ils  [)rireut  congé  et  se  retirèrent. 

— Avec  ces  qnaire  hommes,  dit  don  Luis  à  son  ami  dès  qu'il 
fut  seul  avec  lui,  je  me  ferais  fori  de  traverser  tonte  TAméiique, 
du  cap  de  Horn  au  détroit  de  liehnng  ;  c'est  une  bénédiclion  de 
Dieu  de  les  avoir  ainsi  rencontrés  tous  les  quatre.  Vous  les  verrez 
à  l'œuvre. 

—  C'est  égal,  cher  ami,  dit  le  jeune  homme,  vous  conviendrez 
avec  moi  qur  nous  les  avons  trouvés  dans  nu  bien  affreux  bouge. 

—-Que  voulez-vous,  mon  ami,  dans  leurs  situations  ils  ne  pou- 
vaient pas  hcibiter  un  palais  ;  cjui  sait?  peut-être  que,  lorsque  nous 
Icb  avons  vus,  ils  n'avaient  pas  mang-é  depuis  vingt-quatre  heures. 

—  Le  croyez  vous? 

— J'en  jurerai>;  vous  ne  vous  imaginez  pas  ce  que  la  misère  a 
d'affreux  jiour  des  hommes  de  celte  trempe  qui  ne  consenti- 
raient jamais  à  s'avilir  pour  y  échapper. 

— Quels  hideux  drôles  que  ceux  auxquels  vous  avez  parlé  et  qui 
semblent  si  bien  vous  connaître  ! 

—  Oui,  ils  ne  sont  pas  beaux,  je  l'avoue  ;  quant  à  me  connaître, 
j'ai  eu  assez  souvent  maille  à  p.aHir  avec  eux  pour  qu'il  eu  soit 
ainsi;  mais  vous  môme,  ne  croyez  pas  leur  ètie  inconnu. 

• — Oh  !  par  exemple,  mou  ami,  pour  cela  je  vous  certifie... 

—  Il  y  a  cependant  for!  peu  de  temps  que  vous  les  avez  vus,  ia- 
terronipit  en  riant  don  Luis;  sachez  que  la  plupart  des  indiviJus 
qui  se  tiouvaient  an  veloiio  faisaient  partie  de  la  cuadrilia  des 
salteadores  qui  nous  ont  arrêtés. 

— Vous  plaisantez  !      . 

— iNon,  je  parle  sérieusement;  j'ajouterai  môme  que  le  capitaine 
don  Blas,  celui  auijuel  j'ar donné  une  piastre  et  qui.a, si  lestement 
sauté  par  la  fenêtre,  vous  von-  le  r.«ppelez  ?      ■  v  y{u\  . 

— Je  me  le  rappelle,  eh  bien  ?,,')  i,u  n^t  Mijii.fa  I>    " 

— C'est  lui  qui   les  comuiiudait  dans  CQ^t^^  ciiicoii'stance. 

—  Et  vous  le  traitez  si  amicalement,  un  tel  mjf^erable  ! 
-7-Hourq*i()i  non  ?,dou  lilas,  à  part  ses  occupations  uii  peu  excen- 
triques, j'en  conviens,  est  un  cavalier  fort  considère  à  Mexico;  d'aifl- 


8G4  REVUE  CANADIENNE. 

ïèîirs  il  PFtbon  que  ri  on  «soyons  bien  avec  lui,  peut-être  le  réncoyi- 
lii*erons-nons  encore  sur  notre  passage  avant  d'atteindre  Guaymàsf 
iîiais  laissons  cela  ;  il  est  fort  tard,  si  nous  donnions  un  peu  ? 

— Un  mot  encore,  je  vous  prie. 

— Un  seul,  car  je  vous  avertis  que  je  dors  tout  debout. 

— A  quelle  heure  partirons-nous? 

—A  sept  ou  huit  heures.  Aussitôt  que  vous  voudrez,  cela  m'est 
égal. 

— Bien  !  Maintenant  allez  dormir,  puisqu'il  est  impossible  de 
rien  obtenir  de  vous. 

— Bonsoir,  mon  ami. 

— Bonsoir. 

Et,  après  avoir  cordialement  serré  la  main  de  don  Miguel,  don 
Liîis  se  retira  dans  sa  chambre  à  coucher. 

Demeuré  seul,  don  Miguel,  qui,  lui  aussi,  était  accablé  de  fatigue, 
prit  le  parti  de  se  livrer  au  repos,  et,  m  ilg?-é  l'inquiétude  qui  le 
dévornt,  il  ne  tarda  pas  à  s'endormir  profondément.        ^ 

Le  jpiine  homme  était  encore  plongé  dans  le  som  neil,lorsqu'il  se 
sentit  fortement  tiré  par  le  bras,  et  que  la  vôix  de  don  f^uis  l'éveilli 
en  sursaut  en  lui  criant  aux  oreilles  : 

— Eh  bien,  paresseux,  vous  donnez  encore  !  Pour  un  homme 
qui  ne  voiilail  pas  se  coucher  cette  nuit,  vous  allez  bien,  je  vous  en 
fais  mou  compliment. 

— Exnisez-moi,  mou  ami,  répondit-il  en  bâillant  à  se  démettre  la 
mâchoire,  mais  j'éiais  tellement  fatigué... 

— Pardieu  !  à  qui  le  dites-vous?  interrompit  en  riant  don  Luis; 
J'«i  été  contraint  de  feiudre  d'être  rompu  moi-même,  pour  vous 
bbliger  à  vous  reposer. 

—  Je  vous  remercie,  je  me  lève  ;  dans  un  instant  je  suis  à  vous» 

— Plaidant  que  vous  vous  habillerez,  je  feiai  seller  les  chevaux 
%l  atteler  une  voiture  pour  don  Gutierre  et  ses  filles. 
sîîl  i^Àh  !  pour  cette  fois,  mon  ami,  je  ne  reconnais  pas  votre  pru- 
denre  habitueHe  ;  une  voiture  de  la  maison,  pour  que  toute  la  ville 
connaisse  l'arrivée  de  mou  oncle! 

— C'est  vrai,  pour  cette   fois  j'ai  tort  ;  bon,  j'enverrai  un  domes- 
■^li^ue  chercher  nue  providefieia. 
Jii  ^-CVst  cela. 

— Allons,  levtz  vous,  je  m'en  vais, 

— Je  ne  vous  demande  qu'un  quart  d'heure. 

— Je  vous  attends  en  bas. 

Don  Luts«e  retira. 

Lorsque,  uu  quart  d'heure  plus  tard,  don  Miguel  descendit  dans 
la  cour,  les  chevaux  étaient  «elle»,  et  une  provideuciay  iei  etJt  le 


LE  BATTEUR  DE  SENTIERS.  805 

nom  qu'on  donne  à  Mexico  aux  voitures  de  place,  attendait  devant 
la  porte  de  la  maison. 

Les  jeunes  gens  montèrent  à  cheval,  et  après  avoir  donné  leurs- 
ordres  au  cocher  de  la  providencia,  ils  partirent  au  galop  dans  la 
direction  de  l'hôtellerie,  où  don  Gutierre  les  attendait. 

Il  était  six  heures  et  den)ie  du  malin  à  peine;  aussi,  à  part  quel- 
ques li'diens  portant  des  provisions  au  marché,  ils  ne  rencontrè- 
rent personne  sur  leur  roule  et  traversèrent  la  ville  tout  entière 
sans  être  remarqués;  c'était  du  reste  ce  qu'ils  désiraient.  Bien 
que  don  Gutierre  ne  se  cachât  pas  positivement  et  qu'il  n'eut  pas 
de  motifs  pour  le  faire,  cependant  il  préférait  que  sa  présence  à 
Mexico  fût  ignorée  le  plus  longtemps  possible;  non-seulement  à 
cause  des  menaces  de  don  Ramon  Armero,  mais  encore  parce  qu'il 
ne  voulait  pas  donner  plus  au  gouvernement  de  Miramon  qu'à 
celui  de  Juarez  l'éveil  sur  ses  projets  ;  aussi  avait-il  recommandé 
à  sou  neveu  la  plus  grande  circonspection  et  la  plus  grande  pru- 
dence dans  ses  actions  et  dans  ses  démarches. 

Lorsqu'ils  eurent  fait  quelques  pas  dans  la  rue,  ils  ralentirent 
un  peu  l'allure  de  le«irs  chevaux,  afin  de  pouvoir  causer  sans  trap 
de  difficultés,  et  don  Luis  se  tournant  vers  don  Miguel,  entama  en 
souriant  l'entretien. 

— Voyons,  lui  dit-il,  mon  ami,  maintenant  ^ue  vous  voilà  frais  et, 
dispos,  il  s'agit  de  nous  entendre. 

— Oui,  et  je  vous  avoue,  mou  cher  don  Luis,  que  cela  m'inquiète 
considérablement  ;  je  ne  sais  comment  m'y  prendre  pour  avouer  à 
mon  oncle... 

— Vous  êtes  un  enfant,  interrompit  don  Luis,  vous  n'avez  rien  du 
tout  à  avouer  à  votre  oiicie. 

—Mais  comment  faire  alors  ?  ,, 

—Rien  de  plus  facile,  écoutez-moi  bien  :  vous  avez  trouvé,  ea 
arrivant  hier  au  soir  à  Mezico,  une  lettre  dans  laquelle  votre  père 
vous  informe  que,  surveillé  avec  soin  par  les  agents  du  pouvoû?; 
qui  cherchent  un  prétexte  pour  le  dépouiller  de  ce  qu'il  possède^ 
cause  de  ses  projets  de  fuite  qu'ils  soupçonnent,  il  lui  est  mipos« 
sil)le  de  quitter  Aguas  Frescas,  où  il  a  été  contraint  de  se  réfugier, 
pour  se  soustraire  aux  vexations  sans  nombre  dont  on  l'abreuve  j 
tout  cela  n'est-il  pas  vrai,  à  la  rigueur  ? 

— Parfaitement  ;  je  vous  avoue  que  ce  moyen  me  sourirait  assez 
s'il  il'y  avait  pas  une  chose  qui  m'embarrasse. 

— Laquelle  ? 

— I^a  letlre,  caramba  ! 

—  Éh  bien,  la  lettre,  si  votre  oncle  désire  la  voir,  vous  en  serez 
quitte  pour   la  chercher,  et,  ne  la  trouvant  pas,  vous  lui  avouere* 


806  REVUE  CANADIENNE. 

enfin  que  vous  l'avez  oubliée  à  Mexico  ;  et,  soyez  tranquille,  mon 
ami,  une  fois  qu'il  sera  ici.  il  aura  trop  de  besogne  pour  y  songer 
davantage;  ainsi  ne  vous  tourmentez  pas  à  ce  sujet,  et  continuons 
gaiement  notre  roule  ;  vous  allez  revoir  vos  charmantes  cousines, 
quittez  ce  visage  morose,  et  prenez  votre  air  le  plus  riant. 

Tout  en  conversant  ainsi,  ils  atteignirent  le  meson. 

Don  Giitierre  les  attendait.  Ses  premières  paroles  furent  pour 
son  frère. 

Ce  que  Louis  Morin  avait  prévu  arriva;  Don  Gutierre  n'avait 
aucun  motif  pour  douter  de  son  neveu;  il  ajouta  donc  une  foi 
entière  à  ce  qu'il  plut  à  don  Miguel  de  lui  dire,  et  se  résigna  d'assez 
bonne  grâce  à  continuer  seul  son  voyage. 

Ainsi  que  cela  avait  été  convenu,  les  bagages  avaient  été  expé- 
diés en  avant  sous  la  conduite  des  peones  ;  don  Gutierre  n'avait 
coui^ervé  auprès  de  lui  que  les  deux  guérilleros,  ce  qui  avait  paru 
fortement  contrarier  ceux-ci. 

Don  Miguel  et  don  Luis  auraient  voulu  se  mettre  en  route,  sinon 
lejonr  même,  du  moins  le  lendemain;  mais  cela  était  de  toute  impos- 
sibilité, Sacramenta  et  sa  sœur  étaient  littéralement  brisées  de  fati- 
gue. Du  repos  de  quatre  ou  cinq  jours  au  moins  leur  était  indispen- 
sable pour  reprendre  un  peu  de  forces  et  les  remettre  en  état  de  bra- 
ver les  nouveaux  périls  qui,sansdoute,les attendaient  sur  la  longue 
route  qui  leur  restait  encore  à  parcourir. 

Don  Gutierre  s'installa  avec  ses  filles  dans  sa  maison,ayantle  soin 
de  demeurer  renfermé  chez  lui  le  plus  possible, afin  de  ne  pas  atti- 
rer l'attention  et  éveiller  la  curiosité. 

Si  grand  que  fut  le  désir  qu'éprouvât  don  Miguel  de  voir  enfin 
son  oncle  hors  de  danger,  le  relard  forcé  qu'éprouvait  son  voyage 
était  loin  de  lui  déplaire;  laissant  à  son  ami  le  soin  de  terminer 
les  derniers  préparatifs  que  nécessitait  une  longue  route  qui  devait 
s'effectuer  en  grande  partie  sur  le  territoire  indien,  il  passait  toutes 
ses  journées  dans  la  compagnie  des  dames,  se  complaisait  dans  son 
amour  pour  Sacramenta,  que  l'intimité  dans  laquelle  il  vivait  de- 
puis quelque  temps  avec  elle  lui  faisait  à  chaque  instant  chérir 
davantage  ;  car  toute  contrainte  étant  bannie  de  leurs  entretiens, 
le  caractère  charmant  de  la  jeune  fille,  ses  précieuses  qualités  de 
cœur  se  dévoilaient  de  plus  en  plus  à  ses  yeux,  et  lui  révélaient  les 
trésors  de  bonté  et  de  tendresse  que  cachait  son  apparence  un  peu 
froide  ou  un  peu  hautaine. 

Jesusita,  toujours  présente  aux  entretiens  de  sa  sœur  avec  son 
cousin,  souriait  avec  mélancolie  en  écoutant  leurs  douces  paroleS; 
trop  pure  et  trop  naïve  pour  comprendre  ou  envier  le  bonheur  de 
Sacramenta,  dont  elle  était  naturellement  la  confidente;  cepenia  t, 


LE  BATTEUR  DE  SENTIERS.  807 

malgré  elle,  elle  éprouvait  parfois  un  secret  mouvement,  non  de 
jalousie,  mais  de  contrariété,  en  comparant  la  ditférence  qui  exis- 
tait entre  la  manière  d'être  de  son  cousin  avec  sa  sœur  et  avec  elle  ; 
et  alors  elle  se  demandait  a'où  provenait  cette  différence  et  pour- 
quoi don  Miguel,  qui  riait  et  plaisantait  si  facilement  avec  elle, 
devenait  subitement  rêveur  et  mélancolique  lorsqu'il  s'adressait^A 
88  sœur.  f^ 

Dix  jours  s'écoulèrent  ainsi  sans  que  rien  vint  troubler  la  tran- 
quillité dont  jouissaient  nos  personnages;  la  situation  politique, 
qui  s'aggravait  de  p  us  en  plus,  détournait  d'eux  l'attention. 

Cependant,  don  (îutierre  et  don  Miguel  ne  se  dissimulaient  pas 
que  plus  ils  tarderaient,  plus  ils  éprouveraient  de  difîicultés  à  exé- 
cuter leur  voyage. 

Miramon  avait  perdu  la  bataille  de  Silao  et,  par  suite,  Guadala- 
Jara,  la  dernière  ville  importante  qui  l  hit  encore  pour  lui,  avait  été 
forcée  d'ouvrir  ses  portes  à  l'armée  do  Juarez. 

La  campagne  était  donc  désormais  romplétement  au  pouvoir  de 
Tennemi,  dont  les  grand's  gardeâ  venaient  déjà  fourrager  sur  le 
plateau  d'Anahuac  et  dont  les  têtes  de  colonnes  ne  tarderaient  pas 
à  déboucher  de  tous  les  côtés  à  la  fois  en  vue  de  la  capitale 
môme. 

A  Mexico  régnait  l'anarchie  la  plus  complète  ;  les  soldats  de  Mi- 
ramon, qui,  depuis  plusieurs  mois,  n'avaient  pas  été  payés,  atta- 
quaient les  citoyens  en  plein  jour  dans  les  rues  les  plus  fréquentées 
et  les  dévalisaient  avec  une  audace  que  l'impuissance  des  lois  ren- 
dait de  plus  en  plus  grande. 

Un  tel  état  de  choses  était  intolérable;  les  familles  riches  émi- 
graient  en  masse  ;  d'un  autre  côté,  le  danger  d'un  siège  devenait 
imminent,  il  fallait  fuir  au  plus  vite. 

Plusieurs  fois  il  avait  semblé  à  don  Luis  voir  rôder  des  gens 
suspects  autour  de  la  maison  de  don  Gutierre,  et  parmi  ces  gens 
suspects  il  avait  cru,  malgré  le  costume  qui  les  déguisait,  recon- 
naître don  Remigo  et  don  Ramon. 

Une  fois  même,  dans  un  velorio  où  il  s'était  introduit  incognito*, 
il  avait  trouvé  Pedroso  et  (iarnero  attablés  et  en  grande  conversa- 
tion avec  deux  hommes  qui  lui  avaient  semblé  être  ses  driux 
ennemis. 

La  position  devenait  donc  sérieusement  périlleuse  pour  don  Gu- 
tierre; Louis  Morin  communiqua  ses  crainte»  à  don  Miguel  en 
insistant  pour  un  prompt  départ,  qu'un  délai  rendrait  peut-être. 
Binon  impossible,  du  moins  d'une  extrême  difficulté.  ' 

Don  Gutierre  fut  averti  ;  le  séjour  de  Mexico  lui  [>esait  au  moins 


908  REVUE  CANADIENNE. 

autant  qu'à  don  Luis  ;  ce  fut  donc  avec  joie  qu'il  reçut  les  cuver- 
titres  que  lui  fit  son  neveu. 

Afin  de  déroutr^r  les  soupçons,  le  départ  fut  arrêté  pour  le  lende- 
main au  point  du  jour. 

Les  deux  guérilleros  consignés  et  gardés  à  vue  par  le  Français, 
<fni  ne  se  souci.iit  point  qu'ils  révélassent  leurs  projets  à  ses  enne- 
mis, quittèrent  la  ville  avec  lui  le  soir  même  et  allèrent  attendre 
dans  un  meson  situé  sur  la  route  de  Gnadalajara,  l'arrivée  de  don 
Ouiierre,  qui  les  rejoignit  en  effet  le  lendemain  à  l'heure  convenue, 
en  compagnie  de  ses  filles  et  de  don  Miguel. 

La  petite  troupe,  composée  de  sept  personnes,  s'éloigna  alôrs^aii 
^rand  trot  dans  la  direction  de  Gnadalajara,  où  elle  devait  ren- 
Contr»^r  les  bagages  et  les  quatre  chasseurs  enrôlés  par  Louis 
Morin. 

Le  soir  on  campa  à  dix  lieues  de  Mexico,  dans  un  rancho  aban- 
donné ;  don  Luis  avait  voulu  faire  une  longue  traite  le  premier 
jour,  afin  de  déjouer  les  poursuites  de  ses  ennemis. 

Au  moment  où  les  deux  guérilleros  se  roulaient  dans  leurs  zara- 
|)és  pour  se  livrer  au  sommeil,  le  Français  s'approcha  d'eux  et  leur 
frappant  sur  rép.iule: 

-^Ecoutez,  drôles,  leur  dit-il  nettement,  je  sais  que  vous  essaye* 
déjouer  un  double  jeu  ;  prenez  garde,  avec  moi  cela  est  dangereux, 
don  Miguel  vous  a  promis  une  somme  qui  suffira  à  vous  rendre 
Juches  j  moi,  à  la  première  trahison,  je  vous  promets  de  vous  tuer 
^omme  des  chiens  ;  vous  m'avez  compris,  n'est-ce  pas? 

Les  guérilleros  essayèrent  de  se  disculper. 

—Silence!  dit  le  Français  d'un  ton  péremptoire, je  ne  discute 
p^s  avec  vous,  je  vous  avertis  ;  donc,  prenez  garde,  j'ai  l'habitude 
dé  tenir  scrupuleusement  ma  parole  ;  sur  ce,  bonsoir. 

Il  les  quitta  sans  rien  vouloir  écouter  et  il  alla  se  coucher  auprès 
de  son  ami. 

Le  lendemain  lés  deux  guérilleros  avaient  disparu  en  emmenant 
â^ec  eux  uiïe  mule  chargée  de  bagage. 

— A  la  bonne  heure,  dit  don  Luis,  maintenant  je  ne  conserve 
plus  de  doutes  à  If^ur  égard  ;  à  notre  prochaine  rencontre,  nous 
r'èglerons  nos  comptes. 


XII.— LE  DÉSERT. 


Le  grand  désert  américain,  cet  immense  océan  de  verdure,  au 
inilieu  duquel  les  aborigènes,  refoulés  par  la  conquête  et  la  civili- 
sation, sont  venus  se  réfugier  comme  dans  une  inexpugnable  for- 


LE  BATTEUR  DE  SENTIERS.  m 

teresse,  offre  aux  regards  éblouis  du  voyageur  des  aspects  d'une 
itiajestneuse  grandeur,  jamais  les  mêmes,  et  dont  Teffet  est  toujours 
saisissant. 

Tantôt  se  déroulent  devant  les  yeux  d'interminabîes  savannes 
plates,  nues  et  désob-es,  où  les  ossements  desséchés  d'hommes  et 
d*animaux  tracent  seuls  un  étroit  sentier  que  le  passage  de  rhaque 
c^favane  d'émigrants  élargi o  eu  semant  derrière  elle  de  nouvelles 
victimes;  tantôt  ce  sont  des  prairies  verdoyantes  coupées  par  de  si- 
nueuses rivières,  tantôt  ce  sont  d'impénétrables  forêts  à  la  luxuri- 
ante végétation,  servant  de  repaire  aux  hôtes  féroces  de  ces  régions 
et  à  travers  lesquelles  on  est  contraint,  la* hache  en  main,  de  se 
frayer  un  passage  ;  tantôt  ce  sont  des  chaos  dé  montagnes  entassées 
pêle-mêle  les  unes  sur  les  autres,  dont  lescimeschenuesse  cichent 
dans  Ifs  nuages,  et  sur  les  flancs  granitiques  desquelles  court  un 
étroit  sentier  suspendu  comme  par  miracle  au-dessus  de  précipices 
insondables  Puis,  pour  animer  le  paysage,  des  troupes  de  bisons, 
des  manadas  de  chevaux  sauvages,  des  antilopes,  des  élans,  des 
ésshatas  vivent  en  liberté,  côte  à  côte  pour  ainsi  dire,  avec  les  jâ- 
gnais,  les  loups  rouges  des  prairies,  les  punias  et  les  ours  gris, 
chassés  par  les  Indiens,  aussi  féroces  et  aussi  indomptables  qu'eux- 
mêmes.  . 

C'est  dans  l'immense  région  déserté,  ôïi  plutôt  sauvage,  qui  s*é- 
iénd  de  Paso  del  Norte  jusqu  à  la  haute  Californie  et  TÔrégon  qiïè 
nous  rejoindrons  nos  personnages  trente-trois  jours  après  leurcfô- 
part  de  Mexico. 

C'était  le  soir,  la  caravane  gravissait  péniblement  un  étroit 
Rentier  qui  conduit  au  sommet  d'une  verdoyante  accore  d\\  Rîo 
^ande  bravo  del  Norte^  le  soleil  disparaissait  dans  des  flot?  de  pour- 
pre et  d*or  juste  au  moment  où  les  voyageurs  fatigués  arrivaient 
sur  le  point  elev*  qu'ils  voulaient  atteindre. 

Le  premier  soin  de  don  Luis,  qui  avait  conservé  le  Commande- 
inent  de  la  caravane,  fut  de  faire  abattre  les  arbres  qui  dominaient 
l^accore,  aôu  de  former,  avec  leurs  troncs  et  leurs  branches  entt*è- 
îassés,  un  retranchement  assez  fort  pour  mettre  le  camp  à  l'abri 
d'un  coup  de  main. 

Cependant  le  Français  conserva  un  épais  bouquet  d'arbres,  si'tUé 
juste  au  centre  du  camp,  et  qui  devait,  en  cas  dé  besoin,  servir  dé 
feifaite  et  de  citadelle  aux  voyageurs. 

Une  enramada  fut  construite  au  centre  du  fôurfé  ;  dé\'ânt  cêttô 
«nramada  on  dressa  une  tente,  puis,  lorsque  les  animaux  eurertt 
été  dessellés  et  déchargés,  que  les  fourgons  furent  enchaînés  éQ 
i^rrière  du  retranchement  qu'ils  reaforcèrenl,  on  alluma  les  feUi 
de  bivouac  et  on  prépara  le  repas  du  soir. 


810  REVUE  CANADIENNE. 

Bien  des  événements  avaient  eu  lieu  pei»dant  les  trente-trois 
jours  qui  s'étaient  écoulés  depuis  que  nos  personnages  avaient 
quitté  Mexico. 

Ces  événeTents,  nous  les  résumerons  en  quelques  mots. 

Ainsi  que  cela  avait  été  convenu,  les  peones,  les  bigrij^es  et  lee 
chasseurs  avaient  rejoint  la  caravane  à  Guadalajara.  On  avait 
fait  une  halte  de  deux  jours  dans  cette  ville,  afin  de  se  procurer 
des  fourgons  solides  pour  traverser  le  désert  et  une  voiture  assez 
commode,  dans  laquelle,  lorsqu'elles  se  sentiraient  trop  fatiguées, 
les  jeunes  filles  pourraient  se  réfugier.  On  renouvella  les  provisions 
de  bouche,  et  on  partit. 

La  caravane  se  composait  de  trente-quatre  personnes,  dont  trente- 
deux  combattants,  tous  hommes  résolus  et  éprouvés,  avec  lesquels 
on  pouvait  sans  crainte  risquer  la  traversée  du  désert,  traversée 
devenue  plus  difiTicile  en  raison  des  troubles  politiques  qui  déchi- 
raient le  Mexique,  et  qui  avaient  naturellement  augmenté  l'audace 
des  Indiens,  dont  les  troupes  Mexicaines,  occupées  à  s'entre  détruire, 
ne  songeaient  pas  à  réprimer  les  déprédations. 

Tant  que  la  caravane  se  trouva  sur  le  territoire  réel  de  la  répu- 
blique, tout  alla  assez  bien,  l'organisation  militaire,  l'armement 
formidable  des  hommes  dont  elle  était  composée,  imposait  aux  ma- 
raudeurs qu'elle  Cl  oisait  à  chaque  instant  sur  sa  route,  et  qui  la 
regardait  passer  avec  une  colère  impuissante,  comprenant  qu'un 
conflit  ne  tournerait  pas  à  leur  avantage. 

Grâce  à  la  connaissance  approfondie  que  possédait  don  Luis  des 
routes  mexicaines,  la  caravane,conduile  par  des  sentiers  détournés; 
parvint  à  passer  inaperçue  à  travers  les  nombreux  détachements 
de  soldats  qui,  tous,  convergeaient  sur  Mexico,  que  Juarez  voulait 
assiéger. 

Elle  était  ainsi  parvenue  à  éviter  les  périls  qui  la  menaç  tient; 
déjà  elle  se  croyait  à  peu  près  à  l'abri  des  salteado-^es,  lorsqu'un 
soir,  au  moment  où  elle  se  préparait  à  camper,  elle  fut  tout  à  coiip 
enveloppée  par  une  troupe  nombreuse  de  cavaliers  et  attaquée  à 
l'improviste,  avec  une  vigueur  qui,  dans  le  premier  moment  de 
surprise,  jeta  le  désordre  dans  les  rangs  des  peones;  peu  s'en  fallut 
même  qu'ils  n'abandonnassent  les  mules  de  charge  et  les  fourgons 
et  qu'ils  ne  prissent  la  fuite.  Il  fallut  toute  l'indomptable  énergie 
àe  Louis  Morin,  tout  le  sang-froid  de  don  Gutierre  et  le  cour.tge 
de  don  Miguel  et  des  Canadiens  pour  éviter  celte  déroute  et  réta- 
blir un  peu  d'ordre  dans  les  rangs;  mais  la  première  surprise 
passée,  les  peones,  honteux  de  la  crainte  qu'ils  avaient  montrée, 
firent  résolument  face  à  l'ennemi,  et,  embusqués  derrière  les  lour- 
gous,  ils  le  reçurent  avec  un  feu  terrible. 


LE  BATTEUR  DE  SENTiERS  811 

Les  voya^^eiirs  n'avaient  pas  aff.iire  à  fie  timides  adversaires; 
ceux-ci,  voyant  leur  coup  «le  main  manqné,  conlinuèrent  brave- 
ment le  combat  et  chargèrent  à  fond  de  train  snr  les  peones.  Doa 
Mignel  et  Lonis  Morin  rébolnrent  d*en  finir,  et  s'élançant  hors  dû! 
taillis  qni  les  abritait,  i's  se  ruèrent  le  revolver  au  poiiig  sur  les 
assaillants;  et,  comme  d'un  commun  accoid,  ils  attaquèrent  le 
cavalier  qni  paraissait  être  If^  chef  des  bandits.  Celui  ci  soutint 
vigoureusement  cc  double  choc  et  riposta  bravement. 

Ses  compagnons  accoururent  pour  le  dégager;  les  peones,  guidés 
par  don  Gulierre,  volèrent  au  secours  des  deux  hommes,  et  la 
mêlée  devint  générale. 

Pendant  quelques  minutes,  il  y  eut  une  lutte  horrible  à  l'arme 
blanrhe;  les  deux  partis  combattaient  avec  un  acharnement  inouï, 
s'assommant  à  coups  de  ciosse  et  se  poignardant  à  coups  de 
couteau. 

Soudain  un  cri  s'éleva  strident  et  sinistre,  un  mouvement  s'opéra 
parmi  les  combattants,  et  les  salteadores,  faisant  volter  leurs  che- 
vaux, s'élancèrent  dans  toutes  les  directions,  laissant  les  voyageurs 
maîtres  du  champ  de  bataille,  et  abandonnant  leurs  morts  et  leurs 
blessés. 

Don  Luis  ne  s'expliquant  pas  la  cause  de  cette  retraite  subite, 
fit  rester  les  peones  sous  les  armes,  tandis  qu'il  expédiait  TOursOfi 
et  Sans-raison  à  la  découverte. 

Pendant  leur  absence,  les  peones  s'étaient  comptés,  leurs  perte» 
étaient  sensibles,  neuf  des  leurs  avaient  été  tués,  cinq  dangereuse- 
ment blessés.  C'est-à-dire  que  presque  la  moitié  de  leur  effectif  se 
trouvait  hors  de  combat  ;  le  cas  était  grave. 

Les  salteadores  avaient  éprouvé  des  pertes  plus  g'-andes  encore, 
vingt-cinq  des  leurs  gémissaient  étendus  sur  le  sol,  parmi  eux  était 
leur  chef. 

Lonis  Morin,  avec  cette  implaquable  c^-nanté  que  les  circons- 
tances exigeaient,  ordonna  d'achever  les  blessés,  ordre  qui  fut  im- 
médiatement exécuté  par  les  peones. 

Puis  une  fosse  fut  creusée,  les  morts  y  furent  en  tassés  pêle-mêle 
et  la  terre  rejetée  par-dessus. 

Le  cnef  seul  fut  privé  de  sépulture;  le  Français  voulait  en  faire 
un  exempl*^,  il  ordonna  qu'i.  fut  pendu  par  les  pieds  à  un  arbre  ; 
mais,  avant  qu'on  procédât  à  cette  exécution  posthume,  il  enleva 
lui-même  le  voile  noir  qui  ca«  hait  le  visage  du  mort.  ^^. 

— Le  capitaine  Bas!  s'écria-l-il  en  le  montrant  à  don  Migue},. 
J'en  étais  sûr;  maintenant  nous  savons  quels  sont  ceux  qui  nous 
oint  attaqués. 

— Don  Ramon,  n'est-ce  pas?  répondit  le  jeune  homme. 


812  REVUE  CANADIENNE. 

— Lui  seul  est  assez  riche  pour  avoir  réussi  à  faire  ainsi  quitter 
Mf^xiro  au  capitaine  Blas,  reprit  Louis  Morin;  voilà  les  campignes 
du  digne  capitaine  terminées, Dieu  ait  pitié  de  son  ârael  Pendez-le^ 
ajputa-t-il. 

X'ordfe  fut  immédiatemet  exécuté. 

Boii  Luis  prit  alors  son  ami  à  part. 

ht's  menaces  de  don  Ramon  ne  sont  pas  vaines,  lui  dit-il;  ce 
ilôtivel  échec  ne  fera  que  le  rendre  phis  furieux,  il  ne  négligera 
rien  pour  prendre  une  éclatante  vengeance. 

—Je  ne  suis  pas  de  votre  avis,  don  Luis,  répondit  le  jeune  hom- 
lile,  don  Ramon  nous  suit  évidemment  depuis  longtpm[kS  à  la  piste; 
nous  voyant  presque  sur  le  point  d'atteindre  le  territoire  indien, 
il  aura  voulu  tenter  un  coup  décisif  ;  il  n'osera  pas  nous  suivre  aa 
désert,  où,  comme  nous,  tout  lui  deviendra  hostile  ;  son  insuccès^ 
ert  lui  prouvant  l'impossibilité  de  nous  vaincre,  l'aura  fait  réflérhir, 
nous  en  voilà  débarrassés,  nous  n'entendrons  plus  parler  de  lui. 

—Détrompez  vous,  don  Miguel  ;  depuis  longtemps  je  connais  don 
Ifemon,  il  a  du  sang  indieti  dans  les  veines,  il  me  hait;  de  plus,  il 
à  juré  de  s'emparer  de  Vdâ  cousines  ;  coûte  que  coûte,  il  tiendra 
sbii  serment,  la  mort  seulô  pourra  l'arrêter. 

—Alors  nous  le  tuerons,  répondit  vivement  le  jeune  h«m,me. 
(9i_-j'y  compte  bien,  fil*  Louis  Morin  en  riant,  maïs  cette  at,taq^ue 
dblt  nous  servir  de  lé^on  pour  l'avenir,  nous  avons  été  surpris  par 
notre  faute,  il  ne  faut  pas  qu'un  pareil  casse  représente,  et  bien 
(Jne  nous  ne  soyons  pas  encore  au  dé^r.t,  naon  avis  est  d'agir  com- 
m^e  si  nous  y  étions,  et  de  nous  garder  avec  soin. 

— Ceci  vous  regarde,  mon  ami  ;  mol,  tout  le  premier,  j'obéirai 
scrupuleusement  auxordfes  que  vou^  jUgeté^  C0nven4ble  de  nous 
donner.  ^ 

— Mefd,  je  n'attendais  pas  moinfe  de  vous  ;  ne  dites  pas  un  mot 
à  votre  oncle  de  cette  reconnaissance,  cela  l'inquiéterait,  il  vaut 
mieux  qu'il  suppose  que  nous  avons  tous  été  attaqués  par  des  sal- 
tôadores  que  le  désir  de  nous  dépouiller  dirigeait  seul. 

— Vous  avez  raison,  je  me  tairai.  ^  .     / 

En  ce  moment  les  deux  Canadiens  revinrent  âe  îèlii^  ei^êdtiîbh  ; 
les  salteadores  s'étaient  bien  réellement  mis  en  retraite,  un  retour 
offensif  n'était  pas  à  redouter. 

Par  les  soins  de  don  Gutierre  et  des  jeunes  filles,  les  peones  bles- 
sés avaient  été  pansés  et  coUchéS  sut  lés  fourgons,  on  .poussa  en 
avant,  et  on  établit  à  deux  lieues  plus  loin  le  canpement  de 
nuit. 

Kndant  quelques  jours  la  caravane  continua  sa  roule  sans  nott- 
velle  alerte  ;  les  voyageurs  faisaient  bonne  garde  ;  lorsqu'ils  étaient 


LE  BATTECR  DE  SENTIERS.  813 

contraints  de  camper  en  rase  campagne,  ils  se  retranchaient,  co'n- 
me  s'ils  se  fussent  trouvés  en  pays  ennemi,  et  posaient  des  sepli- 
nelles  chargées  de  veiller  à  la  sûreté  commune.  ,  ,    ,-, ' 

Les  peones  blessés,  qui  n'avaient  pu  être  remplacées  par  d'aiUreç, 
avaient  été  soi^^nés  avec  le  plus  j^^rand  soin  pir  Sa«Tament,a  el  sa 
sœur;  malgré  la  gravité  des  blessures  qu'ils  avaient  r^^çut's,  ils 
commençaient  à  entrer  en  convalescence,  et  bientôt  tout  faisait 
espérer  qu'ils  seraient  en  é^at  de  reprendre  un  service  a<!tif,jfe 
qui  était  d'autant  plus  à  désirer  que  TeffiM  tiTde  la  troupe,  dimiaué 
de  neuf  hommes,  ne  se  composait  plus  que  de  vingf-tro's  comUat- 
lants,  nombre  fort  restreint,  au  cas  où  il  faudrait  soutenir  de  nou- 
velles attaques. 

La  caravane  avait  quitté  le  dernier  ^residio  servant  de  Uni i te  au 
territoire  civilisé,  elle  allait  passer  le  Rio  grande  bravo  de!  Norte 
et  entrer  définitivement  d;ins  le  désert.  j , 

Il  y  avait  trente  et  un  jours  que  les  voyageurs  ét;iient  partisi^e 
Mexico,  dix-neuf  jours  s'étaient  écoulés  depuis  qu'ils  ;ivaieulré;té 
attaqués  par  les  salteadores.  !| 

Vers  trois  heures  de  l'après-midi,  ils  atteignirent  les  bords  du 
fleuve,  qu'ils  devaient  traverser  à  gué. 

Louis  Morin  ne  voulut  laisser  à  personne  le  soin  de  chei-cher  le 
gué,  la  troupe  fit  halte  à  environ  une  li»^ue  du  fleuve;  le  Français, 
après  avoir  recommandé  à  don  Miu;uel  la  plus  sérieu-e  vigilance, 
piqua  des  deux  et  s'élança  en  avnnt  en  enfant  perdu. 

Avec  son  habitude  du  désert  il  ne  fallut  qiie  fort  peu  de  tein|>s 
au  Français  pour  reconnaître  et  sonder  le  gué,  les  rivières  mexi- 
caines sont  en  ét,é  généralement  peu  profcnles  ;  comme  leur  lit 
est  de  gravier  roulé^  elles  sont  faciles  à  livi verser. 

Le  Français  s'assura  que  les  fou'-gons  pisseraient  en  ayant  de 
l'eau  un  peu  au-dessous  des  essieux,  et  que  les  «cavaliers  pourr.iieiit 
e^avancersur  cinq  de  front,  et  ofl'rir  ainsi  une  plus  grande  résistance 
an  courant  assez  fort  en  cet  endroit. 

Le  gué  reconnu,  Louis  Morin  explora  les  rivésdn  fleuve;  ces 
rives,  en  penie  douce  du  côté  où  se  trouvaient  les  voyageurs,  s'es- 
icarpaient  sur  le  bord  opposé  dî  façon  à  former  un  :eanoa(l)  assex 
profond,  dont  les  côtés  étaient  garnis  de  hnit.^s  nerb's  ei  d.*  taillis 
épaiS)  à  travers  lesquels  le  reganl  ne  parvenait  pas  à  pénétrer  ;br«^f, 
J'en  droit  était  des  mieux  choisjs  pour  une  embuscade.  v 

.  )Celte  découverte  rendit  le  Fraiçais  (fort  soucieux,  ft  ce  fnt, 
plongé  dans  les  plus  sé^neuses  reflexions,.  qtt'»i  ^'t^o^g'Ht^^^stîï* 'coïa- 
pijLgjions.  '  '  '      •    '  ' 

(1)  Défllé. 


814  REVUE  CANADIENNE. 

Ceux-ci  s'étaient  arrêtés  sous  le  couvert  d'un  bois  assez  touffu 
gui  leur  dérobait  la  vue  du  fl  uve,  et  pour  la  môme  raison  empê- 
chait (ju'ils  ne  fussent  aperçus  de  la  rive. 

— Eh  bien,  lui  demandèrent,  à  la  fois  don  Gutierre  et  son  neveu, 
avez  vous  trouvé  le  gué? 

— Oui,  répondit-il,  mais  je  crois  avoir  trouvé  autre  chose 
enrore. 

Il  appela  les  quatre  Canadiens,  leur  dit  queNjues  mots  à  voix 
basse,  et  ceux-ci,  remontant  aussitôt  à  cheval,  s'éloignèrent  au 
galop  dans  une  direction  opposée  an  fleuve. 

Lorsqu'ils  eurent  disparu,  Louis  Morin  se  rapprocha  de  ses 
amis. 

— Ecoutez-moi,  dit-il,  il  est  évident  que  derrière  les  mornes  qui 
bordent  lett  uve,  des  ennemis  nous  attendent;  quels  sont  ces  enne- 
inis?  fit-il  en  lan<;ant  un  regard  frin'elligence  à  don  Mi^^uel,  c'est 
ce  que  je  ne  i)uis  savoir  avec  certi'iide;  ils  comptent  nous  attaquer 
pendan  le  passage  du  fleuve  et  avoir  ainsi  bon  marché  de  nous; 
voici  (juel  est  mon  projet:  vous,  don  Gulierre,  vous  resterez  ici 
jusqu'à  nouvel  oïdie  avec  les  >enoiilas,  les  peones  blessés  demeu- 
reront aupiès  de  vous  pour  vous  défendre,  au  cas  peu  probable  où 
vous  seiiez  attaqués  ;  quant  à  don  Miguel  et  à  moi,  avec  les  servi- 
teuisqui  restent,  nous  traverserons  le  fleuve  en  emmenant  les 
fourgons  et  la  voilure,  vide  des  senoritas,  mais  dont  les  portières 
seront  baissées  ;  si  l'on  nous  a  tendu  une  embuscade,  nos  ennemis 
ne  manqueront  j>as  de  faire  feu  des  qu'ils  nous  verront  engagés 
sur  le  gué  ;  je  léponds  de  tout,  ra[)pcrtez  vous  en  à  moi;  à  l'œuvre 
donc,rar  le  tem(>s  presse. 

— Pardon,  dit  don  Gutierre,  permettez-moi  de  vous  faire  obser- 
ver que  votre  plan,  fort  bien  dressé  du  reste,  et  dont  je  crois  le 
SUi'cès  infaillible,  est  cependant  défectueux  sur  ce  point. 

— {-.equel  senor  ? 

—  Celui-ci,  que  vous  me  laissez  en  arrière;  je  suis  inutile  ici, 
au  lieu  que  là  bas  je  pourrais  vous  servir,  ne  serait-ce  que  pour 
piouver  aux  salléadores  que  nous  sommes  au  complet,  me  com- 
preuezvou>  ? 

— Parfaitement,  senor,  votre  observation  est  juste,  mais  j'avais 
espéré... 

— Vous  avez  eu  tort,  interrompit-il  avec  vivacité,  bien  que  d'une 
voix  amicale,  c'est  ma  <ans<^  que  vous  défendez  en  ce  nnjuienl,  il 
n'esl'douc  |3aj4roiiveu.ibl'f ijai' jeU.^in  Mire  iei  en  sûreté  tandis  que 
ivousrisi)  lierez  voire  vie 'pour -moi  tet  mes  filles;  laiss-z-moi  «ionc, 
j**  \'0\\<  pne,  prendre  m  i  paît  du  péiil  autant  qu'il  nre>t  permis  de 
îe  faire,  j'insiste  pour  qu'il  eu  soli  aiii-^i. 


LE  BATTEUR  DE  SENTIERS.  815 

— f>oit,  caballero,  puisque  vous  l'exigez,  j'y  consens,  vous  nous 
accompagnerez  donc,  seulement  je  vous  supplie  de  ne  pas  commet- 
tre d'imprudence  et  de  vous  laisser  entièrement  diriger  par 
moi. 

—Je  vous  remercie,  don  Luis  ;  maintenant  ordonnez. 

Le  Français,  après  avoir  fait  quelques  recommandations  de  pru- 
dence anx  jeunes  filles,  auxquelles  il  laissa  pour  les  protéger  les 
peones  blessés,  Bt  reprendre  au  convoi  son  ordre  habituel  de 
marche,  et  la  caravane  s'avança  vers  le  gué. 

Don  Luis  et  don  Miguel  tenaient  la  tête  de  la  caravane,  derrière 
eux  venaient  les  deux  fourgons,  conduits  par  des  peoues,  [>ui^;  la 
voilure,  stores  baissés  et  escortés  par  don  Gutierre  et  le  reste  des 
peones. 

Jls  atteignirent  le  bord  du  fleuve. 

— Atieniion,  dit  don  Luis,  il  faut  ici  marcher  la  barbe  sur  l'épaule 
et  surveiller  attentivement  la  rive  opposée. 

11  entra  dans  le  gué,  les  autres  le  suivirent  aussitôt. 

Ils  s'avancèrent  ainsi,  sans  que  rien  de  su>pect  éveillât  leur  In- 
quiétude, jn.-qu'à  la  moitié  du  fleuve  à  peu  près  ;  mais  arrivés  là, 
soudain  une  vingtaine  de  coups  de  feu  retentirent  et  une  grêle  de 
))alles  fit  bouillonner  l'eau  autour  d'eux. 

En  avant!  cria  Louis  en  enfonçant  les  éperons  aux  flancs  de 
son  cheval. 

Les  peones  obéirent,  les  fourgons  et  la  voiture,  que  leur  poids 
empêchait  d'êire  emportes  par  le  courant,  furent  abandonnés,  et 
tous  s'élancèrent  rapidement  du  côté  où  se  trouvaient  leurs  invisi- 
bles assaillanis. 

Ceux-ci  continuaient  à  tirer  sang  se  montrer,  mais  grâce  aux 
bonds  des  chevaux  dans  le  fleuve,  leurs  balles  se  perdaient  iuof- 
feut^ives,  un  seiil  homme  avait  été  légèrement  atteint  et  une  mule 
de  charge  ble.^sée  au  poitrail,  mais  sans  danger. 

Presque  au  môme  instant  d'autres  coups  de  feu  retentireril; 
plusieurs  cadavres  roulèrent  du  haut  en  bas  de  la  falaise. 

—  Ah  !  ah  !  s'écria  joyeusement  Louis  Morin,  voilà  les  rifles  des 
Canadiens  qui  se  mettent  de  la  partie  ;  courage,  enfants,  nos  amis 
nous  soutiennent  l 

Cependant  la  fusilLade  continuait,  moins  active  il  est  vrai  ;  celte 
attaque  sur  leurs  derrières  semblait  avoir  démorali>é  les  assaillants; 
du  (ôié  des  voyageurs,  deux  peones  furent  lues,  les  autres,  gtiidés 
par  Louis,  don  Miguel  et  don  Gutierre,, atteignirent énflu  le  canon, 
dans  lequel  ils  s',  ngagereiit  résolument,  plusieurs  cadavretr  de 
bandits  jo2i«haient  le  >ol  ''        ■     '1  ^^ 

Tout  â^cdu^'ùii  erriendit  une  clameur  terrible,  là  fusillade  cessa 


S'ie.  REVUE  CANADIENNE. 


subitement,  çt  iin  J^ijèfice  fimèbre  remplaça  comipe  par  enchante- 
ment le  tumulte  du  combat. 

— ArrAtons  nous,  dit  Louis,  tout  est  uni. 

— Déjà  1  fit  don  Miguel,  c'est  à  peine  si  nous  avons  pu  les  en- 
trevoir. 

Tout  était  fini,  en  effet,  les  assaillants,  surpris  lorsqu'ils  comp- 
taient surprendre  et  croyant,  à  cause  de  l'énergie  de  l'attaque» 
avoir  afi'aire  à  des  forces  supérieures,  s'étaient  dispersés  en  proie  à 
une  terreur  panique. 

Ce  fut,  du  reste,  ce  que  Saint-Amand  rapporta  à  Louis  Morin,  en 
ajoutant  que  tout  péril  avait  cessé  désormais. 

Les  dames  traversèrent  le  fleuve  et  on  campa  sur  le  sommet 
de  la  f 'laise  môme  où  les  bandits  se  tenaient  embusqués  au  com- 
mencement de  l'action. 

Mais  ce  nouveau  succès  coûtait  cher  aux  voyageurs  ;  leur  troupe 
était  diminuée  de  deux  hommes  en(*ore,et  à  peine  se  trouvaient-ils 
sur  la  limite  du  désert  qu'il  leur  fallait  traverser. 

Au  moment  où  nous  les  retrouvon*s,  deux  jours  s'étaient  écoulés 
depuis  ce  dernier  combat. 

XIIL — ENTRÉE  EN  CAMPAGNE. 


Lorsque  le  camp  eut  été  établi,  les  sentinelles  placées,  Louis 
Mon n  fit  conduire  les  chevaux  et  les  mules  au  fleuve  par  des  peo- 
nes  armés,  de  crainte  de  surprise;  puis,  après  les  avoir  vus  revenir 
et  s'être  assuré  que  tout  était  en  ordre  et  qu'aucun  danger  immé- 
dii't  n'était  à  redouter  pour  ceux  qu'il  s'était  chargé  de  conduire  jà 
travers  les  innombrables  sinuosités  de  la  savane,  il  laissa  les  servi- 
teurs vaquer  aux  soins  de  leur  repas  du  soir,  et  rejoignit  ses  ami^ 
réunis  dans  la  tente  qui  précédait  l'enramada. 

Don  Gulierre  et  don  Miguel  étaient  pensifs;  les  JBunes  filles  p^a- 
raissaieut  tristes:  les  diverses  attaques  dirigées  avec  une  persis- 
•tienf^e  et  une  animosité  si  grande  contre  la  caravane  remplissaieut 
leur  rœnr  de  sombres  appréhensions  pour  lesuccèsde  leur  voyage. 
Onze  de  leurs  serviteurs  avaient  été  tué-  ;  plusieurs  autres  étaient 
J^pr.s  de  cqmt^atou  convalescents  à  peine  des  blessures  qu'ils  avaient 

^yf»ÇM«8.  t-PA  <''<*'^^i'i  déGOuragemenl,  se  laissait  voir  parmi  les  peo- 
:ne«  ;  ils  semblaient  deviner  que  le?  gens  qui  s'ob-tinaient  ainsi  à 
les  pou i>>uivre  avaient  un  antre  bnt  que  celui  de  les  dépouiller,  el^ 
à  peine  remis  des  périls  passées,  ils  red)ut  lient  ceux  à  venir. 

jiv;ija  peurje^l  Gontaifieu*e  ;  don  Gulierre  et  les  jeunes  filles  gubis- 
laimt,  à  leur  insu,  l'influem-e  des  gens  qui  les  entouraient  ;  seuls, 


LE  BATTEUR  DE  SENTIERS.  -617 

ûon  Miguel,  Louis  Morin  et  les  quatre  chasseurs  canadiens  avaient 
conservé  toute  leur  confiance  et  leur  insouciante  bravoure,  don 
Miguel  et  don  Luis  parce  qu'ils  savaient  à  quels  ennemis  il  leur 
fallait  faire  face,  les  Canadiens  parce  que,  habitués  à  cette  vie  de 
luttes,  les  senteurs  acres  du  désert  leur  avaient  rendu  toute  leur 
gaieté. 

Le  souper  était  préparé,  et  l'on  n'attendait  plus  que  la  présence 
de  Louis  Morin  pour  commencer  le  repas. 

— Pardonnez-moi  si  je  vous  ai  fait  attendre,  dit-il  en  s'essayant 
sur  une  souche  destinée  à  lui  servir  de  siège,  mais  je  n'ai  voulu 
songer  à  moi  que  lorsque  tout  serait  en  ordre  dans  le  camp  ;  nous 
ne  sommes  pas  dans  les  régions  civilisées  maintenant,  ajouta- 
il  en  souriant;  il  nous  faut  veiller  attentivement,  sous  peine  d'être 
massacrés  ou  dévorés,  double  alternative  qui  n'a  rien  de  fort 
réjouissant. 

L'état  d'abattement  dans  lequel  ses  amis  étaient  plongés  n'avait 
pas  échappé  à  Louis  Morin  ;  il  avait  compris  que  le  seul  moyen  de 
leur  rendre  Pénergie  et  le  courage  qui  étaient  sur  le  point  de 
les  abandonner  était  d'attaquer  franchement  et  brutalement  la 
question. 

Le  repas  commença  sous  ces  auspices  légèrement  teintés  de 
noir. 

— Vos  paroles  sont  peu  rassurantes,  senor  don  Luis,  dit  Sacra, 
menta  en  essayant  de  sourire. 

— Senorita,  dit  délibérément  le  Français,  elles  sont  vraies  ;  si  je 
m'adressais  à  des  jeunes  filles  craintives,  j'aurais  sans  doute  fardé 
la  vérité  ;  je  vous  aurais  assuré  que  nous  n'avions  rien  à  craindre 
et  que  notre  traversée  du  désert  ne  serait  qu'un  voyage  d'agrément; 
mais  avec  vous,  qui  êtes  aussi  courageuses  que  belles,  je  dois  être 
ffanc  ;  vous  m'en  voudriez  d'agir  autrement.  Jusqu'à  présent 
nous  n'avons  eu  qu'à  nous  défendre  contre  des  bandits  civilisés 
qui,  si  nous  étions  tombés  entre  leurs  mains,  auraient,  je  n'en 
doute  pas,  usé  de  certains  ménagements;  aujourd'hui  il  n'en  est 
plus  ainsi  ;  nous  pouvons,  d'un  moment  à  l'autre,  donner  dans  une 
embuscade  de  peaux-rouges,  et  quels  peaux-rouges,  ajouta-t-il,  des 
Gomanches,  des  Pawnees,  des  Apaches,  tous  ennemis  irréconcilia- 
bles de  la  race  blanche,  les  Apaches  surtout.  Prisonniers  de  ces 
Indiens,  non  seulement  nous  sommes  perdus,  mais  nous  devons 
encore  nous  attendre  au  sort  le  plus  affreux,  aux  tortures  les  plus 
horribles.  '    ' 

— Mais  ce  que  vous  dites-là  est  épouvantable!  s'écria  dotia 
Jesusita. 

—Ne  voyez-vous  donc  pas  que  don  Luis  veut  vous  effrayer,  dit 
25  Novembre  1873.  52 


818  REVUE  CANADIENNE. 

don  Gutierre  en  faisant  au  Français  des  signes  que  celui-ci  s'obsti- 
nait à  ne  pas  voir. 

— Mon  Dieu  non,  je  vous  aesure,  reprit-il  ;  je  ne  suis  que  Téclio 
de  la  vérité,  et  d'une  vérité  fort  adoucie,  qui  plus  est. 

— Mais  alors  nous  sommes  perdus  !  s'écria  dona  Sacramenta  avec 
un  geste  d'effroi. 

— Oui  et  non  :  cela  dépendra  de  nous,  reprit  imperturbablement 
le  Français,  nous  sommes  perdus  si  nous  nous  abandonnons  à  de 
vaines  frayeurs  ;  mais  nous  sommes  sauvés  si  nous  persévérons  à 
lutter  bravement  contre  les  dangers  qui  nous  entourent. 

— Il  me  semble,  dit  la  jeune  fille,  que  jusqu'à  présent  vous  n'avez 
pas  eu  de  reproches  à  nous  adresser  à  ce  sujet. 

— Certes,  et  je  vous  admire  ;  mais  ce  n'est  pas  assez,  senoritas  ;  il 
faut  que  ce  courage  que  vous  possédez  si  bien,  vous  le  fassiez  pas- 
ser dans  le  cœur  de  vos  serviteurs  ;  que,  par  votre  gaieté,  votre 
insouciance  du  danger,  vous  leur  fassiez  honte  de  leur  faiblesse. 

— Nous  ne  demandons  pas  mieux,  dit  en  souriant  Sacramenta  ; 
cependant  je  vous  avoue  que,  bien  que  vous  vous  obstiniez  à  faire 
de  nous  des  héroïnes,  nous  avons  horriblement  peur  de  ces  affreux 
sauvages  dont  vous  parlez. 

— Vous  le  croyez  ainsi,  senoritas,  et  vous  vous  trompez  ;  les  fem- 
mes ont  sur  les  hommes  l'incontestable  avantage  du  courage  moral; 
comme,  grâce  à  leur  organisation  délicate,  tout  chez  elles  est  sen- 
sations, elles  se  transforment  selon  les  circonstances,  et  la  plupart, 
à  un  moment  donné,  se  placent  tout  à  coup  au-dessus  des  hommes 
par  l'énergie  et  la  décision  dont  elles  font  preuve. 

— Bon,  j'admets  cela,  dit  Sacramenta  ;  où  voulez-vou.s  en  venir  ? 

— A  ceci  :  que  les  Indiens  si  braves  et  si  féroces  qu'ils  soient, 
lorsqu'ils  se  trouvent  en  face  d'hommes  résolus  et  expérimentés, 
ne  parviennent  jamais  à  les  vaincre  ;  que  leurs  guerres  ne  se  com- 
posent que  de  coups  de  main  et  de  surprise  :  qu'il  suffît  de  se  tenir 
sur  ses  gardes  et  d'être  aussi  rusés  qu'eux  pour  éviter  leurs  atta- 
ques. ;,;  , 

— Bon,  s'écria  en  riant  la  jeune  fille,  voilà  qu'après  nous  aypir 
effrayées,  vous  nous  rassurez  trop  maintenant,  don  Luis. 
^  — Non,  senorita  ;  je  suis  vrai  comme  .toujours;  je  me  borne  à 
dire  les  choses  telles  qu'elles  sont,  rien  de  plus. 

— Don  Luis,  lui  dit  alors  Sacramenta  avec  un  fin  sourire,  vous 
êtes  un  charmant  compagnon.  Maisœur  et  moi  nous  vous  remer- 
cions de  la  leçon  que  vous  nous  avez  donnée.  Nous  connaissons 
maintenant  l'étendue  du  danger  qui  nous  menace  ;  il  dépend  de 
nous,  sinon  de  le  conjurer,  du  moins  de  l'amoindrir.  Pour  obte- 
nir ce  résultat,  il  suffit  de  ranimer,  par  notre  exemple,  le  courage 


f.E  BATTKUR  DE  SENTIERS.  ^^ 

viiancohuii  eL  presque  abattu  de  uos  serviteui's.     N'est-ce  pas-cela 
que  vous  avez  voulu  nous  faire  comprendre  ? 

Louis  Morin  s'inclina  en  souriant.  : 

— Eh  bien,  reprit-elle,  fiez-vous  à  nous.  Si  nous  ne  somn>es,  pas 
K)ut'à  fait  les  héroïnes  que  vous  voulez  dire,  du  moins  nous  essaye- 
rons d'en  jouer  si  bien  le  rôle,  que  vous-môme  y  serez  trompé,  il, 
ne  tiendra  pas  à  nous  que  nos  serviteurs  ne  se  changent  en  Uoiis 
et  en  tigres. 

La  conversation  x^i^it  alors  un  tour  plus  gai.  Louis  Morin  ra- 
conta, avec  sa  verve  accoutumée,  plusieurs  épisodes  de  chasse,  et, 
lorsqu'il  quitta  la  tente,  don  Gutierre  et  ses  flUes  avaient  complète- 
ment oublié  leur  abattement  passager  pour  laisser  l'espérance  ren- 
trer dans  leur  cœur. 

Le  Français  avait  atteint  son  but,  qui  était  de  leur  rendre  l'éner- 
gie nécessaire  pour  soutenir  la  lutte  suprême  qu'il  prévoyait  contre 
leur  implacable  ennemi.  .  , 

La  nuit  était  sombre  ;  pas  une  étoile  ne  brillait  au  ciel  ;  de  gros 
nuages  noirs,  chassés  par  le  vent,  couraient  lourdement  dans  L'es:. 
pace;  on  entendait  par  intervalles  les  grondenit^nis^spu^diS/^^li 
tonnerre  lointain.  .  -  ;.i  iiio- •.    -''vc^n 

Excepté  les  sentinelles,  tout  le  inonde  dormait  dap»  le  camp. 
Louis  Morin  s'appuya  contre  un  fourgon,  et  laissa  errer  son  regard 
par  la  savane,  noyée  en  ce  moment,  (J^ns  l'ombre.   Soudain  il  tr^Sy 
saillit;  il  lui  avait  semblé  apercevoir  uae;lumière  fai^ç. et  in^ 
briller  parmi  les  hautes  herbes  de  la  savane.    ;  ;■ -.  u  :^'■■"]  '  ^_ 

Que  signifiait  cette  lumière  ?  telle  fut  la  question  qu'il  s'adressa 
tout  d'abord.  D'autres  voya(geqr§  .^e  trouvaientfils,  campés  ;  près 
d'eux?  ou  bien  était-ce  le  feu  d'un 'Campement  de  peaux-rougesi?  ^^ 

Dans  l'une  ou  l'autre  hypothèse,  le  cas  était  grave  et  vQi^laii  elie 
ôclairci  au  plus  vite.     ,,p  oiduioiq  4.^9  il     .yiiiov  ob  loi  vo'jI  aiov 

Louis  Morin  s'approcha-  delà-sentinelle  placée  à-  qudque^j^^dfi 
lui  ;  c'était  un  des  chasseurs  canadiens.  -  MVi/o) 

— Saint-Amand,  lui  dit-il,  regardez  de  ce  côté;  suis-je  le  jouet 
d'une  hallucination,  ou  est-ce  bien  réellernent  une  lumière. gi^gj^ç 
vois  briller  là,  tenez,  dans  la  direction  de  l'est-sud-est?      ,,.y^ 

Le  Canadien  regarda  attentivement  pendant  quelques  secondes. 

— Vous  ne  vous  êtes  pas  trompé,  monsieur  Louis,  dît-il  enfin; 
c'est  bien  réellement  une  lumière,  ou,  pour  mieux  dire,  la  luepr 
d'un  feu,  que  vous  avez  aperçue. 

—  Oui,  oui,  reprit-il,  je  le  savais  ;  seulement,  j'espérais  m*ôtre 
trompé.  Voyez,  la  flamme  grandit;  nous  avons  des  peaux-rouges 
près  de  nous.  Mais  comment  se  fait-il  qu'ils  ne  nous  aient  p^$ 
aperçus? 


85*0  REVUE  CANADIENNE. 

— Nos  feux  à  nous  se  trouvent  complètement  masqués  par  le 
rideau  d'arbres  que  vous  avez  fait  conserver.  Voyez  la  direction 
de  la  lumière. 

ïje  Français  hocha  la  tête  d'un  air  de  doute. 

— Ou  bien,  reprit-il,  les  Indiens  connaissent  notre  nombre,  eU 
rassurés  par  notre  faiblesse  numérique,  ils  ne  se  donnent  mente 
pas  la  peine  de  dissimuler  leur  présence. 

— Qu'y  a-t-il  donc  ?  demanda  don  Miguel,  qui  sortait  en  ce  mo- 
ment  de  la  tente  et  qui,  en  voyant  son  ami  causer  avec  une  senti 
nelle,  s'était  approché. 

— Regardez,  lui  répondit  le  Français  en  étendant  le  bras  dans  la 
direction  de  la  lumière. 

— Diable!  fit  le  jeune  homme,  voilà  une  fâcheuse  découverte^ 
Que  comptez-vous  faire  ? 

— M'assurer  quels  sont  les  gens  campés  si  près  de  nous,  répondit 
Louis. 

— ^Si  vous  le  désirez,  monsieur  Morin,  dit  Saint-Amand,  j'irai  voir 
€(3  que  c'est. 

— Non,  mon  ami,  vous  ne  pouvez  quitter  votre  poste  en  ce  mo- 
ment; ce  soin  me  regarde. 

—Vous  î  s*écria  don  Miguel. 

— Pourquoi  pas  ?  Ne  suis-je  point  le  capitaine  de  la  caravane  ? 
C'est  donc  moi  plus  que  tout  autre  qui  dois  veiller  sur  elle. 

—Ainsi  vous  allez  vous  rendre  à  ce  campement? 

— A  l'instant  même. 

— Songez  au  péril  que  vous  affrontez. 

— ^11  est  moindre  que  vous  le  supposez,  mon  ami.  Les  gens  qui 
sont  là-bas,  pour  des  motifs  que  j'ignore,  mais  que  je  saurai  bientôt» 
ne  se  cachent  pas  ;  sans  cela,  ils  ne  nous  auraient  pas  laissé  aperce- 
voir leur  feu  de  veille.  Il  est  probable  qu'ils  ne  se  gardent  pas 
non  plus;  j'arriverai  donc  facilement  auprès  d'eux  sans  être  dé - 
couvert. 

— C'est  égal,  cette  expédition  est  fort  chanceuse,  à  mon -avis; 
laissez-m'en  courir  les  risques  avec  vous. 

— Non  pas  !  dans  une  course  de  nuit  comme  celle  que  je  veux 
faite,'  la  principale  condition  est  de  connaître  à  fond  les  ruses 
indiennes.  Votre  secours,  au  lieu  de  m'être  utile,  me  nuirait,  au 
cbifiti*aiï'e.  Une  branche  craquant  sous  votre  pied,  une  feuille 
morte  imprudemment  froissée,suffiraient  pournous  faire  découvrir. 
Ntfn,  non,  laissez- moi  aller  seul;  d'ailleurs, jqui  veillerait  sur  le 
««iJÈap  peridaiit  notre  ab^etiôe?  Vôtre ipréHeitcei est  iiidi&pen sable  ici; 
ÔBmeurez  donc,  je  tmïs'en  prie. 

—Je  resterai,  puisque  vous  l'exigez,  répondit  don  Miguel  j  seule- 


LE  BATTEUR  DE  SENTIERS.  SU 

ment  je  vous  avertis  que  si,  au  lever  du  soleil,  vous  a'ôtes  pas  de 
retour  au  camp,  rien  ne  pourra  m'empêcher  de  me  mettre  à  votre 
recherche. 

—Soit,  cher  don  Miguel;  Mais,  d'ici  là,  promettez-moi  de  ne 
faire  aucun  mouvement,  et  de  ne  pas  permettre  à  un  seul  da  vos 
hommes  de  quitter  les  retranchements. 

— Je  vous  le  promets,  mon  ami. 

— Maintenant,  adieu  et  à  bientôt.  Je  ne  sais  pourquoi,  mais  un 
pressentiment  secret  m'avertit  que  je  vous  rapporterai  de  bonnes 
nouvelles. 

— Dieu  le  veuille.  Soyez  le  moins  longtemps  possible  dehors  ; 
vous  savez  que  nous  serons  dans  une  anxiété  teriible  tant  que 
durera  votre  absence. 

Les  deux  hommes  se  serrèrent  la  main.  D  ->n  Luis  jeta  son  rifle 
sur  l'épaule,  enjamba  les  retranchements  n  s'enfonça  dans  les 
hautes  herbes,  où  il  ne  tarda  pas  à  disparaîti  . 

Dès  qu'il  se  trouva  seul  dans  lacampag-.  ',1e  Français  vijsi La 
avec  soin  ses  armes,  pour  s'assurer  qu'elles  ne  lui  failliraient  point 
au  besoin  ;  puis,  après  s'être  orienté,  il  reprit  sa  marche. 

Louis  Morin  était  un  vieux  coureur  des  bois  ;  dix  ans  de  sa  vie 
s'étaient  écoulés  au  désert;  toutes  les  ruses  indiennes  lui  étaient 
connues  ;  il  parlait  avec  une  facilité  remarquable  la  plupart  des 
idiomes  des  peaux-rouges;  de  plus,  sa  réputation  était  grande 
parmi  les  Gomanches  et  les  Apaches,  contre  lesquels,  en  maintes 
occasions,  il  avait  combattu.  L'expédition  qu'il  tentait  en  ce  mo- 
ment, fort  dangereuse  pour  tout  autre  moins  expérimenté,  n'était 
en  quelque  sorte  qu'un  jeu  pour  lui,  et  ne  le  préoccupait  nulle 
ment;  il  savait  trop  bien  marcher  dans  la  savane  pour  redouter  une 
surprise,  et  il  était  sûr  d'atteindre,  sans  être  découvert,  le  campe- 
ment vers  lequel  il  se  dirigeait  à  la  façon  indienne,  c'est-à-dire  en 
faisant  un  immense  détour,  de  façon  à  l'aborder  du  côté  diamétra- 
lement opposé  à  celui  d'où  il  partait.  11  avait  un  motif  plus  grava 
d'inquiétude:  la,  saison  des  grandes  chasses  approchait;  à  cette 
époque  de  l'année,  les  diverses  tribus  indiennes  quittent  leurs  vil- 
lages pour  se  répandre  dans  le  désert,  où  elles  se  livrent,  à  chaque 
rencontre,  des  combats  acharnés.  Il  redoutait  surtout  de  se  trou- 
ver placé  ainsi,  malgré  lui,  au  milieu  de  ses  ennemis  mortels,  dont 
le«  passions  surexcitées  pourraient  les  porter  à  se  réunir  contre 
l'ennemi  commun,  c'est-à-dire  les  malheureux  voyageurs.  Le  fait 
n'était  pas  sans  exemple  ;  Louis  en  avait  été  témoin  plusieurs  fois; 
aussi  voulait-il  tenter  un  effort  suprême  pour  éviter,  si  cela  était 
possible,  cette  affreuse  calamité  à  ses  compagnons. 

Il  marcha  pendant  environ  une  heure,  de  ce  pas  relevé  et  gym- 


^22  REVUE  CANADIENNE. 

nastique  particulier  aux  hommes  habitués  à  parcourir  le  désert, 
et  il  atteignit  enfin  le  pied  d'une  éminence  assez  escarpée,  au  som- 
met de  laquelle  brillait,  à  travers  les  arbres,  le  feu  de  veille  qu'il 
avait  aperçu  du  camp. 

Arrivé  là,  il  se  recueillit  un  instant  ;  puis,  s'allougeant  surie  sol» 
il  commença  à  ramper  comme  un  reptile  à  traversées  hautes  her- 
bes,s'arrôtantde  temps  en  tempspour  jeter  autour  de  lui  des  regards 
soupçonneux  ;  mais  rien  ne  bougeait  ;  le  plus  profond  silence  con- 
tinuait à  régner  dans  la  savane. 

Après  une  demi-heure  d'efî'orts  inouïs,  le  chasseur,  dont  les 
précautions  redoublaient  au  fur  et  h  mesure  qu'il  approchait 
du  campement,  se  trouva  avoir  enfin  son  visage  du  niveau  du 
sommet  de  l'éminence. 

Il  écarta  légèrement  les  broussailles,  se  blottit  au  milieu  d'un 
épais  buisson,  et  il  regarda. 

11  ne  s'était  pas  trompé  en  apercevant  la  lumière  :  c'était  bien  la 
lueor  du  feu  de  veille  d'un  campement  indien  ;  il  en  avait  en  ce 
moment  la  preuve  devant  les  yeux. 

Près  de  deux  cents  guerriers  Gomanches,  faciles  à  reconnaître  à 
la  plume  d'aigle  fichée  droite  dans  leur  toufle  de  guerre,  un  peu 
au-dessus  de  l'oreille  gauche,  étaient  étendus  pêle-mêle  sur  l'herbe, 
et  dormaient,  enveloppés  dans  leurs  robes  de  bisons,  non  loin  de 
leurs  chevaux,  attachés  au  piquet  et  mangeant  à  pleine  bouche 
leur  provende  de  pois  grimpants  et  d'alfalfa. 

Aux  arbres  étaient  pendus  plusieurs  élans  en  partie  dépecés. 

Devant  le  feu,  placé  juste  au  milieu  du  camp,  plusieurs  chefs 
étaient  assis  et  fumaient  gravement  leurs  calumets. 
'  Ces  chefs,  guerriers  renommés,  dont  les  talons  étaient  ornés  de 
nombreuses  queues  de  loups,  signe  distinctif  des  grands  braves,  n'a 
raient  point  leurs  peintures  de  guerre,  ce  qui  prouvait  qu'ils  n'é- 
taient point  sur  le  sentier  de  la  guerre,  mais  que,  ainsi  que  Louis 
Morin  l'avait  soupçonné,  ils  se  trouvaient  réunis  pour  une  partie 
de  chasse. 

Un  peu  à  droite,  le  totem  à^  la  nation,  représentant  un  bison 
rouge,  était  attaché  à  une  longue  perche,  laquelle  était  fichée  en 
terre. 

—Bon,  murmura  Louis  à  part  lui,  ce  sont  des  guerriers  de  h 
tribu  des  Bisons-Rouges  ;  ils  étaient  mes  amis  autrefois  ;  peut-êtr^ 
ïi'e  m'ont-ils  pas  tout  à  fait  oublié. 

.  Cependant  les  chefs  fumaient  toujours  gravenieiiL,  ^au^  éckan- 
gèr  une  parole  entre  eux  et  sans  regarder  ni  à  droite  ni  à  gauche. 
Cette  insouciante  sécurité  des  Indiens  inquiétait  le  chasseur;  elle 
ui  parut  trop  grande  pour  ne  pas  être  feinte. 


LE  BATTEUR  DE  SENTIERS.  823 

— Je  suis  découvert,  murmura-t-il. 

En  ce  moment,  le  chant  d'un  oiseau  se  fit  entendre. 

Les  chefs  ne  remuèrent  pas. 

— Hum  !  reprit  le  chasseur,  voici  un  maukawis  qui  chante  bien 
tard;  les  cailles  sont  couchées  depuis  longtemps.  Que  signifie 
cela  ? 

Il  demeura  un  instant  immobile  ;  prenant  tout  à  coup  son  parti, 
il  se  leva,  jeta  son  fusil  en,  bandoulière,  et,  sortant  du  buisson  au 
milieu  duquel  il  s'était  tenu  caché  jusque-là,  il  s'avança  résolàment 
vers  le  feu  de  veille,  le  bras  étendu  en  avant,  la  main  ouverte  et 
et  la  paume  en  dehors,  les  quatre  doigts  réunis. 

Les  chefs  indiens  ne  semblaient  pas  l'apercevoir  ;  ils  continuaient 
à  fumer  gravement. 

Arrivé  à  quelques  pas  du  feu,  le  Français  s'arrêta. 

Que  le  Wacondah  donne  une  bonne  chasse  à  mes  frères  les 
Bisons-Rouges,  dit-il  d'une  voix  calme  et  douce.  Un  ami  désire 
s'asseoir  à  leur  feu  de  veille  et  fumer  avec  eux  le  calumet  de  paix. 

— La  Panthère  est  le  bienvenu,  réporidit  gravement  un  des  chefs. 
Pourquoi  mon  frère  le  guerrier  pâle  s'est-il  caché  comme  un  lièvre 
timide  pour  s'approcher  du  camp  de  ses  amis  les  Bisons-Rouges  ? 
Les  chefs  attendaient  qu'il  lui  plût  de  venir  s'asseoir  à  leur  côté. 

— J'ai  eu  tort  d'agir  ainsi  que  je  l'ai  fait,  chef,  dit  le  Français  ? 
;je  l'ai  reconnu  et  je  suis  entré  franchement  dans  le  camp  de  mes 
frères. 

— La  Panthère  a  bien  fait. 

Louis  Morin  jeta  son  fusil  à  terre,  s'assit  devant  le  feu  et  accep- 
tant le  calumet  qui  lui  était  offert,  il  commença  à  fumer  avec  toute 
la  gravité  que  la  circonstance  exigeait. 

XIV. — LES  BISONS-ROITGES. 


L'étranger  qui  vient  demander  l'hospitalité  aux  chefs  d'une  tribu 
indienne,  et  qui  s'asseoit  au  feu  du  conseil,  devient  immédiatement 
sacré  pour  tous  les  membres  de  celte  tribu.  Nul  n'a  le  droit  de 
l'interroger;  s'il  ne  lui  plaît  pas  de  révéler  les  motifs  de  son  arrivée, 
il  doit  rester  maître  de  son  secret. 

Dans  la  circonstance  présente,  les  chefs  indiens  ne  dérogèrent 
pas  à  la  coutume  ;  dès  que  le  chasseur  fut  assis,  ils  reprirent  leurs 
calumets,  les  remplirent  de  morrichée,  espèce  de  tabac  préparé  avec 
des  aromates,  et  recommencèrent  à  fumer  silencieusement,  oubli- 
ant en  apparence  la  présence  de  leur  hôte,  bien  qu'intérieurement 
ils  attendissent  avec  impatience  qu'il  lui  plût  de  s'expliquer. 


824  REVUE  CANADIENNE 

Louis  Moriii  fuma  son  calumet,  puis,  après  en  avoir  secoué  la 
cendre  sur  l'ongle  de  son  pouce,  il  le  rendit  à  l'Indien  qui  le  lui 
avait  prêté,  et  se  décida  enfin  à  prendre  la  parole. 

—  Quoique  bien  des  lunes  se  soient  écoulées, dit-il,  depuis  le  jour 
ùiije  me  suis  séparé  de  mes  frères  dans  leur  atepelt  (village)  d'hiver^ 
je  suis  heureux  de  voir  que  les  Bisons-Rouges  ne  m'ont  pas  oublié. 

— Les  Bisons-Rouges  n'oublient  rien,  répondit  sententieuse- 
mént  un  des  chefs,  la  Panthère  a  chassé  avec  mes  jeunes  hommes, 
il  a  dormi  longtemps  auprès  d'eux  dans  le  désert  pendant  les  graft  . 
des  chasses,  il  a  combattu  avec  nos  braves  contre  nos  ennemis  les 
Apaches,  nous  aimons  la  Panthère. 

— Merci,  chef,  je  ne  m'étais  donc  pas  trompé  en  venant  m'r^  .^  -'oir 
au  feu  du  conseil  des  Bisons. 

Un  imperceptible  sourire  plissa  les  lèvres  minces  du  chel. 

— La  Panthère  ne  parle  pas  comme  un  chasseur  loyal  en  ce  mo- 
lûent,  dit-il,  l'Opossum  n'est  pas  une  vieille  femme  qu'on  abuse 
avec  une  langue  fourchue,  c'est  un  chef  sage  et  renommé  dans  sa 
nation,  le  chasseur  pâle  est  venu  au  camp  des  Bisons  av.-c  les 
ondulations  de  l'alligator,  sa  pensée  n'était  pas  de  s'asseoir  au  feu 
du  conseil,  mais  seulement  de  reconnaître  le  feu  qu'il  avait  aperçu 
de  loin  briller  dans  la  nuit  comme  une  étoile,  mon  frère  ne  s'est 
décidé  à  se  montrer  que  lorsque  le  chant  du  maukawis  qu'il  a  en- 
tendu lui  a  prouvé  que  sa  présence  était  connue  ;  ai-je  bien  parlé  ? 
que  répondra  la  Panthère  ? 

Le  Français,  assez  surpris  de  se  voir  si  facilement  deviné  par  le 
rusé  Indien,  fut  d'abord  fort  décontenancé,  mais  se  remettant 
aussitôt  : 

— Vous  avez  bien  parlé,  chef,  dit-il,  vos  paroles  sont  vraies  pres- 
que entièrement,  qui  essayerait  de  tromper  un  chef  aussi  sage  que 
l'Opossum?  je  venais  en  effet  en  éclaireur,  mais  aussitôt  que  j'ai 
reconnu  les  Bisons-Rouges,  je  n'ai  pas  hésité  à  me  montrer  et  à 
m'asseoir  parmi  eux,  car  je  n'avais  plus  rien  à  redouter. 

Les  chefs  s'inclinèrent  sans  répondre. 

Louis  Morin  continua. 

— Je  sais  que  nous  entrons  dans  la  lune  de  la  folle-avoine  et  que^ 
à  cette  époque,  les  grandes  nations  indiennes  ont  coutume  de  com- 
mencer les  chasses. 

Le  cinquième  soleil  s'est  écoulé  depuis  que  les  Bisons-Rouges 
ont  quitté  leur  atepelt,  répondit  l'Opossum. 

— Connaissant  la  sagesse  de  mes  frères,  la  vue  de  leur  feu  ma 
élonné. 

— La  hache  de  guerre  est  enterrée  entre  les  Comanches,  les. 
Pawnees  et  les  Apaches,  leurs  guerriers  chasserc      e   compagnie 


LE  BATTEUR  DE  SENTIERS.  d^i 

— Celte  nouvelle  me  comble  de  joie,  chef,  et  m'encoura^»  à 
vOTts  adresser  une  demande. 

— Les  oreilles  des  chefs  sont  ouvertes,  la  voix  de  la  Panthère 
leur  est  douce,  le  chasseur  pâle  peut  parler. 

—Je  sei;s  de  guide  à  des  hommes  de  ma  couleur,  reprit  le  Fran- 
çais. 

— Ils  sont  au  nombre  de  vingt  et  un,  parmi  eux  se  trouvent 
deux  jeunes  filles  aux  yeux  de  gazelle,  belles  comme  la  Vierge 
des  premières  amours,  l'Opossum  les  a  vues» 

— Mon  frère  sait  tout,  dit  le  Français  en  s'inclinant  avec  défé- 
rence. 

— Les  Bisons-Rouges  sont  les  maîtres  de  la  savane,  rieii,  n'é- 
chappe à  leur  vue. 

— Ces  voyageurs  se  rendent  en  Sonora,  ils  ne  font  que  traverser 
le  désert  sans  s'y  arrêter.  L'Opossum  a  rappelé  lui-même  il  y  a 
un  instant  l'amitié  que  sa  nation  professe  pour  moi. 

— La  Panthère  a  toujours  été  un  bon  ami  et  un  allié  fidèle  d^ 
Comanches,  que  désire-t-il  des  Bisons-Rouges?  ils  feront  iout 
pour  lui. 

—Merci,  chef,  répondit  le  Français  avec  un  vif  mouvement  de 
joie,  je  n'attendais  pas  moins  de  mes  frères  comanches. 

— L'ingratitude  est  un  vice  blanc,  dit  sententieusement  le  chef, 
la  reconnaissance  est  une  vertu  rouge. 

—C'est  vrai,  chef,  je  me  plais  à  le  reconnaître,  et  vive  Dieu, 
soyez  tranquille,  si  quelque  jour  l'appui  de  ma  carabine  vous  est 
nécessaire,  je  ne  vous  faillirai  pas. 

— La  carabine  de  mon  frère  porte  loin  et  juste,  dit  en  souriant 
le  chef,  son  appui  n'est  pas  à  dédaigner,  quand  besoin  sera,  nous 
le  réclamerons  ;  la  Panthère  veut  que  la  hache  soit  enterrée  entre 
lés  Bisons  et  ses  amis  blancs,  soit;  depuis  que  mes  jeunes  hommes 
m'ont  révélé  la  présence  de  la  Panthère  dans  la  caravane,  j'ai 
lancé  la  hache  si  loin  derrière  moi  que  nul  ne  la  saurait  retrouver  ; 
mon  frère  désire-t-il  autre  chose  encore. 

—Oui,  chef,  je  désire  que  cette  paix  s'étende  aux  autres  nations 
indiennes. 

— Elles  sont  averties  déjà,  le  passage  est  libre,  mon  frère  ne  i*en- 
contrera  d'autres  ennemis  sur  sa  route  que  les  visages  pâles. 

— Eh  quoi  !  vous  savez  ?  s'écria  Louis  avec  stupéfaction. 

— Sommes-nous  donc  des  enfants  ?  reprit  le  chef,  nous  avons  as- 
sisté invisibles  au  passage  du  fleuve,  mon  frère  et  ses  amis  se  sont 
battus  bravement. 

—Oui,  reprit-il,  mais  maintenant  les  visages  pâles  dont  parle 
mon  frère  ne  sont  plus  à  redouter,  ils  ont  fui  lâchement  du  côté 


8S?6  REVUE  CANADIENNE. 

des  habitations,  et  sans  doute  ils  n'oseront  pas  s'engager  dans  le 
désert,  où  ils  rencontreraient  à  chaque  pas  des  ennemis  à  com- 
battre. 

Le  chef  indien  hocha  gravement  la  tête  à  plusieurs  reprises. 
*^i_Le  guerrier  sage  doit  toujours  être  prêt  à  combattre,  répondit- 
il,  lorsqu'il  sait  que  des  mocksens  de  guerre  foulent  le  même  sen- 
tier que  lui  et  suivent  sa  piste  ;  la  Panthère  est  un  guerrier  sage 
et  expérimenté,  il  réfléchira  aux  paroles  de  l'Opossum. 

Louis  Morin  savait  que.  lorsqu'il  plaît  aux  Indiens  de  parler  par 
Xjaraboles,  rien  ne  peut  les  contraindre  à  s'expliquer  clairement  ; 
il  n'insista  pas,  seulement  il  crut  comprendre  que  malgré  leurs 
nombreuses  défaites  ses  ennemis  ne  considéraient  pas  encore  la 
partie  comme  perdue  pour  eux,et  qu*il  lui  fallait  redoubler  de  vigi- 
lance pour  prévenir  une  attaque  sans  doute  imminente . 

■—-Bon,  repril-il,  les  paroles  de  mon  frère  sont  entrées  dans  mes 
(f  jilles,  j'en  ferai  mon  profit. 

11  se  leva,  reprit  son  fusil  et  se  prépara  à  partir. 

—Mon  frère  se  retire?  lui  demande  l'Opossum. 

— Il  le  faut,  chef,  je  suis  depuis  longtemps  déjà  absent  de  mon 
camp,  je  dois  rejoindre  mes  amis. 

—Un  hôte  est  l'envoyé  du  Wacohdah,  il  est  libre  de  rester  ou 
de  partir,  que  mon  frère  retourne  dans  son  camp,  les  demandes 
qu'un  homme  brave  ne  veut  pas  adresser,  ses  amis  doivent  les  de- 
viner, les  Bisons-Rouges  reverront  la  Panthère  avant  qu'il  soif 
sorti  de  la  savane.    Adieu. 

— Adieu,  répondit  le  Français,  et,  après  avoir  de  nouveau  salué 
les  chefs  indiens,  il  jeta  son  fusil  sur  son  épaule  et  se  retira. 

Il  était  environ  deux  heures  du  matin  au  moment  où  le  Français 
sortit  du  camp  des  peaux-rouges  ;  n'étant  plus  contraint  d'user  de 
précautions,  il  se  dirigea  en  droite  ligne  vers  son  campement, 
marchant  assez  doucement,  car  l'espace  qu'il  avait  à  franchir  était 
fort  court,  et  réfléchissant  à  part  lui  à  l'entretien  qu'il  venait  d'a- 
voir avec  les  chefs  comanches. 

Le  hasard  l'avait  singulièrement  favorisé  en  lui  permettant  de 
rencontrer  ainsi  à  l'improviste  la  tribu  des  Bisons-Rouges,  avec 
laquelle  il  avait  toujours  entretenu  de  bonnes  relations,  et  sur 
l'appui  de. laquelle  il  croyait  jusqu'à  un  certain  point  être  en  droit 
de  compter. 

— Qu'ils  restent  neutres,  murmurait-il,  je  ne  leur  en  demande 
pas  davantage. 

.'  ;  Bientôt  il  vit  briller  devant  lui  la  lueur  tourmentée  par  la  brise 
matinale  des  feux  de  veille  de  son  campement. 


LE  BATTEUR  DE  SENTIERS.  827 

il  pressa  le  pas,  gravit  rémiiieiice  et  se  retrouva  au  bout  de  quel- 
ques minutes  au  pied  des  retranchements. 

Don  Miguel  ne  s'était  pas  couché,  il  avait  voulu  attendre  sou 
retour,  sa  longue  absence  commençait  à  lui  causer  de  vives  inquié- 
tudes, aussi  le  reçut-il  avec  un  cri  de  joie.    , 

— Eh  bien,  lui  demanda-t-il,  quoi  de  nouveau,  cher  ami  ? 

— Beaucoup  de  choses,  répondit-il. 

•—Nous  apportez-vous  de  bonnes  nouvelles  de  votre  excursion  i 

-^Comme  toutes  les  choses  de  ce  monde,  les  nouv-Ues  que  je 
Yous  apporte  sont  mêlées  de  bien  et  de  mal,  mais  je  me  hâte  de 
vous  annoncer  que  le  bien  domine. 

Alors  il  rapporta  à  don  Miguel,  qui  l'écouta  avec  une  évidente 
satisfaction,  ce  qui  lui  était  arrivé  avec  les  Bisons-Rouges. 

— S'il  en  est  ainsi,  nous  sommes  sauvés,  dit  don  Miguel,  lorsque 
Louis  Morin  eut  terminé  son  récit. 

— Pas  encore,  répondit  le  Français  d'un  air  pensif,  il  nous  reste 
un  ennemi. 

— Celui-là  n'est  plus  à  redouter,  reprit  le  jeune  homme,  quoi  que 
vous  en  disiez,  mon  ami  ;  don  Ramon,  j'en  suis  convaincu,  est  trop 
prudent  pour  se  risquer  ainsi  dans  le  désert. 

— Je  crois  au  contraire  que  don  Ramon  nous  donnera  bientôt 
de  ses  nouvelles,  tout  me  le  fait  supposer,  les  paroles  ambiguës  de 
l'Opossum  m'inquiètent  plus  que  je  le  voudrais,  il  est  évident  qiie 
le  chef  en  sait  fort  long  à  ce  sujet  et  qu'il  n'a  pas  voulu  s'expliquer. 

— Le  croyez- vous  donc  capable...? 

— De  se  mettre  contre  nous,  interrompit  vivement  Louis,  non, 
vraiment  ;  d'ailleurs  j'ai  sa  parole  du  contraire,  mais  je  suis  certain 
que  don  Ramon  lui  a  fait  faire  des  propositions. 

— Pourquoi,  s'il  en  est  ainsi,  ce  chef,  qui  se  prétend  votre  ami 
ne  vous  a  t-il  pas  parlé  nettement? 

— Ah  !  voiià,  les  Indiens  sont  ainsi,  leurs  paroles  même  les  plus 
loyales  sont  toujours  enveloppées  d'un  nuage;  d'ailleurs,  le  chef 
aurait  cru  me  faire  une  insulte  en  paraissant  cranidre  pour  moi 
une  attaque  de  mes  ennemis  ;  pour  ces  hommes,  dont  le  caractère 
est  essentiellement  guerrier,  un  combat  est  une  fête,  l'Opossum  n'a 
pas  voulu  me  priver  du  plaisir  de  soutenir  une  nouvelle  lutte  contre 
mon  ennemi. 

—Singulière  manière  de  voir!  fit  don  Miguel  d'un  ton  de  mau- 
vaise humeur  ;  un  combat  ne  m'effraie  pas  plus  qu'un  autre,  et  s 
mes  cousines  ne  se  trouvaient  pas  avec  nous,  je  ne  demanderais 
pae  mieux  que  de  me  battre,  mais  je  sens  mon  courage  paralysé 
en  songeant  à  Sacramenta  et  à  sa  sœur.  Mais  que  faites-vous  donc? 


828  REVUE  CANADIENNE. 

ajouta-t-il  en  voyant  Lonls  Morin  quitter  la  place  qu'il  occupait 
auprès  de  lui. 

— Nous  sommes  dans  la  savane  maintenant,  répondit  le  Français, 
il  nous  faut  oublier  nos  habitudes  d'hommes  civilisés  pour  prendre 
les  coutumes  des  trappeurs  et  des  coureurs  des  bois,  je  vais  profiter 
du  sommeil  de  votre  oncle  et  de  vos  cousines  pour  tenir  avec  mes 
chasseurs  canadiens  unfionseil  à  l'indienne;  quatre  avis  valent 
mieux  qu'un  lorsqu'il  s'agit  de  lutter  de  ruses  avec  certains  bandits 
de  ma  connaissance. 

—Me  permettez-vous  d'assister  à  ce  conseil  ? 

— De  grand  cœur.  Demeurez  ici,  dans  un  instant  je  serai  d& 
retour.  -      . 

Il  ne  fallut  que  quelques  minutes  au  Français  pour  éveiller  I0& 
Canadiens;  les  braves  chasseurs  dormant  pour,  ainsi  dire  les  yeux 
ouverts,  ils  furent  debout  en  une  seconde  et  rassemblés  devant  le 
feu  auprès  duquel  don  Miguel  s'était  assis. 

— Mes  camarades,  dit  Louis  Morin  en  allumant  sa  pipe,  ce  qui  fui 
aussitôt  imité  par  les  chasseurs,  je  vous  ai  réunis  afin  de  m'enten- 
dre  avec  vous  sur  les  moyens  que  nous  devons  employer  pour  at- 
teindre Fains  ef  saufs  le  but  de  notre  voyage. 

— Parlez,  monsieur  Morin,  firent-ils,  nous  vous  écoutons. 

Le  Français  raconta  alors  les  motifs  pour  lesquels  don  Gutierr© 
avait  quitté  la  Vera-Cruz  avec  ses  filles,  les  événements  qui  avaient 
eu  lieu  pendant  le  long  trajet  de  Medellin  au  Rio  del  Norte  et  la 
poursuite  acharnée  de  don  Ramon  et  de  don  Remigo  ;  puis  il  ter- 
mina son  récit  par  sa  visite  au  camp  des  peaux-Rouges,  la  façon 
dont  il  avait  été  reçu  et  la  conversation  qu'il  avait  eue  avec  eux. 

—Je  vous  avoue,  ajouta  t-il,  que  je  suis  fort  inquiet,  l'Opossum 
est  un  guerrier  sage  et  expérimenté,  ses  paroles  ambiguës  me  font 
redouter  un  piège,  non  de  la  part  des  Indiens,  mais  de  celle  des 
blancs;  les  peaux-rouges,  vous  le  savez,  voient  toujours  evec  joie 
les  blancs  se  battre  entre  eux  ;  malgré  les  rudes  leçons  que  nous 
avons  infligées  à  nos  ennemis,  il  est  évident  pour  moi  qu'ils  essaye^ 
ront  encore  de  nous  faire  tomber  dans  une  embuscade,  c'est  à  cette 
éventualité  qu'il  faut  parer. 

Les  Canadiens  avaient  é  outé  dans  un  religieux  silence  les  p*- 
rol^s  du  Français;  lorsqu'il  se  tut,  ils  parurent  se  consulter  di4 
regard,  puis  Saint-Amand,  après  avoir  retiré  sa  pipe  de  ses  lèvres, 
répondit  d'une  voix  grave  : 

— Monsieur  Louis,  ce  que  vous  nous  avez  dit  est  fort  sérieux,  je 
cpm^  comme  vous  que  ce  don  Ramon  ne  renoncera  pas  aux  projf^i» 
qti*il  a  formés  ;  si  nous  n'étions  que  des  hommes,  je  m'en  soucirais 
fort  peu,  mais  nous  avons  des  dames,  ainsi  que  vous  nous  l'avejt 


LE  BATTEUR  DE  SENTIERS.  829 

fait  observer,  la  situation  change  donc  complètement  d'aspect  et 
devient  très-grave;  je  ne  suis  qu'un  pauvre  diable  de  chasseur, 
mais  je  me  croirais  déshonoré  s'il  arrivait  un  malheur  aux  char- 
mantes jeunes  filles  qui  nous  accompagnent,  vous  pouvez  donc 
compter  sur  mes  amis  et  sur  moi  pour  les  défendre,  quoi  qu'il  ar- 
rive ;  maintenant,  veuillez  nous  soumettre  votre  plan. 

—Je  pense  qu'il  faut,  avant  toute  chose,  faire  une  battue  dans  la 
savane,  afin  de  reconnaître  si  nous  avons  des  espions  près  de  nous, 
et  puis,  ce  point  éclairci,  changer  de  tactique,  c'est-à-dire,  dès  que 
nous  aurons  acquis  la  certitude  que  nos  ennemis  sont  toujours  à 
notre  poursuite,  marcher  droit  à  eux,  les  attaquer  par  surprise  et 
ies  détruire  si  nous  le  pouvons. 

— Et  les  jeunes  filles  ?  dit  vivement  don  Miguel. 

—Les  jeunes  filles,  répondit  Louis  Morin,  nous  les  laisserons  au 
oamp  sous  la  garde  de  la  moitié  des  peones. 

— Ce  plan  serait  bon  si  nous  avions  à  combattre  des  peaux-rouges, 
reprit  Saint-Amand  ;  mais  nous  nous  trouverons  face  à  face  avec 
des  bandits  déterminés,  plus  nombreux  que  nous,  et  nous  serons 
écrasés. 

— Il  nous  faudrait  des  auxiliaires,  dit  l'Ourson. 

— Des  auxiliaires  sont  assez  difficiles  à  trouver  ici,  répondit  Louis 
Morin. 

— Bah  î  fit  l'Ourson,  pas  autant  que  vous  le  croyez,  monsieur 
Morin,  mi  de  nous  ne  pourrait-il  pas  se  Tendre  à  l'hacienda  du 
frère  de  don  Gutierre  pour  en  amener  ? 

— Oui,  mais  cela  exigerait  un  temps  considérable. 

— Huit  jours  au  plus  pour  aller  et  venir. 

-—Il  y  en  a  de  plus  près,  dit  tout  à  coup  une  voix  douce  et  sym- 
pathique. 

Les  chasseurs  se  retournèrent  avec  étonnement,  Sacramenta 
était  près  d'eux,  calme  et  souriante. 

— Pardonnez-moi,  sonores,  reprit-elle  doucement,  de  me  raôler 
ainsi  à  votre  grave  discussion;  mais,comme  c'est  surtout  de  ma  sour 
et  de  moi  qu'il  est  question,  je  n'ai  pas  cru  être  indiscrète  en  in- 
tervenant. 

^-Oh!  senorita,  pourquoi,  êtes^vous  venue  ?  lui  dit  le  Français 
avec  tristesse. 

— Parce  que,  répondit-elle,  vous  êtes  de  braves  et  loyaux  chas- 
seurs, que  vous  risquez  votre  vie  pour  moi,  et  qu'il  est  de  mon 
devoir  de  vous  prouver  que  je  ne  suis  pas  indigne  de  votre  dé- 
TQuemen  t. 

Gustave  Aimard. 
(La  fin  au  mois  prochain.) 


ETUDE  SUR  LE  NORD-OUEST  DU  CANADA. 


(^Suite.) 

ESQUISSE  CLIMATOLOGIQUE 

La  climatologie  do  grand  pays  que  nous  étudions  n  a  jamais  été 
soumise  à  une  étude  méthodique,  bien  coordonnée;  tout  ce  que 
nous  en  savons  se  trouve  dans  les  notes  de  voyage  des  explorateur  s 
qui  ont  parcouru  ces  régions.  Et  comme  ces  explorateurs,  dont 
le 'plus  grand  jLombre  recherchaient  le  passage  du  Nord-Ouest, 
n'ont  visité  que  lesi'égions  arctiques,  leurs  récits  ont  mis  beaucoup 
de  personnes  sous  la  fausse  impression  que  les  territoires  de  la 
baie  d'Hudson  ne  sont  partout  que  des  pays  couverts  de  neige  et 
de  glace.  On  connaît  généralement  l'étendue  de  ces  territoires 
d'une  manière  très  imparfaite,  et  quand  les  missionnaires  et  les 
voyageurs  parlent  des  froids  extrêmes  de  la  vallée  du  Mackenzie  en 
approchant  de  la  mer  Glaciale,  on  est  porté  à  croire  que  la  môme 
rigueur  se  fait  sentir  jusque  dans  les  plaines  si  riches  et  si  fertiles 
de  laSaskatchew^an  et  de  la  Rivière-Rouge.  C'est  une  erreur  grave, 
ainsi  que  nous  Je  démontrerons  ^a)i^;le  cour^4^-QQUe,esquis?o. 

i  'bîJI    0'l!'*>  :rn  ^f<-T    's';;     '    .;;"•    -•>-,:,-,    (iv 

Causes  qui  font  vabier  i.a  température. 

St/^orà-Ouest,  comme  dans  tous  les  pays,  la  température  -est 
soumise  à  plusieurs  causes  qui  relèvent  ou  l'abaissent.  Les  prin- 
cipàieâ  ;Cîiuses  qui  étévéntJà  température  sont: 

ïô  La  position  géographique  et  astrôn'dmrtjue,  qui  augmentent, 
ou  diminuent  l'action  du  soleil;  '  '''  ■''^? '^^'^^^o-iq  i^ijov    ,j  -.-r/oD 

2o  La  najture  d*;^  splj  qui  absorbe  plus  ou  moins  la  chaleur  des^ 
rayons  solaires,  selon  qu'il  est  sablp«neyx.ou  argileux,  et  exempt 
de  marécages  ; 


ETUDE  SUR  LE  NORD-OUEST  DU  CANADA.         83* 

3o  Les  grandes  étendues  d'eau  à  l'intérieur  ; 

4a  Les  vents  chauds  de  la  Côte  du  Pacifique  et  du  Sud  ; 
5o  La  clarté  du  ciel,  ou  l'absence  des  nuages  qui  absorberaient 
une  partie  de  la  chaleur  solaire  ; 

60  L'abaissement  du  sol,  comparativement  au  niveau  de  la  mer. 
Examinons  brièvement    la  manière   dont  ces  diverses  causes 
agissent  et  influent  sur  la  température  moyenne  pour  l'élever.. 

•Al.) 

io  Cest  le  soleil  qui  communique  la  chaleur  à  la  surface  d^J^ 
terre.  Or  l'intensité  de  la  chaleur  solaire  communiquée  à  la  tef^e 
varie  avec  la  position  géographique  et  la  position  astronomique.,   • 

Si  l'on  trace  sur  le  globe  terrestre  deux  cercles  éloignées  du  pôle 
de  23*"*28',  c'est-à-dire  à  66^32'  de  l'équateur,  on  marque  les  poiflts 
au-dessus  desquels  le  soleil  peut  rester  pendant  plusieurs  jours,  'et 
au-dessus  desquels  il  reste  à  son  élévation  minimum  ;  ce  sont  les 
cercles  polaires.  Durant  une  moitié  de  l'année,  le  soleil  s'élève 
en  spirale  au-dessus  de  ces  points  jusqu'à  la  hauteur  de  2â^23'y*t 
s'abaisse  aussi  de  23^^28'  pendant  l'autre  moitié.        'îq  i'^'^  ifi:o.*Jû-li 

-  '  '!fio! 
Cette  élévation  et  cet  abaissement  constituent  la  position  astro- 
nomique du  globe  terrestre,  position  qui  détermine  la  longuéiiir 
des  jours,  sous  les  diverses  latitudes,  depuis  l'équateur  jusqu'aiix 
pôles.  Dans  l'hémisphère  boréale,  la  longueur  des  jours  ainsi  ae- 
terminée  donne  la  succession  suivante  :  •  ' 

Latitudes  Durée  du  jour  Durée  du  jour 

Equateur  :  le  plus  long  le  plus  court. 

0 12h.0m.  12h.0in. 

5 12  17  11  43     y.( 

10 12  35  11  25   ;' 

15 ,12  53  11     7    ''^' 

20...i;u.w....... 13  13  10  47 

25 13  34  10  26 

30 33  56  10    4 

35 14  22  9  38 

40 14  51  ^     9 

45 15  26  8  34 

50 16    9  7  51 

55 ...........17    7,  6  53  .^ 

65.....;... .........V.;  Î2t     9  i  ioSt^bflOR 

,66^32^1  (/CerclePokirec- j:i24:;:.0c.. ..,  .     , uôiDb  oli=s«ni 

r9J  enr^b  ^^nol  inlq  jo.  ,U)ob  i's  iolUai  r^'^^'i  ^''^  ^"^^^^^  toi  oup  Jniin 
Dans  les  latitudes  du  cercle  polaire^  à  partir  du  -fiô^SÎ',  le  non»b?e 
de  jours  pendant  lequel  le  soleil  reste  constammeat  au-ijessus  de 
l'horizon  est  domiê  dans  le  tableau.suivan^^j  d  }rino?i'i'iis  lEli'ijp. 


%n  REVUE  CANADIENNE. 

Latitudes  Nombre  de  jours  durant  lequel 

le  soleil  ne  se  couche  pas. 

66^32 1  jour 

70       65    " 

75       103     " 

80       134    '' 

85       161     ^' 

90      186    " 

Ces  chiffres  supposent  le  soleil  réduit  à  son  centre,  et  comme 
st>n  diamètre  est  de  32  ,  il  faut  reculer  de  16'  la  latitude  où  il  dis- 
paraît tout  entier,  et  la  réfraction  l'élevant  de  33'  à  l'horizon,  il 
faudrait  encore  éloigner  d'autant  le  cercle  polaire  absolu.  C'est 
pourquoi,  en  tenant  compte  de  la  réfraction,  au  lieu  de  six  mois  et 
six  jours  ou  de  186  jours  pour  la  longueur  du  jour  le  plus  long  au 
pôle  boréal,  on  trouve  près  de  sept.  Le  soleil,  en  effet,  se  lève 
au  commencement  de  mars,  monte  lentement  en  rasant  pi;e3que 
l'horizon  et  suivant  une  ligne  spirale  qui  l'élève  graduellement  un 
peu  plus,  et  il  ne  se  couche  qu'à  la  fin  de  septembre.  Le  21  juin, 
il  Atteint  sa  plus  grande  hauteur  ;  24  degrés.  La  plus  grande  cha- 
leur se  faisant  sentir  en  juillet  et  en  août. 

Si,  pendant  ces  sept  mois,  les  rayons  du  soleil  tombaient  verti- 
calement sur  la  terre,  la  chaleur  serait  très  intense  ;  mais  comme, 
au  lieu  de  descendre  verticalement  vers  le  globe  terrestre,  les 
i-ayons  solaires  descendent  obliquement,  la  pente  est  d'autant  plus 
grande  que  les  rayons  ont  une  obliquité  plus  prononcée.  Les 
o^ervations  les  plus  exactes  prouvent  que  l'atmosphère  absorbe, 
suivant  la  verticale,  les  ^W  de  la  chaleur  qui  tombe  sur  sa  sur- 
face et  l'absorption  totale  dans  l'hémisphère  illuminée  est  à  peu 
près  égale  aux  f  de  la  chaleur  incide  Ue,  de  sorte  qu'aux  diffé- 
rentes hauteurs  la  partie  transmise  est  représentée  comme  suit  : 

Hauteur  Quantité  transmise 

Au  Zénith 0  72 

A    "iO  degrés 0  70 

'^     50       "     0  64 

'*     30       '^     0  51 

'-'     10       '= 0  16 

''       0       '^     0  00 

C'est  en  se  basant  sur  de  pareils  chiffres  que  Sir  Palm  Richard- 
son  dit  que  les  deux  saisons  arctiques  de  l'hiver  et  l'été  sont  de  très 
inégale  durée,  la  première  durant  neuf  mois  et  l'été  ne  compre- 
nant que  les  mois  de  juin,  juillet  et  août,  et  plus  long  dans  les 
endroits  les  plus  favorisés  de  la  vallée  du  Mackenzie. 

Cette  diminution  de  Fintensité  des  rayons  solaires  â  mesure 
qu'ils  arrivent  à  la  terre  d'une  manière  plus  oblique,  le  conçoi 


12  15 

10  21 

5  51 

3  80 

2  90 

1  99 

1  30 

1  06 

1  00 

ETUDE  SUR  LE  NORD-OUEST  DU  CANADA.  833 

facilement,  et  s'explique  par  l'épaisseur  des  couches  d'air  traver- 
sées. On  l'a  soumise  à  différents  calculs,  et  en  faisant  usage  des 
/cumules  de  La  place  et  de  Bouguer,  on  trouve  que  les  rayons  so- 
laires, selon  que  l'astre  est  à  différentes  hauteurs,  doivent  traverser 
les  couches  d'air  suivantes  pour  arriver  à  la  terre  : 

Hauteur  du  soleil  Distance  au  Epaisseur  des 

sur  l'horizon.  Zénith.  couches  d'air. 

0     90     .'..,.     35  50 

1     89     25  13 

2     • 88 18  88 

3     87  14  87 

4     86  

5     85  

10     80  

15     75  

20 70  

30     60  

50     40  

70     20  

90    0 


L'épaisseur  de  l'atmosphère  traversée  par  un  ''rayon  du  soleil  à 
l'norizon  est  donc  35  fois  plus  grande  que  l'épaisseur  traversée  par 
un  rayon  solaire  au  Zénith.  Le  premier  résultat  de  cette  inégalité, 
c'est  que  la  chaleur  du  soleil  s'affaiblit  d'autant  plus  que  l'astre  du 
jour  est  plus  oblique  sur  la  verticale. 

De  toutes  ces  considérations,  il  faut  conclure  que  la  chaleur  du 
soleil,  plus  ou  moins  intense  selon  la  position  géographique  et 
astronomique,  et  la  principale  cause  de  l'élévation  de  la  température 
moyenne,  ne  se  fait  guère  sentir  dans  les  régions  polaires  du  Nord- 
Ouest,  mais  qu'en  dehors  du  cercle  polaire,  elle  est  de  plus  en 
plus  intense  à  mesure  qu'on  s'avance  au  sud  vers  l'équateur  et 
donne  aux  parties  cultivables  dé  ce  vaste  territoire,  la  température 
moyenne  des  climats  tempérés,  sans  tenir  compte  des  autres  causes 
qui  constituent  à  élever  cette  même  température  dans  les  prairies 
de  la  Saskatchewan  et  de  la  Rivière  Rouge. 

2o  L'abaissement  comparatif  du  sol  au-dessus  du  niveau  delà 
mer  élève  aussi  la  température. 

Sous  ce  rapport,  la  position  du  Nord-Ouest  est  des  plus  avanta- 
geuses, ainsi  que  nous  allons  le  voir  en  examinant  la  hauteur  des 
principaux  points  dans  les  différentes  parties  du  territoire. 

25  Novembre  1873.  53 


^34  REVUE  CANADIEiNNE. 

Région  du  Lac  Supérieur  au  Lac  Winipeg. 

Localités.  Lat.  Long.  Elévation,   ' 

Lac  Supérieur  641  pds. 

Portage  du  Chien   ....  48^45'  89*^53'  1420     '^ 

Lac  La  Pluie  1000    '^ 

Lac  des  Bois 950    " 

LacWinipeg  620    '• 

La  hauteur  jnoyeniie  de  cette  région,  située  dans  les  montagnes, 
est  de  926.2  pieds  au-dessus  du  niveau  de  la  mer.  A  l'est  de  ces 
montagnes,  les  terrains  qui  avoisinent  la  baie  d'Hudson  sont  beau- 
coup plus  bas,  airnsi  que  l'indique  le  tabkau  suivant  : 

Elévation. 

Fort  York  Lat.  57o      ...  Long.  00         20  pds. 

Fort  Churchill  59°22  ...  ........  93^40'  20     " 

FortRupert  51^21' 86^40'    20    " 

Entre  la  baie  d'Hudson  et  le  lac  Winipeg  se  trouve  le  fort  Oxford, 
lat.  54^^55'  long.  96^28',  à  une  élévation  de  400  pieds  au-dessus  de 
la  mer. 

Dans  la  vallée  de  la  Rivière  Rouge,  qui  offre  à  peu  près  le  même 
niveau  partout,  se  trouve  le  fort  Long,  lat.  49^52,  long.  96°52',  éle- 
vé de  680  pieds  au-dessus  de  l'océan. 

Telle  est  l'élévation  de  la  base  du  triangle  formé  par  les  prairies 
qui  s'étendent  de  la  Rivière  Rouge  aux  Montagnes,  jusqu'à  la 
rivière  la  Paix  au  nord.  Dans  la  vallée  des  deux  Saskatchewan, 
ces  prairies  forment  une  déclinité  constante,  accidentée  par  quel- 
ques collines,  qui  a  sa  plus  grande  hauteur  au  pied  des  Montagnes 
Rocheuses.  En  partant  de  ces  montagnes  nous  trouvons  les  éléva- 
tions suivantes  : 

Dunnegan  (lat.  56°8Mong.  HT'^ISO   1000  pds. 

Région  de  l'Athabaska  entre  Jasper  Wause  (lat.  53^12, 
long.  118^10')  et  le  Fort  Assiniboine  (lat.  54"='3r 
long.  114^480  ;.. ; 2,408     '' 

Région  entre  le  fort  des  Mohtagnes  Rocheuses  (lat. 

52*^22^  long.  115^100 2,822    " 

Elévation  moyenne  de  la  vallée  de  la  rivière  la  Biche 
ou  Red  Deer  en  remontant  jusqu'à  960  milles  des 
NeckHills(lat.  52^12' long  113^^00  3,089    '^ 

Vieux  fort  du  (lat.  5r8;  long.  115°4')  3,963    *' 

Plaines  au  sud  du  Camp  de  la  Cache  (lat.  51^52,  long. 

114°100    2,905    '' 


r:TUDE  SUR  LE  NORD-OUEST  DU  CANADA.         835 

Tonlcs  ros  localités  sont  situées  entre  les  Il8e  et  ll3e  degrés  de 
longitude,  sur  le  pied  des  Montagnes  Rocheuses.  Phis  à  l'est, 
^'élévation  est  moins  considérable  : 

Entre  Edmonton  (ht.  53031,  long.  113<='17)  et  Carlton 
(lat.  52^52',  long.  106^15')  l'élévation  moyenne  est 

de  1,713     " 

Edmonton    : ....     2,088     " 

Carlton    1,321     '' 

Plaine  formée  parle  circuit  de  la  Saskatchewan  nord.     1.620     '• 
Vallée  de  la  rivière  Bataille  à  son  confluent  avec  la 

Grande  brûlée,  longitude  108^50'  1,943     " 

Fait  digne  de  remarque  !  la  hauteur  du  sol  au-dessus  do  la  mer 
augmente  dans  les  prairies  de  la  Saskatchewan  et  de  la  Rivière - 
Rouge  à  mesure  qu'on  avance  dans  le  sud,  vers  les  Etats-Unis. 
Ainsi  la  base  de  la  Montagne  au  Cyprès,  vers  les  49^31  de  latitude 
et  110^35  de  longitude,  est  à  3,261  pieds  au  dessus  de  la  mer. 

Plus  on  va  au  nord,  et  plus  la  dépression  du  sol  est  considérable 
ainsi  que  l'atteste  le  tableau  suivant,  qui  s'appliijue  à  la  partie  la 
plus  septentrionale  du  Nord-Ouest; 

Localités.  Lat.  Long.  Elévation. 

FortChipewan  58^43'  118^20'  700  pds. 

Fort  Simpson   61^51'  12P51'  400     '' 

FortReliance   62^46'  109^00'  650     '' 

Fort  Entreprise  64^28'  113°06'  850     '' 

Fort  Franklin  65^12    123^13' 500     '^ 

Entre  la  Rivière  Rouge  et  le  Fort  Franklin,  distance  d%;nvirûn 
1,200  milles,  la  hauteur  du  sol  au-dessus  de  la  mer  baisse  de  620 
pieds  au  Fort  Garry,  à  500  pieds  au  Fort  Franklin,  après  avoir  excé- 
dé 1,300  dans  la  vallée  de  la  Saskatchewan.  De  la  Rivière  Rouge 
au  Fort  Edmonton,  la  moyenne  de  l'élévation  du  sol  est  de  1,354 
pieds.  En  prenant  une  moyenne  pour  tout  le  territoire,  on  peut 
donc  affirmer  sans  crainte  qu'il  n'est  pas  élevé  de  800  pieds  au- 
dessus  de  l'océan. 

L'indication  de  la  hauteur  des  différentes  parties  du  pays  que 
nous  étudions  nous  permet  d'apprécier  les  modifications  que  la 
température  subit  en  ces  diverses  localités,  à  raison  de  leur  abaisse- 
ment comparatif  ou  de  leur  élévation  au-dessus  du  niveau  de  la 
mer.  M.  Flammanin  prétend  que  la  température  diminue  d'un 
degré  sur  une  élévation  de  770  pieds  au-dessus  de  l'océan,  en  sorte 
que  dans  tout  le  Nord-Ouest  la  température,  en  tant  qu'elle  est 
affectée  par  la  hauteur  du  terrain,  s'élève  à  son  intensité  normale, 


836  REVUE  CANADIENNE. 

sauf  une  diminution  variant  d'un  à  deux  degrés,  dans  les  endroits 
où  la  moyenne  de  l'élévation  est  plus  considérable. 

3o  Une  troisième  cause  qui  constitue  à  élever  la  température 
moyenne  se  trouve  dans  les  vents  chauds  qui  soufflent  des  côtes 
du  Pacifique  et  du  sud  dans  les  régions  du  Nord-Ouest. 

A  mesure  qu'elles  avancent  vers  le  pôle,  les  Montagnes  Ro- 
cheuses subissent  une  dépression  considérable,  à  tel  point  qu'elles 
sont  traversées  en  plusieurs  endroits  par  les  rivières  du  Nord-Ouest, 
notamment  la  Saskatchewan  et  la  rivière  à  la  Paix,  dont  les  eaux 
communiquent  avec  celles  duGolumbia  et  du  Fraser,  qui  arrosent 
le  territoire  de  Washington  et  la  Colombie  Anglaise,  sur  le  ver- 
sant occidental  des  montagnes.  Peu  au  nord  du  49°  de  latitude, 
la  dépression  des  Montagnes  Rocheuses  produit  les  abaissements  de 
niveau  que  voici  : 

Passage  des  Kootaw^ais  (lat.  49^11,  long.  115^22'  6,300  pds. 

Passage  de  Kananarkis  (lat.  50°45;  long.  115^12)  ....  5,700  " 

Passage  du  Vermillion  (lat.  51°2'  long.  116°190 4,903  " 

Passage  du  Cheval  qui  Rue  (lat.  5P16',  long.  116^570.  5,200  '• 

Passage  de  Howe,  (lat  4,500  " 

Jasper  wanse  (lat.  53^12',  long.  118^10')  3,372  " 

Dunnegan  (lat.  56^17',  long.  117°130  1,000  '' 

Toutes  ces  dépressions  permettent  aux  vents  du  Pacifique  de 
franchir  les  Montagnes  Rocheuses  pour  venir  élever  la  tempéra- 
lure  des  régions  situées  sur  le  versant  oriental. 

L'influence  de  ces  vents  chauds  se  fait  grandement  sentir  eu 
beaucoup  d'endroits,  même  dans  les  localités  les  plus  éloignées  au 
nord,  ainsi  que  l'attestent  les  missionnaires  et  les  explorateurs.  Le 
P.  Petitot  écrit  dans  ses  récits  : 

"  Dieu,  comme  pour  ménager  les  forces  affaiblies  des  pauvres 
Indiens,  nous  gratifia  d'un  temps  si  doux,  que  le  thermomètre 
monta  à  un  degré  au-dessus  de  zéro  le  28  janvier,  ce  qui  est  un 
véritable  phénomène  pour  une  contrée  où  il  se  maintient  à  cette 
époque  de  44  à  50  degrés  au-dessous  de  zéro.  Les  vents  du  Paci- 
fique nous  amènent  tant  de  neige " 

Le  Dr.  Hunter,  géologue  attaché  à  l'expédition  du  Capitaine 
Palliser,  parle  des  changements  de  température  à  Edmontou  et 
écrit  aux  dates  qui  suivent,  en  1858  : 


a  9- 


février. — Le  temps  a  été  changeant  et  orageux  durant  quel- 
ques jours,  mais  il  est  maintenant  extraordinairement  chaud.  Nous 
passons  cette  soirée  les  fenêtres  ouvertes  et  nos  habits  ôtés  et  nous 
n'avons  pas  allumé  de  feu,  pas  môme  au  temps  du  déjeûner.  A  2 
p.  m.,  le  thermomètre  marquait  65^.    La  neige  est  toute  disparue, 


ETUDE  SUR  LE  NORB-OUEST  DU  CANADA.         837 

plusieurs  petits  cours  d'eau  coulent  et  le  sol  est  dégelé  à  une  pro- 
fondeur de  six  pouces." 

Celte  chaleur  extraordinaire,  à  cetce  saison  et  dans  une  latitude 
aussi  élevée,  montre  que  les  vents  du  Pacifique  qui  arrivent  à 
Edmonton  par  l'espèce  de  tranchée  dans  laquelle  se  trouve  Jasper 
House,  influent  beaucoup  sur  la  température  des  vallées  qui  avoi- 
sinent  le  pied  des  Montagnes  Rocheuses.  La  même  cause  de  cha- 
leur se  fait  sentir  dans  la  vallée  de  la  rivière  à  la  Paix  et  Dunnegao, 
bien  que  situé  à  sept  degrés  plus  au  nord,  jouit  d'une  température 
moyenne  élevée  d'un  degré  de  plus  que  celle  du  Fort  Garry,  durant 
toute  l'année,  et  de  6*^48'  durant  les  cinq  mois  d'hiver. 

Dans  les  réponses  qu'il  a  faites  au  comité  d'enquête  sur  les  terri- 
toires de  la  Compagnie  de  la  Baie  d'Hudson,  en  1845,  le  colonel 
Crafton,  dit  en  parlant  de  la  chaleur  des  vents  du  Pacifique  : 

*'  Le  climat  est  indubitablement,  à  mesure  qu'on  avance  vers  le 
Pacifique,  beaucoup  plus  doux  quVv  l'est.  Les  vents  dominants 
dans  les  régions  extra  tropicales  ont  une  grande  influence  sur  la 
température  des  pays  qu'ils  traverse'.  On  trouve  que  les  vents 
dominants  dans  les  régions  extratropicales  venant  de  l'ouest,  ils 
apportent  du  Pacifique  une  grande  quantité  d'humidité,  ce  qui 
tend  à  améliorer  le  climat  des  régions  qui  en  reçoivent  les  pre- 
miers  avantages. 

Quant  aux  vents  du  sud,  ils  apportent  toujours  la  chaleur  qu'ils 
prennent  dans  les  climats  tempérés  et  leur  nom,  dans  le  Nord 
Ouest,  est  partout  synonyme  de  vents  chauds. 

4o  La  nature  du  sol  est  encore  une  cause  qui  élève  la  tempéra- 
ture des  immenses  territoires  situés  an  Sud.Ouest  et  au  Nord -Ouest 
de  la  Baie  d'Hudson. 

La  températuro  des  corps  solides  atteint  des  chiffres  beaucoup 
plus  élevés  que  celle  de  l'atmosphère  et  de  l'eau.  Le  sol  jouit  de 
cette  propriété  commune  aux  corps  solides.  L'absorption  des 
rayons  calorifiques  est  d'autant  plus  considérable  que  le  sol  est 
friable  et  plus  sec.  C'est  ainsi  que  les  terrains  argileux  et  sablon- 
neux et  la  terre  végétale  absorbent  beaucoup  mieux  la  chaleur  du 
soleil  qu'un  sol  marneux  et  compacte.  En  été  la  température  du 
sable  monte  jusqu'à  70°  centigrades.  Dans  le  Venezuela,  Hum- 
bold  a  constaté  que  le  sable  avait  à  2  heures  de  l'après-midi  une 
température  de  60^^,  tandis  que  celle  de  l'air  n'était  que  de  36^*2  à 
l'ombre  et  de  42^8'  au  soleil,  La  terre  végétale  absorbe  encore 
plus  que  le  sable  les  rayons  solaires.  En  recouvrant  un  thermo- 
mètre d'une  couche  de  terre  végétale  très  mince,  Arago  a  trouvé 
54  degrés,  et  le  môme  instrument  recouvert  d'une  couche  de  sable 
ne  marquait  que  46  degrés. 


^38  REVUE  CANADIENNE. 

Ces  données  indiquent  assez  l'influence  que  la  nature  du  sol 
dans  le  Nord-Ouest  exerce  sur  la  température.  Cette  influence  se 
fait  très  fortement  sentir  dans  les  vallées  de  la  Rivière  Rouge  et 
de  TAssiniboine,  où  le  sol  supérieur  se  compose  d'une  épaisse 
couche  de  terre  végétale  reposant  sur  un  lit  d'argile  et  de  calcaire. 
Les  mêmes  terrains  se  rencontrent  aussi  en  beaucoup  d'endroits 
dans  les  vallées  de  la  Saskatchewan,  de  la  rivière  La  Pluie,  de  la 
rivière  à  la  Paix  et  du  Mackenzie  et  produisent  les  mêmes  résultats 
calorifiques.  A  côté  de  ces  formations,  on  trouve  dans  les  praiiies 
à  l'Ouest  de  l'Assiniboine  des  terrains  un  peu  sablonneux  et  beau- 
coup d'argile  et  de  nombreuses  dunes  de  sable  en  approchant  du 
Mackenzie,  le  long  des  terrains  plutaniques,  qui  séparent  les  bords 
argileux  et  humides  de  la  Baie  d'Hudson  des  prairies  de  la  partie 
méridionale. 

Les  propriétés  absorbantes  du  sol,  au  point  de  vue  des  rayons 
solaires,  sont  donc  plus  grandes  dans  les  prairies  et  les  régions  cul- 
tivables que  sur  les  bords  stériles  et  humides  de  la  partie  septen 
trionale  et  agissent  dans  la  même  proportion  sur  la  température, 
qu'elles  élèvent  plus  au  sud-ouest  qu'au  nord-ouest. 

5o  L'eau  absorbe  aussi  les  rayons  solaires,  et  les  grands  lacs  et 
les  rivières  qui  se  trouvent  en  grand  nombre  dans  le  Nord-Ouest 
en  élèvent  la  température  moyenne  dans  une  certaine  proportion. 

Ce  fait  est  bien  constaté  et  l'influence  des  lacs  sur  la  température 
est  telle  qu'en  certains  endroits  on  récolte  sur  leurs  bords  des 
céréales  qui,  à  quelque  distance  de  l'eau,  n'arrivent  pas  à  maturité. 
Après  avoir  dit  que  les  petits  lacs  abaissent  la  température,  Mgr. 
Taché  ajoute:  "  Le  voisinage  des  grands  lacs  a  un  effet  tout  con^ 
traire,  les  récoltes  y  sont  bien  plus  sûres,  même  aux  latitudes  éle- 
vées. Quand  la  masse  de  leurs  eaux  est  réchauffée,  elle  ne  subit 
pas  dans  une  nuit  les  changements  auxquels  l'air  atmosphérique 
est  exposé  ;  les  vapeurs  chaudes  qui  s'exhalent  de  ces  lacs  neutra- 
lisent les  courants  d'air  froid  qui  viennent  d'ailleurs.  A  l'Ele  à  la 
Grosse,  à  Athabaska  même,  en  défrichant  les  bords  des  lacs,  on  est 
certain  de  la  récolte  du  froment  et  des  légumes,  tandisque  l'éloigne- 
ment  du  rivage  rend  ces  récoltes  très  précaires." 

Pour  se  former  une  idée  de  l'influence  que  ces  lacs  exercent  sur 
la  température  du  Nord-Ouest,  il  suffit  de  se  rappeler  combien  ils 
sont  nombreux  et  étendus. 

60  L'absence  complète  de  nuages  dans  le  ciel,  qui  caractérise  les 
régions  du  Nord-Ouest,  tend  aussi  à 'augmenter  la  température 
moyenne.  Il  est  évident  qu'un  ciel  chargé  de  nuages  absorbe  une 
grande  partie  des  rayons  solaires  qui  parviendraient  sans  cela  à  la 


ETUDE  SUR  LE  NORD-OUEST  DU  CANADA.         839 

terre.  C'est  pourquoi  la  clarté  de  l'atmosphère  augmente  la  tempé- 
rature, dans  le  Nord-Ouest  comme  partout  ailleurs. 

Telles  sont  les  principales  causes  qui  élèvent  la  température  des 
vastes  plaines  situées  entre  le  lac  Supérieure,  les  mers  glaciales  et 
les  Montagnes  Rocheuses.  Les  causes  qui  contribuent  à  l'abaisser 
sont  plus  nombreuses  et  peuvent  être  ainsi  énumérées  : 

io  Position  géographique  et  astronomique  ; 

2o.  La  hauteur  au-dessus  du  niveau  de  la  mer  ; 

3o  La  proximité  des  mers  glaciales  ; 

4o  Les  vents  du  pôle  nord  ; 

5o  Le  voisinage  de  certains  pics  isolés  ; 

60  Les  marécages  ; 

7o  Un  ciel  d'hiver  très-pur  ; 

80  Des  forets  d'une  grande  étendue  ; 

9o  La  nature  du  sol. 

1o,Par  ce  que  nous  avons  déjà  dit  de  la  position  géographique 
du  Nord-Ouest,  il  est  évident  qu'elle  contribue  beaucoup  à  dimi- 
nuer la  température.  Le  soleil  reste  longtemps  caché  dans  les 
régions  polaires  ;  au  Fort  Good  Hope,  sous  le  66°20'  latitude,  il  dis- 
paraît le  30  novembre  et  demeure  sous  l'horizon  jusqu'au  13  jan- 
vier, c'est-à-dire  pendant  une  période  de  quarante-cinq  jours.  Lors- 
qu'il revient  au-dessus  de  l'horizon,  il  ne  s'élève  que  très  lentement 
et  ses  rayons  obliques  n'apportent  à  la  terre  que  très  peu  de  cha- 
leur, qui  est  absorbée  par  les  glaces  formées  durant  son  absence. 
Aussi  Richardson  dit-il  que  dans  les  régions  arctiques  il  n'y  a  que 
deux  saisons  :  l'hiver,  qui  dure  neuf  mois,  et  l'été,  qui  comprend 
les  trois  mois  de  juin,  juillet  et  août. 

Durant  ces  longs  hivers,  la  chaleur  communiquée  au  sol  est  bien 
vite  neutralisée  par  la  radiation,  que  favorise  la  pureté  continue 
du  ciel.  Le  froid  ainsi  produit  par  l'absence  du  soleil  et  la  radia- 
tion est  tel,  qu'il  gèle  le  sol  à  une  grande  profondeur.  Sur  les 
bords  de  la  mer  glaciale,  la  gelée  pénètre  jusqu'à  quarante  pieds 
dans  l'intérieur  du  sol. 

(i  continuer.') 


LA 

PROFESSION  D'AVOCAT  ET  DE  NOTAIRE 

EN  CANADA.  (1) 


Le  Conseil  Supérieur,  sous  la  domination  française,  en  modifianc 
l'Ordonnance  de  1667,  suppliait  Louis  XIV  de  ne  pos  introduire 
d'avocats  en  Canada.  Le  Baron  LaHontan,  dans  le  récit  humoris- 
tique de  ses  voyages  en  Amérique  et  contemporain  du  Conseil 
Supérieur  qui  était  si  peu  sympathique  aux  avocats,  félicitait  le  Roi 
d'empêcher  cette  vermine  de  pénétrer  dans  la  colonie  î  Ce  n'est 
que  lors  de  la  conquête  du  pays,  que  nous  voyons  des  avocats 
plaider  devant  les  tribunaux.  Il  est  vrai  que  sous  la  domination 
française,  on  admettait  des  procureurs  et  praticiens  à  soutenir  et 
défendre  les  intérêts  des  parties  ;  mais  on  ne  leur  donnait  pas  le 
jiom  d'avocats. 

Il  est  curieux  de  se  demander  pourquoi  les  colons,  en  grande 
partie  venant  de  la  Normandie,  la  province  la  plus  chicanière  de 
tout  le  royaume  de  France,  n'aient  pas  encouragé  la  profession 
d'avocat.  A  vrai  dire,  les  colons  étaient  peu  de  choses  dans  l'ad* 
ministration  du  pays.  Colbert  avait  vertement  tancé  l'Intendant 
Duchesneaux  de  ce  qu'il  s'était  permis  de  consulter  les  colons 
sur  l'élection  d'un  maire,  le  mettant  en  garde  contre  le  danger  de 
les  habituer  à  dire  ouvertement  ce  qu'ils  pensaient.  Depuis  ce 
temps,  les  colons,  comme  les  grenouilles  de  la  fable,  se  laissaient 
choisir  leur  maître  sans  mot  dire.  Le  gouverneur,  l'intendant  et 
le  conseil  supérieur  formaient   un  triumvirat  du  caractère  le  plus 

(1)  Cette  étude  sert  d'introduction  au  cours  de  Droit  que  M.  Doutre  ost  chargé 
de  donner  à  la  Faculté  de  Droit  de  l'Université  McGil!,-  aux  élèves  de  première 
année. 


LA  PROFESSION  D'AVOCAT  ET  DE  NOTAIRE.        84î 

despotique.  Introduire  des  avocats  dans  la  colonie,  n'était-ce  pas 
créer  une  liberté  dangereuse  d'exprimer  sa  pensée.  Des  avocats 
normands  défendant  des  plaideurs  encore  plus  normands  auraient, 
aux  yeux  de  Colbert,  bouleversé  le  régime  colonial.  Un  simple 
procès  de  mur  mitoyen  aurait  permis  aux  parties  de  mettre  en 
doute  la  perfection  des  ordonnances:  leurs  avocats  auraient  osé 
démontrer  les  lacunes,  les  anomalies  de  la  loi  !  Enfin,  Colbert 
voulait  une  colonie  composée  de  vassaux,  tant  sous  le  rapport  des 
droits  seigneuriaux  que  sous  celui  des  droits  civils.  Un  baron  ' 
orgueilleux  de  son  blason,  devait  considérer  comme  une  vermine 
ces  hommes  qai  ont  donné  le  premier  coup  de  hache  à  l'arbre 
séculaire  de  la  monarchie  despotique  du  XVIIe  siècle  ;  ces  hommes 
surtout,  qui  ont  créé  les  Parlements  :  les  sauveurs  du  peuple  et  les 
gardiens  de  ses  droits.  Colbert,  de  son  côté,  devait  craindre  les 
avocats  comme  les  plus  dangereux  ennemis  du  système  de  coerci. 
tion  qu'il  avait  établi  dans  la  colonie.  Aussi,  soit  dit  en  passant^ 
au  moment  où  les  anglais  prirent  possession  du  Canada,  les  colons 
ne  s'étaient  jamais  réunis  en  assemblée  publique,  quoique  depuis 
cent  ans,  ils  avaient  joui  d'un  gouvernement  régulièrement  cons- 
titué ;  ils  n'avaient  jamais  été  appelés  à  élire  le  plus  humble  con- 
seiller ;  enfin,  chose  étrange,  ils  ne  savaient  pas  même  ce  que 
pouvait  être  un  journal.  Qu'aurait  fait  un  avocat  dans  un  tel  état 
de  choses,  comment  aurait-il  pu  déployer  ses  talents  oratoires  ? 
Gomment  se  serait-il  fait  entendre  pour  défendre  l'opprimé  et 
combattre  l'oppresseur  ?  Aussi  dès  1763,  arrivent  dans  la  colonie 
avocats  et  journalistes,  et  de  suite  surgissent  les  assemblées  publiques 
où  se  débattent  les  intérêts  du  pays. 

Les  tribunaux  s'organisent,  les  citoyens  sont' appelés  à  défendre 
eux-mêmes  leurs  droits,  ou  à  se  faire  représenter  par  des  avocats 
régulièrement  admis  à  pratiquer  comme  tels.  Jamais  Rome  à  l'apo- 
gée de  sa  puissance,  n'avait  apporté  aux  pays  par  elle  conquis,  autant 
de  libertés  et  de  bienfaits  à  la  fois.  Ce  sera  une  des  plus  grandes 
gloires  de  l'Angleterre  d'avoir  substitué  au  système  despotique  de 
la  France  d'alors,  un  système  largement  libéral.  On  peut  le  criti- 
quer dans  ses  détails,  y  trouver  un  zèle  trop  prononcé  à  tout  chan- 
ger, mais  on  ne  peut  s'empêcher  d'admirer  la  transformation  subite 
du  régime  colonial,  à  l'avantage  de  tous  les  colons. 

Quant  aux  notaires,  les  scribes  de  d'antiquité,  les  tabellions  du 
n;ioyen-âge,  ils  ont  été  mieux  accueillis  que  les  avocats,  et  leur 
existence  dans  la  colonie  remonte  aux  premiers  temps  de  la  domina- 
tion française.  Le  notariat  est  un  résultat  inhérent  à  l'existence 
même  de  la  société  ;  il  a  dû  prendre  naissance  avec  la  société  même* 
La  propriété  est  la  cause  originelle  de  la  société,  et  la  transmission 


842  ^  REVUE  CANADIENNE. 

de  main  en  main  a  fait  naître  les  conventions  ;  et  les  conventions 
ont  provoqué  les  échanges.  Tant  que  la  propriété  n'a  été  que 
matérielle  et  portative,  l'échange  se  réalisait  par  la  simple  tradi- 
tion réciproque,  mais  comme  la  culture  était  le  travail  le  plus  pro- 
fitable, la  terre  est  devenue  appréciable  à  prix  d'argent  ;  l'augmen- 
tation rapide  des  populations  a  produit  le  morcellement  de  la  terre, 
il  a  fallu  échanger,sinon  vendre,  c'est-à-dire  se  dépouiller  en  faveur 
d'un  autre  :  comme  l'échange  ou  la  vente  ne  pouvait  s'opérer  par 
une  tradition  réelle,  il  fallut  en  créer  une  fictive  :  et  la  convention 
naquit  et  avec  la  convention,  les  notaires  ;  car  il  fallait  donner  à 
cette  convention  un  caractère  durable  et  pour  cela,  la  conserver 
sur  parchemin  et  la  confier  à  quelqu'un.  Nous  ne  voulons  pas 
dire  que  l'office  du  notariat  alors  formait  le  travail  d'une  profession 
exclusive.  Dès  l'invention  de  l'écriture,  cette  empreinte  fidèle  et 
durable  de  l'expression  de  la  pensée,  la  preuve  orale  de  la  conven- 
tion perdit  de  sa  force  et  elle  fut  remplacée  par  une  preuve  moins 
contestée,  la  preuve  écrite.  Les  scribes  des  Hébreux  avaientdes  fonc- 
tions plus  étendues  que  celles  réservées  aujourd'hui  aux  notaires  : 
non-seulement  ils  transcrivaient,  mais  encore  ils  interprétaient  les 
lois.  Les  tabellions  du  moyen-âge  conservaient  sur  leurs  tablettes.; 
tous  les  hauts  faits  de  leur  temps,  ils  étaient  les  gardes-notes  des 
grands  et  les  gardiens  des  blasons.  La  noblesse  d'alors  ne  se  serait 
pas  abaissée  à  apprendre  l'écriture  qui  était  le  lot  des  vassaux.  Il 
était  noble  de  signer  avec  la  pointe  de  son  épée  ou  de  faire  avec  un 
gantelet  une  large  croix,  surmontée  d'une  paraphe  magistrale. 
Gomme  contraste  de  celte  répugnance  à  apprendre  l'écriture,  ces 
orgueilleux  étaient  fiers  de  leurs  parchemins,  de  leur  arbre  géné- 
alogique, qui  les  faisaient  remonter  aux  rois  des  Gaules  !  Mais 
pour  dresser  cet  arbre  et  greffer  sur  ces  branches  de  nouvelles  tiges, 
il  fallait  avoir  recours  au  tabellion,  qui  seul  pouvait  couvrir  ses 
tablettes  de  signes  durables  et  dessiner  avec  son  poinçon  cet  arbre 
gigantesque  dont  le  tronc  s'enracinait  sur  le  sol  encore  vierge  des 
Gaules  et  qui  répandait  ses  branches  sur  les  plus  belles  provinces 
de  la  France.  Grâce  aux  scribes,  garde-notes,  tabellions  et  notaires, 
l'histoire  de  France  est  retracée  dans  les  parchemins  et  tablettes  de 
l'antiquité. 

Il  est  donc  tout  raisonnable  que  les  nobles  qui  émigrèrent  au 
Canada,  pour  y  posséder  des  seigneuries  aient  encouragé  la  profes- 
sion de  notaire.  Pour  être  reçu  notaire  dans  la  colonie,  il  fallait 
des  lettres  patentes  du  Roi  ;  car  la  charge  était  une  des  fonctions 
publiques  et  le  Roi  seul  s'en  réservait  la  nomination.  Le  caractère 
principal  du  notaire  a  toujours  été  de  donner  aux  actes  et  contrats, 
-e  caractère  d'authenticité  attaché  aux  actes  de  l'autorité  publique. 


LA  PROFESSION  D'AVOCAT  ET  DE  NOTAIRE.        843 

L'objet  de  ce  cours    cjst  d'indiquer  les  règles  des  professions 
(l'avocat  et  de  notaire.     Nous  procéderons  d'abord  par  la  première. 
La  loi  réglementaire  qui  pose  le  principe  obligatoire  des  règles 
Je  la  profession  d'avocat,  est  encore  à  présent  le  chapitre  XXVIIf, 
de  la  29  et  30  Vict  :  intitulé  :  "  Acte  concernant  le  Barreau  du  Bas- 
Canada." 
Or,  pour  lie  citer  que  ces  textes  fondamentaux,  cette  loi  dispose 
je  "  le  Conseil  de  chaque  section  aura,  dans  et  à  l'égard  de  la 
.'ction,  le  pouvoir  de  maintenir  la  discipline  et  l'honneur  du  corps, 
■  suivant  la  gravité  des  cas,  de  prononcer  par  la  voie  de  sonLuton- 
ter,  la  censure  et  réprimande  contre   tout  membre  coupable  de 
nelque  infraction  à  la  discipline  ou  de  quelque  action  dérogatoire 
rhonneur  du  Barreau,  et  priver  tel  membre  de  la  voix  délibérative 
o.i  même  du   droit  d'assister  aux  assemblées  de  la  section  pour  un 
Lcrme  quelconque,  à  la  discrétion  du  dit  Conseil,  n'excédant  pas 
cinq  ans,  et  pourra  aussi,  suivant  la  gravité  de  l'offense,  punir  tel 
membre  par  la  suspension  de  ses  fonctions  pour  un  terme  quel- 
conque n'excédant  pas  cinq  ans,  sujet  à  appel  seulement  au  Conseil 
Général."    Sect.  10. 

Elle  donne  aussi  au  Conseil  de  chaque  section  le  pouvoir ''de 
prévenir,  concilier  et  régler  toutes  les  difficultés  entre  les  membres 
<ie  la  section,  concernant  les  affaires  professionnelles."  §2,  même 
section. 

Elle  donne  enfm  au  Conseil  de  chaque  section  le  pouvoir  '•  de 
prévenir,  entendre,  concilier,  régler  et  décider  toutes  lee  plaintes  et 
réclamations  de  la  part  de  tierces  personnes  contre  les  membres  du 
Barreau  de  telle  section,  ayant  pour  objet  des  devoirs  ou  affiiires 
professionnelles."  §3,"  même  section. 

Avant  de  me  retirer  du  Conseil.  Général  du  Barreau  de, -cette 
Province,  je  m'exprimais  ainsi  dans  le  Rapport  annuel  du  3  mai 
1868  :  "  Un  travail  nécessité  par  une  rigoureuse  application  de  l 
loi,  a  demandé  beaucoup  de  soins  et  de  recherches.  Les  barreaux 
français  et  anglais  ont  depuis  plusieurs  siècles  établi  des  règles 
relativement  aux  devoirs  de  l'avocat.  Quoique  le  Barreau  Bas 
Canadien  date  depuis  un  peu  plus  d'un  siècle,  aucune  règle  n'a  été 
fait  tendant  à  indiquer  ces  devoirs  d'une  manière  précise.  Sans 
vouloir  imposer,  le  travail  que  j'ai  fait  à  ce  sujet,  je  le  soumets 
comme  pouvant  servir  de  guide  à  l'avenir.  Chaque  application  que 
les  Conseils  de  section  feront  d'une  de  ces  règles  servira  à  la 
confirmer.  C'est  ainsi  que  les  règles  de  la  profession  d'avocat 
en  France  ont  été  confirmées  une  par  une  par  l'usage  et  les 
sentences  rendues  par  les  Conseils  de  section.  Les  expressions 
générales  d' in  fraction  à  la  discipline  et  d'action  dérogatoire  à  Ihonneur 


844  REVUE  CANADIENNE 

du  Barreau  ne  définissaient  pas  ce  que  pouvait  être  une  infractior: 
ou  une  action  dérogatoire.    En  prescrivant  les  devoirs  de  l'avoca. 
dans  sa  conduite  à  l'égard  des  lois,  de  ses  confrères,  de  ses  clients 
et  des  magistrats,  nous  avons  cru  indiquer  qu'en  violant  aucun  de 
cesdevoirs,  l'avocat  encourrait  l'accusation  d'avoir  enfreint  la  dis- 
cipline ou  d'avoir  fait  une  action  dérogatoire  à  l'honneur  du  Bar- 
reau. Sans  que  ces  a'ègles,  qui   se  modifieront  par  une  applicatior- 
suivie,  soient  obligatoires   ou  constituent   un  véritable  réglemen 
elles  serviront  néanmoins  de  barrière   de  convention  ;  et  l'avoca'. 
saura  qu'en  la  franchissant,  il  sortira  du  droit  chemin  et  s'attendra 
à  ce  que  le  Barreau   le  fasse   revenir  sur  la  bonne  route.    L<: 
magistrats  comme  les  avocats  trouveront  dans  ces  règles  les  moye: 
de  se  faire  respecter.     Lorsque   nous  disions  dans  notre  demie 
rapport  que  l'honneur  du  Barreau  rejaillissait  sur  la  magistrature 
nous  pensions  alors  à  élablir   pour  l'un   comme  pour  l'autre  d> 
règles  qui  les  placeraient  dans  une  position  à  se  faire  respecte 
réciproquement  "     Le  Conseil  Général  ordonna  alors  que  ces  règle» 
fussent  imprimées  et  mises  en  circulation.     Elles  sont  an  nombre 
de  116  et  divisées  en  quatre  titres:  le  1er  comprend  les  devoir 
généraux  de  l'avocat  ;  le  2d  les  devoirs  de  l'avocat  envers  ses  clients 
le  3e  les  devoirs  de  l'avocat  envers  ses  confrères,  et  le  4e  les  devoir 
de  l'avocat  envers  le  magistrat.     Nous  allons  les  passer  rapideme: 
en  revue. 

lo  Devoirs  généraux  de  Vavocat.    L'avocat  doit  respecter  la  mora. 
pubhque  et  religieuse  ;  sa  réputation  en  dépend   et  il  ne  sera  lu 
même  respecté  qu'en  autant  qu'il  se  placera  dans  une  positio 
vraiment  morale  et  religieuse,  tant  dans  son  cabinet  que  devant  1 
tribunal.    Il  doit  aussi  respecter  les  principes  de  modération,  de  d^ 
sintéressementet  de  probité,  sur.lesquels  peutseulreposer  l'honneu 
ûe  Tordre  des  avocats.     La  modération   est  le   plus  bel  attribut  c 
l'avocat  ;  en  étant  modéré   dans  son  langage,  dans  sa  plaidoirie,  il 
impose  ie  respect  et  commande  l'attention.    Son  désintéressemeu 
doit  être  sans  bornes  ;  il  ne  doit  pas  négliger  la  cause  de  son  cher 
sous  le  honteux  prétexte  qu'elle  ne  lui  sera  peut  être  pas  profitable. 
La  probité  est  la  seule  garantie  du  cUent,:  être  juste  à  son  égard, 
c'est  lui  remettre  fidèlement  le   dépôt  qui  lui  a   été  confié  ou  le 
garder  intact  entre  ses  mains.     Ceci^devrait  toujours-être  présent  à 
l'esprit  du  jeune  avocat,  car  il   ne   sera  réellement  prospère  qu'en 
fortifiant  la  confiance   du  client,   par  sa  probité,  sa  modération 
son  désintéressement. 

S'il  veut  aussi  remplir  tous  ses  devoirs  avec  honneur,  il  doit  être' 
digne  dans  sa  conduite  à  l'audience  comme  au  dehors,  observateu 
scrupuleux  des  usages,  en  un    mot    toujours  fidèle  à  son  sermer 


LA  PROFSSION  D'AVOCAT  ET  DE  NOTAIRE.        845 

Sa  dignité  doit  être  entière  pour  le  magistrat,  le  client  et  le  con- 
frère. Sans  être  obséquieux,  il  doit  voir  dans  le  magistrat  le  prési- 
dent du  tribunal,  quelque  soit  la  position  qu'il  peut  occuper  dans 
le  monde.  Il  est  à  propos  de  critiquer  ici  le  titre  que  l'on  donne 
en  Canada  au  juge,  en  l'appelant  Son  Honneur.  Il  serait  plus  digne 
de  ne  jamais  s'adresser  au  juge,  mais  à  la  Cour  seulement.  On 
prodigue  trop  souvent  au  confrère  qui  plaide  contre  soi,  les  com- 
pliments :  de  savant  avocat  :  ceite  appellation  devient  par  fois 
dérisoire.  Ne  vaudrait-il  pas  mieux  agir  de  même  à  son  égard  que 
pour  le  juge,  et  ne  voir  en  lui  que  la  partie  adverse.  De  cette 
manière  il  n'y  aurait  plus  d'allusions  peisonnelles,  qui  ont  les  ap- 
rarences  flatteuses,  mais  qui  sont  parfois  offensantes. 

La  profession  d'avocat  est  incompatible  avec  les  fonctions  judi- 
•  laires  et  administratives,  avec  les  autres  professions  ou  emplois, 
presque  sans  aucune  exception.  Sans  vouloir  froisser  personne, 
nous  devons  cependant  regretter  de  voir  un  si  grand  nombre  d'avo- 
'  ats  remplir  des  fonctions  de  syndic  officiel,  de  Secrétaires-Trésoriers 
e  Sociétés  de  Gonstruciion,  de  Caissiers  de  Banque,  de  Directeurs  de 
hemin  de  fer,  ou  de  corporations  particulières,  tout  en  restant  avo- 
cats. C's^  faire  croire  que  la  profession  d'avocat  n'est  pas  assez 
lucrative  oL  par  là  la  déprécier  aux  yeux  du  public.  Si  ces  avocats 
ne  trouvent  pas  de  quoi  vivre  dans  la  profession,  il  vaut  mieux  qu'ils 
l'abandonnent,  car  ils  ne  sont  pas  appelés  à  exercer  cette  fonction. 
Si,  malgré  que  la  profession  leur  soit  lucrative,  ils  veulent,  par  trop 
'd'ambition,  se  livrer  à  d'autres  fonctions,  ils  finissent  par  sacrifier 
leur  réputation  au  profit  de  leur  bourse.  La  loi  devrait  être  précise  : 
interdire  à  l'avocat,  tout  négoce,  métier,  profession,  courtage  ou 
f.raploi  sans  exception.  Je  ne  veux  pas  dire  que  l'avocat  ne  peut  se 
'ivrer  accidentellement  à  ces  actes,  mais  il  ne  doit  pas  leur  donner 
:n  caractère  permanent. 

Les  fonctions  d'arbitres  ne  sont  pas  incompatibles  aves  la  pro- 
fession. Au  contraire,  c'est  un  témoignage  flatteur  rendu  à  l'in- 
tégrité, à  la  science  et  à  l'impartialité  de  l'avocat  que  d'être  choisi 
eomme  arbitre,  pour  juger  le  différend  entre  deux  de  ses  clients. 
L'Avocat  devenu  arbitre,  doit  se  dépouiller  de  son  caractère  minis- 
jriel.  S'il  a  donné  avis  sur  l'affaire,  l'avocat  ne  doit  plus  en 
connaître  comme  arbitre.  Il  ne  doit  accepter  l'arbitrage  qu'avec 
des  confrères. 

Dans  ses  plaidoiries  et  ses  écrits,  dans  ses  consultations  et  ses 
rapports  d'affaires,  l'avocat  doit  repousser  sans  hésiter,  tout  moyen 
qui  n'est  pas  parfaitement  loyal.  Ce  n'est  pas  sa  cause  qui  doit 
triompher,  c'est  la  vérité,  Il  y  a  extravagance  et  infamie  à  cher- 
cher des  expédients  pour  éluder  la  loi,  comme  il  y  a  extravagance 


846  Rr:VUE  CANADIENNE. 

et  infamie  d'enseigner  et  de  profiler  des  moyens  de  gagner  nnu- 
mauvaise  cause.  La  dissimulation  et  parfois  la  réticence  sont  des 
artifices  et  l'artifice  est  toujours  un  mensonge.  Il  arrive  souvent 
que  l'avocat,  ayant  à  s'occuper  en  môme  temps  de  la  procédure  do 
la  cause  et  dans  la  presse  des  affaires,  fasse  quelques  errreurs, 
dont  le  client  est  entièrement  étranger.  Il  n'est  pas  juste  que 
l'avocat  de  la  partie  adverse  se  prévale  de  celte  erreur,  lorsqu'il 
sait  que  son  confrère  doit  seul  en  soufîrir.  Il  est  de  son  devoir  de 
contribuer  à  réparer  cette  erreur,  lors  môme  que  son  client  voudrait 
s'en  prévaloir.  L'avocat  est  maître  de  la  cause  et  ne  doit  recevoir 
aucun  ordre  du  client,  relativement  à  la  manière  de  la  conduire- 
Mais  aussi  il  doit  se  faire  un  cas  de  conscience  de  bien  connaître 
les  devoirs  de  sa  profession  et  la  mesure  de  ses  forces.  S'il  ne  se 
sent  pas  capable  de  donner  la  consultation  qu'on  lui  demande,  de 
plaider  la  cause  qui  lui  est  offerte,  qu'il  s'abstienne  ou  qu'il  réclame 
l'assistance  d'un  confrère.  Une  fausse  honte  ne  doit  pas  le  retenir, 
et  ce  n'est  pas  en  défiance  de|soi-môme  que  de  connaître  la  mesure 
de  ses  forces.  Le  jeune  avocat,  en  se  condnisant  ainsi,  finit  par  se 
connaître  et  la  confiance  du  client  grandit  en  proportion  des  pro- 
grès que  son  avocat  fait  dans  la  solidité  de  ses  consultations  Pour 
mériter  près  des  juges  la  réputation  d'un  avocat  nm,  l'avocat  ne 
doit  avancer  aucun  fait  important,  s'il  n'a  pas  la  preuve  en  main, 
car  rien  n'est  plus  regrettable  que  ces  démentis  que  l'on  entend  en 
Gour  de  la  part  de  deux  avocats.  Il  y  a  danger  pour  l'avocat  à. 
affirmer  môme  un  fait  vrai,  dont  la  preuve  ne  réside  que  dans  sa 
propre  déclaration  ;  car  c'est  placer  les  juges  dans  une  position 
délicate  à  l'égard  de  l'avocat.  C'est  un  immense  avantage  pour 
ce  dernier  que  d'avoir  obtenu  la  confiance  de  ses  juges  par  l'habi. 
tude  constante  d'être  vrai.  Il  est  difficile  de  se  charger  d'une 
mauvaise  cause  en  restant  toujours  vrai.  L'avocat  doit  se  gard*^r 
de  mêler  à  la  cause  jusqu'à  l'apparence  d'un  sentiment  d'intérêt 
ou  d'animosité  personnelle.  Il  doit  rester  froid  observateur  des 
faits  et  ne  pas  s'identifier  avec  leur  client.  Le  zèle  ne  lui  est  pas 
permis,  la  dignité  s'oppose  à  ce  qu'il  sorte  de  son  caractère  d'avo- 
cat. Sa  mission  consiste  non  pas  à  défendre  A  ou  B,  mais  à  démon- 
trer que  les  faits,  la  loi,  la  justice,  la  jurisprudence  sont  du  côté  de 
la  cause  qu'il  représente,  sans  s'occuper  de  la  position  de  son  client 
bu  du  profit  qu'il  peut  en  retirer.  Pour  être  modéré,  il  ne  suffit 
pas  que  l'avocat  se  montre  sobre  d'éloges  envers  son  client.  Il  faut 
que  l'avocat  ne  se  livre  pas  contre  l'a'dversaire  à  des  attaques 
violentes  ou  calomnieuses,  mais  cette  règle  n'exclut  pas  la  coura- 
geuse chaleur  et  l'entière  liberté  qui  servent  à  dévoiler  les  faits 
et  les  actes  de  l'adversaire.      Combien  de  fois  n'avons-nous  pas  vu 


LA  PROFESSION  D'AVOCAT  ET  DE  NOTAIRE.        847 

d'anciens  amis  dans  les  barreaux  se  quereller,  se  brouiller  pendant 
plusieurs  années,  par  suite  de  ce  faux  zèle  pour  l'intérôt  des  clients 
qui  leur  étaient  entièrement  étrangers.  Je  ne  désire  faire  aucune 
allusion  personnelle,  mais  quelques  avocats  se  reconnaîtront  dans 
ces  remarques,  et  s'ils  font  un  retour  sur  eux-mêmes,  ils  se  con- 
vaincront de  cette  vérité,  que  le  zèle  ne  doit  être  que  pour 
la  recherche  de  la  vérité,  et  non  pas  pour  l'obtention  d'un 
succès  éphémère.  La  modération  commande  encore  à  l'avocat 
de  ne  pas  attaquer  son  adversaire,  sans  nécessité,  sur  des  faits 
éirangers  au  procès.  Les  mêmes  ménagements  doivent  exister 
envers  les  personnes  qui  ne  figurent  pas  au  procès,  envers  les 
témoins  ayant  déposé  sous  la  foi  du  serment,  envers  les  experts 
commis  par  la  justice.  Il  n'y  a  qu'une  exception,  c'est  lorsque 
l'attaque  est  justifiée  par  le  besoin  de  la  cause  et  par  des  preuves 
de  toute  évidence.  Viser  à  la  subtilité,  àlafmesse,  c'est  manquer 
au  naturel,  c'est  blesser  la  vérité,  sans  faire  un  pas  vers  l'éloquence. 
L'esprit  ne  donne  pas  l'éloquence.  La  vérité  et  l'éloquence  sont 
inséparables,  toutes  deux  viennent  du  cœur.  La  conviction  ne 
s'acquiert  que  par  l'étude  du  vrai  et  la  conviction  ne  peut  être 
réelle  qu'en  autant  qu'elle  résulte  de  l'acquisition  du  vrai. 

Par  la  modestie  de  son  caractère  et  de  sa  vie  privée,  par  la  faci- 
lité et  la  convenance  qu'il  met  dans  ses  rapports  habituels,  l'avocat 
gagne  en  confiance  près  des  clients,  il  gagne  en  amitié  près  des 
confrères.  Quelque  soit  la  position  de  l'avocat,  qu'il  soit  Conseil 
de  la  Reine  ou  Bâtonnier,  il  ne  doit  pas  cesser  d'être  modeste  :  là 
est  toute  sa  force,  car  il  imposera  ses  lumières  et  cultivera  son 
talent  au  contact  de  confrères  et  de  clients,  qui  l'apprécieront 
d'autant  plus  qu'il  ne  recherchera  pas  les  adulations  et  les  flatteries. 
Rien  n'est  plus  inconséquent  que  cette  vanité  qui  s'empare  d'un 
avocat,  parce  qu'il  a  atteint  un  certain  nombre  d'années  de  pratique 
de  sa  profession  :  il  semble  qu'une  fois  reçu,  il  ne  peut  avoir  à 
l'égard  des  étudiants  ces  rapports  de  politesse  qu'il  avait  avant  sa 
réception,  et  plus  il  veillit  dans  la  profession,  plus  sa  raideur,  sa 
vanité  augmentent.  Il  faut  se  mettre  en  garde  contre  ces  défauts, 
et  se  rappeler  que  sans  devenir  vulgaire,  il  y  a  mérite  à  se  montrer 
affable  à  l'égard  de  tout  le  monde,  étudiants,  avocats,  ou  clients. 
Ceci  n'exclut  pas  l'indépendance,  au  contraire  elle  est  toute  à  la 
fois  un  devoir  et  un  droit.  Comme  devoir  elle  lui  prescrit  de  défen- 
dre une  cause  juste,  sans  se  préoccuper  ni  de  ses  intérêts  person- 
nels, ni  de  la  puissance  de  son  adversaire.  Comme  droit,  c'est 
dans  ses  rapports  avec  les  clients  et  les  magistrats  que  l'avocat  use 
de  son  indépendance.  L'avocat  doit  défendre  partout  l'honneur  et 
les  prérogatives  de  son  ordre  :  l'ordre  ne  peut  pas  être  attaqué  saui 


848  REVUE  CANADIENNE. 

qu'il  le  soit  lui-même.  La  conduite  de  l'avocat  dans  le  cabinet 
comme  à  l'audience,  doit  être  digne,  sans  ostentation  ni  rudesse.  La 
dignité  de  l'homme  est  à  lui  ;  la  dignité  de  l'avocat  appartient  à 
l'ordre  :  voila  pourquoi,  si  la  vie  privée  de  l'avocat  est  un  sanctuaire 
impénétrable,  la  discipline  a  le  droit  de  lui  demander  compte  de 
ses  actes  extérieurs  lorsqu'ils  ont  une  notoriété  fâcheme^qai  peutcom, 
premettre  l'honneur  et  la  dignité  de  l'ordre.  Un  fait  ou  un  acte 
qui  n'a  pas  le  caractère  d'indignité  peut  être  réputé  une  inconve- 
nance dont  la  gravité  a  ses  degrés,  d'après  les  circonstances,  et 
l'inconvenance  est  en  soi  une  faute. 

L'avocat  a  le  droit  de  plaider  devant  toute  juridiction  où  se  débat- 
lent  des  questions  dignes  de  son  ministère  :  il  eii  est  le  seul  juge. 

L'avocat  doit  garder  le  secret  sur  tous  les  actes  de  sa  profession. 
11  a  par  la  loi  le  droit  de  tenir  secrètes  toutes  les  affaires  qui  lui 
sont  confiées  :  et  c'est  son  devoir  de  ne  pas  les  divulguer. 

S'il  se  croit  blessé  dans  son  honneur  par  un  acte  de  l'autorité,  u 
a  le  droit  de  devancer  la  plainte  qui  serait  portée  au  Conseil  et  de 
lui  soumettre  l'examen  de  sa  conduite. 

Il  doit  se  garder  de  communiquer  aux  journaux  des  comptes 
rendus  où  la  vérité  des  faits  se  trouve  altérés:  ce  n'est  plus  de 
l'imprudence,  ce  serait  de  la  calomnie  ou  de  la  diffamation. 

GONZALVE  DOUTRE,  D.  G.  L, 

Professeur  de  Procédure  à  V Université  McGili. 

{La  fin  au  mois  prochain.) 


LES  GAULTIER  DE  VARENNES. 


{Suite.) 


Boucher,  Laiibia,  Varenne,  Moras  et  Labadie,  cinq  person- 
nages qui  figurent  dans  les  présentes  notes,  avaient  donc  tous 
obtenu  des  terres  dans  l'automne  de  1672,  époque  où  nombre  de 
titres  de  concessions  furent  distribués  aux  officiers  du  régiment 
dé  Carignan.  De  Laubia  repassa  en  France  et  sa  seigneurie  devint 
la  propriété  de  Mr.  Gressé.  Labadie  ne  se  maria  point  et  laissa  son 
fief  à  Mr.  de  Tonnancour.  Les  trois  autres  concessionnaires  ont 
fondé  des  familles  nombreuses  et  distinguées  dans  le  pays.  Je  ne 
parlerai  que  de  celle  de  Gaultier  de  Varennes. 

Le  dictionnaire  généalogique  de  l'abbé  Tanguay  indique  comme 
suit  l'année  de  la  naissance  des  enfants  de  René  Gaultier  da  Va- 
rennes  et  de  Marie  Boucher  : 

René,  1669.  Jeanne^  1671.  Lowis,  1673,  aux  Trois-Rivières.  Madeleine^ 
1674,  aux  Trois-Rivières.  Pierre  1675.  Jacques-René^  1677,  aux  Trois- 
Rivières.  Jean- Baptiste^  1677,  aux  Trois-Rivières.  Marie-Marguerite^ 
1680,  à  Boucherville,  Marie  René,  1682,  aux  Trois-Rivières.  Anne- 
Marguerite^  1 684,  aux  Trois-Rivières.  Pierre,  1685,  aux  Trois-Rivières. 
Philippe,  \&S1,  aux  Trois-Rivières.  Jean-Baptiste,  16c 8,  aux  Trois- 
Rivières. 

Les  noms  de  trois  des  enfants, — René  1669,  Jeanne  1671,  et 
Pierre  1675,— sont  ainsi  notés  dans  le  Dictionnaire j  sans  indicatioa 
du  lieu  de  naissance  ni  par  conséquent  de  date  mensuelle.  Je 
me  suis  assuré  qu'aucun  de  ces  trois  noms  ne  se  trouve  dans  le 
registre  des  Baptêmes  aux  Trois-Rivières.  Quant  à  la  période  (de 
1669  à  1675)  pendant  laquelle  ces  enfants  seraient  nés,  il  paraît 
25  Novembre  1873.  54 


850  REVUE   CANADIENNE. 

certain  que  la  famille  la  passa  toute  entière  aux  Trois-Rivières.  Je 
pense  qu'il  est  permis  de  douter  de  l'existence  de  ces  trois  enfants, 
qui  ne  sont  mentionnés  que  dans  le  recensement  de  1681,  pièce 
où  fourmillent  des  incorrections  de  toute  nature. 


Voici  le  premier  enregistrement  que  je  connaisse  de  la  naissance 
d'un  enfant  de  M.  de  Varennes  : 

"  L'an  de  grâce  mil  six  septante  et  trois,  ce  7®  septembre,  je  F. 
Claude  Moirean,  prêtre  Récollet,  faisant  les  fonctions  curiales  aux 
Trois-Rivières,  ai  baptisé  solennellement  Louis  Gauthier^  né  en  légi- 
time mariage,  le  30  du  mois  d'août,  de  M.  René  Gauthier,  écuier, 
sieur  Varennes,  gouverneur  de  ce  lieu,  et  de  Damoiselle  Marie 
Boucher,  ses  père  et  mère,  et  a  esté  tenu  sur  les  fonds  par  M.  Pré- 
vost, major  de  Québec,  envoyé  par  M.  le  comte  de  Frontenac,  gou- 
verneur et  lieutenant-général  es  armées  du  Roy  en  toute  la  Nou- 
velle-France et  Amérique  Septentrionale,  pour  le  tenir  en  son  nom, 
avec  Madeiie  Boucher,  ^  sa  grand-mère,  qui  l'ont  nommé  Louis. 

(Signé)  F.  Claude  Moireau.  Ind.  Recolet." 

En  1686,  aux  Trois-Rivières,  au  baptême  d'une  fille  de  Michel 
Lefebvre  dit  Laciseré,  ou  Lacerisaie,^  et  de  Catherine  Trottier  sa 
femme,  le  parrain  et  la  marraine  sont  tous  deux  enfants  de  M.  de 
Varenaes,  gouverneur  :  Louis  et  Marie-Marguerite.  Le  parrain 
signe  :  Louis  de  Laverandrie.  Un  an  après,  au  Cap  de  la  Madeleine, 
au  baptême  d'un  petit  sauvage  Abénakis,  fut  marraine  Marie-Jo- 
sephte  Le  Boulanger  de  Saint-Pierre,  et  parrain  "  le  sieur  de  la 
Vérandiie,  fils  de  M.  de  Varennes,  gouverneur  des  Trois-Rivières." 
En  1689,  aux  Trois-Rivières,  cinq  ou  six  mois  avant  la  mort  de  M. 
de  Varennes,  je  trouve  comme  parrain  :  "  Louis  Gautier,  sieur  de 
la  Vérandrie,  enseigne  d'une  compagnie  des  Troupes  qui  sont  en 
ce  pays."  D'après  son  acte  de  baptême,  il  devait  être  âgé  de  quinze 
ans  et  quatre  mois  en  1689.  Je  pense  que  ses  frères  n'ont  point  porté 
ce  surnom  de  la  Vérendrye,  du  vivant  de  M.  de  Varennes  ;  ils 
étaient  du  reste  fort  jeunes  alors.  L'abbé  Tanguay  désigne  aussi 
seul  de  ce  surnom  Louis,  l'ahié  ;  il  ne  dit  pas  avec  qui  il  fut  marié. 
Cependant,  des  notes  recueillies  postérieurement  à  la  publication 

1  Autrement  dit  Jeanne  Grevier,  femme  de  l'ex-gouverneur  dos  Trots-Rivières, 
Pierr»  Boucher. 

2  II  demeurait  à  l'endroit  où  est  aujourd'hui  la  résidence  de  madame  veuve 
l'honorable  J.  E.  Turcotte, — c'est-à-dire  qu'il  était  le  plus  proche  voisin  du  gou- 
verneur de  Yarennes,  comme  on  le  verra  plus  loin. 


LES  GAULTIER  DE  VARENNES.  851 

du  Dictionnaire,  et  qu'il  a  bien  voulu  me  communiquer,  indiquent 
(jue  la  fille  de  Lauis  de  la  Vérendrye  épousa  le  lieutenant  Jean  de 
La  Corne.  Nous  retrouverons  plus  tard  ce  dernier  nom  môle  aux 
événements  les  plus  douloureux  de  la  vie  du  découvreur  du  Nord- 
Ouest. 


Continuons  de  reproduire  les  enregistrements  de  naissances. 

"  Le  huitième  octobre  1674,  je,  André  Richard,  Supérieur  de  la 
Résidence  de  la  Compagnie  de  Jésus  (aux  Trois-Rivières)  y  faisant 
fonction  de  curé,  ai  administré  les  cérémonies  d'un  baptême  à  une 
fille  née  le  9^  septembre,  de  Monsieur  de  Varennes,  gourerneur 
pour  le  Roy  aux  Trois-Rivières,  et  de  mademoiselle  Marie  Boucher, 
son  épouse  ;  laquelle  dite  fille  avait  esté  ondoyée  par  le  Révérend 
Père  Claude,  Recol.  ;  elle  a  esté  nommée  Magdelaine  par  Monsieur 
François  Prévost,  Major  de  Québec,  et  par  mademoiselle  Margue- 
rite Seigneuret,  épouse  de  M.  de  Normanville,  tenant  la  place  de 
madame  Marguerite^  La  G-uide,  femme  de  M.  Perrault '■' gouver- 
neur de  la  ville  du  Montréal.  J'ay  inséré  le  dit  escrit  auRégistre 
des  baptistères. 

(Signé)  F.  Martial.  Rec'  " 

Cette  enfant  épousa  en  1694,  à  Montréal,  le  capitaine  Claude- 
Charles  Petit  le  Villier.  Ils  s'établirent  à  Boucherville.  En  1722^ 
le  capitaine  était  mort,  car  sa  femme  est  mentionnée  comme  veuve. 


'^L'an  de  Grâce  1677,  le  28  d'Octobre,  Je  F.  Gabriel  DelaRibourde 
ai  suppléé  aux  cérémonies  qui  avait  esté  obmisesau  baptesme  d'un 
fils  de  Monsieur  René  Gauthier,  Seigneur  de  Varenne  et  de  Made- 
moiselle Marie  Boucher,  ses  père  et  mère.  Monsieur  Pierre  Bou- 
cher et  Mademoiselle  Marguerite  Seigneuret,  procureurs  de  Mon- 
seigneur Jacques  Duchesneau,  Intendant  pour  Sa  Majesté  en  ce 
pays  de  la  Nouvelle-France,  et  de  Mademoiselle  Bazire,  parrain  et 
marreine. 

1  L'abbé  Tanguay  met  Madeleine. 

2  François-Marie' Perrot. 

3  Le  Père  jésuite,  André  Richard,  le  premier  nommé  dans  cet  acte,  paraît  avoir 
fait  le  baptême  sans  l'enregistrer,  et  le  frère  Martial  Limosin,  récollèt,  curé  des 
Trois-Rivièrei  en  1674-77,  l'inscrivit  au  registre,  en  y  ajoutant  la  dernière  phrase 


852  REVUE  CANADIENNE. 

Cet  enfant  de  Monsieur  de  Varenne  a  esté  deubment  ondoyé  par 
le  R.  P.  Martial  Limozin,  le  2e  jour  d'Octobre  1677." 

En  marge  est  écrit  :  "  Baptême  de  Jacques-Réné  Gauthier  de 
Varennes." 

Marie  Bazire,  femme  de  Philippe  Gaultier,  sieur  de  Comporté, 
conseiller  du  roi  et  prévôt  des  maréchaux  de  France  en  ce  pays, 
me  parait  être  la  marraine  en  question,  ce  qui  donnerait  à  suppo- 
ser qu'il  y  avait  parenté  entre  René  Gaultier,  gouverneur  des 
Trois-Rivières  et  Philippe  Gaultier,  sieur  de  Comporté,  comme 
aussi  entre  ce  dernier  et  l'autre  Philippe  Gaultier,  sieur  de  Com- 
porté, que  j'ai  mentionné  plus  haut,  quoique  l'un  fut  de  l'évêché 
de  Poitiers  et  l'autre  de  Paris. 

Voici  un  autre  acte  : 

*'  La  même  année,  le  30  Novembre,  est  né  Jean-Baptiste,  fils  de 
Monsieur  René  Gauthier  Sieur  de  Varennes,  Gouverneur  pour  le 
Roy  aux  Trois-Rivières,  et  de  Mademoiselle  Marie  Boucher  ;  il  a 
esté  ondoyé  pour  une  nécessité  urgente  par  M.  St.  quentin  ^  le  3 
de et  a  reçeu  les  cérémonies  du  baplesme  par  le  R.  P.  Ga- 
briel  '  il  a  esté  nommé  Jean-Baptiste  par  Monsieur  Jean  Bap- 
tiste de  Repentigni,  son  parein,  et  Mademoiselle  Marguerite  Sei* 
gneuret,  sa  mareine,  femme  de  Monsieur  Norman  ville." 

Le  premier  de  ces  deux  enfants,  Jacques  René,  épousa,  en  1712, 
Marie-Jeanne  Le  Moine  de  Sainte-Hélène.  Nous  les  suivons  jus- 
qu'en 17i3.  Le  30  septembre  1722  ^'  à  Villemarie,  dans  la  maison 
de  la  Dame  (veuve)  de  Le  Villier'  quartier  Saint-Joseph,  près  de 
cette  ville  "  par  le  notaire  LePailleur,  est  passé  l'acte  de  mariage 
de  Jacques  Le  Ber,  seigneur  de  Senneville,  avec  M^He  Miré  de  l'Ar- 
genterie. Au  nombre  des  témoins  du  sieur  de  Senneville,  qui  sont 
les  premiers  personnages  du  pays  (notamment  deux  gouverneurs) 
on  voit  :  "  René  Gauthier,  écuier,  sieur  de  Varennes,  lieutenant 
d'une  compagnie  des  troupes  de  la  marine  entretenues  en  ce  pays, 
et  Dame  Marie-Jeanne  LeMoine  son  épouse."  Il  signe  :  ''  de  Va- 
rennes." Leur  fille,  Elizabeth-Charlotte,  née  en  1715,  épousa,  en 
1734,  à  Montréal,  François-Marie  Soumande-Delorme.  Le  père  de 
la  mariée,  présent  au  contrat,  y  est  désigné  sous  les  mêmes  noms 
et  quaUtés  qu'en  1722.  En  1743,  lui  et  sa  femme  vivent  encore 
mais  il  a  le  gracie  de  capitaine. 

Le  second  de  ces  deux  enfants,  Jean-Baptiste,  entra  dans  les 

l  Quentin  Moral,  sieur  de  Saint-Quentin,  l'un  des  principaux  habitants  des 
Trois-Rivières. 

■i:  •■  : ^    '  \    ■  .        ■  '  '■)  -MI  U  ■■:.  ..:c  '       ..       •    .;    ' 
;.2:Le:Père  Gabriel  dp, Ift-git^Q^i-de,  récpllek.  j  , 

3  Madeleine  Gauthier  dé  Varennes,  née  en  1674. 


LES  GAULTIER  DE  VARENNES.  853 

ordres  sacrés.  Ordonné  prêtre,  à  Québec,  en  1709,  il  devint  grand 
archidiacre  et  vicaire-général.  Il  fut  aussi  conseiller-clerc  du  Con- 
seil Souverain.  En  1718,  au  mariage  de  Jean-François  Le  Boulan- 
ger de  Saint-Pierre^  avec  Marguerite  Amon,.  au  cap  de  la  Made- 
leine, on  le  nomme  "  Jean-Baptiste  Gautier,  écuier,  sieur  de  Va- 
rennes,  grand-pénitencier."  Il  mourut  à  Québec  le  30  mars  1726,  et 
fut  inhumé  dans  le  Chœur  de  la  Cathédrale,  proche  le  sanctuaire, 
côté  de  l'Evangile.  ' 


''  Le  vingt-huitième  Janvier  de  l'an  mit  six  cent  quatre-vingt,  a 
été  baptisée  par  moi  F.  G.  de  Brullon,  curé  de  Boucherville,  Va- 
renne,  etc.,  en  la  maison  seigneuriale  de  Varenne,  Marie-Margue- 
rite Gauthier,  fille  de  messire  René  Gaflthier.  écuier,  sieur  de  Va- 
renne,  Gouverneur  et  Lieutenant  pour  la  vill.;  des  Trois-Rivières, 
et  de  Damoiselle  Marie  Boucher,  sa  femme  :  l'enfant  est  né  du 
vingt-deuxième  de  ce  mois  et  an.  Son  parrain  fut  messire  Pierre 
Boucher,  sieur  de  Boucherville;  sa  marraine  Damoiselle  Made- 
leine Boucher,  tous  deux  enfants  de  messire  Pierre  Boucher,  sieur 
de  Boucherville,  lesquels  ont  signé  ci-dessous. 

(Signé)    VARENNE  BOUCHERVILLE 

Madeleine  Boucher 
de  Brullon,  curé  de  Boucherville.'* 

Cet  acte  ^  mentionne  ''  la  maison  seigneuriale  de  Varennes."  La 
signature  :  **  Varenne  "  indique  la  présence  de  ce  personnage  au 
baptême  de  sa  fille;  "  on  n'en  saurait  douter,  dit  le  révérend  M. 
Pépin,  car  la  même  signature  se  retrouve  au  bas  d'autres  actes  où 
son  nom  est  mentionné  "  Il  ajoute  :  '*  je  n'ai  pu  constater  que  M. 
de  Varennes  ait  demeuré  à  Varennes." 

L'enfant  ci-dessus,  épousa  en  1707,  Louis  Hingue,  à  Varenne». 

J-îi  .'iml'jiiùll  011 


Nous  sommes  arrivés  au  recensement  de  l'année  1681.    Entête 
de  la  partie  qui  concerne  les  Trois-Rivières,  se  trouve  : 

1  Dont  le  frère  était  curé  de  Charlesbourg. 

2  Liste  de  l'abbé  Tanguay.    Panthéon  de  Bibeau.    Registre  du  Gap  de  la  Ma- 
deleine. 

3  Dû  à  l'obîigeance  de  M.  Thomas  Pépin,  curé  de  Boucherville,  ainsi  que 
d'autre»  renseignementi. 


854  EEVUE  CANADIENNE. 

"  M.  de  Varennes,  gouverneur,  45  ans.  Jeanne  Boucher,  sa 
femme,  30  ans.  Enfant:  René  IQ  ans,  Jeanne  8  ans,  Pierre  5  ans, 
Jean  2  ans,  4  fusils,  20  bôtes-à-cornes,  40  arpents  de  terre  en  valeur. 

Il  est  nécessaire  de  placer  ici  quelques  observations. 

Marie  éisiii  le  nom  de  baptême  de  M^^  de  Varennes  et  non  pas 
Jeanne;  ^  elle,  était  âgée  au  plus  de  26  ans,  et  non  pas  de  30. 

Des  quatre  enfants  nommés,  pas  un  seul  ne  s'accorde  de  nom  et 
d'âge  avec  le  registre  des  Trois-Rivières  : 

Registre:  Louis  lt573.  Madeleine  1674.  Jacques-René  1677.  Jean- 
Baptiste  1677. 

Recensement:  René  1671.  Jeanne  1673.  Pierre  1675.  Jean  1679. 

Ce  n'est  pas  la  première  fois  qu'on  relève  des  erreurs  semblables 
dans  les  anciens  recensements.  Jusqu'à  preuve  du  contraire,  je 
m^en  tiendrai  au  registre  ^es  Trois-Rivières  ;  je  nierai  l'existence 
de  Renéj  qui  serait  né  en  1671  d'après  le  recensement,  ou  en  1669 
d'après  le  Dictionnaire  généalogique^  comme  aussi  l'existence  de 
Pierre j  de  1675. 

La  même  année  1681,  au  recensement  de  la  Congrégation  de  la 
Sœur  Marguerite  Bourgeois,  à  Montréal,  on  rencontre,  parmi  les 
pensionnaires,  '^  Madeleine  de  Varenne,  âgée  de  7  ans,"  ce  qui  est 
exact  comme  nom  et  comme  âge.  Elle  ajouta  plus  tard  à  son  nom 
celui  du  Tremblay. 


Autre  acte  de  baptême  : 

*'  Le  vingtième  jour  de  novembre  de  Tan  mil  six  cent  quatfe- 
vingt-deux,  par  moi,  frère  de  Brullon,  prestre  curé  des  Trois- 
Rivières,  a  été  baptisée  en  l'église  de  Nostre-Dame,  paroisse  du  dit 
lieu,  Marie-Renée  Gauthier,  fille  de  Messire  René  Gauthier,  écuier, 
sieur  de  Varennes,  gouverneur,  pour  Sa  Majesté,  des  Trois-Rivières, 
et  de  Mademoiselle  Marie  Boucher,  sa  femme  ;  l'enfant  est  née  du 
dix-Jiuitième  du  même  mois.  Le  parein  Jacques  Labadie,  sergent 
de  la  garnison  des  Trois-Rivières,  et  la  mareine  Marie  Crevier,  * 
femme  de  Nicolas  Gastineau  dit  Duplessis,  habitant  du  Cap  ;  les 
parein  et  mareine  ont  signé  : 

Labadie, 
Marie  Crevier, 
F.  G.  DE  Brublo-n 


,1  A  moins  que  JeannefXiom.  de  sa  mère,  ne  lui  eut  été  imposé  à  la  confirmât 
2  Sœur  aînée  de  madame  Pierre  Boucher. 


i 


LES  GAULTIER  DE  VARENNES.  855 

Mane-Reiiée  épousa,  en  1701,  à  Varennes,  Christophe  Bufros  dé 
la  Jamerais.  Leur  fille,  Marie-Marguerite,  fut  la  célèbre  madame 
d'Youville,  fondatrice  des  Sœurs-G-rises^  de  Montréal.  Leur  fils 
accompagna  le  découvreur  du  nord-ouest  et  fut  tué  sur  le  lac  des 
Bois  en  1736. 

M.  de  la  Jamerais  étant  mort,  Marie-Renée  épousa  en  secondes 
noces,  à  la  Pointe-aux-Trembles  de  Québec,  en  1720,  Timothée 
Sullivan  (Sylvain). 


A  cause  de  son  nom,  le  prêtre  qui  fit  l'enregistrement  qui  pré- 
cède, doit  avoir  une  mention  spéciale  dans  cet  article.  Il  était  né  à 
Saint-Laurent,  diocèse  d'Angers,  et  avait  été  ordonné  prêtre  à  Qué- 
bec, en  1675.  L'année  suivante,  il  était  missionnaire  au  Ghâteau- 
Riclier  ;  en  1678,  il  desservait  la  mission  de  la  Pointe-aux-Trembles 
Du  mois  de  septembre  de  cette  année  jusqu'au  18  août  1680,  on 
trouve  ses  actes  à  Boucherville  où  nous  avons  vu  qu'il  baptisa  un 
enfant  de  M.  de  Varennes.  Au  recensement  de  1681,  nous  voyons 
qu'il  était  âgé  de  34  ans  et  qu'il  était  au  séminaire  de  Québec.  Son 
premier  acte,  au  registre  des  Trois-Rivières  est  du  23  août  1682  ;  il 
s'y  intitule  '•  curé."  Dans  les  actes  qui  suivent,  il  est  nommé 
**  Gaultier  de  BruUon,"  et  Gauthier  de  Brullon.  Il  fut  curé  des 
Trois-Rivières  jusqu'en  1689.  Dans  les  premières  années,  il  signait 
''  F.  Gauthier  de  Bruslon,"  et  plus  tard  "  F.  Gauthier  de  Brullon  " 
et  F.  Jean  de  Brullon,  Ptre.,  ou  simplement  "  F.  G.  de  Brullon." 
En  1684,  douze  chanoines  et  quatre  chapelains  ayant  été  créés 
pour  composer  le  Chapitre  de  la  Cathédrale  de  Québec,  M.  de  Brul- 
lon fut  nommé  Pénitencier.  Je  n'ai  pas  pu  constater  sa  parenté, 
apparente  avec  le  gouverneur  des  Trois-Rivières. 


'^  Le  cinquième  jour  d'aoust  de  l'an  mil  six  cent  quatre-vingt- 
quatre,  par  moi,  F.  G.  de  Brullon,  curé  de  l'égUse  de  Nostre-Dame, 
paroisse  des  Trois-Rivières,  a  esté  baptisée  en  la  dite  église,  Anne- 
Marguerite  Gauthier,  fille  de  messire  René  Gauthier,  écuyer,  sei 
gneur  de  Varennes,  gouverneur,  pour  sa  Majesté,  du  dit  lieu  des 
Trois-Rivières,  et  de  Damoiselle  Marie  Boucher,  sa  femme  ;  l'en- 
fant est  née  du  mesme  jour  dn  dit  mois  et  an  ;  elle  a  esté  tenue 
par  Jacques  de  Labadie,  sergant  de  ia  garnison  de  ce  lieu,  pour 


856  REVUE  CANADIENNE. 

Lambert  Boucher,  sieur  de  Grand-Pré,  son  oncle,  et  la  marreine 
fut  Marguerite  Denis,  femme  de  Michel  Grèce,  ^  Seigneur  de  Grèce, 
lesquels  ont  signé  suivant  l'ordonnance  : 

Labadie, 

Marguerite  Denis, 

F.  G.  DE  Bruslon." 

Anne-Marguerite  fut  reçue,  dès  l'âge  de  treize  ans,  au  pensionnat 
des  Dames  Ursulines  de  Québec,  où  venait  d'entrer  sa  tante,  la 
Mère  Boucher  de  Saint  Pierre,  de  huit  ans  plus  âgée  qu'elle. 
A  quinze  ans  moins  quatre  mois,  elle  fut  admise  à  la  profession 
sous  le  nom  de  la  Mère  de  la  Présentation.  Elle  avait  un  goût 
exquis  pour  les  arts  d'agrément.  Sa  santé  étant  devenue  chance- 
lante, elle  mourut  le  5  juillet  1726,  trois  mois  après  son  frère  le 
grand-vicaire  Jean-Baptiste  Gauthier  de  Varennes  '. 

Benjamin  Sulte. 

(La  fin  au  mois  prochain.) 


1  Michel  Cressé,  seigneur  de  Nicolet. 

2  Us  Urmlines  de  Québec,  vol.  II,  p.  224. 


DE   PARIS 

A  L'EXPOSITION  DE  VIENNE"' 


JOURNAL  D'UN  CHRONIQUEUR  EN  VOYAGE. 

Suite. 


J'espérais  enfin  avoir  vaincu  tous  les  obstacles  et  pouvoir  con- 
quérir le  sommeil,  mais  j'avais  compté  sans  mes  voisins.  Au  mo- 
ment où  le  premier  rôve  commençait  à  flotter  devant  mes  yeux 
alourdis,  ils  rentrèrent  bruyamment,  faisant  sonner  escalier  et  cou- 
loirs sous  les  talons  de  leurs  bottes.  Pendant  une  demi-heure,  ce 
fut  un  cliquetis  de  portes  qu'on  ouvre  et  qu'on  ferme,  de  chaus- 
sures qu'on  jette,  de  meubles  qu'on  agite  et  de  chaises  qu'on  traîne 
sur  le  parquet.  A  ce  remue-ménage  succédèrent  de  violents  coups 
de  sonnette.  On  fit  monter  de  la  bière,  on  alluma  les  pipes,  et  une 
conversation  animée,  pleine  de  cris  et  de  rires,  commença  entre 
ces  aimables  jeunes  gens,  dont  j'étais  à  peine  séparé  par  une  mince 
cloison. 

Aminuit  ils  causaient  encore.  J'avais  pris  mon  mal  en  patience, 
espérant  qu'il  aurait  prochainement  une  fin.  Vers  minuit  il  se  fit 
un  moment  de  silence  ;  puis  tout  à  coup  un  trio,  modulé  d'abord 
à  mi-voix,  mais  s'animant  peu  à  peu,  s'éleva  de  l'autre  côté  de  la 
cloison.  C'étaient  mes  voisins,  qui,  désespérant  sans  doute  de 
pouvoir  dormir,  abordaient  leur  répertoire.    Ils  chantaient: 

(l)  Voir  la  livraison  d'Octobre. 


858  REVUE  CANADIENNE. 

*'  L'amour  est  pareil  à  la  rose  qui  se  renouvelle  toujours,  bien 
que  son  éclat  d'aujourd'hui  doive  demain  mourir  et  qu'aucun  de 
nous  ne  se  souvienne  d'hier." 

Paroles  de  Gustave  Schwab,  le  poëte  de  Stuttgart  ;  musique  de 
je  ne  sais  qui.  Après  cette  romance,  ils  en  chantèrent  une  autre, 
puis  une  autre  encore.  Je  me  rappelai  alors  que  nous  étions  en 
Souabe,  le  pays  des  lieder  et  des  ballades.  Si  l'Allemagne  est  la 
contrée  où  l'on  chante  le  plus  en  Europe,  la  Souabe  est  la  contrée 
où  l'on  chante  le  plus  en  Allemagne.  Le  nombre  de  poëtes  à  qui 
elle  a  donné  naissance,  et  le  nombre  de  poésies  laissées  par  ces 
poëtes,  assurent  à  ce  coin  de  l'Allemagne  une  supériorité  qu'on  ne 
lui  conteste  pas.  L'école  souabe,  qui  compte  des  noms  comme 
ceux  de  Ruckert,  de  Hebel,  de  Justin  Kerner,  de  Karl  Mayer, 
d'Uhland,  et  se  rattache  à  Schiller  comme  à  sa  source,  se  distin- 
gue dans  la  littérature  allemande  par  des  caractères  tout  spé- 
eiaux  de  fraîcheur,  de  rêverie  ingénue,  de  douceur  naïve  et  de 
bonhomie,  qui  ont  contribué  à  la  rendre  populaire.  En  Allema- 
gne, léchant  est  intimement  uni  à  la  poésie,  et  la  lyre  n'csl  pas 
une  métaphore. 

Je  ne  sais  vers  quelle  heure  matinale  mes  voisins  me  permirent 
enfin  dem'endormir.  Ma  visite  à  la  ville  se  ressentit  naturellement 
de  cette  nuit  agitée  et  de  la  chaleur  qui,  dès  l'aube,  avait  repris 
plus  lourde  et  plus  intense  que  la  veille.  Je  me  suis  laBguissam- 
ment  traîné,  en  cherchant  l'ombre,  le  long  des  rues  interminables 
dont  Stuttgart  est  fiàre  :  la  Kœnigs-Strasse,  pleine  de  Magasins  à 
l'instar  de  Paris,  et  la  Neckar-Strasse,  pleine  de  monuments  publics 
et  de  palais.  Les  palais  ne  manquent  pas  à  Stuttgart,  pas  plus  que 
dans  aucune  autre  ville  d'Allemagne  ;  seulement  ils  ne  sont  pas 
beaux  :  je  parle  des  palais  modernes.  Les  Allemands  sont  travail- 
lés d'une  immense  ambition  architecturale  qui  les  pousse  à  met- 
tre des  palais  partout.  A  chaque  instant  il  m'arrivait  de  demander 
à  un  passant  :  ''  Quel  est  donc  ce  château  ?  '*  et  il  me  répondait  : 
"  C'est  un  restaurant,  ou  un  café,  ou  un  cercle,  ou  la  maison  d'un 
boucher  enrichi,  ou  une  caserne,  ou  une  gare."  Les  gares  et  les 
casernes  surtout,  voilà  les  monuments  de  notre  ville  allemande. 
Celles-ci  ressemblent  à  des  forteresses  féodales,  avec  des  tours 
crénelées;  celles-là  à  des  églises,  le  plus  souvent  gothiques,  et  l'a- 
nalogie se  complète  grâce  aux  Suisses  en  hallebarde  qu'on  voit 
sur  le  seuil.  Bizarre  mélange,  et  bien  caractéristique,  de  l'esprit 
positif  et  de  l'esprit  romantique  !  J'avais  déjà  vu  à  Garlsruhe  et  à 
Heidelberg  des  gares  magnifiques  ;  celle  de  Stuttgart  est  plus  belle 
encore  :  elle  a  surtout  une  immense  galerie  vitrée  avec  une  cou- 
pole digne  d'une  cathédrale.    De  môme  sur  la  grande  place,  vis-à- 


t 


DE  PARIS  A  VIENNB:.  869 

vis  le  vieux  ciiâteau  du  seizième  siècle,  flanqué  de  deux  tours  ron^ 
des,  el  le  Château-Neuf,  que  surmonte  une  couronne  dorée,  et  où 
l'architecte,  par  une  fantaisie  astronomique,  a  pratiqué  tout  juste 
autant  de  pièces  qu'il  y  a  de  jours  dans  l'année,  on  voit  un  vaste 
et  imposant  édifice,  long  de  plus  de  400  pieds,  décoré  d'une  colon- 
nade au  milieu  de  laquelle  s'ouvrent  deux  portiques  corinthiens  : 

Je  l'avais  pris  d'abord  pour  le  palais  royal,  et  c'est  tout  simple- 
ment le  Kœnigsban,  vaste  assemblage  de  magasins,  do  café  et  de 
salles  de  concert. 

Je  n'ai  bien  apprécié  de  Stuttgart  que  ses  ombrages, — charme 
des  villes  allemandes, — le  beau  square  de  la  place  du  château,  et 
surtout  le  parc  de  la  Résidence,  merveilleuse  promenade  où  le 
charme  intime  et  champêtre  des  grandes  herbes,  des  eaux  vives, 
des  sentiers  isolés  et  des  réduits  mystérieux  s'allie  à  l'aspect  vrai- 
ment royal  que  lui  donnent  ses  larges  allées,  ses  grands  arbres, 
ses  vastes  pelouses,  ses  bassins  et  ses  statues.  Le  site  de  Stuttgart 
est  charmant.  Le  cercle  de  collines  boisées  qui  l'entoure  déroule 
sur  ces  flancs  une  verte  ceinture  de  vigne,  profanée  par  une  mul- 
titude de  brasseries  :  un  vrai  dicton  prétend  que,  •'  si  l'on  ne  cueil- 
lait à  Stuttgart  le  raisin,  la  ville  se  noierait  dans  le  vin,"  ce  qui 
ne  l'empêche  pas  de  se  noyer  tous  les  jours  dans  la  bière.  Ses 
environs,  qu'égayent  les  gracieux  détours  du  Neckar,  sont  semés 
de  villas  et  de  palais  d'été.  Grâce  aux  ombrages  du  parc,  j'ai  pu 
prolonger  ma  promenade  jusqu'aux  portes  de  Gannstatt,  un  Baden 
en  miniature,  qui  fait  à  la  capitale  du  Wurtemberg  le  plus  coquet 
et  le  plus  séduisant  des  faubourgs.  Si  jamais  vous  passez  par 
Stuttgart,  allez  voir  Gannstatt,  le  parc  royal  et  la  Wilhelma,  rêve 
oriental  éclos  sous  le  ciel  germanique,  mais  ne  vous  dérangez  pas 
pour  visiter  le  Musée,  digne  tout  au  plus  d'une  préfecture  de  deux- 
ième classe. 

La  route  de  Stuttgart  h  Ulm  n'est  pas  moins  charmante.  Les 
bois,  les  colhnes,  les  rivières  et  les  vallons  s'y  marient  à  souhait 
pour  le  plaisir  des  yeux.  Des  villages  blancs  et  de  hauts  clochers 
se  détachent  sur  un  fond  de  verdure  sombre.  Les  Alpes  de  Souabe 
dessinent  au  loin  leurs  cimes,  sur  lesquelles  sont  perchées  de 
vieilles  forteresses  féodales.  Ça  et  là  quelques  ruines  jettent  une 
poésie  de  plus  dans  le  paysage.  G'est  vraiment  un  aimable  pays 
que  ce  Wurtemberg,  et  je  comprends  qu'il  ait  inspiré  tant  de  poètes. 
Mais  que  le  Wurtembergeois  est  donc  laid  avec  son  ample  bicorne 
aux  ailes  retroussées,  ou  sa  casquette  à  visière  longue  d'un  pied, 
sa  redingote  courte  de  taille  en  tombant  sur  les  talons,  son  gilet 
fermé  à  gros  boutons  serrés  les  uns  contre  les  autres,  et  les  hautes 
jambières  de  cuir  où  se  perdent  ses  mollets  de  héron!  J'ai  rencoiiT 


860  REVUE  CANADIENNE. 

tré  sur  la  route  des  enfants  même  affublés  de  ce  lamentable  cos- 
tume, et  leur  aspect  m'a  gâté  le  paysage.  Un  de  ces  fantoches, 
placé  dans  un  verger  de  France,  épouvanterait  les  oiseaux,  mais 
les  moineaux  d'Allemagne  y  sont  habitués. 


Ulm  et  Tubingue,  13  et  14  juillet. 

Les  voyageurs  ne  sont  pas  dans  l'usage  de  s'arrêter  à  Ulm  :  ils 
auraient  bien  raison  si  elle  n'avait  sa  merveilleuse  cathédrale,  un 
des  chefs-d'œuvre  de  l'artgothique  en  Allemagne.  Comme  Harlem, 
comme  Fribourg,  comme  Birmingham,  Ulm  se  vante  de  posséder 
les  plus  belles  orgues  du  monde  ;  je  ne  sais  ce  qui  en  est,  mais  je 
sais  du  moins  que  j'ai  vu  rarement  ailleurs  un  plus  haut  et  plus 
magnifique  élancement  des  voûtes,  une  chaire  d'un  travail  plus 
précieux,  plus  délicat  et  plus  compliqué,  des  stalles  plus  curieuses 
que  celles  où  Syrlin  a  sculpté,  d'un  ciseau  si  vigoureux  et  si  un, 
avec  tant  d'expression,  de  tournure  et  de  couleur,  si  je  puis  ainsi 
dire,  les  philosophes,  les  héroïnes,  les  sages  et  les  saints  du  paga- 
nisme, du  Judaïsme  et  du  christianisme.  Pas  plus  que  le  Dom 
de  Colo^^ne  et  tant  d'autres,  le  Munster  d'Ulm  n'a  jamais  été 
achevé.  Il  manque  à  la  tour  236  pieds  pour  atteindre  la  hauteur 
du  plan  primitif  exposé  dans  la  sacristie;  elle  est  entourée  d'écha- 
faudages, car  on  rêve  de  la  mener  à  terme.  Il  n'est  pas  néces- 
saire d'être  grand  prophète  pour  prédire  qu'on  n'en  viendra  jamais 
à  bout.  Les  habitants  d'Ulm  n'ont  plus  la  foi  de  leurs  pères,  qui 
élevèrent  à  leurs  frais  cette  cathédrale  dont  ils  avaient  juré  de 
faire  la  plus  belle  de  l'Allemagne, —  et  la  foi  seule  peut  soulever 
des  montagnes.  Quels  mondes  que  ces  édifices  dont  la  construc- 
tion a  demandé  des  siècles,  et  dont  la  réparation  ou  l'achèvement 
dépasse  les  forces  de  nos  générations  de  pygmées  !  Depuis  1820, 
on  travaille  activement  à  la  cathédrale  de  Cologne;  des  comités 
se  sont  formés  de  toutes  parts,  les  souscriptions  ont  afflué  de  tous 
les  points  du  monde  catholique;  mais  l'armée  d'ouvriers  qui  s'agite 
à  l'ombre  de  la  masse  colossale  y  semble  perdue  et  noyée  dans  sa 
tâche  comme  une  fourmilière  au  bas  d'un  chêne. 

Quant  à  Ulm,  ce  n'est  qu  une  villas  se.  k  l'aspect  vieillot  plutôt 
qu'antique.  Son  hôtel  de  ville  est  dans  un  état  de  dégradation 
qui  fait  peine.  La  vétusté  de  ses  maisons  de  briques,  à  frontons 
triangulaires  et  à  étages  surplombant,  est  dénuée  de  tout  attrait 
artistique  ou  pittoresque  :  j'en  excepte  pourtant  les  enseignes  qui 
branlent  à  tous  les  vents  avec  un  grand  bruit  de  ferraille,  et  dont 
on  pourrait  faire  une  collection  fort  curieuse.     Du  haut  de  ses 


DE  PARIS  A  VIENNE.  861 

remparts  détruits,  et  changés  en  une  maigre  promenade,  je  suis 
allé  saluer  le  Danube,  que  je  rencontrais  pour  la  première  fois, 
mais  le  Danube  lui-môme  manque  ici  de  grandeur  et  de  ma- 
jesté. 

Ulm  a  été,  après  la  guerre  de  1870,  l'un  des  principaux  centres 
habités  par  les  prisonniers  français/Trois  cent  cinquante  deux  do 
ces  pauvres  gens  reposent  côte  à  côte  à  l'une  des  extrémités  du  ci- 
metière. Sur  chaque  tombe  s'élève  uniformément  une  très-humble 
croix  de  bois  noir,  portant  en  français  les  noms  du  défunt,  le  nu- 
méro de  son  régiment  et  la  date  de  sa  mort.  Au  centre  s'élève  un 
petit  monument  de  marbre  noir,  sur  lequel  je  n'ai  pu  lire  sans  me 
sentir  les  yeux  mouillés  de  larmes  cette  simple  inscription  si  élo- 
quente en  pareil  lieu  :  "  Dieu,  faites  miséricorde  à  ces  enfants  de 
la  France,  morts  loin  de  leur  patrie." 

Au  sortir  de  là,  on  m'a  montré,  sur  les  hauteurs  qui  couronnent 
la  ville,  derrière  la  citadelle,  tout  récemment  revue,  corrigée  et 
considérablement  augmentée  par  les  Prussiens,  la  ferme  où  Napo- 
léon I«f  avait  établi  son  quartier-général  au  mois  d'octobre  1805. 
Quel  souvenir  et  quel  rapprochement!  Sedan  et  la  capitulation 
d'Ulml  Ainsi,  en  Allemagne,  j'ai  trouvé  partout  la  trace  de  notre 
honte  sur  le  souvenir  de  notre  gloire,  et  nos  soldats  prisonniers 
pouvaient  lire  sur  la  porte  de  chacun  de  leurs  cachots  le  nom  d'une 
victoire  française. 

En  quelques  heures  j'avais  vu  toute  la  ville,  et  j'allais  partir 
pour  Augsbourg  et  Munich,  quand  un  professeur  de  gymnase, 
avec  qui  j'avais  lié  connaissance  l'an  dernier  sur  le  lac  de  Morat, 
m'apprit  qu'on  célébrait  le  lendemain  l'inauguration  d'une  statue 
en  l'honneur  d'Uhland,  dans  son  lieu  natal,  à  Tubingue.  Il  se 
rendait  à  cette  fête  patriotique  et  m'engagea  vivement  de  l'accom- 
pagner. Il  fallait  revenir  sur  mes  pas,  mais  un  détour  de  plus  ne 
pouvait  m'effrayer  dans  ce  voyage  en  zigzags.  Nous  moulâmes 
en  wagon  vers  trois  heures  de  l'après-midi.  Le  train  était  déjà 
envahi  par  des  bourgeois  d'Ulm,  des  professeurs  et  des  sociétés  de 
chant,  qui  ne  cessèrent,  durant  tout  le  voyage,  d'alterner  leurs- 
exercices  comme  les  bergers  de  Virgile.  De  loin  eu  loin,  de  nou- 
velles sociétés  montaient  avec  leurs  bannières;  elles  étaient  ac- 
cueillies par  les  hourrahs  de  leurs  compagnons,  et  les  chants  repre- 
naient de  plus  belle. 

Au  crépuscule  naissant,  nous  débarquions  à  Tubingue.  Les 
ruelles  irrégulières  et  escarpées  de  la  vieille  ville  universitaire,  et 
la  belle  rue  neuve  où  l'on  a  réuni  toutes  les  institutions  et  tous  les 
monuments,  étaient  déjà  pavoisées  de  drapeaux  noir,  rouge  et  or, 
les  couleurs  de  l'empire  fédératif  de  1848.    Les  sociétés  se  forment 


ae2  REVUE  CANADIENNE. 

en  cortège  et  s'acheminent  procession nellement  vers  le  cimetière 
cLe  la  ville.  Arrivées  à  la  tombe  d'UIiland,  elles  se  rangent  en 
cercle,  tous  les  assistants  se  découvrent,  et  bientôt  un  chœur  aux 
accents  graves  et  profonds  s'élève,  chantant  le  sommeil  du  poète 
endormi  dans  la  mort.  Ce  chant  religieux,  modulé  à  mi-voix  sur 
un  tombeau,  dans  les  lueurs  recueillies  du  soleil  couchant, 
parlait  à  l'âme  comme  les  voix  mystérieuses  des  ballades  alle- 
mandes. 

Le  lendemain  à  six  heures  du  matin,  je  fus  éveillé  par  un  canti- 
que qu'exécutait,  sur  la  tour  de  la  Stiflskirche,  un  orchestre  d'in- 
struments à  vent.  A  neuf  heures,  le  cortège  officiel  se  groupait 
devant  l'Université  et  se  dirigeait  avec  lenteur  vers  la  place 
Uhlànd,  décorée  d'une  forêt  de  mâts  et  de  drapeaux.  Au  centre, 
la  statue  de  bronze,  recouverte  d'un  voile  gris,  dessinait  vague- 
ment sous  les  plis  de  l'enveloppe  ses  formes  puissantes.  On  con- 
naît le  programme  invariable  de  ces  sortes  de  cérémonies,  et  je  ne 
le  décrirai  pas  en  détail,  il  suffira  de  dire  qu'après  la  cantate 
obligée  et  un  interminable  discours  du  professeur  Kœstlin,  comme 
midi  sonnait  à  l'horloge  voisine,  le  voile  de  la  statue  tomba  et 
laissa  apparaître  dans  un  rayon  de  soleil  le  visage  robuste  du  poète, 
avec  son  large  front,  son  expression  rêveuse,  énergique  et  simple. 
Le  canon  tonne,  les  fanfares  éclatent,  mêlées  aux  acclamations  de 
la  foule,  les  cloches  elles-mêmes  saluent  à  toutes  volées  Iq  barde 
populaire  de  la  Souabe. 

Deux  choses  m'ont  surtout  frappé  dans  cette  fête,  que  j'ai  curieu- 
sement suivie,  dissimulé  dans  les  rangs  des  plus  humbles  specta- 
teurs, entre  de  vénérables  bourgeois  aux  chapeaux  d'immense  en- 
vergure et  des  jeunes  filles  aux  jupons  courts  et  aux  nattes  blondes 
pendant  jusqu'aux  pieds.  La  première,  c'est  le  caractère  démocra- 
tique, et,  par  certains  côtés  antiprussien,  qu'elle  a  revêtu.  Ce  n'était 
pas  le  drapeau  de  l'empire  allemand,  tel  que  l'a  fait  M.  de  Bismark, 
qui  floUait  autour  de  la  statue  du  poète  libéral  et  patriote,  chantre 
du  vieux  droit,  membre  du  parlement  de  Francfort;  et  l'après-midi, 
pendant  la  fête  intime  et  populaire  qui  suivit  les  cérémonies  offici- 
cielles,  le  fils  d'un  autre  poète  souabe,  de  Karl  Mayer,  intime  ami 
et  collègue  d'Uhland,  dans  un  discours  prononcé  en  plein  air,  se 
demandant  ce  que  celui-ci  eût  pensé  des  événements  accomplis 
depuis  1866  et  du  nouvel  empire  d'Allemagne,  ne  craignit  pas  de 
répondre  que  sa  conscience  eût  refusé  de  s'y  rallier. 

Mais  ce  qui  m'a  frappé  plus  encore,  c'est  la  vénération  et  l'a- 
mour de  tout  ce  peuple  pour  ce  héros  de  la  fête.  On  sentait  que 
tous  l'avaient  lu,  que  tous  le  connaissaient,  le  savaient  par  cœur.  Le 
soir,dans  les  brasseries,  par  les  rues,  on  n'entendait  que  des  chœurs 


DJS  PARIS  A  VIENNE.  863 

chantant  le  Wurtemberg^  la  Nouvelle  Muse,  En  avant!  le  Droit  domes- 
tique, ou  quelqu'une  de  ces  chansons  à  boire  dont  il  a  fait  le  cadre 
des  plus  nobles  pensées.  C'est  là  que  j'ai  vu  et  senti  pour  la  première 
fois  Faction  exercée  en  Allemagne  par  les  poètes,  et  surtout  parles 
poètes  lyriques.  Ils  ne  s'adressent  pas  seulement  aux  lettrés  ;  avec 
l'élite  ils  ont  conquis  la  foule.  Là-bas,  la  poésie,  aidée  par  la  mu- 
sique, se  môle  à  la  vie  nationale  d'une  façon  bien  autrement 
étroite  et  profonde  que  chez  nous.  Elle  a  des  chants  pour  tous 
les  besoins,  pour  tous  les  sentiments  et  toutes  les  idées  qui  font 
battre  le  cœur  humain,  pour  tous  les  âges  et  toutes  les  conditions. 
Même  lorsqu'elle  aborde  les  genres  les  plus  naïfs  et  le  ton  le  plus 
familier,  son  inspiration  est  grave,  patriotique  et  religieuse.  En 
écoutant  les  romances  d'Uhland  dans  les  brasseries  de  Tubingue, 
je  ne  pouvais  m'empêcherde  songer  avec  quelque  honte  à  ce  qu'on 
chantait  à  la  même  heure  dans  les  cabarets  français,  et  j'ai  compris 
alors  le  rôle  des  poètes  dans  l'histoire  moderne  de  l'Allemagne, 
depuis  les  plus  grands  jusqu'aux  plus  petits:  de  Schiller  à  Maurice 
Arndt  et  à  Théodore  Kœrner,  de  Kœrner  à  Uhland,  d'Uhland  à 
Karl  Wilhem,  l'auteur  de  la  Garde  sur  le  Rhin^  dont  les  strophes 
guerrières,  comme  autrefois  celles  de  la  Chanson  de  l'épêe  et  des 
Chasseurs  noirs,  ont  si  furieusement  sonné  la  charge  contre  la 
France. 

Munich,  16-20  juillet. 

J'ai  fait  mon  entrée  à  Munich  par  le  crépuscule  et  par  une  pluie 
battante,  la  première  qui  tombât  depuis  mon  entrée  en  Allemagne  : 
c'est  bien  là,  je  l'ai  compris  dès  le  lendemain,  l'aspect  sous  lequel 
il  faut  voir  Munich.  La  pluie  et  les  teintes  crépusculaires  convien- 
nent parfaitement  aux  longues  et  sévères  perspectives,  à  l'aspect 
solennel  et  triste  de  cette  ville  que  le  Prussien  libéré  Henri  Heine 
ne  pouvait  entendre  appeler  l'Athènes  du  Nord  sans  éprouver  des 
crispations  de  nerfs.  Tandis  que  la  voiture  m'emporte  à  l'hôtel, 
j'entrevois  vaguement,  à  travers  la  vitre  couverte  d'une  buée  gri- 
sâtre, des  palais  badigeonnés  de  jaune,  des  arcs  de  triomphe,  des 
portiques,  des  colonnades,  des  squares  plantés  d'arbres  et  de 
bronzes,  du  gothique  moderne,  des  églises  Renaissance,  des  dômes, 
des  tours,  des  statues  rangées  en  file,  et  un  obélisque.  Gela  m'ap- 
paraît  comme  en  rêve,  et  il  me  semble  que  je  vois  défiler  devant 
moi  les  ombres  de  dix  villes  évoquées  par  mon  souvenir. 

Singulière  capitale  !  elle  est  composée  de  pièces  et  de  morceaux, 
comme  une  mosaïque.  Rien  n'y  est  venu  d'un  jet  et  n'y  a  natu- 
rellement poussé.  C'est  là,  décidément.,  le  caractère  de  beaucoup 
de  villes  allemandes,  dont  la  physionomie  offre  je  ne  sais  quoi  de 


864  REVUE  CANADIENNE. 

péciantesque  et  de  compassé,  et  ressemble  à  un  devoir  universitaire, 
quand  ce  n'est  pas  un  pensum.  Mais  aucune  n'offre  ce  caractère  au 
môme  degré  que  Municli,  le  type  le  plus  complet,  mais  aussi  le 
mieux  réussi,  de  la  ville  artificielle.  Tout  y  sent  l'effet,  la  com- 
binaison laborieuse  et  savante,  l'érudition  et  l'imitation.  Vous 
diriez  qu'elle  a  été  mise  au  concours  pour  le  prix  de  Rome.  On  à 
voulu  qu'elle  contint  des  échantillons  de  tous  les  genres,  de  tous 
les  styles,  de  toutes  les  époques.  C'est  un  recueil  de  pastiches  aca- 
démiques. Qui  pourrait  en  compter  les  palais  et  les  statues  ?  Mais 
l'impression  qui  s'en  'dégage  a  je  ne  sais  quoi  de  glacial  :  quoique 
Munich  compte  plus  de  180,000  habitants,  le  silence  et  la  solitude 
régnent  autour  de  ces  édifices,  construits  pour  la  plupart  dans  la 
partie  nouvelle  de  la  ville,  oii  le  mouvement  de  la  foule  ne  répond 
pas  encore  au  nombre  et  à  l'importance  des  monuments. 

Depuis  plus  de  deux  siècles,  tous  les  souverains  de  la  Bavière 
ont  mis  leur  gloire  à  se  dépasser  l'un  l'autre  dans  la  voie  des  em- 
bellissements. Maximilien  1er,  contemporain  de  Henri  IV  et  de 
Louis  XIII,  avait  déjà  fait  tant  pour  sa  capitale,  que  Gustave- 
Adolphe,  émerveillé  de  trouver  une  ville  si  magnifique  au  milieu 
d'une  pauvre  campagne,  s'écriait,  en  une  métaphore  qui  sent  son 
roi  batailleur  :  ''  C'est  une  selle  d'or  sur  un  cheval  maigre." 
Munich  n'avait  pas  alors  à  ses  portes  cette  immense  promenade 
qu'on  appelle  le  jardin  anglais,  demi-forôt,  demi-parc,  sillonné  par 
les  bras  de  l'Isar  et  dont  le  lac  romantique  semble  habile  par  les 
ondines  de  Gœthe  et  de  Schiller.  Les  deux  successeurs  de  Maxi- 
milien continuent  activement  l'deuvre  commencée,  et  après  eux  le 
roi  LoMis  1er  redouble  de  zèle  et  de  magnificence. 

Le  roi  Louis  avait  l'imagination  haute  et  le  goût  porté  vers  le 
grand.  Passionné  pour  toutes  les  formes  de  l'art,  qu'il  cultivait 
lui-môme  avec  quelque  succès,  et  nourrissant  sa  nobl^e  ambition  de 
ressusciter  en  lui  ces  princes  de  la  Renaissance  qui  ont  attaché 
leur  nom  au  seizième  siècle,  il  se  mit  à  orner  Munich  avec  pompe, 
à  en  faire  une  ville  auguste,  quelque  chose  comme  une  tragédie 
classique,  avec  des  intermèdes  romantiques  et  nalionaux.  Non 
content  d'emprunter  à  la  Grèce  son  architecture  pour  élever  l'an- 
cienne et  la  nouvelle  Pinacothèque,  la  Glyptothèque  et  les  Propy- 
lées, il  lui  emprunte  sa  langue  pour  les  baptiser.  Puis  viennent  le 
Siegeslhor,  élevé  sur  le  modèle  de  l'arc  de  Constantin  ;  le  Feest- 
saalbau,  sur  le  patron  des  palais  vénitiens  ;  le  Ministère  de  la 
guerre,  la  Bibliothèque,  l'Institut  des  aveugles,  le  Felderrnhalle, 
transplantés  de  Florence  à  Munich  ;  le  Kœnigsbau,  reproduction 
du  palais  Pitti  ;  l'Université,  dans  le  style  italien  du  moyen  âge  ; 
enfin,  les  quatre  églises,  qui   reproduisent  avec   une   perfection 


DE  PARIS  A  VIENNE.  865 

étonnante  et  une  merveilleuse  précision  les  grandes  époques  de 
l'architecture  religieuse  étudiée  dans  ses  types  les  plus  irrépro- 
chables et  les  plus  caractérisés,  depuis  la  basilique  romaine  de 
Saint-Boniface  jusqu'au  style  ogivale  le  plus  pur,  tel  qu'on  peut 
aller  le  contempler  à  Notre-Dame  de  Bon-Secours. 

J'oubliais  la  Ruhmeshalle,  c'est-àdire  en  français  le  Temple  de  la 
gloire.  Le  nom  est  germain,  mais  le  monument  est  dorique.  Sur 
une  colline  qui  domine  la  ville,  derrière  la  statue  colossale  de  la 
Bavaria^  appuyée  sur  son  lion,  et  levant  à  vingt  ou  vingt-cinq 
mètres  de  haut  sa  main  armée  d'une  couronne,  au  sommet  d'un 
escalier  de  cinquante  marches  qui  lui  sert  de  piédestal,  se  déve- 
loppe un  portique  ouvert,  flanqué  de  deux  grands  pavillons.  La 
Ruhmeshalle  est  le  pendant  du  Walballa  de  Ratisbonne,  dii  égale- 
ment à  l'imagination  grandiose  du  roi  Louis  1er  ;  mais  elle  a  un. 
caractère  moins  mythologique  et  aussi  moins  universel.  Consacrée  . 
exclusivement  aux  gloires  de  la  Bavière,  elle  renferme  environ 
quatre-vingts  bustes  d'hommes  illustres.  C'est  beaucoup,  et,  si 
l'on  y  regardait  de  près,  il  faudrait  sans  doute  en  rabattre.  Mais 
sachons  gré  au  vieux  roi  de  s'être  borné  à  des  bustes,  lorsqu*iI 
pouvait  aller  jusqu'aux  statues.  Remarquons  aussi,  comme  cir-' 
constance  atténuante,  si  ces  hyperboles  de  l'orgueil  national 
avaient  besoin  d'excuse,  que  la  Bavaria  tourne  le  dos  aux  demi- 
dieux  du  Temple,  suspendant  ainsi  sur  le  vide  la  couronne  qui 
semblait  destinée  à  leurs  têtes. 

Après  l'abdication  du  roi  Louis,  son  fils  Maximilien  II,  élève  de- 
Schelling,  continua  la  série  des  échantillons  paternels.  Pendant 
les  seize  ans  de  son  règne,  il  construisit  avec  ardeur,  avec  fièvre, 
comme  s'il  prenait  à  lâche  d'effacer  la  renommée  de  son  père,  qui 
l'avait  toute  sa  vie  tenu  éloigné  des  affciires  publiques,  Mais 
Maximilien  était  un  philosophe  :  parmi  tous  les  monuments  qu'on 
lui  doit^il  ne  se  trouve  pas  une  église.  Il  avait  peut-être  l'érudi- 
tion du  roi  Louis,  et  une  ambition  plus  grande  encore,  mais  il  n'en 
avait  ni  le  goût,  ni  l'amour  sincère  de  l'art  et  des  artistes.  On 
eût  dit  qu'il  bâtissait  pour  bâtir,  sans  autre  but  que  d'attacher  pré- 
cipitamment le  souvenir  de  son  règne  à  tous  les  coins  de  sa  capitale. 
On  peut  étudier  le  produit-type  de  cette  activité  stérile  dans  la  rue 
qui  porte  son  nom  :  elle  est  superbe,  large  de  cent  vingt  pas,  Ion-  ' 
gue  de  seize  cents,  bordée  de  belles  maisons,  d'élégants  magasins 
et  de  deux  magniflques  monuments  dans  le  style  gothique  de  l'Italie 
qui  se  font  vis-à-vis  ;  mais  elle  ne  conduit  à  rien,  et  elle  se  ferme' 
par  un  édifice  aax  vastes  proportions,  richement  décoré,  tout  écla- 
tant de  peintures,  dont  aucun  habitant  de  Munich  n'a  pu  me  dire 
la  destination  précise.  Les  Guides  prétendent  qu'il  a  pour  but  '*  de 
?5  Novembre  1875.  55 


866  REVUE  CANADIENNE. 

recevoir  gratuitement,  jusqu'à  la  fia  de  leurs  études,  de  jeunes 
Bavarois  qui  se  distinguent  par  un  talent  éminent,  et  qui  comptent 
se  vouer  au  service  de  l'Etat,  à  quelque  classe  de  la  société  qu'ils 
appartiennent,"  ce  qui  est  une  explication  un  peu  vague  ;  mais  je 
crois  être  plus  dans  le  vrai  en  disant  qu'il  est  destiné  tont  simplement 
à  bien  clore  la  perspective.  C'est  un  décor,  comme  les  deux  tiers 
desmonuments  de  Munich. 

La  capitale  de  la  Bavière  e&t  un  grand  musée.  Elle  a  autant  de 
statues  sur  ses  places  et  de  tableaux  dans  ses  édifices  qu'elle  eu 
montre  au  visiteur  dans  sa  Glyptothèque  et  ses  deux  Pinacothèques. 
Je  ne  sais  s'il  existe  au  monde,  môme  en  Italie,  une  ville  plus 
envahie  par  les  peintures.  A  mesure  que  le  bon  roi  Louis  bâtis- 
sait son  poëme  de  pierre,  il  le  livrait  page  par  page  à  l'armée 
d'artistes  qu'il  avait  groupés  autour  de  lui,  dont  il  s'était  fait  le 
Mécène  et  l'ami.'  Ils  y  ont  écrit  cent  mille  pieds  carrés  de  peintures. 
Tandis  queL.  de  I^^lenze,  Gartner,  Ohlmuller  et  Ziebland  élevaieni 
les  palais  et  les  églises  ;  tandis  que  Schwanthaler,  Widnmann  et 
vingt  autres  dressaient  sur  leurs  piédestaux  un  peuple  de  statues, 
Cornélius,  H.de  Hess,,Schnorr,  Veit,  Vogel,  Schraudolph,  faisaient 
revivre  sur  les  murs,  dans  les  tympans  et  les  frises,  et  jusque  sous 
les  arcades  en  plein  air  du  Hofgarten,  les  grands  souvenirs  de 
l'histoire  et  les  symboles  sacrés  de  la  religion.  Noble  école,  à 
l'émulation  féconde,  qui  ne  sut  pas  toujours,  sans  doute  s'égalor  à 
son  rêve,  mais  qui  ne  s'égara  jamais  qu'à  la  poursuite  de  l'idéal  ; 
dépourvue  d'originalité  puissante  et  de  force  créatrice,  mais  abon- 
damment dépourvue  de  science,  de  profondeur  et  d'élévation,  et 
qui  mérite  toujours  d'être  louée  pour  son  effort,  même  lorsqu'elle 
échoue. 

C'est  avec  une  liste  civile  inférieure  à  cinq  millions  que  le  roi 
Loiiis  remplit,  pendant  vingt^trois  ans,  ce  rôle  de  Médicis.  Ah  t 
je  conçois  le  culte  qu'avait  voué  les  artistes  à  ce  souverain,  qui  ne 
se  bornait  pas  à  les  protéger,  à  leur  Jf^ire  des  commandes  et  à  les 
bien  payer,  mais  qui  les  aimait,  s^intéressait  à  leurs  œuvres  et  était 
capable  de  les  comprendre,  qui  venait  les  voir  dans  leurs  ateliers 
et  sur  leurs  échafaudages,  qui  vivait  avec  eux  sur  le  pied  d'une 
familiarité  cordiale  et  économisait  sur  sa  table  pour  ne  pas  écono- 
miser sur  ses  tableaux.  Une  ville  entière  à  illustrer  comme  une 
page  blanche  :  jamais  ils  ne  s'étaient  vus  à  pareille  fête  !  Aussi 
quel  élan,  quelle  ardeur  et  quelle  reconnaissance!  Il  y  a  deux 
rois  à  "Munich  :  Cornélius,  dont  les  tableaux  sont  partout,  et  Louis 
1er,  dont  la  figure  revient  dans  tous  les  tableaux.  Les  Xo^es  de 
l'ancienne  Pinacothèque  nous  montrent  Louis,  celui-ci  conduit  par 
vm  génie  vers  le  chœur  des  artistes  et  des  poètes.  Dans  les  fresques 


DE  PARIS  A  VIENNE.  ^l 

q-ui  décorent  les  murs  de  la  iioiivelle,  sa  figuro  maigre  et  sa  fuie 
t>^b^e  blonde  apparaissent  fréquemment  au  milieu  des  peintres  et 
^  8Ciil,pt^uîrS;<)CCLipéS;^  exécuter  ses  oi:dres.  GornéUus  l'^^l^c/é, 
d^ns  sa  grande  composition  du  Jugement  dernier^  à  TégU-se  Siaint- 
^x>uis,  parmi  les  bienheureux  dont  uu  ange  dirige  le  vol  vors  1<) 
çiel,et  cela  ne  ressemble  ni  à  une  flatterie  servile,  nia  un  sacrll^gji. 
Quand  on  a  vu  Munich,  ses  musées  et  ses  monuments,  on  comprend 
que  le  souvenir  du  vieux  roi  y  soit  resté  populaire,  en  drépit  fie 
Lpla  Montes'  et  de  la  révolution  de  1848.  _  ^^^j  ^jj,,,, 

,(Mais  c'est  fmi  maintenant.  Sans  rompre  absolument  aveo  la.to»,- 
dition,  le  roi  actuel  l'a  du  moins  suspendue  :  il  s'est  laissé  acca- 
parer tout  entier  par  la  musique  de  l'avenir.  De  la  vieille  école 
(Je  .Munich,  il  ne  reste  qu'une  épave.  Guillaume  de ;Kaulba,cJ;L  ; 
ctfKaulbach,  protestant,  sectaire  ppesque.faaatiqué,  auii{ttô.ç(^i^^e 
la  papauté,  qu'il  a  poursuivie  de  plates  caricatures,  des  haines  ^n 
seizième  siècle,  n'est  pas  homme  à  maintenir  dans  la  voie  qui  a 
fait  sa  gloire  l'école  essentiellement  religie,u6e  etcatholique^  dpnît 
il:  est  maintenant  le  chef.  Aussi,  malgré  PllOiy  etr  quelques 
autres,  esl-elle  descendue  des  sommets  pour  se  disperser  dans  les 
petits  sentiers  de  la  ptùnture  de  genre. 

^  /S'il  faut  en  croire  les  doléances  des  vieux  Bavarois,  et3  ucSi,  pcià 
seulement  l'art  qui  est  en  décadence  à  Munich.  Tout  se  tient,. tout 
a  dévié,  tout  s'est  stérilisé  sous  des  intluences  nouvelles,  et  la  nomi- 
nOstion  du  protestant  Kaulbach  à  la  direction  de  l'Acadï^aiiQ  a  son 
pendant  et  son  explication  dans  les  élections  des  magisti'atsimu^i^çi- 
paux.  Cette  ville,  qui  fut  longtemps  une  des  plus  catholiques  de 
l'Europe,,  est  entre  les  mains  des  juifs,  et,,  par  eux,  dans  <;eiie  des 
libres-penseurs.  La  jeune  Bavière  émancipée  échap_pendQ;plus  ;en 
plus  à  la  tutelle  morale  des  anciens.  A  toute  heure  du  jo,uretà 
tput  jour  de  la  semaine,  les  églises  sont  encore  fréquentées,  eç  il 
e^t  rare  d'y  entrer  sans  y,  voir  r  des  fidèles  priaiat  avec  dévotio,i\; 
mais  ce  sont  des  personnes  d'âge  mur  ou  des  gens  du  peuple.  .La 
France  a  eu  longtemps  deux  préjugés  sur  les  vertus  de  l'Allemagne 
quji  ne  résistent  pas  bien  longtemps  à  un  voyage  dans  qe.ip^yg: 
nous  croyons  à  son  amour  pour  la  famille  et  pour  l'étude.  C'est 
T^n  bruit  qu'elle  fait  courir,  et  nous  avions  la  naïveté  de  la  prendre 
aif|ïïiot  :  ,    '    -, 

,^'f-*-Ah  !  monsieur,  me  disait  en  hochant  la  tête  un  ancien  que 
ie,^ondais  là-dessus,  la  brasserie,  voilà  le  foyer  domestique  des 
Allemands.  Et  quant  à  la  science,  j'en  puis  mieux  parler  encore, 
en  ma  qualité  de  professeur  à  l'Académie.  Où  voulez-vous  qu'ils 
^fl^prennent,  puisqu'ils  passent. tout  leur  temps  à  entendre  de  la 
«musique,  à  fumer  et  à  Doire  de  labière  ?  " 


868  REVUE  CANADIENNE. 

En  effet,  dans  cette  ville  encombrée  d'édifices  grecs,  la  brasserie 
est  le  vrai  monument  local,  et  elle  n'a  rien  de  grec  ;  mais  la  bière 
de  Bavière,  qui  ne  le  sait  ?  est  une  bière  attique.  La  plupart  et  les 
plus  célèbres  de  ces  établissements  sont  des  caves,  éclairées  en 
plein  jour,  où  les  garçons  roulent  des  barriques  entre  les  jambes 
des  buveurs,  où  l'on  boit  sur  des  bancs  et  sur  des  tonneaux,  où 
l'on  va  soi-même  faire  remplir  sa  cruche  au  comptoir,  après  l'avoir 
rincée  de  ses  propres  mains.  Serrés  les  uns  contre  les  autres,  et 
tous  les  rangs  confondus,  graves  comme  des  fantômes  dans  la  demi- 
obscurité  du  sanctuaire,  les  Bavarois  savourent  la  liqueur  blonde 
avec  le  recueillement  qui  sied  à  cet  exercice  national.  Au  milieu 
du  murmure  discret  des  conversations,  on  n'entend  que  le  bruit 
*des  fourchettes  piquant  le  jambon,  des  couteaux  pelant  des  raves 
qui  font  boire,  et  des  couvercles  d'étain  retombant  sur  la  chope 
après  chaque  lampée.  On  y  étouffe  ;  tant  mieux  :  cela  donne  soif. 
La  seule  gaieté  de  ces  lieux  ténébreux,  c'est  le  feuillage  et  les  fleurs 
dont  ils  sont  souvent  décorés.  Munich  est  la  ville  des  fleurs  :  le 
jour  de  la  Fête-Dieu,  dont  la  procession  se  célèbre  en  grande 
pompe,  précédée  par  les  corps  de  métier,  les  confréries,  les  ins- 
tituts, les  écoles,  suivie  par  le  roi  et  les  princes,  les  ministres,  les 
grands  dignitaires,  le  corps  diplomatique,  les  autorités  militaires 
et  judiciaires,  l'état-major,  l'université,  les  académie?,  la  munici- 
palité, etc.,  etc.,  toutes  les  rues  sont  tapissées  d'arbustes,  de  fleurs 
et  de  feuillages,  de  draperies  et  de  tableaux.  On  dirait  que  le  voi- 
sinage de  l'Italie,  dont  Munich  est  la  plus  rapprochée  de  toutes  les 
villes  de  l'Allemagne  proprement  dite,  n'a  pas  été  sans  influence 
sur  ses  mœurs  et  ses  goûts,  comme  sur  son  art. 

La  bière  est  la  grande  affaire  des  Munichois.  Elle  a  ses  variétés 
comme  le  vin,  et  les  gourmets  savent  en  apprécier  toutes  les  nuan- 
ces. Les  uns  se  contentent  de  la  bière  ordinaire  ;  les  autres  n'ad- 
mettent que  V export  hier.  En  été,  la  mode  est  d'aller  s'installer  à  la 
porte  des  grandes  caves  situées  autour  de  la  ville,  sous  l'ombrage 
des  tilleuls  ou  des  noyers.  Pendant  le  mois  de  mai  et  dans  l'octave 
de  la  Fête-Dieu,  on  assiège  le  BockKeller^  pour  y  boire  une  bière 
très-forte,  fabriquée  avec  beaucoup  d'orge  et  un  peu  de  houblon  ; 
et  dans  la  première  quinzaine  d'avril,  les  amateurs  se  consacrent 
tout  entiers  à  la  dégustation  du  salvator  hier,  un  nectar  digne  des 
dieux  (des  dieux  Scandinaves),  mais  qui,  malheureusement,  dur^e 
à  peine  autant  que  les  lilas.  Chaque  soir,  dans  la  ville  môme, 
s'ouvrent  défs  jardins  publics  où  '  l'on  vient  dîner  et  boire  àlix  sons 
d'un  orchestre.  Cet  orchestre  est  généraleaient  militaire.  J'ai 
vu  des  soldats  faire  danser  tes  jeunesses  ;  j'en  ai  même  vu  recevoir 
l'argent  à  l'entrée  du  jardin  annexé  aii  Café  anglais.  Gela  ne 
choque  personne  ici. 


DE  PARIS  A  VIENNE.  869 

Lorsque  je  suis  arrivé  à  Munich,  il  n'y  était  question,  dans  les 
brasseries  comme  ailleurs,  que  de  la  Spitzeder.  Les  petits  jour- 
naux publiaient  sa  caricature  ;  on  voyait  sa  biographie  aux  éta- 
lages des  libraires,  et  l'un  des  théâtres  de  la  ville  jouait  une  pièce 
en  cinq  actes  où  elle  remplissait  le  principal  rôle  et  qui  portait  son 
nom.  Qu'était-ce  donc  que  la  Spitzeder  ?  La  Spitzeder  était  une 
actrice,  encore  jeune  et  charmante,  fort  aimée  des  Bavarois,  mais 
qui,  après  avoir  remporté  bien  des  succès  sur  la  scène,  voulut, 
sentant  l'âge  et  la  fatigue  approcher,  encouragée  d'ailleurs  par  de 
nombreux  et  éclatants  exemples,  en  remporter  de  plus  solides  sur 
"un  autre  théâtre.  En  conséquence,  elle  monta  à  Munich  une 
grande  maison  de  banque,  et  fit  une  concurrence  désastreuse  aux 
usuriers  qui  dévorent,  comme  une  lèpre,  la  capitale  de  la  Bavière. 
^On  m'a  expliqué  le  genre  d'opérati:>ns  fabuleuses  auxquelles  se 
livrait  la  Spitzeder,  mais  j'ai  le  m  ilheur  de  n'avoir  point  la  tête 
mathématique,  et  je  l'ai  oubliée.  Toujours  est-il  que  les  juifs, 
furieux  de  celte  invasion  dans  leurs  :  'néûces,  s'étaient  mis  à  crier 
si  fort  que  la  justice  voulut  vérifier  les  comptes  de  la  comédienne 
transformée  en  banquière,  saisit  ses  livres  et  la  jeta  elle-même  en 
prison.  Cette  affaire,  grosse  de  plusieurs  millions  de  florins,  se 
compliquait  encore  de  je  ne  sais  quelles  questions  politiques  et 
religieuses  ;  elle  passionnait  tout  le  monde,  et  bien  des  gens  pré- 
tendaient que  la  justice,  puisqu'elle  avait  commencé,  eût  dû  aller 
jnsqu'au  bout,  et  d'achever  de  balayer  l'étable  d'Augias  en  faisant 
nne  descente  chez  les  dénonciateurs  après  avoir  mis  la  dénoncée 
sous  les  verrous. 

En  revanche,  on  ne  soufflait  mot  des  vieux  catholiqu(5s,  dont  je 
m'attendais  à  entendre  prononcer  le  nom  à  chaque  pas.  Munich, 
patrie  du  chanoine  Doëllinger,  a  été  le  point  de  départ  du  vieux 
catholicisme,  et  il  semble  qu'il  eût  dû  en  rester  le  centre  :  je  ne 
l'y  croyais  pas  enterré  sous  une  couche  d'indifférence  aussi  pro- 
fonde et  aussi  méprisante.  Mes  premières  questions,  à  l'hôtel,  ne, 
rencontrèrent  qu'une  ignorance  absolue,  et  les  garçons,  le  somme- 
lier, le  portier  et  le  propriétaire  lui-môme,  durent  prendre  des 
renseignements  dans  le  voisinage,  avant  de  pouvoir  m'indiquer, 
ô*une  façon  très-approximative,  où  se  trouve  l'église  de  la  nouvelle 
secte. 

" — Pardonnez-moi,  monsieur,  me  dit  en  manière  d'excuse  le 
portier  confus  ;  je  connais  toutes  les  curiosités  de  la  ville,  mais  je 
n*avais  jamais  entendu  parler  de  celle-là.  Vous  êtes  le  piemier 
voyageur,  à  ma  connaissance,  qui  en  ait  demandé  des  nouvelles." 
,  rLe  dimanche  matin,  il  me  fut  impossible  de  trouver  un  cocher 
qui  sût  le  chemin  de  cette  église.    Dans  l'après-midi  seulement,  le 


870  RKVUE  CANADIENNE. 

professeur  doiil  j'ai  parlé  plus  haut,  à  Pérudilion  duquel  j'avais  eu 
recours,  me  conduisit  à  la  chapelle  délabrée  de  Saint-Nicolas, 
située  en  dehors  de  la  ville,  dans  la  promenade  du  Gasteig.  Elte 
était  déserte,  et  la  grille  de  la  nef  hermétiquement  fermée.  Heureu- 
sement, sur  le  seuil  d'un  petit  sanctuaire  voisin,  dédié  à  la  Vierge, 
lieu  de  pèlerinage  populaire,  dont  la  fréquentation  fait  mieisx 
ressortir  encore  la  solitude  absolue  de  la  chapelle  schismalique,  se 
tenait  une  marchande  de  cierges,  qui,  interrogée  par  nous,  pfft 
nous  fournir  quelques  renseignements.  Grâce  à  la  position  excep- 
tionnelle qui  lui  permet  d'avoir  sans  cesse  Toeil  sur  l'église  Saint- 
Nicolas,  la  brave  femme  était  assurément,  de  tous  les  habitants  de 
Munich,  la  plus  apte  à  nous  instruire.  Elle  nous  apprit  que  Saint 
Nicolas  était  toujours  fermé  dans  la  semaine,  et  qu'on  n'y  dit  îc 
dimanche  que  deux  messes  basses,  auquelles  assistent  environ  cent 
cinquante  à  cent  soixante  fidèles.  Le  clergé  vieux  catholique  se 
compose  de  deux  prêtres  :  l'abbé  Hasler  et  l'abbô  Friedrich  ;  c'erst 
assez,  c'est  même  trop  d'un  pour  les  besoins  du  culte.  Le  chanoine 
Doëllinger  se  tient  en  dehors,  et  ne  donne  pas  signe  de  vie.  Lbb 
adoptes  qui  se  sont  ralliés  autour  de  son  nom  se  plaignent  de  cet 
abandon,  un  peu  trop  semblable  au  procédé  des  chefs  révolutioîï- 
naires  dans  les  mouvements  qui  n'ont  pas  réussi.  Ils  réclament 
l'appui  que  prêterait  à  leur  cause  sa  présence  à  l'autel  ou  dans  la 
chaire  ;  mais  l'illustre  théologien  fait  la  sourde-oreille.  Est-ce  un 
commencement  de  remords,  comme  on  le  voudrait  croire  ?  est-c^ 
désaveu  indirect  d'un  mouvement  dont  la  direction  lui  échappe 
depuis  le  jour  où,  contre  son  avis  formel,  il  s'est  constitué  en 
Église  distincte  ?  ou  n'est-ce  que  par  la  honte  de  se  voir  pontife 
d*iliî  si  maigre  troupeau  ?  Quoi  qu'il  en  soit,  voilà  au  juste  la 
situation  dii  vieux  catholicisme  dans  la  ville  où  il  est  éclosed  d^oà 
il  a  pris  son  essor,  qui  ne  l'a  pas  porté  bien  loin. 

Viet:'!':,  21  et  VI  juiller. 

â'âvâis  rêvé  d'abord  de  descendre  de  Munich  à  lusprùck,  et  ée 
parcourir  pendant  quelques  jours  les  vallées  et  les  glaciers  ^\ 
Tyrol,  puis  de  gagner  Pesthpar  le  lac  Balaton,  et  de  m'achemin^r 
de  là  sur  Vienne.  Mais,  hélas  !  c'était  bien  un  rêve.  En  le  faisâ*^ 
j'avais  oublié  qu'au  journaliste  en  vacances,  aussi  bien  qu'au  vieiL 
lard  de  la  Fontaine,  sont  interdits  le  long  espoir  et  les  vastes  p0ftf 
sêes.  Un  chroniqueur  a  ses  échéances,  comme  un  négociant:  Il 
faut,  comme  lai,  qu'il  fasse  honneur  h  sa  signature,  et  chacttte 
h^té  qui  90«tte  lui  cHé:  "Esclave,  S^^Uviells^l  i|lw  tôin  tetnps 
est  compté." 


DE  PARIS  A  VIKNNE.  871 

Je  pris  donc  à  Munich  un  billet  direct  pour  îa  capîtâle  de  l*Au- 

triche.  Le  trajet  est  long,  mais  je  m'etnbarquais'le  soir  ;  la  nuit 
promettait  d'être  douce,  les  wagons  allemands  sont  bien  capitpijnés, 
et  j'espérais  dormir  du  sommeil  du  juste,  depuis  les  bords  de  l'Isar 
jusqu'aux  rives  du  Danube.  Morphée  accueillit  ma  prièi^e  et, 
sauf  un  intermède  assez  court,  à  Simbach,  causé  par  la  visite  très- 
bénigne  de  la  douane  autrichienne,  autrefois  si  féroce,  nie  berça 
clans  ces  bras  jusqu'aux  approches  de  Vienne.  '  ' 

Vers  huit  heures  du  matin,  s'il  m'en  souvient  bien,  je  débarquais 
à  la'gare  de  l'Ouest.  Muni  de  mes  valises  portatives,  je  cour^  à 
an  confortable  (voiture  attelée  d'un  seul  cheval),  puis  à  un  autre, 
puis  à  un  autre  encore,  partout  accueilli  par  le  môme  signe  de  tête 
j]égatif,  qui  me  force  de  recommencer  ma  course  sans  plus  de 
succès.  Et  cependant  je  voyais  défiler  devant  la  gare  tout  l'im- 
mense cortège  des  voitures,  cueillant  chacune  un  voyageur  au 
passage,  et  s'éloignant  aussitôt.  Je  finis  par  comprendre  qu'une 
ordonnance  de  police  interdit  sans  doute  aux  cochers  de  devancj^f 
leur  tour,  et  qu'on  est  obligé  de  respecter  les  droits  acquis  à  ceuf  ' 
des  premières  places.  Mais  pendant  cette  réflexion  la  file  s'était 
épuisée,  et  je  restai  seul  sous  le  vestibule  avec  le  commissaire 
f|TÎî  venait  de  mettre  d'office  la  main  sur  mes  bagages. 

landis  que  nous  cherchions  du  regard  une  voiture  à  l'horizai^, 
au  personnage  fumant  un  londrès  dans  un  porte-cigare  en  écuiDje 
ûe  mer,  et  mis  comme  un  notable  commerçant,  s'approche  de  rnQR 
commissionnaire  et  engage  la  conversation  avec  lui  ;  puis,  m'adr)^'^ 
sant  la  parole  en  un  baragouin  international  : 

-—Vous  n'avez  pas  de  voiture,  monsieur  ?  où  allez-vous  f 

—A  l'hôtel  X. 

— Hôtel  X  ?  Fermé.    Choléra,  fit  le  commissaire. 

— Mais  non,  mais  non,  pas  du  tout,  dit  le  gros  homme,  en  haus- 
sant les  épaules. 

Depuis  mon  entrée  en  Allemagne,  ce  mot  de  choléra  retentissatV 
sans  cesse  d'une  façon  désagréable  à  mes  oreilles,  sans  qu'il  m'eut 
oté  possible  jusqu'alors  de  savoir  au  Juste  s'il  était  ou  s'il  n'était 
2>as  à  Vienne.  **  Il  y  est,  disaient  les  uns,  et  il  y  sévit  rudement. 
J'ai  un  ami,  arrivé  d'hier,  qui  a  quitté  la  ville  à  cause  du  fléau. 
dn  a  même  dû  fermer  un  grand  hôtel,  où  six  voyageurs  venaient 
de  mourir  dans  la  même  journée.  (Était-ce  justement  sur  cet 
hôtel  que  j'avais  fixé  mon  choix  ?) — Il  n*y  est  nullement,  disaient" 
les  autres  ;  mon  frère,  qui  est  membre  du  jury,  me  l'écrirv^ 
encore  ce  matin. — Si  les  Viennois  le  nient,  c'est  pour  ne  pas  nuire* 
à  leur  Exposition. — Ce  sont  les  journaux  prussiens  qui  font  courir 


872  REVUE  CANADIENNE. 

ce?  faux  bruit?,  dans  leur  jalousie  contre  rAutriche.'    On  voit  que 
l'incertitude  continuait  à  Vienne  même. 

, — La  preuve  qu'il  n'est  pas  fermé,  c'est  que  j'y  vais,  reprit  le 
notable  commerçan  t.    Voulez- vous  venir  avec  moi  ? 

— Voulez  vous  aller  avec  monsieur  ?  répéta  le  commissaire, 
comme  un  écho. 

— Volontiers,  fis-je  innocemment,  prenant  cette  obligeant  gros 
homme  pour  un  compagnon  de  voyage. 

— Je  vais  chercher  la  voiture,  dit-il. 

Et  il  disparut.  Un  instant  après,  il  revenait  avec  un  coupé,  mais 
sur4e  siège  et  le  fouet  en  main,  faisant  piaffer  et  caracoler  ses 
deux  chevaux.  Mon  notable  commerçant  était  un  cocher  !  Je 
dissimulai  machiavéliquement  ma  stupéfaction. 

— Donnez  un  demi-florin  à  ce  brave  homme,  ajouta  négligemment 
ce  cocher  magnifique.    C'est  assez. 

Et  la  voiture  partit  en  filant  comme  une  flèche.  On  eût  vraiment 
dit  un  équipage  attelé  de  pur-sang.  Le  cocher  semblait  prendre 
plaisir  à  passer,  sans  ralentir  sa  course,  à  travers  les  achevêtre- 
ments  les  plus  compliqués,  et  à  raser  les  roues  de  ses  confrères, 
pour  m'éblouir  par  son  habileté.  Mais  je  remarquai  bien  vite  que 
les  autres  fiacres  menaient  le  môme  train.  Cette  allure  à  toutes 
brides  contraste  étrangement  avec  la  démarche  nonchalante  de  la 
plupart  des  piétons.  Evidemment,  les  cochers  viennois,  à  qui  les 
mélancoliques  haridelles  de  nos  fiacres  feraient  horreur  ou  pitié, 
mettent  leur  amour-propre  à  se  dépasser  les  uns  les  autres,  en  se 
frôlant  du  |lus  près  possible  sans  s'accrocher. 

Tandis  que  nous  roulions  ainsi  par  la  Mariahilfer-strasse  et  le 
long  du  Ring,  j'avais  ouvert  mon  Joanne^  et  je  méditais  avec  une 
attention  inquiète  le  passage  suivant: 

"  Les  cochers  de  Vienne  sont  renommés  pour  leur  habileté  à  con- 
duire, mais  ils  sont  généralement  grossiers,  et  cherchent  volontiers 
à  mettre  dedansV étranger  (Hum  !)  Aussi  fera-t-on  bien  de  convenir 
du  prix  àl'avaii  (11  est  bien  temps!)  En  cas  de  contestation, 
iln,efaut  pas  craindre  de  les  conduire  au  bureau  de  police,  Tuch- 
lauben,  4  (Diable  I)"  Suivait  le  tarif:  tant  pour  les  confortables^ 
tant  pour  les  fiacres,  tant  pour  l'intérieur  des  lignes,  tant  pour  Vex.- 
térîçur.    On  s'y  perd. 

J'achevais  de  m'instruire  tant  bien  que  mal,  jusqu'au  moment 
où  la  voiture  débouchait  devant  la  porte  de  l'hôtel,  vis-à-vis  la  gare 
du  Nord,  qui,  avec  ses  grosses  tours  massives,  ressemble  à  une  forte- 
resse féodale,  et  j'avais  cru  comprendre  que  je  devais  un  florin,  «e 
qui  me  semblait  un  peu  cher  ;  mais  à  Vienne  et  en  temps  d'Ex 
position,  ij-fai^t,  se  résigner  aux  sacrifices. 


I 


DE  PARIS  A  VIENNE.  Sî^ 

—Payez  le  cocher,  dis-je  au  garçon,  en  lui  donnant  un  ÛOTÏn  e< 
vingt  kreutzers. 

— Monsieur,  si  vous  l'avez  pris  à  une  gare,  vous  lui  devez  deuA. 
florins,  cinquante  kreutzers.  En  outre,  il  y  a  les  colis  et  le  pour- 
boire. 

Mon  superbe  cocher  était  descendu;  et,  tout  en  achevant  sou 
cigare  couronné  d'une  pyramide  de  cendre  blanche,  tendait  dis- 
crètement la  main.  Je  sentis  qu'il  fallait  payer  sans  discussion  ma 
première  école,  et  j'y  déposai  d'abord  un  thaler  (3  fr.  75),  puis  un 
florin  (le  florin  d'Autriche  est  de  2  fr.  50).  La  main  ne  se  retira 
pas.  J'ajoutai  un  demi-florin  :  la  main  restait  toujours  tendue, 
mais  le  garçon  me  protégea  : 

— C'est  bien  maintenant,  me  souflla-t-ilà  l'oreille. 

Et  le  cocher  remonta  sur  son  siège,  sans  compromettre  sa  dignité 
par  le  moindre  remerciment. 

— On  me  disait  à  la  gare,  fis-je  au  portier,  que  votre  hôtel  élair. 
fermé. 

— Quelle  calomnie,   monsieur.     Fermé  !  et  pourquoi  ?    Parce 
qu'un  voyageur  est  arrivé  de  Prague,  l'autre  soir,  déjà  malade,  et 
s'est  mis  à  boire  coup  sur  coup  deux  carafes  d'eau.    Il  est  mort 
(^ns  la  nuit,  c'est  vrai,  mais  à  qui  la  faute  ? 
,  —A  lui,  évidemment. 

— Figurez- vous,  reprit  le  portier,  en  s' adressant  à  un  gros  homme 
qui  s'approche  de  nous,  qu'on  a  dit  à  monsieur  que  le  choléra  est 
dans  l'hôtel. 

— Les  imbéciles  !  s'écrie  le  gros  homme,  en  devenant  cramoisi 
d'indignation.  Parce  que,  la  semaine  dernière,  une  dame  venant 
de  Salzbourgj  et  exténuée  par  la  chaleur..... 

— Très  bien  !  Me  voici  rassuré.  Vous  aves  des  chambres  à  un 
florin  ? 

— Oh  !  non,  monsieur,  nous  n'avons  pa 3  cela  à  Vienne.  Les 
moindres  sont  de  trois  florins. 

— Cependant  j'avais  vu  dans  un  journal  de  Paris. . . . 

— Oui,  je  sais.  Mais  c'astune  erreur  que  le  correspondant  du  jour* 
nal  a  commise,  par  bienveillance  pour  nous.  Nous  l'avons  prié 
de  la  rectifler,  et  il  nous  a  promis  de  le  faire, — à  la  première  occa- 
sion. 

— Après  PExposition,  sans  doute. 

— Très-bien,  très-bien.    Et  à  quel  étage  ces  chambres  ? 

•—Au  quatrième.    Mais  il  y  a  un  ascenseur. 

— Eh  bien  montons,  dis-je,  en  faisant  bonne  contenance  jusqu'au 
i)out. 

t'En  un  clin  d'ceil,  l'ascenseur  me  transporte  au  sommet  de  cent 


374  REVUE  CANADIENNE. 

trente  marches  qui  composent  les  quatre  étages  de  cet  immease 
caravansérail.  Tout  au  fond  d'un  interminable  corridor,  on  m'ou- 
vre la  porte  d'une  chambre  assez  vaste,  et  tfès-convenablement 
meublée.  De  là,  comme  du  sommet  du  Righi,  je  puis  assister  au 
lever  du  soleil.  Deux  fenêtres  doubles,  suivaut  l'usage  des  maisons 
viennoises,  ouvrent  sur  des  pelouses  malignes,  pelées  et  lépreuses, 
oô  sèchent  quelques  linges  suspendus  à  deux  cordes.  C'est  la  cam- 
Ijagne  étiolée  qui  touche  aux  grandes  villes— la  nature  telle  qu'ott- 
la  rencontre  à  Ivry  ou  à  Pantin.  Voici  sur  ma  porte  le  tarif  approuvé 
pas*  la  municipalité,  qui  l'a  revêtu  de  sa  grifie  :  Chambre  3  florins; 
service,  50  Kreutzers  (1  fr.  25)  ;  bougie,  30  kreuizers.  Il  y  en  a 
deux  dans  chaque  chambre,  et  si  vous  allumez  la  seconde  pour  y 
voir  im  peu  plus  claire,  le  prix  est  naturellement  doublé.  On  le 
double  même  si  vous  ne  l'allumez  pas,  mais  vous  êtes  libre  de  ré- 
clamer. 

-^A  quelle  heure  la  table  d'hôte  ?  demandai-je  au  garçon  qui  m'a 
accompagné. 

—Nous  n'en  avons  pas,  monsieur.  A  Vienne,  on  mangea  la 
carte,  dans  le  restaurant  annexé  à  l'hôtel. 

Nouvelle  preuve  du  sens  pratique  qui  distingue^les  Viennois  dans 
l'exploitation  du  voyageur.  Ce  système,  aussi  simple  qu'ingénieur^, 
a  îe  triple  avantage  de  déblayer  la  comptabilité  de  l'hôtel,  de  tripler 
on  de  quadrupler  la  dépense  de  la  table,  et  d'assurer  aux  garçons 
des  pourboires  qui  se  répètent  deux  ou  trois  fois  par  jour.  J'fti 
gardé  la  note  de  mon  premier  déjeuner — un  festin  qu'on  payerait 
trente  sous  au  Palais-Royal.  Malgré  la  vulgarité  de  ces  détails,  je 
les  donne  ici  pour  l'instruction  de  mes  lecteurs,  et  parce  qu'ils  se^ 
rattaclient  à  des  observations  d'un  plus  haut  intérêt  sur  les  mœurs, 
le  C3-ractère  et  le  genre  de  vie  des  Viennois. 

Pain 6  kr. 

Bifteck  aux  pommes 1   11.  25 

Omelette..... 90 

Fraises.... .^..  80 

èn^t  e;  Demi^bouteille l 

Total 4  fi.  01  kr. 

Dès  qu'on  a  bien  compris  qu'il  s'agit  là  de  florins,  et  non  de 
francs,  de  kreutzers  et  non  de  centimes,  comme  un  voyageur  arri- 
vant de  France  est  toujours  tenté  de  le  croire,  on  trouve  cela  clier. 
Bt  pourtant  je  ne  devais  pas  tarder  à  voir  que  c'était  là,  pour  Vienne, 
des  prix  très-modérés. 

J'avais  hâte  de  sortir,  pour  m'orienter  dans  la  ville.    Mon  hôtel 


DE  PARIS  A  VIENNËf.  875 

s'élève  à  l'extrémilé  du  faubourg  de  Vienne  appelé  le  Léopoldstadt 
fit  qui  confine  au  Prater.  Une  promenade  de  vingt  minutes  tout 
•m  plus  le  sépare  de  l'Exposition.  Le  Léopoldstadt  est  traversé  par 
une  large  rue,  très-vivante,  qui  relie  le  Prater  à  la  ville  intérieure. 
On  sait  que  la  capitale  de  l'An  triche  se  compose  d'une  cité  formant 
une  espèce  d'ile  centrale,  entourée  sur  deux  côtés  par  le  canal  dû 
Danube  et  la  Vienne,  sur  les  autres  par  des  boulevards  et  des  pro- 
TTenadeF, — et  d'immensos  faubourgs  qui  rayonnent  de  toutes  parts 
ciatoiir  d'elle. 

Gomme  à  Pans  et  à  Londres,  la  Cité  de  Vienne,  si  Ton  me  permet 

de  lui  donner  ce  nom  par  analogie,  a  été  le  noyau  de  la  vill'^.  ou 

oîalôt  elle  a  été  longtemps  toute   la  ville  à  elle  seule  ;  mais  à  l'in- 

erse  de  Londres  et' de  Paris,  elle  est  la  résidence  et  comme  la 

orîeresso  de    l'aristocratie.    Là  aussi  se  trouvent  la  plupart  des 

dministrations,  des  établissements  publics  et  des  édifices.    C'est 

raiment  le  cœur  de  Vienne.    Un  grand  mouvement  de  piétons  et 

iG  voitures  anime   les  rues  étroites,  bordées  de  hautes  maisons, 

litre  lesquelles  se  détachent  de  vastes  hôtels  blasonnés  et  armoriés, 

que  décorent  plus  richement  encore  des  suisses  en  livrée  magnifi- 

cpae,  avec  le  tricorne  et  la  grande  canne  à  pomme  d'argent,  plantés 

oommé  des  cariatides  sous  le  vestibule.    Çà  et  là 's'ouvrent,  en 

•^aisc  de   soupiraux,  dans  cet  étroit  labyrinthe  de  ruelles,  des  pla- 

es  ornées  de  fontaines,  de  colonnes  et  d'ex-voto  bizarres.    Les  cent 

dngt-sept  rues  et  les  douze  cents  iiiaisons  de  la  vieille  ville  sem- 

J3lent  se  presser  à  l'ombre  de  la  haute  tour  de  Saint-Étienne,  qui 

Je^  domine  de  sa  masse  imposante  et  sombre. 

Vienne,  étranglée,  jusqu'à  ces  derniers  temps,  dans  la  ceinture 
de  ses  fortifications  intérieures,  qu'elle  avait  déjà  fait  craquer  de 
toutes  parts,  s'est  répandue  au  dehors  avec  une  rapidité  prodigieuse, 
dès  que  le  décret  de  1^57  eut  rompu  la  digue  qui  la  retenait  encore. 
M  quinze  ans,  elle  a  plus  que  doublé  de  superficie.  Une  spécula- 
lion  effrénée,- en  comparaison  de  laquelle  les  tripotages  des  mar- 
cilands  de  lorrains  et  des  entrepreneurs  de  bâtisses  sous  le  khalifat 
de  M.  Haussmann,  ne  sont,  pour  ainsi  dire,  que  des  jeux  d'enfanls, 
f^est  emparée  de  tout  le  sol  disponible  à  une  lieue  à  la  ronde,  et  en 
a  :^it  sortir  des  myriades  de  maisons,  de  rues  et  de  faubourgs. 
Vienne  est  la  ville  de  l'agiotage.  Les  juifs  y  pullulent  ;  ils  ont  la 
'lain  partout,  sur  la  presse,  dans  les  administrations  et  dans  les 
oanques.  On  n'a  pas  oublié  la  grande  débâcle  financière  du  mois 
mai  dernier,  résultat  naturel  de  cette  fièvre  d'argent  qui  est  le  mal 
ordinaire  des  sociétés  molles,  gâtées  par  le  bien-être,  par  l'amour  et 
^'habitude  des  jouissances  matérielles,  et  qui  n'aboutit  qu'à  l'appau 
"issement  général,  quand  ce  n'est  pas  à  la  ruine,  par  l'exagération 


876  REVUE  CANADIENNE. 

des  besoins,  la  hausse  extravagante  des  prix,  le  déplacement  et  la 
rupture  d'équilibre  dans  les  conditions  normales  de  l'économie 
publique  et  privée.  Vienne  est  une  ville  qiîi  vit  de  l'agiotage,  ef. 
qui  en  mourra.  Elle  a  bâti  sa  fortune  sur  des  bulles  de  savon,^ 
qui  finiront  par  crever  toutes  à  la  fois.  Déjà  son  papier-monnaie 
offre  avee  nos  assignats  cette  double  ressemblance,  heureusement 
lointaine  encore,  qu'il  subit  une  dépréciation  sensible  et  qu'il  coc 
tribue  pour  sa  part  à  [la  cherté  de  toutes  choses  à  Vienne  ;  car  on 
s'habitue  à  traiter  ces  petits  chiffons  de  papier,  qui  s'envolent  au 
vent,  avec  un  sans-façon  que  n'admettrait  pas  au  même  degré  I 
respectable  pièce  d'un  florin. 

Mais  voilà  une  parenthèse  bien  philosophique  et  bien  longue.  IJ 
est  temps  de  la  fermer  et.  de  revenir  aux  faubourgs,  qui  m'y  ont 
conduit  par  un  chemin  assurément  très-imprévu.  Les  trente-quatre 
faubourgs  de  Vienne,  qui  forment  à  eux  seuls  plus  des  neuf  dixième., 
de  son  étendue  et  presque  les  dix-neuf  vingtièmes  de  sa  populatioii 
totale,  offrent  tous  les  agréments  d'une  ville  neuve,  richemeni 
peuplée  de  bazars,  d'hôtels,  de  cafés,  de  jardins  publics  et  de  maga 
sins  "  à  l'instar  de  Paris."  Les  gares  et  les  théâtres  en  sont  les 
principaux  édifices.  En  fait  de  monuments  dignes  d'intérêt,  on  ne 
(  écouvrirait  guère,  dans  cette  immense  étendue,  que  le  Belvédère, 
avec  sa  belle  collection  de  tableaux  ;  le  grand  arsenal,  dont  les 
salles  luxueuses  et  de  dimension  imposantes,  décorées  de  peintures, 
de  statues  et  de  marbres,  n'abritent  qu'une  collection  peu  digne, 
en  son  ensemble,  d'un  si  magnifique  logement  ;  enfin  dans  le 
voisinage  de  laTieille  ville,  la  belle  église  gothique  de  Saint-Sau- 
veur, érigée  par  souscription,  à  la  suite  de  l'attentat  de  1853  contre 
l'empereur,  et  commencée,  il  y  a  dix-sept  ans,  dans  le  feu  d'un 
enthousiasme  qui  semble  s'être  un  peu  ralenti  depui?,  car  elle  ne 
marche  pas  vite  à  son  achèvement.  Les  monuments  d'ailleurs  ne 
sont  pas  très-nombreux  à  Vienne,  quoiqu'il  n'y  ait  peut-être  pas  de 
ville  où  le  mot  de  valais  sont  prodigués  d'avantage.  Le  palais  ira- 
périal,  particulièrement,  est  un  amalgame  aussi  incorrect  qu'irré- 
gulier  de  constructions  sans  style  et  sans  physionomie.  En 
revanche,  une  foule  de  maisons  particulières,  hôtels,  brasserie^ 
cafés,  bureaux  de  grandes  compagnies  industrielles  ou  financières, 
ressemblent  à  des  palais. 


J(iLa  fin  au  mois  prochain.') 


')  -ii; 


BIBLIOGRAPHIE. 


Les  Familles  et  la  Société  en  bYance  avaîU  la  Révolution  d'après  des  documents 
originaux,  par  Charles  de  Ribbe. — Paris,  Albanel,  1873,  Fort  vol.  ia-l2. 

M.  Charles  de  Ribbe  a  pris  un  admirable  moyen  de  contribuer  à  l'œuvre 
de  la  réforme  sociale,  qui  forme  la  préoccupation  des  esprits  droits  et  des 
ooBurs  vraiment  frunçais,  et  dont  la  nécessité  s'impose  de  jour  en  jour, 
plus  pressante  à  notre  malheureux  pays  ;  il  ne  dogmatise  pas,  il  raconte  ;  il 
offre,  au  lieu  de  raisonnements,  des  faits  et  des  modèles  qui  sont  des  rai- 
sonnements sans  réplique.  Son  nouveau  livre,  qui  vient  mettre  le  sceau  à 
ane  réputation  d'économiste  chrétien  déjà  noblement  conquise,  est  une 
application  des  plus  remarquables  de  la  méthode  dite  expérimentale  ou 
d'observation,  à  laquelle  les  sciences  naturelles  doivent  de  si  rapides  progrès, 
et  que  M.  Le  Play  leur  a,  en  quelque  sorte,  empruntée  pour  la  transporter 
dans  le  domaine  de  la  science  morale  et  sociale.  Il  est  impossible  de  douter 
de  la  fécondité  de  cette  méthode,  après  avoir  lu  les  ouvrages  où  M.  Le  Play 
en  a  donné  l'exemple,  et  le  travail,  digne  de  prendre  place  au  milieu  d'eux, 
dont  nous  ne  pouvons  donner  ici  qu'un  compte-rendu  succinct  et  très 
imparfait. 

L'étude  d  économie  sociale  comparée,  que  M.  Le  Play  a  faite  sur  les 
peuples  étrangers  ^ ,  M.  de  Ribbe  vient  de  le  faire  sur  la  vieille  France  ;  le 
premier  nous  montre  les  modèles  autour  de  nous,  chez  les  nations  qui  ont 
conservé  des  traditions  de  vie  domestique  et  sociale  ;  le  second  nous  les  fait 
voir  dans  notre  propre  passé,  dans  les  profondeurs  d'une  histoire  dont  la 
surface  est  encore  seule  connue.  On  ne  peut  donner,  ce  nous  semble,  une 
meilleure  et  plus  triste  idée  du  livre  de  M.  de  Ribbe,  qu'en  disant  qu'il 
est  le  commentaire  achevé  et  saisissant  du  beau  titre  qu'il  porte.  C'est,  en 
effet,  un  plan  complet  de  réforme  sociale  basé  sur  la  famille,  une  démonstra- 
tion graduelle  et  péremptoire  de  cette  maxime  de  M.  Le  Play  :  "  La 
famille  constitue  la  vraie  unité  sociale  :  "  Les  vertus  privées  peuvent  seules 

^  La  Réforme  Sociale  en  France,  déduite  de  l'observation  comparée  des  peuples 
européens,  par  M.  Le  Play,  3  vol.  in-12.  Dentu. 


878  REVUE  CANADIENNE. 

garantir  les  vertus  publiques,  et  c'est  par  la  petite  patrie,  qui  est  la  lamiL 
qu'on  s'attache  î\  la  grande  ;  ce  sont  les  bons  pères,  les  bons  maris,  les  bocj- 
fils,  qui  font  les  bons  citoyens.  "  La  division  de  l'ouvrage  embrasse  d'ail- 
leurs toute  la  science  sociale,  et  le  cadre  tracé  est  rempli  gans  lacunes  :  la 
famille  et  les  institutions,  la  famille  et  f  école,  la  famille  et  l'ordre 
social. 

Ce  qui  ajoute  à  ce  volume   une   saveur   vraiment   exquise,   ce   sont  ias 
documents  originaux  dont  les  extraits  les  plus  délicats  sont  semés  dans  ses 
pages.     L'auteur  a  eu  la  bonne  fortune  de  découvrir  dans  les  archives  de 
plusieurs  familles  de  Provence  d'inestimables  trésors  semblables  à  celui  qu'il 
édita  en  1868,   sous   ce  titre  :    Une  famille  au  XVJ  siècle,  et  que  nous  d^ 
vous  à  la  coutume   charmante   des   livres   de  famille  ou  livides  de  raison 
Chaque  famille,  et  cela  chez  les  bourgeois  et  les  paysans,  aussi  bien  que  chez- 
les  nobles,   avait  son   registre  transmis   do  génération  en  génération,  et  sur 
lequel  étaient  écrits,  de  la  maiû  dfes  dhefs   de  famille  qui  se  succédaient,  la 
généalogie  et  l'état  des  afl^ires  de  la  maison,  les  événements  importants  du. 
foyer  et  de  la  commune,  quelquefois  aussi  de  la  patrie.     On   y  lit  souvent 
dans  un  Ktyle  naïf  et  ému  des   réflexions  touchantes,  les   exhortations  d'un 
père  à  ses  descendants   ou  bien    l'éloge  des  ancêtres.     Ces  livres  de  raison 
(liber  rationwiï)  n'étaient  donc  pas  seulement  des  livres  de  comptes,  c'étaient 
plutôt  des  mémoires,  de  véritables  autobiographies  dévoilant  1  histoire  d'une 
iamille,  "  très  plaisante  à  veoir,  dit  Montaigne,  quand  le  temps  commence  a 
en   effacer  la  souvenance,  et  trez  à  propos  pour  nous  oster  souvent  de  peine 
Usage  ancien,  ajoute-t-il  que  jetreuve  bon  à  refreschir,  chacun  en  sa  chaou 
nière,  et  me   trouve  un  sot  d'y  avoir  failly."     Usage  qui   est  bien   loinide 
nous  aujourd'hui,  relégué  avec   tout   le  bagage  de  ce  Iwn  vieux  temps  dont 
on  se  moque  comme  d'une  légend  e,  et  dont  M.  de  Ribbe  a  le  nicritc  de  noua 
faire  touclier  du  doigt   la  réalité  !  Tandisque  les  amateurs  courent  u  la  re- 
cherche des  vieux  meubles  et  des  vieilles  faïences,  M.  de  Ribbe  fouille  les 
archives  privées  pour    y    rencontrer  ce  qu'il  appelle    des  témoins  obscurs 
de  la  paix  sociale  fondée  autrefois  sur  la  paix  domestique.     Il  n'est  assuré- 
ment pas  d'archéolr>gie   plxis  noble   et  plus   utile,  il  n'en  est  même  pas  (' 
plus  attachante  ;  M.   de  Ribbe  nous  décrit  quelque  part  le  charme  qu'il 
éprouvé  à   se  plonger  dans  les  sources  pures  et  rafraîchissantes  de  l'ancien 
coutume  domestique,  locale  et  nationale  ;  cette  impression  suave  et  salutaf 
nous  pouvons  dire  qu'on  la  ressent  ù  la  lecture  de  son  livre. 

Ce  livre,  au  reste,  n'est  pas  seulement,  quoi  qu'en  dise,  son  avant-propos, 
un  écrin  dans  lequel  l'auteur   a   enchâssé  les  perles  précieuses  dont  il  était 
le  dépositaire  ;  il  renferme,  en  outre,  une  œuvre  originale  et  personnelle  très 
considérable.     11  nous  atteste   ce   qu'était  iancienne  société  française.     Il 
nous  initie  au  secret  de  la  fécondité  et  de  la  stabilité  de  tant  de  familles   d 
toutes  classes  qui  vécurent  plusieurs   siècles  en  grandissant  toujours,  et 
se  trouve  en  même  temps  le  secret  d'un  ordre  social  si  longtemps  inébran 
lable.     Il  nous  montre  :  les  institutions  communales  fondées  sur  la  famii: 
et  consacrant  une   liberté   vraie   et  populaire,   dont   notre  libéralisme  n'a 
môme  pas  l'idée  ;  l'esprit   de  bien  public   et  le  patriotisme  se  développant 

^M.  de 'Rlbbe  donne  des  détails  pleins  d'intérêt  et  tout  à  fait  nouveaux  sur  la  pra- 
tique du  même  usage  «n  Italie,  en  Allemagne,  en  Angleterre  et  môme  en  Ghme,  La. 
constitution,  pour  aiusi  dire  patriarcale,  de  la  famille  chinoise,  peut  seule  expliquer 
la  longue  durée  de  ce  peuple. — En  France,  l'usage  dont  il  s'agit  n'était  pas  restrerat 
à  la  Provence,  mais  là  on  le  trouve  élevé  à  la  haut«ur  d'une  institution. 


BlBI.IOGRAPilIE.  87S^ 

à  l'ombre  de  la  coutume  et  des  libertés  locales;  réc-olc  intbuement  liée  à 
la  famille  et,  oliose  surprenante  pour  un  siècle  qui  ne  veut  reoonhaUre 
que  Pignorance  aux  siècles  qui  l'ont  précédé,  1  instruction  primaire  déjù 
très  répandue  (peut-être  plus  qu'aujourd'hui),  même  en  plein  moyen  uge 
et  au  sein  des  plus  sauvages  régions  do  nos  Alpes.  Il  fait  voir  encore 
l'union  des  diverses  classes  reposant  sur  la  religion,  sur  la  pratique  des 
vcKtus  domestiques  et  sociales,  sur  l'amour  du  roi  qui  personnifiait  la  patrie 
tout  entière  ^ .  enfin  la  question  sociale  résolue  pendant  de  longs  siècles  par 
l'épargne,  le  culte  du  foyer  et  la  liberté  testamentaire,  liberté  qu'il  faudrait 
au  moins  se  hâter  de  rendre  aujourd'hui  aux  petits  propriétaires  et  aux 
paysans,  si  l'on  recule  devant  une  restitution  générale. — Tels  sont  les  prin- 
cipaux traits  de  cette  vieille  société  que  nous  ne  connaissons  encore  que  par 
les  fantaisies  brodées  sur  le  moyen  âge  ou  par  les  critiques  des  abus  de 
l'aûcien  régime,  c'est-à-dire  de  la  période  de  décadence  qui  a  rempli,  le 
XVIIIe  siècle  et  même  une  partie  de  XVIIe.,  , 

La  famille,  les  moeurs,  la  coutume,  les  traditionf?,  Voilà  ce  qui  fait  les 
peuples  forts  et  libres.  Voilà  les  organes  admirables  que  M.  de  Ribbe  nous 
présente  fonctionnant  dans  notre  pays  du  XIV  au  XVIII  siècle.  Ils  font 
encore  de  nos  jours  la  vitalité  merveilleuse  de  la  race  anglo-saxonne  en  Euri^e 
"eten  Amérique.  On  les  retrouve  également  cons<,rvés  dans  quelques  contrées 
de  l'Allemagne,  daas  plusieurs  des  petits  cantons  de  la  Suisse,dans  la  Biscaye, 
etc.  Quant  à  nous,  nous  avons  fait  table  rase,  la  vie  nomade  ,à  remplilcé 
la  vie  domestique,  nos  institutions  et  nos  lois  semblent  toutes  dirigées  contre 
la  stabilité  de  la  famille  et  de  la  coutume.  C'est  pourquoi  nous  voyons 
croître  la  désagrégation  ries  éléments  sociaux  et  un  antagonisme  capable  de 
les  briser  tous  quelques  jours.  La  conclusion  s'impose  :  nous  ne  trouve- 
rons le  salut  qu'en  revenant  aux  traditions  de  la  vie  domestique,  qui  sont 
en  même  temps  celles  de  la  vie  sociale. 

Le  livre  de  M.  de  Ribbe  a  sa  place  marquée,  non-seulement  dans  la  bi- 
bliothèque de  tous  ceux  que  les  problèmes  sociaux  intéressent,  mais  encore 
sur  la  table  de  toutes  les  familles  chrétiennes.  Ce  n'est  pas  assez,  et  le 
:çlus  utile  serait  qu'une  intelli^^ente  propagande  le  fit  pénétrer  dans  les 
familles  les  plus  tourmentées  par  le  mal  moderne.  Car  personne  ne  le  lira 
sans  recevoir  une  impression  profonde  et  un  enseignement. 

[Extrait  de  la  Revue  Catholique  des  Institutions  et  du  Droit,  publiée  à 
Grenoble.  France.) 

V.  NICOLET. 

Avocaty  doct.  en  droit. 

La  lettre  suivante  a  été  adressée  depuis  à  M.  Charles  de  Ribbe,  auteur  de 
l'ouvrage  ayant  pour  titre  :  Les  Familles  et  la  Société  en  France  avant  la 
Révolution,  d'après  Us  documents  originaux  : 

Frohsdorff,le  17  juin  1873. 

Le  livre  que  vous  venez  de  publier,  Monsieur,  et  dont  j'accepte  très  vo- 
lontiers l'hommage,  serait  bien  de  nature  à  convaincre  l'esprit  le  plus  rebelle 
s'il  pouvait  subsister  encore  un  doute  sur  le  rôle  que  Dieu,  dans  la  société,  a 
de  tout  temps  assigné  à  la  famille. 

^  Les  classes  pauvres  n'étaient  pas  les  moins  dévoué«s  au  roi  ni  les  moins  aimées  de 
lui.  "  S'il  arient,  dii  Saint  Louis  dans  ses  enseiffnements  à  son  fils,  que  quelque 
querelle  qui  soit  mue  entre  riche  et  pauvre  vienne  devant  toi,  soutiens  plus  le  pauvre 
que  le  riche,  et  quand  tu  entendras  la  vérité,  fais  leur-droit." 


S80  REVUE  CANADIENNE. 

7ouB  iûspirant  des  travaux  de  M.  Le  Play,  Téconomiste  éminent  qui  est 
spécialement  voué  de  nos  jours  à  l'étude  consciencieuse  de  <3es  graves  ques- 
tions, et  préférant  rester  dans  le  domaine  des  faits,  vous  n'avez  pss  demandé 
vos  preuves  à  la  théorie  et  vous  avez  trouvé  dans  les  profondeurs  de  notre 
histoire  des  documents  d'une  grande  puissance.  Ces  innombrables  mémoires, 
testaments,  Livres  de  raison,  que  d'infatigables  recherches  vous  ont  fait 
découvrir  dans  les  archives  intimes  du  foyer  domestique,  sont  autant  de 
monuments  qui  nous  livrent  le  secret  de  la  perpétuité  de  tant  de  familles 
de  toute  classe,  opposant  aux  vicissitudes  des  siècles  un  rempart  de  foi,  d'u- 
nion, de  vertu  et  d'honneur.  L'esprit  du  mal  ne  pouvait  réaliser  son  plan 
de  désorganisation  universelle  qu'en  brisant  ces  liens  formés  par  le  respect 
de  la  tradition  ;  de  là  ses  efforts  persévérants  pour  saper  l'autorité  paternelle, 
base  de  la  société  chrétienne. 

Votre  oeuvre  est  plus  qu'une  œuvre  de  lumière  et  d'érudition,  c'est  avant 
tout  un  acte  de  courage,  car  vous  n'avez  pas  craint  de  braver  iïmpopularito 
qui  s'attache  à  quiconque  ose  proclamer  les  droits  de  Dieu  sur  la  société 
et  s'opposer  au  triomphe  de  l'idéal  si  cher  à  la  révolution  :  la  famille  sans 
ohef  et  l'Etat  sans  Dieu. 

Eecevez  mes  vives  félicitations  et  croyez  à  mes  sentiments  bien  sincères, 

Henri. 

N.  D. — L'auteur  ayant  fait  hommage  de  son  livre  à  la  Direction,  et 
étant  inconnu  en  ce  pays,  nous  avons  cru  qu  il  nous  saurait  gré  d'avoir 
reproduit  les  excellents  témoignages  qu'on  vient  de  lire,  et  qui  lui  serviront 
de  lettre  d'introduction  auprès  du  public  canadien,  dont  nous  "  sollicitons 
pour  lui,  le  bienveillant  patronage. 


c!ii.tj|ijir»àè 


LA 


REYUE  CAIADIEIIE 


PHILOSOPHIE,  HISTOIRE,  DROIT,   LITTERATURE,  ECONOMIE   SOCIALE,  SCIENCES, 
ESTHÉTIQUE,  APOLOGÉTIQUE  CHRÉTIENNE,  RELIGION 

<xjli^oo 

TOME  DIXIÈME 

Bonzième  lilvralson— 25  I>é€embre,  1873. 

SOMMAIRE 

1.— LE  BATTEUR  DE  SENTIERS,  (Suite  et  fin) Gl'STAVE  AIMARD. 

II.-ETUDES  sur  les  TERRITOIRES  DU  NORD-OUEST  DU  CANADA,  (Suite 

et  fin.)  J.  V.  LAXCiELIER. 

m.— VIRGILE,  ECHO  DE  LA  VÉRITÉ I.OVIS  f>APOIXTK. 

I V.-LES  GAULTIER  DE  V ARENNES  (Suite  et  fin) B,  SUI.TE. 

V.-DE  PARIS  A  L'EXPOSITION  DE  VIENNE,  (Suite  et  fin.) VICTOR  FQURNEL. 

VI.-BIBLIOGRAPHIE I..  W.  TESSIER. 

VII.-TABLE  DES  MATIÈRES 


--   ^5toJ^*-'   '~ 


MONTREAL 

JMPRIMÉE  ET  PUBLIÉE  PAR  E.  SENEGAL 

Nos.  6,  8  et  10,  Rue  Saint-Vincent. 

1873. 
[)roi!  de  traduction  et  de  reproduction  réservés 


ON  S'ABONNE  A  LA  REVUE  CANADIENNE 

CHEZ 

M.  A.  Langlais,  Libraire,  Faubourg  St.  Roch Québec. 

<*  H.  II.  Dufresne Trois-Kiviores. 

"  Emm.  Crépeau Sorel. 

*^  L.  J.  Casault, — Bibliotlièque  du  Parlement  Provincial Ottawa. 

'*  L.  A.  Dérome Joliette. 

'*  Josepli  L'Ecuyer St.  Jean  d'Iberville 

"  L.  0.  Forget Terrebonne. 

''  J.  A.  Archambault , Yarennes. 

'*  M.  G.  Roussin Roxton  Falls. 

'^  Alph.Raby Ste.  Scliolastique. 

*'  0.  H.Champagne, St.  Eustache. 

^*  J.  B.  Lefebvre-Villemure St.  Jérôme. 

"  A.  M.  Gagnier Ste.  Martine. 

<'  E.  Lafontaine , St.  Hugues. 

"  J.  0.  Dion Chambly. 

"  A.  Sauton,  41  Rue  du  Bac Paris. 

LA  REVUE  CANADIENNE, 

Recueil  périodique  de  Beaux-Arts  et  de  Sciences,  a  pour  but  de  travailler  à  la  créatioi 
d'une  littérature  nationale,  à  l'alliance  des  Lettres  et  de  la  Religion,  et  à  la  défense  des  prin' 
eipes  fondamentaux  de  l'ordre  social  et  de  toute  vraie  civilisation. 

La  rédaction  se  fait  sous  la  direction  d'un  comité  de  Directeurs. 

S'adresser,  pour  tout  ce  qui  concerne  la  rédaction  et  l'envoi  des  manuscrits, au  Directeu: 
Gérant,  L.  ^Y.  Tessier,  à  Montréal. 


Prix  de  P  abonne  in  eut  :  un  an,  $2. OO;  six  nioiK,  ^l.OO, 

Comme  les  frais  de  port  sur  cette  Revue  sont,  depuis  le  1er  de  janvier  1869^  de  deux  centins  par  livrai 
son,  payable  d'avance,  la   souscription  des  abonnés  en  dehors   de  la  ville  sera  dorénavant  de  $2.25. 

NOUVEAU  MOIS  DE  MARIE 

DÉDIÉ  AUX  FIDÈLES  DU  CANADA  PAR  UN 

PRÊTRE     DU     DIOCÈSE    DE    MONTREAIl 

Avec  Approbation  de  NN.  SS.  les  Evoques  de  Tloa,  de  Montréal, 'de  Trois-Rivières  et  de 

St.  Ilyacial.he. 
1  vol.  de280  pages  relié. 
En  vente  chez  tous  les  Libraires  et  chez  l'Editeur, 

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sous  LA  DIRECTION  DU 

DOCTEUR   S.  GAUTHIE 

On  trouve  dans  cet  établissement  tous  les  articles  qui  concernent  cette  branche  du  comme 
Dépôt  principal  des  pilules  de  Vallet.  On  peut  consulter  le  Docteur  Gauthier  à  sa  pharmacie,  No. 
rue  St.  Laurent,  pendant  le  jour  ;  la  nuit  à  sa  résidence  No.  235  rue  84.  Liiureni.— Médecin  nr.couch 


^'^ 


LE  BATTEUR  DE  SENTIERS. 

s^:èves  de  la  vie  mexicaine. 
(Suite  et  fin,) 


XV. — SACRAMENTA. 

Tout  en  parlant  ainsi,  le  sourire  sur  les  lèvres,  la  jeune  fille 
pénétra  dans  le  cercle,  et,  s'asseyant  sur  l'herbe  entre  le  Français 
et  don  Miguel  : 

— Continuez,  je  vous  en  prie,  senores;  plus  que  personne  je  suis 
intéressée  à  la  réussite  de  vos  projets,  il  est  donc  juste  que  j'en  sois 
instruite;  d'aillfMu-s,  bien  que  je  ne  sois  qu'une  femme,  peut-être 
ne  vous  serais-je  pas  complètement  inutile. 

—J'en  suis  convaincu,  senorita, répondit  Louis  Morin, cependant 
peut-être  aurait  il  mieux  valu  que  vous  fussiez  demeurée  étrangère 
à  notre  débat. 

— Ne  m*en  veuillez  pas,  don  Ijuis,  dit-elle  en  lui  tendant  sa  main 
mignonne  avec  un  charmant -ourire"  le  hasard  a  tout  fait;  je  ne 
pouvais  dormir,  l'inquiétude  me  tenait  éveillée;  à  travers  les  bran- 
ches de  l'enramada  je  vous  ai  aperçus,  causant  autour  du  feu;  je 
me  suis  levée,  vous  parliez,  supposant  ne  pas  être  entendus  d'au- 
tres personnes  que  celles  qui  vous  entourent,  vous  vous  expliquiez 
avec  une  complète  franchise;  j'ai  écouté  presque  malgré  moi  vos 
paroles,  qui  me  révélaient  pour  la  première  fois  l'affreuse  situation 
dans  laquelle  nous  sommes  et  les  dangers  terribles  qui  nous  en- 
tourent. 

— Voilà  ce  que  je  déplore,  senorita  ;  ces  dangers,  que -vous  vous 
exagérez  beaucoup,  je  vous  le  jure,  j'aurais  voulu  vous  les  laisser 
toujours  ignorer. 

— Pourquoi  donc  cela,  don  Luis? 

— Vive  Dieu!  s'écria  Saint-Amand,  ce  serait  une  honte  de  ne  pas 
parler  devant  vous,  ma  belle  demoiselle;  vous  avez  le  droit  de 
vous  asseoir  au  feu  du  conseil  ;  les  Comanches  eux-mêmes,  qui 
sont  les  plus  sages  guerriers  que  je  connaisse,  ne  dédaignent  pas,- 
dans  les  circonstances  graves,  de  prendre  l'avis  des  femmes,  pour- 
quoi n'agirionsnous  pas  comme  eux?  Moi,  d'abord,  je  suis  con- 
vaincu que  l'opinion  que  vous  émettrez  sera  la  meilleure. 

— Je  vous  remercie,  senor,  répondit-elle  en  souriant  ;  je  n'ose 
m'avancer  autant,  je  tâcherai  cependant  que  cette  opinion  n€  soit 
pas  la  plus  mauvaise. 

— Vous  nous  avez  dit,  ma  cousine,  fit  don  Miguel,  que  nous  pour- 
rions trouver  des  auxiliaires  près  de  nous. 

— En  effet,  vous  avez  dit  cela,  senorita,  reprit  Louis  Moriu  ;  je 
vous  avoue  humblement  que,  quant  à  moi,  je  ne  sais  à  quels  auxi 
liaires  vous  faites  allusion. 

25  Décembre  1873.  5G 


882  REVUE  CANADIENNE. 

La  jeune  fille  sourit  avec  fuiesse,  et,  menaçant  son  cousin  du 
doigt  : 

— C'est  pour  me  punir  de  ma  présomption,  dit-elle,  que  vous  me 
contraignez  à  parler.  Eh  bien,  soit,  je  m'exécute  :  ces  amis  ne  sont 
autres,  à  mon  avis,  que  les  guerriers  comanches  que  don  Luis  a 
visités  cette  nuit  même. 

Le  Français  hocha  la  tête  à  plusieurs  reprises  d'un  air  de  doute , 

— Vous  vous  faites  illusion,  senorita,  reprit-il,  les  Bisons-Rouges 
ne  nous  viendront  pas  en  aide,  leurs  réponses  évasives  à  mes  ques- 
tions ne  me  laissent  aucun  espoir  à  ce  sujet. 

—  En  êtes-vous  bien  certain,  don  Luis? 

— Tellement  certain,  senorita,  que  je  ne  me  hasarderais  pas  à 
me  présenter  de  nouveau  dans  leur  camp,  convaincu  que  j'essuie- 
rais un  refus. 

— Cependant  ils  vous  ont  témoigné  beaucoup  d'amitié  lors  de 
votre  visite. 

— C'est  vrai;  mais,  amitié  stérile,  toute  de  mots,  et  qui  ne  se  tra- 
duirait pas  par  des  faits. 

— Vous  me  pardonnerez  de  ne  pas  partager  votre  sentiment  à 
cet  égard  ;  vous  avez  rendu,  dites-vous,  de  grands  services  à  ces 
gens,  il  est  impossible  qu'ils  n'en  conservent  pas  une  certaine  re- 
connaissance. 

—La  reconnaissance  d'un  Indien  !  fit-il  en  hochant  la  tête. 

— Vaut  peut  être  mieux  que  celle  d'un  blanc,  interrompit-elle 
avec  vivacité  ;  je  tiens  à  m'en  assurer. 

— Que  voulez-vous  dire  ? 

— Rien,  sinon  que  j'ai  l'intention  de  réclamer,  moi,  cet  appui 
que  vous  refusez  de  leur  demander. 

— Vous  feriez  cela,  senorita?  s'écria-t-il  avec  étonnement. 

— Pourquoi  pas  ?  J'irai  dans  leur  camp,  oui,  don  Luis,  si  toutefois 
vous  consentez,  non  pas  même  à  m'y  accompagner,  mais  seulement 
à  m'en  enseigner  la  route. 

— Mais  c'est  de  la  folie  cela,  ma  cousine,  fit  don  Miguel  ;  vous 
serez  assassinée. 

Louis  Morin  lui  posa  la  main  sur  le  bras  : 

—  Non, dit-il,  les  Indiens  n'assassinent  pas  les  femmes,  ils  les  res- 
pectent ;  d'ailleurs,  l'hospitalité  est  sacrée  parmi  eux,  et  puis,  qui 
sait  !  peut-être  cette  démarche  de  doua  Sacramenta,  tout  étrange 
qu'elle  paraisse  au  premier  abord,  réussirait-elle. 

— Le  croyez-vous?  fit  la  jeune  fille. 

— Je  n'ose  me  prononcer  afiirmativement;  cependant  il  n'y  au- 
rait rien  d'impossible  à  ce  qu'il  en  fut  ainsi. 

La  jeune  fille  parut  réfléchir  un  instant,  puis,  se  tournant  vive- 
ment vers  le  Français  : 

— Don  Luis,  lui  dit  elle  avec  une  animation  extraordinaire,  je 
veux  me  rendre  au  camp  des  Indiens. 

—Y  songez  vous,  senorita  ?  s'écria-t-il  avec  une  douloureuse  stu- 
péfaction. 

—  Oui,  oui,  reprit-elle.,  eux  seuls,  s'ils  le  veulent,  peuvent  nous 
s:'iuver  ;  je  les  verrai. 

Louis  Morin  fixa  pendant  quelques  instants  son  regard  pénétrant 
sur  la  jeune  fille  ;  puis,  secouant  tristement  la  tête  : 


LE  B\TTEUR  DE  RENTIERS.  888 

— Vous  ne  ferez  pas  cette  folie,  senorita,  lui  dit-il. 

— Qu'appelez-vous  une  folie,  don  Luis  ?  répondit  elle  avec  une 
certaine  hauteur. 

— La  démarche  que  vous  voulez  tenter,  reprit-il  nettement. 

Elle  haussa  les  épaules  avec  dédain  : 

— Craignez- vous  doue  de  m'accompagnor?  fit-elle  avec  un  sourire 
ironique. 

— Vous  avez  tort  de  me  parler  ainsi,  senorita  ;  je  ne  crains  rien 
(tour  vous  servir  ;  tant  qu'il  me  restera  un  souffle  de  vie,  ma  poi- 
trine sera  toujours  entre  vous  et  le  poignard  de  *^os  ennemis;  mais 
vous  vous  faites  uue  fausse  idée  de  notre  situation;  elle  est  mau- 
vaise, fort  mauvaise  môme,  j'en  conviens,  mais  elle  est  loin  d'être 
désespérée.  A  défaut  du  nombre,  nous  avons  la  bravoure,  l'expé- 
rience et  la  ruse  ;  laissez-nous  nous  servir  d'abord  de  ces  trois 
moyens;  s'ils  échouent,  eh  bien,  senorita,  je  serai  le  premier  à 
vous  rappeler  la  démarche  q»e  vous  désirez  faire  ;  cette  démarche 
intempestive  aujourd'hui,  car  elle  serait,  parles  Indiens  bons  juges 
en  pareille  matière,  considérée  comme  une  lâcheté  ;  peut-être,  dans 
quelques  jours,  deviendra-t-elle,  à  leurs  yeux,  toute  naturelle,  et  par 
conséquent,  l'accueilleront-ils  favorablement.  D'ici  là,  je  vous  en 
frie,  senorita,  laissez-nous,  à  nous  autres  hommes,  le  soin  de  veiller 
sur  votre  sûreté,  qui  nous  est  si  chère  et  que  nous  saurons  assurer 
sans  vous  exposer  aux  railleries  et,  qui  sait?  aux  insultes  de  gens 
dont  il  vous  est  impossible  d'apprécier  le  caractère  et  les  habi- 
tudes. 

— Ma  chère  cousine,  les  paroles  de  don  Luis  sont  d'une  sagesse 
incontestable,  vous  auriez  mauvaise  grâce  à  ne  pas  vous  rendre  à 
un  raisonnement  aussi  sensé  ;  croyez-moi,  laissez-le  agir,  mieux 
que  nous  il  sait  ce  qu'il  convient  de  faire  en  ce  moment. 

— Soit,  reprit-elle;  puisque  vous  l'exigez,  je  consens,  nou  pas  à 
renoncer  à  mes  projets,  mais  seulement  à  les  ajourner. 

— C'est  tout  ce  que  je  désire,  senorita. 

— Puisque  vous  refusez  le  concours  que  je  vous  offre,  que  comp- 
tez-vous faire  ?  reprit-elle. 

— Une  chose  fort  simple  ;  au  lever  du  soleil,  nous  continuerons 
notre  voyage,  l'Ourson  partira  en  avant  pour  avertir  votre  oncle 
de  l'extrémité  dans  laquelle  nous  nous  trouvons;  quant  à  moi,  je 
laisserai  à  Marceau  le  soin  de  vous  guider,  sous  la  surveillance  de 
don  Miguel,  et,  en  compagnie  de  Saint-Amand,  je  me  déroberai, 
afin  d'éclairer  votre  marche  et  de  surveiller  nos  ennemis. 

— Vous  en  revenez  à  vos  anciens  projets. 

— A  peu  près,  senorita;  seulement  il  est  possible  que  je  décou- 
vre la  piste  de  don  Ramon,  et  alors  peut  être  parviendrai  je,  avec 
l'aide  de  mon  compagnon,  à  déjouer  ses  machinations  et  à  le  faire 
tomber  dans  le  piège  qu'il  sj  prépare  sans  doute  à  tendre  sous  nos 
pas.  Deux  hommes  résolus,  et  connaissant  à  fond  le  désert,  peu- 
vent beaucoup  s'ils  sont  adroits. 

— Tout  à  l'heure  vous  regrettiez  notre  petit  nombre. 

— Certes,  je  le  regrettais,  senorita,  au  cas  où  il  nous  faudrait  de 
nouveau  en  venir  aux  mains  avec  la  cuadrilladedon  Ramon,  com- 
posée de  bandits  sans  foi  ni  loi,  capables,  pour  s'approprier  nos 
dépouilles,  de  commettre  les  plus  grands  excès  ;  mais  j'ai  l'espoir 


884  REVUK  CANADIENNE. 

de  vaincre  cet  homme  pai'  ses  propres  arme&,c'esl-à-direen  employ- 
ant la  ruse. 

— Puisque  maintenant  ma  présence  est  inutile  parmi  vous,  j: 
me  retire,  senores,  avec  le  regret  de  ne  pas  avoir,  ainsi  que  je  i 
désirais,  fait  prévaloir  un  avis  que  je  considère  comme  le  raeillein 
mais  avec  la  conviction  que  bientôt,  en  y  réfléchissant  plus  mûn- 
ment,  vous  vous  y  rangerez  de  vous  mêmes. 

Louis  et  ses  compagnons  s'inclinèrent  respectueusement  devant 
la  jeune  fille  sans  lui  répondre  autrement;  elle  leur  fit  un  salii, 
gracieux,  et  s'éloigna  à  pas  lents  dans  la  direction  de  Tenramadai 
où  elle  entra,  après  s'être  une  dernière  fois  tournée  vers  les  chas- 
seurs, toujours  debout  et  immobiles  devant  le  feu  du  conseil. 
Lorsque  doua  Sacramenta  eut  enfln  disparu  : 
— Maintenant,  dit  le  Français,  profitons  des  deux  ou  trois  heure  : 
qui  nous  restent  pour  nous  livrer  au  repos.  Au  lever  du  soleil,  noi 
nous  mettrons  en  marche;  vous,  l'Ourson,  ainsi  que  cela  est  cor. 
venu,  vous  nous  quitterez  pour  vous  rendre  par  le  plus  court  che- 
min à  l'hacienda  d'Aguas-Frescas  et  nous  amener  des  secours,  sn; 
tout  ne  vous  laissez  pas  surprendre  en  route  par  les  Lidiens  ou  a-- 
très  rôdeurs  que  vous  rencontrerez  sur  votre  passage. 

— Par  ma  foi,  répondit  le  Canadien  avec  un  gros  rire,  ce  sérail 
une  chose  singulière  qu'un  homme  habitué  comme  moi  au  déser 
se  laissât  enlever  comme  un  enfant.     Soyez  tranquille,  monsi'^' 
Louis,  vous  aurez  bientôt  de  mes  nouvelles. 
Chacun  se  leva  alors  et  alla  se  livrer  au  repos. 
Il  était  plus  de  trois  heures  du  matin;  dans  deux  heures  a 
plus  le  soleil  se  lèverait  ;  mais  peu  importait  aux  Canadiensi  ron 
pus  depuis  longtemps  à  cette  vie  de  périls  ;  après  avoir  échang 
quelques  dernières  paroles,  ils  s'enveloppèrent  avec  soin  dans  leu 
couvertures,  s'étendirent  les  pieds  au  feu,  et  s'endormirent  pre 
que  aussitôt. 

Louis  Morin  et  don  Miguel  se  placèrent  devant  l'enramad^,  Sif^^ 
d'être  prêt  à  tout  événement. 

Nous  avons  dit  que  doua  Sacramenta,  après  avoir  vu  son  offV 
généreuse,  sinon  complètement  repoussée,  du  moins  ajournée  ind 
flniment,  avait  semblé  prendre  assez  facilement  son  parti  do 
refus  et  s'était  retirée  sous  l'enramada  préparée  pour  sa  sœ 
.pour  elle. 

La  fîèie'jeune  fille,  brave  et  déterminée  comme  une  véritab 
Espagnole  qu'elle  était,  s'était  sentie  froissée  de  la  façon  dont  so 
oUre  avait  été  reçue  ;  la  confidence  qu'elle  avait  surprise  en  éco 
tant  les  chasseurs  lui  avait  prouvé  que  la  caravane  se  trouva 
dans  une  position,  sinon  entièrement  désespérée,  du  moins  for 
critique  ;  son  parti  avait  été  pris  sur-le-champ. 

Loin  d'être  ébranlée  par  ies  observations,  cependant  fort  juste 
de: Louis  Morin,  elle  s'était,  au  contraire,  seriti  de  plus  en  ph 
poussée  à  tenter  sa  hasardeuse  entreprise  ;  puisque  personne  ne 
Toulait  accompagner  au  camp  des  peaux-rouges,  elle  irait  seule 
Que  risquait-elle  ?  Le  camp,  dont  les  feux  étaient  fort  visible 
ne  pouvait  être  très-éloigné  ;  la  direction  était  ainsi  toute  tracée, 
une  heure  tout  au  plus,  du  moins  à  ce  qu'elle  croyait,  lui  siiffisai' 
3^ur:s'y  jnendre;  au  point  du  jour,  elle  reviendrai t^acconripagn'' 


LE  BATTEUR  DE  SENTIERS.  8Ô5 

des  chefs  indiens  et  prouverait  ainsi  à  ses  amis  qu'ils  avaient  eu 
^ tort  de  ne  pas  mettre  en  elle  leur  confiance. 
'  Pour  comprendre  le  raisonnement  de  cette  jeune  fille  et  la  dé- 
termination audacieuse  qui  en  fut  la  suite,  il  faut  bien  connaître 
le  caractère  espagnol  :  le  courage,  l'orgueil,  l'entêtement  et  la  con- 
fiance en  forment  le  fond  ;  les  femmes  surtout  ont  une  indompta- 
Me  énergie,  c'est  une  race  de  lionnes  ;  l'iiistoire  espagnole  pullule 
de  faits  où  les  femmes,  dans  des  situations  désespéiôes,  ont  subite- 
ment pris  une  initiative  qui,  en  entraînant  les  hommes,  les  a  con- 
traints à  les  suivre  et  à  sauver  avec  elles,  môme  la  monarchie.  Il 
ne  nous  faudrait  pas  remonter  très-loin  pour  trouver  des  preuves 
de  ce  que  nous  avançons  ici. 

Dona  Sacramenta  était  espagnole  de  pied  en  cap,  douce,  même 
faible  et  craintive  dans  la  vie  privée;  son  caractère  grandissait 
avec  les  circonstances  et  se  mettait  d'un  bond  à  la  hauteur  des  évé- 
iieraents;  elle-même  s'ignorait,il  fallait  qu'elle  se  trouvât  ainsi  dans 
une  situation  complètement  anormale  pour  que,  pour  ainsi  dire  à 
son  insu,  elle  se  fût  résolue  à  tenter  une  dérçiarche  si  téméraire  ; 
mais  une  fois  cette  détermination  prise  et  bien  arrêtée  dans  son 
esprit,  nul  obstacle  n'aurait  été  assez  fort  pour  l'arrêter. 

Rentrée  sous  l'enramada,  au  lieu  de  se  coucher  près  de  sa  sœur 
et  de  se  livrer  au  sommeil,  elle  s'approcha  de  la  faible  clôture  de 
branches  entrelacées  qui  servait  de  muraille,  surveilla  attentive- 
ment ce  qui  se  passait  au  dehors  et  assista,  témoin  invisible,  à  la 
fîp  du  conseil  des  chasseurs.  ^ 

Elle  les  vit  se  lever,  se  séparer,  puis  finalement  se  coucher  a^- 
iioiir  du  feu. 

lillle  attendit,  immobile  comme  une  statue  de  marbre,  pendant 
Dne  heure,  puis,  convaincue  que  tous  dormaient,  elle  s'enveloppa 
dans  un  zarapé,  prit  à  tout  hasard  un  poignard  qu'elle  cacha  dans 
hà  poitrine,  donna  à  sa  sœur  un  baiser  sur  le  front,  sortit  légère 
comme  un  sylphe  de  l'enramada,  passa,  sans  les  éveiller,  auprès  de 
son  cousin  et  de  Louis  Morin,  et  traversa  le  camp  d'un  pas  furtif 
et  rapide. 

Dona  Sacramenta  alla  droit  à  la  sentinelle,  résolue  à  lui  "deman- 
der de  la  laisser  passer  et  à  lui  offrir  de  l'or,  si  besoin  était,  pour 
îa  faire  consentir. 

Cette  sentinelle,  heureusement  pour  la  jeune  fille,  était  un  peon 
de  don  Gutierre.  Le  pauvre  diable,  accablé  de  fatigue,  dormait 
lout  debout  appuyé  sur  son  fusil. 

— Nous  sommes  bien  gardés  !  murmura-t-eMe  avec  un  sourire. 

Et  elle  passa  presque  à  toucher  le  peon  sans  qu'il  s'éveillât. 

En  quelques  secondes,  elle  se  trouva  hors  du  camp. 

Se  frayant  un  passage  à  travers  les  hautes  Herbes,  où  bientôt  elle 
disparut,  elle  descendit  rapidement  la  rampe  fcssez  roide  de  l'émi- 
irience  et  gagna  la  prairie. 

Elle  s'arrêta  pendant  quelques  instants,  non-seulement  pour  s'o- 
rienter, mais  encore  pour  reprendre  haleine;  son  cœur  battait  Tort; 
%  jeune  fille,  malgré  son  courage,  se  sentait  effrayée  de  se  trouver 
ainsi  seule  dans  les  ténèbres,  loin  de  tout  secours,au  milieu  du  désert. 

Cependant  cette  faiblesse  ne  fut  qu'un  éclair  ;  presque  aussitôt 


886  REVUE  CANADIENNE. 

elle  reprit  courage,  et,  relevant  fièrement  la  tête,  elle  s'élança 
presque  en  courant  dans  la  direction  du  camp  des  Gonfianches. 

Depuis  environ  trois  quarts  d'heure  elle  marchait  ainsi  à  travers 
les  hautes  herhes  ;  le  feu  vers  lequel  elle  se  dirigeait  lui  apparais- 
sait comme  un  phare  au  sommet  de  la  colline  où  il  flamboyait; 
elle  espérait  l'atteindre  dans  une  demi-heure  au  plus  tard,  lorsque 
tout  à  coup  il  se  fit  un  froissement  dans  les  broussailles  à  droite  et 
à  gauche  de  la  pente  qu'elle  suivait,  et  deux  hommes,  s'élançant 
du  milieu  des  halliers,  lui  barrèrent  le  passage. 

La  jeune  fille  poussa  un  cri  d'effroi  à  celte  apparition  soudaine, 
et  s'arrêta  avec  un  frissonnement  de  terreur. 

XVI. — FACHEUSE    RENCONTRE. 

Ces  deux  hommes,  en  efi'et,  avaient  quelque  chose  d'étrange  et 
de  sinistre  qui  justifiait  pleinement  l'appréhension  de  dona  Sacra- 
menta. 

Ils  paraissaient  être  des  peaux-rouges,ou  du  moins  ils  en  portaient; 
le  costume,  et,  pour  un  observateur  superficiel,  ils  en  avaient  tous 
les  dehors,  mais,  en  les  examinant  de  plus  près,  on  reconnaissait, 
facilement  que  leur  teint  avait  été  bruni  par  des  peintures  appli- 
quées sans  art,  et  que  les  vêtements  indiens  qu'ils  portaient,  jetés 
pêle-mêle  sur  leur  corps,  leur  donnaient  une  démarche  lourde, 
gauche  et  empruntée. 

Dona  Sacramenta  ne  fit  aucune  de  ces  réflexions,  elle  ne  vit  rien 
de  ce  que  nous  signalons  au  lecteur,  elle  crut  être  en  présence 
d'indiens  véritables;  le  premier  moment  de  surprise  et  de  dégoût 
surmonté,  se  rappelant  le  motif  qui  l'avait  fait  sortir  du  camp,  elle 
fit  un  effort  sur  elle-même,  et  maîtrisant  l'efTroi  involontaire  qu'elle 
éprouvait,  elle  se  décida  à  prendre  la  parole. 

— Mes  frères  sont  des  guerriers  comanches  sans  doute  ?  dit-elle. 

Les  deux  pseudo-Indiens  échangèrent  entre  eux  un  regard  rail- 
leur, et  le  plus  grand  se  décida  enfin  à  répondre  : 

— Oui,  nous  sommes  des  guerriers  comanches. 

— Je  suis  heureuse  d'avoir  rencontré  mes  frères,  reprit  la  jeune 
fille  ;  je  désire  me  rendre  au  camp  des  Bisons-Rouges,  j'ai  à  entre- 
tenir leur  chef  de  choses  importantes,  mes  frères  me  conduiront 
jusqu'en  présence  de  l'Opossum. 

Les  deux  drôles  échangèrent  entre  eux  un  second  regard  plus 
narquois  et  plus  railleur  que  le  premier. 

—Que  désire  dire  ma  sœur  au  grand  chef  de  notre  tribu  ?  répon- 
dit celui  qui  déjà  avait  parlé. 

—Des  choses  que  l'oreille  seule  d'un  chef  doit  entendre,  dit  avec 
fermeté  la  jeune-fille. 

— L'Opossum  est  un  chef  puissant,  fit  avec  emphase  l'Indien  ou 
soi-disant  tel;  il  est  révéré  dans  la  tribu  des  Bisons-Rouges,  les 
femmes  ne  peuvent  pénétrer  ainsi  dans  le  camp  des  guerriers 
indiens. 

— Mes  frères  ne  parlent  pas  bien,  répliqua  la  jeune  fille;  igno- 
rent-ils que  les  femmes  sont  toujours  vues  avec  respect  par  les  guer- 
riers comanches  et  traitées  avec  égard,  lorsqu'elles  se  présentent 
dans  leurs  callis  (chaumières)  ? 


LE  BATTEUR  DE  SENTIERS.  887 

Les  deux  hommes  se  parlèrent  pendant  quelques  minutes  à  voix 
basse,  semblant  se  consulter  entre  eux,  puis  celui  qui  jusqu'à  ce 
ce  moment  avait  porté  la  parole  répondit  d'une  voix  brève  : 

— Soit:  nous  conduirons  ma  sœur  au  campement  des  braves 
guerriers  comanches,  et  nous  la  mettrons  en  présences  de  l'Opos- 
sum ;  que  notre  sœur  nous  suive. 

La  jeune  fille  jeta  un  regard  soupçonneux  sur  ses  deux  compa- 
gnons ;  malgré  elle,  doua  Sacramenta  éprouvait  une  invincible  ré- 
pugnance pour  ces  hommes,  dont  les  manières  gauches  et  les  pa- 
roles de  plus  en  plus  empruntées  lui  paraissaient  extraordi- 
naires. 

— Le  camp  des  Bisons-Rouges  est  fort  éloigné,  dit-elle  avec  hési- 
tation ;  je  ne  voudrais  pas  être  un  embarras  pour  mes  frères,  il 
suffît  qu'ils  m'indiquent  la  route,  je  me  rendrai  seule  au  camp. 

— La  route  n'est  point  facile  à  suivre,  répondit  un  des  Indiens  ; 
dans  la  prairie,  toutes  les  sentes  sont  brouillées  par  les  hôtes  fau- 
ves, ma  sœur  ne  pourrait  faire  dix  pas  sans  s'égarer;  vaut  mieux 
que  nous  guidions  la  jeune  vierge  des  visages  pâles  jusqu'au  camp 
de  nos  frères  les  Bisons-Rouges.  L'Op  issum  chàtira  ses  fils  d'avoir 
manqué  à  ce  devoir  sacré. 

Malgré  la  répulsion  qu'éprouvait  la  j'ine  fille  pour  la  compagnie 
de  ces  hommes  qui  lui  devenaient  d'instant  en  instant  plus  sus- 
pects, cependant  elle  fut  obligée  de  convenir  avec  elle-même  qu'ils 
avaient  raison,  et  que  s'obstiner  à  cheminer  seule  dans  le  désert 
serait  fort  imprudent  et  pourrait  avoir  des  conséquences  fâcheuses 
pour  la  réussite  de  ses  projets  ;  elle  ne  fit  donc  aucune  objection  à 
leurs  remontrances,  et  se  décida  à  les  suivre,  en  se  réservant  in 
petto  de  les  surveiller  avec  soin  en  cas  de  trahison. 

Cependant  les  Indiens,  malgré  leurs  façons  brutales  et  leurs  pa- 
roles brèves,  ne  semblaient  nourrir  aucune  mauvaise  intention 
contre  la  jeune  fille  ;  lorsque  celle-ci  se  fut  enfin  résolue  à  se  livrer 
à  leur  proteclion,ils  la  placèrent  entre  eux,et  quittant  aussitôt  le  sen- 
tier dans  lequel  ils  se  trouvaient,  ils  s'enfoncèrent  dans  les  halUers 
en  se  contentant  de  lui  dire  laconiquement  : 

— Cette  voie  nous  abrège  considérablement  le  chemin. 

Qu'elle  le  crût  ou  non,  dona  Sacramenta  ne  jugea  pas  opportun 
de  faire  la  moindre  observation  ;  elle  se  mit  résolument  à  marcher 
entre  ses  deux  guides. 

Ceux  ci  s'avançaient  avec  précipitation,  écartant  du  bout  de 
leur  fusil  les  branches  et  les  herbes  qui  leur  faisaient  obstacle,  re- 
gardant avec  inquiétude  autour  d'eux  et  parfois  s'arrôtant  pour 
échanger  quelques  mots  d'une  voix  si  basse,  qu'il  était  impossible 
à  la  jeune  fille  de  les  entendre. 

Ils  marchèrent  ainsi  pendant  près  de  deux  heures  sans  suivre  en 
apparence  une  direction  déterminée,  coupant  droit  devant  eux. 
sans  tenir  compte  des  sentes  qui  se  trouvaient  sur  leur  passage,  et 
paraissant  mettre  une  certaine  affectation  à  s'enfoncer  déplus  en 
plus  dans  les  parties  les  moins  explorées  et  par  conséquent  les  plus 
mystérieuses  de  la  savane. 

L'ombre  commençait  à  décroître,  l'horizon  s'illuminait  des  pre- 
mières lumières  du  jour,  les  oiseaux  s'éveillaient  sous  la  feuillée, 
on  voyait  ça  et  là,  au-dessus  des  hautes  herbes,  surgir  des  élans  et 


888  REVUE  CANADIENNE. 

des  assahtas,  dont  les  yeux  effarés  se  fixaient  avec  inquiétude  sur 
les  voyageurs  et  qui,  après  les  avoir  considérés  un  instant,  s'enfuy- 
aient d'une  course  affolée  à  travers  la  savane. 

Malgré  toute  la  fermeté  de  son  caractère  et  tout  le  courage  dont 
elle  s'était  armée,  dona  Sacramenta  se  sentait  en  proie  à  une  ter- 
reur invincible  ;  cette  longue  course  pour  se  rendre  au  campement 
des  Indiens,  qui,  d'après  le  dire  de  Louis  Morin,  n'était  éloigné  que 
de  deux  lieues  au  plus  de  la  caravane,  lui  semblait  hors  de  toutes 
proportions;  de  plus,  elle  commençait  à  éprouver  une  grande  las- 
situde, et,  malgré  tous  ses  efforts  pour  suivre  les  pas  pressés  de  ses 
compagnons,  ses  pieds  endoloris  ne  la  soutenaient  plus  qu'avec 
peine. 

Cependant  les  deux  hommes  continuaient  à  marcher  du  même 
pas,  ne  semblant  nullement  remarquer  l'état  dans  lequel  se  trou- 
vait la  jeune  fille  ;  enfin,  celle-ci,  vaincue  par  la  fatigue  et  par  la 
souffrance,  incapable  de  supporter  plus  longtemps  un  pareil  sup- 
plice, s'arrêta  tout  à  coup  et  se  laissa  tomber  au  pied  d'un  arbre 
qui  s'élevait  solitaire  au  milieu  de  la  prairie. 

—Vous  m'avez  trompé,  dit-elle  résolument,  je  n'irarpas  plus  loin, 

vant  de  savoir  ce  que  vous  voulez  faire  de  moi. 

Etonnés  plus  qu'ils  ne  voulaient  le  laisser  paraître  de  cette  brus- 
jue  détermination,  les  deux  hommes  s'arrêtèrent  en  regardant  au- 
our  d'eux  d'un  air  inquiet. 

— Que  signifie  cela  ?  dit  enfin  celui  qui  jusqu'à  ce  moment 
ivait  toujours  porté  la  parole  :  pourquoi  ne  pas  continuer  à  mar- 
•her  ? 

,  — Parce  que,  répondit  la  jeune  fille,  je  suis  harassée  de  fatigue 
et  que,  de  plus,  j'ai  la  conviction  que  vous  me  trompez  et  me  tendez 
un  piège. 

— Vont  êtes  folle,  reprit  cet  homme  ;  ma  sœur  veut-elle,  oui  ou 
non,  se  rendre  au  camp  des  Bisons-Rouges  ? 

—Je  le  veux  ;  mais  je  suis  certaine  que  jamais  vous  n'avez  eu 
l'intention  de  m'y  conduire,  sans  cela  depuis  longtemps  déjà  nous 
1  aurions  atteint. 

— Voilà  bien  le  raisonnement  des  visages  pâles,  qui  se  figurent 
qu'on  marche  aussi  facilement  et  aussi  rapidement  dans  le  désert 
que  dans  les  rues  d'une  ville. 

La  jeune  fille  releva  brusquement  la  tête,  et  fixant  un  regard  pé- 
îétrant  sur  son  interlocuteur  : 

— Vous  n'êtes  pas  un  Lidien,  dit-elle  vivement;  les  expressions 
îont  vous  vous  servez  me  le  prouvent. 

— Moi,  fit-il  en  se  mordant  les  lèvres  avec  dépit,  que  suis-je  donc 
lors  ? 

— Je  ne  sais,  mais  maintenant  j'ai  la  certitude  que  le  costume 
jue  vous  portez  n'est  qu'un  déguisement;  vous  ne  m'abuserez  point 
avantage. 

—  Ce  que  vous  dites  là  est  faux,  reprit-il  avec  force. 

Le  second  individu,  qui  jusque-là  avait  constamment  jugé 
convenable  de  garder  le  silence,  posa  la  main  sur  l'épaule  de  son 
compagnon  : 

—Tais-toi,  lui  dit-il,  nous  sommes  reconnus,  toute  feinte  est 
inutile. 


LE  BAITEUR  DE  SEN'riERS.  889 

— Ah!  fit  la  jeune  fille  avec  un  ressentiment  craintif,  vous  0Q 
'convenez  donc  enfin  ? 

— Pardieu  !  fit  l'autre  en  ricanant  ;  à  quoi  bon  ruser  davantage? 
d'ailleurs  vous  êtes  maintenant  entre  nos  mains. 

— ^^Je  suis  entre  les  mains  de  Dieu,  qui  nous  voit  et  nous  entend, 
cl  qui  ne  me  laissera  pas  sans  protection. 
Les  deux  bandits  éclatèrent  de  rire. 

— Dieu  ne  voit  pas  dans  le  désert,  dirent-ils;  les  buissons  et  les 
hautes  herbes  interceptent  son  regard. 

La  jeune  fille  baissa  la  tête  sans  répondre  et  deux  larmes  coulè- 
rent lentement  le  long  de  ses  joues. 

Les  deux  hommes,  sans  plus  de  cérémonie,  prirent  alors  place  à 
son  côté  : 

—Au  fait,  dit  l'un  d'eux,  pourquoi  aller  plus  loin?  mieux  yaut 
nous  entendre  et  savoir  tout  de  suite  à  quoi  nous  en  tenir  ;  de  cette 
façon  tout  malentendu  sera  impossible.  Parlez,  compadre  Carne ro, 
expliquez  à  la  senorita  ce  que  nous  désirons  obtenir  d'elle. 

— Oh  !  cela  est  si  simple  et  si  facile,  cher  compadre  Pedroso, 
répondit  en  souriant  Carnero,  que  je  m'étonne  que  la  jeune  seno- 
rita ne  l'ait  pas  encore  compris. 

— Mon  Dieu,  murmura  la  jeune  fille  d'une  voix  basse  et  entre- 
coupée par  la  terreur;  mon  Dieu,  pardonnez-moi  mon  imprudence 
et  ne  m'abandonnez  pas  aux  mains  de  ces  bandits.  Oh  !  pourquoi 
n'ai-je  pas  cru  mes  amis  et  ai-ie  voulu  être  plus  sage  qu'eux  ? 

Les  deux  guérilleros,  car  c  étaient  eux  qui,  pour  des  motifs  per- 
sonnels sans  doute  et  d'un  grand  intérêt  pour  eux,  s'étaient  ainsi 
tant  bien  que  mal  métamorphosés  en  peaux-rouges,  ne  se  pressaient 
nullement  de  donner  à  la  jeune  fille  l'explication  de  leur  conduite 
envers  elle,  explication  qu'elle  attendait  avec  anxiété. 

Malgré  leur  effronterie,  les  bandits  impressionnés,  malgré  eux, 
par  la  naïve  candeur  et  la  résignation  toute  chrétienne  de  leur 
f  ajptive,  éprouvaient  un  certain  embarras  à  lui  dévoiler  leurs  sinis- 
trés projets. 

Ce  fut  doua  Sacramenta  qui,  la  première,  se  décida  à  les  inter- 
roger. 

—-Parlez,  au  nom  du  Ciel  !  s'écria-t-elle  en  joignant  les  mains  avec 
prière;  ne  me  laissez  pas  plus  longtemps  dans  cette  horrible  anxiété, 
dites-moi  ce  que  vous  prétendez  faire  de  moi? 

— Senorita,  répondit  Pedroso  avec  le  plus  grand  calme,  rassurez- 
vous,  vous  ne  courrez  aucun  danger,  votre  sort  est  entre  vos  mains  ; 
ïÀen  que  vous  nous  voyiez  revêtus  de  ce  costume  ridicule,  nous 
sommes  des  blancs,  de  race  pure  comme  vous,  et  de  véritables  ca- 
i)aUeros.  Malheureusement,  la  fatalité,  qui  se  plait  à  abaisser  les 
hommes  de  mérite,  nous  a  placés  dans  une  situation  fort  difficile, 
nous  sommes  pauvres. 

— Ou'àcela  ne  tienne  î  s'écria  vivement  la  jeune  fille  ;  rendez-moi 
saine  et  sauve  à  mon  père  et  à  mes  amis,  et  je  m'engage  à  voua 
faire  plus  riches  que  jamais  dans  vos  désirs  les  plus  ambitieux  vous 
l'avez  rêvé  de  le  devenir. 

—Ce  que  vous  nous  demandez,  senorita,  reprit  Pedro«o,  peut  %e 
Mte  ;  pourquoi  seriez-vous  séparée  de  ceux  qui  vous  sont  chers  ? 


890  REVUE  CANADIENNE. 

nous  n'avons  nullement  l'intention  qu'il  en  soit  ainsi  ;  mais  notre 
honneur  exige  que  nous  vous  conduisions  au  chef  qui  nous  com 
mande. 

— Comment,  vous  obéissez  donc  à  un  chef? 

— Certes,  c'est  un  caballero  des  plus  honorable?,  et  que  vous  con- 
naissez. 

— Moi?  fit-elle  avec  une  surprise  mêlée  de  crainte. 

— Dame,  cela  est  probable,  car  depuis  assez  longtemps  il  s'obstine 
à  votre  poursuite. 

— Comment  nommez  vous  cet  homme  ? 

— Don  Ramon  Armero. 

— Don  Ramon  Armero  !s'écria-t-elle  avec  épouvante  ;  oh  !  plutV 
la  mort  que  de  tomber  entre  les  mains  d'un  tel  misérable  ! 

— Hum  !  fit  Carnero,  je  croîs  que  nous  aurons  de  la  peine  à  nous 
entendre,  car,  bien  certainement,  nous  ne  trahirons  pas  la  confi- 
ance que  notre  chef  a  placée  en  nous. 

— Soyez  miséricordieux,  au  nom  du  Ciel  ;  je  ne  suis  qu'une  mal- 
heureuse jeune  iille  que  le  hasard  a  jetée  sur  vos  pas  au  momeni, 
où  vous  y  pensiez  le  moins  ;  qui  saura  ce  qui  se  sera  passé  enlr^' 
nous  ? 

— Notre  honneur,  qui  ne  doit  pas  être  souillé  par  une  indigr 
trahison,  répondit  Carnero  avec  emphase  en  se  posant  tragiqu' 
ment  la  main  sur  la  poitrine. 

— Laissez-vous  attendrir,  je  vous  en  supplie  ;  prenez  pitié  demo; 
dit-elle  avec  larmes,  vous  êtes  pauvres,  je  vous  le  répète,  je  vod 
ferai  riches. 

— Oui,  cela  est  tentant,  je  le  sais,  fit  Pedroso  en  ricanant,  ma. 
comment  pourrez-vous  tenir  vos  promesses,  en  supposant  que  nob 
fussions  assez  fous  pour  consentir  à  ce  que  vous  nous  demande/. 

— Eh  !  ajouta  Carnero,  mieux  vaut  un  oiseau-mouche  dans  L. 
main  qu'un  vautour  qui  vole,  comme  dit  le  proverbe;  aussitôt  en 
sûreté  au  milieu  de  votre  camp,  vous  nous  oublieriez,  ou  si  nou- 
étions  assez  niais  pour  nous  fier  à  vous,  votre  premier  soin  serai 
de  nous  faire  fusiller  comme  des  chiens  au  cas  où  nous  oserion  . 
venir  vous  sommer  de  tenir  vos  engagements. 

— Tenez,  s'écria-t-elle  avec  empressement  en  se  dépouillant  des 
colliers  et  des  bracelets  qu'elle  portait  et  les  leur  présentant,  pre- 
nez ces  bijoux,  partagez-les  et  reconduisez-moi  à  mon  père,  ou  lais- 
sez-moi retourner  près  de  lui  ;  je  vous  jure  par  la  sainte  Vierge  de 
Guadalupe  que  tout  ce  que  vous  exigerez  de  moi,  vous  l'obtien 
drez. 

Les  bandits  se  saisirent  des  joyaux  de  la  jeune  fille  avec  un  em 
pressement  fébrile,  en  fixant  sur  eux  des  regards  brûlants  de  con 
voitise,  et  les  firent  aussitôt  disparaître  dans  leurs  vêtements. 

—Ces  bijoux  que  vous  nous  offrez  si  généreusement,  senoriLa, 
reprit  Pedroso  avec  un  sourire  railleur,  sont  à  nous  d'après  les 
lois  de  la  guerre  ;  nous  ne  faisons  donc,  en   les  acceptant,  que  re 
prendre  ce  qui  nous  appartient  légitimement;  ce  n'est  pas  cela  q" 
peut  diminuer  votre  rançon. 

— Mais  au  nom  du  Ciel,  s'écria-t-elle  avec  désespoir,  qu'exigez- 
vous  de  moi  ? 

— Une  chose  toute  simple,  senorita,  reprit  Carnero  ;  oh  1  nous 


LE  BATTEUR  DE  SENTIERS.  891 

sommes  gens  de  précaution,  nous  autres;  Dieu  m'est  témoin  que 
nous  ne  vous  voulons  pas  de  mal,  mais  il  est  juste  que  nous  pro- 
filions de  l'occasion  qui  se  présente  à  nous  de  faire  fortune;  voici 
vine  feuille  de  liquidembar  avec  un  morceau  de  bois  pointu  ;  écri- 
vez sur  cette  feuille  que  vous  êtes  notre  prisonnière,  que  vous- 
nous  avez  promis  vingt  mille  piastres  de  rançon,. et  que  ces  vingt 
mille  piastres  me  doivent  être  remises  immédiatement  ;  je  me  ren- 
drai aussitôt  au  camp,  vous  laissant  ici  sous  la  garde  de  mon  ami 
et  compadre  Pedroso,  puis,  dès  que  j'aurai  touché  la  somme  con- 
venue entre  nous,  j'en  avertirai  mon  compère  par  un  signa-l  et  vous 
serez  libre  aussitôt;  cette  combinaison  est  très-simple,  comme  vous 
voyez,  vous  convient-elle  ?  C'est  à  prendre  ou  à  laisser. 

— Je  ne  demande  pas  mieux,  répondit-elle  avec  une  joie  mal  con- 
tenue ;  donnez-moi  ce  qu'il  me  faut  pour  écrire. 

Pedroso  coupa  alors  avec  son  couteau  à  scalper  une  feuille  de 
liquidembar  et  la  présenta  à  la  jeune  fille. 

Celle  ci  s'en  empara  et  commença  à  écrire  ;  les  deux  bandits, 
penchés  sur  son  épaule,  suivaient  attentivement  les  mots  qu'elle 
traçait. 

Tout  à  coup  une  double  détonation  retentit,  et  les  guérilleros 
roulèrent  sur  la  terre  en  se  débattant  dans  les  angoisses  de  l'agonie. 

XVII. — SUR  LA  PÎSTE. 

Le  soleil  n'était  pas  encore  au-dessus  de  l'horizon,  lorsque  Louis 
Morin,  secouant  la  torpeur  qui  enchaînait  ses  membres,  se  leva 
de  la  terre  qui  lui  avait,  pendant  plusieurs  heures,servi  de  couche, 
et  réveilla  les  peones  et  les  chasseurs,  afin  de  tout  préparer  pour  la 
levée  prochaine  du  camp. 

Le  batteur  de  sentiers  avait  trop  l'expérience  du  désert  pour  ne 
pas  mettre  le  temps  à  profit  et  pour  négliger  les  minutieuses  pré- 
cautions à  la  faveur  desquelles  il  est  seulement  possible  de  voyager 
en  sûreté  dans  ces  immenses  saVanes. 

Bientôt  tout  fut  en  rumeur  dans  le  camp  des  Mexicains;  les  peo- 
nes s'occupèrent  activement  à  donner  la  pro vende  aux  chevaux  et 
aux  mules,  à  les  conduire  à  la  rivière,  à  préparer  le  repas  du  matin, 
à  charger  les  bêtes  de  somme  et  à  atteler  les  fourgons. 

Lorsque  le  chasseur  se  fut  assuré  par  ses  yeux  que  tout  était  en 
ordre,  il  éveilla  don  Miguel  >t  le  pria  d'annoncer  à  son  oncle  et  à 
ses  cousines  que  tout  était  prêt  pour  le  départ. 

Soudain  un  cri  de  douleur  retentit  dans  l'enramada,  et  dona 
Jésusita  se  précipita  au  dehors,  le  visage  baigné  de  larmes  et  en 
proie  au  plus  profond  désespoir. 

Don  Gutierre,  don  Miguel  et  le  Français  s'étaient  élancés  vers 
elle  avec  inquiétude  ; 

—  Que  se  passe-t-il  ?  au  nom  du  Ciel  1  s'écrièrent-ils. 

— Ma  sœur  !  où  est  ma  sœur  ?  où  est  Sacramenta  ?  dit  avec  éga- 
rement dona  Jésusita. 

— Sacramenta  !  firent-ils  avec  anxiété. 

— Oui,  reprit-elle,  Sacramenta,  ma  sœur,  qu'est-elle  devenue  ? 

— N'a-t-elle  donc  pas  reposée  à  vos  côtés  sous  l'enramada?  de-^ 
manda  Louis  avec  anxiété. 


892  REVUE  CANADIENNE. 

—Non,  sa  couche  est  froide  ;  ma  sœur  est  morte  ou  enlevée,  dit- 
elle  en  éclatant  en  sanglots. 

—Oh!  c'est  impossible!  s'écria  don  Gutierre  en  se  préeipilant 
dans  l'enramada. 

— Mon  Dieu  !  quel  nouveau  malheur  est  venu  fondre  sur  nous 
pendant  motre  sommeil?  murmura  don  Miguel  avec  un  frissd" 
d'épouvante. 

— Mon  Dieu  !  mon  Dieu  !  reprit  dona  Jesusita,  ma  sœur  !  ma  pau- 
vre sœur  ! 

— Ma  fille  !  qui  me  rendra  ma  fille  !  s'écria  don  Gutierre  en  proie 
au  plus  violent  désespoir. 

Louis  Morin,  qui  jusqu'à  ce  moment  était  demeuré  sombre  et 
pensif  au  milieu  de  l'épouvantalple  tumulte  causé  p^ir  cette  doulou- 
reuse nouvelle,  fit  quelques  pas  en  avant,  et  posant  la  main  sur 
l'épaule  de  don  Gutierre  : 

— Courage,  pauvre  père,  lui  dit-il,  Dieu  aura  pitié  de  vous  ;  votre 
enfant  vous  sera  rendue,  je  vous  le  jure  ! 

Don  Gutierre  se  tourna  lentement  vers  le  chasseur,  fixa  sur  son 
calme  et  énergique  visage  un  regard  chargé  de  tout  l'amour  pa- 
ternel, et  pressant  avec  force  la  main  que  Louis  lui  tendait: 

— Vous  êtes  Hn  homme  brave  et  dévoué,  lui  dit-il  ;  si  ma  fille 
peut  encore  être  sauvée,  vous  seul  êtes  capable  d'accomplir  ce  mi- 
racle ;  ]e  me  fie  à  vous  comme  à  Dieu. 

— Ne  blasphémez  pas,  don  Gutierre.  Préparez-vous  à  lever  le 
camp,  le  moment  est  venu  de  partir. 

—Mais  ma  fille  !  ma  malhjeureuse  fille  ! 

— Laissez-moi  agir?  Priez  Dieu  et  ayez  confiance  en  sa  bonté  et 
en  sa  justice. 

Don  Gutierre  baissa  la  tête  sans  répondre,  et  s'éloigna  en  soute- 
nant dans  ses  bras  dona  Jésusita  à  demi  évanouie. 

Louis  demeura  seul  avec  don  Miguel. 

—Comment  Sacramenta  a-t-elle  pu  être  enlevée  ainsi  au  milieu 
du  camp  ?  demanda  don  Miguel,  voilà  ce  que  je  ne  peux  corh- 
prendre. 

Le  batteur  de  sentiers  sourit  avec  ironie,  et  regardant  fixement 
lé  jeune  homme: 

— Elle  n'a  pas  été  enlevée,  lui  dit-il. 

— Comment,  elle  n'a  pas  été  enlevée?  fit-il  avec  stupéfaction; 
mais  s'il  en  était  ainsi,  elle  serait  donc  partie  seule,  de  son  plein 
gré,  au  milieu  de  la  nuit;  songez  donc,  mon  ami,  que  cela  é&t 
inadmissible. 

-—Cela  est  pourtant,  reprit  le  Français  en  haussant  légèrement 
les  épaules;  ne  vous  souvenez-vous  plus  de  ce  qui  s'est  passé  cette 
nuit  pendant  que  nous  tenions  conseil  auprès  du  feu  de  veille  ?  l'ap- 
parition subite  de  dona  Sacramenta  au  milieu  de  nous  et  son  oSte 
de  se  rendre  au  camp  des  Bisons-Rouges  pour  leur  demander  secours? 

—Eh  bien,  ma  cousine  n'a-t-elle  pas  renoncé  à  son  projet  et  ne 
s'est-elle  pas  retirée  dans  l'enramada? 

—Elle  s'est  retirée  dans  l'enramada,  cela  est  vrai,  mais  elle  n'a 
pas  renoncé  à  son  projet,  et  la  preuve  c'est  qu'elle  est  partie  dans 
l'intention  de  le  mettre  à  exécution  aussitôt  que  nous  avons  été 
endormis. 


J.E  BATTEUR  DE  SENTIERS.  893 

— Oh  !  s'écria-t-il  avec  effroi,  vous  vous  trompez,  cela  esl  im- 
possible. 

—Je  suis  sûr  de  ce  que  j'avance,  elle  s'esL  dirigée  vers  le  camp 
des  Bisons-llouges  ;  seulement,  que  s'est-il  passé  depuis  ?  je  l'ignore, 
mais  je  le  saurai  ;  vous  ne  connaissez  pas  le  caractère  de  votre  cou- 
sine, cher  don  Miguel, elle  a  voulu  nous  sauver  malgré  nous;  pau- 
vre enfant  !  que  sera-t-elle  devenue,  seule,  pendant  les  ténèbres,  au 
milieu  du  désert  ? 

— Vous  me  faites  frémir. 

— Ne  perdons  pas  un  instant,  tout  est  prêt  pour  le  départ,  montez 
à  cheval  et  mettez-vous  en  route,  Sans'Raison  vous  servira  de  guide, 
c'est  un  coureur  de  bois  expérimenté. 

— Mais  vous,  que  voulez-vous  faire  ? 

—-Moi,  je  prends  une  direction  opposée  à  la  vôtre  ;  je  commence 
mes  recherches. 

— Dieu  veuille  que  vous  réussissiez. 

— Je  réussirai,  mon  ami,  soyez-en  convaincu. 

Louis  Morin  appela  alors  Saint-Amand  et  les  autres  chasseurs  ; 
un  seul  manquait,  l'Ourson,  qui,  ainsi  que  cela  avait  été  convenu, 
était  parti  un  peu  avant  le  lever  du  soleil  pour  se  rendre  à  l'haci- 
enda d'Aguas-Frescas. 

Le  Français  donna  à  Sans-Raison  et  à  Marceau  des  instructions 
fort  détaillées  sur  la  direction  qu'ils  devaient  faire  suivre  à  la  ca- 
ravane, leur  indiqua  l'endroit  où  ils  devaient  camper  à  la  fin  de 
la  journée,  puis,  lorsqu'il  fut  certain  qu'ils  l'avaient  bien  compris, 
il  les  congédia  en  leur  recomipandant  la  vigilance  et  surtout  la 
prudence. 

Cette  affaire  terminée,  Louis  Morin  dit  adieu  à  don  Miguel  et  à 
don  Gutierre,  fit  un  salut  respectueux  à  dona  Jesusita,  qui  lui 
adressa  une  dernière  prière  pour  sa  sœur,  et  il  assista  appuyé  sur 
son  fusil  au  départ  de  la  caravane,  ayant  d'un  geste  ordonné  à 
Saint-Amand  de  ne  pas  le  quitter. 

Le  Ganadisn  s'était  insouciamment  assis  sur  un  rocher,  indif- 
férent en  apparence  à  ce  qui  se  passait.  Lorsque  les  chevaux  de 
main  arrivèrent  conduits  par  un  peon  : 

— Nos  chevaux  ?  dit-il-  seulement  au  Français. 

- — Nous  les  retrouverons  ce  soir  à  la  halte,  répondit  celui-ci,  lious 
suivons  une  piste. 

— Bon  !  nous  allons  à  pied  alors  ? 

Louis  Morin  fit  un  signe  affîrmatif. 

Bientôt  les  deux  chasseurs  se -trouvèrent  seuls  ;  la  caj'avane  ava.it 
disparu  au  loin  dans  les  méandres  sans  nombre  de  la  sente  à  peine 
tracée  qu'Ile  suivait. 

Le  Français  fit  alors  part  à  son  compagnon  du  projet  qu'il  avait 
conçu  pour  retrouver  la  jeune  fille  et  des  moyens  qu'il  comptai 
employer  pour  atteindre  son  but. 

Saint-Amand  l'écouta  attentivement,  approuva  presque  sans  ré- 
serve le  plan  du  chasseur,  seulement  il  lui  fit  observer  que,  puis- 
que dona  Sacramenta  avait  quitté  le  camp  pour  se  rendre  auprès 
des  Comanches,c'étàit  là  qu'il  failai,!. aller  d'abord,  afm  de  s'assurer 
si  elle  s'y  trouvait  réellement  et-quels  motifs  la  retenaieijt  au  .mi- 
lieu des  Bisons-Rouges.        '  ' 


894  REVUE  CANADIENNE 

Cette  observation  frappa  le  Français,  qui  en  comprit  la  vérité  et 
admit  sans  peine  la  possibilité  d'un  tel  voyage,  bien  que  la  chose 
lui  parût  d'une  difficulté  extrême,  non  à  cause  de  la  longueur  du 
chemin,  qui  était  à  peine  de  deux  lieues,  mais  à  cause  des  obs- 
tacles insurmontablas  que  la  jeune  fille  avait  dû  rencontrer  sur  sa 
route. 

— Soit,  dit-il,  allons  au  camp  des  Bisons;  ils  ont  pour  moi  assez 
d'amitié  pour  me  rendre  la  jeune  fille,  au  cas  où,  à  la  suite  d'un 
malentendu,  ils  la  retiendraient  prisonnière. 

— Je  ne  crois  pas  qu'ils  l'aient  faite  captive  ;  les  peaux-rouges  en 
général,  et  surtout  les  Comanches,  professent  un  grand  respect 
pour  les  femmes  de  notre  couleur  ;  il  est  plus  probable  que  dona 
Sacramenta  se  serait  trouvée  trop  fatiguée  pour  retourner  au 
camp,  et  aura  accepté  l'hospitalité  que  lui  auront  offerte  les  Go- 
manches. 

— C'est  plus  probable,  en  effet,  répondit  Louis,  partons  donc,  seu- 
lement veillons  aux  traces  qui  s'offriront  à  notre  vue. 

Ils  quittèrent  alors  la  colline  et  s'engagèrent  dans  le  sentier  qui 
descendait  dans  la  plaine  et  se  dirigeait  vers  le  camp  des  Indiens. 

Le  jour  était  complètement  fait,  le  soleil  déversait  à  profusion 
ses  rayons  qui  faisaient  étinceler  comme  des  milliers  de  diamants 
les  cailloux  micacés  de  la  savane,  les  feuilles  des  arbres  étaient 
perlées  de  rosée,  les  oiseaux  blottis  sous  le  couvert  chantaient  h 
pleine  gorge,  et  la  brise  du  matin  rafraîchissait  Pair,  qui  déjà  com- 
mençait à  s'échauffer  graduellement. 

Les  deux  batteurs  d'estrade  marchaient  côte  à  côte,  le  fusil  sous 
le  bras,  afin  d'être  prêts  à  s'en  servir  au  moindre  mouvement  sus- 
pect dans  les  hautes  herbes,  et  ils  s'avançaient  en  examinant  atten- 
tivement la  terre  qu'ils  foulaient. 

Les  traces  de  dona  Sacramenta  étaient  faciles  à  suivre,  et  d'autant 
plus  reconnaissables  pour  les  yeux  exercés  des  chasseurs,  que  la 
jeune  fille  n'avait  nullement  songé  à  dissimuler  ses  pas  et  s'était 
contentée  de  s'avancer  en  droite  Hgne  le  plus  vite  que  cela  lui 
avait  été  possible,  n'ayant  aucun  motif  pour  donner  le  change  sur 
la  direction  qu'elle  suivait.  D'ailleurs,  constatons  qu'elle  ignorait 
complètement  les  moyens  en  usage' parmi  les  Indiens  pour  dissi- 
muler les  marques  de  leur  passage. 

— Dona  Sacramenta,  vous  le  voyez,  monsieur  Louis,  dit  le 
Canadien,  s'est  rendue,  ainsi  que  nous  l'avons  supposé,  au  camp 
des  Bisons. 

— il  est  du  moins  certain  qu'elle  en  a  pris  la  route,  répondit  le 
Français  ;  reste  à  savoir  maintenant  si  elle  est  parvenue  à  l'atteindre. 

— Pourquoi  en  seraii-il  autrement? 

— Parce  que  ce  que  peuvent  facilement  exécuter  des  hommes 
comme  nous,  accoutumés  à  la  vie  du  désert,  devient  d'une  diffi- 
culté extrême  pour  une  jeune  fille  comme  dona  Sacramenta. 

Le  Canadien  ne  répondit  pas  et  continua  à  marcher. 

Depuis  trois  quarts  d'heure  environ  ils  avaient  quitté  la  colline, 
lorsqu'ils  arrivèrent  à  un  endroit  où  l'herbe,  foulée  à  plusieurs 
places,  et  la  terre  piétinée  de  façon  à  rendre  les  traces  des  pas  pres- 
que invisibles  pour  tous  autres  que  ces  hardis  explorateurs,  les  fit 
hésiter  un  instant. 


LE  BATTEUR  DE  SENTIERS.  895 

La  jeune  fille  semblait  s'être  arrêtée  là  ;  en  effet,  plus  haut  que 
cette  place,  aucune  marque  de  ses  pas  ne  se  laissait  voir. 

Louis  examina  attentivement  les  environs,  après  avoir  tracé  un 
cercle  imaginaire  autour  du  lieu  où  la  piste  était  pour  ainsi  dire 
indéchiffrable. 

Puis,  au  bout  de  quelques  instants,  il  parut  être  complètement 
fixé. 

—Je  sais  ce  que  c'est,  dit-il  au  Canadien  ;  la  jeune  fille  suivait 
la  sente  d'un  pas  furtif  et  inquiet,  lorsque  deux  individus  embus- 
qués à  droite  et  à  gauche  dans  les  hautes  herbes  ont  brusquement 
surgi  devant  elle  et  lui  ont  barré  le  passage. 

—C'est  effectivement  cela,  tout  nous  le  prouve,  répondit  le  Cana- 
dien; maintenant, que  devons-nous  faire?  continuer  à  nous  diriger 
vers  le  camp  des  peaux-rouges,  ou  éclairer  les  environs,  afin  de 
nous  assurer  qu'il  n'existe  pas  une  contre-piste  ? 

— Dona  Sacramenta  n'a  pas  été  plus  loin  dans  la  direction  du 
camp,  il  est  donc  inutile  ds  nous  y  rendre  ;  voyez,  au  delà  de  l'en- 
droit où  nous  sommes,  la  sente  est  nette,  sans  autres  traces  do 
pas  que  celles  laissées  par  moi  cette  nuit  même  pendant  mon  ex- 
cursion. 

— C'est  vrai,  fit  le  Canadien  ;  cherchons  donc  la  piste. 

Ils  se  mirent  aussitôt  en  quête  avec  toute  la  finesse  et  toute  l'ha- 
bileté de  chasseurs  émérites. 

Leurs  recherches  ne  furent  pas  longues;  ils  ne  tardèrent  pas  à 
découvrir  la  piste  tracée  par  les  deux  guérilleros,  qui,  peu  au  fait 
des  coutumes  indiennes,  avaient  laissé  des  marques  fort  visibles  de 
leur  passage  dans  le  sentier  qu'ils  s'étaient  frayé  à  travers  les 
herbes. 

Cette  piste  si  large  et  si  nettement  dessinée  fît  de  nouveau  hésiter 
les  chasseurs;  ils  ne  pouvaient  croire  que  cette  piste  fut  réelle. 
Connaissant  les  habitudes  des  peaux-rouges,  ils  se  sentirent  portés 
à  croire  qu'elle  était  fausse,  et  qu'elle  n'avait  été  indiquée  ainsi 
que  dans  le  but  de  leur  donner  le  change  sur  la  direction  véritable 
qui  avait  été  suivie  et  de  leur  faire  perdre  un  temps  précieux  en 
vaines  recherches. 

Cependant  ils  ne  se  rebutèrent  pas,  et  en  examinant  la  pist«  de 
plus  près  et  avec  une  attention  plus  soutenue,  ils  aperçurent  bien- 
tôt les  pas  légers  de  la  jeune  fille  faiblement  marqués  sur  le  sable 
entre  les  pas  plus  longs  et  surtout  plus  fortement  imprimés  des 
deux  hommes  qui  l'avait  arrêté. 

— Plug  de  doute,  dit  alors  Louis  Morin,  tout  est  parfaitement  clair 
maiHtenant;  les  deux  hommes  embusqués  dans  ces  fourrés,  après 
s'être  emparés  de  doua  Sacramenta,  l'ont  amenée  prisonnière;  voici 
le  chemin  qu'ils  ont  suivi,  cette  piste  est  vraie. 

— Je  suis  de  votre  avis,  monsieur  Louis,  répondit  le  Canadien, 
seulement  vous  me  permettrez  de  vous  faire  observer  que  ces  deux 
ravisseurs  sont  des  ânes  fieffés  qui  ne, connaissent  pas  leur  métier 
de  maraudeurs,  ou  bien  ce  sont  des  novices;  sans  cela  ils  n'auraient 
pas  ainsi  tracé  un  sillon  qu'un  enfant  suivrait  les  yeux  bandés. 
Je  ne  connais  pas  de  peaux-rouges  capables  de  commettre  une  telle 
gaucherie. 

—Votre  observation  est  fort  juste,  Saint-Amand,  je  partage  entiè- 


b96  REVUE  CANADIENNE. 

rement  votre  sentiment  à  cet  égard  ;  aussi  me  voyez-vous  en  proie 
à  la  plus  vive  inquiétude. 

— Pour  quel  motif  donc,  monsieur  Morin  ? 

— Parce  que  maintenant  je  suis  convaincu  que  doua  SacrameaLj 
n'a  pas  été  enlevée  par  les  Indiens. 

— Bah  !  Et  par  qui  donc  alors  ? 

— Par  qui?  fit  Louis  Morin  avec  feu  ;  par  quelques  coureurs  de 
don  Ramon,  par  don  Ramon  lui-môme  peut-être  ;'des  blancs  seuls, 
ignorant  les  coutumes  du  désert,  peuvent  laisser  derrière  eux  des 
traces  pareilles  de  leur  passage. 

— Alors,  la  pauvre  enfant  est  perdue,  dit  le  Canadien  avec  abat- 
tement, car  déjà  sans  doute  les  misérables  l'auront  conduite  àleur 
camp,  où  il  nous  est  impossible  de  nous  introduire. 

— Qui  sait?  ne  nous  laissons  pas  décourager  ainsi  ;  Dieu  est  juste, 
il  n'aura  pas  permis  l'accomplissement  d'un  pareil  crime  ;  venez, 
hâtons-nous,  peut-être  arriverons-nous  assez  à  temps  pour  délivrer 
la  malheureuse  jeune  fille. 

Sans  plus  amples  explications,  les  deux  hardis  chasseurs  repri- 
rent leur  route,  marchant  avec  une  vitesse  que  peu  d'hommes  au- 
raient égalée;  ils  sentaient  l'importance  de  la  promptitude  ;  d'ail- 
leurs tout  les  aidait,  le  chemin  était  trop  visible  pour  que  rien  vin' 
retarder  leur  course. 

Plusieurs  heures  s'écoulèrent  pendant  lesquelles  les  deux  chas- 
seurs continuèrent  à  s'avancer  sans  échanger  une  parole  ;  cepen- 
dant, ils  sentaient  malgré  eux  le  découragement  entrer  dans  leur 
âme,  et  déjà  ils  songeaient  avec  désespoir  à  renoncer  à  une  pour- 
suite qu'ils  considéraient  comme  inutile,  lorsque  tout  à  coup  leurs 
oreilles,  ouvertes  à  tous  les  bruits,  entendirent  des  cris  lointains, 
cris  de  détresse  qui  semblèrent  leur  donner  des  ailes  et  leur  rendre 
tout  leur  espoir. 

Se  glissant  en  rampant  comme  des  serpents  à  travers  les  herbes, 
ils  atteignirent. les  limite^  d'un  bois  assez  considérable,  et  sautant 
légèrement  de  branche  en  branche  jusqu'à  Textreme  limite  du  cou- 
vert, ils  aperçurent  dona  Sacramenta  affaissée  sur  le  sol,  à  demi 
évanouie, et  les  dinix  bandits  qui  semblaient  la  menacer,  à  ce  qu'ils 
crurent  du  moins,  à  cause  de  la  distance  où  ils  se  trouvaient  du 
groupe  formé  par  les  trois  individus;  alors  sans  se  dire  un  mot.  :î- 
échangèrent  un  regard,  épaulèrent  leurs  fusils  et  lâchèrent  If 
détente. 

XVI  II. — LE  CAMP. 

Nulle  plume  ne  saurait  expiimer  le  sentiment  de  joie  délirante 
et  de  vive  reconnaissance  qu'éprouva  la  jeune  fille  en  passant  subi- 
tement, sans  aucune  transition,  de  la  terreur  la  plus  profonde  à  la 
sécurité  la  plus  complète. 

Sa  déUvrance  lui  paraissait  tenir  du  prodige  ;  maintenant  q^ue  la 
forcé  factice  qui  l'avait  soutenue  jusqu'alors  avait  disparu  avec  le 
danger,  dona  Sacramenta  était  redevenue  la  femme  faible  et  crain- 
tive, frissonnant  au  moindre  bruit  et  pâlissant  à  la  seule  vu3  des 
armes. 

r-4'iPyonî^,  fuyons!  s'écria-t-olle  en  fondant  en  larmes  et  en  se 


[.E  BATrKÏH^  DE  SENTIERS. 


897 


jetant  éperdue  dans  les  bra»  «juc  le  chasseur  ouvrait  pour  la  re»» 
voir.  <.  •  ;  : 

— Pauvre  enfant  î  ïriurmura  celui-ci  avec  un  indicible  accent  de 
bonté,  la  secousse  qu'elle  a  éprouvée  est  terriblei 

En  l'enlevant  dans  ses  bras  vigoureux,  il  l'assit  doucement  sur 
l'herbe. 

Dona  Sacramenta,  succombant  à  gon  émotion,  avait  perdu  con- 
naissance. '  '  '■' 

— Elle  est  évanouie,  reprit  le  Français;  niais  la  joie  n'est  pas  dan- 
gereuse, elle  ne  tardera  pas  à  revenir  à  la  vie;  laissons-la,  peut-être 
vaut-il  mieux  qu'elle  ne  soit  que  le  témoin  insensible  de  ce  qui  va 
se  passer  ici  ;  voyons  un  peu  quels  sont  ces  drôles. 

—Deux  peauxrauges,  à  ce  qu'il  me  semble,  dit  dédaigneusement 
le  Canadien.  ' 

— Je  ne  le  crois  pas,  dit  le  Français  ;  examinons-les  de  près,  je  ne 
serais  pas  fâché  de  savoir  à  qui  nous  avons  eu  affaire. 

Il  s'approcha  alors  des  deux  misérables  qui  se  tordaient  dans  les 
dernières  convulsions  de  l'agonie,  et,  sans  prendre  la  peine  de  Ise 
baisser,  il  les  poussa  du  pied.  ■  ''^'' *  •  )  •  f      .  << 

— J'en  étais  sûr,  dit-il  au  boutd'ltn  instant,  ce  ^ônt  des  éclaireurs 
de  don  Ramon,  deux  bandits  da  ma  connaissance;  regardez-les, 
Baint-Amand,  ce  sont  les  misérables  qui  nous  ont  si  lâchement 
abandonnés  dans  le  but  de  nous  trahir  au  profit  de  notre  ennemi. 

—Vive  Dieu  !  s'écria  le  Canadien,  ce  sont  en  effet  les  deux  gué- 
rilleros recrutés  par  don  Miguel,  une  bonne  acquisition  qu'il  avait 
faite  là;  de  tels  reptiles  doivent  être  écrasés  sans  pitié. 

Et  avant  que  Louis  Morin  eût  le  temps  de  l'en  empêcher,  l'ipi- 
pkcable  Canadien  leva  son  fusil  et  de  deux  Coups  de  Crosse  il  leur 
fracassa  le  crâne.  '      >       ^ 

— Qu'avez-vous  fait,  Sain t-Amand?  dit  làFrançkis'd'uu  tôîide 
reproche.  .  'U.  .-l  (   ■  •     >■ 

— Mon  devoir,  répondit  rudement  le  chasseur,  d'ailleurs  j'ai  payé 
Tiïie  dette  ;  ces  bandits  connaissaient  nos  secrets,  ils  les  ont  vendus 
à  don  Ramon  et  ils  sont  cause  de  tout  ce  qui  nous  est  arrivé  de 
mal  depuis  notre  départ  de  Guadalajara  ;  vive  Dieuî  je  recommen- 
cerais sans  remords,  s'il  était  possible  de  les  tuer  deux  fois.  /       ' 

—Enfin,  dit  le  Français  en  haussant  les  épaules,  ce  qui  é§t  fait 
est  fait,  il  est  inutile  d'y  songer  davantage  ;  jetez-les  dcins  le  fourré, 
afin  qu'ils  n'attristent  pas  les  regards  de  dona  Sacramenta  lorsqu'elle 
rouvrira  les  yeux.  •  .'*  !   '       ''  - 

Saint  Amand,  sans  répondre,  saisit  les  deux  cadavres  chaciiri^^ar 
un  pied,  et  les  traîna  jusqu'à  une  fosse  peu  distante  où  il  les  laissa 
tomber. 

— Eh!  eh!  fit-il  en  rejoignant  le  Français,  voilà  une  bonne  au- 
baine pour  les  wrî<-6ii5  (vautours).  ^    ^ 

Malgré  la  gravité  de  la  situation,  Louis  Moriirhé  p^ot  s'empêcher 
de  rire  de  cette  étrange  oraison  funèbre. 

— -Mainteiiant,  dit-il,  songeons  à  nos  affaires;  mieux  vaut  convenir 
de  nos  faits  avant  que  la  jeune  fille  boit  en  état  de  ndus  entendre. 
Quel  est  votre  avis?  '    '     '  '     ^. 

-  Hum  I  fit  le  chasseur  en  bourrant  son  fusil,  voilà  une  charge 
de  poudre  que  je  ne  regrette  pas;  il  aurait  été  impossible  delà 
25  Décembro  r873.  *  57 


898  REVUE  CANADIENNE. 

mieux  employer.  Quant  à  ce  que  vous  me  demandez,  monsieur 
Louis  ;  s'il  ne  s'agissait  que  de  nous  deux,  nous  aurions  bientôt  re- 
joint nos  compagnons;  mais  voilà  une  jeune  fille  complètement 
incapable  de  se  soutenir;  brisée  par  la  fatigue  et  la  terreur  ;  il  est 
impossible  de  songer  à  la  faire  marcher. 

Autour  des  chasseurs  la  savane  paraissait  aussi  paisible  et  aussi 
déserte  que  le  jour  où  elle  était  sortie  pour  la  première  fois  des 
mains  toutes-puissantes  du  Créateur. 

L'œil  plongeait  sans  obstacle  dans  toutes  les  directions  à  travers 
les  intervalles  que  les  arbres  feuillus  laissaient  entre  eux  ;  nulle 
part  on  ne  découvrait  rien  qui  ne  fit  partie  du  site  et  qui  ne  fût  en 
harmonie  avec  le  calme  profond  qui  y  régnait. 

Si  parfois  un  oiseau  agitait  les  feuilles,  si  un  écureuil^  en 
sautant  de  branche  en  branche,  causait  un  léger  bruit,  cette  inter- 
ruption  momentanée  ne  faisait  que  rendre  ensuite  le  silence  plus 
paisible  et  plus  solennel,  et  l'on  n'entendait  plus  que  le  murmure 
de  l'air  qui  faisait  frissonner  les  hautes  herbes,  et  le  susurrement 
sourd  et  monotone  des  infiniment  petits  accomplissant  leur  tâche 
dans  l'humus  qui  les  cachait.  On  aurait  dit  que  le  pied  de  l'homme 
n'avait  jamais  foulé  cette  partie  de  la  savane,  tanl  elle  portait  ut? 
caractère  d'immobilité  majestueuse  et  de  repos  grandiose. 

Avant  de  répondre  à  son  compagnon,  Louis  Morin  leva  les  yeux 
vers  le  ciel  et  sembla  calculer  mentalement  la  hauteur  du  soleil  à 
l'horizon  et  combien  il  lui  restait  de  temps  encore  pour  terminer 
sa  course. 

— J'avais  songé,  dit-il,  à  essayer  de  gagner  le  camp  des  Bisons- 
Bouges,  car  je  sais  où  ils  s'arrêteront  ce  soir;  mais  il  nous  reste 
huit  heures  de  jour,  c'est  plus  qu'il  ne  nous  en  faut  pour  rejoindre 
nos  amis,  même  en  marchant  lentement;  il  est  donc  inutile  que 
nous  allions  demander  l'hospitalité  aux  peaux-rouges. 

— Mais  la  jeune  fille  né  pourra  marcher. 

— Aussi  ne  marchera-t-elle  pas;  nous  la  porterons  sur  un  bran- 
card. 

— C'est  pardieu  vrai,  s'écria  le  Canadien,  je  if  y  avais  pas  songé  ; 
ce  moyen  est  excellent  et  lève  toutes  les  difficultés. 

Sans  plus  attendre,  le  chasseur  commença  à  abattre  des  branches 
d'arbres  avec  son  couteau  et  il  s'occupa  activement  à  les  entrelacer 
et  à  former  un  brancard. 

Louis  se  rapprocha  de  la  jeune  fille  ;  en  ce  moment  même  elle 
rouvrit  les  yeux.  Son  premier  regard  fut  pour  le  chasseur,  auquel 
elle  tendit  la  main  avec  son  sourire  triste. 

— Comment  vous  sentez-vous,  senorita  ?  lui  demanda-t-il  avec 
intérêt. 

—Je  suis  mieux,  bien  mieux,  lui  dit-elle  d'une  voix  brisée  par 
l'éniotion,  je  renais  à  la  vie;  j'ai  été  bien  punie  de  ma  désobéis- 
sance ;  sans  vous,  j'étais  perdue. 

— Ne  parlons  plus  de  cela,  vous  êtes  en  sûreté  maintenant  ;  mais 
nous  ne  pouvons  demeurer  ici,  il  faut  nous  hâter  de  rassurer 
Votre  père  et  vos  amis,  qui  ignorent  votre  sort  et  tremblent  pour 
vous. 

— J*essayerai  de  marcher,  répondit-elle  en  faisant  un  effort  pour 
fc  lever. 


LK  BATTEUR  DE  SENTIKRS.  899 

—  Noi),  vous  èles  trop  faible,  vous  ne  pourriez  nous  suivre. 

— Oh  î  je  suis  brave,  allez,  dit-elle  en  souriant. 

—Je  le  sais  ;  mais  je  ne  sQuffrirai  pas  que  vous  vous  exposiez  à 
de  liouvelles  faligue'S.  Voici  un  brancai-d  préparé  pour  von^  •  .•.>ms 
allons  vous  porter. 

— Oh  î  non,  je  ne  consentirai  jamais 

— Déjà  de  la  rébellion  !  souvenez-vous  que  vous  me  devez  obtjis 
sance,  senorita  ;  d'ailleurs,  votre  salut  dépend  de  votre  docilité  à 
suivre  mes  avis. 

—Je  les  suivrai  donc,  puisque  vous  l'exigez,  reprit-elle  douce- 
ment. 

Le  chasseur  la  prit  alors  dans  ses  bras  et  l'étendit  sur  le  bran 
card,  que  le  Canadien  avait  recouvert  de  feuilles,  d'herbes  et  de 
mousse;  puis  les  deux  hommes  soulevèrent  le  brancard  et  se  mi- 
rent en  route  pour  regagner  le  campemeni  d'un  pas  délibéré,  à 
travers  la  savane,  comme  s'ils  n'eussent  point  senti  le  poids  du  far- 
deau qu'ils  portaient.  Leur  course  fut  longue.  Plusieurs  fois 
dona  Sacramenta  les  obligea  à  s'arrréter  pour  reprendre  haleine. 

Ce  ne  fut  qu'au  coucher  du  soleil  seulement  que  les  chasseurs 
atteignirent  le  pied  de  l'éminence  où  les  NJexicains  avaient  établi 
leur  campement  de  nuit,  dans  une  position  en  tout  semblable  à 
celle  de  la  nuit  précédente. 

Arrivée  là,  dona  Sacramenta,  dont  les  forces  étaient  compléte- 
Dient  revenues,  insista  pour  mettre  pied  à  terre  et  marcher  pendant 
les  quelques  pas  qui  lui  restaient  encore  à  faire  pour  su  tiouviM' 
dans  les  bras  de  son  père  et  de  sa  sœur. 

Louis  acquiesça  à  ce  désir,  dont  il  comprit  le  motif. 

La  joie  de  tous  fut  vive  en  apercevant  la  jeune  fille  calme,  repo- 
séf ,  souriante.  Don  Gutierre  et  sa  sœur,  après  l'avoir  embrassée  à 
plusieurs  reprises,  l'entraînèrent  dans  une  enramada  préparée  pour 
la  recevoir,  et  là  ils  eurent  un  de  ces  entretiens  cœur  à  cœur  dont 
la  douceur  ne  saurait  être  comprise  que  par  les  gens  qui,  après 
avoir  couru  de  terribles  dangers,  se  sont  soudain  vus  réunis  à  ceux 
qu'ils  aiment. 

Le  Français  et  le  Canadien  ne  réussirent  que  difficilement  à  se 
soustraire  à  la  reconnaissance  de  leurs  amis;  le  chasseur  ^e,  fit 
rendre  un  compte  détaillé  des  événements  qui  s'étaient  passés 
pendant  la  journée;  puis,  pour  mettre  fin  à  l'empressement  en- 
thousiaste de  ses  compagnons,  il  feignit  d'éprouver  le  besoin  de  se 
livrer  au  repos. 

Mais  il  ne  lii  fut  pas  aussi  facile  qu'il  le  supposait  de  se  débar- 
rasser de  don  Miguel.  Le  jeune  homme  était  dans  l'admiration  de 
la  conduite  du  Français.  La  réussite  de  son  exploration  dans  là 
savane  lui  paraissait  tenir  du  prodige. 

Cependant,  sur  les  prières  du  chasseur,  don  Miguel  consentit  à 
ne  plus  insister  sur  ce  sujet;  don  Luis  parvint  même  à  lui  faire 
changer  complètement  d'entretien. 

—Ainsi,  dit  don  Miguel,  vous  n'avez  pas  eu  de  nouvelles  de  vos 
amis  indiens  ? 

— Aucune;  répondit  le  Français.  D'ailleurs  nous  avons  constam- 
ment suivi  une  direction  opposée  à  celle  qu'il  nous  aurait  fallu 
prendre  pour  nous  rendre  dans  leur xamp. 


mO  REVUE  CANADIENNE. 

—Cela  me  contrarie,  je  n'avais  pas  renoncé  à  l'espoir  de  les  avoii' 
pour  auxiliaires  en  cas  de  danger  pressant. 

— Je  partage  votre  avis,  mais  je  suis  convaincu  qu'au  momen 
du  péril  nous  les  verrons  arriver  à  notre  secours. 

— Oui,  maiê  comment  les  trouver  maintenant? 

— Que  cela  ne  vous  inquiète  pas,  cher  don  Miguel  ;  je  sais  où 
ils  sont;  leur  camp  est  moins  éloigné  du  nôtre  que  vous  ne  le 
supposez. 

— Dieu  vous  entende  ! 

Là-dessus  les  deux  hommes  étendirent  leurs  zarapés  à  terre,  se 
roulèrent  dedans,  fermèrent  les  yeux,  et  bientôt  ils  furent  profon- 
ément  endormis. 

La  nuit  s'était  écoulée  presque  tout  entière.  Le  fond  du  ciel  se 
faisait  peu  à  peu  moins  sombre  ;  à  l'extrême  limite  de  l'horizon» 
des  reflets  d'opale  nuançaient  le  bord  des  nuages;  le  froid  devenait 
plus  vif;  la  rosée  tombait  plus  abondante  ;  la  brise  matinale  faisait 
courir  des  frissonnements  dans  les  arbres  :  le  hibou  saluait,parson 
mystérieux  houhoulement  monotone  et  triste,  l'approche  du 
jour. 

Saint-Amand,le  chasseur  canadien,  placé  en  sentinelle,  continu- 
ait sa  veille  vigilante,  interrogeant  attentivement  la  savane  dans 
ses  moindres  détails,  et  profitant  du  crépuscule  qui  commençait  à 
naître  pour  s'assurer  que  tout  demeurait  calme  autour  de  l'émi- 
nence. 

Tout  à  coup  le  chasseur  tressaillit;  il  se  pencha  sur  le  retranche- 
ment et  regarda  attentivement  dans  la  plaine  ;  il  venait  de  remar- 
quer un  fait  étrange. 

Les  hautes  herbes  de  la  savane  étaient  agitées  par  un  mouve- 
ment long  et  continu,  comme  si  le  vent  eût  passé  au-dessus  d'elles 
et  les  eut  successivement  courbées. 

Chose  singulière,  cette  agitation  régulière  des  hautes  herbes 
avait  lieu  en  sens  inverse  de  la  brise,  et  se  rapprochait  de  plus  en 
plus  du  monticule  au  sommet  duquel  le  camp  était  établi  ;  au  lieu 
que,  si  ce  mouvement  des  herbes  eût  été  réellement  opéré  par  le 
vent,  il  aurait  dû,  au  contraire,  se  faire  dans  une  direction  diamé- 
tralement opposée.  Saint-Amand,  quoiqu'il  fut  bien  certain  d'être 
bien  éveillé,  se  frotta  les  yeux  à  plusieurs  reprises,  mais  le  doute 
n'était  point  possible  ;  il  avait  bien  vu  ;  le  mouvement  se  rappro- 
chait de  plus  en  plus,  ne  se  faisant  sentir  que  dans  une  certaine 
partie  de  la  plaine,  comparativement  fort  restreinte. 

Le  Canadien  soupçonna  aussitôt  une  embûche.  Quittant  pour 
un  instant  son  poste,  il  se  hâta  d'aller  réveiller  Louis  Morin. 

—Qu'y  a-t-il  ?  s'écria  celui-ci  en  se  levant  aussitôt  calme  et  traii- 
.]yille,  comme  s'il  ne  venait  pas  d'être  tiré  d'un  profond  sommeil. 

— 'Je  ne  sais  pas,  répondit  le  Canadien  ;  mais,  pour  sûr,  monsieur 
Louis,  il  se  passe  quelque  chose  d'insolite  dans  la  savane.  Vous 
savez  que  je  suis  un  vieux  limier  qui  ne  s'etfraie  pas  facilement  ; 
f h  bien,' je  vous  donne  ma  parole  d'honneur  que  j'ai  presque 
pfor. 

•—Oh!  oh!  fit  le  Français,  c'est  sérieux  alor?.  Voyons  donc 
cela..   ■  .'-,  .:..M       i 

—Venez  j  peut-être  qu'à  nous  deux  nous  en  aurons  le  cxBur  ngt. 


LE  BATTEUR  DE  SENTIERS.  901 

Et,  conduisant  Louis  Morin  aux  retranchemonts,  Saint-Amand 
lui  fit  remarquer  la  singulière  agitation  des  berbes,  et  surtout  la 
direction  étrange  dans  laquelle  elles  se  courbaient. 

— Hum  1  fît  Louis  tout  pensif,  ceci  est  louche,  en  effet. 

—N'est-ce  pas  ? 

— Parbleu  !  il  y  a  du  peau-rouge  là-dessous;  c'est  une  ruse  indi- 
enne. Nous  allons  être  attaqués  probablement  avant  une  demi- 
heure. 

—Je  le  parierais,  dit  Saint-Amand,  flatté  de  ne  pas  s'être  trompé 
dans  ses  suppositions.  Que  faut-il  faire,  monsieur  Louis  ? 

— Réveiller  doucement  nos  compagnons  sans  perdre  un  instant  ; 
car  le  temps  presse.  Surtout  pas  de  bruit  ;  il  faut  que  les  drôles 
qui  sont  là  bas  ne  se  doutent  point  que  nous  som  ues  sur  nos 
gardes. 

Saint-Amand  se  hâta. d'obéir  ;  il  alla  de  l'un  à  l'autre  des  peone^ 
et,  quelques  minutes  plus  tard,  tous  avaient  pris  leur  poste  aux  re- 
tranchements. Par  l'ordie  de  Louis,  seuls  don  Gutierre  et  %on 
Migue)  n'avaient  pas  été  éveillés. 

Le  Français,  après  s'être  assuré  de  la  présence  de  tous  les  défen- 
seurs du  camp  aux  retranchements,  ap[)ola  un  des  Canadiens. 

—Sans-raison,  lui  dit-il.- 

— Monsieur  Louis,  répondit  celui-ci  en  s'approchant. 

— Prenez  votre  fusil  et  descendez  dans  la  plaine  pour  réclairer  ; 
je  veux  savoir  ce  qui  se  passe  dans  les  hautes  herbes  que  vous  voyez 
là-bas. 

— Avant  une  demi-heure  vous  le  saurez,  monsieur. 

—Surtout  tâchez  de  ne  pas  vous  faire  tuer. 

— Je  ferai  tout  mon  possible  pour  cela,  répondit-il  en  riant. 

Il  enjamba  alors  les  retranchements,  et  se  glissa  dans  les  brous- 
sailles. 

Ainsi  qu'il  l'avait  promis,  au  bout  d'une  demi-heure  tout  au  plus 
il  était  de  retour. 

Louis  Morin  l'attendait  en  marchant  de  long  en  large  avec  inqui- 
étude.   Aussitôt  qu'il  l'aperçut,  il  l'interpella  : 

— Arrivez  donc,  lui  dit-il.    Voyons,  que  savez-vous  de  nouveau? 

— Tout  ce  que  vous  désirez  savoir,  monsieur  Louis. 

— Alors  expliquez-vous  vivement. 

—Ce  sont  des  peaux  rouges. 

— Des  peaux-rouges  ?  s'écria-t-il  avec  surprise,  car,  après  les  pa* 
rôles  de  FOpossum,  il  pensait  ne  rien  avoir  à  redouter  de  leur 
part. 

—Oui,  Monsieur  Louis,  des  peaux-rouges,  je  suis  certain  de  Ct 
que  je  vous  dis,  ils  ont  passé  presque  à  me  toucher, 

—Diable  !  sont-ils  beaucoup  ? 

— Autant  que  j'ai  pu  le  calculer,  je  les  crois  une  centaii-e  en- 
viron. 

— Tant  que  celai  murmura-t-il  en  jetant  un  regard  triste  sur  ses 
compagnons  si  peu  nombreux,  c'est  beaucoup. 

— Bah  !  fit  insouciamment  le  Canadien,  nous  avons  eu  souvent 
affaire  à  des  tribus  tout  entières. 

*-C'est  vrai,  répondit  Louis  d'un  air  sombre,  mais  nous  étion> 
tous  chasseurs  habitués  au  désert.    Avez-vous  vu  leurs  peintures  ? 


902  REVUE  CANADIENNE. 

— Tout  ce  que  j'ai  pu  reconnaître,  c'est  que  ce  sont  des  peintures 
de  guerre,  mais  il  ne  m'a  pas  été  possible  de  voir  à  quelle  nation 
ils  appartiennent. 

— Ont-ils  des  armes  à  feu  ? 

— Pour  cela,  je  puis  vous  répondre  sûrement,  tous  ont  des  fusils. 

— C'est  incompréhensible,  murmura  le  Français  eu  se  parlant  à 
lui  même,  tant  d'armes  à  feu  dans  un  détachement  indien. 

En  te  moment,  au  pied  môme  de  l'éminence,  les  buissons  s'é- 
cartèrent et  un  indien  parut  agitant  une  robe  de  bison  en  signe 
de  paix. 

— Ah  î  ah  !  fit  Louis,  un  parlementaire  î  voyons  un  peu  ce  que 
nous  veut  ce  drôle  ;  c'est  singulier,  cet  Indien  me  parait  suspect  ; 
attention,  mes  amis,  que  personne  ne  tire  sans  mon  ordre.  Saint- 
Amand,  montrez-vous  et  parlementez  avec  ce  guerrier. 

Saint-Amand  monta  aussitôt  sur  les  retranchements  et  s'adres- 
sant  au  peau-rouge  immobile  à  la  place  qu'il  avait  choisie  : 

— Que  voulez-vous,  guerrier,  lui  dit-il,  et  pourquoi  ne  passez-vous 
pas  tranquillement  votre  chemin  au  lieu  de  venir  tronbltr  ainsi 
notre  repos  ? 

XIX. — l'assaut.. 

— Eles-vous  un  chef?  dit  l'Indien,  sans  répondre  autrement  à  la 
question  qui  lui  était  adressée. 

—  Et  vous  ?  fit  le  Canadien  d'un  air  narquois. 

— Je  suis  un  chef. 

— Tant  mieux  pour  vous,  moi  aussi  alors;  maintenant  que  vou- 
lez-vous ? 

— M'asseoir  au  feu  du  conseil  de  mon  frère  et  fumer  avec  lui  le 
calumet  de  paix. 

— Et  vos  compagnons,  que  feront-ils  pendant  ce  temps-là? 

— Je  suis  seul,  répondit  péremptoirement  l'Indien. 

— Pour  cette  fois  vous  mentez,  t  hef,  dit  sèrhement  le  Canadien. 

Au  même  instant  une  foule  de  peaux-rouges  bondit  hors  des 
broussailles  et  se  rua  sur  les  retranchements  en  poussant  des  cris 
horribles  et  en  faisant  une  décharge  générale. 

Saint- Arnaud  tomb?,  le  combat  était  engagé;  mais  grâce  aux  pré- 
cautions prises  par  les  Mexicains,  malgré  la  vivacité  de  leur  atta- 
que, les  peaux-rouges  furent  si  rudement  reçus  par  les  peones, 
qu'ils  se  virent  contraints  de  reculer,  poursuivis  par  les  balles,  qui 
les  atteignaient  dans  leur  retraite  et  leur  faisaient  éprouver  des 
pertes  sensibles. 

Les  faits  que  nous  venons  de  rapporter  s'étaient  passés  si  rapide- 
ment, la  fuite  et  la  disparition  des  peaux-rouges  avaient  été  si 
promptes,  et  un  calme  si  profond  avait  si  subitement  remplacé  le 
bruit  et  le  tumulte  de  la  bataille,  que,  si  les  voyageurs  n'avaient 
pas  vu  se  tordre  près  d'eux  trois  de  leurs  compagnons  dans  les  der- 
nières convulsions  de  l'agonie, ils  auraient  pu  supposer  qu'ils  avaient 
fait  un  rêve  affreux. 

Aux  cris  poussés  par  les  Indiens,  aux  coups  de  feu,  don  Miguel 
s'était  réveillé  en  sursaut,  don  Gutierre  s'était  élancé  hors  de  la 
tente,  et  les  jeunes  filles  étaient  apparues  effarées  et  tremblantes. 

— Que  se  passet-il,  mon  Dieu  ?  s'écria  Sacramenta. 


LK  BAi  ll!:UR  DE  SENTIERS.  903 

— Seigneur,  ayez  pitié  de  nous  !  dit  sa  sœur  eu  joignant  les  mains 
^'t  levant  les  yeux  au  ciel.  Louis  demeurait  pensif  sans  répoudre  aux 
questions  que  don  Gutierre  et  don  Miguel  lui  adressaient. 

Un  étrange  soupçon  avait  traversé  l'esprit  du  Kranv'ai?.  souDrôn 
qu'il  voulait  éclaircir. 

11  y  a  du  Ramon  là-dessous,  dit  il  enfin,  et  se  touruaiil  vi.n  ùuh 
Miguel,  écoutez,  ajouta-t-il  je  quitte  le  camp,  il  le  faut,  mon  ab- 
sence no  sera  que  de  courte  durée.  Pendant  ce  temps,  tenez-vous 
sur  la  défensive,  surtout  gardez-vous  bien  de  tenter  une  sortie,  les 
ennemis  qui  nous  attaquent  sont  plus  redoutables  que'vous  ne  le 
supposez,  j'irai  moi-môme  les  reconnaître;  et  comme  don  Gutierre 
et  son  neveu  essayaient  de  lui  adresser  des  observations,  pas  un 
mot,  dit-il  d'une  voix  brève,  les  minutes  valent  des  heures  ;  adieu. 
'■>ans-raison,  suivez-moi. 

Après  avoir  fait  un  dernier  geste  de  la  main  à  ses  amis,  le  chas- 
seur se  glissa  hors  des  retranchements  et  disparut  accompagné  du 
Canadien. 

Une  demi-heure,  un  siècle,  s'écoula,  puis  tout  à  coup  plusieurs 
détonations  retentirent,suivies  presque  immédiatement  d'un  silence 
de  mort. 

— Ils  l'ont  tué  !  s'écria  don  Miguel  ;  oh  !  je  le  vengerai  ! 

Alors,  avec  une  énergie  fébrile,  le  jeune  homme  organisa  la  dé- 
fense, faisant  passer  dans  Tâme  de  ses  compagnons  atterrés  par  l'a- 
taqne  imprévue  des  peaux-rouges  la  colère  qui  l'animait. 

"Cependant  les  Indiens  n'avaient  pas  renoncé  à  s'emparer  du 
camp,  ils  préparaient  une  nouvelle  attaque,  mais  cette  fois  ils  pro- 
cédaient lentement  et  méthodiquement,  en  hommes  qui  veulent 
réussir;  on  les  voyait,  hors  de  portée  de  fusil,  faire  de  considéra- 
bles abattis  de  bois  ;  les  Espagnols  no  comprenaient  rien  à  leur 
manière  d'agir. 

— Patience,  senor,  dit  Marceau  à  don  Miguel  qui  lui  demandait 
son  avis,  vous  en  saurez  bientôt  autant  que  moi  ;  ces  branches  qu'ils 
coupent,  ils  en  vont  faire  des  fagots  qu'ils  porteront  devant  eux 
pour  se  garantir  des  balles,  puis  arrivés  près  des  retranchements 
ils  y  mettront  le  feu  et  les  lanceront  dans  le  camp  pour  l'incendier,' 
c'est  simple,  comme  vous  voyez. 

—Mon  Dieu  !  pourquoi  don  Luis  nous-  a-t-il  quittés  ?  reprit  don 
Miguel. 

—Patience,  senor,  reprit  le  Canadien,  qui  affectionnait  cette  locu- 
lion,  M.  Louis  a  son  idée  au  sujet  des  Indiens. 

—^Quelle  idée  ?  demanda  don  Gutierre. 

— Eh  !  fit-il  en  ricanant,  une  supposition  que  ces  peaux-rougas 
c-eraient  des  blancs. 

— Hein  !  firent-ils  avec  surprise. 

— Cela  s'est  vu,  et  dame,  je  ne  serais  pas  éloigné  de  croire  qu'il 
■0  est  ainsi  aujourd'hui  ;  des  peaux-rouges  qui  font  une  attaque  de 
nuit,  c'est  louche:  l'Indien  aime  à  dormir,  il  ne  se  bat  qu'au 
sokil 

— Hélas!  blancs  ou  rouges,  don  Louis  est  mort  maintenant,  ils 
i'onl  assassiné. 

—Je  connais  M.  Louis  depuis  longtemps,  je  l'ai  vu  dans  des  en- 


904  REVUE  CANADIENNE. 

droits  où  i\  laisait'plus  chaud  qu'ici  ;  il  n'est  pas  homme  à  se  faire 
tuer  comme  ça  ;  les  coups  de  feu  que  vous  avez  entendus  me  prou  ■ 
vent  seulement  qu'il  leur  a  joué  quelque  bon  tour,  voilà  tout  ;  maii 
pour  être  tué,  allons  donc! 

Ces  raisonnements  du  Canadien  étaient  loin  de  rassurer  don 
Gutierre  et  son  neveu,  mais  ils  feignirent  d'être  de  son  avis  pour 
couper  court  à  la  discussion. 

—Préparez-vous,  dit. tout  à  coup  le  chasseur,  je  m.e  trompe  foi  L, 
ou  nous  allons  être  attaqués  de  nouveau. 
— Aux  armes,  cria  don  Miguel. 

Chacun  courut  à  son  poste,  résolu  de  se  faire  tuer  plutôt  que  de 
tomber  vivant  entre  les  -mains  des  Indiens. 

Les  prévisions  du  Canadien  étaient  justes,  les  peaux-rouges  s'a- 
vançaient contre  les  retranchements,  mais  cette  fois  ils  venaient 
lentement  et  en  bon  ordre,  s'abritant  soigneusement  derrière  d'é- 
normes fagots  qu'ils  roulaient  devant  eux. 

Ces  fagots  étaient  tenus  par  plusieurs  hommes  qui  les  main!,- 
naient  de  façon  à  en  faire  un  rampart  à  d'autres  Indien?  qui  'tiraier  , 
sans  relâche  contre  les  retranchements. 

Par  l'ordre  de  don  Miguel,  les  peones  cachés,  eux  aussi,  derrière 
les  fourgons  et  les  abatis  d'arbres,  demeuraient  immobiles  sans 
répondre  au  feu  de  l'ennemi. 

Cependant,  bien  que  la  marche  de  celui-ci  fut  lente,  il  approchait 
de  plus  en  plus,  et  bientôt  il  allait  se  trouver  au  sommet  de  l'é 
minence. 

Don  Miguel,  à  force  de  prières,  avait  obtenu  dos  jeunes  filles 
qu'elles  se  retirassent  derrière  les  arbres  restés  debout  dans  le 
camp. 

Quelques  minutes  s'écoulèrent,  pendant  lesquelles  les  deux  partis 
se  préparèrent  silencieusement  aune  lutte  suprême. 

Tout  à  coup  les  Indiens  laissèrent  tomber  les  fagots  qui  les  ab:  i 
talent  et  se  ruèrent  sur  les  retranchements,  qu'ils  essayèrent  d'es- 
calader de  tous  les  côtés  à  la  fois,  en  poussant  des  cris  horribles. 

Alors  commença  un  combat  corps  à  corps  où  chaque  coup  reii 
versait  un  homme. 

La  lutte  se  prolongea  pendant  assez  longtemps  sans  avantage 
marqué  d'un  côté  ou  de  l'autre  ;  les  Indiens,  combattant  à  décou- 
vert, avaient  le  plus  à  souffrir,  les  peones  se  défendaient  avec  une 
indomptable  énergie,  se  faisant  des  armes  de  tout  ce  qui  se  trouvait 
à  leur  portée. 

Don  Gutierre  avait  le  bras  cassé,  cependant  il  continuait  à  se 
battre,  don  Miguel  semblait  se  multiplier,  il  était  partout  à  la  fois, 
excitait  les  uns,  gourmandant  les  autres,  et  abattant  un  ennemi  u. 
chaque  coup.  * 

Le  camp  brûlait,  les  Indiens  avaient  jeté  des  fagots  enflammés 
sur  les  fourgons,  qui  avaient  pris  feu  aussitôt. 

Tout  à  coup  don  Miguel  tomba,  une  balle  lui  avait  traversé  la 
poitrine. 

Les  peones,  saisis  de  terreur  à  la  vue  de  la  chute  de  leur  chel 
eurent  un  moment  d'hésitation,  tout  allait  être  perdu. 

Soudain,  dona  Sacramenta  poussa  un  cri  de  désespoir  terribles 
et  s'élançant  comme  une  lionne  au  milieu  des  combattants  : 


LE  BATTEUR  DE  SENTIERS.  905 

—Gomment,  lâcher  !  s'écria-t-elle,vous  fuyez!  est-ce  à  une  femme 
à  vous  donner  rexempie  du  devoir? 

Saisissant  alors  avec  une  indomptable  énergie  le  machete  qu'en 
tombant  don  Miguel  avait  laissé  échapper^  elle  s'élança  vers  les 
retranchements  déjà  presque  escaladés  par  les  poaux-rouges.  Les 
peones  électrisés,  se  précipitèrent  sur  les  pas  de  la  jeune  fille,  reje- 
tèrent en  dehors  du  camp  les  ennemis,  et  rétablirent  le  combat. 

Alors  apparurent  à  la  tête  des  sauvages  deux  hommes  Vêtus  à 
l'européenne  qui,  jusqu'à  ce  moment  sans  doute,  s'étaient  tenus  en 
arrière. 

Ces  deux  hommes  étaient  don  Ramon  et  don  Remigo. 

— PJn  avant!  en  avant!  hurlait  don  Remigo,  emparez-vous  des 
jeunes  filles,  mille  onces  d'or  poUr  chacune  d'elles  ! 

11  y  eut  alors  une  mêlée  terrible,  d'autant  plus  terrible  que  de 
ce  dernier  effort  dépendait  le  succès  de  l'attaque. 

Les  peones  et  le  Canadien  survivant  s'étaient  réunis  autour  des 
jeunes  filles,  auxquelles  ils  formaient  un  rempart  de  leurs  corps  ; 
tous  ces  hommes  avaient  noblement  fait  le  sacrifice  de  leur  vie 
pour  défendre  jusqu'à  la  dernière  goutte  de  leur  sang  ce&deux  exi- 
fants  si  braves  et  si  malheureuses.  "   '    ,,      *  '1', 

Cependant,  malgré  leur  résistance  héroïqûé^'le  moment  Retar- 
derait pas  à  arriver  où  ils  seraient  écrasés  par  le  nombre  et  suscom- 
beraient  avec  le  désespoir  de  voir  leur  sacritice  inutile. 

Agenouillées  côte  à  côte  auprès  de  leur  père  blessé,  entourées 
par  leurs  derniers  défenseurs,  pâles,  mourantes,  échevelées,  en 
proie  à  une  agonie  anticipée,  sans  voix,  sans  force,  les  jeunes  filfës 
attendaient  la  mort  pour  se  réfugier  dans  le  sein  de  Dieu. 

Soudain,  un  cri  terrible  s«î  fit  entendre,  une  épouvantable  explo- 
sion éclata  comme  un  coup  de  foudre  dans  un  ciel  serein,  un  vent 
de  mort  passa  sur  les  assaillants,  dopt  les  rangs  vacillèrent  comme 
les  blés  coupés  par  la  faucille,  et  une  multitude  de  démons  bondi- 
rent sur  l'éminence  en  brandissant  des  armes  de  toutes  sortes  ;  à 
leur  tête  venait  Louis  Morin,  abattant  avec  son  fusil,  dont  il  s'était 
fait  une  massue,  tout  ce  qui  se  trouvait  sur  sa  route,  et  se  traçant 
ainsi  un  sanglant  sillon  jusqu'aux  jeunes  filles. 

— Courage  !  criait-il  d'une  voix  stridente,  courage,  me  voilà  ! 

Les  assaillants,  épouvantés  par  cette  subite  apparition  d'ennemis 
dont  ils  ne  soupçonnaient  point  l'arrivée,  reculèrent  en  désordre 
jusqu'au  bord  de  la  rampe,  où  ils  tentèrent,  comme  des  tigres  aux 
abois  de  tenir  pied  encore. 

— A  nous!  à  nous!  dit  don  Miguel  en  se  levant  sur  un  genou, 
Louis,  sauvez  mes  cousines,  sauvez  mon  oncle  ! 

r—Me  voilà  !  répondit  le  chasseur,  me  voilà  ! 

Ce  qui  s'était  passé,  le  lecteur  le  comprend,  Louis  Morin  n'avait 
eu  besoin  que  d'un  regard  pour  reconnaître  que  les  Indiens  qui  at- 
taquaient le  camp  n'étaient  en  réalité  que  des  Mexicains  déguisés> 
des  bandits  de  la  pire  espèce;  il  s'était  ouvert  passage  et  avait  ga- 
gné le  camp  des  Gomanches  ;  ceux-ci,  sous  les  ordres  de  l'Opossum 
et  des  autres  chefs  de  la  tribu,  étaient  déjà  en  marche  poKir  venir 
à  son  secours. 

A  part  l'amitiéqu'ils  portaient  au  chasseur,  les  Gomanches  étaient 
Messes  de  voir  des  sàltéadores  se  couvrir  du  costume  guerrier  de 


906  REVUE  CANADIENNE. 

leur  nation  pour  commettre  des  déprédations  et  des  atrocités  dont 
eux  passeraient  pour  être  les  auteurs,  et  ils  avaient  résolu  d'infliger 
aux  bandits  un  châtiment  exemplaire. 

Cependant,  le  combat  continuait  avec  un  acharnement  indicible. 

Les  bandits,  sachant  qu'ils  n'avaient  pas  de  quartier  à  attendre 
des  Bisons-Rouges,  se  défendaient  avec  une  férocité  sans  exemple, 
non  pour  sauver  leur  vie,  ils  se  savaient  perdus,  mais  afin  de  se 
faire  tuer  et  d'échapper  ainsi  aux  tortures  que  leur  infligeraient 
leurs  implaquables  vainqueurs,  s'ils  tombaient  vivants  entre  leurs 
mains. 

En  apercevant  Louis  Morin,  don  Ram  on  avait  poussé  un  rugis- 
sement de  tigre,  le  Français  allait  lui  ravir  la  proie  qu'il  croyait 
déjà  tenir  en  son  pouvoir.  Don  Remigo  et  deux  bandits  qui  se 
tenaient  à  ses  côtés  se  reunirent  à  lui,  et  tous  quatre  à  la  fois  ils  se 
ruèrent  sur  le  Français,  qu'ils  enveloppèrent  et  qu'ils  assaiUirent 
avec  une  fureur  sans  égale. 

Mais  l'Opossum  avait  vu  le  danger  que  cornait  son  ami,  et  s'é- 
tait élancé  pour  le  soutenir,  suivi  de  plusieurs  de  ses  meilleurs 
guerriers. 

Louis  Morin  attendait  ses  ennemis  de  pied  ferme. 

— Eh  !  eh  !  fit-il  en  ricanant,  c'est  encore  vous,  don  Ramon  !  pour 
cette  fois,  nous  en  finirons,  je  l'espère. 

— Et  moi  aussi,  démon  de  Français  !  s'écria  le  Mexicain  d'une 
voix  que  la  colère  faisait  trembler.  Meurs,  misérable  !  ajouta-t-il 
en  déchargeant  sur  lui  ses  revolvers. 

Le  Françai»  fit  un  bond  de  côté,  d'un  coup  de  crosse  il  assomma 
un  des  bandits  qui  tomba  comme  un  bœuf  à  l'abattoir,  puis  brisa 
le  crâne  du  second,  qui  brandissait  sa  reata  au-dessus  de  sa  tête, 
prêt  à  le  lasser. 

Louis  Morin  n'avait  donc  plus  que  deux  adversaires  devant  lui. 

— Laissez-moi  châtier  ces  misérables,  dit-il  à  l'Opossum,  occupez- 
vous  de  ceux  de  leurs  compagnons  qui  survivent  encore. 

Il  laissa  tomber  son  fusil,  qui  lui  devenait  inutile,  et,  saisissant 
sa  longue  rapière  d'une  main  et  un  revolver  de  l'autre,  il  attaq.ua 
résolument  les  deux  Mexicains. 

Ceux-ci  n'étaient  pas  des  ennemis  à  dédaigner,  jeunes,  adroits, 
braves  et  animés  d'une  haine  mortelle  ;  le  Français  pouvait  suc- 
comber dans  la  lutte  qu'il  s'obstinait  à  soutenir  seul  contre  eux. 

Don  Miguel,  malgré  la  gravité  de  sa  blessure,  ranimé  à  la  vue 
du  secours  que  lui  amenait  son  ami,  et  soutenu  par  la  fièvre  eni- 
vrante du  combat,  s'était  relevé,  et,  appuyé  sur  un  sabre  ramassé 
par  lui  sur  le  sol,  il  s'était  traîné  pas  à  pas  jusqu'à  l'endroit  où  les 
trois  hommes  avaient  engagé  un  duel  terrible. . 

En  apercevant  son  ami  luttant  seul  contre  don  Ramon  et  don 
Remigo,  un  nuage  sanglant  passa  sur  les  yeux  de  don  Miguel;  il 
ne  fut  plus  maître  de  sa  fureur  ;  il  se  précipita,  le  sabre  haut,  sur 
don  Remigo  et  lui  passa  son  arme  à  travers  le  corps.  Le  Mexicain 
poussa  un  hurlement  de  fureur  et,  saisissant  son  ennemi  à  bras-le- 
corps,  il  roula  avec  lui  sur  la  lerre,  où,  enlacé  l'un  à  l'autre  compie 
deux  serpents,  ils  se  débattirent  avec  rage. 

J^ul  n'aurait  su  dire  quelle  aurait  été  l'issue  de  cette  lutte^ 
étrange,  si  l'Opossum  n'avait  pas  jugé  à  propos  d'intervenir;  saisie- 


LE  BATTEUR  DE  SENTIERS.  907 

sant  don  Remigo  par  la  cheveluro,  il  lui  renversa  violemment  U 
tète  en  arrièro,  et  lui  plongea  son  couteau  dans  la  gorge. 

Le  Mexicain  fit  un  bond  terrible  en  se  roidissant  convulsive- 
meiU.  ses  membres  se  détendirent  g\,  il  demeura  immobile;  il 
était  mort. 

Quant  à  don  Ramon,  son  sort  était  plus  affreux;  Louis  Morin 
l'avait  désarmé,  et  malgré  une  résistance  énergique,  il  avait  réussi 
i  se  rendre  maître  de  sa  personne  et  à  le  faire  prisonnier. 

Le  combat  était  fini.  l)e  toute  la  troupe  des  bandits  qui  avaient 
attaqué  le  camp,  un  seul  vivait  encore  :  c'était  don  Ramon. 

Louis  Morin,  avec  sa  générosité  habituelle, voulait  lui  faire  grâco 
<ic  la  vie. 

L'Opossum  s'y  opposa. 

— On  écrase  les  reptiles  venimeux,  dit-il  ;  cet  homme  est  un  ser- 
pent, il  mourra  ;  il  appartient  aux  Bisons-Rouges,  les  guerriers  co- 
mauches  rattacheront  au  poteau  de  torture. 

0  fut  impossible  an  Français  de  faire  comprendre  à  l'implacable 
chef  que  souvent  la  clémence  est  un  devoir. 

L'Opossum  ne  voulait  rien  entendre,  et  don  Ramon  fut  emmeno 
par  les  Indiens. 

Le  soir  même,  le  miséi'able  fut  attaché  au  poteau  ;  nous  ne  dé- 
crirons pas  son  supplice,  il  fut  horrible;  nous  nous  bornerons  à 
dire  qu'il  appela  la  mort  pendant  sept  heures  avant  qu'elle  consentit 
à  mettre  un  terme  à  ses  souffrances. 

Les  voyageurs,  réduits  à  un  fort  petit  nombre  et  blessés  pour  la 
plupart,  étaient  dans  l'impossibilité  de  continuer  leur  marche  ;  il 
leur  fallut  accepter  l'hospitalité  que  leur  offrirent  les  Bisons-Rouges 
dans  leur  camp. 

Dès  qu'il  vit  ses  amis  en  sûreté  au  milieu  des  Goman?hes,  bien 
qu'il  eût,  quelques  jours  auparavant,  expédié  l'Ourson  à  l'hacienda 
d'Aguas  Frescas,  l'infatigable  Français  quitta  ses  amis  et  se  mit  en 
route  afin  de  hâter  l'arrivée  des  secours,  des  fourgons  et  des  voi- 
tures, devenus  indispensables  après  le  désastre  complet  éprouvé 
par  la  caravane. 

Son  absence  ne  dura  qu'un  jour;  il  avait  rencontré  l'Ourson  à 
quelques  lieues  du  camp,  à  la  tête  d'une  troupe  nombreuse  de  peo- 
nes  et  amenant  avec  lui  tous  les  objets  indispensables  aux  malheu- 
reux voyageurs. 

L'état  des  jeunes  filles  inspirait  de  sérieuses  inquiétudes  ;  à  la 
suite  des  violentes  émotions  causées  par  les  périls  affreux  auxquels 
elles  avaient  été  pendant  si  longtemps  exposées,  et  surtout  pendant 
le  dernier  combat,  elles  avaient  été  atteintes  d'une  maladie  ner- 
veuse qui  leur  causai!  une  faiblesse  et  une  prostration  dont  les 
symptômes  devenaient  chaque  jour  plus  alarmants. 

Cependant  elles  laissèrent  paraître  une  joie  de  bon  augure,  lors- 
que Louis  Morin  leur  annonça  à  son  retour  que  tout  était  prêt 
pour  leur  départ  et  que  désornîais  elles  n'avaient  plus  aucun  péril 
à  redouter. 

IjCS  Gomanches  voulurent  accompagner  leurs  hôtes  jusqu'aux 
dernières  limites  du  désert;  ils  ne  les  quittèrent  que  lorsqu'ils  ar- 
rivèrent en  vue  de  l'hacienda. 

Quinze  jours  plus  tard,  don  Gutierre,  ses  filles,  son  frère  et  son 


908  REVUE  CANADIENNE. 

neveu,  complètement  rétabli  de  sa  blessure,  s'embarquaient  pour 
l'Europe  sur  un  bâtiment  français  frété  par  les  soins  de  don  Miguel 
et  qui  les  attendait  depuis  deux  mois  déjà  dans  le  port  de  Gruaymas. 

Sur  la  plage,  Louis  Morin  prit  congé  de  ses  amis. 

Ce  fut  en  vain  que  ceux-ci  essayèrent  de  le  retenir  près  d'eux, 
le  Français  demeura  sourd  à  leurs  offres  amicales. 

—  Mais  enfin  que  comptez-vous  faire?  lui  demanda  don  Miguel. 

— Retourner  au  désert,  dit-il  ;  c'est  là  seulement  que,  face  à  face 
avec  les  grandes  œuvres  de  Dieu,  l'homme  vit  libre  en  apprenant  à. 
devenir  meilleur. 

Il  ne  quitta  le  rivage  que  lorsque  le  navire  qui  emportait  ses 
amis  eut  complètement  disparu  à  l'horizon,  Alors  il  poussa  un  pro- 
fond soupir,  et  essuya  une  larme  qui  coulait  sur  ses  joues  hâlées, 
et  après  être  remonté  sur  son  cheval,  il  reprit  lentement  le  chemin 
des  prairies. 

— C'était  un  rêve!  murmura-t-il  en  jetant  un  dernier  regard  vers 
la  mer. 


-Don  Gutierre  et  son  frère  se  sont  retirés  à  Cordoue,.  don  Miguel 
a  épousé  Sacramenta;  Jesusita,  qui  a  plusieurs  fois  refusé  les  bril- 
lants partis  qui  lui  étaient  offerts,  est  rentrée  il  y  a  quelques  mois 
dans  un  couvent,  où  elle  a  témoigné  le  désir  de  prononcer  ses 
vœux. 

On  cherche  vainement  le  motif  d'une  aussi  étrange  résolution 
de  la  part  d'une  jeune  fille  belle,  riche,  aimée,  et  qui,  en  apparence 
du  moins,  était  si  heureuse. 

Gustave  Aimard. 

FIN. 


S 


ETUDE  SUR  LE  NORD-OUEST  DU  CANADA, 


ESQUISSE  GLIMATOLOGIQUE 

{Suite  et  fin.) 

Tout  iiciturellemeiit,  le  dégel  ne  pénètre  pas  à  une  grande  profon- 
deur. En  1849,  Seaman  a  fait  une  série  d'expériences  qui  ont  dé- 
montré que  le  dégel,  sur  les  bords  des  mers  arctiques,  atteint  une 
Ijfofondeur  variant  de  deux  à  quatre  pieds.  D'après  les  nombreuses 
expériences  de  Richardson,  cette  profondeur  n'est  que  de  quatorze 
pouces  sur  la  côte  septentrionale  du  Nord-Ouest  Canadien. 

On  conçoit  que  le  sol  ne  gèle  ainsi  que  dans  les  endroits  les  plus 
au  nord  et  sur  les  bords  de  la  baie  d'Hudson,  qui  est  entourée  par 
un  terrain  humide  et  mousseux  qui  retient  beaucoup  le  froid.  A 
mesure  qu'on  remonte  le  cours  du  Mackenzie,  l'action  du  soleil  se 
fait  plus  sentir  et  le  sol  se  dégèle  complètement  de  bonne  heure,  et 
plus  encore  dans  les  grandes  prairies  du  sud-est.  ' 

C'est  aussi  l'absence  prolongée  du  soleil  dans  les  régions  arètiques 
<|ui  occasionne  la  formation  des  glaces  dont  les  mers  polaires  sont 
recouvertes  durant  toute  l'année. 

Toutes  ces  causes  réunies  produisent  des  abaissements  de  tempé- 
rature extrêmes  dans  les  parties  les  plus  au  nord  du  territoire  qui 
nous  occupe.  En  1853,  le  thermomètre  à  l'esprit  de  vin  atteignait  40 
degrés  centigrades  au-dessous  de  zéro  à  'Athabaska,  tandis  qu'il 
descendait  à  48*^  centigrades  au  fortGood  Hope,  dans  un  lieu  abrité 
contre  les  vents  froids.  Au  fort  Anderson,  latitude  68^^45,  le  ther- 
momètre descend  à  55^  au-dessous  de  zéro.  Dans  les  terres  arctiques 
Sir  James  Ross  a  enregistré  60^  centigrades  dans  rair,et  après  lui  Sir 
W.  E.  Parry  a  observé  54^  centigrades  pendant  cinquante  heures 
consécutives  ;  Sir  E.  Belcher,  en  1853-4,  a  observé  une  moyenne 
de  48°88  centigrades  pour  264  heures  et  de  58®  à  62^50  centigrades 
pour  quatorze  heures.  Le  thermomètre  descendit  môme  dans  sa 
maisonnette  de  glace  à  65  et  66  degrés  centigrades. 

Les  endroits  où  ces  froids  excessifs  ont  été  remarqués  se 
trouvent  à  des  centaines  et  des  centaines  de  milles  des  régions  cul- 
tivables du  Nord-Ouest;  mais  l'influence  de  ces  températures  rigou- 
reuses se  fait  naturellement  sentir  partout;  C'esl  pourquoi  la  posi- 
tion géographique  de  ce  pays  est  la  principale  cause  du  froid. 

2o  Cette  première  cause  en  occasiouiie  une  autre  :  la  proximité 
des  mers  glaciales. 

On  sait  que  les  mers  polaires  sont  constamment  recouvertes  de 
glaces  plus  ou  moins  compactes.  Dans  le  cours  de  ses  explorations, 
le  Dr.  Scoresby  a  vu  une  banquise  sur  laquelle  une  voiture  aurait 
pu  parcourir  en  ligne  droite  une  distance.de  quatre  vingt  dix 
milles.  Ces  glaces  absorbent  la  chaleur  solaire  qui  réchautferait 
la  terre  dans  les  environs  et  produisent  constamment  dans  la  tem- 
pérature iin  abaissement  qui  se  fait  sentir  à  une  grande  distance. 
3o  Celle  seconde  cause  de  froid,  que  nous  pourrions  appeler 


910 


REVUE  CANADIENNE. 


locale,  en  engendre  une  troisième  qui  est  pins  générale  :  les  vent 
froids. 

Le  vent  joue  nn  grand  rôle  dans  la  température  ;  il  Télève  ou 
l'abaisse,  selon  qu'il  est  chaud  ou  froid.  Or  les  vents  du  nord 
origîuant  en  des  régions  constamment  froides  et  emportant  avec 
enx  le  froid  causé  par  l'évaporation  d;ms  la  mer  glaciale,  font  tou- 
jours descendre  le  thermomètre.  Aussi  daus  le  Nord-Ouest,  corfime 
dans  tontes  les  autres  parties  du  Canada,  parler  du  vent  venant  du 
nord,  c'est  parler  d'un  vent  froid,  sec  et  piquant,  en  hiver. 

Pour  apprécier  l'influence  de  ce  vent  du  nord  sur  la  température 
du  Nord  Ouest,  nous  allons  voir  dans  quelle  proportion  il  se  fait 
entir,  comparativement  aux  antres  venis. 

An  fort  Confidence,  latitude  00*^5 V  et  longitude  1 18*^49',  le  ven;. 
a  été  observé  à  chaque  heure  en  1848-9,  du  mois  d'octobre  au  caois 
d'avril  inclusivement.  Ces  3,430  observations  ont  donné  le  résul- 
tat suivant:  Calme,  294;  vents  d'est  allant  des  Barreu  Grounds  vers 
les  forêts  du  Mackenzie,  547  heures;  vents  de  l'ouest,  286  heures; 
vents  dn  nord  et  du  nord-est, 969  henres,  vents  du  nord  et  dn  nord- 
ouest,  348  henres  ;  vents  du  sud-ouest,  262;  du  sud-est,  718,  faisant 
pour  les  vents  venant  du  sud  980  heures  et  1017  pour  ceux  venant 
en  ligne  plus  au  moins  directe  dn  nord.  Les  vents  du  sud  aug 
inenlaient  avec  le  printemps  et  auraient  atteint  un  chiffre  plus  éle- 
vé que  ceux  du  nord,  si  les  observations  avaient  été  continuées  du- 
rant l'été. 

Les  temps  de  calme  ont  été  observés  en  plus  grand  nombre  d' 
mois  de  décembre  au  mois  de  mars  et  les  nuages  abondaient  er 
octobre  et  en  novembre. 

Le  registre  météorologique  tenu  dans  la  baie  de  Baffîn  par  le  Dr. 
Butherland,  en  1854,  durant  les  mois  de  mai,  juin,  juillet  ei  août,. 
indique  14  jours  de  vents  directs  de  l'esi,  4  jours  de  vents  directs 
de  l'ouest,  54  jours  de  vents  plus  au  moins  directement  du  nord, 
dont  43  du  nord-est  et  11  du  nord-ouest,  12  jours  de  vents  du  sud- 
est  et  26  jours  de  vents  du  sud-ouest.  Les  tableaux  qui  suivent 
compléteront  ces  données  : 

Tableaux  montrunl  dans  quelle  proporlion  les  différents  vents  se  for 
senti?'  dans  les  endroits  qui  stiive^^l: 

FORT  GARRY,  LAT.  49*  à3',  LONG.  96*  52'. 


1855-6 

ÎV. 

N.-E. 

E. 

S.-E. 

s. 

s-o. 

0. 

N.-O. 

Janvier 

9 
2 

l 

3 
7 
6 
8 
5 
•     6 
3 
8 

0 

0 
0 
2 
2 

5 
0 

1 

0 
0 
2 

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0 
0 
0 

1 

0 
0 
0 

1 

3 
1 
0 

0 

0 
0 
3 
4 
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1 
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3 
3 
1 
0 

10 
6 

10 

10 
5 
5 

14 
5 

n 

10 

11 

10 

7 
3 
2 
3 
'i 
3 
3 
7 
2 
2 
4 
2 

3 
6 
3 

0 

o 

6 
5 
4 
G 
2 
3 
3 

2 

Février 

Q 

Mars 

Avril 

9- 

Mai  

1 

Juin  

)> 

Juillet 

2 

Août  

1 

Septembre  

0 

Octùbre '. 

Novembre 

î 

Décembre ,... 

0 

Total... 

70 

13 

8 

21 

107 

M 

43 

30 

ETUDE  SUR  LE  NORD-OUEST  DU  C.\NADA.         91 
PORT  CARLTON,  LAT.  52«'  bV,  LONG.  106«  15'. 


1857-8 

N, 

N.-E. 

E. 

S.-E. 

s. 

s.-o. 

0. 

N.-O. 

Janvier 

2 

8 

■'*'o 

6 

2 



14 

9 

2 
0 

\ 

3 

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7 
0 

0 

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7 

1 

0 
0 

7 

4 
0 

8' 
II 

"i*ô 
0 

1 

4 
5 

i 

18 

11 

/| 

FAvri<3r 

H 

Mars 

Avril 

Mai  

Juin      

IG 

Juillet  

16 

Août 

\ 

Septembre  

Octobre , 

Novembre 

Décembre 

Total... 

18 

32 

20 

16 

11 

39 

39 

48 

Les  registres  tenus  en  cet  endroit  ne  renferment  rien  relative- 
ment aux  sept  autres  mois. 

FORT  EDMONTON,  LAT.  50>^  31',  LONG.  113°   17'. 


1857-8 

N. 

N.-E. 

E. 

S.-E. 

s. 

s.-o. 

0. 

N.-O. 

Janvier 

Février,.. 

14 
4 
1 
3 
8 

""4 
6 

3 

21 
21 
Î7 
13 
5 

""i*7 

25 
33 

2 

7 

19 

12 

0 

""'"2 
6 
6 

2 
î 
6 
5 

0 

"*5 

15 

9 

0 
0 
2 
8 
0 

""0 
0 
0 

8 

6 

12 

13 

0 

""5 
2 

0 

2 

16 
14 
16 
0 

«ï 

0 
0 

6 
12 

Mars 

1 

Avril 

7 

Mai  

0 

Jain 

Juillet  

Août 

Septembre  

Octobre    

***'*4 

Novembre 

15 

Décembre 

20 

Total  :  8  mois 

43 

152 

54 

43 

10 

32 

60 

70 

I^s  mois  de  juin,  juillet,  août  et  septembre  n'ont  pas  été 
sur  le  registre. 

FORT  GHEPEWYAN,  LAT.  58°  43',  LONG.  118°  20'. 


portés 


1825-6 

N. 

N.-E. 

E. 

S,-E. 

s. 

s.-.o 

0. 

N.-O. 

Janvier..  ..^ 



l 



1 

Février 

1 

1 

Mars , 

1 

1 

Avril 

1 





Mai 



1 

Juin 

1 

1 

Jdillet 

i 



1 

Août 

1 

Septembre  

1 



1 

Octobre 



l 

No>embre 

i 

1 

Décembre 

1 



l 

Total... 

1 

9 

r 

0 

0 

2 

1 

6 

912  REVUE  CANADIENNE. 

Ce  tableau  ne  donne  que  la  plus  fréquente  relation  des  venti 


FORT  FRANKLIN,  LAT.  G5^ 

12',  LONG,  l 

23'  13 

1826 

N. 

N.-E. 

•     E. 

S.-E. 

s. 

s.-o. 

0. 

N.-O. 

0 
0 
0 
0 
0 

""o 

0 

1 
0 

2 
2 

3 

0 
1 
G 

2 

■  ■  '  ■  2 

5 
4 
3 
l 
2 

14 

5 

8 

22 

12 

""c 

13 

4 
4 

17 

7 

0 
2 

7 
4 
8 

""12 
6 
4 
6 
5 
3 

0 
2 
0 
0 
0 

'""è 
0 
0 
3 

i 
0 

6 

1 

1 
1 
l 
9 

'^ 

"■'0 
3 

0 
1 
2 

2' 

1 
1 
3 
0 
0 

2 
2 
1 
5 
5 
2 

15 

Février • 

17 

Mars 

Avril                   

A 

8 

Mai         

7 

Juin ... 

Juillet 

""l 

Août ...... ......i..... 

7 

Septembre  ........  

Octobre 

4 
14 

Novembre 

9 

Décenibre    

17 

Total... 

5 

23 

112 

57 

14 

23 

118 

Le  registre  du  mois  de  juin  a  été  volé  par  les  sauvages. 

Diverses  observations  dont  nous  n'avons  qu'un  résumé  général 
nous  donnent  les  chiffres  suivants  : 

REPtJLSE  BAY,  LAT.  66°  32',  LQNG.  80*  56^ 


iV,-E. 

130 


S.-E. 

52 


s.-o. 
30 


0. 
22 


N  0. 

261 


FORT  CONFIDENCE,  LAT.  C6^  54'.  LONG.  l'S^  49' 

N.  et  N.-E.  ' 

969        547        718        0        262        286        348 

BAIE  DE  BAPPIN  ET  DETROIT  DE  l>AVi8, 


32 


0 


30 


Î61 


En  ajoutant  les  ciiifTres  qui  représentent  respectivement  et  eu 
totalité  la  fréquence  des  vents  soufflant  dans  chaque  direction, 
nous  trouvons  les  résultats  suivants  : 


^-- 


-— lf*Br- 


f:=B;-i~s: — isr-or 


ForlGarry.. 70  13  8 

"    Carllon 18  32  20 

-'    Edmonton  .  43  152  54 

"    Gbepewyan     1  9  l 

"    Franklin....    5  23  112 

"     Conadence.  969      •  547 

'«    Repuise  BayO  13J  23 

Baffin'sBay H  32  14 


21 

16 

43 

0 

57 

718 

52 

12 


107 
U 
10 
0 
6 
0 
0 
0 


42 
39 
32 
2 
14 
262 
30 
26 


43 
39 
60 
1 
23 
286 


N.-O 

48 

70 

6 

118 

348 

261 

11 


Total  :   148   13^3    779    919    134 


447 


478 


786 


ETUDE  SUR  LE  NORD-OUEST  DU  CANADA.         91^ 

,  Eli  analysant  ces  chiffres,  on  trouve  les  proporlions  suivante» 
pour  chacun  des  quatre  points  cardinaux  : 

NORD-EST.  SUD-OUEST. 

2,327     .3,091  1,500      1,711 

ou  pour  100.26,96     34.58  17.61       19.80 

Ces  chiffres  montrent  d'une  nianière  générale  l'influence  qu^VljaV 
vents  soufflant  de  ces  quatre  points  exercent  comme  causes  géné- 
riques de  froid  ou  de  chaleur;  mais  pour  se  former  une  idée  exacle 
de  leur  influence,  il  faut  voir  à  quelles  époques  ils  se  font  sentir 
dans  ces  différentes  localités,  ainsi  que  nous  le  ferons  plus  loin. 
Qu'il  nous  suffise,  pour  le  moment,  d'indiquer  ce  qui  caractérise 
chacun  de  ces  ventg.  Pour  icela,  il  n'est  besoin  que  de  voir  d'où  iU 
soufflent.  ;  rr:jO'l  -.b  .  ,.  '   ,  ;  .,  .;.:    .,.  .,      ,       ....     ,        ,,     "  ,s/ 

Veti^s  du  Nord.—Ct^s  vents  viennent  des  régions  polaires,  àép 
mers  glaciales,  et  sont  naturellement  froids  en  hiver  et  frais  ein  été. 
Les  trois  vents  qui  soufflent  de  celle  direction  sont  le  nord,  le  nord: 
ouest  et  le  norf]-est.        ^  ,^        ,      ./   ,  1  j^[ 

Le  vent  nord  est  le  moins  fréquent.  Eu  hiver,  il  est  toujoî|ps 
glacial  et  piquant  et  fait  baisser  le  thermomètre  du  moment  qu'il 
commence  à  souffler.  Dans  les  Montagnes  Rocheuses,  c'est-à-dire 
dans  la  vallée  de  la  rivière  à  la  Paix  et  au  fort  Jasper,  il  amèn^ 
souvent  de  la  neige.  Ce  vent  est  généralement  régulier  et  n'arrive 
pas  par  bourras(]ues  ni  rafales.  Dans  la  parti»^  occidentale,  U  jiû 
moins  sec  et  se  sent  un  peu  de  l'humidité  qu'il  prendf  (lans,lâ  b^ie' 
d'Hudson.  i    ,  '        :       ,  .Vi  . 

Le  vent  du  nord-ouest  est  plus  fréquent  et  plus  irrégulier,  ueit' 
essentiellement  froid,  sec,  élastique,  impétueux,  plus  habituel  l^t^i 
ver  que  l'été.  11  apporte  dans  les  plaines  le  froid  des  mers  et  Jes- 
terrains  glacés  où  il  origine,  et  comme  sa  course  n'est  interrompue 
par  aucun  obstacle,  il  souffle  toujours  avec  une  grande  force.  Ce- 
pendant, il  est  toujours  pur  et  sain  et  ranime  bientôt  les  forces 
abattues.  En  hiver,  ses  rafales  chassent  la  neige,  la  soulèvent  dans 
l'air  et  produisent  ce  qu'on  appelle  en  Canada  la  poiictrem.  Le 
thermomètre  baisse  toujours  dans  les  plaines  de  la  Rivière  Rouge, 
quand  ce  vent  se  fait  sentir.    ,   ,  \     .  ,  .     r    •  -,  ^uc. 

En  été,  on  le  désire  pour  atténuer  Tarde ur  de  la  chaleur  splauîg^ 
Sa  rencontre  avec  les  vents  chauds  du  sud. et  du  sud-ouest^i^opuil 
des  orages  de  tonnerre  et  de  grêle  qui  ont  parfois  des  résultats  ^^- 
sastreux  pour  ragriculture.  Ces  orages  ont  généralement  lieu  dans 
les  mois  de  juillet  et  d'août.  Il  succède  presque  toujours  aux 
pluies  que  le  vent  du  nord-est  amène  en  été,  chasse  les  nuages  qui 
baissent  dans  l'atmosphère  et  remplace  la  chaleur  par  une  brise 
fraîche. 

Le  vent  du  nord-est.est  presqu'aussi  fréquent  en  certains  endroits 
et  plus  fréquent  en  d'autres.  Il  est  moins  froid,  mais  plus  humide 
que  le  vent  du  nord-ouest.  Ce  vent  souffle  de  la  baie  d'Hudson,  et 
il  en  a  toute  la  froideur  et  l'humidité.  Les  mers  qu'il^  effleure 
avant  d'arriver  à  la  terre  ferme  se  prolongent  jusqu'au  pôle,  sont 
toujours  couvertes  de  glace,  et  le  saturent  de  froid  et  d'humidité  : 
25  Décembre  1873.  ^8 


^14  /  >'  '       REVUE  CANADIENNE 

aussi  déploie-l-il  ces  deux  qualités.  Dès  qu'il  s'élèv^e,  l'air  se  trouble, 
et  les  nuages,  s'il  y  en  a,  se  réunissent  pour  n'en  former  qu'un 
seul.  En  hiver,  ce  nuage  tombe  en  neige,  et  en  été  il  se  vide  en 
pluie,  quelquefois  opiniâtre.  En  automne,  il  «st  transissant,  hu- 
mide et  désagréable.  C'est  l'époque  à  laquelle  il  est  le  plus  fré- 
quent. Il  est  toujours  bourru,  froid  en  hiver,  très  frais  en  été, 
jiuageux,  sujet  aux  rafales,'  pluvieux  et  neigeux.  En  effet,  c'est 
presque  toujours  le  vent  de  nord-est  qui  amène  la  pluie  en  été, 
surtout  en  automne  et  au  printemps,  et  la  neige  en  hiver.  Dans 
les  prairies,  surtout  dans  la  vallée  de  la  Saskatchewan,il  précède 
loujoursla  tombée  de' la "nel^e.!     •  •  ;  ;  ^'    ••  ^  ^    >   ;   >  i  s  : 

Lorsqu'il  varie  ou  dévie,  c'ësit'  t^fdiîTairediétit-'poul'  passer  à 
j'est,  et  lèvent  qui  souffle  dé  cette  direction  peut  être  considéré 
comme  le  suppléant  et  rattërnatif  naturel  du  vent  de  nord-est  ;  s'il" 
est  moins  fréquent,  il  participe  aux  qiialités  froides  et  pluvieuses  du 
vent  du  nord-est.  Au  nord  du  grand  lac  de  l'Ours,  cependant,  où 
ce  vent  est  fréquent,  il  adoucit  généralement  la  température,  tout 
en  restant  nuageux  et  neigeux  en  hiver.  Au  fort  Carlton,  et  dans 
les  autres  régions  de  prairie,  il  apporte  la  brume  et  la  neige.^iî  ^'•- 

Les  vents  que  nous  venons  d'examiner,  c'est-à-dire  les  vent^de 
nord,  nord-ouest,  nord-est  et  d'est,  sont  les  vents  qui  dominent  en 
hiver  ;  eh  été,  ils  sont  remplacés  par  des  courants  opposés. 

Le  vent  du  sud-est  se  fait  sentir  principalement  en  été,  et  à  cette 
maison,  c'est  un  des  courants  les  plus  'habituels.  Il  est  naturelle- 
ment chaud  et  parfois  chargé  de  nuages  légers  que  les  vents 
boréaux  condensent  et  réduisent  en  pluies  d'orage.  Mais  ces 
orages  sont  peu  fréquents  et  son  caractère  dislinctif  est  celui  d'une 
brise  douce  et  chaude.  En  hiver,  il  élève  toujours  la  températtire 
et  produit  même  des  chaleurs  anormales  et  des  dégels  dans  les  ré- 
gions qui  avoisinéht  les  Montagnes  Rocheuses.       •    li  k        ;;<i 

Lèvent  du  suçl  est  plus  rare.  Il  suffit  d'exami  lier  les  grandes 
plaines  arides,il'où  il  vieùt'pour  vôir^u*il  ëstôèéj  ol^aud  et  souvent' 

violent.        '     '  ■''''.''-'    '''^^^  ''     '-'  '•■  -''[.f^OÎ  Mllirfj^  Il  .-.'    :  l^a:      ::■'•(,  •:. 

Le  sud-ouest  est  plus  fréqtienl  et  moin's  local,  II'  sbccede  géné- 
ralement au  vent  du  sud,  surtout  dans  l'après-midi.'  'ït'  a-un  peu 
l'humidité  des  courants  des  tropiques  :  il'âjipOrte  les  nuages  plu- 
vie^.ix  et  souvent  de  violents  orages  accOmf)agnés  de  tonnér(*e,  sur- 
tout dans  les  vallées  de  la  Rivière  Rquge  et  de  l'Assuiiboiiie.  C'est 
toujours  un  vent  essentiellement  chaud- et  violent.  '  •'  ii^-       '  ':  ; 

En  hiver  ce  Tent  du  sùd-ôûest  est  lôcalv  II  ne  se^i-fâiit»  'qu'ô-  très 
rarerhenl  .sentir  dans  la  partie  orientale  des  praiiies,  mais  il'  est 
d'occurrence  fréquente  à  Edmonton  et  d.ans'  les  régions  voisines  dés 
Moh-tagnes  Rocheuse^;  1  II;  vient  du  Pacifique  à  travers  les  dépres- 
hions  'des  montagnes,  ètrmême  à^cetté  saison  il  est  nuageux;  chaud, 
violent  et  apporte  là  pi  nie.'  'Il-hè  se  Mt  guëW'  sentir  eW  hiver  i^ue 
dans  cette  contrée  el  c'est  lui  qui  en  adoucit  la  température^'jus- 
q lie  dans  l^l  vallée  •d,è  ^a  Hvi'ere  à'  %>  Paix!  et  mème^  occasion-ïïdie 
m  :'■;■!! [^(rMrfoî^d  G;obd'Hope,'dànéUecerclè';f(rctiqlie.-i  >n  ^'-  . 

^  d'oueéti 'pbssè'^è^a ^iieii'  'ptèâ  îès  mêmes'  qiialifés i et-'se -fait; 
iL...  -.../ctntàgè^àihesm'e  ^u-onâvaioë've^pâlïis  {w^  aluôifqftiele 
( oastatent  les  làbleaui'-^iië' nous  àTbiis'Vus pkis  haût'J j  'infi'D  Ji- 

Les  données  q'iii  précèdent  établissent  :  4-o^jQii©^t©ïi8otesiv0uts 


ETUDE  SUR  L&.;i^O;RprQUtîS];jDU  CANADA.         91$ 

i)Oi'éaux  sonl  froids  et  plus  fréqiienU  en  hiver;  2o  que  le  vent  du 
aord-ouest  est  le  plus  froid  et  le  plus  sec  ;,3o  que'ïc  veut  du  nord- 
ost,  tout  en  étant  froid,  est  plus  humide  et  apporte  la  neige  en 
hiver  et  la  pluie  eh  été  ;  4o  que  les  vents  "du  sud  dpmiueut  en  été 
et  sont  toujours  des  vents  châucis,  nnenie  en  hiver  en  approchant 
des  Montagnes  Rocheuses  ;  5o  que  le,  vent  du  su'd-ouest  est  plu- 
vieux et  chaud  en  hiver  dans  Ie^plaine$  voisines  des  ihontagues, 
ainsi  que  le  vent  d'o.uestv     .  m     u.    :;.;  .  i  ,  .'i.^.  ■,/< 

,   Ces  divers  vents  se  succèdent  g)§aéj;ÎLieixiept  d'ans.rorarequi  suit  : 

Les  transitions  du  chaud  at^  ^rpid,  î^'e  font  naturellèinebt  par  le 
passage,  ou  le  changeinent  des,,yÇin^ts,  du  8.ul,"et  du  sud^ouest  aux 
iHimbs  du  nord  çt  du  nord-ouei^t,  et  au  contraire  intei^se  les  transi- 
tions du  froid  au  chaud  par  le:  passage  des  vents  du  ndi;d  et  du 
nord  ouest  à  ceux  du  sud  et  du  sud-ouest.   ,    ;•,,  .i^ô,.,      ,     , 

Dans  la  vallée  de  la  rivière  Koqlauie,  sur  le  yer^a'testdes  Mon 
tagnes  Rocheuses,  les  vent^  suivent  généralement  un  ordre  de  suc- 
cession quotidienne  régulier  :  le  vent  du,  sud-ouest  souffle  tout  le 
jour  jusque  vers  trois  heures  ,de  l'après-midi,  et  alors  il  se  change 
en  une  brise  fraîche.  Vers  six  heures,  les  couches  inférieures  de 
l'atmosphère  sont  poussées  par  le  vent  du  nord-est,  tandis  que  les 
couches  supérieures  fuient  devant  le  courant  du  sud-ouest  pendant 
une  heure  ou  deux.  Alors  le  nord-est  reste  seul  et  se  fait  sentir 
pendant  quelque  temps,  accumulant  des  brumes  qui  se  forment  en 
nuages  bas,  et  se  dissipent  quelques  heures  après  le  coucher  du 
soleil,  à  rapproche  du  vent  du  sud  ou  du  sud-est.qui  souffle  ^Qute 
la  nuit  et  se  transforme  en, calme  vers  le  matin.     ,         ,:  .;,.;,  .^.^'i 

Les  vents  qui, se  font  saijjtir  .^.]Ç4.upiOnto:i  ont  étjéajf^^i ,djs,irjijj^és 
parle  capitaine  Palliser  :  ..'    ,.  ,,  /,,,  .    :         V,V ,   >[j  . 

Ces  vents  peuvent  être  divisés  eu  trois  groupes  ;  lo  les  vents  qui 
produisent  en  hiver  le  froid  extrême  et  viennent  du  nord-ouest. 
Dans  le  printemps  et  en  été,  cette  direcLion  est  complètement  inter- 
vertie et  alors  ce  vent  devient  léger,  chaud  et  sec.  Ce  vent  peut  être 
regardé  comme  le  courant  continental  proprement  dit  et  celui  qui 
accompagne  le  temps  stable  et  beau.  Souvent  il  n'agit  que  sur  les 
couches  inférieures  de  l'atmosphère  et  les  nuages  des  couches  supé- 
rieures vont  dans  une  direction  opposée.  Il  ne  faudrait  pas  décrire  la 
direction  de  ce  vent  d'une  manière  trop  rigoureuse,  vu  que  souvent 
elle  change  plus  au  moins,  tandis  que  le  caractère  en  reste  le  même, 
sa  force  étant  complètement  subordonnée  à  l'un  pu  l'autre  des 
autres  grotipeSj  qui  sont  des  vents  nuageux.  Le  second  groupe 
comprend  tous  les.  vents  originant  entre  le  nord  et  l'est  eli  qui 
apportent  la. neige, en  hiver.  Le  troisième  groupe  se  compose  des- 
vents du  sud  et  du  sud-ouest  qui,  venant  du  Pacifique  à  travers  les 
Montagnes, Rocheuses,  apportent  toujours  des  nuages,  de  la  cha- 
leur et  quelquefois  même  de  la  pluie,  en  hiver.  La  succession  de 
ces  vents  durant  rtiivei*  de  1857-8  dans  les  régions  du  haut  de,  Ut 
Saskatchevvan,  excepté  auprès  des  montagnes,  a  été  comme  snit,: 

Quelques  jours  de  temjps  stable  et  beau,  quoique  peut-àtre 
extrêmement  froid,  accompagnés  parle  vent, nord-ouest,  étaient 
suivies  par  une  légère  élévation  de  la  tempéraiiUre  occasionnée  oar 
1^  vtint  du  nord-est  accumulant  i^iei  calotte,  de  .n images. a^rdessus 
des  couches  inférieures  de  l'air  et  èmpôçbaiit  ainsi  la  radiation. 


916  REVUE  CANADIENNE. 

Gela  avait  lieu  graduellement  chaque  matin,  le  ciel  étant  plus 
ou  moins  couvert  le  malin  et  s'éclaircissant  sur  le  haut  du  joor 
jusqu'à  ce  qu'au  bout  de  quelques  jours  les  nuages  restassent  jus- 
qu'au soir  ;  alors  s'élevait  un  vent  du  nord-est  perçant  qui  dégéné- 
rait en  ouragan  accompagné  de  neige.  Cette  tempête  de  neige 
durait  souvent  deux  ou  trois  jours,  après  lesquels  la  neige  tombatU 
plus  doucement  et  la  température  s'éievant rapidement,  les  nuages 
se  perçaient  et  laissaient  entrevoir  les  couches  supérieures  de  l'at- 
mosphère allant  avec  rapidité  vers  le  nord-ouest  et  entraînant  do 
petits  nuages  floconneux  dans  un  ciel  pur.  En  général  la  nuit 
suivante,  leA^ent,  tourné  au  sud-ouest,  augmentait  de  violence,  par- 
courant quelquefois  en  peu  de  temps  presque  tous  les  points  du 
compas  et  se  transformant  en  cyclone,  élevant  la  température  et. 
formant  de  gros  nuages  se  résolvant  en  pluie.  Après  la  tempête 
du  sud-ouest,  un  vent  léger  du  nord-est  s'élevait  généralement  d'une 
manière  irrégulière,  et  la  température  tombait  en  quelques  instants 
au  froid  extrême,  accompagné  de  temps  calme  généralement  et 
suivi  par  les  brouillards  et  les  brumes  du  vent  du  nord-est,  comme 
auparavant. 

4o  L'élévation  du  sol  au-dessus  du  niveau  de  la  mer  est  une 
autre  cause  de  froid,  mais  qui  n'agit  guère  dans  le  Nord-Ouést 
Canadien. 

D'après  M.  Becquerel,  la  températui-e  baisse  en  moyenne  d'un 
degré  par  180  mètres  ou  7080  pieds  d'ascension.  Cette  diminution 
de  la  température  à  raison  de  la  hauteur,  est  d'autant  moindre  que 
les  plateaux  élevés  sont  plus  étendus  et  plus  unis.  De  Test  et  du 
nord-est,  le  sol  s'élève  graduellement  jusqu'au  pied  des  Montagnes 
Rocheuses.  Sir  John  Richardson  prétend  que  de  la  baie  d'Hudson 
au  fort  Carlton  et  à  l'Ile  à  la  Crosse,  distance  de  six  cents  millies, 
rinclinaison  en  montant  est  un  peu   plus  de  deux  pieds  au  iriille. 

Cette  uniformité  dans  le  niveau  et  l'élévation  du  sol  du  Nord- 
Ouest  atténue  les  effets  frigorifiques  de  la  hauteur  qui,  d'après  la 
théorie  de  M.  Becquerel,  n'abaissent  pas  la  température  d'un  degré, 
puisque  les  parties  les  plus  élevées  des  plaines  n'excèdent  pas  tine 
hauteur  de  1800  pieds  au-dessus  des  eaux  de  l'océan.  C'est  à  peine 
sî,  dans  le  Territoire  Britannique,  les  parties  les  plus  élevées  des 
Montagnes  Rocheuses,  à  part  deux  ou  trois  pics  comme  le  mont 
Brown  et  le  mont  Hooker,  atteignent  une  hauteur  de  7,000  pieds. 
C'est  donc  à  tort  que  certains  explorateurs  ont  attribué  une  grande 
influence  sur  le  climat  à  la  hauteur  des  régions  du  Nord-Ouest. 
Pratiquement  parlant,  cette  cause  de  froid  n'existe  pas. 

5o  Les  pics  isolés  des  Montagnes  Rocheuses,  qui  sont  au  noitïbre 
de  trois  ou  quatre  et  n'atteignent  pas  la  hauteur  des  neiges  perpé- 
tuelles, n'exercent  qu'une  influence  tout  à  fait  locale  et  très-légère 
sur  la  température.  C'est  à  peine  si  l'on  sent  nn  peu  plus  de  froî'd 
en  hiveret  d'air  frais  en  été  dans  les  environs  des  monts  Brown  et 
Hooker  que  dans  les  autres  parties  du  pays. 

6o  Les  grandes  étendues  de  forêts  du  Nord-Ouest  ont  une 
influence  plus  smisible. 

Les  forêts  agissent  dô  fetbik  rlianièrescônimé  Causés  frigôriifikjde^  : 

lo  Elles  abritent  le  sol  contre  l'irradiation  solaire  et  mairttiënn'erit 
nne  plus  grande  humidité; 


ETUDE  SUR  L^  NORD-OUEST  pu  CANADA.         aiî7. 

2o  Elles  produisent  une  transpiration  cutanée  par  les  feuilles; 

3o  Elles  multiplient,  par  l'expansion  des  branches,  les  surfaces 
uni  se  refroidissent  par  le  rayonnement. 

Ces  trois  causes  agissant  avec  plus  ou  moins  d'influence,  dit  M. 
Becquerel,  il  faut  avoir  égard,  dans  l'étude  de  la  climatologie  d'un 
pays,  au  rapport  de  la  superficie  des  forêts  à  la  superficie  dénudée 
et  couverte  d'herbes  et  de  graminées. 

Pour  juger  de  l'influence  que  les  forets  du  Nord-Ouest  exercent 
sur  la  température,  il  suffit  de  savoir  qu'elles  recouvrent  entre  la 
partie  septentrionale  et  la  région  des  prairies  une  étendue  de 
480,000  milles  carrés.  Ces  forets  empêchent  de  pénétrer  les  rayons 
du  soleil  et  accumulent  la  neige,  la  glace  et  le  froid,  qui  neuff.a.,- 
iisent  longtemps  la  chaleur  solaire  dans  le  printemps  et  même  eii 
6té,  alors  qu'elles  tempèrent  les  ardeurs  du  soleil. 

7o  Les  marécages  ou  terrains  bas  et  humides  qui  se  rencontrent 
assez  fréquemment  dans  le  Nord-Ouest  constituent  une  autre  cause 
frigorifique,  qui  n'a  qu'une  intluence  tout  à  fait  locale  dans  la  par- 
lie  occidentale  du  pays,  on  ils  sont  en  plus  grand  nombre. 

Ces  terrains  humides  sont  généralement  recouverts  de  plantes 
qui,  comme  celles  des  terrains  secs,  ont  un  pouvoir  émissif  très 
grand  et  qui  constitue  une  véritable  cause  de  refroidissement  en 
été.  D'un  autre  côté,  la  conductibilité  des  sols  humides  est 
moindre  que  celle  des  terrains  secs.  D'après  Schubler,  la  différence 
entre  la  température  de  la  terre  humide  et  celle  de  la  terre  sèche, 
de  même  composition  et  de  même  nature,  exposées  en  même  temps 
au  soleil,  a  pu  atteindre  de  70®  à  80°. 

L'influence  de  ces  marécages  ou  maskeys^  comme  on  les  appelle 
dans  le  Nord  Ouest,  se  fait  sentir  principalement  au  printemps.  Il|i. 
cèlent  en  hiver  à  une  certaine  profondeur  et  forment  souvent  un 
7npnceau  de  glace  compacte  ;  lorsqu'arrive  le  printemps,  le.s 
myons  du  soleil  ne  peuvent  guère  pénétrer  dans  cette  glace  t^r- 
r^qse  et  opaque  pour  la  fondre,  empêchés  qu'ils  sont  d'ailleurs  par 
les  herbes  qui  recouvrent  une  partie  de  la  surface  gelée.  Cette 
glace  reste  donc  comme  dans  une  serre  et  absorbe  pour  se  fondre 
une  partie  des  rayons  calorifiques  que  le  soleil  emploierait  ,à 
réchauffer  la  température  des  lieux  environnants. 

8o  La  nature  du  sol  agit  plus  ou  moins,  dans  les  différentes  par- 
lies  du  Nord  Ouest,  sur  l'abaissement  de  la  température. 

Il  est  constaté  que  le  sol  s'échauffe  plus  ou  moins,  suivant  la 
nature  et  la  couleur  de?  parties  qui  le  composent,  et  que,  lors  du 
refroidissement  occasionné  par  le  rayouaenijnt,  soa  pouvoir  con- 
ducteur agit  encore  pareillement.  Toutes  choses  égales  d'ailleurs, 
des  sables  siliceu.x  et  calcaires,  comparées  à  volumes  égaux  aux 
liJïérentes  terres  argileuses,  ou  calcaire  en  poudre  fine,  à  l'humus, 
à  la  terré  arable  et  à  la  terre  de  jardin,  sont  les  sols  qui  conduisent 
ie  moins  bien  la  chaleur,  d'où  il  suit  qu'un  terrain  sablonneux 
augmente  plus  la  température  locale  qu'un  autre.  En  représen- 
tant par  lUO  la  faculté  que  possède  le  sable  calcaire  de  retenir  la 
chaleur,  Schubler  trouve  : 


918  REVUE  CANADIENNE. 

Pour  le  sable  95.6 

'•'•     la  terre  arable  calcaire 74.3 

''     la  terre  argileuse  68.4 

^'    la  terre  de  jardin  64.8 

'^     l'humus  49.0 

L'humus,  la  terre  végétale,  la  terre  de  jardin  et  la  terre  calcaire 
possèdent  donc  à  un  bien  moindre  degré  que  les  terrains  sablon- 
neux la  propriété  de  retenir  la  chaleur.  C'est-à-dire  que  l'influence 
frigorifique  ces  terrains  est  dans  l'inverse  du  tableau  que  nous 
venons  d'examiner.     ,  '       /       *  '     ;  ;' 

Quant  à  l'influence  de  Î'àèoul0^ur,ëcbuî3lèf  31  trouvé  qiie  l'argile 
teinte  en  blanfc,  exposée  au  soleil,  s'échâufFe  jusqu'à  41^25,  tan- 
dis que  la  môme  argile,  teinte  en  noir,  prend  une  température  de 
48^  88',  l'air  étant  à  25<^,  ce  qui  cause  une  différence  de  7^  63. 

En  appliquant  ces  données  au  sol  du  Nord-Ouest,  il  est  facile  de 
voir  qu'il  possède  à  un  haut  degré.  la  propriété  du  rayonnement 
nocturne  et,  partant,  d'abaisser  la  température  moyenne.  Les 
terrains  dominants,  ainsi  qu'on  pourra  le  voir  en  consultant  ['Es- 
quisse Géologique^  sont  ceux  qui  procurent  le  plus  le  rayonnement 
nocturne  :  Thymus,  ou  terre  végétale,  la  terre  argileuse  et  le  cal- 
caire, arable  ou  terre  glaise.  Les  vallées  de  la  Rivière  Rouge,  dd 
l'Apsiniboine,  delà  rivière  et  du  lac  la  Pluie,  d'une  partie  de  la 
Saskatchewan  et  delà  rivière  là  Biche  se  composent  d'un  sol  végéta! 
qui  atf.ein  t  parfois  une  grande  épaisseur.  Partout  ailleurs,  excepté 
dans  quelques-unes  des  collines  situées  à  l'ouest  du  Inc  Winipeg 
et  le  bord  de  la  frontière  américaine,  dans  les  régions  accidentées 
de  la  vallée  du  Mackenzie  et  des  environs  du  for*,  Jasper,  on  trouve 
des  terrains  argileux  et  calcaires,  bleuâtres  et  grisâtres.  La  terre 
végétale  est  partout  de  couleur  noire. 

Le  sol  du  Nord-Ouest,  par  sa  natui'e  et  sa  couleur,  contribue 
donc  à  diminuer  la  température.  Nous  verrons  plus  loin  que  cette 
propriété  de  rayonner  la  chaleur  pc;nda,nt  la  nuit  est  aussi  là  cause 
des  rosées  abondantes  qui  favonsent  taiit  là  végétation  dans  les 
grandes  plaines  de  rOuest.  '  '     - 

9o  Une  dernière  cause  frigorifique  se  trouve  dàii^  la  pureté 
caractéristique  de  l'atmosphère  du  Nord-Ouesti  '        '* 

Le  rayonnement  du  froid,  comme  celui  de  la  chaleur,  est  d'au- 
tant plus  considérable  qu'il  n'est  pas  neutralisé  par  des  corps  ou 
des  gaz  absorbants.  La  vapeur  d'eau  qui  forme  les  nuages,  ab.sorbe 
en  assez  grande  quantité  le  froid  qui  la  condense  pour  la  transfor- 
mer en  neige,  durant  l'hiver,  et  en  pluie  ou  en  rosée,  durant  l'été. 
Dans  les  circonstances  ordin^v^esJ,:vaipi  ,ÇQiçi|;ienl^^  ce  phénomène 
arrive  :  ..  >   .  t'    '   •  ./..•r.^'/,    '  _  . 

Après  le  coucher  du  soleil,  quand  l'air  est  calme  et  le  ciel  serein^ 
toute  la  surface  du  sol  et  l'atmosphèj-e  se  refroidissent  par  leur 
rayonnement  vers  l'espace,  dont  la  chaleur  est  insuffisante  pour  les 
n^aintenir  à  la  température  qu'ils  ont  acquise.  La  présence  des, 
nuages  empêche  ce  phénomène  de  se  produire  ou  du  moins  l'altté- 
nue  extrêmement,  parce  qu'alors  l'échange  se  fait  entre  les  corgs 
terrestres  et  les  nuages,  dont  la  température  est  beaucoup  plus  éle- 
V  ée  que  celle  de  l'espace. 


ETUDE  SUR  LE  NORD-OUEST  DU  CANADA.         919 

Il  résulte  donc  de  ce  qui  précède  que  l'absence  des  nuages  favo- 
YOrise  le  rayonnement  terrestre,  qui  abaisse  naturellemeut  la  teni- 
pérature  moyenne,  et  cette  cause  exerce  une  influence  d'autant 
plus  grande  sur  la  tempéra^n'c  du  .Nor^-Ouest  que  le  ciel  de  ce 
pays  est  toujours  pur  è^sans  nuages.-.     "'  *        / 

Parmi  les  causes  que  nous  avons  indiquées  comme  tendant  à  dimi- 
nuer la  température  moyenne,  il  ea  est  quelques-unes  qui  tendeni 
aussi  l'élever,  de  môme  que  parmi  celles  que  nous  avons  données 
comme  sources  de  chaleur,  il  en  est  qui  agissent  dans  le  sens  con- 
traire. En  un  mot,  il  e^t  plusieurs  de  ces  causes  qui  sontTrigori- 
fiques  en  hiver  et  calorifiques  en  été.  C'est  ainsi  que  la  position 
astronomique,  la  pureté  du  ciel,  la  présence  des  grands  lacs  et  les 
vents,  selon  qu'ils  spulïlent  du  nprdou  du  sud,  abaissent  etélèven: 
^Iternativemenl;  la  tempéràturo  moyenne,  qui  est  le"  résultat  di 
toutes  les  différentes  causes  que  nous  avons  ^^yaminées. 

FIN. 
ifijà  Ifjp   ^^IlIOiliki  r;: 
T    r.lilq     si     OVOJiJ^i    L 

Jufilliid    am  ni>q   i'^ 
V..    .  .vjt   ôserJo   u!  -ii;^   'ml 
•>Br.),  aï  inuo[î)Oi  UirAnhoq  h 


ihi 


INTRODUCTION. 


L'Etude  qu'on  va  lire  e^[  un  sujet  de  compositiou  qui  avait  été 
donné  aux  élèves  de  la  classe  de  rhétorique  de  1851  du  Collège  dé 
Montréal,  par  un  pieux  et  modeste  prêtre  professeur,  en  même 
temps  homme  de  goût  et  admirateur  enthousiaste  de  tous  les  clas- 
siques de  l'antiquité.  Il  m'en  voudrait  peut-être,  si  je  le  nommais  ; 
je  ne  commettrai  donc  pas  cette  indiscrétion  à  son  égard,  mais  sa 
réputation  d'helléniste  était  si  bien  établie  au  Collège,  et  ceux 
d'entre  nous  qui  ont  été  ses  élèves,  conservent  de  lui  un  si  bon 
souvenir,  qu'il  me  suffira  d'en  parler  pour  le  reconnaître. 

L'auteur  de  cette  étude,  M.  Louis  Lapointe,  qui  était  alors  dans 
sa  dix-huitième  année,  était  bien  l'élève  le  plus  remarquable 
par  son  application  à  l'étude  et  par  ses  brillants  succès.  Il 
n'y  avait  pas  de  plus  grand  plaisir  pour  la  classe  que  de  lui 
entendre  lire  ses  compositions  qui  portaient  toujours  le  cachet 
d'une  imagination  cultivée  et  d'un  jugement  sain. 

Après  vingt  deux  ans  de  distance,  j'aime  encore  à  me  rappeler 
l'impression  que  faisaient  alors  sur  moi,  ces  joutes  littéraires  aux- 
quelles tous  les  élèves  se  passionnaient,  mais  où  il  y  avait  toujours 
plus  de  vaincus  que  de  vainqueurs. 

Cette  étude  a  été  pour  l'auteur  un  véritable  triomphe  littéraire 
qui  lui  a  valu  l'insigne  faveur  de  l'inscrire  au  cahier  d'honneur  de 
la  classe  de  rhétorique,  sous  la  date  du  25  Décembre  1851. 

Dernièrement,  je  me  suis  transporté  au  Collège  de  Montréal,  à  la 
Montagne,  dirigé  comme  on  sait,  par  les  Messieurs  de  Saint-Sul- 
pice,  et  avec  la  bienveillante  permission  des  autorités,  j'ai  pu  copier 
cette  étude  dans  le  cahier  d'honneur  même  que  l'on  conserve 
encore  avec  le  plus  grand  respect. 

Ça  été  pour  moi  l'occasion  de  serrer  encore  une  fois  de  plus  la 
main  d'un  ancien  professeur  qui  dirige  aujourd'hui  le  Collège,  et 
qui  était  de  mon  temps  professeur  de  philosophie,  et  d'un  ancien 
ami  qui  est  l'économe,  et  de  causer  un  instant  avec  eux  de  nos 
chers  souvenirs  de  Collège. 

Qu'ils  veuillent  bien  accepter  ici  ma  plus  vive  reconnaissance 
pour  les  égards  qu'ils  ont  bien  voulu  me  montrer  dans  cette  cir- 
constance et  chaque  fois  que  j'ai  le  plaisir  de  les  rencontrer. 

J'ai  déjà  reproduit  au  commencement  de  l'année  dans  la  Revue,  un 
travail  très  remarquable  du  même  auteur,  intitulé  le  '-•  Temps,"  et 
j'exprimais  alors  le  vif  regret  que  la  mort  l'ait  enlevé  si  jeune  encore 
à  l'affection  de  sa  famille  et  de  ses  amis.  Doué  comme  il  l'était  des 
plus  beaux  dons  de  l'esprit,  il  n'y  a  aucun  doute  qu'il  aurait  brillé 
dans  le  monde  et  qu'il  aurait  été  uu  citoyen  utile  à  son  pays. 

Mais  Dieu,  dans  sa  profonde  sagesse,  en  a  jugé  autrement,  il  l'a 
appelé  à  lui  peu  de  temps  après  sa  sortie  du  Collège,  dans  l'été  de 
1854,  et  c'est  moi,  son  ami  intime,  qui  ai  reçu  son  dernier  soupir. 


VIRGILE,  ÉCHO  DE  LA  V^ll^TÉ.  92A 

l' 11  jour  ou  l'autre  j'écrirai  sa  biographie,  (^u*  j":ii  eu  Ire  les  mains 
plusieurs  autres  de  ses  couipositious  littéraires  et  quoique  sa  car- 
jjère  n'ait  pas  été  lougue,  cepeiidant  elle  a  été  bien  remplie.  ,  .     / 

Ou  me  pardouuera  d'évoquer  ces  souvenirs  intimes  qu'î'jii,^ 
peu  veut  avoir  qu'un  iutérét  secondaire  pour  le  lecteur,  maïs  qui 
sont  si  précieux  pour  moi,  et  je  m'empresse  de  leur  faire  part  de  1^ 
l)elle  et  toucliaiile  étude  qui  va  suivre  et  qui  met  en  scène  le  prince 
des  poètes  latins  en  face  d'un  des  plus  grands  mystères  du  Gliris- 
lianisme,  et  dont  nous  sommes  à  la  veille  do  célébrer  le  joyeux 
anniversaire.  Je  dédie  bien  respectueuî-emcnt  cette  étude  à  nos  amis 
de  Collège,  anciens  et  nouveaux. 

L.  W.  Tessier. 


VIRGILE,  KCHO  DE  LA  VERITE. 


EGLOGUE  IV. 

POLLION. 

Parmi  les  nombreux  monuments  que  nous  a  laissés  l'antiquité, 
ios  plus  précieux  sans  doute,  après  les  livres  Saints  où  nous  trou- 
vons  les  lumières  de  la  véritable  religion,  sont  ceux  qui  se  rat- 
tachent à  cette  môme  religion,  qui  consacrent  hautement  ce  que 
notre  foi  révère  et  donnent  ainsi  plus  de  poids  à  la  vérité,  l^e 
paganisme,  avec  son  aveuglement  et  sa  manie  de  corrompre  ou 
l'altérer  tout-ce  qu'il  touchait,  nous  en  offre  mille  en  ce  genre  qui 
ont  fait  l'objet  de  l'étude  et  des  recherches  des  savants  modernes. 
Dans  toutes  les  contrées  du  monde,  les  peuples  ont  été  comme  for- 
cés de  payer  leur  tribut  à  la  religion  du  vrai  Dieu  que  leurs  pas- 
sions leur  faisaient  méconnaître  ;  tous  ont  rendu  à  la  vérité  qui  les 
éclairait  malgré  eux  un  témoignage  non  équivoque.  Si  la  religion, 
so  soutenant  invinciblement  par  elle-même,  n'a  pas  besoin  de  ces 
cuUorités  étrangères,  au  moins  deviennent-elles  pour  nous  un  nou- 
veau sujet  d'admirer  la  conduite  de  la  Providence  et  les  secrets  de 
oGtte  sagesse  infinie  qui  manie  à  son  gré  les  esprits  des  hommes,  (jui 
les  prépare  et  s'en  rend  maître  d'avance  par  les  ressorts  les.plus  mer- 
veilleux, qui  accoutume  insensiblement  leurs  yeux  à  la  clarté  du 
ilambeau  qui  luira  sur  eux  éternellement.  Sous  ce  point  de  vue 
nous  pouvons  dire  que  tout  ce  qui  nous  est  resté  des  différentes  na- 
tions, tant  dans  des  œuvres  impérissables  que  dans  leurs  propres 
iaistoires,  que  tout  prend  un  caractère  lumineux;  partout, à  traver^ 
\qs  voiles  et  les  abus  de  l'erreur,  nous  découvrons  les  desseins  dé 
Ji.eu,  nous  retrouvons  empreinte  sa  gloire  et  sa  sagesse.  Mais  le 
ilus  intéressant  peut-être,  le  plus  admirable  de  ces  monuaienLà  si 
ignés  de  notre  attention  ou  de  ceux  au  moins  qui  nous  paraissent 
les  plus  étonnants  au  premier  abord  et  qui  ont  le  plus  exercé  quel- 
qne;s  savants  illustres,  c'est  cette  églogue  si  cpnnue  que  le  prince 
<i^s  poètes  latins  adresse  à  Polliqp.  Cet  onvrage,  qui  p'est  pas  çoflL: 


9è2  REVUE  CANADIENNE. 

sidérable  par  son  étendue  (il  contient  soixante  et  trois  vers)  est 
comme  perdu  dans  les  œuvres  de  Virgile  ;  mais  il  réunit  tant  de 
caractères  frappants  et  mystérieux,  qu'il  est  impossible  de  ne  pas 
lui  assigner  un  rang  à  part  et  de  ne  pas  chercher,  par  une  curio- 
sité aussi  noble  que  juste,  la  clef  de  tous  ces  mystères.  Quelques 
auteurs,  ennemis  nés  de  tout  ce  qui  peut  donner  du  relief  aux  doc- 
trines religieuses,  ont  bien  affecté  de  ne  rien  voir  d'extraordinaire 
dans  cette  églogue  ;  mais  toutes  les  vaines  subtilités  qu'ils  oiit 
misés  en  œuvre  pour  expliquer  tout,  hinnainement,  prouvent  déjà 
que  ce  'qu'ils  voyaient  eux-mêmes  ne  peut  s'éclaircir  qu'en 
remontant  à  un  principe  plus  certain  que  le  leur.  Rangeons-nous 
donc  du  côté  des  plus  célèbres  docteurs,  et  appuyés  sur  leur  té- 
moignnge  oso"ns  voir  ce  qu'ils  ont  vu,  examinons  nous-mêmes  si 
un  sentiment  si  favorable  et  si  glorieux  à  la  religion  est  fondé  sur 
des  preuves, satisfaisantes.  Cet  examen  ne  sera  sans  doute  pas  sans 
intérêt,  et  c'est  \me  des  plus  dignééiOccupatioiis  On  chrétien  de 
chercher  tout  ce  qui  peut  donner  un  nouveau  lustre  à  sa  religion. 

Dès  le  commencement  de  ce  curi«ux  ouvrage  de  Virgile,  on  est 
frappé  du  ton  extraordinaire  qui  y  règne,  on  sent  et  il  ditlui-môme 
au  premier  vers  qu'il  va  chanter'de  grandes  cnoses  :  il  faut  que  sa 
voix  s'élève  au-dessus  de  la  voix  du  berger,  qu'elle  monte  au  de- 
gré le  plus  sublime  de  la  poésie  lyrique,  chv  ce  sont  des  merveilles 
inconnues  dans  la  pastorale  qu'il  va  célébrer.  Majora  canamus^  dit 
il  poétiquement  aux  muses  qu'il  prétend  devoir  l'inspirer.  .Un 
tel  début  nous  donne  déjà  la  plus  haute  idée  du  sujet,  on  ne  sait 
encore  où  il  en  veut  venir,  mais  que  n'a-t-on  pas  droit  d'attendre? 

Cependant  il  fera  plus  que  dégager,  de  telles  promesses  :  0 
hommes  le  croiriez-vous?  C'est  une  ère  nouvelle  qu'il  vous 
annonce,  Tâge  heureux  que  vons  ne  pouviez  rappeler  que  daui 
votre  souvenir,  revient  vous  sourire  sur  le  débris  de  tant  de  siècles 
affreux,  cet  âge  fera  votre  bonheur  à  jamais,  c'est  le  dernier  comaie 
le  premier  des  âges:  <^p««<^v  (inm-  df»  s;oui'i'"f^r.  fléi'»  tout  rpprpiid 
une?  fa^ce  houvelle.  ' 

Ultima;:vettUjam'......(Btas  ; 

Magïius  ab  intégt^o  s(feclOPlim  uascitur  ordo. 

:i  ..:'"(ivo!)  ^nio;n  wù  .r-.  î.;':;i; 
Qui  a  jamais  entendu  de  telles  révéralions?  Quel  poète  payeii  a 
jamais  eu  une  telle  hardiesse  ?  Et  ici  Virgile  sort  bien  du  domaine 
de  la  poésie,  comme  tant  d'autres  poètes,  comme  Ovide,  comme 
Horace,  il  ne  prédit  pas  un  avenir  encore  lointain  ou  au  moins 
indéfini  ;  il  ne  berce  pas  les  hommes  d'un  espoir  incertain  pat 
l'éloignement  même  de  son  objet;  au  moment  qu'il  parle,  tout 
s'exécute,  ses  prédirions  s'accomplissent:  jam  venU...  Certes  ta 
poésie  ne  va  pas  si  loin,  elle  ne  s'expose  jamais  ainsi  à  pouvoir- 
être  démentie.  Comment  donc  expliquer  cette  assurance  ?  Ne  se- 
rait-elle pas  le  comble  de  l'absurdité  si  elle  n'avait  aucun  fonde- 
ment ?  Ce  serait  faire  trop  d'injure  au  jugement  et  au  caractère  de 
Virgile  si  on  croyait  qu'il  eût  voulu  bâtir  tant  de  grandeur,  faire 
tant  d'appareil  et  d'éclat  sur  des  objets  purement  chimériques. 
Mais  d'où,  viendraient  donc  de  telles  inspirations,  si  elles  sont  rai- 
sonnables? Dans  tout  le  cours  du  poëme  ce  sont  encore  de  non- 


VIRGILE,  ÉCHO  DE  LA  VÉRITÉ.  9â» 

veaux  prodiges,  et  quelquefois  des  prodiges  d'un  ordre  tout  à  fait 
nouveau,  chantés  avec  l'acoenl  majestueux  du  prophèfe  ;  partout'oe' 
sont  des  pensées  étonnantes  qui  décèlent  des  lumières  plus  qu^hd^ 
maines,  des  lumières  que  le  paganisme  ne  pourrait  produire,  à 
moins  que  nous  ne  puissions  parler  ainsi  de  ce  qui  représente  si 
exactement  la  réalité.  Cay  remarquons-le  bien  de  suitp,  tout  ce 
que  dit  Virgile  est  très  raisonnable  par  le  fait  et  plein  de  vérité»'^' 
pendant  qu'il  chantait,  un  nouveau  siècle  commençait' effective-' 
ment  son  coqrs,  la  révolution  la  plus  pacifique  et  la  plus  heureuse 
allait  changer  l'univers,  l'enfant  que  Virgile  v  i  iious  peindre  ^ckis 
des  ti-aits  si  ressemblants,  bientôt  allait  prendre  naissance.  C'est 
là  une  admirable  coïncidence  entre  l'événement  et  une  publication: 
qui  infailliblement  le  regardait.  Certes  il  a  bien  failli  qu'un  rayori, 
dé  la  vérité  vint  éclairer  (peut-être  à  so;i  insu)  le  génie  de  Virgile, 
pour  qu'il  publiât  des  nierveilles  si  véritables  au  moment  môme  ôiV 
elles  se  passaient,  il  n'en  faut  pasdouter,.ces  inspirations  étaient  des, 
inspirations  qui  lui  étaient  étrangères,  elles  étaient  étrangère^  air 
paganisme.  Les  ténèbres  n'ont  jamais  produit  la  lumière,  le  jo(it 
n*est  pas  l'effet  de  la  nuit.  A  quelle  source  avait-il  donc^puisé  le 
Romain  qui  osa  publier,  sans  les  comprendre  sans  doute,  les  mer- 
veilles du  Très-Haut  ?  Gomment  a-t-il  pu  chanter  dés  choses  sf 
inintelligibles  pour  lui-môme  et  si  éloignées  de  Tespritpayen  ?  C'est 
le  point  qui  fait  surtout  notre  étonnement  ;  mais  cet  êtônnement 
cessera  bientôt  si  nous  examinons  l'état  de  l'univers  entier  à  cette 
époque  mémorable,  si  nous  faiï?ons  attention  à  toutes  lés  circons- 
tances qui  se  réunirent  pour  faire  supposer  raisonnablement  dans 
Virgile  quelque  connaissance  veniie  de  plus  haut,  pour  le  faire 
regarder  comme  le  nouvel  organe  d'une  voix  qui  se  faisait  entendre 
déjà  à  lous  les  peuples  attentifs.  On  le  sait  :  tout  le  monde  était 
alors  dans  l'attente  de  grands  événements.^  Une  voix  haute  et 
mystérieuse  partie  des  régions  de  l'aurore  avait  retenti  jusqu'airx* 
bornes  de  l'Occident,  et  toutes  les  bouches  le  répétaient  de  conceft'* 
**  L'Orient  est  sur  le  point  de  triompher  ;  un  vainqueur  partira  de- 
là Judée,  un  enfant  divin  nous  est  donné,  il  va  paraître,  il  descend' 
d'un  séjour  éternel  pour  ramener  l'âge  d'or  sur  la  terre.  'Ofcit^ ;à<ï^ 
riiomerit  même,  à  ce  moment  solennel,  où,  selon  le  pcëte,  "  J  •*>' 
;:":•!   h    ,:r^''   r::,  A   rb   r\i^))  6n>ù    ■.;i':^  ■■■  m 

Vitifàhtàu  hhul des  cièiixétaît'prêVrtde%cendr*e,  'l^ 

..']  j'iFy  ;  .'kj 

Tous  les  Hommes  s'attendaient  à  une  révolution  heureuse  ;  là 
prédiction  de  ce  conquérant  qui  devait  réunir  tout  l'univers  sous 
son  sceptre  d'or,  embelli  par  l'imagination  des  poëtes,  remuait  à  la 
lois  toutes  Tes  imaginations,  échauffait  les  esprits  jusqu'à  l^etî-' 
thousiasme.  Avertis  de  plus  par  les  oracles  du  paganisme,  selon^ 
des  témoignages  assez  vraisemblables,  tous  les  yeux  étaient  tour*-' 
nés  vers  l'Orient,  et  Jérusalenii  élevée  jusqu'au  ciel,  confirmant' 
ces  bruits  flatteurs."  Depuis  le  Seigneur  avait  préparé  les  voies  tV 
son  fils,  depuis  longtemps  les  esprits  des  peuples  avaient  été  dispo- 
sés et  prévenus,  déjà  ils  prévoyaient,  sans  en  avoir  une  idée  bieiî- 
olaire  néanmoins,  leur  régèneratitjîi  ^prôdhame    Nova  progeuies,)' 

''i^fcUVe  dfé  iiMfef^"*''»  "^^'^P  0'»ioqqii*i  eflq9«ol  ,iim\  si)  quooLiiîKÎ 


n^  REVUE  CANADIENNE. 

et  pour  les  amener  à  ce  point,  plusieurs  circonslances  avaient  été 
ordonnées  par  la  sagesse  divine.  Il  parait,  et  Virgile  semble  l'as 
surer  lui-même  dans  un  de  ses  prerniers  vers: 

Ultima  CumsBÎ  venit  jam  carminis  œtas  : 

qu'une  Sybille,  devenue  l'écho  de  la  vérité,  annonça  le  retour  du 
grand  siècle  attendu  depuis  par  les  payens,  qu'elle  prédit  cet  ordre 
admirable  de  choses  dans  lequel  tout  devait  se  renouveler;  certes 
l'admission  de  ce  fait  ne  saurait  être  que  glorieux  à  Dieu,  il  était 
digne  de  Dieu  de  forcer  les  oracles  menteurs  de  l'enfer  à  publier 
ainsi  leur  ruine, et  l'élévation  de  l'enfantqui  devait  lesrefouler.pour 
jamais  dans  leurs  abîmes.  Les  payens  pouvaient  bien  avoir  reçu  cette 
élincelle  de  lumière,  Virgile  pouvait  bien  la  mettre  en  évidence  en 
commençant  son  poëme,  mais  il  n'est  pas  permis  d'en  douter,  les 
payens  tiraient  de  sources  plus  pures  des  notions  plus  étendues,  et 
Virgile,  s'érigeant  lui-même  en  prophète,  avait  devant  les  yeux  des 
XJrophôties  certaines.  Il  serait  déraisonnable  de  le  contester, 
lorsque  tout  l'atteste  à  la  fois,  Virgile  connaissait  les  véritables 
prophètes.  D'abord  il  ne  pouvait  les  ignorer,  lorsque  les  livres 
Saints,  répandus  et  connus  dans  tout  l'Univers  avec  le  peuple  juif 
qui  les  conservait,  piquaient  infailliblement  l'attention  de  tout  le 
monde.  Ces  livres  par  excellence,  dont  un  esprit  vraiment  divin 
inspirait  la  poésie,  et  une  poésie  dont  toutes  les  images  et  les 
figures  étaient  consacrées  à  peindre  la  vérité  dans  toute  sa  ppreté, 
avaient  souvent  fixé  l'attention  des  hommes  éclairés  du  paganisnie, 
avaient  prêté  quelques  rayons  lumineux  à  ces  esprits  plus  clair- 
voyants au  milieu  de  l'obscurité  générale.  Jadis  Horfière  avait 
incontestablement  puisé  dans  cette  source  féconde  un  grand 
nombre  de  ses  inspirations  :  les  Dieux  dont  on  attribue  la  généra- 
tion à  son  cerveau,  sont  en  partie,  suivant  les  remarques  des  sa- 
vants, des  personnages  encore  reconnaissables  des  livres  de  Mofsp. 
Dans  presque  toutes  les  fables  de  la  mythologie,  dans  beaucoup 
d'inventions  des  autres  poètes,  on  reconnaît  également  la  vérité, 
corrompue.  Platon,  Socrate,  Aristote  et  les  autres  philosophes  d^ 
la  Grèce,  ne  prouvent  pas  moins  dans  leurs  systèmes,  dans  lei^r 
morale,  dans  mille  traits  épars  de  leurs  écrits,  la  connaissance 
qu'ils  avaient  des  livres  Saints.  Il  semble  que  ce  qu'il  y  avait  de 
plus  grand  et  de  plus  beau  dans  l'Antiquité  devait  être  produit  par 
la  religion  véritable,  de  môme  que  tout  devait  lui  rendre  hommage. 
Par  là  les  nations  étaient  obligées  de  voir  longtemps  d'avance  l'au: 
rore  du  beau  jour  qui  allait  paraître,  les  ombres  étaient  alpins 
moins  épaisses,  et  la  nuit  fuyait  à  l'approche  de  l'astre  divin. 

Ce  fut  même  trois  cents  ans  avant  la  venue  du  Messie  que  se  fit' 
la  fameuse  version  des  Septante,  par  l'ordre  de  Ptolémèe  Phila- 
delphe  ;  et  cette  traduction,  remarque  le  judicieux  auteur  des 
Soirées  de  St.  Pétersbourg,  prouve  la  célébrité  des  livres  Saints 
dès  cette  époque  ''Quel  prince,  dit-il,  a  jamais  pu  ordonner  U 
traduction  d'un  livre,  et  d'un  tel  livre,  sans  y  être  déterminé  par 
un  désir  universel  fondé  à  son  tour  sur  un  grand  intérêt  excité  p?ir 
ce  livre?"  Les  Juifs  dans  ce  temps-là,  étaient  déjà  dispersés  ea 
beaucoup  de  lieux.  Josephe  rapporte  qu'un  grand  nombre  de  Juifs 


VIRGILE,  ÉCHO  DE  LA  VÉRITÉ.  025 

s'enrôlèrent  dans  les  armées  d'Alexandre,  et  sniviisnt  ce  Prince 
dans  ses  expéditions,  lorsqu'il  partit  de  Jérusalem,  après  avoir 
adoré  le  Dien  de  Taddns  et  entendn  les  prophéties  qui  le  concer- 
naient :  Ptolémée  avait  emmené  en  Egypte  pins  de  cent  mille  cap- 
tifs Juifs  qu'il  laissa  ensuite  en  liberté  s'établir  à  Alexandrie.  Alot's 
!os  Juifs  commencèrent  à  se  répandre  dans  les  différentes  villes  de 
l'Egypte,  de  la  Lybie  et  du  pays  de  Cyrène,  puis  dans  l'Asie  Mi- 
neure et  dans  la  Grande  Asie  où  ils  obtinrent  les  plus  grands  pri- 
vilèges. Bientôt  on  trouva  des  Juifs  dans  toutes  les  parties  de  la 
terre  :  toujours  alliés  des  Romains  depuis  Judas  Machabée,  et 
ensuite  réunis  à  l'Empire  par  l^ompée,  ils  durent  s'étendre  de  plus 
en  plus  dans  l'Occident  et  étendre  avec  eux  la  connaissance  de  leur 
religion.  Ce  n'avait  pas  été  sans  un  dessein  marque  par  la  Provi- 
dence, observe  le  Grand  Evêque  de  Meaux,  que  les  Juifs,  aupara- 
vant resserrés  dans  un  petit  coin  du  monde,  seuls  alors  dépositaires 
des  secrets  de  Dieu,  se  disséminèrent  ainsi  dans  toutes  les  contrées. 
Ils  firent  connaître  le  vrai  Dieu  aux  différents  peuples,  et  par  là  les 
préparaient  de  loin  à  recevoir  un  jour  la  lumière  de  l'Evangile.  Le 
peuple  Juif  dispersé,  ce  peuple  unique  par  sa  croyance  et  ses 
usages,  devait  être  assez  remarqué  au  milieu  des  antres  peuples,  sa 
seule  vue  devait  exciter  le  plus  haut  intérêt,  et  les  révélations  sur- 
tout dont  il  tenait  le  dépôt  devaient  frapper  tous  les  esprits,  et  ainsi 
se  remplissait  tout  natui'ellement  la  mission  alors  confiée  au  peuple 
précurseur,  ainsi  se  justifiaient  ces  paroles  de  Tobie  à  ses  frères: 
''  ïdeo  dispersit  vos  inter  gentesquse  ignorant  eum,  ut  vos  enarretis 
mirabilia  ejus...  "  Du  temps  d'Auguste  et  de  Virgile,  à  l'époque  par 
conséquent  de  la  naissance  du  Sauveur,  le  monde  était  bien  pré 
paré,  les  voies  du  Seigneur  étaient  bien  dressées,  la  terre  remuée 
n'attendait  que  la  rosée  céleste  pour  faire  paraître  le  germe  béni 
dont  les  nombreux  rejetons  devaient  couvrir  sa  surface  renouvelée. 
Pourrait-on  maintenant  nous  objecter  Tignorance  de  Virgile  sur 
les  vérités  qui  étaient  sur  le  point  de  se  manifester?  Virgile  igno- 
lait-il  seul  ce  que  tout  le  monde  répétait  avec  admiration,  était-il 
sourd  lui  seul  à  la  voix  publique?  Les  écrits  des  prophètes  qui 
promettaient  la  libération  des  peuples,  et  précisaient  le  temps  de 
sa  venue,  étant  traduits  en  grec,  la  langue  universelle  alors,  tout 
ce  que  renfermaient  ces  livres  ne  devait-il  pas  mettre  en  éveil,  sur- 
tout le  monde  savant?  Il  est  très  certain  d'après  le  témoignage  de- 
historiens  payens  eux-mêmes,  nommément  de  Tacite  etdeSuétones 
que  la  connaissance  des  livres  Saints  était  répandue  à  Rome,  qu'on, 
faisait  en  ce  temps  beaucoup  de  bruit  de  ce  qu'ils  promettaient'. 
Il  est  doiic  assez  prouvé  que  le  savant  poëte  Romain  pouvait  avoir 
connaissance  des  prophéties,  il  est  plus  que  vraisemblable,  on  pour- 
rait môme  assurer  qu'il  en  avait  en  effet  connaissance,  qu'il  les 
avait  sous  les  yeux  en  composant  son  Pollion.  La  comparaison 
dj  poëme  avec  ces  prophéties  suffira  maintenantpour  constater  les 
emprunts  que  Virgile  a  faits  à  l'Ecriture  Sainte.  Mais  avant  d'en- 
rer  dans  un  rapprochement  détaillé,  il  ne  sera  peut-être  pas  inu- 
Hie  de  réunir  les  principaux  traits  pour  nous  assurer  tout  d'abord 

1  St^et.  Vesp.  VîtâC/IV., 
Taclt.  lib.  V.  Histor. 


n  17  r:r:Î^EVL)E  ÇANADlENNp. 

à  qui  nous  4ev.ons, les  rapporter,  et  s'ils  oui  pu  être  produits  par  un 
poëte  qui  D'avaitaucune  idée  de  l-opiTiioji  universelle  de  son  temps. 
Virgile  chante  un. eufaut  qui  est  encore  à  naître  :  Cet  enfant^  c'est 
un  enfant  divin,  c'est  taccroissemeat  du  Dieu  suprême  qui  commande  à 
tous  les  Dieux:  Il  est  envoyé  du  ciel,  heureux  espoir  d- une  race  novr- 
velîeyfil  naît  d'une  Vierge  '.  à  sa  naissance,  le  siècle  de  fer  est  banni 
pour  toujours,  et  Vâge  d'or  se  relève  radieux  dans  le  monde.  Il  vivra 
de  la  vie  des  Dieux,  tout  en  participant  à  la  nature  humaine  ;  il  se  verra 
bientôt  ainsi  que  les  héros,  confondu  avec  les  Dieux.  C^est  sous  ses  aus- 
pices que  les  traces  des  crimes  des  hommes  seront  effacées,  que  tout  sera 
purifié,  que  la  terre  délivrée  d'une  [éternelle  alarme  prodiguera  ses  dons. 
Il  gouvernera  le  ni^onde  pacifié...  Ciel  !  de  quel' eufaut  pade-t  il  donc  ? 
Cet  enfant  n'a  rien  fait  d'ilhistre  encore,  ce  n'est  pas  un  des 
hommes  fameux  de  ce,  temps  niémorable  à  tant  de  titres,  ce  n'est 
m  César,  ni  Auguiîte,  puisqu'il  n'a  pas  encore  paru. sur  la  scène  du 
monde.  Rt  quelle  est  sa  grandeur  future  !  Quelle  gloire  !  Quelles 
merveilles  dès  le  commencement  de  sa  carrière  !  Mais  remarquons 
surtout  en  quoi  consistent  les  grandes  choses  qui  seront  l'effet  de 
sa  venue..  D'après  le  caractère,  des  Roniami?.  et  pour  flatter  tous 
les  héros  contemporains^  Virgile  ne  le  fait  pas  illustrer  par  de 
hauts  faits  d'armes,  il  ne  se  distinguera  pas  à  la.  tête  des  armées,  il 
ne  soumettra  pas  par  les  voies  de  la  guerre  la,  terre  à  son  empire. 
Ce  sont  des  exploits  d'un. tout  a-itre  genre,  d'un  genre  inouï  jus- 
qu'alors, et  tout  à  fait  opposé  au  génie  de  Rome  :  il  effacera  jus  qu'aux 
traces  des  crimes  de  la  terre,  et  il  régnera  à  jamais  sur  les  fondemenU 
de  la  justice  et  delà  paix.  A  qui  doi;c  peuvent  convenir  et  ce  carac- 
tère auguste  et  ces  traits  si  extraordinaires  sous  lesquels  l'enfant 
futur  nous;  est  représenté?  Quel  est  celui  à  qui  Qii  a  jamais  ^pu 
adresser  ces  deux  vers  surtout,  si  ce  n'est  à  l'enfant  I)iç^;q(Uei/^it 
naître  bien,tô|,,e}i  eii'tit  l'.miÂvers.pauifté) ?,.,,,  ,  ,i    ;     ' 

17  ";>  o-iîir.'ir.fïvri  tj'  'tido  >ii(>t;  ]ni;(f>Ji:i'  . 

'•Te  duce,  si  qua  manéBt  stceleris  vesiigia  no^  u. 

Irrita  perpétua  soldent  foriflidine  terras." 

jCest  Saint  Augustiiii  lui-mèineiïai.a.fftit|U^tta  remarque.  (Epist. 
ad  Martianum.)  **  L'irréligion  obstinée,  remarque  l'illustre  Comte 
de  Maistre,  a  bien  fait  tous  les  efforts  pour,  obscurcir  ce  fait,  les 
commentateurs  ont  interrogé  à  l'envie  toutes  les  généalogies  ro- 
maines, pour  leur  demander  .en  glace  do  vouloir  bien,  nommer 
i'enfant  célèbre  dans  le  PoUion.  .Mais  il  est  contre  toute  vraisem- 
bhmce  que  l'enfant  existe  où  on  Ta  cherché,;  et  nous  pourrions 
défier  tous  ces  doctes  commentateurs,  d'en  nommer  un  auquel  les 
vers  de  Virgile  s'ad<4p^ent;sans  violence.  ;  oia^i^  oi.tîmg,  en.supposant 

-'M  ii'iiv  ,' :::n.;^.::ijîii(i(v>- i-ùi')   i-)  .'ij;7j;    noii'np  'i^>-îf!>r;j; -mi!";;   ;; 
*,, Cette  Mlerge  qire  Virgile idéiigui^jdajaSi^^ç^ii.Eglogae, sous  le  aom  de  la  chaslo 

,^,,  N<iscen.ti'iiu.erb..'... 

' -"^  '■•■■-'' ''^^ '■  •'      ■•''•■   Gii>ta-ftivevLiicina.....  •/".-.'•  ■      ■•/■-,•.:. -.mi 

éiait'eeiebrë  (iiiris'toiite \ariti  juilé  ;  b  -a  icoap  dé  pîiipléVatil'èiidaient  ce  prodige 
de  la'inaternité  d'iitiy  Vierge  el  les  Di-ui  it^s  giulois  lui  avaient  mené  élevé  un 
autnl  avtjc  c^tte  inscînpiiou:  Virglni  fXirUurx.  G -tie  id^  a^  pourrait  cerlaine- 
ïii'Mii  ôLre  prise  t^u  -■  du  prv>phèt«  <|Ui  avait  dit  depuis  loâgteaipsv  /E.cpd  .Virgp  con- 
cipiet  et  pariet  Illium....  ,;.;    ,    ,i,     '_, 


VIRGILE,  ÉCHO  DE  LA  VÉRITÉ.  927 

qu'ils  puissent  avec  certitude  désigner  cet  enfant,  il  en  résulterait 
Beulement  que  Virgile,  pour  faire  sa  cpur  à  quelque  grand  person- 
nage de  Rome,  appliquait  à  un  nouveau-né  les  prophéties  de  l'O- 
rient." 

Alors  il  n'est  pas  mQin,S' prouvé  qlle,.l^/poëte  connaissait  l'Ecri- 
ture Sainte  et  qu'il  en  a  profité  dans  son  Eglogue.  Virgile  voyant 
dans  les  Oracles  sacrés  de  l'Ecritureque  le  rédempteur  pron^is  aux 
hommes  était  sur  le  point  d'arriver  après  le  long,  co\avs.^4u  siècle  de 
/er  ou  de  l'empire  du  démon,  voyan^t  tous  les  esprits /occupés  de 
cette  prédiction  dont  raccomplissement.qtait  à  son  termt\,se  saisit 
sans  doute  avec  empressement  d'un,  si  magnifique*  §ujet, pour  le 
revêtir  des  couleurs  les  plus  brillantes  de  ku  poé>iia.  \  Suivant  Tob^ 
servatioii  de  Pope,  le  célèbre  traducteur  anglais,  et  ,de;|}eaucoup 
d'autres  que  nous  pourrions  eiWr,  l'ouvrage  de/Virgil^/ne  consis- 
tait eu ,  partie  qu'à  rendre  en  yers  latins  admirablç;5vl^s.^qc,eats 
enthousias^tes  du  prophète  Isaïe,  il,  traduit  vérit^bLepii^rt^rCeqUi'il  a 
vu  dans  ce,  .prophète  sur,  l'avènement  du  Messie,  il,  5e,ise,r^  des 
mêmes  Ûgures  par  lesquelles  Isaïe  peint  le  r,ègne  glorî^eq-x^uSayL^ 
veur  dans  l'ordre  spirituel.  Suiy.ons  donc,  il.en  est  t^^m-ps,  lo  poë.ijqi 
payen  dans  ses  iir. italiens,  contemplons  d'un  œil  religieux  le  reflet 
de  ces  lumières  que  tant  d'hommes  apercevaient  Sians  les  com- 
prendre dans  un  miroir  profane  D'abord  il  est  re.nptaj-qnable  que 
le  siècle  futur  désigné  par  les  prophètes  comme  l'heureuse  époque 
du  christianisme,  a  été  entendu  par  tous  les  payens  pour  cet  âge 
d'orquils  regrettaient  mais  qu'ils  -espéraient  tous  voir  renaître 
dans  un  avenir  inconnu.  Nous  savons  qu'il  est  question  de  cet 
âge  d'or  dans  l'Eglogue  de  Virgile,  tout  son  poëme  roule  sur  cette 
brillante  période  dont  il  proclame  le- commencement  au  moment 
même  qu'il  parle,  et  c'est  un  enfant  qui  l'amène,  c'est  celui 
qu'lsaïo  a  af)pelé joarer/w^Mrî  5a?cif^/.;i  Virgile:  a-ussi  bien; qu'Ovide, 
Horace  et  les  poëies  grecs  qui  ont  rappelé  l'existence  pags^e  de 
l'âge  d'or  comme  le  premier  âge  du  monde,  annonce  son  rotou.r 
comme  le  dernier,,  ei  par  conséquent  comme  un  âge  désormais, 
éternel  :  en  entendant  le  poëte,  on  croit  entendre  la  voix  consolante 
du  prophète  du  Seigneur  promettant  aux  hommes  qu'ils. se  rever- 
l'ont  dans  leur  état  primitif  :  Qao  primo  fuerunt  ecce.  vene^runt  f  Com- 
ment les  payons  l'avaient-ils  compris  ?  C'est  ici  un  sujet  d'admira- 
tion pour  nous,  tous<les  poêles,  ens'avouant^c^ans  l'âge  de  fer  l'ont 
caractérisé  par  des  crimes  monstrueux,  qui  rendaient  les  hommes 
malheureux  et  en  horreur  à  la  divinité,,  ej,, en  mçme'temp?  tous  les 
poêles  se  sont  représenté  l'âge  d'or  comnie  le  règne  de  l.if  .vertu'  et 
de  rinnoqenxpe.  C'est-là  le  véritable  fonds.  Au  siècle  regetLe,,  tous 
ont  vu  que  l/hom^ie  dans  son  o<igine  était  (Jeslinè  à  être  heureux, 
et  que  son  bonheur  était  attaché  à  la  pureté  de  ses  moeurs.  Ovide^ 
dans  $a. belle  description  des  quatre  âges"  qu'on  peut- très  bien 
réduire  à  deux,j  a  fait  disparaître  à  la  fin  de  l'âge  d'or  Saturne,  ce 
Dieu  qui  faîsaitiievriravec  l'innocenc^e  l'abondancç  et  la  sécUji'ité^ 
il  a  fait  remonter  au  ciel  avec  indignation  la  vierge  Astrée,  dee^^ 
de  la  justice,  la  dernière  des  divinités  qui  se  plut  avec  les  hommes:' 

,  ,^.  ,    •    .  jî'>i  Ji<^tfaf)b  ^uipidHl/ »• 

"  yirgo,(?2e4e  n^a4eft^^..;,.,  ^j ;;,  rn^^^^r.i  1:1 
UUima  csèlestum,  terras  astrsea  reliquit. 


928  REVUE  CANADIENNE. 

Virgile,  aussitôt  qu'il  a  annoncé  le  réfablissemenl  de  lôutos 
choses,  fait  redescendre  la  même  déesse,  il  renouvelle  le  règne  de- 
Saturne  : 

"  Jam  redit  et  Virgo,  redeunl  Saturnia  régna." 

Quelles  idées  saines  et  justes  siu-  la  dégradation  compie  sur  la 
régénération  de  l'homme  !  Tout  en  les  ré  vêtant  des  couleurs 
payennes,  Virgile  fait  souvent  revenir  ces  grands  traits  dans  ses 
autres  ouH'ages.  Dans  le  premier  livre  de  ses  Géorgiqnes,  ou- 
admire  son  tableau  étonnant  de  l'âge  d'or  et  du  siècle  malheureux 
qui  en  effaça  les  traces  :  toute  cette  partie  étincelle  d'idées  extraor- 
dinaires qui  ont  une  analogie  évidente,  avec  nos  saints  livres,  et 
elle  correspond  exactement  avec  l'Egiogue  dont  nous  nous  occu- 
pons principalement.  Avant  le  siècle  de  fer,  dit-il,  personne  ne 
s'astreignit  aux  travaux  champêtres,  on  n'avait  pas  encore  fixé  les 
limites  des  propriétés,  (parceque  sans  doute,  tout  appartenait  en 
commun  à  des  hommes  que  rinlérêt  no  di vis  lit  pas.)  La  terre 
libre  et  sans  culture  fournissait  tout  : 

''  Ipsaque  tellus 

Omnia  liberius,  nulle  poscenle,  ferebat." 

Georg.  Liv.  I. 

11  devra  en  être  de  même  dans  le  rétablissement  de  toutes  choses 
et  pour  lors  Virgile  dira  : 

''  Omnis  ferai  omnia  tellus.'' 

La  nature  était  véritablement  en  cet  état  dans  le  temps  de  l'iu- 
noCfence  de  l'homme.  Mais  à  l'approche  de  l'âge  affreux,  cet  ordre 
dé  choses  a  changé,  alors  le  serpent  s'est  gonilé  d'un  venin"  fatal, 
les  animaux  féroces  ont  commencé  à  répandre  le  carnage. 

*'  nie  malum  virus  serpéntibus  addidit  atris, 
Pr.'edari'iue  lupos  jussit...  " 

'lis  n'ont  donc  pas  été  toujours  nuisibles  ces  animaux  devenus 
sï  redoutables  ;  le  loup  et  le  tigre,  comme  le  reptile  venimeux, 
étaient  donc  autrefois  soumis  à  l'homme  roi  de  l'Univers;  et  la 
Genèse  ne  nous  l'apprend-elle  pas?  Ne  nous  montre-t-elle  pas 
Adam  après  la  formation  des  animaux  les  faisant  venir  à  lui  et 
comme  un  souverain,  imposant  à  chacun  son  nom?  Nous  verrons 
en  revenant  à  notre  Eglogue  comment  Virgile  fera  revenir  l'ordre 
ancien.  Alors,  continue  le  poêle  dans  sa  peinture  du  siècle  de  fer,- 
le  miel  a  été  détaché  de  la  feuille  de  l'arbre,  les  vins  qui  se  répan- 
daient ç'a",^t ^là  dûïiâ  les  champs  comme  des  ruisseaux,  ont  été 
afrêtés  t  '?*'"'/'  '-"'■[ 

^'  Mellaque  decussit  foliis... 

Et  passim  ri  vis  curfentiîi  viva  repressît." 

Géotg.  Liv.  F. 


VIRGILE,  ÉCHO  DE  LA  VÉRITÉ.  929 

Il  n'y   a  pas  jusqu'au -brillantes  descriptions  des  poètes  dans 

ordre  naturel,  jusqu'à  leurs  propres  expressions  qui  ne  paraissent 

rmpruntées.    Ou  sait  comment  l'Ecriture  Sainte  dérit  la  terre  pro- 

/nis'e  où  l'on  voyait  couler  des  ruisseaux  de  lait  et  de  miel.     Cette 

magnifique  figure  pour  marquer  l'abondance  d'un  pays  riche  en 

iîet   s'appliquait  on  ne   peut  mieux  au   siècle  d'or;   et  lorsque 

^'irgile  le  fera  revenir,  il  n'oubliera  pas  de  dire  : 

"  Incultisque  rubens  pendebit  sentibus  nvn, 
Et  dur»  quercus  sudabunt  rosciia  mella." 

Eglo.  IV. 

il  fallut,  a  continué  Virgile,  que  l'homme  trouvât  le  moyen  de 
se  suffire  à  lui-même  dans  de  longues  expériences,  dans  de  pénibles 
recherches,  dans  tous  les  travaux  du  corps  et  de  l'esprit;  carie 
ri  11  r  travail  né  d'un  besoin  pressant  a  pu  seul  prolonger  le  cours 
d'une  vie  toujours  à  charge. 

''  Ut  varias  usus  meditando  extnnderet  artes 
Panlatim '' 

"'  Labor  orania  vicit 
Impvobus,  et  duris  urgens  in  rébus  egestas." 

Géorg.  Liv.  I, 

Virgile  n'avait-il  donc  pas  vu  la  malédiction  portée  sur  l'homme 
par  un  Dieu  vengeur  ?  "  In  sudore  vultùs  tui  vesceris  pane,  donec 
revertaris  in  terram."  Plus  rien  sans  travail,  le  pain  ne  pourra 
f;tre  mangé  qu'après  beaucoup  de  labeurs  et  de  peiues  : 

"  Mox  et  frumentis  labor  addilus " 

Géorg.  Liv.  I. 

La  terre  est  devenue  tout  à  fait  ingrate  ;  la  rouille,  le  chardon, 
ies  épines  et  les  herbes  nuisibles  font  périr  les  moissons. 

''  Subit  aspera  silva, 

Lappaeque  tribulique "  Idem 

Que  de  soins  pour  vaincre  tant  de  difiicultés!  Oh!  Dieu  a  bien 
dit  au  malheureux  Adam  :  '•  Maledicta  terra  in  opère  tuo  ;  in  labo- 
îibus  comedes  ex  eâ  cuactis  diebus  vitae  tuse  ;  spinas  et  tribulos 
germinabit  tibi " 

Nous  nous  sommes  peut-être  trop  arrêtés  sur  ce  terrain  si  fé- 
cond, nous  ne  pourrons  cependant. nous  dispenser  de  signaler  les 
antres  endroits  où  nous  retrouvons  le  flambeau  qui  éclaira  Virgile. 
Au  premier  livre  de  l'Enéide,  il  fait  encore  revenir  l'âge  d'or  et 
toujours  sous  le  même  aspect,  et  ne  l'oublions  pas,  il  le  fixe  à  la 
même  époque  que  dans  notre  Eglogue.  C'est  le  père  des  Dieux 
qui  annonce  les  beaux  jours  du  règne  d'Auguste,  Oê  premier  maître 
du  monde  dont  le  Messie  illustra  le  règne  par  son  apparition,  et 
c'est  ainsi  qu'il  en  parle  :  ''  Alors  les  siècles  seront  adoucis,  les 
peuples  ne  connaîtront  plus  les  armes.  V Antique  probité,  In,  chaste 
25  Décembre  1873.  59 


930  REVUE  CANADIENNE. 

déesse^  Remus  et  son  frère  Quiriniis  désormais  réco?içiliés  donne 
ront  des  lois  au  monde  ;  la  discorde  impie  sera  refoulée  dans  sou 
antre  inhumain 

*'  Aspera  tum  positis  mitescent  sœcula  bellis. 
Prisca  fides,  et  Vesta,  Remo  cum  fratre  Quirinus 
rJura  dabunt... 

Furor  impins  intus...  ^' 

Ailleurs,  c'est  à  son  6^  livre,  il  fait  toujours  allusion  au  même 
siècle  distingué  par  un  fait  tout  extraordinaire  dans  le  monde,  par 
une  pacification  universelle,  lorsqu'il  dit  du  fils  d'un  Dieu  : 

"  Aurea  condet 
Sœcula  qui  rursus  Latio,  regnata  per  arva 
Saturno  quondam...  " 

Qui  donc  communiqua  ces  idées  si  pures  aux  poètes,  commeii: 
les  retrouve-t-on  si  souvent  dans  Virgile  ?  11  n'y  a  guère  d'autre 
moyen  de  l'expliquer,  c'est  que  l'Ecriture  Sainte  leur  était  connue, 
c'est  qu'ils  avaient  pris  quelques  leçons  dans  ces  livres  précieux 
destinés  à  instruire  tous  les  siècles. 

Reprenons  enfin  notre  comparaison  avec  une  marche  plus  régu- 
lière et  voyons  de  plus  près,  quoique  rapidement,  notre  Eglogue. 
Le  prophète  Isaïe  a  parlé  de  la  lumière  qui  succède  aux  ténèbre:?, 
il  a  représenté  le  réveil  des  nations  assises  à  l'ombre  de  la  mort, 
lorsque  le  soleil  de  justice  leur  apparaît."  Populus  qui  ambulabac 
in  tenebris,  vidit  lucem  magnam  ;  habitantibus  in  regione  umbrœ 
inortiiî,  lux  orta  est  eis." 

Virgile  n'a  pu  mieux  exprimer  cette  pensée  qu'en  disant: 

"  Nascenti  puero,  quo  ferrea  primum 

Desinet,  ac  loto  surget  gens  aurea  mundo 
Jam  régnât  Apollo."^ 

L'Ecrivain  sacré  a  encore  peint  la  joie  des  hommes  à  laquelle 
aucune  mesure  ne  peut-être  ajoutée  ;  il  les  a  peints  comme  de 
joyeux  moissonneurs,  lorsque  la  terre  féconde  leur  paie  son  tribut, 
comme  des  conquérants  heureux  qui  rapportent  les  dépouilles  de 
leurs  ennemis.  Le  poëte  parait  vouloir  ici  enchérir  sur  ses  pensée:? 
en  mettant  à  contribution  toute  la  nature,  en  faisant  réjouir  les 
créatures  inanimées  à  la  vue  de  ce  qui  doit  arriver  :  C'est  l'univers 
entier  dont  les  tressaillements  de  joie  ont  ébranlé  la  masse  gigan- 
teste,  la  terre  et  les  abîmes  de  la  mer  et  le  ciel  sans  fin,  tout  ce  qui 
existe,  tout  a  ressenti  ce  sublime  mouvement: 

"  Aspice  convexe  nutanlem  pondère  mundum, 
Terrasque,  tractusque  maris,  cœlumque  profundum  ; 
Aspice  venturo  latentur  est  omnia  sœclo." 

Ne  croirait-on  pas  entendre  déjà  dans  ces  beaux  vers  l'hymne 
que  chante  l'Eglise  au  jour  même  de  la  nativité  ? 

1  (>n  f.alt  qaApolIon  ou  Phébus  '!ti!t  pour  les  payens  le  Dieu  de  la  lumière. 


VIRGILE  ÉCHO  DE  LA  VERITE.  93t 

llunc  cœhim,  terra,  huncmivre 
Hune  omne  qua}  in  eis  est 
Auctorem  adventus  tui 
Landaus  exultât  cantico. 

Comment  la  nature  ne  se  réjoui  rai  t-el  Je  pas  à  l'approche  de  son 
autour?  Elle  frémit  d'épouvante  lorsqu'il  vient  dans  sa  colère, 
mais  elle  dit  être  transportée  de  joie  lorsqu'il  vionl  dans  sa  ir.isA. 
rirorde. 

Dans  ces  deux  vers  dont  nous  avons  beaucoup  parlé  déjà  ; 

"  Te  duce,  si  qua  manent  sceleris  vestigia  nostri, 
Irrita  perpétua  sol  vent  formidine  terras." 

On  reconnaît  encore  le  prophète  qui  a  dit:  "  Oblivioni  Iradili» 
sunt  augustise  priores...  "  Ce  prophète,  après  avoir  tracé  quelques 
uns  des  effets  de  la  naissance  du  Sauveur,  l'annonce  cette  nais- 
sance, "  et  filins  datusest  nobis...  et  vocabitur  nomen  ejus...  pater 
fuluri  sœculi,  princops  pacis.  Mulliplicabitur  ejus  imperium,  et 
pacis  non  erit  finis."  On  n'a  qu'à  parcourir  le  commencement  de 
cette  Eglogue,  et  on  ne  tarde  pas  à  y  reconnaître  ce  petit  enfant 
père  du  grand  siècle,  qui  règne  par  la  paix,  étend  son  empire  par 
la  paix,  pour  assurer  aux  hommes  une  paix  éternelle.  Le  poëte 
ajoute  souvent  quelqu'ornement  nouveau  à  la  pensée  dlsaïe  ; 
maintenant  il  s'abandonne  un  moment  à  son  imagination  pour 
ajouter  quelques  détails  descriptifs  sur  l'heureux  état  de  la  terre 
qui  offrira  saiîs  culture  tout  ce  qu'on  peut  désirer.  Ce  serait  ici  le 
lieu  de  le  remarquer,  Virgile  dans  un  sujet  si  merveilleux  sort  le 
moins  qu'il  peut  de  l'Eglogue,  dans  tout  ce  qu'il  emprunte  aux 
prophètes,  il  choisit  de  préférence  ce  qui  va  le  mieux  à  son  genre 
de  poésie,  et  c'est  sans  doute  pour  cette  raison  qu'il  a  émpnmté  sur- 
tout d'isaïe  qui  est  rempli  d'images  prises  dans  la  nature. 

At  tibi  prima,  puer,  nullo  munuscula  cullu, 
Errantes  hederas  passim  cum  baccare  tellus, 
Mixtaque  ridenti  colocasia  fundet  acantho. 
Ipsa  tibi  blandos  fundent  cunabula  flores. 
Ipsse  lacté  domum  réfèrent  distenta  capella;; 
Ubera. 

Que  ces  riants  tableaux  de  l'état  d'une  terre  féconde  d'elle-même 
ressemblent  encore  aux  peintures  poétiques  du  prophète  Isaïe  I 
C'est  lui  qui  représente  les  champs  déserts  qui  n'ont  jamais  senti 
les  pas  de  l'homme,  germant  et  se  couvrant  de  fleurs.  Dans  le 
prophète  aussi,  les  dons  charmants  de  la  nature  font  la  gloire  et 
l'ornement  de  l'enfant  Dieu.  Virgile  dit  ensuite  que  le  timide 
troupeau  ne  craindra  plus  le  lion  superbe  : 

...  "  Nec  magnes  metuent  armenta  leones." 

N'est-ce  pas  l'admirable  figure  d'isaïe  en  quelques  mois  :  "  Le 
loup  et  l'agneau,  dit  le  prophète,  vivront  dans  les  mêmes  pâturages  ; 
le  lion  inoffensif  ne  sera  plus  altéré  de  sang,  il  se  contentera  avec 


^32  REVUE  CANADIENNE. 

l'animal  des  champs  de  l'herbe  que  lui  offrira  la  terre.  Alors  donc, 
ô  enfant  du  ciel,  le  fort  n'opprimera  plus  le  faible,  le  puissant 
orgueilleux  ne  foulera  plus  à  ses  pieds  l'humble  et  le  pauvre  ;  les 
passions  déchaînées  les  unes  contre  les  autres  ne  feront  plus  gémir 
la  nature.  Alors  la  force,  la  faiblesse  habiteront  paisiblement  sous 
le  même  toit,  le  roi  et  le  berger  participeront  au  même  banquet. 
Heureux  le  temps  où  l'enfant  à  la  mamelle  pourra  s'amuser  sur  la 
caverne  de  l'aspic,  ou  le  repaire  du  lion  ne  sera  plus  un  lieu  de 
terreur  et  de  mort." 

Ici  le  prophète  a  ajouté:  '*  Et  serpenti  pulvis  panis  ejus  :  non 
nocebunt  neque  occident  inmonte  sanctomeo."  Virgile  fait  mourir 
le  serpent,  sans  doute  encore  de  ce  qu'il  a  vu  au  commencement 
des  livres  Saints  que  la  tête  du  serpent  sera  écrasée  à  la  venue  de 
l'enfant  merveilleux  qu'il  chante  ;  il  fait  mourir  et  disparaître 
l'herbe  au  venin  perfide  :  N'est-ce  pas  le  funeste  fruit  qui  causa 
Ja  perte  du  genre  humain  ? 

"  pccidet  et  serpens,  et  fallax  herba  veneni 
Occidet." 

Mais  en  tous  lieux  croîtra  l'Amome  d'Assyrie  :  Assyrium  vulgo 
jiascetur  amomum.  Il  ne  serait  peut-être  pas  déraisonnable  de  pen- 
ser que  cette  plante  odoriférante  qui,  des  lieux  voisins  de  l'ancien 
jardin  de  délices  se  répand  partout,  est  quelque  souvenir  altéré  de 
l'arbre  de  vie  dont  la  propriété  était  d'assurer  l'immortalité.  Comme 
nous  l'avons  déjà  assez  observé,  il  n'y  aura  plus  de  guerres  dans 
l'âge  d'or  de  Virgile,  elles  cesseront  peu  à  peu,  à  mesure  que  l'en- 
fant divin  prendra  son  accroissement.  Il  devait  bien  éteindre 
toute  dissension,  celui  à  la  venue  duquel  tout  le  ciel  s'est  écrié  : 
''  In  terra  pax  hominibus." 

Virgile  s'étend  de  nouveau  avec  une  magnificence  d'un  si  grand 
maître  sur  les  richesses  que  déploiera  la  nature  rendue  à  son  pre- 
mier état. 

*'  Omnis  feret  omnia  tellus. 
Non  rastros  patietur  humus,  non  vinea  falceni  ; 
Robustus  quoque  jam  tauris  juga  solvet  arator.'' 

11  n'y  aura  donc  plus  de  travail,  les  animaux  qui  ont  si  long- 
temps partagé  la  misère  de  l'homme  seront  eux-mêmes  délivrés  du 
jong  pénible,  la  terre  ne  sera  plus  déchirée  par  le  soc  de  la  char- 
rue, tout  se  reposera,  et  Tabondance  n'en  sera  que  plus  grande. 
Ce  qui  était  l'effet  du  péché  devait  disparaître  avec  le  péché,  l'in- 
nocence de  rage  d'or  devait  ramener  l'état  de  l'homme  à  cet  heu- 
reux temps. 

"  Nec  varios  discet  mentiri  lana  colores  : 
Ipse  sed  in  pratis  aries  jam  suave  rubenti 
Murice,  jam  croceo  mutabit  vellera  hito  : 
Sponte  sua  sandyx  pascentes  vestiet  agnos." 

Tout  ce  qui  est  mensonge,  tous  les  arts  trompeurs  cesseront, 
d'être  en  usage  dans  un  siècle  si  pur,  on  n'aura  plus  besoin  d'em- 


VIRGILE  ÉCHO  DE  LA  VÉRITÉ.  933 

prunter  leur  secours,  la  nature  qui  déjà  pourvoie  à  tous  les  besoins, 
fournira  elle-même  les  objets  de  luxe,  elle-même  revêtira  l'agneau 
des  plus  brillantes  couleurs,  il  n'y  aura  plus  rien  qui  ne  poit  natu- 
rel. Nature,  tu  es  bien  aimable,  lorsque  tu  n'es  pas  corrompue, 
tu  n'as  plus  besoin  d'être  relevée  par  un  faux  éclat,  l'œuvre  du 
Tout-Puissant  est  digne  de  lui. 

Que  le  poëte  imite  bien  les  vœux  et  les  soupirs  des  prophètes, 
lorsqu'après  avoir  dit  toutes  ces  merveilles,  il  veut  en  hâter  l'ac- 
complissement et  demande  au  ciel  la  faveur  d'en  être  témoin,  pour 
les  redire  encore,  pour  en  faire  un  hymne  éternel.  Hâte-toi  donc, 
s'écrie-t-il,  viens  recevoir  les  honneurs  que  nous  te  préparons.  O 
enfant  divin,  toi  qui  est  l'accroissement  du  Souverain  des  Cieux  ! 
Ah  !  puissé-je  prolonger  le  cours  d'une  si  longue  vie,  puissé-je  en- 
trevoir l'aurore  de  ce  beau  jour  qui  n'aura  pas  de  fui,  et  conserver 
assez  de  force  pour  eu  publier  la  gloire  ! 

Aggredere  o  magnos,  aderit  jam  tempus,  honores 
Gara  deum  soboles  magnum  Jovis  incrementum  î 
Oh  !  mlhi  tam  longae  maneat  pars  ultima  vitse  J 
Spiritus  et,  quantum  sat  erit  tua  dicere  facta  ! 

Gette  invocation  rappelle  bien  cell(3  d'Isaïe  :  "  Ulinam  dirum- 
peres  cœlos  et  descenderes  !  Rorate.  cœli,  desuper  et  nubes  pluant 
justum  ;  aperiatur  terra,  et  germinet  salvatorem  !  " 

Gertes  il  était  bien  digne  d'être  chanté  par  le  premier  poëte  du 
monde,  ce  jour  de  bénédiction  et  de  salut  où  Dieu  montra  aux 
hommes  le  verbe  éternel,  objet  d'une  si  longue  attente.  Il  fallait 
que  l'aveuglement  payen  rendit  un  hommage  à  la  lumière  qu'il 
ne  comprenait  pas,  il  fallait  que  le  génie  qui  se  plait  dans  la  fiction 
fit  voira  son  insu  les  rayons  delà  vérité!  Dieu  fait  tout  servir 
à  sa  gloire  ;  le  Dieu  qui  force  la  nature  et  les  éléments  à  le  louer  et 
à  publier  son  nom,  force  de  même  des  hommes »qu'une  religion  de 
mensonge  rend  ennemis  de  sa  gloire  et  de  son  culte,  à  entonner 
comme  malgré  eux  ses  louanges,  à  faire  éclater  un  enthousiasme 
dont  ils  ne  se  rendaient  pas  compte  à  eux-mêmes.  De  là  ce  cri  uni- 
versel du  paganisme  bientôt  expirant,  mais  devant  s'éteindre  avec 
tant  d'efforts,  de  là  ces  chants  du  poëte  payen  qui  ne  pouvait  enten- 
dre le  fond  d'un  mystère  qu'il  chantait.  Mais  tout  devait  être  bien- 
tôt éclairé,  et  nous  ne  devons  pas  nous  lasser  d'admirer  la  conduite 
de  la  Providence  qui  disposa  les  peuples  au  règne  indestructible 
du  fils  de  Dieu  promis  dès  l'origine  du  monde.  Il  est  beau  de  voir 
la  Providence  de  Dieu  ménageant  toutes  les  circonstances  et  fai- 
sant servir  tous  les  événements  de  manière  à  amener  l'exécution 
de  ses  desseins  ;  il  est  beau  de  voir  l'univers  préparé  insensible- 
ment à  la  venue  de  son  libérateur,  de  contempler  une  lumière 
longtemps  réservée  aux  seuls  enfants  de  la  Judée,  qui  s'étend  peu 
à  peu,  qui  se  communique  graduellement  à  toutes  les  nations,  qui 
enfin  se  dévoile  tout  à  fait  dans  la  plénitude  des  temps  pour  éclai- 
rer une  terre  ensevelie  dans  des  ombres  épaisses  pendant  tant  de 
siècles.  0  Lumière  divine,  la  malice  infernale  ne  pourra  plus 
l'obscurcir  désormais,  tu  as  pour  jamais  chassé  les  ténèbres,  et  les 
ténèbres  môme  en  se  dissipant  t'ont  rendu  un  hommage  immortel. 


934  REVUE  CÂNADIB]Ni\E. 

Poêle  dii  Paganisme,  si  le  ciel  t'avait  rappelé  à  la  vie  trois  siècles 
après  l'époque  où  ta  voix  retentissait  dans  le  monde,  alors  tu  au- 
rais pu  voir  les  hommes  comprenant  ce  que  tu  publiais  sans  le 
comprendre,  invoquer  ton  témoignage  providentiel  et  l'imposer  à 
l'esprit  de  mensonge,  alors  sans  doute,  tu  te  serais  écrié  toi-même  : 
Qu'il  est  grand  ce  Dieu  à  qui  j'ai  offert  de  l'encens  sans  le  con- 
naitre,  prosternez-vous  donc  maintenant  heureux  peuple  qui  le 
connaissez. 

Trois  siècles  s'étaient  écoulés  en  effet  depuis  Virgileet  déjà 
l'on  voyait  disparaître  jusqu'aux  traces  de  l'erreur,  les  temples 
anciens'  étaient  renversés,  les  Dieux  de  pierre  et  de  bois 
réduits  en  poudre  sur  leurs  autels  abattus  dans  la  poussière,  n'at- 
tendaient plus  les  vœux  prostitués  des  mortel^.  Mais  l'esprit  infer- 
nal, suivant  la  pensée  d'un  Saint-Père,  ne  pouvant  plus  abaisser 
l'homme  aux  pieds  d'une  vile  matière,  et  attribuer  le  caractère 
de  la  divinité  à  de  nombreux  simulacres,  voulut  dépouiller  de 
sa  divinité  celui  qui  la  possédait  véritablement  et  forma  le  dessein 
de  faire  fouler  aux  pieds  le  Dieu  Sauveur  à  qui  toute  la  terre  s'était 
enfin  soumise.  C'est  alors  qu'un  prêtre  indigne,  que  le  misérable 
Arius  osa  prêcher  une  hérésie  suggérée  par  l'enfer,  et  qu'il  s'efforça 
de  saper  le  premier  fondement  de  notre  sainte  religion.  Les 
peuples  furent  révoltés,  des  réclamations  unanimes  se  firent  en- 
tendre et  on  assembla  un  Concile  général  pour  confondre  l'héré- 
siarque audacieux.  Après  la  déclaration  canonique  du  Concile, 
pour  faire  une  espèce  d'amende  honorable  au  fils  de  Dieu,  pour 
compenser  l'injure  faite  à  la  majesté  suprême,  on  cru  ne  pouvoir 
rien  faire  de  mieux  que  de  lire  l'Eglogue  de  Virgile  traduite  exprès 
en  vers  grecs  dans  l'auguste  assemblée  de  l'Eglise  ;  on  pi'oduisit  à 
la  honte  de  l'impiété  un  monument  si  authentique  et  si  glorieux 
à  la  vérité  ;  le  paganisme  s'éleva  alors  contre  Terreur  et  vengea  le 
christianisme. 

Louis  Audet-Lapointe. 


LES  GAULTIER  DE  VARENNES. 


{SuUe  cl  fin.^ 

M.  Gaiillîer  de  Vareiines  avait  déjà  sept  enfants.  Les  quarante 
arpents  de  terre  défrichée  qu'il  possédait  aux  Trois-Rivières  parais- 
sent avoir  été  le  plus  |clair  de  sa  fortune,  si  Ton  calcule,  que  son 
petit  traitement  de  gouverneur,  de  douze  cents  francs  seulement, 
deux  cents  piastres  était  absorbé  par  les  frais  de  représentation  qu'il 
ne  pouvait  s'empêcher  de  faire,  car  sa  maison  étant  une  sorte  d'hôtel- 
lerie centrale  sui*  la  route  de  Qiiébac  à  Montréal,  à  cause  de  la 
position  géographique  dès  Trois-Rivières,  il  était  constamment 
sujet  à  des  dépenses  pour  lesquelles  il  ne  recevait  aucune  compen- 
sation avouée.  Sa  seigneurie  de  Varennes  et  du  Tremblay  pouvait 
à  la  rigueur  être  déjà  de  quelque  rapport,  mais,  en  somme,  pour 
un  officier  appelé  à  exercer  des  fonctions  élevées,  il  ne  recevait 
presque  rien  du  trésor.  Aussi  M.  de  la  Barre,  gouverneur-général, 
se  montrait-il  tolérant  pour  des  infractions  aux  lois  sur  la  traite  des 
pelleteries  que  M.  de  Varennes  se  permettait,  afin  de  pouvoir  sub- 
sister dignement  dans  sa  charge  ofïicielle.  Par  malheur,  M.  de 
MeuUes,  intendant  de  la  Nouvelle-France,  n'entendait  point  de 
cette  oreille.  Voici  ce  qu'il  écrivait  au  ministre,  le  28  septembre 
1685  : 

"  Monsieur  de  Varennes,  gouverneur  des  Trois-Rivières,  se  sert 
de  son  autorité  pour  faire  seul  le  commerce  avec  les  Sauvages 
dans  un  lieu  nommé  la  Gabelle  ^  à  quatre  lieues  des  Trois  Rivières, 
ce  qui  est  deffendu  par  les  ordonnances  de  Sa  Majesté  qui  ne  le 
permetteait  qu'aux  Trois-Rivières  ;  il  y  a  mesme  plusieurs  arrests 
du  Conseil  souverain  et  ordonn*^''*  des  intendans  qui  le  deffendent 
dans  le  d.  lieu  de  la  Gabelle  en  conformité  de  celles  de  Sa  Majesté  ; 
je  nay  pu  l'empêcher  jusques  a  présent,  parce  que  Monsieur  de  la 
Barre,  de  son  authorité,  et  malgré  tous  les  arrests  et  ordonnances 
lui  avait  permis  de  le  faire  seul  ;  on  ma  présenté  souvent  des 
requests  sur  ce  sujet,  mais  prévoyant  que  Monsieur  de  la  Barre 
supposerait  toujours  à  l'Exécution  de  ce  que  j'en  ordonnerais,  jay 
toléré  cette  affaire  comme  une  infinité  d'autres  pour  donner  la  paix 
au  Canada  ;  je  nay  pas  laissé  d'en  dire  plusieurs  fois  mon  senti- 
menl  au  d.  sieur  de  Varennes  qui  na  pas  paru  en  estre  fort  satisfait  ; 
cela  ma  si  bien  attiré  Mons''  de  Montortier  ^  qui  est  son  parent  et 
qui  a  passé  tout  cet  esté  chez  luy,  qu'il  a  fait  tous  ses  efforts  pour 

1  La  Gabelle  ou  le  SaiU  de  la  Verendnje.    Il  a  porté  ces  deux  noms. 

*  En  1684,  trois  cents  soldais  commandés  par  les  capitaines  de  Montorlier,  d'Es- 
1109  et  de  Rivaux  arrivent  pour  pousser  la  guerre  contre  les  Iroquois.  (Ferland, 
Cours  d'Hisi.  vol.  Il,  p.  145.) 


936  REVUE  CANADIENNE. 

me  rendre  secrètement  toutes  sortes  de  mauvais  offices,  quoique  jaye 
affecté  de  vivre  avec  lui  avec  beaucoup  d'honnesteté  ;  s'il  eust 
demeuré  plus  longtemps  icy,  il  aurait  été  capable  dinsinuer  à  tout 
le  monde  un  esprit  de  désobéissauce  ;  dez  que  Monsieur  de  Denon- 
ville  fut  arrivé,  il  fit  ce  qu'il  put  pour  les  prévenir  contre  moy,  il 
commença  par  luy  dire  que  je  passais  devant  les  gouverneurs  par- 
ticuliers et  qu'en  France  cela  ne  se  faisait  point,"  etc.  ^' 

Maintenant  si  l'on  veut  juger  de  l'impression  que  la  position  ei 
le  caractère  de  M.  de  Varennes  produisirent  sur  M.  de  Denonville, 
le  nouveau  gouverneur-général,  il  suffit  de  lire  l'extrait  suivant 
d'une  lettre  qu'il  écrivit  au  ministre,  cinq  semaines  après  celle  de 
M.  de  Meulles.  Ce  dernier,  qui  paraît  avoir  été  un  faiseur  d'em- 
barras, malgré  des  qualités  réelles  dont  il  savait  faire  usage,  dût  se 
sentir  mal  à  l'aise  en  voyant  ce  que  le  gouverneur-général  pensait 
de  l'homme  dont  il  se  plaignait  si  fort.  On  sait,  du  reste,  qu'il  y 
avait  au  fond  de  tout  cela  des  rivalités  de  préséance  dans  les  céré- 
monies publiques. 

"  Le  sieur  de  Varennes  vous  demande,  Monseigneur,  la  conii- 
nuation  de  son  gouvernement  des  Trois-Rivières  et  vous  supplif 
de  lui  faire  renouveler  sa  commission  qui  est  finie,  n'étant  qiw. 
pour  trois  ans.  C'est  un  très-bon  gentilhomme,  qui  n'a  de  vice  qu  / 
la  pauvreté.  Je  vous  assure  qu'il  a  du  mérite  et  de  l'autorité.  li 
aurait  bien  besoin  de  quelque  grâce  du  roi  pour  élever  et  soutem 
sa  famille." 

Sa  Majesté  ne  fut  jamais  prodigue  envers  noLi'e  pays,  c'était  l  ■ 
moindre  de  ses  défauts.  Elle  se  borna,  si  je  ne  me  ti-ompe,  à  renou- 
veler la  commission  de  M.  de  Varennes.  Je  n'ai  pas  vu  qu'on  air, 
inquiété  celui-ci,  par  la  suite,  au  sujet  delà  traite  qu'il  faisait  pour 
son  compte.  Le  Honlan,  qui  visita  les  Trois-Rivières  en  16S4, 
écrivait  :  *'  Le  roi  y  a  établi  un  gouverneur  qui  mourrait  de  faim, 
si  au  défaut  de  ses  minces  appointements  il  ne  faisait  quelque  com 
merce  de  castor  avec  les  Sauvages."  Triste  gouvernement  que 
celui  oià  l'on  paye  si  peu  les  fonctionnaires  qu'il  devient  urgent  de 
leur  permettre  de  violer  les  lois  pour  se  refldre  !  M.  de  Varennes 
a  laissé  une  famille  sans  soutien  et  sans  fortune  ; — on  ne  peut  que 
l'accuser  de  n'avoir  pas  assez  profité  des  privilèges  qui  lui  étaient 
donnés  en  sous-main  ;  il  était  trop  honnête  pour  vivre  sous  un 
régime  aussi  faux. 

Quatre  jours  après  la  lettre  de  M.  de  Denonville,  il  arriva  dans  ia 
famille  de  M.  de  Varennes  un  événement  qui  n'attira  pas  beaucoup 
l'ettention  vu  que  c'était  la  septième  répétition  d'un  fait  semblable. 
Je  veux  parler  de  la  naissance  de  Pierre,  lé  découvreur  du  Nord- 
Ouest,  dont  voici  l'acte  de  baptême  : 

''  Le  dix-huictiesme  jour  de  novembre  de  l'an  mil  six  cent  quatre- 
vingt-cinq,  par  moy,  F.  G.  de  Brullon,  curé  de  l'église  paroissialle 
de  Nostre-Dame  des  Trois-Rivières,  ^,  esté  baptisé  en  la  dite  Egliss, 
Pierre  Gauthier,  fils  de  Messire  René  Gauthier,  Escuier,  sieur  ée 

1  Corro^p3nda ICO  (manuscrit^:)  des  gouverneurs  français.  Vo!.  IV,  p.  359-0'!}. 


LES  GAULTIER  DE  VARENNES.  937 


\Varenne  et  gouverneur,  pour  Sa  Majesté,  des  Trois-Rivières,  et 
Damoiselle  Marie  Boucher,  sa  femme  ; — l'enfant  est  né  du  dix-sept  * 
du  dit  mois  et  an.  Son  parrein  a  esté  Messire  Pierre  Boucher, 
son  grand  père,  en  la  place  duquel  Lambert  Boucher  '^  son  fils,  a 
tenu  le  dit  enfant,  et  la  marreine  a  esté  Madelaine  Gauthier  dit  du 
Tremblay  'sa  sœur  ;  lesquels  ont  signé  suivant  l'ordonnance. 

Grand  Pré, 

Madelaine  de    Varenne-^ 
F.  G.  DE  Brullon." 

Où  naquit  cet  enfant  ?    Rien  de  plus  facile  que  de  répondre. 

Cinq  jours  avant  sa  naissance,  l'ingénieur  Villeneuve  envoya  au 
ministre,  par  l'entremise  du  gouverneur-général,  un  plan  de  la 
ville  des  Trois-Rivières,  dont  une  copie  se  voit  à  la  bibliothèque 
d'Ottawa.  Sur  une  grande  maison  placée  au  bord  de  la  côte  du 
iîeuve,  à  l'endroit  où  la  rue  Saint  François-Xavier  atteint  aujour- 
d'hui le  boulevard  Turcotte,  on  lit  :  "  M.  de  Varennes,  gouverneur." 
Ge  témoignage  est  sans  réplique.  La  maison  dont  il  s'agit  était 
située  du  côté  nord-est  de  l'extrémité  de  la  rue  Saint-François- 
Xavier,  à  peu  près  dans  l'angle  de  l'enceinte palissadée  de  la  ville. 
Ce  que  nous  appelons  le  boulevard,  était  un  chemin  ou  sentier  qui 
courait  le  long  de  la  palissade,  en  dedans,  et  qui  passait  devant  la 
,  porte  et  sur  le  flanc  gauche  de  la  maison  de  M.  de  Varennes,  laquelle 
regardait  le  fleuve. 

A  ceux  qui  disent  que  le  Découvreur  est  wi  dans  le  grand  édifice 
de  pierre  du  Platon,  je  ferai  observer  que  du  temps  de  M.  de  Va- 
rennes,  les  gouverneurs  des  Trois-Rivières  n'habitaient  pointée  site, 
et  que  l'édifice  qu'on  y  voit  de  nos  jours  ne  fut  construit  qu'en 
1723,  alors  que  le  Découvreur  avait  trente-huit  ans.  Voilà  pour  la 
tradition. 

.   Suite  des  actes  de  baptême  : 

''  Le  troisième  jour  de  juin  de  l'an  mil  six  cents  quatre-vingt-sept, 
par  moi,  F.  G.  de  Brullon,  curé  de  l'église  de  Notre-Dame  parois- 
sialle  des  Trois-Rivières,  a  esté  baptisé  en  la  dite  église,  Philippe^ 
fils  de  René  Gaultier,  chevalier,  seigneur  de  Varennes,  gouver- 
neur des  Trois-Rivières,  et  de  Damoiselle  Marie  Boucher  sa  l'etnme  ; 
-r-l'enfant  est  né  du  trentième  de  may  de  la  dite  année.  Son  par- 
rein  fut  Messire  Philippe  de  Rigaud,  chevalier  de  Vaudreuil,  com- 
mandant des  Trois-Rivières  *  en  Canada,  et  la  marraine  Damoiselle 

Le  17  était  un  samedi.    Le  baptême  eut  lieu  le  lendemain,  dimanche. 

*  LamJjért  Boucher,  sieur  de  Grand-Pré. 

3  C'est  Madeleine,  née  en  1674,  pensionnaire  à  la  Gongrégalion  en  1681.  On 
remarquera  qu'ici  elle  signe  Madelaine  de  Varenne,  omettant  le  nom  de  Tremblay 
qu'on  lui  donne  dans  l'acte. 

"*  Commandant  des  troupes  de  celte  plac^.  Plus  tard,  gouverneur-général  de 
ta  Nouvelle-France. 


938  REVUE  CANADIENNE. 

Marie-Madeleine  Ghaspoux,  femme  de  Jean  Boachar,  ^  chevalier, 
seigneur  de  Champigni,  ellntendant  en  Canada,  lesquels  ont  signé 
suivant  l'ordonnance. 

Philippe  de  Rigaut, 
M.  M.  Chaspoux, 
F.  G.  DE  Brullon." 

La  mort  de  cet  enfant  qui  eut,  lieu  l'année  suivante,  fournit  la 
seule  mention  de  sépulture  de  membres  de  la  famille  de  Varennes 
que  renferment  les  registres  des  Trois-Rivières,  au  moins  jusque 
vers  1720,  où  je  me  suis  arrêté. 

Registre  des  Trois-Rivières  : 

'*  L'an  mil  six  cents  quatre-vingt-huict,  le  trentiesme  du  moi^ 
d'aoust,  le  lundi  au  matin,  ont  esté  confiruiés  par  Monseigneur  de 
St.  Vallier,  illustrissime  Evesque  de  Québec  : 

Gaullier  Jacques  René,  (ils  de  Monsieur  René  Gaultier,  gouver- 
neur de  ce  lieu,  et  de  Marie  Boucher  sa  femme, 

Gaultier  Marguerite,  fille  de  Jean  Gaultier  et  de  Jeanne  Pelit^ 
sa  femme. 

Gaultier  Marguerite,  fille  de  René  Gaultier,  sieur  de  Varenne, 
et  de  Marie  Boucher,  sa  femme. 

Gaultier  MaricrMadelaine,  fille  de  René  Gaultier,  Escuier,  Sieur 
de  Varenne  et  de  Marie  Boucher  sa  femme." 


'^  Le  dix-huictiesme  jour  de  novembre  de  Tan  mil  six  cent  quatre- 
vingt-huict,  par  moy,  F.  G.  de  BruUon,  curé  de  l'Eglise  de  Notre- 
Dame  des  Trois-Rivières  ont  esté  suplée  les  cérémonies  de  Baptême 
à  Jean-Baptist,  qui  a  esté  endoyé  à  la  maison  par  M.  Modou,  prestre, 
fils  de  René  Gaultier,  seigneur  de  Varenne,  gouverneur  des  Trois- 
Rivières,  et  de  Marie  Boucher  sa  femme  ;— l'enfant  est  né  du 
trentiesme  octobre  de  cette  année,  l'enfant  a  esté  tenu  par  Claude 
de  Ramesô,  chevalier,  seigneur  de  la  Gesse  et  Montigny,  capitaine 
d'un  détachement  de  la  marine,  pour  Jean-Baptiste  Bouchard, 
chevalier,  seigneur  de  Champigni,  Intendant  de  toute  la  Nouvelle- 
France,  et  la  marraine  Demoiselle  Magdelaine  Gauthier,  fille  de 
René  Gauthier,  chevalier,  seigneur  de  Varenne,  gouverneur  de  ce 
lieu  ;  lesquels  ont  signé  suivant  l'ordonnance. 

De  Ramezay, 

Madelaine  Gaultier, 
F.  G.  DE  Brullon." 

Registre  des  Trois-Rivières  : 

Ce  qui  suit  est  l'acte  de  sépulture  de  M.  de  Varennes  : 

"  Le  quatriesme  juin  de  l'an  mil  six  cent  quatre-vingt-neuf,  est 

'  Bochart. 


LES  GAULTIER  DE  VARENNES.  039 

décédé  en  la  communion  de  Nostre  Sainte  Mère  l'Eglise,  après 
avoir  reçu  les  Saints  Sacrements  de  Pénitence,eucharistio  et  extrem- 
ODClion,  René  Gaultier,  chevalier,  seigneur  de  Vareruie  et  gouver- 
neur des  Trois-Rivières,  âgé  de  cinquante-cinq  ans  ou  environ,  et 
a'esté  inhumé  le  jour  suivant  dans  l'Eglise  de  cette  paroisse  en 
présence  de  Jacques  Labadie,  de  Lambert  Boucher,  ^  Joseph  God- 
froy,  sieur  de  Vieupont,  et  autres  plusieurs  témoins  connu?. 

Labadie, 

Grand  Pré, 

F.  G.  DE  Brullon." 


Après  la  mort  du  gouverneur,  M.  de  Brullon  ne  larda  pas  à 
quitter  les  Trois-Rivières.  Sa  dernière  signature  au  registre  eu 
qualité  de  curé,  est,  à  la  date  du  23  octobre  de  la  même  année  1689. 
En  1693,  il  était  curé  au  Ghâteau-Richer.  Après  cela,  sa  trace 
m'échappe  jusqu'cà  sa  mort,  qui  eut  lieu  le  7  avril  1726,  l'année  où 
moururent  la  mère  de  la  Présentation  (Mlle  Anne-Marguerite 
Gaultier  de  Varennes)  et  le  frère  de  cette  dernière  le  grand-vicaire 
Jeaiî-Baptiste  Gaultier  de  Varennes, 


M.  de  Varennes  disparu,  nous  n'entouidons  plus  parler  de  sa 
famille  avant  l'année  1694,  où  Madeleine,  l'aînée  des  hlles,  épouse 
Claude-Charles  Petit  Le  Villier,  à  Montréal. 

Il  existait  en  Canada  à  cette  époque,  deux  officiers  du  nom  de 
Vallerenne  et  cette  ressemblance  de  noms  les  a  fait  confondre  avec 
le  gouverneur  des  Trois-Rivières.  En  1635,  je  vois:  M.  de  Valle- 
Teiines,  capitaine,  et  M.  de  Vallerennes,  lieutenant,  dans  la  liste 
des  officiers  de  la  colonie. 

L'acte  de  mariage  qui  suit  est  tiré  des  registres  de  Québec  : 

''  Le  septième  jour  du  mois  d'avril  mil  six  cent  quatre-vingt-sept 
après  la  publication  des  trois  bancs  de  mariage  faite  le  dernier  jour 
de  mars,  le  cinquième  et  sixième  de  ce  présent  mois  d'avril  entre 
PhiUppe  Clément  du  Vuault  eCuyerSr.  Vallerenne,  capitaine  d'une 
compagnie  d'infanterie  en  ce  pays,  fils  de  feu  Anthoine  Clément  du 
Vuault  ecuyer  :  et  de  Dame  Françoise  de  cœur  ses  père  et  mère 
de  la  paroisse  de  Saint-Germain  delapotterie  evôsche  de  Beau  vais 
d'une  part  et  de  Jeanne  Bissot  fille  de  feu  le  Sr.  François  Bissot 
bourgeois  de  cette  ville  et  de  Dame  Marie  Gouillart,  ses  père  et 
mère,  d'autre  part,  et  ne  s'étant  découvert  aucun  empeschment 
légitime,  j'ay  François  Dupré,  curé  de  cette  église  paroissiale  les  ay 
en  la  dite  église  solennellement  mariées  en  présance  de  Claude 
Porlier  beau  frère,  de  François  Prévost  ecuyer  (mot  illisible)  de 
Québec,  cousin  germain,  Pierre  Coeur,  ecuyer  Sr.  de  Grandville 
cousin  germain,  Paul  Dupuis,  ecuyer  son  procureur  du  roi  cousin 

^  Sieur  de  Grand  Pré,  fils  de  M.  Pierre  Boucher. 


940  REVUE  CANADIENNE. 

— Lotbinière  Germain,  lesquels  avec  le  dit  epoox  et  la  dite  épouse 
ont  signé  de  ce  enquis  suivant  Tordonnance. 

(Signé)  Vallerenne  Porliejr. 

Jeanne  Bissot,       Pleeur. 
Dupuis  DE  Granville, 
François  Dupré." 

Au  mois  de  novembre  1689,  M.  de  Valrennes,  commandant  dm 
fort  Frontenac,  ayant  reçu  de  M.  de  DononviUe  ordre  d'abandonner 
cette  place,  arrive  à  Montréal  avec  sa  garnison  composée  de  qua- 
rante-cinq hommes.  Son  nom  était  Clément  de  Vuaalt  de  Val- 
renne.    Il  était  de  l'évêchô  de  Beau  vais.    ^ 

L'année  suivante  (1690)  au  siège  de  Québec,  lorsque  l'envoyé  de 
Phipps  présenta  à  Frontenac  son  arrogante  sommation,  c'est  évi- 
demment le  capitaine  de  Valrenne,  et  non  pas  de  Varonne,  qui 
manifesta  si  hautement  son  indignation.  Nous  savons  que  M.  de 
Varennes  était  mort  depuis  seize  ou  dix-sept  mois.  Son  fils  aîné, 
Louis,  à  peine  âgé  de  dix-huit  ans  et  occupant  le  grade  de  simple  • 
cadet,  n'aurait  pu  à  aucun  titre  faire  remarquer  son  opinion  dans 
l'assemblée  solennelle  où  M.  de  Frontenac  avait  réuni  la  fleur  de 
ses  otficiers. 

A  la  bataille  près  de  Chambly  en  1691,  à  l'affaire  de  Repentigny 
cette  même  année,  à  l'expédition  du  Loug-Sault  en  1695,  età celle 
du  pays  des  Iroquois  en  1696,  l'officier  qui  figure  dans  l'histoire  i. 
ce  propos  devait  ùl^e  encore  M.  de  Valrenne. 
,  Dans  la  liste  des  officiers,  année  1696,  je  vois  "  Gauthier  de 
Varennes,  sous-enseigne,  beau  garçon."  Un  jeune  homme  de  vingt 
trois  ans,  qui  n'occupe  que  le  grade  le  moins  élevé  (sous-enseigne 
ou  cadet)  dans  la  hiérarchie  militaire,  et  qui  n'a  encore  pour  le 
recommander  que  son  physique  agréable,  n'est  point,  assurément 
l'officier  de  poids,  de  valeur  et  d'expérience  qui  depuis  plusieurs 
années  n'a  cessé  de  se  distinguer  au  premier  rang  des  comman- 
dants français. 

La  même  année  1696,  je  .trouve  parmi  les  officiers  recommandés 
pour  la  croix  de  Saint-Louis  '*  Clément  de  Valrennes,"  avec  la  note 
suivante  :  "  Il  descend  des  quatre  premiers  maréchaux  de  France, 
du  nom  de  Clément  qu'il  porte.  C'est  le  plus  ancien  capitaine  du 
Canada.  Il  a  trente-trois  ans  de  service  et  est  couvert  de  blessures," 


Entre  1697  et  1706,  je  perds  la  trace  de  Louis  de  Varennes.  Nous 
savons  que  du  Canada  il  passa  en  France  et  devint  capitaine  dans 
les  grenadiers  du  premier  bataillon  du  régiment  de  Bretagne,  où 
M.  Margry  nous  le  signale  en  1706.  De  1697  à  1701  la  paix  fut 
générale  en  Europe.  En  1701  éclata  la  guerre  de  la  succession 
d'Espagne  ;  elle  commença  en  Italie,  maison  1703  les  armées  fran- 
çaises avaient  à  faire  face  à. ton  te  l'Europe  coalisée.  "  Les  hommes 

1  Ferland  :  Cours  d'histoire  du  Canada,  vol.  II.  p.  189.  235.  237,  240.  Journal 
de  V  Instruction  Publique  (Canada)  1871.  p.  G  t.  114.  Dictionnaire,  Tanguay, 
article  Bourdon. 


LES  GAULTIER  DE  VARENNES.  941 

/nanquaient  pour  compléter  les  cadres  des  vieux  régiments."  On 
peut  supposer  que  nombre  d'ofTiciers  passèrent  alors  du  détache- 
ment des  troupes  de  la  marine  en  Canada  dans  les  corps  qui  opé- 
raient en  France.  Le  répriment  de  Bretagne,  dans  lequel  Louis 
de  Varennes  prit  du  service  dans  cette  guerre,  sinon  avant,  était 
l'un  des  plus  recommandables  de  l'armée  française.  Il  avait  été 
levé  en  1644  sous  les  auspices  du  cardinal  de  Mazarin  dont  il  porta 
le  nom  ^jusque  vers  1658.  •'  Ses  capitaines  étaient  gens  de  distinc- 
tion." Dans  la  guerre  d'Italie  (1701-2)  ce  régiment  "  donna  des 
preuves  de  sa  valeur,  et  principalement  lorsque  le  prince  Eugène 
voulut  passer  le  Mincio.  Ce  fut  ce  régiment  qui  lui  disputa  et  lui 
enleva  le  passage."  En  1706,  il  était  dans  les  Flandres,  et  l'un  de 
ses  capitaines  était  fiOuis  de  Varennes,  âgé  de  trente-deux  ans  à 
cette  époque."  ^ 


Le  sunioni  de  la  Verendrye  que  Louis  porte  en  1636,  1687  et 
1689  (cette  dernière  année  cinq  ou  six  mois  avant  la  mort  de  son 
père)  disparaît  en  1696  pour  faire  place  au  nom  de  la  famille  de 
Varennes  qu'il  avait  dû  prendre,  je  pense,  selon  la  coutume  du 
iemps,  à  cause  de  son  titre  d'aîné,  après  la  mort  de  son  père.  Le 
surnom  de  la  Verendrye  passa  à  Pierre  qui  devait  Tillustrer. 

On  a  dit  qu'en  1697  ce  dernier  était  cadet  dans  les  troupes. 
Notons  qu'il  n'était  alors  âgé  que  de  douze  ans.  C'est  son  frère  aîné. 
Louis,  qui  avait  ce  grade,  comme  je  l'ai  constaté  plus  haut,  en  1689 
ei;  en  1696. 

La  version  qui  nous  montre  Pierre  à  la  campagne  de  la  Nouvelle 
Angleterre,  en  1704,  et  à  celle  deTerreneuve  en  1705,  est  vraisem- 
blable. Son  âge, — vingt  ans, — et  ce  que  l'on  connaît  de  son  carac- 
tère, me  persuade  qu'il  dût  être  dès  lors-au  service.  M.  "Margry 
le  fait  entrer  au  régiment  de  Bretagne  en  1706  où  était  déjà  son 
frère  aîaé.  M.  V.  Plinguet,  curé  de  l'île  Dupas,  mentionne  '  un 
contrat  de  mariage  passé  en  Canada  l'année  suivante  dans  lequel 
Pierre,  alors  âgé  de  vingt-deux  ans,  serait  partie  :  ''  Le  9  novem- 
bre 1707,  le  gouverneur,  marquis  de  Vaudreuil,  Dame  Louise 
Elisabeth  de  Joibert,  épouse  de  mon  dit  seigneur  le  gouverneur, 
et  les  intendants  Raudots,  père  et  fils,  assistaient  au  contrat  de 
mariage  de  Dlle.  Anne  Dandonneau,  fille  du  seigneur  Louis  Dan- 
donneau,  avec  sieur  Gauthier  de  la  Véranderie,  neveu  du  sieur  de 
Boucherville  et  frère  cadet  du  sienr  de  Varenne." 

Le  sieur  de  Varenne  c'est  Louis,  officier  au  régiment  de  Bretagne. 

Quant  au  mariage,  il  n'eut  lieu  que  cinq  ans  après.  Pierre 
continua  son  service  à  l'armée  et  se  distingua.  A  la  bataille  de 
Malplaquet,  le  11  septembre  1709,  il  gagna,  par  sa  conduite  admi- 
rable et  par  neuf  blessures,  le  grade  de  lieutenant. 

Les  historiens  le  classent  comme  le  second  fils  de  M.  de  Varennes. 

^Daniel.    La  milice  française,  yo\.  II.  p.  iti.    Adrien  Pas  ial.    L'armée  fran- 
çaise, vol,  II.  p.  159.     Arlicle  de  M.  Margry  déjà  cité, 

2  Annuaire  de  ViUe-marie,  1867,  p.  8. 


942  REVUE  CAxNADlENNE. 

Rappelons-Dous  cependant  que   Louis,  Jacques-René  et  Jean-Bap- 
liste  étaient  ses  aînés. 


Par  le  traité  d'Utrecht,  signé  le  11  avril  1713,  la  paix  se  rétaiiiU 
et  dura  jusqu'en  1733.  M.  Margry  note  que  Louis  de  Varenaes  fut 
tué  en  Italie  ;  en  ce  cas  ce  dut  être  entre  1707  et  1712. 

11  y  a  dansXa  milice  française  de  Daniel,  (vol.  1 1.  p.  407.  409.  410.) 
iine'^liste  des  régiments,  année  J714,  où  le  nom  de  "  Varennes  "  est 
jjorté  deux  fois  ;  il  y  a  aussi  le  régiment  de  Lorraine  commandé 
par  M.  de  Varennes.  Je  donne  ces  références  sans  pouvoir  les 
rattacher  plus  étroitement  à  la  famille  du  gouverneur  des  Troi.?- 
Hivières. 

Suivant  une  note  particulière  que  m\a  fournie  M.  l'abbé  Tanguay, 
Louis  Gaultier  de  Varennes  se  serait  marié,  et  sa  fille,  Marie, 
aurait  épousé  M.  de  la  Corne,  ^  major  des  Trois-Rivières,  dont  je 
dois  dire  un  mot  :  Jean-Louis  de  la  Corne  sieur  de  Chapt,  né  vers 
1G70,  était  sous-lieuienant  en  IGOl,  et  lieutenant  en  IG93,  époque  ou 
il  épousa  Marie  Pécaudy  de  Contrecœur.  Il  passa  capitaine  et 
fut  décoré  de  la  croix  de  Saint-Louis.  En  1713-15,  il  était  major 
des  Trois-Rivières  et  c'est  évidemment  après  cette  date  qu'il  faut 
placer  sou  mariage  en  secondes  noces  avec  Mademoiselle  de  Va- 
rennes. Malgré  bien  des  recherches^  je  n'ai  pas  rencontré  d'acte 
qui  se  rapporte  à  celle  union.  M.  de  la  Corne  devint  lieutenant  du 
roi  à  Montréal.  Le  14  octobre  1730,  l'intendant  Hocquart  écrit  au 
ministre  que  les  familles  Leverrier  et  de  la  Corne  méritent  qu'on  leut 
continue  les  secours  accordés  l'année  précédente.  '"  MM.  Leverrier 
et  de  la  Corne  sont  à  la  vérité  tous  deux  lieutenants  du  roi  (Pun  à 
Québec  l'autre  à  Montréal)  mais  dans  un  état  si  fâcheux,  eu  égard 
à  leur  place  et  à  leur  peu  .d'aisance,  qu'ils  sont  dans  le  cas  d'avoir 
besoin  plus  que  personne  de  ce  secours.  M.  de  la  Corne  a  douze, 
enfants  vivants  qui  se  portent  tous  au  bien,  et  l'on  ne  peut  conce- 
voir comment,  avec  une  fortune  si  médiocre,  il  a  pu  les  élever."  ' 
Un  fils  de  M.  de  la  Corne  remplaça,  en  1753,  Jacques  Le  Gardeur 
de  Saint-Pierre  dans  les  découvertes  du  nord-ouest,  découvertes 
commencées  et  poursuivies  si  longtemps  par  les  La  Verendrye. 


Rendu  momentanément  incapable  de  servir,  à  cause  de  ses  bles- 
sures, Pierre  de  la  Verendrye  dut  revenir  en  Caiiada  sitôt  que  pos- 
sible, c'est-à  dire  dans  le  cours  de  l'été  de  1710.  Peut-être  aussi  ne 
revint-il  qu'en  1712,  époque  où,  parla  bataille  de  Denain,  la  guerre 
fut  virtuellement  terminée. 

^  Voir  le  DicUomiaire  généalogique,  article  "  De  la  Corne" 

2  M.  J.  H.  Eph  Dussaiilt,  écelésiastique,  M.  P.  E.  Panneton,  d 'pu 1 3-]  rot o mo- 
laire, et  M.  J.  G.  A.  bYigon,  secrétaire- Frésorier  de  la  corporation  des  Trjis- 
Jiivières,  m'ont  aidé  d  ins  les  recherches  que  nécessitait  la  préparation  de  c-'S 
notes. 

^  Corresp:>n'^an:'e  d^^s  gouverneurs  frairiiai',  s'^rie  3,  vol.  Xlf,  p.  2  )!3. 


I.ES  GAULTIER  DE  VARENNES.  943 

Le  grade  qu'il  avait  payé  si  cher,  en  se  faisant  remarquer  au 
milieu  des  officiers  *'qui  firent  cependant  merveille  "  à  la  b'itaille 
de  Malplaquet,  on  le  lui  enleva.  De  lieutenant  qu'il  était  dans 
l'armée  de  France,  oii  ne  voulut  pas  môme  en  faire  un  enseigne  en 
Canada— on  lui  refusa  tout. 

Le  malheureux  était  destiné  dans  la  première  partie  de  sa  vie  à 
être  traité  avec  ingratitude  pour  ses  services  militaires,  et  dans  la 
seconde  à  voir  ses  découvertes  méconnues  ou  servant  à  satisfaire 
les  caprices  des  favoris  du  pouvoir. 

Il  est  probable  que  sans  madame  la  marquise  de  Vaudreuil,  on 
ne  lui  eut  jamais  rendn  l'humble  grade  d'enseigne  sous  lequel 
nous  le  retrouvons  dans  l'automne  de  1712  à  Québec  oij  il  épouse 
Marie-Anne,  fille  de  Louis-Adrien  Dandonneau  Dusablé,  co-sel- 
gneurde  VÛe  Dupas,  et  de  Jeanne-Marguerite  Lenoir. 

Louis-Adrien  Dandonneau  avait  vécu  à  Ghamplain  jusqu'en  IG91. 
Il  était  le  fils  aîné  de  Pierre  Dandonneau  dit  Lajeunesse,  sieur  du 
Sablé,  établi  aux  Trois-Rivières  vers  1648.  Aux  Trois-Rivières, 
entre  les  rues  Saint-George,  des  Forges  et  Badeaux,  il  y  a  un  petit 
fief — forme  d'un  triangle  allongé — qui  s'appelle  "  le  marquisat  du 
Sablé." 

Voici  l'acte  de  mariage  tiré  des  registres  de  Québec  : 

"  Le  29  octobre  1712,  après  la  publication  d'un  banc  de  maiiage, 
ayant  obtenu  de  M.  Glandelet,  Vie-général  de  ce  diocèse,  dispense 
des  deux  autres,  entre  Pierre  Gauthier  écuyer  S^  de  la  Véranderie, 
enseigne  des  troupes  de  ce  pays,  fils  de  feu  René  Gauthier,  écuier 
S'"  de  Vareunes  vivant  gouverneur  de  la  ville  des  Trois-Rivières  et 
de  Dame  Marie  Boucher  ses  père  et  mère  des  Trois-Rivières  d'une 
part  et  Délie  Marianne  Dusablé  fille  de  Louis  Dusablé  S*"  Delisle 
du  Pas  et  de  Délie  Jeanne  le  Noir  '  ses  père  et  mère  de  Lisle  de 
Pas  d'autre  part  et  le  dit  S'"  de  la  Véranderie  ayant  obtenu  la  per- 
mission de  contracter  le  dit  mariage  de  M.  de  Vaudreuil  gouver- 
neur g'*'  de  ce  pays,  en  date  du  25  S*''*'  1712,  ne  s'étant  découvert 
aucun  empêchement  au  dit  mariage,  je  Th.  Thibault  prêtre  curé 
de  Québec  les  ay  mariés  et  leur  ai  donné  la  bénédiction  nuptiale 
selon  la  forme  prescrite  par  notre  mère  Ste.  Eglise,  présence  de 
Dame  Marie  Boucher  mère  de  l'époux,  de  Délie  Gadelon  dit  St. 
Pierre  Noël  Legardeur  ^  capitaine  des  troupes  de  ce  pays,  du  S'" 
Louis  ^  Dusablé,  Délie  Marguerite   Leniaître  et  autres  soussignés. 

Marie  Anne 

De  Laverandrye  Legardeur. 

Marie  Boucher  veuve  de  Varenne, 

Marguerite  Lemaître, 

Jeanne  Jacal  veuve  du  S'"  de  Gadelon, 

Marie  Anne  Langlois. 

Thibault,  F'ie." 

1  Son  nom  était  Jeanne  Margueiitc  Loue ir  ;  elle   signait  Jeanne  Lenoir,  ||J^ 
Plinguet,  ouvrage  cité,  p.  7. 

2  Pierre-Noël  Le  Gardeur,  conseiller  au  Conseil  Souverain,  avait  épousé  en 
secondes  noces,  Maiie-Madeleine  Boucher,  lille  de  M.  Pierre  Boucher. 

^  Le  nom  de  Dandonneau  est  omis  dans  cet  acte. 


1)44  REVUE  CANADIENNE. 

Le  nom  de  Marie-Anne  Langlois  indique,  selon  les  apparences, 
une  parenté  entre  les  Gauthier  de  Varennes  et  une  autre  famille  . 
de  Gauthier  non  encore  mentionnées  dans  ces  notes  :  Mathurin 
Gauthier  dit  Landreville,  demeurait  à  la  Pointe-aux-Trembles  de 
Montréal,  ou  dans  les  environs,  de  1672  à  1696,  et  à  partir  de  cette 
date  jusqu'à  sa  mort,  en  1711,  à  Varennes,  oii  sa  famille  continua 
de  résider.  Deux  de  ses  filles  se  marièrent  à  des  Langlois  :  1" 
Jeanne,  à  Jean  Langlois,  2°  Marguerite  à  André  Langlois.  La  pré- 
sence d'une  Langlois  au  mariage  ci-haut  indiquerait-elle  des  liens 
de  famille  entre  Mathurin  Gauthier  dit  Landreville  et  les  autres 
Gauthier  déjà  nommés  ?  D'un  autre  côté,  je  trouve  Jean  Langlois 
dit  Boisverdun,  fils  du  pilote  Jean  Langlois.  Le  surnom  est  le 
même  que  celui  de  Charles  Gauthier  dit  Boisverdun,  dont  j'ai  parlé 
ailleurs.  Au  moyen  de  ces  rapprochements  peut-être  finira-t  on 
par  éclaircir  ce  poiut  un  jour  à  venir. 

Le  gouverneur  de  Vaudreuil,  mentionné  dàiis  l'acte  ci-dessus, 
était  le  même  qui,  vingt-cinq  ans  auparavant,  commandait  la  gar- 
nison des  Trois  Rivières  et  qui  fut  parrain  de  Philippe  Gauthier  de 
Varennes.  En  1707  on  le  voit  assister  au  contrat  de  mariage  de 
Pierre  de  la  Verendrye  avec  Melle  Dusablé.  Vers  1712,  sa  femme 
réussit,  par  ses  démarches  auprès  des  ministres,  à  faire  rentrer  ce 
même  Pierre  de  la  Verendrye  dans  les  rangs  des  officiers,  mais 
seulement  comme  enseigne.  Enfin,  en  1712,  eu  qualité  de  gouver- 
neur il  sanctionne  le  mariage  en  question. 


Jacques  Brisset  dit  Gourchène  et  Louis  Dandonneau  dit  Dusablé, 
beau-frères,  s'étaient  associés  en  1690,  pour  acheter  l'île  Dupas.  Ils 
étaient  fils  de  deux  anciens  habitants  des  Trois- Rivières  ;  aussi 
voyons-nous  qu'ils  recrutèrent  principalement  leurs  colons  dans 
cette  place  et  à  la  côte  de  Champlain  oii  tous  deux  avaient  vécu. 
Une  carte  cadastrale  de  l'île  Dupas,  dressée  vers  1706,  indique  les 
noms  suivants,  tous  du  gouvernement  desTrois-Rivières  :  Dnsablé, 
Désellier,  Dandonneau,  Duteau  qui  étaient  ou  frères  ou  proches 
parents  ;  Brisset,  Courchesne,  proches  parents  ;  Carignan,  Bour- 
;ioJy,  proches  parents  ;  et  Bigny,  Costeiioire,  Gouin,  et  Champagne. 
Plusieurs  de  ces  noms  sont  portés  sur  deux  ou  trois  terres  dif- 
férentes. En  1713  toutes  lesterres  de  l'île  étaient  concédées.  '  On 
retrouvait  donc  là  une  colonie  de  gens  en  grande  majorité  nés  et 
élevés  aux  Trois  Rivières.  C'est  en  ce  lieu  que  paraît  avoir  résidé 
la  femme  de  Pierre  de  la  Verendrye.  On  y  trouve  enregistrée  la 
naissatïcede  sa  fille  Marie-Anne,  le  12  juin  1721.  - 


Madame  de  Varennes  et  sa  famille,  composée  de  plusieui  s  enfants, 
vivait  sans  doute  dans  la  gêne  ou  quelque  chose  approchant.  On 
pourrait  supposer  qu''4le  s  était  retirée  chez  sou  père  établi  à  Bon- 
cherville,  mais  les  Adieux  de  M.  Boucher,  qui  doivent  avoir  été 
écrits  vers  1696  (dans  tous  les  cas  entre  1694  et  1699)  donneraient 

*  M.  Plinguet  ouvrage  cité. 
=  Notes  de  M.  l'abbé  Tanguay. 


1 


LES  GAULTIER  DE  VARENNES.  945 

à  jiiMistii'ijii'elle  lie  demeurait  pas  avoc  lui.  Le  véiiéiable  palriarclie 
«adressanl  à  sou  fils,  Pierre  de  Bonoherville,  s'exprime  ainsi  : 
'•  Dites  à  votre  sœur  de  Varenues  que  je  lui  dis  adieu  et  à  tous  ses 
enfants  que  j'aime  et  que  j'ai  toujours  aimés.  Je  leur  donne,  et  à 
elle  ma  bénédiction.  Je  les  exhorte  tous  à  vivre  dans  la  crainte  de 
Dieu,  et  de  s'entr'aimer  les  uns  les  autres  comme  Dieu  et  la  bien- 
séance le  domandenl." 

Le  plan  des  Trois-Rivières,  en  1704,  indique  que  le  sieur  Forillon 
(dont  je  dirai  un  mot  plus  loin)  possédait  la  résidence  marquée  du 
nom  du  gouverneur  de  Varenues  en  1G85.  "  Dans  un  acte  de 
baptême  aux  Trois  Rivières,  en  1708,  le  parrain  est  M.  d(î  Crisasy, 
gouverneur,  et  "  madame  de  Varenues  ancienne  gouvernante  de 
cette  ville."  Au  mariage  de  son  fils  Pierre,  à  Québec,  en  1712,  elle 
est  citée  comme  résidente  des  Trois-Rivièn^s.  En  17301e  gouver- 
neur-général et  l'intendant  de  la  Nouvelle-France-écrivant  au 
ministre  au  sujet  des  pensions  de  quelques  veuves,  disent  que  la 
dame  de  Varenues  demande  une  pension  et  qu'ils  appuyent  sa 
requête.  "  Celte  dame  est  ilgée  de  soixante  et  quinze  ans  et  veuve 
d'un  gouverneui'  des  Trois-Rivières."  ' 


Voici  quelques  notes  sur  M.  de  Forillon  :  1696,  cadet  dans  les 
troupes, — très-brave.  1697,  décembre,  au  registre  des  Troia- 
Rivières,  le  sieur  Claude  Fourrillon,  officier  dans  le  détaclienieiit  de 
la  marine.  1699,  il  épouse  aux  Trois-Riviènîs,  Françoise  Jutra» 
dit  Lavallée.  En  1722,  au  mariage  de  sa  fille  M.i ne-Françoise  avec 
François  Châtelain,  enseigne  dans  les  troupes,  aux  Trois-Hivières, 
il  est  mentionné  défunt.  Je  crois  qu'il  était  mort  depuis  quelques 
mois  à  peine.  François  Châtelain,  devenu  veuf,  épousa,  en  1729, 
Marguerite  Cardin,  des  Trois-Rivières,  de  qui  il  eut  une  fille,  Marie 
Josephte,  née  en  1737,  qui  se  maria,  en  1757,  avec  le  chevalier  de 
Niverville,  lequel  était  parent  (du  côté  des  Boucher)  des  la  Veren 
drye  et  continua  en  1752  sous  Jacques  LeGardeur  de  Saint-Pierre- 
l'œuvre  des  découvertes  au  nord-ouest  commencé  -  par  eux. 


^Doué  d'un  caractère  entreprenant  etferme,  obligé  par  le  iiàm'^é 
son  père  de  figurer  honorablement  partout  où  il  se  pi'éseiitejaitét 
privé  des  ressources  de  la  fortune, — Pierre  de  la  Verendrye  tourna 
ses  yeux  vers  les  régions  de  f  Ouest,  où  les  Français  s'enfoiiçaient 
chaque  jour  d'avantage  à  la  recherche  des  riches  pelleteries  dont 
plusieurs  d'entre  eux  savaient  tirer  de  gros  bénéfices  sur  les  mar- 
chés de  l'Europe.  C'était  le  champ  de  l'avenir.  Une  partie  de  la 
jeunesse  faisait  quelques  campagnes  dans  les  pays  d'en  haut^  et 
amassait  quelque  bien  dans  les  emplois  de  la  traite,  avant  de  s'éta- 
blir entre  Québec  et  Montréal,  sur  les  terres  nouvelles,  ou  dans  les 
bureaux  de  commerce  les  plus  rapprochés  du  grand  fleuve.  D'au- 
tres, par  malheur,  n'étaient  pas  aussi  sages,  et  restaient  dans  les  bois 
par  pur  agrément.  Pierre  avait  été  élevé  aux  Trois-Rivières,  le  nid 
d'éclosion  des  voyageurs^  et  sa  jeune  imagination  avait  dû  être  sou- 

^  Gorresp.  manuscrite  des  g-ouvefrneurs  françaif.    Sme  3.  vo'.  XIF.  p.  2^58. 
-    25  Décembre  1873.  60 


946  REVUE  GANADIENNE. 

vent  frappée  des  récits  que  les  coureurs  de  bois  rapportaient  au 
foyer  domestique,  après  des  mois  et  des  années  passés  dans  les 
profondeurs  mystérieuses  de  FOuest,  au  milieu  des  nations  nouvel- 
lement découvertes  et  encore  imparfaitement  étudiées.  Le  Jac- 
ques-Cartier du  Nord-Ouest  ne  pouvait  mieux  naître  qu'aux  Trois- 
Rivières.  La  recherche  d'une  route  qui  conduirait  à  l'océaa 
Pacifique  était  le  rêve  des  aventuriers  les  plus  intrépides.  M. 
Margry  nous  a  raconté  les  travaux  accomplis  par  le  Découvreur  et 
ses  enfants.  Si  jamais  nous  mettons  la  main  sur  la  liste  des 
hommes  qui  les  accompagnèrent  dans  leurs  expéditions,  il  y  a  gros 
à  parier  qu'on  les  reconnaîtra  pomr  être  tous,  ou  presque  tous  des 
Trois  Rivières.  Je  ne  pense  pas  qu'il  existe  dans  le  Bas-Canada 
une  localité  où  le  souvenir  du  grand  Nord-Ouest  se  soit  conservé 
aussi  vivace  jusqu'à  ces  dernières  années.  Après  les  la  Vérendrye 
sont  venues  les  compagnies  de  traite  anglaises  qui  ont  recruté 
principalement  leurs  hommes  dans  cette  terre  classique  des  voya- 
geurs. La  route  du  fort.  Rouge  (aujourd'hui  fort  Garry)  à  la 
Kaministiqnia  sur  le  lac  Supérieur,  leur  était  restée  familière.  A 
l'embouchure  de  la  Kaministiquia  dès  avant  1756,  ils  avaient 
donné  le  nom  desTrois-Rivières  au  fort  bâti  par  les  traitants.  Les 
premier  missionnaires  de  la  Rivière-Rouge,  tels  que  Monseigneur 
Provenrher,  Mgr.  Laflèche,  M.  Dumoulin  et  M.  Belcourt,  tous  des 
environs  de  cette  ville,  se  firent  conduire  là-bas  par  des  guides 
Irifluviens,  dans  des  canots  d'écorce,  alors  célèbres  par  leur  mode 
de  construction,  et  qui  sortaient,  partie  du  village  de  Nicolet,  ^  par- 
tie de  la  ville  natale  de  Pierre  de  la  Verendrye.  Lorsqu'il  y  a 
quelques  années,  il  fut  question  d'envoyer  des  ouvriers  commencer 
le  chemin  de  la  baie  du  Tonnerre  au  fort  Garry,  on  ne  fut  pas  en 
peine  de  trouver  des  trifluviens  pour  cette  besogne  ;  et  tout  récem- 
ment les  troupes  ont  su  reconnaître  les  services  que  ces  voyageurs 
leur  ont  rendus  sur  le  môme  parcours,  regardé  comme  un  pays 
inconnu  et  infranchissable. 


Les  notes  qui  suivent,  tout  incomplètes  qu'elles  sont,  peuvent 
être  de  quelque  secours  dans  les.  recherches  au  .sujet  do  la  famille 
qui  m'occupe.    Je  les  donne  à  ce  titre. 


1730,  15  octobre,  M.  de  Beauharnois  recommande  au  ministre  de 
donner  au  sieur  de  la  Vérandrie  l'une  des  lieutenances  vacantes  :  ' 
Depiîis  vingt  ans,  ta  Verendrye  portait  les  neuf  blessures  reçues  à 
Malulaquef  '  dont  il  s'était  sauvé  contre  toute  espérance,"  mais  il 
n'avait  porté  qu'un  instant  son  grade  de  lieutenants!  bien. gagné. 
Malgré  la  recommandation  de  M.  de  Beauharnois,  la  cour  persista 
encore  dans  son  refus  de  lui  rendre  justice. 

1732..  Tiré  de  la  liste  des  officiers  de  la  colonie  :  "  Enseigne 
Gauthier  de  Varennes,  âgé  de  54  ans."  11  était  parti  depuis  un  an 
poursa  grande  expédition.     Même  année  :  Delà  Corne,   lieutenant 

'  j^es  Provencher,  de  Nicolet,  étaient  reQommés  daas  cet  art. 

*  Co>respondance  des  gouverneurs  français,  série  3.  vol.  XIIL  p,  '2659. 


LES  GAULTIER  DE  VARENNES.  947 

(  il  roi  à  Montréal,  &2  ans.    De  la  Corne,  fils  enseigne  dans  les 
roupes,  pas  d'âge.    On  trouve,  sept  ans  ans  plus  tard,  les  noms 

acs  officiers  suivants,  de  cette  famille  que  je  note  ici  à  cause  de 

leur  parenté  avec  les  Gauthier  de  Varenaes  :  De  la  Corne,  enseigne 

^n   pied,  aide-major  à  Montréal.     Do»  la  Corne  de  la  Colom bière, 
nseigne  en  second,  capable.    De  la  Corne  de  Saint-Luc,  enseigne 

'  ;i  second,  très-capable.     De  la  Corne-Dubreuil,  enseigne  en  second, 
intelligent.    Un  de  leurs  frères  fut  chanoine  de  la  cathédrale  de 

Québec. 
1739.    Liste  des  officiers:  P  'M^ieutenant  De  Varennes, — fort 
apable,  de  conduite  irréprochable."    2<^  ''  Lieutenant  Varennes  de 
a  Verendrye,— il  a  découvert  la  mer  de  TOuost  ;  souvent  malade." 

'.a  même  année  :  ''  De  la  Verendrye,  commandant  chez  lesSioux." 

1743.  A  Montréal  mariage  du  chevalier  Benoist,  avec  madame 
euve  Jacques  Le  Ber,  né  de  l'Argenterie.  Furent  présents  :  Dame 
latheriue  de  la  Vérenderie,  épouse  de  Jean  (Le  Ber)  de  Senneville, 
ieur  de  Saiul-Paul  ;  René  Gauthier,  écuier,  sieur  de  Varennes, 
apitaine  des  troupes  de  la   marine,  et  M  irie  Le  Moine  de  Sainte- 

'lélène  son   épouse  ;  Frs.  M.   Soum  lude-Dilorme   et  son  épouse 
'Charlotte  de  Varennes  ;  Marie  de    Varennes,  épouse  de  M.  Boaai, 
adet  dans  les  troupes.     • 

1744.  Signature  de  Pierre  de  Lavereudrye,  à  Québec.  Ceci  est 
ine  note  que  m'a  fournie  M.  l'abbé  Tanguay.  En  1744,  les  Mon- 
tagne-Rocheuses venaient  d'être  découvr'rtes  et  la  Verendrye  s'était 
f'endu  à  Québec,  plus  encore  pour  se  mettre  en  défense  contre  ses 
oanemis  que  pour  jouir  du  repos  que  ses  services  eussent  dû  lui 

issurer.  Pour  toute  récompense,  ou  le  remplaça  par  M.  de  Noyelles, 
>  hiargé  de  continuer  la  trait?  et  les  découvertes  du  Nord-Ouest.  La 
Verendrye  reste  cinq  ans  dans  l'attente  d'un  acte  de  justice  qui 
vint  trop  tard.  Le  mmistre,  eu  Frau-'e,  n'avait  tenu  aucun  compte 
de  ses  services  ;  seul,  M.  de  la  Galissonnière  pensa  à  lui  de  son 
rivant,  et  lui  obtint  le  brevet  de  capitaine,  la  Croix  de  Saint-Louis 
f.'t  le  fit  son  capitaine  des  gardes. 

1748.  Tiré  de  la  liste  des  officiers  passés  du  Canada  à  Louisbourg 
parle  Léopard  :  ^'  Enseigne  Gauthier  de  Varennes." 


Le  Découvreur  mourut  le  6  décembre  1749,  dit  M.  Margry  ;  le  5, 
dit  M.  Bibaud,  dans  sou  Panthéon. 

Ni  l'un  ni  l'autre  u'indi(|uent  le  lieu.  Les  recherches  étendues 
ijue  l'on  a  bien  voulu  faire,  pour  compléter  ces  notes,  à  Québec, 
aux  Trois-Rivières,  à  l'ile  Dupas,  à  Boucher.ville  et  à  Varennes 
n'ont  amené  aucun  résultat.  ^ 

*  * 

1750.  Liste  des  officiers  désignés  pour  les  îles  d'Amérique, — pour 


*  tre  lieutenants  :  de  la  Verendrye,  enseigne,  et  autres. 

^  C-'S  recherches  ont  ^té  faites  avec  uae  granJ'j  obligeance  pir  les  Messieurs 
u  Clergé  dont  les  noms  suivent  ;  J.  B.  J.  Bolduc,  à  Québec  ,  L.  J.  Oazois,  à 
île  Dupas  ;  T.  Pépin,  à  Boucherville,  et  F.  X.  Bourbonnais  à  Varennes. 

J'emprunte  aux  listes  publiées  par  M.  l'abbé  Daniel  dans  divers  ouvrages 

tort  utiles  sur  la  noblesse  canadienne. 


948  REVUE  CANADIENNE. 

1751.  Louis  Liénard  Villemonde  de  Beaiijen,  lieutenant  dans  Les 
troupes,  passe  capitaine.  "  La  compagnie  des  soldats  de  la  marine 
qui  était  commandée  par  le  sieur  de  la  Verendrye,"  dit  la  commis- 
sion, est  confiée  à  M.  de  Beaujeu. 


On  lit  l'acte  suivant  au  régiste  de  Québec  : 

*' Le  quatorze  septembre  mil  sept  cent  cinquante-cinq,  par  moi 
curé  de  Québec  soussigné,  a  été  inhumé  dans  le  cimetière  de  cette 
paroisse  M.  Gauthier,  écuyer,  sieur  de  Varennes  de  la  Vérendrie, 
officier  des  troupes  détachées  de  la  marine  en  Canada,  décédé  le 
jour  précédent,  âgé  d'environ  de  quarante  ans.  Etaient  présents 
Jean  Vallée,  Guillaume  Laphorin  et  grand  nombre  d'autres. 

(Signé)    J.  F.  RiCHER,  curé." 


1760.  28  avril.  Bataille  de  Sainte-Foye.  Tué  :  de  Varenn'fes,  lieu 
tenant  d'une  compagnie  de  la  marine. 

1761.  D'après  un  état  signé  à  la  Rochelle,  le  18  août  1761,  étaient 
restés  en  Canada:  Varennes  de  la  Vérendrye,  lieutenant,  et  de 
Varennes,  enseigne.  Tous  deux  appartenant  aux  troupes  dites  de 
la  marine,  compagnies  franches. 

Môme  année,  15  novembre,  naufrage  de  V Auguste,  Ont  péri  : 
Madame  de  la  Verenderie.  M,  le  chevalier  Gauthier  de  la  Vereii- 
derie,  lieutenant,  fils  du  Découvreur.  M.Gauthier  de  Varennes, 
lieutenant.  M.  Jean-Baptiste  LeBer  de  Senneville,  sieur  de  Saint- 
Paul,  cadet  dans  les  troupes,  marié  en  1743  à  Marie-Catherine  Gau- 
thier de  Varennes,  périt  aussi  dans  ce  désastre  avec  sa  femme  et  ses 
enfants. 

Il  faut 'compter  encore,  parmi  les  malheureux  passagers  de 
V Auguste  le  capitaine  Saint-Luc  de  la  Corne  ;  le  chevalier  de  la  Corne 
capitaine  lui  aussi  ;  le  chevalier  de  la  Corne,  cadet  aux  troupes  ;  et 
un  autre  cadet  du  nom  de  La  Corne-Dubreuil, — tous  parents  de 
Gauthier  de  Varennes. 

Le  2  avril  suivant,  mourut  en  Canada,  un  capitaine  de  la  Corne. 


Parmi  les  créances  dont  le  chevalier  Benoit  déclare  n'avoir  pu- 
opérer  le  recouvrement,  se  trouve  un  item  de  3,803  francs  mar- 
qué :  affaire  L'Epervanche  et  Laverenderie.  ^ 

Me"*  Louise-Antoinette,   fille  de  Charles  François   de   Mézière, 
seigneur  de  l'Epervanche,  se  maria  à  Joseph  Gauthier  de  la  Veren 
derie,  fils  du  Découvreur.     Elle  hérita  des  droits  de  son  mari  à  la 
succession  de  Marie-Catherine  Gauthier  de  la  Verenderie.  épouse  de 
J.  B.  LeBer  de  Senneville,  qui  périt  dans  le  naufrage  de  VAuguste. 


En  France,  quatre  familles  qui  portent  le   nom  de  Gauthier  de 
Varennes,  existent  de  nos  jours.    L'une  d'elle,  représentée  par  M. 

1  Grandes  Familles  du  Can»ia.  p.  92.  103.  15!, 


LKS  GAULTIER  DK  VARENNES.  949 

Gauthier  de  la  Rîclierie,  capitaine  de  frégate,  à  Cherbaurg,  des- 
cend des  Gaultier  de  Varennes  du  Canada.  '  C'est  le  même  qui 
vient  d'être  nommé  gouverneur  de  la  Nouvelle-Calédonie  où  la 
France  envoyé  en  ce  moment  nombre  de  condamnés  politiques. 


Tout  récemment,  j'ai  lu  dans  un  journal  : 

^'  La  société  d'histoire  du  Wisconsin  vient  de  demander  au  Cou- 
grès  d'autoriser  l'achat  de  vieux  documents  historiques  relatifs  aux: 
découvertes  des  Français  dans  la  région  des  lacset  du  Mississipi. 
Ces  documents  n'ont  jamais  été  publiés,  i^a  collection  dont  il 
font  partie  a  été  commencée  en  France,  à  l'époque  où  le  général' 
Cass  était  minisire  des  Etats  Unis  à  Paris.  On  sait  qu'avant  le 
règne  de  Louis  XLV,  les  ministres  regardaient  toute  leur  corres- 
pondance officielle  comme  une  propriété  privée.  Plusieurs  docu- 
ments de  grande  importance  ont  été  perdus,  ou  conservés  seule- 
iient  par  les  descendants  de  ces  ministres.  Un  collectionneur 
rançais,  M.  Margry,  s'est  occupé  de  recueillir  ces  documents; 
.1  possède  maintenant  neuf  volumes  de  manuscrits  contenant  900 
pages. 

Trois  de  ces  volumes  ont  Irait  aux  découvertes  de  la  vallée  du 
Mississipi.  Un  a\itre  se  rapporte  à  la  colonisation  du  Détroit.  Deux 
sont  relatifs  aux  explorations  dans  les  Montagnes-Rocheuses  faites 
en  1752  par  De  Niverville  et  les  frères  La  Verendrye.  Un  autre 
volume  se  rapporte  au  Fort  Daquesne  et  àNatcnitoches  et  les  deux 
lerniers  à  la  colonisation  de  la  Louisiane. 

M.  Margry  n'a  pu  jusqu'ici  faire  publier  ces  précieux  documents. 
La  Sociétd  d'histoire  du  Wisconsin  demande  que  des  fonds  soient 
affectés  à  l'achat  des  manuscrits  qui  seraient  répartis  dans  les 
principales  bibliothèques  du  pays." 

El  le  Canade  ?  Va-t-il  se  laisser  devancer  par  de  simples  provinces 
omme  le  Wisconsin,  dans  une  carrière  où  il  devrait  marcher  le 
premier.  ' 


Les  persoinies  qui  sont  familières  avec  l'histoire  du  Canada, 
savent  qu'on  y  découvre  à  chaque  page  des  sujets  effleurés  ou 
embrouillés  qu'il  serait  temps  de  revoir  en  détail,  au  moyen  de 
notes  puisées  dans  les  archives  de  l'Etat,  les  papiers  de  famille,  les 
registres  des  paroisses,  les  greffes  des  notaires,  et  toutes  les  autres 
sources  qui  s'offrent  sous  la  main  du  chercheur  et  du  curieux. 
En  ce  qui  regarde  certaines  familles  importantes,  ce  travail  est 
presque  tout  à  faire,  ou  à  refaire  comme  on  voudra.  Le  diction- 
naire de  l'abbé  Tanguay  facilite  puissamment  ces  travaux.    C'est 

1  Siipplc.à  t' histoire  des  Grandes  Familles  p.  19.  37.' 

^  l^ota.  Depuis  que  ces  lignes  sont  écrites,  le  gouvernement  d'Ottawa  a  envoyé 
en  Europe  M.  l'abbé  Verreau  pour  y  recueillir  des  documents  inédits  sur  l'histoire 
du  Canada.  On  ne  peut  qu'applaudir  à  la  détermination  des  autorités  et  aux 
choix  de  l'homme  à  qui  incombe  cette  mission.  Déjà  de  précieux  documents  ont 
été  ouverts  et  l'on  peut  espérer  qu'ils  ne  tarderont  pas  à  être  publiés. 


950  REVUE  CANADIENNE. 

un  livre  unique  en  son  genre. 

D'autres  ouvrages  que  Ton  connaît  sont  aussi  très-utiles. 

Je  sais  que  la  plupart  des  Canadiens — et  il  y  en  a  plusieurs— qui 
s'occupent  de  ces  annotations  n'aiment  point  à  les  publier,  comme 
je  viens  de  le  faire  à  l'égard  des  Gaultier  de  Varennes.  La  raison 
qu'il  donnent  de  leur  abstention  est  que  ces  renseignements  sont 
tronqués,  manquant  ça  et  là  de  lien  entre  eux  et  pas  assez  com- 
plets, réunis  ensemble,  pour  composer  un  article.  Hé  î  voilà  juste- 
ment l'erreur  !  Personne  ne  demande  un  article,  car  à  ce  compte 
nul  ne  vivrait  assez  longtemps  pour  le  voir  paraître.  On  sait  fort 
bien  que  dans  le  domaine  des  travaux  historiques,  les  limites  se 
reculent  devant  le  travailleur  comme  le  voile  bleu  de  l'immensité 
àl'horison.  S'il  fallait  attendre  l'heure  où  notre  bagage  de  notes 
et  de  bribes  de  documents  serait  au  complet,  rien  ne  s'imprimerait, 
Ce  qu'il  faut,  c^est  tout  simplement  de  livrer  aux  lecteurs  et  aux 
autres  chercheurs  ce  que  vous  possédez  afin  que  chacun  à  son  tour, 
ajoutant  sa  part  à  ce  commencement,  on  finisse,  à  la  longue,  par 
enrichir  l'histoire  du  pays  de  tout  ce  qu'il  est  possible  de  mettre  au 
jour  sur  un  sujet  donné.  Une  série  de  volumes  comme  la /i6yu<î 
Canadienne  est  si  facile  à  feuilleter,  que  pas  un  alinéa  ne  s'y  perd  ; 
tout  s'y  retrouve  et  fout  appartient  à  qui  voudra  bien  en  tirer 
parti. 

Benjamin  F^ulte. 


^ 


DK    l'AKIS 

A  L'EXPOSITION  DE  VIENNE 

JOURNAL  D'UN  CHRONIQUEUR  EN  VOYAGE. 

(Suite   et  fin.) 


^  L'Exposilion  ainsi  que  je  l'ai  déjà  dii  souvent,  est  la  plus  étendup 
qu'on  ait  encore  vue.  C'est  le  plus  immense  et  le  plus  magnifique 
bazar  de  l'univers.  Si  môme  elle  a  un  i  ifaut  c'est  d'être  trop  con- 
sidérable, du  moins  relativement  à  la  méthode  adoptée  pour  le 
classement  de  cette  multitude  d'objets.  La  division  de  la  galerie 
principale,  flanquée  de  galeries  latérales,  est  très-claire,  très-simple 
sur  le  papier  ;  mais  consultez,  non  pas  le  flâneur  qui  va  au  hasard 
de  son  caprice,  mais  le  visiteur  sérieux,  intéressé  à  une  industrie 
quelconque  et  qui  est  venu  pour  étudier.  Les  objets  sont  groupés 
par  pays  et  non  pas  par  catégories  naturelles,  comme  cela  avait  eu 
lieu  en  1867  à  Paris,  sur  l'instigation  du  prince  Napoléon  ;  de  telle 
sorte  que  le  verrier,  par  exemple,  qui  cherche  à  se  renseigner  sur 
sa  spécialité,  sera  obligé,  pour  aller  à  la  recherche  des  produits 
similaires  des  différents  pays,  de  parcourir  la  totalité  des  bâtiments. 
L'ordre  théorique  est  sans  nul  doute  admirable,  mais  ce  qui  satis- 
fait l'esprit  ne  réussit  pas  toujours  à  satisfaire  les  janibes.  D'eman- 
dez  aux  curieux. 

Gomment  se  fait-il  que,  malgré  la  beauté  et  la  richesse  réelle- 
ment inimitables  de  l'exposition  viennoise,  le  nombre  de  ses  ad- 
mirateurs soit  cependant  assez  restreint  ?  Ce  qui  lui  a  nui,  c'est 
d'abord  l'affreuse  débâcle  financière  qui  est  venue,  il  y  a  environ 
deux  mois,  consterner  tous  les  esprits  et  tarir  bien  des  bourses. 
Ensuite  c'est  aujo^ird'hui  la  crainte  du  choléra.  Le  terrible  fléau 
règne  à  Dresde,  et  c'est  assez  pour  effrayer  Vienne.  Devant  ces 
deux  calamités,  le  nombre  des  visiteurs  est*resté  tellement  au- 
dessous  de  ce  qu'on  était  en  droit  d'attendre,  que  l'administration  des 
chemins  de  fer  vient  de  supprimer  la  plupart  des  trains  de  plaisirs. 

La  Prusse  militaire  et  victorieuse  brille  à  Vienne,  cela  va  sans 
dire,  par  le  nombre  et  la  grosseur  de  ses  canons.  Outre  un  krupp 
monstrueux,  qui  mesure  30  centimètres  de  diamètre  ^  à  la  gueule,  il 
y  a  pour  les  amateurs   une   magnifique  collection  de  canons  se 

^  Extrait  de  la  Revue  Britannique,  aoiit  1873. 

2  Environ  un  pied  anglais. 


D52  RP:Vl}E  CANADIENNE. 

chargeant  pnr  la  culasse  et  de  tous  les  calibres  connus.  Les  grues 
avec  lesquelles  on  hisse  les  obus,  les  instruments  qui  servent  à 
fabriquer  ces  terribles  engins,  etc.,  sont  également  exposés. 

La  Russie,  en  sa  qualité  de  puissance  colosse,  nous  montre  un 
canon  colossal  et  qui  a  même  1  centimètre  de  plus  de  diamètre  que 
celui  du  canon  prussien  dont  nous  venons  de  parler. 

II  va  sans  dire  que  tous  les  systèmes  connus  de  fusils  à  tir  rapide 
figurent  à  cette  exposition  peu  pacifique.  C'est  un  contraste  assez 
piquant  pour  un  esprit  philosophique  que  de  voir,  à  côté  des 
magnifiques  développements  de  l'industrie  destinée  au  bonheur 
des  peuples,  ces  inventions  sataniques  qui  n'ont  d'autre  but  que  la 
mort  et  la  destruction. 

Mais  si  la  Prusse  l'emporte  dans  cette  spécialité  de  l'industrie 
destructive,  il  faut  bien  reconnaître  que,  dans  le  champ  des  victoires 
pacifiques,  la  palme  revient  à  la  France.  Malgré  ses  malheurs  et 
ses  désastres,  c'est  encore  elle  qui,  pour  le  goût  et  le  fini  du  travail, 
l'ingéniosité,  marche  à  la  tête  des  autres  nations.  Aucune  exposi- 
tion ne  peut  rivaliser  avec  celle  de  son  ébénisterie,  de  ses  ameu- 
blements, de  ses  bronzes,  de  ses  lustres,  de  son  argenterie,  de  ses 
bijouA,  de  ses  jouets  d'enfants,  de  sa  brosserie,  de  sa  broderie,  do 
sa  pelleterie,  de  sa  cordonnerie,  de  ses  vêlements,  etc.,  etc. 

L'art  industriel  parisien  est  brillamment  représenté  à  Vienne 
par  la  maison  Barbédienne.  Et  quand  nous  disons  ''  art  indus- 
triel," nous  sacrifions  la  vérité  à  l'habitude,  car  la  jolupart  des 
objets  qu'on  rencontre  dans  les  monumentales  vitrines  de  cet  ex- 
posant sont  d'incontestables  œuvres  d'art,  à  commencer  par  la 
porte  d'entrée,  qui  n'est  autre  que  celle  de  Ghioerti,  du  baptistère 
de  Florence.  Jamais  avant  Barbédienne,  une  fortune  médiocre 
n'aurait  osé  rêver  la  possession  des  chefs-d'œuvre  de  l'art  antique 
et  moderne,  reproduction  exacte,  mathématique  des  originaux. 
Aujourd'hui  ce  beau  rêve  peut  se  réaliser. 

C'est  encore  de  l'art  que  cette  joaillerie  française  si  universelle- 
ment appréciée.  Elle  n'a  certainement  pas  déchu  depuis  les  mer- 
veilleux artistes  delà  renaissance.  Peut-on  imaginer  un  objet  plus 
gracieux,  plus  fin,  plus  léger  dans  son  éblouissante  splendeur  que 
cet  oiseau  de  paradis,  exposé  par  M.  Rou  vénal  ?  Ah  oui  !  c'est  bien 
un  oiseau  de  paradis,  car  il  a  des  ailes  en  diamant,  une  queue  de 
diamant  et  un  bec  de  diamant,  et  il  est  posé  sur  une  branche 
flexible  de  diamant... C'est  un  oiseau  à  faire  rêver  le  schah  de 
Perse.  Que  dirai-je  des  paons  de  MM.  Mellerio,  dont  les  yeux,  sur 
les  ailes,  sont  faits  avec.de  gros  diamants  ? 

A  côté  de  ces  spécimes  de  la  faune  des  gemmes,  M.  Atterbourg 
expose  une  flore  di^ne  de  lui  faire  pendant  :  des  fieurs  de  perles, 
d'émeraudes,  de  rubis,  qui  ont  toute  la  grâce  et  la  légèreté  des 
Heurs  naturelles,  et  que  la  bergère  de  Boileau  préférerait  certaine- 
ment, pour  orner  sa  tête,  au  '^  bel  ornement  cueilli  en  un  champ 
voisin.'' 

Quant  aux  (leurs  artificielles  proprement  dites,  la  bergère  en 
question  les  confondrait  certainement  avec  celles  qui  croissent  en 
pleine  terre.  L.es  fleuristes  parisiens  ont  poussé  jusqu'aux  dernières 
limites,  je  crois,  le  perfectionnement  de  cette  industrie  artistique, 
dont  l'origine  est  beaucoup  plus  ancienne  qu'on   ne  le  suppose 


DE  PARIS -A  VIENNE.  053 

f^éiiéralement.  Sans  compter  les  Romains,  qui  se  couronnaient 
dans  lenrs  festins  de  roses  artificielles  faites  de  papyrns  et  de  soie, 
•le  moyen-âge  et  la  renaissance  ont  connu  cette  fabrication.  C'est 
Lyon,  en  France,  qui  y  a  d'abord  excellé,  puis  Paris.  En  1770,  un 
Suisse  imagina  l'emporte-pièce,  qui  découpant  d'un  seul  coup  plu- 
sieurs pétales,  fit  faire  immédiatement  un  progrès  énorme  à  la 
finantité  de  la  production  et  à  la  vérité  de  l'imitation.  Aujourd'hui 
la  consommation  des  fleurs  artificielles  est  telle,  que  eette  indus- 
drie  s'est  subdivisée  à  l'infini,  et  que  chaque  fabriquant  a  mainte- 
]]ant  des  spécialités,  comme  les  différentes  pièces  de  l'horlogerie. 

S'il  est  une  autre  industrie  qui  puisse  à  bon  droit  revendiq-ier  le 
caractère  artistique,  en  France  surtout,  c'est  incontestablement 
l'industrie  de  l'ameublement.  L'élégance  des  formes  pour  les 
meubles,  Iq  charme  des  décorations,  le  goût  exquis  des  tentures, 
des  papiers,  des  tapisseries,  etc.,  ont  depuis  longtemps  fondé  la 
léputaiion  des  fabriquants  français.  L'exposition  de  Vienne  pré- 
sente sous  ce  rapport  de  véritables  merveilles  où  tous  les  peuples 
du  monde  peuvent  venir  prendre  des  leçons.  Etes-vous  amateur 
du  style,  cherchez-vous  dans  l'ameublement  un  ensemble  harmo- 
nieux, historiquement  réalisé  jusque  dans  ses  plus  minces  détails 
et  qui  cependant  évite  la  sécheresse  du  postiche,  vous  trouverez 
clans  l'exposition  française  de  quoi  satisfaire  le  goût  le  plus  délicat. 
Etes-vous  partisau,  au  contraire,  de  la  nouveauté  à  tout  prix,  du 
romantisme  le  plus  hardi,  contenu  naturellement  cependant, 
puisque  je  vous  suppose  homme  de  goût,  dans  les  limites  d'une 
certaine  harmonie,  vous  rencontrerez  là  encore  vos  fantaisies  les 
j^lus  somptueuses  et  les  plus  originales  réalisées. 

Quant  aux  lustres,  aux  glaces,  aux  cadres,  à  tous  les  accessoires 
de  la  décoration,  les  artistes  fabricants  abondent,  dont  le  talent  est 
à  la  hauteur  des  exigences  les  plus  raffinées. 

La  céramique  française,  surtout  les  faïences  nouvelles,  sont  sans 
rivales  à  l'exposition  de  Vienne;  et  comment  s'en  étonner  quand 
on  voit  des  assiettes  et  des  plaques  signées,  comme  chez  Do'ck,  des 
loms  les  plus  connus  dans  la  peinture  !  Cependant  on  peut  déploref 
l'absence  de  toute  œuvre  de  Paul  Balze,  le  grand  maître  du  genre 
cl  l'inventeur  d'un  nouveau  procédé. 

L'école  française  est  représentée  dans  le  pavillon  des  beaux  arts 
par  quelques  œuvres  rétrospectives  de  nos  meilleurs  artistes.  On 
avait  la  faculté  de  reculer  jusqu'en  1862.  C?est  ainsi  qu'on  ren- 
contre plusieurs  Delacroix,  mais  non  des  meilleurs  à  cause  de  la 
date.  Troyon,  en  revanche,  se  fait  apprécier  par  plusieurs  de  ses 
ioiles.^  Théodore  Rousseau  a  un  tableau  splendide  de  soleil  cou- 
chant à  la  hauteur  des  plus  grands  maîtres  du  paysage.  Corot, 
Ziem,  Hamon,  Bonnat,  Hébert,  Lefèvre,  avec  sa  Vérité  du  musée 
(lu  Luxembourg,  M""  Henriette  Browne,  soutiennent  dignement  la 
eputationde  la  France,  qui,  de  l'avis  de  tous  les  étrangers,  a  la 
,  lus  remarquable  école  de  peinture  de  toutes  les  nations  européen 
les.  Comme  dans  les  différentes  autres  exppsitions  universelles, 
c'est  encore  ici  la  Belgique  qui  vient  immédiatement  après  les 
h'xaiiçais. 

Bu  reste,  à  défaut  d'autre  appréciation,  celle  du  jury  est  suffisam- 
ment ppoban  te.     La  France   a  pour  la  sculpture   34  médailles; 


954  REVUE  CANADIENNE. 

rit  lie,  30  ;  l'Allemagne,  23  ;  la   Belgique  8  ;  l'Angleterre,  7  ;  la 
Russie,  6  ;  la  Suisse,  5. 

Pour  la  peinture  la  France  a  138  médailles  ;  la  Belgique,  7S  ; 
l'Italie,  48  ;  l'Angleterre  et  la  Russie,  chacune  29  ;  la  Suisse,  9. 

Dans  la  section  d'architecture,  la  France  reçoit  26  médailles  sur 
80  exposants;  la  Russie,  12  ;  l'Allemagne,  9  sur  18  exposants; 
l'Italie,  5  sur  26  exposants  ;  l'Angleterre.  2 

Dans  la  section  des  ans  graphiques,  la  France  obtient  49  médaii 
les  ;  l'Allemagne,  16  ;  l'Angleterre,  11  ;  l'Italie,  7  ;  la  Belgique,  4. 
Sur  600  exposants,  l'Allemagne  reçoit  en  tout  200  médailles  ;  mais 
c'est  en  somme,  la  France  qui  obtient  le  plus  de  récompenses  :  247 
médailles.  L'Italie,  90  ;  la  Belgique,  89  ;  l'Angleterre,  49  ;  la. 
Russie,  48,  et  la  Suisse,  16. 

L'exposition  suisse,  qui  se  trouve  entre  l'Italie  et  la  France,  rem- 
plit toute  une  galerie  de  75  mètres  de  long  sur  15  de  large.  Tout 
le  compartiment  a  été  divisé  en  cinq  salles  :  la  première  contient 
les  soieries  ;  la  seconde,  les  broderies  ;  la  troisième,  les  montres  et 
les  instruments  de  précision  et  de  bijouterie  ;  la  quatrième  salle  oL 
la  cinquième,  les  vêlemeuts  et  tissus. 

Dans  la  galerie  des  soieries  se  déploient  le  long  des  parois,  dans 
des  vitrines  en  bois  noir,  les  plus  riches  échantillons  de  soies  grèges, 
de  soies  teintes,  de  rubans,  de  robes,  etc.  Zurich,  Kussnacht, 
Winterthur,  soutiennent  ici  la  veille  réputation  cïfes  soieries  suisses. 
Un  détail  frappe  particulièrement  les  curieux  dans  ce  comparti^ 
ment,  ce  sont  des  paysages  faits  sur  la  soie  blanche  avec  du  til  d'> 
soie  noire.     C'est  étonnant  de  patience  et  de  fini. 

Pour  les  broderies,  c'est  Saint-Gall  qui  l'emporte.  L'école  pro- 
fessionnelle de  dessin  du  canton  offre  aux  regards  éblouis  et  fascinés 
des  dames  trois  panneaux  de  broderies  dignes  de  la  main  des  fées. 
Les  rideaux  d'IIérisau  et  de  Rheineck,  ainsi  que  les  merveilleux 
produits  de  Sennhauser  et  de  Naeff,  excitent  aussi  et  au  même 
degré  d'admiration.  Dans  ce  compartiment  la  foule  se  presse 
autour  de  deux  brodeuses  d'Appenzell,dans  leur  costume  national, 
et  qui  travaillent  avec  la  plus  merveilleuse  dextérité. 

Quant  à  l'horlogerie  et  aux  instruments  de  précision,  ces  objets, 
moins  faciles  à  apprécier  par  le  commun  des  spectateurs,  sont  au 
dire  des  amateurs  compétents,  au-dessus  de  tout  éloge.  Le  Locle, 
la  Chaux -de-Fonds,»Neuchatel  rivalisent  avec  l'antique  renommée 
de  Genève.  Nous  citerons  pour  les  profanes  et  à  titre  de  prodige 
de  patience  et  d'habilité,  une  petite  cassette  faite  au  miscroscope, 
avec  des  fils  sylindriques  en  métal  et  qui  représente  le  Cristal- 
Palace  et  l'entrée  de  l'Alhambra  de  Grenade.  Dans  ce  même  genre 
de  travail  lilliputien,  il  faut  mentionner  encore  un  petit  pistolet 
qu'on  n'apperçoit  guère  qu'avec  un  verre  grossissant,  et  qui  n'a  pas 
plus  d'un  demi-centimètre  de  long.  Cependant  il  est  composé  de 
vingt-deux  pièces  qui  fonctionnent  parfaitement  ;  le  tout  pèse  32 
miUigrammes.  Si  on  pouvait  le  charger,  il  tueraitbien  une  mouche. 
C'est  la  miniature  du  canon  Krupp. 

Les  manufactures  de  paille,  les  tissus,  la  bonneterie  et  la  cordon- 
nerie occupent,  comme  nous  l'avons  dit,  deux  salles,  3^a  méthode 
adoptée  pour  le  classement  de  ces  produits  est  des  plus  rationneL 
les  et  évite  la  fatigue  de  l'attention.     Les  objets  y  sont  rangés 


DE  PARTS  A  VIENNE.  955 

depuis  leur  élal  de  matière  première  jusqu'à  leur  forme  définitive, 
paille  brute,  paille  blanchie,  chapeau.  Au  milieu  de  tous  ces 
objets,  qui  n'intéressent  pas  beaucoup  la  majorité  des  visiteurs^  on 
a  eu  le  bon  goût  de  ménager  de  temps  à  autre  une  place  pour  des 
œuvres  d'art,  meubles  de  bois  sculptés,  mosaïques  ;  splendides 
photographies  des  plus  belles  vues  alpestres,  etc.  ' 

Pour  orner  le  pavillon  des  beaux-arts,  la  Suisse  n'a  pas  malheu- 
reusement imité  l'exemple  des  nations  voisines,  qui  ont  mis  à  con- 
tribution leurs  musées. 

Carroni  a  sept  statues  en  marbre  ;  Darer,  douze,  et  Schloet,  six, 
parmi  lesquelles  un  fort  beau  groupe  d'Adam  et  Eve,  qu'il  estime 
sur  le  livret  60,000  francs. 

La  Charmeuse,  de  Gleyre,  et  les  trois  tableaux  de  Vantier,  le 
charmant  peintre  de  genre,  attirent  une  foule  d'amateurs.  L'Enseve- 
lissement dans  un  village  et  une  Consultation  d'avocats  sont  réellement 
des  sujets  touchants  et  qui  vous  émeuvent  comme  les  plus  belles^ 
pages  de  poésie.  Quant  à  V Affliction^  c'est  une  véritable  élégie 
peinte  :  dans  une  misérable  chambre  d'ouvriers,  une  pauvre  femme 
pâle  est  couchée  ;  près  d'elle  est  assis  son  mari,  un  petit  enfant 
sur  les  genoux.  La  malade  lui  tient  la  main  serrée,  tandis  qu'il  la 
dévore  du  regard,  cherchant  à  lire  sur  son  visage  amaigri  le  secret 
terrible  d'où  dépend  son  bonheur,  la  mort  ou  la  guérison. 

M.  Vautier  appartient  à  l'école  de  DusseldortT,  école  des  Knaus 
et  des  Meyerheim.  On  pourrait  môme  soutenir  qu'il  vient  immé- 
diatement après  eux,  sinon  sur  le  même  rang.  Ce  qui  fait  le  carac- 
tère commun  de  ces  peintres  de  genre,  c'est  le  choix  d'un  sujet  in- 
time, souvent  dramatique,  qu'ils  fouillent  à  une  grande  profondeur. 
Quant  au  faire,  au  coloris,  il  est  généralement  assez  sobre,  quoique 
frais  et  brillant,  mais  d'un  éclat  contenu,  bourgeois,  qui  ne  fera 
Jamais  ranger  ces  artistes  dans  la  classe  des  coloristes.  Bu  reste, 
aussi  bien  au  point  de  vue  du  dessin,  ce  ne  sont  pas  les  véritables 
qualités  artistiques  qui  prédominent  chez  eux,  mais  bien  plutôt  les 
qualités  qu'on  pourrait  appeler  "  Jitéraires  "  et  qui  consistent  dans 
la  recherche  du  sentiment,  de  l'émotion  morale,  de  la  joie  ou  de 
la  douleur. 

A  côlé  de  M.  Vautier  on  peut  citer  M.  Konrad  Grob  et  M.  Meyer, 
un  peintre  du  même  genre,  mais  qui  a  un  peu  plus  d'éclat  au  bout 
de  son  pinceau. 

Le  paysage  est  reî)résenté  par  une  toile  de  Galame,  P^apg  rfe /a 
Méditerranée f  cotée  10,000  francs  sur  le  livret  ;  par  un  tableau  de  M. 
Castan,  et  par  une  Vue  du  Salève  et  de  V Aqueduc  de  Fréjus^  de  M. 
Diday.  M.  Anker,  dont  le  talent  se  maintient  toujours  à  la  môme 
vigueur,  a  une  excellente  toile,  chaude  de  ton  et  originale  :  une 
Halte  de  retires  au  quinzième  siècle. 

Le  pavillon  de  la  Suisse,  construit  au  milieu  d'une  des  vingt- 
huit  cours  affectées  aux  diverses  puissances,  a  naturellement  la 
forme  d'un  chalet  :  c'est  une  construction  de  la  fabrique  d'inter- 
laken.  Là  se  trouve  une  seconde  exposition  :  au  premier  étage, 
des  sculptures  sur  bois  :  boîtes,  chaises  à  musique,  oiseaux  méca- 
niques, etc.,  une  des  spécialités  aristiques  de  la  Suisse  ;  au  deux- 
ième étage,  une  école  modèle. 

Devant  le  chalet  se  dresse  une  fontaino  construite  avec  une 


956  REVUE  CANADIENNE. 

espèce  de  ciment  qui  imite  à  s'y  tromper  la  pierre.  Puis  vient 
enfin  le  buffet  suisse,  c'est-à-dire  l'exposition  comestible  et  liquide 
des  liqueurs  et  mets  du  pays. 

Dans  la  balle  aux  machines,  la  Suisse  occupe  3000  mètres  avec 
soixante  à  soixante-dix  machines  en  mouvement.  Les  plus  remar- 
quables sont  destinées  à  la  fabrication  des  tissus  de  coton,  laine  et 
soie. 

Pour  la  section  agricole,  la  Suisse  dispose  de  400  mètres.  Ses 
cigares  et  ses  essences  d'arbres  en  font  le  principal  intérêt 

Une  rapide  exploration  dans  le  compartiment  autrichien  nous  a 
mis  en  présence  de  ces  magnifiques  éponges  qui  se  pèchent  sur  les 
côtes  de  l'Istrie  et  de  la  Dalmatie  avec  des  appareils  de  plongeurs. 
On  les  voit  noires  dans  leur  état  naturel,  puis  raffinées  avec  la 
belle  couleur  blanche,  telles  que  le  commerce  les  livre  aux  ache- 
teurs. Celte  collection  contient  de  curieux  échantillons  d'épongés 
attachées  à  des  vases  étrusques.  Nous  avons  constaté  qu'on  est 
arrivé  à  produire  arlificiellement  ce  zoophyte.  On  en  coupe  un 
morceau  qu'on  fiche  au  fond  de  la  mer  avec  un  bâton  et  les  em- 
bryons flottants  d'au  très  éponges  viennent  s'accrocher  tout  au  tour. 
Mais  il  faut  beaucoup  de  temps  pour  faire  une  éponge,  plus  de 
temps  que  pour  faire  une  huître. 

Je  ne  vous  arrêterai  pas  devant  les  draps  de  Moravie,  qui  sont 
cepenaant  une  des  branches  les  plus  riches  de  la  fabrication  autri- 
chienne, ni  devant  les  vitrines  de  l'horlogerie,  qui  ne  comprend  pas 
de  montres,  mais,  au  sens  littéral  du  mot,  des  horloges  qu'on 
appelle  '^régulateurs  viennois."  Je  vous  ferai  faire  halte  seule- 
ment devant  les  instruments  de  musique,  juste  le  temps  de  jeter  un 
coup  d'œil  curieux  sur  le  violon  de  Mozart  et  sur  le  violoncelle 
d'Haydn. 

C'est  surtout  dans  la  cristallerie  et  la  verrerie  qu'excellent, 
comme  tout  le  monde  lésait,  les  Autrichiens.  Cependant  il  paraît 
que  les  célèbres  verreries  de  Bohême  seraient  en  pleine  décadence 
faute  de  bois  pour  les  alimenter.  Dans  tous  les  cas,  les  cristaux 
de  Bohème  sont  assez  rares  à  fexposition  pour  justifier  ces  appré- 
hensions. 

Les  pipes  et  les  porte-cigares  en  écume  de  mer  sculptés  sont 
encore  une  spécialité  viennoise.  Mais  là  il  faut  être  fumeur  pour 
apprécier  réellement  ce  travail  de  fantaisie,  qui  n'a  guère  de  com- 
mun avec  l'art  que  l'intention.  Il  faut  être  Allemand  buveur  de 
bière,  et  de  plus  '^  culotteur  de  pipe,"  pour  se  résigner  à  porter  à 
sa  bouche  d'aussi  énormes  objets,  rendus  si  fragiles  par  le  nombre 
infini  des  sculptures  qui  les  couvrent. 

Dans  le  compartiment  de  la  joaillerie,  rien  ne  peut  être  comparé 
aux  magnifiques  opales  qu'expose  M.Goldschmidt,  qui  est  précisé- 
ment propriétaire  d'une  mine  de  ces  pierres  précieuses  dans  les 
monts  Karpathes.  Une  seule  de  ses  opales,  dont  les  rayons  étin- 
cellent  comme  ceux  d'un  soleil  levant,  vaut  25,000  francs. 

Au  point  de  vue  de  la  céramique,  l'Allemagne  tient  réellement 
un  rang  élevé.  La  manufacture  impériale  de  Berlin,  analogue  à  la 
manufacture  française  de  Sèvres,  ne  contribue  pas  peu,  avec  ses 
trois  cents  ouvriers  et  artistes,  à  maintenir  ce  niveau.  Tout  ce  qu'on 
peut  reprocher  à  ces  produits,  c'est  le  caractère  un  peu  trop  aca- 


J 


DK  PARIS  A  VIENNE.  957 

démique,  officiel,  solennel,  le  manque  d'imagination  cl  d'imprévu. 
Quant  aux  porcelaines  de  Saxe,  elles  s'éternisent  dans  le  môme 
rococo  joyeux  et  invraisemblable  qui  fit  jadis  et  qui  fait  encore 
leur  réputation. 

Ce  n'est  pas  par  la  fantaisie  que  brillent  les  ameublements  alle- 
mands, mais  par  un  goût  sévère,  parfois  trop  sérieux  et  qui  n'est 
plus  de  notre  siècle.  En  fait  de  style,  les  Germains  en  sont  encore 
au  moyen  âge,  qu'ils  reproduisent,  il  est  vrai,  dans  sa  plus  belle 
naïveté. 

Dans  le  compartiment  anglais,  ce  qui  frappe  le  plus  le  visiteur 
c'est  un  véritable  monument  de  10  mètres  de  haut,  renfermé  pour- 
tant dans  une  vitrine,  et  qui  ne  contient  que  les  produits  divers  de 
la  maison  Watei's  et  G',  de  Manchester.  "Les  matériaux  de  cet 
édifice  ne  sont  composés  que  de  baleines,  de  pelotes  etd'échevaux. 
Du  reste,  le  genre  monumental  est  assez  volontiers  adopté  par  les 
anglais.  Nons  rencontrons  chez  eux  de  véritables  édifices  les  uns 
en  flacons  d'essences  et  en  savon,  les  autres  en  bougies  de  toutes 
dimensions.  Dans  cette  architecture  de  fantaisie,  nous  avons 
spécialement  remarqué  un  kiosque  tout  en  dentelles,  occupé  au 
centre  par  des  poupées  habillées  à  la  dernière  mode,  comme  nos 
dames  du  plus  grand  monde. 

L'Angleterre  cette  fois  n'a  pas  cherché  le  lux:e,  le  brillant  dans 
son  exposition.  Ge  qui  frappe  dans  ses  galleries,  c'est  le  caractère 
pratique,  qui  n'abandonne  jamais  l'Anglais.  Gependant  pour  l'or- 
fèvrerie, surtout  les  pièces  d'argenterie  obtenus  par  le  procédé 
galvano-plastique  et  pour  les  porcelaines,  des  progrès  évidents  sont 
à  signaler.  G'est  sans  doute  le  fruit  de  tous  les  sacrifices  qu'a  faits 
la  Grande-Bretagne  pour  fonder  partout  des  écoles  de  dessin  indus- 
triel. Les  porcelaines  de  Worcester  n'ont  rien  à  redouter  de  la 
comparaison  avec  les  produits  similaires  des  autres  nations,  la 
France  peut-être  excepté.  M.  Trent  expose  des  plaques  de  faïence 
peintes  que  les  meilleures  paysagistes  signeraient  sans  hésiter  le 
nom. 

Tandis  que  l'amateur  d'expositions  universelles  peut  trouvCl* 
parmi  les  nations  européennes,  aux  différentes  périodes  de  ses 
grandes  assises  de  l'art  et  de  l'industrie,  des  changements  très- 
appréciables  amenés  par  les  progrès  du  goût  et  de  la  fabrication, 
il  n'en  est  pas  de  même  en  ce  qui  concerne  les  exhibitions  de 
rOrient.  Depuis  la  première  grande  exposition  de  Londres  jusq[U'à 
celle  de  Vienne,  je  suis  persuadé  que,  sauf  l'arrangement  des  objets, 
ce  sont  les  mêmes  étalages  qui  sont  offerts  aux  spectateurs.  Qui 
ne  se  rappelle  avoir  vu  dans  l'Inde,  à  côté  de  ces  vitrines  remplies 
de  gazes  féeriques,  de  mousselines  lamées  d'or  et  d'argent,  cette 
collection  de  petites  figurines  destinées  à  représenter  les  ditférents 
métiers  des  populations  de  ces  contrées  ?  Les  petits  musiciens,  les 
marchands  de  fruits,  le  portefaix,  les  porteurs  de  palaquins,  etc., 
se  sont  déjà  montrés  à  Londres  deux  fois,  deux  fois  à  Paris,  et  se 
sont  les  mêmes  que  nous  voyons  à  Vienne.  Et  Dieu  sait  où  nous 
les  trouverons  encore  ! 

Il  n'en  est  pas  cependant  tout  à  fait  de  même  avec  le  Japon,  qui, 
depuis  qu'il  est  affranchi  de  la  féodalité,  marche  à  grands  pas  dans 
les  voies  modernes  du  progrès.     A  l'heure  qu'il  est  ce  pays,  que 


958  REVUE  CANADIENNE. 

beaucoup  considèrent  encore  comme  plus  ou  moins  grotesque,  a 
établi  le  service  militaire  obligatoire,  ni  plus  ni  moins  que  la 
Prusse  et  la  France.  A  Vienne  les  Japonais  ont  excité  un  véritable 
engouement  ;  presque  tous  les  objets  qu'ils  ont  exposés  sont  déjà 
vendus,  et  les  acquéreurs  les  revendent  actuellement  avec  primes. 
Il  s'est  fait  surtout  un  énorme  commerce  d'éventails  à  bon  marché 
à  40  kreulzers  pièce.  Il  est  de  mode  de  ne  pas  revenir  du  Prater 
sans  un  pareil  évautail  et  plus  de  la  moitié  des  voyageurs  en  sont 
pourvus. 

Ce  qui  caractérise  l'industrie  actuelle  du  Japon,  c'est  la  préoccu- 
pa lion  .^évidente  d'imiter  les  procédés  de  l'industrie  européenne. 
Cependant  la  fabrication  reste  toujours  nationale  par  un  petit  côté. 
Qui  le  croirait  ?  On  trouve  à  Vienne  derrière  les  vitrines  Japonaises 
des  thermomètres,  des  appareils  télégraphiques.  Les  marteaux, 
les  scies,  les  rabots  des  Japonnais  ressemblent  aux  nôtres.  Par 
exemple,  leurs  métiers  à  tisser  sont  demeurés  élémentaires,  et 
n'étaient  les  tisserands  et  les  tisseranies  qui  y  travaillent,  ils  n.' 
réuniraient  guère  de  curieux  pour  les  examiner. 

On  trouve  dans   l'exposition  japonaise  certains  produits  qu'oi 
dirait  réellement  achetés  à  Vienne.     N'y  aurait-il  pas  un  peu  de 
fraude  dans  ces  exhibitions  où  chaque  peuple  a  l'amour-propre  de 
vouloir  se  montrer  sous  le  jour  le  plus  avantageux? 

La  Chine  est  de  beaucoup  restée  en  arrière  et  son  exposition 
n'offre  rien  de  plus  remarquable  que  les  précédentes  années.  Il 
est  cependant  un  point  qui  mériterait  de  fixer  l'attention  des  Euro- 
péens par  son  côté  d'utilité  pratique,  c'est  ce  qui  a  trait  à  la  con- 
servation des  fruits  et  des  légumes,  qui  se  pratique  en  Chine  dans 
de  grandes  proportions  Us  ont  une  façon  particulière  de  conserver 
les  pommes  de  terre  dont  il  me  semble  que  nous  pourrions  faire 
notre  profit  pour  compenser  les  années  de  disette  avec  les  années 
précédentes.  Us  les  gardent  en  tranches  minces  enfilées  dans  un 
cordon  et  séchées  au  soleil  comme  chez  nous  les  mori  les.  Il  paraît 
que,  bien  que  pelées,  elles  conservent  leur  goût  pendant  plusieurs 
années. 

Je  ne  sais  si  ce  résultat  est  dû  à  l'exposition,  où  l'art  de  la  cérami- 
que brille  d'un  si  vif  éclat,  mais  on  nous  apprend  que  la  création 
d'un  musée  et  d'une  école  de  céramique  vient  d'être  décidé.  C'es4 
à  Cobourg  qu'on  l'installe,  aux  frais,  par  souscription,  des  fabri- 
cants intéressés.  Le  duc  de  SaxeCobourg-Gotha  a  prêté,  en  atten- 
dant que  l'édifice  soit  prêt,  un  pavillon  de  son  parc  pour  y  installer 
le  musée.  La  première  section  comprend  la  poterie  commune,  et 
les  suivantes  vont  graduellement  jusqu'aux  objets  de  l'art  le  plus 
perfectionné. 

FIN. 


LA  REVUE  CANADIENNE,  18T3. 


TOME  DIXIÈME 


TABLE  DES  MATIERES. 


Mme.  Craven  :— 

Fleuiange 5,  81,  161,  24t,  321 

OlfSTAVK  AlMARD  .' — 

Le  Batteur  de  Sentiers 388,457,543,  641,  72!,  801,  881 

Jules  Tardieu:— 

La  Veilleuse : 401,481,561 

Louis    A.UDET-LAPOINTE  : —  * 

Discours  sur  le  Temps 29 

Virgile,  Echo  de  la  Vérité 

J.  S.  Raymond,  Ptre.  : — 

Action  de  Marie  dans  la  Société 52,  135 

G.  Tanguay,  Ptre.  : — 

Des  Noms  et  des  F'amilles  Canadiennes    113 

Al/GrUSTIX    COGHIN  : — 

Conférences  Américaines  :  Abraham  Lincoln 34,  104 

Le  Général  Ulysse  Grant 2\'0 

Henry  Longfellow. 313,356 

■!>^. 'Prud'homme  : — 

Chronique  du  Mois 75,  553,  635 

Benjamin  Sulte: — 

Le  Canada  en  Europe 198,279,341 

Sir  George  Etienne  Cartier , 425 

Iroquois  et  Algonquins , ^ 606 

Les  Gaultier  de  Varennes 781,849 

E.  Hameau: —     • 

La  Race  Française  au  Canada , , 295 


960  BEVUE  CANADIENNE. 

E.  B.  DE  St.  Aubin: — 

Exploration  Géologique  du  Canada,  (Rapport  des  opérations  de  1871)..  183 

Xavikr  Marmier': — 

La  France  dans  ses  Colonies 369 

J.  F.  DuBREuiL  : — 

La  France  el  les  CluUimenlsde  Dieu 508^ 

Abbé   Verreau  : — 

Documents  Inédits  sur  l'Histoire  du  Cana<ia 527,  6'i3,  G83 

J.  C.  Langelier  : — 

Etudes  sur  les  Territoires  du  Nord-Ouest  du  Canada 665,  737,  830 

Joseph  Tassé  : —  • 

Les  Conférences  de  St.  Vincent  de  Paul,  Discours  prononcé  par  M. 

Joseph  Tassé,  à  la  Séance  donnée  par  la  Société  St. Vincent  de 

Paul,  à  Ottawa,  le  9  Février,  1873 ' 149 

Discours  prononcé  par  M.  Joseph  Tassé,  Président  de  Tlnstilut  Cana- 
dien-Français d'Ottawa,  dans  la  Séance  du  4  Décembre,  1872.  Il  1 

Discours  prononcé  le  2  Avril,  1873... 267 

La  Fêle  de  St.  Jean-Baptiste. — Discours  prononcé  au  Banquet  National 

à  Ottawa,  le  24  Juin,  1873 520 

Les  Canadiens  de  l'Oup.st. — Louis  Riel,  père 437 

Victor  tul  Laprade  : — 

A  la  Terre  de  France,  (poésie) 1 53 

G.  Doutre: — 

Administration  de  la  Justice 762 

Profession  d'Avocat  et  de  Notaire  en  Canada 840, 

Victor  Fournei.  : — 

De  Paris  à  l'Exposition  de  Vienne 700,  790,  857. 

P.  La  F.  Craven: — 

Pèlerinage  de  Paray-le-Monial '. 771 

BIBLIOGRAPHIE  :— 

Philosophie  de  ITnternationale,  par  A.  de  Laporte 160 

P^^nsées  Chrétiennes  sur  les  Evènement8,par  Mgr.  Landriot,  Archevêque 

de  Reims 160 

The  Canadian  Parliamentary  Companion  for  1873,  8th  Edition. — By 

Henry  J.  Morgan 399 

Essai  d'Interpréiation  de  l'Apocalypse,  par  J.  B.  Rosier  Gaze,  doyen 

honoraire  de  la  Faculté  de  Médecine  de  Strasbourg.  399 

Politesse  et  Savoir-Vivrfj,  à  ru?age  des  pensionnats  des  Demoiselles, 

par  Mme.  Bourdon 400 

E.    Lef.   de  B.KLLEFEU11.LE. — Maplc   Leaves. — 4me  Série. — Par  J.   M. 

Lemoyne 476 

Chs.  de  Lorivier. — Commentaire  sur  le  Code  Civil  du  Bas-Canada,  par 

J.  J.  Loranger 710 

Revue  Catholique  des  Institutiotis  et  du  Droit 558 

Octave  Pelletier. — Excerpta  e  Cantibus  Liturgicis 710 

Alfred  Garneau. — Maple  Leaves — Canadian  History,  Literature 799 

P.  Nicolet. — Lfts  Familles  et  la  Société  en  France  avant  la  Révolution, 

d'après  les  documents  originaux 877 

L.  W.  Tessier:— 

Mélanges  Bibliograj^hiques 235 

Bulletin  Bibliographique 639,716 

Décision  de  Rome 835 


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